Vicomte Henri de BORNIER
DE L'ACADHM!E FRANÇAISE
POÏSIES COMPLÈTES
EiMTION ORNÉE D'UN PORTRAIT DE L'AUTEUR
3, PLACE DE
Tout-
PARIS
U dVof OTTAWA
39003002515798
V
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University of Ottawa
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jusr r^
POÉSIES COMPLÈTES
.1850-18031
LIBRAIRIE DE E. DENTU, EDITEUR
DU MÊME AUTEUR :
La Fille de Roland, drame en quatre actes et en vers
(62- édition).
Les Noces d'Attila, drame en quatre actes et en vers
(14e édition).
Notice sur Attila.
Agamemnon, d'après Eschyle (théâtre de l'Opéra).
Agamemnon, tragédie en cinq actes, d'après Sénèque (Théâtre-
Français .
L'Apotre, drame en trois actes en vers '40 édition).
Mahomet, drame en quatre actes en vers '4" édition .
La Lizardière, roman do" édition .
Le Jeu des vertus, roman 50 édition).
Louise de Vauvert, roman (40 édition .
Comment ox devient belle, roman 5e édition).
La Politique dans Corneille, i vol.
1RS DE RÉCEPTION A L'ACADÉMIE FRANÇAISE.
VTE HENRI DE BORNIER
(DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE;
POÉSIES COMPLÈTES
(i85o-i893)
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
}. PLACE DE VALOIS ( P A LAI S - ROY AL
I894
(Tous droits réservés
// .7 été tiré de cet ouvrage :
10 exemplaires sur papier de Hollande.
10 exemplaires sur papier du Japon.
s
Vicomte Henri de Bornier, de l'Académie Française.
UN MOT DE PRÉFACE
Poésies d'un auteur dramatique serait le vrai
titre de ce recueil. Ce n'est pas seulement parce
qu'il contient de nombreux à-propos écrits pour
la scène, mais aussi parce que, dans les pièces
d'un autre genre, la disposition, la forme, le plan
sont visiblement dramatiques.
C'est le caractère général de ces poésies, et
c'est à ce point de vue que l'on voudra bien,
j'espère, les juger.
H. de B.
Juin 1894.
A MA FILLE
W£m toi ce livre, enfant, le livre
De mes jours sombres ou joyeux,
Vieux prisonnier que je délivre
Quand sa prison lui vaudrait mieux.
J'ai tort sans doute, et je suppose
Qu'on sera loin de l'acclamer;
Mais il faut faire quelque chose
Pour ceux qui doivent nous blâmer;
Ces vers de jeunesse ou d'enfance,
Nés pour l'oubli, muet affront,
Vinrent au monde sans défense
Et sans défense en sortiront;
ŒUVRES COMPLETES
Leur gloire a subi de longs jeûnes ;
A peine eut-elle un envieux;
On me disait : Ils sont trop jeunes!
Comme on va dire : Ils sont trop vieux!
Je les aimais pourtant, à l'heure
Où dans la nuit, quand tout se tait,
La douce muse intérieure
A demi-voix me les chantait;
Enfant, tu t'en souviens peut-être,
Car souvent tu ne dormais pas,
De ton lit blanc à la fenêtre
Ta mère allait à petits pas;
De fermer tes yeux sous tes voiles,
Longtemps en vain nous l'essayions;
Et le ciel était plein d'étoiles,
Et le berceau plein de rayons!
Alors, plus loin j'allais écrire,
Sous la lampe au pâle reflet,
Un vers où manquait ton sourire
Mais où mon cœur au moins parlait.
Plus tard, quand tu fus grande et sage,
Près de moi tu venais t'asseoir
En me disant : « Père, à l'ouvrage! »
Et c'était mon repos du soir.
A MA FILLE
Ces vers, sans me flatter, j'espère,
Tu me les lisais gravement
En disant : « C'est très beau, mon père! »
Et je le croyais un moment.
Si ta mère, plus difficile,
Hasardait : « Non! ce n'est pas sûr! »
On eût dit l'ombre de Zoïle
Qui devant toi sortait du mur.
Nous résistions... Défense vaine!
Il faut céder sur tous les points,
Mais de tes baisers, pour sa peine,
Tu la privais une heure au moins.
0 joie! ô tendresse sans trêves!
Naïf orgueil, ferme raison !
Protège, ange pur de mes rêves,
Ces deux anges de ma maison !
O ma grande fille aux yeux calmes.
Relisez ces vers toutes deux,
Et je ne veux pas d'autres palmes
Ni d'autre fanfare autour d'eux;
Ces petits poèmes, ces odes,
Sont peu faits pour le temps qui court...
Mais j'ai vu déjà tant de modes
Dont le triomphe lut si court !
ŒUVRES COMPLETES
Il n'est qu'une mode immuable :
Celle qui veut que, prose ou vers,
Nos livres puissent, sur la table,
Aux yeux de tous rester ouverts,
Le mien le peut. — Je sais la vie;
J'ai monté par d'âpres chemins,
Je sais que tout ce qu'on envie
S'écroule ou s'enfuit sous nos mains;
Parfois, dans le doute ou le blâme,
A l'heure où les cieux sont couverts,
Une ombre me passait sur l'âme...
Mais l'ombre n'est pas dans mes vers
Jamais, d'une lèvre flétrie,
Je n'outrageai, pas même un jour,
La liberté, Dieu, la patrie,
L'art sévère et le chaste amour;
Si j'avais cédé, lâche et traître,
Au démon que j'ai combattu,
Je sais qui me louerait peut-être...
Toi, ma fille, que dirais-tu ?
Mars 1881.
PHILOSOPHICA
LES DEUX VIEILLESSES
I
orsque je vois passer des vieillards, je m'arrête ;
L'âge du même poids ne courbe point leur tête;
L'un marche droit, et l'autre a peine à se mouvoir,
Les uns sont restés beaux, d'autres sont laids à voir...
Pourquoi donc? Et d'où vient que la nature laisse
Éclater ses faveurs jusque dans la vieillesse,
Et que Dieu n'a pas mis sur ces fronts blanchissants
L'auguste égalité, la majesté des ans>
Non, Dieu n'est point coupable, et la mère nature
Ne nous dispense pas ses dons à l'aventure.
L'ordre règne dans tout : la beauté du vieillard,
Faite d'âme et d'esprit, ne tient pas au hasard,
Et dès qu'il peut penser et qu'il devient son maître,
L'homme prépare en lui le vieillard qu'il doit êtrel
ŒUVRES COMPLETES
Toi qui vas moissonner, ivre de tes vingt ans, [temps,
Les fleurs qui n'ont qu'un jour, toi qui n'as qu'un prin-
Toi dont l'air du matin remplit le sein qui vibre,
Toi qui peus tout oser, jeune homme ardent et libre,
Prends garde! ton histoire, un témoin juste et prompt,
D'une invisible main l'écrira sur ton front;
Sur tes traits, où ne siège aujourd'hui que la grâce,
Toutes tes actions laisseront une trace,
Et chaque sentiment en toi-même vainqueur,
Refaisant ton visage à l'image du cœur,
Dira plus tard quel joug tint ton âme asservie :
Ta vieillesse sera le miroir de ta vie !
I I
Cet homme que voilà, plus décrépit que vieux,
A l'œil glauque, au front bas, ce fut un envieux ;
A tout ce qui grandit jetant son vil outrage,
Calomniant l'honneur, rabaissant le courage,
Son existence entière, en son féroce ennui,
Ne connut de plaisir que le malheur d'autrui ;
Sa pitié cauteleuse, aux perfides morsures,
Distillait son venin sur les nobles blessures ;
11 vécut courroucé, lugubre, malfaisant,
Et tout son fiel lui monte au visage à présent !
LES DEUX VIEILLESSES
Cet autre qui pâlit, qui tressaille sans cesse
Et mêle sur son front l'astuce à la bassesse,
Fut un avare, et l'or entassé par ses mains
Jette un reflet livide en ses yeux inhumains!
Cet autre dont la face, odieuse et flétrie,
Suinte l'hypocrisie et la friponnerie,
Éloignez-vous de lui, s'il en est encore temps :
C'est Tartufe qui vient, Tartufe à soixante ans !
Et cet autre vieillard, dont la figure mate
Sous le fard cache en vain quelque profond stigmate,
A la démarche oblique, au regard incertain,
Au sourire hébété, ce fut un libertin.
Jeune, il était charmant de visage et d'allure,
Les femmes enviaient sa blonde chevelure ;
11 passait dans les bals, gai, triomphant, coquet;
Et savait d'un tel air ramasser un bouquet
Que pour lui pas un cœur ne fut impitoyable ;
Il valsait comme un ange et parlait comme un diable,
Impertinent, léger, suave, aérien,
De plus très bête au fond, ce qui ne gâte rien !
i.
10 ŒUVRES COMPLETES
11 futaimé souvent, mais son âme avilie
Ne connut de l'amour que l'ivresse et la lie;
Son habileté froide, — il n'avait que ce don, —
Jusque dans le désir préparait l'abandon,
Et pour excuse, avec ce sourire qui glace,
Il disait : « Oui, mon Dieu! je suis un Lovelace. »
Eh bien, ce fier vainqueur, regardez aujourd'hui
Ce qu'un autre vainqueur, le temps, a fait de lui !
Tombé, sur cette pente où le plus ferme glisse,
Du plaisir au désordre et du désordre au vice,
Sans dignité, sans foi, sans pudeur, sans amis,
Il nourrit son orgueil du mal qu'il a commis;
Céladon dédaigné, prétentieux encore,
Le désir sans espoir le tient et le dévore;
Quand un jeune homme passe, il rit haineusement ;
Quand les femmes, le soir, en un cercle charmant,
Se pressent comme font les oiseaux sur les branches,
Lui, furtif, inquiet, sur ces épaules blanches,
Glisse un regard jaloux, et, bégayant tout bas
De fades madrigaux que l'on n'écoute pas,
Il semble, à chaque instant plus abject et plus sombre,
Le spectre de l'amour qui grimace dans l'ombre !
I I I
Ah! pour nous consoler, paraissez à nos yeux,
Vieillards doux, bienveillants, calmes, chastes, joyeux ;
LES DEUX VIEILLESSES II
Venez donc prendre piace au cercle de famille,
Penchez vers nous vos fronts où la justice braille,
De vos dons d'autrefois rien ne vous est ôté ;
La vertu calme et grave est une autre beauté,
L'âge ne détruit pas la grâce, il la couronne
Et la ride s'efface où la bonté rayonne ;
Ce vieillard, souriant à son rêve accompli,
Dans son passé n'a rien qu'il condamne à l'oubli,
Et tous ses souvenirs de plaisir ou d'étude,
Sans la troubler jamais, peuplent sa solitude;
Son esprit sage et fin enseigne aux jeunes gens
Que les cœurs vraiment forts sont les cœurs indulgents ;
Les enfants, dont l'instinct nous devine et nous juge,
Dans ses bras bien ouverts vont chercher un refuge;
Les femmes, l'écoutant sans trouble et sans ennui,
Disent : « Le beau vieillard! » Et c'est assez pour lui;
La mort, dont chaque pas doucement le rapproche,
Le trouve sans terreur ainsi que sans reproche,
11 la regarde ému, mais confiant et fort :
Ce n'est pas le naufrage à ses yeux, c'est le port!
Viens donc, noble vieillesse! après nos jours de fièvres
Donne aux cœurs ton calme et ton miel à nos lèvres;
12
ŒUVRES COMPLETES
Si le chemin fut long sous le feu du midi,
Ombres, répandez-vous dans le ciel attiédi;
Viens, étoile du soir, douce aux âmes sereines.
Viens apaiser l'ardeur du soleil dans nos veines,
Et Verse sur nos pas et sur nos fronts tremblants
Cette auguste clarté qui sied aux cheveux blancs !
Mai 1865.
II
LE CERF
1
aint Épiphane a fait, dans son Physiologue,
Un récit qui sans doute eût étonné Buffon ;
Je veux vous le conter; c'est presque un apologue ;
Le récit est naïf, mais le sens est profond.
Quand le cerf vieillissant, dans la forêt natale
Où naguère couraient ses pieds capricieux,
Sent ses membres frappés d'une langueur fatale
Et l'ombre de la mort descendre sur ses yeux,
De ses maux son instinct devme le remède :
Par un dernier effort, sur ses pieds engourdis,
Il se lève, et, tremblant, il rappelle à son aide
Les forces et l'ardeur qu'il prodiguait jadis;
14 ŒUVRES COMPLÈTES
Il marche avec angoisse au rocher le plus proche ;
Guidé par un espoir, soudain se ranimant,
Il va coller sa bouche aux fentes de la roche,
Jusqu'à ce qu'un reptile en sorte lentement.
Le cerf avec ardeur aspire la vipère,
La couleuvre ou l'aspic d'où son salut dépend,
Et, quand vient la torture affreuse qu'il espère,
Il s'élance, le cœur mordu par le serpent ;
L'horreur de son supplice a ravivé sa force ;
Il franchit les ravins en bonds démesurés,
Des chênes, en passant, ses pieds brisent l'écorce
Et le serpent, toujours, mord ses flancs déchirés ;
Le cerf emporte au loin cet horrible convive ;
Plus grande est sa douleur, plus son espoir est grand
S'il trouve avant le soir des fontaines d'eau vive
Pour tuer le reptile en s'y désaltérant,
S'il peut boire assez tôt les flots purs d'une source,
Aux jours qu'il a vécus vingt ans vont s'ajouter ;
Aussi, comme il écoute, au milieu de sa course,
S'il n'entend pas vers lui le bruit des eaux monter !
11 se trompe souvent! Vers plus d'une onde impure
Il se penche, parfois il goûte aux flots troublés,
Et le breuvage immonde ajoute à sa torture
Et son ardeur s'épuise en élans redoublés ;
LE CERF 15
Mais enfin, vers le soir, s'il ne perd pas courage,
Dans les taillis profonds où l'on n'entre jamais,
Il aperçoit, au pied du mont le plus sauvage.
L'eau vierge des glaciers qui descend des sommets!
Il s'y plonge, sa soif déjà se désaltère ;
Le serpent meurt glacé par le flot abondant ;
Et, rajeuni soudain par l'onde salutaire,
Le cerf revient plus beau, plus fier et plus ardent.
II
Ainsi, lorsque de nous s'éloigne la jeunesse,
Quand notre âme pressent les tristesses du soir,
La nature permet que notre cœur renaisse
Et pour nous d'un tourment tait un dernier espoir ;
Avec l'âge souvent les passions éteintes
Se rallument en nous par un nouveau désir ;
Infortuné celui qui fuirait leurs atteintes,
Car le froid du tombeau va bientôt le saisir!
La véritable mort est dans l'indifférence,
Dans l'égoïsme abject, dans le lâche sommeil;
La torture vaut mieux, meilleure est la souffrance,
Quand le cri de douleur est un cri de réveil !
l6 ŒUVRES COMPLÈTES
L'amour, la liberté, l'ambition, la gloire,
Rappelons-les en nous par un suprême effort ;
Mais, comme ces serpents de ma naïve histoire,
Us prolongent la vie ou rapprochent la mort!
0 vous qui connaissez les passions tardives,
Vous que mord le serpent, supplice sans témoin,
Ne désespérez pas, courez aux sources vives;
L'eau malsaine est si proche et la bonne est si loin !
Toi que l'ambition agite de ses fièvres,
Si tu veux ennoblir tes faiblesses d'hier,
Mets ton ambition à chasser de tes lèvres
Tout ce qui n'est pas pur, tout ce qui n'est pas fier !
Toi dont la liberté reste le dernier culte,
Place haut ses autels pour en garder le feu,
Et pour la préserver des foules en tumulte
Xe la demande plus à l'homme, mais à Dieu!
Toi que l'àpre aiguillon des sens poursuit encore,
Toi qui prends en dégoût tes ivresses d"un jour,
Tu ne pourras calmer le feu qui te dévore
Qu'en le purifiant dans quelque noble amour!
Toi, poète, longtemps épris de cette palme
Que les plus fortes mains peuvent seules saisir,
Après avoir cherché le bruit, cherche le calme
Que ta sérénité domine ton désir!
LE CERF
17
Chante dans le désert, cueille le miel sauvage,
Loin du blême envieux, du fourbe, du railleur,
Loin des cœurs desséchés que la haine ravage;
Tu seras assez grand si tu deviens meilleur!
0 vous qui connaissez les passions tardives,
Vous que mord le serpent, supplice sans témoin,
Ne désespérez pas, courez aux sources vives :
L'eau malsaine est si proche et la bonne est si loin !
Novembre 1864.
III
LES LOUPS
'hiver s'approche, rude et sombre;
Les étangs vont geler bientôt;
Déjà la forêt n'a plus d'ombre
Et les neiges tombent là-haut;
Sur les plaines l'aquilon passe,
Battant les arbres à grands coups;
Un hurlement emplit l'espace...
Bergers, bergers, voici les loups!
Des Cévennes ou des Alpines,
Des hauteurs et des profondeurs,
A l'heure propice aux rapines,
Arrivent les fauves rôdeurs...
2 0 ŒUVRES COMPLETES
Dans les taillis leurs yeux flamboient,
Le vent hérisse leurs poils roux,
Au loin les chiens de garde aboient...
Bergers, bergers, voici les loups!
Ils ont quitté les monts sauvages
Où la faim aiguisait leurs dents;
Ils sont prêts pour tous les ravages;
Alerte, bergers imprudents!
Leur bande hardie et tenace,
Sachant sa force mieux que vous,
Frappe aussitôt qu'elle menace...
Bergers, bergers, voici les loups!
Vous dormez cependant! Sans doute
Je sais que c'est un dur travail,
Quand on a fait si longue route,
De bien veiller sur le bercail ;
Quand vient la fatigue, mes maîtres,
Je sais que le repos est doux
Sur la feuille sèche des hêtres...
Bergers, bergers, voici les loups!
Peut-être direz-vous encore :
« A s'alarmer on est trop prompt;
Pour un mouton qu'un loup dévore,
Mille et mille nous resteront;
LES LOUPS
21
Il faut d'ailleurs que chacun vive,
Et l'on se montre trop jaloux
En chassant tout nouveau convive... »
Bergers, bergers, voici les loups!
Vous qui faites si bien la garde
Du troupeau qui vous a choisi,
Songez, si cela le regarde,
Que cela vous regarde aussi.
Le loup, ce maigre camarade
Qu'on croit facile dans ses goûts,
Pourrait trouver le mouton fade...
Bergers, bergers, voici les loups!
Lunel, octobre 1870.
IV
JE N'AI PAS DE BONHEUR!
1
e n'ai pas de bonheur! » médisait un enfant,
« J'aurai douze ans demain ; ma mère me défend
« De monter à cheval, et mon cousin y monte !
« Je n'ai pas de fusil encor, c'est une honte!
« Cependant, je suis fort autant que mon cousin
« Qui braconne déjà dans les bois du voisin;
« Je n'ai pas de bonheur! l'an dernier, au collège,
« Je méritais trois prix; mais le maître protège
« Le fus d'une baronne! Au lieu du prix d'honneur,
« Je n'eus qu'un accessit... Je n'ai pas de bonheur! »
« Je n'ai pas de bonheur ! » me disait un jeune homme,
« J'aime une jeune fille; elle est belle, on renomme
24 ŒUVRES COMPLÈTES
« En tous lieux son esprit, sa grâce, sa raison :
« Je l'aime, son regard est tout mon horizon;
« J'ai passé quatre nuits d'hiver sous la tourelle
« De son château, j'ai fait mes plus doux vers pour elle;
« Mais elle me préfère un sot, un grand seigneur,
« Un bellâtre doré. Je n'ai pas de bonheur! »
« Je n'ai pas de bonheur ! » me disait une femme.
« Le désenchantement habite seul mon âme :
« Tout me blesse ou me fuit, et mes soleils éteints
« Sombrent l'un après l'autre aux horizons lointains ;
« Dans mon cœur, qu'envahit une tristesse immense,
« Le doute obscur descend ; c'est la nuit qui commence !
« Je n'ai pas de bonheur! » disait un candidat
« Est-ce à l'Académie, à la Chambre, au Sénat?- »
Je ne sais. Le certain, c'est qu'il resta dans l'urne,
Tour à tour furieux, amer et taciturne.
c Je n'ai pas de bonheur! » me disait un vieillard;
« Notre existence, hélas! je le connais trop tard,
« Mêlant la source vierge aux eaux les plus impures,
« Ressemble au lit d'un fleuve encombré de souillures;
JE N AI PAS DE BONHEUR
« Longtemps tout est couvert par le flot qui sourit,
o Mais la fange parait quand le fleuve tarit!
« Gloire, fortune, honneurs, amours? Choses amères
« Je touche les bas-fonds de toutes ces chimères;
« Des fanges du passé le souffle empoisonneur
« S'élève autour de moi. Je n'ai pas de bonheur! »
II
Enfant, jeune homme, femme — et toi, vieillard, écoute :
Vous êtes malheureux; vous le croyez, sans doute.
Sommes-nous sûrs pourtant de l'avoir mérité,
Ce bonheur dont chacun se croit déshérité?
Nous disons : C'est un droit. — C'est une récompense!
D'ailleurs l'homme est souvent plus heureux qu'il ne
Souvent le but qu'il voit fuir devant son désir [pense;]
Lui deviendrait fatal s'il pouvait le saisir :
Enfant, toi qui te plains des craintes de ta mère,
Ton cheval, que sait-on? te jetterait par terre!
Jeune homme, tu te plains qu'on te préfère un sot?
D'être le préféré je te plaindrais plutôt !
Le malheur qui t'accable est un bonheur insigne :
Ton cœur s'élèvera dans un amour plus digne!
2
26 ŒUVRES COMPLÈTES
Toi, femme, tu gémis sur ton rêve détruit,
L'amour terrestre éteint te fait mieux voir la nuit,
C'est bien! connais ainsi la véritable flamme,
Rallume au feu divin les lampes de ton âme!
Vieillard, devant ces flots qui passent sans retour,
Tu comptes les débris de tes bonheurs d'un jour;
Tant mieux! Tu peux juger la vanité profonde
De nos félicités plus rapides que l'onde;
Dieu t'apparaît enfin : plonge-toi désormais
Dans le fleuve sans bord qui ne tarit jamais!
Toi, candidat battu sur toutes les coutures,
Il te reste l'espoir des revanches futures,
Il te reste ton rêve, et c'est beaucoup! D'ailleurs,
Les bonheurs retardés sont souvent les meilleurs !
Mai 1864.
V
POUR LA CRECHE
DU FAUBOURG S A I NT- ANTO IN E
a mère est au travail. — L'atelier vaste et sombre,
La machine géante aux rouages sans nombre,
Le bruit rapide ou lent des balanciers de fer,
Le sifflement aigu de la vapeur qui monte,
Le hennissement sourd de ces monstres de fonte...
La mère est là, dans cet enfer !
La mère est au travail. — A quoi donc songe-t-elle?
D'où lui vient tout à coup cette pâleur mortelle ?
Succombe-t-elle au poids du labeur étouffant?
Songe-t-elle aux beaux jours d'été dans son village,
Aux murmures du vent dans la lande sauvage?
Non; elle songe à son enfant!
jv ŒUVRES COMPLÈTES
Quand la mère est partie, il dormait dans son lange;
Elle a longtemps, du seuil, regardé le cher ange;
Et la sœur de l'enfant qui veillait près du lit...
Mais depuis le matin, que de périls peut-être!
La faim, le feu, le froid, l'escalier, la fenêtre!
Que fait-il donc, le tout petit?
La mère veut courir, voler... il faut attendre!
Et les cris de l'enfant, qu'elle ne peut entendre,
Retentissent au fond de son cœur jusqu'au soir...
<c Demain je resterai, dit-elle, que m'importe
De gagner plus d'argent, si je suis folle ou morte r
J'ai des enfants, c'est pour les voir! »
Demain, tu reviendras au travail, pauvre femme,
Mais sans larmes, sans peur, sans tristesse de l'âme;
Prête-nous-les le jour: nous avons des berceaux [closes|
Bien blancs et bien moelleux dans des chambres bien
Tu les retrouveras, ce soir, gentils et roses
Et chantant comme des oiseaux!
Chantez donc dans vos nids et dormez dans vos crèches,
Chérubins, chérubins! têtes blondes et fraîches!
Grandissez, scuriez à nous qui nous courbons!
Préludez par la joie aux combats de la vie :
Qui connaît la tendresse ignorera l'envie;
Soyez heureux, vous serez bons!
Juin i86y.
VI
LE DRAME DE LA FENETRE
'est une maison basse en une rue étroite, [droite]
Des murs sales et lourds en face, à gauche, à
Pressent ce logis sombre et lamentable à voir:
Une épaisse vapeur monte du pavé noir;
Des haillons mal sèches, que le brouillard pénètre,
Pendent, hideux décor, de tenètre en fenêtre;
Un fétide ruisseau traîne au prochain égout
Des débris que les chiens flairent avec dégoût;
Pasde fleurs, pasd'oiseaux — riendegain'ypeutvivre —
Les cris de quelque femme ou les pas d'un homme ivre,
C'est tout ce qu'on entend. — Maintenant, regardez :
Au milieu de ces murs ventrus et lézardés,
30 ŒUVRES COMPLÈTES
Surplombe une fenêtre, ouvrant sur une chambre
Étouffante en juillet, glaciale en décembre ;
Tout est sordide, impur, dans ce morne taudis;
Qui peut donc l'habiter? Sans doute des bandits?
C'est une vieille femme avec sa jeune fille ;
Toutes deux achevant quelque travail d'aiguille,
Se rapprochant du jour qui lentement décroit,
Causent, le dos courbé, près du vitrage froid.
— Louise, mon enfant, te voilà toute rouge,
Le sang te monte aux yeux; oh! ce bouge! ce bouge!
Dire, ma pauvre enfant, qu'il a fallu quitter
Notre joli village et qu'il faut habiter
Cet horrible Paris et cette rue immonde
Où le soleil se vend si cher au pauvre monde !
Comme il était gentil, notre petit enclos!
— Oui, mère, et la rivière avec les grands bouleaux !
— Si nous avions, du moins, un peu d'air et d'espace,
Si nous pouvions de l'œil suivre l'oiseau qui passe,
Voir la Seine couler, voir frémir sous le vent
Du moindre peuplier le panache mouvant!
Mais il faut travailler, sans espoir, sans relâche,
Dans cette ombre malsaine, et mourir à la tâche!
Les deux femmes ainsi se désolaient tout bas.
Un matin, tout à coup, un bruit de voix, de pas,
De chariots pesants, vient frapper leur oreille ;
En face, une maison, à leur maison pareille,
LE DRAME DE LA FENETRE
Se remplit d'ouvriers, et bientôt on les voit,
L'un l'autre s'entr'aidant, monter au haut du toit,
Les ardoises déjà pleuvent dans la ruelle,
Le pic pesant défait l'œuvre de la truelle,
Tout tremble, les plafonds s'effrondrent sous le choc
Des poutres, des moellons qui tombent d'un seul bloc,
Et les murs jusqu'au sol croulent l'un après l'autre.
— Grand'mère, dit l'enfant, quel bonheur est le nôtre !
Ces vilaines maisons n'y sont plus, viens donc voir!
La Seine entre les quais brille comme un miroir,
Les parapets du pont luisent comme des marbres,
Et là-bas, tiens, vois-tu, là-bas, ce sont des arbres!
— De vrais arbres, ma fille ! ... Et de l'air, que c'est doux !
— Et le soleil qui vient travailler avec nous !
Mais un homme paraît sur le seuil de la porte.
— Ah! mesdames, bonjour! dit-il d'une voix forte,
Le quartier s'embellit, comme vous le voyez,
Et me voilà contraint d'augmenter mes loyers,
— Hélas! en travaillant dimanches et semaine,
A payer deux cents francs nous avions tant de peine !
— Eh bien, ma bonne dame, arrangeons tout ceci :
J'ai dans la rue aux Ours, qui n'est pas loin d'ici,
Une maison encore. Est-ce un palais? J'avoue
Que non et que j'ai peur quand le vent la secoue ;
Il y reste une chambre en bas, sur une cour;
C'est noir, mais en levant la tète on voit le jour!
32 ŒUVRES COMPLETES
Quant au loyer, je sais votre embarras extrême :
Ce sera deux cents francs, parce que je vous aime !
C'est dit, vous acceptez, n'est-ce pas'- — Il le faut;
Au revoir donc, monsieur. — .Mesdames, à bientôt!
Les deux femmes, longtemps muettes, interdites,
L'écoutaient s'éloigner : « Oh ! nous sommes maudites!
Cria la mère enfin, plus d'espoir désormais!
La misère est un mal qui ne guérit jamais! »
Mais, de nouveau, des pas sur le palier sonore
Retentissent... Qui vient vous affliger encore,
Pauvres femmes? Quel est ce messager de deuil ?
C'est un prêtre, un vieillard. S'arrêtant sur le seuil,
Et saluant plus bas plus il voit d'infortune :
— Madame, excusez-moi si je vous importune;
Je reviens du village où l'on m'a tout appris:
Votre ruine, hélas ! votre fuite à Paris.
Longtemps, longtemps aussi le sort me fut contraire,
Et je puis vous parler comme ferait un frère.
Madame, je sais trop, moi fils de paysans,
Quels sont nos désespoirs et nos regrets cuisants,
Quand, faute d'un peu d'or, nos champs restent en friche,
Et qu'il faut rester pauvre aux lieux où l'on fut riche!
Mieux vaut l'exil, mieux vaut Paris, mieux vaut la faim !
Voilà ce qu'on se dit. Mais on a tort, enfin!
La misère à Paris, pour l'âme hasardeuse,
Ce n'est pas seulement la pauvreté hideuse,
LE DRAME DE LA FENETRE 33
La détresse, le pain qui manque quelquefois,
L'absence du soleil et de l'air et des bois :
Ces souffrances du corps, longtemps on les surmonte,
.Mais souvent la misère à Paris, c'est la honte!
Vous me comprenez bien, madame, n'est-ce pas ?
Et je vous vois frémir! Retournez donc là-bas!
La pauvreté n'est pas la misère, au village :
On a les fleurs, les prés, les oiseaux, le feuillage,
Les pauvres savent bien s'y consoler entre eux,
Le riche est seulement un ami plus heureux ;
Le bien-être entre tous forcément se partage;
Puis la nature est là, ce commun héritage ;
Le bon air du pays rend le labeur léger;
Le seul homme vraiment pauvre, c'est l'étranger!
Retournez donc là-bas, au village, à la ferme ;
Le bail en est payé jusques au prochain terme
Par quelqu'un que je sais... puis, un brave garçon,
Pauvre, mais courageux, à votre Louison
Pense depuis longtemps; c'est très juste à son âge,
Et je crois qu'elle aussi... Mettez-les en ménage,
Ainsi c'est convenu, n'est-ce pas? Bon espoir!
Partirez-vous demain, madame?
— Non; ce soir!
Novembre 1863.
VII
PIERRE ET JEAN
POUR LA CAISSE DES ÉCOLES DU XIe ARRONDISSEMENT
eux enfants fréquentaient l'école, unpeu par force;
Le syllabaire avait à leurs yeux peu d'appas;
Les plus petits poissons prennent vite l'amorce,
.Mais les petits enfants ne leur ressemblent pas!
Pierre, à peine arrivé, mettait tout en tumulte ;
Déguenillé, rageur, hier comme aujourd'hui,
Il jetait au hasard les cris, les coups, l'insulte,
Du matin jusqu'au soir; — Jean faisait comme lui!
Les chasser?.., non, la peine aurait été trop forte ;
Leurs familles étaient pauvres; il fallait donc
Habiller les enfants, non les mettre à la porte;
Puis, le meilleur remède est encor le pardon!
36 ŒUVRES COMPLÈTES
Pierre et Jean (bénis soient ces contrastes et rang
Dans leur folie avaient un mérite commun :
Ces deux jeunes démons s'aimaient comme deux anges,
Et cette seule fleur donne à tout son parfum.
Un jour, Pierre, en entrant dans la classe, était blême;
Sur son corps presque nu courait un long frisson,
Et le maître, rêvant à quelque stratagème,
Dit à l'enfant d'abord : « Récite ta leçon.
« La cause de ton mal sans peine se démêle :
« Ce sont les vêtements horribles que voici,
« Ce sont tes bas troués, tes souliers sans semelle,
« Ta casquette sans fond, et tout le reste ainsi !
« Eh bien, nous avons là ta garde-robe prête,
« Des habits neufs et chauds comme une peau d'ourson ;
« Nous allons t'habiller des pieds jusqu'à la tète;
« Seulement, cède un peu; commence ta leçon! » —
« Je ne veux pas! Jamais ! » répond Pierre. Le maître,
Grave, mais indulgent pour le pauvre insoumis,
Dit à tous les enfants : « Quelqu'un de vous peut-être
« Pour lui voudra gagner tout ce que j'ai promis?
« Si l'un de vous s'engage à savoir la grammaire,
« A se conduire bien pendant un mois entier,
« Pierre sera ce soir habillé comme un maire
« Et sera dans huit jours joufflu comme un rentier! »
PIERRE ET JEAN 37
Le maître avait raison de parler de la sorte,
Mais on le comprit mal d'abord ; je sais pourquoi;
Des écoliers tout bas murmuraient : « Peu m'importe
« QuePierreaitdeshabitstoutneufs!Chacunpour soi! »
Jean seul avait compris — l'amitié nous éclaire! —
D'un ton à demi fier et modeste à demi :
« Monsieur, je ferai tout ce qui pourra vous plaire,
ff Dit-il; c'est ennuyeux! mais Pierre est mon ami. »
Ce qui fut dit fut fait. Au bout d'un mois à peine
Jean était un modèle accompli, me dit-on ;
L'exemple, même bon, aisément nous entraîne;
Pierre à son tour devint sage comme Caton.
Ce n'est pas tout : la classe entière devint sage;
On eût dit des oiseaux sommeillant dans la nuit;
Jamais des députés n'ont fait moins de tapage !
Jamais des sénateurs ne firent moins de bruit!
Amis, l'exemple est bon à tous tant que nous sommes,
EL, sans craindre un sourire incrédule ou railleur,
Imitons cet enfant, car même pour les hommes
C'est l'esprit fraternel qui rend l'esprit meilleur!
Soyons sages, pour ceux qui le sont moins peut-être.
Aimons-les d'un élan utile et généreux;
Devinons leur angoisse, et faisons-leur connaître
Tout le prix du travail, en travaillant pour eux!
3
38
ŒUVRES COMPLETES
A ceux que le malheur a saisis dans sa trame,
Que leur faute ou la nôtre a longtemps abattus,
Sans cesse prodiguons mieux que notre or : notre âme,
Et de nos dévoûments faisons-leur des vertus!
Décembre 1877.
~o"o.
VIII
L'ORCHESTRE
A MADAME RO M B ERG-N I S ARD
n ami, qui parfois met ses soins à m'instruire,
Au concert, l'autre soir, m'avait voulu conduire
Afin de m'expliquer, en juge très expert,
Le sens caché d'un art où mon esprit se perd;
Et d'abord, me parlant comme un maître à l'élève,
Il me dit : « La musique est le pays du rêve :
Tout spectateur entend et peut suivre à son gré
Dans l'ouvrage nouveau son rêve préféré;
Aujourd'hui, s'il te plaît, étudions ensemble
Cet orchestre multiple, essaim qui se rassemble
40 ŒUVRES COMPLÈTES
Et qui bientôt, docile à l'ordre sûr et bref,
Doit partir au signal que va donner le chef. »
Le signal est donné... Tristes, joyeux ou tendres,
L'harmonie à longs flots déroule ses méandres,
Et tous les instruments entrent dans le concert
Au moment que le maître a marqué ; chacun sert,
Chacun parle à son tour, dans l'ensemble de l'œuvre;
Les grands cuivres, tordant leurs replis de couleuvre,
Jettent des cris aigus, des gémissements sourds;
Un orage lointain gronde aux flancs des tambours;
Tout change ; la tempête à présent semble éteinte,
Le trombone se tait, le gai triangle tinte;
Contraste ! Ensemble ! Orchestre à l'art vague et profond
Où tous les instruments paraissent et s'en vont
Et reviennent encore, où le moindre est utile,
Où chacun a son nom et sa forme et son style,
Jusqu'à ce que le maître, à l'heure de son choix,
Les réunisse tous en une seule voix.
II
Homme, objet de pitié, de colère ou d'envie,
Cet orchestre est vraiment l'image de ta vie.
l'orchestre 4 1
Ce concert de tes jours que le maître divin
Dirige, on ne le peut bien juger qu'à la fin !
Tes amis, tes rivaux et tes ennemis même-
Obéissent au Dieu qui t'éprouve et qui t'aime ;
Dans l'ordre de ta vie ils viennent tour à tour
Se ranger, travailler à leur place, à leur jour :
Cette voix, dont l'écho caresse encor ton âme,
C'est la voix de ta mère, ange au regard de femme;
Cette autre, c'est la voix du père grave et fort
Qui prépare ton cœur aux orages du sort :
Cette autre dont l'accent te pénètre et te charme,
C'est ta plus douce joie et ta plus douce larme,
C'est ton premier transport, c'est la vierge au front pur,
Et deux cœurs tout d'amour sous un ciel tout d'azur!
Maintenant, cette voix qui menace et qui gronde,
Ce cri rauque et strident troublant ta paix profonde,
C'est ton premier malheur, ton premier désespoir,
C'est l'ennemi qui vient, rampant, hideux à voir,
C'est l'amour sans vertu, le faux plaisir, la fièvre,
C'est la femme qui ment, le sourire à la lèvre,
Le calomniateur et le lâche au front bas,
C'est l'abandon, le deuil, les doutes, les combats !
— Et tu souffres alors, toi qui rêvais d'entendre
Toujours des mots flatteurs dits par une voix tendre !
Amoureux de l'azur, tu demandes pourquoi
Le ciel laisse passer des nuages sur toi ;
Dans ton cœur inquiet tu fais la solitude,
Et tu fuis l'amitié pour fuir l'ingratitude !
42 ŒUVRES COMPLETES
— Ingrat toi-même ! Ingrat, qui ne vois pas en tout
Dieu qui pour toi travaille et te suit jusqu'au bout !
Dieu, qui veut ou permet ce qui d'abord te blesse,
De toutes tes douleurs compose ta sagesse !
Attends donc pour juger et pleure sans t'aigrir,
Et ne maudis jamais ceux qui te font souffrir! [être,]
Des jours viendront pour toi, des jours prochains peut-
Où tu jugeras mieux le vrai dessein du maître;
Ceux par qui tu connus ou le bien ou le mal,
Tu les retrouveras dans l'ensemble final!
Dans cette oreille ouverte au fond de tes pensées,
Ces voix, par la distance et le temps effacées,
Retentiront encore une dernière fois,
Et tu n'en voudras plus retrancher une voix !
Dans ta mémoire, émue encore mais sereine,
Ces instruments de deuil, de misère, de haine,
Tu les retrouveras, en souriant alors
A chaque souvenir, s'il n'est pas un remords !
Tu verras que Dieu sait, par des raisons secrètes,
Mêler ce qui t'afflige à ce que tu regrettes ;
Et, devenu plus fort, plus calme, plus puissant,
Tu béniras le coup qui te brise à présent!
Tu béniras tous ceux qui te furent contraires
En songeant à tous ceux qui t'ont servi de frères;
L ORCHESTRE 4$
Tu béniras la femme au cœur faux et moqueur,
En songeant au cœur chaste où reposa ton cœur;
Alors, la trahison, l'injure, l'ironie,
Disparaîtront pour toi dans la grande harmonie,
Et, comme cet orchestre aux sons mystérieux,
Tu comprendras la vie et tu l'aimeras mieux !
