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Full text of "Premier memorandum, 1836-1838"

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J.    BARBEY    D'AUREVILLY 


PREMIER 

MEMORANDUM 

1836-1838 


PARIS 

ALPHONSE     LE  M  ERRE,     EDITEUR 

2]-3I,     PASSAGE     CHOISEUL,    2]-]l 


PREMIER 


MEMORANDUM 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réserves  pour  tous  les  pays, 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


J.    BARBEY    D'AUREVILLY 


PREMIER 


MEMORANDUM 


1836-1838 


PARIS 

ALPHONSE     L  li  M  E  R  R  E ,     ÉDITEUR 

2^-]I,     PASSACn     CIIOISEUL,     i]-^! 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/premiermemoranduOObarb 


PREMIER   MEMORANDUM 


13  Août  1836.  A  Paris. 


E  m'en  vais  recommencer  un  Journal.  Cela 
durera  le  temps  qu'il  plaira  à  Dieu,  c'est-à- 
dire  à  l'ennui,  qui  est  bien  le  dieu  de  ma  vie. 
Quand  je  serai  las  de  me  regarder,  je  fermerai  ce  livre 
et  tout  sera  dit.  Pourquoi  ne  se  débarrasse-t-on  pas 
aussi  facilement  de  soi-même,  cet  inexorable  quelque 
chose  qui  est  malgré  lui-même,  car  le  suicide  nous 
en  débarrassc-t-il  entièrement?  Qui  le  sait?  Le  sommeil 
sans  rêves  que  souhaitait  Byron  n'était  pas  une  réponse 
à  l'angoissée  question  de  Shakespeare,  l.a  lâcheté  hu- 
maine s'est  accroupie  derrière  Dieu. 


PREMIER     MEMORANDUM 


Depuis  mon  dernier  Journal  que  j'écrivais  en  voya- 
geant, il  V  a  un  an  à  pareille  heure,  qu'est-ce  que  j'ai 
fait  et  que  suis-je  devenu?  Si  j'avais  écrit  l'emploi  de 
mes  jours  et  les  deux  ou  trois  derniers  événements  qui 
sont  déjà  un  passé  furieusement  enfoncé  dans  le  gouffre 
des  choses,  et  ce  que  ces  événements  ont  produit  en 
moi  ou  m'ont  arraché,  ce  serait  une  assez  longue  et 
triste  histoire  dont  je  ne  conseillerais  la  lecture  à  per- 
sonne, pas  même  à  moi  maintenant.  Il  est  des  ruines 
que  personne  ne  voit  achever  de  tomber,  des  chutes 
silencieuses.  Ce  n'est  que  longtemps  après  qu'on 
s'aperçoit  qu'il  n'y  a  plus  rien  où  il  y  avait  une  exis- 
tence et  que  le  vide  a  englouti  les  atomes  du  dernier 
débris  ! 

Mais  je  mets  le  silence,  cette  singerie  impuissante  de 
l'oubli,  entre  moi  et  le  passé  de  ces  derniers  temps,  et 
je  me  prends  d'aujourd'hui  même  et  du  pied  de  la  date 
de  ce  Journal. 

Eveillé  à  8  heures.  —  Lu  le  journal.  —  Pas  de  let- 
tres. —  Levé.  —  Cacheté  une  lettre  à  A...  que  j'avais 
écrite  hier,  la  nuit,  de  peur  de  l'avoir  à  écrire  aujour- 
d'hui qui  est  le  13  du  mois.  Je  suis  superstitieux  en 
diable  et  ne  veux  pas  me  brouiller  avec  elle.  Ce  jour 
pouvait  influer  sur  nos  sentiments  à  l'un  et  à  l'autre, 
et  d'une  manière  funeste  ;  et  quoique  je  n'en  fusse  nul- 
lement certain,  j'ai  pourtant  sacrifié  à  mon  doute.  Te 


PREMIER     MEMORANDUM  -J 

voilà  bien,  nature  humaine  !  Oh  !  comme  je  te  reconnais 
là.  C'était  L.  B.  qui  me  demandait  dernièrement  si  je 
croyais  aux  Nombres  de  Pythagore.  Je  n'y  crois  pas 
plus  que  je  les  nie.  Il  y  croyait  bien,  lui,  et  il  était 
Pythagore  !  Si  c'était  en  lui  superstition,  qu'est-ce  donc 
que  la  superstition?  Les  êtres  les  moins  véritablement 
superstitieux  que  j'aie  connus,  dans  toutes  les  classes 
de  la  société,  étaient  les  plus  foncièrement  médiocres, 
mais  tout  ce  qui  est  distingué  ou  qui  a  seulement  des 
côtés  distingués  ne  peut  s'en  défendre.  En  tout  état  de 
cause,  être  superstitieux  montre  que  l'on  est  capable 
de  profondeur  d'impression. 

Lu.  —  Déjeuné.  —  Habille,  —  Sorti.  —  Passé  chez 
Th. ..  pour  mon  poignard,  auquel  il  fait  faire  une  gaine 
en  cuivre  afin  que  la  lame  ne  me  blesse  pas  en  le  por- 
tant. Elle  traverse  un  fourreau  de  maroquin  si  épais 
qu'il  soit.  —  Pas  trouvé  Th...  — Allé  à  l'Institut.  —  Lu 
d'Ossat  jusqu'à  quatre  heures.  Homme  fin  comme 
martre  et  doux  comme  une  hermine,  physionomie 
spirituelle,  modeste,  et  ne  manquant  pas  de  fermeté, 
—  voulant  patiemment  et  toujours,  et  ayant  la  foi  au 
succès  comme  tous  les  forts  et  les  heureux  de  ce 
mohde.  On  est  étonné  du  nombre  d'efforts,  de  démar* 
ches,  de  lettres  que  Ton  trouve  dans  sa  correspon- 
dance pour  amener  des  changements  sans  brusquerie 
dans  l'esprit  et  les  résolutions  des  hommes  avec  qui  il 


PEEMIER     MEMORANDUM 


avait  à  traiter.  C'est  un  serpent  de  velours  qui  baise 
continuellement  les  pieds  du  Pape  et  les  lui  lie  torpeu- 
sement,  sans  avoir  l'air  de  bouger.  11  me  confirme  dans 
l'idée  que  l'on  obtient  tout  ce  que  l'on  veut  des 
hommes  par  la  persistance  sans  colère  et  par  l'idée 
fixe,  éternellement  reproduite  et  presque  toujours  dans 
les  mêmes  termes  et  avec  le  même  accent. 

Rentré.  —  Une  chaleur  tuante,  resté  donc  tué  dans 
mon  fauteuil;  plutôt  couché  qu'assis.  —  Pensé  à... 
du  fond  de  mon  indolence.  —  Écouté  des  harpistes  de 
rue  qui  sont  venues  chanter  sous  ma  fenêtre;  leur  ai 
jeté  quelque  argent.  —  Dîné  avec  Gaudin,  mon  com- 
mensal ordinaire.  —  Pris  du  café  et  du  curaçao  de  Hol- 
lande. —  Si  j'étais  poète,  je  ferais  une  ode  à  l'alcool, 
ce  feu  de  Prométhée  qui  nous  coule  la  vie  dans  notre 
misérable  et  flasque  argile.  Oui  !  je  ferais  une  ode,  de 
par  Dieu!  si  la  Muse,  cette  double  femme,  deux  fois 
trompeuse,  ne  m'avait  abandonné.  —  Promené  dix 
minutes  sous  les  platanes  du  Palais-Royal.  Revu  X... 
d'un  éclat  et  d'un  animé  de  poses  presque  extraordi- 
naires. It  is  not  dream  and  not  reality,  mais  je  sortirai  de 
cette  position  bicéphale.  Je  le  veux  froidement  comme 
je  veux  tout  quand  je  me  mêle  de  vouloir,  ce  qui  de- 
vient  de  plus  en    plus  rare.  —  De  là  au  Boulevard. 

—  Dit  bonjour  à  CM.  Il  m'a  semblé  qu'elle  était  triste. 

—  Rentré.   —  Persiflé  un  peu    Marco  Bartholomco, 


PREMIER     MEMORANDUM 


au  demeurant  le  meilleur  fils  du  monde.  —  Bu  je  ne  sais 
combien  de  verres  d'eau  sucrée  et  d'eau  de  Cologne. 
—  Assez  content  de  ma  digestion.  — Regardé  par  ma 
fenêtre,  écrit  ceci  et  vais  me  coucher. 


14  Août. 

Aujourd'hui  Dimanche.  — Journée  vide.  — Écrit  ce 
matin  à  ma  grand'mère.  —  Reçu  une  lettre  d'Ernest 
annonçant  l'époque  de  son  mariage.  C'est  le  i*^'  Octobre 
que  la  singulière  cérémonie  s'accomplit.  —  Reçu  du 
monde  toute  la  journée.  —  Dans  les  intervalles  des  vi- 
sites, pris  une  note  dans  de  Pradt  et  lu  Pausanias.  — 
Dîné  avec  de  Guérin.  —  Trouvé  Th.  et  sa  mairrcsse 
au  Palais-Royal.  Assis  près  d'eux  et  dit  toutes  sortes  de 
folies  et  de  fatuités.  —  Achevé  le  soir  au  café.  —  Ren- 
tré. —  La  digestion  sans  trop  de  souffrances,  mais  en- 
nuyé, et  sans  savoir  à  quoi  briser  mes  pensées.  —  Je 
vais  essayer  du  sommeil.  —  Je  dine  en  ville  demain, 
à  ce  que  je  crois,  et  un  dîner  d'hommes  où  il  fera  fu- 
rieusement chaud  par  cet  énervant  temps  d'orage,  — 
J'aimerais  mieux  avoir  toute  autre  perspective  que 
celle-là. 

Mémo.  —  Pensé  à  écrire  à  X...  demain.  J'ai  déjà 
trop  tardé. 


PREMIER     MEMORANDUM 


17  Août. 

Je  n'ai  rien  écrit  ces  deux  jours.  Les  visites,  la  paresse, 
mille  raisons  de  cette  force  m'en  ont  empêché.  On 
arrive  au  soir  brisé  de  fatigue  et  l'on  n'a  pas  le  courage 
de  se  replier  sur  tous  ces  Jiéants  qui  ont  fait  un  jour.  — 

Éveillé  à  huit  heures,  les  nerfs  douloureux.  —  Lu 
le  journal.  —  Reçu  une  lettre  de...  par  conséquent  en 
bonne  humeur  le  reste  du  jour.  Il  n'y  a  pas  d'influence 
meilleure  et  plus  directe  que  celle-là  sur  ma  damnée  et 
incorrigiblement  impressionnable  personne.  —  Quand 
donc  serai-je  usé  tout  à  fait?  — •  Ce  que  je  sens  pour  elle 
est  d'une  virilité  d'affection,  d'une  profondeur  et  d'un 
désillusioiinement  tels  que  tous  les  niais  à  enthousiasme, 
ces  amoureux  qui  ont  toujours  seize  ans,  me  nieraient 
cet  amour  intuable,  mais  du  moins  dompté. 

Levé.  —  Allé  au  bain.  —  Les  nerfs  mieux  après  le 
bain.  L'eau  était  froide.  —  Lu  une  Revue.  —  Étudié  Pau- 
sanias,  dont  je  ne  suis  pas  plus  content  qu'à  l'ordinaire. 
Je  n'ai  pas  noté  encore  dans  ces  deux  énormes  volumes 
une  seule  réflexion  morale.  Les  détails  qu'il  donne  sur 
les  objets  d'art  dont  il  parle  manquent  de  pittoresque. 
11  ne  décrit  ni  ne  peint.  11  dit  :  «  fat  vu  une  statue  de 
Jupiter»,  et  presque  jamais  il  ne  dit  comment  cette 


PREMIER     MEMORANDUM 


Statue  était  faite.  Voilà  pourquoi  son  livre  est  plutôt  un 
livre  d'antiquaire  que  d'artiste.  —  Ce  qui  me  plaît  le 
plus  en  Pausanias,  ce  sont  certaines  traditions  popu- 
laires et  le  scepticisme  avec  lequel  il  les  reproduit.  H 
avait  trop  vu  pour  n'être  pas  sceptique.  Les  voyages  et 
l'observation  extérieure  doivent  entraîner  toujours  l'es- 
prit du  côté  du  doute,  et  cela  naturellement  et  sans  sys- 
tème. —  Après  Pausanias,  lu  Pulci  (Mor gante  maggiore) 
en  comparant  la  traduction  de  Lord  Byron  avec  le  texte. 
Assez  exacte,  mais  non  mot  à  mot,  comme  il  s'en  van- 
tait. Encore  une  aberration  de  cet  esprit  irrégulier  (le 
moins  critique  des  hommes),  qui  n'a  jamais  su  juger 
ni  lui-même,  ni  les  autres.  Il  mettait  fort  haut  cette 
traduction  et  le  poème  lui-même,  et  l'une  et  l'autre  me 
semblent  médiocres.  —  Écrit  enfin  cette  lettre  à  X... 
le  premier  anneau  forgé  de  la  chaîne.  —  Habillé.  — 
Dîné.  —  Au  café.  —  Vu  Y...  languissante,  pâle,  en 
vêtements  blancs,  très  souhaitable,  ma  foi  !  et  qui  m'a 
fait  dire  comme  le  cheval  de  Job  :  v  Allons!  »  —  Fait 
une  visite  à  Guérin.  Promené  avec  lui  sur  le  Boulevard. 
—  Rentré.  —  Lu  à  bâtons  rompus,  écrit  ceci  et  couché. 


N,idn. 


PREMIER    MEMORANDUM 


19. 


La  journée  d'hier  s'est  écoulée  dans  la  vie  matérielle 
jusqu'au  cou.  Déjeuné  avec  Th...  et  soupe  le  soir  chez 
Véfour.  Dans  l'intervalle,  rien  fait.  —  Pensé  assommer 
un  conducteur  de  cabriolet  insolent.  —  Gorgé  de  thé 
au  café  Corazza  une  partie  de  la  nuit.  —  Ce  matin,  pas 
trop  mal  levé.  —  La  tête  sans  la  lourdeur  d'usage.  — 
Lu  les  journaux.  —  Déjeuné.  —  Écrit  ;  —  une  vraie  ava- 
lanche de  lettres  !  —  Aristide  Boissière  est  venu.  Causé. 
N'étais  pas  en  train  d'abord,  et  puis  me  suis  échauffé 
par  le  frottement  si  bien  que  je  me  suis  retrouvé  con- 
versationniste.  —  Repris  mes  intarissables  griffonnages. 
—  Lu  jusqu'au  diner.  —  Habillé.  —  Dîné. —  Au  café.  — 
Puis  chez  Guérin.  —  Acheté  un  bouquet  de  roses  et 
d'œillets  au  Boulevard.  —  Parlé  de  mon  vovageenTou- 
raine.  Je  pars  Lundi  avec  Gaudin.  Guérin  m'a  prédit 
que  je  m'ennuierais  au  milieu  et  malgré  les  merveilles 
du  pays.  Il  a  peut-être  raison.  Où  diable  est-ce  qu'on 
ne  s'ennuie  pas?  Surtout  quand  on  est  moi?  Il  faut  que 
je  recommence  quelque  travail  autre  que  ces  dessé- 
chantes études  politiques,  que  ces  notes  prises  ici  et 
là;  toutes  choses  qui   vous   laissent  assez  de  pensée 


PREMIER     MEMORANDUM 


libre  et  désoccupée  pour  vous  tourmenter  et  vous 
ronger.  —J'ai  certain  germe  de  nouvelle  en  tête,  et  de 
comédie.  —  Écrire,  je  l'ai  toujours  éprouvé,  est  un 
apaisement  de  soi-même,  • —  Rentré.  — •  Écrit  à  ...  et 
ceci,  et  ajouté  au  Mémorandum  pour  demain  :  Penser  à 
acheter  les  tasses  à  thé  de  madame  ... 


Samedy.  —  20  Août. 

Éveillé  à  huit  heures,  fort  bien  portant,  plein  de  vie, 
de  force  et  de  souplesse,  sans  m'apercevoir  que  j'ai 
ces  maudits  nerfs.  —  Lu  les  journaux.  —  Reçu  et  écrit 
des  lettres.  —  Apolline  me  donne  rendez-vous  demain  de 
midi  à  trois  heures.  «  Vous  ?n' oublierez,  »  m'écrit-cllc. 
En  vérité!...  Croit-elle  donc  être  de  la  nature  de  ce 
Lara  qu'on  voyait  une  fois  et  qu'on  ne  pouvait  oublier? 
Elle,  on  l'oublie  jusqu'à  ce  qu'on  la  revoie,  et  on  la 
revoit  pour  l'oublier  encore!  Le  souvenir  est  l'ancre 
du  cœur;  les  ancres  sont  de  fer,  recourbées,  et  mor- 
dent le  sable.  Ce  qui  est  mou,  léger,  rond,  n'enfonce 
pas,  et  les  nids  d'alcyon  flottent  gracieusement  sur  la 
mer  qui  ne  s'en  soucie.  Telles  beaucoup  de  femmes. 
Telle  Apolline.  De  loisir,  d'ennui,  de  coquetterie,  pour 
ne  pas  avoir  un  peignoir  qui  sent  bon  pour  rien,  elle  a 
pris  un  amant,  et  elle  en  est  lasse,  il  la  fatigue,  et  cette 


PREMIER    MEMORANDUM 


chétive  liaison  meurt  de  langueur,  de  je  ne  sais  quel 
marasme,  mais  sans  crachements  de  sang.  C'est  de 
l'épuisement  d'être  faible,  et  pas  un  iota  de  plus.  Pour 
la  sortir  de  cette  atonie,  il  faudrait  la  hacher  par  mor- 
ceaux et  la  jeter  dans  la  cuve  bouillante  de  Médée,  ce 
symbole  des  hommes  forts  qui  donnent  aux  femmes 
d'immenses  intérêts  jusque-là  inconnus,  la  mort  et  la 
vie!  Si  elle  avait  eu  de  la  race,  peut-être  eussé-je  essayé, 
mais  elle  est  incorrigiblement  bourgeoise.  Je  ne  perdrai 
pas  mon  temps  à  cela. 

Lu  Pausanias  tout  le  jour.  —  Marco  est  revenu 
d'Angers,  abattu,  coulé  à  fond,  foudroyé,  sombré! 
C'est  un  cœur  de  colombe  amoureuse  dans  une  orga- 
nisation de  colle  à  bouche,  que  cet  homme.  Et  puis  des 
résolutions  de  premier  mouvement,  la  précipitation 
qui  se  jette  aux  extrêmes,  les  dépits,  les  petites  fiertés, 
les  repentirs,  les  peurs  de  l'action  commencée,  le 
manque  d'étendue  dans  l'esprit,  il  a  tout  ce  qu'il  faut 
pour  ne  jamais  mûrir  comme  caractère  et  habileté 
dans  les  problèmes  moraux  qui  s'agitent  au  fond  de  la 
vie  et  la  constituent. 

Habillé.  —  Dîné.  —  Ce  soir,  allé  au  spectacle.  Vu 
jouer  Gahrielle  de  Vergy  et  deux  pièces  de  Molière. 
Très  mécontent  des  acteurs.  Rien  n'a  racheté  la  fatigue 
de  quatre  heures  de  spectacle  dans  une  salle  chaude 
et  malsainement  odorante.  —  Plus  choqué  que  jamais 


PREMI  ER     M EMORANDUM  II 

des  efforts  que  font  les  acteurs  pour  trahir  la  pensée 
qu'ils  doivent  cacher,  comme  si  ce  n'était  pas  très 
facile  et  très  naturel  de  se  trahir  et  qu'il  fût  besoin 
d'afFecter  qu'un  secret  échappe!  —  D'ailleurs,  cela 
n'est  pas  vrai  que  les  sentiments  se  trahissent  aussi 
grossièrement.  Un  pli  de  lèvre,  un  silence,  un  arrêt  de 
physionomie  les  révèlent  aussi  bien  que  tous  ces  sou- 
lèvements de  sein  et  ces  nappes  de  frémissement  qui  s'é- 
tendent sur  toute  la  surface  du  corps.  —  J'ose  affirmer 
qu'il  n'y  a  pas  de  femme  si  novice  qu'elle  soit,  mariée 
depuis  huit  jours,  amoureuse,  infidèle,  folle  de  crainte 
et  ayant  pour  mari  Barbe-Bleue  lui-même,  qui  soit  assez 
bête  pour  se  montrer  à  son  mari  comme  l'actrice  (la 
petite  Noblet,  la  tragédienne  juchée  sur  les  pointes  de 
mademoiselle  Taglioni,)  qui  jouait  Gabrielle  l'a  fait  ce 
soir.  On  croit  qu'il  faut  tout  outrer  pour  qu'on  saisisse 
mieux  et  plus  vite.  Mais  ce  procédé  ne  rcsscmble-t-il 
pas  au  masque  des  anciens  et  à  leur  porte-voix?  —  Je 
prends  l'envie  de  dormir  et  vais  me  coucher. 

N.  B.  Les  femmes  d'un  certain  âge  peuvent  aimer 
les  jeunes  gens  d'un  caractère  mou,  mais  les  jeunes 
filles  préféreront  les  caractères  énergiques.  Est-ce  une 
preuve  de  ce  qu'à  vieillir  les  femmes  se  dépravent,  ou 
de  ce  que  les  difficultés  de  la  vie  étant  presque  toutes 
résolues    pour  elles,   ces  difficultés   qui   se    iiérissenr 


PREMIER     MEMORANDUM 


devant  les  jeunes  filles,   les  femmes   d'un  certain  âge 
n'ont  plus  besoin  que  de  la  jeunesse? 


i8  Septembre. 

Quelle  lacune!  Du  20  août  au  18  septembre!  Il  y 
aura  après-demain  un  mois  que  je  n'aurai  touché  à  ce 
journal. 

La  cause  de  cette  longue  interruption  est  dans  mon 
voyage  en  Touraine  et  dans  la  maladie  qui  l'a  suivi, 
et  dont  je  ne  suis  pas  remis  encore.  J'ai  tant  souffert 
que  sans  la  pensée  de...  la  seule  personne  au  monde 
dont  l'affliction  puisse  tout  sur  moi,  j'aurais  avalé  de 
l'opium  de  manière  à  ne  plus  me  réveiller. 

Ce  voyage  de  Touraine  ne  m'a  nullement  intéressé; 
mais  qui  peut  intéresser  un  damné  esprit  comme  le 
mien?  Le  pavs  ne  m'a  pas  enchanté  (excepté  la  route 
de  Blois  à  Tours),  les  villes  encore  moins,  et  d'anti- 
quités, j'en  ai  plus  vu  que  je  ne  puis  prendre  plaisir  à 
regarder.  Je  n'ai  point  de  passion  pour  le  Moyen  Age 
comme  mon  ami  Trebutien,-et  je  donnerais  toutes  les 
cathédrales  du  monde  et  les  monuments  les  plus  vantés 
pour  une  tresse  de  cheveux  de  Diane  de  Poitiers, 
ou   encore  mieux  de  cette  Florentine,  maîtresse   de 


P  R  E  M  1  F.  p.     M  E  M  O  R  A  N  D  U  M  I  '^ 

Léonard  de  Vinci,  dont  le  portrait  est  au  Musée  et 
que  je  ne  puis  regarder  sans  tressaillement.  Je  n'ai 
trouvé  d'impressivement  beau  que  Notre-Dame-de- 
Cléry,  et  je  n'ai  ouvert  les  yeux  que  sur  la  place  où  le 
Balafré  (duc  de  Guise)  tomba  assassiné  à  coups  de 
dague,  entre  trois  portes,  au  château  de  Blois.  J'ai  mis 
ma  main  sur  le  mur  où  heurta  son  orgueilleuse  tête  en 
tombant,  et  franchement  le  souvenir  de  cette  scène 
tragique  a  élevé  mes  esprits  et  ranimé  la  partie  éthérée 
de  mon  être.  —  J'ai  vu  prodigieusement  de  femmes, 
toutes  laides  et  communes,  excepté  deux,  deux  filles 
du  peuple.  Une  surtout...  à  Chambord...  une  tête 
digne  des  pinceaux  de  Raphaël  et  plus  idéalement 
modeste  encore.  L'autre  n'était  qu'une  fille  de  la 
terre,  avec  des  dents  blanches  sous  de  longs  anneaux 
noirs  tombant  aux  joues  brunes  et  des  yeux  hardis. 
Un  délicieux  modèle  de  courtisane,  et  qui  serait  affo- 
lante avec  une  bande  en  velours  écarlate  sur  le  front, 
à  la  Grecque,  et  ses  larges  épaules  roulées  dans  une 
mantille.  Elle  sucerait  l'or,  le  sang,  la  vie!  Elle  serait  un 
fléau,  un  de  ces  beaux  fléaux  de  Dieu,  un  de  ces 
Attilas  femelles  qui  ravagent  le  monde  sans  épée... 
Est-ce  que  quelque  honnête  vaurien  ne  la  tentera  pas 
comme  le  diable  fit  Jésus  sur  la  montagne,  et  ne  l'em- 
mènera pas  à  Paris,  la  patrie  de  tout  ce  qui  est  beau  ? 
En  vérité,  il  y  aurait  plaisir  à  laver,  peigner,  parfumer 


14  PREMIER     MEMORANDUM 

ce  bel  animal,  à  le  dresser,  à  lui  apprendre  son  métier 
de  femme  et  à  l'initier  à  la  vie  des  sensations  pour 
laquelle  elle  fut  créée  (à  moins  que  la  Providence  n'y 
voie  goutte)  de  toute  éternité. 

Je  suis  sorti  aujourd'hui  pour  la  première  fois,  me 
traînant  à  peine.  Le  bain  que  j'ai  pris  ce  matin  était  trop 
chaud  et  m'a  affaibli,  moi  si  faible  déjà.  —  Rencontré 
aux  Tuileries  M.  de  F...  Causé.  —  Été  chez  la  Gra- 
ciosa.  —  N'y  était  pas.  — Au  Palais-Royal,  vu  L.  S.  qui 
m'a  appris  que  Griinn,  sans  motif  et  sans  me  prévenir,  a 
donné  mes  entrées  à  la  Porte-Saint-Martin.  Je  tiens  fort 
peu  à  ce  Théâtre  où  je  ne  vais  point,  mais  Griinn  a  man- 
qué de  procédé  et  je  lui  prépare  une  éclatante  leçon. 
Dîné  avec  Guérin  chez  Copenet(restaurateur,  cour  des 
Fontaines).  —  Au  café  après.  —  Rien  pris.  —  Monté  jus- 
qu'au Boulevard;  personne!  —  Un  soir  d'averses,  de 
froid,  de  nuages  noirs,  —  de  l'hiver,  sans  transition  d'au- 
tomne. Je  n'ai  jamais  vu  Paris  si  triste.  —  SoufFrantau  flanc 
et  fatigué,  je  me  suis  fait  charrier  chez  moi  en  voiture.  — 
Écrit  à  Ernest.  —  Relu  un  Journal  écrit  de  l'an  dernier  à 
l'endroit  de  madame  P.. .  trop  dur  pour  elle.  On  en  ferait 
une  très  vive  et  jolie  maîtresse.  —  Plutôt  ardente  que 
tendre,  plutôt  vaniteuse  et  coquette  que  dévouée*.  — 

*  Quand  les  liaisons  ne  doivent  pas  durer,  cela  vaut  micui:.  Les 
femmes  tendres  sont  niortellemeiil  fatigantes  quand  on  cesse  de  les 
aimer. 


PRE  Ml  F.  R     MEMORANDUM  1<Ç 

Le  moment  est  bon  pour  qui  veut  le  saisir.  La  pauvre 
femme  est  broyée  sous  l'ennui  que  lui  cause  son  chaste 
époux.  —  Remonté  le  torrent  de  sensations  passées.  — 
Écrit  ceci.  —  Il  est  deux  heures  du  matin.  Je  vais 
dormir. 


19  Septembre. 

Éveillé  assez  tard,  mais  la  poitrine  échauffée  et  en 
assez  mauvais  état. — Toujours  souffrant.  L'anéantisse- 
ment des  jours  précédents  valait  mieux  que  ce  vague 
malaise  et  les  noires  idées  qu'il  engendre.  —  Déjeuné. 
—  Lu  les  journaux.  —  Ai  voulu  me  secouer  parle  tra- 
vail. —  Fini  le  livre  de  Bory  de  Saint-Vincent  sur  l'Es- 
pagne, —  un  livre  substantiel,  savant,  méthodique,  bien 
fait  et  écrit  avec  une  rare  élégance.  J'en  ai  été  plus 
content  que  je  n'ai  l'habitude  de  l'être  des  livres  que 
je  lis.  Du  reste,  je  savais  l'auteur  un  homme  distingué 
(de  mœurs  bizarres  et  de  hardiesses  que  le  troupeau 
bêlant  des  honnêtes  gens  appelle  des  vices)  et  écrivain 
habile.  —  Il  y  a  bien  des  années  que  je  lus  son  article 
Feu,  du  Dictionnaire  des  Sciences  naturelles,  et  si  mon 
impression  dit  vrai,  cela  est,  de  style,  de  la  plus 
grande  et  de  la  plus  rare  beauté.  —  Guérin  est  venu. 
Causé  de  la  poésie  des   langues,  qui   est  tout   autre 


\6  PREMIER     MEMORANDUM 

chose  que  la  poésie  des  poètes.  —  Travaillé  jusqu'au 
jour  tombant  au  Droit  Romain,  que  je  n'aime  et  n'es- 
time que  sous  le  point  de  vue  historique.  —  Du  reste, 
les  Romains  avaient  compris  ceci  :  c'est  qu'il  importe 
peu  qu'une  législation  quelconque  ait  une  valeur  phi- 
losophique et  de  raison.  Les  Allemands,  et  nos  spiri- 
tualistes  modernes  avec  leur  Allemanderie,  ont  voulu 
faire  de  la  législation  d'après  les  notions  du  juste  et  de 
l'injuste  les  plus  éthérées,  les  plus  platoniques.  C'est 
une  vertueuse  niaiserie. —  Le  Droit  politique,  c'est  la 
force  assez  intelligente  pour  se  faire  accepter,  et  rien 
de  plus.  Avec  les  belles  maximes  connues  sur  le  déve- 
loppement complet  (impossible  d'abord)  des  facultés 
de  l'individu,  on  énerve  la  puissance  et  l'action  des 
Gouvernements.  —  Feuilleté  la  Correspondance  de 
Lord  Byron.  —  Dîné.  —  Assez  bien.  —  Mes  esprits 
s'étaient  par  degrés  remontés. 

Guérin  est  revenu.  Lui  ai  lu  dans  Volupté  deux  pages 
superbes  et  vraies,  sans  mollesse  et  traînerie,  comme 
souvent  il  arrive  à  l'auteur  d'en  écrire,  et  que  j'avais 
marquées.  —  Lu  encore,  je  ne  sais  plus  trop  quoi.  — 
Puis  écrit  mille  bouffonneries  à  A...  sur  les  événements 
actuels  ou  près  d'éclore.  —  Dans  cette  farce  de  la 
vie,  rire  et  railler  est  encore  la  plus  sage  sagesse.  — 
Griffonné  un  billet  à  L.  S.  —  Noté  l'emploi  de  cette 
journée    qui    ressemble  à    bien   d'autres  du    côté   de 


PREMIER     MEMORANDU M  IJ 


l'ennui,  cette  anticipation  de  la  vieillesse,  —  et  vais  me 
coucher  aussi  las  qu'on  peut  l'être  de  soi-même,  cher- 
chant la  diversion  du  sommeil. 


21  Septembre,  —  au  matin. 

Hier  le  20.  J'étais  tellement  fatigué  et  consumai  une 
si  grande  partie  de  ma  nuit  à  écrire  des  lettres,  que  je 
n'écrivis  pas  de  Journal.  Ce  matin,  je  vais  remplir  les 
vides  d'hier. 

Levé  tard.  —  Madame  deLaRenaudière,  qui  est  reve- 
nue d'Auvergne  m'envoya  son  domestique  pour  savoir 
comment  j'étais.  Je  suis  très  content  qu'elle  soit  reve- 
nue, et  ]\v^\  flâner  chez  elle  un  de  ces  matins.  Nous 
mettrons  face  à  face  nos  deux  mauvaises  santés.  —  Je 
lui  ai  écrit  un  billet,  dans  lequel  j'ai  été  de  la  plus  grande 
vérité  et  naturel,  pour  la  remercier  de  l'intérêt  qu'elle 
me  porte  et  dont  je  suis  plus  touché  que  probablement 
elle  ne  le  croit.  —  Écrit  une  longue  lettre  à  ma  mère, 
qui  me  mande  que  décidément  Léon  entre  au  Séminaire 
avant  mon  voyage  de  Saint-Sauveur.  Ainsi  je  l'aurai 
prié  en  vain  d'attendre  quelques  jours;  il  a  tout  mé- 
prisé de  mes  supplications  et  il  n'a  pas  voulu  retarder 
d'une  heure  le  moment  enivrant  où  il  va  s'alTiiblcr  de 
la  chape  de  plomb  du  Dante. 


l8  PREMIER     MEMORANDUM 


Egli  avean  cappe  con  cappucci  bassi 
Dinanzi  agli  occhi,  fatte  délia  taglia 
Che  per  li  monachi  in  Cologna  fassi. 

Di  fuor  dorate  son,  si  cli'egli  abbaglia, 
Ma  dentro  tutte  piombe  e  gravi  tanto 


Pourtant  il  y  a  toute  une  vie  entre  nous  deux,  et  une 
vie  d'enfance  et  de  jeunesse,  la  plus  belle,  dit-on,  et  le 
lien  le  plus  fort!  —  L'oubli  est  plus  fort  encore,  que 
je  sache.  Les  sentiments  se  chassent  les  uns  les  autres 
et  le  creux  de  la  main  de  l'homme  est  plus  vaste  que 
son  cœur.  Quand  nous  reverrons -nous  maintenant, 
mon  frère  et  moi  ?  Ces  jours  qu'il  n'a  pas  voulu  me  donner 
étaient  peut-être  les  derniers  que  nous  eussions  passés 
ensemble.  Nos  destinées  sont  si  opposées  et  la  vie 
nous  cachetant  d'inattendu!  Moi,  je.  respire  les  longs 
voyages.  Sitôt  que  je  pourrai  allonger  la  chaîne  que  la 
nécessité  me  rive  aux  pieds,  je  le  ferai.  Je  me  dévore 
de  rester  en  place.  Lui,  une  fois  prêtre,  que  deviendra- 
t-il?  Et  quand  je  songe  qu'il  a  pu  se  dire  tout  cela,  et 
que  tout  cela  n'a  pas  pesé  un  grain  de  poussière  dans 
ses  résolutions,  je  reste  frappé  au  fond  du  cœur  de 
la  légèreté  de  l'homme  que  je  connaissais  pourtant, 
mais  dont  je  n'aurais  pas  cru  que  Léon  m'aurait  fourni 
une  preuve  nouvelle  et  amère.  Je  l'ai  prié  à  plusieurs 


PREMIER     MEMORANDUM 


19 


reprises,  et  il  ne  m'a  pas  même  répondu.  Je  suis  resté 
seul  et  inentendu  comme  Roland  à  Roncevaux.  O  fra- 
giles amitiés  de  la  terre  !  nous  avons  tous  un  Ronce- 
vaux  dans  notre  vie,  tôt  ou  tard.  Nous  appelons  les 
absents,  nous  sonnons  de  notre  cor  d'ivoire  et  en 
vain!  Ce  cor  qu'ils  connaissaient  si  bien  et  qui  avait 
pour  eux,  disaient-ils,  de  si  poignants  appels,  cette 
voix  amie  qu'ils  proclamaient  irrésistible  et  qui  les  eût 
ramenés  du  bout  du  monde,  ils  l'entendent  qui 
demande,  qui  crie,  qui  meurt  d'appeler,  et  ils  ne  vien- 
nent pas!  Nous  teignons  l'ivoire  de  notre  cor  inutile 
de  la  pourpre  du  sang  de  notre  cœur  déchiré.  Ce  sang 
dont  nous  comptons  les  gouttes,  ils  ignorent  que  ce 
sont  eux  qui  le  font  couler.  Comme  Roland,  nous  ne 
sonnons  plus  bientôt  à  ces  vides  échos  qui  nous  rail- 
lent, nous  nous  préparons  à  mourir  seuls;  comme 
Roland ,  la  rage  d'être  abandonnés  ne  nous  fait  pas 
fendre  les  rocs  de  nos  épées,  mais  nous  devenons  rocs 
nous-mêmes  en  attendant  que  la  mort  nous  ait  broyés, 
sans  nous  rendre  ni  plus  insensibles  ni  plus  froids!... 
Le  coiffeur  est  venu,  —  Puis  Guérin,  Guérin  qui  m'a 
apporté  les  Mémoires  de  Goethe  que  je  désirais  depuis 
si  longtemps.  Il  était  impossible  de  me  faire  un  cadeau 
qui  me  fût  plus  agréable,  surtout  dans  le  moment 
actuel.  —  Causé.  —  Noir  au  fond  de  l'àmc  et  cher- 
chant à  donner  le  change  à  mes  pensées.  —  C'est  pour 


20  P  R  E  M  I  E  R     M  E  M  O  R  A  N  D  U  M 

cela  que  je  me  suis  habillé  et  que  je  suis  sorti.  — 
Traversé  les  Tuileries  avec  une  lenteur  un  peu  trem- 
blante et  m'accoutumant  difficilement  à  remarcher.  Il 
faisait  fnjis-froid.  —  Regretté  de  n'être,  pas  embossado 
di  mia  cappa.  —  Allé  chez  la  Gracinsa  qui  devient 
invisible.  Elle  n'y  était  pas.  —  Dit  un  bonjour  à  la 
vieille  grand'-mère  de  ce  pauvre  Fleury.  Je  ne  monte 
jamais  cet  escalier  sans  que  le  passé  me  revienne  trop. 
Dîné  chez  C...  à  la  même  table  que  G...  et  Q...  mais 
pas  avec  eux.  —  Ce  Quemper  me  plaît.  U  est  homme 
du  monde,  sans  grande  ambition  d'être  dans  la  conver- 
sation, mais  étant;  il  a  une  parole  correcte,  châtiée, 
de  bon  aloi,  et  une  physionomie  fine,  piquante  et  un 
peu  lasse.  —  Parle  peut-être  un  peu  trop  bas,  ce  qui  est 
une  ruse  (ou  y  ressemble)  d'homme  d'esprit  qui  veut 
se  faire  écouter,  et  ce  qui  dénote  une  galanterie  très 
respectueuse  avec  les  femmes,  trop  respectueuse 
même.  —  Au  café.  —  Pris  du  café  et  du  kirsch-wasser. 
—  Obermana  était  là  comme  toujours,  mais  moins  bien 
qu'à  l'ordinaire.  —  Monté  au  Boulevard.  Pas  grand'- 
chose  en  fait  d'Amaidées  personnes.  —  Pris  une  Revue 
en  revenant.  —  L'ai  lue.  —  Pas  très  content  des  Amitiés 
littéraires  de  G.  Planche.  Le  titre  était  bien,  alléchant  en 
diable,  mais  il  fallait  ne  pas  tant  faire  le  vieux  juge  et 
dire  des  malices  un  peu  plus  gaies.  —  L'article  sur 
cette  nonchalante  et  souffrante  madame  de  La  Fasette, 


PREMIER     MEMORANDUM  21 

qui  disait  :  C'est  assez  d'être,  n'est  pas  ce  que  je  croyais, 
quoique  bien.  —  Écrit  une  lettre  à  ma  future  belle- 
sœur,  la  plus  ëdulcorée  lettre  qui  fut  jamais,  sucre, 
miel  et  lait.  J'admire  cette  puissance  un  peu  fourbe 
du  langage  qui  est  donnée  à  l'indifférence,  et  dont  elle 
se  voile  et  dont  elle  se  sert  au  point  de  se  faire  prendre 
pour  le  plus  aimable  intérêt.  Prends-toi  à  cela,  pauvre 
mouche  aux  ailes  luisantes  !  Du  reste,  quoique  j'aie 
écrit  en  homme  civilisé,  ne  sentant  rien  et  jouant  à 
s'y  méprendre  le  sentir,  je  n'ai  aucune  prévention 
contre  cette  jeune  fille  qui  peut  être  bien,  —  mais 
une  enfant,  je  crois.  Du  reste,  quelle  femme  est  davan- 
tage? —  Mon  feu  s'est  éteint.  —  J'ai  pris  froid.  — 
Couché. 


Au  soir. 

Aujourd'hui,  éveillé,  habille  et  devant  mon  feu  à 
huit  heures  et  demie.  —  Reçu  une  lettre  de  Maria, 
malade  et  qui  demande  un  médecin.  Je  lui  enverrai 
Thébaut.  —  Écrit  un  billet  à  Ap.  pour  lui  annoncer  ma 
visite  demain.  —  Si  je  ne  suis  pas  trop  las,  je  passerai 
aussi  chez  \ii  ^fuirchesii  qui  doit  être  revenue  du  T'  Sep- 
tembre, mais  qui  ne  m'a  pas  donné  de  ses  nouvelles. 
Hlle  m'écrivait  beaucoup  autrefois;  aujourd'hui,  elle 


22  PREM  1  ER     M EMORANDUM 

joue  une  indifférence  complète.  Où  diable  en  suis-je 
avec  cette  femme-là?  —  Je  n'en  sais  rien  et  ne  désire 
pasbeaucoup  le  savoir  mieux.  — Elle  est  belledans  toute 
l'étendue  de  ce  mot,  —  d'une  beauté  qui  commence  à 
se  flétrir,  mais  qui  a  encore  des  jours  magnifiques. 
Elle  est  spirituelle,  habile,  railleuse,  pleine  d'aristo- 
cratie avec  un  hein>  à  la  Bonaparte  au  bout  de  ses 
phrases,  une  observatrice  presque,  enfin  c'est  une 
femme  hors  du  commun  de  toutes  les  manières.  Eh 
bien,  même  physiquement  (cette  grande  et  presque 
seule  manière  dont  nous  plaisent  les  femmes),  elle  ne 
m'a  jamais  beaucoup  attiré,  quoique  pour  une  raison 
ou  pour  une  autre  elle  m'ait  recherché  beaucoup. 
—  Où  est  le  temps  où  nous  passions  trois  heures  tête-à- 
tête  dans  la  même  loge,  n'écoutant  pas  un  mot  du 
spectacle?  J'aime  son  chez  elle.  Il  y  règne  une  liberté 
charmante  et  de  bon  ton,  et  elle  a  une  grâce  moitié 
coquette,  moitié  militaire,  à  faire  les  honneurs  de  son 
salon,  dont  V électricité  ne  manque  jamais  d'agir  sur  mon 
esprit,  cette  chose  ennuyée  et  si  souvent  silencieuse, 
mais  pas  là!  —  Elle  aura  ramené  ses  filles.  L'aînée 
(c'est  singulier,  elle  porte  le  même  nom  que  ma 
belle-sœur  !),  cette  Clarisse  en  cheveux  noirs,  plus 
passionnée  que  l'autre  Clarisse,  aussi  fausse  mais  d'une 
autre  fausseté,  qui  ne  se  mettra  pas  tant  à  genoux  et 
qui  parlera  pour  moins  de  quatre  pages,  devra  être 


PREMIER     MEMORANDUM  2"} 

embellie,  grandie  et  plus  rêveuse  depuis  son  absence. 

—  Allons!  décidément,  j'irai  demain. 

Lu  les  journaux.  —  Déjeuné.  —  Ecrivaillé.  —  Gué- 
rin  est  venu  à  son  heure  ordinaire.  —  Mis  au  balcon 
avec  lui  et  contemplé  la  beauté  automnale  du  temps. 

—  J'avais  une  envie  férninine  de  sortir,  mais  je  m'étais 
promis  de  rester  hermétiquement  barricadé  chez  moi 
aujourd'hui,  et  je  n'aime  pas  à  manquer  à  mes  résolu- 
tions. —  On  se  fait  des  habitudes  lâches  si  vite  !  —  Aussi 
suis-je  resté,  m'en  fiant  à  mon  chien  d'orgueil  pour  me 
payer  du  supplice  de  la  contrariété.  —  J'ai  donné  à  re- 
lier mes  Mmo/r^j- de  Goethe,  que  j'emporterai  et  lirai  pen- 
dant mon  voyage  en  Normandie.  —  Travaillé  jusqu'au 
dîner,  au  Droit  Romain.  —  Le  tailleur  est  venu  (mais 
trop  tard)  pour  m'essayerdes  vêtements.  L'ai  renvoyé. 

—  Dîné  copieusement  et  sans  mal  d'estomac  après.  —  Lu 
une  Revue  en  dînant.  —  Pris  une  note  sur  V Histoire  de  lu 
Philosophie  de  W.  Ritter.  —  Griffonné  une  lettre  à  ...  puis 
lu  Machiavel  tout  le  soir  jusqu'à  cette  heure,  minuit, 
«  l'heure  des  apparitions  et  des  songes.  »  Pensé  beau- 
coup à  ce  diable  de  mariage  et  sans  raison,  du  moins 
dont  je  puisse  me  rendre  compte.  —  Mémorandum. 
Demander  au  libraire  les  Lettres  sur  l'Italie  du  Président 
de  Brosses.  —  Good  nighti 


24  PREMIER    MEMORANDUM 


2  2  Septembre. 

Je  suis  las  dé  toujours  noter  le  dégoût  et  l'ennui  à 
chaque  page  et  à  chaque  jour  !  Mais  c'est  la  vie  comme 
elle  est  faite  pour  nous,  radieuses  intelligences,  fiers  et 
tristes,  oh!  tristes  esprits!  —  Levé  à  huit  heures.  — 
Baigné  mes  mains  dans  de  l'eau  de  senteur.  —  Pourquoi 
ne  peut-on  ainsi  baigner  sa  pensée?  —  Lu  les  jour- 
naux. —  Déjeuné.  —  Commencé  la  jolie  comédie  de 
Clizia,  de  Machiavel.  La  fable  en  est  Grecque,  mais  les 
mœurs  en  sont  profondément  Italiennes.  Les  détails 
sont  charmants  de  style  et  d'un  immense  esprit.  — 
Guérin  est  venu.  —  J'ai  fait  ma  toilette  pour  sortir. 
Essayé  les  vêtements  d'hier  et  les  ai  renvoyés.  —  Pen- 
dant que  je  m'habillais,  Guérin  m'a  lu  le  Journal  de  sa 
soeur,  cette  Pythonisse  de  la  solitude,  à  laquelle  je 
trouve  trop  de  Dieu  dans  le  sein.  Si  cette  fille-là  avait 
souffert  de  passions  réelles,  si  elle  s'était  ouvert  l'in- 
telligence par  le  monde  comme  elle  l'a  fait  par  les 
choses,  que  ne  serait-elle  pas,  tandis  qu'elle  n'est 
qu'une  admirable  dévote,  un  fleuve  dévoré  par  la  terre 
à  l'endroit  même  d'où  il  jaillit.  C'est  un  parti  si  mélan- 
coliquement pris  que  cette  existence!  Cela  fait  mal 
parce  qu'on  sent  que  l'âme  était  là  et  que  cette  jeu- 


PREMIER     MEMORANDUM  if 

nesse  qui  décline  et  se  resserre  et  se  confine  aux  soins 
obscurs  et  vulgaires  qu'un  divin  langage  relève  en  vain, 
«  lui  pas  lancé  une  seule  fois  ses  coursiers  »,  faute  d'es- 
pace devant  soi.  —  O  pieds  du  crucifix,  si  l'on  savait 
ce  qu'elle  répand  de  sentiments,  de  larmes,  de  cœur, 
de  vie  sur  vos  blessures,  que  de  profanes  et  coupables 
poitrines,  vides  ou  déchirées  par  l'abandon,  seraient 
jalouses,  —  jalouses  de  vous! 

Sorti.  —  Un  beau  soleil,  et  pâle  comme  les  femmes 
belles.  Allé  chez  L.  S.  —  Mis  une  carte  chez  la  Gra- 
ciosa,  malade  et  plus  traînante  encore  qu'elle  ne  traîne 
habituellement.  —  Pris  une  voiture.  Alléchez  A...  Y 
suis  resté  longtemps.  —  Causé  avec  elle  de  sa  vie 
intime  qu'elle  me  livre  maintenant  parce  que  je  l'ai 
pénétrée.  —  Resté  si  tard  que  je  n'ai  pu  aller  chez  la 
marchesa.  Je  serais  tombé  au  milieu  de  son  dîner. 
Revenu  par  les  Champs  Élysécs.  La  soirée  m'a  semblé 
triste,  mais  était-ce  moi  qui  étais  triste,  ou  le  temps? 
—  Dîné  chez  C...  —  G...  et  C^...  étaient  là.  Q^...  a 
bien  parlé,  été  amusant;  décidément  très  agréable  à 
rencontrer.  —  Au  café.  En  ai  pris,  ainsi  que  du  kirsch- 
wasser,  liqueur  virginale,  forte,  sauvage,  courageuse 
et  blanche  comme  Diane,  et  dont  je  suis  excessivement 
l'Endymion.  — Comme  Diane  aussi,  ne  nous  vient-elle 
pas  des  forets?  —  Promené  au  Boulevard.  Acheté  des 
fleurs  que  j'ai  données  à...  Rencontré  B...  [Marco}. 

a 


20  PREMIER     MEMORANDUM 

Parlé  peinture.  A  mon  avis,  il  humilie  trop  Martyn 
devant  le  Poussin.  Ai  dit  mes  raisons,  que  je  donne 
comme  opinions  personnelles,  mais  non  comme 
vérité.  On  ne  me  reprochera  pas  le  dogmatisme  en 
fait  d'Arts.  En  ceci,  je  suis  de  mon  siècle,  individuel  et 
sceptique.  —  Revenu.  —  Fait  allumer  du  feu  et  écrit  à 
Griinn  une  lettre  qui  pourra  bien  ne  pas  plaire  à  son 
obèse  personne,  mais  tant  pis!  — •  Tout  manque  de 
procédé  sera  à  jamais  fustigé  d'importance  par  moi, 
qui  me  soucie  fort  peu  des  résultats  qu'une  leçon 
donnée  peut  avoir. 

Reçu  le  plus  suave  billet  de  madame  de  L.  R...  en 
réponse  au  mien.  —  Me  prie  de  dîner  Samedy  ou  Mardy 
à  mon  choix.  —  Irai-je?  —  C'est  singulier,  je  ne  puis 
souffrir  dîner  en  ville  avec  des  femmes.  Je  ne  dîne  bien 
qu'en  dîner  de  garçons  ou  seul  ;  car  je  deviens  un  animal 
diablement  égoïste  et  solitaire.  Et  puis,  même  quand  je 
vais  dans  le  monde,  j'ai  comme  un  regret  au  moment 
où  j'y  suis  et  où  j'y  cause  le  plus,  de  ma  chambre  en 
désordre,  de  ma  table  couverte  de  paperasses  et  de 
mes  livres  épars.  —  C'est  le  monde,  je  crois,  qui  m'a 
donné  l'amour  de  la  solitude  tant  détestée  autrefois,  — 
intolérable  même.  A  Caen,  je  ne  pouvais  rester  seul, 
cela  me  tuait,  et  comme  (la  première  année)  je  ne 
connaissais  personne,  je  passais  mes  soirées  à  rôder 
dans  les  rues,  le  plus  souvent  avec  ce  pauvre  H...d 


PREMIER     MEMORANDUM  27 

que  j'aimais  mieux  que  rien,  tout  imbécille  bavard  et 
ennuyeux  qu'il  était!  —  Écrit  ceci.  —  Regardé  au 
balcon  le  ciel  qui  n'a  pas  un  nuage  et  que  la  lune, 
cachée  par  les  maisons,  blanchit  avec  mystère  au- 
dessus  de  ma  tête.  — Pensé  à...  à  cause  d'elle  d'abord, 
puis  à  cause  de  cette  nuit  qui  m'en  rappelle  d'autres, 
écoulées  sous  un  ciel  semblable,  roulé  insoucieuse- 
ment  dans  mon  manteau.  —  Aujourd'hui,  jour  pour 
jour  (22  septembre),  il  y  a  un  an,  je  passai  une  partie 
de  la  journée  les  jambes  croisées  à  la  Turque,  sur  un 
tapis,  aux  pieds  de  madame  de  P. . .  qui  brodait,  et  m'é- 
coutait,  et  rougissait  sous  la  peau  brune  de  sa  joue, 
jolie  comme  cela  et  Orientale  aussi  au  point  d'inter- 
rompre les  indolences  d'un  Pacha.  Que  fait-elle  main- 
tenant, avec  ses  yeux  étranges?  Un  Génie  lui  dira-t-il 
dans  son  sommeil  que  je  viens  d'écrire  la  première 
lettre  de  son  nom  et  que  son  souvenir  m'est  tombé  ... 
où>  Eh  bien,  où,  diable!  et  d'oà  m'est-il  tombé?  Pau- 
vres machines  que  nous  sommes  et  dont  le  méca- 
nisme nous  est  inconnu!  Philosophie,  tu  me  fais 
bailler!  je  me  couche.  —  Bu  plusieurs  verres  d'eau  et 
de  vin.  Il  est  deux  heures  du  matin.  Bonjour! 


PREMIER    MEMORANDUM 


24. 


25.  Dimanche. 

Pas  écrit  ces  deux  jours,  par  lassitude,  paresse,  que 
sais-je?  Tout  s'explique  par  le  peu  d'intérêt  de  ma  vie. 
—  Dîné  hier  chez  madame  de  L.  R.  Un  dîner  à  huis  clos 
fort  agréable.  — Le  mari  a  été  d'une  bonté  jusqu'à  me 
proposer  sa  bibliothèque,  dont  je  profiterai,  car  elle 
est  fort  riche  en  documents  sur  l'Histoire  de  l'Église, 
que  je  veux  traiter  tôt  ou  tard.  La  dame  a  été  encore 
plus  bienveillante  qu'elle  ne  l'est  toujours,  le  tout 
assaisonné  d'un  petit  air  maternel  qui  est  fort  drôle  et 
qui  lui  sied  à  ravir.  Je  suis  rentré  à  onze  heures.  —  Ai 
lu  dans  mon  lit.  —  Un  peu  souffrant  et  fatigué. 

Ce  matin,  levé  à  neuf  heures.  Lu  le  journal.  La  presse 
me  dégoûte.  Je  voudrais  qu'on  la  sabrât  et  nos  consti- 
tutionsaussi,  ces  causes  journalières  de  déboires.  — Je 
suis  radical,  mais  non  démocratique.  — •  La  démocratie 
est  la  souveraineté  de  l'ignoble.  —  On  peut  m'en 
croire,  moi  qui  l'ai  aimée  et  dont  l'amour  a  été  tué 
par  le  dégoût. 


PREMIER     MEMORANDUM  29 

Déjeuné.  —  Écrit  des  lettres,  —  un  abatis!  —  Ré- 
pondu à  Grùnn  qui  m'a  donné  des  explications  sur  les 
faits  tronqués  par  L.  S.  On  n'a  pas  d'idée  combien  l'é- 
tourderie  est  fille  de  l'égoïsme.  L.  S.,  dans  ceci,  s'est 
conduit  comme  un  enfant  passionné,  —  en  véritable 
étourdi  !  Dit  à  Griinn  que,  moi,  j'étais  pleinement  sa- 
tisfait de  ses  explications,  mais  que  si  lui  trouvait  les 
expressions  de  ma  lettre  (peu  suaves,  à  la  vérité,)  trop 
dures,  j'étais  prêt  à  lui  faire  raison  comme  il  sied  à  un 
gentilhomme. —  J'attends  saréponse,  maisqu'ilsehàte. 
Je  voudrais  partir  le  plus  tôt  possible,  car  je  séjour- 
nerai à  Caen. 

Reçu  du  monde.  Aristide  F...  puis Gucrin.  Guérin s'en 
est  allé  au  Musée.  Resté  seul.  Pas  en  train  de  travailler. 
Ennui  vague,  attention  distraite,  prostration  nerveuse. 
—  Fait  coiffer.  — ■  Habillé.  —  Mis  un  temps  à  cela  qu'une 
feinme  aurait  trouvé  long.  —  La  sensation  du  Dimiinchc 
est  toujours  triste  pour  moi.  La  vie  passée,  la  vie 
passée,  cette  terrible  impossibilité  de  l'oubli,  rend 
ce  jour-là  amèrement  douloureux.  On  dirait  l'anniver- 
saire de  l'abandon.  Mais  c'est  dans  l'abandon  que 
l'on  connaît  sa  force,  et  la  Force  n'est-elle  pas  quelque 
chose  qui  vaut  bien  encore  la  peine  de  vivre? 

Sorti  enfin.  —  Temps  doux  et  gris.  Automnal.  —  Ailé 
chez  la  Graciosa.  —  Monté  jusqu'au  Boulevard.  —  N'ai 
rencontré    personne.    Pas    étonnant,    les    femmes   qui 


■JO  PREMIER     MEMORANDUM 

sortent  le  Dimanche  sont  sans  valeur,  aristocratique- 
ment  parlant. — Dîné  seul  chez  C. . .  Mangé  énormément, 
sans  angoisse  d'estomac  après.  —  Allé  au  Café.  —  B.., 
(Marco)  et  Somegod  (Guérin)  y  sont  venus.  —  Parlé  de 
la  littérature  ancienne. — B...  nous  a  quittés.  — Allés, 
G...  et  moi,  jusqu'à  l'Opéra.  —  Rôdé  au  Boulevard  de 
Gand,  en  dégoisant  notre  saoul  des  anciens  et  des  mo- 
dernes. Rentrés  au  café  pour  y  lire  un  article,  ayant  toi- 
son et  bêlement,  du  journal  des  Débats,  sur  ce  demi-quart 
d'idées  qu'on  appelle  de  Lêcluze  et  qu'on  vante  comme 
un  homme  d'esprit.  —  Les  livres  de  cet  homme-là  sont 
aussi  ennuyeux  et  fadasses  qu'il  est  possible  que  livres 
soient.  Ce  qui  n'est,  morbleu!  pas  peu  dire.  —  Rentré. 
Bu  de  l'eau  et  écrit  ceci.  — Je  vais  essayer  de  travailler. 


26.  Au  soir. 

Réveillé  à  six  heures  par  Gaudin,  que  voici  revenu  de 
province.  —  Levé  à  huit.  —  Lu  le  journal.  —  Reçu 
des  lettres.  Une,  entre  autres,  de  mademoiselle  de 
la  L.  (la  femme  sous  peu  de  jours  de  mon  frère). 
Timide,  incorrecte,  d'une  écriture  de  pensionnaire. 
C'est  une  femme  à  former,  mais  qui  prendra  cette 
charge  d'âme?  —  Déjeuné.  Lourd.  Le  temps  chaud.  Je 
me  suis  couché  et  ai  fait  la  sieste.  Réveillé.  Bu  de  l'eau 


PREMIER     MEMORANDUM  3I 

de  Cologne  dans  de  l'eau  sucrée  pour  remonter  mes 
esprits.  Travaillé.  Pris  des  notes.  Marqué  des  lectures. 
Le  besoin  des  connaissances  positives,  du  réalisme 
dans  les  aperçus  de  l'esprit,  se  fait  de  jour  en  jour  sen- 
tir en  moi  davantage.  —  Guérin  est  venu.  —  Gaudin 
sorti  est  rentré.  —  Causé  à  bâtons  rompus.  — Habillé, 

—  Sortis.  — Traverséles  Tuileries  dans  une  heure^/'v/Hf. 
Le  soleil  se  couchait  et  diffondait  ses  longues  gerbes 
d'or  pur  à  travers  les  massifs  éblouissants  dans  leur 
base  de  clairière,  et  sombres  et  mélancoliques  à  leur 
sommet.  Cela  nous  a  pénétrés  comme  la  vraie  beauté. 

—  Dîné  au  restaurant  Italien.  Bu  du  bordeaux,  bon, 
mais  trop  vert.  Les  adolescences  ne  valent  pas  plus  en 
fait  de  vin  qu'en  fait  de  jeunes  filles.  Manquent  égale- 
ment de  saveur.  Allés  au  café,  puis  remontés  au  Boule- 
vard. Nous  nous  y  sommes  assis.  —  Pris  une  paire  de 
gants  chez  la  Gcslin.  Revenu  seul.  Une  lune  albâtréenne 
etunciel  de  taffetas  bleu. — Travaillé.  — Prisdes  notes. 

—  Puis  pensé  à...  J'espère  que  j'aurai  une  lettre  d'Hlle 
demain.  Sans  cela,  gare  l'humeur  !  —  La  nuit  commence 
d'être  avancée.  Vais-je  dormir  ou  travailler  encore? 
Ou...  ou...  Ma  foi!  je  ne  sais.  Oh!  le  moi,  le  moi, 
pourquoi  faut-il  que  nous  en  ayons  un? 

Jupiter  fit,  en  nous  créant, 
Une  froide  pl.iisantcrie  I 


■J2  PREMIER     MEMORANDUM 


27  Septembre. 

Éveillé  à  8  heures.  —  Levé.  —  Lu  les  journaux.  — 
Reçu  des  lettres  et  en  ai  écrit.  —  J'en  ai  reçu  de... 
comme  j'y  comptais,  par  conséquent  assez  bien  tout 
le  jour.  — Non  plus  amusé  qu'à  l'ordinaire,  mais  sans 
ces  mortels  découragements  contre  lesquels  il  faut  faire 
de  la  force  à  froid  et  à  calcul.  —  Appris  par  ces  lettres 
qu'un  ancien  lien  va  se  dissoudre,  —  Je  n'ai  pourtant 
rien  à  me  reprocher  à  ce  que  je  crois,  et  s'il  se  dissout, 
qui  l'aura  dissous?  Pas  moi,  du  moins  volontairement, 
car  mon  caractère  calme  et  inflexible  sur  les  points 
c\u  on  a  voulu  emporter  d'assaut  n'a  pas  peu  contribué 
sans  doute  à  ce  détachement  de  ma  personne,  peut- 
être  peu  aimable  aussi.  —  Quoi  qu'il  en  soit,  et  des 
brisures  du  cœur,  s'il  y  a  quelque  chose  chez  moi  qui  ait 
porté  ce  nom  pour  une  autre  que  pour...  On  soufflette 
son  passé,  on  renie  ce  qu'on  aimait,  on  change! 
O  frailty,  îhy  naine  is...  woman! 

Déjeuné.  —  Essayé  d'une  sieste,  mais  des  pensées  vio- 
lentes m'ont  empêché  de  dormir.  —  Travaillé,  puis  fait 
coiffer,  puis  causé  avec  mon  visiteur  quotidien  et  bien- 
venu, Guérin.  —  Dit...  quoi?  des  riens.  Mais  avec  les 
esprits  qui   nous  plaisent,  les  rieiis  ne  sont  plus  rien. 


PREMIER     MEMORANDUM  ^■J 

C'est  la  vie  allégée  alors;  c'est  la  pensée  détendue 
comme  un  arc  au  repos,  —  dans  les  bruyères.  —  Habillé. 
Sorti.  N'ai  rencontré  personne.  —  Pris  G...  au  Palais- 
Royal.  —  Dîné  chez  Copenet.  —  Q^,..  et  de  G...  y 
étaient.  —  Le  dîner  a  été  gai.  —  Nous  avons  rejoint 
ces  messieurs  qui  nous  ont  devancés  au  café.  —  Pro- 
mené au  Boulevard.  Une  soirée  chaude  comme  en  été. 
—  Passé  chez  la  Graciosa  en  revenant.  L'ai  trouvée.  Ai 
pris  une  nouvelle  brochure  pour  cette  nuit.  —  Ecrit 
une  lettre  et,  fermé  ce  Journal  pour  lire  la  brochure 
eh  question. 


Peut-être  n'y  a-t-il  qu'une  mère  malheureuse  et  cou- 
pable qui  puisse  aimer  passionnément  son  enfant.  C'est 
la  première  fois  que  manquer  à  ses  devoirs  produise 
quelque  chose  de  plus  sublime  que  ces  devoirs 
mêmes. 


29  :ui  soir. 

Encore  un  jour  tombé  dans  le  gouffre  sans  qu'il  ait 
retenti  l;i  !   —  Je  ne  veux  pas  même  me  rappeler  ce  que 


•^4  PREMIER     MEMORANDUM 

j'ai  fait  hier.  Pourtant  il  y  a  eu  des  fragments  de  cette 
journée  qui  n'ont  pas  été  perdus  puisqu'ils  ont  été 
consacrés  à  la  seule  personne  (une  femme,  bien  en- 
tendu,) que  malgré  toutes  les  distractions,  l'étude,  les 
soucieuses  pensées,  le  monde,  les  irrégularités  de  la 
vie,  le  boire  aux  torrents  les  moins  purs,  l'ennui,  enfin 
tout  ce  qui  influe  sur  l'âme  d'un  homme,  je  n'ai  pas 
désappris  à  aimer. 

Levé  tard.  Trop  dormi.  Un  sommeil  lourd  et  fié- 
vreux, —  mais  du  moins  sans  rêves.  —  Lu  les  journaux. 
Rien,  toujours  rien,  dans  cette  misérable  politique  eX- 
pectante,  que  les  paniques  des  gouvernants.  —  Ma- 
dame Malibran  est  morte  à  Londres  en  huit  jours.  Voilà 
tous  les  journaux  tournés  à  l'élégie  et  aux  plus  préten- 
tieuses apothéoses.  Quelle  pitié!  • —  F...  en  avait 
été  amoureux  fou  et  bien  d'autres,  mais  moi  je  n'ai 
jamais  compris  l'amour  pour  une  histrionne  que  dans  le 
temps  où  je  prenais  la  rage  de  la  coucherie  pour  de 
l'amour,  — ■  Je  ne  l'aurai  point  entendue  chanter,  mais 
après  Talma,  que  je  n'ai  point  vu,  qu'est-ce  que  le  reste 
m'importe!  Tout  n'est-il  pas  irréparable? 

Déjeuné,  —  et  réduit  mon  déjeuner  de  moitié.  Un 
progrès,  car  depuis  cette  sacrée  maladie  je  dévorais 
comme  un  jaguar.  —  Il  faut  que  je  songe  à  redevenir 
de  bonne  compagnie  et  sociable.  —  Travaillé.  —  Lu. 
—  Pris  des  notes,  —  pas  mal,  —  je  pensais  à  ce  que 


PREMIER     MEMORANDUM  35" 

je  faisais.  J'avais  la  force  de  l'esprit  sans  laquelle  on  ne 
fait  que  de  belles  choses  manquées  peut-être.  J'étais 
attentif.  —  Vers  trois  heures,  coiffé,  bouclé,  habillé, 
ganté,  fait  une  visite  à  madame  de  L.,R.  Juré  comme 
un  corsaire  in  petto  de  ne  pas  la  trouver  chez  elle.  Il 
me  semblait  qu'un  peu  de  causerie  aurait  détendu 
agréablement  mes  esprits. 

