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Full text of "Principes du droit politique"

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Library 

of  the 

University  of  Toronto 


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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/principesdudroitOOrous 


D    U        ^ 


CONTRACT  SOCIAL} 


PRINCIPES 


D    U 


DROIT    POLITIQUE. 


Par    J.    J.    ROUSSEAU, 

C  I  TO  T  E  N    DE    GENEVE, 


Dtcamus  leges. 


fœderls  ceqiias 
JEneid.  xi. 


.A<v-Aw.'...  ., 


A   AMSTERDAM, 

Chez    MARC    MICHEL    RE  Y. 

M  D  C  C  L  X  I  I. 


AVERTISSEMENT. 

C^E  PETIT  traité  eft  extrait  d'un 
ouvrage  plus  étendu  ,  entrepris 
autrefois  lans  avoir  confulté  mes 
forces,  &  abandonné  depuis  long- 
tems.  Des  divers  morceaux  qu'on 
pouvoit  tirer  de  ce  qui  étoit  fait, 
celui  -  ci  eft  le  plus  confidérable , 
&  m'a  paru  le  moins  indigne  d'ê- 
tre offert  au  public.  Le  refle 
n'efl  déjà  plus. 


TABLE 

DES    LIVRES 

E  T    D  E  s 

CHAPITRES, 


LIVRE     I. 

Ou  Von  recherche  comment  l'homme  pajje  de 
TEtat  de  nature  à  réîat  cml ,  ^  q^MÏks 
font  les  conditions  ejjenciclles  du  pa8e, 

CHAPITRE    I, 
Sujet  de  ce  premier  Livre.     .     ,     .     Page  g 

CHAPITRE    IL 
Pes  premières  Sociétés        ,        ,        •      .    5 

CHAPITRE    III. 
Du  droit  du  plus  fort,         .         .         .         i» 

CHAPITRE    IV. 
De  rejclavage.        .        .        »       •        »     13 


T     A     B     L     Ë.  îix 

CHAPITRE    V. 
Ou  il  faut  toujours  remonter  à  une  pre^ 
miere  convention,         .        .         •     Page  23 
CHAPITRE    VI. 

Du  pa&e  Social 26 

CHAPITRE    VII. 

Du  Souverain 32 

CHAPITRE    VIII. 

De  Vétat  civil, 37 

CHAPITRE    IX. 
Du  Doniaim  réel.        .        .        .        i       40 

LIVRE      II. 

Ou  il  eji  traité  de  la  Légijlation, 

CHAPITRE    L 

Que  la  fouveraineté  eft  inaliénable.     ,      i    47 

CHAPITRE    IL 
Que  la  fouveraineté  efb  indivifible»    .     •      5î 


fv  T        A        B        L        E 

CHAPITRE    III. 

Si  la  volonté  générale  peut  errer.     .     Page  5^ 

CHAPITRE    IV. 
Des  homes  du  pouvoir  Souverain.     ,         ,     60 

CHAPITRE    V. 
Du  droit  de  vie  â?  de  mort.         .         ,         69 

CHAPITRE    VI. 
De  la  Loi 74 

CHAPITRE    VII. 
Du  JJgiJlateur,  .         .        .        .        82 

.CHAPITRE    VIII. 
Du  peuple. 92 

CHAPITRE    IX. 
Suite,  .  .  .  .  .         97 

CHAPITRE    X. 
Suite.        .  .  .  .         .  .         103 

CHAPITRE    XI. 
Def  dï'iiers ,fiJUmes  de  îégijlatiofi.        .         irr 


TABLE.  V 

CHAPITRE    Xa 
Divifim  des  Loîx.        .        .        .    Page  117 


LIVRE      III. 

Ou  il  ejl  traité  des  loix  politiques  ^  ceft-à-àrSy 
de  la  forme  du  Gouvernement, 

CHAPITRE    I. 
Du  Gowcernement  en  général        .      ,         123 

CHAPITRE    IL 
Du  principe  qui  conjlitue  les  diverfes  for- 
mes de  Gouvernement.  .  .  13(5 
CHAPITRE    IIL 
Di'oifion  des  Gowcernemens,        ,        ,        14.3 

CHAPITRE    IV. 
De  la  Démocratie,        .        •        .        .     147 

CHAPITRE    V. 
De  TJriflocratie.        ;         .        .        .       iji 


Vt  TABLE. 

CHAPITRE    VI 

De  la  Monarchie,        .        .        .     Page  15S 

CHAPITRE    VII. 
Des  'goiivernemens   mixtes.         .         .         172 

CHAPITRE    VIIÎ. 
Qiie  toute  forme  de  Gouvernement   n'efi 
pas  propre  à  tout  pays.         .         .         175 
CHAPITRE    IX. 
Des  figues  d'un  bon  Gouvernement.        .      188 

CHAPITRE    X. 
De  Vahus  du  Gouvernement  S  de  fa  pen- 
te à  dégénérer,         ,        ,        .         .      ips 
CHAPITRE    XI. 
De  la  mort  du  corps  politique.        .        •     199 

CHAPITRE    XII. 
Comment  fe  maintient  T autorité  fouveraine,     202 

CHAPITRE    XIII. 
Suite.        .        .  ,       .        .      205 


TABLE.  Yii 

C  H  A  P  I  T  R  E    XIV. 
Suite,        ,        .        ,        .        .       Page  209 
CHAPITRE    XV. 

J)es  Députés  ou  Jiép-êfenî ans.        ,         ,      211 

CHAPITRE    XVI. 
Oue  VlnJUtutîon  du  .Gouvernement   neji 
point  un  Contrat,         ,         ,         ,        220 
CHAPITRE    XVII. 
Pe  riujlhiitîon  du  Gouvernement.         ,        224 

CHAPITRE    XVIII. 
Moyen    de   prévenir   les   ufurpatîons    du 
Gouvernement,        »        »         ,        ,227 


LIVRE      IV, 

Ou  continuant  de  traiter  des  loix  politiques  on 
expofe  les  moyens  d'affermir  la  conftitution  ds 
TEtqt, 

CHAPITRE    I. 

^ue  la  volonté  générale  ejl  indejtru^îibk,         23g 


Tiii  TABLE 

C  H  A  P  I  T  R  E    IL 

Des  Suffrages.         ,         .        .        Page  23 g 

CHAPITRE    III. 
Dfj  ékàions.  ....         245 

CHAPITRE    IV. 
Des  comices  romains.         .        ,        ,        251 

CHAPITRE    V. 
Du  Tribunat.  .  .,         .        ,         278 

CHAPITRE    VL 
De  h  Diàature 283 

CHAPITRE    VII. 
De  la  Cenfure,         .         .         .        ,         291 

CHAPITRE    VIII. 
De  h  Religion  civile.        .        ;         .         2^6 

CHAPITRE    IX. 
Conclu fion»        •        •        .        »        •        324 


D  U 


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DU         • 

CONTRACT  SOCIAL; 

ou, 

PRINCIPES 

D    U 

DROIT    POLITIQUE. 


LIVRE    l 


è>^<^^. 


j  ï.  VEUX  chercher  il  dans  Tordre  civil  ,il 
peut  y  avoir  quelque  règle  d'adminiftration 
légitime  &  fure,  en  prenant  les  hommes  tels 
qu'ils  font,  &  les  loix  telles  quelles  peuvent 
être:  Je  tâcherai  d'allier  toujours  dans  cette 
reciierçhe  ce  que  le  droit  permet  avec  ce  que 
A 


2  DU     CONTRACT 

rintërêt  prefcrit,  afin  que  la  juftice  &  l'utilicc 
ne  fe  trouvent  point  divifées. 

Jentre  en  matière  fans  prouver  Timpor- 
tance  de  mon  fujet.  On  me  demandera  fi  je 
fuis  prince  ou  légiflateur  pour  écrire  fur  la 
Politique?  Je  réponds  que  non,  &  que  c'ell 
pour  cela  que  j'écris  fur  la  Politique.  Si  j'é- 
tôis  prince  ou  légiflateur,  je  ne  perdrois  pas 
mon  tems  à  dire  ce  qu'il  faut  faire  ;  je  le 
ferois,  ou  je  me  tairois. 

Ne  citoyen  d'un  Etat  libre,  &  mem- 
bre du  fouverain,  quelque  foible  influence 
que  puifTe  avoir  ma  voix  dans  les  affaires 
pabliques ,  le  droit  d'y  \' oter  fuffit  pour  m'im- 
pofer  le  devoir  de  m'en  inllmire.  Heureux, 
toutes  les  fois  que  je  médite  fur  les  Gouver- 
nemcns ,  de  trouver  toujours  dans  mes  re- 
cherches de  nouvelles  raifons  d'aimer  cckii 
de  mon  pays! 


SOCIAL.  3 

CHAPITRE    I. 

Sujet  de  ce  premfer  Lrcre. 

X-/'homme  efl:  né  libre,  &  par -tout  îl  efl 
clans  les  fers.  Tel  fe  croit  le  maître  Aqs 
autres ,  qui  ne  laiiïe  pas  d'être  plus  efc]ave 
qu'eux.  Comment  ce  changement  s'efl-il  fait? 
Je  rignore.Qu'cfl-ce  qui  peut  le  rendre  légiti- 
me ?  Je  crois  pouvoir  réfoudre  cette  quellion. 
Si  je  ne  confidérois  que  la  force  ,  & 
l'effet  qui  en  dérive  ,  je  dirois  ;  tant  qu'un 
Peuple  cfl  contraint  d'obéïi*  &  qu'il  obéît, 
il  fait  bien  ;  fitôt  qu'il  peut  fecoiier  le  joug 
de  qu'il  le  fecoîie ,  il  fait  encore  mieux  ; 
car,  recouvrant  fa  liberté  par  le  même  droit 
qui  la  lui  a  ravie,  ou  il  cfl  fondé  à  la  re- 
prendi'e  ,  ou  l'on  ne  l'étoit  point  à  la  lui 
A  2 


4  D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

ôter.  Mais  l'ordre  focial  efl:  un  droit  facrë.» 
qai  fert  de  bafe  à  tous  les  autres.  Cependant 
ce  droit  ne  vient  point  de  la  nature;  il  efl 
donc  fondé  fur  des ,  conventions.  II  s'agit  de 
favoir  quelles  font  ces  conventions.  Avant 
d'en  venir -là  je  dois  établir  co  que  jp  viens 
d'avancer.. 


SOCIAL. 

CHAPITRE    II. 

Des  premières  SoclJtés, 

La  plus  ancienne  de  toutes  les  fbciétôs 
&  la  feule  naturelle  eft  celle  de  la  famille. 
Encore  les  enfans  ne  relient -ils  liés  au  père 
qu'aufli  longtems  qu'ils  ont  befoin  de  lui  pour 
fe  confer\Tr.  Sitôt  que  ce  befoin  ceffe,  Is 
lien  naturel  fe  difTout.  Les  cnfàns,  exempts 
tle  robéï/Tance  qu'ils  dévoient  aa  père,  le  père 
exempt  des  foins  qu'il  devoit  auX  enfans,  ren- 
trent tous  également  dans  l'indépendance.  S'il* 
continuent  de  refter  unis  ce  n'ell  plus  naturel- 
lement c'eft  volontairement,  &  la  famille  eller 
même  ne  fe  maintient  que  par  convention. 

Cette  liberté  commime  eft  une  conféquenee 
de  la  nature  de  l'homme.   Sa  première  loi  eft 

A3 


6  DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

de  veiller  à  fa  propre  conferv^ation ,  fes  pre- 
miers foins   font  ceux  qu'il   fe  doit  à  lui-mê- 
me, &,   fitôt  qu'il  efl:  en  âge  de-raifon,  lui 
feul  étant  juge  des  moyens  propres  à  le  con- 
fer\Tr  devient  par-là  fon  propre  maitre, 
.    La  famille  eft  donc  fi  Ton  veut  le  pre- 
mier modèle  des  fociétés   politiques;  le  chef 
éù.  l'image  du  pcre,  le  peuple  ed  l'image  des 
■enfans,  &  tous  étant  nés  égaux  &  libres  n'a- 
Jiénent  leur  liberté  que  pour  leur  utilité.  '|'ou- 
le.  la   différence   ed  que  dans  la   famille  l'a- 
mour du   pcre  pour  ("es  enfans  le   paye  des 
foiçis  qu'il  leur  rend  ,  &    que  dans  l'Etat  le 
j)laifîr  de  commander  fupplée  à  cet  amour  qu^ 
Je  chef  n'a  pas  pour  fes  peuples. 

G  ROTI  us   nie  que  tout  pouvoir  hiunain 

foit,  établi   en  faveur  de  ceux  qui  font  gou- 
..%eméf  :  Il  cit^  i'efclavage   en  exemple.    -Sa 

plus  confiante  manière  de  raifonner  efl  d'éta- 


SOCIAL.  7 

blîr  toujours  le  droit  par  le  fait  *.  On  pour- 
roit  employer  une  méthode  plus  conféquente, 
mais  non  pas  plus  favorable  aux  Tirans. 

Il  EST  donc  douteux,  félon  Grotius ,  fi  le 
genre  humain  appartient  à  une  centaine  d'hom- 
mes, ou  (i  cette  centaine  d'hommes  appartient 
au  genre  humain,  &  il  paroit  dans  tout  fon 
livre  plancher  pour  le  premier  avis:  c'elt  auffi 
le  fentiment  de  Hobbes.  Ainfi  voilà  l'efpece 
humaine  divifée  en  troupeaux  de  bétail,  dont 
chacun  a  fon  chef,  qui  le  garde  pour  le  dévorer. 

Comme  un  pâtre  eil  d'une  nature  fupé- 
rieure  à  celle  de  fon  troupeau,  les  padeurs 
d'hommes,  qui  font  leurs  chefs,  font  auiïï 
d'une  nature  fupérieure  à  celle  de  leurs  peu- 
ples.   Ainfi  raifonnoit,  au  raport  de  Philon, 

*  ,,  Les  favantes  recherches  fur  le  droit  public  ne 
„  font  fouvcnt  que  ITiiftoire  des  anciens  abus,  &  on  sVft 
•  „  entêté  mal-à-propos  quand  on  s'eft  donné  la  peine  de 
„  les  trop  étudier."  Traité  manufcrit  des  intérêts  de  la 
Fr:  crcec  fes  voijins;  par  M,  L.  M.  SA.  Voilà  précifé^ 
Jsent  ce  qu'a  fait  Grotius. 

A  4 


s  DU     C  O  N  T  11  A  C  T 

l'Empereur  Caligula;  concluant  afîez  bien  de 
cette  analogie  que  les  rois  etoient  des  Dieux, 
ou  que  lés  peuples  étoient  des  bêtes. 

Le  rai  sonne  31  ent  de  ce  Caligula  re- 
vient à  celui  d'Fïobbes  &  de  Grotius.  Arif- 
tote  avant  eux  tous  avoit  dit  aufli  que  les 
hommes  ne  font  point  naturellement  égaux, 
mais  que  les  uns  naiflcnt  pour  l'efclavage  «Se 
les  autres  pour  la  domination. 

Aristote  avoit  raifon,  mais  il  prenoit 
l'effet  pour  la  caufe.  Tout  homme  né  dans 
rdclavag^  naît  pour  Tefclavage ,  rien  nVtl 
plus  certain.  Les  efclaves  perdent  tout  dans 
leurs  fers,  jufqu'au  déûr  d'en  furtir:  ils  ai- 
ment leur  fervitude  comme  les  compagnons 
d'UliJGTe  aimoient  leur  abrutiflemenr  '^.  S'il  y  a 
donc  des  efclaves  par  nature ,  c'eft  parce  qu'il 
•y  2,  eu  des  efciaves  contre  nature,    La  forcô 

*  Voyez   un  petit  traité  de  Plutarquc  intitulé  :  ,Qm* 
kî  i^îês  UjCtit  dt>  la  tvJqiu 


SOCIAL.  9 

a  fait  les  premiers  efclaves,  leiu*  lâcheté  les 
a  perpétués. 

Je  n 'a I  rien  dit  du  roi  Adam ,  ni  de  l'em- 
pereur Noé  père  de  trois  grands  Monarques 
qui  fe  partagèrent  l'univers,  comme  firent  les 
erifans  de  Saturne,  qu'oa a  cru  rcconnoître  ai 
eux.  J'efpere  qu'on  me  faura  gré  de  cette 
modération  ;  car ,  defcendant  dire6lement  de 
Tun  de  ces  Princes,  &  peut-être  de  la  bran- 
che ainée,  que  fai^-je  11  par  la  vérification 
des  titres  je  ne  me  trouverois  point  le  légi- 
time roi  du  genre  humain?  Quoi  qu'il  en 
foit,  on  ne  peut  difconvenir  qu'Adam  n'ait 
été  Souverain  du  monde  comme  Robinfon  de 
fon  ifle,  tant  qu'il  en  fut  le  feu!  habitant'; 
&  ce  qu'il  y  avoit  de  commode  dans  cet 
empire  étoit  que  le  monarque  afiîuré  fur  fon 
.trône  n'avoit  à  craindre  ni  rébellions  ni  gu^* 
res  ni  conipirateurs. .  - 

As 


io        DU     C  O  N  T  R  A  C  T 


CHAPITRE    III. 
Du  droit  du  plus  fort. 

Le  plus  fort   n'efl:  jamais  afiêz  fort  pour 
.être  toujours  le  maitre,  s  il  ne  transfomnc  fa 
.fî^rce  en  droit  &  robéïflance  en  devoir.   De- 
^là  le  droit  du  *plus  fort  j  droit  pris  ironique- 
ment  en   apparence,  &   réellement  établi  en 
principe  ;  Mais  ne  nous  expliquera  - 1  -  on  ja- 
mais  ce   piot  ?  La    force  eft   une   puiflance 
plîifîque;  je    ne    vois    point    quelle    moralité 
peut  réfulter  de  fcs  effets»     Céder  à  la,  force 
.cfl    an  afte    de   néceflité,  non   de  volonté; 
ç'çfl  tout  Qfi  plus  un  aéle  de  prudence.    En 
quel  fèns  pourra-ce  être  un  devoir? 

Supposons  un  moment  ce  prétendu  droit. 
Je  dis  qu'il  n'en  refaite  qu'un  galimathias  inex- 


.       SOCIAL.  jj 

plicable.  Car  fitot  que  c'efl:  h  force  qui  fait 
le  droit,  l'effet  change  avec  la  caufe;  toute 
force  qui  furmonte  la  première  fuccede  à  Ton 
j^roit.  Sitôt  qu'on  peut  défobéir  impunément 
on  le  peut  légitimement ,  &  puifque  le  plus 
fort  a  toujours  raifon ,  il  ne  s'agit  que  de  fai- 
re en  forte  qu'on  foit  le  plus  fort.  Or  qu'efl:- 
ce  qu'un  droit  qui  périt  quand  la  force  çef- 
fe?  S'il  faut  obéir  par  force  on  n'a  pas  bg- 
foin  d'obéir  par  devoir,  &  fîj'on  n'çfj:  pl^s 
forcé  d  obéir  on  n'y  efl  plus  obligé.  On  voit 
donc  que  ce  mot  de  droit  n*ajoûte  rien  à  la 
force;  il  ne  fignifie  ici  rien  du  tout. 

Obéissez  î^ux  puiflances.  Si  cela  veut 
dii'e ,  cédez  à  Iq  force ,  le  précepte  efl  bon 
mais  fuperflu ,  je  réponds"  qu'il  ne  fera  jamais 
violé.  Toute  puiflance  vient  de  Dieu ,  je  l'a- 
voue; mais  toute  maladie  en  vient  auflî.  Efl- 
ce  à  dire  qu'il  foit  défendu  d'appeller  le  me- 


12         t)  U     C  O  N  T  H  A  C  T 

decin?  Qu'un  brigand  me  {lirprenne  au  cois 
d'un  bois  :  non  feulement  il  faut  par  force 
donner  la  bourfe,  mais  quand  je  pourroîs  la 
îbuftraire  fuis-je  en  confcience  obligé  de  la 
donner  ?  car  enfin  le  piftolet  qu'il  tient  eft 
aiiffi  une  puiiTance. 

Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas 
droit  ,  &  qu'on  n'efl  oblige  d'obéir  qu'aux 
puiflances  légitimes.  Ainfi  ma  queftioïi  pri- 
fnitive  revient  toujours. 


SOCIAL.  t^ 

C  ÎI  A  P  I  T  R  E    IV. 

De  Vefclavage, 

J.  uis  (qu'aucun   homme  n'a  une  autorité 

natinelle  fur  Ton  femblable,  &  puirque  la  for- 
ce ne  produit  aucun  droit,  relient  donc  les 
conventions  pour  bafe  de  toute  autorité  le'gi- 
lime  parmi  les  hommes. 

Si  un  particulier j  dit  Grotius ,  peut  alié- 
ner fa  liberté  &  fe  rendre  efclave  d'un  maî- 
tre j  pourquoi  tout  un  peuple  ne  pourroic-il 
par  aliéner  la  Henné  &  fe  rendre  liijet  d'un 
roi?  Il  y  a  là  bien  des  mots  équivoques  qui 
auroient  befoin  d'explication  ,  mais  tenons- 
nous  en  à  celui  daJiéner.  Aliéner  c'eft  don- 
ner ou  vendre.  Or  un  homme  qui  fè  fait 
efclave  d'un  autre  ne  fe  donne  pas  »  il  fe 


14         DU     CONTRACT 

vend ,  tout  au  moins  pour  fa  fubfiflance  :  maïs 
un  peuple  pour  quoi  fe  vend -il?  Bien  loin 
qu'un  roi  fournifTe  à  Tes  fujets  leur  fubfiflance 
il  ne  tire  la  fienne  que  d'eux,  &  félon  Ra- 
belais un  roi  ne  vit  pas  de  peu.  Les  fujets 
donnent  donc  leur  perfonne  à  condition  qu'on 
prendra  aufïï  leur  bien  ?  Je  ne  vois  pas  ce 
qu'il  leur  refte  à  confcrver. 

On  dira  que  le  deipote  afliire  à  fes  fu- 
jets la  tranquillité  civile.  Soit;  mais  qu'y  ga- 
gnent-ils ,  fi  les  guerres  que  fon  ambition  leur 
attire ,  fi  fon  infatiabîe  avidité  ,  fi  les  vexa.- 
tions  de  fon  minillere  les  défolent  plus  que 
ne  feroient  leurs  dilTentions?  (^u'y  gagnent- 
ils,  il  cette  tranquillité-même  eft  une  de  leurs 
miferes?  On  \it  tranquille  auITi  dans  les  ca- 
chots;  en  efl-ce  alTez  pour  s'y  trouver  bien? 
Les  Grecs  enfermés  dans  l'antre  du  Cyclope 
y  vivoient  tranquilles,  en  attendant  que  leur 
tour  vint  d'être  dévorés. 


SOCIAL.  15 

Dire  qu'un  homme  fe  donne  gratuite- 
ment ,  c'efl  dire  une  chofe  abfurde  &  incon- 
cevable; un  tel  a6le  efl  illégitime  &  nul,  par 
cela  feul  que  celui  qui  le  fait  n'efl  pas  dans 
fon  bon  fens.  Dire  la  même  chofe  de  tout 
un  peuple ,  c'efl  fuppofer  un  peuple  de  fous  : 
la  folie  ne  fait  pas  droit. 

(^UAND  chacun  pourroit  s'aliéner  lui-même 
il  ne  peut  aliéner  ^qs  enfans;  ils  naiflent  hom- 
mes &  libres  ;  leur  liberté  leur  appartient ,  nu] 
n'a  droit  d'en  difpofer  qu'eux.  Avant  qu'ils 
foient  en  âge  de  raifon  le  père  peut  en  leur  nom 
ftipuler  des  conditions  pour  leur  confen^ation, 
pour  .leur  bien  être  ;  mais  non  les  donner  irré- 
V'ocablement  &  fans  condition  ;  car  un  tel  don 
eîl  contraire  aux  fins  de  la  nature  &  pafle  les 
droits  de  la  paternité.  II  faudroit  donc  pour 
qu'un  gouvernement  arbitraire  fut  légitime 
qu'à  chaque  génération  le  peuple  fut  le  maître 


tô         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

de  radmetcre  ou  de  le  rejetter:  mais  alors  ce 
gouvernement  ne  feroit  plus  arbitraire. 
~  jRen  ON  c  E  R  à  fa  liberté  c  eft  renoncer  à  fa 
qualité    d'homme  ,   aux  droits  de  l'humanité, 
même  à  fes  devoirs.   Il  n'y  a  nul  dédomagement 
poiïible  pour  quiconque  renonce  à  tout.     Une 
telle  renonciation  efl  incompatible  avec  la  natu- 
re de  rhonime,  &  c'efl:  oter  toute  moralité  à 
fes  a6lions  que  d'ôter  toute  liberté  à  fa  volonté. 
Enfin   c'efl  une  convention  vaine  &  contra- 
dictoire  de    flipuler   d'une   part  une  autorité 
abfoîuc  &  de  l'autre  une  obéifTance  fans  bor- 
nes.    IsTeft-il   pas  clair  qu'on  n'efl  engagé  à 
rien  envers  celai  donc  on  à  droit  de  tout  6- 
xigcr ,  &  ccrtc  feule  condition  fans   cqiiiva- 
len'.  fans  échange  n  entraîne-t-elle  pas  h  nul- 
lité de  fade?  Car  quel  droit  mi.n  efclavc  au- 
roit-il    contre   moi ,  puifque  tout   ce  qu'il   a 
m'appartient,  &  que  fon  droit  étant  le  mien, 

ce 


SOCIAL.  17 

ce  droit  de  moi  contre  moi-même  efl  un 
mot  qui  n'a  aucun  fjiis? 