Novembre 1865.
IX
PROMENADE
eux jeunes gens passaient le long du boulevard.
Ils allaient, regardaient, s'arrêtaient au hasard,
L'un était un dandy, l'autre était un artiste,
L'un beau, vif, rayonnant, l'autre pensif et triste.
« — Morbleu! dit le premier, sais-tu bien, mon garçon,
Que tu portes le vin d'une noire façon!
Tu bâilles comme un antre, et tu soupires comme
Un poète sifflé !... Sois moins humble, jeune homme ;
Ton drame n'est reçu que depuis avant-hier,
Tu ne seras sifflé que le prochain hiver !
Prends jusque-là, mon fils, la vie en patience,
Saisis la joie au vol; c'est la seule science.
N'as-tu pas en moi-même un charmant compagnon ?
Nous avons déjeuné noblement chez Bignon,
3-
46 ŒUVRES COMPLÈTES
Nos cigares sont secs, et nous foulons l'asphalte
D'un air patricien qui dit aux femmes: Halte!
Sois donc gai, sois pompeux, triomphe, chante, ris,
A nous l'espoir ! à nous le monde ! A nous Paris !
Allumons-nous, que diable ! et faisons feu qui flambe ! »
Le poète resta froid à ce dithyrambe.
En ce moment, marchait devant nos jeunes gens
Un gros bourgeois, à pas égaux et diligents ;
A ses côtés trottait en groupe sa famille :
Son fils, sa domestique et sa femme et sa fille.
« — Vois donc, dit le gandin, ce brave citoyen !
Sans doute il est de garde, et l'on devine bien
En le voyant passer sous V habit militaire,
Qu'il n'est pas soldat, non ! mais concierge ou notaire ;
Regarde de quel air, sans voir les persifleurs,
Au lieu de son fusil il porte un pot de fleurs!
Tiens! toute la famille, enfants, femme et servante,
Chacun porte sa part de la moisson mouvante!
Sont-ils grotesques tous!
— Je ne partage point,
Répondit l'écrivain, ton avis sur ce point;
Ce bourgeois porte mal la tunique et le sabre,
Et son shako rétif sur sa tête se cabre,
Oui! Mais nous sommes tous, quant àmoi, j'en convien,
Égaux par la laideur sous l'habit citoyen !
PROMENADE 47
— Bah! reprit le gandin accélérant sa marche,
Un caprice me prend : Suivons ce patriarche!
Attachons-nous aux pas de ces Béotiens,
Sachons où ce Noé peut conduire les siens;
A l'ennui chaque jour nous cherchons des remèdes ;
Tâchons de nous distraire en suivant ces bipèdes,
Et ces bourgeois, créés pour vendre de l'elbeuf,
Nous donneront peut-être un spectacle assez neuf,
Nous ferons les yeux doux en route à la fTlette,
Suivons-les.
— Tu le veux? Allons! » dit le poète.
La famille, pourtant, au bout de quelques pas,
Quitta le boulevard et ne s'aperçut pas
Que les deux jeunes gens la suivaient à la piste ;
Elle marchait d'un air recueilli, presque triste;
Dans le quartier Saint George elle arriva bientôt :
« Diable! dit le gandin, ces oisons perchent haut! »
Le bonhomme, en effet, marchant sans en démordre,
Montait toujours, suivi des siens rangés en ordre ;
Mais enfin, on arrive en face d'un vieux mur,
D'un enclos, d'une porte ouverte au cintre obscur;
La colonie errante entre là tout entière.
« — Tiens! tiens! dit le gandin, tiens! c'est un cimetière!
— Mon cher, répond l'artiste, arrêtons-nous ici.
— Quoi! perdre notre temps et nos pas? grand merci!
48 ŒUVRES COMPLÈTES
Ma coutume est de voir la fin de toutes choses,
Et je n'ai pas plus peur des cyprès que des roses!
Viens, superstitieux! »
Ils entrèrent alors
Dans le jardin sacré, dans la ville des morts;
Devant eux, les bourgeois, suivant la sombre allée,
S'arrêtèrent auprès d'une tombe isolée;
Et tous, grands et petits, se signèrent, et tous,
Ensemble, sans parler, se mirent à genoux
Sur le marbre, au milieu des ifs et des arbustes,
Et la douleur rendait ces visages augustes!
Puis, quand on eut prié lentement, doucement,
On se mit à parer le sombre monument;
L'un posait les bouquets, un autre la couronne,
On recouvrait de fleurs la petite colonne
Où sont inscrits les noms des défunts adorés,
De l'humble sanctuaire on lavait les degrés;
Enfin, sans se cacher quelque larme qui tombe,
On fait pieusement sa toilette à la tombe!
Et le gandin disait, cynique jusqu'au bout :
« — Mon cher, l'esprit bourgeois se retrouve partout!
Certes, ces braves gens, dans leur douleur constante,
Ont le droit de pleurer leur grand'mère ou leur tante,
Mais la rage qu'ils ont du brillant et du beau
Fait qu'ils donnent un air coquet, même au tombeau ! »
PROMENADE 49
Pendant que le dandy s'égayait de la sorte
Le poète cherchait, sous quelque plante morte,
A lire un nom, plus loin, sur un marbre effacé;
Bien des jours, bien des ans peut-être, avaient passé
Sur cet autre tombeau dédaigné, solitaire,
Dont la dalle déjà s'effondrait dans la terre,
Et l'avide lichen rongeait ce monument
Triste et comme honteux d'un pareil dénûment.
« — Ami, dit le poète, aide-moi donc, de grâce!
A déchiffrer ce nom : j'ai la vue un peu basse,
Et les herbes, d'ailleurs, forment un tel tapis...
— Ce nom-là!... C'estle mien!... Magrand'mère!... —
Tant pis !
Répondit le poète, oui, tant pis pour toi-même!
Ta longue raillerie était donc un blasphème,
Et ta mère enviait peut-être, en t'écoutant,
Celle de ce bourgeois dont tu te moques tant!
Tu supposes cet homme absurde, ignorant, bête,
Mais sa mère endormie a des fleurs pour sa fête!
Et l'on serait heureux, malgré ton air moqueur,
De donner mon esprit et ton or pour son cœur!
Il est mal de chercher, pour nos jeux misérables,
Un côté ridicule aux choses vénérables;
Ce bon bourgeois t'amuse et tu ris de ses pleurs,
Nous le trouvions grotesque avec son pot de fleurs,
Et nous-mêmes, demain, on nous verra, peut-être,
Dans quelque vil boudoir, qui connaît plus d'un maître,
50 ŒUVRES COMPLÈTES
Plus grotesques cent fois que ce brave homme, hélas!
Porter aussi des fleurs... que nos mères n'ont pas !
Notre existence est folle, et, pour moi, j'y renonce;
Contre nos jours perdus le tombeau se prononce!
Ami, si tu m'en crois, nous allons sans retard,
Au lieu d'aller encor flâner au boulevard,
Cultiver cette terre où ta mère repose;
Rachète ta folie en donnant une rose!...
Avec la vanité rompons enfin le bail ! »
Et les deux jeunes gens se mirent au travail.
Mai 1863.
X
LES INFIRMES
eillons sur nos regards quand un infirme passe.
Aux tristesses qu'en lui jour à jour il amasse
N'ajoutons pas ; songez qu'il reçoit en plein cœur
Ces flèches du dédain que lance un œil moqueur!
Songez qu'il rentrera plus amer et plus sombre,
Ayant servi de cible aux sourires sans nombre,
Et qu'il se trouvera plus difforme et plus laid,
Lui qui n'a qu'un bonheur : Oublier ce qu'il est!
Songeons, respectueux devant cette infortune,
Que même la pitié le trouble et l'importune,
Qu'il en est malgré lui sourdement irrité,
Et que la raillerie est une lâcheté!
52 ŒUVRES COMPLETES
Savons-nous donc, riant de tout sans rien connaître,
D'où lui vient ce malheur? D'un mérite, peut-être.
Peut-être ce boiteux, ce manchot, ce bossu,
Doit à son dévoûment le coup qu'il a reçu ;
Pour sauver un vieillard, un enfant, une femme,
Dans les eaux en fureur ou sous des toits en flamme
Il s'est jeté, sublime et sans se demander
Comment nos yeux plus tard le pourront regarder!
Celui-ci, qui n'eût pas laissé rire naguère,
.Marchait plus droit que vous, messieurs, avant laguerre!
Celui-là, qui s'en va tout triste et tout courbé,
Dans une guerre aussi, mais tout autre, est tombé :
C'était un ouvrier à la robuste échine,
Mais si rude qu'il fût, plus rude est la machine,
Et quand le lourd cylindre ou le dur balancier
Touchel'homme en passant... l'homme n'est pas d'acier!
Cet autre, tout blanchi par l'angoisse et le doute,
Dont les membres tremblants assurent mal la route,
Qui frissonne toujours comme la feuille au vent,
Ce fut un grand penseur, un artiste, un savant,
Un philosophe épris des vérités voilées,
Un poète éperdu dans les nuits étoilées,
Et son corps aujourd'hui paye au destin vainqueur
La dette de l'esprit et la dette du cœur!
C'est pourquoi, jeunes gens, beaux fils à frêles tailles,
Respectez les blessés de toutes les batailles!
LES INFIRMES 53
Songeons que les hasards ou nos fautes, un jour,
Peuvent courber, briser nos membres à leur tour,
Et qu'alors nous aurons, imprudents que nous sommes;
Le souvenir d'avoir affligé d'autres hommes,
Et que tous ces dédains, lorsque ce jour viendra,
Avec plus de raison quelqu'un nous les rendra!
Juin 1864.
XI
A UN ENVIEUX
[dévore.]
auvre homme, je vous plains! Le mal qui vous
Je l'ai vu dans vos yeux; en pourrez-vous guérir?
Le voudrez-vous ? Peut-être en est-il temps encore;
Essayez, croyez-moi : vous devez trop souffrir !
Hier, un homme illustre entre ceux qu'on acclame
Était là devant nous, calme, simple, joyeux;
Sa gloire nous mettait comme un parfum dans l'âme;
Et vous seul... C'est l'instant où j'ai lu dans vos yeux!
Vous seul... Ah! quel démon vous souffla cette envie?
Pourquoi donc ce regard implacable et railleur?
N'avez-vous pas reçu tous les biens de la vie,
Et que vous manque-t-il, sinon d'être meilleur?
56
ŒUVRES COMPLETES
N'eûtes-vous pas vos jours de gloire et de fortune ?
Et si c'est aujourd'hui le moment du reflux,
Les flots vous reviendront, car c'est la loi commune;
Vous ne souriez pas... Que vous faut-il de plus?
Eh bien, apprenez tout : ce grand homme, ce maître
Des esprits et des cœurs, à chacun de ses pas
Traîne un malheur secret que seul j'ai pu connaître;
Vous riez maintenant? — Vous ne guérirez pas!
Février 1881.
XI I
LES ILES DE SANTORIN
I
a mer bleue et brillante ondule sous la brise,
| L'Archipel s'abandonne aux longs baisers desflots,
La vague harmonieuse avec douceur se brise
De Naxia la blanche à la verte Mélos;
Mille esquifs, balancés sous la voile latine,
Sur les canaux étroits aux changeantes couleurs,
Vont de Cos à Scio, vont de Lemnos à Tine,
Chargés de fruits, couverts de fleurs;
La lumière, dorant ou dispersant la brume,
Semble avoir deux foyers : le soleil et la mer;
Et de chaque Cyclade, où l'eau joyeuse écume,
S'élèvent des parfums qui se mêlent dans l'air;
ŒUVRES COMPLETES
Tout brille dans l'azur, tout chante, tout enivre,
Partout la volupté sous un ciel provocant,
Il est doux d'y passer, il est plus doux d'y vivre..
Non! l'Archipel est un volcan!
Sous cette mer Egée où le chantre d'Ulysse
Entendait de Vulcain les marteaux retentir,
Où la Chimère avait Neptune pour complice,
Gronde un feu souterrain toujours prêt à sortir;
Prisonnier, mugissant, se cherchant un cratère,
Brûlant sans qu'aucun souffle active ses fourneaux,
Un abîme de feux, dans les flancs de la terre,
S'étend sous l'abîme des eaux.
0 combats éternels des deux forces égales !
Toujours le feu captif tourmente l'océan,
Et toujours, pour noyer les flammes, ses rivales,
L'eau travaille à percer le plafond du volcan ;
Un jour, la brèche est faite : une lutte commence
Qui n'aura que le sein du globe pour témoin;
La mer tombe d'un bond dans le creuset immense,
Et la terre s'ébranle au loin;
Sur l'énorme brasier l'onde se précipite,
Là-haut l'homme à ce bruit tressaille avec stupeur;
Mais le torrent, saisi par le feu qu'il irrite,
Remonte et rejaillit en ardente vapeur;
LES ILES DE SANTORIN 59
Le volcan courroucé, monstrueuse fournaise,
Indomptable élément quand arrive son jour,
Brisant de toutes parts sa voûte qui lui pèse,
Envahit la mer à son tour;
Sur les flots lourds et noirs court un fleuve de soufre,
Des rochers enflammés se heurtent dans les airs,
Un tonnerre incessant gronde au fond de ce gouffre,
Et ce n'est pas du ciel que viennent les éclairs !
Tremblez, humains ; tremblez, les faibles et les braves ;
Vos vaisseaux effrayés cherchent en vain le port,
Partout la cendre pleut, partout montent les laves,
Partout le vertige et la mort !
Regardez : du volcan s'épuise enfin la rage.
Et la mer, bouillonnante au loin, se calme aussi;
Regardez : quel est donc là-bas, près du rivage,
Cet amas de rochers inconnu jusqu'ici?
C'est une île nouvelle, une fille des ondes,
Comme Rhodes, Délos et l'antique Anaphé;
Elle s'élève, noire, au sein des eaux profondes
Où le volcan a triomphé;
Ce n'est qu'un sombre amas de lave encor fumante;
Les hommes cependant vont accourir bientôt;
Travailleurs oublieux de l'affreuse tourmente,
Pour rebâtir leur nid prenant ce noir îlot,
00 ŒUVRES COMPLETES
Mettant là leur espoir, leur vie et leur fortune,
Fertilisant un roc sur des flots incertains,
Ils chasseront loin d'eux cette crainte importune :
Les cratères sont-ils éteints?
I I
C'est là ton imprudence, et c'est aussi ta force,
Humanité changeante où tout tressaille et bout;
Ces volcans qui du globe ouvrent la rude écorce,
Tes révolutions leur ressemblent partout ;
L'inextinguible feu, l'éternelle géhenne,
Sous ta gloire et ta joie et tes mille splendeurs,
Sans cesse alimenté par quelque sourde haine,
Travaille dans tes profondeurs !
Tout à coup, un bruit sourd, comme une plainte im-
[mense],
Frappe le genre humain et s'accroît lentement :
Bientôt l'éruption formidable commence,
Est-ce la mort qui vient? Est-ce un enfantement?
Nous l'ignorons, et Dieu le veut ainsi peut-être,
Et 1 "homme, épouvanté dans l'obscur ouragan,
Songe à fuir son destin plutôt qu'à le connaître ;
Fuir!... où fuir? partout le volcan !
LES ILES DE SANTORIN 6l
Il est partout, partout flambe sa gerbe énorme ;
Contre le feu vainqueur nul abri, nul secours ;
Il vient, changeant parfois de cratère et de forme;
Mais tant qu'il n'a pas fait son œuvre, il vient toujours ;
Révoltés, conquérants, envahisseurs sauvages,
Que ce soit Alaric, que ce soit Attila,
Que ce soit Mahomet, pour les mêmes ravages
C'est Dieu qui tous les appela !
Obéissant à Dieu, sans remords et sans joie,
Inflexible et muet, chacun vient à son jour,
Et quand il a passé sur les peuples qu'il broie,
Quelque chose de grand a péri sans retour;
Quand le volcan s'est tu, sous le ciel encor sombre,
Ici que voyons-nous après ces longs combats?
C'est un peuple, une race, un royaume qui sombre...
Mais aussi que voit-on là-bas?
C'est un nouveau royaume, une terre nouvelle,
Fille de ce volcan d'où plus d'une sortit ;
Et les hommes déjà, s'empressant autour d'elle,
Oubliront dès demain celle qui s'engloutit;
Ils fertiliseront ce sol qui vient de naître,
Sans songer au passé, sans jamais s'enquérir
Si le volcan, plus tard, un jour, bientôt peut-être,
Soudain ne doit pas se rouvrir!
Que dis-je?... vain regret! Et plus injuste blâme!
N'ôtons jamais l'espoir aux hardis travailleurs ;
4
62
ŒUVRES COMPLETES
Quand une illusion sert à relever l'âme,
Bénissons-la toujours... que savons-nous d'ailleurs?
Le volcan, il est vrai, toujours s'agite et gronde,
Bien perfide est Fabîme où flottent nos destins,
Mais peut-être le jour doit devenir, où le monde
N'aura que des volcans éteints!
1867.
_o"o.
XII
LE SAUVETEUR AVEUGLE
(m. nadaud de buffon)
dit par mademoiselle maria barthélémy
[monde :
n se dit : nul malheur n'est plus grand en ce
Aveugle ! Jeune, aimé, de tels coups être atteint .
Le globe du regard, sous une ombre profonde,
Dans l'orbite glacée à jamais s'est éteint;
Plus rien! Les vieux amis, les doux et chers visages
Des parents, la maison, le riant promenoir
Du jardin qui s'ajoute aux prochains paysages,
La rivière, les fleurs, le soleil, tout est noir!
Que faire en cette nuit froide comme la pierre?
Quel rêve peut du moins accompagner ses pas
Quand il marche, sentant peser sur sa paupière
Ce soleil qui le brûle et ne l'éclairé pas?
64 ŒUVRES COMPLÈTES
A quoi rêver? Hélas! gloire, honneurs, renommée,
Amours de l'âge heureux, succès de l'âge mûr,
Lui semblent maintenant moindres que la fumée
Qui montait autrefois à l'angle d'un vieux mur !
Comme il donnerait tout de ce que l'homme envie,
Pour voir un seul nuage errant à l'horizon !
Mais ce captif plongé dans une obscure vie
Ne voit pas même l'ombre, éternelle prison!
Ses souvenirs lui sont importuns, il les chasse,
Car le meilleur est vain s'il ne cache un espoir;
D'espoir, il n'en a plus, et sa pensée est lasse
De compter biens et maux qu'il ne peut plus avoir.
Voilà ce que l'on dit. — Mais un éclair de joie,
Souvenir fier et doux, sur son front noble à lui :
Un homme allait périr, les flots tenaient leur proie...
Il y voyait alors, l'aveugle d'aujourd'hui !
Aveugle... oui, mais il croit voir encor tout ce drame :
L'homme qui s'est jeté dans le gouffre grondant,
Qui s'enfonce ou remonte au gré de chaque lame
Qui veut mourir et qui veut vivre cependant !
Il est sauvé. Par qui? Par toi. — Ce fut ta gloire,
Jeune homme ; et maintenant, dans la nuit de tes yeux,
Ce premier dévoûment de ta touchante histoire,
Allume ce rayon tendre, grave et joyeux;
LE SAUVETEUR AVEUGLE 65
Le premier... le dernier, dit-il avec tristesse;
Si quelqu'un lui criait : Un homme va périr !
Immobile, impuissant devant cette détresse,
Il ne pourrait, hélas! ni sauver, ni mourir!
Mourir... non; mais sauver, il peut le faire encore ;
Son bras est désarmé depuis ces jours anciens,
Mais par ce dévoûment dont la soif le dévore,
Il armera, du moins d'autres bras que les siens :
« Venez à moi, vous tous qui sentez sur vos têtes
« Passer avec le vent les souffles généreux,
« J'entends des cris là-bas dans les noires tempêtes,
« Les tigres de la mer se querellent entre eux;
« La querelle des flots aux hommes est mortelle,
« L'ouragan aux récifs jette les lourds vaisseaux ;
« L'âme des durs marins, tout à coup, devant elle,
« Voit un monstre inconnu sortir des sombres eaux!
« Courez donc ! Disputez, arrachez aux abîmes
« Ces hommes, ces vieillards, ces femmes, ces enfants,
« A l'Océan livrez ces batailles sublimes ;
« Pareil sera l'honneur, vaincus ou triomphants!... »
Ils partent. Et l'aveugle, inspirateur et guide
De leurs vaillants labeurs, dans sa pensée en feu
Les écoute et les suit... Son œil reste-t-il vide ?
— Qui sait ? S'il ne voit plus les hommes, il voit Dieu !
1870.
XIV
LE CORBILLARD
JBtfHN ux environs d'un champ de foire
Le char funèbre est arrêté,
Le cocher s'en est allé boire
Dans le cabaret d'à côté.
Le corbillard est haut et large,
Lourd sous ses panaches massifs
Quoique le meilleur de sa charge
Soit resté là-bas sous les ifs;
Les couronnes, les fleurs en gerbe
Sous terre ont suivi le cercueil,
Mais ce char est encor superbe
Et d'un mort peut flatter l'orgueil!
68 ŒUVRES COMPLÈTES
Une bande de joyeux masques
Passe, et l'un d'eux, les yeux ardents,
Crie aux autres ces mots fantasques :
« Si nous montions tous là dedans ? »
Aussitôt fait. La folle troupe,
Par des rires s'encourageant,
Monte à l'escalade et se groupe
Sous le dais noir frangé d'argent;
Entre les sombres draperies
Arlequin glisse son museau,
Léandre éclate en moqueries,
Lindor chante comme un oiseau;
Scapin à haute voix combine
Ses plans tout en buvant un brin,
Et la gaîté de Colombine
Ouvre ses dents comme un écrin :
« — Ohé, Messeigneurs, je remarque,
« Ayant le cœur d'un vrai luron,
« Qu'on est très bien dans cette barque,
« Si c'est la barque de Caron !
« J'irais, ma foi, sans en descendre,
« Jusqu'à Rome dans ce sapin! »
« — Fouette, cocher! » clame Cassandre,
« — Fouette, cocher! » reprend Scapin.
LE CORBILLARD 69
En ce moment, de la taverne
Sortait à pas lents le cocher;
Calme, il alluma sa lanterne,
Car la nuit semblait approcher;
Puis, sur la noire et blanche stalle
Il monte sans dire un seul mot,
Siffle ses deux chevaux, s'installe
Et prend les rênes aussitôt;
L'attelage, d'un pas tranquille,
Comme d'usage, part d'abord;
Mais bientôt à travers la ville
Il le lance d'un bras plus fort;
« — Bravo ! Bravo ! Vive la joie ! »
Hurle la bande. Cependant
La nuit tombe, le gaz flamboie,
L'ombre s'allume en descendant;
A travers la foule ameutée,
Par les quais et les carrefours,
Roule la lourde charretée
D'où les rires montent toujours;
Les chevaux, que le fouet irrite
Et que le mors ne retient pas,
Semblent broyer toujours plus vite
Le pavé tremblant sous leurs pas;
70 ŒUVRES COMPLETES
Bientôt le vertige les gagne,
La ville est déjà derrière eux,
Et les voici dans la campagne,
Dévorant le chemin pierreux ;
L'air est brumeux, la bise est acre,
Nos voyageurs en sont glacés ;
« — Eh ! cocher, arrête ton fiacre!
« Ta course est faite, c'est assez! »
Mais le cocher, droit sur son siège,
Fouette toujours à tour de bras,
Et voici que tombe la neige...
« — Maudit cocher, n'entends-tu pas? »
La course ardente recommence,
Et l'attelage tout fumant,
Par les monts, par la plaine immense,
S'enfonce et vole éperdument;
« — Brave homme, arrête! » dit Cassandre;
« — Es-tu sourd là-haut? » dit Lindor;
« — Bon Monsieur, je ne peux descendre! »
Dit Silvia de sa voix d'or;
« — Je suis gelé, ma camarade, »
Dit à Colombine Arlequin,
v Mais demain pour son algarade
« Je veux étrangler ce coquin! »
LE CORBILLARD 71
L'homme continue à se taire ;
Un vague effroi descend en eux,
Et les chevaux frappent la terre
D'un élan plus vertigineux;
Une heure passe, et puis une heure,
Une heure encore, et dans la nuit
La troupe folle crie et pleure
Comme un cerf qu'un tigre poursuit;
Soudain l'attelage se cabre,
Tourne bride, et, presque aux abois,
Il reprend sa course macabre,
Mais vers la ville cette fois ;
Pour terminer l'étrange fête,
Enfin, par un effort dernier,
L'attelage épuisé s'arrête...
Devant l'Opéra de Garnier.
«. — Messieurs, dit le cocher lugubre,
« Ce voyage de carnaval
« D'un temps pareil est insalubre...
« Allez vous réchauffer au bal ;
« Pour me pardonner cette farce
* Mauvaise par ce froid aigu,
« Apprenez que je fus comparse
« Au théâtre de l'Ambigu ;
72 ŒUVRES COMPLÈTES
« Et gardez de votre aventure
« Ce conseil : Jamais il ne faut
« Plaisanter avec ma voiture
« Ni la vouloir prendre d'assaut;
; Elle arrive tardive, ou prompte,
« Et, sage ou fou, pauvre ou puissant,
C'est malgré soi que l'on y monte
« Et malgré soi qu'on en descend ! »
XV
POUR L INAUGURATION
DE L'ÉPITAPHE DE L'ABBÉ FAVRE
dans l'église
SAINTE-CROIX DE CELLENEUVE
LE XIX JUILLET MDCCCLXXXVI
nscriyez mon nom sur ma tombe
« Dans l'humble église que j'aimai;
« Sur le toit vienne une colombe
« Se poser au soleil de mai ;
« Si vous voulez être prodigues
« D'honneurs selon moi peu communs,
« Allez chercher par nos garigues
« Les fleurs aux sauvages parfums;
74 ŒUVRES COMPLÈTES
« Sur ma tombe, demain muette,
« Semez-les et les y laissez :
a Cela suffit pour un poète ;
« Pour un prêtre aussi, c'est assez! »
Ainsi, — j'en trouverais la preuve
Dans sa vie et ses vers, je crois,
Le bon prieur de Celleneuve
Nous a parlé plus d'une fois ;
Bon, il l'était, avec délice,
Avec joie et naïveté,
Et le rire de sa malice
N'est que l'éclair de sa bonté;
C'est qu'il savait, poète et prêtre,
Que pour le triste cœur humain
Le meilleur remède peut-être.
Dieu le mit sur notre chemin;
Que, dans nos deuils et nos alarmes
Tour à tour à l'homme s'offrit
La bonté qui comprend les larmes
Ou la gaîté qui les tarit !
Oublier les maux de la vie,
Pour une heure au moins ne pas voir
L'orgueil, l'ambition, l'envie,
Les haines et le désespoir ;
ÉPITAPHE DE L ABBE FAVRE 75
De nos ennuis et de nos fièvres
Distraire l'esprit fatigué,
Effacer un pli de nos lèvres...
C'est pour cela qu'il était gai '.
C'est pour cela, sans être amère,
Que sa fantaisie, un beau jour,
Parodia le vieil Homère
Qui sourit de l'excellent tour!
Gaîté vive, borné profonde;
Pour les grands quelquefois moqueur,
11 était doux au pauvre monde :
Voilà son génie et son cœur;
Une double part fut donnée
A ce cœur jamais attiédi :
Ta grâce, ô Méditerranée,
Ta flamme, soleil du .Midi ;
Et cette âme de Dieu choisie
A reçu ce double paîment :
La gloire dans la poésie
Et la mort dans le dévoûment!
PARIS ET LA GUERRE
POUR LES CANONS
lus de luxe ! a-t-on dit. Plus de fêtes hautaines!
« Ce délire orgueilleux préparait notre deuil;
« Soyons Sparte d'abord pour être un jour Athènes,
« Et n'ayons que ce mâle orgueil ;
« Laissons aux jours passés le choc joyeux des ver:es,
« Les rires éclatants sous la soie et les fleurs,
Accoutumons notre âme à ces vertus sévères
« Qui rendent nobles tous les pleurs! »
Sage qui parle ainsi ! — Mais, après tant d'alarmes,
Quand vers l'espoir à peine encor nous revenons,
Un luxe nous convient : c'est le luxe des armes,
La fête sombre des canons !
80 ŒUVRE? COMPLÈTES
Il faut à la cité plus belle et plus vivante
La ceinture de fer et la robe d'airain,
Afin que l'insulteur recule d'épouvante
Devant son regard souverain;
11 faut que chaque jour la ville prisonnière
Allume sur ses monts un cratère nouveau,
Que demain, chaque flot portant sa canonnière,
La Seine élève son niveau :
Il faut à chaque flanc des collines chéries,
Où nous marchions parmi les lys et les rosiers,
Placer la mitrailleuse en longues batteries,
Toute une furet d"obusiers !
Pendant que l'ennemi sourit et délibère
Pour changer en enfer maisons, temples, palais,
Au seuil de cet enfer plaçons le noir Cerbère,
Le chien qui crache des boulets !
POUR LES CANONS 8l
Allons! pour arracher la patrie à l'abîme
Dont notre œil maintenant connaît la profondeur,
Hommes, jetons notre or par un élan sublime
Dans la fournaise du fondeur !
Vous, femmes, à cette heure où la France se voile,
Enlevez, enlevez ces perles de vos seins;
Il ne faut désormais à vos fronts qu'une étoile :
L'éclair des stoïques desseins!
Celle qui donne vaut celle qui s'agenouille ;
Imitez aujourd'hui, le cœur d'angoisses plein,
Ces femmes d'autrefois qui vendaient leur quenouille
Pour la rançon de Du Guesclin!
III
Mais l'or serait trop peu! Le fer, l'étain, le cuivre
Abonderaient en vain dans le creuset fumant;
Mêlons au fier métal que nos pas doivent suivre,
Pour qu'il dure éternellement,
5-
82 ŒUVRES COMPLÈTES
Mêlons à ces canons, à leur brûlante lave,
La lave de nos cœurs, le courroux de nos fronts,
Le mépris de la mort, l'héroïsme qui lave
Les fautes comme les affronts!
Mélons-y nos douleurs, nos âmes rehaussées,
Nos souvenirs navrants, nos larmes, nos espoirs,
Nos repentirs féconds, nos meilleures pensées
Et nos fiertés dans nos devoirs!
Alors, ô bronzes! rien qu'a vos rauques haleines
Fuira de toute part l'étranger pâlissant,
Comme on voit les troupeaux éperdus dans les piaines
S'enfuir quand le lion descend :
Il descend! C'est Paris ; il descend de son antre!
Sur vous qui l'outragiez brillent ses yeux ardents,
Dispersez-vous! — Mais non, restez ! Afin qu'il rentre
Avec sa proie entre les dents!
S octobre 1870
II
CHATEAUDUN
DIT PAR M. COQUELIN AU THEATRE-FRANÇAIS
I
lle a voulu mourir! Dans la grande détresse,
Parmi nos pleurs, parmi ces deuils que nous
Rien ne la défendait, ni tours, ni forteresse, [menons ;
Ni mitrailleuses, ni canons ;
Vivre, elle le pouvait sans honte et sans reproche ;
Sa rançon, au vainqueur elle pouvait l'offrir;
De plus forts ont cédé lorsque l'orage approche,
Mais non : elle a voulu mourir !
Pour sauver ses coteaux tout murmurants d'abeilles,
Ses pommiers rougissants sur les flots verts du Loir,
Ses modestes trésors, ses vignes et ses treilles,
Elle n'avait qu'à le vouloir!
84 ŒUVRES COMPLÈTES
Elle a voulu mourir, Thumble ville stoïque !
Son sol se refusait aux pas de l'étranger ;
Elle avait pour vertu sa démence héroïque,
Voyant l'affront, non le danger.
Elle est morte ! L'obus, la mitraille, la bombe,
Ont fauché ses maisons ainsi que des blés mûrs;
.Mais du moins l'ennemi, s'il en fit une tombe,
N'a pas humilié ses murs !
1 I
Ah! juste ciel ! après nos fautes, nos délires,
Nos fièvres de jadis et notre orgueil jaloux,
Embrassons les pieds froids de ces cités martyres.
Car elles ont payé pour nous !
0 Paris! Souviens-toi des vingt ans de démence
Où tu disais : « Je suis le temple universel,
« La ville où tout finit, la ville où tout commence,
« Malgré Dieu j'ai refait Babel! »
Hélas ! en étalant ta splendeur imprudente,
Tu ne te doutais pas, confiant et vainqueur,
Oue déjà s'allumait la jalousie ardente
Et la haine dans plus d'un cœur;
CHATEAUDUX 85
Tu ne te doutais pas qu'une main lente et sûre,
Habile aux trahisons, perfide sans remords,
Sous tes fausses grandeurs sondait mieux ta blessure
Et déjà méditait ta mort !
Mais Paris ne meurt pas ! Trompant leur espérance,
Te voilà devant eux plus terrible et plus beau ;
Ils pensent déchirer la robe de la France
Jour à jour, lambeau par lambeau,
Mais tu sais racheter ton ancienne faiblesse,
Tu te plains de ne pas encore assez souffrir,
Tandis qu'autour de toi le lâche destin laisse
Tant de nobles villes mourir!
Souffre donc! Souffre encor! Lutte, espère, mais souffre '.
Souris dans ton malheur aux malheurs qui viendront,
Et, vainqueur ou vaincu, plonge-toi dans le gouffre
D'où l'on sort une étoile au front!
4 novembre 1870
III
UNE PETITE BOURGEOISE
DIT PAR Mme VICTORIA LAFONTAINE (THÉÂTRE-FRANÇAIS]
on mari n'est qu'un simple employé des finances.
Il a fait son chemin d'après les ordonnances,
Il est premier commis et sera chef un jour.
Ils se sont mariés bêtement, par amour;
Le ménage avait bien trois miile francs de rente;
La femme aux vains plaisirs étant indifférente,
Le mari raisonnable et comptant sous par sous,
Ils parvinrent dix ans à lier les deux bouts.
Malgré l'amour, dix ans de discrètes souffrances :
Il fallait, comme on dit, sauver les apparences,
Recevoir au besoin le chef et les amis,
Et sortir bien vêtu : l'habit, c'est le commis!
ŒUVRES COMPLETES
— Ils avaient un enfant, rose, espiègle, incroyable,
Qui riait comme un ange et criait comme un diable.
Le baby grandissait et coûtait d'autant plus,
Car il savait pleurer dès le moindre refus;
Pour un rien, un jouet ou toute autre chimère
On retranchait un mètre aux robes de la mère;
On hésitait un peu; tout s'arrangeait enfin,
Car le joli despote était aussi très fin
Et comprenait que pour un baiser qu'il redouble
La mère triomphante aurait donné le double!
Ce n'est pas tout. 11 faut qu'ils aillent tous les ans
Chez le ministre, au bal, les affreux courtisans!
Le ministre aime à voir ses salons qu'on encombre;
11 note dans son cœur l'employé qui fait nombre;
Excellent homme, au fond, qui ne sait pas combien
Nous coûte cet honneur qui ne lui coûte rien!
Elle partait avec sa robe un peu fanée,
Avec les fausses fleurs de la dernière année,
Avec d'humbles bijoux par l'aïeule légués,
Et tous les deux entraient, s'efforçant d'être gais.
Le mari s'amusait assez vite; mais elle!
Dans ces salons où l'or comme un fleuve ruisselle,
Où l'on se sent, d'après le luxe différent,
Devenir plus petit ou devenir plus grand,
UNE PETITE BOURGEOISE
Timide, elle voyait, bourgeoises ou duchesses,
D'autres femmes passer, belles de leurs richesses,
La toisant d'un regard ironique et joyeux;
A défaut de leur voix, elle entendait leurs yeux,
Tandis qu'un froid mortel envahissait son âme,
Dire en se détournant : Pauvre petite femme!
Joie et chagrin, telle est sa part; tous ont la leur.
II
Voilà deux mois — le jour où Dieu dans le malheur
Plongeait la France, avant l'honneur qu'il lui ménage —
Un second fils naquit à ce pauvre ménage.
La mère le voulut nourrir comme l'aîné;
Loin de Paris peut-être elle l'eût emmené,
Mais le mari restait, et, noblement jalouse .
La mère ne pouvait faire tort à l'épouse;
Elle resta. Ce sont ces humbles dévouements
Qui plaident dans le ciel aux jours des châtiments;
Puisse donc la justice ou le courroux céleste
Épargner ces cœurs bons et ce logis modeste,
Car dans un temps d'ivresse, avant ce temps de deuil,
Ce n'est que pour souffrir qu'ils ont .connu l'orgueil!
*
D'abord tout alla bien, rien ne manquait encore
Le sacrifice même a sa charmante aurore!
90 ŒUVRES COMPLUTES
Ils avaient de côté, pour quelque cas urgent,
Mis uu coupon de rente et même un peu d'argent.
On put donner d'abord à la jeune nourrice
La viande des bons jours saine et réparatrice;
Mais bientôt tout devint rare ou du moins plus cher;
Le nouvel ange avait un appétit d'enfer ;
Bismarck y comptait bien ! — Quelle angoisse nouvelle !
Sous quels aspects la chasse aux vivres se révèle !
L'épicier — puisqu'il faut l'appeler par son nom —
Comme un chef de bureau se gonfle en disant : Non !
Le laitier disparaît dans un savant mystère,
Et messieurs les bouchers prennent un air austère!
Et la mère, craignant son lait plus échauffant,
D'un regard anxieux contemple son enfant;
Le lait pur fait l'enfant comme la sève l'arbre :
Qu'a-t-il donc le petit? son visage se marbre.
Non, ce n'est rien. Et puis, c'est le mari qui part,
Brave, mais délicat, pour les nuits du rempart;
Il est là-bas, glacé sous la pluie et la neige,
Sous les bombes, hélas! sans que rien le protège;
Elle croit distinguer, qu'elle se trompe ou non,
Quand c'est la mitrailleuse et quand c'est le canon !
— Et l'enfant qui se plaint! Fiévreuse elle l'apaise;
Mais sa fièvre serait au nouveau-né mauvaise,
Il faut qu'elle se calme et que sans un frisson
Elle entende ce bruit terrible à l'horizon!
Maudissez-les, mon Dieu! pour tant d'heures amères,
Tous ces hommes par qui pleurent toutes les mères!
— L'enfant dort cette fois ; la mère près de lui
UNE PETITE BOURGEOISE
91
Se penche, rassurée au moins pour aujourd'hui;
C'est ainsi chaque soir. Mais, dans sa longue transe,
Elle songe à son fils sans oublier la France,
Car elle est patriote et fille de Paris;
Même dans ses douleurs dont le ciel sait le prix,
Elle ne voudrait pas le salut par la honte,
Et quand vient l'heure lente où le sommeil la dompte;
Sentant ses yeux se clore, elle murmure avant :
Mon Dieu, sauvez la France et sauvez mon enfant!
19 novembre 1870.
IV
LES ASSIEGEES
DIT PAR Mlle MARIE RÛYER l THÉÂTRE-FRANÇAIS)
uand l'étranger, dont Dieu confondral'espérance,
Eut jeté ses flots noirs sur la terre de France;
Quand il voulut, le ciel semblant y consentir,
De ce peuple-héros faire un peuple-martyr;
Quand il nous dit, ardent à sa sombre besogne :
France, tu deviendras Danemark ou Pologne!
Lorsque nos escadrons avec nos bataillons
Roulèrent foudroyés dans les sanglants sillons;
Quand^Mac-Mahon tomba, frappé comme Turenne ;
Quand la sublime Alsace et la fière Lorraine,
Et les Vosges, jadis tombeau de l'ennemi,
Eurent un Kellermann à qui manqua Valmy;
94 ŒUVRES COMPLÈTES
Quand l'inondation eut grandi d'heure en heure;
Quand tout fut englouti, Paris dit : <; Je demeure!
