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Full text of "Poésies complètes (1850-1893)"

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Vicomte  Henri  de   BORNIER 

DE       L'ACADHM!E       FRANÇAISE 


POÏSIES  COMPLÈTES 


EiMTION  ORNÉE  D'UN  PORTRAIT  DE  L'AUTEUR 


3,       PLACE      DE 

Tout- 


PARIS 

U  dVof  OTTAWA 


39003002515798 


V 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/posiescompltOOborn 


jusr  r^ 


POÉSIES     COMPLÈTES 


.1850-18031 


LIBRAIRIE  DE   E.   DENTU,    EDITEUR 


DU   MÊME  AUTEUR  : 

La    Fille    de    Roland,  drame    en    quatre    actes    et    en    vers 
(62-  édition). 

Les  Noces  d'Attila,    drame   en    quatre    actes    et    en     vers 
(14e  édition). 

Notice  sur  Attila. 

Agamemnon,  d'après  Eschyle  (théâtre  de  l'Opéra). 

Agamemnon,  tragédie  en  cinq  actes, d'après  Sénèque  (Théâtre- 
Français  . 

L'Apotre,  drame  en  trois  actes  en  vers  '40  édition). 

Mahomet,  drame  en  quatre  actes  en  vers  '4"  édition  . 

La  Lizardière,  roman  do"  édition  . 

Le  Jeu  des  vertus,  roman    50  édition). 

Louise  de  Vauvert,  roman  (40  édition  . 

Comment  ox  devient  belle,  roman    5e  édition). 

La  Politique  dans  Corneille,  i  vol. 

1RS    DE    RÉCEPTION    A   L'ACADÉMIE    FRANÇAISE. 


VTE  HENRI   DE  BORNIER 

(DE    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE; 


POÉSIES  COMPLÈTES 


(i85o-i893) 


PARIS 

E.    DENTU,    ÉDITEUR 

}.      PLACE      DE      VALOIS      ( P A LAI S  - ROY AL 
I894 

(Tous  droits  réservés 


//  .7  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 

10  exemplaires  sur  papier  de  Hollande. 
10  exemplaires  sur  papier  du  Japon. 


s 


Vicomte  Henri  de  Bornier,  de  l'Académie  Française. 


UN    MOT    DE    PRÉFACE 


Poésies  d'un  auteur  dramatique  serait  le  vrai 
titre  de  ce  recueil.  Ce  n'est  pas  seulement  parce 
qu'il  contient  de  nombreux  à-propos  écrits  pour 
la  scène,  mais  aussi  parce  que,  dans  les  pièces 
d'un  autre  genre,  la  disposition,  la  forme,  le  plan 
sont  visiblement  dramatiques. 

C'est  le  caractère  général   de   ces   poésies,   et 

c'est  à   ce  point  de  vue   que   l'on    voudra   bien, 

j'espère,  les  juger. 

H.  de  B. 

Juin   1894. 


A    MA    FILLE 


W£m  toi  ce  livre,  enfant,  le  livre 

De  mes  jours  sombres  ou  joyeux, 
Vieux  prisonnier  que  je  délivre 
Quand  sa  prison  lui  vaudrait  mieux. 

J'ai  tort  sans  doute,  et  je  suppose 
Qu'on  sera  loin  de  l'acclamer; 
Mais  il  faut  faire  quelque  chose 
Pour  ceux  qui  doivent  nous  blâmer; 


Ces  vers  de  jeunesse  ou  d'enfance, 
Nés  pour  l'oubli,  muet  affront, 
Vinrent  au  monde  sans  défense 
Et  sans  défense  en  sortiront; 


ŒUVRES    COMPLETES 


Leur  gloire  a  subi  de  longs  jeûnes  ; 
A  peine  eut-elle  un  envieux; 
On  me  disait  :  Ils  sont  trop  jeunes! 
Comme  on  va  dire  :  Ils  sont  trop  vieux! 

Je  les  aimais  pourtant,  à  l'heure 
Où  dans  la  nuit,  quand  tout  se  tait, 
La  douce  muse  intérieure 
A  demi-voix  me  les  chantait; 

Enfant,  tu  t'en  souviens  peut-être, 
Car  souvent  tu  ne  dormais  pas, 
De  ton  lit  blanc  à  la  fenêtre 
Ta  mère  allait  à  petits  pas; 

De  fermer  tes  yeux  sous  tes  voiles, 
Longtemps  en  vain  nous  l'essayions; 
Et  le  ciel  était  plein  d'étoiles, 
Et  le  berceau  plein  de  rayons! 

Alors,  plus  loin  j'allais  écrire, 
Sous  la  lampe  au  pâle  reflet, 
Un  vers  où  manquait  ton  sourire 
Mais  où  mon  cœur  au  moins  parlait. 

Plus  tard,  quand  tu  fus  grande  et  sage, 
Près  de  moi  tu  venais  t'asseoir 
En  me  disant  :  «  Père,  à  l'ouvrage!  » 
Et  c'était  mon  repos  du  soir. 


A   MA   FILLE 


Ces  vers,  sans  me  flatter,  j'espère, 
Tu  me  les  lisais  gravement 
En  disant  :  «  C'est  très  beau,  mon  père!  » 
Et  je  le  croyais  un  moment. 

Si  ta  mère,  plus  difficile, 
Hasardait  :  «  Non!  ce  n'est  pas  sûr!  » 
On  eût  dit  l'ombre  de  Zoïle 
Qui  devant  toi  sortait  du  mur. 

Nous  résistions...  Défense  vaine! 
Il  faut  céder  sur  tous  les  points, 
Mais  de  tes  baisers,  pour  sa  peine, 
Tu  la  privais  une  heure  au  moins. 

0  joie!  ô  tendresse  sans  trêves! 
Naïf  orgueil,  ferme  raison  ! 
Protège,  ange  pur  de  mes  rêves, 
Ces  deux  anges  de  ma  maison  ! 

O  ma  grande  fille  aux  yeux  calmes. 
Relisez  ces  vers  toutes  deux, 
Et  je  ne  veux  pas  d'autres  palmes 
Ni  d'autre  fanfare  autour  d'eux; 

Ces  petits  poèmes,  ces  odes, 

Sont  peu  faits  pour  le  temps  qui  court... 

Mais  j'ai  vu  déjà  tant  de  modes 

Dont  le  triomphe  lut  si  court  ! 


ŒUVRES    COMPLETES 


Il  n'est  qu'une  mode  immuable  : 
Celle  qui  veut  que,  prose  ou  vers, 
Nos  livres  puissent,  sur  la  table, 
Aux  yeux  de  tous  rester  ouverts, 

Le  mien  le  peut.  —  Je  sais  la  vie; 
J'ai  monté  par  d'âpres  chemins, 
Je  sais  que  tout  ce  qu'on  envie 
S'écroule  ou  s'enfuit  sous  nos  mains; 

Parfois,  dans  le  doute  ou  le  blâme, 
A  l'heure  où  les  cieux  sont  couverts, 
Une  ombre  me  passait  sur  l'âme... 
Mais  l'ombre  n'est  pas  dans  mes  vers 

Jamais,  d'une  lèvre  flétrie, 
Je  n'outrageai,  pas  même  un  jour, 
La  liberté,  Dieu,  la  patrie, 
L'art  sévère  et  le  chaste  amour; 

Si  j'avais  cédé,  lâche  et  traître, 
Au  démon  que  j'ai  combattu, 
Je  sais  qui  me  louerait  peut-être... 
Toi,  ma  fille,  que  dirais-tu  ? 

Mars   1881. 


PHILOSOPHICA 


LES    DEUX    VIEILLESSES 


I 


orsque  je  vois  passer  des  vieillards,  je  m'arrête  ; 

L'âge  du  même  poids  ne  courbe  point  leur  tête; 
L'un  marche  droit,  et  l'autre  a  peine  à  se  mouvoir, 
Les  uns  sont  restés  beaux,  d'autres  sont  laids  à  voir... 
Pourquoi  donc?  Et  d'où  vient  que  la  nature  laisse 
Éclater  ses  faveurs  jusque  dans  la  vieillesse, 
Et  que  Dieu  n'a  pas  mis  sur  ces  fronts  blanchissants 
L'auguste  égalité,  la  majesté  des  ans> 
Non,  Dieu  n'est  point  coupable,  et  la  mère  nature 
Ne  nous  dispense  pas  ses  dons  à  l'aventure. 
L'ordre  règne  dans  tout  :  la  beauté  du  vieillard, 
Faite  d'âme  et  d'esprit,  ne  tient  pas  au  hasard, 
Et  dès  qu'il  peut  penser  et  qu'il  devient  son  maître, 
L'homme  prépare  en  lui  le  vieillard  qu'il  doit  êtrel 


ŒUVRES    COMPLETES 


Toi  qui  vas  moissonner,  ivre  de  tes  vingt  ans,  [temps, 

Les  fleurs  qui  n'ont  qu'un  jour,  toi  qui  n'as  qu'un  prin- 

Toi  dont  l'air  du  matin  remplit  le  sein  qui  vibre, 

Toi  qui  peus  tout  oser,  jeune  homme  ardent  et  libre, 

Prends  garde!  ton  histoire,  un  témoin  juste  et  prompt, 

D'une  invisible  main  l'écrira  sur  ton  front; 

Sur  tes  traits,  où  ne  siège  aujourd'hui  que  la  grâce, 

Toutes  tes  actions  laisseront  une  trace, 

Et  chaque  sentiment  en  toi-même  vainqueur, 

Refaisant  ton  visage  à  l'image  du  cœur, 

Dira  plus  tard  quel  joug  tint  ton  âme  asservie  : 

Ta  vieillesse  sera  le  miroir  de  ta  vie  ! 


I  I 


Cet  homme  que  voilà,  plus  décrépit  que  vieux, 
A  l'œil  glauque,  au  front  bas,  ce  fut  un  envieux  ; 
A  tout  ce  qui  grandit  jetant  son  vil  outrage, 
Calomniant  l'honneur,  rabaissant  le  courage, 
Son  existence  entière,  en  son  féroce  ennui, 
Ne  connut  de  plaisir  que  le  malheur  d'autrui  ; 
Sa  pitié  cauteleuse,  aux  perfides  morsures, 
Distillait  son  venin  sur  les  nobles  blessures  ; 
11  vécut  courroucé,  lugubre,  malfaisant, 
Et  tout  son  fiel  lui  monte  au  visage  à  présent  ! 


LES    DEUX   VIEILLESSES 


Cet  autre  qui  pâlit,  qui  tressaille  sans  cesse 
Et  mêle  sur  son  front  l'astuce  à  la  bassesse, 
Fut  un  avare,  et  l'or  entassé  par  ses  mains 
Jette  un  reflet  livide  en  ses  yeux  inhumains! 


Cet  autre  dont  la  face,  odieuse  et  flétrie, 
Suinte  l'hypocrisie  et  la  friponnerie, 
Éloignez-vous  de  lui,  s'il  en  est  encore  temps  : 
C'est  Tartufe  qui  vient,  Tartufe  à  soixante  ans  ! 


Et  cet  autre  vieillard,  dont  la  figure  mate 

Sous  le  fard  cache  en  vain  quelque  profond  stigmate, 

A  la  démarche  oblique,  au  regard  incertain, 

Au  sourire  hébété,  ce  fut  un  libertin. 

Jeune,  il  était  charmant  de  visage  et  d'allure, 

Les  femmes  enviaient  sa  blonde  chevelure  ; 

11  passait  dans  les  bals,  gai,  triomphant,  coquet; 

Et  savait  d'un  tel  air  ramasser  un  bouquet 

Que  pour  lui  pas  un  cœur  ne  fut  impitoyable  ; 

Il  valsait  comme  un  ange  et  parlait  comme  un  diable, 

Impertinent,  léger,  suave,  aérien, 

De  plus  très  bête  au  fond,  ce  qui  ne  gâte  rien  ! 

i. 


10  ŒUVRES   COMPLETES 

11  futaimé  souvent,  mais  son  âme  avilie 
Ne  connut  de  l'amour  que  l'ivresse  et  la  lie; 
Son  habileté  froide,  —  il  n'avait  que  ce  don,  — 
Jusque  dans  le  désir  préparait  l'abandon, 

Et  pour  excuse,  avec  ce  sourire  qui  glace, 

Il  disait  :  «  Oui,  mon  Dieu!  je  suis  un  Lovelace.  » 

Eh  bien,  ce  fier  vainqueur,  regardez  aujourd'hui 

Ce  qu'un  autre  vainqueur,  le  temps,  a  fait  de  lui  ! 

Tombé,  sur  cette  pente  où  le  plus  ferme  glisse, 

Du  plaisir  au  désordre  et  du  désordre  au  vice, 

Sans  dignité,  sans  foi,  sans  pudeur,  sans  amis, 

Il  nourrit  son  orgueil  du  mal  qu'il  a  commis; 

Céladon  dédaigné,  prétentieux  encore, 

Le  désir  sans  espoir  le  tient  et  le  dévore; 

Quand  un  jeune  homme  passe,  il  rit  haineusement  ; 

Quand  les  femmes,  le  soir,  en  un  cercle  charmant, 

Se  pressent  comme  font  les  oiseaux  sur  les  branches, 

Lui,  furtif,  inquiet,  sur  ces  épaules  blanches, 

Glisse  un  regard  jaloux,  et,  bégayant  tout  bas 

De  fades  madrigaux  que  l'on  n'écoute  pas, 

Il  semble,  à  chaque  instant  plus  abject  et  plus  sombre, 

Le  spectre  de  l'amour  qui  grimace  dans  l'ombre  ! 


I  I  I 


Ah!  pour  nous  consoler,  paraissez  à  nos  yeux, 
Vieillards  doux,  bienveillants,  calmes,  chastes,  joyeux  ; 


LES    DEUX   VIEILLESSES  II 

Venez  donc  prendre  piace  au  cercle  de  famille, 
Penchez  vers  nous  vos  fronts  où  la  justice  braille, 
De  vos  dons  d'autrefois  rien  ne  vous  est  ôté  ; 
La  vertu  calme  et  grave  est  une  autre  beauté, 
L'âge  ne  détruit  pas  la  grâce,  il  la  couronne 
Et  la  ride  s'efface  où  la  bonté  rayonne  ; 


Ce  vieillard,  souriant  à  son  rêve  accompli, 

Dans  son  passé  n'a  rien  qu'il  condamne  à  l'oubli, 

Et  tous  ses  souvenirs  de  plaisir  ou  d'étude, 

Sans  la  troubler  jamais,  peuplent  sa  solitude; 

Son  esprit  sage  et  fin  enseigne  aux  jeunes  gens 

Que  les  cœurs  vraiment  forts  sont  les  cœurs  indulgents  ; 

Les  enfants,  dont  l'instinct  nous  devine  et  nous  juge, 

Dans  ses  bras  bien  ouverts  vont  chercher  un  refuge; 

Les  femmes,  l'écoutant  sans  trouble  et  sans  ennui, 

Disent  :  «  Le  beau  vieillard!  »  Et  c'est  assez  pour  lui; 

La  mort,  dont  chaque  pas  doucement  le  rapproche, 

Le  trouve  sans  terreur  ainsi  que  sans  reproche, 

11  la  regarde  ému,  mais  confiant  et  fort  : 

Ce  n'est  pas  le  naufrage  à  ses  yeux,  c'est  le  port! 


Viens  donc,  noble  vieillesse!  après  nos  jours  de  fièvres 
Donne  aux  cœurs  ton  calme  et  ton  miel  à  nos  lèvres; 


12 


ŒUVRES    COMPLETES 


Si  le  chemin  fut  long  sous  le  feu  du  midi, 
Ombres,  répandez-vous  dans  le  ciel  attiédi; 
Viens,  étoile  du  soir,  douce  aux  âmes  sereines. 
Viens  apaiser  l'ardeur  du  soleil  dans  nos  veines, 
Et  Verse  sur  nos  pas  et  sur  nos  fronts  tremblants 
Cette  auguste  clarté  qui  sied  aux  cheveux  blancs  ! 


Mai  1865. 


II 


LE    CERF 


1 


aint  Épiphane  a  fait,  dans  son  Physiologue, 
Un  récit  qui  sans  doute  eût  étonné  Buffon  ; 

Je  veux  vous  le  conter;  c'est  presque  un  apologue  ; 

Le  récit  est  naïf,  mais  le  sens  est  profond. 


Quand  le  cerf  vieillissant,  dans  la  forêt  natale 
Où  naguère  couraient  ses  pieds  capricieux, 
Sent  ses  membres  frappés  d'une  langueur  fatale 
Et  l'ombre  de  la  mort  descendre  sur  ses  yeux, 

De  ses  maux  son  instinct  devme  le  remède  : 
Par  un  dernier  effort,  sur  ses  pieds  engourdis, 
Il  se  lève,  et,  tremblant,  il  rappelle  à  son  aide 
Les  forces  et  l'ardeur  qu'il  prodiguait  jadis; 


14  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Il  marche  avec  angoisse  au  rocher  le  plus  proche  ; 
Guidé  par  un  espoir,  soudain  se  ranimant, 
Il  va  coller  sa  bouche  aux  fentes  de  la  roche, 
Jusqu'à  ce  qu'un  reptile  en  sorte  lentement. 

Le  cerf  avec  ardeur  aspire  la  vipère, 
La  couleuvre  ou  l'aspic  d'où  son  salut  dépend, 
Et,  quand  vient  la  torture  affreuse  qu'il  espère, 
Il  s'élance,  le  cœur  mordu  par  le  serpent  ; 

L'horreur  de  son  supplice  a  ravivé  sa  force  ; 
Il  franchit  les  ravins  en  bonds  démesurés, 
Des  chênes,  en  passant,  ses  pieds  brisent  l'écorce 
Et  le  serpent,  toujours,  mord  ses  flancs  déchirés  ; 

Le  cerf  emporte  au  loin  cet  horrible  convive  ; 
Plus  grande  est  sa  douleur,  plus  son  espoir  est  grand 
S'il  trouve  avant  le  soir  des  fontaines  d'eau  vive 
Pour  tuer  le  reptile  en  s'y  désaltérant, 

S'il  peut  boire  assez  tôt  les  flots  purs  d'une  source, 
Aux  jours  qu'il  a  vécus  vingt  ans  vont  s'ajouter  ; 
Aussi,  comme  il  écoute,  au  milieu  de  sa  course, 
S'il  n'entend  pas  vers  lui  le  bruit  des  eaux  monter  ! 

11  se  trompe  souvent!  Vers  plus  d'une  onde  impure 
Il  se  penche,  parfois  il  goûte  aux  flots  troublés, 
Et  le  breuvage  immonde  ajoute  à  sa  torture 
Et  son  ardeur  s'épuise  en  élans  redoublés  ; 


LE   CERF  15 

Mais  enfin,  vers  le  soir,  s'il  ne  perd  pas  courage, 
Dans  les  taillis  profonds  où  l'on  n'entre  jamais, 
Il  aperçoit,  au  pied  du  mont  le  plus  sauvage. 
L'eau  vierge  des  glaciers  qui  descend  des  sommets! 

Il  s'y  plonge,  sa  soif  déjà  se  désaltère  ; 

Le  serpent  meurt  glacé  par  le  flot  abondant  ; 

Et,  rajeuni  soudain  par  l'onde  salutaire, 

Le  cerf  revient  plus  beau,  plus  fier  et  plus  ardent. 


II 


Ainsi,  lorsque  de  nous  s'éloigne  la  jeunesse, 
Quand  notre  âme  pressent  les  tristesses  du  soir, 
La  nature  permet  que  notre  cœur  renaisse 
Et  pour  nous  d'un  tourment  tait  un  dernier  espoir  ; 

Avec  l'âge  souvent  les  passions  éteintes 
Se  rallument  en  nous  par  un  nouveau  désir  ; 
Infortuné  celui  qui  fuirait  leurs  atteintes, 
Car  le  froid  du  tombeau  va  bientôt  le  saisir! 

La  véritable  mort  est  dans  l'indifférence, 
Dans  l'égoïsme  abject,  dans  le  lâche  sommeil; 
La  torture  vaut  mieux,  meilleure  est  la  souffrance, 
Quand  le  cri  de  douleur  est  un  cri  de  réveil  ! 


l6  ŒUVRES    COMPLÈTES 

L'amour,  la  liberté,  l'ambition,  la  gloire, 
Rappelons-les  en  nous  par  un  suprême  effort  ; 
Mais,  comme  ces  serpents  de  ma  naïve  histoire, 
Us  prolongent  la  vie  ou  rapprochent  la  mort! 

0  vous  qui  connaissez  les  passions  tardives, 
Vous  que  mord  le  serpent,  supplice  sans  témoin, 
Ne  désespérez  pas,  courez  aux  sources  vives; 
L'eau  malsaine  est  si  proche  et  la  bonne  est  si  loin  ! 

Toi  que  l'ambition  agite  de  ses  fièvres, 

Si  tu  veux  ennoblir  tes  faiblesses  d'hier, 

Mets  ton  ambition  à  chasser  de  tes  lèvres 

Tout  ce  qui  n'est  pas  pur,  tout  ce  qui  n'est  pas  fier  ! 

Toi  dont  la  liberté  reste  le  dernier  culte, 
Place  haut  ses  autels  pour  en  garder  le  feu, 
Et  pour  la  préserver  des  foules  en  tumulte 
Xe  la  demande  plus  à  l'homme,  mais  à  Dieu! 

Toi  que  l'àpre  aiguillon  des  sens  poursuit  encore, 
Toi  qui  prends  en  dégoût  tes  ivresses  d"un  jour, 
Tu  ne  pourras  calmer  le  feu  qui  te  dévore 
Qu'en  le  purifiant  dans  quelque  noble  amour! 

Toi,  poète,  longtemps  épris  de  cette  palme 
Que  les  plus  fortes  mains  peuvent  seules  saisir, 
Après  avoir  cherché  le  bruit,  cherche  le  calme 
Que  ta  sérénité  domine  ton  désir! 


LE    CERF 


17 


Chante  dans  le  désert,  cueille  le  miel  sauvage, 
Loin  du  blême  envieux,  du  fourbe,  du  railleur, 
Loin  des  cœurs  desséchés  que  la  haine  ravage; 
Tu  seras  assez  grand  si  tu  deviens  meilleur! 


0  vous  qui  connaissez  les  passions  tardives, 
Vous  que  mord  le  serpent,  supplice  sans  témoin, 
Ne  désespérez  pas,  courez  aux  sources  vives  : 
L'eau  malsaine  est  si  proche  et  la  bonne  est  si  loin  ! 

Novembre  1864. 


III 


LES    LOUPS 


'hiver  s'approche,  rude  et  sombre; 

Les  étangs  vont  geler  bientôt; 
Déjà  la  forêt  n'a  plus  d'ombre 
Et  les  neiges  tombent  là-haut; 
Sur  les  plaines  l'aquilon  passe, 
Battant  les  arbres  à  grands  coups; 
Un  hurlement  emplit  l'espace... 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 


Des  Cévennes  ou  des  Alpines, 
Des  hauteurs  et  des  profondeurs, 
A  l'heure  propice  aux  rapines, 
Arrivent  les  fauves  rôdeurs... 


2  0  ŒUVRES    COMPLETES 

Dans  les  taillis  leurs  yeux  flamboient, 
Le  vent  hérisse  leurs  poils  roux, 
Au  loin  les  chiens  de  garde  aboient... 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 

Ils  ont  quitté  les  monts  sauvages 
Où  la  faim  aiguisait  leurs  dents; 
Ils  sont  prêts  pour  tous  les  ravages; 
Alerte,  bergers  imprudents! 
Leur  bande  hardie  et  tenace, 
Sachant  sa  force  mieux  que  vous, 
Frappe  aussitôt  qu'elle  menace... 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 

Vous  dormez  cependant!  Sans  doute 
Je  sais  que  c'est  un  dur  travail, 
Quand  on  a  fait  si  longue  route, 
De  bien  veiller  sur  le  bercail  ; 
Quand  vient  la  fatigue,  mes  maîtres, 
Je  sais  que  le  repos  est  doux 
Sur  la  feuille  sèche  des  hêtres... 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 


Peut-être  direz-vous  encore  : 
«  A  s'alarmer  on  est  trop  prompt; 
Pour  un  mouton  qu'un  loup  dévore, 
Mille  et  mille  nous  resteront; 


LES    LOUPS 


21 


Il  faut  d'ailleurs  que  chacun  vive, 
Et  l'on  se  montre  trop  jaloux 
En  chassant  tout  nouveau  convive...  » 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 


Vous  qui  faites  si  bien  la  garde 
Du  troupeau  qui  vous  a  choisi, 
Songez,  si  cela  le  regarde, 
Que  cela  vous  regarde  aussi. 
Le  loup,  ce  maigre  camarade 
Qu'on  croit  facile  dans  ses  goûts, 
Pourrait  trouver  le  mouton  fade... 
Bergers,  bergers,  voici  les  loups! 

Lunel,  octobre  1870. 


IV 


JE    N'AI    PAS    DE    BONHEUR! 


1 


e  n'ai  pas  de  bonheur!  »  médisait  un  enfant, 
«  J'aurai  douze  ans  demain  ;  ma  mère  me  défend 
«  De  monter  à  cheval,  et  mon  cousin  y  monte  ! 
«  Je  n'ai  pas  de  fusil  encor,  c'est  une  honte! 
«  Cependant,  je  suis  fort  autant  que  mon  cousin 
«  Qui  braconne  déjà  dans  les  bois  du  voisin; 
«  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  l'an  dernier,  au  collège, 
«  Je  méritais  trois  prix;  mais  le  maître  protège 
«  Le  fus  d'une  baronne!  Au  lieu  du  prix  d'honneur, 
«  Je  n'eus  qu'un  accessit...  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  » 


«  Je  n'ai  pas  de  bonheur  !  »  me  disait  un  jeune  homme, 
«  J'aime  une  jeune  fille;  elle  est  belle,  on  renomme 


24  ŒUVRES   COMPLÈTES 

«  En  tous  lieux  son  esprit,  sa  grâce,  sa  raison  : 

«  Je  l'aime,  son  regard  est  tout  mon  horizon; 

«  J'ai  passé  quatre  nuits  d'hiver  sous  la  tourelle 

«  De  son  château,  j'ai  fait  mes  plus  doux  vers  pour  elle; 

«  Mais  elle  me  préfère  un  sot,  un  grand  seigneur, 

«  Un  bellâtre  doré.  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  » 


«  Je  n'ai  pas  de  bonheur  !  »  me  disait  une  femme. 
«  Le  désenchantement  habite  seul  mon  âme  : 
«  Tout  me  blesse  ou  me  fuit,  et  mes  soleils  éteints 
«  Sombrent  l'un  après  l'autre  aux  horizons  lointains  ; 
«  Dans  mon  cœur,  qu'envahit  une  tristesse  immense, 
«  Le  doute  obscur  descend  ;  c'est  la  nuit  qui  commence  ! 


«  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  »  disait  un  candidat 
«  Est-ce  à  l'Académie,  à  la  Chambre,  au  Sénat?-  » 
Je  ne  sais.  Le  certain,  c'est  qu'il  resta  dans  l'urne, 
Tour  à  tour  furieux,  amer  et  taciturne. 


c  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  »  me  disait  un  vieillard; 
«  Notre  existence,  hélas!  je  le  connais  trop  tard, 
«  Mêlant  la  source  vierge  aux  eaux  les  plus  impures, 
«  Ressemble  au  lit  d'un  fleuve  encombré  de  souillures; 


JE    N  AI    PAS    DE    BONHEUR 


«  Longtemps  tout  est  couvert  par  le  flot  qui  sourit, 
o  Mais  la  fange  parait  quand  le  fleuve  tarit! 
«  Gloire,  fortune,  honneurs,  amours?  Choses  amères 
«  Je  touche  les  bas-fonds  de  toutes  ces  chimères; 
«  Des  fanges  du  passé  le  souffle  empoisonneur 
«  S'élève  autour  de  moi.  Je  n'ai  pas  de  bonheur!  » 


II 


Enfant,  jeune  homme,  femme  —  et  toi,  vieillard,  écoute  : 

Vous  êtes  malheureux;  vous  le  croyez,  sans  doute. 

Sommes-nous  sûrs  pourtant  de  l'avoir  mérité, 

Ce  bonheur  dont  chacun  se  croit  déshérité? 

Nous  disons  :  C'est  un  droit.  —  C'est  une  récompense! 


D'ailleurs  l'homme  est  souvent  plus  heureux  qu'il  ne 
Souvent  le  but  qu'il  voit  fuir  devant  son  désir  [pense;] 
Lui  deviendrait  fatal  s'il  pouvait  le  saisir  : 
Enfant,  toi  qui  te  plains  des  craintes  de  ta  mère, 
Ton  cheval,  que  sait-on?  te  jetterait  par  terre! 
Jeune  homme,  tu  te  plains  qu'on  te  préfère  un  sot? 
D'être  le  préféré  je  te  plaindrais  plutôt  ! 
Le  malheur  qui  t'accable  est  un  bonheur  insigne  : 
Ton  cœur  s'élèvera  dans  un  amour  plus  digne! 

2 


26  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Toi,  femme,  tu  gémis  sur  ton  rêve  détruit, 
L'amour  terrestre  éteint  te  fait  mieux  voir  la  nuit, 
C'est  bien!  connais  ainsi  la  véritable  flamme, 
Rallume  au  feu  divin  les  lampes  de  ton  âme! 
Vieillard,  devant  ces  flots  qui  passent  sans  retour, 
Tu  comptes  les  débris  de  tes  bonheurs  d'un  jour; 
Tant  mieux!  Tu  peux  juger  la  vanité  profonde 
De  nos  félicités  plus  rapides  que  l'onde; 
Dieu  t'apparaît  enfin  :  plonge-toi  désormais 
Dans  le  fleuve  sans  bord  qui  ne  tarit  jamais! 
Toi,  candidat  battu  sur  toutes  les  coutures, 
Il  te  reste  l'espoir  des  revanches  futures, 
Il  te  reste  ton  rêve,  et  c'est  beaucoup!  D'ailleurs, 
Les  bonheurs  retardés  sont  souvent  les  meilleurs  ! 

Mai  1864. 


V 


POUR  LA  CRECHE 


DU     FAUBOURG     S A I  NT- ANTO  IN  E 


a  mère  est  au  travail.  —  L'atelier  vaste  et  sombre, 
La  machine  géante  aux  rouages  sans  nombre, 
Le  bruit  rapide  ou  lent  des  balanciers  de  fer, 
Le  sifflement  aigu  de  la  vapeur  qui  monte, 
Le  hennissement  sourd  de  ces  monstres  de  fonte... 
La  mère  est  là,  dans  cet  enfer  ! 


La  mère  est  au  travail.  —  A  quoi  donc  songe-t-elle? 
D'où  lui  vient  tout  à  coup  cette  pâleur  mortelle  ? 
Succombe-t-elle  au  poids  du  labeur  étouffant? 
Songe-t-elle  aux  beaux  jours  d'été  dans  son  village, 
Aux  murmures  du  vent  dans  la  lande  sauvage? 
Non;  elle  songe  à  son  enfant! 


jv  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Quand  la  mère  est  partie,  il  dormait  dans  son  lange; 
Elle  a  longtemps,  du  seuil,  regardé  le  cher  ange; 
Et  la  sœur  de  l'enfant  qui  veillait  près  du  lit... 
Mais  depuis  le  matin,  que  de  périls  peut-être! 
La  faim,  le  feu,  le  froid,  l'escalier,  la  fenêtre! 
Que  fait-il  donc,  le  tout  petit? 

La  mère  veut  courir,  voler...  il  faut  attendre! 
Et  les  cris  de  l'enfant,  qu'elle  ne  peut  entendre, 
Retentissent  au  fond  de  son  cœur  jusqu'au  soir... 
<c  Demain  je  resterai,  dit-elle,  que  m'importe 
De  gagner  plus  d'argent,  si  je  suis  folle  ou  morte  r 
J'ai  des  enfants,  c'est  pour  les  voir!  » 

Demain,  tu  reviendras  au  travail,  pauvre  femme, 
Mais  sans  larmes,  sans  peur,  sans  tristesse  de  l'âme; 
Prête-nous-les  le  jour:  nous  avons  des  berceaux  [closes| 
Bien  blancs  et  bien  moelleux  dans  des  chambres  bien 
Tu  les  retrouveras,  ce  soir,  gentils  et  roses 
Et  chantant  comme  des  oiseaux! 

Chantez  donc  dans  vos  nids  et  dormez  dans  vos  crèches, 
Chérubins,  chérubins!  têtes  blondes  et  fraîches! 
Grandissez,  scuriez  à  nous  qui  nous  courbons! 
Préludez  par  la  joie  aux  combats  de  la  vie  : 
Qui  connaît  la  tendresse  ignorera  l'envie; 
Soyez  heureux,  vous  serez  bons! 

Juin  i86y. 


VI 


LE    DRAME    DE    LA    FENETRE 


'est  une  maison  basse  en  une  rue  étroite,  [droite] 
Des  murs  sales  et  lourds  en  face,  à  gauche,  à 
Pressent  ce  logis  sombre  et  lamentable  à  voir: 
Une  épaisse  vapeur  monte  du  pavé  noir; 
Des  haillons  mal  sèches,  que  le  brouillard  pénètre, 
Pendent,  hideux  décor,  de  tenètre  en  fenêtre; 
Un  fétide  ruisseau  traîne  au  prochain  égout 
Des  débris  que  les  chiens  flairent  avec  dégoût; 
Pasde  fleurs,  pasd'oiseaux  —  riendegain'ypeutvivre — 
Les  cris  de  quelque  femme  ou  les  pas  d'un  homme  ivre, 
C'est  tout  ce  qu'on  entend.  —  Maintenant,  regardez  : 
Au  milieu  de  ces  murs  ventrus  et  lézardés, 


30  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Surplombe  une  fenêtre,  ouvrant  sur  une  chambre 
Étouffante  en  juillet,  glaciale  en  décembre  ; 
Tout  est  sordide,  impur,  dans  ce  morne  taudis; 
Qui  peut  donc  l'habiter?  Sans  doute  des  bandits? 
C'est  une  vieille  femme  avec  sa  jeune  fille  ; 
Toutes  deux  achevant  quelque  travail  d'aiguille, 
Se  rapprochant  du  jour  qui  lentement  décroit, 
Causent,  le  dos  courbé,  près  du  vitrage  froid. 

—  Louise,  mon  enfant,  te  voilà  toute  rouge, 

Le  sang  te  monte  aux  yeux;  oh!  ce  bouge!  ce  bouge! 

Dire,  ma  pauvre  enfant,  qu'il  a  fallu  quitter 

Notre  joli  village  et  qu'il  faut  habiter 

Cet  horrible  Paris  et  cette  rue  immonde 

Où  le  soleil  se  vend  si  cher  au  pauvre  monde  ! 

Comme  il  était  gentil,  notre  petit  enclos! 

—  Oui,  mère,  et  la  rivière  avec  les  grands  bouleaux  ! 

—  Si  nous  avions,  du  moins,  un  peu  d'air  et  d'espace, 
Si  nous  pouvions  de  l'œil  suivre  l'oiseau  qui  passe, 
Voir  la  Seine  couler,  voir  frémir  sous  le  vent 

Du  moindre  peuplier  le  panache  mouvant! 
Mais  il  faut  travailler,  sans  espoir,  sans  relâche, 
Dans  cette  ombre  malsaine,  et  mourir  à  la  tâche! 

Les  deux  femmes  ainsi  se  désolaient  tout  bas. 


Un  matin,  tout  à  coup,  un  bruit  de  voix,  de  pas, 
De  chariots  pesants,  vient  frapper  leur  oreille  ; 
En  face,  une  maison,  à  leur  maison  pareille, 


LE   DRAME   DE  LA   FENETRE 


Se  remplit  d'ouvriers,  et  bientôt  on  les  voit, 

L'un  l'autre  s'entr'aidant,  monter  au  haut  du  toit, 

Les  ardoises  déjà  pleuvent  dans  la  ruelle, 

Le  pic  pesant  défait  l'œuvre  de  la  truelle, 

Tout  tremble,  les  plafonds  s'effrondrent  sous  le  choc 

Des  poutres,  des  moellons  qui  tombent  d'un  seul  bloc, 

Et  les  murs  jusqu'au  sol  croulent  l'un  après  l'autre. 

—  Grand'mère,  dit  l'enfant,  quel  bonheur  est  le  nôtre  ! 
Ces  vilaines  maisons  n'y  sont  plus,  viens  donc  voir! 
La  Seine  entre  les  quais  brille  comme  un  miroir, 

Les  parapets  du  pont  luisent  comme  des  marbres, 
Et  là-bas,  tiens,  vois-tu,  là-bas,  ce  sont  des  arbres! 

—  De  vrais  arbres,  ma  fille  ! ...  Et  de  l'air,  que  c'est  doux  ! 

—  Et  le  soleil  qui  vient  travailler  avec  nous  ! 

Mais  un  homme  paraît  sur  le  seuil  de  la  porte. 

—  Ah!  mesdames,  bonjour!  dit-il  d'une  voix  forte, 
Le  quartier  s'embellit,  comme  vous  le  voyez, 

Et  me  voilà  contraint  d'augmenter  mes  loyers, 

—  Hélas!  en  travaillant  dimanches  et  semaine, 

A  payer  deux  cents  francs  nous  avions  tant  de  peine  ! 

—  Eh  bien,  ma  bonne  dame,  arrangeons  tout  ceci  : 
J'ai  dans  la  rue  aux  Ours,  qui  n'est  pas  loin  d'ici, 
Une  maison  encore.  Est-ce  un  palais?  J'avoue 
Que  non  et  que  j'ai  peur  quand  le  vent  la  secoue  ; 
Il  y  reste  une  chambre  en  bas,  sur  une  cour; 
C'est  noir,  mais  en  levant  la  tète  on  voit  le  jour! 


32  ŒUVRES    COMPLETES 

Quant  au  loyer,  je  sais  votre  embarras  extrême  : 
Ce  sera  deux  cents  francs,  parce  que  je  vous  aime  ! 
C'est  dit,  vous  acceptez,  n'est-ce  pas'-  —  Il  le  faut; 
Au  revoir  donc,  monsieur.  —  .Mesdames,  à  bientôt! 

Les  deux  femmes,  longtemps  muettes,  interdites, 
L'écoutaient  s'éloigner  :  «  Oh  !  nous  sommes  maudites! 
Cria  la  mère  enfin,  plus  d'espoir  désormais! 
La  misère  est  un  mal  qui  ne  guérit  jamais!  » 

Mais,  de  nouveau,  des  pas  sur  le  palier  sonore 
Retentissent...  Qui  vient  vous  affliger  encore, 
Pauvres  femmes?  Quel  est  ce  messager  de  deuil ? 
C'est  un  prêtre,  un  vieillard.  S'arrêtant  sur  le  seuil, 
Et  saluant  plus  bas  plus  il  voit  d'infortune  : 
—  Madame,  excusez-moi  si  je  vous  importune; 
Je  reviens  du  village  où  l'on  m'a  tout  appris: 
Votre  ruine,  hélas  !  votre  fuite  à  Paris. 
Longtemps,  longtemps  aussi  le  sort  me  fut  contraire, 
Et  je  puis  vous  parler  comme  ferait  un  frère. 
Madame,  je  sais  trop,  moi  fils  de  paysans, 
Quels  sont  nos  désespoirs  et  nos  regrets  cuisants, 
Quand,  faute  d'un  peu  d'or,  nos  champs  restent  en  friche, 
Et  qu'il  faut  rester  pauvre  aux  lieux  où  l'on  fut  riche! 
Mieux  vaut  l'exil,  mieux  vaut  Paris,  mieux  vaut  la  faim  ! 
Voilà  ce  qu'on  se  dit.  Mais  on  a  tort,  enfin! 
La  misère  à  Paris,  pour  l'âme  hasardeuse, 
Ce  n'est  pas  seulement  la  pauvreté  hideuse, 


LE   DRAME    DE    LA    FENETRE  33 

La  détresse,  le  pain  qui  manque  quelquefois, 

L'absence  du  soleil  et  de  l'air  et  des  bois  : 

Ces  souffrances  du  corps,  longtemps  on  les  surmonte, 

.Mais  souvent  la  misère  à  Paris,  c'est  la  honte! 

Vous  me  comprenez  bien,  madame,  n'est-ce  pas  ? 

Et  je  vous  vois  frémir!  Retournez  donc  là-bas! 

La  pauvreté  n'est  pas  la  misère,  au  village  : 

On  a  les  fleurs,  les  prés,  les  oiseaux,  le  feuillage, 

Les  pauvres  savent  bien  s'y  consoler  entre  eux, 

Le  riche  est  seulement  un  ami  plus  heureux  ; 

Le  bien-être  entre  tous  forcément  se  partage; 

Puis  la  nature  est  là,  ce  commun  héritage  ; 

Le  bon  air  du  pays  rend  le  labeur  léger; 

Le  seul  homme  vraiment  pauvre,  c'est  l'étranger! 

Retournez  donc  là-bas,  au  village,  à  la  ferme  ; 

Le  bail  en  est  payé  jusques  au  prochain  terme 

Par  quelqu'un  que  je  sais...  puis,  un  brave  garçon, 

Pauvre,  mais  courageux,  à  votre  Louison 

Pense  depuis  longtemps;  c'est  très  juste  à  son  âge, 

Et  je  crois  qu'elle  aussi...  Mettez-les  en  ménage, 

Ainsi  c'est  convenu,  n'est-ce  pas?  Bon  espoir! 

Partirez-vous  demain,  madame? 


—  Non;  ce  soir! 


Novembre  1863. 


VII 


PIERRE    ET    JEAN 


POUR  LA  CAISSE    DES    ÉCOLES    DU   XIe   ARRONDISSEMENT 


eux  enfants  fréquentaient  l'école,  unpeu  par  force; 

Le  syllabaire  avait  à  leurs  yeux  peu  d'appas; 
Les  plus  petits  poissons  prennent  vite  l'amorce, 
.Mais  les  petits  enfants  ne  leur  ressemblent  pas! 


Pierre,  à  peine  arrivé,  mettait  tout  en  tumulte  ; 
Déguenillé,  rageur,  hier  comme  aujourd'hui, 
Il  jetait  au  hasard  les  cris,  les  coups,  l'insulte, 
Du  matin  jusqu'au  soir;  —  Jean  faisait  comme  lui! 


Les  chasser?..,  non,  la  peine  aurait  été  trop  forte  ; 
Leurs  familles  étaient  pauvres;  il  fallait  donc 
Habiller  les  enfants,  non  les  mettre  à  la  porte; 
Puis,  le  meilleur  remède  est  encor  le  pardon! 


36  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Pierre  et  Jean  (bénis  soient  ces  contrastes  et  rang 
Dans  leur  folie  avaient  un  mérite  commun  : 
Ces  deux  jeunes  démons  s'aimaient  comme  deux  anges, 
Et  cette  seule  fleur  donne  à  tout  son  parfum. 

Un  jour,  Pierre,  en  entrant  dans  la  classe,  était  blême; 
Sur  son  corps  presque  nu  courait  un  long  frisson, 
Et  le  maître,  rêvant  à  quelque  stratagème, 
Dit  à  l'enfant  d'abord  :  «  Récite  ta  leçon. 

«  La  cause  de  ton  mal  sans  peine  se  démêle  : 
«  Ce  sont  les  vêtements  horribles  que  voici, 
«  Ce  sont  tes  bas  troués,  tes  souliers  sans  semelle, 
«  Ta  casquette  sans  fond,  et  tout  le  reste  ainsi  ! 

«  Eh  bien,  nous  avons  là  ta  garde-robe  prête, 

«  Des  habits  neufs  et  chauds  comme  une  peau  d'ourson  ; 

«  Nous  allons  t'habiller  des  pieds  jusqu'à  la  tète; 

«  Seulement,  cède  un  peu;  commence  ta  leçon!  »  — 

«  Je  ne  veux  pas!  Jamais  !  »  répond  Pierre.  Le  maître, 
Grave,  mais  indulgent  pour  le  pauvre  insoumis, 
Dit  à  tous  les  enfants  :  «  Quelqu'un  de  vous  peut-être 
«  Pour  lui  voudra  gagner  tout  ce  que  j'ai  promis? 

«  Si  l'un  de  vous  s'engage  à  savoir  la  grammaire, 

«  A  se  conduire  bien  pendant  un  mois  entier, 

«  Pierre  sera  ce  soir  habillé  comme  un  maire 

«  Et  sera  dans  huit  jours  joufflu  comme  un  rentier!  » 


PIERRE   ET   JEAN  37 


Le  maître  avait  raison  de  parler  de  la  sorte, 
Mais  on  le  comprit  mal  d'abord  ;  je  sais  pourquoi; 
Des  écoliers  tout  bas  murmuraient  :  «  Peu  m'importe 
«  QuePierreaitdeshabitstoutneufs!Chacunpour soi!  » 

Jean  seul  avait  compris  —  l'amitié  nous  éclaire!  — 
D'un  ton  à  demi  fier  et  modeste  à  demi  : 
«  Monsieur,  je  ferai  tout  ce  qui  pourra  vous  plaire, 
ff  Dit-il;  c'est  ennuyeux!  mais  Pierre  est  mon  ami.  » 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Au  bout  d'un  mois  à  peine 
Jean  était  un  modèle  accompli,  me  dit-on  ; 
L'exemple,  même  bon,  aisément  nous  entraîne; 
Pierre  à  son  tour  devint  sage  comme  Caton. 

Ce  n'est  pas  tout  :  la  classe  entière  devint  sage; 
On  eût  dit  des  oiseaux  sommeillant  dans  la  nuit; 
Jamais  des  députés  n'ont  fait  moins  de  tapage  ! 
Jamais  des  sénateurs  ne  firent  moins  de  bruit! 

Amis,  l'exemple  est  bon  à  tous  tant  que  nous  sommes, 
EL,  sans  craindre  un  sourire  incrédule  ou  railleur, 
Imitons  cet  enfant,  car  même  pour  les  hommes 
C'est  l'esprit  fraternel  qui  rend  l'esprit  meilleur! 

Soyons  sages,  pour  ceux  qui  le  sont  moins  peut-être. 
Aimons-les  d'un  élan  utile  et  généreux; 
Devinons  leur  angoisse,  et  faisons-leur  connaître 
Tout  le  prix  du  travail,  en  travaillant  pour  eux! 

3 


38 


ŒUVRES    COMPLETES 


A  ceux  que  le  malheur  a  saisis  dans  sa  trame, 
Que  leur  faute  ou  la  nôtre  a  longtemps  abattus, 
Sans  cesse  prodiguons  mieux  que  notre  or  :  notre  âme, 
Et  de  nos  dévoûments  faisons-leur  des  vertus! 

Décembre  1877. 


~o"o. 


VIII 


L'ORCHESTRE 


A     MADAME     RO M B ERG-N  I  S  ARD 


n  ami,  qui  parfois  met  ses  soins  à  m'instruire, 
Au  concert,  l'autre  soir,  m'avait  voulu  conduire 
Afin  de  m'expliquer,  en  juge  très  expert, 
Le  sens  caché  d'un  art  où  mon  esprit  se  perd; 
Et  d'abord,  me  parlant  comme  un  maître  à  l'élève, 
Il  me  dit  :  «  La  musique  est  le  pays  du  rêve  : 
Tout  spectateur  entend  et  peut  suivre  à  son  gré 
Dans  l'ouvrage  nouveau  son  rêve  préféré; 
Aujourd'hui,  s'il  te  plaît,  étudions  ensemble 
Cet  orchestre  multiple,  essaim  qui  se  rassemble 


40  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Et  qui  bientôt,  docile  à  l'ordre  sûr  et  bref, 
Doit  partir  au  signal  que  va  donner  le  chef.  » 


Le  signal  est  donné...  Tristes,  joyeux  ou  tendres, 
L'harmonie  à  longs  flots  déroule  ses  méandres, 
Et  tous  les  instruments  entrent  dans  le  concert 
Au  moment  que  le  maître  a  marqué  ;  chacun  sert, 
Chacun  parle  à  son  tour,  dans  l'ensemble  de  l'œuvre; 
Les  grands  cuivres,  tordant  leurs  replis  de  couleuvre, 
Jettent  des  cris  aigus,  des  gémissements  sourds; 
Un  orage  lointain  gronde  aux  flancs  des  tambours; 
Tout  change  ;  la  tempête  à  présent  semble  éteinte, 
Le  trombone  se  tait,  le  gai  triangle  tinte; 
Contraste  !  Ensemble  !  Orchestre  à  l'art  vague  et  profond 
Où  tous  les  instruments  paraissent  et  s'en  vont 
Et  reviennent  encore,  où  le  moindre  est  utile, 
Où  chacun  a  son  nom  et  sa  forme  et  son  style, 
Jusqu'à  ce  que  le  maître,  à  l'heure  de  son  choix, 
Les  réunisse  tous  en  une  seule  voix. 


II 


Homme,  objet  de  pitié,  de  colère  ou  d'envie, 
Cet  orchestre  est  vraiment  l'image  de  ta  vie. 


l'orchestre  4 1 

Ce  concert  de  tes  jours  que  le  maître  divin 
Dirige,  on  ne  le  peut  bien  juger  qu'à  la  fin  ! 
Tes  amis,  tes  rivaux  et  tes  ennemis  même- 
Obéissent  au  Dieu  qui  t'éprouve  et  qui  t'aime  ; 
Dans  l'ordre  de  ta  vie  ils  viennent  tour  à  tour 
Se  ranger,  travailler  à  leur  place,  à  leur  jour  : 
Cette  voix,  dont  l'écho  caresse  encor  ton  âme, 
C'est  la  voix  de  ta  mère,  ange  au  regard  de  femme; 
Cette  autre,  c'est  la  voix  du  père  grave  et  fort 
Qui  prépare  ton  cœur  aux  orages  du  sort  : 
Cette  autre  dont  l'accent  te  pénètre  et  te  charme, 
C'est  ta  plus  douce  joie  et  ta  plus  douce  larme, 
C'est  ton  premier  transport,  c'est  la  vierge  au  front  pur, 
Et  deux  cœurs  tout  d'amour  sous  un  ciel  tout  d'azur! 
Maintenant,  cette  voix  qui  menace  et  qui  gronde, 
Ce  cri  rauque  et  strident  troublant  ta  paix  profonde, 
C'est  ton  premier  malheur,  ton  premier  désespoir, 
C'est  l'ennemi  qui  vient,  rampant,  hideux  à  voir, 
C'est  l'amour  sans  vertu,  le  faux  plaisir,  la  fièvre, 
C'est  la  femme  qui  ment,  le  sourire  à  la  lèvre, 
Le  calomniateur  et  le  lâche  au  front  bas, 
C'est  l'abandon,  le  deuil,  les  doutes,  les  combats  ! 
—  Et  tu  souffres  alors,  toi  qui  rêvais  d'entendre 
Toujours  des  mots  flatteurs  dits  par  une  voix  tendre  ! 
Amoureux  de  l'azur,  tu  demandes  pourquoi 
Le  ciel  laisse  passer  des  nuages  sur  toi  ; 
Dans  ton  cœur  inquiet  tu  fais  la  solitude, 
Et  tu  fuis  l'amitié  pour  fuir  l'ingratitude  ! 


42  ŒUVRES    COMPLETES 


—  Ingrat  toi-même  !  Ingrat,  qui  ne  vois  pas  en  tout 

Dieu  qui  pour  toi  travaille  et  te  suit  jusqu'au  bout  ! 

Dieu,  qui  veut  ou  permet  ce  qui  d'abord  te  blesse, 

De  toutes  tes  douleurs  compose  ta  sagesse  ! 

Attends  donc  pour  juger  et  pleure  sans  t'aigrir, 

Et  ne  maudis  jamais  ceux  qui  te  font  souffrir!     [être,] 

Des  jours  viendront  pour  toi,  des  jours  prochains  peut- 

Où  tu  jugeras  mieux  le  vrai  dessein  du  maître; 

Ceux  par  qui  tu  connus  ou  le  bien  ou  le  mal, 

Tu  les  retrouveras  dans  l'ensemble  final! 

Dans  cette  oreille  ouverte  au  fond  de  tes  pensées, 

Ces  voix,  par  la  distance  et  le  temps  effacées, 

Retentiront  encore  une  dernière  fois, 

Et  tu  n'en  voudras  plus  retrancher  une  voix  ! 

Dans  ta  mémoire,  émue  encore  mais  sereine, 

Ces  instruments  de  deuil,  de  misère,  de  haine, 

Tu  les  retrouveras,  en  souriant  alors 

A  chaque  souvenir,  s'il  n'est  pas  un  remords  ! 

Tu  verras  que  Dieu  sait,  par  des  raisons  secrètes, 

Mêler  ce  qui  t'afflige  à  ce  que  tu  regrettes  ; 

Et,  devenu  plus  fort,  plus  calme,  plus  puissant, 

Tu  béniras  le  coup  qui  te  brise  à  présent! 

Tu  béniras  tous  ceux  qui  te  furent  contraires 

En  songeant  à  tous  ceux  qui  t'ont  servi  de  frères; 


L ORCHESTRE  4$ 


Tu  béniras  la  femme  au  cœur  faux  et  moqueur, 
En  songeant  au  cœur  chaste  où  reposa  ton  cœur; 
Alors,  la  trahison,  l'injure,  l'ironie, 
Disparaîtront  pour  toi  dans  la  grande  harmonie, 
Et,  comme  cet  orchestre  aux  sons  mystérieux, 
Tu  comprendras  la  vie  et  tu  l'aimeras  mieux  ! 