Allé  en  voiture.  Revenu  à  pied  et  par  le  plus  long.  — 
Un  état  vague  de  pensée  côtoyant  l'ennui  de  fort  près. 
—  Le  temps  s'est  passé  ainsi,  je  ne  sais  trop  comment. 
Pris  Gaudin  pour  le  diner.  Dîné  chez  Cop...  seuls. 
Trouvé  le  poète  G...  au  café,  où  nous  avons  avalé  du 
curaçao  épais  comme  de  l'huile  de  baleine,  mais  un 
peu  meilleur,  je  m'imagine.  —  Passé  la  soirée  chez  la 
maîtresse  de  ...  Elle  était  en  négligé  et  pas  jolie  ainsi! 
Les  femmes  devraient  être  toujours  habillées,  plus  ou 
moins.  Quand  elles  déposent  les  habits  du  combat, 
elles  cessent  d'être  ces  fuir  warriors  dont  parle 
Shakespeare.  —  Cependant,  je  n'ai  jamais  vu  ...  plus 
belle  qu'avec  ses  papillotes.  Que  de  fois  je  l'ai  priée 
de  les  garder  jusqu'au  soir!  Mais  l'exception  est  rare 
{rara  avis  in  terris. '^  —  Rentré.  Écrivaillé  pour  sur^ 
monter  mes  pensées;  du  quinquina  pour  la  fièvre!  —  Il 
est  une  heure  de  matin.  Je  viens  de  regarder  le  ciel  qui 
L'st  calme,  plus  calme  que  moi.  —  Vais-je  me  coucher? 


^6  PREMIER     MEMORANDUM 


Quand  tu  me  reverras  au  milieu  du  monde,  ne  me 
regarde  plus  et  écoute-moi  moins  encore.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  j'étais  autrefois,  ce  n'est  pas  ainsi  que 
tu  m'as  aimé.  Le  monde  ne  m'a  appris  qu'à  être  un 
esprit  léger  et  frivole.  Pour  vivre  avec  ses  favoris  et  à 
l'abri  des  coups  trop  tôt  reçus,  il  m'a  fallu  railler  sur 
tout  et  mentir  avec  grâce,  il  m'a  fallu  me  croiser  quatre 
griffes  de  lion  sur  le  sein. 


II 


Quand  tu  me  reverras  seul,  ne  cherche  point  dans 
l'amer  dédain  du  sourire  les  vestiges  d'un  changement 
qui  ne  menace  pas  ton  amour.  Je  serai  heureux  auprès 
de  toi,  —  heureux  d'un  bonheur  comme  tu  sais  le  don- 
ner, quoique  je  l'aie  reçu  avec  plus  d'ivresse.  Ce  n'est 
ni  ta  faute,  ni  la  mienne,  si  les  jours  passés  ne  sont 
plus.  En  s'en  allant,  ils  ont  emporte  toutes  les  joies, 
n'en  laissant  qu'une,  mais  la  rendant  amère,  celle-là, 
--  que  ni  le  temps,  ni  le  monde,  ne  pourrait  à  présent 
nous  ravir. 


PREMIER    MEMORANDUM  37 


II 


O  Clary  !  toi  qui  m'es  restée  quand  l'oubli  entraî- 
nait tous  ceux  que  j'aimais  loin  de  moi,  si  tu  ne  me 
retrouves  plus  tel  que  j'étais,  pleure  sur  moi,  pleure 
sur  nous  deux,  mais  ne  pleure  pas  sur  notre  amour, 
puisqu'il  habite  encore  ce  cœur  déchiré  et  froidi. 
Quand  la  mort  nous  aura  frappés,  il  pourra  disparaître 
comme  nos  poussières,  mais  il  ne  cessera  pas  de  subsis- 
ter. Dussions-nous  ne  pas  nous  revoir,  ce  qui  fut  moi 
te  restera  fidèle,  et  si  c'est  un  rêve,  je  veux  rêver  que 
nous  nous  aimerons. 

50  Septembre. 

Il  est  minuit  et  un  quart;  je  rentre  par  un  temps  clair 
et  glacé.  Une  belle  nuit,  mais  froide  comme  celle  en 
marbre  de  Michel-Ange.  Les  domestiques  sont  couches. 
—  Pas  de  feu.  —  Je  suis  transi. 

Mem.  Si  je  rentre  demain  tard,  ne  pas  oublier  un 
manteau. 

Aujourd'hui,  levé  souflrant,  mais  la  souffrance  a  fui 
dans  les  deux  heures  qui  ont  suivi  le  réveil.  —  Lu  les 
journaux.  —  Gr...  ne  m'a  pas  répondu.  La  proposition 

i 


■jS  PREMIER     MEMORANDUM 

que  je  lui  fais  de  nous  battre  s'il  s'est  trouvé  insulté, 
ne  l'a  pas  trouvé  pressé  d'accepter.  Honnête  homme! 
la  vie  lui  est  douce  et  il  tient  à  sa  panse.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  plat  dans  la  conduite  de  Gr...  c'est  qu'il 
s'obstine  à  m'envoyer  un  journal  dont  je  ne  veux  pas 
et  que  j'ai  refusé  formellement.  Mais,  à  présent,  qu'il 
fasse,  qu'il  accomplisse  la  loi  de  sa  nature,  qu'il  soit 
lâche  autant  qu'il  lui  est  donné  de  l'être,  je  m'en 
soucie  comme  d'un  cigare,  —  comme  d'une  papillote, 
destination  dernière  de  cette  feuille  stupide,  sédiment 
de  bêtise  et  de  servilité. 

Déjeuné.  — ■  Reçu  une  lettre  de  Léon.  11  me  donne 
les  plus  pitoyables  raisons  pour  justifier  son  entrée  au 
Séminaire  avant  mon  départ  pour  Saint-Sauveur,  — 
des  raisons  qui  ne  sont  pas  des  raisons.  —  Travaillé 
jusqu'à  l'heure  où  Th...  est  venu.  Causé.  Reçu  une 
visite  de  l'abbé  Marty.  Parlé  espagnol,  qu'il  m'apprend, 
incorrectement,  mais  entendu  Marty  le  parler  avec  cet 
amour  de  la  langue  maternelle  dans  laquelle  l'homme 
a  tout  son  esprit  et  tout  son  souffle.  —  La  langue  est 
dans  le  sein  de  nos  mères,  nous  la  suçons  avec  le  lait. 
Celle  prise  ailleurs  qu'à  cette  source  sacrée  n'est 
qu'une  gaucherie,  que  certaines  personnes  qui  sont 
toutes  grâces  rendent  piquante  en  la  parlant  de  travers. 
—  G...  est  venu,  puis  reparti.  —  Repris  mon  travail  jus- 
qu'à l'heure  de  dîner.  —  Habillé.  — ■  Sorti  en  voiture. 


PREMIER     MEMORANDUM  39 

—  Dîné  chez  C. . .  avec  Gaudin.  —  Allé  au  café.  —  Bu  du 
kermès,  feuilles  de  roses,  parfum,  nectar  d'odalisques, 
par-dessus  les  alcools  brûlants.  —  Cassé  un  verre  sans 
confusion.  Maladroit,  mais  en  apparence  d'aplomb 
imperturbable  toujours.  —  Passé  la  soirée  au  Concert. 
Il  y  avait  longtemps  que  je  n'avais  entendu  de  mu- 
sique; cela  m'a  paru  bon.  Beaucoup  de  monde  se 
ruait  là,  mais  n'ai  vu  personne  qu'on  pût  honorer  de 
ce  regard  attentif  qui  naît  devant  la  beauté  dans  nos 
sceptiques  yeux.  —  Revenu  par  le  Boulevard.  — Ren- 
contré C.  M.  —  Bavardé.  —  Pris  un  cabriolet  et  ren- 
tré. —  Bonne  nuit. 

I"'  Octobre  1836. 

Une  nuit  de  fièvre  et  d'agitations.  —  Levé  de  bonne 
heure.  —  Lu  le  journal.  —  Reçu  une  lettre  de  cette 
malheureuse  Maria  qui  va  un  peu  mieux  et  qui  me 
remercie  de  l'argent  que  je  lui  ai  envoyé.  —  Déjeuné 
légèrement.  —  Avais  froid.  Le  temps  est  digne  du  mois 
de  Janvier  dans  ses  plus  mauvais  jours.  —  Ai  fait  allu- 
mer du  feu.  —  Travaillé.  Pris  des  notes  historiques  et 
politiques.  —  Rompant  ainsi  une  chaîne  d'idées  entraî- 
nantes et  qui  ne  demandaient  qu'à  m'agiter  si  je  n'avais 
pas  résisté,  -  m'agiter  et  non  m'abattre,  ce  qui  est 
tout  différent. 


40  PREMIER     MEMORANDUM 

Lu  Pausanias,  —  douteux  comme  toujours,  mais  ce- 
pendant soumis  à  l'opinion  de  son  temps  et  se  taisant 
par  cela  même  sur  bien  des  choses.  Parle  avec  assez  de 
dédain  des  femmes.  Les  trouve  plus  déréglées  dans 
leurs  désirs  que  les  hommes  (ce  qui  est  vrai)  à  propos 
du  collier  d'Éryphile  pour  lequel  Callirhoé,  fille 
d'Acheloiis,  fit  tuer  Alcméon.  —  Innocente  fantaisie  I 
—  Guérin  est  venu.  Pendant  qu'il  a  été  là,  coiffé  et 
habillé  presque.  —  Quand  il  a  été  parti,  lu  une  thèse  en 
chirurgie  assez  bien  faite.  J'aime  ces  matières-là.  Elles 
attirent  irrésistiblement  mon  esprit.  Les  sciences  dans 
lesquelles  on  n'est  pas  versé  et  qu'on  pénètre  seulement 
par  échappées,  sont  les  plus  beaux  poèmes  possibles  pour 
l'imagination  des  hommes.  —  J'écris  imagination  parce 
qu'elles  ne  sont  que  des  réalités  entrevues, 

A  cinq  heures  et  demie,  monté  en  voiture.  Un  temps 
gris,  pluvieux,  spleenétique.  — Allé  dîner.  Ces  messieurs 
(G...  et  Q. ..)  sont  venus.  Dîné  longtemps  et  copieu- 
sement, et  couronné  le  tout  d'une  bouteille  de  Grave 
et  des  plus  joyeux  propos,  avec  une  légère  nuance 
libertine  qui  est  à  la  conversation  d'un  dîner  de  gar- 
çons ce  que  le  rouge  est  à  une  femme  :  —  mis  en 
petite  quantité,  il  anime  les  yeux  et  fait  très  bien;  en 
trop  grande,  il  rend  affreuse  et  ignoble.  —  Au  café,  G... 
seulement  et  moi.  Resté  longtemps  à  cause  de  la  pluie. 
Mauvaise  saison  !  on  ne  peut  encore  aller  dans  le  monde 


PREMIER     MEMORANDUM  4I 

comme  en  hiver  et  l'on  reste  sous  le  poids  de  ses  soi- 
rées, —  lourdes  à  porter  quand  on  ne  peut  promener 
et  que  les  spectacles  sont  détestables  en  acteurs  comme 
en  pièces.  —  Ai  dit  à  G...  aujourd'hui  qu'il  était  bien 
heureux  (toute  idée  d'amour  à  part)  de  voir  chaque 
jour  une  jeune  fille,  —  étrangère  (c'est  je  ne  sais  quel 
gracieux  mystère  de  plus),  —  de  la  voir  dans  tous  les 
détails  du  foyer  domestique,  innocente,  confiante,  gaie, 
sereine,  flexible,  d'unepubertéincertaine  encore,  bonne 
comme  une  enfant  qui  sera  femme,  douée  de  mille 
charmes  doux,  suaves  et  pâles;  que  c'était  une  vertu 
d'harmonie  pour  la  turbulence  intérieure,  comme  une 
paix  profitable  aux  facultés,  le  dictame  des  inquiétudes 
et  des  ennuis  de  la  vie.  —  Oui  !  l'intelligence  doit  ga- 
gner à  cela.  Elle  gagne  en  calme,  et  le  calme,  c'est  la 
Force.  Par  exemple,  gare  l'Amour!  car  s'il  s'en  mêle, 
tout  est  fini. 

Allé  chez  la  Geslin;  pris  des  gants.  Convoité  un 
magnifique  flacon  de  cristal  ciselé  à  bouchon  d'or  pur 
dont  ma  fatuité  s'arrangerait  et  peut-être  s'arrangera. 
Les  caprices  dans  mon  âme  sont  aussi  nombreux  que 
les  plis  sur  la  mer,  un  jour  d'ouragan.  —  Fait  un  véri- 
table cours  d'éventails.  Peut-être  en  donnerai-je  un  à 
ma  belle-sœur,  symbole  de  la  fraîcheur  de  mes  senti- 
ments pour  elle.  —  Tué  le  temps  dans  ces  graves  élu- 
cuhrations.  —  Revenu.  —  Pris  une  Revue.  —  Lu  au  coin 


42  PREMIER     MEMORANDUM 

du  feu  un  article  de  M.  de  Carné  sur  l'Espagne,  bien 
jugée,  je  crois,  et  avec  connaissances  réfléchies  des 
pentes  certaines  de  l'esprit  européen,  qui  n'est  pas  où  le 
fourrent  nos  politiques  de  moralité  et  de  progrès,  dans 
leur  sacré  et  sot  verbiage  que  Dieu  confonde  à  jamais! 
—  Rêvassé,  —  puis  griffonné  ceci  et  me  voici,  —  grif- 
fonnant encore  à  deux  heures  et  demie  du  matin  !  — J'en- 
tends le  vent  et  la  pluie  à  mes  vitres,  «/omj  tous  les  deux 
comme  quand  ils  luttent  ensemble  à  qui  sera  le  plus  puissant.  » 
Une  nuit  triste,  triste,  —  les  patrouilles,  à  de  longs  in- 
tervalles, passent  sous  ma  fenêtre,  et  jusqu'au  pas  réson- 
nant et  lent  des  chevaux  me  paraît  mélancolique.  —  Je 
suis  toujours  seul  à  ces  heures,  et  cela  ne  vaut  rien,  mais 
qu'y  faire  ?  Avec  une  autre,  ne  serais-je  pas  seul  encore  ? 
N'ai-je  pas  mon  pic  au  dedans  que  j'habite,  mon  pic 
qui  fut  un  volcan  et  qui  s'est  changé  en  glacier  ?  —  (t^Va 
dans  un  couvent,  fais-toi  moine!  »  Mais  non!  quoi  qu'il 
en  puisse  coûter,  ne  donnons  jamais  démission  de 
nous-même.  Le  cri  d'Hamlet  est  d'un  être  faible;  car 
cet  homme  incroyable  n'a  rien  de  fort,  pas  même  l'es- 
prit, et  pourtant  (sorcellerie  de  Shakespeare!)  n'est-il 
pas  puissant  sur  nous  comme  s'il  était  fort? 

2.  Dimanche. 


PREMIER     MEMORANDUM  4"^ 


3.  Lundi. 

N'ai  rien  écrit  hier.  —  Je  rentrai  fort  tard,  souffrant 
de  la  poitrine,  et  je  me  couchai.  —  J'étais  allé  au  con- 
cert. • —  Y  avais  trouvé  B...  avec  madame  G...  sa  cou- 
sine. —  Un  monde  fou,  mais  pas  d'aristocratie. 

Aujourd'hui,  levé  à  une  heure.  —  Travaillé.  —  Lu 
Bulwer  (Engbnd  and  the  English).  Pas  content  de  l'ou- 
vrage. Ennuyeux  et  radical.  —  Habillé,  et  attends  Th. 
pour  dîner. 


Au  soir. 

Oublié  de  noter  que  j'ai  reçu  ce  matin  une  lettre  de 
ma  mère.  Me  parle  de  sa  belle-fille,  qu'elle  dit 
bonne  et  d'esprit.  Nous  verrons  bien.  Oublié  aussi  de 
noter  une  visite  du  docteur  Mart\'. 

J'avais  l'intention  de  faire  des  visites.  Ai  renoncé  à 
mon  projet  à  cause  du  froid.  Thébaut  venu.  —  Achevé 
d'habiller.  —  Sorti.  —  Diné  chez  C.  —  Au  café.  — 
Été  assez  sobres  pour  des  gaillards  comme  nous.  — 
Monté  au  Boulevard.  —  Redescendu  à  cause  du  froid. 
—  Mal  en  train.   —  Rentré. 


44  P  R  E  M  I  F.  R    M  E  M  O  R  A  N  D  U  M 

C'est  aujourd'hui  (cette  nuit  même)  que  se  marie 
monsieur  mon  frère.  Dans  quelques  heures  la  cérémo- 
nie va  se  faire,  et  deux  vies  ne  seront  plus  que...  deux. 
Hélas  !  toujours  deux  !  L'unité  est-elle  donc  impossible  ? 
Je  n'ai  pas  voulu  assister  à  la  triste  bouffonnerie,  cepen- 
dant il  y  aura  là  de  bonnes  figures  à  étudier.  Le  marié 
avec  son  enthousiasme  légal,  —  la  mariée  avec  sa  con- 
fusion un  peu  hypocrite,  —  et  les  parents  contem- 
plant, l'œil  humide,  le  tableau  du  bonheur  conjugal. 
—  Par  une  pareille  nuit,  l'église  sera  froide.  Est-ce  un 
présage? 

Si  je  me  mariais,  moi,  quel  air  aurais-je?  Quelque 
amour  qu'on  ait  pour  sa  femme,  à  vingt-six  ans  pas- 
sés, peut-on  avoir  /'///'r  heureux?  On  a  plutôt  l'air  triste 
quand  le  cœur  est  heureux  à  cet  âge.  La  crainte  de 
tout  perdre  n'est-elle  pas  au  fond  (mais  seulement  au 
fond)  de  nos  joies.  Oh  !  je  ne  veux  point  v  penser. 


4  Octobre  1856. 

Souffrant  extrêmement  dès  le  réveil,  La  poitrine  en- 
flammée et  douloureuse,  la  tête  lourde,  les  nerfs  abî- 
més. —  Levé  tard,  vers  onze  heures;  la  pensée  aussi 
mal  que  le  corps.  —  Lu  le  journal.  Rien  que  des  sot- 


PREMIER     MEMORANDUM  45' 

tises  !  —  Écrit  une  lettre  à  Léon.  —  Lu  Bulwer.  Toujours 
mécontent.  A  part  les  grands  poètes,  je  ne  crois  pas 
que  les  Anglais  puissent  faire  un  bon  livre  et  en  aient 
un.  Le  subtil  génie  de  la  prose  leur  échappe.  —  D'un 
autre  côté,  le  livre  de  Bulwer  est  une  étude  sociale. 
C'est  un  livre  de  nuances.  11  fallait  à  l'auteur  plus  de 
finesse  d'aperçus  qu'il  n'en  a  pour  le  bien  faire,  et  peut- 
être  une  autre  position  dans  le  monde  peur  bien  ob- 
server. 

Il  y  a  dans  Don  Juan,  malgré  la  verve  malicieuse  de 
l'auteur  et  par  conséquent  un  peu  exagératrice,  et 
dans  quelques  pages  des  Mémoires  de  Lord  Byron,  plus 
de  vérités  saisies,  plus  d'intuition  des  défauts  très  per- 
sonnels de  la  société  Anglaise,  que  dans  tout  Bulwer  qui 
l'a  fait  poser  devant  lui. 

Reçu  une  lettre  de  madame  de  F...  Me  dit  avoir 
déterré  une  position  avantageuse  pour  ma  protégée 
Maria.  Mais  celle-ci  est  malade,  et  c'est  ainsi  que 
tout  va  de  travers  dans  ce  meilleur  des  mondes  pos- 
sibles. —  Réponds  à  la  gracieuse  missive  par  un  billet 
plus  gracieux  encore.  —  Repris  Bulwer.  Lu  jusqu'au 
tomber  du  jour.  —  Il  fait  un  temps  affreux  :  un  ciel 
bas,  noir,  du  vent,  de  la  pluie,  des  rafales,  du  froid; 
un  temps  fécond  en  mauvaises  pensées.  —  Pas  sorti. 
—  Renvoyé  le  coiffeur.  —  Rêvassé  de  ce  mariage.  Je 
ne  sais  pas  pourquoi   j'y   pense  ainsi.   Puis  à  ...  puis 


46  PRE  M  I  ER     MEMORANDUM 

à  ...  Sur  quelle  diable  de  montagne  russe  glisse  la 
pensée!  Impossible  de  l'enrayer  quand  elle  a  pris  cer- 
taines directions.  —  Allumé  la  bougie.  Lu  Bulwer  jus- 
qu'à l'ipécacuanha. 

Il  dit  que  le  ridicule  en  France  s'attache  aux  manières, 
et  en  Angleterre  aux  émotions.  Qu'on  ne  supporterait 
pas  dans  ce  dernier  pays  la  chevalerie  de  Chateaubriand, 
la  grande  idole  de  Jagrenat  de  nos  plus  spirituels 
badauds  de  France;  que  Lord  Byron  fut  mortellement 
déconsidéré  par  son  départ  pour  la  Grèce  aux  yeux 
des  Ladies.  —  Au  fait,  ce  petit  enfantillage  militaire 
était  assez  ridicule.  Mais  l'amour  de  l'antithèse  égare 
l'insulaire.  Nous  ne  pardonnons  guères  plus  aux  émo- 
tions qu'aux  ma.n\hves  inélégantes.  (Voiries  chagrins  de 
madame  de  Staël  a  propos  du  dénigrement  et  de  l'en- 
thousiasme.) La  faveur  actuelle  de  Chateaubriand  est 
bien  plutôt  une  moutonnerie  ou  un  parti  pris  politique 
qu'un  engouement.  —  Envoyé  chercher  à  dîner. 


Au  soir. 

Dîné  voracement.  —  Mis  en  colère  parce  que  le  li- 
braire n'avait  ni  les  livres  ni  les  journaux  que  je  lui  ai 
demandés.  — Repris  ma  lecture,  quand  H...  la  maî- 
tresse de  ...   est  arrivée   chez  moi  à  ma  très  grande 


PRE  MIER     MEMORANDUM  47 

surprise.  Elle  veut  renouer  avec  ...  qui  ne  l'aime  plus. 
C'est  une  femme  qui  croit  à  la  puissance  des  coquette- 
ries, caresses  et  autres  choses  qu'on  pourrait  appeler 
du  fameux  mot  de  BufFon  à  propos  du  style  ou  du 
geste  (lequel  des  deux?):  le  corps  qui  parle  au  corps.  — - 
Ne  lui  ai  pas  donné  grande  espérance.  Quand  on  a  af- 
faire à  un  homme  faible  et  sensuel,  on  le  grise  encore 
une  ou  deux  fois,  mais  c'est  tout;  —  à  un  homme  fort, 
du  moment  que  le  plaisir  n'est  pas  intellectualisé  par  le 
sentiment  ou  l'imagination,  on  s'avilit  à  pure  perte  : 
les  ivresses  décolorées  et  rares  que  l'on  essaie  de  pro- 
voquer sont  impossibles. 

Causé  jusqu'à  neuf  heures  et  demie.  —  H. . .  partie,  lu 
encore  Bulwer.  11  faut  que  je  finisse  le  volume  et  que 
je  le  rende  avant  mon  départ  pour  la  Normandie.  Or 
je  désire  partir  Samedy.  —  Rallumé  le  feu.  —  Bu  de 
l'eau.  — Lu  les  douze  premiers  chapitres  du  quatrième 
volume  de  Pausanias.  —  Ennuyé  jusqu'à  la  rage  com- 
primée. Ecrit  ceci,  et  vais  dormir  si  je  puis.  Fera-t-il 
assez  beau  pour  que  ma  fragilité  puisse  sortir  demain? 


;  Octobre  1H56. 

Levé  souffrant,  mais  moins  qu'hier  et  aussi  tard.  — 
Théb...  est  venu  comme  je  sortais  du  lit.  —  Pris  de- 


48  PREMIER     MEMORANDUM 

vant  lui  un  bain  de  pieds  brûlant  et  fortement  sinapisé. 

—  C'eût  été  un  excellent  exercice  pour  un  Spartiate. 

—  Lu  les  journaux,  —  puis  Pausanias,  —  puis  Bulwer 
tout  le  jour.  —  Mon  Dieu!  comment  s'y  prennent  les 
gens  qui  ont  de  l'intérêt  pour  ce  qu'ils  font?  —  Coiffé. 

—  Essayé  des  vêtements  neufs.  Allaient  bien.  Le  culte 
de  la  forme  se  soutient  toujours  en  moi,  ce  qui  prouve 
que  le  diable,  si  vieux  qu'il  puisse  être,  ne  devient 
point  ermite,  et  que  les  proverbes  en  ont  menti  ! 

Car  vieux,  je  le  suis,  à  croire  que  ce  qu'ils  appellent 
mon  âme  fut  forgée  le  premier  jour  de  la  création. 

Sorti.  Dîné  avec  Gaudin  chez  C.  —  Au  café.  —  Oher- 
jnana  était  magnifiquement  pâle  ce  soir,  et  des  yeux  cer- 
nés comme  si  elle  se  les  fût  noircis  et  peints  à  la  manière 
Turque  et  qui  donne  tant  d'expression  au  regard.  J'ai 
le  plaisir  le  plus  désintéressé  ï  regarder  cette  femme.  -^• 
C'est  l'impression  pure  de  la  beauté,  non  de  la  beauté 
parfaite,  car  je  sais  les  défauts  d'Obermana,  mais  de  la 
beauté  néanmoins  :  la  beauté  n'excluant  pas  l'imper- 
fection ou  les  imperfections,  mais  les  noyant  dans  un 
ensemble  harmonieux. 

Monté  au  Boulevard  seul.  Un  temps  sale  et  humide. 

—  Fait  une  visite  à  ...  Personne!  —  Revenu.  —  Ren- 
contré F.  B.  Promené  ensemble.  Parlé  Histoire  et  de  ses 
travaux  actuels.  Passé  beaucoup  de  temps  à  bavarder. 

—  Allé  chez  la  Graciosa,  pauvre  penchée  qui  se  re- 


P  R  E  M  1  E  R     M  F.  M  O  R-A  N  D  U  M  49 

dresse.  Très  changée,  —  Rentré.  — La  coupe  de  l'en- 
nui déborde  ce  soir!  —  Pas  un  jour  impuni!  pas  un 
malheureux  jour! 


6  Octobre  1836. 

Mieux  aujourd'hui  que  les  jours  précédents  quoique 
je  n'aie  pas  fermé  l'œil  de  la  nuit.  —  Levé  de  bonne 
heure.  —  Reçu  une  lettre  qui  me  force  à  partir  Samedy 
matin.  —  Écrit  un  billet  à  Th.. .  — Habillé.  —  Prêt  à  sortir 
à  une  heure,  pas  auparavant,  parce  que  ces  messieurs 
G. . .  et  T. . .  sont  venus.  —  Allé  déjeuner  au  Palais-Royal . 
—  Un  temps  superbe  et  chaud,  dilatant  de  souffles 
printaniers.  Cette  saison  a  des  caprices  charmants  et 
cruels.  —  Déjeuné.  —  Monté  jusque  chez  ...  —  Me  suis 
senti  une  envie  irrésistible  de  dormir  et  j'ai  dormi  une 
demi-heure  chez  G...  —  Lu  ensemble  de  beaux  vers 
{LaMort  de  Socrate,  divin  poème,  niveau  très  élevé,  que 
l'auteur  n'a  pas  repris).  —  Allé  chez  la  Geslin.  Fait 
mes  emplettes.  —  Retenu  une  place  à  la  diligence.  — 
Passé,  d'habitude,  chez  la  Graciosa.  Pas  trouvée.  — 
Rejoint  Gaudin  chez  moi.  Dîné.  Pris  du  café  et  du 
kirsch-wasser,  puis  au  concert.  —  J'ai  donc  échappé 
par  la  musique  et  quelques  beaux  vers,  à  cette  vie 
matérielle  qui  m'a  pressé  aujourd'hui  de  toutes  parts. 


y  O  P  R  E  M  !  F  R     M  P  M  O  R  A  N  D  U  M 

—  Très  content  du  Concert.  —  Remarqué  une  femme 
cligne  du  pinceau  de  Murillo  pour  le  genre  de  beauté. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  que  c'est  beau  d'être 
beau  !  —  Moins  impressionné  pourtant  par  cette 
femme  que  mon  ami  M.  de  G... 

Il  m'est  arrivé  une  plaisante  aventure  en  allant  à  ce 
Concert.  Une  femme  (entretenue  sans  doute),  bien 
mise,  brune,  jolie  hardiment,  des  yeux  noirs,  mince 
(trop  mince  même),  est  passée  près  de  moi.  L'ai 
regardée,  mais  sans  affectation.  Alors  elle  a  re- 
broussé chemin,  m'a  suivi,  et  me  joignant  bientôt  m'a 
dit  bonjour  en  me  tendant  la  main  avec  une  grâce,  un 
aplomb  et  une  désinvolture  parfaite.  M'a  saisi  le  bras. 
J'ai  cru  pendant  tous  ces  préambules  qu'elle  me 
prenait  pour  un  autre  et  je  l'ai  laissée  s'enferrer,  mais 
point!  Elle  ne  confondait  mon  ;«o/  avec  celui  de 
personne.  M'a  dit  m'avoir  rencontré  là  et  là  (elle  a 
cité  juste)  et  briej  m'a  engagé  à  aller  la  voir.  M'a 
dit  son  nom  et  son  adresse.  —  N'est-ce  pas  singulier? 
Non  qu'une  femme  raccroche  un  homme  dans  la  rue, 
mais  qu'il  v  ait  quelque  chose  Ae  personnel  à  cela,  lors- 
qu'on n'a  jamais  parlé  à  cette  femme  et  qu'on  ne  l'a 
pas  même  remarquée? 

Revenu  du  concert  par  le  Boulevard.  —  Soirée 
fraîche.  —  La  pluie  est  tombée  au  moment  où  je 
quittais  G...  —  Jeté  .dans  un  cabriolet.  —  Rentré.  — 


PREMIER     MEMORANDUM  5'I 

Causé  avec...  —  Écrit  ceci.  —  Appris  que  madame  de 
L.R.  ne  peut  me  recevoir  demain.  Vais  lui  écrire  pour 
lui  soupirer  mes  adieux. 


7  Octobre  1856. 

Levé  bien  portant.  —  Lu  les  journaux.  —  Écrit  à  ma- 
dame de  L.  R.  —  Pris  un  bain  de  pieds.  —  Déjeuné.  — 
Écrit  à  T...  pour  mon  poignard.  —  Soldé  des  notes. 

—  Que  tous  les  diables  d'enfer  emportent  les  com- 
missions !  Reçu  une  visite  de  L.  S.  —  Appris  que 
Gr...  a  menti  par  peur  et  que  lui,  L.  S.,  m'avait  dit 
vrai.  La  bêtise  et  la  lâcheté  combinées  ne  peuvent 
guères  aller  plus  loin.  —  Habillé.  —  Sorti.  —  Acheté 
un  tablier  pour  A...  et  un  bonnet  de  voyage  pour  ma 
Seigneurie.  —  Allé  chez  madame  F...  —  L'ai  trou- 
vée. —  Puis  chez  la  marchesa.  —  Je  croyais  qu'elle  me 
boudait,  mais  non  !  Les  persiennes  étaient  fermées,  et 
l'on  m'a  répondu  qu'elle  ne  revenait  de  Nogent  qu'à 
la  fin  du  mois.  —  Revenu.  —  Dîné.  —  Allé  au  concert 
avec  G...  et  de  G...  —  Une  cohue  indigne  et  un 
mauvais  choix  de  musique.  Dandies,  furieux,  lions  y 
abondaient,  mais  n'ai  pas  revu  la  jeune  femme  d'hier. 

—  Rentré,  —  et  dans  les  angoisses  de  l'emballage  jus- 
qu'à  ce   moment.  —   Il  est  trois    heures   du    matin. 


f-âi  PREMIER     MEMORANDUM 

J'aime  mieux  ne  pas  me  coucher  que  d'être  agité  sans 
dormir  comme  je  le  serais  si  je  me  jetais  sur  mon  lit. 
On  me  réveillera  demain  à  quatre  heures  et  demie. 
Mais  je  ne  dormirai  pas. 

Je  quitte  donc  Paris,  et  pour  combien  de  temps  ?  Le 
moins  longtemps  possible.  Les  conditions  nécessaires 
à  une  existence,  même  de  quelques  mois,  en  province, 
me  manquent  trop.  Cependant...  mais  non!  tout  est 
irréparable.  —  Paris  ou  les  longs  voyages,  voilà  ce 
qu'il  faut  à  un  homme  aussi  ennuyé  et  aussi  vieux  que 
moi.  ■ — •  Cette  vie  de  Paris  convient  si  bien  à  l'ennui 
des  passions  trompées.  —  On  marche  si  nonchalam- 
ment sur  le  sol  que  tout  ce  fusain  ne  garde  pas  votre 
trace.  Des  relations  qui  se  nouent  et  se  dénouent 
comme  une  jarretière  (emblème  souvent!),  un  désaimer 
facile,  des  détachements  pleins  de  grâce  qui  allègent 
la  vie,  un  scepticisme  charmant,  et  puis  cette  pro- 
fonde indifférence  qui  est  l'amabilité  suprême,  —  car 
les  êtres  passionnés  tourmentent  la  vie  de  tout  le 
monde,  les  indifférents,  au  contraire!  —  Quelques 
mensonges  sans  importance  et  sans  effort,  phraséo- 
logie en  harmonica  à  l'usage  des  gens  civilisés,  et  ils 
sont  aimables  comme  cette  madame  de  Vernon  (dans 
Delphine),  l'idéal  de  la  femme  des  sociétés  perfection- 
nées, la  figure  la  plus  fine  qui  ait  jamais  été  tracée  de 
main   de  femme  ou  d'homme,  et  qui  était  autrement 


PREMIERMEMORANDUM  ^3 

difficile  à  attraper  qu'une  physionomie  passionnée, 
primitive,  forte,  saisissable  en  gros  et  surtout  par  le 
mouvement.  Je  ne  crois  pas  que  les  littératures  du 
monde  moderne  aient  produit  rien  de  plus  achevé. 

J'ai  rencontré  aujourd'hui  un  homme  qui  resssem- 
blait  tellement  à  ...  qu'on  aurait  dit  une  vision.  Je 
ne  puis  rendre  l'impression  de  cette  ressemblance. 
C'était  ...  c'était  fou.  Si  je  le  rencontrais  souvent  dans 
le  monde  j'en  serais  fâché,  car  je  lui  ferais  des  avances 
singulières  et  comme  je  n'en  veux  faire  à  qui  que  ce 
soit.  La  mort,  sans  doute,  qui  frappe  toutes  choses 
d'une  grande  manière,  la  mort  a  donné  à  cette  ressem- 
blance le  pouvoir  qu'elle  a  eu  momentanément  sur  moi. 
Si  ...  avait  vécu,  qu'aurait-cUe  produit?  Cependant  les 
ressemblances  me  dominent  toujours,  je  ne  sais  pour- 
quoi ;  il  ne  faut  qu'un  trait,  un  mot  prononcé  comme 
Vautre  le  prononçait,  une  analogie  quelconque  pour 
que  je  la  démêle  sur-le-champ  et  que  mon  intuition  me 
mate  aussitôt.  Je  le  disais  un  jour  à  ...  qui  s'en  fâcha, 
ne  comprenant  pas  ce  panthéisme  de  sympathies  mys- 
térieuses. Plus  une  femme  a  de  cœur,  moins  elle  a 
d'étendue  d'esprit.  Madame  de  L.  R.  me  niait  cela  aussi 
l'autre  jour,  ou  sans  le  nier,  le  ravalait.  «  Je  serais  très 
peu  flattée  de  cela,  »  disait-elle.  Mais  pourquoi  non? 
Qui  donc  est  vous  en  vous,  madame,  pour  que  votre 
vanité  dise  :   «  Je  ne  veux  pas  que  vous  aimiez  cela  en 


^4  PREM  I  ER    MEMORANDU M 

d'autres  qu'en  moi,  quoique  cela  ne  soit  pas  dif- 
férent?,.. »  Enfin,  l'influence  en  question  est  tellement 
grande  sur  moi  qu'un  nom  me  rend  plus  bienveillant, 
et  il  y  a  des  personnes  pour  qui  je  ferais  beaucoup 
de  choses  parce  qu'elles  portent  un  certain  nom,  et 
sans  autre  raison  que  celle-là. 

Et  maintenant  je  ferme  ce  livre  que  je  ne  r'ouvrirai 
qu'à  Caen.  —  La  pluie  tombe  à  torrents.  —  Regardé  à 
travers  mes  vitres  ;  pas  une  étoile!  et  le  jour  ne  paraît 
point  encore.  Ces  départs  sont  tristes.  Je  désirerais 
rouler  maintenant. 


A  Caen,  ii  Octobre  1856. 

Je  suis  depuis  deux  jours  à  Caen.  Ces  deux  jours,  je 
les  ai  passés  sans  les  noter,  mon  Journal  étant  resté 
derrière  moi  avec  une  partie  de  mes  bagages.  —  Je 
l'aurais  eu,  que  j'eusse  voulu  oublier  encore  de  les 
noter.  —  Ils  ont  été  trop  pleins  de  choses  irrévélables. 

Levé  vers  onze  heures.  —  Je  me  lève  tard  parce  que 
je  lis  étant  couché,  ce  qui  vaut  mieux  que  l'agitation 
de  la  pensée,  cause  ordinaire  d'insomnie.  —  Habillé. 


PREMIER    MEMORANDUM  ^^ 

—  Descendu.  —  Déjeuné  avec  des  huîtres.  —  Lu  la 
dernière  brochure  de  M.  de  Bonald ,  que  je  ne  con- 
naissais pas.  —  Écrit  une  longue  lettre  à  G...  —  Lu  les 
journaux.  —  Repris  mon  volume  jusqu'au  dîner.  — 
Dîné.  —  Causerie  du  dessert  avec  Aimée  *.  —  Fini  le 
volume  de  de  Bonald.  —  Lu  de  l'Anglais.  —  La  soirée 
s'est  écoulée  ainsi.  —  Un  temps  de  pluie  et  de  vent 
ce  soir,  mais  ces  deux  jours  précédents  il  a  fait  très 
beau.  Cependant  je  ne  suis  pas  sorti  encore. 


12  Octobre  1836. 

Une  nuit  pleine  de  rêves  pénibles.  —  Levé  souf- 
frant à  onze  heures.  —  Feuilleté  la  Correspondance  de 
Byron.  —  Habillé.  —  Descendu.  —  Déjeuné.  —  Les 
nerfs  en  mauvais  état,  par  conséquent  l'humeur 
sombre.  —  Lu  jusqu'à  trois  heures  avec  une  telle 
voracité  que  j'ai  avalé  un  volume  in-8"  de  368  pages. 
—  Les  journaux  sont  venus.  —  Ils  ne  contenaient  rien 
d'intéressant.  —  L'Espagne  patauge  toujours  dans  les 
mêmes  horreurs.  —  Couché  une  demi-heure  à  cause 
d'une  douleur  au  flanc.  —  Relevé  et  repris  ma  lec- 
ture. —  Je  lis  avec  acharnement  ici.  —  Le  passé  m'v 

*  M.idemoisclIc  Aimée  Le  Foulon,  qui  me  louait  une  cliambre 
pendant  mes  dernières  années  de  Droit. 


f6  PREMIER     MEMORANDUM 

parle  avec  trop  de  violence  pour  que  je  m'abandonne 
aux  impressions  des  lieux  qui  m'entourent.  Je  plonge 
ma  tête  dans  la  pensée  d'autrui  pour  éviter  la  mienne, 
encore  ne  l'évitai-je  pas  toujours  !  —  Dîné.  —  Causé 
une  heure  avec  Aimée,  mais  n'étais  pas  en  train  de 
glisser  sur  cette  molle  pente  de  la  causerie  ;  —  il  m'au- 
rait fallu  une  idée  qui  se  fût  emparée  de  moi  et  m'eût 
secoué,  chose  dont  j'ai  besoin.  —  Je  suis  inerte.  —  Cela 
vient  peut-être  de  ce  que,  depuis  mon  arrivée,  je  n'ai 
pris  aucun  excitant.  —  Je  ne  puis  plus  vivre  seulement 
de  ma  propre  vie,  quand  une  passion  ne  me  Lince  pas. 
Cela  est  triste,  si  jeune!  mais  cela  tient  à  la  vie  que 
j'ai  menée  :  Old  mortality. 

Je  viens  de  lire  un  volume  encore,  mais  in- 18.  — 
La  soirée  n'est  pas  avancée.  Je  travaillerais,  si  je  n'avais 
pas  l'esprit  trop  abattu  pour  écrire.  —  Qu'un  peu  de 
musique  me  ferait  de  bien,  et  j'en  manque  !  —  Le  temps 
est  à  la  pluie.  L'indolence  me  possède  toujours  et  je 
ne  suis  pas  sorti.  —  Ne  sais  même  pas  quand  je  sor- 
tirai. —  Cette  ville  m'écrase!  Je  n'aime  que  les  cam- 
pagnes de  ce  pays-ci. 


Proverbe  Écossais  :  //  ne  faut  pas  donner  à  un  fou  un 
bâton  pointu. 


PREMIER     MEMORANDUM  ^J 


13  Octobre  1836. 

Levé  à  neuf  heures.  —  Moins  souffrant  qu'hier, 
mais  pas  bien  encore.  —  Descendu.  —  Déjeuné.  — 
Lu  jusqu'à  trois  heures,  sans  m'interrompre  que  pour 
changer  d'attitude,  de  mon  lit  à  mon  fauteuil.  — 
Les  journaux,  —  aussi  insipides  qu'à  l'ordinaire.  — 
Reçu  une  lettre  de  Gaudin,  —  M'apprend  que  Th... 
m'apportera  l'eau  Addisson  demandée  et  les  autres 
objets.  —  Repris  ma  lecture  jusqu'au  diner.  —  Dîné. 
—  Causé  l'heure  d'après  en  buvant  de  l'eau  de  vie 
dans  de  l'eau  pour  me  remonter.  —  Pas  sorti.  —  Un 
temps  capricieux  et  froid.  —  Ma  vie  est  d'une  mono- 
tonie dont  j'ai  bientôt  assez.  —  Griffonné  une  lettre  à 
mon  frère  Ernest.  —  Recommencé  de  lire  et  écrit  ceci 
dans  mon  lit,  appuyé  sur  le  coude,  à  la  manière  An- 
tique. 11  est  tard.  Différentes  pensées  me  dominent. 
Une  suffirait. 


Cacii.  —  21  Octobre  1856. 

Je  n'ai  rien  noté  ces  jours-ci.  Je  les  ai  passés  en  lec- 
tures à  peu  près  continuelles  excepté  depuis  l'arrivée 


f8  PREMIER     MEMORANDUM 

de  Th,..  Sorti  avant-hier  avec  lui  pour  !a  première  fois. 
—  Souffrant  et  triste.  —  Hier  mieux,  et  même  tout  à 
fait  bien.  —  Sommes  allés  à  Lucque  (Luc)  au  bord  de 
la  mer.  —  Nous  étions  six.  —  Promené  longtemps  sur 
les  grèves.  —  Le  temps  était  de  la  plus  éblouissante 
pureté.  —  Mes  nerfs  se  sont  retrempés  à  ce  souffle 
marin,  plein  de  sels  pénétrants,  qui  nous  frappait  la 
figure  alors  que  nous  fendions  l'espace,  en  tilbury 
découvert  lancé  au  galop.  —  La  mer  était  d'une  séré- 
nité charmante,  bleu  pâle,  sans  vagues,  sans  frange 
d'écume  au  bord,  se  divisant  par  lames  légèrement 
soulevées.  —  Je  l'ai  vue  rarement  aussi  calme.  —  Deux 
voiles  filaient  à  l'horizon,  sous  le  soleil,  gracieux 
triangle  de  lin.  —  L'air,  ce  spectacle,  l'immense  éten- 
due de  la  côte,  le  bruit  du  flux,  tous  ces  accidents 
bien-aimés  m'ont  causé  l'impression  la  plus  vive,  une 
de  ces  impressions  que  la  Nature  nous  donne  et  que 
les  Beaux-Arts  sont  impuissants  à  produire...  Si  ce 
n'est  pourtant  une  musique /o/te  comme,  par  exemple, 
l'entrée  de  clairons  dans  l'ouverture  de  Guillaume 
Tell.  —  Bu  l'eau  salée  dans  le  creux  de  ma  main 
comme  une  libation  de  reconnaissance  après  tout  ce 
temps  passé  en  exil  de  l'Océan,  père  des  choses,  et  de  ses 
rivages  ! 

Dîné.  —  Un  fougueux  repas  de  gansons,  avec  ac- 
compagnement de  vins  et  d'alcools.  Bu  prodigieuse- 


PREMIER    MEMORANDUM  ^9 

ment  et  resté  froid  et  sombre  au  milieu  de  toutes  ces 
têtes  qui  sautaient  comme  des  poudrières.  —  Fumé, 
pour  ma  part,  quatre  cigarettes.  —  Revenus  fort  tard. 
—  Un  temps  acéré  de  froid,  mais  une  lune  fabuleuse 
de  clartés  vives.  —  Le  paysage  superbe  à  quelques 
endroits.  Hérissé  de  clochers  Normands  (Moyen  Age) 
déliés  et  fins  comme  des  aiguilles.  —  Fait  le  chemin  à 
bride  abattue.  Rentrés  à  Caen  vers  onze  heures.  Allés 
au  café  Tison,  beau  nom  pour  un  café,  cet  incendiaire 
quartier  général  de  la  jeunesse.  —  Joué  au  billard, 
déraisonné,  et  avalé  trois  bols  de  punch  au  kirsch- 
wasser.  —  Retourné  vers  une  heure  chez  un  de  nos* 
convives,  le  docteur  A...  —  Trouvé  sa  sœur,  déli- 
cieuse brune,  au  teint  bistré  avec  des  couleurs  (par 
moments)  frêles  de  fraîcheur  comme  une  rose  du 
Bengale,  qui  avait  la  patience  de  nous  attendre.  — 
Rebii  du  kirsch.  En  ai  absorbé  incalculablement.  Pas 
gris  pourtant.  Resté  là  jusqu'à  deux  heures  du  matin, 
et  pas  couché  avant  trois. 

Aujourd'hui,  les  nerfs  sens  dessus  dessous,  mais  la 
vie  a  été  plus  haut  que  les  nerfs,  elle  a  battu  son  plein, 
comme  la  mer  faisait  hier  devant  moi,  et  l'intensité  des 
sentiments  a  vaincu  les  sensations  douloureuses.  — 
J'ai  passé  une  partie  du  jour  avec...  et  nous  n'eussions 
pas  même  regardé  les  Mondes  quand  Dieu  les  .unait 
mis  à  nus  pieds  !    -  Les  autres  femmes,  que  sont-elles 


6o  PREMIER     MEMORANDUM 

en  comparaison  de  celle-là  ?  Ce  qu'est  la  plus  pâle  des 
primevères  à  la  plus  brillante  des  étoiles.  O  Étoile  de 
ma  vie,  lève-toi  toujours  dans  mon  cœur!  Et  mainte- 
nant, pas  un  mot  de  plus  !  Je  ne  veux  plus  écrire  au- 
jourd'hui une  pensée  qui  ne  soit  pas  elle  et  qui  fasse 
ombre  sur  son  souvenir. 


26  Octobre  J856. 

Je  suis  à  Saint-Sauveur  depuis  deux  jours.  —  J'ai  été 
encore  mieux  reçu  de  mes  parents  que  je  ne  m'y 
attendais,  quoique  je  m'attendisse  à  l'être  bien.  —  Im- 
pression des  lieux,  nulle.  — •  La  patrie,  ce  sont  les  habi- 
tudes, et  les  miennes  ne  sont  pas  ici,  n'y  ont  jamais 
été.  —  Mes  malles  n'étant  pas  ouvertes,  je  n'ai  pas  écrit. 

Aujourd'hui,  éveillé  à  sept  heures.  —  Levé.  —  Fait 
la  barbe.  —  Ouvert  mes  malles.  —  Rangé.  —  Tisonné. 

—  Rêvassé.  —  Enfin,    usé    du   temps.  —  Commencé 
une  longue  lettre  à  Guérin.  —  Achevé  de  m'habiller. 

—  Dîné.  —  Causé  à  bâtons  rompus.  —  Monté  chez 
moi  au  crépuscule.  —  Achevé  ma  lettre.  —  Descendu. 

—  M.  R...  était  au  salon,  —  Causé.  —  Ai  manqué  de 
sang-froid  à  cause  du  mouvement  des  idées  qui  m'en- 


PREMIER     MEMORANDUM  6l 

traîne  toujours.  —  Quand  donc  ne  ferai-je  que  ce 
que  je  voudrai,  chose  plus  difficile  pour  moi  que  de 
faire  ce  que  je  veux?  —  Soupe.  —  Causé  encore.  — 
Dit  des  folies.  —  Remonté  chez  moi,  —  et  vais  me 
coucher  et  lire  Gœthe. 


28  Octobre.    Au  soir. 

Rien  écrit  hier,  sans  intérêt  et  par  paresse.  —  Au- 
jourd'hui éveillé  à  sept  heures.  Levé  à  huit  et 
demie.  —  Pas  de  lettres,  pas  de  journaux.  Ignorance 
complète  de  ce  qui   se  passe  à  Paris. 

Le  temps  a  cessé  d'être  beau.  La  pluiecst  tombée,  et 
le  vent  du  Nord  siffle  et  flagelle.  Les  nuages  sont  lourds, 
et  la  bourgade  inondée  a  un  aspect  désolé.  —  Déjeuné. 
—  Monté  chez  moi.  —  Fait  dufeuetlu  le  premiervolume 
des  Mémoires  de  Gœthe.  C'est  un  Allemand  malgré 
tout  son  génie,  que  cet  homme.  —  Il  était  devenu 
d'airain,  une  espèce  de  Tallevrand  poète  pour  la 
sécheresse  du  cœur,  sur  ses  vieux  jours,  ai-je  lu 
quelque  part;  mais  il  a  commencé  par  l'amour  Alle- 
mand, l'amour  contemplatif,  l'amour  à  la  Werther  qui 
s'ébahit  d'aise  à  regarder  une  Lolottc  beurrant  des  con- 
fitures à  des  marmots  d'enfants  !  —  Je  ne  suis  guères 


62  PREMIER     MEMORANDUM 

touché  de  cette  naïveté  dans  un  grand  homme.  —  Il  y  a 
des  gens  qui  pleureraient  d'attendrissement  à  cela,  mais 
pas  moi,  et  pourtant  j'ai  su  aimer  et  être  jeune  aussi! 

Ces  Mémoires  (jusqu'ici  du  moins)  manquent  de  ce 
qu'en  France  nous  entendons  par  esprit.  Des  réflexions 
assez  fines  y  circulent  de  temps  en  temps  sur  l'appré- 
ciation des  facultés.  —  Par-ci,  par-là,  quelques  mots 
sur  les  Beaux-Arts  et  la  Nature.  —  Du  reste,  rien  qui 
sente  len-train  du  génie.  —  Remarqué  une  fort  belle 
comparaison  sur  les  amours  qui  finissent  :  —  C'est 
une  bombe  tirée  la  nuit:  elle  trace  une  parabole  étin- 
celante  et  se  confond  avec  les  astres  comme  un  astre 
de  plus,  mais  elle  s'éteint  et  ne  s'éteint  que  pour  en 
tombant  éclater.  —  Ainsi,  quand  un  amour  finit,  il 
brise  en  s'éteignant.  Cela  est  très  beau,  très  vrai,  et 
d'analogie  très  complète,  et  je  ne  me  rappelle  que 
l'idée,  relevée  sans  doute  par  le  style  dans  l'original. 

J'ai  été  une  partie  du  jour  obsédé  de  mille  pensées 
troublantes.  —  J'ai  pu  à  peine  les  dompter,  et  long- 
temps elles  m'ont  dominé  par  la  volupté  et  la  douleur, 
ces  deux  belles  filles  qu'il  faudrait  sculpter  dos  à  dos 
et  nouer  dans  la  même  ceinture.  —  J'ai  désiré  et  souf^ 
fert.  —  Pensé  à...  Pensé  à  l'avenir,  le  long  avenir,  — 
puis  à  cet  hiver  avenir  encore.  —  Pourrons-nous  réa- 
liser 710S  projets?...  —  Ici,  j'ai  vécu  avec  elle.  Est-ce 
pour  cela  que  j'y  suis  poursuivi  de  souvenirs? 


PREMIER    MEMORANDUM  63 

Dîné.  —  Ma  vie  n'est  qu'un  mensonge.  J'ai  été  gai 
ce  soir.  —  Il  est  venu  des  hommes.  Joué  jusqu'à  neuf 
heures  et  gagné.  Des  jeux  magnifiques  à  prouver  la 
vérité  des  proverbes,  si  j'en  avais  la  superstition.  — 
Encore  une  forte  tête  superstitieuse,  Goethe!  11  croyait 
à  tous  les  présages  et  aux  plus  mystérieuses  communi- 
cations. (V.  le  r-''  vol.  de  ses  Mémoires.)  —  A  neuf 
heures,  repris  une  longue  lettre  à  A...  commencée.  — 
Lui  parle  de  ma  vie  ici,  de  M...  plus  jolie  que  jamais, 
mais  naturelle  avec  moi,  ce  qui  prouve  la  finale  de 
l'Oubli,  mélancolique  et  rieur  enfant  de  la  Légèreté  du 
cœur  humain.  Tant  mieux!  du  reste;  elle  sera  moins 
malheureuse. 

Écrit  ceci,  —  et  vais  me  coucher  et  lire  un  peu.  11 
est  minuit  et  demi. 


Interrompu,  et  repris 
le  5  Novembre. 

Je  ne  marche  que  par  saccades  dans  ce  Journal. 
Depuis  le  28,  ma  vie  s'est  singulièrement  dissipée.  — 
Visites,  dîners,  jeu,  et  au  milieu  de  tout  cela  le  vide 
du  cœur  et  de  la  pensée,  enfin  l'existence  de  pro- 
vince. Le  soir  arrivait,  et  dans  le  néant  de  chaque  jour 
je  n'avais  pas  le  courage  de  le  noter. 


64  PREMIER     MEMORANDUM 

Cependant  j'ai  lu  et  écrit,  mais  seulement  des  let- 
tres. —  G...  devient  d'un  laconisme  ennuyeux,  et  de 
Guérin  fait  pis:  il  ne  répond  pas.  G...  ne  me  mande 
rien  de  nouveau,  si  ce  n'est  l'arrivée  de  la  sœur  de 
B...  et  la  rencontre  dans  le  même  logement  de  la 
vicomtesse  A...  au  cou  superbe  de  grosseur,  de  force 
sculptée  et  de  blancheur  bleuâtre.  Nous  irons  chez  elle 
probablement. 

J'ai  fini  les  Mémoires  de  Goethe.  —  Beaucoup  moins 
intéressants  que  je  ne  croyais.  —  Le  voyage  d'Italie 
qui  les  termine  est  beaucoup  mieux,  mais  Goethe  y 
parle  trop  (du  moins  pour  moi)  des  objets  d'art,  qui  le 
préoccupaient  beaucoup  dans  sa  jeunesse.  J'aurais 
mieux  aimé  des  impressions  d'un  autre  genre,  mais  ces 
diables  d'Allemands  vivent  d'une  vie  admirative,  et  je 
ne  comprends  pas  que  la  Critique  (à  part  les  sciences) 
puisse  exister  dans  ce  pays-là.  On  y  a  trop  le  besoin 
d'admirer. 

Mes  parents  sont  toujours  pleins  de  bonté  douce  et 
d'attentions.  Rien  ne  trouble  et  ne  troublera,  j'espère, 
notre  harmonie.  —  J'avais  cru  trouver  ma  mère  plus 
changée.  Au  physique,  elle  ne  l'est  presque  pas,  si  ce 
n'est  du  front,  qui  a  un  peu  vieilli. 

Je  vais  m'habiller  pour  dîner.  —  Me  suis  habillé.  — 
Lu  V Histoire  de  la  Révolution  française  par  M.  de  Cony. 
—  Allé  dîner  chez    ma  tante.  —  Bu  d'excellent  bor- 


PREMIER     MEMORANDUM  6f 

deaux,  qui  n'a  pas  noyé  l'ennui.  —  Revenu  chez  ma- 
dame de...  Causé  avec  beaucoup  d'impétuosité.  —  Dit 
mille  bouffonneries.  —  Soupe.  —  Ecrit  ceci,  et  vais  me 
coucher  et  lire  dans  mon  lit. 


7  Novembre. 

Lu  hier  toute  la  journée.  —  Habillé  le  soir.  —  Des- 
cendu au  salon.  —  Un  peu  souffrant  et  d'une  grande 
indolence.  —  A  cause  de  cela,  rien  noté. 

Aujourd'hui,  éveillé  à  huit  heures.  —  Pris  un  bain 
de  pieds.  —  Lettres  et  journaux.  —  Cette  folie  de 
Louis  Bonaparte  est  pitovable.  Ce  sont  là  des  conjurés 
de  collège  auxquels  il  faudrait  donner  le  fouet...  — 
J'aurais  cru  Paretto  et  Fialin  de  P...  compromis  dans 
cette  échauffourée,  mais  ils  auront  trouvé  cela  trop 
bête,  car  j'ai  vainement  cherché  leurs  noms. 

Lu  Cooper  dans  mon  lit  jusqu'à  onze  heures.  — 
Levé.  —  Habillé.  —  Lu  encore.  —  Dîné.  —  Pas  con- 
tent de  mon  appétit,  qui  est  toujours  vorace  et  que  je 
dois  mater  si  je  ne  veux  point  gagner  ce  malséant 
embonpoint  dont  j'ai  toujours  eu  horreur.  —  Bu  de  la 
liqueur  après  dîner  et  fumé  une  cigarette.  —  Allumé 
du  feu  et  repris  Cooper.  —  Nul  intérêt  dans  cette 
lecture  et  à  peine  de  l'attention.  —  Le  souvenir  de  ... 


66  P  R  E  M  I  E  R    M  E  M  O  R  A  N  D  U  M 

me  dominait  entièrement  et  remuait  en  moi  des  flots 
de  tristesse.  —  A  quatre  heures,  R...  m'a  apporté  une 
lettre  qui  était  d'Elle.  —  Toujours  la  même,  toujours! 
Je  n'ose  penser  à  ce  que  deviendrait  ma  vie  si  ce  dernier 
cœur  allait  changer  aussi,  mais  je  ne  crains  pas...  Non! 
je  ne  crains  pas...  car  si  je  craignais,  je...  Je  ne  le 
dirai  point  devant  vous,  chastes  Étoiles  ! 

Resté  sous  le  poids  de  cette  lettre  jusqu'à  l'heure 
où  je  suis  descendu  au  salon.  —  M.  de  Saint-Q_. 
est  venu  m'ofFrir  son  tilbury  pour  demain.  —  Accepté. 
—  Je  vais  à  Sainte-Colombe.  La  marquise  d'H...  y 
sera,  —  La  connais  seulement  par  ouï-dire,  à  travers 
les  malveillances  de  province  qui,  comme  certains 
cristaux  colorés,  décomposeraient  la  lumière.  —  N'en 
veux  rien  penser  avant  de  l'avoir  vue.  — •  Reçu  ma 
cargaison  de  liqueurs  et  le  manuscrit  de  Germaine  que 
je  ferai  lire  à  Léon.  —  Fait  une  visite  à  ma  tante,  la 
mère  des  sept  douleurs  à  l'en  croire.  —  Cette  femme 
a  la  fureur  d'être  malheureuse.  —  Je  me  suis  plongé 
dans  une  excellente  bergère  devant  un  grand  feu  et 
l'ai  écoutée  patiemment  gémir  comme  une  Élégie,  dans 
un  état  qui  tenait  de  l'ennui  et  de  la  résignation,  silen- 
cieux, les  yeux  à  moitié  clos  et  la  main  jouant  avec  le 
gland  de  mon  bonnet  de  velours  noir.  —  Rentré.  — 
Soupe.  —  Pris  une  espèce  de  grog  composé  de  sucre, 
d'eau-dc-vie  et  d'eau    chaude,   un    puissant   digestif, 


PREMIER    MEMORANDUM  67 

j'en  réponds!  —  Monté  chez  moi.  —  Feuilleté  certains 
papiers  avec  une  inexprimable  tristesse.  —  Aujourd'hui 
a  été  un  jour  fatal  pour  ce  diable  de  sentiment  qui 
amollit  et  par  conséquent  ne  vaut  rien.  —  Fini 
Cooper.  —  Vais  me  coucher,  et  de  peur  de  cette 
grande  souffrance  trop  connue  et  redoutée,  l'oisiveté 
dans  l'insomnie,  je  lirai  probablement  encore,  jusqu'à 
l'arrivée  du  frère  de  la  Mort,  qui  sans  les  songes  dont 
il  est  rempli  serait  aussi  beau  que  sa  sœur  Éternelle, 
—  Il  pleut  au  dehors  et  mon  foyer  s'éteint.  Felicissima 
Notre  ! 


10  Novembre. 

Passé  les  jours  précédents  à  Sainte-Colombe.  —  Vu 
la  marquise  d'H...,  une  inconsistent  woman  !  —  Nul 
débris  de  Beauté:  un  œil  flétri,  un  teint  plaqué  de 
blanc  et  de  rouge,  du  bavardage  sans  esprit  et  des 
manières  pleines  de  prétention,  —  Absence  complète 
d'aristocratie  enfin,  —  Je  crois  avoir  déplu  considéra- 
blement à  la  dame,  car  elle  ne  m'a  pas  prié  d'aller  chez 
elle  à  Paris,  chose  dont  je  ne  me  pendrai  pas,  connais- 
sant comme  je  le  fais  le  salon  de  cette  catin  dévote  et 
carliste,  —  Elle   a   vu  dès  les  premiers  moments  que 


68  PREMIER    MEMORANDUM 

je  ne  grossirais  pas  le  nombre  de  ses  courtisans,  et  j'ai 
imprégné  le  peu  de  paroles  adressées  à  elle  d'une  forte 
dose  d'ironie,  reprenant  en  sous-œuvre  ce  qu'elle  disait 
et  l'exagérant  jusqu'à  l'absurde.  —  Après  le  thé,  assisté 
à  des  conversations  littéraires  vraiment  curieuses.  De 
la  critique  comme  celle  du  marquis  et  de  la  bégueule 
de  VÈcole  des  Femmes.  —  Que  ce  pauvre  Guérin  aurait 
souffert  en  écoutant  cela!  Moi  je  riais,  mais  ce  rire 
était  triste.  On  jaugeait  les  bêtises.  —  Revenu  ennuyé 
et  avec  des  torrents  de  mépris  pour  tout  ce  que  j'ai  vu 
et  entendu. 

N.  B.  Ce  qui  me  frappe  le  plus  en  province,  c'est 
le  faux. 

Aujourd'hui,  réveillé  souffrant  après  une  nuit  agitée. 
Une  torpeur  plutôt  qu'une  douleur  de  tête,  et  des  dé- 
chirements dans  la  poitrime.  —  Lu  les  journaux.  Rien 
de  neuf,  si  ce  n'est  le  succès  de  Gomez  et  de  Las  Car- 
l'tstas  en  Espagne,  et  l'arrivée  du  danseur  Guerra  à 
Paris,  baladins  parfumés  et  baladins  sanglants.  — 
Repris  V Histoire  de  la  Révolution  par  M.  de  Cony.  Mau- 
vais livre,  sans  style,  où  respire  l'esprit  de  parti  le 
plus  outrecuidant  et  où  l'on  vomit  l'injure  contre  le 
duc  d'Orléans,  afin  d'en  éclabousser  son  fils.  Mais 
vaine  tentative  !  Cet  homme  sans  passions  n'appartient 
qu'à  l'Histoire  des  temps  futurs,  qui  rendra  justice  à  sa 
prodigieuse  intelligence. 


PREMIER     MEMORANDUM  69 

Levé  vers  midy.  —  Habillé.  —  Joué  avec  les  chats 
et  les  ai  observés  jouer.  —  Commencé  une  lettre. 
—  Dîné,  —  assez  bien.  —  Pris  du  vin  de  Malaga 
et  du  kirsch-wasser.  —  Sorti  dix  minutes  dans  le  jar- 
din. —  Les  objets  extérieurs,  mais  surtout  une  pierre 
et  un  poirier  qui  n'ont  pas  changé  depuis  mon  en- 
fance, m'ont  rappelé  les  jours  passés.  —  Je  m'éton- 
nais de  n'être  pas  ému  de  souvenirs  qui  auraient  ému 
un  autre  que  moi.  Je  ne  l'ai  été  en  remontant  ainsi  la 
chaîne  de  mes  jours  qu'en  arrivant  à  l'époque  de  mon 
amour  pour...  Mais  aussi  c'a  été  la  vie  pour  moi  et 
une  afFreuse,  délicieuse  et  profonde  vie,  profonde 
comme  les  mers  !  —  Elle  m'a  fait  homme.  —  Tordre 
le  cœur  épuise  les  larmes  de  l'enfant.  —  Les  meilleures 
épées  (celles  qui  flamboient  aux  mains  des  archanges) 
sont  tordues.  Il  en  est  ainsi  de  nos  âmes.  Quoique  je 
devienne  maintenant,  je  porterai  les  marques  de  cette 
vie  passée.  A  moins  de  m'anéantir,  Dieu  lui-même  ne 
pourrait  pas  l'effacer.  — 

Donné  des  manchettes  à  blanchir.  —  Reçu  une  visite 
de  Saint-Q_.  —  Ennuyé  doublement  par  moi  et  par  les 
autres.  —  Monté  chez  moi,  —  Rêvassé.  —  Plein  de 
pensées  qui  cherchaient  à  déborder  et  que  j'ai  rete- 
nues, mais  douloureusement,  comme  on  retient  son 
haleine  dans  son  sein.  —  Oh  !  dès  demain  je  balaierai 
mon  esprit  de  ce  limon  du  fond  des  eaux,  en  me  jetant 


yo  P  R  E  M  1  E  R     M  E  M  O  R  A  N  D  II  M 

à  quelque  idée  qui  soit  le  souffle  de  toute  cette  écume 
que  je  veux  répandre  et  sécher  sur  les  grèves  d'une 
imagination  devenue  aride.  —  Traduire,  penser,  étu- 
dier, attirent  l'attention  et  la  maintiennent.  C'est  excel- 
lent pour  le  tous-les-jours.  —  Mais  quand  on  a  de 
certaines  facultés,  U7i  esprit  viole?it,  ce  fragment  de 
poète  que  je  sens  en  moi,  il  faut  parfois  autre  chose  , 
qu'une  étude  sévère.  Il  faut  se  jeter  en  dehors  pour 
s'affaiblir.  Il  faut  ouvrir  les  veines  à  cette  imagination 
torturante  et  la  plonger,  comme  Sénèque,  dans  le  bain 
chaud  où  elle  finira  par  mourir. 