Moi seul j'arrêterai cet océan qui bout;
Que tous mes citoyens soient armés et debout;
C'est ainsi qu'autrefois toujours nous triomphâmes!
Ici l'on va mourir; faites sortir les femmes! »
II
Non! Elles resteront. Nous voici; nous voici!
Disons-nous; nous restons puisque l'on meurt ici!
Nous eûmes notre part dans les gloires passées,
0 Paris! nous avons vécu de tes pensées
Sous l'ombrage enivrant de ton génie en fleurs ;
Nous voulons aujourd'hui notre part de tes pleurs!
Et puis, car les leçons du malheur sont plus hautes,
Nous eûmes, songeons-y, notre part de tes fautes;
C'est nous dont le caprice a conduit trop souvent
Ta fortune aux écueils selon le gré du vent;
Nos admirations rapides et frivoles
N'ont jamais repoussé tes plus vaines idoles ;
Le succès charmait seul notre cœur éperdu.
Nous avons adoré tout ce qui t'a perdu!
C'est nous qui pardonnions, peut-être hier encore,
A ce luxe menteur qui corrompt et dévore ;
C'est nous qui repoussions comme un joug détesté,
Ce noble, cet austère honneur : la pauvreté !
LES ASSIEGEES 95
III
Eh bien! pour racheter nos fautes éphémères,
Nous voici désormais sœurs, épouses et mères!
Donnez-nous, citoyens, laissez-nous notre part :
A vous la rude veille et la lutte au rempart,
Le regard attentif interrogeant l'espace,
Le frisson de la chair sous le boulet qui passe !
A nous l'inquiétude et les soins du foyer,
La tristesse des soirs que tout vient effrayer
Et la fièvre durant la nuit longue et profonde,
Tandis qu'autour de nous, là-bas, le canon gronde!
A nous que tout travail rebutait autrefois,
Le chanvre et le lin blanc s'effilant sous nos doigts,
Les angoisses, le saint labeur de l'ambulance
Et le cri des blessés ou leur morne silence!
A nous de comprimer nos sanglots étouffants
De peur d'effaroucher le rire des enfants;
A nous cette terreur, dont rien ne peut défendre,
De voir soudain sur eux l'horrible mort descendre!
IV
N'importe! que nos maux montent au plus haut point,
Nos cœurs seront brisés mais ne se plaindront point;
Car ces âpres douleurs, ces tortures suprêmes,
Nous rendant au devoir, nous rendent à nous-mêmes ;
QO ŒUVRES COMPLÈTES
Que le sort soit propice ou fatal, nous voilà,
Calmes et le front haut, pour attendre Attila.
Si Dieu peut ordonner que la France périsse,
Nous recevrons debout la mort libératrice;
Ou plutôt, — car l'espoirgrandit dans nos malheurs. -
Vous nous retrouverez dignes des temps meilleurs
Nous ferons à nos fils des âmes aguerries
A ces mâles vertus qui sauvent les patries;
Frémissantes encore, et des pleurs dans la voix,
Nous leur raconterons les erreurs d'autrefois ;
Nous leur dirons comment un peuple s'abandonne,
Comment il vit ou meurt par les lois qu'il se donne,
Et comment un seul jour d'aveuglement conduit
Le plus illustre au bord du gouffre et vers la nuit!
Nous leur dirons aussi que la France trompée
Chasse l'ombre aux éclairs de sa dernière épée,
Et ne laisse jamais, superbe en son réveil,
Voler ni son honneur ni sa place au soleil!
20 décembre 1870.
V
A NOS FLEUVES
DIT PAR M,le FAVART (THÉÂTRE-FRANÇAIS)
andis qu'une ardente espérance
ËèMk S'allume dans notre àme à tous,
Quand vient l'heure de délivrance,
Que faites-vous, fleuves de France?
Pourquoi dans vos lits dormez-vous !
Quand l'étranger poursuit ce rêve
De frapper notre France au cœur,
D'où vient qu'aucun de vous n'élève
Au loin ses vagues sur sa grève
Pour chasser l'odieux vainqueur?
98 ŒUVRES COMPLÈTE?
Sous les pas du conquérant sombre
Eh quoi ! vos bords- n'ont pas frémi ?
Ses hordes vous jettent leur ombre !
Vos flots ne sont-ils pas sans nombre
Comme les flots de l'ennemi ?
Eh quoi! sur votre onde écumeuse
On le voit passer le front haut,
0 vous qu'une époque fameuse
Nous rendit si chers, toi, la Meuse.
Et toi, la Sambre, et toi l'Escaut!
Que faut-il pour que tu t'émeuves,
O nature! n'avons-nous pas
Subi d'assez dures épreuves?
Levez-vous, levez-vous, ô fleuves,
A l'heure des nouveaux combats !
*
Venez servir nos justes haines;
Assez longtemps l'affront dura;
A NOS FLEUVES 99
Roulez, avalanches soudaines,
Descendez des rudes Araennes
Et de l'Argonne et du Jura!
Précipitez-vous, Rhône et Loire!
Déborde, Seine, toi, d'abord,
De tes rives défends la gloire
Et bondis, mugissante et noire,
De ton lit froid comme la mort!
En guerre! Inondez vos rivages,
Pressez vos flots tonnants et sourds,
Montez, superbes et sauvages,
Et nous bénirons vos ravages,
Et nous dirons : Montez toujours!
Ruinez nos plaines fécondes,
Brisez tout ce que nous aimons,
Anéantissez sous vos ondes
Les prés et les forêts profondes
Et les collines et les monts !
HBLIOTtëCÀ
;
100
ŒUVRES COMPLETES
Mais, du moins, dans ce grand naufrage
Engloutissez l'audacieux,
L'envahisseur gonflé de rage
Dont le triomphe est un outrage
Pour les hommes et pour les deux. !
4 décembre 1870.
VI
LES AMIS DE LA FRANCE
l détestait la France, et, joyeux, pour l'armée,
Partit quand éclata la guerre de Crimée.
Rude fut la moisson, rude le moissonneur:
Il vit ce long combat, ces victoires loyales,
Ce champ clos où luttaient les nations rivales,
Comme un duel courtois entre des gens d'honneur;
Quand l'heure de la paix, sans que l'honneur s'indigne,
Fut venue, Yvan dit : « Ce n'est pas moi qui signe !
Si nos aigles un jour s'arrêtent dans leur vol,
Si le tzar met l'épée au fourreau, sans la rendre,
Je n'ose le blâmer ! Mais je jure de prendre
Paris, comme la France a pris Sébastopol !
6.
102 ŒUVRES COMPLETES
« C'est Paris que je veux, à d'autres la province!
Je suis riche, je suis étranger, je suis prince,
C'est trois fois ce qu'il faut pour lui faire la loi;
Enfants du fier Danton, moi fils de Rostopchine,
Dieu me damne! je veux vous voir courber l'échiné
Devant les millions que j'apporte avec moi ! »
II
Yvan tint la parole à soi-même donnée;
11 promena vingt ans sur la ville étonnée
Ses maîtresses, ses chiens, ses chevaux, ses valets:
Il pénétra gaîment, pour ce qu'il voulait faire,
Semblable au voyageur qui va de sphère en sphère,
jusque dans les taudis, jusque dans les palais!
Pour accomplir son œuvre et mieux saisir sa proie,
Il avait recruté des compagnons de joie,
Étrangers comme lui, gens d'esprit et de goût,
Mais étrangers d'abord ! C'était la règle expresse;
Valaques, Musulmans, Anglais, Grecs de la Grèce,
Aimez-vous le Moldave? Il en mettait partout.
Ils avaient envahi, par le droit d'opulence,
Clubs, théâtres où rien n'annonçait l'ambulance,
Banque, Bourse, journaux eux-mêmes, tout l'État;
Ils régnaient, ils passaient triomphants et prodigues:
Paris voyait couler ce fleuve d'or sans digues
Et rapprochait ses mains pour que l'or y restât !
LES AMIS DE LA FRANCE IO3
III
Enfin, Dieu nous frappa, la Prusse fit son œuvre
Et Paris tout à coup vit venir la couleuvre.
Plusieurs dirent : Paris et la France ont vécu !
Yvan et ses amis, à leur rôle fidèles,
Tels qu'après les beaux jours un essaim d'hirondelles,
S'assemblèrent avant de fuir loin du vaincu.
C'était dans un salon, non loin des Tuileries ;
Un long festin, les gais propos, les railleries,
Les avaient animés, sans ivresse d'ailleurs.
A la fin du repas, Yvan saisit son verre
Et cria : « Mes amis, le temps devient sévère;
Imitez-moi, partons pour des climats meilleurs!
« Adieu, France! Pourtant, s'il faut qu'on t'abandonne,
Belle France, il convient aussi qu'on te pardonne;
0 peuple, souverain sans la grâce de Dieu,
Tu nous as fait passer assez d'heures charmantes
Pour que dans ton malheur nos âmes soient clémentes !
Nous sommes trop vengés. Le ciel te sauve ! Adieu. »
IV
Un rire universel approuva ces paroles.
Un seul ne riait pas parmi ces têtes folles;
104 ŒUVRES COMPLÈTES
Il écoutait, pensii, ce qui se disait là;
C'était un journaliste, un Russe, un diplomate,
Presque républicain, encore aristocrate.
« Eh bien, lui dit Yvan, qu'as-tu, Mickaïla?
« — Ce que j'ai.- répondit Mickaïla, j'ai honte!
Et pour vous la rougeur au visage me monte!
De quel temps sommes-nous, de quel limon pétris,
Quel vertige a passé sur le siècle où nous sommes,
Pour que vous insultiez, soldats et gentilshommes,
Cette reine, la France! et ce soldat, Paris!
« Mais non! Dans ses malheurs, lamentable prodige,
Vous croyez le haïr, et vous l'aimez, vous dis-je!
Vous souffririez bientôt de ce lâche abandon;
Cette France livrée, et trahie, et meurtrie,
Est pour nous maintenant la seconde patrie,
Vous n'en trouveriez pas une autre; restez donc!
« Mieux encore : j'ai mis en vous une espérance;
Fondons la légion des Amis de la France;
J'ai déjà préparé des statuts et le plan ;
L'uniforme sera charmant : vareuse brune
Avec brandebourgs noirs, la coupe peu commune,
Costume simple et grave; il t'ira bien, Yvan!
« Croyez-moi, combattons pour la France, oui, pour elle
Nôtre serait sa mort, nôtre soit sa querelle!
LES AMIS DE LA FRANCE 105
Si quelqu'un veut tenir l'enjeu, voici ma main.
— Pardieu ! répond Yvan avec un fier sourire,
Tu dis qu'il faut se battre, et cela doit suffire!
Donc, Amis de la France, aux armes dès demain! »
Ce qui fut dit fut fait. Indifférent la veille,
Le cœur s'émut soudain devant cette merveille :
Paris ressuscité par la mort qui venait!
Ils virent ses palais changés en forteresses,
Ses enfants en soldats, et toutes ses ivresses
En un calme terrible où l'héroïsme nait!
Ils virent les vainqueurs et leur mille cohortes,
Qui, superbes, croyaient que les murs et les portes
Allaient crouler soudain au vent de leurs clairons,
S'arrêter, et Paris, où pas un cœur ne tremble.
Leur dire : « A Jéricho peut-être je ressemble :
Cherchez un Josué d'abord, nous l'attendrons. »
Ils l'ont cherché longtemps! — O gloires retrouvées,
Noble ville parmi les grandes éprouvées,
Qui dira ta beauté dans ton immense deuil?
Rome, Jérusalem et Sagonte et Carthage
N'ont eu que la pitié de l'histoire en partage,
A toi l'hymne éternel de justice et d'orgueil !
IOÔ ŒUVRES COMPLÈTES
Dans cette légion généreuse et stoïque,
Entre tous ces héros Yvan fut héroïque ;
Il supporta les nuits du bivouac et la îaim,
Le froid dans les bois noirs, sous la neige et le givre,
L'odeur lourde du sang dont le cerveau s'enivre,
L'horreur de vingt combats, ce qui fait l'homme enfin !
VI
Le mois suivant, après ces luttes inégales,
Près du plateau d'Avron il tomba sous les balles;
On le porta, mourant presque, jusqu'à Paris,
Au foyer d'un théâtre, à présent ambulance.
Quand il se réveillait, la nuit, dans le silence,
Ses regards se perdaient sous de vagues lambris :
Partout, autour de lui, dans les espaces sombres,
Des bustes se dressaient, jetant de larges ombres;
Ils étaient là, rangés sur des socles pareils,
Tous les maîtres du drame et de la comédie,
Par qui fut tour à tour notre scène agrandie,
Dans la sérénité des glorieux sommeils!
Comme pour consoler les lentes agonies,
Ces images de marbre étaient là réunies;
Et les pâles blessés, dans leur rêve fiévreux,
Croyaient voir, aux lueurs profondes du délire,
Molière les pleurer, Corneille leur sourire,
Et Voltaire attendri pencher son front sur eux,
LES AMIS DE LA FRANCE IO7
Yvan prêta l'oreille à ces voix immortelles :
« Toi qui souffres pour nous, sois béni! disaient-elles,
Nous te glorifions du sein de l'infini;
Sois fier et sois heureux sur ton lit de souffrance,
Nous t'adoptons, héros qui tombas pour la France,
Dans la vie ou la mort sois fier et sois béni! »
Yvan, quand vint l'instant où le corps se ranime,
Avait dans ses regards la vision sublime,
Son âme frissonnait hésitant à partir;
Mickaïla, courbé sur son compagnon d'armes,
Contemplait, dans un trouble anxieux, mais sans larmes,
Celui dont sa parole avait fait un martyr;
Yvan lui prit la main, et lui dit : « Merci, frère!
Ne me plains pas; je veux qu'on m'envie, au contraire;
Je suis Français, Français d'âme et de cœur d'abord ! »
Il s'était transformé, comme Paris lui-même,
Et sortait deux fois grand de l'angoisse suprême,
Ayant vu de plus près le Génie et la mort !
VII
LEUR DEPART
DIT PAR M. COQUELIN, LE 6 AOUT I 877,
le jour de l'évacuation du territoire
(THÉÂTRE DE NANCY)
[rêve.]
ls partent. Leur bonheur fut plus grand que leur
Ils ont vu leur triomphe et l'ont trouvé trop beau,
Pareils à l'Océan qui, dépassant la grève,
Recule, heureux encor d'en garder un lambeau;
Ils partent. Nous pouvions attendre une autre fête,
La victoire infidèle ayant plus d'un retour;
Mais nous qui n'aurions pas insulté leur défaite,
Nous n'insulterons pas leur victoire d'un jour.
La France peut les voir sans étaler sa joie,
Ces flux et ces reflux qu'elle a connus souvent;
Elle sait que toujours, abandonnant leur proie,'
Les flots changent de lit lorsque change le vent!
I 10 ŒUVRES COMPLETES
Aujourd'hui, nous pouvons, dans ce deuil éphémère,
Trouver un autre espoir plus grave et plus pieux,
Et lorsque Dieu permet que l'on frappe la mère,
Ce n'est pas sans dessein : le fils l'aimera mieux!
Nous l'aimions pour sa force et pour sa gloire ancienne.
Pour ces jours éclatants, dont nos yeux sont remplis,
Où l'histoire du monde a tenu dans la sienne :
Pour Fontenoy, Fleurus, Ulm, Arcole, Austerlitz.
Aimons-la maintenant pour sa fière blessure,
Pour ses traits ennoblis par le sillon des pleurs,
Pour son angoisse horrible à l'heure de l'injure,
Pour cet enfantement de ses derniers malheurs!
Aimons-la maintenant pour ces jours de sagesse
Où, tous les cœurs français battant à l'unisson,
Où, chacun, sans compter, prodiguant sa richesse,
La prisonnière auguste a payé sa rançon!
De l'or et non du fer? — Ce n'est pas sa coutume.
Mais la force d'un peuple a des aspects divers,
Et c'est une autre gloire, au sein de l'amertume,
Quand l'or des temps heureux peut payer les revers.
Les revers sont payés. Chacun a fait sa tâche.
Plus rude elle parut, plus vite on triomphait;
Nos chefs disaient : « Courage! A l'œuvre sans relâche,
Il faut que cela soit !» — Et c'était déjà fait;
LEUR DEPART I I I
0 peuple! loin de toi tout flatteur qui t'encense,
Mais il faut dire au moins que le monde surpris
Envia tes malheurs en voyant ta puissance
Et que plus d'un paîrait sa défaite à ce prix!
Pourtant, qu'un tel orgueil n'entre point dans nos âmes ;
Nous avons mieux à faire au temps qui va venir;
Si de ces lourds fardeaux ainsi nous triomphâmes,
Pour bien garder l'espoir, gardons le souvenir.
Le ciel dans sa clémence a formé cet orage
Pour que le matelot redouble son effort,
Pour que le naufragé soit digne du naufrage
Et reprenne la mer plus prudent et plus fort!
Levez-vous, matelots! Au gouvernail, aux voiles!
Au travail, laboureurs des flots larges et lourds!
Emportez la boussole et cherchez les étoiles,
Ne craignez pas la nuit : l'ombre passe toujours!
Elle est passée. En vain la vague gronde encore;
Vers l'horizon meilleur qu'il atteindra bientôt,
Vers l'immense avenir, vers le ciel, vers l'aurore,
Elle aide le navire et le porte plus haut!
VIII
LES ORPHELINS DE LA GUERRE
ous ces pâles soldats, dans les jours de bataille,
gg A quoi donc songent-ils quand la sombre mitraille
Fauche le bataillon après le bataillon,
Quand ils sentent sur eux passer l'horrible trombe,
Et que chacun croit voir déjà creuser sa tombe,
Là, par l'obus au noir sillon ?
Ils songent aux parents, à l'enfant, à la mère;
A l'enfant... à l'enfant! 0 doux rêve! ô chimère!
Pères qui vont tuer, pères qui vont mourir,
A cette heure où l'on voit flotter dans ses pensées
Les choses à venir et les choses passées,
Comme ceux-là surtout, comme ils doivent souffrir!
Il est là-bas, l'enfant, dans la maison modeste,
La mère aussi, comptant le peu d'or qui lui reste
114 ŒUVRES COMPLETES
De l'épargne des jours calmes ou triomphants;
« Conservez-moi pour lui, conservez moi pour elle,
« Mon Dieu, dit le soldat; couvrez-moi de votre aile,
« Anges gardiens de nos enfants! »
Les anges ne sont pas sur ces champs de carnage;
Sur ces fleuves de sang le soldat qui surnage,
Le hasard le choisit, hélas! ce n'est pas Dieu ;
Le plus aimant, le plus aimé, le plus prospère,
Tombe, et l'obscur démon, en saisissant le père,
Songe à l'enfant qui rit là-bas sous le ciel bleu!
Tout est dit; l'hécatombe est assez haute et large;
Le soldat sous la terre humide qui le charge
Est endormi; bientôt la sève au flot puissant
Gonflera les rameaux sur ces tombes ouvertes,
Et les fleurs qui naîtront parmi les feuilles vertes
N'auront pas la couleur du sang!
Mais la mère et l'enfant! 0 misères sacrées!
De quels flots de douleurs sont faites tes marées,
Océan de la vie! Et toi, gloire aux yeux durs,
A qui le meurtre met des auréoles neuves,
Combien te faut-il donc d'orphelins et de veuves
De ton temple maudit venant mordre les murs!
Juin 1871.
IX
L'AVEUGLE DE METZ
A M"10 Albert Christophe qui m'a raconté cette histoire.
'était à Metz. Du ciel, comme d'un sombre crible
Sur la morne cité tombait la pluie horrible.
Nos soldats, lâchement trahis, la rage au cœur,
Sans armes, s'en allaient vers l'exil ; le vainqueur,
Dans son triomphe obscur, osant à peine y croire,
Les regardait passer, stupéfait de sa gloire !
Sur la place muette et changée en désert,
Sous des crêpes de deuil le bronze de Fabert
Restait seul, et devant cet opprobe suprême
Le grand soldat semblait s'être voilé lui-même !
Dans les maisons, personne, on le croirait. Partout
Le silence I Pourtant une femme est debout
Derrière les rideaux d'une haute fenêtre ;
C'est de là qu'elle a vu nos Français disparaître
Il6 ŒUVRES COMPLÈTES
Et de ses yeux en pleurs, depuis l'affreux moment,
Elle les cherche encor dans l'ombre, vaguement.
« Cela ne se peut pas ! Ce n'est pas vrai ! dit-elle ;
« Tu garderas toujours ton nom, Metz la Pucelle ;
« Nos soldats sont partis pour repousser l'assaut,
« Et c'est notre canon que j'entendrai bientôt :
« Pour trahir leur orgueil, leur foi, leur espérance,
(( Il faudrait un Judas... Il n'en est pas en France !
« Faites donc l'œuvre sainte et le sanglant devoir,
« Soldats ; je vous attends et je vais vous revoir !
Soudain, elle entendit venir : « Ce sont les nôtres! »
Cria-t-elle en tendant les bras.
C'étaient les autres !
Ils venaient lentement, à pas sourds, réguliers,
En ordre, remplissant la ville par milliers,
Ne courbant pas le front sous les noires bourrasques,
Dressant au ciel blafard la pointe de leurs casques.
Leur général parut, et, prenant le milieu,
Salua de l'épée, avant ses soldats, Dieu !
Un fauve éclair jaillit de la lame livide...
Et la femme, là haut, battant l'espace vide
De ses mains, reculant avec un cri d'effroi :
« Je ne vois plus ! Mes yeux sont morts ! l'ombre est
« Je suis aveugle ! » [sur moi !]
Alors, ses enfants auprès d'elle
Accoururent ; penchés sur l'aïeule fidèle
Ils disaient : « Ce n'est rien ! Mère, regarde-nous ! »
Mais elle, sans les voir, priait à deux genoux.
L AVEUGLE DE METZ
II7
Le lendemain, son fils lui dit : « Partons, ma mère !
« Ici notre douleur à tous est plus amère. »
Mais elle lui répond : « Nos vainqueurs sont ici,
« Ma ville est prisonnière, et je veux l'être aussi? »
Plus tart, son fils lui dit : « Un médecin habile,
« Un Français comme nous, est rentré dans la ville,
« Son art vous guérira.
— Me guérir... mais après?
« Je ne veux pas revoir le jour: je les verrais !
« — Mère, un enfant de plus est né dans la famille ;
« Elle est là, devant vous, votre petite fille,
« Mignonne, blanche, rose, avec un bel œil noir;
« Ou n'aime pas assez un enfant, sans le voir ;
« Laissez-vous donc guérir, et vous verrez quel ange!
« Sa poitrine qui dort en soulevant son lange !
« Vous verrez son grand front et ses pieds tout petits!
« — Ehbien,oui,j'y consens... quand ils seront partis! »
Juin 1888.
X
POUR LES CHRETIENS
ET LES BLESSÉS DU TONKIN
LU LE 4 AVRIL l886 AU COLLÈGE DE JUILLY
oète, tout à l'heure, en admirant ces dômes,
Beauté de l'art ancien dont vos yeux sont surpris,
Je voulais évoquer tout d'abord les fantômes
Des poètes, des grands penseurs, des fiers esprits (i);
Pourquoi donc n'ai-je pas cru voir sous les platanes
Au détour de ces bois, près de l'étang muet,
Louis Racine heureux d'y recevoir Fontanes
Ou Berryer rayonnant d'y trouver Bossuet ?
(1) Tous les personnages historiques cités ici, et bien d'autres,
furent lés élèves ou les hôtes de Juilly.
120 ŒUVRES COMPLETES
Pourquoi donc ai-je vu, par l'œil de la pensée,
Ai-je vu seulement, à l'ombre de ces tours,
Ceux qui dorment sanglants dans la tombe glacée,
Les soldats, les héros ? Pourquoi ceux-là toujours ?
Ici, laissant leur trace, antique monastère,
Passèrent ces héros que la gloire étoila...
Et leur spectre apparaît au rêveur solitaire ;
Pourquoi ceux-là d'abord ? Pourquoi toujours ceux-là ?
Ici le Béarnais se plaisait à descendre,
Et dans ces murs pieux, au bord du petit lac,
Il venait oublier la belle Corisandre,
Sans savoir qu'au retour l'attendait Ravaillac !
Ici Napoléon mit sa main souveraine,
Et quand gronde le vent c'est peut-être sa voix ;
Sous ses tilleuls rêvait Villars après Turenne...
D'où vient que c'est vous seuls, ô guerriers, que je vois ?
Hélas! c'est que, malgré les penseurs et les sages,
Notre siècle tragique, expiant son orgueil,
Pousse nos souvenirs aux sanglantes images,
Nous portons le bonheur lui-même comme un deuil!
Ah ! si je songe à vous, illustres capitaines,
0 héros du passé morts aux champs glorieux !
C'est qu'ils meurent là-bas, sur les rives lointaines,
Nos héros d'aujourd'hui dignes de leurs aïeux !
POUR LES CHRÉTIENS 121
C'est que la sombre histoire elle-même s'imite,
C'est que le meurtre immense est la fatale loi,
C'est qu'on a vu tomber, sous le ciel annamite,
Trente mille martyrs pour la France et la foi !
C'est que, nous le sentons à l'effroi de nos âmes,
Peut-être chaque instant fait un martyr de plus,
Nos fils livrés peut-être aux tortures infâmes...
Non! Dieu sera clément : les voici revenus!
Revenus?... Mais, après leurs angoisses amères,
Voyez-les frissonnants, mornes, hâves, blessés;
Mutilés , c'est encor du bonheur pour les mères!
La mère dit : Il est vivant! Et c'est assez.
Mais eux ! le souvenir des jours affreux, les fièvres,
L'horreur de se savoir, quand on fut jeune et beau,
Infirme, vieux déjà, sans un sourire aux lèvres,
Voilà tout ce qu'ils ont! Puis, viendra le tombeau.
Ah ! du moins, dans ce deuil qu'ils peuvent seuls connaî-
Dans ces longs désespoirs que cache leur fierté, [tre,]
Soulageons leurs douleurs, leur pauvreté peut-être,
Payons le prix du sang à qui l'a mérité !
Ici même, voyant sa compagne fidèle
Mourir presque de soif après un dur chemin,
\e trouvant ni ruisseau ni fontaine autour d'elle,
-ieneviève frappa le rocher de sa main ;
122 ŒUVRES COMPLETES
L'eau jaillit du rocher, et la sainte bergère
Comme sa jeune sœur but l'eau vive à son tour,
Pour reprendre bientôt sa marche plus légère
Vers Paris que sa foi devait sauver un jour;
La source coule encor de la fontaine blanche...
Imitons Geneviève et marchons sur ses pas:
Frappons nos cœurs, afin que soudain s'en épanche
Une source d'amour qui ne se tarisse pas !
Plus durs étaient les rocs qu'attendrit Geneviève;
Ce qui sauvera tout dans ce siècle éperdu,
C'est que la Charité lutte et veille sans trêve,
C'est qu'un cri de détresse est toujours entendu;
Oui, le salut est là, chrétiens! Aux jours d'épreuve,
Même à l'heure où l'espoir semble nous dire adieu,
L'obole de l'enfant, le denier de la veuve,
Feront pencher pour nous la balance de Dieu !
XI
LE MONUMENT DE BERGERAC
DIT PAR M. MOUNET-SULLY
A LA CÉRÉMONIE COMMÉMORATIVE DU 9 NOVEMBRE 189O
coûtez !... ces héros de la lutte dernière, [ainsi,]
Ceux qu'un vers noble et doux vient de pleurer
.'ennemi garde encor leur tombe prisonnière,
Mais leur âme n'est pas captive : Ils sont ici !
Ecoutez ÎCommeunvold'oiseauxqu'unsouffleentraîne,
Que rappelle à leur nid l'instinct mystérieux,
Sur les ailes des vents d'Alsace et de Lorraine,
Us reviennent... Ouvrez vos bras! ouvrez vos yeux !
Ecoutez ! Ils sont là, dans l'air sonore et libre,
Près de ce monument de gloire, à vos côtés;
ls entendent vos voix où leur louange vibre,
Et sont fiers,.. A leur tour, ils parlent, écoutez !
124 ŒUVRES COMPLETES
« Enfin, voici la délivrance !
c Nous revenons, morts triomphants;
« Salut, douce terre de France;
« Amis, frères, aïeux, enfants !
« Salut, nos collines aimées,
« Salut, nos landes parfumées
« Et les vignes et les grands bois,
« Les frais vallons de la Lidoire
i Et le vieux cloître dont l'histoire
s Nous émerveillait autrefois;
« Et surtout, surtout! nous qui sommes
« Les combattants tombés là-bas,
« Nous saluons ces jeunes hommes,
« Les héros des futurs combats;
« Comme ils marchent, dressant leur taille,
« Marquant le pas de la bataille,
« Alertes, gais, la flamme au front,
« Le fusil léger sur l'épaule,
« Et déjà trouvant beau le rôle
« Que dans le grand drame ils joueront !
« Enfants, c'est bien ! Enfants, courage !
« Ce qu'il faut faire après cela,
« Nous le savons ! rude est l'ouvrage,
« Mais, nous les morts, nous serons là!
« Nous vous suivrons, voilés, dans l'ombre,
« Que le ciel soit pur ou soit sombre,
LE MONUMENT DE BERGERAC 12$
« Aux jours rapprochés ou lointains,
« Et notre âme embrasant votre âme
« Dans vos yeux versera la flamme
« Qui n'est plus dans nos yeux éteints !
« Nous vous suivrons, jeunes phalanges,
« D'un vol calme et jamais lassé,
« Comme on voyait planer des anges
« Dans les batailles du passé.
a Marchez donc d'une âme aguerrie,
« Sous les soleils de la patrie,
« Clairon sonnant, drapeau flottant ;
« Par vous nos espoirs se ravivent;
« Les morts sont fiers de ceux qui vivent,
« Dieu vous aime, et la gloire attend ! »
Ainsi parlent les morts que le poète écoute
Et que le peuple entend en pliant les genoux;
Ainsi parlent les morts, et c'est cela sans doute
Qui fait passer ce souffle auguste autour de nous.
Ainsi parlent les morts, qui vingt ans sous la terre
Ont dormi, réveillés aujourd'hui pour bénir;
Croyons-les, car ils sont les voyants du mystère,
Car ils sont les témoins des choses à venir !
A-PROPOS DRAMATIQUES
LA MUSE DE CORNEILLE
(6 Juin 1854)
(THÉÂTRE de l'odéon)
CORNEILLE.
LA .MUSE. . ,
M. REY.
Mlle FERXAND.'
LA MUSE
corneille! je suis la pale Melpomène,
Celle qui souriait dans son austérité
Quand ta pensée, au fond de ton âme romaine,
Cherchait ce dur métal qu'on nomme vérité.
Maître, comprends mes pleurs ; tu n'es plus et j'existe;
De la tombe les Dieux m'interdisent le seuil,
Ils m'ont faite immortelle afin que je sois triste,
Et voilà deux cents ans que je porte ton deuil !
130 ŒUVRES COMPLETES
Reconnais-moi : j'ai vu naître tes plus beaux rêves,
Je les ai vus grandir comme de jeunes rois,
Et, quand tu te courbais sur ton labeur sans trêves,
J'étais comme ta mère et ta fille à la fois !
Mère, j'étais tremblante, et fille, j'étais fière ;
Mes craintes du moment, mon orgueil les domptait;
L'envie autour de toi soulevait la poussière,
Le soleil de ta gloire à l'horizon montait !
Oh! comme je t'aimais, poète simple et grave,
Sur la lyre humblement posant tes doigts d'airain,
Vieux Corneille! Un enfant t'aurait fait son esclave,
Et tu prêtais aux dieux ton souffle souverain !
Pour votre humanité tu savais être juste,
A ses propres vertus tu voulus l'asservir:
Quand tu parlais d'Octave il s'appelait Auguste,
Et l'empereur clément cache le triumvir ;
Ton génie était tendre, homme de forte race,
Comme un océan doux dans sa rébellion ;
Rempli de ta puissance, on connaît moins ta grâce,
Mais moi j'ai vu des pleurs dans tes yeux de lion!
Tu fus chrétien, surtout! — Moi, fille du Permesse,
Qui gravis l'Acropole et le haut Parthénon,
Tu m'enseignas le Christ et la bonne promesse,
Et tu ne m'as laissé de païen que le nom!
LA MUSE DE CORNEILLE I 3 I
Sous l'éclair du Thabor quand Sévère s'incline,
On comprend que l'erreur du monde va partir ;
Le sang de Polyeucte a fécondé Pauline,
Et ton plus grand héros, Corneille, est un martyr !
L'art que je t'enseignais n'épuisait pas ton zèle :
Avec ma sœur Thalie au sourire narquois,
Comme un lion jouerait avec une gazelle,
Tu jouais, et je fus jalouse quelquefois.
0 travail! longues nuits ! calme que rien n'altère !
D'autres sont orgueilleux de l'art, toi tu l'aimais ;
Comme un sage qui vit dans son champ solitaire,
Tu vécus dans ton œuvre et n'en sortis jamais !
Et maintenant, hélas ! je reste sombre et seule;
Mon pas, jadis si fier, cherche en vain ton appui ;
On rit presque de moi, de l'importune aïeule...
Ah! venge-nous de ceux qui vivent aujourd'hui!
Dis-leur que ce qu'ils font est frêle et périssable,
Qu'on ne peut, créant trop, créer rien de vivant;
Et que leur édifice est bâti sur le sabie,
Et qu'il doit s'écrouler au premier coup de vent!
CORNEILLE
Arrête, Muse, arrête, et de ton injustice,
Toi qui vis, ne crois pas que la mort soit complice;
H 2 ŒUVRES COMPLETES
Je ne t'accuse point : tu nous a tant aimés!
Tu crois le jour éteint, voyant nos yeux fermés!
— Pour les jeunes souvent la vieillesse est sévère,
Et se plaint d'autant plus que plus on la révère ;
Mais, dès que sur nos fronts la mort a mis le sceau,
La tombe est pacifique et ressemble au berceau!
C'est pour nous révéler sa raison souveraine
Que Dieu nous a couchés dans la tombe sereine;
Je goûte ce sommeil calme, pur, infini,
Et, breuvage divin, la mort m'a rajeuni!
— Tous les ans, à ce jour, heureux je me réveille,
Mes jeunes héritiers disent : gloire à Corneille!
Leur admiration ressemble à de l'amour;
Ils m'aiment, je le sens, je les aime à mon tour!
LA MUSE
Ils t'aiment, j'en conviens ; mais, à leur grand dommage,
Ils ne t'imitent point.
CORNEILLE
C'est encore un hommage!
LA MUSE
Mais toi, lent au travail, peux-tu voir sans courroux
Cette fécondité qui les tuera r
LA. MUSE DE CORNEILLE 133
CORNEILLE
Pas tous!
LA MUSE
Quoique bien indulgent, de leurs œuvres, ô maître,
Tu ne signerais pas une seule...
CORNEILLE
Peut-être!
— Je t'en pourrais nommer plus d'un, dont tu rougis,
Par qui furent de l'art les sommets élargis.
Plus d'un, hardi plongeur, au fond du gouffre avare,
Malgré les flots grondant?, cueille la perle rare!
Plus d'un, fervent mineur qui creuse et creuse encor,
Fouille le sein de l'art où gît la nappe d'or!
Leur audace sans cesse accrue et véhémente
Est belle à voir, ô Muse, et te rendra clémente!
— Considère surtout l'enseignement profond
Que doivent leur donner les choses qui se font ;
Les faits parlent, les voix ne seront point muettes,
Va! quand un siècle est grand, il fait grands les poètes!
St regarde en effet : quel ciel grand et beau.
Taillant le monde entier pour s'y faire un tombeau!
ontemple ses splendeurs, ses héros, ses victoires,
'es malheurs qui n'ont eu de pareils que ses gloires !
I 34 ŒUVRES COMPLÈTES
L'élan universel qu'il donne à chaque pas,
Ses durs enfantements qui ne l'épuisent pas!
Déçu parfois, toujours fidèle à l'espérance,
Où va-i-ilr au progrès; qui le guide? la France;
Cette France qui fait luire à tous les regards
L'éclair de son épée ou le flambeau des arts !
LA MUSE
0 Corneille! pardonne à ma parole amère;
La douleur, je le vois, de l'injustice est mère!
0 Corneille! ô génie! ô superbe raison!
Ame des morts qui n'a que Dieu pour horizon!
Étonnée, attendrie et n'osant te répondre,
Avec les tiens du moins mes vœux vont se confondre.
CORNEILLE
Tu feras mieux : à toi de choisir les meilleurs,
Et, malgré les méchants, les fourbes, les railleurs,
Les pierres de l'envie et les brouillards du doute,
De leur dire : Marchez! en leur montrant la route!
Donne-leur le courage, et je te bénirai,
Car ils sont mes enfants!
LA MUSE
Maître, j'obéirai!
LA .MUSE DE CORNEILLE
H5
CORNEILLE
Et vous tous, mes amis, jeune fleur! jeune flamme!
Foyer déjà brûlant qui me réchauffez l'âme!
Espoir des temps nouveaux, fils de pères fameux,
Travaillez, mes enfants, pour être grands comme eux!
J'ai lutté comme vous, et plus que vous peut-être :
J'eus pour rival Racine et Richelieu pour maître!
Adieu, fils; soyez fiers, soyez calmes et doux;
Adieu; laissez rentrer dans le tombeau jaloux,
Où parfois un écho de vos chants le réveille,
Votre aïeul incliné, votre père Corneille!
■ .1,, .
II
LE DIALOGUE DES STATUES
DIT PAR M . MAUBANT, A L'iNSTITUT DE PASSY
I
'est à Rouen, la nuit. Ville et port, tout sommeille
Sous l'obscure clarté que connaissait Corneille;
La lune large et douce éclaire vaguement
Sur une place ancienne un nouveau monument,
Dont la base de marbre et les fermes pilastres
Dressent un bronze noir sous la blancheur des astres,
La nouvelle statue, hier voilée encor
Et qui vit à ses pieds, sous les bannières d'or,
ŒUVRES COMPLETES
Peuple, prêtres, soldats, passer la ville entière.
N'est pas la seule dont cette cité soit fière :
Napoléon le Grand, le Grand Coraeille aussi,
Boïeldieu, Jeanne d'Arc, ont leur statue ici,
Et l'on pourrait entendre, ainsi que dans un rêve,
Des quatre monuments une voix qui s'élève.
— Est-ce, dit Boïeldieu, quelque roi de notre art,
Un Beethoven français? Est-ce un autre Mozart?
D'une âme tour à tour noble, ardente, attendrie,
A-t-il trouvé soudain, pour sauver la patrie,
Un de ces chants qui sont comme le cri d'un dieu?
Mais le bronze inconnu répond : Non, Boïeldieu.
— Est-ce un frère nouveau que la gloire m'envoie?
Dit Corneille; mon âme espérait cette joie :
Vous tous qui m'appelez et le maître et l'aïeul,
Je me plaignais ici que vous me laissiez seul!
L'honneur vrai du poète et son orgueil suprême
Est d'avoir des rivaux qu'il a créés lui-même;
J'en eus, et j'en aurai d'autres, si Dieu m'entend.
Toi qui viens de monter sur ce socle éclatant,
Quelle est l'œuvre dont l'art grâce à toi s'émerveille?
Quel est ton Cid?
"— Aucun, dit le bronze à Corneille'
Le dialogue des statues 139
— Est-ce une sœur qu'on vient de me donner ici ?
De Dieu par toi la France obtint-elle merci?
Humble fille partant des Marches de Lorraine,
As-tu montré comment un grand peuple s'entraîne?