Novembre  1865. 


IX 


PROMENADE 


eux  jeunes  gens  passaient  le  long  du  boulevard. 

Ils  allaient,  regardaient,  s'arrêtaient  au  hasard, 
L'un  était  un  dandy,  l'autre  était  un  artiste, 
L'un  beau,  vif,  rayonnant,  l'autre  pensif  et  triste. 
«  — Morbleu!  dit  le  premier,  sais-tu  bien,  mon  garçon, 
Que  tu  portes  le  vin  d'une  noire  façon! 
Tu  bâilles  comme  un  antre,  et  tu  soupires  comme 
Un  poète  sifflé  !...  Sois  moins  humble,  jeune  homme  ; 
Ton  drame  n'est  reçu  que  depuis  avant-hier, 
Tu  ne  seras  sifflé  que  le  prochain  hiver  ! 
Prends  jusque-là,  mon  fils,  la  vie  en  patience, 
Saisis  la  joie  au  vol;  c'est  la  seule  science. 
N'as-tu  pas  en  moi-même  un  charmant  compagnon  ? 
Nous  avons  déjeuné  noblement  chez  Bignon, 

3- 


46  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Nos  cigares  sont  secs,  et  nous  foulons  l'asphalte 
D'un  air  patricien  qui  dit  aux  femmes:  Halte! 
Sois  donc  gai,  sois  pompeux,  triomphe,  chante,  ris, 
A  nous  l'espoir  !  à  nous  le  monde  !  A  nous  Paris  ! 
Allumons-nous,  que  diable  !  et  faisons  feu  qui  flambe  !  » 

Le  poète  resta  froid  à  ce  dithyrambe. 

En  ce  moment,  marchait  devant  nos  jeunes  gens 

Un  gros  bourgeois,  à  pas  égaux  et  diligents  ; 

A  ses  côtés  trottait  en  groupe  sa  famille  : 

Son  fils,  sa  domestique  et  sa  femme  et  sa  fille. 

«  —  Vois  donc,  dit  le  gandin,  ce  brave  citoyen  ! 

Sans  doute  il  est  de  garde,  et  l'on  devine  bien 

En  le  voyant  passer  sous  V habit  militaire, 

Qu'il  n'est  pas  soldat,  non  !  mais  concierge  ou  notaire  ; 

Regarde  de  quel  air,  sans  voir  les  persifleurs, 

Au  lieu  de  son  fusil  il  porte  un  pot  de  fleurs! 

Tiens!  toute  la  famille,  enfants,  femme  et  servante, 

Chacun  porte  sa  part  de  la  moisson  mouvante! 

Sont-ils  grotesques  tous! 

—  Je  ne  partage  point, 
Répondit  l'écrivain,  ton  avis  sur  ce  point; 
Ce  bourgeois  porte  mal  la  tunique  et  le  sabre, 
Et  son  shako  rétif  sur  sa  tête  se  cabre, 
Oui!  Mais  nous  sommes  tous,  quant  àmoi,  j'en  convien, 
Égaux  par  la  laideur  sous  l'habit  citoyen  ! 


PROMENADE  47 


—  Bah!  reprit  le  gandin  accélérant  sa  marche, 
Un  caprice  me  prend  :  Suivons  ce  patriarche! 
Attachons-nous  aux  pas  de  ces  Béotiens, 
Sachons  où  ce  Noé  peut  conduire  les  siens; 
A  l'ennui  chaque  jour  nous  cherchons  des  remèdes  ; 
Tâchons  de  nous  distraire  en  suivant  ces  bipèdes, 
Et  ces  bourgeois,  créés  pour  vendre  de  l'elbeuf, 
Nous  donneront  peut-être  un  spectacle  assez  neuf, 
Nous  ferons  les  yeux  doux  en  route  à  la  fTlette, 
Suivons-les. 


—  Tu  le  veux?  Allons!  »  dit  le  poète. 
La  famille,  pourtant,  au  bout  de  quelques  pas, 
Quitta  le  boulevard  et  ne  s'aperçut  pas 
Que  les  deux  jeunes  gens  la  suivaient  à  la  piste  ; 
Elle  marchait  d'un  air  recueilli,  presque  triste; 
Dans  le  quartier  Saint  George  elle  arriva  bientôt  : 
«  Diable!  dit  le  gandin,  ces  oisons  perchent  haut!  » 


Le  bonhomme,  en  effet,  marchant  sans  en  démordre, 

Montait  toujours,  suivi  des  siens  rangés  en  ordre  ; 

Mais  enfin,  on  arrive  en  face  d'un  vieux  mur, 

D'un  enclos,  d'une  porte  ouverte  au  cintre  obscur; 

La  colonie  errante  entre  là  tout  entière. 

«  —  Tiens!  tiens!  dit  le  gandin,  tiens!  c'est  un  cimetière! 

—  Mon  cher,  répond  l'artiste,  arrêtons-nous  ici. 

—  Quoi!  perdre  notre  temps  et  nos  pas? grand  merci! 


48  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ma  coutume  est  de  voir  la  fin  de  toutes  choses, 
Et  je  n'ai  pas  plus  peur  des  cyprès  que  des  roses! 
Viens,  superstitieux!  » 


Ils  entrèrent  alors 
Dans  le  jardin  sacré,  dans  la  ville  des  morts; 
Devant  eux,  les  bourgeois,  suivant  la  sombre  allée, 
S'arrêtèrent  auprès  d'une  tombe  isolée; 
Et  tous,  grands  et  petits,  se  signèrent,  et  tous, 
Ensemble,  sans  parler,  se  mirent  à  genoux 
Sur  le  marbre,  au  milieu  des  ifs  et  des  arbustes, 
Et  la  douleur  rendait  ces  visages  augustes! 
Puis,  quand  on  eut  prié  lentement,  doucement, 
On  se  mit  à  parer  le  sombre  monument; 
L'un  posait  les  bouquets,  un  autre  la  couronne, 
On  recouvrait  de  fleurs  la  petite  colonne 
Où  sont  inscrits  les  noms  des  défunts  adorés, 
De  l'humble  sanctuaire  on  lavait  les  degrés; 
Enfin,  sans  se  cacher  quelque  larme  qui  tombe, 
On  fait  pieusement  sa  toilette  à  la  tombe! 


Et  le  gandin  disait,  cynique  jusqu'au  bout  : 

«  —  Mon  cher,  l'esprit  bourgeois  se  retrouve  partout! 

Certes,  ces  braves  gens,  dans  leur  douleur  constante, 

Ont  le  droit  de  pleurer  leur  grand'mère  ou  leur  tante, 

Mais  la  rage  qu'ils  ont  du  brillant  et  du  beau 

Fait  qu'ils  donnent  un  air  coquet,  même  au  tombeau  !  » 


PROMENADE  49 


Pendant  que  le  dandy  s'égayait  de  la  sorte 

Le  poète  cherchait,  sous  quelque  plante  morte, 

A  lire  un  nom,  plus  loin,  sur  un  marbre  effacé; 

Bien  des  jours,  bien  des  ans  peut-être,  avaient  passé 

Sur  cet  autre  tombeau  dédaigné,  solitaire, 

Dont  la  dalle  déjà  s'effondrait  dans  la  terre, 

Et  l'avide  lichen  rongeait  ce  monument 

Triste  et  comme  honteux  d'un  pareil  dénûment. 

«  —  Ami,  dit  le  poète,  aide-moi  donc,  de  grâce! 

A  déchiffrer  ce  nom  :  j'ai  la  vue  un  peu  basse, 

Et  les  herbes,  d'ailleurs,  forment  un  tel  tapis... 


—  Ce  nom-là!...  C'estle  mien!...  Magrand'mère!...  — 

Tant  pis  ! 
Répondit  le  poète,  oui,  tant  pis  pour  toi-même! 
Ta  longue  raillerie  était  donc  un  blasphème, 
Et  ta  mère  enviait  peut-être,  en  t'écoutant, 
Celle  de  ce  bourgeois  dont  tu  te  moques  tant! 
Tu  supposes  cet  homme  absurde,  ignorant,  bête, 
Mais  sa  mère  endormie  a  des  fleurs  pour  sa  fête! 
Et  l'on  serait  heureux,  malgré  ton  air  moqueur, 
De  donner  mon  esprit  et  ton  or  pour  son  cœur! 
Il  est  mal  de  chercher,  pour  nos  jeux  misérables, 
Un  côté  ridicule  aux  choses  vénérables; 
Ce  bon  bourgeois  t'amuse  et  tu  ris  de  ses  pleurs, 
Nous  le  trouvions  grotesque  avec  son  pot  de  fleurs, 
Et  nous-mêmes,  demain,  on  nous  verra,  peut-être, 
Dans  quelque  vil  boudoir,  qui  connaît  plus  d'un  maître, 


50  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Plus  grotesques  cent  fois  que  ce  brave  homme,  hélas! 

Porter  aussi  des  fleurs...  que  nos  mères  n'ont  pas  ! 

Notre  existence  est  folle,  et,  pour  moi,  j'y  renonce; 

Contre  nos  jours  perdus  le  tombeau  se  prononce! 

Ami,  si  tu  m'en  crois,  nous  allons  sans  retard, 

Au  lieu  d'aller  encor  flâner  au  boulevard, 

Cultiver  cette  terre  où  ta  mère  repose; 

Rachète  ta  folie  en  donnant  une  rose!... 

Avec  la  vanité  rompons  enfin  le  bail  !  » 

Et  les  deux  jeunes  gens  se  mirent  au  travail. 

Mai  1863. 


X 


LES    INFIRMES 


eillons  sur  nos  regards  quand  un  infirme  passe. 

Aux  tristesses  qu'en  lui  jour  à  jour  il  amasse 
N'ajoutons  pas  ;  songez  qu'il  reçoit  en  plein  cœur 
Ces  flèches  du  dédain  que  lance  un  œil  moqueur! 
Songez  qu'il  rentrera  plus  amer  et  plus  sombre, 
Ayant  servi  de  cible  aux  sourires  sans  nombre, 
Et  qu'il  se  trouvera  plus  difforme  et  plus  laid, 
Lui  qui  n'a  qu'un  bonheur  :  Oublier  ce  qu'il  est! 
Songeons,  respectueux  devant  cette  infortune, 
Que  même  la  pitié  le  trouble  et  l'importune, 
Qu'il  en  est  malgré  lui  sourdement  irrité, 
Et  que  la  raillerie  est  une  lâcheté! 


52  ŒUVRES    COMPLETES 

Savons-nous  donc,  riant  de  tout  sans  rien  connaître, 
D'où  lui  vient  ce  malheur?  D'un  mérite,  peut-être. 
Peut-être  ce  boiteux,  ce  manchot,  ce  bossu, 
Doit  à  son  dévoûment  le  coup  qu'il  a  reçu  ; 
Pour  sauver  un  vieillard,  un  enfant,  une  femme, 
Dans  les  eaux  en  fureur  ou  sous  des  toits  en  flamme 
Il  s'est  jeté,  sublime  et  sans  se  demander 
Comment  nos  yeux  plus  tard  le  pourront  regarder! 
Celui-ci,  qui  n'eût  pas  laissé  rire  naguère, 
.Marchait  plus  droit  que  vous,  messieurs,  avant  laguerre! 
Celui-là,  qui  s'en  va  tout  triste  et  tout  courbé, 
Dans  une  guerre  aussi,  mais  tout  autre,  est  tombé  : 
C'était  un  ouvrier  à  la  robuste  échine, 
Mais  si  rude  qu'il  fût,  plus  rude  est  la  machine, 
Et  quand  le  lourd  cylindre  ou  le  dur  balancier 
Touchel'homme  en  passant...  l'homme  n'est  pas  d'acier! 

Cet  autre,  tout  blanchi  par  l'angoisse  et  le  doute, 
Dont  les  membres  tremblants  assurent  mal  la  route, 
Qui  frissonne  toujours  comme  la  feuille  au  vent, 
Ce  fut  un  grand  penseur,  un  artiste,  un  savant, 
Un  philosophe  épris  des  vérités  voilées, 
Un  poète  éperdu  dans  les  nuits  étoilées, 
Et  son  corps  aujourd'hui  paye  au  destin  vainqueur 
La  dette  de  l'esprit  et  la  dette  du  cœur! 

C'est  pourquoi,  jeunes  gens,  beaux  fils  à  frêles  tailles, 
Respectez  les  blessés  de  toutes  les  batailles! 


LES    INFIRMES  53 


Songeons  que  les  hasards  ou  nos  fautes,  un  jour, 
Peuvent  courber,  briser  nos  membres  à  leur  tour, 
Et  qu'alors  nous  aurons,  imprudents  que  nous  sommes; 
Le  souvenir  d'avoir  affligé  d'autres  hommes, 
Et  que  tous  ces  dédains,  lorsque  ce  jour  viendra, 
Avec  plus  de  raison  quelqu'un  nous  les  rendra! 


Juin  1864. 


XI 


A    UN    ENVIEUX 


[dévore.] 
auvre  homme,  je  vous  plains!  Le  mal  qui  vous 
Je  l'ai  vu  dans  vos  yeux;  en  pourrez-vous  guérir? 

Le  voudrez-vous ?  Peut-être  en  est-il  temps  encore; 

Essayez,  croyez-moi  :  vous  devez  trop  souffrir  ! 


Hier,  un  homme  illustre  entre  ceux  qu'on  acclame 
Était  là  devant  nous,  calme,  simple,  joyeux; 
Sa  gloire  nous  mettait  comme  un  parfum  dans  l'âme; 
Et  vous  seul...  C'est  l'instant  où  j'ai  lu  dans  vos  yeux! 


Vous  seul...  Ah!  quel  démon  vous  souffla  cette  envie? 
Pourquoi  donc  ce  regard  implacable  et  railleur? 
N'avez-vous  pas  reçu  tous  les  biens  de  la  vie, 
Et  que  vous  manque-t-il,  sinon  d'être  meilleur? 


56 


ŒUVRES    COMPLETES 


N'eûtes-vous  pas  vos  jours  de  gloire  et  de  fortune  ? 
Et  si  c'est  aujourd'hui  le  moment  du  reflux, 
Les  flots  vous  reviendront,  car  c'est  la  loi  commune; 
Vous  ne  souriez  pas...  Que  vous  faut-il  de  plus? 

Eh  bien,  apprenez  tout  :  ce  grand  homme,  ce  maître 
Des  esprits  et  des  cœurs,  à  chacun  de  ses  pas 
Traîne  un  malheur  secret  que  seul  j'ai  pu  connaître; 
Vous  riez  maintenant?  —  Vous  ne  guérirez  pas! 

Février  1881. 


XI  I 


LES    ILES    DE    SANTORIN 


I 


a  mer  bleue  et  brillante  ondule  sous  la  brise, 
|  L'Archipel  s'abandonne  aux  longs  baisers  desflots, 
La  vague  harmonieuse  avec  douceur  se  brise 
De  Naxia  la  blanche  à  la  verte  Mélos; 
Mille  esquifs,  balancés  sous  la  voile  latine, 
Sur  les  canaux  étroits  aux  changeantes  couleurs, 
Vont  de  Cos  à  Scio,  vont  de  Lemnos  à  Tine, 
Chargés  de  fruits,  couverts  de  fleurs; 


La  lumière,  dorant  ou  dispersant  la  brume, 
Semble  avoir  deux  foyers  :  le  soleil  et  la  mer; 
Et  de  chaque  Cyclade,  où  l'eau  joyeuse  écume, 
S'élèvent  des  parfums  qui  se  mêlent  dans  l'air; 


ŒUVRES   COMPLETES 


Tout  brille  dans  l'azur,  tout  chante,  tout  enivre, 
Partout  la  volupté  sous  un  ciel  provocant, 
Il  est  doux  d'y  passer,  il  est  plus  doux  d'y  vivre.. 
Non!  l'Archipel  est  un  volcan! 

Sous  cette  mer  Egée  où  le  chantre  d'Ulysse 
Entendait  de  Vulcain  les  marteaux  retentir, 
Où  la  Chimère  avait  Neptune  pour  complice, 
Gronde  un  feu  souterrain  toujours  prêt  à  sortir; 
Prisonnier,  mugissant,  se  cherchant  un  cratère, 
Brûlant  sans  qu'aucun  souffle  active  ses  fourneaux, 
Un  abîme  de  feux,  dans  les  flancs  de  la  terre, 
S'étend  sous  l'abîme  des  eaux. 


0  combats  éternels  des  deux  forces  égales  ! 
Toujours  le  feu  captif  tourmente  l'océan, 
Et  toujours,  pour  noyer  les  flammes,  ses  rivales, 
L'eau  travaille  à  percer  le  plafond  du  volcan  ; 
Un  jour,  la  brèche  est  faite  :  une  lutte  commence 
Qui  n'aura  que  le  sein  du  globe  pour  témoin; 
La  mer  tombe  d'un  bond  dans  le  creuset  immense, 
Et  la  terre  s'ébranle  au  loin; 

Sur  l'énorme  brasier  l'onde  se  précipite, 
Là-haut  l'homme  à  ce  bruit  tressaille  avec  stupeur; 
Mais  le  torrent,  saisi  par  le  feu  qu'il  irrite, 
Remonte  et  rejaillit  en  ardente  vapeur; 


LES    ILES    DE    SANTORIN  59 

Le  volcan  courroucé,  monstrueuse  fournaise, 
Indomptable  élément  quand  arrive  son  jour, 
Brisant  de  toutes  parts  sa  voûte  qui  lui  pèse, 
Envahit  la  mer  à  son  tour; 

Sur  les  flots  lourds  et  noirs  court  un  fleuve  de  soufre, 
Des  rochers  enflammés  se  heurtent  dans  les  airs, 
Un  tonnerre  incessant  gronde  au  fond  de  ce  gouffre, 
Et  ce  n'est  pas  du  ciel  que  viennent  les  éclairs  ! 
Tremblez,  humains  ;  tremblez,  les  faibles  et  les  braves  ; 
Vos  vaisseaux  effrayés  cherchent  en  vain  le  port, 
Partout  la  cendre  pleut,  partout  montent  les  laves, 
Partout  le  vertige  et  la  mort  ! 

Regardez  :  du  volcan  s'épuise  enfin  la  rage. 
Et  la  mer,  bouillonnante  au  loin,  se  calme  aussi; 
Regardez  :  quel  est  donc  là-bas,  près  du  rivage, 
Cet  amas  de  rochers  inconnu  jusqu'ici? 
C'est  une  île  nouvelle,  une  fille  des  ondes, 
Comme  Rhodes,  Délos  et  l'antique  Anaphé; 
Elle  s'élève,  noire,  au  sein  des  eaux  profondes 
Où  le  volcan  a  triomphé; 

Ce  n'est  qu'un  sombre  amas  de  lave  encor  fumante; 
Les  hommes  cependant  vont  accourir  bientôt; 
Travailleurs  oublieux  de  l'affreuse  tourmente, 
Pour  rebâtir  leur  nid  prenant  ce  noir  îlot, 


00  ŒUVRES    COMPLETES 

Mettant  là  leur  espoir,  leur  vie  et  leur  fortune, 
Fertilisant  un  roc  sur  des  flots  incertains, 
Ils  chasseront  loin  d'eux  cette  crainte  importune  : 
Les  cratères  sont-ils  éteints? 


I  I 


C'est  là  ton  imprudence,  et  c'est  aussi  ta  force, 
Humanité  changeante  où  tout  tressaille  et  bout; 
Ces  volcans  qui  du  globe  ouvrent  la  rude  écorce, 
Tes  révolutions  leur  ressemblent  partout  ; 
L'inextinguible  feu,  l'éternelle  géhenne, 
Sous  ta  gloire  et  ta  joie  et  tes  mille  splendeurs, 
Sans  cesse  alimenté  par  quelque  sourde  haine, 
Travaille  dans  tes  profondeurs  ! 

Tout  à  coup,  un  bruit  sourd,  comme  une  plainte  im- 

[mense], 
Frappe  le  genre  humain  et  s'accroît  lentement  : 
Bientôt  l'éruption  formidable  commence, 
Est-ce  la  mort  qui  vient?  Est-ce  un  enfantement? 
Nous  l'ignorons,  et  Dieu  le  veut  ainsi  peut-être, 
Et  1  "homme,  épouvanté  dans  l'obscur  ouragan, 
Songe  à  fuir  son  destin  plutôt  qu'à  le  connaître  ; 
Fuir!...  où  fuir?  partout  le  volcan  ! 


LES    ILES    DE    SANTORIN  6l 


Il  est  partout,  partout  flambe  sa  gerbe  énorme  ; 
Contre  le  feu  vainqueur  nul  abri,  nul  secours  ; 
Il  vient,  changeant  parfois  de  cratère  et  de  forme; 
Mais  tant  qu'il  n'a  pas  fait  son  œuvre,  il  vient  toujours  ; 
Révoltés,  conquérants,  envahisseurs  sauvages, 
Que  ce  soit  Alaric,  que  ce  soit  Attila, 
Que  ce  soit  Mahomet,  pour  les  mêmes  ravages 
C'est  Dieu  qui  tous  les  appela  ! 

Obéissant  à  Dieu,  sans  remords  et  sans  joie, 
Inflexible  et  muet,  chacun  vient  à  son  jour, 
Et  quand  il  a  passé  sur  les  peuples  qu'il  broie, 
Quelque  chose  de  grand  a  péri  sans  retour; 
Quand  le  volcan  s'est  tu,  sous  le  ciel  encor  sombre, 
Ici  que  voyons-nous  après  ces  longs  combats? 
C'est  un  peuple,  une  race,  un  royaume  qui  sombre... 
Mais  aussi  que  voit-on  là-bas? 

C'est  un  nouveau  royaume,  une  terre  nouvelle, 
Fille  de  ce  volcan  d'où  plus  d'une  sortit  ; 
Et  les  hommes  déjà,  s'empressant  autour  d'elle, 
Oubliront  dès  demain  celle  qui  s'engloutit; 
Ils  fertiliseront  ce  sol  qui  vient  de  naître, 
Sans  songer  au  passé,  sans  jamais  s'enquérir 
Si  le  volcan,  plus  tard,  un  jour,  bientôt  peut-être, 
Soudain  ne  doit  pas  se  rouvrir! 

Que  dis-je?...  vain  regret!  Et  plus  injuste  blâme! 
N'ôtons  jamais  l'espoir  aux  hardis  travailleurs  ; 

4 


62 


ŒUVRES    COMPLETES 


Quand  une  illusion  sert  à  relever  l'âme, 
Bénissons-la  toujours...  que  savons-nous  d'ailleurs? 
Le  volcan,  il  est  vrai,  toujours  s'agite  et  gronde, 
Bien  perfide  est  Fabîme  où  flottent  nos  destins, 
Mais  peut-être  le  jour  doit  devenir,  où  le  monde 
N'aura  que  des  volcans  éteints! 


1867. 


_o"o. 


XII 

LE    SAUVETEUR    AVEUGLE 

(m.  nadaud  de  buffon) 
dit   par   mademoiselle   maria    barthélémy 


[monde  : 
n  se  dit  :  nul  malheur  n'est  plus  grand  en  ce 
Aveugle  !  Jeune,  aimé,  de  tels  coups  être  atteint . 
Le  globe  du  regard,  sous  une  ombre  profonde, 
Dans  l'orbite  glacée  à  jamais  s'est  éteint; 

Plus  rien!  Les  vieux  amis,  les  doux  et  chers  visages 
Des  parents,  la  maison,  le  riant  promenoir 
Du  jardin  qui  s'ajoute  aux  prochains  paysages, 
La  rivière,  les  fleurs,  le  soleil,  tout  est  noir! 

Que  faire  en  cette  nuit  froide  comme  la  pierre? 
Quel  rêve  peut  du  moins  accompagner  ses  pas 
Quand  il  marche,  sentant  peser  sur  sa  paupière 
Ce  soleil  qui  le  brûle  et  ne  l'éclairé  pas? 


64  ŒUVRES    COMPLÈTES 

A  quoi  rêver?  Hélas!  gloire,  honneurs,  renommée, 
Amours  de  l'âge  heureux,  succès  de  l'âge  mûr, 
Lui  semblent  maintenant  moindres  que  la  fumée 
Qui  montait  autrefois  à  l'angle  d'un  vieux  mur  ! 

Comme  il  donnerait  tout  de  ce  que  l'homme  envie, 
Pour  voir  un  seul  nuage  errant  à  l'horizon  ! 
Mais  ce  captif  plongé  dans  une  obscure  vie 
Ne  voit  pas  même  l'ombre,  éternelle  prison! 

Ses  souvenirs  lui  sont  importuns,  il  les  chasse, 
Car  le  meilleur  est  vain  s'il  ne  cache  un  espoir; 
D'espoir,  il  n'en  a  plus,  et  sa  pensée  est  lasse 
De  compter  biens  et  maux  qu'il  ne  peut  plus  avoir. 

Voilà  ce  que  l'on  dit.  —  Mais  un  éclair  de  joie, 
Souvenir  fier  et  doux,  sur  son  front  noble  à  lui  : 
Un  homme  allait  périr,  les  flots  tenaient  leur  proie... 
Il  y  voyait  alors,  l'aveugle  d'aujourd'hui  ! 

Aveugle...  oui,  mais  il  croit  voir  encor  tout  ce  drame  : 
L'homme  qui  s'est  jeté  dans  le  gouffre  grondant, 
Qui  s'enfonce  ou  remonte  au  gré  de  chaque  lame 
Qui  veut  mourir  et  qui  veut  vivre  cependant  ! 

Il  est  sauvé.  Par  qui?  Par  toi.  —  Ce  fut  ta  gloire, 
Jeune  homme  ;  et  maintenant,  dans  la  nuit  de  tes  yeux, 
Ce  premier  dévoûment  de  ta  touchante  histoire, 
Allume  ce  rayon  tendre,  grave  et  joyeux; 


LE    SAUVETEUR   AVEUGLE  65 

Le  premier...  le  dernier,  dit-il  avec  tristesse; 
Si  quelqu'un  lui  criait  :  Un  homme  va  périr  ! 
Immobile,  impuissant  devant  cette  détresse, 
Il  ne  pourrait,  hélas!  ni  sauver,  ni  mourir! 

Mourir...  non;  mais  sauver,  il  peut  le  faire  encore  ; 
Son  bras  est  désarmé  depuis  ces  jours  anciens, 
Mais  par  ce  dévoûment  dont  la  soif  le  dévore, 
Il  armera,  du  moins  d'autres  bras  que  les  siens  : 

«  Venez  à  moi,  vous  tous  qui  sentez  sur  vos  têtes 
«  Passer  avec  le  vent  les  souffles  généreux, 
«  J'entends  des  cris  là-bas  dans  les  noires  tempêtes, 
«  Les  tigres  de  la  mer  se  querellent  entre  eux; 

«  La  querelle  des  flots  aux  hommes  est  mortelle, 
«  L'ouragan  aux  récifs  jette  les  lourds  vaisseaux  ; 
«  L'âme  des  durs  marins,  tout  à  coup,  devant  elle, 
«  Voit  un  monstre  inconnu  sortir  des  sombres  eaux! 

«  Courez  donc  !  Disputez,  arrachez  aux  abîmes 

«  Ces  hommes,  ces  vieillards,  ces  femmes,  ces  enfants, 

«  A  l'Océan  livrez  ces  batailles  sublimes  ; 

«  Pareil  sera  l'honneur,  vaincus  ou  triomphants!...  » 

Ils  partent.  Et  l'aveugle,  inspirateur  et  guide 
De  leurs  vaillants  labeurs,  dans  sa  pensée  en  feu 
Les  écoute  et  les  suit...  Son  œil  reste-t-il  vide  ? 
—  Qui  sait  ?  S'il  ne  voit  plus  les  hommes,  il  voit  Dieu  ! 
1870. 


XIV 


LE    CORBILLARD 


JBtfHN  ux  environs  d'un  champ  de  foire 
Le  char  funèbre  est  arrêté, 
Le  cocher  s'en  est  allé  boire 
Dans  le  cabaret  d'à  côté. 


Le  corbillard  est  haut  et  large, 
Lourd  sous  ses  panaches  massifs 
Quoique  le  meilleur  de  sa  charge 
Soit  resté  là-bas  sous  les  ifs; 


Les  couronnes,  les  fleurs  en  gerbe 
Sous  terre  ont  suivi  le  cercueil, 
Mais  ce  char  est  encor  superbe 
Et  d'un  mort  peut  flatter  l'orgueil! 


68  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Une  bande  de  joyeux  masques 
Passe,  et  l'un  d'eux,  les  yeux  ardents, 
Crie  aux  autres  ces  mots  fantasques  : 
«  Si  nous  montions  tous  là  dedans  ?  » 

Aussitôt  fait.  La  folle  troupe, 
Par  des  rires  s'encourageant, 
Monte  à  l'escalade  et  se  groupe 
Sous  le  dais  noir  frangé  d'argent; 

Entre  les  sombres  draperies 
Arlequin  glisse  son  museau, 
Léandre  éclate  en  moqueries, 
Lindor  chante  comme  un  oiseau; 

Scapin  à  haute  voix  combine 
Ses  plans  tout  en  buvant  un  brin, 
Et  la  gaîté  de  Colombine 
Ouvre  ses  dents  comme  un  écrin  : 

«  —  Ohé,  Messeigneurs,  je  remarque, 
«  Ayant  le  cœur  d'un  vrai  luron, 
«  Qu'on  est  très  bien  dans  cette  barque, 
«  Si  c'est  la  barque  de  Caron  ! 

«  J'irais,  ma  foi,  sans  en  descendre, 
«  Jusqu'à  Rome  dans  ce  sapin!  » 
«  —  Fouette,  cocher!  »  clame  Cassandre, 
«  —  Fouette,  cocher!  »  reprend  Scapin. 


LE   CORBILLARD  69 


En  ce  moment,  de  la  taverne 
Sortait  à  pas  lents  le  cocher; 
Calme,  il  alluma  sa  lanterne, 
Car  la  nuit  semblait  approcher; 

Puis,  sur  la  noire  et  blanche  stalle 
Il  monte  sans  dire  un  seul  mot, 
Siffle  ses  deux  chevaux,  s'installe 
Et  prend  les  rênes  aussitôt; 

L'attelage,  d'un  pas  tranquille, 
Comme  d'usage,  part  d'abord; 
Mais  bientôt  à  travers  la  ville 
Il  le  lance  d'un  bras  plus  fort; 

«  —  Bravo  !  Bravo  !  Vive  la  joie  !  » 
Hurle  la  bande.  Cependant 
La  nuit  tombe,  le  gaz  flamboie, 
L'ombre  s'allume  en  descendant; 

A  travers  la  foule  ameutée, 
Par  les  quais  et  les  carrefours, 
Roule  la  lourde  charretée 
D'où  les  rires  montent  toujours; 

Les  chevaux,  que  le  fouet  irrite 
Et  que  le  mors  ne  retient  pas, 
Semblent  broyer  toujours  plus  vite 
Le  pavé  tremblant  sous  leurs  pas; 


70  ŒUVRES    COMPLETES 

Bientôt  le  vertige  les  gagne, 
La  ville  est  déjà  derrière  eux, 
Et  les  voici  dans  la  campagne, 
Dévorant  le  chemin  pierreux  ; 

L'air  est  brumeux,  la  bise  est  acre, 
Nos  voyageurs  en  sont  glacés  ; 
«  —  Eh  !  cocher,  arrête  ton  fiacre! 
«  Ta  course  est  faite,  c'est  assez!  » 

Mais  le  cocher,  droit  sur  son  siège, 

Fouette  toujours  à  tour  de  bras, 

Et  voici  que  tombe  la  neige... 

«  —  Maudit  cocher,  n'entends-tu  pas?  » 

La  course  ardente  recommence, 
Et  l'attelage  tout  fumant, 
Par  les  monts,  par  la  plaine  immense, 
S'enfonce  et  vole  éperdument; 


«  —  Brave  homme,  arrête!  »  dit  Cassandre; 
«  —  Es-tu  sourd  là-haut?  »  dit  Lindor; 
«  —  Bon  Monsieur,  je  ne  peux  descendre!  » 
Dit  Silvia  de  sa  voix  d'or; 

«  —  Je  suis  gelé,  ma  camarade,  » 
Dit  à  Colombine  Arlequin, 
v  Mais  demain  pour  son  algarade 
«  Je  veux  étrangler  ce  coquin!  » 


LE   CORBILLARD  71 


L'homme  continue  à  se  taire  ; 
Un  vague  effroi  descend  en  eux, 
Et  les  chevaux  frappent  la  terre 
D'un  élan  plus  vertigineux; 

Une  heure  passe,  et  puis  une  heure, 
Une  heure  encore,  et  dans  la  nuit 
La  troupe  folle  crie  et  pleure 
Comme  un  cerf  qu'un  tigre  poursuit; 

Soudain  l'attelage  se  cabre, 
Tourne  bride,  et,  presque  aux  abois, 
Il  reprend  sa  course  macabre, 
Mais  vers  la  ville  cette  fois  ; 

Pour  terminer  l'étrange  fête, 
Enfin,  par  un  effort  dernier, 
L'attelage  épuisé  s'arrête... 
Devant  l'Opéra  de  Garnier. 

«.  —  Messieurs,  dit  le  cocher  lugubre, 
«  Ce  voyage  de  carnaval 
«  D'un  temps  pareil  est  insalubre... 
«  Allez  vous  réchauffer  au  bal  ; 

«  Pour  me  pardonner  cette  farce 
*  Mauvaise  par  ce  froid  aigu, 
«  Apprenez  que  je  fus  comparse 
«  Au  théâtre  de  l'Ambigu  ; 


72  ŒUVRES    COMPLÈTES 

«  Et  gardez  de  votre  aventure 
«  Ce  conseil  :  Jamais  il  ne  faut 
«  Plaisanter  avec  ma  voiture 
«  Ni  la  vouloir  prendre  d'assaut; 

;  Elle  arrive  tardive,  ou  prompte, 

«  Et,  sage  ou  fou,  pauvre  ou  puissant, 

C'est  malgré  soi  que  l'on  y  monte 
«  Et  malgré  soi  qu'on  en  descend  !  » 


XV 


POUR     L  INAUGURATION 

DE   L'ÉPITAPHE  DE   L'ABBÉ   FAVRE 

dans   l'église 

SAINTE-CROIX  DE  CELLENEUVE 

LE  XIX   JUILLET    MDCCCLXXXVI 


nscriyez  mon  nom  sur  ma  tombe 
«  Dans  l'humble  église  que  j'aimai; 

«  Sur  le  toit  vienne  une  colombe 

«  Se  poser  au  soleil  de  mai  ; 

«  Si  vous  voulez  être  prodigues 
«  D'honneurs  selon  moi  peu  communs, 
«  Allez  chercher  par  nos  garigues 
«  Les  fleurs  aux  sauvages  parfums; 


74  ŒUVRES    COMPLÈTES 

«  Sur  ma  tombe,  demain  muette, 

«  Semez-les  et  les  y  laissez  : 

a  Cela  suffit  pour  un  poète  ; 

«  Pour  un  prêtre  aussi,  c'est  assez!  » 

Ainsi,  —  j'en  trouverais  la  preuve 
Dans  sa  vie  et  ses  vers,  je  crois, 
Le  bon  prieur  de  Celleneuve 
Nous  a  parlé  plus  d'une  fois  ; 

Bon,  il  l'était,  avec  délice, 
Avec  joie  et  naïveté, 
Et  le  rire  de  sa  malice 
N'est  que  l'éclair  de  sa  bonté; 

C'est  qu'il  savait,  poète  et  prêtre, 
Que  pour  le  triste  cœur  humain 
Le  meilleur  remède  peut-être. 
Dieu  le  mit  sur  notre  chemin; 

Que,  dans  nos  deuils  et  nos  alarmes 
Tour  à  tour  à  l'homme  s'offrit 
La  bonté  qui  comprend  les  larmes 
Ou  la  gaîté  qui  les  tarit  ! 

Oublier  les  maux  de  la  vie, 

Pour  une  heure  au  moins  ne  pas  voir 

L'orgueil,  l'ambition,  l'envie, 

Les  haines  et  le  désespoir  ; 


ÉPITAPHE    DE    L  ABBE    FAVRE  75 

De  nos  ennuis  et  de  nos  fièvres 
Distraire  l'esprit  fatigué, 
Effacer  un  pli  de  nos  lèvres... 
C'est  pour  cela  qu'il  était  gai  '. 

C'est  pour  cela,  sans  être  amère, 
Que  sa  fantaisie,  un  beau  jour, 
Parodia  le  vieil  Homère 
Qui  sourit  de  l'excellent  tour! 

Gaîté  vive,  borné  profonde; 
Pour  les  grands  quelquefois  moqueur, 
11  était  doux  au  pauvre  monde  : 
Voilà  son  génie  et  son  cœur; 

Une  double  part  fut  donnée 
A  ce  cœur  jamais  attiédi  : 
Ta  grâce,  ô  Méditerranée, 
Ta  flamme,  soleil  du  .Midi  ; 

Et  cette  âme  de  Dieu  choisie 
A  reçu  ce  double  paîment  : 
La  gloire  dans  la  poésie 
Et  la  mort  dans  le  dévoûment! 


PARIS  ET   LA   GUERRE 


POUR    LES    CANONS 

lus  de  luxe  !  a-t-on  dit.  Plus  de  fêtes  hautaines! 
«  Ce  délire  orgueilleux  préparait  notre  deuil; 
«  Soyons  Sparte  d'abord  pour  être  un  jour  Athènes, 
«  Et  n'ayons  que  ce  mâle  orgueil  ; 


«  Laissons  aux  jours  passés  le  choc  joyeux  des  ver:es, 
«  Les  rires  éclatants  sous  la  soie  et  les  fleurs, 
Accoutumons  notre  âme  à  ces  vertus  sévères 
«  Qui  rendent  nobles  tous  les  pleurs!  » 


Sage  qui  parle  ainsi  !  —  Mais,  après  tant  d'alarmes, 
Quand  vers  l'espoir  à  peine  encor  nous  revenons, 
Un  luxe  nous  convient  :  c'est  le  luxe  des  armes, 
La  fête  sombre  des  canons  ! 


80  ŒUVRE?    COMPLÈTES 


Il  faut  à  la  cité  plus  belle  et  plus  vivante 
La  ceinture  de  fer  et  la  robe  d'airain, 
Afin  que  l'insulteur  recule  d'épouvante 
Devant  son  regard  souverain; 


11  faut  que  chaque  jour  la  ville  prisonnière 
Allume  sur  ses  monts  un  cratère  nouveau, 
Que  demain,  chaque  flot  portant  sa  canonnière, 
La  Seine  élève  son  niveau  : 


Il  faut  à  chaque  flanc  des  collines  chéries, 
Où  nous  marchions  parmi  les  lys  et  les  rosiers, 
Placer  la  mitrailleuse  en  longues  batteries, 
Toute  une  furet  d"obusiers  ! 


Pendant  que  l'ennemi  sourit  et  délibère 
Pour  changer  en  enfer  maisons,  temples,  palais, 
Au  seuil  de  cet  enfer  plaçons  le  noir  Cerbère, 
Le  chien  qui  crache  des  boulets  ! 


POUR    LES    CANONS  8l 


Allons!  pour  arracher  la  patrie  à  l'abîme 
Dont  notre  œil  maintenant  connaît  la  profondeur, 
Hommes,  jetons  notre  or  par  un  élan  sublime 
Dans  la  fournaise  du  fondeur  ! 


Vous,  femmes,  à  cette  heure  où  la  France  se  voile, 
Enlevez,  enlevez  ces  perles  de  vos  seins; 
Il  ne  faut  désormais  à  vos  fronts  qu'une  étoile  : 
L'éclair  des  stoïques  desseins! 


Celle  qui  donne  vaut  celle  qui  s'agenouille  ; 
Imitez  aujourd'hui,  le  cœur  d'angoisses  plein, 
Ces  femmes  d'autrefois  qui  vendaient  leur  quenouille 
Pour  la  rançon  de  Du  Guesclin! 


III 


Mais  l'or  serait  trop  peu!  Le  fer,  l'étain,  le  cuivre 
Abonderaient  en  vain  dans  le  creuset  fumant; 
Mêlons  au  fier  métal  que  nos  pas  doivent  suivre, 
Pour  qu'il  dure  éternellement, 

5- 


82  ŒUVRES    COMPLÈTES 


Mêlons  à  ces  canons,  à  leur  brûlante  lave, 
La  lave  de  nos  cœurs,  le  courroux  de  nos  fronts, 
Le  mépris  de  la  mort,  l'héroïsme  qui  lave 
Les  fautes  comme  les  affronts! 


Mélons-y  nos  douleurs,  nos  âmes  rehaussées, 
Nos  souvenirs  navrants,  nos  larmes,  nos  espoirs, 
Nos  repentirs  féconds,  nos  meilleures  pensées 
Et  nos  fiertés  dans  nos  devoirs! 


Alors,  ô  bronzes!  rien  qu'a  vos  rauques  haleines 
Fuira  de  toute  part  l'étranger  pâlissant, 
Comme  on  voit  les  troupeaux  éperdus  dans  les  piaines 
S'enfuir  quand  le  lion  descend  : 


Il  descend!  C'est  Paris  ;  il  descend  de  son  antre! 
Sur  vous  qui  l'outragiez  brillent  ses  yeux  ardents, 
Dispersez-vous! —  Mais  non,  restez  !  Afin  qu'il  rentre 
Avec  sa  proie  entre  les  dents! 

S  octobre  1870 


II 


CHATEAUDUN 


DIT     PAR     M.     COQUELIN    AU     THEATRE-FRANÇAIS 


I 


lle  a  voulu  mourir!  Dans  la  grande  détresse, 
Parmi  nos  pleurs,  parmi  ces  deuils  que  nous 
Rien  ne  la  défendait,  ni  tours,  ni  forteresse,  [menons  ; 
Ni  mitrailleuses,  ni  canons  ; 

Vivre,  elle  le  pouvait  sans  honte  et  sans  reproche  ; 
Sa  rançon,  au  vainqueur  elle  pouvait  l'offrir; 
De  plus  forts  ont  cédé  lorsque  l'orage  approche, 
Mais  non  :  elle  a  voulu  mourir  ! 


Pour  sauver  ses  coteaux  tout  murmurants  d'abeilles, 
Ses  pommiers  rougissants  sur  les  flots  verts  du  Loir, 
Ses  modestes  trésors,  ses  vignes  et  ses  treilles, 
Elle  n'avait  qu'à  le  vouloir! 


84  ŒUVRES   COMPLÈTES 

Elle  a  voulu  mourir,  Thumble  ville  stoïque  ! 
Son  sol  se  refusait  aux  pas  de  l'étranger  ; 
Elle  avait  pour  vertu  sa  démence  héroïque, 
Voyant  l'affront,  non  le  danger. 

Elle  est  morte  !  L'obus,  la  mitraille,  la  bombe, 
Ont  fauché  ses  maisons  ainsi  que  des  blés  mûrs; 
.Mais  du  moins  l'ennemi,  s'il  en  fit  une  tombe, 
N'a  pas  humilié  ses  murs  ! 


1  I 


Ah!  juste  ciel  !  après  nos  fautes,  nos  délires, 
Nos  fièvres  de  jadis  et  notre  orgueil  jaloux, 
Embrassons  les  pieds  froids  de  ces  cités  martyres. 
Car  elles  ont  payé  pour  nous  ! 

0  Paris!  Souviens-toi  des  vingt  ans  de  démence 
Où  tu  disais  :  «  Je  suis  le  temple  universel, 
«  La  ville  où  tout  finit,  la  ville  où  tout  commence, 
«  Malgré  Dieu  j'ai  refait  Babel!  » 

Hélas  !  en  étalant  ta  splendeur  imprudente, 
Tu  ne  te  doutais  pas,  confiant  et  vainqueur, 
Oue  déjà  s'allumait  la  jalousie  ardente 

Et  la  haine  dans  plus  d'un  cœur; 


CHATEAUDUX  85 


Tu  ne  te  doutais  pas  qu'une  main  lente  et  sûre, 
Habile  aux  trahisons,  perfide  sans  remords, 
Sous  tes  fausses  grandeurs  sondait  mieux  ta  blessure 
Et  déjà  méditait  ta  mort  ! 

Mais  Paris  ne  meurt  pas  !  Trompant  leur  espérance, 
Te  voilà  devant  eux  plus  terrible  et  plus  beau  ; 
Ils  pensent  déchirer  la  robe  de  la  France 

Jour  à  jour,  lambeau  par  lambeau, 

Mais  tu  sais  racheter  ton  ancienne  faiblesse, 
Tu  te  plains  de  ne  pas  encore  assez  souffrir, 
Tandis  qu'autour  de  toi  le  lâche  destin  laisse 
Tant  de  nobles  villes  mourir! 

Souffre  donc!  Souffre  encor!  Lutte,  espère,  mais  souffre  '. 
Souris  dans  ton  malheur  aux  malheurs  qui  viendront, 
Et,  vainqueur  ou  vaincu,  plonge-toi  dans  le  gouffre 
D'où  l'on  sort  une  étoile  au  front! 

4  novembre  1870 


III 


UNE    PETITE    BOURGEOISE 


DIT  PAR  Mme  VICTORIA  LAFONTAINE    (THÉÂTRE-FRANÇAIS] 


on  mari  n'est  qu'un  simple  employé  des  finances. 

Il  a  fait  son  chemin  d'après  les  ordonnances, 
Il  est  premier  commis  et  sera  chef  un  jour. 
Ils  se  sont  mariés  bêtement,  par  amour; 
Le  ménage  avait  bien  trois  miile  francs  de  rente; 
La  femme  aux  vains  plaisirs  étant  indifférente, 
Le  mari  raisonnable  et  comptant  sous  par  sous, 
Ils  parvinrent  dix  ans  à  lier  les  deux  bouts. 
Malgré  l'amour,  dix  ans  de  discrètes  souffrances  : 
Il  fallait,  comme  on  dit,  sauver  les  apparences, 
Recevoir  au  besoin  le  chef  et  les  amis, 
Et  sortir  bien  vêtu  :  l'habit,  c'est  le  commis! 


ŒUVRES    COMPLETES 


—  Ils  avaient  un  enfant,  rose,  espiègle,  incroyable, 
Qui  riait  comme  un  ange  et  criait  comme  un  diable. 
Le  baby  grandissait  et  coûtait  d'autant  plus, 
Car  il  savait  pleurer  dès  le  moindre  refus; 
Pour  un  rien,  un  jouet  ou  toute  autre  chimère 
On  retranchait  un  mètre  aux  robes  de  la  mère; 
On  hésitait  un  peu;  tout  s'arrangeait  enfin, 
Car  le  joli  despote  était  aussi  très  fin 
Et  comprenait  que  pour  un  baiser  qu'il  redouble 
La  mère  triomphante  aurait  donné  le  double! 

Ce  n'est  pas  tout.  11  faut  qu'ils  aillent  tous  les  ans 
Chez  le  ministre,  au  bal,  les  affreux  courtisans! 
Le  ministre  aime  à  voir  ses  salons  qu'on  encombre; 
11  note  dans  son  cœur  l'employé  qui  fait  nombre; 
Excellent  homme,  au  fond,  qui  ne  sait  pas  combien 
Nous  coûte  cet  honneur  qui  ne  lui  coûte  rien! 


Elle  partait  avec  sa  robe  un  peu  fanée, 

Avec  les  fausses  fleurs  de  la  dernière  année, 

Avec  d'humbles  bijoux  par  l'aïeule  légués, 

Et  tous  les  deux  entraient,  s'efforçant  d'être  gais. 

Le  mari  s'amusait  assez  vite;  mais  elle! 

Dans  ces  salons  où  l'or  comme  un  fleuve  ruisselle, 

Où  l'on  se  sent,  d'après  le  luxe  différent, 

Devenir  plus  petit  ou  devenir  plus  grand, 


UNE    PETITE    BOURGEOISE 


Timide,  elle  voyait,  bourgeoises  ou  duchesses, 
D'autres  femmes  passer,  belles  de  leurs  richesses, 
La  toisant  d'un  regard  ironique  et  joyeux; 
A  défaut  de  leur  voix,  elle  entendait  leurs  yeux, 
Tandis  qu'un  froid  mortel  envahissait  son  âme, 
Dire  en  se  détournant  :  Pauvre  petite  femme! 
Joie  et  chagrin,  telle  est  sa  part;  tous  ont  la  leur. 


II 


Voilà  deux  mois  —  le  jour  où  Dieu  dans  le  malheur 

Plongeait  la  France,  avant  l'honneur  qu'il  lui  ménage  — 

Un  second  fils  naquit  à  ce  pauvre  ménage. 

La  mère  le  voulut  nourrir  comme  l'aîné; 

Loin  de  Paris  peut-être  elle  l'eût  emmené, 

Mais  le  mari  restait,  et,  noblement  jalouse . 

La  mère  ne  pouvait  faire  tort  à  l'épouse; 

Elle  resta.  Ce  sont  ces  humbles  dévouements 

Qui  plaident  dans  le  ciel  aux  jours  des  châtiments; 

Puisse  donc  la  justice  ou  le  courroux  céleste 

Épargner  ces  cœurs  bons  et  ce  logis  modeste, 

Car  dans  un  temps  d'ivresse,  avant  ce  temps  de  deuil, 

Ce  n'est  que  pour  souffrir  qu'ils  ont  .connu  l'orgueil! 


* 


D'abord  tout  alla  bien,  rien  ne  manquait  encore 
Le  sacrifice  même  a  sa  charmante  aurore! 


90  ŒUVRES    COMPLUTES 

Ils  avaient  de  côté,  pour  quelque  cas  urgent, 
Mis  uu  coupon  de  rente  et  même  un  peu  d'argent. 
On  put  donner  d'abord  à  la  jeune  nourrice 
La  viande  des  bons  jours  saine  et  réparatrice; 
Mais  bientôt  tout  devint  rare  ou  du  moins  plus  cher; 
Le  nouvel  ange  avait  un  appétit  d'enfer  ; 
Bismarck  y  comptait  bien  !  —  Quelle  angoisse  nouvelle  ! 
Sous  quels  aspects  la  chasse  aux  vivres  se  révèle  ! 
L'épicier  —  puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom  — 
Comme  un  chef  de  bureau  se  gonfle  en  disant  :  Non  ! 
Le  laitier  disparaît  dans  un  savant  mystère, 
Et  messieurs  les  bouchers  prennent  un  air  austère! 
Et  la  mère,  craignant  son  lait  plus  échauffant, 
D'un  regard  anxieux  contemple  son  enfant; 
Le  lait  pur  fait  l'enfant  comme  la  sève  l'arbre  : 
Qu'a-t-il  donc  le  petit?  son  visage  se  marbre. 
Non,  ce  n'est  rien.  Et  puis,  c'est  le  mari  qui  part, 
Brave,  mais  délicat,  pour  les  nuits  du  rempart; 
Il  est  là-bas,  glacé  sous  la  pluie  et  la  neige, 
Sous  les  bombes,  hélas!  sans  que  rien  le  protège; 
Elle  croit  distinguer,  qu'elle  se  trompe  ou  non, 
Quand  c'est  la  mitrailleuse  et  quand  c'est  le  canon  ! 

—  Et  l'enfant  qui  se  plaint!  Fiévreuse  elle  l'apaise; 
Mais  sa  fièvre  serait  au  nouveau-né  mauvaise, 

Il  faut  qu'elle  se  calme  et  que  sans  un  frisson 
Elle  entende  ce  bruit  terrible  à  l'horizon! 
Maudissez-les,  mon  Dieu!  pour  tant  d'heures  amères, 
Tous  ces  hommes  par  qui  pleurent  toutes  les  mères! 

—  L'enfant  dort  cette  fois  ;  la  mère  près  de  lui 


UNE    PETITE    BOURGEOISE 


91 


Se  penche,  rassurée  au  moins  pour  aujourd'hui; 

C'est  ainsi  chaque  soir.  Mais,  dans  sa  longue  transe, 

Elle  songe  à  son  fils  sans  oublier  la  France, 

Car  elle  est  patriote  et  fille  de  Paris; 

Même  dans  ses  douleurs  dont  le  ciel  sait  le  prix, 

Elle  ne  voudrait  pas  le  salut  par  la  honte, 

Et  quand  vient  l'heure  lente  où  le  sommeil  la  dompte; 

Sentant  ses  yeux  se  clore,  elle  murmure  avant  : 

Mon  Dieu,  sauvez  la  France  et  sauvez  mon  enfant! 


19  novembre  1870. 


IV 


LES    ASSIEGEES 


DIT     PAR    Mlle     MARIE     RÛYER     l  THÉÂTRE-FRANÇAIS) 


uand  l'étranger,  dont  Dieu  confondral'espérance, 
Eut  jeté  ses  flots  noirs  sur  la  terre  de  France; 
Quand  il  voulut,  le  ciel  semblant  y  consentir, 
De  ce  peuple-héros  faire  un  peuple-martyr; 
Quand  il  nous  dit,  ardent  à  sa  sombre  besogne  : 
France,  tu  deviendras  Danemark  ou  Pologne! 
Lorsque  nos  escadrons  avec  nos  bataillons 
Roulèrent  foudroyés  dans  les  sanglants  sillons; 
Quand^Mac-Mahon  tomba,  frappé  comme  Turenne  ; 
Quand  la  sublime  Alsace  et  la  fière  Lorraine, 
Et  les  Vosges,  jadis  tombeau  de  l'ennemi, 
Eurent  un  Kellermann  à  qui  manqua  Valmy; 


94  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Quand  l'inondation  eut  grandi  d'heure  en  heure; 
Quand  tout  fut  englouti,  Paris  dit  :  <;  Je  demeure! 

