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Library
of the
University of Toronto
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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/principesdudroitOOrous
D U ^
CONTRACT SOCIAL}
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE.
Par J. J. ROUSSEAU,
C I TO T E N DE GENEVE,
Dtcamus leges.
fœderls ceqiias
JEneid. xi.
.A<v-Aw.'... .,
A AMSTERDAM,
Chez MARC MICHEL RE Y.
M D C C L X I I.
AVERTISSEMENT.
C^E PETIT traité eft extrait d'un
ouvrage plus étendu , entrepris
autrefois lans avoir confulté mes
forces, & abandonné depuis long-
tems. Des divers morceaux qu'on
pouvoit tirer de ce qui étoit fait,
celui - ci eft le plus confidérable ,
& m'a paru le moins indigne d'ê-
tre offert au public. Le refle
n'efl déjà plus.
TABLE
DES LIVRES
E T D E s
CHAPITRES,
LIVRE I.
Ou Von recherche comment l'homme pajje de
TEtat de nature à réîat cml , ^ q^MÏks
font les conditions ejjenciclles du pa8e,
CHAPITRE I,
Sujet de ce premier Livre. . , . Page g
CHAPITRE IL
Pes premières Sociétés , , • . 5
CHAPITRE III.
Du droit du plus fort, . . . i»
CHAPITRE IV.
De rejclavage. . . » • » 13
T A B L Ë. îix
CHAPITRE V.
Ou il faut toujours remonter à une pre^
miere convention, . . • Page 23
CHAPITRE VI.
Du pa&e Social 26
CHAPITRE VII.
Du Souverain 32
CHAPITRE VIII.
De Vétat civil, 37
CHAPITRE IX.
Du Doniaim réel. . . . i 40
LIVRE II.
Ou il eji traité de la Légijlation,
CHAPITRE L
Que la fouveraineté eft inaliénable. , i 47
CHAPITRE IL
Que la fouveraineté efb indivifible» . • 5î
fv T A B L E
CHAPITRE III.
Si la volonté générale peut errer. . Page 5^
CHAPITRE IV.
Des homes du pouvoir Souverain. , , 60
CHAPITRE V.
Du droit de vie â? de mort. . , 69
CHAPITRE VI.
De la Loi 74
CHAPITRE VII.
Du JJgiJlateur, . . . . 82
.CHAPITRE VIII.
Du peuple. 92
CHAPITRE IX.
Suite, . . . . . 97
CHAPITRE X.
Suite. . . . . . . 103
CHAPITRE XI.
Def dï'iiers ,fiJUmes de îégijlatiofi. . irr
TABLE. V
CHAPITRE Xa
Divifim des Loîx. . . . Page 117
LIVRE III.
Ou il ejl traité des loix politiques ^ ceft-à-àrSy
de la forme du Gouvernement,
CHAPITRE I.
Du Gowcernement en général . , 123
CHAPITRE IL
Du principe qui conjlitue les diverfes for-
mes de Gouvernement. . . 13(5
CHAPITRE IIL
Di'oifion des Gowcernemens, , , 14.3
CHAPITRE IV.
De la Démocratie, . • . . 147
CHAPITRE V.
De TJriflocratie. ; . . . iji
Vt TABLE.
CHAPITRE VI
De la Monarchie, . . . Page 15S
CHAPITRE VII.
Des 'goiivernemens mixtes. . . 172
CHAPITRE VIIÎ.
Qiie toute forme de Gouvernement n'efi
pas propre à tout pays. . . 175
CHAPITRE IX.
Des figues d'un bon Gouvernement. . 188
CHAPITRE X.
De Vahus du Gouvernement S de fa pen-
te à dégénérer, , , . . ips
CHAPITRE XI.
De la mort du corps politique. . • 199
CHAPITRE XII.
Comment fe maintient T autorité fouveraine, 202
CHAPITRE XIII.
Suite. . . , . . 205
TABLE. Yii
C H A P I T R E XIV.
Suite, , . , . . Page 209
CHAPITRE XV.
J)es Députés ou Jiép-êfenî ans. , , 211
CHAPITRE XVI.
Oue VlnJUtutîon du .Gouvernement neji
point un Contrat, , , , 220
CHAPITRE XVII.
Pe riujlhiitîon du Gouvernement. , 224
CHAPITRE XVIII.
Moyen de prévenir les ufurpatîons du
Gouvernement, » » , ,227
LIVRE IV,
Ou continuant de traiter des loix politiques on
expofe les moyens d'affermir la conftitution ds
TEtqt,
CHAPITRE I.
^ue la volonté générale ejl indejtru^îibk, 23g
Tiii TABLE
C H A P I T R E IL
Des Suffrages. , . . Page 23 g
CHAPITRE III.
Dfj ékàions. .... 245
CHAPITRE IV.
Des comices romains. . , , 251
CHAPITRE V.
Du Tribunat. . ., . , 278
CHAPITRE VL
De h Diàature 283
CHAPITRE VII.
De la Cenfure, . . . , 291
CHAPITRE VIII.
De h Religion civile. . ; . 2^6
CHAPITRE IX.
Conclu fion» • • . » • 324
D U
"Xx
DU •
CONTRACT SOCIAL;
ou,
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE.
LIVRE l
è>^<^^.
j ï. VEUX chercher il dans Tordre civil ,il
peut y avoir quelque règle d'adminiftration
légitime & fure, en prenant les hommes tels
qu'ils font, & les loix telles quelles peuvent
être: Je tâcherai d'allier toujours dans cette
reciierçhe ce que le droit permet avec ce que
A
2 DU CONTRACT
rintërêt prefcrit, afin que la juftice & l'utilicc
ne fe trouvent point divifées.
Jentre en matière fans prouver Timpor-
tance de mon fujet. On me demandera fi je
fuis prince ou légiflateur pour écrire fur la
Politique? Je réponds que non, & que c'ell
pour cela que j'écris fur la Politique. Si j'é-
tôis prince ou légiflateur, je ne perdrois pas
mon tems à dire ce qu'il faut faire ; je le
ferois, ou je me tairois.
Ne citoyen d'un Etat libre, & mem-
bre du fouverain, quelque foible influence
que puifTe avoir ma voix dans les affaires
pabliques , le droit d'y \' oter fuffit pour m'im-
pofer le devoir de m'en inllmire. Heureux,
toutes les fois que je médite fur les Gouver-
nemcns , de trouver toujours dans mes re-
cherches de nouvelles raifons d'aimer cckii
de mon pays!
SOCIAL. 3
CHAPITRE I.
Sujet de ce premfer Lrcre.
X-/'homme efl: né libre, & par -tout îl efl
clans les fers. Tel fe croit le maître Aqs
autres , qui ne laiiïe pas d'être plus efc]ave
qu'eux. Comment ce changement s'efl-il fait?
Je rignore.Qu'cfl-ce qui peut le rendre légiti-
me ? Je crois pouvoir réfoudre cette quellion.
Si je ne confidérois que la force , &
l'effet qui en dérive , je dirois ; tant qu'un
Peuple cfl contraint d'obéïi* & qu'il obéît,
il fait bien ; fitôt qu'il peut fecoiier le joug
de qu'il le fecoîie , il fait encore mieux ;
car, recouvrant fa liberté par le même droit
qui la lui a ravie, ou il cfl fondé à la re-
prendi'e , ou l'on ne l'étoit point à la lui
A 2
4 D U C O N T R A C T
ôter. Mais l'ordre focial efl: un droit facrë.»
qai fert de bafe à tous les autres. Cependant
ce droit ne vient point de la nature; il efl
donc fondé fur des , conventions. II s'agit de
favoir quelles font ces conventions. Avant
d'en venir -là je dois établir co que jp viens
d'avancer..
SOCIAL.
CHAPITRE II.
Des premières SoclJtés,
La plus ancienne de toutes les fbciétôs
& la feule naturelle eft celle de la famille.
Encore les enfans ne relient -ils liés au père
qu'aufli longtems qu'ils ont befoin de lui pour
fe confer\Tr. Sitôt que ce befoin ceffe, Is
lien naturel fe difTout. Les cnfàns, exempts
tle robéï/Tance qu'ils dévoient aa père, le père
exempt des foins qu'il devoit auX enfans, ren-
trent tous également dans l'indépendance. S'il*
continuent de refter unis ce n'ell plus naturel-
lement c'eft volontairement, & la famille eller
même ne fe maintient que par convention.
Cette liberté commime eft une conféquenee
de la nature de l'homme. Sa première loi eft
A3
6 DU C O N T R A C T
de veiller à fa propre conferv^ation , fes pre-
miers foins font ceux qu'il fe doit à lui-mê-
me, &, fitôt qu'il efl: en âge de-raifon, lui
feul étant juge des moyens propres à le con-
fer\Tr devient par-là fon propre maitre,
. La famille eft donc fi Ton veut le pre-
mier modèle des fociétés politiques; le chef
éù. l'image du pcre, le peuple ed l'image des
■enfans, & tous étant nés égaux & libres n'a-
Jiénent leur liberté que pour leur utilité. '|'ou-
le. la différence ed que dans la famille l'a-
mour du pcre pour ("es enfans le paye des
foiçis qu'il leur rend , & que dans l'Etat le
j)laifîr de commander fupplée à cet amour qu^
Je chef n'a pas pour fes peuples.
G ROTI us nie que tout pouvoir hiunain
foit, établi en faveur de ceux qui font gou-
..%eméf : Il cit^ i'efclavage en exemple. -Sa
plus confiante manière de raifonner efl d'éta-
SOCIAL. 7
blîr toujours le droit par le fait *. On pour-
roit employer une méthode plus conféquente,
mais non pas plus favorable aux Tirans.
Il EST donc douteux, félon Grotius , fi le
genre humain appartient à une centaine d'hom-
mes, ou (i cette centaine d'hommes appartient
au genre humain, & il paroit dans tout fon
livre plancher pour le premier avis: c'elt auffi
le fentiment de Hobbes. Ainfi voilà l'efpece
humaine divifée en troupeaux de bétail, dont
chacun a fon chef, qui le garde pour le dévorer.
Comme un pâtre eil d'une nature fupé-
rieure à celle de fon troupeau, les padeurs
d'hommes, qui font leurs chefs, font auiïï
d'une nature fupérieure à celle de leurs peu-
ples. Ainfi raifonnoit, au raport de Philon,
* ,, Les favantes recherches fur le droit public ne
„ font fouvcnt que ITiiftoire des anciens abus, & on sVft
• „ entêté mal-à-propos quand on s'eft donné la peine de
„ les trop étudier." Traité manufcrit des intérêts de la
Fr: crcec fes voijins; par M, L. M. SA. Voilà précifé^
Jsent ce qu'a fait Grotius.
A 4
s DU C O N T 11 A C T
l'Empereur Caligula; concluant afîez bien de
cette analogie que les rois etoient des Dieux,
ou que lés peuples étoient des bêtes.
Le rai sonne 31 ent de ce Caligula re-
vient à celui d'Fïobbes & de Grotius. Arif-
tote avant eux tous avoit dit aufli que les
hommes ne font point naturellement égaux,
mais que les uns naiflcnt pour l'efclavage «Se
les autres pour la domination.
Aristote avoit raifon, mais il prenoit
l'effet pour la caufe. Tout homme né dans
rdclavag^ naît pour Tefclavage , rien nVtl
plus certain. Les efclaves perdent tout dans
leurs fers, jufqu'au déûr d'en furtir: ils ai-
ment leur fervitude comme les compagnons
d'UliJGTe aimoient leur abrutiflemenr '^. S'il y a
donc des efclaves par nature , c'eft parce qu'il
•y 2, eu des efciaves contre nature, La forcô
* Voyez un petit traité de Plutarquc intitulé : ,Qm*
kî i^îês UjCtit dt> la tvJqiu
SOCIAL. 9
a fait les premiers efclaves, leiu* lâcheté les
a perpétués.
Je n 'a I rien dit du roi Adam , ni de l'em-
pereur Noé père de trois grands Monarques
qui fe partagèrent l'univers, comme firent les
erifans de Saturne, qu'oa a cru rcconnoître ai
eux. J'efpere qu'on me faura gré de cette
modération ; car , defcendant dire6lement de
Tun de ces Princes, & peut-être de la bran-
che ainée, que fai^-je 11 par la vérification
des titres je ne me trouverois point le légi-
time roi du genre humain? Quoi qu'il en
foit, on ne peut difconvenir qu'Adam n'ait
été Souverain du monde comme Robinfon de
fon ifle, tant qu'il en fut le feu! habitant';
& ce qu'il y avoit de commode dans cet
empire étoit que le monarque afiîuré fur fon
.trône n'avoit à craindre ni rébellions ni gu^*
res ni conipirateurs. . -
As
io DU C O N T R A C T
CHAPITRE III.
Du droit du plus fort.
Le plus fort n'efl: jamais afiêz fort pour
.être toujours le maitre, s il ne transfomnc fa
.fî^rce en droit & robéïflance en devoir. De-
^là le droit du *plus fort j droit pris ironique-
ment en apparence, & réellement établi en
principe ; Mais ne nous expliquera - 1 - on ja-
mais ce piot ? La force eft une puiflance
plîifîque; je ne vois point quelle moralité
peut réfulter de fcs effets» Céder à la, force
.cfl an afte de néceflité, non de volonté;
ç'çfl tout Qfi plus un aéle de prudence. En
quel fèns pourra-ce être un devoir?
Supposons un moment ce prétendu droit.
Je dis qu'il n'en refaite qu'un galimathias inex-
. SOCIAL. jj
plicable. Car fitot que c'efl: h force qui fait
le droit, l'effet change avec la caufe; toute
force qui furmonte la première fuccede à Ton
j^roit. Sitôt qu'on peut défobéir impunément
on le peut légitimement , & puifque le plus
fort a toujours raifon , il ne s'agit que de fai-
re en forte qu'on foit le plus fort. Or qu'efl:-
ce qu'un droit qui périt quand la force çef-
fe? S'il faut obéir par force on n'a pas bg-
foin d'obéir par devoir, & fîj'on n'çfj: pl^s
forcé d obéir on n'y efl plus obligé. On voit
donc que ce mot de droit n*ajoûte rien à la
force; il ne fignifie ici rien du tout.
Obéissez î^ux puiflances. Si cela veut
dii'e , cédez à Iq force , le précepte efl bon
mais fuperflu , je réponds" qu'il ne fera jamais
violé. Toute puiflance vient de Dieu , je l'a-
voue; mais toute maladie en vient auflî. Efl-
ce à dire qu'il foit défendu d'appeller le me-
12 t) U C O N T H A C T
decin? Qu'un brigand me {lirprenne au cois
d'un bois : non feulement il faut par force
donner la bourfe, mais quand je pourroîs la
îbuftraire fuis-je en confcience obligé de la
donner ? car enfin le piftolet qu'il tient eft
aiiffi une puiiTance.
Convenons donc que force ne fait pas
droit , & qu'on n'efl oblige d'obéir qu'aux
puiflances légitimes. Ainfi ma queftioïi pri-
fnitive revient toujours.
SOCIAL. t^
C ÎI A P I T R E IV.
De Vefclavage,
J. uis (qu'aucun homme n'a une autorité
natinelle fur Ton femblable, & puirque la for-
ce ne produit aucun droit, relient donc les
conventions pour bafe de toute autorité le'gi-
lime parmi les hommes.
Si un particulier j dit Grotius , peut alié-
ner fa liberté & fe rendre efclave d'un maî-
tre j pourquoi tout un peuple ne pourroic-il
par aliéner la Henné & fe rendre liijet d'un
roi? Il y a là bien des mots équivoques qui
auroient befoin d'explication , mais tenons-
nous en à celui daJiéner. Aliéner c'eft don-
ner ou vendre. Or un homme qui fè fait
efclave d'un autre ne fe donne pas » il fe
14 DU CONTRACT
vend , tout au moins pour fa fubfiflance : maïs
un peuple pour quoi fe vend -il? Bien loin
qu'un roi fournifTe à Tes fujets leur fubfiflance
il ne tire la fienne que d'eux, & félon Ra-
belais un roi ne vit pas de peu. Les fujets
donnent donc leur perfonne à condition qu'on
prendra aufïï leur bien ? Je ne vois pas ce
qu'il leur refte à confcrver.
On dira que le deipote afliire à fes fu-
jets la tranquillité civile. Soit; mais qu'y ga-
gnent-ils , fi les guerres que fon ambition leur
attire , fi fon infatiabîe avidité , fi les vexa.-
tions de fon minillere les défolent plus que
ne feroient leurs dilTentions? (^u'y gagnent-
ils, il cette tranquillité-même eft une de leurs
miferes? On \it tranquille auITi dans les ca-
chots; en efl-ce alTez pour s'y trouver bien?
Les Grecs enfermés dans l'antre du Cyclope
y vivoient tranquilles, en attendant que leur
tour vint d'être dévorés.
SOCIAL. 15
Dire qu'un homme fe donne gratuite-
ment , c'efl dire une chofe abfurde & incon-
cevable; un tel a6le efl illégitime & nul, par
cela feul que celui qui le fait n'efl pas dans
fon bon fens. Dire la même chofe de tout
un peuple , c'efl fuppofer un peuple de fous :
la folie ne fait pas droit.
(^UAND chacun pourroit s'aliéner lui-même
il ne peut aliéner ^qs enfans; ils naiflent hom-
mes & libres ; leur liberté leur appartient , nu]
n'a droit d'en difpofer qu'eux. Avant qu'ils
foient en âge de raifon le père peut en leur nom
ftipuler des conditions pour leur confen^ation,
pour .leur bien être ; mais non les donner irré-
V'ocablement & fans condition ; car un tel don
eîl contraire aux fins de la nature & pafle les
droits de la paternité. II faudroit donc pour
qu'un gouvernement arbitraire fut légitime
qu'à chaque génération le peuple fut le maître
tô DU C O N T R A C T
de radmetcre ou de le rejetter: mais alors ce
gouvernement ne feroit plus arbitraire.
~ jRen ON c E R à fa liberté c eft renoncer à fa
qualité d'homme , aux droits de l'humanité,
même à fes devoirs. Il n'y a nul dédomagement
poiïible pour quiconque renonce à tout. Une
telle renonciation efl incompatible avec la natu-
re de rhonime, & c'efl: oter toute moralité à
fes a6lions que d'ôter toute liberté à fa volonté.
Enfin c'efl une convention vaine & contra-
dictoire de flipuler d'une part une autorité
abfoîuc & de l'autre une obéifTance fans bor-
nes. IsTeft-il pas clair qu'on n'efl engagé à
rien envers celai donc on à droit de tout 6-
xigcr , & ccrtc feule condition fans cqiiiva-
len'. fans échange n entraîne-t-elle pas h nul-
lité de fade? Car quel droit mi.n efclavc au-
roit-il contre moi , puifque tout ce qu'il a
m'appartient, & que fon droit étant le mien,
ce
SOCIAL. 17
ce droit de moi contre moi-même efl un
mot qui n'a aucun fjiis?
G R 0 T I u s & les autres tirent de la guer-
re une autre origine du prétendu droit d'ef-
clavage. Le vainqueur ayûnt , félon eux , le
droit de tuer le vaincu, celui-ci peut rache-
ter fa vie aux dépends de fa liberté ; conven-
tion d'autant plus légitime qu'elle tourne au
profit de tous deux.
Mais il efl: clair que ce prétendu droit de
tuer les vaincus ne réfulte en aucune maniè-
re de l'état de guerre. Par cela feiil que les
hommes vivant dans leur primitive indépen-
dance n'ont point entre eux de rapport afTez
confliant pour conftituer ni l'état de paix nî
l'état de gueîre , ils ne font point naturelle-
ment ennemis. C'efl: le rapport des chofes
& non des hommes qui confcitue la guerre,
■ & l'état de guerre ne pouvant naitre des
B
ig DU CON TRACT
{impies relations perfonnclles , mais feulement
des relations réelles , la guerre privée ou
d'homme à homme ne peut exifler, ni dans
l'état de nature où il n'y a point de pro-
priété confiante, ni daas l'état focial où tout
eft fous l'autorité des loix.
Les combats particuliers , les duels , les
rencontres font des aftes qui ne conftituent
, point un état ; & à l'égard des guerres pri-
vées , autorifées par les établiflemens de Louis
IX roi de France & fufpendues par la paix
de Dieu , ce font des abus du gouvernement
féodal, fyllême abfurde s'il en fut jamais >
contraire aux principes du droit naturel,
& à toute bonne politie.
La guerre n'efl: donc point une re'-
lation d'homme à homme , mais une rela-
tion d'Etat à Etat, dans laquelle les particu-
liers ne font ennemis ^u'accideûteUement ,
SOCIAL. 19
non point comme hommes ni même comme
citoyens , mais comme foldats ; non point
comme membres de la patrie, mais comme
fes défenfeurs. Enfin chaque Etat ne peut
avoir pour ennemis que d'autres Etats & non
pas des hommes, attendu qu'entre chofes de
diverfes natures on ne peut fixer aucun vrai
rapport.
Ce principe efl même conforme aux
maximes établies de tous les tems & à la pratî-»
que confiante de tous les peuples policés. Les
déclarations de guerre font moins des averti!^,
femens aux puiffances qu'à leurs fujets. L'é-
tranger, foit roi, foit particulier, foit peuple,
qui vole tiie ou détient les fujets fans déclarer
la guerre au prince, n'efl: pas un ennemi, c'ell
im brigand. Même en pleine guerre un prince
jufle s'empare bien en pays ennemi de tout
ce qui appartient au public, nwls 'û lef^oQ^
B 2
20 DU CONTRACT
]a perfonne & les biens des particuliers; il
refpe6te des droits ftir lefqiiels font fondes les
fiens. La fin de la guerre étant la dcftruftion
àe l'Etat ennemi , on a droit d'en tuer les dé-
fenfeurs tant qu'ils ont les armes à la main ;
mais fitôt qu'ils les pofent & fe rendent , cef-
fant d'être- ennemis ou inflrumens de l'enne-
mi, ils redeviennent fimplement hon^mes &
fon n'a plus de droit fur leur vie. Quelque-
fois on peut tuer l'Etat fans tuer un feul de
fes membres: Or la guerre ne donne aucun
droit qui ne foit nécelTaire à fa fin. Ces
J5rincipes ne font pas ceux de Grotius; ils ne
font pas fondés fur des autorités de poètes,
mais ils dérivent de la nature des cliofes , &
font fondés fur la raifon.
A l'égard du droit de conquête, il n'a
d'autre fondement que la loi du plus fort. Si
la guerre ne donne point au vainqueur le droi;
SOCIAL. 21
■de mafTacrer les peuples vaincus , ce droit
qu'il n'a pas ne peut fonder celui de les af-
■fervir. On n'a le droit de tuer l'ennemi que
c[uand on ne peut le faire efclave; le droit
de le faire efclave ne vient donc pas du droit
de le tuer : C'eil donc un échange inique de
Jiii faire acheter au prix de fa liberté fa vie
fur laquelle on n'a aucun droit. En établif-
fant le droit de vie & de mort lur le droit
d'efclavage , & le droit d'efclavage fur le droit
de vie & de mort, n'efl-il pas clair qu'on
tombe dans le cercle vicieux?
En supposant même ce terrible droit
de tout tuer, je dis qu'un efclave fait à la
guerre ou un peuple conquis n'efl tenu à rien
du tout envers fon maitre , qu'à lui obéir au-
tant qu'il y ed forcé» En prenant un équi-
valent à fa vie le vainqueur ne lui en a point
fait grâce: au Heu de le tuer fans fruit il 'a
B3
52 DU C O N T R A C T
tiié utilement. Loin donc qu'il ait acquis fur
lui nulle autorité jointe à la force, l'état de
guerre fubfiile entre eux comme auparavant,
leur relation même en eft l'effet, & l'ufage
du droit de la guerre ne fuppofe aucun trai-
té de paix. Ils ont fait une convention; foit:
mais cette convention , loin de détruire l'état
de guerre, en TuppoPe la continuité.
Ainsi, de quelque fens qu on envifage les
chofes, le droit d'efclavage cil nul, non feu-
lement parce qu'il efl iJlcgiiim.e , mais parce
qu'il eft abfurde & ne fignifie rien. Ces mots ,
efclavage , ôc , droit font contradiéloires ; ils
s'excluent mutuellement. Soit d'un homme à
un homme, foit d'un homme à un peuple,
ce difcours fera toujours également infcnfé.
Je fais avec toi une convention toute à ta char-
ge ^ toute à mon profit, que fobferverai tant
qUil me plaira , ^ que tu ohferveras taJit
fiiî me plaira.
SOCIAL. 23
CHAPITRE V.
Qîi"iî faut toujours remonter à une première
convention.
O^UAND j'accorderois tout ce que J'ai réfuté
jufqu'ici, Jes fauteurs du defpotifme n'en fe-
roient pas plus avancés. II y aura toujours
une grande différence entre foumettre une mul-
titude, & régir une fociété. <^ue des hom-
mes épars foient fucceflivement affervis à ua
feul, en quelque nombre qu'ils puiffent être,
je ne vois là qu'un maitre & des efclaves,
je n'y vois point un peuple & fon chef;
c'efl: fi l'on veut une aggrégation, mais non
pas une aflbciation; il n'y a là ni bien pu-
blic ni corps politique. Cet homme, eut-il af-
ièrvi la moitié du monde, n'eft toiy'ours^ qu'ua
B4
44 DU CONTRACT
particulier ; Ton intérêt , féparé de celui des mr
très, n'efl toujours quun intérêt privé. Si ce
même homme vient à périr , fon empire après
lui refte épars & fans liaifon , comme un
chêne fe diflbut & tombe en un tas de
cendres, après que le feu l'a confumé.
Un peuple, dit Grotius, peut fe don-
ner à un roi. Selon Grotius un peuple eft
donc un peuple avant de fe donner à un roi.
Ce don même eft un a6le civil, il fuppofe
une délibération publique. Avant donc que
d'examiner l'afte par lequel un peuple élit un
ro; , il fcroit bon d'examiner l'aéle par lequel
un peuple eft un peuple. Car cet a6le étant
liéceflairement antérieur à l'autre eft le \Tai
fondement de la fociété.
En effet, s'il n'y avoit point de conven-
tion antérieure , où feroit , à moins que Te-
Je6lion ne fut unaniine, l'obligation pour le
SOCIAL. 25
petit nombre de fe foumettre au choix du
grand, & d'où cent qui veulent un maître
ont -ils le droit de voter pour dix qui n'en
veulent point? La loi de la pluralité des fuf-
frages eft elle-même un établifîement de con-
vention , & fuppofe au moins une fois l'una-
nimité.
-M
B5
26 DU C O N T R A C T
CHAPITRE VI.
Du paêîe Social
Je suppose les hommes parvenus à ce poim
où les obftacles qui nuifent à leiu: conferv^ation
dans l'utat de nature , l'emportent par leur ré-
fiftance fiu: les forces que chaque individu peut
employer pour fe maintenir dans cet état. A-
brs cet ctat primitif ne peut plus fubfiflcr , &
le genre humain périroit s'il ne changeoit fa
manière d'être.
Or comme les hommes ne peuvent engen-
drer de nouvelles forces, mais feulement unir &
diriger celles qui exiftent , ils n'ont plus d'au-
tre moyen poiu: fe conferver , que de former
par aggrégation une fomme de forces qui
puilTe l'emporter fur la réûflance, de les met-
SOCIAL. 27
tre en jeu par un feiil mobile & de ]es fai-
re agir de concert.
Cette fomme de forces ne peut naître
que du concours de plufieurs : mais la force &
la liberté de chaque homme étant les premiers
inftrumens de fa confen^ation , comment les
engagera-t-il fans fe nuire , & fans négliger
les foins qu'il fe doit? Cette difficulté ramenée
à mon fiijet peut s'énoncer en ces termes.
„ Trouver une forme d'aflbciation qui dé-
„ fende & protège de toute la force commu-
„ ne la perfonne & les biens de chaque affo-
„ cié , & par laquelle chacun s'uniiTant à tous
5, n'obéifTe pourtant qu'à lui-même & relie
„ auffi libre qu'auparavant? " Tel eft le pro-
blême fondamental dont le contrat focial don-
ne la folution.
Les clauses de ce contracl: font tellement
ëéterminées par la nature de l'aéte, que k
28 DU CONTRACT
moindre modification les rendroit vaines & de
nul efFjt; en forte que, bien quelles n'aient
peut - être jamais été formellement énoncées ,
elles font par - tout les mêmes , pai- - tout ta-
citement admifes & recomiiies; julqu'à ce que,
le pa6le focial étant, violé , chacun rentre alors
dans ïes premiers droits & reprenne fa liberté
naturelle, en perdant la liberté conventionnelle
pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues fe réduifent
toutes à une feule, favoir l'aliénation totale de
chaque afTocié avec tous fes droits à toute la
communauté: Car premièrement , chacun fe
donnant tout entier , la condition efl égale
poiu* tous, & la condition étant égale pour
tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreufe aux
autres.
De plus, l'aliénation fê faifant fans refer-
ve, l'union efl aufîî parfaite qu'elle peut l'être
SOCIAL. 29
& nul alTocié n'a plus rien à réclamer : Caî
s'il refhoit quelques di-oics aux particuliers ^
comme il n'y auroit aucun fapérieur commun
qui put prononcer entre eux & le public , cha-
cun étant en quelque point fon propre juge
prétendroit bientôt l'être en tous ^ l'état de na-
ture fabfiHeroit , & l'afTociation de^iendroit né-
cefîairement tirannique ou vaine.
Enfin chacun fe donnant à tous ne fe don-
ne à perfonne , &: comme il n'y a pas un al^
focié fur lequel on n'acquière le même droiî
qu'on lui cède fur foi , on gagne l'équivalent
de tout ce qu'on perd , & plus de force pour
conferver ce qu'on a.
Si donc on écarte du pa6le focial ce qui
n'eft pas de fon elTence, on trouvera qu'il fe
réduit aux termes fuivans. Chacun de mus mieî
en commun fa perfonne â? toute fa piiiffance fous
la fuprême dlreàm de la volonté générale ; &
So DU CONTRACT
nous recevons en corps chaque membre co)nme par-
tle indîvijible du tout.
A l' I N s T A N T , au lieu de la perfonne paN
ticuliere de chaque contraftant, cet afte d'af-
fociation produit un corps moral ôc colleaif
compofë d'autant de membres que l'aflemblée
a de voix, lequel reçoit de ce même ade fon
unité , fon moi commun , fa vie & fa volonté.
Cette perfonne publique qui fe forme ainfi par
l'union de toutes hs autres prenoit autrefois le
nom de Cité *, & prend maintenant celui de
* Le vTai fens de ce mot s'ed prefque entièrement ef-
facé chez les modernes; la plupart prennent une villa
pour une Cité & un bourgeois pour un Cito)^en. Ils ne
favcnt pas que les maifons font la' ville mais que les Ci-
toyens font la Cité. Cette même erreur coûta cher autre-
fois aux Carthaginois. Je n'ai pas iù que le titre de Ci-
v« ait jamais été donné aux fujcts d'aucun Prince, pas
même anciennement aux Macédoniens, ni de nos Jours
aux Anglois, quoique plus près do la liberté que tous
les autres. Les feuls François prennent tout familière-
ment ce nom de Citoye,is, parce qu'ils n'en ont aucune
véritable idée, comme on peut le voir dans leurs Die-
SOCIAL.
3î
République ou de corps politique, lequel efl: ap-
pelle par fes membres Etat quand il efl paffif.
Souverain quand il efl aiSlif , Puijfance en le
comparant à fes femblables. A l'égard des af-
fociés ils prennent colle6tivement le nom de
peuple , & s'appellent en particulier Citoyens
comme participans à l'autorité Ibuveraine, &
Sujets comme foumis aux loix de l'Etat. Mais
ces termes fe confondent fouvent ôc fe pren-
nent l'un pour l'autre ; il fuffit de les favoir
difbinguer quand ils font employés dans -toute
leur précifion.
tionnaires, fans quoi ils tomberoienc en l'ufurpant dans
Je crime de Léze-Majefté : ce nom chez eux exprime une
vertu & non pas un droit. Quand Bodin a voulu parler
de nos Citoyens & Bourgeois, il a fait une lourde
béviie en prenant les uns pour les autres. M. d'Alem-
bert ne s'y eft pas trompé , & a bien diftingué dans fon
article Genève les quatre ordres d'hommes (même cinq
en y comptant les fimples étrangers,) qui font dans nô-
tre ville, & dont deux feulement compofent la Républi-
que. Nul autre auteur François, que je facbe, n'a com-
pris ie vrai fens du mot Citoyen,
iri- DU CON TRACT
CHAPITRE VII.
Du Souverain.
O N VOIT par cette formule que Y^Q:e d'af-
fociation renferme un engagement réciproque
du public avec les particuliers , & que chaque
individu, contraftant, pour ainfi dire, avec
lui-même, fe trouve engage fous un double
rapport; favoir, comme membre du Souverain
envers les paiticuliers , & comme membre de
l'Etat envers le Souverain. ÎVIais on ne peut
appliquer ici la maxime du droit civil que nul
n'eft tena aux engagemens pris avec lui-même ;
car il y a bien de la différence entre s'obliger
envers foi , ou envers un tout dont on fait
partie.
Il faut remarquer encore que la délibéra-
tion
SOCIAL. 53
tîon publique , qui peut obliger tous les fujets
envers le Souverain , à caufe des deux difFérens
rapports fous lefqiiels chacun d'eux eft envifa^
gé, ne peut, par la raifon contraire, oblige^
le Souverain envers lui - même , & que , par
conféquent, il eft contre la nature du corps
politique que le Souverain s'impole une loi qu'il
ne puifTe enfreiildre. Ne pouvant fe confidé-
rer que fous un feul & même rapport il ell a-
lors dans le cas d'un particulier contra5r:ant a-
vec foi - même : par où l'on voit qu'il n'y a ni
ne peut y avoir nulle efpecc dé loi fondamen-
rale obligatoire pour le corps du peuple , pas
même le contra6l focial. Ce qui ne fignifie
pas que ce corps ne puilFe fort bien s'engager
envers autrui en ce qui ne déroge point à ce
eontraft; car à l'égard de l'étranger, il devient
4in être fimple , un individu.
M A 1 5 le corps politique ou le Souverain ne
C
54 DU CONTRACT
tirant Ton être que de la fainteté du contra6l
ne peut jamais s'obliger , même envers autnii ,
à rien qui déroge à cet afte primitif, comme
d'aliéner quelque portion de lui-même ou de fè
foumettre à un autre Souverain. Violer l'adle
par lequel il exifle feroit s'anéantir, & ce qui
n'efl: rien ne produit rien.
Sitôt que cette multitude efl: ainfî réunie
en un corps , on ne peut offenfer un des mem-
bres fans attaquer le corps ; encore moins of-
fenfer le coi-ps fans que les membres s'en ref-
fentent. Ainfi le devoir & l'intérêt obligent é-
galement les deux parties contra6lantes à s'en-
tre-aider mutuellement , & les mêmes hommes
doivent chercher à réunir fous ce double rap-
port tous les avantages qui en dépendent.
Or le Souverain n'étant formé que des par-
ticuliers qui le compofent n'a ni ne peut avoir
d'intérêt contraire au leur ; par conféquent la
SOCIAL. 35
puiiTance Souveraine n'a nul befoin de garant
envers les fujets , parce qu'il efl impoffible que
le corps veuille nuire à tous fes membres, 6c
nous verrons ci-après qu'il ne peut nuire à au-
cun en particulier. Le Souverain , par cela fèul
qu'il efl: , efl: toujours tout ce qu'il doit être.
Mais il n'en efl: pas ainfi des fujets envers
le Souverain , auquel malgré l'intérêt commun ,
rien ne répondroit de leurs engagemens s'il ne
trouvoit des moyens de s'aflfurer de leur fidélité*
En effet chaque individu peut conime
homme avoir une volonté particulière contraire
ou difl'emblable à la volonté générale qu'il a
comme Citoyen. Son intérêt particulier peut
lui parler tout autrement que l'intérêt commun ;
fon exifl:ence abfolue & nattu-ellement indépen-
dante peut lui faire envifager ce qu'il doit à h
caufe commune comme une contribution gra-
tuite, dont la perte fera moins nuifible aux au-
tres que le payement n'en efl: onéreux pour
C 2
%6 DU CONTRACT
lui , & regardant la perfonne morale qui con*
ftitue l'Etat comme un être de raifon parce que
ce n'eft pas un homme, il jouiroit des droits
du citoyen fans vouloir remplir les devoirs du
fujet, injuflice dont le progrès cauferoic la rui-
ne du corps politique.
Afin donc que le pacte focial ne foie pas
un vain formulaire , il renferme tacitement cet
engagement qui feul peut donner de la force
aux autres , que quiconque refufera d'obéir à
la volonté générale y fera conu-aint par tout le
corps: ce qui ne fignifie autre chofe ftnon
qu'on le forcera d'être libre ; car telle eft la
condition qui donnant chaque Citoyen à la Pa-
trie le garantit de toute dépendance perfonnel-
le ; condition qui fait l'artifice & le jeu de la
machine politique , & qui feule rend légitimes
Içs engagemens civils , lefquels fans cela feroient
a)3furdes , t}Tanniques , & fujets aux plus énor-
mes abus.
SOCIAL. 37
CHAPITRE VIII.
De l'état civil.