As-tu chassé l'Anglais et couronné ton roi?
Dans les flammes au ciel allas-tu comme moi?
— Non, répond la statue à Jeanne la Pucelle.
*
Alors Napoléon, dont l'œil noir étincelle,
Dit brusquement, croyant qu'on peut dire cela [mis là?
Aux morts comme aux vivants : — Pourquoi t'a-t-on
Bronze d'hier, quel est le nom dont on te nomme?
As-tu pris Berlin, Vienne, Alexandrie ou Rome?
Sais-tu tous les chemins qu'un héros peut gravir?
Sais-tu sauver un peuple et sais-tu l'asservir?
De quels éclairs ta gloire est-elle revêtue?
De quels bronzes de guerre a-t-on fait ta statue?
Pourquoi tous ces honneurs, ces drapeaux triomphants?
Réponds.
— J'appris à lire à de petits enfants,
J'étais un simple prêtre, et mon nom est La Salle.
J'eus pour seul ennemis l'ignorance fatale,
La paresse, l'oubli du devoir et de Dieu.
Ainsi, j'ai fait du bien aux hommes, mais trop peu 1
140 ŒUVRES COMPLETES
Ce qu'ils doivent au soin que de tous j'ai su prendre,
C'est de vous mieux connaître et de vous mieux com-
Poètes ou héros : sans moi, Napoléon, [prendre]
Plus d'un homme aurait peine à déchiffrer ton nom ;
Plus d'un ne pourrait pas lire tes vers, Corneille;
Mais pourquoi ma statue à la vôtre est pareille,
Je me l'explique mal, et l'on pouvait choisir
Plus d'un grand homme à qui ce bronze eût fait plaisir !
II
Tu te trompes, héros du travail populaire :
Le vrai maître du monde est celui qui l'éclairé,
Et César, qui, d'un geste auguste et souverain,
Porte le glaive d'or ou le sceptre d'airain,
N'est pas pius grand, aux yeux du poète et du sage,
Que ce prêtre arrêtant deux enfants au passage
Et leur montrant, avec un regard paternel,
D'une main un vieux livre et de l'autre le ciel!
s>2p
II
ANNIVERSAIRE DE CORNEILLE (1871)
DIT PAR M. LAROCHE AU THÉÂTRE-FRANÇAIS
LE 6 JUIN 187I
ui, nous célébrerons ta fête,
Corneille, cette fois surtout.
Puisqu'après l'horrible tempête
Ton théâtre est resté debout.
La flamme voulait cette proie,
Le crime voulait cette joie;
Le voilà sauvé maintenant,
Entre deux palais mis en poudre
Épargné par la double foudre
Du sol en feu, du ciel tonnant!
1^2 ŒUVRES COMPLÈTES
Ton nom l'a défendu jusqu'à la dernière heure;
Comme Paris lui-même, il était condamné ;
Mais sur ton temple aucun outrage ne demeure :
Celui-là n'est pas plus détruit que profané!
Cependant restez dans notre âme,
Souvenirs d'un temps odieux;
N'oublions pas la sombre trame
Qui se déroula sous nos yeux.
0 fiers penseurs, nobles ancêtres,
Souverains de votre art, nos maîtres,
Ce temps n'est pas perdu pour nous :
Meurtris encor de nos entraves,
A vous nous revenons plus graves,
A toi, vieux Corneille, avant tous!
Nous te comprendrons mieux après ces jours tragiques.
Après avoir mûri sous l'orage du feu ;
Nous trouverons tes vers plus vrais, plus énergiques,
Ayant eu nos Cinnas, mais quels Cinnas, grand Dieu!
Voyant Polyeucte ici-même,
Nous comprendrons mieux qu'autrefois
Ce courage calme et suprême
Qui grandit au pied de la croix;
Nos Polyeuctes, nos Néarques
Ont montré par d'illustres marques
ANNIVERSAIRE DE CORNEILLE I 4 3
Où le cœur prend son vrai soutien;
Sainte clémence du martyre!
Leur voix ne montait que pour dire :
Je suis chrétien ! je suis chrétien!
0 leçons du présent dont le passé s'éclaire!
Combat mystérieux du crime et de la loi!
Sombre agitation de l'état populaire!
Qui jamais les comprit, Corneille, mieux que toi?
En retrouvant tes tragédies,
Nous reconnaîtrons ces fureurs,
Ces cris, ces deuils, ces incendies,
Ces désespoirs et ces terreurs;
Nous nous rappellerons ces heures
Où dans nos brûlantes demeures,
Serrant nos enfants dans nos bras,
Nous pensions : un moment encore,
Et cette flamme les dévore
Si le fer ne les brise pas!
Puis, admirant le Cid, l'œuvre d'espoir, ô maître,
Nous songerons, à peine au désastre échappés,
Que nous avons aussi nos héros, et peut-être
Que Dieu n'a pas tout dit pour nous avoir frappés!
Non, non; la France vit encore,
Elle a deux poignards dans le flanc
Mais, la source étant pure encore,
France, il te reste assez de sang!
144
ŒUVRES COMPLETES
Tes forces reviendront entières
Par le travail des âmes fières,
L'honneur, le devoir, la vertu;
Qu'un mâle espoir nous aiguillonne :
Comme on redresse une colonne
On relève un peuple abattu!
Soldats, chefs du pays, vous, le droit, la justice,
0 d'un État penchant inespéré secours (i),
Le ciel vous doit, après l'œuvre libératrice,
Des triomphes nouveaux avec de nouveaux jours
Qui sait, après la délivrance,
Ce que nous réservent les deux?
Qui sait? Nous referons la France
A l'exemple de nos aïeux!
Malgré l'erreur, malgré le doute,
Les destins trouveront leur route,
Et quand ce jour promis viendra,
Nous serons tous de la ramille
Du Cid, d'Horace et de Camille :
Corneille nous reconnaîtra!
(i) corneille, Horace.
IV
NAPOLEON A CORNEILLE
DIT POUR LE CENTENAIRE DE CORNEILLE A ROUEN
EN 1884
I
e matin, aux lueurs des tremblantes étoiles,
De la nuit sur mon front sentant les derniers
Je parcourais, pensif, l'œil sur l'ombre fixé, [voiles]
La ville de Corneille où revit le passé;
J'aperçus tout à coup sur une place vieille
Une haute statue, et je dis : C'est Corneille!
Mais non; je reconnus, noir sous le ciel serein,
Napoléon premier sur son cheval d'airain;
Mes yeux dans la pénombre où plane le mystère,
S'attachèrent troublés au géant solitaire,
Et bientôt, dans mon rêve obscur, il me semblait
Que c'était l'Empereur de bronze qui parlait.
146 ŒUVRES COMPLÈTES
II
Ces drapeaux, disait-il, ces fleurs, ces oriflammes,
Ces cris de joie ardents qui vont jaillir des âmes,
C'était pour moi, naguère encore, il m'en souvient,
Mais ce n'est plus pour moi que cette foule vient!
Comme Louis quatorze et d'autres, il faut croire
Que mon nom doit subir cette éclipse de gloire,
Bronze ou marbre, de nous les hommes semblent las
Et c'est déjà beaucoup qu'ils ne nous brisent pas!
La triste humanité me rend guerre pour guerre;
C'est la loi de ce monde et je ne m'en plains guère,
Quand il nous fait, de ses idoles fatigué,
Payer trop cher l'encens qu'il a trop prodigué!
— Puis, quelqu'un, l'invisible est le suprême juge,
Aux vrais grands hommes ouvre un éternel refuge !
Si je suis de ceux-là, Dieu le sait... Aujourd'hui
Je ne suis qu'un vaincu plein de doute et d'ennui ;
Mais, du moins je sais voir sans tristesse ou colère
Vers d'autres se tourner la faveur populaire,
Et même j'applaudis lorsque son bon plaisir
Consulte sa raison afin de mieux choisir!
Donc, avec une joie à la vôtre pareille
Napoléon le Grand le cède au grand Corneille!
— C'est justice. A Saint-Cloud, et ce mot-là me plaît,
J'ai dit un jour : Messieurs, si Corneille vivait,
A PROPOS DE CORNEILLE I47
Je le nommerais Prince. — Il l'était! Son génie
Était de sang royal, de pourpre non ternie,
Et je reconnaissais, d'un œil fier et ravi,
Les héros qu'il créa dans\ceux qui m'ont servi.
— Quel est donc ce pouvoir de la pensée humaine?
Quel mystère donna cette hauteur romaine
A l'obscur avocat, à l'humble praticien,
Qui se penchait le soir sur quelque livre ancien,
Et soudain dans un vers vibrant comme une épée
Mettait le cœur du Cid et l'âme de Pompée? [temps, |
Qu'ils sont heureux, ceux-là, ces hommes des vieux
Que font revivre ainsi les chefs-d'œuvre éclatants !
Qu'il est heureux César, heureux le vieil Horace,
Que le poète fait d'une immortelle race
Et qu'il place à jamais, en plein ciel radieux,
Dans une apothéose, à côté de leurs dieux!
— Ah! je ne craindrais pas du temps la rude offense
Si j'avais un Corneille un jour pour ma défense,
Si méjugeant sans trouble ainsi que sans effroi,
Ce qu'il fit pour Auguste, il le faisait pour moi,
Et si dans l'avenir brillait cette merveille :
Le soleil d' Austerlitz dans un vers de Corneille !
Mais non c'est Jeanne d'Arc qu'il me préférerait,
Et mon dernier orgueil est mon regret!
Elle est là, Jeanne d'Arc, et la noble héroïne
Vers le noble poète en souriant s'incline.
C'est elle qui vous dit, de son blanc piédestal :
Fortifiez vos cœurs en ce deuil triomphal,
Revenez l'esprit plein de ces mâles pensées
I48 ŒUVRES COMPLÈTES
Par qui sont pour toujours les âmes rehaussées;
Célébrer un tel homme, admirer, applaudir
La grandeur, c'est déjà soi-même se grandir,
Et quand, dans ce devoir puisant une espérance,
On aime mieux Corneille, — on aime mieux la France1
ANNIVERSAIRE DE RACINE
DIT PAR Mlle FAVART AU THEATRE-FRANÇAIS
(2 1 DÉCEMBRE 1865)
tt près le Cid, après don Sanche, après Horace,
Après ces Castillans dignes de ces Romains,
Après tous ces héros, puissante et forte race,
Des plus hautes vertus modèles surhumains,
Qui suivra, plein d'orgueil, une route pareille?
Qui s'en écartera, plein de témérité ?
Ce sublime idéal où s'éleva Corneille,
Qui le remplacera dans l'art }... La vérité!
150 ŒUVRES COMPLETES
La vérité, les pleurs, la passion, les luttes,
L'homme en proie aux tourments auxquels il s'est offert,
Les orages de l'âme, espoirs, faiblesses, chutes,
Racine a tout compris pour avoir tout souffert !
Écolier studieux, jeune homme solitaire,
Rêvant déjà d'aimer et de n'en pas guérir,
C'est dans son propre cœur qu'il surprit le mystère
De ce mal, le plus doux dont on puisse mourir!
C'est la femme d'abord, ses larmes, ses tendresses,
Ses remords, ses fureurs, ses vœux irrésolus,
C'est la femme qu'il voit, tout plein de ces ivresses
Qu'une gloire naissante apporte aux vraix élus;
C'est elle qui lui vient révéler son génie,
Elle son premier rêve et son premier orgueil :
Hermione, c'est toi ; c'est toi, chaste Junie ;
C'est toi, pâle Andromaque aux longs voiles de deuil !
C'est l'amante, et la fille, et la mère, et l'épouse,
Clytemnestre indomptable, Agrippine en courroux,
Josabeth éperdue et Roxane jalouse,
Toi, Phèdre, toi surtout ; son théâtre, c'est vous!
Pour mieux sentir la vôtre heureux de sa souffrance,
Devinant votre cœur aux blessures du sien,
C'est par vous qu'il créait, qu'il donnait à la France
Un art plus pénétrant, aussi beau que l'ancien !
ANNIVERSAIRE DE RACINE I 5 I
Hélas ! ce noble cœur fut trop semblable au vôtre !
Caressant ces douleurs que chacun porte en soi,
Délivré d'une chaîne, il s'en forgeait une autre,
S'arrachant à l'amour et se donnant au roi !
Il l'aimait jeune prince à qui tout rend hommage,
Il l'aima vieillissant, grave et silencieux ;
Il trouvait dans son roi le modèle et l'image
Des rois que le théâtre a fait vivre à nos yeux ;
C'est par là qu'il comprit le tendre et long supplice
De ces reines en pleurs au regard triste et fier ;
Titus, c'était le roi perdant sa Bérénice ;
Assuérus, le roi que charme une autre Esther !
Le roi, c'est presque un dieu ! sa main brise ou relève,
Son regard peut tuer... et le poète un jour,
E)e ce regard plus froid frappé comme d'un glaive,
Sentit la mort prochaine et partit sans retour.
En elle-même alors son âme recueillie
Goûta l'ombre et l'oubli de ces brillants sommets ;
Son cœur, tout frémissant des hymnes d'Athalie,
Connut le seul amour qui ne trompe jamais !
Dans sa maison modeste, honorée et bénie,
Parmi les soins émus du bonheur paternel,
Sa passion chercha, digne de son génie,
La vérité suprême et le bien éternel ;
I 5 2 ŒUVRES COMPLETES
Vers l'invisible roi, vers l'idéale flamme,
Tendre il tournait ses yeux, calme il levait ses mains,
Et les ailes d'un ange emportèrent son âme
Au bruit des chants sacrés qu'il léguait aux humains!
VI
A PROPOS D'ESTHER
DIT AU THÉÂTRE-FRANÇAIS PAR M"0 FAVART
LE 21 DÉCEMBRE 1873
nraj! uand il eut accompli l'œuvre de sa jeunesse,
Ijgggi Quand Racine put dire avec un juste orgueil
« La passion n'a plus rien que je ne connaisse.
« J'ai mesuré sa force et j'ai compris son deuil.
« Dans cette nuit tragique où l'éclair seul rayonne,
« Les cœurs désespérés m'ont parlé de plus près ;
« J'ai compté le premier les larmes d'Hermione,
« Et Phèdre en se voilant m'a dit tous ses secrets ;
9-
154 ŒUVRES COMPLETES
« De toutes les grandeurs j'ai sondé les ruines,
« A ma lumière rien d'obscur n'est demeuré;
« J'ai vu pâlir d'amour les fières héroïnes,
« Et je sais trop pourquoi Mithridate a pleuré !
« J'ai vu l'ambition, le despotisme immonde,
« A la victoire aveugle emprunter son clairon ;
« Maintenant je n'ai plus rien à voir dans le monde,
s Moi qui n'ai pas eu peur de regarder Néron !
« La tristesse me prend à contempler la terre ;
« Ce qui ne nous fait pas pleurer nous fait frémir ;
« J'ai tout vu, j'ai tout dit ; je n'ai plus qu'à me taire,
« Seigneur, avant le soir où je dois m'endormir ! »
Il n'avait pas tout dit ! Dieu lui gardait encore,
Pour prix de son génie et du travail amer,
Dieu lui gardait un soir plus doux que son aurore,
Après Oreste et Phèdre il lui donnait Esther.
Tout poète choisi pour la gloire et les larmes,
Après l'orage, après les jours obscurs et froids,
Trouve enfin l'œuvre aimée et brillante de charmes
Qui vient le consoler des tourments d'autrefois ;
Esther ! Ce fut pour toi l'œuvre noble et bénie,
Où l'urne sainte mit sa plus douce liqueur,
0 Racine ! Où ta grâce égala ton génie,
La coupe merveilleuse où tu versas ton cœur!
A PROPOS D ESTHER 1)5
Au triomphe implacable, au crime qui prospère,
Donner cette leçon était digne de toi,
Afin que la vertu qui souvent désespère
Apprît que le méchant a ses heures d'effroi.
Esther, c'est la leçon, c'est l'exemple céleste :
Le faible est sans appui, l'oppresseur sans remords ;
Tout un peuple est captif, plus rien de lui ne reste,
Les sages sont muets et les vaillants sont morts ;
Qui le consolera sur ces rives lointaines ?
Qui lui rendra l'espoir avec le souvenir ?
Sont-ce les rois tombés ou les fiers capitaines ?
Est-ce le bruit des chars qu'on entendrait venir?
Non, non : c'est la prière et la plainte des femmes ;
Les forts sont terrassés, mais les faibles sont là ;
Leurs chants de deuil feront taire les chants infâmes ;
Ta suprême espérance, ô peuple, la voilà!
Ces femmes à genoux qui pleurent sur des tombes
— Peuple, regarde-les! — te sauveront demain;
Pour chasser les vautours Dieu choisit les colombes,
Et son doigt dans le ciel leur montre le chemin !
Prenez garde, ô vainqueurs, sombres maîtres du glaive,
Vous disiez : jamais trop! Quelqu'un dit : c'est assez!
Un vieillard, un enfant, une femme se lève,
Et ce peuple renaît, et vous disparaissez !
1)6 ŒUVRES COMPLÈTES
Oui, poète, c'est là l'œuvre de ta tendresse,
De ta douleur, de ta justice, de ta foi,
L'œuvre consolatrice, auguste, vengeresse,
Douce comme l'amour, grave comme la loi !
Ton œil, indifférent à nos humbles louanges,
Des gloires d'ici-bas ne voit plus le flambeau,
Mais peut-être, le jour de ta fête, les anges
Chantent un chœur d'Esther, et le ciel est plus beau
VII
LE QUINZE JANVIER
A-PROPOS
pour l'anniversaire de la naissance de molière (1860)
Molière M. Beauvallet.
Un poète H. Métrème.
Une actrice M"* Figeac.
Le théâtre représente une salle au Théâtre-Français.
SCÈNE PREMIÈRE.
L'ACTRICE, puis LE POETE.
L ACTRICE
YâS§& uoi ! le quinze janvier se passerait ainsi
ISSa Au Théâtre-Français! — Pas un poète ici !
Pas un vers, un seul vers pour celui que l'on fête!
Je demande partout : un poète! un poète!
I58 ŒUVRES COMPLÈTES
Personne ne répond. L'un cause, l'autre rit,
Le temps passe. — Vraiment, c'est à perdre l'esprit...
[Entre un jeune homme tenant un rouleau de papier
à la main.)
Ah! — J'en aperçois un.
(Elle va à lui.)
Ah! cher monsieur, de grâce,
Par Phœbus Apollo, par vos mains que j'embrasse,
Une ode, s'il vous plaît! Vous ne laisserez pas
D'infortunés acteurs en un tel embarras;
— J'en conviens, la demande est un peu singulière;
Mais il nous faut, ce soir, une ode pour Molière;
Je la lirai moi-même, et de mon mieux.
LE POÈTE
Comment!
Vous avez attendu, Madame, à ce moment?
l'actrice
Eh! non, certes! Quelqu'un m'a manqué de parole,
Jenesaispluspourquoi... Mais, Monsieur, le tempsvole!
Cette faveur serait
LE POÈTE
La faveur est pour moi,
Mais je n'ai rien de prêt.
le quinze janvier 159
l'actrice
Improvisez!
LE POÈTE
Eh quoi,
Madame, ignorez-vous que c'est toute une affaire?
Improviser des vers?... C'est bien assez d'en faire...
— D'ailleurs, je ne saurais jamais de mon cerveau
Sur ce thème connu tirer rien de nouveau;
Tout est dit sur Molière, et l'on ne peut prétendre
Pas plus à le grandir qu'à le faire descendre.
Notre siècle surtout se plaît de jour en jour
A l'entourer de plus de respect et d'amour;
Nous semblons tous avoir notre part dans sa gloire :
En lui nous aimons l'homme autant que sa mémoire;
On dirait, tant pour lui notre hommage est ferveût.
Que, comme son théâtre, il est resté vivant.
L'envie a devant lui fait taire ses couleuvres;
Cotin, s'il renaissait, commenterait ses œuvres;
Et, de sa gloire épris, vous n'en saunez douter,
Je ferais mille vers... sans y rien ajouter!
l'actrice
Si l'on n'ajoute rien à ces gloires suprêmes,
La louange, du moins, nous est bonne à nous-mêmes;
IÔO ŒUVRES COMPLÈTES
Notre mauvais côté, c'est le rire moqueur,
Admirons quelquefois... cela hausse le cœur!
LE POÈTE
C'est vrai !
l'actrice
Vous allez donc faire une ode!...
LE POÈTE
Sur l'heure?
l'actrice
Le temps manque... qui sait? Elle sera meilleure!
LE POÈTE
Madame, en vérité, je n'ai pas le talent
De me passer du temps. J'ai l'esprit assez lent,
Assez lourd...
l'actrice
En un mot vous êtes insensible.
le poète
Non! Ce serait déjà fait, si c'était possible!
LE QUINZE JANVIER I 6 I
l'actrice
Je me résigne alors.
LE POÈTE
Vous dites mal cela ;
Vous m'en voulez.
L ACTRICE
Mais non! — Que portez-vous donc là?
LE POETE
Du papier blanc.
l'actrice
Jadis blanc.
le poète
Voici qu'on me raille!
l'actrice
Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.
(Elle saisit et ouvre le manuscrit.)
Manuscrit ! — Comédie en cinq actes... en vers...
LE POÈTE
Hélas! Que voulez- vous? On cache ses travers!
]Ô2 ŒUVRES COMPLÈTES
l'actrice, avec une colère comique.
Mais vous en conviendrez, l'audace est singulière,
D'apporter, le soir même où l'on fêle Molière,
Un manuscrit, en vers! En cinq actes encor!
— Quoi! vous ne craignez pas que de chaque décor,
De l'antre du souffleur, des combles, de la frise,
11 ne sorte soudain une voix qui vous dise :
« Arrête, téméraire! On ne s'occupe pas
« De vous autres, ce soir. Demain, tu reviendras! »
LE POÈTE
Pitié!
l'actrice
Pas de pitié! Songe au jour où nous sommes;
Profane, laisse-nous célébrer nos grands hommes!
0 Muses, que par vous de sa témérité
11 reçoive le prix : il l'a trop mérité!
Et vous, Molière! Vous le juge! Vous le maître !
Devant cet insensé c'est à vous de paraître.
Venez, et d'un regard confondez son orgueil :
Qu'il se repente enfin d'avoir franchi ce seuil,
Que le remords tardif le perce comme un glaive,
Que chacun de ses vers contre lui se soulève;
Épouvanté, qu'il sorte, et qu'il sente en chemin
Brûler son manuscrit dans sa coupable main!
(L' Actrice sort tragiquement.)
LE QUINZE JANVIER I 63
SCÈNE II.
LE POÈTE, Seul.
Elle est folle, à coup sûr!... Pas si folle, peut-être!
Que je serais confus, s'il était là, le maître!
Quel juge que celui dont le regard hautain
Est encore l'effroi des blêmes Trissotin !
— Sans être Trissotin, ni même Oronte, en somme,
Que je serais petit en face d'un tel homme !
— Ma pauvre comédie... est-elle bonne, au moins?
Que de doutes, hélas! qui suivent tant de soins!
D'où vient cette terreur devant l'œuvre accomplie?
L'ouvrier est plus fier quand sa tâche est remplie;
Quand les raisins sontmûrs,ils sont pourtant plus doux :
Si les miens étaient verts? J'en ai grand peur !— 0 vous
Qui maintenant, après la lutte, après la peine,
Dans l'immortalité triomphante et sereine,
0 Molière! jugez nos travaux imparfaits...
Tenez-moi compte au moins des efforts que j'ai faits,
Et, quand je donnerai ma faiblesse en spectacle,
Considérez, non pas le succès, mais l'obstacle!
— .Mais non... de ce côté j'ai l'esprit en repos :
Molière ne revient que dans les à-propos!
J'ai beau dire : le cœur me bat. Peur singulière...
(Entre Molière.)
164 ŒUVRES COMPLÈTES
SCÈNE III.
LE POÈTE, MOLIÈRE.
MOLIÈRE
Ne vous dérangez pas, Monsieur, je suis Molière.
On me fête; je viens.
LE POÈTE
Molière!
MOLIÈRE
Assurément.
LE POÈTE
Mais...
MOLIÈRE
Ne vous mettez pas en frais d'étonnement;
Je pensais, tant l'esprit humain fait de conquêtes,
Qu'on ne s'étonnait plus dans le siècle où vous êtes
Cherchez... vous ne verrez que merveilles partout;
Soyez de votre temps, Monsieur : croyez à tout.
Je suis Molière, allez!
LE POÈTE
Je le croirars peut-être
Si vous parliez du moins le langage du maître.
LE QUINZE JANVIER 1 65
MOLIERE
Oh! vous jugeriez mal sur cet indice seul :
J'ai les habits, mais non le style d'un aïeul;
J'aime le temps passé, sans en être idolâtre,
D'ailleurs, je viens souvent visiter mon théâtre,
Et de mes héritiers je suis tous les travaux;
Surtout, je m'intéresse aux ouvrages nouveaux;
J'applaudis le talent, les efforts, le courage...
— J'étais au comité quand on lut votre ouvrage,
Le mois dernier, je crois: et, si j'en puis juger,
Déjà vous n'êtes plus dans l'art un étranger.
J'ai noté quelques vers d'une bonne attitude,
De l'observation, du sens et de l'étude.
LE POÈTE
Un tel éloge, à moi, de Molière venant!...
Molière, souriant.
Vous croyez que je suis Molière maintenant !
LE POÈTE
Quoi! Loin de dédaigner une muse écolière,
De mon humble travail s'émeut le grand Molière?
Quoi! maître, vous daignez vous occuper souvent
De nos œuvres à tous!
l66 ŒUVRES COMPLÈTES
-MOLIÈRE
Pourquoi pas, mon enfant?
La vie a sa colère ou réelle ou factice,
L'âme en quittant le corps se revit de justice;
On s'intéresse fort, croyez-le bien, là-bas,
A vos brillants essais, et même à vos débats ;
Des drames, des romans, Ménage tient la liste,
Regnard est fantaisiste, et Faret réaliste ;
Tous vos auteurs, du goût ne sont pas les fléaux,
Et trois ou quatre ont su désarmer Despréaux.
le poète, avec empressement.
Leurs noms, maître?
MOLIÈRE
Cherchez... c'est dans le voisinage.
LE POÈTE
Que nous devons donner de travail à Ménage!
MOLIÈRE
Il est vrai, mon ami ; mais dans le nombre, enfin,
J'en sais qui, d'un pas sûr, suivent le bon chemin :
Quelques-uns, par exemple, ont flétri, non sans verve,
Cette fièvre de l'or dont l'honneur seul préserve;
— Jadis, c'était un mal à peu près inconnu,
Avec lui, grâce à vous, le remède est venu.
LE QUINZE JANVIER I 67
Ce qui me semble encor neuf, consolant et sage,
C'est l'air dont quelques-uns traitent le mariage;
Sur ce point, j'en conviens, je fus plus indiscret:
Si j'ai plaint Sganarelle, halas ! c'est en secret ;
Je n'eus pour ses malheurs qu'une pitié narquoise,
Mais ma muse Française était aussi Gauloise.
Les maris maintenant sont des gens accomplis :
Si vous êtes moins gais, vous êtes plus polis.
C'est un heureux progrès auquel je dois souscrire :
Les maris, grâce à vous, ne prêtent plus à rire !
— De plus d'une façon, enfin, je suis content:
Plus d'un ouvrage vif, sérieux, éclatant,
D'éloges envers vous me défend d'être avare;
Vous avez un talent d'observation rare,
Vous reproduisez bien le tableau si divers
De votre temps, ses mœurs, ses vices, ses travers;
Vous marchez hardiment hors de la vieille ornière,
Vous ne copiez pas. C'est la bonne manière.
La comédie en France, et j'ignore pourquoi,
Après moi, trop longtemps n'a copié que moi.
Si l'on redoute ainsi toute pratique neuve, [fleuve. j
L'art n'est qu'une eau dormante, et l'art doit être un
Vous ne m'imitez point, et vous faites fort bien;
Votre temps n'est pas fait à l'image du mien :
Scapin vit, je le pense, ainsi que Mascarille,
Mais ils ne portent plus la même souquenille;
Tartuffe n'est pas mort, il ment quand il le dit,
Seulement vous savez qu'il a plus d'un habit;
Georges Dandin, beau-père, est moins facile à prendre,
ŒUVRES COMPLETES
Et coupe sans pitié les vivres à Clitandre;
Monsieur Dimanche, fier, imposant, affranchi,
Berne Don Juan, avant de le metttre à Clichy ;
Monsieur Jourdain, gardant le nom dont on le nomme,
Après l'avoir choyé, fait fi du gentilhomme;
Sottenville n'est plus si vain de ses aïeux,
Non, car il les oublie, et cela n'est pas mieux.
Mais le vrai gentilhomme, et le seul respectable,
Dans une oisiveté pesante et lamentable
Ne s'endort plus : il est fier de gagner son pain;
Pauvre, il se fait soldat, laboureur, écrivain.
Tout dans ce siècle, enfin, s'émeut, se renouvelle,
La société change, et l'art change avec elle.
Vos jeunes écrivains savent bien tout cela,
Et de l'art élevé se rapprochent par là;
Je leur répète donc ce qu'une voix hardie
Me dit à mes débuts : C'est de la comédie !
LE POÈTE
Dans nos œuvres, ainsi, Molière approuve toutr
Je n'osais pas le croire...
.MOLIÈRE
Ohl non, j'ai meilleur goût.
Sans parler des romans et des œuvres frivoles,
Amas incohérent d'inutiles paroles,
Trop d'auteurs, de vos jours, exercent leurs talents
Sur ces sujets fâcheux, tristes et désolants;
LE QUINZE JANVIER 1 69
Thalie a, certe, horreur des allures gourmées,
Mais s'arrête devant les portes mal famées,
Morbleu! Tout n'est pas bon à montrer en public :
Toujours la courtisane et son hideux trafic,
Qui se vend et qui hait, qu'on paie et qu'on bafoue,
Célimène tombant du salon dans la boue!
— On va criant bien haut : c'est la nature! Eh non.
La nature est discrète, on usurpe son nom !
C'est par le beau côté qu'elle montre les choses,
Elle n'étale pas le fumier, mais les roses.
Je sais bien que l'on dit encor : c'est amusant.
Les singuliers plaisirs qu'on se donne à présent!
S'il faut pour m'amuser ce qui fait peur ou honte,
J'aime mieux m'ennuyer : qu'on me ramène Oronte!
LE POÈTE
Prenez garde! On fait tant de sonnets aujourd'hui!
MOLIÈRE
L'art a le beau pour but et le vrai pour appui,
Et toute poésie, ou noble ou familière,
Doit être la raison à l'état de lumière!
LE POÈTE
Hélas! Maître, qui donc oserait se flatter
D'atteindre à ces hauteurs?...
170 ŒUVRES COMPLETES
MOLIERE
Il faut toujours tenter.
Oui, travaille, jeune homme, et pâlis à l'ouvrage ;
Tu t'égares, reviens; tu succombes, courage!
Le chemin est obscur, n'as-tu pas le flambeau ?
L'obstacle est grand ; tant mieux ! Lutte, rien n'est plus
Mais une force oisive, une tête inféconde, [beau !]
Un jeune arbre sans fruit, rien n'est plus triste au monde !
LE POÈTE
Maître, de votre voix quel est donc le pouvoir!
Aux craintes, dans mon âme, a succédé l'espoir!
Le but est si brillant qu'il éclaire la route!
MOLIÈRE
Oh! pas d'illusions! Tu souffriras sans doute;
Vivant, quand de la gloire on touche les sommets.
Ce n'est pas le repos qu'on y trouve jamais!
Moi-même, il m'en souvient! Quelle était ma souffrance
Quand j'avais bravement travaillé pour la France,
Quand j'avais diverti le public et le roi,
De trouver le bonheur exilé de chez moi!
Après l'ovation et les enthousiasmes. [casmes.]
Chez moi me poursuivaient les pamphlets, les sar-
Tous les chagrins amers que mon cœur dévorait,
Et personne au logis... excepté Laforêt!
L1 QUINZE JANVIER I 7 I
— Mais je t'attriste, enfant ; mon dessein est tout autre,
Va! c'est un grand destin, malgré tout, que le nôtre!
De haines poursuivis, d'embûches entourés.
Nous avons des bonheurs du vulgaire ignorés;
J'ai souffert, t'ai-je dit; mais, en quittant la terre,
Du devoir accompli j'avais la joie austère;
Et, dans un jour plus pur quand je rouvris les yeux,
J'aperçus, nVattendant, mes maîtres, mes aïeux,
Je vis Aristophane et Plante me sourire,
Ménandre me dit : Frère! — Ami! me dit Shakspeare.
— Ainsi, travaille et lutte, enfant! Sache le bien.
Il vient toujours une heure où le reste n'est rien.
Adieu! Que mon esprit t'éclaire et t'environne;
Mérite maintenant ta première couronne,
N'épargne pas ta peine, et tu seras vainqueur!
D'un courage nouveau si j'ai rempli ton cœur.
Je suis content, mon fils, et ma tâche est finie...
— Et l'on sonne, je crois, pour la cérémonie.
VIII
A MOLIÈRE
DIT PAR M. GOT, AU THÉÂTRE-FRANÇAIS
(i ) FÉVRIER I 878)
ous sommes tes enfants, et ton anniversaire
Nous permet l'humble hommage et les simples
[discours;]
L'accent plus familier montre un cœur plus sincère :
Père, c'est nous encor puisque c'est toi toujours!
Oui, père, toi toujours! Ton sublime héritage,
Tu nous l'avais légué comme on lègue un trésor,
Un trésor qui décroît s'il ne croît davantage
Et si l'arbre divin perd un de ses fruits d'or;
10.
174 ŒUVRES COMPLETES
Il n'en a point perdu : dans ton riche domaine,
Du matin jusqu'au soir, père, nous travaillons
Ace champ du génie où le soc se promène.
Et pour les féconder retourne les sillons.
[vailles;
Mais non, c'est trop d'orgueil, car pour nous tu tra-
Toujours, de loin, d'en haut, sans troubleet sans erreur ;
Nous faisons la moisson, mais tu fis les semailles,
Et la gloire appartient au premier laboureur!
Laboureur et semeur d'un champ longtemps aride,
A jamais fécondé par ton labeur d'un jour,
Si ton exemple encor nous soutient et nous guide,
Pardonne à nos fiertés tendres comme un amour!
Toute notre splendeur commence à toi, Molière :
Si le rayonnement n'en est pas obscurci,
Si de notre art l'Europe est la grande écolière,
Voilà toujours le maître, et l'école est ici.
C'est ici qu'il créa le tribunal du rire,
Qu'il se raillait d'Alceste en le plaignant tout bas,
Qu'il corrigeait Orgon par le bon sens d'Elmire,
Et bernait Trissotin qu'il ne corrigeait pas!
C'est ici que l'on vit, à des heures sublimes,
Sur Tartufe et don Juan son bras s'appesantir,
Flétrissant, d'un opprobre aussi grand que leurscrimes,
Ceux qui bravent le ciel ou qui le font mentir!
A MOLIERE I75
0 noble enseignement donné par le génie,
Vérité lumineuse éclairant tous les droits,
Gaîté franche et loyale à tant de force unie,
Source abondante ouverte aux peuples comme aux rois !
C'est ici ton berceau, gloire toujours vivante,
C'est le champ de bataille où tomba le vainqueur,
C'est le temple où revient ton ombre triomphante
Nous mettre aux yeux la flamme et le courage au cœur.
Le courage... et surtout la tendresse profonde
Pour l'aïeul endormi dans la paix du cercueil,
Car si Pâme des morts vit encor dans ce monde,
La douceur d'être aimés est leur dernier orgueil!
IX
LA STATUE D'ALEXANDRE DUMAS
A VILLERS-COTTERETS, LE 24 MAI 1885
I
n lui disait : pourquoi quitter tout ce qu'on aime?
Où vas-tu, l'écolier de Villers-Cotterets?
Pourtant ta ville est belle avec son diadème
De coteaux verts et de forêts;
Pourquoi partir, jeune homme? Ici la vie est douce,
Ici la liberté, le rire des beaux jours,
La chasse dans les bois, le repos sur la mousse
Et le nid des jeunes amours;
Ici tu grandiras à l'ombre des vieux chênes;
Sais-tu ce qui t'attend derrière l'horizon?
L'avenir le meilleur est un forgeur de chaînes,
Ne fuis pas ta douce prison !
ŒUVRES COMPLETES
Quel démon t'a parlé? Quelle idée importune
Te tourmente? Tu vas vers l'angoisse et le deuil;
Espères-tu trouver la gloire et la fortune,
Double rêve de notre orgueil ?
Tu reviendras brisé, courbant ta haute taille
Sous l'effort surhumain, le désespoir au cœur;
Tu sortiras vaincu de la longue bataille
Où le génie est seul vainqueur:
Trop heureux si pour prix de ta lutte stoïque,
Plus obscur qu'au départ, il te reste un ami
Pour inscrire ton nom sur la tombe héroïque
Où ton père s'est endormi!
11
Inscrivez son nom sur les marbres
Du piédestal et sur l'airain!
Que le vent, en ployant les arbres,
Caresse son front souverain !
Placez haut sa fière statue,
Pour que le peuple s'habitue
A voir tout ensemble, en passant
Devant l'image haut dressée,
L'homme où s'incarne la pensée
Et le ciel dont elle descend !
LA STATUE D ALEXANDRE DUMAS 1 79
La pensée... Oh! labeur étrange!
Douleur où l'espérance luit!
Sereine visite de l'ange!
Assaut du démon dans la nuit!
Toutes ces luttes, ce mystère,
Cet enfantement solitaire,
Ce combat heureux ou fatal,
Cette angoisse amère et bénie,
Tu les as connus, ô génie
Debout sur ce blanc piédestal!
Dans un volcan géant esclave,
De tes foudres remplissant l'air,
Lançant le roman, cette lave,
Après le drame, cet éclair,
Sans plainte, sans fin, sans relâche,
Te faisant sous ta lourde tâche
D'un jour de repos un remords,
Domptant les haines et l'envie,
Ton plus beau rêve dans la vie
Fut le triomphe dans la mort!
III
Ton triomphe est plus grand que ne fut grand ton rêve ;
La justice du monde attendait ce momenr,
Car tout grand homme meurt comme un astre se lève,
Dans un majestueux et pur rayonnement;
i8o
ŒUVRES COMPLETES
Il semble que la ville, aujourd'hui, t'appartienne;
Fleurs et drapeaux, clairons, tout ce peuple joyeux,
Et la gloire d'un fils qui s'ajoute à la tienne
Comme un nouveau royaume à celui des aïeux!
Revis donc pour toujours dans ce bronze qui vibre;
Vers ton front vaste et calme entends monter nos voix,
Et, poète vainqueur, plus superbe et plus libre,
Achève dans l'azur tes rêves d'autrefois!
oHq„
X
LE MONUMENT DE PONSARD
DIT AU THÉÂTRE-FRANÇAIS, FAR Mlle TORDEUS,
LE 15 MAI 187I
I
e te repose pas encore,
Sculpteur! Prends le marbre ou l'airain,
Livre aux souffles du vent sonore
La statue au front souverain;
Dans ton siècle et dans les vieux âges,
Choisis les héros et les sages,
Les rois humains, les précurseurs,
Tous ceux dont les efforts sans nombre
Ont vaincu le mal, chassé l'ombre,
Savants, poètes et penseurs!
l82 ŒUVRES COMPLETES
Pour l'honneur du siècle où nous sommes,
Pour sa joie et pour son orgueil,
Le temps n'est plus où les grands hommes
Dans l'art ne trouvaient qu'un long deuil;
Contre eux l'aveugle ingratitude
N"a qu'une heure; la multitude,
Vivants même, les protégea.
