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Full text of "Poésies : festons et astragales"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/posiesfestonseOOboui 


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LOUIS  KOl'ILHET 


POÉSIES 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 


PARIS 

LIBRAIRIE    NOUVELLE 

BOULEVARD  DES   ITALIENS,   15 

A.    BOURDILLIAT    ET     Cic,      ÉDITEURS 

La  traduction  et  la  reproduction  sont  réservées 

1859 


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XI 


CANDAULE 


J'ai  la  dans  quelque  auteur  qu'un  prince  de  Lydie, 
Candaule,  cet  époux  de  sa  femme  orgueilleux, 
Comme  elle  était,  un  soir,  par  le  somme  engourdie, 
Fit  demander  Gygès,  son  favori  joyeux  : 

Levant  le  dernier  voile,  avec  sa  main  hardie, 
Il  découvrit  un  corps  fait  pour  le  lit  des  dieux, 
Et  des  genoux  d'ivoire  à  la  gorge  arrondie 
L'étranger  promena  son  œil  luxurieux  ! 


'2  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Nous  qu'en  ses  légions  la  poésie  enrôle, 

Nous  sommes  tous  pareils  au  Lydien  Candaule; 

La  muse  nous  livra  ses  trésors  inconnus, 

Dans  des  baisers  divins  nous  avons  bu  l'ivresse, 
Mais  nous  voulons  encor,  pour  prix  de  sa  tendresse, 
Aux  Gygès  curieux  étaler  ses  flancs  nus  ! 


A  MON  AMI   A.  PI  G  N'Y 


CLAIR  DE   LUNE 


Soulevant  le  rideau  des  ombres, 
La  pâle  lune,  lentement, 
Des  fleuves  noirs  aux  forêts  sombres 
Étale  son  rayonnement, 

Et  sur  le  vert  tapis  des  mousses 
Où  la  nuit  épand  sa  fraîcheur, 
On  sent  planer  deux  choses  douces. 
La  solitude  et  la  blancheur, 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Jour  timide,  aube  solitaire 
Qui  nous  console  du  soleil; 
Baiser  pur  effleurant  la  terre 
Sans  interrompre  son  sommeil  ! 

Plus  d'oiseaux,  la  biche  est  couchée, 

Le  fiot,  à  peine,  ose  frémir  ; 
On  dirait  une  sœur  penchée 
Qui  regarde  sa  sœur  dormir  ! 

Et  si  la  brise  familière 
Écarte  les  rameaux  discrets, 
On  voit  des  gouttes  de  lumière 
Trembler  aux  feuilles  des  forêts. 

Tandis  qu'ouvrant,  au  bord  des  grèves, 
Son  noir  calice  où  dort  l'amour, 
S'épanouit  la  fleur  des  rêves, 
Qui  se  fane  quand  vient  le  jour  ! 


clair  de  LUNE 


11 


Et  pourtant,  ô  lueur,  ô  caresse,  ô  mystère, 
Sourire  étincelant  que  reflètent  les  eaux, 
Silences  argentés  de  la  nuit  solitaire 
Qui  flottez  comme  un  voile  aux  pointes  des  roseaux, 

Grâce  des  monts,  douceur  des  horizons  énormes, 
Blanc  duvet  de  colomba,  au  dos  des  mers  jeté, 
O  splendeurs!...  vous  tombez  des  régions  difformes 
D'où  le  regard  de  Dieu  s'écarte  épouvanté  ! 


G  FESTONS  ET   ASTRAGALES 

C'est  un  monde  effrayant  plein  de  visions  mornes, 
Qu'un  cratère  éternel  a  fait  rugueux  et  noir. 
Là,  des  déserts  sans  fin  suivent  des  mers  sans  bornes, 
Comme  la  lassitude.,  après  le  désespoir  ! . . . 

Aucun  pas  n'a  marqué  ces  plaines  désolées, 

Ou,  si  l'être  s'obstine  et  s'y  veut  hasarder, 

C'est  quelque  peuple  affreux  grouillant  dans  les  vallées 

Qui  nous  ferait  mourir,  rien  qu'à  nous  regarder  ! 

Comme  un  lépreux  qui  râle,  étendu  sur  sa  claie, 
La  nature  enchaînée  à  ce  sombre  univers 
Au  pied  des  monts  géants,  pleure,  et,  par  chaque  plaie, 
Va  roulant  sa  sanie  au  noir  égout  des  mers  ! 

Et  peut-être,  ô  terreur,  quand  du  haut  de  la  nue, 
La  nuit  verse  sur  nous  le  silence  et  la  paix, 
La  planète  que  ronge  une  angoisse  inconnue 
Pousse  un  long  cri  de  mort  qu'on  n'entendra  jamais  ! 


CLAIR    DE    LUNE 


III 


Le  poëte,  en  ses  mains  hardies, 
Prend  son  grand  luth,  et  de  ses  doigts 
Tombent  des  larges  mélodies 
Sur  les  sept  cordes  à  la  fois  ! 

C'est  une  musique  superbe 
Où  résonne  tout  l'univers, 
Depuis  la  chanson  du  brin  d'herbe, 
Jusqu'au  dithyrambe  des  mers. 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 

La  nature  écoute,  saisie... 

Et,  comme  un  ruisseau  de  cristal, 

Descend  la  douce  poésie 

Des  sommets  bleus  de  l'idéal, 

Tandis  qu'en  bas  de  joyeux  groupes 
Étendu?  sur  la  berge  en  fleurs, 
Boivent,  en  y  plongeant  leurs  coupes, 
L'oubli  du  monde  et  des  douleurs  ! 

Seule,  au  balcon  que  l'oiseau  frise, 
La  vierge,  sous  ses  rideaux  blancs, 
Croit  entendre,  au  loin,  dans  la  brise, 
La  sérénade  des  galants, 

Et  rêve,  avec  de  molles  poses, 
A  celai  qui,  chantant  pour  eux, 
Donne  plus  de  parfums  aux  roses 
Et  plus  d'amour  aux  amoureux  ! 


CLAIR  DE  LUNE 


IV 


Et  pourtant,  ô  tendresse,  ô  délire,  ô  cantiques, 
Hymnes  qui  du  grand  ciel  savez  faire  le  tour, 
Poëmes  qui  chantez  avec  des  voix  antiques 
L'éternelle  jeunesse  et  l'éternel  amour, 

Ballades,  secouant  le  tambourin  des  rimes, 
Strophes,  mètres  dansants,  sonnets  d'espoir  chargés, 
O  transports  !...  Vous  tombez,  malgré  vos  cris  sublimes, 
Des  cœurs  les  plus  perdus  et  les  plus  ravagés  ! 


JO  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Là  hurlent  des  désirs  qui  n'auront  pas  leur  proie, 
Là,  saignent  des  douleurs  qui  se  cachent  au  jour, 
Là,  sur  toute  croyance,  incessamment  tournoie 
Le  doute,  oiseau  des  nuits,  maigre  comme  un  vautour  ! 

Partout,  le  ciel  de  plomb,  partout,  le  sable  aride, 
Pas  une  source  fraîche,  aux  haltes  du  chemin, 
Si  Ton  y  voit  germer  quelque  oasis  timide, 
Le  simoun,  en  passant,  l'emportera  demain! 

Nul  pas  n'a  mesuré  ces  vastes  solitudes 
Dont  un  sphinx  éternel  garde  le  seuil  poudreux, 
Tandis  qu'au  fond,  dressant  leurs  mornes  attitudes, 
Les  souvenirs  muets  se  regardent  entre  eux  ! 

Et  cet  écho  charmant  d'où  tant  de  joie  émane, 
Qu'il  fait  rêver  du  ciel  les  peuples  attroupés, 
C'est  ton  grelot  qui  tinte,  ô  sombre  caravane, 
Des  désirs  haletants  et  des  espoirs  trompés!... 


A   AGEXOU    CUAD\ 


LA  TERRE  ET  LES  ÉTOILES 


Roulant  dans  la  nuit  solitaire, 
Les  astres  dirent  à  la  terre  : 
«  Où  vas-tu,  monde  audacieux  ? 
Comme  un  point  perdu  dans  l'espace. 
Ton  orbe  étroit  tremble  et  s'efface, 
Mais  toujours  on  connaît  ta  place, 
Au  bruit  que  tu  fais  dans  les  cieux! 

»  0  terre  dont  le  flanc  tressaille 
Quel  enfantement  te  travaille  ? 


\'2  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Quel  volcan  soulève  tes  mers? 
A  l'heure  des  brises  glacées, 
Pourquoi  ces  plaintes  insensées 
Qui,  dans  l'ombre  des  nuits,  poussées, 
Réveillent  le  grand  univers?... 


»  Dans  ta  rumeur  et  ta  fumée, 
Comme  dans  un  cercle  enfermée, 
Ta  roules  ton  noir  tourbillon. 
Et  Ton  dirait  une  carène 
Que  sur  la  mugissante  arène 
Le  vent  des  mers  toujours  entraîne. 
Sans  boussole  et  sans  pavillon  ! 

»  N'as-tu  plus  tes  blondes  campagnes, 

Tes  bois  penchés  sur  tes  montagnes, 

Tes  océans  mélodieux? 

Et  tes  fleurs  et  tes  ruches  pleines, 

Et  tes  si  charmantes  haleines 

Que  pour  s'égarer  dans  tes  plaines, 

Les  anges  s'exilaient  des  cieux? 


LA  TERRE    ET    LES    ETOILES 

»  Cesse  tes  cris,  monde  en  démence  ! 
Laisse  en  paix,  sur  ton  dos  immense, 
Flotter  au  vent  tes  cheveux  d'or! 
Doux  était  ton  chant  solitaire... 
Tu  souriais  avec  mystère... 
Souris  encore,  ô  belle  terre  ! 
0  belle  terre,  chante  encor!...  » 

Et  la  terre  dit  aux  étoiles  : 

«  Tournez,  mes  sœurs,  planez  sans  voiles  ! 

Jetez  aux  deux  votre  lueur  ! 

Moi,  je  suis  l'ardente  ouvrière 

Qui,  dans  l'ombre  ou  dans  la  lumière, 

Marche,  les  pieds  noirs  de  poussière, 

Et  le  front  baigné  de  sueur  ! . . . 

»  Plus  de  soirs  joyeux,  plus  d'aurore! 
Comme  un  fruit  que  le  ver  dévore. 
Mon  flanc  porte  un  hôte  inconnu  ; 
L'homme,  en  ses  courses  incertaines, 
A  broyé  l'herbe  de  mes  plaines, 


U  FESTONS  El  ASTRAGALES 

Et  pour  tirer  l'or  de  mes  veines, 
Dans  mon  sein  plongé  son  bras  nu! 


»  Avec  sa  rame,  avec  sa  sonde, 
Il  a  heurté  la  mer  profonde, 
Et  déchiré  son  manteau  bleu! 
Sans  souci  du  ciel  qui  se  venge, 
En  trône  il  a  pétri  sa  fange, 
Et  j'dcru,  dans  sa  force  étrange, 
Qu'il  allait  créer  comme  Dieu  ! 

»  Mes  monts  chancellent,  mon  sol  ploie, 
La  foudre  sur  mon  front  flamboie, 
Chaque  jour  hâte  mon  déclin, 
Ma  couronne  a  ses  fleurs  fanées, 
Et  j'ai  vu  les  mers  déchaînées 
Dans  mes  campagnes  étonnées, 
Déborder  comme  un  vase  plein  ! 

»  Pourtant  dans  ma  douleur  amère, 
J'aime  l'homme,  ainsi  qu'une  mère 


LA    TERRE    ET    LES    ÉTOILES  15 

L'enfant  qui  la  frappe  et  la  mord. 
Chantez,  mes  sœurs!   Comme  en  un  rêve 
Moi  je  vais  au  vent  qui  s'élève, 
Il  faut  que  ma  route  s'achève 
Jusqu'à  l'écueil  ou  jusqu'au  port  ! . . .  » 


A   ALFRED    GDERARD 


LES  ROIS  DU  MONDE 


Et  le  cèdre,  debout  sur  le  mont  solitaire, 
Disait  :  —  Béni  soit  Dieu,  qui  du  sein  de  la  terre 
Fait  monter  comme  un  flot  la  sève  dans  mes  flancs; 
Béni  soit  le  Seigneur  qui,  pour  moi  seul  au  monde, 
Garde  dans  ses  trésors  et  la  fraîcheur  féconde, 
Et  les  ravons  étincelants  ! 


LES   ROIS   DU  MONDE  \1 

Je  suis  le  fils  aîné  de  la  nature  immense  ! 

Les  germes  des  humains  dormaient  dans  le  silence, 

Que  déjà  j'étendais  mes  bras  audacieux; 

Les  forêts  d'aucun  cri  ne  tressaillaient  encore, 

Et  la  brise,  agitant  mon  feuillage  sonore, 

Fut  le  seul  bruit,  un  jour,  qui  monta  jusqu'aux  deux  ! 

Dès  que  l'homme  créé  sortit  de  la  poussière, 

Devant  ma  majesté  puissante  et  séculaire 

Il  inclina  la  tête,  apprit  à  me  bénir, 

Et  cachant  tous  ses  dieux  sous  mon  écorce  dure, 

Il  fit  de  mes  rameaux,  durant  la  nuit  obscure, 

Tomber  les  voix  de  l'avenir  î 


Sous  mes  pieds  immortels,  les  familles  humaines. 

Ont  vécu  leur  saison,  comme  l'herbe  des  plaines  ! 

Du  temps  qui  détruit  tout,  seul  j'ai  bravé  l'affront; 
Et  quand  l'orage  passe,  en  ébranlant  les  villes, 

Les  siècles,  plus  nombreux  que  mes  feuilles  mobile? 

Tremblent  confusément,  suspendus  à  mon  front  ! 


18  FESTONS    ET   ASTRAGALES 

Gloire  à  Dieu!  gloire  à  Dieu  !...  je  suis  le  roi  du  monde  ! 

La  vie,  a  mon  flanc  noir,  glisse  lente  et  profonde; 
Dans  le  granit  des  monts  j'enfonce  mes  cent  pies  ! 
Le  nuage,  en  passant,  se  déchire  à  ma  cime, 
Et  je  reste,  ici-bas,  comme  un  pilier  sublime 
Sur  qui  les  cieux  sont  appuyés  ! 


LES  ROIS  DU  MONDE  10 


II 


Et  l'homme,  sur  son  front  posant  le  diadème, 
Disait  :  —  Béni  soit  Dieu  dont  la  bonté  suprême 

Mit  tant  de  force  en  moi  ! 
Mon  génie  à  toute  heure  allonge  mes  domaines  ; 
Sur  tous  les  océans  et  par  toutes  les  plaines, 

Je  suis,  je  suis  le  roi  ! 

Les  saisons,  dépouillant  les  campagnes  vermeilles, 
Pour  ma  soif  et  ma  faim  répandent  leurs  corbeilles 


50  FESTONS  ET  ASTRAGALES 

Sous  mes  plafonds  sculptés! 
Pour  moi  fermenter  or  aux  veines  de  la  mine, 
Pour  moi  le  flot  salé  polit  la  perle  fine 

Dans  les  immensités  ! 


A  chacun  des  désirs  dont  mon  âme  tressaille, 
Esclave  obéissant  tout  un  monde  travaille 

Et  ne  s'arrête  pas! 
Et  comme  des  lions  qu'a  muselés  le  maître, 
Les  éléments  soumis,,  en  me  voyant  paraître, 

Bondissent  sur  mes  pas  ! 

Les  fleuves  murmurants  font  tourner  mes  machines, 
Le  feu  grince  et  se  tord  dans  mes  noires  usines, 

L'air  se  plie  à  ma  loi  ! 
Et  quand  je  veux,  un  jour,  visiter  mon  empire, 
Je  dis  aux  vastes  mers  :  «  Soulevez  mon  navire  !  » 

Aux  vents  :  «  Emportez-moi  î  » 

Gloire  à  Dieu  !  gloire  à  Dieu  !  ma  volonté  féconde 
Est  un  moule  puissant  où  p  jette  le  monde 


LES   ROIS  DU   MONDE  21 

Pour  qu'il  garde  mon  pli  ! 
Et  quand  je  passe,  calme  et  portant  mon  idée, 
La  montagne  se  range,  et  la  mer  débondée 

Se  refoule  en  son  lit  ! 


FESTONS   ET  ASTRAGALES 


III 


Le  cèdre  au  front  superbe  est  couché  dans  la  plaine. 
L'homme  s'est  endormi  dans  son  tombeau  glacé. 
Sur  leurs  débris  sans  forme,  où  le  ver  se  promène, 
Un  bruit  mystérieux  lentement  a  passé  : 

«  A  nous,  à  nous!  les  temps  et  l'avenir  sans  bornes  ! 
A  nous,  fils  de  la  mort  et  frères  du  destin  ! 
Nous  peuplons  du  néant  les  solitudes  mornes, 
Et  Dieu,  de  l'univers,  nous  fait  un  grand  festin! 


LES  ROIS  DU   MONDE  23 

La  mort,  la  mort  nous  aime  :  au  sein  de  la  nuit  sombre 
Elle  ouvre  les  cercueils  avec  sa  froide  main; 
Elle  nous  dit  :  «  Mes  fils,  que  faites-vous  dans  l'ombre  ? 
La  tombe  est-elle  vide,  et  n'avez-vous  pas  faim? 

Je  vous  apporterai  de  belles  jeunes  filles, 

Pâles  comme  des  lis,  et  des  enfants  tout  blonds  ! 

Car  c'est  pour  vous,  ô  vers,  que  croissent  les  familles, 
Ainsi  que  des  troupeaux  parqués  dans  les  vallons  !  » 

Et  puis,  la  mort  nous  quitte  et  s'en  va  par  la  terre; 
Elle  franchit  les  monts  et  passe  les  grands  flots, 
Traînant,  comme  un  butin,  le  cèdre  centenaire, 
Ou  prenant  le  navire  avec  les  matelots  î 


Gloire,  gloire  au  Seigneur  î  il  fit  du  ciel  immense 
Un  dais  d'azur  et  d'or  à  notre  royauté  î 
Oà  le  monde  finit,  notre  empire  commence, 
Solitaire  et  profond  comme  l'éternité  ! 


24  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Toujours  retentira  la  chute  monotone 
Des  siècles,  l'un  sur  l'autre,  en  la  nuit  emportés  ! 
Et  tomberont,  sans  cesse,  au  souffle  de  l'automne, 
La  feuille  des  forêts,  et  l'homme  des  cités  ! 

Jusqu'à  ces  jours  lointains  de  pâle  solitude 

Où,  sur  la  terre  morte  étalant  notre  orgueil, 
Nous  rongerons  le  monde  en  sa  décrépitude, 
Comme  un  cadavre  froid  qui  n*a  pas  de  cercueil  ! 


A   UNE  PETITE   FILLE 


LEVÉE  AU  BORD   DE   LA    MER 


Pourquoi  pleurer,  ma  petite, 
Lorsque  le  jour  est  fini  ? 
Fais  silence  !  et  dors  bien  vite, 
Comme  un  oiseau  dans  son  nid  ! 

Au  bruit  des  vents  de  décembre, 
Songe,  songe,  entre  tes  draps, 
Comme  il  fait  bon  dans  ta  chambre, 
Et  comme  on  a  froid  là-bas  ! 


^26  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Loin  des  flots  et  du  rivage, 
Dans  mon  pays,  quelquefois, 
Un  enfant  qui  n'est  pas  sage 
Est  pris  par  le  loup  des  bois  ; 


Mais  ici  ! . . .  quelle  voix  gronde 
Et  se  roule,  dans  la  nuit?... 
C'est  la  mer,  la  mer  profonde! 
Jeanne,  ne  fais  point  de  bruit  I 


Dès  que  Dieu,  sous  le  ciel  sombre, 
Rallume  ses  astres  d'or, 
Les  flots  écoutent,  clans  l'ombre, 
Si  le  petit  enfant  dort; 

Ton  cri  qu'on  pourrait  entendre 
Au  fond  de  1* abîme  amer 
Ferait  venir  pour  te  prendre, 
Les  grands  poissons  de  la  mer  ! 


A   UNE  PETITE    FILLE  27 

Ils  ont  des  écailles  bleues, 
Des  yeux  ronds,  ouverts  toujours, 
Et,  du  revers  de  leurs  queues, 
Font  couler  les  vaisseaux  lourds. 

lis  viendraient,  a  a  clair  de  lune, 
Se  traînant  sur  le  galet, 
Frotter  leur  narine  brune 
A  la  barre  du  volet  ! . . . 


Puis,  malgré  ta  voix  timide, 
Par  la  chambre  se  roulant, 
Quelque  bête  au  dos  humide 
T'emporterait  en  soufflant  ! 


Où  seraient  ta  couche  blanche , 
Ton  oreiller  de  satin, 
Et  ta  mère  qui  se  penche 
Pour  t' éveiller  le  matin?... 


58  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Tu  n'aurais,  pauvre  Jeannette 
'  Ainsi  le  veut  le  bon  Dieu  ] , 
Que  le  sable  pour  couchette, 
Et  les  flots  pour  rideau  bleu  ! 

Pourquoi  pleurer,  ma  petite, 
Lorsque  le  jour  est  fini?... 
Fais  silence  !...  et  dors  bien  vite, 
Comme  un  oiseau  dans  son  nid  !.. 


INTERIEUR 


La  mère  de  famille  a  quitté  la  maison, 
Elle  dort  maintenant  sous  la  colline  verte. 
Le  père  s'est  assis  dans  la  salle  déserte, 
Tandis  qu'à  l'àtre  éteint  fume  un  maigre  tison; 

Le  père  s'est  assis,  les  coudes  sur  la  table, 
Et  pressant  dans  ses  mains  son  front  chargé  d'ennui 
Ses  trois  fils  aux  bras  forts,  rangés  autour  de  lui, 
Ne  sauraient  soulever  le  fardeau  qui  l'accable. 


30  FESTONS  ET  ASTRAGALES 

Mais  la  petite  fille  a  neuf  ans,  pour  le  moins  ! 
La  petite  descend,  va,  vient,  court,  se  trémousse, 
Elle  commande  aux  gens  et  grossit  sa  voix  douce, 
Ménagère  à  l'œil  bleu,  qui  jouait  dans  les  foins! 


PUBERTÉ 


0  vierge  !  ta  beauté  semble  un  champ  de  blé  mûr 
Dont  le  vent  fait  rouler  les  vagues  inquiètes  ! 
Parmi  les  brins  serrés,  passant  leurs  folles  tètes, 
Brillent  le  pavot  rouge  et  le  bluet  d'azur; 

Au  zénith  éclatant  pas  un  nuage  obscur; 
L'aube  seule  aux  épis  suspend  ses  gouttelettes; 
Mille  désirs  charmants,  comme  des  alouettes, 
Volent  par  les  sillons  et  poussent  leur  cri  pur  ! 


3V2  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Vierge  !  voici  le  temps  qu'on  va  lier  les  gerbes; 
Bientôt  retentiront  les  chansons  dans  les  herbes, 
Et  les  rondes,  le  soir,  sous  les  cieux  étoiles, 

Car,  sur  ses  larges  reins  attachant  sa  ceinture, 
Demain,  le  moissonneur  à  la  brune  figure 
Va  promener  sa  faux  par  l'épaisseur  des  blés  ! 


NEERA 


Corydon  le  pasteur,  assis  au  bord  de  l'onde 

Un  soir  chantait  cet  hymne  à  Néère  aux  longs  yeux 

c  — Tout  aime,  ô  Néera,  tout  aime  dans  le  monde, 
Et  l'homme  a  su  l'amour  par  l'exemple  des  dieux  ! 
L'atelier  des  sculpteurs  est  plein  de  cette  histoire  ; 
Les  marbres  ont  manqué  pour  l'étaler  au  jour. 
Cachant  son  front  divin  sous  des  cornes  d'ivoire, 
Jupiter,  près  d'Europe,  a  mugi  son  amour  ! 


34  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Au  fond  des  antres  frais  où  croit  l'algue  salée, 
Parmi  les  galets  blancs  et  les  rouges  coraux, 
Thétis  abandonna,  dans  les  bras  de  Pelée, 
Sa  gorge  humide  encor  de  1* écume  des  eaux  ! 
Tout  aime,  ô  Néera,  jusqu'à  Phébé  la  blonde, 
Phébé,  qui  hait  l'hymen,  et  qu'on  croit  vierge  encor; 
J'ai  vu,  sur  les  buissons  que  sa  lumière  inonde, 
Pendre  son  blanc  cothurne  avec  son  carquois  d'or  ! 
Ses  pieds  nus,  en  silence,  efileuraient  la  bruyère, 
Sans  réveiller  la  biche  ou  le  faisan  vermeil, 
Car  elle  allait  trouver,  près  de  la  source  claire, 
Le  jeune  Endymion,  qu'a  surpris  le  sommeil  ! 
Latmus  !  tes  noirs  sommets  que  le  cèdre  domine, 
Tes  rochers  ont  frémi  quand,  belle  de  pudeur, 
La  déesse  des  nuits  dont  la  tète  s'incline, 
Argenta  d'un  baiser  les  lèvres  du  pasteur  ! 
Vierge  !  il  est  temps  d'aimer  quand  on  est  jeune  et  belle; 
Ne  sens-tu  rien  bondir  dans  ta  poitrine  en  feu  ?... 
—  Berger,  dit  Néera,  mon  cœur  n'est  pas  rebelle, 
Et  j'attends,  pour  faillir,  qu'il  me  descende  un  Dieu  !  » 


PRINTEMPS 


Lève-toi  !  lève-toi  !  le  printemps  vient  de  naître  î 
Là-bas,  sur  les  vallons,  flotte  un  réseau  vermeil  ! 
Tout  frissonne  au  jardin,  tout  chante,  et  ta  fenêtre, 
Comme  un  regard  joyeux,  est  pleine  de  soleil  ! 