Oe passage de l'état de nature à l'état civil
produit dans l'homme un changement très re-
marquable, en fubftituant dans fa conduite la
juftice à l'inflinél , & donnant à fes aftions la
moralité qui leur manquoit auparavant. Ceft
alors feulement que la voix du devoir {liccé-
dant à l'impulfion phyfique & le droit à l'appé-
tit , l'homme , qui jufques là n'avoit regardé que
lui-même, fe v^oit forcé d'agir fiu: d'autres prin-
cipes , & de conftilter fa raifon avant d'écouter
fes penchans. Quoiqu'il fe prive dans cet état
de pluileurs avantages qu'il tient de la naaore ,
il en regagne de fi grands, fes facultés s'exer-
cent & fe développent, fe-s idées s'étendent,
C3
3S DU C O N T R A C T
fes fentimens s'ennoblifTent , Ton ame toute en-
tière s'élève à tel point , que û les abus de cet-
te nouvelle condition ne le degradoient fouvent
au defibus de celle dont il elt forti , il de\Toit
bénir fans ccfTe Tinflant heureux qui l'en arra-
cha pour jamais, & qui, d'un animal ftupide
& borné , fit un être intelligent <5c un homme.
Réduisons toute cette balance à des ter-
mes faciles à comparer. Ce que l'homme perd
par le contrat focial, c'cft fa liberté naturelle
& un droit illimité à tout ce qui le tente &
qu'il peut atteindre; ce qu'il gagne, c'eft la li-
berté civile & la propriété de tout ce qu'il pof-
fede. Pour ne pas fe tromper dans ces com-
penfations , il faut bien diftinguer la liberté na-
turelle qui n'a pour bornes que les forces de l'in-
dividu , de la liberté civile qui cft limitée par la
volonté générale , & la poffelfion qui n'eft que
l'effet de la force ou le droit du premier occu-
SOCIAL. 39
pant , de la propriété qui ne peut être fondée
<jue fur un titre pofitif.
On p o u r r g I t fur ce qui précède ajouter
à l'acquis de l'état civil la liberté morale, qui
feule rend l'homme vraiment maitre de lui ; car
l'impulfion du feul appétit efl efclavage, &
TobéilTance à la loi qu'on s'ell prefcritte efl
liberté. Mais je n'en ai déjà que trop die
fur cet article, & le fens philofophique du
mot liherté n'efl: pas ici de mon fujet.
C 4
4-0
DU GONTRAOT
CHAPITRE IX.
Du domaine réel.
(2, H A Q.U E membre de la communaiitc i^c don-
ne à elle au moment qu'elle fe forme , tel qu'il
fe trouve aftuellement , lui & toute les forces ,
dont les biens qu'il polTcde font partie. Ge
n'eft pas que par cet afte la pofièffion chan-
ge de nature en changeant de mains, & de-
vienne propriété dans celles du Souverain :
Mais comme les forces de la Cité font incompa-
rablement plus grandes que celles d'un particu-
lier, la pofleirion publique efl: auflî dans le fait
plus forte & plus irrévocable, fans être plus lé-
gitime , au moins pour les étrangers. Car l'E-
tat à l'égard de fes membres efh maitrc ds tous
leurs biens par le contraél focial, qui dans TE-
SOCIAL. 4î
tat fert de bafe à tous les droits; mais il ne
l'efl à regard des autres Puiflances que par le
droit de premier occupant qu'il tient des parti-
culiers.
Le droit de premier occupant, quoique
plus réel que celui du plus fort , ne devient un
vrai droit qu'après î'ëtabliflement de celui de
propriété. Tout homme a naturellement droit
à tout ce qui lui efi; néceflaire ; mais l'afle po-
fitif qui le rend propriétaire de quelque bien
Vexclud de tout le refte. Sa part étant faite il
doit s'y borner, & «a plus aucim droit à la
communauté. Voilà pourquoi le droit de pre-
mier occupant, fi foible dans l'état de nature,
eft: refpe6lable à tout homme civil. On ref-
pe6le moins dans ce droit ce qui eft à autrui
que ce qui n'efl: pas à foi.
En GENERAL, pour autorifer fur un ter^
rain qudconqtie le droit de premier occupant^
C 5
4s DU CONTRACT
il faut les conditions fuivantes. Premièrement
ç[ue ce terrain ne foit encore habité par perfon-
ne ; fecondement qu'on n'en ocaipe que la
quantité dont on a befoin pour fubfifler : En
troifieme lieu qu'on en prenne pofTeffion , non
par une vaine cérémonie, mais par le travail
& la culture , feul figne de propriété qui au dé-
faut de titres juridiques doive être refpeélé
d'autrui.
En effet, accorder au befoin & au travail
le droit de premier occupant , n'eft-ce pas l'éten-
dre aulîi loin qu'il peut aller? Peut -on ne pas
donner des bornes à ce droit? Suffira- 1- il de
mettre le pied fur un terrain commun pour s'en
prétendre aufli - tôt le maitre ? Suffira - 1 - il d'a-
voir la force d'en écarter un moment les autres
hommes pour leur ôter le droit d'y jamais reve-
nir? Comment un homme ou un peuple peut-
il s'emparer d'un territoire immenfe &. en pri-
SOCIAL. 43
ver tout le genre humain autrement que par u-
ne ufurpation puniffable , puiiquelle ôte au ref-
te des hommes le féjour & les alimens que la
nature leur donne en commun? Quand Nu nez
Balbao prenoit fur le rivage pofleffion de la mer
du fud & de toute l'Amérique méridionale au
nom de la couronne de Caftille, étoit-ce aflez
pour en dcpoiTéder tous les habitans & en ex-
clurre tous les Princes du monde? Sur ce pied-
là ces cérémonies fe multiplioient aflez vaine-
ment, & le Roi catholique n'avoit tout d'un
coup qu'à prendre de fon cabinet pofleffion de
tout l'univers ; fauf à retrancher enfuite de fon
empire ce qui étoit auparavant poflTédé par les
autres Princes.
On conçoit comment les terres des parti-
culiers réunies & contigues deviennent le terri-
toire public , & comment le droit de fouverai-
neté s' étendant des fiijets au terrain qu'ils occu-
44 DU C O N T 11 A C T
périt devient à la fois réel & perfonnel ; ce qui
met les poirefTeurs dans une plus grande dépen-
dance, & fait de lairs forces mêmes les garants
de leur fidélité. Avantage qui ne paroît pas a-
voir été bien fenti des anciens monarques qui
ne s'appelîant que Rois des Perfès , des Scithes ,
des Macédoniens , fembloient fe regarder com-
me les chefs des hommes plutôt que comme les
maîtres du pays. Ceux d'aujourd'hui s'appel-
lent plus habilement Rois de France , d'Efpa-
gne , d'Angleterre &c. En tenant ainfi le ter-
rain , ils font bien fûrs d'en tenir les habitans.
C E Q.u' I L y a de flngulier dans cette alié-
ïiation , c'efb que , loin qu'en acceptant les biens
des particuliers la communauté les en dépouille,
elle ne fait que leur en alTurer la légitime pof^
feflion , changer î'ufurpation en un véritable
droit , & la jouifTance en propriété. Alors les
poiTefleurs ét^nt confidérés comme dépofitabe*
SOCIAL. 45
èd bien public , leurs droits étant relpe£lés de
tous les membres de l'Etat & maintenus dâ
toutes fes forces contre l'étranger , par une cef-
Con avantageufe au public & plus encore à aix-
mêmes , ils ont , pour ainfi dire , acquis tout
ce qu'ils ont donné. Paradoxe qiù s'explique
aifément par la diUinftion des droits que le Ibu-
verain & le propriétaire ont fur le même fond,
comme on verra ci-après.
Il peut arriver aufli que les homjnes com-
mencent à s'unir avant que de rien polTéder,
& que , s'emparant enfuiie d'un terrain flil^ilinî:
pour tous , ils en jouifient en commun , on
qu'ils le partagent entre eux , fuit cgaîemenc
foit fwlon des proportions établies par le Souve-
rain. De quelque manière que fe falîè cette ac-
quiiition , le droit que chaque particuJier a îùr
Ton propre fond eft toujours fubordcnné au
droit que la communauté a fur tous , fans quoi
46 DU CONTRACT SOCIAL.
il n'y auroit ni folidité dans le lien focial ^ ni
force réelle dans l'exercice de la Souveraineté.
Je terminerai ce chapitre & ce livre par
une remarque qui doit fervir de bafe à tout le
fiftême focial ; c'eft qu'au lieu de détruire l'é-
galité naturelle , le pa6le fondamental fubilituc
au contraire une égalité morale & légitime à
f;e que la nature avoit pu mettre d'inégalité
phyfique entre les hommes , & que , pouvant
être inégaux en force ou en génie , ils devien-
nent tous égaux par convention & de droit *.
* Sous les mauvais gouvcrnemens cette égalité n'efl
qu'apparente & illufoirc; elle ne feit qu'à maintenir le
pauvre dans fa mifere & le riche dans fon ufurpation.
Dans le fait les ioix font toujours utiles à ceux qui pof-
fedent & nuifibles à ceux qui n'ont rien: D'où il fuit que
l'état focial n'efl: avantageux aux hommes qu'autant qu'ils
ont tous quelque chofe & qu'aucun d'eux n'a rien de
trop.
Fin du Livre premier.
^ DU
CONTRACT SOCIAL;
o u,
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE
LIVRE II
CHAPITRE I.
Que h fowuerameîé efi inaliénable,
JL/A pREMiERE&la pIus importante confé-
quence des principes ci - devant établis eft que
la volonté générale peut {Q\^\c diriger les forces
de l'Etat félon la fin de fon inditution, qui eft le
48 DU CONTRACT
bien commun: car fi l'oppoUdon des intérêts
particuliers a rendu néceflaire rdtablifTemcnt
des fociétés, c'efb l'accord de ces mêmes inté-
rêts qui l'a rendu polïible. C'eft ce qu'il y a de
comiîiun dans ces différens intérêts qui forme
le lien focial , & s'il n'y avoit pas quelque point
dans lequel tous les intérêts s'accordent, nulle
fociété ne fauroit exifter. Or c'ed uniquement
fur cet intérêt commun que la fociété doit être
gouvernée.
Te DIS donc que la fouveraineté n'étant que
l'exercice de la volonté générale ne peut jimais
s'aliéner, & que le fouverain, qui n'eft qu'un
être collectif, ne peut être repréfjnté que par
lui-même ; le pouvoir peut bien fe tranihicttrc ,
ïïiais non pas la volonté.
En effet, s'il n'cft pas impofllble qu'une
volonté particulière s'accorde fi^ quelque point
avec la volonté générale j il elt impoflible au
moins
SOCIAL. 49
inoîns que cet accord foit durable & confiant ;
car la volonté particulière tend par fa nature
aux préférences , & la volonté générale à l'éga-
lité. Il eu: plus iinpoiTible encore qu'on ait un
garant de cet accord quand même il devroit
toujours exifter; ce ne feroit pas un effet de
l'art mais du liazard. Le Souverain peut bien
dire , je veux aftuellement ce que veut un tel
homme ou du moins ce qu'il dit vouloir ; mais
il ne peut pas dire ; ce que cet homme voudra
demain^ je le voudrai encore ; puifqu'il eft abfur-
de que la volonté fe donne des chaines pour i'a-
yenir , & puifqu'il ne dépend d'aucune volonté
de confentir à rien de contraire au bien de l'ê-
tre qui veut. Si donc le peuple promet fimple-
ment d'obéir, il fe diflbut par cet a6le, il perd
fa qualité de peuple ; à l'inflant qu'il y a un
maitre il n'y a plus de Souverain, & dès lors
le corps politique efl détruit.-
50 DU CONTRACT
Ce n'est point à dire que les ordres des
chefs ne puiflent pafTer pour des volontés
générales, tant que le Souverain libre de s y
oppofer ne le fait pas. En pareil cas , du
filence univerfel on doit préfumer le confeiv
tement du peuple. Ceci s'expliquera plus au
long.
SOCIAL. si
CHAPITRE II.
Que la fouvera'incté ejl indlvijîble,
Pa r l a mêm2 raifon que la fouverainetë efl
inaliénable, elle eft indivifible. Car la volonté
e(l générale *, ou elle ne l'cfl pas ; elle eft celle
du corps du peuple , ou feulement d'une partie.
Dans le premier cas cette volonté déclarée efl;
un a6le de fouveraineté & fait loi : Dans le fé-
cond , ce n'efb qu'une volonté particulière , ou
un afte de magiftrature ; c'ePû un décret tout
au plus.
Mais nos politiques ne pouvant divifjr la
fouveraineté dans fon principe, la divifent dans
* Pour qu'une volonté foit générale il n'efi pas tou*
jours nccciîaire qu'elle foit unknime, mais il eft nécef-
faire que toutes les voix foicnc comptées; Coûte csclufion
formelle rompt la généralité.
D 2
5^2 DU C O N T R A C T
fon objet ; ils la divifent eiî force & en volonté' ^
en puiïïance légiilitive & en puiffance executi-
ve , en droits d'impôts , de juitice , & de guerre ,
en adminiftration intérieure & en pouvoir de
traitter avec l'étranger : tantôt ils confondent
toutes ces parties & tantôt ils les féparent ; ils
font du Souverain un être fantaflique & forrn^
de pièces rapportées ; c'efl comme s'ils compo-
foient l'homme de pluiîeurs corps dont l'un au-
roit des yeux , l'autre des bras , l'autre des
pieds, & rien do plus. Les chai'Iatans du Ja-
pon dépècent , dit-on , un enfant aux yeux des'
fpe6lateurs , puis jettant en l'air tous Çqs mem-
bres l'un après l'autre , ils font retomber l'en-
fant vivant & tout raffemble. Tels font à peu
près les tours de gobelets de nos politiques;
après avoir démembré le corps focial par un
preflige digne de la foire, ils railemblent les
pièces on ne fait comment,-
SOCIAL. 53
Cette erreur vient de ne s'être pas fait des
notions exaftes de l'autorité fouveraine , & d'ar
voir pris pour des parties de cette autorité ce
qui n'en étoit que des émanations. Ainfi , par
exemple , on a regardé l'afte de déclarer la
guerre & cilui de faii'e la paix comme des
ia6les de fouveraineté , ce qui n'efl: pas ; puif-
que chacun de ces aftes n'ed point une loi
mais feulement une application de ia loi, un
a6le particulier qui détermine le cas de la loi,
comme on le verra clairement quand l'idée
attachée au mot loi fera fixée.
En suivant de même les autres divifions
©n trouveroit que toutes les fois qu'on croie
voir la fouveraineté partagée on fe trompe,
que les droits qu'on prend pour des parties de
cette fouveraineté lui font tous fubordonnés , &
fuppofent toujours des volontés fuprêmes donc
ces droits ne donnent que l'exécution»
54 DU CONTRACT
O N N E fauroit dire combien ce défaut d^ex-
aftitiide a jette d'obrcurité fur les décifions'des
auteurs en matière de droit politique , quand ils
ont voulu juger des droits refpeélifs des rois ôc
des peuples , fur les principes qu'ils avoient éta-
blis. Chacun peut voir dans les chapitres Ili
& IV du premier livre de Grotius comment ce
favant homme & fon tradufteur Barbeyrac s'en-
chevêtrent s'embarraflent dans leurs fophifmes ,
crainte d'en dire trop ou de n'en pas dire aiïez
félon leurs \aies , & de choquer les intérêts
qu'ils avoient à concilier. Grotius réfugié en
France , mécontent de fa patrie , & voulant
faire fa cour à Louis XIII à qui fon livre cfk
dédié , n'épargne rien pour dépouiller les peu-.
pics de tous leurs droits & pour en revêtir les
rois avec tout l'art polllible. C'eut bien été aul-
Û îe goût de Barbeyrac , qui dédioit fa traduc-
4kw au Roi d'Angleterre George l. Mais insl-.
SOCIAL, 5J
heureufement rexpulfion de Jaques II qu'il ap-
pelle abdication , le forçoit à fe tenir fur la re-
ferve, à gauchir à tergiverfer pour ne pas fai-
re de Guillaume un ufurpateur. Si ces deux e'-
crivains avoient adopté les vrais principes,
toutes les difficLiltés ëtoient levées & ils enflent
été toujours conféquents ; mais ils auroient trif-
tement dit la vérité & n'auroient fait leur cour
qu'au peuple. Or la vérité ne mené point à la
fortune , & le peuple ne donne ni ambaflades ,
ni chaires, ni penfions.
D
S6 DU CONTRAGT
CHAPITRE III.
Si la volonté générale peut errer.
XL s'ensuit de ce qui précède que la vo-
lonté générale efl toujours droite & tend tou-
joui's à l'utilité publique : mais il ne s'enfuit pas
que les délibérations du peuple aient toujours
la même reftitude. On veut toujours Ton bien ,
mais on ne le voit pas toujours : Jamais on ne
conrompt le peupla, mais fouvenc on le trom-
pe , & c efl alors feulement qu il pai'oit vouloir
ce qui efl mal.
I L Y a fouvent bien de la différence entre la
volonté de tous & la volonté générale ; celle-ci
ne regai'de qu'à l'intérêt commun, l'autre re-
garde à l'intérêt privé , & n'eft qu'une fomme
de volontés particulières : mais ôtez de ces me-
SOCIAL. 57
mes volontés les plus & les moins qui s'entredé-
truifent * , refte pour fomme des différences la
volonté générale.
Si, Q.UAND le peuple fuififamment informe
délibère, les Citoyens n'avoient aucune commu-
nication entre eux , du grand nombre de pe-
tites différences réfulteroit toujours la volonté
générale, & la délibération feroit toujours bon-
ne. Mais quand il fe fait des brigues , des af-
fociations partielles aux dépends de la grande ,
la volonté de chacune de ces affociations de-
vient générale par rapport à fes membres , &
particulière par rapport à TEtat ; on peut di-
* Chaque intérêt, dit le M. d'A. a des principes diffé-
rents. L'accord de deux intcrêts particiiUers fe forme par on-
pojîtion à celui d'un tiers. Il eut pu ajouter que l'accord
de tous les intérêts fe forme par oppofition à celui de
chacun. S'il n'y avoit point d'intérêts difFérens, à pei-
ne fcntiroit-on l'intérSt commun qui ne trouveroit jamais
d'obftacle: tout iroit de lui-même, & la politique cef-
feroit d'être un art.
D5
58 DU C O N T R A G T
re alors qif il n'y a plus autant de votans qde
d^hommes , mais feulement autant que d'aflbcia-
tions. Les différences deviennent moins nom-
breufes & donnent un réfultat moins général.
Enfin quand une de ces affociations efl; 11 gran-
de qu'elle l'emporte fur toutes les autres , vous
n'avez plus pour réfultat une fomme de petites
différences, mais une différence unique; alors
il n'y a plus de volonté générale , & l'avis qui
l'emporte n'efl; qu'un avis partiailier.
Il importe donc pour avoir bien l'énon-
cé de la volonté générale qu'il n'y ait pas de
fociété partielle dans l'Etat & que chaque Cito-
yen n'opine que d'après lui *. Telle fut l'uni-
* Fera cnfa é , dit Machiavel , cbe alcuni divîfioni nuo-
cmo aile Rtpiibllche , e alcune giovano : quelle nuocono che
fono dalle Jette e di partîgianl accompagnate : quelle gio-
vano cbefenzaptte , fenza partigiani ft imntengono. Non po-
tendu aduîique proz-eders unfondatore d\in2 Repuklka cbe non
Jîano nimlcizis in qudla, bà da prrcedcr alincno cbe uon
vifiano Jette. Hiit. Florent. L. VIL
O C I A L,
59
que & fublime inflitution du grand Lycurgue,
Qiie s'il y a des" fociétés partielles, il en faut
multiplier le nombre & en prévenir l'inégalité ,
comme firent Soîon , Numa , Servius. Ces pré-
cautions font les feules bonnes pour que la vo-
lonté générale foit toujours éclairée, & que le
peuple ne fe trompe point.
Co DU C O N T R A C 1'
CHAPITRE IV.
Des homes au -pouvoir Souverain.
O I l' E T A T OU la Cité n'efl; qu'une perfonne
morale dont la vie confifle dans l'union de fes
membres , & fi le plus important de fes foins
efl: celui de fa propre conferv^ation , il lui faut
une force univerfclle & compullîve pour mou-
voir & difpofer chaque partie de la manière la
plus convenable au tout. Comme la nattu-e
donne à chaque homme un pouvoir abfolu fur
tous 'its membres, le pafte focial donne au
corps politique un pouvoir abfolu fur tous les
fiens, & c'efl ce même pouvoir, qui, dirigé
par la volonté générale porte , comme j'ai dit ,
le nom de fouveraineté.
IVIais outre la perfonne publique , nous avons
SOCIAL, éi
à confidérer les perfonnes privées qui la com-
pofentj&dont la vie &la liberté font naturelle-
ment indépendantes d'elle. Il s'agit donc de bieiï
diftingiier les droits refpeftifs des Citoyens &
du Souverain *, & les devoirs qu'ont à remplir
les premiers en qualité de fujets , du droit na-
turel dont ils doivent jouir en qualité d'hommes.
On convient que tout ce que chacun a-
liéne par le pade focial de fa puiiTance de fes
biens de fa liberté, c'eft feulement la partie
de tout cela dont l'ufage importe à la commu-
nauté , mais il faut convenir auffi que le Souve-
rain feul efl juge de cette importance.
Tous les fervices qu'un citoyen peut rendre
à l'Etat, il les lui doit fitôt que le Souverain les
demande; mais le Souverain de fon côté ne peut
* Lefteurs attentifs, ne vous prefTez pas , je vous
prie, de m'accufer ici de contradiftion. Je n'ai pu l'évi-
ter dans les termes , vu la pauvreté de la langue ; maiî
attendez»
6a DU GONTRACT
charger les fujets d'aucune chaîne inutile à k
communauté ; il ne peut pas même le vou-
loir : car feus la loi de raifon rien ne fe fait
fans caufe, non plus que fous la loi de nature.
Les exgagemeiss qui nous lient au corps fo-
cial ne font obligatoires que parce qu'ils font
mutuels , & letu: nature eft telle qu'en les rem-
plifTant on ne peut travailler pour autrui fans
travailler aiuTi pour foi. Pourquoi la volonté
générale eft elle toujours droite , & pourquoi
tous veulent - ils conftammcnt le bonheur de
-chacun d'eux , fi ce n'eft parce qu'il n'y a per-
fonne qui ne s'approprie ce mot cbcicun , &
qui ne fonge à lui-même en votant pour tous ?
Ce qui prouve que l'égalité de droit & la no-
tion de juftice qu'elle produit dérive de la pré-
férence que chacun fe donne & par conféquent
de la nature de l'homme , que la volonté gé-
nérale pour être vraiment telle doit fétre dans
SOCIAL. 63
fon objet aiiifi que dans fon efîence , qu'elle doit
partir de tous pour s'app]iqu:jr à tous, &
qu elle perd fa re6litude naturelle iorfqu'elle
tend à quelque objet individuel & déterminé;
parce qu'alors jugeant de ce qui nous efl étran-
ger nous n'avons aucun \Tai principe d equiié
qui nous guide.
En EFFET , fitôt qu'il s'agit d'un fait ou
d'un di'oit particulier, fur un point qui na pas
été réglé par une convention générale Se anté-
rieure , l'affaire devient contentieufe. C'ell tm
procès où les particuliers intérelFés font une des
parties & le public l'autre , mais où je ne vois
ni la loi qu'il faut fuivre , ni le juge qui doit
prononcer. Il feroit ridicule de vouloir alors
s'en rappOTter à une exprefle décifion de h vo-
lonté générale , qui ne peut être que la concîu-
fion de Tune des parties , & qui par conféquonc
n'efl: pour l'autre qu'une volonté étrangère >
64 Î)U CONTRAdT
particulière , portée en cette occafion à rinjuf-
tice & ftijette à l'erreur. Ainfi de même qu'u-
ne volonté particulière ne peut répréfenter la
volonté générale, la volonté générale à fori
tour change de nature ayant Un objet particu-
lier , & ne peut comme générale prononcer ni
ilir un homme ni fur un fait. Quand le peuple
d'Athènes , par exemple , nommoit ou caJToit fes
ehcfs , décernoit des honneurs à l'un , impofoit
des peines à l'autre , ôc par des m.ultitudes de
décrets particuliers exerçoit indiflin-Slement tous
les a6les du Gouvernement, le peuple alors n'a-
Voit plus de volonté générale proprement dite ;
il n'agiffoit plus comme Souverain mais comme
magidrat. Ceci paroitra contraire aux idées
communes, mais il faut me lailTer lecems d'ex-
pofer les miennes.
On doit concevoir par là , que ce qui géné-
ralife la volonté efl moins le nombre des voix i
<]Uâ
SOCIAL. 6s
t^tle l'intérêt Commun qui les unit : car dans cet-;
te inllitution chacun fe foumet necelTairemenc,.
aux conditions qu'il impofe aux autres; accord
admirable de l'intérêt & de la juflice qui donne
aux délibérations communes un cara6lere d'é-,
quité qu'on voit évanouir dans la difcuffion de
toute affaii-e particulière , faute d'un intérêt
commun qui unifie & identifie la règle du
juge avec celle de la partie^
Par quelque côté qu'on remonte aU princi^
pe , on arrive toujours à la même conclufion ;
favoif, que le pafte focial établit entre les ci*
toyens une telle égalité qu'ils s'engagent tous
fous les mêmes conditions , & doivent jouir
tous des mêmes droits. Ainfi par la nature du
padlej'tout afte de fouveraineté , c'efi:-à-dire
tout a6le authentique de la volonté générale
oblige ou favorife également tous les Citoyens,
«nforte que Je Souverain connoit feulement le
E
6d DU CONTRACT
corps de la nation & ne diftingue aucun de
ceux qui la compofent. Qu'efb - ce donc pro-
prement qu'im acte de fouveraineté ? Ce n'eft
pas une convention du fupérieur avec l'infé-
rieur , mais une convention du corps avec
chacun de fes membres: Convention légitime,
parce qu'elle a pour bafe le contrat focial , é-
quitable , parce qu'elle eft commune à tous ,
utile, parce qu'elle ne peut avoir d'autre ob-
jet que le bien général , & folide , parce qu'el-
le a pour garant la force publique & le pou»
voir fuprême. Tant que les fujets ne font fou-
rnis qu'à de telles conventions , ils n'obéiflent a
perfonne , mais feulement à leur propre volon-
té ; & demander jufqu'où s'étendent les droits
refpeélifs du Souverain & .des Citoyens , c'efl
demander jufqu'à quel point ceux - ci peuvent
s^engager avec eux-mêmes , chacun envers tous
& tous envers chacun d'eux.
SOCIAL. èf
0 N V 0 1 T par-là que le pouvoir Souverain ^
tout abfolu , tout facré , tout inviolable qu'il
elt , ne pafle ni ne peut pafler les bornes des
conventions générales , & que tout homme
peut difpofer pleinement de ce qui lui a été
iaifTé de fes biens & de fa liberté par Ces con^
Ventions; de forte que le Souverain n'efl ja-
mais en droit de charger un fujet plus qii'urt
autre , parce qu'alors l'affaire devenant particu-
lière, fon pouvoir n'efl plus compétente
Ces diflinftions une fois admifes ^ il efl fî
faux que dans le contra<St focial il y ait de là
part des particuliers aucune renonciation vérî'
table, que leur fiaiation, par l'effet de ce con-
trat fe trouve réellement préférable à ce quel-
je étoit auparavant , & qu'au lieu d'une aliéna-
tion , ils n'ont fait qu'un échange avantagent
d'une manière d'être incertaine & précaire con-
fa'e une autre meilleure & plus fûre , de l'ind^-
Ë s
6S DU CONTRACT
pendance naturelle contre la liberté, du pou-
voir de nuire à autrui contre leur propre fure-
té , & de leur force que d'autres pouvoient
Turmonter contre un droit que l'union fociale
rend invincible. Leur vie même qu'ils ont dé-
vouée à l'Etat en eft continuellement proté-
gée , & lorfqu'ils l'expofent pour fa défenfe
que font -ils alors que lui rendre ce qu'ils ont
reçu de lui ? Que font - ils qu'ils ne filTent plus
fréquemment & avec plus de danger dans l'é-
tat de nature , lorfque livrant des combats iné-
vitables, ils dcfendroient au péril de leur vie
ce qui leur fert à la conferver? Tous ont à
combattre au befbin pour la patrie , il efl \Tai ;
mais auflî nul n'a jamais à combattre pour foL
Ne gagne-t-on pas encore à courir pour ce qui
fait notre fureté une partie des rifques qu'il
faudroit courir pour nous-mêmes ûtôt qu'elle
nous feroit otee?
SOCIAL. 69
CHAPITRE V.
Z)m droit de vie à? de mort.
On demande comment les partictiliers n*a-
yant point droit de difpofer de leur propre
vie peuvent tranfmettre au Souverain ce mê-
me droit qu'ils n'ont pas? Cette queflion ne
paroit difficile à rëfoudre que parce qu'elle efl
mal pofée. Tout homme a droit de rifquer
fa propre vie pour la conferver. A-t-on ja-
mais dit que celui qui fe jette par une fenê-
tre pour échaper à un incendie, Toit coupable
de fuicide? A-t-on même jamais imputé ce
crime à celui qui périt dans une tempête dont
en s'embarquant il n'ignoroit pas le danger?
Le traite' focial a pour fin la confer-
vation des contra<5lans. Qui veut la fin veut
E3
70 DU C O N T R A C T
auffi les moyens , & ces moyens font infépa^
râbles de quelques rifques, même de quelques
pertes. Qui veut conferver fa vie aux dér
pends des autres, doit la donner auffi pour
eux quand il faut. Or le Citoyen n'eft plus
juge du péril auquel la loi veut qu'il sexpo-
fe, & quand le Prince lui a dit, il efl expe'-r
dient à l'Etat que tu meures, il doit mourir;
puifque ce n'efl; qu'à cette condition qu'il a
vécu en fureté jufqu'alors , & que fa vie
ned plus feulement un bienfait de la nature,
mais un don conditionnel de l'Etat.
La peine de mort infligée aux criminels
peut être envifagée à peu près fous le même
point de VTie : c'efl pour n'être pas la viftime
d'un airaffin que l'on confent à mourir fi on
le devient. Dans ce traité , loin de diipofer
^e fa propre vie on ne fonge qu'à la garantir ,
§^ il n'efl pas à préfumer (qu'aucun des ÇQU^
SOCIAL. 71
tta6î;ans prémédite alors de fe faire pendre.
D' AILLEURS tout malfaiteur attaquant le
droit focial devient par fes forfaits rebelle <Sc
traître à la patrie, il cefTe d'en être membre
m violant fes loix, & même il lui fait la
guerre. Alors la confervation de l'Etat efl in-
compatible avec la Tienne, il faut qu'un des
deux périfTe , & quand on fait mourir le cou-
pable , c'efl: moins comme Citoyen que comme
ennemi. Les procédures , le jugement , font les
preuves & la déclaration qu'il a rompu le trai-
té focial, & par conféquent qu'il n'eft plus
membre de l'Etat. Or comme il s'eft reconnu
tel, tout au moins par fon féjour, il en doit
Etre retranché par l'exil comme infrafteiu* du
pa6le, ou par la mort comme ennemi public;
car un tel ennemi n'efl pas une perfonne mo-
rale, c'eft un homme, & c'efl: alors que le
droit de la guerre efl de tuer le vaincu,
£4
73 DU C O N T R A C 1'
Mais dira-t-on , la condannation d'un Cri-
minel efl un a6le particulier. D'accord ; auffi
cette condannation n'appartient - elle point au
Souverain ; c'efl; un droit qu'il peut conférer
fans pouvoir l'exercer lui-même. Toutes mes
idées fe tiennent , mais je ne faurois les expo»
fer toutes à la fois.
Au RESTE la fréquence des fupplices eft
toujours un figne de foiblefle ou de pareflb
dajis le Gouvernement. Il n'y a point de mé»-
chant qu'on ne pût rendre bon à quelque cho--
fe. On n'a droit de faire mourir , même pour
l'exemple , que celui qu'on ne peut conferver
fans danger.
A l' EGARD du droit de faire grâce , ou
d'exempter un coupable de la freine portée par
}a loi Ôc prononcée par le juge , il n'appartient
qu'à celui qui efl au delTus du juge & de la
loi, ç'eft-àrdirs au Souverain; Encore for»
SOCIAL. 73
droit en ceci n'eft-il pas bien net, & les
cas d'en ufer font -ils très rares. ;Dans un
Etat bien gouverné il y a peu de puni-
tions , non parce qu'on fait beaucoup de grâ-
ces, mais parce qu'il y a peu de criminels: la
multitude des crimes en affure l'impunité lorf-
que l'Etat dépérit. Sous la République Ro-
maine jamais le Sénat ni les Confuls ne tentè-
rent de faire graçe ; le peuple même n'en fai-
foit pas, quoiqu'il révocât quelquefois fon pro-
pre jugement, Les fréquentes grâces annon-
cent que bientôt les forfaits n'en auront plus
befoin, & chacun' voit où cela mené. Mais
je fens que mon cœur murmure <Sc retient mîn
plume ; laiflbns difcuter ces queflions à l'hom-
îne jufte qui n'a point failli, & qui jamais
p'çût Iwi-mêrne befoin de graçe.
Es
74 DU CONTRACT
CHAPITRE VL
"De la lûL
i AR le pa6le Tocîal nous avons donné l'exif-
tence & la vie au corps politique : il s'agic
maintenant de lui donner . le mouvement & la
volonté par la légiflation. Car l'aéle primitif
par lequel ce corps fe forme & s'unit ne dé-
termine rien encore de ce qu'il doit faire pour
le conferver.
Ce Q.UI efl: bien & conforme à Tordre e(l
tel par la nature des chofes & indépendam-
ment des conventions humaines. Toute juflî-
ce vient de Dieu, lui feul en eft: la fource;
mais fi nous favions la recevoir de fi haut nous
n'aurions befoin ni de gouvernement ni de loiï.
Sans doute il eft ime juitice univerfelle émanée
SOCIAL 75
de la raifon feule ; mais cette juflice pour être
admife entre nous doit être réciproque, A con^
fidérer humainement les chofes , faute de fane*
tion naturelle les loix de la juflice font vaine»
parmi les hommes ; elles ne font que le bien
du méchant & le mal du jufte, quand celui-
ci les obferve avec tout le monde fans que
perfonne les obferve avec lui. II faut donc
des conventions & des loix pour unir les droits
aux devoirs & ramener la jullice à fon objet.
Dans fétat de nature, où tout ell: commun , je
ne dois rien à ceux à qui je n'ai rien promis,
je ne reconnois pour être à autrui que ce qui
m'efl inutile, Il n'en efl pas ainfî dans l'état
civil où tous les droits font fixés par la loi.
Mais quell-ce donc enfin qu'une loi? Tant
qu'on fe contentera de n'attacher à ce mot que
^es idées métaphyliques , on continuera de rai-
fonner fans s'entendre, 6ç (juand on aura die
7<î DU CONTRACT
ce que c efl qu'une loi de la nature on n*en
faura pas mieiuc ce que c'efl qu'une loi de
l'Etat.
J'ai déjà dit qu'il n'y avoit point de volonté
générale fur un objet particulier. En effet cet
objet particulier efl dans l'Etat ou hors de l'E-
tat, S'il ell hors de l'Etat, une volonté qui lui
efl étrangère n'efl point générale par rapport
à lui ; & fî cet objet efl dans l'Etat , il en fait
partie: Alors il fe forme entre le tout & fa
partie une relation qui en fait deux êtres fépa-
rés, dont la partie efl l'un, & le tout moins
cette même partie efl l'autre. Mais le tout
moins une partie n'efl point le tout, & tant
que ce rapport fublîfle il n'y a plus de tout
mais deux parties inégales; d'où il fuit que
la volonté de funê n'efl point non plus gé-
nérale par rapport à l'autre.
Mais quand tout le peuple flatue fur tout
SOCIAL. 77
îe peuple il ne confîdere que lui-même, &
s'il fe forme alors un rapport , c'efl: de l'ob-
jet entier fous un point-de-vue à l'objet en-
tier fous un] autre point de \iie, fans aucune
divifion du tout. Alors la matière fur laquel-
le on ftatue efl; générale comme la volonté
qui ftatue. C'eft cet a6le que j'appelle une loi.
Quand je dis que l'objet des loix eft tou-
jours général, j'entends que la loi confîdere
les fujets en corps & les a6lions comme ab-
(traites, jamais un homme comme individu
ni une aélion particulière. Ainû la loi peut
bien ftatuer qu'il y aura des privilèges, mais
elle n'en peut donner nommément à perfon-
ne; la loi peut faire plufieurs ClafTes de Ci-
toyens , affigner même les qualités qui donne-
ront droit à ces claflès, mais elle ne peut
nommer tels & tels pour y être admis; elle
peut établir un Gouvernement royal & une
^t DU CONTRACT
fucceflîon héréditaire, mais elle ne peut élire
tm roi ni nommer une famille royale ; en uiî
mot toute fonélion qui lé rapporte à un ob-
jet individuel n'appartient point à la puiflan-
ce légîflative.
Sur cette idée on voit à l'inflant qu'il ne
faut plus demander à qui il appartient de fai-
re des loix , puifqu'elles font des a6les de la
Volonté générale; ni fî le Prince efl au def»
fus des loix, puifqu'il eft membre de l'Etat;
ni fi la loi peut être injulle, puifque nul n'efï-
înJLiIle envers lui-même; ni comment on eft
libre & fournis aux loix, puifqu'elles ne foiït
^ue des tégiftres de nos volontés.
' On voit encore que la loi réunifiant Tu-
îîiverfalité de la volonté ôc celle de l'objet ^
ce qu'un homme, quel qu'il puifle être, or-
donne de fon chef n*efl: point une loi ; ce
qu'ordonne, même- le Souverain fur un objet
SOCIAL. 7^
particulier n'efl: pas non plus une loi mais un
décret, ni un afte de fouveraineté mais de
magifb-ature.
