J. BARBEY D'AUREVILLY
PREMIER
MEMORANDUM
1836-1838
PARIS
ALPHONSE LE M ERRE, EDITEUR
2]-3I, PASSAGE CHOISEUL, 2]-]l
PREMIER
MEMORANDUM
Tous droits de reproduction et de traduction réserves pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
J. BARBEY D'AUREVILLY
PREMIER
MEMORANDUM
1836-1838
PARIS
ALPHONSE L li M E R R E , ÉDITEUR
2^-]I, PASSACn CIIOISEUL, i]-^!
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PREMIER MEMORANDUM
13 Août 1836. A Paris.
E m'en vais recommencer un Journal. Cela
durera le temps qu'il plaira à Dieu, c'est-à-
dire à l'ennui, qui est bien le dieu de ma vie.
Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre
et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas
aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque
chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous
en débarrassc-t-il entièrement? Qui le sait? Le sommeil
sans rêves que souhaitait Byron n'était pas une réponse
à l'angoissée question de Shakespeare, l.a lâcheté hu-
maine s'est accroupie derrière Dieu.
PREMIER MEMORANDUM
Depuis mon dernier Journal que j'écrivais en voya-
geant, il V a un an à pareille heure, qu'est-ce que j'ai
fait et que suis-je devenu? Si j'avais écrit l'emploi de
mes jours et les deux ou trois derniers événements qui
sont déjà un passé furieusement enfoncé dans le gouffre
des choses, et ce que ces événements ont produit en
moi ou m'ont arraché, ce serait une assez longue et
triste histoire dont je ne conseillerais la lecture à per-
sonne, pas même à moi maintenant. Il est des ruines
que personne ne voit achever de tomber, des chutes
silencieuses. Ce n'est que longtemps après qu'on
s'aperçoit qu'il n'y a plus rien où il y avait une exis-
tence et que le vide a englouti les atomes du dernier
débris !
Mais je mets le silence, cette singerie impuissante de
l'oubli, entre moi et le passé de ces derniers temps, et
je me prends d'aujourd'hui même et du pied de la date
de ce Journal.
Eveillé à 8 heures. — Lu le journal. — Pas de let-
tres. — Levé. — Cacheté une lettre à A... que j'avais
écrite hier, la nuit, de peur de l'avoir à écrire aujour-
d'hui qui est le 13 du mois. Je suis superstitieux en
diable et ne veux pas me brouiller avec elle. Ce jour
pouvait influer sur nos sentiments à l'un et à l'autre,
et d'une manière funeste ; et quoique je n'en fusse nul-
lement certain, j'ai pourtant sacrifié à mon doute. Te
PREMIER MEMORANDUM -J
voilà bien, nature humaine ! Oh ! comme je te reconnais
là. C'était L. B. qui me demandait dernièrement si je
croyais aux Nombres de Pythagore. Je n'y crois pas
plus que je les nie. Il y croyait bien, lui, et il était
Pythagore ! Si c'était en lui superstition, qu'est-ce donc
que la superstition? Les êtres les moins véritablement
superstitieux que j'aie connus, dans toutes les classes
de la société, étaient les plus foncièrement médiocres,
mais tout ce qui est distingué ou qui a seulement des
côtés distingués ne peut s'en défendre. En tout état de
cause, être superstitieux montre que l'on est capable
de profondeur d'impression.
Lu. — Déjeuné. — Habille, — Sorti. — Passé chez
Th. .. pour mon poignard, auquel il fait faire une gaine
en cuivre afin que la lame ne me blesse pas en le por-
tant. Elle traverse un fourreau de maroquin si épais
qu'il soit. — Pas trouvé Th... — Allé à l'Institut. — Lu
d'Ossat jusqu'à quatre heures. Homme fin comme
martre et doux comme une hermine, physionomie
spirituelle, modeste, et ne manquant pas de fermeté,
— voulant patiemment et toujours, et ayant la foi au
succès comme tous les forts et les heureux de ce
mohde. On est étonné du nombre d'efforts, de démar*
ches, de lettres que Ton trouve dans sa correspon-
dance pour amener des changements sans brusquerie
dans l'esprit et les résolutions des hommes avec qui il
PEEMIER MEMORANDUM
avait à traiter. C'est un serpent de velours qui baise
continuellement les pieds du Pape et les lui lie torpeu-
sement, sans avoir l'air de bouger. 11 me confirme dans
l'idée que l'on obtient tout ce que l'on veut des
hommes par la persistance sans colère et par l'idée
fixe, éternellement reproduite et presque toujours dans
les mêmes termes et avec le même accent.
Rentré. — Une chaleur tuante, resté donc tué dans
mon fauteuil; plutôt couché qu'assis. — Pensé à...
du fond de mon indolence. — Écouté des harpistes de
rue qui sont venues chanter sous ma fenêtre; leur ai
jeté quelque argent. — Dîné avec Gaudin, mon com-
mensal ordinaire. — Pris du café et du curaçao de Hol-
lande. — Si j'étais poète, je ferais une ode à l'alcool,
ce feu de Prométhée qui nous coule la vie dans notre
misérable et flasque argile. Oui ! je ferais une ode, de
par Dieu! si la Muse, cette double femme, deux fois
trompeuse, ne m'avait abandonné. — Promené dix
minutes sous les platanes du Palais-Royal. Revu X...
d'un éclat et d'un animé de poses presque extraordi-
naires. It is not dream and not reality, mais je sortirai de
cette position bicéphale. Je le veux froidement comme
je veux tout quand je me mêle de vouloir, ce qui de-
vient de plus en plus rare. — De là au Boulevard.
— Dit bonjour à CM. Il m'a semblé qu'elle était triste.
— Rentré. — Persiflé un peu Marco Bartholomco,
PREMIER MEMORANDUM
au demeurant le meilleur fils du monde. — Bu je ne sais
combien de verres d'eau sucrée et d'eau de Cologne.
— Assez content de ma digestion. — Regardé par ma
fenêtre, écrit ceci et vais me coucher.
14 Août.
Aujourd'hui Dimanche. — Journée vide. — Écrit ce
matin à ma grand'mère. — Reçu une lettre d'Ernest
annonçant l'époque de son mariage. C'est le i*^' Octobre
que la singulière cérémonie s'accomplit. — Reçu du
monde toute la journée. — Dans les intervalles des vi-
sites, pris une note dans de Pradt et lu Pausanias. —
Dîné avec de Guérin. — Trouvé Th. et sa mairrcsse
au Palais-Royal. Assis près d'eux et dit toutes sortes de
folies et de fatuités. — Achevé le soir au café. — Ren-
tré. — La digestion sans trop de souffrances, mais en-
nuyé, et sans savoir à quoi briser mes pensées. — Je
vais essayer du sommeil. — Je dine en ville demain,
à ce que je crois, et un dîner d'hommes où il fera fu-
rieusement chaud par cet énervant temps d'orage, —
J'aimerais mieux avoir toute autre perspective que
celle-là.
Mémo. — Pensé à écrire à X... demain. J'ai déjà
trop tardé.
PREMIER MEMORANDUM
17 Août.
Je n'ai rien écrit ces deux jours. Les visites, la paresse,
mille raisons de cette force m'en ont empêché. On
arrive au soir brisé de fatigue et l'on n'a pas le courage
de se replier sur tous ces Jiéants qui ont fait un jour. —
Éveillé à huit heures, les nerfs douloureux. — Lu
le journal. — Reçu une lettre de... par conséquent en
bonne humeur le reste du jour. Il n'y a pas d'influence
meilleure et plus directe que celle-là sur ma damnée et
incorrigiblement impressionnable personne. — Quand
donc serai-je usé tout à fait? — • Ce que je sens pour elle
est d'une virilité d'affection, d'une profondeur et d'un
désillusioiinement tels que tous les niais à enthousiasme,
ces amoureux qui ont toujours seize ans, me nieraient
cet amour intuable, mais du moins dompté.
Levé. — Allé au bain. — Les nerfs mieux après le
bain. L'eau était froide. — Lu une Revue. — Étudié Pau-
sanias, dont je ne suis pas plus content qu'à l'ordinaire.
Je n'ai pas noté encore dans ces deux énormes volumes
une seule réflexion morale. Les détails qu'il donne sur
les objets d'art dont il parle manquent de pittoresque.
11 ne décrit ni ne peint. 11 dit : « fat vu une statue de
Jupiter», et presque jamais il ne dit comment cette
PREMIER MEMORANDUM
Statue était faite. Voilà pourquoi son livre est plutôt un
livre d'antiquaire que d'artiste. — Ce qui me plaît le
plus en Pausanias, ce sont certaines traditions popu-
laires et le scepticisme avec lequel il les reproduit. H
avait trop vu pour n'être pas sceptique. Les voyages et
l'observation extérieure doivent entraîner toujours l'es-
prit du côté du doute, et cela naturellement et sans sys-
tème. — Après Pausanias, lu Pulci (Mor gante maggiore)
en comparant la traduction de Lord Byron avec le texte.
Assez exacte, mais non mot à mot, comme il s'en van-
tait. Encore une aberration de cet esprit irrégulier (le
moins critique des hommes), qui n'a jamais su juger
ni lui-même, ni les autres. Il mettait fort haut cette
traduction et le poème lui-même, et l'une et l'autre me
semblent médiocres. — Écrit enfin cette lettre à X...
le premier anneau forgé de la chaîne. — Habillé. —
Dîné. — Au café. — Vu Y... languissante, pâle, en
vêtements blancs, très souhaitable, ma foi ! et qui m'a
fait dire comme le cheval de Job : v Allons! » — Fait
une visite à Guérin. Promené avec lui sur le Boulevard.
— Rentré. — Lu à bâtons rompus, écrit ceci et couché.
N,idn.
PREMIER MEMORANDUM
19.
La journée d'hier s'est écoulée dans la vie matérielle
jusqu'au cou. Déjeuné avec Th... et soupe le soir chez
Véfour. Dans l'intervalle, rien fait. — Pensé assommer
un conducteur de cabriolet insolent. — Gorgé de thé
au café Corazza une partie de la nuit. — Ce matin, pas
trop mal levé. — La tête sans la lourdeur d'usage. —
Lu les journaux. — Déjeuné. — Écrit ; — une vraie ava-
lanche de lettres ! — Aristide Boissière est venu. Causé.
N'étais pas en train d'abord, et puis me suis échauffé
par le frottement si bien que je me suis retrouvé con-
versationniste. — Repris mes intarissables griffonnages.
— Lu jusqu'au diner. — Habillé. — Dîné. — Au café. —
Puis chez Guérin. — Acheté un bouquet de roses et
d'œillets au Boulevard. — Parlé de mon vovageenTou-
raine. Je pars Lundi avec Gaudin. Guérin m'a prédit
que je m'ennuierais au milieu et malgré les merveilles
du pays. Il a peut-être raison. Où diable est-ce qu'on
ne s'ennuie pas? Surtout quand on est moi? Il faut que
je recommence quelque travail autre que ces dessé-
chantes études politiques, que ces notes prises ici et
là; toutes choses qui vous laissent assez de pensée
PREMIER MEMORANDUM
libre et désoccupée pour vous tourmenter et vous
ronger. —J'ai certain germe de nouvelle en tête, et de
comédie. — Écrire, je l'ai toujours éprouvé, est un
apaisement de soi-même, • — Rentré. — • Écrit à ... et
ceci, et ajouté au Mémorandum pour demain : Penser à
acheter les tasses à thé de madame ...
Samedy. — 20 Août.
Éveillé à huit heures, fort bien portant, plein de vie,
de force et de souplesse, sans m'apercevoir que j'ai
ces maudits nerfs. — Lu les journaux. — Reçu et écrit
des lettres. — Apolline me donne rendez-vous demain de
midi à trois heures. « Vous ?n' oublierez, » m'écrit-cllc.
En vérité!... Croit-elle donc être de la nature de ce
Lara qu'on voyait une fois et qu'on ne pouvait oublier?
Elle, on l'oublie jusqu'à ce qu'on la revoie, et on la
revoit pour l'oublier encore! Le souvenir est l'ancre
du cœur; les ancres sont de fer, recourbées, et mor-
dent le sable. Ce qui est mou, léger, rond, n'enfonce
pas, et les nids d'alcyon flottent gracieusement sur la
mer qui ne s'en soucie. Telles beaucoup de femmes.
Telle Apolline. De loisir, d'ennui, de coquetterie, pour
ne pas avoir un peignoir qui sent bon pour rien, elle a
pris un amant, et elle en est lasse, il la fatigue, et cette
PREMIER MEMORANDUM
chétive liaison meurt de langueur, de je ne sais quel
marasme, mais sans crachements de sang. C'est de
l'épuisement d'être faible, et pas un iota de plus. Pour
la sortir de cette atonie, il faudrait la hacher par mor-
ceaux et la jeter dans la cuve bouillante de Médée, ce
symbole des hommes forts qui donnent aux femmes
d'immenses intérêts jusque-là inconnus, la mort et la
vie! Si elle avait eu de la race, peut-être eussé-je essayé,
mais elle est incorrigiblement bourgeoise. Je ne perdrai
pas mon temps à cela.
Lu Pausanias tout le jour. — Marco est revenu
d'Angers, abattu, coulé à fond, foudroyé, sombré!
C'est un cœur de colombe amoureuse dans une orga-
nisation de colle à bouche, que cet homme. Et puis des
résolutions de premier mouvement, la précipitation
qui se jette aux extrêmes, les dépits, les petites fiertés,
les repentirs, les peurs de l'action commencée, le
manque d'étendue dans l'esprit, il a tout ce qu'il faut
pour ne jamais mûrir comme caractère et habileté
dans les problèmes moraux qui s'agitent au fond de la
vie et la constituent.
Habillé. — Dîné. — Ce soir, allé au spectacle. Vu
jouer Gahrielle de Vergy et deux pièces de Molière.
Très mécontent des acteurs. Rien n'a racheté la fatigue
de quatre heures de spectacle dans une salle chaude
et malsainement odorante. — Plus choqué que jamais
PREMI ER M EMORANDUM II
des efforts que font les acteurs pour trahir la pensée
qu'ils doivent cacher, comme si ce n'était pas très
facile et très naturel de se trahir et qu'il fût besoin
d'afFecter qu'un secret échappe! — D'ailleurs, cela
n'est pas vrai que les sentiments se trahissent aussi
grossièrement. Un pli de lèvre, un silence, un arrêt de
physionomie les révèlent aussi bien que tous ces sou-
lèvements de sein et ces nappes de frémissement qui s'é-
tendent sur toute la surface du corps. — J'ose affirmer
qu'il n'y a pas de femme si novice qu'elle soit, mariée
depuis huit jours, amoureuse, infidèle, folle de crainte
et ayant pour mari Barbe-Bleue lui-même, qui soit assez
bête pour se montrer à son mari comme l'actrice (la
petite Noblet, la tragédienne juchée sur les pointes de
mademoiselle Taglioni,) qui jouait Gabrielle l'a fait ce
soir. On croit qu'il faut tout outrer pour qu'on saisisse
mieux et plus vite. Mais ce procédé ne rcsscmble-t-il
pas au masque des anciens et à leur porte-voix? — Je
prends l'envie de dormir et vais me coucher.
N. B. Les femmes d'un certain âge peuvent aimer
les jeunes gens d'un caractère mou, mais les jeunes
filles préféreront les caractères énergiques. Est-ce une
preuve de ce qu'à vieillir les femmes se dépravent, ou
de ce que les difficultés de la vie étant presque toutes
résolues pour elles, ces difficultés qui se iiérissenr
PREMIER MEMORANDUM
devant les jeunes filles, les femmes d'un certain âge
n'ont plus besoin que de la jeunesse?
i8 Septembre.
Quelle lacune! Du 20 août au 18 septembre! Il y
aura après-demain un mois que je n'aurai touché à ce
journal.
La cause de cette longue interruption est dans mon
voyage en Touraine et dans la maladie qui l'a suivi,
et dont je ne suis pas remis encore. J'ai tant souffert
que sans la pensée de... la seule personne au monde
dont l'affliction puisse tout sur moi, j'aurais avalé de
l'opium de manière à ne plus me réveiller.
Ce voyage de Touraine ne m'a nullement intéressé;
mais qui peut intéresser un damné esprit comme le
mien? Le pavs ne m'a pas enchanté (excepté la route
de Blois à Tours), les villes encore moins, et d'anti-
quités, j'en ai plus vu que je ne puis prendre plaisir à
regarder. Je n'ai point de passion pour le Moyen Age
comme mon ami Trebutien,-et je donnerais toutes les
cathédrales du monde et les monuments les plus vantés
pour une tresse de cheveux de Diane de Poitiers,
ou encore mieux de cette Florentine, maîtresse de
P R E M 1 F. p. M E M O R A N D U M I '^
Léonard de Vinci, dont le portrait est au Musée et
que je ne puis regarder sans tressaillement. Je n'ai
trouvé d'impressivement beau que Notre-Dame-de-
Cléry, et je n'ai ouvert les yeux que sur la place où le
Balafré (duc de Guise) tomba assassiné à coups de
dague, entre trois portes, au château de Blois. J'ai mis
ma main sur le mur où heurta son orgueilleuse tête en
tombant, et franchement le souvenir de cette scène
tragique a élevé mes esprits et ranimé la partie éthérée
de mon être. — J'ai vu prodigieusement de femmes,
toutes laides et communes, excepté deux, deux filles
du peuple. Une surtout... à Chambord... une tête
digne des pinceaux de Raphaël et plus idéalement
modeste encore. L'autre n'était qu'une fille de la
terre, avec des dents blanches sous de longs anneaux
noirs tombant aux joues brunes et des yeux hardis.
Un délicieux modèle de courtisane, et qui serait affo-
lante avec une bande en velours écarlate sur le front,
à la Grecque, et ses larges épaules roulées dans une
mantille. Elle sucerait l'or, le sang, la vie! Elle serait un
fléau, un de ces beaux fléaux de Dieu, un de ces
Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée...
Est-ce que quelque honnête vaurien ne la tentera pas
comme le diable fit Jésus sur la montagne, et ne l'em-
mènera pas à Paris, la patrie de tout ce qui est beau ?
En vérité, il y aurait plaisir à laver, peigner, parfumer
14 PREMIER MEMORANDUM
ce bel animal, à le dresser, à lui apprendre son métier
de femme et à l'initier à la vie des sensations pour
laquelle elle fut créée (à moins que la Providence n'y
voie goutte) de toute éternité.
Je suis sorti aujourd'hui pour la première fois, me
traînant à peine. Le bain que j'ai pris ce matin était trop
chaud et m'a affaibli, moi si faible déjà. — Rencontré
aux Tuileries M. de F... Causé. — Été chez la Gra-
ciosa. — N'y était pas. — Au Palais-Royal, vu L. S. qui
m'a appris que Griinn, sans motif et sans me prévenir, a
donné mes entrées à la Porte-Saint-Martin. Je tiens fort
peu à ce Théâtre où je ne vais point, mais Griinn a man-
qué de procédé et je lui prépare une éclatante leçon.
Dîné avec Guérin chez Copenet(restaurateur, cour des
Fontaines). — Au café après. — Rien pris. — Monté jus-
qu'au Boulevard; personne! — Un soir d'averses, de
froid, de nuages noirs, — de l'hiver, sans transition d'au-
tomne. Je n'ai jamais vu Paris si triste. — SoufFrantau flanc
et fatigué, je me suis fait charrier chez moi en voiture. —
Écrit à Ernest. — Relu un Journal écrit de l'an dernier à
l'endroit de madame P.. . trop dur pour elle. On en ferait
une très vive et jolie maîtresse. — Plutôt ardente que
tendre, plutôt vaniteuse et coquette que dévouée*. —
* Quand les liaisons ne doivent pas durer, cela vaut micui:. Les
femmes tendres sont niortellemeiil fatigantes quand on cesse de les
aimer.
PRE Ml F. R MEMORANDUM 1<Ç
Le moment est bon pour qui veut le saisir. La pauvre
femme est broyée sous l'ennui que lui cause son chaste
époux. — Remonté le torrent de sensations passées. —
Écrit ceci. — Il est deux heures du matin. Je vais
dormir.
19 Septembre.
Éveillé assez tard, mais la poitrine échauffée et en
assez mauvais état. — Toujours souffrant. L'anéantisse-
ment des jours précédents valait mieux que ce vague
malaise et les noires idées qu'il engendre. — Déjeuné.
— Lu les journaux. — Ai voulu me secouer parle tra-
vail. — Fini le livre de Bory de Saint-Vincent sur l'Es-
pagne, — un livre substantiel, savant, méthodique, bien
fait et écrit avec une rare élégance. J'en ai été plus
content que je n'ai l'habitude de l'être des livres que
je lis. Du reste, je savais l'auteur un homme distingué
(de mœurs bizarres et de hardiesses que le troupeau
bêlant des honnêtes gens appelle des vices) et écrivain
habile. — Il y a bien des années que je lus son article
Feu, du Dictionnaire des Sciences naturelles, et si mon
impression dit vrai, cela est, de style, de la plus
grande et de la plus rare beauté. — Guérin est venu.
Causé de la poésie des langues, qui est tout autre
\6 PREMIER MEMORANDUM
chose que la poésie des poètes. — Travaillé jusqu'au
jour tombant au Droit Romain, que je n'aime et n'es-
time que sous le point de vue historique. — Du reste,
les Romains avaient compris ceci : c'est qu'il importe
peu qu'une législation quelconque ait une valeur phi-
losophique et de raison. Les Allemands, et nos spiri-
tualistes modernes avec leur Allemanderie, ont voulu
faire de la législation d'après les notions du juste et de
l'injuste les plus éthérées, les plus platoniques. C'est
une vertueuse niaiserie. — Le Droit politique, c'est la
force assez intelligente pour se faire accepter, et rien
de plus. Avec les belles maximes connues sur le déve-
loppement complet (impossible d'abord) des facultés
de l'individu, on énerve la puissance et l'action des
Gouvernements. — Feuilleté la Correspondance de
Lord Byron. — Dîné. — Assez bien. — Mes esprits
s'étaient par degrés remontés.
Guérin est revenu. Lui ai lu dans Volupté deux pages
superbes et vraies, sans mollesse et traînerie, comme
souvent il arrive à l'auteur d'en écrire, et que j'avais
marquées. — Lu encore, je ne sais plus trop quoi. —
Puis écrit mille bouffonneries à A... sur les événements
actuels ou près d'éclore. — Dans cette farce de la
vie, rire et railler est encore la plus sage sagesse. —
Griffonné un billet à L. S. — Noté l'emploi de cette
journée qui ressemble à bien d'autres du côté de
PREMIER MEMORANDU M IJ
l'ennui, cette anticipation de la vieillesse, — et vais me
coucher aussi las qu'on peut l'être de soi-même, cher-
chant la diversion du sommeil.
21 Septembre, — au matin.
Hier le 20. J'étais tellement fatigué et consumai une
si grande partie de ma nuit à écrire des lettres, que je
n'écrivis pas de Journal. Ce matin, je vais remplir les
vides d'hier.
Levé tard. — Madame deLaRenaudière, qui est reve-
nue d'Auvergne m'envoya son domestique pour savoir
comment j'étais. Je suis très content qu'elle soit reve-
nue, et ]\v^\ flâner chez elle un de ces matins. Nous
mettrons face à face nos deux mauvaises santés. — Je
lui ai écrit un billet, dans lequel j'ai été de la plus grande
vérité et naturel, pour la remercier de l'intérêt qu'elle
me porte et dont je suis plus touché que probablement
elle ne le croit. — Écrit une longue lettre à ma mère,
qui me mande que décidément Léon entre au Séminaire
avant mon voyage de Saint-Sauveur. Ainsi je l'aurai
prié en vain d'attendre quelques jours; il a tout mé-
prisé de mes supplications et il n'a pas voulu retarder
d'une heure le moment enivrant où il va s'alTiiblcr de
la chape de plomb du Dante.
l8 PREMIER MEMORANDUM
Egli avean cappe con cappucci bassi
Dinanzi agli occhi, fatte délia taglia
Che per li monachi in Cologna fassi.
Di fuor dorate son, si cli'egli abbaglia,
Ma dentro tutte piombe e gravi tanto
Pourtant il y a toute une vie entre nous deux, et une
vie d'enfance et de jeunesse, la plus belle, dit-on, et le
lien le plus fort! — L'oubli est plus fort encore, que
je sache. Les sentiments se chassent les uns les autres
et le creux de la main de l'homme est plus vaste que
son cœur. Quand nous reverrons -nous maintenant,
mon frère et moi ? Ces jours qu'il n'a pas voulu me donner
étaient peut-être les derniers que nous eussions passés
ensemble. Nos destinées sont si opposées et la vie
nous cachetant d'inattendu! Moi, je. respire les longs
voyages. Sitôt que je pourrai allonger la chaîne que la
nécessité me rive aux pieds, je le ferai. Je me dévore
de rester en place. Lui, une fois prêtre, que deviendra-
t-il? Et quand je songe qu'il a pu se dire tout cela, et
que tout cela n'a pas pesé un grain de poussière dans
ses résolutions, je reste frappé au fond du cœur de
la légèreté de l'homme que je connaissais pourtant,
mais dont je n'aurais pas cru que Léon m'aurait fourni
une preuve nouvelle et amère. Je l'ai prié à plusieurs
PREMIER MEMORANDUM
19
reprises, et il ne m'a pas même répondu. Je suis resté
seul et inentendu comme Roland à Roncevaux. O fra-
giles amitiés de la terre ! nous avons tous un Ronce-
vaux dans notre vie, tôt ou tard. Nous appelons les
absents, nous sonnons de notre cor d'ivoire et en
vain! Ce cor qu'ils connaissaient si bien et qui avait
pour eux, disaient-ils, de si poignants appels, cette
voix amie qu'ils proclamaient irrésistible et qui les eût
ramenés du bout du monde, ils l'entendent qui
demande, qui crie, qui meurt d'appeler, et ils ne vien-
nent pas! Nous teignons l'ivoire de notre cor inutile
de la pourpre du sang de notre cœur déchiré. Ce sang
dont nous comptons les gouttes, ils ignorent que ce
sont eux qui le font couler. Comme Roland, nous ne
sonnons plus bientôt à ces vides échos qui nous rail-
lent, nous nous préparons à mourir seuls; comme
Roland , la rage d'être abandonnés ne nous fait pas
fendre les rocs de nos épées, mais nous devenons rocs
nous-mêmes en attendant que la mort nous ait broyés,
sans nous rendre ni plus insensibles ni plus froids!...
Le coiffeur est venu, — Puis Guérin, Guérin qui m'a
apporté les Mémoires de Goethe que je désirais depuis
si longtemps. Il était impossible de me faire un cadeau
qui me fût plus agréable, surtout dans le moment
actuel. — Causé. — Noir au fond de l'àmc et cher-
chant à donner le change à mes pensées. — C'est pour
20 P R E M I E R M E M O R A N D U M
cela que je me suis habillé et que je suis sorti. —
Traversé les Tuileries avec une lenteur un peu trem-
blante et m'accoutumant difficilement à remarcher. Il
faisait fnjis-froid. — Regretté de n'être, pas embossado
di mia cappa. — Allé chez la Gracinsa qui devient
invisible. Elle n'y était pas. — Dit un bonjour à la
vieille grand'-mère de ce pauvre Fleury. Je ne monte
jamais cet escalier sans que le passé me revienne trop.
Dîné chez C... à la même table que G... et Q... mais
pas avec eux. — Ce Quemper me plaît. U est homme
du monde, sans grande ambition d'être dans la conver-
sation, mais étant; il a une parole correcte, châtiée,
de bon aloi, et une physionomie fine, piquante et un
peu lasse. — Parle peut-être un peu trop bas, ce qui est
une ruse (ou y ressemble) d'homme d'esprit qui veut
se faire écouter, et ce qui dénote une galanterie très
respectueuse avec les femmes, trop respectueuse
même. — Au café. — Pris du café et du kirsch-wasser.
— Obermana était là comme toujours, mais moins bien
qu'à l'ordinaire. — Monté au Boulevard. Pas grand'-
chose en fait d'Amaidées personnes. — Pris une Revue
en revenant. — L'ai lue. — Pas très content des Amitiés
littéraires de G. Planche. Le titre était bien, alléchant en
diable, mais il fallait ne pas tant faire le vieux juge et
dire des malices un peu plus gaies. — L'article sur
cette nonchalante et souffrante madame de La Fasette,
PREMIER MEMORANDUM 21
qui disait : C'est assez d'être, n'est pas ce que je croyais,
quoique bien. — Écrit une lettre à ma future belle-
sœur, la plus ëdulcorée lettre qui fut jamais, sucre,
miel et lait. J'admire cette puissance un peu fourbe
du langage qui est donnée à l'indifférence, et dont elle
se voile et dont elle se sert au point de se faire prendre
pour le plus aimable intérêt. Prends-toi à cela, pauvre
mouche aux ailes luisantes ! Du reste, quoique j'aie
écrit en homme civilisé, ne sentant rien et jouant à
s'y méprendre le sentir, je n'ai aucune prévention
contre cette jeune fille qui peut être bien, — mais
une enfant, je crois. Du reste, quelle femme est davan-
tage? — Mon feu s'est éteint. — J'ai pris froid. —
Couché.
Au soir.
Aujourd'hui, éveillé, habille et devant mon feu à
huit heures et demie. — Reçu une lettre de Maria,
malade et qui demande un médecin. Je lui enverrai
Thébaut. — Écrit un billet à Ap. pour lui annoncer ma
visite demain. — Si je ne suis pas trop las, je passerai
aussi chez \ii ^fuirchesii qui doit être revenue du T' Sep-
tembre, mais qui ne m'a pas donné de ses nouvelles.
Hlle m'écrivait beaucoup autrefois; aujourd'hui, elle
22 PREM 1 ER M EMORANDUM
joue une indifférence complète. Où diable en suis-je
avec cette femme-là? — Je n'en sais rien et ne désire
pasbeaucoup le savoir mieux. — Elle est belledans toute
l'étendue de ce mot, — d'une beauté qui commence à
se flétrir, mais qui a encore des jours magnifiques.
Elle est spirituelle, habile, railleuse, pleine d'aristo-
cratie avec un hein> à la Bonaparte au bout de ses
phrases, une observatrice presque, enfin c'est une
femme hors du commun de toutes les manières. Eh
bien, même physiquement (cette grande et presque
seule manière dont nous plaisent les femmes), elle ne
m'a jamais beaucoup attiré, quoique pour une raison
ou pour une autre elle m'ait recherché beaucoup.
— Où est le temps où nous passions trois heures tête-à-
tête dans la même loge, n'écoutant pas un mot du
spectacle? J'aime son chez elle. Il y règne une liberté
charmante et de bon ton, et elle a une grâce moitié
coquette, moitié militaire, à faire les honneurs de son
salon, dont V électricité ne manque jamais d'agir sur mon
esprit, cette chose ennuyée et si souvent silencieuse,
mais pas là! — Elle aura ramené ses filles. L'aînée
(c'est singulier, elle porte le même nom que ma
belle-sœur !), cette Clarisse en cheveux noirs, plus
passionnée que l'autre Clarisse, aussi fausse mais d'une
autre fausseté, qui ne se mettra pas tant à genoux et
qui parlera pour moins de quatre pages, devra être
PREMIER MEMORANDUM 2"}
embellie, grandie et plus rêveuse depuis son absence.
— Allons! décidément, j'irai demain.
Lu les journaux. — Déjeuné. — Ecrivaillé. — Gué-
rin est venu à son heure ordinaire. — Mis au balcon
avec lui et contemplé la beauté automnale du temps.
— J'avais une envie férninine de sortir, mais je m'étais
promis de rester hermétiquement barricadé chez moi
aujourd'hui, et je n'aime pas à manquer à mes résolu-
tions. — On se fait des habitudes lâches si vite ! — Aussi
suis-je resté, m'en fiant à mon chien d'orgueil pour me
payer du supplice de la contrariété. — J'ai donné à re-
lier mes Mmo/r^j- de Goethe, que j'emporterai et lirai pen-
dant mon voyage en Normandie. — Travaillé jusqu'au
dîner, au Droit Romain. — Le tailleur est venu (mais
trop tard) pour m'essayerdes vêtements. L'ai renvoyé.
— Dîné copieusement et sans mal d'estomac après. — Lu
une Revue en dînant. — Pris une note sur V Histoire de lu
Philosophie de W. Ritter. — Griffonné une lettre à ... puis
lu Machiavel tout le soir jusqu'à cette heure, minuit,
« l'heure des apparitions et des songes. » Pensé beau-
coup à ce diable de mariage et sans raison, du moins
dont je puisse me rendre compte. — Mémorandum.
Demander au libraire les Lettres sur l'Italie du Président
de Brosses. — Good nighti
24 PREMIER MEMORANDUM
2 2 Septembre.
Je suis las dé toujours noter le dégoût et l'ennui à
chaque page et à chaque jour ! Mais c'est la vie comme
elle est faite pour nous, radieuses intelligences, fiers et
tristes, oh! tristes esprits! — Levé à huit heures. —
Baigné mes mains dans de l'eau de senteur. — Pourquoi
ne peut-on ainsi baigner sa pensée? — Lu les jour-
naux. — Déjeuné. — Commencé la jolie comédie de
Clizia, de Machiavel. La fable en est Grecque, mais les
mœurs en sont profondément Italiennes. Les détails
sont charmants de style et d'un immense esprit. —
Guérin est venu. — J'ai fait ma toilette pour sortir.
Essayé les vêtements d'hier et les ai renvoyés. — Pen-
dant que je m'habillais, Guérin m'a lu le Journal de sa
soeur, cette Pythonisse de la solitude, à laquelle je
trouve trop de Dieu dans le sein. Si cette fille-là avait
souffert de passions réelles, si elle s'était ouvert l'in-
telligence par le monde comme elle l'a fait par les
choses, que ne serait-elle pas, tandis qu'elle n'est
qu'une admirable dévote, un fleuve dévoré par la terre
à l'endroit même d'où il jaillit. C'est un parti si mélan-
coliquement pris que cette existence! Cela fait mal
parce qu'on sent que l'âme était là et que cette jeu-
PREMIER MEMORANDUM if
nesse qui décline et se resserre et se confine aux soins
obscurs et vulgaires qu'un divin langage relève en vain,
« lui pas lancé une seule fois ses coursiers », faute d'es-
pace devant soi. — O pieds du crucifix, si l'on savait
ce qu'elle répand de sentiments, de larmes, de cœur,
de vie sur vos blessures, que de profanes et coupables
poitrines, vides ou déchirées par l'abandon, seraient
jalouses, — jalouses de vous!
Sorti. — Un beau soleil, et pâle comme les femmes
belles. Allé chez L. S. — Mis une carte chez la Gra-
ciosa, malade et plus traînante encore qu'elle ne traîne
habituellement. — Pris une voiture. Alléchez A... Y
suis resté longtemps. — Causé avec elle de sa vie
intime qu'elle me livre maintenant parce que je l'ai
pénétrée. — Resté si tard que je n'ai pu aller chez la
marchesa. Je serais tombé au milieu de son dîner.
Revenu par les Champs Élysécs. La soirée m'a semblé
triste, mais était-ce moi qui étais triste, ou le temps?
— Dîné chez C... — G... et C^... étaient là. Q^... a
bien parlé, été amusant; décidément très agréable à
rencontrer. — Au café. En ai pris, ainsi que du kirsch-
wasser, liqueur virginale, forte, sauvage, courageuse
et blanche comme Diane, et dont je suis excessivement
l'Endymion. — Comme Diane aussi, ne nous vient-elle
pas des forets? — Promené au Boulevard. Acheté des
fleurs que j'ai données à... Rencontré B... [Marco}.
a
20 PREMIER MEMORANDUM
Parlé peinture. A mon avis, il humilie trop Martyn
devant le Poussin. Ai dit mes raisons, que je donne
comme opinions personnelles, mais non comme
vérité. On ne me reprochera pas le dogmatisme en
fait d'Arts. En ceci, je suis de mon siècle, individuel et
sceptique. — Revenu. — Fait allumer du feu et écrit à
Griinn une lettre qui pourra bien ne pas plaire à son
obèse personne, mais tant pis! — • Tout manque de
procédé sera à jamais fustigé d'importance par moi,
qui me soucie fort peu des résultats qu'une leçon
donnée peut avoir.
Reçu le plus suave billet de madame de L. R... en
réponse au mien. — Me prie de dîner Samedy ou Mardy
à mon choix. — Irai-je? — C'est singulier, je ne puis
souffrir dîner en ville avec des femmes. Je ne dîne bien
qu'en dîner de garçons ou seul ; car je deviens un animal
diablement égoïste et solitaire. Et puis, même quand je
vais dans le monde, j'ai comme un regret au moment
où j'y suis et où j'y cause le plus, de ma chambre en
désordre, de ma table couverte de paperasses et de
mes livres épars. — C'est le monde, je crois, qui m'a
donné l'amour de la solitude tant détestée autrefois, —
intolérable même. A Caen, je ne pouvais rester seul,
cela me tuait, et comme (la première année) je ne
connaissais personne, je passais mes soirées à rôder
dans les rues, le plus souvent avec ce pauvre H...d
PREMIER MEMORANDUM 27
que j'aimais mieux que rien, tout imbécille bavard et
ennuyeux qu'il était! — Écrit ceci. — Regardé au
balcon le ciel qui n'a pas un nuage et que la lune,
cachée par les maisons, blanchit avec mystère au-
dessus de ma tête. — Pensé à... à cause d'elle d'abord,
puis à cause de cette nuit qui m'en rappelle d'autres,
écoulées sous un ciel semblable, roulé insoucieuse-
ment dans mon manteau. — Aujourd'hui, jour pour
jour (22 septembre), il y a un an, je passai une partie
de la journée les jambes croisées à la Turque, sur un
tapis, aux pieds de madame de P. . . qui brodait, et m'é-
coutait, et rougissait sous la peau brune de sa joue,
jolie comme cela et Orientale aussi au point d'inter-
rompre les indolences d'un Pacha. Que fait-elle main-
tenant, avec ses yeux étranges? Un Génie lui dira-t-il
dans son sommeil que je viens d'écrire la première
lettre de son nom et que son souvenir m'est tombé ...
où> Eh bien, où, diable! et d'oà m'est-il tombé? Pau-
vres machines que nous sommes et dont le méca-
nisme nous est inconnu! Philosophie, tu me fais
bailler! je me couche. — Bu plusieurs verres d'eau et
de vin. Il est deux heures du matin. Bonjour!
PREMIER MEMORANDUM
24.
25. Dimanche.
Pas écrit ces deux jours, par lassitude, paresse, que
sais-je? Tout s'explique par le peu d'intérêt de ma vie.
— Dîné hier chez madame de L. R. Un dîner à huis clos
fort agréable. — Le mari a été d'une bonté jusqu'à me
proposer sa bibliothèque, dont je profiterai, car elle
est fort riche en documents sur l'Histoire de l'Église,
que je veux traiter tôt ou tard. La dame a été encore
plus bienveillante qu'elle ne l'est toujours, le tout
assaisonné d'un petit air maternel qui est fort drôle et
qui lui sied à ravir. Je suis rentré à onze heures. — Ai
lu dans mon lit. — Un peu souffrant et fatigué.
Ce matin, levé à neuf heures. Lu le journal. La presse
me dégoûte. Je voudrais qu'on la sabrât et nos consti-
tutionsaussi, ces causes journalières de déboires. — Je
suis radical, mais non démocratique. — • La démocratie
est la souveraineté de l'ignoble. — On peut m'en
croire, moi qui l'ai aimée et dont l'amour a été tué
par le dégoût.
PREMIER MEMORANDUM 29
Déjeuné. — Écrit des lettres, — un abatis! — Ré-
pondu à Grùnn qui m'a donné des explications sur les
faits tronqués par L. S. On n'a pas d'idée combien l'é-
tourderie est fille de l'égoïsme. L. S., dans ceci, s'est
conduit comme un enfant passionné, — en véritable
étourdi ! Dit à Griinn que, moi, j'étais pleinement sa-
tisfait de ses explications, mais que si lui trouvait les
expressions de ma lettre (peu suaves, à la vérité,) trop
dures, j'étais prêt à lui faire raison comme il sied à un
gentilhomme. — J'attends saréponse, maisqu'ilsehàte.
Je voudrais partir le plus tôt possible, car je séjour-
nerai à Caen.
Reçu du monde. Aristide F... puis Gucrin. Guérin s'en
est allé au Musée. Resté seul. Pas en train de travailler.
Ennui vague, attention distraite, prostration nerveuse.
— Fait coiffer. — ■ Habillé. — Mis un temps à cela qu'une
feinme aurait trouvé long. — La sensation du Dimiinchc
est toujours triste pour moi. La vie passée, la vie
passée, cette terrible impossibilité de l'oubli, rend
ce jour-là amèrement douloureux. On dirait l'anniver-
saire de l'abandon. Mais c'est dans l'abandon que
l'on connaît sa force, et la Force n'est-elle pas quelque
chose qui vaut bien encore la peine de vivre?
Sorti enfin. — Temps doux et gris. Automnal. — Ailé
chez la Graciosa. — Monté jusqu'au Boulevard. — N'ai
rencontré personne. Pas étonnant, les femmes qui
■JO PREMIER MEMORANDUM
sortent le Dimanche sont sans valeur, aristocratique-
ment parlant. — Dîné seul chez C. . . Mangé énormément,
sans angoisse d'estomac après. — Allé au Café. — B..,
(Marco) et Somegod (Guérin) y sont venus. — Parlé de
la littérature ancienne. — B... nous a quittés. — Allés,
G... et moi, jusqu'à l'Opéra. — Rôdé au Boulevard de
Gand, en dégoisant notre saoul des anciens et des mo-
dernes. Rentrés au café pour y lire un article, ayant toi-
son et bêlement, du journal des Débats, sur ce demi-quart
d'idées qu'on appelle de Lêcluze et qu'on vante comme
un homme d'esprit. — Les livres de cet homme-là sont
aussi ennuyeux et fadasses qu'il est possible que livres
soient. Ce qui n'est, morbleu! pas peu dire. — Rentré.
Bu de l'eau et écrit ceci. — Je vais essayer de travailler.
26. Au soir.
Réveillé à six heures par Gaudin, que voici revenu de
province. — Levé à huit. — Lu le journal. — Reçu
des lettres. Une, entre autres, de mademoiselle de
la L. (la femme sous peu de jours de mon frère).
Timide, incorrecte, d'une écriture de pensionnaire.
C'est une femme à former, mais qui prendra cette
charge d'âme? — Déjeuné. Lourd. Le temps chaud. Je
me suis couché et ai fait la sieste. Réveillé. Bu de l'eau
PREMIER MEMORANDUM 3I
de Cologne dans de l'eau sucrée pour remonter mes
esprits. Travaillé. Pris des notes. Marqué des lectures.
Le besoin des connaissances positives, du réalisme
dans les aperçus de l'esprit, se fait de jour en jour sen-
tir en moi davantage. — Guérin est venu. — Gaudin
sorti est rentré. — Causé à bâtons rompus. — Habillé,
— Sortis. — Traverséles Tuileries dans une heure^/'v/Hf.
Le soleil se couchait et diffondait ses longues gerbes
d'or pur à travers les massifs éblouissants dans leur
base de clairière, et sombres et mélancoliques à leur
sommet. Cela nous a pénétrés comme la vraie beauté.
— Dîné au restaurant Italien. Bu du bordeaux, bon,
mais trop vert. Les adolescences ne valent pas plus en
fait de vin qu'en fait de jeunes filles. Manquent égale-
ment de saveur. Allés au café, puis remontés au Boule-
vard. Nous nous y sommes assis. — Pris une paire de
gants chez la Gcslin. Revenu seul. Une lune albâtréenne
etunciel de taffetas bleu. — Travaillé. — Prisdes notes.
— Puis pensé à... J'espère que j'aurai une lettre d'Hlle
demain. Sans cela, gare l'humeur ! — La nuit commence
d'être avancée. Vais-je dormir ou travailler encore?
Ou... ou... Ma foi! je ne sais. Oh! le moi, le moi,
pourquoi faut-il que nous en ayons un?
Jupiter fit, en nous créant,
Une froide pl.iisantcrie I
■J2 PREMIER MEMORANDUM
27 Septembre.
Éveillé à 8 heures. — Levé. — Lu les journaux. —
Reçu des lettres et en ai écrit. — J'en ai reçu de...
comme j'y comptais, par conséquent assez bien tout
le jour. — Non plus amusé qu'à l'ordinaire, mais sans
ces mortels découragements contre lesquels il faut faire
de la force à froid et à calcul. — Appris par ces lettres
qu'un ancien lien va se dissoudre, — Je n'ai pourtant
rien à me reprocher à ce que je crois, et s'il se dissout,
qui l'aura dissous? Pas moi, du moins volontairement,
car mon caractère calme et inflexible sur les points
c\u on a voulu emporter d'assaut n'a pas peu contribué
sans doute à ce détachement de ma personne, peut-
être peu aimable aussi. — Quoi qu'il en soit, et des
brisures du cœur, s'il y a quelque chose chez moi qui ait
porté ce nom pour une autre que pour... On soufflette
son passé, on renie ce qu'on aimait, on change!
O frailty, îhy naine is... woman!
Déjeuné. — Essayé d'une sieste, mais des pensées vio-
lentes m'ont empêché de dormir. — Travaillé, puis fait
coiffer, puis causé avec mon visiteur quotidien et bien-
venu, Guérin. — Dit... quoi? des riens. Mais avec les
esprits qui nous plaisent, les rieiis ne sont plus rien.
PREMIER MEMORANDUM ^■J
C'est la vie allégée alors; c'est la pensée détendue
comme un arc au repos, — dans les bruyères. — Habillé.
Sorti. N'ai rencontré personne. — Pris G... au Palais-
Royal. — Dîné chez Copenet. — Q^,.. et de G... y
étaient. — Le dîner a été gai. — Nous avons rejoint
ces messieurs qui nous ont devancés au café. — Pro-
mené au Boulevard. Une soirée chaude comme en été.
— Passé chez la Graciosa en revenant. L'ai trouvée. Ai
pris une nouvelle brochure pour cette nuit. — Ecrit
une lettre et, fermé ce Journal pour lire la brochure
eh question.
Peut-être n'y a-t-il qu'une mère malheureuse et cou-
pable qui puisse aimer passionnément son enfant. C'est
la première fois que manquer à ses devoirs produise
quelque chose de plus sublime que ces devoirs
mêmes.
29 :ui soir.
Encore un jour tombé dans le gouffre sans qu'il ait
retenti l;i ! — Je ne veux pas même me rappeler ce que
•^4 PREMIER MEMORANDUM
j'ai fait hier. Pourtant il y a eu des fragments de cette
journée qui n'ont pas été perdus puisqu'ils ont été
consacrés à la seule personne (une femme, bien en-
tendu,) que malgré toutes les distractions, l'étude, les
soucieuses pensées, le monde, les irrégularités de la
vie, le boire aux torrents les moins purs, l'ennui, enfin
tout ce qui influe sur l'âme d'un homme, je n'ai pas
désappris à aimer.
Levé tard. Trop dormi. Un sommeil lourd et fié-
vreux, — mais du moins sans rêves. — Lu les journaux.
Rien, toujours rien, dans cette misérable politique eX-
pectante, que les paniques des gouvernants. — Ma-
dame Malibran est morte à Londres en huit jours. Voilà
tous les journaux tournés à l'élégie et aux plus préten-
tieuses apothéoses. Quelle pitié! • — F... en avait
été amoureux fou et bien d'autres, mais moi je n'ai
jamais compris l'amour pour une histrionne que dans le
temps où je prenais la rage de la coucherie pour de
l'amour, — ■ Je ne l'aurai point entendue chanter, mais
après Talma, que je n'ai point vu, qu'est-ce que le reste
m'importe! Tout n'est-il pas irréparable?
Déjeuné, — et réduit mon déjeuner de moitié. Un
progrès, car depuis cette sacrée maladie je dévorais
comme un jaguar. — Il faut que je songe à redevenir
de bonne compagnie et sociable. — Travaillé. — Lu.
— Pris des notes, — pas mal, — je pensais à ce que
PREMIER MEMORANDUM 35"
je faisais. J'avais la force de l'esprit sans laquelle on ne
fait que de belles choses manquées peut-être. J'étais
attentif. — Vers trois heures, coiffé, bouclé, habillé,
ganté, fait une visite à madame de L.,R. Juré comme
un corsaire in petto de ne pas la trouver chez elle. Il
me semblait qu'un peu de causerie aurait détendu
agréablement mes esprits.