Les  larges  espaliers,  couverts  de  boutons  roses, 
De  leur  haleine  douce  embaument  le  ciel  pur. 
Seule,  la  vigne  est  nue,  et,  près  des  fleurs  écloses, 
Comme  un  serpent  transi  rampe  au  long  du  vieux  mur  ! 


3lî  PESTONS   ET   ASTRAGALES 

Du  côté  des  lilas  aux  touffes  violettes, 

Mouches  et  papillons  omissent  à  la  fois; 

Et  le  muguet  sauvage,  ébranlant  ses  clochettes, 

A  réveille  l'amour  endormi  dans  les  bois  ! 

Puisque  avril  a  semé  ses  marguerites  blanches, 
Laisse  ta  mante  lourde  et  ton  manchon  frileux; 
Déjà  L'oiseau  t'appelle,  e  irs  les  pervenches 

Te  souriront  dans  l'herbe  en  voyant  tes  yeux  bleus  ! 

Viens,  partons  !  au  matin,  la  source  est  plus  limpide  ; 
N'attendons  pas  du  jour  les  brûlantes  chaleurs; 
Je  veux  mouiller  mes  pieds  dans  la  rosée  humide, 
Et  te  parler  d'amour  sous  les  poiriers  en  fleurs  ! 


CHANSON   D'AMOUR 


Allez  au  pays  de  Chine, 
Et  sur  ma  table  apportez 
Le  papier  de  paille  fine 
Plein  de  reflets  argentés  ! 

Pour  encre  et  pour  écritoirc, 
Allez  prendre  a  l'Alhambra 
Le  sang  d'une  mure  noire 
Et  l'écorce  d'un  cédrat  1 


CHANSON   L>  AMOUR 

Au  fond  des  vertes  savanes 
Où  L'oiseau  pousse  son  cri, 
Ramassez  dans  les  lianes 
La  plume  d'un  colibri! 

Puis,  pour  sécher  récriture, 
Par  les  prés  et  les  sillons, 
Recueillez  la  poudre  pure 
Qui  tombe  des  papillons  ! 

—  Alors,  de  ma  main  fidèle, 
Peut-être  oserai-je,  un  jour, 

Tracer  le  doux  nom  de  celle 
Qui  me  fait  languir  d'amour! 


FLUX  ET  REFLUX 


Toujours,  dans  son  grand  lit  d'algues  et  de  corail. 
L'océan,  sous  les  deux,  fait  osciller  ses  ondes, 
Tantôt  poussant  au  bord  les  vagues  en  travail, 
Tantôt  les  refoulant  dans  ses  cryptes  profondes  ! 

La  lune  sourit  d'aise  à  son  balcon  nacré, 
Elle  guide,  d'en  haut,  ces  ardeurs  inquiètes, 
Et  caressant  le  monstre  au  poitrail  azuré, 
Lui  jette,  pour  licou,  son  écharpe  à  paillettes  ! 


40  FESTONS    ET   ASTRAGALES 

—  0  lune,  la  beauté  qui  connaît  ma  douleur, 
Comme  toi,  sur  les  flots,  se  penche  sur  ma  vie  : 
Elle  est  douce  et  terrible,  et,  selon  son  envie, 
Tait  descendre  ou  monter  les  vagues  de  mon  cœur  ! 


LA   LOME 


Marcia,  la  vieille  louve, 
Au  fond  de  son  antre  couve  • 
Plus  d'une  jeune  beauté, 
Et,  quand  la  rue  est  obscure, 
Répand  au  loin,  dans  Suburre, 
Son  fol  essaim  qui  murmure 
Par  les  chaudes  nuits  d'été! 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 


Elle  a  la  belle  Grecque,  enivrante  sirène, 
La  fille  de  Lesbos  aux  soupirs  cadencés, 
Qui  suspend  ses  doigts  blancs  a  sa  lyre  d'ébène, 
Et  danse  aux  carrefours  la  danse  ionienne, 
Avec  un  bandeau  d'or  sur  ses  cheveux  tressés! 


Elle  a  l'ardente  Latine, 
Oui  sous  une  mitre  incline 
Son  front  bruni  du  soleil, 
Nymphe  au  sourire  magique, 
Glissant  sous  le  blanc  portique, 
Avec  sa  fauve  tunique 
Et  son  brodequin  vermeil  ! 

Elle  a  pour  nos  plaisirs,  la  Gauloise  superbe, 
Le  front  ceint  de  gui  pâle,  aux  feuillages  amers  ; 
Son  pied  nerveux  bondit  sans  faire  plier  l'herbe  ! 
Ses  longs  cheveux  épars  semblent  l'or  d'une  gerbe. 
Et  son  regard  farouche  est  bleu  comme  les  mers  ! 


LA  LOUVE  43 

Elle  a  ses  négresses  folles 
Qui,  sur  leurs  noires  épaules, 
Enlacent  des  serpents  verts. 
Elle  a  l'Arabe  indolente 
Qui,  la  nuit,  dort  sous  latente, 
Et  le  jour  boit,  haletante, 
A  la  source  des  déserts  ! 

—  Mais  la  plus  belle,  amis,  c'est  la  blanche  chrétienne, 
Qui  pleure  et  ne  veut  pas,  et  rougit  tour  à  tour, 
Et  qui  de  son  Dieu  mort  pressant  l'image  vaine, 
Demande  à  deux  genoux  les  tigres  de  l'arène, 
Quand  on  la  jette  nue  aux  baisers  de  l'amour! 


A   G.    FLAUBERT 


KUCHIUK-HANEM 


SOU  Y E  X  I  R 


Le  Nil  est  large  et  plat  comme  un  miroir  d'acier, 
Les  crocodiles  gris  plongent  au  bord  des  îles, 
Et,  dans  le  bleu  du  ciel,  parfois  un  grand  palmier 
Étale  en  parasol  ses  feuilles  immobiles  ! 

Les  gypaètes  blancs  se  bercent  dans  les  airs, 
Le  sable,  au  plein  midi,  fume  dans  les  espaces. 
Et  les  buffles  trapus,  au  pied  des  buissons  verts, 
Dorment,  fronçant  leur  peau  sous  les  mouches  voraces 


4b  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

C'est  l'heure  du  soleil  et  du  calme  étouffant. 
Les  champs  n'ont  pas  un  cri,  les  deux  pas  une  brise; 
—  Dans  ta  maison  d'Esneh,  que  fais-tu  maintenant, 
Brune  Kuchiuk-Hanem,  auprès  du  fleuve  assise? 

Le  mouton  qui  te  suit,  de  henné  tacheté, 
Sur  la  natte  en  jouant  agace  ton  chien  leste; 
Et  ta  servante  noire,  accroupie  à  côté, 
Croise  ses  bras  luisants  tatoués  par  la  peste  ! 

Le  joueur  de  rebec  dort  sur  son  instrument... 
Dans  ton  lit  de  palmier,  maintenant  tu  reposes  ! 
Ou  sur  ton  escalier  tu  te  tiens  gravement, 
Avec  ton  tarbouch  large  et  tes  pantalons  roses  ! 

L*érneraude,  à  ton  front,  allume  un  rayon  vert, 
Ta  gorge  s'arrondit  sous  une  gaze  fine, 
Et  tes  cheveux,  poudrés  par  le  vent  du  désert, 
Ont  une  odeur  de  miel  et  de  térébenthine  ! 


KUCHIUK-HANE.M 

—  iMais  une  ombre  obscurcit  ton  regard  éclatant. 
Tu  te  sens,  clans  ton  cœur,  triste  comme  une  veuve, 
Et  tu  penches  la  tète,  écoutant...  écoutant 
Passer  le  bruit  lointain  des  canges  sur  le  fleuve  ! 


LA  VIERGE   DE  SUN AH 


On  dit  qu'au  vieux  David,  pâle  et  transi  par  l'âge, 
Tandis  qu'autour  de  lui  fumaient  les  trépieds  d'or, 
Et  que  des  grands  lions  la  dépouille  sauvage 
S'enroulait  à  son  sein,  sans  l'échauffer  encor, 

Pour  réveiller  le  maître,  en  sa  couche  glacée, 
Un  serviteur  fidèle,  un  soir,  vint  amenant 
Superbe  et  demi-nue,  et  la  tète  baissée, 
La  brune  Àbizaïg,  la  vierge  de  Sunam  ; 


50  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Sur  sa  gorge  ondoyante  et  dans  sa  chevelure 
On  répandit  les  flots  de  la  myrrhe  et  du  nard, 
Comme  la  jeune  épouse,  elle  ôta  sa  ceinture 
Et  se  glissa,  timide,  aux  cotés  du  vieillard; 

Des  filles  d'Orient  aux  formes  enivrantes 
C'était  la  plus  ardente  et  la  plus  belle  à  voir, 
Avec  ses  longs  cheveux  qu'en  vagues  odorantes 
Sur  le  grand  moribond,  elle  laissa  pleuvoir  ! 


Les  tympanons  d'airain  frissonnaient  autour  d'elle, 
Tandis  que,  suspendue  aux  lèvres  du  vieux  roi, 
La  vierge  souriait,  comme  la  fleur  fidèle 
Dont  les  bras  embaumés  pressent  un  tombeau  froid  ! 

Et  versant  à  l'entour,  les  parfums  de  la  nue, 
La  nuit,  la  nuit  a  vu,  de  ses  prunelles  d'or, 
Ce  qu'il  faut  de  baisers  et  d'ardeur  inconnue 
Pour  rallumer  une  àme  et  réchauffer  un  mort  ! 


LA  VIERGE   DE   Sl'.NAM  51 

Vierge,  je  ne  suis  pas  le  vieux  roi  centenaire  î 

Le  temps  n'a  point  encor  fait  blanchir  mes  cheveux, 

A  peine  quelques  jours,  j'ai  paru  sur  la  terre, 

Et  je  vois  mon  berceau,  quand  je  tourne  les  yeux  ! 

Pourtant,  comme  un  vieillard,  j'ai  l'àme  froide  et  nue, 
Voilà  que  tout  mon  cœur  est  éteint  maintenant, 
Et  je  m'en  vais  mourir,  car  tu  n'es  pas  venue, 
0  brune  Abizaïg,  ô  vierge  de  Sunam  ! 


1848 


Quand  vous  m'avez  quitté,  boudeuse  et  mutinée 
Secouant  mes  baisers,  comme  un  arbre  ses  fleurs, 
Je  restai  seul,  debout,  près  de  la  cheminée, 
Me  forçant  au  sourire,  et  me  sentant  des  pleurs; 

C'était  le  premier  doute  et  le  premier  nuage 
Dans  ce  beau  ciel  d'amour  qu'un  souffle  peut  ternir, 
Et  me  croyant  bien  fort,  et  me  posant  en  sage, 
J' avais  raillé  vos  saints  que  j'aurais  dû  bénir  ; 


5-i  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

A  vos  preuves  de  Dieu,  mon  oreille  était  sourde, 
Je  heurtais  votre  foi  d'un  sarcasme  moqueur. . . 
L'homme  est  lâche  et  brutal,  l'homme  a  la  main  trop  lourde 
Pour  toucher  a  votre  aile,  ô  croyances  du  cœur  î 

Pardon,  j'en  suis  puni  plus  qu'on  ne  saurait  dire  î 
J'ai  vu  jaillir  l'éclair  de  vos  grands  yeux  si  doux; 
Pour  garder  ma  raison,  j'ai  perdu  maint  sourire, 
Ali  !  montrez-moi  l'autel,  que  j'y  tombe  à  genoux  ! 

Votre  loi  ?  j'y  consens  !  Votre  Dieu  ?  je  l'adore  ! 
A  vos  saints  préférés  j'offre  mes  encensoirs, 
.Même  on  vous  passera,  pour  deux  baisers  encore, 
Vos  dominicains  blancs  et  vos  jésuites  noirs  ! 


Dans  votre  amour  profond,  je  vais  creuser  ma  grotte, 
Et,  loin  des  bruits  du  monde,  entre  vos  bras  de  lait, 
L'ermite,  chaque  jour,  de  sa  lèvre  dévote, 
Sur  l'émail  de  vos  dents  dira  son  chapelet  ! 


FESTONS  ET   ASTRAGALES  55 

J'irais,  prêtre  docile  à  toute  fantaisie, 
Avec  le  gui  du  chêne  ou  la  tiare  d'or, 
Du  Tèutatès  de  Gaule  au  Bhagavat  d'Asie, 
Des  cabires  persans  aux  dieux  glacés  du  nord  ! 

Que  s'il  vous  fait  plaisir  d'être  mahométane, 

Allah  !...  de  Mahomet  j'espère  les  sept  deux  ! 

Si  vous  aimez  Brahma,  je  serai  le  brahmane  ! 

Mon  culte  est  ta  croyance,  et  mes  dieux  sont  tes  dieux  ! 


L'HALLALI 


Toutes  les  passions,  comme  une  meute  infâme, 
Ensemble,  sur  mon  cœur,  ont  bondi  par  milliers  : 
Molosses  haletants,  dogues  à  l'œil  de  flamme, 
Tout  hurle  et  tout  aboie  à  travers  les  halliers  ; 

J'ai  franchi  les  ravins,  et,  comme  un  cerf  qui  brame, 
J'ai  rougi  de  mon  sang  la  ronce  des  sentiers. 
L'hallali  furieux  sonne  au  fond  de  mon  âme  ! 
J'entends  le  bruit  des  cors  et  le  pas  des  coursiers  ! 


58  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Déjà  les  chiens  maigris  font  cercle  à  la  curée; 
Tous,  les  jarrets  tremblants  et  la  langue  tirée, 
De  ma  chair  qui  palpite  attendent  un  lambeau... 

Il  est  temps  !  il  est  temps  !  —  Toi  qui  suivis  la  chasse, 
Viens!  de  ta  blanche  main  je  veux  le  coup  de  grâce! 
0  femme  au  doux  sourire,  apprête  ton  couteau  ! 


A  UNE  FEMME 


Quoi  !  tu  raillais  vraiment,  quand  tu  disais:  Je  t'aime  î 
Quoi!  tu  mentais  aussi,  pauvre  fille!...  À  quoi  "bon? 
Tu  ne  me  trompais  pas,  tu  te  trompais  toi-même, 
Pouvant  avoir  l'amour,  tu  n'as  que  le  pardon  ! 

Garde  le,  large  et  franc,  comme  fut  ma  tendresse  ! 
Que  par  aucun  regret  ton  cœur  ne  soit  mordu  : 
Ce  que  j'aimais,  en  toi,  c'était  ma  propre  ivresse; 
Ce  que  j'aimais,. en  toij  je  ne  l'ai  pas  perdu  ! 


GO  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Ta  lampe  n'a  brûlé  qu'en  empruntant  ma  flamme  î 
Comme  le  grand  convive  aux  noces  de  Cana, 
Je  changeais  en  vin  pur  les  fadeurs  de  ton  âme, 
Et  ce  fut  un  festin  dont  olus  d'un  s'étonna  ! 


Tu  n'as  jamais  été,  dans  tes  jours  les  plus  rares, 
Qu'un  banal  instrument  sous  mon  archet  vainqueur, 
Et,  comme  un  air  qui  sonne,  au  bois  creux  des  guitares, 
J'ai  fait  chanter  mon  rêve  au  vide  de  ton  cœur. 


S'il  fut  sublime  et  doux,  ce  n'est  point  ton  affaire  ! 
Je  peux  le  dire  au  monde  et  ne  te  pas  nommer; 
Pour  tirer  du  néant  sa  splendeur  éphémère, 
Il  m'a  suffi  de  croire  !  il  m'a  suffi  d'aimer  ! 

Et  maintenant,  adieu  î  suis  ton  chemin,  je  passe  ! 
Poudre  d'un  blanc  discret  les  rougeurs  de  ton  front 
Le  banquet  est  fini,  quand  j'ai  vidé  ma  tasse, 
S'il  reste  encor  du  vin,  les  laquais  le  boiront  î 


J'aimai.  Qui  n'aima  pas  ?  La  vie  est  un  voyage, 
J'eus  vingt  ans  comme  un  autre,  et  j'ai  passé  par  là. 
Fut-elle  blonde  ou  brune,  insouciante  ou  sage? 
Que  vous  fait  le  trépied,  si  mon  àme  y  brûla? 

Puis  j'appris  qu'à  tromper  les  femmes  sont  habiles, 
J'ai  bu  ta  lie  amère,  ô  vin  des  passions  ! 
Je  pouvais,  à  mon  tour,  m'en  aller  par  les  villes, 
Criant  ma  foi  perdue  et  mes  illusions  î 


62  FESTONS  ET   ASTRAGALES 


Oui,  j'ai  su  votre  mal,  ô  faiseurs  d'élégies, 
Et,  par  mon  cœur  qui  saigne  averti  que  j'aimais, 
J'ai  blanchi  bien  des  nuits  des  feux  de  mes  bougies, 
Mais  j'eus  cette  pudeur  de  n'en  parler  jamais  ! 


Parce  qu'une  amoureuse,  un  beau  soir,  est  parjure, 

Ce  n'est  point  un  obstacle  a  barrer  mon  chemin  : 
Des  plis  de  mon  manteau  je  cache  ma  blessure, 

Trop  fier  pour  mendier,  du  cœur  ou  de  la  main  ! 


Et  puis,  à  parler  net,  où  donc  est  la  vergogne 
De  suspendre  sa  lyre  auprès  d'un  cotillon  ? 
L'art  saint  me  parait  propre  a  toute  autre  besogne 
Qu'à  broyer  la  céruse  avec  le  vermillon  ! 

Je  n'aime  point  l'auteur  à  la  flamme  éternelle 
Qui  s'offre  en  holocauste  et  périt  chaque  jour, 
Parasite  imprudent  dont  l'estomac  rebelle 
N'est  pas  solide  assez  pour  digérer  l'amour  ! 


FESTONS  ET  ASTRAGALES  G3 

Je  déteste  surtout  le  barde  à  l'œil  humide 
Oui  regarde  une  étoile  en  murmurant  un  nom, 
Et  pour  qui  la  nature  immense  serait  vide, 
S'il  ne  portait  en  croupe  ou  Lisette  ou  Ninon  ! 

Ces  gens-là  sont  charmants,  qui  se  donnent  la  peine, 
Afin  qu'on  s'intéresse  à  ce  pauvre  univers, 
D'attacher  des  jupons  aux  arbres  de  la  plaine 
Et  la  cornette  blanche  au  front  des  coteaux  verts  î 

Certe,  ils  n'ont  pas  compris  tes  musiques  divines, 
Éternelle  nature,  aux  frémissantes  voix, 
Ceux  qui  ne  vont  pas  seuls,  par  les  creuses  ravines, 
Et  rêvent  d'une  femme  au  bruit  que  font  les  bois  ! 

Ceux  qui  tout  ruisselants  des  larmes  de  l'aurore, 
Ceux  qui  tout  parfumés  par  la  brise  du  soir, 
Ont  gardé  dans  leur  cœur  assez  de  place  encore 
Pour  quelque  souvenir  d'alcôve  ou  de  boudoir  ! 


64  FESTONS   ET    ASTRAGALES 

Poètes,  à  vos  luths  !  tout  le  reste  est  folie  ! 
Assez  de  Thibaudiers  ont  de  la  passion! 
L'avenir  est  plus  haut,  Italie  !  Italie  !.. 
Qu'Énéas  a  bien  fait  de  planter  là  Didon! 

Poètes,  a  vos  luths  !  l'art  est  ce  fleuve  antique   ■ 
Où  Thétis  aux  yeux  verts  trempa  son  fils  naissant. 
Il  faut  y  plonger  nu,  pour  que  le  flot  magique 
Nous  fasse  autour  du  cœur  un  bouclier  puissant  ! 

La  foule  a  srs  transports,  ses  amours  et  ses  haines, 
Ne  mêlons  point  notre  came  à  ce  tumulte  humain, 
Aux  convives  joyeux,  le  choc  des  coupes  pleines, 
A  nous  la  lyre  d'or,  au  pilier  du  festin  ! 


ïnqus   suvm  fuftim  musa  trahebat  opus! 

0  VI  DU' S. 


Au  temps  que  j'étais  pur  et  tout  léger  d'années, 
Quand,  pensif  écolier,  je  rêvais  dans  les  bois, 
Toutes  les  nuits,  alors,  de  roses  couronnées, 
S'inclinaient  sur  ma  couche,  avec  de  douces  voix 

Alors  les  vents  du  ciel  berçaient  de  leur  haleine 
Mon  sommeil  étoile  de  blanches  visions, 
Et  tout  mon  cœur  était  comme  une  ruche  pleine 
Oà  chantaient  les  amours  et  les  illusions  ! 


66  FESTONS   ET   ASTRAGALES 


Alors  flottaient  au  loin  des  vierges  gracieuses, 
Essaim  au  pas  léger  dont  j'entendais  le  bruit, 
Elles  me  regardaient,  sous  leurs  tresses  soyeuses, 
Avec  des  veux  brillants  et  noirs  comme  la  nuit  ! 


Puis  partant,  dans  un  songe,  au  pays  des  sultanes, 
Je  suivais  la  houri  pâle  et  le  front  voilé, 
Oui  sur  les  golfes  bleus,  au,  branle  des  tartanes, 
Mord,  en  rêvant  d'amour,  l'ambre  du  narguilé! 

Je  suivais  par  les  bois,  les  vallons,  les  collines, 
Ces  amants,  sous  la  lune,  égaies  deux  à  deux, 
Tandis  que  sous  leurs  pieds  le  sable  des  ravines 
Craquait,  et  que  le  vent  sifflait  dans  leurs  cheveux! 

J'enviais  dans  mon  cœur  les  jours  de  la  jeunesse 
Les  transports,  les  serments  et  donnés  et  repris  ; 
Cette  félicité  qu'ont  avec  leur  maîtresse 
Les  beaux  étudiant-,  dans  leur  chambre  à  Paris! 


•     FESTONS  ET  ASTRAGALES  G7 

Et  de  ces  mille  voix,  ineffable  harmonie, 

De  tous  ces  fronts  charmants,  penchés  sur  mon  sommeil, 

Une  voix  m'arrivait  plus  douce  et  plus  bénie, 

Un  front,  plus  que  tout  autre,  était  pur  et  vermeil  ! 

Enfant  aux  cheveux  blonds,  enivrante  et  timide, 
Femme,  par  la  douceur,  ange,  par  la  beauté, 
Dont  l'âme  rayonnait  dans  un  regard  humide, 
Comme  à  travers  les  flots  un  beau  soleil  d'été  ! 

Je  la  voyais  toujours  la  dernière  accourue 
A  mon  chevet  joyeux,  où  depuis  j'ai  pleuré  ; 
Quand  fuyait  de  ses  sœurs  la  troupe  disparue, 
Elle  disait  :  «  Enfant,  c'est  moi  qui  t'aimerai  ! 

»  C'est  moi  qui  t'aimerai,  par  les  sentiers  du  monde  ! 
Moi,  qui  consolerai  ton  cœur,  dans  le  chemin  !...  « 
Et,  tous  deux,  à  la  classe  où  la  tristesse  abonde, 
Nous  descendions  légers  et  la  main  dans  la  main  ! 


68  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Bientôt  tout  frémissait,  vision  fantastique  ! 
Livres,  plumes,  papiers,  travaux  de  chaque  jour  ! 
Et  du  cahier  qui  tremble,  et  du  poëme  antique 
Sortaient  de  jeunes  voix  qui  me  parlaient  d'amour. 

Enfant,  elle  courait  dans  les  vers  de  Virgile, 
Comme  dans  des  sentiers  pleins  d'oiseaux  et  de  fleurs, 
Et  nous  cherchions,  au  fond  de  l'amoureuse  idylle, 
Un  vieux  chêne  ignoré  pour  y  cacher  nos  pleurs  î 

Là  nous  causions  tout  bas,  là  mes  mains  inquiètes 
En  de  riants  tableaux  ébauchaient  l'avenir, 
Je  dressais  des  villas  et  de  belles  retraites 
Où,  le  soir,  en  rêvant,  je  l'écoutais  venir  ! 

Si  bien  que  j'oubliais  et  le  thème  et  la  classe, 
Et  quand  sonnait  la  cloche  à  l'appel  argentin, 
Le  vieux  maître  disait,  bondissant  à  sa  place  : 
«  Oh  !  l'enfant  paresseux  qui  dort  sur  son  latin  !  » 


FESTONS   ET  ASTRAGALES  69 


II 


Maintenant,  j'ai  connu,  j'ai  vu,  je  sais  le  monde; 
Les  fantômes  menteurs  se  sont  évanouis, 
Je  n'ai  plus,  dans  la  nuit,  de  troupe  vagabonde 
Qui  verse  à  mon  sommeil  ses  rêves  inouïs  ! 

L'odalisque  est  trop  loin,  la  villa  n'a  pas  d'hôte  î 
Dans  la  chambre  à  Paris,  l'amour  n'est  pas  venu, 
Aucune  femme  encor,  me  suivant  côte  à  côte, 
N'a  soutenu  mon  pas,  sur  les  chemins  perdu  ! 


70  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Pourtant  j'ai  rencontré  la  vierge  au  doux  visage, 
La  vierge  aux  cheveux  blonds,  qui  n'a  pas  oublié  ! 
Toujours,  j'ai  vu  son  ombre,  à  1" heure  du  naufrage, 
Toujours  son  cœur  fidèle,  à  mes  destins  lié  ! 

C'était  vous  !  c'était  vous  !  ô  ma  muse  ingénue  ! 
Bel  ange  aux  rameaux  verts,  nymphe  au  cothurne  d'or! 
O  vous  qui,  réchauffant  mon  âme  froide  et  nue, 
M'avez  bercé,  le  soir,  comme  un  enfant  qui  dort  ! 