J'appelle donc République tout Etat régi
par des loix, fous quelque forme d'adminiilra-
lion que ce puifle être: car alors feulement
î'intérêt public gouverne, & la chofe publi-'
que eft quelque chofe. Tout Gouvernement
lé^time eft républicain*: j'expliquerai ci-aprés
ce que c'eft que Gouvernement.
Les loix ne font proprement que les con-
ditions de l'alTociation civile. Le Peuple fou-
rnis aux loix en doit être fauteur; il n'ap-
partient qu'à ceux qui s'affocient de régler les
* Je n'entends pas feulement par ce mot une Arifto-
cratie ou une Démocratie, mais en général tout gouver-
nement guidé par la volonté générale, qui efl la loi.
Pour être légitime il ne faut pas que le Gouvernement
fe confonde avec le Souverain, mais qu'il en foit le mi-
niftre ; alors la monarchie elle-même eft république. Ce-
ei s'éclaircira dans le livre fuivant.
8o DUCONTRACT
conditions de la fociétë: mais comment les
régleront- ils ? Sera-ce ^un commun accord,
par une infpiration fubite? Le corps politique,
a-t-il un organe pour énoncer fes volontés?
Qui lui donnera la prévoyance néœflaire pour
en former les a6les & les publier d'avance,
©u comment les prononcera-t-il au moment du
befoin? Comment une multitude aveugle qui
fouvent ne fait ce qu'elle veut, parce qu'elle
fait rarement ce qui lui eft bon, exccuteroit-
elle d'elle-même une entreprife auITi grande
aufli difficile qu'un (îftême de légillation? De
lui-même le peuple veut toujours le bien , mais
de lui-même il ne le voit pas toujours. La
volonté générale efl toujours droite, mais le
jugement qui la guide n'efl: pas toujours é-
clairé. Il faut lui faire voir les objets tels
qu'ils font, quelquefois tels qu'ils doivent lui
paroitre, lui montrer le bo;]; chemin qu'elle
cher*
SOCIAL 8ï
cherche, la garantir de la fédaftion des vo--
lontës particulières, rapprocher à fes yeux les
lieux & les tems, balancer l'attrait des avan-*
tages préfens & fenfibles, par le danger des
maux éloignés & caches^ Les particuliers vo-
yent le bien qu'ils rejettent : le public veut le
bien qu'il ne voit pas. Tous ont également
befoin àe guides: Il faut obliger les uns à
conformer leurs volontés à leur raifon ; il faut
apprendre à l'autre à connoitre ce qu'il veut.
Alors des lumières publiques réfulte l'union de
l'entendement & de la volonté dans le corps
focial, de-là l'exact concours des parties, &
enfin la plus grande force du tout. Voilà
d'où naît la néceflité d'un Légiilateiix.
gâ DU CONTRACT
CHAPITRE VII.
Du Légijlateiir.
X o u R découvrir les meilleiires règles de fo-
ciété qui conviennent aux Nations, il faudroit
une intelligence fupérieure, qui vit toutes les
palTions des hommes & qui n'en éprouvât au-
cune , qui n'eut aucun rapport avec notre na-
ture & qui la connût à fond, dont le bon-
heur fût indépendant de nous & qui pour-
tant voulut bien s'occuper du notre ; enfin
qui, dans le progrès des tems fe ménageant
une gloire éloignée , put travailler dans un fie-
cle & jouir dans un autre *. 11 faudroit des
* Un peuple ne devient célèbre que quand fa légifla-
tion commence à décliner. On ignore durant combien
de lîecles l'inftitution de Lycurgue fit le bonheur des
Spartiates avant qu'il fut queftion d'eux dans le rdle de
la Grèce.
SOCIAL. 83
Dieux pour donner des loix aux hommes.
Le MEME raifonnement que faifoit Caligu-
la quant au fait, Platon le faifoit quant au
droit pour définir l'homme civil ou royal qu'il
cherche dans fon livre du règne ; mais s'il eft
vrai qu'un grand Prince efl: un homme rare,
que fera -ce d'un grand Légiflateur? Le pre-
mier n'a qu'à fuivre le modèle que l'autre doit
propofer. Celui-d efl le méchanicien qui in-
vente la machine , celui - là n'efl que l'ouvrier
qui la monte & la fait marcher. Dans la
nailTance des fociétés, dit Montefquieu, ce
font les chefs des républiques qui font i'inflî-
tution , & c'efl enfuite l'inltitution qui forme
les chefs des républiques.
Celui qui ofe entreprendre d'inflîtiier un
peuple doit fe fentir en état de changer, pour
ainfi dire, la nature humaine; de transformer
chaque individu , qui par lui-même eft un toiiî
F ii
84 DU CONTRACT
parfait & folitaire, en partie d'un plus grandi
tout dont cet individu reçoive en quelque for-
te fa vie & fon être; d'altérer la conflitution
de fhomme pour la renforcer; de fubftituer une
cxiflence partielle & morale à l'exiflence phy-
fique & indépendante que nous avons tous re-
plie de la nature. Il faut , en un mot , qu'il ôte
à l'homme fes forces propres pour lui en don-
ner qui lui foicnt étrangères & dont il ne
puifle faire ufage fans le fecours d'autrui. Plus
ces forces naturelles font mortes & anéanties,
plus les acquifes font grandes & durables , plus
aufli rinftitution efl folide & parfaite: En for-
te que fi chaque Citoyen n'efl: rien, ne peut
rien , que par tous les autres , & que la force
acquife par le tout foit égale ou fupérieure à
la fomme des forces naturelles de tous les in-
(dividus, on peut dire que la légiflation eft
au plus haut point de perfe6lion qu'elle puilTe
atteindre.
SOCIAL. §5
Le LEGISLATEUR eftà tous égards un
homme extraordinaire dans l'Etat. S'il doit
rêtre par fon génie, il ne l'efl pas moins par
fon emploi. Ce n'efl point magiflrature, ce
n'efl: point fouveraineté. Cet emploi , qui con-
ftitue la république, n'entre point dans fa con-
ftitution : C'cft une fonftion particulière & fu
périeure qui n'a rien de commun avec l'empi-
re humain ; car fi celui qui commande aux
hommes ne doit pas commander aux bix,
celui qui commande aux loix ne doit pas non
plus commander aux hommes; autrement fes
loix, minières de fes pafTions, ne feroient fou-
vent que perpétuer fes injuftices, & jamais il
ne pourroit éviter que des vues particulières
n'altéralTent la fainteté de fon ouvrage.
Quand Lycurgue donna des loix à fa pa-
trie , il commença par abdiquer la Royauté.
C'étoit h coutume de la plupart des villes
S6 DU CONTRACT
grecques de confier à des étrangers l'établif'
fement des leurs. Les Républiques modernes
de l'Italie imitèrent fouvent cet ufage ; celle
de Genève en fit autant & s'en trouva bien *.
Rome dans Ton plus bel âge vit renaître en
fon fein tous les crimes de la Tirannie, &
fe vit prête à périr, pour avoir réuni fur les
mêmes tôtcs l'autorité Icgillative &. le pouvoir
fouverain.
Cependant les Déçemvirs eux-mêmes ne
s'arrogèrent jamais le droit de faire palier au-
cune loi de leur feule autorité. Rien de ce
que nous vous propofons , difoient-ils au peuple ,
* Ceux qui ne confidcrent Calvin que comme théolo-
gien connoiircnt mal l'étendue de fon génie. La redac
tion de nos fagcs Edits, à laquelle il eut beaucoup
de part, lui fait autant d'honneur que fon inftitution.
Quelque révoution que le tems puiifc amener dans notre
culte, tant que l'amour de la patrie & de la liberté ne
fera pas éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce
grand homme ne cciTcra d'y être çn bénédiction.
SOCIAL. 87
fie peut p^JJer en loi fam votre confentement.
Romains, foyez vous-mêmes les auteurs des lois
qui doivent faire votre bonheur.
Celui qui rédige les loix n'a donc ou ne
doit avoir aucun droit légiilatif, & le peuple
même ne peut, quand il le voudroit, fe dé-
pouiller de ce droit incommunicable; parce
que félon le pa6le fondamental il n'y a que
la volonté générale qui oblige les particu-
liers, & -qu'on ne peut jamais s'aiTurer qu'une
volonté particulière efl conforme à la volonr
té générale, qu'après l'avoir foumife aux fuf-
frages libres du peuple : j'ai déjà dit cela ,
mais il n'efl pas inutile de le répéter.
Ainsi l'on trouve à la fois dans l'ouvra-
ge de la légiflation deux chofes qui femblent
incompatibles: ime entreprife au deflus de la
force humaine, & pour l'exécuter , une auto-
rité qui n'efl rien.
F4
BS DU CONTRACT
Autre difficulté qui mérite attention. Les
fages qui veulent parler au vulgaire leur lan-
gage au lieu du fien n'en fauroient être en-,
tendus. Or il y a mille fortes d'idées qu'il efl
impoffible de traduire dans la langue du peu-
ple. Les vues trop générales & les objets trop
éloignés font également hors de fa portée;
chaque individu ne goûtant d'autre plan de
gouvernement que celui qui fe rapporte à fon
intérêt particulier , appercoit difficilement les
avantages qu'il doit retirer des privations con-
tinuelles qu'impofent les bonnes loix. Pour
qu'un peuple naifTant put goûter les faines
maximes de la politique & fuivre les règles
fondamentales de la raifon d'Etat, il faudroit
que fcffet put devenir la caufe, que l'cfprit
focial qui doit être l'ouvrage de l'inilitution
préfidât à l'inilitution même, & que les hom-
mes fufTent avant les loix ce c^u'ils doivem;
SOCIAL. 89
devenir par elles. Ainfi donc le Légiflateur ne
pouvant employer ni la force ni le raifonne-
ment , c'eft une néceflité qu'il recoure à ime
autorité d'un autre ordre, qui puiflTe entraîner
fans violence & perfuader fans convaincre.
Voila ce qui força de tous tems les pè-
res des nations de recourir à l'intervention
du ciel <& d'honorer les Dieux de leur propre
fagelTe, afin que les peuples, fournis aux loix
de l'Etat comme à celles de la nature, & re-
connoiflanc le même pouvoir dans la formation
de rhomme & dans celle de la cité, obéif-
fent avec liberté & portaflent docilement le
joug de la félicité publique.
Cette raifon fublime qui s'élève au def-
fus de la portée des hommes vulgaires efl cel-
le dont le légiflateur met les décifions dans la
bouche des immortels , pour entraîner par l'au-
torité divine ceux que ne pourroic ébranler
F5
po DU CONTRACT
h prudence humaine *. Mais il n'appartient
pas à tout homme de faire parler les Dieux ,
ni d'en être cru quand il s'annonce pour être
leur interprête. La grande ame du Légiflateur
efl: le vrai miracle qui doit prou\"er fa miffion.
Tout homme peut graver des tables de pier-
re, ou acheter un oracle, ou feindre un fe-
cret commerce avec quelque divinité , ou dref-
fer un oifeau pour lui parler à l'oreille, ou
trouver d'autres moyens groffiers d'en impo-
1er au peuple. Celui qui ne faura que cela
pourra même aflembler par hazard une trou-
pes d'infenfés, mais il ne fondera jamais un
empire , & fon extravagant ouvrage périra
* E veramente, dit Machiavel, mai non fù aïcuno or-
dbviiore di Isggi ftraorditurie in un popolo , cbe non ricorref-
fe a Dio, perche altrimenti non farebbero accettate; perche
fono molti béni conofciuti da unoprudeiÉe, i quali non ban-
no in Je raggioni evidenti da potergli perfuadere ad altrui.
Difcorli fopra Tito Livio. L. I. c XI.
SOCIAL, 91
bientôt avec lui. De vains prefhiges forment
un lien pafTager, il n'y a que la fagefTe qui
le rende durable. La loi judaïque toujours
fubfiftante, celle de l'enfant d'Ifmaël qui de^
puis dix fiecles régit la moitié du monde , an-
noncent encore aujourd'hui les grands hom-
me^ qui les ont dictées ; & tandis que l'or-
gueilleufe philofophie ou l'aveugle eiprit de
parti ne voit en eux que d'heureux impos-
teurs, le vrai politique admire dans leurs in-
(litutions ce grand & puiflant génie qui pré*
iide aux établiflemens durables.
I L N E faut pas de tout ceci conclurre avec
' Warburton que la politique & la religion aient
parmi nous un objet commun , mais que dans
l'origine des nations l'une fert d'inflnunent à
l'autre.
9^
DU CONTRACT
CHAPITRE VIII.
Du peuple.
Cv 0 M M E avant d'élever un grand édifice
rarchite6le obfer\''e & fonde le fol , pour voir
s'il en peut foutenir le poids , le fage inflitu-
teur ne commence pas par rédiger de bonnes
loix en elles-mêmes , mais il examine aupara-
vant (i le peuple auquel il les defline eft pro-
pre à les fupporter. Cefl pour cela que Pla-
ton refufa de donner des loix aux Arcadiens
& aux Cyréniens, fâchant que ces deux peu-
ples étoient riches & ne pouvoient fouJFrir
l'égalité : c'efl: poiu- cela qu'on vit en Crète
de bonnes loix & de médians hommes , par-
ce que Minos n'avoit difcipliné qu'un peuple
chargé de vices.
SOCIAL. j>3
Mille nations ont brillé fur la terre qui
n'auroient jamais pu foufFrir de bonnes loix,
& celles mêmes qui l'auroient pu n'ont en
dans toute leur durée qu'un tems fort court
pour cela. Les Peuples ainfi que les hommes
ne font dociles que dans leur jeimefle, ils de-
viennent incorrigibles en vieillifTant ; quand u-
ne fois les coutumes font établies & les pré-
jugés enracinés , c'efl une entreprife dange-
reufe & vaine de vouloir les réformer ; le
peuple ne peut pas même foufFrir qu'on tou-
che à f^s maux pour les détruire , femblable
à ces malades ftupides & fans courage qui
frémiflènt à l'alpeéi: du médecin.
Ce n' e s t pas que , comme quelques mala-
dies bouleverfent la tête des hommes & leur
ôtent le fouvenir du palTé , il ne fe trouve
quelquefois dans la durée des Etats des époques
violentes où les révolutions font fur les peuples
94 DU CON TRACT
ce que certaines crifes font fur les individus ^
où l'horreur du pafTé tient lieu d'oubli , ôc où
l'Etat, embrafé par les guerres civiles, renait
pour ainfi dire de fa cendre & reprend la vi-
gueur de la jeunelTe en fortant des bras de la
moit. Telle fut Sparte au tems de Lycurgue,
telle fut Rome après les Tarquins ; . & telles
t)nt été parmi nous la Hollande & la SuilTe
après l'expulfion des Tirans.
Mais ces événemens font rares; ce font
des exceptions dont la raifon fe trouve toujours
dans la conftitution particulière de l'Etat ex-
cepté. Elles ne fauroient même avoir lieu
deux fois pour le même peuple, car il peut
fc rendre libre tant qu'il n'eft que barba-
re, mais il ne le peut plus quand le reflorC
civil cfl ufé. Alors les troubles peuvent le
détruire fans que les révolutions puifTent le
•rétablir , & fitôt que fes fers font brifés , H
SOCIAL. ç^
tombe épars & n'exiflie plus: Il lui faut dé-
formais un maicre & non pas un libérateur.
Peuples libres, fouvenez-vous de cette maxi-
me : On peut acquérir la liberté ; mais on ne
la recouvre jamais.
Il EST pour les Nations comme pour les
hommes un tems de maturité qu'il faut atten-
dre avant de les foumettre à des loix; mais
la maturité d'un peuple n'eft pas toujours fa-
cile à connoitre , & fi on la prévient l'ouvrage
cft manqué. Tel peuple efl: difciplinable en
naiffant , tel autre ne l'eft pas au bout de dix
(lecles. Les Rufles ne feront jamais vraiment
policés, parce qu'ils l'ont été trop tôt. Pier-
re avoit le génie imitatif ; il n'avoit pas le
vrai génie , celui qui crée & fait tout de
rien. Quelques unes des chofes qu'ilj fit é-
toient bien, la plupart étoient déplacées. B
a vu que fon peuple étoit barbare, il n'a point
ç6 DU CONTRACT
vu qu'il n'étoit pas mur pour la police; il
l'a \^oulu civilifer quand il ne faloit que l-ag-
guerrir. Il a d'abord voulu faire des Allemands,
des Anglois, quand il faloit commencer par
faire des Rufles; il a empêché Çqs fujets de
jamais devenir ce qu'ils pourroient être, en
leur perfuadant qu'ils étoient ce qu'ils ne font
pas. C'cfl ainfi qu'un Précepteur françois for-
me fon élevé pour briller un moment dans
fon enfance , & puis n'être jamais rien. L'Em-
pire de Rufîie voudra fubjuguer l'Europe &
fera fubjugué lui-même. Les Tartai-es fcs fu-
jets ou fes voifms deviendront fcs maîtres &
les nôtres: Cette révolution me paroit infail-
lible. Tous les Rois de l'Europe travaillent de
concert à l'accélérer.
C H A-
Ô C i A Li p7
CHAPITRE IX.
Sidiei
C^ 0 M M E la nature a donné des termes à h
.flatiire d'im homme bien conformé, pajTé lef-
,quels elJe ne fait plus que des Géants ou des
Nains, il y a de même, eu égard à la meil-
leure conftitution d'un Etat , des bornes à l'é*
•tendue quil peut avoir, afin qu'il ne foit nî
trop grand pour pouvoir être bien gouverné,
-ni trop petit pour pouvoir fe maintenir par lui-
-même. Il y a dans tout corps politique un
.maximum de force qu'il ne fauroit pafTer, &
.duquel fouvent il s'éloigne à force de s'ag-
. grandir. Plus le lien focial s'étend, plus il le
relâche, & en général un petit Etat efl: pro-
■ portionnellement plus fort qu'un grande
G
f8 DU CONTRACT
Mille raifons démontrent cette maxime,
premièrement l'adminiUration devient plus pé-
nible dans les grandes diflances , comme un
poids devient plus lourd au bout d'un plus
grand levier. Elle devient aufTi plus onéreufe
a melure que les degrés fe multiplient ; car
chaque ville a d'abord la fienne que le peu-
ple paye, chaque diftrift la ilenne encore pa-
yée par le peuple , enfuite chaque province,
puis les grands gouvernemens , les Satrapies,
■les Viceroyautés qu'il faut toujours payer plus
-cher à melure qu'on monte, & toujours aux-
dépends du malheureux peuple ; enfin vienc
Tadminiflration fuprême qui écrafe tout. Tanc
àe furcharges épuifent continuellement les fu-
jets ; loin d'être mieux gouvernés par tous ces
différens ordres , ils le font moins bien que
s'il n'y en avoit qu'un feul au deffus d'eux.
Cependant a peine refte-t-il des reflburces
SOCIAL. 9^
pour les cas extraordinaires , & quand il y
faut recourir l'Etat eu. toujoiurs à h veille de
ïa ruine. ^-''i'-'-' - ^ ---'— '^^ --— '- '
■ C E n' È s T pas tout ; non feulement te
Gouvernement a moins de vigueur & de célé-
rité pour faire obferver les loix , empêcher
ies vexations, corriger les abus, prévenir leà
entreprifes féditieufes qui peirvent fe faire
dans des lieux éloignés ; mais le peuple i
moins d'affe^lioii pour fes chefs qu'il ne voit
jamais j pour la patrie qui eft à ies yeux com*
me le monde , & pour fes concitoyens dont U
plus-part lui font étrangers. Les mêmes loix
iie peuvent convenir à tant de provinces di*
trerfes qui ont des moeurs différentes, qui vî<i
vent fous des climats oppofés , & qui ne peu^
yent fouiFrir la même forme de gouvernementj
t)es loix différentes n'engendrent que trouble'
éi Gonfunon parmi des peuples qui^ vivant
G â •
ICO DU C O N T R A C T
fous les mêmes chefs & dans une commu-
nication continuelle , paflent ou fe marient les
uns chez les autres & , fouiTiis à d'autres
.coutumes, ne favent jamais fi leur patrimoi-
ne eft bien à eux. Les talens font enfouis ,
les vertus ignorées , les vices impunis , dans
cette multitude d'hommes inconnus les uns
aux autres , que le fiege de fadminiflration
fuprême raffemble dans un même lieu. Lea
Chefs accablés d'affaires ne voyent rien par
eux-mêmes, des commis gouvernent l'Etat^^
Enfin les mefures qu'il faut prendre pour
maintenir l'autorité générale, à laquelle tant
d'Officiers éloignés veulent fe fouftraire oa
en impofer, abforbe tous les foins publics, 'û
;i'en refle plus pour le bonheur du peuple , à
peine en reile-t-il poiu: fa défence au befoini
j& c'ell ainfi qu'un corps trop grand pour fa
conftitution s'HafFaifle & périt écrafe fous foo
propre poids» , '
SOCIAL. loi
D'un autre côté , l'Etat doit fe donner une
certaine bafe pour avoir de la folidité , pour
réfiller aux fecoufîes qu'il ne manquera pas
d'éprouver & aux efforts qu'il fera contraint de
faire pour fe foutenir : car tous les peuples ont
une efpece de force centrifuge , par laquelle ils
agiflent continuellement les uns contre les au-
tres & tendent à s'aggrandir aux dépens de
leurs voifms, comme les tourbillons de Def-
cartes. Ainfi les foibles rifquent d'être bien-'
tôt engloutis, & nul ne peut gueres fe con-
ferver qu'en fe mettant avec tous dans une'
éipecc d'équilibre, qui rende la comprefTion
par -tout à peu prés égale.
On voit par-là qu'il y a des raifons de
s'étendre & des raifons de fe refferrer, & ce
n'efl pas le moindre talent du politique de
trouver, entre les unes ô(. les autres, la propor-
tion la plus avantageufe à la confervation de
G3
ï©2 D U C O N T R A e T
l'Etat. On peut dire en général que les pFe^
mieres , n'étant qu'extérieures & relatives , doir
vent être fubordonnées aux autres , qui font in-
ternes & abfolues; une faine & forte conlli-
tution cft la première chofe qu'il faut rechcr-r
cher, &: l'on doit plus compter far la vigueur
qui nait d'un bon gouvernement, que fur les
refTcurccs que fournit un grand territoire.
Au RESTE, on a vu des Etats tellement
conditués, que la ncceiritc des conquêtes en-
troit dans leur çonftitution même , & que
pour fe maintenir, ils étoient forcés de s'ag*
grandir fans çei^Q. Peut-être fe félicitoient-ils«,
beaucoup de cette heureufe néçeflité , qui leuB
montroit pourtant , avec le terme de leur gran-
deur, l'inévitable moment de leur chute.
SOCIAL. 103
CHAPITRES
On peut méfurer iin corps politique de
deux manières; favoir, par l'étendue du terri-
toire, & par le nombre du peuple, & il y a,
entre l'une & l'autre de ces méfures , un rapport
convenable pour donner à l'Etat fa véritable
grandeur : Ce font les hommes qui font l'Etat ,
& c'eft le terrain qui nourrit les hommes; ce
rapport efl donc que la terre fufHfe à l'en-
tretien de fes habitans, & qu'il y ait autant
d'habitans que la terre en peut noiurir. C'efl;
dans cette proportion que fe trouve le 7naxi-
mum de force d'un nombre donné de peuple ;
car s'il y a du terrein de trop, la garde en
^eft onéreufe, h culture infuffifante, le produit
G4
I04 DU CÔNTRAèT
fuperflu; c'efl la caufe prochaine des guerres
deffenfivesj s'il n'y en a pas afles, l'Etat fe
trouve pour le fupplément à la difcretion do
{es voiûns ; c'efl: la caufe prochaine des guerres
ofFenfives. Tout peuple qui n'a par fa pofi-
tion que l'alternative entre le commerce ou la
guerre, efl; foible en lui-même; il dépend de
fes voiiins, il dépend des événemens; il n'a
jamais qu'une exiflience incertaine & courte.
Il fubJLigue <& change de fituation , ou il
eft fubjugué & n'efl: rien. Il ne peut fe con-
ferver libre qu'à force de petitelTe ou de
grandeur.
Gn NE peut donner en calcul un rapport
fixe entre l'étendue de terre & le nombre
d'hommes qui fe fuffifent l'un à l'autre; tant
à caufe des différences qui fe trouvent dans
les qualités du terrein , dans ies dégrés àt
fertilité , dans la nature de fes productions,^
SOCIAL. 105
dans rînfluence des climats , que de celles
qu'on remarque dans les tempéramens des
hommes qui les habitent, dont les uns con-
fomment peu dans un pays fertile, les autres
beaucoup fur un fol ingrat. Il faut encore
avoir égard à la plus grande ou moindre fé-
condité des femmes , à ce que le pays peut
avoir de plus ou moins favorable à la popu-
lation, à la quantité dont le légiflateur peuc
elpérer d'y concourir par fcs établiffemens ;
de forte qu'il ne doit pas fonder fon jugement
fur ce qu'il voie mais fur ce qu'il prévoit, nî
s'arrêter autant à l'état aftuel de la population
qu'à celui où elle doit naturellement parvenir.
Enfin il y a mille occafions où les accidens
particuliers du lieu exigent ou permettent qu'on
embralTe plus de terrein qu'il ne paroit nécef-
faire. 'Ainfi l'on s'étendra beaucoup dans im
pays de montagnes, où les produ6lions natii'
G s
io6 D U C O N T R A G T
relies, favoir les bois les pâturages, demandent
moins de travail, où l'expérience apprend que
les femmes font plus fécondes que dans les plai^
jies, & où un grand fol incliné ne donne qu'u-
ne petite bafe horifontale, la feule qu'il faut
compter pour la végétation. Au contraire, on
peut fe refTerrer au bord de la mer, même
dans des rochers 6c des fables prefque flériles ;
parce que la pêche y peut fuppléer en grande
partie aux produ6lions de la : terre, que les
hommes doivent être plus raffemblés pour ré^
pouffer les pyrates, & qu'on a d'ailleiurs plus
de facilité pour délivrer le pays par les colo-
nies, des habitans dont il efl furchargé.
Aces conditions pour inftituer un peuple,
il en faut ajouter ime qui ne peut fuppléer
à nulle autre , mais fans laquelle elles font tou-
tes inutiles ; c'eft qu'on jouifle de l'abondance
^•de la paix; car le tems où s'ordonne un
SOCIAL, 107
Etat efl , comme celui où fe forme un batail.
Ion, l'inftant où le corps efl le moins capa-
ble de réfiftance & le plus facile à détruire.
On réfifleroit mieux dans un défordre abfola
que dans un moment de fermentation , où cha-
cun s'occupe de fon 'rang & non du péril.
Qu'une guerre une famine une fédition fur-
vienne en ce tems de crife, l'Etat efl infail-
liblement renverfé.
Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup de
gouvernemens établis durant ces orages; mais
alors ce font ces gouvernemens - mêmes qui
détruifent l'Etat. Les ufurpateurs amènent ou
çhoifilTent toujours ces tems de troubles pour
faire pafler , à la favciu- de l'effroi public , des
loix deflruftives que le peuple n'adopteroit ja-
mais de fang-froid. Le choix du moment de
. rinftitution efl un des cara6leres les plus furs
p^ lef(^uels on peut diflinguer l'œuvre du Le-î
ioS DU C O N T R A C T
gifhteiir d'avec celle du Tiran.
Q u E t peuple eft donc propre à la légis-
ktion? 'Celui qui, fe trouvant déjà lié par
quelque union d'origine d'intérêt ou de con-
vention, na point encore porté le vrai joug
des îoix; celui qui n'a ni coutumes ni fuper"
flitions bien enracinées; celui qui ne craint
pas d'être acca'olé par une invafion fubite,
qui, fans entrer dans les querelles de Tes voi-
fins, peut réfifter feul à chacun d'eux, ou s'ai-
der de l'un pour repoufler l'autre; celui donc
chaque membre peut être connu de tous, &
où Ton n*eft point forcé de charger un hon>
ine d'un plus grand fardeau qu'un homme ne
peut porter; celui qui peut fe pafler des au-
tres peuples & dont tout autre peuple peut
fe paiTer *; Celui qui n'eft ni riche ni pau-
♦ Si de deux peuples voifins l'un ne pouvoic fe paflêt
lie l'autre, ce feroit une fituation trcs dure pour le pre-
1 : s 0 c VA u Ci 1091
vre .-(Scpeut. fe fuffircL à lui-niênje ; enfin celiû
qui réunie la^xonfiftance. d'mi ancien pdipiè
avec la docilité d'un peuple.nouveau. Ce qui
rend pénible l'ouvrage de la légiflation., eft
moins ce qu'il faut établit ^ue. ce qu'il Suif
fîétruire ; & ce qui rend le,- fuccès fi rare ,.c'ell;
rimpoffibilité de trouver la fimplicité de la ria^
ture jointe aux befoins de la fociété. Toutes
ces conditions, il eft vrai , fe trouvent diffi-
cilement raflemfclées. Auffi vbit-on peu d'E-
tats bien confliuiés. ^
Il EST encore ea Europe un pays capable
mier & très dangereufe pour le fécond. Toute nation
fagc , en pareil cas , s'efforcera bien vite de délivrer
l'autre de cette dépendance. La République de Tblafca-
la enclavée dans l'Empire du Mexique aima mieux fe
paiTer de fel, que d'en acheter des Mexicains, & même
que d'en accepter gratuitement. Les fages Thlafcalans
virent le piège caché fous cette libéralité. Us fe con-
ferverent libres , & ce petit Etat , enfenné dans ce grand
Empire , fut enfin l'inftrument de fa mine.
iîo DU C O N T R A C T
àe légiflation j d'efl l'Ifle de Corfe. La vâléul'
& la confiance avec laquelle ce brave peuple
à fil recouvrer & défendre fa liberté, mérî-
teroit bien que quelque honime fagé lui ap-
{>rit à la confervcTi Jai quelque preflenti-
ïïient qu'un jour cette petite Ifle étonnem
l'Europe*
pcT»-»
^ à
s O CI A L. 111
CHAPITRE XL
Des divers fijlêmes de Légîjlatwn»
Oi l' 0 N recherche en quoi confifte précifë-*
ment le pîus grand bien de tous, qui doit ê-
tre la fin de tout fiilême de Jégiflation , on
trouvera qu'il fe réduit à ces deux objets prin-
cipaux , la liberté , & Y égalité. La liberté ,
parce que toute dépendance particulière efl; au*
tant de force ôtée au corps de l'Etat ; l'égà*
tîté, parce que la liberté ne peut fubfifter ùn$
éïe.
y A I déjà dît ce que c'efl que la liberté ci-
vile; à l'égard de l'égalité, il ne faut pas en-
tendre par ce mot que les degrés de puiflan-
£e & de richefTe foient abfoloment les mê-
triQSj mais que, quant à JapuiiTance, elle foie
ïi2 D U C O N T R A C T
au deffous de toute violence & ne s'exereé
jamais qu'en vertu du rang & des loix, <&
quant à la richefle, que nul citoyen ne foit
àlTez opulent pour en pouvoir acheter un au-
tre , & nul aflèz pauvre pour être contraint
de fe vendre: Ce qui fuppofe du ^ôté dej|
grands modération de biens & de crédit, &
du côté des petits, modération d'avarice &
de convoitife*
Cette égalité, difent-ils^ eft une chimer^
de fpéculation qui ne peut exifter dans la pra-
tique : Mais û l'abus efl inévitable , s'enfuit - il
flu'il ne faille pas au moins le régler? C'eft
* Voulez-vous donc donner à l'Etat de la confiftance ?
rapprochez les degrés extrêmes autant qu'il efi: poffîble ;
lie foufFrez ni des gens opulens ni des gueux. Ces deui
états, naturellement inféparables, font également funeftes
au bien commun; de l'un fortent les fauteurs de la ti-
ràiinie & de l'autre les tirans ; Ceft toujours entre eUX
que fe fait le trafic de la liberté publique; l'un Tachette
& l'autre la vend,
prect*
SOCIAL. -^' 113
pfécifément parce que la force des chofes
tend toujours à détruire l'égalité , que la force
de la légiflation doit toujours tendre à la main-
tenir.
Mais ces objets généraux de toute bonne
inftitution doivent être modifiés en chaque
pays par les rapports qui naiflent, tant de la
fituation locale , que du cara6lere des habitans ,
& c'efl fur ces rapports qu'il faut affigner à
chaque peuple un fiflême particulier d' inftitu-
tion, qui foit le meilleur, non peut-être en
lui-même, mais pour l'Etat auquel il efl: def-
tiné. Par exemple le fol eft-il ingrat & fté-
rile , ou le pays trop ferré pour les habitans ?
Tournez -vous du côté de l'induftrie & des
arts , dont vous échangerez les produftions
contre les denrées qui vous manquent. Au
contraire, occupez -vous de riches plaines &
des coteaux fertiles? Dans un bon terrain,
H
114 DU CONTRACT
manquez - vous d'habitans? Donnez tous vos
foins à l'agriculture qui multiplie les hommes,
& chalTez les arts qui ne feroient qu'achever
de dépeupler le pays, en attroupant fur quel-
ques points du territoire le peu d'habitans
qu'il a *. Occupez -vous des rivages étendus
& comodes? Couvrez la mer de vaiiTeaux,
cultivez le commerce & la navigation ; vous
aurez une exiflence brillante & courte. La
mer ne baigne - 1 - elle fur vos côtes que des
rochers prefque inacccflibles ? Reftez barbares
& Ichtyophages ; vous en vivrez plus tran-
quilles, meilleurs peut-être, & furement plus
heureux. En un mot , outre les maximes com-
munes à tous , chaque Peuple renferme en lui
* Quelque branche de commerce extérieur , dit le M.
d'A. , ne répand gucres qu'une faufle utilité pour un
royaume en général; elle peut enrichir quelques parti-
culiers, même quelques villes, mais la nation entière
n'y gagne rien, & le peuple n'en eft pas mieux.
s O C 1 A U 115
quelque caufe qui les ordonne d'une manière
particulière & rend fa légiflation propre à lui
feul. C'efl; ainfi qu'autrefois les Hébreux (Sç
récemment les Ai'abes ont eu pour principal
objet la Religion, les Athéniens les lettres,
Carthage & Tyr le commerce , Rhodes la
marine , Sparte la guerre, & Rome la vertu,
L'Auteur de l'efprit des loix a montré dans
des foules d'exemples par quel art le légiflay
leur dirige l'inllitution vers chacun de ces ob-
jets.
Ce Q.UI rend la conflimtion d'un Etat vé-
ritablement folide & durable, c'efl; quand les
convenances font tellement obfen^ées que les
rapports naturels & les loix tombent toujours
de concert fur les mêmes points , & que cel-
les-ci ne font, pour ainfi dire, qu'alfurer ac-
compagner reftifier les autres. Mais fî le Lé-
giflateur, fe trompant dans fon objet, prend un
H 2
ii5 DU C O N T R A C T
principe différent de celui qui nait de la na-
ture des chofes , que l'un tende à la fervitudc
& l'autre à la liberté , l'un aux richefTes l'au-
tre à la population , l'un à la paix l'autre aux
conquêtes, on verra les loix s'affoiblir infen-
fiblement, la conftitution s'altérer, & l'Etat
tie ceffera d'être agité jufqu'à ce qu'il foit
détruit ou changé, & que l'invincible nature
ait repris fon empire.
^^C^-*
i-t#^^
SOCIAL. iiy
CHAPITRE XII.
Dmifion des Loîx,
jL 0 u R ordonner le tout , ou donner la meil-
leure fomie poflible à la chofe publique, il
y a diverfes relations à confidérer. Première-
ment l'aélion du corps entier agilTant fur lui-
même, c'eft-à-dire le rapport du tout au tout,
ou du Souverain à l'Etat , & ce rapport efl:
compofé de celui des termes intermédiaires,
comme nous le verrons ci-après.
Les loix qui règlent ce rapport portent le
nom de loix politiques , & s'appellent aufli loix
fondamentales, non fans quelque raifon fi ces
loix font fages. Car s'il n'y a dans chaque
Etat qu'une bonne manière de l'ordonner, le
peuple qui l'a trouvée doit s'y tenir: mais fi
H 3
ii8 DU C O N T R A C T
l'ordre établi efl mauvais , pourquoi prendrôit-
on pour fondamentales des loix qui l'empê-
chent d'être bon? D'ailleurs, en tout état de
caufé, un peuple eft toujours le maitre de
changer fes loix , mêmes les meilleures ; car
s'il lui plait de fe faire mal à lui-même, qui
efl-ce qui a droit de l'en empêcher?
'-La seconde relation efl celle des mem-
bres entre - eux ou avec le corps entier , &
ce rapport doit être au premier égard aufli
petit & au fécond auffi grand qu'il eft poffi-
ble : en forte que chaque Citoyen foit dans
une parfaite indépendance de tous les autres,
& dans une exceffive dépendance de la Cité;
ce qui fe fait toujours par les mêmes moyens ;
car il n'y a que la force de l'Etat qui falTc
la liberté de fes membres. Cefl de ce deu*
xieme rapport que naiflent les loix civiles.
On peut confidérer une troifleme forte
SOCIAL. 119
de relation entre l'homme & h loi , favdîr
celle de la défobéifTance à la peine, & celle-
ci donne lieu à letabliitement des loix crimJ-
nelles, «^ûi dans le fond font moins une ef»
'péce particulière de loix, que la fanftron de
toutes les autres.