Allé en voiture. Revenu à pied et par le plus long. —
Un état vague de pensée côtoyant l'ennui de fort près.
— Le temps s'est passé ainsi, je ne sais trop comment.
Pris Gaudin pour le diner. Dîné chez Cop... seuls.
Trouvé le poète G... au café, où nous avons avalé du
curaçao épais comme de l'huile de baleine, mais un
peu meilleur, je m'imagine. — Passé la soirée chez la
maîtresse de ... Elle était en négligé et pas jolie ainsi!
Les femmes devraient être toujours habillées, plus ou
moins. Quand elles déposent les habits du combat,
elles cessent d'être ces fuir warriors dont parle
Shakespeare. — Cependant, je n'ai jamais vu ... plus
belle qu'avec ses papillotes. Que de fois je l'ai priée
de les garder jusqu'au soir! Mais l'exception est rare
{rara avis in terris. '^ — Rentré. Écrivaillé pour sur^
monter mes pensées; du quinquina pour la fièvre! — Il
est une heure de matin. Je viens de regarder le ciel qui
L'st calme, plus calme que moi. — Vais-je me coucher?
^6 PREMIER MEMORANDUM
Quand tu me reverras au milieu du monde, ne me
regarde plus et écoute-moi moins encore. Ce n'est
pas ainsi que j'étais autrefois, ce n'est pas ainsi que
tu m'as aimé. Le monde ne m'a appris qu'à être un
esprit léger et frivole. Pour vivre avec ses favoris et à
l'abri des coups trop tôt reçus, il m'a fallu railler sur
tout et mentir avec grâce, il m'a fallu me croiser quatre
griffes de lion sur le sein.
II
Quand tu me reverras seul, ne cherche point dans
l'amer dédain du sourire les vestiges d'un changement
qui ne menace pas ton amour. Je serai heureux auprès
de toi, — heureux d'un bonheur comme tu sais le don-
ner, quoique je l'aie reçu avec plus d'ivresse. Ce n'est
ni ta faute, ni la mienne, si les jours passés ne sont
plus. En s'en allant, ils ont emporte toutes les joies,
n'en laissant qu'une, mais la rendant amère, celle-là,
-- que ni le temps, ni le monde, ne pourrait à présent
nous ravir.
PREMIER MEMORANDUM 37
II
O Clary ! toi qui m'es restée quand l'oubli entraî-
nait tous ceux que j'aimais loin de moi, si tu ne me
retrouves plus tel que j'étais, pleure sur moi, pleure
sur nous deux, mais ne pleure pas sur notre amour,
puisqu'il habite encore ce cœur déchiré et froidi.
Quand la mort nous aura frappés, il pourra disparaître
comme nos poussières, mais il ne cessera pas de subsis-
ter. Dussions-nous ne pas nous revoir, ce qui fut moi
te restera fidèle, et si c'est un rêve, je veux rêver que
nous nous aimerons.
50 Septembre.
Il est minuit et un quart; je rentre par un temps clair
et glacé. Une belle nuit, mais froide comme celle en
marbre de Michel-Ange. Les domestiques sont couches.
— Pas de feu. — Je suis transi.
Mem. Si je rentre demain tard, ne pas oublier un
manteau.
Aujourd'hui, levé souflrant, mais la souffrance a fui
dans les deux heures qui ont suivi le réveil. — Lu les
journaux. — Gr... ne m'a pas répondu. La proposition
i
■jS PREMIER MEMORANDUM
que je lui fais de nous battre s'il s'est trouvé insulté,
ne l'a pas trouvé pressé d'accepter. Honnête homme!
la vie lui est douce et il tient à sa panse. Ce qu'il y a
de plus plat dans la conduite de Gr... c'est qu'il
s'obstine à m'envoyer un journal dont je ne veux pas
et que j'ai refusé formellement. Mais, à présent, qu'il
fasse, qu'il accomplisse la loi de sa nature, qu'il soit
lâche autant qu'il lui est donné de l'être, je m'en
soucie comme d'un cigare, — comme d'une papillote,
destination dernière de cette feuille stupide, sédiment
de bêtise et de servilité.
Déjeuné. — ■ Reçu une lettre de Léon. 11 me donne
les plus pitoyables raisons pour justifier son entrée au
Séminaire avant mon départ pour Saint-Sauveur, —
des raisons qui ne sont pas des raisons. — Travaillé
jusqu'à l'heure où Th... est venu. Causé. Reçu une
visite de l'abbé Marty. Parlé espagnol, qu'il m'apprend,
incorrectement, mais entendu Marty le parler avec cet
amour de la langue maternelle dans laquelle l'homme
a tout son esprit et tout son souffle. — La langue est
dans le sein de nos mères, nous la suçons avec le lait.
Celle prise ailleurs qu'à cette source sacrée n'est
qu'une gaucherie, que certaines personnes qui sont
toutes grâces rendent piquante en la parlant de travers.
— G... est venu, puis reparti. — Repris mon travail jus-
qu'à l'heure de dîner. — Habillé. — ■ Sorti en voiture.
PREMIER MEMORANDUM 39
— Dîné chez C. . . avec Gaudin. — Allé au café. — Bu du
kermès, feuilles de roses, parfum, nectar d'odalisques,
par-dessus les alcools brûlants. — Cassé un verre sans
confusion. Maladroit, mais en apparence d'aplomb
imperturbable toujours. — Passé la soirée au Concert.
Il y avait longtemps que je n'avais entendu de mu-
sique; cela m'a paru bon. Beaucoup de monde se
ruait là, mais n'ai vu personne qu'on pût honorer de
ce regard attentif qui naît devant la beauté dans nos
sceptiques yeux. — Revenu par le Boulevard. — Ren-
contré C. M. — Bavardé. — Pris un cabriolet et ren-
tré. — Bonne nuit.
I"' Octobre 1836.
Une nuit de fièvre et d'agitations. — Levé de bonne
heure. — Lu le journal. — Reçu une lettre de cette
malheureuse Maria qui va un peu mieux et qui me
remercie de l'argent que je lui ai envoyé. — Déjeuné
légèrement. — Avais froid. Le temps est digne du mois
de Janvier dans ses plus mauvais jours. — Ai fait allu-
mer du feu. — Travaillé. Pris des notes historiques et
politiques. — Rompant ainsi une chaîne d'idées entraî-
nantes et qui ne demandaient qu'à m'agiter si je n'avais
pas résisté, - m'agiter et non m'abattre, ce qui est
tout différent.
40 PREMIER MEMORANDUM
Lu Pausanias, — douteux comme toujours, mais ce-
pendant soumis à l'opinion de son temps et se taisant
par cela même sur bien des choses. Parle avec assez de
dédain des femmes. Les trouve plus déréglées dans
leurs désirs que les hommes (ce qui est vrai) à propos
du collier d'Éryphile pour lequel Callirhoé, fille
d'Acheloiis, fit tuer Alcméon. — Innocente fantaisie I
— Guérin est venu. Pendant qu'il a été là, coiffé et
habillé presque. — Quand il a été parti, lu une thèse en
chirurgie assez bien faite. J'aime ces matières-là. Elles
attirent irrésistiblement mon esprit. Les sciences dans
lesquelles on n'est pas versé et qu'on pénètre seulement
par échappées, sont les plus beaux poèmes possibles pour
l'imagination des hommes. — J'écris imagination parce
qu'elles ne sont que des réalités entrevues,
A cinq heures et demie, monté en voiture. Un temps
gris, pluvieux, spleenétique. — Allé dîner. Ces messieurs
(G... et Q. ..) sont venus. Dîné longtemps et copieu-
sement, et couronné le tout d'une bouteille de Grave
et des plus joyeux propos, avec une légère nuance
libertine qui est à la conversation d'un dîner de gar-
çons ce que le rouge est à une femme : — mis en
petite quantité, il anime les yeux et fait très bien; en
trop grande, il rend affreuse et ignoble. — Au café, G...
seulement et moi. Resté longtemps à cause de la pluie.
Mauvaise saison ! on ne peut encore aller dans le monde
PREMIER MEMORANDUM 4I
comme en hiver et l'on reste sous le poids de ses soi-
rées, — lourdes à porter quand on ne peut promener
et que les spectacles sont détestables en acteurs comme
en pièces. — Ai dit à G... aujourd'hui qu'il était bien
heureux (toute idée d'amour à part) de voir chaque
jour une jeune fille, — étrangère (c'est je ne sais quel
gracieux mystère de plus), — de la voir dans tous les
détails du foyer domestique, innocente, confiante, gaie,
sereine, flexible, d'unepubertéincertaine encore, bonne
comme une enfant qui sera femme, douée de mille
charmes doux, suaves et pâles; que c'était une vertu
d'harmonie pour la turbulence intérieure, comme une
paix profitable aux facultés, le dictame des inquiétudes
et des ennuis de la vie. — Oui ! l'intelligence doit ga-
gner à cela. Elle gagne en calme, et le calme, c'est la
Force. Par exemple, gare l'Amour! car s'il s'en mêle,
tout est fini.
Allé chez la Geslin; pris des gants. Convoité un
magnifique flacon de cristal ciselé à bouchon d'or pur
dont ma fatuité s'arrangerait et peut-être s'arrangera.
Les caprices dans mon âme sont aussi nombreux que
les plis sur la mer, un jour d'ouragan. — Fait un véri-
table cours d'éventails. Peut-être en donnerai-je un à
ma belle-sœur, symbole de la fraîcheur de mes senti-
ments pour elle. — Tué le temps dans ces graves élu-
cuhrations. — Revenu. — Pris une Revue. — Lu au coin
42 PREMIER MEMORANDUM
du feu un article de M. de Carné sur l'Espagne, bien
jugée, je crois, et avec connaissances réfléchies des
pentes certaines de l'esprit européen, qui n'est pas où le
fourrent nos politiques de moralité et de progrès, dans
leur sacré et sot verbiage que Dieu confonde à jamais!
— Rêvassé, — puis griffonné ceci et me voici, — grif-
fonnant encore à deux heures et demie du matin ! — J'en-
tends le vent et la pluie à mes vitres, «/omj tous les deux
comme quand ils luttent ensemble à qui sera le plus puissant. »
Une nuit triste, triste, — les patrouilles, à de longs in-
tervalles, passent sous ma fenêtre, et jusqu'au pas réson-
nant et lent des chevaux me paraît mélancolique. — Je
suis toujours seul à ces heures, et cela ne vaut rien, mais
qu'y faire ? Avec une autre, ne serais-je pas seul encore ?
N'ai-je pas mon pic au dedans que j'habite, mon pic
qui fut un volcan et qui s'est changé en glacier ? — (t^Va
dans un couvent, fais-toi moine! » Mais non! quoi qu'il
en puisse coûter, ne donnons jamais démission de
nous-même. Le cri d'Hamlet est d'un être faible; car
cet homme incroyable n'a rien de fort, pas même l'es-
prit, et pourtant (sorcellerie de Shakespeare!) n'est-il
pas puissant sur nous comme s'il était fort?
2. Dimanche.
PREMIER MEMORANDUM 4"^
3. Lundi.
N'ai rien écrit hier. — Je rentrai fort tard, souffrant
de la poitrine, et je me couchai. — J'étais allé au con-
cert. • — Y avais trouvé B... avec madame G... sa cou-
sine. — Un monde fou, mais pas d'aristocratie.
Aujourd'hui, levé à une heure. — Travaillé. — Lu
Bulwer (Engbnd and the English). Pas content de l'ou-
vrage. Ennuyeux et radical. — Habillé, et attends Th.
pour dîner.
Au soir.
Oublié de noter que j'ai reçu ce matin une lettre de
ma mère. Me parle de sa belle-fille, qu'elle dit
bonne et d'esprit. Nous verrons bien. Oublié aussi de
noter une visite du docteur Mart\'.
J'avais l'intention de faire des visites. Ai renoncé à
mon projet à cause du froid. Thébaut venu. — Achevé
d'habiller. — Sorti. — Diné chez C. — Au café. —
Été assez sobres pour des gaillards comme nous. —
Monté au Boulevard. — Redescendu à cause du froid.
— Mal en train. — Rentré.
44 P R E M I F. R M E M O R A N D U M
C'est aujourd'hui (cette nuit même) que se marie
monsieur mon frère. Dans quelques heures la cérémo-
nie va se faire, et deux vies ne seront plus que... deux.
Hélas ! toujours deux ! L'unité est-elle donc impossible ?
Je n'ai pas voulu assister à la triste bouffonnerie, cepen-
dant il y aura là de bonnes figures à étudier. Le marié
avec son enthousiasme légal, — la mariée avec sa con-
fusion un peu hypocrite, — et les parents contem-
plant, l'œil humide, le tableau du bonheur conjugal.
— Par une pareille nuit, l'église sera froide. Est-ce un
présage?
Si je me mariais, moi, quel air aurais-je? Quelque
amour qu'on ait pour sa femme, à vingt-six ans pas-
sés, peut-on avoir /'///'r heureux? On a plutôt l'air triste
quand le cœur est heureux à cet âge. La crainte de
tout perdre n'est-elle pas au fond (mais seulement au
fond) de nos joies. Oh ! je ne veux point v penser.
4 Octobre 1856.
Souffrant extrêmement dès le réveil, La poitrine en-
flammée et douloureuse, la tête lourde, les nerfs abî-
més. — Levé tard, vers onze heures; la pensée aussi
mal que le corps. — Lu le journal. Rien que des sot-
PREMIER MEMORANDUM 45'
tises ! — Écrit une lettre à Léon. — Lu Bulwer. Toujours
mécontent. A part les grands poètes, je ne crois pas
que les Anglais puissent faire un bon livre et en aient
un. Le subtil génie de la prose leur échappe. — D'un
autre côté, le livre de Bulwer est une étude sociale.
C'est un livre de nuances. 11 fallait à l'auteur plus de
finesse d'aperçus qu'il n'en a pour le bien faire, et peut-
être une autre position dans le monde peur bien ob-
server.
Il y a dans Don Juan, malgré la verve malicieuse de
l'auteur et par conséquent un peu exagératrice, et
dans quelques pages des Mémoires de Lord Byron, plus
de vérités saisies, plus d'intuition des défauts très per-
sonnels de la société Anglaise, que dans tout Bulwer qui
l'a fait poser devant lui.
Reçu une lettre de madame de F... Me dit avoir
déterré une position avantageuse pour ma protégée
Maria. Mais celle-ci est malade, et c'est ainsi que
tout va de travers dans ce meilleur des mondes pos-
sibles. — Réponds à la gracieuse missive par un billet
plus gracieux encore. — Repris Bulwer. Lu jusqu'au
tomber du jour. — Il fait un temps affreux : un ciel
bas, noir, du vent, de la pluie, des rafales, du froid;
un temps fécond en mauvaises pensées. — Pas sorti.
— Renvoyé le coiffeur. — Rêvassé de ce mariage. Je
ne sais pas pourquoi j'y pense ainsi. Puis à ... puis
46 PRE M I ER MEMORANDUM
à ... Sur quelle diable de montagne russe glisse la
pensée! Impossible de l'enrayer quand elle a pris cer-
taines directions. — Allumé la bougie. Lu Bulwer jus-
qu'à l'ipécacuanha.
Il dit que le ridicule en France s'attache aux manières,
et en Angleterre aux émotions. Qu'on ne supporterait
pas dans ce dernier pays la chevalerie de Chateaubriand,
la grande idole de Jagrenat de nos plus spirituels
badauds de France; que Lord Byron fut mortellement
déconsidéré par son départ pour la Grèce aux yeux
des Ladies. — Au fait, ce petit enfantillage militaire
était assez ridicule. Mais l'amour de l'antithèse égare
l'insulaire. Nous ne pardonnons guères plus aux émo-
tions qu'aux ma.n\hves inélégantes. (Voiries chagrins de
madame de Staël a propos du dénigrement et de l'en-
thousiasme.) La faveur actuelle de Chateaubriand est
bien plutôt une moutonnerie ou un parti pris politique
qu'un engouement. — Envoyé chercher à dîner.
Au soir.
Dîné voracement. — Mis en colère parce que le li-
braire n'avait ni les livres ni les journaux que je lui ai
demandés. — Repris ma lecture, quand H... la maî-
tresse de ... est arrivée chez moi à ma très grande
PRE MIER MEMORANDUM 47
surprise. Elle veut renouer avec ... qui ne l'aime plus.
C'est une femme qui croit à la puissance des coquette-
ries, caresses et autres choses qu'on pourrait appeler
du fameux mot de BufFon à propos du style ou du
geste (lequel des deux?): le corps qui parle au corps. — -
Ne lui ai pas donné grande espérance. Quand on a af-
faire à un homme faible et sensuel, on le grise encore
une ou deux fois, mais c'est tout; — à un homme fort,
du moment que le plaisir n'est pas intellectualisé par le
sentiment ou l'imagination, on s'avilit à pure perte :
les ivresses décolorées et rares que l'on essaie de pro-
voquer sont impossibles.
Causé jusqu'à neuf heures et demie. — H. . . partie, lu
encore Bulwer. 11 faut que je finisse le volume et que
je le rende avant mon départ pour la Normandie. Or
je désire partir Samedy. — Rallumé le feu. — Bu de
l'eau. — Lu les douze premiers chapitres du quatrième
volume de Pausanias. — Ennuyé jusqu'à la rage com-
primée. Ecrit ceci, et vais dormir si je puis. Fera-t-il
assez beau pour que ma fragilité puisse sortir demain?
; Octobre 1H56.
Levé souffrant, mais moins qu'hier et aussi tard. —
Théb... est venu comme je sortais du lit. — Pris de-
48 PREMIER MEMORANDUM
vant lui un bain de pieds brûlant et fortement sinapisé.
— C'eût été un excellent exercice pour un Spartiate.
— Lu les journaux, — puis Pausanias, — puis Bulwer
tout le jour. — Mon Dieu! comment s'y prennent les
gens qui ont de l'intérêt pour ce qu'ils font? — Coiffé.
— Essayé des vêtements neufs. Allaient bien. Le culte
de la forme se soutient toujours en moi, ce qui prouve
que le diable, si vieux qu'il puisse être, ne devient
point ermite, et que les proverbes en ont menti !
Car vieux, je le suis, à croire que ce qu'ils appellent
mon âme fut forgée le premier jour de la création.
Sorti. Dîné avec Gaudin chez C. — Au café. — Oher-
jnana était magnifiquement pâle ce soir, et des yeux cer-
nés comme si elle se les fût noircis et peints à la manière
Turque et qui donne tant d'expression au regard. J'ai
le plaisir le plus désintéressé ï regarder cette femme. -^•
C'est l'impression pure de la beauté, non de la beauté
parfaite, car je sais les défauts d'Obermana, mais de la
beauté néanmoins : la beauté n'excluant pas l'imper-
fection ou les imperfections, mais les noyant dans un
ensemble harmonieux.
Monté au Boulevard seul. Un temps sale et humide.
— Fait une visite à ... Personne! — Revenu. — Ren-
contré F. B. Promené ensemble. Parlé Histoire et de ses
travaux actuels. Passé beaucoup de temps à bavarder.
— Allé chez la Graciosa, pauvre penchée qui se re-
P R E M 1 E R M F. M O R-A N D U M 49
dresse. Très changée, — Rentré. — La coupe de l'en-
nui déborde ce soir! — Pas un jour impuni! pas un
malheureux jour!
6 Octobre 1836.
Mieux aujourd'hui que les jours précédents quoique
je n'aie pas fermé l'œil de la nuit. — Levé de bonne
heure. — Reçu une lettre qui me force à partir Samedy
matin. — Écrit un billet à Th.. . — Habillé. — Prêt à sortir
à une heure, pas auparavant, parce que ces messieurs
G. . . et T. . . sont venus. — Allé déjeuner au Palais-Royal .
— Un temps superbe et chaud, dilatant de souffles
printaniers. Cette saison a des caprices charmants et
cruels. — Déjeuné. — Monté jusque chez ... — Me suis
senti une envie irrésistible de dormir et j'ai dormi une
demi-heure chez G... — Lu ensemble de beaux vers
{LaMort de Socrate, divin poème, niveau très élevé, que
l'auteur n'a pas repris). — Allé chez la Geslin. Fait
mes emplettes. — Retenu une place à la diligence. —
Passé, d'habitude, chez la Graciosa. Pas trouvée. —
Rejoint Gaudin chez moi. Dîné. Pris du café et du
kirsch-wasser, puis au concert. — J'ai donc échappé
par la musique et quelques beaux vers, à cette vie
matérielle qui m'a pressé aujourd'hui de toutes parts.
y O P R E M ! F R M P M O R A N D U M
— Très content du Concert. — Remarqué une femme
cligne du pinceau de Murillo pour le genre de beauté.
— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! que c'est beau d'être
beau ! — Moins impressionné pourtant par cette
femme que mon ami M. de G...
Il m'est arrivé une plaisante aventure en allant à ce
Concert. Une femme (entretenue sans doute), bien
mise, brune, jolie hardiment, des yeux noirs, mince
(trop mince même), est passée près de moi. L'ai
regardée, mais sans affectation. Alors elle a re-
broussé chemin, m'a suivi, et me joignant bientôt m'a
dit bonjour en me tendant la main avec une grâce, un
aplomb et une désinvolture parfaite. M'a saisi le bras.
J'ai cru pendant tous ces préambules qu'elle me
prenait pour un autre et je l'ai laissée s'enferrer, mais
point! Elle ne confondait mon ;«o/ avec celui de
personne. M'a dit m'avoir rencontré là et là (elle a
cité juste) et briej m'a engagé à aller la voir. M'a
dit son nom et son adresse. — N'est-ce pas singulier?
Non qu'une femme raccroche un homme dans la rue,
mais qu'il v ait quelque chose Ae personnel à cela, lors-
qu'on n'a jamais parlé à cette femme et qu'on ne l'a
pas même remarquée?
Revenu du concert par le Boulevard. — Soirée
fraîche. — La pluie est tombée au moment où je
quittais G... — Jeté .dans un cabriolet. — Rentré. —
PREMIER MEMORANDUM 5'I
Causé avec... — Écrit ceci. — Appris que madame de
L.R. ne peut me recevoir demain. Vais lui écrire pour
lui soupirer mes adieux.
7 Octobre 1856.
Levé bien portant. — Lu les journaux. — Écrit à ma-
dame de L. R. — Pris un bain de pieds. — Déjeuné. —
Écrit à T... pour mon poignard. — Soldé des notes.
— Que tous les diables d'enfer emportent les com-
missions ! Reçu une visite de L. S. — Appris que
Gr... a menti par peur et que lui, L. S., m'avait dit
vrai. La bêtise et la lâcheté combinées ne peuvent
guères aller plus loin. — Habillé. — Sorti. — Acheté
un tablier pour A... et un bonnet de voyage pour ma
Seigneurie. — Allé chez madame F... — L'ai trou-
vée. — Puis chez la marchesa. — Je croyais qu'elle me
boudait, mais non ! Les persiennes étaient fermées, et
l'on m'a répondu qu'elle ne revenait de Nogent qu'à
la fin du mois. — Revenu. — Dîné. — Allé au concert
avec G... et de G... — Une cohue indigne et un
mauvais choix de musique. Dandies, furieux, lions y
abondaient, mais n'ai pas revu la jeune femme d'hier.
— Rentré, — et dans les angoisses de l'emballage jus-
qu'à ce moment. — Il est trois heures du matin.
f-âi PREMIER MEMORANDUM
J'aime mieux ne pas me coucher que d'être agité sans
dormir comme je le serais si je me jetais sur mon lit.
On me réveillera demain à quatre heures et demie.
Mais je ne dormirai pas.
Je quitte donc Paris, et pour combien de temps ? Le
moins longtemps possible. Les conditions nécessaires
à une existence, même de quelques mois, en province,
me manquent trop. Cependant... mais non! tout est
irréparable. — Paris ou les longs voyages, voilà ce
qu'il faut à un homme aussi ennuyé et aussi vieux que
moi. ■ — • Cette vie de Paris convient si bien à l'ennui
des passions trompées. — On marche si nonchalam-
ment sur le sol que tout ce fusain ne garde pas votre
trace. Des relations qui se nouent et se dénouent
comme une jarretière (emblème souvent!), un désaimer
facile, des détachements pleins de grâce qui allègent
la vie, un scepticisme charmant, et puis cette pro-
fonde indifférence qui est l'amabilité suprême, — car
les êtres passionnés tourmentent la vie de tout le
monde, les indifférents, au contraire! — Quelques
mensonges sans importance et sans effort, phraséo-
logie en harmonica à l'usage des gens civilisés, et ils
sont aimables comme cette madame de Vernon (dans
Delphine), l'idéal de la femme des sociétés perfection-
nées, la figure la plus fine qui ait jamais été tracée de
main de femme ou d'homme, et qui était autrement
PREMIERMEMORANDUM ^3
difficile à attraper qu'une physionomie passionnée,
primitive, forte, saisissable en gros et surtout par le
mouvement. Je ne crois pas que les littératures du
monde moderne aient produit rien de plus achevé.
J'ai rencontré aujourd'hui un homme qui resssem-
blait tellement à ... qu'on aurait dit une vision. Je
ne puis rendre l'impression de cette ressemblance.
C'était ... c'était fou. Si je le rencontrais souvent dans
le monde j'en serais fâché, car je lui ferais des avances
singulières et comme je n'en veux faire à qui que ce
soit. La mort, sans doute, qui frappe toutes choses
d'une grande manière, la mort a donné à cette ressem-
blance le pouvoir qu'elle a eu momentanément sur moi.
Si ... avait vécu, qu'aurait-cUe produit? Cependant les
ressemblances me dominent toujours, je ne sais pour-
quoi ; il ne faut qu'un trait, un mot prononcé comme
Vautre le prononçait, une analogie quelconque pour
que je la démêle sur-le-champ et que mon intuition me
mate aussitôt. Je le disais un jour à ... qui s'en fâcha,
ne comprenant pas ce panthéisme de sympathies mys-
térieuses. Plus une femme a de cœur, moins elle a
d'étendue d'esprit. Madame de L. R. me niait cela aussi
l'autre jour, ou sans le nier, le ravalait. « Je serais très
peu flattée de cela, » disait-elle. Mais pourquoi non?
Qui donc est vous en vous, madame, pour que votre
vanité dise : « Je ne veux pas que vous aimiez cela en
^4 PREM I ER MEMORANDU M
d'autres qu'en moi, quoique cela ne soit pas dif-
férent?,.. » Enfin, l'influence en question est tellement
grande sur moi qu'un nom me rend plus bienveillant,
et il y a des personnes pour qui je ferais beaucoup
de choses parce qu'elles portent un certain nom, et
sans autre raison que celle-là.
Et maintenant je ferme ce livre que je ne r'ouvrirai
qu'à Caen. — La pluie tombe à torrents. — Regardé à
travers mes vitres ; pas une étoile! et le jour ne paraît
point encore. Ces départs sont tristes. Je désirerais
rouler maintenant.
A Caen, ii Octobre 1856.
Je suis depuis deux jours à Caen. Ces deux jours, je
les ai passés sans les noter, mon Journal étant resté
derrière moi avec une partie de mes bagages. — Je
l'aurais eu, que j'eusse voulu oublier encore de les
noter. — Ils ont été trop pleins de choses irrévélables.
Levé vers onze heures. — Je me lève tard parce que
je lis étant couché, ce qui vaut mieux que l'agitation
de la pensée, cause ordinaire d'insomnie. — Habillé.
PREMIER MEMORANDUM ^^
— Descendu. — Déjeuné avec des huîtres. — Lu la
dernière brochure de M. de Bonald , que je ne con-
naissais pas. — Écrit une longue lettre à G... — Lu les
journaux. — Repris mon volume jusqu'au dîner. —
Dîné. — Causerie du dessert avec Aimée *. — Fini le
volume de de Bonald. — Lu de l'Anglais. — La soirée
s'est écoulée ainsi. — Un temps de pluie et de vent
ce soir, mais ces deux jours précédents il a fait très
beau. Cependant je ne suis pas sorti encore.
12 Octobre 1836.
Une nuit pleine de rêves pénibles. — Levé souf-
frant à onze heures. — Feuilleté la Correspondance de
Byron. — Habillé. — Descendu. — Déjeuné. — Les
nerfs en mauvais état, par conséquent l'humeur
sombre. — Lu jusqu'à trois heures avec une telle
voracité que j'ai avalé un volume in-8" de 368 pages.
— Les journaux sont venus. — Ils ne contenaient rien
d'intéressant. — L'Espagne patauge toujours dans les
mêmes horreurs. — Couché une demi-heure à cause
d'une douleur au flanc. — Relevé et repris ma lec-
ture. — Je lis avec acharnement ici. — Le passé m'v
* M.idemoisclIc Aimée Le Foulon, qui me louait une cliambre
pendant mes dernières années de Droit.
f6 PREMIER MEMORANDUM
parle avec trop de violence pour que je m'abandonne
aux impressions des lieux qui m'entourent. Je plonge
ma tête dans la pensée d'autrui pour éviter la mienne,
encore ne l'évitai-je pas toujours ! — Dîné. — Causé
une heure avec Aimée, mais n'étais pas en train de
glisser sur cette molle pente de la causerie ; — il m'au-
rait fallu une idée qui se fût emparée de moi et m'eût
secoué, chose dont j'ai besoin. — Je suis inerte. — Cela
vient peut-être de ce que, depuis mon arrivée, je n'ai
pris aucun excitant. — Je ne puis plus vivre seulement
de ma propre vie, quand une passion ne me Lince pas.
Cela est triste, si jeune! mais cela tient à la vie que
j'ai menée : Old mortality.
Je viens de lire un volume encore, mais in- 18. —
La soirée n'est pas avancée. Je travaillerais, si je n'avais
pas l'esprit trop abattu pour écrire. — Qu'un peu de
musique me ferait de bien, et j'en manque ! — Le temps
est à la pluie. L'indolence me possède toujours et je
ne suis pas sorti. — Ne sais même pas quand je sor-
tirai. — Cette ville m'écrase! Je n'aime que les cam-
pagnes de ce pays-ci.
Proverbe Écossais : // ne faut pas donner à un fou un
bâton pointu.
PREMIER MEMORANDUM ^J
13 Octobre 1836.
Levé à neuf heures. — Moins souffrant qu'hier,
mais pas bien encore. — Descendu. — Déjeuné. —
Lu jusqu'à trois heures, sans m'interrompre que pour
changer d'attitude, de mon lit à mon fauteuil. —
Les journaux, — aussi insipides qu'à l'ordinaire. —
Reçu une lettre de Gaudin, — M'apprend que Th...
m'apportera l'eau Addisson demandée et les autres
objets. — Repris ma lecture jusqu'au diner. — Dîné.
— Causé l'heure d'après en buvant de l'eau de vie
dans de l'eau pour me remonter. — Pas sorti. — Un
temps capricieux et froid. — Ma vie est d'une mono-
tonie dont j'ai bientôt assez. — Griffonné une lettre à
mon frère Ernest. — Recommencé de lire et écrit ceci
dans mon lit, appuyé sur le coude, à la manière An-
tique. 11 est tard. Différentes pensées me dominent.
Une suffirait.
Cacii. — 21 Octobre 1856.
Je n'ai rien noté ces jours-ci. Je les ai passés en lec-
tures à peu près continuelles excepté depuis l'arrivée
f8 PREMIER MEMORANDUM
de Th,.. Sorti avant-hier avec lui pour !a première fois.
— Souffrant et triste. — Hier mieux, et même tout à
fait bien. — Sommes allés à Lucque (Luc) au bord de
la mer. — Nous étions six. — Promené longtemps sur
les grèves. — Le temps était de la plus éblouissante
pureté. — Mes nerfs se sont retrempés à ce souffle
marin, plein de sels pénétrants, qui nous frappait la
figure alors que nous fendions l'espace, en tilbury
découvert lancé au galop. — La mer était d'une séré-
nité charmante, bleu pâle, sans vagues, sans frange
d'écume au bord, se divisant par lames légèrement
soulevées. — Je l'ai vue rarement aussi calme. — Deux
voiles filaient à l'horizon, sous le soleil, gracieux
triangle de lin. — L'air, ce spectacle, l'immense éten-
due de la côte, le bruit du flux, tous ces accidents
bien-aimés m'ont causé l'impression la plus vive, une
de ces impressions que la Nature nous donne et que
les Beaux-Arts sont impuissants à produire... Si ce
n'est pourtant une musique /o/te comme, par exemple,
l'entrée de clairons dans l'ouverture de Guillaume
Tell. — Bu l'eau salée dans le creux de ma main
comme une libation de reconnaissance après tout ce
temps passé en exil de l'Océan, père des choses, et de ses
rivages !
Dîné. — Un fougueux repas de gansons, avec ac-
compagnement de vins et d'alcools. Bu prodigieuse-
PREMIER MEMORANDUM ^9
ment et resté froid et sombre au milieu de toutes ces
têtes qui sautaient comme des poudrières. — Fumé,
pour ma part, quatre cigarettes. — Revenus fort tard.
— Un temps acéré de froid, mais une lune fabuleuse
de clartés vives. — Le paysage superbe à quelques
endroits. Hérissé de clochers Normands (Moyen Age)
déliés et fins comme des aiguilles. — Fait le chemin à
bride abattue. Rentrés à Caen vers onze heures. Allés
au café Tison, beau nom pour un café, cet incendiaire
quartier général de la jeunesse. — Joué au billard,
déraisonné, et avalé trois bols de punch au kirsch-
wasser. — Retourné vers une heure chez un de nos*
convives, le docteur A... — Trouvé sa sœur, déli-
cieuse brune, au teint bistré avec des couleurs (par
moments) frêles de fraîcheur comme une rose du
Bengale, qui avait la patience de nous attendre. —
Rebii du kirsch. En ai absorbé incalculablement. Pas
gris pourtant. Resté là jusqu'à deux heures du matin,
et pas couché avant trois.
Aujourd'hui, les nerfs sens dessus dessous, mais la
vie a été plus haut que les nerfs, elle a battu son plein,
comme la mer faisait hier devant moi, et l'intensité des
sentiments a vaincu les sensations douloureuses. —
J'ai passé une partie du jour avec... et nous n'eussions
pas même regardé les Mondes quand Dieu les .unait
mis à nus pieds ! - Les autres femmes, que sont-elles
6o PREMIER MEMORANDUM
en comparaison de celle-là ? Ce qu'est la plus pâle des
primevères à la plus brillante des étoiles. O Étoile de
ma vie, lève-toi toujours dans mon cœur! Et mainte-
nant, pas un mot de plus ! Je ne veux plus écrire au-
jourd'hui une pensée qui ne soit pas elle et qui fasse
ombre sur son souvenir.
26 Octobre J856.
Je suis à Saint-Sauveur depuis deux jours. — J'ai été
encore mieux reçu de mes parents que je ne m'y
attendais, quoique je m'attendisse à l'être bien. — Im-
pression des lieux, nulle. — • La patrie, ce sont les habi-
tudes, et les miennes ne sont pas ici, n'y ont jamais
été. — Mes malles n'étant pas ouvertes, je n'ai pas écrit.
Aujourd'hui, éveillé à sept heures. — Levé. — Fait
la barbe. — Ouvert mes malles. — Rangé. — Tisonné.
— Rêvassé. — Enfin, usé du temps. — Commencé
une longue lettre à Guérin. — Achevé de m'habiller.
— Dîné. — Causé à bâtons rompus. — Monté chez
moi au crépuscule. — Achevé ma lettre. — Descendu.
— M. R... était au salon, — Causé. — Ai manqué de
sang-froid à cause du mouvement des idées qui m'en-
PREMIER MEMORANDUM 6l
traîne toujours. — Quand donc ne ferai-je que ce
que je voudrai, chose plus difficile pour moi que de
faire ce que je veux? — Soupe. — Causé encore. —
Dit des folies. — Remonté chez moi, — et vais me
coucher et lire Gœthe.
28 Octobre. Au soir.
Rien écrit hier, sans intérêt et par paresse. — Au-
jourd'hui éveillé à sept heures. Levé à huit et
demie. — Pas de lettres, pas de journaux. Ignorance
complète de ce qui se passe à Paris.
Le temps a cessé d'être beau. La pluiecst tombée, et
le vent du Nord siffle et flagelle. Les nuages sont lourds,
et la bourgade inondée a un aspect désolé. — Déjeuné.
— Monté chez moi. — Fait dufeuetlu le premiervolume
des Mémoires de Gœthe. C'est un Allemand malgré
tout son génie, que cet homme. — Il était devenu
d'airain, une espèce de Tallevrand poète pour la
sécheresse du cœur, sur ses vieux jours, ai-je lu
quelque part; mais il a commencé par l'amour Alle-
mand, l'amour contemplatif, l'amour à la Werther qui
s'ébahit d'aise à regarder une Lolottc beurrant des con-
fitures à des marmots d'enfants ! — Je ne suis guères
62 PREMIER MEMORANDUM
touché de cette naïveté dans un grand homme. — Il y a
des gens qui pleureraient d'attendrissement à cela, mais
pas moi, et pourtant j'ai su aimer et être jeune aussi!
Ces Mémoires (jusqu'ici du moins) manquent de ce
qu'en France nous entendons par esprit. Des réflexions
assez fines y circulent de temps en temps sur l'appré-
ciation des facultés. — Par-ci, par-là, quelques mots
sur les Beaux-Arts et la Nature. — Du reste, rien qui
sente len-train du génie. — Remarqué une fort belle
comparaison sur les amours qui finissent : — C'est
une bombe tirée la nuit: elle trace une parabole étin-
celante et se confond avec les astres comme un astre
de plus, mais elle s'éteint et ne s'éteint que pour en
tombant éclater. — Ainsi, quand un amour finit, il
brise en s'éteignant. Cela est très beau, très vrai, et
d'analogie très complète, et je ne me rappelle que
l'idée, relevée sans doute par le style dans l'original.
J'ai été une partie du jour obsédé de mille pensées
troublantes. — J'ai pu à peine les dompter, et long-
temps elles m'ont dominé par la volupté et la douleur,
ces deux belles filles qu'il faudrait sculpter dos à dos
et nouer dans la même ceinture. — J'ai désiré et souf^
fert. — Pensé à... Pensé à l'avenir, le long avenir, —
puis à cet hiver avenir encore. — Pourrons-nous réa-
liser 710S projets?... — Ici, j'ai vécu avec elle. Est-ce
pour cela que j'y suis poursuivi de souvenirs?
PREMIER MEMORANDUM 63
Dîné. — Ma vie n'est qu'un mensonge. J'ai été gai
ce soir. — Il est venu des hommes. Joué jusqu'à neuf
heures et gagné. Des jeux magnifiques à prouver la
vérité des proverbes, si j'en avais la superstition. —
Encore une forte tête superstitieuse, Goethe! 11 croyait
à tous les présages et aux plus mystérieuses communi-
cations. (V. le r-'' vol. de ses Mémoires.) — A neuf
heures, repris une longue lettre à A... commencée. —
Lui parle de ma vie ici, de M... plus jolie que jamais,
mais naturelle avec moi, ce qui prouve la finale de
l'Oubli, mélancolique et rieur enfant de la Légèreté du
cœur humain. Tant mieux! du reste; elle sera moins
malheureuse.
Écrit ceci, — et vais me coucher et lire un peu. 11
est minuit et demi.
Interrompu, et repris
le 5 Novembre.
Je ne marche que par saccades dans ce Journal.
Depuis le 28, ma vie s'est singulièrement dissipée. —
Visites, dîners, jeu, et au milieu de tout cela le vide
du cœur et de la pensée, enfin l'existence de pro-
vince. Le soir arrivait, et dans le néant de chaque jour
je n'avais pas le courage de le noter.
64 PREMIER MEMORANDUM
Cependant j'ai lu et écrit, mais seulement des let-
tres. — G... devient d'un laconisme ennuyeux, et de
Guérin fait pis: il ne répond pas. G... ne me mande
rien de nouveau, si ce n'est l'arrivée de la sœur de
B... et la rencontre dans le même logement de la
vicomtesse A... au cou superbe de grosseur, de force
sculptée et de blancheur bleuâtre. Nous irons chez elle
probablement.
J'ai fini les Mémoires de Goethe. — Beaucoup moins
intéressants que je ne croyais. — Le voyage d'Italie
qui les termine est beaucoup mieux, mais Goethe y
parle trop (du moins pour moi) des objets d'art, qui le
préoccupaient beaucoup dans sa jeunesse. J'aurais
mieux aimé des impressions d'un autre genre, mais ces
diables d'Allemands vivent d'une vie admirative, et je
ne comprends pas que la Critique (à part les sciences)
puisse exister dans ce pays-là. On y a trop le besoin
d'admirer.
Mes parents sont toujours pleins de bonté douce et
d'attentions. Rien ne trouble et ne troublera, j'espère,
notre harmonie. — J'avais cru trouver ma mère plus
changée. Au physique, elle ne l'est presque pas, si ce
n'est du front, qui a un peu vieilli.
Je vais m'habiller pour dîner. — Me suis habillé. —
Lu V Histoire de la Révolution française par M. de Cony.
— Allé dîner chez ma tante. — Bu d'excellent bor-
PREMIER MEMORANDUM 6f
deaux, qui n'a pas noyé l'ennui. — Revenu chez ma-
dame de... Causé avec beaucoup d'impétuosité. — Dit
mille bouffonneries. — Soupe. — Ecrit ceci, et vais me
coucher et lire dans mon lit.
7 Novembre.
Lu hier toute la journée. — Habillé le soir. — Des-
cendu au salon. — Un peu souffrant et d'une grande
indolence. — A cause de cela, rien noté.
Aujourd'hui, éveillé à huit heures. — Pris un bain
de pieds. — Lettres et journaux. — Cette folie de
Louis Bonaparte est pitovable. Ce sont là des conjurés
de collège auxquels il faudrait donner le fouet... —
J'aurais cru Paretto et Fialin de P... compromis dans
cette échauffourée, mais ils auront trouvé cela trop
bête, car j'ai vainement cherché leurs noms.
Lu Cooper dans mon lit jusqu'à onze heures. —
Levé. — Habillé. — Lu encore. — Dîné. — Pas con-
tent de mon appétit, qui est toujours vorace et que je
dois mater si je ne veux point gagner ce malséant
embonpoint dont j'ai toujours eu horreur. — Bu de la
liqueur après dîner et fumé une cigarette. — Allumé
du feu et repris Cooper. — Nul intérêt dans cette
lecture et à peine de l'attention. — Le souvenir de ...
66 P R E M I E R M E M O R A N D U M
me dominait entièrement et remuait en moi des flots
de tristesse. — A quatre heures, R... m'a apporté une
lettre qui était d'Elle. — Toujours la même, toujours!
Je n'ose penser à ce que deviendrait ma vie si ce dernier
cœur allait changer aussi, mais je ne crains pas... Non!
je ne crains pas... car si je craignais, je... Je ne le
dirai point devant vous, chastes Étoiles !
Resté sous le poids de cette lettre jusqu'à l'heure
où je suis descendu au salon. — M. de Saint-Q_.
est venu m'ofFrir son tilbury pour demain. — Accepté.
— Je vais à Sainte-Colombe. La marquise d'H... y
sera, — La connais seulement par ouï-dire, à travers
les malveillances de province qui, comme certains
cristaux colorés, décomposeraient la lumière. — N'en
veux rien penser avant de l'avoir vue. — • Reçu ma
cargaison de liqueurs et le manuscrit de Germaine que
je ferai lire à Léon. — Fait une visite à ma tante, la
mère des sept douleurs à l'en croire. — Cette femme
a la fureur d'être malheureuse. — Je me suis plongé
dans une excellente bergère devant un grand feu et
l'ai écoutée patiemment gémir comme une Élégie, dans
un état qui tenait de l'ennui et de la résignation, silen-
cieux, les yeux à moitié clos et la main jouant avec le
gland de mon bonnet de velours noir. — Rentré. —
Soupe. — Pris une espèce de grog composé de sucre,
d'eau-dc-vie et d'eau chaude, un puissant digestif,
PREMIER MEMORANDUM 67
j'en réponds! — Monté chez moi. — Feuilleté certains
papiers avec une inexprimable tristesse. — Aujourd'hui
a été un jour fatal pour ce diable de sentiment qui
amollit et par conséquent ne vaut rien. — Fini
Cooper. — Vais me coucher, et de peur de cette
grande souffrance trop connue et redoutée, l'oisiveté
dans l'insomnie, je lirai probablement encore, jusqu'à
l'arrivée du frère de la Mort, qui sans les songes dont
il est rempli serait aussi beau que sa sœur Éternelle,
— Il pleut au dehors et mon foyer s'éteint. Felicissima
Notre !
10 Novembre.
Passé les jours précédents à Sainte-Colombe. — Vu
la marquise d'H..., une inconsistent woman ! — Nul
débris de Beauté: un œil flétri, un teint plaqué de
blanc et de rouge, du bavardage sans esprit et des
manières pleines de prétention, — Absence complète
d'aristocratie enfin, — Je crois avoir déplu considéra-
blement à la dame, car elle ne m'a pas prié d'aller chez
elle à Paris, chose dont je ne me pendrai pas, connais-
sant comme je le fais le salon de cette catin dévote et
carliste, — Elle a vu dès les premiers moments que
68 PREMIER MEMORANDUM
je ne grossirais pas le nombre de ses courtisans, et j'ai
imprégné le peu de paroles adressées à elle d'une forte
dose d'ironie, reprenant en sous-œuvre ce qu'elle disait
et l'exagérant jusqu'à l'absurde. — Après le thé, assisté
à des conversations littéraires vraiment curieuses. De
la critique comme celle du marquis et de la bégueule
de VÈcole des Femmes. — Que ce pauvre Guérin aurait
souffert en écoutant cela! Moi je riais, mais ce rire
était triste. On jaugeait les bêtises. — Revenu ennuyé
et avec des torrents de mépris pour tout ce que j'ai vu
et entendu.
N. B. Ce qui me frappe le plus en province, c'est
le faux.
Aujourd'hui, réveillé souffrant après une nuit agitée.
Une torpeur plutôt qu'une douleur de tête, et des dé-
chirements dans la poitrime. — Lu les journaux. Rien
de neuf, si ce n'est le succès de Gomez et de Las Car-
l'tstas en Espagne, et l'arrivée du danseur Guerra à
Paris, baladins parfumés et baladins sanglants. —
Repris V Histoire de la Révolution par M. de Cony. Mau-
vais livre, sans style, où respire l'esprit de parti le
plus outrecuidant et où l'on vomit l'injure contre le
duc d'Orléans, afin d'en éclabousser son fils. Mais
vaine tentative ! Cet homme sans passions n'appartient
qu'à l'Histoire des temps futurs, qui rendra justice à sa
prodigieuse intelligence.
PREMIER MEMORANDUM 69
Levé vers midy. — Habillé. — Joué avec les chats
et les ai observés jouer. — Commencé une lettre.
— Dîné, — assez bien. — Pris du vin de Malaga
et du kirsch-wasser. — Sorti dix minutes dans le jar-
din. — Les objets extérieurs, mais surtout une pierre
et un poirier qui n'ont pas changé depuis mon en-
fance, m'ont rappelé les jours passés. — Je m'éton-
nais de n'être pas ému de souvenirs qui auraient ému
un autre que moi. Je ne l'ai été en remontant ainsi la
chaîne de mes jours qu'en arrivant à l'époque de mon
amour pour... Mais aussi c'a été la vie pour moi et
une afFreuse, délicieuse et profonde vie, profonde
comme les mers ! — Elle m'a fait homme. — Tordre
le cœur épuise les larmes de l'enfant. — Les meilleures
épées (celles qui flamboient aux mains des archanges)
sont tordues. Il en est ainsi de nos âmes. Quoique je
devienne maintenant, je porterai les marques de cette
vie passée. A moins de m'anéantir, Dieu lui-même ne
pourrait pas l'effacer. —
Donné des manchettes à blanchir. — Reçu une visite
de Saint-Q_. — Ennuyé doublement par moi et par les
autres. — Monté chez moi, — Rêvassé. — Plein de
pensées qui cherchaient à déborder et que j'ai rete-
nues, mais douloureusement, comme on retient son
haleine dans son sein. — Oh ! dès demain je balaierai
mon esprit de ce limon du fond des eaux, en me jetant
yo P R E M 1 E R M E M O R A N D II M
à quelque idée qui soit le souffle de toute cette écume
que je veux répandre et sécher sur les grèves d'une
imagination devenue aride. — Traduire, penser, étu-
dier, attirent l'attention et la maintiennent. C'est excel-
lent pour le tous-les-jours. — Mais quand on a de
certaines facultés, U7i esprit viole?it, ce fragment de
poète que je sens en moi, il faut parfois autre chose ,
qu'une étude sévère. Il faut se jeter en dehors pour
s'affaiblir. Il faut ouvrir les veines à cette imagination
torturante et la plonger, comme Sénèque, dans le bain
chaud où elle finira par mourir.