Vous  qui  m'avez  donné  les  coupes  d'ambroisie 
Pour  oublier  le  monde  et  ses  rêves  d'un  jour  ; 
Vous  dont  le  luth  divin,  vous  dont  la  poésie 
M'a  consolé  de  tout,  et  même  de  l'amour  ! 

Car,  lorsque  je  pleurais,  sur  mon  âme  en  ruine 
Vous  êtes  descendue,  ô  colombe  de  Dieu  ! 
Et  j'ai  senti  mon  cœur  bondir  dans  ma  poitrine, 
Et  s'élargir  mon  front  sous  vos  baisers  de  feu  ! 


DOUBLE  INCEXDIE 


Hier,  le  feu  prit  à  la  maison  de  celle 
Qui,  l'an  passé,  m'entourait  de  ses  bras  ; 
Les  pieds  dans  l'eau,  trempé  jusqu'à  l'aisselle, 
J'ai  fait  la  chaîne  et  je  songeais  tout  bas  : 

Combien  de  fois,  au  seul  bruit  de  mes  pas, 
Le  portier  chauve  a  tiré  sa  ficelle, 
Quand  ma  beauté  dont  l'œil  noir  étincelle 
Discrètement  m'attendait  sous  les  draps! 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 


Oh!  dans  ce  temps  de  jeunesse  hardie, 
C'était  encore  un  plus  large  incendie 
Qui  brûlait  là,  de  minuit  jusqu'au  jour! 


Et  maintenant  tout  s'éteint,  tout  s'efface! 
Car  j'ai  versé  dans  cette  même  place, 
L'eau  sur  la  flamme  et  l'oubli  sur  l'amour! 


SAVEZ-YOUS   PAS..,. 


Savez-vous  pas  quelque  douce  retraite, 
Au  fond  des  bois,  un  lac  au  flot  vermeil, 
Où  des  palmiers  la  grande  feuille  arrête 
Les  bruits  du  monde  e';  les  traits  du  soleil? 
—  Oh  !  je  voudrais,  loin  de  nos  vieilles  villes, 
Par  la  savane  aux  ondoyants  cheveux, 
Suivre,  en  rêvant,  les  écureuils  agiles, 
Et  voir  sauter,  sur  les  branches  mobiles, 
L'ara  de  pourpre  et  les  bengalis  bleus  î 


74  PESTONS    Kl    ASTRAGALES 


Savez-vous  pas,  sur  les  plages  lointaines 
Où  n'ont  jamais  passé  les  matelots, 
Une  ile  heureuse  aux  suaves  haleines, 
Bouquet  de  Heurs  effeuillé  sur  les  Ilots? 
—  Oh!  je  voudrais,  seul  avec  ma  pensée, 
Jetant  au  vent  la  poussière  des  jours, 
Sentir  mon  âme  aux  vagues  balancée, 
Et  m' endormir  sur  l'onde  cadencée 
Comme  un  enfant  que  l'on  berce  toujours! 


Sâvez-vous  pas,  loin  de  la  froide  terre. 
La-haut!  la-haut!  dans  les  plis  du  ciel  bleu. 
Un  astre  d'or,  un  monde  solitaire 
Roulant  en  paix  sous  le  souffle  de  Dieu'.' 

—  Oh!  je  voudrais  une  planète  blonde, 

Des  cieux  nouveaux,  d'étranges  régions, 
Où  l'on  entend,  ainsi  qu'un  vent  sur  l'onde, 
Glisser  la  nuit,  sous  la  voûte  profonde, 
Le  char  brillant  de  constellation-  ! 


SAVEZ-VOUS  PAS...  75 

Où  fuir?  où  fuir?  Par  les  routes  humaines 

Le  sable  est  dur  et  le  soleil  est  lourd  ! 

Ma  bouche  ardente  a  tari  les  fontaines 

Et  l'arbre  est  mort  où  j'ai  cueilli  l'amour! 

—  Oh!  je  voudrais,  loin  du  temps  et  des  choses, 

Débarrassé  de  tout  lien  charnel, 

Courir  joyeux  dans  les  métamorphoses, 

Puis  me  plonger  à  la  source  des  causes, 

Où  l'Infini  flotte  dans  l'Éternel! 


A   A.    PUKAU.T 


LA  PLAINTE  D'UNE  MOMIE 


Aux  bruits  lointains  ouvrant  l'oreille, 
Jalouse  encor  du  ciel  d'azur, 
La  momie,  en  tremblant,  s'éveille 
Au  fond  de  l'hypogée  obscur. 

Elle  soulève  sa  poitrine, 

Et  sent  couler  de  son  œil  mort 

Des  larmes  noires  de  résine 


Sur  son  visage  fardé  d'or  ! 


78  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Puis  au  cercueil  de  planche  peinte 
Heurtant  ses  colliers  de  métal, 
Elle  pousse  une  longue  plainte, 
Et  miaule  comme  un  chacal. 

«  Oh!  dit-elle,  avec  sa  voix  lente, 
Être  mort,  et  durer  toujours! 
Heureuse  la  chair  pantelante 
Sous  l'ongle  courbe  des  vautours! 

»  Heureux  les  morts  qu'un  vent  d'orage 
Plonge  au  fond  des  gouffres  salés, 
Et  qui  s'en  vont,  de  plage  en  plage, 
Reluisants,  verdis  et  gonflés! 

»  Heureux  trois  fois  ceux  qu'on  enterre 
Tout  nus,  dans  les  sables  mouvants, 
Et  dont  le  corps  tombe  en  poussière 
Oui  tourbillonne  aux  quatre  vents  ! 


LA    PLAINTE    D'UNE    MOMIE  7'J 

»  Ils  vivront!  ils  verront  encore, 
A  la  nature  se  mêlant, 
Les  frissons  roses  de  l'aurore 
Sur  le  lit  bleu  du  ciel  brûlant  ! 

»  Et,  sous  des  formes  inconnues, 
Oublieux  du  néant  glacé, 
Ils  secoûront  au  vent  des  nues 
Les  cendres  noires  du  passé  î 

»  Hélas  !  hélas  î  la  destinée 
M'accablant  d'honneurs  importuns, 
Garde  ma  forme  'emprisonnée 
Dans  l'éternité  des  parfums? 

»  Mon  cercueil,  sous  la  crypte  blanche, 
Ne  tient  plus  à  ses  clous  d'airain, 
Et  les  vers  ont  troué  la  planche, 
Comme  un  crible  à  passer  du  grain! 


XI J  FESTONS    ET    ASTRAGALES 


»  Sur  ma  poitrine  recouverte 
De  symboles  religieux 
Le  temps,  avec  sa  lèpre  verte, 
A  rongé  la  face  des  dieux  ! 

»  Seul,  au  milieu  de  ce  qui  tombe, 
Je  reste  immobile  et  jaloux, 
Et  je  dis  au  vers  de  la  tombe  : 
il  vers,  pourquoi  m" oubliez-vous?  » 

»  Ici,  jamais  ni  vent,  ni  pluie 
N'ont  rafraîchi  mon  front  poudreux  ; 
Depuis  vingt  siècles  je  m'ennuie 
A  regarder,  démon  œil  creux, 


»  Le  sphinx  de  pierre,  aux  froides  griffes, 
Accroupi  dans  mon  antre  obscur, 
Avec  l'oiseau  des  hiéroglyphes 
Qui  ne  s'envole  pas  du  mur! 


LA    PLAINTE    D'UNE    MOMIE  81 

»  Pour  plonger  dans  ma  nuit  profonde, 
Chaque  élément  frappe  en  ce  lieu  : 
—  Nous  sommes  l'air!  nous  sommes  l'onde  î 
Nous  sommes  la  terre  et  le  feu  î 


»  Viens  avec  nous!  le  steppe  aride 
Veut  son  panache  d'arbres  verts! 
Viens,  sous  l'azur  du  ciel  splendide, 
T'éparpiller  dans  l'univers  ! 


»  Nous  t'emporterons  par  les  plaines, 
Nous  te  bercerons  à  la  fois, 
Dans  le  murmure  des  fontaines, 
Et  le  bruissement  des  bois  ! 


»  Viens!...  la  nature  universelle 
Cherche,  peut-être,  en  ce  tombeau, 
Pour  le  soleil,  une  étincelle  ! 
Pour  la  mer,  une  goutte  d'eau  ! 


82  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

»  Alors,  me  reveillant  dans  l'ombre, 
Je  roidis  mes  membres  perclus. 
Sous  les  bandelettes  sans  nombre 
Mes  pieds  maigres  ne  marchent  plus! 

»  Et,  dans  ma  tombe  impérissable, 
Je  sens  venir  avec  effroi, 
Les  siècles  lourds  comme  du  sable 
Oui  s'amoneelle  autour  dp  moi! 


9  \h!  sois  maudite,  rare  impie, 
Qui  de  l'être  arrêtant  l'essor 
Gardes  ta  laideur  assoupie 
Dans  la  vanité  de  la  mort  ! 


»  Un  jour,  les  peuples  de  la  terre 
Brisant  ton  sépulcre  fermé, 
Te  retrouveront  tout  entière, 
Comme  un  grain  qui  n'a  pas  germé! 


LA    PLAINTE    D'UNE    MOMIE  83 


»  Et,  sous  quelque  voûte  enfumée, 
Ils  accrocheront,  sans  remords, 
Ta  vieille  carcasse  embaumée, 
Auprès  des  crocodiles  morts  ! . . .  » 


A  MAXIME  DU   CAMP 


Lorsque  tu  sortiras  des  ondes  libyennes, 
Le  front  tout  jaune  encor  des  baisers  du  soleil, 
Et  roulant  dans  ton  cœur  mille  choses  lointaines 
À  raconter,  le  soir,  près  du  foyer  vermeil  ! 

Poëte  aux  pieds  légers,  aux  courses  vagabondes, 
Nous  qui  restons  ici,  nous  te  demanderons 
La  tente  et  le  désert  tordant  ses  vagues  blondes, 
Et  les  grands  aigles  roux  qui  volent  par  les  monts  ! 

8 


PESTONS    ET    ASTRAGALES 

Nous  te  demanderons  les  haltes  sur  la  plage, 
L'ombre  des  grenadiers  dont  tu  mordais  les  fruits, 
Et  comment  le  chameau,  suant  sous  son  bagage, 
Étend  son  col  velu  pour  boire  l'eau  des  puits. 

Nous  te  demanderons  les  chevaux  hors  d'haleine, 
Les  burnous  blancs  gonflés  comme  une  voile  au  vent, 
Et  la  fille  aux  pieds  noirs  qui  danse  dans  la  plaine 

Avec  son  cliquetis  de  médailles  d'argent. 

Mais  toi,  triste  et  rèveuf  comme  après  les  voyages, 
Écoutant  tout  ce  bruit  qui  monte  des  cités, 
tu  nous  diras  :  —  Amis,  où  sont  mes  beaux  feuillages 
Vu  souffle  des  déserts  largement  agités? 


Où  sont  mes  longs  troupeaux  dont  les  touffes  de  laine 
Pendent  au  liane  des  monts  comme  de  blancs  frimas, 
Et  la  source  où  descend  la  lionne  africaine, 
Et  les  ravins  profonds  que  l'on  ne  passe  pas? 


A    MAXIME    DU    CAMP  87 

Oh  !  qui  m'emportera  loin  du  pays  de  France; 
Oui  de  vous  me  rendra,  sous  le  palmier  jauni, 
Le  hamac  paresseux  oà  le  corps  se  balance, 
Et  mon  rêve  ébafaché  que  je  n'ai  pas  fini  ? 

Je  veux,  je  veux  encor  me  perdre  dans  l'espace 
Au  dos  des  chameaux  bruns  et  sous  les  cieux  ouverts, 
Pour  savoir  si  le  sable  a  bien  gardé  ma  trace, 
Et  si  l'écho  punique  a  retenu  nos  vers  ! 


A  PRADIEK 


Pradier',  ta  tombe  est  close,  et  la  foule  écoulée 
A  quitté  le  gazon  des  morts  silencieux  ; 
La  muse  maintenant  de  sa  douleur  voilée, 
Va  commencer  pour  toi  l'hymne  religieux! 

D'autres  ont  mis  leur  nom  sur  la  strophe  légère, 
D'autres  ont  la  couleur,  ou  la  note  au  son  pur, 
Mais  ta  pensée,  ô  maître,  est  de  bronze  ou  de  pierre, 
Et,  comme  un  corps  vivant,  jette  son  ombre  au  mur. 


90  FESTONS   ET    ASTRAGALES 

Le  bloc  âpre  et  rugueux,  sous  ta  main  souveraine, 
Ondulait  comme  un  dos  de  léopard  dompté  ; 
Et  la  forme,  à  ta  voix,  touchant  le  socle  à  peine, 
S'élançait  dans  sa  grâce  et  sa  virginité. 

Quand  les  marteaux  sonnaient  en  cadence  rapide, 
Quand  l'atelier  vivait,  fourmillant  et  joyeux, 
Et  que,  couvrant  les  murs  de  sa  neige  solide, 
La  poussière  du  marbre  étincelait  aux  yeux, 

C'était  ton  heure  à  toi  !  ta  passion  !  ta  vie  ! 

A  ton  front  élargi  le  sang  battait  plus  fort, 

Et  ton  âme  flottait,  dans  l'idéal  ravie, 

Comme  un  vaisseau  qui  chante  en  s' éloignant  du  port  î 

Tu  l'exilais  du  monde  au  milieu  des  déesses, 
Chœur  immobile  et  blanc  qui  souriait  toujours, 
Bacchantes  au  sein  nu,  Dianes  chasseresses, 
Et  nymphes  dans  le  bain  tordant  leurs  cheveux  lourds  ! 


A    PRADIER  91 

La  beauté  qui  périt,!  e  sentiment  qui  passe, 
S'arrêtaient  dans  ton  œuvre  immortels,  radieux.... 
Car  tu  sors,  ô  Pradier  !  de  cette  forte  race 
Qui  peupla  le  ciel  vide  et  nous  tailla  des  dieux  ! 


92  FESTONS    ET    ASTRAGALES 


II 


Amis,  ne  pleurons  pas  !  au  pays  bien  des  âmes, 
Il  est,  il  est  peut-être  un  asile  écarté 
Où  les  maîtres  divins  qu'ici-bas  nous  aimâmes 
Vivent  pleins  de  jeunesse  et  de  sérénité. 

Leur  front  calme  est  orné  de  guirlandes  fleuries, 

Le  soleil  de  l'idée  inonde  leur  regard. 

Ils  suivent  lentement  de  longues  galeries, 

Et  vont  causant  entre  eux,  de  la  forme  et  de  l'art  ! 


A    PRADIER  93 


Sculpteurs,  musiciens,  et  peintres  et  poètes, 
Ils  sont  là  tous,  rêvant  au  passé  glorieux; 
L'œuvre  de  leur  génie  a  peuplé  ces  retraites, 
Et  leurs  créations  s'agitent  autour  d'eux. 


Polyclète  y  sourit  près  de  Junon  la  belle  ; 
A  tes  pieds,  ô  Vénus!  Cléomène  est  assis; 
Le  satyre,,  échappé  des  mains  de  Praxitèle, 
Ouvre  sa  bouche  avide  aux  raisins  de  Zeuxis; 


Stasicrate,  en  sueur,  sculpte  au  loin  sa  montagne, 
Miron  suit,  dans  les  prés,  ses  génisses  d'airain, 
Et  le  vieil  Amphion,  chantant  par  la  campagne, 
Fait  danser  les  rochers  sur  le  mode  thébain  ! 


C'est  là  qu'il  est  monté  parmi  les  statuaires  ; 
Il  habite  un  beau  temple,  aux  murs  étincelants, 
Et,  timides  encor,  près  des  déesses  fières, 
Nissia,  puis  Sapho,  s'avancent  à  pas  lents! 


91  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Entrez!...  vous  qui  mêlez  aux  lignes  solennelles 
Les  langueurs  du  contour  et  le  pli  gracieux, 
Filles  des  temps  nouveaux,  vous  êtes  immortelles, 
A  côté  des  Vénus  Pradier  vous  place  aux  cieux  ! 


SUR  UN  BACCIIUS   DE  LYDIE 


PLACÉ   EN    FACE    D'UNE   STATUE   DE   FLORE 


0  Bacchus  Lydien,  dont  la  barbe  est  frisée, 
J'aime  ton  front  tranquille  orné  d'un  cercle  d'or, 
Tandis  qu'à  quelques  pas,  humide  de  rosée, 
La  déesse  des  fleurs  sous  la  brise  se  tord  ! 

La  main  que  l'œil  devine  et  que  la  robe  cache^ 
Entre  ses  seins  pointus  presse  des  lis  mouillés 
Et  frissonnant  a  l'air,  le  torse  se  détache 
De  l'étoffe  aux  plis  droits  qui  tombe  sur  ses  pies  ! 


76  1  ESTONS    ET    ASTRAGALES 

Elle  est  jeune  et  lascive  et  ferme  sa  paupière. 
De  son  regard  oblique  elle  appelle  le  tien  ; 
Mais  tu  ne  parais  pas  entendre  sa  prière, 
Et  tu  restes  pensif,  o  Bacchus  Lydien  ! 


Elle  a  beau  devant  toi  se  pencher  et  sourire, 
Le  temps  n'est  pas  venu  de  tes  transports  divins; 
Tu  dédaignes,  o  roi,  l'amante  de  Zéphyre, 
Car  la  fleur  sera  morte  à  la  saison  des  vins  ! 


11  te  faut,  lacchus,  pour  que  ton  cœur  s'allume, 
Lesthyases  dansants  sous  le  ciel  étoile, 
Tandis  qu'un  thyrse  aux  mains,  sur  le  sable  qui  fume, 
Tu  fais  voler  ton  char  de  tigres  attelé  ! 


11  te  faut,  lacchus,  les  cortèges  superbes, 
La  flûte,  le  tambour  frémissant  sous  les  doigts, 
La  ménade  en  sueur  qui  tombe  dans  les  herbes, 
Et  d'un  bruit  de  grelots  fait  retentir  les  bois! 


SUR    UN    BACCHUS    DE    LYDIE  97 

11  te  faut,  lacchus,  les  hurlements  nocturnes  ! 

Les  longs  cheveux  flottants  autour  des  longs  baisers, 

Et  le  sang  de  la  vigne,  à  la  lèvre  des  urnes, 

Et,  sur  l'Hébrus  neigeux,  des  membres  dispersés  ! 

Car  tu  n'es  pas  le  dieu  des  amours  printanières, 
Malgré  ton  front  candide  et  tes  regards  sereins, 
Et  ton  lit  nuptial  est  fait  sur  les  bruyères, 
Avec  la  peau  d'un  monstre  écorché  par  tes  mains  î 


BERCEAU 


Lacté  ferinc  ! 


A  l'ombre  d'un  figuier  superbe, 
Près  d'un  fleuve  aux  bords  inconnus, 
Deux  enfants  sont  couchés  dans  l'herbe, 
Frais,  souriants,  et  demi-nus; 

• 

Le  grand  ciel  bleu  les  environne, 
Un  dernier  rayon  du  soleil 
Semble  poser  une  couronne 
Sur  leurs  fronts  joints  par  le  sommeil. 


aCA 

Cttaviens^ 


100  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Et  la  brise  qui  vient  des  ondes 
Parfumée  aux  fleurs  des  roseaux 
Baise,  en  passant,  leurs  tètes  blondes 
Que  touche  l'aile  des  oiseaux  ! 

Ils  se  réveillent...  ô  mystère  !... 
Du  fond  des  antres  sans  chemins 
Une  louve,  rasant  la  terre, 
Vient  lécher  leurs  petites  mains! 

Et  tous  deux,  sous  la  bête  énorme, 
Les  doigts  crispés  au  poil  tordu, 

Tètent  sans  peur  le  pis  difforme 
Que  les  louveteaux  ont  mordu  ! 

Courbe,  ô  figuier,  ta  large  voûte 
Sur  ce  grand  berceau  des  déserts  ; 
Leur  cri  faible  qu'un  monstre  écoute 
Promet  César  à  F  univers  ! 


BERCE AT  lOi 


Fleuve  obscur  dont  l'eau  solitaire 
Doit  s'enorgueillir  tant  de  fois, 
Tibre,  où  boira  toute  la  terre, 
Viens  jouer  aux  pieds  de  tes  rois  ! 

Et  toi,  par  la  forêt  profonde, 
Sous  la  lune  au  fauve  reflet, 
Hurle,  ô  louve,  on  noîrait  un. monde 
Dans  chaque  goutte  de  ton  lait  ! 

Ton  museau  pointu  qui  grommelle 
Domine  les  peuples  tremblants, 
Rome  tressaille  à  ta  mamelle, 
L'avenir  vagit  sous  tes  flancs  ! 


LES    FLAMBEAUX 


Du  sage  qui  médite  et  pèse,  en  soupirant, 

Les  choses  de  la  vie, 
L'huile  onctueuse,  au  bord  du  vase  transparent, 

Éclaire  l'insomnie  ! 


Couronné  de  verveine,  et  tout  léger  d'espoir, 

Entre  ses  mains  joyeuses, 
L'hyménée,  en  chantant,  secoue  au  vent  du  soir 

Les  torches  résineuses  ! 


Illi  F  F.  Si  UNS    ET    ASTRAGALES 

Berçant  sur  les  festin  son  gracieux  essor, 

La  lampe  parfumée 
Semble  voguer  dans  Pair,  comme  un  navire  d'or 

A  la  poupe  enflammée  ! 

La  taverne,  accroupie  au  pied  du  Quirinal, 

Rayonne  sur  la  rue. 
Et  fait  voir  au  passant,  sous  son  rouge  fanal, 
La  courtisane  nue  ! 


Le  feu  de  L'atrium,  en  ses  bonds  indécis, 
Tremble,  sous  le  portique, 

Et  jette  un  gai  reflet  aux  pénates  assis 
Près  du  foyer  antique! 

Le  hardi  nautonnier  qui,  sur  les  Ilots  amers, 

Creuse  un  sillon  d'écume, 
A  le  phare  éclatant,  dont  la  brise  des  mers 

Tord  l'ai.rette  qui  fume  ! 


LES    FLAMBEAUX  105 

Les  dieux  ont  les  soleils  qui  gravitent,  sans  bruit, 

Loin  du  monde  où  nous  sommes  ; 
Mais  le  puissant  César,  pour  éclairer  sa  nuit, 

Fait  allumer  des  hommes  ! 

Il  ordonne:  et,  soudain,  comme  d'un  linceul  noir, 

Couverte  de  résine, 
La  victime  enflammée  illumine,  le  soir, 

Les  jardins  de  Sabine  î 

On  entend  dans  les  airs,  parmi  les  chants  joyeux, 

Monter  les  cris  sans  nombre 
De  ces  flambeaux  vivants  qui  luttent  sous  les  feux 

Et  qui  hurlent  dans  l'ombre  ! 

Sabine,  cependant,  guide  un  rapide  char, 

Par  la  longue  avenue, 
Ou  laisse  errer  ses  doigts  sur  le  luth  de  César, 

Rêveuse  et  demi-nue  ! 


LE   DANSEUR   BATHYLLE 


La  belle  Métella,  femnie  du  vieux  préteur, 
Est  pâle  maintenant,  et  porte  dans  son  cœur 

Un  mal  secret  qui  la  déchire  ; 
Par  le  bois  d'orangers  qui  borde  sa  villa, 
Elle  marche  au  hasard,  la  belle  Métella, 

Comme  une  bacchante  en  délire. 

Pour  sonder  jusqu'au  fond  l'avenir  incertain, 
Vingt  lois  l'urne  d'albâtre  où  roule  le  destin 


108  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Sous  ses  doigts  tremblants  s'est  vidée  ; 
Et  vingt  fois  Métella,  chez  les  magiciens, 
A  mêlé,  dans  la  nuit,  les  sorts  campaniens 

Aux  enchantements  de  Chaldée  ! 


Elle  aime,  et  ce  n'est  pas  le  chevalier  romain, 

Bien  qu'il  soit  jeune  et  fier,  et  qu'il  presse,  en  chemin, 

Une  cavale  au  frein  sonore, 
Qu'il  ait  sa  place  au  cirque,  auprès  des  sénateurs, 
Que  sa  bague  étincelle,  et  qu'au  jour  des  honneurs, 

D'olivier  son  front  se  décore  ! 


Ce  n'est  pas  le  consul,  au  long  manteau  rayé 
Si  beau  qu'à  son  aspect,  du  peuple  émerveillé 

Tombe  le  murmure  frivole, 
Alors  que  précédé  du  licteur  éclatant, 
Avec  sa  robe  blanche,  il  balaye,  en  montant, 

Les  blancs  degrés  du  capitole  ! 


LE    DANSEUR    BATHYLLE  100 

Ce  n'est  pas  le  tribun,  rhomme«au  pouvoir  hautain, 
Qui  d'un  mot  de  sa  bouche  arrête  le  destin, 

Ni  l'édile  aux  dons  magnifiques, 
Ni  le  riche  patron,  de  qui  mille  clients 
Autour  de  la  sportule  humbles  et  suppliants 

Sans  cesse  assiègent  les  portiques. 

Si  Métella  soupire  et  n'a  plus  de  sommeil, 
Ce  n'est  point  le  soldat  bruni  par  le  soleil 

Qui  trouble  sa  nuit  inquiète, 
Ni  le  poète  grec  aux  vers  ingénieux, 
Ni  l'esclave  gaulois,  prince  par  ses  aïeux, 

Qui  porte  une  urne  sur  sa  tète. 

L'image  qui  bondit  sous  ses  yeux  enflammés, 
C'est  le  danseur  Bathylle,  aux  cheveux  parfumés, 

Bathylle  aux  poses  languissantes, 
Bathylle  qui  s'envole,  et  qui  glisse,  et  qui  fuit, 
Et  fait  battre  le  cœur  des  matrones,  au  bruit 

De  ses  cymbales  frémissantes. 