Moi  seul  j'arrêterai  cet  océan  qui  bout; 

Que  tous  mes  citoyens  soient  armés  et  debout; 

C'est  ainsi  qu'autrefois  toujours  nous  triomphâmes! 

Ici  l'on  va  mourir;  faites  sortir  les  femmes!  » 


II 


Non!  Elles  resteront.  Nous  voici;  nous  voici! 

Disons-nous;  nous  restons  puisque  l'on  meurt  ici! 

Nous  eûmes  notre  part  dans  les  gloires  passées, 

0  Paris!  nous  avons  vécu  de  tes  pensées 

Sous  l'ombrage  enivrant  de  ton  génie  en  fleurs  ; 

Nous  voulons  aujourd'hui  notre  part  de  tes  pleurs! 

Et  puis,  car  les  leçons  du  malheur  sont  plus  hautes, 

Nous  eûmes,  songeons-y,  notre  part  de  tes  fautes; 

C'est  nous  dont  le  caprice  a  conduit  trop  souvent 

Ta  fortune  aux  écueils  selon  le  gré  du  vent; 

Nos  admirations  rapides  et  frivoles 

N'ont  jamais  repoussé  tes  plus  vaines  idoles  ; 

Le  succès  charmait  seul  notre  cœur  éperdu. 

Nous  avons  adoré  tout  ce  qui  t'a  perdu! 

C'est  nous  qui  pardonnions,  peut-être  hier  encore, 

A  ce  luxe  menteur  qui  corrompt  et  dévore  ; 

C'est  nous  qui  repoussions  comme  un  joug  détesté, 

Ce  noble,  cet  austère  honneur  :  la  pauvreté  ! 


LES    ASSIEGEES  95 


III 


Eh  bien!  pour  racheter  nos  fautes  éphémères, 

Nous  voici  désormais  sœurs,  épouses  et  mères! 

Donnez-nous,  citoyens,  laissez-nous  notre  part  : 

A  vous  la  rude  veille  et  la  lutte  au  rempart, 

Le  regard  attentif  interrogeant  l'espace, 

Le  frisson  de  la  chair  sous  le  boulet  qui  passe  ! 

A  nous  l'inquiétude  et  les  soins  du  foyer, 

La  tristesse  des  soirs  que  tout  vient  effrayer 

Et  la  fièvre  durant  la  nuit  longue  et  profonde, 

Tandis  qu'autour  de  nous,  là-bas,  le  canon  gronde! 

A  nous  que  tout  travail  rebutait  autrefois, 

Le  chanvre  et  le  lin  blanc  s'effilant  sous  nos  doigts, 

Les  angoisses,  le  saint  labeur  de  l'ambulance 

Et  le  cri  des  blessés  ou  leur  morne  silence! 

A  nous  de  comprimer  nos  sanglots  étouffants 

De  peur  d'effaroucher  le  rire  des  enfants; 

A  nous  cette  terreur,  dont  rien  ne  peut  défendre, 

De  voir  soudain  sur  eux  l'horrible  mort  descendre! 


IV 


N'importe!  que  nos  maux  montent  au  plus  haut  point, 
Nos  cœurs  seront  brisés  mais  ne  se  plaindront  point; 
Car  ces  âpres  douleurs,  ces  tortures  suprêmes, 
Nous  rendant  au  devoir,  nous  rendent  à  nous-mêmes  ; 


QO  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Que  le  sort  soit  propice  ou  fatal,  nous  voilà, 
Calmes  et  le  front  haut,  pour  attendre  Attila. 
Si  Dieu  peut  ordonner  que  la  France  périsse, 
Nous  recevrons  debout  la  mort  libératrice; 
Ou  plutôt,  —  car  l'espoirgrandit  dans  nos  malheurs.  - 
Vous  nous  retrouverez  dignes  des  temps  meilleurs 
Nous  ferons  à  nos  fils  des  âmes  aguerries 
A  ces  mâles  vertus  qui  sauvent  les  patries; 
Frémissantes  encore,  et  des  pleurs  dans  la  voix, 
Nous  leur  raconterons  les  erreurs  d'autrefois  ; 
Nous  leur  dirons  comment  un  peuple  s'abandonne, 
Comment  il  vit  ou  meurt  par  les  lois  qu'il  se  donne, 
Et  comment  un  seul  jour  d'aveuglement  conduit 
Le  plus  illustre  au  bord  du  gouffre  et  vers  la  nuit! 
Nous  leur  dirons  aussi  que  la  France  trompée 
Chasse  l'ombre  aux  éclairs  de  sa  dernière  épée, 
Et  ne  laisse  jamais,  superbe  en  son  réveil, 
Voler  ni  son  honneur  ni  sa  place  au  soleil! 

20  décembre   1870. 


V 


A    NOS    FLEUVES 

DIT  PAR  M,le  FAVART  (THÉÂTRE-FRANÇAIS) 

andis  qu'une  ardente  espérance 
ËèMk   S'allume  dans  notre  àme  à  tous, 
Quand  vient  l'heure  de  délivrance, 
Que  faites-vous,  fleuves  de  France? 
Pourquoi  dans  vos  lits  dormez-vous  ! 


Quand  l'étranger  poursuit  ce  rêve 
De  frapper  notre  France  au  cœur, 
D'où  vient  qu'aucun  de  vous  n'élève 
Au  loin  ses  vagues  sur  sa  grève 
Pour  chasser  l'odieux  vainqueur? 


98  ŒUVRES    COMPLÈTE? 


Sous  les  pas  du  conquérant  sombre 
Eh  quoi  !  vos  bords-  n'ont  pas  frémi  ? 
Ses  hordes  vous  jettent  leur  ombre  ! 
Vos  flots  ne  sont-ils  pas  sans  nombre 
Comme  les  flots  de  l'ennemi  ? 


Eh  quoi!  sur  votre  onde  écumeuse 
On  le  voit  passer  le  front  haut, 
0  vous  qu'une  époque  fameuse 
Nous  rendit  si  chers,  toi,  la  Meuse. 
Et  toi,  la  Sambre,  et  toi  l'Escaut! 


Que  faut-il  pour  que  tu  t'émeuves, 
O  nature!  n'avons-nous  pas 
Subi  d'assez  dures  épreuves? 
Levez-vous,  levez-vous,  ô  fleuves, 
A  l'heure  des  nouveaux  combats  ! 


* 


Venez  servir  nos  justes  haines; 
Assez  longtemps  l'affront  dura; 


A    NOS    FLEUVES  99 


Roulez,  avalanches  soudaines, 
Descendez  des  rudes  Araennes 
Et  de  l'Argonne  et  du  Jura! 


Précipitez-vous,  Rhône  et  Loire! 
Déborde,  Seine,  toi,  d'abord, 
De  tes  rives  défends  la  gloire 
Et  bondis,  mugissante  et  noire, 
De  ton  lit  froid  comme  la  mort! 


En  guerre!  Inondez  vos  rivages, 
Pressez  vos  flots  tonnants  et  sourds, 
Montez,  superbes  et  sauvages, 
Et  nous  bénirons  vos  ravages, 
Et  nous  dirons  :  Montez  toujours! 


Ruinez  nos  plaines  fécondes, 
Brisez  tout  ce  que  nous  aimons, 
Anéantissez  sous  vos  ondes 
Les  prés  et  les  forêts  profondes 
Et  les  collines  et  les  monts  ! 

HBLIOTtëCÀ 

; 


100 


ŒUVRES    COMPLETES 


Mais,  du  moins,  dans  ce  grand  naufrage 
Engloutissez  l'audacieux, 
L'envahisseur  gonflé  de  rage 
Dont  le  triomphe  est  un  outrage 
Pour  les  hommes  et  pour  les  deux.  ! 

4  décembre  1870. 


VI 


LES    AMIS    DE    LA    FRANCE 


l  détestait  la  France,  et,  joyeux,  pour  l'armée, 
Partit  quand  éclata  la  guerre  de  Crimée. 
Rude  fut  la  moisson,  rude  le  moissonneur: 
Il  vit  ce  long  combat,  ces  victoires  loyales, 
Ce  champ  clos  où  luttaient  les  nations  rivales, 
Comme  un  duel  courtois  entre  des  gens  d'honneur; 


Quand  l'heure  de  la  paix,  sans  que  l'honneur  s'indigne, 
Fut  venue,  Yvan  dit  :  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  signe  ! 
Si  nos  aigles  un  jour  s'arrêtent  dans  leur  vol, 
Si  le  tzar  met  l'épée  au  fourreau,  sans  la  rendre, 
Je  n'ose  le  blâmer  !  Mais  je  jure  de  prendre 
Paris,  comme  la  France  a  pris  Sébastopol  ! 

6. 


102  ŒUVRES    COMPLETES 

«  C'est  Paris  que  je  veux,  à  d'autres  la  province! 
Je  suis  riche,  je  suis  étranger,  je  suis  prince, 
C'est  trois  fois  ce  qu'il  faut  pour  lui  faire  la  loi; 
Enfants  du  fier  Danton,  moi  fils  de  Rostopchine, 
Dieu  me  damne!  je  veux  vous  voir  courber  l'échiné 
Devant  les  millions  que  j'apporte  avec  moi  !  » 


II 


Yvan  tint  la  parole  à  soi-même  donnée; 

11  promena  vingt  ans  sur  la  ville  étonnée 

Ses  maîtresses,  ses  chiens,  ses  chevaux,  ses  valets: 

Il  pénétra  gaîment,  pour  ce  qu'il  voulait  faire, 

Semblable  au  voyageur  qui  va  de  sphère  en  sphère, 

jusque  dans  les  taudis,  jusque  dans  les  palais! 

Pour  accomplir  son  œuvre  et  mieux  saisir  sa  proie, 
Il  avait  recruté  des  compagnons  de  joie, 
Étrangers  comme  lui,  gens  d'esprit  et  de  goût, 
Mais  étrangers  d'abord  !  C'était  la  règle  expresse; 
Valaques,  Musulmans,  Anglais,  Grecs  de  la  Grèce, 
Aimez-vous  le  Moldave?  Il  en  mettait  partout. 

Ils  avaient  envahi,  par  le  droit  d'opulence, 
Clubs,  théâtres  où  rien  n'annonçait  l'ambulance, 
Banque,  Bourse,  journaux  eux-mêmes,  tout  l'État; 
Ils  régnaient,  ils  passaient  triomphants  et  prodigues: 
Paris  voyait  couler  ce  fleuve  d'or  sans  digues 
Et  rapprochait  ses  mains  pour  que  l'or  y  restât  ! 


LES  AMIS  DE  LA  FRANCE  IO3 


III 


Enfin,  Dieu  nous  frappa,  la  Prusse  fit  son  œuvre 
Et  Paris  tout  à  coup  vit  venir  la  couleuvre. 
Plusieurs  dirent  :  Paris  et  la  France  ont  vécu  ! 
Yvan  et  ses  amis,  à  leur  rôle  fidèles, 
Tels  qu'après  les  beaux  jours  un  essaim  d'hirondelles, 
S'assemblèrent  avant  de  fuir  loin  du  vaincu. 

C'était  dans  un  salon,  non  loin  des  Tuileries  ; 
Un  long  festin,  les  gais  propos,  les  railleries, 
Les  avaient  animés,  sans  ivresse  d'ailleurs. 
A  la  fin  du  repas,  Yvan  saisit  son  verre 
Et  cria  :  «  Mes  amis,  le  temps  devient  sévère; 
Imitez-moi,  partons  pour  des  climats  meilleurs! 

«  Adieu,  France!  Pourtant,  s'il  faut  qu'on  t'abandonne, 
Belle  France,  il  convient  aussi  qu'on  te  pardonne; 
0  peuple,  souverain  sans  la  grâce  de  Dieu, 
Tu  nous  as  fait  passer  assez  d'heures  charmantes 
Pour  que  dans  ton  malheur  nos  âmes  soient  clémentes  ! 
Nous  sommes  trop  vengés.  Le  ciel  te  sauve  !  Adieu.  » 


IV 


Un  rire  universel  approuva  ces  paroles. 
Un  seul  ne  riait  pas  parmi  ces  têtes  folles; 


104  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Il  écoutait,  pensii,  ce  qui  se  disait  là; 
C'était  un  journaliste,  un  Russe,  un  diplomate, 
Presque  républicain,  encore  aristocrate. 
«  Eh  bien,  lui  dit  Yvan,  qu'as-tu,  Mickaïla? 

«  —  Ce  que  j'ai.-  répondit  Mickaïla,  j'ai  honte! 
Et  pour  vous  la  rougeur  au  visage  me  monte! 
De  quel  temps  sommes-nous,  de  quel  limon  pétris, 
Quel  vertige  a  passé  sur  le  siècle  où  nous  sommes, 
Pour  que  vous  insultiez,  soldats  et  gentilshommes, 
Cette  reine,  la  France!  et  ce  soldat,  Paris! 

«  Mais  non!  Dans  ses  malheurs,  lamentable  prodige, 
Vous  croyez  le  haïr,  et  vous  l'aimez,  vous  dis-je! 
Vous  souffririez  bientôt  de  ce  lâche  abandon; 
Cette  France  livrée,  et  trahie,  et  meurtrie, 
Est  pour  nous  maintenant  la  seconde  patrie, 
Vous  n'en  trouveriez  pas  une  autre;  restez  donc! 

«  Mieux  encore  :  j'ai  mis  en  vous  une  espérance; 
Fondons  la  légion  des  Amis  de  la  France; 
J'ai  déjà  préparé  des  statuts  et  le  plan  ; 
L'uniforme  sera  charmant  :  vareuse  brune 
Avec  brandebourgs  noirs,  la  coupe  peu  commune, 
Costume  simple  et  grave;  il  t'ira  bien,  Yvan! 

«  Croyez-moi,  combattons  pour  la  France,  oui,  pour  elle 
Nôtre  serait  sa  mort,  nôtre  soit  sa  querelle! 


LES    AMIS   DE    LA    FRANCE  105 

Si  quelqu'un  veut  tenir  l'enjeu,  voici  ma  main. 
—  Pardieu  !  répond  Yvan  avec  un  fier  sourire, 
Tu  dis  qu'il  faut  se  battre,  et  cela  doit  suffire! 
Donc,  Amis  de  la  France,  aux  armes  dès  demain!  » 


Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Indifférent  la  veille, 
Le  cœur  s'émut  soudain  devant  cette  merveille  : 
Paris  ressuscité  par  la  mort  qui  venait! 
Ils  virent  ses  palais  changés  en  forteresses, 
Ses  enfants  en  soldats,  et  toutes  ses  ivresses 
En  un  calme  terrible  où  l'héroïsme  nait! 

Ils  virent  les  vainqueurs  et  leur  mille  cohortes, 
Qui,  superbes,  croyaient  que  les  murs  et  les  portes 
Allaient  crouler  soudain  au  vent  de  leurs  clairons, 
S'arrêter,  et  Paris,  où  pas  un  cœur  ne  tremble. 
Leur  dire  :  «  A  Jéricho  peut-être  je  ressemble  : 
Cherchez  un  Josué  d'abord,  nous  l'attendrons.  » 

Ils  l'ont  cherché  longtemps!  —  O  gloires  retrouvées, 
Noble  ville  parmi  les  grandes  éprouvées, 
Qui  dira  ta  beauté  dans  ton  immense  deuil? 
Rome,  Jérusalem  et  Sagonte  et  Carthage 
N'ont  eu  que  la  pitié  de  l'histoire  en  partage, 
A  toi  l'hymne  éternel  de  justice  et  d'orgueil  ! 


IOÔ  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Dans  cette  légion  généreuse  et  stoïque, 

Entre  tous  ces  héros  Yvan  fut  héroïque  ; 

Il  supporta  les  nuits  du  bivouac  et  la  îaim, 

Le  froid  dans  les  bois  noirs,  sous  la  neige  et  le  givre, 

L'odeur  lourde  du  sang  dont  le  cerveau  s'enivre, 

L'horreur  de  vingt  combats,  ce  qui  fait  l'homme  enfin  ! 


VI 


Le  mois  suivant,  après  ces  luttes  inégales, 
Près  du  plateau  d'Avron   il  tomba  sous  les  balles; 
On  le  porta,  mourant  presque,  jusqu'à  Paris, 
Au  foyer  d'un  théâtre,  à  présent  ambulance. 
Quand  il  se  réveillait,  la  nuit,  dans  le  silence, 
Ses  regards  se  perdaient  sous  de  vagues  lambris  : 

Partout,  autour  de  lui,  dans  les  espaces  sombres, 
Des  bustes  se  dressaient,  jetant  de  larges  ombres; 
Ils  étaient  là,  rangés  sur  des  socles  pareils, 
Tous  les  maîtres  du  drame  et  de  la  comédie, 
Par  qui  fut  tour  à  tour  notre  scène  agrandie, 
Dans  la  sérénité  des  glorieux  sommeils! 

Comme  pour  consoler  les  lentes  agonies, 
Ces  images  de  marbre  étaient  là  réunies; 
Et  les  pâles  blessés,  dans  leur  rêve  fiévreux, 
Croyaient  voir,  aux  lueurs  profondes  du  délire, 
Molière  les  pleurer,  Corneille  leur  sourire, 
Et  Voltaire  attendri  pencher  son  front  sur  eux, 


LES    AMIS    DE    LA    FRANCE  IO7 

Yvan  prêta  l'oreille  à  ces  voix  immortelles  : 

«  Toi  qui  souffres  pour  nous,  sois  béni!  disaient-elles, 

Nous  te  glorifions  du  sein  de  l'infini; 

Sois  fier  et  sois  heureux  sur  ton  lit  de  souffrance, 

Nous  t'adoptons,  héros  qui  tombas  pour  la  France, 

Dans  la  vie  ou  la  mort  sois  fier  et  sois  béni!  » 

Yvan,  quand  vint  l'instant  où  le  corps  se  ranime, 
Avait  dans  ses  regards  la  vision  sublime, 
Son  âme  frissonnait  hésitant  à  partir; 
Mickaïla,  courbé  sur  son  compagnon  d'armes, 
Contemplait,  dans  un  trouble  anxieux,  mais  sans  larmes, 
Celui  dont  sa  parole  avait  fait  un  martyr; 

Yvan  lui  prit  la  main,  et  lui  dit  :  «  Merci,  frère! 
Ne  me  plains  pas;  je  veux  qu'on  m'envie,  au  contraire; 
Je  suis  Français,  Français  d'âme  et  de  cœur  d'abord  !  » 
Il  s'était  transformé,  comme  Paris  lui-même, 
Et  sortait  deux  fois  grand  de  l'angoisse  suprême, 
Ayant  vu  de  plus  près  le  Génie  et  la  mort  ! 


VII 


LEUR    DEPART 


DIT    PAR    M.    COQUELIN,     LE    6    AOUT     I 877, 

le  jour   de   l'évacuation    du  territoire 

(THÉÂTRE   DE  NANCY) 

[rêve.] 
ls  partent.  Leur  bonheur  fut  plus  grand  que  leur 
Ils  ont  vu  leur  triomphe  et  l'ont  trouvé  trop  beau, 
Pareils  à  l'Océan  qui,  dépassant  la  grève, 
Recule,  heureux  encor  d'en  garder  un  lambeau; 

Ils  partent.  Nous  pouvions  attendre  une  autre  fête, 
La  victoire  infidèle  ayant  plus  d'un  retour; 
Mais  nous  qui  n'aurions  pas  insulté  leur  défaite, 
Nous  n'insulterons  pas  leur  victoire  d'un  jour. 

La  France  peut  les  voir  sans  étaler  sa  joie, 
Ces  flux  et  ces  reflux  qu'elle  a  connus  souvent; 
Elle  sait  que  toujours,  abandonnant  leur  proie,' 
Les  flots  changent  de  lit  lorsque  change  le  vent! 


I 10  ŒUVRES   COMPLETES 

Aujourd'hui,  nous  pouvons,  dans  ce  deuil  éphémère, 
Trouver  un  autre  espoir  plus  grave  et  plus  pieux, 
Et  lorsque  Dieu  permet  que  l'on  frappe  la  mère, 
Ce  n'est  pas  sans  dessein  :  le  fils  l'aimera  mieux! 

Nous  l'aimions  pour  sa  force  et  pour  sa  gloire  ancienne. 
Pour  ces  jours  éclatants,  dont  nos  yeux  sont  remplis, 
Où  l'histoire  du  monde  a  tenu  dans  la  sienne  : 
Pour  Fontenoy,  Fleurus,  Ulm,  Arcole,  Austerlitz. 

Aimons-la  maintenant  pour  sa  fière  blessure, 
Pour  ses  traits  ennoblis  par  le  sillon  des  pleurs, 
Pour  son  angoisse  horrible  à  l'heure  de  l'injure, 
Pour  cet  enfantement  de  ses  derniers  malheurs! 

Aimons-la  maintenant  pour  ces  jours  de  sagesse 
Où,  tous  les  cœurs  français  battant  à  l'unisson, 
Où,  chacun,  sans  compter,  prodiguant  sa  richesse, 
La  prisonnière  auguste  a  payé  sa  rançon! 

De  l'or  et  non  du  fer?  —  Ce  n'est  pas  sa  coutume. 
Mais  la  force  d'un  peuple  a  des  aspects  divers, 
Et  c'est  une  autre  gloire,  au  sein  de  l'amertume, 
Quand  l'or  des  temps  heureux  peut  payer  les  revers. 

Les  revers  sont  payés.  Chacun  a  fait  sa  tâche. 
Plus  rude  elle  parut,  plus  vite  on  triomphait; 
Nos  chefs  disaient  :  «  Courage!  A  l'œuvre  sans  relâche, 
Il  faut  que  cela  soit  !»  —  Et  c'était  déjà  fait; 


LEUR   DEPART  I I I 


0  peuple!  loin  de  toi  tout  flatteur  qui  t'encense, 
Mais  il  faut  dire  au  moins  que  le  monde  surpris 
Envia  tes  malheurs  en  voyant  ta  puissance 
Et  que  plus  d'un  paîrait  sa  défaite  à  ce  prix! 

Pourtant,  qu'un  tel  orgueil  n'entre  point  dans  nos  âmes  ; 
Nous  avons  mieux  à  faire  au  temps  qui  va  venir; 
Si  de  ces  lourds  fardeaux  ainsi  nous  triomphâmes, 
Pour  bien  garder  l'espoir,  gardons  le  souvenir. 

Le  ciel  dans  sa  clémence  a  formé  cet  orage 
Pour  que  le  matelot  redouble  son  effort, 
Pour  que  le  naufragé  soit  digne  du  naufrage 
Et  reprenne  la  mer  plus  prudent  et  plus  fort! 

Levez-vous,  matelots!  Au  gouvernail,  aux  voiles! 
Au  travail,  laboureurs  des  flots  larges  et  lourds! 
Emportez  la  boussole  et  cherchez  les  étoiles, 
Ne  craignez  pas  la  nuit  :  l'ombre  passe  toujours! 

Elle  est  passée.  En  vain  la  vague  gronde  encore; 
Vers  l'horizon  meilleur  qu'il  atteindra  bientôt, 
Vers  l'immense  avenir,  vers  le  ciel,  vers  l'aurore, 
Elle  aide  le  navire  et  le  porte  plus  haut! 


VIII 


LES    ORPHELINS    DE    LA    GUERRE 


ous  ces  pâles  soldats,  dans  les  jours  de  bataille, 
gg  A  quoi  donc  songent-ils  quand  la  sombre  mitraille 
Fauche  le  bataillon  après  le  bataillon, 
Quand  ils  sentent  sur  eux  passer  l'horrible  trombe, 
Et  que  chacun  croit  voir  déjà  creuser  sa  tombe, 
Là,  par  l'obus  au  noir  sillon  ? 

Ils  songent  aux  parents,  à  l'enfant,  à  la  mère; 

A  l'enfant...  à  l'enfant!  0  doux  rêve!  ô  chimère! 

Pères  qui  vont  tuer,  pères  qui  vont  mourir, 

A  cette  heure  où  l'on  voit  flotter  dans  ses  pensées 

Les  choses  à  venir  et  les  choses  passées, 

Comme  ceux-là  surtout,  comme  ils  doivent  souffrir! 


Il  est  là-bas,  l'enfant,  dans  la  maison  modeste, 
La  mère  aussi,  comptant  le  peu  d'or  qui  lui  reste 


114  ŒUVRES    COMPLETES 

De  l'épargne  des  jours  calmes  ou  triomphants; 
«  Conservez-moi  pour  lui,  conservez  moi  pour  elle, 
«  Mon  Dieu,  dit  le  soldat;  couvrez-moi  de  votre  aile, 
«  Anges  gardiens  de  nos  enfants!  » 

Les  anges  ne  sont  pas  sur  ces  champs  de  carnage; 
Sur  ces  fleuves  de  sang  le  soldat  qui  surnage, 
Le  hasard  le  choisit,  hélas!  ce  n'est  pas  Dieu  ; 
Le  plus  aimant,  le  plus  aimé,  le  plus  prospère, 
Tombe,  et  l'obscur  démon,  en  saisissant  le  père, 
Songe  à  l'enfant  qui  rit  là-bas  sous  le  ciel  bleu! 

Tout  est  dit;  l'hécatombe  est  assez  haute  et  large; 
Le  soldat  sous  la  terre  humide  qui  le  charge 
Est  endormi;  bientôt  la  sève  au  flot  puissant 
Gonflera  les  rameaux  sur  ces  tombes  ouvertes, 
Et  les  fleurs  qui  naîtront  parmi  les  feuilles  vertes 
N'auront  pas  la  couleur  du  sang! 

Mais  la  mère  et  l'enfant!  0  misères  sacrées! 
De  quels  flots  de  douleurs  sont  faites  tes  marées, 
Océan  de  la  vie!  Et  toi,  gloire  aux  yeux  durs, 
A  qui  le  meurtre  met  des  auréoles  neuves, 
Combien  te  faut-il  donc  d'orphelins  et  de  veuves 
De  ton  temple  maudit  venant  mordre  les  murs! 

Juin    1871. 


IX 


L'AVEUGLE    DE    METZ 


A  M"10  Albert  Christophe  qui  m'a  raconté  cette  histoire. 


'était  à  Metz.  Du  ciel,  comme  d'un  sombre  crible 
Sur  la  morne  cité  tombait  la  pluie  horrible. 
Nos  soldats,  lâchement  trahis,  la  rage  au  cœur, 
Sans  armes,  s'en  allaient  vers  l'exil  ;  le  vainqueur, 
Dans  son  triomphe  obscur,  osant  à  peine  y  croire, 
Les  regardait  passer,  stupéfait  de  sa  gloire  ! 
Sur  la  place  muette  et  changée  en  désert, 
Sous  des  crêpes  de  deuil  le  bronze  de  Fabert 
Restait  seul,  et  devant  cet  opprobe  suprême 
Le  grand  soldat  semblait  s'être  voilé  lui-même  ! 


Dans  les  maisons,  personne,  on  le  croirait.  Partout 
Le  silence  I  Pourtant  une  femme  est  debout 
Derrière  les  rideaux  d'une  haute  fenêtre  ; 
C'est  de  là  qu'elle  a  vu  nos  Français  disparaître 


Il6  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Et  de  ses  yeux  en  pleurs,  depuis  l'affreux  moment, 
Elle  les  cherche  encor  dans  l'ombre,  vaguement. 
«  Cela  ne  se  peut  pas  !  Ce  n'est  pas  vrai  !  dit-elle  ; 
«  Tu  garderas  toujours  ton  nom,  Metz  la  Pucelle  ; 
«  Nos  soldats  sont  partis  pour  repousser  l'assaut, 
«  Et  c'est  notre  canon  que  j'entendrai  bientôt  : 
«  Pour  trahir  leur  orgueil,  leur  foi,  leur  espérance, 
((  Il  faudrait  un  Judas...  Il  n'en  est  pas  en  France  ! 
«  Faites  donc  l'œuvre  sainte  et  le  sanglant  devoir, 
«  Soldats  ;  je  vous  attends  et  je  vais  vous  revoir  ! 

Soudain,  elle  entendit  venir  :  «  Ce  sont  les  nôtres!  » 
Cria-t-elle  en  tendant  les  bras. 

C'étaient  les  autres  ! 
Ils  venaient  lentement,  à  pas  sourds,  réguliers, 
En  ordre,  remplissant  la  ville  par  milliers, 
Ne  courbant  pas  le  front  sous  les  noires  bourrasques, 
Dressant  au  ciel  blafard  la  pointe  de  leurs  casques. 
Leur  général  parut,  et,  prenant  le  milieu, 
Salua  de  l'épée,  avant  ses  soldats,  Dieu  ! 
Un  fauve  éclair  jaillit  de  la  lame  livide... 
Et  la  femme,  là  haut,  battant  l'espace  vide 
De  ses  mains,  reculant  avec  un  cri  d'effroi  : 
«  Je  ne  vois  plus  !  Mes  yeux  sont  morts  !  l'ombre  est 
«  Je  suis  aveugle  !  »  [sur  moi  !] 

Alors,  ses  enfants  auprès  d'elle 
Accoururent  ;  penchés  sur  l'aïeule  fidèle 
Ils  disaient  :  «  Ce  n'est  rien  !  Mère,  regarde-nous  !  » 
Mais  elle,  sans  les  voir,  priait  à  deux  genoux. 


L  AVEUGLE   DE    METZ 


II7 


Le  lendemain,  son  fils  lui  dit  :  «  Partons,  ma  mère  ! 
«  Ici  notre  douleur  à  tous  est  plus  amère.  » 
Mais  elle  lui  répond  :  «  Nos  vainqueurs  sont  ici, 
«  Ma  ville  est  prisonnière,  et  je  veux  l'être  aussi?  » 
Plus  tart,  son  fils  lui  dit  :  «  Un  médecin  habile, 
«  Un  Français  comme  nous,  est  rentré  dans  la  ville, 
«  Son  art  vous  guérira. 

—  Me  guérir...  mais  après? 
«  Je  ne  veux  pas  revoir  le  jour:  je  les  verrais  ! 
«  —  Mère,  un  enfant  de  plus  est  né  dans  la  famille  ; 
«  Elle  est  là,  devant  vous,  votre  petite  fille, 
«  Mignonne,  blanche,  rose,  avec  un  bel  œil  noir; 
«  Ou  n'aime  pas  assez  un  enfant,  sans  le  voir  ; 
«  Laissez-vous  donc  guérir,  et  vous  verrez  quel  ange! 
«  Sa  poitrine  qui  dort  en  soulevant  son  lange  ! 
«  Vous  verrez  son  grand  front  et  ses  pieds  tout  petits! 
«  — Ehbien,oui,j'y  consens...  quand  ils  seront  partis!  » 

Juin  1888. 


X 


POUR    LES    CHRETIENS 

ET  LES  BLESSÉS  DU  TONKIN 

LU     LE    4    AVRIL     l886     AU    COLLÈGE     DE    JUILLY 


oète,  tout  à  l'heure,  en  admirant  ces  dômes, 
Beauté  de  l'art  ancien  dont  vos  yeux  sont  surpris, 
Je  voulais  évoquer  tout  d'abord  les  fantômes 
Des  poètes,  des  grands  penseurs,  des  fiers  esprits  (i); 

Pourquoi  donc  n'ai-je  pas  cru  voir  sous  les  platanes 
Au  détour  de  ces  bois,  près  de  l'étang  muet, 
Louis  Racine  heureux  d'y  recevoir  Fontanes 
Ou  Berryer  rayonnant  d'y  trouver  Bossuet  ? 

(1)  Tous  les  personnages  historiques  cités  ici,  et  bien  d'autres, 
furent  lés  élèves  ou  les  hôtes  de  Juilly. 


120  ŒUVRES    COMPLETES 

Pourquoi  donc  ai-je  vu,  par  l'œil  de  la  pensée, 
Ai-je  vu  seulement,  à  l'ombre  de  ces  tours, 
Ceux  qui  dorment  sanglants  dans  la  tombe  glacée, 
Les  soldats,  les  héros  ?  Pourquoi  ceux-là  toujours  ? 

Ici,  laissant  leur  trace,  antique  monastère, 
Passèrent  ces  héros  que  la  gloire  étoila... 
Et  leur  spectre  apparaît  au  rêveur  solitaire  ; 
Pourquoi  ceux-là  d'abord  ?  Pourquoi  toujours  ceux-là  ? 

Ici  le  Béarnais  se  plaisait  à  descendre, 

Et  dans  ces  murs  pieux,  au  bord  du  petit  lac, 

Il  venait  oublier  la  belle  Corisandre, 

Sans  savoir  qu'au  retour  l'attendait  Ravaillac  ! 

Ici  Napoléon  mit  sa  main  souveraine, 

Et  quand  gronde  le  vent  c'est  peut-être  sa  voix  ; 

Sous  ses  tilleuls  rêvait  Villars  après  Turenne... 

D'où  vient  que  c'est  vous  seuls,  ô  guerriers,  que  je  vois  ? 

Hélas!  c'est  que,  malgré  les  penseurs  et  les  sages, 
Notre  siècle  tragique,  expiant  son  orgueil, 
Pousse  nos  souvenirs  aux  sanglantes  images, 
Nous  portons  le  bonheur  lui-même  comme  un  deuil! 

Ah  !  si  je  songe  à  vous,  illustres  capitaines, 
0  héros  du  passé  morts  aux  champs  glorieux  ! 
C'est  qu'ils  meurent  là-bas,  sur  les  rives  lointaines, 
Nos  héros  d'aujourd'hui  dignes  de  leurs  aïeux  ! 


POUR   LES   CHRÉTIENS  121 


C'est  que  la  sombre  histoire  elle-même  s'imite, 
C'est  que  le  meurtre  immense  est  la  fatale  loi, 
C'est  qu'on  a  vu  tomber,  sous  le  ciel  annamite, 
Trente  mille  martyrs  pour  la  France  et  la  foi  ! 

C'est  que,  nous  le  sentons  à  l'effroi  de  nos  âmes, 
Peut-être  chaque  instant  fait  un  martyr  de  plus, 
Nos  fils  livrés  peut-être  aux  tortures  infâmes... 
Non!  Dieu  sera  clément  :  les  voici  revenus! 

Revenus?...  Mais,  après  leurs  angoisses  amères, 
Voyez-les  frissonnants,  mornes,  hâves,  blessés; 

Mutilés ,  c'est  encor  du  bonheur  pour  les  mères! 

La  mère  dit  :  Il  est  vivant!  Et  c'est  assez. 

Mais  eux  !  le  souvenir  des  jours  affreux,  les  fièvres, 
L'horreur  de  se  savoir,  quand  on  fut  jeune  et  beau, 
Infirme,  vieux  déjà,  sans  un  sourire  aux  lèvres, 
Voilà  tout  ce  qu'ils  ont!  Puis,  viendra  le  tombeau. 

Ah  !  du  moins,  dans  ce  deuil  qu'ils  peuvent  seuls  connaî- 
Dans  ces  longs  désespoirs  que  cache  leur  fierté,    [tre,] 
Soulageons  leurs  douleurs,  leur  pauvreté  peut-être, 
Payons  le  prix  du  sang  à  qui  l'a  mérité  ! 


Ici  même,  voyant  sa  compagne  fidèle 
Mourir  presque  de  soif  après  un  dur  chemin, 
\e  trouvant  ni  ruisseau  ni  fontaine  autour  d'elle, 
-ieneviève  frappa  le  rocher  de  sa  main  ; 


122  ŒUVRES    COMPLETES 

L'eau  jaillit  du  rocher,  et  la  sainte  bergère 
Comme  sa  jeune  sœur  but  l'eau  vive  à  son  tour, 
Pour  reprendre  bientôt  sa  marche  plus  légère 
Vers  Paris  que  sa  foi  devait  sauver  un  jour; 

La  source  coule  encor  de  la  fontaine  blanche... 
Imitons  Geneviève  et  marchons  sur  ses  pas: 
Frappons  nos  cœurs,  afin  que  soudain  s'en  épanche 
Une  source  d'amour  qui  ne  se  tarisse  pas  ! 

Plus  durs  étaient  les  rocs  qu'attendrit  Geneviève; 
Ce  qui  sauvera  tout  dans  ce  siècle  éperdu, 
C'est  que  la  Charité  lutte  et  veille  sans  trêve, 
C'est  qu'un  cri  de  détresse  est  toujours  entendu; 

Oui,  le  salut  est  là,  chrétiens!  Aux  jours  d'épreuve, 
Même  à  l'heure  où  l'espoir  semble  nous  dire  adieu, 
L'obole  de  l'enfant,  le  denier  de  la  veuve, 
Feront  pencher  pour  nous  la  balance  de  Dieu  ! 


XI 


LE   MONUMENT   DE   BERGERAC 

DIT   PAR    M.    MOUNET-SULLY 
A  LA  CÉRÉMONIE   COMMÉMORATIVE    DU   9    NOVEMBRE    189O 


coûtez  !...  ces  héros  de  la  lutte  dernière,  [ainsi,] 
Ceux  qu'un  vers  noble  et  doux  vient  de  pleurer 
.'ennemi  garde  encor  leur  tombe  prisonnière, 
Mais  leur  âme  n'est  pas  captive  :  Ils  sont  ici  ! 

Ecoutez  ÎCommeunvold'oiseauxqu'unsouffleentraîne, 

Que  rappelle  à  leur  nid  l'instinct  mystérieux, 

Sur  les  ailes  des  vents  d'Alsace  et  de  Lorraine, 

Us  reviennent...  Ouvrez  vos  bras!  ouvrez  vos  yeux  ! 

Ecoutez  !  Ils  sont  là,  dans  l'air  sonore  et  libre, 
Près  de  ce  monument  de  gloire,  à  vos  côtés; 
ls  entendent  vos  voix  où  leur  louange  vibre, 
Et  sont  fiers,..  A  leur  tour,  ils  parlent,  écoutez  ! 


124  ŒUVRES   COMPLETES 

«  Enfin,  voici  la  délivrance  ! 

c  Nous  revenons,  morts  triomphants; 

«  Salut,  douce  terre  de  France; 

«  Amis,  frères,  aïeux,  enfants  ! 

«  Salut,  nos  collines  aimées, 

«  Salut,  nos  landes  parfumées 

«  Et  les  vignes  et  les  grands  bois, 

«  Les  frais  vallons  de  la  Lidoire 

i  Et  le  vieux  cloître  dont  l'histoire 

s  Nous  émerveillait  autrefois; 

«  Et  surtout,  surtout!  nous  qui  sommes 

«  Les  combattants  tombés  là-bas, 

«  Nous  saluons  ces  jeunes  hommes, 

«  Les  héros  des  futurs  combats; 

«  Comme  ils  marchent,  dressant  leur  taille, 

«  Marquant  le  pas  de  la  bataille, 

«  Alertes,  gais,  la  flamme  au  front, 

«  Le  fusil  léger  sur  l'épaule, 

«  Et  déjà  trouvant  beau  le  rôle 

«  Que  dans  le  grand  drame  ils  joueront  ! 

«  Enfants,  c'est  bien  !  Enfants,  courage  ! 
«  Ce  qu'il  faut  faire  après  cela, 
«  Nous  le  savons  !  rude  est  l'ouvrage, 
«  Mais,  nous  les  morts,  nous  serons  là! 
«  Nous  vous  suivrons,  voilés,  dans  l'ombre, 
«  Que  le  ciel  soit  pur  ou  soit  sombre, 


LE   MONUMENT   DE    BERGERAC  12$ 

«  Aux  jours  rapprochés  ou  lointains, 
«  Et  notre  âme  embrasant  votre  âme 
«  Dans  vos  yeux  versera  la  flamme 
«  Qui  n'est  plus  dans  nos  yeux  éteints  ! 

«  Nous  vous  suivrons,  jeunes  phalanges, 

«  D'un  vol  calme  et  jamais  lassé, 

«  Comme  on  voyait  planer  des  anges 

«  Dans  les  batailles  du  passé. 

a  Marchez  donc  d'une  âme  aguerrie, 

«  Sous  les  soleils  de  la  patrie, 

«  Clairon  sonnant,  drapeau  flottant  ; 

«  Par  vous  nos  espoirs  se  ravivent; 

«  Les  morts  sont  fiers  de  ceux  qui  vivent, 

«  Dieu  vous  aime,  et  la  gloire  attend  !  » 

Ainsi  parlent  les  morts  que  le  poète  écoute 
Et  que  le  peuple  entend  en  pliant  les  genoux; 
Ainsi  parlent  les  morts,  et  c'est  cela  sans  doute 
Qui  fait  passer  ce  souffle  auguste  autour  de  nous. 

Ainsi  parlent  les  morts,  qui  vingt  ans  sous  la  terre 
Ont  dormi,  réveillés  aujourd'hui  pour  bénir; 
Croyons-les,  car  ils  sont  les  voyants  du  mystère, 
Car  ils  sont  les  témoins  des  choses  à  venir  ! 


A-PROPOS    DRAMATIQUES 


LA    MUSE    DE    CORNEILLE 

(6  Juin  1854) 
(THÉÂTRE  de  l'odéon) 


CORNEILLE. 
LA  .MUSE.  .  , 


M.   REY. 

Mlle   FERXAND.' 


LA    MUSE 


corneille!  je  suis  la  pale  Melpomène, 
Celle  qui  souriait  dans  son  austérité 
Quand  ta  pensée,  au  fond  de  ton  âme  romaine, 
Cherchait  ce  dur  métal  qu'on  nomme  vérité. 

Maître,  comprends  mes  pleurs  ;  tu  n'es  plus  et  j'existe; 
De  la  tombe  les  Dieux  m'interdisent  le  seuil, 
Ils  m'ont  faite  immortelle  afin  que  je  sois  triste, 
Et  voilà  deux  cents  ans  que  je  porte  ton  deuil  ! 


130  ŒUVRES    COMPLETES 

Reconnais-moi  :  j'ai  vu  naître  tes  plus  beaux  rêves, 
Je  les  ai  vus  grandir  comme  de  jeunes  rois, 
Et,  quand  tu  te  courbais  sur  ton  labeur  sans  trêves, 
J'étais  comme  ta  mère  et  ta  fille  à  la  fois  ! 

Mère,  j'étais  tremblante,  et  fille,  j'étais  fière  ; 
Mes  craintes  du  moment,  mon  orgueil  les  domptait; 
L'envie  autour  de  toi  soulevait  la  poussière, 
Le  soleil  de  ta  gloire  à  l'horizon  montait  ! 

Oh!  comme  je  t'aimais,  poète  simple  et  grave, 
Sur  la  lyre  humblement  posant  tes  doigts  d'airain, 
Vieux  Corneille!  Un  enfant  t'aurait  fait  son  esclave, 
Et  tu  prêtais  aux  dieux  ton  souffle  souverain  ! 

Pour  votre  humanité  tu  savais  être  juste, 
A  ses  propres  vertus  tu  voulus  l'asservir: 
Quand  tu  parlais  d'Octave  il  s'appelait  Auguste, 
Et  l'empereur  clément  cache  le  triumvir  ; 

Ton  génie  était  tendre,  homme  de  forte  race, 
Comme  un  océan  doux  dans  sa  rébellion  ; 
Rempli  de  ta  puissance,  on  connaît  moins  ta  grâce, 
Mais  moi  j'ai  vu  des  pleurs  dans  tes  yeux  de  lion! 

Tu  fus  chrétien,  surtout!  —  Moi,  fille  du  Permesse, 
Qui  gravis  l'Acropole  et  le  haut  Parthénon, 
Tu  m'enseignas  le  Christ  et  la  bonne  promesse, 
Et  tu  ne  m'as  laissé  de  païen  que  le  nom! 


LA   MUSE    DE   CORNEILLE  I  3  I 

Sous  l'éclair  du  Thabor  quand  Sévère  s'incline, 
On  comprend  que  l'erreur  du  monde  va  partir  ; 
Le  sang  de  Polyeucte  a  fécondé  Pauline, 
Et  ton  plus  grand  héros,  Corneille,  est  un  martyr  ! 

L'art  que  je  t'enseignais  n'épuisait  pas  ton  zèle  : 
Avec  ma  sœur  Thalie  au  sourire  narquois, 
Comme  un  lion  jouerait  avec  une  gazelle, 
Tu  jouais,  et  je  fus  jalouse  quelquefois. 

0  travail!  longues  nuits  !  calme  que  rien  n'altère  ! 
D'autres  sont  orgueilleux  de  l'art,  toi  tu  l'aimais  ; 
Comme  un  sage  qui  vit  dans  son  champ  solitaire, 
Tu  vécus  dans  ton  œuvre  et  n'en  sortis  jamais  ! 

Et  maintenant,  hélas  !  je  reste  sombre  et  seule; 
Mon  pas,  jadis  si  fier,  cherche  en  vain  ton  appui  ; 
On  rit  presque  de  moi,  de  l'importune  aïeule... 
Ah!  venge-nous  de  ceux  qui  vivent  aujourd'hui! 

Dis-leur  que  ce  qu'ils  font  est  frêle  et  périssable, 
Qu'on  ne  peut,  créant  trop,  créer  rien  de  vivant; 
Et  que  leur  édifice  est  bâti  sur  le  sabie, 
Et  qu'il  doit  s'écrouler  au  premier  coup  de  vent! 

CORNEILLE 

Arrête,  Muse,  arrête,  et  de  ton  injustice, 

Toi  qui  vis,  ne  crois  pas  que  la  mort  soit  complice; 


H  2  ŒUVRES    COMPLETES 

Je  ne  t'accuse  point  :  tu  nous  a  tant  aimés! 
Tu  crois  le  jour  éteint,  voyant  nos  yeux  fermés! 

—  Pour  les  jeunes  souvent  la  vieillesse  est  sévère, 
Et  se  plaint  d'autant  plus  que  plus  on  la  révère  ; 
Mais,  dès  que  sur  nos  fronts  la  mort  a  mis  le  sceau, 
La  tombe  est  pacifique  et  ressemble  au  berceau! 
C'est  pour  nous  révéler  sa  raison  souveraine 

Que  Dieu  nous  a  couchés  dans  la  tombe  sereine; 
Je  goûte  ce  sommeil  calme,  pur,  infini, 
Et,  breuvage  divin,  la  mort  m'a  rajeuni! 

—  Tous  les  ans,  à  ce  jour,  heureux  je  me  réveille, 
Mes  jeunes  héritiers  disent  :  gloire  à  Corneille! 
Leur  admiration  ressemble  à  de  l'amour; 

Ils  m'aiment,  je  le  sens,  je  les  aime  à  mon  tour! 

LA   MUSE 

Ils  t'aiment,  j'en  conviens  ;  mais,  à  leur  grand  dommage, 
Ils  ne  t'imitent  point. 

CORNEILLE 

C'est  encore  un  hommage! 

LA    MUSE 

Mais  toi,  lent  au  travail,  peux-tu  voir  sans  courroux 
Cette  fécondité  qui  les  tuera  r 


LA.  MUSE  DE  CORNEILLE  133 


CORNEILLE 

Pas  tous! 

LA  MUSE 


Quoique  bien  indulgent,  de  leurs  œuvres,  ô  maître, 
Tu  ne  signerais  pas  une  seule... 


CORNEILLE 


Peut-être! 

—  Je  t'en  pourrais  nommer  plus  d'un,  dont  tu  rougis, 
Par  qui  furent  de  l'art  les  sommets  élargis. 

Plus  d'un,  hardi  plongeur,  au  fond  du  gouffre  avare, 

Malgré  les  flots  grondant?,  cueille  la  perle  rare! 

Plus  d'un,  fervent  mineur  qui  creuse  et  creuse  encor, 

Fouille  le  sein  de  l'art  où  gît  la  nappe  d'or! 

Leur  audace  sans  cesse  accrue  et  véhémente 

Est  belle  à  voir,  ô  Muse,  et  te  rendra  clémente! 

—  Considère  surtout  l'enseignement  profond 
Que  doivent  leur  donner  les  choses  qui  se  font  ; 
Les  faits  parlent,  les  voix  ne  seront  point  muettes, 
Va!  quand  un  siècle  est  grand,  il  fait  grands  les  poètes! 
St  regarde  en  effet  :  quel  ciel  grand  et  beau. 
Taillant  le  monde  entier  pour  s'y  faire  un  tombeau! 

ontemple  ses  splendeurs,  ses  héros,  ses  victoires, 
'es  malheurs  qui  n'ont  eu  de  pareils  que  ses  gloires  ! 


I  34  ŒUVRES    COMPLÈTES 

L'élan  universel  qu'il  donne  à  chaque  pas, 
Ses  durs  enfantements  qui  ne  l'épuisent  pas! 
Déçu  parfois,  toujours  fidèle  à  l'espérance, 
Où  va-i-ilr  au  progrès;  qui  le  guide?  la  France; 
Cette  France  qui  fait  luire  à  tous  les  regards 
L'éclair  de  son  épée  ou  le  flambeau  des  arts  ! 

LA   MUSE 

0  Corneille!  pardonne  à  ma  parole  amère; 

La  douleur,  je  le  vois,  de  l'injustice  est  mère! 

0  Corneille!  ô  génie!  ô  superbe  raison! 

Ame  des  morts  qui  n'a  que  Dieu  pour  horizon! 

Étonnée,  attendrie  et  n'osant  te  répondre, 

Avec  les  tiens  du  moins  mes  vœux  vont  se  confondre. 

CORNEILLE 

Tu  feras  mieux  :  à  toi  de  choisir  les  meilleurs, 
Et,  malgré  les  méchants,  les  fourbes,  les  railleurs, 
Les  pierres  de  l'envie  et  les  brouillards  du  doute, 
De  leur  dire  :  Marchez!  en  leur  montrant  la  route! 
Donne-leur  le  courage,  et  je  te  bénirai, 
Car  ils  sont  mes  enfants! 

LA    MUSE 

Maître,  j'obéirai! 


LA    .MUSE    DE    CORNEILLE 


H5 


CORNEILLE 

Et  vous  tous,  mes  amis,  jeune  fleur!  jeune  flamme! 
Foyer  déjà  brûlant  qui  me  réchauffez  l'âme! 
Espoir  des  temps  nouveaux,  fils  de  pères  fameux, 
Travaillez,  mes  enfants,  pour  être  grands  comme  eux! 
J'ai  lutté  comme  vous,  et  plus  que  vous  peut-être  : 
J'eus  pour  rival  Racine  et  Richelieu  pour  maître! 
Adieu,  fils;  soyez  fiers,  soyez  calmes  et  doux; 
Adieu;  laissez  rentrer  dans  le  tombeau  jaloux, 
Où  parfois  un  écho  de  vos  chants  le  réveille, 
Votre  aïeul  incliné,  votre  père  Corneille! 


■   .1,, . 


II 


LE    DIALOGUE    DES    STATUES 


DIT    PAR   M .    MAUBANT,    A    L'iNSTITUT    DE   PASSY 


I 


'est  à  Rouen,  la  nuit.  Ville  et  port,  tout  sommeille 
Sous  l'obscure  clarté  que  connaissait  Corneille; 
La  lune  large  et  douce  éclaire  vaguement 
Sur  une  place  ancienne  un  nouveau  monument, 
Dont  la  base  de  marbre  et  les  fermes  pilastres 
Dressent  un  bronze  noir  sous  la  blancheur  des  astres, 


La  nouvelle  statue,  hier  voilée  encor 

Et  qui  vit  à  ses  pieds,  sous  les  bannières  d'or, 


ŒUVRES    COMPLETES 


Peuple,  prêtres,  soldats,  passer  la  ville  entière. 
N'est  pas  la  seule  dont  cette  cité  soit  fière  : 
Napoléon  le  Grand,  le  Grand  Coraeille  aussi, 
Boïeldieu,  Jeanne  d'Arc,  ont  leur  statue  ici, 
Et  l'on  pourrait  entendre,  ainsi  que  dans  un  rêve, 
Des  quatre  monuments  une  voix  qui  s'élève. 


—  Est-ce,  dit  Boïeldieu,  quelque  roi  de  notre  art, 
Un  Beethoven  français?  Est-ce  un  autre  Mozart? 
D'une  âme  tour  à  tour  noble,  ardente,  attendrie, 
A-t-il  trouvé  soudain,  pour  sauver  la  patrie, 
Un  de  ces  chants  qui  sont  comme  le  cri  d'un  dieu? 
Mais  le  bronze  inconnu  répond  :  Non,  Boïeldieu. 


—  Est-ce  un  frère  nouveau  que  la  gloire  m'envoie? 
Dit  Corneille;  mon  âme  espérait  cette  joie  : 
Vous  tous  qui  m'appelez  et  le  maître  et  l'aïeul, 
Je  me  plaignais  ici  que  vous  me  laissiez  seul! 
L'honneur  vrai  du  poète  et  son  orgueil  suprême 
Est  d'avoir  des  rivaux  qu'il  a  créés  lui-même; 
J'en  eus,  et  j'en  aurai  d'autres,  si  Dieu  m'entend. 
Toi  qui  viens  de  monter  sur  ce  socle  éclatant, 
Quelle  est  l'œuvre  dont  l'art  grâce  à  toi  s'émerveille? 
Quel  est  ton  Cid? 

"—  Aucun,  dit  le  bronze  à  Corneille' 


Le  dialogue  des  statues  139 


—  Est-ce  une  sœur  qu'on  vient  de  me  donner  ici  ? 
De  Dieu  par  toi  la  France  obtint-elle  merci? 
Humble  fille  partant  des  Marches  de  Lorraine, 
As-tu  montré  comment  un  grand  peuple  s'entraîne? 
As-tu  chassé  l'Anglais  et  couronné  ton  roi? 