G  R  0  T I  u  s  &  les  autres  tirent  de  la  guer- 
re une  autre  origine  du  prétendu  droit  d'ef- 
clavage.  Le  vainqueur  ayûnt ,  félon  eux ,  le 
droit  de  tuer  le  vaincu,  celui-ci  peut  rache- 
ter fa  vie  aux  dépends  de  fa  liberté  ;  conven- 
tion d'autant  plus  légitime  qu'elle  tourne  au 
profit  de  tous  deux. 

Mais  il  efl:  clair  que  ce  prétendu  droit  de 
tuer  les  vaincus  ne  réfulte  en  aucune  maniè- 
re de  l'état  de  guerre.  Par  cela  feiil  que  les 
hommes  vivant  dans  leur  primitive  indépen- 
dance n'ont  point  entre  eux  de  rapport  afTez 
confliant  pour  conftituer  ni  l'état  de  paix  nî 
l'état  de  gueîre  ,  ils  ne  font  point  naturelle- 
ment ennemis.  C'efl:  le  rapport  des  chofes 
&  non  des  hommes  qui  confcitue  la  guerre, 
■  &  l'état  de  guerre  ne  pouvant  naitre  des 
B 


ig         DU     CON  TRACT 

{impies  relations  perfonnclles ,  mais  feulement 
des  relations  réelles  ,  la  guerre  privée  ou 
d'homme  à  homme  ne  peut  exifler,  ni  dans 
l'état  de  nature  où  il  n'y  a  point  de  pro- 
priété confiante,  ni  daas  l'état  focial  où  tout 
eft  fous  l'autorité  des  loix. 

Les  combats  particuliers ,  les  duels ,  les 
rencontres  font  des  aftes  qui  ne  conftituent 
,  point  un  état  ;  &  à  l'égard  des  guerres  pri- 
vées ,  autorifées  par  les  établiflemens  de  Louis 
IX  roi  de  France  &  fufpendues  par  la  paix 
de  Dieu ,  ce  font  des  abus  du  gouvernement 
féodal,  fyllême  abfurde  s'il  en  fut  jamais > 
contraire  aux  principes  du  droit  naturel, 
&  à  toute  bonne  politie. 

La  guerre  n'efl:  donc  point  une  re'- 
lation  d'homme  à  homme ,  mais  une  rela- 
tion d'Etat  à  Etat,  dans  laquelle  les  particu- 
liers   ne   font    ennemis   ^u'accideûteUement , 


SOCIAL.  19 

non  point  comme  hommes  ni  même  comme 
citoyens  ,  mais  comme  foldats  ;  non  point 
comme  membres  de  la  patrie,  mais  comme 
fes  défenfeurs.  Enfin  chaque  Etat  ne  peut 
avoir  pour  ennemis  que  d'autres  Etats  &  non 
pas  des  hommes,  attendu  qu'entre  chofes  de 
diverfes  natures  on  ne  peut  fixer  aucun  vrai 
rapport. 

Ce    principe   efl  même   conforme  aux 
maximes  établies  de  tous  les  tems  &  à  la  pratî-» 
que  confiante  de  tous  les  peuples  policés.  Les 
déclarations  de  guerre  font  moins  des  averti!^, 
femens  aux  puiffances  qu'à  leurs  fujets.     L'é- 
tranger, foit  roi,  foit  particulier,  foit  peuple, 
qui  vole  tiie  ou  détient  les  fujets  fans  déclarer 
la  guerre  au  prince,  n'efl:  pas  un  ennemi,  c'ell 
im  brigand.  Même  en  pleine  guerre  un  prince 
jufle  s'empare  bien  en  pays  ennemi  de  tout 
ce  qui  appartient  au  public,  nwls  'û  lef^oQ^ 
B  2 


20        DU    CONTRACT 

]a  perfonne  &  les  biens  des  particuliers;  il 
refpe6te  des  droits  ftir  lefqiiels  font  fondes  les 
fiens.  La  fin  de  la  guerre  étant  la  dcftruftion 
àe  l'Etat  ennemi ,  on  a  droit  d'en  tuer  les  dé- 
fenfeurs  tant  qu'ils  ont  les  armes  à  la  main  ; 
mais  fitôt  qu'ils  les  pofent  &  fe  rendent ,  cef- 
fant  d'être-  ennemis  ou  inflrumens  de  l'enne- 
mi, ils  redeviennent  fimplement  hon^mes  & 
fon  n'a  plus  de  droit  fur  leur  vie.  Quelque- 
fois on  peut  tuer  l'Etat  fans  tuer  un  feul  de 
fes  membres:  Or  la  guerre  ne  donne  aucun 
droit  qui  ne  foit  nécelTaire  à  fa  fin.  Ces 
J5rincipes  ne  font  pas  ceux  de  Grotius;  ils  ne 
font  pas  fondés  fur  des  autorités  de  poètes, 
mais  ils  dérivent  de  la  nature  des  cliofes ,  & 
font  fondés  fur  la  raifon. 

A  l'égard  du  droit  de  conquête,  il  n'a 
d'autre  fondement  que  la  loi  du  plus  fort.  Si 
la  guerre  ne  donne  point  au  vainqueur  le  droi; 


SOCIAL.  21 

■de  mafTacrer  les  peuples  vaincus  ,  ce  droit 
qu'il  n'a  pas  ne  peut  fonder  celui  de  les  af- 
■fervir.  On  n'a  le  droit  de  tuer  l'ennemi  que 
c[uand  on  ne  peut  le  faire  efclave;  le  droit 
de  le  faire  efclave  ne  vient  donc  pas  du  droit 
de  le  tuer  :  C'eil  donc  un  échange  inique  de 
Jiii  faire  acheter  au  prix  de  fa  liberté  fa  vie 
fur  laquelle  on  n'a  aucun  droit.  En  établif- 
fant  le  droit  de  vie  &  de  mort  lur  le  droit 
d'efclavage ,  &  le  droit  d'efclavage  fur  le  droit 
de  vie  &  de  mort,  n'efl-il  pas  clair  qu'on 
tombe  dans  le  cercle  vicieux? 

En  supposant  même  ce  terrible  droit 
de  tout  tuer,  je  dis  qu'un  efclave  fait  à  la 
guerre  ou  un  peuple  conquis  n'efl  tenu  à  rien 
du  tout  envers  fon  maitre ,  qu'à  lui  obéir  au- 
tant qu'il  y  ed  forcé»  En  prenant  un  équi- 
valent à  fa  vie  le  vainqueur  ne  lui  en  a  point 
fait  grâce:  au  Heu  de  le  tuer  fans  fruit  il  'a 
B3 


52         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

tiié  utilement.  Loin  donc  qu'il  ait  acquis  fur 
lui  nulle  autorité  jointe  à  la  force,  l'état  de 
guerre  fubfiile  entre  eux  comme  auparavant, 
leur  relation  même  en  eft  l'effet,  &  l'ufage 
du  droit  de  la  guerre  ne  fuppofe  aucun  trai- 
té de  paix.  Ils  ont  fait  une  convention;  foit: 
mais  cette  convention  ,  loin  de  détruire  l'état 
de  guerre,  en  TuppoPe  la  continuité. 

Ainsi,  de  quelque  fens  qu  on  envifage  les 
chofes,  le  droit  d'efclavage  cil  nul,  non  feu- 
lement parce  qu'il  efl  iJlcgiiim.e  ,  mais  parce 
qu'il  eft  abfurde  &  ne  fignifie  rien.  Ces  mots , 
efclavage  ,  ôc  ,  droit  font  contradiéloires  ;  ils 
s'excluent  mutuellement.  Soit  d'un  homme  à 
un  homme,  foit  d'un  homme  à  un  peuple, 
ce  difcours  fera  toujours  également  infcnfé. 
Je  fais  avec  toi  une  convention  toute  à  ta  char- 
ge  ^  toute  à  mon  profit,  que  fobferverai  tant 
qUil  me  plaira ,  ^  que  tu  ohferveras  taJit 
fiiî  me  plaira. 


SOCIAL.  23 


CHAPITRE    V. 

Qîi"iî  faut  toujours  remonter  à  une  première 
convention. 

O^UAND  j'accorderois  tout  ce  que  J'ai  réfuté 
jufqu'ici,  Jes    fauteurs  du  defpotifme  n'en  fe- 
roient   pas  plus  avancés.     II  y  aura  toujours 
une  grande  différence  entre  foumettre  une  mul- 
titude, &  régir  une  fociété.    <^ue  des  hom- 
mes épars  foient  fucceflivement  affervis  à  ua 
feul,  en  quelque  nombre  qu'ils  puiffent  être, 
je   ne  vois  là  qu'un  maitre  &  des  efclaves, 
je   n'y   vois   point   un   peuple   &  fon  chef; 
c'efl:  fi  l'on  veut  une  aggrégation,  mais  non 
pas  une  aflbciation;  il  n'y  a  là  ni  bien  pu- 
blic ni  corps  politique.  Cet  homme,  eut-il  af- 
ièrvi  la  moitié  du  monde,  n'eft  toiy'ours^  qu'ua 
B4 


44         DU     CONTRACT 

particulier  ;  Ton  intérêt ,  féparé  de  celui  des  mr 
très,  n'efl  toujours  quun  intérêt  privé.  Si  ce 
même  homme  vient  à  périr ,  fon  empire  après 
lui  refte  épars  &  fans  liaifon  ,  comme  un 
chêne  fe  diflbut  &  tombe  en  un  tas  de 
cendres,  après  que  le  feu  l'a  confumé. 

Un  peuple,  dit  Grotius,  peut  fe  don- 
ner à  un  roi.  Selon  Grotius  un  peuple  eft 
donc  un  peuple  avant  de  fe  donner  à  un  roi. 
Ce  don  même  eft  un  a6le  civil,  il  fuppofe 
une  délibération  publique.  Avant  donc  que 
d'examiner  l'afte  par  lequel  un  peuple  élit  un 
ro; ,  il  fcroit  bon  d'examiner  l'aéle  par  lequel 
un  peuple  eft  un  peuple.  Car  cet  a6le  étant 
liéceflairement  antérieur  à  l'autre  eft  le  \Tai 
fondement  de  la  fociété. 

En  effet,  s'il  n'y  avoit  point  de  conven- 
tion antérieure  ,  où  feroit ,  à  moins  que  Te- 
Je6lion  ne  fut   unaniine,  l'obligation  pour  le 


SOCIAL.  25 

petit  nombre  de  fe  foumettre  au  choix  du 
grand,  &  d'où  cent  qui  veulent  un  maître 
ont -ils  le  droit  de  voter  pour  dix  qui  n'en 
veulent  point?  La  loi  de  la  pluralité  des  fuf- 
frages  eft  elle-même  un  établifîement  de  con- 
vention ,  &  fuppofe  au  moins  une  fois  l'una- 
nimité. 


-M 


B5 


26        DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    VI. 

Du  paêîe  Social 

Je  suppose  les  hommes  parvenus  à  ce  poim 
où  les  obftacles  qui  nuifent  à  leiu:  conferv^ation 
dans  l'utat  de  nature ,  l'emportent  par  leur  ré- 
fiftance  fiu:  les  forces  que  chaque  individu  peut 
employer  pour  fe  maintenir  dans  cet  état.  A- 
brs  cet  ctat  primitif  ne  peut  plus  fubfiflcr ,  & 
le  genre  humain  périroit  s'il  ne  changeoit  fa 
manière  d'être. 

Or  comme  les  hommes  ne  peuvent  engen- 
drer de  nouvelles  forces,  mais  feulement  unir  & 
diriger  celles  qui  exiftent ,  ils  n'ont  plus  d'au- 
tre moyen  poiu:  fe  conferver ,  que  de  former 
par  aggrégation  une  fomme  de  forces  qui 
puilTe  l'emporter  fur  la  réûflance,  de  les  met- 


SOCIAL.  27 

tre  en  jeu  par  un  feiil  mobile  &  de  ]es  fai- 
re  agir  de  concert. 

Cette  fomme  de  forces  ne  peut  naître 
que  du  concours  de  plufieurs  :  mais  la  force  & 
la  liberté  de  chaque  homme  étant  les  premiers 
inftrumens  de  fa  confen^ation ,  comment  les 
engagera-t-il  fans  fe  nuire  ,  &  fans  négliger 
les  foins  qu'il  fe  doit?  Cette  difficulté  ramenée 
à  mon  fiijet  peut  s'énoncer  en  ces  termes. 

„  Trouver  une  forme  d'aflbciation  qui  dé- 
„  fende  &  protège  de  toute  la  force  commu- 
„  ne  la  perfonne  &  les  biens  de  chaque  affo- 
„  cié ,  &  par  laquelle  chacun  s'uniiTant  à  tous 
5,  n'obéifTe  pourtant  qu'à  lui-même  &  relie 
„  auffi  libre  qu'auparavant?  "  Tel  eft  le  pro- 
blême fondamental  dont  le  contrat  focial  don- 
ne la  folution. 

Les  clauses  de  ce  contracl:  font  tellement 
ëéterminées   par  la  nature  de   l'aéte,  que  k 


28        DU     CONTRACT 

moindre  modification  les  rendroit  vaines  &  de 
nul  efFjt;  en  forte  que,  bien  quelles  n'aient 
peut  -  être  jamais  été  formellement  énoncées  , 
elles  font  par  -  tout  les  mêmes  ,  pai-  -  tout  ta- 
citement admifes  &  recomiiies;  julqu'à  ce  que, 
le  pa6le  focial  étant,  violé ,  chacun  rentre  alors 
dans  ïes  premiers  droits  &  reprenne  fa  liberté 
naturelle,  en  perdant  la  liberté  conventionnelle 
pour  laquelle  il  y  renonça. 

Ces  clauses  bien  entendues  fe  réduifent 
toutes  à  une  feule,  favoir  l'aliénation  totale  de 
chaque  afTocié  avec  tous  fes  droits  à  toute  la 
communauté:  Car  premièrement  ,  chacun  fe 
donnant  tout  entier  ,  la  condition  efl  égale 
poiu*  tous,  &  la  condition  étant  égale  pour 
tous,  nul  n'a  intérêt  de  la  rendre  onéreufe  aux 
autres. 

De  plus,  l'aliénation  fê  faifant  fans  refer- 
ve,  l'union  efl  aufîî  parfaite  qu'elle  peut  l'être 


SOCIAL.  29 

&  nul  alTocié  n'a  plus  rien  à  réclamer  :  Caî 
s'il  refhoit  quelques  di-oics  aux  particuliers  ^ 
comme  il  n'y  auroit  aucun  fapérieur  commun 
qui  put  prononcer  entre  eux  &  le  public ,  cha- 
cun étant  en  quelque  point  fon  propre  juge 
prétendroit  bientôt  l'être  en  tous  ^  l'état  de  na- 
ture fabfiHeroit ,  &  l'afTociation  de^iendroit  né- 
cefîairement  tirannique  ou  vaine. 

Enfin  chacun  fe  donnant  à  tous  ne  fe  don- 
ne à  perfonne ,  &:  comme  il  n'y  a  pas  un  al^ 
focié  fur  lequel  on  n'acquière  le  même  droiî 
qu'on  lui  cède  fur  foi ,  on  gagne  l'équivalent 
de  tout  ce  qu'on  perd ,  &  plus  de  force  pour 
conferver  ce  qu'on  a. 

Si  donc  on  écarte  du  pa6le  focial  ce  qui 
n'eft  pas  de  fon  elTence,  on  trouvera  qu'il  fe 
réduit  aux  termes  fuivans.  Chacun  de  mus  mieî 
en  commun  fa  perfonne  â?  toute  fa  piiiffance  fous 
la  fuprême  dlreàm  de  la  volonté  générale  ;   & 


So        DU    CONTRACT 

nous  recevons  en  corps  chaque  membre  co)nme  par- 
tle  indîvijible  du  tout. 

A  l'  I N  s  T  A  N  T ,  au  lieu  de  la  perfonne  paN 
ticuliere  de  chaque  contraftant,  cet  afte  d'af- 
fociation   produit  un  corps  moral  ôc  colleaif 
compofë  d'autant  de  membres  que  l'aflemblée 
a  de  voix,  lequel  reçoit  de  ce  même  ade  fon 
unité ,  fon  moi  commun ,  fa  vie  &  fa  volonté. 
Cette  perfonne  publique  qui  fe  forme  ainfi  par 
l'union  de  toutes  hs  autres  prenoit  autrefois  le 
nom  de  Cité  *,  &  prend  maintenant  celui  de 

*  Le  vTai  fens  de  ce  mot  s'ed  prefque  entièrement  ef- 
facé chez  les  modernes;  la  plupart  prennent  une  villa 
pour  une  Cité  &  un  bourgeois  pour  un  Cito)^en.  Ils  ne 
favcnt  pas  que  les  maifons  font  la'  ville  mais  que  les  Ci- 
toyens font  la  Cité.  Cette  même  erreur  coûta  cher  autre- 
fois aux  Carthaginois.  Je  n'ai  pas  iù  que  le  titre  de  Ci- 
v«  ait  jamais  été  donné  aux  fujcts  d'aucun  Prince,  pas 
même  anciennement  aux  Macédoniens,  ni  de  nos  Jours 
aux  Anglois,  quoique  plus  près  do  la  liberté  que  tous 
les  autres.  Les  feuls  François  prennent  tout  familière- 
ment ce  nom  de  Citoye,is,  parce  qu'ils  n'en  ont  aucune 
véritable  idée,  comme  on  peut  le  voir  dans  leurs  Die- 


SOCIAL. 


3î 


République  ou  de  corps  politique,  lequel  efl:  ap- 
pelle par  fes  membres  Etat  quand  il  efl  paffif. 
Souverain  quand  il  efl  aiSlif ,  Puijfance  en  le 
comparant  à  fes  femblables.  A  l'égard  des  af- 
fociés  ils  prennent  colle6tivement  le  nom  de 
peuple  ,  &  s'appellent  en  particulier  Citoyens 
comme  participans  à  l'autorité  Ibuveraine,  & 
Sujets  comme  foumis  aux  loix  de  l'Etat.  Mais 
ces  termes  fe  confondent  fouvent  ôc  fe  pren- 
nent l'un  pour  l'autre  ;  il  fuffit  de  les  favoir 
difbinguer  quand  ils  font  employés  dans -toute 
leur  précifion. 

tionnaires,  fans  quoi  ils  tomberoienc  en  l'ufurpant  dans 
Je  crime  de  Léze-Majefté  :  ce  nom  chez  eux  exprime  une 
vertu  &  non  pas  un  droit.  Quand  Bodin  a  voulu  parler 
de  nos  Citoyens  &  Bourgeois,  il  a  fait  une  lourde 
béviie  en  prenant  les  uns  pour  les  autres.  M.  d'Alem- 
bert  ne  s'y  eft  pas  trompé ,  &  a  bien  diftingué  dans  fon 
article  Genève  les  quatre  ordres  d'hommes  (même  cinq 
en  y  comptant  les  fimples  étrangers,)  qui  font  dans  nô- 
tre ville,  &  dont  deux  feulement  compofent  la  Républi- 
que. Nul  autre  auteur  François,  que  je  facbe,  n'a  com- 
pris ie  vrai  fens  du  mot  Citoyen, 


iri-      DU     CON  TRACT 

CHAPITRE    VII. 
Du  Souverain. 

O  N  VOIT  par  cette  formule  que  Y^Q:e  d'af- 
fociation  renferme  un  engagement  réciproque 
du  public  avec  les  particuliers  ,  &  que  chaque 
individu,  contraftant,  pour  ainfi  dire,  avec 
lui-même,  fe  trouve  engage  fous  un  double 
rapport;  favoir,  comme  membre  du  Souverain 
envers  les  paiticuliers ,  &  comme  membre  de 
l'Etat  envers  le  Souverain.  ÎVIais  on  ne  peut 
appliquer  ici  la  maxime  du  droit  civil  que  nul 
n'eft  tena  aux  engagemens  pris  avec  lui-même  ; 
car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  s'obliger 
envers  foi  ,  ou  envers  un  tout  dont  on  fait 
partie. 
Il  faut  remarquer  encore  que  la  délibéra- 
tion 


SOCIAL.  53 

tîon  publique ,  qui  peut  obliger  tous  les  fujets 
envers  le  Souverain ,  à  caufe  des  deux  difFérens 
rapports  fous  lefqiiels  chacun  d'eux  eft  envifa^ 
gé,  ne  peut,  par  la  raifon  contraire,  oblige^ 
le  Souverain  envers  lui  -  même  ,  &  que  ,  par 
conféquent,  il  eft  contre  la  nature  du  corps 
politique  que  le  Souverain  s'impole  une  loi  qu'il 
ne  puifTe  enfreiildre.  Ne  pouvant  fe  confidé- 
rer  que  fous  un  feul  &  même  rapport  il  ell  a- 
lors  dans  le  cas  d'un  particulier  contra5r:ant  a- 
vec  foi  -  même  :  par  où  l'on  voit  qu'il  n'y  a  ni 
ne  peut  y  avoir  nulle  efpecc  dé  loi  fondamen- 
rale  obligatoire  pour  le  corps  du  peuple ,  pas 
même  le  contra6l  focial.  Ce  qui  ne  fignifie 
pas  que  ce  corps  ne  puilFe  fort  bien  s'engager 
envers  autrui  en  ce  qui  ne  déroge  point  à  ce 
eontraft;  car  à  l'égard  de  l'étranger,  il  devient 
4in  être  fimple ,  un  individu. 

M  A 1 5  le  corps  politique  ou  le  Souverain  ne 
C 


54         DU     CONTRACT 

tirant  Ton  être  que  de  la  fainteté  du  contra6l 
ne  peut  jamais  s'obliger ,  même  envers  autnii , 
à  rien  qui  déroge  à  cet  afte  primitif,  comme 
d'aliéner  quelque  portion  de  lui-même  ou  de  fè 
foumettre  à  un  autre  Souverain.  Violer  l'adle 
par  lequel  il  exifle  feroit  s'anéantir,  &  ce  qui 
n'efl:  rien  ne  produit  rien. 

Sitôt  que  cette  multitude  efl:  ainfî  réunie 
en  un  corps ,  on  ne  peut  offenfer  un  des  mem- 
bres fans  attaquer  le  corps  ;  encore  moins  of- 
fenfer le  coi-ps  fans  que  les  membres  s'en  ref- 
fentent.  Ainfi  le  devoir  &  l'intérêt  obligent  é- 
galement  les  deux  parties  contra6lantes  à  s'en- 
tre-aider  mutuellement ,  &  les  mêmes  hommes 
doivent  chercher  à  réunir  fous  ce  double  rap- 
port tous  les  avantages  qui  en  dépendent. 

Or  le  Souverain  n'étant  formé  que  des  par- 
ticuliers qui  le  compofent  n'a  ni  ne  peut  avoir 
d'intérêt  contraire  au  leur  ;  par  conféquent  la 


SOCIAL.  35 

puiiTance  Souveraine  n'a  nul  befoin  de  garant 
envers  les  fujets ,  parce  qu'il  efl  impoffible  que 
le  corps  veuille  nuire  à  tous  fes  membres,  6c 
nous  verrons  ci-après  qu'il  ne  peut  nuire  à  au- 
cun en  particulier.  Le  Souverain ,  par  cela  fèul 
qu'il  efl: ,  efl:  toujours  tout  ce  qu'il  doit  être. 

Mais  il  n'en  efl:  pas  ainfi  des  fujets  envers 
le  Souverain ,  auquel  malgré  l'intérêt  commun , 
rien  ne  répondroit  de  leurs  engagemens  s'il  ne 
trouvoit  des  moyens  de  s'aflfurer  de  leur  fidélité* 

En  effet  chaque  individu  peut  conime 
homme  avoir  une  volonté  particulière  contraire 
ou  difl'emblable  à  la  volonté  générale  qu'il  a 
comme  Citoyen.  Son  intérêt  particulier  peut 
lui  parler  tout  autrement  que  l'intérêt  commun  ; 
fon  exifl:ence  abfolue  &  nattu-ellement  indépen- 
dante peut  lui  faire  envifager  ce  qu'il  doit  à  h 
caufe  commune  comme  une  contribution  gra- 
tuite, dont  la  perte  fera  moins  nuifible  aux  au- 
tres que  le  payement  n'en  efl:  onéreux  pour 
C  2 


%6        DU     CONTRACT 

lui ,  &  regardant  la  perfonne  morale  qui  con* 
ftitue  l'Etat  comme  un  être  de  raifon  parce  que 
ce  n'eft  pas  un  homme,  il  jouiroit  des  droits 
du  citoyen  fans  vouloir  remplir  les  devoirs  du 
fujet,  injuflice  dont  le  progrès  cauferoic  la  rui- 
ne du  corps  politique. 