A CES trois: forces de loix, il s'en joint u-
ne quatrième, la plus importante de toutes;
qui he fe grave ni fur le marbre ni far Fal-
rain , mais dans les cœurs des citoyens; qui
fait la véritable conftitution de TEtat; qui
prend tous les jours de nouvelles forces ; qui,
lorfque les autres loix vieilIifTent ou s'éteignent,
ïes ranime ou les fupplée, conferve un peu-
ple dans l'efprit de fon inftitution , & fubfti-
tue infenfiblement la force de l'habitude à cel-
le de l'autorité. Je parle des mœurs , des
couaimes, & ftir-tout de l'opinion; partie in-
connue à nos politiques , mais de laquelle dé-
- H 4
I20 DU CONTRACT SOCIAL.
pend le faccés de toutes les autres : partie donc
le grand Légiflateur s'occupe en fecret, tan-
dis qu'il paroit fe borner à des réglemens par-
ticuliers qui ne font que le ceintre de la voû-
te , dont les mœurs , plus lentes à naitre ,
forment enfin l'inébranlable Clef.
Entre ces diverfes Claffes, les loix poli-
tiques, qui conftituent la forme du Gouvemç-
mait, font la feule relative à mon fujet»
Fm du Livre Deuxième.
D U
CONTRACT SOCIAL;
o u,
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE,
LIVRE III.
xTlvant de parler des diverfes formes de
Gouvernoment , tâchons de fixer le fens pré-
cis de ce mot, qui n'a pas encore été fore
bien expliqué, . •
H 5
122 DU C O N T R A C T
CHAPITRE I.
Du Gouvernement en général, ^
j'avertis le lefteur que ce chapitre doit
être lû pofëment, & que je ne fais pas l'art
d'être clair pour qui ne veut «pas être atten-
tif-, .
Toute aftion libre a deux caules qui
concourent à li produire , > l'iine morale , fa-
Vairja volonté-. qui détermine l'aéle, l'autre
phyfique , favoir la puifTance qui l'exéaite.
Quand je marche Vers urt objet, il faut. pTS:
mieremeht îqae j'y veuille aller y en i fécond
MecL, liquecxnes -pieds m'y portent. Qu'un pa-»
ralytique veuille courir, qu'un .hoinme agile
ne le veuille pas , tous deux refteront en pla-
ce. Le corps politique a les mêmes mobiles j
SOCIAL. 123
on y diftlngue de même la force & la vo-
ionté; Celle-ci fous le nom de pùjfance légî-
flatîve , l'autre fous le nom de pmjjance exe-
cutive. Rien ne s'y fait ou ne s'y doit faire
fans leur concours.
Nous avons vu que la puiflance le'giflati-
ve appartient au peuple, & ne peut appartenir
qu'à lui. Il eft aifé de voir au contraire, par
les principes -ci-devant établis, que la puiflan-
ce executive ne peut appartenir à la géné-
ralité comme Légillatrice ou Souveraine ; par-
ce que cette puiflance ne confiflie qu'en des
aftes particuliers qui ne font point du réf-
fort de la loi , ni par conféquent de celui du
Souverain , dont tous les aéles ne peuvent
être que des loix.
Il faut donc à la force publique un a-
gent propre qui la réunifl^e & la mette en
oeu\Te félon les dire6lions de la volonté gé-
124 DU C O N 1 R A C T
ne'rale, qui fciTC à la communication de l'E-
tat & du Souverain , qui faiTe en quelque for-
te dans la perfonne publique ce que fait dans
rhomme l'union de l'âme & du corps. Voi-
là quelle efl dans l'Etat la raifon du Gou-
vernement, confondu mal à propos avec le
Souverain, dont il n'efl: que le minifb-e.
Qu'est-ce donc que le Gouvernement?
Un corps intermédiaire établi entre les fujets
& le Souverain pour leur mutuelle correfpon-
dance , charge de l'exécution des loix , & du
maintien de la liberté, tant civile que poli-
tique.
Les membres de ce corps s'appellent Ma-
gifbrats ou Rois^ c'efl-à-dire , Gouverneurs, &
le corps entier porte le nom de Prince *.
* C'eft ainfî qu'à Venife on donnç au collçge le nom
de JéréniJJime Prince, même quand le Do^c n"y affilie
pas.
SOCIAL. 1^5
Ainfi ceux qui prétendent que l'afte par lequel
un peuple fe fomnet à des chefs n'efl point
un contrait, ont grande raifon. Ce n'eft ab-
fokiment qu'une commilTion, un emploi dans
lequel , fimples officiers du Souverain , ils exer-
cent en fon nom le pouvoir dont il les a
faits dépofitaires , & qu'il peut limiter , modi-
fier & reprendre quand il lui plait , l'aliéna-
tion d'un tel droit étant incompatible avec la
nature du corps focial, & contraire au but
de l'affociation.
J'appelle donc Gouvernement ou fuprê-
me adminiflration l'exercice légitime de la
puiflance executive , & Prince ou magiftrat
rhomme ou le corps chargé de cette admi^
aiftration.
; C'est dans le Gouvernement que le trou-
vent les forces intermédiaires, dont les rap-
ports compofent celui de tout au tout ou du
226 DU C O N T R A C T
Souverain à l'Etat. On peut rëpréfenter ce
dernier rapport par celui des extrêmes d'une
proportion continue, dont la moyenne propor-.
tiônnelle efl le Gouvernement. Le Gouver-
nement reçoit du Souverain les ordres qu'il
donne au peuple, & pour que l'Etat foit dans
un bon équilibre il faut , tout compenfé , qu'il
y ait égalité entre le produit ou la puiflance
du Gouvernement pris en lui-même & le pro-
duit ou la puiflance des citoyens, qui font
fouverains d'im côté & fujets de l'autre. ,.
De plus, on ne fauroit altérer aucun des
trois termes fans rompre à l'inflant la propor*
tion; Si le Souverain veut gouverner, ou fi
le magiftrat veut donner des loix, ou fi les
fujets refufent d'obéir, le défordre fuccede à:
la règle, la force & la volonté n'agilTent plus
de concert, & l'Etat difîbut tombe ainfi dans
le defpotifme ou dans l'anarchie. Enfin com^.
. SOCIAL. 127
me il n'y a qu'une moyenne proportionnelle
entre chaque rapport , il n'y a non plus qu'un .
bon gouvernement poffible dans un Etat : Mais
comme mille ëvénemens peuvent changer les
rapports d'un peuple, non feulement différens
Gouvernemens peuvent être bons à divers
peuples, mais au même peuple en différens
tems.
Pour tâcher de donner une idée des di-
vers rapports qui peuvent régner entre ces
deux extrêmes, je prendrai pour exemple le
nombre du peuple, comme un rapport plus
facile à exprimer.
.Supposons que l'Etat foit compofé de
dix-mille Citoyens. Le Souverain ne peut ê-
tre confidéré que colIe6livement & en corps:
Mais chaque particulier en qualité de fujet
efl confidéré comme individu: Ainfî le Souve-
rain efl au fujet comme dix -mille efl à un:
I2S DU CONTRACT
C'eft-à-dire que chaque membre de l'Etat n'a
pour fa part que la dix -millième partie de
l'autorité fouveraine , quoi qu'il lui foit fou-
rnis tout entier. Que le peuple foit compofé
de cent - mille hommes , l'état des fiijets ne
change pas, & chacun porte également tout
l'empire des loix, tandis que fon fufFragc, ré-
duit à un cent-millième , a dix fois moins d'in-
fiuence dans leur réda6lion. Alors le fujet
reliant toujours un, le rapport du Souverain
augmente en raifon du nombre des Citoyens.
D'où il fuit que plus TEtat s'aggrandit, plus
la liberté diminue.
Quand je dis que le rapport augmente,
j'entends qu'il s'éloigne de l'égalité. Ainfi
plus le rapport eft grand dans l'acception des
Géomètres , moins il y a de rapport dans
Tacception commune ; xdans la première le
rapport confidéré félon la quantité feméfure
par
SOCIAL. 129
par rcxpofant, & dans l'autre, confidéré fé-
lon l'identité, il s'ellimc par la fimilitude.
Or moins les volontés particulières fe
rapportent à la volonté générale , c'eft-à-dire
les mœurs aux loix , plus la force réprimante
doit augmenter. Donc le Gouvernement , pour
être bon, doit être relativement plus fort à
méfure que le peuple efl plus nombreux.
D' u N autre côté , l'aggrandilTemenc de l'E-
tat donnant aux dépofitaires de l'autorité pu-
blique plus de tentations & de moyens d'a-
bufer de leur pouvoir, plus le Gouvernement
doit avoir de force pour contenir le peuple,
plus le Souverain doit en avoir à fon tour
pour contenir le Gouvernement. Je ne par-
le pas ici d'une force abfolue, mais de la for*
ce relative des diverfes parties de l'Etat.
Il suit de ce double rapport que la pro-
portion continue entre le Souverain le Prince
I
I30 D U C O N T R A C T
& le peuple n'èfl; point une idée arbitraire,
mais une conféquence néceflaire de la nature
du corps politique. Il fuit encore que \\m
des extrêmes, favoir le peuple comme fujet,
étant fixe & repréfenté par l'unité , toutes les
fois que la raifon doublée augmente ou dimi-
•nue , la raifon flmple augmente ou diminue
femblablement , & que par conféquent le mo-
yen terme efl change. Ce qui fait voir qu'il
n'y a pas une conftitution de Gouvernement
tmique & abfolue , mais qu'il peut y avoir
autant de Gouvernemens différens en nature
.que d'Etats différens en grandeur.
Si, TOURNANT cc fifléme en ridicule , on
difoit que pour trouver cette moyenne propor-
tionnelle & former le corps du Gouvernement
il ne faut , félon moi , que tirer la racine
quarrée du nombre du peuple; je répondrois
que je ne prends ici ce nombre que pour un
SOCIAL. 131
exeniple , que les rapports dont je parle ne fe
méfurent pas feulement par le nombre des
hommes, mais en général par la quantité d'ac-
tion 5 laquelle fe combine par des multitudes de
caufes, qu'au refte fi, pour m'exprimer en
moins de paroles , j'emprunte un moment des
ternies de géométrie , je n'ignore pas-, ce-
pendant , que la précifion géométrique n'a
point lieu dans les quantités morales.
Le Gouvernement eft en petit ce
que le corps politique qui le renferme eft en
grand. C'efl ime perfonne morale douée de
certaines facultés , adive comme le Souverain ,
paffive comme l'Etat, & qu'on peut décora-
pofer en d'autres rapports femblables , d'où
nait par conféquent une nouvelle proportion,
une autre encore dans celle-ci félon Tordre
des tribunaux , jufqu'à ce qu'on arrive à un
moyen terme indiviiible , c'efl - à - dire à im
la
132 DU C O N T R A C T
feul chef ou magiftrat fuprême , qu'on peitt
fe repréfenter au milieu de cette progreflion ,
comme l'unité entre la férié des fractions ôc
celle des nombres.
Sans nous embarralTer dans cette multipli-
cation de termes, contentons - nous de confl-
dérer le Gouvernement comme im nouveau
corps dans l'Etat , difliinQ du peuple & du
Sou\^erain , & intermédiaire entre l'un & l'autre.
Il Y A cette différence efTentielle entre ces
deux corps , que l'Etat exifle par lui-même , &
que le Gouvernement n'exifle que par le Sou-
verain. Ainfi la volonté doininante du Prince
n'efl ou ne doit être que la volonté générale
ou la loi, fa force n'ell que la force publique
concentrée en lui , fitôt qu'il veut tirer de lui-
même quelque a6î:e abfolu & indépendant, la
liaifon du tout commence à fe relâcher. S'il
arrivoit enfin que le Prince eut une volonté
SOCIAL. 133
particulière pins a6live que celle cjii Souverain ,
& qu'il ulat pour obéir à cette volonté parti-
culière de la force publique qui eîl dans Tes
mains , en forte qu'on eut , pour ainll dire ,
deux Souverains, l'un de droit & l'autre de
fait; à l'inftant l'union fociale s'évanouiroit ,
& le corps politique feroit diflbut.
Cependant pour que le corps du Gou-
vernement ait une exiflence une vie réelle qui
le diftingue du corps de l'Etat , pour que tous
ihs membres puifTent agir de concert & ré-
pondre à la fin pour laquelle il ed inftitué ,
il lui faut un mai particulier, une ienfibilité
commune à fes membres, une force une vot
lonté propre qui tende à fa confervation. Cet-
te ej^iflence particulière fuppofe des alTemr
blées , des confeils , un pouvoir de délibérer
de réfoudre, des droits, des titres, des privir
leges qui app^tiennent au Prince exclufive'
13
134- D U C O N T p. A C T
ment , & qui rendent la condition du magi-
flrat plus honorable à proportion qu'elle efl:
plus pénible. Les difficultés font dans la ma-
nière d'ordonner dans le tout ce tout fubalter-
ne, de forte qu'il n'altère point la conftitution
générale en affermiflant la fienne, qu'il diflin-
gue toujours fa force particulière deftinée à fa
propre confen-ation de la force publique defti-
née à la confervation de l'Etat, & qu'en un
mot il foit toujours prêt à facrifier le Gou-
vernement au peuple & non le peuple au
Gouvernement.
D'ailleurs, bien que le corps artificiel
du Gouvernement foit l'ouvrage d'un autre
corps artificiel, & qu'il n'ait en quelque forte
qu'une vie empruntée & fubordonnée , cela
n'empêche pas qu'il ne puilTe agir avec plus
ou moins de vigueur ou de célérité , jouir,
pour ainfi dire d'urne fanté plus ou moins
SOCIAL. 135
robiifte. Enfin , fans s'éloigner directement
du but de fon inflitution , il peut s'en écar-
ter plus ou moins, félon la manière dont il
eft conflitué.
C'est de toutes ces différences que naif-
fent les rapports divers que le Gouvernement
doit avoir avec le corps de l'Etat, félon. les
rapports accidentels & particuliers par lefquels
ce même Etat c(t modifié. Car fouvent le
Gouvernement le meilleur en foi deviendra le
plus vicieux, fi fes rapports ne font altérés
félon les défauts du corps politique auquel il
appartient.
O^
Î4
136 D U C O N T R A C T
CHAPITRE II.
Vu principe qui conjl'iîiie les diverfes
formes de {jouvernement.
JL 0 u R expofer la caufc générale de ces dif-
férences , il faut diftinguer ici le Prince & le
Gouvernement , comme j'ai diftingué ci-devant
l'Etat & le Souverain.
Le corps du magiftrat peut être compo-
fé d'un plus grand ou moindre nombre de
■membres. Nous avons dit que le rapport du
Souverain aux fujets étoit d'autant plus grand
que le peuple étoit plus nombreux, & par une
évidente analogie nous en pouvons dire autant
du Gouvernement à l'égard des IMagiflrats.
O R L A force totale du Gouvernement étant
toujours celle de l'Etat, ne varie point: d'où
il fuit que plu5 il ufe de cette force fur fes
SOCIAL. 137
propres membres , moins il lui en refle pour
agir fur tout le peuple.
Donc plus les Magiftrats font nombreux,
plus le Gouvernement eft foible. Comme cet-
te maxime eft fondamentale , appliquons-nous
-à la mieux eclaircir,
- Nous pouvons diflingucr dans la perfonns
du magiilrat trois volontés eflenciellement dif-
férentes. Premièrement la volonté propre' de
l'individu, qui ne tend qu'à fon avantage par-
ticulier ; lecondement la volonté commune des
.magiftrats, qui fe rapporte uniquement à l'a-
vantage du Prince, & qu'on peut appeller vo-
• lonté de corps, laquelle eft générale par rap-
-port au Gouvernement, & particulière par rap-
port à l'Etat, dont le Gouvernernent fait par--
■ tie; en trolfieme lieu la volonté dit peuple ou
la volonté fouveraine , laquelle eft générale ,
riant par rapport à l'Etat coi^fidéré comme le
I5
138 DU C O N T R A C T
tout, que par rapport au Gouvernement con-
fidéré coiTime partie du tout.
Dans une légillation parfaite, la volonté
particulière ou individuelle doit être nulle, la
volonté de corps propre au Gouvernement
très fubordonnée, & par conféquent la vo-
lonté générale ou fouveraine toujours domi-
nante & la règle unique de toutes les autres.
Selon Tordre naturel , au contraire , ces
■différentes volontés deviennent plus avives à
lîlcfure qu'elles fc concentrent. Ainfi la vo-
lonté générale efl toujours la plus foiblc, h
•volonté de corps a le fécond rang,& la vo-
lonté particulière le premier de tous: de for-
te que dans le Gouvernement chaque mem-
bre efl premièrement foi-même, & puis Ma-
gifbat, & puis citoyen. Gradation dire6le-
jnent oppofée à celle qu exige l'ordre focial.
Cela pofé; que touc le Gouvernement fait
SOCIAL. 139
entre les mains d'an feul homme. Voilà la
volonté particulière & la volonté de corps
parfaitement réunies ,. & par conféquent cel-
le - ci au plus haut degré d'intenfité qu'elle
puilie avoii". Or comme c'eft du degré de h
volonté que dépend l'ufage de la force , &
que la force abfolue du Gouvernement ne va-
rie point , il s'enfuit que lé plus a6tif des
Gouvernemens ell celui d'un feul.
Au CONTRAIRE, uniflons le Gouv^erne-
ment à l'autorité légiflative; faifons le Prince
du Souverain, & de tous les Citoyens autant
de magiflrats : Alors la volonté de corps , con-
fondue avec la volonté générale, n'aura pas
plus d'aftivité qu'elle, & laiffera la vobnté
particulière dans toute fa force. Ainfi le Gou*
vernement, toujours avec la même force ab*
folue, fera dans fon mimmum de force rela-
tive ou d'aclivité.
•140 DU CONTRACT
Ces rapports font inconteflables , & d'au-
tres confidérations fervent encore à les con-
firmer. On voit, par exemple, que chaque
magiflrat eil plus aclif dans fon corps que
chaque citoyen dans le lien, & que par con-
féquent la volonté particulière a beaucoup plus
d'influence dans les aftes du Gouvernement
que dans ceux du Souverain ; car chaque ma-
giflrat eft prefquc toujours chargé de quelque
fonftioR du Gouvernement , au lieu que cha-
que citoyen pris à part n'a aucune fonctiort
de la fouveraineté. D'ailleurs, plus l'Etat s'é-
tend, plus fa force réelle augmente, quoiqu'cl-
îe n'augmente pas en raifon de fon étendue:
mais l'Etat redant le même , les magiflrats
ont beau fe multiplier , le Gouvernement n'en
acquiert pas ime plus grande force réelle,
parce que cette force efl: celle de l'Etat ^ dont
la méfure ell toujoiu-s égale. AinQ la fgrçe
SOCIAL. 141
relative ou l'aftivité du Gouvernement dimi-
nue, fans que fa force abfolue ou réelle puif-
fe augmenter.
Il est fur encore que l'expédition des af-
faires devient plus lente à méfure que plus de
gens en font chargés , qu'en donnant trop à
h prudence on ne donne pas afTez à la for-
tune, qu'on laifle échapper l'occafion, & qu'à
force de délibérer on perd fouvent le fruit de
ia délibération.
Je viens de prouver que le Gouverne-
ment fe relâche à méfure que les magillrats
fe multiplient , & j'ai prouvé ci - devant que
plus le peuple efl nombreux , plus la force ré-
primante doit augmenter. D'où il fuit que le
rapport des magiftrats au Gouvernement doit
être inverfe du rapport des fujets au Souve-
rain : C'eft-à-dire que , plus l'Etat s'aggrandit,
plus le Gouvernement doit fe reflerrerj telle-
142 DU C O N T R A C T
ment que le nombre des chefs diminue en
raifon de l'augmentation du peuple.
Au RESTE je ne parle ici que de la force
relative du Gouvernement, & non de fa rec-
titude: Car, au contraire, plus le magiflrat cft
nombreux , plus la volonté de corps fe rappro-
che de la volonté générale; au lieu que fous
im magiflrat unique cette même volonté de
corps n'cft, comme je l'ai dit, qu'une volon-
té particulière. Ainfi l'on perd d'un côté ce
qu'on peut gagner de l'autre, & l'art du Lé-
giflateur efl: de fa voir fixer le point où la for-
ce & la volonté du Gouvernement, toujours
en proportion réciproque, fe combinent dans
le rapport le plus avantageux à l'Etat.
SOCIAL. 143
CHAPITRE IIL
Divifion des Gcuvernemens,
On a vu dans le chapitre préce'denc pour»
quoi l'on dillingue les diverfes efpeces ou
formes de Gouvernemens par le nombre des
membres qui les compoienc ; il refle à voir
dans celui-ci comment fe fait cette divifion.
Le Souverain peut, en premier lieu, com-
mettre le dépôt du Gouvernement à tout le
peuple ou à la plus grande partie du peuple,
en forte qu'il y ait plus de citoyens magi-
ftrats que de citoyens fimples particuliers. On
donne à cette forme de Gouvernement le nom
de Démocratie.
Ou BIEN il peut reflerrer le Gouverne-
ment entre les mains d'un petit nombre, en
144 DU C O N T R A C T
forte qu'il y ait plus de fimples Citoyens que
de magiftrats , & cette forme porte le nom
^ Ariftocratie.
Enfin il peut concentrer tout le Gouverne-
ment dtns les mains d'un magilb'at unique
dont tous les autres tiennent leur pouvoir.
Cette troifieme forme efl: la plus commune , &
s'appelle Monarchie ou Gouvernement royal.
On boit remarquer que toutes ces formes
ou du moins les deux premières font fufcep7
tibles de plus ou de moins, & ont même
une allez grande latitude ; car la Démocratie
peut embraffer tout le peuple ou fe reflerrer
jufqu'à la moitié. L'Ariflocratie à fon tour
peut de la moitié du peuple fe reflerrer juf-
qu'au plus petit nombre indéterminément, La
Royauté même efl: fufceptible de quelque par7
tage. Sparte eut condamment deux Rois par
fa conftitution j & l'on a vu dans l'empire
ro-
SOCIAL. 145
roftiain julquà huit Empereurs à la "fois, fans
qu'on pût dire que l'Empire fut divifé. Ain-
11 il y a un point où chaque forme de Gou-
vernement fe confond avec la fuivante , &
l'on voit, que fous trois feules dénominations.
Je Gouvernement efl réellement fufceptible
d'autant de formes diverfes que l'Etat a de
Citoyens,
Il y A plus: Ce même Gouvernement pou-
vant à certains égards fe fubdivifer en d'au-
tres parties, l'une adminiilrée d'une manière
& l'autre d'une autre , il peut réfulter de ces
trois formes combinées une multitude de for-
mes mixtes, dont chacune efl multipliable
par toutes les formes fimples.
On A de tous tems beaucoup difputé fur
la meilleure forme de Gouvernement , fans
conllderer que chacune d'elles efl la meilleure
en certains cas, & la pire en d'autres.
K
145 DU CONTRACT
Si dans les différens Etats le nombre
des magillrats fuprêmes doit être en raifon in-
verfe de ceîiii des Citoyens, il s'enfuit qu'en
général le Gouvernement Démocratique con-
vient aux petits Etats, l'Ariftocratique aux
médiocres, & le Monarchique aux grands.
Cette règle fe tire immédiatement du prin-
cipe ; mais comment compter la multitude
de drconflances qui peuvent fournir des ex-
ceptions ?
"3-, ••io> ,^
SOCIAL. 147
CHAPITRE IV.
De la Démôcratk,
CvELUi qui fait la loi fait mieux que per-
fonne comment elle doit être exécutée & in-
terprêtée. II femble donc qu'on ne fauroit a-
Voir une meilleure conftitution que celle où le
pouvoir exécutif eft joint au légiflatif : Mais
c'efl: cela même qui rend ce Gouvernement in-
fuffifant à certains égards , parce que les chofes
qui doivent être diflinguées ne le font pas,
& que le Prince & le Souverain n'étant que
la même perfonne , ne forment , pour ainlî di-
re, qu'un Gouvernement fans Gouvernement.
Il n'est pas bon que celui qui fait les
îoix les exécute, ni que le corps du peuple dé-
tourne foin attention des vues génér^çs, pour
K â
148 DU CONTRACT
les donner aux objets particuliers. Rien n'efl
plus dangereux que l'influence des intérêts pri-
vés dans les affaires publiques, & l'abus des
loix par le Gouvernement efl un mal moindre
que la corruption du Légiflateur , fuite infailli-
ble des vues particulières. Alors l'Etat étant al-
téré dans fa fubilance, toute réforme devient
impoffible. Un peuple qui n'abuferoit jamais du
Gouvernement n'abuferoit pas non plus de l'in-
dépendance; un peuple qui gouverneroit toa-
jom-s bien n'auroit pas befoin d'être gouverné.
A PRENDRE le terme dans la rigueur de
l'acception, il n'a jamais exifté de véritable
Démocratie, & il n'en exiftera jamais. Il eft
contre Tordre naturel que le grand nombre
gouverne & que le petit foit gouverné. On
ne peut imaginer que le peuple refle incef-
farmnent aflemblé poiu: vaquer aux affaires
publiques, & l'on voit aifément qu'il ne fau-
SOCIAL. 149
roit établir pour cela des commiflîons fans
que la forme de l'adminiflration change.
En effet, je crois pouvoir pofer en prin-
cipes que quand les fon6lions du Gouverne-
ment font partagées entre plufieurs tribunaux,
les moins nombreux acquièrent tôt ou tard la
plus grande autorité; ne fut-ce qu'à caufe de
la facilité d'expédier les affaires, qui les y a-
mene naturellement.
D'ailleurs que de chofes difficiles à
réunir ne fuppofe pas ce Gouvernement ?
Premièrement im Etat très petit où le peu-
ple foit facile à raffembler & où chaque ci-
toyen puifle aifément connoitre tous les au-
tres : fecondement une grande fimplicité de
mœurs qui prévienne la multitude d'affaires &
les difcuffions épineufes : Enfuite beaucoup d'é-
galité dans les rangs & dans les fortunes, fans
quoi l'égalité ne fauroit fubfifler longtejiis dans
K 3
150 DU CONTRACT
les droits & l'autorité: Enfin peu ou point de
luxe; car, ou le luxe efl: l'effet des richefFes,
ou il les rend néceffaires; il corrompt à la
fois le riche & le pauvre , l'un par la pol^
feflîon l'autre par la convoitife ; il vend la pa-
trie à la molefle à la vanité; il ôte à l'Etat
tous fes Citoyens pour les aflervir les uns aux
autres, & tons à l'opinion.
Voila pourquoi un Auteur célèbre a donné
!a vertu pour principe à la République; car
toutes ces conditions ne fauroient fubrifter fanj
la vertu: mais, faute d'avoir fait les diflinc-
tions néceffaires , ce beau génie a manqué fou-
v^ent de juffeffe , quelquefois de clarté , &
n'a pas vu que l'autorité Souveraine étant
par tout la même, le même principe doit a-
voir lieu dans tout Etat bien conflitué, pkis
ou moins , il efl vrai , félon la forme du
Gouvernement.
SOCIAL. 151
Ajoutons qu'il n'y a pas de Gouverne-
ment Cl fiijet aux guerres civiles Se aux agi-
tations inteflines c[ue le Démocratique ou po-
pulaire, parce qu'il n'y en a aucun qui tende
fi fortement & fi continuellement à changer
de forme , ni qui demande plus de vigilance
& de courage pour être maintenu dans la
fienne. Cefi: iîir-tout dans cette conflitution
que le Citoyen doit s'armer de force & de
eonftance , & dire chaque jour de fà vie au
fond de fon coeur ce que difbit un vertueux
Palatin * dans la Diète de Pologne : Malo
ferïcîdofam lïhertatem quam q^ietum fervithim.
S'il y avoit un peuple de Dieux j il le gou-
vemeroit Démocratiquem^t. Un Gouvaiie-
ment fi parfait ne convient pas à des hommes»
* Le Palatin de Pofoame père du Roi de Pologne
Duc de Lonaine.
£4
152 DU C O N T R A C T
CHAPITRE V.
De TAriJlocratie.
W o u s avons ici deiix perfonnes morales très
diftinftes, favoir le Gouvernement & le Sou-
verain , & par conféquent deux volontés gé-
nérales, l'une par rapport à tous les citoyens,
l'autre feulement pour les membres de l'ad-
rniniflration. Ainfi , bien que le Gouverne-
ment puifle régler fa police intérieure comme
il lui p^ait , il ne peut jamais parler au peu-
ple qu'au nom du Souverain, c'eft-à-dire au
nom du peuple même ; ce qu'il ne faut jamais
oublier.
Les premières fociétcs fe gouvernèrent a-
riflocratiquement. . Les chefs des familles dé-
libcroient entre eux des affaires publiques j Les
SOCIAL» 153
jeunes gens cédoient fans peine à l'^autorité de
l'expérience. Delà les noms de Prêtres, 'd'an'
ciens , de fJnat , de Gérontes. Les fauvages de
l'amérique feptentrionale fe gouvernent encore
ainfî de nos jours , & font très bien gouvernés.
Mais à méfure que Tinégallté d'inftitution
l'emporta fur l'inégalité naturelle, la richèfle
ou la puifTance * fut préférée à l'âge , & l'A-
riftocratie devint éleftive. Enfin la puiiTance
tranfmife avec les biens du père aux enfans
rendant les familles patriciennes , rendit le
Gouvernement héréditaire , & l'on vit des
Sénateurs de vingt ans.
I L Y A donc trois fortes d' Ariftocratie ; na-
lurelle, éleftive, héréditaire. La première ne
convient qu'à des peuples fim_ples; la troifie-
me efl: le pire de tous \qs Gouvernemens.
* Il eft clair que le mot Opîbnaîes chez les anciens
ne veut pas dire Jes meilleurs, mais, les plus puiffang.
K5
154 I>U CONTRACT
La deuxième eft le meHieur: c'efl TAnflocra-
tie proprement dite.
Outre Tavantage de la diftinélion des
deux pouvoirs , elle a celui du choix de fê$
membres; car dans le Gouvernement populai-
K tous les Citoyens nailTent magiflrats, mais
celui - ci les borne à un petit nombre , & ifs
se le deviennent c]ue par éIe£lion *; moyen
par lequel la probité, les lumières, Texpërien-
ce, <Sc toutes les autres raifons de préférence
& d'ellimc publique, font autant de nouve$Li3t
garants qu'on fera fagement gouverné.
De PLUS , les aflemblées le font plus co*
* Il importe beaucoup de régler par des loix la forme
de réle<^ion des magiftrats: car en l'abandonant à la vo-
lonté da Prince on ne peut éviter de tomber dans l'Arif^
tocratie héréditaire, comme il eft arrivé aux République»
de yenife & de Berna. Auiîî la première eft-elle depuis
longtems un Etat diffout, mais la féconde fe maintient
par l'extrême fagellè de fon Sénat; c'elt une excepdoa
bien hoaorable & bien dangereufe.
I
SOCIAL. 155
modement , les affaires fe difcutent mieux
s'expédient avec plus d'ordre & de diligence,
le crédit de l'Etat efl: mieux foutenu chez l'é*
tranger par de vénérables fénateurs que par
une multitude inconnue ou méprifée.
Ë N u N mot , c'efl l'ordre le meilleur & le
plus naturel que les plus fages gouvernent la
multitude, quand on efl: flir qu'ils la gouver-
neront pour fon profit & non pour le leur;
il ne faut point multiplier en vain les reflbrts,
ni faire avec vingt mille hommes ce que cent
hommes choifis peuvent faire encore mieux.
Mais il faut remarquer que l'intérêt de corps
commence à moins diriger ici la force publi-
que ^- fur la règle de la volonté générale, Si
qu'une autre pente inévitable enlève aux loix
ime partie de la puiiTance executive.
A l'égard des convenances particulières ,i
il ne faut ni un Etat fi petit ni un peuple Ci
15^ DU CONTRACT
fîmple & fî droit que rexécution des loix fui-
ve immédiatement de Ja volonté publique,
comme dans une bonne Démocratie. Il ne
faut pas non plus une fi grande nation que
les chefs épars pour Ja gouverner puifTent
trancher du Souverain chacun dans fon dépar-
tement , ÔL commencer par fe rendre indépen-
dans pour devenir enfin les maîtres.
M A I s fi l'Ariftoci'atie exige quelques ver-
tus de moins que le Gouvernement populai-
re , elle en exige auffi d'autres qui lui font
propres ; comme la modération dans les ri-
ches & le contentement dans les pauvres;
car il femble qu'une égalité rigoureufe y fe-
roit déplacée; elle ne fut pas même obfervée
à Sparte.
Au RESTE, Il cette forme comporte une
certaine inégalité de fortune, c'eft bien pour
qu'en général fadminiflration des affaires pu-
SOCIAL. 157
bliques foit confiée à ceux qui peuvent les
mieux y donner tout leur tems, mais non pas,
comme prétend Ariftote, pour que les riches
foient toujours préférés. Au contraire, il im-
porte qu'un choix oppofé apprenne quelquefois
au peuple qu'il y a dans le mérite des hom-
mes des raifons de préférence plus importan-
tes que la richejQTe.
^#%.^
158 DU C O N T R A C T
CHAPITRE VI.
De la Monarchie.
TusQ^u'ici nous avons confidéré le Prince
éomme une perfbnne morale & coIIe6live, u-
nie par la force des loix, & dépofitaire dans
l'Etat de la puilTance executive. Nous avons
maintenant à conlldérer cette puifTance réunie
entre les mains d'une perfonne naturelle, d'un
homme réel , qui feul ait droit d'en dilpofer
félon les loix. Cefl: ce qu'on appelle un
Monarque ou un Roi.
Tout au contraire des autres adminiftra-
tions , où un être colleftif repréfente un indi-
vidu, dans celle-ci un individu repréfente un
être collectif; en forte que l'unité morale qui
conftitue le Prince eft en même tems une u-
SOCIAL. 15^
nîcé phyfiqiie, dans laquelle toutes les facultés
que la loi réunk dans l'autre avec tant d'ef-
fort fe trouvent naturellement réunies.
Ainsi la volonté du peuple , & la volon-
té du R"ince, & la force publique de l'Etat,
& la force particulière du Gouvernement,
tout répond au même mobile, tous les reC-
forts de la madiine font dans la même main ,
tout marche au même but, il n'y a point de
mouvemens oppofes qui s'entredécruifent, &
Fon ne peut imaginer aucune forte de con-
ftitution dans laquelle un moindre effort pro-
duife une adion plus conlldérabîe. Archime-
de aflis tranquilement fur le rivage & tirant
iàns peine à flot un grand VailTeau, me re-
préfente un monarque habile gouvernant de
fîm cabinet fes rafles Etats , & faifant tout
tsouvoir en paroiflant immobile.
Mais s'iJ n'y a point de Gouvernement
i6o DU CONTRACT
qui ait plus de vigueur , il n'y en a point
où la volonté particulière ait plus d'empire &
domine plus aifément les autres; tout marche
au même but, il efl; vrai; mais ce but n'efl:
point celui de la félicité publique, & la for-
ce même de l'Adminidration tourne fans cefle
au préjudice de l'Etat.
Les Rois veulent être abfolus, & de loin
on leur crie que le meilleur moyen de l'être
eft de fe faire aimer de leurs peuples. Cette
maxime efb très belle, & même très vraye à
certains égards. Malheureufement on s'en mo-
quera toujours dans les Cours. La puiiTance
qui vient de l'amour des peuples eft fans dou-
te la plus grande ; mais elle ell; précaire &
conditionnelle , jamais les Princes ne s'en con-
tenteront. Les meilleurs Rois veulent pouvoir
être médians s'il leur plait, fans cefTer d'être
les maîtres: Un fermooeur politique aura beau
leur
SOCIAL î6i
leur dire que la force du peuple étant la
leur, leur plus grand intérêt eft que le peuple
foit florilTant , nombreux , redoutable: ils favent
très bien que cela n'eft pas vrai. Leur intérêt
perfonnel efl: premièrement que le Peuple foit
foible, miférable,& qu'il ne puifle jamais leur
réfifter. J'avoue que , fuppofant les fujets tou-
joiu*s parfaitement fournis , l'intérêt du Prin-
ce feroit alors que le peuple fut puifTant , afin
que cette puilTance étant la Tienne le rendit
redoutable à fes voilins ; mais comme cet in-
térêt n'efl que fecondaire & fubordonné, &
que les deux fuppodtions font incompatibles , il
efl; naturel que les Princes donnent toujours la
préférence à la maxime qui leur efl le plus
immédiatement utile. C'eft ce que Samuel
repréfentoit fortement aux Hébreux; c'efl: ce
que Machiavel a fait voir avec évidence.
JEn feignant de donnner des leçons aiuc Rois
L
i62 DU CONTRACT
il en a donné de grandes aux peuples. Le
Prince de Machiavel efl le livre des républi-
cains.
Nous avons trouvé par les rapports gé-
néraux que la monarchie n'efl: convenable
qu'aux grands Etats, & nous le trouvons en-
core en l'examinant en elle-même. Plus l'ad-
ralnillration publique efl nombreufe, plus le
rapport du Prince aux fujets diminue & s'ap-
proche de l'égalité, en forte que ce rapport
efl un ou l'égalité- même dans la Démocra-
tie. Ce même rapport augmente à méfure
que le Gouvernement fe refierre, & il efl
dans foTî maximum quand le Gouvernement
efl: dans les mains d'un feul. Alors il fe
trouve une trop grande dillance entre le Prin-
ce & le Peuple, & l'Etat manque de liaifon.
.pour la former il faut donc des ordres inter-
médiaires: Il faut des Princes, dès Grands ^
SOCIAL. 163
de la noblelTe pour les remplir. Or rien de
tout cela ne convient à un petit Etat , que
ruinent tous ces degrés.
Mais s'iJ eft difficile qu'un grand Etat foit
bien gouverné , il l'eft beaucoup plus qu'il foie
bien gouverné par un feul homme , & cha-
cun fait ce qu'il arrive quand le Roi fe don-
ne des fubftituts.