Écrit à Th.., — puis à G... — puis à Léon, — Pensé
à ... et aussi à Paris et à notre vie écoulée et qui ne
recommencera plus, du moins dans les mêmes termes.
H... est venu et m'a demandé un avis comme à un
avocat. Fort heureusement, le point de Droit n'était
pas difficile. M'en suis débarrassé honorablement et
sans embrasser ma cliente, une jeune fille pourtant. —
Soupe. — Causé au coin du feu avec ma grand'mère,
— Souffrant toujours. Ecrit ceci, et je prends l'envie
de dormir.
Lu. — Écrit. — Travaillé toute la journée d'hier.
P R E M I E R M E M O R A N D U M 7 I
Le soir très souffrant et couché sans avoir écrit de mon
Journal. — Pas sorti que dans le jardin.
J'ai commencé un conte (^Bruno). C'est une soupape
à certaines idées qui m'obsèdent. J'en écrirai un bout
chaque soir. — Aujourd'hui levé toujours souffrant,
après une nuit pleine d'affreux rêves. Le temps qu'il
dure, le rêve est une réalité ; et après qu'il est évanoui,
le souvenir n'en fait-il pas une réalité encore ?
Habillé. — Lu les journaux. — Il y avait dans les
Débats une lettre sur l'Espagne infiniment remarquable.
— De qui est-elle ? Je ne sais. Elle est signée A. G. —
Sorti dans le jardin. Un temps meilleur qu'hier. La
terre est mouillée des pluies tombées, mais du moins
le soleil a brillé jusqu'à une heure d'après midi. —
Rentré à cause du froid après ma promenade. — Lu et
corrigé le manuscrit que je dois envoyer à Léon, afin
qu'il ne se crève pas trop les yeux dans un pareil grif-
fonnage. — Écrit ceci, et vais dîner, ce qui peut passer
pour un déjeuner dans les habitudes de Paris.
Au soir.
Dîné. — N'ai mangé que des huitrcs de rocher^ —
Lu jusqu'au jour tombant. — Pas sorti. - Rêvassé.
— Réfléchi sur ma vie ici. Il me serait impossible de
7-2 PREMIER MEMORANDUM
la faire durer longtemps, malgré l'amabilité vraie de
mon père et de ma mère. — J'ai besoin de Paris, peut-
être parce que je ne suis pas heureux. — En province,
il faut vouloir le mouvement; à Paris, il vient vous
trouver, ce qui arrange fort un caractère aussi indo-
lent que le mien. — Souffert de l'estomac et des nerfs.
— Pris de l'éther dans de l'eau sucrée. — Continué
V Histoire de la Révolutioîi. — Ma mère m'a envoyé
chercher pour jouer. — Perdu. — Soupe. — Causé
au dessert, mais non longtemps. — Remonté chez
moi. — Ecrit ceci, et vais me jeter au lit et lire.
Interruption du Journal pendant quelques jours. —
Ma belle-sœur est arrivée, et depuis ce jour j'ai dissipé
mon temps sans en rien retenir. A peine si j'ai lu. —
J'ai usé la vie à dire des balivernes comme une femme
et avec des femmes. Combien vit-on dans la vie?
Mais à présent ;> retourne en grondant à mon antre. Les
premières politesses sont faites, et je ne suis pas assez
intéressé par ce que je vois et j'entends pour sacrifier
à cela mon besoin d'être seul et de travail.
PREMIER MEMORANDUM 7^
Hier, Dimanche. — Fait éveiller pour aller à la messe
de six heures. La nuit dure encore à cette heure dans
la saison où nous sommes et j'aime cette messe dans
l'obscurité. On voit le jour blanchir peu à peu les vi-
traux de l'église ; l'autel seul est éclairé par les cierges,
le reste est dans l'ombre. A peine si l'on distingue les
femmes d'ici, le capuchon de leurs mantelets sur leurs
tètes. Tout cela a un caractère mélancolique qui me
touche. C'est aussi une impression d'enfance. — Lu
hier la Revue des Deux-Mondes. Il y avait une lettre de
madame G. Sand. — Pleine de verve de style à certains
endroits, mais d'un républicanisme de mauvaise tête, à
la Rousseau, et d'expressions analogues, ce que j'ai
en détestation et en dégoût.
25. Mcrcredy.
Avant-hier je n'achevai pas le Mémorandum du jour
interrompu pour faire ma toilette. Comme je l'ai écrit
à cette coquette d'A... s'habiller, babiller et se désha-
biller, voilà une partie des graves occupations d'ici.
Hier, c'était gala. Je ne mangeai point, par respect
pour les femmes et pour les baleines de mon gilet,
deux choses d'une égale importance,- Le soir, je pris
74 PREMIER MEMORANDUM
ma revanche et dévorai comme un crocodile, si bien
que je m'endormis en vrai monstre repu. — Depuis
que je manque de cet excellent café de Corazza,
spirituel et divin breuvage, j'éprouve une véritable
torpeur d'Anglais après mes repas; c'est le pont qui
conduit au sommeil.
Aujourd'hui, éveillé à huit heures. — Lu dans mon
lit. — Levé. — Pas déjeuné. — Descendu au salon.
— Causé et lu les journaux. — Spleenétique toute la
journée. — Dîné et défendu vigoureusement mon ami
G... qu'on attaquait indirectement avec la malveil-
lance des esprits de province. J'aurais dix mille lances
comme Guillaume le Conquérant, que je les romprais
pour lui. — Il n'y avait là que la belle-mère de mon
frère et ma belle-sœur.
Après dîner, resté quelque temps dans le salon à
causer par amour de la taquinerie. — Bu du genièvre.
— Monté chez moi. — J'avais laissé des lettres s'amon-
celer sans y répondre. Y ai répondu fort au long sans
faire autre chose jusqu'à neuf heures. — Soupe. —
Remonté. — Travaillé à Bruno. Écrit deux pages. —
Le froid m'a pris, mon feu n'allant pas. Je crois que je
vais me coucher et lire dans mon lit. — Le temps a
été froid et vibrant de longues et tristes rafales du vent
du Nord. — Je ne suis pas sorti. J'attends le sec pouf
me hasarder à promener.
PREMIER MEMORANDUM yf
24. Jeudi.
Eveillé à huit heures. — Lu dans mon lit VOrgatii-
sation judiciaire, de Bentham, livre bien fait, le meil-
leur ouvrage de l'auteur et qui a résisté dans mon
esprit à une seconde lecture. — Habillé. — Continué
ma lecture. — Les journaux ne sont pas venus aujour-
d'hui. — Après Bentham, lu Shakespeare jusqu'à l'heure
de la toilette. — Avant dîner, reçu une lettre de ...
une de ces lettres qui influent sur mon humeur le reste
de la journée et qui consolent de l'ennui de vivre. —
Dîné. — Sorti après dîner. — Le temps était sec.
Beaucoup de vent et un soleil d'hiver. Le froid m'a
saisi. — Fait une visite à ces dames D... Elles m'ont
donné d'excellent café, et je suis resté à causer chez
elles jusqu'à neuf heures. — Rentré. — Soupe. — Pris du
grog pour animer mes esprits déjà fort excités. — Raillé
ma belle-sœur. — Monté chez moi. Mon feu s'était
éteint à m'attendre. — Couché. — Écrit une lettre dans
mon lit et ceci enveloppé dans mon manteau. Bonsoir!
Le 25.
Éveillé à huit heures. — Pas levé, écrit et lu dans
mon lit. — Envoxé un billet à Alfred B... pour le prier
76 PREMIER MEMORANDUM
de me prêter quelques livres dont j'avais besoin. —
Pauvre B...! sa femme est extrêmement malade, il la
quitte à peine. Est-ce qu'il l'aimerait assez pour que
ce lui fût un affreux malheur de la perdre? Quelle vie
changée que celle de cet homme! Il a à peine trente
ans et le voilà éteint, calme et serein, cultivant les
fleurs, un peu la musique, chérissant la solitude.
Quelle série d'idées, quelle réflexion, quelle transfor-
mation intérieure l'a conduit au point où il est arrivé?
Est-ce la fatigue? Je crois que la fatigue et l'ennui
décident d'à peu près tout dans la vie des hommes, à
une certaine période de leur existence, mais on va
bien loin encore quand on est lassé !
Levé. — Lu les journaux. — Il y avait la seconde
lettre sur l'Espagne, dont la première avait été si re-
marquable. Aussi intéressante que la première. —
Reçu un billet d'Alfred B... en réponse au mien. —
Sorti dans le jardin. Un temps gris et couvert, avec dis-
position à la gelée, que je préférerais de beaucoup
aux pluies continuelles qu'il fait ici. — Commencé une
Vie de Biiffon par Condorcet. — J'ai envie d'étudier un
peu Buffon, sous les rapports du style, quoique ce
styliste ne m'ait jamais plu. — Mais peut-être ai-je tort?
Je me romprai à cette lecture. Il faut cesser d'être
exclusif, rude combat que j'ai à me livrer.
Diné. — Un damné dincr maigre ! Nous suivons
PREMIER MEMORANDUM 77
rigoureusement ici la règle catholique. — Ai combiné
du kirsch-wasser et du curaçao et ai avalé le tout en
guise de digestif, ce qui ne m'a pas empêché d'avoir
un furieux mal d'estomac. — Une souffrance vague,
la paresse, l'ennui, m'ont fait rester dans le salon. —
Il est venu du monde. — Je me suis couché, à moitié
assoupi, à moitié triste, sur le canapé. — La nuit est
tombée. — Des fragments de vie écoulée se présen-
taient à mon esprit. L'âme souffrait plus que le corps.
— Après une lutte dont personne n'a pu se douter,
j'ai demandé ma lampe et suis monté chez moi. — J'ai
écrit une longue lettre à G... pour me soustraire à
certaines idées. — Repris et achevé la Vie de Buffon
par Condorcet. — Pâteusement écrite, avec abus de
mots vagues, abstraits, sans couleur. Nulle recherche
des influences de la vie sur le talent. De la critique
générale sans profondeur et sans application intelli-
gente. — En somme, une pauvre chose, comme tout
ce qu'a fait Condorcet, je crois. — C'était un homme
dont toute la valeur personnelle consistait dans un
esprit de parti d'une énergie, d'une persistance et d'une
abnégation incomparables.
Je n'ai pu veiller, je tombais de somincil.
78 P R E M I E R M E M O R A N D U M
26. Samedy.
Éveillé à huit heures. — Lu et écrit dans mon lit
jusqu'à onze. — Levé. — Habillé. — Descendu. —
Pas de lettres. • — Lu les journaux. — Perdu le temps à
diverses choses. — Dîné. — Fumé. — Rêvassé une
partie de l'après-midi. — A quoi? D'abord à... alpha
et oméga de toutes mes pensées. Mais qu'elles meurent
à la place où elles naissent, et que le monde, ce trou-
peau d'esclaves sans cœur, les ignore à jamais ! ■ —
Triste, — maussade comme le temps; — des pluies
éternelles et un vent de résonnances funèbres. —
Payé une boîte qu'on est venu m'apporter, une solide
boîte pour mes vagabonderies . — Fait ma toilette. —
Sorti. — Passé deux heures chez ces dames D... Causé
mais sans entrain. — Achevé le soir chez M. D. M. —
Pas joué. — Revenu las, et couché.
27.
Aujourd'hui (comme c'était Dimanche), levé à six
heures et demie pour la basse messe du matin. — Rêvé
à bien des choses pendant qu'on la disait, toutes choses
r R E M I E R M E M O R A N D U M 79
du passé. — Revenu. — Un temps de pluie comme à
l'ordinaire. — Ce maudit temps ne finira donc pas? —
Fumé deux cigarettes. — Causé une partie de la ma-
tinée avec ma mère, et joué avec un chat, le plus
voluptueux animal qui fut jamais. — Achevé et ca-
cheté une lettre commencée. — Dîné. — Après dîner,
R... est venu m'ennuyer de ses insignifiances pédan-
tesques. — Fumé. — Descendu le soir dans le salon.
— Il est venu du monde. — Causé un peu (comme on
cause en province) sans renvoi de la balle. — Ma belle-
sœur avait les yeux fortement cernés ce soir, ce qui
donnait beaucoup d'expression à son regard. — Jus-
qu'ici je ne l'avais pas vue aussi bien qu'hier. —
Resté d'indolence jusqu'au souper dans le salon. —
Songé. — Ma santé est excellente. — Raconté des
histoires de spectres et d'apparitions après souper. —
Remonté chez moi. — Fait causer sur beaucoup de
gens du peuple connus dans mon enfance ma vieille
Jeanne, une espèce de bonne qui n'a jamais quitté la
maison de ina mère. — L'ai renvoyée à minuit et me
suis couché.
8o PREMIER MEMORANDUM
Cout.inces, Samedi 5 Décembre.
La semaine entière s'est passée en dîners. On appelle
cela fêtes dans ce pays. J'étais tellement las de ces
brouhahas de chaque jour et la tête si lourde chaque
soir, que je n'écrivais point et me couchais. D'ailleurs
quoi écrire? Si cette vie durait que deviendrait l'In-
telligence? Ce ne serait pas même une manière douce
et bonne de se faire stupide.
J'ai joué l'Alcibiade tout ce temps. J'ai bu plus que
ces Normands grands buveurs. — Ils s'étonnaient
qu'un efféminé de ma taille, un damoiseau de Paris,
résistât mieux qu'eux aux liqueurs fortes. — Et cela a
été cependant. Mais j'ai fini, et je vais revenir à mon
système de sobriété pythagorique, — sans grand effort,
comme je fais toutes choses. Quand on n'a goût à
rien, on laisse aisément tout.
Je suis arrivé aujourd'hui à Coutances pour voir
mon frère. — Arrivé à quatre heures de matin par une
tempête effroyable. — Nous sommes sur la côte et
nous recevons le vent de première main. — Levé tard.
— Habillé. — Sorti. — Allé chez Léon. — L'ai trouvé
bien portant et heureux, heureux au delà de toute
expression, — renouvelé sur tous les points. L'ai
quitté renversé, confondu, mais enchanté pour lui
PREMIER MEMORANDUM
que je ne peux pas ne point aimer, enchanté de le
voir dans des dispositions d'âme et d'esprit d'une
placidité et d'une suavité si parfaites, — Cela durera-
til? Voilà la question qui fait revers. Je souhaite pour
Léon qu'il y ait dans la religion et ses pratiques un élé-
ment de fixité et de durée pour les âmes comme la
sienne, vives et agitées. — Il m'a demandé un livre de
prières que je lui achèterai demain. Qu'il prie par moi
et pour moi s'il ne prie pas avec moi. J'aime les prières,
non que je croie à leur efficacité, mais parce que prier
pour quelqu'un, c'est penser h lui.
La ville est vieille, à petites rues, à maisons basses,
le tout enveloppé dans une pluie fine et dense et re-
couvert d'un ciel sombre et gris m'a paru d'une indi-
cible tristesse. — Et d'ailleurs voyager (et voyager seul
comme je fais, sans un être, pas même un chien, qui me
suive,) me rappelle la définition de madame de Staël qui
disait les voyages le plus triste plaisir de la vie. — N'ai-jc
pas laissé des morceaux de mon cœur derrière moi?
— Ai supprimé le déjeuner, — pris seulement un
bouillon. — Allé voir ma tante, malade et ennuyée, —
rentré. — Lu jusqu'au dîner et pas ressorti de la journée.
— Pensé à... et à mes amis de Paris avec une mélan-
colie inexprimable. — Th.. . recevra ma lettre demain,
— une lettre folle et railleuse autant que je suis ner-
veux et morose, ce soir. — Pour ne pas succomber
PREMIER MEMORANDUM
SOUS le faix intérieur, continué courageusement de lire,
mais l'attention lâche. — Dîné. — Ai mangé une moitié
de poulet et du céleri. — Après dîner, repris ma lecture.
— L'ai poursuivie dans la soirée. — Puis ai écrit à ma
mère sous l'impression de ce jour d'isolement et de
souffrance, mais non une lettre intime. — Depuis long-
temps, je n'en écris plus les jours où j'aurais le plus
besoin de confiance et d'abandon. — Tracé ce mémo-
randum avec une plume d'auberge, dans une chambre
d'auberge, bien nue, auprès d'un feu qui s'éteint. — Vais
cacheter ma lettre, me coucher, et je lirai dans mon lit.
Dimanche. 4 Décembre 1836.
Aujourd'hui mieux qu'hier. — Les nerfs relevés et
l'esprit aussi. — Éveillé à neuf heures. — Lu Shakespeare
dans mon lit. — Levé. — Le coiffeur est venu. — Habillé
(avant de m'habiller, j'ai écrit une lettre à madame...).
Prêt à midi, — avalé un bouillon debout (mon déjeuner
actuelj et sorti. — Le temps est toujours gris, bas et
humide, mais il se contient assez (comme ils disent ici),
et la pluie ne tombe qu'avec le jour, vers le soir. —
Allé voir Léon. — Causé. — Madame ma tante m'a fait
dire qu'elle était trop souffrante pour me recevoir. —
Fait une visite à un de mes camarades d'enfance marié
PREMIER MEMORANDUM S}
et qui m'a présenté à sa femme, — blonde comme du
café au lait, pas jolie, mais de cette laideur qui parle
aux passions infimes plus que la beauté même. — Rentré,
— Ressorti pour une autre visite chez madame P... D...
A dû être jolie, celle-là, quoique je l'aie vue assez
confusément. — Pèche par le front qui manque d'intel-
ligence, mais c'est peut-être là le front que doit avoir
la femme. Je ne crois point, si je me rappelle bien les
belles statues grecques, qu'elles aient le front déve-
loppé. — Suis allé par le Boulevard. — Pas mal comme
promenade, mais sans grandeur. — Revenu par la ville,
une laide et ignoble ville, de par saint Patrice ! — Acheté
du papier à lettres et de la cire. — Ai traversé la cathé-
drale qu'ils disent un morceau magnifique; c'est pos-
sible. Je ne me connais point en architecture. Mon
impression brute a été à l'avantage de cette cathédrale,
parce qu'elle est vaste et que l'espace est ce qui me
touche le plus dans les églises et dans tous les monu-
ments. — Les vêpres finissaient, ce bel office catholique
qui évoque en moi par l'heure et par la psalmodie des
mondes de souvenirs.
. . . Rcnieiiiber tlicc !
Ay, poor ghost, wliik- nicniory holiis .1 sc.it
Iii lliis liistr.ictcJ globe, ix-ilicillbcr thcc I
Rentré à l'hôtel. — La pluie commeni;ait à tomber.
84 P R E M I E R M F, M O R A N D 11 M
une pluie dense, subtile, incessante, lente, raies de
petites perles fines, mélancolique parure des jours
d'hiver. — Le vent recommence de souffler sa grande
plainte, sa sonore lamentation. — Fait du feu, et écrit
ceci avant dîner.
Au soir.
Ai reçu avant dîner une visite de F. M. M'a prié à
dîner pour Mercredi. — J'irai. — Dîné fort tard. ■ —
toujours de l'appétit, — beaucoup plus qu'à Paris ; cela
tient, je suppose, à la différence de l'air. — Après dîner,
tombé en angoisse d'ennui et de désespoir. — Pour-
quoi? je ne le sais pas; pourquoi cette fièvre puisque
la vie est toujours la même? — Rêvassé et bataillé contre
moi. — Ecrit des lettres, — un courrier énorme! —
Travaillé fort avant dans la nuit et jusqu'au matin, je
suppose, car j'entends les coqs chanter dans les cours.
H me prend envie de dormir.
Lundi 5.
Assez bien dormi et sans rêves, du moins pénibles.
— Éveillé à huit heures et demie. — Levé. — Cacheté
des lettres. — Lu Shakespeare et le commencement du
i
PREMIER MEMORANDUM 8ç
voyage de Quin jusqu'à onze heures. — Le coiffeur est
venu. — Habillé. — Sorti. — Porté moi-même meslettres
à la poste. — Acheté un livre de prières pour Léon. —
Allé le voir jusqu'à trois heures. — Lu ensemble (c'est
lui qui lisait; je ne me sens plus le courage de lire ce
que j'ai écrit,) le commencement de Germaine, cette
désolation des désolations. — Nous lirons ainsi tous
les jours jusqu'à la consommation de ce triste livre. —
Revenu chez moi. — Le temps est à la pluie, mais à la
pluie furieuse. G..., un de mes camarades d'école
à Caen, est venu me voir. Il vit dans les boues des envi-
rons, chez sa mère, une exigeante chienne, je m'ima-
gine. — N'est pas trop malheureux, m'a-t-il dit, et ses
joues roses m'ont bien prouvé qu'il ne mentait pas et
qu'il ne connait point l'ennui :
. . . poco spcra e lUiUa cliiede !
Vases d'élection que toutes ces coquilles d'huîtres!...
Et pourquoi faire le dédaigneux du Bonheur qui suffit
à d'autres? Les choses et eux sont en harmonie, ils sont
dans l'ordre; nous, nous n'y sommes pas! N'ai-je pas
vu dernièrement le cousin de G... heureux aussi de
promener tous les jours un chien en laisse? Celui-ci
ne dcpense-t-il pas son activité dans des occupations
semblables? Il tirote des perdrix, craint les rhumes.
86 PREMIER MEMORANDUM
met sa casquette à table, ne boit pas, n'embrasse que
ses sœurs, et pour le moment porte le deuil de
Charles X.
Après G... M. P... est venu me prier à dîner
pour demain. — Il faut bien que je dîne chez lui sous
peine d'impolitesse. J'y dînerai donc. — D'ailleurs il
faut que\'étud'\e\cifemme de ce sot probable qu'\ l'échappe
belle s'il n'est qu'un niais. — Il a fait le sentimental, et
moi d'emblée, moi, « indifférent enfant de la terre », j'ai
bravement prêché pour mon saint, le sans-émotion, le
blank dead. — Dîné. — Pourquoi, depuis que je suis ici,
suis-je plus sombre après le dîner qu'auparavant ? — In-
fluence de la digestion, j'imagine. — Ecrit une immense
lettre àGaudin, dans laquelle je lui fais un long portrait
de ma belle-sœur, — un long portrait dessiné sans
mollir avec la plume de bronze de l'Histoire et assez
de verve dans l'expression. — Lui ai demandé s'il va
chez la comtesse Abrial, la Dudii de Lord Byron, mais
à trente ans.
Ma lettre écrite, relevé mon feu, — tisonné, — bu
un verre d'eau et de vin, maudit breuvage, mais je ne
veux plus boire d'excitants. — Marché dans ma grande
chambre d'auberge. — Pensé à... Moins agité qu'hier
soir à la même heure, mais pas tranquille encore. Les
spectres de la vie sont les souvenirs. — Écrit un peu du
Bruno. — Nulle abondance, nul entrain. 11 est vrai que
PREMIER MEMORANDUM 87
pour aucune chose, je n'ai d'ardeur en commençant.
— Écrit ceci. — Puis in bed!
Mardi — 6.
Une journée dépensée en soins extérieurs. J'étais
encore couché que l'on est venu me dire de la part de
Léon qu'il sortirait avec moi à dix heures et demie. —
Levé, coiffé, — habillé. — A dix heures et demie au
séminaire. — Revenu chez moi avec Léon. — Lu en-
semble jusqu'à midi. Il m'a quitté. — Porté une lettre
à la poste et exploré la ville, dont je n'ai pas été plus
content qu'à la première impression. — Rentré. — Fait
ma toilette. — Passé jusqu'à l'heure du dîner à lire
avec Léon, et lui ai laissé mon manuscrit. — Allé dîner.
— Décidément madame P... est encore un très souhai-
table débris de jolie femme. — La couleur de ses yeux
me plaît — bleu de mer — et la force de ses cheveux
châtain-clair derrière sa tête. — La bouche est ce qui
aurait le plus souffert du soufflet du temps, quoiqu'elle
soit jeune encore, mais malgré tout c'est une pâle tur-
quoise fort bonne à mettre à son doigt. — S'intéressant
de curiosité pour toutes choses qui tombent dans sa
monotone et ennuyeuse vie et en scindent le flot obscur
PREMIER MEMORANDUM
et lent. — En dehors de tout mouvement d'idées ac-
tuel. — Elle n'a pas lu Notre-Dame de Paris, l'opinion de
sa. société l'en empêchant. — Au bout de tous les actes
les plus innocents de la vie, il y a toujours la balise de
l'opinion de sa société que l'on ne franchit pas en
province, fond de mœu/s d'une hypocrisie dont on est
puni par un ennui affreux. — Je comprends (quand on
a du temps de reste) qu'on vienne en province passer
un hiver, ne fût-ce que pour couper avec de l'ironie
ces barrières de fil si respectées, ces fétus qu'on prend
pour des murs de granit. — Ce fil, comme on le don-
nerait bientôt à retordre aux maris! Je suis sûr qu'on
ferait une belle raffle de toutes ces pauvres créatures
qui n'ont que leurs enfants à aimer. Il v a de ces bai-
sers que j'ai vus donner à des enfants qui étaient de
terribles actes d'accusation dressés contre les pères. Les
garanties de la vertu des femmes en province sont dans
le niveau général de la société, — explication des succès
de garnison. — Quand il y a un scandale dans une petite
ville, qui le cause? Quelque jeune homme revenu des
écoles, qui tranche un peu sur le fond commun des
habitants de l'endroit et qui cessera d'être redoutable
quand il commencera de leur ressembler.
Mais qu'un homme habitué au séjour de Paris ou
aux voyages (les voyageurs ont une supériorité nette
sur les autres hommes aux yeux des êtres sédentaires
PREMIER MEMORANDUM 89
et nerveux comme les femmes) habite six mois une
petite ville, qu'il soit un peu et même extrêmement
singulier dans ses opinions, mais très convenable dans
ses manières (éclairant toujours ses opinions par un
côté, jamais par deux, et les laissant insoucieusement
tomber, la province n'aimant pas la discussion et vou-
lant s'éviter le dérangvment de comprendre), dur jus-
qu'à la férocité dans ses jugements sur les choses et
encore plus sur les personnes, mais froid jusqu'au plus
complet dédain (tuant avec la parole comme avec la
balle, sans se passionner), grave et intellectuel (il faut
cela au xix*^ siècle) dans les habitudes de la matinée
sur lesquelles on vous fait une réputation, mais homme
du monde en mettant son habit, le soir, et faisant la
guerre au pédantisme de toutes les sortes, — ■ expri-
mant des opinions austères en morale avec des paroles
légères et railleuses, et des légèretés (ne pas outrer
cette nuance) avec un langage solennel, — de façon
qu'on ne sache jamais où l'on en est quand on écoute,
— pas gai, et ne riant jamais que pour se moquer, le
rire étant alors une preuve évidente de supériorité;
pas mélancolique non plus : un homme mélancolique
n'est aimé que A'nne femme, — ne faisant jamais comme
les autres, parce que les autres manquent presque
toujours de distinction et qu'il faut marquer la sienne
non pour soi-même, mais contre eux, — se posant
90 PREMIER MEMORANDUM
hardiment absurde parce qu'il y a très souvent du
génie dans l'absurdité, — poétisant la beauté s'il est
laid et l'humiliant s'il est beau, tout ce qu'on possède
perdant de sa valeur immédiatement et les thèses
égoïstes étant ridicules à soutenir, — bien tourné et
ayant du regard (on se fait d'ailleurs du regard comme
de la voix (à force de chanter) quand on n'en a pas),
et si ces deux qualités ne se rencontrent point, toute-
fois et dans toute hypothèse, d'une élégance irrépro-
chable et d'une vraie lutte de recherche avec les
femmes. Nullement galant (mot qui n'est pas encore
démonétisé en province) et traitant les femmes avec
ce beau don de familiarité que Grégoire-le-Grand pos-
sédait, — attaquant par la vanité habituellement, et
par le mépris de l'amour avec les femmes passionnées
ou tendres, — tout cela relevé d'une magnifique im-
pudence et appuyé sur une grande bravoure person-
nelle, et si un pareil homme n'est pas, comme dit
Bbssuet, un ravageur, ou plutôt une révolution battant
monnaie dans toutes les chambres à coucher, j'accepte
le nom d'nnbécille et me crache moi-même à la figure
comme observateur.
Resté la soirée chez Madame P... Hlle regarde tou-
jours son mari quand elle avance quelque chose, non
par sentiment, mais par peur. — Lui ne se gène pas et
la bourre. — Elle n'n pas l'air malheureux cependant,
PREMIER MEMORANDUM
9>
mais on pourrait la rendre très malheureuse en lui
persuadant qu'elle l'est ou doit l'être, et alors... Mais
pourquoi ces pensées? — Rentré. Lu quelques papiers
envoyés par Léon et un chapitre de Vbnitation qu'il
m'avait recommandé de lire. Vlmiîation est un livre
sans saveur pour moi. — J'en sais plus long sur l'Amour
que l'auteur du livre, à ce qu'il me semble. — Rê-
vassé. — Pas en train de travailler. — Écrit ceci et
couché.
Mercredi 7. Au soir.
Levé à neuf heures. — Un temps meilleur que les
précédents. — Ecrit deux lettres et lu Shakespeare
jusqu'à l'arrivée du coiffeur (onze heures). ■ — CoifFé.
— Habillé et allé au Séminaire. — Resté jusqu'à trois
heures avec Léon, qui (Dieu merci) avance dans sa
lecture. 11 est profondément entré dans le second
volume de Gennaine. Revenu, et lu une heure les Con-
sidérations sur le dogme générateur de la piété catholique
par l'abbé Gerbet, — défense ingénieuse et logique,
mais dont il faudrait contester les points de départ,
donnés beaucoup plus par l'Histoire que par la raison.
Or, c'est par de la raison et du raisonnement que l'au-
teur voudrait enlever les résistances, et une fois acculé
92 PREMIER MEMORANDUM
à l'Histoire, il combat de là, mais n'a plus de retran-
chements. — Sorti. — Dîné chez F. M. — un diner
d'hommes. — Quels hommes, bon Dieu! — Me suis
ennuyé à avaler ma langue, et, fidèle à mon système de
sobriété, n'ai pas bu. — J'ai été fort content de moi,
car j'ai aussi peu parlé que possible et par mono-
syllabes. — Les convives étaient des avocats et des
notaires qui ont dégoisé adjudication tout le soir. Du
reste pas une idée, pas un mot, pas une accentuation,
qui sortît du bourbier du commun. Fatigué d'observer
cela, j'ai clos les yeux à demi (ce qui est le comble de
la distraction pour moi) et j'ai pensé à autre chose.
— Il y avait là pourtant le phénix du troupeau d'oisons
de l'endroit, l'avocat D. D. — Physionomie spirituelle
et souffrante physiquement, — mais un ton détestable,
et n'a rien dit que Ton put remarquer. Je ne pense pas
que ce soit une tête bien forte, en le mesurant par ses
opinions politiques. On m'a assuré qu'il était répu-
blicain. Que si c'est un talent de phrase, luords, vjords,
vjords, nous n'en avons pas eu aujourd'hui la moindre
révélation. Il m'a adressé la parole une ou deux fois,
mais j'avais résolu de fermer cette main trop souvent ou-
verte et de ne pas jeter la précieuse semence delà pensée
aux cailloux du chemin. — • Ai conservé sang-froid et
empire sur moi-même, si bien qu'ils ne peuvent pas
dire qui je suis, si ce n'est une taille de spectre vctu
PREMIER MEMORANDUM 93
de noir et une figure très dédaigneuse, comme le mari
de Marie Stuart dans Walter Scott dont le portrait
sévère et gracieux poursuit très souvent mon souvenir.
Joué toute la soirée. — Ai perdu, mais peu. — Le jeu
est une bonne chose dans le monde de province. C'est
un rempart. Il est moins intéressant pour soi que pré-
servant des autres. — La femme de F. M. a presque de
l'habitude, — elle ne s'étale pas trop mal dans un fau-
teuil. Du reste n'a que des côtés physiques sans beauté
mais non sans puissance. — Sa sœur est tellement mal
de toutes façons, que je n'en parle pas. — Rentré. —
Repris ma lecture de tantôt et vais la continuer dans
mon lit.
En répondant aux rationalistes, M. Gerbet, (dans son
livre du principe générateur) toujours dans l'Histoire
au lieu d'être dans la philosophie, se révolte contre
l'assertion de M. Damiron que : la première loi de la
société (à l'origine des choses) étant d'avoir immédiate-
ment des principes positifs d'action, il était de la sagesse
divine de les lui donner en la constituant, de les lui donner
par grâce prompte et spéciale. C'est pourquoi le rôle de
Révélateur a dû succéder pour Dieu à celui de Créateur,
non qu'à cet effet il ait pris visage et corps, etc., etc.
94 PREMIER MEMORANDUM
M. Gerbet oppose à cela l'Histoire, les traditions,
l'expérience. L'expérience nous apprend que dans la généra-
lité des hommes (d'abord pourquoi ce mot : généralité?)
l'intelligence naît à l'aide du langage qui leur est communi-
qué, etc., etc. (tout ce qui dérive de cette idée), et que
l'hypothèse en question, inconciliable avec les lois
expérimentales de l'esprit humain, implique un miracle
absurde opéré sans l'intervention d'une cause miraculeuse.
D'abord, la cause, c'est Dieu, que les rationalistes
affirment au lieu de le nier. Et quant à l'absurdité du
miracle, je vais tâcher de répondre à M, Gerbet pour
ma part de rationalisme.
Est-il plus absurde de poser le miracle de l'inter-
vention de Dieu dans la conscience des hommes, à
l'origine, quand ils avaient besoin de cette intervention
pour exister socialement, que de poser le drame de
la Genèse? Dieu, dans le premier comme dans le
second cas, n'a-t-il pas parlé une fois pour toutes? Ne
s'est-il pas fait Éducateur dans l'une et dans l'autre
hypothèse, non sous même forme, mais d'une certaine
manière qu'il n'a plus employée depuis? Quelle dif-
férence y a-t-il entre ces deux miracles : je les vois
tous deux nécessaires; où donc est l'absurde ? L'expli-
cation d'une origine comme celle de l'homme, c'est-à^
dire d'un fort grand mystère, est hasardée dans le
système des rationalistes comme des catholiques, mais
PREMIER MEMORANDUM 95"
au même titre, et non de manière à ce que l'un des
systèmes injurie l'autre; car tous deux partent de pro-
babilités et d'hypothèses (du moins dans ce cas-ci), et
ils brusquent l'explication d'un fait obscurément connu.
Dira-t-on que le langage a fait depuis l'intelligence,
et demandera-t-on pourquoi Dieu a agi d'abord d'une
manière et à présent d'une autre, puisqu'il est certain
que l'homme est le produit (intellectuellement) du lan-
gage et de l'éducation?
Mais c'est que justement le miracle était nécessaire et
que depuis l'homme n'a plus eu besoin d'éducateur
divin puisqu'il avait son père et sa mère. Dans l'hypo-
thèse rationaliste comme dans l'hypothèse théologique,
Dieu agissant immédiatement s'est retiré de la scène
et n'a plus agi sur l'homme que par l'intermédiaire de
l'homme. Pourquoi ? Parce que la nature des choses
et ses conséquences, la logique de Dieu, le voulaient
ainsi. Dieu avait-il besoin d'agir puisque l'homme pou-
vait le remplacer, et la première société n'était-elle
pas en germe toutes les générations de sociétés, sou-
mises aux lois qui avaient régi la première? Dieu n'a
créé immédiatement non plus qu'une fois. Opposera-
t-on à cette création directe, immédiate, le mode de
création médiate, la génération de l'homme par
l'homme, et l'intelligence comme la vie n'cst-elle pas
le flambeau que les hommes se passent de maii\ en
(p6 PREMIER MEMORANDUM
main, selon l'image antique, flambeau que Dieu seul
alluma et que, non par rapport aux individus (car on
peut se tuer et on se démoralise) mais par rapport au
monde, Dieu seul peut souffler !
Jeudi, 8 Décembre.
Eveillé à huit heures et demie. — Une journée
d'averses épouvantables, un vrai déluge. — Levé. —
Bien portant. — Écrit une lettre. — Fini le livre de
Gerbet. — Ecrit la note ci-dessus. — Le coiffeur est
venu. — Habillé. — Sorti. — Vu Léon. — Restés en-
semble jusqu'à trois heures. — Allé chez ma tante. —
Point reçu. — Revenu ici. — Lu avant et après dîner
un in-S** de 425" pages. — (Oublié de noter que je suis
allé chez un libraire demander des livres). J'ai nommé
cinq ou six ouvrages qu'on ne connaissait pas. — Impa-
tienté, j'ai demandé ce qu'on avait de plus nouveau. On
m'a offert Simon, ce qui montre où en est la lecture ici.
Moins triste que les jours précédents après le diner.
A... m'a écrit ce matin, mais ce ne peut être l'influence
de sa lettre qui ait agi sur mon humeur de ce soir. —
Je sentais bien que si je m'étais abandonné à certaines
idées toujours promptes à reparaître, j'allais retomber!
mais j'ai évité la perfide charmeresse en m'occupant. —
Ecrit une longue lettre à madame K... à qui je l'avais
PREMIER MEMORANDUM 97
promis. — Mon flambeau s'éteint et me force à finir
la soirée, qui du reste est fort avancée, que je crois.
\'cndredy. — 9.
Eveillé à huit heures. — Reçu une lettre de ... sur
laquelle je ne comptais pas. — Levé et le cœur léger
à cause, sans doute, de cette lettre. — Lu Shakespeare
une heure, puis repris Quin. — Le coiffeur est venu.
— Habillé. — Sorti.
Allé au Séminaire. — Léon a lu Germaine jusqu'à
cinq heures. Il pourra finir l'ouvrage demain. — iM'a
donné comme souvenir le petit livre de Louis de
Blois. — En le quittant, allé chez le libraire chercher les
Mémoires du Prince de Canino. Dîné, et pendant et depuis
le dîner les ai lus; — un in-8*' de 428 pages. — Lucien
m'a l'air d'un honnête homme et d'un niais à phrases,
républicain incorrigible, ayant, comme tous les publi-
cistes sans valeur, l'enfantillage d'une forme gouverne-
mentale. Il prend la politique dans la métaphysique au
lieu de la prendre dans l'Histoire, par conséquent
admire Sieycs avec superstition, ce qui ne l'empêche
pas d'être à genoux devant les grosses bottes de son
frère Napoléon.
6
98 PREMIER MEMORANDUM
Ces Mémoires ne valent que par l'époque qu'ils
retracent et à cause de la haute position de l'auteur.
En eux-mêmes, ils n'offrent aucun intérêt. — Par Maho-
met, j'en ai la tête lasse et je me couche !
My spirits grew dull, anJ foin I would bcguilc
The tedioiis day with sleep . . .
Saniedy, 10.
Levé, — rasé, — coiffé et habillé pour dix heures.
— Allé au Séminaire. — ■ Achevé Germaine avec Léon.
— Allé chez ma tante; — pas reçu. — Retourné faire
mes adieux à Léon. — Il entre en retraite, comme ils
disent, et aujourd'hui passé je ne le verrai plus. —
Atteint l'heure du dîner en lisant Notre-Dame-de-Paris
(la dernière édition). Je n'aime pas cet ouvrage, quoi-
qu'il soit la preuve d'un grand talent, talent d'artiste
et d'artiste plastique, procédant par masses et par
détails crus, sans réflexion, sans finesse, sans philoso-
phie. Des sauvages comprendraient cela comme un
tableau de Salvator Rosa. L'un et l'autre sont de
l'action.
Une idée m'est venue en lisant ce livre. Madame Dorval
PREMIER MEMORANDUM 99
a dû le lire souvent. Elle peint avec l'action de sa pan-
tomime ce que Hugo peint avec Yaction de son style
et de la même manière. Les rapports d'imagination sont
frappants.
Dîné. — Après dîner, habillé. — Mis deux cartes
chez F. M. — Passé le soir chez madame P... Son
mari n'y était pas, par conséquent a eu un peu plus de
naturel que s'il y avait été. — Rentré. — Écrit une
lettre. — Lu du Quin et écrit ceci en proie à mille
distractions... je pense à ...
Dimaiiclic
Lundi, 12.
Rien noté hier. Je prolongeai ma lecture très avant
dans la nuit et j'étais tellement dominé par les idées
que cette lecture avait remuées en moi que je me cou-
chai sans jeter ici (plage aride) une écume des rêves
qui se brisaient en mon sein comme mille vagues.
Aujourd'hui levé de bonne heure. — Lu jusqu'à l'ar-
lOO PREMIER MEMORANDUM
rivée du coiffeur. — Coiff'ë. — Habillé. — Lu encore
jusqu'à deux heures, heure du dîner chez madame P. ..
où j'étais invité. — Y suis allé. — Quand je suis
arrivé, j'ai trouvé la maison sens dessus dessous. Le feu
venait d'éclater à l'intérieur; — fort heureusement on
s'en est rendu maître en jetant bas un lambris.
Madame P... était dans un état d'épouvante et de ren-
versement, les nattes de ses cheveux défaites, les yeux
égarés, le teint taché d'ardentes rougeurs sur un fond
livide, avec des torsions de bras et des cris perçants.
— L'ai étudiée ainsi. C'était de l'effroi sans grandeur.
— Dîné fort tard à cause de cet événement. — Il
est venu du monde. — Causé et raillé. — Puis retombé
dans des silences inexplicables. — Ah! qui peut ré-
pondre à tous les pourquoi ? — Rentré. — Écrit un billet
d'adieu à ... — On m'a envoyé mes lettres et mes jour-
naux de Saint-Sauveur. — La comtesse de Saint-F...
est morte; deux fiers yeux de moins. Je m'imaginais
que Léonore Galigaï devait ressembler à cette femme-
là. — Je pars demain et quitte cette infecte et stupide
ville qui engendre mépris et ennui. — J'ai une immense
lecture à faire (l'Histoire de Sainte Élysabeth de Hongrie
par Montalcmbert) et je clos ici mon journal.
PREMIER MEMORANDUM
Saint- Sauveur-Ie-Vicomie. 15 Décembre.
Me voici revenu à Saint-Sauveur. — N'ai rien écrit
ces deux jours, la vie n'ayant pas encore reprisson cours
régulier. Aujourd'hui, jeté le temps aux quatre vents du
ciel! — Levé. — Reçu des lettres. — Lu le journal, —
puis la Revue des Deux Mondes du 1". — Habillé.
Dîné. — Joué. — Perdu. — 11 est venu du monde.
— Sorti. — Fait une visite à M. R... un brave cœur. —
Promené avec lui jusqu'à la montagne de Rauville. —
Le temps était froid et sec, mais beau, — le ciel bleu
sombre et uni à l'Orient, jaune pâle et semé de nuages
noirs au centre et rouge vers les bords, à l'Occident.
La lune enveloppée de vapeurs se purifiait en montant
dans le ciel. La campagne était pleine de bruits sono-
res. Un peu de brume aux horizons, les rivières tor-
rentueuses. — Tout en causant avec M. R... j'ai
pensé à Guérin; il aurait admiré cette nature et
m'en aurait fait jouir davantage. — Rentré. — Du
monde dans le salon. — Défendu madame de P...
qu'on attaquait injustement. — Lait une visite à ces
dames D... — Rentré. — Soupe. — Lourd. — Couché.
6.
PREMIER MEMORANDUM
i6 Décembre.
Eveillé à huit heures et levé à la demie. — Lavé. —
Peigné. — Habillé. — Reçu une longue lettre de G...
spirituelle et cvnique. — Reçu une visite. — Monté
chez moi. Remué quelques papiers et resté à rêver
jusqu'à l'heure du diner. — Dîné. — Pris du café. —
Déballé des livres. — Travaillé. — Ecrit à B... pour le
prier de m'envoyer quelques volumes. Il n'a pas pu,
n'ayant pas ses livres chez lui (mais chez son beau-
frère) et sa femme étant malade et ne supportant
pas qu'il la quitte, aimable exigence ! Lui obéit
comme un mari modèle, digne d'être conduit en laisse
comme un lévrier bien appris. — Écrit une longue lettre
à Apollina et fait mille choses. — Ne suis pas sorti. —
Le temps a été plu\ieux toute la journée, excepté ce
soir. — Le soir s'est écoulé avec assez de calme in-
térieur. — Lu à bâtons rompus jusqu'au souper. —
Soupe. — Causé. — Commencé une lettre à Th... que
j'ai jetée au feu à moitié. — Lu du Buffon jusqu'à cette
heure qui est celle qui suit minuit. — Vais me cou-
cher et lire encore.
PREMIER MEMORANDUM I03
17 Décembre.
Aujourd'hui, cveillc à huit heures et lu dans mon lit
jusqu'à onze les Mémoires de mademoiselle Quinault
aînée, ouvrage spirituel et amusant. — Levé. — Les jour-
naux sont venus. — Recommencé de lire jusqu'au dîner.
— Dîné, — un fâcheux dîner maigre! — Joué quelques
parties d'écarté et perdu. Depuis plusieurs jours je
suis en veine de malheur. — Monté chez moi. — Tra-
vaillé, écrit, rêvassé. — Pensé à l'avenir et au to be qui
commence à poindre dans tous mes horizons. — Je
vieillis, car les passions intellectuelles (épithète qui
n'est que d'une vérité relative) s'emparent de moi. —
Lu du Machiavel tout le soir. — Soupe. — Dit mille
folies; mais si l'on avait pu voir le fond de ce rire in-
sensé ! — Remonté et mis au lit incontinent. Demain est
Dimanche, et contre mes habitudes tardives, je vais à
la messe de six heures, avant le jour.
18 Décembre. — Dimaiiclie.
Levé à six heures. — Allé à la messe. — Revenu. —
Lu les Mémoires de mademoiselle Quinault tout le matin
104 PREMIER MEMORANDUM
jusqu'au dîner. — Dîné. — R. est venu. Ne l'ai pas
même écouté me bourdonner ses riens aux oreilles. —
Monté chez moi. — Rêvassé au jour tombant et au
coin de mon feu, ennuyé et triste. — Lu deux heures.
— Redescendu. — Perdu le temps à diverses choses.
— Pas veillé.
19. — Lundi.
J'ai passé la nuit dans des rêves affreux, — j'ai été
rassasié d'horreurs. — Au réveil l'imagination a peine à
se dessouiller des impressions de la nuit, et il reste
je ne sais quelle trace dans l'esprit que la réflexion, le
sang-froid, la volonté et les splendeurs du jour ne
peuvent faire entièrement disparaître. — Éveillé à huit
heures. — Pas levé. — Écrit mon courrier dans mon lit.
— Lu les journaux. — Levé vers midy. — Fait ma toi-
lette. — Dîné en ville chez madame D... — Après le
dîner, fait trois visites. — Trouvé tout mon monde. —
Passé la soirée chez m,on amphitryon femelle. —
Soupe. — Causé longtemps après souper. — (J'ai reçu
une lettre de ...) Pensé profondément à cette lettre
qui pourrait bien bouleverser mes projets. — Couché
vers minuit et écrit ce Mémorandum, aussi insignifiant
PRFMIER MEMORANDUM lO^"
que ce qu'il rappelle. Quel tissu de platitudes que la
Interrompu par mon voyage ;'i Caen.
J'ai quitté Saint-Sauveur pour tout à fait et je suis
revenu à Caen. Mais ce Journal, fragment heurte, était
pendant depuis plusieurs jours. Ils ont été passés, comme
les autres, dans les soins misérables du monde, les con-
versations sans signifiances, les visites, le jeu, les dî-
ners : vie fatigante dont je suis las, parce que rien ne
dédommage dans les habitudes extérieures en pro-
vince, de la grande tenue et du convemihle. N'importe!
ces jours ont été vécus.