Afin  donc  que  le  pacte  focial  ne  foie  pas 
un  vain  formulaire ,  il  renferme  tacitement  cet 
engagement  qui  feul  peut  donner  de  la  force 
aux  autres ,  que  quiconque  refufera  d'obéir  à 
la  volonté  générale  y  fera  conu-aint  par  tout  le 
corps:  ce  qui  ne  fignifie  autre  chofe  ftnon 
qu'on  le  forcera  d'être  libre  ;  car  telle  eft  la 
condition  qui  donnant  chaque  Citoyen  à  la  Pa- 
trie le  garantit  de  toute  dépendance  perfonnel- 
le  ;  condition  qui  fait  l'artifice  &  le  jeu  de  la 
machine  politique ,  &  qui  feule  rend  légitimes 
Içs  engagemens  civils ,  lefquels  fans  cela  feroient 
a)3furdes ,  t}Tanniques ,  &  fujets  aux  plus  énor- 
mes abus. 


SOCIAL.  37 

CHAPITRE    VIII. 

De  l'état  civil. 

Oe  passage  de  l'état  de  nature  à  l'état  civil 
produit  dans  l'homme  un  changement  très  re- 
marquable, en  fubftituant  dans  fa  conduite  la 
juftice  à  l'inflinél ,  &  donnant  à  fes  aftions  la 
moralité  qui  leur  manquoit  auparavant.  Ceft 
alors  feulement  que  la  voix  du  devoir  {liccé- 
dant  à  l'impulfion  phyfique  &  le  droit  à  l'appé- 
tit ,  l'homme ,  qui  jufques  là  n'avoit  regardé  que 
lui-même, fe  v^oit  forcé  d'agir  fiu:  d'autres  prin- 
cipes ,  &  de  conftilter  fa  raifon  avant  d'écouter 
fes  penchans.  Quoiqu'il  fe  prive  dans  cet  état 
de  pluileurs  avantages  qu'il  tient  de  la  naaore , 
il  en  regagne  de  fi  grands,  fes  facultés  s'exer- 
cent &  fe  développent,  fe-s  idées  s'étendent, 

C3 


3S        DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

fes  fentimens  s'ennoblifTent ,  Ton  ame  toute  en- 
tière s'élève  à  tel  point ,  que  û  les  abus  de  cet- 
te nouvelle  condition  ne  le  degradoient  fouvent 
au  defibus  de  celle  dont  il  elt  forti ,  il  de\Toit 
bénir  fans  ccfTe  Tinflant  heureux  qui  l'en  arra- 
cha pour  jamais,  &  qui,  d'un  animal  ftupide 
&  borné ,  fit  un  être  intelligent  <5c  un  homme. 
Réduisons  toute  cette  balance  à  des  ter- 
mes faciles  à  comparer.     Ce  que  l'homme  perd 
par  le  contrat  focial,  c'cft  fa  liberté  naturelle 
&  un  droit  illimité  à  tout  ce  qui  le  tente  & 
qu'il  peut  atteindre;  ce  qu'il  gagne,  c'eft  la  li- 
berté civile  &  la  propriété  de  tout  ce  qu'il  pof- 
fede.    Pour  ne  pas  fe  tromper  dans  ces  com- 
penfations ,  il  faut  bien  diftinguer  la  liberté  na- 
turelle qui  n'a  pour  bornes  que  les  forces  de  l'in- 
dividu ,  de  la  liberté  civile  qui  cft  limitée  par  la 
volonté  générale ,  &  la  poffelfion  qui  n'eft  que 
l'effet  de  la  force  ou  le  droit  du  premier  occu- 


SOCIAL.  39 

pant ,  de  la  propriété  qui  ne  peut  être  fondée 
<jue  fur  un  titre  pofitif. 

On  p o u r r g I t  fur  ce  qui  précède  ajouter 
à  l'acquis  de  l'état  civil  la  liberté  morale,  qui 
feule  rend  l'homme  vraiment  maitre  de  lui  ;  car 
l'impulfion  du  feul  appétit  efl  efclavage,  & 
TobéilTance  à  la  loi  qu'on  s'ell  prefcritte  efl 
liberté.  Mais  je  n'en  ai  déjà  que  trop  die 
fur  cet  article,  &  le  fens  philofophique  du 
mot  liherté  n'efl:  pas  ici  de  mon  fujet. 


C  4 


4-0 


DU    GONTRAOT 


CHAPITRE    IX. 

Du  domaine  réel. 

(2,  H  A  Q.U  E  membre  de  la  communaiitc  i^c  don- 
ne à  elle  au  moment  qu'elle  fe  forme ,  tel  qu'il 
fe  trouve  aftuellement ,  lui  &  toute  les  forces , 
dont  les  biens  qu'il  polTcde  font  partie.      Ge 
n'eft  pas  que  par  cet  afte  la  pofièffion   chan- 
ge de  nature  en  changeant  de  mains,  &  de- 
vienne propriété  dans    celles    du   Souverain  : 
Mais  comme  les  forces  de  la  Cité  font  incompa- 
rablement plus  grandes  que  celles  d'un  particu- 
lier, la  pofleirion  publique  efl:  auflî  dans  le  fait 
plus  forte  &  plus  irrévocable,  fans  être  plus  lé- 
gitime ,  au  moins  pour  les  étrangers.     Car  l'E- 
tat à  l'égard  de  fes  membres  efh  maitrc  ds  tous 
leurs  biens  par  le  contraél  focial,  qui  dans  TE- 


SOCIAL.  4î 

tat  fert  de  bafe  à  tous  les  droits;  mais  il  ne 
l'efl  à  regard  des  autres  Puiflances  que  par  le 
droit  de  premier  occupant  qu'il  tient  des  parti- 
culiers. 

Le  droit  de  premier  occupant,  quoique 
plus  réel  que  celui  du  plus  fort ,  ne  devient  un 
vrai   droit  qu'après  î'ëtabliflement  de  celui  de 
propriété.    Tout  homme  a  naturellement  droit 
à  tout  ce  qui  lui  efi;  néceflaire  ;  mais  l'afle  po- 
fitif  qui  le  rend  propriétaire  de  quelque  bien 
Vexclud  de  tout  le  refte.     Sa  part  étant  faite  il 
doit  s'y  borner,  &  «a  plus  aucim  droit  à  la 
communauté.    Voilà  pourquoi  le  droit  de  pre- 
mier occupant,  fi  foible  dans  l'état  de  nature, 
eft:  refpe6lable  à  tout  homme  civil.     On  ref- 
pe6le  moins  dans  ce  droit  ce  qui  eft  à  autrui 
que  ce  qui  n'efl:  pas  à  foi. 

En  GENERAL,  pour  autorifer  fur  un  ter^ 
rain  qudconqtie  le  droit  de  premier  occupant^ 
C  5 


4s         DU    CONTRACT 

il  faut  les  conditions  fuivantes.  Premièrement 
ç[ue  ce  terrain  ne  foit  encore  habité  par  perfon- 
ne  ;  fecondement  qu'on  n'en  ocaipe  que  la 
quantité  dont  on  a  befoin  pour  fubfifler  :  En 
troifieme  lieu  qu'on  en  prenne  pofTeffion ,  non 
par  une  vaine  cérémonie,  mais  par  le  travail 
&  la  culture ,  feul  figne  de  propriété  qui  au  dé- 
faut de  titres  juridiques  doive  être  refpeélé 
d'autrui. 

En  effet, accorder  au  befoin  &  au  travail 
le  droit  de  premier  occupant ,  n'eft-ce  pas  l'éten- 
dre aulîi  loin  qu'il  peut  aller?  Peut -on  ne  pas 
donner  des  bornes  à  ce  droit?  Suffira- 1- il  de 
mettre  le  pied  fur  un  terrain  commun  pour  s'en 
prétendre  aufli  -  tôt  le  maitre  ?  Suffira  - 1  -  il  d'a- 
voir la  force  d'en  écarter  un  moment  les  autres 
hommes  pour  leur  ôter  le  droit  d'y  jamais  reve- 
nir? Comment  un  homme  ou  un  peuple  peut- 
il  s'emparer  d'un  territoire  immenfe  &.  en  pri- 


SOCIAL.  43 

ver  tout  le  genre  humain  autrement  que  par  u- 
ne  ufurpation  puniffable ,  puiiquelle  ôte  au  ref- 
te  des  hommes  le  féjour  &  les  alimens  que  la 
nature  leur  donne  en  commun?  Quand  Nu  nez 
Balbao  prenoit  fur  le  rivage  pofleffion  de  la  mer 
du  fud  &  de  toute  l'Amérique  méridionale  au 
nom  de  la  couronne  de  Caftille,  étoit-ce  aflez 
pour  en  dcpoiTéder  tous  les  habitans  &  en  ex- 
clurre  tous  les  Princes  du  monde?  Sur  ce  pied- 
là  ces  cérémonies  fe  multiplioient  aflez  vaine- 
ment, &  le  Roi  catholique  n'avoit  tout  d'un 
coup  qu'à  prendre  de  fon  cabinet  pofleffion  de 
tout  l'univers  ;  fauf  à  retrancher  enfuite  de  fon 
empire  ce  qui  étoit  auparavant  poflTédé  par  les 
autres  Princes. 

On  conçoit  comment  les  terres  des  parti- 
culiers réunies  &  contigues  deviennent  le  terri- 
toire public ,  &  comment  le  droit  de  fouverai- 
neté  s' étendant  des  fiijets  au  terrain  qu'ils  occu- 


44        DU     C  O  N  T  11  A  C  T 

périt  devient  à  la  fois  réel  &  perfonnel  ;  ce  qui 
met  les  poirefTeurs  dans  une  plus  grande  dépen- 
dance, &  fait  de  lairs  forces  mêmes  les  garants 
de  leur  fidélité.  Avantage  qui  ne  paroît  pas  a- 
voir  été  bien  fenti  des  anciens  monarques  qui 
ne  s'appelîant  que  Rois  des  Perfès ,  des  Scithes , 
des  Macédoniens ,  fembloient  fe  regarder  com- 
me les  chefs  des  hommes  plutôt  que  comme  les 
maîtres  du  pays.  Ceux  d'aujourd'hui  s'appel- 
lent plus  habilement  Rois  de  France ,  d'Efpa- 
gne ,  d'Angleterre  &c.  En  tenant  ainfi  le  ter- 
rain ,  ils  font  bien  fûrs  d'en  tenir  les  habitans. 

C  E  Q.u'  I L  y  a  de  flngulier  dans  cette  alié- 
ïiation ,  c'efb  que ,  loin  qu'en  acceptant  les  biens 
des  particuliers  la  communauté  les  en  dépouille, 
elle  ne  fait  que  leur  en  alTurer  la  légitime  pof^ 
feflion  ,  changer  î'ufurpation  en  un  véritable 
droit ,  &  la  jouifTance  en  propriété.  Alors  les 
poiTefleurs  ét^nt  confidérés  comme  dépofitabe* 


SOCIAL.  45 

èd  bien  public ,  leurs  droits  étant  relpe£lés  de 
tous  les  membres  de  l'Etat  &  maintenus  dâ 
toutes  fes  forces  contre  l'étranger ,  par  une  cef- 
Con  avantageufe  au  public  &  plus  encore  à  aix- 
mêmes ,  ils  ont ,  pour  ainfi  dire  ,  acquis  tout 
ce  qu'ils  ont  donné.  Paradoxe  qiù  s'explique 
aifément  par  la  diUinftion  des  droits  que  le  Ibu- 
verain  &  le  propriétaire  ont  fur  le  même  fond, 
comme  on  verra  ci-après. 

Il  peut  arriver  aufli  que  les  homjnes  com- 
mencent à  s'unir  avant  que  de  rien  polTéder, 
&  que ,  s'emparant  enfuiie  d'un  terrain  flil^ilinî: 
pour  tous ,  ils  en  jouifient  en  commun ,  on 
qu'ils  le  partagent  entre  eux  ,  fuit  cgaîemenc 
foit  fwlon  des  proportions  établies  par  le  Souve- 
rain. De  quelque  manière  que  fe  falîè  cette  ac- 
quiiition ,  le  droit  que  chaque  particuJier  a  îùr 
Ton  propre  fond  eft  toujours  fubordcnné  au 
droit  que  la  communauté  a  fur  tous ,  fans  quoi 


46     DU   CONTRACT  SOCIAL. 

il  n'y  auroit  ni  folidité  dans  le  lien  focial  ^  ni 
force  réelle  dans  l'exercice  de  la  Souveraineté. 

Je  terminerai  ce  chapitre  &  ce  livre  par 
une  remarque  qui  doit  fervir  de  bafe  à  tout  le 
fiftême  focial  ;  c'eft  qu'au  lieu  de  détruire  l'é- 
galité naturelle ,  le  pa6le  fondamental  fubilituc 
au  contraire  une  égalité  morale  &  légitime  à 
f;e  que  la  nature  avoit  pu  mettre  d'inégalité 
phyfique  entre  les  hommes ,  &  que ,  pouvant 
être  inégaux  en  force  ou  en  génie ,  ils  devien- 
nent tous  égaux  par  convention  &  de  droit  *. 

*  Sous  les  mauvais  gouvcrnemens  cette  égalité  n'efl 
qu'apparente  &  illufoirc;  elle  ne  feit  qu'à  maintenir  le 
pauvre  dans  fa  mifere  &  le  riche  dans  fon  ufurpation. 
Dans  le  fait  les  ioix  font  toujours  utiles  à  ceux  qui  pof- 
fedent  &  nuifibles  à  ceux  qui  n'ont  rien:  D'où  il  fuit  que 
l'état  focial  n'efl:  avantageux  aux  hommes  qu'autant  qu'ils 
ont  tous  quelque  chofe  &  qu'aucun  d'eux  n'a  rien  de 
trop. 

Fin  du  Livre  premier. 


^  DU 


CONTRACT  SOCIAL; 

o   u, 
PRINCIPES 

D    U 

DROIT    POLITIQUE 

LIVRE    II 

CHAPITRE    I. 

Que  h  fowuerameîé  efi  inaliénable, 

JL/A  pREMiERE&la  pIus  importante  confé- 
quence  des  principes  ci  -  devant  établis  eft  que 
la  volonté  générale  peut  {Q\^\c  diriger  les  forces 
de  l'Etat  félon  la  fin  de  fon  inditution,  qui  eft  le 


48         DU     CONTRACT 

bien  commun:  car  fi  l'oppoUdon  des  intérêts 
particuliers  a  rendu  néceflaire  rdtablifTemcnt 
des  fociétés,  c'efb  l'accord  de  ces  mêmes  inté- 
rêts qui  l'a  rendu  polïible.  C'eft  ce  qu'il  y  a  de 
comiîiun  dans  ces  différens  intérêts  qui  forme 
le  lien  focial ,  &  s'il  n'y  avoit  pas  quelque  point 
dans  lequel  tous  les  intérêts  s'accordent,  nulle 
fociété  ne  fauroit  exifter.  Or  c'ed  uniquement 
fur  cet  intérêt  commun  que  la  fociété  doit  être 
gouvernée. 

Te  DIS  donc  que  la  fouveraineté  n'étant  que 
l'exercice  de  la  volonté  générale  ne  peut  jimais 
s'aliéner,  &  que  le  fouverain,  qui  n'eft  qu'un 
être  collectif,  ne  peut  être  repréfjnté  que  par 
lui-même  ;  le  pouvoir  peut  bien  fe  tranihicttrc , 
ïïiais  non  pas  la  volonté. 

En  effet,  s'il  n'cft  pas  impofllble  qu'une 
volonté  particulière  s'accorde  fi^  quelque  point 
avec  la  volonté  générale  j  il  elt  impoflible  au 

moins 


SOCIAL.  49 

inoîns  que  cet  accord  foit  durable  &  confiant  ; 
car  la  volonté  particulière  tend  par  fa  nature 
aux  préférences ,  &  la  volonté  générale  à  l'éga- 
lité. Il  eu:  plus  iinpoiTible  encore  qu'on  ait  un 
garant  de  cet  accord  quand  même  il  devroit 
toujours  exifter;  ce  ne  feroit  pas  un  effet  de 
l'art  mais  du  liazard.  Le  Souverain  peut  bien 
dire ,  je  veux  aftuellement  ce  que  veut  un  tel 
homme  ou  du  moins  ce  qu'il  dit  vouloir  ;  mais 
il  ne  peut  pas  dire  ;  ce  que  cet  homme  voudra 
demain^ je  le  voudrai  encore  ;  puifqu'il  eft  abfur- 
de  que  la  volonté  fe  donne  des  chaines  pour  i'a- 
yenir ,  &  puifqu'il  ne  dépend  d'aucune  volonté 
de  confentir  à  rien  de  contraire  au  bien  de  l'ê- 
tre qui  veut.  Si  donc  le  peuple  promet  fimple- 
ment  d'obéir,  il  fe  diflbut  par  cet  a6le,  il  perd 
fa  qualité  de  peuple  ;  à  l'inflant  qu'il  y  a  un 
maitre  il  n'y  a  plus  de  Souverain,  &  dès  lors 
le  corps  politique  efl  détruit.- 


50         DU    CONTRACT 

Ce  n'est  point  à  dire  que  les  ordres  des 
chefs  ne  puiflent  pafTer  pour  des  volontés 
générales,  tant  que  le  Souverain  libre  de  s  y 
oppofer  ne  le  fait  pas.  En  pareil  cas  ,  du 
filence  univerfel  on  doit  préfumer  le  confeiv 
tement  du  peuple.  Ceci  s'expliquera  plus  au 
long. 


SOCIAL.  si 


CHAPITRE    II. 

Que  la  fouvera'incté  ejl  indlvijîble, 

Pa  r  l  a  mêm2  raifon  que  la  fouverainetë  efl 
inaliénable,  elle  eft  indivifible.  Car  la  volonté 
e(l  générale  *,  ou  elle  ne  l'cfl  pas  ;  elle  eft  celle 
du  corps  du  peuple ,  ou  feulement  d'une  partie. 
Dans  le  premier  cas  cette  volonté  déclarée  efl; 
un  a6le  de  fouveraineté  &  fait  loi  :  Dans  le  fé- 
cond ,  ce  n'efb  qu'une  volonté  particulière ,  ou 
un  afte  de  magiftrature  ;  c'ePû  un  décret  tout 
au  plus. 

Mais  nos  politiques  ne  pouvant  divifjr  la 
fouveraineté  dans  fon  principe,  la  divifent  dans 

*  Pour  qu'une  volonté  foit  générale  il  n'efi  pas  tou* 
jours  nccciîaire  qu'elle  foit  unknime,  mais  il  eft  nécef- 
faire  que  toutes  les  voix  foicnc  comptées;  Coûte  csclufion 
formelle  rompt  la  généralité. 

D  2 


5^2  DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

fon  objet  ;  ils  la  divifent  eiî  force  &  en  volonté'  ^ 
en  puiïïance  légiilitive  &  en  puiffance  executi- 
ve ,  en  droits  d'impôts ,  de  juitice ,  &  de  guerre , 
en  adminiftration  intérieure  &  en  pouvoir  de 
traitter  avec  l'étranger  :  tantôt  ils  confondent 
toutes  ces  parties  &  tantôt  ils  les  féparent  ;  ils 
font  du  Souverain  un  être  fantaflique  &  forrn^ 
de  pièces  rapportées  ;  c'efl  comme  s'ils  compo- 
foient  l'homme  de  pluiîeurs  corps  dont  l'un  au- 
roit   des   yeux  ,   l'autre  des  bras ,   l'autre  des 
pieds,  &  rien  do  plus.  Les  chai'Iatans  du  Ja- 
pon dépècent ,  dit-on ,  un  enfant  aux  yeux  des' 
fpe6lateurs ,  puis  jettant  en  l'air  tous  Çqs  mem- 
bres l'un  après  l'autre ,  ils  font  retomber  l'en- 
fant vivant  &  tout  raffemble.     Tels  font  à  peu 
près  les  tours  de  gobelets  de  nos  politiques; 
après  avoir  démembré  le  corps  focial  par  un 
preflige  digne  de  la  foire,  ils  railemblent  les 
pièces  on  ne  fait  comment,- 


SOCIAL.  53 

Cette  erreur  vient  de  ne  s'être  pas  fait  des 
notions  exaftes  de  l'autorité  fouveraine ,  &  d'ar 
voir  pris  pour  des  parties  de  cette  autorité  ce 
qui  n'en  étoit  que  des  émanations.  Ainfi ,  par 
exemple  ,  on  a  regardé  l'afte  de  déclarer  la 
guerre  &  cilui  de  faii'e  la  paix  comme  des 
ia6les  de  fouveraineté  ,  ce  qui  n'efl:  pas  ;  puif- 
que  chacun  de  ces  aftes  n'ed  point  une  loi 
mais  feulement  une  application  de  ia  loi,  un 
a6le  particulier  qui  détermine  le  cas  de  la  loi, 
comme  on  le  verra  clairement  quand  l'idée 
attachée  au  mot  loi  fera  fixée. 

En  suivant  de  même  les  autres  divifions 
©n  trouveroit  que  toutes  les  fois  qu'on  croie 
voir  la  fouveraineté  partagée  on  fe  trompe, 
que  les  droits  qu'on  prend  pour  des  parties  de 
cette  fouveraineté  lui  font  tous  fubordonnés ,  & 
fuppofent  toujours  des  volontés  fuprêmes  donc 
ces  droits  ne  donnent  que  l'exécution» 


54         DU    CONTRACT 

O  N  N  E  fauroit  dire  combien  ce  défaut  d^ex- 
aftitiide  a  jette  d'obrcurité  fur  les  décifions'des 
auteurs  en  matière  de  droit  politique ,  quand  ils 
ont  voulu  juger  des  droits  refpeélifs  des  rois  ôc 
des  peuples ,  fur  les  principes  qu'ils  avoient  éta- 
blis.    Chacun  peut  voir  dans  les  chapitres  Ili 
&  IV  du  premier  livre  de  Grotius  comment  ce 
favant  homme  &  fon  tradufteur  Barbeyrac  s'en- 
chevêtrent s'embarraflent  dans  leurs  fophifmes , 
crainte  d'en  dire  trop  ou  de  n'en  pas  dire  aiïez 
félon  leurs   \aies  ,    &  de  choquer  les  intérêts 
qu'ils  avoient  à  concilier.     Grotius  réfugié  en 
France ,  mécontent  de  fa  patrie  ,   &  voulant 
faire  fa  cour  à  Louis  XIII  à  qui  fon  livre  cfk 
dédié ,  n'épargne  rien  pour  dépouiller  les  peu-. 
pics  de  tous  leurs  droits  &  pour  en  revêtir  les 
rois  avec  tout  l'art  polllible.    C'eut  bien  été  aul- 
Û  îe  goût  de  Barbeyrac ,  qui  dédioit  fa  traduc- 
4kw  au  Roi  d'Angleterre  George  l.   Mais  insl-. 


SOCIAL,  5J 

heureufement  rexpulfion  de  Jaques  II  qu'il  ap- 
pelle abdication ,  le  forçoit  à  fe  tenir  fur  la  re- 
ferve,  à  gauchir  à  tergiverfer  pour  ne  pas  fai- 
re de  Guillaume  un  ufurpateur.     Si  ces  deux  e'- 
crivains   avoient    adopté    les    vrais  principes, 
toutes  les  difficLiltés  ëtoient  levées  &  ils  enflent 
été  toujours  conféquents  ;  mais  ils  auroient  trif- 
tement  dit  la  vérité  &  n'auroient  fait  leur  cour 
qu'au  peuple.     Or  la  vérité  ne  mené  point  à  la 
fortune ,  &  le  peuple  ne  donne  ni  ambaflades , 
ni  chaires,  ni  penfions. 


D 


S6        DU     CONTRAGT 

CHAPITRE    III. 

Si  la  volonté  générale  peut  errer. 

XL  s'ensuit  de  ce  qui  précède  que  la  vo- 
lonté générale  efl  toujours  droite  &  tend  tou- 
joui's  à  l'utilité  publique  :  mais  il  ne  s'enfuit  pas 
que  les  délibérations  du  peuple  aient  toujours 
la  même  reftitude.  On  veut  toujours  Ton  bien , 
mais  on  ne  le  voit  pas  toujours  :  Jamais  on  ne 
conrompt  le  peupla,  mais  fouvenc  on  le  trom- 
pe ,  &  c  efl  alors  feulement  qu  il  pai'oit  vouloir 
ce  qui  efl  mal. 