Dans  les  flammes  au  ciel  allas-tu  comme  moi? 

—  Non,  répond  la  statue  à  Jeanne  la  Pucelle. 


* 


Alors  Napoléon,  dont  l'œil  noir  étincelle, 

Dit  brusquement,  croyant  qu'on  peut  dire  cela  [mis  là? 

Aux  morts  comme  aux  vivants  :  —  Pourquoi  t'a-t-on 

Bronze  d'hier,  quel  est  le  nom  dont  on  te  nomme? 

As-tu  pris  Berlin,  Vienne,  Alexandrie  ou  Rome? 

Sais-tu  tous  les  chemins  qu'un  héros  peut  gravir? 

Sais-tu  sauver  un  peuple  et  sais-tu  l'asservir? 

De  quels  éclairs  ta  gloire  est-elle  revêtue? 

De  quels  bronzes  de  guerre  a-t-on  fait  ta  statue? 

Pourquoi  tous  ces  honneurs,  ces  drapeaux  triomphants? 

Réponds. 

—  J'appris  à  lire  à  de  petits  enfants, 
J'étais  un  simple  prêtre,  et  mon  nom  est  La  Salle. 
J'eus  pour  seul  ennemis  l'ignorance  fatale, 
La  paresse,  l'oubli  du  devoir  et  de  Dieu. 
Ainsi,  j'ai  fait  du  bien  aux  hommes,  mais  trop  peu  1 


140  ŒUVRES   COMPLETES 

Ce  qu'ils  doivent  au  soin  que  de  tous  j'ai  su  prendre, 
C'est  de  vous  mieux  connaître  et  de  vous  mieux  com- 
Poètes  ou  héros  :  sans  moi,  Napoléon,  [prendre] 

Plus  d'un  homme  aurait  peine  à  déchiffrer  ton  nom  ; 
Plus  d'un  ne  pourrait  pas  lire  tes  vers,  Corneille; 
Mais  pourquoi  ma  statue  à  la  vôtre  est  pareille, 
Je  me  l'explique  mal,  et  l'on  pouvait  choisir 
Plus  d'un  grand  homme  à  qui  ce  bronze  eût  fait  plaisir  ! 


II 


Tu  te  trompes,  héros  du  travail  populaire  : 
Le  vrai  maître  du  monde  est  celui  qui  l'éclairé, 
Et  César,  qui,  d'un  geste  auguste  et  souverain, 
Porte  le  glaive  d'or  ou  le  sceptre  d'airain, 
N'est  pas  pius  grand,  aux  yeux  du  poète  et  du  sage, 
Que  ce  prêtre  arrêtant  deux  enfants  au  passage 
Et  leur  montrant,  avec  un  regard  paternel, 
D'une  main  un  vieux  livre  et  de  l'autre  le  ciel! 


s>2p 


II 


ANNIVERSAIRE  DE  CORNEILLE  (1871) 

DIT  PAR  M.  LAROCHE  AU  THÉÂTRE-FRANÇAIS 
LE  6  JUIN  187I 


ui,  nous  célébrerons  ta  fête, 
Corneille,  cette  fois  surtout. 
Puisqu'après  l'horrible  tempête 
Ton  théâtre  est  resté  debout. 
La  flamme  voulait  cette  proie, 
Le  crime  voulait  cette  joie; 
Le  voilà  sauvé  maintenant, 
Entre  deux  palais  mis  en  poudre 
Épargné  par  la  double  foudre 
Du  sol  en  feu,  du  ciel  tonnant! 


1^2  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ton  nom  l'a  défendu  jusqu'à  la  dernière  heure; 
Comme  Paris  lui-même,  il  était  condamné  ; 
Mais  sur  ton  temple  aucun  outrage  ne  demeure  : 
Celui-là  n'est  pas  plus  détruit  que  profané! 

Cependant  restez  dans  notre  âme, 
Souvenirs  d'un  temps  odieux; 
N'oublions  pas  la  sombre  trame 
Qui  se  déroula  sous  nos  yeux. 
0  fiers  penseurs,  nobles  ancêtres, 
Souverains  de  votre  art,  nos  maîtres, 
Ce  temps  n'est  pas  perdu  pour  nous  : 
Meurtris  encor  de  nos  entraves, 
A  vous  nous  revenons  plus  graves, 
A  toi,  vieux  Corneille,  avant  tous! 


Nous  te  comprendrons  mieux  après  ces  jours  tragiques. 
Après  avoir  mûri  sous  l'orage  du  feu  ; 
Nous  trouverons  tes  vers  plus  vrais,  plus  énergiques, 
Ayant  eu  nos  Cinnas,  mais  quels  Cinnas,  grand  Dieu! 


Voyant  Polyeucte  ici-même, 

Nous  comprendrons  mieux  qu'autrefois 

Ce  courage  calme  et  suprême 

Qui  grandit  au  pied  de  la  croix; 

Nos  Polyeuctes,  nos  Néarques 

Ont  montré  par  d'illustres  marques 


ANNIVERSAIRE  DE    CORNEILLE  I  4  3 

Où  le  cœur  prend  son  vrai  soutien; 
Sainte  clémence  du  martyre! 
Leur  voix  ne  montait  que  pour  dire  : 
Je  suis  chrétien  !  je  suis  chrétien! 

0  leçons  du  présent  dont  le  passé  s'éclaire! 
Combat  mystérieux  du  crime  et  de  la  loi! 
Sombre  agitation  de  l'état  populaire! 
Qui  jamais  les  comprit,  Corneille,  mieux  que  toi? 

En  retrouvant  tes  tragédies, 
Nous  reconnaîtrons  ces  fureurs, 
Ces  cris,  ces  deuils,  ces  incendies, 
Ces  désespoirs  et  ces  terreurs; 
Nous  nous  rappellerons  ces  heures 
Où  dans  nos  brûlantes  demeures, 
Serrant  nos  enfants  dans  nos  bras, 
Nous  pensions  :  un  moment  encore, 
Et  cette  flamme  les  dévore 
Si  le  fer  ne  les  brise  pas! 

Puis,  admirant  le  Cid,  l'œuvre  d'espoir,  ô  maître, 
Nous  songerons,  à  peine  au  désastre  échappés, 
Que  nous  avons  aussi  nos  héros,  et  peut-être 
Que  Dieu  n'a  pas  tout  dit  pour  nous  avoir  frappés! 

Non,  non;  la  France  vit  encore, 
Elle  a  deux  poignards  dans  le  flanc 
Mais,  la  source  étant  pure  encore, 
France,  il  te  reste  assez  de  sang! 


144 


ŒUVRES    COMPLETES 


Tes  forces  reviendront  entières 
Par  le  travail  des  âmes  fières, 
L'honneur,  le  devoir,  la  vertu; 
Qu'un  mâle  espoir  nous  aiguillonne  : 
Comme  on  redresse  une  colonne 
On  relève  un  peuple  abattu! 

Soldats,  chefs  du  pays,  vous,  le  droit,  la  justice, 
0  d'un  État  penchant  inespéré  secours  (i), 
Le  ciel  vous  doit,  après  l'œuvre  libératrice, 
Des  triomphes  nouveaux  avec  de  nouveaux  jours 

Qui  sait,  après  la  délivrance, 
Ce  que  nous  réservent  les  deux? 
Qui  sait?  Nous  referons  la  France 
A  l'exemple  de  nos  aïeux! 
Malgré  l'erreur,  malgré  le  doute, 
Les  destins  trouveront  leur  route, 
Et  quand  ce  jour  promis  viendra, 
Nous  serons  tous  de  la  ramille 
Du  Cid,  d'Horace  et  de  Camille  : 
Corneille  nous  reconnaîtra! 

(i)  corneille,  Horace. 


IV 


NAPOLEON  A  CORNEILLE 

DIT  POUR  LE  CENTENAIRE  DE  CORNEILLE  A  ROUEN 
EN  1884 


I 

e  matin,  aux  lueurs  des  tremblantes  étoiles, 
De  la  nuit  sur  mon  front  sentant  les  derniers 
Je  parcourais,  pensif,  l'œil  sur  l'ombre  fixé,       [voiles] 
La  ville  de  Corneille  où  revit  le  passé; 
J'aperçus  tout  à  coup  sur  une  place  vieille 
Une  haute  statue,  et  je  dis  :  C'est  Corneille! 
Mais  non;  je  reconnus,  noir  sous  le  ciel  serein, 
Napoléon  premier  sur  son  cheval  d'airain; 
Mes  yeux  dans  la  pénombre  où  plane  le  mystère, 
S'attachèrent  troublés  au  géant  solitaire, 
Et  bientôt,  dans  mon  rêve  obscur,  il  me  semblait 
Que  c'était  l'Empereur  de  bronze  qui  parlait. 


146  ŒUVRES    COMPLÈTES 


II 


Ces  drapeaux,  disait-il,  ces  fleurs,  ces  oriflammes, 
Ces  cris  de  joie  ardents  qui  vont  jaillir  des  âmes, 
C'était  pour  moi,  naguère  encore,  il  m'en  souvient, 
Mais  ce  n'est  plus  pour  moi  que  cette  foule  vient! 
Comme  Louis  quatorze  et  d'autres,  il  faut  croire 
Que  mon  nom  doit  subir  cette  éclipse  de  gloire, 
Bronze  ou  marbre,  de  nous  les  hommes  semblent  las 
Et  c'est  déjà  beaucoup  qu'ils  ne  nous  brisent  pas! 
La  triste  humanité  me  rend  guerre  pour  guerre; 
C'est  la  loi  de  ce  monde  et  je  ne  m'en  plains  guère, 
Quand  il  nous  fait,  de  ses  idoles  fatigué, 
Payer  trop  cher  l'encens  qu'il  a  trop  prodigué! 

—  Puis,  quelqu'un,  l'invisible  est  le  suprême  juge, 
Aux  vrais  grands  hommes  ouvre  un  éternel  refuge  ! 
Si  je  suis  de  ceux-là,  Dieu  le  sait...  Aujourd'hui 

Je  ne  suis  qu'un  vaincu  plein  de  doute  et  d'ennui  ; 
Mais,  du  moins  je  sais  voir  sans  tristesse  ou  colère 
Vers  d'autres  se  tourner  la  faveur  populaire, 
Et  même  j'applaudis  lorsque  son  bon  plaisir 
Consulte  sa  raison  afin  de  mieux  choisir! 
Donc,  avec  une  joie  à  la  vôtre  pareille 
Napoléon  le  Grand  le  cède  au  grand  Corneille! 

—  C'est  justice.  A  Saint-Cloud,  et  ce  mot-là  me  plaît, 
J'ai  dit  un  jour  :  Messieurs,  si  Corneille  vivait, 


A    PROPOS    DE    CORNEILLE  I47 

Je  le  nommerais  Prince.  —  Il  l'était!  Son  génie 
Était  de  sang  royal,  de  pourpre  non  ternie, 
Et  je  reconnaissais,  d'un  œil  fier  et  ravi, 
Les  héros  qu'il  créa  dans\ceux  qui  m'ont  servi. 

—  Quel  est  donc  ce  pouvoir  de  la  pensée  humaine? 
Quel  mystère  donna  cette  hauteur  romaine 

A  l'obscur  avocat,  à  l'humble  praticien, 

Qui  se  penchait  le  soir  sur  quelque  livre  ancien, 

Et  soudain  dans  un  vers  vibrant  comme  une  épée 

Mettait  le  cœur  du  Cid  et  l'âme  de  Pompée?    [temps, | 

Qu'ils  sont  heureux,  ceux-là,  ces  hommes  des  vieux 

Que  font  revivre  ainsi  les  chefs-d'œuvre  éclatants  ! 

Qu'il  est  heureux  César,  heureux  le  vieil  Horace, 

Que  le  poète  fait  d'une  immortelle  race 

Et  qu'il  place  à  jamais,  en  plein  ciel  radieux, 

Dans  une  apothéose,  à  côté  de  leurs  dieux! 

—  Ah!  je  ne  craindrais  pas  du  temps  la  rude  offense 
Si  j'avais  un  Corneille  un  jour  pour  ma  défense, 

Si  méjugeant  sans  trouble  ainsi  que  sans  effroi, 
Ce  qu'il  fit  pour  Auguste,  il  le  faisait  pour  moi, 
Et  si  dans  l'avenir  brillait  cette  merveille  : 
Le  soleil  d' Austerlitz  dans  un  vers  de  Corneille  ! 
Mais  non  c'est  Jeanne  d'Arc  qu'il  me  préférerait, 
Et  mon  dernier  orgueil  est  mon  regret! 
Elle  est  là,  Jeanne  d'Arc,  et  la  noble  héroïne 
Vers  le  noble  poète  en  souriant  s'incline. 
C'est  elle  qui  vous  dit,  de  son  blanc  piédestal  : 
Fortifiez  vos  cœurs  en  ce  deuil  triomphal, 
Revenez  l'esprit  plein  de  ces  mâles  pensées 


I48  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Par  qui  sont  pour  toujours  les  âmes  rehaussées; 

Célébrer  un  tel  homme,  admirer,  applaudir 

La  grandeur,  c'est  déjà  soi-même  se  grandir, 

Et  quand,  dans  ce  devoir  puisant  une  espérance, 

On  aime  mieux  Corneille,  —  on  aime  mieux  la  France1 


ANNIVERSAIRE    DE    RACINE 

DIT     PAR     Mlle     FAVART      AU      THEATRE-FRANÇAIS 
(2  1    DÉCEMBRE    1865) 


tt  près  le  Cid,  après  don  Sanche,  après  Horace, 
Après  ces  Castillans  dignes  de  ces  Romains, 
Après  tous  ces  héros,  puissante  et  forte  race, 
Des  plus  hautes  vertus  modèles  surhumains, 


Qui  suivra,  plein  d'orgueil,  une  route  pareille? 
Qui  s'en  écartera,  plein  de  témérité  ? 
Ce  sublime  idéal  où  s'éleva  Corneille, 
Qui  le  remplacera  dans  l'art }...  La  vérité! 


150  ŒUVRES    COMPLETES 

La  vérité,  les  pleurs,  la  passion,  les  luttes, 
L'homme  en  proie  aux  tourments  auxquels  il  s'est  offert, 
Les  orages  de  l'âme,  espoirs,  faiblesses,  chutes, 
Racine  a  tout  compris  pour  avoir  tout  souffert  ! 

Écolier  studieux,  jeune  homme  solitaire, 
Rêvant  déjà  d'aimer  et  de  n'en  pas  guérir, 
C'est  dans  son  propre  cœur  qu'il  surprit  le  mystère 
De  ce  mal,  le  plus  doux  dont  on  puisse  mourir! 

C'est  la  femme  d'abord,  ses  larmes,  ses  tendresses, 
Ses  remords,  ses  fureurs,  ses  vœux  irrésolus, 
C'est  la  femme  qu'il  voit,  tout  plein  de  ces  ivresses 
Qu'une  gloire  naissante  apporte  aux  vraix  élus; 

C'est  elle  qui  lui  vient  révéler  son  génie, 

Elle  son  premier  rêve  et  son  premier  orgueil  : 

Hermione,  c'est  toi  ;  c'est  toi,  chaste  Junie  ; 

C'est  toi,  pâle  Andromaque  aux  longs  voiles  de  deuil  ! 

C'est  l'amante,  et  la  fille,  et  la  mère,  et  l'épouse, 
Clytemnestre  indomptable,  Agrippine  en  courroux, 
Josabeth  éperdue  et  Roxane  jalouse, 
Toi,  Phèdre,  toi  surtout  ;  son  théâtre,  c'est  vous! 

Pour  mieux  sentir  la  vôtre  heureux  de  sa  souffrance, 
Devinant  votre  cœur  aux  blessures  du  sien, 
C'est  par  vous  qu'il  créait,  qu'il  donnait  à  la  France 
Un  art  plus  pénétrant,  aussi  beau  que  l'ancien  ! 


ANNIVERSAIRE    DE   RACINE  I  5  I 

Hélas  !  ce  noble  cœur  fut  trop  semblable  au  vôtre  ! 
Caressant  ces  douleurs  que  chacun  porte  en  soi, 
Délivré  d'une  chaîne,  il  s'en  forgeait  une  autre, 
S'arrachant  à  l'amour  et  se  donnant  au  roi  ! 

Il  l'aimait  jeune  prince  à  qui  tout  rend  hommage, 
Il  l'aima  vieillissant,  grave  et  silencieux  ; 
Il  trouvait  dans  son  roi  le  modèle  et  l'image 
Des  rois  que  le  théâtre  a  fait  vivre  à  nos  yeux  ; 

C'est  par  là  qu'il  comprit  le  tendre  et  long  supplice 
De  ces  reines  en  pleurs  au  regard  triste  et  fier  ; 
Titus,  c'était  le  roi  perdant  sa  Bérénice  ; 
Assuérus,  le  roi  que  charme  une  autre  Esther  ! 

Le  roi,  c'est  presque  un  dieu  !  sa  main  brise  ou  relève, 
Son  regard  peut  tuer...  et  le  poète  un  jour, 
E)e  ce  regard  plus  froid  frappé  comme  d'un  glaive, 
Sentit  la  mort  prochaine  et  partit  sans  retour. 

En  elle-même  alors  son  âme  recueillie 
Goûta  l'ombre  et  l'oubli  de  ces  brillants  sommets  ; 
Son  cœur,  tout  frémissant  des  hymnes  d'Athalie, 
Connut  le  seul  amour  qui  ne  trompe  jamais  ! 

Dans  sa  maison  modeste,  honorée  et  bénie, 
Parmi  les  soins  émus  du  bonheur  paternel, 
Sa  passion  chercha,  digne  de  son  génie, 
La  vérité  suprême  et  le  bien  éternel  ; 


I  5  2  ŒUVRES    COMPLETES 

Vers  l'invisible  roi,  vers  l'idéale  flamme, 

Tendre  il  tournait  ses  yeux,  calme  il  levait  ses  mains, 

Et  les  ailes  d'un  ange  emportèrent  son  âme 

Au  bruit  des  chants  sacrés  qu'il  léguait  aux  humains! 


VI 
A    PROPOS    D'ESTHER 

DIT  AU  THÉÂTRE-FRANÇAIS  PAR  M"0  FAVART 
LE  21  DÉCEMBRE  1873 


nraj!  uand  il  eut  accompli  l'œuvre  de  sa  jeunesse, 
Ijgggi  Quand  Racine  put  dire  avec  un  juste  orgueil 
«  La  passion  n'a  plus  rien  que  je  ne  connaisse. 
«  J'ai  mesuré  sa  force  et  j'ai  compris  son  deuil. 


«   Dans  cette  nuit  tragique  où  l'éclair  seul  rayonne, 
«  Les  cœurs  désespérés  m'ont  parlé  de  plus  près  ; 
«  J'ai  compté  le  premier  les  larmes  d'Hermione, 
«  Et  Phèdre  en  se  voilant  m'a  dit  tous  ses  secrets  ; 

9- 


154  ŒUVRES    COMPLETES 

«  De  toutes  les  grandeurs  j'ai  sondé  les  ruines, 
«  A  ma  lumière  rien  d'obscur  n'est  demeuré; 
«  J'ai  vu  pâlir  d'amour  les  fières  héroïnes, 
«  Et  je  sais  trop  pourquoi  Mithridate  a  pleuré  ! 

«  J'ai  vu  l'ambition,  le  despotisme  immonde, 
«  A  la  victoire  aveugle  emprunter  son  clairon  ; 
«  Maintenant  je  n'ai  plus  rien  à  voir  dans  le  monde, 
s  Moi  qui  n'ai  pas  eu  peur  de  regarder  Néron  ! 

«  La  tristesse  me  prend  à  contempler  la  terre  ; 
«  Ce  qui  ne  nous  fait  pas  pleurer  nous  fait  frémir  ; 
«  J'ai  tout  vu,  j'ai  tout  dit  ;  je  n'ai  plus  qu'à  me  taire, 
«  Seigneur,  avant  le  soir  où  je  dois  m'endormir  !  » 

Il  n'avait  pas  tout  dit  !  Dieu  lui  gardait  encore, 
Pour  prix  de  son  génie  et  du  travail  amer, 
Dieu  lui  gardait  un  soir  plus  doux  que  son  aurore, 
Après  Oreste  et  Phèdre  il  lui  donnait  Esther. 

Tout  poète  choisi  pour  la  gloire  et  les  larmes, 
Après  l'orage,  après  les  jours  obscurs  et  froids, 
Trouve  enfin  l'œuvre  aimée  et  brillante  de  charmes 
Qui  vient  le  consoler  des  tourments  d'autrefois  ; 

Esther  !  Ce  fut  pour  toi  l'œuvre  noble  et  bénie, 
Où  l'urne  sainte  mit  sa  plus  douce  liqueur, 
0  Racine  !  Où  ta  grâce  égala  ton  génie, 
La  coupe  merveilleuse  où  tu  versas  ton  cœur! 


A    PROPOS    D  ESTHER  1)5 

Au  triomphe  implacable,  au  crime  qui  prospère, 
Donner  cette  leçon  était  digne  de  toi, 
Afin  que  la  vertu  qui  souvent  désespère 
Apprît  que  le  méchant  a  ses  heures  d'effroi. 

Esther,  c'est  la  leçon,  c'est  l'exemple  céleste  : 
Le  faible  est  sans  appui,  l'oppresseur  sans  remords  ; 
Tout  un  peuple  est  captif,  plus  rien  de  lui  ne  reste, 
Les  sages  sont  muets  et  les  vaillants  sont  morts  ; 

Qui  le  consolera  sur  ces  rives  lointaines  ? 
Qui  lui  rendra  l'espoir  avec  le  souvenir  ? 
Sont-ce  les  rois  tombés  ou  les  fiers  capitaines  ? 
Est-ce  le  bruit  des  chars  qu'on  entendrait  venir? 

Non,  non  :  c'est  la  prière  et  la  plainte  des  femmes  ; 
Les  forts  sont  terrassés,  mais  les  faibles  sont  là  ; 
Leurs  chants  de  deuil  feront  taire  les  chants  infâmes  ; 
Ta  suprême  espérance,  ô  peuple,  la  voilà! 

Ces  femmes  à  genoux  qui  pleurent  sur  des  tombes 
—  Peuple,  regarde-les!  —  te  sauveront  demain; 
Pour  chasser  les  vautours  Dieu  choisit  les  colombes, 
Et  son  doigt  dans  le  ciel  leur  montre  le  chemin  ! 

Prenez  garde,  ô  vainqueurs,  sombres  maîtres  du  glaive, 
Vous  disiez  :  jamais  trop!  Quelqu'un  dit  :  c'est  assez! 
Un  vieillard,  un  enfant,  une  femme  se  lève, 
Et  ce  peuple  renaît,  et  vous  disparaissez  ! 


1)6  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Oui,  poète,  c'est  là  l'œuvre  de  ta  tendresse, 
De  ta  douleur,  de  ta  justice,  de  ta  foi, 
L'œuvre  consolatrice,  auguste,  vengeresse, 
Douce  comme  l'amour,  grave  comme  la  loi  ! 

Ton  œil,  indifférent  à  nos  humbles  louanges, 
Des  gloires  d'ici-bas  ne  voit  plus  le  flambeau, 
Mais  peut-être,  le  jour  de  ta  fête,  les  anges 
Chantent  un  chœur  d'Esther,  et  le  ciel  est  plus  beau 


VII 


LE    QUINZE    JANVIER 


A-PROPOS 
pour  l'anniversaire  de  la  naissance  de  molière  (1860) 

Molière M.  Beauvallet. 

Un  poète H.  Métrème. 

Une  actrice M"*  Figeac. 

Le  théâtre  représente  une  salle  au  Théâtre-Français. 

SCÈNE  PREMIÈRE. 
L'ACTRICE,  puis  LE  POETE. 


L  ACTRICE 


YâS§&  uoi  !  le  quinze  janvier  se  passerait  ainsi 
ISSa  Au  Théâtre-Français!  —  Pas  un  poète  ici  ! 
Pas  un  vers,  un  seul  vers  pour  celui  que  l'on  fête! 
Je  demande  partout  :  un  poète!  un  poète! 


I58  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Personne  ne  répond.  L'un  cause,  l'autre  rit, 

Le  temps  passe.  —  Vraiment,  c'est  à  perdre  l'esprit... 

[Entre  un  jeune  homme  tenant  un  rouleau   de  papier 
à  la  main.) 

Ah!  —  J'en  aperçois  un. 

(Elle  va  à  lui.) 

Ah!  cher  monsieur,  de  grâce, 
Par  Phœbus  Apollo,  par  vos  mains  que  j'embrasse, 
Une  ode,  s'il  vous  plaît!  Vous  ne  laisserez  pas 
D'infortunés  acteurs  en  un  tel  embarras; 
—  J'en  conviens,  la  demande  est  un  peu  singulière; 
Mais  il  nous  faut,  ce  soir,  une  ode  pour  Molière; 
Je  la  lirai  moi-même,  et  de  mon  mieux. 

LE  POÈTE 

Comment! 
Vous  avez  attendu,  Madame,  à  ce  moment? 

l'actrice 

Eh!  non,  certes!  Quelqu'un  m'a  manqué  de  parole, 
Jenesaispluspourquoi...  Mais,  Monsieur, le  tempsvole! 
Cette  faveur  serait 

LE    POÈTE 

La  faveur  est  pour  moi, 
Mais  je  n'ai  rien  de  prêt. 


le  quinze  janvier  159 

l'actrice 
Improvisez! 

LE  POÈTE 

Eh  quoi, 
Madame,  ignorez-vous  que  c'est  toute  une  affaire? 
Improviser  des  vers?...  C'est  bien  assez  d'en  faire... 
—  D'ailleurs,  je  ne  saurais  jamais  de  mon  cerveau 
Sur  ce  thème  connu  tirer  rien  de  nouveau; 
Tout  est  dit  sur  Molière,  et  l'on  ne  peut  prétendre 
Pas  plus  à  le  grandir  qu'à  le  faire  descendre. 
Notre  siècle  surtout  se  plaît  de  jour  en  jour 
A  l'entourer  de  plus  de  respect  et  d'amour; 
Nous  semblons  tous  avoir  notre  part  dans  sa  gloire  : 
En  lui  nous  aimons  l'homme  autant  que  sa  mémoire; 
On  dirait,  tant  pour  lui  notre  hommage  est  ferveût. 
Que,  comme  son  théâtre,  il  est  resté  vivant. 
L'envie  a  devant  lui  fait  taire  ses  couleuvres; 
Cotin,  s'il  renaissait,  commenterait  ses  œuvres; 
Et,  de  sa  gloire  épris,  vous  n'en  saunez  douter, 
Je  ferais  mille  vers...  sans  y  rien  ajouter! 

l'actrice 

Si  l'on  n'ajoute  rien  à  ces  gloires  suprêmes, 

La  louange,  du  moins,  nous  est  bonne  à  nous-mêmes; 


IÔO  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Notre  mauvais  côté,  c'est  le  rire  moqueur, 
Admirons  quelquefois...  cela  hausse  le  cœur! 

LE    POÈTE 

C'est  vrai  ! 

l'actrice 
Vous  allez  donc  faire  une  ode!... 

LE    POÈTE 

Sur  l'heure? 
l'actrice 
Le  temps  manque...  qui  sait?  Elle  sera  meilleure! 

LE    POÈTE 

Madame,  en  vérité,  je  n'ai  pas  le  talent 

De  me  passer  du  temps.  J'ai  l'esprit  assez  lent, 

Assez  lourd... 

l'actrice 

En  un  mot  vous  êtes  insensible. 

le  poète 
Non!  Ce  serait  déjà  fait,  si  c'était  possible! 


LE    QUINZE   JANVIER  I  6  I 


l'actrice 
Je  me  résigne  alors. 


LE    POÈTE 

Vous  dites  mal  cela  ; 


Vous  m'en  voulez. 


L  ACTRICE 

Mais  non!  —  Que  portez-vous  donc  là? 


LE    POETE 

Du  papier  blanc. 

l'actrice 
Jadis  blanc. 

le  poète 

Voici  qu'on  me  raille! 

l'actrice 

Ce  bloc  enfariné  ne  me  dit  rien  qui  vaille. 

(Elle  saisit  et  ouvre  le  manuscrit.) 
Manuscrit  !  —  Comédie  en  cinq  actes...  en  vers... 

LE   POÈTE 

Hélas!  Que  voulez- vous?  On  cache  ses  travers! 


]Ô2  ŒUVRES    COMPLÈTES 


l'actrice,  avec  une  colère  comique. 

Mais  vous  en  conviendrez,  l'audace  est  singulière, 

D'apporter,  le  soir  même  où  l'on  fêle  Molière, 

Un  manuscrit,  en  vers!  En  cinq  actes  encor! 

—  Quoi!  vous  ne  craignez  pas  que  de  chaque  décor, 

De  l'antre  du  souffleur,  des  combles,  de  la  frise, 

11  ne  sorte  soudain  une  voix  qui  vous  dise  : 

«  Arrête,  téméraire!  On  ne  s'occupe  pas 

«  De  vous  autres,  ce  soir.  Demain,  tu  reviendras!  » 

LE    POÈTE 

Pitié! 

l'actrice 

Pas  de  pitié!  Songe  au  jour  où  nous  sommes; 
Profane,  laisse-nous  célébrer  nos  grands  hommes! 
0  Muses,  que  par  vous  de  sa  témérité 
11  reçoive  le  prix  :  il  l'a  trop  mérité! 
Et  vous,  Molière!  Vous  le  juge!  Vous  le  maître  ! 
Devant  cet  insensé  c'est  à  vous  de  paraître. 
Venez,  et  d'un  regard  confondez  son  orgueil  : 
Qu'il  se  repente  enfin  d'avoir  franchi  ce  seuil, 
Que  le  remords  tardif  le  perce  comme  un  glaive, 
Que  chacun  de  ses  vers  contre  lui  se  soulève; 
Épouvanté,  qu'il  sorte,  et  qu'il  sente  en  chemin 
Brûler  son  manuscrit  dans  sa  coupable  main! 
(L' Actrice  sort  tragiquement.) 


LE   QUINZE   JANVIER  I  63 


SCÈNE    II. 
LE   POÈTE,  Seul. 

Elle  est  folle,  à  coup  sûr!...  Pas  si  folle,  peut-être! 
Que  je  serais  confus,  s'il  était  là,  le  maître! 
Quel  juge  que  celui  dont  le  regard  hautain 
Est  encore  l'effroi  des  blêmes  Trissotin  ! 

—  Sans  être  Trissotin,  ni  même  Oronte,  en  somme, 
Que  je  serais  petit  en  face  d'un  tel  homme  ! 

—  Ma  pauvre  comédie...  est-elle  bonne,  au  moins? 
Que  de  doutes,  hélas!  qui  suivent  tant  de  soins! 
D'où  vient  cette  terreur  devant  l'œuvre  accomplie? 
L'ouvrier  est  plus  fier  quand  sa  tâche  est  remplie; 
Quand  les  raisins  sontmûrs,ils  sont  pourtant  plus  doux  : 
Si  les  miens  étaient  verts?  J'en  ai  grand  peur  !—  0  vous 
Qui  maintenant,  après  la  lutte,  après  la  peine, 

Dans  l'immortalité  triomphante  et  sereine, 
0  Molière!  jugez  nos  travaux  imparfaits... 
Tenez-moi  compte  au  moins  des  efforts  que  j'ai  faits, 
Et,  quand  je  donnerai  ma  faiblesse  en  spectacle, 
Considérez,  non  pas  le  succès,  mais  l'obstacle! 

—  .Mais  non...  de  ce  côté  j'ai  l'esprit  en  repos  : 
Molière  ne  revient  que  dans  les  à-propos! 

J'ai  beau  dire  :  le  cœur  me  bat.  Peur  singulière... 

(Entre  Molière.) 


164  ŒUVRES    COMPLÈTES 

SCÈNE  III. 
LE  POÈTE,  MOLIÈRE. 

MOLIÈRE 

Ne  vous  dérangez  pas,  Monsieur,  je  suis  Molière. 
On  me  fête;  je  viens. 

LE    POÈTE 

Molière! 

MOLIÈRE 

Assurément. 

LE    POÈTE 

Mais... 

MOLIÈRE 

Ne  vous  mettez  pas  en  frais  d'étonnement; 
Je  pensais,  tant  l'esprit  humain  fait  de  conquêtes, 
Qu'on  ne  s'étonnait  plus  dans  le  siècle  où  vous  êtes 
Cherchez...  vous  ne  verrez  que  merveilles  partout; 
Soyez  de  votre  temps,  Monsieur  :  croyez  à  tout. 
Je  suis  Molière,  allez! 

LE   POÈTE 

Je  le  croirars  peut-être 
Si  vous  parliez  du  moins  le  langage  du  maître. 


LE   QUINZE   JANVIER  1 65 


MOLIERE 

Oh!  vous  jugeriez  mal  sur  cet  indice  seul  : 
J'ai  les  habits,  mais  non  le  style  d'un  aïeul; 
J'aime  le  temps  passé,  sans  en  être  idolâtre, 
D'ailleurs,  je  viens  souvent  visiter  mon  théâtre, 
Et  de  mes  héritiers  je  suis  tous  les  travaux; 
Surtout,  je  m'intéresse  aux  ouvrages  nouveaux; 
J'applaudis  le  talent,  les  efforts,  le  courage... 
—  J'étais  au  comité  quand  on  lut  votre  ouvrage, 
Le  mois  dernier,  je  crois:  et,  si  j'en  puis  juger, 
Déjà  vous  n'êtes  plus  dans  l'art  un  étranger. 
J'ai  noté  quelques  vers  d'une  bonne  attitude, 
De  l'observation,  du  sens  et  de  l'étude. 

LE    POÈTE 

Un  tel  éloge,  à  moi,  de  Molière  venant!... 

Molière,  souriant. 
Vous  croyez  que  je  suis  Molière  maintenant  ! 

LE    POÈTE 

Quoi!  Loin  de  dédaigner  une  muse  écolière, 
De  mon  humble  travail  s'émeut  le  grand  Molière? 
Quoi!  maître,  vous  daignez  vous  occuper  souvent 
De  nos  œuvres  à  tous! 


l66  ŒUVRES    COMPLÈTES 

-MOLIÈRE 

Pourquoi  pas,  mon  enfant? 
La  vie  a  sa  colère  ou  réelle  ou  factice, 
L'âme  en  quittant  le  corps  se  revit  de  justice; 
On  s'intéresse  fort,  croyez-le  bien,  là-bas, 
A  vos  brillants  essais,  et  même  à  vos  débats  ; 
Des  drames,  des  romans,  Ménage  tient  la  liste, 
Regnard  est  fantaisiste,  et  Faret  réaliste  ; 
Tous  vos  auteurs,  du  goût  ne  sont  pas  les  fléaux, 
Et  trois  ou  quatre  ont  su  désarmer  Despréaux. 

le  poète,  avec  empressement. 
Leurs  noms,  maître? 

MOLIÈRE 

Cherchez...  c'est  dans  le  voisinage. 

LE    POÈTE 

Que  nous  devons  donner  de  travail  à  Ménage! 

MOLIÈRE 

Il  est  vrai,  mon  ami  ;  mais  dans  le  nombre,  enfin, 
J'en  sais  qui,  d'un  pas  sûr,  suivent  le  bon  chemin  : 
Quelques-uns,  par  exemple,  ont  flétri,  non  sans  verve, 
Cette  fièvre  de  l'or  dont  l'honneur  seul  préserve; 
—  Jadis,  c'était  un  mal  à  peu  près  inconnu, 
Avec  lui,  grâce  à  vous,  le  remède  est  venu. 


LE   QUINZE  JANVIER  I  67 

Ce  qui  me  semble  encor  neuf,  consolant  et  sage, 
C'est  l'air  dont  quelques-uns  traitent  le  mariage; 
Sur  ce  point,  j'en  conviens,  je  fus  plus  indiscret: 
Si  j'ai  plaint  Sganarelle,  halas  !  c'est  en  secret  ; 
Je  n'eus  pour  ses  malheurs  qu'une  pitié  narquoise, 
Mais  ma  muse  Française  était  aussi  Gauloise. 
Les  maris  maintenant  sont  des  gens  accomplis  : 
Si  vous  êtes  moins  gais,  vous  êtes  plus  polis. 
C'est  un  heureux  progrès  auquel  je  dois  souscrire  : 
Les  maris,  grâce  à  vous,  ne  prêtent  plus  à  rire  ! 
—  De  plus  d'une  façon,  enfin,  je  suis  content: 
Plus  d'un  ouvrage  vif,  sérieux,  éclatant, 
D'éloges  envers  vous  me  défend  d'être  avare; 
Vous  avez  un  talent  d'observation  rare, 
Vous  reproduisez  bien  le  tableau  si  divers 
De  votre  temps,  ses  mœurs,  ses  vices,  ses  travers; 
Vous  marchez  hardiment  hors  de  la  vieille  ornière, 
Vous  ne  copiez  pas.  C'est  la  bonne  manière. 
La  comédie  en  France,  et  j'ignore  pourquoi, 
Après  moi,  trop  longtemps  n'a  copié  que  moi. 
Si  l'on  redoute  ainsi  toute  pratique  neuve,        [fleuve. j 
L'art  n'est  qu'une  eau  dormante,  et  l'art  doit  être  un 
Vous  ne  m'imitez  point,  et  vous  faites  fort  bien; 
Votre  temps  n'est  pas  fait  à  l'image  du  mien  : 
Scapin  vit,  je  le  pense,  ainsi  que  Mascarille, 
Mais  ils  ne  portent  plus  la  même  souquenille; 
Tartuffe  n'est  pas  mort,  il  ment  quand  il  le  dit, 
Seulement  vous  savez  qu'il  a  plus  d'un  habit; 
Georges  Dandin,  beau-père,  est  moins  facile  à  prendre, 


ŒUVRES    COMPLETES 


Et  coupe  sans  pitié  les  vivres  à  Clitandre; 
Monsieur  Dimanche,  fier,  imposant,  affranchi, 
Berne  Don  Juan,  avant  de  le  metttre  à  Clichy  ; 
Monsieur  Jourdain,  gardant  le  nom  dont  on  le  nomme, 
Après  l'avoir  choyé,  fait  fi  du  gentilhomme; 
Sottenville  n'est  plus  si  vain  de  ses  aïeux, 
Non,  car  il  les  oublie,  et  cela  n'est  pas  mieux. 
Mais  le  vrai  gentilhomme,  et  le  seul  respectable, 
Dans  une  oisiveté  pesante  et  lamentable 
Ne  s'endort  plus  :  il  est  fier  de  gagner  son  pain; 
Pauvre,  il  se  fait  soldat,  laboureur,  écrivain. 
Tout  dans  ce  siècle,  enfin,  s'émeut,  se  renouvelle, 
La  société  change,  et  l'art  change  avec  elle. 
Vos  jeunes  écrivains  savent  bien  tout  cela, 
Et  de  l'art  élevé  se  rapprochent  par  là; 
Je  leur  répète  donc  ce  qu'une  voix  hardie 
Me  dit  à  mes  débuts  :  C'est  de  la  comédie  ! 

LE    POÈTE 

Dans  nos  œuvres,  ainsi,  Molière  approuve  toutr 
Je  n'osais  pas  le  croire... 

.MOLIÈRE 

Ohl  non,  j'ai  meilleur  goût. 
Sans  parler  des  romans  et  des  œuvres  frivoles, 
Amas  incohérent  d'inutiles  paroles, 
Trop  d'auteurs,  de  vos  jours,  exercent  leurs  talents 
Sur  ces  sujets  fâcheux,  tristes  et  désolants; 


LE   QUINZE  JANVIER  1  69 

Thalie  a,  certe,  horreur  des  allures  gourmées, 
Mais  s'arrête  devant  les  portes  mal  famées, 
Morbleu!  Tout  n'est  pas  bon  à  montrer  en  public  : 
Toujours  la  courtisane  et  son  hideux  trafic, 
Qui  se  vend  et  qui  hait,  qu'on  paie  et  qu'on  bafoue, 
Célimène  tombant  du  salon  dans  la  boue! 
—  On  va  criant  bien  haut  :  c'est  la  nature!  Eh  non. 
La  nature  est  discrète,  on  usurpe  son  nom  ! 
C'est  par  le  beau  côté  qu'elle  montre  les  choses, 
Elle  n'étale  pas  le  fumier,  mais  les  roses. 
Je  sais  bien  que  l'on  dit  encor  :  c'est  amusant. 
Les  singuliers  plaisirs  qu'on  se  donne  à  présent! 
S'il  faut  pour  m'amuser  ce  qui  fait  peur  ou  honte, 
J'aime  mieux  m'ennuyer  :  qu'on  me  ramène  Oronte! 

LE    POÈTE 

Prenez  garde!  On  fait  tant  de  sonnets  aujourd'hui! 

MOLIÈRE 

L'art  a  le  beau  pour  but  et  le  vrai  pour  appui, 
Et  toute  poésie,  ou  noble  ou  familière, 
Doit  être  la  raison  à  l'état  de  lumière! 

LE    POÈTE 

Hélas!  Maître,  qui  donc  oserait  se  flatter 
D'atteindre  à  ces  hauteurs?... 


170  ŒUVRES    COMPLETES 


MOLIERE 

Il  faut  toujours  tenter. 
Oui,  travaille,  jeune  homme,  et  pâlis  à  l'ouvrage  ; 
Tu  t'égares,  reviens;  tu  succombes,  courage! 
Le  chemin  est  obscur,  n'as-tu  pas  le  flambeau  ? 
L'obstacle  est  grand  ;  tant  mieux  !  Lutte,  rien  n'est  plus 
Mais  une  force  oisive,  une  tête  inféconde,  [beau  !] 

Un  jeune  arbre  sans  fruit,  rien  n'est  plus  triste  au  monde  ! 

LE   POÈTE 

Maître,  de  votre  voix  quel  est  donc  le  pouvoir! 
Aux  craintes,  dans  mon  âme,  a  succédé  l'espoir! 
Le  but  est  si  brillant  qu'il  éclaire  la  route! 

MOLIÈRE 

Oh!  pas  d'illusions!  Tu  souffriras  sans  doute; 
Vivant,  quand  de  la  gloire  on  touche  les  sommets. 
Ce  n'est  pas  le  repos  qu'on  y  trouve  jamais! 
Moi-même,  il  m'en  souvient!  Quelle  était  ma  souffrance 
Quand  j'avais  bravement  travaillé  pour  la  France, 
Quand  j'avais  diverti  le  public  et  le  roi, 
De  trouver  le  bonheur  exilé  de  chez  moi! 
Après  l'ovation  et  les  enthousiasmes.  [casmes.] 

Chez  moi  me  poursuivaient  les  pamphlets,  les  sar- 
Tous  les  chagrins  amers  que  mon  cœur  dévorait, 
Et  personne  au  logis...  excepté  Laforêt! 


L1   QUINZE   JANVIER  I  7  I 

—  Mais  je  t'attriste,  enfant  ;  mon  dessein  est  tout  autre, 
Va!  c'est  un  grand  destin,  malgré  tout,  que  le  nôtre! 
De  haines  poursuivis,  d'embûches  entourés. 

Nous  avons  des  bonheurs  du  vulgaire  ignorés; 

J'ai  souffert,  t'ai-je  dit;  mais,  en  quittant  la  terre, 

Du  devoir  accompli  j'avais  la  joie  austère; 

Et,  dans  un  jour  plus  pur  quand  je  rouvris  les  yeux, 

J'aperçus,  nVattendant,  mes  maîtres,  mes  aïeux, 

Je  vis  Aristophane  et  Plante  me  sourire, 

Ménandre  me  dit  :  Frère!  — Ami!  me  dit  Shakspeare. 

—  Ainsi,  travaille  et  lutte,  enfant!  Sache  le  bien. 
Il  vient  toujours  une  heure  où  le  reste  n'est  rien. 
Adieu!  Que  mon  esprit  t'éclaire  et  t'environne; 
Mérite  maintenant  ta  première  couronne, 
N'épargne  pas  ta  peine,  et  tu  seras  vainqueur! 
D'un  courage  nouveau  si  j'ai  rempli  ton  cœur. 
Je  suis  content,  mon  fils,  et  ma  tâche  est  finie... 

—  Et  l'on  sonne,  je  crois,  pour  la  cérémonie. 


VIII 
A    MOLIÈRE 

DIT    PAR   M.    GOT,    AU   THÉÂTRE-FRANÇAIS 
(i  )    FÉVRIER    I  878) 


ous  sommes  tes  enfants,  et  ton  anniversaire 
Nous  permet  l'humble  hommage  et  les  simples 

[discours;] 
L'accent  plus  familier  montre  un  cœur  plus  sincère  : 
Père,  c'est  nous  encor  puisque  c'est  toi  toujours! 

Oui,  père,  toi  toujours!  Ton  sublime  héritage, 
Tu  nous  l'avais  légué  comme  on  lègue  un  trésor, 
Un  trésor  qui  décroît  s'il  ne  croît  davantage 
Et  si  l'arbre  divin  perd  un  de  ses  fruits  d'or; 

10. 


174  ŒUVRES  COMPLETES 

Il  n'en  a  point  perdu  :  dans  ton  riche  domaine, 
Du  matin  jusqu'au  soir,  père,  nous  travaillons 
Ace  champ  du  génie  où  le  soc  se  promène. 
Et  pour  les  féconder  retourne  les  sillons. 

[vailles; 
Mais  non,  c'est  trop  d'orgueil,  car  pour  nous  tu  tra- 
Toujours,  de  loin,  d'en  haut,  sans  troubleet  sans  erreur  ; 
Nous  faisons  la  moisson,  mais  tu  fis  les  semailles, 
Et  la  gloire  appartient  au  premier  laboureur! 

Laboureur  et  semeur  d'un  champ  longtemps  aride, 
A  jamais  fécondé  par  ton  labeur  d'un  jour, 
Si  ton  exemple  encor  nous  soutient  et  nous  guide, 
Pardonne  à  nos  fiertés  tendres  comme  un  amour! 

Toute  notre  splendeur  commence  à  toi,  Molière  : 
Si  le  rayonnement  n'en  est  pas  obscurci, 
Si  de  notre  art  l'Europe  est  la  grande  écolière, 
Voilà  toujours  le  maître,  et  l'école  est  ici. 

C'est  ici  qu'il  créa  le  tribunal  du  rire, 
Qu'il  se  raillait  d'Alceste  en  le  plaignant  tout  bas, 
Qu'il  corrigeait  Orgon  par  le  bon  sens  d'Elmire, 
Et  bernait  Trissotin  qu'il  ne  corrigeait  pas! 

C'est  ici  que  l'on  vit,  à  des  heures  sublimes, 
Sur  Tartufe  et  don  Juan  son  bras  s'appesantir, 
Flétrissant,  d'un  opprobre  aussi  grand  que  leurscrimes, 
Ceux  qui  bravent  le  ciel  ou  qui  le  font  mentir! 


A   MOLIERE  I75 


0  noble  enseignement  donné  par  le  génie, 

Vérité  lumineuse  éclairant  tous  les  droits, 

Gaîté  franche  et  loyale  à  tant  de  force  unie, 

Source  abondante  ouverte  aux  peuples  comme  aux  rois  ! 

C'est  ici  ton  berceau,  gloire  toujours  vivante, 
C'est  le  champ  de  bataille  où  tomba  le  vainqueur, 
C'est  le  temple  où  revient  ton  ombre  triomphante 
Nous  mettre  aux  yeux  la  flamme  et  le  courage  au  cœur. 

Le  courage...  et  surtout  la  tendresse  profonde 
Pour  l'aïeul  endormi  dans  la  paix  du  cercueil, 
Car  si  Pâme  des  morts  vit  encor  dans  ce  monde, 
La  douceur  d'être  aimés  est  leur  dernier  orgueil! 


IX 
LA  STATUE  D'ALEXANDRE  DUMAS 

A   VILLERS-COTTERETS,    LE    24    MAI    1885 
I 

n  lui  disait  :  pourquoi  quitter  tout  ce  qu'on  aime? 
Où  vas-tu,  l'écolier  de  Villers-Cotterets? 
Pourtant  ta  ville  est  belle  avec  son  diadème 
De  coteaux  verts  et  de  forêts; 

Pourquoi  partir,  jeune  homme?  Ici  la  vie  est  douce, 
Ici  la  liberté,  le  rire  des  beaux  jours, 
La  chasse  dans  les  bois,  le  repos  sur  la  mousse 
Et  le  nid  des  jeunes  amours; 

Ici  tu  grandiras  à  l'ombre  des  vieux  chênes; 
Sais-tu  ce  qui  t'attend  derrière  l'horizon? 
L'avenir  le  meilleur  est  un  forgeur  de  chaînes, 
Ne  fuis  pas  ta  douce  prison  ! 


ŒUVRES    COMPLETES 


Quel  démon  t'a  parlé?  Quelle  idée  importune 
Te  tourmente?  Tu  vas  vers  l'angoisse  et  le  deuil; 
Espères-tu  trouver  la  gloire  et  la  fortune, 
Double  rêve  de  notre  orgueil  ? 

Tu  reviendras  brisé,  courbant  ta  haute  taille 
Sous  l'effort  surhumain,  le  désespoir  au  cœur; 
Tu  sortiras  vaincu  de  la  longue  bataille 
Où  le  génie  est  seul  vainqueur: 

Trop  heureux  si  pour  prix  de  ta  lutte  stoïque, 
Plus  obscur  qu'au  départ,  il  te  reste  un  ami 
Pour  inscrire  ton  nom  sur  la  tombe  héroïque 
Où  ton  père  s'est  endormi! 


11 


Inscrivez  son  nom  sur  les  marbres 
Du  piédestal  et  sur  l'airain! 
Que  le  vent,  en  ployant  les  arbres, 
Caresse  son  front  souverain  ! 
Placez  haut  sa  fière  statue, 
Pour  que  le  peuple  s'habitue 
A  voir  tout  ensemble,  en  passant 
Devant  l'image  haut  dressée, 
L'homme  où  s'incarne  la  pensée 
Et  le  ciel  dont  elle  descend  ! 


LA    STATUE    D ALEXANDRE    DUMAS  1 79 

La  pensée...  Oh!  labeur  étrange! 
Douleur  où  l'espérance  luit! 
Sereine  visite  de  l'ange! 
Assaut  du  démon  dans  la  nuit! 
Toutes  ces  luttes,  ce  mystère, 
Cet  enfantement  solitaire, 
Ce  combat  heureux  ou  fatal, 
Cette  angoisse  amère  et  bénie, 
Tu  les  as  connus,  ô  génie 
Debout  sur  ce  blanc  piédestal! 

Dans  un  volcan  géant  esclave, 
De  tes  foudres  remplissant  l'air, 
Lançant  le  roman,  cette  lave, 
Après  le  drame,  cet  éclair, 
Sans  plainte,  sans  fin,  sans  relâche, 
Te  faisant  sous  ta  lourde  tâche 
D'un  jour  de  repos  un  remords, 
Domptant  les  haines  et  l'envie, 
Ton  plus  beau  rêve  dans  la  vie 
Fut  le  triomphe  dans  la  mort! 


III 


Ton  triomphe  est  plus  grand  que  ne  fut  grand  ton  rêve  ; 
La  justice  du  monde  attendait  ce  momenr, 
Car  tout  grand  homme  meurt  comme  un  astre  se  lève, 
Dans  un  majestueux  et  pur  rayonnement; 


i8o 


ŒUVRES    COMPLETES 


Il  semble  que  la  ville,  aujourd'hui,  t'appartienne; 
Fleurs  et  drapeaux,  clairons,  tout  ce  peuple  joyeux, 
Et  la  gloire  d'un  fils  qui  s'ajoute  à  la  tienne 
Comme  un  nouveau  royaume  à  celui  des  aïeux! 

Revis  donc  pour  toujours  dans  ce  bronze  qui  vibre; 
Vers  ton  front  vaste  et  calme  entends  monter  nos  voix, 
Et,  poète  vainqueur,  plus  superbe  et  plus  libre, 
Achève  dans  l'azur  tes  rêves  d'autrefois! 


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X 


LE    MONUMENT    DE    PONSARD 

DIT   AU    THÉÂTRE-FRANÇAIS,    FAR   Mlle   TORDEUS, 
LE    15    MAI    187I 


I 


e  te  repose  pas  encore, 

Sculpteur!  Prends  le  marbre  ou  l'airain, 
Livre  aux  souffles  du  vent  sonore 
La  statue  au  front  souverain; 
Dans  ton  siècle  et  dans  les  vieux  âges, 
Choisis  les  héros  et  les  sages, 
Les  rois  humains,  les  précurseurs, 
Tous  ceux  dont  les  efforts  sans  nombre 
Ont  vaincu  le  mal,  chassé  l'ombre, 
Savants,  poètes  et  penseurs! 


l82  ŒUVRES    COMPLETES 

Pour  l'honneur  du  siècle  où  nous  sommes, 
Pour  sa  joie  et  pour  son  orgueil, 
Le  temps  n'est  plus  où  les  grands  hommes 
Dans  l'art  ne  trouvaient  qu'un  long  deuil; 
Contre  eux  l'aveugle  ingratitude 
N"a  qu'une  heure;  la  multitude, 
Vivants  même,  les  protégea. 
L'injustice  avant  eux  succombe, 
Et,  le  jour  où  s'ouvre  leur  tombe, 
Leur  statue  est  prête  déjà! 