Écrit  à  Th..,  —  puis  à  G...  —  puis  à  Léon,  —  Pensé 
à  ...  et  aussi  à  Paris  et  à  notre  vie  écoulée  et  qui  ne 
recommencera  plus,  du  moins  dans  les  mêmes  termes. 
H...  est  venu  et  m'a  demandé  un  avis  comme  à  un 
avocat.  Fort  heureusement,  le  point  de  Droit  n'était 
pas  difficile.  M'en  suis  débarrassé  honorablement  et 
sans  embrasser  ma  cliente,  une  jeune  fille  pourtant.  — 
Soupe.  —  Causé  au  coin  du  feu  avec  ma  grand'mère, 
—  Souffrant  toujours.  Ecrit  ceci,  et  je  prends  l'envie 
de  dormir. 


Lu.  —  Écrit.  —  Travaillé  toute  la  journée  d'hier. 


P  R  E  M  I  E  R     M  E  M  O  R  A  N  D  U  M  7  I 

Le  soir  très  souffrant  et  couché  sans  avoir  écrit  de  mon 
Journal.  —  Pas  sorti  que  dans  le  jardin. 

J'ai  commencé  un  conte  (^Bruno).  C'est  une  soupape 
à  certaines  idées  qui  m'obsèdent.  J'en  écrirai  un  bout 
chaque  soir.  —  Aujourd'hui  levé  toujours  souffrant, 
après  une  nuit  pleine  d'affreux  rêves.  Le  temps  qu'il 
dure,  le  rêve  est  une  réalité  ;  et  après  qu'il  est  évanoui, 
le  souvenir  n'en  fait-il  pas  une  réalité  encore  ? 

Habillé.  —  Lu  les  journaux.  —  Il  y  avait  dans  les 
Débats  une  lettre  sur  l'Espagne  infiniment  remarquable. 
—  De  qui  est-elle  ?  Je  ne  sais.  Elle  est  signée  A.  G.  — 
Sorti  dans  le  jardin.  Un  temps  meilleur  qu'hier.  La 
terre  est  mouillée  des  pluies  tombées,  mais  du  moins 
le  soleil  a  brillé  jusqu'à  une  heure  d'après  midi.  — 
Rentré  à  cause  du  froid  après  ma  promenade.  —  Lu  et 
corrigé  le  manuscrit  que  je  dois  envoyer  à  Léon,  afin 
qu'il  ne  se  crève  pas  trop  les  yeux  dans  un  pareil  grif- 
fonnage. —  Écrit  ceci,  et  vais  dîner,  ce  qui  peut  passer 
pour  un  déjeuner  dans  les  habitudes  de  Paris. 


Au  soir. 

Dîné.  —  N'ai  mangé  que  des  huitrcs  de  rocher^  — 
Lu  jusqu'au  jour  tombant.  —  Pas  sorti.  -  Rêvassé. 
—  Réfléchi  sur  ma  vie  ici.  Il  me  serait  impossible  de 


7-2  PREMIER     MEMORANDUM 

la  faire  durer  longtemps,  malgré  l'amabilité  vraie  de 
mon  père  et  de  ma  mère.  —  J'ai  besoin  de  Paris,  peut- 
être  parce  que  je  ne  suis  pas  heureux.  —  En  province, 
il  faut  vouloir  le  mouvement;  à  Paris,  il  vient  vous 
trouver,  ce  qui  arrange  fort  un  caractère  aussi  indo- 
lent que  le  mien.  —  Souffert  de  l'estomac  et  des  nerfs. 
—  Pris  de  l'éther  dans  de  l'eau  sucrée.  —  Continué 
V Histoire  de  la  Révolutioîi.  —  Ma  mère  m'a  envoyé 
chercher  pour  jouer.  —  Perdu.  —  Soupe.  —  Causé 
au  dessert,  mais  non  longtemps.  —  Remonté  chez 
moi.  —  Ecrit  ceci,  et  vais  me  jeter  au  lit  et  lire. 


Interruption  du  Journal  pendant  quelques  jours.  — 
Ma  belle-sœur  est  arrivée,  et  depuis  ce  jour  j'ai  dissipé 
mon  temps  sans  en  rien  retenir.  A  peine  si  j'ai  lu.  — 
J'ai  usé  la  vie  à  dire  des  balivernes  comme  une  femme 
et  avec  des  femmes.  Combien  vit-on  dans  la  vie? 

Mais  à  présent ;>  retourne  en  grondant  à  mon  antre.  Les 
premières  politesses  sont  faites,  et  je  ne  suis  pas  assez 
intéressé  par  ce  que  je  vois  et  j'entends  pour  sacrifier 
à  cela  mon  besoin  d'être  seul  et  de  travail. 


PREMIER     MEMORANDUM  7^ 

Hier,  Dimanche.  —  Fait  éveiller  pour  aller  à  la  messe 
de  six  heures.  La  nuit  dure  encore  à  cette  heure  dans 
la  saison  où  nous  sommes  et  j'aime  cette  messe  dans 
l'obscurité.  On  voit  le  jour  blanchir  peu  à  peu  les  vi- 
traux de  l'église  ;  l'autel  seul  est  éclairé  par  les  cierges, 
le  reste  est  dans  l'ombre.  A  peine  si  l'on  distingue  les 
femmes  d'ici,  le  capuchon  de  leurs  mantelets  sur  leurs 
tètes.  Tout  cela  a  un  caractère  mélancolique  qui  me 
touche.  C'est  aussi  une  impression  d'enfance.  —  Lu 
hier  la  Revue  des  Deux-Mondes.  Il  y  avait  une  lettre  de 
madame  G.  Sand.  —  Pleine  de  verve  de  style  à  certains 
endroits,  mais  d'un  républicanisme  de  mauvaise  tête,  à 
la  Rousseau,  et  d'expressions  analogues,  ce  que  j'ai 
en  détestation  et  en  dégoût. 


25.  Mcrcredy. 

Avant-hier  je  n'achevai  pas  le  Mémorandum  du  jour 
interrompu  pour  faire  ma  toilette.  Comme  je  l'ai  écrit 
à  cette  coquette  d'A...  s'habiller,  babiller  et  se  désha- 
biller, voilà  une  partie  des  graves  occupations  d'ici. 
Hier,  c'était  gala.  Je  ne  mangeai  point,  par  respect 
pour  les  femmes  et  pour  les  baleines  de  mon  gilet, 
deux  choses  d'une  égale  importance,-  Le  soir,  je  pris 


74  PREMIER     MEMORANDUM 

ma  revanche  et  dévorai  comme  un  crocodile,  si  bien 
que  je  m'endormis  en  vrai  monstre  repu.  —  Depuis 
que  je  manque  de  cet  excellent  café  de  Corazza, 
spirituel  et  divin  breuvage,  j'éprouve  une  véritable 
torpeur  d'Anglais  après  mes  repas;  c'est  le  pont  qui 
conduit  au  sommeil. 

Aujourd'hui,  éveillé  à  huit  heures.  —  Lu  dans  mon 
lit.  —  Levé.  —  Pas  déjeuné.  —  Descendu  au  salon. 

—  Causé  et  lu  les  journaux.  —  Spleenétique  toute  la 
journée.  —  Dîné  et  défendu  vigoureusement  mon  ami 
G...  qu'on  attaquait  indirectement  avec  la  malveil- 
lance des  esprits  de  province.  J'aurais  dix  mille  lances 
comme  Guillaume  le  Conquérant,  que  je  les  romprais 
pour  lui.  —  Il  n'y  avait  là  que  la  belle-mère  de  mon 
frère  et  ma  belle-sœur. 

Après  dîner,  resté  quelque  temps  dans  le  salon  à 
causer  par  amour  de  la  taquinerie.  —  Bu  du  genièvre. 

—  Monté  chez  moi.  —  J'avais  laissé  des  lettres  s'amon- 
celer sans  y  répondre.  Y  ai  répondu  fort  au  long  sans 
faire  autre  chose  jusqu'à  neuf  heures.  —  Soupe.  — 
Remonté.  —  Travaillé  à  Bruno.  Écrit  deux  pages.  — 
Le  froid  m'a  pris,  mon  feu  n'allant  pas.  Je  crois  que  je 
vais  me  coucher  et  lire  dans  mon  lit.  —  Le  temps  a 
été  froid  et  vibrant  de  longues  et  tristes  rafales  du  vent 
du  Nord.  —  Je  ne  suis  pas  sorti.  J'attends  le  sec  pouf 
me  hasarder  à  promener. 


PREMIER     MEMORANDUM  yf 


24.  Jeudi. 

Eveillé  à  huit  heures.  —  Lu  dans  mon  lit  VOrgatii- 
sation  judiciaire,  de  Bentham,  livre  bien  fait,  le  meil- 
leur ouvrage  de  l'auteur  et  qui  a  résisté  dans  mon 
esprit  à  une  seconde  lecture.  —  Habillé.  —  Continué 
ma  lecture.  —  Les  journaux  ne  sont  pas  venus  aujour- 
d'hui. —  Après  Bentham,  lu  Shakespeare  jusqu'à  l'heure 
de  la  toilette.  —  Avant  dîner,  reçu  une  lettre  de  ... 
une  de  ces  lettres  qui  influent  sur  mon  humeur  le  reste 
de  la  journée  et  qui  consolent  de  l'ennui  de  vivre.  — 
Dîné.  —  Sorti  après  dîner.  —  Le  temps  était  sec. 
Beaucoup  de  vent  et  un  soleil  d'hiver.  Le  froid  m'a 
saisi.  —  Fait  une  visite  à  ces  dames  D...  Elles  m'ont 
donné  d'excellent  café,  et  je  suis  resté  à  causer  chez 
elles  jusqu'à  neuf  heures.  — Rentré.  —  Soupe.  —  Pris  du 
grog  pour  animer  mes  esprits  déjà  fort  excités.  —  Raillé 
ma  belle-sœur.  —  Monté  chez  moi.  Mon  feu  s'était 
éteint  à  m'attendre.  —  Couché.  —  Écrit  une  lettre  dans 
mon  lit  et  ceci  enveloppé  dans  mon  manteau.  Bonsoir! 

Le  25. 

Éveillé  à  huit  heures.  —  Pas  levé,  écrit  et  lu  dans 
mon  lit.  —  Envoxé  un  billet  à  Alfred  B...  pour  le  prier 


76  PREMIER     MEMORANDUM 

de  me  prêter  quelques  livres  dont  j'avais  besoin.  — 
Pauvre  B...!  sa  femme  est  extrêmement  malade,  il  la 
quitte  à  peine.  Est-ce  qu'il  l'aimerait  assez  pour  que 
ce  lui  fût  un  affreux  malheur  de  la  perdre?  Quelle  vie 
changée  que  celle  de  cet  homme!  Il  a  à  peine  trente 
ans  et  le  voilà  éteint,  calme  et  serein,  cultivant  les 
fleurs,  un  peu  la  musique,  chérissant  la  solitude. 
Quelle  série  d'idées,  quelle  réflexion,  quelle  transfor- 
mation intérieure  l'a  conduit  au  point  où  il  est  arrivé? 
Est-ce  la  fatigue?  Je  crois  que  la  fatigue  et  l'ennui 
décident  d'à  peu  près  tout  dans  la  vie  des  hommes,  à 
une  certaine  période  de  leur  existence,  mais  on  va 
bien  loin  encore  quand  on  est  lassé  ! 

Levé.  —  Lu  les  journaux.  —  Il  y  avait  la  seconde 
lettre  sur  l'Espagne,  dont  la  première  avait  été  si  re- 
marquable. Aussi  intéressante  que  la  première.  — 
Reçu  un  billet  d'Alfred  B...  en  réponse  au  mien.  — 
Sorti  dans  le  jardin.  Un  temps  gris  et  couvert,  avec  dis- 
position à  la  gelée,  que  je  préférerais  de  beaucoup 
aux  pluies  continuelles  qu'il  fait  ici.  —  Commencé  une 
Vie  de  Biiffon  par  Condorcet.  —  J'ai  envie  d'étudier  un 
peu  Buffon,  sous  les  rapports  du  style,  quoique  ce 
styliste  ne  m'ait  jamais  plu.  —  Mais  peut-être  ai-je  tort? 
Je  me  romprai  à  cette  lecture.  Il  faut  cesser  d'être 
exclusif,  rude  combat  que  j'ai  à  me  livrer. 

Diné.  —   Un   damné   dincr  maigre  !    Nous  suivons 


PREMIER     MEMORANDUM  77 

rigoureusement  ici  la  règle  catholique. —  Ai  combiné 
du  kirsch-wasser  et  du  curaçao  et  ai  avalé  le  tout  en 
guise  de  digestif,  ce  qui  ne  m'a  pas  empêché  d'avoir 
un  furieux  mal  d'estomac.  —  Une  souffrance  vague, 
la  paresse,  l'ennui,  m'ont  fait  rester  dans  le  salon.  — 
Il  est  venu  du  monde.  —  Je  me  suis  couché,  à  moitié 
assoupi,  à  moitié  triste,  sur  le  canapé.  —  La  nuit  est 
tombée.  —  Des  fragments  de  vie  écoulée  se  présen- 
taient à  mon  esprit.  L'âme  souffrait  plus  que  le  corps. 
—  Après  une  lutte  dont  personne  n'a  pu  se  douter, 
j'ai  demandé  ma  lampe  et  suis  monté  chez  moi.  —  J'ai 
écrit  une  longue  lettre  à  G...  pour  me  soustraire  à 
certaines  idées.  —  Repris  et  achevé  la  Vie  de  Buffon 
par  Condorcet.  —  Pâteusement  écrite,  avec  abus  de 
mots  vagues,  abstraits,  sans  couleur.  Nulle  recherche 
des  influences  de  la  vie  sur  le  talent.  De  la  critique 
générale  sans  profondeur  et  sans  application  intelli- 
gente. —  En  somme,  une  pauvre  chose,  comme  tout 
ce  qu'a  fait  Condorcet,  je  crois.  —  C'était  un  homme 
dont  toute  la  valeur  personnelle  consistait  dans  un 
esprit  de  parti  d'une  énergie,  d'une  persistance  et  d'une 
abnégation  incomparables. 

Je  n'ai  pu  veiller,  je  tombais  de  somincil. 


78  P  R  E  M  I  E  R     M  E  M  O  R  A  N  D  U  M 


26.  Samedy. 

Éveillé  à  huit  heures.  —  Lu  et  écrit  dans  mon  lit 
jusqu'à  onze.  —  Levé.  —  Habillé.  —  Descendu.  — 
Pas  de  lettres.  • —  Lu  les  journaux.  —  Perdu  le  temps  à 
diverses  choses.  —  Dîné.  —  Fumé.  —  Rêvassé  une 
partie  de  l'après-midi.  —  A  quoi?  D'abord  à...  alpha 
et  oméga  de  toutes  mes  pensées.  Mais  qu'elles  meurent 
à  la  place  où  elles  naissent,  et  que  le  monde,  ce  trou- 
peau d'esclaves  sans  cœur,  les  ignore  à  jamais  !  ■ — 
Triste,  —  maussade  comme  le  temps;  —  des  pluies 
éternelles  et  un  vent  de  résonnances  funèbres.  — 
Payé  une  boîte  qu'on  est  venu  m'apporter,  une  solide 
boîte  pour  mes  vagabonderies .  —  Fait  ma  toilette.  — 
Sorti.  — Passé  deux  heures  chez  ces  dames  D...  Causé 
mais  sans  entrain.  —  Achevé  le  soir  chez  M.  D.  M.  — 
Pas  joué.  —  Revenu  las,  et  couché. 


27. 


Aujourd'hui  (comme  c'était  Dimanche),  levé  à  six 
heures  et  demie  pour  la  basse  messe  du  matin.  —  Rêvé 
à  bien  des  choses  pendant  qu'on  la  disait,  toutes  choses 


r  R  E  M  I  E  R     M  E  M  O  R  A  N  D  U  M  79 

du  passé.  —  Revenu.  —  Un  temps  de  pluie  comme  à 
l'ordinaire.  —  Ce  maudit  temps  ne  finira  donc  pas?  — 
Fumé  deux  cigarettes.  —  Causé  une  partie  de  la  ma- 
tinée avec  ma  mère,  et  joué  avec  un  chat,  le  plus 
voluptueux  animal  qui  fut  jamais.  —  Achevé  et  ca- 
cheté une  lettre  commencée.  —  Dîné.  —  Après  dîner, 
R...  est  venu  m'ennuyer  de  ses  insignifiances  pédan- 
tesques.  — Fumé.  — Descendu  le  soir  dans  le  salon. 
—  Il  est  venu  du  monde.  —  Causé  un  peu  (comme  on 
cause  en  province)  sans  renvoi  de  la  balle.  —  Ma  belle- 
sœur  avait  les  yeux  fortement  cernés  ce  soir,  ce  qui 
donnait  beaucoup  d'expression  à  son  regard.  —  Jus- 
qu'ici je  ne  l'avais  pas  vue  aussi  bien  qu'hier.  — 
Resté  d'indolence  jusqu'au  souper  dans  le  salon.  — 
Songé.  —  Ma  santé  est  excellente.  —  Raconté  des 
histoires  de  spectres  et  d'apparitions  après  souper.  — 
Remonté  chez  moi.  —  Fait  causer  sur  beaucoup  de 
gens  du  peuple  connus  dans  mon  enfance  ma  vieille 
Jeanne,  une  espèce  de  bonne  qui  n'a  jamais  quitté  la 
maison  de  ina  mère.  —  L'ai  renvoyée  à  minuit  et  me 
suis  couché. 


8o  PREMIER     MEMORANDUM 


Cout.inces,  Samedi  5  Décembre. 

La  semaine  entière  s'est  passée  en  dîners.  On  appelle 
cela  fêtes  dans  ce  pays.  J'étais  tellement  las  de  ces 
brouhahas  de  chaque  jour  et  la  tête  si  lourde  chaque 
soir,  que  je  n'écrivais  point  et  me  couchais.  D'ailleurs 
quoi  écrire?  Si  cette  vie  durait  que  deviendrait  l'In- 
telligence? Ce  ne  serait  pas  même  une  manière  douce 
et  bonne  de  se  faire  stupide. 

J'ai  joué  l'Alcibiade  tout  ce  temps.  J'ai  bu  plus  que 
ces  Normands  grands  buveurs.  —  Ils  s'étonnaient 
qu'un  efféminé  de  ma  taille,  un  damoiseau  de  Paris, 
résistât  mieux  qu'eux  aux  liqueurs  fortes.  —  Et  cela  a 
été  cependant.  Mais  j'ai  fini,  et  je  vais  revenir  à  mon 
système  de  sobriété  pythagorique,  —  sans  grand  effort, 
comme  je  fais  toutes  choses.  Quand  on  n'a  goût  à 
rien,  on  laisse  aisément  tout. 

Je  suis  arrivé  aujourd'hui  à  Coutances  pour  voir 
mon  frère.  —  Arrivé  à  quatre  heures  de  matin  par  une 
tempête  effroyable.  —  Nous  sommes  sur  la  côte  et 
nous  recevons  le  vent  de  première  main.  —  Levé  tard. 
—  Habillé.  —  Sorti.  —  Allé  chez  Léon.  —  L'ai  trouvé 
bien  portant  et  heureux,  heureux  au  delà  de  toute 
expression,  —  renouvelé  sur  tous  les  points.  L'ai 
quitté   renversé,   confondu,    mais  enchanté    pour  lui 


PREMIER     MEMORANDUM 


que  je  ne  peux  pas  ne  point  aimer,  enchanté  de  le 
voir  dans  des  dispositions  d'âme  et  d'esprit  d'une 
placidité  et  d'une  suavité  si  parfaites,  —  Cela  durera- 
til?  Voilà  la  question  qui  fait  revers.  Je  souhaite  pour 
Léon  qu'il  y  ait  dans  la  religion  et  ses  pratiques  un  élé- 
ment de  fixité  et  de  durée  pour  les  âmes  comme  la 
sienne,  vives  et  agitées.  —  Il  m'a  demandé  un  livre  de 
prières  que  je  lui  achèterai  demain.  Qu'il  prie  par  moi 
et  pour  moi  s'il  ne  prie  pas  avec  moi.  J'aime  les  prières, 
non  que  je  croie  à  leur  efficacité,  mais  parce  que  prier 
pour  quelqu'un,  c'est  penser  h  lui. 

La  ville  est  vieille,  à  petites  rues,  à  maisons  basses, 
le  tout  enveloppé  dans  une  pluie  fine  et  dense  et  re- 
couvert d'un  ciel  sombre  et  gris  m'a  paru  d'une  indi- 
cible tristesse.  —  Et  d'ailleurs  voyager  (et  voyager  seul 
comme  je  fais,  sans  un  être,  pas  même  un  chien,  qui  me 
suive,)  me  rappelle  la  définition  de  madame  de  Staël  qui 
disait  les  voyages  le  plus  triste  plaisir  de  la  vie.  —  N'ai-jc 
pas  laissé  des  morceaux  de  mon  cœur  derrière  moi? 

—  Ai  supprimé  le  déjeuner,  —  pris  seulement  un 
bouillon.  — Allé  voir  ma  tante,  malade  et  ennuyée,  — 
rentré.  —  Lu  jusqu'au  dîner  et  pas  ressorti  de  la  journée. 

—  Pensé  à...  et  à  mes  amis  de  Paris  avec  une  mélan- 
colie inexprimable.  —  Th.. .  recevra  ma  lettre  demain, 

—  une  lettre  folle  et  railleuse  autant  que  je  suis  ner- 
veux et  morose,  ce  soir.  —  Pour  ne  pas  succomber 


PREMIER     MEMORANDUM 


SOUS  le  faix  intérieur,  continué  courageusement  de  lire, 
mais  l'attention  lâche.  —  Dîné.  —  Ai  mangé  une  moitié 
de  poulet  et  du  céleri. —  Après  dîner,  repris  ma  lecture. 
—  L'ai  poursuivie  dans  la  soirée.  —  Puis  ai  écrit  à  ma 
mère  sous  l'impression  de  ce  jour  d'isolement  et  de 
souffrance,  mais  non  une  lettre  intime.  —  Depuis  long- 
temps, je  n'en  écris  plus  les  jours  où  j'aurais  le  plus 
besoin  de  confiance  et  d'abandon.  —  Tracé  ce  mémo- 
randum avec  une  plume  d'auberge,  dans  une  chambre 
d'auberge,  bien  nue,  auprès  d'un  feu  qui  s'éteint.  —  Vais 
cacheter  ma  lettre,  me  coucher,  et  je  lirai  dans  mon  lit. 


Dimanche.  4  Décembre  1836. 

Aujourd'hui  mieux  qu'hier.  —  Les  nerfs  relevés  et 
l'esprit  aussi.  —  Éveillé  à  neuf  heures. —  Lu  Shakespeare 
dans  mon  lit.  —  Levé. —  Le  coiffeur  est  venu. —  Habillé 
(avant  de  m'habiller, j'ai  écrit  une  lettre  à  madame...). 
Prêt  à  midi,  —  avalé  un  bouillon  debout  (mon  déjeuner 
actuelj  et  sorti.  —  Le  temps  est  toujours  gris,  bas  et 
humide,  mais  il  se  contient  assez  (comme  ils  disent  ici), 
et  la  pluie  ne  tombe  qu'avec  le  jour,  vers  le  soir.  — 
Allé  voir  Léon.  —  Causé.  —  Madame  ma  tante  m'a  fait 
dire  qu'elle  était  trop  souffrante  pour  me  recevoir.  — 
Fait  une  visite  à  un  de  mes  camarades  d'enfance  marié 


PREMIER     MEMORANDUM  S} 

et  qui  m'a  présenté  à  sa  femme,  —  blonde  comme  du 
café  au  lait,  pas  jolie,  mais  de  cette  laideur  qui  parle 
aux  passions  infimes  plus  que  la  beauté  même.  —  Rentré, 
—  Ressorti  pour  une  autre  visite  chez  madame  P...  D... 
A  dû  être  jolie,  celle-là,  quoique  je  l'aie  vue  assez 
confusément.  —  Pèche  par  le  front  qui  manque  d'intel- 
ligence, mais  c'est  peut-être  là  le  front  que  doit  avoir 
la  femme.  Je  ne  crois  point,  si  je  me  rappelle  bien  les 
belles  statues  grecques,  qu'elles  aient  le  front  déve- 
loppé. —  Suis  allé  par  le  Boulevard.  —  Pas  mal  comme 
promenade,  mais  sans  grandeur.  —  Revenu  par  la  ville, 
une  laide  et  ignoble  ville,  de  par  saint  Patrice  !  —  Acheté 
du  papier  à  lettres  et  de  la  cire.  —  Ai  traversé  la  cathé- 
drale qu'ils  disent  un  morceau  magnifique;  c'est  pos- 
sible. Je  ne  me  connais  point  en  architecture.  Mon 
impression  brute  a  été  à  l'avantage  de  cette  cathédrale, 
parce  qu'elle  est  vaste  et  que  l'espace  est  ce  qui  me 
touche  le  plus  dans  les  églises  et  dans  tous  les  monu- 
ments. —  Les  vêpres  finissaient,  ce  bel  office  catholique 
qui  évoque  en  moi  par  l'heure  et  par  la  psalmodie  des 
mondes  de  souvenirs. 

.    .   .    Rcnieiiiber  tlicc  ! 
Ay,  poor  ghost,  wliik-  nicniory  holiis  .1  sc.it 
Iii  lliis  liistr.ictcJ  globe,   ix-ilicillbcr  thcc  I 

Rentré  à  l'hôtel.  —  La  pluie  commeni;ait  à  tomber. 


84  P  R  E  M  I  E  R     M  F,  M  O  R  A  N  D  11  M 

une  pluie  dense,  subtile,  incessante,  lente,  raies  de 
petites  perles  fines,  mélancolique  parure  des  jours 
d'hiver.  —  Le  vent  recommence  de  souffler  sa  grande 
plainte,  sa  sonore  lamentation.  —  Fait  du  feu,  et  écrit 
ceci  avant  dîner. 


Au  soir. 

Ai  reçu  avant  dîner  une  visite  de  F.  M.  M'a  prié  à 
dîner  pour  Mercredi.  —  J'irai.  —  Dîné  fort  tard.  ■ — 
toujours  de  l'appétit,  —  beaucoup  plus  qu'à  Paris  ;  cela 
tient,  je  suppose,  à  la  différence  de  l'air.  —  Après  dîner, 
tombé  en  angoisse  d'ennui  et  de  désespoir.  —  Pour- 
quoi? je  ne  le  sais  pas;  pourquoi  cette  fièvre  puisque 
la  vie  est  toujours  la  même?  —  Rêvassé  et  bataillé  contre 
moi.  —  Ecrit  des  lettres,  —  un  courrier  énorme!  — 
Travaillé  fort  avant  dans  la  nuit  et  jusqu'au  matin,  je 
suppose,  car  j'entends  les  coqs  chanter  dans  les  cours. 
H  me  prend  envie  de  dormir. 


Lundi  5. 

Assez  bien  dormi  et  sans  rêves,  du  moins  pénibles. 
—  Éveillé  à  huit  heures  et  demie.  —  Levé.  —  Cacheté 
des  lettres.  —  Lu  Shakespeare  et  le  commencement  du 


i 


PREMIER     MEMORANDUM  8ç 

voyage  de  Quin  jusqu'à  onze  heures.  —  Le  coiffeur  est 
venu.  — Habillé.  —  Sorti.  —  Porté  moi-même  meslettres 
à  la  poste.  —  Acheté  un  livre  de  prières  pour  Léon.  — 
Allé  le  voir  jusqu'à  trois  heures.  —  Lu  ensemble  (c'est 
lui  qui  lisait;  je  ne  me  sens  plus  le  courage  de  lire  ce 
que  j'ai  écrit,)  le  commencement  de  Germaine,  cette 
désolation  des  désolations.  —  Nous  lirons  ainsi  tous 
les  jours  jusqu'à  la  consommation  de  ce  triste  livre.  — 
Revenu  chez  moi.  —  Le  temps  est  à  la  pluie,  mais  à  la 
pluie  furieuse.  G...,  un  de  mes  camarades  d'école 
à  Caen,  est  venu  me  voir.  Il  vit  dans  les  boues  des  envi- 
rons, chez  sa  mère,  une  exigeante  chienne,  je  m'ima- 
gine. —  N'est  pas  trop  malheureux,  m'a-t-il  dit,  et  ses 
joues  roses  m'ont  bien  prouvé  qu'il  ne  mentait  pas  et 
qu'il  ne  connait  point  l'ennui  : 

.   .   .  poco  spcra  e  lUiUa  cliiede  ! 

Vases  d'élection  que  toutes  ces  coquilles  d'huîtres!... 
Et  pourquoi  faire  le  dédaigneux  du  Bonheur  qui  suffit 
à  d'autres?  Les  choses  et  eux  sont  en  harmonie,  ils  sont 
dans  l'ordre;  nous,  nous  n'y  sommes  pas!  N'ai-je  pas 
vu  dernièrement  le  cousin  de  G...  heureux  aussi  de 
promener  tous  les  jours  un  chien  en  laisse?  Celui-ci 
ne  dcpense-t-il  pas  son  activité  dans  des  occupations 
semblables?   Il  tirote  des  perdrix,  craint  les  rhumes. 


86  PREMIER     MEMORANDUM 

met  sa  casquette  à  table,  ne  boit  pas,  n'embrasse  que 
ses  sœurs,  et  pour  le  moment  porte  le  deuil  de 
Charles  X. 

Après  G...  M.  P...  est  venu  me  prier  à  dîner 
pour  demain.  —  Il  faut  bien  que  je  dîne  chez  lui  sous 
peine  d'impolitesse.  J'y  dînerai  donc.  —  D'ailleurs  il 
faut  que\'étud'\e\cifemme  de  ce  sot  probable  qu'\  l'échappe 
belle  s'il  n'est  qu'un  niais.  — Il  a  fait  le  sentimental,  et 
moi  d'emblée,  moi,  «  indifférent  enfant  de  la  terre  »,  j'ai 
bravement  prêché  pour  mon  saint,  le  sans-émotion,  le 
blank  dead.  —  Dîné.  —  Pourquoi,  depuis  que  je  suis  ici, 
suis-je  plus  sombre  après  le  dîner  qu'auparavant  ?  —  In- 
fluence de  la  digestion,  j'imagine.  —  Ecrit  une  immense 
lettre  àGaudin,  dans  laquelle  je  lui  fais  un  long  portrait 
de  ma  belle-sœur,  —  un  long  portrait  dessiné  sans 
mollir  avec  la  plume  de  bronze  de  l'Histoire  et  assez 
de  verve  dans  l'expression.  —  Lui  ai  demandé  s'il  va 
chez  la  comtesse  Abrial,  la  Dudii  de  Lord  Byron,  mais 
à  trente  ans. 

Ma  lettre  écrite,  relevé  mon  feu,  —  tisonné,  —  bu 
un  verre  d'eau  et  de  vin,  maudit  breuvage,  mais  je  ne 
veux  plus  boire  d'excitants.  —  Marché  dans  ma  grande 
chambre  d'auberge.  —  Pensé  à...  Moins  agité  qu'hier 
soir  à  la  même  heure,  mais  pas  tranquille  encore.  Les 
spectres  de  la  vie  sont  les  souvenirs.  —  Écrit  un  peu  du 
Bruno.  —  Nulle  abondance,  nul  entrain.  11  est  vrai  que 


PREMIER     MEMORANDUM  87 

pour  aucune  chose,  je  n'ai  d'ardeur  en  commençant. 
—  Écrit  ceci.  —  Puis  in  bed! 


Mardi  —  6. 

Une  journée  dépensée  en  soins  extérieurs.  J'étais 
encore  couché  que  l'on  est  venu  me  dire  de  la  part  de 
Léon  qu'il  sortirait  avec  moi  à  dix  heures  et  demie. — 
Levé,  coiffé,  —  habillé.  —  A  dix  heures  et  demie  au 
séminaire.  —  Revenu  chez  moi  avec  Léon.  —  Lu  en- 
semble jusqu'à  midi.  Il  m'a  quitté.  —  Porté  une  lettre 
à  la  poste  et  exploré  la  ville,  dont  je  n'ai  pas  été  plus 
content  qu'à  la  première  impression.  — Rentré.  — Fait 
ma  toilette.  —  Passé  jusqu'à  l'heure  du  dîner  à  lire 
avec  Léon,  et  lui  ai  laissé  mon  manuscrit.  —  Allé  dîner. 
—  Décidément  madame  P...  est  encore  un  très  souhai- 
table débris  de  jolie  femme.  — La  couleur  de  ses  yeux 
me  plaît  —  bleu  de  mer  —  et  la  force  de  ses  cheveux 
châtain-clair  derrière  sa  tête.  —  La  bouche  est  ce  qui 
aurait  le  plus  souffert  du  soufflet  du  temps,  quoiqu'elle 
soit  jeune  encore,  mais  malgré  tout  c'est  une  pâle  tur- 
quoise fort  bonne  à  mettre  à  son  doigt.  —  S'intéressant 
de  curiosité  pour  toutes  choses  qui  tombent  dans  sa 
monotone  et  ennuyeuse  vie  et  en  scindent  le  flot  obscur 


PREMIER    MEMORANDUM 


et  lent.  —  En  dehors  de  tout  mouvement  d'idées  ac- 
tuel. —  Elle  n'a  pas  lu  Notre-Dame  de  Paris,  l'opinion  de 
sa.  société  l'en  empêchant. —  Au  bout  de  tous  les  actes 
les  plus  innocents  de  la  vie,  il  y  a  toujours  la  balise  de 
l'opinion  de  sa  société  que  l'on  ne  franchit  pas  en 
province,  fond  de  mœu/s  d'une  hypocrisie  dont  on  est 
puni  par  un  ennui  affreux. — Je  comprends  (quand  on 
a  du  temps  de  reste)  qu'on  vienne  en  province  passer 
un  hiver,  ne  fût-ce  que  pour  couper  avec  de  l'ironie 
ces  barrières  de  fil  si  respectées,  ces  fétus  qu'on  prend 
pour  des  murs  de  granit.  —  Ce  fil,  comme  on  le  don- 
nerait bientôt  à  retordre  aux  maris!  Je  suis  sûr  qu'on 
ferait  une  belle  raffle  de  toutes  ces  pauvres  créatures 
qui  n'ont  que  leurs  enfants  à  aimer.  Il  v  a  de  ces  bai- 
sers que  j'ai  vus  donner  à  des  enfants  qui  étaient  de 
terribles  actes  d'accusation  dressés  contre  les  pères.  Les 
garanties  de  la  vertu  des  femmes  en  province  sont  dans 
le  niveau  général  de  la  société,  —  explication  des  succès 
de  garnison.  — Quand  il  y  a  un  scandale  dans  une  petite 
ville,  qui  le  cause?  Quelque  jeune  homme  revenu  des 
écoles,  qui  tranche  un  peu  sur  le  fond  commun  des 
habitants  de  l'endroit  et  qui  cessera  d'être  redoutable 
quand  il  commencera  de  leur  ressembler. 

Mais  qu'un  homme  habitué  au  séjour  de  Paris  ou 
aux  voyages  (les  voyageurs  ont  une  supériorité  nette 
sur  les  autres  hommes  aux  yeux  des  êtres  sédentaires 


PREMIER     MEMORANDUM  89 

et  nerveux  comme  les  femmes)  habite  six  mois  une 
petite  ville,  qu'il  soit  un  peu  et  même  extrêmement 
singulier  dans  ses  opinions,  mais  très  convenable  dans 
ses  manières  (éclairant  toujours  ses  opinions  par  un 
côté,  jamais  par  deux,  et  les  laissant  insoucieusement 
tomber,  la  province  n'aimant  pas  la  discussion  et  vou- 
lant s'éviter  le  dérangvment  de  comprendre),  dur  jus- 
qu'à la  férocité  dans  ses  jugements  sur  les  choses  et 
encore  plus  sur  les  personnes,  mais  froid  jusqu'au  plus 
complet  dédain  (tuant  avec  la  parole  comme  avec  la 
balle,  sans  se  passionner),  grave  et  intellectuel  (il  faut 
cela  au  xix*^  siècle)  dans  les  habitudes  de  la  matinée 
sur  lesquelles  on  vous  fait  une  réputation,  mais  homme 
du  monde  en  mettant  son  habit,  le  soir,  et  faisant  la 
guerre  au  pédantisme  de  toutes  les  sortes,  — ■  expri- 
mant des  opinions  austères  en  morale  avec  des  paroles 
légères  et  railleuses,  et  des  légèretés  (ne  pas  outrer 
cette  nuance)  avec  un  langage  solennel,  —  de  façon 
qu'on  ne  sache  jamais  où  l'on  en  est  quand  on  écoute, 
—  pas  gai,  et  ne  riant  jamais  que  pour  se  moquer,  le 
rire  étant  alors  une  preuve  évidente  de  supériorité; 
pas  mélancolique  non  plus  :  un  homme  mélancolique 
n'est  aimé  que  A'nne  femme,  —  ne  faisant  jamais  comme 
les  autres,  parce  que  les  autres  manquent  presque 
toujours  de  distinction  et  qu'il  faut  marquer  la  sienne 
non   pour  soi-même,  mais  contre  eux,  —  se  posant 


90  PREMIER    MEMORANDUM 


hardiment  absurde  parce  qu'il  y  a  très  souvent  du 
génie  dans  l'absurdité,  —  poétisant  la  beauté  s'il  est 
laid  et  l'humiliant  s'il  est  beau,  tout  ce  qu'on  possède 
perdant  de  sa  valeur  immédiatement  et  les  thèses 
égoïstes  étant  ridicules  à  soutenir,  —  bien  tourné  et 
ayant  du  regard  (on  se  fait  d'ailleurs  du  regard  comme 
de  la  voix  (à  force  de  chanter)  quand  on  n'en  a  pas), 
et  si  ces  deux  qualités  ne  se  rencontrent  point,  toute- 
fois et  dans  toute  hypothèse,  d'une  élégance  irrépro- 
chable et  d'une  vraie  lutte  de  recherche  avec  les 
femmes.  Nullement  galant  (mot  qui  n'est  pas  encore 
démonétisé  en  province)  et  traitant  les  femmes  avec 
ce  beau  don  de  familiarité  que  Grégoire-le-Grand  pos- 
sédait, —  attaquant  par  la  vanité  habituellement,  et 
par  le  mépris  de  l'amour  avec  les  femmes  passionnées 
ou  tendres,  —  tout  cela  relevé  d'une  magnifique  im- 
pudence et  appuyé  sur  une  grande  bravoure  person- 
nelle, et  si  un  pareil  homme  n'est  pas,  comme  dit 
Bbssuet,  un  ravageur,  ou  plutôt  une  révolution  battant 
monnaie  dans  toutes  les  chambres  à  coucher,  j'accepte 
le  nom  d'nnbécille  et  me  crache  moi-même  à  la  figure 
comme  observateur. 

Resté  la  soirée  chez  Madame  P...  Hlle  regarde  tou- 
jours son  mari  quand  elle  avance  quelque  chose,  non 
par  sentiment,  mais  par  peur.  —  Lui  ne  se  gène  pas  et 
la  bourre.  —  Elle  n'n  pas  l'air  malheureux  cependant, 


PREMIER    MEMORANDUM 


9> 


mais  on  pourrait  la  rendre  très  malheureuse  en  lui 
persuadant  qu'elle  l'est  ou  doit  l'être,  et  alors...  Mais 
pourquoi  ces  pensées? —  Rentré.  Lu  quelques  papiers 
envoyés  par  Léon  et  un  chapitre  de  Vbnitation  qu'il 
m'avait  recommandé  de  lire.  Vlmiîation  est  un  livre 
sans  saveur  pour  moi.  —  J'en  sais  plus  long  sur  l'Amour 
que  l'auteur  du  livre,  à  ce  qu'il  me  semble.  —  Rê- 
vassé. —  Pas  en  train  de  travailler.  —  Écrit  ceci  et 
couché. 


Mercredi  7.  Au  soir. 

Levé  à  neuf  heures.  —  Un  temps  meilleur  que  les 
précédents.  —  Ecrit  deux  lettres  et  lu  Shakespeare 
jusqu'à  l'arrivée  du  coiffeur  (onze  heures).  ■ —  CoifFé. 
—  Habillé  et  allé  au  Séminaire.  —  Resté  jusqu'à  trois 
heures  avec  Léon,  qui  (Dieu  merci)  avance  dans  sa 
lecture.  11  est  profondément  entré  dans  le  second 
volume  de  Gennaine.  Revenu,  et  lu  une  heure  les  Con- 
sidérations sur  le  dogme  générateur  de  la  piété  catholique 
par  l'abbé  Gerbet,  —  défense  ingénieuse  et  logique, 
mais  dont  il  faudrait  contester  les  points  de  départ, 
donnés  beaucoup  plus  par  l'Histoire  que  par  la  raison. 
Or,  c'est  par  de  la  raison  et  du  raisonnement  que  l'au- 
teur voudrait  enlever  les  résistances,  et  une  fois  acculé 


92  PREMIER     MEMORANDUM 

à  l'Histoire,  il  combat  de  là,  mais  n'a  plus  de  retran- 
chements. —  Sorti.  —  Dîné  chez  F.  M.  —  un  diner 
d'hommes.  —  Quels  hommes,  bon  Dieu!  —  Me  suis 
ennuyé  à  avaler  ma  langue,  et,  fidèle  à  mon  système  de 
sobriété,  n'ai  pas  bu.  —  J'ai  été  fort  content  de  moi, 
car  j'ai  aussi  peu  parlé  que  possible  et  par  mono- 
syllabes. —  Les  convives  étaient  des  avocats  et  des 
notaires  qui  ont  dégoisé  adjudication  tout  le  soir.  Du 
reste  pas  une  idée,  pas  un  mot,  pas  une  accentuation, 
qui  sortît  du  bourbier  du  commun.  Fatigué  d'observer 
cela,  j'ai  clos  les  yeux  à  demi  (ce  qui  est  le  comble  de 
la  distraction  pour  moi)  et  j'ai  pensé  à  autre  chose. 
—  Il  y  avait  là  pourtant  le  phénix  du  troupeau  d'oisons 
de  l'endroit,  l'avocat  D.  D.  —  Physionomie  spirituelle 
et  souffrante  physiquement,  —  mais  un  ton  détestable, 
et  n'a  rien  dit  que  Ton  put  remarquer.  Je  ne  pense  pas 
que  ce  soit  une  tête  bien  forte,  en  le  mesurant  par  ses 
opinions  politiques.  On  m'a  assuré  qu'il  était  répu- 
blicain. Que  si  c'est  un  talent  de  phrase,  luords,  vjords, 
vjords,  nous  n'en  avons  pas  eu  aujourd'hui  la  moindre 
révélation.  Il  m'a  adressé  la  parole  une  ou  deux  fois, 
mais  j'avais  résolu  de  fermer  cette  main  trop  souvent  ou- 
verte et  de  ne  pas  jeter  la  précieuse  semence  delà  pensée 
aux  cailloux  du  chemin.  — •  Ai  conservé  sang-froid  et 
empire  sur  moi-même,  si  bien  qu'ils  ne  peuvent  pas 
dire  qui  je  suis,  si  ce  n'est  une  taille  de  spectre  vctu 


PREMIER    MEMORANDUM  93 


de  noir  et  une  figure  très  dédaigneuse,  comme  le  mari 
de  Marie  Stuart  dans  Walter  Scott  dont  le  portrait 
sévère  et  gracieux  poursuit  très  souvent  mon  souvenir. 
Joué  toute  la  soirée.  —  Ai  perdu,  mais  peu.  —  Le  jeu 
est  une  bonne  chose  dans  le  monde  de  province.  C'est 
un  rempart.  Il  est  moins  intéressant  pour  soi  que  pré- 
servant des  autres.  —  La  femme  de  F.  M.  a  presque  de 
l'habitude,  —  elle  ne  s'étale  pas  trop  mal  dans  un  fau- 
teuil. Du  reste  n'a  que  des  côtés  physiques  sans  beauté 
mais  non  sans  puissance.  —  Sa  sœur  est  tellement  mal 
de  toutes  façons,  que  je  n'en  parle  pas.  —  Rentré.  — 
Repris  ma  lecture  de  tantôt  et  vais  la  continuer  dans 
mon  lit. 


En  répondant  aux  rationalistes,  M.  Gerbet,  (dans  son 
livre  du  principe  générateur)  toujours  dans  l'Histoire 
au  lieu  d'être  dans  la  philosophie,  se  révolte  contre 
l'assertion  de  M.  Damiron  que  :  la  première  loi  de  la 
société  (à  l'origine  des  choses)  étant  d'avoir  immédiate- 
ment des  principes  positifs  d'action,  il  était  de  la  sagesse 
divine  de  les  lui  donner  en  la  constituant,  de  les  lui  donner 
par  grâce  prompte  et  spéciale.  C'est  pourquoi  le  rôle  de 
Révélateur  a  dû  succéder  pour  Dieu  à  celui  de  Créateur, 
non  qu'à  cet  effet  il  ait  pris  visage  et  corps,  etc.,  etc. 


94  PREMIER     MEMORANDUM 

M.  Gerbet  oppose  à  cela  l'Histoire,  les  traditions, 
l'expérience.  L'expérience  nous  apprend  que  dans  la  généra- 
lité des  hommes  (d'abord  pourquoi  ce  mot  :  généralité?) 
l'intelligence  naît  à  l'aide  du  langage  qui  leur  est  communi- 
qué, etc.,  etc.  (tout  ce  qui  dérive  de  cette  idée),  et  que 
l'hypothèse  en  question,  inconciliable  avec  les  lois 
expérimentales  de  l'esprit  humain,  implique  un  miracle 
absurde  opéré  sans  l'intervention  d'une  cause  miraculeuse. 

D'abord,  la  cause,  c'est  Dieu,  que  les  rationalistes 
affirment  au  lieu  de  le  nier.  Et  quant  à  l'absurdité  du 
miracle,  je  vais  tâcher  de  répondre  à  M,  Gerbet  pour 
ma  part  de  rationalisme. 

Est-il  plus  absurde  de  poser  le  miracle  de  l'inter- 
vention de  Dieu  dans  la  conscience  des  hommes,  à 
l'origine,  quand  ils  avaient  besoin  de  cette  intervention 
pour  exister  socialement,  que  de  poser  le  drame  de 
la  Genèse?  Dieu,  dans  le  premier  comme  dans  le 
second  cas,  n'a-t-il  pas  parlé  une  fois  pour  toutes?  Ne 
s'est-il  pas  fait  Éducateur  dans  l'une  et  dans  l'autre 
hypothèse,  non  sous  même  forme,  mais  d'une  certaine 
manière  qu'il  n'a  plus  employée  depuis?  Quelle  dif- 
férence y  a-t-il  entre  ces  deux  miracles  :  je  les  vois 
tous  deux  nécessaires;  où  donc  est  l'absurde  ?  L'expli- 
cation d'une  origine  comme  celle  de  l'homme,  c'est-à^ 
dire  d'un  fort  grand  mystère,  est  hasardée  dans  le 
système  des  rationalistes  comme  des  catholiques,  mais 


PREMIER     MEMORANDUM  95" 

au  même  titre,  et  non  de  manière  à  ce  que  l'un  des 
systèmes  injurie  l'autre;  car  tous  deux  partent  de  pro- 
babilités et  d'hypothèses  (du  moins  dans  ce  cas-ci),  et 
ils  brusquent  l'explication  d'un  fait  obscurément  connu. 

Dira-t-on  que  le  langage  a  fait  depuis  l'intelligence, 
et  demandera-t-on  pourquoi  Dieu  a  agi  d'abord  d'une 
manière  et  à  présent  d'une  autre,  puisqu'il  est  certain 
que  l'homme  est  le  produit  (intellectuellement)  du  lan- 
gage et  de  l'éducation? 

Mais  c'est  que  justement  le  miracle  était  nécessaire  et 
que  depuis  l'homme  n'a  plus  eu  besoin  d'éducateur 
divin  puisqu'il  avait  son  père  et  sa  mère.  Dans  l'hypo- 
thèse rationaliste  comme  dans  l'hypothèse  théologique, 
Dieu  agissant  immédiatement  s'est  retiré  de  la  scène 
et  n'a  plus  agi  sur  l'homme  que  par  l'intermédiaire  de 
l'homme.  Pourquoi  ?  Parce  que  la  nature  des  choses 
et  ses  conséquences,  la  logique  de  Dieu,  le  voulaient 
ainsi.  Dieu  avait-il  besoin  d'agir  puisque  l'homme  pou- 
vait le  remplacer,  et  la  première  société  n'était-elle 
pas  en  germe  toutes  les  générations  de  sociétés,  sou- 
mises aux  lois  qui  avaient  régi  la  première?  Dieu  n'a 
créé  immédiatement  non  plus  qu'une  fois.  Opposera- 
t-on  à  cette  création  directe,  immédiate,  le  mode  de 
création  médiate,  la  génération  de  l'homme  par 
l'homme,  et  l'intelligence  comme  la  vie  n'cst-elle  pas 
le   flambeau  que   les  hommes  se  passent   de  maii\  en 


(p6  PREMIER    MEMORANDUM 

main,  selon  l'image  antique,  flambeau  que  Dieu  seul 
alluma  et  que,  non  par  rapport  aux  individus  (car  on 
peut  se  tuer  et  on  se  démoralise)  mais  par  rapport  au 
monde,  Dieu  seul  peut  souffler  ! 

Jeudi,  8  Décembre. 

Eveillé  à  huit  heures  et  demie.  —  Une  journée 
d'averses  épouvantables,  un  vrai  déluge.  —  Levé.  — 
Bien  portant.  —  Écrit  une  lettre.  —  Fini  le  livre  de 
Gerbet.  —  Ecrit  la  note  ci-dessus.  —  Le  coiffeur  est 
venu.  —  Habillé.  —  Sorti.  —  Vu  Léon.  —  Restés  en- 
semble jusqu'à  trois  heures.  —  Allé  chez  ma  tante.  — 
Point  reçu.  —  Revenu  ici.  —  Lu  avant  et  après  dîner 
un  in-S**  de  425"  pages.  —  (Oublié  de  noter  que  je  suis 
allé  chez  un  libraire  demander  des  livres).  J'ai  nommé 
cinq  ou  six  ouvrages  qu'on  ne  connaissait  pas.  —  Impa- 
tienté, j'ai  demandé  ce  qu'on  avait  de  plus  nouveau.  On 
m'a  offert  Simon,  ce  qui  montre  où  en  est  la  lecture  ici. 

Moins  triste  que  les  jours  précédents  après  le  diner. 
A...  m'a  écrit  ce  matin,  mais  ce  ne  peut  être  l'influence 
de  sa  lettre  qui  ait  agi  sur  mon  humeur  de  ce  soir.  — 
Je  sentais  bien  que  si  je  m'étais  abandonné  à  certaines 
idées  toujours  promptes  à  reparaître,  j'allais  retomber! 
mais  j'ai  évité  la  perfide  charmeresse  en  m'occupant.  — 
Ecrit  une  longue  lettre  à  madame  K...  à  qui  je  l'avais 


PREMIER    MEMORANDUM  97 

promis.  —  Mon  flambeau  s'éteint  et  me  force  à  finir 
la  soirée,  qui  du  reste  est  fort  avancée,  que  je  crois. 


\'cndredy.  —  9. 

Eveillé  à  huit  heures.  —  Reçu  une  lettre  de  ...  sur 
laquelle  je  ne  comptais  pas.  —  Levé  et  le  cœur  léger 
à  cause,  sans  doute,  de  cette  lettre.  —  Lu  Shakespeare 
une  heure,  puis  repris  Quin.  —  Le  coiffeur  est  venu. 
—  Habillé.  —  Sorti. 

Allé  au  Séminaire.  —  Léon  a  lu  Germaine  jusqu'à 
cinq  heures.  Il  pourra  finir  l'ouvrage  demain.  —  iM'a 
donné  comme  souvenir  le  petit  livre  de  Louis  de 
Blois.  —  En  le  quittant,  allé  chez  le  libraire  chercher  les 
Mémoires  du  Prince  de  Canino.  Dîné,  et  pendant  et  depuis 
le  dîner  les  ai  lus;  —  un  in-8*'  de  428  pages.  —  Lucien 
m'a  l'air  d'un  honnête  homme  et  d'un  niais  à  phrases, 
républicain  incorrigible,  ayant,  comme  tous  les  publi- 
cistes  sans  valeur,  l'enfantillage  d'une  forme  gouverne- 
mentale. Il  prend  la  politique  dans  la  métaphysique  au 
lieu  de  la  prendre  dans  l'Histoire,  par  conséquent 
admire  Sieycs  avec  superstition,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  d'être  à  genoux  devant  les  grosses  bottes  de  son 
frère  Napoléon. 

6 


98  PREMIER     MEMORANDUM 

Ces  Mémoires  ne  valent  que  par  l'époque  qu'ils 
retracent  et  à  cause  de  la  haute  position  de  l'auteur. 
En  eux-mêmes,  ils  n'offrent  aucun  intérêt.  —  Par  Maho- 
met, j'en  ai  la  tête  lasse  et  je  me  couche  ! 

My  spirits  grew  dull,  anJ  foin  I  would  bcguilc 
The  tedioiis  day  with  sleep . . . 


Saniedy,  10. 

Levé,  —  rasé,  —  coiffé  et  habillé  pour  dix  heures. 

—  Allé  au  Séminaire.  — ■  Achevé  Germaine  avec  Léon. 

—  Allé  chez  ma  tante;  —  pas  reçu.  —  Retourné  faire 
mes  adieux  à  Léon.  —  Il  entre  en  retraite,  comme  ils 
disent,  et  aujourd'hui  passé  je  ne  le  verrai  plus.  — 
Atteint  l'heure  du  dîner  en  lisant  Notre-Dame-de-Paris 
(la  dernière  édition).  Je  n'aime  pas  cet  ouvrage,  quoi- 
qu'il soit  la  preuve  d'un  grand  talent,  talent  d'artiste 
et  d'artiste  plastique,  procédant  par  masses  et  par 
détails  crus,  sans  réflexion,  sans  finesse,  sans  philoso- 
phie. Des  sauvages  comprendraient  cela  comme  un 
tableau  de  Salvator  Rosa.  L'un  et  l'autre  sont  de 
l'action. 

Une  idée  m'est  venue  en  lisant  ce  livre.  Madame  Dorval 


PREMIER     MEMORANDUM  99 

a  dû  le  lire  souvent.  Elle  peint  avec  l'action  de  sa  pan- 
tomime ce  que  Hugo  peint  avec  Yaction  de  son  style 
et  de  la  même  manière.  Les  rapports  d'imagination  sont 
frappants. 

Dîné.  —  Après  dîner,  habillé.  —  Mis  deux  cartes 
chez  F.  M.  —  Passé  le  soir  chez  madame  P...  Son 
mari  n'y  était  pas,  par  conséquent  a  eu  un  peu  plus  de 
naturel  que  s'il  y  avait  été.  —  Rentré.  —  Écrit  une 
lettre.  —  Lu  du  Quin  et  écrit  ceci  en  proie  à  mille 
distractions...  je  pense  à  ... 


Dimaiiclic 


Lundi,  12. 

Rien  noté  hier.  Je  prolongeai  ma  lecture  très  avant 
dans  la  nuit  et  j'étais  tellement  dominé  par  les  idées 
que  cette  lecture  avait  remuées  en  moi  que  je  me  cou- 
chai sans  jeter  ici  (plage  aride)  une  écume  des  rêves 
qui  se  brisaient  en  mon  sein  comme  mille  vagues. 

Aujourd'hui  levé  de  bonne  heure.  —  Lu  jusqu'à  l'ar- 


lOO  PREMIER     MEMORANDUM 

rivée  du  coiffeur.  —  Coiff'ë.  —  Habillé.  —  Lu  encore 
jusqu'à  deux  heures,  heure  du  dîner  chez  madame  P. .. 
où  j'étais  invité.  —  Y  suis  allé.  —  Quand  je  suis 
arrivé,  j'ai  trouvé  la  maison  sens  dessus  dessous.  Le  feu 
venait  d'éclater  à  l'intérieur;  —  fort  heureusement  on 
s'en  est  rendu  maître  en  jetant  bas  un  lambris. 
Madame  P...  était  dans  un  état  d'épouvante  et  de  ren- 
versement, les  nattes  de  ses  cheveux  défaites,  les  yeux 
égarés,  le  teint  taché  d'ardentes  rougeurs  sur  un  fond 
livide,  avec  des  torsions  de  bras  et  des  cris  perçants. 
—  L'ai  étudiée  ainsi.  C'était  de  l'effroi  sans  grandeur. 
—  Dîné  fort  tard  à  cause  de  cet  événement.  —  Il 
est  venu  du  monde.  —  Causé  et  raillé.  —  Puis  retombé 
dans  des  silences  inexplicables.  —  Ah!  qui  peut  ré- 
pondre à  tous  les  pourquoi  ?  —  Rentré.  —  Écrit  un  billet 
d'adieu  à  ...  — On  m'a  envoyé  mes  lettres  et  mes  jour- 
naux de  Saint-Sauveur.  —  La  comtesse  de  Saint-F... 
est  morte;  deux  fiers  yeux  de  moins.  Je  m'imaginais 
que  Léonore  Galigaï  devait  ressembler  à  cette  femme- 
là.  —  Je  pars  demain  et  quitte  cette  infecte  et  stupide 
ville  qui  engendre  mépris  et  ennui.  — J'ai  une  immense 
lecture  à  faire  (l'Histoire  de  Sainte  Élysabeth  de  Hongrie 
par  Montalcmbert)  et  je  clos  ici  mon  journal. 


PREMIER     MEMORANDUM 


Saint- Sauveur-Ie-Vicomie.   15   Décembre. 

Me  voici  revenu  à  Saint-Sauveur.  —  N'ai  rien  écrit 
ces  deux  jours,  la  vie  n'ayant  pas  encore  reprisson  cours 
régulier.  Aujourd'hui,  jeté  le  temps  aux  quatre  vents  du 
ciel!  —  Levé.  —  Reçu  des  lettres.  —  Lu  le  journal,  — 

puis  la  Revue  des  Deux  Mondes  du   1".  —  Habillé.  

Dîné.  —  Joué.  —  Perdu.  —  11  est  venu  du  monde. 
—  Sorti.  —  Fait  une  visite  à  M.  R...  un  brave  cœur. — 
Promené  avec  lui  jusqu'à  la  montagne  de  Rauville.  — 
Le  temps  était  froid  et  sec,  mais  beau,  —  le  ciel  bleu 
sombre  et  uni  à  l'Orient,  jaune  pâle  et  semé  de  nuages 
noirs  au  centre  et  rouge  vers  les  bords,  à  l'Occident. 
La  lune  enveloppée  de  vapeurs  se  purifiait  en  montant 
dans  le  ciel.  La  campagne  était  pleine  de  bruits  sono- 
res. Un  peu  de  brume  aux  horizons,  les  rivières  tor- 
rentueuses. —  Tout  en  causant  avec  M.  R...  j'ai 
pensé  à  Guérin;  il  aurait  admiré  cette  nature  et 
m'en  aurait  fait  jouir  davantage.  —  Rentré.  —  Du 
monde  dans  le  salon.  —  Défendu  madame  de  P... 
qu'on  attaquait  injustement.  —  Lait  une  visite  à  ces 
dames  D...  —  Rentré.  —  Soupe.  —  Lourd.  —  Couché. 

6. 


PREMIER     MEMORANDUM 


i6  Décembre. 

Eveillé  à  huit  heures  et  levé  à  la  demie.  —  Lavé.  — 
Peigné.  —  Habillé.  —  Reçu  une  longue  lettre  de  G... 
spirituelle  et  cvnique.  —  Reçu  une  visite.  —  Monté 
chez  moi.  Remué  quelques  papiers  et  resté  à  rêver 
jusqu'à  l'heure  du  diner.  —  Dîné.  —  Pris  du  café.  — 
Déballé  des  livres.  —  Travaillé.  —  Ecrit  à  B...  pour  le 
prier  de  m'envoyer  quelques  volumes.  Il  n'a  pas  pu, 
n'ayant  pas  ses  livres  chez  lui  (mais  chez  son  beau- 
frère)  et  sa  femme  étant  malade  et  ne  supportant 
pas  qu'il  la  quitte,  aimable  exigence  !  Lui  obéit 
comme  un  mari  modèle,  digne  d'être  conduit  en  laisse 
comme  un  lévrier  bien  appris.  —  Écrit  une  longue  lettre 
à  Apollina  et  fait  mille  choses.  —  Ne  suis  pas  sorti.  — 
Le  temps  a  été  plu\ieux  toute  la  journée,  excepté  ce 
soir.  —  Le  soir  s'est  écoulé  avec  assez  de  calme  in- 
térieur. —  Lu  à  bâtons  rompus  jusqu'au  souper.  — 
Soupe.  —  Causé.  —  Commencé  une  lettre  à  Th...  que 
j'ai  jetée  au  feu  à  moitié.  —  Lu  du  Buffon  jusqu'à  cette 
heure  qui  est  celle  qui  suit  minuit.  —  Vais  me  cou- 
cher et  lire  encore. 


PREMIER     MEMORANDUM  I03 


17  Décembre. 

Aujourd'hui,  cveillc  à  huit  heures  et  lu  dans  mon  lit 
jusqu'à  onze  les  Mémoires  de  mademoiselle  Quinault 
aînée,  ouvrage  spirituel  et  amusant.  —  Levé.  —  Les  jour- 
naux sont  venus.  —  Recommencé  de  lire  jusqu'au  dîner. 
—  Dîné,  —  un  fâcheux  dîner  maigre!  —  Joué  quelques 
parties  d'écarté  et  perdu.  Depuis  plusieurs  jours  je 
suis  en  veine  de  malheur.  —  Monté  chez  moi.  — Tra- 
vaillé, écrit,  rêvassé.  —  Pensé  à  l'avenir  et  au  to  be  qui 
commence  à  poindre  dans  tous  mes  horizons.  —  Je 
vieillis,  car  les  passions  intellectuelles  (épithète  qui 
n'est  que  d'une  vérité  relative)  s'emparent  de  moi.  — 
Lu  du  Machiavel  tout  le  soir.  —  Soupe.  —  Dit  mille 
folies;  mais  si  l'on  avait  pu  voir  le  fond  de  ce  rire  in- 
sensé !  —  Remonté  et  mis  au  lit  incontinent.  Demain  est 
Dimanche,  et  contre  mes  habitudes  tardives,  je  vais  à 
la  messe  de  six  heures,  avant  le  jour. 


18  Décembre.  —  Dimaiiclie. 

Levé  à  six  heures.  —  Allé  à  la  messe.  —  Revenu.  — 
Lu  les  Mémoires  de  mademoiselle  Quinault  tout  le  matin 


104  PREMIER     MEMORANDUM 

jusqu'au  dîner.  —  Dîné.  —  R.  est  venu.  Ne  l'ai  pas 
même  écouté  me  bourdonner  ses  riens  aux  oreilles.  — 
Monté  chez  moi.  —  Rêvassé  au  jour  tombant  et  au 
coin  de  mon  feu,  ennuyé  et  triste.  —  Lu  deux  heures. 

—  Redescendu.  —  Perdu  le  temps  à  diverses  choses. 

—  Pas  veillé. 


19.  —  Lundi. 

J'ai  passé  la  nuit  dans  des  rêves  affreux,  —  j'ai  été 
rassasié  d'horreurs.  —  Au  réveil  l'imagination  a  peine  à 
se  dessouiller  des  impressions  de  la  nuit,  et  il  reste 
je  ne  sais  quelle  trace  dans  l'esprit  que  la  réflexion,  le 
sang-froid,  la  volonté  et  les  splendeurs  du  jour  ne 
peuvent  faire  entièrement  disparaître.  —  Éveillé  à  huit 
heures.  —  Pas  levé.  —  Écrit  mon  courrier  dans  mon  lit. 
—  Lu  les  journaux.  —  Levé  vers  midy.  —  Fait  ma  toi- 
lette. —  Dîné  en  ville  chez  madame  D...  —  Après  le 
dîner,  fait  trois  visites.  — Trouvé  tout  mon  monde.  — 
Passé  la  soirée  chez  m,on  amphitryon  femelle.  — 
Soupe.  —  Causé  longtemps  après  souper.  —  (J'ai  reçu 
une  lettre  de  ...)  Pensé  profondément  à  cette  lettre 
qui  pourrait  bien  bouleverser  mes  projets.  —  Couché 
vers  minuit  et  écrit  ce  Mémorandum,  aussi  insignifiant 


PRFMIER     MEMORANDUM  lO^" 


que  ce  qu'il  rappelle.  Quel  tissu  de  platitudes  que  la 


Interrompu  par  mon  voyage  ;'i  Caen. 

J'ai  quitté  Saint-Sauveur  pour  tout  à  fait  et  je  suis 
revenu  à  Caen.  Mais  ce  Journal,  fragment  heurte,  était 
pendant  depuis  plusieurs  jours.  Ils  ont  été  passés,  comme 
les  autres,  dans  les  soins  misérables  du  monde,  les  con- 
versations sans  signifiances,  les  visites,  le  jeu,  les  dî- 
ners :  vie  fatigante  dont  je  suis  las,  parce  que  rien  ne 
dédommage  dans  les  habitudes  extérieures  en  pro- 
vince, de  la  grande  tenue  et  du  convemihle.  N'importe! 
ces  jours  ont  été  vécus. 