I L  Y  a  fouvent  bien  de  la  différence  entre  la 
volonté  de  tous  &  la  volonté  générale  ;  celle-ci 
ne  regai'de  qu'à  l'intérêt  commun,  l'autre  re- 
garde à  l'intérêt  privé ,  &  n'eft  qu'une  fomme 
de  volontés  particulières  :  mais  ôtez  de  ces  me- 


SOCIAL.  57 

mes  volontés  les  plus  &  les  moins  qui  s'entredé- 
truifent  * ,  refte  pour  fomme  des  différences  la 
volonté  générale. 

Si,  Q.UAND  le  peuple  fuififamment  informe 
délibère,  les  Citoyens  n'avoient  aucune  commu- 
nication entre  eux ,  du  grand  nombre  de  pe- 
tites différences  réfulteroit  toujours  la  volonté 
générale,  &  la  délibération  feroit  toujours  bon- 
ne. Mais  quand  il  fe  fait  des  brigues ,  des  af- 
fociations  partielles  aux  dépends  de  la  grande , 
la  volonté  de  chacune  de  ces  affociations  de- 
vient générale  par  rapport  à  fes  membres ,  & 
particulière  par  rapport  à  TEtat  ;  on  peut  di- 

*  Chaque  intérêt,  dit  le  M.  d'A.  a  des  principes  diffé- 
rents. L'accord  de  deux  intcrêts  particiiUers  fe  forme  par  on- 
pojîtion  à  celui  d'un  tiers.  Il  eut  pu  ajouter  que  l'accord 
de  tous  les  intérêts  fe  forme  par  oppofition  à  celui  de 
chacun.  S'il  n'y  avoit  point  d'intérêts  difFérens,  à  pei- 
ne fcntiroit-on  l'intérSt  commun  qui  ne  trouveroit  jamais 
d'obftacle:  tout  iroit  de  lui-même,  &  la  politique  cef- 
feroit  d'être  un  art. 

D5 


58        DU    C  O  N  T  R  A  G  T 

re  alors  qif  il  n'y  a  plus  autant  de  votans  qde 
d^hommes ,  mais  feulement  autant  que  d'aflbcia- 
tions.  Les  différences  deviennent  moins  nom- 
breufes  &  donnent  un  réfultat  moins  général. 
Enfin  quand  une  de  ces  affociations  efl;  11  gran- 
de qu'elle  l'emporte  fur  toutes  les  autres ,  vous 
n'avez  plus  pour  réfultat  une  fomme  de  petites 
différences,  mais  une  différence  unique;  alors 
il  n'y  a  plus  de  volonté  générale ,  &  l'avis  qui 
l'emporte  n'efl;  qu'un  avis  partiailier. 

Il  importe  donc  pour  avoir  bien  l'énon- 
cé de  la  volonté  générale  qu'il  n'y  ait  pas  de 
fociété  partielle  dans  l'Etat  &  que  chaque  Cito- 
yen n'opine  que  d'après  lui  *.     Telle  fut  l'uni- 

*  Fera  cnfa  é ,  dit  Machiavel ,  cbe  alcuni  divîfioni  nuo- 
cmo  aile  Rtpiibllche ,  e  alcune  giovano  :  quelle  nuocono  che 
fono  dalle  Jette  e  di  partîgianl  accompagnate  :  quelle  gio- 
vano cbefenzaptte ,  fenza  partigiani  ft  imntengono.  Non  po- 
tendu  aduîique  proz-eders  unfondatore  d\in2  Repuklka  cbe  non 
Jîano  nimlcizis  in  qudla,  bà  da  prrcedcr  alincno  cbe  uon 
vifiano  Jette.    Hiit.  Florent.  L.  VIL 


O    C    I    A    L, 


59 


que  &  fublime  inflitution  du  grand  Lycurgue, 
Qiie  s'il  y  a  des"  fociétés  partielles,  il  en  faut 
multiplier  le  nombre  &  en  prévenir  l'inégalité , 
comme  firent  Soîon ,  Numa ,  Servius.  Ces  pré- 
cautions font  les  feules  bonnes  pour  que  la  vo- 
lonté générale  foit  toujours  éclairée,  &  que  le 
peuple  ne  fe  trompe  point. 


Co        DU     C  O  N  T  R  A  C  1' 

CHAPITRE    IV. 

Des  homes  au  -pouvoir  Souverain. 

O I  l'  E  T  A  T  OU  la  Cité  n'efl;  qu'une  perfonne 
morale  dont  la  vie  confifle  dans  l'union  de  fes 
membres ,  &  fi  le  plus  important  de  fes  foins 
efl:  celui  de  fa  propre  conferv^ation ,  il  lui  faut 
une  force  univerfclle  &  compullîve  pour  mou- 
voir &  difpofer  chaque  partie  de  la  manière  la 
plus  convenable  au  tout.  Comme  la  nattu-e 
donne  à  chaque  homme  un  pouvoir  abfolu  fur 
tous  'its  membres,  le  pafte  focial  donne  au 
corps  politique  un  pouvoir  abfolu  fur  tous  les 
fiens,  &  c'efl  ce  même  pouvoir,  qui,  dirigé 
par  la  volonté  générale  porte ,  comme  j'ai  dit , 
le  nom  de  fouveraineté. 
IVIais  outre  la  perfonne  publique ,  nous  avons 


SOCIAL,  éi 

à  confidérer  les  perfonnes  privées  qui  la  com- 
pofentj&dont  la  vie  &la  liberté  font  naturelle- 
ment indépendantes  d'elle.  Il  s'agit  donc  de  bieiï 
diftingiier  les  droits  refpeftifs  des  Citoyens  & 
du  Souverain  *,  &  les  devoirs  qu'ont  à  remplir 
les  premiers  en  qualité  de  fujets ,  du  droit  na- 
turel dont  ils  doivent  jouir  en  qualité  d'hommes. 

On  convient  que  tout  ce  que  chacun  a- 
liéne  par  le  pade  focial  de  fa  puiiTance  de  fes 
biens  de  fa  liberté,  c'eft  feulement  la  partie 
de  tout  cela  dont  l'ufage  importe  à  la  commu- 
nauté ,  mais  il  faut  convenir  auffi  que  le  Souve- 
rain feul  efl  juge  de  cette  importance. 

Tous  les  fervices  qu'un  citoyen  peut  rendre 
à  l'Etat,  il  les  lui  doit  fitôt  que  le  Souverain  les 
demande;  mais  le  Souverain  de  fon  côté  ne  peut 

*  Lefteurs  attentifs,  ne  vous  prefTez  pas  ,  je  vous 
prie,  de  m'accufer  ici  de  contradiftion.  Je  n'ai  pu  l'évi- 
ter  dans  les  termes ,  vu  la  pauvreté  de  la  langue  ;  maiî 
attendez» 


6a        DU    GONTRACT 

charger  les  fujets  d'aucune  chaîne  inutile  à  k 
communauté  ;   il  ne  peut  pas  même  le   vou- 
loir :   car  feus  la  loi  de  raifon  rien  ne  fe  fait 
fans  caufe,  non  plus  que  fous  la  loi  de  nature. 
Les  exgagemeiss  qui  nous  lient  au  corps  fo- 
cial  ne  font  obligatoires  que  parce  qu'ils  font 
mutuels ,  &  letu:  nature  eft  telle  qu'en  les  rem- 
plifTant  on  ne  peut  travailler  pour  autrui  fans 
travailler  aiuTi  pour  foi.     Pourquoi  la  volonté 
générale  eft  elle  toujours  droite  ,   &  pourquoi 
tous  veulent  -  ils  conftammcnt  le  bonheur  de 
-chacun  d'eux ,  fi  ce  n'eft  parce  qu'il  n'y  a  per- 
fonne  qui  ne  s'approprie  ce    mot  cbcicun  ,   & 
qui  ne  fonge  à  lui-même  en  votant  pour  tous  ? 
Ce  qui  prouve  que  l'égalité  de  droit  &  la  no- 
tion de  juftice  qu'elle  produit  dérive  de  la  pré- 
férence que  chacun  fe  donne  &  par  conféquent 
de  la  nature  de  l'homme  ,  que  la  volonté  gé- 
nérale pour  être  vraiment  telle  doit  fétre  dans 


SOCIAL.  63 

fon  objet  aiiifi  que  dans  fon  efîence ,  qu'elle  doit 
partir  de  tous  pour  s'app]iqu:jr  à  tous,  & 
qu  elle  perd  fa  re6litude  naturelle  iorfqu'elle 
tend  à  quelque  objet  individuel  &  déterminé; 
parce  qu'alors  jugeant  de  ce  qui  nous  efl  étran- 
ger nous  n'avons  aucun  \Tai  principe  d  equiié 
qui  nous  guide. 

En  EFFET  ,  fitôt  qu'il  s'agit  d'un  fait  ou 
d'un  di'oit  particulier,  fur  un  point  qui  na  pas 
été  réglé  par  une  convention  générale  Se  anté- 
rieure ,  l'affaire  devient  contentieufe.  C'ell  tm 
procès  où  les  particuliers  intérelFés  font  une  des 
parties  &  le  public  l'autre ,  mais  où  je  ne  vois 
ni  la  loi  qu'il  faut  fuivre ,  ni  le  juge  qui  doit 
prononcer.  Il  feroit  ridicule  de  vouloir  alors 
s'en  rappOTter  à  une  exprefle  décifion  de  h  vo- 
lonté générale ,  qui  ne  peut  être  que  la  concîu- 
fion  de  Tune  des  parties ,  &  qui  par  conféquonc 
n'efl:  pour  l'autre  qu'une  volonté  étrangère  > 


64         Î)U    CONTRAdT 

particulière ,  portée  en  cette  occafion  à  rinjuf- 
tice  &  ftijette  à  l'erreur.     Ainfi  de  même  qu'u- 
ne volonté  particulière  ne  peut  répréfenter  la 
volonté   générale,  la   volonté   générale  à   fori 
tour  change  de  nature  ayant  Un  objet  particu- 
lier ,  &  ne  peut  comme  générale  prononcer  ni 
ilir  un  homme  ni  fur  un  fait.  Quand  le  peuple 
d'Athènes ,  par  exemple ,  nommoit  ou  caJToit  fes 
ehcfs ,  décernoit  des  honneurs  à  l'un  ,  impofoit 
des  peines  à  l'autre ,  ôc  par  des  m.ultitudes  de 
décrets  particuliers  exerçoit  indiflin-Slement  tous 
les  a6les  du  Gouvernement,  le  peuple  alors  n'a- 
Voit  plus  de  volonté  générale  proprement  dite  ; 
il  n'agiffoit  plus  comme  Souverain  mais  comme 
magidrat.     Ceci   paroitra   contraire  aux  idées 
communes,  mais  il  faut  me  lailTer  lecems  d'ex- 
pofer  les  miennes. 

On  doit  concevoir  par  là ,  que  ce  qui  géné- 
ralife  la  volonté  efl  moins  le  nombre  des  voix  i 

<]Uâ 


SOCIAL.  6s 

t^tle  l'intérêt  Commun  qui  les  unit  :  car  dans  cet-; 
te  inllitution  chacun  fe  foumet  necelTairemenc,. 
aux  conditions  qu'il  impofe  aux  autres;  accord 
admirable  de  l'intérêt  &  de  la  juflice  qui  donne 
aux  délibérations  communes  un  cara6lere  d'é-, 
quité  qu'on  voit  évanouir  dans  la  difcuffion  de 
toute  affaii-e  particulière  ,  faute  d'un  intérêt 
commun  qui  unifie  &  identifie  la  règle  du 
juge  avec    celle  de  la  partie^ 

Par  quelque  côté  qu'on  remonte  aU  princi^ 
pe ,  on  arrive  toujours  à  la  même  conclufion  ; 
favoif,  que  le  pafte  focial  établit  entre  les  ci* 
toyens  une  telle  égalité  qu'ils  s'engagent  tous 
fous  les  mêmes  conditions  ,  &  doivent  jouir 
tous  des  mêmes  droits.  Ainfi  par  la  nature  du 
padlej'tout  afte  de  fouveraineté ,  c'efi:-à-dire 
tout  a6le  authentique  de  la  volonté  générale 
oblige  ou  favorife  également  tous  les  Citoyens, 
«nforte  que  Je  Souverain  connoit  feulement  le 
E 


6d         DU    CONTRACT 

corps  de   la  nation  &  ne  diftingue  aucun  de 
ceux  qui  la  compofent.     Qu'efb  -  ce  donc  pro- 
prement qu'im  acte  de  fouveraineté  ?  Ce  n'eft 
pas  une  convention  du  fupérieur  avec  l'infé- 
rieur ,   mais   une   convention  du  corps  avec 
chacun  de  fes  membres:  Convention  légitime, 
parce  qu'elle  a  pour  bafe  le  contrat  focial ,  é- 
quitable ,    parce  qu'elle  eft  commune  à  tous , 
utile,  parce  qu'elle  ne  peut  avoir  d'autre  ob- 
jet que  le  bien  général ,  &  folide ,  parce  qu'el- 
le a  pour  garant  la  force  publique  &  le  pou» 
voir  fuprême.  Tant  que  les  fujets  ne  font  fou- 
rnis qu'à  de  telles  conventions ,  ils  n'obéiflent  a 
perfonne ,  mais  feulement  à  leur  propre  volon- 
té ;  &  demander  jufqu'où  s'étendent  les  droits 
refpeélifs  du  Souverain  &  .des  Citoyens ,  c'efl 
demander  jufqu'à  quel  point  ceux  -  ci  peuvent 
s^engager  avec  eux-mêmes ,  chacun  envers  tous 
&  tous  envers  chacun  d'eux. 


SOCIAL.  èf 

0  N  V  0 1 T  par-là  que  le  pouvoir  Souverain  ^ 
tout  abfolu  ,  tout  facré ,  tout  inviolable  qu'il 
elt ,  ne  pafle  ni  ne  peut  pafler  les  bornes  des 
conventions  générales  ,  &  que  tout  homme 
peut  difpofer  pleinement  de  ce  qui  lui  a  été 
iaifTé  de  fes  biens  &  de  fa  liberté  par  Ces  con^ 
Ventions;  de  forte  que  le  Souverain  n'efl  ja- 
mais en  droit  de  charger  un  fujet  plus  qii'urt 
autre ,  parce  qu'alors  l'affaire  devenant  particu- 
lière, fon  pouvoir  n'efl  plus  compétente 

Ces  diflinftions  une  fois  admifes  ^  il  efl  fî 
faux  que  dans  le  contra<St  focial  il  y  ait  de  là 
part  des  particuliers  aucune  renonciation  vérî' 
table,  que  leur  fiaiation,  par  l'effet  de  ce  con- 
trat fe  trouve  réellement  préférable  à  ce  quel- 
je  étoit  auparavant ,  &  qu'au  lieu  d'une  aliéna- 
tion ,  ils  n'ont  fait  qu'un  échange  avantagent 
d'une  manière  d'être  incertaine  &  précaire  con- 
fa'e  une  autre  meilleure  &  plus  fûre ,  de  l'ind^- 
Ë  s 


6S        DU    CONTRACT 

pendance  naturelle  contre  la  liberté,   du  pou- 
voir de  nuire  à  autrui  contre  leur  propre  fure- 
té ,    &  de  leur  force  que  d'autres  pouvoient 
Turmonter  contre  un  droit  que  l'union  fociale 
rend  invincible.    Leur  vie  même  qu'ils  ont  dé- 
vouée à  l'Etat  en  eft  continuellement  proté- 
gée ,  &  lorfqu'ils  l'expofent  pour  fa   défenfe 
que  font -ils  alors  que  lui  rendre  ce  qu'ils  ont 
reçu  de  lui  ?  Que  font  -  ils  qu'ils  ne  filTent  plus 
fréquemment  &  avec  plus  de  danger  dans  l'é- 
tat de  nature ,  lorfque  livrant  des  combats  iné- 
vitables, ils  dcfendroient  au  péril  de  leur  vie 
ce  qui  leur  fert  à  la  conferver?  Tous  ont  à 
combattre  au  befbin  pour  la  patrie ,  il  efl  \Tai  ; 
mais  auflî  nul  n'a  jamais  à  combattre  pour  foL 
Ne  gagne-t-on  pas  encore  à  courir  pour  ce  qui 
fait   notre  fureté  une  partie  des  rifques  qu'il 
faudroit  courir  pour  nous-mêmes  ûtôt  qu'elle 
nous  feroit  otee? 


SOCIAL.  69 


CHAPITRE    V. 

Z)m  droit  de  vie  à?  de  mort. 

On  demande  comment  les  partictiliers  n*a- 
yant   point   droit  de   difpofer   de  leur  propre 
vie  peuvent  tranfmettre  au  Souverain  ce  mê- 
me droit   qu'ils  n'ont  pas?  Cette  queflion  ne 
paroit  difficile  à  rëfoudre  que  parce  qu'elle  efl 
mal  pofée.     Tout  homme  a  droit  de  rifquer 
fa  propre  vie  pour  la  conferver.     A-t-on  ja- 
mais dit  que  celui  qui  fe  jette  par  une  fenê- 
tre  pour  échaper  à  un  incendie, Toit  coupable 
de  fuicide?    A-t-on  même  jamais   imputé  ce 
crime  à  celui  qui  périt  dans  une  tempête  dont 
en  s'embarquant  il  n'ignoroit  pas  le  danger? 

Le  traite'  focial  a  pour  fin  la  confer- 
vation  des  contra<5lans.    Qui  veut  la  fin  veut 

E3 


70         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

auffi  les  moyens ,  &  ces  moyens  font  infépa^ 
râbles  de  quelques  rifques,  même  de  quelques 
pertes.  Qui  veut  conferver  fa  vie  aux  dér 
pends  des  autres,  doit  la  donner  auffi  pour 
eux  quand  il  faut.  Or  le  Citoyen  n'eft  plus 
juge  du  péril  auquel  la  loi  veut  qu'il  sexpo- 
fe,  &  quand  le  Prince  lui  a  dit,  il  efl  expe'-r 
dient  à  l'Etat  que  tu  meures,  il  doit  mourir; 
puifque  ce  n'efl;  qu'à  cette  condition  qu'il  a 
vécu  en  fureté  jufqu'alors  ,  &  que  fa  vie 
ned  plus  feulement  un  bienfait  de  la  nature, 
mais  un  don  conditionnel  de  l'Etat. 

La  peine  de  mort  infligée  aux  criminels 
peut  être  envifagée  à  peu  près  fous  le  même 
point  de  VTie  :  c'efl  pour  n'être  pas  la  viftime 
d'un  airaffin  que  l'on  confent  à  mourir  fi  on 
le  devient.  Dans  ce  traité ,  loin  de  diipofer 
^e  fa  propre  vie  on  ne  fonge  qu'à  la  garantir , 
§^  il  n'efl  pas  à  préfumer  (qu'aucun  des  ÇQU^ 


SOCIAL.  71 

tta6î;ans  prémédite  alors  de  fe  faire  pendre. 

D' AILLEURS  tout  malfaiteur  attaquant  le 
droit  focial  devient  par  fes  forfaits  rebelle  <Sc 
traître  à  la  patrie,  il  cefTe  d'en  être  membre 
m   violant  fes   loix,  &  même  il  lui  fait  la 
guerre.  Alors  la  confervation  de  l'Etat  efl  in- 
compatible avec  la  Tienne,  il  faut  qu'un  des 
deux  périfTe ,  &  quand  on  fait  mourir  le  cou- 
pable ,  c'efl:  moins  comme  Citoyen  que  comme 
ennemi.  Les  procédures ,  le  jugement ,  font  les 
preuves  &  la  déclaration  qu'il  a  rompu  le  trai- 
té focial,  &  par  conféquent  qu'il  n'eft  plus 
membre  de  l'Etat.  Or  comme  il  s'eft  reconnu 
tel,  tout  au  moins  par  fon  féjour,  il  en  doit 
Etre  retranché  par  l'exil  comme  infrafteiu*  du 
pa6le,  ou  par  la  mort  comme  ennemi  public; 
car  un  tel  ennemi  n'efl  pas  une  perfonne  mo- 
rale, c'eft  un  homme,  &  c'efl:  alors  que  le 
droit  de  la  guerre  efl  de  tuer  le  vaincu, 
£4 


73        DU    C  O  N  T  R  A  C  1' 

Mais  dira-t-on ,  la  condannation  d'un  Cri- 
minel  efl  un  a6le  particulier.  D'accord  ;  auffi 
cette  condannation  n'appartient  -  elle  point  au 
Souverain  ;  c'efl;  un  droit  qu'il  peut  conférer 
fans  pouvoir  l'exercer  lui-même.  Toutes  mes 
idées  fe  tiennent ,  mais  je  ne  faurois  les  expo» 
fer  toutes  à  la  fois. 

Au  RESTE  la  fréquence  des  fupplices  eft 
toujours  un  figne  de  foiblefle  ou  de  pareflb 
dajis  le  Gouvernement.  Il  n'y  a  point  de  mé»- 
chant  qu'on  ne  pût  rendre  bon  à  quelque  cho-- 
fe.  On  n'a  droit  de  faire  mourir ,  même  pour 
l'exemple ,  que  celui  qu'on  ne  peut  conferver 
fans  danger. 

A  l' EGARD  du  droit  de  faire  grâce ,  ou 
d'exempter  un  coupable  de  la  freine  portée  par 
}a  loi  Ôc  prononcée  par  le  juge ,  il  n'appartient 
qu'à  celui  qui  efl  au  delTus  du  juge  &  de  la 
loi,  ç'eft-àrdirs  au  Souverain;  Encore  for» 


SOCIAL.  73 

droit  en  ceci  n'eft-il  pas  bien  net,  &  les 
cas  d'en  ufer  font -ils  très  rares.  ;Dans  un 
Etat  bien  gouverné  il  y  a  peu  de  puni- 
tions ,  non  parce  qu'on  fait  beaucoup  de  grâ- 
ces, mais  parce  qu'il  y  a  peu  de  criminels:  la 
multitude  des  crimes  en  affure  l'impunité  lorf- 
que  l'Etat  dépérit.  Sous  la  République  Ro- 
maine jamais  le  Sénat  ni  les  Confuls  ne  tentè- 
rent de  faire  graçe  ;  le  peuple  même  n'en  fai- 
foit  pas,  quoiqu'il  révocât  quelquefois  fon  pro- 
pre jugement,  Les  fréquentes  grâces  annon- 
cent que  bientôt  les  forfaits  n'en  auront  plus 
befoin,  &  chacun'  voit  où  cela  mené.  Mais 
je  fens  que  mon  cœur  murmure  <Sc  retient  mîn 
plume  ;  laiflbns  difcuter  ces  queflions  à  l'hom- 
îne  jufte  qui  n'a  point  failli,  &  qui  jamais 
p'çût  Iwi-mêrne  befoin  de  graçe. 


Es 


74        DU    CONTRACT 


CHAPITRE    VL 

"De  la  lûL 

i  AR  le  pa6le  Tocîal  nous  avons  donné  l'exif- 
tence  &  la  vie  au  corps  politique  :  il  s'agic 
maintenant  de  lui  donner .  le  mouvement  &  la 
volonté  par  la  légiflation.  Car  l'aéle  primitif 
par  lequel  ce  corps  fe  forme  &  s'unit  ne  dé- 
termine rien  encore  de  ce  qu'il  doit  faire  pour 
le  conferver. 

Ce  Q.UI  efl:  bien  &  conforme  à  Tordre  e(l 
tel  par  la  nature  des  chofes  &  indépendam- 
ment des  conventions  humaines.  Toute  juflî- 
ce  vient  de  Dieu,  lui  feul  en  eft:  la  fource; 
mais  fi  nous  favions  la  recevoir  de  fi  haut  nous 
n'aurions  befoin  ni  de  gouvernement  ni  de  loiï. 
Sans  doute  il  eft  ime  juitice  univerfelle  émanée 


SOCIAL  75 

de  la  raifon  feule  ;  mais  cette  juflice  pour  être 
admife  entre  nous  doit  être  réciproque,  A  con^ 
fidérer  humainement  les  chofes ,  faute  de  fane* 
tion  naturelle  les  loix  de  la  juflice  font  vaine» 
parmi  les  hommes  ;  elles  ne  font  que  le  bien 
du  méchant  &  le  mal  du  jufte,  quand  celui- 
ci  les  obferve  avec  tout  le  monde  fans  que 
perfonne  les  obferve  avec  lui.  II  faut  donc 
des  conventions  &  des  loix  pour  unir  les  droits 
aux  devoirs  &  ramener  la  jullice  à  fon  objet. 
Dans  fétat  de  nature,  où  tout  ell:  commun ,  je 
ne  dois  rien  à  ceux  à  qui  je  n'ai  rien  promis, 
je  ne  reconnois  pour  être  à  autrui  que  ce  qui 
m'efl  inutile,  Il  n'en  efl  pas  ainfî  dans  l'état 
civil  où  tous  les  droits  font  fixés  par  la  loi. 