L'un d'eux (c'était Mardi), on amena (les parents,
accompagnateurs ordinaires en ces sortes d'occasions)
un jeune couple de mariés chez ma mère. C'était une
caricature fort solennelle que ces deux noces en pré-
sence, toute cette bande d'heureu.x. — M. P. de V. et
Mademoiselle L. .. (une mienne cousine, je crois,) se sont
accouplés légalement et religieusement le même jour
que mon frère et ma belle-soeur. — Madame de V. n'est
pas jolie, mais elle ,i le nez busqué avec beaucoup de
lo6 PREMIER MEMORANDUM
noblesse et d'une grande délicatesse de profil, les
yeux pleins de conversation, et une belle fraîcheur de
blonde. Avec cela, dix-huit ans, la beauté du diable
et souvent une diable de beauté ! La gorge pas
mal, mais le reste en queue de poisson, et une voix
brisée comme si elle avait souffert de la vie. — Ne
manque pas d'esprit, mais a mauvais ton et une naïveté
d'aplomb que j'ai eu une peine infinie à lui faire
perdre. — Elle a furieusement coquette avec moi, et
si j'étais fat... j'écrirais ici quelque chose. Son mari est
un niais silencieux, blond fade, et raide de cravate. Il
est devenu tellement maussade en voyant mon manège
avec sa péronnelle de moitié, qu'on l'a remarqué et que
je suis sorti avec lui dans le jardin afin que s'il me
cherchait querelle, il le fît là tout à son aise. Ne m'a
rien dit, à mon grand désappointement. — N'a montré
sa ridicule jalousie que par le ton avec lequel il m'a
donné un démenti à propos de madame Malibran.
Comme j'étais sûr du fait que j'avançais et que d'ailleurs
en discussion, quand j'ai la parole, on ne me désar-
çonne pas plus qu'un centaure, j'ai fait ployer ce dépit
en révolte. — Assez intéressé ce soir-là.
Aujourd'hui 2f (et fête de Nocl). — Le temps a froidi
subitement, - du vent, — de la gelée, et une neige
PREMIER MEMORANDUM 1 07
furieuse. — Je ne suis pas encore sorti. — Ai passé ma
journée au coin du feu en partie avec Aimée, en partie
seul. — Mal portant, les nerfs renversés, — contrarié
d'ailleurs, sombre, amer, et dans une lutte intérieure
. perpétuelle. Moralement et quant à l'apaisement de soi-
même, la journée n'a pas été perdue. Mais aussi que
j'ai souffert! — J'attendais... qui n'est pas venue: et
comme Elle seule a le plus turbulent empire sur ma vie,
il a fallu que le lion mordît le serpent. — Ai remué un
monde de souvenirs. — Pensé à mes amis de Paris, à
Guérin surtout dont j'ai relu la dernière lettre, - — et
lui aussi a dû être bien triste aujourd'hui par ce temps
désolé d'hiver, et une causerie ensemble nous aurait
fait quelque bien à tous les deux. — Ecrit une lettre à
ma mère et ceci avant le diner.
.\ii soir.
Dîné, — point d'appétit, — et quoique j'aie extrême-
ment peu mangé, souffert affreusement de rcstomac.
Causé sans suite avec A... De la musique m'aurait été
nécessaire, j'en manquais. — Non! je n'aurais point
autant souffert à Paris. C'est vraiment la patrie des
êtres dont la destinée de cœur est perdue. — Ecrit une
lettre à Léon. — Noté des lectures pour demain. Il faut
que je reprenne des habitudes régulières de pensée, ou
Io8 PREMIER MEMORANDUM
je me tue avec la mienne. — Recausé encore avec A...,
puis achevé ce Mémorandum et mis au lit, n'en pou-
vant plus de la journée. Ah! si je pouvais dormir sans
rêves !
26. — Décembre.
Eveillé à neuf heures. — Mon sommeil est ici beau-
coup plus lourd qu'à Paris. — Pas levé. — Le temps
est encore plus froid qu'hier et la terre est couverte de
neige. — Lu Machiavel jusqu'à trois heures (ses Histoires
florentines.) Ai parcouru un fatras de livres que le
libraire m'a envoyés. — Levé à quatre heures et demie,
à la nuit. — Habillé, lavé, mais resté en négligé et en
pantoufles. — Je ne veux point sortir, et d'ailleurs il
fait un froid qui me coupe en deux et auquel je ne
m'exposerai qu'à la dernière extrémité. — Dîné avec
assez d'appétit. — Je ne fais plus qu'un repas par jour
et ne bois aucun excitant. — Après dincr, lu un volume
de Washington Irving que j'ai demandé parce que j'en
avais vu l'éloge dans les Mémoires de Lord Byron. L'ou-
vrage que je lis est intitulé les Contes de l'Alhambra,
écrits avec beaucoup plus d'esprit et de grâce que je
n'en supposais à un Américain. — Interrompu ma lecture
pour aller me coucher une heure. Singulière vie que
PREMIER MEMORANDUM 1 09
je mène ici ! N'ai pas dormi, et me suis dévoré le cœur
pendant cette heure funeste. — Relevé. — Repris ma
lecture et l'ai poursuivie jusqu'à minuit et demi, —
puis couché.
Je trouve dans les Contes de l'Alhambra : a Qu'est-ce
que l'amour d'un homme errant? Un ruisseau vaga-
bond qui caresse toutes les fleurs de ses rivages, passe
— et les laisse baignées de pleurs. » N'est-ce pas joli?
27 Dcct'iiibrc. — Au soir.
Une nuit plus calme. — Éveillé à huit heures, —
bien portant. — Lu dans mon lit jusqu'à midi. Fini
Washington Irving et les autres livres que le libraire
m'a envoyés hier. — Levé. — Un temps dur, — et la
terre neigeuse répandant une lumière maie et // lenvers
sous les assombrissements du ciel gris. — Je voudrais
bien savoir quelles sont les maladies morales des Lapons?
— Lu au coin du feu jusqu'à l'arrivée du coiffeur, —
rasé, — coiffé. — Rei;u une lettre de G ... qui me parle
de logements. Je regrette un peu mon logement de la
rue de Lille, que très certainement je n'aurais pas quitté
sans des raisons supérieures. — Dîné assez silencieux et
dominé par les souvenirs, ces éternels adversaires. —
Après diner causé un peu avec .Vw./f,/, mais ne me sen-
PREMIER MEMORANDUM
tant nullement extérieur je suis retourné à la lecture.
— Écrit un paquet de lettres tout le soir. — Suis allé
moi-même les mettre à la poste à dix heures. — Les rues
blanches de neige, — un ciel bas et d'un clair de lune
sous-nue, — un vent du Nord qui faisait tomber des
flocons des toits, — des passants enveloppés dans
leurs manteaux, une ou deux femmes en pelisse et un
cabriolet roulant lentement et en silence sur la neige.
Revenu. — Mis à lire Machiavel. — J'ai pris faim et j'ai
mangé une alouette avec un plaisir plus sensuel que
je n'en prends d'ordinaire à manger quoi que ce soit.
— Couché. — Lu et écrivaillé dans mon lit. — Mes
journaux de Paris ne me viennent plus et j'ignore tout
ce qui se passe. J'en ai fait demander ici à un cabinet
de lecture parce que je ne veux pas sortir; on mêles
a refusés, même pour mon argent. — O province I
province! quand on est aussi égoïstement stupide, ne
mérite-t-on pas de mourir de faim ?
28.
Assez dormi, mais toujours ces maudits rêves. —
Éveillé tard. — Lu du Machiavel. Tout son second livre.
Ce qui me frappe le plus dans cet écrivain c'est la noble
austérité du langage et la hardiesse de la pensée. Il
PREMIER MEMCJRANDUM
est vrai. — Peu importe que ses points de vue soient
passionnés, mais ils sont vrais, et les allures de son
esprit ne se masquent point sous une lâcheté hypo-
crite. — Il a dans le style (c'est je crois sa plus grande
qualité) une rapidité d'oiseau de proie. — Bossuet a
cela aussi. Il relève sa soutane violette jusqu'au genou
et marche militairement dans tous ses récits (V. son
Histoire universelle, entre autres). — Malgré la force de
tête de Machiavel, il est de son pays et de son siècle,
à une grande profondeur. Au milieu de ce récit
à tire-d'ailes d'aigle, on rencontre, çà et là, comme
plumes semées aux buissons arides, dans la course, en
droiture, des réflexions affreusement physiques, où l'Ita-
lien du temps des Borgia se montre tout entier avec
une énergie atroce. — Levé, — habillé, — descendu,
— écrit et rêvassé au coin du feu. — Quel gouvernement
que celui de Florence! Jamais la dictature à un seul,
mais à plusieurs; ce qui éternisait les troubles. C'était
la guerre permanente, et sur un terrain étroit. Temps
effroyable, mais où l'on ne s'ennuyait pas comme main-
tenant. — 11 n'y avait pas de société alors, mais des indi-
vidus. Chose étonnante, toutes les croyances du Mon en
Age étaient sociales, et pourtant l'individu tenait une
plus grande place qu'à présent où il n'y a même plus
de croyance que l'oh puisse appeler générale. — Et l'on
parle de Vimlividuiilité ! — Ce n'est donc pas, cuiniiu-
112 PREMIER MEMORANDUM
l'ont cru certains penseurs, l'absence de croyances
sociales qui engendre le mal de l'individualité, et la
preuve en est dans l'Histoire qu'a écrite Machiavel. —
Atteint le dîner. — Dîné avec assez d'appétit. — Pas
sorti. — Resté seul au jour mourant. — Pensé à mille
choses tristes parce qu'elles sont passées, et puis aussi à
l'avenir, cette vierge voilée, comme l'a appelée Richter,
je crois. — Aimée est rentrée. — Causé. — Écrit une
lettre à madame de V... pour m'excuser de n'être pas
allé chez elle dans ce voyage-ci. Je n'y aurais point
trouvé sa fille, la plus douce âme qui fut jamais ren-
fermée dans le corps le plus fragile. — Causé encore.
— Point veillé. — Le temps est toujours aussi froid, ce
qui influe beaucoup (avec les contrariétés du moment
actuel) sur mon humeur.
Juger la vie avec son esprit et la sentir avec son
cœur, récolte de mépris pour soi-même et d'amertume
pour les autres.
29.
Éveillé à neuf heures. — La tête lourde et doulou-
reuse.— Lu Machiavel. — Très vivement intéressé par
PREMIER MEMORANDUM II3
cette lecture. — Levé vers midv. — Le coiffeur est
venu, — l'ai renvoyé. — Écrit jusqu'à l'heure où ...
est arrivée. N'a pas été là longtemps. Elle m'a paru
remarquablement belle et d'ailleurs était mise comme
j'aime, en noir avec un cachemire blanc, — tout sim-
plement, mais noblement aussi. — Quand elle a été
partie, ai reconnu que cette passion domptée à si
grand'peine pourrait bien encore m'échapper. Quelle
chose incurable que cet amour! — Ai beaucoup
souffert, et pourquoi? mais souffert pendant deux
heures à me rappeler les brisantes douleurs d'autrefois !
— Ai passé ce temps à reprendre la direction de moi-
même, empire fier et triste. Les couronnes de la force
morale cachent autant d'ennuis que celles du front des
Rois. — Pas sorti. — Il a fait un peu de soleil, impuis-
sant et lugubre comme un jaune cierge des morts sur
le suaire de neige de la terre. — Dîné. — Mangé vite et
sans faim pour faire diversion aux mêmes pensées par
un acte physique, un mouvement quelconque. —
Rêvé. — Essayé de produire, mais l'esprit est resté
stérile. — Pris un verre d'eau et de vinaigre de Bully
comme digestif. — Lu l'ouvrage de Louis de Blois,
tout entier (le Guide spirituel), que m'a donné Léon.
11 (Léon) en fait un chef-d'œuvre. C'est possible,
mais je n'apprécie pas le mérite de livres pareils, je les
lis avec une sécheresse d'àme infinie. — Or s'ils n'in-
114 PREMIER MEMORANDUM
féressent pas l'âme, que peuvent-ils ? Ils sont muets
pour l'esprit, et n'ont pas une forme assez artiste pour
que l'imagination s'en éprenne. Je ne crois pas qu'il y
ait préjugé dans ce que j'écris là, du moins je fais tout
pour que le charme de la spiritualité religieuse m'at-
teigne, mais je n'en ai pas la moindre conscience.
30.
Éveillé à neuf heures. — Lu un volume du bavardage
de madame d'Abrantès (les Scènes espagnoles). Comme
elle a habité l'Espagne, il pouvait se trouver dans cet
ouvrage quelques détails sur les mœurs du pays, et
voilà pourquoi je me suis hasardé en cette lecture,
malgré le sexe de l'auteur. — Les femmes saisissent
souvent des nuances sociales très fines. — Mais je n'ai
rien vu dans ce livre qui montrât la moindre habitude
d'observation. Laissé là, dégoûté. — Levé. — Envoyé
chercher des livres chez le libraire. — La Revue des
Deux-Mondes du i f contient la suite des articles de
M. de Carné sur l'Espagne. Aussi bien que les pre-
miers. Lu cette Revue jusqu'au dîner. — Fait coif-
fer et rasé, mais pas plus sorti qu'à l'ordinaire.
Qu'irais-je faire dehors par cet horrible temps d'hiver
et dans cette triste ville où je ne connais plus personne?
PREMIER MEMORANDUM 1 I 5"
— L'âme assez calme, mais les nerfs sans énergie. —
Dîné. — N'ai mangé que des choux bouillis. — Pris
de l'éther sur du sucre, et lu tout le huitième volume
du Mémorial de Napoléon à Sainte-Hélène. — Bonaparte,
avec beaucoup d'esprit, un grand mouvement d'idées et
une expression toujours pittoresque, ne savait pas cau-
ser. Il parlait et on l'écoutait, voilà tout. Vieille habi-
tude de maître. - Qu'il devait être ridicule avant d'être
Empereur ! — Dans ce monde, il y a de ces hommes puis-
sants et déplacés, qui, n'étant pas sous le vrai jour qui
leur convient, choquent par le fait de leur puissance
même, et tombent sous cette moquerie légère qui est
la sanction de l'égalité devant l'usage, cette loi de la
bonne compagnie. — Louis XIV avait une démarche qui
imposait, étant Louis XIV, et qui eût semblé par trop
comédienne s'il avait été le duc de Villeroy. — Lu tout
le soir, et dans mon lit, mais pas veillé, comme j'ai
l'habitude, jusqu'au matin.
51 Décembre.
Éveillé à huit heures et demie. — J'observe que de-
puis quelque temps les premiers moments qui suivent le
réveil sont beaucoup moins angoissés qu'autrefois.
On dirait qu'il y a eu évolution. La souffrance se
montre l\ une autre iieurc ; .iprès le dîner, par
Il6 PREMIER MEMORANDUM
exemple. — Rêvassé. ■ — Ma pensée va beaucoup aux
choses du monde politique, à l'Histoire, etc., avec
l'empressement qu'elle allait à la métaphysique et aux
abstractions, cette première vie d'un cerveau déve-
loppé fort tard. — Cette différence est-elle une trans-
formation ? Les réalités et leur mécanisme humain
s'emparent de moi avec plus de force que l'idéal.
On sent que le pouvoir est dans les choses humaines,
et non dans l'étroite localisation de la pensée seule,
et enfin l'amour du pouvoir nous saisit. Même le ta-
lent poétique ou le talent du métaphysicien (les deux
talents les plus indépendants des autres qu'il y ait), oui !
même ces deux talents, je ne les désirerais à présent
que comme influence. — 11 y a autant de faiblesse que
de force dans la vie concentrée en soi-rnême.
Lu Machiavel dans mon lit. Je ne sais rien de plus
misérable que cette Florence, toujours en désordres et
tombant des Buondelmonti et des Donati aux cardeurs
de laine ! Du reste, pas un homme encore, excepté
Lando, mais qui n'est pas plus fort que les factions. —
Levé. — Reçu une lettre de Léon, pleine de senti-
ments doux, aimables et sereins. — Descendu. — Écrit
à ma tante. — Le coiffeur est venu. — Rasé. — Dîné, — •
un dîner maigre. ■ — Causé après dîner avec Amata et
tout en mangeant des oranges. Parlé de Guérin et de
T... et de ... — Lu du Mémorial de Sainte-Hi-lhie jusqu'à
PREMIER MEMORANDUM II7
cette heure (dix heures et demie). Je finirai le volume
dans mon lit. — C'est aujourd'hui le dernier jour de
l'année. Un triste jour par un temps plus triste encore.
— Pas sorti. — Encore une année qui finit, un ravon
de moins autour de nos têtes ! On se sent comme
englouti un peu davantage, et s'il n'y avait que le temps
qui montât autour de nous comme un sable mobile
pour nous dévorer! Mais l'inutilité de la vie est pire
encore que la vieillesse. C'est s'anéantir deux fois.
Il est onze heures. — Dans une heure, 18^7, — Que
nous garde-t-elle, cette année qui n'est pas encore?
Oh! l'avenir! l'avenir!
2 Janvier 1837.
Hier, — premier jour de l'année, — pas sorti et vu
personne si ce n'est... Elle est venue et a pu rester
quelques heures. Aussi heureux (sans convulsion)
que l'on puisse être. Cette femme ne ressemble en rien
à ce que j'.ii aimé ou cru aimer avant de la coiuiaitre.
— N'écrivis pas le soir. Je restai enveloppé dans mes
sensations.
Aujourd'hui, levé à neuf heures. Rasé, coiffé, habillé.
7.
I 1 8 PREMIER MEMORANDUM
— J'attendais . . . par conséquent n'ai rien fait, pas même
pensé en l'attendant . — Je dévorais le temps ; mon cœur
a battu plus fort : c'était elle. J'ai la puissance de la re-
connaître sans la voir quand elle s'approche et à des
distances prodigieuses. — Aussi heureux qu'hier, mais
pas si longtemps. — Quand elle a été partie, je suis tombé
dans d'infinies tristesses. — Une lettre affectueuse et
charmante de Guérin m'est venue comme un second
bonheur de la journée. — Dîné. — L'Angoisse morale
m'a envahi, et pour ne pas rester victime lâche sous la
morsure du vautour, je suis sorti. — Toujours de la
neige et en plus du brouillard. — Allé voir le poète
L. F. L'ai trouvé ainsi que sa sœur, qui n'est pas trop
laide, ni trop bête, mais blue-stocking en diable et
d'une prétention qui gâte tout. — Allé de là chez la
mère du Baron. — Revenu. — Lu une moitié de volume
(le Mémorial, que je relis avec un intérêt qui ne s'est
pas amoindri). — Napoléon avait des idées com-
munes sur le mariage. Il regarde comme une preuve
d'amour et comme une habitude fort morale de ne
faire qu'un lit avec sa femme. — Une telle bourgeoisie
étonne dans Sa Majesté l'Empereur et Roi. — D'ailleurs
c'est presque niais de jugement et faux. — Déshabillé.
— Vais me coucher et lire. — Bue?ia iioche!
N.-B. — J'ai des passions en tant que sensations. Je
PREM I FR M EMORANDU M II9
ne crois pas qu'il soit possible de les détruire, car ce
serait fait en moi si cela l'avait été. — Seulement l'im-
portant, le nécessaire, c'est de ne pas les prendre pour
guides. Voilà à quoi doit viser tout ce que nous avons
de raison et de vQlonté.
3 Janvier.
Éveillé à l'heure ordinaire. — Lu tout un volume de
Las Cases. — Demandé des livres au libraire. — Habillé.
— Descendu. — Ai trouvé... que je n'attendais pas.
— Passé encore deux heures comme il est impossible
de les peindre. Cela soulage de la vie présente et
guérit du passé. — Mais toujours le même vide, le
même besoin de s'étouffer quand... est partie. — Sans
doute, la force morale gagne à cet amour trahi par le
sort. Se reprendre en sous-œuvre, brisé et bronzé,
faire intervenir la raison dans les exigences des passions
et se résigner, au nom de l'orgueil, à la souffrance des
désirs trompés, n'est-ce pas plus beau que le facile
coup de pistolet ou l'engloutissement d'un calice
d'opium ? — L'amour, si furieux qu'il soit, d'un homme
civilisé, ne peut ressembler à celui du sauvage. Dira-
t-on que le sauvage aime mieux? Cela n'est pas vrai
d'abord. On aime avec ou contre ses idées, avec ou contre
120 PREMIER MEMORANDUM
ses habitudes ; plus on a d'habitudes et d'idées, plus
donc la vie est profondément remuée par l'amour.
Le sauvage n'a qu'une femelle, l'homme civilisé a une
femme. Ce n'est point assez encore. Il ne l'aimerait pas,
cette femme, s'il n'en faisait un Dieu. — Atteint le dîner.
— Après, lu un volume de poésies (les Confidences de
Lefebvre). A une autre époque, ces poésies m'avaient
touché et paru superbes. Je les ai lues pour assurer
mon impression. Les ai trouvées au-dessous de ce
que je croyais. — J'ai un bonheur fier et triste à me
trouver grandi de la tète au-dessus de toutes mes admi-
rations. Je me propose cela pour me démontrer le
mouvement... de l'esprit. — Il y a dans le livre de J. Le-
febvre de l'âme quelquefois, du génie jamais; — un
style ferme, soutenu, plein de ressources et d'industrie,
mais on dirait que chaque vers a été fait à part, puis
agencé avec adresse. — J'aimerais mieux une inspira-
tion plus pleine et plus insoucieuse des détails, qui se
répand non par ruisseaux, mais par larges vagues. —
Toute cette imagination est fort habile, savante même,
mais elle se perd dans trop de recherches. — Singulier
reproche! c'est trop bien dit et à ne pas croire que le
livre soit, comme l'auteur l'assure, \c Mémorandum d'une
passion éprouvée. — Lu tout le soir. — Rêvé à cette
poésie si terriblement coquette en parlant d'une co-
quette qu'elle injurie. — Lcrit à Gaudin, et couché.
PREMIER MEMORANDUM 121
Hier, rien noté. Ma journée s'est passée en lecture,
et en lettres que j'ai écrites, — une entre autres à
Guérin sur Scudo, — assez de verve et bouffonne; mais
que peut-on dire de sérieux en parlant de ce pantalon
de Venise? — Je remarque que je travaille p/wj ici qu'à
Saint-Sauveur, où mes journées avaient un dégingandé
dû sans doute à la position nouvelle que j'ai prise
vis-à-vis de ma famille.
Aujourd'hui, éveillé à neuf heures. La nuit bonne, et
le réveil doux. — Lu et pensé dans mon lit jusqu'à
trois heures. Je me trouve très bien de cette vie ho-
rizontale, même pour ma santé, mais surtout pour ma
pensée. Mon esprit se tend davantage, est plus atten-
tif. — Levé, rasé et coiffé. — Écrit à Léon, qui inc l'avait
demandé, une longue dissertation sur la question de
savoir pourquoi les œuvres de notre esprit ont une
122 PREMIER MEMORANDUM
telle ressemblance avec nous. — Ai conclu que
l'homme, soumis à deux éducations qui spécialisent la
vague notion de force sous laquelle on est obligé de
concevoir l'esprit humain, tire sa valeur relative de
ces deux éducations : la première, celle des choses, la
seconde, celle de la réflexion, c'est-à-dire de la volonté.
Que plus la première a été grande, profonde, iné-
vitée, ou du moins incorrigée par la seconde, plus elle
doit laisser de sédiments dans les créations de l'esprit.
De là, la ressemblance de l'œuvre à l'ouvrier. Ainsi
cette ressemblance est la preuve d'une, infériorité,
d'une infirmité de pensée, etc. — Me suis par consé-
quent condamné moi-même, qui prends si souvent les
choses et les hommes (quand j'écris d'imagination)
par les côtés personnels à moi au lieu de les saisir par
leurs côtés généraux.
Dîné. — Pas causé. — 11 me faut une conversation
forte, à ma taille, pour me tirer des préoccupations
du moment, une gracieuse causerie ne serait point
assez. — Bu du genièvre comme digestif. Nulle dou-
leur d'estomac. — Je tuerai les tristesses sans nom en
les ravalant à l'organisme. — Quelle pierre infernale
que le mépris ! il cicatrice tout ce qui saigne. C'est le
meilleur instrument d'éducation que l'on ait pour soi.
Il est venu du monde voir Aimée. Je n'ai rien dit
et les ai laissés bavarder. — Ai repris et achevé ma
PREMIER MEMORANDUM 123
métaphysique à Léon. — Couché et lu dans mon lit
jusqu'à deux heures du matin.
Éveillé à neuf heures. — Lu dans mon lit et fini le Mé-
morial. — Demandé de nouveaux livres au libraire. —
Travaillé, — écrit, — puis levé vers deux heures après
midi. — Descendu, — écrit ma correspondance.
Je suis abasourdi de lettres à répondre. — Dîné. —
Lu après dîner et écrit une lettre à madame de la Re-
naudière, que j'ai été porter moi-même à la poste. —
Un temps moins froid. Dégel. — Remis à lire, et ai
continué dans mon lit.
7 Janvier.
. Nada
8 J.mvier. — Diiiiaiiclie.
Elle est venue
124 PREMIER MEMORANDUM
Elle est venue.
II Janvier 1857.
Éveillé à neuf heures. — Resté au lit. — Ruminé une
foule de projets, cherchant à prendre mon parti sur
les riens de ma vie, jusqu'ici passée sans faire acte
d'homme public. Cette virginité, ce sans position, sans
précédents, par conséquent sans engagements, n'est
pas une mauvaise chose à mon âge, mais pourtant il
faut en sortir. Car autrement on passerait son temps et
l'on consumerait sa force à attendre l'occasion d'agir.
— Crois que le meilleur début avec les mœurs ac-
tuelles, la presse, les journaux, le système constitu-
tionnel, l'absence de ces bonnes et affreuses révolutions
qui remettent en question tous les principes et
changent l'ordre des sociétés, serait un livre, mais
PREMIER MEMORANDUM 12^
non un livre de rhéteur ni de savant, mais d'esprit
pratique sur une question du moment, sur un intérêt
en péril. M. Urqhuart a saisi cela avec génie, et la
publication de son livre au moment où il l'a publié dé-
montre plus que son livre même un grand talent poli-
tique, la politique n'étant jamais que la surprise du
moment présent, ce qu'il importe dans un instant
donné. — Lu une Revue. — Assez amusé d'un article sur
le personnel de l'Opéra avant la Révolution, par Castil-
Blaze. La Laguerre (une chanteuse) est morte laissant
deux millions. C'était elle qui jouant un soir Iphigénie
balbutiait et flageoleait sous l'influence de nombreuses
rasades, et faisait dire à Sophie Arnould ; « Ce n'est pas
Iphigénie en Tauride, c'est Iphigénie en Champagne. »
— Repris Machiavel(son Histoire de Florencequej'avais
interrompue). Achevé le troisième livre. — Levé à deux
heures. — Habillé. — Reçu une longue lettre de Léon
qui croit me présenter des idées neuves parce qu'il m'en
recrépit de vieilles. Sa lettre est bien écrite, mais il
ne répond pas plus à la question que ceux qui n'ont
pas comme lui un système religieux tout fait et monté
sur roulettes pour la commodité de tous les raisonne-
ments philosophiques. — Descendu. — Continué Ma-
chiavel. — Dégoûté de cette Florence où les factions
se combattent dans la même ornière, où les noms
propres changent seuls. — Htonné qu'un homme
126 PREMIER MEMORANDUM
n'ait pas rallié à lui tous les partis. — Pourquoi cela?
Qui en empêchait? A coup sûr, ce n'était pas l'amour
desinstitutions de la patrie. On /w;«0(i/^/7/Vtouslesjours.
Le gouvernement de Florence n'était plus le même,
comme organisation, à chaque secousse, quoique son
déplorable mode d'action fût conservé. Etait-ce l'a-
mour delà liberté? Mais quelle liberté? L'éducation?
Ou plutôt la vengeance si chère aux âmes italiennes?
Là surtout était le talion des exils. Peut-être étaient-ce
toutes ces choses combinées pour le malheur et l'igno-
minie d'un peuple. — Mais je crois que c'était surtout
le besoin de vengeance, et encore davantage l'absence
d'hommes. Côme de Médicis, si puissant dans la ville,
se laisse misérablement exiler, mais qu'est-ce que ce
Côme de Médicis? Un riche qui fait l'aumône, voilà
tout.
Dîné. — Repris Machiavel et fini le quatrième livre.
On n'avait point dans ce temps (14..) l'horreur que l'on
a eue depuis pour le poison. C'était une arme comme
une autre et pas davantage, il faut voir avec quel sang-
froid dégagé Machiavel dit que tel ou tel citoyen fut
avvelenato. Ce fait si commun dans son histoire ne
donne lieu ni à une parole flétrissante, ni même à une
simple réflexion. — Rêvassé, puis causé. — Kally-
Adèle m'a mis des papillotes de ses mains de quinze
ans. N'est-ce pas sultanesque? — Couché tard.
PREMIER MEMORANDUM I27
12 Janvier.
Éveillé à l'heure ordinaire, un peu souffrant. Défaut
de circulation, je suppose. — Resté au lit. — Écrivaillé,
— Lu diverses choses. — Obligé d'interrompre pour me
livrer à dévorer à mes pensées. Je veux les écrire
pour qu'elles ne viennent plus me tourmenter, à mon
chevet, comme une nuée de spectres. J'ai envie de les
écrire comme le Rêve de Lord Byron, mais en prose, le
vers est trop long à forger pour la rapidité électrique
de mes sensations. — Lu Machiavel jusqu'à quatre
heures. — Levé, habillé, dîné. — Toujours souf-
frant. — Envoyé chercher des oranges et retenir une
place à la diligence pour Dimanche, jour arrêté de
mon départ. J'ai la première du coupé. — Mangé
deux oranges. — Lu p^r far-niente et ennui tout un vo-
lume de Millevoye, lait de chèvre tiède pour les poi-
trines pulmoniques, médicament et non poésie! J'ai
pourtant trouvé cela bien autrefois, mais j'avais quinze
ans. — Rêvassé et écrit ceci. — Travaillé pour me sous-
traire à moi. Commencé un Conte. — Causé, et
couché.
128 PREMIER MEMORANDUM
13 Janvier.
Éveillé à 8 heures et demie. — Souffrant toujours,
enrhumé. — Lu Machiavel, ma lecture habituelle dans
ce moment. Écrivain très agréable comme écrivain.
D'une prose aussi ferme que prose puisse l'être sans
lourdeur, d'un tissu serré, élastique comme la sub-
stance de la force, svelte, pure et leste comme la
grâce et la beauté. — C'est la langue Italienne dans son
expression la plus belle et la plus vraie, car Dante, au
milieu des rayons aubéens du Paradis et des brasiers de
l'Enfer, a des côtés opaques, de majestueuses ténèbres,
et Alfieri tord l'Italien dans les tenailles d'un système.
— Levé à une heure et demie. — Habillé, — rasé, —
coiffé, — descendu. — Reçu une lettre de ma mère.
Me demande à cors et à cris mon portrait. Mais je ne
sais guères quand je pourrai le lui envoyer. En ai
envie néanmoins, ne fût-ce que pour faire disparaître
et remplacer celui qu'elle a dans son salon et qui res-
semble à un jésuite déguisé. Je n'ai jamais eu ce
patelinage de regards. — Essayé de travailler d'imagi-
nation. — GriflFonné indignement, pas en train, et sen-
PREMIER MEMORANDUM I29
tant une fois de plus qu'où il n'y a pas de réalité pour
moi et de ressouvenir, il n'y a qu'aridité et poussière.
— L'esprit fort de déduction, mais pauvre d'invention,
non comme ornements, mais comme fond, comme
base première. — Dîné, — lu, — écrit, — travaillé en-
core pour faire acte de volonté et d'attention. — Le soir
s'est passé ainsi. — Point sorti. — Le temps est pluvieux.
14 J.mvier.
Elle est venue. — Je lui ai fait mes adieux. — Demain
je pars. — Immensément souffert. — La blessure trop vive
aussitôt a saigné. — Le temps l'envenime au lieu de la
guérir.
l'.iris. 17 J.uivicr 1857.
Je suis arrivé d'hier soir. — Aujourd'hui déballé
mes livres. — Rangé. — Casé. — Ma chambre est trop
petite. Je ne crois pas rester où je suis, mais je laisse-
rai filer les deux mois qui finissent riii\cr. — Le tail-
leur est venu, — puis G., puis B., puis G. encore. —
Causé, et mal, comme on fait toujours après les ab-
I ^O PREMIER MEMORANDUM
sences. Les pensées tourbillonnent, comme le sable
dans un ruisseau. Un peu plus tard, le sable reste au
fond et fait un lit charmant à l'eau purifiée. — Essayé de
lire Machiavel, mais pas en train, préoccupé des arran-
gements physiques de mon nouvel appartement, —
Fait coiffer, — rasé, — habillé, et attendu l'heure du
dîner au coin du feu : l'âme dans la plus singulière dis-
position, une tristesse sèche. — Diné chez Gaudin.
Mademoiselle Bod. .. pas jolie, même laide, l'air doux et
assez pensif, — la voix pas mal, mais parle peu. — Au
dîner n'ai eu aucun mouvement d'esprit. — B... est sou-
cieux, changé, et G... se bat les flancs pour rire. —
Guérin est venu me prendre. — Allés tous au café. —
Sortis. ^ Guérin et moi montés au Boulevard. — Fait
une visite à Thébaut, pas trouvé. Une autre au
Baron, — Rentrés pour lire diverses choses. — Couché
à minuit parce que je ne me sens pas bien.
La comédie de Molière sans les valets ressemble à
un paysage peint à la Chine. Mais les valets ne sont
pas toute la comédie de Molière, comme me le di-
sait G... ce matin. Ce ne serait plus alors un paysage
peint sans ombre, mais des ombres sans couleur, ce
qui n'est ni de la Chine ni d'aucun pa\s.
PREMIER MEMORANDUM 1^1
Samedy. 21.
N'ai rien noté ces deux jours; — les ai passés
en visite, — à en recevoir et à en faire. — N'ai pu
travailler encore. Seulement lu une partie du livre de
Scudo.
— Ce matin, levé à neuf heures. — Scudo est venu.
M'a fait une objection misérable contre le roman.
Je lui ai montré que l'objection qu'il me faisait allait
aussi à la comédie, au drame, à toutes les œuvres de
l'esprit qui représentent le développement du cœur
humain. J'ai fait de son opinion une Méduse, dont
il a dû avoir grand'peur, lui à genoux devant les Beaux-
Arts. — Reçu une lettre de ... Elle m'a apporté moins
de calme et de bien-être que les autres. — Vu G...
deux minutes. — - Coiffé, — rasé. — Repris le livre de
Scudo et l'ai achevé.
Comme pensée, le livre est fort ingénieux dans les
détails. Comme forme, très irrégulier, — du haut et du
bas, — la vie de l'auteur; une double langue, mais
guindée plutôt que naturellement patricienne, débrail-
lée plutôt que populaire. Comme systématisation,
inai\que d'unité, de condens.ition, de point de rappel.
I]2 PREMIER MEMORANDUM
de marche serrée et accusée vivement. Comme por-
tée, nul.
Les observations n'v sont pas fines; les nuances
échappent à cette nature Italienne; l'esprit, cette chose
si Française, ne s'y montre pas dans l'appréciation des
faits, et surtout de ceux-là qui reculent du domaine com-
mun dans la sphère seulement accessible aux observa-
teurs pénétrants. La pénétration de Scudo ne se dirige
pas de ce côté. Elle a lieu dans la conséquence de
l'idée, c'est de la logique, c'est une déduction. C'est
une course d'un point donné; ce n'est pas du coup
d'œil. La forme est fille de la forme du xviii" siècle,
elle a tous les défauts de sa mère, et ils sont nombreux.
Même énumération mêmes procédés en tout genre. L'au-
teur (je le lui ai conseillé) devrait étudier le xvii*-' siècle.
— Nulle maturité de langage, quoique ce langage puisse
être beau un jour. Un coloris fort, violent même,
plein d'ardeur hâve, mais sans originalité, sans dégra-
dation, sans application délicate. L'harmonie de la
langue échappe encore. On le voit à la manière dont
les phrases se ferment. L'Italien se montre à l'exagéra-
tion de certaines épithètes, à la manière dont elles sont
placées. Quand sur les masses ou sur les choses les
jugements sont vrais, ils ne le sont jamais sur les indi-
vidus. Entre l'auteur et moi, il v a l'abîme des noms
propres.
PREMIER MEMORANDUM I 3 3
En somme, comme forme imagée, l'auteur est bien
supérieur à son livre en conversation quand on lui
laboure les flancs de l'esprit avec les éperons d'or de
la parole, et le livre n'est qu'un fragment ou plusieurs
fragments produits sans doute par une intelligence re-
marquable, mais qui doit passer par des épurations suc-
cessives pour mériter le nom de distinguée. A la place
de Scudo, je ne publierais pas.
Habillé. — Je finissais ma toilettequand G. et B. sont
venus. — Causé jusqu'au dîner. — Porté une Revue
chez la Graciosa. — Dîné seul. — A Corazza après. —
J'y attendais Gaudin. Y est venu avec Scudo. — Allés
ensemble au Concert. Une infâme salle et une musique
faible. — Revenu, l'esprit lent, la parole difficile,
âpre à la formule. — Lu du Byron mais pas longtemps,
et couché.
2j. — Lundi.
Hier (2 2 Janvier, l'anniversaire de la naissance de Lord
Byron), diné avec G..., Guérin et Scudo. — J'amphi-
tryonais. — ily a eu départ et d'autre moins de verve que
je n'aurais cru. Scudo amusant toujours, mais pas dans
SCS bons moments. Se livrant difiicilcmcnt à l'ivresse
physique de la table par un instinct incro\ablc de con-
servation. La panse tient une large place dans la vie de
8
1^4 PREMIER MEMORANDUM
cet homme. — Gaudin a commencé par la froideur, puis
s'est échauffé et a été le seul de nous qui ait été au
niveau de lui-même, mais l'astre s'est levé bien tard!
— Guérin souffrait physiquement, je crois, car il a été
contraint et silencieux. Ne l'ai retrouvé que sous l'im-
pression de cette double magie, musique Italienne et
langue Italienne, puis il est retombé sombre, à part deux
ou trois éclats causés parla gaîté et les folies de Gaudin.
— Moi aussi sa.ns rien qui me lance. — Ne peux me défaire
de ce serrement de cœur que j'ai rapporté de Nor-
mandie. Il résiste à tout et à moi-même. Est-ce un
pressentiment de quelque malheur? Je ne veux point
le penser.
Aujourd'hui, assailli au réveil de douleurs d'entrailles
très aiguës. — Levé, — beaucoup souffert. — Ai eu
froid même auprès du feu. — Ai lu, mais je souffrais
trop. — Ai passé jusqu'à cette heure (2 heures) à aller
du coin de la cheminée à mon canapé, ne pouvant
trouver de position soulageante. Dans cet instant où
j'écris, les douleurs sont passées, mais il v a malaise,
prostration, et chaleur fiévreuse dans les mains. Je ne
sortirai pas.
J'ai vu hier ApoUina. — .Mieux de fai;ons qu'autre-
fois, sans être bien encore. Et qu'on dise qu'un amant
h'est pas une nécessite sociale pour une femme! N'est-ce
pas l'éducateur définitif?...
PREMIER MEMORANDUM I "J ^
26. JeuJy.
Mieux portant. — Lundy, ne pris que des biscuits et
de l'eau de Soda, — Dîné ces deux jours, et toujours
un peu lourd après le dîner. Stupeur. — Hier, allai
passer le soir chez Th... Pris du thé, cet exécrable
breuvage, et parlai femmes, et avec plus de sérieux que
je n'en mets ordinairement sur un pareil sujet, — et de
tout cela, quand je fus rentré, résulta une insomnie et
de la fièvre. Ce matin, brisement d'organes et mal à la
tête.
Reçu une visite de M. de L. R. C'est la première fois
qu'il vient chez moi. Il est resté une demi-heure. —
Ai écrit une longue lettre à ... C'est le dernier effort
que je fasse pour me rapprocher d'elle; je le lui dis,
et c'est vrai. Dans la ligne de mon caractère, cette
lettre est, je crois, généreuse. Vis-à-vis de toute autre,
je n'aurais point prononcé de telles paroles. Mais les
souvenirs me dominent au point que j'ai cru le devoir.
Cette lettre m'a extrêmement coûté. Elle a soulevé
en moi des milliers de pensées, qui se sont levées comme
des atomes de poussière d'une ruine qu'on remue, — 11
faut pourtant que je chasse cette triste obsession d'un
passé qui n'est plus ! je vais essaver de lire.
136 P R H M I F R MEMORANDUM
Lu (et maître de mon attention) jusqu'à sept heures.
— Habillé. — Sorti. — Allé dîner. — Revenu. — Vu
Gaudin qui est souffrant, et souffrant moi-même. — Ren-
tré. — Lu et causé avec Guérin jusqu'à minuit. — Plus
souffrant encore. Influence du temps, j'imagine. 11 est
humide et froid.
4 Février. — S.imedy.
Rassis la vie tous ces jours. Repris des habitudes
de pensée, mais sans régularité encore. — J'attends la
fin de ce carnaval (qui pour moi a et aura été triste,
aussi triste que je me promettais qu'il serait fou) pour
classer mes heures.
Hier, envoyé mes lettres à ... Promené un instant
avec G... — Diné seul. — Mal en train. — Rentré
chez moi, et dévoré jusqu'à une heure le premier vo-
lume des Mémoires de Dubois. — Ceux-là sont la vie
privée du Cardinal, et non pas la correspondance di-
plomatique (pièces officielles) imprimée, je crois, en
1808, et que je trouverai à l'Institut.
Écrit des lettres, et fini les Histoires florentijies de
Machiavel. Elles vont jusqu'à la mort de Laurent de
Médicis, un homme heureux plutôt qu'un grand
homme. — Habillé. — Toujours préoccupé de choses
PREMIER MEMORANDUM I^jy
douloureuses. — Le temps est beau, mais froid . — Diné
avec Guér.. chez C... Allé chez G... le soir. Allé
aussi au Boulevard, mais bientôt rentré à cause du
froid. — Lu jusqu'à une heure du matin.
5 Février. — Dimanche.
Pas mal dormi. — Éveillé par les rayons du soleil à
travers mes fenêtres; il fait très beau, mais froid.
— Reçu une lettre de Laurentie (de la Quotidienne), et
une autre de mon frère Ernest, qui m'écrit tiraillé par
sa femme, laquelle a grand plaisir à lire mes lettres, etc..
Elle ne me juge pas, mais elle a pour moi une super-
stition. Du reste, une bonne femme, si son mari ne la
gâte pas.
Tous ces jours j'ai pensé à B... et en ai parlé avec
G. et de G. L'un d'eux bien étonné de la profondeur de
mes observations. Je n'estime ni n'aime B... mais au-
trefois je me sentais pour lui une certaine bienveillance.
Il me semblait un agréable partner dans la vie. Et main-
tenant non, quoiqu'il n'en puisse être un gênant non
plus. 11 a une trop grande faiblesse de caractère pour
cela, et de cette faiblesse, comme il arrive toujours, il
sera plus victime que les autres. Cependant c'est un
égoïste bien arrêté, mais un é^iVi'ste sous forme senti-
138 PREMIER MEMORANDUM
mentale, ce qui n'est pas rare. Probe comme un
commerçant qui le serait (cela va jusqu'à ne pas se
souiller d'un fait matériel), il a des intérêts très précis
et qu'il soigne avec une persistance dont on ne se dou-
terait pas, dans un jeune homme en général, et à le voir
et l'entendre, lui, en particulier : par exemple, il mitonne
le célibat éternel de sa sœur, qu'il n'aime pas et qu'il
câline avec une affectation ridicule, dajis tous les cas.
Du reste, c'est sa manière, à lui, quand il veut être
affectueux et aimable : il devient patelin, ce qui donne
à ses façons une physionomie de fausseté gauche et
sotte. (Le voir quand un de ses amis arrive chez lui. Il
lui prend la main et le regarde dans les yeux comme
on ferait à une maîtresse.) Irrégulier comme tous les
hommes sans caractère, il se cabre pour un mot et on
le rabat avec un autre mot. Il ferait presque des
excuses de s'être cabré, ce qui est la supériorité de
l'homme sur le cheval. Facile à mettre hors des gonds,
et brave peut-être alors mais comme il est sensible,
— de l'émotion nerveuse et rien de plus, un petit m.ou-
vement de sang, qui s'apaisera comme toutes ces
pitoyables activités de jeunesse oblitérées après trente-
six ans. Bâti de puérilités, il abîmera sa femme de brus-
queries, la traitera en enfant et sera mené et trompé
par elle à la confusion de toutes ses prétentions igno-
rantes et têtues, et d'une prudence trop rude à soute-
PREMIER MEMORANDUM I39
nir quand on a un métier d'abord, et ensuite nulle force
d'âme et nul ensemble. Le comble de ses embarras sera
la jalousie, car il n'est pas capable d'une passion. En
proie à toutes les terreurs, ses admirations et ses amitiés
sont vulgaires. Il ne les défendrait pas devant qui les
ravalerait, non par trahison, mais par crainte, moins
du ridicule que de la lutte. Il a peur de l'aristo-
cratie, bourgeois qu'il est jusque dans la moelle de
ses os. Aussi fait-il- un million de choses, en elles-
mêmes assez indifférentes, mais qui révèlent l'attitude
habituelle de la pensée, et cette attitude est parcimo-
nieuse, intéressée, sans grandeur. Allez! il n'y a pas
qu'Harpagon qui souffle une chandelle quand il y en
a deux d'allumées. Molière en attribuant cela à son
avare a manqué une nuance plus fine. Un homme au
sein d'une honnête abondance, nullement avare, bien-
faisant même, dépensant honorablement son argent,
donnant des fêtes et dilettante en Beaux-Arts, peut le
faire aussi.
il n'est pas capable de rompre avec rhninmc qui le
géneri le plus, parce qu'il n'est point assez décidé; il
ne dénouera pas non plus, parce qu'il n'est pas assez
habile.
Son esprit est tout en mémoire et ne se hausse
qu'aux formules de son métier, il avait une certaine
culture, mais elli" s'effacera sous la routine des aflaires,
140 PREMIER MEMORANDUM
des affaires qui trottent menu, car il n'a pas les reins
ni la hardiesse d'un spéculateur. La rouille est déjà à
cette mémoire bien trempée. Dans dix ans, ce sera,
jeune encore, un vieux procureur, en radoterie, hors
sa robe. Du reste, pas d'esprit et de raison, choses
augustes et rares chez les hommes, mais un amour de
la plaisanterie Gauloise se traduisant souvent en rabâ-
chages, et du bon sens, vulgaire sagesse de certains
personnages de La Fontaine et de Molière, par exemple,
à la manière de madame Jourdain. Nulle élévation,
nulle étendue, et beaucoup de mépris pour la phi-
losophie, je ne dis rien de celle des livres, mais pour
celle qui juge de haut les réalités ; par conséquent fon-
cièrement médiocre, sans mouvement d'idées, et
n'ayant pas plus d'objection à faire à un raisonnement
quelconque qu'un chien qui rêve. Comme tout se tient
dans l'organisation humaine, il prise la peinture. Ce
sont des faits.
Lundi. 6.
Levé de bonne heure, pour moi (ce serait tard
pour un autre). — Reçu des lettres, mais point de...
Ennuyé et les nerfs à bas. — Lu et écrivaillé une partie
de la matinée. — Le coiffeur est venu. — Continué de
PREMIER MEMORANDUM I4I
lire tout en me faisant coiffer. — Habillé. — Sorti en
voiture, — supérieurement mené!
Passé deux heures chez madame de R... L'ai trouvée
presque jolie, et rajeunie dans la plus chato)ante et
électrisante robe de satin noir. — Cette mise me plaît
jusqu'à l'esclavage. — Causé assez bien, — l'ai fait
rougir deux fois.
En sortant de chez elle, vu Laurentie de la Quoti-
dienne, une chienne de face oblique, un archi-patte
pelue sans fourrure, et pas assez jésuite encore pour
avoir une physionomie franche, ce qui est un manque
d'habileté, une faiblesse misérable et commune à tous
les hommes faux que j'ai rencontrés. C'est que les
hommes faux sont rares, comme les hommes forts,
qu'ils sont au plus haut degré possible. Il n'y a presque
que des hommes à demi faux. — Ayez donc un beau
et pur regard si vous voulez tromper ou du moins
les prunelles de marbre, ne commencez pas comme
... par mettre la main sur votre bouche, les doigts
en l'air vers le front, car il est impossible de plus
s'avouer faux qu'en agissant ainsi, et c'est presque bête
de maladresse.
Rentré de bonne heure. — Lu jusqu'au matin (le se-
cond volume de Dubois). — Couché.
142 PREMIER MEMORANDUM
Mnrdi. 7.
Aujourd'hui je comptais sur une lettre de ... et il
n'est rien venu, ce qui a noirci mon humeur pendant
toute la journée. 11 a fait très beau, et seulement tem-
pête de masques. Le carnaval écume dans sa folle et
fausse gaîté, et c'est le premier depuis quatre ans que
j'aie passé avec un abattement et une impossibilité de
prendre part si complète. — Singulière situation que
celle de cette misère qu'on appelle l'àme, à certains
moments !