0  Ponsard  !  la  tienne  était  prête; 
L'invisible  sculpteur  du  ciel 
D'avance  modelait  ta  tète 
Pour  le  monument  solennel; 
Tu  ne  rencontrais  sur  ta  route 
Ni  le  froid  dédain,  ni  le  doute, 
Ni  les  haines  au  noir  flambeau  ; 
Tu  marchais  en  pleine  lumière, 
Et  la  victoire  coutumière 
Ne  t'abandonna  qu'au  tombeau! 


11 


On  disait  :  «  Ils  sont  morts  depuis  trois  mille  années, 
Les  maîtres  oubliés  de  l'Olympe  lointain  ; 
L'homme  ne  se  sent  plus  dans  les  mains  obstinées 
De  l'inexorable  destin; 


LE    MONUMENT    DE    PONSARD  183 

«  Ils  dorment  sous  le  ciel  de  la  Grèce,  leur  mère, 
Les  monstres  de  la  fable  et  les  héros  fameux; 
Ils  ne  sont  plus,  les  rois  de  Sophocle  et  d'Homère, 
Et  l'art  tragique  est  mort  comme  eux!  » 

«  Non!  répondait  Ponsard;  comme  dans  l'âge  antique, 
Une  inflexible  loi  régit  l'humanité, 
Et  la  raison  d'État,  la  froide  politique, 
Remplace  la  fatalité  ; 

«  L'homme,    sauvé  des   dieux,    n'est   pas   sauvé   des 
Et  la  haine,  l'orgueil,  l'intérêt  odieux,  [hommes;] 

Pèsent  sur  nous,  mortels,  désarmés  que  nous  sommes, 
Comme  jadis  pesaient  les  dieux. 

«  Tu  peux  venir  après  l'antique  Melpomène, 
Muse  de  l'art  nouveau,  Muse  des  nouveaux  pleurs  ; 
L'histoire  t'appartient,  et  voici  ton  domaine  : 
Quarante  siècles  de  douleurs!  » 

Il  le  savait,  Ponsard!  sur  son  œuvre  profonde 
Il  fit  planer,  ainsi  que  Corneille  autrefois, 
Cette  fatalité,  loi  moderne  du  monde. 
Terrible  à  tous,  peuples  et  rois! 


III 


L'histoire  t'appartient,  l'histoire,  mer  sans  bornes! 
Comme  un  plongeur  descend  dans   les  profondeurs 
Que  n'agite  jamais  le  flux  ni  le  reflux,  [mornes] 

Le  poète  descend  dans  les  temps  révolus. 


184  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ils  sont  là  devant  lui!  roi,  guerrier,  juge,  prêtre, 
Législateur,  tribun,  le  sceptique,  le  traître, 
Le  despote  sinistre  et  le  martyr  joyeux, 
Ensemble  ou  tour  à  tour,  passent  devant  ses  yeux  ; 
Le  poète  attentif,  dans  ces  ombres  mêlées, 
Attache  son  regard  sur  les  âmes  voilées, 
Compte  ce  que  la  terre  a  supporté  d'horreurs, 
Ce  que  l'esprit  humain  a  contenu  d'erreurs, 
Aperçoit,  dans  ce  calme  où  l'injustice  expire, 
Que  le  bon  fut  meilleur,  que  le  méchant  fut  pire, 
Et,  remontant  vers  nous  que  le  doute  agitait, 
Il  crie  enfin  :  Voilà  l'homme  tel  qu'il  était, 


IV 

Quelle  est  ta  première  héroïne, 
Sanglante  sous  son  voile  noir? 
Chrétienne,  elle  eût  été  Pauline, 
Martyre  d'un  autre  devoir; 
C'est  Lucrèce!  La  tyrannie 
Inflige  en  vain  l'ignominie 
A  ce  front  pudique  et  charmant; 
Il  saura,  le  vainqueur  infâme, 
Que  le  dernier  cri  d'une  femme 
Réveille  un  peuple  par  moment  ! 

C'est  vous,  Agnès,  douce  victime, 
Pour  qui  le  devoir  fut  obscur, 


LE  MONUMENT   DE   PONSARD  ï8) 

Dont  le  bonheur  fat  le  seul  crime, 
Cœur  déchiré,  tremblant  et  pur; 
C'est  toi,  vierge  aux  héros  pareille, 
Petite-fille  de  Corneille, 
Sœur  de  Camille  et  de  Cinna, 
Qu'on  n'ose  louer  ni  maudire, 
La  seule  dont  on  a  pu  dire  : 
C'est  l'ange  de  l'assassinat! 

Parfois  le  poète  énergique 

Savait  joindre  le  rire  aux  pleurs 

Et  jetait  un  éclair  tragique 

Sur  le  vif  tableau  de  nos  mœurs  : 

Quand  il  nous  peint  l'horrible  angoisse 

De  ce  pauvre  cœur  que  tout  froisse, 

Si  fier  sous  l'habit  indigent, 

On  admire,  en  craignant  sa  chute, 

L'Honneur  héroïque  qui  lutte 

Et  qui  triomphe  de  l'Argent  ! 

Poursuis,  poète!  L'œuvre  est  bonne; 
Il  faut  atteindre  les  sommets 
Où  la  beauté  calme  rayonne, 
Où  l'ombre  ne  monte  jamais  ; 
Devant  ton  aile  plus  hardie, 
Devant  ta  pensée  agrandie, 
D'autres  horizons  vont  s'ouvrir; 
Quelque  chose  est  en  toi  peut-être, 


l86  ŒUVRES   COMPLÈTES 


Que  les  hommes  vont  mieux  connaître 
Il  faut  encore...  il  faut  mourir! 

Il  faut  mourir;  il  faut  le  suivre, 
L'ange  porteur  du  sombre  arrêt, 
Qui  de  nos  jours  ferme  le  livre 
A  la  page  qu'on  préférait! 
—  Messagers  du  maître  inflexible, 
Archers  dont  nos  cœurs  sont  la  cible, 
Du  moins  sans  doute  de  vos  yeux 
S'échappent  des  larmes  muettes, 
Quand  vous  emportez  nos  poètes 
Dans  l'abîme  mystérieux! 


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XI 


DEUX  THEATRES    RECONSTRUITS 


DIT   PAR  Mlle  LLÛYD,  A  LA  PORTE  SAINT-MARTIN, 
LE  22  MAI   1873 


utrefois,  dansées  temps  que  l'histoire  célèbre, 
Quand  la  main  d'un  barbare  à  quelque  heure  fu- 

[nèbre,] 
Sur  les  villes,  leurs  murs,  leurs  cirques  et  leurs  tours, 
Avait  fait  son  stupide  et  lamentable  ouvrage, 
Tout  monument,  frappé  par  cette  aveugle  rage, 
Comme  un  homme  mourait  et  mourait  pour  toujours; 


Hélas!  en  contemplant  les  colonnes  brisées 
Et  les  marbres  noircis  au  front  des  Colisées, 


ŒUVRES    COMPLETES 


On  ne  se  disait  point  :  nous  referons  cela! 
Une  fatalité,  que  l'on  croyait  justice, 
Semblait  s'appesantir  sur  le  morne  édifice; 
Le  mal  était  bien  fait  qu'avait  fait  Attila! 

Paris  est  plus  heureux.  Le  sommeil  léthargique 
Ne  peut  longtemps  peser  sur  son  âme  énergique, 
Son  courage  est  bientôt  plus  fort  que  sa  douleur  : 
Paris,  fidèle  et  large  image  de  la  France, 
Dans  la  misère,  dans  le  deuil,  dans  la  souffrance, 
Y  trouvant  le  travail,  ne  voit  plus  un  malheur! 

Que  la  guerre  étrangère  et  la  guerre  civile, 

Comme  un  double  ouragan,  couvrent  la  grande  ville; 

Que  la  flamme  insensée  y  trace  son  chemin; 

Que  tout  ce  qui  devrait  l'admirer  la  ravage 

Ce  qu'hier  a  détruit  l'acharnement  sauvage, 
Un  noble  acharnement  le  reconstruit  demain: 

Brûlez  même  le  fer,  brûlez  même  les  marbres  ; 
Que  les  vieux  monuments  tombent  comme  des  arbres; 
A  peine  l'incendie  aura  dit:  c'est  assez! 
Paris,  prompt  à  donner  de  fertiles  exemples, 
Pour  relever  ses  tours,  ses  théâtres,  ses  temples, 
Ramassera  l'outil  qui  les  a  renversés! 


11 


Les  théâtres!  Voyez  :  pour  un  seul  qui  succombe 
Deux  théâtres  ici  surgissent  de  sa  tombe; 


DEUX  THÉÂTRES  RECONSTRUITS         1 89 

Ah!  quand  la  vieille  scène  était  encor  debout, 
Lorsque  sur  ses  hauts  murs,  ses  colonnes,  ses  porches, 
On  vit  briller  soudain  l'horrible  feu  des  torches, 
On  disait  :  plus  d'espoir  !  —  On  ne  savait  pas  tout! 


Non!  En  ce  même  instant,  au  milieu  de  ces  flammes. 
Comme  un  essaim  d'oiseaux,  comme  un  nuage  d'âmes, 
Un  groupe  lumineux  et  paisible  planait  : 
C'étaient  tous  les  héros,  toutes  les  héroïnes, 
Qui,  voyant  leur  berceau  s'écrouler  en  ruines, 
Disaient:  Il  renaîtra!  —  Regardez:  il  renaît! 

C'était  Didier,  c'était  Ruy-Blas,  c'était  Lucrèce, 
Faliero,  Buridan,  la  pitié,  la  tendresse, 
L'amour  vaincu,  le  cœur  trompé,  le  deuil  amer, 
Toute  la  légion  des  âmes  éperdues 
Dont  s'exhalaient  jadis  les  plaintes  confondues 
En  des  sanglots  pareils  aux  sanglots  de  la  mer; 

Elles  ne  veulent  pas  que  leur  théâtre  meure! 
Ce  sont  elles,  hier  comme  à  la  première  heure, 
Dont  l'ardeur  au  travail  avec  nous  s'obstinait, 
Dont  l'invisible  main  nous  aidait  à  l'ouvrage, 
Qui  nous  prêtaient  leur  force  en  nous  criant:  Courage! 
Courage!  il  renaîtra!  —  Vous  voyez  qu'il  renaît! 

11 


IÇO  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Le  voilà  sous  vos  yeux,  ce  palais  de  féerie, 

Dans  sa  grâce  élégante  et  sa  coquetterie; 

Les  voilà,  du  parterre  au  dôme  rayonnant, 

Les  marbres,  les  cristaux,  les  cintres,  les  balustres, 

Toutes  les  fleurs  de  l'art  sous  le  soleil  des  lustres, 

Et  le  drame  chez  lui  peut  rentrer  maintenant. 

Il  n'y  rentre  pas  seul  :  selon  sa  fantaisie, 
L'art  se  nomme  éloquence,  histoire,  poésie; 
Chacune  ici  viendra  vous  parler  à  son  tour; 
Puisque  partout  l'esprit  agrandit  son  domaine, 
Puisque  partout  s'accroît  l'immense  armée  humaine, 
Soldats  de  la  pensée,  en  marche!  C'est  le  jour! 


III 


Nous   ferons  mieux   encor!  —  Qu'après  les  heures 

[sombres,] 
L'art  redonne  la  vie  à  ces  vastes  décombres, 
L'œuvre  est  bonne,  et  l'on  peut  la  voir  avec  fierté  ; 
Nous  avons  relevé  ce  qu'a  détruit  la  flamme, 
Mais  relevons  surtout  les  ruines  de  l'âme, 
La  concorde,  l'espoir,  la  foi,  la  liberté  ! 

Pour  ces  ruines-là  la  France  n'est  pas  faite, 
Non!  et  qui  le  dirait  serait  un  faux  prophète; 


DEUX  THEATRES  RECONSTRUITS 


IQI 


Des  prophètes  meilleurs  nous  montrent  l'horizon  : 
Un  jour,  bientôt,  demain,  la  France  rajeunie 
Retrouvera  sa  gloire  et  son  mâle  génie, 
Comme  un  lion  qui  brise  en  éclats  sa  prison! 

Oublions  nos  combats  pour  ces  leçons  plus  hautes, 
Bénissons  nos  malheurs,  s'ils  rachètent  nos  fautes; 
Prenons  l'outil  sacré,  la  bonne  arme  de  tous, 
Et,  tiers  de  travailler  pour  la  grande  patrie, 
Soyons  l'écho  vivant  de  sa  voix  qui  nous  crie  : 
J'ai  lutté,  j'ai  souffert  et  j'espère  avec. vous! 


XII 


LE    REVEIL    TRAGIQUE 


ANNIVERSAIRE     DE    RACINE    (2  1     DÉCEMBRE     I  8  7  2) 


DIT  PAR  Mlle  FAVART,  AU  THÉÂTRE-FRANÇAIS 


n  volcan  s'est  éteint.  La  lave  refroidie 
Est  là,  dernier  témoin  du  dernier  incendie; 
Du  cratère  muet  nulle  vapeur  ne  sort, 
Depuis  longtemps  déjà  le  monstre  horrible  est  mort; 
L'eau  du  ciel,  s'amassant  dans  la  montagne  noire, 
En  a  fait  un  grand  lac  où  les  aigles  vont  boire, 
Et  l'homme  se  dit,  prompt  aux  espoirs  absolus  : 
Nul  volcan  nulle  part  ne  s'allumera  plus! 


194  ŒUVRES    COMPLÈTES 


Mais  attendez!  La  flamme  active  et  solitaire 
Travaille  incessamment  dans  les  flancs  de  la  terre; 
Le  volcan  voyageur  doit  trouver  son  chemin, 
Hier  c'était  ici,  ce  sera  là  demain  ; 
Tout  à  coup,  la  nature  éclate  en  sombre  joie, 
Le  Massaya  dormait,  le  Stromboli  flamboie, 
Des  Etnas  inconnus  s'allument,  des  Geysers 
Qui  n'avaient  pas  de  nom  s'élancent  dans  les  airs  ; 
Le  globe,  entrebâillant  ses  formidables  cuves, 
Quand  un  Vésuve  meurt,  ouvre  un  autre  Vésuve, 
Et  l'homme,  contemplant  ces  farouches  sommets, 
Dit  alors  :  les  volcans  ne  s'éteignent  jamais! 


II 


La  tragédie  aussi,  le  grand  drame,  ont  des  heures 
De  sommeil,  que  souvent  la  foule  croit  meilleures; 
Les  héros  et  les  dieux  des  Grecs  et  des  Latin^, 
On  les  raille,  croyant  leurs  tonnerres  éteints; 
Prométhée  est  un  songe,  Eschyle  une  chimère, 
On  ne  voit  que  Thersite  en  regardant  Homère  ; 
Comme  le  bouc  lascif  au  pied  des  Parthénons, 
La  parodie  a  pris  dans  sa  dent  ces  grands  noms; 


LE    RÉVEIL   TRAGIQUE  I95 

On  dit:  Scarron  vaut  mieux!  C'est  lui  le  vrai  Virgile! 
Loin  des  hautains  sommets  on  va  d'un  pied  agile, 
Et  mille  fous  joyeux,  sans  crainte  et  sans  remords, 
Disent  :  la  tragédie  et  le  drame  sont  morts  ! 


Mais  attendez!  Un  jour,  à  quelque  heure  inconnue, 
Jaillit  soudain  le  feu  tragique  dans  la  nue; 
Changeant  de  nom,  changeant  d'aspect,  changeant  de 
C'est  le  même  génie  et  c'est  le  même  feu;  [lieu, j 

Racine  fut  jadis  Euripide;  Corneille, 
C'est  Sophocle  endormi  qui  plus  tard  se  réveille; 
De  l'art  longtemps  captif  soulevant  le  niveau, 
Shakspeare,  c'est  Eschyle  éclatant  de  nouveau; 
Et  là-bas,  sous  un  ciel  de  soleil  et  de  brume, 
Quand  Shakspeare  s'éteint,  Victor  Hugo  s'allume! 
Et  devant  ce  réveil  splendide  et  solennel, 
L'homme  se  dit  alors  :  le  drame  est  éternel! 


Hier,  nous  l'avons  vu!  Le  drame, 

La  tragédie  est  de  retour; 

C'est  toi,  Racine,  qu'on  acclame, 

Tous  les  maîtres  auront  leur  tour 

Les  héroïnes  idéales, 

Les  beautés  tristes  ou  fatales, 


196  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Tous  les  grands  blessés  du  destin, 
Les  Orestes  hantés  des  spectres, 
Les  Andromaques,  les  Electres, 
Reviennent  de  l'exil  lointain; 


Comme  s'ils  choisissaient  la  date 
Où  nos  âmes  ont  besoin  d'eux, 
Ils  reviennent,  les  Mithridate, 
Les  Cid  vengeurs  et  hasardeux; 
Les  voici,  les  vainqueurs  farouches, 
Les  fiers  vaincus  qui  dans  leurs  bouches 
Etouffent  le  cri  de  douleur; 
Il  rendent  le  drame  à  la  France, 
Immortel  comme  l'espérance, 
Eternel  comme  le  malheur! 

Voilà  pourquoi,  muse  tragique, 

La  foule  hier  te  revenait  : 

Dans  toi,  dans  l'art  plus  énergique, 

L'âme  de  tous  se  reconnaît. 

Ce  qu'elle  veut,  qu'on  l'accomplisse! 

Malgré  la  victoire  complice, 

Malgré  leurs  chars  et  leurs  clairons, 

Traîne,  Muse,  devant  l'histoire, 

Traîne  les  monstres  de  la  gloire, 

Les  Attilas  et  les  Nérons 


LE    REVEIL    TRAGIQUE  1 97 


Reste  avec  nous,  reste,  ô  prêtresse, 

Pour  consoler  et  pour  sauver; 

Verse-nous  la  superbe  ivresse 

Des  devoirs  qu'il  faut  achever; 

Réveille  les  vertus  muettes, 

Inspire  les  mâles  poètes, 

Le  vengeur  et  le  justicier, 

Pour  que  le  peuple  aussi  s'inspire 

En  écoutant  la  grande  lyre 

Aux  cordes  d'or,  aux  clous  d'acier! 


XIII 
LES    DEUX    VILLES 

DIT    AU    THÉÂTRE-FRANÇAIS,    LE    2Ç   JUIN    1875 
AU    PROFIT   DES    INONDÉS    DU    MIDI 


Paris,  M"e  Lloyd. 


Toulouse,  M11"  Favart. 


PARIS 


out  est  bien.  J'ai  paye  ma  dette  de  souffrance. 

Je  suis  Paris,  je  suis  libre,  je  suis  heureux, 
J'ai  prodigué  mon  sang  et  mon  or  pour  la  France, 
D'autres  m'imiteront...  Que  le  ciel  soit  pour  eux! 


J'ai  relevé  mes  murs,  mes  théâtres,  mes  temples, 
J'en  bâtis  de  nouveaux  dont  mon  génie  est  fier, 
Et,  mon  courage  ayant  assez  donné  d'exemples, 
Je  peux  me  reposer  dans  mon  travail  d'hier! 


200  ŒUVRES  COMPLETES 


TOULOUSE 


Ecoute-moi,  Paris  !  la  richesse  est  jalouse 

Quand  les  cœurs  sont  troublés  et  les  destins  tremblants 

Je  te  dis  seulement  :  Paris,  je  suis  Toulouse, 

Et  j'ai  le  deuil  au  front  et  la  blessure  aux  flancs! 

Je  riais  au  milieu  de  mes  plaines  fécondes, 

Je  faisais  le  labeur  des  heureuses  cités, 

Mon  fleuve  me  prêtait  pour  servantes  ses  ondes, 

Et  les  grands  pics  neigeux  m'entouraient  de  clartés; 

Tout  à  coup,  tout  à  coup,  sur  cette  douce  rive, 
Comme  tombe  l'éclair,  comme  l'aigle  descend, 
L'eau  hurlante  parait,  la  tombe  folle  arrive, 
Et  tout  est  renversé  sous  le  flot  mugissant. 

Tu  connais  l'incendie,  ô  Paris!  Ces  feux  sombres 
Qui  changent  une  ville  en  horrible  décor, 
D'abord  rouge  volcan  et  bientôt  noirs  décombres, 
C'est  l'incendie Eh  bien,  on  y  sent  l'homme  encor! 

C'est   l'homme   formidable    et    méchant,    mais    c'est 
Oui,  partout  où  la  flamme  impie  étincela,      [l'homme  : 
Et  quel  que  soit  le  nom  dont  il  faut  qu'on  la  nomme, 
L'homme  s'y  reconnait  du  moins  :  un  homme  est  là! 

Mais  l'inondation,  la  vague  furieuse, 
L'eau  qui  tombe  du  ciel  et  des  glaciers  géants, 
Qui  croît  et  qui  décroît,  toujours  mystérieuse, 
Et  qui  se  perd  sans  nom  aux  obscurs  océans... 


LES   DEUX   VILLES  20  1 


Rien  de  l'homme  n'est  là,  pas  même  sa  furie! 
C'est  l'inconnu  qui  sert  une  invisible  loi, 
C'est  la  nature  froide  et  jamais  attendrie 
Qui  fait  ce  qu'elle  veut  et  ne  dit  pas  pourquoi; 

L'homme  ne  peut  que  fuir  dans  sa  morne  épouvante 
Mais  le  flot,  plus  actif,  le  harcèle  et  le  suit, 
Et  de  toutes  parts  l'onde,  implacable  et  vivante, 
Assiège  les  maisons  qui  croulent  dans  la  nuit  : 

Pas  d'asile  et  d'espoir!  Le  fléau  fait  son  œuvre, 
Le  noir  démon  des  eaux  frappe  tout  sans  remords, 
Il  saisit  la  cité  dans  ses  plis  de  couleuvre, 
L'étouffé  et  disparaît....  et  mille  hommes  sont  morts/ 

J'ai  vu  cela,  j'ai  vu  les  mères  et  les  veuves, 
J'ai  vu  les  orphelins  que  ce  désastre  a  faits; 
J'ai  vu  tous  mes  trésors  engloutis  par  mes  fleuves, 
J'ai  vu  les  dévoûments  et  j'ai  vu  les  bienfaits; 

Ils  se  sont  bien  battus,  nos  soldats  héroïques, 
Dans  cette  autre  bataille  où  rien  ne  les  défend; 
J'ai  vu  leurs  chefs  courir,  désarmés  et  stoïques, 
Et  mourir  un  héros  pour  sauver  un  enfant  ! 

Je  ne  demande  rien,  ô  Paris!  Mais  regarde  : 
La  misère  des  uns  crée  à  tous  un  devoir. 
J'étais  riche,  je  suis  pauvre!  Que  Dieu  te  garde! 
Je  vivrai  de  mon  deuil  et  de  mon  désespoir. 


202  ŒUVRES    COMPLETES 


PARIS 


.Merci!  Je  me  retrouve  en  écoutant  ta  plainte, 
Celui  qui  souffre  et  vient  est  déjà  mon  vainqueur; 
La  flamme  généreuse  en  moi  n'est  pas  éteinte, 
Rien  n'y  mourra  jamais  de  ce  qui  fait  le  cœur! 


Prends  mon  or,  et  par  lui  que  ta  douleur  espère! 
Prends  l'or  de  mes  malheurs  à  tes  maux  consacré; 
Prends  l'or  de  mon  travail  qui  deviendra  prospère; 
Prends  l'or  de  mes  plaisirs,  il  deviendra  sacré! 

Oui,  ma  sœur,  dans  ton  deuil  reprends  une  espérance; 
Je  ne  t'oublirai  point,  quel  que  soit  le  destin, 
Car  nous  ne  sommes  pas  deux  villes,  mais  la  France, 
Et  le  temps  d'égoïsm?  est  un  passé  lointain! 

Après  les  jours  mauvais,  au  sortir  des  abîmes, 
Faisons  pour  nous  aimer  des  efforts  plus  fervents, 
Et  du  moins  unissons,  en  comptant  tes  victimes, 
Sur  les  lèvres  des  morts  le  baiser  des  vivants! 


XIV 

LES    FETES    LATINES 

DIT   PAR   M.  BRINDEAU,  SUR  LE  THÉÂTRE  DE  MONTPELLIER 

Apres  une  représentation  de  la  Fille  de  Roland 
24  mai  187S; 


[amej 
I  aintenant,  puisque  l'œuvre  a  trouvé  dans  votre 
Cet  accueil  généreux  et  cet  écho  vibrant, 
Merc  pour  le  poète  :  il  n'eût  pis  pour  son  drame 
Espéré  de  triomphe  et  de  bonheur  plus  grand  ! 

Mais  qu'en  son  cœur  ici  nul  orgueil  ne  renaisse  ; 
Le  labeur  fut  pour  lui,  que  l'honneur  soit  pour  vous, 
Maîtres  de  son  enfance,  amis  de  sa  jeunesse, 
Conseillers  du  travail  qui  le  rendent  plus  doux! 


20j|  ŒEVRES    COMPLETES 

La  poésie  avec  ses  grandeurs  et  ses  flammes, 
Elle  est  ici  partout  :  dans  les  cœurs,  dans  les  yeux, 
Sur  le  front  des  penseurs,  dans  le  regard  des  femmes, 
Dans  la  nature  immense  et  le  ciel  radieux; 

La  poésie,  elle  est  dans  ce  tableau  magique, 
Dans  ces  fiers  horizons  où  l'esprit  prend  l'essor, 
Dans  cette  mer  sereine  et  quelquefois  tragique, 
Dans  ces  monts  de  granit  que  le  soleil  fait  d'or! 

Elle  est  dans  ton  histoire,  écrite  à  chaque  page, 
Dans  tes  vieux  souvenirs  comme  dans  les  nouveaux, 
0  ville  où  la  science  est  la  sœur  du  courage, 
Ville  des  arts  charmants  et  des  mâles  travaux! 

La  poésie,  elle  est  dans  tes  longues  annales, 
Pays  toujours  rebelle  aux  pas  des  ennemis, 
Où  vous  avez  laissé  vos  ombres  colossales, 
Héros  de  tous  les  temps  dans  la  tombe  endormis  ! 

Charlemagne  est  venu  sur  la  terre  où  nous  sommes, 
Tes  fils  en  sont  partis  pour  chercher  Attila, 
Dans  ton  passé  les  saints   font  cortège  aux  grands 
Courage,  dévoûment  :  la  poésie  est  là!         [hommes]; 

I  1 

Elle  est  dans  tes  plaisirs  et  dans  tes  nobles  fêtes 
Où  viennent,  au  milieu  des  hymmes  et  des  fleurs, 
Tous  ces  peuples  latins,  ce  congrès  de  poètes, 
Signer  l'auguste  paix,  gloire  des  temps  meilleurs! 


LES    FETES    LATINES  205 

Qu'ils  soient  les  bienvenus  sur  la  terre  de  France  ; 
Qu'ils  y  trouvent,  afin  d'aimer  mieux  notre  accueil, 
Tous  les  cœurs  apaisés  par  la  même  espérance, 
Par  l'orgueil  d'être  unis,  plus  beau  qu'un  autre  orgueil! 

Rendons-les  envieux  de  ta  force  féconde, 
France,  et  de  ta  sagesse  où  ta  force  s'accroît, 
Et  prouvons,  pour  l'honneur  et  l'exemple  du  monde, 
Qu'un  peuple  est  toujours  grand   s'il  travaille  et  s'il 

[croît!! 


12 


XV 


L'UNIVERSITE   DE   MONTPELLIER 

ODE,    DITE   PAR    M.    MOUNET-SULLY 
AU    THÉÂTRE   MUNICIPAL,    LE    24    MAI    1 89O 


I 


lle  est  charmante  et  douce  entre  toutes  les  villes, 
Avec  son  vaste  ciel,  toujours  vibrant  et  pur, 
Ses  collines  en  fleurs  pareilles  à  des  îles 
Écloses  de  la  terre  et  nageant  dans  l'azur. 


Avec  ce  pic  géant  qui,  comme  un  promontoire, 
Descend  de  l'horizon  vers  son  golfe  vermeil, 
Avec  ses  hauts  jardins  où  l'homme  semble  boire 
Dans  une  coupe  d'air  un  rayon  de  soleil, 


208  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Avec   ses  aqueducs,  ses  monuments  antiques 
Que  l'on  voit  rajeunir  à  la  brise  de  Mai, 
Ses  églises  d'où  sort  le  souffle  des  cantiques 
Comme  pour  rendre  au  Ciel  son  souffle  parfumé; 

Elle  est  charmante  avec  ses  brunes  jeunes  filles 
Qui  mêlent  dans  la  nuit  leur  pas  grave  ou  joyeux, 
Et  qui  laissent  parfois  sous  leurs  fines  résilles 
Etinceler  le  noir  diamant  de  leurs  yeux! 

La  Paresse  lui  dit  un  jour  :  «  La  vie  est  brève, 
Prends  ce  qu'elle  a  de  bon  et  sois,  sous  ton  ciel  bleu, 
La  ville  du  plaisir,  du  sommeil  et  du  rêve  ; 
Hors  cela,  ne  fais  rien!  »  —  Travaille!  lui  dit  Dieu. 

Elle  a  bien  travaillé!  La  servante  fidèle 

N'a  déserté  jamais  ni  trahi  la  maison, 

Et,  depuis  six  cents  ans,  l'exemple  est  venu  d'elle  ; 

Sa  gloire,  la  voilà!  Le  maître  avait  raison. 

Elle  a  dit  aux  penseurs,  aux  âmes  inquiètes, 
Aux  esprits,  aux  chercheurs  libres  de  l'inconnu, 
Aux  rêveurs,  aux  croyants,  aux  sages,  aux  poètes, 
Elle  a  dit  :  Accourez!  — Rabelais  est  venu  ; 

Sentant  les  autres  fleurs  de  son  génie  éclore 
Il  oubliait  ici  Pantagruel  un  jour; 
Le  doux  Pétrarque  vint,  mais  sans  oublier  Laure, 
Car  on  peut  oublier  le  rire,  non  l'amour! 


L  UNIVERSITÉ    DE   MONTPELLIER  200. 

Demandez  à  vos  murs  d'où  vient  cette  espérance, 
Cette  soif  de  savoir  qui  nous  tourmente  ainsi, 
D'où  vient  ce  souffle  ardent  qui  passa  sur  la  France, 
Les  pierres  de  vos  murs  répondront  :  C'est  d'ici  ! 

0  noble  ville!  En  vain  les  guerres,  les  ravages, 
Les  haines,  les  terreurs,  le  vertige  inhumain, 
Ébranlaient  tes  échos  de  leurs  clameurs  sauvages  : 
Le  bon  semeur  faisait  dans  tes  champs  son  chemin; 

Il  semait  dans  ton  sol  la  science  féconde, 

L'art,  la  foi,  la  vertu,  germes  de  l'avenir, 

Tout  ce  qui  charme,  honore  ou  console  le  monde, 

Tout  ce  qu'on  peut  aimer,  tout  ce  qu'on  doit  bénir! 

Et  nos  pères  alors,  tous  dignes  de  leur  tâche, 
Les  petits  et  les  grands,  les  humbles,  les  fameux, 
Sans  fatigue,  sans  peur,  sans  oubli,  sans  relâche, 
S'acharnaient  au  travail  divin.  —  Faisons  comme  eux! 


I  I 


Vous  le  faites!  Les  fils  ressemblent  aux  ancêtres, 
Le  vieux  temple  est  le  même  avec  de  jeunes  prêtres, 
Les  morts  sur  l'avenir  ne  ferment  pas  le  sceau, 
Leur  vie  est  un  exemple  et  leur  tombe  un  berceau  ! 
Que  notre  gloire  soit  rivale  de  leur  gloire. 
Par  nos  efforts  jaloux  honorons  leur  mémoire; 

12. 


210  ŒUVRES    COMPLETES 

C'est  la  loi,  c'est  l'honneur  de  l'homme,  que  jamais 

Ne  s'éteigne  le  feu  sacré  sur  les  sommets, 

Et  pour  alimenter  la  flamme  universelle, 

Que  le  plus  humble  même  apporte  une  étincelle! 

Les  hommes  les  plus  grands,  les  maîtres  des  destins, 

Les  êtres  lumineux,  rapprochés  ou  lointains, 

Dans  l'espace  et  le  temps,  soldat,  poète,  apôtre, 

Surgissent,  envieux  noblement  l'un  de  l'autre; 

Rivalité  sublime,  à  ton  large  flambeau 

S'allume  ce  qu'ils  ont  d'éclatant  et  de  beau  ; 

Pour  chasser  les  erreurs,  pour  dissiper  les  voiles 

Ils  luttent,  comme  font  entre  elles  les  étoiles; 

Ces  astres,  Onon,  Saturne,  Jupiter, 

Répandent  par  torrents  leurs  flammes  dans  l'éther, 

Afin  que,  dissipant  l'obscurité  première, 

Cela  fasse  pour  l'homme  un  peu  plus  de  lumière! 

0  penseurs,  ô  voyants,  ô  semeurs  de  rayons, 

Brillez,  brillez  ainsi!  Luttons,  cherchons,  croyons! 

Resplendis  à  jamais,  astre  de  l'espérance, 

Et  le  monde  dira  :  c'est  bien  toujours  la  France! 


I  I  I 


La  France...  Elle  a  voulu,  dans  sa  fière  équité, 
Rendre  un  auguste  hommage  à  l'auguste  cité; 
Et,  pour  honorer  mieux  ton  travail,  ton  génie, 
Ta  splendeur,  —  en  ces  jours  de  concorde  bénie, 


L  UNIVERSITE   DE   MONTPELLIER  211 

Digne  d'avoir  sa  part  de  triomphe  obtenu 

Le  premier  citoyen  de  la  France  est  venu  ! 

Ils  sont  venus  aussi,  ces  étrangers,  nos  hôtes, 

Fronts  d'artistes  égaux  aux  têtes  les  plus  hautes, 

Savants,  pâles  d'avoir  vu  soudain,  au  milieu 

De  leurs  rêves,  la  face  immobile  de  Dieu! 

Ils  viennent  saluer  cette  France  qu'on  aime 

Pour  son  labeur  immense,  incessant  et  suprême; 

Et  rivaux  généreux,  ils  viennent  l'applaudir, 

Sachant  que  tout  grandit  quand  on  la  voit  grandir  ! 

— Travaillons  donc  pour  elle  !  Enfants,  enfants,  courage  ! 

Tout  pour  elle,  nos  cœurs,  nos  bras  forts  à  l'ouvrage, 

Nos  angoisses,  nosdeuils,  nos  pleurs  qu'on  ne  peut  voir 

Et  nos  frémissements  qui  lui  font  un  espoir! 

Tout  pour  elle!  Toujours!  toujours!  Encore!  encore! 

Dites  son  nom  au  soir,  à  la  nuit,  à  l'aurore, 

A  ce  juste  avenir  qui  ne  l'oubliera  pas  ; 

Veillez  sur  son  sommeil  ou  marchez  sur  ses  pas, 

Et  soyez  tour  à  tour,  jeunesse  ardente  et  tendre, 

A  genoux  pour  l'aimer,  debout  pour  la  défendre  ! 


BNSFjvî* 

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[JÉ^.yi^U'J 

XVI 


LE    DRAPEAU    DES    ETUDIANTS 


MUSIQUE   DE    M.    PALADILHE 


alut  à  toi,  noble  bannière, 
Étendard  trois  fois  respecté, 

Salut  à  ta  devise  fière  : 

Patrie,  Amour  et  Liberté  ! 

Que  toujours  ces  trois  mots  de  flamme 

A  nos  regards  puissent  briller, 

Mais  qu'ils  soient  surtout  dans  notre  âme, 

Étudiants  de  xMontpellier. 

CHŒUR 


Au  drapeau!  Par  ce  cri  d'allégresse 
L'ancien  temps  au  nouveau  doit  s'unir; 
Célébrons  les  jours  passés,  jeunesse  ; 
Célébrons,  jeunesse,  l'avenir! 


214  ŒUVRES   COMPLETES 

Gai,  leste  et  même  un  peu  bravache, 
Bel  étudiant  d'autrefois, 
Tu  faisais  siffler  ta  cravache 
En  cherchant  querelle  aux  bourgeois; 
Tu  ne  craignais  verrous  ni  grilles, 
Tu  raflais  les  vins  au  cellier, 
Et  tu  charmais  les  belles  filles, 
Joyeux  enfant  de  Montpellier  ! 

Tu  venais,  savant  comme  un  pape, 
T'asseoir  à  l'École,  au  Palais, 
Et  cacher  les  trous  de  ta  cape 
Sous  la  robe  de  Rabelais  ; 
Artiste,  pétrissant  l'argile, 
Accordant  le  luth  familier, 
Tu  chantais  le  Dante  et  Virgile 
Aux  collines  de  Montpellier  ! 

Et  nous  aussi,  le  chant  des  lyres, 

Les  jeux  et  l'art,  nous  les  aimons, 

Et  l'on  entend  monter  nos  rires 

Aux  bords  du  Lez,  au  flanc  des  monts; 

Mais  le  fruit,  au  siècle  où  nous  sommes, 

Mûrit  vite  sur  l'espalier, 

Les  enfants  sont  bientôt  des  hommes 

Sous  le  soleil  de  Montpellier! 

Un  Français,  un  jour  de  bataille, 
Après  des  jours  plus  triomphants, 


LE    DRAPEAU    DES    ETUDIANTS 


215 


Criait,  brisé  parla  mitraille  : 
«  Je  meurs...  Au  drapeau,  mes  enfants  !  » 
Au  drapeau  !  C'est  lui  l'espérance, 
C'est  sur  lui  seul  qu'il  faut  veiller  ; 
Tous  au  drapeau,  fils  de  la  France, 
Étudiants  de  Montpellier! 


XVII 
LES    HONGROIS    A    PARIS 

DIT     AU     THEATRE-FRANÇAIS     PAR     Mlle     DUDLAY 
(17   JUILLET    1883) 


ous  que  guide  une  heureuse  et  noble  fantaisie, 
Étrangers  à  nos  yeux,  à  nos  cœurs  bien  connus, 
Ambassadeurs  de  l'art  et  de  la  poésie, 
Dans  Paris  fraternel  soyez  les  bienvenus  ! 


Salut,  amis  hongrois!  la  Hongrie  et  la  France 
Ont  eu  des  deuils  égaux,  des  triomphes  pareils, 
De  semblables  vertus  dans  la  même  souffrance 
Et  des  réveils  communs  sous  les  jeunes  soleils, 


"3 


2l8  ŒUVRES    COMPLÈTES 


Peuple  de  chevaliers,  de  héros,  de  poètes, 
Dans  tes  prospérités,  dans  tes  douleurs  encor, 
Toujours  ont  tressailli  nos  âmes  et  nos  têtes 
Au  bruit  de  tes  clairons  ou  de  tes  harpes  d'or  ! 


Poètes,  que  de  fois  nous  voyons  dans  nos  rêves 
Ces  féeriques  pays  au  seuil  de  l'Orient, 
Le  Danube  indompté,  ses  gouffres  et  ses  grèves, 
Et  la  blonde  Tisza,  le  doux  fleuve  riant! 


La  voici,  la  voici,  la  plaine  magyare  ! 

Tour  à  tour  la  légende  ou  l'histoire  y  parla, 

Et  Ton  y  croit  encor,  dans  l'ombre  où  l'on  s'égare, 

Entendre  au  loin  hennir  les  chevaux  d'Attila. 

0  prés  verts  du  Karos,  steppes  de  Coumanie, 
Horizons  éclatants  sous  les  splendeurs  des  cieux, 
Vastes  nappes  de  blé,  comme  la  mer  unie, 
Où  passe  la  cigogne  avec  des  cris  joyeux! 

C'est  là,  peuple  hongrois,  race  en  qui  l'honneur  vibre, 
Que  grandissent  tes  fils  pour  l'avenir  vainqueur, 
Cuirassant  leur  poitrine  au  vent  pur,  au  vent  libre, 
Pur  comme  leurs  amours,  libre  comme  leur  cœur! 


LES    HONGROIS    A    PARIS 


21g 


Soyez  les  bienvenus,  poètes,  chez  Molière; 
Vous  avez  autrefois,  nous  nous  en  souvenons, 
Envoyé  pour  sa  fête  un  vert  feston  de  lierre  ; 
La  maison  de  Molière  a  retenu  vos  noms. 

Soyez  les  bienvenus  chez  Racine  et  Corneille, 

Et  chez  Victor  Hugo,  le  Corneille  vivant  ; 

Chez  tous  ceux  qui,  pour  l'art  pleins  d'une  foi  pareille, 

Vont  possédant  déjà  la  gloire  ou  la  rêvant! 

Merci  d'être  venus  nous  exciter  encore 
A  la  lutte,  au  devoir,  aux  efforts  triomphants, 
A  tout  ce  que  la  France  aime,  bénit,  honore, 
Dans  ses  nobles  aïeux  et  ses  nobles  enfants  ! 


XVIII 

CENTENAIRE    DU    DON    JUAN 

DE    MOZART 

DIT    PAR    M.    LASSALLE 
SUR    LE   THÉÂTRE   DE   L'OPÉRA,    LE    20   OCTOBRE    1887 


a  mère  est  morte  hier.  Le  fils  est  seul  etpleure  ; 

Quelqu'un  entre  et  lui  dit  :  «  Viens  Jeune  homme  : 
Hâte-toi,  l'on  attend,  et  le  théâtre  est  plein,  [c'est  l'heure, 
Le  concert  sera  beau!  —  J'irai,  dit  l'orphelin, 
Puisqu'il  faut  demander  à  cette  gloire  amère 
Un  peu  d'or  pour  payer  la  tombe  de  ma  mère!  » 


222  ŒUVRES    COMPLETES 

Il  partit,  il  monta  sur  l'estrade  à  pas  lents 
Et  sur  le  clavecin  posa  ses  doigts  tremblants; 
Dieu  seul  voyait  ces  pleurs!  Jamais  le  jeune  maître 
Ne  fut  plus  grand,  jamais  plus  applaudi  peut-être, 
Et  tandis  que  la  foule  acclamait  le  vainqueur, 
Hélas!  il  entendait  retentir  dans  son  cœur 
Le  cri,  le  long  adieu  de  l'âme  maternelle, 
Quand  l'ange  de  la  mort  l'emporta  sur  son  aile! 
Il  rentra  plus  brisé,  plus  pâle,  plus  hagard, 
Et  l'on  crut  qu'il  allait  mourir.  —  C'était  Mozart. 

Ce  jour  de  deuil  et  de  victoire, 
0  Mozart,  semble  contenir 
Ta  sombre  et  lumineuse  histoire 
Et  t'annonçait  ton  avenir  ; 
Ame  torturée  et  bénie, 
Le  long  martyre  du  génie 
Courbera  ton  front  triomphant; 
Double  sort  propice  et  contraire, 
La  gloire  te  dira  :  mon  frère! 
Et  la  pauvreté  :  mon  enfant  ! 

L'Espérance,  l'étoile  ardente, 
Guidera  tes  pas  aujourd'hui; 
Demain,  tu  devras,  comme  Dante, 
Monter  par  l'escalier  d'autrui; 
Sur  tes  projets  et  sur  tes  œuvres 
S'acharneront,  lâches  couleuvres, 


LE    CENTENAIRE   DE    DON   JUAN  223 

Ceux  dont  l'œil  jaloux  te  suivit, 
Car  ils  ont  presque  autant  peut-être 
La  terreur  de  ce  qui  va  naître 
Que  la  haine  de  ce  qui  vit  ! 

Qu'importe?  l'art  sacré  t'enlève 
Loin  de  tes  blêmes  insulteurs, 
Dans  l'idéal  et  dans  le  rêve. 
Dans  le  vierge  éther  des  hauteurs; 
Musicien,  penseur,  poète, 
Tu  planes  comme  l'alouette 
Et  comme  l'aigle  d'un  vol  sûr, 
Bercé  dans  l'abîme  sonore, 
Enivré  d'espace,  d'aurore, 
D'amour,  d'harmonie  et  d'azur! 

Alors,  ayant  vu  le  mystère 

De  l'immense  sérénité, 

Tu  descends  porter  à  la  terre 

Un  reflet  de  divinité. 

Et  tu  mets  Dieu  dans  ton  poème, 

Ce  Don  Juan,  ton  œuvre  suprême; 

C'est  Dieu  qui  gronde,  c'est  sa  main 

Qui  vient,  dans  ton  drame  sublime, 

Broyer  le  fanfaron  du  crime, 

Le  Satan  de  l'orgueil  humain! 

0  Mozart,  après  tant  de  luttes  et  de  fièvres  ; 
La  mort  a  mis  le  sceau  de  gloire  sur  tes  lèvres  ; 


ŒUVRES   COMPLETES 


Des  fils  dignes  de  loi  viennent  en  même  temps 
Saluer  l'œuvre  illustre  et  jeune  de  cent  ans; 
Ton  art.  l'art  tout  entier,  brûle  encor  de  ta  flamme, 
Et  l'oreille  du  monde  est  pleine  de  ton  âme! 


XIX 


LE    THEATRE    DE    MORLAIX 


DIT    PAR    M.    MOUNET- SULLY,    LE    14    AVRIL     1 888 


I 


e  passénemeurt  pas.  L'arbre  s'effeuille  et  tombe, 
Mais  la  racine  vit,  pleine  de  sève  encor; 
Son  travail  lent  et  sûr  change  en  berceau  la  tombe, 
L'arbre  renaît  avec  ses  fleurs  de  neige  ou  d'or. 

Ainsi,  l'art  ne  meurt  pas;  il  renaît  de  lui-même  ; 
La  poésie,  après  son  déclin  d'un  moment, 
Apparaît  de  nouveau  dans  sa  beauté  suprême, 
Et  le  sommeil  du  drame  est  un  enfantement  ; 


Il  semblait  mort,  le  vieux  théâtre  des  ancêtres, 
Ce  théâtre  Breton,  sans  rampe  et  sans  décors, 
Qui  voyait  accourir  nobles,  bourgeois  et  prêtres 
Et  les  gens  du  commun,  comme  on  disait  alors  ; 


'3- 


226  ŒUVRES    COMPLÈTES 


On  ne  les  jouait  plus,  ces  Mystères  celtiques, 

Naïfs  comme  la  foi,  fiers  comme  le  devoir, 

Dont  vous  chantiez  les  vers  sous  les  chênes  antiques, 

Bergers,  en  conduisant  vos  bœufs  à  l'abreuvoir; 

Mais  vous  n'étiez  pas  morts,  romans,  légendes,  drames; 
Mais  vous  n'étiez  pas  morts,  poètes  inconnus  : 
Si  vos  noms  ont  péri,  vous  viviez  dans  les  âmes, 
Et  de  plus  grands  que  vous,  grâce  à  vous,  sont  venus  ! 

Nous  vous  saluons  donc,  noble  muse  Bretonne, 
Drame  simple,  art  sévère  où  la  foi  triomphait  ; 
Vous  fûtes  le  printemps  et  nous  sommes  l'automne, 
Et  ce  que  vaut  le  fruit  c'est  la  fleur  qui  l'a  fait  : 

Ce  rimeur  de  Tréguier  qui  prolongeait  sa  veille 
En  écrivant  des  vers  oubliés  aujourd'hui, 
Ce  poète  sans  nom  peut-être  a  fait  Corneille, 
Et  peut-être  Shakspeare  est  aussi  né  de  lui! 

Il 

Ils  devaient  naître  ici,  les  drames  héroïques, 
Bretagne,  car  chez  toi  les  héros  sont  chez  eux, 
Et  les  fronts  y  sont  hauts  comme  les  cœurs  stoïques, 
Terre  de  Beaumanoir  et  terre  de  Brizeux! 

Voyez!  Au  bord  des  flots  ce  tombeau  solitaire 

Que  blanchit  vaguement  la  lune  à  son  déclin 

Écoutez  !  comme  nous  l'océan  va  se  taire, 

Car  c'est  Chateaubriand  qui  parle  à  Duguesclin  ! 


LE    THEATRE   DE   MORLAIX 


Écoutez!  Ces  deux  champs  de  gloire  et  de  prière, 
C'est  la  marche  d'Arthur,  l'hymne  des  Trépassés, 
C'est  toute  la  Bretagne  ou  croyante  ou  guerrière  ; 
Aïeule  et  petits-fils,  vous  vous  reconnaissez  ! 

Vos  femmes  aux  yeux  bleus,  sur  la  grève  sonore, 
Du  château  de  Dinant  ou  des  sommets  d'Arzon, 
Debout  pour  le  combat,  semblent  chercher  encore 
Les  voiles  d'une  flotte  anglaise  à  l'horizon! 

Poètes  et  soldats,  amoureux  des  batailles, 
Amoureux  des  beaux  vers  et  des  douces  chansons, 
Dieu  vous  fera  toujours  une  armure  à  vos  tailles, 
L'honneur  et  l'idéal  sont  vos  deux  échansons! 

A  l'heure  du  péril,  que  l'attaque  soit  prompte 
Ou  lente,  souriez  à  l'ennemi  qui  vient  ; 
S'il  frappe,  n'ayez  peur;  s'il  raille,  n'ayez  honte; 
De  son  double  passé  le  Breton  se  souvient  ! 

Comme  autrefois,  luttez,  chantez  pour  la  patrie, 
De  Brest  à  Lorient,  de  Quimper  à  Morlaix, 
Car  elle  vient  d'en  haut  la  voix  mâle  qui  crie 
Depuis  quatre  cents  ans  :  s'ils  te  mordent,  mords-les  ? 


XX 

POUR    LES    VICTIMES 

DE  FORT-DE-FRÂNGE 

DIT    PAR    M,le    HADAMARD    AU   THÉÂTRE-FRANÇAIS 
(9    OCTOBRE    1890) 


I 


l  n'est  jamais  trop  tard  pour  la  Pitié.  La  Foule, 
Avecchaque  heure,  avec  chaque  jour  qui  s'écoule, 

S'en  va  vers  son  plaisir,  vers  sa  joie  ou  son  deuil; 

D'un  espoir  ou  d'un  rêve  on  se  fait  un  orgueil; 

Les  misères  d'autrui  semblent  bien  vite  anciennes, 

Et  notre  cœur  étroit  ne  connaît  que  les  siennes  ; 

Mais  Dieu  toujours  en  tient  ouverte  la  moitié 

Pour  cette  voyageuse  auguste,  la  Pitié. 


230  ŒUVRES    COMPLETES 


Que  de  fois  tes  bienfaits,  ô  généreuse  France, 
Des  peuples  étrangers  ont  calmé  la  souffrance! 
Pour  tous  ceux  qui  tremblaient  de  misère  et  d'effroi 
Tu  donnais  sans  compter...  Ne  compte  pas  pour  toi! 


Là-bas,  au  bord  des  mers,  dont  s'embrase  la  brume, 
Comme  une  torche  énorme  une  cité  s'allume; 
Sous  la  rage  du  ciel,  sous  la  rage  du  vent, 
L'incendie  est  debout  comme  un  monstre  vivant, 
Et  partout,  pas  à  pas,  étendant  sa  conquête, 
Tordant  ses  bras  en  feu  sur  la  rouge  tempête, 
Semble  dire  aux  volcans  :  «  Faites  mieux  que  cela!  » 
—  L'œuvre  du  monstre  est  faite  :  une  ville  était  là! 


Ici,  c'est  le  cyclone,  une  fureur  qui  passe, 
Qui  pousse  une  charrue  immense  dans  l'espace, 
Qui  laboure  les  airs  et  mugit,  en  semant 
L'épouvante  et  l'horreur  sous  l'obscur  firmament! 
Paysan  qui  croyais  à  tes  moissons  prochaines, 
La  faux  de  l'ouragan  fait  sa  moisson  de  chênes; 


POUR    LES    VICTIMES    DE   FORT-DE-FRANCE  23 1 

Il  emporte  tes  blés,  tes  prés  verts,  ta  maison, 
Et  ton  champ,  dans  une  heure,  a  changé  d'horizon  ! 
Eh  bien!  toi  qui  gémis  sur  ton  seuil  solitaire, 
Sur  ton  sol  dévasté...,  regarde  sous  la  terre! 


Ils  sont  là,  les  mineurs,  sous  nos  pieds,  dans  leurs  puits, 

Serfs  de  la  glèbe  noire,  attachés  là  depuis 

Leur  enfance  et  sachant  que  ce  sera  leur  tombe; 

Au  travail!  La  sueur  qui  de  leurs  membres  tombe, 

La  sueur  à  leurs  fronts  ne  vient  pas  du  soleil! 

Leur  labeur,  à  celui  de  la  taupe  pareil, 

Avance  lentement  dans  ces  caves  funèbres; 

Un  seul  flambeau  pour  eux  éclaire  ces  ténèbres, 

Un  feu  qui  va  peut-être,  en  un  instant,  parmi 

Ces  ombres,  réveiller  un  tonnerre  endormi! 

Quel  crime  as-tu  commis,  homme,  pour  te  résoudre 

A  chercher  dans  les  flancs  de  la  terre  la  foudre? 

Dieu  juste,  laissez-moi  jusques  à  vous  crier 

Pour  maudire...  Mais  non!  je  ne  viens  que  prier. 


II 


Pour  les  veuves  et  pour  les  mères 
Je  viens  demander  un  peu  d'or, 
Afin  qu'elles  soient  moins  arriéres 
Les  larmes  qui  coulent  encor, 


232  ŒUVRES    COMPLETES 

Pour  l'enfant  que  la  douleur  navre, 
Qui  voit,  de  terreur  éperdu, 
Soudain  remonter  un  cadavre 
Où  son  père  était  descendu! 