Un DEFAUT eiîenciel & inévitable, qui
mettra toujours le gouvernement monarchique
au deflbus du républicain , eft que dans ce-
lui-ci la voix publique n'élevé prefque jamais.
aux premières places que des hommes é-
clairés & capables , qui les rempliflent avec
honneur : au lieu que ceux qui parviennent
dans les monarchies ne font le plus fouvent
que de petits brouillons , de petits fripons,
de petits intrigans , à qui les petits talens qui
font daos ks Cours parvenir aux grandes pla-
L 2
i<54 DU CONTRACT
ces, ne fervent qu'à montrer au public leur
ineptie aufli-tôt qu'ils y font parvenus. Le
peuple fe trompe bien moins fur ce choix
que le Prince, & un homme d'un vrai mérite
efl prefque aufli rare dans le miniflere, qu'un
fot à la tête d'un gouvernement républicain,
Auffi, quand par quelque heureux hazard un
de ces hommes nés pom* gouverner prend le
timon des affaires dans une Monarchie pref-
que abimée par ces tas de jolis regifîeurs , on
efl tout furpris des rcfTources qu'il trouve, Ôi
cela fait époque dans un pays.
Pour qu'un Etat monarchique put être bien
gouverné , il faudroit que fa grandeur ou fon
étendue fut méfurée aux facultés de celui qui
gouverne. Il eft plus aifé de conquérir que de
régir. Avec un levier fuffifant , d'un doigt
on peut ébranler le monde, mais pour le
foutenir il faut les épaules d'Hercule. Pour
SOCIAL. 1^5
peu qu'un Etat foit grand, le Prince efl pref^
que toujours trop petit. Quand au contrai^
re il arrive que l'Etat efl trop petit pour fon
chef, ce qui efl très rare, il efl encore mal
gouverné , parce que le chef, fuivant toujours
la grandeur de fes vues , oublie les intérêts des
peuples , & ne les rend pas moins malheu-
reux par l'abus des talens qu'il a de trop, qu'un
chef borné par le défaut de ceux qui lui
manquent. Il faudroit , pour ainû dire , qu'un
royaume s'étendit ou fe refTerrât à chaque rè-
gne félon la portée du Prince ; au lieu que
les talens d'un Sénat ayant des méfures plus
fixes, l'Etat peut avoir des bornes confiantes
& l'adminiflration n'aller pas moins bien.
Le plus fenfible inconvénient du Gouver-
nement d'un feul efl le défaut de cette fuc-
cefîion continuelle qui fomie dans les deux
autres une liaifon non interrompue. Un Roi
L3
i66 DU C O N T R A C T
mort, il en faut un autre; les éleftions laif-
fent des intervalles dangereux, elles font ora-
geufes , & à moins que les Citoyens ne
foient d'un défmtéreffement , d'une intégrité
que ce Gouvernement ne comporte gueres,
la brigue & la corruption s'en mêlent. Il ell
difficile que celui à qui l'Etat s'effc vendu ne
le vende pas à fon tour , & ne fe dédomma-
ge pas fur les foibles de l'argent que les puif-
fans lui ont extorqué. Tôt ou tard tout de-
vient vénal fous mie pareille adminiflration ,
& la paix dont on jouit alors fous les rois
efl: pire que le défordre des interrègnes.
Qu'a-t-on fait pour prévenir ces maux?
On a rendu les Couronnes héréditaires dans
certaines familles , & l'on a établi un ordre de
Succeffion qui prévient toute difpute à la more
des Rois: C'eft-à-dire que, fubftituant l'incon-
vénient des régences à celui des éIe6lions , oR
SOCIAL. 167
a préféré une apparente tranquillité à une ad-
minifljation fage, & qu'on a mieux aimé rif-
quer d'avoir pour chefs des enfans, des m.on-
flres , des imbécilles, que d'avoir à difputer
fur le choix des bons Rois ; on n'a pas con-
fidéré qu'en s'expofant ainli aux rifques de
l'alternative on met prefque toutes les chan-
ces contre foi. C'étoit un mot trés-fenfë que
celui du jeune Denis, à qui fon père en lui
reprochant une aftion honteufe difoit, t'en
ai -je donné l'exemple? Ah, répondit le fils,
votre père n'étoit pas roi!
Tout concourt à priver de juflice & de
raifon un homme élevé pour commander aux
autres. On prend beaucoup de peine , à ce
qu'on dit , pour enfeigner aux jeunes Prin-
ces l'art de régner ; il ne paroit pas que cet-
te éducation leur profite. On feroit mieux
de commencer par leur enfeigner l'art d'o-
L4
i6S DU CONTRACT
béir. Les plus grand rois qu'ait célébrés l'hif-
toire n'ont point été élevés pour régner ; c'eft
une fcience qu'on ne poflede jamais moins
qu'après l'avoir trop apprife , & qu'on acquiert
mieux en obéiflant qu'en commandant. Nam
utîUjjfimus idem ac hrcùijjïmus honarum mala-
rumque rerum dekcius, cogïtare qiiïd aut nohie^
ris fub alio Principe aut "oolueris *.
Une fuite de ce 'défaut de cohérence efl
rinconflancc du gouvernement royal qui , fe
réglant tantôt fur un plan & tantôt fur un
autre félon le caraftere du Prince qui règne
ou des gens qui régnent pour lui, ne peut
avoir longtems un objet fixe ni une conduite
conféquente: variation qui rend toujours l'E-
tat flotant de maxime en maxime, de projet
en projet, & qui n'a pas lieu dans les au-
* Tacit : hifl. L. I.
SOCIAL. 1(59
très Gouvernemens où le Prince efl toujours
le même. Aufîî voit- on qu'en général , s'il y a
plus de rufe dans une Cour, il y a plus de
fagefTe dans un Sénat, &. que les Républiques
vont à leurs fins par des vues plus confiantes
& mieux fuivies, au lieu que chaque révolu-
tion dans le Miniftere en produit une dans
J'Etat; la maxime commune à tous les Mi-
niftres, & prefque à tous les Rois, étant de
prendre en toute chofe le contrepied de leur
prédéceiTeur.
De cette même incohérence fe tire en-
core la folution d'un fophifme très familier
aux politiques royaux ; c'effc j non feulement
de comparer le Gouvernement civil au Gou-
vernement domeftique & le prince au père de
famille, erreur déjà réfutée, mais encore de
donner libéralement à ce magiftrat toutes les
vertus dont il auroit befoin , & de fiippofer
L5
i-jo DU CONTRACT
toujours que le Prince eft ce qu'il devroit être:
fuppofltion à Taide de laquelle le Gouverne-
nient royal eft évidemment préférable à tout
autre, parce qu'il eft incontellablement le plus
fort, & que pour être auflî le meilleiu* il ne
iii manque qu'une volonté de corps plus con-
forme à la volonté générale»
Mais fi félon Platon * le toi par nature
eO: un perfonnage fl rare, combien de fois
ja nature & la fortune concourront-elles à le
couronner, & fi l'éducation royale corrompt
nécefTairement ceux qui la reçoivent , que doit-
on efpérer d'une fuite d'hommes élevés pour
régner? C'eft donc bien vouloir s'abufer que
de confondre le Gouvernement royal avec ce-
lui d'un bon Roi, Pour voir ce qu'efl ce Gou-
vernement en lui-même, il faut le confidér^
^ ■ ^ -
* Jn CivilL
SOCIAL. 171
fous des Princes bornés ou méchans ; car ils
arriveront tels au Trône , ou le Trône les
rendra tels.
Ces difficultés n'ont pas échappé à nos Au-
teurs, mais ils n'en font point embarraffés.
Le remède eft, difent-ils, d'obéir fans mur-
mure. Dieu donne les mauvais Rois dans
fa colère, ôç il les faut fupporter comme des
châtimens du Ciel. Ce difcours efl édifiant,
fans doute; mais je ne fais s'il ne convien-
droit pas mieux en chaire que dans un livre
de politique. Que dire d'un Médecin qui
promet des miracles, & dont tout l'art efl:
d'exhorter fon malade à la patience? On faij:
bien qu'il faut fouffi-ir un mauvais Gouverne-
ment quand on l'aj la queftion feroit d'es
•trouver un bon..
172 DU CONTRACT
CHAPITRE VIL
J}es Gouvernemens mixtes.
jCi. PROPREMENT parler il n'y a point de
Gouvernement fiinple. Il faut qu'un Chef u-
nique ait des magiflrats fubakemes ; il faut
<ju'un Gouvernement populaire ait un Chef.
Ainfî dans le partage de la puiflance exe'cu-
tîve il y a toujours gradation du grand nom-
bre au moindre , avec cette différence que
tantôt le grand nombre dépend du petit, &
tantôt le petit du grand.
QuELQ.u£Fois il y a partage égal; foit
quand les parties conflitutives font dans une
dépendance mutuelle, comme dans le Gouver*
nement d'Angleterre; foit quand l'autorité de
chaque partie efl indépendante mais imparfsû-
SOCIAL. t-3
te, comme en Pologne. Cette dernière forme
eft mauvaife, parce qu'il n'y a point d'imîté
dans le Gouvernement ^ & que l'Etat manque
de liaifon.
Lequel vaut le mieux , d'un Gouvernement
fimple ou d'un Gouvernement mixte? Quef-
tion fort agitée chez les politiques , & à laquel-
le il faut faire la même réponfe que j'ai faite
ci-devant fur toute forme de Gouvernement.
Le Gouvernement fimple eft le meil-
leur en foi , par cela feul qu'il eft fimple.
Mais quand la PuiiTance executive ne dépend
pas aflez de la légiflative, c'eft-à-dire , quand
il y a plus de rapport du Prince au Souve»
rain que du Peuple au Prince, il faut remé-
dier à ce défaut de proportion en divifant le
Gouvernement ; car alors toutes fes parties
n'ont pas moins d'autorité fur les fujets, &
leur divifion les rend toutes enfemble moins
Î74 D U C O N T R A C T
fortes contre le Souv^erain.
On PREVIENT encore le même incon-
vénient en établiffant des magiftrats intermé-
diaires, qui, laiflant le Gouvernement en Ton
entier, fervent feulement à balancer les deux
Puiflances ôl à maintenir leurs droits refpec-
tifs. Alors le Gouvernement n'efl pas mixte,
il eft tempéré.
On peut remédier par des moyens fem-
blables à l'inconvénient oppofé , & quand le
Gouvernement efl: trop lâche, ériger des Tri-
bunaux pour le concentrer. Cela fe pratique
dans toutes les Démocraties. Dans le premier
cas on divife le Gouvernement pour Taffoi-
blir, & dans le fécond pour le renforcer; car
Jes maximum de force & de foiblefle fe trou-
vent également dans les Gouvememens fim-
pies, au lieu que les formes mixtes donnent
une force moyenne.
SOCIAL. I7t
/:>
CHAPITRE VIII.
Que toute forme de Gouvernement nefi pas
propre à tout pays.
La liberté' n'étant pas un fruit de tous
les Climats n'eft pas à la portée de tous les
peuples. Plus on médite ce principe établi
par Montefquieu, plus on en fent la vérité.
Plus on le contelle, plus on donne occaiioQ
de rétablir par de nouvelles preuves.
Dans tous les Gouvernemens du monde
la perfonne publique confomme & ne produit
rien. D'où lui vient donc la fubftance con-
fommée? Du travail de fes membres. Cefl
le fuperflu des particuliers qui produit le né-
ceflaire du public. D'où il fuit que l'état ci-
vil ne peut fubfiiler qu'autant que le trava9
175 DU C O N T R A C T
des hommes rend au delà de leurs befoins.
O R c E T excédent n'efl: pas le même dans
tous les pays du monde. Dans pkifieurs il
efi: confidérable, dans d'autres médiocres, dans
d'autres nul, dans d'autres négatif. Ce rap-
port dépend de la fertilité du climat, de la
forte de travail que la terre exige , de la natu-
re de fes produ6lions, de la force de fes habi-
tans , de la plus ou moins grande confommation
qui leur efl nécefTaire, & de plufieurs autres
rapports femblables defquels il efl compofé.
•D'autre part, tous les Gouvernemcns ne
font pas de même nature; il y en a de plus
ou moins dévorans , & les différences font
fondées fur cet autre principe que , plus les
contributions publiques s'éloignent de leur four-
ce, & plus elles font onéreufes. Ce n'efl pas
fur la quantité des impoUtions qu'il faut mé-
furer cette charge , mais fur le chemin qu'el-
les
SOCIAL. 177
les ont à faire pour retourner dans les mains,
dont elles font forties; quand cette circulation
efh prompte & bien établie, qu'on paye peu
ou beaucoup, il n'importe; le peuple eft tou-
jours riche & les finances vont toujours bien.
Au contraire , quelque peu que le Peuple don-
ne , quand ce peu ne lui revient point , en
donnant toujours bientôt il s'épuife ; l'Etat
n'eft jamais riche, & le peuple eft toujours
gueux.
Il suit de-là que plus la diftance du peu-
ple au Gouvernement augmente, & plus les
tributs deviennent onéreux; ainfî dans la Dé-
mocratie le peuple eft le moins chargé, dans
l'Ariftocratie il l'eft davantage, dans la Mo-
narchie il porte le plus grand poids. La
Monarchie ne convient donc qu'aux nations
opulentes, l'Ariftocratie aux Etats médiocre?
en .richelTe ainft qu'en grandeur , la Démo-
M
i78 D U C O N T R A C T
cratie aux Etats petits & pauvres.
En effet, plus on y réfléchit, plus on
trouve en ceci de différence entre les Etats
libres & les monarchiques; dans les premiers
tout s'employe à l'utilité commune; dans les
autres les forces publique & particulières font
réciproques , & l'une s'augmente par l'affoi-
bliiTement de l'autre. Enfin au lieu de gou-
verner les fujets pour les rendre heureux, le
defpotifrae les rend miférables pour les gou-
\^erner.
Voila donc dans chaque climat des eau-
fes naturelles fur lefquelles on peut afligner la
forme de Gouvernement à laquelle la force
du climat l'entraîne , & dire même quelle
tfpece d'habitans il doit avoir. Les lieux in-
grats & flériles où le produit ne vaut pas le
travail doivent refier incultes & deferts , ou
■feulement peuplés de Sauvages: Les lieux où
SOCIAL. 179
le travail des hommes ne rend exaftement que
le neceflaire doivent être habités par des peu-
ples barbares, toute politie y feroit impoffible:
les lieux où l'excès du produit fur le travail
eft médiocre conviennent aux peuples libres;
ceux où le terroir abondant & fertile donne
beaucoup de produit pour peu de travail veu-
lent être gouvernés monarchiquement , pour
confumer par le luxe du Prince Fexcès du
fuperflu des fujets ; car il vaut mieux que cet
excès foit abforbé par le gouvernement que
diffipé par les particuliers. Il y a des excep-
tions, je le faisj mais ces exceptions-mêmes
confirment la règle, en ce qu'elles produifenc
-tôt ou tard des révolutions qui ramènent les
chofes dans l'ordre de la nature.
DisTiNGONs toujours les loix géne'rales
des caufes particulières qui peuvent en modl-
'fier l'effet, (^uand tout le midi feroit cou-
M s
ï8o DU C O N T R A C T
vert de Républiques & tout le nord d'Etats
delpotiques il n'en feroit pas moins vrai que
par l'effet du climat le defpotifme convient
aux pays chauds , la barbarie aux pays froids,
& la bonne politie aux régions intermédiai-
res. Je vois encore qu'en accordant le prin-
cipe on pourra difputer fur l'application : on
pourra dire qu'il y a des pays froids très-fer-
tiles & des méridionaux très-ingrats. Mais
cette difficulté n'en efl une que pour ceux
qui n'examinent pas la chofe dans tous fcs
rapports. Il faut , comme je l'ai déjà dit,
compter ceux des travaux^ des forces, de la
confonimation &c.
Supposons que de deux terreins égaux
fun rapporte cinq & l'autre dix. Si les ha-
bitans du premier confomment quatre & ceux
du dernier neuf, l'excès du premier produit
fera |. & celui du fécond -i^. Le rapport
SOCIAL. i8i
de ces deiix excès étant donc inverle de ce-
lui des produits, le cerrein qui ne produira
que cinq donnera un fuperflu double de ce-
lui du terrein qui produira dix.
Mais il n'efl pas queftion d'un produit dou-
ble , & je ne crois pas que perfonne ofe
mettre en général la fertilité des pays froids
en égalité même avec celle des pays chauds.
Toutefois fuppofons cette égalité; lailTons, û
Ton veut, en balance l'Angleterre avec la Si-
cile, & la Pologne avec l'Egypte. Plus au
midi nous aurons l'AfFrique & les Indes , plus
au nord nous n'aurons plus rien. Poiu* cette
égalité de produit , quelle différence dans la
culture ? En Sicile il ne faut que grater h
terre; en Angleterre que de foins pour la la-
bourer! Or là où il faut plus de bras pour
donner le même produit , le fuperflu doit
être néceflairement moindre.
M 3
i82 DU C O N T R A C T
■ Considérez , outre cela , que la même quan-
tité d'hommes confomme beaucoup moins dans
les pays chauds. Le climat demande qu'on
y foit fobre pour fe porter bien : les Euro^
péens qui veulent y vivre comme chez eux
périilent tous de diflenterie & d'indigeftions.
Nous fommes , dit Chardin , des bêtes carnacie~
res, des loups, en comparaifon des Afiatiques.
Quelques - uns attribuent la fobnété des Perfans
à ce que kur pays efl moins cuhivé , £5* moi je
Crois au contraire que leur pays abonde moins
en denrées parce quil en faut moins aux habi^
tans. Si kur frugalité , continue-t-il , étoit un
effet de la difctte du pays, il ny auroit que les
pauvres qui mangeroient peu, au lieu que ccjl
généralement tout le monde, &f on mangeroit
plus ou moins en chaque province félon la ferti'
lité du pays , au lieu que la même fobriété fe
trouve par tout le royaume. Ils fe louent fort!
SOCIAL, i8a
;>
de leur manière de vivre , difant qu'il ne faut
que regarder leur teint pour reconnoitre combien
(lie efi plus excellente que celle des chrétiens.
En effet le teint des Perfans efl uni; ils ont la
peau belle fine (j' polie, au lieu que le teint des
Arméniens leurs fujets qui vivent à rEuropéenns
efi rude, couper ofé, ^ que leurs corps font gros
^ pefants.
Plus on approche de îa ligne, plus les
peuples vivent de peu. Ils ne mangent
prefque pas de viande ; le ris, le mays, îe
CLizcuz, le mil, la calTave, font leurs alimens
ordinaires. Il y a aux Indes des millions
d'hommes dont la nourriture ne coûte pas
un fol par jour. Nous voyons en Europe-
même des différences fenûbles pour l'appétit
entre les peuples du nord & ceux du midi.
Un Efpagnol vivra huit jours du diner d'un
AOemand. Dans les pays où les hommes font
M 4
184- DU CONTRACT '
plus voraces le luxe fe tourne auffi vers les
chofes de confommation. En Angleterre, il
fe montre fur une table chargée de viandes;
en Italie on vous régale de fucre & de fleurs.
Le luxe des vétemens offre encore de
femblables différences. Dans les climats où.
les changemens des faifons font prompts &
violcns , on a des habits meilleurs & plus fim-
ples , dans ceux où l'on ne s'habille que pour
la parure on y cherche plus d'éclat que d'u-
tilité , les habits eux - mêmes y font un luxe.
A Naples vous verrez tous les jours fe pro-
mener au Paufylippe des hommes en veffe
dorée & point de bas. C'eft la mêm^ chofe
pour les bâtimens ; on donne tout à la ma-
gnificence quand on n'a rien à craindre des
injures de l'air. A Paris à Londres on veut
être logé chaudement & commodément. A
^ladrid on a des Talons fuperbes, niais point
SOCIAL. iSs
de fenêtres qui ferment, & l'on couche dans-
des nids - à - rats. ,:
Les aîimens font beaucoup plus fubflan--
ciels & fucculens dans les pays chauds; c'efl
une troifieme différence qui ne peut manquer"
d'influer fur la féconde. Pourquoi mange-t-on
tant de légumes en Italie? parce qu'ils y font
bons , nourriflans , d'excellent goût : En Fran-
ce où ils ne font nourris que d'eau ils ne
nourriffent point , & font prefque comptés
pour rien fur les tables. Ils n'occupent pour-
tant pas moins de terrein & coûtent du moins
autant de peine à cultiver. C'efl une expé-
rience faite que les bleds de Barbarie, d'ail-
leurs inférieurs à ceux de France , rendent
beaucoup plus en 'farine , & que ceux de
France à leur tour rendent plus que les bleds
du Nord. D'où l'on peut inférer qu'une grada-
tion femblable s'obferve généralement dans la
M 5
i85 DU C O N T R A C T
même dil-e6lion de la ligne au pôle. Or n'efl-
ce pas un defavantage viTible d'avoir dans un
produit égal une moindre quantité d'aliment?
A TOUTES ces différentes conildérations
j'en puis ajouter une qui en découle & qui
les fortifie ; c'efl: que les pays chauds ont moins
befoins d' habita ns que les pays froids , &
pourroient en nourrir davantage ; ce qui pro-
duit un double fuperflu toujours à l'avantage
du defpotifme. Plus le même nombre d'ha-
bitans occupe ime grande furface , plus les
révoltes deviennent difficiles; parce qu'on ne
peut fe concerter ni promptement ni fecrete-
ment, & qu'il efl: toujoturs facile au Gouver-
nement d'éventer les projets & de couper les
commimications ; mais plus un peuple nom-'
breux fe rapproche, moins le Gouvernement
peut ufurper fiu* le Souverain; les chefs délz-.
beveût auffi furement dans leurs chambres que>
SOCIAL. 187
le Prince dans fon confeil, & la foule s'af-
femble auffi-tôt dans les places que les trou-
pes dans leurs quartiers. L'avantage d'un Gou-
vernement tii'annique eft donc en ceci d'agir
à grandes diflances. A l'aide des points d'ap-
pui qu'il fc donne fa force augmente au loin
comme celle des leviers *. Celle du peuple au
contraire n'agit que concentrée, elle s'évapo-
re & fe perd en s'étendant, comme l'effet
de la poudre éparfe à terre & qui ne prend
feu que grain à grain. Les pays les moins
f)euplés font ainfi les plus propres à la Tiran-
nie : les bêtes féroces ne régnent que dans
les déferts.
* Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit ci-dev^ant L. II.
Chap. IX. Sur les inconvéniens des grands Etats : car il
s'agLiToit-là de l'autorité du Gouvernement fur Tes mem-
bres, & il s'agit ici de fa force contre les fujets. Ses
membres épars lui fervent de points d'appui pour agir au
loin fur le peuple, mais il n'a nul point d'appui poura-
gir direflement fur ces membres-mêmes. Ainfi dans l'ur»
des cas la longueur du levier en fait la foiblefle, & la
force dans l'autre cas.
i88 DU CONTRACT
CHAPITRE IX.
Des Jlgnes d'un bon Gouvernement,
v^ u A N D donc on demande abfolument quel
cft le meilleur Gouvernement , on fait une
queftion infoluble comme indéterminée; ou lî
Ton veut , elle a autant de bonnes folutions
qu'il y a de combinaifons poffibles dans les
pofitions abfolues & relatives des peuples.
Mais fi l'on demandoit à quel figne on
peut connoitre qu'un peuple donné efl: bien
ou mal gouverné, ce feroit autre chofe, &
la queflion de fait pourroit fe réfoudre.
Cependant on ne la réfout point, par-
ce que chacun veut la réfoudre à la manière.
L«es fujets vantent la tranquillité publique, les
Citoyens la liberté des particuliers; l'un pré-
SOCIAL, i^x)
fere la fureté des polTeffiGns, & Taiitre celle
des perfonnes ; l'un veut que le meilleur Gou-
vernement foit le plus révère, l'autre foutient
que c'efl le plus doux; celui-ci \^ut qu'on
punilTe les crimes, & celui-là qu'on les pré-
vienne ; l'un trouve beau qu'on foit craint des
voifins , l'autre aime mieux qu'on en foit igno^
ré; l'un eft content quand l'argent circule,
l'autre exige que le peuple ait du pain. Quand-
même on conviendroit fur ces points Se d'au-
tres femblablcs , en feroit - on plus avancé ?
Les quantités morales manquant de mefure
précife, fut-on d'accord fur le figne, com-
ment l'être fur l'eftimation?
Pour moi, je m'étonne toujours qu'on
méconnoilTe un figne auffi limple, ou qu'on
ait la mauvaife foi de n'en pas convenir.
Quelle efl: la fin de l'aflociation politique ? C'efl
la confervatioii & la profpérité de (es mem-
cipo DU C O N T R A C T
bres. Et quel efl le figne le plus fur qu'ils fe
confervent & profpérent? C'efl leur nombre
& leur population. N'allez donc pas chercher
ailleurs ce figne fi difputé. Toute chofe
d'ailleurs égale, le Gouvernement fous lequel,
fans moyens étrangers fans naturalifations fans
colonies les Citoyens peuplent & multiplient
<lavantage, efl infailliblement le meilleiu': ce-
lui fous lequel un peuple diminue & dépérit
efl: le pire. Calculateurs, c'efl: maintenant vo-
tre affaire ; comptez , mefurez , comparez *. '
* On doit juger fur le même principe des fiécles qui
méritent la préférence pour la profpérité du genre hu-
main. On a trop admiré ceux où l'on a vu fieurir les
lettres & les arts , fans pénétrer l'objet fecret de leur cul-
ture, fans en confîdérer le funelle effet, iàque apud im-
'peritos humanitas vocabatur , cum pars fervitutîs effet. Ne
verrons-nous jamais dans les maximes des livres l'intérêt
grofîlcr qui fait parler les Auteurs? Non, quoiqu'ils eh
puiffent dire , quand malgré fon éclat un pays fe dépeu-
ple , il n'efi pas, vrai que tout aille bien , & iJ ne fufiit
SOCIAL. 191.
pas qu'un poète ait cent mille livres de rente pour que
fon fiecle foit le meilleur de tous. Il faut moins regar-
der au repos apparent , & à la tranquillité des chefs,
qu'au bien être des nations entières & fur-tout des états
les plus nombreux. La grêle défole quelques cantons,
mais elle fait rarement difette. Les émeutes, les guer-
res civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles
ne font pas les vrais 'malheurs des peuples, qui peu-
vent même avoir du rélâche tandis qu'on difpute à qui lei
tirannifera. C'eft de leur état permanent que naifTent
leurs profpérités ou leurs calamités réelles; quand tout
refte écrafé fous le joug, c'eft alors que tout dépérit;
c'eft alors que les chefs les détruifant à leur aife, ubifo-
lîtudinemfaciunt,pacemappeUant. Quand les tràcafleries des
Grands agitoient le royaume de France , & que le Coad-
juteur de Paris portoit au Parlement un poignard dans fa
poche, cela n'empêchoit pas que le peuple François ne
vécut heureux Sl nombreux dans une honnête & libre
aifance. Autrefois la Grèce fleurilToit au fein des plus
cruelles guerres; le fang y couloit à flots, & tout le paya
étoit couvert d'hommes. Il fembloit, dit Machiavel,
qu'au milieu des meurtres , des profcriptions , des guerres
civiles, notre République en devint plus puifTante; la
vertu de fes citoyens, leurs mœurs, leur indépendance
avoient plus d'effet pour la renforcer , que toutes fes dif-
fentions n'en avoient pour l'affoiblir. Un peu d'agita-
tion donne du reflbrt aux âmes , & ce qui fait vraiment
profpérer l'efpèce eft moins la paix que la liberté.
192 D U C O N T R A C T
CHAPITRE X.
De Vahiis au Gowcernement , ^ de fa pente
à dégénérer.
C>/ 0 M M E la volonté particulière agit fans
c-efle contre la volonté générale, ainfi le Gou-
vernement fait un effort continuel contre la
Souveraineté. Plus cet effort augmente, plus
la conflitution s'altère , & comme il n'y a
point ici d'autre volonté de corps qui réfiftant
à celle du Prince faffe équilibre avec elle, il
doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime
enfin le Souverain & rompe le traité Social.
Çefl-là le vice inhérent & inévitable qui dès la
naiifance du corps politique tend fans relâche
à le détruire , de même que la vieilleffe & la
mort détmifent eniin le corps de l'homme.
Il
SOCIAL. î^j
î L Y A deux voyes générales par lefquelles
un Gouvernement dégénère; favoir, quand il
fe reflerre, ou quand l'Etat fe dilToût.
• Le Gouvernement fe relTerre quand
il pafle du grand nombre au petit, c'efl-à-dire
de la Démocratie à TAriflocratie , & de l'Arif.
tocratie à la Royauté. CeU-lk Ton inclinaifon
naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre
* La formation lente & le progrès d ; la Républic ue
de Venife dans fes lagunes offre un exemple notable de
cette fuccefîîon ; & il eft bien étonnant; que depuis plus
de douze cens ans les Vénitiens femblent n'en être enco-
re qu'au fécond terme , lequel commença au Serrar di
ConfigUo en 1198. Quant aux anciens Ducs qu'on leur
reproche, quoi qu'en puifTe dire le fquitinio délia libertà
veneta, il efl: prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souve-
rains.
On ne manquera pas de m'objeéler la: Réf)ublique
Romaine qui fuivit, dira- 1- on, un progrès tout con-
traire , pafTant de la monarchie à l'Ariftocratie , & de
J'Aridocratie à la Démocratie. Je fuis bien éloigné d'en
penfer ainii.
Le premier établiflement de Rcîmulus fut nn Gouver-
nement mixte qui dégénéra promptem^nt en Defpotifm**
194 DU C O N T R A C T
au grand, on pourrait dire qu'il fe relâche,
mais ce progrès inverfe eft; impoflible.
En effet, jamais le Gouvernement ne
change de forme que quand Ton relTort ufé
le lailTe trop afFoibli pour pouvoir conferv^er
la Tienne. Or s'il fe relâchoit encore en s'é-
Par des caufes particulières l'Etat périt avant le tems,
comme on voit mourir un nouveau -né avant d'avoir
atteint l'âge d'homme. L'expulfion des Tarquins fut la
véritable époque de la nailTance de la République. Mais
elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on
ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'aboliffant pas le
pauiciat. Car de cette manière l'Arillocratie héréditaire,
qui eft la pire des adminiftrations légitimes , reliant en
conflit avec la Démocrativ', la forme du Gouvernement
toujours incertaine & flotantc ne fut fixée, comme l'a
■prouvé Machiavel , qu'à rétabliflement des Tribuns ; a-
lors feulement il y eut un vrai Gouvernement & une
véritable Démocratie. En effet le peuple alors n'étoit
pas feulement Souverain mais aulfi magiftrat & juge, le
Sénat n'étoit qu'un tribunal en fous-ordre pour tempérer
:ou concentrer le Gouvernement, & les Confuls eux-mê-
mes , bien que Patriciens , bien que premiers Magiftrats,
•bien que Généraux abfolus à la guerre, n'étoient à Ro-
me que les préfidens du peuple.
SOCIAL. 1(^5
tendant, fa force deviendroit tont-à-fait nul-
le , &■ il fiibfiiteroit encore moins. Il faut
donc remonter & ferrer le reHbrt à méfiire
qu'il cède, autrement l'Etat qu'il foutient tom-
beroit en ruine.
Le cas de la diOblution de l'Etat peut
arriver de deux m.anieres.
Dès lors on vit aiiiïî le Gouvernement prendre fa pen-
te naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratie. Le Pa-
triciat s'aboliflTant comme de lui-môme, l'Ariftocratie n'é-
toit plus dans le corps des Patriciens comme elle ed à
Venife & à Gènes, mais dans le corps du Sénat com-
pofé de Patriciens & de Plebeyens, même dans le corps
des Tribuns quand ils commencèrent d'ufurper une puif-
fance aftive: car les mots ne font rien aux chofes, &
quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui ,
quelque nom que portent ces chefs , c'eft toujours une
Ariilocratie.
De l'abus de l'Ariftocratie nacquirent les guerres
civiles & le Triumvirat. Sylla, Jules -Cefar, Augufte
devinrent dans le fait de véritables Monarques , & enfin
fous le Defpotifrae de Tibère l'Etat fut diiTout. L'hiftoi-
re Romaine ne dément donc pas mon principe; elle le
confirme.
N 2
196 DU CONTRACt
Premièrement quand le Prince n'ad-
miniflre plus l'Etat félon les loix & qu'il u-
furpe le pouvoir fouverain. Alors il fe fait
un changement remarquable; c'efl que, non
pas le Gouvernement , mais TEtat fe reffer*
re; je veux dire que le grand Etat fe diflbut
& qu'il s'en forme un autre dans celui-là^
compofé feulement des membres du Gouver-
nement , & qui n'eft plus rien au relie du
Peuple que fon maitre ôc fon tiran. De for-
te qu'à l'indant que le Gouvernement ufurpe
la fouveraineté , le pa61e focial eft rompu , &
tous les fimples Citoyens, rentrés de droit
dans leur liberté naturelle, font forcés mais
non pas obligés d'obéir.
Le MEME cas arrive auiîî quand les mem-
bres du Gouvernement ufurpent féparément le
pouvoir qu'ils ne doivent exercer qu'en corps ;
ce qui n ell pas une moindre infradtion des
SOCIAL. 197
loix, & produit encore un plus grand défor-
dre. Alors on a , pour ainfi dire , autant de'
Princes que de Magiflrats , & l'Etat , non
moins divifé que le Gouvernement, périt ou
change de forme.
Quand l'Etat fe diflbut, l'abus du Gou-
vernement quel qu'il foit prend le nom com-
mun d'anarchie. En diftingant , la Démo-
cratie dégénère en Ochlocratie, l'Ariftoeratie
en Olygarch'ie; j'ajoûterois que la Royauté dé-
génère en Tyrannie, mais ce dernier mot efl:
équivoque & demande explication.
Dans le fens vulgaire un Tyran efl: un
Roi qui gouverne avec violence & fans é-
gar4 à la juflice & aux loix. Dans le fens
précis un Tyran efl un particulier qui s'arro-
ge l'autorité royale fans y avoir droit. C'eft
ainfî que les Grecs entendoient ce mot de
Tyran : Ils le donnoient indifféremment aux
N3
ipS DU C O N T R A C T
bons & aiix mauvais Princes dont l'autorité
n'étoit pas légitime *. Ainfi Tyran & ufurpa-
teur font deux mots parfaitement fynonimes.
Pour donner différens noms à différentes
chofes, j'appelle Tyran l'ufurpateur de l'auto-
rité royale, & Defpoîe l'ufurpateur du pou-
voir Souverain. Le Tyran e(t celui qui s'in-
gère contre les loix à gouverner félon les loix ;
le Delpote eft celui qui fe met au deffus des
loix-mêmes. Ainfi le Tyran peut n'être pas
Defpote, mais le Defpote eft toujours Tyran.
* 0;nnes cnim ^ habetitur ^ dicwaur Tyramii qui po-
tcjlate iituntiir perpétua , in eà Civitate quce libenate vfa ejî.
Corn. Nep. in Miltiad: Il eft vrai qu'Ariftote Mor: Ni-
corn. L. Fin. c. lo diftinguc le Tyran du Roi, en ce
que le premier gouverne pour fa propre utilité & le
fécond feulement pour Tutliité de fes fujets; mais outre
que généralenient tous les auteurs grecs ont pris le mot
Tyran dafts un autre fens, comme il paroit fur-tout par
Je Hieron de Xenophon, il s'en fuivroit de la diftinclion
i'Ariftote que depuis le commencement du monde il
7)'auroit pas encore exillé un feul Roi-
SOCIAL. 199
CHAPITRE XI.
De la mort du corps politique,
X E L L E efl: h pente naturelle & inévitable
des Gouvernemens les mieux conilitués. Si
Sparte & Rome ont péri, quel Etat peujt ef-
pérer de durer toujours? Si nous voulons for-
mer un établiflement durable, ne fongeons
donc point à le rendre éternel. Pour réuflir il
ne faut pas tenter l'impoflible, ni fe flater de
donner à l'ouvrage des hommes une folidité
que les chofes humaines ne comportent pas.
Le corps politique , auffi bien que le corps
de rhomme , commence à mourir dès fa naif-
fance & porte en lui-même les caufes de fa
dcflru6Hon. Mais fun & l'autre peut avoir
une conftitution plus ou moins robufte &
propre à le conferver plus on moins long-
N 4
soô D U C O N T R A C T
tems. La conflitution de l'homme eft l'ou-
vrage de la nature, celle de TEtac eft l'ou-
vrage de l'art. Il ne dépend pas des hommes
de prolonger leur vie, il dépend d'eux de pro*
longer celle de l'Etat auITi loin qu'il eft pof-
lible, en lui donnant la meilleure conflitution
qu'il puifle avoir. Le mieux conftitué finira,
mais plus tard qu'un autre, fi nul accident
imprévu n'amené fa perte avant le tems.
Le principe de la vie politique eft dans
l'autorité Souveraine. La puifi^ance Icgiflati-
ve efl le cœur de l'Etat, la puifi'ance execu-
tive en eft le cerveau, qui donne le mouve-
ment à toutes les parties. Le cerveau peut
tomber en paralyfie & l'individu vivre enco-
re. Un homme refi:e imbécille & vit : mais
fitôt que le cœur a cefie fes fonelions, l'a-
nimal eft mort.
Ce n'est point par les loix que l'Etat
fubûfte, c'ell par le pouvoir légiflatif. La
SOCIAL. 201
loi d'hier n'oblige pas aujourd'hui, mais le
confentement tacite eft préfumé du filence, (Se
le Souverain eft cenfé confirmer incelTamment
les lois qu'il n'abroge pas, pouvant le faire.