L'un  d'eux  (c'était  Mardi),  on  amena  (les  parents, 
accompagnateurs  ordinaires  en  ces  sortes  d'occasions) 
un  jeune  couple  de  mariés  chez  ma  mère.  C'était  une 
caricature  fort  solennelle  que  ces  deux  noces  en  pré- 
sence, toute  cette  bande  d'heureu.x.  —  M.  P.  de  V.  et 
Mademoiselle  L. ..  (une  mienne  cousine,  je  crois,)  se  sont 
accouplés  légalement  et  religieusement  le  même  jour 
que  mon  frère  et  ma  belle-soeur.  —  Madame  de  V.  n'est 
pas  jolie,  mais  elle  ,i  le  nez  busqué  avec  beaucoup  de 


lo6  PREMIER     MEMORANDUM 


noblesse  et  d'une  grande  délicatesse  de  profil,  les 
yeux  pleins  de  conversation,  et  une  belle  fraîcheur  de 
blonde.  Avec  cela,  dix-huit  ans,  la  beauté  du  diable 
et  souvent  une  diable  de  beauté  !  La  gorge  pas 
mal,  mais  le  reste  en  queue  de  poisson,  et  une  voix 
brisée  comme  si  elle  avait  souffert  de  la  vie.  —  Ne 
manque  pas  d'esprit,  mais  a  mauvais  ton  et  une  naïveté 
d'aplomb  que  j'ai  eu  une  peine  infinie  à  lui  faire 
perdre.  —  Elle  a  furieusement  coquette  avec  moi,  et 
si  j'étais  fat...  j'écrirais  ici  quelque  chose.  Son  mari  est 
un  niais  silencieux,  blond  fade,  et  raide  de  cravate.  Il 
est  devenu  tellement  maussade  en  voyant  mon  manège 
avec  sa  péronnelle  de  moitié,  qu'on  l'a  remarqué  et  que 
je  suis  sorti  avec  lui  dans  le  jardin  afin  que  s'il  me 
cherchait  querelle,  il  le  fît  là  tout  à  son  aise.  Ne  m'a 
rien  dit,  à  mon  grand  désappointement.  —  N'a  montré 
sa  ridicule  jalousie  que  par  le  ton  avec  lequel  il  m'a 
donné  un  démenti  à  propos  de  madame  Malibran. 
Comme  j'étais  sûr  du  fait  que  j'avançais  et  que  d'ailleurs 
en  discussion,  quand  j'ai  la  parole,  on  ne  me  désar- 
çonne pas  plus  qu'un  centaure,  j'ai  fait  ployer  ce  dépit 
en  révolte.  —  Assez  intéressé  ce  soir-là. 


Aujourd'hui  2f  (et  fête  de  Nocl).  —  Le  temps  a  froidi 
subitement,  -     du  vent,  —  de  la  gelée,  et  une  neige 


PREMIER     MEMORANDUM  1 07 

furieuse.  — Je  ne  suis  pas  encore  sorti.  — Ai  passé  ma 
journée  au  coin  du  feu  en  partie  avec  Aimée,  en  partie 
seul.  —  Mal  portant,  les  nerfs  renversés,  —  contrarié 
d'ailleurs,  sombre,  amer,  et  dans  une  lutte  intérieure 
.  perpétuelle.  Moralement  et  quant  à  l'apaisement  de  soi- 
même,  la  journée  n'a  pas  été  perdue.  Mais  aussi  que 
j'ai  souffert!  —  J'attendais...  qui  n'est  pas  venue:  et 
comme  Elle  seule  a  le  plus  turbulent  empire  sur  ma  vie, 
il  a  fallu  que  le  lion  mordît  le  serpent.  —  Ai  remué  un 
monde  de  souvenirs.  —  Pensé  à  mes  amis  de  Paris,  à 
Guérin  surtout  dont  j'ai  relu  la  dernière  lettre,  - —  et 
lui  aussi  a  dû  être  bien  triste  aujourd'hui  par  ce  temps 
désolé  d'hiver,  et  une  causerie  ensemble  nous  aurait 
fait  quelque  bien  à  tous  les  deux.  —  Ecrit  une  lettre  à 
ma  mère  et  ceci  avant  le  diner. 

.\ii  soir. 

Dîné,  —  point  d'appétit,  —  et  quoique  j'aie  extrême- 
ment peu  mangé,  souffert  affreusement  de  rcstomac. 
Causé  sans  suite  avec  A...  De  la  musique  m'aurait  été 
nécessaire,  j'en  manquais.  —  Non!  je  n'aurais  point 
autant  souffert  à  Paris.  C'est  vraiment  la  patrie  des 
êtres  dont  la  destinée  de  cœur  est  perdue.  —  Ecrit  une 
lettre  à  Léon.  —  Noté  des  lectures  pour  demain.  Il  faut 
que  je  reprenne  des  habitudes  régulières  de  pensée,  ou 


Io8  PREMIER     MEMORANDUM 

je  me  tue  avec  la  mienne.  —  Recausé  encore  avec  A..., 
puis  achevé  ce  Mémorandum  et  mis  au  lit,  n'en  pou- 
vant plus  de  la  journée.  Ah!  si  je  pouvais  dormir  sans 
rêves  ! 


26.  —  Décembre. 

Eveillé  à  neuf  heures.  —  Mon  sommeil  est  ici  beau- 
coup plus  lourd  qu'à  Paris.  —  Pas  levé.  —  Le  temps 
est  encore  plus  froid  qu'hier  et  la  terre  est  couverte  de 
neige.  —  Lu  Machiavel  jusqu'à  trois  heures  (ses  Histoires 
florentines.)  Ai  parcouru  un  fatras  de  livres  que  le 
libraire  m'a  envoyés.  —  Levé  à  quatre  heures  et  demie, 
à  la  nuit.  —  Habillé,  lavé,  mais  resté  en  négligé  et  en 
pantoufles.  —  Je  ne  veux  point  sortir,  et  d'ailleurs  il 
fait  un  froid  qui  me  coupe  en  deux  et  auquel  je  ne 
m'exposerai  qu'à  la  dernière  extrémité.  —  Dîné  avec 
assez  d'appétit.  —  Je  ne  fais  plus  qu'un  repas  par  jour 
et  ne  bois  aucun  excitant.  —  Après  dincr,  lu  un  volume 
de  Washington  Irving  que  j'ai  demandé  parce  que  j'en 
avais  vu  l'éloge  dans  les  Mémoires  de  Lord  Byron.  L'ou- 
vrage que  je  lis  est  intitulé  les  Contes  de  l'Alhambra, 
écrits  avec  beaucoup  plus  d'esprit  et  de  grâce  que  je 
n'en  supposais  à  un  Américain.  —  Interrompu  ma  lecture 
pour  aller  me  coucher  une  heure.  Singulière  vie  que 


PREMIER     MEMORANDUM  1 09 

je  mène  ici  !  N'ai  pas  dormi,  et  me  suis  dévoré  le  cœur 
pendant  cette  heure  funeste.  —  Relevé.  —  Repris  ma 
lecture  et  l'ai  poursuivie  jusqu'à  minuit  et  demi,  — 
puis  couché. 

Je  trouve  dans  les  Contes  de  l'Alhambra  :  a  Qu'est-ce 
que  l'amour  d'un  homme  errant?  Un  ruisseau  vaga- 
bond qui  caresse  toutes  les  fleurs  de  ses  rivages,  passe 
—  et  les  laisse  baignées  de  pleurs.  »  N'est-ce  pas  joli? 


27  Dcct'iiibrc.  —  Au  soir. 

Une  nuit  plus  calme.  —  Éveillé  à  huit  heures,  — 
bien  portant.  —  Lu  dans  mon  lit  jusqu'à  midi.  Fini 
Washington  Irving  et  les  autres  livres  que  le  libraire 
m'a  envoyés  hier.  —  Levé.  —  Un  temps  dur,  —  et  la 
terre  neigeuse  répandant  une  lumière  maie  et  //  lenvers 
sous  les  assombrissements  du  ciel  gris.  —  Je  voudrais 
bien  savoir  quelles  sont  les  maladies  morales  des  Lapons? 
—  Lu  au  coin  du  feu  jusqu'à  l'arrivée  du  coiffeur,  — 
rasé,  —  coiffé.  —  Rei;u  une  lettre  de  G  ...  qui  me  parle 
de  logements.  Je  regrette  un  peu  mon  logement  de  la 
rue  de  Lille,  que  très  certainement  je  n'aurais  pas  quitté 
sans  des  raisons  supérieures.  —  Dîné  assez  silencieux  et 
dominé  par  les  souvenirs,  ces  éternels  adversaires.  — 
Après  diner  causé  un  peu  avec  .Vw./f,/,  mais  ne  me  sen- 


PREMIER     MEMORANDUM 


tant  nullement  extérieur  je  suis  retourné  à  la  lecture. 

—  Écrit  un  paquet  de  lettres  tout  le  soir.  —  Suis  allé 
moi-même  les  mettre  à  la  poste  à  dix  heures.  —  Les  rues 
blanches  de  neige,  —  un  ciel  bas  et  d'un  clair  de  lune 
sous-nue,  —  un  vent  du  Nord  qui  faisait  tomber  des 
flocons  des  toits,  —  des  passants  enveloppés  dans 
leurs  manteaux,  une  ou  deux  femmes  en  pelisse  et  un 
cabriolet  roulant  lentement  et  en  silence  sur  la  neige. 
Revenu.  —  Mis  à  lire  Machiavel.  —  J'ai  pris  faim  et  j'ai 
mangé  une  alouette  avec  un  plaisir  plus  sensuel  que 
je  n'en  prends  d'ordinaire  à  manger  quoi  que  ce  soit. 

—  Couché.  —  Lu  et  écrivaillé  dans  mon  lit.  —  Mes 
journaux  de  Paris  ne  me  viennent  plus  et  j'ignore  tout 
ce  qui  se  passe.  J'en  ai  fait  demander  ici  à  un  cabinet 
de  lecture  parce  que  je  ne  veux  pas  sortir;  on  mêles 
a  refusés,  même  pour  mon  argent.  —  O  province  I 
province!  quand  on  est  aussi  égoïstement  stupide,  ne 
mérite-t-on  pas  de  mourir  de  faim  ? 


28. 


Assez  dormi,  mais  toujours  ces  maudits  rêves.  — 
Éveillé  tard.  —  Lu  du  Machiavel.  Tout  son  second  livre. 
Ce  qui  me  frappe  le  plus  dans  cet  écrivain  c'est  la  noble 
austérité  du  langage  et  la  hardiesse  de  la  pensée.   Il 


PREMIER     MEMCJRANDUM 


est  vrai.  —  Peu  importe  que  ses  points  de  vue  soient 
passionnés,  mais  ils  sont  vrais,  et  les  allures  de  son 
esprit  ne  se  masquent  point  sous  une  lâcheté  hypo- 
crite. —  Il  a  dans  le  style  (c'est  je  crois  sa  plus  grande 
qualité)  une  rapidité  d'oiseau  de  proie.  —  Bossuet  a 
cela  aussi.  Il  relève  sa  soutane  violette  jusqu'au  genou 
et  marche  militairement  dans  tous  ses  récits  (V.  son 
Histoire  universelle,  entre  autres).  —  Malgré  la  force  de 
tête  de  Machiavel,  il  est  de  son  pays  et  de  son  siècle, 
à  une  grande  profondeur.  Au  milieu  de  ce  récit 
à  tire-d'ailes  d'aigle,  on  rencontre,  çà  et  là,  comme 
plumes  semées  aux  buissons  arides,  dans  la  course,  en 
droiture,  des  réflexions  affreusement  physiques,  où  l'Ita- 
lien du  temps  des  Borgia  se  montre  tout  entier  avec 
une  énergie  atroce.  —  Levé,  —  habillé,  —  descendu, 
—  écrit  et  rêvassé  au  coin  du  feu.  —  Quel  gouvernement 
que  celui  de  Florence!  Jamais  la  dictature  à  un  seul, 
mais  à  plusieurs;  ce  qui  éternisait  les  troubles.  C'était 
la  guerre  permanente,  et  sur  un  terrain  étroit.  Temps 
effroyable,  mais  où  l'on  ne  s'ennuyait  pas  comme  main- 
tenant. —  11  n'y  avait  pas  de  société  alors,  mais  des  indi- 
vidus. Chose  étonnante,  toutes  les  croyances  du  Mon  en 
Age  étaient  sociales,  et  pourtant  l'individu  tenait  une 
plus  grande  place  qu'à  présent  où  il  n'y  a  même  plus 
de  croyance  que  l'oh  puisse  appeler  générale.  —  Et  l'on 
parle  de  Vimlividuiilité  !    —  Ce  n'est  donc  pas,  cuiniiu- 


112  PREMIER     MEMORANDUM 

l'ont  cru  certains  penseurs,  l'absence  de  croyances 
sociales  qui  engendre  le  mal  de  l'individualité,  et  la 
preuve  en  est  dans  l'Histoire  qu'a  écrite  Machiavel.  — 
Atteint  le  dîner.  —  Dîné  avec  assez  d'appétit.  —  Pas 
sorti.  —  Resté  seul  au  jour  mourant.  —  Pensé  à  mille 
choses  tristes  parce  qu'elles  sont  passées,  et  puis  aussi  à 
l'avenir,  cette  vierge  voilée,  comme  l'a  appelée  Richter, 
je  crois.  —  Aimée  est  rentrée.  —  Causé.  —  Écrit  une 
lettre  à  madame  de  V...  pour  m'excuser  de  n'être  pas 
allé  chez  elle  dans  ce  voyage-ci.  Je  n'y  aurais  point 
trouvé  sa  fille,  la  plus  douce  âme  qui  fut  jamais  ren- 
fermée dans  le  corps  le  plus  fragile.  —  Causé  encore. 
—  Point  veillé.  —  Le  temps  est  toujours  aussi  froid,  ce 
qui  influe  beaucoup  (avec  les  contrariétés  du  moment 
actuel)  sur  mon  humeur. 


Juger  la  vie  avec  son  esprit  et  la  sentir  avec  son 
cœur,  récolte  de  mépris  pour  soi-même  et  d'amertume 
pour  les  autres. 


29. 


Éveillé  à  neuf  heures.  —  La  tête  lourde  et  doulou- 
reuse.—  Lu  Machiavel. — Très  vivement  intéressé  par 


PREMIER    MEMORANDUM  II3 

cette  lecture.  —  Levé  vers  midv.  —  Le  coiffeur  est 
venu,  —  l'ai  renvoyé.  —  Écrit  jusqu'à  l'heure  où  ... 
est  arrivée.  N'a  pas  été  là  longtemps.  Elle  m'a  paru 
remarquablement  belle  et  d'ailleurs  était  mise  comme 
j'aime,  en  noir  avec  un  cachemire  blanc,  —  tout  sim- 
plement, mais  noblement  aussi.  —  Quand  elle  a  été 
partie,  ai  reconnu  que  cette  passion  domptée  à  si 
grand'peine  pourrait  bien  encore  m'échapper.  Quelle 
chose  incurable  que  cet  amour!  —  Ai  beaucoup 
souffert,  et  pourquoi?  mais  souffert  pendant  deux 
heures  à  me  rappeler  les  brisantes  douleurs  d'autrefois  ! 
—  Ai  passé  ce  temps  à  reprendre  la  direction  de  moi- 
même,  empire  fier  et  triste.  Les  couronnes  de  la  force 
morale  cachent  autant  d'ennuis  que  celles  du  front  des 
Rois.  —  Pas  sorti.  —  Il  a  fait  un  peu  de  soleil,  impuis- 
sant et  lugubre  comme  un  jaune  cierge  des  morts  sur 
le  suaire  de  neige  de  la  terre.  —  Dîné.  —  Mangé  vite  et 
sans  faim  pour  faire  diversion  aux  mêmes  pensées  par 
un  acte  physique,  un  mouvement  quelconque.  — 
Rêvé.  —  Essayé  de  produire,  mais  l'esprit  est  resté 
stérile. —  Pris  un  verre  d'eau  et  de  vinaigre  de  Bully 
comme  digestif.  —  Lu  l'ouvrage  de  Louis  de  Blois, 
tout  entier  (le  Guide  spirituel),  que  m'a  donné  Léon. 
11  (Léon)  en  fait  un  chef-d'œuvre.  C'est  possible, 
mais  je  n'apprécie  pas  le  mérite  de  livres  pareils,  je  les 
lis  avec  une  sécheresse  d'àme  infinie.  —  Or  s'ils  n'in- 


114  PREMIER     MEMORANDUM 

féressent  pas  l'âme,  que  peuvent-ils  ?  Ils  sont  muets 
pour  l'esprit,  et  n'ont  pas  une  forme  assez  artiste  pour 
que  l'imagination  s'en  éprenne.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y 
ait  préjugé  dans  ce  que  j'écris  là,  du  moins  je  fais  tout 
pour  que  le  charme  de  la  spiritualité  religieuse  m'at- 
teigne, mais  je  n'en  ai  pas  la  moindre  conscience. 


30. 


Éveillé  à  neuf  heures.  —  Lu  un  volume  du  bavardage 
de  madame  d'Abrantès  (les  Scènes  espagnoles).  Comme 
elle  a  habité  l'Espagne,  il  pouvait  se  trouver  dans  cet 
ouvrage  quelques  détails  sur  les  mœurs  du  pays,  et 
voilà  pourquoi  je  me  suis  hasardé  en  cette  lecture, 
malgré  le  sexe  de  l'auteur.  —  Les  femmes  saisissent 
souvent  des  nuances  sociales  très  fines.  —  Mais  je  n'ai 
rien  vu  dans  ce  livre  qui  montrât  la  moindre  habitude 
d'observation.  Laissé  là,  dégoûté.  —  Levé.  —  Envoyé 
chercher  des  livres  chez  le  libraire.  —  La  Revue  des 
Deux-Mondes  du  i  f  contient  la  suite  des  articles  de 
M.  de  Carné  sur  l'Espagne.  Aussi  bien  que  les  pre- 
miers. Lu  cette  Revue  jusqu'au  dîner.  —  Fait  coif- 
fer et  rasé,  mais  pas  plus  sorti  qu'à  l'ordinaire. 
Qu'irais-je  faire  dehors  par  cet  horrible  temps  d'hiver 
et  dans  cette  triste  ville  où  je  ne  connais  plus  personne? 


PREMIER     MEMORANDUM  1  I  5" 

—  L'âme  assez  calme,  mais  les  nerfs  sans  énergie.  — 
Dîné.  —  N'ai  mangé  que  des  choux  bouillis.  —  Pris 
de  l'éther  sur  du  sucre,  et  lu  tout  le  huitième  volume 
du  Mémorial  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène.  —  Bonaparte, 
avec  beaucoup  d'esprit,  un  grand  mouvement  d'idées  et 
une  expression  toujours  pittoresque,  ne  savait  pas  cau- 
ser. Il  parlait  et  on  l'écoutait,  voilà  tout.  Vieille  habi- 
tude de  maître.  -  Qu'il  devait  être  ridicule  avant  d'être 
Empereur  !  —  Dans  ce  monde,  il  y  a  de  ces  hommes  puis- 
sants et  déplacés,  qui,  n'étant  pas  sous  le  vrai  jour  qui 
leur  convient,  choquent  par  le  fait  de  leur  puissance 
même,  et  tombent  sous  cette  moquerie  légère  qui  est 
la  sanction  de  l'égalité  devant  l'usage,  cette  loi  de  la 
bonne  compagnie.  —  Louis  XIV  avait  une  démarche  qui 
imposait,  étant  Louis  XIV,  et  qui  eût  semblé  par  trop 
comédienne  s'il  avait  été  le  duc  de  Villeroy.  —  Lu  tout 
le  soir,  et  dans  mon  lit,  mais  pas  veillé,  comme  j'ai 
l'habitude,  jusqu'au  matin. 

51  Décembre. 

Éveillé  à  huit  heures  et  demie.  —  J'observe  que  de- 
puis quelque  temps  les  premiers  moments  qui  suivent  le 
réveil  sont  beaucoup  moins  angoissés  qu'autrefois. 
On  dirait  qu'il  y  a  eu  évolution.  La  souffrance  se 
montre    l\     une     autre    iieurc  ;     .iprès   le    dîner,     par 


Il6  PREMIER     MEMORANDUM 


exemple.  —  Rêvassé.  ■ —  Ma  pensée  va  beaucoup  aux 
choses  du  monde  politique,  à  l'Histoire,  etc.,  avec 
l'empressement  qu'elle  allait  à  la  métaphysique  et  aux 
abstractions,  cette  première  vie  d'un  cerveau  déve- 
loppé fort  tard.  —  Cette  différence  est-elle  une  trans- 
formation ?  Les  réalités  et  leur  mécanisme  humain 
s'emparent  de  moi  avec  plus  de  force  que  l'idéal. 
On  sent  que  le  pouvoir  est  dans  les  choses  humaines, 
et  non  dans  l'étroite  localisation  de  la  pensée  seule, 
et  enfin  l'amour  du  pouvoir  nous  saisit.  Même  le  ta- 
lent poétique  ou  le  talent  du  métaphysicien  (les  deux 
talents  les  plus  indépendants  des  autres  qu'il  y  ait),  oui  ! 
même  ces  deux  talents,  je  ne  les  désirerais  à  présent 
que  comme  influence.  —  11  y  a  autant  de  faiblesse  que 
de  force  dans  la  vie  concentrée  en  soi-rnême. 

Lu  Machiavel  dans  mon  lit.  Je  ne  sais  rien  de  plus 
misérable  que  cette  Florence,  toujours  en  désordres  et 
tombant  des  Buondelmonti  et  des  Donati  aux  cardeurs 
de  laine  !  Du  reste,  pas  un  homme  encore,  excepté 
Lando,  mais  qui  n'est  pas  plus  fort  que  les  factions.  — 
Levé.  —  Reçu  une  lettre  de  Léon,  pleine  de  senti- 
ments doux,  aimables  et  sereins.  —  Descendu.  —  Écrit 
à  ma  tante.  —  Le  coiffeur  est  venu.  —  Rasé.  —  Dîné,  — • 
un  dîner  maigre.  ■ —  Causé  après  dîner  avec  Amata  et 
tout  en  mangeant  des  oranges.  Parlé  de  Guérin  et  de 
T...  et  de  ...  —  Lu  du  Mémorial  de  Sainte-Hi-lhie  jusqu'à 


PREMIER     MEMORANDUM  II7 

cette  heure  (dix  heures  et  demie).  Je  finirai  le  volume 
dans  mon  lit.  —  C'est  aujourd'hui  le  dernier  jour  de 
l'année.  Un  triste  jour  par  un  temps  plus  triste  encore. 
—  Pas  sorti.  —  Encore  une  année  qui  finit,  un  ravon 
de  moins  autour  de  nos  têtes  !  On  se  sent  comme 
englouti  un  peu  davantage,  et  s'il  n'y  avait  que  le  temps 
qui  montât  autour  de  nous  comme  un  sable  mobile 
pour  nous  dévorer!  Mais  l'inutilité  de  la  vie  est  pire 
encore  que  la  vieillesse.  C'est  s'anéantir  deux  fois. 

Il  est  onze  heures.  —  Dans  une  heure,  18^7,  —  Que 
nous  garde-t-elle,  cette  année  qui  n'est  pas  encore? 
Oh!  l'avenir!  l'avenir! 


2  Janvier  1837. 

Hier,  —  premier  jour  de  l'année,  —  pas  sorti  et  vu 
personne  si  ce  n'est...  Elle  est  venue  et  a  pu  rester 
quelques  heures.  Aussi  heureux  (sans  convulsion) 
que  l'on  puisse  être.  Cette  femme  ne  ressemble  en  rien 
à  ce  que  j'.ii  aimé  ou  cru  aimer  avant  de  la  coiuiaitre. 
—  N'écrivis  pas  le  soir.  Je  restai  enveloppé  dans  mes 
sensations. 

Aujourd'hui,  levé  à  neuf  heures.  Rasé,  coiffé,  habillé. 

7. 


I  1 8  PREMIER     MEMORANDUM 

—  J'attendais . . .  par  conséquent  n'ai  rien  fait,  pas  même 
pensé  en  l'attendant .  —  Je  dévorais  le  temps  ;  mon  cœur 
a  battu  plus  fort  :  c'était  elle.  J'ai  la  puissance  de  la  re- 
connaître sans  la  voir  quand  elle  s'approche  et  à  des 
distances  prodigieuses.  — Aussi  heureux  qu'hier,  mais 
pas  si  longtemps.  —  Quand  elle  a  été  partie,  je  suis  tombé 
dans  d'infinies  tristesses.  —  Une  lettre  affectueuse  et 
charmante  de  Guérin  m'est  venue  comme  un  second 
bonheur  de  la  journée.  —  Dîné.  —  L'Angoisse  morale 
m'a  envahi,  et  pour  ne  pas  rester  victime  lâche  sous  la 
morsure  du  vautour,  je  suis  sorti.  —  Toujours  de  la 
neige  et  en  plus  du  brouillard.  —  Allé  voir  le  poète 
L.  F.  L'ai  trouvé  ainsi  que  sa  sœur,  qui  n'est  pas  trop 
laide,  ni  trop  bête,  mais  blue-stocking  en  diable  et 
d'une  prétention  qui  gâte  tout.  —  Allé  de  là  chez  la 
mère  du  Baron.  —  Revenu.  —  Lu  une  moitié  de  volume 
(le  Mémorial,  que  je  relis  avec  un  intérêt  qui  ne  s'est 
pas  amoindri).  —  Napoléon  avait  des  idées  com- 
munes sur  le  mariage.  Il  regarde  comme  une  preuve 
d'amour  et  comme  une  habitude  fort  morale  de  ne 
faire  qu'un  lit  avec  sa  femme.  —  Une  telle  bourgeoisie 
étonne  dans  Sa  Majesté  l'Empereur  et  Roi.  —  D'ailleurs 
c'est  presque  niais  de  jugement  et  faux.  —  Déshabillé. 

—  Vais  me  coucher  et  lire.  —  Bue?ia  iioche! 

N.-B.  —  J'ai  des  passions  en  tant  que  sensations.  Je 


PREM  I  FR     M EMORANDU M  II9 

ne  crois  pas  qu'il  soit  possible  de  les  détruire,  car  ce 
serait  fait  en  moi  si  cela  l'avait  été.  —  Seulement  l'im- 
portant, le  nécessaire,  c'est  de  ne  pas  les  prendre  pour 
guides.  Voilà  à  quoi  doit  viser  tout  ce  que  nous  avons 
de  raison  et  de  vQlonté. 


3  Janvier. 

Éveillé  à  l'heure  ordinaire.  —  Lu  tout  un  volume  de 
Las  Cases.  —  Demandé  des  livres  au  libraire.  — Habillé. 

—  Descendu.  —  Ai  trouvé...  que  je  n'attendais  pas. 

—  Passé  encore  deux  heures  comme  il  est  impossible 
de  les  peindre.  Cela  soulage  de  la  vie  présente  et 
guérit  du  passé.  —  Mais  toujours  le  même  vide,  le 
même  besoin  de  s'étouffer  quand...  est  partie.  — Sans 
doute,  la  force  morale  gagne  à  cet  amour  trahi  par  le 
sort.  Se  reprendre  en  sous-œuvre,  brisé  et  bronzé, 
faire  intervenir  la  raison  dans  les  exigences  des  passions 
et  se  résigner,  au  nom  de  l'orgueil,  à  la  souffrance  des 
désirs  trompés,  n'est-ce  pas  plus  beau  que  le  facile 
coup  de  pistolet  ou  l'engloutissement  d'un  calice 
d'opium  ?  —  L'amour,  si  furieux  qu'il  soit,  d'un  homme 
civilisé,  ne  peut  ressembler  à  celui  du  sauvage.  Dira- 
t-on  que  le  sauvage  aime  mieux?  Cela  n'est  pas  vrai 
d'abord.  On  aime  avec  ou  contre  ses  idées,  avec  ou  contre 


120  PREMIER     MEMORANDUM 

ses  habitudes  ;  plus  on  a  d'habitudes  et  d'idées,  plus 
donc  la  vie  est  profondément  remuée  par  l'amour. 
Le  sauvage  n'a  qu'une  femelle,  l'homme  civilisé  a  une 
femme.  Ce  n'est  point  assez  encore.  Il  ne  l'aimerait  pas, 
cette  femme,  s'il  n'en  faisait  un  Dieu.  —  Atteint  le  dîner. 
—  Après,  lu  un  volume  de  poésies  (les  Confidences  de 
Lefebvre).  A  une  autre  époque,  ces  poésies  m'avaient 
touché  et  paru  superbes.  Je  les  ai  lues  pour  assurer 
mon  impression.  Les  ai  trouvées  au-dessous  de  ce 
que  je  croyais.  —  J'ai  un  bonheur  fier  et  triste  à  me 
trouver  grandi  de  la  tète  au-dessus  de  toutes  mes  admi- 
rations. Je  me  propose  cela  pour  me  démontrer  le 
mouvement...  de  l'esprit.  —  Il  y  a  dans  le  livre  de  J.  Le- 
febvre de  l'âme  quelquefois,  du  génie  jamais; —  un 
style  ferme,  soutenu,  plein  de  ressources  et  d'industrie, 
mais  on  dirait  que  chaque  vers  a  été  fait  à  part,  puis 
agencé  avec  adresse.  —  J'aimerais  mieux  une  inspira- 
tion plus  pleine  et  plus  insoucieuse  des  détails,  qui  se 
répand  non  par  ruisseaux,  mais  par  larges  vagues.  — 
Toute  cette  imagination  est  fort  habile,  savante  même, 
mais  elle  se  perd  dans  trop  de  recherches.  —  Singulier 
reproche!  c'est  trop  bien  dit  et  à  ne  pas  croire  que  le 
livre  soit,  comme  l'auteur  l'assure,  \c  Mémorandum  d'une 
passion  éprouvée.  —  Lu  tout  le  soir.  —  Rêvé  à  cette 
poésie  si  terriblement  coquette  en  parlant  d'une  co- 
quette qu'elle  injurie.  —  Lcrit  à  Gaudin,  et  couché. 


PREMIER     MEMORANDUM  121 


Hier,  rien  noté.  Ma  journée  s'est  passée  en  lecture, 
et  en  lettres  que  j'ai  écrites,  —  une  entre  autres  à 
Guérin  sur  Scudo,  —  assez  de  verve  et  bouffonne;  mais 
que  peut-on  dire  de  sérieux  en  parlant  de  ce  pantalon 
de  Venise?  —  Je  remarque  que  je  travaille p/wj  ici  qu'à 
Saint-Sauveur,  où  mes  journées  avaient  un  dégingandé 
dû  sans  doute  à  la  position  nouvelle  que  j'ai  prise 
vis-à-vis  de  ma  famille. 

Aujourd'hui,  éveillé  à  neuf  heures.  La  nuit  bonne,  et 
le  réveil  doux.  —  Lu  et  pensé  dans  mon  lit  jusqu'à 
trois  heures.  Je  me  trouve  très  bien  de  cette  vie  ho- 
rizontale, même  pour  ma  santé,  mais  surtout  pour  ma 
pensée.  Mon  esprit  se  tend  davantage,  est  plus  atten- 
tif. —  Levé,  rasé  et  coiffé.  —  Écrit  à  Léon,  qui  inc  l'avait 
demandé,  une  longue  dissertation  sur  la  question  de 
savoir  pourquoi  les  œuvres  de  notre  esprit  ont  une 


122  PREMIER     MEMORANDUM 

telle  ressemblance  avec  nous.  —  Ai  conclu  que 
l'homme,  soumis  à  deux  éducations  qui  spécialisent  la 
vague  notion  de  force  sous  laquelle  on  est  obligé  de 
concevoir  l'esprit  humain,  tire  sa  valeur  relative  de 
ces  deux  éducations  :  la  première,  celle  des  choses,  la 
seconde,  celle  de  la  réflexion,  c'est-à-dire  de  la  volonté. 
Que  plus  la  première  a  été  grande,  profonde,  iné- 
vitée, ou  du  moins  incorrigée  par  la  seconde,  plus  elle 
doit  laisser  de  sédiments  dans  les  créations  de  l'esprit. 
De  là,  la  ressemblance  de  l'œuvre  à  l'ouvrier.  Ainsi 
cette  ressemblance  est  la  preuve  d'une,  infériorité, 
d'une  infirmité  de  pensée,  etc.  —  Me  suis  par  consé- 
quent condamné  moi-même,  qui  prends  si  souvent  les 
choses  et  les  hommes  (quand  j'écris  d'imagination) 
par  les  côtés  personnels  à  moi  au  lieu  de  les  saisir  par 
leurs  côtés  généraux. 

Dîné.  —  Pas  causé.  —  11  me  faut  une  conversation 
forte,  à  ma  taille,  pour  me  tirer  des  préoccupations 
du  moment,  une  gracieuse  causerie  ne  serait  point 
assez.  —  Bu  du  genièvre  comme  digestif.  Nulle  dou- 
leur d'estomac.  —  Je  tuerai  les  tristesses  sans  nom  en 
les  ravalant  à  l'organisme.  —  Quelle  pierre  infernale 
que  le  mépris  !  il  cicatrice  tout  ce  qui  saigne.  C'est  le 
meilleur  instrument  d'éducation  que  l'on  ait  pour  soi. 

Il  est  venu  du  monde  voir  Aimée.  Je  n'ai  rien  dit 
et  les  ai  laissés  bavarder.  —  Ai  repris  et  achevé  ma 


PREMIER    MEMORANDUM  123 

métaphysique  à  Léon.  —  Couché  et  lu  dans  mon  lit 
jusqu'à  deux  heures  du  matin. 


Éveillé  à  neuf  heures.  —  Lu  dans  mon  lit  et  fini  le  Mé- 
morial. —  Demandé  de  nouveaux  livres  au  libraire.  — 
Travaillé,  —  écrit,  —  puis  levé  vers  deux  heures  après 
midi.  —  Descendu,  —  écrit  ma  correspondance. 
Je  suis  abasourdi  de  lettres  à  répondre.  —  Dîné.  — 
Lu  après  dîner  et  écrit  une  lettre  à  madame  de  la  Re- 
naudière,  que  j'ai  été  porter  moi-même  à  la  poste.  — 
Un  temps  moins  froid.  Dégel.  —  Remis  à  lire,  et  ai 
continué  dans  mon  lit. 


7  Janvier. 
.     Nada 

8  J.mvier.  —  Diiiiaiiclie. 
Elle  est  venue 


124  PREMIER     MEMORANDUM 


Elle  est  venue. 


II  Janvier  1857. 

Éveillé  à  neuf  heures.  —  Resté  au  lit.  —  Ruminé  une 
foule  de  projets,  cherchant  à  prendre  mon  parti  sur 
les  riens  de  ma  vie,  jusqu'ici  passée  sans  faire  acte 
d'homme  public.  Cette  virginité,  ce  sans  position,  sans 
précédents,  par  conséquent  sans  engagements,  n'est 
pas  une  mauvaise  chose  à  mon  âge,  mais  pourtant  il 
faut  en  sortir.  Car  autrement  on  passerait  son  temps  et 
l'on  consumerait  sa  force  à  attendre  l'occasion  d'agir. 
—  Crois  que  le  meilleur  début  avec  les  mœurs  ac- 
tuelles, la  presse,  les  journaux,  le  système  constitu- 
tionnel, l'absence  de  ces  bonnes  et  affreuses  révolutions 
qui  remettent  en  question  tous  les  principes  et 
changent   l'ordre   des   sociétés,  serait  un   livre,   mais 


PREMIER     MEMORANDUM  12^ 

non  un  livre  de  rhéteur  ni  de  savant,  mais  d'esprit 
pratique  sur  une  question  du  moment,  sur  un  intérêt 
en  péril.  M.  Urqhuart  a  saisi  cela  avec  génie,  et  la 
publication  de  son  livre  au  moment  où  il  l'a  publié  dé- 
montre plus  que  son  livre  même  un  grand  talent  poli- 
tique, la  politique  n'étant  jamais  que  la  surprise  du 
moment  présent,  ce  qu'il  importe  dans  un  instant 
donné.  —  Lu  une  Revue.  — Assez  amusé  d'un  article  sur 
le  personnel  de  l'Opéra  avant  la  Révolution,  par  Castil- 
Blaze.  La  Laguerre  (une  chanteuse)  est  morte  laissant 
deux  millions.  C'était  elle  qui  jouant  un  soir  Iphigénie 
balbutiait  et  flageoleait  sous  l'influence  de  nombreuses 
rasades,  et  faisait  dire  à  Sophie  Arnould  ;  «  Ce  n'est  pas 
Iphigénie  en  Tauride,  c'est  Iphigénie  en  Champagne.  » 
—  Repris  Machiavel(son  Histoire  de  Florencequej'avais 
interrompue).  Achevé  le  troisième  livre.  —  Levé  à  deux 
heures.  —  Habillé.  —  Reçu  une  longue  lettre  de  Léon 
qui  croit  me  présenter  des  idées  neuves  parce  qu'il  m'en 
recrépit  de  vieilles.  Sa  lettre  est  bien  écrite,  mais  il 
ne  répond  pas  plus  à  la  question  que  ceux  qui  n'ont 
pas  comme  lui  un  système  religieux  tout  fait  et  monté 
sur  roulettes  pour  la  commodité  de  tous  les  raisonne- 
ments philosophiques.  —  Descendu.  —  Continué  Ma- 
chiavel. —  Dégoûté  de  cette  Florence  où  les  factions 
se  combattent  dans  la  même  ornière,  où  les  noms 
propres    changent    seuls.    —    Htonné    qu'un    homme 


126  PREMIER     MEMORANDUM 

n'ait  pas  rallié  à  lui  tous  les  partis.  —  Pourquoi  cela? 
Qui  en  empêchait?  A  coup  sûr,  ce  n'était  pas  l'amour 
desinstitutions  de  la  patrie.  On /w;«0(i/^/7/Vtouslesjours. 
Le  gouvernement  de  Florence  n'était  plus  le  même, 
comme  organisation,  à  chaque  secousse,  quoique  son 
déplorable  mode  d'action  fût  conservé.  Etait-ce  l'a- 
mour delà  liberté?  Mais  quelle  liberté?  L'éducation? 
Ou  plutôt  la  vengeance  si  chère  aux  âmes  italiennes? 
Là  surtout  était  le  talion  des  exils.  Peut-être  étaient-ce 
toutes  ces  choses  combinées  pour  le  malheur  et  l'igno- 
minie d'un  peuple.  —  Mais  je  crois  que  c'était  surtout 
le  besoin  de  vengeance,  et  encore  davantage  l'absence 
d'hommes.  Côme  de  Médicis,  si  puissant  dans  la  ville, 
se  laisse  misérablement  exiler,  mais  qu'est-ce  que  ce 
Côme  de  Médicis?  Un  riche  qui  fait  l'aumône,  voilà 
tout. 

Dîné.  —  Repris  Machiavel  et  fini  le  quatrième  livre. 
On  n'avait  point  dans  ce  temps  (14..)  l'horreur  que  l'on 
a  eue  depuis  pour  le  poison.  C'était  une  arme  comme 
une  autre  et  pas  davantage,  il  faut  voir  avec  quel  sang- 
froid  dégagé  Machiavel  dit  que  tel  ou  tel  citoyen  fut 
avvelenato.  Ce  fait  si  commun  dans  son  histoire  ne 
donne  lieu  ni  à  une  parole  flétrissante,  ni  même  à  une 
simple  réflexion.  —  Rêvassé,  puis  causé.  —  Kally- 
Adèle  m'a  mis  des  papillotes  de  ses  mains  de  quinze 
ans.  N'est-ce  pas  sultanesque?  —  Couché  tard. 


PREMIER     MEMORANDUM  I27 


12  Janvier. 

Éveillé  à  l'heure  ordinaire,  un  peu  souffrant.  Défaut 
de  circulation,  je  suppose. —  Resté  au  lit.  —  Écrivaillé, 
—  Lu  diverses  choses.  —  Obligé  d'interrompre  pour  me 
livrer  à  dévorer  à  mes  pensées.  Je  veux  les  écrire 
pour  qu'elles  ne  viennent  plus  me  tourmenter,  à  mon 
chevet,  comme  une  nuée  de  spectres.  J'ai  envie  de  les 
écrire  comme  le  Rêve  de  Lord  Byron,  mais  en  prose,  le 
vers  est  trop  long  à  forger  pour  la  rapidité  électrique 
de  mes  sensations.  —  Lu  Machiavel  jusqu'à  quatre 
heures.  —  Levé,  habillé,  dîné.  —  Toujours  souf- 
frant. —  Envoyé  chercher  des  oranges  et  retenir  une 
place  à  la  diligence  pour  Dimanche,  jour  arrêté  de 
mon  départ.  J'ai  la  première  du  coupé.  —  Mangé 
deux  oranges.  — Lu  p^r  far-niente  et  ennui  tout  un  vo- 
lume de  Millevoye,  lait  de  chèvre  tiède  pour  les  poi- 
trines pulmoniques,  médicament  et  non  poésie!  J'ai 
pourtant  trouvé  cela  bien  autrefois,  mais  j'avais  quinze 
ans.  —  Rêvassé  et  écrit  ceci.  — Travaillé  pour  me  sous- 
traire à  moi.  Commencé  un  Conte.  —  Causé,  et 
couché. 


128  PREMIER     MEMORANDUM 


13  Janvier. 

Éveillé  à  8  heures  et  demie.  —  Souffrant  toujours, 
enrhumé.  —  Lu  Machiavel,  ma  lecture  habituelle  dans 
ce  moment.  Écrivain  très  agréable  comme  écrivain. 
D'une  prose  aussi  ferme  que  prose  puisse  l'être  sans 
lourdeur,  d'un  tissu  serré,  élastique  comme  la  sub- 
stance de  la  force,  svelte,  pure  et  leste  comme  la 
grâce  et  la  beauté.  —  C'est  la  langue  Italienne  dans  son 
expression  la  plus  belle  et  la  plus  vraie,  car  Dante,  au 
milieu  des  rayons  aubéens  du  Paradis  et  des  brasiers  de 
l'Enfer,  a  des  côtés  opaques,  de  majestueuses  ténèbres, 
et  Alfieri  tord  l'Italien  dans  les  tenailles  d'un  système. 
—  Levé  à  une  heure  et  demie.  —  Habillé,  —  rasé,  — 
coiffé,  —  descendu.  —  Reçu  une  lettre  de  ma  mère. 
Me  demande  à  cors  et  à  cris  mon  portrait.  Mais  je  ne 
sais  guères  quand  je  pourrai  le  lui  envoyer.  En  ai 
envie  néanmoins,  ne  fût-ce  que  pour  faire  disparaître 
et  remplacer  celui  qu'elle  a  dans  son  salon  et  qui  res- 
semble à  un  jésuite  déguisé.  Je  n'ai  jamais  eu  ce 
patelinage  de  regards.  —  Essayé  de  travailler  d'imagi- 
nation. —  GriflFonné  indignement,  pas  en  train,  et  sen- 


PREMIER     MEMORANDUM  I29 

tant  une  fois  de  plus  qu'où  il  n'y  a  pas  de  réalité  pour 
moi  et  de  ressouvenir,  il  n'y  a  qu'aridité  et  poussière. 
—  L'esprit  fort  de  déduction,  mais  pauvre  d'invention, 
non  comme  ornements,  mais  comme  fond,  comme 
base  première.  —  Dîné,  —  lu,  —  écrit,  —  travaillé  en- 
core pour  faire  acte  de  volonté  et  d'attention.  —  Le  soir 
s'est  passé  ainsi.  — Point  sorti.  —  Le  temps  est  pluvieux. 


14  J.mvier. 

Elle  est  venue.  — Je  lui  ai  fait  mes  adieux.  —  Demain 
je  pars.  —  Immensément  souffert.  — La  blessure  trop  vive 
aussitôt  a  saigné.  —  Le  temps  l'envenime  au  lieu  de  la 
guérir. 


l'.iris.   17  J.uivicr  1857. 

Je  suis  arrivé  d'hier  soir.  —  Aujourd'hui  déballé 
mes  livres.  —  Rangé.  —  Casé.  —  Ma  chambre  est  trop 
petite.  Je  ne  crois  pas  rester  où  je  suis,  mais  je  laisse- 
rai filer  les  deux  mois  qui  finissent  riii\cr.  —  Le  tail- 
leur est  venu,  —  puis  G.,  puis  B.,  puis  G.  encore.  — 
Causé,  et  mal,  comme  on  fait  toujours  après  les  ab- 


I  ^O  PREMIER     MEMORANDUM 

sences.  Les  pensées  tourbillonnent,  comme  le  sable 
dans  un  ruisseau.  Un  peu  plus  tard,  le  sable  reste  au 
fond  et  fait  un  lit  charmant  à  l'eau  purifiée.  —  Essayé  de 
lire  Machiavel,  mais  pas  en  train,  préoccupé  des  arran- 
gements physiques  de  mon  nouvel  appartement,  — 
Fait  coiffer,  —  rasé,  —  habillé,  et  attendu  l'heure  du 
dîner  au  coin  du  feu  :  l'âme  dans  la  plus  singulière  dis- 
position, une  tristesse  sèche.  —  Diné  chez  Gaudin. 
Mademoiselle  Bod. ..  pas  jolie,  même  laide,  l'air  doux  et 
assez  pensif,  —  la  voix  pas  mal,  mais  parle  peu.  —  Au 
dîner  n'ai  eu  aucun  mouvement  d'esprit. —  B...  est  sou- 
cieux, changé,  et  G...  se  bat  les  flancs  pour  rire.  — 
Guérin  est  venu  me  prendre.  —  Allés  tous  au  café.  — 
Sortis.  ^  Guérin  et  moi  montés  au  Boulevard.  —  Fait 
une  visite  à  Thébaut,  pas  trouvé.  Une  autre  au 
Baron,  —  Rentrés  pour  lire  diverses  choses.  —  Couché 
à  minuit  parce  que  je  ne  me  sens  pas  bien. 


La  comédie  de  Molière  sans  les  valets  ressemble  à 
un  paysage  peint  à  la  Chine.  Mais  les  valets  ne  sont 
pas  toute  la  comédie  de  Molière,  comme  me  le  di- 
sait G...  ce  matin.  Ce  ne  serait  plus  alors  un  paysage 
peint  sans  ombre,  mais  des  ombres  sans  couleur,  ce 
qui  n'est  ni  de  la  Chine  ni  d'aucun  pa\s. 


PREMIER     MEMORANDUM  1^1 


Samedy.  21. 

N'ai  rien  noté  ces  deux  jours;  —  les  ai  passés 
en  visite,  —  à  en  recevoir  et  à  en  faire.  —  N'ai  pu 
travailler  encore.  Seulement  lu  une  partie  du  livre  de 
Scudo. 

—  Ce  matin,  levé  à  neuf  heures.  —  Scudo  est  venu. 
M'a  fait  une  objection  misérable  contre  le  roman. 
Je  lui  ai  montré  que  l'objection  qu'il  me  faisait  allait 
aussi  à  la  comédie,  au  drame,  à  toutes  les  œuvres  de 
l'esprit  qui  représentent  le  développement  du  cœur 
humain.  J'ai  fait  de  son  opinion  une  Méduse,  dont 
il  a  dû  avoir  grand'peur,  lui  à  genoux  devant  les  Beaux- 
Arts.  —  Reçu  une  lettre  de  ...  Elle  m'a  apporté  moins 
de  calme  et  de  bien-être  que  les  autres.  —  Vu  G... 
deux  minutes.  — -  Coiffé,  —  rasé.  —  Repris  le  livre  de 
Scudo  et  l'ai  achevé. 

Comme  pensée,  le  livre  est  fort  ingénieux  dans  les 
détails.  Comme  forme,  très  irrégulier,  —  du  haut  et  du 
bas,  —  la  vie  de  l'auteur;  une  double  langue,  mais 
guindée  plutôt  que  naturellement  patricienne,  débrail- 
lée plutôt  que  populaire.  Comme  systématisation, 
inai\que  d'unité,  de  condens.ition,  de  point  de  rappel. 


I]2  PREMIER     MEMORANDUM 


de  marche  serrée  et  accusée  vivement.  Comme  por- 
tée, nul. 

Les  observations  n'v  sont  pas  fines;  les  nuances 
échappent  à  cette  nature  Italienne;  l'esprit,  cette  chose 
si  Française,  ne  s'y  montre  pas  dans  l'appréciation  des 
faits,  et  surtout  de  ceux-là  qui  reculent  du  domaine  com- 
mun dans  la  sphère  seulement  accessible  aux  observa- 
teurs pénétrants.  La  pénétration  de  Scudo  ne  se  dirige 
pas  de  ce  côté.  Elle  a  lieu  dans  la  conséquence  de 
l'idée,  c'est  de  la  logique,  c'est  une  déduction.  C'est 
une  course  d'un  point  donné;  ce  n'est  pas  du  coup 
d'œil.  La  forme  est  fille  de  la  forme  du  xviii"  siècle, 
elle  a  tous  les  défauts  de  sa  mère,  et  ils  sont  nombreux. 
Même  énumération  mêmes  procédés  en  tout  genre.  L'au- 
teur (je  le  lui  ai  conseillé)  devrait  étudier  le  xvii*-'  siècle. 
—  Nulle  maturité  de  langage,  quoique  ce  langage  puisse 
être  beau  un  jour.  Un  coloris  fort,  violent  même, 
plein  d'ardeur  hâve,  mais  sans  originalité,  sans  dégra- 
dation, sans  application  délicate.  L'harmonie  de  la 
langue  échappe  encore.  On  le  voit  à  la  manière  dont 
les  phrases  se  ferment.  L'Italien  se  montre  à  l'exagéra- 
tion de  certaines  épithètes,  à  la  manière  dont  elles  sont 
placées.  Quand  sur  les  masses  ou  sur  les  choses  les 
jugements  sont  vrais,  ils  ne  le  sont  jamais  sur  les  indi- 
vidus. Entre  l'auteur  et  moi,  il  v  a  l'abîme  des  noms 
propres. 


PREMIER     MEMORANDUM  I  3 3 

En  somme,  comme  forme  imagée,  l'auteur  est  bien 
supérieur  à  son  livre  en  conversation  quand  on  lui 
laboure  les  flancs  de  l'esprit  avec  les  éperons  d'or  de 
la  parole,  et  le  livre  n'est  qu'un  fragment  ou  plusieurs 
fragments  produits  sans  doute  par  une  intelligence  re- 
marquable, mais  qui  doit  passer  par  des  épurations  suc- 
cessives pour  mériter  le  nom  de  distinguée.  A  la  place 
de  Scudo,  je  ne  publierais  pas. 

Habillé.  —  Je  finissais  ma  toilettequand  G.  et  B.  sont 
venus.  —  Causé  jusqu'au  dîner.  —  Porté  une  Revue 
chez  la  Graciosa.  —  Dîné  seul.  — A  Corazza  après.  — 
J'y  attendais  Gaudin.  Y  est  venu  avec  Scudo.  —  Allés 
ensemble  au  Concert.  Une  infâme  salle  et  une  musique 
faible.  —  Revenu,  l'esprit  lent,  la  parole  difficile, 
âpre  à  la  formule.  —  Lu  du  Byron  mais  pas  longtemps, 
et  couché. 

2j.  —  Lundi. 

Hier (2  2  Janvier,  l'anniversaire  de  la  naissance  de  Lord 
Byron),  diné  avec  G...,  Guérin  et  Scudo.  —  J'amphi- 
tryonais.  —  ily  a  eu  départ  et  d'autre  moins  de  verve  que 
je  n'aurais  cru.  Scudo  amusant  toujours,  mais  pas  dans 
SCS  bons  moments.  Se  livrant  difiicilcmcnt  à  l'ivresse 
physique  de  la  table  par  un  instinct  incro\ablc  de  con- 
servation. La  panse  tient  une  large  place  dans  la  vie  de 

8 


1^4  PREMIER     MEMORANDUM 

cet  homme.  —  Gaudin  a  commencé  par  la  froideur,  puis 
s'est  échauffé  et  a  été  le  seul  de  nous  qui  ait  été  au 
niveau  de  lui-même,  mais  l'astre  s'est  levé  bien  tard! 

—  Guérin  souffrait  physiquement,  je  crois,  car  il  a  été 
contraint  et  silencieux.  Ne  l'ai  retrouvé  que  sous  l'im- 
pression de  cette  double  magie,  musique  Italienne  et 
langue  Italienne,  puis  il  est  retombé  sombre,  à  part  deux 
ou  trois  éclats  causés  parla  gaîté  et  les  folies  de  Gaudin. 

—  Moi  aussi  sa.ns  rien  qui  me  lance.  — Ne  peux  me  défaire 
de  ce  serrement  de  cœur  que  j'ai  rapporté  de  Nor- 
mandie. Il  résiste  à  tout  et  à  moi-même.  Est-ce  un 
pressentiment  de  quelque  malheur?  Je  ne  veux  point 
le  penser. 

Aujourd'hui,  assailli  au  réveil  de  douleurs  d'entrailles 
très  aiguës.  —  Levé,  —  beaucoup  souffert.  —  Ai  eu 
froid  même  auprès  du  feu.  —  Ai  lu,  mais  je  souffrais 
trop.  —  Ai  passé  jusqu'à  cette  heure  (2  heures)  à  aller 
du  coin  de  la  cheminée  à  mon  canapé,  ne  pouvant 
trouver  de  position  soulageante.  Dans  cet  instant  où 
j'écris,  les  douleurs  sont  passées,  mais  il  v  a  malaise, 
prostration,  et  chaleur  fiévreuse  dans  les  mains.  Je  ne 
sortirai  pas. 

J'ai  vu  hier  ApoUina.  —  .Mieux  de  fai;ons  qu'autre- 
fois, sans  être  bien  encore.  Et  qu'on  dise  qu'un  amant 
h'est  pas  une  nécessite  sociale  pour  une  femme!  N'est-ce 
pas  l'éducateur  définitif?... 


PREMIER     MEMORANDUM  I  "J  ^ 


26.  JeuJy. 

Mieux  portant.  — Lundy,  ne  pris  que  des  biscuits  et 
de  l'eau  de  Soda,  —  Dîné  ces  deux  jours,  et  toujours 
un  peu  lourd  après  le  dîner.  Stupeur.  —  Hier,  allai 
passer  le  soir  chez  Th...  Pris  du  thé,  cet  exécrable 
breuvage,  et  parlai  femmes,  et  avec  plus  de  sérieux  que 
je  n'en  mets  ordinairement  sur  un  pareil  sujet,  —  et  de 
tout  cela,  quand  je  fus  rentré,  résulta  une  insomnie  et 
de  la  fièvre.  Ce  matin,  brisement  d'organes  et  mal  à  la 
tête. 

Reçu  une  visite  de  M.  de  L.  R.  C'est  la  première  fois 
qu'il  vient  chez  moi.  Il  est  resté  une  demi-heure.  — 
Ai  écrit  une  longue  lettre  à  ...  C'est  le  dernier  effort 
que  je  fasse  pour  me  rapprocher  d'elle;  je  le  lui  dis, 
et  c'est  vrai.  Dans  la  ligne  de  mon  caractère,  cette 
lettre  est,  je  crois,  généreuse.  Vis-à-vis  de  toute  autre, 
je  n'aurais  point  prononcé  de  telles  paroles.  Mais  les 
souvenirs  me  dominent  au  point  que  j'ai  cru  le  devoir. 

Cette  lettre  m'a  extrêmement  coûté.  Elle  a  soulevé 
en  moi  des  milliers  de  pensées,  qui  se  sont  levées  comme 
des  atomes  de  poussière  d'une  ruine  qu'on  remue,  —  11 
faut  pourtant  que  je  chasse  cette  triste  obsession  d'un 
passé  qui  n'est  plus  !  je  vais  essaver  de  lire. 


136  P  R  H  M  I  F  R     MEMORANDUM 

Lu  (et  maître  de  mon  attention)  jusqu'à  sept  heures. 
—  Habillé.  —  Sorti.  —  Allé  dîner.  —  Revenu.  —  Vu 
Gaudin  qui  est  souffrant,  et  souffrant  moi-même.  —  Ren- 
tré. —  Lu  et  causé  avec  Guérin  jusqu'à  minuit.  —  Plus 
souffrant  encore.  Influence  du  temps,  j'imagine.  11  est 
humide  et  froid. 


4  Février.  —  S.imedy. 

Rassis  la  vie  tous  ces  jours.  Repris  des  habitudes 
de  pensée,  mais  sans  régularité  encore.  —  J'attends  la 
fin  de  ce  carnaval  (qui  pour  moi  a  et  aura  été  triste, 
aussi  triste  que  je  me  promettais  qu'il  serait  fou)  pour 
classer  mes  heures. 

Hier,  envoyé  mes  lettres  à  ...  Promené  un  instant 
avec  G...  —  Diné  seul.  —  Mal  en  train.  —  Rentré 
chez  moi,  et  dévoré  jusqu'à  une  heure  le  premier  vo- 
lume des  Mémoires  de  Dubois.  —  Ceux-là  sont  la  vie 
privée  du  Cardinal,  et  non  pas  la  correspondance  di- 
plomatique (pièces  officielles)  imprimée,  je  crois,  en 
1808,  et  que  je  trouverai  à  l'Institut. 

Écrit  des  lettres,  et  fini  les  Histoires  florentijies  de 
Machiavel.  Elles  vont  jusqu'à  la  mort  de  Laurent  de 
Médicis,  un  homme  heureux  plutôt  qu'un  grand 
homme.  —  Habillé.  —  Toujours  préoccupé  de  choses 


PREMIER     MEMORANDUM  I^jy 


douloureuses.  —  Le  temps  est  beau,  mais  froid .  —  Diné 
avec  Guér..  chez  C...  Allé  chez  G...  le  soir.  Allé 
aussi  au  Boulevard,  mais  bientôt  rentré  à  cause  du 
froid.  —  Lu  jusqu'à  une  heure  du  matin. 


5  Février.  —  Dimanche. 

Pas  mal  dormi.  —  Éveillé  par  les  rayons  du  soleil  à 
travers  mes  fenêtres;  il  fait  très  beau,  mais  froid. 
—  Reçu  une  lettre  de  Laurentie  (de  la  Quotidienne),  et 
une  autre  de  mon  frère  Ernest,  qui  m'écrit  tiraillé  par 
sa  femme,  laquelle  a  grand  plaisir  à  lire  mes  lettres,  etc.. 
Elle  ne  me  juge  pas,  mais  elle  a  pour  moi  une  super- 
stition. Du  reste,  une  bonne  femme,  si  son  mari  ne  la 
gâte  pas. 

Tous  ces  jours  j'ai  pensé  à  B...  et  en  ai  parlé  avec 
G.  et  de  G.  L'un  d'eux  bien  étonné  de  la  profondeur  de 
mes  observations.  Je  n'estime  ni  n'aime  B...  mais  au- 
trefois je  me  sentais  pour  lui  une  certaine  bienveillance. 
Il  me  semblait  un  agréable  partner  dans  la  vie.  Et  main- 
tenant non,  quoiqu'il  n'en  puisse  être  un  gênant  non 
plus.  11  a  une  trop  grande  faiblesse  de  caractère  pour 
cela,  et  de  cette  faiblesse,  comme  il  arrive  toujours,  il 
sera  plus  victime  que  les  autres.  Cependant  c'est  un 
égoïste  bien  arrêté,  mais  un  é^iVi'ste  sous  forme  senti- 


138  PREMIER     MEMORANDUM 

mentale,  ce  qui  n'est  pas  rare.  Probe  comme  un 
commerçant  qui  le  serait  (cela  va  jusqu'à  ne  pas  se 
souiller  d'un  fait  matériel),  il  a  des  intérêts  très  précis 
et  qu'il  soigne  avec  une  persistance  dont  on  ne  se  dou- 
terait pas,  dans  un  jeune  homme  en  général,  et  à  le  voir 
et  l'entendre,  lui,  en  particulier  :  par  exemple,  il  mitonne 
le  célibat  éternel  de  sa  sœur,  qu'il  n'aime  pas  et  qu'il 
câline  avec  une  affectation  ridicule,  dajis  tous  les  cas. 
Du  reste,  c'est  sa  manière,  à  lui,  quand  il  veut  être 
affectueux  et  aimable  :  il  devient  patelin,  ce  qui  donne 
à  ses  façons  une  physionomie  de  fausseté  gauche  et 
sotte.  (Le  voir  quand  un  de  ses  amis  arrive  chez  lui.  Il 
lui  prend  la  main  et  le  regarde  dans  les  yeux  comme 
on  ferait  à  une  maîtresse.)  Irrégulier  comme  tous  les 
hommes  sans  caractère,  il  se  cabre  pour  un  mot  et  on 
le  rabat  avec  un  autre  mot.  Il  ferait  presque  des 
excuses  de  s'être  cabré,  ce  qui  est  la  supériorité  de 
l'homme  sur  le  cheval.  Facile  à  mettre  hors  des  gonds, 
et  brave  peut-être  alors  mais  comme  il  est  sensible, 
—  de  l'émotion  nerveuse  et  rien  de  plus,  un  petit  m.ou- 
vement  de  sang,  qui  s'apaisera  comme  toutes  ces 
pitoyables  activités  de  jeunesse  oblitérées  après  trente- 
six  ans.  Bâti  de  puérilités,  il  abîmera  sa  femme  de  brus- 
queries, la  traitera  en  enfant  et  sera  mené  et  trompé 
par  elle  à  la  confusion  de  toutes  ses  prétentions  igno- 
rantes et  têtues,  et  d'une  prudence  trop  rude  à  soute- 


PREMIER     MEMORANDUM  I39 

nir  quand  on  a  un  métier  d'abord,  et  ensuite  nulle  force 
d'âme  et  nul  ensemble.  Le  comble  de  ses  embarras  sera 
la  jalousie,  car  il  n'est  pas  capable  d'une  passion.  En 
proie  à  toutes  les  terreurs,  ses  admirations  et  ses  amitiés 
sont  vulgaires.  Il  ne  les  défendrait  pas  devant  qui  les 
ravalerait,  non  par  trahison,  mais  par  crainte,  moins 
du  ridicule  que  de  la  lutte.  Il  a  peur  de  l'aristo- 
cratie, bourgeois  qu'il  est  jusque  dans  la  moelle  de 
ses  os.  Aussi  fait-il-  un  million  de  choses,  en  elles- 
mêmes  assez  indifférentes,  mais  qui  révèlent  l'attitude 
habituelle  de  la  pensée,  et  cette  attitude  est  parcimo- 
nieuse, intéressée,  sans  grandeur.  Allez!  il  n'y  a  pas 
qu'Harpagon  qui  souffle  une  chandelle  quand  il  y  en 
a  deux  d'allumées.  Molière  en  attribuant  cela  à  son 
avare  a  manqué  une  nuance  plus  fine.  Un  homme  au 
sein  d'une  honnête  abondance,  nullement  avare,  bien- 
faisant même,  dépensant  honorablement  son  argent, 
donnant  des  fêtes  et  dilettante  en  Beaux-Arts,  peut  le 
faire  aussi. 

il  n'est  pas  capable  de  rompre  avec  rhninmc  qui  le 
géneri  le  plus,  parce  qu'il  n'est  point  assez  décidé;  il 
ne  dénouera  pas  non  plus,  parce  qu'il  n'est  pas  assez 
habile. 

Son  esprit  est  tout  en  mémoire  et  ne  se  hausse 
qu'aux  formules  de  son  métier,  il  avait  une  certaine 
culture,  mais  elli"  s'effacera  sous  la  routine  des  aflaires, 


140  PREMIER     MEMORANDUM 

des  affaires  qui  trottent  menu,  car  il  n'a  pas  les  reins 
ni  la  hardiesse  d'un  spéculateur.  La  rouille  est  déjà  à 
cette  mémoire  bien  trempée.  Dans  dix  ans,  ce  sera, 
jeune  encore,  un  vieux  procureur,  en  radoterie,  hors 
sa  robe.  Du  reste,  pas  d'esprit  et  de  raison,  choses 
augustes  et  rares  chez  les  hommes,  mais  un  amour  de 
la  plaisanterie  Gauloise  se  traduisant  souvent  en  rabâ- 
chages, et  du  bon  sens,  vulgaire  sagesse  de  certains 
personnages  de  La  Fontaine  et  de  Molière,  par  exemple, 
à  la  manière  de  madame  Jourdain.  Nulle  élévation, 
nulle  étendue,  et  beaucoup  de  mépris  pour  la  phi- 
losophie, je  ne  dis  rien  de  celle  des  livres,  mais  pour 
celle  qui  juge  de  haut  les  réalités  ;  par  conséquent  fon- 
cièrement médiocre,  sans  mouvement  d'idées,  et 
n'ayant  pas  plus  d'objection  à  faire  à  un  raisonnement 
quelconque  qu'un  chien  qui  rêve.  Comme  tout  se  tient 
dans  l'organisation  humaine,  il  prise  la  peinture.  Ce 
sont  des  faits. 


Lundi.  6. 

Levé  de  bonne  heure,  pour  moi  (ce  serait  tard 
pour  un  autre).  —  Reçu  des  lettres,  mais  point  de... 
Ennuyé  et  les  nerfs  à  bas.  —  Lu  et  écrivaillé  une  partie 
de  la  matinée.  —  Le  coiffeur  est  venu.  —  Continué  de 


PREMIER     MEMORANDUM  I4I 

lire  tout  en  me  faisant  coiffer.  —  Habillé.  —  Sorti  en 
voiture,  —  supérieurement  mené! 

Passé  deux  heures  chez  madame  de  R...  L'ai  trouvée 
presque  jolie,  et  rajeunie  dans  la  plus  chato)ante  et 
électrisante  robe  de  satin  noir.  —  Cette  mise  me  plaît 
jusqu'à  l'esclavage.  —  Causé  assez  bien,  —  l'ai  fait 
rougir  deux  fois. 

En  sortant  de  chez  elle,  vu  Laurentie  de  la  Quoti- 
dienne, une  chienne  de  face  oblique,  un  archi-patte 
pelue  sans  fourrure,  et  pas  assez  jésuite  encore  pour 
avoir  une  physionomie  franche,  ce  qui  est  un  manque 
d'habileté,  une  faiblesse  misérable  et  commune  à  tous 
les  hommes  faux  que  j'ai  rencontrés.  C'est  que  les 
hommes  faux  sont  rares,  comme  les  hommes  forts, 
qu'ils  sont  au  plus  haut  degré  possible.  Il  n'y  a  presque 
que  des  hommes  à  demi  faux.  —  Ayez  donc  un  beau 
et  pur  regard  si  vous  voulez  tromper  ou  du  moins 
les  prunelles  de  marbre,  ne  commencez  pas  comme 
...  par  mettre  la  main  sur  votre  bouche,  les  doigts 
en  l'air  vers  le  front,  car  il  est  impossible  de  plus 
s'avouer  faux  qu'en  agissant  ainsi,  et  c'est  presque  bête 
de  maladresse. 

Rentré  de  bonne  heure.  —  Lu  jusqu'au  matin  (le  se- 
cond volume  de  Dubois).  —  Couché. 


142  PREMIER     MEMORANDUM 


Mnrdi.  7. 

Aujourd'hui  je  comptais  sur  une  lettre  de  ...  et  il 
n'est  rien  venu,  ce  qui  a  noirci  mon  humeur  pendant 
toute  la  journée.  11  a  fait  très  beau,  et  seulement  tem- 
pête de  masques.  Le  carnaval  écume  dans  sa  folle  et 
fausse  gaîté,  et  c'est  le  premier  depuis  quatre  ans  que 
j'aie  passé  avec  un  abattement  et  une  impossibilité  de 
prendre  part  si  complète.  —  Singulière  situation  que 
celle  de  cette  misère  qu'on  appelle  l'àme,  à  certains 
moments  ! 