Mais  quell-ce  donc  enfin  qu'une  loi?  Tant 
qu'on  fe  contentera  de  n'attacher  à  ce  mot  que 
^es  idées  métaphyliques ,  on  continuera  de  rai- 
fonner  fans  s'entendre,  6ç  (juand  on  aura  die 


7<î       DU    CONTRACT 

ce  que  c  efl  qu'une  loi  de  la  nature  on  n*en 
faura  pas  mieiuc  ce  que  c'efl  qu'une  loi  de 
l'Etat. 

J'ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avoit  point  de  volonté 
générale  fur  un  objet  particulier.  En  effet  cet 
objet  particulier  efl  dans  l'Etat  ou  hors  de  l'E- 
tat, S'il  ell  hors  de  l'Etat,  une  volonté  qui  lui 
efl  étrangère  n'efl  point  générale  par  rapport 
à  lui  ;  &  fî  cet  objet  efl  dans  l'Etat ,  il  en  fait 
partie:  Alors  il  fe  forme  entre  le  tout  &  fa 
partie  une  relation  qui  en  fait  deux  êtres  fépa- 
rés,  dont  la  partie  efl  l'un,  &  le  tout  moins 
cette  même  partie  efl  l'autre.  Mais  le  tout 
moins  une  partie  n'efl  point  le  tout,  &  tant 
que  ce  rapport  fublîfle  il  n'y  a  plus  de  tout 
mais  deux  parties  inégales;  d'où  il  fuit  que 
la  volonté  de  funê  n'efl  point  non  plus  gé- 
nérale par  rapport  à  l'autre. 

Mais  quand  tout  le  peuple  flatue  fur  tout 


SOCIAL.  77 

îe  peuple  il  ne  confîdere  que  lui-même,  & 
s'il  fe  forme  alors  un  rapport ,  c'efl:  de  l'ob- 
jet entier  fous  un  point-de-vue  à  l'objet  en- 
tier fous  un]  autre  point  de  \iie,  fans  aucune 
divifion  du  tout.    Alors  la  matière  fur  laquel- 
le on  ftatue  efl;  générale  comme  la  volonté 
qui  ftatue.  C'eft  cet  a6le  que  j'appelle  une  loi. 
Quand  je  dis  que  l'objet  des  loix  eft  tou- 
jours général,  j'entends  que  la  loi  confîdere 
les  fujets  en  corps  &  les  a6lions  comme  ab- 
(traites,  jamais  un   homme  comme   individu 
ni  une  aélion  particulière.     Ainû  la  loi  peut 
bien  ftatuer  qu'il  y  aura  des  privilèges,  mais 
elle  n'en  peut  donner  nommément  à  perfon- 
ne;  la  loi  peut  faire  plufieurs  ClafTes  de  Ci- 
toyens ,  affigner  même  les  qualités  qui  donne- 
ront droit  à  ces  claflès,  mais   elle  ne  peut 
nommer  tels  &  tels  pour  y  être  admis;  elle 
peut  établir  un  Gouvernement  royal  &  une 


^t         DU     CONTRACT 

fucceflîon  héréditaire,  mais  elle  ne  peut  élire 
tm  roi  ni  nommer  une  famille  royale  ;  en  uiî 
mot  toute  fonélion  qui  lé  rapporte  à  un  ob- 
jet individuel  n'appartient  point  à  la  puiflan- 
ce  légîflative. 

Sur  cette  idée  on  voit  à  l'inflant  qu'il  ne 
faut  plus  demander  à  qui  il  appartient  de  fai- 
re des  loix  ,  puifqu'elles  font  des  a6les  de  la 
Volonté  générale;  ni  fî  le  Prince  efl  au  def» 
fus  des  loix,  puifqu'il  eft  membre  de  l'Etat; 
ni  fi  la  loi  peut  être  injulle,  puifque  nul  n'efï- 
înJLiIle  envers  lui-même;  ni  comment  on  eft 
libre  &  fournis  aux  loix,  puifqu'elles  ne  foiït 
^ue  des  tégiftres  de  nos  volontés. 
'  On  voit  encore  que  la  loi  réunifiant  Tu- 
îîiverfalité  de  la  volonté  ôc  celle  de  l'objet  ^ 
ce  qu'un  homme,  quel  qu'il  puifle  être,  or- 
donne de  fon  chef  n*efl:  point  une  loi  ;  ce 
qu'ordonne,  même-  le  Souverain  fur  un  objet 


SOCIAL.  7^ 

particulier  n'efl:  pas  non  plus  une  loi  mais  un 
décret,  ni  un  afte  de  fouveraineté  mais  de 
magifb-ature. 

J'appelle  donc  République  tout  Etat  régi 
par  des  loix,  fous  quelque  forme  d'adminiilra- 
lion  que  ce  puifle  être:  car  alors  feulement 
î'intérêt  public  gouverne,  &  la  chofe  publi-' 
que  eft  quelque  chofe.  Tout  Gouvernement 
lé^time  eft  républicain*:  j'expliquerai  ci-aprés 
ce  que  c'eft  que  Gouvernement. 

Les  loix  ne  font  proprement  que  les  con- 
ditions de  l'alTociation  civile.  Le  Peuple  fou- 
rnis aux  loix  en  doit  être  fauteur;  il  n'ap- 
partient qu'à  ceux  qui  s'affocient  de  régler  les 

*  Je  n'entends  pas  feulement  par  ce  mot  une  Arifto- 
cratie  ou  une  Démocratie,  mais  en  général  tout  gouver- 
nement guidé  par  la  volonté  générale,  qui  efl  la  loi. 
Pour  être  légitime  il  ne  faut  pas  que  le  Gouvernement 
fe  confonde  avec  le  Souverain,  mais  qu'il  en  foit  le  mi- 
niftre  ;  alors  la  monarchie  elle-même  eft  république.  Ce- 
ei  s'éclaircira  dans  le  livre  fuivant. 


8o        DUCONTRACT 

conditions  de  la  fociétë:  mais  comment  les 
régleront- ils  ?  Sera-ce  ^un  commun  accord, 
par  une  infpiration  fubite?  Le  corps  politique, 
a-t-il  un  organe  pour  énoncer  fes  volontés? 
Qui  lui  donnera  la  prévoyance  néœflaire  pour 
en  former  les  a6les  &  les  publier  d'avance, 
©u  comment  les  prononcera-t-il  au  moment  du 
befoin?  Comment  une  multitude  aveugle  qui 
fouvent  ne  fait  ce  qu'elle  veut,  parce  qu'elle 
fait  rarement  ce  qui  lui  eft  bon,  exccuteroit- 
elle  d'elle-même  une  entreprife  auITi  grande 
aufli  difficile  qu'un  (îftême  de  légillation?  De 
lui-même  le  peuple  veut  toujours  le  bien ,  mais 
de  lui-même  il  ne  le  voit  pas  toujours.  La 
volonté  générale  efl  toujours  droite,  mais  le 
jugement  qui  la  guide  n'efl:  pas  toujours  é- 
clairé.  Il  faut  lui  faire  voir  les  objets  tels 
qu'ils  font,  quelquefois  tels  qu'ils  doivent  lui 
paroitre,  lui   montrer   le  bo;];  chemin  qu'elle 

cher* 


SOCIAL  8ï 

cherche,  la  garantir  de  la  fédaftion  des  vo-- 
lontës  particulières,  rapprocher  à  fes  yeux  les 
lieux  &  les  tems,  balancer  l'attrait  des  avan-* 
tages  préfens  &  fenfibles,  par  le  danger  des 
maux  éloignés  &  caches^  Les  particuliers  vo- 
yent  le  bien  qu'ils  rejettent  :  le  public  veut  le 
bien  qu'il  ne  voit  pas.  Tous  ont  également 
befoin  àe  guides:  Il  faut  obliger  les  uns  à 
conformer  leurs  volontés  à  leur  raifon  ;  il  faut 
apprendre  à  l'autre  à  connoitre  ce  qu'il  veut. 
Alors  des  lumières  publiques  réfulte  l'union  de 
l'entendement  &  de  la  volonté  dans  le  corps 
focial,  de-là  l'exact  concours  des  parties,  & 
enfin  la  plus  grande  force  du  tout.  Voilà 
d'où  naît  la  néceflité  d'un  Légiilateiix. 


gâ         DU     CONTRACT 

CHAPITRE    VII. 
Du  Légijlateiir. 

X  o  u  R  découvrir  les  meilleiires  règles  de  fo- 
ciété  qui  conviennent  aux  Nations,  il  faudroit 
une  intelligence  fupérieure,  qui  vit  toutes  les 
palTions  des  hommes  &  qui  n'en  éprouvât  au- 
cune ,  qui  n'eut  aucun  rapport  avec  notre  na- 
ture &  qui  la  connût  à  fond,  dont  le  bon- 
heur fût  indépendant  de  nous  &  qui  pour- 
tant voulut  bien  s'occuper  du  notre  ;  enfin 
qui,  dans  le  progrès  des  tems  fe  ménageant 
une  gloire  éloignée ,  put  travailler  dans  un  fie- 
cle  &  jouir  dans  un  autre  *.    11  faudroit  des 

*  Un  peuple  ne  devient  célèbre  que  quand  fa  légifla- 
tion  commence  à  décliner.  On  ignore  durant  combien 
de  lîecles  l'inftitution  de  Lycurgue  fit  le  bonheur  des 
Spartiates  avant  qu'il  fut  queftion  d'eux  dans  le  rdle  de 
la  Grèce. 


SOCIAL.  83 

Dieux  pour  donner  des  loix  aux  hommes. 

Le  MEME  raifonnement  que  faifoit  Caligu- 
la  quant  au  fait,  Platon  le  faifoit  quant  au 
droit  pour  définir  l'homme  civil  ou  royal  qu'il 
cherche  dans  fon  livre  du  règne  ;  mais  s'il  eft 
vrai  qu'un  grand  Prince  efl:  un  homme  rare, 
que  fera -ce  d'un  grand  Légiflateur?  Le  pre- 
mier n'a  qu'à  fuivre  le  modèle  que  l'autre  doit 
propofer.  Celui-d  efl  le  méchanicien  qui  in- 
vente la  machine ,  celui  -  là  n'efl  que  l'ouvrier 
qui  la  monte  &  la  fait  marcher.  Dans  la 
nailTance  des  fociétés,  dit  Montefquieu,  ce 
font  les  chefs  des  républiques  qui  font  i'inflî- 
tution  ,  &  c'efl  enfuite  l'inltitution  qui  forme 
les  chefs  des  républiques. 

Celui  qui  ofe  entreprendre  d'inflîtiier  un 

peuple  doit  fe  fentir  en  état  de  changer,  pour 

ainfi  dire,  la  nature  humaine;  de  transformer 

chaque  individu ,  qui  par  lui-même  eft  un  toiiî 

F  ii 


84         DU     CONTRACT 

parfait  &  folitaire,  en  partie  d'un  plus  grandi 
tout  dont  cet  individu  reçoive  en  quelque  for- 
te fa  vie  &  fon  être;  d'altérer  la  conflitution 
de  fhomme  pour  la  renforcer;  de  fubftituer  une 
cxiflence  partielle  &  morale  à  l'exiflence  phy- 
fique  &  indépendante  que  nous  avons  tous  re- 
plie de  la  nature.  Il  faut ,  en  un  mot ,  qu'il  ôte 
à  l'homme  fes  forces  propres  pour  lui  en  don- 
ner qui  lui  foicnt  étrangères  &  dont  il  ne 
puifle  faire  ufage  fans  le  fecours  d'autrui.  Plus 
ces  forces  naturelles  font  mortes  &  anéanties, 
plus  les  acquifes  font  grandes  &  durables ,  plus 
aufli  rinftitution  efl  folide  &  parfaite:  En  for- 
te que  fi  chaque  Citoyen  n'efl:  rien,  ne  peut 
rien ,  que  par  tous  les  autres ,  &  que  la  force 
acquife  par  le  tout  foit  égale  ou  fupérieure  à 
la  fomme  des  forces  naturelles  de  tous  les  in- 
(dividus,  on  peut  dire  que  la  légiflation  eft 
au  plus  haut  point  de  perfe6lion  qu'elle  puilTe 
atteindre. 


SOCIAL.  §5 

Le   LEGISLATEUR   eftà  tous  égards  un 
homme   extraordinaire  dans  l'Etat.     S'il  doit 
rêtre  par  fon  génie,  il  ne  l'efl  pas  moins  par 
fon  emploi.     Ce  n'efl  point  magiflrature,  ce 
n'efl:  point  fouveraineté.  Cet  emploi ,  qui  con- 
ftitue  la  république,  n'entre  point  dans  fa  con- 
ftitution  :  C'cft  une  fonftion  particulière  &  fu 
périeure  qui  n'a  rien  de  commun  avec  l'empi- 
re  humain  ;   car  fi  celui  qui  commande  aux 
hommes   ne  doit  pas  commander  aux  bix, 
celui  qui  commande  aux  loix  ne  doit  pas  non 
plus  commander   aux  hommes;  autrement  fes 
loix,  minières  de  fes  pafTions,  ne  feroient  fou- 
vent  que  perpétuer  fes  injuftices,  &  jamais  il 
ne  pourroit  éviter  que  des  vues  particulières 
n'altéralTent  la  fainteté  de  fon  ouvrage. 

Quand  Lycurgue  donna  des  loix  à  fa  pa- 
trie ,  il  commença  par  abdiquer  la  Royauté. 
C'étoit  h  coutume  de  la   plupart  des  villes 


S6        DU     CONTRACT 

grecques  de  confier  à  des  étrangers  l'établif' 
fement  des  leurs.  Les  Républiques  modernes 
de  l'Italie  imitèrent  fouvent  cet  ufage  ;  celle 
de  Genève  en  fit  autant  &  s'en  trouva  bien  *. 
Rome  dans  Ton  plus  bel  âge  vit  renaître  en 
fon  fein  tous  les  crimes  de  la  Tirannie,  & 
fe  vit  prête  à  périr,  pour  avoir  réuni  fur  les 
mêmes  tôtcs  l'autorité  Icgillative  &.  le  pouvoir 
fouverain. 

Cependant  les  Déçemvirs  eux-mêmes  ne 
s'arrogèrent  jamais  le  droit  de  faire  palier  au- 
cune loi  de  leur  feule  autorité.  Rien  de  ce 
que  nous  vous  propofons ,  difoient-ils  au  peuple , 

*  Ceux  qui  ne  confidcrent  Calvin  que  comme  théolo- 
gien connoiircnt  mal  l'étendue  de  fon  génie.  La  redac 
tion  de  nos  fagcs  Edits,  à  laquelle  il  eut  beaucoup 
de  part,  lui  fait  autant  d'honneur  que  fon  inftitution. 
Quelque  révoution  que  le  tems  puiifc  amener  dans  notre 
culte,  tant  que  l'amour  de  la  patrie  &  de  la  liberté  ne 
fera  pas  éteint  parmi  nous,  jamais  la  mémoire  de  ce 
grand  homme  ne  cciTcra  d'y  être  çn  bénédiction. 


SOCIAL.  87 

fie  peut  p^JJer  en    loi  fam  votre  confentement. 

Romains,  foyez  vous-mêmes  les  auteurs  des  lois 

qui  doivent  faire  votre  bonheur. 

Celui  qui  rédige  les  loix  n'a  donc  ou  ne 

doit  avoir  aucun  droit  légiilatif,  &  le  peuple 

même  ne  peut,  quand  il  le  voudroit,  fe  dé- 
pouiller de  ce  droit  incommunicable;  parce 
que  félon  le  pa6le  fondamental  il  n'y  a  que 
la  volonté  générale  qui  oblige  les  particu- 
liers, & -qu'on  ne  peut  jamais  s'aiTurer  qu'une 
volonté  particulière  efl  conforme  à  la  volonr 
té  générale,  qu'après  l'avoir  foumife  aux  fuf- 
frages  libres  du  peuple  :  j'ai  déjà  dit  cela , 
mais  il  n'efl  pas  inutile  de  le  répéter. 

Ainsi  l'on  trouve  à  la  fois  dans  l'ouvra- 
ge  de  la  légiflation  deux  chofes  qui  femblent 
incompatibles:  ime  entreprife  au  deflus  de  la 
force  humaine,  &  pour  l'exécuter ,  une  auto- 
rité qui  n'efl  rien. 

F4 


BS         DU     CONTRACT 

Autre  difficulté  qui  mérite  attention.  Les 
fages  qui  veulent  parler  au  vulgaire  leur  lan- 
gage au  lieu  du  fien  n'en  fauroient  être  en-, 
tendus.  Or  il  y  a  mille  fortes  d'idées  qu'il  efl 
impoffible  de  traduire  dans  la  langue  du  peu- 
ple. Les  vues  trop  générales  &  les  objets  trop 
éloignés  font  également  hors  de  fa  portée; 
chaque  individu  ne  goûtant  d'autre  plan  de 
gouvernement  que  celui  qui  fe  rapporte  à  fon 
intérêt  particulier  ,  appercoit  difficilement  les 
avantages  qu'il  doit  retirer  des  privations  con- 
tinuelles qu'impofent  les  bonnes  loix.  Pour 
qu'un  peuple  naifTant  put  goûter  les  faines 
maximes  de  la  politique  &  fuivre  les  règles 
fondamentales  de  la  raifon  d'Etat,  il  faudroit 
que  fcffet  put  devenir  la  caufe,  que  l'cfprit 
focial  qui  doit  être  l'ouvrage  de  l'inilitution 
préfidât  à  l'inilitution  même,  &  que  les  hom- 
mes fufTent  avant  les  loix  ce   c^u'ils  doivem; 


SOCIAL.  89 

devenir  par  elles.  Ainfi  donc  le  Légiflateur  ne 
pouvant  employer  ni  la  force  ni  le  raifonne- 
ment ,  c'eft  une  néceflité  qu'il  recoure  à  ime 
autorité  d'un  autre  ordre,  qui  puiflTe  entraîner 
fans  violence  &  perfuader  fans  convaincre. 

Voila  ce  qui  força  de  tous  tems  les  pè- 
res des  nations  de  recourir  à  l'intervention 
du  ciel  <&  d'honorer  les  Dieux  de  leur  propre 
fagelTe,  afin  que  les  peuples,  fournis  aux  loix 
de  l'Etat  comme  à  celles  de  la  nature,  &  re- 
connoiflanc  le  même  pouvoir  dans  la  formation 
de  rhomme  &  dans  celle  de  la  cité,  obéif- 
fent  avec  liberté  &  portaflent  docilement  le 
joug  de  la  félicité  publique. 

Cette  raifon  fublime  qui  s'élève  au  def- 
fus  de  la  portée  des  hommes  vulgaires  efl  cel- 
le dont  le  légiflateur  met  les  décifions  dans  la 
bouche  des  immortels ,  pour  entraîner  par  l'au- 
torité divine  ceux  que  ne  pourroic  ébranler 

F5 


po         DU     CONTRACT 

h  prudence  humaine  *.  Mais  il  n'appartient 
pas  à  tout  homme  de  faire  parler  les  Dieux , 
ni  d'en  être  cru  quand  il  s'annonce  pour  être 
leur  interprête.  La  grande  ame  du  Légiflateur 
efl:  le  vrai  miracle  qui  doit  prou\"er  fa  miffion. 
Tout  homme  peut  graver  des  tables  de  pier- 
re, ou  acheter  un  oracle,  ou  feindre  un  fe- 
cret  commerce  avec  quelque  divinité ,  ou  dref- 
fer  un  oifeau  pour  lui  parler  à  l'oreille,  ou 
trouver  d'autres  moyens  groffiers  d'en  impo- 
1er  au  peuple.  Celui  qui  ne  faura  que  cela 
pourra  même  aflembler  par  hazard  une  trou- 
pes d'infenfés,  mais  il  ne  fondera  jamais  un 
empire  ,   &  fon   extravagant  ouvrage  périra 

*  E  veramente,  dit  Machiavel,  mai  non  fù  aïcuno  or- 
dbviiore  di  Isggi  ftraorditurie  in  un  popolo ,  cbe  non  ricorref- 
fe  a  Dio,  perche  altrimenti  non  farebbero  accettate;  perche 
fono  molti  béni  conofciuti  da  unoprudeiÉe,  i  quali  non  ban- 
no  in  Je  raggioni  evidenti  da  potergli  perfuadere  ad  altrui. 
Difcorli  fopra  Tito  Livio.  L.  I.  c  XI. 


SOCIAL,  91 

bientôt  avec  lui.  De  vains  prefhiges  forment 
un  lien  pafTager,  il  n'y  a  que  la  fagefTe  qui 
le  rende  durable.  La  loi  judaïque  toujours 
fubfiftante,  celle  de  l'enfant  d'Ifmaël  qui  de^ 
puis  dix  fiecles  régit  la  moitié  du  monde ,  an- 
noncent encore  aujourd'hui  les  grands  hom- 
me^ qui  les  ont  dictées  ;  &  tandis  que  l'or- 
gueilleufe  philofophie  ou  l'aveugle  eiprit  de 
parti  ne  voit  en  eux  que  d'heureux  impos- 
teurs, le  vrai  politique  admire  dans  leurs  in- 
(litutions  ce  grand  &  puiflant  génie  qui  pré* 
iide  aux  établiflemens  durables. 
I L  N  E  faut  pas  de  tout  ceci  conclurre  avec 
'  Warburton  que  la  politique  &  la  religion  aient 
parmi  nous  un  objet  commun ,  mais  que  dans 
l'origine  des  nations  l'une  fert  d'inflnunent  à 
l'autre. 


9^ 


DU     CONTRACT 


CHAPITRE    VIII. 


Du  peuple. 


Cv  0  M  M  E  avant  d'élever  un  grand  édifice 
rarchite6le  obfer\''e  &  fonde  le  fol ,  pour  voir 
s'il  en  peut  foutenir  le  poids ,  le  fage  inflitu- 
teur  ne  commence  pas  par  rédiger  de  bonnes 
loix  en  elles-mêmes ,  mais  il  examine  aupara- 
vant (i  le  peuple  auquel  il  les  defline  eft  pro- 
pre à  les  fupporter.  Cefl  pour  cela  que  Pla- 
ton refufa  de  donner  des  loix  aux  Arcadiens 
&  aux  Cyréniens,  fâchant  que  ces  deux  peu- 
ples étoient  riches  &  ne  pouvoient  fouJFrir 
l'égalité  :  c'efl:  poiu-  cela  qu'on  vit  en  Crète 
de  bonnes  loix  &  de  médians  hommes ,  par- 
ce que  Minos  n'avoit  difcipliné  qu'un  peuple 
chargé  de  vices. 


SOCIAL.  j>3 

Mille  nations  ont  brillé  fur  la  terre  qui 
n'auroient  jamais  pu  foufFrir  de  bonnes  loix, 
&  celles  mêmes  qui  l'auroient  pu  n'ont  en 
dans  toute  leur  durée  qu'un  tems  fort  court 
pour  cela.  Les  Peuples  ainfi  que  les  hommes 
ne  font  dociles  que  dans  leur  jeimefle,  ils  de- 
viennent incorrigibles  en  vieillifTant  ;  quand  u- 
ne  fois  les  coutumes  font  établies  &  les  pré- 
jugés enracinés  ,  c'efl  une  entreprife  dange- 
reufe  &  vaine  de  vouloir  les  réformer  ;  le 
peuple  ne  peut  pas  même  foufFrir  qu'on  tou- 
che à  f^s  maux  pour  les  détruire ,  femblable 
à  ces  malades  ftupides  &  fans  courage  qui 
frémiflènt  à  l'alpeéi:  du  médecin. 

Ce  n' e s t  pas  que ,  comme  quelques  mala- 
dies bouleverfent  la  tête  des  hommes  &  leur 
ôtent  le  fouvenir  du  palTé  ,  il  ne  fe  trouve 
quelquefois  dans  la  durée  des  Etats  des  époques 
violentes  où  les  révolutions  font  fur  les  peuples 


94        DU    CON  TRACT 

ce  que  certaines  crifes  font  fur  les  individus  ^ 
où  l'horreur  du  pafTé  tient  lieu  d'oubli ,  ôc  où 
l'Etat,  embrafé  par  les  guerres  civiles,  renait 
pour  ainfi  dire  de  fa  cendre  &  reprend  la  vi- 
gueur de  la  jeunelTe  en  fortant  des  bras  de  la 
moit.  Telle  fut  Sparte  au  tems  de  Lycurgue, 
telle  fut  Rome  après  les  Tarquins  ; .  &  telles 
t)nt  été  parmi  nous  la  Hollande  &  la  SuilTe 
après  l'expulfion  des  Tirans. 

Mais  ces  événemens  font  rares;  ce  font 
des  exceptions  dont  la  raifon  fe  trouve  toujours 
dans  la  conftitution  particulière  de  l'Etat  ex- 
cepté. Elles  ne  fauroient  même  avoir  lieu 
deux  fois  pour  le  même  peuple,  car  il  peut 
fc  rendre  libre  tant  qu'il  n'eft  que  barba- 
re, mais  il  ne  le  peut  plus  quand  le  reflorC 
civil  cfl  ufé.  Alors  les  troubles  peuvent  le 
détruire  fans  que  les  révolutions  puifTent  le 
•rétablir ,  &  fitôt  que  fes  fers  font  brifés ,  H 


SOCIAL.  ç^ 

tombe  épars  &  n'exiflie  plus:  Il  lui  faut  dé- 
formais un  maicre  &  non  pas  un  libérateur. 
Peuples  libres,  fouvenez-vous  de  cette  maxi- 
me :  On  peut  acquérir  la  liberté  ;  mais  on  ne 
la  recouvre  jamais. 