10 


1  1 0  F  E  S  T  <J  N  S    K  T    A.ST1  S  A  G  AL  ES 

Bathylle qu'aux  Humains  rfGrèce,  un  jour,  céda. 
Si  gracieux,  alors  qu'il  danse  la  Léda, 

Sous  une  tunique  de  femme  ! 
Ou  quand  son  corps  mobile,  en  cercle  se  tordant, 
Tourne  comme  une  roue,  et  dans  son  vol  ardent 

De  tout  un  peuple  emporté  l'àme  ! 

Mais  Bathy lie  est  cruel,  et  ne  se  donne  pas. 
U  veut  un  sang  illustre  et  de  nobles  appas 

Pour  une  faveur  qu'il  accorde; 
Et  plus  d'un  sénateur  aux  antiques  aïeux 
Triomphant  d'être  père,  élève  sous  ses  yeux* 

Quelque  petit  danseur  de  corde. 


VESPER 


Écoutez,  écoutez,  sous  les  forêts  profondes 

La  cigale  causeuse  a  fini  son  refrain  ; 

Seuls,  les  lourds  chariots  traînant  les  gerbes  blondes, 

Font  tinter  dans  le  vent  leurs  clochettes  d'airain. 

Les  botes  écailleux  de  la  mer  taciturne 
Sur  la  vague  d'azur  montrent  leurs  dos  glissants, 
Et  la  ileur  qui  s'endort  jette  au  pâtre  nocturne, 
Comme  un  dernier  adieu,  ses  parfums  languissants. 


112  PESTONS   ET    ASTRAGALES 

Les  grands  bœufs  sont  couchés  sur  les  larges  pelouses, 
La  fumée,  en  tournant,  s'échappe  des  hameaux.... 
Toi,  tu  souris  d'espoir  derrière  les  coteaux, 
Yesper,  astre  cruel,  teint  du  sans  des  épouses  ! 


A   ASINIUS   SEMPRONIUS    RUFL'S 


CIGOGNES    ET    TURBOTS 


Salut,  Sempronius,  mortel  inimitable  î 
0  toi  qui  le  premier  fis  servir  sur  ta  table 
La  cigogne  au  pied  rouge  et  le  turbot  marin  ! 
L'artiste,  éternisant  ta  divine  effigie, 
Devait  tailler  pour  toi  les  marbres  de  Phrygie 
Et  graver  tes  traits  sur  l'airain  î 


[0 


1U  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Pour  te  montrer  plus  grand  aux  nations  béantes, 
Père  des  bons  festins  et  des  sauces  piquantes, 
Ton  siècle  s'épuisa  dans  tonenfantement  ! 
Les  destins  dès  longtemps  préparaient  ta  venue, 
Et  quelque  astre  inconnu  dut  briller  sous  la  nue 
A  ton  premier  vagissement  ! 

\vant  toi,  les  Romains,  dans  leur  instinct  vulgaire, 
De  la  chair  des  troupeaux  et  des  fruits  de  la  terre 
Rassasiaient  leur  faim  digne  de  vils  pasteurs; 
Et  récuelle  de  bois  et  la  salière  antique 
Ornèrent,  trois  cents  ans,  cette  table  rustique 
Où  ruminaient  les  sénateurs. 

Quand  ils  se  rassemblaient  pour  sauver  la  patrie, 
Souvent  l'odeur  de  l'ail  emplissait  la  curie, 
Jusqu'au  portique  sombre  où  s'inclinaient  les  rois, 
Et  laissant  à  moitié  quelque  brouet  immonde, 
Ils  s'élançaient,  d'un  bond,  à  l'empire  du  monde, 
Gorgés  de  raves  et  de  pois. 


CIGOGNES    ET    TURBOTS  115 

Au  retour  des  combats,  après  quelque  victoire, 
Leur  nef  jetait  au  port  sa  cargaison  de  gloire, 
Tétrarques,  chefs  vaincus,  étendards  en  lambeaux... 
Mais  ils  se  trompaient  tous,  honneur  à  toi,  grand  homme  ! 
Ta  voile  triomphante  a  rapporté  dans  Rome 
Des  cigognes  et  des  turbots  ! 

Plus  fort  que  ce  marin  dont  le  croc  d'abordage 
Kventrait  à  grand  bruit  les  vaisseaux  de  Carthage, 
Aux  hérissons  de  mer  tu  lanças  tes  réseaux, 
Et,  conquérant  gourmet,  ceint  de  myrte  et  de  lierre. 
Avec  tes  cuisiniers  tu  parcourus  la  terre, 
Pour  assiéger  des  nids  d'oiseaux  ! 

Rome  alors,  6  Rufus,  méconnut  ton  génie, 
Et  l'on  dit  que  le  peuple,  avec  ignominie, 
Refusa  la  préture  à  tes  vœux  obstinés... 
Mais  que  t'importe,  à  toi,  le  bruit  que  fait  la  foule9 
Sa  rumeur  éphémère  est  un  flot  qui  s'écoule, 
Tes  beaux  jours  ne  sont  pas  sonnés  ! 


1 16  F  F.  S  T  0  N  S    K  T    A  S  T  R  A  G  A  LES 

Ils  viendront,  ils  viendront,  quand,  sur  la  capitale, 
Soufflera  mollement  la  brise  orientale  ; 
Quand,  sous  sa  mitre  d'or,  le  pâle  citoyen 
Traînant  par  le  forum  sa  démarche  indolente, 
Secoùra  les  parfums  de  sa  robe  volante, 
Comme  un  satrape  assyrien. 

Ils  viendront  quand,  la  nuit,  l'impériale  orgie 
Jettera  sous- les  deux  sa  lueur  élargie 
Ou  de  sa  chaude  haleine  embaumera  les  mers; 
Et  tu  t'éveilleras,  et  ton  ombre  sacrée 
Viendra  planer  parfois  sur  les  rocs  de  Caprée, 
Au  bruit  des  nocturnes  concerts. 

0  martyr  des  festins  !  le  luxe  d'Italie 
Vengera  largement  ta  mémoire  avilie, 
Et  tu  pourras  surgir  de  la  poudre  du  sol, 
Le  jour  où  fumera,  sur  la  table  romaine. 
Un  sanglier  sauvage,  à  la  sauce  troyenne, 
Plein  de  langues  de  rossignol. 


A  UN  BKFANT 


Enfant  aux  cheveux  blonds  que  le  rire  accompagne, 

Ne  vas  pas,  ne  vas  pas  jouer  sur  la  montagne, 

Et  ne  quitte  jamais  le  seuil  de  ta  maison, 

Pour  suivre  les  troupeaux  à  la  molle  toison  ; 

Reste,  petit  enfant,  reste  auprès  de  ta  mère, 

Car  ce  serait  pour  elle  une  douleur  amère, 

Et  les  nymphes,  tes  sœurs,  gémiraient  bien  longtemps, 

Si,  voyant  tes  yeux  bleus  et  tes  cheveux  flottants, 


118  FESTONS    F.  T    A  S  T  R  A  G  A  L  F  s 

L'aigle,  de  Jupiter  le  messager  fidèle, 
Sur  ton  front  qui  s'étonne  abattait  sa  grande  aile, 
Et,  malgré  ton  effroi,  t'emportait  jusqu'aux  deux. 
Pour  verser  le  nectar  dans  la  coupe  des  dieux  ! 


A  U\T  JEUNE  HOME 


Jeune  homme  au  cœur  léger,  ne  touche  point  la  lyre, 

Va  demander  ta  joie  aux  rêves  d'ici-bas* 

La  pensée  est  un  glaive,  et  sa  pointe  déchire 

La  main  de  l'imprudent  qui  ne  la  connaît  pas. 


Au  temps  que  Jupiter,  de  la  voûte  éthérée 
Descendait,  à  l'odeur  de  l'hécatombe  en  feu, 
Quelqu'un  vit,  sur  l'autel,  dans  la  coupe  dorée, 
Un  reste  de  nectar  oublié  par  le  dieu; 


1:20  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Cet  homme,  entre  ses  doigts,  prit  la  patère  sainte, 
Et  flaira,  curieux,  le  breuvage  divin  : 
C'était  un  doux  parfum  de  rose  et  d'hyacinthe, 
Plus  sucré  que  le  miel  et  plus  fort  que  le  vin. 

11  y  trempa,  sans  peur,  sa  lèvre  téméraire; 
Mais  il  goûtait  à  peine  au  liquide  immortel, 
Qu'il  sentit  dans  son  corps  circuler  le  tonnerre, 
Et  tomba,  tout  en  poudre,  aux  marches  de  l'autel  ! 


TOU-TSONG 


Le  long  du  fleuve  Jaune,  on  ferait  bien  des  lieues, 

Avant  de  rencontrer  un  mandarin  pareil. 

11  fume  l'opium,  au  coucher  du  soleil, 

Sur  sa  porte  en  treillis,  dans  sa  pipe  à  fleurs  bleues. 

D'un  tissu  bigarré  son  corps  est  revêtu, 

Son  soulier  brodé  d'or  semble  un  croissant  de  lune  ; 

Dans  sa  barbe  effilée  il  passe  sa  main  brune, 

Et  sourit  doucement  sous  son  bonnet  pointu. 

h 


1-2-2  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Les  pêchers  sont  en  fleurs;  une  brise  légère 

Des  pavillons  à  jour  l'ait  trembler  les  grelots  ; 

La  nue,  à  l'horizon,  s'étale  sur  les  flots, 

Large  et  couleur  de  feu,  comme  un  manteau  de  guerre. 


C'est  Tou-Tsong  le  lettré  !  Tou-Tsong  le  mandarin  ! 
Le  peuple,  à  s  m  aspect,  se  recueille  en  silence, 
Quand,  sous  le  parasol  qu'un  esclave  balance, 
11  marche  gravement  au  son  du  tambourin. 


Dans  ses  buffets  sculptes  la  porcelaine  éclate; 
1!  a  de  beaux  lambris  faits  de  bois  odorants; 
Ses  cloisons  sont  de  toile  aux  dessins  transparents. 
Et  la  nappe,  à  sa  table,  est  en  drap  d'écarlate. 

Il  laisse  le  riz  fade  a  ceux  du  dernier  rang, 
Le  millet  fermenté  pour  le  peuple  ruisselle  ; 
il  mange,  à  ses  repas,  le  nid  de  l' hirondelle. 
Et  boit  le  vin  sucré  des  rives  de  Kiang. 


TOU-TSOtfG 

Puis,  sillonnant  le  lac,  au  pied  des  térébinthes, 
Sur  la  jonque  bizarre  il  se  berce  en  rêvant, 
Ou,  dans  le  pavillon  qui  regarde  au  levant, 
Cause  avec  ses  amis,  sous  les  lanternes  peintes. 


A  MON  AMI  ALFI1ED  FOI  LONGNE 


LE    BARBIER   DE   PÉKIN 


Hao  !  Hao  !  c'est  le  barbier 
Qui  secoue  au  veut  sa  sonnette  ! 
Il  porte  au  dos,  dans  un  panier, 
Ses  rasoirs  et  sa  eavornette. 

Le  nez  camard,  les  yeux  troussés, 
Un  sarrau  bleu,  des  souliers  jaunes, 
Il  trotte,  et  fend  les  flots  pressés 
Des  vieux  bonzes,  quêteurs  d'aumônes. 


1W2G  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Au  bruit  de  son  bassin  de  fer, 
Le  marchand  qui  vient  sur  sa  porte. 
Sent  courir,  le  long  de  sa  chair, 
Une  démangeaison  plus  forte  ! 

Toute  la  rue  est  en  suspens... 
Et  les  mèches  patriarcales 
Se  dressent,  comme  des  serpents 
Qu'on  agace  avec  des  cymbales  ! 

C'est  en  plein  air,  sous  le  ciel  pur. 
Que  le  barbier  met  sa  boutique  : 
Les  bons  clients,  au  pied  du  mur. 
Prennenl  une  pose  extatique. 

Tous,  d'un  mouvement  régulier 
Vont  clignant  leurs  petits  yeux  louches; 
Ils  sont  là,  comme  en  espalier, 
Sous  le  soleil  et  sous  les  mouches. 


LE  BARBIER  DE  PÉKÏXG  127 


Souriant,  les  doigts  allongés, 
Il  flatte  les  épaules  nues, 
Et  ses  attouchements  légers 
Ont  des  puissances  inconnues: 

Le  patient,  dans  son  sommeil, 
Part  pour  le  pays  bleu  des  rêves; 
Il  voit  la  lune  et  le  soleil 
Danser,  sur  de  lointaines  grèves. 

Il  écoute  le  rossignol, 
Roulant  des  notes,  sous  les  branches; 
Ou,  par  les  cieux,  il  suit  au  vol 
Un  couple  d'hirondelles  blanches. 

Cependant,  glissant  sur  la  peau, 
La  lame  où  le  jour  étincelle 
Court,  plus  rapide  qu'un  oiseau 
Qui  frôle  l'onde  avec  son  aile  ; 


1:28  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Et  quand  le  crâne  sans  cheveux 
Luit  comme  une  boule  d'ivoire, 
Le  maître,  sur  son  doigt  nerveux, 
Tourne,  au  sommet,  la  houppe  noire. 

Chacun  s'arrête  :  le  barbier 
Sait  mainte  histoire  inattendue  ; 
Ni  mandarin,  ni  bachelier 
Va  la  1  an  eue  aussi  bien  pendue. 


La  foule  trépigne,  a  l'entour, 

Et,  par  instants,  se  pâmant  d"aise, 

Chaque  auditeur,  comme  un  tambour, 

Frappe,  a  deux  mains,  son  ventre  obèse, 

Mais,  point  de  trêve  !  il  faut  marcher  ! 
Debout  !  comme  une  tête  ronde, 
Son  bon  rasoir,  sans  s'ébrécher, 
En  trois  coups  raserait  le  monde  ! 


LE  BARBIER  DE   PÉKING  129 

Toujours  plus  beau,  toujours  plus  fort, 
En  gardant  ses  libres  allures, 
Il  fauchera,  jusqu'à  la  mort, 
Les  barbes  et  les  ebevelures! 


Puis,  dans  sa  tombe  on  placera 
Brosses,  bassins  et  savonnettes, 
Et,  sous  la  nue,  il  frisera 
La  tresse  blonde  des  comètes  ! 


LE   DIEU  DE  LA   PORCELAINE 


11  est,  en  Chine,  un  petit  dieu  bizarre, 
Dieu  sans  pagode,  etqu  on  appelle  Pu; 
J'ai  pris  son  nom  dans  un  livre  assez  rare 
Qui  le  dit  frais,  souriant  et  trapu. 

11  a  son  peuple  au  long  des  poteries, 
Et  règne  en  paix  sur  ces  magots  poupins 
Qui  vont  cueillant  des  pivoines  fleuries 
Aux  buissons  bleus  des  paysages  peints. 


132  F  LSI  DNS    ET    ASTRAGALES 

11  vient,  à  l'heure  où  commencent  les  sommes. 
Quand,  sous  leurs  toits,  les  vivants  sont  couchés, 
Pour  réjouir  tous  les  petits  bonshommes 
Que  le  vernis  tient  au  vase  attachés. 

De  l'un  a  l'autre,  il  va  chanter  ses  gammes, 
Flaire,  en  passant,  le  carmin  des  bouquets, 
Ou  parle  bas  avec  de  belles  dames 
Qu'on  voit  sourire  à  leurs  gros  perroquets. 

Et  si,  dès  l'aube,  une  maîtresse  active 
Jette  a  ses  pots  son  regard  empressé, 
Elle  voit  bien,  tant  la  couleur  est  vive. 
Que  le  dieu  Pu  dans  l'armoire  a  passé. 

—  Petit  dieu  Pu,  dieu  de  la  porcelaine, 
J'ai,  sur  ma  table,  afin  d'être  joyeux 
Lorsque  décembre  a  neigé  dans  la  plaine, 
Un  pot  de  Chine,  aux  dessins  merveilleux: 


LE    DIEU    DE    LA    PORCELAINE  W> 

Dans  un  verger,  causent  des  femmes  graves, 
Et,  sur  son  banc  fait  de. roseaux  tressés, 
Un  mandarin  tend  l'oreille  à  deux  braves 
Qui  sont  debout,  depuis  sept  ans  passés. 

Pousse  ma  porte,  en  tes  courses  nocturnes; 
Crains-tu,  chez  moi,  quelque  outrage  odieux  ? 
J'ai  l'ongle  long  des  lettrés  taciturnes, 
Et  mon  chat  blanc  ne  mange  pas  les  dieux. 

Foule  a  tes  pieds,  et,  s'il  te  plait,  écrase 
Mes  plats  d'argile  et  mes  grès  rabougris; 
.Mais  de  tout  choc  garde,  aux  flancs  de  mon  vase, 
La  glu  d'émail  où  le  soleil  s'est  pris. 

Sur  les  oiseaux  passe  tes  mains  savantes,  * 

Lisse  la  barbe  aux  magots  rondelets, 
Songe  au  matou,  veille  aux  doigts  des  servantes, 
Rends  souple  et  fin  le  crin  dur  des  balais. 


toî  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Et,  l'œil  tourné  vers  Pe-Tche-Li  la  sainte1. 
Je  te  promets  de  boire  à  ta  santé, 
f     Sous  les  rayons  de  ma  lanterne  peinte. 
Un  peu  d'eau  chaude,  avec  beaucoup  de  thé. 

1    Pe-Tche-Li.    première  province  de  L'empire.  ■ 


A   EUGÈNE   DEEATTEE 


LE   LION 


Quand,  dans  le  vieux  Paris,  les  mignons  pleins  de  joie 
Secouaient,  en  passant,  l'ambre  de  leurs  cheveux, 
Certe,  ils  gardaient  encor,  sous  la  cape  de  soie, 
La  foi  des  chevaliers  et  l'honneur  des  aïeux  ; 
Dans  le  coffre  aux  onguents  ils  cachaient  une  épée, 
La  dague  étincelait  au  bout  des  colliers  d'or, 
Et  ces  enfants  d'amour,  prêts  à  toute  équipée, 
\u  nombre  des  plaisirs  avaient  compté  la  mort  î 


136  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Quand  les  roués  dansaient,  aux  jours  de  la  Régence, 
Blancs  de  poudre,  et  musqués,  sous  un  pourpoint  fleuri. 
Ils  sauvaient  la  débauche  a  force  d'élégance, 
Et  n'avaient  pas  de  cœur,  tant  ils  avaient  d'esprit  ! 
(juand  les  beaux  muscadins,  de  leurs  jaunes  bottines 
Frappaient,  en  sautillant,  le  pavé  des  faubourgs, 
Ils  faisaient  leur  toilette  au  pied  des  guillotines. 
Réglaient  la  carmagnole  au  rhythme  des  tambours. 
Et,  secouant  le  sang  de  leurs  dentelles  fines, 
De  l'humide  abattoir  ils  volaient  aux  amours  ! 
L'incroyable,  appuyé  sur  sa  pomme  d'agate. 
Portait  la  République  au  pli  de  sa  cravate. 
Le  fringant  officier,  du  temps  de  l'Empereur. 
Quand  son  sabre  traînait,  en  sonnant,  sur  les  dalles. 
Pouvait  montrer,  du  moins,  aux  nations  rivales, 
La  blessure  à  son  front  et  la  croix  sur  son  cœur. 


Tous,  page  aux  cheveux  blonds,  marquis  a  l'habit  rose, 
Ceux  de  quatre-vingt-treize  et  de  mil  huit  cent  deux. 
Esprit,  grâce  ou  fierté,  tous  avaient  quelque  chose 
Dont  le  monde  longtemps  sp  souvint  après  eux. 


LE    LION  137 

Mais  lui,  qu'a-t-il  gardé,  le  lion  ridicule, 
Le  Richelieu  bourgeois,  le  don  Juan  roturier, 
Grotesque  conquérant  à  la  barbe  d'Hercule, 
Marquis  de  Carabas  dont  le  père  est  meunier  ! 
Dites?  quel  est  son  droit?  quel  laquais  en  démence 
Sur  des  coussins  de  pourpre  enivra  son  enfance? 
\u  peuple  que  son  char  éclabousse  en  chemin 
Quel  blason  montre-t-il,  sur  un  vieux  parchemin? 
Lui,  qui  siffla  jadis  les  nobles  d'un  autre  âge  ! 
Lui,  que  berça  Juillet,  au  branle  du  canon  ! 
Valet  qui  des  grandeurs  a  fait  l'apprentissage, 
Insolent,  moins  l'esprit  !  vaniteux,  moins  le  nom  ! 
Ah  !  c'est  pitié  de  voir  ce  commis  hors  d'haleine, 
Bouffi  dans  son  orgueil  et  dans  son  habit  noir, 
Faire,  à  l'égal  d'un  droit,  sonner  sa  bourse  pleine, 
Et  secouer  au  vent  la  poudre  du  comptoir  ! 

Bravo  !  marchands  dorés  !  nobles  fils  de  famine  ! 
Du  talon,  sans  remords,  foulez  le  peuple  impur  ! 
Ktalez  vos  couleurs,  blasons  de  pacotille, 
Pains  de  sucre  en  sautoir  et  coton  sur  azur  ! 


138  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Vous  n'atteindrez  jamais  à  l'aristocratie, 
Et  toujours,  mes  seigneurs,  malgré  vos  airs  galants, 
Vos  gros  pieds  perceront  sous  la  botte  vernie, 
Vos  grosses  mains  feront  éclater  vos  gants  blancs  ! 


A    MTHURIN    RÉGNIER 


Vieux  Mathurin,  poëte  aux  âpres  mélodies, 
J'aime  de  ton  bon  vers  les  allures  hardies, 
Quand  il  va  débraillé,  sans  grègues,  sans  chapeau. 
Ainsi  qu'un  franc  buveur,  au  sortir  du  caveau  ! 
Tu  savais,  ô  Régnier,  que  l'ardente  satire 
A  besoin  de  piment  pour  allumer  son  ire  ! 


UO  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Ton  robuste  Apollon  ne  connut  pas  cet  art 

De  jeter  sur  les  mots  des  masques  et  du  fard. 

Il  aimait,  aux  lueurs  d'une  fauve  lanterne. 

S'accouder,  à  son  aise,  au  banc  de  la  taverne. 

Et,  la  bouteille  en  main,  dire  leur  fait  aux  gens, 

Sans  crainte  des  rhéteurs,  des  sots,  ni  des  sergents. 

Comme  une  artère  chaude  et  de  sang  inondée, 

A  chacun  de  trjs  vers  on  sent  battre  l'idée. 

Et  dans  ta  haute  phrase  où  la  colère  bout. 

Tout  est  vivant,  tout  marche,  et  se  dresse  debout. 

Oh  !  que  j'aime  à  te  voir,  quand,  le  poing  sur  la  hanche, 

De  Ronsard  bafoué,  seul,  tu  prends  la  revanche, 

Et  de  ton  vers  penseur  flagelles  sur  le  dos 

Le  Malherbe  qui  pèse  et  qui  gratte  des  mots  ! 

Cependant  que  déjà,  maître,  ta  main  hardie 

\ux  Molières  futurs  taille  la  comédie, 

Et,  des  voiles  bénins  dégageant  ton  tableau. 

Prépare  des  rougeurs  au  pudique  Boileau  ! 


Certes,  l'art  des  savants  et  de  la  pédantaille, 
Comme  un  manteau  trop  court,  n'allait  pas  à  ta  taille, 


A    MATHUR1N    REGNIER  141 

Carton  libre  génie,  avec  ses  pieds  d'airain, 
Quand  il  entre  en  un  vers,  y  marche  en  souverain, 
Et  parfois,  sans  façon,  dans  ta  franche  satire, 
S'entrouvre  l'hiatus,  comme  un  éclat  de  rire. 


LE    SECRET 


Parfois  la  terre,  ouvrant  son  sein  qui  gronde, 
Heurte  les  monts  l'un  sur  l'autre  croulants, 
Elle  s'agite  et  veut  jeter  au  monde 
Le  noir  secret  enfermé  dans  ses  flancs; 


Un  jour,  une  heure,  et  les  flots  ruisselants 
Le  vomiront  sur  la  grève  inféconde; 
Il  va  sortir  de  la  forêt  profonde, 
Il  monte,  il  monte  aux  lèvres  des  volcans; 


144  PESTONS    ET    ASTRAGALES 

Le  cœur  ému,  l'humanité  s'éveille... 

Au  bruit  qui  passe  elle  prête  l'oreille... 
Mais  de  la  terre  étouffant  le  transport, 

Le  Dieu  jaloux  qui  nous  cache  les  causes, 
Met  sa  main  large  à  la  bouche  des  choses... 
La  voix  s'arrête,  et  l'homme  attend  encor  ! 


BUCOLIQUE 


Quand,  pareilles  aux  blés  mûrs, 
Les  étoiles  toutes  blondes 
Ont  couvert  des  cieux  obscurs 
Les  solitudes  profondes, 

La  nuit  se  met  en  chemin, 
Moissonneuse  à  la  peau  brune 
Qui,  pour  faucille,  a  sa  main 
Tient  le  croissant  de  la  lune  ; 


t3 


146  FESTONS    ET     ASTRAGALES 

Par  le  vaste  firmament, 
Elle  fauche,  à  perdre  haleine, 
Les  épis  de  diamant 
Qui  se  couchent  sur  la  plaine. 

Mais  le  temps  la  presse  fort, 
La  besogne  est  malaisée, 
Et,  sur  la  terre  qui  dort, 
Sa  sueur  tombe  en  rosée  ; 

Dans  son  grand  sac  tout  gonflé, 
Elle  emporte  les  javelles 
Qui,  comme  des  grains  de  blé, 
Vont  semant  leurs  étincelles  ; 

Puis,  quand  revient  le  jour  bleu, 
Elle  court,  traînant  ses  voiles, 
Dans  les  greniers  du  bon  Dieu 
.     Tasser  ses  gerbes  d'étoiles. 