Lu.  —  Écrit.  —  Travaillé  à  bâtons  rompus  tout  le 
jour.  —  Lu  du  pouce,  comme  disait  si  spirituellement 
l'abbé  de  Pradt  (un  hargneux,  bilieux,  amusant  et  caus- 
tique animal  par  parenthèse),  l'ouvrage  de  Parent  du 
Châtelet  sur  les  prostituées  de  la  hoivie  ville  de  Paris. 
Bêtement  rédigé,  mais  curieux.  —  N'ai  rien  mangé 
de  toute  la  journée  parce  que  j'allais  dans  le  monde 
le  soir.  — Passé  deux  heures  à  ma  toilette,  comme  une 
grande  intelligence  que  je  suis. 

Allé  le  soir  chez  madame  de  L.  R.  —  Guérin  et  Gau- 
din  y  étaient.  Ils  ont  dansé  jusqu'à  épuisement  du  ca- 
lorique. Je  les  ai  regardés  faire,  disposé  à  railler  tout 
cequiétaitlà  et  jetant  de  temps  en  temps  uneépigrammc 


PREMIER     MEMORANDUM  14'J 

comme  on  fait  un  ricochet  sur  l'eau  avec  un  sou.  Il  y 
avait  là  quelques  épaules  au  vent  qui  n'étaient  point 
sans  mérite,  mais,  hélas!  toujours  la  queue  de  poisson. 
Pour  faire  la  syrène  tout  à  fait,  une  demoiselle  Noël 
(j'aime  ce  nom),  mais  elle  est  mariée  et  s'appelle  de  je 
ne  sais  quel  autre  nom...  mademoiselle  Noël  ou  plutôt 
madame...  a  chanté  et  piaiiotisé,  aux  grands  battements 
de  mains  de  tutti  quaiUL  excepté  de  ma  maussade  et  indo- 
lente personne.  Elle  roulait  des  yeux  en  chantant,  à 
faire  frémir  son  pupitre  et  moi  qui  la  regardais  par-des- 
sus. Coquette,  pour  ne  pas  dire  un  mot  plus  expressif, 
mais  au  dépens  de  la  décence,  que  je  veux  strictement 
observer.  — Ai  demandé  à  madame  de  L.  R.  pourquoi 
ellenevoyaitplus  la  VicomtesseA.  J'aurais  aiméà  voiries 
touffes  de  lys  de  ses  épaules  s'épanouissant  sans  pru- 
derie au  milieu  de  toutes  ces  rondeurs  indécises,  mys- 
térieuses Phœbés  de  la  robe  hypocrite  des  jeunes  filles 
ou  de  la  robe  prudente  des  mamans.  Excepté  la  Cata- 
lani  de  la  soirée,  il  n'y  avait  que  mamans  et  petites 
filles,  certain  âge  et  âge  incertain  encore,  le  pire  choix. 
Les  femmes  agréables  sont  dans  l'cntre-dcux. 

Sortis  à  trois  heures  du  matin.  —  G.,  de  G.  et  moi, 
allés  souper  chez  Véfour.  Mangé  du  homard,  des 
huîtres  et  del'ail,  et  arroséle  tout  de  vin  deCondrieuxet 
du  Rhin.  —  Sortis  et  allés  au  café  Véron  dans  un  état 
d'animation  très  convenable.        N'ai  pa^  bu  d'alcools 


144  PREMIER     MEMORANDUM 

comme  ces  messieurs  ;  les  ai  regardés  avaler  du  punch, 
obsédé  de  hoquets  dignes  de  Sheridan  !  —  Rentré, 
couché  et  pas  trop  mal  dormi  quoiqu'il  fût  cinq 
heures  du  matin. 

8.  Mercredy. 

Étonnamment  bien,  vu  l'excès  de  la  veille.  Pris 
un  bouillon  et  mangé  des  oranges,  comme  désinfectant. 
—  Par  Hippocrate  !  qui  prescrivait  l'ivresse  une  fois 
par  mois,  mes  nerfs  sont  remontés. 

Ce  matin,  à  propos  d'une  lettre  de  ...  ai  senti  un 
véritable  mouvement  de  rage.  Elle  me  disait  n'avoir 
pas  reçu  mon  paquet.  Je  suis  tombé  en  frénésie,  et 
puis  j'ai  vu  sous  le  pli  de  sa  lettre  qu'elle  l'avait  reçu 
après  l'avoir  écrite.  Un  changement  subit  —  de  la 
douleur  à  la  joie  —  s'est  fait  en  moi  avec  une  telle 
violence  que  j'ai  été  obligé  de  m'asseoir  et  que  je  me 
suis  aperçu  que  je  pleurais.  —  C'était  nerveux  sans 
doute.  —  Je  note  cette  émotion.  Il  y  avait  bien  des 
années  que  je  n'avais  éprouvé  rien  de  semblable. 

Ecrit  et  lu.  —  Je  vais  m'habiller  et  sortir.  —  Guérin 
a  pris  un  logement  dans  mon  hôtel.  Maintenant,  on 
nous  couvrirait  du  même  manteau,  tant  nous  sommes 
rapprochés  !  —  La  marchesa  ne  me  répond  pas,  qu'a- 
t-clle  donc? 


PREMIER     MEMORANDUM  145" 

J'ai  fait  encadrer  ma  belle  gravure  de  Talma.  J'aime 
à  le  voir,  triste  et  fier,  avec  son  cou  fort  et  doux,  la 
fatigue  du  génie  et  d'une  vieillesse  anticipée  autour 
des  yeux  meurtris,  et  sa  main  droite  jetée  à  son  flanc 
gauche  comme  s'il  y  cachait  une  blessure  (son  habi- 
tuelle pose).  —  Sa  tête  me  plaît  mieux  que  celle  de 
Napoléon. 

Travaillé.  —  Frédéric  B...  est  venu.  Me  suis  lancé 
par  la  conversation.  Fait  de  la  politique  sociale,  puis 
parlé  des  relations  internationales  et  sans  divagations, 
la  carte  de  l'Europe  sous  les  yeux.  —  Bravement  parlé 
de  part  et  d'autre  et  pendant  trois  heures.  —  Habillé. 
—  Dîné.  —  Allé  chez  la  Graciosa,  qui  s'est  penchée 
vers  moi  pendant  que  je  lui  parlais  avec  une  singulière 
expression.  —  C'était  peut-être  le  moment  dont  parle 
Ninon  quelque  part?...  Oui  connaît  ces  énigmes 
organisées  et  moqueuses  qu'on  appelle  les  femmes? 

Revenu.   —   Travaillé.  —  Lu  un 

volume   (le  troisième  de  Dubois)   dans    mon    lit.   — 
Couché.  —  La  pluie  tombe  à  torrent. 


Je  II  il  y.   i). 


1 46  PREMIER     MEMORANDUM 


Vendrcdy.   10. 

Reçu  une  lettre  de  S...  très  accentuée  de  vérité  et 
très  éloquente  d'indignation  contre  un  jeune  officier 
de  Saumur.  Me  prie  d'aller  chez  Romagnesi  m'infor- 
mer  des  prétentions  de  cet  officier  sur  une  musique 
que  S...  dit  être  sienne.  Je  le  croirais,  mais  c'est  un 
fâcheux  débat. 

Reçu  aussi  une  lettre  de  ma  mère.  —  Travaillé  et 
achevé  les  Mémoires  de  Dubois,  —  regrettant  qu'ils 
ne  fussent  pas  plus  longs.  —  Boissière  est  venu.  — 
Causé.  —  Me  suis  animé.  —  M'a  demandé  Germaine 
qu'il  ne  connaît  pas.  Lui  ai  confié  le  manuscrit,  à 
condition  qu'il  ne  le  communiquerait  à  personne.  Je 
suis  las  de  tous  ces  ineptes  jugements.  Publié,  qu'ils 
me  jugeaillent,  peu  m'importe!  ils  auront  acheté  le 
droit  de  déraisonner  sur  mon  livre. 

Énervé,  mou,  —  à  cause,  je  pense,  de  ma  nuit  pré- 
cédente. Je  l'ai  passée  presque  toute  au  travail,  et  le 
peu  que  j'ai  dormi  a  été  troublé  par  mille  rêves.  Lequel 
vaut  mieux,  de  la  vie  ou  du  rêve?  Hélas!  je  n'en  sais 
rien. 

B...  parti,  habillé.  —  Allé  chez  Romagnesi  que 
j'ai  vu  ainsi  que  sa  femme,  grosse  mère  appétissante 


PREMIER     MEMORANDUM  1 47 

encore,  coquette  en  diable  et  observatrice.  Elle  a  dû 
être  jolie  à  vingt  ans.  —  Ils  m'ont  paru  extrêmement 
sages  dans  leur  manière  de  considérer  les  choses  à 
propos  de  S...  Ils  ont  là-dessus  la  même  opinion  que 
moi. 

Dîné.  — •  Ai  remplacé  le  vin  par  de  l'eau  de  Seltz.  — 
Pris  du  café  mais  sans  alcool.  —  Promené  avec  G... 
Rentré.  —  Écrit  une  immense  lettre  à  S...  dans  laquelle 
je  discute  minutieusement  ce  qu'il  a  à  gagner  et  à 
perdre  en  faisant  un  éclat.  —  Couché  en  proie  à 
mille  troubles. 


S.iinedy.   1 1 . 

Levé  vers  dix  heures.  —  Travaillé  tout  le  jour.  — 
Pas  sorti.  —  De  la  pluie.  —  Le  soir,  allé  au  spectacle. 
La  salle  pleine.  —  Pas  vu  une  jolie  femme  qui  m'eût 
dédommagé  de  l'insipidité  du  spectacle  et  du  jeu  mo- 
notone des  acteurs.  —  On  jouait  une  platitude  de 
Scribe  (^La  Camaraderie).  —  Rentré  tard.  —  Lu  et 
couché 


148  PREMIER     MEMORANDUM 


Diiiwr.chc,  —  mais  le  19  Février. 

Toute  une  semaine  passée  sans  rien  noter.  Je  deviens 
d'une  irrégularité  et  d'une  paresse  !  Cependant  cette 
semaine  n'a  pas  manqué  d'événements  extérieurs.  Elle 
ne  s'est  pas  écoulée  au  travail  en  face  d'une  table  à 
écrire,  mais  beaucoup  plus  dans  le  monde  ou  avec  le 
monde.  J'étais  inquiet  du  silence  de  ...  et  pour  me 
secouer  je  sortais  de  chez  moi.  Je  ne  comprends  le 
tête-à-tête  avec  la  douleur  et  l'inquiétude  que  sous  peine 
de  devenir  fou.  —  Mardi,  suis  allé  chez  madame  F... 
Causé  avec  une  Italienne,  pâle  comme  marbre  et  à 
cheveux  blonds,  décolletée  avec  une  bravoure  admi- 
rable et  semblant  dire  avec  une  naïveté  insouciante 
que  nos  femmes  ignorent  :  «  Puisque  j'ai  cela  de  beau, 
pourquoi  ne  le  montrerais-je  pas?  »  —  Entendu  chanter 
madame  de  St.  V...  Une  voix  de  femme  qui  ne  res- 
semble pas  aux  autres  voix,  chose  bien  rare,  et  pourtant 
simple  voix  de  femme.  Un  timbre  inouï  et  qui  serait  vrai- 
ment phénoménal  s'il  avait  plus  d'étendue.  —  Le  len- 
demain, fait  une  visite  à  madame  de  ...  Point  reçu  à  cause 
delà  mort  de  sa  cousine  germaine,  madame  A.  D.  V... 
emportée  en  trente  jours,  jeune,  riche,  belle,  aimée, 
probablement  heureuse. — Je  la  connaissais  peu,  mais 


PREMIER     MEMORANDUM  I49 

je  la  voyais  beaucoup.  Une  singulière  circonstance 
m'avait  éloigné  d'elle  quoique  je  me  sentisse  à  son 
égard  une  grande  bienveillance  à  cause  d'une  res- 
semblance, soit  idéale,  soit  réelle.  La  voilà  morte  ! 
Je  n'aime  pas  à  voir  mourir  les  jeunes  femmes.  Pour 
les  hommes,  cela  m'est  fort  indifférent. 

Bourdonnel  est  à  Paris,  ce  dont  je  suis  enchanté,  et 
va  y  passer  l'année.  Je  l'ai  retrouvé  mieux  et  même  bien 
de  visage,  et  gentilhomme  jusqu'au  bout  des  doigts. 
Il  est  de  la  plus  rigoureuse  aristocratie,  ce  que  je  ne 
blâme  pas  en  sentiments  et  en  manières,  mais  en  raison, 
car  cela  empêche  quelquefois  de  voir  le  dessous  des 
choses.  A  présent  que  Macbeth  ne  combat  plus  en- 
touré de  ses  nobles,  et  qu'avant  de  se  battre  on  ne 
demande  plus  à  un  homme  s'il  est  de  bonne  race  ou 
manant,  il  faut  faire  de  même  avec  les  difficultés  de  la 
vie  telle  que  le  temps  et  les  révolutions  nous  l'ont 
faite.  Je  sais  qu'on  peut  dans  son  orgueil  de  patri- 
cien considérer  de  haut  la  mêlée  et  vivre  à  l'écart,  sur  \ 
sa  tour,  mais  on  n'apprend  pas,  et,  avant  tout,  il  faut 
des  connaissances  non  spéculatives,  mais  pratiques, 
à  l'homme,  pour  qu'il  ait  la  valeur  qu'il   peut  avoir. 

La  marchcsa  m'a  écrit  à  la  lîn  et  je  l'ai  vue  hier. 
Llle  a  pensé  mourir  d'une  .iffreuse  maladie  de  soixante 
jours  et  doit  craindre  les  suites  de  la  convalescence. 
A  peine  si  je  la  reconnus  hier,  tant  elle  est  changée! 


lyo  PREMIER    MEMORANDUM 

Elle  a  perdu  les  tons  chauds  qu'elle  avait  dans  le  teint, 
et  a  contracté  une  pâleur  lactée.  Le  pur  ovale  de  son 
visage  n'a  point  été  altéré,  et  c'est  merveille.  Ce  visage 
blanc  et  parfait  de  forme,  encadré  sous  les  ruches  d'un 
bonnet  qui  ne  laissait  pas  voir  de  cheveux  et  un  gra- 
cieux chapeau  lilas  (elle  rentrait  de  la  promenade), 
était  d'une  beauté  de  souffrance  admirable.  Mais  cette 
grande  et  superbe  taille  brisée,  maigrie,  courbée, 
semblait  flotter  dans  les  draperies  et  les  fourrures  dont 
elle  était  enveloppée  et  comme  accablée.  Une  quinte 
de  toux  accompagnait  chaque  parole,  mais  cette  pa- 
role n'était  ni  plus  rare,  ni  moins  vive  qu'autrefois.  La 
main  avait  conservé  son  geste,  et  l'énergie  morale,  ce 
produit  qui  s'ignore  et  brut  d'une  organisation  ma- 
gnifique et  gâtée,  survivait  noblement  au  désastre.  Il  y 
avait  en  elle  je  ne  sais  quelle  grandeur  triste;  triste 
quand  on  songe  à  ce  qu'elle  est  et  à  ce  qu'elle  aurait 
été,  si  dès  son  début  dans  la  vie  elle  avait  trouvé  un 
cœur  de  chêne  qu'elle  n'eût  pas  fiitigui'  et  éreinté  de 
son  amour. 

Levé  de  bonne  heure.  —  Pris  du  café.  —  Écrit  des 
lettres  et  ceci.  —  L'esprit  ferme  et  les  nerfs  moins 
anéantis  que  les  jours  précédents  à  la  même  heure. 
Influence  du  café,  je  crois.  —  Je  vais  m'habiller  et 
dîne  chez  Gaudin. 


PREMIER     MEMORANDUM  I^"! 


i6  Mars.  —  Samedy. 

L'ennui  me  repousse  aux  mêmes  choses.  Voilà  bien- 
tôt un  mois  que  je  n'ai  rien  écrit  de  mon  insipide  vie. 

—  Suis  sorti  et  n'ai  pas  beaucoup  travaillé  pendant  ce 
temps  que  voilà  passé,  Dieu  merci  !  — Je  me  suis  occupé 
des  intérêts  des  autres  plus  que  des  miens,  ce  qui 
n'est  pas  digne  d'un  aussi  égoïste  personnage  que  moi. 

—  Assez  souffert  au  milieu  de  tout  cela^  mais  ceci  ne 
manque  jamais  et  c'est  la  seule  chose  (la  souffrance) 
sur  laquelle  je  n'aie  pas  l'avantage  d'être  blasé. 

Hier,  j'ai  passé  une  heure  et  demie  avec  Hugo  et  chez 
lui.  —  Désirais  depuis  longtemps  le  connaître,  et  ne 
voulais  pas  faire  vis-à-vis  de  lui  une  de  ces  démarches 
banales,  le  supplice  des  célébrités.  Une  affaire  grave 
et  non  personnelle,  l'affaire  de  S...,  m'a  été  l'occasion 
que  je  cherchais  sans  la  faire  naître.  Il  m'a  paru  clair, 
net,  simple,  mais  sans  aucun  trait  dans  la  conversa- 
tion. —  Comme  nous  causions  d\ifftiire,  peut-être  est- 
ce  cela  qui  l'a  empêche  de  montrer  un  peu  du  poète; 
du  reste  il  était  bien  ainsi,  mais  pas  assez  homme  du 
monde  dans  les  manières,  n'ayant  ni  de  l'aplomb  ni 
du  geste  que  j'aurais  désirés  en  lui  et  qui,  dès  les 
premières  paroles,  toujours  vulgaires  sous   leur  ejfticé 


I^'a  PREMIER     MEMORANDUM 

d'élégance,  classent  un  homme  et  le  classent  haut.  — 
Sa  tête  ressemble  beaucoup  à  ses  portraits,  mais  n'en  a 
pas  le  regard  rectangulaire.  Le  front  est  la  seule  chose 
vraiment  belle  et  poétique  qu'il  ait.  Le  teint  s'em- 
pourpre vaguement,  mais  uniment  partout,  et  l'em- 
bonpoint commence  à  se  montrer.  —  Il  est  petit  et  se 
pose  comme  Bonaparte.  Ce  n'est  plus  une  affectation, 
mais  cela  en  a  été,  à  l'origine,  probablement. 

Allé  au  Concert  le  soir,  mais  il  y  avait  une  telle  foule 
qu'après  avoir  fait  le  tour  de  la  salie,  je  suis  sorti.  — 
Pris  du  thé  chez  Gaudin. 

Aujourd'hui,  passé  mon  temps  à  écrire  des  lettres.  — 
Ne  peux  aller  ce  soir  chez  madame  ...  où  cette  Piémon- 
taise  aux  cheveux  blonds  doit  me  chercher,  si  elle 
me  cherche.  Mais  je  le  crois.  —  Écrit  un  billet  pour 
m'excuser,  et  un  autre,  coquet  et  à  moitié  tendre  à  ma- 
dame de  . . .  dans  lequel  j'accepte  son  invitation  à  dîner 
Mardi  prochain.  Demain,  je  dîne  avec  Bourdonnel.  — 
Le  temps  que  je  n'ai  pas  mis  à  ma  correspondance,  j'ai 
regardé  d'assez  beaux  camées  antiques  que  l'on  m'a 
apportés  ce  matin.  En  acheterai-jc  quelques-uns?  Je 
suis  fort  tenté  par  une  pierre  gravée  sur  laquelle  est 
représenté  ce  fripon  de  Mercure,  le  dieu  des  maque- 
reaux, et  je  crois,  en  consultant  ma  force  d'âme,  que 
je  ne  résisterai  pas  à  la  tentation. 

Il    V  aura   juste   huit   jours   demain  que  j'ai   rompu 


PREMIER     MEMORANDUM  IfJ 

avec  T...  après  une  amitié  de  sept  ans.  C'est  la  pre- 
mière fois  de  ma  vie  que  je  n'aie  pas  le  moindre  tort  à 
me  reprocher  vis-à-vis  de  quelqu'un.  —  Nous  voilà 
brouillés  cependant,  et  depuis  ces  huit  jours,  tout 
n'a-t-il  pas  marché  dans  ma  vie  de  la  même  façon? 

Le  temps  est  triste  et  pluvieux.  —  Vais  essayer  de 
lire  jusqu'au  diner. 


Au  soir. 

Dîné.  —  Au  café.  —  Pas  pris  d'excitants.  —  Sorti,  — 
Allé  acheter  une  bague,  —  une  mystérieuse  bague 
verte  dont  je  me  suis  encapricé  ces  jours  derniers.  — 
Causé  un  instant  avec  C.  M.  au  Boulevard.  —  Rentré. 
—  Lu  du  Rousseau.  Quelle  polémique  éloquente 
que  la  sienne!  Mais  quelle  ignorance  du  monde,  qu'il 
n'a  vu  que  de  derrière  la  chaise  de  celui  à  qui  il  don- 
nait une  assiette. 

Couché  à  minuit. 


Luiidy  15. 

Hier  ai   reçu  un   billet  de  la  marchcsa  qui  m'invite 
à  diner  pour    aujourd'hui.  Y  ai  répondu.      -  Habillé. 


iy4  PREMIFR     MEMORANDUM 

—  Sorti,  —  Dîné  avec  B...  et  de  G. ..  chez  Véfour  ;  au 
Concert  le  soir. 

Aujourd'hui,  bien  portant,  mais  sans  application  au 
travail.  — J'ai  cette  jeune  J...  dans  les  yeux  :  charmante 
et  suppliante  gazelle.  Je  la  vois  trop.  —  Je  suis  bien 
sûr  de  ne  pas  aimer  une  autre  que  ...  mais  la  tête 
n'est-elle  pas  accessible  à  l'ivresse? 

Lu  un  projet  d'alliance  commerciale  entre  la  Suisse, 
la  Belgique  et  l'Espagne.  (Revue  des  Deux-Mondes, 
i'^'"Mars  1837).  —  Ennuyé.  ■ —  Vais  m'habiller  et  sortir. 

—  Je  voudrais  me  fuir  aujourd'hui. 


14   h\T\\. 

J'avais  laissé  là  ce  Mémorandum  et  je  ne  l'aurais 
probablement  pas  repris.  Mais  G...  souhaite  que  je  le 
continue,  et  je  le  ferai  si  cela  peut  lui  faire  plaisir. 
Quand  on  intéresse  quelqu'un  en  agissant  de  la  ma- 
nière la  plus  insignifiante,  voici  que  cette  manière 
insignifiante  signifie  et  que  l'on  s'intéresse  d'intéresser. 
Diable  de  vanité!  Pivot  sur  lequel  nous  tournons  sans 


PREMIER     MEMORANDUM  If^" 

nous  détacher!  C'est  toujours  elle  quand  on  croit  que 
ce  n'est  plus  elle.  Mais  assez  de  réflexions,  voyons  ! 
Qu'ai-je  fait  hier?  —  Passé  ma  journée  assez  sotte- 
ment, excepté  deux  heures  avec  madame  de  ...  qui 
m'a  donné  des  pastilles  et  qui  rougit  si  souvent  quand 
je  lui  parle.  La  rougeur  n'a  pas  d'âge  chez  les  femmes. 
—  Aujourd'hui,  levé  à  dix  heures.  —  Ecrit  des  lettres 
jusqu'à  deux  et  en  plus  déjeuné;  car  je  suis  livré 
depuis  quelque  temps  à  toutes  les  horreurs  de  b 
vie  physique.  —  Vais  essayer  de  travailler. 


Au  soir. 

Travaillé  assez  bien  jusqu'au  dîner,  excepté  le  temps 
passé  aux  minauderies  avec  la  petite  J...  cette  grâce 
blanche.  —  Dîné.  —  Au  café.  —  Puis  au  Boulevard 
avec  G...  —  Causé  avec  C.  et  E...  —  Revenu.  —  G...  a 
fait  sa  toilette  et  s'en  est  allé  chez  Bcrryer,  faire  le 
lévrier  de  ...  Fat  à  proportions  grossissantes,  ce 
soir.  Qu'il  aille!  —  Moi  j'aime  mieux  m'cntourer 
d'une  robe  de  chambre  et  passer  la  soirée  dans  la  soli- 
tude de  mon  appartement  en  désordre.  Je  n'ai  plus 
la  curiosité  et  je  n'aurai  jamais,  pour  lui-mùme  du 
moins,  l'intérêt   du   monde.   G...,  lui,  a  tout  cela.  Le 


iy6  PREMIER     MEMORANDUM 

monde!  oh  !  on  lui  demande  toujours  plus  qu'il  ne  sau- 
rait donner. 

Travaillé.   —  Lu   du  Flassan.   —  Il  est  près   d'une 
heure.  Je  me  couche  et  lis  dans  mon  lit. 


i6. 


Hier,  levé  à  dix  heures.  —  Ecrit  à  ...,  puis  tra- 
vaillé. —  B...  est  venu,  mais  il  m'a  laissé  continuer 
mon  travail,  et  du  moins  je  n'ai  pas  répandu  mon  temps 
par  terre  comme  un  vase  plein  que  l'on  renverse, 
quoique  mon  temps,  vanité  à  part,  ne  soit  pas  une  si 
précieuse  iiqueuri  Travaillé  donc  jusqu'à  cinq  heures 
et  demie.  —  G.  et  G...  sont  venus.  Causé.  Donné 
les  meilleurs  conseils  à  G...  et  dont  l'indolent  et  dé- 
fiant personnage  ne  profitera  pas.  —  Madame  de  ... 
veut  un  Sigisbé  à  toute  force.  Je  le  serais  pour  un 
hiver,  après  quoi  je  romprais  si  cela  m'ennuyait!  G... 
veut  aller  dans  le  monde  l'hiver  prochain;  ne  lui  se- 
rait-il pas  agréable  d'y  trouver  sa  beauté,  sa  reine? 
Mais  aussi  pourquoi  est-il  amoureux  d'un  autre  côté? 
Drôle  de  petit  amour,  enfant  transi  et  quelquefois  fié- 
vreux! Pourrons-nous  l'élever  et  en  faire  le  bel  adulte 
qui  soumet  tout?  !t  is  difficult! 

Point  dîné,  seulement  pris  du  café   pour  atteindre 


PREMIER     MEMORANDUM  1^7 

l'heure  d'un  petit  souper  avec  C.  —  Le  souper  était 
bon  et  nous  avons  passablement  bu,  mais  des  vins 
légers,  des  vins  de  femme,  qui  s'en  vont  tout  en  mousse 
et  ne  laissent  pas  de  flamme  au  front!  Excepté  une 
bouteille  de  vin  du  Rhin,  ce  sang  profond  et  pur  d'un 
astre  (le  soleil)  que  l'on  se  coule  dans  son  sang  de 
mortel  pour  doubler  la  vie  et  embraser  la  pensée! 
Vin  d'homme,  il  ne  doit  être  touché  que  par  des  lèvres 
viriles  et  ne  circuler  que  dans  de  mâles  poitrines. 
Lit  digne  de  ce  torrent  qui  s'épanche  du  firmament 
dans  les  grappes  ambrées  et  qui  passe  à  travers  les 
coupes  pour  tomber  dans  l'abyme  de  nos  veines, 
comme  le  Rhin  à  SchafFhouse,  cet  autre  fleuve,  mais 
ni  si  brûlant  ni  si  beau  ! 

Le  souper  assez  gai.  C...  toujours  d'un  ton  parfait  et 
étonnant,  gracieuse  et  taquine.  Moi,  comédien  ce  soir 
et  de  peu  d'impression  intérieure,  mais  d'une  vie  facile 
et  douce  avec  un  degré  d'animation  très  convenable,  et 
G...  ah  !  G...  gris  et  tendre,  devenant  de  plus  en  plus 
tendre  et  de  plus  en  plus  gris,  soutenant  avec  des  yeux 
voilés  et  d'une  voix  entrecoupée  qu'il  n'a  jamais  été  si 
froid  et  si  capable  de  raisonnements  et  même  de  calcul, 
ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  ne  pouvoir  compter  jus- 
qu'à cinquante  francs.  Mais  le  pwOi  asaoTov  n'est  point 
du  domaine  des  ivrognes.  —  Revenu  à  minuit  chez 
moi.  Mon  arithméticien  bachique  au  lieu  d'un  lUzout 


1^8  PREMIER     MEMORANDUM 

avait  plus  besoin  d'une  cuvette,  mais  ce  matin  il  va  à 
merveille,    grâce  aux  nombreuses    ablutions   de  thé. 
Aujourd'hui,  reçu  une  lettre  de  ...  Écrit  ceci  et  vais 
lire.  Probablement,  je  ne  sortirai  pas. 


12  Juin. 

Nous  voici  au  12  Juin.  —  Guérin  m'a  quitté  hier. 
Je  lui  ai  promis  un  Journal  de  mes  jours  pendant  son 
absence.  Je  le  ferai,  quoique  j'aie  perdu  et  n'aie  pu 
poursuivre  déjà  à  sa  prière  l'habitude  de  noter  des 
jours  de  plus  en  plus  ennuyés. 

Après  le  départ  de  G...  rendormi.  —  Levé  à  neuf 
heures.  —  Coiffé.  —  Habillé.  —  Un  temps  superbe  mais 
orageux.  —  Eté  chez  Ap...  à  midi  jusqu'à  une  heure. 
Toujours  souffrante,  elle  est  au  lit.  —  Revenu  chez 
moi  et  descendu  avec  Bourdonnel  jusqu'à  la  rue  de 
Louvois.  —  Pris  un  cabriolet  et  fait  conduire  chez  la 
marchesa.  —  Passé  ma  journée  avec  elle.  —  Parlé  du 
Vicomte  de  B...  de  manière  à  justifier  l'estime  d'instinct 
que  j'avais  pour  cet  homme.  —  La  marchesa  duelliste 
comme  toujours  et  comme  nous  disons,  mais  ayant,  au 
milieu  de  tout  ce  qui  est  vrai  et  faux  en  elle,  de  singu- 


PREMIER     MEMORANDUM  1^9 

lières  tristesses,  —  des  tristesses  grosses  d'avenir.  — 
Après  dîner,  allés  au  spectacle  tête-à-tète,  en  avant- 
scène  et  seuls,  chose  divine  quand  on  aime,  et  simple- 
ment la  plus  charmante  des  humaines  quand  on  n'aime 
pas  et  que  l'on  est  avec  une  femme  —  distinguée  et 
coquette  pour  vous. 

Suis  allé  la  reconduire,  —  Fait  jeter  au  Boulevard 
de  Gand.  —  Vu  personne,  et  pris  un  bouquet  de 
roses.  —  Rentré  à  une  heure  du  matin.  Pas  lu. 

Aujourd'hui,  sur  pied  à  neuf  heures  et  demie.  — 
Commencé  une  longue  lettre  à  ...  —  Bourdonnel  et  G. 
sont  venus.  —  Lu  jusqu'à  cette  heure  (quatre  heures) 
la  Conquista  de  Mejico  par  don  Antonio  de  Solis,  —  et 
griffonné  ceci. 

Repris  Antonio  de  Solis  et  B\ron  jusqu'au  dîner. — 
Dîné  seul  et  chez  moi.  N'ai  pas  mangé  de  viande, 
du  poisson.  —  Coiffé.  —  Habillé.  —  Sorti.  —  Allé  à 
Corazza  attendre  Gaudin.  —  Promené  en  causant  au 
Palais-Royal  et  au  Boulevard.  —  Allé  chez  Daune. 
Fait  rougir  sa  femme,  le  diable  sait  pourquoi.  —  Bu 
une  limonade  au  Café  de  Paris  en  lisant  la  Chronique. 
—  Rentré.  —  Il  est  une  heure.  —  Las  de  corps  et 
encore  plus  d'âme.  —  Bonsoir. 


l6o  PREMIER     MEMORANDUM 


15    Juin. 

Levé  tard.  Les  nerfs  en  mauvais  état,  influence 
du  temps  orageux  que  nous  avons  dans  ce  moment.  — 
Fini  le  courrier  et  reçu  une  lettre  de  Scudo  qui  m'an- 
nonce sa  brochure.  Quelle  juvénilité  dans  la  tête 
de  cet  homme,  puisqu'il  a  l'enthousiasme  d'un  début 
littéraire,  et  qu'il  met  de  l'importance  à  un  livre! 
Bourdonnel  est  venu.  —  Causé  une  heure.  —  Puis 
G...  puis  B...  que  je  taquine  en  faisant  encore  plus 
l'aristocrate  que  je  ne  le  suis.  —  Lu  à  bâtons  rompus 
jusqu'au  dîner.  —  Après  dîner,  tombé  dans  la  tristesse. 
—  Souffert.  —  Lu  de  l'espagnol,  —  cette  sotte  histoire 
de  Solis.  —  Le  libraire  m'a  envoyé  des  livres,  —  une 
brochure  politique  sur  M.  deTalleyrand.  — L'ai  lue  at- 
tentivement jusqu'à  deux  heures  du  matin.  Mauvais 
ouvrage,  mais  que  j'achèverai  parce  qu'il  soutient  par 
l'intérêt  qui  s'attache  à  Talleyrand.  Rien  de  neuf.  La 
vie  politique  que  tout  le  monde  sait,  et  deux  ou  trois 
roueries  de  femme.  — ■  N'est  amusant  que  quand  il 
rapporte  les  calomnies  du  temps,  les  calomnies  étant 
une  manière  de  juger  un  homme,  une  espèce  de 
large  justice,  comme  disait  Bacon.  —  Couché. 


PREMIER     MEMORANDUM  l6l 


14. 


I)  Juin. 

Éveillé  à  huit  heures.  —  B...  et  de  B...  sont 
venus.  Causé  du  passé,  de  V.  F.  notre  camarade  de 
collège;  et  assez  de  verve  de  côté  et  d'autre.  — 
Le  temps  a  filé  ainsi.  —  Me  suis  levé  à  une  heure. 
Fait  ma  toilette.  —  Supprimé  le  déjeuner  et  passé  chez 
la  marchesa  jusqu'à  cinq  heures  et  demie.  —  Revenu  et 
dîné  chez  G...  fenêtres  ouvertes  et  sous  les  yeux  de 
très  jolies  filles,  ma  foi!  qui  logent  en  face.  —  Après 
dîner  descendus  chez  Obermana.  —  Avalé  la  moitié 
d'un  grog  à  la  glace.  —  Ai  été  surpris  par  un  horrible 
spasme  d'estomac  et  suis  rentré  chez  G...  sur  le  point 
de  m'évanouir,  —  ridicule  chose  !  Une  heure  de 
canapé  m'a  remis.  —  Le  temps  orageux.  Un  peu  de 
pluie,  mais  ni  plus  ni  moins  que  ce  qu'il  en  fallait  pour 
laver  le  ciel.  —  La  lune  s'est  levée  dans  un  fond  pur 
et  d'un  bleu  humide,  et  Gaudin  et  moi  nous  sommes 
promenés  au  Boulevard  dans  toute  sa  gloire.  —  Une 


102  PREMIER     MEMORANDUM 

singulière  aventure  de  femmes!  —  Rentre  fort  tard,  car 
Gaudin  m'avait  quitté.  —  Mal  en  train  physiquement 
et  de  fatigue.  —  Ne  sortirai  pas  demain. 


i6. 


Accompli   les  résolutions    de  la    veille.   Pas  sorti. 

—  Resté  tout  le  jour  dans  l'ombre  des  persiennes.  — 
Travaillé.  —  Lu.  —  Noté.  —  Écrit  un  monde  de  lettres. 

—  Lu  la  Revue  des  Deux-Mondes.  —  Il  y  a  une  char- 
mante bluette  d'Alfred  de  Musset  :  Un  caprice.  C'est 
léger  et  joli  comme  la  chose.  —  Causé  avec  G...  ce 
soir.  —  Repris  mes  lettres  et  écrivaillé  jusqu'à  deux 
heures  du  matin. 


Snmedy.   17. 

Levé  tard,  —  les  nerfs  assez  fermes.  — Travaillé.  — 
Reçu  et  relu  (car  je  la  connaissais  manuscrite)  la  bro- 
chure de  Scudo.  Bien  écrite,  si  l'on  veut,  mais  d'un 
style  qui  ne  me  plaît  pas,  imprégné  de  ce  Rousseau 
que  j'abhorre.  La  pensée  en  est  vraie  et  paraîtrait 
plus  piquante  si  la  terminologie  philosophique  actuelle 
ne  la  vulgarisait  pas. 


PREMir.  R     MEMORANDUM  163 

Ecrit  à  B...  pour  la  pétition  de  G...  —  A  trois  heures 
fait  ma  toilette.  —  Porté  la  Revue  chez  la  Graciosa.  — 
Allé  chez  Gaudin  où  j'ai  dîné.  —  Après  dîner  joué  de 
la  prunelle  à  la  fenêtre.  —  Puis  entraîné  G...  au  Cirque, 
—  Dans  le  public  (fort  nombreux  pourtant)  il  n'v 
avait  pas  une  femme  à  regarder,  mais  j'ai  été  assez 
content  du  physique  d'une  écuyère  aux  formes  de  Diane 
chasseresse.  Du  reste,  j'ai  toujours  aimé  ces  sau- 
teuses-là. Elles  m'impressionnent  beaucoup  plus 
(physiquement)  que  les  plus  belles  actrices  du  monde 
avec  un  talent  supérieur.  — J'excepte  madame  Damo- 
reau,  la  plus  belle  des  belles  et  même  des  rêvées  et 
pour  laquelle...  Mais  je  ne  veux  pas  écrire  cette  folie-là. 

Revenu  du  Cirque.  —  Fait  un  tour  au  Boulevard.  — 
Rentré.  —  Couché,  et  lu  dans  mon  lit. 


Levé  de  bonne  heure.  —  Habillé.  —  Une  pluie 
pressée  et  lente.  —  Monté  en  voiture  et  allé  au  fau- 
bourg Saint-Germain  chercher  des  livres.  — Lu  en  che- 
min une  lettre  de  G...  qui  s'ennuie  de  sa  dédaigneuse 
aimée  aux  pieds  de  son  amoureuse  dédaignée,  et  ecco 
la  vita!  —  Pris  des  livres.  —  Passé  chez  Thébaut,  qui 
est  le  moins  chez  lui  des  hommes.  —  Allé  au  bain,  — 


164  PREMIER     MEMORANDUM 

froid  et  long.  —  Avalé  un  verre  de  madère,  vieux 
comme  le  diable  et  bon.  —  Déjeuné  avec  appétit  chez 
moi.  —  B...  est  venu  me  demander  d'assez  sots  con- 
seils. Il  paraît  qu'il  a  rencontré  une  beauté  fabuleuse 
et  une  innocence,  rare  comme  un  mariage  d'incli- 
nation! Nous  la  verrons  du  reste  et  nous  jugerons 
du  coup  d'œil  de  l'historien.  —  Allé  chez  la  marchesa. 
Son  mari  est  revenu.  Passé  deux  heures  avec  eux  et 
le  vicomte  de  B...  —  Revenu.  —  Dîné  chez  Gaudin 
tète  à  tète  comme  autrefois.  —  Allés  ensemble  au  café. 
—  De  là  chez  madame  de  L.  R.  —  N'y  était  pas.  —  Re- 
monté au  Boulevard.  —  Allé  chez  la  maîtresse  de  Th... 
Rentré.  —  Lu  et  couché. 


19- 


Aujourd'hui,  reçu  ces  MM.  de  B.  etB.  dans  mon  lit.  — 
Quand  ils  ont  été  partis,  levé,  par  conséquent  assez  tard. 
—  Travaillé  sans  désemparer  jusqu'à  sept  heures  du  soir. 
Toujours  de  l'Histoire  et  de  la  politique,  et  vais  me 
mettre  décidément  aux  matières  de  finance.  —  Sept 
heures,  un  coup  de  peigne,  habillé,  sorti.  —  Allé 
chez  Ap...  j'espérais  la  trouver  seule,  et  son  frère 
n'était-il  pas  là?  Resté  pourtant  d'ennui,  d'indolence 
et  de  chaleur.  —  Revenu,  un  temps  divin  de  beauté 


PREMIER     MEMORANDUM  l6f 

bleuâtre  et  serein,  rien  rencontré.  —  Rentré.  —  Écrit 
diverses  choses  et  couché  à  deux  heures  et  demie  du 
matin. 


Levé  à  dix  heures.  —  Déjeuné.  —  Écrit.  —  Lu  et 
travaillé  jusqu'à  trois  heures.  —  Habillé.  —  Sorti.  — 
Allé  chez  la  Denau  pour  des  manchettes,  —  puis  chez 
la  Geslin  pour  faire  mettre  du  vinaigre  dans  mon  flacon. 
—  De  là  chez  G...  où  j'ai  diné.  —  Fait  une  visite  à 
Sainte-Br...  et  à  Th...  Pris  des  livres  au  faubourg 
Saint-Germain.  —  Rentré  et  lu  une  partie  de  la  nuit. 

Oublié  de  noter  que  j'ai  reçu  une  lettre  de  G...  — 
La  glace  est  rompue,  l'intrigue  nouée,  et  le  pauvre 
garçon  aussi  garrotté  qu'on  peut  l'être.  Je  ne  puis 
lui  donner  de  conseil;  aussi  lui  mettra-t-elle  son  bro- 
dequin sur  le  ventre!  Je  vois  là  une  relation  où  la 
femme  sera  le  sultan  de  l'homme.  Quant  à  G...  il  ne 
sait  plus  un  mot  de  son  cœur,  car  lui  que  je  crovais 
pris,  ne  me  dit-il  pas  :  «  Je  l'aime  (l'antre ;  celle-ci,) 
et  l'aimerai,  je  crois,  furieusement!  »  —  furieusement; 
à  la  manière  des  pigeons!  Ma  foi!  cela  me  donnerait 
presque  envie  do  lui  souffler  son  Indienne,  et  il  faut 
avouer  qu'il  le  mériterait  bien  un  peu. 


l66  PREMIER     MEMORANDUM 


26.   Lundi. 

Une  semaine  en  blanc!  —  Que  dira  Guérin  de  mon 
exactitude  si  je  continue  à  tenir  compte  ainsi  de  mes 
jours?  —  Ah!  c'est  que  l'oubli  vaudrait  mieux  que  ce 
triste  enregistrement  de  mes  journées.  Je  voudrais 
oublier. 

Travaillé  avec  assez  de  suite  cette  semaine,  sortant 
seulement  d'un  jour  l'un  et  me  barricadant  chez  moi  le 
reste  du  temps,  —  Lu  par  brassées,  —  toujours  de 
l'Histoire  et  notant  tout  ce  qui  a  trait  aux  affaires  exté- 
rieures. —  Il  faut  que  je  me  jette  dans  les  matières  de 
finance  et  que  je  débrouille  ce  chaos,  du  moins  chaos 
pour  ma  tête.  —  Le  meilleur  levier  pour  enlever  le 
pouvoir  est  encore  celui-là. 

Qu'ai-je  vu  cette  semaine?  Mais  personne  que  les 
habitués.  —  Je  suis  allé  chez  la  céleste  Indienne,  la 
jolie  fille  du  Gange,  mais  n'ai  pas  été  reçu,  —  la  tante 
n'était  pas  là.  Entr'aperçu  au  fond  d'un  salon  inté- 
rieur et  plein  de  mystérieuses  ombres  une  taille  ondu- 
leuse  et  une  robe  blanche,  mais  tout  cela  si  vaguement 
qu'on  eut  dit  une  lointaine  apparition  bientôt  dispari- 
tion. —  J'ai  écrit.  —  On  m'a  répondu  et  l'entrevue  de 
début  est  fixée  à  Dimanche  prochain. 


PREMIER     MEMORANDUM  I 67 

Hier,  levé  et  habillé  de  bonne  heure.  —  Reçu  trois 
visites.  —  Pris  une  voiture  et  suis  allé  chez  madame  F. . . 
Ses  cheveux  noirs  sont  vraiment  beaux,  et  sa  main 
maigre,  blanche  et  sillonnée  de  veines  bleues,  bien  ex- 
pressive! Il  y  a  de  la  fièvre  dans  cette  main.  —  Allé 
chez  la  comtesse  D...  —  Puis  chez  la  marchesa.  — 
N'y  était  pas. 

Dîné  en  ville  chez  madame  de  L.  Pv.  Avais  ac- 
cepté pour  rencontrer  madame  L...  ma  passion  actuelle. 
—  N'y  était  pas.  —  Ai  plus  causé  qu'à  l'ordinaire,  ce 
qui  m'a  valu  un  compliment  d'amabilité  de  la  maîtresse 
de  la  maison.  —  Accusé  de  faire  la  cour  à  une  provin- 
ciale, madame  Lh...  pendant  un  tête-à-tête  d'une 
demi-heure  sur  le  balcon.  Mais  elle  n'était  ni  jolie  ni 
spirituelle,  seulement  coquette  comme  le  démon  de  la 
coquetterie  en  personne  qui  très  certainement  aurait 
eu  plus  de  charme  qu'elle.  —  Retiré  vers  minuit.  — 
Passé  au  Boulevard  et  rentré,  agité  de  mille  pensées. 
Où  me  conduiront-elles?  Je  n'écrirai  pas,  qui  sait? 
car  j'arriverai  à  ...  ou  je  me  briserai  en  chemin. 

Aujourd'hui,  travaillé  tout  le  jour  sous  mes  persicnnes 
closes  et  noyé  dans  une  chaleur  énervante.  —  Sorti  ce 
soir.  —  Allé  au  faubourg  Saint-Germain,  chez  Th.  — - 
Ai  trouvé  ces  messieurs  au  café  et  très  lancés.  —  Pris 
des  livres.  Rôdé  ce  soir  sans  but  et  en  proie  aux  rages 
de  l'ennui.  — ■  L'isoleineiit  me  tue.  Je  jure  d'en  sortir! 


l68  PREMIER     MEMORANDUM 


27.   Mardy. 

Levé  à  neuf  heures.  —  Déjeuné.  —  Travaillé  avec 
intensité  tout  le  jour,  excepté  pendant  le  temps  que 
les  B...  sont  venus.  —  Ce  soir,  habillé  et  passé  la 
soirée  chez  madame  de  L.  R.  C'était  son  jour  de 
réception. 

11  y  avait  assez  de  monde  et  des  visages  neufs.  Mais 
je  n'ai  vu  que  madame  L...  belle,  belle!  —  Ce  ca- 
price, car  de  l'amour  je  ne  peux  en  avoir  que  pour  une 
seule,  devient  d'une  singulière  véhémence.  Du  reste, 
elle  le  sait.  Elle  part  pour  Enghien,  où  elle  va  passer  un 
mois,  j'irai.  —  Ayons-la,  pour  n'v  plus  penser  après. 
Ah!  tout  cela  n'arriverait  pas  si  ...  (que  j'aime  comme 
la  seule  à  jamais  aimée)  était  là  pour  m'empêcher  de 
regarder  tout  ce  qui  ne  serait  pas  elle.  La  tête  et  le 
cœur  sont  des  abîmes. 

Passé  au  Boulevard  à  minuit  un  quart.  Acheté  des 
roses.  —  Causé  avec  C.  M.  —  Rentré  et  lu  une  heure 
pour  calmer  et  disciphncr  mes  pensées.  —  Pas  dinc, 
donc  la  tête  très  nette  et  les  nerfs  fermes. 


PREMIER     MEMORANDUM  169 


l'^"'  Juillet. 

Trois  jours  sans  noter.  —  Travaillé  tous  les  jours, 
excepté  les  soirs.  ■ —  J'ai  passé  l'un  au  Concert  avec 
Aristide.  —  Le  second  chez  la  marchesa  et  le  troisième 
chez  la  maîtresse  de  Th...  Je  crois  qu'avec  ma  spiri- 
tuelle et  rusée  marchesa  j'avance  :  la  curiosité  sera  ce 
par  quoi  elle  périra  comme  Eve,  comme  toutes. 


2  Août. 

O  oubli  !  ô  indifférence!  6  paresse!  6  mes  trois  grands 
dieux!  Encore  un  mois  qui  s'est  placé,  le  doigt  sur  la 
lèvre,  comme  l'Harpocrate  antique,  entre  un  Mémo- 
randum inachevé  et  celui-ci  que  je  recommence,  et 
pourquoi  le  recommencè-je?  L'idée  m'en  est  venue  ce 
soir,  cette  nuit  plutôt  car  il  est  une  heure.  11  fait  un 
tempsbrùlant,  une  nuit  lourde.  — Je  me  suis  longtemps 
promené  au  Boulevard.  Ai  rencontré  M.  F.  et  M.  de 
Villcmur  avec  qui  j'ai  fait  connaissance  :  physionomie 
franche  et  forte,  belle  tète  de  soldat.  —  Suis  rentré 
avec  une  gerbe  d'oeillets  blancs  couverts  encore  de 
leur  rosée,  et  belle  comme  une  femme. 


IJO  PREMIER     MEMORANDUM 

Levé  à  neuf  heures.  Ecrit  une  lettre.  —  Déjeuné. 
—  Lu  les  mémoires  de  Torcv.  —  B...  est  venu.  Causé 
gaîment  de  nos  embarras  financiers  et  de  la  néces- 
sité où  nous  sommes  de  promettre  notre  chair  au  pre- 
mier Shylock  que  Dieu  ou  le  diable  jettera  dans  notre 
chemin.  —  Repris  de  Torcy.  —  Habillé.  —  Supprimé  le 
diner.  —  Allé  chez  G...  et  chez  la  marchesaà  cause  de 
cette  fille  que  je  voudrais  placer  chez  elle.  —  Des- 
cendu le  Boulevard  avec  la  marchesa  et  Bonchamp  et 
remarqués  pour  nos  tournures  à  tous  les  trois.  —  Il  est 
certain  que  nous  ne  ressemblions  guères  à  tous  ceux 
qui  se  promenaient  là. 

Descendu  au  Palais-Roval.  —  Pris  à  Corazza  du  café, 
du  kirsch  et  de  l'eau  glacée,  le  tout  mêlé  et  remué 
vigoureusement.  —  De  là  revenu  au  Boulevard  et  la 
suite  écrite  plus  haut. 

G...  ne  m'a  pas  écrit  depuis  qu'il  a  quitté*** 
Le  temps  s'écoule  cependant  et  que  de  choses  il  a  en- 
traînées avec  lui  sans  que  la  trace  en  soit  ici  demeu- 
rée. Au  moins  en  rappellerai-je  quelques  fragments 
épars  et  qui  surnagent,  mais  la  trame  des  pensées  fré- 
missantes de  chaque  jour,  rien  ne  saurait  la  faire  repa- 
raître. Les  lendemains  l'ont  usée  coup  sur  coup. 

Je  me  révoltais  contre  l'isolement  et  j'ai  vu  du 
monde.  Qu'cst-il  resté  de  cela  ?  Rien  de  plus,  si  ce  n'est 
que  j'ai   conquis  un   ou  deux  salons  pour  cet  hiver. 


PREMIER     MEMORANDUM  I7I 

J'irai  par  Brezé  chez  M.  de  Fitz-James.  —  L'ai  retrouvé 
(Brezé)  doux,  facile,  affectueux  et  prêtre,  —  prêtre 
dans  toute  l'étendue  du  mot,  ne  parlant  que  de  sa 
soutane  comme  une  femme  de  sa  jupe,  ayant  la  coquet- 
terie de  sa  foi  et  nous  choyant  un  peu,  moi  et  Bourdon- 
nel,  pour  avoir  le  plaisir  de  nous  convertir  ou  du  moins 
de  nous  sermonner.  Ainsi  soit-il  puisque  cela  l'amuse 
et  que  cela  ne  nous  ennuie  pas  plus  qu'autre  chose! 
Amère  disposition  que  celle-là,  n'être  pas  plus  inté- 
ressé qu'ennuyé  par  les  choses  les  plus  opposées.  Et 
c'est  ce  qui  fait  que  la  conversion,  le  changement  de  vie 
comme  ils  disent,  est  impossible.  —  Saturés  de  raison- 
nements de  toutes  sortes,  nous  admettons  les  leurs  au 
même  titre  que  tous  les  autres.  Us  sont  bons,  les 
points  de  départ  admis.  Le  système  est  même  d'une 
immense  étendue  et  répond  à  toutes  les  objections. 
Mais  quand  bien  même  il  serait  la  vérité,  pourquoi  res- 
tons nous  si  indifférents  en  face  d'elle  ?  La  vérité  n'en- 
traîne donc  pas  ?  On  peut  la  voir  et  ne  pas  l'aimer  de 
cet  amour  qui  règne  sur  toute  la  vie!  Ah!  c'est  là 
qu'est  le  mal,  c'est  là  que  se  trouve  l'abîme.  On  con- 
vient de  tout  et  on  n'adhère  pas.  Malebranche  s'est 
trompé. 

J'ai  vu  la  comtesse  d'A...  et  ai  déjeuné  chez  elle 
avec  une  foule  d'aristocratie  de  province  et  du  fau- 
bourg Saint-Germain.  —  Y  ai  remarqué  madame  C... 


172  PREMIER     MEMORANDUM 

chez  laquelle  il  faut  que  j'aille  cet  hiver;  un  de  ces 
fiers  colosses  comme  je  les  aime,  les  cheveux  plaqués 
aux  tempes,  l'œil  plein  d'une  flamme  noire,  la  bouche 
malade  d'ardeur,  les  lèvres  roulées  et  à  moitié  entr' ou- 
vertes, —  un  automne  fécond,  riche,  plein  de  folles 
ivresses,  des  mamelles  de  Bacchante  et  un  torse  à  la 
Rubens.  —  Elle  est  de  race  d'actrice,  m'a-t-on  dit,  et 
en  effet  on  dirait  qu'elle  a  été  sculptée  pour  le 
Théâtre.  —  Meplaît  plus  que  madame  de  Glass...  jeune, 
mince,  élancée,  flexible  et  grande.  La  tète  jolie  si  la 
bouche  n'était  pas  trop  grande,  mais  pleine  d'expres- 
sion romanesque;  blonde  d'ailleurs  avec  un  teint  de 
brune,  velouté  et  chaud,  singulier  contraste,  et  une 
couronne  de  tresses  sur  la  tête,  sans  une  seule  boucle. 
Coiffure  pleine  de  noblesse  et  de  simplicité  et  qui  va 
merveilleusement  à  l'ovale  allongé  de  son  visage. 

Qu'ai-je  vu  encore?  Voyons!  Ah!  la  fiancée,  dé- 
fiancée ou  plutôt  infiancée  de  G...  jolie,  mignonne, 
blanche,  grande,  mince,  le  buste  long  et  les  mains 
longues,  —  deux  charmes  pour  moi,  —  et  d'épaisses 
boucles  blondes  à  l'anglaise  tombant  sur  les  joues, 
comme  deux  bouquets  renversés.  — Parle  assez,  n'est 
pas  timide,  et  a  un  accent  dont  rien  des  accents  d'Eu- 
rope ne  peut  donner  l'idée.  —  Plus  singulier  qu'a- 
gréable, mais  pas  désagréable  non  plus. 


PREMIER     MEMORANDUM  I  7 ] 

Es  todo!  —  (Aujourd'hui  4  août.)  Je  sors  de  chez 
madame  F...  où  j'ai  pris  le  thé.  —  Vu  Cornélie  B... 
qui  promettait  d'être  si  belle  et  qui  n'a  tenu  que  la 
moitié  de  ses  promesses.  —  Madame  de  St.  V.  était  là  et 
j'ai  été  frappé  pour  la  première  fois  de  la  beauté  de 
couleur  de  ses  yeu.x  et  de  l'énergie  fière  de  son  profil. 

—  E.xcepté  le  temps  passé  chez  madame  F...  et  une 
visite  du  quinteux  L.  B.,  travaillé  avec  assez  de  suite, 

—  ainsi  qu'hier,  jour  que  je  ne  notai  pas  de  peur  de 
remuer  toute  la  lie  du  fond  de  mon  cœur. 

Je  rentre  las  —  et  je  clos  la  veillée. 


8  hoùi. 

Travaillétous  ces  jours.  —Vie  monotone,  d'un  cours 
lent,  l'attente  du  soir  sur  le  canapé  au  milieu  des 
livres  entr'ouverts.  —  Une  visite  à  peu  près  chaque 
•jour  chez  la  marchesa,  —  assez  de  charme  pour  mes 
indolences  non  pareilles,  si  la  réalité  n'était  dure,  la 
réalité  prosaïque  et  sèche.  —  Embarras  d'argent.  Sotte 
chose  que  cela  ! 

J'entrerai  au  journal  L'Europe  le  mois  prochain,  à 
ce  qu'il  parait,  et  j'y  serais  entré  ce  mois-ci  n'était  que 
leur  budget  se  trouvait  dépassé.    —J'ai  \u  le  m.irqiiis 


174 


PREMIER     MEMORANDUM 


de  JoufFroy  et  lui  ai  livré  un  article  sur  la  brochure  de 
Scudo,  diablement  superficielle  quand  on  l'examine 
d'un  peu  près.  —  Cette  tête  Italienne  qui  touche  à 
tout  et  qui  s'émerveille  d'avoir  tout  touché  ne  sera 
jamais  celle  d'un  publiciste.  Drôle  d'imagination,  du 
reste,  sur  laquelle  toute  idée  fait  l'effet  d'un  mirage. 
C'est  un  homme  qui  s'enchante  perpétuellement  de  sa 
voix.  Je  doute  fort  qu'il  soit  très  satisfait  de  la  petite 
discussion  que  je  livre  à  ses  raisonnements  hasardés. 
Cependant  je  l'ai  loué  à  la  Philinte. 

Hier  travaillé  comme  les  autres  jours.  —  Je  crois 
que  je  me  froidis  intérieurement;  ce  serait  tant  mieux; 
la  poésie  des  passions  ne  rhe  touche  guères  plus.  — 
Tout  en  m'occupant  d'études  positives,  je  rumine 
encore  un  de  ces  mélancoliques  récits  dont  une  fois 
entre  autres  il  faut  que  j'écume  mon  imagination.  Cela 
prendra-t-il  corps?  Je  l'écrirais  sous  le  nom  de  Ryno.  — 
C'est  un  nom  qui  se  trouve  dans  Ossian  et  qui  me 
charmait  (non  Ossian,  mais  Ryno,)  dans  mon  enfance. 

—  A  propos,  la  marchesa  a  lu  le  manuscrit  de  Germaine. 

—  En  a  été  bouleversée.  —  J'ai  une  lettre  écrite  par 
elle  à  ce  sujet,  —  curieuse  ! 

B...  vint  me  voir  deux  heures.  —  Causé  avec  assez 
d'animation.  Oh!  lacauscric,  la  causerie,  quellesyrènc! 
Comme  elle  vous  fait  échouer  au  néant,  car  de  ces 
heures  si    doucement   passées  que   rcsfe-t-il    que  du 


PREMIER     MEMORANDUM  lyf 

temps  perdu?  —  B...  part  pour  Rouen,  c'est-à-dire  pour 
le  château  de  Bellefosse  aux  environs.  —  Il  n'y  a  que 
moi  seul  qui  reste  à  Paris,  d'où  jamais  la  campagne  ne 
m'a  paru  aussi  belle  parce  que  je  ne  peux  y  aller. 

Après  le  départ  de  B...  refourré  au  travail  jusqu'à 
sept  heures.  —  Supprimé  le  diner,  aussi  l'esprit  léger 
et  les  nerfs  en  bon  état.  —  A  sept  heures,  coiffé, 
habillé,  sorti.  —  Au  faubourg  Saint-Germain  chez  le 
libraire.  —  En  passant  vu  Théb...  mais  pas  madame 
H...  aux  yeux  de  turquoise  sur  de  la  nacre  et  à  l'air 
si  mollement  catin.  '—  Passé  à  Corazza.  —  Pris  du 
café  et  du  kirsch  dans  de  l'eau  glacée.  —  Monté  au 
Boulevard.  —  Comme  je  regardais  fort  attentivement 
des  jeunes  filles  à  travers  les  rideaux  d'un  magasin, 
une  voix  a  dit  dans  mon  oreille  :  (.<i  Que  faites-vous  donc 
là,  Jtia  biche  >  »  —  Comme  je  ne  suis  la  biche  de  per- 
sonne, je  me  suis  très  majestueusement  retourné  pour 
voir  d'où  venait  l'expression  caressante.  Mais  quelle 
confusion,  non  pour  moi,  mais  pour  elle!  —  <.<.  Ah  ! 
monsieur,  je  vous  demande  pardon,  »  a-t-elle  dit  en  se 
cachant  la  figure  de  son  mouchoir  et  en  faisant  mine 
de  beaucoup  rire,  ce  qui  est  le  comble  de  l'embarras 
chez  les  femmes.  —  I\n's  elle  s'est  sauvée.  —  Ne  l'ai 
pas  suivie,  dégoûté  de  ce  manque  d'aplomb  et  de 
grâce.  — •  Belle  femme  du  reste,  et  bien  mise,  mais 
un  lion,  je  crois. 


176  PREMIER     MEMORANDUM 

Resté  longtemps  au  Boulevard  à  attendre  Th...  qui 
n'est  pas  venu.  —  Je  me  suis  appuyé  sur  la  rampe 
de  Tortoni  et  suis  demeuré  là  avec  une  patience  de 
Turc.  M.  de  B...  est  venu  se  placer  à  côté  de  moi  et 
nous  avons  causé.  —  Il  attendait  sa  maîtresse,  que  creo. 

—  Du  moins  il  m'a  parlé  d'un  souper  au  Café  de  Paris 
à  minuit.  —  La  marchesa  est  passée  au  bras  du  baron. 

—  Incessu  patuit  dea.  —  L'ai  saluée.  —  M.  de  B...  m'a 
demandé  qui  elle  était  et  m'a  paru  sous  le  coup  de 
l'impression  de  sa  beauté.  —  Rentré  vers  minuit.  — 
Lu  un  in-8"  tout  entier,  —  Le  Roi  Jacques  II  à  Saint-Ger- 
7nain  de  Capefîgue,  ouvrage  détestable.  —  Pourquoi 
pas  de  l'Histoire  tout  simplement? 


9  Août. 

Levé  vers  neuf  heures.  —  Le  réveil  moins  doulou- 
reux, mais  pas  bon  encore.  Maudit  moment  dans  ma 
vie  !  —  Reçu  une  longue  lettre  de  G. ..  Pauvre  timide  !  il 
n'en  est  encore  qu'aux  préliminaires.  — Il  a  peut-être 
raison,  du  reste,  car  à  part  la  vanité,  c'est  ce  qu'il  y  a 
de  meilleur  chez  les  femmes.  Elles  ne  varient  que 
dans  la  manière  de  succomber  ;  une  fois  vaincues,  elles 
se  ressemblent.  —  Lu  Torcy  et  travaille  jusqu'à  deux 
heures.  —  Habillé,  sorti,  remonté  par  une  lettre  de 


PREMIER     MEMORANDUM  1 77 

...  reçue  en  m'habillant.  —  Allé  chez  la  marchesa. 
—  Nous  sommes  sortis  ensemble  et  avons  fait  un  tour 
aux  Tuileries.  —  Presque  personne,  un  temps  aux  yeux 
gris  (Shakespeare),  une  brume  de  nuages  toute  chaude 
de  soleil.  —  Rencontre  X...  un  diamant  sur  le  front, 
et  nous  avons  échangé  un  incomparable  regard. 

Mis  la  marchesa  en  voiture.  —  Allé  chez  L.  B.  — 
Pas  trouvé.  —  Allé  chez  la  Denau  où  j'ai  choisi  une 
cravate.  —  Diné  chez  G...  —  Bu  du  Champagne  après 
à  Corazza  une  partie  du  soir  avec  ces  messieurs.  — 
Très  excité  mais  non  gris.  Puis  un  bout  de  Concert 
chez  Musard.  — •  Rentré. 


Levé.  —  Habillé.  —  Allé  au  bain.  —  Vu  Th...  au 
faubourg  Saint-Germain.  —  Allé  chez  L.  B...  Change- 
ment dans  nos  habitudes,  nous  dînons  ensemble  de- 
main! —  Rentré  et  déjeuné  voracement  et  avec  l'ap- 
pétit qu'un  long  bain  développe  toujours. —  B...  est 
venu  et  ne  part  pas  comme  il  l'espérait.  —  Quand  nous 
sommes  ensemble,  nous  nous  moquons  toujours  de 
quelqu'un,  fut-ce  même  d'un  ami.  (Réformer  cela.)  — 
Nos  aimables  natures  s'aiguillonnent  l'une  par  l'autre 
et  nous  passerions  sur  le  ventre  à  notre  mère  pour 
attraper  un  bon  mot.  —  Rappelé  celui  de  Tibère  aux 


I 78  PREMIER     MEMORANDUM 

Troyens.  —  Tibère  !  quel  homme  !  C'est  le  seul 
homme  d'esprit  de  toute  l'Antiquité  qui  se  connaît  en 
calembours  et  en  batteries  de  mots,  quolibets  et 
autres,  mais  ne  se  doute  pas  de  ce  que  nous  modernes 
et  Français  entendons  par  esprit.  —  Bourd. . .  parti,  essayé 
de  travailler,  mais  lourd  comme  un  plomb  et  fait  la 
siesta  sur  le  canapé.  —  Habillé.  —  Coiffé.  • —  Sorti 
avec  G...  —  Allé  à  Corazza  et  de  là  nous  asseoir  sous 
les  arbres  du  Palais-Roval.  —  Causé  longtemps,  la  lune 
se  levant  et  la  soirée  belle.  —  Monté  au  Boulevard. 

—  Allé  chez  la  marchesa  à  qui  j'ai  laissé  une  lettre,  ne 
l'ayant  pas  trouvée,  mais  rencontrée  une  heure  après 
et  par  hasard  avec  le  vicomte  de  B. . .  Causé  un  instant. 

—  Pris  (pour  tout  dîner)  une  tranche  de  melon  glacé 
chez  Tortoni.  —  Rentré.  — •  Essavé  des  vêtements,  — 
et  écrit  ceci. 


Hier  (11)  n'ai  rien  noté.  —  Je  vis  la  marchesa  une 
heure  dans  la  journée,  dînai  avec  L.  B...  et  le 
soir 

Aujourd'hui  levé  à  neuf  heures,  dispos,  souple  et 
l'esprit  sans  sombre,  mais  une  chienne  de  créancière 
m'a  demandé  impudemment  de  l'argent,  ce  qui  m'a 


PREMIER     MEMORANDUM  1 79 

jeté  dans  une  furieuse  colère.  —  C'était  deux  mois 
d'arriéré  d'hôtel,  chétive  somme  surtout  pour  moi 
qui  ai  beaucoup  dépensé  ici  depuis  sept  mois.  —  Je 
paierai  dans  quelques  jours  et  quitterai  l'hôtel  à  cause 
du  procédé. 