Tout ce qu'il a déclaré vouloir une fois il le
veut toujours , à moins qu'il ne le révoque.
P0URQ.U01 donc porte-t-on tant de ref-
pe6t aux anciennes loix? C'efl pour cela mê-
me. On doit croire qu'il n'y a que l'excel-
lence des volontés antiques qui les ait pu
confcrver fi longtems; ù le Souverain ne ks
eut reconnu eonftamment falutaires il les eut
mille fois révoquées. Voilà pourquoi loin dé
s'afFoiblir les loix acquièrent fans cefTe une
force nouvelle dans tout Etat bien conftitué;
le préjugé de l'antiquité les rend chaque jour
plus vénérables; au lieu que par-tout où les
loix s'afFoibliiTent en vieilliflant , cela prouve
qu'il n'y a plus de pouvoir légiflatif, & que
l'Etat ne vit plus.
N 5
202
DU CONTRACT
CHAPITRE Xir.
Comment Je maintient T autorité Sowveraine.
Le Souverain n'ayant cTautre force que
h. puiflance légiflative n'agit que par des loix ,
& les loix n'étant que des aétes authentiques
de la volonté générale, le Souverain ne fau-
roit agir que quand le peuple efl: afTemblé.
Le peuple alTemblé, dira-t-on! Quelle chimè-
re! C'efl: une chimère aujourd'hui, mais ce
n'en étoit pas une il y a deux mille ans:
Les hommes ont-ils changé de nature?
Les bornes du poflible dans les chofes mo-
rales font moins étroites que nous ne pcn-
ibns: Ce font nos foibleffes, nos vices, nos
préjugés qui les rétréciflent. Les âmes baf-
fes ne croyeiît point aux grands hommes:
SOCIAL. 203
de vils efclaves fourient d'an air moqueur a
ce mot de liberté.
Par ce qui s'efl fait confidérons ce qui
fe peut faire; je ne parlerai. pas des. ancien-
nes républiques de la Grèce, mais la Répu-
blique romaine étoit, cemefemble, un grand
Etat, & la ville de Rome ime grande ville.
Le dernier Cens donna dans Rome quatre
cent mille Citoyens portans armes, & le der-
nier dénombrement de l'Empire plus de qua-
tre millions de Citoyens fans compter les fu-
■ jets, les étrangers, les femmes, les enfans,
les efclaves.
Quelle difficulté n'imagineroit-on pas d'af-
fembler fréquemment le peuple immenfe de
cette capitale & de fes environs? Cependant
il fe pafToit peu de femaines que le peuple
romain ne fut affemblé, & même plufieurs
fois. Non feulement il exerceoit les droit de
404- DUCONTRACT
la fouveraineté , mais une partie de ceux du
Gouvernement. II traittoit certaines affaires,
il jugeoit certaines caufes, & tout ce peu-
ple étoit fur la place publique prefque auflî
fouvent magiftrat que Citoyen.
En remontant aux premiers tems des
Nations on trouveroit que la plupart des an-
ciens gouvernemens , même monarchiques tels
que ceux des Macédoniens & des Francs, a-
vôient de femblables Confeils. Quoi qu'il en
foit, ce feul fait inconteftable répond à tou-
tes les difficultés: De fexiflant au pofTible I3
conféquence me paroit bonne.
J'
SOCIAL. 205
CHAPITRE XIll
Suite*
Il NE fuffit pas que le peuple aiTemblë aie
une fois fixé la conftitution de l'Etat en don-
nant la fandion à un corps de loix: U ne
fuffit pas qu'il ait établi un Gouvernement-
perpétuel ou qu'il ait pourvu une fois pour
toutes à l'éleftion des magiftrats. Outre les
aflemblées extraordinaires que des cas impré-
vus peuvent exiger, il faut qu'il y en ait de
fixes ôc de périodiques que rien ne puifTe a-
bolir ni proroger, tellement qu'au jour mar-
qué le peuple foit légitimement convoqué par
la loi, fans qu'il foit befoin pour cela d'au-
cune autre convocation formelle.
Maïs hors de ces aflemblées jtu-idiques
%o6 DU C O N T R A C T
par leur feule date, toute aiïemblée du Peu-
ple qui n'aura p^s été convoquée par les ma-
giftrats prëpofés à cet effet & félon les for-
mes prefcrites doit ê.tre tenue pour illégitime
& tout ce qui s'y fait pour nul; parce que
l'ordre même de s'aifembler doit émaner de
la loi. - -
Quant aux retours plus ou moins fré-
qucns des alTemblées légitimes, ils dépendent
de tant de confidérations qu'on ne fauroit
donner là-delfus de règles précifes. Seule-
ment on peut dire en général que plus le
Gouvernement a de force, plus le Souverain
doit fe montrer fréquemment.
Ceci me dira-t-on, peut être bon pour u-
ne feule ville ; mais que faire quand l'Etat en
comprend plufieurs? Partagera- 1- on fautorité
Souveraine , ou bien doit-on la concentrer dans
une feule ville & alTujetir tout le refle?
SOCIAL, 207
Je reponds qu'on ne doit faire ni Tun
ni l'autre. Premièrement l'autorité fouveraine
€(1 fimple & une, & Ton ne peut la divifer
fans la détruite. En fécond lieu, une ville
non plus qu'une Nation ne peut être légiti-
mement fujette d'une autre, parce que l'ef-
fence du corps politique efl: dans l'accord de
KobéifTance & de la liberté, '& que ces mots
de fujet & de fouverain font des corrélations
identiques dont l'idée fe réunit fous le feul
mot de Citoyen.
Je reponds encore que c'efl toujours
un mal d'unir plufieurs villes en une feule ci-
té, & que, voulant faire cette union, loii
ne doit pas fe flater d'en éviter les inconvé-
niens naturels. Il ne faut point objefter l'a-
bus des grands Etats à celui qui n'en veut
que de petits: mais comment donner aux pe-
tits Etats aflez de force pour réfifler aux
2o8 D U C O N T R A C T
grands ? Comme jadis les villes grecques rc-
Urterent au grand Roi, ôc comme plus ré-,
Gemment la Hollande & la SuiiTe ont refifté
à la maifon d'Autriche.
Toutefois Ci l'on ne peut réduire l'Etat
à de juaes bornes, il reile encore une ref-
fource; c'eft de n'y point foufFrir de capita-
le, de faire fiéger le Gouvernement alternati-
vement dans chaque ville, & d'y raflembler
auflfi tour- à- tour les Etats du pays.
Peuplez également le territoire , étendez-y
par tout les mêmes droits, portez -y par-tout
l'abondance & la vie , c'efl: ainfi que l'Etat de-
viendra tout à la fois le plus fort Se le mieux
gouverné qu'il foit poflible. Souvenez-vous que
les murs des villes ne fe forment que du dé-
bris des maifons des champs. A chaque Pa-
lais que je vois élever dans la capitale , je
crois voir mettre en mazures tout un pays.
C H A-
Social. 20^
CHAPITRE XIV,
JHL l'instant que le Peuple ell légitime^
ment aflemblé en corps Souverain, toute ju^
rifdidcion du Gou\'crnement celTe , la puif-
Tance executive efl fuipendue , & la perfonne
du dernier Citoyen efl aulTi facrée & invio-
lable que celle du premier Magillrat, parce
qu'où fe trouve le Réprélenté, il n'y a plus
de Rëpréfentant. La plupart des tumultes qui
s'élevèrent à Rome dans les comices vinrent
d'avoir ignoré ou négligé cette règle. Les
Confuls alors n'étoient que les Préfidens du
Peuple, les Tribuns de fimples Orateurs *,
le Sénat n'étoit rien du tout.
* A-peu-près félon le fens qu'on donne à ce nom dans
ie Parlement d'Angleterre. La rcTemblance de ces em-
plois eut mis. en contiit les Confuls & les Tribuns^,
quand même toute jurirjiclibn eut été fufpendue.
o
2IO DU CONTRACT
Ces intervalles de fufpeiilion où le Prince
reconnoit ou doit reconnoitre un fupérieur
a£luel , lui ont toujours été redoutables , & ces
aflemblées du peuple, qui font l'égide du corps
politique & le frein du Gouvernement , ont
été de tous tems l'horreur des chefs : aufli
n'épargnent-ils jamais ni foins, ni objeftions,
ni difficultés, ni promelTes, pour en rebuter
les Citoyens. Quand ceux-ci font avares,
lâches , puflîllanimes , plus amoureux du repos
que de la liberté, ils ne tiennent pas long-
tems contre /les efforts redoublés du Gouver-
nement ; c'ed ainfi que la force réfiflante
augmentant fans cefll^, l'autorité Souveraine
s'évanouit à la fin, & que la plupart des ci-
tés tombent & périffent avant le tems.
Mais entre fautorité Souveraine & le
Gouvernement arbitraire, il s'introduit quel-
quefois un pouvoir moyen dont il faut parler.
SOCIAL. èii
CHAPITRE XV.
Des Députés ou Répréfentans„
o I T ô T que le Tervice public celTe d'être la
principale affaire des Citoyens, & qu'ils ai-
jnent mieux fervir de leur bourfe que de leur
perfonne, l'Etat eft déjà près de fa ruine.
Faut -il marcher au combat? ils payent des
troupes & refient chez eux; faut -il aller au
Confeil? ils nomment des Députés & refient
chez eux. A force de parelfe & d'argent ils
x>nt enfin des foldats pour afTervir la patrie
.& des répréfentans pour la vendre.
C'est le tracas du commerce & des arts,
c'efl l'avide intérêt du gain, c'efl la molefle
& l'amour des comodités, qui changent les
iervices perfonnels en argent. On cède une
O s
212 DU C O N T R A C T
partie de fon profit pour l'augmenter à fon'
aife. Donnez de l'argent, & bientôt vous
aurez des fers. Ce mot de finance ell: un
mot d'cfclave; il efl: inconnu dans la Cite,
Dans un Etat vraiment libre les citoyens font
tout avec leurs bras & rien avec de l'argent :
Loin de payer pour s'exempter de leurs de-
voirs , ils payeroient pour les remplir eux-
mêmes. Je fuis bien loin des idées cominu-
nes; je crois les corvées moins contraires à
la liberté que les taxes.
Mieux l'Etat efl conflitué , plus les afFai
res publiques l'emportent fur les privées dans
l'eiprit des Citoyens. Il y a même beaucoup
moins d'affaires privées, parce que la fomme
du bonheur commun fourniffant une portion
plus confidérable à celui de chaque individu,
il lui en refte moins à chercher dans les foins
particuliers. Dans une cité bien conduite chii-
SOCIAL. 2J3
c-un vole aux aflemblées j fous un mauvais
Gouvernement nul n'aime à faire un pas
pour s'y rendre; parce que nul ne prend in-
térêt à ce qui s'y fait, qu'on prévoit que la
volonté générale n'y dominera pas, & qu'en-,
fin les foins domeftiques abforbent tout. Les
bonnes loix en font faire de meilleures , les
mauvaifes en amènent de pires. Sitôt que quel-
qu'un dit des affaires de fEtat, que ju impor-
te? on doit compter que l'Etat eft perdu.
L'attiedissement de l'amour de la
patrie, faftivité de l'intérêt privé, l'immenfi-
té des Etats, les conquêtes, fabus du Gou-
vernement ont fait imaginer la voye des Dé-
putés ou Répréfentans du peuple dans les
aflemblées de la Nation. C'eft ce qu'en
certains pays on ofe appeller le Tiers-Etat,
Ainfi fintérêt particulier de deux ordres efl
lïjis au premier & au fécond rang , l'intérêt
public n'efl qu'au troifieme.
O3
ii4 D U C O N T R A C T
La Souveraineté' ne peut être ré»
préientée, par la même raifon qu'elle ne peut
être aliénée; elle canfifte efleneiellement dans
la volonté générale, & la volonté ne fe ré»
préfente point: elle eft la même, ou elle eft
autre; il n'y a point de milieu. Les députés
du peuple ne font donc ni ne peuvent être
fes répréfentans , ils ne font que Tes commif"
faires; ils ne peuvent rien conclurre dcfiniti-^
vement. Toute loi que le Peuple en perfon^
ne n'a pas ratifiée eft nulle; ce n'efl point
une loi. Le peuple Anglois penfe être" libre;
il fe trompe fort, il ne l'eft que durant l'é-
leftion des membres du Parlement ; fitôt qu'ils
font élus, il eft efclave, il n'eft rien. Dans
les courts momens de fa liberté, l'ufage qu'il
en fait mérite bien qu'il la perde.
L'ide'e des Répréfentans eft moderne; el-
fe P,Qm vient; du GouvenKment fçodalj dcî
SOCIAL. 215
cet inique & abfurde Gouvernement dans le-
quel l'elpece hiunaine eft dégradée, & où le
nom d'homme eft en deshonneur. Dans les
anciennes Républiques & même dans les mo-
narchies , jamais le Peuple n'eut de répréfen-
t^s; on ne connoilToit pas ce mot-là. Il eft
très fingulier qu'à Rome où les Tribuns é-
toient fi facrés on n'ait pas même imaginé
qu'ils pulïènt ufurper les fondions du peuple,
& qu'au milieu d'une fi grande multitude, iîsf
n'aient jamais tenté de pafTer de leur chej^
un feul Plebifcite. Qu'on juge cependant de
l'embarras que caufoit quelquefois la foule,
par ce qui arriva du tems des Gracques, où
une partie des Citoyens donnoit fon fuffragé
de defllis les toits.
O u' L E droit & la liberté font toutes cho-
fes, les inconvéniens ne font rien. Chez ce
fage peuple tout étoit mis à fa jufte méfure:
O4
!n6 DU CON TRACT
il lailToit faire à ^es Lifteurs ce que fes Tri-
buns n'euflent ofé faire; il ne craignoit pas
que fes Licteurs vouluflent le répréfenter.
Pour expliquer cependant comment les Tri-
buns le répréfentoient quelquefois, il fuffit de
concevoir comment le Gouvernement répré-
fente le Souverain. La Loi n'étant que la dé-
claration de la volonté générale, il çfl clair
que dans la puiflance Légiflative le Peuple ne
peut être répréfenté ; mais il peut & doit
l'être dans la puiflance executive, qui n'eft
que la force appliquée à la Loi. Ceci fait
voir qu'en examinant bien les chofcs on trou-
veroit que très peu de Nations ont des loix.
Quoi qu'il en foit , il eft fur que les 'lïibuns »
n'ayant aucune partie du pouxoir exécutif,
ne purent jamais répréfenter le Peuple romain
par les droits, de leurs charges, mais feule--
nient en ufurpant fiu: ceux du 3énat.
SOCIAL. 217
Chez les Grecs tout ce que le Peuple
avoit à faire il le faifoit par lui-même; il
etoit fans cefle aflemblé fur la place. Il ha-
bitoit un climat doux , il n'étoit point avide ,
des eiclaves faifoient fes travaux, fa grande
affaire étoit fa liberté. N'ayant plus les me-
mes avantages, comment conferver les mê-
mes droits? Vos climats plus durs vous don-
nent plus de befoins *, fix mois de l'année
la place publique n'efl: pas tenable, vos lan-
gues fourdes ne peuvent fe faire entendre en
plein air , vous donnez plus à votre gain qu'à
votre liberté , ^ vous craignez bien moins
l'efclavage que la mifere.
Quoi! la liberté ne fe maintient qu'à
J'appui de la fervitude? Peut-être. Les deux
* Adopter dans Jes pays froids le luxe & la nioleffç
des orientaux, c'efl: vouloir fe donner leurs chaînes;
■e'eft s'y foumettre encore plus néceffairement qu'eux^
O 5
&i3 DU C O N T R A C T
excès fe touchent. Tout ce qui n'eft poînc
dans la nature a ks inconvéniens , & la fo-
dété civile plus que tout le refte. II y a tel-'
ks pofitions malheureufès où l'on ne peut
Confèrver fa. liberté qu'aux dépends de celle
d'autrui, & où le Citoyen ne peut être par-
faitement libre que l'efclave ne Toit extrê-
mement efclave. Telle étoit la pcfltion de
Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous
n'avez point d'efclaves , liiais vous l'êtes ;
vous payez leur liberté de la votre. Vous
avez beau vanter cette préférence ; j'y trou-
té plus de lâcheté que d'humanité.
Je n'entens point par tout cela qu'il
faille avoir des efclaves ni que le droit d'ef-
cîevage foit légitime, puifque j'ai pi*ouvé le
contraire. Je dis feulement les raifons pour-
quoi les peuples modernes qui fe croyent li-
bres ont des Répréfentans, 6i pourquoi les
SOCIAL. 219
peuples anciens n'en avoient pas. Quoi qu'il
en foie , à Tinflant qu'un Peuple fe donne des
Répréfentans, il n'efl plus libre; il n'eO: plus.
Tout bien examiné , je ne vois pas qu'il
foit déformais poffible au Souverain de con-
ièrvor parmi nous l'exercice de fes droits lî
la Cité n'efl très petite. Mais fi elle efl: très
petite elle fera fubjuguée? Non. Je ferai voir
ci-après * comment on peut réunir la pui{^
fance extérieure d'un grand Peuple avec hi
police aifée & le bon ordre d'un petit Etat,
* Ceft ce que je m'étois propofé de faire dans la fui"
te de cet ouvrage, lorfqu'en traitant des relations exter-
nes j'en ferois venu aux confédérations. Matière tout»
neuve & ou les principes font encore à établir.
?m
020 DU C O N T R A C T
CHAPITRE XVI.
Que Tinftituîion du Gouvernement ncjî point
un contract.
Le pouvoir Légiflatif une fois bien é-
tabli, il s'agit d'établir de même le pouvoir
exécutif ; car ce dernier , qui n'opère que
par des a6les particuliers , n'étant pas de
reflence de l'autre, en efl: naturellement fé-
paré. S'il étoit poffible que le Souverain,
confidéré comme tel, eut la puiflance exe-
cutive, le droit & le fait feroient tellement
confondus qu'on ne fliuroit plus ce qui
eft loi & ce qui ne l'eft pas, & le corps
politique ainfi dénaturé feroit bien -tôt en
proye à la violence contre laquelle il fut in-
ftitué.
Ï-Es Citoyens étant tous égaux par le
SOCIAL. .221
contra6l focial , ce que tous doivent faire
tous peuvent le prefcrire , au lieu que nul
n'a droit d'exiger qu'un autre fafle ce qu'il
ne fait pas lui-même. Or c'efl proprement
ce droit, indifpenfable pour faire vivre &
mouvoir le corps politique, que le Souverain
donne au Prince en inftituant le Gouverne-
ment.
Plusieurs ont prétendu que l'adle de
cet établilTement étoit un contract entre k
Peuple & les chefs qu'il fc donne; contracl
par lequel on flipuloit entre les deux parties
les conditions fous lefquelles l'une s'obligeoit
à commander & l'autre à obéir. On con-
viendra, je m'aiïïire, que voilà une étrange
manière de contrafterî Mais voyons fi cette
opinion efl foutenable.
- Premièrement, l'autorité fuprême ne
peut pas plus fe modifier que s'aliéner , la
tn "0 V C O N T R A C T
Hmiter ceft la décruire. Il efl: abfLirde <%
contradiétoire que le Souverain fe donne ug
fupériair ; s' oblige: d'obéir à un maitre c'eft .
fe remettre en pleine liberté.
De plus, il efl: évident que ce contraél
du peuple avec telles ou telles perfonnes fe-
roit un acle particulier. D'où il fuit que ce
contrat ne fauroit être ime loi ni un a6le
^e fouveraineté , & que par conféquent il fe-
roit illégidrae.
On voit encore que les parties contrac-
tantes feroient entre elles fous la feule loi de
nature & fans aucun garant de leurs enga-
gemens réciproques, ce qui répugne de tou»
tes manières à l'état civil : Celui qui a la for*
ce en main étant toujours le maitre de l'e»
xécution , autant vaudroit donner le nom dç
contra6l à l'acte d'un homme qui diroit à un
autre; „ je vous donne tout mon bien, i
SOCIAL. ^£S
„ condition que vous m'en rendrez ce qu'il
„ vous plaira ".
Il n'y a qu'un contra6i: dans l'Etat, c'efl
celui de l'affociation ; & celui-là feu! en ex-
clud tout autre. On ne fauroit imagina: au-
cun Contrat public, qui ne fut une violation
du premier.
^
4^'^^^n^
A24 DU CONTRACT
CHAPITRE XVII.
De Vinfiîtutîon du Gouvernement.
î> o u s quelle idée faut-il donc concevoir l'ac-
te par lequel le Gouvernement efl: inftitué?
Je remarquerai d'abord que cet a6le efl com-
plexe ou compofé de deux autres , favoir l'éta-
bliiTement de la loi, & l'exécution de la loi.
Par le premier, le Souverain flatue qu'il
y aura un corps de Gouvernement établi fous
telle ou telle forme; & il efl clair que cet
a6le efl; une loi.
P A R le fécond , Je Peuple nomme les chefs
qui feront chargés du Gouvernement établi.
Or cette nomination étant un a6le particu-
lier n'efl pas une féconde loi , mais feulement
une fuite de la première & une fon6lion du
Gouvernement.
La DIFFICULTE' efl d'entenidre comment
on
SOCIAL. 225
On peut avoir un afte de Gouvernement a-
vant que le Gouvernement exifle, & com-
ment le Peuple j qui n'efh que Souverain ou
fujet , peut devenir Prince ou Magiflrat dans
certaines circonftances.
C' E s T encore ici que fe découvre une de
CCS étonnantes propriétés du corps politique,
par lefquelles il concilie des opérations con-
tradiftoires en apparence. Car celle-ci fe faic
par une converlion fubite de la Souveraineté
en Démocratie ; en forte que , fins aucua
changement fenfible , & rculciuent par une
nouvelle relation de tous à tous, les Citoyens
devenus Magiflrats paffent des acles géné-
raux aux actes particuliers , & de la loi à
l'exécution.
Ce c h a n g e m e î^' î de relation n'ed point
une fubtilité de fpeculation fans exemple dans
la pratique: Il a lieu tous les jours dans k
Parlement d'Angleterre, où la Chambre -balTe
P
225 DU C O N T R A C T
en certaines occafions fe tourne en gi-ancî
Commité , pour mieux difcuter les affaires,
& devient ainfi fimple commiiTion, de Cour
Souveraine qu'elle étoit l'inflant précédent;
en telle forte qu'elle fe fait enfuite rapport à
elle-même comme chambre des Communes de
ce qu'elle vient de régler en grand-Commité,
& délibère de nouveau fous un titre de ce
qu'elle a déjà réfolu fous un autre.
Tel eft l'avantage propre au Gouverne-
ment Démocratique de pouvoir être établi
dans le fait par un fmiple a6te de la volonté
générale. Après quoi , ce Gouvernement pro-
vifionnel relie en polTeiTion H telle cft la for-
me adoptée, ou établit au nom du Souve-
rain le Gouvernement prefcrit par la loi, &
tout fe trouve ainfi dans la règle. Il n'efl:
pas poffible d'inftituer le Gouvernement d'au-
cune autre manière légitime, & fans renon-
cer aux principes ci-devant établis.
SOCIAL. i-yi
CHAPITRE XVIII.
Moyen de prévenir les iifiirpatîom du,
Gouvernement,
x) E CES écîaîrcilTemens il rdrulte en confir-
mation da chapitre XVI. que ra6re qui infti-
tue le Gouvernement n'efl: point un contra6t
mais une Loi , que les dépofitaires de la puif-
fance executive ne font point les maîtres du
peuple mais Tes officiers, qu'il peut les éta-
blir & les deftituer quand il lui plait, qu'il
n'efl: point quellion pour eux de contrafter
mais d'obéir , & qu'en fe chargeant des fonc-
tions que l'Etat leur impofe ils ne font que
remplir leur devoir de Citoyens, fans avoir
en aucune forte le droit de difputer fur les
conditions.
Quand donc il arrive que le Peuple ich
P s
523 DU CONTRACT
fliciie un Gouvernement héréditaire, foit mo-
narchique dans une famille, foit ariflocratique
dans un ordre de Citoyens , ce n'efl: point un
engagement qu'il prend ; c'efl une forme pro-
viGonnelle qu'il donne à l'adminiflration , jiif-
qu'à ce qu'il lui p'aife d'en ordonner autre-
ment.
Il est \Tai que ces changemcns font
toujours dangereux, & qu'il ne faut jamais
toucher au Gouvernement éta'oli que lors qu'il
devient incompatible avec le bien public;
mais cette circonfpecllon eft une madame de
politique & non pas une règle de droit, &
l'Etat n'efl: pas plus tenu de laiiTer l'autorité
civile à fes chefs , que l'autorité militaire à
fcs Généraux.
Il est vrai encore qu'on ne fauroft en
pareil cas obferver avec trop de foin toutes
les formalités requifes pour diftinguer un acle
régulier & légitime d'un tumulte féditieux.
SOCIAL, 22g
& la volonté de tout un peuple des da-neurs
.d'une fadlion. C'cft ici fur-tout qu'il ne faut
donner au cas odieux que ce qu'on ne peut
.lui refufer dans toute la rigui^ur du droit, &
c'ell auui de cette obligation que le Prince
tire un grand avantage pour conferver fa
puilFance malgré le peuple, fans qu'on pullfe
dire qu'il J'ait ufurpce: Car en paroiiîant n'u-
fer que de fes droits il lui ell fort aifé de
Jes étendre, & d'empêcher fous le prétexte
du repos public les afTemblées deflinées à ré-
tablir le bon ordre; de forte qu'il fe prévauc
^'un {ilence qu'il empêche de rompre , ou des
irrégularités qu'il fait commettre, pour fup-.
pofer en fa faveur l'aveu de ceux que la
crainte fait taire , & pour punir ceux qui
ofent parler. C'efl ainli que les Décemvirs
ayant été d'abord élus pour un an, puis con-
tinués pour une autre année , tentèrent de re-
fcjnir à perpétuité leur pouvoir ^ eu ne permet-
P3
230 DU CONTRACT
tant plus aux comices de s'afTembîcr ; <St
c efl; par ce facile moyen que tous les gour,
verneniens du monde, une fois rc-'étus de la
force publique, ufurpent tôt eu tard l'autori?
té Souveraine.
Les adlmblées périodiques dont j'ai parlé
ci-devant font propres à prévenir ou différer
ce malheur , fur-tout quand elles n'ont pas be^
foin de convocation formelle : car alors le
prince ne fauroit les empêcher fans fe déclar
rer ouvertement infrafteur des loix & enne-?
îtû de l'Etat.
L'ouverture de ces affemblées qui n'one
J)0ur objet que le maintien du traité focial,
doit toujours fe faire par deux propofitions
qu'on ne puifTe jamais fupprimer, & qui paf-
fent fcparément par les fuffrages.
La première; s'il plan au Soiiveram de
cmJcT'cer la préfente forme de Goifùernenient.
La seconde; s'il plait au Peuple d'çjt
SOCIAL. 231
laiffer Vadmîmjlration à ceux qui en font ac-
tuellement chargés.
Je suppose ici ce c[ue je crois avoir dé-
montré, favoir qu'il n'y a dans l'Etat aucune
loi fondamentale qui ne fe puiiTe révoquer,
non pas même le pacle focial ; car fi tous les
Citoyens s'afTembloient pour rompre ce pac-
te d'un commun accord, on ne peut douter
qu'il ne fût très - légitimement rompu. Gro-
tius penfe même que chacun peut renoncer
à l'Etat dont il efl membre, & reprendre fa
liberté naturelle & fes biens en fortant du
pays *. Or il feroit abfurde que tous les
Citoyens réunis ne pufTent pas ce que peut
féparément chacun d'eux.
* Bien entendu qu'on ne quite pa3 pour éluder Ton
devoir & fe difpenfer de fervir la patrie au moment qu'el-
je a befoin de nous. La fuite alors feroit criminelie &
puniirable; ce ne feroit plus retraite, mais défertion.
Fin au Livre Troifieme.
P4
D U
CONTRACT SOCIAL^
o u,
PRINCIPES
D U
DROIT POLITIQUE.
LIVRE IF.
C H A P I T R E I.
Que h volonté générale ejl înàcjtruclibk,
J. A N T qu3 plufienrs hommes réunis fc con-
fiderent comme un feul corps, ils n'ont qu'u-
nç feule volonté , qui fe rapporte à la com^
DU'CONTRACT SOCIAL. 233
inune confervation , & au bien-être général.
Alors tous les reflbrts de l'Etat font vigoureux
& fimples, fes maximes font claires & kirni-
neufes , il n'a point d'intérêts embrouillés , con-
tradiftoires , le bien commun fe montre par
tout avec évidence, & ne demande que du
bon fens pour être apperçu. La paix funion
fégalité font ennemies des fubtilités politiques.
Les hommes droits & fimples font difficiles à
tromper à caufe de leur fimplicité , les leun-es.
îcs prétextes rafinés ne leur en impofent point ;
i's ne font pas même aflez fins pour être
dupes. Quand on voit chez le plus heureux
peuple du monde des troupes de payfans
régler les affaires de l'Etat fous un chêne &
fe conduire toujours fagement, peut-on s'em-
pêcher de méprifer les rafinemens des autres
nations, qui fe rendent illuflres & miférable$
^vee tant d'art & de mifteres?
P5
234 DU CONTRACT
Un Etat ainfi gouverné a befoin de très
peu de Loix, & à méfure qu'il devient né-
ceiTaire d'en promulguer de nouvelles, cette
néceffité fe voit rniiverfeliement. Le premier
qui les propofe ne fait que dire ce que tous
ont déjà fenti, & il n'efl queftion ni de bri-
gues ni d'éloquence pour faire pafTer en loi
ce que chacun a déjà réfolu de faire, ficôt
qu'il fera fur que les autres le feront comme
lui.
Ce q,ui trompe les raifonneurs c'eft que
ne voyant que des Etats mal conftitués dés
leur origine, ils font frappés de l'impolTibili-
té d'y maintenir une femblable police. Ils
rient d'imaginer toutes les fotifes qu'un four-
be adroit, un parleur infmuant pourroit per*
fuader au peuple de Paris ou de Londres,
Ils ne favent pas que Cromwel eut été mis
aux fonnêtes par le peuple de Berne, ôc le
s O C ï A L. 23jr
Dac de Bcaufort à la difcipline par les Gço-
ne vois.
Mais quand le nœud foçîal commence k
fe relâcher '& l'Etat à s'afFoiblir; quand les
intérêts particuliers commencent à fe faire
fentir & 'les petites fociétés ■ à influer fur la
grande, l'intérêt commim s'altère & trouve
des oppofans, l'unanimité ne règne plus dans
les voix , la volonté générale n'efl plus la vo-
lonté de tous , il s'élève des contradiftions des
débats , & le meilleur avis ne paffe point fans
dilputes.
Enfin quand l'Etat prés de fa ruine nî
âibfifle plus que par ime forme illufoire â;
vaine, que le lien focial efl: rompu dans tous
les cœurs, que le plus vil intérêt fe pare ef-
frontément du nom facré du bien public;, a-
lors la volonté générale devient muette, tous
guidés , par des motifs fecrets n'opinent pas
23d DU C O N T R A C T
plus eomia^ Citoyens que fl l'Etat n'eut jamais
exifté, & l'on fait paflbr faufîèment fous le
nom de Loix des décrets iniques qui n'ont
pour but que l'intérêt particulier.
S' ENSUIT-IL de- là que la volonté géné-
rale foit anéantie ou corrompue? Non, ellç
eft toujours confiante , inaltérable & purej
mais elle efl; fubordonnée à d'aiîtres qui l'em-
portent fur elle. Chacun, détachant fon inté»
r€L de l'intérêt commun, voit bien qu'il ne
.peut l'en féparer tout - à - fait , mais fa part
du mal public ne lui paroit rien, auprès du
bien exclufif qu'il prétend s'approprier. Ce
bien particulier excepté, il veut le bien g^
néral pour fon propre intérêt tout auffi forte-
ment qu'aucun autre. Même en vendant fon
fufîxage à prix d'argent il n'éteint pas en lui
la volonté générale, il l'élude. La faute qu'il
commet efl de changer l'état de la queflioQ
SOCIAL. 237
& de répondre autre cho(e que ce qu'on lui
demande : En forte qu'au lieu de dire par
fon fuiFrage, // ejî avantageux à T Etat, il dit,
il eft avantageux à tel homme ou à tel parti
que te! ou tel avis pajfe. AmCi la loi de i'or-
dre public dans les afTemblécs n'efl: pas tant
d'y maintenir la volonté générale, que de fai-
re qu elle foit toujours interrogée & qu'elle
réponde toujours.
J'aurois ici bien des réflexions à faire fîir
le fimple droit de voter dans tout a6le de
fouveraineté ; droit que rien ne peut ôter aux
Citoyens; & fur celui d'opiner, de propofer,
de divifer , de difcuter , que le Gouvernement
a toujours grand foin de ne laiffer qu'à fes
membres ; mais cette importante matière de-
manderoit un traité à part, & je ne puis
tout dire dans celui-ci.
«38 D U C O N T R A C T
CHAPITRE IL
Des Suffrages.
KJ N V 0 1 T par le chapitre précèdent que la
înaniere dont fe traittent les affaires généra-
les peut donner un indice affez fur de l'état
actuel des mœurs , & de la fanté du corps
politique. Plus le concert règne dans les af-
feinblées, c'efl-à-dire plus les avis approchent
de l'unanimité, plus aufiTi la volonté généra-
le efl dominante; mais les longs débats, les
diflentions , le tumulte , annoncent l'afcen-
dant des intérêts particuliers & le déclin de
l'Etat.
Ceci paroit moins évident quand deux ou
plufieurs ordres entrent dans fa conftitution ,
comme à Rome les Patriciejos & les Plébe»
soc IJA L. 239
yens, dont les querelles troublèrent fouvent
les comices, même dans les plus beaux tems
de la République; mais cette exception efl
plus apparente que réelle; car alors par le
vice inhérent au corps politique on a, pouf
ainfi dire, deux Etats en un; ce qui n'efl
pas vrai des deux enfemble efl \Tai de cha-
cun féparément. Et en effet dans les tems mê-
mes les plus orageux les plébifcites du peu-
ple, quand le Sénat ne s'en mêloit pas, paf^
foient toujoiu*s tranquillement & à la grande
pluralité des fuffrages: Les Citoyens n'ayanC
qu'un intérêt , le peuple n'avoit qu'une vo-
lonté.
A l'autre extrémité du cercle l'unanîmi-
té revient. C'efl: quand les citoyens tombés
dans la fervitude n'ont plus ni liberté ni vo-
lonté. Alors la crainte & la flaterie chan-
gent en acclamations les fufiragesj on ne de-
S40 D U C O N T R A C T
libère plus, on adore ou l'on maudit. Telle
étoit la vile manière d'opiner du Sénat fous
les Empereurs. Quelquefois cela fe faifoit a-
vec des précautions ridicules: Tacite obferve
que fous Othon les Sénateurs accablant Vi-
tellius d'exécrations , affe6]:oient de faire en
même tems un bruit épouvantable, afin que,
n par hazard il devenoit le maitre, il ne put
favoir ce que chacun d'eux avoit dit.
D E c E s diverfes confidcrations naiflent les
maximes fur lefquelles on doit régler la ma-
nière de compter les voix & de comparer les
Uvis, félon que la volonté générale efl plus
ou. moins facile à connoitre, & l'Etat plus ou
moins déclinant.
ÏL n'y a qu'une feule loi qui par fa natu-
re exige un confentcment unanime. C'efl: le.
paO:e focial: car l'alTûciation civile eft l'aile
du monde le plus volontaire j tout homme é-
tanc
SOCIAL 24Î
tant lié libre & maître de lui-même, nul nd
peutj fous quelque prétexte que ce puifle ê-
tre, Taffujettir fans fon aveu. Décider que lé
fils d'une efclave nait efclave, c'eft décider
qu'il ne nait pas hoirjTie. '
• Si donc lors du pa6le focial il s'y trou-
ve des oppofans , leur oppofition n'invalidé
pas le contrat , elle empêche feulement qu'ils
.n'y foient compris ; ce font des étrangers
•parmi les Citoyens. Quand l'Etat efl inilitué
'le confentement efl dans la réfidence ; ha-
biter le territoire c'efl fe foumettre à la foil-
■ Veraineté *.
Hors ce contraft primitif, la voix du plus
* Ceci doit toujours s'entendre d'un Etat libre y car
d'ailleurs la famille, les biens, le défaut d'azile, la né-
ceffité, la violence, peuvent retenir un habitant dans
le pays malgré lui, & alors fon lejour feul ne fuppofe
' flus fon confentement au contracl ou à la violation da
"«iontract.
242 DUCONTRACT
grand nombre oblige toujours tous les autres 5
c eH: une fuite du contra6l même. Mais on
demande comment un homme peut être libre ,
& forcé de fe conformer à des volontés qui
ne font pas Iss fiennes. Comment les oppo-
fans font-ils libres & foumis à des loix aux-
jc[uelles ils n'ont pas confenti?
Je REPONDS que la quedion efl: mal po-
.fée. Le Citoyen confent à toutes les loix,
même à celles qu'on pafle malgré lui, & mê-
me à celles qui le puniflent quand il ofe en
violer quelqu'une. La volonté confiante de
tous les membres de l'Etat ed la volonté gé-
nérale ; c efb par elle qu'ils font citoyens &
libres *. Quand on propofe une loi dans
♦ A Gènes on lit au devant des prifons & fur les fers
des galériens ce mot Libéria^. Cette application de la
devife eft belle & jufle. En efFct il n'y a que les malfai-
teurs de tous états qui empêchent le Citoyen d'être libre.
Dans un pays où tous ces gens-là feroient aux Galères»
on jouiroit de la plus parfaite liberté.