LE    GALET 


Rond,  luisant  et  poli  sous  la  vague  marine, 
Océan,  je  l'ai  pris  parmi  tes  flots  amers, 
Ce  caillou  blanc  avec  sa  frange  purpurine, 
Comme  un  bijou  tombé  du  vaste  écrin  des  mers. 

Mille  ans,  il  a  roulé  sur  le  bord  de  cette  onde, 
Les  flots  jaloux,  mille  ans,  l'ont  ramené  vers  toi; 
Et  peut-être,  Océan,  sous  ta  houle  profonde, 
Tune  l'avais  poli  que  pour  qu'il  vînt  à  moi. 


U8  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Je  l'ai  pris,  ruisselant  cl* une  écume  embaumée 
Tel  un  avare  prend  un  trésor  ,  et  joyeux, 
0  mer,  je  l'emportai  loin  de  ta  rive  aimée, 
Comme  un  gage  d'ami  qui  nous  fait  ses  adieux. 

Et  depuis,  quand  parfois  je  le  contemple  encore. 
Frémissant,  éperdu,  je  crois  tenir  soudain 
Avec  ses  bruits,  ses  Ilots  e1:  sa  trompe  sonore, 
Tout  le  grand  Océan  dans  le  fond  de  ma  main  ! 


LA  CHANSON 


MRCHAXD   DE    MOUROX 


Petits  serins,  petits  moineaux, 
Passez  la  tête  à  vos  barreaux, 
Je  viens  des  bois  et  delà  plaine, 
De  mouron  frais  ma  hotte  est  pleine. 

Mouron  !  mouron  ! 
Qui  veut  du  mouron  ? 


13. 


150  FESTONS    ET     ASTRAGALES 

Au  long  des  prés  et  des  ruisseaux, 

Des  champs  tout  blonds  aux  verts  coteaux, 

Parmi  la  mousse  et  la  bruyère, 

Je  vais  cherchant  la  graine  amère... 

Mouron  !  mouron  ! 
Oui  veut  du  mouron  ? 

Pour  vous  cueillir  le  picotin, 

Je  m'éveille,  dès  le  matin, 

Car,  la  nuit,  mes  songes  fidèles, 

Sont  pleins  de  chants  et  de  bruits  d'ailes. 

Mouron  !  mouron  ! 
Oui  veut  du  mouron  ? 

Je  suis  le  père  des  oiseaux, 
Et,  dans  leur  prison  de  roseaux, 
Tous,  quand  je  chante  par  la  ville, 
Frissonnent  au  perchoir  mobile. 

Mouron  !  mouron  ! 
Oui  veut  du  mouron  ? 


LA    CHANSON    DU    MARCHAND    DE   MOURON        loi 

Amis  à  l'œil  luisant  et  noir, 
Vous  vous  croirez  libres,  ce  soir, 
Quand,  à  la  grille  de  vos  cages, 
S'étaleront  mes  gais  feuillages. 

Mouron  !  mouron  ! 
Qui  vent  du  mouron  ? 

Merles,  pinsons,  chardonnerets, 
J'ai  vu  vos  frères  des  forêts, 
Et  j'ai  des  nouvelles  certaines 
Des  bois,  des  monts,  et  des  fontaines. 

Mouron  !  mouron  ! 
Qui  veut  du  mouron  ? 

Je  les  vois  venir,  par  milliers, 
Quand  je  passe  au  fond  des  halliers, 
Et,  pour  me  jaser  dans  l'oreille, 
Plus  d'un  se  pose  à  ma  corbeille. 

Mouron  !  mouron  ! 
Qui  veut  du  mouron  ? 


LE  CRAPAUD 


L'ombre  descend,  la  terre  est  brune, 
Tous  les  bruits  meurent  à  la  fois  ; 
Seul,  les  yeux  fixés  sur  la  lune, 
Le  crapaud  chante  au  bord  du  bois. 

Du  vieux  tronc  qu'un  lierre  festonne 
Il  sort  ainsi,  quand  vient  le  soir; 
Comme  une  flûte  monotone, 
Sa  voix  monte  sous  le  ciel  noir. 


loi  FESTONS     ET     ASTRAGALES 

Ah!  pauvre  ami,  vieux  camarade! 
Que  dit-elle  à  l'astre  argenté, 
Ta  longue  et  morne  sérénade 
Oui  pleure  dans  les  nuits  d'été? 

Crois-tu  qu'enfin  lasse  et  charmée 
Par  tes  tristesses  d'opéra, 
Au  long  d'une  échelle  enflammée. 
Ta  Juliette  descendra?... 

Tant  que  l'ombre  étale  ses  voiles, 
11  reste  là,  s' évertuant, 
Sous  le  balcon  d'or  des  étoiles, 
Roméo  sinistre  et  gluant. 

Pais  il  retourne  vers  son  antre, 
Au  premier  sourire  du  jour, 
Traînant,  dans  l'herbe,  son  gros  ventre. 
Plein  de  poisons  et  plein  d'amour. 


\  1'.  M. 


MARÉE  MOXTANTE 


Dans  ma  chambre,  au  bord  de  la  plage. 
Frère,  je  rêvais  l'autre  nuit, 
Et  la  lune,  sur  mon  visage, 
Doux  fantôme,  glissait  sans  bruit; 

La  blanche  lueur  qui  pénètre 
Tremblait  aux  rideaux  suspendus  ; 
Une  voix  chante  a  ma  fenêtre, 
Une  voix  aux  sons  inconnus. 


156  FESTONS     ET    ASTRAGALES 

Jusqu'à  moi,  dans  l'ombre,  elle  arrive 
Frémissante  et  pure  à  la  fois, 
Comme  la  vague  sur  la  rive, 
Comme  la  brise  dans  les  bois  : 


«  Eveille-toi!  fils  de  la  terre, 

»  Je  suis  la  nymphe  aux  verts  réseaux. 

»  J'habite  1" antre  solitaire 

»  Où  bruissent  les  grandes  eaux. 


»  J'attache  ma  tunique  bleue 
»  Avec  des  perles  de  corail  ; 
»  Deux  poissons  à  la  large  queue 
»  Font  voler  ma  conque  d'émail. 


»  Pour  orner  ma  gorge  d'ivoire 
»  Et  mes  longs  cheveux  ruisselants. 
»  J'ai  des  couronnes  d'algue  noire 


»  Et  des  colliers  de  galets  blancs. 


MAREE    .MONTANTE  157 


»  Ma  {rompe  est  pleine  de  murmures 
»  Qui  du  ciel  charment  les  palais, 
»  Et  je  prends,  quand  les  nuits  sont  pures. 
»  Les  étoiles  dans  mes  filets. 

»  Eveille  toi  !  je  suis  la  reine, 
»  J.a  reine  aux  immenses  états  î 
»  Je  marche  hère  et  souveraine, 
»  Portant  le  monde  dans  mes  bras  ! 


»  Les  deslins  ont  mis  mon  empire 
»  Partout  où  sonne  l'Océan; 
»  L'azur  des  Ilots  est  mon  sourire, 
»  Et  ma  colère  est  l'ouragan  ! 

»  Loin  des  climats  où  sont  les  hommes, 
»  Pour  le  nautonnier  libre  et  fort, 
»  J'ai  des  villes  et  des  royaumes 
»  Dont  on  voit  luire  les  toits  d'or. 


158  FESTONS    ET     ASTRAGALES 


»  Je  gardé  mes  iles  fécon 

»  A  qui  franchit  les  vastes  flots, 

)>  Car  j'aime  à  bercer,  sur  mes  onde-, 

»  Le  navire  et  les  matelot.-. 

»  Et  ceux  qu'entraînent  les  naufrages, 

»  Je  les  emporte  dans  mes  bras, 

»  Jusqu'au  pays  des  coquillages 

>>  Que  le  monde  ne  connaît  pas. 

»  On  les  a  cru  morts,  dans  leurs  villes; 
»  Ils  ont  des  palais  de  cristal. 
»  Ensemble,  sous  les  Ilots  tranquilles, 
&  11b  causent  du  pays  natal. 

»  Ils  sont  rois  des  vallons  humides, 
»  Aux  lieux  profonds  et  reculés 
»  Où  viennent  les  phoques  timides 
»  Bondir  dans  les  varechs  salés. 


MAREK    MONTANTE  159 


»  Au  brait  lointain  des  vents  sonores, 
»  De  belles  vierges  aux  yeux  verts, 
»  Sous  des  grottes  de  madrépores, 
»  Les  attirent  par  leurs  concerts. 

»  Ils  ont  des  champs  et  des  collines 
»  Que  tapisse  le  fucus  frais, 
»  Et  vont  cueillant  mes  perles  fines 
»  Aux  branches  rouges  des  forêts...  » 


Et  la  voix,  plus  faible  résonne, 
Mêlée  au  murmure  des  vents; 
De  ma  fenêtre  qui  frissonne 
J'écartai  les  rideaux  mouvants. 


La  nuit,  sur  la  plaine  ondoyante, 
Comme  un  riche  dôme,  éclatait, 
Tandis  qu'écumeuse  et  bruyante, 
Sur  la  grève  la  mer  montait  ! 


160  FESTONS     ET    ASTRAGALES 

Et  c'est  le  chant  qu'en  leur  jeune  âge 
Ont  entendu  les  matelots, 
Quand  ils  jouaient  sur  le  rivage, 
Ou  qu'ils  dormaient  au  bruit  des  flots. 


L'ESPRIT   DES  FLEURS 


Sylphe  léger,  fils  des  molles  rosées, 
J'aime  à  bondir  sur  les  gazons  en  fleurs, 
Et  l'arc-en-ciel  aux  teintes  irisées 
Fait  à  mon  front  chatoyer  ses  couleurs; 
Sur  un  brin  d'herbe,  en  passant,  je  me  pose, 
Et,  sous  mes  pieds,  bourdonnent  les  sillons; 
J'ai,  pour  tunique,  une  feuille  de  rose, 
J'ai,  pour  voler,  l'aile  des  papillons. 


14 


162  FESTONS    ET    ASTRAGALE 

Quand  du  matin  glissent  les  brises  folles, 

Dès  que  1" oiseau  commence  se?  chansons, 

Avec  mes  doigts,  j'entr' ouvre  les  corolles, 

Et  doucement  j'éveille  les  buissons  : 

«  Debout!  debout!...  »  Tout  frémit,  et  la  plaine, 

Et  le  lac  bleu  dont  je  rase  le  bord 

Avec  mon  char  de  roseaux  verts  qu'entraîne 

Un  scarabée  à  la  cuirasse  d'or. 

«  Debout  !  debout  !...  »  Les  sveltes  demoiselles 
Dansent  en  rond  sur  les  blancs  nénufars, 
Au  grand  soleil  omissent  mes  deux  ailes, 
Aux  tlots  d*azur  se  plongent  mes  regards. 
Quand  vient  le  soir,  et  que  les  fleurs  sont  closes, 
Du  ver  luisant  je  m'éclaire  en  chemin, 
Et  vais  frapper  à  la  porte  des  roses, 
Pour  m' endormir  dans  mon  lit  de  satin. 

L'hiver,  je  tremble,  et  mes  fleurs  sont  flétries, 
Sur  l'arbre  nu  pendent  les  blancs  frimas; 
Près  de  la  vitre  aux  froides  broderies, 
Des  blonds  enfants  j'écoute  les  ébats... 


l'esprit  des  fleurs  163 

Mais  si,  parfois,  je  peux  franchir  les  grilles, 
Au  feu  qui  danse,  ouvrant  mes  doigts  gelés, 
Je  me  blottis  au  sein  des  jeunes  filles, 
Ou  je  me  berce  à  leurs  cheveux  bouclés. 


LES   RAISINS 


AT    CLAIR   DE   LUNE 


Dans  la  vigne,  au  mur  étalée, 
La  lune  glisse  lentement, 
Et,  sous  la  feuille  dentelée, 
Caresse  le  raisin  dormant. 

Tout  à  coup  la  grappe  en  alerte 
S'éveille  et  croit  le  jour  venu; 
Chaque  grain,  gonflant  sa  peau  verte, 
Frissonne  au  vent  comme  un  sein  nu. 


166  PESTONS    ET    ASTRAGALES 

Chaque  bourgeon,  rouge  de  honte, 

Semble  une  perle  de  corail  ; 
Le  tronc  frémit,  la  sève  monte, 
•Toute  la  vigne  est  en  travail. 

Clarté  menteuse  !  erreur  fatale  ! 
0  vigne,  reprends  ton  sommeil; 
Ce  n'est  point  à  ce  reflet  pâle 
Que  ton  sang  deviendra  vermeil. 

Pampres  pressés,  attendez  l'heure, 
L'aube  du  jour  est  loin  encor, 
Et  ce  rayon  qui  vous  effleure 
Est  plus  froid  qu'un  baiser  de  mort  î 


LES  LARMES  DE   LA  YIGXE 


Mars  est  venu,  la  vigne  pleure: 
Le  vent  du  nord,  passant  brutal, 
Fait,  sur  les  branches  qu'il  effleure, 
Rouler  des  perles  de  cristal  ; 

Et,  peu  sensible  à  tes  alarmes, 
Au  flanc  des  côtes  sans  chemins, 
La  terre  boit  tes  grandes  larmes, 
Consolatrice  des  humains. 


168  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Oh  !  dis-nous,  se  peut-il  qu'on  voie, 
Four  calmer  nos  âpres  douleurs, 
Sortir  un  jour  des  ilôts  de  joie 
De  tes  rameaux  gonflés  de,  pleurs  ? 


LES    LARMES    DE    LA    VIGNE  109 


II 


Toute  joie  a  sa  source  amère  : 
Poëte,  ne  t' étonne  pas 
Si  je  suis  triste,  moi,  la  mère 
De  l'ivresse  et  des  gais  repas. 

Le  ciel,  jaloux  du  vin  qui  charme, 
A  taxé  mon  philtre  puissant, 
Et  je  paie  aux  dieux  une  larme 
Pour  chaque  goutte  de  mon  sang. 


170  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Toi-même,  à  l'heure  du  délire, 
N'entends-tu  pas  avec  effroi 
Monter,  aux  strettes  de  ta  lyre, 
Tous  les  sanglots  qui  sont  en  toi? 


CHATTERIE 


Je  la  vis  seule,  aux  derniers  rangs  assise  ; 
Des  feux  du  lustre  éclairée  à  demi, 
Elle  courbait,  comme  un  chat  endormi, 
Son  dos  frileux,  sous  sa  fourrure  grise. 

Sa  main  mignarde,  aux  gestes  ambigus, 
Dans  un  gant  paille  avait  rentré  ses  griffes; 
Ses  longs  yeux  verts,  comme  deux  escogriffes, 
Dévotement  fermaient  leurs  cils  aigus. 


17-2  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

A  peine,  au  bord  de  ses  lèvres  félines, 
Passait  le  bout  des  petits  crocs  d'émail, 
Et  son  nez  mince,  au  rose  soupirail, 
D'un  souffle  frais  baignait  ses  barbes  fines. 

Soudain  la  belle  un  homme  était  entré 
Sembla  frémir  sous  ses  noires  dentelles, 
Et  j'entendis  comme  un  bruit  d'étincelles 
Qui  s'échappait  de  son  jupon  moiré  !... 


PORTRAIT 


Je  ne  sais  pas  ton  nom,  comtesse  ou  bien  marquise, 
Dont  le  portrait  charmant  rit  dans  ce  cadre  d'or; 
Mais  nulle,  en  sa  beauté,  n'eut  plus  de  grâce  exquise, 
Au  temps  qu'on  était  jeune  et  qu'on  aimait  encor. 

Tes  cheveux  à  frimas,  où  le  zéphx  r  se  joue, 
Effleurent  mollement  ton  visage  vermeil, 
Car  le  pastel  du  maître  a  semé  sur  ta  joue 
L'incarnat  velouté  d'une  pèche  au  soleil. 

15. 


17';  FE>TO>s   ET    ASTRAGALES 

Mille  amours  sont  nichés  sous  tes  narines  roses, 
Mille  autres  sont  blottis  dans  tes  yeux  irisés, 
Tandis  que  Cupidon,  sur  tes  lèvres  mi-closes, 
Appelle  au  pâturage  un  troupeau  de  baisers. 

Et  le  ruban  bleu-ciel,  dont  ta  robe  est  fermée, 
Semble,  au  long  du  corsage,  étaler  à  plaisir. 
De  ta  taille  divine  à  ta  gorge  embaumée, 
Une  échelle  d'azur  où  monte  le  désir!... 


A  R 


**• 


Je  ne  suis  pas  le  Christ,  ô  pâle  Madeleine, 
Pour  que  tes  longs  cheveux  caressent  mes  pieds  nus  ; 
Je  marche,  ainsi  que  toi,  dans  le  doute  et  la  peine, 
Voyageur  égaré  par  les  chemins  perdus. 

Je  ne  te  dirai  pas  les  paroles  divines 

Qu'il  jetait,  comme  un  baume,  à  tous  les  cœurs  souffrants, 

Quand,  suivi  de  la  foule,  il  montait  les  collines, 

Ou  qu'il  se  promenait  près  des  lacs  transparents. 


176  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Je  n'ai  pas,  comme  lui,  cette  auréole  pure 
Qui  d'un  reflet  d'en  haut  dorait  ses  blonds  cheveux. 
Et  je  ne  porte  point,  pendue  à  ma  ceinture. 
La  r]p{ de  diamant  qui  peut  t'oiivrir  les  cienx. 

Je  suis  un  des  derniers  au  désert  de  la  vie, 
Sous  ma  tente  d'un  jour  s'est  assis  le  malheur  ; 
Mais  je  t'ai,  comme  Christ,  pardonné  ta  folie, 
Et  demain,  si  tu  veux,  je  t'ouvrirai  mon  cœur! 


A    X. 


Tristes   Doos  ! 
ïforatius. 


Artiste  au  front  sacré,  poète  aux  belles  rimes, 
Voyageur  attiré  vers  les  songes  vermeils, 
Toi  qui  portes  aux  pieds  ces  poussières  sublimes 
Qu'on  soulève,  en  marchant,  au  pays  des  soleils! 

Quand  je  l'ai  vu  passer,  dans  ta  force  et  ton  calme, 
Traînant,  comme  un  manteau,  ta  popularité, 
J'ai  tendu  mes  deux  mains  pour  te  jeter  la  palme, 
Et  mon  cœur,  devant  toi,  tremblait  épouvanté! 


178  FESTONS    ET    ASTRAGALES 


Mais  je  sais,  maintenant,  qu'oublieux  de  la  lyre, 
Tu  descends  quelquefois  de  ton  Olympe  bleu, 
Et  je  pourrai  t'aimer,  moi  qui  t'ai  vu  sourire... 
J'avais  cru,  jusqu'ici,  que  tu  n'étais  quun  dieu! 


A  MU.N    AMI    EUGÈNE    C  RE  PET 


LE    LABOUREUR 


0  laboureur  de  l'àme,  6  semeur  éternel, 
Poëte,  avant  le  jour,  loin  du  toit  paternel, 

Sans  écouter  le  chien  qui  gronde, 
Pars  avec  ta  charrue  et  ton  rude  aiguillon  : 
Tu  sais  que  le  temps  presse,  et  qu'il  faut  au  sillon 

Jeter  tout  l'avenir  d'un  monde. 


180  PESTONS    ET    ASTRAGALES 

11  part  ;  la  plaine  Immense,  au  lever  du  soleil, 
.N'a  pas  même  un  oiseau  qui  chante  le  réveil, 

Pas  même  un  arbre  qui  frissonne. 
C'est  un  terrain  maudit,  dans  le  vaste  univers.  * 
Et,  sur  les  durs  cailloux  dont  les  champs  sont  couverts. 

On  entend  le  suc  dur  qui  sonne. 

L'air  est  en  feu  :  midi,  sur  l'ardent  travailleur, 
Comme  un  manteau  de  plomb,  fait  tomber  sa  chaleur  : 

Mais  qu'importe  aux  taches  divines! 
11  marche  dans  l'espoir,  dans  la  foi,  dans  l'azur, 
Et  la  sainte  sueur  qui  coule  à  son  front  pur 

Semble  un  bandeau  de  perles  fines. 

11  von,  il  voit  déjà,  sur  le  sol  âpre  encor. 
Frémir  les  bois  touffus  et  rouler  les  blés  d'or, 

Tout  tachetés  de  fleurs  vermeilles  ; 
11  ne  s'aperçoit  pas,  le  rêveur  ingénu, 
Que  mille  taons  jaloux,  pour  piquer  son  sein  nu, 

Vont  bourdonnant  à  ses  oreilles  ! 


LE    LABOUREUR  1*1 

Puis,  quand  au  foyer  sombre  il  retourne,  le  soir, 
Tous  les  petits  enfants  se  pressent  pour  le  voir, 

Au  seuil  des  fermes  souriantes; 
Car,  pareils  aux  grands  bœufs  qui  rentrent  à  pas  lourds, 
Ses  vers  au  large  flanc  font  tinter,  dans  les  cours, 

Leurs  colliers  de  rimes  bruvantes. 


MARS 


Le  printemps  s'est  hâté,  mars  en  mai  se  déguise; 
Comme  un  hérisson  fauve,  il  traîne  le  soleil 
Qui  lutte  et  fait  trembler,  au  froid  qui  les  aiguise, 
Sur  son  dos  frissonnant  ses  pointes  de  vermeil. 

La  brise  a  des  chansons  qui  grelottent  encore  ; 
Sous  son  capuchon  rose  enfermée  à  demi, 
La  fleur  du  marronnier  regarde  et  veut  éclore, 
Puisque  des  pieds  d'oiseaux  sur  sa  branche  ont  frémi. 


18-1  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

L'eau  court,  les  liserons  montent  à  l'escalade, 
Et,  de  son  blanc  linceul  secouant  les  lambeaux, 
La  nature  sourit  comme  une  enfant  malade 
Dont  le  front  a  gardé  la  pâleur  des  tombeaux. 

0  germes  inquiets!  j'ai  connu  vos  audaces, 
J'ai  voulu,  comme  vous,  forcer  le  temps  vainqueur, 
Et.  rêvant  les  blés  murs  dans  la  saison  des  glaces, 
Sous  le  premier  soleil  épanouir  mon  cœur. 

Alors,  comme  aujourd'hui,  le  vent  chantait,  les  nues 
Versaient  un  rayon  d'or  à  mes  éclosions  ; 
Tandis  que  tout  gonflé  de  sèves  inconnues 
Bourgeonnait,  dans  mon  sein,  l'arbre  des  passions. 

L'hiver  est  revenu,  les  feuilles  sont  brûlées, 
Le  sol  glacé  résonne  k  chacun  de  mes  pas. 
Et  j'ai  vu  se  flétrir,  sous  d'âpres  giboulées, 
Les  saintes  floraisons  qui  ne  repoussent  pas! 


JOUR  SANS   SOLEIL 


La  brume  a  noyé  l'horizon  blafard, 
Les  vents  font  le  bruit  d'un  taureau  qui  beugle, 
Et,  sur  les  prés  nus,  le  ciel  sans  regard 
S'ouvre,  vide  et  blanc  comme  un  œil  d'aveugle. 


Ce  n'est  pas  la  nuit,  ce  n'est  pas  le  jour; 
Du  zénith  glacé,  je  sens,  comme  un  givre, 
tomber  sur  mon  cœur,  qui  n'a  plus  d'amour, 
Le  dégoût  d'être  homme  et  l'ennui  de  vivre. 


IC. 


iSG  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Les  temps  sont  passés  où,  sous  le  ciel  bleu, 
Sonnait  dans  ma  chair  le  galop  des  fièvres; 
Toute  joie  est  morte  ou  m'a  dit  :  adieu  ! 
J'ai  le  doute  à  l'âme  et  le  fiel  aux  lèvres... 


Dormez  dans  la  nue,  ô  rayons  sacrés  ! 
Plus  de  souvenir  et  plus  d*espérance! 
Mon  cœur,  loin  de  vous,  descend  par  degrés, 
Sous  focéan  froid  de  l'indifférence!... 


A  M.  CLOGEXSON 


CONSEILLER    HONORAIRE 


Si  quelque  ennui  vient  me  saisir, 
De  mon  logis,  j'ai  le  plaisir 
De  contempler  mille  gouttières, 
Sans  compter  quatre  cimetières 
Entre  lesquels,  dans  mon  loisir, 
J'aurai  l'agrément  de  choisir! 

J.    ClOGENSON'. 


Ce  siècle,  qui  veut  tout  changer, 
Donne  à  Thémis  ses  invalides  ; 
Ce  n'est  point  à  moi  de  juger 
Si  ces  réformes  sont  solides. 

Il  me  semblait  Voyez  un  peu 
Comme  il  est  bon  qu'on  m'avertisse  ! 
Que  le  juge  plus  près  de  Dieu 
Était  plus  sûr  dans  sa  justice. 


188  FESTONS    ET    ASTRAGALES 


L'âge  avait  son  autorité 
Pour  le  crime  échappé  des  bouges  î 
Les  cheveux  blancs,  en  vérité, 
Faisaient  bien  sur  les  robes  rouges  î 


N'en  parlons  plus,  — joyeux  martyr, 
Vous  bénissez  votre  aventure,  — 
Et  la  muse  a  fait,  pour  sortir, 
Éclater  la  magistrature  ! 


Elle  va,  par  vaux  et  par  monts, 
Ouvrir  son  aile  plus  valide  ; 
Du  poète  que  nous  aimons 
La  robe  était  la  chrysalide  ; 


Et  vous  quittez  ce  tribunal 
Où  votre  àme  fut  prisonnière, 
Gai.  comme  un  enfant  matinal, 
oui  fait  l'école  buissonnière. 


A    M.    CLOGENSON  189 

Les  dieux  velus,  les  dieux  malins, 
Aux  forêts  ont  chanté  victoire, 
Voyant  par-dessus  les  moulins, 
Voler  la  toque  du  prétoire  ! 