Songeons,  en  attisant  la  flamme 
Et  le  charbon  de  nos  foyers, 
Que  dans  cette  fumée  est  l'âme 
De  tous  ces  hommes  foudroyés; 

Songeons  que  là-bas,  dans  ces  ombres, 
Le  laboureur,  joyeux  hier, 
Pleure  et  hurle  sur  les  décombres 
Du  toit  dont  il  était  si  fier; 

Songeons  que  la  grange  et  retable 
Sont  détruites,  et  prélevons 
Un  peu  de  pain  de  notre  table 
Pour  ceux  à  qui  nous  le  devons  ! 

Semons  nos  bienfaits  nécessaires, 
Soyons  aussi  des  moissonneurs; 
Donnons  à  toutes  les  misères, 
Pour  racheter  ious  nos  bonheurs! 

Pour  vous-mêmes  je  vous  implore, 
Pour  vous  les  heureux  d'ici  bas  : 
Donner,  c'est  s'enrichir  encore 
D'un  trésor  qui  ne  périt  pas; 


POUR    LES    VICTIMES    DE    FORT-DE-FRANCE 


233 


L'aumône  est  l'épargne  céleste, 
C'est  la  seule  qui  plaise  à  Dieu, 
Et  c'est  la  seule  qui  nous  reste 
Quand  au  monde  il  faut  dire  adieu  ; 

A  l'heure  où  notre  âme  s'envole, 
Un  ange  pèse  dans  sa  main 
Ce  trésor,  peut-être  une  obole 
Donnée  un  jour  sur  le  chemin, 

Et  pour  conduire  au  grand  mystère 
Notre  âme  d'un  vol  plus  joyeux, 
De  cette  obole  de  la  terre 
Il  fait  un  astre  dans  les  deux' 


0H0- 


XXI 

LA    STATUE    DE    SHAKESPEARE 

DIT     PAR     M.     MOUNET-SULLY,     LE      14     OCTOBRE     1888, 
A  l'inauguration  du  monument  de  Shakespeare  à  Paris 


1 


ui,  la  France  et  Paris  ont  raison!  Angleterre, 
Prête-nous  ce  penseur,  ce  voyant  du  mystère, 

Cet  élu  du  génie,  et  laisse-nous  dresser 

Ce  bronze  que  nul  bras  ne  voudra  renverser, 

Qui,  peut-être,  verra  crouler  plus  d'un  empire! 

—  Ce  bronze...  qu'était-il  avant  d'être  Shakespeare? 

Qu'a-t-il  fait,  qu'a-t-il  fait  avant  de  monter  là? 

Quel  est  le  premier  feu,  bronze,  qui  te  brûla? 

Ah!  sans  doute,  tu  fus  un  instrument  de  guerre, 

Et  nous  t'avons  conquis  sur  l'ennemi  naguère! 

Ton  histoire  est  écrite  en  ruines  là-bas! 

Le  galop  des  chevaux  t'emportait  aux  combats; 


236  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ton  souffle  formidable  ébranlait  les  murailles, 
Tu  brisais  les  plus  forts,  tu  broyais  les  entrailles, 
Dans  les  camps  où  venaient  les  soldats  s'enfermer 
Tu  creusais  ces  sillons  où  rien  ne  doit  germer; 
Volcan  noir,  tu  crachais  tes  laves  sur  la  terre, 
Et  la  rage  de  l'homme  allumait  ton  cratère  ; 
Je  ne  te  maudis  plus,  cependant,  aujourd'hui, 
Toi  dont  sur  tant  de  morts  les  tonnerres  ont  lui; 
Non!  complice  infernal  de  la  gloire  qui  tue, 
Bronze,  sois  pardonné,  car  te  voilà  statue! 

II 

Entre,  Shakespeare!  c'est  la  France, 
La  France  qui  peut  contenir 
Toute  grandeur,  toute  espérance 
Toute  gloire  et  tout  souvenir; 
C'est  la  ville  qui,  juste  et  calme, 
Sur  un  berceau  met  une  palme, 
Une  étoile  sur  un  linceul; 
Entre,  Eschyle  de  l'Angleterre, 
Corneille  te  dira  :  mon  frère! 
Et  Victor  Hugo  :  mon  aïeul! 

Espace  et  temps  sont  le  domaine 
De  ces  fiers  travailleurs  qui  font 
Refléter  toute  face  humaine 
Dans  un  miroir  large  et  profond  ; 
Ils  disent  au  lâche,  à  l'infâme  : 
Regarde,  monstre!  c'est  ton  âme  ; 


LA  STATUE    DE    SHAKESPEARE 


57 


Ils  disent  au  crime  vainqueur  : 
Regarde  tomber  ta  puissance! 
Puis,  ils  disent  à  l'innocence  : 
Ange,  regarde  :  c'est  ton  cœur! 

Telle  est  ton  œuvre  immense,  ô  maître, 

Poète  de  l'humanité. 

Le  plus  haut  front  que  Dieu  peut-être, 

Dans  les  siècles  ait  visité  ; 

Œuvre  auguste,  sombre  et  charmante, 

Où  l'homme  rit  et  se  lamente 

Dans  son  espoir,  dans  son  remords, 

Dans  sa  haine   dans  son  envie, 

Où  le  long  effroi  de  la  vie, 

Fait  comprendre  et  bénir  la  mort  ! 

Paris,  dont  la  poitrine  aspire 

Les  vents  qui  viennent  des  sommets, 

Avait  Dante  :  il  aura  Shakespeare, 

Shakespeare  est  à  lui  désormais  ; 

Il  est  à  nous,  à  tous,  au  monde; 

Il  a  mis  sa  trace  féconde 

Sur  chaque  peuple  d'un  pied  sûr; 

Son  œuvre  est  à  tous,  tout  entière  ! 

L'art  sacré  n'a  pas  de  frontière, 

Pas  plus  que  la  mer  et  l'azur  ! 


XXII 
PROLOGUE   POUR    UN    THÉÂTRE 

DE    JEUNES    GENS 

(menus-plaisirs,   18S7) 


essieurs,  malgré  ma  barbe  grise 
Qui  rend  les  cœurs  moins  indulgents, 

Je  viens  défendre  l'entreprise 

De  trois  ou  quatre  jeunes  gens. 


D'abord,  je  vous  dis  à  l'oreille 
Que  nos  spirituels  auteurs 
Ont  accompli  cette  merveille 
De  supprimer  les  directeurs  ! 


24O  ŒUVRES    COMPLETES 

Plus  de  directeur  !  Le  beau  rêve! 
Plus  de  pacha!  plus  de  sultan  ! 
S'ils  veulent  tous  se  mettre  en  grève, 
Nous  dirons  au  meilleur  :  Va-t-en! 

Nos  auteurs  —  délices  suprêmes  '. 
Horizon  presque  illimité!  — 
Reçoivent  leurs  pièces  eux-mêmes, 
Sans  examen  ni  comité; 

Un  directeur  a  la  migraine 
Ou  son  pied  souffre  de  ses  cors  ; 
11  répond  donc  :  Mauvaise  graine  ! 
A  Fauteur  qui  veut  des  décors  ; 

Et  cependant.,  la  graine  est  bonne, 
Et  les  fruits  verts  peuvent  mûrir  ; 
On  les  verra,  si  l'on  s'abonne 
Au  théâtre  qui  va  s'ouvrir. 

Notre  menu,  notre  programme, 
Est  fait  pour  contenter  la  faim  : 
Un  vaudeville,  un  petit  drame, 
Une  comédie  à  la  fin; 

Plus  tard,  s'ils  ont  votre  suffrage, 
Nos  auteurs  monteront  plus  haut  ; 
Dites-leur  seulement  :  courage! 
Mais  dites-le,  car  il  le  faut  ; 


PROLOGUE  POUR  UN  THEATRE         24 I 

Il  faut  applaudir  la  jeunesse, 
C'est  le  devoir  utile  et  doux  : 
Si  nous  voulons  que  l'art  renaisse, 
Il  faut  dire  aux  fleurs  :  ouvrez-vous! 

Il  faut  aimer  ce  qui  commence, 
Il  faut  aimer  ce  qui  finit, 
La  moisson  comme  la  semence, 
Et  le  tombeau  comme  le  nid  ; 

Applaudir,  c'est  créer  peut-être  ; 
Souvent  des  bravos  bien  lancés 
De  l'humble  élève  font  un  maître... 
A  tout  hasard,  applaudissez!... 


1 1 


XXII 


LA    CROIX    DE    MOUNEÏ-SULLY 


|  mi,  c'est  juste!  après  la  fièvre, 
Après  le  tourment  lent  et  noir 
Qui  met  un  frisson  à  la  lèvre. 
Et  jette  au  cœur  un  désespoir, 

Après  l'heure  où  le  ciel  se  voile, 
Pour  nous  qui  luttons  et  souffrons, 
Il  est  bien  juste  qu'une  étoile 
Un  jour  s'allume  sur  nos  fronts. 


Vous  connaissez  ces  longues  transes, 
Ami,  ce  doute  envahisseur, 
Ces  mystérieuses  souffrances 
Du  noble  artiste  et  du  penseur; 


244  ŒUVRES    COMPLETES 

Labeur  terrible  !  angoisse  immense  ! 
Suivre,  dans  leurs  mille  combats, 
L'amour,  la  haine,  la  démence, 
Toutes  les  douleurs  d'ici-bas; 

Trouver,  par  un  effort  suprême, 
Dans  le  drame,  aux  profonds  détours, 
Ce  que  le  poète  lui-même 
Rêva  sans  l'y  mettre  toujours; 

Descendre  dans  l'âme  d'Oreste, 
Deviner  l'énigme  d'Hamlet, 
S'enfoncer  dans  l'ombre  funeste 
Où  le  pâle  Œdipe  roulait; 

Savoir  sous  quel  fardeau  de  crimes, 
Ame  de  Néron,  tu  tremblas: 
Saisir,  aux  heures  légitimes, 
L'épée  ardente  de  Ruy-Blas  ; 

Voilà  votre  œuvre,  où  se  dévoile 
Un  art  profond  qui  vient  du  cœur; 
C'est  pourquoi  j'aime  cette  étoile 
Qui  s'allume  au  front  dn  vainqueur. 

Décembre  1880. 


LES   CIGALIÈRES 


H- 


REPONSE  DES  CIGALIERS  A  MISTRAL 


erci  d'abord,  merci  pour  cet  accueil  de  frère 
Que  par  toi  le  Félibre  a  fait  au  Cigalier  : 
Ce  n'est  pas  un  rival  ;  non,  amis!  au  contraire  : 
Ce  n'est  qu'un  fruit  nouveau  sur  le  même  espalier. 


Vous,  vous  êtes  la  muse  antique  et  jamais  vieille, 
Sans  cesse  rajeunie  en  ses  fortes  amours, 
Qui  se  souvient  d'Homère  en  enfantant  Mireille, 
Et  berce  l'avenir  au  chant  des  anciens  jours. 


Chacun  de  vous,  au  ciel  de  notre  Occitanie, 
Lance  ces  vers  vibrants  comme  des  flèches  d'or  ; 


2_j8  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Et  le  Félibre,  fier,  tendre  ou  mâle  génie, 
Augmente  l'héritage  et  le  commun  trésor. 

D'où  vous  vient  cette  force  incessamment  accrue.1 
C'est  que  le  sol  natal  aime  et  retient  vos  pas  ; 
C'est  que,  craignant  la  ville  où  la  foule  se  rue, 
Vous  chantez  la  nature  et  ne  la  quittez  pas  ; 

Nature  au  sein  profond  où  vit  le  grand  mystère, 
Vastes  forêts  à  qui  tout  poète  parla, 
Vents  du  soir,  confidents  du  penseur  solitaire, 
0  poètes  heureux,  votre  génie  est  là  ! 

Sur  le  luth  plus  pesant  quand  la  main  est  plus  lasse, 
Quand  le  vers  se  refuse  à  naître  sous  vos  doigts, 
Un  rayon  de  soleil  le  fait  à  votre  place, 
Et  la  brise  finit  la  strophe  dans  les  bois  ! 

Oui,  la  nature  est  mère,  et  la  ville  est  marâtre. 
Nous  le  savons,  hélas  !  nous  qui  pour  sentiers  verts, 
Qui  pour  nature  avons  nos  décors  de  théâtre, 
Et  pour  soleil  le  gaz  qui  fait  si  mal  les  vers  ! 

Aussi  pour  retremper  la  force  et  le  courage, 

Nous  voulons,  chaque  mois,  nous,  vos  frères  proscrits, 

Ensemble,  retrouver,  poétique  mirage, 

Un  coin  du  ciel  natal  sous  le  ciel  de  Paris. 


REPONSE    DES    CIGALIERS    A    MISTRAL 


249 


Chacun  apporte  ici  sa  chanson  et  ses  rêves; 
Et  nous  vous  revoyons  par  la  pensée  encor, 
Fleuves,  garigues,  monts,  retentissantes  grèves, 
Mer  dont  les  flots  d'azur  baignent  nos  îles  d'or! 

En  vain,  autour  de  nous,  la  ville  gronde  et  crie. 
Nous  oublions  travaux,  luttes,  gloire  ou  péril  ; 
Le  regard  de  chacun  rend  à  tous  la  patrie 
Et  la  fraternité  fait  accepter  l'exil. 


II 


LA    CHANSON    DES    CIGALIERS 

RÉCITÉE  A  CAEN 
LE  JOUR  DE  LA  FÊTE  DONNÉE  PAR  LA  ((  POMME  » 


a  Pomme  a  dit  à  la  Cigale  : 
«  Viens  à  Caen  dîner  avec  moi, 
«  Ma  table  n'est  pas  trop  frugale, 
«  Je  suis  gourmande  comme  toi  ; 
«  On  s'amuse  aux  rives  de  l'Orne, 
«  Sans  qu'on  y  danse  le  cancan. 
«  L'esprit  normand  n'a  rien  de  morne.. 
—  Les  Cigaliers  s'en  vont  à  Caen. 

«  Viens,  la  chanteuse  provençale, 
«  Sans  redouter  un  ciel  brumeux, 
«  Viens  voir  au  plafond  de  la  salle 
«  Jaillir  le  bon  cidre  écumeux  ; 


:$2  ŒUVRES  COMPLETES 

«  Le  cidre  est  la  gaîté  de  l'homme, 
«  Qu'il  vienne  d'Auge  ou  de  Fécamp  ; 
«  Viens,  Cigale,  sœur  de  la  Pomme.  » 

—  Les  Cigaliers  s'en  vont  à  Caen. 

«  Viens;  comme  toi  je  suis  poète, 
«  J'ai  conçu  d'illustres  enfants, 
«  Et  tout  siècle  nouveau  répète 
«  Leurs  noms  en  échos  triomphants  ; 
«  Leur  force  à  leur  grâce  est  pareille, 
«  J'ai  la  colline  et  le  volcan  ; 
«  Saluez  Malherbe  et  Corneille.  » 

—  Les  Cigaliers  s'en  vont  à  Caen. 

((  Viens;  je  n'ai  pas  la  Vénus  d'Arle, 

«  La  brune  aux  regards  pleins  d'éclairs 

«  Dont  le  silence  même  parle, 

«  .Mais  j'ai  les  blondes  aux  yeux  clairs  ; 

«  On  les  voit  passer  sous  mes  treilles, 

«  Aux  labeurs  utiles  vaquant 

«  Avec  un  murmure  d'abeilles!...  » 

—  Les  Cigaliers  s'en  vont  à  Caen. 


III 


LES    CIGALIERS    AUX    FELIBRES 

LU   AU    BANQUET   OFFERT    PAR    LA    CIGALE    AUX    FELIBRES 
VENUS    A    PARIS    PENDANT    L'EXPOSITION 
LE    24    OCTOBRE    1878 


QJjRfcjf  u  nom  des  Cigaliers,  salut  à  vous,  Félibres! 
gBfyj  Prenez  place  avec  nous  au  banquet  fraternel, 
Poètes  du  Midi,  rivaux  unis  et  libres, 
Travailleurs  de  l'idée  et  de  l'art  éternel  ; 

Venez  dans  ce  Paris,  ruche  immense  d'abeilles, 
Spectacle  que  nos  yeux  ne  croyaient  plus  revoir, 
De  la  science  humaine  admirer  les  merveilles 
Et  surtout  y  chercher  l'exemple  et  le  devoir. 


254  ŒUVRES    COMPLETES 

0  poètes,  parmi  ces  ivresses,  ces  fêtes, 
Ces  batailles  sans  haine  et  ces  gloires  sans  deuil, 
Où  le  vainqueur  partage  aux  vaincus  ses  conquêtes, 
Le  poète  a  ses  droits  comme  son  juste  orgueil. 

La  science  active  et  féconde 
Va,  des  obstacles  triomphant, 
Demander  le  secret  du  monde 
A  Dieu  qui  permet  ou  défend  ; 
Elle  déchiffre  les  algèbres 
Comme  un  pasteur  dans  les  ténèbres 
Compte  ses  troupeaux  au  bercail, 
Ou  dans  la  nue  hospitalière 
Emporte,  sublime  écolière, 
Les  outils  sacrés  du  travail  ! 


Poètes,  en  ce  jour  pleins  de  mâle  espérance, 
Dieu  nous  réserve  à  tous  une  gloire  ici-bas  : 
C'est  d'aimer,  de  servir,  de  soutenir  la  France 
Dans  ses  enfantements  comme  dans  ses  combats! 


Oui,  la  science,  l'industrie, 

Fait  monter,  par  un  noble  effort, 

Aux  mamelles  de  la  patrie 

Le  lait  qui  rendra  l'homme  fort  ; 

Elle  crie  :  «  En  avant  sans  cesse! 

«  Ces  montagnes,  qu'on  les  abaisse; 


LES   CIGALIERS    AUX   FÉLIBRES 


255 


«  Ces  fleuves,  ces  mers,  comblez-les!  » 
Et  sa  puissance  souveraine 
Donne  un  jour  à  la  cité  reine 
Un  diadème  de  palais! 

Voilà  son  lot  superbe  et  sa  gloire  choisie; 

Que  te  reste-t-il  donc  à  toi,  dans  notre  temps) 

A-t-on  déshérité  tes  fils,  ô  poésie? 

Et  ne  sont-ils  donc  rien  que  des  roseaux  chantants? 

Non,  non  !  ils  ont  leur  part  dans  la  grande  œuvre  à  faire; 
L'Art  est  le  souffle  ardent  du  vaisseau  remorqueur; 
Chanter,  c'est  travailler,  quand  le  chant  est  sévère, 
Quand  il  sert  la  patrie  en  nous  haussant  le  cœur! 

Tout  ce  qui  n'est  pas  fait  pour  elle  est  éphémère. 
Ceux  qui  la  railleraient,  frivoles  ou  jaloux, 
Ressemblent  à  l'enfant  qui  rirait  de  sa  mère  : 
Le  rire  peut  tuer.  —  Parricide,  à  genoux! 

Grâce  à  Dieu,  la  race  nouvelle 

N'a  pas  de  ces  vils  persifleurs; 

On  lutte,  on  souffre,  on  meurt  pour  elle, 

Sans  accuser  la  mère  en  pleurs  ; 

Aujourd  hui,  quand  son  deuil  s'éloigne, 

Notre  allégresse  lui  témoigne 

Un  amour  plus  profond  encor; 

Chantons  sa  force  rajeunie, 

O  poètes,  et  son  génie 

Dont  la  paix  élargit  l'essor! 


:56 


ŒUVRES    COMPLETES 


Que  notre  voix  tendre  et  fidèle 
La  suive  comme  aux  temps  passés; 
N'ayons  que  des  chants  dignes  d'elle 
Ce  sera  la  servir  assez! 
Aux  jours  de  sanglante  épopée 
La  lyre  a  fait  œuvre  d'épée... 
Qu'elle  en  garde  les  fiers  frissons, 
Et  que  la  France  calme  et  libre 
Retienne  dans  son  cœur  qui  vibre 
L'écho  de  nos  mâles  chansons! 


IV 


LE    RUISSEAU    ET    LA    RIVIERE 

LUE    AUX     FÊTES    DONNÉES    A    SCEAUX;    PAR     LA    CIGALE, 
EN    L'HONNEUR   DE    FLORIAN  (5   OCTOBRE    1879) 


n  beau  jour  certaine  rivière, 
Large,  profonde  et  surtout  fière, 
Rencontrant  un  mince  ruisseau 
Qui  coulait  au  pied  d'un  coteau, 
Lui  dit  :  «  Petit  ruisseau,  tu  me  plais,  je  t'assure, 

«  Ton  air  modeste  me  séduit, 
«  Tu  n'enfles  pas  la  voix,  tu  ne  fais  pas  de  bruit, 
«  Ta  plus  grande  colère  est  à  peine  un  murmure. 
«  Je  veux  faire  aujourd'hui  quelque  chose  pour  toi  : 
«  Viens  avec  moi! 


258  ŒUVRES    COMPLÈTES 

«  —  Non,  répond  le  ruisseau,  je  suis  par  caractère 

«  Timide  et  d'humeur  solitaire; 

«  Je  me  trouve  bien  où  je  suis, 

«  Et  j'y  resterai  si  je  puis. 
«  —  L'ingrat!  dit  la  rivière;  et  pourtant  je  l'excuse  : 

«  Il  ne  sait  pas  ce  qu'il  refuse  ; 
«  Ruisseau,  comprend-le  donc  :  mon  lit  sera  le  tien; 

«  Tu  suivras  ma  haute  fortune; 
«  Nos  flots  s'écouleront  d'une  pente  commune; 
«  Tu  porteras  mon  nom  illustre  autant  qu'ancien  : 
«  Tu  verras  des  vaisseaux  sur  nos  ondes  mêlées 
«  Se  rapprocher,  se  fuir,  de  leurs  voiles  gonflées; 
«  Aux  coquettes  cités  se  pressant  pour  nous  voir 
«  L'acier  clair  de  nos  eaux  servira  de  miroir; 
«  D'autres  villes,  où  tout  gronde,  bouillonne  et  tremble, 

«  Soupiraux  d'un  terrestre  enfer, 
«  Flamboierontsurnosbordset  nouspourronsensemble 
«  Prendre  le  nom  de  fleuve  en  tombant  dans  la  mer! 


«  —  Non,  c'est  un  destin  trop  superbe,  » 
Dit  le  ruisseau,  glissant  sous  l'herbe. 

La  rivière  gronde  plus  fort  : 
a  — Vit-on  jamais  un  ruisseau  plus  stupide!  » 
Pourtant  elle  se  calme  après  un  grand  effort. 
Tandis  que  le  ruisseau  s'éloigne  plus  rapide. 
—  «  Voyons,  ami  ruisseau,  réfléchis,  cette  fois; 
«  Quel  est  ton  avenir?  Je  le  sais,  je  le  vois; 


LE    RUISSEAU    ET    LA    RIVIÈRE  259 

«  Est-ce  un  métier  que  l'on  avoue 

«  De  refléter  le  sable  nu 

«  Ou  de  faire  tourner  la  roue 

«  De  quelque  moulin  inconnu  ? 

«  Est-ce  une  gloire  qui  nous  tente 

«  De  voir,  quand  les  prés  fleuriront, 

«  Sous  les  arbres  ou  sous  la  tente, 

«  Les  Estelles  danser  en  rond? 

«  Après  un  triomphe  si  rare 
«  Tu  te  perdras  sous  terre  ou  bien  dans  quelque  mare; 
«  Voilà  ce  qui  t'attend  et  ce  sera  bien  fait.  » 
A  ces  mots  le  ruisseau  disparut  en  effet. 

La  rivière  écumant  de  rage, 
(Car,  aux  yeux  des  puissants,  qui  les  fuit  les  outrage!) 
Précipite  sa  course  et  rencontre  bientôt 

Un  fleuve  qui  s'empare  d'elle 

Sans  même  lui  chercher  querelle, 

Tant  la  chose  était  naturelle  :' 
11  était  le  plus  grand  et  venait  de  plus  haut. 
La  rivière  y  perdit  son  nom  avec  sa  gloire, 

Peut-être  son  orgueil  aussi, 

Quand  une  voix  lui  dit  :  «  Merci! 
«  Ton  sort  serait  le  mien  si  j'avais  pu  t'en  croire, 

«  Mais  ton  exemple  me  sert  mieux.  » 
C'était  notre  ruisseau  qui,  limpide  et  joyeux, 
Reparaissait  après  ces  longues  flâneries 

Qu'un  ruisseau  fait  dans  les  prairies  ; 
il  avait  dit  son  nom  aux  bois  verts,  aux  fleurs  d'or, 


2Ô0  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Et  les  tendres  échos  le  répétaient  encor; 
Il  s'était  dérobé  sous  les  joncs,  sous  la  terre; 
Ses  eaux  avaient  grossi  même  dans  ce  mystère, 
Et  quand  on  le  revit,  ce  fut  un  vrai  bonheur. 

Tout  le  monde  lui  fait  honneur, 

Et  le  ruisseau  poursuit  sa  course 
Vers  la  mer,  vers  la  gloire,  aussi  pur  qu'à  sa  source. 
Le  nom  de  ce  ruisseau,  vous  le  devinez  bien, 
C'est  Florian.  Ici  je  n'ajoute  plus  rien. 
Il  vous  doit  ce  retour  de  sa  gloire  première; 
Mais  on  ne  m'a  pas  dit  le  nom  de  la  rivière. 


v<v£S- 


1  -^5fÂHf  J^5 


LE  BANQUET  DE  LA  SAINTE-ESTELLE 


DIT    PAR    M.    MOUNET-SULLY 
(1888) 


alut,  Avignon!  Et  toi,  Rhône! 

Et  toi.  le  colossal  château 
Dressé  sous  le  ciel  comme  un  trône  ! 
Salut  la  ville  de  Nerto! 


Salut,  horizon,  air  qui  vibres, 
Murs  dorés,  calme  solennel; 
Salut,  le  berceau  des  Félibres! 
Salut,  la  tombe  d'Aubanel! 

Nuages  flottant  dans  l'espace, 
Entourant,  comme  un  encensoir, 
L'âme  de  Magali  qui  passe 
Des  parfums  lumineux  du  soir  ! 


iv 


2Ô2  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Provence  où  l'azur  donne  aux  marbres 
Le  même  éclat  qu'au  Parthénon, 
Où  le  vent  qui  courbe  les  arbres 
D'un  poète  porte  le  nom! 

Dans  ta  grâce  à  ta  force  égale, 
Reçois  tes  amis  familiers; 
Salut,  terre  de  la  Cigale 
Où  reviennent  les  Cigaliers! 

Ils  reviennent,  mais  pour  une  heure, 
Des  grands  exils  parisiens; 
Paris  a  beau  dire  :  Demeure! 
Quand  la  Provence  dit  :  Reviens! 

Dans  les  fièvres  que  Paris  donne, 
On  hait  l'exil,  on  le  maudit, 
Mais  au  retour  on  lui  pardonne 
Dès  que  le  toit  natal  grandit  ; 

C'est  lui!  c'est  lui!  Ce  sont  nos  frères, 
Les  poètes  au  cœur  de  feu, 
Qui  font  accueil  aux  téméraires 
Partis  à  la  grâce  de  Dieu! 

Fier  Cigalier,  trop  fier  peut-être 
D'avoir  fait  là-bas  ton  devoir, 
Si  lu  sens  une  larme  naître 
Dans  tes  yeux,  laisse  la  bien  voir! 


LE    BANQUET    DE    LA    SAINTE-ESTELLE 


263 


Félibre,  trop  heureux  sans  doute 
Dans  ton  calme  et  ta  gloire  ici, 
Quand  nous  reprendrons  notre  route, 
Laisse  voir  une  larme  aussi! 

Pour  nos  deuils  et  pour  nos  chimères 
—  Hélas!  n'est-il  pas  vrai,  Seigneur? 
11  est  tant  de  larmes  arriéres, 
Qu'il  en  faut  bien  pour  le  bonheur! 


VARIA 


DANTE 


de  regarde-t-il  donc  dans  la  nuit  formidable? 
Qu'entrevoit-il  au  fond  de  l'abîme  insondable? 
e  dur  marcheur,  par  tant  de  spectres  visité, 
Aux  portes  de  l'horrible  et  dolente  cité, 
Sans  doute  a  lu  ces  mots  :  Ici  plus  d'espérance! 
C'est  pourquoi  les  enfants,  les  femmes  de  Florence, 
Devant  ce  front  lugubre  et  plus  froid  que  le  fer, 
«aient  :  Voilà  celui  qui  revient  de  l'enfer! 


Il 


élas!  quand  il  aura  chez  la  race  vivante 
-ontemplé  la  terreur,  la  haine,  l'épouvante, 
■a  vertu  dans  l'opprobre  et  le  crime  étonnant 
L'univers  à  genoux,  malgré  le  ciel  tonnant; 


2ÔS  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Quand  la  main  de  la  mort,  plus  lourde  que  la  pierre, 

Aura  posé  le  sceau  divin  sur  sa  paupière; 

Quand  il  ira  frapper  au  grand  seuil  étoile, 

Les  anges,  qui  l'aimaient  comme  un  frère  exilé, 

Voyant  dans  son  regard  ce  feu  noir  de  cratère, 

Diront:  Voilà  celui  qui  revient  de  la  terre! 

Août  1879. 


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II 


PAOLO    ET    FRANCESCA 


rancesca!...  Paolo!...  Mystère 
De  l'amour  et  du  châtiment! 

La  Géhenne  de  l'adultère 

Les  entoure  éternellement; 

Douces  colombes  de  l'abîme, 
Ils  passent,  beau  couple  enlacé, 
Portant  le  souvenir  du  crime 
Mais  aussi  du  bonheur  passé! 


Leur  douleur  n'a  pas  un  blasphème  ; 
Ils  doutent  de  leur  crime,  hélas  ! 
En  voyant  que  l'enfer  lui-même 
Du  moins  ne  les  sépare  pas 


27O  ŒUVRES    COMPLETES 

L'enfer!...  Est-il  donc  vrai,  poëte? 
Quoi!  Toujours?  A  jamais?  Grand  Dieu! 
Courir  sous  le  vent  qui  les  fouette 
Des  lacs  de  glace  aux  lacs  de  feu  ! 

Sais-tu,  Dante,  si  leur  supplice 
Ne  fut  pas  trop  grand  de  moitié, 
Et  si  l'éternelle  Justice 
N'est  pas  l'éternelle  Pitié! 

Peut-être,  à  cette  heure  d'ivresse 
Qui  leur  sonnait  aussi  la  mort, 
L'épée  ardente  et  vengeresse 
Dans  leur  cœur  trouva  le  remords; 

Quand  ton  regard  suivait  leur  trace 
Dans  l'air  noir  du  gouffre  étonné, 
Les  anges  demandaient  leur  grâce... 
Et  Dieu  peut-être  a  pardonné! 

Mars  1879. 


III 

LA    CHANSON    DU    FER(0 


idier,  roi  des  Lombards,  plein  d'une  peur  secrète, 
Sachant  qu'à  l'attaquer  Charlemagne  s'apprête, 
Monte,  suivi  d'Ogier  le  Danois,  dans  sa  tour 
D'où  l'on  domine  au  loin  le  pays  d'alentour. 
Didier  voit  tout  à  coup,  vers  l'immense  campagne, 
Les  chariots  des  Francs  venir  de  la  montagne  ; 
Ni  Xerxès  ni  César  n'ont  traîné  derrière  eux 
De  bagages  guerriers  un  amas  plus  nombreux. 
Didier,  que  la  terreur  de  plus  en  plus  dévore, 
Dit  :  ce  Charle  est  là  sans  doute  !  »  Ogier  dit  :  «  pas  encore  !  » 
Le  roi  se  ranimant  contemple  ses  remparts 
Que  défendent  pour  lui  ses  fidèles  Lombards; 
Il  aperçoit  alors  dans  la  campagne  immense 
Le  défilé  des  Francs  qui  toujours  recommence, 
Et  cherchant  des  yeux  l'ombre  où  se  réfugier  : 
«  Charles  doit-être  là!  —  Non,  lui  répond  Ogier, 

(i.  D'après  le  moine  de  Saint-Gall. 


272 


ŒUVRES    COMPLETES 


Ce  n'est  pas  l'empereur,  ce  n'est  que  l'avant-garde.  » 
Bientôt,  se  répandant  dans  la  plaine  lombarde, 
Les  évêques,  les  clercs,  et  les  comtes,  suivant 
Leur  ordre  de  combat,  passent  bannière  au  vent. 
«  Cette  fois,  Charleest  là!  dit  le  roi.  —  Pas  encore  ! 
—  Ou'allons-nous  devenir,  sire  Ogier.-  —  Je  l'ignore.  » 
Alors  les  douze  pairs,  que  chacun  par  son  nom 
Nommait  Ogier,  ayant  été  leur  compagnon, 
Envahissent  la  plaine,  ef  le  roi  Didier  pleure  : 
«C'est  lui,  sans  doute  enfin!  «Ogier  dit  :«  Tout  àl'heure!» 
Soudain,  de  l'Est,  du  Nord,  du  Midi,  du  Couchant, 
Une  moisson  de  fer  hérisse  chaque  champ; 
Le  Tessin  et  le  Pô,  vers  la  cité  qui  tremble, 
Roulant  des  flots  de  fer  semblent  monter  ensemble, 
L'empereur  Charlemagne  apparaît!  Dans  sa  main 
Est  la  lance  de  fer  qui  montre  le  chemin  ; 
Sa  cuirasse  est  de  fer  ;  il  s'arrête  tranquille 
Sur  son  cheval  bardé  de  fer,  près  de  la  ville; 
Sa  barbe  blanche  sort  de  son  casque  de  fer; 
Ses  yeux  mêmes  du  fer  jettent  le  sombre  éclair; 
Les  rayons  du  soleil  semblent  de  fer  eux-mêmes; 
Le  roi  lombard  saisi  des  angoisses  suprêmes, 
Comme  jadis  Hunald,  Lupus  et  Gaïfer, 
Crie  en  tremblant  :  «  Du  fer!  du  fer!  partout  du  fer! 
—  Cette  fois,  dit  Ogier,  contente  ton  envie.  » 
Mais  lui-même,  à  ces  mots  tombe  presque  sans  vie. 

Juillet  1864.  Retranché  de  La  Fille  de  Roland) 


KlèS 

FS^^S^^m 

IV 


LA    CHANSON    DE    BERTHEO 


I 


ls  vont  partir  pour  les  guerres  lointaines, 
Les  chevaliers  chercheurs  des  grands  périls, 
Et  le  roi  dit,  fier  de  ses  capitaines  : 
Combien  sont-ils? 


Il 


Au  loin,  au  loin,  pour  la  douce  patrie, 
Ils  ont  trouvé  le  jour  des  grands  périls, 
Et  l'ennemi,  déjà  tremblant,  s'écrie  : 
Combien  sont-ils  ? 


(i)  Retranchée  de  La  Fille  de  Roland. 


74 


ŒUVRES    COMPLETE? 


III 


Voyez  là-bas,  sous  les  rouges  bannières, 
Les  chevaliers  sauvés  des  grands  périls  : 
Combien  sont-ils?  se  demandent  les  mères, 
Combien  sont-ils? 


Y 


LA    CHANSON    DE    GERONTIAO) 


ans  sa  tombe  solitaire 
L'enfant  dort. 
Tout  à  coup,  hors  de  la  terre 

Sa  main  sort  ; 
Cette  main,  toujours,  encore, 

Va  cherchant 
Autour  d'elle,  de  l'aurore 

Au  couchant. 


Un  géant,  que  la  peur  nomme 

En  tout  lieu, 
Est  là-bas,  riant  de  l'homme 

Et  de  Dieu  ; 


(i)  Retranchée  du  3e  acte  du  drame  Les  Noces  d'Attila. 


276 


ŒUVRES    COMPLETES 


La  main  de  l'enfant  s'allonge 

De  nouveau, 
Prend  le  géant  et  le  plonge 

Au  tombeau  ! 


WÊshèeÊr- 

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VI 


RESIGNONS-NOUS 


'est  la  saison  des  avalanches  ; 
Le  bois  est  noir,  le  ciel  est  gris, 
Les  corbeaux  dans  les  plaines  blanches, 
Par  milliers,  volent  à  grands  cris: 
—  Mais,  bientôt,  de  tièdes  haleines 
Descendront  du  ciel  moins  jaloux, 
Avril  consolera  les  plaines... 
Résignons-nous. 


C'est  l'orage!  Les  eaux  flamboient 
Et  se  heurtent  comme  des  blocs, 
Les  dogues  de  l'abîme  aboient 
Et  hurlent  en  mordant  les  rocs; 


i6 


278  ŒUVRES    COMPLÈTES 

—  Mais,  demain,  tous  ces  flots  rebelles 
Se  changeront,  unis  et  doux, 

En  miroirs  pour  les  hirondelles... 
Résignons-nous. 

C'est  l'âge  où  l'homme  nie  et  doute  : 
Soleils  couchés  et  rêves  morts  ! 
A  chaque  tournant  de  la  route 
Ou  des  regrets  ou  des  remords! 

—  Mais,  bientôt,  viendra  la  vieillesse 
Élevant  sur  nos  fronts  à  tous 

La  lampe  d'or  de  la  sagesse... 
Résignons-nous. 

Ceux  qu'on  aima  sont  dans  les  tombes, 
Les  yeux  adorés  sont  éteints, 
Dieu  rappelle  à  lui  nos  colombes 
Pour  réjouir  des  cieux  lointains... 

—  Mais  bientôt,  d'une  âme  ravie, 
Seigneur!  pour  les  rejoindre  en  vous, 
Nous  nous  enfuirons  de  la  vie... 

Résignons-nous. 

Décembre  1856. 


VII 


SYMPHONIE    EN    SIX-QUATRE 


ur  la  profonde  mer  Vénus  se  lève, 

Un  flot  sombre  et  pesant  court  sur  la  grève, 

Un  dernier  alcyon  passe  à  grand  bruit, 

Sur  les  plaines  au  loin  tombe  la  nuit. 


Poète,  sur  ton  cœur  l'ombre  aussi  tombe, 
Mais  rien  n'y  chante  plus,  cygne  ou  colombe, 
Hélas  !  Et  sur  ta  vie  aux  noirs  reflux, 
L'étoile  de  l'amour  ne  brille  plus. 

Novembre  1856. 


VIII 

JE    NE    SUIS    PLUS    SI    BETE 

CHANSON  DE  JEUNESSE 
A  M"»  A'. 


ous  l'avez  dit,  et  je  le  crois, 
Quoique  mon  orgueil  en  murmure, 

J'étais  assez  bête  autrefois... 

Ah!  madame,  la  chose  est  dure! 

Ai-je  fait  des  progrès  depuis? 

Vous  l'affirmez...  c'est  fort  honnête; 

Je  veux  vous  croire  et  je  ne  puis  : 

Non,  non!  Je  ne  suis  plus  si  bête! 

Oui,  c'était  à  faire  pitié; 

Je  croyais  aux  vertus  fidèles, 

Au  dévoûment,  à  l'amitié, 

Je  comptais  sur  les  hirondelles! 


202  ŒUVRES    COMPLETES 

J'étais  heureux,  j'étais  charmé, 
Dès  qu'un  regard  me  faisait  fête; 
Aimant,  je  croyais  être  aimé... 
Non,  non!  Je  ne  suis  plus  si  bête! 

Dès  qu'une  femme  me  disait  : 
Aimez-moi  pour  que  je  vous  aime! 
Aussitôt  elle  me  plaisait  ; 
J'avais  mon  bonheur  en  moi-même! 
Souvent,  hélas!  on  abusa 
D'une  trop  facile  conquête, 
Et  mon  cœur  à  ce  jeu  s'usa... 
Non,  non!  Je  ne  suis  plus  si  bête! 

Jadis,  quand  l'éclair  de  vos  yeux 
Traversait  mes  yeux  et  mon  âme, 
J'avais  l'air  sot,  triste,  ennuyeux  ; 
C'est  que  j'avais  grand  peur,  madame! 
J'avais  peur  de  vous  admirer, 
D'en  perdre  tout  à  fait  la  tête; 
Que  savais-je?  Rien  :  soupirer... 
Non,  non!  Je  ne  suis  plus  si  bête! 

Octobre  1850. 


IX 


LE    DISQUE    ET    LE    TRAIN 


(chanson) 


n  soir,  au  bord  d'une  terrasse, 
Deux  amants,  couple  tendre  et  fier, 

Regardaient,  au  loin,  dans  l'espace, 

La  ligne  d'un  chemin  de  fer. 

Un  feu  plus  rouge  qu'une  bisque 

Paraît  à  l'horizon  serein, 

Et  l'amant  dit  :  tiens,  c'est  le  disque  ! 

Elle  répond  :  non,  c'est  le  train  ! 

—  Examine  avec  soin,  mon  ange, 
Et  tu  verras  bien  que  ce  feu 
Toujours  brillant  jamais  ne  change 
Ni  d'intensité  ni  de  lieu  ; 


2$4  ŒUVRES   COMPLÈTE: 


Un  phare  sur  un  obélisque 
Ne  change  pas  plus  de  terrain, 
Je  t'assure  que  c'est  le  disque... 
Elle  répond  :  non,  c'est  le  train  ! 

—  Je  ne  comprends  pas,  ma  mignonne, 
Que  tu  résistes  en  ceci  ; 

Cependant  je  te  le  pardonne, 
Les  femmes  sont  toujours  ainsi  ! 
Oui,  je  te  pardonne,  mais  puisque 
A  mon  dépit  je  mets  un  frein, 
Avoue  au  moins  que  c'est  le  disque... 
Elle  répond  :  non,  c'est  le  train! 

—  Quel  entêtement,  malepeste  ! 

Quel  ton  narquois  !  Quel  air  moqueur  ! 
Je  m'aperçois,  à  temps  du  reste, 
Que  vous  avez  fort  peu  de  cœur. 
Mieux  vaut  nous  séparer,  sans  risque 
D'en  avoir  un  trop  grand  chagrin... 
Avouez-vous  que  c'est  le  disque  ? 
Elle  répond  :  non,  c'est  le  train! 


MORALITE  POLITIQUE 

Ne  riez  pas  de  la  colère 

De  ces  deux  amants  trop  nerveux, 


LE    DISQUE    ET    LE    TRAIN 


28; 


On  voit  bien  des  gens  se  déplaire 
Et  pour  moins  se  prendre  aux  cheveux  ; 
En  politique,  on  court  le  risque 
De  chanter  un  pareil  refrain  : 
Royaliste,  on  dit  :  c'est  le  disque  ! 
Démocrate,  on  dit  :  c'est  le  train  ! 


1883. 


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PAUL    DE    SAINT-VICTOR 


ravaillez,  travaillez  !  tout  le  sang  de  vos  veines, 
g  Brûlez-le  dans  l'ardeur  du  rêve  et  du  désir  ; 
Luttez,  luttez  !  Levez,  avec  des  plaintes  vaines, 
Vos  yeux  vers  l'idéal  que  l'on  ne  peut  saisir  ! 


Pareil  au  laboureur  qui,  la  tète  baissée, 

Marche  en  disant  :  Quand  donc  le  repos  viendra-t-il  ? 

—  Acharné  laboureur  de  la  dure  pensée, 

Marche,  l'œil  au  sillon  et  la  main  à  l'outil  ! 


ŒUVRES    COMPLÈTES 

Quand  les  champs  seront  prêts  et  faites  les  semailles, 
Et  gonflés  les  épis  que  le  soleil  dora. 
—  Comme  un  corset  d'acier  dont  on  brise  les  mailles, 
Un  invisible  et  lourd  marteau  te  brisera. 

Déchirant  l'âpre  sol,  sans  regret,  sans  murmure, 
N'ayant  pour  t'égayer  que  ta  mâle  chanson, 
Hier  tu  disais  :  «  Demain  la  moisson  sera  mûre.  9 
Et  c'est  le  moissonneur  qui  manque  à  la  moisson  ! 


II 


Ainsi  le  fier  artiste,  à  qui  va  cet  hommage, 
Vient  de  tomber,  après  les  luttes  sans  remord, 
En  contemplant  le  ciel  avec  ses  yeux  de  -Mage, 
Entrant  du  même  pas  dans  la  gloire  et  la  mort  ! 

Trente  ans  il  avait  fait  large  et  haute  sa  gerbe, 
La  cherchant,  la  trouvant,  de  sommets  en  sommets, 
Et  regardant  de  là,  dédaigneux  et  superbe, 
Les  monts  inférieurs  qu'il  ne  hanta  jamais! 

Il  montait  éperdu  vers  Eschyle  et  Shakspeare, 
Dante  et  Victor  Hugo  l'attiraient  dans  l'azur. 
Et  dans  l'air  enivrant  que  l'esprit  y  respire, 
Il  s'élevait  encor  d'un  pied  toujours  plus  sûr. 


PAUL   DE   SAINT-VICTOR  289 

Il  n'en  descendra  plus.  Ainsi  la  mort  est  bonne. 
Mourir  sur  les  hauteurs,  c'est  renaître  et  grandir  ; 
La  chair  faible  au  baiser  de  l'ange  noir  frissonne, 
Mais  l'âme  voit  plus  haut  l'ange  bleu  resplendir  ; 

C'est  l'ange  aux  yeux  cléments,  qui,  sachant  les  passages 
Par  où  revient  aux  cieux  l'homme  longtemps  banni, 
Emporte  les  penseurs,  les  poètes,  les  sages, 
Sur  les  sommets  divins,  dans  le  rêve  infini  ! 

Juillet  1881. 


•"--TfîrTirgaâs 


XI 


LE    BUSTE    DE    VICTOR   HUGO 


A    MADEMOISELLE  JEANNE  HUGO 


enez,  mademoiselle  Jeanne, 
Tandis  que  les  merles  siffleurs 
Vont  boire,  sous  le  vieux  platane, 
Au  ruisseau  qui  rit  dans  les  fleurs  : 


Dans  la  vérandah  qui  s'ajuste 
Au  salon,  merveille  de  l'art, 
Ensemble  inaugurons  ce  buste, 
Le  marbre  blanc  du  grand  vieillard, 


292  ŒUVRES    COMPLÈTES 

—  Il  est  pour  moi!  dira  le  monde  ; 

—  Il  est  pour  Jeanne!  a  dit  l'aïeul. 
C'est  ainsi  qu'un  pouvoir  se  fonde, 
Et^souvent  tout  est  pour  un  seul! 

Mais  l'aïeul  a  raison  de  croire 
Que  pour  ce  marbre  triomphant 
Avant  le  baiser  de  la  gloire 
Il  faut  le  baiser  de  l'enfant. 

Un  jour,  quand,  par  delà  les  nues, 
Plus  haut  que  nos  soleils  encor, 
Avec  des  ailes  inconnues 
Son  âme  aura  pris  son  essor; 

Quand  l'ombre,  maintenant  muette, 
En  rayonnant  lui  parlera, 
Alors,  l'image  du  poète, 
Le  monde  la  réclamera; 

Sa  statue  en  cent  lieux  dressée 
Sera  l'honneur  de  la  cité, 

—  De  marbre  comme  sa  pensée, 
D'airain  comme  sa  volonté; 

Et  les  foules  aux  voix  profondes 
Chanteront  ce  chant  doux  et  fier, 
Semblable  au  bruit  des  larges  ondes 
Qui  viennent  de  la  haute  mer  : 


LE   BUSTE   DE   VICTOR   HUGO  2Q' 

«  Cet  homme,  qu'un  peuple  sans  nombre 
«  Acclame  d'en  haut  et  d'en  bas, 
«  D'un  siècle  étincelant  et  sombre 
«  A  combattu  tous  les  combats; 

«  Toutes  les  cordes  de  la  lyre 
«  Ont  vibré  sous  ses  doigts  de  fer  : 
«  Il  vit  l'homme  comme  Shakspeare, 
«  Et  comme  Dante  il  vit  l'Enfer; 

«  Formidable,  il  avait  la  grâce 
«  D'un  lac  sous  le  ciel  matinal, 
«  Mêlant  au  sourire  d'Horace 
«  L'âpre  courroux  de  Juvénal, 

«  Marquant,  dans  la  lutte  éternelle, 
«  Dans  le  calme  ou  les  tourbillons, 
«  Tous  les  grands  sommets  de  son  aile, 
«  De  son  pied  tous  les  grands  sillons!    » 

Ainsi,  mademoiselle  Jeanne, 
Dira  chaque  siècle  naisssant, 
Et  moi-même  je  me  condamne 
D'en  affaiblir  le  cri  puissant; 

Mais  vous,  pour  qu'une  main  compose 
Un  bouquet  digne  de  l'aïeul, 
Cueillez  dans  le  jardin  la  rose, 
L'iris,  le  lis  et  le  glaïeul; 


294  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Portez  ces  fleurs  à  ce  génie; 
Devant  le  marbre  aux  sombres  yeux, 
Dites  :  c'est  Jeanne!  —  Sois  bénie! 
Répondra  le  marbre  joyeux; 

Et  plus  tard,  dans  ces  jours  de  gloire 
Que  de  loin  l'on  doit  annoncer, 
—  Si  les  marbres  ont  la  mémoire 
De  tout  ce  qu'ils  ont  vu  passer  — 

En  regardant,  marbre  qui  plane, 
La  foule  où  Zoïle  se  tait, 
Il  se  dira  :  J'aimais  mieux  Jeanne 
Et  les  fleurs  qu'elle  m'apportait! 

Juin  1870. 


XII 


AU    GENERAL    PITTIE 


oète  et  soldat,  je  t'envie  : 
Dans  ses  gloires  ou  ses  revers, 
Au  pays  tu  donnes  ta  vie 
Comme  tes  vers; 


Sous  la  mitraille  et  sous  les  bombes 
Tu  dis  :  nous  mourrons,  s'il  le  faut! 
Et  tu  suis  le  vol  des  colombes 
Là-haut,  là-haut; 


Lalagé  te  voit  sur  sa  trace 
Sous  le  saule  et  le  peuplier, 
Mais  tu  sais  garder  mieux  qu'Horace 
Ton  bouclier; 


2ÇÔ  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ton  luth  jette  ses  plaintes  vagues 
Au  coteau  dans  l'ombre  endormi, 
Ou  parfois  cause  avec  les  vagues 
Comme  un  ami; 

Mais  on  sent  qu'il  est  de  la  taille 
De  ton  épée,  et  que,  le  jour 
Où  l'ange  noir  de  la  bataille 
Aurait  son  tour, 

La  douce  lyre,  que  naguère 
Ornaient  les  fleurs  du  Cythéron, 
Eclaterait  en  cris  de  guerre 
Comme  un  clairon  ! 

Septembre  1882. 


XIII 


MES    DEUX    FILLES 


A    M.    EMILE    PERR1N,    DIRECTEUR    DU    THEATRE-FRANÇAIS 


'ai  deux  filles  au  monde,  àpeu près  du  même  âge: 
Ernestine  a  bientôt  onze  ans,  et  Berthe  aussi(i); 
Toutes  les  deux,  après  grand'peine  et  grand  dommage, 
Se  portent  bien toujours  il  n'en  fut  pas  ainsi! 


1 


Ernestine,  l'enfant  blonde  de  ma  jeunesse, 
Bien  longtemps  n'a  semblé  vivre  que  pour  souffrir; 
A  peine  née,  il  faut  déjà  qu'elle  renaisse, 
Cette  plante  si  frêle  avant  que  de  fleurir! 

(i)  Berthe  est  l'héroïne  du  drame,  La  Fille  de  Roland. 

17 


ŒUVRES    COMPLETES 


Il  me  souvient  qu'un  jour,  un  mal  terrible,  étrange, 
La  saisit;  son  grand  œil  de  brume  se  couvrait; 
Sa  mère  et  moi,  courbés  sur  le  lit  de  notre  ange, 
Nous  ne  comprenions  rien  sinon  qu'elle  mourait. 


C'était  bien  loin,  là-haut,  dans  la  sombre  montagne, 
Et  pas  un  médecin  en  ce  pauvre  pays, 
Et  nous  sentions  l'affreuse  angoisse  qui  vous  gagne 
Quand  les  pires  conseils  sont  les  plus  obéis! 


A  qui  donc  demander  l'espoir  que  tout  nous  ôte? 
Quel  remède  choisir?  Et  lequel  refuser? 
Et  sans  doute  tout  bas  on  disait  :  c'est  leur  faute! 
Car  on  ne  plaint  jamais  quelqu'un  sans  l'accuser. 


Et  l'enfant  s'éteignait  lentement,  douce  et  blanche  : 
Un  homme,  entrant  soudain,  dit  :  «  allons  !  bon  espoir  !  » 
Et  le  nouveau  venu,  grave  encore,  se  penche 
Sur  les  veux  de  l'enfant  comme  sur  un  miroir. 


«  Bien!  Vous  la  reverrez,  dans  sa  grâce  lutine! 
«  Et  nous  la  marierons  avant  quinze  ans  d'ici!  » 
Voilà  comment  d'abord  fut  sauvée  Ernestine; 
Comment  Berthe  le  fut  à  son  tour,  le  voici. 


MES   DEUX    FILLES  299 


II 


Elle  était  bien  malade,  hélas!  Ma  pauvre  Berthe! 
Des  amis,  j'en  avais;  mais  pas  un  médecin! 
Leurs  regards  attristés  disaient  déjà  sa  perte, 
Et  le  dernier  espoir  se  taisait  dans  mon  sein; 
Fille  de  mon  travail  si  longtemps  endormie, 
Berthe,  combien  ton  mal  eut  de  noms  différents! 
L'un  disait  :  c'est  la  fièvre!  Et  l'autre  :  l'anémie! 
Et  tous  disaient  :  c'est  bien  la  faute  des  parents! 