SOCIAL 243
fàJfTemblée du Peuple, ce qu'on leur demande
îî'eft pas précife'ment s'ils approuvent la pro-
pofition ou s'ils la rejettent , mais Ci elle efl
conforme ou non à la volonté générale qui
efl la leur; chacun en donnant Ton fuffi-age
dit Ton av'is là - delTus , & du calcul des voix
le tire la déclaration de la volonté générale*
Quand donc l'avis contraire au mien Tem*
porte, cela ne prouve autre chofe finon que
je m'étois trompé, & que ce que j'eflimois
être la volonté générale ne Tétoit pas. Si
mon axns particulier l'eut emporté, j'auroîs
fait autre chofe que ce que j'avois voulu,
c'efl: alors que je n'aurois pas été libre.
Ceci fuppofe, il efl vrai, que tous les ca-
rafteres de la volonté générale font encore
dans la pluralité: quand ils cefTent d'y être^
quelque parti qu'on prenne il n'y a plus der
Kberté*
S44 D U C O N T R A C T
En montrant ci-devant comment on ful>
ftituoit des volontés particulières à la volonté
générale dans les délibérations publiques, j'ai
fufEfamment indiqué les moyens praticables de
prévenir cet abus; j'en parlerai encore ci-a^
près. A l'égard du nombre proportionnel des
fufFrages pour déclarer cette volonté , j'ai auffi
donné les principes fur lefquels on peut le
déterminer. La différence d'une feuJe voix
rompt l'égalité, un feul oppofant rompt l'u-
nanimité ; mais entre l'unanimité & l'égalité il
y a plufieurs partages inégaux, à chacun def-
quels on peut fixer ce nombre félon l'état &
les befoins du corps politique. ,
Deux maximes générales peuvent fervir
à régler ces rapports: l'une, que plus les déli-
bérations font importantes & graves , plus l'a.-
vis qui l'emporte doit approcher de l'unanimi-
té: l'autre, que plus l'affaire agitée exige de
SOCIAL. 245r:
célérité, plus on doit reflerrer la difFérence
prefcritte dans le partage des avis; dans les-
délibérations qu'il faut terminer fur le champ
l'excédent d'une feule voix doit fuffire. La
première de ces maximes paroit plus conve-
nable aux loix, & la féconde aux aflPaires.
Quoiqu'il en foit, c'efl: fur leur combinaifon
que s'établiflènt les meilleurs rapports qu'on
peut donner à la pluralité pour prononcer.
Q3
îr4<5 I^ y C O N T R A C T
CHAPITRE IIL
pes Elections,
A. l'égard des élevions du Prince & des
Magiftrats, qui font, comme je l'ai dit, des
?i6les complexes , il y a deux voyes pour y
procéder; favoir, le choix & le fort. L'unç
& l'autre ont été employées en diverfes Rcr
publiques, ôc l'on voit encore a6luellement un
mélange très compliqué des deux dans l'elec^
tion du Doge de Venife.
Le Juffyagc -par k fort , dit Montefquieu ,
efl de h nature de la Démocratie. J'en con-
viens , mais comment cela ? Le fort , conti-
nue-t-il , eft une façon d'élire qui n afflige pcr-f
fonne; il la'ffe à chaque Citoyen une efpérancs
raifonnahle de fervir la patrie. Ce ne font
pas- là des raifons.
SOCIAL. 247
Si l*on fait attention que l'éledion des
chefs efl: une fonction du Gouvernement &
non de la Souveraineté, on verra pourquoi la
voye du fort eft plus dans la nature de la Dé-
mocratie, où l'adminiflration eft d'autant meil-
leure que les âftes en font moins multipliés.
Dans toute véritable Démocratie la magi-
ftrature n'efl pas un avantage mais une char-
ge onéreufe, qu'on ne peut juftement impo-
fer à un particulier plutôt qu'à un autre. La
loi feule peut impofer cette charge à celui fur
qui le fort tombera. Car alors la condition
étant égale pour tous , & le choix ne dépen-
dant d'aucune volonté humaine , il n'y a point
d'application particulière qui altère l'univerfa-
lité de la loi.
Dans l'Arillocratie le Prince choifit le Princff,
le Gouvernement fe conferve par lui-même ,
& c'efl; là que les fufFrages font bien placés.
L'exemple de l'éleclion du Doge de Ve-
Q4
S4S- DU CONTRACT
flife confirme cette diftinclion loin de la dé^
truire: Cette forme mêlée convient dans un
Gouvernement mixte. Car c'efl une erreur:
de prendre le Gouvernement de Venife pour
une véritable Ariftocratie. Si le Peuple n'y a
nulle part au Gouvernement., la nobleffe y eft
peuple elle-même. Une multitude de pau\Tes
Barnabotes n'approcha jamais d'aucune magi-
ûrature, & n'a de fa noblelTe que le vain ti-:
tre d'Excellence & le droit d'aflîfter au grand
Confeil. Ce grand Confeil étant auilî nom-f
breux que notre Confeil général à Genève,
fes illuflres membres n'ont pas plus de privi-.
leges que nos fimples Citoyens. Il eft certain
qu'ôtant l'extrême difparité des deux Républi^
ques, la bourgeoifie de Genève repréfcnte e^
xaftement le Patriciat Vénitien , nos natifs &
jiabitans repréfentent les Citadins & le peuple
de Venife, nos payfans repréfentent les fui
jets de terre-ferme : enfin de quelque manière
SOCIAL. 24(;
que l'on confidere cette République, abflrac-
tion faite de fa grandeur, fon Gouvernement
n'efl pas plus ariftocratique que le notre,
loute la différence efl: que n'ayant aucun
chef à vie , nous n'avons pas le même
befoin du fort.
Les éJeftions par fort auroient peu d'in^
çonvénient dans une véritable Démocratie où
tout étant égal, auffi bien par les mœurs ÔC
par les talens que par les maximes & par la
fortune, le choix deviendroit prefque indiffé-
rent. Mais j ai déjà dit qu'il n'y avoit poinC
de véritable Démocratie.
Quand le choix & le fort fe trouvent mê-
lés, le premier doit remplir les places qui
demandent des talens propres, telles que les
em-plois militaires ; l'autre convient à celles
où fufîifent le bon-fens, la juftice , l'intégrir
.té, telles que les charges de judicature; parce
que dans un état bien conflit^é ces qualités»
250 D^U CONTRACt
font communes à tous les Citoyens.
Le sort ni les fuffrages n'ont aucun lieu
dans le Gouvernement monarchique. Le Mo-
narque étant de droit feul Prince & Magi^
(Irat unique, le choix de ^es lieutenans n'ap-
partient qu'à lui. Quand l'Abbé de St. Pier-
re propofoit de multiplier les Confeils du Roi
de France & d'en élire les membres par
Scrutin, il ne voyoit pas qu'il propofoit de
changer la forme du Gouvernement,
• Il ME reftcroit à parler de la manière de
donner & de recueillir les voix dans l'aflem-
blée du peuple; mais peut-être l'hiftorique de
h police Romaine à cet égard expliquera-t-il
plus fenfiblement toutes les maximes que je
pourrois établir. H n'efl pas indigne d'un
lefteur judicieux de voir un peu en détail
comment fe traittoient les affaires publiques
& particulières dans un Confeil de deux-cenc
^mille hommes.
SOCIAL. tji
C H A P I T R E IV.
Des Comices romains,
xSojjs n'avons nuls monumens bien afTiirës
des premiers tems de Rome; iJ y a même
grande apparence que la plupart des chofes
qu'on en débite font des fables *; & en gé-
néral la partie la plus indruftive des annales
des peuples, qui eft l'hifloire de leur établi!^
fement, efl celle qui nous manque le plus.
L'expérience nous apprend tous les jours de
quelles cailles naiiîent les révolutions des em?
pires; mais comme il ne fe forme plus de
* Le nom de Rome qu'on prétend venir de Romulus
efl: Grec , & fîgnifie force ; le nom de Numa eft grec
auffi, & fignifie Loi. Quelle apparence que les deu3Ç
premiers Rois de cette ville aient porté d'avance à,Q%
UQ.ms 11 bien ;:élatifs à ce qu'ils ont fait?
252 DU C O N T R A C T
peuples, nous n'avons gueres que des con-
jeélures pour expliquer comment ils fe font
formés.
Les ufages qu'on trouve établis attellent
au moins qu'il y eut une origine à ces ufa-
ges. Des traditions qui remontent à ces onV
gines, celles qu'appuyent les plus grandes au-
torités & que de plus fortes raifons confir-
ment doivent palTer pour les plus certaines.
Voilà les maximes que j'ai tâché de fuivre
en recherchant comment le plus libre & le
plus puiffant peuple de la terre exerceoit foa
pouvoir fuprême.
Apre' s la fondation de Rome la Républi-
que naiflante, c'eft-à-dire , l'armée du fonda»
teur, compofée d'Albains, de Sabins, & d'é-
trangers, fut divifée en trois clafles, qui de
cette divifion prirent le nom de Tribus. Cha^
€une de ces Tribus fut fubdivifée en dis
s O C I A U 25^
Ciiries , & chaque Curie en Décuries , à la
jtête defquelles on mit des^ chefs appelles Cu-
rions & Décurions.
Outre cela on tira de chaque Tribu un
corps de cent Cavaliers ou Chevaliers, appel-
lé Centurie: par où l'on voit que ces divi-
fions , peu néceflaires dans un bourg , n'é-
toient d'abord que militaires. Mais il femble
qu'un inftinél de grandeur portoit la petite
ville de Rome Jà fe donner d'avance une
police convenable à la capitale du monde.
De CE premier partage refulta bientôt un
inconvénient. C'efl que la Tribu des Albains
Ça) & celle des Sabins (b) reliant toujoiurs au
même état, tandis que celle des étrangers (c)
çroilToit fans celTe par le concours perpétuel
(a) Ramnenfes,
(b) Tatie?ifes.
(e) Liiceres,
^^4 15 U C O N T R A C T
de ceux-ci , cette dernière ne tarda pas à Iliî"-
pafler les deux autres. Le remède que Ser-i
vius trouva à ce dangereux abus fut de chan*
ger la divifion, & à celle des races, quil a^
bolit, d'en fubftituer une autre tirée des lieu2^
de la ville occupés par chaque Tribu. Au
lieu de trois Tribus il en fit quatre; chacu-
ne defquelles occupoit une des collines de
Rome & en portoit le nom. Ainfi remé-
diant à l'inégalité préfente il la prévint enco-
re'pour l'avenir; & afin que cette divifion
îie fiit pas feulement de lieux mais d'hom-
ines, il défendit aux habitans d'un quartier
de pafler dans un autre , ce qui empêcha
les races de fe confondre.
Il doubla aufli les trois anciennes cen-
turies de Cavalerie & y en ajouta douze au*
très, mais toujours fous les anciens nomsj
moyen fimple & judicieux par lequel il achs«
SOCIAL. zss
va de diflinguer le corps des Chevaliers de
celui du Peuple, fans faire murmurer ce der*
nier.
A CES quatre Tribus urbaines Servius en
ajouta quinze autres appellées Tribus rufU-
ques, parce qu'elles étoient formées des habî-
tans de la campagne, partagés en autant de
cantons. Dans la fuite on en fit autant de
nouvelles , & le Peuple romain fe trouva enfin
divifé en trente -cinq Tribus; nombre auquel
elles relièrent fixées jufqu a la fin de la Ré-
publique.
De cette difl;in6lion des Tribus de la
Ville & des Tribus de la campagne refulta
un effet digne d'être obfen'é , parce qu'il n*y
en a point d'autre exemple , & que Rome lui
dût à la fois la confer\'ation de fes mœurs &
l'accroilTement de fon empire. On croiroîc
que les Tribus urbaines s'arrogèrent bientôe
^56 D U C O N T R A Ç T
la puilTance & les honneurs j & ne tardèrent
pas d'avilir les Tribus rufliques; ce fut touc
ie contraire. On connoit le goût des premiers
Romains pour la vie champêtre. Ce goût
leur venoit du fage inftituteur qui unit à la
liberté les travaux ruftiques & militaires , &
reîéga pour ainfl dire à la ville les arts, les
métiers, l'intrigue, la fortune & Tefclavage.
Ainsi tout ce que Rome avoic d'illuftre
vivant aux champs & cultivant les terres , on
s'accoutuma à ne chercher que là les fou-
tiens de la République. Cet état étant celui
des plus dignes Patriciens fut honoré de tout
le monde : la vie fimple & laborieufe des ViP
lagcois fut préférée à la vie oifive & lâche
des Bourgeois de Rome, & tel n'eut été qu'un
malheureux prolétaire à la ville, qui, labou*
reur aux champs, devint un Citoyen refpefté.
Ce n'ell pas fans raifon, difoit Varron, que
DOS
SOCIAL. 257
nos mag;nanimes ancêtres établirent au Villa-
ge la pépinière de ces robulles & vaillans
hommes qui les défendoient en tems de guer-
re & les nourrilToient en tems de paix. Pli-
ne dit pofitivement que les Tribus des champs
ctoient honorées à caufe des hommes qui
les compofoient ; au lieu qu'on transferoit par
ignominie dans celles de la Ville les lâches
qu'on vouloit avilir. Le Sabin Appius Clau-
dius étant venu s'établir à Rome y fut com-
blé d'honneurs & infcrit dans une Tribu ruf-
tique qui prit dans la fuite le nom de fa fa-
miUe. Enfin les affranchis entroient tous dans
les Tribus urbaines, jamais dans les rurales;
& il n'y a pas durant toute la République
im feul exemple d'aucun de ces affranciiis
parvenu à aucune magiflrature , quoique de*
venu Citoyen.
Cettb maxime étoit excellente j mais
R
Ï5B DUC ON TRACT
elle fut poufTée fi loin, qu'il en refulta enfin
■un changement & certainement un abus dans
la police.
Premièrement, les Cenfeurs , après
is'être arrogés longtems le droit de transférer
iarbitrairemenc les citoyens d'une Tribu à l'au-
tre, permirent à la plupart de fe faire infcri-
ire dans celle qu'il leur plaifoit ; permiflion qui
furement n'étoit bonne à rien , & ôtoit un des
grands refTorts de la cenfure. De plus, les
Grands & lés puiflans fe faifent tous infcrire
dans les Tribus^ de la campagne, & les af-
franchis devenus Citoyens refiant a\^ec la po-
pulace dans celles de la ville, les Tribus en
général n'eurent plus de lieu ni de territoire;
ïnais toutes fe trouvèrent tellement mêlées
qu'on ne pouvoit plus difcerner les membres
de chacune que par les regidres, en forte
^e l'idée du mot Tribu pafTa ainfî du réel
SOCIAL. 25^
au perfonnel, ou plutôt, devint prefque une
chimère.
Il arriva encore que les Tribus de la
ville, étant plus à portée, fe trouvèrent fou-
vent les plus fortes dans les comices , &
vendirent l'Etat à ceux qui daignoienc acheter
les fuffrages de la canaille qui les compofoit.
A l'égard des Curies, l'inftituteur en a-
yant fait dix en chaque Tribu, tout le peu-
ple romain alors renfermé dans les murs de
la ville fe trouva compofé de trente Curies»
dont chacune avoit fes temples fes Dieux fes
officiers fes prêtres , & fes fêtes appellées
eompîtalia, femblables aux Pagamîia qu'eurent
dans la fuite les Tribus rufliques.
Au NOUVEAU partage de Servius ce nom-
bre de trente ne pouvant fe répartir égale-
ïnent dans fes quatre Tribus, il n'y voulut
point toucher, & les Curies indépendantes
R 2
i6o D U C O N T R A C T
des Tribus devinrent une autre divifion des
habitans de Rome : Mais il ne fut point quef-
tion de Curies ni dans les Tribus ruftiques ni
dans le peuple qui les compofoit, parce que
les Tribus étant devenues un établiflement pu-
tement civil, & une autre police ayant été
introduite pour la levée des troupes, les di-
vifions militaires de Romulus fe trouvèrent
fuperflues. Ainfi , quoique tout Citoyen fut
infcrit dans une Tribu, "il s'en faloit beaucoup
que chacun ne le fut dans une Curie.
S E R V I u s fit encore une troifiemc divifion
qui n'avoit aucun rapport aux deux précé-:
dentés, & devint par fes effets la plus im-
portante de toutes. Il diftribua tout le peu»
pie romain en fix claffes , qu'il ne diflinga ni
par le Heu ni par les hommes, mais par les
biens: En forte que les premières claffes é-
toient remplies par les riches, les dernières
• SOCIAL. 25i.
par les pauvres , & les moyennes par ceux qui
jouïlToient d'une fortune médiocre. Ces (is
clafles étoient fubdivifées en 193 autres corps
appelles centuries, & ces corps étoient. telle-
ment diftribués que la proniere ClaiTe en com-
prenoit feule plus de la moitié, & la derniè-
re n'en formoit qu'un feul. Il fe trouva ain-
11 que la ClafTe la moins nombreufe en hom-
mes rétoit le plus en centuries, & que I3
dernière clafle entière n'étoit comptée que
pour une fubdivifion , bien qu'elle contint feu-.
le plus de la moitié des habitans de Rome.
Afin que le peuple pénétrât moins les
conféquences de cette dernière forme, Ser-
vius affeâa de lui donner un air militaire: il
infera dans la féconde claiTe deux centuries
d'armuriers, & deux d'inftrumens de guerre
dans la quatrième: Dans chaque Claffe, ex-
cepté la dernière, il diflinga les jeunes & les
K3
ië^ DU CONTRACT
vieux, ceft-à-dire ceux qui étoient obligés de
porter les armes, & ceux que leur âge en
exemptoit par les loix; diftinftion qui plus
que celle des biens produifit la néccffité de
recommencer fouvent le cens ou dénombre-
ment : Enfin il voulut que l'afTemblée fe tint
au champ de Mars, & que tous ceux qui é-
toient en âge de fer\nr y vinflent avec leurs
armes.
La raison pour laquelle il ne fuivit pas
dans la dernière clafle cette même divifion
des jeunes & des vieux, c'eft: qu'on n'accor*
doit point à la populace dont elle, étoit com-
pofée l'honneur de porter les armes pour la
patrie; il faloit avoir des foyers pour obtenir
le droit de les défendre , & de ces innom-
brables troupes de gueux dont brillent aujour-
d'hui les armées des Rois, il n'y en a pas
tin, peut-être, qui n'eut été chalTé avec dé-
s O C I A L. _ 26%
*dain d'une cohorte romaine , quand les fol*
dats étoient lés défenfeurs de la liberté. r»;
■ On distinga pourtant encore dans la
dernière clafle les prolétaires de ceux qu'on
apjielloit capite cenfi. Les premiers , non tout
à fait réduits à rien , donnoient au moins des
Citoyens à l'Etat, quelquefois même des fot
dats dans les befoins prelTans. Polu* ceux qui
n'avoient rien du tout & qu'on ne pouvoif
dénombrer que par leurs têtes , ils étoient
tout à fait regardés comme nuls, & Mariuç
dit le premier qui daigna les enroller.
Sans décider ici fi ce troifieme dénom-
brement étoit bon ou mauvais en lui- même ,
je crois pouvoir affirmer qu'il n'y avoit que
les mœurs fimples des premiers Romains , leur
défintéreflement, leur goût pour fagriculture,
îeur mépris pour le commerce & pour l'ar-
deur du gain, qui puflent le rendre pratica-
R4
264- D U C O N T R A C T
bîe. Où efl le peuple moderne chez lequel
la dévorante avidité , refprit inquiet , l'intri-
gue, les déplacemens continuels, les perpé-
tuelles révolutions des fortunes pufTent laiiTer
durer vingt ans un pareil établilTement fans
bouleverfer tout l'Etat ? Il faut même bien
remarquer que les mœurs & la cenfure plug
fortes que cette inftitution en corrigèrent le
vice à Rome, & que tel riche fe vit relégué
dans la clafle des pauvres, pour avoir trop
étalé fa richeffe.
De tout ceci l'on peut comprendre aifc-
inent pourquoi il n'efl; prefque jamais fait
mention que de cinq clafles, quoiqu'il y en
eut réellement Cix. La fixieme, ne fourniflant
ni foldats à l'armée ni votans au champ de
Mars * & n'étant prefque d'aucun ufage dans
. * Je dis, îîU champ de mars, parce que c'étoit U
i^uc s'afleinbloient les Comices^ par centuries ; dans les
SOCIAL 265
!a République, étoit rarement comptée pour
quelque chofe.
Telles furent les différentes divifions du
peuple Romain. Voyons à préfent l'effet qu'el-
les produifoient dans les affemblées. Ces af-
femblées légitimement convoquées s'appelloienC
Comices; elles fe tenoient ordinairement dans
la place de Rome ou au champ de Mars,-
& fe diltingoient en comices par Curies,
Comices par Centuries, & Comices par Tri-
bus , félon celle de ces trois formes fur la-
quelle elles étoient ordonnées : les comices par
Curies étoient de l'inftitution de Romulus , ceux
par Centuries de Servius, ceux par Tribus.
des Tribuns du peuple. Aucune loi ne rece-
voit la fan6lion , aucun magiftrat n'étoit élu-
que dans les Comices , & comme il n'y a-
deux autres formes le peuple s'aflembloit ati forum ou
ailleurs, & alors les Cap/fe cejijt avoient autant d'inflil-,
ence & d'autorité que le"; premiers Citoyens.
R5
266 DU CONTRACT
voit aucun Citoyen qui ne fut infcrit dans
une Curie, dans une Centurie,. ou dans une
Tribu 5 il s'enfuit qu'aucun Citoyen n'étoit
exclud du droit de fuffrage, & que le Peu-
ple Romain étoit véritablement Souverain de
droit & de fait.
Pour que les Comices fiiflent légitime-
ment afTemblés & que ce qui s'y faifoit eut
force de loi il faloit trois conditions: la pre-
mière que le corps ou le Magiftrat qui led
convoquoit fut revêtu pour cela de l'autorité
néceflaire; la féconde que l'alTemblée fe fie
un des jours permis par la loi; la troiliemej
que les augures fufTent favorables.
La raison du premier règlement n'a>
pas befoin d'être expliquée. Le fécond eft
«ne affaire de police; ainfi il n'étoit pas per-»
mis de tenir les Comices les jours de férié
& de marché, où les gens de la campagne
s O C I A L. ^61.
Tenant -à Rome pour leurs affaires n'avoient;
pas le tems de paffer la journée dans la pla^
ce publique. Par le troifieme le Sénat tenoic
en bride un peuple fier & remuant, & tera-»
péroit à propos l'ardeur des Tribuns féditieux 5
mais ceux-ci trouvèrent plus d'un moyen dç
fe délivrer de cette gêne.
L E s L 0 1 X & l'élection des chefs n'étoienc
pas les feuls points fournis au jugement des
Comices : Le peuple romain ayant ufurpé
les plus importantes fondions du Gouverne-
ment, on peut dire que le fort de l'Europe
étoit réglé dans fes affemblées. Cette variété
^'objets donnoit lieu aux diverfes formes que
prenoient ces affemblées félon les matières fur
lefqu elles il avoît à prononcer.
Pour juger de ces diverfes formes il fuf-
fit de les comparer. Romulus en inflituant
les Curies avoit en vue de contenir le Sénat
par je peuple & le Peuple par le Sénat, en;
258 DU C O N T R À C T
dominant également fur tous. Il donna donC
au peuple par cette forme toute l'autorité du
nombre pour balancer celle de la puiiTance &
des richefles qu'il lailToit aux Patriciens. Mais
félon l'efprit de la Monarchie , il laiiTa cepen-
dant plus d'avantage aux Patriciens par l'in-
fluence de leurs Cliens fur la pluralité des
fufFrages. Cette admirable inftitution des Pa-
trons & des Cliens fut un chef-d'œuvre de
politique & ' d'humanité , fans lequel le Pa-
triciat, fi contraire à l'efprit de la Républi-
que , n'eut pu fubfifter. Rome feule a eu
l'honneur de donner au monde ce bel exem-
ple, duquel il ne réful ta jamais d'abus, &qui
pourtant n'a jamais été fuivi.
Cette même forme des Curies ayant fubfifté
fous les Rois jufqu'à Servius, & le règne du
dernier Tarquin n'érant point compté pour
légitime, c^la fît diftiriguer généralement les
hÏK royales par le nom de îsges curiatcB.
SOCIAL. 269
Sous la République les Curies, toujours
bornées aux quatre Tribus urbaines, & ne
contenant plus que la populace de Rome, ne
pouvoient convenir ni au Sénat qui étoit à
la tête des Patriciens, ni aux Tribuns qui,
quoique plebeyens, étoient à la tête des Ci-
toyens aifés. Elles tombèrent donc dans le
difcrédit , & leur aviliflement -fut tel , que leurs
trente Li6leurs aflemblés faifoient ce que les
comices par Curies auroient dû faire.
La division par Centuries étoit fi fa*
vorable à l' Ariflocratie , qu'on ne voit pas d'a-
bord comment le Sénat ne l'emportoit pas
toujours dans les Comices qui portoient ce
nom, & par lefquels étoient élus les Confuls,
les Cenfeurs, & les autres Magiflrats airules..
En effet des cent quatre-vingt-treize centu-
ries qui formoient les fix Claffes de tout le
Peuple romain , la première ClalTe en compre-
nant quatre vingt dix huit , & les voix ne fç
i7o D U C O N T R A'^C T
comptant que par Centuries, cette feule pre-
mière Clafle l'emportoit en nombre de voix
fur toutes les autres. Quand toutes fes Cen-»
turies étoient d'accord on ne continuoit pas"
même à recueillir les fuffrages; ce qu'avoit
décidé le plus petit nombre pafToit pour une
décifion de la multitude , & l'on peut dire
que dans les Comices par Centuries les af-
faires fe regloient à la pluralité des écus bien
plus qu'à celle des voix.
• Mais cette extrême autorité fe tempéroit
par deux moyens. Premièrement les Tribuns
pour l'ordinaire, & toujours un grand nombre
de Plebeyens, étant dans la chffe des riches
balançoient le crédit des Patriciens dans cet-
te première claiTe.
' Le second moyen conCHoit en ceci, qu'aa
fieu de faire d'abord voter les Centuries félon'
teur ordre, ce qui auroit toujours fait com-
mencer par la preiTiiere, on en tiroit une ai»
^ soc I A L. 271
fort, & celle-là * procédoit feiile à l'éleflion;
après quoi toutes les Centuries appellées un
autre jour félon leur rang répétoient la mê-
me éleélion & la confirmoit ordinairement.
On ôtoit ainfi l'autorité de l'exemple au rang
pour la donner au fort félon' le principe de
la Démocratie.
Il resultoit de cet ufuge un autre
avantage encore; c'eft: que les Citoyens de
la campagne avoient le tems entre les deux
éle6lions de s'informer du mérite du Candi-
dat provilîonnellement nommé, afin de ne
donner leur voix qu'avec connoiiTance de
caufe. Mais fous prétexte de célérité l'on
vint à bout d'abolir cet ufage , & les deœc
eleélions fe firent le même jour.
* Cette centurie ainfi tirée au fort s'appelloit pra ro-
gativa, à caufe qu'elle étoit la première à qui l'on de-
mandoit fon fuffrage, & c'eft delà qu'eft venu le
mu de prérogatm.
27S DU CONTRACT
Les Comices par Tribus étoient propre-;
ment le Confeil du peuple romain. Ils ne
fe convoquoient que par les Tribuns ; les
Tribuns y étoient élus & y paflbient leurs
plebifcites. Non feulement le Sénat n'y a-
voit point de rang, il n'avoit pas même le
droit d'y affifter , & forcés d'obéir à des loix
fur lefquelles ils n'avoiént pu voter, les Séna-
teurs à cet égard étoient moins libres que
les derniers Citoyens. Cette injuftice étoic
tout - à - fait mal entendue , & fuffifoit ièule
pour invalider les décrets d'un corps où tous
fes membres n'étoient pas admis. Quand
tous les Patriciens enflent alîifté à ces Co-
mices félon le droit qu'ils en avoient comme
Citoyens, devenus alors fimples particuliers i!$
n'euflènt guère influé fur une forme de fuf-
frages qui fe recueilloicnt par tête, & où
le moindre prolétaire pou voit autant que le
Prince du Sénat. On
SOCIAL. 273
On voit donc qu'outre l'ordre qui réful-
toit de ces diverfes diflributions pour le re-
cueillement des fufFrages d'un fi grand Peu-
ple, ces diflributions ne fe réduifoient pas à
des formes indifférentes en elles mêmes, mais
que chacune avoit des effets relatifs aiix vues
qui la faifoient préférer.
Sans entrer là deffus en de plus longs dé-
tails, il refaite des éclaireiffemens précédens
que les Comices par Tribus étoient les plus
favorables au Gouvernement populaire, & les
Comices par Centuries à FAriftocratie. A l'é-
gard des Comices par Curies où la feule po-
pulace de Rome formoit la pluralité, com-
me ils n'étoient bons qu'à favorifer la tiran-
nie & les mauvais deffeins, ils durent tomber
dans le décri, les féditieux eux-mêmes s'ab-
ftenant d'un moyen qui mettoit trop à dé-
couvert leurs projets. Il efl certain que toii-
S
i74 DU C O N T R A C T
te la majefté du Peuple Romain ne fe trou-
voit que dans les Comices par Centuries, qui
feuls étoient complets; attendu que dans les
Comices par Curies manquoient les Tribus
ruftiqucs, & dans les Comices par Tribus le
Sénat & les Patriciens.
Quant à la manière de recueillir les fùf'
frages, elle étoit chez les premiers Romains
auffi fimple que leurs mœurs, quoique moins
fimple encore qu'à Sparte. Chacun donnoit
fon fuftrage à haute voix, un Greffier les e'-
crivoit à méfure; pluralité de voix dans cha-
que Tribu déterminoit le fuffrage de la Tri-
bu, pluralité de voix entre les Tribus déter-
minoit le fuffrage du peuple, & ainfi des
Curies & des Centuries. Cet ufage étoit bon
tant que l'honnêteté rcgnoit entre les Cito-
yens & que chacun avoit honte de donner
publiquement fon fuffrage à un avis jnjufte
SOCIAL. ï-rf
ou à un fujet indigne; maïs quand îe peuple
fe corrompit & qu'on achetta les voix, il
convint qu'elles fe donnafTent en fecret pour
contenir les acheteurs par la défiance , & four-
nir aux fripons le moyen de n'être pas des
traitres.
Je sais que Ciceron blâme ce change*
ment & lui attribue en partie la ruine de la
République. Mais quoi que je fente le poids
que doit avoir ici l'autorité de Ciceron , je ne
puis être de fon avis. Je penfe, au contrai-
re, que pour n'avoir pas fait affez de chan-
gemens femblables on accéléra la perte de l'E-
tat. Comme le régime des gens fains n'eft
pas propre aux malades, il ne faut pas vou-
loir gouverner un peuple corrompu par les
■mêmes Loix qui conviennent à un bon peu-
ple. Rien ne prouve mieux cette maxime
que h durée de h République de Venife^
- S 2
27<^ DU CQNTRACT
dont le fimulacre exille encore, uniquement
parce que fes loix ne conviennent qu'à de
méchans hommes.
On distribua donc aux Citoyens des
tabletes par lefquelles chacun pouvoit voter
fans qu'on fut quel ëtoit fon avis. On éta-
blit auflî de nouvelles formalités pour le re-
cueillement des tablettes , le compte des voix ,
la comparaifon des nombres &c. Ce qui
n'empêcha pas que la fidélité des Officiers
chargés de ces fondions * ne fut fouvent
furpe6lée. On fit enfin, pour empêcher h
brigue & le trafic des fuffrages, des Edits
dont la multitude montre l'inutilité.
Vers les derniers tems, on étoic fouvent
contraint de recourir à des expédiens extraor-
dinaires pour fuppléer à l'infuffifance des loix.
* Cuflodes, Diribitores ,^ Rogatorcs fulFragioruim
SOCIAL. 277
Tantôt on fLippofoit des prodiges; mais ce
moyen qui pouvoit en impofer au peuple n'en
irapofoit pas à ceux qui le gouvernoient ;
tantôt on convoquoit brufquement une aflem-
blée avant que les Candidats euflent eu le
tems de faire leurs brigues ; tantôt on con-
fumoit toute une féance à parler quand on
voyoit le peuple gagné prêt à prendre un
"mauvais parti : Mais enfin Tambition éluda
tout ; & ce qu'il y a d'incroya"ble , c'efl: qu'au
milieu de tant d'abus, ce peuple îmmenfe, a
la faveur de fes anciens règlement , ne laiflbît
pas' d'élire les Magiflrats , de palTer les loix ,
de juger 1 les caufes , d'expédier les affaires
particulières ôc publiques , prefque avec autant
de facilité qu'eut pu faire le Sénat lui-même.
6 3
£78 DU C O N T R A C T
c II A P I T R E V,
Du TrîbuHût,
vJ u A N D on ne peut établir une ex^éle
proportion entre les parties conftitutivcs de
l'Etat , ou que des caufcs indellructibles en
altèrent fans cefle les rapports, alors on in-
flitue une magillrature particulière qui ne fait
point corps avec les autres, qui replace cha-
que terme dans fon vrai rapport, & qui fait
une liaifon ou un moyen terme foit entre le
Prince & le Peuple, foit entre le Prince &
le Souverain, foit à la fois des deux côtés
s'il efl: nccelTaire,
Ce corps, que j'appellerai Tribiinat , efl
le confervateur des loix & du pouvoir légifla-
tif. Il fert quelquefois à protéger le Souverain
SOCIAL. 279
contre le Gouvernement, comme faifoient à
Rome les Tribuns du peuple, quelquefois à
foutenir le Gouvernement contre le Peuple,
comme fait maintenant à Venife le confeil
des Dix , & quelquefois à maintenir l'équili-
bre de part & d'autre, comme faifoient les
Ephores à Sparte.
Le Tribunat n'efl point une partie con-
ftitutive de la Cité , & ne doit avoir aucime
portion de la puilTance légiflative ni de l'exe-
cutive, mais c'efl en cela même que la Tien-
ne efl; plus grande: car ne pouvant rien fai-
re il peut tout empêcher. Il efl: plus facré &
plus révéré comme défenfeur des Loix, que
le Prince qui les exécute & que le Souve-
rain qui les donne. C'efl: ce qu'on vit bien
clairement à Rome quand ces fiers Patriciens,
qui mépriferent toujours le peuple entier, fu-
rent forcés de fléchir devant un Hmple offi-
S4
28o DU C O N T R A C T
cier du peuple, qui navoit ni aulpices ni ju-
rifdiclion.
Le tribun AT fagement tempéré ed ie
plus ferme appui d'une bonne conflicution ;
mais pour peu de force qu'il ait de trop il
renverfe tout: A l'égard de la foiblefTe, elle
n'efl pas dans fa nature, & pourvu qu'il foit
quelque chofc, il n'cft jamais moins qu'il ne
faut.
Il DEGENERE cn tirannic quand il ufur-
pe la puiflance executive dont il n'eft que le
modérateur, & qu'il veut difpenfer les loix
qu'il ne doit que protéger. L'énorme pou-
voir des Ephores qui fut fans danger tant
que Sparte confer\'a fes mœurs, en accéléra
la cormption commencée. Le fmg d'Agis é-
gorgé par ces tirans fut vengé par fon fuc-
cefTeur: le crime <& le châtiment des Epho-
res hâtèrent également la perte de la Repu-.
SOCIAL. 28r
bliquc , & après Cléomene Sparte ne fut plus
rien. Rome périt encore par la même vo-
ye, & le pouvoir exceffif des Tribuns ufur-
pé par degrés fervit enfin, à l'aide des loix
faites pour la liberté , de fauvegarde aux Em-
pereurs qui la détruifirent. Quant au Confeil
des Dix à Venife ; c'efl un Tribunal de fang ,
horrible également aux Patriciens & au Pai-
ple, & qui, loin de protéger hautement les
loix , ne fert plus , après leur avilifTement ,
qu'à porter dans les ténèbres des coups qu'on
n'ofe apperccvoir.
Le Tribunat s'affoiblit comme le Gou-
vernement par la multiplication de Tes mem-
bres. Quand les Tribuns du peuple romain,
d'abord au nombre de deux, puis de cinq,
voulurent doubler ce nombre, le Sénat les
laiffa faire, bien fur de contenir les uns par
ks autres j ce qui ne manqua pas d'arriver;
S5
532 DU C O N T R A C T
Le meilleur moyen de prévenir les ii«
furpations d'im fi redoutable corps , moyen
dont nul Gouvernement ne s'eft avifé jufqu i-
ci, feroit de ne pas rendre ce corps perma»
nent , mais de régler des intervalles durant
Jefquels il rellcroit fupprimé. Ces intervalles
qui ne doivent pas être alTez grands pour
^ffer aux abus le tems de s' affermir, peu-
vent être fixés par la loi , de manière qu'il
foit aifc de les abréger au befoin par des
commiirions extraordinaires.
Ce moyen me paroit fans inconvénient,
parce que, comme je l'ai dit, le Tribunat ne
faifant point partie de la conflitution peut
être ôté fans qu'elle en fouffre; & il me pa-
roit efficace, parce qu'un magiftrat nouvelle-
ment rétabli ne part point du pouvoir qu'a-
voic fon prédeceiTeur , mais de celui que h
loi lui donne.
SOCIAL. 283
C Pï A P I T R E VL
De la Di^aîure
JL'iN flexibilité' desloix, qui les empa^
che de fe plier aux événemens , peut en cer-
tains cas les rendre pernicieufes , & caufcr
par elles la perte de l'Etat dans fa crife.
L'ordre & la lenteur des formes demandent
un efpace de tems que les circonftances re-
fufent quelquefois. Il peut fe préfenter mille
cas auxquels le Légiflateur n'a point pourvu,
& c'efl une prévoyance très - néceifaire de
fentir qu'on ne peut tout prévoir.