L'un  du  gros  code  s'est  muni, 
L'autre'  est  l'huissier  qui  dit:  «  Silence!  » 
Et  les  oiseaux  ont  fait  leur  nid 
Aux  deux  plateaux  de  la  balance  ! 

N'en  parlons  plus,  c'est  pour  ie  mieux, 
Puisque  la  loi  que  je  déplore, 
Des  morceaux  d'un  juge  trop  vieux, 
Fait  un  poëte  jeune  encore. 


Hélas  !  notre  printemps  à  nous, 
Suinte  la  tristesse  et  la  brume  ; 
Apollon  faiblit  des  genoux, 
Et  la  muse  à  trente  ans  s'enrhume 


190  FESTONS    F.T   ASTRAGALES 

Chantez  toujours;  votre  gaîté, 
Fait  honte  a  la  pâle  jeunesse, 
Oui  va  changeant,  pour  sa  santé, 
L'eau  d'Hypocrène  en  lait  d'ânesse! 

Que  j'aime  mieux  ce  rude  hiver. 
Où  le  vent  de  la  fantaisie 
Fait  pétiller,  comme  un  feu  clair, 
Tant  d'esprit  et  de  poésie  ! 


Votre  Pégase  guilleret, 
De  ses  grelots,  jette  à  la  terre 
Plus  d'une  note  qu'on  dirait 
Prise  au  carillon  de  Voltaire  ! 


Dans  vos  huitains,  calmes  et  beaux. 
Avec  l'autorité  d'un  sage, 
Vous  plaisantez  sur  ces  tombeaux 
Qui  blanchissent  au  voisinage. 


A    .M.    T.LOGENSON  191 

Enfant  joyeux  d'an  siècle  fort, 
A  ce  trait  on  vous  peut  connaître, 
Quand,  pour  voir  de  plus  près  la  mort, 
Vous  vous  penchez  à  la  fenêtre  ; 

Et,  comme  un  Tircis,  ruse  et  frais, 
Narguant  les  craintes  sépulcrales, 
Vous  enflez  sous  les  noirs  cyprès, 
Le  chalumeau  des  pastorales. 

Salut,  à  vos  soixante  et  dix! 
Car  si  la  logique  est  certaine, 
En  vérité,  je  vous  le  dis, 
Vous  dépasserez  la  centaine  î 

Et  vous  pourrez,  selon  le  mot 
Du  bon  poète  que  j'adore, 
Sur  le  tombeau  de  plus  d'un  sot 
Plus  d'une  fois  compter  l'aurore  ! 


L'ILOT 


Au  dos  d'un  océan  sans  bornes, 
Battu  des  vents,  rongé  des  flots, 
Le  plus  funèbre  des  îlots 
Hérisse  ses  falaises  mornes. 

Ni  pins  touffus,  ni  bouquets  d'ornes, 
Sur  ses  récifs  pleins  de  sanglots  ; 
De  loin,  les  jeunes  matelots, 
Pour  se  moquer,  lui  font  des  cornes  ; 


17 


194  FESTONS   ET    ASTRAGALES 

Tandis  qu'un  tonnerre  assidu 
Marque  au  flanc  ce  rocher  perdu, 
Comme  un  voleur  qu'on  'stigmatise 

Gens  qui  voguez  à  l'horizon, 

Ce  pauvre  îlot,  c'est  la  Raison  ! 
Cet  océan,  c'est  la  Bêtise  !... 


CHRONIQUE  DU  PRINTEMPS 


Savez-vous,  gens  de  Paris, 
Dont  on  voit  les  faces  ternes 
Sous  des  arbres  rabougris 
Où  fleurissent  des  ianternes, 


Quand,  au  long  des  boulevards. 
Vous  assiégez  d'une  lieue 
Les  gros  drames,  ces  renards 
Dont  l'été  coupe  la  queue!,.. 


196  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Savez-vous  que  le  bon  Dieu, 
Chassant  la  brume  morose, 
Sur  la  toile  du  ciel  bleu 
Brosse  un  printemps  vert  et  rose? 

Silence  a  vos  cris  d'enfer  ! 
Qu'on  se  flatte  ou  qu'on  se  morde, 
Les  scandales  de  l'hiver 
Sont  usés  jusqu'à  la  corde. 

Oyez  !  j'apporte  des  bois, 
Où  tremblottent  les  rosées, 
De  quoi  défrayer  six  mois 
Vos  chroniques  épuisé—. 

Les  nids  vont  bien,  les  boutons 
Sont  faits  sur  de  bons  modèles; 
On  a  vu  des  hannetons, 
On  attend  les  hirondelles. 


CHRONIQUE   DU    PRINTEMPS  19' 


Des  muguets,  des  bassins  d'or, 
J'ai  le  cours  sur  mes  tablettes; 
Les  blés  sont  calmes  encor, 
La  hausse  est  aux  violettes. 


Comme  un  critique  sournois, 
Avril  des  jardins  s'approche, 
Et  se  glisse,  en  tapinois, 
De  la  grêle  plein  sa  poche. 


Mais  les  grives  n'ont  pas  peur, 
Et  m'ont  donné  l'assurance 
Que  le  fruit  tient  sous  la  fleur, 


L'avenir  sous  l'espérance  ! 


Les  collines  ont  du  thym  ; 
L'air  est  doux  ;  rien  de  la  vigne  ; 
J'ai  rencontré  ce  matin 
Quatre  pêcheurs  à  la  ligne. 

17. 


193  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Hier,  enfin,  de  l'ombre  épris. 
Je  rôdais  par  les  vallées, 
Entre  les  gazons  fleuris 
Et  les  voûtes  étoilées  ; 

A  l'heure  où  le  carnaval, 
Escorté  de  cinq  cents  masques, 
Défonce,  au  galop  final, 
La  peau  des  tambours  de  basques; 

Quand  j'ai  vu,  sur  un  ruisseau, 
Planer,  tout  blanc  d'étincelles, 
Le  Silence,  cet  oiseau 
Dont  on  n'entend  pas  les  ailes!... 


LA  DERNIÈRE  CHANSOX 


J'ai  voulu,  le  premier  jour, 
Vendre  mes  chansons  d'amour: 

J'étais  bien  novice  ! 
0  mes  dignes  manuscrits, 
L'épicier  qui  vous  a  pris 

M'a  rendu  service. 


Le  second,  j'ai,  sur  le  quai, 
Vendu  mon  couvert  marqué, 


'200  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Vieux  meuble  d'histoire, 
Où  mon  aïeule,  en  mordant, 
Cassa  sa  dernière  dent, 

3  le  Directoire. 

• 

Le  troisième,  Dieu  merci, 
J'ai  vendu  ma  montre  aussi, 

Ma  montre  perfide, 
Oui  s" amusait  k  sonner 
L'heure  exacte  du  dîner 

Sur  mon  ventre  vide  ! 

Le  quatrième,  ô  bonheur! 
J'ai  vendu  mon  prix  d'honneur 

Pour  six  francs  cinquante  ! 
De  ma  gloire  d'autrefois 
J'ai  fait  deux  dîners  ou  trois... 

Sans  vin  d'Alicante  ! 

Aujourd'hui,  je  n'ai  plus  rien, 
Et  mon  ventre,  comme  un  chien. 


LA    DERNIÈRE    CHANSON  201 

Aboie  à  la  lune. 
Aujourd'hui,  pour  tout  trésor, 
Je  garde  la  bague  d'or 

De  Nina  la  brune  ! 

Tais-toi,  mon  ventre  affamé; 
Celui-là  qui  fut  aimé 

Sourit  quand  il  tombe  ; 
Le  néant  sera  moins  froid, 
Si  je  peux,  sa  bague  au  doigt, 

Dormir  dans  ma  tombe  ! 


A    rilll.OXI.  M.    BOÏED 


DÉMOLITIONS 


Ah  !  pauvres  maisons  é ventrées 
Par  le  marteau  du  niveleur* 
Pauvres  masures  délabrées, 
Pauvres  nids  qu'a  pris  l'oiseleur  ! 

Quand,  sous  le  suaire  des  nues, 
Au  bord  des  larges  boulevards, 
Se  dressent  vos  carcasses  nues 
Comme  autant  de  spectres  blafards. 


204  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Quand  vos  cloisons  mal  affermies 
Livrent  aux  regards  insultants 
Les  secrètes  aqatômies 
Du  foyer  qui  vécut  cent  ans... 

Et  qu'on  voit;  au  long  des  murailles, 
Sous  la  morsure  des  grappins, 
Flotter,  ainsi  que  des  entrailles, 
Vos  vieux  lanîbeaux  de  papiers  peints 

Mon  cœur  qui  garde,  en  ses  abîmes, 
Comme  une  perle  au  fond  des  mers, 
lu  trésor  de  pitiés  intimes 
Pour  l'ennui  des  taudis  déserts... 

.Mon  cœur  frémit,  ma  foi  s'écroule, 
Devant  ces  manœuvres  impurs 
Dont  la  cognée  ouvre  à  la  foule 
La  conscience  des  vieux  murs  I 


DEMOLITIONS  2$ 


Voici  les  noires  cheminées , 
Poumons  bruyants  de  la  maison. 
Où  les  aïeules  inclinées 


Souriaient  au  rouge  tison. 


Voici  la  mansarde  fidèle 
Où  le  poète,  pauvre  encor, 
Confiait  au  nid  d'hirondelle 
Le  secret  de  ses  rêves  d'or. 


Ah  !  douloureuses  gémonies  ! 
Ils  ont  tout  mis  sous  l'œil  du  jour, 
Depuis  la  chambre  aux  agonies, 
Jusqu'aux  alcôves  de  l'amour  ! 

On  dit  qu'au  soir,  dans  les  ténèbres, 
L'essaim  des  souvenirs  troublés 
Fait  sonner  ses  ailes  funèbres 
Sur  ces  restes  démantelés... 


i* 


u206  TESTONS  ET  ASTRAGALES 

Pour  les  couvrir,  montez,  ô  lierres  ! 
Brisez  l'asphalte  des  trottoirs; 
Jetez  sur  la  pudeur  des  pierres 
Le  linceul  de  vos  rameaux  noirs  ! 

Cercueils  froids  que  le  sage  envie, 
J'ai  vu  votre  ombre  et  vos  lambeaux, 
Mais  ces  sépulcres  de  la  vie 
Sont  plus  mornes  que  les  tombeaux  ! 


YESTIGIA   PLAMMJ 


Où  donc  es-tu  partie,  ô  belle  jeune  fille  ? 
Toi  dont  le  doux  regard  et  dont  la  voix,  un  jour, 
Comme  un  oiseau  qu'éveille  un  bruit  sous  la  charmille. 
A  l'ombre  de  mon  cœur  ont  fait  chanter  l'amour  ! 


Ange,  te  souvient-il  que  je  t'aimai  sur  terre  ? 
Que  j'aurais  tout  donné  pour  un  baiser  de  toi  ? 
Lorsqu'au  fond  de  ton  cœur  tu  descends  solitaire, 
N'est-il  aucun  écho  qui  te  parle  de  moi  ? 


208  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Que  fais-tu,  maintenant  que  je  suis  seul  dans  l'ombre, 
Quand  dix  ans  sont  passés  depuis  ton  tendre  aveu, 
Et  que,  sur  mes  deux  mains  inclinant  mon  front  sombre, 
Je  regarde  briller,  comme  des  yeux  sans  nombre, 
Les  étincelles  de  mon  feu  ? 


A   CHARLES   D'OSMOl 


CEUX  QUI  VIENNENT 


A  l'heure  où  le  sommeil  commence, 
J'ai  fait  un  rêve,  et  j'ai  cru  voir 
S'allonger  une  plaine  immense 
Que  terminait  un  grand  trou  noir. 

Vers  le  gouffre  qui  les  appelle, 
Chassés  par  un  destin  de  fer, 
Hommes  et  femmes,  pêle-mêle, 
Roulaient,  comme  un  fleuve  à  la  mer. 


18 


21 0  PE  STONS  ET   A  S  T  R  A  G  A  L  E  S 

Et  derrière  le  troupeau  sombre, 
Mes  yeux  cherchaient,  avec  effort, 
Ta  vieille  faux  qui  luit  dans  l'ombre, 
0  vieux  squelette  de  la  mort  ! 

Je  ne  t'aperçus  point,  camarde  !... 

Mais  ce  que  je  vis  devant  moi 
S'agiter,  dans  la  nuit  blafarde, 
Ma  paru  plus  affreux  que  toi  ! 


C'était  une  bruyante  armée 
De  petits  hommes  incomplets: 
Monde  exigu,  peuple  pygmée, 
Portant  au  front  des  bourrelets. 


Les  uns  jetaient  des  clameurs  grêles, 
Et,  des  deux  mains,  ramant  dans  l'air 
Chancelaient  sur  leurs  jambes  frêles, 
Comme  des  barques  sur  la  mer. 


CEUX    QUI    VIENNENT  %i  1 

D'autres,  la  bouche  de  lait  pleine, 
Avec  des  gestes  menaçants, 
Lançaient  dans  la  mêlée  humaine 
Leurs  chariots  retentissants. 


Les  derniers,  plus  faibles  encore, 
Se  traînant  de  tous  les  côtés, 
Semblaient  des  larves  près  d'éclore, 
Dans  leurs  langes  emmaillotés. 


Ils  criaient  :  «  Notre  heure  est  venue  ! 
»  A  nous  la  terre  des  vivants!...  » 
Et  tous  les  hochets,  sous  la  nue, 
Secouaient  leurs  grelots  mouvants  ; 

Et  les  voix  exterminatrices 
Frappant  du  ciel  les  noirs  arceaux, 
Entonnaient,  sur  l'air  des  nourrices, 
La  Marseillaise  des  berceaux. 


•21-2  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Pourtant,  ô  tendresse  profonde  ! 
La  foule,  un  pied  dans  le  cercueil, 
Vers  les  bandits  à  tète  blonde 
Se  retournait  ivre  d'orgueil; 

Et  les  familles  insensées, 
Avec  des  rires  triomphants, 
S'en  allaient  au  tombeau,  poussées 
Par  le  bras  rose  des  enfants  ! 


LE   POÈTE    AUX  ÉTOILES 


LKCF.NDE 


Comme  il  n'avait  pas  dîné, 
Comme  les  bourgeois  honnêtes 
Tout  le  jour  avaient  berné 
Le  faiseur  de  chansonnettes, 

Triste  et  pâle,  sur  le  soir, 
Prêt  pour  la  dernière  épreuve, 
Loin  du  monde,  il' vint  s'asseoir 
Et  chanter  au  bord  du  fleuve. 


214  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Il  chanta  les  longs  tourments 
De  l'amour  et  de  la  gloire, 
Et  son  hymne,  par  moments, 
Faisait  tressaillir  Teau  noire. 


Soudain,  par  l'ordre  d'un  Dieu: 
Les  étoiles  attendries 
S'arrêtèrent,  au  milieu 
De  leurs  blanches  théories... 


Puis  il  les  vit  sans  effort 
Glissant  des  voûtes  profondes, 
Comme  de  grands  sequins  d'or, 
Trembler,  dans  l'eau,  toutes  rondes. 

Il  y  plonge,  il  veut  savoir... 
0  prodige  ï...  il  en  prend  une, 
Puis  deux,  puis  quatre...  et  bonsoir 
Les  soucis  de  l'infortune  î 


E    POÈTE    AUX  ÉTOILES  t45 


Il  revient  tout  radieux 

Vers  les  villes  où  nous  sommes; 

Avec  le  billon  des  dieux 

On  peut  bien  solder  les  hommes. 

Son  frac  noir,  aujourd'hui  roux, 
Fort  peu  payé,  sans  reproches, 
Semblait,  a  travers  les  trous, 
Porter  le  ciel  dans  ses  poches. 


il  va  chez  le  boulanger: 
«  —  Prends  cet  astre,  et  sers  moi  vite! 
»  —  Compagnon,  va  le  changer, 
%  Ma  galette  n'est  pas  cuite.  » 

A  la  taverne  du  coin 

Il  fait  briller  sa  pécune  : 

«  —  Camarade,  on  n'ouvre  point 

»  A  ceux  qui  portent  la  lune.  * 


2i6  TESTONS   ET   ASTRAGALES 

Sans  chemise  par-dessous, 
Il  sonne  au  marchand  de  toiles  : 
«  —  L'ami,  je  veux  des  gros  sous, 
»  Tu  peux  garder  tes  étoiles  !  » 

Les  savants  de  l'Institut 

Prirent  de  grands  airs  revèches  ; 

L'un  sourit,  l'autre  se  tut  : 

Us  ne  les  trouvaient  pas  fraîches  ! 

11  mourut,  le  lendemain, 
Aiglon  né  chez  les  reptiles, 
Maigre  et  serrant  dans  sa  main 

Ses  étoiles  inutiles!... 


Moi,  j'allais  je  ne  sais  où. 
J'ai  croisé  ce  convoi  sombre; 
Deux  amis  qui  l'ont  cru  fou, 
En  riant  suivaient  son  ombre. 


LK    POÈTE  AUX   ÉTOILES  v2l 

Dors,  poète,  en  frappe  en  vain 
A  nos  tavernes  immondes; 
Dors,  ô  mendiant  divin 
Qui  payais  avec  des  mondes  î 

Quelque  jour,  les  fossoyeurs 
Verront,  tombant  en  prière, 
Des  soleils  intérieurs 
Luire  aux  fentes  de  ta  bière, 

Et,  sous  leur  pic  effaré, 
Brisant  la  planche  sonore, 
Feront  du  tombeau  sacré 
Jaillir  une  grande  aurore  ! 


A    GUSTAVE     FLAUBEUT 


LES   FOSSILES 


Un  air  humide  et  lourd  enveloppe  le  monde  ; 

Aux  bords  de  l'horizon,  comme  des  caps  dans  l'onde, 

Les  nuages  rayés  s'allongent  lentement, 

Et  le  soleil,  immense  au  fond  du  firmament, 

Heurtant  au  brouillard  gris  sa  lueur  inégale, 

Sur  le  globe  muet  penche  son  disque  pâle. 

Aucun  bruit  sur  la  terre,  aucun  bruit  dans  les  cieux, 

Que  l'oscillation  des  grands  océans  bleus  ! 

Les  granits,  se  tordant  en  postures  difformes, 

Dans  les  espaces  nus  dressent  leurs  blocs  énormes, 

Tandis  que,  çà  et  là,  sur  leur  flanc  dépouillé, 

Jaunit  la  mousse  maigre  et  le  lichen  rouillé  ! 


220  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Parfois,  un  large  éclair,  échappé  de  la  nue, 

De  sa  fauve  lueur  embrase  l'étendue, 

Et  du  monde  ébranlé  les  volcans  mal  éteints 

Répondent  sourdement  aux  tonnerres  lointains. 

Les  nuits,  les  longues  nuits  tendant  leurs  voiles  sombres, 

Sur  l'ennui  du  soleil  jettent  l'ennui  des  ombres  ! 

Seule,  au-dessus  des  mers,  la  lune  voyageant 

Laisse,  dans  les  flots  noirs,  tomber  ses  pleurs  d'argent  ! 

Sur  l'aride  plateau  de  ce  désert  immense, 
Les  siècles  désolés  se  suivent,  en  silence. 

Pourtant,  au  pied  des  rocs,  au  bord  du  gouffre  amer, 

Quelque  chose  a  paru,  quelque  chose  de  vert  : 

Cela  se  courbe  au  vent,  ou  se  tord  en  spirale, 

Cela  pend  au  granit  ou  sur  les  eaux  s'étale, 

Et,  de  tous  les  cotés,  sous  le  soleil  plus  clair, 

La  végétation  monte,  comme  la  mer  ! 

C'est  un  bruit  doux  et  lent,  qui  va  des  monts  aux  grèves, 

Frisson  des  germes  nus,  et  murmure  des  sèves, 

Travail  de  la  racine  entrouvrant  le  sol  dur, 


LES  FOSSILES  2fi 

Feuillages  déployés,  qui  tremblent  dans  l'azur. 

Près  des  pins  odorants,  les  cycas  et  les  prèles 

Poussent  leurs  rameaux  droits,  bordés  de  feuilles  frêles; 

La  fougère  fibreuse  et  les  palmiers  touffus 

Se  balancent,  en  foule,  aux  horizons  confus. 

Toute  force,  cachée  aux  lianes  de  la  nature, 

Jaillit,  tumultueuse,  en  torrents  de  verdure: 

Les  arbres,  à  l'étroit,  descendent  des  coteaux, 

Les  rameaux  frémissants  s'attachent  aux  rameaux, 

Les  bois  suivent  les  bois,  par  les  larges  campagnes, 

Et  divisant  leurs  cours,  aux  bases  des  montagnes, 

Dans  les  grandes  forêts  tombent  échevelés, 

Comme  vont  à  la  mer  les  fleuves  déroulés. 

Partout,  les  vents  tiédis  emportent  dans  l'espace 

L'acre  senteur  de  l'herbe  et  de  la  terre  grasse  ; 

l'n  nuage  flottant  d'arômes  inconnus 

Sort  des  bourgeons  gonflés  et  des  lobes  charnus; 

Sous  le  poids  du  soleil  tout  le  feuillage  fume  ! 

Un  arc-en-ciel  géant  se  courbe  dans  la  brume, 

Les  sapins  monstrueux,  de  moment  en  moment, 

Sous  leur  écorce  dure  ont  un  tressaillement, 

Tandis  qu'au  pied  des  monts,  la  forêt,  sur  ses  voûtes, 

19. 


222  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Sent  tomber  lentement  la  pluie  aux  grandes  gouttes  ! 

Par  l'éternelle  nuit  des  ombrages  sans  fond, 

Un  murmure  s'épand,  monotone  et  profond. 

Des  arbres  effarés  les  cimes  entr'ouvertes 

Dans  les  hauteurs  du  ciel  font  des  tempêtes  vertes  ! 

Et  l'orage  bondit,  en  déchirant  les  airs, 

De  la  houle  des  bois  à  la  vague  des  mers  ! 

Les  deux  immensités  dans  l'espace  étendues, 

Ensemble  vont  roulant  leur  plainte  sous  les  nues, 

Et  l'on  n'entend  au  loin,  comme  deux  grands  sanglots, 

Que  le  bruit  du  feuillage  avec  le  bruit  des  flots  ! 

Le  sable,  cependant,  fermente  au  bord  de  l'onde, 
La  nature  palpite  et  va  suer  un  monde. 
Déjà,  de  toutes  parts  dans  les  varechs  salés 
Se  traîne  le  troupeau  des  oursins  étoiles; 
Voici  les  fleurs  d'écaillé  et  les  plantes  voraces, 
Puis  tous  les  êtres  mous,  aux  dures  carapaces, 
Et  les  grands  polypiers  qui,  s' accrochant  entre  eux, 
Portent  un  peuple  entier  dans  leurs  feuillages  creux. 


LES   FOSSILES  223 

La  vie  hésite  encore,  à  la  sève  mêlée, 
Et,  dans  le  moule  antique,  écume  refoulée  ! 

Sur  la  grève  soudain,  parmi  le  limon  noir, 

Une  chose  s'allonge,  épouvantable  à  voir  : 

La  masse,  lentement,  sort  des  vagues  humides, 

Un  souffle  intérieur  gonfle  ses  flancs  livides, 

Et  son  grand  dos  gluant,  semé  de  fucus  verts, 

Comme  un  mont  échoué,  se  dresse  dans  les  airs  ! 

Elle  monte  !  elle  monte  !  et  couvre  les  rivages  î 

Sous  le  ventre  ridé  sonnent  les  coquillages, 

La  patte  monstrueuse,  aux  gros  doigts  écaillés. 

S'étale  lourdement  sur  les  galets  mouillés  ! 

Au  bruit  des  vents  lointains,  parfois  la  bête  énorme 

Tourne  son  museau  grêle  et  sa  tète  difforme  ; 

Hérissant  leur  poil  dur,  ses  naseaux  dilatés 

Semblent  humer  le  monde  et  les  immensités, 

Pendant  que  ses  yeux  ronds,  bordés  de  plaques  fortes. 

Nagent,  lents  et  vitreux,  comme  des  lunes  mortes  ! 

Hideuse,  elle  s'arrête,  au  bout  du  sable  amer, 

Et  sa  queue,  en  longs  plis,  traîne  encor  dans  la  mer  ! 


w224  FESTONS  ET  ASTRAGALES 

Alors,  montrant  à  nu  ses  dents  démesurées, 
Et  fronçant  sur  son  dos,  ses  écailles  serrées, 
Elle  pousse  avec  force  un  long  mugissement, 
Qui  s'élargit  au  loin  sous  le  bleu  firmament!... 
Par  les  monts,  par  les  bois  aux  mornes  attitudes, 
La  clameur  se  déroule  au  fond  des  solitudes, 
Et  le  vaste  univers  écoute,  soucieux, 
Ce  grand  cri  de  la  vie  épandu  dans  les  deux  î 


LES  FOSSILES 


II 


Entre  deux  rangs  penchés  de  collines  désertes, 
Un  golfe  poissonneux  ride  ses  ondes  vertes; 
C'est  un  large  marais  qui  dort,  sous  le  ciel  clair, 
Reste  des  grandes  eaux,  oublié  par  la  mer. 
Des  madrépores  blancs,  garnis  de  coquillages, 
D'une  frange  nacrée  entourent  les  rivages, 
Et  l'éponge  poreuse,  attachée  aux  îlots, 
Ouvre  ses  bouches  d'or  à  l'écume  des  flots! 
Dans  les  algues,  au  loin,  par  troupes  répandues, 


226  FESTONS    ET   ASTRAGALES 

Avec  leur  dos  bombé  cheminent  les  tortues. 

Les  crabes  inquiets,  dont  les  doigts  ont  des  dents, 

Se  glissent  à  fleur  d'eau  sous  les  rochers  pendants, 

Tout  rampe  et  tout  frémit  sur  la  plage  isolée... 