Moi-même,  quelquefois  :  «  c'est  la  faute  du  père! 
Pensais-je,  et  mon  orgueil  mérite  ces  affronts.  » 
Un  homme  vînt  alors  et  dit  :  «  poète,  espère! 
«  Berthe  sera  sauvée,  et  nous  la  marierons!  » 


0  ma  belle  Ernestine,  o  ma  fillette  blonde, 
Quand  ton  rire  sonore  ébranle  la  maison, 
Quand  de  rayons  dorés  ta  paupière  s'inonde 
Comme  un  lac  plein  d'azur  qui  brille  à  l'horizon, 


Quand  je  sens  tout  l'orgueil  paternel  qui  me  gagne, 
Après  toi  sais-tu  bien  à  qui  je  songe  encor? 
Je  songe  au  médecin  de  la  sombre  montagne, 
A  qui  je  dois  ta  vie,  enfant,  mon  cher  trésor! 


300  ŒUVRES    COMPLETES 


Et  toi,  Berthe,  l'enfant  de  mes  graves  pensées, 
De  ma  rapide  joie  et  de  mon  long  souci, 
Toi  si  brillante  après  tant  d'ombres  traversées, 
Je  songe  au  médecin  qui  t'a  sauvée  aussi. 


Tous  deux,  les  médecins  d'Ernestine  et  de  Berthe, 
Vous  oublieront,  ayant  le  cœur  plus  aguerri; 
Mais  le  père  toujours  garde  son  âme  ouverte 
Au  souvenir  du  mal  que  tous  deux  ont  guéri  ! 


XIV 
CINQUANTENAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ 

DES    GENS    DE    LETTRES 

LU    AU   BANQUET   DE    L'HOTEL    CONTINENTAL 
LE    II    DÉCEMBRE    1887 


e  soldat,  regagnant  sa  montagne  ou  sa  plaine, 
Après  le  dur  travail  qui  le  tint  asservi, 

Portant  l'étoile  d'or  ou  le  galon  de  laine, 

Répond,  quand  on  lui  dit  :  Qu'as-tu-fait  ?  —  J'ai  servi  ! 

Il  connut  tour  à  tour  l'angoisse  et  l'espérance, 

Le  deuil  des  jours  amers,  l'orgueil  des  jours  vainqueurs, 

Qu'en  reste-t-il  ?  Un  mot  :  il  a  servi  la  France  ! 

Mais  ce  mot  simple  et  fier  gonfle  à  jamais  les  coeurs. 

Nous  aussi,  combattants  d'une  autre  grande  armée, 
Rêveurs  dont  le  désir  n'est  jamais  assouvi, 
Amants  de  l'idéal  dont  la  fièvre  est  calmée, 
Chacun  de  nous  du  moins  peut  dire  :  J'ai  servi  ! 


302  ŒUVRES    COMPLETES 

Chacun  eut  sa  douleur,  chacun  eut  sa  victoire, 
Le  plus  humble  a  cueilli  ses  lauriers  à  son  tour! 
Cinquante  ans  ont  déjà  passé  sur  notre  histoire, 
Et  l'art  ne  voudrait  pas  en  effacer  un  jour  ! 

Les  maîtres  éclatants,  les  conquérants  sublimes, 
Les  sonneurs  de  clairon,  qui  marchent  le  front  nu 
Sous  le  grand  ciel  tonnant,  bondissaient  sur  les  cimes 
Et  jetaient  leur  fanfare  à  quelque  astre  inconnu  ! 

Les  autres,  plus  heureux  dans  de  moindres  domaines, 
Au  penchant  des  coteaux  boisés  venaient  s'asseoir, 
Mêlaient  leur  doux  génie  aux  tristesses  humaines 
Et  disaient  leurs  amours  à  l'étoile  du  soir  ! 

Les  uns,  par  le  roman,  le  poème  ou  le  drame, 
Ont  creusé  l'avenir,  problème  obscur  encor, 
D'autres  ont  enchâssé  les  larmes  d'une  femme 
Dans  un  sonnet,  moelleux  écrin  de  soie  et  d'or; 

Tous  ont  servi!  Pas  un,  de  son  rang,  de  sa  tâche, 
Avant  le  soir  venu,  ne  songeait  à  partir  ; 
Plus  d'un  fut  malheureux,  pas  un  seul  ne  fût  lâche; 
Plus  haut  est  le  vainqueur,  plus  saint  est  le  martyr  ! 

Tous  ont  servi  !  La  France,  après  leur  rude  ouvrage, 
Bénit  ces  travailleurs  unis  à  ses  genoux  ; 
Pareil  sera  l'honneur,  pareil  fut  le  courage  ; 
L'exemple  est  bon  :  Nos  fils  le  suivront  après  nous; 


CINQUANTENAIRE  DE  LA  SOCIETE        303 

Ils  serviront  !  Le  sort  leur  fût-il  plus  sévère, 
Ils  ne  failliront  pas  au  labeur  commencé  ; 
L'âpre  vin  du  malheur  ne  souille  pas  le  verre, 
Et  les  cœurs  sont  plus  forts  à  qui  Dieu  l'a  versé! 

Ils  serviront  la  France,  et  l'art,  l'autre  patrie! 
Comme  nous  l'avons  fait,  ils  iront  au  devoir, 
L'esprit  toujours  vaillant,  l'âme  parfois  meurtrie, 
Portant  en  eux  l'azur,  même  sous  le  ciel  noir! 

Mais  non,  non!  L'avenir  aura  plus  de  clémence, 
D'autres  astres  naîtront  des  profondeurs  des  cieux, 
Et  nos  fils,  ouvriers  du  siècle  qui  commence, 
N'auront  connu  les  pleurs  qu'en  regardant  nos  yeux] 

Venez  donc,  levez-vous,  les  jeunes  capitaines, 
Sous  le  frémissement  des  étendards  nouveaux; 
Que  le  soleil  levant,  sur  les  cimes  lointaines, 
Dore  de  ses  éclairs  le  crin  de  vos  chevaux  ! 

Et  nous  qui  saluons  cette  splendide  aurore, 
Tandis  que  vers  la  gloire  ils  courront  à  l'envi, 
Nous,  les  lutteurs  d'hier  et  de  demain  encore, 
Nous  dirons  le  grand  mot  du  soldat  :  J'ai  servi! 


XV 


REVE    DE    JEUNE    FILLE 


omme  un  alcyon  sur  la  grève 
Plane  et  monte  vers  le  ciel  d'or, 

La  jeune  fille  dort  et  rêve, 

La  jeune  fille  rêve  et  dort; 


Elle  rêve  sous  ses  longs  voiles, 
Au  souffle  des  vents  attiédis, 
Qu'elle  s'en  va  dans  les  étoiles 
Qui  sont  les  fleurs  du  Paradis  ; 


306 


ŒUVRES    COMPLETES 


Elle  rêve  qu'un  ange  garde 
Le  seuil  éblouissant  des  cieux, 
Et  que  cet  ange  la  regarde 
D'un  œil  tendre  et  mystérieux  ; 

—  Entre  avec  moi  !  dit  le  bel  ange  ! 
Et,  pensive,  en  suivant  ses  pas, 
Elle  murmure  :  «  C'est  étrange  ! 
Quelqu'un  lui  ressemblait  là-bas  !  » 

Juin  1892. 


XVI 


PAYSAGE 


e  soir  tombe;  là  bas,  sur  les  collines  sombres, 
Des  saules  et  des  pins  jettent  leur  grandes  om- 
Sous  la  lune  qui  monte  on  distingue  à  demi        [bres; 
Les  toits  et  le  clocher  d'un  village  endormi; 
Un  passeur,  détachant  sa  barque  de  la  chaîne, 
Doucement  la  conduit  vers  la  rive  prochaine, 
Et,  rêveur,  je  crois  voir,  levant  plus  haut  mes  yeux, 
L'invisible  passeur  des  âmes  dans  les  cieux 

Mai  1879. 


XVII 


LEON    CLADEL 


l  naquit  et  vécut  pauvre  ;  la  destinée, 
Sentant  ce  cœur  plus  fier,  se  fit  plus  obstinée  ; 
Chaque  jour  le  travail,  l'âpre  lutte,  le  deuil 
De  voir  pour  lui  la  Gloire  avare  d'un  coup  d'œil, 
Tout  ce  qui  brise  :  espoir  éphémère,  ironie 
De  ses  rêves,  dédain  des  sots  —  mais  le  génie  ! 
La  gloire  maintenant  le  pleure  avec  remord, 
Et,  vaincu  par  la  vie,  il  a  vaincu  la  mort. 

i8<;2. 


XVIII 


CHANSON    DU    MARIN   DE    TORCELLO 


ien  n'est  plus  simple,  par  Neptune! 
Que  le  marin  à  la  peau  brune, 
Au  bras  de  fer, 
Pardonnant  aux  flots  leur  caprice, 
Comme  l'on  aime  sa  nourrice, 
Aime  la  mer; 


Aimons  la  nourrice  féconde, 
Qui  berce  au  roulis  de  son  onde 

Ses  fiers  enfants, 
Qui  les  endort  de  son  chant  vague 
Ou  les  emporte  sur  sa  vague, 

Tout  triomphants  I 


312  ŒUVRES    COMPLETES 

Aimez-la,  vous  aussi,  poètes, 
Doux  rêveurs,  âmes  inquiètes. 

Cœur  irrité, 
Esprit  orageux  où  tout  tremble, 
Car  la  grande  mer  te  ressemble, 
Humanité  ! 

Quand  Attila  sur  cette  pierre  (i) 
Abaissait  sa  lourde  paupière 

Pour  y  dormir, 
D'une  plainte  obscure  et  profonde 
Il  entendait  comme  le  monde 
La  mer  gémir  ! 

Quand  Horace,  menant  son  rêve, 
Venait  s'asseoir  sur  cette  grève 

Pour  méditer, 
Frère  des  antiques  rapsodes, 
Il  entendait  comme  ses  odes 
La  mer  chanter  : 

Aime  la  mer,  ô  jeune  fille; 
Comme  un  front  pur  sa  face  brille 

Sous  le  ciel  bleu, 
Et  sa  puissante  et  douce  lame 
A  des  caresses  comme  l'âme 

Qui  cherclie  un  Dieu; 

(i)  On  montre  dans  l'île  de  Torcello,  près  de  Venise,  le  fau- 
teuil de  pierre  d'Attila.  Horace  y  est  venu  aussi. 


CHANSON  DU  MARIN  DE  TORCELLO       313 

Aime  la  mer  aux  sombres  gouffres. 
Amoureux,  amoureux  qui  souffres 

Ton  long  tourment; 
Aime  la  mer  et  le  mystère 
Que  ses  flots  heureux  semblent  taire, 

Heureux  amant! 

Maintenant,  marin,  prends  le  large, 
De  la  barque  allège  la  charge, 

En  te  tenant 
Debout  sur  la  poupe  écumante, 
Ef  que  la  mer  te  soit  clémente  ; 
Va,  maintenant  ! 


-oHp. 


XIX 
CLÉMENCE    ISAURE    ET    RICHELIEU 

TOUR    LA    RÉCEPTION 

DE    L'AUTEUR   COMME   MAITRE    ES   JEUX    FLORAUX 

(3    MAI    1884) 


n  genre  trop  passé  de  mode, 
C'est  le  Dialogue  des  morts  ; 
L'artifice  en  était  commode, 
Le  plan  demandait  peu  d'efforts  : 


Au  bord  du  Styx,  deux  personnages 
Se  rencontraient  tout  bonnement, 
Rois  désormais  sans  apanage 
Ou  généraux  sans  régiment, 


3 I 6  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Ceux  qui  couraient  après  la  gloire, 
Ceux  qui  l'attendaient  à  l'affût, 
Vainqueurs  doux,  s'il  faut  les  en  croire, 
Ministres  sages,  s'il  en  fut, 

Et  ces  rois  d'un  autre  domaine, 
Poètes  au  front  rayonnant, 
Soleils  de  la  pensée  humaine, 
Qui  sont  des  ombres  maintenant! 

Ce  que  dans  la  nuit  éternelle 
Ces  ombres  se  disent,  Lucien 
L'écrivit  comme  Fontenelle... 
Ressuscitons  ce  genre  ancien  ! 

Si  la  hardiesse  est  profonde, 
Je  le  crains  bien  ;  mais,  songez-y, 
Tout  ressuscite  dans  ce  monde, 
Ce  qu'on  aime...  et  le  reste  aussi  ! 


Quand  Richelieu  mourut,  Richelieu  le  ministre, 
Grand   homme,    j'en   conviens,   mais    grand    homme 
S'il  fut  très  regretté  du  peuple  et  de  la  cour,    [sinistre, 
Si  la  reine  pleura  le  défunt  plus  d'un  jour, 


CLEMENCE   ISAURE   ET    RICHELIEU  317 

Si  Mazarin  fut  triste  ou  gai...  mieux  vaut  me  taire, 

Car  l'on  ne  sait  jamais  la  vérité  sur  terre! 

Nous  savons  beaucoup  mieux,  malgré  nos  fiers  débats, 

Ce  qu'on  fait,  ce  qu'on  pense  et  ce  qu'on  dit  là-bas; 

Donc,  le  grand  cardinal  —  la  chose  est  avérée  — 

Fit  dans  un  meilleur  monde  une  fâcheuse  entrée. 

Jugez-en  :  tout  d'abord,  autour  du  sombre  lac, 

Il  rencontra  de  Thou,  Cinq-Mars  etMarillac! 

Tous  les  conspirateurs  ont  l'âme  rancunière  : 

«  Vengeons-nous  !  dirent-ils,  mais  de  quelle  manière?  » 

Cinq-Mars  eut  une  idée  :  «  Amis,  dit-il,  je  crois 

«  Que  je  tiens  ma  vengeance  et  la  vôtre  à  la  fois  : 

«  Le  grand  plaisir  des  morts,  et  le  seul,  il  me  semble, 

«  C'est  de  se  fréquenter  et  de  causer  ensemble; 

«  C'est  de  se  rappeler  leur  gloire  ou  leurs  revers, 

«  Le  guerrier  ses  hauts  faits,  le  poète  ses  vers  ; 

«  C'est  de  se  raconter  tour  à  tour  son  histoire... 

«  Pour  une  ombre,  il  suffit  d'une  ombre  d'auditoire! 

«  Privons-en  Richelieu.  Qu'il  ne  trouve  chez  nous 

«  Qu'un  morne  isolement,  un  dédaigneux  courroux, 

«  Que  silence  cruel  et  pitié  glaciale  ; 

«  Je  me  charge  à  moi  seul  de  former  la  cabale, 

«  Et,  comme  il  ne  faut  pas  perdre  de  temps  ici, 

«  Je  vais  vite  en  parler  avec  Montmorency  !  » 

Le  complot  de  Cinq-Mars  réussit  à  merveille  : 
Sous  la  terre  on  ne  vit  jamais  chose  pareille; 
Louis-Treize  surtout  trouva  juste  et  charmant 
De  jouer  ce  bon  tour  au  cardinal  Armand. 

18 


3  I  8  ŒUVRES    COMPLÈTE? 

Bref,  d'un  commun  accord,  l'aventure  est  certaine, 
On  mit  le  cardinal-ministre  en  quarantaine! 
On  le  fuyait  là-bas  encor  plus  que  là-haut  ; 
Personne  ne  lui  fit  l'aumône  d'un  seul  mot; 
Il  marchait  seul,  pensif,  courbé,  suivant  la  trace 
De  ceux  qui  l'évitaient,  prêt  à  demander  grâce 
Mais  n'osant  pas!  cherchant  des  amis,  des  témoins. 
Pour  se  glorifier  ou  se  défendre  au  moins; 
Parmi  ceux  qui  là-haut  les  avaient  applaudies, 
Pas  même  une  ombre  à  qui  lire  ses  tragédies! 
Livide,  il  comparait,  peut-être  avec  remords, 
La  haine  des  vivants  à  la  haine  des  morts, 
Et  trouvait  celle-ci  plus  tenace  et  plus  lourde. 
Mais  il  marchait  toujours,  se  parlant  à  voix  sourde. 
Cela  dura  longtemps 


Cependant,  une  fois, 
Le  triste  promeneur,  marchant  le  long  d'un  bois, 
Crut  entendre  des  chants;  il  entra  sous  les  arbres, 
Et  voici  ce  qu'il  vit  :  blanches  comme  des  marbres, 
Mais  de  la  vie  encore  ayant  au  front  l'éclair, 
Sur  un  tertre  de  fleurs,  au  bord  d'un  ruisseau  clair, 
Contemplant  une  étoile  aux  lueurs  indécises, 
Une  lyre  à  la  main,  des  femmes  sont  assises; 
Un  sourire  suave  anime  leur  pâleur, 
Et  l'on  prendrait  leur  voix  pour  le  chant  d'une  fleur; 


CLÉMENTE    ISAURE    El    RICHELIEU  319 

Leur  regard  est  si  pur  et  si  doux  sous  leur  voile 
Qu'il  semble  renvoyer  ses  rayons  à  l'étoile! 
Toutes  ces  femmes  ont,  dans  leur  geste  et  leur  voix, 
Quelque  chose  de  gai  mais  de  grave  à  la  fois: 
Une  d'elles  surtout,  par  sa  grâce  sereine, 
Paraît  en  même  temps  et  leur  sœur  et  leur  reine; 
Elle  tient  dans  sa  main  des  fleurs  d'argent  et  d'or 
Dont  la  maturité  semble  fleurir  encor. 
Soudain  elle  aperçoit,  en  retournant  la  tête, 
Au  seuil  du  bois  sacré  ce  passant  qui  s'arrête; 
Ses  compagnes  aussi  l'aperçoivent.  «  C'est  lui!  » 
Disent-elles.  Déjà  les  plus  jeunes  ont  fui; 
La  reine,  cependant,  les  rappelle  du  geste, 
Et,  regardant  d'un  œil  calme  l'ombre  funeste  : 
«  .Monsieur  le  cardinal,  soyez  le  bienvenu! 
—  Quoi!  vous  ne  fuyez  pas  et  m'avez  reconnu!  » 
Lui  répond  Richelieu.  «  Venez  plus  près,  dit-elle; 
«  Les  hommes,  paraît-il,  ont  la  haine  immortelle, 
«  Et  gardent,  nourrissant  leur  deuil  et  leur  souci, 
«  Les  affreux  souvenirs  de  là-haut,  même  ici! 

RICHELIEU 

Oui,  j'ai  pensé  toujours,  avant  l'heure  où  nous  sommes, 
Que  les  femmes  partout  valent  mieux  que  les  hommes. 

ISAURE 

L'éloge  est  trop  flatteur  et  presque  un  peu  banal, 
Et  vous  voilà  trop  bon,  Monsieur  le  cardinal! 


120  ŒUVRES    COMPLETES 


RICHELIEU 


Je  comprends!  Mais  c'est  un  des  charmes  de  la  femme 
De  glisser  sous  des  fleurs  une  fine  épigramme. 

ISAURE 

Ce  sera  la  dernière,  et  dans  cet  entretien 
Personne  ne  sera  vaincu. 

RICHELIEU 

Je  le  veux  bien. 

ISAURE 

Me  voilà  rassurée  alors,  et  je  commence. 
J'ai  deux  noms,  Monseigneur. 

RICHELIEU 

Le  premier? 

ISAURE 

C'est  Clémence; 

RICHELIEU 

Fort  bien!  Mais  l'autre  ? 


CLEMENCE   ISAURE   ET    RICHELIEU  32 1 

ISAURE 

Isaure. 

RICHELIEU 

Un  nom  illustre  et  beau, 
Presque  saint  à  changer  en  autel  un  tombeau! 
Clémence  Isaure,  vous!  Soyez  trois  fois  bénie, 
Ame  mélodieuse  et  bienfaisant  génie  ! 
La  terre  dut  pleurer  lorsque  vous  apportiez 
Dans  le  pays  des  morts  tant  de  douces  pitiés  ! 
Vous  seule  pouviez  faire  avec  autant  de  grâce 
L'aumône  d'un  sourire  à  Richelieu  qui  passe  ! 

ISAURE 

C'est  me  remercier  d'un  ton  trop  solennel  ; 

N'allez  pas  me  donner  un  orgueil  éternel; 

On  prononce  là-haut  tous  les  ans  mon  éloge, 

Et  je  crois  que  c'est  trop,  quand  mon  cœur  s'interroge. 

RICHELIEU 

Non  pas!  Vous  avez  fait,  je  le  dis  entre  nous, 
Une  œuvre  glorieuse  et  dont  j'étais  jaloux  : 
Honorer  les  talents,  purifier  les  âmes, 
Activer  dans  l'esprit  toutes  les  nobles  flammes, 


322  ŒUVRES    COMPLÈTE? 

Le  beau,  le  grand,  le  vrai!  Vous  eûtes  ce  pouvoir, 
Dame  des  cours  d'amour,  reine  du  Gai-Savoir  ; 
Si  la  postérité  hautement  vous  honore, 
Elle  fait  bien  !  Pour  vous  j'aurais  fait  plus  encore 
Si  vous  aviez  vécu  de  mon  temps... 

ISAURE 

Croyez-vous } 
Vous  disiez  tout  à  l'heure  avoir  été  jaloux  ! 
Qui  sait  si  Richelieu,  dans  ma  modeste  sphère, 
N'eût  pas  encor  trouvé  quelque  conquête  à  faire? 
Parlons  donc  de  ce  qui  chez  les  morts  vous  émeut, 
Parlons-en  librement,  et  gaiement,  s'il  se  peut. 
Je  trouve  qu'on  vous  fait  une  fâcheuse  guerre  : 
Cinq-Mars  es.t  un  brouillon,  et  je  ne  l'aime  guère  ; 
Quant  à  Monsieur  de  Thou,  j'espérais  mieux  de  lui. 

RICHELIEU 

Non!  ces  robins  toujours  m'ont  donné  grand  ennui! 

ISAURE 

Montmorency  lui-même  est  entré  dans  la  ligue... 

RICHELIEU 

Un  héros,  instrument  et  jouet  d'une  intrigue, 
Qui  dans  sa  trahison  garda  du  moins  l'honneur. 
Je  lui  pardonne. 


CLÉMENCE    ISAURE    ET   RICHELIEU  323 


ISAURE 

Hélas!  un  peu  tard,  Monseigneur  I 
Mais  n'importe,  ils  ont  tort... 

RICHELIEU 

Ils  ont  raison  peut-être. 
Je  fus  bon  serviteur  du  roi,  mais  rude  maître 
Pour  ses  sujets... 

ISAURE 

Ici  Louis-Onze  pourtant 
Vous  excuse... 

RICHELIEU 

Eh  !  sans  doute  :  il  en  a  fait  autant  I 
On  s'aperçoit —  trop  tard,  vous  le  disiez  vous-même  — 
Que  la  clémence  était  l'habileté  suprême, 
Et  qu'à  faire  le  bien  on  aurait  réussi 
Sans  toutes  ces  rigueurs  dont  il  est  obscurci; 
L'histoire  me  serait  d'éloges  moins  jalouse 
Si  je  n'avais  dressé  l'échafaud  de  Toulouse, 
Et  vous  comprenez  bien  ce  remords  trop  puissant, 
Vous  qui  semiez  des  fleurs  où  j'ai  versé  le  sang! 


724  ŒUVRES    COMPLETES 


ISAURE 

Il  est  vrai,  Monseigneur.  Mais  il  faut  qu'on  oublie; 
La  mort  est  le  pardon  de  l'humaine  folie  : 
Elle  confond  le  juge  avec  le  condamné  ; 
Pardonnez,  Monseigneur,  et  soyez  pardonné  ! 
J'amnistie  à  mon  tour,  juge  en  ma  propre  cause, 
Ceux  qui  me  font  parler  en  vers  ainsi  qu'en  prose, 
Et  je  n'en  voudrais  point,  soyez-en  convaincu, 
Même  à  ceux  qui  diraient  que  je  n'ai  pas  vécu  ! 

RICHELIEU 

Pour  que  vous  me  parliez  de  cette  voix  amie, 
Là-haut  qu'ai-je  donc  fait  de  bien  ? 

ISAURE 

L'Académie. 
J'en  fis  une  avant  vous,  cardinal  Richelieu, 
Et  même  je  pourrais  vous  en  vouloir  un  peu  ! 
Non;  la  chose  par  moi  sera  mieux  regardée  : 
Quand  on  prend  La  Rochelle  on  peut  prendre  une  idée! 
Vous  avez  pris  la  mienne  et  vous  avez  bien  fait  : 
Double  étant  le  labeur,  double  sera  l'effet; 
Notre  rivalité,  je  le  crois,  sera  bonne  : 
La  jeune  Académie  et  la  vieille  Sorbonne 


CLÉMENCE   ISAURE   ET   RICHELIEU  32$ 

Sont  à  vous;  si  mes  fleurs  me  restent,  c'est  assez, 
Et  mes  arbres  diront  aux  vôtres  :  «  Grandissez!  » 
Ils  sont  déjà  très  grands,  et  je  m'en  émerveille  ; 
Mais  vous  avez  eu  tort  de  molester  Corneille  ; 
Il  vous  pardonnerait,  je  vous  pardonne  donc. 
Vous,  pour  mieux  mériter  cet  illustre  pardon, 
Venez  bientôt  nous  lire  ici  votre  Mirante. 

RICHELIEU 

Non  pas!  mais  le  Cinna  de  Corneille,  Madame  ! 


19 


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XX 


POUR    LES    INONDES    DE    MURCIE 


u  secours  !  —  Ton  nom  ?  —  La  souffrance. 
—  J'accours.  —  Ton  nom  à  toi  ?  —  La  France. 


ACADEMICA 


LA    GUERRE    D'ORIENT 

COURONNÉ     PAR    L'ACADÉMIE     FRANÇAISE 

(1858! 


l  dormait.  L'empereur  dormait.  Avec  orgueil 
La  grande  ville  avait  reçu  le  grand  cercueil  ; 
Le  conquérant,  enfin,  avait  conquis  sa  tombe, 
Un  caveau  qu'on  croirait  creusé  par  une  bombe, 
Un  dôme  sur  lequel  en  longues  flèches  d'or 
Le  soleil  d'Austerlitz  semble  briller  encor  ! 
Il  dormait,  le  héros  des  luttes  olympiques, 
Le  soldat  du  destin!  —  Les  vétérans  épiques, 
Qu'il  soulevait  jadis  à  l'appel  de  leurs  noms, 
Sommeillaient  au  soleil  près  de  leurs  vieux  canons, 
Et,  lorsque  ces  gardiens  des  bronzes  centenaires 
Allumaient  sur  Paris  leurs  foudres  débonnaires 


332  ŒUVRES   COMPLÈTES 

Pour  célébrer  la  gloire  ou  la  chute  des  rois, 
L'Empereur  restait  sourd  à  ces  tonnantes  voix; 
Car,  pour  le  réveiller,  ce  maître  des  batailles, 
Le  salpêtre,  du  bronze  ébranlant  les  entrailles, 
Ne  suffit  pas  :  il  faut  qu'après  le  sombre  éclair, 
Le  boulet,  qui  tuera,  siffle  en  refoulant  l'air! 

Quand  un  lion  captif,  que  le  plus  faible  brave, 

Ne  voyant  plus  trembler,  comprend  qu'il  est  esclave, 

Il  se  couche,  gardant  dans  ses  yeux  presque  éteints 

L'ombre  vague  des  cieux  et  des  déserts  lointains, 

Sa  crinière  s'abat  sur  son  flanc  qui  s'apaise; 

Il  sent  sur  son  front  vaste  une  douceur  qui  pèse  ; 

Le  repos  l'envahit  lentement,  il  s'endort... 

Tel  est  Napoléon,  prisonnier  de  la  mort. 

Le  sommeil  te  tient  sous  son  voile, 
Lui  qui  s'enfuyait  à  ta  voix 
Quand  tu  comtemplais  ton  étoile 
Dans  tes  grandes  nuits  d'auh-efois; 

Sommeil  hostile  à  la  victoire, 
Qui  jamais  sur  toi  ne  tombait, 
Qu'avait  pour  toi  tué  la  gloire 
Comme  le  crime  pour  Macbeth  (i). 

(i)  Macbeth  doth  murther  sleep.  (Macbeth,  act.  n,  se.  3.) 


LA   GUERRE    D  ORIENT  333 

Le  sommeil  a  pris  sa  revanche, 
Sire,  et  sur  ton  front  frémissant 
Tombe,  comme  sur  une  branche, 
Le  soir,  un  corbeau  qui  descend. 


L'empereur  est  couché  sous  ses  voûtes  paisibles; 
Près  de  lui  deux  esprits,  à  la  foule  invisibles. 
Comme  autrefois  ses  jours,  se  disputant  sa  mort, 
D'un  regard  de  défi  se  mesurent  encor  : 
C'est  l'ange  de  la  paix,  c'est  l'ange  de  la  guerre; 
L'un, puissant,  dédaigneux,  plus  grand  pour  le  vulgaire, 
L'autre,  doux,  souriant,  pour  les  sages  plus  beau, 
Courtisent  ce  cadavre  et  flattent  ce  tombeau  ! 


L  ANGE    DE   LA   GUERRE 

Réveille-toi,  César!  Empereur!  Capitaine! 
Triomphateur  du  Nil,  dominateur  du  Rhin  ! 
Amant  brusque  et  chéri  de  la  gloire  hautaine 
Qui  se  pâmait  au  son  de  tes  clairons  d'airain  ! 

Despote  étrange  en  qui  Dieu  mit  un  tel  empire 
Que,  du  vin  de  ta  gloire  un  grand  peuple  enivré 
Fit  de  sa  liberté  le  prix  de  ton  sourire 
Et  n'a  jamais  absous  ceux  qui  l'ont  délivré; 

19. 


'334  ŒUVRES    COMPLÈTE: 


Réveille-toi  :  ton  aigle  a  repeuplé  son  aire! 
Réveille-toi  :  le  monde  est  las  de  son  repos  ! 
Réveille-toi  :  la  nue  espère  le  tonnerre  ! 
Un  vent,  qui  vient  du  ciel,  fait  frémir  les  drapeaux  ! 


L  ANGE   DE   LA  PAIX 

Dormez,  sire!  Dormez  encore  ! 
Géant,  ne  te  soulève  pas  ! 
La  France  serait  trop  sonore 
Si  tu  la  troublais  d'un  seul  pas  ! 
Sa  gloire  grandirait,  sans  doute  : 
Mais,  sa  gloire,  elle  la  redoute  ; 
Laisse-la  marcher  dans  la  route 
Où  l'attendent  d'autres  destins  ; 
Elle  travaille  pour  le  monde, 
Demandant  à  la  paix  féconde 
La  lumière  dont  elle  inonde 
Les  horizons  les  plus  lointains  ! 

Quand  Paris  fit  tes  funérailles, 
J'eus  ma  part  dans  ce  jour  si  beau  ; 
L'ange  sinistre  des  batailles 
N'est  plus  seul  près  de  ton  tombeau. 
0  conquérant!  reste  paisible; 
Archer  à  la  flèche  invincible, 
Ne  prend  plus  l'Europe  pour  cible 
De  tes  coups  durs  et  triomphants  ! 


LA    GUERRE   D  ORIENT  335 

Les  Français,  magnanime  race, 
Voleraient  encor  sur  ta  trace  ; 
Mais  songe  aux  mères  :  fais-leur  grâce 
Du  triomphe  de  leurs  enfants! 

L'archange  parle  ainsi,  l'archange  auguste  et  calme, 
Inclinant  au  chevet  de  l'Empereur  sa  palme, 
Comme  un  fils  méconnu,  quoique  fidèle  ami, 
Qui  parle  avec  tendresse  à  son  père  endormi. 

Mais  soudain  le  héros,  qu'au  sommeil  il  invite, 

Se  dresse  au  bruit  lointain  d'un  boulet  moscovite. 

Napoléon  parcourt  le  monde  en  un  clin  d'œil  ; 

Il  voit  tout,  nations  libres,  peuples  en  deuil, 

Empires  chancelants  et  jeunes  monarchies; 

Il  entend  l'hosanna  des  races  affranchies, 

Il  mesure  les  pas  qu'a  faits  l'humanité 

Dans  le  chemin  du  droit  et  de  la  vérité  ; 

Sur  la  France,  longtemps,  son  regard  se  promène, 

Comme  un  maître  inquiet  retrouvant  son  domaine; 

II  contemple,  étonné,  nos  progrès, nos  combats, 

Peuple  de  citoyens  et  peuple  de  soldats  ; 

Il  admire  l'élan  des  bataillons  que  règle 

L'ordre  d'un  Bonaparte  et  que  domine  l'aigle, 

Et  ces  soldats  d'Afrique  aux  regards  pleins  d'éclairs 

Qui  firent  des  chemins  pour  vaincre  les  déserts, 

Et  leurs  chefs  qu'on  dirait  formés  à  son  école, 

Et  les  drapeaux  d'Isly,  dignes  de  ceux  d'Arcole! 


336  ŒUVRES    COMPLÈTES 

De  l'examen  guerrier  l'Empereur  satisfait 
Comprend  ce  qu'ils  feront  d'après  ce  qu'ils  ont  fait! 

«  Guerre  !  guerre!  soldats,  voici  la  guerre  immense  ! 

"  Nos  jours  sont  revenus,  le  siècle  recommence  ; 

«  Dans  l'âme  de  vos  chefs  mon  âme  passera, 

«  C'est  le  vieil  Empereur  qui  vous  commandera! 

«  Vous,  Anglais,  conviés  à  la  fête  des  braves, 

«  Rangez  vos  Écossais  auprès  de  mes  zouaves; 

«  Nous  ne  nous  souviendrons,  dans  un  commun  élan, 

«  Du  jour  de  Waterloo  que  le  jour  d'Inkermann  !  » 

La  voix  de  l'Empereur  retentit,  et  la  France, 

Toujours  prête  à  payer  sa  gloire  en  espérance, 

A  celui  qui  du  Tzar  relève  les  défis 

Ne  marchande  ni  l'or,  ni  le  sang  de  ses  fils. 

«  D'abord,  sur  les  deux  bras  de  l'empire  athlétique 

«  Jetons-nous  :  saisissons  l'Euxin  et  la  Baltique. 

«  Parseval,  Baraguey  t'aidant  de  ses  faisceaux, 

«  Tu  prendras  Bomarsund  au  vol  de  tes  vaisseaux  ! 

«  Sous  les  murs  de  Cronstad,  impitoyables  gardes, 

«  Sentinelles  de  fer,  va  placer  tes  bombardes; 

«  Ne  perds  pas  du  regard  cette  île  de  granit, 

«  Oblige  l'aigle  russe  à  rester  dans  son  nid, 

«  Ta  menace  lui  rend  inutile  une  armée. 

«  C'est  bien,  je  suis  content.  Maintenant,  en  Crimée  !  » 

Deux  cent  mille  soldats  partent  comme  l'éclair 
Dans  les  wagons  bruyants,  sur  deux  sillons  de  fer; 


LA    GUERRE   D'ORIEXT  3  37 

Plus  de  ces  longs  chemins,  pour  marcher  aux  frontières, 

Où  s'abîmaient  jadis  des  légions  entières  ; 

La  science  a  tracé  d'un  rigide  compas 

Le  chemin  le  plus  court  pour  conduire  au  trépas  : 

Rien  n'éloigne  du  but  terrible  où  l'on  doit  tendre; 

Les  amants  de  la  mort  ne  la  font  plus  attendre! 

L'ardent  wagon  les  livre  au  steamer  haletant, 

Le  soldat  peut  charger  son  fusil  en  partant  ; 

On  dévore  le  temps  qui  dévorait  naguère, 

Car  la  paix  a  créé  des  forces  pour  la  guerre  ! 

Une  ville  apparaît  aux  soldats  éblouis  : 
Mahomet!  Godefroy!  Tancrède  !  saint  Louis  ! 
Constantinople  tremble  et  de  deuil  s'enveloppe, 
La  mer  promène  encor  les  débris  de  Sinope; 
Mais  Dieu,  dans  sa  justice  éternelle,  voulut 
Au  croissant  par  la  croix  infliger  son  salut! 
L'Empereur,  se  dressant  presque  hors  de  sa  tombe  : 
«  Soldats,  Sébastopol!  Premier  rempart,  qu'il  tombe! 
«  Nous  marcherons  bientôt  plus  loin,  je  sais  jusqu'où  ; 
«  Je  connais  les  chemins  qui  mènent  à  Moscou  ! 
«  Voici  la  place.  Ici,  que  les  troupes  descendent; 
»  Aux  sommets  de  l'Aima  les  Russes  vous  attendent, 
a  Bosquet,  sur  ces  rochers  porte  ta  légion  ; 
«  En  avant,  général  !  —  Cet  homme  est  un  lion!  — 
«  Au  centre,  mon  neveu!  Saint-Arnaud,  qui  chancelle, 
«  Restera  bien  encore  une  journée  en  selle  ! 
«  Les  Russes  sont  détruits.  Soldats,  courez,  volez  ! 
«  Sébastopol  n'a  plus,  dans  ses  murs  désolés, 


338  ŒUVRES    COMPLÈTES 

«  Que  de  vains  défenseurs  dont  la  terreur  est  l'hôte  ; 
«  Vous  hésitez  !  —  Retard  d'un  jour.  C'est  une  faute.  » 


Et  l'Empereur  se  tait  et  regarde.  —  A  présent, 

Ce  n'est  plus  la  bataille  au  choc  électrisant; 

C'est  le  siège:  il  faut  vaincre  un  mur  !  C'est  la  tranchée 

Où  la  mort  vient  obscure,  invisible,  cachée, 

Où  la  boue  et  le  sang  montent  jusqu'aux  genoux  ; 

Ce  sont  les  éléments  déchaînés  contre  nous; 

C'est  l'immobilité  sous  la  neige  qui  glace, 

C'est  la  pluie  énervante  et  la  bise  qui  lasse, 

C'est  le  brouillard  qui  rend  éternelles  les  nuits, 

Ce  sont  les  durs  repos  et  les  mortels  ennuis, 

C'est  le  fusil  qui  pèse  aux  doigts  couverts  de  givre, 

Le  soldat  chancelant  comme  s'il  était  ivre; 

C'est  la  victoire  lente  et  le  succès  lointain, 

Et  la  vague  terreur  des  retours  du  destin  ! 


Onze  mois  sont  passés  de  cette  grande  lutte. 
Sébastopol  n'est  plus,  superbe  dans  sa  chute. 
Qu'un  tombeau  meurtrier  d*où  s'échappe  la  mort, 
Qu'il  faut  rendre  muet  par  un  suprême  effort. 


«  Soldats,  dit  l'Empereur,  debout!  la  brèche  est  prête.  » 
Deux  cent  mille  héros  pour  cette  horrible  fête 
Se  lèvent,  Pélissier,  Canrobert,  Mac-Mahon, 
Chaque  homme  a  devant  lui  la  gueule  d'un  canon, 


LA    GUERRE   D  ORIENT  339 

N'importe!  En  vain  sous  eux  se  dérobe  la  terre, 
Sur  ces  tours,  sur  ces  murs,  sur  ce  vivant  cratère, 
Sur  ces  feux  souterrains  qui  déchirent  le  sol, 
Nos  soldats  monteront.  —  A  nous  Sébastopol  ! 

Et  l'Europe  applaudit,  et  la  France  en  délire 
Bat  des  mains  :  le  vaincu  lui-même  nous  admire, 
Et  le  grand  Empereur,  dont  l'âme  était  dans  tous, 
S'écrie  encor  :  «  Soldats  !  je  suis  content  de  vous  !  » 

l'ange  de  la  guerre 

Triomphe!  La  mort  tient  sa  proie, 
Et  les  flammes  montent  toujours, 
La  mer  s'ouvre,  folle  de  joie, 
Au  vaste  écroulement  des  tours! 
Toute  une  ville  dans  la  nue  ! 
C'est  une  tempête  inconnue 
Qui  de  la  terre  monte  aux  deux  ! 
Tout  est  ruine,  amas,  décombres, 
Vingt  navires  dans  les  flots  sombres 
S'engloutissent  silencieux  ! 

Durant  la  paix,  les  peuples  rampent 
Dans  le  luxe  et  la  vanité  ; 
C'est  dans  le  feu  que  se  retrempent 
Les  forces  de  l'humanité  ! 
L'Océan,  fécond  en  naufrages, 
Que  serait-il  sans  les  orages? 


34°  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Un  lac  croupissant  en  repos  ; 
Peuples  fouettés  du  vent  du  glaive, 
Sans  la  guerre  qui  vous  soulève, 
Que  seriez-vous?  De  vils  troupeaux. 

Aux  armes  donc!  Toujours  !  Encore  ! 
Quelque  grand  peuple  doit  surgir: 
Au  nord,  au  couchant,  à  l'aurore, 
Les  clairons  français  vont  mugir  ! 
Vous,  maître,  Empereur!  capitaine 
Présent  à  la  guerre  lointaine, 
Mais  invisible  au  combattant, 
Ne  vous  rendormez  pas  !  L'empire 
Est  à  ceux  que  votre  âme  inspire  : 
Dieu  le  veut,  et  le  monde  attend  î 


L  ANGE   DE   LA    PAIX 

Sire,  rendormez-vous!  Oui,  la  France  est  en  fête, 
La  lutte  fut  terrible  et  le  triomphe  est  beau, 
Mais  le  temps  est  passé  des  guerres  de  conquête; 
Sire,  rendormez-vous  dans  la  paix  du  tombeau! 

L'aube  des  temps  nouveaux  annoncés  par  les  sages 
Se  lève  ;  le  passé  n'est  plus  une  prison  ; 
L'humanité,  sortant  des  périlleux  passages, 
Cherche  un  monde  inconnu  vers  le  libre  horizon; 


LA    GUERRE  D  ORIENT  34 1 

La  victoire  acharnée  est  une  barbarie, 
L'implacable  se  calme  et  les  forts  sont  meilleurs  ; 
Comme  il  n'est  qu'un  soleil  il  n'est  qu'une  patrie  ; 
Et  les  seuls  conquérants,  ce  sont  les  travailleurs  ; 

Dieu  met  dans  tous  les  cœurs  une  sainte  espérance 
De  résoudre  bientôt  le  problème  éternel  : 
Pour  dompter  la  misère  et  vaincre  l'ignorance 
De  toute  part  commence  un  effort  fraternel  ; 

Quand  un  ambitieux  croit  pour  lui  l'heure  bonne, 
Une  imprécation  formidable  l'atteint; 
Si  c'est  un  roi,  l'on  met  à  l'encan  sa  couronne  ! 
Si  c'est  un  peuple,  Dieu  de  son  souffle  l'éteint  ! 

Quelquefois  au  vaincu  la  défaite  est  meilleure  : 
Il  ne  s'acharne  pas  sur  son  rêve  détruit, 
A  l'horloge  du  siècle  il  entend  sonner  l'heure 
Et  se  hâte,  craignant  de  rester  dans  la  nuit  ; 

Hier,  quand  l'Angleterre  et  la  France  unanimes 
Unirent  leurs  drapeaux  ennemis  si  longtemps, 
Le  monde  s'enivra  de  ces  horreurs  sublimes, 
Un  juste  orgueil  gonflait  le  cœur  des  combattants; 

Mais,  ces  rivaux  de  gloire,  ils  faisaient  mieux  encore 
Du  progrès  aux  vaincus  ils  ouvraient  les  chemins; 
Aux  champs  de  la  Tauride,  aux  rives  du  Bosphore, 
Un  phare  fut  dressé...  Soldats,  c'est  par  vos  mains! 


342  ŒUVRES    COMPLETES 

Ce  phare  étincelant,  dont  la  flamme  est  mobile 
Pour  éclairer  la  terre  et  les  flots  tour  à  tour, 
Qu'il  brille  pour  le  Turc,  le  Russe  ou  le  Kabyle, 
S'appelle  liberté,  progrès,  concorde,  amour! 

Déjà,  déjà  je  vois  la  vieille  Moscovie 
Tressaillir  dans  son  ombre  à  ses  rayons  nouveaux; 
Aux  vainqueurs  ce  n'est  pas  leur  gloire  qu'elle  envie, 
Ce  sont  leurs  lois,  leurs  mœurs,  leurs  vertus,  leurs 

[travaux;] 

Non,  Dieu  ne  permet  plus  qu'un  féroce  caprice 
Fasse  de  l'univers  un  immense  abattoir; 
Le  glaive  est  maintenant  dans  la  main  de  justice, 
A  qui  disait:  mon  droit!  Dieu  répond:  ton  devoir! 


II 


L'ISTHME    DE    SUEZ 


COURONNE    PAR   L  ACADEMIE    FRANÇAISE,    29    AOUT    il 


LE    KHALIFE    DU    HUITIEME    SIECLE 


e  khalife  Al-Mansour  marche,  inclinant  la  tète  (i), 
Dans  son  palais  d'Egypte  ;  il  va,  revient,  s'arrête  ; 
Par  moments'un  éclair  dans  ses  yeux  durs  et  froids 
S'allume...  Mais  d'où  vient  qu'il  pâlit  quelquefois? 
Il  est  jeune,  sa  main  porte  le  double  glaive  : 
Il  est  Émir,  Iman!  Il  peut  tout  ce  qu'il  rêve; 
Où  sont-ils  ses  rivaux,  leurs  soldats  et  leurs  tours? 
Demandez  à  la  mer,  aux  sables,  aux  vautours! 


1     Sur  Al-Mansour,   voir  Marigny,  Histoire  des   Arabes, 
tom.  III. 


344  ŒUVRES    COMPLETES 

Il  renverse,  il  relève,  il  brise,  il  crée,  il  fonde, 
Il  pèse  tout  entier  sur  chaque  point  du  inonde! 
Bornant  sa  joie  à  voir  les  peuples  endormis, 
Il  triomphe  en  lui-même,  il  règne  sans  amis, 
Et  son  impitoyable  et  longue  ingratitude 
Autour  de  sa  grandeur  a  fait  la  solitude! 
Ce  silence  lui  plaît,  rien  dont  il  soit  troublé... 
Regardez,  cependant  :  le  despote  a  tremblé! 
Il  tremble  :  le  réveil  des  nations  commence, 
Et  Thaleb,  un  rebelle,  arme  une  flotte  immense, 


Le  canal,  que  la  main  des  rois  égyptiens 
Creusa  jusqu'à  Colzum,  depuis  les  temps  anciens, 
Par  la  mer  Erythrée  unissant  les  deux  mondes, 
Conduit  dans  le  désert  le  Nil  aux  eaux  fécondes  (i); 
Deux  vaisseaux,  sans  remplir  son  lit  large  et  profond, 
A  la  rame,  à  la  voile,  y  vogueraient  de  front  12); 
Toute  une  flotte  enfin  peut,  en  un  jour  néfaste, 
Partant  de  Patumos,  aborder  à  Bubaste. 


Le  Khalife  le  sait,  et,  plus  près  du  péril, 

Croit  toujours  voir  Thaleb  remonter  jusqu'au  Nil! 

(1)  Le  canal  des  anciens  unissait  indirectement  la  mer 
Rouge  (Erythrée  à  la  Méditerranée;  il  commençait  à  Bubaste, 
empruntait  l'eau  du  Nil,  et  de  là  se  dirigeait  vers  la  mer  Rouge, 
où  il  se  jetait,  à  Patumos,  dans  le  golfe  de  Colzum. 

(2)  Hérodote. 


L  ISTHME   DE   SUEZ  345 


Que  faire?  les  terreurs  l'assiègent  sans  relâche  : 
Ce  fourbe,  ce  cruel,  ce  superbe,  est  un  lâche! 

—  «  Oh!  soyez  maudits  tous,  crie  alors  le  tyran, 
Soyez  maudits  Nécos,  Ptolémée  et  Trajan, 

Dont  l'art  funeste,  aux  flots  ménageant  ce  passage. 
Dérangea  dans  ses  plans  la  nature  plus  sage! 
Vous  ne  saviez  donc  point,  par  l'orgueil  égarés, 
Que  l'on  domine  mieux  des  peuples  séparés; 
Que  les  sables,  les  monts,  l'espace,  le  silence, 
Nous  servent  de  remparts  contre  leur  insolence, 
Et  que  vous  désarmiez  les  princes  à  venir, 
Rois  paternels,  rois  fous  qu'on  s'obstine  à  bénir  ! 

Il  dit,  mais  l'impuissance  est  au  fond  de  sa  rage; 
Et  tous  ses  conseillers,  faible  et  vif  entourage, 
N'ont  pas  même  un  avis  utile  ou  hasardeux, 
Quand  un  vieillard,  un  Juif,  s'avance  au  milieu  d'eux  : 

—  «  Maître,  si  les  récits  qu'on  m'a  faits  sont  fidèles, 
Tu  crains  que  le  canal  ne  profite  aux  rebelles? 

—  Oui,  j'aurais  dû,  pensant  qu'il  me  serait  fatal, 
M'en  emparer.  » 

—  a  Fais  mieux!  supprime  le  canal  (i)! 

—  J'y  songeais!  Mais  comment?  —  Moi  je  le  sais  :  la 
Du  canal,  c'est  le  Nil  détourné  dans  sa  course;  [source] 

(1)  Le  khalife  Al-Mansour,  en  effet,  fit  combler  le  canal  de 
Suez,  en  775,  pour  empêcher  Thaleb  d'attaquer  l'Egypte  et 
de  recevoir  des  secours  d'hommes  et  de  vivres.  Voir  Makrysy, 
Commentaires  sur  l'Egypte.) 


346  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Du  travail  des  anciens  j'ai  surpris  le  secret  ; 
J'ai  retrouvé  leurs  plans;  ordonne!  Je  suis  prêt, 
Et,  pour  aider  le  fleuve  â  servir  ta  querelle, 
Je  lui  rendrai  bientôt  sa  pente  naturelle.  » 

Le  Khalife,  étonné  mais  joyeux,  acceptait; 

Sa  promesse,  bientôt  le  Juif  l'exécutait... 

L'eau  du  canal  décrut  le  long  des  quais  superbes, 

Le  courant  vers  la  mer  coucha  les  hautes  herbes; 

Puis  la  vase  parut,  et  bientôt  l'on  put  voir 

Ce  qui  reste  d'un  fleuve  :  un  lit  fétide  et  noirl 

Le  sable,  désormais,  reprenant  son  domaine, 
Va  lentement  couvrir  cette  grande  œuvre  humaine. 
Le  Juif  revient  alors,  se  croyant  en  faveur; 
Al-Mansour,  cependant,  plus  sombre  et  plus  rêveur, 
Se  dit  :  «  Par  Mahomet!  ce  Juif  est  bien  habile, 
«  Mais  l'âme  d'un  tel  homme  est  vénale  et  mobile, 
«  Mes  ennemis  pourraient  l'acheter  à  leur  tour,  t 
C'est  pourquoi,  rassuré  désormais,  Al-Mansour, 
Lorsque  vint  le  savant  présenter  sa  requête, 
Après  l'avoir  payé,  lui  fit  trancher  la  tête. 

II 

le  vice-roi  d'égypte 

Le  désert!  L'horizon  d'une  morne  rougeur, 
Prison  sans  murs  qui  marche  avec  le  voyageur! 


L  ISTHME   DE   SUEZ  347 


Point  d'arbres,  un  sol  noir,  quelque  vautour  qui  plane, 
L'hyène  qui,  de  loin,  guette  la  caravane, 
Et  parfois  le  simoun,  horrible  et  furieux, 
Soulevant  l'océan  des  sables  jusqu'aux  cieux  ! 
Ces  deux  hommes  qui  vont  dans  cette  solitude, 
Quels  sont-ils?  —  L'un  est  jeune -et  de  noble  attitude, 
Sérieux,  attentif  comme  son  compagnon; 
II  gouverne  l'Egypte,  et  Saïd  est  son  nom. 
L'autre,  dont  le  regard  fouille  ces  vastes  grèves, 
A  gardé  sur  son  front  la  pâleur  des  longs  rêves; 
On  sent  qu'il  est  de  ceux  qui  ne  reculent  pas, 
Qui  marchent  à  leur  but  sans  dévier  d'un  pas, 
Qu'un  souffle  inconnu  pousse  à  leur  lente  victoire; 
Ferdinand  de  Lesseps Retiens  ce  nom,  histoire! 


L«  prince  était  pensif,  et  le  Français  lui  dit  : 

«  Les  héros,  les  vainqueurs,  que  la  foule  applaudit, 

«  Sont  bientôt  oubliés  s'ils  restent  inutiles; 

«  Les  règnes  vraiment  beaux  sont  les  règnes  fertiles, 

t  Et  ce  siècle,  surtout,  pense  que  les  meilleurs 

«  Et  les  plus  grands  des  rois  sont  les  rois  travailleurs! 