Lu. — Écrit. — Travaillé à bâtons rompus tout le
jour. — Lu du pouce, comme disait si spirituellement
l'abbé de Pradt (un hargneux, bilieux, amusant et caus-
tique animal par parenthèse), l'ouvrage de Parent du
Châtelet sur les prostituées de la hoivie ville de Paris.
Bêtement rédigé, mais curieux. — N'ai rien mangé
de toute la journée parce que j'allais dans le monde
le soir. — Passé deux heures à ma toilette, comme une
grande intelligence que je suis.
Allé le soir chez madame de L. R. — Guérin et Gau-
din y étaient. Ils ont dansé jusqu'à épuisement du ca-
lorique. Je les ai regardés faire, disposé à railler tout
cequiétaitlà et jetant de temps en temps uneépigrammc
PREMIER MEMORANDUM 14'J
comme on fait un ricochet sur l'eau avec un sou. Il y
avait là quelques épaules au vent qui n'étaient point
sans mérite, mais, hélas! toujours la queue de poisson.
Pour faire la syrène tout à fait, une demoiselle Noël
(j'aime ce nom), mais elle est mariée et s'appelle de je
ne sais quel autre nom... mademoiselle Noël ou plutôt
madame... a chanté et piaiiotisé, aux grands battements
de mains de tutti quaiUL excepté de ma maussade et indo-
lente personne. Elle roulait des yeux en chantant, à
faire frémir son pupitre et moi qui la regardais par-des-
sus. Coquette, pour ne pas dire un mot plus expressif,
mais au dépens de la décence, que je veux strictement
observer. — Ai demandé à madame de L. R. pourquoi
ellenevoyaitplus la VicomtesseA. J'aurais aiméà voiries
touffes de lys de ses épaules s'épanouissant sans pru-
derie au milieu de toutes ces rondeurs indécises, mys-
térieuses Phœbés de la robe hypocrite des jeunes filles
ou de la robe prudente des mamans. Excepté la Cata-
lani de la soirée, il n'y avait que mamans et petites
filles, certain âge et âge incertain encore, le pire choix.
Les femmes agréables sont dans l'cntre-dcux.
Sortis à trois heures du matin. — G., de G. et moi,
allés souper chez Véfour. Mangé du homard, des
huîtres et del'ail, et arroséle tout de vin deCondrieuxet
du Rhin. — Sortis et allés au café Véron dans un état
d'animation très convenable. N'ai pa^ bu d'alcools
144 PREMIER MEMORANDUM
comme ces messieurs ; les ai regardés avaler du punch,
obsédé de hoquets dignes de Sheridan ! — Rentré,
couché et pas trop mal dormi quoiqu'il fût cinq
heures du matin.
8. Mercredy.
Étonnamment bien, vu l'excès de la veille. Pris
un bouillon et mangé des oranges, comme désinfectant.
— Par Hippocrate ! qui prescrivait l'ivresse une fois
par mois, mes nerfs sont remontés.
Ce matin, à propos d'une lettre de ... ai senti un
véritable mouvement de rage. Elle me disait n'avoir
pas reçu mon paquet. Je suis tombé en frénésie, et
puis j'ai vu sous le pli de sa lettre qu'elle l'avait reçu
après l'avoir écrite. Un changement subit — de la
douleur à la joie — s'est fait en moi avec une telle
violence que j'ai été obligé de m'asseoir et que je me
suis aperçu que je pleurais. — C'était nerveux sans
doute. — Je note cette émotion. Il y avait bien des
années que je n'avais éprouvé rien de semblable.
Ecrit et lu. — Je vais m'habiller et sortir. — Guérin
a pris un logement dans mon hôtel. Maintenant, on
nous couvrirait du même manteau, tant nous sommes
rapprochés ! — La marchesa ne me répond pas, qu'a-
t-clle donc?
PREMIER MEMORANDUM 145"
J'ai fait encadrer ma belle gravure de Talma. J'aime
à le voir, triste et fier, avec son cou fort et doux, la
fatigue du génie et d'une vieillesse anticipée autour
des yeux meurtris, et sa main droite jetée à son flanc
gauche comme s'il y cachait une blessure (son habi-
tuelle pose). — Sa tête me plaît mieux que celle de
Napoléon.
Travaillé. — Frédéric B... est venu. Me suis lancé
par la conversation. Fait de la politique sociale, puis
parlé des relations internationales et sans divagations,
la carte de l'Europe sous les yeux. — Bravement parlé
de part et d'autre et pendant trois heures. — Habillé.
— Dîné. — Allé chez la Graciosa, qui s'est penchée
vers moi pendant que je lui parlais avec une singulière
expression. — C'était peut-être le moment dont parle
Ninon quelque part?... Oui connaît ces énigmes
organisées et moqueuses qu'on appelle les femmes?
Revenu. — Travaillé. — Lu un
volume (le troisième de Dubois) dans mon lit. —
Couché. — La pluie tombe à torrent.
Je II il y. i).
1 46 PREMIER MEMORANDUM
Vendrcdy. 10.
Reçu une lettre de S... très accentuée de vérité et
très éloquente d'indignation contre un jeune officier
de Saumur. Me prie d'aller chez Romagnesi m'infor-
mer des prétentions de cet officier sur une musique
que S... dit être sienne. Je le croirais, mais c'est un
fâcheux débat.
Reçu aussi une lettre de ma mère. — Travaillé et
achevé les Mémoires de Dubois, — regrettant qu'ils
ne fussent pas plus longs. — Boissière est venu. —
Causé. — Me suis animé. — M'a demandé Germaine
qu'il ne connaît pas. Lui ai confié le manuscrit, à
condition qu'il ne le communiquerait à personne. Je
suis las de tous ces ineptes jugements. Publié, qu'ils
me jugeaillent, peu m'importe! ils auront acheté le
droit de déraisonner sur mon livre.
Énervé, mou, — à cause, je pense, de ma nuit pré-
cédente. Je l'ai passée presque toute au travail, et le
peu que j'ai dormi a été troublé par mille rêves. Lequel
vaut mieux, de la vie ou du rêve? Hélas! je n'en sais
rien.
B... parti, habillé. — Allé chez Romagnesi que
j'ai vu ainsi que sa femme, grosse mère appétissante
PREMIER MEMORANDUM 1 47
encore, coquette en diable et observatrice. Elle a dû
être jolie à vingt ans. — Ils m'ont paru extrêmement
sages dans leur manière de considérer les choses à
propos de S... Ils ont là-dessus la même opinion que
moi.
Dîné. — • Ai remplacé le vin par de l'eau de Seltz. —
Pris du café mais sans alcool. — Promené avec G...
Rentré. — Écrit une immense lettre à S... dans laquelle
je discute minutieusement ce qu'il a à gagner et à
perdre en faisant un éclat. — Couché en proie à
mille troubles.
S.iinedy. 1 1 .
Levé vers dix heures. — Travaillé tout le jour. —
Pas sorti. — De la pluie. — Le soir, allé au spectacle.
La salle pleine. — Pas vu une jolie femme qui m'eût
dédommagé de l'insipidité du spectacle et du jeu mo-
notone des acteurs. — On jouait une platitude de
Scribe (^La Camaraderie). — Rentré tard. — Lu et
couché
148 PREMIER MEMORANDUM
Diiiwr.chc, — mais le 19 Février.
Toute une semaine passée sans rien noter. Je deviens
d'une irrégularité et d'une paresse ! Cependant cette
semaine n'a pas manqué d'événements extérieurs. Elle
ne s'est pas écoulée au travail en face d'une table à
écrire, mais beaucoup plus dans le monde ou avec le
monde. J'étais inquiet du silence de ... et pour me
secouer je sortais de chez moi. Je ne comprends le
tête-à-tête avec la douleur et l'inquiétude que sous peine
de devenir fou. — Mardi, suis allé chez madame F...
Causé avec une Italienne, pâle comme marbre et à
cheveux blonds, décolletée avec une bravoure admi-
rable et semblant dire avec une naïveté insouciante
que nos femmes ignorent : « Puisque j'ai cela de beau,
pourquoi ne le montrerais-je pas? » — Entendu chanter
madame de St. V... Une voix de femme qui ne res-
semble pas aux autres voix, chose bien rare, et pourtant
simple voix de femme. Un timbre inouï et qui serait vrai-
ment phénoménal s'il avait plus d'étendue. — Le len-
demain, fait une visite à madame de ... Point reçu à cause
delà mort de sa cousine germaine, madame A. D. V...
emportée en trente jours, jeune, riche, belle, aimée,
probablement heureuse. — Je la connaissais peu, mais
PREMIER MEMORANDUM I49
je la voyais beaucoup. Une singulière circonstance
m'avait éloigné d'elle quoique je me sentisse à son
égard une grande bienveillance à cause d'une res-
semblance, soit idéale, soit réelle. La voilà morte !
Je n'aime pas à voir mourir les jeunes femmes. Pour
les hommes, cela m'est fort indifférent.
Bourdonnel est à Paris, ce dont je suis enchanté, et
va y passer l'année. Je l'ai retrouvé mieux et même bien
de visage, et gentilhomme jusqu'au bout des doigts.
Il est de la plus rigoureuse aristocratie, ce que je ne
blâme pas en sentiments et en manières, mais en raison,
car cela empêche quelquefois de voir le dessous des
choses. A présent que Macbeth ne combat plus en-
touré de ses nobles, et qu'avant de se battre on ne
demande plus à un homme s'il est de bonne race ou
manant, il faut faire de même avec les difficultés de la
vie telle que le temps et les révolutions nous l'ont
faite. Je sais qu'on peut dans son orgueil de patri-
cien considérer de haut la mêlée et vivre à l'écart, sur \
sa tour, mais on n'apprend pas, et, avant tout, il faut
des connaissances non spéculatives, mais pratiques,
à l'homme, pour qu'il ait la valeur qu'il peut avoir.
La marchcsa m'a écrit à la lîn et je l'ai vue hier.
Llle a pensé mourir d'une .iffreuse maladie de soixante
jours et doit craindre les suites de la convalescence.
A peine si je la reconnus hier, tant elle est changée!
lyo PREMIER MEMORANDUM
Elle a perdu les tons chauds qu'elle avait dans le teint,
et a contracté une pâleur lactée. Le pur ovale de son
visage n'a point été altéré, et c'est merveille. Ce visage
blanc et parfait de forme, encadré sous les ruches d'un
bonnet qui ne laissait pas voir de cheveux et un gra-
cieux chapeau lilas (elle rentrait de la promenade),
était d'une beauté de souffrance admirable. Mais cette
grande et superbe taille brisée, maigrie, courbée,
semblait flotter dans les draperies et les fourrures dont
elle était enveloppée et comme accablée. Une quinte
de toux accompagnait chaque parole, mais cette pa-
role n'était ni plus rare, ni moins vive qu'autrefois. La
main avait conservé son geste, et l'énergie morale, ce
produit qui s'ignore et brut d'une organisation ma-
gnifique et gâtée, survivait noblement au désastre. Il y
avait en elle je ne sais quelle grandeur triste; triste
quand on songe à ce qu'elle est et à ce qu'elle aurait
été, si dès son début dans la vie elle avait trouvé un
cœur de chêne qu'elle n'eût pas fiitigui' et éreinté de
son amour.
Levé de bonne heure. — Pris du café. — Écrit des
lettres et ceci. — L'esprit ferme et les nerfs moins
anéantis que les jours précédents à la même heure.
Influence du café, je crois. — Je vais m'habiller et
dîne chez Gaudin.
PREMIER MEMORANDUM I^"!
i6 Mars. — Samedy.
L'ennui me repousse aux mêmes choses. Voilà bien-
tôt un mois que je n'ai rien écrit de mon insipide vie.
— Suis sorti et n'ai pas beaucoup travaillé pendant ce
temps que voilà passé, Dieu merci ! — Je me suis occupé
des intérêts des autres plus que des miens, ce qui
n'est pas digne d'un aussi égoïste personnage que moi.
— Assez souffert au milieu de tout cela^ mais ceci ne
manque jamais et c'est la seule chose (la souffrance)
sur laquelle je n'aie pas l'avantage d'être blasé.
Hier, j'ai passé une heure et demie avec Hugo et chez
lui. — Désirais depuis longtemps le connaître, et ne
voulais pas faire vis-à-vis de lui une de ces démarches
banales, le supplice des célébrités. Une affaire grave
et non personnelle, l'affaire de S..., m'a été l'occasion
que je cherchais sans la faire naître. Il m'a paru clair,
net, simple, mais sans aucun trait dans la conversa-
tion. — Comme nous causions d\ifftiire, peut-être est-
ce cela qui l'a empêche de montrer un peu du poète;
du reste il était bien ainsi, mais pas assez homme du
monde dans les manières, n'ayant ni de l'aplomb ni
du geste que j'aurais désirés en lui et qui, dès les
premières paroles, toujours vulgaires sous leur ejfticé
I^'a PREMIER MEMORANDUM
d'élégance, classent un homme et le classent haut. —
Sa tête ressemble beaucoup à ses portraits, mais n'en a
pas le regard rectangulaire. Le front est la seule chose
vraiment belle et poétique qu'il ait. Le teint s'em-
pourpre vaguement, mais uniment partout, et l'em-
bonpoint commence à se montrer. — Il est petit et se
pose comme Bonaparte. Ce n'est plus une affectation,
mais cela en a été, à l'origine, probablement.
Allé au Concert le soir, mais il y avait une telle foule
qu'après avoir fait le tour de la salie, je suis sorti. —
Pris du thé chez Gaudin.
Aujourd'hui, passé mon temps à écrire des lettres. —
Ne peux aller ce soir chez madame ... où cette Piémon-
taise aux cheveux blonds doit me chercher, si elle
me cherche. Mais je le crois. — Écrit un billet pour
m'excuser, et un autre, coquet et à moitié tendre à ma-
dame de . . . dans lequel j'accepte son invitation à dîner
Mardi prochain. Demain, je dîne avec Bourdonnel. —
Le temps que je n'ai pas mis à ma correspondance, j'ai
regardé d'assez beaux camées antiques que l'on m'a
apportés ce matin. En acheterai-jc quelques-uns? Je
suis fort tenté par une pierre gravée sur laquelle est
représenté ce fripon de Mercure, le dieu des maque-
reaux, et je crois, en consultant ma force d'âme, que
je ne résisterai pas à la tentation.
Il V aura juste huit jours demain que j'ai rompu
PREMIER MEMORANDUM IfJ
avec T... après une amitié de sept ans. C'est la pre-
mière fois de ma vie que je n'aie pas le moindre tort à
me reprocher vis-à-vis de quelqu'un. — Nous voilà
brouillés cependant, et depuis ces huit jours, tout
n'a-t-il pas marché dans ma vie de la même façon?
Le temps est triste et pluvieux. — Vais essayer de
lire jusqu'au diner.
Au soir.
Dîné. — Au café. — Pas pris d'excitants. — Sorti, —
Allé acheter une bague, — une mystérieuse bague
verte dont je me suis encapricé ces jours derniers. —
Causé un instant avec C. M. au Boulevard. — Rentré.
— Lu du Rousseau. Quelle polémique éloquente
que la sienne! Mais quelle ignorance du monde, qu'il
n'a vu que de derrière la chaise de celui à qui il don-
nait une assiette.
Couché à minuit.
Luiidy 15.
Hier ai reçu un billet de la marchcsa qui m'invite
à diner pour aujourd'hui. Y ai répondu. - Habillé.
iy4 PREMIFR MEMORANDUM
— Sorti, — Dîné avec B... et de G. .. chez Véfour ; au
Concert le soir.
Aujourd'hui, bien portant, mais sans application au
travail. — J'ai cette jeune J... dans les yeux : charmante
et suppliante gazelle. Je la vois trop. — Je suis bien
sûr de ne pas aimer une autre que ... mais la tête
n'est-elle pas accessible à l'ivresse?
Lu un projet d'alliance commerciale entre la Suisse,
la Belgique et l'Espagne. (Revue des Deux-Mondes,
i'^'"Mars 1837). — Ennuyé. ■ — Vais m'habiller et sortir.
— Je voudrais me fuir aujourd'hui.
14 h\T\\.
J'avais laissé là ce Mémorandum et je ne l'aurais
probablement pas repris. Mais G... souhaite que je le
continue, et je le ferai si cela peut lui faire plaisir.
Quand on intéresse quelqu'un en agissant de la ma-
nière la plus insignifiante, voici que cette manière
insignifiante signifie et que l'on s'intéresse d'intéresser.
Diable de vanité! Pivot sur lequel nous tournons sans
PREMIER MEMORANDUM If^"
nous détacher! C'est toujours elle quand on croit que
ce n'est plus elle. Mais assez de réflexions, voyons !
Qu'ai-je fait hier? — Passé ma journée assez sotte-
ment, excepté deux heures avec madame de ... qui
m'a donné des pastilles et qui rougit si souvent quand
je lui parle. La rougeur n'a pas d'âge chez les femmes.
— Aujourd'hui, levé à dix heures. — Ecrit des lettres
jusqu'à deux et en plus déjeuné; car je suis livré
depuis quelque temps à toutes les horreurs de b
vie physique. — Vais essayer de travailler.
Au soir.
Travaillé assez bien jusqu'au dîner, excepté le temps
passé aux minauderies avec la petite J... cette grâce
blanche. — Dîné. — Au café. — Puis au Boulevard
avec G... — Causé avec C. et E... — Revenu. — G... a
fait sa toilette et s'en est allé chez Bcrryer, faire le
lévrier de ... Fat à proportions grossissantes, ce
soir. Qu'il aille! — Moi j'aime mieux m'cntourer
d'une robe de chambre et passer la soirée dans la soli-
tude de mon appartement en désordre. Je n'ai plus
la curiosité et je n'aurai jamais, pour lui-mùme du
moins, l'intérêt du monde. G..., lui, a tout cela. Le
iy6 PREMIER MEMORANDUM
monde! oh ! on lui demande toujours plus qu'il ne sau-
rait donner.
Travaillé. — Lu du Flassan. — Il est près d'une
heure. Je me couche et lis dans mon lit.
i6.
Hier, levé à dix heures. — Ecrit à ..., puis tra-
vaillé. — B... est venu, mais il m'a laissé continuer
mon travail, et du moins je n'ai pas répandu mon temps
par terre comme un vase plein que l'on renverse,
quoique mon temps, vanité à part, ne soit pas une si
précieuse iiqueuri Travaillé donc jusqu'à cinq heures
et demie. — G. et G... sont venus. Causé. Donné
les meilleurs conseils à G... et dont l'indolent et dé-
fiant personnage ne profitera pas. — Madame de ...
veut un Sigisbé à toute force. Je le serais pour un
hiver, après quoi je romprais si cela m'ennuyait! G...
veut aller dans le monde l'hiver prochain; ne lui se-
rait-il pas agréable d'y trouver sa beauté, sa reine?
Mais aussi pourquoi est-il amoureux d'un autre côté?
Drôle de petit amour, enfant transi et quelquefois fié-
vreux! Pourrons-nous l'élever et en faire le bel adulte
qui soumet tout? !t is difficult!
Point dîné, seulement pris du café pour atteindre
PREMIER MEMORANDUM 1^7
l'heure d'un petit souper avec C. — Le souper était
bon et nous avons passablement bu, mais des vins
légers, des vins de femme, qui s'en vont tout en mousse
et ne laissent pas de flamme au front! Excepté une
bouteille de vin du Rhin, ce sang profond et pur d'un
astre (le soleil) que l'on se coule dans son sang de
mortel pour doubler la vie et embraser la pensée!
Vin d'homme, il ne doit être touché que par des lèvres
viriles et ne circuler que dans de mâles poitrines.
Lit digne de ce torrent qui s'épanche du firmament
dans les grappes ambrées et qui passe à travers les
coupes pour tomber dans l'abyme de nos veines,
comme le Rhin à SchafFhouse, cet autre fleuve, mais
ni si brûlant ni si beau !
Le souper assez gai. C... toujours d'un ton parfait et
étonnant, gracieuse et taquine. Moi, comédien ce soir
et de peu d'impression intérieure, mais d'une vie facile
et douce avec un degré d'animation très convenable, et
G... ah ! G... gris et tendre, devenant de plus en plus
tendre et de plus en plus gris, soutenant avec des yeux
voilés et d'une voix entrecoupée qu'il n'a jamais été si
froid et si capable de raisonnements et même de calcul,
ce qui ne l'a pas empêché de ne pouvoir compter jus-
qu'à cinquante francs. Mais le pwOi asaoTov n'est point
du domaine des ivrognes. — Revenu à minuit chez
moi. Mon arithméticien bachique au lieu d'un lUzout
1^8 PREMIER MEMORANDUM
avait plus besoin d'une cuvette, mais ce matin il va à
merveille, grâce aux nombreuses ablutions de thé.
Aujourd'hui, reçu une lettre de ... Écrit ceci et vais
lire. Probablement, je ne sortirai pas.
12 Juin.
Nous voici au 12 Juin. — Guérin m'a quitté hier.
Je lui ai promis un Journal de mes jours pendant son
absence. Je le ferai, quoique j'aie perdu et n'aie pu
poursuivre déjà à sa prière l'habitude de noter des
jours de plus en plus ennuyés.
Après le départ de G... rendormi. — Levé à neuf
heures. — Coiffé. — Habillé. — Un temps superbe mais
orageux. — Eté chez Ap... à midi jusqu'à une heure.
Toujours souffrante, elle est au lit. — Revenu chez
moi et descendu avec Bourdonnel jusqu'à la rue de
Louvois. — Pris un cabriolet et fait conduire chez la
marchesa. — Passé ma journée avec elle. — Parlé du
Vicomte de B... de manière à justifier l'estime d'instinct
que j'avais pour cet homme. — La marchesa duelliste
comme toujours et comme nous disons, mais ayant, au
milieu de tout ce qui est vrai et faux en elle, de singu-
PREMIER MEMORANDUM 1^9
lières tristesses, — des tristesses grosses d'avenir. —
Après dîner, allés au spectacle tête-à-tète, en avant-
scène et seuls, chose divine quand on aime, et simple-
ment la plus charmante des humaines quand on n'aime
pas et que l'on est avec une femme — distinguée et
coquette pour vous.
Suis allé la reconduire, — Fait jeter au Boulevard
de Gand. — Vu personne, et pris un bouquet de
roses. — Rentré à une heure du matin. Pas lu.
Aujourd'hui, sur pied à neuf heures et demie. —
Commencé une longue lettre à ... — Bourdonnel et G.
sont venus. — Lu jusqu'à cette heure (quatre heures)
la Conquista de Mejico par don Antonio de Solis, — et
griffonné ceci.
Repris Antonio de Solis et B\ron jusqu'au dîner. —
Dîné seul et chez moi. N'ai pas mangé de viande,
du poisson. — Coiffé. — Habillé. — Sorti. — Allé à
Corazza attendre Gaudin. — Promené en causant au
Palais-Royal et au Boulevard. — Allé chez Daune.
Fait rougir sa femme, le diable sait pourquoi. — Bu
une limonade au Café de Paris en lisant la Chronique.
— Rentré. — Il est une heure. — Las de corps et
encore plus d'âme. — Bonsoir.
l6o PREMIER MEMORANDUM
15 Juin.
Levé tard. Les nerfs en mauvais état, influence
du temps orageux que nous avons dans ce moment. —
Fini le courrier et reçu une lettre de Scudo qui m'an-
nonce sa brochure. Quelle juvénilité dans la tête
de cet homme, puisqu'il a l'enthousiasme d'un début
littéraire, et qu'il met de l'importance à un livre!
Bourdonnel est venu. — Causé une heure. — Puis
G... puis B... que je taquine en faisant encore plus
l'aristocrate que je ne le suis. — Lu à bâtons rompus
jusqu'au dîner. — Après dîner, tombé dans la tristesse.
— Souffert. — Lu de l'espagnol, — cette sotte histoire
de Solis. — Le libraire m'a envoyé des livres, — une
brochure politique sur M. deTalleyrand. — L'ai lue at-
tentivement jusqu'à deux heures du matin. Mauvais
ouvrage, mais que j'achèverai parce qu'il soutient par
l'intérêt qui s'attache à Talleyrand. Rien de neuf. La
vie politique que tout le monde sait, et deux ou trois
roueries de femme. — ■ N'est amusant que quand il
rapporte les calomnies du temps, les calomnies étant
une manière de juger un homme, une espèce de
large justice, comme disait Bacon. — Couché.
PREMIER MEMORANDUM l6l
14.
I) Juin.
Éveillé à huit heures. — B... et de B... sont
venus. Causé du passé, de V. F. notre camarade de
collège; et assez de verve de côté et d'autre. —
Le temps a filé ainsi. — Me suis levé à une heure.
Fait ma toilette. — Supprimé le déjeuner et passé chez
la marchesa jusqu'à cinq heures et demie. — Revenu et
dîné chez G... fenêtres ouvertes et sous les yeux de
très jolies filles, ma foi! qui logent en face. — Après
dîner descendus chez Obermana. — Avalé la moitié
d'un grog à la glace. — Ai été surpris par un horrible
spasme d'estomac et suis rentré chez G... sur le point
de m'évanouir, — ridicule chose ! Une heure de
canapé m'a remis. — Le temps orageux. Un peu de
pluie, mais ni plus ni moins que ce qu'il en fallait pour
laver le ciel. — La lune s'est levée dans un fond pur
et d'un bleu humide, et Gaudin et moi nous sommes
promenés au Boulevard dans toute sa gloire. — Une
102 PREMIER MEMORANDUM
singulière aventure de femmes! — Rentre fort tard, car
Gaudin m'avait quitté. — Mal en train physiquement
et de fatigue. — Ne sortirai pas demain.
i6.
Accompli les résolutions de la veille. Pas sorti.
— Resté tout le jour dans l'ombre des persiennes. —
Travaillé. — Lu. — Noté. — Écrit un monde de lettres.
— Lu la Revue des Deux-Mondes. — Il y a une char-
mante bluette d'Alfred de Musset : Un caprice. C'est
léger et joli comme la chose. — Causé avec G... ce
soir. — Repris mes lettres et écrivaillé jusqu'à deux
heures du matin.
Snmedy. 17.
Levé tard, — les nerfs assez fermes. — Travaillé. —
Reçu et relu (car je la connaissais manuscrite) la bro-
chure de Scudo. Bien écrite, si l'on veut, mais d'un
style qui ne me plaît pas, imprégné de ce Rousseau
que j'abhorre. La pensée en est vraie et paraîtrait
plus piquante si la terminologie philosophique actuelle
ne la vulgarisait pas.
PREMir. R MEMORANDUM 163
Ecrit à B... pour la pétition de G... — A trois heures
fait ma toilette. — Porté la Revue chez la Graciosa. —
Allé chez Gaudin où j'ai dîné. — Après dîner joué de
la prunelle à la fenêtre. — Puis entraîné G... au Cirque,
— Dans le public (fort nombreux pourtant) il n'v
avait pas une femme à regarder, mais j'ai été assez
content du physique d'une écuyère aux formes de Diane
chasseresse. Du reste, j'ai toujours aimé ces sau-
teuses-là. Elles m'impressionnent beaucoup plus
(physiquement) que les plus belles actrices du monde
avec un talent supérieur. — J'excepte madame Damo-
reau, la plus belle des belles et même des rêvées et
pour laquelle... Mais je ne veux pas écrire cette folie-là.
Revenu du Cirque. — Fait un tour au Boulevard. —
Rentré. — Couché, et lu dans mon lit.
Levé de bonne heure. — Habillé. — Une pluie
pressée et lente. — Monté en voiture et allé au fau-
bourg Saint-Germain chercher des livres. — Lu en che-
min une lettre de G... qui s'ennuie de sa dédaigneuse
aimée aux pieds de son amoureuse dédaignée, et ecco
la vita! — Pris des livres. — Passé chez Thébaut, qui
est le moins chez lui des hommes. — Allé au bain, —
164 PREMIER MEMORANDUM
froid et long. — Avalé un verre de madère, vieux
comme le diable et bon. — Déjeuné avec appétit chez
moi. — B... est venu me demander d'assez sots con-
seils. Il paraît qu'il a rencontré une beauté fabuleuse
et une innocence, rare comme un mariage d'incli-
nation! Nous la verrons du reste et nous jugerons
du coup d'œil de l'historien. — Allé chez la marchesa.
Son mari est revenu. Passé deux heures avec eux et
le vicomte de B... — Revenu. — Dîné chez Gaudin
tète à tète comme autrefois. — Allés ensemble au café.
— De là chez madame de L. R. — N'y était pas. — Re-
monté au Boulevard. — Allé chez la maîtresse de Th...
Rentré. — Lu et couché.
19-
Aujourd'hui, reçu ces MM. de B. etB. dans mon lit. —
Quand ils ont été partis, levé, par conséquent assez tard.
— Travaillé sans désemparer jusqu'à sept heures du soir.
Toujours de l'Histoire et de la politique, et vais me
mettre décidément aux matières de finance. — Sept
heures, un coup de peigne, habillé, sorti. — Allé
chez Ap... j'espérais la trouver seule, et son frère
n'était-il pas là? Resté pourtant d'ennui, d'indolence
et de chaleur. — Revenu, un temps divin de beauté
PREMIER MEMORANDUM l6f
bleuâtre et serein, rien rencontré. — Rentré. — Écrit
diverses choses et couché à deux heures et demie du
matin.
Levé à dix heures. — Déjeuné. — Écrit. — Lu et
travaillé jusqu'à trois heures. — Habillé. — Sorti. —
Allé chez la Denau pour des manchettes, — puis chez
la Geslin pour faire mettre du vinaigre dans mon flacon.
— De là chez G... où j'ai diné. — Fait une visite à
Sainte-Br... et à Th... Pris des livres au faubourg
Saint-Germain. — Rentré et lu une partie de la nuit.
Oublié de noter que j'ai reçu une lettre de G... —
La glace est rompue, l'intrigue nouée, et le pauvre
garçon aussi garrotté qu'on peut l'être. Je ne puis
lui donner de conseil; aussi lui mettra-t-elle son bro-
dequin sur le ventre! Je vois là une relation où la
femme sera le sultan de l'homme. Quant à G... il ne
sait plus un mot de son cœur, car lui que je crovais
pris, ne me dit-il pas : « Je l'aime (l'antre ; celle-ci,)
et l'aimerai, je crois, furieusement! » — furieusement;
à la manière des pigeons! Ma foi! cela me donnerait
presque envie do lui souffler son Indienne, et il faut
avouer qu'il le mériterait bien un peu.
l66 PREMIER MEMORANDUM
26. Lundi.
Une semaine en blanc! — Que dira Guérin de mon
exactitude si je continue à tenir compte ainsi de mes
jours? — Ah! c'est que l'oubli vaudrait mieux que ce
triste enregistrement de mes journées. Je voudrais
oublier.
Travaillé avec assez de suite cette semaine, sortant
seulement d'un jour l'un et me barricadant chez moi le
reste du temps, — Lu par brassées, — toujours de
l'Histoire et notant tout ce qui a trait aux affaires exté-
rieures. — Il faut que je me jette dans les matières de
finance et que je débrouille ce chaos, du moins chaos
pour ma tête. — Le meilleur levier pour enlever le
pouvoir est encore celui-là.
Qu'ai-je vu cette semaine? Mais personne que les
habitués. — Je suis allé chez la céleste Indienne, la
jolie fille du Gange, mais n'ai pas été reçu, — la tante
n'était pas là. Entr'aperçu au fond d'un salon inté-
rieur et plein de mystérieuses ombres une taille ondu-
leuse et une robe blanche, mais tout cela si vaguement
qu'on eut dit une lointaine apparition bientôt dispari-
tion. — J'ai écrit. — On m'a répondu et l'entrevue de
début est fixée à Dimanche prochain.
PREMIER MEMORANDUM I 67
Hier, levé et habillé de bonne heure. — Reçu trois
visites. — Pris une voiture et suis allé chez madame F. . .
Ses cheveux noirs sont vraiment beaux, et sa main
maigre, blanche et sillonnée de veines bleues, bien ex-
pressive! Il y a de la fièvre dans cette main. — Allé
chez la comtesse D... — Puis chez la marchesa. —
N'y était pas.
Dîné en ville chez madame de L. Pv. Avais ac-
cepté pour rencontrer madame L... ma passion actuelle.
— N'y était pas. — Ai plus causé qu'à l'ordinaire, ce
qui m'a valu un compliment d'amabilité de la maîtresse
de la maison. — Accusé de faire la cour à une provin-
ciale, madame Lh... pendant un tête-à-tête d'une
demi-heure sur le balcon. Mais elle n'était ni jolie ni
spirituelle, seulement coquette comme le démon de la
coquetterie en personne qui très certainement aurait
eu plus de charme qu'elle. — Retiré vers minuit. —
Passé au Boulevard et rentré, agité de mille pensées.
Où me conduiront-elles? Je n'écrirai pas, qui sait?
car j'arriverai à ... ou je me briserai en chemin.
Aujourd'hui, travaillé tout le jour sous mes persicnnes
closes et noyé dans une chaleur énervante. — Sorti ce
soir. — Allé au faubourg Saint-Germain, chez Th. — -
Ai trouvé ces messieurs au café et très lancés. — Pris
des livres. Rôdé ce soir sans but et en proie aux rages
de l'ennui. — ■ L'isoleineiit me tue. Je jure d'en sortir!
l68 PREMIER MEMORANDUM
27. Mardy.
Levé à neuf heures. — Déjeuné. — Travaillé avec
intensité tout le jour, excepté pendant le temps que
les B... sont venus. — Ce soir, habillé et passé la
soirée chez madame de L. R. C'était son jour de
réception.
11 y avait assez de monde et des visages neufs. Mais
je n'ai vu que madame L... belle, belle! — Ce ca-
price, car de l'amour je ne peux en avoir que pour une
seule, devient d'une singulière véhémence. Du reste,
elle le sait. Elle part pour Enghien, où elle va passer un
mois, j'irai. — Ayons-la, pour n'v plus penser après.
Ah! tout cela n'arriverait pas si ... (que j'aime comme
la seule à jamais aimée) était là pour m'empêcher de
regarder tout ce qui ne serait pas elle. La tête et le
cœur sont des abîmes.
Passé au Boulevard à minuit un quart. Acheté des
roses. — Causé avec C. M. — Rentré et lu une heure
pour calmer et disciphncr mes pensées. — Pas dinc,
donc la tête très nette et les nerfs fermes.
PREMIER MEMORANDUM 169
l'^"' Juillet.
Trois jours sans noter. — Travaillé tous les jours,
excepté les soirs. ■ — J'ai passé l'un au Concert avec
Aristide. — Le second chez la marchesa et le troisième
chez la maîtresse de Th... Je crois qu'avec ma spiri-
tuelle et rusée marchesa j'avance : la curiosité sera ce
par quoi elle périra comme Eve, comme toutes.
2 Août.
O oubli ! ô indifférence! 6 paresse! 6 mes trois grands
dieux! Encore un mois qui s'est placé, le doigt sur la
lèvre, comme l'Harpocrate antique, entre un Mémo-
randum inachevé et celui-ci que je recommence, et
pourquoi le recommencè-je? L'idée m'en est venue ce
soir, cette nuit plutôt car il est une heure. 11 fait un
tempsbrùlant, une nuit lourde. — Je me suis longtemps
promené au Boulevard. Ai rencontré M. F. et M. de
Villcmur avec qui j'ai fait connaissance : physionomie
franche et forte, belle tète de soldat. — Suis rentré
avec une gerbe d'oeillets blancs couverts encore de
leur rosée, et belle comme une femme.
IJO PREMIER MEMORANDUM
Levé à neuf heures. Ecrit une lettre. — Déjeuné.
— Lu les mémoires de Torcv. — B... est venu. Causé
gaîment de nos embarras financiers et de la néces-
sité où nous sommes de promettre notre chair au pre-
mier Shylock que Dieu ou le diable jettera dans notre
chemin. — Repris de Torcy. — Habillé. — Supprimé le
diner. — Allé chez G... et chez la marchesaà cause de
cette fille que je voudrais placer chez elle. — Des-
cendu le Boulevard avec la marchesa et Bonchamp et
remarqués pour nos tournures à tous les trois. — Il est
certain que nous ne ressemblions guères à tous ceux
qui se promenaient là.
Descendu au Palais-Roval. — Pris à Corazza du café,
du kirsch et de l'eau glacée, le tout mêlé et remué
vigoureusement. — De là revenu au Boulevard et la
suite écrite plus haut.
G... ne m'a pas écrit depuis qu'il a quitté***
Le temps s'écoule cependant et que de choses il a en-
traînées avec lui sans que la trace en soit ici demeu-
rée. Au moins en rappellerai-je quelques fragments
épars et qui surnagent, mais la trame des pensées fré-
missantes de chaque jour, rien ne saurait la faire repa-
raître. Les lendemains l'ont usée coup sur coup.
Je me révoltais contre l'isolement et j'ai vu du
monde. Qu'cst-il resté de cela ? Rien de plus, si ce n'est
que j'ai conquis un ou deux salons pour cet hiver.
PREMIER MEMORANDUM I7I
J'irai par Brezé chez M. de Fitz-James. — L'ai retrouvé
(Brezé) doux, facile, affectueux et prêtre, — prêtre
dans toute l'étendue du mot, ne parlant que de sa
soutane comme une femme de sa jupe, ayant la coquet-
terie de sa foi et nous choyant un peu, moi et Bourdon-
nel, pour avoir le plaisir de nous convertir ou du moins
de nous sermonner. Ainsi soit-il puisque cela l'amuse
et que cela ne nous ennuie pas plus qu'autre chose!
Amère disposition que celle-là, n'être pas plus inté-
ressé qu'ennuyé par les choses les plus opposées. Et
c'est ce qui fait que la conversion, le changement de vie
comme ils disent, est impossible. — Saturés de raison-
nements de toutes sortes, nous admettons les leurs au
même titre que tous les autres. Us sont bons, les
points de départ admis. Le système est même d'une
immense étendue et répond à toutes les objections.
Mais quand bien même il serait la vérité, pourquoi res-
tons nous si indifférents en face d'elle ? La vérité n'en-
traîne donc pas ? On peut la voir et ne pas l'aimer de
cet amour qui règne sur toute la vie! Ah! c'est là
qu'est le mal, c'est là que se trouve l'abîme. On con-
vient de tout et on n'adhère pas. Malebranche s'est
trompé.
J'ai vu la comtesse d'A... et ai déjeuné chez elle
avec une foule d'aristocratie de province et du fau-
bourg Saint-Germain. — Y ai remarqué madame C...
172 PREMIER MEMORANDUM
chez laquelle il faut que j'aille cet hiver; un de ces
fiers colosses comme je les aime, les cheveux plaqués
aux tempes, l'œil plein d'une flamme noire, la bouche
malade d'ardeur, les lèvres roulées et à moitié entr' ou-
vertes, — un automne fécond, riche, plein de folles
ivresses, des mamelles de Bacchante et un torse à la
Rubens. — Elle est de race d'actrice, m'a-t-on dit, et
en effet on dirait qu'elle a été sculptée pour le
Théâtre. — Meplaît plus que madame de Glass... jeune,
mince, élancée, flexible et grande. La tète jolie si la
bouche n'était pas trop grande, mais pleine d'expres-
sion romanesque; blonde d'ailleurs avec un teint de
brune, velouté et chaud, singulier contraste, et une
couronne de tresses sur la tête, sans une seule boucle.
Coiffure pleine de noblesse et de simplicité et qui va
merveilleusement à l'ovale allongé de son visage.
Qu'ai-je vu encore? Voyons! Ah! la fiancée, dé-
fiancée ou plutôt infiancée de G... jolie, mignonne,
blanche, grande, mince, le buste long et les mains
longues, — deux charmes pour moi, — et d'épaisses
boucles blondes à l'anglaise tombant sur les joues,
comme deux bouquets renversés. — Parle assez, n'est
pas timide, et a un accent dont rien des accents d'Eu-
rope ne peut donner l'idée. — Plus singulier qu'a-
gréable, mais pas désagréable non plus.
PREMIER MEMORANDUM I 7 ]
Es todo! — (Aujourd'hui 4 août.) Je sors de chez
madame F... où j'ai pris le thé. — Vu Cornélie B...
qui promettait d'être si belle et qui n'a tenu que la
moitié de ses promesses. — Madame de St. V. était là et
j'ai été frappé pour la première fois de la beauté de
couleur de ses yeu.x et de l'énergie fière de son profil.
— E.xcepté le temps passé chez madame F... et une
visite du quinteux L. B., travaillé avec assez de suite,
— ainsi qu'hier, jour que je ne notai pas de peur de
remuer toute la lie du fond de mon cœur.
Je rentre las — et je clos la veillée.
8 hoùi.
Travaillétous ces jours. —Vie monotone, d'un cours
lent, l'attente du soir sur le canapé au milieu des
livres entr'ouverts. — Une visite à peu près chaque
•jour chez la marchesa, — assez de charme pour mes
indolences non pareilles, si la réalité n'était dure, la
réalité prosaïque et sèche. — Embarras d'argent. Sotte
chose que cela !
J'entrerai au journal L'Europe le mois prochain, à
ce qu'il parait, et j'y serais entré ce mois-ci n'était que
leur budget se trouvait dépassé. —J'ai \u le m.irqiiis
174
PREMIER MEMORANDUM
de JoufFroy et lui ai livré un article sur la brochure de
Scudo, diablement superficielle quand on l'examine
d'un peu près. — Cette tête Italienne qui touche à
tout et qui s'émerveille d'avoir tout touché ne sera
jamais celle d'un publiciste. Drôle d'imagination, du
reste, sur laquelle toute idée fait l'effet d'un mirage.
C'est un homme qui s'enchante perpétuellement de sa
voix. Je doute fort qu'il soit très satisfait de la petite
discussion que je livre à ses raisonnements hasardés.
Cependant je l'ai loué à la Philinte.
Hier travaillé comme les autres jours. — Je crois
que je me froidis intérieurement; ce serait tant mieux;
la poésie des passions ne rhe touche guères plus. —
Tout en m'occupant d'études positives, je rumine
encore un de ces mélancoliques récits dont une fois
entre autres il faut que j'écume mon imagination. Cela
prendra-t-il corps? Je l'écrirais sous le nom de Ryno. —
C'est un nom qui se trouve dans Ossian et qui me
charmait (non Ossian, mais Ryno,) dans mon enfance.
— A propos, la marchesa a lu le manuscrit de Germaine.
— En a été bouleversée. — J'ai une lettre écrite par
elle à ce sujet, — curieuse !
B... vint me voir deux heures. — Causé avec assez
d'animation. Oh! lacauscric, la causerie, quellesyrènc!
Comme elle vous fait échouer au néant, car de ces
heures si doucement passées que rcsfe-t-il que du
PREMIER MEMORANDUM lyf
temps perdu? — B... part pour Rouen, c'est-à-dire pour
le château de Bellefosse aux environs. — Il n'y a que
moi seul qui reste à Paris, d'où jamais la campagne ne
m'a paru aussi belle parce que je ne peux y aller.
Après le départ de B... refourré au travail jusqu'à
sept heures. — Supprimé le diner, aussi l'esprit léger
et les nerfs en bon état. — A sept heures, coiffé,
habillé, sorti. — Au faubourg Saint-Germain chez le
libraire. — En passant vu Théb... mais pas madame
H... aux yeux de turquoise sur de la nacre et à l'air
si mollement catin. '— Passé à Corazza. — Pris du
café et du kirsch dans de l'eau glacée. — Monté au
Boulevard. — Comme je regardais fort attentivement
des jeunes filles à travers les rideaux d'un magasin,
une voix a dit dans mon oreille : (.<i Que faites-vous donc
là, Jtia biche > » — Comme je ne suis la biche de per-
sonne, je me suis très majestueusement retourné pour
voir d'où venait l'expression caressante. Mais quelle
confusion, non pour moi, mais pour elle! — <.<. Ah !
monsieur, je vous demande pardon, » a-t-elle dit en se
cachant la figure de son mouchoir et en faisant mine
de beaucoup rire, ce qui est le comble de l'embarras
chez les femmes. — I\n's elle s'est sauvée. — Ne l'ai
pas suivie, dégoûté de ce manque d'aplomb et de
grâce. — • Belle femme du reste, et bien mise, mais
un lion, je crois.
176 PREMIER MEMORANDUM
Resté longtemps au Boulevard à attendre Th... qui
n'est pas venu. — Je me suis appuyé sur la rampe
de Tortoni et suis demeuré là avec une patience de
Turc. M. de B... est venu se placer à côté de moi et
nous avons causé. — Il attendait sa maîtresse, que creo.
— Du moins il m'a parlé d'un souper au Café de Paris
à minuit. — La marchesa est passée au bras du baron.
— Incessu patuit dea. — L'ai saluée. — M. de B... m'a
demandé qui elle était et m'a paru sous le coup de
l'impression de sa beauté. — Rentré vers minuit. —
Lu un in-8" tout entier, — Le Roi Jacques II à Saint-Ger-
7nain de Capefîgue, ouvrage détestable. — Pourquoi
pas de l'Histoire tout simplement?
9 Août.
Levé vers neuf heures. — Le réveil moins doulou-
reux, mais pas bon encore. Maudit moment dans ma
vie ! — Reçu une longue lettre de G. .. Pauvre timide ! il
n'en est encore qu'aux préliminaires. — Il a peut-être
raison, du reste, car à part la vanité, c'est ce qu'il y a
de meilleur chez les femmes. Elles ne varient que
dans la manière de succomber ; une fois vaincues, elles
se ressemblent. — Lu Torcy et travaille jusqu'à deux
heures. — Habillé, sorti, remonté par une lettre de
PREMIER MEMORANDUM 1 77
... reçue en m'habillant. — Allé chez la marchesa.
— Nous sommes sortis ensemble et avons fait un tour
aux Tuileries. — Presque personne, un temps aux yeux
gris (Shakespeare), une brume de nuages toute chaude
de soleil. — Rencontre X... un diamant sur le front,
et nous avons échangé un incomparable regard.
Mis la marchesa en voiture. — Allé chez L. B. —
Pas trouvé. — Allé chez la Denau où j'ai choisi une
cravate. — Diné chez G... — Bu du Champagne après
à Corazza une partie du soir avec ces messieurs. —
Très excité mais non gris. Puis un bout de Concert
chez Musard. — • Rentré.
Levé. — Habillé. — Allé au bain. — Vu Th... au
faubourg Saint-Germain. — Allé chez L. B... Change-
ment dans nos habitudes, nous dînons ensemble de-
main! — Rentré et déjeuné voracement et avec l'ap-
pétit qu'un long bain développe toujours. — B... est
venu et ne part pas comme il l'espérait. — Quand nous
sommes ensemble, nous nous moquons toujours de
quelqu'un, fut-ce même d'un ami. (Réformer cela.) —
Nos aimables natures s'aiguillonnent l'une par l'autre
et nous passerions sur le ventre à notre mère pour
attraper un bon mot. — Rappelé celui de Tibère aux
I 78 PREMIER MEMORANDUM
Troyens. — Tibère ! quel homme ! C'est le seul
homme d'esprit de toute l'Antiquité qui se connaît en
calembours et en batteries de mots, quolibets et
autres, mais ne se doute pas de ce que nous modernes
et Français entendons par esprit. — Bourd. . . parti, essayé
de travailler, mais lourd comme un plomb et fait la
siesta sur le canapé. — Habillé. — Coiffé. • — Sorti
avec G... — Allé à Corazza et de là nous asseoir sous
les arbres du Palais-Roval. — Causé longtemps, la lune
se levant et la soirée belle. — Monté au Boulevard.
— Allé chez la marchesa à qui j'ai laissé une lettre, ne
l'ayant pas trouvée, mais rencontrée une heure après
et par hasard avec le vicomte de B. . . Causé un instant.
— Pris (pour tout dîner) une tranche de melon glacé
chez Tortoni. — Rentré. — • Essavé des vêtements, —
et écrit ceci.
Hier (11) n'ai rien noté. — Je vis la marchesa une
heure dans la journée, dînai avec L. B... et le
soir
Aujourd'hui levé à neuf heures, dispos, souple et
l'esprit sans sombre, mais une chienne de créancière
m'a demandé impudemment de l'argent, ce qui m'a
PREMIER MEMORANDUM 1 79
jeté dans une furieuse colère. — C'était deux mois
d'arriéré d'hôtel, chétive somme surtout pour moi
qui ai beaucoup dépensé ici depuis sept mois. — Je
paierai dans quelques jours et quitterai l'hôtel à cause
du procédé.