Aujourd'hui  rien  lu,  rien  écrit,  rien  fait.  —  Dîné 
avec  G.  —  Allé  chez  la  marchesa,  —  sortie.  —  Promené 
avec  G...  aux  Champs-Elysées  et  aux  Tuileries.  —  Allé 
seul  au  Boulevard  et  resté  longtemps  appuyé  sur  la 
rampe  de  Tortoni  à  regarder  vaguement  toute  cette 
foule  dans  un  état  d'ennui  et  de  brisement  physique 
indescriptibles.  —  Quand  m'engourdirai-je  tout  à  fait? 
On  se  croit  mort,  on  n'est  qu'assoupi  et  la  première 
chose  vous  réveille! 


i^.  Dimanche. 

Hier,  je  passai  toute  la  journée  au  faubourg  Saint- 
Germain.  —  Allé  chez  de  Brezé.  —  Vu  un  logement 
chez  madame  F...  avec  Bourdonnel,  —  et  dîné  chez 
Thébaut  a\cc  M.  B...  et  inadainc  H...  1:11c  a  les  yeux 
(elle  n'a  que  des  yeux,  mais  cnriii  elle  en  a!)  indécents 
comme  une  nudité.  —  Lu  le  second  volume  de 
Jac(jUL's  II  dans  mon  lit. 


PREMIER     MEMORANDUM 


Aujourd'hui  passé  le  temps  à  mille  choses,  incapable 
d'attention.  —  Lu  à  bâtons  rompus  les  lettres  de  Fré- 
déric 1 1  à  Voltaire.  —  Dans  ces  lettres  le  grand  Frédéric 
est  un  sot.  —  L'admiration  pour  les  écrivailleurs  le 
rogne  jusqu'à  l'idiotisme. 

Qu'ai-je  fait  encore?  Rien  qui  vaille  la  peine  d'être 
rappelé.  C'est  aujourd'hui  Dimanche  et  le  temps  est 
superbe.  J'ai  bien  pensé  à  aller  voir  la  jolie  Indienne 
de  G...  mais  pourquoi?  —  Pour  lui?  il  n'en  veut  plus 
et  ma  négociation  est  inutile  à  présent.  Pour  moi  ? 
quoique  je  ne  puisse  pas  aimer  qui  m'aimerait,  je  suis 
trop  indolent  dans  ce  moment-ci  pour  tenter  de  me 
faire  aimer  d'une  jeune  fille.  Et  d'ailleurs  j'ai  un  mal  de 
pied  qui  m'empêche  de  mettre  une  chaussure  étroite 
et  d'user  ainsi  de  tous  mes  avantages.  Donc,  bonsoir  ! 

G...  !  Il  faut  pourtant  que  je  lui  écrive.  J'ai  reçu  de 
ses  nouvelles  ces  jours  derniers.  —  Il  n'en  est  encore 
avec  ...  qu'aux  éléments.  —  Ils  correspondent,  et  pour 
G...  qui  ne  s'est  jamais  peint  à  une  femme,  c'est 
une  excellente  occasion  de  se  donner  un  plaisir  très 
vif  dans  la  jeunesse.  Oui  !  très  vif  et  même  le  plus  vif 
de  tous.  —  Mais  en  séduction,  ce  n'est  qu'un  moyen 
vulgaire.  Il  ne  faut  jamais  se  révéler  entièrement  aux 
femmes.  —  On  tuerait  bientôt  l'intérêt. 

On  frappe  chez  moi.  C'était  L.  B.  —  Discussion 
d'une   heure   à   propos   de   ses   idées    politiques    qui 


PREMIER     MEMORANDUM  I 8  1 

n'existent  pas  avec  la  prétention  d'exister.  —  Habillé. 
—  Sorti.  —  Dîné  au  Palais-Royal.  —  A  Corazza.  — 
Puis  à  Tortoni.  —  Rentré. 


17  Août. 

Travaillé  tous  ces  jours  autant  que  je  l'ai  pu  avec 
les  contrariétés,  les  inquiétudes  et  les  soucis  de  toutes 
sortes  du  moment  présent.  —  Il  est  des  instants  où 
je  comprends  jusqu'au  plus  grossier  libertinage;  on 
n'en  a  pas  moins  de  la  fierté,  des  puretés  plein  la  poi- 
trine, un  souvenir  qu'on  n'abjurera  jamais,  mais  on  a 
besoin  de  se  soustraire  à  la  réalité  en  se  plongeant  aux 
gouffres  des  réalités  les  plus  abjectes.  Ah!  tortures, 
tortures!  Je  me  rappelle  Tiinage  sublime  de  Ricluer  : 
«  Le  bison  qui  se  roule  dans  la  fange  pour  se  guérir 
de  ses  blessures.  •» 

Je  me  travaille  l\ime  pour  que  rien  ne  paraisse  au 
dehors  de  mes  pensées.  Qii')'  a-t-il  de  plus  ridicule 
que  de  souffrir?  Il  n'y  a  que  les  femmes  à  qui  cela  aille 
bien  et  ce  que  j'écris  là  me  rappelle  ma  soirée  d'hier, 
passée  de  nonchalance  et  d'ennui  chez  la  maîtresse 
deT...  Cette  femme  a  du  cœur.  Elle  est  malheureuse, 
le  cache  mal,  mais  enfin  fait  effort  pour  le  cacher. 

1 1 


PREMIER     MEMORANDUM 


Vu  hier  aussi  M.  de  L.  R.  qui  ne  m'ouvrira  sa  biblio- 
thèque qu'à  son  retour  de  la  campagne;  —  contrarié 
aussi  par  là,  pour  qu'il  soit  dit  que  dans  les  petites 
choses  comme  dans  les  grandes,  je  n'échapperai  pas 
au  damné  guignon  de  ces  jours-ci. 

Aujourd'hui  levé  à  neuf  heures.  —  Travaillé,  c'est- 
à-dire  lu  jusqu'à  six  heures.  —  Dîné,  —  point  de 
viande  ni  de  poisson,  —  Écrit  une  longue  lettre  à  G... 
puis  ceci. 

19  Août. 

Hier  rien  noté.  —  Ma  journée  s'écoula  chez  moi  au 
travail.  —  Lu  les  Mémoires  de  Bra?idebourg^  la  plume  à 
la  main  et  la  carte  sous  les  veux.  Il  n'y  a  pas  d'autre 
manière  de  lire  l'Histoire  politique  et  militaire.  —  Sup- 
primai le  dîner.  —  A  huit  heures  m'habillai  et  allai  chez 
le  libraire  au  faubourg  Saint-Germain.  —  Comme  je 
crains  ma  disposition  intérieure  du  soir,  laquelle  dans 
ce  moment  est  intolérable,  je  ne  rentrai  pas  immédia- 
tement. —  Au  café  de  Paris  trouvé  M.  de  B...  avec 
lequel  j'allai  à  Tortoni,  lui  pour  une  glace  moi  pour 
l'accompagner.  — -  Rencontrai  M.  F.  et  tutti  quanti.  — 
Rentre,  j'avalai  un  volume  in-8"  en  attendant  ce  grand 
seigneur  de  sommeil  qui  prend  si  bien  les  airs  de  se 
faire  attendre. 


PREMIER     MEMORANDUM  iS^ 

Aujourd'hui  levé  à  neuf  heures  et  à  la  demie  au  tra- 
vail. —  Lu,  comme,  hier,  la  carte  sous  les  yeux,  les 
Mémoires  de  Frédéric  depuis  la  paix  de  Huberstsbourg 
(1673)  jusqu'à  la  fin  du  partage  de  la  Pologne  (lyyf). 

—  Déjeuné  avec  appétit.  —  Repris  mon  travail,  mais  un 
peu  de  stupeur  et  de  pesanteur.  —  J'ai  essayé  d'une 
sieste,  et  comme  je  n'ai  pu  dormir  malgré  une  chaleur 
accablante,  me  suis  mis  à  écrire  mille  doléances  à 
A.  L.  F.,  aimable  fille  malgré  tous  les  travers  de  l'esprit 
et  dont  je  ne  puis  me  détacher. 

G...  est  venu.  ^ —  M'a  raconté  son  aventure  d'hier  soir 
qu'on  peut  appeler  la  chasse  aux  maîtresses.  —  Quand  il 
en  aura  une  en  pied  et  en  titre,  il  sera  tout-à-fait  bour- 
geois de  Paris.  Au  fait,  c'est  du  mariage,  aux  présen- 
tations officielles  près.  —  Travaillé  jusqu'au  dîner.  — 
Mangé  une  salade  sans  poisson  ni  viande,  repas  digne 
d'une  intelligence  et  dont  la  sobriété  a  confondu 
mon  vieux  Louis.   —   Repris  les  Mémoires  de  Frédéric. 

—  Mais  distrait  par  les  gracieuses  coquetteries  de  ma 
voisine,  et  par  un  air  sur  un  orgue  (la  Cachucha).  — 
Ivxpliquc  qui  pourra  la  machine  humaine!  cet  air  en- 
tendu tant  de  fois  cet  hiver  avec  des  trépignements 
d'animation  et  une  envie  folle  de  danser,  m'a  fait 
pleurer  presque  à  chaudes  larmes.  —  Je  ne  me  croyais 
pas  si  accessible  aux  sensations  en  général  et  à  celles 
de  la  musique  en  particulier.  B...  est  venu.        11  est 


184  PREMIER     MEMORANDUM 

venu  me  proposer  avec  une  affection  de  procédé  qui 
m'a  extrêmement  touché  un  service  que  je  ne  lui  de- 
mandais pas.  —  Accepté  !  —  Je  le  devais,  ne  fût-ce  que 
pour  la  grâce  de  la  démarche  qui  a  été  parfaite.  — 
Causé  longtemps.  —  Quand  B...  a  été  parti,  fini  les 
Mémoires  de  Frédéric.  —  Commencé  Ryno.  —  Ecrit 
ceci,  ma  fenêtre  ouverte  par  un  clair  de  lune  Elyséen, 
au  bruit  de  l'eau  du  canal  et  au  chant  pur  et  juste  de 
blanchisseuses  qui  travaillent  fort  tard  aujourd'hui 
parce  que  c'est  Samed\".  —  Triste!  triste!  triste! 


Dimanche.  20. 

Habillé.  —  Allé  chez  la  marchesa.  —  Revenu  chez 
moi.  —  Dîné  chez  Gaudin.  —  Le  soir  ennuvé  et...  — 
Passé  la  soirée  chez  la  St-L... 


21.  Lundi. 

Levé  à  huit  heures.  —  Allé  au  bain,  —  l'eau  froide  et 
bonne.  —  Pris  un  verre  de  vin  de  Madère  et  du  grog. 
—  Relevé  entièrement  de  l'état  flasque  et  d'abattement 
résultat  de  la  veille.  —  Déjeuné  au  faubourg  Saint-Ger- 
main chez  Th...  avec  le  vicomte  de  S...,  madame  H... 


PREMIER     MEMORANDUM  1 8f 

et  consorts.  Quelle  maison!  —  Bu  et  bavardé  jusqu'à 
neuf  heures  du  soir.  —  Rentré.  —  Ai  fait  ma  toilette. 
—  Allé  au  Boulevard  avec  les  B...  animé,  la  parole 
prompte  et  nette,  aussi  bien  que  possible  après  une 
journée  passée  ijiter  pocula.  —  Allé  au  café  de  Paris.- — 
Vu  la  Clarisse  de  B...  une  laide  et  impudente  catin!  — 
Rejoint  Th.  et  sa  maîtresse.  —  Promené  sous  le  plus 
merveilleux  clair  de  lune  à  faire  pâmer  notre  ami  G... 
Que  n'était-il  là  et  que  n'a-t-il  soupe  avec  nous  à  cette 
sodome  de  Café  Anglais,  où  danseuses  et  chanteuses, 
joueurs,  militaires,  journalistes,  tout  le  sanhédrin  du 
diable,  buvaient,  fumaient,  hurlaient  et  se  chiffonnaient 
pêle-mêle!  — Restés  là  à  faire  du  punch  jusqu'à  quatre 
heures  du  matin  et  couché  à  cinq. 


2',.   Veiidicdy. 

Encore  des  blancs!  — J'ai  passé  les  jours  précédents 
à  lire  tout  le  jour,  ne  sortant,  comme  une  courtisane 
ou  comme  un  débiteur,  que  le  soir.  11  m'est  impossible 
de  rester  seul  et  dans  ma  chambre  le  soir.  Je  tombe 
dans  une  espèce  d'angoisse  approchant  de  la  folie. 

Aujourd'hui,  levé  à  neuf  heures  avec  l'appétit  d'un 
homme  qui  avait  supprimé  le  diner  d'hier.  —  Déjeuné. 
—  Théb...  est  venu.        M'.i  parlé  de  leur  nuit  au  Calé 


l86  PREMIER     MEMORANDUM 

de  Paris  et  bientôt  G...  est  venu  aussi  me  parler  de  la 
sienne  chez  C.  D.  —  Il  paraît  que  tous  mes  amis  étaient 
en  fête,  excepté  mon  bon  ami  Moi.  —  Lu  toute  la 
journée  le  livre  de  Burke  sur  la  Révolution  fran- 
çaise, d'une  élévation  rare  et  magnifiquement  soute- 
nue. 

C'est  le  premier  livre  de  prose  (anglais)  que  je  lise 
avec  intérêt  et  qui  montre  un  talent  d'un  ordre  supé- 
rieur. —  Les  Anglais,  à  mon  sens,  n'ont  que  des  poètes. 
—  A  six  heures  habillé.  —  Passé  chez  Gaudin.  —  Il  m'a 
proposé  de  diner,  mais  de  caprice  je  m'en  suis  allé 
manger  du  melon  à  notre  ancienne  taverne  chez  C...  — 
Bu  du  madère  et  du  café  à  Corazza. —  Abattu  et  ayant 
besoin  d'excitants!  —  La  marchesa  et  son  mari  que 
j'ai  rencontrés  au  Boulevard  m'ont  sauvé  de  quelque 
péché  que  j'allais  commettre  par  ennui,  par  vide.  — 
Me  suis  assis  avec  eux  devant  le  Café  de  Paris.  —  Le 
baron  R...,  M.  de  M...  sont  arrivés.  —  Causé.  —  La 
marchesa  vive,  —  moi  point  et  dans  un  état  sans  nom 
de  distraction  sans  rêverie,  —  drôle  d'état  du  reste  et 
assez  doux.  —  Si  les  bêtes  sont  heureuses  ainsi,  il  \  a 
profit  à  être  bête.  —  La  marchesa  a  dit  qu'elle  avait 
des  caprices  rares  et  qu'elle  les  économisait  pour  les 
rendre  plus  ardents  quand  ils  venaient.  —  Ai  répondu 
que  c'était  là  une  économie  de  bout  de  chandelles.  — 
Restés  tard.  —  Rentré.  —  Hcrit  ceci  et  couché. 


PREMIER     MEMORANDUM  1 87 


Mem. 


Voir  le  bel  ouvrage  de  Saint-Evremond  : 
Réflexions  sur  les  divers  génies  du  peuple  Romain  dans 
les  divers  temps  de  la  République.  i  vol.  in-8o. 


17  Octobre. 

Mon  caprice  de  silence  est  fini.  —  Je  retourne  à 
mon  livre  de  loch.,  comme  disait  Bvron.  —  Avant-hier, 
L.  B.  m'appelait  caméléon.  Si  cela  est  et  pourquoi  cela 
ne  serait-il  pas?  ces  pages  sont  un  kaléidoscope,  car 
je  dois  y  déposer  au  fur  et  mesure  toutes  les  nuances 
que  je  revêts. 

Depuis  que  j'ai  écrit  le  Mémorandum  ci-dessus,  j'ai 
empêché  un  duel  entre  deux  amis  et  pour  une  femme, 
pitoyable  sujet  de  querelle!  et  j'ai  vu  mourir  F.  B... 
que  j'ai  assisté  à  ses  derniers  moments.  C'est  de  moins 
une  claire  et  vaste  intelligence,  une  destinée  toute  en 


PREMIER     MEMORANDUM 


avenir.  Je  comptais  sur  son  concours  dans  la  carrière 
politique  et  sa  mort  est  un  vrai  revers. 

Aujourd'hui  écrit  et  lu  jusqu'à  quatre  heures.  — ■ 
Coiffé.  —  Habillé.  —  Allé  chez  la  D...  pour  du  linge  et 
des  gants.  —  De  là  chez  A. . .  où  j'en  ai  appris  de  belles  ! 
—  Oh!  les  femmes,  comme  elles  se  ressemblent! 
Encore  une  qui  s'est  perdue  par  l'imprudente  généro- 
sité d'un  aveu  !  —  Bien  affligée  encore,  mais  déjà  plus 
calmée,  nature  dans  laquelle  tout  va  vite!  —  Son 
amant  ne  l'a  pas  trahie,  mais  quittée  par  dévotion. 
Cela  m'a  rappelé  mon  frère.  Elle  m'a  fait  lire  une  col- 
lection de  lettres  où  le  dévot  et  l'amant  se  débattent  à 
qui  mieux  mieux  et  se  disputent  le  prix  de  l'ennui  qu'ils 
font  naître  tous  deux  également. 

—  Dîné  au  Palais-Royal.  —  Passé  jusqu'à  onze 
heures  chez  la  niarchesa  à  causer  à  bâtons  rompus.  — - 
Je  suis  accablé  de  soucis  absurdes,  d'embarras  d'ar- 
gent, et  j'ai  besoin  de  me  secouer.  —  Mon  stoïcisme 
dépend  beaucoup  de  la  faculté  de  transposer  mon 
attention.  —  Rentré  à  minuit,  —  écrit  ceci  et  vais 
reprendre  mes  lettres. 


i8. 


Souffrant.  —  Lu  et  écrit  dans  mon  lit.   —  L.  B.  est 


PREMIER     MEMORANDUM  189 

venu.    —   Est   resté    longtemps.    —    Parlé    politique. 

—  Chamaillé.  —  Levé  à  une  heure  et  demie.  Le 
temps  sombre  et  bas,  inclinant  l'imagination  à  la  tris- 
tesse. —  Habillé.  —  Sorti  au  tomber  du  jour.  —  La 
promenade  agréable,  le  temps  doux.  —  Allé  chez 
madame  H...  De  là  chez  R...  Pas  trouvé.  —  Revenu. 

—  Supprimé  le  diner  mais  pris  du  café  pour  me 
soutenir.  —  Passé  au  Boulevard  et  dit  un  mot  au 
vicomte  de  S...  à  la  sortie  de  l'Opéra.  —  Rentré.  — 
Ecrit  mon  courrier  de  demain,  et  comme  j'ai  la  tète 
nette  et  sans  douleur,  vais  écrire  du  Ryno  interrompu 
tout  ce  temps  par  les  misérables  événements  qui  m'ont 
arraché  au  recueillement  et  à  la  réflexion,  ces  deux 
grandes  puissances  de  l'homme^  comme  disait  emphati- 
quement cet  effronté  charlatan  de  Mirabeau,  lequel 
était  recueilli  d'une  singulière  façon,  par  parenthèse! 


19. 


Éveillé  à  huit  heures  et  levé  à  neuf.  —  Déjeuné.  — 
L.  B.  présent.  —  11  part  pour  Coutances  et  voudrait 
m'emmener.  Quoique  nul  intérêt  actuel  ne  me  retienne 
ici,  je  resterai  pourtant.  —  Ecrit  à  ...  rcrmé  et  fait 
partir  ma  boite.  —  Rci,ni  un  billet  d'A...  tout  atten- 
drissement et  reconnaissance.         Y  ai  répondu.  -     Lu 


190 


PREMIER     M  E  M  O  R  A  N  D  l'  M 


jusqu'à  l'heure  de  la  toilette.  —  Sorti.  —  Le  temps 
toujours  doux  mais  un  peu  humide.  —  Allé  chez  la 
marchesa.  —  N'y  était  pas.  —  L'ai  attendue  en  cau- 
sant avec  la  petite  Clotilde.  —  La  marchesa  est  ren- 
trée. —  Allé  diner  au  Palais-Roval.  —  Puis  au  Concert 
Valentino.  —  Belle  musique,  —  très  belle!  —  Rejoint 
la  marchesa  et  ses  tenaiits  ordinaires.  —  Pris  trétous  du 
punch  à  Tortoni.  —  Je  vais  essayer  de  travailler. 
Mem.    Penser    à    aller    chez    madame    de    L.    R. 


demain. 


22.  Dimanche. 

Deux  jours  en  entre-baillement.  —  Pas  d'événements, 
du  reste.  —  Un  peu  d'intrigue  qui  pourra  me  bien 
poser  cet  hiver.  Je  n'ai  plus  de  mal  au  cœur  du  jour- 
nalisme et  de  ces  prostitutions  masquées  qu'on  appelle 
des  articles.  J'en  ferai  tant  qu'on  voudra!  j'ai  vaincu  mes 
dégoûts  :  —  avalé  mon  crapaud,  comme  dit  Chamfort. 

Cette  nuit  dernière  j'ai  lu  un  livre  très  remarquable, 
—  d'une  profondeur  de  réalité  étonnante,  cœur  et 
mœurs.  —  Ecrit  avec  esprit,  élégance  et  audace,  d'une 
charmante  mystification  de  titre  :  La  Fée  daîis  un  salon, 
et  d'épigraphes  toute  mvstificatrices  aussi.  L'auteur  est 
Arnould  Frémy .  Est-ce  un  pseudonyme?  Peu  importe! 


PREMIER     MEMORANDUM  I9I 

Quoique  son  talent  soit  sérieux,  ce  doit  être  un  amu- 
sant partner  dans  un  punch  de  garçons!  —  Penser  à 
lire  ses  autres  ouvrages  :  les  Deux  ériges  et  Elfride. 

Aujourd'hui  Gaudin  est  revenu.  —  Levé,  habillé 
de  bonne  heure  et  allé  déjeuner  chez  lui.  —  Sortis  et 
au  café  et  avec  B...  Gais  et  avons  causé  de  mariage. 

—  L.  R.  est  venu  ce  matin  m'inviter  à  passer  le  soir 
chez  sa  mère.  —  Ai  refusé,  —  ai  donné  pour  excuse 
que  j'avais  le  pied  difforme.  —  Le  fait  est  que  je  ne  puis 
mettre  de  bottes  étroites,  et  madame  L. . .  qui  est  revenue 
eût  été  là  !  et  je  suis  en  coquetterie  avec  elle  !  — 
Sommes  allés  chez  Th...,  G...  et  moi,  jusqu'à  cinq 
heures.  —  Essayé  d'agrafer  une  robe  à  la  maîtresse  de 
S...  et  me  suis  outrageusement  et  infructueusement 
meurtri  la  main.  —  M'en  suis  vengé  en  prouvant  à  la 
donzclle  que  j'étais  plus  mince  sans  corset  qu'elle 
avec  le  sien  qui  craquait  de  partout.  Puis  ai  fort  bien 
prêché  sur  ce  texte  :  «  Vanitas  vanitatum  et  omnia  va- 
nitas !  »  —  Dîné  chez  G.  —  Pris  du  kirsch  à  Corazza. 

—  Promené  au  Boulevard.  —  Un  brouillard  glacial  !  — 
Allé  chez  Aristide  B...  —  pas  trouvé.  —  Allé  lire  une 
Revue.  —  Rentré,  écrit,  lu,  —  vais  me  coucher  et  lire 
encore. 


192  PREMIER     MEMORANDUM 


Savez-vous  la  différence  qu'il  v  a  entre  un  homme 
faible  et  un  homme  fort?  C'est  que  l'homme  faible  est 
la  proie  à  la  fois  de  plusieurs  idées  ou  de  plusieurs 
personnes,  tandis  que  l'homme  fort  ne  l'est  que  d'une 
seule.  L'un  est  tiraillé  en  sens  divers,  l'autre  est  préci- 
pité dans  un  sens  quelconque,  tous  deux  entraînés,  car 
tous  deux  ont  des  passions,  et  le  fort  encore  plus  que 
le  faible  :  car  il  est  fort,  et  ici  il  faut  entendre  le  mot 
force  non  dans  le  sens  spécial  de  force  de  raison,  mais 
dans  le  sens  de  la  force  générale  et  harmonique  de 
toutes  les  facultés. 


Éveillé  à  neuf  heures  et  lu  dans  mon  lit  ces  admi- 
rables Mémoires  de  Saint-Simon  où  tout  est  beau,  style, 
pensées,  jugements  sur  les  hommes  et  les  choses,  pro- 
digieuse science  historique.  —  Livre  du  premier  ordre 
enfin.  —  Levé.  —  Déjeuné.  —  Lu  et  écrit  jusqu'à  quatre 
heures.  —  Habillé.  —  Allé  chez  la  marchesa.  —  L'ai 
trouvée.  —  Aimable!  —  Fait  une  visite  à  Gaudin  et 
revenu  chez  moi  où  la  marchesa  m'a  pris  pour  aller 
aux  Vrançais,  —  C'était  la  seconde  représentation   de 


PREMIER     MEMORANDUM  I93 

la  Marquise  de  Senneterre,  ■ — ■  médiocriré  jouée  médio- 
crement. Mais  nous  n'avons  guères  écouté  que  nous- 
mêmes,  et  que  pouvions-nous  faire  de  mieux?  —  L'ai 
reconduite.  —  Rentré.  —  Couché. 


29. 


Aujourd'hui  Dimanche  lu  dans  mon  Ht  jusqu'à  dix 
heures.  —  Levé  et  continué  de  hre  jusqu'à  quatre. 
—  Fini  Saint-Simon  (le  deuxième  volume).  —  Ecrit  à 
Bourdonnel  et  à  Scudo.  —  Oublié  de  noter  le  dé- 
jeuner.—  Pas  diné.  — Voilà  deux  jours  que  je  ne  dîne 
plus.  —  Habillé.  —  .Au  café.  —  Passé  la  soirée  chez 
madame  L.  R.  —  Du  monde.  —  Ai  remarqué  que  je  me 
fais  très  bien  à  cette  torpeur  de  salon  qui  s'y  empare 
de  moi  quand,  comme  ce  soir,  il  n'y  a  nul  intérêt  de 
conversation.  —  Revenu  tard.  —  Je  ne  dormirai  pas 
car  j'ai  pris  deux  fois  du  café  et  du  punch.  —  Que 
faire?  —  Je  crains  l'insomnie.  — •  La  trame  de  mes 
pensées  est  sombre  depuis  hier,  probablement  à  cause 
de  ...  Oh!  dormir,  dormir!  To  sleep...  todie...]e  lirai 
si  je  ne  puis  dormir.  Il  faut  briser  l'attention  pour  la 
détourner.  Essayons! 


194  PREMIER    MEMORANDUM 


30. 


Passé  une  nuit  de  fièvre  et  d'agitation.  —  Pas  dormi 
qu'un  peu  vers  le  matin.  —  Éveillé  à  neuf  heures.  — 
Lu,  —  levé,  —  et  déjeuné  avec  appétit.  —  Pris  des 
notes  dans  Saint-Simon,  le  plus  grand  historien  que  la 
France  ait  eu,  je  n'hésite  point  à  le  reconnaître  et  j'en 
suis  tout  émerveillé.  Je  l'avais  lu  déjà,  mais  il  ne 
m'avait  pas  laissé  des  impressions  si  profondes  qu'au- 
jourd'hui. —  Cela  tient  sans  doute  à  de  nouveaux  déve- 
loppements de  mon  esprit  qui  s'est  tourné  vers  les 
choses  politiques.  —  A  trois  heures  fait  coifFer,  — 
habillé  et  sorti.  —  Je  croyais  dîner  chez  G...  qui  lui- 
même  ne  dînait  pas  chez  lui.  —  Allé  chez  la  Denau 
pour  des  manchettes.  —  Puis  chez  la  marchesa.  — J'ai 
refusé  de  dîner  avec  elle  à  cause  de  mon  amour  pour 
l'indépendance  de  ma  soirée.  —  Supprimé  le  diner, 
mais  pris  du  café,  selon  l'usage  de  mes  jours  de  diète. 
—  Lu  les  journaux.  —  Allé  au  faubourg  Saint-Germain 
chercher  des  livres  et  rentré. 

Pensé  à  une  foule  de  choses  amères.  —  Mon  Dieu  ! 
que  je  voudrais  être  plus  vieux  seulement  de  deux 
mois!  Viendra-t-elle  commme  elle  le  dit,  ou  ce  projet 


PREiMIER     MEMORANDUM  IÇ)" 

échouera-t-il  encore?  —  Travaillé,  pour  dompter  le 
dedans,  à  ce  Ryno,  jusqu'à  minuit.  —  Couche,  —  et 
lu  deux  heures,  assez  maître  de  mon  attention. 


31- 


Éveille  à  dix  heures.  —  Pour  vaincre  cette  éternelle 
tristesse  de  réveil  je  me  jette  aux  livres.  —  Lu  jusqu'à 
onze.  —  Déjeuné.  — Bien  portant  et  l'esprit  plus  léger 
qu'hier.  —  Un  temps  à  la  pluie  et  au  vent.  —  Lu  et  pris 
des  notes  jusqu'au  tomber  du  jour,  qui  s'est  fait  de 
bonne  heure  à  cause  de  ce  temps  d'hiver  qui  com- 
mence. —  Habillé,  et  allé  dîner  chez  Gaudin.  —  D... 
et  B...  dînaient,  —  dîner  plutôt  sérieux  que  triste, 
mais  sans  verve  de  part  ni  d'autre,  —  Gaudin  las  de  sa 
journée  d'hier.  —  Rentré  dès  huit  heures  sans  être  allé 
ailleurs.  —  Allumé  du  feu.  —  Lu.  —  Écrit  une  lettre. 

—  Pris  des  notes  pour  cet  article  que  j'ai  promis  à 
Paquis  sur  le  Gouvernement  des  classes  moyennes,  d'Alletz, 

—  livre  que  j'ai  l'intention  de  déchiqueter.  — ■  Je 
suis  las  de  toutes  ces  phrases  contre  l'Aristocratie.  — 
L.  B.  me  parlait  l'autre  jour  d'une  aristocratie  person- 
nelle, mais  une  aristocratie  personnelle  n'est  plus  une 
aristocratie.  Il    n'y   a   pas  aristocratie   sans  trans- 


IÇ)6  PREMIER     MEMORANDUM 

mission.   —  C'est  une  institution  de  durée,  par  con- 
séquent elle  ne  peut  pas  saisir  l'homme  seul. 

Continué  à  travailler.  —  Pas  souffert.  —  Couché  à 
une  heure.  — Lu  du  Saint-Simon  dans  mon  lit  quelque 
temps  encore,  —  et  endormi. 


i'^''  Novembre. 

Pas  mal  dormi,  mais  éveillé  plus  tôt  qu'à  l'ordinaire, 

—  dès  sept  heures.  —  J'ai  rêvé  de  ce  pauvre  Guérin  de 
retour  et  en  bonne  santé.  —  Que  ce  rêve  ne  soit  pas 
qu'un  rêve!  mais  un  présage.  — •  Avec  quel  plaisir  je 
reverrai  notre  poète  et  reprendrai  avec  lui  cette  vie 
commune  si  longtemps  interrompue! 

Rendormi  deux  heures.  —  Levé.  —  La  marchesa  m'a 
écrit  une  lettre  maussade  à  dessein,  je  m'imagine,  pour 
me  faire  aller  chez  elle  ce  soir.  —  Mais  elle  ne  serait 
pas  seule  et  il  fait  un  temps  effroyable.  —  Je  ne  veux 
pas  sortir.  —  Ai  répondu  le  billet  le  plus  passé  à  la 
vanille. 

Déjeuné  sobrement.  — Etabli  au  coin  du  feu.  —  Lu. 

—  G...  est  venu  causer  de  la  pluie  qu'il  fait  et  du  spleen 
qu'elle  donne.  —  B...  lui  a  succédé.  —  A  montré  plus 
d'animation  et  de  suite  qu'à  l'ordinaire.  —  G...  est  re- 


PREMIER     MEMORANDUM  1 97 


venu,  jusqu'au  dîner.  — Ainsi  ces  messieurs  ont  dévoré 
le  temps  que  je  destinais  au  travail. 

Dîné,  —  trop  mangé  ;  aussi  de  la  stupeur  après  et  la 
noire  tristesse  qu'engendre  un  besoin  assouvi  quand 
on  ne  se  livre  pas  au  mouvement,  à  l'exercice  qui  fait 
tout  oublier,  —  ou  pour  mieux  parler,  qui  suspend  toute 
douleur  même  morale,  même  la  plus  élevée  de  toutes. 

Je  me  rappelle  qu'étant  à  Caen  en  1831-p-et-^^ 
(époque  de  ma  vie  sinon  la  plus  malheureuse,  au  moins 
la  plus  tempestueusement  agitée)  et  quittant  après 
d'effrovables  scènes  (effroyables  pour  moi  surtout 
qui  en  étais  encore  à  l'apprentissage  des  passions),  quit- 
tant donc  ...  tantôt  dans  une  immense  colère,  tantôt 
dans  un  immense  abattement,  toujours  dans  une  cruelle 
angoisse,  j'éprouvais  du  soulagement,  oui  !  même  du 
soulagement  intérieur,  à  marcher  à  travers  ces  plaines 
où  l'air  joue  en  liberté  et  dont  le  souvenir  est  resté  si  vi- 
vant pour  moi.  —  Oh  !  quand  on  quitte  ce  qu'on  aime 
le  plus,  il  ne  faut  pas  monter  en  voiture.  Marcher  dis- 
trait, on  pense  moins.  Je  me  suis  toujours  défié  des 
femmes  promeneuses,  —  des  Anglaises  par  exemple, 
froide  race  s'il  en  fut,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  d'être 
excessivement  corrompues.  Au  contraire  :  raison  de 
plus. 

Découvert,  en  lisant  un  livre  Italien  fort  curieux  que 
m'a   prêté  B...,  que  VOde  à  Priape  de   Piron   dont  le 


198  PREMIER     MEMORANDUM 

commencement  est  si  lyriquement  beau,  si  entraînant, 
malgré  l'infamie  du  sujet,  n'est  qu'une  imitation  pâle 
mais  servile,  — ■  osée,  impudemment  mais  manquée, 
aussi,  —  d'une  superbe  Ode  attribuée  à  l'Arétin.  Cette 
Italie  est  bien  vraiment  le  pavs  des  peintres!  Ses  écrivains 
n'ont  pas  de  plumes,  mais  des  pinceaux.  Quelle  manière 
de  tout  nover  dans  la  couleur,  de  tout  purifier  par  la 
forme,  même  ce  qu'il  y  a  de  plus  matériellement  phv- 
sique,  de  relever  l'idée  par  je  ne  sais  quelle  splendeur 
dont  la  source  n'est  ouverte  qu'à  eux! 

Piron  a  volé  les  idées,  et  en  les  touchant,  il  les  a 
montrées  telles  qu'elles  sont.  • —  A  part  la  marche 
entraînante  du  Rythme,  manié  de  verve  et  qui  fait 
une  victorieuse  violence  au  dégoût,  l'ode  de  Piron 
laisse  froid.  Celle  d'Arétin  est  une  nudité  aussi  grande, 
aussi  luxurieuse,  l'imagination  l'admire  parce  que  c'est 
beau  avant  d'être  sale,  parce  que  la  perfection  est  une 
chasteté  si  grande  qu'elle  cache  toutes  les  souillures, 
et  les  sens  ne  sont  pas  même  remués  par  cette  admi- 
ration enthousiaste.  Figurez-vous  la  Bacchante  la  plus 
insensée  dans  le  dévergondage  des  poses  les  plus 
lubriques,  folle  de  vin  et  de  cantharides,  mais  sur  le 
corps  de  qui,  trahi  de  partout  avec  l'impudence  du 
marbre  et  la  chaleur  de  la  vie,  est  drapé  un  vêtement 
lumineux,  une  tunique  miraculeuse  dont  les  plis  ne 
savent  rien  cacher,  mais  divinisent.   C'est  Titien  pei- 


PREMIER     MEMORANDUM  1 99 

gnant  des  bas-reliefs  antiques  avec  son  pinceau  trempé 
dans  toutes  les  puretés  de  la  Lumière.  C'est  Lucrèce 
parlant  si  majestueusement  de  l'amour  animal  des  êtres, 
mais  avec  une  langue  dix  fois  plus  belle  d'harmonie, 
de  coloris  et  de  contour  que  la  sienne,  et  incompa- 
rable. 

Après  diner  lu  de  nouveau.  — •  Pris  dés  notes  dans 
Saint-Simon,  ce  Dieu  de  l'Histoire  et  de  l'appréciation 
sagace  et  sévère.  H  peint  comme  Tacite,  mais  il  a  le 
sentiment  religieux  de  Bossuet,  inconnu  à  l'àme  mo- 
queusement  froide  du  Romain,  et  eh  plus  des  grâces 
ineffables.  —  Voyez  par  exemple  cette  phrase  en  parlant 
de  Louis  XIV:  le  Roi  de  si  grande  mine  (trait  d'une 
fierté  négligée  approchant  du  sublime  du  pittoresque): 
«  On  peut  dire  qu'au  milieu  de  tous  les  hommes,  sa 
taille,  son  port,  ses  grâces,  sa  beauté  et  sa  grande 
mine,  jusqu'au  son  de  sa  voix  et  la  grâce  majestueuse 
de  toute  sa  personne,  le  faisaient  distinguer  jusqu'à 
sa  mort  comme  le  Roi  des  Abeilles  et  que  s'il  ne  fût  né 
que  particulier  il  aurait  eu  également  le  talent  des 
fêtes,  des  plaisirs  de  la  galanterie  et  de  faire  les  plus 
grands  désordres  d'amour.  » 

Il  semble  qu'en  répétant  ce  mot  de  grâce,  il  ait 
exprimé  davantage  pour  la  répandre  dans  cette  phrase 
charmante,  la  Divine  chose  que  ce  mot  signifie! 

Lu  de  rit.ilicn.   -  Pris  du  punch.  —  Remisa  lire,  — 


PREMIER     MEMORANDUM 


Regardé  par  la  fenêtre.  —  Pluie  et  vent  furieux.  — 
Temps  et  heure  et  rue  bien  tristes.  —  Lu  encore,  écrit 
ceci  et  vais  me  coucher. 


2  Novembre. 

Levé  de  bonne  heure.  — ■  Déjeuné.  —  Lu.  —  Écrit 
des  lettres  au  coin  du  feu.  —  Lu  encore.  —  Disposi- 
tion d'âme  amère  et  triste.  — Temps  d'averses.  —  L'ou- 
ragan d'hier  continue. 

C'est  aujourd'hui  mon  jour  de  naissance,  jour  que 
j'exècre  et  qui  me  jette  toujours  une  montagne  de 
plomb  sur  le  cœur.  11  me  rappelle  le  néant  de  ma  vie, 

—  et  que  l'avenir  pour  moi  se  lève  si  tard  !  —  Je  ne  sais 
pas  ce  que  je  deviendrais  si  je  restais  seul  aujourd'hui. 

—  Dieu  merci,  je  dîne  en  ville  chez  madame  de  L.  R. .. 
Cela  me  sortira  de  moi-même.  11  v  aura  là  peut-être 
cette  grande  Allemande  au  noble  buste  que  j'aime  tou- 
jours à  voir,  oui  !  mieux  même  qu'à  entendre,  et  les 
belles  épaules  en  arc  de  M.  N.  avec  son  cou  de  cvgne 
sauvage  et  brun.  —  Ma  foi!  je  n'ai  rien  de  mieux  à 
faire  que  ma  toilette:  je  m'ennuie  tant! 


PREMIER     MEMORANDUM  20I 


8  Novembre. 

Ces  jours -ci  n'ai  rien  noté,  —  et  les  ai  passés 
dans  une  souffrance  très  vive  et  dont  personne  ne  s'est 
aperçu.  —  Je  l'avais  méritée,  cette  souffrance.  J'avais 
écrit  une  lettre  égoïste  à  ...  et  elle  m'a  répondu  par 
des  larmes  et  des  paroles  poignantes  d'affection  qui  se 
croit  trompée.  —  Que  sommes-nous  donc?  Pourquoi 
ai-je  été  blesser  ce  cœur,  —  le  seul  peut-être  qui  me 
soit  dévoué,  —  moi  qui  l'aime  autant  que  je  puis  aimer 
créature  vivante  !  —  Il  fallait  que  je  fusse  hors  de  sens. 

J'ai  eu  des  remords  et  j'ai  souffert  tout  le  temps  que 
je  n'ai  pas  été  avec  la  marchesa.  —  Ma  liaison  avec 
cette  femme  devient  de  plus  en  plus  étroite.  Je  me 
suis  trompé  sur  son  compte.  Elle  n'est  pas  ce  que  je 
croyais.  — Mélange  d'ombre  et  de  lumière,  ses  qualités 
dominent  ses  défauts.  Je  me  disais  :  C'est  pis  qu'une 
coquette  avec  les  autres,  avec  moi  c'est  une  comé- 
dienne. Avec  les  autres,  elle  peut  être  coquette,  mais 
elle  se  sait  coquette;  son  sens  si  droit  n'est  jamais 
égaré  :  elle  se  juge  coquette  et  sait  le  temps  qu'elle 
restera  ainsi.  C'est  une  mise,  une  robe  décolletée,  une 
parure   plutôt   que   sa  nature  et  la  pose  habituelle  de 


PREMIER     MEMORANDUM 


son  âme.  11  y  a  fort  peu  de  femmes  qui  soient  coquettes 
ainsi. 

Malgré  les  manèges,  les  petites  ruses,  les  thèses  sur 
l'amour,  et  toute  la  gâterie  dont  elle  a  été  l'objet,  elle 
rentre  très  souvent  en  conversation  dans  un  naturel 
sévère,  hardi,  élevé,  résolu,  souvent  gai,  toujours  de 
bon  sens  qui  lui  fait  le  plus  grand  honneur  à  mes  yeux. 
—  Si  elle  avait  toujours  ce  ton-là,  elle  serait  supérieure 
autant  qu'une  femme  puisse  l'être.  Quand  cela  lui 
arrive  de  le  prendre,  sa  physionomie  contracte 
une  expression  attentive  et  perçante  qui  vaut  mieux 
que  toutes  ses  chatteries  de  sourire  et  d'yeux  à  moitié 
fermés.  Elle  devient  d'une  beauté  sérieuse  dont  elle  ne 
se  doute  probablement  pas  et  qui  l'emporte  sur  toutes 
les  morbidezzes  de  phvsionomie  que  nous  recher- 
chons dans  les  femmes. 

Le  monde  de  province  dans  ses  grossiers  et  ineptes 
scrupules  en  avait  parlé  comme  d'une  ciitin  (du  moijis 
est-ce  le  premier  bruit  qui  m'atteignit  d'elle  avant  que 
je  la  connusse  personnellement)  et  le  mot  est  aussi 
stupide  qu'injuste.  11  n'y  a  pas  de  femme  qui  soit  plus 
loin  de  ce  qu'on  appelle  le  catinisme.  —  Ce  qui  l'a 
perdue  en  province,  c'est  la  réputation  d'avoir  eu 
une  passion,  —  c'est  la  curiosité,  l'audace  d'esprit,  et 
des  relations  de  femmes  qui  ne  la  valaient  pas.  — 
L'ennui,  —  un  ennui  terrible, —  des  caprices  d'imagi* 


PREMIER     MEMORANDUM  ao'j 

nation,  voilà  ce  qui  expliquerait  son  errante  fantaisie, 
déjà  lasse,  —  elle  se  débat  encore,  mais  elle  est  abattue. 
—  Malgré  quelques  vouloirs  insensés  et  le  besoin  de 
tendresse,  ancré  au  cœur  des  femmes,  elle  est  sous  la 
sauvegarde  d'un  esprit  mâle  et  d'une  incorruptible 
froideur. 

Son  esprit  désire  plus  que  son  cœur,  noblement  flétri 
par  un  souvenir  douloureux.  —  Quelles  qu'aient  été  ses 
intimités,  nulle  ne  l'a  souillée  d'un  de  ces  faits  ou  d'une 
de  ces  paroles  qui  font  rougir  la  volupté  même.  Elle 
ignore  l'abîme  fangeux  des  caresses.  Cela  prouve  pour 
elle  que  les  hommes  qui  l'ont  aimée  ne  l'aient  pas  fait 
descendre  jusque-là;  ils  n'auront  pas  osé. 

Encore  quelques  années  d'agitation  de  tête,  —  mi- 
sérables, impuissantes  agitations  qui  n'aboutiront  qu'à 
des  commencements  d'intimité!  car  elle  juge  les 
hommes,  et  comme  elle  n'a  pas  d'ivresse  physique  elle 
est  promptement  ennuyée  de  leur  jargon  ;  —  encore 
quelques  années  à  s'exagérer  ce  dont  elle  souffre  et  ce 
qu'elle  convoite  par  vide,  et  ce  sera  fini  :  il  ne  restera 
plus  de  tout  cela  qu'une  femme  attachée  à  ses  devoirs 
par  réflexion  et  par  vanité  intelligente,  solide  amie, 
ce  qu'elle  est  déjà,  de  relations  de  famille  et  de  monde 
parfaites,  simple  et  spirituelle  en  même  temps,  regar- 
dant du  haut  de  ses  désirs  de  vengeance  éteints,  froi- 
dement   et    serelnement    les    hommes    qui     l'ont    si 


204  PREMIER     MEMORANDUM 

longtemps  ulcérée,  comprenant  la  mission  de  la  vie 
qui  n'est  pas  le  bonheur  par  les  sentiments,  —  ou  sa 
fauve  ressemblance  par  les  sensations,  —  se  résignant 
à  force  de  bon  sens,  exquise  qualité  de  son  genre 
d'esprit,  —  disant  moins  de  mal  d'elle,  coquetterie 
fausse  qu'elle  a  encore,  —  et  d'une  beauté  qui  se 
mourra  avec  une  lenteur  majestueuse  ! 

Ce  qui  prouve  où  elle  en  est,  cette  femme  si  pitova- 
blement  jugée  sur  les  récits  de  plus  libertines  qu'elle, 
commentés  par  des  observateurs  de  garnison,  c'est 
qu'elle  se  voudrait  corrompue;  c'est  qu'elle  envie  les 
plaisirs  des  femmes  qui  aiment  le  plaisir.  —  Pour  ré- 
pondre à  cette  fiévreuse  disposition  d'une  âme  sans 
intérêt  dans  la  vie  et  que  je  lui  signale  comme  mauvaise, 
il  n'y  a  qu'à  la  prendre  au  mot  et  agir  avec  elle  comme 
avec  celles  qu'elle  jalouse,  et  on  lui  fera  retrouver  sa 
fierté  oubliée  dans  le  ridicule  et  le  dégoût. 

Je  l'ai  vue  beaucoup  ces  jours  derniers,  et  du 
moment  qu'elle  oublie  de  poser  et  de  dresser  des  em- 
bûches avec  la  grâce  d'une  charmante  comédienne,  — 
reste  de  ses  premiers  rapports  avec  moi  qui  ont  été 
faussés  dès  l'origine  à  cause  de...,  ce  qui  va  disparais- 
sant tous  les  jours,  —  elle  est  essentielle  à  étonner  et 
désintéressée  de  toute  mauvaise  ou  petite  passion.  — 
Elle  n'a  pu  avoir  que  des  femmes  pour  ennemis,  car  je 
défie  l'homme  le  plus  partial,  le  plus  bardé  de  prevcn- 


P  R  E  M  1  E  R    M  E  M  O  R  A  N  D  U  M  iOf 

tions,  l'amant  enfin  d'une  de  ses  ennemies,  de  la  voir 
quelque  temps  sans  abjurer  ses  préventions.  —  Tous 
les  hommes  qu'elle  voit  lui  sont  dévoués,  et  qu'en 
attendent-ils  ?  la  faveur  de  baiser  son  gant.  C'est  vrai- 
ment un  honnête  homme  à  travers  les  rancunes,  les 
dépits  et  les  ondoyances  de  la  femme.  C'est  un  hon- 
nête homme  comme  Ninon,  mais  c'est  Ninon  jusqu'à 
la  ceinture.  La  ressemblance  ne  descend  pas  plus  bas 
que  ses  hanches  superbes,  dignes  de  la  Niobé  antique. 
Ses  théories  de  coin  du  feu  quand  elle  est  animée  et 
qu'elle  ne  craint  pas  son  auditeur,  peuvent  rappeler  la 
courtisane,  mais  cette  nature  d'esprit  élégant  et  prompt 
à  saisir  le  ridicule  de  certaines  ivresses,  mais  ces  sens 
harmonieusement  et  imperturbablement  tranquilles, 
tout  cet  ensemble  de  résistance,  empêchent  à  jamais  la 
pratique,  chose  qu'elle  n'apprécie  pas  encore,  mais 
qu'elle  appréciera  quand  elle  sera  plus  mûre  et  plus 
avancée  dans  la  vie. 

Aujourd'hui  éveillé  à  neuf  heures,  lu  de  l'Italien 
dans  mon  lit,  —  puis  levé,  —  déjeuné.  —  Un  temps 
gris  et  bas,  —  le  froid  pénétrant  et  acéré.  —  Allumé  du 
feu.  —  Écrit  à  Guérin  qui  va  mieux,  se  marie  et  revient, 
trois  bonnes  nouvelles!  —  Mon  rêve  a  eu  raison; 
réponse  aux  gens  qui  se  piquent  de  n'être  pas  supersti- 
tieux. —  Il  parait  que  c'est  au  mois  des  roses  (en  Mav) 
que  notre  pacte  dei'icnJi\i  cponx.  —  C'est  un  re\  irement 


2o6  PREMIER    MEMORANDUM 

de  cœur  que  l'histoire  de  ce  mariage.  —  Guérin,  comme 
de  juste,  paraît  fort  heureux,  et  moi  aussi  parce  que 
je  crois  qu'il  a  besoin  d'un  foyer  à  lui.  11  aura  le  temps 
de  travailler  non  pour  vivre,  mais  pour  penser  ou  pour 
retentir!  —  Du  reste,  qui  n'a  pas  besoin  d'un  foyer? 
Bvron  n'en  médisait  tant  que  parce  qu'on  avait  détruit  le 
sien.  —  Gaudin  est  venu,  —  prétend  avoir  rencontré 
ma  boiteuse  (une  charmante  boiteuse  avec  des  pieds  irré- 
prochables que  j'ai  rencontrée  chez  Valentino,  il  y  a 
quelques  jours),  mais  je  ne  le  crois  pas.  —  C'est  un 
maniaque  qui  veut  connaître  tout  le  monde,  même  les 
gens  qu'il  n'a  jamais  vus.  —  Lu  et  fait  diverses  choses, 

—  je  ne  sais  plus  quoi.  —  Habillé.  —  Dîné  chez 
Gaudin.  —  Chanté  du  Désaugiers  au  dessert,  un  vrai 
poète,  celui-là,  peignant  et  sentant,  naïf  et  sans  le 
moindre  esprit,  mais  d'un  entrain  plus  puissant  que 
l'esprit  même,  comme  tout  poète.  —  Pris  du  café  à 
Corazza.  —  Les  bandeaux  noirs  d'Obermana  semblaient 
humides  et  sa  joue  était  plaquée  de  vermillon  brûlant. 

—  Belle  ainsi!  —  Monté  au  Boulevard.  —  Allé  chez  la 
marchesa.  —  Pas  trouvée,  caramba !  —  L'air  coupant 
comme  verre  la  figure.  —  Attendu  Gaudin  sur  la  rampe 
de  Tortoni,  enveloppé  dans  mon  manteau,  un  clair  de 
lune  chatoyant  dans  les  capotes  de  satin  et  les  robes 
de  soie  du  régiment  d'/lmaiiù'es,  qui  remuaient  leurs 
croupes  vénales  au  Boulevard.  —  Hniuivé  d'attendre  il 


P  R  E  M  1  E  R    M  E  M  O  R  A  N  D  U  M  207 

signor  Gaudino,  rentré.  —  Écrit  ceci  et  vais  me  mettre 
à  écrire  à  la  marchesa  et  à  mon  travail  sur  le  livre 
d'Àlletz. 


9  \ovembre. 

Levé  d'assez  bonne  heure,  du  moins  pour  moi.  — 
Souffrant.  —  Des  douleurs  d'entrailles  assez  vives, 
donc  supprimai  le  déjeuner.  —  Pris  seulement  du  vin 
dans  du  bouillon,  sorte  de  remède  qui  me  réussit  tou- 
jours. —  Travaillé.  —  Ai  écrit  une  lettre  à  ma  tante, 
pleine  d'affection  et  de  mansuétude,  la  lettre,  s'entend, 
et  non  la  dame,  du  moins  à  mon  endroit.  —  Mais  cela 
donne  une  merveilleuse  souplesse  à  l'esprit  que  d'écrire 
ce  qu'on  ne  pense  pas.  —  Après  ma  lettre  repris  mon 
travail,  —  l'attention  vive  et  l'esprit  fécond.  —  Le 
jour  est  tombé.  —  Pour  éviter  d'incompréhensibles 
influences  que  ma  raison  domine,  mais  ne  peut  suppri- 
mer, je  n'ai  pas  voulu  rester  chez  moi.  —  Je  deviens 
la  proie  d'une  espèce  d'aliénation  sombre  dans  la  soli- 
tude de  mes  soirs.  —  Coiffé,  habillé,  dîné  chez  Gaudin, 
—  et  à  Corazza  après.  —  G...  s'en  est  allé  et  je  suis 
remonté  chez  moi  pour  mes  lettres.  —  Trouvé  un  billet 
de  la  marchesa.   —  Allé  chez   elle  jusqu'à    minuit.  — 


2o8  PREMIER     MEMORANDUM 

Développerai  peut-être  dans  quelque  livre  ma  situa- 
tion avec  cette  femme,  bon  sujet  de  Novella.  — Rentré 
chez  moi  par  une  pluie  battante.  —  Couché,  mais  lu 
fort  longtemps  dans  mon  lit. 


10.    —  Matin. 

Levé  à  dix  heures,  —  raffermi,  solide  et  ne  me  res- 
sentant plus  de  l'indisposition  d'hier.  —  Choisi  des 
gilets,  importante  chose.  —  Lu  et  écrit  à  bâtons  rompur, 
—  puis  déjeuné.  —  Puis  commencé  ce  Mémorandum. 
J'attends  le  coiffeur. 

Je  vais  m'habiller  et  m'en  aller  voir  madame  de  L.  R. 
qui  m'a  intimé  de  venir  Vendredv.  —  Vais-je  la  trouver 
seule?  —  Je  l'espère.  Ses  cousines,  plates  personnes 
de  toutes  façons,  m'ennuient  prodigieusement.  —  Il 
pleut  et  les  nuages  sont  bas,  —  un  temps  spleenétique! 


Le  soir. 

Je  rentre;  une  sotte  journée!  —  Excepté  pourtant 
l'heure  et  demie  passée  chez  madame  de  La  Ren.  — 
Mais  nous  n'étions  pas  seuls.  Les  indispensables  cou- 


PREMIER     MEMORANDUM  2O9 

sines  que  je  dispenserais  très  bien  étaient  là,  bloquées 
par  la  pluie  ruisselante.  —  J'ai  mal  fait  de  ne  pas  accep- 
ter un  diner  offert,  quoique  maigre.  —  Je  pensais  à 
rejoindre  quelqu'un  ce  soir  et  je  n'ai  vu  personne. 

...  Et  tel  est  pris  qui  cro\ait  prendre!  —  Revenu 
diner  chez  Cop.  —  Les  rues  inondées  mais  plutôt  du 
brouillard  que  de  la  pluie.  —  Sobrement  mangé.  — 
Au  café  une  demi-heure  à  attendre  G...  mais  il  se 
devait  probablement  à  ses  amours!  — Fait  conduire  en 
voiture  à  Valentino;  — bonne  musique  et  laides 
figures,  compensation  des  yeux  par  les  oreilles.  — 
Rentré  ennuyé  et  vais  me  coucher  et  lire  dans  mon  lit. 
—  (Mem.  —  Ne  pas  sortir  demain  mais  travailler.) 


II.  —  S.uncdy. 

Pas  sorti,  comme  je  l'avais  résolu  hier.  —  Levé  de 
bonne  heure.  —  Rcsui  Ar.  B...  puis  Gob.. .  qui  m'a  rap- 
porté une  bague  en  aigue-marine  que  je  lui  avais  don- 
née à  rétrécir.  —  Déjeuné.  —  Lu  tout  le  jour,  excepté  le 
temps  que  L.  B.  revenu  de  Normandie  est  resté  là.  — 
L'esprit  frappé  d'une  grande  sécheresse,  mais  du  moins 
attentif.  —  Diné  fort  tard.  —  Gaudin  est  venu,  — 
bu    ensemble,  mais  non  de   manière  à    nous  exciter. 


2 I O  PREMIER     MEMORANDUM 

et  causé  d'une  fête  qu'il  doit  nous  donner  cet  hiver. 
—  Le  programme  est  joli  !  et  cela  peut  être  extrême- 
ment piquant.  —  G...  parti,  repris  mon  volume  et  l'ai 
■fini.  —  Écrit  ceci  avec  un  peu  de  stupeur.  —  Le  ciel 
est  presque  pur  et  le  clair  de  lune  étincelant.  Mis  à  ma 
fenêtre  et  vais  me  coucher  et  lire  de  l'Anglais. 


12.   Dimanche. 


N'ai  rien  noté.  —  Rentre  de  soirée  assez  tard,  fatigué 
et  dans  une  de  ces  dispositions  dans  lesquelles  il  est 
impossible  de  se  rendre  compte  de  quoi  que  ce  soit. 
—  Qu'avais-je  vu?  des  jeunes  gens  stupides  et  sans  les 
grâces  élégantes  plus  belles  et  plus  charmantes  que 
l'esprit,  —  des  femmes  peu  jolies,  excepté  M.  N.  qui 
quoique  non  jolie  aussi  me  plaît  enfin!  —  Il  y  a  de 
VénerQ;îe  dans  la  manière  dont  elle  est  brune,  et  puis 
elle  ferme  à  moitié  ses  yeux  noirs,  passionnés  en 
diable...  Bref,  elle  induit  en  tentation. 


PREMIER     MEMORANDUM 


Aujourd'hui,  lu  dans  mon  lit.  —  Levé,  —  habillé,  — 
déjeuné.  —  B...  est  revenu  et  est  resté  à  causer  chez 
moi,  —  puis  Bod...  puis  M.  de  F...  Dépensé  ainsi  le 
temps  jusqu'à  cinq  heures.  —  L.  B  avec  qui  je  dinais 
est  venu  me  chercher.  —  Diné.  — Allés  au  Gymnase.  — 
Vu  Bouffé  plus  admirable  que  jamais  dans  une  mauvaise 
pièce:  Le  Rêve  d'un  savant.  —  Son  entrée  en  scène 
est  tout  ce  que  j'ai  vu  de  plus  saisissant  sans  horreur. 
C'est  vraiment  magnifique.  —  Du  moins  ému,  mais 
fatigué  de  la  fin  du  spectacle,  je  rentre  par  un  temps 
de  pluie  glacée  et  un  mal  de  tête  brûlant.  ■ —  Vais 
essayer  de  dormir. 


I)- 


Hier  14,  rien  noté.  —  Je  rentrai  tard  d'une  soirée 
assez  animée  vers  la  fin,  le  monde  parti,  chez  madaine 
de  F...  qui  voulait  par  parenthèse  me  faire  admirer 
une  Romaine,  une  blonde  fille  du  Tibre,  laquelle  ne 
m'a  pas  plu  avec  toute  sa  fauve  blonderie  et  qui  a 
chanté  simplement  (chose  remarquable)  un  morceau 
d'Othello  assez  doux.  —  Kn  rentrant  je  trouvai  des 
lettres  de...  et  je  me  plongeai  voluptueusement  dans 
leur  lecture  sans  pouvoir  m'occuper  d'autre  cliose 
après  ! 


PREMIER     MEMORANDUM 


Aujourd'hui,  levé  et  habillé  de  bonne  heure.  —  B... 
est  venu  comme  je  finissais  ma  toilette.  — •  Causé,  mais 
moi  pas  en  train,  —  j'avais  dépensé  toute  ma  flamme 
hier,  et  j'en  étais  à  l'atonie.  —  Sorti,  —  déjeuné  chez 
C...  —  Pris  du  café  à  Corazza  et  lu  les  journaux.  — 
Allé  chez  la  H...  perdre  mon  temps,  —  de  là  chez  le 
libraire  pour  des  livres.  —  Passé  à  L'Europe.  —  Pas  vu 
M.  de  Jouffrov,  convalescent.  —  Revenu  chez  G... 
puis  chez  moi  d'où  je  ne  suis  pas  ressorti.  —  Le  temps 
est  beau,  mais  le  vent  est  froid. 

Est-ce  irréflexion  ou  égoïsme  qui  a  déterminé  le  sin- 
gulier procédé  de...?  Je  veux  penser  que  c'est  irré- 
flexion. J'ai  été  blessé,  —  et  Dieu  me  damne!  je  crois 
que  je  le  suis  encore.  Le  fait  est  que  je  ne  m'attendais 
pas  à  cela  d'un  ami.  —  J'ai  tort  peut-être,  mais  je 
n'eusse  pas  agi  ainsi.  —  O  misanthropie,  serais-tu  la 
sagesse,  à  condition  toutefois  d'être  silencieuse?  et 
Hamlet  a-t-il  raison?  «  Va  dans  un  couvent,  fais-toi  moine! 
U homme  ne  me  charme  pas  ni  la  femme  non  plus.  »  Ah  !  la 
femme...  j'ai  depuis  deux  jours  des  raisons  pour  en 
bien  penser. 

Mangé  une  salade  pour  tout  dîner.  —  Préoccupé 
de  cette  chose.  Trop  sans  doute.  —  Ecrit  des  lettres 
avec  \a.  furia  que  j'v  mets  quand  j'ai  laissé  s'accumuler 
les  réponses  à  faire.  —  Puis  lu,  —  puis  commencé 
une  Nouvelle  dont  je  ne  sais  pas  encore  le  nom.  — Je 


PREMIER     MEMORANDUM  213 

veux  y  montrer  l'amour  dans  les  âmes  vieillies,  le 
manque  d'ivresse,  la  froideur  des  sens  et  cependant 
une  passion  souveraine,  empoisonnée;  l'agonie,  sans 
doute,  de  la  faculté  d'aimer,  mais  une  agonie  éternelle. 
—  J'ai  mes  modèles.  —  Ecrit  ceci  et  me  jette  au  lit. 
Good  night. 

11  ne  faut  qu'un  atome  pour  troubler  le  lac  le  plus 
pur,  et  il  est  des  âmes  comme  ces  lacs,  troublées  par  un 
grain  de  poussière,  —  quoique  moins  pures  et  plus 
profondes.  A  part  l'ironie  de  nos  lèvres  bientôt  effacée, 
à  part  le  cercle  de  l'atome  qui  tombe  sur  la  surface 
unie  et  qui  bientôt  est  évanoui,  les  hommes  jureraient 
qu'ils  n'ont  rien  troublé  du  lac  où  leur  pied  fit  rouler 
l'atome  du  cœur  que  leurs  procédés  vulgaires  ont 
froissé,  —  et  pourtant  l'atome  n'est  pas  encore  au  fond 
du  gouffre,  il  tourbillonnera  longtemps  avant  de  l'at- 
teindre, et  la  mémoire,  ce  gouffre  dans  lequel  il  n'est 
pas  de  fond  où  puisse  se  perdre  un  blessant  sou\enir, 
ne  le  rejetera  point  à  l'oubli. 


C'est  une    lièvre    nUcrmittentc   que  mes    notes  sur 
ce    journal.   l-,llcs   \-    sont  tracées    d'un   jour  Puii.   — 


2  14  PREMIER     MEMORANDUM 

Hier  je  travaillai  assez  intensément  tout  le  jour.  —  Le 
soir  j'allai  causer  chez  Apolline.  —  Soupai  à  Corazza 
parce  que  je  n'avais  pas  dîné  et  revins  me  mettre  au 
lit  pour  dormir  —  ce  qui  ne  manque  jamais  après  le 
souper  —  de  ce  sommeil  provoqué  par  la  congestion 
cérébrale  et  qui  ressemble  à  une  attaque  momentanée 
d'apoplexie. 

Levé  de  bonne  heure,  et  travaillé  attentivement  jus- 
qu'à cinq  heures  et  demie,  au  coin  du  feu,  n'ayant  pris 
qu'un  bouillon  sans  pain.  —  Dîné  avec  appétit.  —  Ai 
vu  G...  quelques  minutes...  —  L.  B.  ce  soir.  —  Causé 
assez  gaîment  quoique  le  fond  de  mon  âme  soit  en  ce 
moment  plus  noir  que  l'enfer.  —  L.  M.  est  venu  et  est 
resté  jusqu'à  cette  heure.  —  Le  temps  est  tout  à  fait 
d'hiver,  froid  et  humide. — -Voudrais  qu'il  fût  plus  laid 
encore  pour  m'éviter  de  sortir  demain  comme  je  l'ai  sot- 
tement promis  à  L.  B.  —  ALa  santé  est  depuis  quelque 
temps  excellente  quoique  je  sois  surchargé  d'embarras 
de  toute  nature  et  dont  je  ne  vois  plus  le  bout.  —  C'est 
égal,  je  ne  ploverai  pas  sous  cette  bourrasque  d'adver- 
sité. —  Je  clos  le  Mémorandum  pour  faire  mon  cour- 
rier de  demain  et  lire. 


19. 
Hier,  Ntidii^  selon  la  coutume  du  moment  qui  me  fait 


PREMIER     MEMORANDUM  2 I Ç 

sauter  à  pieds  joints  par  dessus  un  jour.  —  Je  passai  mon 
temps  avec  L.  B.  en  affaires.  —  Le  soir  allai  au  Concert 
de  l'Allemand  Strauss.  —  Pas  enchanté!  Un  monde  du 
diable  et  un  tas  d'hommes  de  mauvais  ton.  —  Remarqué 
la  mise  de  la  danseuse  Dolorès  Serrai  qui  se  promenait 
là.  —  Blonde  noire  et  velours  noir  avec  une  capote 
de  satin  rose.  —  Elle  a  les  prunelles  les  plus  larges  et  les 
plus  mates  que  j'aie  vues,  recevant  la  lumière  et  ne  la 
donnant  pas  ! 

Aujourd'hui  levé  et  habillé  de  bonne  heure.  —  A  dix 
heures  chez  A.  de  Ber...  où  j'ai  déjeuné.  —  Sa  femme 
est  laide,  mais  ne  manque  pas  d'expression  et  aime  et 
respecte  la  raillerie,  comme  toute  femme.  —  C'est  le 
sceptre  des  rois  du  monde  et  leur  épée. — Voyez  sou- 
rire une  femme  à  une  moquerie  bien  dite,  c'est  une 
êfharpc  qu'elle  offre  à  genoux  au  vainqueur,  à  celui  qui 
l'a  dite,  cette  moquerie.  —  Madame  de  B...  nous  a 
quittés,  et  quoique  je  sois  fort  indifférent  pour  cette 
femme,  j'ai  filé  aussi,  tant  une  femme,  je  ne  sais  pour- 
quoi, projette  autour  d'elle  le  vague  et  inexplicable 
intérêt  de  sa  présence!  —  Si  elle  fût  restée,  je  serais 
resté. 