Il  EST  pour  les  Nations  comme  pour  les 
hommes  un  tems  de  maturité  qu'il  faut  atten- 
dre avant  de  les  foumettre  à  des  loix;  mais 
la  maturité  d'un  peuple  n'eft  pas  toujours  fa- 
cile à  connoitre ,  &  fi  on  la  prévient  l'ouvrage 
cft  manqué.  Tel  peuple  efl:  difciplinable  en 
naiffant ,  tel  autre  ne  l'eft  pas  au  bout  de  dix 
(lecles.  Les  Rufles  ne  feront  jamais  vraiment 
policés,  parce  qu'ils  l'ont  été  trop  tôt.  Pier- 
re avoit  le  génie  imitatif  ;  il  n'avoit  pas  le 
vrai  génie  ,  celui  qui  crée  &  fait  tout  de 
rien.  Quelques  unes  des  chofes  qu'ilj  fit  é- 
toient  bien,  la  plupart  étoient  déplacées.  B 
a  vu  que  fon  peuple  étoit  barbare,  il  n'a  point 


ç6         DU     CONTRACT 

vu  qu'il  n'étoit  pas  mur  pour  la  police;  il 
l'a  \^oulu  civilifer  quand  il  ne  faloit  que  l-ag- 
guerrir.  Il  a  d'abord  voulu  faire  des  Allemands, 
des  Anglois,  quand  il  faloit  commencer  par 
faire  des  Rufles;  il  a  empêché  Çqs  fujets  de 
jamais  devenir  ce  qu'ils  pourroient  être,  en 
leur  perfuadant  qu'ils  étoient  ce  qu'ils  ne  font 
pas.  C'cfl  ainfi  qu'un  Précepteur  françois  for- 
me fon  élevé  pour  briller  un  moment  dans 
fon  enfance ,  &  puis  n'être  jamais  rien.  L'Em- 
pire de  Rufîie  voudra  fubjuguer  l'Europe  & 
fera  fubjugué  lui-même.  Les  Tartai-es  fcs  fu- 
jets ou  fes  voifms  deviendront  fcs  maîtres  & 
les  nôtres:  Cette  révolution  me  paroit  infail- 
lible. Tous  les  Rois  de  l'Europe  travaillent  de 
concert  à  l'accélérer. 


C  H  A- 


Ô    C    i    A    Li  p7 

CHAPITRE    IX. 

Sidiei 

C^  0  M  M  E  la  nature  a  donné  des  termes  à  h 
.flatiire  d'im  homme  bien  conformé,  pajTé  lef- 
,quels  elJe  ne  fait  plus  que  des  Géants  ou  des 
Nains,  il  y  a  de  même,  eu  égard  à  la  meil- 
leure conftitution  d'un  Etat ,  des  bornes  à  l'é* 
•tendue  quil  peut  avoir,   afin  qu'il  ne  foit  nî 
trop  grand  pour  pouvoir  être  bien  gouverné, 
-ni  trop  petit  pour  pouvoir  fe  maintenir  par  lui- 
-même.   Il   y  a  dans  tout  corps  politique  un 
.maximum  de  force  qu'il  ne  fauroit  pafTer,  & 
.duquel  fouvent   il   s'éloigne   à  force  de  s'ag- 
. grandir.    Plus  le  lien  focial  s'étend,  plus  il  le 
relâche,  &  en  général  un  petit  Etat  efl:  pro- 
■  portionnellement  plus  fort  qu'un  grande 

G 


f8        DU     CONTRACT 

Mille  raifons  démontrent  cette  maxime, 
premièrement  l'adminiUration  devient  plus  pé- 
nible dans  les  grandes  diflances  ,  comme  un 
poids  devient  plus  lourd  au  bout  d'un  plus 
grand  levier.  Elle  devient  aufTi  plus  onéreufe 
a  melure  que  les  degrés  fe  multiplient  ;  car 
chaque  ville  a  d'abord  la  fienne  que  le  peu- 
ple paye,  chaque  diftrift  la  ilenne  encore  pa- 
yée par  le  peuple ,  enfuite  chaque  province, 
puis  les  grands  gouvernemens ,  les  Satrapies, 
■les  Viceroyautés  qu'il  faut  toujours  payer  plus 
-cher  à  melure  qu'on  monte,  &  toujours  aux- 
dépends  du  malheureux  peuple  ;  enfin  vienc 
Tadminiflration  fuprême  qui  écrafe  tout.  Tanc 
àe  furcharges  épuifent  continuellement  les  fu- 
jets  ;  loin  d'être  mieux  gouvernés  par  tous  ces 
différens  ordres ,  ils  le  font  moins  bien  que 
s'il  n'y  en  avoit  qu'un  feul  au  deffus  d'eux. 
Cependant  a  peine  refte-t-il  des  reflburces 


SOCIAL.  9^ 

pour  les  cas  extraordinaires ,  &  quand  il  y 
faut  recourir  l'Etat  eu.  toujoiurs  à  h  veille  de 
ïa  ruine.  ^-''i'-'-'  -  ^  ---'—  '^^  --— '-  ' 
■  C  E  n'  È  s  T  pas  tout  ;  non  feulement  te 
Gouvernement  a  moins  de  vigueur  &  de  célé- 
rité pour  faire  obferver  les  loix ,  empêcher 
ies  vexations,  corriger  les  abus,  prévenir  leà 
entreprifes  féditieufes  qui  peirvent  fe  faire 
dans  des  lieux  éloignés  ;  mais  le  peuple  i 
moins  d'affe^lioii  pour  fes  chefs  qu'il  ne  voit 
jamais  j  pour  la  patrie  qui  eft  à  ies  yeux  com* 
me  le  monde ,  &  pour  fes  concitoyens  dont  U 
plus-part  lui  font  étrangers.  Les  mêmes  loix 
iie  peuvent  convenir  à  tant  de  provinces  di* 
trerfes  qui  ont  des  moeurs  différentes,  qui  vî<i 
vent  fous  des  climats  oppofés ,  &  qui  ne  peu^ 
yent  fouiFrir  la  même  forme  de  gouvernementj 
t)es  loix  différentes  n'engendrent  que  trouble' 
éi  Gonfunon  parmi  des  peuples  qui^  vivant 

G  â        • 


ICO      DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

fous  les  mêmes  chefs  &   dans   une  commu- 
nication continuelle ,  paflent  ou  fe  marient  les 
uns  chez   les    autres  &  ,   fouiTiis   à  d'autres 
.coutumes,  ne  favent  jamais  fi  leur  patrimoi- 
ne eft  bien  à  eux.    Les  talens  font  enfouis , 
les  vertus   ignorées ,   les  vices  impunis ,  dans 
cette   multitude   d'hommes  inconnus  les  uns 
aux  autres  ,  que  le  fiege  de  fadminiflration 
fuprême  raffemble  dans   un  même  lieu.    Lea 
Chefs  accablés  d'affaires  ne  voyent  rien  par 
eux-mêmes,   des  commis   gouvernent  l'Etat^^ 
Enfin    les    mefures   qu'il   faut  prendre   pour 
maintenir   l'autorité   générale,   à  laquelle  tant 
d'Officiers    éloignés   veulent   fe   fouftraire  oa 
en  impofer,  abforbe  tous  les  foins  publics,  'û 
;i'en  refle  plus  pour  le  bonheur  du  peuple ,  à 
peine  en  reile-t-il  poiu:  fa  défence  au  befoini 
j&  c'ell  ainfi  qu'un  corps  trop  grand  pour  fa 
conftitution  s'HafFaifle  &  périt  écrafe  fous  foo 
propre  poids»         ,     ' 


SOCIAL.  loi 

D'un  autre  côté ,  l'Etat  doit  fe  donner  une 
certaine  bafe  pour  avoir  de  la  folidité ,  pour 
réfiller  aux  fecoufîes  qu'il  ne  manquera  pas 
d'éprouver  &  aux  efforts  qu'il  fera  contraint  de 
faire  pour  fe  foutenir  :  car  tous  les  peuples  ont 
une  efpece  de  force  centrifuge ,  par  laquelle  ils 
agiflent  continuellement  les  uns  contre  les  au- 
tres &  tendent  à  s'aggrandir  aux  dépens  de 
leurs  voifms,  comme  les  tourbillons  de  Def- 
cartes.  Ainfi  les  foibles  rifquent  d'être  bien-' 
tôt  engloutis,  &  nul  ne  peut  gueres  fe  con- 
ferver  qu'en  fe  mettant  avec  tous  dans  une' 
éipecc  d'équilibre,  qui  rende  la  comprefTion 
par -tout  à  peu  prés  égale. 

On  voit  par-là  qu'il  y  a  des  raifons  de 
s'étendre  &  des  raifons  de  fe  refferrer,  &  ce 
n'efl  pas  le  moindre  talent  du  politique  de 
trouver,  entre  les  unes  ô(.  les  autres,  la  propor- 
tion la  plus  avantageufe  à  la  confervation  de 

G3 


ï©2       D  U     C  O  N  T  R  A  e  T 

l'Etat.  On  peut  dire  en  général  que  les  pFe^ 
mieres ,  n'étant  qu'extérieures  &  relatives ,  doir 
vent  être  fubordonnées  aux  autres ,  qui  font  in- 
ternes &  abfolues;  une  faine  &  forte  conlli- 
tution  cft  la  première  chofe  qu'il  faut  rechcr-r 
cher,  &:  l'on  doit  plus  compter  far  la  vigueur 
qui  nait  d'un  bon  gouvernement,  que  fur  les 
refTcurccs  que  fournit  un  grand  territoire. 

Au  RESTE,  on  a  vu  des  Etats  tellement 
conditués,  que  la  ncceiritc  des  conquêtes  en- 
troit  dans  leur  çonftitution  même ,  &  que 
pour  fe  maintenir,  ils  étoient  forcés  de  s'ag* 
grandir  fans  çei^Q.  Peut-être  fe  félicitoient-ils«, 
beaucoup  de  cette  heureufe  néçeflité ,  qui  leuB 
montroit  pourtant ,  avec  le  terme  de  leur  gran- 
deur, l'inévitable  moment  de  leur  chute. 


SOCIAL.  103 

CHAPITRES 

On  peut  méfurer  iin  corps  politique  de 
deux  manières;  favoir,  par  l'étendue  du  terri- 
toire, &  par  le  nombre  du  peuple,  &  il  y  a, 
entre  l'une  &  l'autre  de  ces  méfures ,  un  rapport 
convenable  pour  donner  à  l'Etat  fa  véritable 
grandeur  :  Ce  font  les  hommes  qui  font  l'Etat , 
&  c'eft  le  terrain  qui  nourrit  les  hommes;  ce 
rapport  efl  donc  que  la  terre  fufHfe  à  l'en- 
tretien de  fes  habitans,  &  qu'il  y  ait  autant 
d'habitans  que  la  terre  en  peut  noiurir.  C'efl; 
dans  cette  proportion  que  fe  trouve  le  7naxi- 
mum  de  force  d'un  nombre  donné  de  peuple  ; 
car  s'il  y  a  du  terrein  de  trop,  la  garde  en 
^eft  onéreufe,  h  culture  infuffifante,  le  produit 

G4 


I04      DU     CÔNTRAèT 

fuperflu;  c'efl  la  caufe  prochaine  des  guerres 
deffenfivesj  s'il  n'y  en  a  pas  afles,  l'Etat  fe 
trouve  pour  le  fupplément  à  la  difcretion  do 
{es  voiûns  ;  c'efl:  la  caufe  prochaine  des  guerres 
ofFenfives.  Tout  peuple  qui  n'a  par  fa  pofi- 
tion  que  l'alternative  entre  le  commerce  ou  la 
guerre,  efl;  foible  en  lui-même;  il  dépend  de 
fes  voiiins,  il  dépend  des  événemens;  il  n'a 
jamais  qu'une  exiflience  incertaine  &  courte. 
Il  fubJLigue  <&  change  de  fituation  ,  ou  il 
eft  fubjugué  &  n'efl:  rien.  Il  ne  peut  fe  con- 
ferver  libre  qu'à  force  de  petitelTe  ou  de 
grandeur. 

Gn  NE  peut  donner  en  calcul  un  rapport 
fixe  entre  l'étendue  de  terre  &  le  nombre 
d'hommes  qui  fe  fuffifent  l'un  à  l'autre;  tant 
à  caufe  des  différences  qui  fe  trouvent  dans 
les  qualités  du  terrein ,  dans  ies  dégrés  àt 
fertilité  ,  dans  la  nature  de  fes  productions,^ 


SOCIAL.  105 

dans  rînfluence  des  climats  ,  que  de  celles 
qu'on  remarque  dans  les  tempéramens  des 
hommes  qui  les  habitent,  dont  les  uns  con- 
fomment  peu  dans  un  pays  fertile,  les  autres 
beaucoup  fur  un  fol  ingrat.  Il  faut  encore 
avoir  égard  à  la  plus  grande  ou  moindre  fé- 
condité des  femmes ,  à  ce  que  le  pays  peut 
avoir  de  plus  ou  moins  favorable  à  la  popu- 
lation, à  la  quantité  dont  le  légiflateur  peuc 
elpérer  d'y  concourir  par  fcs  établiffemens  ; 
de  forte  qu'il  ne  doit  pas  fonder  fon  jugement 
fur  ce  qu'il  voie  mais  fur  ce  qu'il  prévoit,  nî 
s'arrêter  autant  à  l'état  aftuel  de  la  population 
qu'à  celui  où  elle  doit  naturellement  parvenir. 
Enfin  il  y  a  mille  occafions  où  les  accidens 
particuliers  du  lieu  exigent  ou  permettent  qu'on 
embralTe  plus  de  terrein  qu'il  ne  paroit  nécef- 
faire.  'Ainfi  l'on  s'étendra  beaucoup  dans  im 
pays  de  montagnes,  où  les  produ6lions  natii' 
G  s 


io6       D  U    C  O  N  T  R  A  G  T 

relies,  favoir  les  bois  les  pâturages,  demandent 
moins  de  travail,  où  l'expérience  apprend  que 
les  femmes  font  plus  fécondes  que  dans  les  plai^ 
jies,  &  où  un  grand  fol  incliné  ne  donne  qu'u- 
ne petite  bafe  horifontale,  la  feule  qu'il  faut 
compter  pour  la  végétation.  Au  contraire,  on 
peut  fe  refTerrer  au   bord  de  la   mer,   même 
dans  des  rochers  6c  des  fables  prefque  flériles  ; 
parce  que  la  pêche  y  peut  fuppléer  en  grande 
partie  aux   produ6lions  de  la  :  terre,  que  les 
hommes  doivent  être  plus  raffemblés  pour  ré^ 
pouffer  les  pyrates,  &  qu'on  a  d'ailleiurs  plus 
de  facilité  pour  délivrer  le  pays  par  les  colo- 
nies, des  habitans  dont  il  efl  furchargé. 

Aces  conditions  pour  inftituer  un  peuple, 
il  en  faut  ajouter  ime  qui  ne  peut  fuppléer 
à  nulle  autre ,  mais  fans  laquelle  elles  font  tou- 
tes inutiles  ;  c'eft  qu'on  jouifle  de  l'abondance 
^•de  la  paix;  car  le  tems   où  s'ordonne  un 


SOCIAL,  107 

Etat  efl ,  comme  celui  où  fe  forme  un  batail. 
Ion,  l'inftant  où  le  corps  efl  le  moins  capa- 
ble de  réfiftance  &  le  plus  facile  à  détruire. 
On  réfifleroit  mieux  dans  un  défordre  abfola 
que  dans  un  moment  de  fermentation ,  où  cha- 
cun s'occupe  de  fon  'rang  &  non  du  péril. 
Qu'une  guerre  une  famine  une  fédition  fur- 
vienne  en  ce  tems  de  crife,  l'Etat  efl  infail- 
liblement renverfé. 

Ce  n'est  pas  qu'il  n'y  ait  beaucoup  de 
gouvernemens  établis  durant  ces  orages;  mais 
alors  ce  font  ces  gouvernemens  -  mêmes  qui 
détruifent  l'Etat.  Les  ufurpateurs  amènent  ou 
çhoifilTent  toujours  ces  tems  de  troubles  pour 
faire  pafler ,  à  la  favciu-  de  l'effroi  public ,  des 
loix  deflruftives  que  le  peuple  n'adopteroit  ja- 
mais de  fang-froid.  Le  choix  du  moment  de 
.  rinftitution  efl  un  des  cara6leres  les  plus  furs 
p^  lef(^uels  on  peut  diflinguer  l'œuvre  du  Le-î 


ioS         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

gifhteiir  d'avec  celle  du  Tiran. 

Q  u  E  t  peuple  eft  donc  propre  à  la  légis- 
ktion?  'Celui  qui,  fe  trouvant  déjà  lié  par 
quelque  union  d'origine  d'intérêt  ou  de  con- 
vention, na  point  encore  porté  le  vrai  joug 
des  îoix;  celui  qui  n'a  ni  coutumes  ni  fuper" 
flitions  bien  enracinées;  celui  qui  ne  craint 
pas  d'être  acca'olé  par  une  invafion  fubite, 
qui,  fans  entrer  dans  les  querelles  de  Tes  voi- 
fins,  peut  réfifter  feul  à  chacun  d'eux,  ou  s'ai- 
der de  l'un  pour  repoufler  l'autre;  celui  donc 
chaque  membre  peut  être  connu  de  tous,  & 
où  Ton  n*eft  point  forcé  de  charger  un  hon> 
ine  d'un  plus  grand  fardeau  qu'un  homme  ne 
peut  porter;  celui  qui  peut  fe  pafler  des  au- 
tres peuples  &  dont  tout  autre  peuple  peut 
fe  paiTer  *;  Celui  qui  n'eft  ni  riche  ni  pau- 

♦  Si  de  deux  peuples  voifins  l'un  ne  pouvoic  fe  paflêt 
lie  l'autre,  ce  feroit  une  fituation  trcs  dure  pour  le  pre- 


1  :  s  0  c  VA  u  Ci       1091 

vre  .-(Scpeut.  fe  fuffircL  à  lui-niênje  ;  enfin  celiû 
qui  réunie  la^xonfiftance.  d'mi  ancien  pdipiè 
avec  la  docilité  d'un  peuple.nouveau.  Ce  qui 
rend  pénible  l'ouvrage  de  la  légiflation.,  eft 
moins  ce  qu'il  faut  établit  ^ue.  ce  qu'il  Suif 
fîétruire  ;  &  ce  qui  rend  le,-  fuccès  fi  rare  ,.c'ell; 
rimpoffibilité  de  trouver  la  fimplicité  de  la  ria^ 
ture  jointe  aux  befoins  de  la  fociété.  Toutes 
ces  conditions,  il  eft  vrai  ,  fe  trouvent  diffi- 
cilement raflemfclées.  Auffi  vbit-on  peu  d'E- 
tats bien  confliuiés.  ^ 

Il  EST  encore  ea  Europe  un  pays  capable 

mier  &  très  dangereufe  pour  le  fécond.  Toute  nation 
fagc  ,  en  pareil  cas ,  s'efforcera  bien  vite  de  délivrer 
l'autre  de  cette  dépendance.  La  République  de  Tblafca- 
la  enclavée  dans  l'Empire  du  Mexique  aima  mieux  fe 
paiTer  de  fel,  que  d'en  acheter  des  Mexicains,  &  même 
que  d'en  accepter  gratuitement.  Les  fages  Thlafcalans 
virent  le  piège  caché  fous  cette  libéralité.  Us  fe  con- 
ferverent  libres ,  &  ce  petit  Etat ,  enfenné  dans  ce  grand 
Empire ,  fut  enfin  l'inftrument  de  fa  mine. 


iîo        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

àe  légiflation  j  d'efl  l'Ifle  de  Corfe.  La  vâléul' 
&  la  confiance  avec  laquelle  ce  brave  peuple 
à  fil  recouvrer  &  défendre  fa  liberté,  mérî- 
teroit  bien  que  quelque  honime  fagé  lui  ap- 
{>rit  à  la  confervcTi  Jai  quelque  preflenti- 
ïïient  qu'un  jour  cette  petite  Ifle  étonnem 
l'Europe* 


pcT»-» 


^    à 


s    O    CI    A    L.  111 

CHAPITRE    XL 

Des  divers  fijlêmes  de  Légîjlatwn» 

Oi  l'  0  N  recherche  en  quoi  confifte  précifë-* 
ment  le  pîus  grand  bien  de  tous,  qui  doit  ê- 
tre  la  fin  de  tout  fiilême  de  Jégiflation ,  on 
trouvera  qu'il  fe  réduit  à  ces  deux  objets  prin- 
cipaux ,  la  liberté  ,  &  Y  égalité.  La  liberté , 
parce  que  toute  dépendance  particulière  efl;  au* 
tant  de  force  ôtée  au  corps  de  l'Etat  ;  l'égà* 
tîté,  parce  que  la  liberté  ne  peut  fubfifter  ùn$ 
éïe. 

y  A I  déjà  dît  ce  que  c'efl  que  la  liberté  ci- 
vile; à  l'égard  de  l'égalité,  il  ne  faut  pas  en- 
tendre par  ce  mot  que  les  degrés  de  puiflan- 
£e  &  de  richefTe  foient  abfoloment  les  mê- 
triQSj  mais  que,  quant  à  JapuiiTance,  elle  foie 


ïi2      D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

au  deffous  de  toute  violence  &  ne  s'exereé 
jamais  qu'en  vertu  du  rang  &  des  loix,  <& 
quant  à  la  richefle,  que  nul  citoyen  ne  foit 
àlTez  opulent  pour  en  pouvoir  acheter  un  au- 
tre ,  &  nul  aflèz  pauvre  pour  être  contraint 
de  fe  vendre:  Ce  qui  fuppofe  du  ^ôté  dej| 
grands  modération  de  biens  &  de  crédit,  & 
du  côté  des  petits,  modération  d'avarice  & 
de  convoitife* 

Cette  égalité,  difent-ils^  eft  une  chimer^ 
de  fpéculation  qui  ne  peut  exifter  dans  la  pra- 
tique :  Mais  û  l'abus  efl  inévitable ,  s'enfuit  -  il 
flu'il  ne  faille  pas  au  moins  le  régler?  C'eft 


*  Voulez-vous  donc  donner  à  l'Etat  de  la  confiftance  ? 
rapprochez  les  degrés  extrêmes  autant  qu'il  efi:  poffîble  ; 
lie  foufFrez  ni  des  gens  opulens  ni  des  gueux.  Ces  deui 
états,  naturellement  inféparables,  font  également  funeftes 
au  bien  commun;  de  l'un  fortent  les  fauteurs  de  la  ti- 
ràiinie  &  de  l'autre  les  tirans  ;  Ceft  toujours  entre  eUX 
que  fe  fait  le  trafic  de  la  liberté  publique;  l'un  Tachette 
&  l'autre  la  vend, 

prect* 


SOCIAL.       -^'    113 

pfécifément  parce  que  la  force  des  chofes 
tend  toujours  à  détruire  l'égalité ,  que  la  force 
de  la  légiflation  doit  toujours  tendre  à  la  main- 
tenir. 