Aujourd'hui rien lu, rien écrit, rien fait. — Dîné
avec G. — Allé chez la marchesa, — sortie. — Promené
avec G... aux Champs-Elysées et aux Tuileries. — Allé
seul au Boulevard et resté longtemps appuyé sur la
rampe de Tortoni à regarder vaguement toute cette
foule dans un état d'ennui et de brisement physique
indescriptibles. — Quand m'engourdirai-je tout à fait?
On se croit mort, on n'est qu'assoupi et la première
chose vous réveille!
i^. Dimanche.
Hier, je passai toute la journée au faubourg Saint-
Germain. — Allé chez de Brezé. — Vu un logement
chez madame F... avec Bourdonnel, — et dîné chez
Thébaut a\cc M. B... et inadainc H... 1:11c a les yeux
(elle n'a que des yeux, mais cnriii elle en a!) indécents
comme une nudité. — Lu le second volume de
Jac(jUL's II dans mon lit.
PREMIER MEMORANDUM
Aujourd'hui passé le temps à mille choses, incapable
d'attention. — Lu à bâtons rompus les lettres de Fré-
déric 1 1 à Voltaire. — Dans ces lettres le grand Frédéric
est un sot. — L'admiration pour les écrivailleurs le
rogne jusqu'à l'idiotisme.
Qu'ai-je fait encore? Rien qui vaille la peine d'être
rappelé. C'est aujourd'hui Dimanche et le temps est
superbe. J'ai bien pensé à aller voir la jolie Indienne
de G... mais pourquoi? — Pour lui? il n'en veut plus
et ma négociation est inutile à présent. Pour moi ?
quoique je ne puisse pas aimer qui m'aimerait, je suis
trop indolent dans ce moment-ci pour tenter de me
faire aimer d'une jeune fille. Et d'ailleurs j'ai un mal de
pied qui m'empêche de mettre une chaussure étroite
et d'user ainsi de tous mes avantages. Donc, bonsoir !
G... ! Il faut pourtant que je lui écrive. J'ai reçu de
ses nouvelles ces jours derniers. — Il n'en est encore
avec ... qu'aux éléments. — Ils correspondent, et pour
G... qui ne s'est jamais peint à une femme, c'est
une excellente occasion de se donner un plaisir très
vif dans la jeunesse. Oui ! très vif et même le plus vif
de tous. — Mais en séduction, ce n'est qu'un moyen
vulgaire. Il ne faut jamais se révéler entièrement aux
femmes. — On tuerait bientôt l'intérêt.
On frappe chez moi. C'était L. B. — Discussion
d'une heure à propos de ses idées politiques qui
PREMIER MEMORANDUM I 8 1
n'existent pas avec la prétention d'exister. — Habillé.
— Sorti. — Dîné au Palais-Royal. — A Corazza. —
Puis à Tortoni. — Rentré.
17 Août.
Travaillé tous ces jours autant que je l'ai pu avec
les contrariétés, les inquiétudes et les soucis de toutes
sortes du moment présent. — Il est des instants où
je comprends jusqu'au plus grossier libertinage; on
n'en a pas moins de la fierté, des puretés plein la poi-
trine, un souvenir qu'on n'abjurera jamais, mais on a
besoin de se soustraire à la réalité en se plongeant aux
gouffres des réalités les plus abjectes. Ah! tortures,
tortures! Je me rappelle Tiinage sublime de Ricluer :
« Le bison qui se roule dans la fange pour se guérir
de ses blessures. •»
Je me travaille l\ime pour que rien ne paraisse au
dehors de mes pensées. Qii')' a-t-il de plus ridicule
que de souffrir? Il n'y a que les femmes à qui cela aille
bien et ce que j'écris là me rappelle ma soirée d'hier,
passée de nonchalance et d'ennui chez la maîtresse
deT... Cette femme a du cœur. Elle est malheureuse,
le cache mal, mais enfin fait effort pour le cacher.
1 1
PREMIER MEMORANDUM
Vu hier aussi M. de L. R. qui ne m'ouvrira sa biblio-
thèque qu'à son retour de la campagne; — contrarié
aussi par là, pour qu'il soit dit que dans les petites
choses comme dans les grandes, je n'échapperai pas
au damné guignon de ces jours-ci.
Aujourd'hui levé à neuf heures. — Travaillé, c'est-
à-dire lu jusqu'à six heures. — Dîné, — point de
viande ni de poisson, — Écrit une longue lettre à G...
puis ceci.
19 Août.
Hier rien noté. — Ma journée s'écoula chez moi au
travail. — Lu les Mémoires de Bra?idebourg^ la plume à
la main et la carte sous les veux. Il n'y a pas d'autre
manière de lire l'Histoire politique et militaire. — Sup-
primai le dîner. — A huit heures m'habillai et allai chez
le libraire au faubourg Saint-Germain. — Comme je
crains ma disposition intérieure du soir, laquelle dans
ce moment est intolérable, je ne rentrai pas immédia-
tement. — Au café de Paris trouvé M. de B... avec
lequel j'allai à Tortoni, lui pour une glace moi pour
l'accompagner. — - Rencontrai M. F. et tutti quanti. —
Rentre, j'avalai un volume in-8" en attendant ce grand
seigneur de sommeil qui prend si bien les airs de se
faire attendre.
PREMIER MEMORANDUM iS^
Aujourd'hui levé à neuf heures et à la demie au tra-
vail. — Lu, comme, hier, la carte sous les yeux, les
Mémoires de Frédéric depuis la paix de Huberstsbourg
(1673) jusqu'à la fin du partage de la Pologne (lyyf).
— Déjeuné avec appétit. — Repris mon travail, mais un
peu de stupeur et de pesanteur. — J'ai essayé d'une
sieste, et comme je n'ai pu dormir malgré une chaleur
accablante, me suis mis à écrire mille doléances à
A. L. F., aimable fille malgré tous les travers de l'esprit
et dont je ne puis me détacher.
G... est venu. ^ — M'a raconté son aventure d'hier soir
qu'on peut appeler la chasse aux maîtresses. — Quand il
en aura une en pied et en titre, il sera tout-à-fait bour-
geois de Paris. Au fait, c'est du mariage, aux présen-
tations officielles près. — Travaillé jusqu'au dîner. —
Mangé une salade sans poisson ni viande, repas digne
d'une intelligence et dont la sobriété a confondu
mon vieux Louis. — Repris les Mémoires de Frédéric.
— Mais distrait par les gracieuses coquetteries de ma
voisine, et par un air sur un orgue (la Cachucha). —
Ivxpliquc qui pourra la machine humaine! cet air en-
tendu tant de fois cet hiver avec des trépignements
d'animation et une envie folle de danser, m'a fait
pleurer presque à chaudes larmes. — Je ne me croyais
pas si accessible aux sensations en général et à celles
de la musique en particulier. B... est venu. 11 est
184 PREMIER MEMORANDUM
venu me proposer avec une affection de procédé qui
m'a extrêmement touché un service que je ne lui de-
mandais pas. — Accepté ! — Je le devais, ne fût-ce que
pour la grâce de la démarche qui a été parfaite. —
Causé longtemps. — Quand B... a été parti, fini les
Mémoires de Frédéric. — Commencé Ryno. — Ecrit
ceci, ma fenêtre ouverte par un clair de lune Elyséen,
au bruit de l'eau du canal et au chant pur et juste de
blanchisseuses qui travaillent fort tard aujourd'hui
parce que c'est Samed\". — Triste! triste! triste!
Dimanche. 20.
Habillé. — Allé chez la marchesa. — Revenu chez
moi. — Dîné chez Gaudin. — Le soir ennuvé et... —
Passé la soirée chez la St-L...
21. Lundi.
Levé à huit heures. — Allé au bain, — l'eau froide et
bonne. — Pris un verre de vin de Madère et du grog.
— Relevé entièrement de l'état flasque et d'abattement
résultat de la veille. — Déjeuné au faubourg Saint-Ger-
main chez Th... avec le vicomte de S..., madame H...
PREMIER MEMORANDUM 1 8f
et consorts. Quelle maison! — Bu et bavardé jusqu'à
neuf heures du soir. — Rentré. — Ai fait ma toilette.
— Allé au Boulevard avec les B... animé, la parole
prompte et nette, aussi bien que possible après une
journée passée ijiter pocula. — Allé au café de Paris.- —
Vu la Clarisse de B... une laide et impudente catin! —
Rejoint Th. et sa maîtresse. — Promené sous le plus
merveilleux clair de lune à faire pâmer notre ami G...
Que n'était-il là et que n'a-t-il soupe avec nous à cette
sodome de Café Anglais, où danseuses et chanteuses,
joueurs, militaires, journalistes, tout le sanhédrin du
diable, buvaient, fumaient, hurlaient et se chiffonnaient
pêle-mêle! — Restés là à faire du punch jusqu'à quatre
heures du matin et couché à cinq.
2',. Veiidicdy.
Encore des blancs! — J'ai passé les jours précédents
à lire tout le jour, ne sortant, comme une courtisane
ou comme un débiteur, que le soir. 11 m'est impossible
de rester seul et dans ma chambre le soir. Je tombe
dans une espèce d'angoisse approchant de la folie.
Aujourd'hui, levé à neuf heures avec l'appétit d'un
homme qui avait supprimé le diner d'hier. — Déjeuné.
— Théb... est venu. M'.i parlé de leur nuit au Calé
l86 PREMIER MEMORANDUM
de Paris et bientôt G... est venu aussi me parler de la
sienne chez C. D. — Il paraît que tous mes amis étaient
en fête, excepté mon bon ami Moi. — Lu toute la
journée le livre de Burke sur la Révolution fran-
çaise, d'une élévation rare et magnifiquement soute-
nue.
C'est le premier livre de prose (anglais) que je lise
avec intérêt et qui montre un talent d'un ordre supé-
rieur. — Les Anglais, à mon sens, n'ont que des poètes.
— A six heures habillé. — Passé chez Gaudin. — Il m'a
proposé de diner, mais de caprice je m'en suis allé
manger du melon à notre ancienne taverne chez C... —
Bu du madère et du café à Corazza. — Abattu et ayant
besoin d'excitants! — La marchesa et son mari que
j'ai rencontrés au Boulevard m'ont sauvé de quelque
péché que j'allais commettre par ennui, par vide. —
Me suis assis avec eux devant le Café de Paris. — Le
baron R..., M. de M... sont arrivés. — Causé. — La
marchesa vive, — moi point et dans un état sans nom
de distraction sans rêverie, — drôle d'état du reste et
assez doux. — Si les bêtes sont heureuses ainsi, il \ a
profit à être bête. — La marchesa a dit qu'elle avait
des caprices rares et qu'elle les économisait pour les
rendre plus ardents quand ils venaient. — Ai répondu
que c'était là une économie de bout de chandelles. —
Restés tard. — Rentré. — Hcrit ceci et couché.
PREMIER MEMORANDUM 1 87
Mem.
Voir le bel ouvrage de Saint-Evremond :
Réflexions sur les divers génies du peuple Romain dans
les divers temps de la République. i vol. in-8o.
17 Octobre.
Mon caprice de silence est fini. — Je retourne à
mon livre de loch., comme disait Bvron. — Avant-hier,
L. B. m'appelait caméléon. Si cela est et pourquoi cela
ne serait-il pas? ces pages sont un kaléidoscope, car
je dois y déposer au fur et mesure toutes les nuances
que je revêts.
Depuis que j'ai écrit le Mémorandum ci-dessus, j'ai
empêché un duel entre deux amis et pour une femme,
pitoyable sujet de querelle! et j'ai vu mourir F. B...
que j'ai assisté à ses derniers moments. C'est de moins
une claire et vaste intelligence, une destinée toute en
PREMIER MEMORANDUM
avenir. Je comptais sur son concours dans la carrière
politique et sa mort est un vrai revers.
Aujourd'hui écrit et lu jusqu'à quatre heures. — ■
Coiffé. — Habillé. — Allé chez la D... pour du linge et
des gants. — De là chez A. . . où j'en ai appris de belles !
— Oh! les femmes, comme elles se ressemblent!
Encore une qui s'est perdue par l'imprudente généro-
sité d'un aveu ! — Bien affligée encore, mais déjà plus
calmée, nature dans laquelle tout va vite! — Son
amant ne l'a pas trahie, mais quittée par dévotion.
Cela m'a rappelé mon frère. Elle m'a fait lire une col-
lection de lettres où le dévot et l'amant se débattent à
qui mieux mieux et se disputent le prix de l'ennui qu'ils
font naître tous deux également.
— Dîné au Palais-Royal. — Passé jusqu'à onze
heures chez la niarchesa à causer à bâtons rompus. — -
Je suis accablé de soucis absurdes, d'embarras d'ar-
gent, et j'ai besoin de me secouer. — Mon stoïcisme
dépend beaucoup de la faculté de transposer mon
attention. — Rentré à minuit, — écrit ceci et vais
reprendre mes lettres.
i8.
Souffrant. — Lu et écrit dans mon lit. — L. B. est
PREMIER MEMORANDUM 189
venu. — Est resté longtemps. — Parlé politique.
— Chamaillé. — Levé à une heure et demie. Le
temps sombre et bas, inclinant l'imagination à la tris-
tesse. — Habillé. — Sorti au tomber du jour. — La
promenade agréable, le temps doux. — Allé chez
madame H... De là chez R... Pas trouvé. — Revenu.
— Supprimé le diner mais pris du café pour me
soutenir. — Passé au Boulevard et dit un mot au
vicomte de S... à la sortie de l'Opéra. — Rentré. —
Ecrit mon courrier de demain, et comme j'ai la tète
nette et sans douleur, vais écrire du Ryno interrompu
tout ce temps par les misérables événements qui m'ont
arraché au recueillement et à la réflexion, ces deux
grandes puissances de l'homme^ comme disait emphati-
quement cet effronté charlatan de Mirabeau, lequel
était recueilli d'une singulière façon, par parenthèse!
19.
Éveillé à huit heures et levé à neuf. — Déjeuné. —
L. B. présent. — 11 part pour Coutances et voudrait
m'emmener. Quoique nul intérêt actuel ne me retienne
ici, je resterai pourtant. — Ecrit à ... rcrmé et fait
partir ma boite. — Rci,ni un billet d'A... tout atten-
drissement et reconnaissance. Y ai répondu. - Lu
190
PREMIER M E M O R A N D l' M
jusqu'à l'heure de la toilette. — Sorti. — Le temps
toujours doux mais un peu humide. — Allé chez la
marchesa. — N'y était pas. — L'ai attendue en cau-
sant avec la petite Clotilde. — La marchesa est ren-
trée. — Allé diner au Palais-Roval. — Puis au Concert
Valentino. — Belle musique, — très belle! — Rejoint
la marchesa et ses tenaiits ordinaires. — Pris trétous du
punch à Tortoni. — Je vais essayer de travailler.
Mem. Penser à aller chez madame de L. R.
demain.
22. Dimanche.
Deux jours en entre-baillement. — Pas d'événements,
du reste. — Un peu d'intrigue qui pourra me bien
poser cet hiver. Je n'ai plus de mal au cœur du jour-
nalisme et de ces prostitutions masquées qu'on appelle
des articles. J'en ferai tant qu'on voudra! j'ai vaincu mes
dégoûts : — avalé mon crapaud, comme dit Chamfort.
Cette nuit dernière j'ai lu un livre très remarquable,
— d'une profondeur de réalité étonnante, cœur et
mœurs. — Ecrit avec esprit, élégance et audace, d'une
charmante mystification de titre : La Fée daîis un salon,
et d'épigraphes toute mvstificatrices aussi. L'auteur est
Arnould Frémy . Est-ce un pseudonyme? Peu importe!
PREMIER MEMORANDUM I9I
Quoique son talent soit sérieux, ce doit être un amu-
sant partner dans un punch de garçons! — Penser à
lire ses autres ouvrages : les Deux ériges et Elfride.
Aujourd'hui Gaudin est revenu. — Levé, habillé
de bonne heure et allé déjeuner chez lui. — Sortis et
au café et avec B... Gais et avons causé de mariage.
— L. R. est venu ce matin m'inviter à passer le soir
chez sa mère. — Ai refusé, — ai donné pour excuse
que j'avais le pied difforme. — Le fait est que je ne puis
mettre de bottes étroites, et madame L. . . qui est revenue
eût été là ! et je suis en coquetterie avec elle ! —
Sommes allés chez Th..., G... et moi, jusqu'à cinq
heures. — Essayé d'agrafer une robe à la maîtresse de
S... et me suis outrageusement et infructueusement
meurtri la main. — M'en suis vengé en prouvant à la
donzclle que j'étais plus mince sans corset qu'elle
avec le sien qui craquait de partout. Puis ai fort bien
prêché sur ce texte : « Vanitas vanitatum et omnia va-
nitas ! » — Dîné chez G. — Pris du kirsch à Corazza.
— Promené au Boulevard. — Un brouillard glacial ! —
Allé chez Aristide B... — pas trouvé. — Allé lire une
Revue. — Rentré, écrit, lu, — vais me coucher et lire
encore.
192 PREMIER MEMORANDUM
Savez-vous la différence qu'il v a entre un homme
faible et un homme fort? C'est que l'homme faible est
la proie à la fois de plusieurs idées ou de plusieurs
personnes, tandis que l'homme fort ne l'est que d'une
seule. L'un est tiraillé en sens divers, l'autre est préci-
pité dans un sens quelconque, tous deux entraînés, car
tous deux ont des passions, et le fort encore plus que
le faible : car il est fort, et ici il faut entendre le mot
force non dans le sens spécial de force de raison, mais
dans le sens de la force générale et harmonique de
toutes les facultés.
Éveillé à neuf heures et lu dans mon lit ces admi-
rables Mémoires de Saint-Simon où tout est beau, style,
pensées, jugements sur les hommes et les choses, pro-
digieuse science historique. — Livre du premier ordre
enfin. — Levé. — Déjeuné. — Lu et écrit jusqu'à quatre
heures. — Habillé. — Allé chez la marchesa. — L'ai
trouvée. — Aimable! — Fait une visite à Gaudin et
revenu chez moi où la marchesa m'a pris pour aller
aux Vrançais, — C'était la seconde représentation de
PREMIER MEMORANDUM I93
la Marquise de Senneterre, ■ — ■ médiocriré jouée médio-
crement. Mais nous n'avons guères écouté que nous-
mêmes, et que pouvions-nous faire de mieux? — L'ai
reconduite. — Rentré. — Couché.
29.
Aujourd'hui Dimanche lu dans mon Ht jusqu'à dix
heures. — Levé et continué de hre jusqu'à quatre.
— Fini Saint-Simon (le deuxième volume). — Ecrit à
Bourdonnel et à Scudo. — Oublié de noter le dé-
jeuner.— Pas diné. — Voilà deux jours que je ne dîne
plus. — Habillé. — .Au café. — Passé la soirée chez
madame L. R. — Du monde. — Ai remarqué que je me
fais très bien à cette torpeur de salon qui s'y empare
de moi quand, comme ce soir, il n'y a nul intérêt de
conversation. — Revenu tard. — Je ne dormirai pas
car j'ai pris deux fois du café et du punch. — Que
faire? — Je crains l'insomnie. — • La trame de mes
pensées est sombre depuis hier, probablement à cause
de ... Oh! dormir, dormir! To sleep... todie...]e lirai
si je ne puis dormir. Il faut briser l'attention pour la
détourner. Essayons!
194 PREMIER MEMORANDUM
30.
Passé une nuit de fièvre et d'agitation. — Pas dormi
qu'un peu vers le matin. — Éveillé à neuf heures. —
Lu, — levé, — et déjeuné avec appétit. — Pris des
notes dans Saint-Simon, le plus grand historien que la
France ait eu, je n'hésite point à le reconnaître et j'en
suis tout émerveillé. Je l'avais lu déjà, mais il ne
m'avait pas laissé des impressions si profondes qu'au-
jourd'hui. — Cela tient sans doute à de nouveaux déve-
loppements de mon esprit qui s'est tourné vers les
choses politiques. — A trois heures fait coifFer, —
habillé et sorti. — Je croyais dîner chez G... qui lui-
même ne dînait pas chez lui. — Allé chez la Denau
pour des manchettes. — Puis chez la marchesa. — J'ai
refusé de dîner avec elle à cause de mon amour pour
l'indépendance de ma soirée. — Supprimé le diner,
mais pris du café, selon l'usage de mes jours de diète.
— Lu les journaux. — Allé au faubourg Saint-Germain
chercher des livres et rentré.
Pensé à une foule de choses amères. — Mon Dieu !
que je voudrais être plus vieux seulement de deux
mois! Viendra-t-elle commme elle le dit, ou ce projet
PREiMIER MEMORANDUM IÇ)"
échouera-t-il encore? — Travaillé, pour dompter le
dedans, à ce Ryno, jusqu'à minuit. — Couche, — et
lu deux heures, assez maître de mon attention.
31-
Éveille à dix heures. — Pour vaincre cette éternelle
tristesse de réveil je me jette aux livres. — Lu jusqu'à
onze. — Déjeuné. — Bien portant et l'esprit plus léger
qu'hier. — Un temps à la pluie et au vent. — Lu et pris
des notes jusqu'au tomber du jour, qui s'est fait de
bonne heure à cause de ce temps d'hiver qui com-
mence. — Habillé, et allé dîner chez Gaudin. — D...
et B... dînaient, — dîner plutôt sérieux que triste,
mais sans verve de part ni d'autre, — Gaudin las de sa
journée d'hier. — Rentré dès huit heures sans être allé
ailleurs. — Allumé du feu. — Lu. — Écrit une lettre.
— Pris des notes pour cet article que j'ai promis à
Paquis sur le Gouvernement des classes moyennes, d'Alletz,
— livre que j'ai l'intention de déchiqueter. — ■ Je
suis las de toutes ces phrases contre l'Aristocratie. —
L. B. me parlait l'autre jour d'une aristocratie person-
nelle, mais une aristocratie personnelle n'est plus une
aristocratie. Il n'y a pas aristocratie sans trans-
IÇ)6 PREMIER MEMORANDUM
mission. — C'est une institution de durée, par con-
séquent elle ne peut pas saisir l'homme seul.
Continué à travailler. — Pas souffert. — Couché à
une heure. — Lu du Saint-Simon dans mon lit quelque
temps encore, — et endormi.
i'^'' Novembre.
Pas mal dormi, mais éveillé plus tôt qu'à l'ordinaire,
— dès sept heures. — J'ai rêvé de ce pauvre Guérin de
retour et en bonne santé. — Que ce rêve ne soit pas
qu'un rêve! mais un présage. — • Avec quel plaisir je
reverrai notre poète et reprendrai avec lui cette vie
commune si longtemps interrompue!
Rendormi deux heures. — Levé. — La marchesa m'a
écrit une lettre maussade à dessein, je m'imagine, pour
me faire aller chez elle ce soir. — Mais elle ne serait
pas seule et il fait un temps effroyable. — Je ne veux
pas sortir. — Ai répondu le billet le plus passé à la
vanille.
Déjeuné sobrement. — Etabli au coin du feu. — Lu.
— G... est venu causer de la pluie qu'il fait et du spleen
qu'elle donne. — B... lui a succédé. — A montré plus
d'animation et de suite qu'à l'ordinaire. — G... est re-
PREMIER MEMORANDUM 1 97
venu, jusqu'au dîner. — Ainsi ces messieurs ont dévoré
le temps que je destinais au travail.
Dîné, — trop mangé ; aussi de la stupeur après et la
noire tristesse qu'engendre un besoin assouvi quand
on ne se livre pas au mouvement, à l'exercice qui fait
tout oublier, — ou pour mieux parler, qui suspend toute
douleur même morale, même la plus élevée de toutes.
Je me rappelle qu'étant à Caen en 1831-p-et-^^
(époque de ma vie sinon la plus malheureuse, au moins
la plus tempestueusement agitée) et quittant après
d'effrovables scènes (effroyables pour moi surtout
qui en étais encore à l'apprentissage des passions), quit-
tant donc ... tantôt dans une immense colère, tantôt
dans un immense abattement, toujours dans une cruelle
angoisse, j'éprouvais du soulagement, oui ! même du
soulagement intérieur, à marcher à travers ces plaines
où l'air joue en liberté et dont le souvenir est resté si vi-
vant pour moi. — Oh ! quand on quitte ce qu'on aime
le plus, il ne faut pas monter en voiture. Marcher dis-
trait, on pense moins. Je me suis toujours défié des
femmes promeneuses, — des Anglaises par exemple,
froide race s'il en fut, ce qui ne les empêche pas d'être
excessivement corrompues. Au contraire : raison de
plus.
Découvert, en lisant un livre Italien fort curieux que
m'a prêté B..., que VOde à Priape de Piron dont le
198 PREMIER MEMORANDUM
commencement est si lyriquement beau, si entraînant,
malgré l'infamie du sujet, n'est qu'une imitation pâle
mais servile, — ■ osée, impudemment mais manquée,
aussi, — d'une superbe Ode attribuée à l'Arétin. Cette
Italie est bien vraiment le pavs des peintres! Ses écrivains
n'ont pas de plumes, mais des pinceaux. Quelle manière
de tout nover dans la couleur, de tout purifier par la
forme, même ce qu'il y a de plus matériellement phv-
sique, de relever l'idée par je ne sais quelle splendeur
dont la source n'est ouverte qu'à eux!
Piron a volé les idées, et en les touchant, il les a
montrées telles qu'elles sont. • — A part la marche
entraînante du Rythme, manié de verve et qui fait
une victorieuse violence au dégoût, l'ode de Piron
laisse froid. Celle d'Arétin est une nudité aussi grande,
aussi luxurieuse, l'imagination l'admire parce que c'est
beau avant d'être sale, parce que la perfection est une
chasteté si grande qu'elle cache toutes les souillures,
et les sens ne sont pas même remués par cette admi-
ration enthousiaste. Figurez-vous la Bacchante la plus
insensée dans le dévergondage des poses les plus
lubriques, folle de vin et de cantharides, mais sur le
corps de qui, trahi de partout avec l'impudence du
marbre et la chaleur de la vie, est drapé un vêtement
lumineux, une tunique miraculeuse dont les plis ne
savent rien cacher, mais divinisent. C'est Titien pei-
PREMIER MEMORANDUM 1 99
gnant des bas-reliefs antiques avec son pinceau trempé
dans toutes les puretés de la Lumière. C'est Lucrèce
parlant si majestueusement de l'amour animal des êtres,
mais avec une langue dix fois plus belle d'harmonie,
de coloris et de contour que la sienne, et incompa-
rable.
Après diner lu de nouveau. — • Pris dés notes dans
Saint-Simon, ce Dieu de l'Histoire et de l'appréciation
sagace et sévère. H peint comme Tacite, mais il a le
sentiment religieux de Bossuet, inconnu à l'àme mo-
queusement froide du Romain, et eh plus des grâces
ineffables. — Voyez par exemple cette phrase en parlant
de Louis XIV: le Roi de si grande mine (trait d'une
fierté négligée approchant du sublime du pittoresque):
« On peut dire qu'au milieu de tous les hommes, sa
taille, son port, ses grâces, sa beauté et sa grande
mine, jusqu'au son de sa voix et la grâce majestueuse
de toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu'à
sa mort comme le Roi des Abeilles et que s'il ne fût né
que particulier il aurait eu également le talent des
fêtes, des plaisirs de la galanterie et de faire les plus
grands désordres d'amour. »
Il semble qu'en répétant ce mot de grâce, il ait
exprimé davantage pour la répandre dans cette phrase
charmante, la Divine chose que ce mot signifie!
Lu de rit.ilicn. - Pris du punch. — Remisa lire, —
PREMIER MEMORANDUM
Regardé par la fenêtre. — Pluie et vent furieux. —
Temps et heure et rue bien tristes. — Lu encore, écrit
ceci et vais me coucher.
2 Novembre.
Levé de bonne heure. — ■ Déjeuné. — Lu. — Écrit
des lettres au coin du feu. — Lu encore. — Disposi-
tion d'âme amère et triste. — Temps d'averses. — L'ou-
ragan d'hier continue.
C'est aujourd'hui mon jour de naissance, jour que
j'exècre et qui me jette toujours une montagne de
plomb sur le cœur. 11 me rappelle le néant de ma vie,
— et que l'avenir pour moi se lève si tard ! — Je ne sais
pas ce que je deviendrais si je restais seul aujourd'hui.
— Dieu merci, je dîne en ville chez madame de L. R. ..
Cela me sortira de moi-même. 11 v aura là peut-être
cette grande Allemande au noble buste que j'aime tou-
jours à voir, oui ! mieux même qu'à entendre, et les
belles épaules en arc de M. N. avec son cou de cvgne
sauvage et brun. — Ma foi! je n'ai rien de mieux à
faire que ma toilette: je m'ennuie tant!
PREMIER MEMORANDUM 20I
8 Novembre.
Ces jours -ci n'ai rien noté, — et les ai passés
dans une souffrance très vive et dont personne ne s'est
aperçu. — Je l'avais méritée, cette souffrance. J'avais
écrit une lettre égoïste à ... et elle m'a répondu par
des larmes et des paroles poignantes d'affection qui se
croit trompée. — Que sommes-nous donc? Pourquoi
ai-je été blesser ce cœur, — le seul peut-être qui me
soit dévoué, — moi qui l'aime autant que je puis aimer
créature vivante ! — Il fallait que je fusse hors de sens.
J'ai eu des remords et j'ai souffert tout le temps que
je n'ai pas été avec la marchesa. — Ma liaison avec
cette femme devient de plus en plus étroite. Je me
suis trompé sur son compte. Elle n'est pas ce que je
croyais. — Mélange d'ombre et de lumière, ses qualités
dominent ses défauts. Je me disais : C'est pis qu'une
coquette avec les autres, avec moi c'est une comé-
dienne. Avec les autres, elle peut être coquette, mais
elle se sait coquette; son sens si droit n'est jamais
égaré : elle se juge coquette et sait le temps qu'elle
restera ainsi. C'est une mise, une robe décolletée, une
parure plutôt que sa nature et la pose habituelle de
PREMIER MEMORANDUM
son âme. 11 y a fort peu de femmes qui soient coquettes
ainsi.
Malgré les manèges, les petites ruses, les thèses sur
l'amour, et toute la gâterie dont elle a été l'objet, elle
rentre très souvent en conversation dans un naturel
sévère, hardi, élevé, résolu, souvent gai, toujours de
bon sens qui lui fait le plus grand honneur à mes yeux.
— Si elle avait toujours ce ton-là, elle serait supérieure
autant qu'une femme puisse l'être. Quand cela lui
arrive de le prendre, sa physionomie contracte
une expression attentive et perçante qui vaut mieux
que toutes ses chatteries de sourire et d'yeux à moitié
fermés. Elle devient d'une beauté sérieuse dont elle ne
se doute probablement pas et qui l'emporte sur toutes
les morbidezzes de phvsionomie que nous recher-
chons dans les femmes.
Le monde de province dans ses grossiers et ineptes
scrupules en avait parlé comme d'une ciitin (du moijis
est-ce le premier bruit qui m'atteignit d'elle avant que
je la connusse personnellement) et le mot est aussi
stupide qu'injuste. 11 n'y a pas de femme qui soit plus
loin de ce qu'on appelle le catinisme. — Ce qui l'a
perdue en province, c'est la réputation d'avoir eu
une passion, — c'est la curiosité, l'audace d'esprit, et
des relations de femmes qui ne la valaient pas. —
L'ennui, — un ennui terrible, — des caprices d'imagi*
PREMIER MEMORANDUM ao'j
nation, voilà ce qui expliquerait son errante fantaisie,
déjà lasse, — elle se débat encore, mais elle est abattue.
— Malgré quelques vouloirs insensés et le besoin de
tendresse, ancré au cœur des femmes, elle est sous la
sauvegarde d'un esprit mâle et d'une incorruptible
froideur.
Son esprit désire plus que son cœur, noblement flétri
par un souvenir douloureux. — Quelles qu'aient été ses
intimités, nulle ne l'a souillée d'un de ces faits ou d'une
de ces paroles qui font rougir la volupté même. Elle
ignore l'abîme fangeux des caresses. Cela prouve pour
elle que les hommes qui l'ont aimée ne l'aient pas fait
descendre jusque-là; ils n'auront pas osé.
Encore quelques années d'agitation de tête, — mi-
sérables, impuissantes agitations qui n'aboutiront qu'à
des commencements d'intimité! car elle juge les
hommes, et comme elle n'a pas d'ivresse physique elle
est promptement ennuyée de leur jargon ; — encore
quelques années à s'exagérer ce dont elle souffre et ce
qu'elle convoite par vide, et ce sera fini : il ne restera
plus de tout cela qu'une femme attachée à ses devoirs
par réflexion et par vanité intelligente, solide amie,
ce qu'elle est déjà, de relations de famille et de monde
parfaites, simple et spirituelle en même temps, regar-
dant du haut de ses désirs de vengeance éteints, froi-
dement et serelnement les hommes qui l'ont si
204 PREMIER MEMORANDUM
longtemps ulcérée, comprenant la mission de la vie
qui n'est pas le bonheur par les sentiments, — ou sa
fauve ressemblance par les sensations, — se résignant
à force de bon sens, exquise qualité de son genre
d'esprit, — disant moins de mal d'elle, coquetterie
fausse qu'elle a encore, — et d'une beauté qui se
mourra avec une lenteur majestueuse !
Ce qui prouve où elle en est, cette femme si pitova-
blement jugée sur les récits de plus libertines qu'elle,
commentés par des observateurs de garnison, c'est
qu'elle se voudrait corrompue; c'est qu'elle envie les
plaisirs des femmes qui aiment le plaisir. — Pour ré-
pondre à cette fiévreuse disposition d'une âme sans
intérêt dans la vie et que je lui signale comme mauvaise,
il n'y a qu'à la prendre au mot et agir avec elle comme
avec celles qu'elle jalouse, et on lui fera retrouver sa
fierté oubliée dans le ridicule et le dégoût.
Je l'ai vue beaucoup ces jours derniers, et du
moment qu'elle oublie de poser et de dresser des em-
bûches avec la grâce d'une charmante comédienne, —
reste de ses premiers rapports avec moi qui ont été
faussés dès l'origine à cause de..., ce qui va disparais-
sant tous les jours, — elle est essentielle à étonner et
désintéressée de toute mauvaise ou petite passion. —
Elle n'a pu avoir que des femmes pour ennemis, car je
défie l'homme le plus partial, le plus bardé de prevcn-
P R E M 1 E R M E M O R A N D U M iOf
tions, l'amant enfin d'une de ses ennemies, de la voir
quelque temps sans abjurer ses préventions. — Tous
les hommes qu'elle voit lui sont dévoués, et qu'en
attendent-ils ? la faveur de baiser son gant. C'est vrai-
ment un honnête homme à travers les rancunes, les
dépits et les ondoyances de la femme. C'est un hon-
nête homme comme Ninon, mais c'est Ninon jusqu'à
la ceinture. La ressemblance ne descend pas plus bas
que ses hanches superbes, dignes de la Niobé antique.
Ses théories de coin du feu quand elle est animée et
qu'elle ne craint pas son auditeur, peuvent rappeler la
courtisane, mais cette nature d'esprit élégant et prompt
à saisir le ridicule de certaines ivresses, mais ces sens
harmonieusement et imperturbablement tranquilles,
tout cet ensemble de résistance, empêchent à jamais la
pratique, chose qu'elle n'apprécie pas encore, mais
qu'elle appréciera quand elle sera plus mûre et plus
avancée dans la vie.
Aujourd'hui éveillé à neuf heures, lu de l'Italien
dans mon lit, — puis levé, — déjeuné. — Un temps
gris et bas, — le froid pénétrant et acéré. — Allumé du
feu. — Écrit à Guérin qui va mieux, se marie et revient,
trois bonnes nouvelles! — Mon rêve a eu raison;
réponse aux gens qui se piquent de n'être pas supersti-
tieux. — Il parait que c'est au mois des roses (en Mav)
que notre pacte dei'icnJi\i cponx. — C'est un re\ irement
2o6 PREMIER MEMORANDUM
de cœur que l'histoire de ce mariage. — Guérin, comme
de juste, paraît fort heureux, et moi aussi parce que
je crois qu'il a besoin d'un foyer à lui. 11 aura le temps
de travailler non pour vivre, mais pour penser ou pour
retentir! — Du reste, qui n'a pas besoin d'un foyer?
Bvron n'en médisait tant que parce qu'on avait détruit le
sien. — Gaudin est venu, — prétend avoir rencontré
ma boiteuse (une charmante boiteuse avec des pieds irré-
prochables que j'ai rencontrée chez Valentino, il y a
quelques jours), mais je ne le crois pas. — C'est un
maniaque qui veut connaître tout le monde, même les
gens qu'il n'a jamais vus. — Lu et fait diverses choses,
— je ne sais plus quoi. — Habillé. — Dîné chez
Gaudin. — Chanté du Désaugiers au dessert, un vrai
poète, celui-là, peignant et sentant, naïf et sans le
moindre esprit, mais d'un entrain plus puissant que
l'esprit même, comme tout poète. — Pris du café à
Corazza. — Les bandeaux noirs d'Obermana semblaient
humides et sa joue était plaquée de vermillon brûlant.
— Belle ainsi! — Monté au Boulevard. — Allé chez la
marchesa. — Pas trouvée, caramba ! — L'air coupant
comme verre la figure. — Attendu Gaudin sur la rampe
de Tortoni, enveloppé dans mon manteau, un clair de
lune chatoyant dans les capotes de satin et les robes
de soie du régiment d'/lmaiiù'es, qui remuaient leurs
croupes vénales au Boulevard. — Hniuivé d'attendre il
P R E M 1 E R M E M O R A N D U M 207
signor Gaudino, rentré. — Écrit ceci et vais me mettre
à écrire à la marchesa et à mon travail sur le livre
d'Àlletz.
9 \ovembre.
Levé d'assez bonne heure, du moins pour moi. —
Souffrant. — Des douleurs d'entrailles assez vives,
donc supprimai le déjeuner. — Pris seulement du vin
dans du bouillon, sorte de remède qui me réussit tou-
jours. — Travaillé. — Ai écrit une lettre à ma tante,
pleine d'affection et de mansuétude, la lettre, s'entend,
et non la dame, du moins à mon endroit. — Mais cela
donne une merveilleuse souplesse à l'esprit que d'écrire
ce qu'on ne pense pas. — Après ma lettre repris mon
travail, — l'attention vive et l'esprit fécond. — Le
jour est tombé. — Pour éviter d'incompréhensibles
influences que ma raison domine, mais ne peut suppri-
mer, je n'ai pas voulu rester chez moi. — Je deviens
la proie d'une espèce d'aliénation sombre dans la soli-
tude de mes soirs. — Coiffé, habillé, dîné chez Gaudin,
— et à Corazza après. — G... s'en est allé et je suis
remonté chez moi pour mes lettres. — Trouvé un billet
de la marchesa. — Allé chez elle jusqu'à minuit. —
2o8 PREMIER MEMORANDUM
Développerai peut-être dans quelque livre ma situa-
tion avec cette femme, bon sujet de Novella. — Rentré
chez moi par une pluie battante. — Couché, mais lu
fort longtemps dans mon lit.
10. — Matin.
Levé à dix heures, — raffermi, solide et ne me res-
sentant plus de l'indisposition d'hier. — Choisi des
gilets, importante chose. — Lu et écrit à bâtons rompur,
— puis déjeuné. — Puis commencé ce Mémorandum.
J'attends le coiffeur.
Je vais m'habiller et m'en aller voir madame de L. R.
qui m'a intimé de venir Vendredv. — Vais-je la trouver
seule? — Je l'espère. Ses cousines, plates personnes
de toutes façons, m'ennuient prodigieusement. — Il
pleut et les nuages sont bas, — un temps spleenétique!
Le soir.
Je rentre; une sotte journée! — Excepté pourtant
l'heure et demie passée chez madame de La Ren. —
Mais nous n'étions pas seuls. Les indispensables cou-
PREMIER MEMORANDUM 2O9
sines que je dispenserais très bien étaient là, bloquées
par la pluie ruisselante. — J'ai mal fait de ne pas accep-
ter un diner offert, quoique maigre. — Je pensais à
rejoindre quelqu'un ce soir et je n'ai vu personne.
... Et tel est pris qui cro\ait prendre! — Revenu
diner chez Cop. — Les rues inondées mais plutôt du
brouillard que de la pluie. — Sobrement mangé. —
Au café une demi-heure à attendre G... mais il se
devait probablement à ses amours! — Fait conduire en
voiture à Valentino; — bonne musique et laides
figures, compensation des yeux par les oreilles. —
Rentré ennuyé et vais me coucher et lire dans mon lit.
— (Mem. — Ne pas sortir demain mais travailler.)
II. — S.uncdy.
Pas sorti, comme je l'avais résolu hier. — Levé de
bonne heure. — Rcsui Ar. B... puis Gob.. . qui m'a rap-
porté une bague en aigue-marine que je lui avais don-
née à rétrécir. — Déjeuné. — Lu tout le jour, excepté le
temps que L. B. revenu de Normandie est resté là. —
L'esprit frappé d'une grande sécheresse, mais du moins
attentif. — Diné fort tard. — Gaudin est venu, —
bu ensemble, mais non de manière à nous exciter.
2 I O PREMIER MEMORANDUM
et causé d'une fête qu'il doit nous donner cet hiver.
— Le programme est joli ! et cela peut être extrême-
ment piquant. — G... parti, repris mon volume et l'ai
■fini. — Écrit ceci avec un peu de stupeur. — Le ciel
est presque pur et le clair de lune étincelant. Mis à ma
fenêtre et vais me coucher et lire de l'Anglais.
12. Dimanche.
N'ai rien noté. — Rentre de soirée assez tard, fatigué
et dans une de ces dispositions dans lesquelles il est
impossible de se rendre compte de quoi que ce soit.
— Qu'avais-je vu? des jeunes gens stupides et sans les
grâces élégantes plus belles et plus charmantes que
l'esprit, — des femmes peu jolies, excepté M. N. qui
quoique non jolie aussi me plaît enfin! — Il y a de
VénerQ;îe dans la manière dont elle est brune, et puis
elle ferme à moitié ses yeux noirs, passionnés en
diable... Bref, elle induit en tentation.
PREMIER MEMORANDUM
Aujourd'hui, lu dans mon lit. — Levé, — habillé, —
déjeuné. — B... est revenu et est resté à causer chez
moi, — puis Bod... puis M. de F... Dépensé ainsi le
temps jusqu'à cinq heures. — L. B avec qui je dinais
est venu me chercher. — Diné. — Allés au Gymnase. —
Vu Bouffé plus admirable que jamais dans une mauvaise
pièce: Le Rêve d'un savant. — Son entrée en scène
est tout ce que j'ai vu de plus saisissant sans horreur.
C'est vraiment magnifique. — Du moins ému, mais
fatigué de la fin du spectacle, je rentre par un temps
de pluie glacée et un mal de tête brûlant. ■ — Vais
essayer de dormir.
I)-
Hier 14, rien noté. — Je rentrai tard d'une soirée
assez animée vers la fin, le monde parti, chez madaine
de F... qui voulait par parenthèse me faire admirer
une Romaine, une blonde fille du Tibre, laquelle ne
m'a pas plu avec toute sa fauve blonderie et qui a
chanté simplement (chose remarquable) un morceau
d'Othello assez doux. — Kn rentrant je trouvai des
lettres de... et je me plongeai voluptueusement dans
leur lecture sans pouvoir m'occuper d'autre cliose
après !
PREMIER MEMORANDUM
Aujourd'hui, levé et habillé de bonne heure. — B...
est venu comme je finissais ma toilette. — • Causé, mais
moi pas en train, — j'avais dépensé toute ma flamme
hier, et j'en étais à l'atonie. — Sorti, — déjeuné chez
C... — Pris du café à Corazza et lu les journaux. —
Allé chez la H... perdre mon temps, — de là chez le
libraire pour des livres. — Passé à L'Europe. — Pas vu
M. de Jouffrov, convalescent. — Revenu chez G...
puis chez moi d'où je ne suis pas ressorti. — Le temps
est beau, mais le vent est froid.
Est-ce irréflexion ou égoïsme qui a déterminé le sin-
gulier procédé de...? Je veux penser que c'est irré-
flexion. J'ai été blessé, — et Dieu me damne! je crois
que je le suis encore. Le fait est que je ne m'attendais
pas à cela d'un ami. — J'ai tort peut-être, mais je
n'eusse pas agi ainsi. — O misanthropie, serais-tu la
sagesse, à condition toutefois d'être silencieuse? et
Hamlet a-t-il raison? « Va dans un couvent, fais-toi moine!
U homme ne me charme pas ni la femme non plus. » Ah ! la
femme... j'ai depuis deux jours des raisons pour en
bien penser.
Mangé une salade pour tout dîner. — Préoccupé
de cette chose. Trop sans doute. — Ecrit des lettres
avec \a. furia que j'v mets quand j'ai laissé s'accumuler
les réponses à faire. — Puis lu, — puis commencé
une Nouvelle dont je ne sais pas encore le nom. — Je
PREMIER MEMORANDUM 213
veux y montrer l'amour dans les âmes vieillies, le
manque d'ivresse, la froideur des sens et cependant
une passion souveraine, empoisonnée; l'agonie, sans
doute, de la faculté d'aimer, mais une agonie éternelle.
— J'ai mes modèles. — Ecrit ceci et me jette au lit.
Good night.
11 ne faut qu'un atome pour troubler le lac le plus
pur, et il est des âmes comme ces lacs, troublées par un
grain de poussière, — quoique moins pures et plus
profondes. A part l'ironie de nos lèvres bientôt effacée,
à part le cercle de l'atome qui tombe sur la surface
unie et qui bientôt est évanoui, les hommes jureraient
qu'ils n'ont rien troublé du lac où leur pied fit rouler
l'atome du cœur que leurs procédés vulgaires ont
froissé, — et pourtant l'atome n'est pas encore au fond
du gouffre, il tourbillonnera longtemps avant de l'at-
teindre, et la mémoire, ce gouffre dans lequel il n'est
pas de fond où puisse se perdre un blessant sou\enir,
ne le rejetera point à l'oubli.
C'est une lièvre nUcrmittentc que mes notes sur
ce journal. l-,llcs \- sont tracées d'un jour Puii. —
2 14 PREMIER MEMORANDUM
Hier je travaillai assez intensément tout le jour. — Le
soir j'allai causer chez Apolline. — Soupai à Corazza
parce que je n'avais pas dîné et revins me mettre au
lit pour dormir — ce qui ne manque jamais après le
souper — de ce sommeil provoqué par la congestion
cérébrale et qui ressemble à une attaque momentanée
d'apoplexie.
Levé de bonne heure, et travaillé attentivement jus-
qu'à cinq heures et demie, au coin du feu, n'ayant pris
qu'un bouillon sans pain. — Dîné avec appétit. — Ai
vu G... quelques minutes... — L. B. ce soir. — Causé
assez gaîment quoique le fond de mon âme soit en ce
moment plus noir que l'enfer. — L. M. est venu et est
resté jusqu'à cette heure. — Le temps est tout à fait
d'hiver, froid et humide. — -Voudrais qu'il fût plus laid
encore pour m'éviter de sortir demain comme je l'ai sot-
tement promis à L. B. — ALa santé est depuis quelque
temps excellente quoique je sois surchargé d'embarras
de toute nature et dont je ne vois plus le bout. — C'est
égal, je ne ploverai pas sous cette bourrasque d'adver-
sité. — Je clos le Mémorandum pour faire mon cour-
rier de demain et lire.
19.
Hier, Ntidii^ selon la coutume du moment qui me fait
PREMIER MEMORANDUM 2 I Ç
sauter à pieds joints par dessus un jour. — Je passai mon
temps avec L. B. en affaires. — Le soir allai au Concert
de l'Allemand Strauss. — Pas enchanté! Un monde du
diable et un tas d'hommes de mauvais ton. — Remarqué
la mise de la danseuse Dolorès Serrai qui se promenait
là. — Blonde noire et velours noir avec une capote
de satin rose. — Elle a les prunelles les plus larges et les
plus mates que j'aie vues, recevant la lumière et ne la
donnant pas !
Aujourd'hui levé et habillé de bonne heure. — A dix
heures chez A. de Ber... où j'ai déjeuné. — Sa femme
est laide, mais ne manque pas d'expression et aime et
respecte la raillerie, comme toute femme. — C'est le
sceptre des rois du monde et leur épée. — Voyez sou-
rire une femme à une moquerie bien dite, c'est une
êfharpc qu'elle offre à genoux au vainqueur, à celui qui
l'a dite, cette moquerie. — Madame de B... nous a
quittés, et quoique je sois fort indifférent pour cette
femme, j'ai filé aussi, tant une femme, je ne sais pour-
quoi, projette autour d'elle le vague et inexplicable
intérêt de sa présence! — Si elle fût restée, je serais
resté.