Allé  passer  deux  heures  et  demie  chez  la  bella  mar- 
cliesa,  — •  mise  comme  j'aime,  satin  et  velours  noir,  — 
spirituelle  et  presque  tendre,  ce  qui  vaut  mieux.  -  M'a 
devnié  pour  une  certaine  cliose  et  je  le  lui  .ii  avoué 


2l6  PREMIER     MEMORANDUM 

quand  elle  me  l'a  dit.  —  Rentré  chez  moi  dans  une 
disposition  souffrante  de  corps  et  encore  plus  d'àme.  — 
Remué  des  papiers.  —  Allé  chez  G. . .  où  j'ai  dîné  triste- 
ment, obsédé  de  mille  amertumes.  —  Sorti  et  allé  au 
café  avec  B...  qui  a  fait  tout  son  possible  pour  me 
sortir  de  mon  noir.  —  Promené  au  Boulevard.  — 
Rentré.  Fait  ma  correspondance  et  vais  me  coucher, 
ne  me  sentant  pas  bien. 


7  DcC'jnibrc. 

J'avais  abandonné  ce  Journal.  Ma  vie  a  été  tellement 
occupée  et  tracassée  depuis  que  j'écrivis  le  dernier 
Mémorandum  dans  une  situation  d'esprit  si  violente  et 
si  malheureuse!  —  Hélas!  les  choses  ont  peu  changé. 
Le  besoin  d'une  position  me  poursuit.  Je  cherche  à  la 
prendre  et  puis  elle  glisse  au  moment  où  on  croit  la 
tenir.  —  C'est  le  diable! 

Au  milieu  de  mille  ennuyeuses  démarches  et  intri- 
gailleries,  j'ai  travaillé. — Fini  deux  longs  articles,  dont 
l'un  (sur  l'exécrable  livre  d'Alletz)  doit  paraître  inces- 
samment, sans  nom  d'auteur  bien  entendu.  L'autre,  que 
la  coterie  Thiers  semblait  imposer  à  la  Revue  des  deux 
Mondes^  a  été  refusé  par  le  directeur  de  cette  Revue.  — 


PREMIER     MEMORANDUM  2I7 

De  là,  grande  colère  de  M.  P...  l'ami  de  Thiers,  et  de 
L.  B.  qui  avait  voulu  travailler  à  ce  long  article  que 
j'eusse  fait  aussi  bien  tout  seul.  —  Le  fait  est  que  le 
refus,  qu'on  ne  devait  pas  même  envisager  comme 
possible,  a  été  vexant.  Mais  j'ai  été  le  plus  calme  des 
vexés,  quoique  je  sentisse  bien  l'ennui  de  tout  cela. 

Du  reste,  la  vie  extérieure  assez  régulière,  du  moins 
pour  moi.  —  Peu  de  visites,  si  ce  n'est  à  la  marchesa 
avec  laquelle  je  suis  allé  au  spectacle  une  ou  deux  fois. 
—  Mais  auprès  d'elle  je  n'éprouve  plusV  i>nmatérielp\a.is\r 
de  voir  bien  jouer.  —  Pour  cela  il  faut  que  je  sois  seul 
dans  une  loge.  Sinon  et  surtout  s'il  y  a  une  femme,  je 
suis  occupé  à  cacher  mes  impressions,  ce  qui  gâte 
tout  mon  plaisir.  —  Je  suis  allé  aussi  entendre  Duprez 
à  l'Opéra,  que  mon  incompréhensible  paresse  m'avait 
jusqu'alors  empêché  d'entendre.  Il  est  laid,  petit, 
ignoble,  mais  quel  instrument  il  a  dans  la  poitrine!  — 
Je  l'aime  mieux  que  Nourrit  et  comme  timbre  et 
comme  méthode.  11  m'a  ébranlé,  mais  sans  me  jeter 
dans  des  accès  de  larmes  réprimées  comme  cette  ma- 
dame Bordogni  que  je  n'ai  entendue  qu'une  fois  (au 
Conservatoire).  —  Je  n'ai  jamais  eu  dans  ma  vie  de 
sensation  comme  celle-là,  produite  par  quelque  chose 
qui  ne  soit  pas  la  réalité. 

Inspiré  un  caprice  à  une  enfant  de  dix-sept  ans, 
blonde    et   mince,   jolie  et   pourtant  qui   ne    me   plaît 


2 I 8  PREMIER     MEMORANDUM 

pas!  —  Ce  serait  toute  une  longue  histoire  à  raconter, 
je  ne  veux  point  l'écrire,  —  Chose  singulière!  madame 
de  F...  est  venue  chez  moi  me  demander,  comme  une 
grâce,  de  ne  pas  m'occuper  de  madame  de  Saint-V ...  — 
Je  ne  sais  pourquoi  ;  elle  m'a  dit  que  je  connaîtrais  sa 
raison  plus  tard,  mais  la  chose  ne  m'en  a  pas  moins 
paru  étrange.  —  J'ai  promis  d'autant  plus  que  je  n'ai 
aucun  projet  sur  quelque  femme  que  ce  soit,  et  (en  au- 
rais-je)  aucun  sur  madame  de  Saint-V...  en  particulier, 
laquelle  a  de  beaux  yeux,  il  est  vrai,  mais  n'est  pas 
une  femme  qui  me  fasse  envie  du  tout.  Je  suppose 
qu'il  y  a  là-dessous  quelque  inimitié  et  commérage  de 
femme.  Toujours  est-il  que  je  m'en  soucie  comme  d'une 
chanson!  —  Jamais  mon  âme,  si  àme  j'ai,  n'a  été  dans 
une  indifférence  si  philosophique!  Je  suis  vieux,  vieux, 
vieux...  Le  maudit  refrain! 

Levé  à  dix  heures  aujourd'hui  et  reçu  une  bonne 
lettre  de...  toute  ma  vie,  le  reste  n'est  qu'apparences  et 
mensonges!  Elle  me  parle  d'Olvmpiade  F...  qu'elle  a 
revue  et  de  qui  les  circonstances  l'ont  rapprochée.  — 
Tant  mieux  !  —  Quels  que  soient  les  changements  que 
le  temps  amène,  je  ne  puis  me  détacher  du  souvenir  de 
cette  femme  et  je  suis  bien  aise  que...  la  revoie  de 
temps  en  temps.  —  Pourquoi  ne  puis-je  la  rencontrer 
seulement  une  heure,  fut-ce  dans  un  bal,  quoique  ce 
fût  là  que  j'aimerais  le  moins  à  lui  parler  du  passé? 


PREMIER     MEMORANDUM  2I9 

Il  fait  un  vrai  temps  de  Décembre,  bas,  triste,  froid, 
avec  une  vapeur  bleue  qui  n'est  pas  du  brouillard.  — 
C'est  bien  l'hiver  de  Paris.  —  Que  les  plaines  de  Cacn 
doivent  être  touchantes  de  ce  temps-là  !  On  n'y  voit 
presque  plus  quoiqu'il  ne  soit  que  midy.  —  Je  vais 
m'habiller  et  sortir.  — Je  dine  ce  soir  chez  la  marchesa 
et  malheureusement  pas  seul,  je  suppose,  d'après  l'cj^- 
ciel  de  l'invitation. 


Au  soir. 

Les  habitués  étaient  chez  la  marchesa,  plus  une  de- 
moiselle de  M. ..  qui  s'appelle  Thérèse  et  n'est  pas  jolie 
comme  Thérèse  Guiccioli.  —  Le  dîner  bon,  —  ai 
beaucoup  mangé  sans  rien  leur  dire,  tout  en  écoutant 
les  récits  incommensurables  et  parfois  assez  amusants 
de  B...  J'ai  eu  froid  jusqu'au  café,  et  j'ai  cherché  pour 
me  réchauffer  une  bouteille  de  fiers  et  chaleureux 
esprits,  mais  j'ai  été  désappointé,  —  il  n'y  avait  que 
liqueurs  sucrées  et  fines,  bonnes  pour  des  palais  de 
femme.  —  En  somme  peu  intéressé  et  mal  en  train. 

Avant  dîner  allé  chez  L.  B...  Parlé  d'affaires.  — 
Réussirons-nous  ?  —  Demain  cela  pourrait  se  décider. 
—  De  là  chez  Malitourne  que  )'ai  vu  trop  peu  de  temps 
(il  allait  sortir)  pour  en   porter   un   jugement.    —  Je 


PREMIER     MEMORANDUM 


rentre   et  vais  lire    dans  mon  lit    jusqu'à  l'arrivée  du 
sommeil. 


Ces  jours-ci  passés  moitié  au  travail,  moitié  en  soins 
ennuyeux  et  qui  n'aboutissent  pas.  —  Ce  projet  de 
journal  se  réalisera-t-il?  Pourrai-je  trouver  position 
solide,  c'est-à-dire  somc  mo?iey  quelque  part  cet  hiver? 

—  Je  ne  me  rebuterai  pas  quoique  j'aie  été  blessé  et 
dégoûté  plus  d'une  fois.  Les  hommes  sont  encore  plus 
bêtes  que  je  ne  croyais.  —  Jusqu'à  L.  B...  qui  vaut 
mieux  que  les  autres  et  dont  le  courage  hausse  et 
baisse  comme  l'amour  du  joueur  pour  Angélique  avec 
non  pas  les  coups  de  fortune,  mais  les  chances:  — 
pauvres  nerfs!  —  Je  dompte  les  miens  à  repousser  les 
influences  contradictoires  qu'il  exercerait  sur  moi  si 
je  n'écoutais  que  mon  intérêt  en  péril  comme  le  sien. 

Dimanche,  fait  des  visites  toute  la  journée.  —  Vu 
entre  autres  la  fiancée  de  Guérin,  dont  (de  la  jeune  fille) 
l'accent  me  pénètre  très  vivement.  —  Doux  et  étrange  ! 

—  La  veille  j'étais  allé  chez  madame  de  L.  R.  et  de  là 
une  heure  au  bal  chez  madame  iM...  —  Cent  cinquante 
personnes!  — •  Rien  vu  de  bien  remarquable.  —  L.  M. 


PREMIER     MEMORANDUM 


voulair  me  faire  admirer  une  assez  belle  femme,  fort 
bien  mise,  qu'il   dit  un  précipice  de  glace  et  de  neige. 

—  Je  l'ai  regardée  assez  longtemps  sans  que  la  tête  me 
tournât,  sans  éprouver  le  moindre  vertige.  —  Je  ne 
ferai  point  le  saut  (ou  le  sot)  dans  cet  abîme  de  froid 
condensé.  — Pourquoi  les  femmes  font-elles  tant  abus 
de  cette  ?nâle  coiffure,  le  turban,  avec  lequel  elles  se 
rêvent  un  air  oriental  fort  ridicule? 

Dimanche,  passé  ma  soirée  chez...  Cette  jeune  fille 
aux  cils  dorés  s'inclinerait-ellc  de  notre  côté?  Hein! 
hein!  ma  fatuité  commence  de  le  croire.  Dans  tous  les 
cas,  je  ne  veux  pas  la  voir  souvent,  quoique  je  soisbien 
sûr  que  je  ne  puis  l'aimer.  —  11  n'en  est  qu'une  dont 
le  seul  souvenir  est  plus  fort  que  les  réalités  les  plus 
charmantes. 

Aujourd'hui,  levé  à  neuf  heures,  —  rangé  une  foule 
de  papiers  qui  m'ont  rfprécipité  dans  le  passé.  — 
Brûlé  les  lettres  de  mon  frère  sur  ses  bonheurs  à 
Thorignv  dans  le  temps  de  son  amour  pour  Elvsabeth 
de  V...  11  ne  faut  jamais  relire  ces  lettres-là..  —  Lu  le 
pitoyable  ouvrage  de  Billiard  qu'il  uppeWç  un  F.ssai  ci' o;- 
ganisation  démocratique ,  et  moi  de  désorganisation  pu- 
blique. —  Vu  i..  B...  et  fait  un  vrai  cours  de  journaux. 

—  A  cinq  heures  allé  chez  la  marchesa,  —  nerveuse, 
agitée,  taquine,  irrégulière,  mais  après  tout  aimable!  — 
Dit  toujours  que  je  ressemble  à  Jean  Sbogar,  ce  qui  ne 


222  PREMIER     MEMORANDUM 

me  plaîr  pas  trop.  — Tous  ces  brigands  sont  de  mau- 
vais ton,  et  un  gentleman  ne  doit  pas  avoir  un  air  de 
sac  et  de  corde.  — Mais  la  marchesa  raille  parfois!  — 
M'a  prié  à  dîner,  et  ai  refuse,  de  caprice,  le  diable  sait 
pourquoi  !  si  ce  n'est  par  ce  qu'il  aurait  fallu  la  quitter 
de  bonne  heure  à  cause  de  mon  rendez-vous  avec  A.  R. 
—  Dînégloutonnement  au  café  Riche.  — Pensé  à  G... 
qui  aimait  les  salles  vastes,  retirées,  silencieuses  de  ce 
restaurant.  —  Quand  y  dînerons-nous /«J/Vwf?  —  Allé  à 
Corazza  et  remonté  chez  moi,  —  A.  R.  est  venu  comme 
ilmel'avaitpromis. —  Prisdu  théet  causé,  —  moi,  c'est- 
à-dire,  car  lui  c'est  une  lenteur  d'esprit  vraiment 
curieuse,  — -  moi  donc  avec  une  impétuosité  fou- 
droyante. —  A.  R.  parti,  repris  le  Billiard  qui  m'a 
ennuyé,  —  puis  de  l'Italien,  —  puis  ai  refondu  le 
commencement  de  cette  nouvelle  laissée  là  mais  que  je 
veux  finir.  —  Ecrit  ceci  et  vais  me  coucher,  mon  feu 
s'éteint  et  il  est  deux  heures  du  matin. 


14. 


Deux  jours  sans  noter,  mais  l'affaire  marche  et  tout 
ira  bien  si  le  journal  en  question  peut  être  fondé.  — 
Travaillé,  mais  sorti  une  partie  du  jour.  —  L'action  ex- 


PREMIER     MEMORANDUM  22^ 

térieure  secoue  mes  pensées  et  dans  ce  moment  doit 
m'être  bonne,  car  si  je  m'abandonnais  à  ce  qu'elles 
ont  de  sombre,  d'inspiré  par  la  réalité,  je  tomberais 
peut-être  dans  le  découragement,  malgré  la  force  de 
mon  espérance. 

Aujourd'hui,  levé  vers  dix  heures.  —  Habillé  et  sorti 
presque  immédiatement  pour  les  journaux  que  je  dois 
lire  tous  et  tous  les  matins.  —  C'est  la  pèche  aux  idées 
politiques.  —  Déjeuné  avec  des  œufs  et  du  chocolat  à 
Corazza,  témoin  Gaudin  que  j'ai  accompagné  jusqu'au 
rond-point  des  Champs-Elysées,  moitiépour  lui  et  moitié 
pour  le  beau  soleil.  —  Un  temps  superbe,  seulement 
froid,  et  la  promenade  jolie  avec  foule  de  femmes  en 
mante  de  satin  et  en  fourrures.  — ■  Les  femmes  roulées 
dans  les  peaux  de  bête  m'ont  toujours  plu.  —  Tant 
d'apprivoisé  sous  toison  farouche  est  un  contraste  gra- 
cieux. — ^AlléchezL.  B.  — Parlé  politique,  journaux, 
droit  public.  —Resté  jusqu'au  soir  et  revenu  chez  moi 
pour  ma  toilette.  —  Trouvé  un  billet  de  la  mia  mar- 
chesa,  coquet  et  parfumé  comme  elle.  —  M'invitait  à 
dîner,  mais  comme  elle  n'était  pas  seule  et  que  j'avais 
résolu  d'aller  à  Valcntino  questa  sera  et  que  j'avais  soif 
de  musique,  j'ai  envoyé  le  plus  touchant  ?ion  que 
cruelle  ait  écrit  ou  dit  d'un  air  tendre.  —  Dîné  très 
sobrement  et  seul,  —  puis  allé  au  Concert  où  les  fem- 
mes n'étaient  ni  belles,   ni   bien  mises.  —  Aridité!  — 


2  24  PREMIER     MEMORANDUM 

Ils  ont  donné  deux  symphonies  d'Haydn  pleines  de 
charme,  —  Revenu  par  le  Boulevard  sous  une  lune 
perçante.  —  Je  rentre  et  vais  lire  dans  mon  lit  une 
heure  ou  deux.  —  Je  n'ai  pas  sommeil  et  il  faut  jeter 
le  sarment  sur  la  flamme. 


Mem.  —  Penser  à  me  rrfourrer  à  l'Allemand,  —  non 
pour  les  livres  mais  pour  les  relations  de  journaux  et 
par  suite  d'affaires. 


17.  Dimanche. 

Deux  jours  de  routines  vécu,  sans  plaisir  et  inutiles  à 
rappeler.  — -J'ai  vu  madame  F...  qui  veut  me  conduire 
chez  madame  Ch...fort  riche,  fort  élégante,  fort  belle, 
et  ce  qui  m'intéresse  davantage  encore,  fort  bien 
disposée  en  ma  faveur  et  très  curieuse  de  me  connaître . 
—  J'irai,  mais  je  voudrais  que  ce  fût  après  le  premier 
de  l'an.  —  Hier  envoyé  des  chiffons  en  cadeau  à  la 
maîtresse  de  G.. .  chez  qui  jcsoupai.  C'était  sa  fête.  — 
Aujourd'hui  temps  perdu  pour  la  tête.  —  Ai  pas  ou- 
vert un  livre  et  pas  écrit  un  mot.  —  Misérable  vie  !  j'en 
suis  las!  Mais  qu'être  donc  et  que  faire?  J'ai  mal  au 
cœur  de  tout,  horrible  disposition! 


PREMIER     MEMORANDUM  2  if 


Tout  est  néant  dans  la  vie, 
Excepté  —  d'avoir  aimé! 

Tour  bien  réfléchi,  c'esr  encore  là  la  Sagesse. 

Dormi  jusqu'à  onze  heures,  —  j'étais  rentré  si  tard 
ou  plutôt  si  matin!  —  Habillé,  —  coiffé,  —  avalé  un 
œuf  et  un  bouillon,  —  puis  allé  boire  du  café  et  lire  les 
journaux  à  Corazza.  —  Allé  miiy  Undamente  et  à  pied,  ce 
qui  est  très  fort  pour  moi,  jusqu'au  Marais  chez  ma- 
dame M...  Pas  trouvée.  —  Revenu,  toujours  à  pied.  — 
Alléchez  la  marchesa. —  Causé  avec  vérité  et  chaleur. 
Diné  avec  elle  et  resté  jusqu'à  huit  heures  et  demie.  — 
Elle  soupait  chez  le  général  d'Oud...  et  j'avais  ma  toi- 
lette pour  le  soir  de  chez  madame  L.  R.  —  L'ai  trouvée 
(madame  L.  R.)  armée  de  doux  reproches.  —  Assez  de 
monde,  —  entre  autres  madame  Lh...  mon  ancien  ca- 
price, que  deux  ou  trois  phrases  vulgaires  dans  sa 
bouche  ont  tué  avec  impossibilité  qu'il  renaisse.  —  Sa 
fille  n'est  pas  jolie,  —  je  me  suis  fourré  à  côté  d'elle  au 
thé  pour  le  constater,  car  elle  m'avait  paru  bien  au  bal. 
—  Il  faut  aller  au  fond  de  ses  impressions  si  l'on  veut  les 
amoindrir  et  les  effacer.  —  M.  N.  au  nom  qui  me  charme 
était  là.  —  Flic  devrait  toujours  montrer  ses  épaules 
brunes,  ardentes,  un  peu  hâves  et  qui  promettent  à 
travers  leur  morbidezze  des  voluptés  enflammées.  — 


220  PREMIER     MEMORANDUM 

Ironisé  tout  le  temps.  —  Je  rentre  et  je  me  jette  au 
lit  fatigué. 


Lundi  18,  travaillai  le  jour  et  allai  passer  la  soirée 
chez  la  marchesa.  — N'était  pas  seule.  — •  Rentrai  tard 
et  me  mis  au  lit  sans  avoir  le  courage  de  rien  noter. 

Hier,  dîné  chez  la  marchesa  et  allé  avec  elle  au 
théâtre  Saint-Antoine.  —  Une  bonne  soirée  et  qui  m'a 
fait  du  bien  dans  ma  disposition  d'âme  et  de  corps, 
car  je  ne  me  sens  pas  bien,  même  physiquement.  — 
Énervé.  —  Lu  tout  le  jour  du  Saint-Simon  que  j'ai 
repris.  —  Ne  suis  pas  sorti.  —  Le  temps  est  humide  et 
sombre.  —  Un  damné  temps  pour  le  moral  ! 

Vu  G...  et  M...  qui  est  venue  m'apporter  une  lettre 
de...  —  Vais  reprendre  ma  lecture  ou  quelque  autre 
occupation  ; —  je  crains  le  far  niente  dans  la  solitude. 
Tout  mal  vient  de  ce  qu'on  est  seul. 


Hier  21,  allai  voir  la  marchesa  le  soir  et  restai  avec 
elle  et  avec  B...  à  dîner.  —  Je  rentrai  de  bonne  heure  et 


PREMIER     MEMORANDUM  227 

me  couchai  a  comme  le  plus  indifférent  enfarit  de  la  terre  .y) — • 
Aujourd'hui  pas  plus  mal  qu'hier,  même  mieux,  astreint 
au  régime  sur  lequel  j'ai  renchéri  par  la  diète.  —  Écrit 
un  paquet  de  lettres  à  ...  jusqu'à  trois  heures.  — 
Allé  au  bain,  que  j'ai  pris,  comme  tout  bain  doit  être, 
chaud  et  long.  —  Affaibli,  mais  une  sensation  qui  ne 
me  déplaît  pas  trop,  celle  de  l'anéantissement.  — 
Revenu  et  vais  me  mettre  à  lire.  Il  est  près  de  sept 
heures  et  je  n'ai  pas  encore  mangé. 

Dîné  et  avec  appétit.  —  G...  est  venu  et  M.  aussi. 
—  Causé.  —  Mis  au  lit  après  le  départ  de  G...  —  Fini 
le  dix-huitième  volume  de  Saint-Simon.  Toujours  aussi 
content  de  cet  ouvrage. 


23- 


Bien  dormi,  grâce  à  l'opium.  — ■  Reçu  ce  matin  une 
lettre  de  Guérin  dont,  à  mon  grand  regret,  voilà  le 
retour  retardé.  J'aurais  eu  un  grand  plaisir  et  plus 
même  que  du  plaisir  à  le  revoir  dans  les  circonstances 
actuelles  qui  ne  sont  pas  couleur  de  rose.  11  me 
parle  de  ce  qu'il  appelle  son  roman,  que  je  trouve 
doux  et  heureux  et  qui  né  ressemble  guères  au  mien, 
lequel  a  été  four  le  contraire,  avec  cette  autre  diffé- 
rence   en    plus    que   sur   le   sien    il   peut   fonder  This- 


228  PREMIER     MEMORANDUM 

toire  d'une  vie  agréable,  d'un  avenir  dans  ses  goûts  et 
de  la  culture  de  son  talent,  tandis  que  moi  je  suis 
réservé  à  l'isolement  et  à  une  vie  fragmentée  de 
toutes  manières.  — Je  devais  aller  voir  sa  promise  de- 
main, mais  le  temps  est  à  la  pluie  et  je  suis  souffrant.  — 
Donc,  non,  si  le  temps  continue  à  être  mauvais. 

Allé  au  bain, — Pris  un  bouillon  et  revenu  chez  moi 
au  coin  de  mon  feu  à  le  regarder  flamber  dans  une 
grande  misère  d'esprit  et  de  cœur.  —  J'appelle  cela  la 
sensation  du  néant.  —  Dieu  me  damne!  je  crois  qu'elle 
me  devient  habituelle  !  —  Je  dîne  chez  Gaudin. 


Au  soir. 

Dîné  férocement  chez  G...  avec  des  viandes  sai- 
gnantes dignes  de  la  cuisine  des  Kalmoucks.  —  Vu 
boire  à  ces  messieurs  ces  brûlants  alcools  que  j'aime 
et  auxquels  je  n'ai  pas  touché.  —  Resté  peu  de  temps 
à  causer  et  chanter.  —  Plus  on  est  triste,  plus  le 
chant  s'empare  de  vous  et  vous  emporte.  —  La  gaîté 
de  l'homme  est  une  ironie.  —  Ne  suis  pas  allé  chez 
la  maîtresse  de  G...  ce  soir  parce  que  mes  cheveux 
n'étaient  pas  bouclés,  spirituelle  excuse!  raison  digne 
d'être  donnée  à  une  catin  !  —  Par  conséquent  n'ai  pas 
vu  cette   jolie  petite  vipère  si  blanche,  si    blonde  et 


PREMIER     MEMORANDUM  2  29 


d'un  si  suave  sourire  qui  m'a  distillé,  avec  tant  de 
charme,  sa  goutte  de  poison.  —  Revenu.  —  Travaillé  à 
ma  nouvelle  sans  titre  et  relu  le  commencement  de 
Ryno,  que  je  refonderai.  —  Il  est  bonne  heure  : 
mais  comme  il  faut  tenir  à  ses  résolutions  sous  peine 
de  se  mépriser,  je  vais  me  jeter  au  lit  et  lire  l'histoire 
de  Lingard.  Biiena  noche.  —  C'est  demain  Dimanche. 
Il  y  a  un  an  j'étais  à  Caen  auprès  d'Aimée.  Aujour- - 
d'hui  seul! 


26. 


Hier(Nocl)  —  allai  au  bain,  —  m'v  trouvai  mal,  — 
et  restai  sous  l'influence  de  ce  bain  toute  la  journée.  — 
Le  temps  était  doux  et  bas.  —  J'allai  promener  avec 
la  marchesa.  —  J'aime  à  avoir  cette  femme  au  bras; 
elle  est  belle  et  imposante  comme  la  belle  marraine 
de  Chérubin.  —  Passâmes  chez  Susse  où  je  vis  la  Made- 
leine de  Canova  en  bronze,  que  je  ne  connaissais  pas. 
—  La  beauté  est  grande,  mais  c'est  surtout  la  pose  qui 
est  géniale.  —  Sublime  !  en  vérité  !  —  Le  soir  dînai  avec 
les  F...  chez  Rossct  et  les  quittai  pour  la  maîtresse  de 
G...  chez  qui  j'achevai  la  soirée.  —  N'écrivis  rien. 

Aujourd'hui  mieux,  —  be.iucoup  mieux,  quoique  jus- 


230  PREMIER     MEMORANDUM 

qu'à  trois  heures  j'aie  été  victime  d'un  grand  abatte- 
ment. —  Mais  c'était  le  moral,  le  moral,  inguérissable 
maladie!  —  L.  B.  est  venu.  —  Cet  homme  trouve  tou- 
jours le  secret  de  m'impatienter  intérieurement  quand 
il  me  parle  de  moi-même.  —  Je  voudrais  croire  à  son 
amitié,  —  B.  est  venu  aussi.  —  Écrit  une  lettre  amère  et 
désespérée  à...  —  Le  fait  est  que  ma  position  s'aggrave 
et  que  l'inquiétude  me  travaille.  —  Sorti.  —  Chez  le 
docteur  G...  —  De  là  au  faubourg  Saint-Germain.  — 
Les  Tuileries  charmantes  de  mystère,  de  tomber  du 
jour,  de  feuillages  dépouillés  et  de  vent  sonore.  — 
Commandé  un  chapeau  chez  D...  —  Reçu  mon  article 
de  la  Revue,  —  assez  content  de  l'impression.  —  Dîné 
chez  la  marchesa,  d'où  je  sor5  et  un  peu  tard  (il  est 
minuit)  pour  un  malade  comme  moi.  Mais  qui  peut 
résister  à  la  causerie  avec  une  belle  femme,  dans  la 
nuit,  sur  la  même  causeuse,  aux  ravons  de  la  lampe  et 
près  d'un  brasier  qui  s'éteint?  —  Rentré,  —  écrit  un 
billet  et  ceci. 


27- 


Levé  vers   onze  heures,  toujours   mieux   et  pas  si 
abattu  qu'hier.  C'était  une  aff^iirc  de  nerfs,  je  crois. 


PREMIER    MEMORANDUM  23I 

de  tempérament,  peut-être  de  foie,  car  il  y  a  tout  au- 
tant de  raisons  intellectuelles  et  sensibles  pour  que  je  le 
sois  autant  qu'hier,  et  cependant  je  ne  le  suis  pas.  — 
L.  B.  est  venu  dix  minutes.  —  Déjeuné,  par  ordre  du 
médecin.  —  La  diète  étant,  à  mon  sens  fort  ignorant 
et  imprudent,  le  meilleur  de  tous  les  régimes.  —  Écrit 
une  lettre  promise  hier  à  la  marchesa,  —  puis  coiffé  et 
habillé  et  sorti. 

Un  temps  doux,  doux,  —  avec  un  rayon  de  soleil 
par-ci  par-là.  —  Allé  au  cabinet  littéraire  lire  les  jour- 
naux. —  Il  paraît  que  les  Canadiens  ont  été  frottés 
d'importance,  mais  quoi  qu'il  en  soit,  la  partie  est  sé- 
rieuse pour  les  Anglais  et  le  discours  de  Lord  Russcll 
est  très  significatif.  —  11  révèle  d'inextricables  embar- 
ras. —  Revenu  ici  et  écrit  une  lettre  à  P...  pour  qu'il 
m'envoie  des  livres,  de  la  pâture  pour  les  dents  du  boa, 
—  Déchiqueter  me  convient  assez.  — Penser  à  revêtir 
tous  mes  articles  d'une  éternelle  ironie.  C'est  encore 
(et  de  beaucoup)  la  meilleure  forme  que  l'esprit  puisse 
prendre  dans  ce  monde  de  gravité  gourmée,  masca- 
rade ennuyeuse  à  mourir  de  l'élégante  société  fran- 
çaise. J'ai  l'horreur  et  même  physique  de  la  gravité  du 
XIX'-  siècle,  un  pauvre  siècle  après  tout!  a  échanger 
contre  le  premier  venu. 


232  PREMIER     MEMORANDUM 


Au  soir. 

Dîné  chez  Gaudin.  —  11  fallait  que  le  cher  garçon 
allât  à  quelque  spectacle  ce  soir  (mais  pas  seul,  avec 
sa  beauté,  je  suppose),  pour  nous  quitter  aussi  drô- 
lement qu'il  nous  a  quittés.  — Descendu  à  Corazza  où 
j'ai  pris  du  café  mais  sans  alcool.  —  Attendu  L.  B.  avec 
qui  je  devais  aller  à  l'Opéra,  mais  il  n'est  pas  venu,  et 
je  suis  descendu  à  Valentino  écouter  du  Beethoven 
que  je  préfère  à  tous  les  opéras  possibles.  Assez  de 
monde,  —  entre  autres  la  maîtresse  du  duc  de  G... 
avec  qui  j'étais  en  loge  l'autre  jour  aux  Variétés 
et  la  jeune  fille  qui  l'accompagne  siempre,  —  pas  jolie, 
pas  remarquablement  tournée,  mais  une  courbe  gra- 
cieuse d'épaule  bien  tombante  :  —  du  reste  l'air  de 
ce  qu'elle  est  :  — Élève  de  l'école  militaire  des  catins. 
—  Je  rentre  les  nerfs  bien  et  la  tête  saine.  J'ai  envie  de 
lire  dans  mon  lit  l'ouvrage  de  Miche!  Chevalier  sur 
l'Amérique.   Voyons!... 


PREMIER     MEMORANDUM  2']'] 


8  Janvier. 

Oh!  oh!  oh!  encore  une  fière  pause.  Quel  sou- 
bresaut il  fair,  ce  char  de  la  vie,  comme  dit  Pindare. 
—  Les  jours  en  blanc  sur  ce  Mémorandum,  pourquoi 
ne  le  sont-ils  pas  de  même  dans  ma  mémoire?  Du 
moins  ce  serait  cela  de  gagné!  J'admire  dans  quel  pe- 
tit cercle  se  traîne  la  vie!  comme  ce  sont  les  mêmes 
soins,  le  même  détail  de  jours,  les  mêmes  douleurs,  le 
même  ennui  !  L'esprit  lui-même,  qui  devrait  modifier 
de  sa  variété  la  monotonie  des  événements  qui  se 
jouent  autour  de  nous  et  qui  nous  frappent,  l'esprit 
lui-même  n'a  qu'un  petit  nombre  d'attitudes  bien  vite 
épuisées.  —  J'ai  essayé  de  beaucoup  de  choses  (car 
enfin  l'homme  doit  connaître,  ne  fut-ce  que  pour 
connaître)  et  rien  encore  ne  m'a  satisfait  et  retenu. 
J'essaierai  quand  je  le  pourrai  de  la  vie  des  voyages, 
mais  j'ai  comme  le  pressentiment  du  néant  de  cette 
vie.  Je  ne  vois  encore  que  la  vanité  qui  dure  en  noi^s 
et  dont  les  jouissances  ne  tarissent  pas.  Cela  révoltait 
avant-hier  chez  la  marchesa  où  je  le  disais,  parce  que 
par  vanité  encore  les  hommes  sont  trop  couards  pour 
se  juger. 

Rien  de  nouveau  en  politique  :  si  ce  n'est  que  l'opi- 
nion  à   la    Chambre  des    Pairs  s'est  prononcée   pour 


234  PREMIER    MEMORANDUM 


l'Espagne.  — Thébaut  est  revenu,  m'a  dit  G...,  mais  n'ai 
rien  vu  de  sa  glorieuse  personne,  glorieuse  et  triom- 
phante, car  il  est  revenmvith  Money .  —  Il  est  heureux,  — 
moi  non,  maisà  sec.  —  C'est  comme  ce  poverino  de  Gué- 
rin  qui  voudrait  bien  revenir  de  là-bas  où  il  ne  s'amuse 
guères.  —  Ici  s'amuserair-il  davantage?  C'est  douteux, 
mais  il  aurait  son  Ange  et  nous  bâillerions  ensemble,  ce 
qui,  du  reste,  est  assez  doux  en  fait  de  bâilleries. 

Pas  mieux  ni  pis,  —  c'est  déjà  fort  honnête,  car 
depuis  quelques  jours,  j'ai  fait  assez  de  folies  pour  être 
plus  mal.  • —  Levé  vers  onze  heures.  —  Le  lit  est  ma 
maîtresse  favorite.  —  Écrit  à  Aimée  L.  F.  pour  réparer 
de  vieux  torts  de  négligence.  —  Écrit  ceci,  —  vais 
prendre  quelques  notes  tout  en  me  faisant  coiffer,  et 
sortir.  —  Il  fait  beau,  mais  froid,  — ■  il  gèle. 


Alt  soir. 

4  Allé  chez  le  docteur  G...  De  là  chez  G...  et  remonté 
le  Boulevard  ensemble  jusqu'à  la  hauteur  de  la  rue 
de...  qui,  par  parenthèse,  n'était  pas  chez  elle.  — 
Revenu  chez  la  marchesa  qui  m'a  retenu  à  dîner  avec 
son  mari  et  les  habitués.  —  Resté  à  causer  jusqu'à 
onze  heures.  —  Descendu  lire  les  journaux  à  Corazza. 
—  Rien  de  neuf.  —  Rentré  glacé  par  un  temps  de  froid 


PREMIER    MEMORANDUM  2']<; 

atroce.  — Ai  trouvé  une  lettre  de  ...  et  de  suite  en 
ai  éprouvé  l'influence  qui  est  magique,  en  vérité.  — 
Elle  m'envoie  les  plus  charmantes  pantoufles  qui  se 
puissent  imaginer,  —  arabesques  de  velours  vert, 
rouge,  bleu,  blanc  et  or,  sur  un  fond  noir!  —  un 
Pacha  n'en  a  pas  de  plus  belles!  —  Couché,  enve- 
loppé dans  les  pensées  de  la  lettre  de...  dont  je  n'ai  pas 
voulu  troubler  l'harmonieuse  influence  par  le  travail. 


Vendredy  12. 

J'ai  passé  les  trois  jours  en  blanc  au  travail,  sor- 
tant le  soir  chez  la  maîtresse  de  G...  excepté  hier. 
—  Nous  dînâmes  avec  Thébaut  chez  Véfour,  —  je  ne 
bus  point,  mais  j'eus  le  plaisir  de  voir  ces  messieurs, 
Gaud.  Théb.  et  Rouyer  se  lancer  dans  de  sublimes 
déraisonnements  à  l'aide  des  bouteilles.  —  J'étais 
assez  d'humeur  d'aller  à  quelque  bal  masqué  finir  la 
nuitée,  mais  un  mal  d'estomac  de  G...  fit  barre  à  ce 
projet.  —  Je  rentrai  donc  et  lus  une  partie  de  la  nuit 
dans  mon  lit. 

Aujourd'hui  levé  à  midv.  —  Lu  toujours  cet  ouvrage 
sur  l'Amérique,  excellente  relation,  mais  qui  n'est 
pas  plus  qu'une  relation,  —  boj»ne  quand  les  idées  de 
l'auteur  n'apparaissent  pas.  —  Pris  des  notes  et  vais 


2^6  PREMIER     MEMORANDUM 

m'habiller  pour  sortir.   —   Le  temps  est  au  soleil  et 
moins  froid  que  les  jours  précédents. 


i6  Février, 

Les  oublierai-je  ces  jours  qui  ne  sont  pas  là  ?  — 
Souffert,  souffert,  souffert!  Le  grand  mot,  le  mot  de 
toutes  les  pages  !  L'éternelle  chose!  —  Quelle  variété 
dans  les  mouvements  du  cœur!  —  11  v  a  des  cœurs 
comme  des  esprits,  inétendus,  étroits,  exclusifs; 
n'ayant  qu'un  sentiment  comme  une  idée.  Il  y  en  a 
d'autres  qui  en  ont  plusieurs  qui  se  croisent  et  qui  se 
dévorent.  Quels  les  plus  à  plaindre?  Quels  les  plus  à 
admirer? 

Singulière  situation  d'âme  dans  un  corps  malade  que 
celle  de  tous  ces  jours!  Je  ne  suis  pourtant  pas  resté  à 
me  faire  manger  tout  vif  par  la  douleur,  je  me  suis  lancé 
aux  surfaces.  —  Ai  vu  et  pris  du  bal  masqué  plus  qu'il 
ne  m'en  faut  pour  tout  ce  qui  nous  reste  du  carnaval.  — 
Soupe  en  bonne  compagnie  de  débauche  à  plusieurs 
reprises  et  n'ai  pas  (je  le  dis  à  ma  confusion)  senti  la 
moindre  verve  en  moi.  — Toujours  ce  froid  de  vieil- 
lesse qui  m'atteint  sitôt!  —  Cependant  il  me  reste  des 
côtés  jeunes  aussi,  car  cette  force  d'attachement  qui  ne 
demande  qu'à  se  prendre  en  dehors   des  sens  et  de 


PREMIER     MEMORANDUM  i^J 

l'intelligence  à  ce  pourquoi  les  sens  (du  moins  dans 
leur  partie  la  plus  grossière)  n'ont  pas  beaucoup  pal- 
pité et  à  ce  que  l'esprit,  ce  rude  despote,  a  classé  infé- 
rieur, cette  force  qu'il  faut  réprimer  pour  ne  pas  en  être 
l'esclave,  est  de  la  jeunesse,  survivant  au  dégoût,  au 
blasé,  à  l'indifférence,  à  tout  ce  dont  mon  âme  est  pleine  ! 
Moi  qui  ne  rimaille  plus  ou  presque  plus,  j'ai  fait 
une  chanson  ces  jours-ci  :  mais  non  pour  Marie  Duff 
ma  première  flamme,  comme  disait  Byron. 


Si  j'avais  sous  ma  mantille 

Cet  œil  gris  de  lin, 
Cette  gracieuse  cheville 
Dans  mon  svelte  brodequin, 


Si  j'avais  ta  niorbidezze, 

Tes  cheveux  dorés 
Retombant  en  double  tresse 
Jusque  sur  mes  reins  cambrés! 

3 

Si  j'avais,  6  ma  pensée! 

Dans  mon  corset  blanc, 
Ta  blonde  épaule  irisée 
D'un  duvet  étincelant, 


238  PREMIER     MEMORANDUM 


Et  cette  enivrante  chose, 

Et  ton  plus  beau  don, 
Sur  laquelle  l'Amour  pose 
Ses  lèvres...  et  pas  de  nom! 

5 

Enfin  si  je  semblais  faite 
Pour  donner  la  loi. 
Si  j'étais,  6  ma  Paulette, 
Aussi  charmante  que  toi, 


Je  voudrais  être  une  Reine 
Fiére  comme  un  paon. 
Dont  on  aurait  grande  peine 
A  baiser  le  bout  du  gant! 


Je  ne  serais  pas  de  celles. 

Froides  à  moitié, 
Q.ui  d'abord  font  les.  cruelles. 
Et  puis  après  ont  pitié. 


Je  serais  une  tigrcsse 

Rebelle  aux  amours, 
Cachant  la  grifle  traîtresse 
Dans  ma  patte  de  velours. 


PREMIER     MEMORANDUM  239 


Je  ferais  souffrir  aux  aines 
Mille  bous  tourments, 
Et  je  vengerais  les  femmes 
De  tous  leurs  fripons  d'amants! 


Et  sans  l'éventail  qui  cache 

Deux  beaux  yeux  menteurs, 
Je  rirais  sur  leur  moustache 
De  leur  flamme  et  de  leurs  pleurs, 


Et  je  passerais  ma  vie 

A  les  désoler, 
Et  je  serais  si  jolie 
Qu'il  leur  faudrait  bien  m'aimer! 


Et  puis,  si  d'aimer  l'envie 
Un  jour  me  prenait, 
Je  n'aurais  de  fantaisie 
Qiie  pour  celui  qui  dirait  : 

15 

V  Si  comme  toi  j'étais  faite 

«  Pour  donner  la  loi, 
«  Je  serais  une  coquette 
n  Plus  coquette  encor  que  loi  ! 


240  PREMIER     MEMORANDUM 


14 

Aime-moi  donc,  ma  Paillette, 

O  mon  blond  trésor! 
Aimer  un  fat?  toi,  coquette! 
C'est  comme  t'aimer  encor! 


Hier  j'ai  rompu  haut  et  net  avec  des  habitudes  qui 
commençaient  à  m'entortiller  dans  leur  réseau  charmé. 
Je  suis  allé  passer  le  soir  chez  madame  L.  R.  mon 
amie  à  présent,  mais  qui  n'a  pas  encore  déposé  mille 
inquiets  scrupules  aux  pieds  de  l'amitié  qui  nous  unit. 
Le  fera-t-elle  plus  tard?  —  Soupe  à  Corazza  parce 
que  je  n'avais  pas  dîné  et  me  suis  saturé  de  lecture 
jusqu'au  jour,  ce  matin. 

Cependant  levé  de  bonne  heure  pour  moi,  qui  passe 
en  ce  moment  une  partie  de  mes  jours  in  bed.  — 
Habillé.  —  Sorti.  —  Allé  chez  B...  De  là  chez  Guérin 
qui  est  revenu  et  qui  demeure  chez  sa  fiancée,  nid 
charmant  où  le  voilà  tapi,  sans  compter  et  en  atten- 
dant l'autre.  —  Resté  à  causer  jusqu'à  quatre  heures 
avec  ces  dames.  —  La  jeune  fille  est  plus  châtain  foncé 
que  je  ne  pensais.  —  Remonté  avec  Guérin  jusqu'au 
Palais-Royal  où  j'ai  pris  des  livres.  —  Entré  six  minutes 
chez  B...  pour  lui  parler  de  Gaudin  qui  revient  Lundi 


PREMIER     MEMORANDUM  24 1 

de  Normandie.  —  Devais  dîner  en  cérémonie  -chez  la 
marchesa,  mais  en  m'habillant,  une  espèce  de  pâmoison 
et  des  vomissements  de  bile  (je  n'avais  rien  mangé  de 
la  journée)  m'ont  pris  tout  à  coup  et  j'ai  envoyé  un 
billet  d'excuses  et  suis  resté. 

Ne  suis  pas  plus  mal  grâce  à  de  l'eau  très  sucrée, 
très  chaude  et  que  j'avale  par  torrents.  —  Écrit  ceci 
et  une  lettre  à  madame  A.  —  Vais  me  mettre  au  lit  et 
lire  jusqu'à  extinction  de  la  faculté  attentive,  laquelle 
fait  souvent  plier  en  retraite  le  sommeil. 


Mars. 


Depuis  le  dernier  Mémorandum  que  s'est-il  passé?  — 
Toujours  la  même  chose  pour  le  fond  avec  seulement 
un  peu  de  variété  pour  la  forme.  —  La  vie  matérielle  a 
crié  de  toutes  parts;  je  ne  connaissais  encore  que  les 
réclamations  de  la  vie  morale.  —  Où  donc  est  le  pire 
des  deux?  —  Sans  P...  chez  qui  j'allais  tous  les  soirs 
me  décharger  de  mon  fardeau,  je  serais  retourné  à 
l'opium.  Hlle  m'a  fait  du  bien  et  je  sentais  (disposition 
éternelle)  que  j'allais  m'attacher  trop  sérieusement 
peut-être.  —  Maintenant  c'est  fini  ;  le  cruel  moment  est 
passé.   L'ennui  et  le  vide  ont  redouble  en    dedans  de 


242  PREMIER    MEMORANDUM 

moi  et  autour  de  moi,  mais  le  coup  qui  m'a  frappé  ne 
m'a  point  abattu.  Il  était  temps.  —  Qui  sait  même  si  celle 
des  deux  qui  s'est  éloignée  la  première  ne  reviendra  pas. 

J'ai  été  malade  et  ai  passé  une  nuit  au  corps  de 
garde  pour  avoir  —  singulière  aventure  !  —  écrit  des 
lettres  toute  une  nuit  sur  le  divan  de  deux  catins  dont 
j'ai  respecté  le  sommeil  comme  si  c'eût  été  celui  de 
l'innocence.  —  On  ne  le  croirait  jamais  si  je  le  racon- 
tais et  pourtant  cela  est  la  pure  vérité.  — J'ai  traité  les 
agents  de  police  comme  des  valets  de  carreau  et  avais 
fort  envie  de  les  rosser  pour  leur  apprendre  la  poli- 
tesse. —  N'ai  eu  qu'à  me  louer  de  l'officier  comman- 
dant le  poste  et  même  du  poste  tout  entier. 

Aujourd'hui,  la  tête  un  peu  plus  libre  que  les  jours 
précédents,  j'ai  pu  reprendre  le  travail  et  sortir  de 
l'infernal  décousu  dans  lequel  je  végétais.  —  Éveillé 
de  bonne  heure  malgré  la  nuit,  car  j'avais  pris  le  thé  hier 
soir  chez  la  fiancée  de  Guérin  et  j'avais,  en  homme 
qui  n'a  pas  diné,  avalé  une  pvramide  de  gâteaux.  —  Pas 
malade  pourtant  malgré  cet  excès.  —  Reçu  une  lettre 
de  Léon.  —  Écrit  à  Ernest.  —  Puis  mis  à  lire  et  à  finir 
les  Mémoires  du  maréchal  de  Richelieu  jusqu'à  trois 
heures.  —  Guérin  est  venu.  Causé.  —  Habillé.  — Allés 
ensemble  jusqu'au  faubourg  Saint-Germain  chez  K... 
Dîné  chez  C...  Lu  les  journaux  à  Corazza,  —  Rien  de 
neuf.  —  Gaudin  est  \  enu  et  m'a  quitté,  si  bien  que  ne 


PREMIER     MEMORANDUM  24'} 

sachant  où  aller,  et  luttant  ou  plutôt  ne  luttant  plus 
pour  retourner  chez  P. . .  j'ai  tué  le  temps  au  Boulevard 
sous  un  clair  de  lune  Élyséen  et  par  un  temps  d'une 
fraicheur  un  peu  froide.  —  Acheté  des  violettes,  — 
commencent  à  sentir  bon.  —  Rentré  triste,  comme  je 
rentre  toujours,  —  mais  davantage,  car  quelque  chose, 
ces  jours-ci,  s'est  détaché  de  mon  âme.  —  Va  dans  un 
couvent,  fais-toi  moine!  Heureux  ceux  qui  le  peuvent 
comme  Léon.  —  Ecrit  ceci  et  vais  lire  ou  écrire,  car,  je 
le  sens,  Richard  est  redevenu  lui-même.  —  Ainsi,  allons! 


i6  Mars. 

Éveillé  à  neuf  heures  et  lu  dans  mon  lit  jusqu'à  midi 
les  Mémoires  de  madame  de  Motteville,  ouvrage 
écrit  avec  un  grand  charme.  —  Levé,  habillé.  —  Lu 
jusqu'à  quatre  heures  VHistoire  de  la  Papauté  par 
Ranke,  —  un  Allemand!  un  protestant!  deux  bonnes 
raisons  pour  qu'il  me  soit  antipathique.  —  Pie  V,  Sixte  V, 
deux  grands  hommes!  le  premier  plus  encore  que  le 
second.  —  Moins  dur,  moins  impitoyable  que  Sixte, 
dont  le  caractère  est  naturellement  violent; — aussi 
dur,  aussi  impitoyable,  non  par  caractère,  mais  par  ré- 
solution, quand  il  s'agit  de  l'Orthodoxie  en  péril.  — 
Donc  plus  impersonnel,  donc  supérieur! 


244  PREMIER     MEMORANDUM 

A  quatre  heures,  allé  chez  le  médecin  qui  m'a  fourré 
au  régime.  —  Toujours  souffrant.  Qiiand  cela  finira-t-il  ? 
—  De  là  chez  mon  invisible  tante.  —  De  là  chez  G...  — 
De  là  dîner.  —  Après  dîner,  mille  irrésolutions  m'ont 
agité  et  me  suis  décidé  pour  Guérin.  —  Ai  passé  la 
soirée  avec  son  excellente  et  future  famille.  —  Assez 
gai  d'expression  comme  lorsque  l'intérieur  est  bien 
noir.  —  Je  m'aperçois  encore  de  cette  espèce  de 
rupture,  quoique  l'impression  en  soit  vaincue.  — 
Rentré  vers  minuit.  —  Fait  diverses  choses  et  couché. 


Eveillé  à  dix  heures,  lu  dans  mon  lit  madame  de 
Motteville  jusqu'à  deux.  — Levé,  —  fait  du  feu.  —  Un 
temps  à  la  pluie,  un  horrible  temps  de  Mars.  —  Ecrit  une 
demi-douzaine  de  lettres,  une  entre  autres  à  Tehaldo, 
toute  mélancolique  à  cause  de  l'absence.  H  nous  a 
quittés  pour  ne  plus  remêler  sa  vie  à  la  nôtre.  — ■  C'est 
triste  comme  toute  fin.  —  Dans  dix  ans,  auparavant  peut- 
être,  il  aura  femme  et  enfants  au  fond  de  sa  province, 
et  nous,  que  serons-nous  devenus?  —  Les  lettres  écrites, 
iini  le  deuxième  volume  de  l'Histoire  de  Ranke.  — ■ 
L'esprit  sans  nerf,  et  le  corps  sans  énergie.  —  Ai  refusé 
d'aller  à  ce  bal  demain  chez  madame  M...  Qu'y  ferais- 


PREMIER     MEMORANDUM  24f 

je  dans  la  situation  actuelle  de  mon  âme?  Une  fête  ne 
me  sortirait  pas  de  l'épaisse  tristesse  qui  se  redouble 
chaque  jour  en  moi. 

D'ailleurs  je  dîne  demain  (Dimanche)  avec  l'aimable 
et  pur  Aristide.  Un  tête-à-tête  long,  causeur,  les 
coudes  sur  la  table,  et  probablement  nous  irons  dé- 
penser notre  soirée  à  quelque  spectacle.  — J'ai  renoncé 
à  toute  boisson  fcrmentée  et  nous  ne  nous  enivrerons 
que  de  nous-mêmes  et  du  passé;  car  le  passé  tient 
aussi  sa  place  dans  le  cœur  si  noblement  misanthrope 
d'Aristide  B...  —  Je  l'aime  et  lui  voudrais  un  bonheur 
que  probablement  ses  facultés  délicates  n'auront  jamais. 
—  Dîné  avec  appétit  et  sans  mal  d'estomac  après.  — 
G...  et  B...  sont  venus.  —  Causé  de  part  et  d'autre 
sans  entrain.  — •  Eux  partis,  parcouru  la  Revue  des  Deux 
Mondes. —  Il  y  a  une  vieille  et  méchante  rabàcherie  de 
Planche  sur  Hugo.  —  On  n'a  pas  raison  de  plus  cuistre 
manière  et  voilà  justement  ce  qui  me  fâche!  Du  reste, 
rien  autre  chose.  ---  Ecrit  ceci  en  remuant  je  ne  sais 
quelles  sources  amères  et  dormantes  :  —  Je  ne  veux 
pas  parler  mes  pensées.  —  Non!  qu'elles  me  brisent 
plutôt  !  —  Vais  me  jeter  au  lit  et  puisque  le  sommeil  n'est 
pas  à  mes  ordres,  y  continuer  à  lire  et  à  travailler. 
Mais,  hélas!  aurai-je  l'attention  nécessaire?  —  Toujours 
elle  se  détourne  et  revient  aux  pentes  de  ces  derniers 
é\'éneineiils.  —  Je  sais  bie-n  que  je  suis  maitre  de  moi 


246  PREMIER     MEMORANDUM 

et  que  je  n'agirai  pas,  mais  le  regret  vit  au  fond  du 
cœur  déchiré  et  telle  est  notre  impuissance  à  nous 
juger,  que  nous  découvrons  mille  racines  qui  cher- 
chent à  se  rejoindre  comme  des  tronçons  saignants, 
dans  des  liens  brisés. 


18. 
\ 
Éveillé  de  bonne  heure.  —  Levé  aussitôt  pour  perdre 

la  sensation  du  réveil  que  la  pensée  de...  (toujours 
cette  Moza  !)  rendrait  encore  plus  amère  quoique 
étouffée  sous  les  griffues  de  la  volonté.  —  Un  coup  de 
peigne.  —  Allé  au  bain.  —  Le  temps  meilleur  qu'hier 
et  le  soleil  derrière  de  grosses  nuées  qu'il  fendait.  — 
Le  bain  chaud,  long  et  suivi  d'un  déjeuner  assez  copieux 
arrosé  de  vin  de  Bordeaux.  —  Préoccupé  de  cette 
lettre  de  Guérin.  —  Pas  heureux  avec  tous  les  élé- 
ments de  bonheur!  Misère  secrète!  Car  il  dit  vrai;  il 
n'a  pas  d'affectation  avec  moi.  —  C'est  à  renier  Dieu 
après  cela.  —  Rencontré  L.  B.  qui  m'a  chanté  son 
éternel  refrain  de  capricieux  et  de  caprice.  —  Pourquoi 
pas?  Une  liaison  durable  et  de  tous  les  jours  avec  lui 
me  met  sur  les  dents.  —  H  est  le  seul  des  hommes  que 
j'aie  intimement  connus  avec  lequel  il  en  ait  été 
ainsi  ;  il  me  fatigue,  et  voilà  justement  ce  que  je  ne 
puis  pas   lui  dire   pour   m'excuscr  de  ce  qu'il   prend 


PREMIER     MEMORANDUM  247 

pour  inconstance  d'humeur.  Moi  inconstant  !  Que  ne 
le  suis-je  !  et  oublieux,  surtour  dans  ce  moment  où  je 
trace  ces  mots!  —  Rentré  et  lu,  au  coin  du  feu,  cette 
Motteville  si  gracieuse  et  si  chaste.  —  Me  plaît  !  — 
A.  R.  est  venu,  —  m'a  ennuyé,  —  a  fait  pis  encore, 
m'a  lu  des  vers  et  à  l'envers.  —  Est  resté  un  siècle;  il 
n'y  a  rien  à  gagner  dans  la  conversation  filandreuse  de 
cet  homme-là.  —  P...  est  venu  aussi  pendant  que  je 
m'habillais.  —  Sorti  à  six  heures,  le  temps  sec,  froid  et 
le  ciel  bleu.  —  Dîné  avec  Aristide  longtemps,  chaude- 
ment, remuant  mille  idées.  —  Bonne  chose  que  de 
dîner  ainsi.  —  Allé  chez  Musard  où  était  Gaudin  et  un 
monde  fou  d'endimanchés .  —  Acheté  un  bouquet  de 
violettes  chez  A...  un  gros  bouquet  de  violettes  que 
voilà  exhalant  ses  parfums  mourants  dans  cette  coupe 
funèbre,  faite  d'une  tête  de  morte!  Ainsi  la  vie  v  tarit 
une  seconde  fois.  —  Il  n'est  pas  tard,  —  le  quart  avant 
minuit,  —  mais  je  me  couche  et  lirai  plutôt  dans  mon 
lit.  Je  suis  las  et  d'une  altération  brûlante.  Aurais-je 
un  peu  de  fièvre  par  hasard  ? 


Une  journée  vide  !  —  Lu  jusqu'à  midi  les  Mémoires 
de  la  Motteville.  —  Cette  Fronde  m'eimuie  et  ce  P.nle- 


2  48  PREMIER     MEMORANDUM 

ment  me  fait  mal  au  cœur  !  —  Écrit  à  mademoiselle 
de  G...  et  à  mon  débiteur  Paquis,  dans  laquelle  lettre 
j'ai  fait  une  bévue  dont  je  ne  me  suis  aperçu  qu'après  et 
lorsque  la  lettre  a  été  partie.  C'est  agréable  !  —  Lu  jus- 
qu'à cinq  heures  sans  désemparer.  —  Un  temps  à  la 
pluie  et  à  la  tristesse.  —  Souffert.  —  Dîné  chez  G... 
—  Allé  au  café.  — •  De  là  chez  la  marchesa  qui  n'y 
était  pas.  Je  ne  sais  pas  ce  que  j'aurais  donné  ce  soir 
pour  ne  pas  être  moi-même.  —  Rentré  et  lu  tout  un 
in-8°  {La  Chasse  aux  fantômes,  joli  titre,)  de  Frémy.  Mais 
le  livre  est  mauvais  quoique  écrit  avec  assez  de  légè- 
reté, ce  qui  est  un  mérite  dans  ce  damné  temps  d'affec- 
tations pédantesques.  —  Couché. 


Une  nuit  cruelle  d'agitations  et  d'insomnies.  — 
Éveillé  fatigué,  brisé  et  l'esprit  noir.  —  Ces  nuits  me 
vieillissent  de  dix  ans  pendant  les  deux  premières 
heures  du  réveil.  —  Fxrit  un  paquet  de  lettres  dans 
mon  lit.  —  11  est  une  heure  et  j'attends  le  coiffeur.  — 
J'ai  un  rendez-vous  avec  A.  R...  que  je  vois  par  utili- 
tarisme, car  sa  conversation  n'a  pas  le  moindre  intérêt 
pour  moi.  —  Pas  sot  pourtant,  et  excellent  garçon, 
mais  ne  m'attirant  pas  comme  je  le  \oudrais. 


PREMIER     MEMORANDUM  249 

Ai  refusé  un  bal  costumé  pour  Jeudi  chez  madame 
T...  Décidément  je  me  range.  —  Mais  peut-être  irai-je 
dans  cette  fournée  brûlante  de  catins  qui  chauffe  sous  la 
musique  de  Musard.  Si  je  croyais  y  rencontrer...  cette 
énigme  vivante,  j'irais  peut-être,  et  cependant  il  vaut 
mieux  rester,  car  tout  n'est-il  pas  fini  entre  nous  ?  Et 
pourquoi  rappeler  le  passé  à  qui  l'oublie  ?  Pourquoi  ?. . . 
Mais  non!  —  non!...  je  n'irai  pas?...  —  La  porte 
s'ouvre  :  c'est  le  coiffeur. 


Au  soir.  Minuit. 

Je  rentre.  —  Je  ne  souffre  pas  ph\siquemcnt,  du 
moins  ce  soir,  et  j'espère  que  ma  santé  va  aller  mieux. 
—  L'âme  moins  oppressée  aussi.  —  A  trois  heures, 
sorti  et  allé  chez  la  marchesa.  —  Les  habitués  y  sont 
venus  et  nous  ont  laissés  seuls.  ^  Elle  m'a  conté  sa  vie 
de  mouvement  et  de  distractions,  mais,  hélas  !  elle 
fatigue  son  cœur  et  son  esprit  sans  intéresser  ni  l'un  ni 
l'autre.  — J'avais  raison  !  la  satiété  et  une  imagination 
exigeante  l'ont  enveloppée  dans  un  manteau  de  neige 
pour  la  froideur  et  la  pureté. 

Elle  dinait  en  ville  et  suis  resté  à  causer  d\}bûii- 
don  intime  avec  elle  jusqu'à  l'heure  oii  je  l'ai  mise  en 
voiture.  —   Ses    jugements  sur  les   autres  deviennent 


2fO  PREMIER     MEMORANDUM 

aussi  plus  virils  et  plus  fiers.  • —  Bref,  elle  s'élève  dans 
l'échelle  des  erres  moraux.  —  Dîné  seul  et  avec  une 
friandise  fille  de  l'ennui,  père  de  toutes  choses,  mais 
supprimé  le  vin  et  le  café.  —  Pensé  à  Guérin  dans  ces 
\'astcs  salons  de  Riche  qu'il  affectionnait.  —  Sous  l'im- 
pression de  l'ennui  et  du  mauvais  temps,  me  suis  réfu- 
gié au  Concert  écouter  encore  une  fois  cette  Pastorale 
de  Beethoven  qui  est,  dit-on,  l'histoire  d'une  vie  heu- 
reuse. —  Rien  vu  qui  mérite  d'être  rappelé.  —  Revenu 
et  rencontré  cette  bonne  enfant  de  Cœcilia  Metella 
qui  veut  à  toute  force  souper  avec  Guérin,  Gaudin  et 
moi.  —  Nous  verrons  quand  ce  pauvre  Guérin  sera 
guéri  et  ferme  sur  ses  jambes  de  Silène  dont  il  serait  si 
amusant  de  compromettre  l'aplomb  encore. 

A  noter  une  faiblesse,  ne  fût-ce  que  pour  la  com- 
battre. —  Je  ne  puis  plus  voir  une  capote  de  soie 
blanche  avec  un  nœud  flottant  d'une  certaine  façon 
sans  la  pensée  de...  et  je  ne  sais  quelle  palpitation. 
Je  suis  sûr  que  je  deviens  pâle.  Je  l'ai  éprouvé  une  ou 
deux  fois  ce  soir,  croyant  que  c'était...  Ignorance  de 
nous-mcme  !  Qui  m'eût  prédit  cela  dès  le  premier 
jour  et  même  longtemps  après,  je  l'eusse  conscien- 
cieusement et  fortement  traité  d'impossible. 

Jeté  au  lit,  —  écrit  ceci  et  vais  griffonner  une  lettre 
à  Guérin. 


PREMIER     MEMORANDUM  2<Ç  l 


2  2  —  au  soir. 


Hier  ne  notai  rien.  J'étais  sorti  toute  la  journée 
et  je  rentrai  très  fatigué.  —  Le  matin  j'étais  allé  chez  ma 
tante  faire  de  la  politique  inutile  si  ce  n'est  à  briser 
les  résistances  de  l'esprit  et  ses  dégoûts.  —  Le  soir 
chez  \a  fiancée  de  Guérin,  c'est-à-dire  jusqu'au  diner. 
Toujours  de  plus  en  plus  content  de  cette  famille. 

A  onze  heures  et  demie  il  m'arriva  une  singulière 
aventure  au  Boulevard.  Je  m'en  revenais,  embossé 
dans  mon  manteau.  Une  femme  bien  mise  (en  noir) 
passa  sans  me  regarder,  et  après  m'avoir  devancé 
revint  brusquement  sur  ses  pas  et  se  penchant  pour 
n'être  pas  vue,  mais  entendue,  me  jeta  dans  la  nuit  le 
nom  de  P...  en  me  reprochant  de  ne  plus  la  voir.  Puis 
elle  se  sauva.  —  Cette  femme  était  petite,  mais  n'avait 
pas  la  taille  d'cpi  mûr  de  celle  dont  elle  parlait.  —  Ne 
la  reconnus  pas,  n'ayant  vu  aucune  femme  chez  P... 
Une  dévorante  envie  de  la  suivre  et  de  lui  demander 


2  f  2  PREMIER     MEMORANDUM 

raison  de  son  espèce  de  reproche  me  fit  faire  quel- 
ques pas.  —  Je  m'arrêtai  pour  dompter  le  mouvement 
intérieur  qui  m'emportait.  —  Je  ne  veux  pas  avoir  l'air 
de  tenir  à  ce  qui  n'est  plus.  —  Et  si  mes  regrets  sai- 
gnent, que  ce  soit  en  silence. 

Aujourd'hui  lu  et  écrit  dans  mon  lit  jusqu'à  une 
heure.  —  Levé  et  habillé.  —  Allé  acheter  un  camélia 
pour  mademoiselle  M.  de  L.  F.  que  je  lui  ai  envoyé 
avec  le  plus  séduisant  billet.  —  Du  reste,  avec  cette 
femme  bra\'e,  cordiale,  gaie  et  d'une  vie  éprouvée,  je 
pense  tout  ce  que  je  dis.  —  Descendu  chezla  Graciosa, 
—  parcouru  les  journaux  et  demandé  desHvres  qui  pour 
la  pauvre  Graciosa  semblent  n'exister  que  dans  les  bi- 
bliothèques de  la  Lune  dont  il  me  serait  tombé  un  cata- 
logue par  hasard.  —  Allé  chez  Gaudin,  et  badaude  en- 
semble à  regarder  les  masques  au  Boulevard  (car  c'est 
aujourd'hui  la  Mi-Carème).  —  Le  temps  beau  mais  froid 
et  pénétrant  jusqu'à  travers  le  manteau.  —  Dîné  chez 
Gaudin  et  mangé  copieusement  ce  que  Louis  XVllI  ap- 
pelait si  royalement  de  la  Gigue.  —  Descendu  àCorazza 
où  j'ai  pris  plus  de  lait  que  de  café,  maintenant  toujours 
les  rigueurs  du  régime.  —  Allé  jusqu'au  passage  Saul- 
nier,  G...  et  moi,  chemin  que  j'ai  fait  tant  de  fois.  — 
Raillé,  G...  et  moi,  de  nos  souvenirs;  j'ai  plusrailléque 
lui,  mais...  mais...  toujours  mais!  —  On  crache  à  la 
face  de  sa  douleur  comme  si  cela  la  diminuait,  et  puis 


PREMIER     MEMORANDUM  2')'] 

pourquoi  révéler  ses  pensées  quand  on  se  conçoit  à 
peine  soi-même  ?  —  N'est-il  pas  des  deuib  que  l'on  ne 
doit  jamais  por/fr? 