Et,  dressant  jusqu'au  ciel  leur  touffe  amoncelée, 

Près  des  minces  bambous,  enflés  de  nœuds  égaux, 

Les  zamias  fleuris  couronnent  les  coteaux. 

Le  temps  est  calme  et  pur,  l'essaim  des  brises  douces 

Sur  les  rochers  velus  fait  frissonner  les  mousses, 

Tandis  que  le  soleil,  étalant  tous  ses  feux, 

S'écrase,  épanoui,  dans  la  blancheur  des  cieux  ! 

Tout  à  coup,  s' élançant  des  cavernes  profondes. 

Une  secousse  forte  a  remué  les  ondes; 

De  longs  cercles  moirés,  qui  grandissent  encor, 

En  flocons  écumeux  se  brisent  sur  le  bord, 

Et.  rraquant  de  terreur,  les  volutes  surprises 

Dans  la  conque  d'émail  rentrent  leurs  cornes  grises... 

Une  forme  lointaine  apparaît  sur  les  flots  : 
Elle  nage,  elle  ondule,  au  détour  des  îlots; 


LES   FOSSILES 

Sur  ses  flancs,  revêtus  de  plaques  diaprées, 
Glissent  des  reflets  bleus  et  des  teintes  pourprées  ; 
C'est  un  monstre  inconnu,  qui  recourbe,  en  rampant, 
Sur  le  dos  d'un  lézard  la  tète  d'un  serpent  ! 
Tantôt  silencieux,  dans  la  fraîcheur  des  ondes 
Il  plonge  son  cou  mince,  armé  d'écaillés  blondes, 
Et,  le  long  de  sa  gorge  ouverte  avec  effort, 
Les  poissons  sous  la  peau  se  débattent  encor  ! 
Tantôt,  s'entortillant  aux  branches  du  rivage, 
Avec  sa  tète  plate  il  sonde  le  feuillage, 
Puis,  le  corps  dans  les  flots,  poursuit,  en  s' allongeant, 
Sur  les  palmiers  en  fleurs  les  limaces  d'argent, 
Ou,  de  leur  nid  de  sable  écartant  les  tortues, 
Fait  craquer  les  œufs  ronds  entre  ses  dents  pointues  ! 
Ah  !  la  joyeuse  bète,  au  gros  ventre  vermeil, 
Qui  se  roule  dans  l'onde  et  qui  baille  au  soleil  ! 


.Mais,  du  côté  des  monts,  une  rumeur  s'élève, 
Comme  le  bruit  heurté  des  vagues  sur  la  grève... 
Là-bas,  à  l'horizon,  flotte  un  nuage  obscur, 
Qui  vient  en  tournoyant  et  tache  le  ciel  pur  ! 


2'2S  PESTONS  ET  ASTRAGALES 

Claquant  à  coups  pressés,  montant  sans  intervalle, 
Le  bruit  grandit  toujours,  l'ombre  toujours  s'étale. 
Puis  le  noir  tourbillon  crève  sur  les  coteaux, 
Essaim  tumultueux  d'étranges  animaux, 

Dont  le  ventre  hideux,  sillonné  de  plis  fauves. 

Se  balance  dans  l'air  entre  des  ailes  chauves. 
Leur  tète,  à  forme  double,  effilant  son  museau, 
Commence  en  crocodile  et  finit  en  oiseau. 
Ils  ont  le  corps  gonflé,  les  pattes  étendues, 
Et,  de  leurs  ongles  tors,  égratignant  les  nues, 
Grands,  petits,  au  hasard,  pèle-mèle  envolés, 
Courbant  les  bois  touffus,  rasant  les  flots  salés, 
S'abattent  lourdement  parmi  les  algues  noires  !... 
Toute  la  légion  couvre  les  promontoires  ! 
Cela  grouille  et  bruit,  sous  les  rameaux  pendants, 
Et,  dans  chaque  buisson,  luisent  des  yeux  ardents  ! 


Cependant,  sur  les  eaux,  la  bête  au  dos  d'écail'e 
S'arrête  soupçonneuse  et  flaire  la  bataille; 
Son  grand  cou,  ruisselant  de  l'écume  des  mers, 
Comme  un  tronc  d'arbre  nu  se  dresse  dans  les  airs, 


LES   FOSSILES  J_l.) 

Et  les  mille  clameurs  par  la  brise  apportées, 

Font  monter  à  sa  peau  des  teintes  irritées  ! 

Pareille  au  vent  qui  passe  à  travers  les  roseaux. 

Son  haleine  sonore  écarte  ses  naseaux, 

L'n  sifflement  aigu  de  sa  gorge  s'élance. 

Alors,  tout  se  confond,  et  la  lutte  commence, 

Où,  parmi  les  abois  et  les^glapissements, 

Comme  des  grains  de  grêle,  on  entend  par  moments 

Sonner  les  becs  rugueux  sur  les  écailles  dures  ! 

Les  ailes  frappent  l'air  avec  de  longs  murmures. 

Du  cercle  bruissant  le  reptile  entouré 

Promène,  autour  de  lui,  son  regard  effaré; 

11  bondit  sur  les  flots,  il  recule,  il  avance, 

11  fouette  l'eau  profonde  avec  sa  queue  immense, 

Et  se  roule,  et  secoue,  en  ses  vastes  élans, 

Tout  le  sombre  troupeau  qui  s'attache  a  ses  flancs  ! 

Parfois  il  semble  mort,  et,  comme  une  liane, 

Laisse  flotter  son  cou  sur  l'onde  diaphane, 

Puis  relève,  soudain,  par  un  jet  furieux, 

Sa  tète  de  serpent  qui  siffle  dans  les  deux  ! 

Rapide,  inévitable,  il  saisit,  sous  les  nues, 

Entre  ses  longues  dents  leurs  ailes  étendues, 


230  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Prend  les  corps  dans  ses  plis,  ou,  glissant  par  dessous, 

Du  bout  de  son  museau  fouille  leurs  ventres  mous! 

L'espace  retentit  de  plaintes  enrouées, 

Et,  piquant  le  sommet  des  vagues  remuées, 

Le  sang  noir,  goutte  à  goutte,  éparpillé  dans  l'air, 

De  globules  visqueux  tache  le  golfe  clair  ; 

Mais  comme  au  pied  des  monts,  lorsque  le  vent  d'orage 

Écorche  le  sol  dur,  et  fait,  sur  son  passage, 

Onduler  à  longs  flots  les  vallons  sablonneux, 

La  poussière  en  roulant  s'envole  par  les  cieux, 

Et  de  ses  tourbillons  couvre  au  loin  les  campagnes  ! . . . 

Tel,  du  bord  des  marais  et  du  flanc  des  montagnes, 

Des  buissons,  des  îlots,  des  ravins  tortueux, 

Monte  l'essaim  plus  large  et  plus  tumultueux. 

Tous  les  becs  sont  tendus,  avec  leurs  dents  serrées, 

Tous  les  doigts,  allongeant  leurs  griffes  acérées, 

Cherchent  les  yeux  du  monstre,  et  si,  jusqu'à  sa  chair, 

L'écaillé  en  quelque  endroit  laisse  un  chemin  ouvert  ! 

Le  reptile,  ébloui  par  cette  multitude, 

Ramasse  tout  son  corps  et  gonfle  sa  peau  rude, 

Puis,  poussant  vers  le  ciel  un  dernier  sifflement, 

Plonge  avec  un  bruit  sourd  dans  l'abîme  écumant! 


LES   FOSSILES  '231 

Les  bêtes,  eà  et  là,  par  la  vague  bercées, 
Flottent,  le  ventre  en  l'air  et  les  pattes  dressées, 
Ou  rampent  en  criant  dans  les  algues  du  bord  ; 
Tandis  que,  sur  les  eaux  qui  palpitent  encor, 
Croisant  de  leurs  yeux  verts  les  glauques  étincelles, 
Les  autres,  à  l'entour,  font  retentir  leurs  ailes, 
Et,  du  golfe  au  ciel  bleu  tordent,  en  croassant, 
Leur  spirale  sans  fin  qui  va  s' élargissant  !... 


FESTONS   ET   ASTRAGALES 


III 


Comme  les  airs  sont  doux  !  comme  le  ciel  rayonne  ! 
Tout  tressaille  a  la  fois  !  tout  fleurit  !  tout  bourgeonne  ! 
Et  des  halliers  épais  s'échappe,  par  moments, 
Un  long  flot  de  parfums  et  de  bourdonnements  ! 
Dans  les  rameaux  touffus  sonnent  des  voix  nouvelles; 
Sur  les  immenses  nids  battent  les  grandes  ailes; 
Le  monde,  enveloppé  d'un  sourire  joyeux, 
Reluit  au  soleil  clair,  et  la  vie  en  tous  lieux 


LES  FOSSILES  -233 

Étale,  adoucissant  la  rudesse  des  formes, 

Sa  pompe  gigantesque  et  ses  grâces  énormes  ! 


Tout  est  calme  et  splendide,  et  porte  la  beauté 

Dans  sa  force  première  et  sa  sérénité  ! 

Le  bananier  puissant,  qu'aucun  souffle  n'incline, 

Sous  l'ombre  d'une  feuille  abrite  une  colline, 

Et  les  lourds  papillons  d'azur  et  de  carmin, 

Au  bord  des  grandes  fleurs,  se  posant  en  chemin, 

Répandent  avec  bruit,  sur  la  mousse  sauvage, 

Les  calices  profonds  où  tient  l'eau  d'un  orage  î 

Partout,  Torchis  vivace,  à  l'écorce  monté, 

Des  antiques  rameaux  couvre  la  nudité. 

Au  tronc  rugueux  des  pins  flottent  des  grappes  roses  ! 

Et,  secouant  à  l'air  ses  corolles  écloses, 

La  liane  se  roule  en  cercles  tortueux, 

Tandis  que,  par  endroits,  un  cycas  monstrueux 

Fait  jaillir  en  bouquet,  de  ses  bulbes  ouvertes, 

Des  feuillages  légers  comme  des  plumes  vertes! 


20. 


"234-  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Cependant  l'araignée,  au  pied  maigre  qui  fuit, 
Noire,  épaisse,  velue,  attentive  à  tout  bruit, 
D'une  montagne  à  l'autre  étend  ses  longues  toiles, 
Où  la  rosée  éclate  en  humides  étoiles  ! 
Et,  l'aile  embarrassée  aux  mailles  des  réseaux, 
C-  >mme  des  moucherons  se  prennent  les  oiseaux  ! 
Sur  les  sables  luisant  de  baves  argentées, 
Des  limaçons  bossus,  aux  cornes  dilatées, 
Se  traînent  lentement;  les  fourmis,  en  troupeaux, 
Par  d'obliques  sentiers  gravissent  les  coteaux, 
Tirant  avec  effort,  vers  leurs  greniers  en  cônes, 
La  datte  violette  et  les  bananes  jaunes  ! 
Sous  le  dôme  plissé  des  larges  champignons, 
Dorment  les  grands  lézards  et  les  caméléons; 
L'abeille  au  creux  d'un  cèdre  a  bâti  ses  cellules; 
Aux  pointes  des  roseaux  tremblent  les  libellules  ; 
Mille  essaims  bruissants  qui  prennent  leur  essor, 
Tourbillonnent,  dans  l'air,  comme  un  nuage  d'or! 
Des  roches  de  mica  les  cimes  à  facettes 
Près  des  mornes  granits  font  briller  leurs  paillettes; 
Et  la  terre  féconde,  ouvrant  son  sein  vermeil 
Pour  aspirer  la  vie  et  boire  le  soleil, 


LES   FOSSILES  235 

Montre,  de  place  en  place,  à  travers  sa  peau  sombre, 
Ses  os  de  marbre  dur  et  ses  veines  sans  nombre  ! 

Mais,  au-dessus  des  bois,  l'un  l'autre  s'appelant, 
Deux  oiseaux  d'écarlate,  au  vol  étincelant, 
Se  suivent  dans  les  cieux,  fendant  avec  leurs  ailes 
De  l'espace  azuré  les  vagues  éternelles  ! 
Puis,  glissant  de  la  nue,  ainsi  qu'un  large  éclair 
S'abattent,  à  grand  bruit,  sous  le  feuillage  vert!... 
Le  cri  rauque  et  perçant  de  leurs  gorges  gonflées 
Expire  mollement  en  cascades  roulées; 
Leurs  yeux  ronds  semblent  d'or,  mille  frissons  joyeux 
Font,  sur  les  sables  fins,  palpiter  leurs  pieds  bleus, 
Et,  dans  le  tourbillon  des  ailes  qui  frémissent, 
Leurs  becs  impatients  se  cherchent  et  s'unissent  î 
L'air  est  chaud,  le  ciel  lourd,  de  moment  en  moment, 
Les  buissons  autour  d'eux,  s'écartent  lentement 
Et  l'on  voit  flamboyer  leurs  plumages  superbes,    ■ 
Comme  un  rouse incendie,  entre  les  hautes  herbes!... 


236  FESTONS  ET  ASTRAGALES 


IV 


La  nuit,  comme  une  mer,  s'étale  dans  les  deux  ; 
Seul,  le  faite  indécis  des  bois  silencieux 
Se  découpe,  plus  noir,  sur  l'immensité  sombre, 
Et  la  forme  et  le  bruit  vont  s'efïaçant  dans  l'ombre. 
Parfois,  épanouie  à  l'horizon  lointain, 
Une  étoile  s'entr'ouvre  et  se  ferme  soudain, 
Et  la  terre,  étouffant  sous  les  ténèbres  lourdes, 
Soulève  son  flanc  large  avec  des  rumeurs  sourde  '. 


LES  FOSSILES  "237 

Pourtant  une  lueur,  vague  et  douteuse  encor, 

Du  firmament  obscur  vient  effleurer  le  bord, 

Et  la  lune  d'argent,  qui  dans  les  ombres  nage, 

S'élève,  par  degrés,  de  nuage  en  nuage, 

Faisant  neiger  au  loin,  comme  des  flocons  blancs, 

Sa  lumière  glacée  aux  reflets  vacillants, 

Qui,  sur  les  vallons  creux  et  les  grands  promontoires, 

Palpite,  en  s* accrochant  aux  aspérités  noires  ! 

Comme  un  monde  inconnu  qui  se  dévoilerait, 

Toute  la  plaine  alors  sous  les  deux  apparaît  : 

Pré  large,  où  cent  ruisseaux  croisent  leurs  folles  courso.% 

Nénufars  endormis  sur  le  cresson  des  sources, 

Étangs  silencieux,  tout  hérissés  de  joncs, 

Où  les  oiseaux  pécheurs  ont  cessé  leurs  plongeons  ! 

Mais  parmi  les  roseaux,  dressant  sa  taille  énorme 

Dont  un  rayon  de  lune  ébauche  au  loin  la  forme, 

Une  bète  velue,  et  qui  souffle  toujours, 

Rumine  gravement  sur  ses  quatre  pieds  lourds  ! 

Sa  crinière  foncée  a  des  touffes  profondes 

Qui  flottent,  à  son  dos,  comme  de  noires  ondes  ; 

Sa  tète  est  formidable  ;  a  chacun  des  côtés 

Tombe  une  oreille  large,  en  flocpns  argentés; 


238  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Comme  un  double  croissant,  deux  défenses  d'ivoire, 

Du  mufle  qui  s'allonge  écartant  la  peau  noire, 

Se  tordent  vers  les  deux;  et,  pendue  en  avant, 

La  trompe  monstrueuse  oscille  dans  le  vent! 

Son  gros  ventre,  fouetté  par  les  herbes  humides, 

Sous  la  brise  qui  passe  ondule  avec  des  rides, 

Et  l'ombre  de  son  corps  tremble  sur  les  gazons 

Tandis  que,  se  courbant  aux  vagues  horizons, 

Le  sommet  inégal  des  collines  lointaines 

Semble  un  troupeau  difforme  accroupi  dans  les  plaines! 

C'est  une  nuit  tranquille  où  la  nature  dort. 

Tout  à  coup,  réveillé  par  quelque  vent  plus  fort, 

Le  monstre  se  remue,  et  roidit,  dans  la  brume. 

L'effrayante  longueur  de  sa  trompe  qui  fume. 

Puis  son  cri  large  et  dur,  qui  traverse  les  airs, 

Se  roule,  en  mugissant,  par  les  vallons  déserts  ! 

On  entend  à  ce  bruit,  dans  les  glr.ïeuls  sauvages, 

Palpiter  mollement  les  vastes  marécages, 

Où  les  lézards  glacés  et  les  lourds  pélicans 

Font,  sous  leur  ventre  épais,  sonner  l'eau  des  étangs! 


LES   FOSSILES  239 

Le  monstre  beugle  encor;  soudain  battant  des  ailes 
Mille  oiseaux  inquiets  sortent  des  buissons  frêles  : 
Ils  viennent  à  l'entour,  par  le  somme  engourdis, 
Heurter  leur  vol  aveugle  à  ses  flancs  arrondis  ; 
Tout  se  lève  à  la  fois  dans  les  clairières  sombres, 
Et,  sur  le  bord  du  ciel,  passant  comme  des  ombres, 
Là-bas  des  cerfs  géants,  aux  bois  démesurés. 
Dans  le  brouillard  douteux  bondissent  effarés  ! . . . 

Voilà  que  s1  éveillant,  sous  les  étoiles  pâles, 

L'horizon  montueux  tremble  par  intervalles  ! 

Et  les  mornes  coteaux,  de  leur  base  arrachés, 

Se  suivent  lentement  parmi  les  joncs  penchés  !... 

La  plaine,  sous  leur  poids,  s'ébranle  tout  entière; 

On  dirait  des  pieds  lourds  qui  marchent  sur  la  terre, 

Et  qui  frappent  ensemble  à  coups  multipliés... 

L'eau  jaillit  des  marais,  et  les  bambous,  plies 

Comme  sous  un  grand  vent,  craquent  par  les  campagnes  ! . . . 

Elle  vient  !  elle  vient!  la  troupe  des  montagnes!... 

Et  dans  les  longs  détours  du  sombre  défilé, 

Chaque  cime  est  vivante  !  et  les  monts  ont  beuglé  ! 


•2-10  FESTONS  ET  ASTRAGALES 


0  mondes  disparus!  ô  siècles  I  ô  ruines!... 
Comme  le  voyageur  au  versant  des  collines 
S'arrête,  et  voit  sous  lui  s'allonger  à  la  fois 
Les  vallons  frémissants,  les  fleuves  et  les  bois... 
Science  universelle  !  immuable  pensée, 
A  vos  plus  fiers  sommets  mon  àme  s'est  bercée  ! 
Et,  cherchant  du  passé  les  chemins  inconnus, 
Sur  vos  rochers  glissants  j'ai  posé  mes  pieds  nus! 


LES  FOSSILES  -211 

J'ai  vu,  j'ai  vu  sous  moi,  comme  une  mer  qui  passe , 
La  vie,  aux  mille  bonds,  se  rouler  dans  l'espace, 
Et,  ruisselant  encor  des  baisers  maternels, 
Tous  les  mondes  sortir  de  ses  flots  éternels  1 
Au  choc  des  océans,  aux  éclats  du  tonnerre, 
L'être  tumultueux  étreignait  la  matière, 
Tandis  que,  partageant  les  générations, 
Les  déluges  tombaient  sur  les  création- 1 


Toute  forme  s'en  va,  rien  ne  périt,  les  choses 
Sont  comme  un  sable  mou,  sous  le  re'luxdes  cause* 
La  matière  mobile,  en  proie  auchangement, 
Dans  l'espace  infini  flotte  éternellement. 
La  mort  est  un  sommeil,  où,  par  des  lois  profondes, 
L'être  jaillit  plus  beau  du  fumier  des  vieux  mondes! 
Tout  monte  ainsi,  tout  marche  au  but  mystérieux, 
Et  ce  néant  d'un  jour,  qui  s'étale  à  nos  yeux, 
N'est  que  la  chrysalide,  aux  invisibles  trames, 
D'où  sortiront  demain  les  ailes  et  les  cames  ! 


-2-i"2  FESTONS   ET  ASTRAGALES 

Comme  un  germe  fatal  par  la  vague  apporté, 
\u  bord  des  grandes  eaux  quand  l'homme  fut  jeté, 
Il  roula,  vagissant,  sur  la  plage  inconnue. 
La  pluie  aux  flots  glacés  inondait  sa  peau  nue, 
Et  la  foudre  sonore,  en  passant  dans  les  airs, 
Frappait  son  large  front  de  ses  rouges  éclairs  ! 
Les  fleuves  gémissaient  dans  les  vastes  campagnes, 
Les  animaux  hurlaient  au  sommet  des  montagnes  ; 
Parfois,  le  ciel  immense,  éteignant  son  flambeau, 
Sur  son  sein  haletant  pesait  comme  un  tombeau, 
Et,  tout  autour  de  lui,  tels  que  des  geôliers  sombres, 
Les  éléments  grondaient  dans  le  gouffre  des  ombres. 
Tandis  qu'à  l'horizon  noir  et  silencieux. 
Des  astres  palpitants  s'ouvraient  comme  des  yeux  ! 
Il  se  traîna  d'abord,  sous  les  forêts  désertes, 
Dont  les  dômes  flottaient  comme  des  tentes  vertes  ; 
Puis,  quand  la  faim  première  aboya  dans  ses  flancs, 
De  l'yeuse  sauvage  il  secoua  les  glands; 
\rrachant  aux  bambous  la  liane  en  spirales, 
Il  serra  sous  ses  pieds  l'écorce  des  sandales; 
Et,  pour  tout  vêtement,  sur  son  dos  large  et  fort 
Attacha  des  grands  bœufs  la  peau  fumante  encor  ! 


LES    FOSSILES  243 

Il  s'étendait,  la  nuit,  sous  les  cavernes  creuses  ; 
Là,  durant  le  frisson  des  heures  ténébreuses, 
Peuplant  de  son  effroi  l'immensité  des  cieux, 
Dans  le  bois  et  la  pierre  il  se  tailla  des  dieux , 
Fit  couler  sur  leur  corps  la  graisse  des  génisses, 
Et,  tout  noircis  déjà  du  feu  des  sacrifices, 
Les  prit  pour  compagnons  de  ses  rudes  travaux, 
Quand  sur  le  flanc  des  monts  il  poussa  ses  troupeaux! 
Longtemps,  pasteur  nomade,  il  marcha  par  le  monde, 
Déployant  au  soleil  sa  maison  vagabonde, 
Tandis  qu'à  ses  côtés  les  chameaux,  à  genoux, 
Dans  la  citerne  fraîche  allongeaient  leur  col  roux  ! 
Lorsque  la  nuit  bleuâtre  avait  tendu  ses  voiles, 
Il  suivait,  par  les  cieux,  le  troupeau  des  étoiles, 
Et,  dans  sa  langue  étrange,  aux  sons  rauques  encor, 
Du  nom  de  ses  béliers  nommait  les  astres  d'or  ! . . . 
Parfois,  au  bruit  lointain  des  ondes  cadencées , 
Sentant  battre  en  son  cœur  l'aile  de  ses  pensées, 
Il  allait  éveillant,  sous  son  souffle  amoureux, 
La  musique  endormie  au  fond  des  roseaux  creux  ! 
Il  se  penchait,  parfois,  sur  la  berge  des  rives, 
Payant  le  sable  fin  de  lignes  fugitives 


244  FESTONS   ET   ASTRAGALES 

Et  la  vague,  et  les  vents,  emportaient  par  lambeaux 
L'écriture  mêlée  aux  traces  des  oiseaux  î 


Un  jour,  il  s'arrêta,  secouant  sur  le  monde 
La  poudre  et  la  sueur  de  sa  course  inféconde, 
Et,  dans  la  liberté  de  son  droit  souverain, 
Bâtit  sa  tente  en  marbre  et  ses  dieux  en  airain  ! 
Il  fit  monter  ainsi,  jusqu'aux  régions  pures, 
Le  formidable  orgueil  de  ses  architectures, 
Et  les  astres,  passant  sous  les  chapiteaux  lourds, 
Comme  de  blancs  oiseaux  planaient  au  front  des  tours  ! 
La  cité,  fourmillante  et  de  tumulte  pleine, 
Enferma  dans  son  mur  la  montagne  et  la  plaine  ; 
Comme  un  serpent  captif,  le  fleuve  aux  mille  bonds 
Se  tordit  écumeux  sous  l'arche  des  grands  ponts, 
Et  les  larges  vaisseaux,  fendant  les  flots  rebelles, 
S'échappèrent  du  port  en  déployant  leurs  ailes  !... 
11  partit  avec  eux,  par  la  brise  emporté; 
Seul,  perdu  dans  la  brume  et  dans  l'immensité, 
11  visita  les  mers  en  prestiges  fécondes, 
Les  îlots  merveilleux  qui  flottent  sur  les  ondes, 


LES   FOSSILES  245 

La  sirène  chanteuse,  et  les  monstres  marins 
Dont  les  naseaux  bruyants  sont  hérissés  de  crins  ! 


Il  entendit  alors  dans  sa  force  superbe 

Hennir  les  passions,  comme  un  troupeau  dans  l'herbe, 

Et  son  cœur  qui  palpite,  enflé  de  sang  vermeil, 

Sentit  descendre  en  lui  les  flammes  du  soleil  î 

11  aima  les  tambours,  les  clairons,  les  cymbales,  ' 

La  bataille  emportée  au  dos  blanc  des  cavales, 

L'assaut  qui  monte  aux  murs  avec  ses  doigts  sanglante 

Les  peuples  écrasés  sous  les  palais  croulants, 

Et  la  mêlée  ardente,  aux  étreintes  si  fortes 

Que  la  terre  oscilla  sous  le  pied  des  cohortes, 

Et  que  l'explosion  de  l'humaine  fureur 

Des  vastes  océans  étouffa  la  clameur!... 