Allé passer deux heures et demie chez la bella mar-
cliesa, — • mise comme j'aime, satin et velours noir, —
spirituelle et presque tendre, ce qui vaut mieux. - M'a
devnié pour une certaine cliose et je le lui .ii avoué
2l6 PREMIER MEMORANDUM
quand elle me l'a dit. — Rentré chez moi dans une
disposition souffrante de corps et encore plus d'àme. —
Remué des papiers. — Allé chez G. . . où j'ai dîné triste-
ment, obsédé de mille amertumes. — Sorti et allé au
café avec B... qui a fait tout son possible pour me
sortir de mon noir. — Promené au Boulevard. —
Rentré. Fait ma correspondance et vais me coucher,
ne me sentant pas bien.
7 DcC'jnibrc.
J'avais abandonné ce Journal. Ma vie a été tellement
occupée et tracassée depuis que j'écrivis le dernier
Mémorandum dans une situation d'esprit si violente et
si malheureuse! — Hélas! les choses ont peu changé.
Le besoin d'une position me poursuit. Je cherche à la
prendre et puis elle glisse au moment où on croit la
tenir. — C'est le diable!
Au milieu de mille ennuyeuses démarches et intri-
gailleries, j'ai travaillé. — Fini deux longs articles, dont
l'un (sur l'exécrable livre d'Alletz) doit paraître inces-
samment, sans nom d'auteur bien entendu. L'autre, que
la coterie Thiers semblait imposer à la Revue des deux
Mondes^ a été refusé par le directeur de cette Revue. —
PREMIER MEMORANDUM 2I7
De là, grande colère de M. P... l'ami de Thiers, et de
L. B. qui avait voulu travailler à ce long article que
j'eusse fait aussi bien tout seul. — Le fait est que le
refus, qu'on ne devait pas même envisager comme
possible, a été vexant. Mais j'ai été le plus calme des
vexés, quoique je sentisse bien l'ennui de tout cela.
Du reste, la vie extérieure assez régulière, du moins
pour moi. — Peu de visites, si ce n'est à la marchesa
avec laquelle je suis allé au spectacle une ou deux fois.
— Mais auprès d'elle je n'éprouve plusV i>nmatérielp\a.is\r
de voir bien jouer. — Pour cela il faut que je sois seul
dans une loge. Sinon et surtout s'il y a une femme, je
suis occupé à cacher mes impressions, ce qui gâte
tout mon plaisir. — Je suis allé aussi entendre Duprez
à l'Opéra, que mon incompréhensible paresse m'avait
jusqu'alors empêché d'entendre. Il est laid, petit,
ignoble, mais quel instrument il a dans la poitrine! —
Je l'aime mieux que Nourrit et comme timbre et
comme méthode. 11 m'a ébranlé, mais sans me jeter
dans des accès de larmes réprimées comme cette ma-
dame Bordogni que je n'ai entendue qu'une fois (au
Conservatoire). — Je n'ai jamais eu dans ma vie de
sensation comme celle-là, produite par quelque chose
qui ne soit pas la réalité.
Inspiré un caprice à une enfant de dix-sept ans,
blonde et mince, jolie et pourtant qui ne me plaît
2 I 8 PREMIER MEMORANDUM
pas! — Ce serait toute une longue histoire à raconter,
je ne veux point l'écrire, — Chose singulière! madame
de F... est venue chez moi me demander, comme une
grâce, de ne pas m'occuper de madame de Saint-V ... —
Je ne sais pourquoi ; elle m'a dit que je connaîtrais sa
raison plus tard, mais la chose ne m'en a pas moins
paru étrange. — J'ai promis d'autant plus que je n'ai
aucun projet sur quelque femme que ce soit, et (en au-
rais-je) aucun sur madame de Saint-V... en particulier,
laquelle a de beaux yeux, il est vrai, mais n'est pas
une femme qui me fasse envie du tout. Je suppose
qu'il y a là-dessous quelque inimitié et commérage de
femme. Toujours est-il que je m'en soucie comme d'une
chanson! — Jamais mon âme, si àme j'ai, n'a été dans
une indifférence si philosophique! Je suis vieux, vieux,
vieux... Le maudit refrain!
Levé à dix heures aujourd'hui et reçu une bonne
lettre de... toute ma vie, le reste n'est qu'apparences et
mensonges! Elle me parle d'Olvmpiade F... qu'elle a
revue et de qui les circonstances l'ont rapprochée. —
Tant mieux ! — Quels que soient les changements que
le temps amène, je ne puis me détacher du souvenir de
cette femme et je suis bien aise que... la revoie de
temps en temps. — Pourquoi ne puis-je la rencontrer
seulement une heure, fut-ce dans un bal, quoique ce
fût là que j'aimerais le moins à lui parler du passé?
PREMIER MEMORANDUM 2I9
Il fait un vrai temps de Décembre, bas, triste, froid,
avec une vapeur bleue qui n'est pas du brouillard. —
C'est bien l'hiver de Paris. — Que les plaines de Cacn
doivent être touchantes de ce temps-là ! On n'y voit
presque plus quoiqu'il ne soit que midy. — Je vais
m'habiller et sortir. — Je dine ce soir chez la marchesa
et malheureusement pas seul, je suppose, d'après l'cj^-
ciel de l'invitation.
Au soir.
Les habitués étaient chez la marchesa, plus une de-
moiselle de M. .. qui s'appelle Thérèse et n'est pas jolie
comme Thérèse Guiccioli. — Le dîner bon, — ai
beaucoup mangé sans rien leur dire, tout en écoutant
les récits incommensurables et parfois assez amusants
de B... J'ai eu froid jusqu'au café, et j'ai cherché pour
me réchauffer une bouteille de fiers et chaleureux
esprits, mais j'ai été désappointé, — il n'y avait que
liqueurs sucrées et fines, bonnes pour des palais de
femme. — En somme peu intéressé et mal en train.
Avant dîner allé chez L. B... Parlé d'affaires. —
Réussirons-nous ? — Demain cela pourrait se décider.
— De là chez Malitourne que )'ai vu trop peu de temps
(il allait sortir) pour en porter un jugement. — Je
PREMIER MEMORANDUM
rentre et vais lire dans mon lit jusqu'à l'arrivée du
sommeil.
Ces jours-ci passés moitié au travail, moitié en soins
ennuyeux et qui n'aboutissent pas. — Ce projet de
journal se réalisera-t-il? Pourrai-je trouver position
solide, c'est-à-dire somc mo?iey quelque part cet hiver?
— Je ne me rebuterai pas quoique j'aie été blessé et
dégoûté plus d'une fois. Les hommes sont encore plus
bêtes que je ne croyais. — Jusqu'à L. B... qui vaut
mieux que les autres et dont le courage hausse et
baisse comme l'amour du joueur pour Angélique avec
non pas les coups de fortune, mais les chances: —
pauvres nerfs! — Je dompte les miens à repousser les
influences contradictoires qu'il exercerait sur moi si
je n'écoutais que mon intérêt en péril comme le sien.
Dimanche, fait des visites toute la journée. — Vu
entre autres la fiancée de Guérin, dont (de la jeune fille)
l'accent me pénètre très vivement. — Doux et étrange !
— La veille j'étais allé chez madame de L. R. et de là
une heure au bal chez madame iM... — Cent cinquante
personnes! — • Rien vu de bien remarquable. — L. M.
PREMIER MEMORANDUM
voulair me faire admirer une assez belle femme, fort
bien mise, qu'il dit un précipice de glace et de neige.
— Je l'ai regardée assez longtemps sans que la tête me
tournât, sans éprouver le moindre vertige. — Je ne
ferai point le saut (ou le sot) dans cet abîme de froid
condensé. — Pourquoi les femmes font-elles tant abus
de cette ?nâle coiffure, le turban, avec lequel elles se
rêvent un air oriental fort ridicule?
Dimanche, passé ma soirée chez... Cette jeune fille
aux cils dorés s'inclinerait-ellc de notre côté? Hein!
hein! ma fatuité commence de le croire. Dans tous les
cas, je ne veux pas la voir souvent, quoique je soisbien
sûr que je ne puis l'aimer. — 11 n'en est qu'une dont
le seul souvenir est plus fort que les réalités les plus
charmantes.
Aujourd'hui, levé à neuf heures, — rangé une foule
de papiers qui m'ont rfprécipité dans le passé. —
Brûlé les lettres de mon frère sur ses bonheurs à
Thorignv dans le temps de son amour pour Elvsabeth
de V... 11 ne faut jamais relire ces lettres-là.. — Lu le
pitoyable ouvrage de Billiard qu'il uppeWç un F.ssai ci' o;-
ganisation démocratique , et moi de désorganisation pu-
blique. — Vu i.. B... et fait un vrai cours de journaux.
— A cinq heures allé chez la marchesa, — nerveuse,
agitée, taquine, irrégulière, mais après tout aimable! —
Dit toujours que je ressemble à Jean Sbogar, ce qui ne
222 PREMIER MEMORANDUM
me plaîr pas trop. — Tous ces brigands sont de mau-
vais ton, et un gentleman ne doit pas avoir un air de
sac et de corde. — Mais la marchesa raille parfois! —
M'a prié à dîner, et ai refuse, de caprice, le diable sait
pourquoi ! si ce n'est par ce qu'il aurait fallu la quitter
de bonne heure à cause de mon rendez-vous avec A. R.
— Dînégloutonnement au café Riche. — Pensé à G...
qui aimait les salles vastes, retirées, silencieuses de ce
restaurant. — Quand y dînerons-nous /«J/Vwf? — Allé à
Corazza et remonté chez moi, — A. R. est venu comme
ilmel'avaitpromis. — Prisdu théet causé, — moi, c'est-
à-dire, car lui c'est une lenteur d'esprit vraiment
curieuse, — - moi donc avec une impétuosité fou-
droyante. — A. R. parti, repris le Billiard qui m'a
ennuyé, — puis de l'Italien, — puis ai refondu le
commencement de cette nouvelle laissée là mais que je
veux finir. — Ecrit ceci et vais me coucher, mon feu
s'éteint et il est deux heures du matin.
14.
Deux jours sans noter, mais l'affaire marche et tout
ira bien si le journal en question peut être fondé. —
Travaillé, mais sorti une partie du jour. — L'action ex-
PREMIER MEMORANDUM 22^
térieure secoue mes pensées et dans ce moment doit
m'être bonne, car si je m'abandonnais à ce qu'elles
ont de sombre, d'inspiré par la réalité, je tomberais
peut-être dans le découragement, malgré la force de
mon espérance.
Aujourd'hui, levé vers dix heures. — Habillé et sorti
presque immédiatement pour les journaux que je dois
lire tous et tous les matins. — C'est la pèche aux idées
politiques. — Déjeuné avec des œufs et du chocolat à
Corazza, témoin Gaudin que j'ai accompagné jusqu'au
rond-point des Champs-Elysées, moitiépour lui et moitié
pour le beau soleil. — Un temps superbe, seulement
froid, et la promenade jolie avec foule de femmes en
mante de satin et en fourrures. — ■ Les femmes roulées
dans les peaux de bête m'ont toujours plu. — Tant
d'apprivoisé sous toison farouche est un contraste gra-
cieux. — ^AlléchezL. B. — Parlé politique, journaux,
droit public. —Resté jusqu'au soir et revenu chez moi
pour ma toilette. — Trouvé un billet de la mia mar-
chesa, coquet et parfumé comme elle. — M'invitait à
dîner, mais comme elle n'était pas seule et que j'avais
résolu d'aller à Valcntino questa sera et que j'avais soif
de musique, j'ai envoyé le plus touchant ?ion que
cruelle ait écrit ou dit d'un air tendre. — Dîné très
sobrement et seul, — puis allé au Concert où les fem-
mes n'étaient ni belles, ni bien mises. — Aridité! —
2 24 PREMIER MEMORANDUM
Ils ont donné deux symphonies d'Haydn pleines de
charme, — Revenu par le Boulevard sous une lune
perçante. — Je rentre et vais lire dans mon lit une
heure ou deux. — Je n'ai pas sommeil et il faut jeter
le sarment sur la flamme.
Mem. — Penser à me rrfourrer à l'Allemand, — non
pour les livres mais pour les relations de journaux et
par suite d'affaires.
17. Dimanche.
Deux jours de routines vécu, sans plaisir et inutiles à
rappeler. — -J'ai vu madame F... qui veut me conduire
chez madame Ch...fort riche, fort élégante, fort belle,
et ce qui m'intéresse davantage encore, fort bien
disposée en ma faveur et très curieuse de me connaître .
— J'irai, mais je voudrais que ce fût après le premier
de l'an. — Hier envoyé des chiffons en cadeau à la
maîtresse de G.. . chez qui jcsoupai. C'était sa fête. —
Aujourd'hui temps perdu pour la tête. — Ai pas ou-
vert un livre et pas écrit un mot. — Misérable vie ! j'en
suis las! Mais qu'être donc et que faire? J'ai mal au
cœur de tout, horrible disposition!
PREMIER MEMORANDUM 2 if
Tout est néant dans la vie,
Excepté — d'avoir aimé!
Tour bien réfléchi, c'esr encore là la Sagesse.
Dormi jusqu'à onze heures, — j'étais rentré si tard
ou plutôt si matin! — Habillé, — coiffé, — avalé un
œuf et un bouillon, — puis allé boire du café et lire les
journaux à Corazza. — Allé miiy Undamente et à pied, ce
qui est très fort pour moi, jusqu'au Marais chez ma-
dame M... Pas trouvée. — Revenu, toujours à pied. —
Alléchez la marchesa. — Causé avec vérité et chaleur.
Diné avec elle et resté jusqu'à huit heures et demie. —
Elle soupait chez le général d'Oud... et j'avais ma toi-
lette pour le soir de chez madame L. R. — L'ai trouvée
(madame L. R.) armée de doux reproches. — Assez de
monde, — entre autres madame Lh... mon ancien ca-
price, que deux ou trois phrases vulgaires dans sa
bouche ont tué avec impossibilité qu'il renaisse. — Sa
fille n'est pas jolie, — je me suis fourré à côté d'elle au
thé pour le constater, car elle m'avait paru bien au bal.
— Il faut aller au fond de ses impressions si l'on veut les
amoindrir et les effacer. — M. N. au nom qui me charme
était là. — Flic devrait toujours montrer ses épaules
brunes, ardentes, un peu hâves et qui promettent à
travers leur morbidezze des voluptés enflammées. —
220 PREMIER MEMORANDUM
Ironisé tout le temps. — Je rentre et je me jette au
lit fatigué.
Lundi 18, travaillai le jour et allai passer la soirée
chez la marchesa. — N'était pas seule. — • Rentrai tard
et me mis au lit sans avoir le courage de rien noter.
Hier, dîné chez la marchesa et allé avec elle au
théâtre Saint-Antoine. — Une bonne soirée et qui m'a
fait du bien dans ma disposition d'âme et de corps,
car je ne me sens pas bien, même physiquement. —
Énervé. — Lu tout le jour du Saint-Simon que j'ai
repris. — Ne suis pas sorti. — Le temps est humide et
sombre. — Un damné temps pour le moral !
Vu G... et M... qui est venue m'apporter une lettre
de... — Vais reprendre ma lecture ou quelque autre
occupation ; — je crains le far niente dans la solitude.
Tout mal vient de ce qu'on est seul.
Hier 21, allai voir la marchesa le soir et restai avec
elle et avec B... à dîner. — Je rentrai de bonne heure et
PREMIER MEMORANDUM 227
me couchai a comme le plus indifférent enfarit de la terre .y) — •
Aujourd'hui pas plus mal qu'hier, même mieux, astreint
au régime sur lequel j'ai renchéri par la diète. — Écrit
un paquet de lettres à ... jusqu'à trois heures. —
Allé au bain, que j'ai pris, comme tout bain doit être,
chaud et long. — Affaibli, mais une sensation qui ne
me déplaît pas trop, celle de l'anéantissement. —
Revenu et vais me mettre à lire. Il est près de sept
heures et je n'ai pas encore mangé.
Dîné et avec appétit. — G... est venu et M. aussi.
— Causé. — Mis au lit après le départ de G... — Fini
le dix-huitième volume de Saint-Simon. Toujours aussi
content de cet ouvrage.
23-
Bien dormi, grâce à l'opium. — ■ Reçu ce matin une
lettre de Guérin dont, à mon grand regret, voilà le
retour retardé. J'aurais eu un grand plaisir et plus
même que du plaisir à le revoir dans les circonstances
actuelles qui ne sont pas couleur de rose. 11 me
parle de ce qu'il appelle son roman, que je trouve
doux et heureux et qui né ressemble guères au mien,
lequel a été four le contraire, avec cette autre diffé-
rence en plus que sur le sien il peut fonder This-
228 PREMIER MEMORANDUM
toire d'une vie agréable, d'un avenir dans ses goûts et
de la culture de son talent, tandis que moi je suis
réservé à l'isolement et à une vie fragmentée de
toutes manières. — Je devais aller voir sa promise de-
main, mais le temps est à la pluie et je suis souffrant. —
Donc, non, si le temps continue à être mauvais.
Allé au bain, — Pris un bouillon et revenu chez moi
au coin de mon feu à le regarder flamber dans une
grande misère d'esprit et de cœur. — J'appelle cela la
sensation du néant. — Dieu me damne! je crois qu'elle
me devient habituelle ! — Je dîne chez Gaudin.
Au soir.
Dîné férocement chez G... avec des viandes sai-
gnantes dignes de la cuisine des Kalmoucks. — Vu
boire à ces messieurs ces brûlants alcools que j'aime
et auxquels je n'ai pas touché. — Resté peu de temps
à causer et chanter. — Plus on est triste, plus le
chant s'empare de vous et vous emporte. — La gaîté
de l'homme est une ironie. — Ne suis pas allé chez
la maîtresse de G... ce soir parce que mes cheveux
n'étaient pas bouclés, spirituelle excuse! raison digne
d'être donnée à une catin ! — Par conséquent n'ai pas
vu cette jolie petite vipère si blanche, si blonde et
PREMIER MEMORANDUM 2 29
d'un si suave sourire qui m'a distillé, avec tant de
charme, sa goutte de poison. — Revenu. — Travaillé à
ma nouvelle sans titre et relu le commencement de
Ryno, que je refonderai. — Il est bonne heure :
mais comme il faut tenir à ses résolutions sous peine
de se mépriser, je vais me jeter au lit et lire l'histoire
de Lingard. Biiena noche. — C'est demain Dimanche.
Il y a un an j'étais à Caen auprès d'Aimée. Aujour- -
d'hui seul!
26.
Hier(Nocl) — allai au bain, — m'v trouvai mal, —
et restai sous l'influence de ce bain toute la journée. —
Le temps était doux et bas. — J'allai promener avec
la marchesa. — J'aime à avoir cette femme au bras;
elle est belle et imposante comme la belle marraine
de Chérubin. — Passâmes chez Susse où je vis la Made-
leine de Canova en bronze, que je ne connaissais pas.
— La beauté est grande, mais c'est surtout la pose qui
est géniale. — Sublime ! en vérité ! — Le soir dînai avec
les F... chez Rossct et les quittai pour la maîtresse de
G... chez qui j'achevai la soirée. — N'écrivis rien.
Aujourd'hui mieux, — be.iucoup mieux, quoique jus-
230 PREMIER MEMORANDUM
qu'à trois heures j'aie été victime d'un grand abatte-
ment. — Mais c'était le moral, le moral, inguérissable
maladie! — L. B. est venu. — Cet homme trouve tou-
jours le secret de m'impatienter intérieurement quand
il me parle de moi-même. — Je voudrais croire à son
amitié, — B. est venu aussi. — Écrit une lettre amère et
désespérée à... — Le fait est que ma position s'aggrave
et que l'inquiétude me travaille. — Sorti. — Chez le
docteur G... — De là au faubourg Saint-Germain. —
Les Tuileries charmantes de mystère, de tomber du
jour, de feuillages dépouillés et de vent sonore. —
Commandé un chapeau chez D... — Reçu mon article
de la Revue, — assez content de l'impression. — Dîné
chez la marchesa, d'où je sor5 et un peu tard (il est
minuit) pour un malade comme moi. Mais qui peut
résister à la causerie avec une belle femme, dans la
nuit, sur la même causeuse, aux ravons de la lampe et
près d'un brasier qui s'éteint? — Rentré, — écrit un
billet et ceci.
27-
Levé vers onze heures, toujours mieux et pas si
abattu qu'hier. C'était une aff^iirc de nerfs, je crois.
PREMIER MEMORANDUM 23I
de tempérament, peut-être de foie, car il y a tout au-
tant de raisons intellectuelles et sensibles pour que je le
sois autant qu'hier, et cependant je ne le suis pas. —
L. B. est venu dix minutes. — Déjeuné, par ordre du
médecin. — La diète étant, à mon sens fort ignorant
et imprudent, le meilleur de tous les régimes. — Écrit
une lettre promise hier à la marchesa, — puis coiffé et
habillé et sorti.
Un temps doux, doux, — avec un rayon de soleil
par-ci par-là. — Allé au cabinet littéraire lire les jour-
naux. — Il paraît que les Canadiens ont été frottés
d'importance, mais quoi qu'il en soit, la partie est sé-
rieuse pour les Anglais et le discours de Lord Russcll
est très significatif. — 11 révèle d'inextricables embar-
ras. — Revenu ici et écrit une lettre à P... pour qu'il
m'envoie des livres, de la pâture pour les dents du boa,
— Déchiqueter me convient assez. — Penser à revêtir
tous mes articles d'une éternelle ironie. C'est encore
(et de beaucoup) la meilleure forme que l'esprit puisse
prendre dans ce monde de gravité gourmée, masca-
rade ennuyeuse à mourir de l'élégante société fran-
çaise. J'ai l'horreur et même physique de la gravité du
XIX'- siècle, un pauvre siècle après tout! a échanger
contre le premier venu.
232 PREMIER MEMORANDUM
Au soir.
Dîné chez Gaudin. — 11 fallait que le cher garçon
allât à quelque spectacle ce soir (mais pas seul, avec
sa beauté, je suppose), pour nous quitter aussi drô-
lement qu'il nous a quittés. — Descendu à Corazza où
j'ai pris du café mais sans alcool. — Attendu L. B. avec
qui je devais aller à l'Opéra, mais il n'est pas venu, et
je suis descendu à Valentino écouter du Beethoven
que je préfère à tous les opéras possibles. Assez de
monde, — entre autres la maîtresse du duc de G...
avec qui j'étais en loge l'autre jour aux Variétés
et la jeune fille qui l'accompagne siempre, — pas jolie,
pas remarquablement tournée, mais une courbe gra-
cieuse d'épaule bien tombante : — du reste l'air de
ce qu'elle est : — Élève de l'école militaire des catins.
— Je rentre les nerfs bien et la tête saine. J'ai envie de
lire dans mon lit l'ouvrage de Miche! Chevalier sur
l'Amérique. Voyons!...
PREMIER MEMORANDUM 2']']
8 Janvier.
Oh! oh! oh! encore une fière pause. Quel sou-
bresaut il fair, ce char de la vie, comme dit Pindare.
— Les jours en blanc sur ce Mémorandum, pourquoi
ne le sont-ils pas de même dans ma mémoire? Du
moins ce serait cela de gagné! J'admire dans quel pe-
tit cercle se traîne la vie! comme ce sont les mêmes
soins, le même détail de jours, les mêmes douleurs, le
même ennui ! L'esprit lui-même, qui devrait modifier
de sa variété la monotonie des événements qui se
jouent autour de nous et qui nous frappent, l'esprit
lui-même n'a qu'un petit nombre d'attitudes bien vite
épuisées. — J'ai essayé de beaucoup de choses (car
enfin l'homme doit connaître, ne fut-ce que pour
connaître) et rien encore ne m'a satisfait et retenu.
J'essaierai quand je le pourrai de la vie des voyages,
mais j'ai comme le pressentiment du néant de cette
vie. Je ne vois encore que la vanité qui dure en noi^s
et dont les jouissances ne tarissent pas. Cela révoltait
avant-hier chez la marchesa où je le disais, parce que
par vanité encore les hommes sont trop couards pour
se juger.
Rien de nouveau en politique : si ce n'est que l'opi-
nion à la Chambre des Pairs s'est prononcée pour
234 PREMIER MEMORANDUM
l'Espagne. — Thébaut est revenu, m'a dit G..., mais n'ai
rien vu de sa glorieuse personne, glorieuse et triom-
phante, car il est revenmvith Money . — Il est heureux, —
moi non, maisà sec. — C'est comme ce poverino de Gué-
rin qui voudrait bien revenir de là-bas où il ne s'amuse
guères. — Ici s'amuserair-il davantage? C'est douteux,
mais il aurait son Ange et nous bâillerions ensemble, ce
qui, du reste, est assez doux en fait de bâilleries.
Pas mieux ni pis, — c'est déjà fort honnête, car
depuis quelques jours, j'ai fait assez de folies pour être
plus mal. • — Levé vers onze heures. — Le lit est ma
maîtresse favorite. — Écrit à Aimée L. F. pour réparer
de vieux torts de négligence. — Écrit ceci, — vais
prendre quelques notes tout en me faisant coiffer, et
sortir. — Il fait beau, mais froid, — ■ il gèle.
Alt soir.
4 Allé chez le docteur G... De là chez G... et remonté
le Boulevard ensemble jusqu'à la hauteur de la rue
de... qui, par parenthèse, n'était pas chez elle. —
Revenu chez la marchesa qui m'a retenu à dîner avec
son mari et les habitués. — Resté à causer jusqu'à
onze heures. — Descendu lire les journaux à Corazza.
— Rien de neuf. — Rentré glacé par un temps de froid
PREMIER MEMORANDUM 2']<;
atroce. — Ai trouvé une lettre de ... et de suite en
ai éprouvé l'influence qui est magique, en vérité. —
Elle m'envoie les plus charmantes pantoufles qui se
puissent imaginer, — arabesques de velours vert,
rouge, bleu, blanc et or, sur un fond noir! — un
Pacha n'en a pas de plus belles! — Couché, enve-
loppé dans les pensées de la lettre de... dont je n'ai pas
voulu troubler l'harmonieuse influence par le travail.
Vendredy 12.
J'ai passé les trois jours en blanc au travail, sor-
tant le soir chez la maîtresse de G... excepté hier.
— Nous dînâmes avec Thébaut chez Véfour, — je ne
bus point, mais j'eus le plaisir de voir ces messieurs,
Gaud. Théb. et Rouyer se lancer dans de sublimes
déraisonnements à l'aide des bouteilles. — J'étais
assez d'humeur d'aller à quelque bal masqué finir la
nuitée, mais un mal d'estomac de G... fit barre à ce
projet. — Je rentrai donc et lus une partie de la nuit
dans mon lit.
Aujourd'hui levé à midv. — Lu toujours cet ouvrage
sur l'Amérique, excellente relation, mais qui n'est
pas plus qu'une relation, — boj»ne quand les idées de
l'auteur n'apparaissent pas. — Pris des notes et vais
2^6 PREMIER MEMORANDUM
m'habiller pour sortir. — Le temps est au soleil et
moins froid que les jours précédents.
i6 Février,
Les oublierai-je ces jours qui ne sont pas là ? —
Souffert, souffert, souffert! Le grand mot, le mot de
toutes les pages ! L'éternelle chose! — Quelle variété
dans les mouvements du cœur! — 11 v a des cœurs
comme des esprits, inétendus, étroits, exclusifs;
n'ayant qu'un sentiment comme une idée. Il y en a
d'autres qui en ont plusieurs qui se croisent et qui se
dévorent. Quels les plus à plaindre? Quels les plus à
admirer?
Singulière situation d'âme dans un corps malade que
celle de tous ces jours! Je ne suis pourtant pas resté à
me faire manger tout vif par la douleur, je me suis lancé
aux surfaces. — Ai vu et pris du bal masqué plus qu'il
ne m'en faut pour tout ce qui nous reste du carnaval. —
Soupe en bonne compagnie de débauche à plusieurs
reprises et n'ai pas (je le dis à ma confusion) senti la
moindre verve en moi. — Toujours ce froid de vieil-
lesse qui m'atteint sitôt! — Cependant il me reste des
côtés jeunes aussi, car cette force d'attachement qui ne
demande qu'à se prendre en dehors des sens et de
PREMIER MEMORANDUM i^J
l'intelligence à ce pourquoi les sens (du moins dans
leur partie la plus grossière) n'ont pas beaucoup pal-
pité et à ce que l'esprit, ce rude despote, a classé infé-
rieur, cette force qu'il faut réprimer pour ne pas en être
l'esclave, est de la jeunesse, survivant au dégoût, au
blasé, à l'indifférence, à tout ce dont mon âme est pleine !
Moi qui ne rimaille plus ou presque plus, j'ai fait
une chanson ces jours-ci : mais non pour Marie Duff
ma première flamme, comme disait Byron.
Si j'avais sous ma mantille
Cet œil gris de lin,
Cette gracieuse cheville
Dans mon svelte brodequin,
Si j'avais ta niorbidezze,
Tes cheveux dorés
Retombant en double tresse
Jusque sur mes reins cambrés!
3
Si j'avais, 6 ma pensée!
Dans mon corset blanc,
Ta blonde épaule irisée
D'un duvet étincelant,
238 PREMIER MEMORANDUM
Et cette enivrante chose,
Et ton plus beau don,
Sur laquelle l'Amour pose
Ses lèvres... et pas de nom!
5
Enfin si je semblais faite
Pour donner la loi.
Si j'étais, 6 ma Paulette,
Aussi charmante que toi,
Je voudrais être une Reine
Fiére comme un paon.
Dont on aurait grande peine
A baiser le bout du gant!
Je ne serais pas de celles.
Froides à moitié,
Q.ui d'abord font les. cruelles.
Et puis après ont pitié.
Je serais une tigrcsse
Rebelle aux amours,
Cachant la grifle traîtresse
Dans ma patte de velours.
PREMIER MEMORANDUM 239
Je ferais souffrir aux aines
Mille bous tourments,
Et je vengerais les femmes
De tous leurs fripons d'amants!
Et sans l'éventail qui cache
Deux beaux yeux menteurs,
Je rirais sur leur moustache
De leur flamme et de leurs pleurs,
Et je passerais ma vie
A les désoler,
Et je serais si jolie
Qu'il leur faudrait bien m'aimer!
Et puis, si d'aimer l'envie
Un jour me prenait,
Je n'aurais de fantaisie
Qiie pour celui qui dirait :
15
V Si comme toi j'étais faite
« Pour donner la loi,
« Je serais une coquette
n Plus coquette encor que loi !
240 PREMIER MEMORANDUM
14
Aime-moi donc, ma Paillette,
O mon blond trésor!
Aimer un fat? toi, coquette!
C'est comme t'aimer encor!
Hier j'ai rompu haut et net avec des habitudes qui
commençaient à m'entortiller dans leur réseau charmé.
Je suis allé passer le soir chez madame L. R. mon
amie à présent, mais qui n'a pas encore déposé mille
inquiets scrupules aux pieds de l'amitié qui nous unit.
Le fera-t-elle plus tard? — Soupe à Corazza parce
que je n'avais pas dîné et me suis saturé de lecture
jusqu'au jour, ce matin.
Cependant levé de bonne heure pour moi, qui passe
en ce moment une partie de mes jours in bed. —
Habillé. — Sorti. — Allé chez B... De là chez Guérin
qui est revenu et qui demeure chez sa fiancée, nid
charmant où le voilà tapi, sans compter et en atten-
dant l'autre. — Resté à causer jusqu'à quatre heures
avec ces dames. — La jeune fille est plus châtain foncé
que je ne pensais. — Remonté avec Guérin jusqu'au
Palais-Royal où j'ai pris des livres. — Entré six minutes
chez B... pour lui parler de Gaudin qui revient Lundi
PREMIER MEMORANDUM 24 1
de Normandie. — Devais dîner en cérémonie -chez la
marchesa, mais en m'habillant, une espèce de pâmoison
et des vomissements de bile (je n'avais rien mangé de
la journée) m'ont pris tout à coup et j'ai envoyé un
billet d'excuses et suis resté.
Ne suis pas plus mal grâce à de l'eau très sucrée,
très chaude et que j'avale par torrents. — Écrit ceci
et une lettre à madame A. — Vais me mettre au lit et
lire jusqu'à extinction de la faculté attentive, laquelle
fait souvent plier en retraite le sommeil.
Mars.
Depuis le dernier Mémorandum que s'est-il passé? —
Toujours la même chose pour le fond avec seulement
un peu de variété pour la forme. — La vie matérielle a
crié de toutes parts; je ne connaissais encore que les
réclamations de la vie morale. — Où donc est le pire
des deux? — Sans P... chez qui j'allais tous les soirs
me décharger de mon fardeau, je serais retourné à
l'opium. Hlle m'a fait du bien et je sentais (disposition
éternelle) que j'allais m'attacher trop sérieusement
peut-être. — Maintenant c'est fini ; le cruel moment est
passé. L'ennui et le vide ont redouble en dedans de
242 PREMIER MEMORANDUM
moi et autour de moi, mais le coup qui m'a frappé ne
m'a point abattu. Il était temps. — Qui sait même si celle
des deux qui s'est éloignée la première ne reviendra pas.
J'ai été malade et ai passé une nuit au corps de
garde pour avoir — singulière aventure ! — écrit des
lettres toute une nuit sur le divan de deux catins dont
j'ai respecté le sommeil comme si c'eût été celui de
l'innocence. — On ne le croirait jamais si je le racon-
tais et pourtant cela est la pure vérité. — J'ai traité les
agents de police comme des valets de carreau et avais
fort envie de les rosser pour leur apprendre la poli-
tesse. — N'ai eu qu'à me louer de l'officier comman-
dant le poste et même du poste tout entier.
Aujourd'hui, la tête un peu plus libre que les jours
précédents, j'ai pu reprendre le travail et sortir de
l'infernal décousu dans lequel je végétais. — Éveillé
de bonne heure malgré la nuit, car j'avais pris le thé hier
soir chez la fiancée de Guérin et j'avais, en homme
qui n'a pas diné, avalé une pvramide de gâteaux. — Pas
malade pourtant malgré cet excès. — Reçu une lettre
de Léon. — Écrit à Ernest. — Puis mis à lire et à finir
les Mémoires du maréchal de Richelieu jusqu'à trois
heures. — Guérin est venu. Causé. — Habillé. — Allés
ensemble jusqu'au faubourg Saint-Germain chez K...
Dîné chez C... Lu les journaux à Corazza, — Rien de
neuf. — Gaudin est \ enu et m'a quitté, si bien que ne
PREMIER MEMORANDUM 24'}
sachant où aller, et luttant ou plutôt ne luttant plus
pour retourner chez P. . . j'ai tué le temps au Boulevard
sous un clair de lune Élyséen et par un temps d'une
fraicheur un peu froide. — Acheté des violettes, —
commencent à sentir bon. — Rentré triste, comme je
rentre toujours, — mais davantage, car quelque chose,
ces jours-ci, s'est détaché de mon âme. — Va dans un
couvent, fais-toi moine! Heureux ceux qui le peuvent
comme Léon. — Ecrit ceci et vais lire ou écrire, car, je
le sens, Richard est redevenu lui-même. — Ainsi, allons!
i6 Mars.
Éveillé à neuf heures et lu dans mon lit jusqu'à midi
les Mémoires de madame de Motteville, ouvrage
écrit avec un grand charme. — Levé, habillé. — Lu
jusqu'à quatre heures VHistoire de la Papauté par
Ranke, — un Allemand! un protestant! deux bonnes
raisons pour qu'il me soit antipathique. — Pie V, Sixte V,
deux grands hommes! le premier plus encore que le
second. — Moins dur, moins impitoyable que Sixte,
dont le caractère est naturellement violent; — aussi
dur, aussi impitoyable, non par caractère, mais par ré-
solution, quand il s'agit de l'Orthodoxie en péril. —
Donc plus impersonnel, donc supérieur!
244 PREMIER MEMORANDUM
A quatre heures, allé chez le médecin qui m'a fourré
au régime. — Toujours souffrant. Qiiand cela finira-t-il ?
— De là chez mon invisible tante. — De là chez G... —
De là dîner. — Après dîner, mille irrésolutions m'ont
agité et me suis décidé pour Guérin. — Ai passé la
soirée avec son excellente et future famille. — Assez
gai d'expression comme lorsque l'intérieur est bien
noir. — Je m'aperçois encore de cette espèce de
rupture, quoique l'impression en soit vaincue. —
Rentré vers minuit. — Fait diverses choses et couché.
Eveillé à dix heures, lu dans mon lit madame de
Motteville jusqu'à deux. — Levé, — fait du feu. — Un
temps à la pluie, un horrible temps de Mars. — Ecrit une
demi-douzaine de lettres, une entre autres à Tehaldo,
toute mélancolique à cause de l'absence. H nous a
quittés pour ne plus remêler sa vie à la nôtre. — ■ C'est
triste comme toute fin. — Dans dix ans, auparavant peut-
être, il aura femme et enfants au fond de sa province,
et nous, que serons-nous devenus? — Les lettres écrites,
iini le deuxième volume de l'Histoire de Ranke. — ■
L'esprit sans nerf, et le corps sans énergie. — Ai refusé
d'aller à ce bal demain chez madame M... Qu'y ferais-
PREMIER MEMORANDUM 24f
je dans la situation actuelle de mon âme? Une fête ne
me sortirait pas de l'épaisse tristesse qui se redouble
chaque jour en moi.
D'ailleurs je dîne demain (Dimanche) avec l'aimable
et pur Aristide. Un tête-à-tête long, causeur, les
coudes sur la table, et probablement nous irons dé-
penser notre soirée à quelque spectacle. — J'ai renoncé
à toute boisson fcrmentée et nous ne nous enivrerons
que de nous-mêmes et du passé; car le passé tient
aussi sa place dans le cœur si noblement misanthrope
d'Aristide B... — Je l'aime et lui voudrais un bonheur
que probablement ses facultés délicates n'auront jamais.
— Dîné avec appétit et sans mal d'estomac après. —
G... et B... sont venus. — Causé de part et d'autre
sans entrain. — • Eux partis, parcouru la Revue des Deux
Mondes. — Il y a une vieille et méchante rabàcherie de
Planche sur Hugo. — On n'a pas raison de plus cuistre
manière et voilà justement ce qui me fâche! Du reste,
rien autre chose. --- Ecrit ceci en remuant je ne sais
quelles sources amères et dormantes : — Je ne veux
pas parler mes pensées. — Non! qu'elles me brisent
plutôt ! — Vais me jeter au lit et puisque le sommeil n'est
pas à mes ordres, y continuer à lire et à travailler.
Mais, hélas! aurai-je l'attention nécessaire? — Toujours
elle se détourne et revient aux pentes de ces derniers
é\'éneineiils. — Je sais bie-n que je suis maitre de moi
246 PREMIER MEMORANDUM
et que je n'agirai pas, mais le regret vit au fond du
cœur déchiré et telle est notre impuissance à nous
juger, que nous découvrons mille racines qui cher-
chent à se rejoindre comme des tronçons saignants,
dans des liens brisés.
18.
\
Éveillé de bonne heure. — Levé aussitôt pour perdre
la sensation du réveil que la pensée de... (toujours
cette Moza !) rendrait encore plus amère quoique
étouffée sous les griffues de la volonté. — Un coup de
peigne. — Allé au bain. — Le temps meilleur qu'hier
et le soleil derrière de grosses nuées qu'il fendait. —
Le bain chaud, long et suivi d'un déjeuner assez copieux
arrosé de vin de Bordeaux. — Préoccupé de cette
lettre de Guérin. — Pas heureux avec tous les élé-
ments de bonheur! Misère secrète! Car il dit vrai; il
n'a pas d'affectation avec moi. — C'est à renier Dieu
après cela. — Rencontré L. B. qui m'a chanté son
éternel refrain de capricieux et de caprice. — Pourquoi
pas? Une liaison durable et de tous les jours avec lui
me met sur les dents. — H est le seul des hommes que
j'aie intimement connus avec lequel il en ait été
ainsi ; il me fatigue, et voilà justement ce que je ne
puis pas lui dire pour m'excuscr de ce qu'il prend
PREMIER MEMORANDUM 247
pour inconstance d'humeur. Moi inconstant ! Que ne
le suis-je ! et oublieux, surtour dans ce moment où je
trace ces mots! — Rentré et lu, au coin du feu, cette
Motteville si gracieuse et si chaste. — Me plaît ! —
A. R. est venu, — m'a ennuyé, — a fait pis encore,
m'a lu des vers et à l'envers. — Est resté un siècle; il
n'y a rien à gagner dans la conversation filandreuse de
cet homme-là. — P... est venu aussi pendant que je
m'habillais. — Sorti à six heures, le temps sec, froid et
le ciel bleu. — Dîné avec Aristide longtemps, chaude-
ment, remuant mille idées. — Bonne chose que de
dîner ainsi. — Allé chez Musard où était Gaudin et un
monde fou d'endimanchés . — Acheté un bouquet de
violettes chez A... un gros bouquet de violettes que
voilà exhalant ses parfums mourants dans cette coupe
funèbre, faite d'une tête de morte! Ainsi la vie v tarit
une seconde fois. — Il n'est pas tard, — le quart avant
minuit, — mais je me couche et lirai plutôt dans mon
lit. Je suis las et d'une altération brûlante. Aurais-je
un peu de fièvre par hasard ?
Une journée vide ! — Lu jusqu'à midi les Mémoires
de la Motteville. — Cette Fronde m'eimuie et ce P.nle-
2 48 PREMIER MEMORANDUM
ment me fait mal au cœur ! — Écrit à mademoiselle
de G... et à mon débiteur Paquis, dans laquelle lettre
j'ai fait une bévue dont je ne me suis aperçu qu'après et
lorsque la lettre a été partie. C'est agréable ! — Lu jus-
qu'à cinq heures sans désemparer. — Un temps à la
pluie et à la tristesse. — Souffert. — Dîné chez G...
— Allé au café. — • De là chez la marchesa qui n'y
était pas. Je ne sais pas ce que j'aurais donné ce soir
pour ne pas être moi-même. — Rentré et lu tout un
in-8° {La Chasse aux fantômes, joli titre,) de Frémy. Mais
le livre est mauvais quoique écrit avec assez de légè-
reté, ce qui est un mérite dans ce damné temps d'affec-
tations pédantesques. — Couché.
Une nuit cruelle d'agitations et d'insomnies. —
Éveillé fatigué, brisé et l'esprit noir. — Ces nuits me
vieillissent de dix ans pendant les deux premières
heures du réveil. — Fxrit un paquet de lettres dans
mon lit. — 11 est une heure et j'attends le coiffeur. —
J'ai un rendez-vous avec A. R... que je vois par utili-
tarisme, car sa conversation n'a pas le moindre intérêt
pour moi. — Pas sot pourtant, et excellent garçon,
mais ne m'attirant pas comme je le \oudrais.
PREMIER MEMORANDUM 249
Ai refusé un bal costumé pour Jeudi chez madame
T... Décidément je me range. — Mais peut-être irai-je
dans cette fournée brûlante de catins qui chauffe sous la
musique de Musard. Si je croyais y rencontrer... cette
énigme vivante, j'irais peut-être, et cependant il vaut
mieux rester, car tout n'est-il pas fini entre nous ? Et
pourquoi rappeler le passé à qui l'oublie ? Pourquoi ?. . .
Mais non! — non!... je n'irai pas?... — La porte
s'ouvre : c'est le coiffeur.
Au soir. Minuit.
Je rentre. — Je ne souffre pas ph\siquemcnt, du
moins ce soir, et j'espère que ma santé va aller mieux.
— L'âme moins oppressée aussi. — A trois heures,
sorti et allé chez la marchesa. — Les habitués y sont
venus et nous ont laissés seuls. ^ Elle m'a conté sa vie
de mouvement et de distractions, mais, hélas ! elle
fatigue son cœur et son esprit sans intéresser ni l'un ni
l'autre. — J'avais raison ! la satiété et une imagination
exigeante l'ont enveloppée dans un manteau de neige
pour la froideur et la pureté.
Elle dinait en ville et suis resté à causer d\}bûii-
don intime avec elle jusqu'à l'heure oii je l'ai mise en
voiture. — Ses jugements sur les autres deviennent
2fO PREMIER MEMORANDUM
aussi plus virils et plus fiers. • — Bref, elle s'élève dans
l'échelle des erres moraux. — Dîné seul et avec une
friandise fille de l'ennui, père de toutes choses, mais
supprimé le vin et le café. — Pensé à Guérin dans ces
\'astcs salons de Riche qu'il affectionnait. — Sous l'im-
pression de l'ennui et du mauvais temps, me suis réfu-
gié au Concert écouter encore une fois cette Pastorale
de Beethoven qui est, dit-on, l'histoire d'une vie heu-
reuse. — Rien vu qui mérite d'être rappelé. — Revenu
et rencontré cette bonne enfant de Cœcilia Metella
qui veut à toute force souper avec Guérin, Gaudin et
moi. — Nous verrons quand ce pauvre Guérin sera
guéri et ferme sur ses jambes de Silène dont il serait si
amusant de compromettre l'aplomb encore.
A noter une faiblesse, ne fût-ce que pour la com-
battre. — Je ne puis plus voir une capote de soie
blanche avec un nœud flottant d'une certaine façon
sans la pensée de... et je ne sais quelle palpitation.
Je suis sûr que je deviens pâle. Je l'ai éprouvé une ou
deux fois ce soir, croyant que c'était... Ignorance de
nous-mcme ! Qui m'eût prédit cela dès le premier
jour et même longtemps après, je l'eusse conscien-
cieusement et fortement traité d'impossible.
Jeté au lit, — écrit ceci et vais griffonner une lettre
à Guérin.
PREMIER MEMORANDUM 2<Ç l
2 2 — au soir.
Hier ne notai rien. J'étais sorti toute la journée
et je rentrai très fatigué. — Le matin j'étais allé chez ma
tante faire de la politique inutile si ce n'est à briser
les résistances de l'esprit et ses dégoûts. — Le soir
chez \a fiancée de Guérin, c'est-à-dire jusqu'au diner.
Toujours de plus en plus content de cette famille.
A onze heures et demie il m'arriva une singulière
aventure au Boulevard. Je m'en revenais, embossé
dans mon manteau. Une femme bien mise (en noir)
passa sans me regarder, et après m'avoir devancé
revint brusquement sur ses pas et se penchant pour
n'être pas vue, mais entendue, me jeta dans la nuit le
nom de P... en me reprochant de ne plus la voir. Puis
elle se sauva. — Cette femme était petite, mais n'avait
pas la taille d'cpi mûr de celle dont elle parlait. — Ne
la reconnus pas, n'ayant vu aucune femme chez P...
Une dévorante envie de la suivre et de lui demander
2 f 2 PREMIER MEMORANDUM
raison de son espèce de reproche me fit faire quel-
ques pas. — Je m'arrêtai pour dompter le mouvement
intérieur qui m'emportait. — Je ne veux pas avoir l'air
de tenir à ce qui n'est plus. — Et si mes regrets sai-
gnent, que ce soit en silence.
Aujourd'hui lu et écrit dans mon lit jusqu'à une
heure. — Levé et habillé. — Allé acheter un camélia
pour mademoiselle M. de L. F. que je lui ai envoyé
avec le plus séduisant billet. — Du reste, avec cette
femme bra\'e, cordiale, gaie et d'une vie éprouvée, je
pense tout ce que je dis. — Descendu chezla Graciosa,
— parcouru les journaux et demandé desHvres qui pour
la pauvre Graciosa semblent n'exister que dans les bi-
bliothèques de la Lune dont il me serait tombé un cata-
logue par hasard. — Allé chez Gaudin, et badaude en-
semble à regarder les masques au Boulevard (car c'est
aujourd'hui la Mi-Carème). — Le temps beau mais froid
et pénétrant jusqu'à travers le manteau. — Dîné chez
Gaudin et mangé copieusement ce que Louis XVllI ap-
pelait si royalement de la Gigue. — Descendu àCorazza
où j'ai pris plus de lait que de café, maintenant toujours
les rigueurs du régime. — Allé jusqu'au passage Saul-
nier, G... et moi, chemin que j'ai fait tant de fois. —
Raillé, G... et moi, de nos souvenirs; j'ai plusrailléque
lui, mais... mais... toujours mais! — On crache à la
face de sa douleur comme si cela la diminuait, et puis
PREMIER MEMORANDUM 2')']
pourquoi révéler ses pensées quand on se conçoit à
peine soi-même ? — N'est-il pas des deuib que l'on ne
doit jamais por/fr?