G...  m'a  quitté,  —  moi  suis  rentré  et  ai  trouvé 
une  reconnaissante  lettre  de  mademoiselle  M...  Fait 
diverses  choses,  et  écrit  ceci  dans  mon  lit.  —  Je  vais 
lire  maintenant.  Ils  dansent  comme  des  fous,  eh  bien, 
quoique  je  me  sente  l'esprit  misérable,  je  ne  leur 
envie  pas  leurs  satanés  plaisirs,  si  ce  n'est  pourtant 
une  griserie.  Boire  quelque  généreux  liquide  soulè- 
verait le  manteau  de  plomb  qui  pèse  sur  mes  os,  mais 
au  lieu  de  punch  je  n'ai  que  de  l'eau  tiède  devant 
moi.  —  Caramba! 


Éveillé,  les  angoisses  morales  redoublant  depuis 
quelques  jours  au  réveil.  —  Lu  et  écrit  dans  mon  lit  jus- 
qu'à midi.  —  Levé.  —  Habillé.  —  Allé  au  Journal  de 
l'Instruction  publique,  puis  au  bain  que  j'ai  pris  moins 
chaud  qu'à  l'ordinaire  et  dont  je  me  suis  trouvé  moins 
bien.  —  Avalé  deux  œufs  frais  et  deux  verres  de  Bor- 
deaux. —  Passé  chez  K...  —  Sa  femme  est  debout  à  ma 
grande  joie.  — ■  Après  ce  qui  s'est  passé,  il  m'est  impos- 
sible de  ne  pas  m'intéresser  à  cette  créature- là,  pcr- 

15 


2^4  PREMIER    MEMORANDUM 

méable  seulement  à  l'amour.  — ■  De  là  rue  de  l'Univer- 
sité pour  des  livres.  —  De  là  remonté  à  l'Instruction 
publique  où  je  n'ai  pas  plus  trouvé  R.  que  la  première 
fois.  —  C'est  le  titre  de  la  comédie  qu'on  appelle  la 
Suite  d'un  bal  masqué  et  que  les  rédacteurs  de  journaux 
jouent  aussi  bien  que  mademoiselle  Mars.  —  Le  fait 
est  qu'il  était  trois  heures  et  que  probablement  R... 
était  dans  son  lit  fatigué  de  sa  Mi-Carême. 

Rentré  chez  moi  lassé  et  froid.  —  Le  temps  est  au 
soleil  de  Mars  et  aux  rafales  de  vent  mêlées  de  neige. 
—  Fait  allumer  un  brasier  à  brûler  tous  les  hérétiques 
de  la  Chrétienté,  mais,  hélas!  on  ne  les  brûle  plus,  et 
j'en  suis  pour  mes  excellentes  intentions,  pour  mon 
bois  et  pour  mon  charbon.  —  J'espérais  travailler,  mais 
le  diable,  qui  sans  doute  ne  le  voulait  pas,  m'a  envoyé 
L.  M.  jusqu'au  dîner.  —  Dîné  seul  vite  et  bien  (lire 
beaucoup).  —  Gaudin  est  venu  flâner  tout  le  soir  au  coin 
de  mon  feu,  mais  l'eau-de-vie,  comme  autrefois  n'a 
pas  flambé.  —  Quand  pourrai-je  revenir  à  cette  vie? 
Couché  de  très  bonne  heure,  mais  lu  dans  mon  lit  et 
d'un  trait  les  deux  premiers  volumes  de  Glenarvon. 


24. 

La  nuit  meilleure  que  les  précédentes.  J'ai  rêvé  et 
non  plus  d'horreurs,  mais  la  mia  bella  Marchesa,  belle 


I'  R  E  M  I  E  R     MEMORANDUM  2^  Ç 

er  vêtue  de  blanc  avec  ses  grandes  et  superbes  épaules 
nues,  et  le  reste  du  rêve  n'a  pas  toujours  été  un  rêve... 
Mais  à  présent  un  souvenir  plus  récent,  une  forme 
plus  jeune,  une  inexplicable  chose  s'est  interposée  entre 
îious.  Strange!  strangel  strangel 

Lu  dans  mon  lit  le  dernier  volume  de  Glenarvoîi.  — 
Intéressant  (pour  moi  du  moins)  à  cause  de  celui  qu'une 
femme  outrée  n  voulu  peindre.  —  Pas  de  talent,  beaucoup 
de  verbiage,  une  intrigue  vulgaire,  mais  çà  et  là  quel- 
ques retentissements  d'une  passion  blessée,  quelques 
traits  vrais  et  beaux.  —  C'est  indécis  quoique  chargé, 
mais  enfin  ce  n'est  ni  Juan,  ni  Lovclace,  ni  même  Val- 
mont  ;  c'est  à  part  de  ces  ressemblances  fatales  qui  se 
mirent  dans  toutes  les  créations  des  esprits  médiocres. 
Seulement,  si  c'est  Byron,  pourquoi  ne  lui  avoir  pas 
donné,  à  côté  de  sa  pitié,  cette  suprême  ironie  qui  le 
distinguait  parmi  les  hommes  encore  plus  que  son 
raient  de  poète?  Quant  à  la  portée  mélodramatique  du 
livre,  je  n'en  parle  même  pas. 

Reçu  une  lettre  de  ...  qui  s'afflige  de  ne  pou\oir 
venir.  -- -  La  vie  pour  un  jour,  un  seul  jour  avec  cette 
icinme  est-elle  donc  à  jamais  impossible  ?  --Je  suis  plus 
calme  qu'elle,  mais  je  sens  que  le  lien  qui  nous  unit 
est  aussi  inutile  pour  notre  bonheur  qu'éternel. 

Levé,  et  soiifliMiif.  l'ait  du  feu.  -  Le  soleil  brille 
eepend.utl,   mais  c'est    M.irs   qur   L'cttc  liiciir  j.iiiiic  et 


2f  6  PREMIER     MEMORANDUM 

pâle.  —  Écrit  à  Guérin,  —  puis  à  P...    une  dernière 
lettre  et  it  is  for  ever,  for  ever  farewell!  jarewelL! 

Griffonné  ceci  sous  l'impression  de  cette  lettre  que 
je  viens  d'écrire.  —  Il  faut  que  je  sorte  à  mon  grand 
ennui.  —  J'aimerais  mieux  rester  là  que  d'être  obligé 
de  rentrer  ce  soir.  —  Rentrer  dans  la  solitude  me  rend 
plus  triste  que  de  ne  pas  la  quitter. 


Je  suis  sorti  par  un  temps  affreux  et  n'ai  pu  aller  par 
cette  raison  chez  madame  de  F...  où  je  m'étais  promis. 
—  Écrit  un  billet  d'excuses.  —  Rentré  immédiatement 
après  le  dîner.  J'ai  lu  deux  volumes  de  poésie  de  Th. 
Gautier.  —  A  travers  mille  affectations,  il  y  a  parfois 
du  talent,  de  la  chaleur  et  surtout  de  la  couleur,  mais 
toujours  ce  maudit  système  descriptif  qui  gâte  tout, 
et  une  imitation  de  Hugo,  leur  maître  à  trétous  et  qu'ils 
n'atteindront  pas.  —  Essayé  de  travailler,  mais  l'esprit 
stérile.  —  Griffonné  cependant  !  Mille  réalités,  pires  que 
des  rêves,  ont  passé  dans  mon  esprit,  et  que  de  temps 
passé  dans  ces  préoccupations  douloureuses!  Il  est 
bientôt  une  heure.  —  Il  ne  pleut  plus,  mais  la  nuit  est 
sombre.  —  Bu  un  verre  d'eau  et  vais  me  jeter  au  lit. 


PREMIER     MEMORANDUM  2  f  7 


Dimaiiclie  soir,  2;. 

Une  nuir  sans  rêves.  —  Eveillé  et  reçu  trois  lettres, 
Tune  de  mon  frère,  l'autre  de  Guérin  qui  se  relève  et 
dont  l'imagination  se  rassereine,  la  troisième  de  Thé- 
baur,  cynique  et  très  spirituelle.  —  Resté  au  lit  en 
proie  à  mille  pensées,  dans  l'effort  et  dans  l'impossi- 
bilité du  travail.  —  Répondu  à  Léon  en  me  levant,  — 
déjeuné  par  extraordinaire  et  travaillé  jusqu'à  quatre 
heures  sans  être  troublé  par  aucun  visiteur.  —  Fait 
coiffer,  —  habillé,  —  sorti.  —  Allé  chez  Gaudin  qui 
m'avait  prié  à  dîner.  —  Allés  ensemble  chez  Véfour, 

—  diné  bien  et  gaîment,  lui  surtout,  car  moi  je  ne 
bois  plus  et  j'ai  depuis  quelque  temps  des  pensées  qui 
me  tournent  sur  le  cœur. 

Allé  à  Corazza.  —  Gaud...  légèrement  animé,  étin- 
celant  !  —  Monté  au  Boulevard.  —  Vu  personne.  — 
Rentré  de  bonne  heure.  —  Le  temps  remonté,  beau, 
mais  toujours  froid.  —  Ai  trouvé  une  lettre  de  P...  qui 
est  venue  pour  me  la  remettre  elle-même.  —  Hlle  m'y 
parle  comme  si  elle  m'aimait;  elle  m'envie  mon  bon- 
heur de  l'oublier.  11  v  a  de  la  lassitude  dans  cette  lettre. 

—  Se   repenr-elle    de    la    résolution    qu'elle   a   prise? 

—  «  Vo\ons-nous    comme  amis»,    dit-elIc.    —    Non! 


2f8  PREMIFR     MEMORANDUM 

non!  Je  vais  lui  répondre  qu'une  pareille  proposition 
est  un  mensonge  ou  une  ironie.  —  Je  clos  ici  ce 
Mémorandum. 


Hier  n'ai  rien  noté.  ■ —  Je  sortis  de  bonne  heure  et 
passai  tout  le  jour  hors  de  chez  moi.  —  Rentrai  deux 
minutes  après  dîner  et  trouvai  un  billet  à  la  tournure- 
officier  de  la  marchesa  qui  m'invite  à  une  griserie  pour 
Jeudi.  —  J'irai,  mais  je  ne  me  griserai  pas.  —  Il  faut 
que  je  sois  sage  maintenant,  et  damnation  sur  cette 
sagesse!  —  Allai  au  spectacle  d'ennui  et  de  far  niente. 
—  Seul  dans  une  loge,  comme  je  veux  être  toujours 
pour  jouir  du  spectacle.  —  Vis  Bocage  dans  L'Inter- 
diction, froide  pièce.  Bocage  est  la  preuve  qu'une 
volonté  tenace  ne  crée  pas  le  talent.  —  N'ai  remarqué 
personne  que  deux  femmes  à  chapeau  blanc  (catins, 
je  pense,  mais  jolies,)  qui  se  sont  penchées  sur  le 
devant  de  leur  loge  pour  voir  jusqu'au  fond  de  la 
mienne,  comme  si  elles  m'avaient  connu  autrefois, 
mais  le  diable  m'emporte  si  je  m'en  souviens!  —  Ren- 
tré et  trouvé  une  lettre  de  P...  qui  me  demande  une 
dernière  entrevue.  Ai  repondu  que  j'aunais  mieux 
ne  pas  la  donner,  mais  que  si  elle  l'exigeait  je  me  sarri- 


PREMIER    M  F  M  O  R  A  N  D  l'  M  2^9' 

fierais.  —  Le  passé  est  si  près  de  nous  que  j'aimerais 
mieux  ne  pas  la  revoir. 

Aujourd'hui,  je  dine  avec  V...,  un  ancien  compa- 
gnon de  collège,  cr  Mœlibéc  Guérin,  le  plus  dandy  des 
amoureux  de  la  Nature.  —  Je  vais  m'habiller. 


Au  soir. 

Dîné  passablement,  mais  sans  boire  (moi  !).  —  Allé 
avec  G...  au  concert  Valentino.  —  Vu  là  quelques  L/o7/i' 
et  entendu  la  gracieuse  symphonie  d'Haydn.  —  Gaudin 
nous  a  rejoints.  —  Revenus  assez  gaîment  sous  un 
ciel  de  printemps.  —  Monté  au  Boulevard  et  pris  une 
limonade.  —  Rentré.  — ■  O  toujours  cet  home  vide  et 
muet!  —  Fait  mille  choses.  —  Lu  du  Saint-Simon,  que 
je  lis  quand  je  ne  puis  faire  autre  chose.  —  Écrivain  et 
penseur  du  premier  ordre  sans  cesser  pour  cela  d'être 
grand  seigneur. 


L'Ironie  est  un  génie  qui  dispense  de  tous  les 
autres  et  même  de  ce  dont  tous  les  autres  ne  sont  pas 
dispensés,  c'est-à-dire  de  coeur  et  de  bon  sens. 


200  P  R  fM  1  F  R     M  E  M  O  R  A  N  D  ('  M 


28. 


29. 

Ne  notai  rien  hier.  —  Je  lus  jusqu'à  deux  heures  avec 
assez  d'intérêt,  ressentant  l'influence  de  ce  beau  soleil 
qui  se  jouait  dans  ma  chambre  et  qui  neutralisait  ce 
réveil  ?iavré  de  tous  les  jours.  —  Suis  allé  voir  ma  tante. 
Toujours  en  prières  et  par  conséquent  invisible. 
—  De  là  chez  la  marchesa.  —  C'est  la  seule  liaison 
de  femme  dont  je  n'aie  jamais  souffert  :  ni  caprices, 
du  moins  douloureux,  ni  froideurs,  ni  maussaderies, 
ni  changements  dans  le  fond  du  cœur  quoiqu'il  y  en 
ait  eu  souvent  dans  la  forme,  mais  une  intimité  hardie 
sans  exigences  quoique  très  coquette  de  part  et 
d'autre,  voulant,  de  part  et  d'autre,  être  de  l'amour, 
V  échouant,  mais  n'étant  ni  moins  vraie  pour  cela,  ni 
moins  confiante,  au  contraire.  A  tout  prendre,  pour- 
quoi cela  ne  m'aurait-il  pas  suffi?  Pourquoi?  — •  Je 
l'aurais  moins  négligée,  elle  qui  me  reçoit  toujours  la 
main  ouverte  avec  cette  étincelle  perlée  dans  l'œil  qui 
dit    si    éloquemment  :    Vous  voilà,    tant  mieux. '  et  ma 


PREMIER     MEMORANDUM  26 1 

vie  n'aurait  pas  été  ce  qu'elle  est  depuis  quelque 
temps.  —  Oh!  siempre  la  misma  cosa! 

Sorti  avec  elle  et  le  vicomte  de  B...  Allé  au  Palais- 
Royal  et  jusque  dans  la  rue  Saint-Honoré.  B...  affec- 
tueux pour  moi  à  un  point  dont  je  lui  sais  un  gré 
infini .  —  Les  ai  quittés.  —  Allé  chez  L.  B. . .  Pas  trouvé, 
mais  l'ai  rencontré  sur  le  trottoir  du  Louvre,  prome- 
nade charmante  (du  côté  de  la  Seine)  à  quatre  heures 
d'après-midi  par  un  beau  soleil.  —  Causaillé  tout  en  re- 
gardant la  statue  de  Philibert  Emmanuel  qui  me  parait 
(car  je  ne  suis  pas  juge)  un  très  remarquable  morceau. 

—  Dîné  seul.  —  Ai  rencontré  D.  T.  en  bonne  for- 
tune, mais  le  diable!  je  ne  la  lui  aurais  pas  enviée.  Sa 
femme  (pour  l'instant)  était  longue  et  plate  comme 
l'épée  de  feu  Charlemagne.  —  Rejoint  G...  à  Corazza. 

—  Monté  ensemble  jusque  chez  Aristide  B...  que  j'ai 
trouvé  et  avec  qui  je  suis  allé  promener  et  au  café  de 
Foy  où  il  a  pris  du  punch  devant  moi,  qui  pour  ne 
pas  insulter  aux  choses  sacrées  en  ai  avalé  ce  qu'il  faut 
pour  enivrer  une  abeille.  —  Causé  longtemps.  —  Il  est 
rentré.  — Ai  remonté  le  Boulevard  avec  le  double  ennui 
de  la  tristesse  de  l'esprit  et  de  la  souffrance  du  corps. 

—  Ai  trouvé  une  lettre  de  P...  une  lettre  furieuse,  et 
dans  les  expressions  insultantes  (mais  elle  n'insulte 
pas)  de  laquelle  il  y  a  plus  d'affection  que  dans  tout 
ce  qu'elle  m'a  jamais  dit  :  et  pourquoi  cette  colère?  — 


202  PREMIER     MEMORANDUM 

Je  lui  ai  répondu  et  montré  qu'elle  avait  tort  avec  la 
plus  grande  douceur  et  mansuétude.  —  Sera-ce  donc  là 
la  dernière  parole  entre  nous  ?  —  Couché  dans  l'impos- 
sibilité de  commander  à  mon  attention. 

Aujourd'hui  temps  superbe  !  —  Ecrit  ceci  et  une 
lettre  à  G...  —  Je  vais  au  bain  et  rentrerai.  —  C'est 
ce  soir  que  je  dîne  chez  la  marchesa. 


Au  soir. 

Je  rentre  et  il  est  une  heure  du  matin.  —  Allé  au 
bain  et  pris  du  bouillon  et  un  verre  de  bordeaux.  —  Les 
nerfs  écrasés.  —  Revenu  chez  moi  l'âme  à  la  renverse, 
—  une  vraie  crise  morale.  —  Aurais  tant  souhaité  de 
dormir,  oui!  même  du  sommeil  sans  fin.  —  Me  suis 
dévoré  le  cœur  jusqu'à  quatre  heures  et  demie.  —  Le 
coiffeur  est  venu.  —  Habillé,  —  et  puis  chez  la  mar- 
chesa. 

Elle  était  d'une  beauté  splendide,  grave,  pâle,  idéale, 
et  que  je  ne  lui  connaissais  pas;  les  cheveux  en  ban- 
deaux et  une  émeraudc  sur  le  front,  les  épaules  décou- 
vertes, et  noble  et  belle  ainsi  à  rendre  fou  Léonard  de 
Vinci,  s'il  revenait  au  monde.  —  Je  le  lui  ai  dit.  —  Ma- 
dame de  Saint-M...  était  là,  sucée,  pâle,  veux  cernés, 
moustaches  brunes,  ï mt  vignette  J ohannot ,  en  tout  fuseau 


PREMIER    MEMORANDUM  263 

peu  souhaitable,  malgré  la  physionomie  de  ses  petites 
moustaches  de  velours,  —  caillette  pour  l'esprit,  — • 
bas-bleu  céleste,  —  jetant  le  mot,  ce  que  j'abomine,  au 
lieu  de  le  dire  lentement.  —  On  a  solidement  bu.  —  Je 
me  suis  contenu  le  plus  possible,  mais  la  contagion  de 
l'exemple  est  venue  jusqu'à  moi.  —  La  marchesa  m'a 
dit,  en  jouant,  de  lui  écrire  des  vers  sur  son  album. 
Voici  ce  que  j'ai  écrit  : 

Vous  voulez  donc  que  sur  la  blanche  page. 
Fruits  d'un  arbre  flétri  soient  écrits  quelques  vers  ? 
Oh!  pourquoi  votre  cœur  n'a-t-il  pas  pour  image 
Ces  candides  feuillets  à  mes  regrets  ouverts  ! 
J'essaierais  d'y  tracer  peut-être  avec  délices 
Le  doux  mot  qu'en  raillant  vous  dites  chaque  jour, 
Mais  votre  cœur,  hélas!  est  si  plein  de  caprices. 

Que  la  place  y  manque  à  l'amour! 

Rentré.  —  Pas  trouvé  de  lettre  de  P...  —  Et.  que  voilà 
ta  suprême  parole!  —  Hcrit  ceci  et  couché.  —  Bonsoir. 


264  PREMIER     M  E  M  0  R  A  N  D  U  M 


ÎI- 


Ne  notai  rien  hier.  —  Je  rentrai  las  de  corps  et  je  me 
couchai  avec  l'avidité  du  sommeil.  —  Lu  jusqu'à  trois 
heures,  mais  sans  suite.  — ■  M'habillai  et  sortis  par  un 
beau  soleil,  le  manteau  doublé  de  satin  rejeté  non- 
chalamment sur  le  bras,  et  un  bouquet  de  violettes 
gros-bleu  et  sentant  bon  à  la  main.  —  Il  faisait 
charmant!  —  Descendis,  sous  l'impression  physique 
du  temps  la  rue  de  Choiseul.  —  Moins  oppressé  que 
les  jours  précédents,  quoique  la  même  cause  subsiste 
toujours,  mais  quoi  !  la  couleur  du  temps  influe  sur  moi 
comme  sur  Florise.  —  Allé  chez  G...  Lu  à  la  fenêtre 
ouverte  et  sous  le  rayon  ambré  deux  ou  trois  Contes 
de  La  Fontaine,  chefs-d'œuvre  de  grâce  et  de  narra- 
tion. —  Descendus  ensemble  au  Palais-Royal  et  pro- 
mené dans  le  jardin  en  causant  de  P...  cette  tête 
inouïe,  —  elle  est  allée  chez  G...  et  lui  a  dit  que  c'était 
ainsi  dans  la  vie,  qu'on  se  voyait  et  puis  quon  ne  se 
voyait  plus.  —  Vérité  philosophique  d'une  grande 
nouveauté.  —  G...  a  dit  qu'elle  a  pris  un  air  triste 
pour  proclamer  ce  bel  adage  et  puis  c'a  été  tout 
de  moi  et  comment  j'allais?  —  Elle  n'a  pas  répondu  à 
ma  dernière  lettre  et  probablement  la  dernière  dans 
toute  l'étendue  du  mot. 


A 


PREMIER     MEMORANDUM  SÔf 

Dîné  vire  et  de  poisson  chez  C...  —  Allé  chez  Gué- 
rin  passer  une  heure  et  demie.  —  Revenu  au  Boulevard. 
—  Une  lune  (jeune  croissant  enifore)  claire  au  fond 
d'un  ciel  obscur.  —  Allé  chez  Ap...  et  ramené  Lucien 
au  Boulevard.  —  Causé  et  promené  tard.  —  11  faisait 
beau  ! 

Aujourd'hui  levé  à  une  heure  selon  mon  système  de 
vie  actuel.  —  Un  réveil  d'enragé!  Quand  donc  l'ou- 
bli aura-t-il  étendu  sa  nappe  de  flots  dormants  sur  les 
écueils,  pensées  de  regret,  où  je  me  meurtris.  —  Reçu 
R...  et  L.  B...  qui  se  sont  succédé.  —  Déjeuné  par 
exception. 


.\u  soir. 

Après  déjeuner  mis  à  lire,  et  sans  désemparer,  jus- 
qu'à trois  heures  et  demie.  —  Guérin  est  venu.  — 
Coiffé  en  causant  avec  lui.  —  Se  plaint  de  faiblesse 
corporelle  ;  moi,  c'est  à  l'àme  qu'est  l'abattement,  —  un 
abattement  étrange!  —  Le  temps  gris,  bas  et  triste  et 
un  peu  froid.  —  Sorti  à  six  heures.  —  Allé  chez  ma 
damnée  tante  qui  ne  veut  pas  se  damner  pourtant,  car 
elle  est  toujours  à  l'église. 

Son  cvil  tout  pciiitciu  iic  iilcuic  qu'eau  bcuitc. 


266  PREMIER     MEMORANDUM 

Elle  est  \enue  à  Paris  faire  ses  Pâques;  autrefois  elle 
y  serait  venue  faire  autre  chose.  —  Pascal  prétendait 
qu'un  degré  de  longitude  influait  sur  la  morale,  —  mais 
il  n'y  a  pas  que  l'espace  qui  la  modifie,  le  Temps  influe 
sur  elle  bien  davantage.  —  Du  reste,  qu'attendre  de  la 
moralité  d'un  de  ces  êtres  qui  avec  la  jeunesse  ces- 
sant d'être  poupées,  deviennent  des  têtes  à  perruque? 

Dîné  chez  Riche.  —  Allé  chez  la  marchesa,  sur 
la  causeuse  de  laquelle  je  me  promettais  de  passer  le 
soir,  —  mais  elle  était  sortie,  —  avec  madame  de  Saint- 
M...  probablement?  —  Descendu  à  Corazza  prendre 
une  goutte  de  café  dans  un  océan  de  lait,  —  breuvage 
efflanqué!  —  Lu  les  journaux,  —  remonté  au  Boule- 
vard où  j'ai  erré  seul  dans  un  grand  ennui.  —  Qtielle 
lassitude  j'éprouve  et  puis-je  vivre  ainsi  longtemps?  — 
■Rentré,  retrouvé  ce  vide  dans  lequel  je  plie  sous  le 
poids  des  plus  torturantes  pensées.  — Si  cela  continue 
avec  cette  intensité,  je  prendrai  de  l'opium. 

Ecrit  un  billet  doux  à  la  marchesa  pour  me  plaindre 
de  son  absence.  —  Billet  doux,  plainte  affectueuse! 
mais  près  d'elle  que  j'aime  pourtant  et  qui  m'a  toujours 
été  si  bonne,  ne  serai -je  pas  seul>  Seul  comme  ici, 
comme  partout  maintenant.  —  J'ai  pensé  à  ce  bal 
masqué  où  Wiutre  ira  peut-être;  mais,  non!  je  n'aurai 
pas  Vinfirmité  d'y  aller. 

Griffonné  je  ne  sais  plus  trop  quoi,  puis  ceci.  —  Bu 


PREMIER     MEMORANDUM  267 

de  l'eau,  —  plusieurs  verres,  —  j'ai  une  altération 
cruelle  tous  les  soirs.  —  Dans  toutes  les  crise  morales, 
il  en  est  de  même. 

i"  Avril. 

Levé  d'assez  bonne  heure  et  mis  à  lire  immédiate- 
ment pour  me  fuir  moi-même.  —  Reçu  deux  lettres, 

—  une  qui  ruine  mes  espérances  d'arrangement  avec 
Ernest.  —  Rien  ne  me  réussit  depuis  quelque  temps.  — 
A  midi,  R.  est  venu.  — Habillé;  —  ai  pris  un  manteau. 

—  Le  temps  est  sec  et  glacé. 

Nous  sommes  (R.  et  moi)  allés  ensemble  au  Musée. 

—  Y  sommes  restés  trois  heures.  —  Ai  remarqué  deux 
choses:  la  Dajiseuse  de  Winterhaltcr,  qui  est  la  plus 
grande  beauté  physique  que  l'on  puisse  voir,  une  image 
vraie  de  la  jeunesse  qui  rêve  parce  qu'elle  est  lasse 
d'avoir  dansé.  11  y  a  une  vie  écumante  dans  cette  forte 
et  belle  fille;  son  tambour  de  basque  semble  vibrer 
encore.  —  Oui  !  il  vibre  à  l'œil,  mais  le  jour  qui  tombe, 
rose  et  blanc,  sur  ce  front  brun  et  animé,  est  peut-être 
trop  blanc  et  trop  rose.  —  Puis  le  tableau  de  Biard, 
je  crois,  les  Femmes  Grecques  se  précipitant  dans  l'abl/ne, 
— ■  belle  composition!  coloris,  expression,  groupes, 
variété  d'attitudes,  cela  paraît  très  beau  à  un  Ostrogoth 
comme  moi  qui  n'ai  pas  la  moindre  appréciation  des 


268  PREMIER     MEMORANDUM 

BeaLix-Arrs.  —  Frappé  surtout  de  la  femme  qui  veut 
entraîner  son  fils,  lequel,  garçon  de  sept  à  huit  ans,  se 
rebiffe  et  lutte  contre  sa  mère,  n'ayant  pas  du  tout  l'air 
de  prendre  goût  à  la  chose.  —  La  mère  est  superbe! 
une  taille  d'amazone  !  une  tête  merveilleusement 
posée  sur  les  épaules  et  un  air  qui  annonce  une  ré- 
solution indomptable.  Fière  commère!  et  qui  serait  une 
agréable  maîtresse,  à  ce  que  je  crois  :  —  oh  !  tout  à 
fait  agréable  !  —  Sorti  du  Musée,  éteinte  et  froid.  — Suis 
allé  me  reposer  à  lire  la  Revue  des  deux  mondes  chez  la 
Graciosa.  —  De  là  chez  G...  où  j'ai  dîné.  —  Nous  som- 
mes restés  à  causer  intimement  et  tristemetit  (l'un  suit 
toujours  l'autre)  au  coin  du  feu  mourant  et  aux  appro- 
ches de  la  nuit.  —  Ordinairement  (quoiqu'il  soit  un  ami 
pour  le  temps  et  pour  l'éternité)  j'ai  peu  d'ouverture 
avec  lui  sur  de  certains  sentiments  qui  le  maîtrisent  moins 
que  moi,  mais  ce  soir,  c'est  lui  qui,  à  propos  de  son 
veuvage,  a  pris  cette  pente.  —  L'ai  étonné  par  ce  que 
je  lui  ai  dévoilé.  —  Hélas!  je  suis  plus  étonné  que  lui 
de  ce  que  j'éprouve.  —  Pourtant  je  ne  lui  ai  pas  tout 
dit...  et  les  combats  que  j'ai  à  me  livrer  et  l'ennui  af- 
freux qui  me  dévore.  —  Ma  vie  a  été  frappée  au  cœur. 
Autrefois  nous  nous  en  serions  allés  gaîment  oublier 
un  jour  de  plus  écoulé  chez...  A  présent,  on  ne  sait 
où  traîner  sa  fatigue  du  jour.  —  Le  monde,  nous  ne 
l'aimons  ni  l'un  ni  l'autre;  pour  l'aimer,  il  \  faut  un  in- 


PRF.  MIE  R     MEMORANDUM  269 

térèt.  —  Le  travail  le  soir  n'est  pas  possible,  du  moins 
pour  moi  avec  mes  pensées  actuelles  ;  pour  lui  jamais, 
qui  a  passfc"  la  journée  en  affaires  arides  et  fatigantes. 
—  Que  faire  donc?  Lui,  dans  quelque  temps,  retrou- 
vera ce  qu'il  a  perdu  (soit  d'une  façon,  soit  d'une  autre), 
mais  moi,  chez  qui  il  prétend  que  c'était  plus  personnel 
que  lui,  je  ne  retrouverais  pas  et  ne  puis  même  cher- 
cher qui  remplace.  Lisciate  ogni  speranzu.  —  Quand 
donc  le  temps  aura-t-il  fait  son  travail!  Je  suis  las  de 
souffrir  toujours  par  la  même  idée. 

Descendus  insieme  à  Corazza.  —  Pris  un  verre  de 
madère  et  lu  les  journaux.  —  Remonté  au  Boulevard, 
mais  rentré  presque  aussitôt.  —  Couché  et  lu  dans 
mon  lit  Juiiius,  —  mais  dans  un  accablement  presque 
stupide.  —  Si  je  pouvais  dormir!  Essavons. 


2   .\vril. 

Largement  dorm.i  et  par  conséquent  moins  souf- 
frant corporellemenf  qu'h'ier,  mais  pas  bien  encore; 
le  temps  est  trop  froid  quoi  qu'il  fasse  soleil.  —  Levé 
après  avoir  écrit  diverses  choses  d.ins  mon  lit.  — 
Diable  m'emporte!  j'\  vivrais  comme  ce  singulier  abbé 
d'Entragucs,  si  spirituel  et  si  efféminé!  —  Sorti  en 
manteau  et  allé  chez  la  m.irchesa  que  je  ne  voulais  pas 


2-]Ci  PREMIER     MEMORANDUM 

voir  et  qui  m'a  forcé  de  l'attendre.  —  M'a  reçu  en 
robe  de  chambre  et  les  cheveux  relevés,  digne  du 
soleil  qui  lui  pleuvait  son  or  et   son  opale  sur  la  tête. 

—  Nous  ne  pouvons  avoir  de  loge  à  l'Opéra  que  pour 
la  quinzième  représentation  de  Guido,  c'est-à-dire  pas 
avant  dix  jours.  —  Allé  avec  G...  jusqu'à  la  rue  Bleue 
et  revenu  par  ce  calme  passage  Saulnier  où  le  soleil 
s'étalait  à  l'aise  et  où  je  passais  pour  mé  bronzer  à 
ï émotion  par  rémotion.  —  Qtie  les  souvenirs  sont  vivants 
encore!  —  Rentré  et  fait  du  feu.  —  Ai  reçu  une  lettre 
de  ma  pauvre  ...  qui  me  marque  la  mort  prochaine  de 
sa  mère  dont  le  caractère  est  tout  déformé  par  la  dou- 
leur. —  Je  la  regretterai  pour  toute  sa  tendresse 
passée  quoiqu'elle  m'ait  blessé  dans  ce  qui  pardonne 
le  moins  :  l'orgueil.  —  D'ailleurs,  en  ce  moment,  j'ai 
le  cœur  tellement  engourdi  de  l'impression  d'une  peine 
étouffée  que  je  suis  moins  apte  à  sentir. 

Je  dois  livrer  demain  les  musses  d'un  travail  entre- 
pris pour  obliger  R...  ;  je  le  lui  gâcherai,  et  lui,  je  le 
crains  bien,  fourrera  gâchis  sur  gâchis.  —  Y  ai  pensé, 
mais  comme  je  n'étais  pas  maître  de  mon  attention,  ai 
fait  voler  des  lettres  arriérées  et  me  suis  mis  à  lire  le 
troisième  volume  de  la  Motteville,  une  dévote  qui  <iu- 
rait  tenté  Valmont  :  c'est  la  madame  de  Tourvel  anoblie 
et  femme  de  Cour  en  1649.  —  Puis  les  lettres  doJunius. 

—  Dîné.  —  Après  dîner,  resté  la  tête  dans  mes  mains 


PREMIER     MEMORANDUM  27 1 

(est-ce  qu'il  n'y  a  pas  dans  VInferno  du  Dante  des 
damnés  qui  passent  route  l'éternité  la  tête  dans  leurs 
mains?)  et  repassé  le  passé.  —  Dans  la  vie,  l'idée  fixe 
grandit  à  mesure  qu'on  la  regarde,  et  je  ne  sais  quel 
charme  de  douleur  vous  la  fait  regarder  toujours.  —  Le 
jour  est  tombé;  c'était  l'heure  oij...  —  G...  est  venu 
heureusement,  gai  comme  le  feu  qui  a  flambé  tout  à 
coup  en  le  voyant  et  comme  par  sympathie.  — -  Causé 
en  mangeant  des  oranges.  —  Lui  parti,  repris  Junius. 

—  Mécontent  des  huit  premières  lettres,  mais  dès 
qu'il  s'adresse  à  Lord  Grafton,  il  s'élève  et  jaillit  une 
éloquence  poignante,  ironique  et  froide,  imagée, 
nonobstant,    avec    un    grand    bonheur   de    rapports. 

—  Beau  pamphlet,  après  tout,  et  paroles  plus  cruelles 
que  des  faits,  ou  plutôt  faits  terribles  elles-mêmes.  — 
Ecrit  un  gigantesque  billet  à  la  marchesa,  —  puis  ceci 
et  me  jette  to  bed  pour  \'  lire  ou  écrire  encore. 


^  ... 


Si  tu  pleures  jamais,  que  ce  soit  en  silence! 
Si  l'on  te  voit  pleurer,  essuie  au  moins  tes  pleur; 
Car  tu  ne  peux  trouver  au  fond  de  ta  soulTrance 
Le  calme  lier  qui  naît  des  injustes  douleurs. 


272  PRrMIF.  R     MEMORANDUM 

Non  !  tu  ne  le  peux  pas  !  Si  ta  vie  est  brisée, 
Q.ui  me  brisa  le  cœur  où  tu  vivais?  Dis-moi, 
Dis-moi  qui  l'a  voulu  si  je  t'ai  délaissée? 
Tes  pleurs  amers  et  vains  n'accuseraient  que  toi! 

Les  femmes  sont  ainsi!  Que  je  t'eusse  trahie. 
Tu  reviendrais  m'oftVir  à  genoux  mon  pardon. 
Si  tu  m'aimais,  pourquoi  cette  triste  folie 
D'implorer  de  l'amour  la  fuite  et  l'abandon  ? 

Mon  orgueil  t'obéit  sans  risquer  un  murmure  : 
A  ce  monde  sans  cœur  je  cache  mes  regrets. 
Sous  un  dédain  léger  je  voile  ma  torture, 
Et  si  bien,  —  que  toi-même  aussi  t'y  tromperais! 

Et  tu  m'aimas  pourtant!  Amour  triste  et  rapide! 
Ne  paraissait-il  pas  le  plus  profond  des  deux? 
Sans  moi  de  quel  bonheur  étais-tu  donc  avide 
Puisqu'avec  moi  jamais  tu  n'avais  l'air  heureux? 

Mais  à  présent,  sans  moi,  plus  heureuse,  j'espère, 
Si  tu  penses  parfois  à  celui  qui  t'aimait, 
Ne  te  repens-tu  pas  d'avoir  fait  un  mystère 
Du  mal  que  tu  souffrais  et  qui  t'inquiétait? 

Et  si  tu  t'en  repens,  cache-le  dans  ton  âme  ! 
Tout  n'est-il  pas,  hélas!  entre  nous  consommé? 
O  toi,  qui  n'eus  jamais  l'abandon  d'une  femme. 
Reste  ce  que  tu  fus,  —  ô  blond  sphinx  trop  aimé! 


PPEMIER     MEMORANDUM  273 


3   Avril. 

Mieux  qu'hier  et  le  réveil  moins  mauvais  !  —  Lu 
dans  mon  lit,  mais  pas  longtemps.  — ■  Levé  et  installé 
au  coin  du  feu.  —  Écri vaille.  —  Pas  de  lettres  ce 
matin.  —  Le  temps  est  froid  et  à  ce  qu'il  me  semble 
nuageux,  si  j'en  juge  par  l'impression  de  la  lumière.  — 
Commencé  le  travail  de  R...  qui  probablement  émous- 
sera  le  tranchant  des  opinions  avec  lesquelles  je  sabre 
cette  bande  de  charlatans  qui  se  donnent  impudem- 
ment le  nom  d'Artistes.  —  Interrompu  pour  commander 
d'élégantes  chaussures,  car  voici  le  printemps  et  je 
veux  apparaître,  sur  cette  terre  de  bouc,  comme  un 
dcmi-dicu  sans  le  nuage  qui  le  cachait.  —  Nous  allons 
éclorc,  les  lilas  et  moi  !  —  Commandé  aussi  des  boutons 
d'acier  fin  ciselé  pour  un  gilet  de  velours  noir,  sublime 
invention  qui  doit  me  faire  plus  d'honneur  que  n'im- 
porte quelle  découverte  scientifique,  laquelle  et 
toutes  je  n'estime  pas  un  butter  cVocchio  d'une  jolie  et 
absurde  créature  femelle.  -  Que  le  diable  m'em- 
porte !  je  me  crois  être  en  train  de  ba\arder  ce  matin .  — 
Pour  réformer  cette  disposition  au  caquetage(ou  caille- 
tage),  je  vais  reprendre  le  travail  de  R...  Voyons  I 


2  74  PREMIER     MEMORANDUM 


Au  soir. 

Ai  griffonné  pour  R...  jusqu'à  l'heure  où  G...  est 
venu.  —  Raillé  tous  les  deux.  —  Fait  ma  toilette  et 
sorti  pour  diner.  Il  était  tard.  —  Diné  chez  Copp...  — 
De  là  à  Corazza,  où  j'ai  avalé  en  languissant  malade 
un  verre  de  madère,  et  en  attendant  R...  qui  n'est 
pas  venu.  —  Monté  d'ennui  vague  et  de  désœuvre- 
ment au  Boulevard.  —  Un  clair  de  lune  perçant.  —  Je 
ne  sais  quelle  bizarre  fantaisie  m'a  pris  et  je  suis  allé 
rôder  au  passage  S...  —  P...  est  passée  (elle  rentrait) 
auprès  de  moi.  —  Je  n'ai  pas  vu  son  visage,  mais  je 
l'ai  parfaitement  reconnue.  —  M'a-t-elle  reconnu, 
elle,  embossé  que  j'étais  dans  ma  cape  espagnole  ?  — 
Voilà  ce  que  j'appelle  jeter  la  sonde  hardiment  dans 
une  blessure. 

Ai  rencontré  L.  M...  avec  lequel  j'ai  promené  assez 
de  temps  au  milieu  des  beautés  courtisanesques  du 
Boulevard.  —  Rentré.  —  Écrit  un  billet  à  R...  — Fourré 
au  lit,  mais  pour  lire  et  non  pour  dormir.  — Ah  !  oublié 
de  noter  que  j'ai  reçu  un  pygmée  de  billet  de  Guérin 
qui  m'annonce  que  nous  dînerons  ensemble  to-morroiv, 
—  Tant  micu.x  ! 


PREMIER     MEMORANDUM  27f 


4  Avril. 


5  Avril. 

N'ai  rien  noté  hier.  —  La  journée  se  passa  chez 
moi  et  au  travail.  — •  J'espère  qu'il  y  aura  toujours  de 
moins  en  moins  de  déperdition  dans  mes  jours.  —  Qu'ils 
ne  soient  pas  heureux,  mais  qu'ils  soient  occupés!  — 
Il  faut  jeter  sa  pâture  au  Lion.  —  M.  de  F...  en  par- 
lant de  moi  à  ma  tante,  a  renouvelé  l'histoire  de  l'Ours 
et  de  l'amateur  des  jardins.  —  J'ai  employé  toutes  les 
ressources  de  ma  diplomatie  pour  affaiblir  le  coup 
maladroit.  J'ai  réussi,  mais  non  sans  peine.  —  Elle 
m'a  écrit  ce  matin  de  manière  à  me  créer  une  nouvelle 
espérance. 

Dîné  hier  chez  G...  avec  Guérin,  —  un  repas  gai, 
bruyant  et  qui  a  fini  par  le  plus  amusant  délire  de  G... 
et  B...  quoique  j'eusse  mieux  aimé  causer  et  faire  con- 
naître à  Guerino  tout  ce  qu'il  y  a  de  talent  vrai,  loyal, 
plein  de  verve  et  de  génie  dans  Désaugiers,  —  homme 
de  la  taille  de  Burns,  mais  non  d'un  talent  du  même 


276  PREMIER    MEMORANDUM 


genre.  —  Aussi  étonnant.  —  iMoins  d'originalité,  mais 
une  plus  franche  allure  !  —  et  puis  une  gaîté  qu 
montre  jusqu'à  sa  trente- deuxième  dent  avec  une 
douce  larme  vibrant  dans  l'œil  éclatant  d'esprit,  la 
gaîté  et  l'attendrissement,  l'une  emportant  si  torren- 
tueusement  l'autre,  mais  ne  l'engloutissant  pas  !  —  Cor- 
diale et  bonne  nature,  malicieuse,  mais  sans  fiel,  et 
poétique,  poétique  toujours!  poétique  partout!  la 
bouche  pleine,  ou  prêt  à  rouler  sous  la  table.  —  Le 
lyrisme  fumant  du  verre,  l'audacieuse  apothéose  du 
plaisir  plus  matériel  de  manger,  que  lui  seul  a  mis  dans 
Uîie  gloire,  comme  si  c'était  quelque  chose  de  divin!  — 
Entendant  l'épicuréisme  avec  l'àme,  le  cœur,  comme 
avec  tout  le  reste;  autant  d'entrailles  que  de  ventre 
en  cet  homme.  Chose  rare  que  cela! 

Passai  avec  G...  une  demi -heure  au  Boulevard, 
notre  salon  en  plein  air  dont  le  plafond  est  fait  d'étoiles. 
—  Rentré,  —  lu  et  couché. 

Aujourd'hui,  levé  beaucoup  plus  tôt  que  mes  tardives 
habitudes  ne  me  le  permettent  ordinairement.  —  Ecrit 
deux  lettres.  —  Toujours  mieux,  mais  d'un  mieux  lent  et 
irrégulier  quant  à  la  santé.  —  Repris  le  travail  de  R.,. 
(ce  ne  sont  que  des  notes,  mais  qui,  telles  quelles,  ne 
manquent  pas  de  sens  et  surtout  de  vigueur;  j'avais  une 
coupante  plume  de  cristal,  taillée  à  facettes).  —  Tra- 
vaillé jusqu'à  cette  heure  (une  heure  et  demie  et  viens 


PREMIER    MEMORANDUM  277 

de  terminer  ce  que  R...  m'a  demandé.  Je  l'attends.  — 
Vais  lire  du  Saint-Simon  et  me  faire  papilloter,  car  il 
faut  que  je  sorte.  —  Penser  (mais  non  pour  aujour- 
d'hui) à  aller  voir  cette  pauvre  madame  de  L.  R.  Amie 
bien  négligée,  mais,  hélas!  j'ai  tant  souffert  ces  temps- 
ci  qu'elle  m'absoudra,  cette  douce  Théano  de  l'Amitié 
qui  n'a  pas  été  créée  pour  maudire. 


Le  soir. 

Je  rentre  las  et  brisé.  J'ai  conquis  du  sommeil,  j'es- 
père. —  Qu'il  soit  sans  rêves  et  que  je  ne  me  réveille 
pas  !  —  Quelle  fatigue  que  d'avoir  une  âme  ou  quelque 
chose  qui  y  ressemble!  —  Ennuyé  jusqu'à  la  mort, 

R. . .  est  venu.  —  Tout  est  informe  dans  cette  tête  en 
fait  d'idées.  —  Le  langage  sain  et  même  assez  élégant, 
mais  si  c'est  pour  cacher  ce  que  nous  pensons  que  la 
parole  nous  a  été  donnée,  la  sienne  fait  merveilleuse- 
ment son  office,  car  on  jurerait  d'après  elle,  qu'il  ne 
pense  rien  du  tout.  — -  Épouvanté  de  mon  travail,  mais 
content.  —  Ai  pris  plaisir  à  rouler  sa  réserve  sur  les 
baïonnettes  de  mes  opinions.  —  Le  fait  est  qu'à  propos 
de  peinture,  j'ai  traité,  haut  la  main  et  la  houssine,  tous 
ces  rapins  qui  singent  l'artiste,  tous  ces  génies  en  blouse 


278  PREMIER     MEMORANDUM 

qui,  après  s'être  admiré  le  front  sur  la  foi  de  Gall,  empâ- 
tent intrépidement  la  couleur  et  se  rêvent  des  Murillo, 
nabots  qui  ne  croient  pas  même  à  Dieu  et  qui  se  font 
chrétiens,  entre  deux  orgies,  le  temps  de  barbouiller  un 
Christ!  —  Vacher  est  venu.  —  L'ai  raillé  implacable- 
ment tout  en  me  faisant  coiffer.  Ce  garçon  attaque 
désagréablement  mes  organes;  —  les  marmitons  de 
Stanislas  sont  de  beaucoup  meilleure  compagnie  que 
lui. —  Sorti  et  remonté  le  Boulevard  avec  Gaudin.  N'ai 
vu  personne.  —  Dîné  d'un  appétit  furieux.  —  Pris  un 
verre  de  madère  à  Corazza.  • —  Allé  avec  Gaud. . .  jusque 
chez  Kl...  pour  un  habit.  —  Revenu  et  rôdé  seul  au 
Boulevard  et  du  côté  du  passage  S. . .  —  Pourquoi  cette 
pente?  —  C'est  la  disposition  qui  porte  à  déchirer  la 
bandelette  de  sa  blessure,  car  je  ne  plierai  pas  jusqu'à 
une  démarche  de  rapprochement;  cela  est  de  la  des- 
tinée maintenant. 

—  Écrit  ceci  l'âme  oppressée.  —  Je  sors  de  chez 
A...,  Flore  où  j'ai  commandé  le  plus  charmant  des 
bouquets  pour  \dL  promise  de  Guérin,  —  C'est  demain 
l'anniversaire  de  sa  naissance  et  je  dîne  avec  elle.  — 
Je  me  couche  pour  lire.  — •  Bonsoir! 


PREMIER     MEMORANDUM  279 


6  Avril. 

Levé  après  avoir  fini  un  volume  de  mon  ami  Saint- 
Simon. —  Fait  allumer  du  feu. — Commencé  une  longue, 
longue  lettre  à  ma...  — Le  tailleur  est  venu.  —  Inter- 
rompu pour  essayer  un  amour  d'habit  qui  fait  à 
peindre  et  dont  je  vais  offrir  la  virginité  à  mademoi- 
selle Caroline  de  G...  (la  fiancée  du  Poète).  —  Repris 
ma  lettre  qui  m'a  balayé  l'âme  de  l'écume  des  jours 
précédents.  —  Je  lui  dis  vrai,  malgré  ce  que  j'ai  senti 
si  vivement  ces  temps-ci,  je  l'aime  autant  que  jamais  : 
mais  c'est  un  amour  tellement  profond  qu'il  semble 
simple  comme  la  vie,  comme  les  choses  de  Dieu  qui 
ne  dépendent  plus  de  nous! 

Si  elle  avait  été  là,  si  j'avais  pu  trouver  près  d'elle 
ce  que  j'y  trouvais  autrefois,  je  ne  pense  pas  que  ce 
qui  a  eu  lieu  fût  arrivé.  —  Angoisse  de  moins  !  —  Mais 
nous  autres  créatures  misérables  qui  n'avons  pas  d'en- 
fants à  aimer,  il  faut  que  nous  aimions  quelque  chose, 
et  non  de  souvenir,  mais  pour  ainsi  d'we  pratiquement, 
—  une  tête  humaine  à  appuyer  sur  notre  cœur. 

Lu  à  bâtons  rompus.  —  Voici  le  coiffeur.  —  Habil- 
lons-nous, car  on  dîne  de  bonne  heure  chez  ces 
dames.  —  Awiy!  away  ' 


28o  PREMIER     MEMORANDUM 


Minuit  et  demi. 

Je  rentre,  —  Une  nuit  sombre,  un  ciel  rayé  par 
larges  bandes  sur  un  fond  gris,  l'air  doux,  le  sol 
humide,  peu  d'étoiles.  —  Revenu  à  pied  par  plaisir, 
moitié  chantonnant,  moitié  songeant. 

Habillé  tantôt,  —  pris  une  voiture,  —  allé  chez  A. , . 
qui  m'a  trouvé  adorablernent  mis,  ce  qui  me  fait  presque 
autant  de  plaisir  que  de  me  trouver  spirituel.  —  Ai  pris 
un  bouquet.  —  Allé  chez  mademoiselle  de  L.  F, —  Ai 
embrassé  la  fiancée  de  Guérin  sur  les  deux  joues  et  sa 
tante  par-dessus  le  marché.  —  Le  dîner  bon,  mais  trop 
long,  —  quand  il  y  a  des  femmes,  il  ne  faut  pas  rester 
à  table  longtemps.  —  N'ai  pas  beaucoup  causé,  —  sans 
entrain,  sans  verve,  —  aussi  suis-je  devenu  par  le  fait 
d'un  dîner  copieux  aussi  torpide  qu'un  boa.  —  Réveillé  de 
cet  engourdissement  par  une  violente  palpitation.  — 
Suis  sorti  près  de  me  trouver  mal  et  craignant  de  faire 
quelque  sottise.  —  Guérin  m'a  conduit  dans  sa  chambre 
où  il  m'a  lu  divers  feuillets  du  Journal  de  sa  sœur.  — 
Quelle  diction  charmante  et  pleine  de  traits  tellement 
rêveurs  qu'ils  semblent  profonds!  Quelle  distinction 
d'esprit!  Quelle  noble  fille!  et  que  cet  esprit  est  bien 
femme!  et  que  cette  âme  est  bien  sœur!  et  que  cette 


PREMIER     MEMORANDUM  2b  I 

tendre  relation  de  Guérin  et  d'elle  est  bien  ce  qu'elle 
doit  être,  la  femme  disant  à  l'homme  :  «  Tu  sais,  mais 
aime!  J'aime,  apprends-moi  !  '■>  Cela  est  surtout  marqué 
dans  le  désir  ardemment  exprimé  de  voir  G...  devenir 
pieux  comme  elle.  Elle  n'endoctrine  pas,  ne  prêche 
pas,  elle  se  rend  compte  de  ce  qui  est  l'obstacle  et  la 
supériorité  de  son  frère  :  mais  elle  s'écrie  avec  de  ra- 
vissantes intonations  :  c'  Ah  !  pourquoi  ne  crois-tu  pas? 
Ah!  que  je  voudrais  que  tu  crusses!  etc.  »  Talent  qui 
ne  se  doute  pas  de  lui-même,  naturel,  chef-d'œuvre 
de  perfection! 

Il  y  avait  là  une  petite  Bretonne,  plus  très  jeune, 
les  mains  peu  délicates,  les  traits  forts  et  irréguliers, 
vêtue  de  brun  et  les  cheveux  lissés  en  bandeau  et 
tombant  en  une  seule  boucle  derrière  l'oreille,  l'air 
d'une  Jeannie  Deans,  en  somme,  qui  est  jolie  comme 
la  plus  jolie  à  force  de  bien  sourire  et  par  la  vertu 
d'un  certain  regard  de  côté,  en  rejetant  sa  tête  en 
arrière.  Il  est  des  yeux  plus  beaux,  mais  il  n'est  pas  de 
regard  plus  plein  de  grâce,  d'abandon,  d'ensorcellerie 
sans  y  songer,  que  ce  regard  qui  vous  tombe  si  molle- 
ment dans  le  vôtre,  comme  en  se  détournant.  —  Enca- 
pricé  de  cette  jeune  fille,  -  L'ai  fait  rougir  plus  d'une 
fois  parce  que  sans  que  je  le  lui  aie  dit,  elle  s'est  aper- 
çue qu'elle  me  plaisait.  Mademoiselle  de  G...  pas 
jolie  pendant  le  dîner,  jolie  après,  avec  un  teint  purifié, 


282  PREMIER    MEMORANDUM 

reposé,  les  yeux  d'un  scintillement  doux.  —  Qu'est-ce 
donc  que  la  beauté  qui  s'efface  d'une  heure  à  l'autre 
pour  revenir?  Singulière  chosel 

Rentré,  bien,  à  cela  près  d'une  velléité  de  mi- 
graine causée,  je  crois,  par  le  parfum  des  fleurs  dont 
nous  étions  entourés. — Me  revoici  dans  ma  solitude. — 
La  chambre  en  désordre,  les  flacons  débouchés  préci- 
pitamment, au  moment  de  partir,  et  restés,  exhalant 
ce  qu'ils  n'enferment  plus;  les  vêtements  sur  les  meu- 
bles; les  livres  et  les  papiers  épars!  —  Cette  vie  me 
pèse.  Pas  de  liens,  pas  de  foyer,  une  tente  de  nomade 
qu'on  plie  en  quelques  heures  et  qu'on  emporte. 
C'est  triste,  passé  vingt-cinq  ans. 

Couché.  • —  Écrit  ceci  dans  mon  lit.  —  C'est  la 
dernière  page  de  ce  livre  que  Guérin  a  appelé  étrange. 
—  Oh!  oui,  étrange  comme  cette  vie  où  Dieu  a  mis 
tant  de  petites  choses  à  côté  d'ambitieuses  pensées. 
Combien,  de  ces  pages  tracées  à  la  hâte,  y  en  a-t-il  qui 
ne  soient  pas  consacrées  à  l'ennui  que  j'appelais  en 
commençant  ce  Journal  le  Dieu  Je  ma  vie?  Ennui,  Iso- 
lation! et  pourtant  je  me  suis  découvert,  ces  temps 
derniers,  un  intérêt  jeune,  vivant,  plein  de  fraîcheur, 
croissant  mystérieusement  au  fond  de  ce  cœur  que  je 
croyais  flétri  et  blasé,  et  y  jetant  silencieusement  des 
racine  profondes!  —  Cet  intérêt,  il  a  fallu  le  tuer,  — 
l'anéantir,  —  mais   il  était,  je  le  sentais.  —  Qui  peut 


PREMIER    MEMORANDUM  283 

donc  répondre  de  soi-même  et  qui  se  connaît  tout 
entier?... 

La  nuit  et  le  silence  m'entourent.  Us  dorment  tous: 
on  n'entend  ni  vent,  ni  mouvement  au  dehors.  A  qui 
pensé-je,  à  cette  heure?  et  pourquoi  cette  obsession 
éternelle?  —  Mourez  ici,  dernières  folies  d'un  cœur 
brisé,  —  et  puisqu'il  faut  que  la  vie  soit  dévorée,  que 
l'ennui  l'arrache  au  regret!  cela  vaut  encore  mieux. 


284  PREMIER     MEMORANDUM 


NOTE     ADDITIONNELLE 

(Page  74,  ligne  15) 

J'avais  laissé  cette  page  en  blanc.  C'était  le  portrait 
le  plus  fidèle  que  je  pusse  faire  de  ma  belle-sœur. 

Toute  réflexion  faite  et  pour  justifier  le  but  de  ce 
jnemorandinn,  il  me  faut  écrire  ce  que  je  pense  d'elle. 
C'est  une  enfant,  moins  l'âge,  chose  fâcheuse!  —  Elle 
a  vingt-quatre  ans;  les  hom.mes  veulent  que  ce  ne  soit 
plus  jeune.  N'est  pas  jolie,  —  petite,  mince,  moins 
flexible  qu'une  houssine,  mais  y  ressemblant  néan- 
moins. J'exècre  les  femmes  ainsi,  car  les  enfants  même 
ont  des  formes  ou  doivent  en  avoir.  —  Les  cheveux 
bruns,  les  traits  forts,  le  pied  mal  fait,  quoique  petit;  la 
main  délicate,  mais  sans  distinction.  Le  teint  est  bistré, 
mais  il  s'éclaire  de  mille  lueurs  mobiles.  Ceci  est  re- 
marquable et  fort  joli.  —  Aujourd'hui  il  est  d'une 
couleur  orangée  et  mate;  demain  il  sera  d'un  blanc 
presque  pur,  —  se  rosant,  rougissant  avec  une  rapidité 
électrique.  —  puis  une  foule  de  dégradations  dans  les 
couleurs  qui  marbrent  la  chair.  - —  Cela  fait  comme  une 
apparence  de  passion  en  cette  femme.  —  Oh  !  une 
apparence,  un  faux  semblant  de  vie,  car  elle  ne  con- 


PREMIER    MEMORANDUM  28f 

naît  de  passion  que  le  mot  qui  l'exprime  et  qui  ne  l'a 
pas  même  fait  rêver.  —  Ses  yeux  aussi  sont  men- 
songes et  pièges.  D'un  noir  profond  et  sans  aucun  mé- 
lange. Plus  longs  que  larges,  chargés,  cernés,  avec 
des  paupières  si  noires  qu'elles  en  paraissent  humides, 
assez  doux  malgré  des  sourcils  comme  ceux  de  Jupiter 
Olympien.  —  On  dirait  que  l'adultère  repose  endormi 
au  fond  de  toute  cette  nuit,  nuageuse  et  sombre;  et 
probablement  elle  vivra  sa  vie  tranquillement,  obscuré- 
ment, sans  rien  perdre  de  son  innocence,  sans  rien 
savoir,  sans  même  rien  sentir!  —  Innocence  peu 
poétique,ilest  vrai.On  vit  dans  une  ville  de  province, 
au  milieu  d'un  monde  abject,  on  n'a  jamais  aimé  que 
son  mari  (plaisant  amour  !  mais  on  est  toujours  ce  qu'on 
croit  être),  les  enfants  viennent,  on  ne  lit  pas,  on  a  été 
dressée  à  l'obéissance  par  sa  mère,  esprit  et  caractère 
manques,  on  se  localise  sans  effort  dans  ces  passivités 
du  ménage  que  l'on  appelle  un  peu  vaniteusement  des 
devoirs.  Ni  le  monde  qu'on  voit,  ni  le  monde  qu'on 
devine  par  la  lecture  et  les  récits  qu'on  en  surprend, 
ne  font  naître  une  comparaison,  ne  poussent  à  un  re- 
tour sur  soi-même.  Si  par  hasard  cette  comparaison 
avait  lieu  dans  une  rêverie,  à  propos  de  quelqu'un  qui 
trancherait  sur  les  autres  auxquels  on  est  habitué,  elle 
serait  bientôt  oubliée.  Il  faut  un  caractère  si  pro- 
fond pour  retenir  une  impression,  qu'avec  ce  vague 


286  PREMIER    MEMORANDUM 

d'être  et  par  l'esprit  et  par  le  cœur,  il  serait  insensé  de 
le  prévoir  ! 

Ainsi,  monsieur  mon  frère,  avec  la  petite  fille  dont 
il  a  fait  sa  femme  et  dans  les  circonstances  où  il  se 
trouve  placé,  a  autant  de  chance  de  bonheur  que  qui 
que  ce  soit.  Mais  entendez  ce  mot  comme  l'ont  fait  les 
sociétés  corrompues,  cela  veut  dire  qu'il  ne  sera  point 
trompé.  Or  il  s'y  prend  de  manière  à  n'être  plus  aimé 
de  Théodorine,  au  bout  du  premier  mois  de  mariage, 
si  elle  était  une  autre  femme.  C'est  donc  ce  qu'il  y  a 
de  négatif,  d''informe,  de  nul  dans  celle-ci,  qui  le  sauve 
de  la  comique  aventure.  Mon  Dieu!  c'est  l'histoire  de 
beaucoup.  S'il  est  trompé,  il  pourra  frapper  sa  poitrine, 
car  il  a  le  jeu  beau,  et  il  aura  envoyé  à  l'ennemi  bien 
des  transfuges. 

Au  reste,  il  ne  se  douterait  pas  plus  du  péril  s'il  y  en 
avait,  qu'il  n'apprécie  sa  position.  Il  est  aussi  ignorant 
qu'elle  et  bien  davantage,  car  il  est  homme,  et  l'homme 
doit  savoir  bien  des  choses  qu'il  est  permis  à  la  femme 
d'ignorer.  11  a  donc  pour  toute  supériorité  sur  elle  le 
sentiment  qu'il  est  homme,  et  quand  ce  sentiment  est 
seul  dans  l'âme,  il  produit  plus  d'oppression  que  de 
protection.  —  Il  prend  pour  de  l'amour,  comme  elle, 
une  assez  douce  curiosité  satisfaite  quand  on  est  jeune, 
et  de  part  et  d'autre  à  son  début.  —  N'a  pas  de  pas- 
sions et  encore  moins  d'esprit  qui  les  admette  et  les 


PREMIER    MEMORANDUM  287 


comprenne  —  pas  sot  —  spirituel  même  comme  on 
l'est  en  province  (sans  langage),  mais  n'ayant  réfléchi 
sur  rien.  —Volontaire,  —  déjà  hargneux,  —  déjà  por- 
tant des  redingotes  à  la  propriétaire  et  ne  faisant  plus 
sa  barbe  tous  les  jours,  comme  s'il  avait  dix  ans  de 
mariage.  —  Ayant  pendu  au  croc  son  frac  d'amoureux, 
ex-voto  aux  autels  d'hymen,  et  ne  se  gênant  plus,  vi- 
vant les  mains  dans  ses  poches,  en  marche  pour  de- 
venir un  pourceau,  avant  quarante  ans! 


FIN 


cAchevé  d'imprimer 

le    trois    mars    mil    neuf    cent 

PAR 

ALPHONSE     LE M  ERRE 

6,      RUE     DES     BERGERS,      6 


768. 


LIBRAIRIE     ALPHONSE     LEMERRE 


ŒUVRES 


JULES      BARBEY     D'AUREVILLY 


Édition  petit  in-ia,  pap.  vélin  (Petite  Bibliothèque  littéraire) 

L'Ensorcelée,  i  vol.  avec  portrait 6  fr. 

Une  vieille  Maîtresse.  2  vol 12  fr. 

Le  Chevalier  des  Touches,  i  vol 6  fr. 

Un  Prêtre  marié.   2  vol 12  fr. 

Les  Diaboliques,  i  vol 6  fr. 

L'Amour  impossible.  — La  Bague  d'Annibal.  i  vol.    .  6  fr. 

Du  Dandysme.  —  Memoranda.  1  vol.  avec  portraits.  6  fr. 

Ce  qui  ne  meurt  pas.  2  vol 12  fr. 

Une  Histoire  sans  Nom.  —  Une  Page  d'Histoire,  i  v.  6  fr. 

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Le   Chevalier    des    Touches    (Collection   Guillaume- 

Lemerre).  i  vol.  petit  in-S"  illustré 4  fr. 

Une  Histoire  sans  nom.  i  vol.  in-i8 5  50 

Ce  qui  ne  meurt  pas.  .  i  vol.  in-i8 3  5° 

Premier  Mémorandum    (1836-1838).   i  vol.  in-i8.   .  3  50 
Du  Dandysme  et  de  Georges  Brummel.  i   vol.  petit 
in-i2,  papier  teinté,  avec  portraits  de  Brummel  et 

de  l'auteur  à  vingt  ans 3  5° 

Une  Page  d'Histoire  (1603).  i   vol.  petit  in-12  avec 

deux  eaux-fortes  de  L.  Ostrowski i  fr. 

Pensées  détachées,  i  vol.  in-i8 2  fr. 

Les  Œuvres  et  les  Hommes.  —  Les  Poêles,  i  vol.  in-S".  7  50 

—  Littérature  étrangère,  i  vol.  in-S" 7  5° 

—  Littérature  èpistolairc,   i  vol.  in-8° 7  5° 

—  Mémoires  historiques  et  littéraires,  i  v.  in-S".  7  50 

—  Journalistes  el  Polémistes.  1  vol.  in-8°.  ...  75° 

—  Portraits  Politiques  et  Littéraires,  i  v.  in-8°.  7  50 

—  Philosophes  et  Écrivains  religieux,  i  v.  in-8°.  7  50 

Littérature  étrangère,  i  vol.  in-l8 5  5° 

Littérature  épistolaire.  i  vol.  in-i8 3  50 

Les  Poètes,  i  vol.  in-i8 3  5° 

Mémoires  historiques  et  littéraires.  1   vol.  in-i8  ...  55*^ 

Journalistes  el  Polémistes.  1  vol.  in-i8 5  50 

Portraits  Politiques  et  Littéraires,  i  vol.  in-18.  ...  3  50 

Philosophes  et  Ecrivains  religieux,  i  vol.  iii-i8.    ...  35° 

Amaïdée,  poème  en  prose,  i  vol.  in-18 2  fr. 

Rhythmes  oubliés,  i  vol.  in-8° 5  fr- 

Poussières,  i  vol.  in-8°  (épuisé) 5  fr. 

l'.iris.     -  Inip.  A.   LcHruRE,  6,  rue  des  Bergers.  —  .1.-76S.