Mais  ces  objets  généraux  de  toute  bonne 
inftitution  doivent  être  modifiés  en  chaque 
pays  par  les  rapports  qui  naiflent,  tant  de  la 
fituation  locale ,  que  du  cara6lere  des  habitans , 
&  c'efl  fur  ces  rapports  qu'il  faut  affigner  à 
chaque  peuple  un  fiflême  particulier  d' inftitu- 
tion, qui  foit  le  meilleur,  non  peut-être  en 
lui-même,  mais  pour  l'Etat  auquel  il  efl:  def- 
tiné.  Par  exemple  le  fol  eft-il  ingrat  &  fté- 
rile ,  ou  le  pays  trop  ferré  pour  les  habitans  ? 
Tournez -vous  du  côté  de  l'induftrie  &  des 
arts ,  dont  vous  échangerez  les  produftions 
contre  les  denrées  qui  vous  manquent.  Au 
contraire,  occupez -vous  de  riches  plaines  & 
des  coteaux  fertiles?  Dans  un  bon  terrain, 
H 


114        DU    CONTRACT 

manquez  -  vous  d'habitans?   Donnez  tous   vos 
foins  à  l'agriculture  qui  multiplie  les  hommes, 
&  chalTez  les  arts  qui  ne  feroient  qu'achever 
de  dépeupler  le  pays,  en  attroupant  fur  quel- 
ques  points    du  territoire   le    peu    d'habitans 
qu'il  a  *.   Occupez -vous  des  rivages  étendus 
&   comodes?    Couvrez  la   mer  de  vaiiTeaux, 
cultivez  le  commerce  &  la  navigation  ;   vous 
aurez   une   exiflence   brillante  &  courte.    La 
mer   ne  baigne  - 1  -  elle  fur  vos  côtes  que  des 
rochers  prefque  inacccflibles  ?   Reftez  barbares 
&   Ichtyophages  ;  vous   en    vivrez    plus  tran- 
quilles, meilleurs  peut-être,  &  furement  plus 
heureux.    En  un  mot ,  outre  les  maximes  com- 
munes à  tous ,  chaque  Peuple  renferme  en  lui 

*  Quelque  branche  de  commerce  extérieur ,  dit  le  M. 
d'A.  ,  ne  répand  gucres  qu'une  faufle  utilité  pour  un 
royaume  en  général;  elle  peut  enrichir  quelques  parti- 
culiers, même  quelques  villes,  mais  la  nation  entière 
n'y  gagne  rien,  &  le  peuple  n'en  eft  pas  mieux. 


s    O    C    1    A    U  115 

quelque  caufe  qui  les  ordonne  d'une  manière 
particulière  &  rend  fa  légiflation  propre  à  lui 
feul.  C'efl;  ainfi  qu'autrefois  les  Hébreux  (Sç 
récemment  les  Ai'abes  ont  eu  pour  principal 
objet  la  Religion,  les  Athéniens  les  lettres, 
Carthage  &  Tyr  le  commerce ,  Rhodes  la 
marine ,  Sparte  la  guerre,  &  Rome  la  vertu, 
L'Auteur  de  l'efprit  des  loix  a  montré  dans 
des  foules  d'exemples  par  quel  art  le  légiflay 
leur  dirige  l'inllitution  vers  chacun  de  ces  ob- 
jets. 

Ce  Q.UI  rend  la  conflimtion  d'un  Etat  vé- 
ritablement folide  &  durable,  c'efl;  quand  les 
convenances  font  tellement  obfen^ées  que  les 
rapports  naturels  &  les  loix  tombent  toujours 
de  concert  fur  les  mêmes  points ,  &  que  cel- 
les-ci ne  font,  pour  ainfi  dire,  qu'alfurer  ac- 
compagner reftifier  les  autres.  Mais  fî  le  Lé- 
giflateur,  fe  trompant  dans  fon  objet,  prend  un 
H  2 


ii5         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

principe  différent  de  celui  qui  nait  de  la  na- 
ture des  chofes ,  que  l'un  tende  à  la  fervitudc 
&  l'autre  à  la  liberté ,  l'un  aux  richefTes  l'au- 
tre à  la  population ,  l'un  à  la  paix  l'autre  aux 
conquêtes,  on  verra  les  loix  s'affoiblir  infen- 
fiblement,  la  conftitution  s'altérer,  &  l'Etat 
tie  ceffera  d'être  agité  jufqu'à  ce  qu'il  foit 
détruit  ou  changé,  &  que  l'invincible  nature 
ait  repris  fon  empire. 


^^C^-* 


i-t#^^ 


SOCIAL.  iiy 


CHAPITRE    XII. 

Dmifion  des  Loîx, 

jL  0  u  R  ordonner  le  tout ,  ou  donner  la  meil- 
leure fomie  poflible  à  la  chofe  publique,  il 
y  a  diverfes  relations  à  confidérer.  Première- 
ment l'aélion  du  corps  entier  agilTant  fur  lui- 
même,  c'eft-à-dire  le  rapport  du  tout  au  tout, 
ou  du  Souverain  à  l'Etat ,  &  ce  rapport  efl: 
compofé  de  celui  des  termes  intermédiaires, 
comme  nous  le  verrons  ci-après. 

Les  loix  qui  règlent  ce  rapport  portent  le 
nom  de  loix  politiques ,  &  s'appellent  aufli  loix 
fondamentales,  non  fans  quelque  raifon  fi  ces 
loix  font  fages.  Car  s'il  n'y  a  dans  chaque 
Etat  qu'une  bonne  manière  de  l'ordonner,  le 
peuple  qui  l'a  trouvée  doit  s'y  tenir:  mais  fi 
H  3 


ii8         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

l'ordre  établi  efl  mauvais ,  pourquoi  prendrôit- 
on  pour  fondamentales  des   loix  qui  l'empê- 
chent d'être  bon?  D'ailleurs,  en  tout  état  de 
caufé,  un   peuple   eft    toujours   le   maitre   de 
changer  fes  loix  ,   mêmes  les  meilleures  ;    car 
s'il  lui  plait  de  fe  faire  mal  à  lui-même,   qui 
efl-ce  qui  a  droit  de  l'en  empêcher? 
'-La  seconde  relation  efl  celle  des  mem- 
bres entre  -  eux   ou  avec  le  corps  entier  ,   & 
ce  rapport    doit    être  au   premier  égard  aufli 
petit  &  au  fécond  auffi  grand  qu'il  eft  poffi- 
ble  :   en    forte   que    chaque  Citoyen  foit  dans 
une  parfaite  indépendance  de  tous  les  autres, 
&  dans  une  exceffive  dépendance  de  la  Cité; 
ce  qui  fe  fait  toujours  par  les  mêmes  moyens  ; 
car   il  n'y   a  que  la  force  de  l'Etat  qui  falTc 
la  liberté  de  fes  membres.     Cefl  de  ce  deu* 
xieme  rapport  que  naiflent  les  loix  civiles. 
On  peut  confidérer  une  troifleme  forte 


SOCIAL.  119 

de  relation  entre  l'homme  &  h  loi ,  favdîr 
celle  de  la  défobéifTance  à  la  peine,  &  celle- 
ci  donne  lieu  à  letabliitement  des  loix  crimJ- 
nelles,  «^ûi  dans  le  fond  font  moins  une  ef» 
'péce  particulière  de  loix,  que  la  fanftron  de 
toutes  les  autres. 

A  CES  trois:  forces  de  loix,  il  s'en  joint  u- 
ne  quatrième,  la  plus  importante  de  toutes; 
qui  he  fe  grave  ni  fur  le  marbre  ni  far  Fal- 
rain  ,  mais  dans  les  cœurs  des  citoyens;  qui 
fait  la  véritable  conftitution  de  TEtat;  qui 
prend  tous  les  jours  de  nouvelles  forces  ;  qui, 
lorfque  les  autres  loix  vieilIifTent  ou  s'éteignent, 
ïes  ranime  ou  les  fupplée,  conferve  un  peu- 
ple dans  l'efprit  de  fon  inftitution ,  &  fubfti- 
tue  infenfiblement  la  force  de  l'habitude  à  cel- 
le de  l'autorité.  Je  parle  des  mœurs  ,  des 
couaimes,  &  ftir-tout  de  l'opinion;  partie  in- 
connue à  nos  politiques ,  mais  de  laquelle  dé- 
-        H  4 


I20    DU  CONTRACT   SOCIAL. 

pend  le  faccés  de  toutes  les  autres  :  partie  donc 
le  grand  Légiflateur  s'occupe  en  fecret,  tan- 
dis qu'il  paroit  fe  borner  à  des  réglemens  par- 
ticuliers qui  ne  font  que  le  ceintre  de  la  voû- 
te ,  dont  les  mœurs ,  plus  lentes  à  naitre , 
forment  enfin  l'inébranlable  Clef. 

Entre  ces  diverfes  Claffes,  les  loix  poli- 
tiques, qui  conftituent  la  forme  du  Gouvemç- 
mait,  font  la  feule  relative  à  mon  fujet» 

Fm  du  Livre  Deuxième. 


D    U 

CONTRACT  SOCIAL; 

o  u, 
PRINCIPES 

D    U 

DROIT    POLITIQUE, 

LIVRE    III. 

xTlvant  de  parler  des  diverfes  formes  de 
Gouvernoment ,  tâchons  de  fixer  le  fens  pré- 
cis de  ce  mot,  qui  n'a  pas  encore  été  fore 
bien  expliqué,  .  • 

H  5 


122        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    I. 

Du  Gouvernement  en  général,     ^ 

j'avertis  le  lefteur  que  ce  chapitre  doit 
être  lû  pofëment,  &  que  je  ne  fais  pas  l'art 
d'être  clair  pour  qui  ne  veut  «pas  être  atten- 
tif-,  . 

Toute    aftion    libre   a   deux  caules   qui 

concourent  à  li  produire ,  >  l'iine  morale ,  fa- 
Vairja  volonté-. qui  détermine  l'aéle,  l'autre 
phyfique ,  favoir  la  puifTance  qui  l'exéaite. 
Quand  je  marche  Vers  urt  objet,  il  faut. pTS: 
mieremeht  îqae  j'y  veuille  aller  y  en  i  fécond 
MecL,  liquecxnes -pieds  m'y  portent.  Qu'un  pa-» 
ralytique  veuille  courir,  qu'un  .hoinme  agile 
ne  le  veuille  pas ,  tous  deux  refteront  en  pla- 
ce. Le  corps  politique  a  les  mêmes  mobiles  j 


SOCIAL.  123 

on  y  diftlngue  de  même  la  force  &  la  vo- 
ionté;  Celle-ci  fous  le  nom  de  pùjfance  légî- 
flatîve  ,  l'autre  fous  le  nom  de  pmjjance  exe- 
cutive. Rien  ne  s'y  fait  ou  ne  s'y  doit  faire 
fans  leur  concours. 

Nous  avons  vu  que  la  puiflance  le'giflati- 
ve  appartient  au  peuple,  &  ne  peut  appartenir 
qu'à  lui.  Il  eft  aifé  de  voir  au  contraire,  par 
les  principes  -ci-devant  établis,  que  la  puiflan- 
ce executive  ne  peut  appartenir  à  la  géné- 
ralité comme  Légillatrice  ou  Souveraine  ;  par- 
ce que  cette  puiflance  ne  confiflie  qu'en  des 
aftes  particuliers  qui  ne  font  point  du  réf- 
fort  de  la  loi ,  ni  par  conféquent  de  celui  du 
Souverain  ,  dont  tous  les  aéles  ne  peuvent 
être  que  des  loix. 

Il  faut  donc  à  la  force  publique  un  a- 
gent  propre  qui  la  réunifl^e  &  la  mette  en 
oeu\Te  félon   les  dire6lions  de  la  volonté  gé- 


124       DU     C  O  N  1  R  A  C  T 

ne'rale,  qui  fciTC  à  la  communication  de  l'E- 
tat &  du  Souverain ,  qui  faiTe  en  quelque  for- 
te dans  la  perfonne  publique  ce  que  fait  dans 
rhomme  l'union  de  l'âme  &  du  corps.  Voi- 
là quelle  efl  dans  l'Etat  la  raifon  du  Gou- 
vernement, confondu  mal  à  propos  avec  le 
Souverain,  dont  il  n'efl:  que  le  minifb-e. 

Qu'est-ce  donc  que  le  Gouvernement? 
Un  corps  intermédiaire  établi  entre  les  fujets 
&  le  Souverain  pour  leur  mutuelle  correfpon- 
dance ,  charge  de  l'exécution  des  loix ,  &  du 
maintien  de  la  liberté,  tant  civile  que  poli- 
tique. 

Les  membres  de  ce  corps  s'appellent  Ma- 
gifbrats  ou  Rois^  c'efl-à-dire ,  Gouverneurs,  & 
le   corps    entier   porte    le   nom    de  Prince  *. 

*  C'eft  ainfî  qu'à  Venife  on  donnç  au  collçge  le  nom 
de  JéréniJJime  Prince,  même  quand  le  Do^c  n"y  affilie 
pas. 


SOCIAL.  1^5 

Ainfi  ceux  qui  prétendent  que  l'afte  par  lequel 
un  peuple  fe  fomnet  à  des  chefs  n'efl  point 
un  contrait,  ont  grande  raifon.  Ce  n'eft  ab- 
fokiment  qu'une  commilTion,  un  emploi  dans 
lequel ,  fimples  officiers  du  Souverain ,  ils  exer- 
cent en  fon  nom  le  pouvoir  dont  il  les  a 
faits  dépofitaires ,  &  qu'il  peut  limiter ,  modi- 
fier &  reprendre  quand  il  lui  plait ,  l'aliéna- 
tion d'un  tel  droit  étant  incompatible  avec  la 
nature  du  corps  focial,  &  contraire  au  but 
de  l'affociation. 

J'appelle  donc  Gouvernement  ou  fuprê- 
me  adminiflration  l'exercice  légitime  de  la 
puiflance  executive ,  &  Prince  ou  magiftrat 
rhomme  ou  le  corps  chargé  de  cette  admi^ 
aiftration. 

;  C'est  dans  le  Gouvernement  que  le  trou- 
vent les  forces  intermédiaires,  dont  les  rap- 
ports compofent  celui  de  tout  au  tout  ou  du 


226         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

Souverain  à  l'Etat.  On  peut  rëpréfenter  ce 
dernier  rapport  par  celui  des  extrêmes  d'une 
proportion  continue,  dont  la  moyenne  propor-. 
tiônnelle  efl  le  Gouvernement.  Le  Gouver- 
nement reçoit  du  Souverain  les  ordres  qu'il 
donne  au  peuple,  &  pour  que  l'Etat  foit  dans 
un  bon  équilibre  il  faut ,  tout  compenfé ,  qu'il 
y  ait  égalité  entre  le  produit  ou  la  puiflance 
du  Gouvernement  pris  en  lui-même  &  le  pro- 
duit ou  la  puiflance  des  citoyens,  qui  font 
fouverains  d'im  côté  &  fujets  de  l'autre.  ,. 
De  plus,  on  ne  fauroit  altérer  aucun  des 
trois  termes  fans  rompre  à  l'inflant  la  propor* 
tion;  Si  le  Souverain  veut  gouverner,  ou  fi 
le  magiftrat  veut  donner  des  loix,  ou  fi  les 
fujets  refufent  d'obéir,  le  défordre  fuccede  à: 
la  règle,  la  force  &  la  volonté  n'agilTent  plus 
de  concert,  &  l'Etat  difîbut  tombe  ainfi  dans 
le  defpotifme  ou  dans  l'anarchie.    Enfin  com^. 


.       SOCIAL.  127 

me  il  n'y  a  qu'une  moyenne  proportionnelle 
entre  chaque  rapport ,  il  n'y  a  non  plus  qu'un . 
bon  gouvernement  poffible  dans  un  Etat  :  Mais 
comme  mille  ëvénemens  peuvent  changer  les 
rapports  d'un  peuple,  non  feulement  différens 
Gouvernemens  peuvent  être  bons  à  divers 
peuples,  mais  au  même  peuple  en  différens 
tems. 

Pour  tâcher  de  donner  une  idée  des  di- 
vers rapports  qui  peuvent  régner  entre  ces 
deux  extrêmes,  je  prendrai  pour  exemple  le 
nombre  du  peuple,  comme  un  rapport  plus 
facile  à  exprimer. 

.Supposons  que  l'Etat  foit  compofé  de 
dix-mille  Citoyens.  Le  Souverain  ne  peut  ê- 
tre  confidéré  que  colIe6livement  &  en  corps: 
Mais  chaque  particulier  en  qualité  de  fujet 
efl  confidéré  comme  individu:  Ainfî  le  Souve- 
rain efl  au  fujet  comme  dix -mille  efl  à  un: 


I2S         DU    CONTRACT 

C'eft-à-dire  que  chaque  membre  de  l'Etat  n'a 
pour  fa  part  que  la  dix -millième  partie  de 
l'autorité  fouveraine  ,  quoi  qu'il  lui  foit  fou- 
rnis tout  entier.  Que  le  peuple  foit  compofé 
de  cent  -  mille  hommes ,  l'état  des  fiijets  ne 
change  pas,  &  chacun  porte  également  tout 
l'empire  des  loix,  tandis  que  fon  fufFragc,  ré- 
duit à  un  cent-millième ,  a  dix  fois  moins  d'in- 
fiuence  dans  leur  réda6lion.  Alors  le  fujet 
reliant  toujours  un,  le  rapport  du  Souverain 
augmente  en  raifon  du  nombre  des  Citoyens. 
D'où  il  fuit  que  plus  TEtat  s'aggrandit,  plus 
la  liberté  diminue. 

Quand  je  dis  que  le  rapport  augmente, 
j'entends  qu'il  s'éloigne  de  l'égalité.  Ainfi 
plus  le  rapport  eft  grand  dans  l'acception  des 
Géomètres ,  moins  il  y  a  de  rapport  dans 
Tacception  commune  ;  xdans  la  première  le 
rapport   confidéré  félon  la  quantité  feméfure 

par 


SOCIAL.  129 

par  rcxpofant,  &  dans  l'autre,  confidéré  fé- 
lon l'identité,  il  s'ellimc  par  la  fimilitude. 

Or  moins  les  volontés  particulières  fe 
rapportent  à  la  volonté  générale  ,  c'eft-à-dire 
les  mœurs  aux  loix ,  plus  la  force  réprimante 
doit  augmenter.  Donc  le  Gouvernement ,  pour 
être  bon,  doit  être  relativement  plus  fort  à 
méfure  que  le  peuple  efl  plus  nombreux. 

D' u  N  autre  côté ,  l'aggrandilTemenc  de  l'E- 
tat donnant  aux  dépofitaires  de  l'autorité  pu- 
blique plus  de  tentations  &  de  moyens  d'a- 
bufer  de  leur  pouvoir,  plus  le  Gouvernement 
doit  avoir  de  force  pour  contenir  le  peuple, 
plus  le  Souverain  doit  en  avoir  à  fon  tour 
pour  contenir  le  Gouvernement.  Je  ne  par- 
le pas  ici  d'une  force  abfolue,  mais  de  la  for* 
ce  relative  des  diverfes  parties  de  l'Etat. 

Il  suit  de  ce  double  rapport  que  la  pro- 
portion continue  entre  le  Souverain  le  Prince 

I 


I30       D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

&  le  peuple  n'èfl;  point  une  idée  arbitraire, 
mais  une  conféquence  néceflaire  de  la  nature 
du  corps  politique.  Il  fuit  encore  que  \\m 
des  extrêmes,  favoir  le  peuple  comme  fujet, 
étant  fixe  &  repréfenté  par  l'unité ,  toutes  les 
fois  que  la  raifon  doublée  augmente  ou  dimi- 
•nue ,  la  raifon  flmple  augmente  ou  diminue 
femblablement ,  &  que  par  conféquent  le  mo- 
yen terme  efl  change.  Ce  qui  fait  voir  qu'il 
n'y  a  pas  une  conftitution  de  Gouvernement 
tmique  &  abfolue  ,  mais  qu'il  peut  y  avoir 
autant  de  Gouvernemens  différens  en  nature 
.que  d'Etats  différens  en  grandeur. 

Si,  TOURNANT  cc  fifléme  en  ridicule ,  on 
difoit  que  pour  trouver  cette  moyenne  propor- 
tionnelle &  former  le  corps  du  Gouvernement 
il  ne  faut ,  félon  moi ,  que  tirer  la  racine 
quarrée  du  nombre  du  peuple;  je  répondrois 
que  je  ne  prends  ici  ce  nombre  que  pour  un 


SOCIAL.  131 

exeniple ,  que  les  rapports  dont  je  parle  ne  fe 
méfurent  pas  feulement  par  le  nombre  des 
hommes,  mais  en  général  par  la  quantité  d'ac- 
tion 5  laquelle  fe  combine  par  des  multitudes  de 
caufes,  qu'au  refte  fi,  pour  m'exprimer  en 
moins  de  paroles ,  j'emprunte  un  moment  des 
ternies  de  géométrie  ,  je  n'ignore  pas-,  ce- 
pendant ,  que  la  précifion  géométrique  n'a 
point  lieu  dans  les  quantités  morales. 

Le  Gouvernement  eft  en  petit  ce 
que  le  corps  politique  qui  le  renferme  eft  en 
grand.  C'efl  ime  perfonne  morale  douée  de 
certaines  facultés ,  adive  comme  le  Souverain , 
paffive  comme  l'Etat,  &  qu'on  peut  décora- 
pofer  en  d'autres  rapports  femblables ,  d'où 
nait  par  conféquent  une  nouvelle  proportion, 
une  autre  encore  dans  celle-ci  félon  Tordre 
des  tribunaux ,  jufqu'à  ce  qu'on  arrive  à  un 
moyen  terme  indiviiible ,  c'efl  -  à  -  dire  à  im 
la 


132       DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

feul  chef  ou  magiftrat  fuprême  ,  qu'on  peitt 
fe  repréfenter  au  milieu  de  cette  progreflion , 
comme  l'unité  entre  la  férié  des  fractions  ôc 
celle  des  nombres. 

Sans  nous  embarralTer  dans  cette  multipli- 
cation de  termes,  contentons  -  nous  de  confl- 
dérer  le  Gouvernement  comme  im  nouveau 
corps  dans  l'Etat  ,  difliinQ  du  peuple  &  du 
Sou\^erain ,  &  intermédiaire  entre  l'un  &  l'autre. 

Il  Y  A  cette  différence  efTentielle  entre  ces 
deux  corps ,  que  l'Etat  exifle  par  lui-même ,  & 
que  le  Gouvernement  n'exifle  que  par  le  Sou- 
verain. Ainfi  la  volonté  doininante  du  Prince 
n'efl  ou  ne  doit  être  que  la  volonté  générale 
ou  la  loi,  fa  force  n'ell  que  la  force  publique 
concentrée  en  lui ,  fitôt  qu'il  veut  tirer  de  lui- 
même  quelque  a6î:e  abfolu  &  indépendant,  la 
liaifon  du  tout  commence  à  fe  relâcher.  S'il 
arrivoit  enfin  que  le  Prince  eut  une  volonté 


SOCIAL.  133 

particulière  pins  a6live  que  celle  cjii  Souverain , 
&  qu'il  ulat  pour  obéir  à  cette  volonté  parti- 
culière de  la  force  publique  qui  eîl  dans  Tes 
mains ,  en  forte  qu'on  eut ,  pour  ainll  dire , 
deux  Souverains,  l'un  de  droit  &  l'autre  de 
fait;  à  l'inftant  l'union  fociale  s'évanouiroit , 
&  le  corps  politique  feroit  diflbut. 

Cependant  pour  que  le  corps  du  Gou- 
vernement ait  une  exiflence  une  vie  réelle  qui 
le  diftingue  du  corps  de  l'Etat ,  pour  que  tous 
ihs  membres  puifTent  agir  de  concert  &  ré- 
pondre à  la  fin  pour  laquelle  il  ed  inftitué , 
il  lui  faut  un  mai  particulier,  une  ienfibilité 
commune  à  fes  membres,  une  force  une  vot 
lonté  propre  qui  tende  à  fa  confervation.  Cet- 
te ej^iflence  particulière  fuppofe  des  alTemr 
blées ,  des  confeils  ,  un  pouvoir  de  délibérer 
de  réfoudre,  des  droits,  des  titres,  des  privir 
leges  qui  app^tiennent  au  Prince  exclufive' 

13 


134-      D  U    C  O  N  T  p.  A  C  T 

ment ,  &  qui  rendent  la  condition  du  magi- 
flrat  plus  honorable  à  proportion  qu'elle  efl: 
plus  pénible.  Les  difficultés  font  dans  la  ma- 
nière d'ordonner  dans  le  tout  ce  tout  fubalter- 
ne,  de  forte  qu'il  n'altère  point  la  conftitution 
générale  en  affermiflant  la  fienne,  qu'il  diflin- 
gue  toujours  fa  force  particulière  deftinée  à  fa 
propre  confen-ation  de  la  force  publique  defti- 
née  à  la  confervation  de  l'Etat,  &  qu'en  un 
mot  il  foit  toujours  prêt  à  facrifier  le  Gou- 
vernement au  peuple  &  non  le  peuple  au 
Gouvernement. 

D'ailleurs,  bien  que  le  corps  artificiel 
du  Gouvernement  foit  l'ouvrage  d'un  autre 
corps  artificiel,  &  qu'il  n'ait  en  quelque  forte 
qu'une  vie  empruntée  &  fubordonnée  ,  cela 
n'empêche  pas  qu'il  ne  puilTe  agir  avec  plus 
ou  moins  de  vigueur  ou  de  célérité  ,  jouir, 
pour   ainfi   dire    d'urne  fanté  plus    ou  moins 


SOCIAL.  135 

robiifte.  Enfin ,  fans  s'éloigner  directement 
du  but  de  fon  inflitution  ,  il  peut  s'en  écar- 
ter plus  ou  moins,  félon  la  manière  dont  il 
eft  conflitué. 

C'est  de  toutes  ces  différences  que  naif- 
fent  les  rapports  divers  que  le  Gouvernement 
doit  avoir  avec  le  corps  de  l'Etat,  félon. les 
rapports  accidentels  &  particuliers  par  lefquels 
ce  même  Etat  c(t  modifié.  Car  fouvent  le 
Gouvernement  le  meilleur  en  foi  deviendra  le 
plus  vicieux,  fi  fes  rapports  ne  font  altérés 
félon  les  défauts  du  corps  politique  auquel  il 
appartient. 