G... m'a quitté, — moi suis rentré et ai trouvé
une reconnaissante lettre de mademoiselle M... Fait
diverses choses, et écrit ceci dans mon lit. — Je vais
lire maintenant. Ils dansent comme des fous, eh bien,
quoique je me sente l'esprit misérable, je ne leur
envie pas leurs satanés plaisirs, si ce n'est pourtant
une griserie. Boire quelque généreux liquide soulè-
verait le manteau de plomb qui pèse sur mes os, mais
au lieu de punch je n'ai que de l'eau tiède devant
moi. — Caramba!
Éveillé, les angoisses morales redoublant depuis
quelques jours au réveil. — Lu et écrit dans mon lit jus-
qu'à midi. — Levé. — Habillé. — Allé au Journal de
l'Instruction publique, puis au bain que j'ai pris moins
chaud qu'à l'ordinaire et dont je me suis trouvé moins
bien. — Avalé deux œufs frais et deux verres de Bor-
deaux. — Passé chez K... — Sa femme est debout à ma
grande joie. — ■ Après ce qui s'est passé, il m'est impos-
sible de ne pas m'intéresser à cette créature- là, pcr-
15
2^4 PREMIER MEMORANDUM
méable seulement à l'amour. — ■ De là rue de l'Univer-
sité pour des livres. — De là remonté à l'Instruction
publique où je n'ai pas plus trouvé R. que la première
fois. — C'est le titre de la comédie qu'on appelle la
Suite d'un bal masqué et que les rédacteurs de journaux
jouent aussi bien que mademoiselle Mars. — Le fait
est qu'il était trois heures et que probablement R...
était dans son lit fatigué de sa Mi-Carême.
Rentré chez moi lassé et froid. — Le temps est au
soleil de Mars et aux rafales de vent mêlées de neige.
— Fait allumer un brasier à brûler tous les hérétiques
de la Chrétienté, mais, hélas! on ne les brûle plus, et
j'en suis pour mes excellentes intentions, pour mon
bois et pour mon charbon. — J'espérais travailler, mais
le diable, qui sans doute ne le voulait pas, m'a envoyé
L. M. jusqu'au dîner. — Dîné seul vite et bien (lire
beaucoup). — Gaudin est venu flâner tout le soir au coin
de mon feu, mais l'eau-de-vie, comme autrefois n'a
pas flambé. — Quand pourrai-je revenir à cette vie?
Couché de très bonne heure, mais lu dans mon lit et
d'un trait les deux premiers volumes de Glenarvon.
24.
La nuit meilleure que les précédentes. J'ai rêvé et
non plus d'horreurs, mais la mia bella Marchesa, belle
I' R E M I E R MEMORANDUM 2^ Ç
er vêtue de blanc avec ses grandes et superbes épaules
nues, et le reste du rêve n'a pas toujours été un rêve...
Mais à présent un souvenir plus récent, une forme
plus jeune, une inexplicable chose s'est interposée entre
îious. Strange! strangel strangel
Lu dans mon lit le dernier volume de Glenarvoîi. —
Intéressant (pour moi du moins) à cause de celui qu'une
femme outrée n voulu peindre. — Pas de talent, beaucoup
de verbiage, une intrigue vulgaire, mais çà et là quel-
ques retentissements d'une passion blessée, quelques
traits vrais et beaux. — C'est indécis quoique chargé,
mais enfin ce n'est ni Juan, ni Lovclace, ni même Val-
mont ; c'est à part de ces ressemblances fatales qui se
mirent dans toutes les créations des esprits médiocres.
Seulement, si c'est Byron, pourquoi ne lui avoir pas
donné, à côté de sa pitié, cette suprême ironie qui le
distinguait parmi les hommes encore plus que son
raient de poète? Quant à la portée mélodramatique du
livre, je n'en parle même pas.
Reçu une lettre de ... qui s'afflige de ne pou\oir
venir. -- - La vie pour un jour, un seul jour avec cette
icinme est-elle donc à jamais impossible ? --Je suis plus
calme qu'elle, mais je sens que le lien qui nous unit
est aussi inutile pour notre bonheur qu'éternel.
Levé, et soiifliMiif. l'ait du feu. - Le soleil brille
eepend.utl, mais c'est M.irs qur L'cttc liiciir j.iiiiic et
2f 6 PREMIER MEMORANDUM
pâle. — Écrit à Guérin, — puis à P... une dernière
lettre et it is for ever, for ever farewell! jarewelL!
Griffonné ceci sous l'impression de cette lettre que
je viens d'écrire. — Il faut que je sorte à mon grand
ennui. — J'aimerais mieux rester là que d'être obligé
de rentrer ce soir. — Rentrer dans la solitude me rend
plus triste que de ne pas la quitter.
Je suis sorti par un temps affreux et n'ai pu aller par
cette raison chez madame de F... où je m'étais promis.
— Écrit un billet d'excuses. — Rentré immédiatement
après le dîner. J'ai lu deux volumes de poésie de Th.
Gautier. — A travers mille affectations, il y a parfois
du talent, de la chaleur et surtout de la couleur, mais
toujours ce maudit système descriptif qui gâte tout,
et une imitation de Hugo, leur maître à trétous et qu'ils
n'atteindront pas. — Essayé de travailler, mais l'esprit
stérile. — Griffonné cependant ! Mille réalités, pires que
des rêves, ont passé dans mon esprit, et que de temps
passé dans ces préoccupations douloureuses! Il est
bientôt une heure. — Il ne pleut plus, mais la nuit est
sombre. — Bu un verre d'eau et vais me jeter au lit.
PREMIER MEMORANDUM 2 f 7
Dimaiiclie soir, 2;.
Une nuir sans rêves. — Eveillé et reçu trois lettres,
Tune de mon frère, l'autre de Guérin qui se relève et
dont l'imagination se rassereine, la troisième de Thé-
baur, cynique et très spirituelle. — Resté au lit en
proie à mille pensées, dans l'effort et dans l'impossi-
bilité du travail. — Répondu à Léon en me levant, —
déjeuné par extraordinaire et travaillé jusqu'à quatre
heures sans être troublé par aucun visiteur. — Fait
coiffer, — habillé, — sorti. — Allé chez Gaudin qui
m'avait prié à dîner. — Allés ensemble chez Véfour,
— diné bien et gaîment, lui surtout, car moi je ne
bois plus et j'ai depuis quelque temps des pensées qui
me tournent sur le cœur.
Allé à Corazza. — Gaud... légèrement animé, étin-
celant ! — Monté au Boulevard. — Vu personne. —
Rentré de bonne heure. — Le temps remonté, beau,
mais toujours froid. — Ai trouvé une lettre de P... qui
est venue pour me la remettre elle-même. — Hlle m'y
parle comme si elle m'aimait; elle m'envie mon bon-
heur de l'oublier. 11 v a de la lassitude dans cette lettre.
— Se repenr-elle de la résolution qu'elle a prise?
— « Vo\ons-nous comme amis», dit-elIc. — Non!
2f8 PREMIFR MEMORANDUM
non! Je vais lui répondre qu'une pareille proposition
est un mensonge ou une ironie. — Je clos ici ce
Mémorandum.
Hier n'ai rien noté. ■ — Je sortis de bonne heure et
passai tout le jour hors de chez moi. — Rentrai deux
minutes après dîner et trouvai un billet à la tournure-
officier de la marchesa qui m'invite à une griserie pour
Jeudi. — J'irai, mais je ne me griserai pas. — Il faut
que je sois sage maintenant, et damnation sur cette
sagesse! — Allai au spectacle d'ennui et de far niente.
— Seul dans une loge, comme je veux être toujours
pour jouir du spectacle. — Vis Bocage dans L'Inter-
diction, froide pièce. Bocage est la preuve qu'une
volonté tenace ne crée pas le talent. — N'ai remarqué
personne que deux femmes à chapeau blanc (catins,
je pense, mais jolies,) qui se sont penchées sur le
devant de leur loge pour voir jusqu'au fond de la
mienne, comme si elles m'avaient connu autrefois,
mais le diable m'emporte si je m'en souviens! — Ren-
tré et trouvé une lettre de P... qui me demande une
dernière entrevue. Ai repondu que j'aunais mieux
ne pas la donner, mais que si elle l'exigeait je me sarri-
PREMIER M F M O R A N D l' M 2^9'
fierais. — Le passé est si près de nous que j'aimerais
mieux ne pas la revoir.
Aujourd'hui, je dine avec V..., un ancien compa-
gnon de collège, cr Mœlibéc Guérin, le plus dandy des
amoureux de la Nature. — Je vais m'habiller.
Au soir.
Dîné passablement, mais sans boire (moi !). — Allé
avec G... au concert Valentino. — Vu là quelques L/o7/i'
et entendu la gracieuse symphonie d'Haydn. — Gaudin
nous a rejoints. — Revenus assez gaîment sous un
ciel de printemps. — Monté au Boulevard et pris une
limonade. — Rentré. — ■ O toujours cet home vide et
muet! — Fait mille choses. — Lu du Saint-Simon, que
je lis quand je ne puis faire autre chose. — Écrivain et
penseur du premier ordre sans cesser pour cela d'être
grand seigneur.
L'Ironie est un génie qui dispense de tous les
autres et même de ce dont tous les autres ne sont pas
dispensés, c'est-à-dire de coeur et de bon sens.
200 P R fM 1 F R M E M O R A N D (' M
28.
29.
Ne notai rien hier. — Je lus jusqu'à deux heures avec
assez d'intérêt, ressentant l'influence de ce beau soleil
qui se jouait dans ma chambre et qui neutralisait ce
réveil ?iavré de tous les jours. — Suis allé voir ma tante.
Toujours en prières et par conséquent invisible.
— De là chez la marchesa. — C'est la seule liaison
de femme dont je n'aie jamais souffert : ni caprices,
du moins douloureux, ni froideurs, ni maussaderies,
ni changements dans le fond du cœur quoiqu'il y en
ait eu souvent dans la forme, mais une intimité hardie
sans exigences quoique très coquette de part et
d'autre, voulant, de part et d'autre, être de l'amour,
V échouant, mais n'étant ni moins vraie pour cela, ni
moins confiante, au contraire. A tout prendre, pour-
quoi cela ne m'aurait-il pas suffi? Pourquoi? — • Je
l'aurais moins négligée, elle qui me reçoit toujours la
main ouverte avec cette étincelle perlée dans l'œil qui
dit si éloquemment : Vous voilà, tant mieux. ' et ma
PREMIER MEMORANDUM 26 1
vie n'aurait pas été ce qu'elle est depuis quelque
temps. — Oh! siempre la misma cosa!
Sorti avec elle et le vicomte de B... Allé au Palais-
Royal et jusque dans la rue Saint-Honoré. B... affec-
tueux pour moi à un point dont je lui sais un gré
infini . — Les ai quittés. — Allé chez L. B. . . Pas trouvé,
mais l'ai rencontré sur le trottoir du Louvre, prome-
nade charmante (du côté de la Seine) à quatre heures
d'après-midi par un beau soleil. — Causaillé tout en re-
gardant la statue de Philibert Emmanuel qui me parait
(car je ne suis pas juge) un très remarquable morceau.
— Dîné seul. — Ai rencontré D. T. en bonne for-
tune, mais le diable! je ne la lui aurais pas enviée. Sa
femme (pour l'instant) était longue et plate comme
l'épée de feu Charlemagne. — Rejoint G... à Corazza.
— Monté ensemble jusque chez Aristide B... que j'ai
trouvé et avec qui je suis allé promener et au café de
Foy où il a pris du punch devant moi, qui pour ne
pas insulter aux choses sacrées en ai avalé ce qu'il faut
pour enivrer une abeille. — Causé longtemps. — Il est
rentré. — Ai remonté le Boulevard avec le double ennui
de la tristesse de l'esprit et de la souffrance du corps.
— Ai trouvé une lettre de P... une lettre furieuse, et
dans les expressions insultantes (mais elle n'insulte
pas) de laquelle il y a plus d'affection que dans tout
ce qu'elle m'a jamais dit : et pourquoi cette colère? —
202 PREMIER MEMORANDUM
Je lui ai répondu et montré qu'elle avait tort avec la
plus grande douceur et mansuétude. — Sera-ce donc là
la dernière parole entre nous ? — Couché dans l'impos-
sibilité de commander à mon attention.
Aujourd'hui temps superbe ! — Ecrit ceci et une
lettre à G... — Je vais au bain et rentrerai. — C'est
ce soir que je dîne chez la marchesa.
Au soir.
Je rentre et il est une heure du matin. — Allé au
bain et pris du bouillon et un verre de bordeaux. — Les
nerfs écrasés. — Revenu chez moi l'âme à la renverse,
— une vraie crise morale. — Aurais tant souhaité de
dormir, oui! même du sommeil sans fin. — Me suis
dévoré le cœur jusqu'à quatre heures et demie. — Le
coiffeur est venu. — Habillé, — et puis chez la mar-
chesa.
Elle était d'une beauté splendide, grave, pâle, idéale,
et que je ne lui connaissais pas; les cheveux en ban-
deaux et une émeraudc sur le front, les épaules décou-
vertes, et noble et belle ainsi à rendre fou Léonard de
Vinci, s'il revenait au monde. — Je le lui ai dit. — Ma-
dame de Saint-M... était là, sucée, pâle, veux cernés,
moustaches brunes, ï mt vignette J ohannot , en tout fuseau
PREMIER MEMORANDUM 263
peu souhaitable, malgré la physionomie de ses petites
moustaches de velours, — caillette pour l'esprit, — •
bas-bleu céleste, — jetant le mot, ce que j'abomine, au
lieu de le dire lentement. — On a solidement bu. — Je
me suis contenu le plus possible, mais la contagion de
l'exemple est venue jusqu'à moi. — La marchesa m'a
dit, en jouant, de lui écrire des vers sur son album.
Voici ce que j'ai écrit :
Vous voulez donc que sur la blanche page.
Fruits d'un arbre flétri soient écrits quelques vers ?
Oh! pourquoi votre cœur n'a-t-il pas pour image
Ces candides feuillets à mes regrets ouverts !
J'essaierais d'y tracer peut-être avec délices
Le doux mot qu'en raillant vous dites chaque jour,
Mais votre cœur, hélas! est si plein de caprices.
Que la place y manque à l'amour!
Rentré. — Pas trouvé de lettre de P... — Et. que voilà
ta suprême parole! — Hcrit ceci et couché. — Bonsoir.
264 PREMIER M E M 0 R A N D U M
ÎI-
Ne notai rien hier. — Je rentrai las de corps et je me
couchai avec l'avidité du sommeil. — Lu jusqu'à trois
heures, mais sans suite. — ■ M'habillai et sortis par un
beau soleil, le manteau doublé de satin rejeté non-
chalamment sur le bras, et un bouquet de violettes
gros-bleu et sentant bon à la main. — Il faisait
charmant! — Descendis, sous l'impression physique
du temps la rue de Choiseul. — Moins oppressé que
les jours précédents, quoique la même cause subsiste
toujours, mais quoi ! la couleur du temps influe sur moi
comme sur Florise. — Allé chez G... Lu à la fenêtre
ouverte et sous le rayon ambré deux ou trois Contes
de La Fontaine, chefs-d'œuvre de grâce et de narra-
tion. — Descendus ensemble au Palais-Royal et pro-
mené dans le jardin en causant de P... cette tête
inouïe, — elle est allée chez G... et lui a dit que c'était
ainsi dans la vie, qu'on se voyait et puis quon ne se
voyait plus. — Vérité philosophique d'une grande
nouveauté. — G... a dit qu'elle a pris un air triste
pour proclamer ce bel adage et puis c'a été tout
de moi et comment j'allais? — Elle n'a pas répondu à
ma dernière lettre et probablement la dernière dans
toute l'étendue du mot.
A
PREMIER MEMORANDUM SÔf
Dîné vire et de poisson chez C... — Allé chez Gué-
rin passer une heure et demie. — Revenu au Boulevard.
— Une lune (jeune croissant enifore) claire au fond
d'un ciel obscur. — Allé chez Ap... et ramené Lucien
au Boulevard. — Causé et promené tard. — 11 faisait
beau !
Aujourd'hui levé à une heure selon mon système de
vie actuel. — Un réveil d'enragé! Quand donc l'ou-
bli aura-t-il étendu sa nappe de flots dormants sur les
écueils, pensées de regret, où je me meurtris. — Reçu
R... et L. B... qui se sont succédé. — Déjeuné par
exception.
.\u soir.
Après déjeuner mis à lire, et sans désemparer, jus-
qu'à trois heures et demie. — Guérin est venu. —
Coiffé en causant avec lui. — Se plaint de faiblesse
corporelle ; moi, c'est à l'àme qu'est l'abattement, — un
abattement étrange! — Le temps gris, bas et triste et
un peu froid. — Sorti à six heures. — Allé chez ma
damnée tante qui ne veut pas se damner pourtant, car
elle est toujours à l'église.
Son cvil tout pciiitciu iic iilcuic qu'eau bcuitc.
266 PREMIER MEMORANDUM
Elle est \enue à Paris faire ses Pâques; autrefois elle
y serait venue faire autre chose. — Pascal prétendait
qu'un degré de longitude influait sur la morale, — mais
il n'y a pas que l'espace qui la modifie, le Temps influe
sur elle bien davantage. — Du reste, qu'attendre de la
moralité d'un de ces êtres qui avec la jeunesse ces-
sant d'être poupées, deviennent des têtes à perruque?
Dîné chez Riche. — Allé chez la marchesa, sur
la causeuse de laquelle je me promettais de passer le
soir, — mais elle était sortie, — avec madame de Saint-
M... probablement? — Descendu à Corazza prendre
une goutte de café dans un océan de lait, — breuvage
efflanqué! — Lu les journaux, — remonté au Boule-
vard où j'ai erré seul dans un grand ennui. — Qtielle
lassitude j'éprouve et puis-je vivre ainsi longtemps? —
■Rentré, retrouvé ce vide dans lequel je plie sous le
poids des plus torturantes pensées. — Si cela continue
avec cette intensité, je prendrai de l'opium.
Ecrit un billet doux à la marchesa pour me plaindre
de son absence. — Billet doux, plainte affectueuse!
mais près d'elle que j'aime pourtant et qui m'a toujours
été si bonne, ne serai -je pas seul> Seul comme ici,
comme partout maintenant. — J'ai pensé à ce bal
masqué où Wiutre ira peut-être; mais, non! je n'aurai
pas Vinfirmité d'y aller.
Griffonné je ne sais plus trop quoi, puis ceci. — Bu
PREMIER MEMORANDUM 267
de l'eau, — plusieurs verres, — j'ai une altération
cruelle tous les soirs. — Dans toutes les crise morales,
il en est de même.
i" Avril.
Levé d'assez bonne heure et mis à lire immédiate-
ment pour me fuir moi-même. — Reçu deux lettres,
— une qui ruine mes espérances d'arrangement avec
Ernest. — Rien ne me réussit depuis quelque temps. —
A midi, R. est venu. — Habillé; — ai pris un manteau.
— Le temps est sec et glacé.
Nous sommes (R. et moi) allés ensemble au Musée.
— Y sommes restés trois heures. — Ai remarqué deux
choses: la Dajiseuse de Winterhaltcr, qui est la plus
grande beauté physique que l'on puisse voir, une image
vraie de la jeunesse qui rêve parce qu'elle est lasse
d'avoir dansé. 11 y a une vie écumante dans cette forte
et belle fille; son tambour de basque semble vibrer
encore. — Oui ! il vibre à l'œil, mais le jour qui tombe,
rose et blanc, sur ce front brun et animé, est peut-être
trop blanc et trop rose. — Puis le tableau de Biard,
je crois, les Femmes Grecques se précipitant dans l'abl/ne,
— ■ belle composition! coloris, expression, groupes,
variété d'attitudes, cela paraît très beau à un Ostrogoth
comme moi qui n'ai pas la moindre appréciation des
268 PREMIER MEMORANDUM
BeaLix-Arrs. — Frappé surtout de la femme qui veut
entraîner son fils, lequel, garçon de sept à huit ans, se
rebiffe et lutte contre sa mère, n'ayant pas du tout l'air
de prendre goût à la chose. — La mère est superbe!
une taille d'amazone ! une tête merveilleusement
posée sur les épaules et un air qui annonce une ré-
solution indomptable. Fière commère! et qui serait une
agréable maîtresse, à ce que je crois : — oh ! tout à
fait agréable ! — Sorti du Musée, éteinte et froid. — Suis
allé me reposer à lire la Revue des deux mondes chez la
Graciosa. — De là chez G... où j'ai dîné. — Nous som-
mes restés à causer intimement et tristemetit (l'un suit
toujours l'autre) au coin du feu mourant et aux appro-
ches de la nuit. — Ordinairement (quoiqu'il soit un ami
pour le temps et pour l'éternité) j'ai peu d'ouverture
avec lui sur de certains sentiments qui le maîtrisent moins
que moi, mais ce soir, c'est lui qui, à propos de son
veuvage, a pris cette pente. — L'ai étonné par ce que
je lui ai dévoilé. — Hélas! je suis plus étonné que lui
de ce que j'éprouve. — Pourtant je ne lui ai pas tout
dit... et les combats que j'ai à me livrer et l'ennui af-
freux qui me dévore. — Ma vie a été frappée au cœur.
Autrefois nous nous en serions allés gaîment oublier
un jour de plus écoulé chez... A présent, on ne sait
où traîner sa fatigue du jour. — Le monde, nous ne
l'aimons ni l'un ni l'autre; pour l'aimer, il \ faut un in-
PRF. MIE R MEMORANDUM 269
térèt. — Le travail le soir n'est pas possible, du moins
pour moi avec mes pensées actuelles ; pour lui jamais,
qui a passfc" la journée en affaires arides et fatigantes.
— Que faire donc? Lui, dans quelque temps, retrou-
vera ce qu'il a perdu (soit d'une façon, soit d'une autre),
mais moi, chez qui il prétend que c'était plus personnel
que lui, je ne retrouverais pas et ne puis même cher-
cher qui remplace. Lisciate ogni speranzu. — Quand
donc le temps aura-t-il fait son travail! Je suis las de
souffrir toujours par la même idée.
Descendus insieme à Corazza. — Pris un verre de
madère et lu les journaux. — Remonté au Boulevard,
mais rentré presque aussitôt. — Couché et lu dans
mon lit Juiiius, — mais dans un accablement presque
stupide. — Si je pouvais dormir! Essavons.
2 .\vril.
Largement dorm.i et par conséquent moins souf-
frant corporellemenf qu'h'ier, mais pas bien encore;
le temps est trop froid quoi qu'il fasse soleil. — Levé
après avoir écrit diverses choses d.ins mon lit. —
Diable m'emporte! j'\ vivrais comme ce singulier abbé
d'Entragucs, si spirituel et si efféminé! — Sorti en
manteau et allé chez la m.irchesa que je ne voulais pas
2-]Ci PREMIER MEMORANDUM
voir et qui m'a forcé de l'attendre. — M'a reçu en
robe de chambre et les cheveux relevés, digne du
soleil qui lui pleuvait son or et son opale sur la tête.
— Nous ne pouvons avoir de loge à l'Opéra que pour
la quinzième représentation de Guido, c'est-à-dire pas
avant dix jours. — Allé avec G... jusqu'à la rue Bleue
et revenu par ce calme passage Saulnier où le soleil
s'étalait à l'aise et où je passais pour mé bronzer à
ï émotion par rémotion. — Qtie les souvenirs sont vivants
encore! — Rentré et fait du feu. — Ai reçu une lettre
de ma pauvre ... qui me marque la mort prochaine de
sa mère dont le caractère est tout déformé par la dou-
leur. — Je la regretterai pour toute sa tendresse
passée quoiqu'elle m'ait blessé dans ce qui pardonne
le moins : l'orgueil. — D'ailleurs, en ce moment, j'ai
le cœur tellement engourdi de l'impression d'une peine
étouffée que je suis moins apte à sentir.
Je dois livrer demain les musses d'un travail entre-
pris pour obliger R... ; je le lui gâcherai, et lui, je le
crains bien, fourrera gâchis sur gâchis. — Y ai pensé,
mais comme je n'étais pas maître de mon attention, ai
fait voler des lettres arriérées et me suis mis à lire le
troisième volume de la Motteville, une dévote qui <iu-
rait tenté Valmont : c'est la madame de Tourvel anoblie
et femme de Cour en 1649. — Puis les lettres doJunius.
— Dîné. — Après dîner, resté la tête dans mes mains
PREMIER MEMORANDUM 27 1
(est-ce qu'il n'y a pas dans VInferno du Dante des
damnés qui passent route l'éternité la tête dans leurs
mains?) et repassé le passé. — Dans la vie, l'idée fixe
grandit à mesure qu'on la regarde, et je ne sais quel
charme de douleur vous la fait regarder toujours. — Le
jour est tombé; c'était l'heure oij... — G... est venu
heureusement, gai comme le feu qui a flambé tout à
coup en le voyant et comme par sympathie. — - Causé
en mangeant des oranges. — Lui parti, repris Junius.
— Mécontent des huit premières lettres, mais dès
qu'il s'adresse à Lord Grafton, il s'élève et jaillit une
éloquence poignante, ironique et froide, imagée,
nonobstant, avec un grand bonheur de rapports.
— Beau pamphlet, après tout, et paroles plus cruelles
que des faits, ou plutôt faits terribles elles-mêmes. —
Ecrit un gigantesque billet à la marchesa, — puis ceci
et me jette to bed pour \' lire ou écrire encore.
^ ...
Si tu pleures jamais, que ce soit en silence!
Si l'on te voit pleurer, essuie au moins tes pleur;
Car tu ne peux trouver au fond de ta soulTrance
Le calme lier qui naît des injustes douleurs.
272 PRrMIF. R MEMORANDUM
Non ! tu ne le peux pas ! Si ta vie est brisée,
Q.ui me brisa le cœur où tu vivais? Dis-moi,
Dis-moi qui l'a voulu si je t'ai délaissée?
Tes pleurs amers et vains n'accuseraient que toi!
Les femmes sont ainsi! Que je t'eusse trahie.
Tu reviendrais m'oftVir à genoux mon pardon.
Si tu m'aimais, pourquoi cette triste folie
D'implorer de l'amour la fuite et l'abandon ?
Mon orgueil t'obéit sans risquer un murmure :
A ce monde sans cœur je cache mes regrets.
Sous un dédain léger je voile ma torture,
Et si bien, — que toi-même aussi t'y tromperais!
Et tu m'aimas pourtant! Amour triste et rapide!
Ne paraissait-il pas le plus profond des deux?
Sans moi de quel bonheur étais-tu donc avide
Puisqu'avec moi jamais tu n'avais l'air heureux?
Mais à présent, sans moi, plus heureuse, j'espère,
Si tu penses parfois à celui qui t'aimait,
Ne te repens-tu pas d'avoir fait un mystère
Du mal que tu souffrais et qui t'inquiétait?
Et si tu t'en repens, cache-le dans ton âme !
Tout n'est-il pas, hélas! entre nous consommé?
O toi, qui n'eus jamais l'abandon d'une femme.
Reste ce que tu fus, — ô blond sphinx trop aimé!
PPEMIER MEMORANDUM 273
3 Avril.
Mieux qu'hier et le réveil moins mauvais ! — Lu
dans mon lit, mais pas longtemps. — ■ Levé et installé
au coin du feu. — Écri vaille. — Pas de lettres ce
matin. — Le temps est froid et à ce qu'il me semble
nuageux, si j'en juge par l'impression de la lumière. —
Commencé le travail de R... qui probablement émous-
sera le tranchant des opinions avec lesquelles je sabre
cette bande de charlatans qui se donnent impudem-
ment le nom d'Artistes. — Interrompu pour commander
d'élégantes chaussures, car voici le printemps et je
veux apparaître, sur cette terre de bouc, comme un
dcmi-dicu sans le nuage qui le cachait. — Nous allons
éclorc, les lilas et moi ! — Commandé aussi des boutons
d'acier fin ciselé pour un gilet de velours noir, sublime
invention qui doit me faire plus d'honneur que n'im-
porte quelle découverte scientifique, laquelle et
toutes je n'estime pas un butter cVocchio d'une jolie et
absurde créature femelle. - Que le diable m'em-
porte ! je me crois être en train de ba\arder ce matin . —
Pour réformer cette disposition au caquetage(ou caille-
tage), je vais reprendre le travail de R... Voyons I
2 74 PREMIER MEMORANDUM
Au soir.
Ai griffonné pour R... jusqu'à l'heure où G... est
venu. — Raillé tous les deux. — Fait ma toilette et
sorti pour diner. Il était tard. — Diné chez Copp... —
De là à Corazza, où j'ai avalé en languissant malade
un verre de madère, et en attendant R... qui n'est
pas venu. — Monté d'ennui vague et de désœuvre-
ment au Boulevard. — Un clair de lune perçant. — Je
ne sais quelle bizarre fantaisie m'a pris et je suis allé
rôder au passage S... — P... est passée (elle rentrait)
auprès de moi. — Je n'ai pas vu son visage, mais je
l'ai parfaitement reconnue. — M'a-t-elle reconnu,
elle, embossé que j'étais dans ma cape espagnole ? —
Voilà ce que j'appelle jeter la sonde hardiment dans
une blessure.
Ai rencontré L. M... avec lequel j'ai promené assez
de temps au milieu des beautés courtisanesques du
Boulevard. — Rentré. — Écrit un billet à R... — Fourré
au lit, mais pour lire et non pour dormir. — Ah ! oublié
de noter que j'ai reçu un pygmée de billet de Guérin
qui m'annonce que nous dînerons ensemble to-morroiv,
— Tant micu.x !
PREMIER MEMORANDUM 27f
4 Avril.
5 Avril.
N'ai rien noté hier. — La journée se passa chez
moi et au travail. — • J'espère qu'il y aura toujours de
moins en moins de déperdition dans mes jours. — Qu'ils
ne soient pas heureux, mais qu'ils soient occupés! —
Il faut jeter sa pâture au Lion. — M. de F... en par-
lant de moi à ma tante, a renouvelé l'histoire de l'Ours
et de l'amateur des jardins. — J'ai employé toutes les
ressources de ma diplomatie pour affaiblir le coup
maladroit. J'ai réussi, mais non sans peine. — Elle
m'a écrit ce matin de manière à me créer une nouvelle
espérance.
Dîné hier chez G... avec Guérin, — un repas gai,
bruyant et qui a fini par le plus amusant délire de G...
et B... quoique j'eusse mieux aimé causer et faire con-
naître à Guerino tout ce qu'il y a de talent vrai, loyal,
plein de verve et de génie dans Désaugiers, — homme
de la taille de Burns, mais non d'un talent du même
276 PREMIER MEMORANDUM
genre. — Aussi étonnant. — iMoins d'originalité, mais
une plus franche allure ! — et puis une gaîté qu
montre jusqu'à sa trente- deuxième dent avec une
douce larme vibrant dans l'œil éclatant d'esprit, la
gaîté et l'attendrissement, l'une emportant si torren-
tueusement l'autre, mais ne l'engloutissant pas ! — Cor-
diale et bonne nature, malicieuse, mais sans fiel, et
poétique, poétique toujours! poétique partout! la
bouche pleine, ou prêt à rouler sous la table. — Le
lyrisme fumant du verre, l'audacieuse apothéose du
plaisir plus matériel de manger, que lui seul a mis dans
Uîie gloire, comme si c'était quelque chose de divin! —
Entendant l'épicuréisme avec l'àme, le cœur, comme
avec tout le reste; autant d'entrailles que de ventre
en cet homme. Chose rare que cela!
Passai avec G... une demi -heure au Boulevard,
notre salon en plein air dont le plafond est fait d'étoiles.
— Rentré, — lu et couché.
Aujourd'hui, levé beaucoup plus tôt que mes tardives
habitudes ne me le permettent ordinairement. — Ecrit
deux lettres. — Toujours mieux, mais d'un mieux lent et
irrégulier quant à la santé. — Repris le travail de R.,.
(ce ne sont que des notes, mais qui, telles quelles, ne
manquent pas de sens et surtout de vigueur; j'avais une
coupante plume de cristal, taillée à facettes). — Tra-
vaillé jusqu'à cette heure (une heure et demie et viens
PREMIER MEMORANDUM 277
de terminer ce que R... m'a demandé. Je l'attends. —
Vais lire du Saint-Simon et me faire papilloter, car il
faut que je sorte. — Penser (mais non pour aujour-
d'hui) à aller voir cette pauvre madame de L. R. Amie
bien négligée, mais, hélas! j'ai tant souffert ces temps-
ci qu'elle m'absoudra, cette douce Théano de l'Amitié
qui n'a pas été créée pour maudire.
Le soir.
Je rentre las et brisé. J'ai conquis du sommeil, j'es-
père. — Qu'il soit sans rêves et que je ne me réveille
pas ! — Quelle fatigue que d'avoir une âme ou quelque
chose qui y ressemble! — Ennuyé jusqu'à la mort,
R. . . est venu. — Tout est informe dans cette tête en
fait d'idées. — Le langage sain et même assez élégant,
mais si c'est pour cacher ce que nous pensons que la
parole nous a été donnée, la sienne fait merveilleuse-
ment son office, car on jurerait d'après elle, qu'il ne
pense rien du tout. — - Épouvanté de mon travail, mais
content. — Ai pris plaisir à rouler sa réserve sur les
baïonnettes de mes opinions. — Le fait est qu'à propos
de peinture, j'ai traité, haut la main et la houssine, tous
ces rapins qui singent l'artiste, tous ces génies en blouse
278 PREMIER MEMORANDUM
qui, après s'être admiré le front sur la foi de Gall, empâ-
tent intrépidement la couleur et se rêvent des Murillo,
nabots qui ne croient pas même à Dieu et qui se font
chrétiens, entre deux orgies, le temps de barbouiller un
Christ! — Vacher est venu. — L'ai raillé implacable-
ment tout en me faisant coiffer. Ce garçon attaque
désagréablement mes organes; — les marmitons de
Stanislas sont de beaucoup meilleure compagnie que
lui. — Sorti et remonté le Boulevard avec Gaudin. N'ai
vu personne. — Dîné d'un appétit furieux. — Pris un
verre de madère à Corazza. • — Allé avec Gaud. . . jusque
chez Kl... pour un habit. — Revenu et rôdé seul au
Boulevard et du côté du passage S. . . — Pourquoi cette
pente? — C'est la disposition qui porte à déchirer la
bandelette de sa blessure, car je ne plierai pas jusqu'à
une démarche de rapprochement; cela est de la des-
tinée maintenant.
— Écrit ceci l'âme oppressée. — Je sors de chez
A..., Flore où j'ai commandé le plus charmant des
bouquets pour \dL promise de Guérin, — C'est demain
l'anniversaire de sa naissance et je dîne avec elle. —
Je me couche pour lire. — • Bonsoir!
PREMIER MEMORANDUM 279
6 Avril.
Levé après avoir fini un volume de mon ami Saint-
Simon. — Fait allumer du feu. — Commencé une longue,
longue lettre à ma... — Le tailleur est venu. — Inter-
rompu pour essayer un amour d'habit qui fait à
peindre et dont je vais offrir la virginité à mademoi-
selle Caroline de G... (la fiancée du Poète). — Repris
ma lettre qui m'a balayé l'âme de l'écume des jours
précédents. — Je lui dis vrai, malgré ce que j'ai senti
si vivement ces temps-ci, je l'aime autant que jamais :
mais c'est un amour tellement profond qu'il semble
simple comme la vie, comme les choses de Dieu qui
ne dépendent plus de nous!
Si elle avait été là, si j'avais pu trouver près d'elle
ce que j'y trouvais autrefois, je ne pense pas que ce
qui a eu lieu fût arrivé. — Angoisse de moins ! — Mais
nous autres créatures misérables qui n'avons pas d'en-
fants à aimer, il faut que nous aimions quelque chose,
et non de souvenir, mais pour ainsi d'we pratiquement,
— une tête humaine à appuyer sur notre cœur.
Lu à bâtons rompus. — Voici le coiffeur. — Habil-
lons-nous, car on dîne de bonne heure chez ces
dames. — Awiy! away '
28o PREMIER MEMORANDUM
Minuit et demi.
Je rentre, — Une nuit sombre, un ciel rayé par
larges bandes sur un fond gris, l'air doux, le sol
humide, peu d'étoiles. — Revenu à pied par plaisir,
moitié chantonnant, moitié songeant.
Habillé tantôt, — pris une voiture, — allé chez A. , .
qui m'a trouvé adorablernent mis, ce qui me fait presque
autant de plaisir que de me trouver spirituel. — Ai pris
un bouquet. — Allé chez mademoiselle de L. F, — Ai
embrassé la fiancée de Guérin sur les deux joues et sa
tante par-dessus le marché. — Le dîner bon, mais trop
long, — quand il y a des femmes, il ne faut pas rester
à table longtemps. — N'ai pas beaucoup causé, — sans
entrain, sans verve, — aussi suis-je devenu par le fait
d'un dîner copieux aussi torpide qu'un boa. — Réveillé de
cet engourdissement par une violente palpitation. —
Suis sorti près de me trouver mal et craignant de faire
quelque sottise. — Guérin m'a conduit dans sa chambre
où il m'a lu divers feuillets du Journal de sa sœur. —
Quelle diction charmante et pleine de traits tellement
rêveurs qu'ils semblent profonds! Quelle distinction
d'esprit! Quelle noble fille! et que cet esprit est bien
femme! et que cette âme est bien sœur! et que cette
PREMIER MEMORANDUM 2b I
tendre relation de Guérin et d'elle est bien ce qu'elle
doit être, la femme disant à l'homme : « Tu sais, mais
aime! J'aime, apprends-moi ! '■> Cela est surtout marqué
dans le désir ardemment exprimé de voir G... devenir
pieux comme elle. Elle n'endoctrine pas, ne prêche
pas, elle se rend compte de ce qui est l'obstacle et la
supériorité de son frère : mais elle s'écrie avec de ra-
vissantes intonations : c' Ah ! pourquoi ne crois-tu pas?
Ah! que je voudrais que tu crusses! etc. » Talent qui
ne se doute pas de lui-même, naturel, chef-d'œuvre
de perfection!
Il y avait là une petite Bretonne, plus très jeune,
les mains peu délicates, les traits forts et irréguliers,
vêtue de brun et les cheveux lissés en bandeau et
tombant en une seule boucle derrière l'oreille, l'air
d'une Jeannie Deans, en somme, qui est jolie comme
la plus jolie à force de bien sourire et par la vertu
d'un certain regard de côté, en rejetant sa tête en
arrière. Il est des yeux plus beaux, mais il n'est pas de
regard plus plein de grâce, d'abandon, d'ensorcellerie
sans y songer, que ce regard qui vous tombe si molle-
ment dans le vôtre, comme en se détournant. — Enca-
pricé de cette jeune fille, - L'ai fait rougir plus d'une
fois parce que sans que je le lui aie dit, elle s'est aper-
çue qu'elle me plaisait. Mademoiselle de G... pas
jolie pendant le dîner, jolie après, avec un teint purifié,
282 PREMIER MEMORANDUM
reposé, les yeux d'un scintillement doux. — Qu'est-ce
donc que la beauté qui s'efface d'une heure à l'autre
pour revenir? Singulière chosel
Rentré, bien, à cela près d'une velléité de mi-
graine causée, je crois, par le parfum des fleurs dont
nous étions entourés. — Me revoici dans ma solitude. —
La chambre en désordre, les flacons débouchés préci-
pitamment, au moment de partir, et restés, exhalant
ce qu'ils n'enferment plus; les vêtements sur les meu-
bles; les livres et les papiers épars! — Cette vie me
pèse. Pas de liens, pas de foyer, une tente de nomade
qu'on plie en quelques heures et qu'on emporte.
C'est triste, passé vingt-cinq ans.
Couché. • — Écrit ceci dans mon lit. — C'est la
dernière page de ce livre que Guérin a appelé étrange.
— Oh! oui, étrange comme cette vie où Dieu a mis
tant de petites choses à côté d'ambitieuses pensées.
Combien, de ces pages tracées à la hâte, y en a-t-il qui
ne soient pas consacrées à l'ennui que j'appelais en
commençant ce Journal le Dieu Je ma vie? Ennui, Iso-
lation! et pourtant je me suis découvert, ces temps
derniers, un intérêt jeune, vivant, plein de fraîcheur,
croissant mystérieusement au fond de ce cœur que je
croyais flétri et blasé, et y jetant silencieusement des
racine profondes! — Cet intérêt, il a fallu le tuer, —
l'anéantir, — mais il était, je le sentais. — Qui peut
PREMIER MEMORANDUM 283
donc répondre de soi-même et qui se connaît tout
entier?...
La nuit et le silence m'entourent. Us dorment tous:
on n'entend ni vent, ni mouvement au dehors. A qui
pensé-je, à cette heure? et pourquoi cette obsession
éternelle? — Mourez ici, dernières folies d'un cœur
brisé, — et puisqu'il faut que la vie soit dévorée, que
l'ennui l'arrache au regret! cela vaut encore mieux.
284 PREMIER MEMORANDUM
NOTE ADDITIONNELLE
(Page 74, ligne 15)
J'avais laissé cette page en blanc. C'était le portrait
le plus fidèle que je pusse faire de ma belle-sœur.
Toute réflexion faite et pour justifier le but de ce
jnemorandinn, il me faut écrire ce que je pense d'elle.
C'est une enfant, moins l'âge, chose fâcheuse! — Elle
a vingt-quatre ans; les hom.mes veulent que ce ne soit
plus jeune. N'est pas jolie, — petite, mince, moins
flexible qu'une houssine, mais y ressemblant néan-
moins. J'exècre les femmes ainsi, car les enfants même
ont des formes ou doivent en avoir. — Les cheveux
bruns, les traits forts, le pied mal fait, quoique petit; la
main délicate, mais sans distinction. Le teint est bistré,
mais il s'éclaire de mille lueurs mobiles. Ceci est re-
marquable et fort joli. — Aujourd'hui il est d'une
couleur orangée et mate; demain il sera d'un blanc
presque pur, — se rosant, rougissant avec une rapidité
électrique. — puis une foule de dégradations dans les
couleurs qui marbrent la chair. - — Cela fait comme une
apparence de passion en cette femme. — Oh ! une
apparence, un faux semblant de vie, car elle ne con-
PREMIER MEMORANDUM 28f
naît de passion que le mot qui l'exprime et qui ne l'a
pas même fait rêver. — Ses yeux aussi sont men-
songes et pièges. D'un noir profond et sans aucun mé-
lange. Plus longs que larges, chargés, cernés, avec
des paupières si noires qu'elles en paraissent humides,
assez doux malgré des sourcils comme ceux de Jupiter
Olympien. — On dirait que l'adultère repose endormi
au fond de toute cette nuit, nuageuse et sombre; et
probablement elle vivra sa vie tranquillement, obscuré-
ment, sans rien perdre de son innocence, sans rien
savoir, sans même rien sentir! — Innocence peu
poétique,ilest vrai.On vit dans une ville de province,
au milieu d'un monde abject, on n'a jamais aimé que
son mari (plaisant amour ! mais on est toujours ce qu'on
croit être), les enfants viennent, on ne lit pas, on a été
dressée à l'obéissance par sa mère, esprit et caractère
manques, on se localise sans effort dans ces passivités
du ménage que l'on appelle un peu vaniteusement des
devoirs. Ni le monde qu'on voit, ni le monde qu'on
devine par la lecture et les récits qu'on en surprend,
ne font naître une comparaison, ne poussent à un re-
tour sur soi-même. Si par hasard cette comparaison
avait lieu dans une rêverie, à propos de quelqu'un qui
trancherait sur les autres auxquels on est habitué, elle
serait bientôt oubliée. Il faut un caractère si pro-
fond pour retenir une impression, qu'avec ce vague
286 PREMIER MEMORANDUM
d'être et par l'esprit et par le cœur, il serait insensé de
le prévoir !
Ainsi, monsieur mon frère, avec la petite fille dont
il a fait sa femme et dans les circonstances où il se
trouve placé, a autant de chance de bonheur que qui
que ce soit. Mais entendez ce mot comme l'ont fait les
sociétés corrompues, cela veut dire qu'il ne sera point
trompé. Or il s'y prend de manière à n'être plus aimé
de Théodorine, au bout du premier mois de mariage,
si elle était une autre femme. C'est donc ce qu'il y a
de négatif, d''informe, de nul dans celle-ci, qui le sauve
de la comique aventure. Mon Dieu! c'est l'histoire de
beaucoup. S'il est trompé, il pourra frapper sa poitrine,
car il a le jeu beau, et il aura envoyé à l'ennemi bien
des transfuges.
Au reste, il ne se douterait pas plus du péril s'il y en
avait, qu'il n'apprécie sa position. Il est aussi ignorant
qu'elle et bien davantage, car il est homme, et l'homme
doit savoir bien des choses qu'il est permis à la femme
d'ignorer. 11 a donc pour toute supériorité sur elle le
sentiment qu'il est homme, et quand ce sentiment est
seul dans l'âme, il produit plus d'oppression que de
protection. — Il prend pour de l'amour, comme elle,
une assez douce curiosité satisfaite quand on est jeune,
et de part et d'autre à son début. — N'a pas de pas-
sions et encore moins d'esprit qui les admette et les
PREMIER MEMORANDUM 287
comprenne — pas sot — spirituel même comme on
l'est en province (sans langage), mais n'ayant réfléchi
sur rien. —Volontaire, — déjà hargneux, — déjà por-
tant des redingotes à la propriétaire et ne faisant plus
sa barbe tous les jours, comme s'il avait dix ans de
mariage. — Ayant pendu au croc son frac d'amoureux,
ex-voto aux autels d'hymen, et ne se gênant plus, vi-
vant les mains dans ses poches, en marche pour de-
venir un pourceau, avant quarante ans!
FIN
cAchevé d'imprimer
le trois mars mil neuf cent
PAR
ALPHONSE LE M ERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
768.
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
ŒUVRES
JULES BARBEY D'AUREVILLY
Édition petit in-ia, pap. vélin (Petite Bibliothèque littéraire)
L'Ensorcelée, i vol. avec portrait 6 fr.
Une vieille Maîtresse. 2 vol 12 fr.
Le Chevalier des Touches, i vol 6 fr.
Un Prêtre marié. 2 vol 12 fr.
Les Diaboliques, i vol 6 fr.
L'Amour impossible. — La Bague d'Annibal. i vol. . 6 fr.
Du Dandysme. — Memoranda. 1 vol. avec portraits. 6 fr.
Ce qui ne meurt pas. 2 vol 12 fr.
Une Histoire sans Nom. — Une Page d'Histoire, i v. 6 fr.
Editions diverses :
Le Chevalier des Touches (Collection Guillaume-
Lemerre). i vol. petit in-S" illustré 4 fr.
Une Histoire sans nom. i vol. in-i8 5 50
Ce qui ne meurt pas. . i vol. in-i8 3 5°
Premier Mémorandum (1836-1838). i vol. in-i8. . 3 50
Du Dandysme et de Georges Brummel. i vol. petit
in-i2, papier teinté, avec portraits de Brummel et
de l'auteur à vingt ans 3 5°
Une Page d'Histoire (1603). i vol. petit in-12 avec
deux eaux-fortes de L. Ostrowski i fr.
Pensées détachées, i vol. in-i8 2 fr.
Les Œuvres et les Hommes. — Les Poêles, i vol. in-S". 7 50
— Littérature étrangère, i vol. in-S" 7 5°
— Littérature èpistolairc, i vol. in-8° 7 5°
— Mémoires historiques et littéraires, i v. in-S". 7 50
— Journalistes el Polémistes. 1 vol. in-8°. ... 75°
— Portraits Politiques et Littéraires, i v. in-8°. 7 50
— Philosophes et Écrivains religieux, i v. in-8°. 7 50
Littérature étrangère, i vol. in-l8 5 5°
Littérature épistolaire. i vol. in-i8 3 50
Les Poètes, i vol. in-i8 3 5°
Mémoires historiques et littéraires. 1 vol. in-i8 ... 55*^
Journalistes el Polémistes. 1 vol. in-i8 5 50
Portraits Politiques et Littéraires, i vol. in-18. ... 3 50
Philosophes et Ecrivains religieux, i vol. iii-i8. ... 35°
Amaïdée, poème en prose, i vol. in-18 2 fr.
Rhythmes oubliés, i vol. in-8° 5 fr-
Poussières, i vol. in-8° (épuisé) 5 fr.
l'.iris. - Inip. A. LcHruRE, 6, rue des Bergers. — .1.-76S.