«  Prince,  à  vous  vient  s'offrir  la  plus  noble  entreprise 

«  Que  le  destin  réserve  aux  rois  qu'il  favorise  : 

"  Vous  pouvez  relever,  agrandir  de  vos  mains, 

«  L'œuvre  des  Pharaons  et  l'œuvre  des  Romains, 


348  ŒUVRES    COMPLÈTES 


Fertiliser  ces  lieux  que  le  sable  dévore, 
Et  d'un  désert  brûlant  faire  un  autre  Bosphore  (1)! 
Par  de  nouveaux  chemins,  facilement  ouverts    -  . 
Vous  pouvez,  rapprochant  tant  de  peuples  divers 
Qu'à  la  loi  du  progrès  la  distance  dérobe, 
Raccourcir  de  moitié  !a  ceinture  du  globe  (31! 
Les  vaisseaux,  qui  cherchaient  sur  l'immense  Océan 
Ou  la  jeune  Australie  ou  le  vieil  Hindoustan, 
Achevant,  grâce  à  vous,  de  moins  rudes  conquêtes, 
N'iront  plus  se  briser  sur  le  cap  des  Tempêtes; 

[breux] 
Comme  de  grands  oiseaux  près  du  bord  plus  nom- 
lis  voleront  en  foule  à  l'Isthme  ouvert  pour  eux, 
Et  le  vent  du  désert,  roi  dont  le  règne  expire, 
Les  poussera  lui-même  à  travers  son  empire  1 
Ce  rêve,  qui  par  vous  doit  avoir  son  effet, 
Liebnitz,  Louis  le  Grand,  Napoléon  l'ont  fait  (4); 


(1)  Sur  les  deux  bords  du  canal  à  une  grande  distance,  on 
créera  de  vastes  établissements  agricoles. 

(2)  Les  travaux  n'offrent  aucune  difficulté  sérieuse  à  l'art 
moderne. 

(3)  Par  le  percement  de  l'isthme,  la  route  des  Indes,  de  la 
Chine  et  de  l'Australie  sera  abrégée  de  3,000  lieues  en 
moyenne. 

(4)  Sur  l'ordre  de  Louis  XIV,  Leibnitz  écrivit  un  Mémoire 
concluant  au  percement  de  l'isthme  ;  des  négociations  furent 
entamées  à  Constantinople,  mais  l'influence  anglaise  les  fit 
échouer.  On  sait  que,  pendant  l'expédition  d'Egypte,  Napoléon 
s'occupa  très  activement  du  même  projet  repris  plus  tard  par 
les  Saint-Simoniens. 


l'isthme  de  suez  349 


«  A  vous  de  l'accomplir,  Altesse!  L'heure  est  bonne, 
«  La  science,  aujourd'hui,  n'a  plus  rien  qui  l'étonné; 
«  Elle  a  le  feu,  les  vents  et  les  flots  pour  sujets!  » 

Le  Prince,  à  ce  discours,  répondit  :  «  J'y  songeais!  » 


III 


AUJOURD  HLT    ET    DEMAIN 

Au  travail!  Au  travail!  Et  qu'avant  six  années 
Se  rencontrent  ici  les  deux  mers  étonnées  (i)  ! 

—  D'où  viens-tu?  dit  un  flot  heurtant  un  flot  nouveau. 

—  Moi,  je  viens  de  Suez.  —  Moi,  je  viens  de  Péluse. 
Et,  sans  qu'il  soit  besoin  de  levée  ou  d'écluse, 

lis  fraterniseront  sous  le  même  niveau  ! 


Au  travail!  —  Apportez  les  sondes  et  les  dragues; 
Ici,  que  le  chenal  se  creuse  sous  les  vagues  (2); 

(1)  La  mer  Rouge,  dont  le  niveau  est  un  peu  plus  élevé,  en- 
trera dans  le  canal  à  Suez  et  ira  rejoindre  la  Méditerranée 
près  de  Péluse. 

(2)  On  construira  à  Péluse  un  chenal  qui  avancera  de 
6,000  mètres  dans  la  mer,  avec  double  jetée. 


3  50  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Qu'une  double  jetée  en  protège  le  cours, 
Et  que  le  léger  brick  ou  le  steamer  immense, 
Quand  les  vents  rugiront  sur  les  flots  en  démence, 
De  ces  deux  bras  ouverts  trouvent  l'heureux  secours! 


Au  travail  !  Au  travail!  —  Que  le  golfe  Arabique 
Roule  ses  flots  soumis  dans  le  désert  Libyque; 
Que  le  lac  desséché  se  remplisse  soudain  (i), 
Que  les  berges,  les  quais,  sur  les  sables  s'allongent; 
Que  les  hauts  murs  des  docks  dans  l'eau  profonde 

[plongent], 
Que  l'Isthme  aride  et  nu  redevienne  un  jardin  (2)! 


Au  travail!  —  Ouvriers  que  notre  France  envoie, 

Tracez,  pour  l'univers,  cette  nouvelle  voie! 

Vos  pères,  les  héros,  sont  venus  jusqu'ici; 

Soyez  fermes  comme  eux  et  comme  eux  intrépides, 

Comme  eux  vous  combattez  aux  pieds  des  Pyramides, 

Et  les  quatre  mille  ans  vous  contemplent  aussi! 

1  Le  lac  Timsah,  les  lacs  Amers,  qui  deviendront  des 
ports  intérieurs. 

(2)  Une  partie  du  désert  que  traversera  le  canal  est  la  terre 
de  Gessen  dont  parle  la  Bible,  la  terre  des  pâturages  ;  on 
lui  rendra  ce  nom. 


L  ISTHME    DE    SUEZ  3)  1 


* 


Oui,  c'est  pour  l'univers!  pour  l'Asie  et  l'Europe, 
Pour  ces  climats  lointains  que  la  nuit  enveloppe, 
Pour  le  Chinois  perfide  et  l'Indien  demi-nu  ; 
Pour  les  peuples  heureux,  libres,  humains  et  braves; 
Pour  les  peuples  méchants,  pour  les  peuples  esclaves, 
Pour  ceux  à  qui  le  Christ  est  encore  inconnu  ! 


De  combien  s'accroîtront  les  richesses  du  monde? 
A  ce  froid  intérêt  qu'un  froid  calcul  réponde! 
Vers  un  plus  noble  but,  sages,  tournez  les  yeux  ; 
Consacrons  nos  efforts,  en  chrétiens  que  nous  sommes, 
Pour  les  rendre  meilleurs,  à  rapprocher  les  hommes; 
Les  enrichir,  c'est  bien;  les  éclairer,  c'est  mieux! 


* 


D'un  essor  plus  rapide  animant  le  commerce, 
Les  vaisseaux  du  Japon,  de  l'Inde,  de  la  Perse, 
Dans  nos  ports  agrandis  mêleront  leurs  agrès... 
Mais  ils  pourront  surtout,  jusqu'au  bout  de  la  terre, 
Remporter,  oubliant  la  haine  héréditaire, 
Notre  richesse  à  nous  :  l'amour  saint  du  progrès  ! 


3)2  ŒUVRES   COMPLETES 


IV 


Courage  donc!  Et  gloire  à  l'œuvre  commencée! 
La  paix,  comme  la  guerre,  aura  ses  bataillons; 
Béni  soit  le  travail  où  germe  une  pensée  ! 
Béni  l'outil  qui  creuse  au  bon  grain  des  sillons! 


0  peuples,  liguez-vous  pour  cette  œuvre  féconde  ! 
Angleterre  inquiète,  applaudis  à  ton  tour! 
Et  portons  à  l'envi  jusqu'aux  confins  du  monde 
La  justice,  la  paix,  la  vérité,  l'amour! 


Hélas!  gardons  aussi  tous  ces  biens  pour  nous-mêmes 
La  moisson  de  vertus  n'est  pas  faite  chez  nous, 
L'Europe  assiste  ou  marche  à  des  crises  suprêmes; 
Seigneur,  Seigneur!   dit-elle,  où  me  conduisez-vous 


C'est  au  progrès  que  Dieu  nous  mène, 
Mais  par  de  biens  rudes  chemins! 
L'orgueilleuse  industrie  humaine 
S'épuise  à  mieux  armer  nos  mains; 


l'isthme  de  SUEZ  3  5' 

Et  le  savant  dont  le  génie 
Devrait,  dans  sa  marche  bénie, 
Se  répandre  comme  un  parfum, 
—  Servant  nos  rêves  sanguinaires, 
Offre  à  l'homme  un  choix  de  tonnerres, 
Quand  Dieu  pour  Dieu  n'en  a  fait  qu'un  ! 

Les  grands  vaisseaux,  au  sein  des  ombres, 
Jetant  de  sinistres  rougeurs, 
S'avancent  vers  les  villes  sombres 
Comme  des  volcans  voyageurs  ; 
Sous  les  bombes,  horrible  averse, 
Le  mur  de  granit  se  renverse, 
La  casemate  va  ployer. . . 
Europe,  Europe,  sois  moins  fière  ! 
Porte  aux  barbares  la  lumière, 
.Mais  sois-en  l'immortel  foyer  ! 

Ouvrons  ces  mers,  perçons  cet  isthme, 

Bordons  ce  désert  de  palais  : 

Les  peuples  que  le  fanatisme 

Tient  sous  le  joug,  délivrons-les!... 

Mais  délivrons  d'abord  nos  âmes  ! 

S'il  est  là-bas  des  dieux  infâmes 

Dont  on  adore  les  autels, 

Nous  avons  aussi  nos  idoles  : 

Les  dieux  moqueurs,  les  dieux  frivoles, 

Les  dieux  impurs,  les  dieux  cruels; 

20. 


354 


ŒUVRES    COMPLETES 


Renversons-les  !  N'ayons  de  temples 
Que  pour  le  Maître  juste  et  doux, 
Et  portons  surtout  nos  exemples 
Aux  peuples  rapprochés  par  nous! 
Sur  chaque  monde  où  l'on  aborde, 
Chantons  l'hymne  de  la  concorde, 
De  la  liberté,  de  la  foi, 
Et  sur  ces  chemins  magnifiques, 
Faits  pour  tes  luttes  pacifiques, 
Mortel,  que  Dieu  passe  avant  toi  ! 


III 


LA  FRANCE  DANS  L'EXTREME-ORIENT 

COURONNÉ   PAR   L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 
LE    25    JUILLET    lSÔO 


De  la   lumière  !    De  la  lumière  ! 
Encore  plus  de   lumière  ! 

(Dernières  paroles  de  Gœthe.) 


'est  l'empire  des  fleurs!  le  merveilleux  empire 
Où  les  savants  sont  rois,  où  les  sages  sont  dieux, 
Où  l'amour  des  beaux-arts  est  dans  l'air  qu'on  respire, 
Où  le  luth  aux  clous  d'or  est  plus  mélodieux; 

Ainsi  qu'une  foret  que  la  nuit  enveloppe, 
Son  histoire  se  perd  dans  les  siècles  lointains; 
Quand  l'avenir  s'ouvrait  à  peine  pour  l'Europe, 
Il  semblait  que  la  Chine  eût  rempli  ses  destins; 


3)0  ŒUVRES    COMPLETES 

Ruche  immense,  toujours  active  et  toujours  pleine, 
Peuple  qui  du  travail  aimait  les  douces  lois, 
Dans  les  cieux  miroitaient  ses  tours  de  porcelaine 
Au  temps  où  nos  aïeux  erraient  au  fond  des  bois; 

A  l'heure  où  vous  traîniez  les  lourdes  catapultes, 
Légions  de  César,  phalanges  d'Annibal, 
Trouvant  sa  flèche  lente  à  venger  ses  insultes 
Un  Tartare  donnait  au  tonnerre  un  rival; 

Longtemps,  en  tout,  ce  peuple  a  devancé  les  autres  : 
La  boussole  guidait  ses  voiles  de  bambous, 
Ses  poètes  chantaient,  rêvaient  avant  les  nôtres, 
Il  eut  son  Gutenberg,  son  Socrate  avant  nous; 

Il  connut,  écoutant  ses  lettrés  et  ses  prêtres, 
La  sagesse  riante  et  l'utile  raison  : 
Il  faisait  remonter  la  noblesse  aux  ancêtres 
El  la  gloire  d'un  homme  à  toute  sa  maison  ; 

Quand  un  héros,  après  les  sanglantes  mêlées, 
Rentrait  vainqueur,  c'est  toi,  Pitié,  qui  triomphais!... 
Lui,  sur  ses  vêtements,  sur  ses  armes  voilées, 
Portait  le  deuil  des  morts  que  sa  gloire  avait  faits  (i). 

(i)  Voir  dans  la   Revue  des  Deux  Mondes,  du  15  août  1842, 
l'article  de  M.  Ampère  sur  la  religion  du  Tao. 


LA    FRANCE   DANS    L  EXTREME-ORIENT  }S7 

Ainsi  de  son  pouvoir  étendant  la  limite 

Des  rives  de  l'Oxus  aux  rives  de  l'Amour, 

Dominant  le  Japon  et  l'empire  annamite, 

Le  Fils  du  ciel  marchait  plus  puissant  chaque  jour. 

Et  maintenant  d'où  vient  que  ce  colosse  tombe? 
Quelle  invisible  main  a  frappé  le  puissant! 
Pourquoi  se  couche-t-il  tout  vivant  dans  la  tombe? 
Et  d'où  vient  que  sur  lui  déjà  l'ombre  descend? 

C'est  qu'il  a  redouti  de  plus  longues  épreuves, 
C'est  que,  fermé  d'avance  aux  peuples  qui  viendront, 
Comme  ferait  la  mer  en  repoussant  les  fleuves, 
Dans  son  immensité  lui-même  il  se  corrompt  ! 

C'est  qu'il  est  immobile  et  qu'il  est  solitaire  ! 
C'est  qu'il  ne  veut  avoir  ni  frère  ni  témoin  ; 
C'est  qu'il  a  dédaigné,  croyant  qu'on  la  fait  taire, 
La  voix  d'en  haut  qui  dit  à  l'homme  :  «Va  plus  loin!» 


Va  plus  loin!  Que  rien  ne  t'arrête, 
Pas  même  la  prospérité  ! 
A  chaque  jour  que  Dieu  te  prête, 
Va  plus  loin  dans  la  vérité! 
Va  plus  avant  dans  la  justice, 
Combats  l'erreur,  dompte  le  vice, 


;5'S  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Enseigne  ce  que  Dieu  t'apprit, . 
Ose  !  compare  !  juge  !  invente  ! 
Et  partout,  d'une  âme  fervente, 
Propage  la  loi  de  l'esprit! 


«  Non!  non  !  —  ont  répondu  d'une  voix  affaiblie 
Empereurs,  mandarins,  peuple,  bonzes,  soldats,  — 
Notre  moisson  est  faite  et  notre  œuvre  accomplie, 
Le  jour  tombe  et  nous  sommes  las  ; 

«.Il  est  doux  de  dormir  sur  les  jonques,  de  suivre 
Le  cours  du  fleuve  Bleu  mollement  agité; 
De  chauffer  lentement  sur  les  planches  de  cuivre 
La  feuille  odorante  du  thé  (i); 

«  Il  est  doux  de  rêver  dans  les  fraiches  pagodes, 
De  se  créer  des  dieux  qui  ne  défendent  rien, 
Et  de  lire  des  vers  en  quatre  périodes  (2) 
Coupés  selon  le  rythme  ancien; 

«  Il  est  doux  de  penser  qu'à  travers  un  nuage 
L'âme  de  l'homme  passe  ainsi  qu'un  astre  errant, 
De  ne  rien  regretter  de  l'éternel  voyage 
Et  de  ne  rien  craindre  en  mourant! 

(1)  Voir  Revue  des  Deux  Mondes  du  Ier  janvier  1860,  l'ar 
ticle  de  M.  Payen  sur  le  thé. 

(2)  Voir  sur  les  quatre  périodes  nécessaires  dans  toute  pièct 
de  vers  la  préface  des  Poésies  de  l'époque  Thangh,  traduites 
par  M.  d'Hervey  de  Saint-Denys. 


LA    FRANCE    DANS    L'EXTRÊME-ORIENT  ^59 


Que  nous  importent  donc  les  conquêtes  humaines  ? 
Rien  ne  change,  et  tout  meurt  ;  l'homme  à  l'homme  est 

[pareil;] 
la  vie  est  un  songe,  à  quoi  bon  tant  de  peines  ?  (i) 
Après  le  plaisir  le  sommeil  !  » 


Tu  ne  dormiras  pas  encore, 
O  peuple!  Ce  n'est  pas  la  nuit, 
Ce  n'est  que  la  fin  de  l'aurore, 
Et  le  vrai  jour  à  peine  luit . 
En  vain  ta  coupable  paresse, 
Pour  qu'à  jamais  il  disparaisse, 
Au  soleil  prodigue  ses  vœux; 
En  vain  tu  fermes  la  paupière, 
Dieu  te  condamne  à  la  lumière 
Et  te  dit  :  «  Debout!  je  le  veux  !  » 

S'il  est  des  peuples  qui  sommeillent 
Parqués  comme  de  grands  troupeaux, 
11  est  d'autres  peuples  qui  veillent 
Et  que  tourmente  le  repos; 
Un  souffle  incessant  les  soulève, 
Ils  portent  la  croix  ou  le  glaive, 

1)  Si  la   vie   n'est    qu'un    songe,  pourquoi    tourmenter    son 
existence  ?  (Poésies  de  Li-Taï-Pé.) 


360  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Rien  n'abat  ces  hardis  marcheurs, 
Et,  quand  la  nuit  nous  environne, 
L'aube  éternelle  les  couronne 
De  mystérieuses  blancheurs! 

Peuples-soldats,  peuples-apôtres, 
Pionniers  de  tous  les  chemins, 
Éclairant  la  marche  des  autres, 
Préparant  tous  les  lendemains  ! 
Cette  gloire  est  surtout  la  tienne, 
France  militaire  et  chrétienne 
A  l'œil  terrible  ou  souriant; 
C'est  toi  qui  par  Dieu  fus  choisie 
Pour  rajeunir  la  vieille  Asie 
Et  pour  réveiller  l'Orient  ! 


I 


LE    MISSIONNAIRE. 

Celui  qui  partira  le  premier,  c'est  le  prêtre  ! 

Son  courage,  lui-même,  il  l'ignore  peut-être; 

On  lui  dit  :  «  Pars  !  »  Il  part,  sans  prendre  d'autres  soins , 

Son  bréviaire  à  la  main,  libre,  simple,  tranquille, 

Et  les  oisifs,  tandis  qu'il  traverse  la  ville, 

Disent  en  souriant  :  «  C'est  un  soldat  de  moins!   » 

C'est  un  soldat  de  plus  !  Qu'un  faux  sage  le  raille  ; 
Maisvousqu'ontvusgrandirtousnoschampsde  bataille, 


LA  FRANCE  DANS  L' EXTRÊME-ORIENT      36 1 

Je  vous  atteste  ici,  héros  armés  par  nous, 
Vous  dont  la  gloire  sait  comprendre  toute  la  gloire, 
Répondez!  N'est-ce  pas  que  la  soutane  noire 
Cache  des  cœurs  vaillants  à  vous  rendre  jaloux! 

L'apôtre  part  aussi  pour  des  guerres  lointaines, 
Sans  avoir  comme  vous  les  bannières  hautaines, 
Sans  la  haine  enflammée  étouffant  tout  remord, 
Sans  le  hennissement  du  cheval  qui  s'effare 
Et  répond  au  clairon  comme  une  autre  fanfare, 
Sans  l'orgueil  du  triomphe  et  l'orgueil  de  la  mort! 

Il  aborde  à  la  rive  où  tous  ses  rêves  tendent, 
La  nuit,  seul  et  furtif,  sans  amis  qui  l'attendent; 
Ce  héros  de  la  foi  doit  échapper  aux  yeux, 
Se  dérober  sans  cesse  aux  ennemis  sans  nombre, 
Et  fuir  loin  des  cités  où  le  guette  dans  l'ombre 
Le  mandarin  obèse  à  l'œil  astucieux  ! 

Un  prêtre  est  dans  leurs  mains!  le  tribunal  s'apprête; 
Le  juge  accourt  joyeux  comme  pour  une  fête  ; 
La  victime  attendra  longtemps  le  coup  fatal, 
Car  le  bourreau  lettré  veut  montrer  sa  science, 
Prouver  aux  yeux  de  tous  sa  longue  expérience 
Et  mériter  au  moins  le  bouton  de  cristal  ! 

Le  calme  du  chrétien  fait  éclater  leur  rage  ; 
Les  semelles  de  cuir  soufflettent  son  visage  (i), 

(1)  Les  Chinois  ont  inventé  cet  instrument  de  torture. 

21 


362  ŒUVRES    COMPLÈTES 

La  cangue,  affreusement,  charge  et  courbe  ses  reins, 
Les  fouets  coupent  sa  chair  que  mordent  les  tenailles, 
Les  pinces  et  les  crocs  fouillent  dans  ses  entrailles... 
Et  dans  l'ombre  il  entend  rire  les  mandarins! 


Et  peut-être  pour  nous  c'est  l'heure  de  la  joie  ; 

De  nos  palais  dorés  la  pompe  se  déploie  ; 

Et,  donnant  au  plaisir  un  plaisir  pour  rival, 

Nous  passons  du  festin  aux  ivresses  du  bal; 

Tous  les  fronts  sont  couverts  d'une  langueur  étrange  ; 

Un  démon  guette  en  nous  ce  qui  reste  de  l'ange  I 

Les  femmes  au  sein  nu,  qui  passent  doucement, 

Jettent  dans  tous  les  yeux  un  éblouissement, 

Et  sur  les  vases  peints  de  Sèvres  ou  de  Chine, 

Pour  respirer  les  fleurs,  la  valseuse  s'incline  ! 

II 

LE    COMMERÇANT 

Puisque  ce  peuple,  ô  Christ,  pour  repousser  ta  loi, 

Lève  son  bras  féroce, 
Il  verra  succéder  aux  hommes  de  la  foi 

Les  hommes  du  négoce. 

Ce  peuple  a  dit  longtemps  :  «  Qu'ils  appportent  de  l'or  ! 

Que  pour  nous  ils  l'amassent! 
Que  les  lingots  pesants,  demain,  toujours,  encor, 

Dans  nos  palais  s'entassent  ! 


LA    FRANCE    DANS    L'EXTRÊME-ORIENT  36} 

«  A  vous  le  thé,  la  laque  et  les  tissus  légers! 

Venez  l'un  après  l'autre  ; 
A  nous  rien  que  de  l'or!  Tout  l'or  des  étrangers  ! 

Nous  garderons  le  nôtre  ! 

«  Mais  ne  laissons  jamais  le  Barbare  aux  yeux  bleus  (i) 

Pénétrer  dans  nos  villes, 
Et  brûlons  sans  pitié  les  comptoirs  orgueilleux 

De  ces  nations  viles!  » 


Eh  bien,  peuple  ennemi  du  commerce  fécond, 
Au  commerce  fatal  tes  portes  s'ouvriront  ! 
L'opium  est  entré  dans  tes  mille  provinces; 
Partout,  dans  la  pagode  et  le  palais  des  princes; 
Tes  juges  aux  yeux  lourds,  en  leur  vague  torpeur, 
Respirent  l'enivrante  et  stupide  vapeur, 
Et  le  guerrier  lui-même  avec  peine  soulève 
Ses  membres  énervés  par  les  spasmes  du  rêve  ! 


Ah  !  détournons  les  yeux  d'un  spectacle  pareil, 
Arrachons  l'Orient  à  ce  lâche  sommeil, 
Poursuivons,  malgré  lui,  notre  grande  entreprise, 
Et  ses  portes  qu'il  veut  nous  fermer,  — qu'on  les  brise  ! 

[1).  On  connait  l'horreur  du  Chinois  pour  les  yeux  bleus  de 
l'Européen. 


364  ŒUVRES    COMPLÈTES 

III 

LE    SOLDAT 

Partez,  puisqu'il  le  faut,  pour  ce  monde  inconnu, 
Soldats  français  ;  le  jour  de  l'épée  est  venu  ! 


Soldats,  la  cause  est  bonne  et  juste  la  conquête; 
Avec  cet  étendard  qui  flotte  à  votre  tête 

L'esprit  chrétien  prend  son  essor; 
Vous  êtes,  aujourd'hui  comme  dans  un  autre  âge, 
L'honneur,  le  dévoûment,  la  force,  le  courage... 

Vous  êtes  la  pensée  encor! 

Ta  plus  puissante  armée,  ô  France,  c'est  ton  âme! 
Ce  n'est  pas  seulement  le  soldat  qu'on  acclame 

Et  qui  part  les  yeux  pleins  d'éclairs; 
C'est  l'écrivain  habile  à  raconter  nos  gloires, 
Le  poète  qui  met  au  front  de  tes  victoires 

Le  diadème  de  ses  vers; 

C'est  le  savant  qui  veille  et  qui  cherche  sans  cesse; 
C'est  le  législateur  qui  plie  avec  sagesse 

Tes  forces  à  la  même  loi  ; 
C'est  l'orateur  par  qui  s'explique  ton  génie, 
C'est  toute  âme  qui  vibre  à  ta  grande  âme  unie; 

Ton  armée,  ô  France,  c'est  toi  ! 


LA    FRANCE    DANS    L'EXTRÊME  ORIENT  365 


Vous  avez,  drapeaux  de  la  France, 
Sans  vous  reposer  un  seul  jour, 
Porté  la  crainte  ou  l'espérance 
A  tous  les  peuples  tour  à  tour; 
Partout,  dans  ce  siècle  homérique, 
Sur  le  berceau  de  l'Amérique 
Qui  naissait  pour  la  liberté, 
Sur  Milan,  sur  les  Pyramides, 
Sur  le  désert  des  rois  Numides, 
Vos  plis  illustres  ont  flotté; 

Hier,  l'armée  aux  huit  bannières 
Fuyait  devant  vous  à  grand  bruit. 
Comme  rentrent  dans  leurs  tanières 
Des  loups  que  le  lion  poursuit; 
Le  roi  tartare  et  ses  esclaves 
Sont  tombés  et  tombés  en  braves 
Sous  les  feux  croisé  du  canon; 
La  vaste  conquête  commence; 
A  nous  de  cet  empire  immense 
Les  immenses  richesses...  Non  ! 

Non,  nous  n'apportons  pas  le  deuil  et  l'esclavage 
A  ces  peuples  courbés  sous  un  fardeau  de  plus; 
France,  tu  rougirais  d'un  triomphe  sauvage, 
Ton  nouveau  cri  de  guerre  est  :  Bonheur  aux  vaincus! 


j66  ŒUVRES    COMPLÈTES 

De  vos  blêmes  tyrans,  de  leurs  sanglants  caprices, 
Nous  vous  délivrerons,  peuples  près  de  périr, 
Et  nous  délivrerons  vos  tyrans  de  leurs  vices  : 
Ceux  qui  souffrent,  d'abord,  puis  ceux  qui  font  souffrir  ! 

Ce  que  nous  t'apportons,  sombre  et  muette  Asie, 
C'est  noire  foi,  chez  toi  ravivant  son  flambeau. 
L'esprit  de  liberté,  la  mâle  poésie, 
Nos  sciences,  un  art  plus  puissant  et  plus  beau. 

La  dignité  par  qui  le  faible  se  redresse, 

La  fermeté  du  cœur  que  la  vertu  défend  ; 

Ce  que  nous  t'apportons,  c'est  l'esprit  de  tendresse, 

Le  respect  de  la  femme  et  l'amour  de  l'enfant! 

Regardez  donc!  Dieu  se  dévoile; 
11  vous  parle,  écoutez  sa  voix; 
Debout,  peuples!  Suivez  l'étoile, 
Comme  vos  Mages  autrefois  ! 
Hâtez-vous,  tandis  qu'elle  brille! 
Rentrez  dans  la  grande  famille, 
Rentrez  dans  le  meilleur  chemin  ; 
En  marche,  esclaves  de  la  veille  ! 
Et  louez  Dieu  qui  vous  réveille 
Et  vous  délivre  par  nos  mains! 


IV 


LA    FIEVRE    VERTE 


POUR    UN   CANDIDAT    A    L  ACADEMIE   FRANÇAISE 


JMffl  llez-vous  mieux,  mon  bon  ami? 
La  nuit  n'a  pas  été  mauvaise? 
Avez-vous  quelque  peu  dormi? 
J'en  suis  fort  aise. 

Vous  êtes  morne  cependant 
Comme  un  Chinois  mis  à  la  cangue  : 
Qu'avez-vous  donc  fait  d'imprudent? 
Voyons  la  langue! 


Hélas!  je  vous  dois  sans  façon 
Faire  part  de  ma  découverte  : 
Vous  avez,  mon  pauvre  garçon, 
La  fièvre  verte  ; 


ŒUVRES    COMPLETES 


Œil  vitreux,  angoisse,  langueur, 
Pouls  capricant,  soif  dévorante; 
Le  thermomètre  sur  le  cœur 
Monte  à  quarante  ! 

Consultez-moi  donc...  Plus  d'orgueil, 
Confrère!  et  pour  m'ouvrir  votre  âme, 
Installez-vous  sur  ce  fauteuil... 
Sans  épigramme! 

Dites  d'abord  au  médecin 
Par  quelle  bizarre  aventure 
Vous  avez  conçu  le  dessein 
Qui  vous  torture 

Vous  avez  bu,  je  le  pensais, 
Ayant  écrit  plus  d'un  beau  livre, 
A  cette  coupe  du  succès 
Dont  on  s'enivre; 

Un  jour,  en  côtoyant  le  mur 
De  l'Institut  qui  nous  invite, 
Vous  avez  dit  :  «  Le  fruit  est  mûr, 
«  Cueillons-le  vite!  » 

Vous  avez  cru,  hâtant  le  pas 
Et  voyant  la  porte  entr'ouverte, 
Qu'une  palme  ne  compte  pas 
Qui  n'est  pas  verte  ! 


LA    FIÈVRE    VERTE  369 


Noble  duel!  Vaillant  soldat! 
Courage  dont  je  m'émerveille! 
Homme  on  s'endort,  et  candidat 
L'on  se  réveille! 

Allons!  avant  l'aube  debout! 
Quitte  tes  mœurs  de  patriarche; 
Ici,  là-bas,  plus  loin,  partout, 
En  marche!  en  marche! 

Allons!  ne  perds  pas  un  moment! 
Fais  des  visites,  mon  bonhomme! 
Tu  trouveras  cela  charmant, 
Si  l'on  te  nomme! 

Calme  ton  sang  impétueux, 
Et  pour  tes  juges,  je  t'en  prie, 
Sois  modeste  et  respectueux 
Sans  flatterie; 

Au  milieu  d'un  embarras  tel 
On  se  trouble,  on  barbotte,  on  cherche, 
Heureux  encor  si  l'Immortel 
Vous  tend  la  perche! 

C'est  un  brave  homme,  il  vous  la  tend; 
Mais  trop  peu  de  mots  il  dépense, 
Et  l'on  ne  sait  rien  en  sortant 
De  ce  qu'il  pense; 

21 


37°  ŒUVRES    COMPLETES 

Soudain,  par  une  juste  loi, 
On  se  souvient,  terreur  suprême! 
D'avoir  écrit  je  ne  sais  quoi 
Contre  lui-même, 

D'avoir  déchiré  ses  rideaux, 
Cassé  ses  vitres  et  ses  tringles, 
Ou  même  enfoncé  dans  son  dos 
Quelques  épingles! 

On  dit  alors  :  Quel  traquenard  ! 
Dois-je  croire  qu'il  s'en  souvienne? 
Sans  doute  :  il  a  l'œil  du  renard 
Et  de  l'hyène! 

La  vérité,  c'est  qu'il  songeait, 
Tandis  que  nous  prenions  des  poses, 
Que  Saint-Germain  et  le  Bourget 
Sont  pleins  de  roses... 

N'importe!  Il  faut  un  cœur  d'airain 
Pour  accomplir  pareille  tâche, 
Et  qui  le  fait  d'un  front  serein 
N'est  point  un  lâche! 

Journaux  et  salons,  tour  à  tour, 
De  nos  vertus  font  le  triage, 
On  nous  épluche  comme  pour 
Un  mariage! 


LA   FIEVRE   VERTE 


371 


Eh  bien,  malgré  cela,  mon  cher, 
Marchez,  luttez,  vaille  que  vaille  ; 
Il  est  bon  de  respirer  l'air 
De  la  bataille; 

Si  vous  triomphez  cette  fois, 
—  Mais  non,  ce  doute  vous  irrite  — 
Vous  penserez  :  «  Je  ne  le  dois 
«  Qu'à  mon  mérite!  » 

Si  votre  rival  triomphait, 
Vous  diriez  sans  baisser  l'oreille  : 
«  C'est  contre  moi  seul  qu'on  a  fait 
Chose  pareille  !  » 

Courage  donc  !  soyez  nommé  ! 
Vos  rivaux  et  vous,  restez  calmes! 
Le  doux  soleil  du  mois  de  mai 
Verdit  les  palmes  ; 

Et  puissé-je,  moi  qui  souris, 
Mais  qu'affligerait  votre  perte, 
En  vous  soignant  n'avoir  pas  pris 
La  fièvre  verte! 


LE    PERRON    D'ACIER 

(a  l'académie  française) 


Ens  el  perron  a  Ais  te  fis-je  essaier. 

RïNAUD    DE    MûNTAUBAN. 


1 


ans  le  palais  de  Charlemagne, 
Devant  le  donjon  suzerain 
D'où  plane  au  loin  sur  la  campagne 
Un  aigle  d'or  aux  pieds  d'airain, 

Près  de  la  superbe  chapelle 
Haute  et  blanche  comme  un  glacier, 
Était  ce  bloc  que  l'on  appelle 
En  vieux  style  Perron  d'acier. 

Quand  la  guerre  était  annoncée 
Contre  Hunald  ou  Gaïfer, 
Venaient  là,  visière  baissée, 
Les  chevaliers  vêtus  de  fer; 


^74  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Chacun  d'eux,  tirant  son  épée, 
En  frappait  le  perron,  pour  voir 
Si  la  lame  était  bien  trempée 
Et  pourrait  faire  son  devoir: 

Et  toute  épée,  ancienne  ou  neuve. 
Devant  le  juge  féodal, 
Était  soumise  à  cette  épreuve, 
Même  Joyeuse  et  Durandal! 

Un  jour  Ogier  brisa  la  sienne 
Sur  le  bloc  de  telle  façon 
Que  Roland  dit  :  «  Qu'il  te  souvienne 
De  férir  ainsi  le  Saxon!  » 

Parfois  un  clerc,  vêtu  de  serge, 
Venait,  d'un  bras  tremblant  encor, 
Essayer  l'épée  encor  vierge 
Devant  les  pairs  aux  cimiers  d'or: 

S'il  s'arrêtait,  avec  ces  larmes 
Que  le  doute  met  dans  nos  yeux, 
Le  duc  Xayme,  le  juge  d'armes, 
Disait  :  «  Plus  tard  tu  feras  mieux; 

«  L'armure  est  haute  pour  ta  taille, 
«  L'épée  est  lourde  pour  ton  bras, 
«  Mais  va  sans  peur  à  la  bataille 
«  Et  sans  honte  tu  reviendras!  » 


LE   PERRON    D  ACIER  3  7  S 


II 

Ainsi  j'ai  fait,  et  je  m'honore, 
Aidé  par  ce  premier  espoir, 
D'avoir  marché  depuis  l'aurore 
Et  de  marcher  jusques  au  soir. 

0  vous,  mes  maîtres  et  mes  juges, 
Si  j'ai,  combattu  pour  ma  part, 
Les  ennemis  ou  les  transfuges 
Du  drapeau  glorieux  de  l'art, 

Si  j'ai  dans  toutes  les  batailles 
Suivi  les  bons  chefs  pas  à  pas, 
Si,  l'épée  ayant  des  entailles, 
Son  honneur  du  moins  n'en  a  pas, 

Je  vous  le  dois.  —  Dans  ma  pensée, 
Jamais,  depuis  ce  temps  lointain, 
L'image  ne  s'est  effacée 
De  ces  bonheurs  de  mon  matin, 

Et  devant  mes  yeux,  à  toute  heure, 
Je  vis,  hier  comme  aujourd'hui, 
Le  Perron  d'acier  qui  demeure 
Lorsque  tout  passe  autour  de  lui  ! 

Mars  1881. 


VI 


LE    PETIT    LAC 

LU    PAR    L'AUTEUR    COMME   DÉLÉGUÉ 
DE    L'ACADÉMIE    FRANÇAISE 

Dans  la  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies 
du  25  octobre  189^. 


e  poète  est  rêveur,  presque  triste...  Sa  vie 
Fut  pourtant  sans  remords,  sans  haine,  sans 
La  lutte  dans  son  cœur  n'a  laissé  rien  d'amer;  [envie;] 
Il  ressemble  au  marin,  assis  près  de  la  mer, 
Qui  peut  penser,  à  peine  échappé  du  naufrage, 
Que  nul  péril  n'était  plus  grand  que  son  courage. 
Pourquoi  donc  sa  tristesse?  Il  n'avait  pas  rêvé 
Plus  de  gloire  et  d'honneurs  que  ce  qu'il  a  trouvé; 
L'ombre  du  soir  prochain  le  charme;  il  touche  à  l'heure 
Où  le  calme  est  plus  doux,  la  retraite  meilleure, 


ŒUVRES    COMPLÈTE? 

Et  si  le  tentateur,  toujours  prêt  et  subtil,        [drait-il.] 
Lui  disait:  «  Que  veux-tu?  »  —  «  Rien!  »  lui  répon- 

Est-ce  vrai?  Non  hélas!  Un  désir  le  tourmente, 
Nouvelle  passion,  invisible  et  dormante, 
Espoir  mystérieux,  mais  que  rien  ne  défend, 
Car  il  est  humble  et  pur  comme  un  rêve  d'enfant! 
Il  a  des  champs,  un  parc,  des  platanes,  des  hêtres, 
Un  cèdre,  des  tilleuls,  qu'ont  plantés  ses  ancêtres, 
Puis,  c'est  là  son  chagrin,  tout  près  de  sa  maison, 
Une  vaste  pelouse  où  jaunit  le  gazon; 
Il  jaunit  chaque  jour;  le  soleil,  implacable, 
Depuis  trois  mois  entiers,  de  ses  flèches  l'accable; 
Pas  de  source  alentour,  avare  est  l'eau  du  ciel, 
Et  la  pelouse  meurt  sous  l'azur  éternel! 

Tout  poète  d'un  rien  souffre,  un  rien  le  console  : 
La  folle  du  logis  n'est  pas  toujours  si  folle! 
«  L'eau  manque  à  ma  pelouse  :  eh  bien,  j'en  trouverai, 
Dit-il  ;  si  je  n'ai  pas  de  sources  à  mon  gré, 
Un  puits  artésien  remplacera  la  source; 
Pour  cela,  fort  gaîment,  je  viderai  ma  bourse  : 
Des  gens  très  fins,  ayant  vingt  banques  à  choisir, 
Y  perdent  leur  fortune  avec  moins  de  plaisir! 
Quand  j'aurai  trouvé  l'eau,  car  la  chose  est  certaine, 
J'arrangerai  ces  blocs  de  rochers  en  fontaine. 
Et  je  ferai  creuser  —  traçons-en  le  dessin  — 
Au  milieu  du  gazon,  un  large  et  long  bassin, 


LE   PETIT   LAC  379 


L'n  petit  lac,  avec  une  île  ou  deux  couvertes 

De  vigne  vierge,  et  des  collines  d'herbes  vertes!  » 

Son  rêve  en  était  là,  quand  parut  à  ses  yeux 
Son  ami  le  meilleur,  ou  du  moins  le  plus  vieux. 
Cet  ami,  d'un  esprit  narquois  et  peu  folâtre, 
Avait  été  longtemps  directeur  de  théâtre; 
C'est  lui  qui,  sans  pitié,  mais  sans  nulle  hauteur, 
Refusa  le  premier  drame  de  notre  auteur. 

—  Oh!  oh!  quel  oiseau  noir  vole  par  ta  cervelle? 
Que  fais-tu  là?  Le  plan  d'une  pièce  nouvelle? 

—  Oui,  monmaître.  —  Adieu  donc!  — Reste  :  tu  recevras 
Ma  pièce  cette  fois!  —  Les  auteurs  sont  ingrats! 

Je  connais  ton  talent,  je  t'estime,  je  t'aime; 
Je  ne  t'ai  pas  joué,  dans  ton  intérêt  même  ! 
J'ai  refusé  ton  drame  imprudemment  offert... 
Tu  ne  sauras  jamais  ce  que  j'en  ai  souffert! 
Ton  ancien  drame?  Il  eût  révolté  l'auditoire; 
Je  t'ai  sauvé!  Voyons,  raconte  ton  histoire.  » 

Le  poète  naïf  —  presque  tous  ils  le  sont, 

Et  s'ils  ne  l'étaient  pas,  ils  vaudraient  moins  au  fond  — 

Le  poète  naïf,  sans  crainte  du  sarcasme, 

Expliqua  son  projet  avec  enthousiasme; 

Il  alla  jusqu'au  bout  sans  perdre  son  élan 

Et  cria  :  qu'en  dis-tu  ? 

—  «  Mauvais  plan  !  mauvais  plan  ! 
Répond  le  directeur  en  secouant  la  tête; 
Ton  idée  est  touchante  et  part  d'une  âme  honnête, 


^80  ŒUVRES    COMPLÈTES 

Mais  elle  est  peu  pratique  et  coûterait  trop  cher  : 

On  ne  trouve  pas  l'eau  comme  le  vin,  mon  cher! 

Le  terrain  est  trop  sec,  la  place  est  mal  choisie; 

Enfin,  tranchons  le  mot:  c"est  de  la  poésie! 

Tu  fais  le  jouvenceau,  moi  je  reste  barbon; 

Ton  gazon  doit  vieillir,  et  je  trouve  fort  bon, 

Quoiqu'en  fait  de  couleurs  j'aime  que  l'on  soit  sobre, 

Qu'étant  vert  en  avril,  il  soit  jaune  en  octobre! 

—  C'est  égal!  répliqua  le  poète,  bientôt 

J'aurai  mon  petit  lac!  —  Je  n'en  crois  pas  un  mot; 

Mais  si  tu  réussis  à  trouver  ta  naïade, 

Tout  ne  sera  pas  fait!  Adieu,  mon  camarade; 

Creuse  bien!  » 

Il  creusa,  se  fiant  au  hasard. 
Le  bonheur,  d'habitude,  aux  poètes  vient  tard; 
Mais,  cette  fois,  il  vint  en  se  hâtant  :  la  sonde, 
Perçant  sable  et  calcaire,  entre  dans  l'eau  profonde; 
Soudain  la  source,  gaie  et  vivante,  jaillit, 
Dans  l'aride  gazon  cherchant  déjà  son  lit, 
Et  bientôt  la  première  hirondelle  l'effleure. 

Le  poète,  ravi,  ne  perdit  pas  une  heure; 
On  creuse  le  terrain,  on  trace  les  contours 
Du  lac  qui  se  remplit  et  s'achève  en  huit  jours. 
Le  poète,  plus  fier  qu'en  un  soir  de  Première, 
Voulut  mettre  sa  joie  et  son  œuvre  en  lumière; 
Il  invita  l'ami  qui  l'avait  raillé  tant; 
Mais  le  bon  directeur  :  «  Je  ne  suis  pas  content! 
Dit-il  pour  commencer,  ton  bassin  est  trop  large, 


LE    PETIT    LAC  "}8l 


Pas  assez  long  surtout;  ce  rocher  le  surcharge; 
L'ombre  est  noire  à  l'excès,  que  les  arbres  y  font; 
Lac,  si  tu  veux;  ce  n'est  qu'une  cuvette  au  fond  ! 
Enfin,  il  se  dessine  en  courbes  trop  exactes; 
C'est  correct,   mais   c'est  froid  comme  tes  premiers 

Ainsi  le  directeur  brusquement  prit  congé.      |actes!  »] 

Le  poète  resta  seul  et  découragé. 

On  peut  avec  raison  se  plaindre,  je  soupçonne, 

Quand  on  a  fait  un  lac,  qu'il  ne  plaise  à  personne! 

Le  poète  attristé  regarde  vaguement 

Le  frais  bassin  qu'hier  il  trouvait  si  charmant, 

Et  soupire... 

Il  a  tort!  Voilà  que,  sur  les  branches 
Des  platanes  voisins,  glissent  les  ailes  blanches 
Ou  noires  des  oiseaux  qu'attire  la  fraîcheur, 
Tourterelle,  bouvreuil,  pinson,  martin-pêcheur. 
«  Est-il  vrai  que  mon  lac  ne  soit  qu'une  cuvette? 
—  Il  ne  m'en  faut  pas  plus!  »  gazouille  une  fauvette; 
Un  joyeux  merle  ajoute  en  voyant  l'eau  grandir: 
«  Je  siffle,  mais  c'est  là  ma  façon  d'applaudir!  » 
Un  rossignol  chanta  :  «  Si  tu  n'as  pas  la  gloire 
D'être  le  rossignol,  tu  lui  donnes  à  boire!  » 
Un  cygne  au  ciel  passait.  Le  poète  se  dit: 
«  Il  ne  descendra  pas!  »  Le  cygne  descendit  : 
«  Je  suis  celui  qui  va,  fendant  l'éther  sonore, 
Visiter  les  penseurs  dont  le  monde  s'honore; 
Je  ne  dédaigne  pas  les  humbles,  et  je  mets 


382  ŒUVRES    COMPLÈTES 


Une  blancheur  de  plus  sur  les  hautains  sommets, 
Puis  je  reprends  mon  vol.  Toi  qui  sur  ce  rivage 
Fais  jaillir  ce  flot  pur  pour  le  cygne  sauvage, 
—  Je  m'arrête  un  instant  dans  mon  chemin  sacré  — 
N'en  demande  pas  plus!  Un  jour  je  reviendrai.  » 

«  Oiseaux  du  ciel,  merci,  colombes  et  mésanges; 
Dieu  donne  les  oiseaux  à  qui  n'a  pas  les  anges! 
Mon  labeur  à  présent  m'est  plus  cher  et  plus  doux  : 
En  travaillant  pour  moi  je  travaillais  pour  vous! 
Vous  me  devez  bien  peu,  passereaux,  hirondelles 
Il  est  petit,  mon  lac;  mais  soyez-lui  fidèles 
Pour  lui  faire  un  printemps  qui  ne  finisse  pas! 
Seulement,  quelquefois,  frères,  chantez  plus  bas 
Quand,  au  déclin  du  jour,  aux  heures  langoureuses, 
Les  amoureux  viendront  avec  les  amoureuses! 
Ils  écouteront  mieux,  rayonnants  et  vainqueurs, 
Cet  autre  oiseau  divin  qui  chante  dans  les  cœurs; 
Que  leur  ombre  en  passant  dans  mon  lac  se  reflète, 
Et  c'est  un  beau  succès  à  payer  le  poète  !  » 

Il  fut  payé  pourtant  —  peu  d'auteurs  me  croiront  — 

Par  un  second  succès  qui  fut  même  assez  prompt  ; 

Au  village  voisin,  qui  sait,  voit  et  surveille, 

On  parla  de  son  lac  comme  d'une  merveille; 

On  y  vint  :  les  vieillards,  les  jeunes  femmes,  puis 

Les  travailleurs  des  champs  qui  tiraient  l'eau  du  puits, 

Estimant  que,  malgré  la  critique  revêche, 

Tout  réservoir  est  beau  lorsque  la  source  est  fraîche! 


LE   PETIT   LAC  '  583 


Il  était  populaire  à  la  fin  de  l'été, 

Et  l'on  disait  bien  haut  :  «  Nommons-le  député! 

Certains  qui  sont  élus  n'ont  pas  fait  davantage  !  » 

Mais  le  prudent  poète  eut  peur  du  ballotage. 

On  imagina  mieux  :  autour  du  lac  béni, 

Un  matin,  il  trouva  le  peuple  réuni; 

Jeunes  filles,  bouquets,  chansons,  discours  du  maire 

Sans  politique  et  sans  offense  à  la  grammaire, 

Rien  ne  manqua!  L'ami,  ce  directeur  bourru, 

A  l'odeur  du  succès  est  lui-même  accouru; 

Il  prend  donc  la  parole,  essuyant  une  larme  : 

«  Mesdames  et  Messieurs,  ce  triomphe  me  charme; 

Une  part  me  revient  dans  des  succès  pareils; 

L'auteur  de  cet  ouvrage  a  suivi  mes  conseils! 

Sa  modestie  en  fait  un  poète  exemplaire, 

Et,  puisque  notre  lac  chez  lui  semble  vous  plaire, 

Chez  moi  j'en  veux  créer  un  semblable  demain!  » 

Le  poète  sourit  et  lui  tendit  la  main 


KJ^ 


TABLE 


—  A  ma  Fille 


P  H  I  L  0  S  O  P  H  I  C  A 


Pages. 


\.  —  Les  deux  Vieillesses 7 

II.  —  Le  Cerf 13 

III.  —  Les  Loups 19 

IV.  —  Je  n'ai  pas  de  bonheur! 23 

V.  —  Pour  la  Crèche  du  faubourg  Saint-Antoine  .   .  27 

VI.  —  Le  Drame  de  la  fenêtre 29 

VII.  —  Pieire  et  Jean 35 

VIII.  —  L'Orchestre 39 

IX.  —  Promenade 45 

X.  —  Les  Infirmes 51 

XI.  —  A  un  Envieux 55 

XII.  —  Les  Iles  de  Santorin 57 

XIII  —  Le  Sauveteur  aveugle 63 

XIV.  —  Le  Corbillard 67 

XV.  —  L'Abbé  Favre 73 

22 


386  TABLE 


PARIS    ET    LA    GUERRE 

I.  —  Pour  les  Canons 79 

II.  —  Châteaudun 85 

III.  —  Une  Petite  Bourgeoise 89 

IV.  —  Les  Assiégées 

V.  —  A  nos  Fleuves 99 

VI.  —  Les  Amis  de  la  France 101 

VIII.    —  Leur  Départ m 

VIII.  —  Les  Orphelins  de  la  guerre 115 

IX.  —  L'Aveugle  de  Metz 117 

X.  —  Pour  les  Chrétiens  et  les  Blessés  du  Tonkin  .  121 
XI        —  Le  Monument  de  Bergerac 125 


A    PROPOS    DRAMATIQUES 

I.  —  La  Muse  de  Corneille  '1854) 131 

IL  —  Le  Dialogue  des  statues 139 

III.  —  Anniversaire  de  Corneille  (1871) 14^ 

IV.  —  Napoléon  à  Corneille .    .  147 

V.  —  Anniversaire  de  Racine 151 

VI.  —  A  propos  d'Esther 155 

VIL  —  Le  Quinze  janvier 159 

VIII.  —  A  Molière 175 

IX.  —  La  Statue  d'Alexandre  Dumas 170 

X.  —  Le  Monument  de  Ponsard i8j 

XI.  —  Deux  Théâtres  reconstruits 189 

XII.  —  Le  Réveil  tragique 195 

XIII.  —  Les  Deux  Villes 

XIV.  —  Les  Fêtes  latines 30ti 

XV.  —  L'Université  de  Montpellier 209 

XVI.  —  Le  Drapeau  des  Étudiants 215 


TABLE  J07 

1  '  tges  • 

XVII.  —  Les  Hongrois  à  Paris 219 

XVIII.—  Centenaire  du  Don  Juan  de  Mozart 223 

XIX.  —  Le  Théâtre  de  Morlaix 227 

XX.  —  Pour  les  Victimes  de  Fort-de-France 231 

XXI.  —  La  Statue  de  Shakspearc 237 

XXII.  —  Prologue  pour  un  Théâtre  de  jeunes  gens  .    .    .  241 
XXI II.—  La  Croix  de  Mounet-Sully 24J 


LES    CIGALIÈRES 

I.  —  Réponse  des  Cigaliers  à  Mistral 240 

II.  —  La  Chanson  des  Cigaliers 253 

III.  —  Les  Cigaliers  aux  Félibres 255 

IV .  —  Le  Ruisseau  et  la  Rivière 259 

V.  —  Le  banquet  de  la  Sainte-Estelle 263 


YARI  A 


I.  —  Dante 20g 

II.  —  Paolo  et  Francesca 271 

III.  —  La  Chanson  du  fer 273 

IV.  —  La  Chanson  de  Berthe 277 

V.  —  La  Chanson  de  Gérontia 279 

VI.  —  Résignons-nous 281 

VIL     —  Symphonie  en  six-quatre 283 

VIII.  —  Je  ne  suis  plus  si  béte  ! .   . 285 

IX.  —  Le  Disque  et  le  Train. 287 

X.  —  Paul  de  Saint  Victor 291 

XL        -  Le  Buste  de  Victor-Hugo 295 

XII.     —  Au  général  Pittié 299 


TABLE 


XIII.  —  Mes  Deux  Filles 301 

XIV.  —  Cinquantenaire  de  la  Société  des  Gens  de  Lettres.  305 

XV.  —  Rêve  de  jeune  fille 309 

XVI.  —  Paysage 311 

XVII. —  Léon  Cladel 313 

XVIII. —  Chanson  du  Marin  de  Torcello 315 

XIX.  —  Clémence  Isaure  et  Richelieu 319 

XX.  —  Pour  les  Inondés  de  Murcie 331 


A  C  A  D  E  M  I  C  A 

I.  —  La  Guerre  d'Orient 335 

II.  —  L'Isthme  de  Suez 347 

III.  —  La  France  dans  l'Extrême-Orient 359 

IV.  —  La  Fièvre  verte 371 

V.  —  Le  Perron  d'acier 377 

VI.  —  Le  Petit  Lac  .   .   .    • 381 


Paris.  — Imp.  PAUL  LiLPJXT  (CI.,  6Î  de  93.5.94. 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


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Date  due 


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CE    PQ      2198 
.B5A17    18^4 
COO       BCPMER, 
ACC#     122C681 


HEN  POESIES  COMP