Il ne faut donc pas vouloir affermir les
inflitutions politiques jufqu'à s'ôter le pouvoir
■d'en fufpendré l'effet. Sparte elle-même a
IgilTé dormir fes Igi^ç.
^84 DU C O N T R A C T
Mais il n'y a que les plus grands dangers
qui puiiTent balancer celui d'altérer l'ordre pu-
blic, & Ton ne doit jamais arrêter le pouvoir
iâcré des loix que quand il s'agit du falut de
h patrie. Dans ces cas rares & manifeftes
en poiin^oit à la fureté publique par un acle
particulier qui en remet la charge au plus
cligne,^ Cette commiflion peut fe donner de
deux manières félon l'efpece du danger.
Si pour y remédier il fuffit d'augmenter
l'adivité du gouvernement, on le concentre
dans un ou deux de fes membres; Ainfî ce
n'efl: pas l'autorité des loix qu'on altère mais
feulement la forme de leur adminiftration. Que
fi le péril efl: tel que l'appareil des loix foît
un obftade à s'en garantir, alors on nomme
un chef fuprême qui falTe taire toutes les
loix & fufpende un moment l'autorité Souve-
raine; en pareil ca5 la volonté générale n'eft
SOCIAL, 2g5
pas doiiteufe, & il eft évident que la pre-
mière intention du peuple efl que l'Etat ne
périfle pas. De cette manière la fufpenfion
de Tautorité légiflative ne l'abolit point; le
magiflrat qui la Tait taire ne peut la faire
parler , il la domine fans pouvoir la repréfen-
ter; il peut tout faire, excepté des loix.
Le premier moyen s'employoit par le
Sénat Romain quand il chargeoit les Confuls
par une formule confacrée de pourvoir au
falut de la République; le fécond avoit lieu
quand un des deux Confuls nommoit un Dic-
tateur *; ufage dont Albe avoit donné l'e-
xemple à Rome.
Dans les commencemens de la Républi-
que on eut très fouvent recours à la Di6latu-
* Cette nomination fe faifoit de nuit & en fecret,
comme û ion avoit eu honte de mettre un homme
au deffus des loii.
f 8(5 DU C O N T R A C T
re, parce que l'Etat n'avoit pas encore uns:
afliete aflez fixe pour pouvoir fe foutenir par
la feule force de fa conflitution. Les mœurs
rendant alors fuperflues bien des précautions^
qui eulTcnt été néceflaires dans un autre teins ,
on ne craignoit ni qu'un Di6hteur abusât de'
fon autorité, ni qu'il tentât de la garder au
delà du terme. Il fembloit , au contraire,
qu'un fi grand pouvoir fat à charge à celui
qui en étoit revêtu, tant il fe hâtoit de s'en
défaire; comme fi c'eut été un pofte trop
pénible & trop périlleux de tenir la place des
loix!
Aussi n'efl-ce pas le danger de fabus
înais celui de l'aviliffement qui me fait blâ-
mer fufage indifcret de cette fjprême magi*
ftrature dans les premiers tems. Car tandis
qu'on la prodigoit à des Ele6lions , à des
Dédicaces, à des chofes de pure formalité,
SOCIAL. èBf
il étoit à craindre qu'elle ne devint moins
redoutable au befoin, 6c qu'on ne s'accoutu-
mât à regarder comme im vain titre celui
qu'on n employoit qu'à de vaines cérémonies. ,
Vers la fin de la République, les Ro-
mains, devenus plus circonlpe6ls , ménagèrent
la Dictature avec auffi peu de raifon qu'ils
l'avoient prodiguée autrefois. II étoit aifé de
voir que leur crainte étoit mal fondée, que
la foiblefTe de la capitale faifoit alors fa fu-
reté contre les Magiftrats qu'elle avoit dans
fon fein , qu'un Diftateur pouvoit en certains
cas défendre la liberté publique fans jamais y
pouvoir attenter, & que les fers de Rome
ne feroient point forgés dans Rome même,
mais dans fes armées: le peu de réfiftance
que firent Marins à Sylla, & Pompée à Cé-
far, montra bien ce qu'on pouvoit attendre
de l'autorité du dedans contre la force du
dehors.
288 DU C O N T R A C T
Cette erreur leur fit faire de grandes
fautes. / Telle , par exemple , fut celle de n'a-
voir pas nommé un Di61ateur dans rafraire
de Catilina ; car comme il n étoit quedion que
du dedans de la ville, & tout au plus, de
quelque province d'Italie, avec l'autorité fans
bornes que les Loix donnoienc au Diélateur
il eut facilement dilTipé la conjuration, qui
ne fut étouffée que par un concours d'heu-
reux hazards que jamais la prudence himai-
nc ne dcvoit attendre.
Au LIEU de cela , le Sénat fe contenta de
remettre tout fon pouvoir aux Confuls; d'où
il arriva que Ciceron , pour agir efficacement,
fut contraint de paffer ce pouvoir dans un
point capital, &que, fi les premiers tranf-
ports de joye firent approuver fa conduite,
ce fut avec juflice que dans la fuite on lui
deiTianda compte du fanjg des Citoyens verfé
contre
social; 289
contre les loix; reproche qu'on n'eut pu faire
à un Diftateur. Mais l'éloquence du Conful
entraîna tout; & lui-même, quoique Romain ,
aimant mieux fa gloire que fa patrie , ne
cherchoit pas tant le moyen le plus légitime
& le plus fur de fauver TEtat, que celui d'a-
voir tout l'honneur de cette affaire *. Auffi
fut-il honoré juftement comme libérateur de
Rome , & juftement puni comme infraéleur
des loix. Quelque brillant qu'ait été fon rap*
pel, il efl certain que ce fut une grâce.
Au RESTE, de quelque manière que cette
importante commiffion foit conférée, il im*
porte d'en fixer la durée à un terme très
court qui jamais ne puifle être prolongé;
dans les crifes qui la font établir TEtat eft
* C'eft ce dont il ne pouvoît fe répondre en propo-
fant un Diflateur, n'ofant fe nommer lui-même & ns
pouvant s'affurer que fon collègue le nommeroit»
T
spo D U C O N T R A C T
bientôt détruic ou fauve, &, pafle le befoin
prefTant, la Diftaturc devient tirannique ou
vaine. A Rome les Dictateurs ne Tétant que
pour fix mois , la plupart abdiquèrent avant ce
terme. Si le terme eut été plus long, peut-
être euflent-ils été tentés de le prolonger en-
core, comme firent les Décemvirs celui d'u-
ne année. Le Di6lateur n'avoit que le tems
de pourvoir au befoin qui l'avoit fait élire,
il n'avoit pas celui de fonger à d'autres
projets.
SOCIAL. 291
CHAPITRE VII.
De la Cenfure.
D Ê M E M E que la dcdaratîon de la ^obn-
té générale fe fait par la loi, la déclaration
du jugement public fe fait par la cenfure;
l'opinion publique efl refpece de loi dont le
Cenfeur efl le ]Minifl:re,& qu'il ne fait qu'ap-
pliquer aux cas particuliers, à l'exemple du
Prince.
Loin donc que le tribunal cenforial foîc
l'arbitre de l'opinion du peuple, il n'en efl
que le déclarateur, & iitôt qu'il s'en écarte j
Tes décifions font vaines & fans effet.
Il est inutile de diflinguer les mœurs
d'une nation des objets de fbn eflimej car
tout cela tient au même principe & ic coa^
T a
29^ D U C O N T R A C T
fond néceflairement. Chez tous les peuples
du monde, ce n'efl: point la nature mais l'o-
pinion qui décide du choix de leurs plaifirs.
RedrefTez les opinions des hommes & leurs
mœurs s'épureront d'elles mêmes. On aime
toujours ce qui ell: beau ou ce qu'on trouve
tel , mais c'eft fur ce jugement qu'on fe trom-
pe ; c'eft donc ce jugement qu'il s'agit de ré-
gler. Qui juge des mœurs juge de l'hon-
neur, & qui juge de l'honneur prend fa loi
de l'opinion.
Les opinions d'un peuple naiffent de
fa conftitution ; quoique la loi ne règle pas
les mœurs , c'efl la légiflation qui les fait naî-
tre; quand la légiOation s'affoiblit les mœurs
dégénèrent, mais alors le jugement des Cen-
feurs ne fera pas ce que h force des loix
n'aura pas fait.
Il suit de -là que la Cenfure peut être
social: 293
utile pour conferver les mœurs, jamais pour
les rétablir. EtablilTcz des Cenfeurs durant la
vigueur des Loix; fitôt qu'elles l'ont perdue,
tout eft défefpéré; rien de légitime n'a plus
de force lorfque les loix n'en ont plus.
La Censure maintient les mœurs en em-
pêchant les opinions de fe corrompre , eu
confervant leur droiture par de fages appli-
cations, quelquefois même en les fixant lorf-
qu'elles font encore incertaines. L'ufage des
féconds dans les duels, porté jufqu'à la fureur
dans le Royaume de France, y fut aboli par
ces feuls mots d'un Edit du Roi; quant à
ceux qui ont la lâcheté d'appeller des Seconds.
Ce jugement prévenant celui du public le dé-
termina tout d'un coup. Mais quand les mê-
mes Edits voulurent prononcer que c'étoit
auffi une lâcheté de fe battre en duel; ce
qui eft: très -vrai, mais contraire à l'opinion
T3
ap4 ^^ C O N T R A c T
commune; le public fe moqua de cette dé*
«ifion fur laquelle fon jugement étoic déjà
porté.
J'ai dit ailleurs * que l'opinion publique
n'étant point foumife à la contrainte, il n'en
la'oit aucun veflige dans le tribimal établi
|>our la repréfenter. On ne peut trop admi-
Ter avec quel art ce relTorc , entièrement per-
du chez les modernes , étoit mis en œuvre
chez les Romains & mieux chez les Lacé-
démoniens.
Un homme de mauvaifes mœurs ayant
ouvert im bon avis dans le confeil de Spar-
te, les Ephores fans en tenir compte firent
propofer le même avis par un Citoyen ver-
tueux. Quel honneur pour l'un, quelle note
pOLU* l'autre, fans avoir donné ni louange ni
♦ Je ne fais qu'indiquer dans ce chapitre ce que j'ai
traité plus au long dans la Lettre à M. d'Alembcrt»
SOCIAL. 292
blâme à aucun des deux! Certains ivrognes
de Samos fouillèrent le Tribunal des Ephores:
le lendemain par Edit public il fut permis
aux Samiens d'être des vilains. Un vrai châ-
timent eut été moins fevere qu'une pareille
impunité? Quand Sparte a prononcé fur ce
qui efl ou n'efl pas honnête, la Grèce n'ajv»
pdk pas de fes jugemens.
T4
ip^ DU C O N T R A C T
CHAPITRE VIII,
Ds la Religion Crclk»
X-/ E s hommes n'eurent point d'abord d'au-
tres Rois que les Dieux, ni d'autre Gouver-
nement que le Théocratique. Ils firent le rai-
fonnement de Caligula, & alors ils raifonnoient
jufte. Il faut une longue altération de fenti-
mens & d'idées pour qu'on puiffe fe réfou-
dre à prendre fon femblable poiu- maitre, (Ss
fe flater qu'on s'en trouvera bien.
De cela feul qu'on mettoit Dieu à la
tête de chaque fociété politique, il s'enfuivit
qu'il y eut autant de Dieux que de peuples.
Deux peuples étrangers l'un à l'autre, & pref-
que toujours ennemis, ne purent longtems re-
connoitre un même maitre : Deux armées fe
SOCIAL. 297
livrant bataille ne fauroient obéir au même
chef. Ainfi des divifions nationales refulta le
polythéïTme, & delà l'intolérance théologique
& civile qui naturellement efl la même , com-
me il fera dit ci-après.
La fantaisie qu'eurent les Grecs de
retrouver leurs Dieux chez hs peuples barba-
res, vint de celle qu'ils avoient aufli de fe re-
garder comme les Souverains naturels de ces
peuples. Mais c'efl: de nos jours une érudi-
tion bien ridicule que celle qui roule fur l'i-
dentité des Dieux de diverfes nations; com-
me n Moloch, Saturne, & Chronos pou voient
être le même Dieu; comme û le Baal des
phéniciens, le Zeus des Grecs & le Jupiter
des Latins pouvoient être le même; comme
s'il pouvoit refter quelque chofe commune à
des Etres chimériques portons des noms dif-
férens !
298 DUCONTRACT
Que fi l'on demande comment dans h
paganifme où chaque Etat avoit fon culte 6i
Tes Dieux il n'y avoit point de guerres de
Religion ? Je réponds que c'étoit par cela»
même que chaque Etat ayant fon culte pro»
pre aiiffi bien que fon Gouvernement , ne dif-
tingoit point fes Dieux de fes loix. La guer-
re politique étoit auffi Théologique: les de»
partemens des Dieux étoient, pour ainli di-
re', fixés par les bornes des Nations. Le
Dieu d'un peuple n'avoit aucun di'oit fur les
autres peuples. Les Dieux des Payens né-r
toient point des Dieux jaloux ; ils parta*
geoient entre eux l'empire du monde: Moyfe
même & le Peuple Hébreu fe prétoient quel*
quefois à cette idée en parlant du Dieu d'If-
raël. Ils regardoient , il eft vrai , comme nuls
ks Dieux des Cananéen^, peuples profcrits,
voués à la dellru6tion, ôc dont ils dévoient
SOCIAL. 299
occuper la place; mais voyez comment ;ls
,parloient des divinités des peuples voilîns
■qu'il leur étoit défendu d'attaquer ! La poffcff
fion de ce qui appartient à Chamos votre Dieu y
difoit Jephté aux Ammonites , ne vous efi-^
elle pas légitimement due? Nous pojjcdons an
piême titre les terres que notre Dieu vainqueur
jefi acquîfes *. C'étoit là, ce me femble,
une parité bien reconnue entre les droits de
£hamos & ceux du Dieu dlfraël.
Mais quand les Juifs, foumis aux Rois
de Babilone & dans la fuite -^ux Rois de Si-
de, voulurent s'obftiner à ne reconnoitre au-.
* Nonne ea quce pojjld'it Chamos deus tuiu tibi jure ds-
bentuT? Tel eft le texte de la v^lgate. Le P. de Carriè-
res a traduit. Ne croyez-vous pas avoir droit de pojjcder es
qui appartient à Chamos 'votre Dieu ? J'ignore h force du
texte hébreu ; mais je vois que dans la vulgate Jephté
reconnoit pofitivement le droit du Dieu Chamos, & que
le Tradufteur françois alFoiblit cette reconnoiflance ^a,t
\ip Jelwi vous qui n'ed pas dans le Latin.
300 DU C O N T R A C T
cun autre Dieu que le leur, ce refus, regar-
dé comme une rébellion contre le vainqueur,
leur attira les perfécutions qu'on lit dans leur
hidoire , & dont on ne voit aucun autre
exemple avant le Chrillianirme *.
C H A du E Religion étant donc uniquement
attachée aux loix de l'Etat qui la prefcrivoit ,
il n'y avoit point d'autre manière de conver-
tir un peuple que de l'aflen'ir, ni d'autres
miiTionnaires que les conquérans, & l'obliga-
tion de changer de culte étant la loi des
vaincus, il faloit commencer par vaincre a-
vant d'en parler. Loin que les hommes com-
batifTent pour les Dieux, c'étoient, comme
dans lîomere , les Dieux qui combattoient
* Il efl: de la dernière évidence que la guerre des
Phociens appellée guerre facrée n'étoit point une guer-
re de Religion. Elle avoit pour objet de punir des fa»
crileges & non de foumettre des mécréans,
SOCIAL. 30Î
poiir les hommes; chacun demandoit au fien
la vi6loire, & la payoit par de nouveaux au-
tels. Les Romains avant de prendre une pla-
ce, fommoient Tes Dieux de l'abandonner, &
quand ils lailToient aux Tarentins leurs Dieux
irrités , c'effc qu'ils regardoient alors ces Dieux
comme foumis aux leurs & forcés de leur
faire homage: Ils laiflbient aux vaincus leurs
Dieux comme ils leur lailToient leurs loix.
Une couronne au Jupiter du capitole étoic
fouvent le feul tribut qu'ils impofoient.
Enfin les Romains ayant étendu avec
leur empire leur culte & leurs Dieux, & a-
yant fouvent eux-mêmes adopté ceux des
vaincus en accordant aux uns & aux autres
le droit de Cité, les peuples de ce vafl:e em-
pire fe trouvèrent infenfiblement avoir des
multitudes de Dieux & de cultes, à peu prés
les mêmes par-tout; & voilà comment le pa-
^31 D U C O N T R AC t
ganifiTie ne fut enfin dans le monde coîiniï
qu'une feule & même Religion.
Ce fut dans ces circonflances que Jéfus
Vint établir fur la terre un royaume Spirituel ;
ce qui, féparant le fiftême théologique du fi-»
ftême politique, fit que l'Etat ceffa d'être un^
& caufa les divifions inteflines qui n'ont ja-
mais celle d'agiter les peuples chrétiens. Oi*
cette idée nouvelle d'un royatmie de Tautre
monde n'ayant pu jamais entrer dans la tête
des payens, ils regardèrent toujours les Chré*
tiens comme de vrais rebelles qui, fous une
hypocrite fomniflion, ne cherchoient que le
moment de fe rendre indépendans & maî-
tres, & d'ufurper adroitement l'autorité qu'ils
feignoient de refpefter dans leur foiblefle*
Telle fut la caufe des perfécutions.
Ce Q.UE les payens avoient craint eft
arrivé j alors tout a changé de face , la
SOCIAL. 30^
humbles Chrétiens ont changé de langage j
& bientôt on a vu ce prétendu royaume
de l'autre monde devenir fous un chef vifible
le plus violent defpotifme dans celui-ci.
Cependant comme il y a toujours eii
un Prince ôc des loix civiles, il a refulté de
cette double puiflance un perpétuel confli6l
de jurifdi6lion qui a rendu toute bonne polî-
de impoiTible dans les Etats chrétiens , &
l'on n'a jamais pu venir à bout de favoir au-
quel du maitre ou du prêtre on étoit obligé
d'obéir.
Plusieurs peuples cependant , même
dans l'Europe ou à fon voifinage, ont voulu
conferver ou rétablir l'ancien fidême , malà
fans fuccés; l'efprit du chriftianifme a tout
gagné. Le culte facré efl toujours reflé ou
redevenu indépendant du Souverain, & fans
fiaifoa néceiTaire avec le corps de l'Etat. Ma^
S04. D U C O N T R A C T
homet eut des vues très faines, il lia bien
fon fiftême politique, & tant que la forme
de fon Gouvernement fubQlla fous les Cali-
phes fes fucceffeurs, ce Gouvernement fut e-
xa6bement un, & bon en cela. Mais les A-
rabes devenus floriffans, lettrés, polis, mous
& lâches, furent fubjugués par des barbares;
alors la di\'ifion entre les deux puifTances re-
commença; quoiqu'elle foit moins apparente
chez les mahométans que chez les Chrétiens,
elle y eil pourtant , fur - tout dans la fecte
d'Ali, & il y a des Etats, tels que la Perfe,
où elle ne celle de fe faire fentir.
Parmi nous, les Rois d'Angleterre fe font
établis chefs de FEglife, autant en ont fait les
Czars; mais par ce titre ils s'en font moins
rendus les maîtres que les Miniftres; ils ont
moins acquis le droit de la changer que le
pouvoir de la maintenir ; Ils n'y font pas lé-
gifla-
SOCIAL. 3C5
giiîateurs, ils n'y font que Princes. Par tout
où le Clergé fait un corps * il eil maître &
Icgillateur dans fa partie. 11 y a donc deux
puilTances , deux Souverains , en Angleterre &
en Ruffie, tout comme ailleurs.
De tous les Auteurs Chrétiens le philo-
fophe liobbes ed le fcul qui ait bien vu le
mal & le renjede, qui ait ofé propofer de
réunir les daix têtes de l'aigle, & de tout
ramener à riinité politique, fans laquelle ja-
mais Etat ni Gouvernement ne fera bien con-
* II faut bien Remarquer que ce ne font pas tant des
afTemblées formelles, comme celles de France, qui lient
le clergé en un corps, que la communion des Eglifes.
La communion & l'excommunication font le pacte focial
du clergé, pacte avec lequel il fera toujours le maître
des peuples & des Rois. Tous les prêtres qui com-
muniquent enfemble font concitoyens , fuiïent-ils des
cleux bouts du monde. Cette invention efl: un chef-
d'œuvre en politique. Il n'y avoit rien de femblable
parmi les Prêtres paj'cns; auffî n'ont-ils jamais fait un
Corps de Clergé.
V
go6 DU CONTRACT
flitiié. Mais il a dû voir que l'ePprit domi-
nateur du Cliriilianifme étoit incompatible a-
vec fon fiflême , & que l'intérêt du Prêtre
feroit toujours plus fort que celui de l'Etat.
Ce n'efl; pas tant ce qu'il y a d'horrible &
de faux dans fa politique que ce qu'il y a
de jufle & de \Tai qui l'a rendue odieufe *.
Je crois qu'en développant fous ce point
de vue les faits hiftoriques on réfuteroit aifé-
ment les fcntimens oppofés de Baile & de
Warburton, dont l'un prétend que nulle Re-
ligion n'efl utile au corps politique, & dont
l'autre foutient au contraire que le Chriftia-
nifme en efl le plus ferme appui. On prou-
* Voyez entre aiUres dans une Lettre de Grotius à
fon frcre du ii. avril 1643, ce que ce favant homme
approuve & ce qu'il blâme dans le li\Te de Cive. 11
eft vrai que, porté à l'indulgence, il paroit pardonner à
l'auteur le bien en faveur du mal ; mais tout le monde
n'cft pas fi clément.
SOCIAL. 307
Veroic au premier que jamais Etat ne fut
fondé que la Religion ne lui fervit de bafe,
& au fécond que la loi Chrétienne efl au
fond plis nuifible qu'utile à la forte conftitu-
tion de l'Etat. Pour achever de me faire en-
tendre , il ne faut que donner un peu plus de
précifion aux idées trop vagues de Religion
relatives à mon fiijet.
La Religion confldérée par rapport à
la fociété, qui eft ou générale ou particuliè-
re , peut auffi fe divifer en deux eipeces , fa-
voir, la Religion de l'homme & celle du Ci-
toyen. La première, fans Temples, fans au-
tels, fans rites, bornée au culte purement
intérieur du Dieu Suprême & aux devoirs
éternels de la morale, efl la pure & flmple
Religion de l'Evangile, le vrai Théïfme, &
ce qu'on peut appeller le droit divin naturel.
L'autre, infcritte dans un feuj pays, lui doiz-
V 2
3o8 DU C O N T R A C T
ne Tes Dieux, Tes Patrons propres &. tutelai-
res: elle a Ces dogmes, fes rites, fon culte
extérieur prefcrit par des loixj hors la feule
Nation qui la fuit, tout efl pour elle infldcl-
le, étranger, barbare; elle n'étend les devoirs
&. les droits de l'homme qu'auffi loin que fes
autels. Telles furent toutes les Religions des
premiers peuples , auxquelles on peut donner
le nom de droit divin civil ou pofitif.
Il Y A une troifieme forte de Religion
plus bizarre, qui donnant aux hommes deux
légiOations , deux chefs , deux patmes , les
foumct à des devoirs contradictoires & ks
empêche de pouvoir être à la fois dévots &
Citoyens. Telle cft la Religion des Lamas,
telle eft celle des Japonois, tel efl le chriflia-
nifme Romain. On peut.appeller celle-ci la
religion du Prêtre. Il en réfulte une forte du
droit mixte & infcciable qui n'a point de
nom.
SOCIAL. 309
A CONSIDERER politiquement ces trois
forces de religions, elles ont toutes kiirs dé-
fauts. La troifieme ell (1 évidemment mau-
vaife que c eft perdre le tems de s'amufer à
le démontrer. Tout ce qui rompt funité fo-
ciale ne vaut rien: Toutes les institutions
^ui mettent Thomme en contradi6lion avec
lui-même ne valent rien.
La seconde eft bonne en ce qu'elle réu-
nit le culte divin & l'amour des loix , & que
faifant de la patrie l'objet de l'adoration des
Citoyens, elle leur apprend que fervir l'Etat
c'eft en fervir le Dieu tutelaire. C'eft une
dpece de Théocratie, dans laquelle on ne
doit point avoir d'autre pontife que le Prin-
ce , ni d'autres prêtres que les magiflrats. A-
lors mourir pour fon pays c'eft aller au mar-
tire, violer les loix c'eft être impie, & fou-
mettre un coupable à l'exécration publique
V3
5IO DU C O N T R A C T
ceû. le dévouer au courroux des Dieux; fu"
eer ejlod.
Mais elle efl mauvaife en ce qu'étant
fondée fur l'erreur & fur le menfonge elle
trompe les hommes, les rend crédules fuper-
Ilitieux, & noyc le vrai culte de la divinité
dans un vain cérémonial. Elle efl mauvaife
encore quand , devenant exclufive & tirannî-
que, elle rend un peuple fanguinaire & into-
lérant ; en forte qu'il ne refpire que meurtre
& maflacre , & croit faire une aclion fainte
en tuant quiconque n'admet pas fcs Dieux.
Cela met un tel peuple dans un état naturel
de guerre avec tous les autres , très nuifible
à fa propre fureté.
Reste donc la Religion de l'homme ou
le Chriftianifme, non pas celui d'aujourd'hui,
mais celui de l'Evangile , qui en eil tout-à-^
fût différent. Par cette Religion fainte, fu^
SOCIAL. -311
blime, véritable, les hommes, enfans du mê-
me Dieu, fe reconnoiflent tous pour frères,
& la focicté qui les unit ne fe diflbut pas
même à la mort.
Mais cette Religion n'ayant nulle relation
particulière avec le corps politique laiiTe aux
Joix la feule force quelles tirent d'elles-mê-
mes fans leur en ajouter aucune autre , &
par-là un des grands liens de la fociété par-
ticulière refte fans effet. Bien plus; loin d'at-
tacher les cœurs des Citoyens à l'Etat, elle
les en détache comme de toutes les chofes
de la terre: je ne connois rien de plus con-
îraire à l'efprit focial.
On nous dit qu'un peuple de vrais Chré-
tiens formeroit la plus parfaite fociété que
Ton puiffe imaginer. Je ne vois à cette fup-
pofition qu'une grande difficulté; c'eft qu'une
fociété de vrais chrétiens ne feroit plus une
ibciété d'hommes, V 4
312 D U C O N T R A C T
Je dis même que cette fociété fuppofce
ne feroit avec toute fa perfeclion ni la plus
forte ni la plus durable: A force d'être par-
faite , elle manqueroit de liaifon ; fon vice de-
flru6leur feroit dans fa perfe6lion même.
Chacun rerapliroit fon devoir; le peuple
feroit foumis aux loix, les chefs feroient juf-
tes & modérés , les magiftrats intègres in-
corruptibles , les foldats méprifcroient la mort ,
il n'y auroit ni vanité ni luxe; tout cela eil
fort bien , mais voyons plus loin.
Le Christianisme efl une religion
toute fpirituelle , occupée uniquement des
chofcs du Ciel: la patrie du Chrétien n'eft
pas de ce monde. Il fait fon devoir , il efl
vrai , mais il le fait avec une profonde indiffé-
rence fur le bon ou mauvais fuccès de fcs
foins. Pourvu qu'il n'ait rien à fe reprocher,
peu lui importe que tout aille bien ou mat
SOCIAL. S13
ici bas. Si l'Etat cfl florifTant, à peine ofe-
t-il joLiïr de la félicité publique, il craint de
s'enorgueillir de la gloire de Ton pays ; fi
TEcat dépérit, il bénit la main de Dieu qui
s'appéfantit fur fon peuple.
Pour que la fociété fut paifible & que
l'harmonie fe maintint , il faudroit que tous
les Citoyens fans exception fufient également
bons Chi'étiens : Mais il malheureufement il
s'y trouve un feul ambitieux, un feul hypo-
crite, un Catilina, par exemple, un Crom-
wel, celui-là très certainement aura bon mar-
ché de fes pieux compatriotes. La charité
chrétienne ne permet pas aifément de penfer
mal de fon prochain. Dès qu'il aura trouvé
par quelque rufe l'art de leur en impofer &
de s'emparer d'une partie de l'autorité publi-
que, voilà un homme conilitué en dignité;
Dieu veut qu'on le relpe6le ; bientôt voilà
V5
314 I>U CONTRACT
une puiflance ; Dieu veut qu'on lui obéilTe ;
le dëpofitaire de cette puiflance en abufe-t-
iî? Cefl la verge dont Dieu punit Tes enfans.
On fe feroit confcience de chafler rufurpa-
teur; il faudroit troubler le repos public, u-
ièr de violence , verfer du fang ; tout cela
s'accorde mal avec la douceur du Chrétien;
& après tout, qu'importe qu'on foit libre ou
lerf dans cette vallée de rniferes? l'eflenciel
ed d'aller en paradis, & la réfignation n'efl:
qu'un moyen de plus pour cela.
Survient-il quelque guerre étrangère?
Les Citoyens marchent fans peine au combat;
nul d'entre eia ne fonge à fuir; ils font leur
devoir , mais fans paflTion pour la vifloire;
ils favent plutôt mourir que vaincre. Qu'ils
fuient vainqueurs ou vaincus , qu'importe?
La providence ne fait-elle pas mieux qu'eux
ce qu'il leur faut? Qu'on imagine quel parti
SOCIAL. 315
un ennemi fier impétueux paffionné peut ti-
rer de leur {loïcifmel Mettez vis-à-vis d'eux
ces peuples généreux que dévoroit Tardent
amour de la gloire & de la patrie, fuppofez
votre république chrétienne vis-à-vis de Spar-
te ou de Rome ; les pieux chrétiens feront
battus, ëcrafés, détruits avant d'avoir eu le
tems de fe reconnoitre, ou ne devront leur
falut qu'au mépris que leur ennemi concevra
pour eux. C'étoit un beau ferment à mon
gré que celui des foldats de Fabius ; ils ne
jurèrent pas de mourir ou de vaincre , ils
jurèrent de revenir vainqueurs, ôc tinrent leur
ferment : Jamais des Chrétiens n'en eulTent
fait un pareil; ils auroient cru tenter Dieu.
Mais je me trompe en difant une Répu-
blique Chrétienne; chacun de fes deux mots
exclud l'autre. Le Chriftianifme ne prêcha
^ue fervitude & dépendauce. Son efprjt e(^
3i6 DU C O N T R A C T
trop favorable à la tirannie pour qu elle n'en
profite pas toujours. Les vrais Chrétiens font
faits poLir être efclaves ; ils le favent & ne
fi'en émeuvent gueres ; cette courte vie a trop
peu de prix à leurs yeux.
Les troupes chrétiennes font excellentes,
nous dit- on. Je le nie. Qu'on m'en montre
de telles ? Quant-à-moi , je ne connois point
de Troupes chrétiennes. On me citera les
croifades. Sans difputer fur la valeur des
Croifés , je remarquerai que bien loin d'étie
des Chrétiens , c'étoient des foldats du prê-
tre, c'étoient des Citoyens de TEglife; ils f^
battoient pour fon pays Spirituel, qu'elle avoit
rendu temporel on ne fait comment. A le
bien prendre, ceci rentre fous le paganifme;
comme l'Evangile n'établit point une Religion
nationale , toute guerre facrée efi; impoffible
parmi les Chrétiens.
SOCIAL. 317
Sous les Empereurs payens les foldats
Chrétiens étoient braves ; tous les Auteui's
Chrétiens l'affûrent , & je le crois : c étoic
une émulation d'honneur contre les Troupes
payennes. Dés que les Empereurs furent
chrétiens cette émulation ne fubflfla plus, &
quand la croix eut chafle l'aigle , toute la
valeur romaine difparut.
Mais laiiTant à part les confidérations po-
litiques , revenons au droit , & fixons les prin^
cipes fur ce point important. Le droit que
le pacte focial donne au Souverain fur les
fujets ne palTe point, comme je l'ai dit, les
bornes de l'utilité publique *. Les fujets ne
* Dans la République , dit le M. d'A. , chacun eji par-
faitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres. Voilà la
borne invariable; on ne peut la pofLf plus exactement.
Je n'ai pu me refufer au plaifir de citer quelque fois ce
inanufcrit quoique non connu du public, pour rendre'
3i5 DU C O N T R A C T
doivent donc compte au Souverain de leurs
opinions qu'autant que ces opinions importent
à la communauté. Or il importe bi^n à l'E-^
tat que chaque Citoyen ait une Religion qui
lui faiTe aimer Ces devoirs; mais les dogmes
de cette Religion n'intëreflent ni l'Etat ni Tes
membres qu'autant que ces dogmes fe rap-
portent à la morale, & aux devoirs que ce-
lui qui la profeiTc efb tenu de remplir envers
autrui. Chacun peut avoir au furplus telles
opinions qu'il lui plait, fans qu'il appartienne
au Souverain d'en connoitre: Car comme il
n'a point de compétence dans l'autre monde,
quel que foit le fort des fujets dans la vie à
venir ce n'efl; pas fon affaire, pourvu qu'ils
foient bons citoyens dans celle-ci.
honneur à la mémoire d'un homme illuftre & refpcctablc,
qui avoit confciré jufqucs dans le Miniftere le cœur
d'un vrai citoyen, & des vues droites ôc faines fur le
gouvernement de fon pays.
SOCIAL. 319
Il Y A donc une profeffion de foi pure-
ment civile dont* il appartient au Souverain
de fixer les articles , non pas précifément
comme dogmes de Religion, mais comme
fentimens de fociabilité, fans lefqiiels il eft
impoffible d'être bon Citoyen ni fiijet fidel-
Je *. Sans pouvoir obliger perfonne à les
croire, il peut bannir de l'Etat quiconque ne
les croit pas; il peut le bannir, non comme
impie, mais comme infociable, comme inca-
pable d'aimer fmcerement les lois la juftice,
& d'immoler au befoin fa vie à fon devoir.
Que fi quelqu'un, après avoir reconnu publi-
quement ces mêmes dogmes , fe conduit com-
* Cefar plaidant pour Catilina tachoit d'établir le
dogme de la mortalité de Tame; Caton & Ciceron pour
le réfuter ne s'amuferent point à philofopher: il fe conu
tententerent de montrer que Cefar parloit en mauvais
Citoyen & avançoit une doélrine pernicieufe à l'Etat.
En effet voilà dequoi de voit juger le Sén^t de Rome,
& non d'une queftion de théologie.
520 DU CON TRACT
me ne les» croyant pas, qu'il foit puni 'de
mort ; il a commis le plus grand des crimes i-
jl a menti devant les loix.
Les dogmes de la Religion civile doivent
être fimples, en petit nombre, énoncés avec
précifion fans explications ni commentaires.
L'exiftence de la Divinité puiflante , intelli-
gente , bienfaifante , prévoyante & pourvo-
yante, la vie à venir, le bonheur des juftes,
le châtiment des méchans , la fiiinteté du
Contrat focial & des Loix ; voilà les dog-
mes pofitifs. Quant aux dogmes négatifs,
je les borne à un feul ; c'efl: l'intolérance:
elle rentre dans les cultes que nous a\-ons
excluds.
Ceux qui diftinguent l'intolérance civile
& l'intolérance théologique fe trompent , à
mon avis. Ces deux intolérances font infé-
parables. Il efl> impoffible de vivre en paix
avec
SOCIAL. 321
avec des gens qu'on croit dannés; les aimer
feroit haïr Dieu qui les punit; il faut abfolu-
ment qu'on les ramené ou qu'on les tour-
mente. Par tout où l'intolérance théologique
cfl: admife, il efl impoffible qu'elle n'ait pas
quelque effet civil , & fitot qu'elle en a ,
le Souverain n'eft plus Souverain , même au
temporel; dès lors les Prêtres font les vrais
maîtres; les Rois ne font que leurs officiers.
Maintenant qu'il n'y a plus & qu'il
ne peut plus y avoir de Religion nationale
exclufive, on doit tolérer toutes celles qui to-
lèrent les autres , autant que leurs dogmes
n'ont rien de contraire aux devoirs du Ci-
toyen. Mais quiconque ofe dii'e , hors de
TEgUfe point de Salut , doit être chaffé de
l'Etat; à moins que l'Etat ne foit l'Eglife,
f& que le Prince ne foit le Pontife. Un tel
^ogrne n'ell bon que dans un Gouverne-
X
3S2 DU CONTRACT
ment Théocratique , dans tout autre il eil
pernicieux. La raifon fur laquelle on dit
qu'Henri IV. embrafTa la Religion romaine
la devroit fafre quiter à tout honnête hom-
me, & fur 'tout à tout Prince qui fauroiç
raifonner.
^^
SOCIAL.
323
CHAPITRE IX.
Conclufion.
A.PRES avoir pofé les vrais principes du
droit politique & tâclié de fonder l'Etat fur
fa bafe, il refteroit à fappuyer par fes rela-
tions externes; ce qui comprendroit le droit
des gens, le commerce, le droit de la guerre
& les conquêtes, le droit public, hs ligues
les négociations les traités &c. Mais tout
cela forme un nouvel objet trop vafte pour
ma courte vue; j'aurois dû la fixer toujours
plus près de moi.
F I N.
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douze, 1760.
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— — de Louii Racine, m, 6 vol. 1750.
Principes du Broit Naturel de la Nature & des Gens de Wolff,
pat Formey , 3 vol.
Teftament (nouveau) mis en Catéchifme pai Mi. Polvcr, Prc-
îkITcui à Laufanne, 8. 6 vol. 1756,
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