L'injustice avant eux succombe,
Et, le jour où s'ouvre leur tombe,
Leur statue est prête déjà!
0 Ponsard ! la tienne était prête;
L'invisible sculpteur du ciel
D'avance modelait ta tète
Pour le monument solennel;
Tu ne rencontrais sur ta route
Ni le froid dédain, ni le doute,
Ni les haines au noir flambeau ;
Tu marchais en pleine lumière,
Et la victoire coutumière
Ne t'abandonna qu'au tombeau!
11
On disait : « Ils sont morts depuis trois mille années,
Les maîtres oubliés de l'Olympe lointain ;
L'homme ne se sent plus dans les mains obstinées
De l'inexorable destin;
LE MONUMENT DE PONSARD 183
« Ils dorment sous le ciel de la Grèce, leur mère,
Les monstres de la fable et les héros fameux;
Ils ne sont plus, les rois de Sophocle et d'Homère,
Et l'art tragique est mort comme eux! »
« Non! répondait Ponsard; comme dans l'âge antique,
Une inflexible loi régit l'humanité,
Et la raison d'État, la froide politique,
Remplace la fatalité ;
« L'homme, sauvé des dieux, n'est pas sauvé des
Et la haine, l'orgueil, l'intérêt odieux, [hommes;]
Pèsent sur nous, mortels, désarmés que nous sommes,
Comme jadis pesaient les dieux.
« Tu peux venir après l'antique Melpomène,
Muse de l'art nouveau, Muse des nouveaux pleurs ;
L'histoire t'appartient, et voici ton domaine :
Quarante siècles de douleurs! »
Il le savait, Ponsard! sur son œuvre profonde
Il fit planer, ainsi que Corneille autrefois,
Cette fatalité, loi moderne du monde.
Terrible à tous, peuples et rois!
III
L'histoire t'appartient, l'histoire, mer sans bornes!
Comme un plongeur descend dans les profondeurs
Que n'agite jamais le flux ni le reflux, [mornes]
Le poète descend dans les temps révolus.
184 ŒUVRES COMPLÈTES
Ils sont là devant lui! roi, guerrier, juge, prêtre,
Législateur, tribun, le sceptique, le traître,
Le despote sinistre et le martyr joyeux,
Ensemble ou tour à tour, passent devant ses yeux ;
Le poète attentif, dans ces ombres mêlées,
Attache son regard sur les âmes voilées,
Compte ce que la terre a supporté d'horreurs,
Ce que l'esprit humain a contenu d'erreurs,
Aperçoit, dans ce calme où l'injustice expire,
Que le bon fut meilleur, que le méchant fut pire,
Et, remontant vers nous que le doute agitait,
Il crie enfin : Voilà l'homme tel qu'il était,
IV
Quelle est ta première héroïne,
Sanglante sous son voile noir?
Chrétienne, elle eût été Pauline,
Martyre d'un autre devoir;
C'est Lucrèce! La tyrannie
Inflige en vain l'ignominie
A ce front pudique et charmant;
Il saura, le vainqueur infâme,
Que le dernier cri d'une femme
Réveille un peuple par moment !
C'est vous, Agnès, douce victime,
Pour qui le devoir fut obscur,
LE MONUMENT DE PONSARD ï8)
Dont le bonheur fat le seul crime,
Cœur déchiré, tremblant et pur;
C'est toi, vierge aux héros pareille,
Petite-fille de Corneille,
Sœur de Camille et de Cinna,
Qu'on n'ose louer ni maudire,
La seule dont on a pu dire :
C'est l'ange de l'assassinat!
Parfois le poète énergique
Savait joindre le rire aux pleurs
Et jetait un éclair tragique
Sur le vif tableau de nos mœurs :
Quand il nous peint l'horrible angoisse
De ce pauvre cœur que tout froisse,
Si fier sous l'habit indigent,
On admire, en craignant sa chute,
L'Honneur héroïque qui lutte
Et qui triomphe de l'Argent !
Poursuis, poète! L'œuvre est bonne;
Il faut atteindre les sommets
Où la beauté calme rayonne,
Où l'ombre ne monte jamais ;
Devant ton aile plus hardie,
Devant ta pensée agrandie,
D'autres horizons vont s'ouvrir;
Quelque chose est en toi peut-être,
l86 ŒUVRES COMPLÈTES
Que les hommes vont mieux connaître
Il faut encore... il faut mourir!
Il faut mourir; il faut le suivre,
L'ange porteur du sombre arrêt,
Qui de nos jours ferme le livre
A la page qu'on préférait!
— Messagers du maître inflexible,
Archers dont nos cœurs sont la cible,
Du moins sans doute de vos yeux
S'échappent des larmes muettes,
Quand vous emportez nos poètes
Dans l'abîme mystérieux!
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XI
DEUX THEATRES RECONSTRUITS
DIT PAR Mlle LLÛYD, A LA PORTE SAINT-MARTIN,
LE 22 MAI 1873
utrefois, dansées temps que l'histoire célèbre,
Quand la main d'un barbare à quelque heure fu-
[nèbre,]
Sur les villes, leurs murs, leurs cirques et leurs tours,
Avait fait son stupide et lamentable ouvrage,
Tout monument, frappé par cette aveugle rage,
Comme un homme mourait et mourait pour toujours;
Hélas! en contemplant les colonnes brisées
Et les marbres noircis au front des Colisées,
ŒUVRES COMPLETES
On ne se disait point : nous referons cela!
Une fatalité, que l'on croyait justice,
Semblait s'appesantir sur le morne édifice;
Le mal était bien fait qu'avait fait Attila!
Paris est plus heureux. Le sommeil léthargique
Ne peut longtemps peser sur son âme énergique,
Son courage est bientôt plus fort que sa douleur :
Paris, fidèle et large image de la France,
Dans la misère, dans le deuil, dans la souffrance,
Y trouvant le travail, ne voit plus un malheur!
Que la guerre étrangère et la guerre civile,
Comme un double ouragan, couvrent la grande ville;
Que la flamme insensée y trace son chemin;
Que tout ce qui devrait l'admirer la ravage
Ce qu'hier a détruit l'acharnement sauvage,
Un noble acharnement le reconstruit demain:
Brûlez même le fer, brûlez même les marbres ;
Que les vieux monuments tombent comme des arbres;
A peine l'incendie aura dit: c'est assez!
Paris, prompt à donner de fertiles exemples,
Pour relever ses tours, ses théâtres, ses temples,
Ramassera l'outil qui les a renversés!
11
Les théâtres! Voyez : pour un seul qui succombe
Deux théâtres ici surgissent de sa tombe;
DEUX THÉÂTRES RECONSTRUITS 1 89
Ah! quand la vieille scène était encor debout,
Lorsque sur ses hauts murs, ses colonnes, ses porches,
On vit briller soudain l'horrible feu des torches,
On disait : plus d'espoir ! — On ne savait pas tout!
Non! En ce même instant, au milieu de ces flammes.
Comme un essaim d'oiseaux, comme un nuage d'âmes,
Un groupe lumineux et paisible planait :
C'étaient tous les héros, toutes les héroïnes,
Qui, voyant leur berceau s'écrouler en ruines,
Disaient: Il renaîtra! — Regardez: il renaît!
C'était Didier, c'était Ruy-Blas, c'était Lucrèce,
Faliero, Buridan, la pitié, la tendresse,
L'amour vaincu, le cœur trompé, le deuil amer,
Toute la légion des âmes éperdues
Dont s'exhalaient jadis les plaintes confondues
En des sanglots pareils aux sanglots de la mer;
Elles ne veulent pas que leur théâtre meure!
Ce sont elles, hier comme à la première heure,
Dont l'ardeur au travail avec nous s'obstinait,
Dont l'invisible main nous aidait à l'ouvrage,
Qui nous prêtaient leur force en nous criant: Courage!
Courage! il renaîtra! — Vous voyez qu'il renaît!
11
IÇO ŒUVRES COMPLÈTES
Le voilà sous vos yeux, ce palais de féerie,
Dans sa grâce élégante et sa coquetterie;
Les voilà, du parterre au dôme rayonnant,
Les marbres, les cristaux, les cintres, les balustres,
Toutes les fleurs de l'art sous le soleil des lustres,
Et le drame chez lui peut rentrer maintenant.
Il n'y rentre pas seul : selon sa fantaisie,
L'art se nomme éloquence, histoire, poésie;
Chacune ici viendra vous parler à son tour;
Puisque partout l'esprit agrandit son domaine,
Puisque partout s'accroît l'immense armée humaine,
Soldats de la pensée, en marche! C'est le jour!
III
Nous ferons mieux encor! — Qu'après les heures
[sombres,]
L'art redonne la vie à ces vastes décombres,
L'œuvre est bonne, et l'on peut la voir avec fierté ;
Nous avons relevé ce qu'a détruit la flamme,
Mais relevons surtout les ruines de l'âme,
La concorde, l'espoir, la foi, la liberté !
Pour ces ruines-là la France n'est pas faite,
Non! et qui le dirait serait un faux prophète;
DEUX THEATRES RECONSTRUITS
IQI
Des prophètes meilleurs nous montrent l'horizon :
Un jour, bientôt, demain, la France rajeunie
Retrouvera sa gloire et son mâle génie,
Comme un lion qui brise en éclats sa prison!
Oublions nos combats pour ces leçons plus hautes,
Bénissons nos malheurs, s'ils rachètent nos fautes;
Prenons l'outil sacré, la bonne arme de tous,
Et, tiers de travailler pour la grande patrie,
Soyons l'écho vivant de sa voix qui nous crie :
J'ai lutté, j'ai souffert et j'espère avec. vous!
XII
LE REVEIL TRAGIQUE
ANNIVERSAIRE DE RACINE (2 1 DÉCEMBRE I 8 7 2)
DIT PAR Mlle FAVART, AU THÉÂTRE-FRANÇAIS
n volcan s'est éteint. La lave refroidie
Est là, dernier témoin du dernier incendie;
Du cratère muet nulle vapeur ne sort,
Depuis longtemps déjà le monstre horrible est mort;
L'eau du ciel, s'amassant dans la montagne noire,
En a fait un grand lac où les aigles vont boire,
Et l'homme se dit, prompt aux espoirs absolus :
Nul volcan nulle part ne s'allumera plus!
194 ŒUVRES COMPLÈTES
Mais attendez! La flamme active et solitaire
Travaille incessamment dans les flancs de la terre;
Le volcan voyageur doit trouver son chemin,
Hier c'était ici, ce sera là demain ;
Tout à coup, la nature éclate en sombre joie,
Le Massaya dormait, le Stromboli flamboie,
Des Etnas inconnus s'allument, des Geysers
Qui n'avaient pas de nom s'élancent dans les airs ;
Le globe, entrebâillant ses formidables cuves,
Quand un Vésuve meurt, ouvre un autre Vésuve,
Et l'homme, contemplant ces farouches sommets,
Dit alors : les volcans ne s'éteignent jamais!
II
La tragédie aussi, le grand drame, ont des heures
De sommeil, que souvent la foule croit meilleures;
Les héros et les dieux des Grecs et des Latin^,
On les raille, croyant leurs tonnerres éteints;
Prométhée est un songe, Eschyle une chimère,
On ne voit que Thersite en regardant Homère ;
Comme le bouc lascif au pied des Parthénons,
La parodie a pris dans sa dent ces grands noms;
LE RÉVEIL TRAGIQUE I95
On dit: Scarron vaut mieux! C'est lui le vrai Virgile!
Loin des hautains sommets on va d'un pied agile,
Et mille fous joyeux, sans crainte et sans remords,
Disent : la tragédie et le drame sont morts !
Mais attendez! Un jour, à quelque heure inconnue,
Jaillit soudain le feu tragique dans la nue;
Changeant de nom, changeant d'aspect, changeant de
C'est le même génie et c'est le même feu; [lieu, j
Racine fut jadis Euripide; Corneille,
C'est Sophocle endormi qui plus tard se réveille;
De l'art longtemps captif soulevant le niveau,
Shakspeare, c'est Eschyle éclatant de nouveau;
Et là-bas, sous un ciel de soleil et de brume,
Quand Shakspeare s'éteint, Victor Hugo s'allume!
Et devant ce réveil splendide et solennel,
L'homme se dit alors : le drame est éternel!
Hier, nous l'avons vu! Le drame,
La tragédie est de retour;
C'est toi, Racine, qu'on acclame,
Tous les maîtres auront leur tour
Les héroïnes idéales,
Les beautés tristes ou fatales,
196 ŒUVRES COMPLÈTES
Tous les grands blessés du destin,
Les Orestes hantés des spectres,
Les Andromaques, les Electres,
Reviennent de l'exil lointain;
Comme s'ils choisissaient la date
Où nos âmes ont besoin d'eux,
Ils reviennent, les Mithridate,
Les Cid vengeurs et hasardeux;
Les voici, les vainqueurs farouches,
Les fiers vaincus qui dans leurs bouches
Etouffent le cri de douleur;
Il rendent le drame à la France,
Immortel comme l'espérance,
Eternel comme le malheur!
Voilà pourquoi, muse tragique,
La foule hier te revenait :
Dans toi, dans l'art plus énergique,
L'âme de tous se reconnaît.
Ce qu'elle veut, qu'on l'accomplisse!
Malgré la victoire complice,
Malgré leurs chars et leurs clairons,
Traîne, Muse, devant l'histoire,
Traîne les monstres de la gloire,
Les Attilas et les Nérons
LE REVEIL TRAGIQUE 1 97
Reste avec nous, reste, ô prêtresse,
Pour consoler et pour sauver;
Verse-nous la superbe ivresse
Des devoirs qu'il faut achever;
Réveille les vertus muettes,
Inspire les mâles poètes,
Le vengeur et le justicier,
Pour que le peuple aussi s'inspire
En écoutant la grande lyre
Aux cordes d'or, aux clous d'acier!
XIII
LES DEUX VILLES
DIT AU THÉÂTRE-FRANÇAIS, LE 2Ç JUIN 1875
AU PROFIT DES INONDÉS DU MIDI
Paris, M"e Lloyd.
Toulouse, M11" Favart.
PARIS
out est bien. J'ai paye ma dette de souffrance.
Je suis Paris, je suis libre, je suis heureux,
J'ai prodigué mon sang et mon or pour la France,
D'autres m'imiteront... Que le ciel soit pour eux!
J'ai relevé mes murs, mes théâtres, mes temples,
J'en bâtis de nouveaux dont mon génie est fier,
Et, mon courage ayant assez donné d'exemples,
Je peux me reposer dans mon travail d'hier!
200 ŒUVRES COMPLETES
TOULOUSE
Ecoute-moi, Paris ! la richesse est jalouse
Quand les cœurs sont troublés et les destins tremblants
Je te dis seulement : Paris, je suis Toulouse,
Et j'ai le deuil au front et la blessure aux flancs!
Je riais au milieu de mes plaines fécondes,
Je faisais le labeur des heureuses cités,
Mon fleuve me prêtait pour servantes ses ondes,
Et les grands pics neigeux m'entouraient de clartés;
Tout à coup, tout à coup, sur cette douce rive,
Comme tombe l'éclair, comme l'aigle descend,
L'eau hurlante parait, la tombe folle arrive,
Et tout est renversé sous le flot mugissant.
Tu connais l'incendie, ô Paris! Ces feux sombres
Qui changent une ville en horrible décor,
D'abord rouge volcan et bientôt noirs décombres,
C'est l'incendie Eh bien, on y sent l'homme encor!
C'est l'homme formidable et méchant, mais c'est
Oui, partout où la flamme impie étincela, [l'homme :
Et quel que soit le nom dont il faut qu'on la nomme,
L'homme s'y reconnait du moins : un homme est là!
Mais l'inondation, la vague furieuse,
L'eau qui tombe du ciel et des glaciers géants,
Qui croît et qui décroît, toujours mystérieuse,
Et qui se perd sans nom aux obscurs océans...
LES DEUX VILLES 20 1
Rien de l'homme n'est là, pas même sa furie!
C'est l'inconnu qui sert une invisible loi,
C'est la nature froide et jamais attendrie
Qui fait ce qu'elle veut et ne dit pas pourquoi;
L'homme ne peut que fuir dans sa morne épouvante
Mais le flot, plus actif, le harcèle et le suit,
Et de toutes parts l'onde, implacable et vivante,
Assiège les maisons qui croulent dans la nuit :
Pas d'asile et d'espoir! Le fléau fait son œuvre,
Le noir démon des eaux frappe tout sans remords,
Il saisit la cité dans ses plis de couleuvre,
L'étouffé et disparaît.... et mille hommes sont morts/
J'ai vu cela, j'ai vu les mères et les veuves,
J'ai vu les orphelins que ce désastre a faits;
J'ai vu tous mes trésors engloutis par mes fleuves,
J'ai vu les dévoûments et j'ai vu les bienfaits;
Ils se sont bien battus, nos soldats héroïques,
Dans cette autre bataille où rien ne les défend;
J'ai vu leurs chefs courir, désarmés et stoïques,
Et mourir un héros pour sauver un enfant !
Je ne demande rien, ô Paris! Mais regarde :
La misère des uns crée à tous un devoir.
J'étais riche, je suis pauvre! Que Dieu te garde!
Je vivrai de mon deuil et de mon désespoir.
202 ŒUVRES COMPLETES
PARIS
.Merci! Je me retrouve en écoutant ta plainte,
Celui qui souffre et vient est déjà mon vainqueur;
La flamme généreuse en moi n'est pas éteinte,
Rien n'y mourra jamais de ce qui fait le cœur!
Prends mon or, et par lui que ta douleur espère!
Prends l'or de mes malheurs à tes maux consacré;
Prends l'or de mon travail qui deviendra prospère;
Prends l'or de mes plaisirs, il deviendra sacré!
Oui, ma sœur, dans ton deuil reprends une espérance;
Je ne t'oublirai point, quel que soit le destin,
Car nous ne sommes pas deux villes, mais la France,
Et le temps d'égoïsm? est un passé lointain!
Après les jours mauvais, au sortir des abîmes,
Faisons pour nous aimer des efforts plus fervents,
Et du moins unissons, en comptant tes victimes,
Sur les lèvres des morts le baiser des vivants!
XIV
LES FETES LATINES
DIT PAR M. BRINDEAU, SUR LE THÉÂTRE DE MONTPELLIER
Apres une représentation de la Fille de Roland
24 mai 187S;
[amej
I aintenant, puisque l'œuvre a trouvé dans votre
Cet accueil généreux et cet écho vibrant,
Merc pour le poète : il n'eût pis pour son drame
Espéré de triomphe et de bonheur plus grand !
Mais qu'en son cœur ici nul orgueil ne renaisse ;
Le labeur fut pour lui, que l'honneur soit pour vous,
Maîtres de son enfance, amis de sa jeunesse,
Conseillers du travail qui le rendent plus doux!
20j| ŒEVRES COMPLETES
La poésie avec ses grandeurs et ses flammes,
Elle est ici partout : dans les cœurs, dans les yeux,
Sur le front des penseurs, dans le regard des femmes,
Dans la nature immense et le ciel radieux;
La poésie, elle est dans ce tableau magique,
Dans ces fiers horizons où l'esprit prend l'essor,
Dans cette mer sereine et quelquefois tragique,
Dans ces monts de granit que le soleil fait d'or!
Elle est dans ton histoire, écrite à chaque page,
Dans tes vieux souvenirs comme dans les nouveaux,
0 ville où la science est la sœur du courage,
Ville des arts charmants et des mâles travaux!
La poésie, elle est dans tes longues annales,
Pays toujours rebelle aux pas des ennemis,
Où vous avez laissé vos ombres colossales,
Héros de tous les temps dans la tombe endormis !
Charlemagne est venu sur la terre où nous sommes,
Tes fils en sont partis pour chercher Attila,
Dans ton passé les saints font cortège aux grands
Courage, dévoûment : la poésie est là! [hommes];
I 1
Elle est dans tes plaisirs et dans tes nobles fêtes
Où viennent, au milieu des hymmes et des fleurs,
Tous ces peuples latins, ce congrès de poètes,
Signer l'auguste paix, gloire des temps meilleurs!
LES FETES LATINES 205
Qu'ils soient les bienvenus sur la terre de France ;
Qu'ils y trouvent, afin d'aimer mieux notre accueil,
Tous les cœurs apaisés par la même espérance,
Par l'orgueil d'être unis, plus beau qu'un autre orgueil!
Rendons-les envieux de ta force féconde,
France, et de ta sagesse où ta force s'accroît,
Et prouvons, pour l'honneur et l'exemple du monde,
Qu'un peuple est toujours grand s'il travaille et s'il
[croît!!
12
XV
L'UNIVERSITE DE MONTPELLIER
ODE, DITE PAR M. MOUNET-SULLY
AU THÉÂTRE MUNICIPAL, LE 24 MAI 1 89O
I
lle est charmante et douce entre toutes les villes,
Avec son vaste ciel, toujours vibrant et pur,
Ses collines en fleurs pareilles à des îles
Écloses de la terre et nageant dans l'azur.
Avec ce pic géant qui, comme un promontoire,
Descend de l'horizon vers son golfe vermeil,
Avec ses hauts jardins où l'homme semble boire
Dans une coupe d'air un rayon de soleil,
208 ŒUVRES COMPLÈTES
Avec ses aqueducs, ses monuments antiques
Que l'on voit rajeunir à la brise de Mai,
Ses églises d'où sort le souffle des cantiques
Comme pour rendre au Ciel son souffle parfumé;
Elle est charmante avec ses brunes jeunes filles
Qui mêlent dans la nuit leur pas grave ou joyeux,
Et qui laissent parfois sous leurs fines résilles
Etinceler le noir diamant de leurs yeux!
La Paresse lui dit un jour : « La vie est brève,
Prends ce qu'elle a de bon et sois, sous ton ciel bleu,
La ville du plaisir, du sommeil et du rêve ;
Hors cela, ne fais rien! » — Travaille! lui dit Dieu.
Elle a bien travaillé! La servante fidèle
N'a déserté jamais ni trahi la maison,
Et, depuis six cents ans, l'exemple est venu d'elle ;
Sa gloire, la voilà! Le maître avait raison.
Elle a dit aux penseurs, aux âmes inquiètes,
Aux esprits, aux chercheurs libres de l'inconnu,
Aux rêveurs, aux croyants, aux sages, aux poètes,
Elle a dit : Accourez! — Rabelais est venu ;
Sentant les autres fleurs de son génie éclore
Il oubliait ici Pantagruel un jour;
Le doux Pétrarque vint, mais sans oublier Laure,
Car on peut oublier le rire, non l'amour!
L UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER 200.
Demandez à vos murs d'où vient cette espérance,
Cette soif de savoir qui nous tourmente ainsi,
D'où vient ce souffle ardent qui passa sur la France,
Les pierres de vos murs répondront : C'est d'ici !
0 noble ville! En vain les guerres, les ravages,
Les haines, les terreurs, le vertige inhumain,
Ébranlaient tes échos de leurs clameurs sauvages :
Le bon semeur faisait dans tes champs son chemin;
Il semait dans ton sol la science féconde,
L'art, la foi, la vertu, germes de l'avenir,
Tout ce qui charme, honore ou console le monde,
Tout ce qu'on peut aimer, tout ce qu'on doit bénir!
Et nos pères alors, tous dignes de leur tâche,
Les petits et les grands, les humbles, les fameux,
Sans fatigue, sans peur, sans oubli, sans relâche,
S'acharnaient au travail divin. — Faisons comme eux!
I I
Vous le faites! Les fils ressemblent aux ancêtres,
Le vieux temple est le même avec de jeunes prêtres,
Les morts sur l'avenir ne ferment pas le sceau,
Leur vie est un exemple et leur tombe un berceau !
Que notre gloire soit rivale de leur gloire.
Par nos efforts jaloux honorons leur mémoire;
12.
210 ŒUVRES COMPLETES
C'est la loi, c'est l'honneur de l'homme, que jamais
Ne s'éteigne le feu sacré sur les sommets,
Et pour alimenter la flamme universelle,
Que le plus humble même apporte une étincelle!
Les hommes les plus grands, les maîtres des destins,
Les êtres lumineux, rapprochés ou lointains,
Dans l'espace et le temps, soldat, poète, apôtre,
Surgissent, envieux noblement l'un de l'autre;
Rivalité sublime, à ton large flambeau
S'allume ce qu'ils ont d'éclatant et de beau ;
Pour chasser les erreurs, pour dissiper les voiles
Ils luttent, comme font entre elles les étoiles;
Ces astres, Onon, Saturne, Jupiter,
Répandent par torrents leurs flammes dans l'éther,
Afin que, dissipant l'obscurité première,
Cela fasse pour l'homme un peu plus de lumière!
0 penseurs, ô voyants, ô semeurs de rayons,
Brillez, brillez ainsi! Luttons, cherchons, croyons!
Resplendis à jamais, astre de l'espérance,
Et le monde dira : c'est bien toujours la France!
I I I
La France... Elle a voulu, dans sa fière équité,
Rendre un auguste hommage à l'auguste cité;
Et, pour honorer mieux ton travail, ton génie,
Ta splendeur, — en ces jours de concorde bénie,
L UNIVERSITE DE MONTPELLIER 211
Digne d'avoir sa part de triomphe obtenu
Le premier citoyen de la France est venu !
Ils sont venus aussi, ces étrangers, nos hôtes,
Fronts d'artistes égaux aux têtes les plus hautes,
Savants, pâles d'avoir vu soudain, au milieu
De leurs rêves, la face immobile de Dieu!
Ils viennent saluer cette France qu'on aime
Pour son labeur immense, incessant et suprême;
Et rivaux généreux, ils viennent l'applaudir,
Sachant que tout grandit quand on la voit grandir !
— Travaillons donc pour elle ! Enfants, enfants, courage !
Tout pour elle, nos cœurs, nos bras forts à l'ouvrage,
Nos angoisses, nosdeuils, nos pleurs qu'on ne peut voir
Et nos frémissements qui lui font un espoir!
Tout pour elle! Toujours! toujours! Encore! encore!
Dites son nom au soir, à la nuit, à l'aurore,
A ce juste avenir qui ne l'oubliera pas ;
Veillez sur son sommeil ou marchez sur ses pas,
Et soyez tour à tour, jeunesse ardente et tendre,
A genoux pour l'aimer, debout pour la défendre !
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XVI
LE DRAPEAU DES ETUDIANTS
MUSIQUE DE M. PALADILHE
alut à toi, noble bannière,
Étendard trois fois respecté,
Salut à ta devise fière :
Patrie, Amour et Liberté !
Que toujours ces trois mots de flamme
A nos regards puissent briller,
Mais qu'ils soient surtout dans notre âme,
Étudiants de xMontpellier.
CHŒUR
Au drapeau! Par ce cri d'allégresse
L'ancien temps au nouveau doit s'unir;
Célébrons les jours passés, jeunesse ;
Célébrons, jeunesse, l'avenir!
214 ŒUVRES COMPLETES
Gai, leste et même un peu bravache,
Bel étudiant d'autrefois,
Tu faisais siffler ta cravache
En cherchant querelle aux bourgeois;
Tu ne craignais verrous ni grilles,
Tu raflais les vins au cellier,
Et tu charmais les belles filles,
Joyeux enfant de Montpellier !
Tu venais, savant comme un pape,
T'asseoir à l'École, au Palais,
Et cacher les trous de ta cape
Sous la robe de Rabelais ;
Artiste, pétrissant l'argile,
Accordant le luth familier,
Tu chantais le Dante et Virgile
Aux collines de Montpellier !
Et nous aussi, le chant des lyres,
Les jeux et l'art, nous les aimons,
Et l'on entend monter nos rires
Aux bords du Lez, au flanc des monts;
Mais le fruit, au siècle où nous sommes,
Mûrit vite sur l'espalier,
Les enfants sont bientôt des hommes
Sous le soleil de Montpellier!
Un Français, un jour de bataille,
Après des jours plus triomphants,
LE DRAPEAU DES ETUDIANTS
215
Criait, brisé parla mitraille :
« Je meurs... Au drapeau, mes enfants ! »
Au drapeau ! C'est lui l'espérance,
C'est sur lui seul qu'il faut veiller ;
Tous au drapeau, fils de la France,
Étudiants de Montpellier!
XVII
LES HONGROIS A PARIS
DIT AU THEATRE-FRANÇAIS PAR Mlle DUDLAY
(17 JUILLET 1883)
ous que guide une heureuse et noble fantaisie,
Étrangers à nos yeux, à nos cœurs bien connus,
Ambassadeurs de l'art et de la poésie,
Dans Paris fraternel soyez les bienvenus !
Salut, amis hongrois! la Hongrie et la France
Ont eu des deuils égaux, des triomphes pareils,
De semblables vertus dans la même souffrance
Et des réveils communs sous les jeunes soleils,
"3
2l8 ŒUVRES COMPLÈTES
Peuple de chevaliers, de héros, de poètes,
Dans tes prospérités, dans tes douleurs encor,
Toujours ont tressailli nos âmes et nos têtes
Au bruit de tes clairons ou de tes harpes d'or !
Poètes, que de fois nous voyons dans nos rêves
Ces féeriques pays au seuil de l'Orient,
Le Danube indompté, ses gouffres et ses grèves,
Et la blonde Tisza, le doux fleuve riant!
La voici, la voici, la plaine magyare !
Tour à tour la légende ou l'histoire y parla,
Et Ton y croit encor, dans l'ombre où l'on s'égare,
Entendre au loin hennir les chevaux d'Attila.
0 prés verts du Karos, steppes de Coumanie,
Horizons éclatants sous les splendeurs des cieux,
Vastes nappes de blé, comme la mer unie,
Où passe la cigogne avec des cris joyeux!
C'est là, peuple hongrois, race en qui l'honneur vibre,
Que grandissent tes fils pour l'avenir vainqueur,
Cuirassant leur poitrine au vent pur, au vent libre,
Pur comme leurs amours, libre comme leur cœur!
LES HONGROIS A PARIS
21g
Soyez les bienvenus, poètes, chez Molière;
Vous avez autrefois, nous nous en souvenons,
Envoyé pour sa fête un vert feston de lierre ;
La maison de Molière a retenu vos noms.
Soyez les bienvenus chez Racine et Corneille,
Et chez Victor Hugo, le Corneille vivant ;
Chez tous ceux qui, pour l'art pleins d'une foi pareille,
Vont possédant déjà la gloire ou la rêvant!
Merci d'être venus nous exciter encore
A la lutte, au devoir, aux efforts triomphants,
A tout ce que la France aime, bénit, honore,
Dans ses nobles aïeux et ses nobles enfants !
XVIII
CENTENAIRE DU DON JUAN
DE MOZART
DIT PAR M. LASSALLE
SUR LE THÉÂTRE DE L'OPÉRA, LE 20 OCTOBRE 1887
a mère est morte hier. Le fils est seul etpleure ;
Quelqu'un entre et lui dit : « Viens Jeune homme :
Hâte-toi, l'on attend, et le théâtre est plein, [c'est l'heure,
Le concert sera beau! — J'irai, dit l'orphelin,
Puisqu'il faut demander à cette gloire amère
Un peu d'or pour payer la tombe de ma mère! »
222 ŒUVRES COMPLETES
Il partit, il monta sur l'estrade à pas lents
Et sur le clavecin posa ses doigts tremblants;
Dieu seul voyait ces pleurs! Jamais le jeune maître
Ne fut plus grand, jamais plus applaudi peut-être,
Et tandis que la foule acclamait le vainqueur,
Hélas! il entendait retentir dans son cœur
Le cri, le long adieu de l'âme maternelle,
Quand l'ange de la mort l'emporta sur son aile!
Il rentra plus brisé, plus pâle, plus hagard,
Et l'on crut qu'il allait mourir. — C'était Mozart.
Ce jour de deuil et de victoire,
0 Mozart, semble contenir
Ta sombre et lumineuse histoire
Et t'annonçait ton avenir ;
Ame torturée et bénie,
Le long martyre du génie
Courbera ton front triomphant;
Double sort propice et contraire,
La gloire te dira : mon frère!
Et la pauvreté : mon enfant !
L'Espérance, l'étoile ardente,
Guidera tes pas aujourd'hui;
Demain, tu devras, comme Dante,
Monter par l'escalier d'autrui;
Sur tes projets et sur tes œuvres
S'acharneront, lâches couleuvres,
LE CENTENAIRE DE DON JUAN 223
Ceux dont l'œil jaloux te suivit,
Car ils ont presque autant peut-être
La terreur de ce qui va naître
Que la haine de ce qui vit !
Qu'importe? l'art sacré t'enlève
Loin de tes blêmes insulteurs,
Dans l'idéal et dans le rêve.
Dans le vierge éther des hauteurs;
Musicien, penseur, poète,
Tu planes comme l'alouette
Et comme l'aigle d'un vol sûr,
Bercé dans l'abîme sonore,
Enivré d'espace, d'aurore,
D'amour, d'harmonie et d'azur!
Alors, ayant vu le mystère
De l'immense sérénité,
Tu descends porter à la terre
Un reflet de divinité.
Et tu mets Dieu dans ton poème,
Ce Don Juan, ton œuvre suprême;
C'est Dieu qui gronde, c'est sa main
Qui vient, dans ton drame sublime,
Broyer le fanfaron du crime,
Le Satan de l'orgueil humain!
0 Mozart, après tant de luttes et de fièvres ;
La mort a mis le sceau de gloire sur tes lèvres ;
ŒUVRES COMPLETES
Des fils dignes de loi viennent en même temps
Saluer l'œuvre illustre et jeune de cent ans;
Ton art. l'art tout entier, brûle encor de ta flamme,
Et l'oreille du monde est pleine de ton âme!
XIX
LE THEATRE DE MORLAIX
DIT PAR M. MOUNET- SULLY, LE 14 AVRIL 1 888
I
e passénemeurt pas. L'arbre s'effeuille et tombe,
Mais la racine vit, pleine de sève encor;
Son travail lent et sûr change en berceau la tombe,
L'arbre renaît avec ses fleurs de neige ou d'or.
Ainsi, l'art ne meurt pas; il renaît de lui-même ;
La poésie, après son déclin d'un moment,
Apparaît de nouveau dans sa beauté suprême,
Et le sommeil du drame est un enfantement ;
Il semblait mort, le vieux théâtre des ancêtres,
Ce théâtre Breton, sans rampe et sans décors,
Qui voyait accourir nobles, bourgeois et prêtres
Et les gens du commun, comme on disait alors ;
'3-
226 ŒUVRES COMPLÈTES
On ne les jouait plus, ces Mystères celtiques,
Naïfs comme la foi, fiers comme le devoir,
Dont vous chantiez les vers sous les chênes antiques,
Bergers, en conduisant vos bœufs à l'abreuvoir;
Mais vous n'étiez pas morts, romans, légendes, drames;
Mais vous n'étiez pas morts, poètes inconnus :
Si vos noms ont péri, vous viviez dans les âmes,
Et de plus grands que vous, grâce à vous, sont venus !
Nous vous saluons donc, noble muse Bretonne,
Drame simple, art sévère où la foi triomphait ;
Vous fûtes le printemps et nous sommes l'automne,
Et ce que vaut le fruit c'est la fleur qui l'a fait :
Ce rimeur de Tréguier qui prolongeait sa veille
En écrivant des vers oubliés aujourd'hui,
Ce poète sans nom peut-être a fait Corneille,
Et peut-être Shakspeare est aussi né de lui!
Il
Ils devaient naître ici, les drames héroïques,
Bretagne, car chez toi les héros sont chez eux,
Et les fronts y sont hauts comme les cœurs stoïques,
Terre de Beaumanoir et terre de Brizeux!
Voyez! Au bord des flots ce tombeau solitaire
Que blanchit vaguement la lune à son déclin
Écoutez ! comme nous l'océan va se taire,
Car c'est Chateaubriand qui parle à Duguesclin !
LE THEATRE DE MORLAIX
Écoutez! Ces deux champs de gloire et de prière,
C'est la marche d'Arthur, l'hymne des Trépassés,
C'est toute la Bretagne ou croyante ou guerrière ;
Aïeule et petits-fils, vous vous reconnaissez !
Vos femmes aux yeux bleus, sur la grève sonore,
Du château de Dinant ou des sommets d'Arzon,
Debout pour le combat, semblent chercher encore
Les voiles d'une flotte anglaise à l'horizon!
Poètes et soldats, amoureux des batailles,
Amoureux des beaux vers et des douces chansons,
Dieu vous fera toujours une armure à vos tailles,
L'honneur et l'idéal sont vos deux échansons!
A l'heure du péril, que l'attaque soit prompte
Ou lente, souriez à l'ennemi qui vient ;
S'il frappe, n'ayez peur; s'il raille, n'ayez honte;
De son double passé le Breton se souvient !
Comme autrefois, luttez, chantez pour la patrie,
De Brest à Lorient, de Quimper à Morlaix,
Car elle vient d'en haut la voix mâle qui crie
Depuis quatre cents ans : s'ils te mordent, mords-les ?
XX
POUR LES VICTIMES
DE FORT-DE-FRÂNGE
DIT PAR M,le HADAMARD AU THÉÂTRE-FRANÇAIS
(9 OCTOBRE 1890)
I
l n'est jamais trop tard pour la Pitié. La Foule,
Avecchaque heure, avec chaque jour qui s'écoule,
S'en va vers son plaisir, vers sa joie ou son deuil;
D'un espoir ou d'un rêve on se fait un orgueil;
Les misères d'autrui semblent bien vite anciennes,
Et notre cœur étroit ne connaît que les siennes ;
Mais Dieu toujours en tient ouverte la moitié
Pour cette voyageuse auguste, la Pitié.
230 ŒUVRES COMPLETES
Que de fois tes bienfaits, ô généreuse France,
Des peuples étrangers ont calmé la souffrance!
Pour tous ceux qui tremblaient de misère et d'effroi
Tu donnais sans compter... Ne compte pas pour toi!
Là-bas, au bord des mers, dont s'embrase la brume,
Comme une torche énorme une cité s'allume;
Sous la rage du ciel, sous la rage du vent,
L'incendie est debout comme un monstre vivant,
Et partout, pas à pas, étendant sa conquête,
Tordant ses bras en feu sur la rouge tempête,
Semble dire aux volcans : « Faites mieux que cela! »
— L'œuvre du monstre est faite : une ville était là!
Ici, c'est le cyclone, une fureur qui passe,
Qui pousse une charrue immense dans l'espace,
Qui laboure les airs et mugit, en semant
L'épouvante et l'horreur sous l'obscur firmament!
Paysan qui croyais à tes moissons prochaines,
La faux de l'ouragan fait sa moisson de chênes;
POUR LES VICTIMES DE FORT-DE-FRANCE 23 1
Il emporte tes blés, tes prés verts, ta maison,
Et ton champ, dans une heure, a changé d'horizon !
Eh bien! toi qui gémis sur ton seuil solitaire,
Sur ton sol dévasté..., regarde sous la terre!
Ils sont là, les mineurs, sous nos pieds, dans leurs puits,
Serfs de la glèbe noire, attachés là depuis
Leur enfance et sachant que ce sera leur tombe;
Au travail! La sueur qui de leurs membres tombe,
La sueur à leurs fronts ne vient pas du soleil!
Leur labeur, à celui de la taupe pareil,
Avance lentement dans ces caves funèbres;
Un seul flambeau pour eux éclaire ces ténèbres,
Un feu qui va peut-être, en un instant, parmi
Ces ombres, réveiller un tonnerre endormi!
Quel crime as-tu commis, homme, pour te résoudre
A chercher dans les flancs de la terre la foudre?
Dieu juste, laissez-moi jusques à vous crier
Pour maudire... Mais non! je ne viens que prier.