Le  monde  était  vaincu,  le  ciel  restait  encore  : 
Comme  le  bûcheron,  dans  la  forêt  sonore, 
Fait  rouler  à  ses  pieds  les  chênes  monstrueux, 
L'ne  hache  à  la  main,  l'homme  émondases  dieux  ! 

21. 


216  FESTONS   ET  ASTRAGALES 


L'idole,  chancelant  sous  les  secousses  fortes, 

Vit  crouler  ses  bras  lourds  tels  que  des  branches  mortes. 

Et  ses  dents  de  granit,  rouges  de  sang  humain, 

Comme  des  glands  tombés  jonchèrent  le  chemin. 

La  peur  aux  yeux  béants,  pâle  fille  des  ombres, 

S'échappa,  pour  toujours,  des  sanctuaires  sombres, 

Et  l'homme,  offrant  son  culte  aux  molles  voluptés, 

Se  refléta  lui-même  en  ses  divinités  ! 

Ce  fut  le  temps  heureux  des  blanches  colonnades, 

Quand  sonnait,  sur  les  monts,  l'évohe  des  ménades, 

Et  que  l'artiste  grec,  sous  son  marteau  pieux, 

Du  marbre  étincelant  faisait  jaillir  des  dieux  ! 

Toute  religion,  soumise  et  désarmée, 

Fut  dans  la  grâce  humaine  à  jamais  enfermée, 

Et  le  poète,  ému  par  lesrhythmes  divers, 

Fit  un  Olympe  entier  du  trop  plein  de  ses  vers! 

Mais  ces  divinités  que  la  raison  assiège, 

Fondirent  sur  l'autel  comme  des  blocs  de  neige, 

Ne  laissant  après  soi,  parmi  les  nations, 

Que  la  froideur  du  dogme  et  des  abstractions. 

Bientôt,  désabusé  des  antiques  sagesses, 

L'homme  endormit  son  âme  au  roulis  des  ivresses, 


LES  FOSSILES  247 

Et,  sur  des  couches  d'or,  parmi  les  bateleurs, 

Fit  trôner  son  ennui  tout  couronné  de  Heurs  ! 

Formidables  festins,  où  les  peuples  esclaves 

En  cadence  funèbre  agitaient  leurs  entraves, 

Quand  la  prostituée,  une  patère  aux  doigts, 

Buvait  les  pleurs  du  monde  à  la  table  des  rois  ! 

Les  grands  cirques  lointains,  où  beuglaient  les  chairs  vives, 

Envoyaient  des  clameurs  jusqu'au  lit  des  convives, 

Et,  mêlée  aux  parfums  du  banquet  frémissant, 

Parfois  comme  un  vent  chaud  passait  l'odeur  du  sang  ! 


C'est  alors  que,  penché  sur  sa  débauche  sale, 
L'homme  vomit  son  âme  aux  pavés  de  la  salle, 
Et  dans  les  passions  se  vautra  sans  pudeur, 
Comme  débarrassé  du  fardeau  de  son  cœur  ! 
La  pâle  humanité,  dans  sa  stupeur  immonde 
Sans  courage  et  sans  foi,  s'accroupit  sur  le  monde 
Étalant  au  soleil  toutes  ses  nudités, 
Telle  qu'un  lépreux  maigre  aux  portes  des  cités  ! 
L'espoir  était  tombé  dans  les  cœurs  en  ruines, 
Les  sages  impuissants  reniaient  les  doctrines, 


2-18  FESTONS  ET  ASTRAGALES 

Et  L'univers,  fétide  ainsi  qu'un  mauvais  lieu, 
Ne  put  être  lavé  que  par  le  sang  d'un  dieu  ! 


Scus  le  gibet  sacre  d'où  la  lumière  tombe, 
L'homme,  tout  ébloui,  se  dressa  dans  sa  tombe, 
Et,  le  regard  fixé  sur  les  sommets  lointains, 
Traînant  comme  un  linceul  sa  robe  des  festins, 
Il  marcha  vers  le  jour  !  les  pierres  inégales 
Mordirent  ses  pieds  blancs  à  travers  ses  sandales, 
Et,  du  passé  profane  expiant  la  douceur, 
Il  sua,  comme  Dieu,  sa  sanglante  sueur! 
Il  broya  sous  le  fer,  il  tordit  dans  les  flammes 
Sa  chair,  humide  encor  des  voluptés  infâmes, 
Et  de  sa  main  luisante  arrachant  les  anneaux, 
Livra  ses  ongles  vifs  aux  pinces  des  bourreaux  ! 
Pour  la  première  fois,  sa  pensée  agrandie 
Comprit  l'enivrement  des  pleurs,  la  mélodie 
Des  sanglots  éternels,  et,  comme  en  un  bain  fort, 
Martyr  voluptueux,  il  plongea  dans  la  mort  ! 
La  mort!...  il  se  pâma  dans  ses  caresses  rudes, 
Sur  son  grabat  d'ermite,  au  fond  des  solitudes; 


LES  FOSSILES 

Comme  un  dernier  espoir,  il  la  vit  tour  à  tour, 
Dans  ses  rêves  la  nuit,  dans  ses  pensers  le  jour, 
Et,  pour  bâter  le  temps  des  promesses  meilleures, 
Mit  dans  ses  doigts  osseux  le  sablier  des  heures! 


Parfois,  de  la  montagne  il  descendait  pieds  nus, 
Prêchant  la  loi  nouvelle  aux  peuples  inconnus; 
Les  guerriers  s'arrêtaient,  au  fort  de  la  bataille, 
Le  chef  aux  longs  cheveux  courbait  sa  haute  taille, 
Et,  dressé  sur  le  monde,  avec  ses  bras  ouverts, 
L'arbre  du  grand  supplice  abrita  l'univers! 


On  vit  naître  bientôt,  tels  qu'une  aube  affaiblie, 
Des  siècles  pleins  de  brume  et  de  mélancolie, 
Où  seule  au  fond  des  cœurs  la  foi  veillait  encor, 
Comme  sous  les  arceaux  tremble  une  lampe  d'or  ! 
Dans  le  bourdonnement  des  longues  sonneries, 
Les  peuples  enfantins  berçaient  leurs  rêveries, 
Et,  déposant  au  seuil  tout  souvenir  mortel, 
Engourdissaient  leur  âme  aux  parfums  de  l'autel  ! 


250  FESTONS    ET   ASTRAGALES 

Pareille  au  jour  douteux  qui,  dans  les  cathédrales, 

Tombe  des  vitraux  peints  sur  le  granit  des  dalles, 

La  blanche  Vérité  n'arrivait  aux  esprits 

Qu'à  travers  la  loi  sainte  et  les  dogmes  écrits. 

Crépuscule  sans  fin,  baigné  d'éclairs  mystiques, 

Où  les  choses  prenaient  des  formes  fantastiques  !... 

Mais  l'homme  manqua  d'air,  l'homme  étouffa  d'ennui. 

Et,  repoussant  le  dieu  qui  s'attachait  à  lui, 

Du  temple  à  deux  battants  ouvrit  les  portes  sombres!... 

Un  flot  bleu  de  soleil  illumina  les  ombres, 

Et.  debout  sur  le  seuil,  jetant  au  loin  ses  yeux, 

Il  but  à  pleins  poumons  le  vent  libre  des  cieux  ! 

Le  monde  bruissait  comme  un  essaim  d'abeilles, 

L'avenir  se  levait  dans  des  teintes  vermeilles... 

Il  s'élança  d'un  bond  vers  les  destins  nouveaux  ; 

Là,  préludant  sans  peur  à  ses  rudes  travaux, 

Il  brisa,  pour  toujours,  les  croyances  bénies 

Sous  le  marteau  fatal  des  grandes  ironies, 

Et  sa  rébellion,  comme  un  vent  furieux, 

Emporta  dans  l'oubli  le  dernier  de  ses  dieux  ! 

Pareil  au  noir  mineur  qui  marche  sous  la  terre, 

L'homme  accrocha  sa  lampe  au  fond  de  tout  mystère, 


LES   FOSSILES  251 

Et,  pour  trouver  le  mot  du  Fatum  souverain, 

Il  fit  passer  le  monde  à  son  creuset  d'airain; 

Ses  fourneaux  où,  la  nuit,  grinçaient  des  feux  sonores, 

Allumaient  tout  à  coup  de  lugubres  aurores, 

Tandis  qu'on  entendait,  dans  l'ombre  des  cités, 

Râler  entre  ses  bras  les  éléments  domptés  ! 

Alors,  sur  ton  sein  nu  posant  sa  main  brutale, 

Nature,  il  déchira  ta  robe  virginale  ! 

Sentinelle  immobile  au  bord  des  deux  profonds, 

Épiant  le  chemin  des  astres  vagabonds, 

Du  bout  de  son  compas,  sur  les  nocturnes  voiles, 

Comme  des  papillons  il  piqua  les  étoiles  ! 

Puis,  un  jour  qu'il  rêvait,  penché  sur  les  flots  verts, 

Il  crut  voir  dans  la  brume  un  second  univers, 

Et  tira,  tout  joyeux,  de  la  vague  féconde 

Son  filet  ruisselant  où  s'était  pris  un  monde  ! 

Chaque  heure  eut  sa  conquête  et  son  but  glorieux  : 

La  foudre  le  gênait,  il  l'arracha  des  cieux  ! 

11  en  fit  la  colombe  aux  messages  fidèles, 

Qui  prit  ses  volontés  sous  le  feu  de  ses  ailes  ! 

Le  grand  fleuve,  oublieux  des  loisirs  nonchalants, 

Tourna  sa  meule  lourde  aux  rouages  sifflants; 


252  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

Et  la  flamme  rapide,  à  son  char  attelée, 
D'un  hennissement  clair  éveillant  la  vallée, 
Plus  loin  que  la  montagne  et  que  l'horizon  bleu, 
Dans  un  nuage,  épais  l'emporta  comme  un  dieu  ! 


L'homme  connut  sa  force,  et,  secouant  ses  chaînes. 
Poussa  le  cri  joyeux  des  libertés  humaines, 
S  )us  les  débris  du  temple  écrasa  les  pavois. 
Et  pesant  dans  sa  main  la  couronne  des  rois. 
Sur  la  poudre  du  sol  que  son  sang  a  trempée, 
Il  écrivit  ses  droits  du  bout  de  son  épée, 
Et  pour  juger  sa  cause  évoqua  sans  remords, 
Ainsi  qu'un  grand  sénat,  l'ombre  des  siècles  morts  ! 
11  fut  libre,  il  fut  maître.  0  misère!  6 démence! 
Cercle  mystérieux  qui  toujours  recommence  ! 
Voilà  que,  maintenant,  vieillard  au  front  pâli, 
Dans  la  satiété  de  son  œuvre  accompli, 
Ployé  sous  le  fardeau  de  ses  six  mille  années,"' 
Il  s'arrête,  inquiet,  au  bord  des  destinées  !.... 
Sa  raison  l'épouvante  et  sa  croyance  a  fui  ! 
Suus  le  soleil  qui  baisse  il  marche  sans  appui, 


LES   FOSSILES  ! 

Et  son  âme  débile,  où  l'espérance  est  morte, 

Comme  un  vaisseau  perdu  Hotte  au  vent  qui  l'emporte  ! 

Seul,  le  sage  est  debout,  au  seuil  de  sa  maison, 

Et  d'un  long  regard  triste  il  cherche  à  l'horizon, 

S'il  ne  voit  pas  venir,  du  côté  de  la  terre, 

Le  dernier  ouragan  plein  du  dernier  tonnerre  ! 

Déjà,  sentant  le  jour  de  ses  couvulsions, 

Le  vieux  chaos  mugit  sous  les  créations; 

La  nature  en  travail  écume  dans  sa  chaîne, 

Et  le  vent  inconnu  qui  souffle  de  la  plaine, 

Comme  ce  cri  d'adieu  que  l'Egypte  rêva, 

Passe  sur  les  cités,  disant  :  «  L'homme  s'en  va!...  » 

C'est  le  commencement  de  la  grande  agonie  ! 
Mourons!  les  temps  sont  clos  et  la  tâche  est  finie  ! 
Montez  tous  à  la  fois,  océans  irrités  ! 
Astres,  détachez-vous  des  deux  épouvantés  ! 
Et  vous,  formes  de  l'être,  à  jamais  disparues, 
Gigantesques  débris  que  heurtaient  les  charrues, 
Pressez-vous  sous  la  terre,  et  dans  vos  lits  poudreux 
Faites  nous  une  place,  ô  frères  monstrueux  !... 


"254-  FESTONS    ET    ASTRAGALE? 


VI 


Tout  ce  qui  fut  la  terre  a  disparu  dans  l'onde; 

Les  grands  flots  ont  roulé  sur  le  sommet  des  monts, 

Et  le  vieux  lit  des  mers,  où  germe  un  autre  monde. 

Sous  le  soleil  nouveau  sèche  ses  noirs  limons. 


Des  peuples  qui  vivaient  les  clameurs  sont  éteintes  ; 
Un  bruit  mystérieux  frissonne  dans  les  airs; 
L'éternel  océan,  de  ses  molles  étreintes, 
Caresse  le  berceau  du  naissant  univers* 


LES  FOSSILES  255 


Près  de  la  tombe  immense  où  dort  la  race  humaine, 
Cherchant  dans  les  débris  un  nid  pour  ses  amours, 
La  nature  s'éveille,  impassible  et  sereine, 
Et  le  temps  sans  pitié  recommence  les  jours  ! 

Comme  un  grand  nénufar,  le  soleil  immobile 
Sur  les  vagues  de  l'air  entr'ouvre  sa  beauté, 
Et  son  calice  d'or  fait,  dans  l'azur  tranquille, 
Tomber  la  transparence  et  la  sérénité. 

La  lumière,  en  tous  lieux,  semble  une  eau  qui  circule, 
Les  contours  sont  noyés  dans  les  rayonnements, 
Et  le  jour  sans  nuage  est  comme  un  crépuscule, 
A  force  de  splendeurs  et  d'éblouissements. 

Sur  le  monde  enivré  glisse  une  haleine  chaude  ; 
On  dirait  qu'on  entend,  au  réveil  matinal, 
Quand  les  bois  font  vibrer  leurs  feuilles  d'émeraude* 
Sonner  joyeusement  des  notes  de  cristal. 


256  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

L'escarboucle  flamboie  aux  crêtes  des  collines, 
De  rubis  empourprés  les  vallons  sont  couverts  ! 
La  brise,  en  balayant  le  sable  des  ravines, 
D'or  et  de  diamants  poudre  les  gazons  verts. 

Le  fleuve  diaphane,  où  boivent  les  gazelles, 
Comme  un  souffle  subtil  effleure  les  roseaux, 
Et  son  lit  de  topaze,  aux  blondes  étincelles, 
Semble  un  feu  pétillant  qui  brûle  sous  les  eaux. 

0  splendide  univers  qu'ont  rêvé  les  vieux  âges  î 
Le  monde  a  fait  un  pas,  tout  ensemble  a  monté, 
L'être,  comme  un  oiseau,  plus  libre  dans  ses  cages, 
Jette  au  soleil  levant  un  cri  de  volupté  !... 

L'arbre  frémit  d'amour  sous  son  écorce  grise  ; 

La  sève  a,  comme  un  sang,  des  battements  joyeux  ; 

Et  répétant  le  mot  apporté  par  la  brise, 

Les  feuillages  émus  chuchotent  dans  les  cieux. 


LES  FOSSILES 

Des  prés, -des  ruisseaux  clairs,  des  corolles  écloses 
Les  arômes  flottants  s'échappent  à  la  fois  ; 
Dans  les  parfums  épais  monte  l'âme  des  choses, 
L'air  s'emplit  de  rumeurs  et  de  confuses  voix; 

Entr' ouvrant  leurs  yeux  d'or,  mille  fleurs  éveillées 
Regardent  doucement  à  travers  les  buissons, 
Pendant  que  les  oiseaux,  sous  les  branches  mouillées, 
Pour  le  maître  attendu  commencent  leurs  chansons. 


Il  vient  dans  la  lumière  !  il  vient  dans  l'harmonie 
A  l'horizon  lointain  sa  grande  ombre  a  passé  ! 
Et,  le  sentant  venir,  la  terre  rajeunie 
Tremble  comme  la  vierge  au  bruit  du  fiancé  ! 


Il  bondit  sur  les  monts,  tel  qu'un  chamois  rapide, 
Il  nage  dans  l'azur,  aux  grands  aigles  mêlé, 
Il  marche  au  fond  du  fleuve,  et  sa  forme  splendide 
Luit  à  travers  les  flots  comme  un  ciel  étoile. 


-258  FESTONS    ET    ASTRAGALES 


Son  front  calme  est  pareil  à  la  mer  sans  tempête; 
Un  son  mélodieux  de  ses  lèvres  a  fui, 
Et,  comme  la  crinière  ardente  des  comètes, 
Ses  cheveux  flambovants  traînent  derrière  lui. 


Sur  ton  aile,  ô  désir,  il  franchit  la  distance  ; 
Un  regard  de  ses  yeux  perce  l'immensité; 

Il  a  l'instinct  sublime  et  la  sagesse  immense, 
Sa  force  est  dans  sa  grâce  et  dans  sa  volonté. 


A  l'être  universel  il  va  trempant  sa  vie  ! 
Ses  sens  multipliés  font  son  esprit  meilleur, 
Et  le  débordement  de  son  âme  ravie 
Retourne,  en  flots  d'amour,  au  monde  extérieur, 

O  terre,  il  a  compris  tes  clameurs  éternelles. 
Il  sait  quels  mots  profonds  tu  caches  ici-bas, 
Sous  ce  langage  obscur  des  choses  naturelles 
Qu'avec  ses  sens  grossiers  l'homme  n'entendait  pas. 


LES  FOSSILES  259 

Il  marche,  comme  un  roi,  par  les  belles  campagnes, 
Montre  aux  daims  haletants  les  ruisseaux  écartés, 
Fait  un  signe  à  l'abeille,  ou  va  sur  les  montagnes 
Calmer  le  grand  combat  des  lions  irrités. 

Il  a  pour  compagnons  des  animaux  superbes 
Qui,  sur  les  sables  fins,  suivent  ses  pas  aimés, 
Et  la  petite  fleur  se  hausse  dans  les  herbes, 
Pour  lui  dire  en  passant  ses  rêves  embaumés. 

Le  monde  est  son  ami,  n'étant  pas  son  esclave  ; 

Des  éléments  jaloux  la  colère  s'endort  ; 

Sur  le  cratère  obscur  où  glapissait  la  lave, 

Des  essaims  bourdonnants  tournent  en  cercles  d'or. 

Les  troupeaux,  répandus  dans  les  grands  pâturages 
Du  maître  inassouvi,  ne  craignent  plus  la  faim  ; 
Seul  le  souffle  du  soir,  agitant  les  feuillages, 
Fait  tomber  les  fruits  mûrs  aux  gazons  du  chemin. 


260  FESTONS    ET    ASTRAGALES 

De  lumière  et  d'amour  la  vie  est  altérée  : 
Joyeuse,  elle  s'assoit  à  son  banquet  vermeil, 
Et  dans  le  bleu  saphir  de  la  coupe  éthérée 
Boit,  comme  un  miel  divin,  les  rayons  du  soleil 


Salut  !  être  nouveau  !  génie  !  intelligence  ! 
Forme  supérieure,  où  le  Dieu  peut  tenir  ! 
Anneau  mystérieux  de  cette  chaîne  immense 
Oui  va  du  monde  antique  aux  siècles  à  venir. 

A  toi  les  grands  secrets  qui,  dans  l'ombre  et  le  vide, 
Échappaient,  comme  un  rêve,  a  l'homme  épouvanté. 
A  toi  les  doux  pensers  glissant  au  front  limpide, 
Comme  des  cygnes  blancs  sur  un  lac  argenté. 


A  toi  les  bois  touffus,  les  coteaux,  les  vallées, 

Et  tout  ce  qu'on  regrette  avec  de  vains  efforts, 

Lorsque  le  souvenir  des  heures  écoulées, 

A  travers  les  tombeaux,  filtre  au  cœur  froid  des  morts. 


LES  FOSSILES'  "2GI 


Ce  n'est  pas  le  vent  seul,  quand  montent  les  marées, 
Qui  se  lamente  ainsi  dans  les  goëmons  verts... 
C'est  l'éternel  sanglot  des  races  éplorées  ! 
C'est  la  plainte  de  l'homme  englouti  sous  les  mers  ! 


Écoute  ces  clameurs  de  l'océan  sans  bornes 
Qui  raconte  à  la  nuit  ses  épouvantements  ; 
Tu  frémiras  un  jour,  quand,  sur  les  grèves  mornes, 
La  vague  apportera  nos  pâles  ossements. 

Ces  débris  ont  vécu  dans  la  lumière  blonde. 
Avant  toi,  sur  la  terre,  ils  ont  marqué  leurs  pas. 
Contemple  avec  effroi  ce  qui  reste  d'un  monde, 
Et  d'un  pied  dédaigneux  ne  les  repousse  pas! 

C'était  le  peuple  ardent,  la  race  échevelée 
Qui  lançait  son  désir  à  l'assaut  de  tes  droits. 
Pour  atteindre  d'avance  a  ta  sphère  étoilée, 
Nos  cœurs  impatients  brisaient  nos  corps  étroits. 


26L' 


FESTONS    ET    ASTRAGALES 


Nous  les  voulions  aussi,  tes  destins  magnifiques! 
Pour  loger  ton  bonheur,  ô  frère  glorieux. 
Le  penseur  a  bâti  des  cités  pacifiques, 
Le  poète  a  rêvé  des  îlots  merveilleux. 


Ils  allaient  réveillant  les  âmes  assoupies, 
Ils  montraient  de  la  main  l'horizon  souhaité, 
Et  sous  le  manteau  d'or  des  saintes  utopies 
Le  monde  à  son  déclin  couvrait  sa  nudité  ! 

Ils  ont  bu  la  ciguë  et  vidé  les  calices, 
Sur  le  gibet  infâme  on  a  cloué  leurs  chairs; 
Mais  ils  te  souriaient  au  milieu  des  supplices, 
Et  sont  morts  l'œil  fixé  sur  ton  calme  univers  ! 

Ne  les  méprise  pas  !  les  destins  inflexibles 

Ont  posé  la  limite  à  tes  pas  mesurés  : 

Vers  le  rayonnement  des  choses  impossibles 

Tu  tendras,  comme  nous,  des  bras  désespérés. 


LES   FOSSILES  263 

Ne  les  méprise  pas  !  tu  connaîtras  toi-même, 
Sous  ce  soleil  plus  large  étalé  dans  tes  cieux, 
Ce  qu'il  faut  de  douleur  pour  crier  un  blasphème, 
Et  ce  qu'il  faut  d'amour  pour  pardonner  aux  dieux  ! 

Tu  n'es  pas  le  dernier  !  d'autres  viennent  encore 
Qui  te  succéderont  dans  l'immense  avenir! 
Toujours,  sur  les  tombeaux,  se  lèvera  l'aurore, 
Jusqu'au  temps  inconnu  qui  ne  doit  pas  finir. 

Et  quand  tu  tomberas  sous  le  poids  des  années, 
L'être  renouvelé  par  l'implacable  loi, 
Prêt  à  partir  lui-même  au  vent  des  destinées, 
Se  dressera  plus  fort  et  plus  brillant  que  toi  ! 


FIN 


TABLE 


Candaulc  .... 
Clair  de  lune.  .  . 
La  terre  et  les  étoiles. 
Les  rois  du  monde  . 
A  une  petite  fille  élevée 

Intérieur 

Puberté 

ISéera 

Printemps     .     . 
Chanson   d'amoui .    . 
Flux  et  reflux.     .     . 

La  louve 

Kuchiuk-IIanem  .  . 
La  vierge  de  Sunam. 
Quand  vous  m'avez  quille 


iord 


de 


pages 

1 
3 
11 
16 
'23 
23 
31 
23 
35 
37 
39 
61 
ho 
60 


266  TABLE 

L'hallali 57 

A  une  femme 59 

J'aimai,  —   qui  n'aima  pas  ? 61 

Au  temps  que  j "étais  pur.     ....           65 

Double  incendie 71 

Sav2z-vous  pas  ? 73 

La  plainte  d'une  momie 77 

A  Maxime  J)u  Camp. 85 

A   Pradier 89 

Sur  un  Bacchus  de  Lydie  placé  en  face  d'une  statue  de  Flore.  .  95 

Berceau 99 

Les   flambeaux 103 

Le  danseur  Batbylle 107 

Vesper 111 

Cigognes  et  turbots. 113 

A  un  enfant .....         .     .  117 

Au  un  jeune  homme.     ...          119 

Tcu-Tsong .      -           ....  121 

Le  barbier  de  Pékin 125 

Le  dieu  de  la  porcelaine ....  131 

Le  lion 135 

A  Mathurin  Régnier 139 

Le  secret 143 

Bucolique .           145 

Le  galet 147 

La  chanson  du  marchand  de  mouron Ii9 

Le  crapaud 153 

Marée  montante 155 

L'esprit   des   fleurs 16^ 

Les    raisins  au  clair   ne   lune 165 

Les    larmes   de  la  vigne 167 

Chatterie 171 

Portrait 173 

À  R*** 175 

A   X 177 


TABLE  267 

Le  laboureur 179 

Mars 183 

Jour  sans  soleil 3  85 

A  M.    Uogenson 187 

L'îlot 193 

Chronique  du  printemps 193 

La  dernière  chanson 199 

Démolitions 203 

Yestigia  flamma- 207 

Ceux    qui  viennent 209 

Le  poëte  aux  étoiles 213 

Les   fossiles 219 


©ttaviens?* 


205 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


a  3  900  3  0025  i'557^b 


CE  PC   2193 
•B63P6  1859 
COO   BOUILHET, 
ACC#  1220698 


LO  POESIES