II
Pour les veuves et pour les mères
Je viens demander un peu d'or,
Afin qu'elles soient moins arriéres
Les larmes qui coulent encor,
232 ŒUVRES COMPLETES
Pour l'enfant que la douleur navre,
Qui voit, de terreur éperdu,
Soudain remonter un cadavre
Où son père était descendu!
Songeons, en attisant la flamme
Et le charbon de nos foyers,
Que dans cette fumée est l'âme
De tous ces hommes foudroyés;
Songeons que là-bas, dans ces ombres,
Le laboureur, joyeux hier,
Pleure et hurle sur les décombres
Du toit dont il était si fier;
Songeons que la grange et retable
Sont détruites, et prélevons
Un peu de pain de notre table
Pour ceux à qui nous le devons !
Semons nos bienfaits nécessaires,
Soyons aussi des moissonneurs;
Donnons à toutes les misères,
Pour racheter ious nos bonheurs!
Pour vous-mêmes je vous implore,
Pour vous les heureux d'ici bas :
Donner, c'est s'enrichir encore
D'un trésor qui ne périt pas;
POUR LES VICTIMES DE FORT-DE-FRANCE
233
L'aumône est l'épargne céleste,
C'est la seule qui plaise à Dieu,
Et c'est la seule qui nous reste
Quand au monde il faut dire adieu ;
A l'heure où notre âme s'envole,
Un ange pèse dans sa main
Ce trésor, peut-être une obole
Donnée un jour sur le chemin,
Et pour conduire au grand mystère
Notre âme d'un vol plus joyeux,
De cette obole de la terre
Il fait un astre dans les deux'
0H0-
XXI
LA STATUE DE SHAKESPEARE
DIT PAR M. MOUNET-SULLY, LE 14 OCTOBRE 1888,
A l'inauguration du monument de Shakespeare à Paris
1
ui, la France et Paris ont raison! Angleterre,
Prête-nous ce penseur, ce voyant du mystère,
Cet élu du génie, et laisse-nous dresser
Ce bronze que nul bras ne voudra renverser,
Qui, peut-être, verra crouler plus d'un empire!
— Ce bronze... qu'était-il avant d'être Shakespeare?
Qu'a-t-il fait, qu'a-t-il fait avant de monter là?
Quel est le premier feu, bronze, qui te brûla?
Ah! sans doute, tu fus un instrument de guerre,
Et nous t'avons conquis sur l'ennemi naguère!
Ton histoire est écrite en ruines là-bas!
Le galop des chevaux t'emportait aux combats;
236 ŒUVRES COMPLÈTES
Ton souffle formidable ébranlait les murailles,
Tu brisais les plus forts, tu broyais les entrailles,
Dans les camps où venaient les soldats s'enfermer
Tu creusais ces sillons où rien ne doit germer;
Volcan noir, tu crachais tes laves sur la terre,
Et la rage de l'homme allumait ton cratère ;
Je ne te maudis plus, cependant, aujourd'hui,
Toi dont sur tant de morts les tonnerres ont lui;
Non! complice infernal de la gloire qui tue,
Bronze, sois pardonné, car te voilà statue!
II
Entre, Shakespeare! c'est la France,
La France qui peut contenir
Toute grandeur, toute espérance
Toute gloire et tout souvenir;
C'est la ville qui, juste et calme,
Sur un berceau met une palme,
Une étoile sur un linceul;
Entre, Eschyle de l'Angleterre,
Corneille te dira : mon frère!
Et Victor Hugo : mon aïeul!
Espace et temps sont le domaine
De ces fiers travailleurs qui font
Refléter toute face humaine
Dans un miroir large et profond ;
Ils disent au lâche, à l'infâme :
Regarde, monstre! c'est ton âme ;
LA STATUE DE SHAKESPEARE
57
Ils disent au crime vainqueur :
Regarde tomber ta puissance!
Puis, ils disent à l'innocence :
Ange, regarde : c'est ton cœur!
Telle est ton œuvre immense, ô maître,
Poète de l'humanité.
Le plus haut front que Dieu peut-être,
Dans les siècles ait visité ;
Œuvre auguste, sombre et charmante,
Où l'homme rit et se lamente
Dans son espoir, dans son remords,
Dans sa haine dans son envie,
Où le long effroi de la vie,
Fait comprendre et bénir la mort !
Paris, dont la poitrine aspire
Les vents qui viennent des sommets,
Avait Dante : il aura Shakespeare,
Shakespeare est à lui désormais ;
Il est à nous, à tous, au monde;
Il a mis sa trace féconde
Sur chaque peuple d'un pied sûr;
Son œuvre est à tous, tout entière !
L'art sacré n'a pas de frontière,
Pas plus que la mer et l'azur !
XXII
PROLOGUE POUR UN THÉÂTRE
DE JEUNES GENS
(menus-plaisirs, 18S7)
essieurs, malgré ma barbe grise
Qui rend les cœurs moins indulgents,
Je viens défendre l'entreprise
De trois ou quatre jeunes gens.
D'abord, je vous dis à l'oreille
Que nos spirituels auteurs
Ont accompli cette merveille
De supprimer les directeurs !
24O ŒUVRES COMPLETES
Plus de directeur ! Le beau rêve!
Plus de pacha! plus de sultan !
S'ils veulent tous se mettre en grève,
Nous dirons au meilleur : Va-t-en!
Nos auteurs — délices suprêmes '.
Horizon presque illimité! —
Reçoivent leurs pièces eux-mêmes,
Sans examen ni comité;
Un directeur a la migraine
Ou son pied souffre de ses cors ;
11 répond donc : Mauvaise graine !
A Fauteur qui veut des décors ;
Et cependant., la graine est bonne,
Et les fruits verts peuvent mûrir ;
On les verra, si l'on s'abonne
Au théâtre qui va s'ouvrir.
Notre menu, notre programme,
Est fait pour contenter la faim :
Un vaudeville, un petit drame,
Une comédie à la fin;
Plus tard, s'ils ont votre suffrage,
Nos auteurs monteront plus haut ;
Dites-leur seulement : courage!
Mais dites-le, car il le faut ;
PROLOGUE POUR UN THEATRE 24 I
Il faut applaudir la jeunesse,
C'est le devoir utile et doux :
Si nous voulons que l'art renaisse,
Il faut dire aux fleurs : ouvrez-vous!
Il faut aimer ce qui commence,
Il faut aimer ce qui finit,
La moisson comme la semence,
Et le tombeau comme le nid ;
Applaudir, c'est créer peut-être ;
Souvent des bravos bien lancés
De l'humble élève font un maître...
A tout hasard, applaudissez!...
1 1
XXII
LA CROIX DE MOUNEÏ-SULLY
| mi, c'est juste! après la fièvre,
Après le tourment lent et noir
Qui met un frisson à la lèvre.
Et jette au cœur un désespoir,
Après l'heure où le ciel se voile,
Pour nous qui luttons et souffrons,
Il est bien juste qu'une étoile
Un jour s'allume sur nos fronts.
Vous connaissez ces longues transes,
Ami, ce doute envahisseur,
Ces mystérieuses souffrances
Du noble artiste et du penseur;
244 ŒUVRES COMPLETES
Labeur terrible ! angoisse immense !
Suivre, dans leurs mille combats,
L'amour, la haine, la démence,
Toutes les douleurs d'ici-bas;
Trouver, par un effort suprême,
Dans le drame, aux profonds détours,
Ce que le poète lui-même
Rêva sans l'y mettre toujours;
Descendre dans l'âme d'Oreste,
Deviner l'énigme d'Hamlet,
S'enfoncer dans l'ombre funeste
Où le pâle Œdipe roulait;
Savoir sous quel fardeau de crimes,
Ame de Néron, tu tremblas:
Saisir, aux heures légitimes,
L'épée ardente de Ruy-Blas ;
Voilà votre œuvre, où se dévoile
Un art profond qui vient du cœur;
C'est pourquoi j'aime cette étoile
Qui s'allume au front dn vainqueur.
Décembre 1880.
LES CIGALIÈRES
H-
REPONSE DES CIGALIERS A MISTRAL
erci d'abord, merci pour cet accueil de frère
Que par toi le Félibre a fait au Cigalier :
Ce n'est pas un rival ; non, amis! au contraire :
Ce n'est qu'un fruit nouveau sur le même espalier.
Vous, vous êtes la muse antique et jamais vieille,
Sans cesse rajeunie en ses fortes amours,
Qui se souvient d'Homère en enfantant Mireille,
Et berce l'avenir au chant des anciens jours.
Chacun de vous, au ciel de notre Occitanie,
Lance ces vers vibrants comme des flèches d'or ;
2_j8 ŒUVRES COMPLÈTES
Et le Félibre, fier, tendre ou mâle génie,
Augmente l'héritage et le commun trésor.
D'où vous vient cette force incessamment accrue.1
C'est que le sol natal aime et retient vos pas ;
C'est que, craignant la ville où la foule se rue,
Vous chantez la nature et ne la quittez pas ;
Nature au sein profond où vit le grand mystère,
Vastes forêts à qui tout poète parla,
Vents du soir, confidents du penseur solitaire,
0 poètes heureux, votre génie est là !
Sur le luth plus pesant quand la main est plus lasse,
Quand le vers se refuse à naître sous vos doigts,
Un rayon de soleil le fait à votre place,
Et la brise finit la strophe dans les bois !
Oui, la nature est mère, et la ville est marâtre.
Nous le savons, hélas ! nous qui pour sentiers verts,
Qui pour nature avons nos décors de théâtre,
Et pour soleil le gaz qui fait si mal les vers !
Aussi pour retremper la force et le courage,
Nous voulons, chaque mois, nous, vos frères proscrits,
Ensemble, retrouver, poétique mirage,
Un coin du ciel natal sous le ciel de Paris.
REPONSE DES CIGALIERS A MISTRAL
249
Chacun apporte ici sa chanson et ses rêves;
Et nous vous revoyons par la pensée encor,
Fleuves, garigues, monts, retentissantes grèves,
Mer dont les flots d'azur baignent nos îles d'or!
En vain, autour de nous, la ville gronde et crie.
Nous oublions travaux, luttes, gloire ou péril ;
Le regard de chacun rend à tous la patrie
Et la fraternité fait accepter l'exil.
II
LA CHANSON DES CIGALIERS
RÉCITÉE A CAEN
LE JOUR DE LA FÊTE DONNÉE PAR LA (( POMME »
a Pomme a dit à la Cigale :
« Viens à Caen dîner avec moi,
« Ma table n'est pas trop frugale,
« Je suis gourmande comme toi ;
« On s'amuse aux rives de l'Orne,
« Sans qu'on y danse le cancan.
« L'esprit normand n'a rien de morne..
— Les Cigaliers s'en vont à Caen.
« Viens, la chanteuse provençale,
« Sans redouter un ciel brumeux,
« Viens voir au plafond de la salle
« Jaillir le bon cidre écumeux ;
:$2 ŒUVRES COMPLETES
« Le cidre est la gaîté de l'homme,
« Qu'il vienne d'Auge ou de Fécamp ;
« Viens, Cigale, sœur de la Pomme. »
— Les Cigaliers s'en vont à Caen.
« Viens; comme toi je suis poète,
« J'ai conçu d'illustres enfants,
« Et tout siècle nouveau répète
« Leurs noms en échos triomphants ;
« Leur force à leur grâce est pareille,
« J'ai la colline et le volcan ;
« Saluez Malherbe et Corneille. »
— Les Cigaliers s'en vont à Caen.
(( Viens; je n'ai pas la Vénus d'Arle,
« La brune aux regards pleins d'éclairs
« Dont le silence même parle,
« .Mais j'ai les blondes aux yeux clairs ;
« On les voit passer sous mes treilles,
« Aux labeurs utiles vaquant
« Avec un murmure d'abeilles!... »
— Les Cigaliers s'en vont à Caen.
III
LES CIGALIERS AUX FELIBRES
LU AU BANQUET OFFERT PAR LA CIGALE AUX FELIBRES
VENUS A PARIS PENDANT L'EXPOSITION
LE 24 OCTOBRE 1878
QJjRfcjf u nom des Cigaliers, salut à vous, Félibres!
gBfyj Prenez place avec nous au banquet fraternel,
Poètes du Midi, rivaux unis et libres,
Travailleurs de l'idée et de l'art éternel ;
Venez dans ce Paris, ruche immense d'abeilles,
Spectacle que nos yeux ne croyaient plus revoir,
De la science humaine admirer les merveilles
Et surtout y chercher l'exemple et le devoir.
254 ŒUVRES COMPLETES
0 poètes, parmi ces ivresses, ces fêtes,
Ces batailles sans haine et ces gloires sans deuil,
Où le vainqueur partage aux vaincus ses conquêtes,
Le poète a ses droits comme son juste orgueil.
La science active et féconde
Va, des obstacles triomphant,
Demander le secret du monde
A Dieu qui permet ou défend ;
Elle déchiffre les algèbres
Comme un pasteur dans les ténèbres
Compte ses troupeaux au bercail,
Ou dans la nue hospitalière
Emporte, sublime écolière,
Les outils sacrés du travail !
Poètes, en ce jour pleins de mâle espérance,
Dieu nous réserve à tous une gloire ici-bas :
C'est d'aimer, de servir, de soutenir la France
Dans ses enfantements comme dans ses combats!
Oui, la science, l'industrie,
Fait monter, par un noble effort,
Aux mamelles de la patrie
Le lait qui rendra l'homme fort ;
Elle crie : « En avant sans cesse!
« Ces montagnes, qu'on les abaisse;
LES CIGALIERS AUX FÉLIBRES
255
« Ces fleuves, ces mers, comblez-les! »
Et sa puissance souveraine
Donne un jour à la cité reine
Un diadème de palais!
Voilà son lot superbe et sa gloire choisie;
Que te reste-t-il donc à toi, dans notre temps)
A-t-on déshérité tes fils, ô poésie?
Et ne sont-ils donc rien que des roseaux chantants?
Non, non ! ils ont leur part dans la grande œuvre à faire;
L'Art est le souffle ardent du vaisseau remorqueur;
Chanter, c'est travailler, quand le chant est sévère,
Quand il sert la patrie en nous haussant le cœur!
Tout ce qui n'est pas fait pour elle est éphémère.
Ceux qui la railleraient, frivoles ou jaloux,
Ressemblent à l'enfant qui rirait de sa mère :
Le rire peut tuer. — Parricide, à genoux!
Grâce à Dieu, la race nouvelle
N'a pas de ces vils persifleurs;
On lutte, on souffre, on meurt pour elle,
Sans accuser la mère en pleurs ;
Aujourd hui, quand son deuil s'éloigne,
Notre allégresse lui témoigne
Un amour plus profond encor;
Chantons sa force rajeunie,
O poètes, et son génie
Dont la paix élargit l'essor!
:56
ŒUVRES COMPLETES
Que notre voix tendre et fidèle
La suive comme aux temps passés;
N'ayons que des chants dignes d'elle
Ce sera la servir assez!
Aux jours de sanglante épopée
La lyre a fait œuvre d'épée...
Qu'elle en garde les fiers frissons,
Et que la France calme et libre
Retienne dans son cœur qui vibre
L'écho de nos mâles chansons!
IV
LE RUISSEAU ET LA RIVIERE
LUE AUX FÊTES DONNÉES A SCEAUX; PAR LA CIGALE,
EN L'HONNEUR DE FLORIAN (5 OCTOBRE 1879)
n beau jour certaine rivière,
Large, profonde et surtout fière,
Rencontrant un mince ruisseau
Qui coulait au pied d'un coteau,
Lui dit : « Petit ruisseau, tu me plais, je t'assure,
« Ton air modeste me séduit,
« Tu n'enfles pas la voix, tu ne fais pas de bruit,
« Ta plus grande colère est à peine un murmure.
« Je veux faire aujourd'hui quelque chose pour toi :
« Viens avec moi!
258 ŒUVRES COMPLÈTES
« — Non, répond le ruisseau, je suis par caractère
« Timide et d'humeur solitaire;
« Je me trouve bien où je suis,
« Et j'y resterai si je puis.
« — L'ingrat! dit la rivière; et pourtant je l'excuse :
« Il ne sait pas ce qu'il refuse ;
« Ruisseau, comprend-le donc : mon lit sera le tien;
« Tu suivras ma haute fortune;
« Nos flots s'écouleront d'une pente commune;
« Tu porteras mon nom illustre autant qu'ancien :
« Tu verras des vaisseaux sur nos ondes mêlées
« Se rapprocher, se fuir, de leurs voiles gonflées;
« Aux coquettes cités se pressant pour nous voir
« L'acier clair de nos eaux servira de miroir;
« D'autres villes, où tout gronde, bouillonne et tremble,
« Soupiraux d'un terrestre enfer,
« Flamboierontsurnosbordset nouspourronsensemble
« Prendre le nom de fleuve en tombant dans la mer!
« — Non, c'est un destin trop superbe, »
Dit le ruisseau, glissant sous l'herbe.
La rivière gronde plus fort :
a — Vit-on jamais un ruisseau plus stupide! »
Pourtant elle se calme après un grand effort.
Tandis que le ruisseau s'éloigne plus rapide.
— « Voyons, ami ruisseau, réfléchis, cette fois;
« Quel est ton avenir? Je le sais, je le vois;
LE RUISSEAU ET LA RIVIÈRE 259
« Est-ce un métier que l'on avoue
« De refléter le sable nu
« Ou de faire tourner la roue
« De quelque moulin inconnu ?
« Est-ce une gloire qui nous tente
« De voir, quand les prés fleuriront,
« Sous les arbres ou sous la tente,
« Les Estelles danser en rond?
« Après un triomphe si rare
« Tu te perdras sous terre ou bien dans quelque mare;
« Voilà ce qui t'attend et ce sera bien fait. »
A ces mots le ruisseau disparut en effet.
La rivière écumant de rage,
(Car, aux yeux des puissants, qui les fuit les outrage!)
Précipite sa course et rencontre bientôt
Un fleuve qui s'empare d'elle
Sans même lui chercher querelle,
Tant la chose était naturelle :'
11 était le plus grand et venait de plus haut.
La rivière y perdit son nom avec sa gloire,
Peut-être son orgueil aussi,
Quand une voix lui dit : « Merci!
« Ton sort serait le mien si j'avais pu t'en croire,
« Mais ton exemple me sert mieux. »
C'était notre ruisseau qui, limpide et joyeux,
Reparaissait après ces longues flâneries
Qu'un ruisseau fait dans les prairies ;
il avait dit son nom aux bois verts, aux fleurs d'or,
2Ô0 ŒUVRES COMPLÈTES
Et les tendres échos le répétaient encor;
Il s'était dérobé sous les joncs, sous la terre;
Ses eaux avaient grossi même dans ce mystère,
Et quand on le revit, ce fut un vrai bonheur.
Tout le monde lui fait honneur,
Et le ruisseau poursuit sa course
Vers la mer, vers la gloire, aussi pur qu'à sa source.
Le nom de ce ruisseau, vous le devinez bien,
C'est Florian. Ici je n'ajoute plus rien.
Il vous doit ce retour de sa gloire première;
Mais on ne m'a pas dit le nom de la rivière.
v<v£S-
1 -^5fÂHf J^5
LE BANQUET DE LA SAINTE-ESTELLE
DIT PAR M. MOUNET-SULLY
(1888)
alut, Avignon! Et toi, Rhône!
Et toi. le colossal château
Dressé sous le ciel comme un trône !
Salut la ville de Nerto!
Salut, horizon, air qui vibres,
Murs dorés, calme solennel;
Salut, le berceau des Félibres!
Salut, la tombe d'Aubanel!
Nuages flottant dans l'espace,
Entourant, comme un encensoir,
L'âme de Magali qui passe
Des parfums lumineux du soir !
iv
2Ô2 ŒUVRES COMPLÈTES
Provence où l'azur donne aux marbres
Le même éclat qu'au Parthénon,
Où le vent qui courbe les arbres
D'un poète porte le nom!
Dans ta grâce à ta force égale,
Reçois tes amis familiers;
Salut, terre de la Cigale
Où reviennent les Cigaliers!
Ils reviennent, mais pour une heure,
Des grands exils parisiens;
Paris a beau dire : Demeure!
Quand la Provence dit : Reviens!
Dans les fièvres que Paris donne,
On hait l'exil, on le maudit,
Mais au retour on lui pardonne
Dès que le toit natal grandit ;
C'est lui! c'est lui! Ce sont nos frères,
Les poètes au cœur de feu,
Qui font accueil aux téméraires
Partis à la grâce de Dieu!
Fier Cigalier, trop fier peut-être
D'avoir fait là-bas ton devoir,
Si lu sens une larme naître
Dans tes yeux, laisse la bien voir!
LE BANQUET DE LA SAINTE-ESTELLE
263
Félibre, trop heureux sans doute
Dans ton calme et ta gloire ici,
Quand nous reprendrons notre route,
Laisse voir une larme aussi!
Pour nos deuils et pour nos chimères
— Hélas! n'est-il pas vrai, Seigneur?
11 est tant de larmes arriéres,
Qu'il en faut bien pour le bonheur!
VARIA
DANTE
de regarde-t-il donc dans la nuit formidable?
Qu'entrevoit-il au fond de l'abîme insondable?
e dur marcheur, par tant de spectres visité,
Aux portes de l'horrible et dolente cité,
Sans doute a lu ces mots : Ici plus d'espérance!
C'est pourquoi les enfants, les femmes de Florence,
Devant ce front lugubre et plus froid que le fer,
«aient : Voilà celui qui revient de l'enfer!
Il
élas! quand il aura chez la race vivante
-ontemplé la terreur, la haine, l'épouvante,
■a vertu dans l'opprobre et le crime étonnant
L'univers à genoux, malgré le ciel tonnant;
2ÔS ŒUVRES COMPLÈTES
Quand la main de la mort, plus lourde que la pierre,
Aura posé le sceau divin sur sa paupière;
Quand il ira frapper au grand seuil étoile,
Les anges, qui l'aimaient comme un frère exilé,
Voyant dans son regard ce feu noir de cratère,
Diront: Voilà celui qui revient de la terre!
Août 1879.
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°#®p£fe
II
PAOLO ET FRANCESCA
rancesca!... Paolo!... Mystère
De l'amour et du châtiment!
La Géhenne de l'adultère
Les entoure éternellement;
Douces colombes de l'abîme,
Ils passent, beau couple enlacé,
Portant le souvenir du crime
Mais aussi du bonheur passé!
Leur douleur n'a pas un blasphème ;
Ils doutent de leur crime, hélas !
En voyant que l'enfer lui-même
Du moins ne les sépare pas
27O ŒUVRES COMPLETES
L'enfer!... Est-il donc vrai, poëte?
Quoi! Toujours? A jamais? Grand Dieu!
Courir sous le vent qui les fouette
Des lacs de glace aux lacs de feu !
Sais-tu, Dante, si leur supplice
Ne fut pas trop grand de moitié,
Et si l'éternelle Justice
N'est pas l'éternelle Pitié!
Peut-être, à cette heure d'ivresse
Qui leur sonnait aussi la mort,
L'épée ardente et vengeresse
Dans leur cœur trouva le remords;
Quand ton regard suivait leur trace
Dans l'air noir du gouffre étonné,
Les anges demandaient leur grâce...
Et Dieu peut-être a pardonné!
Mars 1879.
III
LA CHANSON DU FER(0
idier, roi des Lombards, plein d'une peur secrète,
Sachant qu'à l'attaquer Charlemagne s'apprête,
Monte, suivi d'Ogier le Danois, dans sa tour
D'où l'on domine au loin le pays d'alentour.
Didier voit tout à coup, vers l'immense campagne,
Les chariots des Francs venir de la montagne ;
Ni Xerxès ni César n'ont traîné derrière eux
De bagages guerriers un amas plus nombreux.
Didier, que la terreur de plus en plus dévore,
Dit : ce Charle est là sans doute ! » Ogier dit : « pas encore ! »
Le roi se ranimant contemple ses remparts
Que défendent pour lui ses fidèles Lombards;
Il aperçoit alors dans la campagne immense
Le défilé des Francs qui toujours recommence,
Et cherchant des yeux l'ombre où se réfugier :
« Charles doit-être là! — Non, lui répond Ogier,
(i. D'après le moine de Saint-Gall.
272
ŒUVRES COMPLETES
Ce n'est pas l'empereur, ce n'est que l'avant-garde. »
Bientôt, se répandant dans la plaine lombarde,
Les évêques, les clercs, et les comtes, suivant
Leur ordre de combat, passent bannière au vent.
« Cette fois, Charleest là! dit le roi. — Pas encore !
— Ou'allons-nous devenir, sire Ogier.- — Je l'ignore. »
Alors les douze pairs, que chacun par son nom
Nommait Ogier, ayant été leur compagnon,
Envahissent la plaine, ef le roi Didier pleure :
«C'est lui, sans doute enfin! «Ogier dit :« Tout àl'heure!»
Soudain, de l'Est, du Nord, du Midi, du Couchant,
Une moisson de fer hérisse chaque champ;
Le Tessin et le Pô, vers la cité qui tremble,
Roulant des flots de fer semblent monter ensemble,
L'empereur Charlemagne apparaît! Dans sa main
Est la lance de fer qui montre le chemin ;
Sa cuirasse est de fer ; il s'arrête tranquille
Sur son cheval bardé de fer, près de la ville;
Sa barbe blanche sort de son casque de fer;
Ses yeux mêmes du fer jettent le sombre éclair;
Les rayons du soleil semblent de fer eux-mêmes;
Le roi lombard saisi des angoisses suprêmes,
Comme jadis Hunald, Lupus et Gaïfer,
Crie en tremblant : « Du fer! du fer! partout du fer!
— Cette fois, dit Ogier, contente ton envie. »
Mais lui-même, à ces mots tombe presque sans vie.
Juillet 1864. Retranché de La Fille de Roland)
KlèS
FS^^S^^m
IV
LA CHANSON DE BERTHEO
I
ls vont partir pour les guerres lointaines,
Les chevaliers chercheurs des grands périls,
Et le roi dit, fier de ses capitaines :
Combien sont-ils?
Il
Au loin, au loin, pour la douce patrie,
Ils ont trouvé le jour des grands périls,
Et l'ennemi, déjà tremblant, s'écrie :
Combien sont-ils ?
(i) Retranchée de La Fille de Roland.
74
ŒUVRES COMPLETE?
III
Voyez là-bas, sous les rouges bannières,
Les chevaliers sauvés des grands périls :
Combien sont-ils? se demandent les mères,
Combien sont-ils?
Y
LA CHANSON DE GERONTIAO)
ans sa tombe solitaire
L'enfant dort.
Tout à coup, hors de la terre
Sa main sort ;
Cette main, toujours, encore,
Va cherchant
Autour d'elle, de l'aurore
Au couchant.
Un géant, que la peur nomme
En tout lieu,
Est là-bas, riant de l'homme
Et de Dieu ;
(i) Retranchée du 3e acte du drame Les Noces d'Attila.
276
ŒUVRES COMPLETES
La main de l'enfant s'allonge
De nouveau,
Prend le géant et le plonge
Au tombeau !
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VI
RESIGNONS-NOUS
'est la saison des avalanches ;
Le bois est noir, le ciel est gris,
Les corbeaux dans les plaines blanches,
Par milliers, volent à grands cris:
— Mais, bientôt, de tièdes haleines
Descendront du ciel moins jaloux,
Avril consolera les plaines...
Résignons-nous.
C'est l'orage! Les eaux flamboient
Et se heurtent comme des blocs,
Les dogues de l'abîme aboient
Et hurlent en mordant les rocs;
i6
278 ŒUVRES COMPLÈTES
— Mais, demain, tous ces flots rebelles
Se changeront, unis et doux,
En miroirs pour les hirondelles...
Résignons-nous.
C'est l'âge où l'homme nie et doute :
Soleils couchés et rêves morts !
A chaque tournant de la route
Ou des regrets ou des remords!
— Mais, bientôt, viendra la vieillesse
Élevant sur nos fronts à tous
La lampe d'or de la sagesse...
Résignons-nous.
Ceux qu'on aima sont dans les tombes,
Les yeux adorés sont éteints,
Dieu rappelle à lui nos colombes
Pour réjouir des cieux lointains...
— Mais bientôt, d'une âme ravie,
Seigneur! pour les rejoindre en vous,
Nous nous enfuirons de la vie...
Résignons-nous.
Décembre 1856.
VII
SYMPHONIE EN SIX-QUATRE
ur la profonde mer Vénus se lève,
Un flot sombre et pesant court sur la grève,
Un dernier alcyon passe à grand bruit,
Sur les plaines au loin tombe la nuit.
Poète, sur ton cœur l'ombre aussi tombe,
Mais rien n'y chante plus, cygne ou colombe,
Hélas ! Et sur ta vie aux noirs reflux,
L'étoile de l'amour ne brille plus.
Novembre 1856.
VIII
JE NE SUIS PLUS SI BETE
CHANSON DE JEUNESSE
A M"» A'.
ous l'avez dit, et je le crois,
Quoique mon orgueil en murmure,
J'étais assez bête autrefois...
Ah! madame, la chose est dure!
Ai-je fait des progrès depuis?
Vous l'affirmez... c'est fort honnête;
Je veux vous croire et je ne puis :
Non, non! Je ne suis plus si bête!
Oui, c'était à faire pitié;
Je croyais aux vertus fidèles,
Au dévoûment, à l'amitié,
Je comptais sur les hirondelles!
202 ŒUVRES COMPLETES
J'étais heureux, j'étais charmé,
Dès qu'un regard me faisait fête;
Aimant, je croyais être aimé...
Non, non! Je ne suis plus si bête!
Dès qu'une femme me disait :
Aimez-moi pour que je vous aime!
Aussitôt elle me plaisait ;
J'avais mon bonheur en moi-même!
Souvent, hélas! on abusa
D'une trop facile conquête,
Et mon cœur à ce jeu s'usa...
Non, non! Je ne suis plus si bête!
Jadis, quand l'éclair de vos yeux
Traversait mes yeux et mon âme,
J'avais l'air sot, triste, ennuyeux ;
C'est que j'avais grand peur, madame!
J'avais peur de vous admirer,
D'en perdre tout à fait la tête;
Que savais-je? Rien : soupirer...
Non, non! Je ne suis plus si bête!
Octobre 1850.
IX
LE DISQUE ET LE TRAIN
(chanson)
n soir, au bord d'une terrasse,
Deux amants, couple tendre et fier,
Regardaient, au loin, dans l'espace,
La ligne d'un chemin de fer.
Un feu plus rouge qu'une bisque
Paraît à l'horizon serein,
Et l'amant dit : tiens, c'est le disque !
Elle répond : non, c'est le train !
— Examine avec soin, mon ange,
Et tu verras bien que ce feu
Toujours brillant jamais ne change
Ni d'intensité ni de lieu ;
2$4 ŒUVRES COMPLÈTE:
Un phare sur un obélisque
Ne change pas plus de terrain,
Je t'assure que c'est le disque...
Elle répond : non, c'est le train !
— Je ne comprends pas, ma mignonne,
Que tu résistes en ceci ;
Cependant je te le pardonne,
Les femmes sont toujours ainsi !
Oui, je te pardonne, mais puisque
A mon dépit je mets un frein,
Avoue au moins que c'est le disque...
Elle répond : non, c'est le train!
— Quel entêtement, malepeste !
Quel ton narquois ! Quel air moqueur !
Je m'aperçois, à temps du reste,
Que vous avez fort peu de cœur.
Mieux vaut nous séparer, sans risque
D'en avoir un trop grand chagrin...
Avouez-vous que c'est le disque ?
Elle répond : non, c'est le train!
MORALITE POLITIQUE
Ne riez pas de la colère
De ces deux amants trop nerveux,
LE DISQUE ET LE TRAIN
28;
On voit bien des gens se déplaire
Et pour moins se prendre aux cheveux ;
En politique, on court le risque
De chanter un pareil refrain :
Royaliste, on dit : c'est le disque !
Démocrate, on dit : c'est le train !
1883.
s>2o
PAUL DE SAINT-VICTOR
ravaillez, travaillez ! tout le sang de vos veines,
g Brûlez-le dans l'ardeur du rêve et du désir ;
Luttez, luttez ! Levez, avec des plaintes vaines,
Vos yeux vers l'idéal que l'on ne peut saisir !
Pareil au laboureur qui, la tète baissée,
Marche en disant : Quand donc le repos viendra-t-il ?
— Acharné laboureur de la dure pensée,
Marche, l'œil au sillon et la main à l'outil !
ŒUVRES COMPLÈTES
Quand les champs seront prêts et faites les semailles,
Et gonflés les épis que le soleil dora.
— Comme un corset d'acier dont on brise les mailles,
Un invisible et lourd marteau te brisera.
Déchirant l'âpre sol, sans regret, sans murmure,
N'ayant pour t'égayer que ta mâle chanson,
Hier tu disais : « Demain la moisson sera mûre. 9
Et c'est le moissonneur qui manque à la moisson !
II
Ainsi le fier artiste, à qui va cet hommage,
Vient de tomber, après les luttes sans remord,
En contemplant le ciel avec ses yeux de -Mage,
Entrant du même pas dans la gloire et la mort !
Trente ans il avait fait large et haute sa gerbe,
La cherchant, la trouvant, de sommets en sommets,
Et regardant de là, dédaigneux et superbe,
Les monts inférieurs qu'il ne hanta jamais!
Il montait éperdu vers Eschyle et Shakspeare,
Dante et Victor Hugo l'attiraient dans l'azur.
Et dans l'air enivrant que l'esprit y respire,
Il s'élevait encor d'un pied toujours plus sûr.
PAUL DE SAINT-VICTOR 289
Il n'en descendra plus. Ainsi la mort est bonne.
Mourir sur les hauteurs, c'est renaître et grandir ;
La chair faible au baiser de l'ange noir frissonne,
Mais l'âme voit plus haut l'ange bleu resplendir ;
C'est l'ange aux yeux cléments, qui, sachant les passages
Par où revient aux cieux l'homme longtemps banni,
Emporte les penseurs, les poètes, les sages,
Sur les sommets divins, dans le rêve infini !
Juillet 1881.
•"--TfîrTirgaâs
XI
LE BUSTE DE VICTOR HUGO
A MADEMOISELLE JEANNE HUGO
enez, mademoiselle Jeanne,
Tandis que les merles siffleurs
Vont boire, sous le vieux platane,
Au ruisseau qui rit dans les fleurs :
Dans la vérandah qui s'ajuste
Au salon, merveille de l'art,
Ensemble inaugurons ce buste,
Le marbre blanc du grand vieillard,
292 ŒUVRES COMPLÈTES
— Il est pour moi! dira le monde ;
— Il est pour Jeanne! a dit l'aïeul.
C'est ainsi qu'un pouvoir se fonde,
Et^souvent tout est pour un seul!
Mais l'aïeul a raison de croire
Que pour ce marbre triomphant
Avant le baiser de la gloire
Il faut le baiser de l'enfant.
Un jour, quand, par delà les nues,
Plus haut que nos soleils encor,
Avec des ailes inconnues
Son âme aura pris son essor;
Quand l'ombre, maintenant muette,
En rayonnant lui parlera,
Alors, l'image du poète,
Le monde la réclamera;
Sa statue en cent lieux dressée
Sera l'honneur de la cité,
— De marbre comme sa pensée,
D'airain comme sa volonté;
Et les foules aux voix profondes
Chanteront ce chant doux et fier,
Semblable au bruit des larges ondes
Qui viennent de la haute mer :
LE BUSTE DE VICTOR HUGO 2Q'
« Cet homme, qu'un peuple sans nombre
« Acclame d'en haut et d'en bas,
« D'un siècle étincelant et sombre
« A combattu tous les combats;
« Toutes les cordes de la lyre
« Ont vibré sous ses doigts de fer :
« Il vit l'homme comme Shakspeare,
« Et comme Dante il vit l'Enfer;
« Formidable, il avait la grâce
« D'un lac sous le ciel matinal,
« Mêlant au sourire d'Horace
« L'âpre courroux de Juvénal,
« Marquant, dans la lutte éternelle,
« Dans le calme ou les tourbillons,
« Tous les grands sommets de son aile,
« De son pied tous les grands sillons! »
Ainsi, mademoiselle Jeanne,
Dira chaque siècle naisssant,
Et moi-même je me condamne
D'en affaiblir le cri puissant;
Mais vous, pour qu'une main compose
Un bouquet digne de l'aïeul,
Cueillez dans le jardin la rose,
L'iris, le lis et le glaïeul;
294 ŒUVRES COMPLÈTES
Portez ces fleurs à ce génie;
Devant le marbre aux sombres yeux,
Dites : c'est Jeanne! — Sois bénie!
Répondra le marbre joyeux;
Et plus tard, dans ces jours de gloire
Que de loin l'on doit annoncer,
— Si les marbres ont la mémoire
De tout ce qu'ils ont vu passer —
En regardant, marbre qui plane,
La foule où Zoïle se tait,
Il se dira : J'aimais mieux Jeanne
Et les fleurs qu'elle m'apportait!
Juin 1870.
XII
AU GENERAL PITTIE
oète et soldat, je t'envie :
Dans ses gloires ou ses revers,
Au pays tu donnes ta vie
Comme tes vers;
Sous la mitraille et sous les bombes
Tu dis : nous mourrons, s'il le faut!
Et tu suis le vol des colombes
Là-haut, là-haut;
Lalagé te voit sur sa trace
Sous le saule et le peuplier,
Mais tu sais garder mieux qu'Horace
Ton bouclier;
2ÇÔ ŒUVRES COMPLÈTES
Ton luth jette ses plaintes vagues
Au coteau dans l'ombre endormi,
Ou parfois cause avec les vagues
Comme un ami;
Mais on sent qu'il est de la taille
De ton épée, et que, le jour
Où l'ange noir de la bataille
Aurait son tour,
La douce lyre, que naguère
Ornaient les fleurs du Cythéron,
Eclaterait en cris de guerre
Comme un clairon !
Septembre 1882.
XIII
MES DEUX FILLES
A M. EMILE PERR1N, DIRECTEUR DU THEATRE-FRANÇAIS
'ai deux filles au monde, àpeu près du même âge:
Ernestine a bientôt onze ans, et Berthe aussi(i);
Toutes les deux, après grand'peine et grand dommage,
Se portent bien toujours il n'en fut pas ainsi!
1
Ernestine, l'enfant blonde de ma jeunesse,
Bien longtemps n'a semblé vivre que pour souffrir;
A peine née, il faut déjà qu'elle renaisse,
Cette plante si frêle avant que de fleurir!
(i) Berthe est l'héroïne du drame, La Fille de Roland.
17
ŒUVRES COMPLETES
Il me souvient qu'un jour, un mal terrible, étrange,
La saisit; son grand œil de brume se couvrait;
Sa mère et moi, courbés sur le lit de notre ange,
Nous ne comprenions rien sinon qu'elle mourait.
C'était bien loin, là-haut, dans la sombre montagne,
Et pas un médecin en ce pauvre pays,
Et nous sentions l'affreuse angoisse qui vous gagne
Quand les pires conseils sont les plus obéis!
A qui donc demander l'espoir que tout nous ôte?
Quel remède choisir? Et lequel refuser?
Et sans doute tout bas on disait : c'est leur faute!
Car on ne plaint jamais quelqu'un sans l'accuser.
Et l'enfant s'éteignait lentement, douce et blanche :
Un homme, entrant soudain, dit : « allons ! bon espoir ! »
Et le nouveau venu, grave encore, se penche
Sur les veux de l'enfant comme sur un miroir.
« Bien! Vous la reverrez, dans sa grâce lutine!
« Et nous la marierons avant quinze ans d'ici! »
Voilà comment d'abord fut sauvée Ernestine;
Comment Berthe le fut à son tour, le voici.
MES DEUX FILLES 299
II
Elle était bien malade, hélas! Ma pauvre Berthe!
Des amis, j'en avais; mais pas un médecin!
Leurs regards attristés disaient déjà sa perte,
Et le dernier espoir se taisait dans mon sein;
Fille de mon travail si longtemps endormie,
Berthe, combien ton mal eut de noms différents!
L'un disait : c'est la fièvre! Et l'autre : l'anémie!
Et tous disaient : c'est bien la faute des parents!
Moi-même, quelquefois : « c'est la faute du père!
Pensais-je, et mon orgueil mérite ces affronts. »
Un homme vînt alors et dit : « poète, espère!
« Berthe sera sauvée, et nous la marierons! »
0 ma belle Ernestine, o ma fillette blonde,
Quand ton rire sonore ébranle la maison,
Quand de rayons dorés ta paupière s'inonde
Comme un lac plein d'azur qui brille à l'horizon,
Quand je sens tout l'orgueil paternel qui me gagne,
Après toi sais-tu bien à qui je songe encor?
Je songe au médecin de la sombre montagne,
A qui je dois ta vie, enfant, mon cher trésor!
300 ŒUVRES COMPLETES
Et toi, Berthe, l'enfant de mes graves pensées,
De ma rapide joie et de mon long souci,
Toi si brillante après tant d'ombres traversées,
Je songe au médecin qui t'a sauvée aussi.
Tous deux, les médecins d'Ernestine et de Berthe,
Vous oublieront, ayant le cœur plus aguerri;
Mais le père toujours garde son âme ouverte
Au souvenir du mal que tous deux ont guéri !
XIV
CINQUANTENAIRE DE LA SOCIÉTÉ
DES GENS DE LETTRES
LU AU BANQUET DE L'HOTEL CONTINENTAL
LE II DÉCEMBRE 1887
e soldat, regagnant sa montagne ou sa plaine,
Après le dur travail qui le tint asservi,
Portant l'étoile d'or ou le galon de laine,
Répond, quand on lui dit : Qu'as-tu-fait ? — J'ai servi !
Il connut tour à tour l'angoisse et l'espérance,
Le deuil des jours amers, l'orgueil des jours vainqueurs,
Qu'en reste-t-il ? Un mot : il a servi la France !
Mais ce mot simple et fier gonfle à jamais les coeurs.
Nous aussi, combattants d'une autre grande armée,
Rêveurs dont le désir n'est jamais assouvi,
Amants de l'idéal dont la fièvre est calmée,
Chacun de nous du moins peut dire : J'ai servi !
302 ŒUVRES COMPLETES
Chacun eut sa douleur, chacun eut sa victoire,
Le plus humble a cueilli ses lauriers à son tour!
Cinquante ans ont déjà passé sur notre histoire,
Et l'art ne voudrait pas en effacer un jour !
Les maîtres éclatants, les conquérants sublimes,
Les sonneurs de clairon, qui marchent le front nu
Sous le grand ciel tonnant, bondissaient sur les cimes
Et jetaient leur fanfare à quelque astre inconnu !
Les autres, plus heureux dans de moindres domaines,
Au penchant des coteaux boisés venaient s'asseoir,
Mêlaient leur doux génie aux tristesses humaines
Et disaient leurs amours à l'étoile du soir !
Les uns, par le roman, le poème ou le drame,
Ont creusé l'avenir, problème obscur encor,
D'autres ont enchâssé les larmes d'une femme
Dans un sonnet, moelleux écrin de soie et d'or;
Tous ont servi! Pas un, de son rang, de sa tâche,
Avant le soir venu, ne songeait à partir ;
Plus d'un fut malheureux, pas un seul ne fût lâche;
Plus haut est le vainqueur, plus saint est le martyr !
Tous ont servi ! La France, après leur rude ouvrage,
Bénit ces travailleurs unis à ses genoux ;
Pareil sera l'honneur, pareil fut le courage ;
L'exemple est bon : Nos fils le suivront après nous;
CINQUANTENAIRE DE LA SOCIETE 303
Ils serviront ! Le sort leur fût-il plus sévère,
Ils ne failliront pas au labeur commencé ;
L'âpre vin du malheur ne souille pas le verre,
Et les cœurs sont plus forts à qui Dieu l'a versé!
Ils serviront la France, et l'art, l'autre patrie!
Comme nous l'avons fait, ils iront au devoir,
L'esprit toujours vaillant, l'âme parfois meurtrie,
Portant en eux l'azur, même sous le ciel noir!
Mais non, non! L'avenir aura plus de clémence,
D'autres astres naîtront des profondeurs des cieux,
Et nos fils, ouvriers du siècle qui commence,
N'auront connu les pleurs qu'en regardant nos yeux]
Venez donc, levez-vous, les jeunes capitaines,
Sous le frémissement des étendards nouveaux;
Que le soleil levant, sur les cimes lointaines,
Dore de ses éclairs le crin de vos chevaux !
Et nous qui saluons cette splendide aurore,
Tandis que vers la gloire ils courront à l'envi,
Nous, les lutteurs d'hier et de demain encore,
Nous dirons le grand mot du soldat : J'ai servi!
XV
REVE DE JEUNE FILLE
omme un alcyon sur la grève
Plane et monte vers le ciel d'or,
La jeune fille dort et rêve,
La jeune fille rêve et dort;
Elle rêve sous ses longs voiles,
Au souffle des vents attiédis,
Qu'elle s'en va dans les étoiles
Qui sont les fleurs du Paradis ;
306
ŒUVRES COMPLETES
Elle rêve qu'un ange garde
Le seuil éblouissant des cieux,
Et que cet ange la regarde
D'un œil tendre et mystérieux ;
— Entre avec moi ! dit le bel ange !
Et, pensive, en suivant ses pas,
Elle murmure : « C'est étrange !
Quelqu'un lui ressemblait là-bas ! »
Juin 1892.
XVI
PAYSAGE
e soir tombe; là bas, sur les collines sombres,
Des saules et des pins jettent leur grandes om-
Sous la lune qui monte on distingue à demi [bres;
Les toits et le clocher d'un village endormi;
Un passeur, détachant sa barque de la chaîne,
Doucement la conduit vers la rive prochaine,
Et, rêveur, je crois voir, levant plus haut mes yeux,
L'invisible passeur des âmes dans les cieux
Mai 1879.
XVII
LEON CLADEL
l naquit et vécut pauvre ; la destinée,
Sentant ce cœur plus fier, se fit plus obstinée ;
Chaque jour le travail, l'âpre lutte, le deuil
De voir pour lui la Gloire avare d'un coup d'œil,
Tout ce qui brise : espoir éphémère, ironie
De ses rêves, dédain des sots — mais le génie !
La gloire maintenant le pleure avec remord,
Et, vaincu par la vie, il a vaincu la mort.
i8<;2.
XVIII
CHANSON DU MARIN DE TORCELLO
ien n'est plus simple, par Neptune!
Que le marin à la peau brune,
Au bras de fer,
Pardonnant aux flots leur caprice,
Comme l'on aime sa nourrice,
Aime la mer;
Aimons la nourrice féconde,
Qui berce au roulis de son onde
Ses fiers enfants,
Qui les endort de son chant vague
Ou les emporte sur sa vague,
Tout triomphants I
312 ŒUVRES COMPLETES
Aimez-la, vous aussi, poètes,
Doux rêveurs, âmes inquiètes.
Cœur irrité,
Esprit orageux où tout tremble,
Car la grande mer te ressemble,
Humanité !
Quand Attila sur cette pierre (i)
Abaissait sa lourde paupière
Pour y dormir,
D'une plainte obscure et profonde
Il entendait comme le monde
La mer gémir !
Quand Horace, menant son rêve,
Venait s'asseoir sur cette grève
Pour méditer,
Frère des antiques rapsodes,
Il entendait comme ses odes
La mer chanter :
Aime la mer, ô jeune fille;
Comme un front pur sa face brille
Sous le ciel bleu,
Et sa puissante et douce lame
A des caresses comme l'âme
Qui cherclie un Dieu;
(i) On montre dans l'île de Torcello, près de Venise, le fau-
teuil de pierre d'Attila. Horace y est venu aussi.
CHANSON DU MARIN DE TORCELLO 313
Aime la mer aux sombres gouffres.
Amoureux, amoureux qui souffres
Ton long tourment;
Aime la mer et le mystère
Que ses flots heureux semblent taire,
Heureux amant!
Maintenant, marin, prends le large,
De la barque allège la charge,
En te tenant
Debout sur la poupe écumante,
Ef que la mer te soit clémente ;
Va, maintenant !
-oHp.
XIX
CLÉMENCE ISAURE ET RICHELIEU
TOUR LA RÉCEPTION
DE L'AUTEUR COMME MAITRE ES JEUX FLORAUX
(3 MAI 1884)
n genre trop passé de mode,
C'est le Dialogue des morts ;
L'artifice en était commode,
Le plan demandait peu d'efforts :
Au bord du Styx, deux personnages
Se rencontraient tout bonnement,
Rois désormais sans apanage
Ou généraux sans régiment,
3 I 6 ŒUVRES COMPLÈTES
Ceux qui couraient après la gloire,
Ceux qui l'attendaient à l'affût,
Vainqueurs doux, s'il faut les en croire,
Ministres sages, s'il en fut,
Et ces rois d'un autre domaine,
Poètes au front rayonnant,
Soleils de la pensée humaine,
Qui sont des ombres maintenant!
Ce que dans la nuit éternelle
Ces ombres se disent, Lucien
L'écrivit comme Fontenelle...
Ressuscitons ce genre ancien !
Si la hardiesse est profonde,
Je le crains bien ; mais, songez-y,
Tout ressuscite dans ce monde,
Ce qu'on aime... et le reste aussi !
Quand Richelieu mourut, Richelieu le ministre,
Grand homme, j'en conviens, mais grand homme
S'il fut très regretté du peuple et de la cour, [sinistre,
Si la reine pleura le défunt plus d'un jour,
CLEMENCE ISAURE ET RICHELIEU 317
Si Mazarin fut triste ou gai... mieux vaut me taire,
Car l'on ne sait jamais la vérité sur terre!
Nous savons beaucoup mieux, malgré nos fiers débats,
Ce qu'on fait, ce qu'on pense et ce qu'on dit là-bas;
Donc, le grand cardinal — la chose est avérée —
Fit dans un meilleur monde une fâcheuse entrée.
Jugez-en : tout d'abord, autour du sombre lac,
Il rencontra de Thou, Cinq-Mars etMarillac!
Tous les conspirateurs ont l'âme rancunière :
« Vengeons-nous ! dirent-ils, mais de quelle manière? »
Cinq-Mars eut une idée : « Amis, dit-il, je crois
« Que je tiens ma vengeance et la vôtre à la fois :
« Le grand plaisir des morts, et le seul, il me semble,
« C'est de se fréquenter et de causer ensemble;
« C'est de se rappeler leur gloire ou leurs revers,
« Le guerrier ses hauts faits, le poète ses vers ;
« C'est de se raconter tour à tour son histoire...
« Pour une ombre, il suffit d'une ombre d'auditoire!
« Privons-en Richelieu. Qu'il ne trouve chez nous
« Qu'un morne isolement, un dédaigneux courroux,
« Que silence cruel et pitié glaciale ;
« Je me charge à moi seul de former la cabale,
« Et, comme il ne faut pas perdre de temps ici,
« Je vais vite en parler avec Montmorency ! »
Le complot de Cinq-Mars réussit à merveille :
Sous la terre on ne vit jamais chose pareille;
Louis-Treize surtout trouva juste et charmant
De jouer ce bon tour au cardinal Armand.
18
3 I 8 ŒUVRES COMPLÈTE?
Bref, d'un commun accord, l'aventure est certaine,
On mit le cardinal-ministre en quarantaine!
On le fuyait là-bas encor plus que là-haut ;
Personne ne lui fit l'aumône d'un seul mot;
Il marchait seul, pensif, courbé, suivant la trace
De ceux qui l'évitaient, prêt à demander grâce
Mais n'osant pas! cherchant des amis, des témoins.
Pour se glorifier ou se défendre au moins;
Parmi ceux qui là-haut les avaient applaudies,
Pas même une ombre à qui lire ses tragédies!
Livide, il comparait, peut-être avec remords,
La haine des vivants à la haine des morts,
Et trouvait celle-ci plus tenace et plus lourde.
Mais il marchait toujours, se parlant à voix sourde.
Cela dura longtemps
Cependant, une fois,
Le triste promeneur, marchant le long d'un bois,
Crut entendre des chants; il entra sous les arbres,
Et voici ce qu'il vit : blanches comme des marbres,
Mais de la vie encore ayant au front l'éclair,
Sur un tertre de fleurs, au bord d'un ruisseau clair,
Contemplant une étoile aux lueurs indécises,
Une lyre à la main, des femmes sont assises;
Un sourire suave anime leur pâleur,
Et l'on prendrait leur voix pour le chant d'une fleur;
CLÉMENTE ISAURE El RICHELIEU 319
Leur regard est si pur et si doux sous leur voile
Qu'il semble renvoyer ses rayons à l'étoile!
Toutes ces femmes ont, dans leur geste et leur voix,
Quelque chose de gai mais de grave à la fois:
Une d'elles surtout, par sa grâce sereine,
Paraît en même temps et leur sœur et leur reine;
Elle tient dans sa main des fleurs d'argent et d'or
Dont la maturité semble fleurir encor.
Soudain elle aperçoit, en retournant la tête,
Au seuil du bois sacré ce passant qui s'arrête;
Ses compagnes aussi l'aperçoivent. « C'est lui! »
Disent-elles. Déjà les plus jeunes ont fui;
La reine, cependant, les rappelle du geste,
Et, regardant d'un œil calme l'ombre funeste :
« .Monsieur le cardinal, soyez le bienvenu!
— Quoi! vous ne fuyez pas et m'avez reconnu! »
Lui répond Richelieu. « Venez plus près, dit-elle;
« Les hommes, paraît-il, ont la haine immortelle,
« Et gardent, nourrissant leur deuil et leur souci,
« Les affreux souvenirs de là-haut, même ici!
RICHELIEU
Oui, j'ai pensé toujours, avant l'heure où nous sommes,
Que les femmes partout valent mieux que les hommes.
ISAURE
L'éloge est trop flatteur et presque un peu banal,
Et vous voilà trop bon, Monsieur le cardinal!
120 ŒUVRES COMPLETES
RICHELIEU
Je comprends! Mais c'est un des charmes de la femme
De glisser sous des fleurs une fine épigramme.
ISAURE
Ce sera la dernière, et dans cet entretien
Personne ne sera vaincu.
RICHELIEU
Je le veux bien.
ISAURE
Me voilà rassurée alors, et je commence.
J'ai deux noms, Monseigneur.
RICHELIEU
Le premier?
ISAURE
C'est Clémence;
RICHELIEU
Fort bien! Mais l'autre ?
CLEMENCE ISAURE ET RICHELIEU 32 1
ISAURE
Isaure.
RICHELIEU
Un nom illustre et beau,
Presque saint à changer en autel un tombeau!
Clémence Isaure, vous! Soyez trois fois bénie,
Ame mélodieuse et bienfaisant génie !
La terre dut pleurer lorsque vous apportiez
Dans le pays des morts tant de douces pitiés !
Vous seule pouviez faire avec autant de grâce
L'aumône d'un sourire à Richelieu qui passe !
ISAURE
C'est me remercier d'un ton trop solennel ;
N'allez pas me donner un orgueil éternel;
On prononce là-haut tous les ans mon éloge,
Et je crois que c'est trop, quand mon cœur s'interroge.
RICHELIEU
Non pas! Vous avez fait, je le dis entre nous,
Une œuvre glorieuse et dont j'étais jaloux :
Honorer les talents, purifier les âmes,
Activer dans l'esprit toutes les nobles flammes,
322 ŒUVRES COMPLÈTE?
Le beau, le grand, le vrai! Vous eûtes ce pouvoir,
Dame des cours d'amour, reine du Gai-Savoir ;
Si la postérité hautement vous honore,
Elle fait bien ! Pour vous j'aurais fait plus encore
Si vous aviez vécu de mon temps...
ISAURE
Croyez-vous }
Vous disiez tout à l'heure avoir été jaloux !
Qui sait si Richelieu, dans ma modeste sphère,
N'eût pas encor trouvé quelque conquête à faire?
Parlons donc de ce qui chez les morts vous émeut,
Parlons-en librement, et gaiement, s'il se peut.
Je trouve qu'on vous fait une fâcheuse guerre :
Cinq-Mars es.t un brouillon, et je ne l'aime guère ;
Quant à Monsieur de Thou, j'espérais mieux de lui.
RICHELIEU
Non! ces robins toujours m'ont donné grand ennui!
ISAURE
Montmorency lui-même est entré dans la ligue...
RICHELIEU
Un héros, instrument et jouet d'une intrigue,
Qui dans sa trahison garda du moins l'honneur.
Je lui pardonne.
CLÉMENCE ISAURE ET RICHELIEU 323
ISAURE
Hélas! un peu tard, Monseigneur I
Mais n'importe, ils ont tort...
RICHELIEU
Ils ont raison peut-être.
Je fus bon serviteur du roi, mais rude maître
Pour ses sujets...
ISAURE
Ici Louis-Onze pourtant
Vous excuse...
RICHELIEU
Eh ! sans doute : il en a fait autant I
On s'aperçoit — trop tard, vous le disiez vous-même —
Que la clémence était l'habileté suprême,
Et qu'à faire le bien on aurait réussi
Sans toutes ces rigueurs dont il est obscurci;
L'histoire me serait d'éloges moins jalouse
Si je n'avais dressé l'échafaud de Toulouse,
Et vous comprenez bien ce remords trop puissant,
Vous qui semiez des fleurs où j'ai versé le sang!
724 ŒUVRES COMPLETES
ISAURE
Il est vrai, Monseigneur. Mais il faut qu'on oublie;
La mort est le pardon de l'humaine folie :
Elle confond le juge avec le condamné ;
Pardonnez, Monseigneur, et soyez pardonné !
J'amnistie à mon tour, juge en ma propre cause,
Ceux qui me font parler en vers ainsi qu'en prose,
Et je n'en voudrais point, soyez-en convaincu,
Même à ceux qui diraient que je n'ai pas vécu !
RICHELIEU
Pour que vous me parliez de cette voix amie,
Là-haut qu'ai-je donc fait de bien ?
ISAURE
L'Académie.
J'en fis une avant vous, cardinal Richelieu,
Et même je pourrais vous en vouloir un peu !
Non; la chose par moi sera mieux regardée :
Quand on prend La Rochelle on peut prendre une idée!
Vous avez pris la mienne et vous avez bien fait :
Double étant le labeur, double sera l'effet;
Notre rivalité, je le crois, sera bonne :
La jeune Académie et la vieille Sorbonne
CLÉMENCE ISAURE ET RICHELIEU 32$
Sont à vous; si mes fleurs me restent, c'est assez,
Et mes arbres diront aux vôtres : « Grandissez! »
Ils sont déjà très grands, et je m'en émerveille ;
Mais vous avez eu tort de molester Corneille ;
Il vous pardonnerait, je vous pardonne donc.
Vous, pour mieux mériter cet illustre pardon,
Venez bientôt nous lire ici votre Mirante.
RICHELIEU
Non pas! mais le Cinna de Corneille, Madame !
19
KiSSâH
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jK^k Xj
XX
POUR LES INONDES DE MURCIE
u secours ! — Ton nom ? — La souffrance.
— J'accours. — Ton nom à toi ? — La France.
ACADEMICA
LA GUERRE D'ORIENT
COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
(1858!
l dormait. L'empereur dormait. Avec orgueil
La grande ville avait reçu le grand cercueil ;
Le conquérant, enfin, avait conquis sa tombe,
Un caveau qu'on croirait creusé par une bombe,
Un dôme sur lequel en longues flèches d'or
Le soleil d'Austerlitz semble briller encor !
Il dormait, le héros des luttes olympiques,
Le soldat du destin! — Les vétérans épiques,
Qu'il soulevait jadis à l'appel de leurs noms,
Sommeillaient au soleil près de leurs vieux canons,
Et, lorsque ces gardiens des bronzes centenaires
Allumaient sur Paris leurs foudres débonnaires
332 ŒUVRES COMPLÈTES
Pour célébrer la gloire ou la chute des rois,
L'Empereur restait sourd à ces tonnantes voix;
Car, pour le réveiller, ce maître des batailles,
Le salpêtre, du bronze ébranlant les entrailles,
Ne suffit pas : il faut qu'après le sombre éclair,
Le boulet, qui tuera, siffle en refoulant l'air!
Quand un lion captif, que le plus faible brave,
Ne voyant plus trembler, comprend qu'il est esclave,
Il se couche, gardant dans ses yeux presque éteints
L'ombre vague des cieux et des déserts lointains,
Sa crinière s'abat sur son flanc qui s'apaise;
Il sent sur son front vaste une douceur qui pèse ;
Le repos l'envahit lentement, il s'endort...
Tel est Napoléon, prisonnier de la mort.
Le sommeil te tient sous son voile,
Lui qui s'enfuyait à ta voix
Quand tu comtemplais ton étoile
Dans tes grandes nuits d'auh-efois;
Sommeil hostile à la victoire,
Qui jamais sur toi ne tombait,
Qu'avait pour toi tué la gloire
Comme le crime pour Macbeth (i).
(i) Macbeth doth murther sleep. (Macbeth, act. n, se. 3.)
LA GUERRE D ORIENT 333
Le sommeil a pris sa revanche,
Sire, et sur ton front frémissant
Tombe, comme sur une branche,
Le soir, un corbeau qui descend.
L'empereur est couché sous ses voûtes paisibles;
Près de lui deux esprits, à la foule invisibles.
Comme autrefois ses jours, se disputant sa mort,
D'un regard de défi se mesurent encor :
C'est l'ange de la paix, c'est l'ange de la guerre;
L'un, puissant, dédaigneux, plus grand pour le vulgaire,
L'autre, doux, souriant, pour les sages plus beau,
Courtisent ce cadavre et flattent ce tombeau !
L ANGE DE LA GUERRE
Réveille-toi, César! Empereur! Capitaine!
Triomphateur du Nil, dominateur du Rhin !
Amant brusque et chéri de la gloire hautaine
Qui se pâmait au son de tes clairons d'airain !
Despote étrange en qui Dieu mit un tel empire
Que, du vin de ta gloire un grand peuple enivré
Fit de sa liberté le prix de ton sourire
Et n'a jamais absous ceux qui l'ont délivré;
19.
'334 ŒUVRES COMPLÈTE:
Réveille-toi : ton aigle a repeuplé son aire!
Réveille-toi : le monde est las de son repos !
Réveille-toi : la nue espère le tonnerre !
Un vent, qui vient du ciel, fait frémir les drapeaux !
L ANGE DE LA PAIX
Dormez, sire! Dormez encore !
Géant, ne te soulève pas !
La France serait trop sonore
Si tu la troublais d'un seul pas !
Sa gloire grandirait, sans doute :
Mais, sa gloire, elle la redoute ;
Laisse-la marcher dans la route
Où l'attendent d'autres destins ;
Elle travaille pour le monde,
Demandant à la paix féconde
La lumière dont elle inonde
Les horizons les plus lointains !
Quand Paris fit tes funérailles,
J'eus ma part dans ce jour si beau ;
L'ange sinistre des batailles
N'est plus seul près de ton tombeau.
0 conquérant! reste paisible;
Archer à la flèche invincible,
Ne prend plus l'Europe pour cible
De tes coups durs et triomphants !
LA GUERRE D ORIENT 335
Les Français, magnanime race,
Voleraient encor sur ta trace ;
Mais songe aux mères : fais-leur grâce
Du triomphe de leurs enfants!
L'archange parle ainsi, l'archange auguste et calme,
Inclinant au chevet de l'Empereur sa palme,
Comme un fils méconnu, quoique fidèle ami,
Qui parle avec tendresse à son père endormi.
Mais soudain le héros, qu'au sommeil il invite,
Se dresse au bruit lointain d'un boulet moscovite.
Napoléon parcourt le monde en un clin d'œil ;
Il voit tout, nations libres, peuples en deuil,
Empires chancelants et jeunes monarchies;
Il entend l'hosanna des races affranchies,
Il mesure les pas qu'a faits l'humanité
Dans le chemin du droit et de la vérité ;
Sur la France, longtemps, son regard se promène,
Comme un maître inquiet retrouvant son domaine;
II contemple, étonné, nos progrès, nos combats,
Peuple de citoyens et peuple de soldats ;
Il admire l'élan des bataillons que règle
L'ordre d'un Bonaparte et que domine l'aigle,
Et ces soldats d'Afrique aux regards pleins d'éclairs
Qui firent des chemins pour vaincre les déserts,
Et leurs chefs qu'on dirait formés à son école,
Et les drapeaux d'Isly, dignes de ceux d'Arcole!
336 ŒUVRES COMPLÈTES
De l'examen guerrier l'Empereur satisfait
Comprend ce qu'ils feront d'après ce qu'ils ont fait!
« Guerre ! guerre! soldats, voici la guerre immense !
" Nos jours sont revenus, le siècle recommence ;
« Dans l'âme de vos chefs mon âme passera,
« C'est le vieil Empereur qui vous commandera!
« Vous, Anglais, conviés à la fête des braves,
« Rangez vos Écossais auprès de mes zouaves;
« Nous ne nous souviendrons, dans un commun élan,
« Du jour de Waterloo que le jour d'Inkermann ! »
La voix de l'Empereur retentit, et la France,
Toujours prête à payer sa gloire en espérance,
A celui qui du Tzar relève les défis
Ne marchande ni l'or, ni le sang de ses fils.
« D'abord, sur les deux bras de l'empire athlétique
« Jetons-nous : saisissons l'Euxin et la Baltique.
« Parseval, Baraguey t'aidant de ses faisceaux,
« Tu prendras Bomarsund au vol de tes vaisseaux !
« Sous les murs de Cronstad, impitoyables gardes,
« Sentinelles de fer, va placer tes bombardes;
« Ne perds pas du regard cette île de granit,
« Oblige l'aigle russe à rester dans son nid,
« Ta menace lui rend inutile une armée.
« C'est bien, je suis content. Maintenant, en Crimée ! »
Deux cent mille soldats partent comme l'éclair
Dans les wagons bruyants, sur deux sillons de fer;
LA GUERRE D'ORIEXT 3 37
Plus de ces longs chemins, pour marcher aux frontières,
Où s'abîmaient jadis des légions entières ;
La science a tracé d'un rigide compas
Le chemin le plus court pour conduire au trépas :
Rien n'éloigne du but terrible où l'on doit tendre;
Les amants de la mort ne la font plus attendre!
L'ardent wagon les livre au steamer haletant,
Le soldat peut charger son fusil en partant ;
On dévore le temps qui dévorait naguère,
Car la paix a créé des forces pour la guerre !
Une ville apparaît aux soldats éblouis :
Mahomet! Godefroy! Tancrède ! saint Louis !
Constantinople tremble et de deuil s'enveloppe,
La mer promène encor les débris de Sinope;
Mais Dieu, dans sa justice éternelle, voulut
Au croissant par la croix infliger son salut!
L'Empereur, se dressant presque hors de sa tombe :
« Soldats, Sébastopol! Premier rempart, qu'il tombe!
« Nous marcherons bientôt plus loin, je sais jusqu'où ;
« Je connais les chemins qui mènent à Moscou !
« Voici la place. Ici, que les troupes descendent;
» Aux sommets de l'Aima les Russes vous attendent,
a Bosquet, sur ces rochers porte ta légion ;
« En avant, général ! — Cet homme est un lion! —
« Au centre, mon neveu! Saint-Arnaud, qui chancelle,
« Restera bien encore une journée en selle !
« Les Russes sont détruits. Soldats, courez, volez !
« Sébastopol n'a plus, dans ses murs désolés,
338 ŒUVRES COMPLÈTES
« Que de vains défenseurs dont la terreur est l'hôte ;
« Vous hésitez ! — Retard d'un jour. C'est une faute. »
Et l'Empereur se tait et regarde. — A présent,
Ce n'est plus la bataille au choc électrisant;
C'est le siège: il faut vaincre un mur ! C'est la tranchée
Où la mort vient obscure, invisible, cachée,
Où la boue et le sang montent jusqu'aux genoux ;
Ce sont les éléments déchaînés contre nous;
C'est l'immobilité sous la neige qui glace,
C'est la pluie énervante et la bise qui lasse,
C'est le brouillard qui rend éternelles les nuits,
Ce sont les durs repos et les mortels ennuis,
C'est le fusil qui pèse aux doigts couverts de givre,
Le soldat chancelant comme s'il était ivre;
C'est la victoire lente et le succès lointain,
Et la vague terreur des retours du destin !
Onze mois sont passés de cette grande lutte.
Sébastopol n'est plus, superbe dans sa chute.
Qu'un tombeau meurtrier d*où s'échappe la mort,
Qu'il faut rendre muet par un suprême effort.
« Soldats, dit l'Empereur, debout! la brèche est prête. »
Deux cent mille héros pour cette horrible fête
Se lèvent, Pélissier, Canrobert, Mac-Mahon,
Chaque homme a devant lui la gueule d'un canon,
LA GUERRE D ORIENT 339
N'importe! En vain sous eux se dérobe la terre,
Sur ces tours, sur ces murs, sur ce vivant cratère,
Sur ces feux souterrains qui déchirent le sol,
Nos soldats monteront. — A nous Sébastopol !
Et l'Europe applaudit, et la France en délire
Bat des mains : le vaincu lui-même nous admire,
Et le grand Empereur, dont l'âme était dans tous,
S'écrie encor : « Soldats ! je suis content de vous ! »
l'ange de la guerre
Triomphe! La mort tient sa proie,
Et les flammes montent toujours,
La mer s'ouvre, folle de joie,
Au vaste écroulement des tours!
Toute une ville dans la nue !
C'est une tempête inconnue
Qui de la terre monte aux deux !
Tout est ruine, amas, décombres,
Vingt navires dans les flots sombres
S'engloutissent silencieux !
Durant la paix, les peuples rampent
Dans le luxe et la vanité ;
C'est dans le feu que se retrempent
Les forces de l'humanité !
L'Océan, fécond en naufrages,
Que serait-il sans les orages?
34° ŒUVRES COMPLÈTES
Un lac croupissant en repos ;
Peuples fouettés du vent du glaive,
Sans la guerre qui vous soulève,
Que seriez-vous? De vils troupeaux.
Aux armes donc! Toujours ! Encore !
Quelque grand peuple doit surgir:
Au nord, au couchant, à l'aurore,
Les clairons français vont mugir !
Vous, maître, Empereur! capitaine
Présent à la guerre lointaine,
Mais invisible au combattant,
Ne vous rendormez pas ! L'empire
Est à ceux que votre âme inspire :
Dieu le veut, et le monde attend î
L ANGE DE LA PAIX
Sire, rendormez-vous! Oui, la France est en fête,
La lutte fut terrible et le triomphe est beau,
Mais le temps est passé des guerres de conquête;
Sire, rendormez-vous dans la paix du tombeau!
L'aube des temps nouveaux annoncés par les sages
Se lève ; le passé n'est plus une prison ;
L'humanité, sortant des périlleux passages,
Cherche un monde inconnu vers le libre horizon;
LA GUERRE D ORIENT 34 1
La victoire acharnée est une barbarie,
L'implacable se calme et les forts sont meilleurs ;
Comme il n'est qu'un soleil il n'est qu'une patrie ;
Et les seuls conquérants, ce sont les travailleurs ;
Dieu met dans tous les cœurs une sainte espérance
De résoudre bientôt le problème éternel :
Pour dompter la misère et vaincre l'ignorance
De toute part commence un effort fraternel ;
Quand un ambitieux croit pour lui l'heure bonne,
Une imprécation formidable l'atteint;
Si c'est un roi, l'on met à l'encan sa couronne !
Si c'est un peuple, Dieu de son souffle l'éteint !
Quelquefois au vaincu la défaite est meilleure :
Il ne s'acharne pas sur son rêve détruit,
A l'horloge du siècle il entend sonner l'heure
Et se hâte, craignant de rester dans la nuit ;
Hier, quand l'Angleterre et la France unanimes
Unirent leurs drapeaux ennemis si longtemps,
Le monde s'enivra de ces horreurs sublimes,
Un juste orgueil gonflait le cœur des combattants;
Mais, ces rivaux de gloire, ils faisaient mieux encore
Du progrès aux vaincus ils ouvraient les chemins;
Aux champs de la Tauride, aux rives du Bosphore,
Un phare fut dressé... Soldats, c'est par vos mains!
342 ŒUVRES COMPLETES
Ce phare étincelant, dont la flamme est mobile
Pour éclairer la terre et les flots tour à tour,
Qu'il brille pour le Turc, le Russe ou le Kabyle,
S'appelle liberté, progrès, concorde, amour!
Déjà, déjà je vois la vieille Moscovie
Tressaillir dans son ombre à ses rayons nouveaux;
Aux vainqueurs ce n'est pas leur gloire qu'elle envie,
Ce sont leurs lois, leurs mœurs, leurs vertus, leurs
[travaux;]
Non, Dieu ne permet plus qu'un féroce caprice
Fasse de l'univers un immense abattoir;
Le glaive est maintenant dans la main de justice,
A qui disait: mon droit! Dieu répond: ton devoir!
II
L'ISTHME DE SUEZ
COURONNE PAR L ACADEMIE FRANÇAISE, 29 AOUT il
LE KHALIFE DU HUITIEME SIECLE
e khalife Al-Mansour marche, inclinant la tète (i),
Dans son palais d'Egypte ; il va, revient, s'arrête ;
Par moments'un éclair dans ses yeux durs et froids
S'allume... Mais d'où vient qu'il pâlit quelquefois?
Il est jeune, sa main porte le double glaive :
Il est Émir, Iman! Il peut tout ce qu'il rêve;
Où sont-ils ses rivaux, leurs soldats et leurs tours?
Demandez à la mer, aux sables, aux vautours!
1 Sur Al-Mansour, voir Marigny, Histoire des Arabes,
tom. III.
344 ŒUVRES COMPLETES
Il renverse, il relève, il brise, il crée, il fonde,
Il pèse tout entier sur chaque point du inonde!
Bornant sa joie à voir les peuples endormis,
Il triomphe en lui-même, il règne sans amis,
Et son impitoyable et longue ingratitude
Autour de sa grandeur a fait la solitude!
Ce silence lui plaît, rien dont il soit troublé...
Regardez, cependant : le despote a tremblé!
Il tremble : le réveil des nations commence,
Et Thaleb, un rebelle, arme une flotte immense,
Le canal, que la main des rois égyptiens
Creusa jusqu'à Colzum, depuis les temps anciens,
Par la mer Erythrée unissant les deux mondes,
Conduit dans le désert le Nil aux eaux fécondes (i);
Deux vaisseaux, sans remplir son lit large et profond,
A la rame, à la voile, y vogueraient de front 12);
Toute une flotte enfin peut, en un jour néfaste,
Partant de Patumos, aborder à Bubaste.
Le Khalife le sait, et, plus près du péril,
Croit toujours voir Thaleb remonter jusqu'au Nil!
(1) Le canal des anciens unissait indirectement la mer
Rouge (Erythrée à la Méditerranée; il commençait à Bubaste,
empruntait l'eau du Nil, et de là se dirigeait vers la mer Rouge,
où il se jetait, à Patumos, dans le golfe de Colzum.
(2) Hérodote.
L ISTHME DE SUEZ 345
Que faire? les terreurs l'assiègent sans relâche :
Ce fourbe, ce cruel, ce superbe, est un lâche!
— « Oh! soyez maudits tous, crie alors le tyran,
Soyez maudits Nécos, Ptolémée et Trajan,
Dont l'art funeste, aux flots ménageant ce passage.
Dérangea dans ses plans la nature plus sage!
Vous ne saviez donc point, par l'orgueil égarés,
Que l'on domine mieux des peuples séparés;
Que les sables, les monts, l'espace, le silence,
Nous servent de remparts contre leur insolence,
Et que vous désarmiez les princes à venir,
Rois paternels, rois fous qu'on s'obstine à bénir !
Il dit, mais l'impuissance est au fond de sa rage;
Et tous ses conseillers, faible et vif entourage,
N'ont pas même un avis utile ou hasardeux,
Quand un vieillard, un Juif, s'avance au milieu d'eux :
— « Maître, si les récits qu'on m'a faits sont fidèles,
Tu crains que le canal ne profite aux rebelles?
— Oui, j'aurais dû, pensant qu'il me serait fatal,
M'en emparer. »
— a Fais mieux! supprime le canal (i)!
— J'y songeais! Mais comment? — Moi je le sais : la
Du canal, c'est le Nil détourné dans sa course; [source]
(1) Le khalife Al-Mansour, en effet, fit combler le canal de
Suez, en 775, pour empêcher Thaleb d'attaquer l'Egypte et
de recevoir des secours d'hommes et de vivres. Voir Makrysy,
Commentaires sur l'Egypte.)
346 ŒUVRES COMPLÈTES
Du travail des anciens j'ai surpris le secret ;
J'ai retrouvé leurs plans; ordonne! Je suis prêt,
Et, pour aider le fleuve â servir ta querelle,
Je lui rendrai bientôt sa pente naturelle. »
Le Khalife, étonné mais joyeux, acceptait;
Sa promesse, bientôt le Juif l'exécutait...
L'eau du canal décrut le long des quais superbes,
Le courant vers la mer coucha les hautes herbes;
Puis la vase parut, et bientôt l'on put voir
Ce qui reste d'un fleuve : un lit fétide et noirl
Le sable, désormais, reprenant son domaine,
Va lentement couvrir cette grande œuvre humaine.
Le Juif revient alors, se croyant en faveur;
Al-Mansour, cependant, plus sombre et plus rêveur,
Se dit : « Par Mahomet! ce Juif est bien habile,
« Mais l'âme d'un tel homme est vénale et mobile,
« Mes ennemis pourraient l'acheter à leur tour, t
C'est pourquoi, rassuré désormais, Al-Mansour,
Lorsque vint le savant présenter sa requête,
Après l'avoir payé, lui fit trancher la tête.
II
le vice-roi d'égypte
Le désert! L'horizon d'une morne rougeur,
Prison sans murs qui marche avec le voyageur!
L ISTHME DE SUEZ 347
Point d'arbres, un sol noir, quelque vautour qui plane,
L'hyène qui, de loin, guette la caravane,
Et parfois le simoun, horrible et furieux,
Soulevant l'océan des sables jusqu'aux cieux !
Ces deux hommes qui vont dans cette solitude,
Quels sont-ils? — L'un est jeune -et de noble attitude,
Sérieux, attentif comme son compagnon;
II gouverne l'Egypte, et Saïd est son nom.
L'autre, dont le regard fouille ces vastes grèves,
A gardé sur son front la pâleur des longs rêves;
On sent qu'il est de ceux qui ne reculent pas,
Qui marchent à leur but sans dévier d'un pas,
Qu'un souffle inconnu pousse à leur lente victoire;
Ferdinand de Lesseps Retiens ce nom, histoire!
L« prince était pensif, et le Français lui dit :
« Les héros, les vainqueurs, que la foule applaudit,
« Sont bientôt oubliés s'ils restent inutiles;
« Les règnes vraiment beaux sont les règnes fertiles,
t Et ce siècle, surtout, pense que les meilleurs
« Et les plus grands des rois sont les rois travailleurs!
« Prince, à vous vient s'offrir la plus noble entreprise
« Que le destin réserve aux rois qu'il favorise :
" Vous pouvez relever, agrandir de vos mains,
« L'œuvre des Pharaons et l'œuvre des Romains,
348 ŒUVRES COMPLÈTES
Fertiliser ces lieux que le sable dévore,
Et d'un désert brûlant faire un autre Bosphore (1)!
Par de nouveaux chemins, facilement ouverts - .
Vous pouvez, rapprochant tant de peuples divers
Qu'à la loi du progrès la distance dérobe,
Raccourcir de moitié !a ceinture du globe (31!
Les vaisseaux, qui cherchaient sur l'immense Océan
Ou la jeune Australie ou le vieil Hindoustan,
Achevant, grâce à vous, de moins rudes conquêtes,
N'iront plus se briser sur le cap des Tempêtes;
[breux]
Comme de grands oiseaux près du bord plus nom-
lis voleront en foule à l'Isthme ouvert pour eux,
Et le vent du désert, roi dont le règne expire,
Les poussera lui-même à travers son empire 1
Ce rêve, qui par vous doit avoir son effet,
Liebnitz, Louis le Grand, Napoléon l'ont fait (4);
(1) Sur les deux bords du canal à une grande distance, on
créera de vastes établissements agricoles.
(2) Les travaux n'offrent aucune difficulté sérieuse à l'art
moderne.
(3) Par le percement de l'isthme, la route des Indes, de la
Chine et de l'Australie sera abrégée de 3,000 lieues en
moyenne.
(4) Sur l'ordre de Louis XIV, Leibnitz écrivit un Mémoire
concluant au percement de l'isthme ; des négociations furent
entamées à Constantinople, mais l'influence anglaise les fit
échouer. On sait que, pendant l'expédition d'Egypte, Napoléon
s'occupa très activement du même projet repris plus tard par
les Saint-Simoniens.
l'isthme de suez 349
« A vous de l'accomplir, Altesse! L'heure est bonne,
« La science, aujourd'hui, n'a plus rien qui l'étonné;
« Elle a le feu, les vents et les flots pour sujets! »
Le Prince, à ce discours, répondit : « J'y songeais! »
III
AUJOURD HLT ET DEMAIN
Au travail! Au travail! Et qu'avant six années
Se rencontrent ici les deux mers étonnées (i) !
— D'où viens-tu? dit un flot heurtant un flot nouveau.
— Moi, je viens de Suez. — Moi, je viens de Péluse.
Et, sans qu'il soit besoin de levée ou d'écluse,
lis fraterniseront sous le même niveau !
Au travail! — Apportez les sondes et les dragues;
Ici, que le chenal se creuse sous les vagues (2);
(1) La mer Rouge, dont le niveau est un peu plus élevé, en-
trera dans le canal à Suez et ira rejoindre la Méditerranée
près de Péluse.
(2) On construira à Péluse un chenal qui avancera de
6,000 mètres dans la mer, avec double jetée.
3 50 ŒUVRES COMPLÈTES
Qu'une double jetée en protège le cours,
Et que le léger brick ou le steamer immense,
Quand les vents rugiront sur les flots en démence,
De ces deux bras ouverts trouvent l'heureux secours!
Au travail ! Au travail! — Que le golfe Arabique
Roule ses flots soumis dans le désert Libyque;
Que le lac desséché se remplisse soudain (i),
Que les berges, les quais, sur les sables s'allongent;
Que les hauts murs des docks dans l'eau profonde
[plongent],
Que l'Isthme aride et nu redevienne un jardin (2)!
Au travail! — Ouvriers que notre France envoie,
Tracez, pour l'univers, cette nouvelle voie!
Vos pères, les héros, sont venus jusqu'ici;
Soyez fermes comme eux et comme eux intrépides,
Comme eux vous combattez aux pieds des Pyramides,
Et les quatre mille ans vous contemplent aussi!
1 Le lac Timsah, les lacs Amers, qui deviendront des
ports intérieurs.
(2) Une partie du désert que traversera le canal est la terre
de Gessen dont parle la Bible, la terre des pâturages ; on
lui rendra ce nom.
L ISTHME DE SUEZ 3) 1
*
Oui, c'est pour l'univers! pour l'Asie et l'Europe,
Pour ces climats lointains que la nuit enveloppe,
Pour le Chinois perfide et l'Indien demi-nu ;
Pour les peuples heureux, libres, humains et braves;
Pour les peuples méchants, pour les peuples esclaves,
Pour ceux à qui le Christ est encore inconnu !
De combien s'accroîtront les richesses du monde?
A ce froid intérêt qu'un froid calcul réponde!
Vers un plus noble but, sages, tournez les yeux ;
Consacrons nos efforts, en chrétiens que nous sommes,
Pour les rendre meilleurs, à rapprocher les hommes;
Les enrichir, c'est bien; les éclairer, c'est mieux!
*
D'un essor plus rapide animant le commerce,
Les vaisseaux du Japon, de l'Inde, de la Perse,
Dans nos ports agrandis mêleront leurs agrès...
Mais ils pourront surtout, jusqu'au bout de la terre,
Remporter, oubliant la haine héréditaire,
Notre richesse à nous : l'amour saint du progrès !
3)2 ŒUVRES COMPLETES
IV
Courage donc! Et gloire à l'œuvre commencée!
La paix, comme la guerre, aura ses bataillons;
Béni soit le travail où germe une pensée !
Béni l'outil qui creuse au bon grain des sillons!
0 peuples, liguez-vous pour cette œuvre féconde !
Angleterre inquiète, applaudis à ton tour!
Et portons à l'envi jusqu'aux confins du monde
La justice, la paix, la vérité, l'amour!
Hélas! gardons aussi tous ces biens pour nous-mêmes
La moisson de vertus n'est pas faite chez nous,
L'Europe assiste ou marche à des crises suprêmes;
Seigneur, Seigneur! dit-elle, où me conduisez-vous
C'est au progrès que Dieu nous mène,
Mais par de biens rudes chemins!
L'orgueilleuse industrie humaine
S'épuise à mieux armer nos mains;
l'isthme de SUEZ 3 5'
Et le savant dont le génie
Devrait, dans sa marche bénie,
Se répandre comme un parfum,
— Servant nos rêves sanguinaires,
Offre à l'homme un choix de tonnerres,
Quand Dieu pour Dieu n'en a fait qu'un !
Les grands vaisseaux, au sein des ombres,
Jetant de sinistres rougeurs,
S'avancent vers les villes sombres
Comme des volcans voyageurs ;
Sous les bombes, horrible averse,
Le mur de granit se renverse,
La casemate va ployer. . .
Europe, Europe, sois moins fière !
Porte aux barbares la lumière,
.Mais sois-en l'immortel foyer !
Ouvrons ces mers, perçons cet isthme,
Bordons ce désert de palais :
Les peuples que le fanatisme
Tient sous le joug, délivrons-les!...
Mais délivrons d'abord nos âmes !
S'il est là-bas des dieux infâmes
Dont on adore les autels,
Nous avons aussi nos idoles :
Les dieux moqueurs, les dieux frivoles,
Les dieux impurs, les dieux cruels;
20.
354
ŒUVRES COMPLETES
Renversons-les ! N'ayons de temples
Que pour le Maître juste et doux,
Et portons surtout nos exemples
Aux peuples rapprochés par nous!
Sur chaque monde où l'on aborde,
Chantons l'hymne de la concorde,
De la liberté, de la foi,
Et sur ces chemins magnifiques,
Faits pour tes luttes pacifiques,
Mortel, que Dieu passe avant toi !
III
LA FRANCE DANS L'EXTREME-ORIENT
COURONNÉ PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE
LE 25 JUILLET lSÔO
De la lumière ! De la lumière !
Encore plus de lumière !
(Dernières paroles de Gœthe.)
'est l'empire des fleurs! le merveilleux empire
Où les savants sont rois, où les sages sont dieux,
Où l'amour des beaux-arts est dans l'air qu'on respire,
Où le luth aux clous d'or est plus mélodieux;
Ainsi qu'une foret que la nuit enveloppe,
Son histoire se perd dans les siècles lointains;
Quand l'avenir s'ouvrait à peine pour l'Europe,
Il semblait que la Chine eût rempli ses destins;
3)0 ŒUVRES COMPLETES
Ruche immense, toujours active et toujours pleine,
Peuple qui du travail aimait les douces lois,
Dans les cieux miroitaient ses tours de porcelaine
Au temps où nos aïeux erraient au fond des bois;
A l'heure où vous traîniez les lourdes catapultes,
Légions de César, phalanges d'Annibal,
Trouvant sa flèche lente à venger ses insultes
Un Tartare donnait au tonnerre un rival;
Longtemps, en tout, ce peuple a devancé les autres :
La boussole guidait ses voiles de bambous,
Ses poètes chantaient, rêvaient avant les nôtres,
Il eut son Gutenberg, son Socrate avant nous;
Il connut, écoutant ses lettrés et ses prêtres,
La sagesse riante et l'utile raison :
Il faisait remonter la noblesse aux ancêtres
El la gloire d'un homme à toute sa maison ;
Quand un héros, après les sanglantes mêlées,
Rentrait vainqueur, c'est toi, Pitié, qui triomphais!...
Lui, sur ses vêtements, sur ses armes voilées,
Portait le deuil des morts que sa gloire avait faits (i).
(i) Voir dans la Revue des Deux Mondes, du 15 août 1842,
l'article de M. Ampère sur la religion du Tao.
LA FRANCE DANS L EXTREME-ORIENT }S7
Ainsi de son pouvoir étendant la limite
Des rives de l'Oxus aux rives de l'Amour,
Dominant le Japon et l'empire annamite,
Le Fils du ciel marchait plus puissant chaque jour.
Et maintenant d'où vient que ce colosse tombe?
Quelle invisible main a frappé le puissant!
Pourquoi se couche-t-il tout vivant dans la tombe?
Et d'où vient que sur lui déjà l'ombre descend?
C'est qu'il a redouti de plus longues épreuves,
C'est que, fermé d'avance aux peuples qui viendront,
Comme ferait la mer en repoussant les fleuves,
Dans son immensité lui-même il se corrompt !
C'est qu'il est immobile et qu'il est solitaire !
C'est qu'il ne veut avoir ni frère ni témoin ;
C'est qu'il a dédaigné, croyant qu'on la fait taire,
La voix d'en haut qui dit à l'homme : «Va plus loin!»
Va plus loin! Que rien ne t'arrête,
Pas même la prospérité !
A chaque jour que Dieu te prête,
Va plus loin dans la vérité!
Va plus avant dans la justice,
Combats l'erreur, dompte le vice,
;5'S ŒUVRES COMPLÈTES
Enseigne ce que Dieu t'apprit, .
Ose ! compare ! juge ! invente !
Et partout, d'une âme fervente,
Propage la loi de l'esprit!
« Non! non ! — ont répondu d'une voix affaiblie
Empereurs, mandarins, peuple, bonzes, soldats, —
Notre moisson est faite et notre œuvre accomplie,
Le jour tombe et nous sommes las ;
«.Il est doux de dormir sur les jonques, de suivre
Le cours du fleuve Bleu mollement agité;
De chauffer lentement sur les planches de cuivre
La feuille odorante du thé (i);
« Il est doux de rêver dans les fraiches pagodes,
De se créer des dieux qui ne défendent rien,
Et de lire des vers en quatre périodes (2)
Coupés selon le rythme ancien;
« Il est doux de penser qu'à travers un nuage
L'âme de l'homme passe ainsi qu'un astre errant,
De ne rien regretter de l'éternel voyage
Et de ne rien craindre en mourant!
(1) Voir Revue des Deux Mondes du Ier janvier 1860, l'ar
ticle de M. Payen sur le thé.
(2) Voir sur les quatre périodes nécessaires dans toute pièct
de vers la préface des Poésies de l'époque Thangh, traduites
par M. d'Hervey de Saint-Denys.
LA FRANCE DANS L'EXTRÊME-ORIENT ^59
Que nous importent donc les conquêtes humaines ?
Rien ne change, et tout meurt ; l'homme à l'homme est
[pareil;]
la vie est un songe, à quoi bon tant de peines ? (i)
Après le plaisir le sommeil ! »
Tu ne dormiras pas encore,
O peuple! Ce n'est pas la nuit,
Ce n'est que la fin de l'aurore,
Et le vrai jour à peine luit .
En vain ta coupable paresse,
Pour qu'à jamais il disparaisse,
Au soleil prodigue ses vœux;
En vain tu fermes la paupière,
Dieu te condamne à la lumière
Et te dit : « Debout! je le veux ! »
S'il est des peuples qui sommeillent
Parqués comme de grands troupeaux,
11 est d'autres peuples qui veillent
Et que tourmente le repos;
Un souffle incessant les soulève,
Ils portent la croix ou le glaive,
1) Si la vie n'est qu'un songe, pourquoi tourmenter son
existence ? (Poésies de Li-Taï-Pé.)
360 ŒUVRES COMPLÈTES
Rien n'abat ces hardis marcheurs,
Et, quand la nuit nous environne,
L'aube éternelle les couronne
De mystérieuses blancheurs!
Peuples-soldats, peuples-apôtres,
Pionniers de tous les chemins,
Éclairant la marche des autres,
Préparant tous les lendemains !
Cette gloire est surtout la tienne,
France militaire et chrétienne
A l'œil terrible ou souriant;
C'est toi qui par Dieu fus choisie
Pour rajeunir la vieille Asie
Et pour réveiller l'Orient !
I
LE MISSIONNAIRE.
Celui qui partira le premier, c'est le prêtre !
Son courage, lui-même, il l'ignore peut-être;
On lui dit : « Pars ! » Il part, sans prendre d'autres soins ,
Son bréviaire à la main, libre, simple, tranquille,
Et les oisifs, tandis qu'il traverse la ville,
Disent en souriant : « C'est un soldat de moins! »
C'est un soldat de plus ! Qu'un faux sage le raille ;
Maisvousqu'ontvusgrandirtousnoschampsde bataille,
LA FRANCE DANS L' EXTRÊME-ORIENT 36 1
Je vous atteste ici, héros armés par nous,
Vous dont la gloire sait comprendre toute la gloire,
Répondez! N'est-ce pas que la soutane noire
Cache des cœurs vaillants à vous rendre jaloux!
L'apôtre part aussi pour des guerres lointaines,
Sans avoir comme vous les bannières hautaines,
Sans la haine enflammée étouffant tout remord,
Sans le hennissement du cheval qui s'effare
Et répond au clairon comme une autre fanfare,
Sans l'orgueil du triomphe et l'orgueil de la mort!
Il aborde à la rive où tous ses rêves tendent,
La nuit, seul et furtif, sans amis qui l'attendent;
Ce héros de la foi doit échapper aux yeux,
Se dérober sans cesse aux ennemis sans nombre,
Et fuir loin des cités où le guette dans l'ombre
Le mandarin obèse à l'œil astucieux !
Un prêtre est dans leurs mains! le tribunal s'apprête;
Le juge accourt joyeux comme pour une fête ;
La victime attendra longtemps le coup fatal,
Car le bourreau lettré veut montrer sa science,
Prouver aux yeux de tous sa longue expérience
Et mériter au moins le bouton de cristal !
Le calme du chrétien fait éclater leur rage ;
Les semelles de cuir soufflettent son visage (i),
(1) Les Chinois ont inventé cet instrument de torture.
21
362 ŒUVRES COMPLÈTES
La cangue, affreusement, charge et courbe ses reins,
Les fouets coupent sa chair que mordent les tenailles,
Les pinces et les crocs fouillent dans ses entrailles...
Et dans l'ombre il entend rire les mandarins!
Et peut-être pour nous c'est l'heure de la joie ;
De nos palais dorés la pompe se déploie ;
Et, donnant au plaisir un plaisir pour rival,
Nous passons du festin aux ivresses du bal;
Tous les fronts sont couverts d'une langueur étrange ;
Un démon guette en nous ce qui reste de l'ange I
Les femmes au sein nu, qui passent doucement,
Jettent dans tous les yeux un éblouissement,
Et sur les vases peints de Sèvres ou de Chine,
Pour respirer les fleurs, la valseuse s'incline !
II
LE COMMERÇANT
Puisque ce peuple, ô Christ, pour repousser ta loi,
Lève son bras féroce,
Il verra succéder aux hommes de la foi
Les hommes du négoce.
Ce peuple a dit longtemps : « Qu'ils appportent de l'or !
Que pour nous ils l'amassent!
Que les lingots pesants, demain, toujours, encor,
Dans nos palais s'entassent !
LA FRANCE DANS L'EXTRÊME-ORIENT 36}
« A vous le thé, la laque et les tissus légers!
Venez l'un après l'autre ;
A nous rien que de l'or! Tout l'or des étrangers !
Nous garderons le nôtre !
« Mais ne laissons jamais le Barbare aux yeux bleus (i)
Pénétrer dans nos villes,
Et brûlons sans pitié les comptoirs orgueilleux
De ces nations viles! »
Eh bien, peuple ennemi du commerce fécond,
Au commerce fatal tes portes s'ouvriront !
L'opium est entré dans tes mille provinces;
Partout, dans la pagode et le palais des princes;
Tes juges aux yeux lourds, en leur vague torpeur,
Respirent l'enivrante et stupide vapeur,
Et le guerrier lui-même avec peine soulève
Ses membres énervés par les spasmes du rêve !
Ah ! détournons les yeux d'un spectacle pareil,
Arrachons l'Orient à ce lâche sommeil,
Poursuivons, malgré lui, notre grande entreprise,
Et ses portes qu'il veut nous fermer, — qu'on les brise !
[1). On connait l'horreur du Chinois pour les yeux bleus de
l'Européen.
364 ŒUVRES COMPLÈTES
III
LE SOLDAT
Partez, puisqu'il le faut, pour ce monde inconnu,
Soldats français ; le jour de l'épée est venu !
Soldats, la cause est bonne et juste la conquête;
Avec cet étendard qui flotte à votre tête
L'esprit chrétien prend son essor;
Vous êtes, aujourd'hui comme dans un autre âge,
L'honneur, le dévoûment, la force, le courage...
Vous êtes la pensée encor!
Ta plus puissante armée, ô France, c'est ton âme!
Ce n'est pas seulement le soldat qu'on acclame
Et qui part les yeux pleins d'éclairs;
C'est l'écrivain habile à raconter nos gloires,
Le poète qui met au front de tes victoires
Le diadème de ses vers;
C'est le savant qui veille et qui cherche sans cesse;
C'est le législateur qui plie avec sagesse
Tes forces à la même loi ;
C'est l'orateur par qui s'explique ton génie,
C'est toute âme qui vibre à ta grande âme unie;
Ton armée, ô France, c'est toi !
LA FRANCE DANS L'EXTRÊME ORIENT 365
Vous avez, drapeaux de la France,
Sans vous reposer un seul jour,
Porté la crainte ou l'espérance
A tous les peuples tour à tour;
Partout, dans ce siècle homérique,
Sur le berceau de l'Amérique
Qui naissait pour la liberté,
Sur Milan, sur les Pyramides,
Sur le désert des rois Numides,
Vos plis illustres ont flotté;
Hier, l'armée aux huit bannières
Fuyait devant vous à grand bruit.
Comme rentrent dans leurs tanières
Des loups que le lion poursuit;
Le roi tartare et ses esclaves
Sont tombés et tombés en braves
Sous les feux croisé du canon;
La vaste conquête commence;
A nous de cet empire immense
Les immenses richesses... Non !
Non, nous n'apportons pas le deuil et l'esclavage
A ces peuples courbés sous un fardeau de plus;
France, tu rougirais d'un triomphe sauvage,
Ton nouveau cri de guerre est : Bonheur aux vaincus!
j66 ŒUVRES COMPLÈTES
De vos blêmes tyrans, de leurs sanglants caprices,
Nous vous délivrerons, peuples près de périr,
Et nous délivrerons vos tyrans de leurs vices :
Ceux qui souffrent, d'abord, puis ceux qui font souffrir !
Ce que nous t'apportons, sombre et muette Asie,
C'est noire foi, chez toi ravivant son flambeau.
L'esprit de liberté, la mâle poésie,
Nos sciences, un art plus puissant et plus beau.
La dignité par qui le faible se redresse,
La fermeté du cœur que la vertu défend ;
Ce que nous t'apportons, c'est l'esprit de tendresse,
Le respect de la femme et l'amour de l'enfant!
Regardez donc! Dieu se dévoile;
11 vous parle, écoutez sa voix;
Debout, peuples! Suivez l'étoile,
Comme vos Mages autrefois !
Hâtez-vous, tandis qu'elle brille!
Rentrez dans la grande famille,
Rentrez dans le meilleur chemin ;
En marche, esclaves de la veille !
Et louez Dieu qui vous réveille
Et vous délivre par nos mains!
IV
LA FIEVRE VERTE
POUR UN CANDIDAT A L ACADEMIE FRANÇAISE
JMffl llez-vous mieux, mon bon ami?
La nuit n'a pas été mauvaise?
Avez-vous quelque peu dormi?
J'en suis fort aise.
Vous êtes morne cependant
Comme un Chinois mis à la cangue :
Qu'avez-vous donc fait d'imprudent?
Voyons la langue!
Hélas! je vous dois sans façon
Faire part de ma découverte :
Vous avez, mon pauvre garçon,
La fièvre verte ;
ŒUVRES COMPLETES
Œil vitreux, angoisse, langueur,
Pouls capricant, soif dévorante;
Le thermomètre sur le cœur
Monte à quarante !
Consultez-moi donc... Plus d'orgueil,
Confrère! et pour m'ouvrir votre âme,
Installez-vous sur ce fauteuil...
Sans épigramme!
Dites d'abord au médecin
Par quelle bizarre aventure
Vous avez conçu le dessein
Qui vous torture
Vous avez bu, je le pensais,
Ayant écrit plus d'un beau livre,
A cette coupe du succès
Dont on s'enivre;
Un jour, en côtoyant le mur
De l'Institut qui nous invite,
Vous avez dit : « Le fruit est mûr,
« Cueillons-le vite! »
Vous avez cru, hâtant le pas
Et voyant la porte entr'ouverte,
Qu'une palme ne compte pas
Qui n'est pas verte !
LA FIÈVRE VERTE 369
Noble duel! Vaillant soldat!
Courage dont je m'émerveille!
Homme on s'endort, et candidat
L'on se réveille!
Allons! avant l'aube debout!
Quitte tes mœurs de patriarche;
Ici, là-bas, plus loin, partout,
En marche! en marche!
Allons! ne perds pas un moment!
Fais des visites, mon bonhomme!
Tu trouveras cela charmant,
Si l'on te nomme!
Calme ton sang impétueux,
Et pour tes juges, je t'en prie,
Sois modeste et respectueux
Sans flatterie;
Au milieu d'un embarras tel
On se trouble, on barbotte, on cherche,
Heureux encor si l'Immortel
Vous tend la perche!
C'est un brave homme, il vous la tend;
Mais trop peu de mots il dépense,
Et l'on ne sait rien en sortant
De ce qu'il pense;
21
37° ŒUVRES COMPLETES
Soudain, par une juste loi,
On se souvient, terreur suprême!
D'avoir écrit je ne sais quoi
Contre lui-même,
D'avoir déchiré ses rideaux,
Cassé ses vitres et ses tringles,
Ou même enfoncé dans son dos
Quelques épingles!
On dit alors : Quel traquenard !
Dois-je croire qu'il s'en souvienne?
Sans doute : il a l'œil du renard
Et de l'hyène!
La vérité, c'est qu'il songeait,
Tandis que nous prenions des poses,
Que Saint-Germain et le Bourget
Sont pleins de roses...
N'importe! Il faut un cœur d'airain
Pour accomplir pareille tâche,
Et qui le fait d'un front serein
N'est point un lâche!
Journaux et salons, tour à tour,
De nos vertus font le triage,
On nous épluche comme pour
Un mariage!
LA FIEVRE VERTE
371
Eh bien, malgré cela, mon cher,
Marchez, luttez, vaille que vaille ;
Il est bon de respirer l'air
De la bataille;
Si vous triomphez cette fois,
— Mais non, ce doute vous irrite —
Vous penserez : « Je ne le dois
« Qu'à mon mérite! »
Si votre rival triomphait,
Vous diriez sans baisser l'oreille :
« C'est contre moi seul qu'on a fait
Chose pareille ! »
Courage donc ! soyez nommé !
Vos rivaux et vous, restez calmes!
Le doux soleil du mois de mai
Verdit les palmes ;
Et puissé-je, moi qui souris,
Mais qu'affligerait votre perte,
En vous soignant n'avoir pas pris
La fièvre verte!
LE PERRON D'ACIER
(a l'académie française)
Ens el perron a Ais te fis-je essaier.
RïNAUD DE MûNTAUBAN.
1
ans le palais de Charlemagne,
Devant le donjon suzerain
D'où plane au loin sur la campagne
Un aigle d'or aux pieds d'airain,
Près de la superbe chapelle
Haute et blanche comme un glacier,
Était ce bloc que l'on appelle
En vieux style Perron d'acier.
Quand la guerre était annoncée
Contre Hunald ou Gaïfer,
Venaient là, visière baissée,
Les chevaliers vêtus de fer;
^74 ŒUVRES COMPLÈTES
Chacun d'eux, tirant son épée,
En frappait le perron, pour voir
Si la lame était bien trempée
Et pourrait faire son devoir:
Et toute épée, ancienne ou neuve.
Devant le juge féodal,
Était soumise à cette épreuve,
Même Joyeuse et Durandal!
Un jour Ogier brisa la sienne
Sur le bloc de telle façon
Que Roland dit : « Qu'il te souvienne
De férir ainsi le Saxon! »
Parfois un clerc, vêtu de serge,
Venait, d'un bras tremblant encor,
Essayer l'épée encor vierge
Devant les pairs aux cimiers d'or:
S'il s'arrêtait, avec ces larmes
Que le doute met dans nos yeux,
Le duc Xayme, le juge d'armes,
Disait : « Plus tard tu feras mieux;
« L'armure est haute pour ta taille,
« L'épée est lourde pour ton bras,
« Mais va sans peur à la bataille
« Et sans honte tu reviendras! »
LE PERRON D ACIER 3 7 S
II
Ainsi j'ai fait, et je m'honore,
Aidé par ce premier espoir,
D'avoir marché depuis l'aurore
Et de marcher jusques au soir.
0 vous, mes maîtres et mes juges,
Si j'ai, combattu pour ma part,
Les ennemis ou les transfuges
Du drapeau glorieux de l'art,
Si j'ai dans toutes les batailles
Suivi les bons chefs pas à pas,
Si, l'épée ayant des entailles,
Son honneur du moins n'en a pas,
Je vous le dois. — Dans ma pensée,
Jamais, depuis ce temps lointain,
L'image ne s'est effacée
De ces bonheurs de mon matin,
Et devant mes yeux, à toute heure,
Je vis, hier comme aujourd'hui,
Le Perron d'acier qui demeure
Lorsque tout passe autour de lui !
Mars 1881.
VI
LE PETIT LAC
LU PAR L'AUTEUR COMME DÉLÉGUÉ
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 189^.
e poète est rêveur, presque triste... Sa vie
Fut pourtant sans remords, sans haine, sans
La lutte dans son cœur n'a laissé rien d'amer; [envie;]
Il ressemble au marin, assis près de la mer,
Qui peut penser, à peine échappé du naufrage,
Que nul péril n'était plus grand que son courage.
Pourquoi donc sa tristesse? Il n'avait pas rêvé
Plus de gloire et d'honneurs que ce qu'il a trouvé;
L'ombre du soir prochain le charme; il touche à l'heure
Où le calme est plus doux, la retraite meilleure,
ŒUVRES COMPLÈTE?
Et si le tentateur, toujours prêt et subtil, [drait-il.]
Lui disait: « Que veux-tu? » — « Rien! » lui répon-
Est-ce vrai? Non hélas! Un désir le tourmente,
Nouvelle passion, invisible et dormante,
Espoir mystérieux, mais que rien ne défend,
Car il est humble et pur comme un rêve d'enfant!
Il a des champs, un parc, des platanes, des hêtres,
Un cèdre, des tilleuls, qu'ont plantés ses ancêtres,
Puis, c'est là son chagrin, tout près de sa maison,
Une vaste pelouse où jaunit le gazon;
Il jaunit chaque jour; le soleil, implacable,
Depuis trois mois entiers, de ses flèches l'accable;
Pas de source alentour, avare est l'eau du ciel,
Et la pelouse meurt sous l'azur éternel!
Tout poète d'un rien souffre, un rien le console :
La folle du logis n'est pas toujours si folle!
« L'eau manque à ma pelouse : eh bien, j'en trouverai,
Dit-il ; si je n'ai pas de sources à mon gré,
Un puits artésien remplacera la source;
Pour cela, fort gaîment, je viderai ma bourse :
Des gens très fins, ayant vingt banques à choisir,
Y perdent leur fortune avec moins de plaisir!
Quand j'aurai trouvé l'eau, car la chose est certaine,
J'arrangerai ces blocs de rochers en fontaine.
Et je ferai creuser — traçons-en le dessin —
Au milieu du gazon, un large et long bassin,
LE PETIT LAC 379
L'n petit lac, avec une île ou deux couvertes
De vigne vierge, et des collines d'herbes vertes! »
Son rêve en était là, quand parut à ses yeux
Son ami le meilleur, ou du moins le plus vieux.
Cet ami, d'un esprit narquois et peu folâtre,
Avait été longtemps directeur de théâtre;
C'est lui qui, sans pitié, mais sans nulle hauteur,
Refusa le premier drame de notre auteur.
— Oh! oh! quel oiseau noir vole par ta cervelle?
Que fais-tu là? Le plan d'une pièce nouvelle?
— Oui, monmaître. — Adieu donc! — Reste : tu recevras
Ma pièce cette fois! — Les auteurs sont ingrats!
Je connais ton talent, je t'estime, je t'aime;
Je ne t'ai pas joué, dans ton intérêt même !
J'ai refusé ton drame imprudemment offert...
Tu ne sauras jamais ce que j'en ai souffert!
Ton ancien drame? Il eût révolté l'auditoire;
Je t'ai sauvé! Voyons, raconte ton histoire. »
Le poète naïf — presque tous ils le sont,
Et s'ils ne l'étaient pas, ils vaudraient moins au fond —
Le poète naïf, sans crainte du sarcasme,
Expliqua son projet avec enthousiasme;
Il alla jusqu'au bout sans perdre son élan
Et cria : qu'en dis-tu ?
— « Mauvais plan ! mauvais plan !
Répond le directeur en secouant la tête;
Ton idée est touchante et part d'une âme honnête,
^80 ŒUVRES COMPLÈTES
Mais elle est peu pratique et coûterait trop cher :
On ne trouve pas l'eau comme le vin, mon cher!
Le terrain est trop sec, la place est mal choisie;
Enfin, tranchons le mot: c"est de la poésie!
Tu fais le jouvenceau, moi je reste barbon;
Ton gazon doit vieillir, et je trouve fort bon,
Quoiqu'en fait de couleurs j'aime que l'on soit sobre,
Qu'étant vert en avril, il soit jaune en octobre!
— C'est égal! répliqua le poète, bientôt
J'aurai mon petit lac! — Je n'en crois pas un mot;
Mais si tu réussis à trouver ta naïade,
Tout ne sera pas fait! Adieu, mon camarade;
Creuse bien! »
Il creusa, se fiant au hasard.
Le bonheur, d'habitude, aux poètes vient tard;
Mais, cette fois, il vint en se hâtant : la sonde,
Perçant sable et calcaire, entre dans l'eau profonde;
Soudain la source, gaie et vivante, jaillit,
Dans l'aride gazon cherchant déjà son lit,
Et bientôt la première hirondelle l'effleure.
Le poète, ravi, ne perdit pas une heure;
On creuse le terrain, on trace les contours
Du lac qui se remplit et s'achève en huit jours.
Le poète, plus fier qu'en un soir de Première,
Voulut mettre sa joie et son œuvre en lumière;
Il invita l'ami qui l'avait raillé tant;
Mais le bon directeur : « Je ne suis pas content!
Dit-il pour commencer, ton bassin est trop large,
LE PETIT LAC "}8l
Pas assez long surtout; ce rocher le surcharge;
L'ombre est noire à l'excès, que les arbres y font;
Lac, si tu veux; ce n'est qu'une cuvette au fond !
Enfin, il se dessine en courbes trop exactes;
C'est correct, mais c'est froid comme tes premiers
Ainsi le directeur brusquement prit congé. |actes! »]
Le poète resta seul et découragé.
On peut avec raison se plaindre, je soupçonne,
Quand on a fait un lac, qu'il ne plaise à personne!
Le poète attristé regarde vaguement
Le frais bassin qu'hier il trouvait si charmant,
Et soupire...
Il a tort! Voilà que, sur les branches
Des platanes voisins, glissent les ailes blanches
Ou noires des oiseaux qu'attire la fraîcheur,
Tourterelle, bouvreuil, pinson, martin-pêcheur.
« Est-il vrai que mon lac ne soit qu'une cuvette?
— Il ne m'en faut pas plus! » gazouille une fauvette;
Un joyeux merle ajoute en voyant l'eau grandir:
« Je siffle, mais c'est là ma façon d'applaudir! »
Un rossignol chanta : « Si tu n'as pas la gloire
D'être le rossignol, tu lui donnes à boire! »
Un cygne au ciel passait. Le poète se dit:
« Il ne descendra pas! » Le cygne descendit :
« Je suis celui qui va, fendant l'éther sonore,
Visiter les penseurs dont le monde s'honore;
Je ne dédaigne pas les humbles, et je mets
382 ŒUVRES COMPLÈTES
Une blancheur de plus sur les hautains sommets,
Puis je reprends mon vol. Toi qui sur ce rivage
Fais jaillir ce flot pur pour le cygne sauvage,
— Je m'arrête un instant dans mon chemin sacré —
N'en demande pas plus! Un jour je reviendrai. »
« Oiseaux du ciel, merci, colombes et mésanges;
Dieu donne les oiseaux à qui n'a pas les anges!
Mon labeur à présent m'est plus cher et plus doux :
En travaillant pour moi je travaillais pour vous!
Vous me devez bien peu, passereaux, hirondelles
Il est petit, mon lac; mais soyez-lui fidèles
Pour lui faire un printemps qui ne finisse pas!
Seulement, quelquefois, frères, chantez plus bas
Quand, au déclin du jour, aux heures langoureuses,
Les amoureux viendront avec les amoureuses!
Ils écouteront mieux, rayonnants et vainqueurs,
Cet autre oiseau divin qui chante dans les cœurs;
Que leur ombre en passant dans mon lac se reflète,
Et c'est un beau succès à payer le poète ! »
Il fut payé pourtant — peu d'auteurs me croiront —
Par un second succès qui fut même assez prompt ;
Au village voisin, qui sait, voit et surveille,
On parla de son lac comme d'une merveille;
On y vint : les vieillards, les jeunes femmes, puis
Les travailleurs des champs qui tiraient l'eau du puits,
Estimant que, malgré la critique revêche,
Tout réservoir est beau lorsque la source est fraîche!
LE PETIT LAC ' 583
Il était populaire à la fin de l'été,
Et l'on disait bien haut : « Nommons-le député!
Certains qui sont élus n'ont pas fait davantage ! »
Mais le prudent poète eut peur du ballotage.
On imagina mieux : autour du lac béni,
Un matin, il trouva le peuple réuni;
Jeunes filles, bouquets, chansons, discours du maire
Sans politique et sans offense à la grammaire,
Rien ne manqua! L'ami, ce directeur bourru,
A l'odeur du succès est lui-même accouru;
Il prend donc la parole, essuyant une larme :
« Mesdames et Messieurs, ce triomphe me charme;
Une part me revient dans des succès pareils;
L'auteur de cet ouvrage a suivi mes conseils!
Sa modestie en fait un poète exemplaire,
Et, puisque notre lac chez lui semble vous plaire,
Chez moi j'en veux créer un semblable demain! »
Le poète sourit et lui tendit la main
KJ^
TABLE
— A ma Fille
P H I L 0 S O P H I C A
Pages.
\. — Les deux Vieillesses 7
II. — Le Cerf 13
III. — Les Loups 19
IV. — Je n'ai pas de bonheur! 23
V. — Pour la Crèche du faubourg Saint-Antoine . . 27
VI. — Le Drame de la fenêtre 29
VII. — Pieire et Jean 35
VIII. — L'Orchestre 39
IX. — Promenade 45
X. — Les Infirmes 51
XI. — A un Envieux 55
XII. — Les Iles de Santorin 57
XIII — Le Sauveteur aveugle 63
XIV. — Le Corbillard 67
XV. — L'Abbé Favre 73
22
386 TABLE
PARIS ET LA GUERRE
I. — Pour les Canons 79
II. — Châteaudun 85
III. — Une Petite Bourgeoise 89
IV. — Les Assiégées
V. — A nos Fleuves 99
VI. — Les Amis de la France 101
VIII. — Leur Départ m
VIII. — Les Orphelins de la guerre 115
IX. — L'Aveugle de Metz 117
X. — Pour les Chrétiens et les Blessés du Tonkin . 121
XI — Le Monument de Bergerac 125
A PROPOS DRAMATIQUES
I. — La Muse de Corneille '1854) 131
IL — Le Dialogue des statues 139
III. — Anniversaire de Corneille (1871) 14^
IV. — Napoléon à Corneille . . 147
V. — Anniversaire de Racine 151
VI. — A propos d'Esther 155
VIL — Le Quinze janvier 159
VIII. — A Molière 175
IX. — La Statue d'Alexandre Dumas 170
X. — Le Monument de Ponsard i8j
XI. — Deux Théâtres reconstruits 189
XII. — Le Réveil tragique 195
XIII. — Les Deux Villes
XIV. — Les Fêtes latines 30ti
XV. — L'Université de Montpellier 209
XVI. — Le Drapeau des Étudiants 215
TABLE J07
1 ' tges •
XVII. — Les Hongrois à Paris 219
XVIII.— Centenaire du Don Juan de Mozart 223
XIX. — Le Théâtre de Morlaix 227
XX. — Pour les Victimes de Fort-de-France 231
XXI. — La Statue de Shakspearc 237
XXII. — Prologue pour un Théâtre de jeunes gens . . . 241
XXI II.— La Croix de Mounet-Sully 24J
LES CIGALIÈRES
I. — Réponse des Cigaliers à Mistral 240
II. — La Chanson des Cigaliers 253
III. — Les Cigaliers aux Félibres 255
IV . — Le Ruisseau et la Rivière 259
V. — Le banquet de la Sainte-Estelle 263
YARI A
I. — Dante 20g
II. — Paolo et Francesca 271
III. — La Chanson du fer 273
IV. — La Chanson de Berthe 277
V. — La Chanson de Gérontia 279
VI. — Résignons-nous 281
VIL — Symphonie en six-quatre 283
VIII. — Je ne suis plus si béte ! . . 285
IX. — Le Disque et le Train. 287
X. — Paul de Saint Victor 291
XL - Le Buste de Victor-Hugo 295
XII. — Au général Pittié 299
TABLE
XIII. — Mes Deux Filles 301
XIV. — Cinquantenaire de la Société des Gens de Lettres. 305
XV. — Rêve de jeune fille 309
XVI. — Paysage 311
XVII. — Léon Cladel 313
XVIII. — Chanson du Marin de Torcello 315
XIX. — Clémence Isaure et Richelieu 319
XX. — Pour les Inondés de Murcie 331
A C A D E M I C A
I. — La Guerre d'Orient 335
II. — L'Isthme de Suez 347
III. — La France dans l'Extrême-Orient 359
IV. — La Fièvre verte 371
V. — Le Perron d'acier 377
VI. — Le Petit Lac . . . • 381
Paris. — Imp. PAUL LiLPJXT (CI., 6Î de 93.5.94.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottawa
Date due
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ACC# 122C681
HEN POESIES COMP