O^ 


Î4 


136      D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    II. 

Vu  principe  qui  conjl'iîiie  les  diverfes 
formes  de  {jouvernement. 

JL  0  u  R  expofer  la  caufc  générale  de  ces  dif- 
férences ,  il  faut  diftinguer  ici  le  Prince  &  le 
Gouvernement ,  comme  j'ai  diftingué  ci-devant 
l'Etat  &  le  Souverain. 

Le  corps  du  magiftrat  peut  être  compo- 
fé  d'un  plus  grand  ou  moindre  nombre  de 
■membres.  Nous  avons  dit  que  le  rapport  du 
Souverain  aux  fujets  étoit  d'autant  plus  grand 
que  le  peuple  étoit  plus  nombreux,  &  par  une 
évidente  analogie  nous  en  pouvons  dire  autant 
du  Gouvernement  à  l'égard  des  IMagiflrats. 

O  R  L  A  force  totale  du  Gouvernement  étant 
toujours  celle  de  l'Etat,  ne  varie  point:  d'où 
il  fuit  que  plu5  il  ufe  de  cette  force  fur  fes 


SOCIAL.  137 

propres  membres ,  moins  il  lui  en  refle  pour 
agir  fur  tout  le  peuple. 

Donc  plus  les  Magiftrats  font  nombreux, 
plus  le  Gouvernement  eft  foible.  Comme  cet- 
te maxime  eft  fondamentale  ,  appliquons-nous 
-à  la  mieux  eclaircir, 

-  Nous  pouvons  diflingucr  dans  la  perfonns 
du  magiilrat  trois  volontés  eflenciellement  dif- 
férentes. Premièrement  la  volonté  propre'  de 
l'individu,  qui  ne  tend  qu'à  fon  avantage  par- 
ticulier ;  lecondement  la  volonté  commune  des 

.magiftrats,  qui  fe  rapporte  uniquement  à  l'a- 
vantage du  Prince,  &  qu'on  peut  appeller  vo- 

•  lonté  de  corps,   laquelle  eft  générale  par  rap- 

-port  au  Gouvernement,  &  particulière  par  rap- 
port à  l'Etat,  dont  le  Gouvernernent  fait  par-- 

■  tie;  en  trolfieme  lieu  la  volonté  dit  peuple  ou 
la  volonté  fouveraine  ,    laquelle  eft  générale , 

riant  par  rapport  à  l'Etat  coi^fidéré  comme  le 
I5 


138         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

tout,  que  par  rapport  au  Gouvernement  con- 
fidéré  coiTime  partie  du  tout. 

Dans  une  légillation  parfaite,   la  volonté 
particulière  ou  individuelle  doit  être  nulle,   la 
volonté    de   corps    propre   au   Gouvernement 
très  fubordonnée,  &  par  conféquent    la   vo- 
lonté générale  ou  fouveraine  toujours  domi- 
nante &  la  règle  unique  de  toutes  les  autres. 
Selon  Tordre  naturel ,  au  contraire  ,  ces 
■différentes   volontés  deviennent  plus  avives  à 
lîlcfure  qu'elles  fc  concentrent.    Ainfi  la  vo- 
lonté  générale   efl  toujours  la  plus  foiblc,  h 
•volonté  de  corps  a  le  fécond  rang,&  la  vo- 
lonté particulière  le  premier  de  tous:  de  for- 
te que  dans  le  Gouvernement  chaque  mem- 
bre efl  premièrement  foi-même,  &  puis  Ma- 
gifbat,   &   puis   citoyen.     Gradation   dire6le- 
jnent  oppofée  à  celle  qu  exige  l'ordre  focial. 
Cela  pofé;  que    touc  le  Gouvernement  fait 


SOCIAL.  139 

entre  les  mains  d'an  feul  homme.  Voilà  la 
volonté  particulière  &  la  volonté  de  corps 
parfaitement  réunies ,.  &  par  conféquent  cel- 
le -  ci  au  plus  haut  degré  d'intenfité  qu'elle 
puilie  avoii".  Or  comme  c'eft  du  degré  de  h 
volonté  que  dépend  l'ufage  de  la  force ,  & 
que  la  force  abfolue  du  Gouvernement  ne  va- 
rie point  ,  il  s'enfuit  que  lé  plus  a6tif  des 
Gouvernemens  ell  celui  d'un  feul. 

Au  CONTRAIRE,  uniflons  le  Gouv^erne- 
ment  à  l'autorité  légiflative;  faifons  le  Prince 
du  Souverain,  &  de  tous  les  Citoyens  autant 
de  magiflrats  :  Alors  la  volonté  de  corps ,  con- 
fondue avec  la  volonté  générale,  n'aura  pas 
plus  d'aftivité  qu'elle,  &  laiffera  la  vobnté 
particulière  dans  toute  fa  force.  Ainfi  le  Gou* 
vernement,  toujours  avec  la  même  force  ab* 
folue,  fera  dans  fon  mimmum  de  force  rela- 
tive ou  d'aclivité. 


•140       DU    CONTRACT 

Ces  rapports  font  inconteflables ,  &  d'au- 
tres confidérations  fervent  encore  à  les  con- 
firmer. On  voit,  par  exemple,  que  chaque 
magiflrat  eil  plus  aclif  dans  fon  corps  que 
chaque  citoyen  dans  le  lien,  &  que  par  con- 
féquent  la  volonté  particulière  a  beaucoup  plus 
d'influence  dans  les  aftes  du  Gouvernement 
que  dans  ceux  du  Souverain  ;  car  chaque  ma- 
giflrat eft  prefquc  toujours  chargé  de  quelque 
fonftioR  du  Gouvernement ,  au  lieu  que  cha- 
que citoyen  pris  à  part  n'a  aucune  fonctiort 
de  la  fouveraineté.  D'ailleurs,  plus  l'Etat  s'é- 
tend, plus  fa  force  réelle  augmente,  quoiqu'cl- 
îe  n'augmente  pas  en  raifon  de  fon  étendue: 
mais  l'Etat  redant  le  même  ,  les  magiflrats 
ont  beau  fe  multiplier ,  le  Gouvernement  n'en 
acquiert  pas  ime  plus  grande  force  réelle, 
parce  que  cette  force  efl:  celle  de  l'Etat  ^  dont 
la  méfure  ell  toujoiu-s  égale.    AinQ  la  fgrçe 


SOCIAL.  141 

relative  ou  l'aftivité  du  Gouvernement  dimi- 
nue, fans  que  fa  force  abfolue  ou  réelle  puif- 
fe  augmenter. 

Il  est  fur  encore  que  l'expédition  des  af- 
faires devient  plus  lente  à  méfure  que  plus  de 
gens  en  font  chargés ,  qu'en  donnant  trop  à 
h  prudence  on  ne  donne  pas  afTez  à  la  for- 
tune, qu'on  laifle  échapper  l'occafion,  &  qu'à 
force  de  délibérer  on  perd  fouvent  le  fruit  de 
ia  délibération. 

Je  viens  de  prouver  que  le  Gouverne- 
ment fe  relâche  à  méfure  que  les  magillrats 
fe  multiplient ,  &  j'ai  prouvé  ci  -  devant  que 
plus  le  peuple  efl  nombreux ,  plus  la  force  ré- 
primante doit  augmenter.  D'où  il  fuit  que  le 
rapport  des  magiftrats  au  Gouvernement  doit 
être  inverfe  du  rapport  des  fujets  au  Souve- 
rain :  C'eft-à-dire  que ,  plus  l'Etat  s'aggrandit, 
plus  le  Gouvernement  doit  fe  reflerrerj  telle- 


142         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

ment  que  le  nombre  des   chefs  diminue  en 
raifon  de  l'augmentation  du  peuple. 

Au  RESTE  je  ne  parle  ici  que  de  la  force 
relative  du  Gouvernement,  &  non  de  fa  rec- 
titude: Car,  au  contraire,  plus  le  magiflrat  cft 
nombreux ,  plus  la  volonté  de  corps  fe  rappro- 
che de  la  volonté  générale;  au  lieu  que  fous 
im  magiflrat  unique  cette  même  volonté  de 
corps  n'cft,  comme  je  l'ai  dit,  qu'une  volon- 
té particulière.  Ainfi  l'on  perd  d'un  côté  ce 
qu'on  peut  gagner  de  l'autre,  &  l'art  du  Lé- 
giflateur  efl:  de  fa  voir  fixer  le  point  où  la  for- 
ce &  la  volonté  du  Gouvernement,  toujours 
en  proportion  réciproque,  fe  combinent  dans 
le  rapport  le  plus  avantageux  à  l'Etat. 


SOCIAL.  143 

CHAPITRE    IIL 

Divifion  des  Gcuvernemens, 

On  a  vu  dans  le  chapitre  préce'denc  pour» 
quoi  l'on  dillingue  les  diverfes  efpeces  ou 
formes  de  Gouvernemens  par  le  nombre  des 
membres  qui  les  compoienc  ;  il  refle  à  voir 
dans   celui-ci  comment  fe  fait  cette  divifion. 

Le  Souverain  peut,  en  premier  lieu,  com- 
mettre le  dépôt  du  Gouvernement  à  tout  le 
peuple  ou  à  la  plus  grande  partie  du  peuple, 
en  forte  qu'il  y  ait  plus  de  citoyens  magi- 
ftrats  que  de  citoyens  fimples  particuliers.  On 
donne  à  cette  forme  de  Gouvernement  le  nom 
de  Démocratie. 

Ou  BIEN  il  peut  reflerrer  le  Gouverne- 
ment entre  les  mains  d'un  petit  nombre,  en 


144       DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

forte  qu'il  y  ait  plus  de  fimples  Citoyens  que 
de  magiftrats ,  &  cette  forme  porte  le  nom 
^  Ariftocratie. 

Enfin  il  peut  concentrer  tout  le  Gouverne- 
ment dtns  les  mains  d'un  magilb'at  unique 
dont  tous  les  autres  tiennent  leur  pouvoir. 
Cette  troifieme  forme  efl:  la  plus  commune ,  & 
s'appelle  Monarchie  ou  Gouvernement  royal. 

On  boit  remarquer  que  toutes  ces  formes 
ou  du  moins  les  deux  premières  font  fufcep7 
tibles  de  plus  ou  de  moins,  &  ont  même 
une  allez  grande  latitude  ;  car  la  Démocratie 
peut  embraffer  tout  le  peuple  ou  fe  reflerrer 
jufqu'à  la  moitié.  L'Ariflocratie  à  fon  tour 
peut  de  la  moitié  du  peuple  fe  reflerrer  juf- 
qu'au  plus  petit  nombre  indéterminément,  La 
Royauté  même  efl:  fufceptible  de  quelque  par7 
tage.  Sparte  eut  condamment  deux  Rois  par 
fa   conftitution  j  &  l'on   a   vu  dans  l'empire 

ro- 


SOCIAL.  145 

roftiain  julquà  huit  Empereurs  à  la  "fois,  fans 
qu'on  pût  dire  que  l'Empire  fut  divifé.  Ain- 
11  il  y  a  un  point  où  chaque  forme  de  Gou- 
vernement fe  confond  avec  la  fuivante  ,  & 
l'on  voit,  que  fous  trois  feules  dénominations. 
Je  Gouvernement  efl  réellement  fufceptible 
d'autant  de  formes  diverfes  que  l'Etat  a  de 
Citoyens, 

Il  y  A  plus:  Ce  même  Gouvernement  pou- 
vant à  certains  égards  fe  fubdivifer  en  d'au- 
tres parties,  l'une  adminiilrée  d'une  manière 
&  l'autre  d'une  autre ,  il  peut  réfulter  de  ces 
trois  formes  combinées  une  multitude  de  for- 
mes mixtes,  dont  chacune  efl  multipliable 
par  toutes  les  formes  fimples. 

On  A  de  tous  tems  beaucoup  difputé  fur 
la  meilleure  forme   de   Gouvernement ,    fans 
conllderer  que  chacune  d'elles  efl  la  meilleure 
en  certains  cas,   &  la  pire  en  d'autres. 
K 


145        DU    CONTRACT 

Si  dans  les  différens  Etats  le  nombre 
des  magillrats  fuprêmes  doit  être  en  raifon  in- 
verfe  de  ceîiii  des  Citoyens,  il  s'enfuit  qu'en 
général  le  Gouvernement  Démocratique  con- 
vient aux  petits  Etats,  l'Ariftocratique  aux 
médiocres,  &  le  Monarchique  aux  grands. 
Cette  règle  fe  tire  immédiatement  du  prin- 
cipe ;  mais  comment  compter  la  multitude 
de  drconflances  qui  peuvent  fournir  des  ex- 
ceptions ? 


"3-,  ••io>  ,^ 


SOCIAL.  147 


CHAPITRE    IV. 

De  la  Démôcratk, 

CvELUi   qui  fait  la  loi  fait  mieux  que  per- 
fonne  comment  elle  doit  être  exécutée  &  in- 
terprêtée.   II  femble  donc  qu'on  ne  fauroit  a- 
Voir  une  meilleure  conftitution  que  celle  où  le 
pouvoir  exécutif  eft  joint  au  légiflatif  :  Mais 
c'efl:  cela  même  qui  rend  ce  Gouvernement  in- 
fuffifant  à  certains  égards ,  parce  que  les  chofes 
qui  doivent   être  diflinguées  ne  le  font  pas, 
&  que  le  Prince  &  le  Souverain  n'étant  que 
la  même  perfonne ,  ne  forment ,  pour  ainlî  di- 
re, qu'un  Gouvernement  fans  Gouvernement. 
Il  n'est  pas  bon   que  celui  qui  fait  les 
îoix  les  exécute,  ni  que  le  corps  du  peuple  dé- 
tourne foin  attention  des  vues  génér^çs,  pour 
K  â 


148        DU    CONTRACT 

les  donner  aux  objets  particuliers.  Rien  n'efl 
plus  dangereux  que  l'influence  des  intérêts  pri- 
vés dans  les  affaires  publiques,  &  l'abus  des 
loix  par  le  Gouvernement  efl  un  mal  moindre 
que  la  corruption  du  Légiflateur ,  fuite  infailli- 
ble des  vues  particulières.  Alors  l'Etat  étant  al- 
téré dans  fa  fubilance,  toute  réforme  devient 
impoffible.  Un  peuple  qui  n'abuferoit  jamais  du 
Gouvernement  n'abuferoit  pas  non  plus  de  l'in- 
dépendance; un  peuple  qui  gouverneroit  toa- 
jom-s  bien  n'auroit  pas  befoin  d'être  gouverné. 
A  PRENDRE  le  terme  dans  la  rigueur  de 
l'acception,  il  n'a  jamais  exifté  de  véritable 
Démocratie,  &  il  n'en  exiftera  jamais.  Il  eft 
contre  Tordre  naturel  que  le  grand  nombre 
gouverne  &  que  le  petit  foit  gouverné.  On 
ne  peut  imaginer  que  le  peuple  refle  incef- 
farmnent  aflemblé  poiu:  vaquer  aux  affaires 
publiques,  &  l'on  voit  aifément  qu'il  ne  fau- 


SOCIAL.  149 

roit   établir  pour   cela    des   commiflîons  fans 
que  la  forme  de  l'adminiflration  change. 

En  effet,  je  crois  pouvoir  pofer  en  prin- 
cipes que  quand  les  fon6lions  du  Gouverne- 
ment font  partagées  entre  plufieurs  tribunaux, 
les  moins  nombreux  acquièrent  tôt  ou  tard  la 
plus  grande  autorité;  ne  fut-ce  qu'à  caufe  de 
la  facilité  d'expédier  les  affaires,  qui  les  y  a- 
mene  naturellement. 

D'ailleurs  que  de  chofes  difficiles  à 
réunir  ne  fuppofe  pas  ce  Gouvernement  ? 
Premièrement  im  Etat  très  petit  où  le  peu- 
ple foit  facile  à  raffembler  &  où  chaque  ci- 
toyen puifle  aifément  connoitre  tous  les  au- 
tres :  fecondement  une  grande  fimplicité  de 
mœurs  qui  prévienne  la  multitude  d'affaires  & 
les  difcuffions  épineufes  :  Enfuite  beaucoup  d'é- 
galité dans  les  rangs  &  dans  les  fortunes,  fans 
quoi  l'égalité  ne  fauroit  fubfifler  longtejiis  dans 
K  3 


150        DU    CONTRACT 

les  droits  &  l'autorité:  Enfin  peu  ou  point  de 
luxe;  car,  ou  le  luxe  efl:  l'effet  des  richefFes, 
ou  il  les  rend  néceffaires;  il  corrompt  à  la 
fois  le  riche  &  le  pauvre ,  l'un  par  la  pol^ 
feflîon  l'autre  par  la  convoitife  ;  il  vend  la  pa- 
trie à  la  molefle  à  la  vanité;  il  ôte  à  l'Etat 
tous  fes  Citoyens  pour  les  aflervir  les  uns  aux 
autres,  &  tons  à  l'opinion. 

Voila  pourquoi  un  Auteur  célèbre  a  donné 
!a  vertu  pour  principe  à  la  République;  car 
toutes  ces  conditions  ne  fauroient  fubrifter  fanj 
la  vertu:  mais,  faute  d'avoir  fait  les  diflinc- 
tions  néceffaires ,  ce  beau  génie  a  manqué  fou- 
v^ent  de  juffeffe  ,  quelquefois  de  clarté ,  & 
n'a  pas  vu  que  l'autorité  Souveraine  étant 
par  tout  la  même,  le  même  principe  doit  a- 
voir  lieu  dans  tout  Etat  bien  conflitué,  pkis 
ou  moins ,  il  efl  vrai ,  félon  la  forme  du 
Gouvernement. 


SOCIAL.  151 

Ajoutons  qu'il  n'y  a  pas  de  Gouverne- 
ment Cl  fiijet  aux  guerres  civiles  Se  aux  agi- 
tations inteflines  c[ue  le  Démocratique  ou  po- 
pulaire, parce  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  tende 
fi  fortement  &  fi  continuellement  à  changer 
de  forme ,  ni  qui  demande  plus  de  vigilance 
&  de  courage  pour  être  maintenu  dans  la 
fienne.    Cefi:  iîir-tout  dans  cette  conflitution 
que  le  Citoyen  doit  s'armer  de   force  &  de 
eonftance ,  &  dire  chaque  jour  de  fà  vie  au 
fond  de  fon  coeur  ce  que  difbit  un  vertueux 
Palatin  *  dans  la  Diète  de  Pologne  :   Malo 
ferïcîdofam  lïhertatem  quam  q^ietum  fervithim. 
S'il  y  avoit  un  peuple  de  Dieux j  il  le  gou- 
vemeroit  Démocratiquem^t.    Un  Gouvaiie- 
ment  fi  parfait  ne  convient  pas  à  des  hommes» 

*  Le  Palatin  de  Pofoame  père  du  Roi  de  Pologne 
Duc  de  Lonaine. 

£4 


152         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    V. 

De  TAriJlocratie. 

W  o  u  s  avons  ici  deiix  perfonnes  morales  très 
diftinftes,  favoir  le  Gouvernement  &  le  Sou- 
verain ,  &  par  conféquent  deux  volontés  gé- 
nérales, l'une  par  rapport  à  tous  les  citoyens, 
l'autre  feulement  pour  les  membres  de  l'ad- 
rniniflration.  Ainfi ,  bien  que  le  Gouverne- 
ment puifle  régler  fa  police  intérieure  comme 
il  lui  p^ait ,  il  ne  peut  jamais  parler  au  peu- 
ple qu'au  nom  du  Souverain,  c'eft-à-dire  au 
nom  du  peuple  même  ;  ce  qu'il  ne  faut  jamais 
oublier. 

Les  premières  fociétcs  fe  gouvernèrent  a- 
riflocratiquement.  .  Les  chefs  des  familles  dé- 
libcroient  entre  eux  des  affaires  publiques  j  Les 


SOCIAL»  153 

jeunes  gens  cédoient  fans  peine  à  l'^autorité  de 
l'expérience.  Delà  les  noms  de  Prêtres, 'd'an' 
ciens ,  de  fJnat ,  de  Gérontes.  Les  fauvages  de 
l'amérique  feptentrionale  fe  gouvernent  encore 
ainfî  de  nos  jours ,  &  font  très  bien  gouvernés. 

Mais  à  méfure  que  Tinégallté  d'inftitution 
l'emporta  fur  l'inégalité  naturelle,  la  richèfle 
ou  la  puifTance  *  fut  préférée  à  l'âge ,  &  l'A- 
riftocratie  devint  éleftive.  Enfin  la  puiiTance 
tranfmife  avec  les  biens  du  père  aux  enfans 
rendant  les  familles  patriciennes  ,  rendit  le 
Gouvernement  héréditaire  ,  &  l'on  vit  des 
Sénateurs  de  vingt  ans. 

I L  Y  A  donc  trois  fortes  d' Ariftocratie  ;  na- 
lurelle,  éleftive,  héréditaire.  La  première  ne 
convient  qu'à  des  peuples  fim_ples;  la  troifie- 
me   efl:    le  pire  de   tous  \qs  Gouvernemens. 


*  Il  eft  clair  que  le  mot  Opîbnaîes  chez  les  anciens 
ne  veut  pas  dire  Jes  meilleurs,  mais,  les  plus  puiffang. 
K5 


154        I>U    CONTRACT 

La  deuxième  eft  le  meHieur:  c'efl  TAnflocra- 
tie  proprement  dite. 

Outre  Tavantage  de  la  diftinélion  des 
deux  pouvoirs ,  elle  a  celui  du  choix  de  fê$ 
membres;  car  dans  le  Gouvernement  populai- 
K  tous  les  Citoyens  nailTent  magiflrats,  mais 
celui  -  ci  les  borne  à  un  petit  nombre  ,  &  ifs 
se  le  deviennent  c]ue  par  éIe£lion  *;  moyen 
par  lequel  la  probité,  les  lumières,  Texpërien- 
ce,  <Sc  toutes  les  autres  raifons  de  préférence 
&  d'ellimc  publique,  font  autant  de  nouve$Li3t 
garants  qu'on  fera  fagement  gouverné. 

De  PLUS  ,  les  aflemblées  le  font  plus  co* 


*  Il  importe  beaucoup  de  régler  par  des  loix  la  forme 

de  réle<^ion  des  magiftrats:  car  en  l'abandonant  à  la  vo- 
lonté da  Prince  on  ne  peut  éviter  de  tomber  dans  l'Arif^ 
tocratie  héréditaire,  comme  il  eft  arrivé  aux  République» 
de  yenife  &  de  Berna.  Auiîî  la  première  eft-elle  depuis 
longtems  un  Etat  diffout,  mais  la  féconde  fe  maintient 
par  l'extrême  fagellè  de  fon  Sénat;  c'elt  une  excepdoa 
bien  hoaorable  &  bien  dangereufe. 


I 


SOCIAL.  155 

modement ,  les  affaires  fe  difcutent  mieux 
s'expédient  avec  plus  d'ordre  &  de  diligence, 
le  crédit  de  l'Etat  efl:  mieux  foutenu  chez  l'é* 
tranger  par  de  vénérables  fénateurs  que  par 
une  multitude  inconnue  ou  méprifée. 

Ë  N  u  N  mot ,  c'efl  l'ordre  le  meilleur  &  le 
plus  naturel  que  les  plus  fages  gouvernent  la 
multitude,  quand  on  efl:  flir  qu'ils  la  gouver- 
neront pour  fon  profit  &  non  pour  le  leur; 
il  ne  faut  point  multiplier  en  vain  les  reflbrts, 
ni  faire  avec  vingt  mille  hommes  ce  que  cent 
hommes  choifis  peuvent  faire  encore  mieux. 
Mais  il  faut  remarquer  que  l'intérêt  de  corps 
commence  à  moins  diriger  ici  la  force  publi- 
que ^- fur  la  règle  de  la  volonté  générale,  Si 
qu'une  autre  pente  inévitable  enlève  aux  loix 
ime  partie  de  la  puiiTance  executive. 

A  l'égard  des  convenances  particulières ,i 
il  ne  faut  ni  un  Etat  fi  petit  ni  un  peuple  Ci 


15^        DU    CONTRACT 

fîmple  &  fî  droit  que  rexécution  des  loix  fui- 
ve  immédiatement  de  Ja  volonté  publique, 
comme  dans  une  bonne  Démocratie.  Il  ne 
faut  pas  non  plus  une  fi  grande  nation  que 
les  chefs  épars  pour  Ja  gouverner  puifTent 
trancher  du  Souverain  chacun  dans  fon  dépar- 
tement ,  ÔL  commencer  par  fe  rendre  indépen- 
dans  pour  devenir  enfin  les  maîtres. 

M  A I  s  fi  l'Ariftoci'atie  exige  quelques  ver- 
tus de  moins  que  le  Gouvernement  populai- 
re ,  elle  en  exige  auffi  d'autres  qui  lui  font 
propres  ;  comme  la  modération  dans  les  ri- 
ches &  le  contentement  dans  les  pauvres; 
car  il  femble  qu'une  égalité  rigoureufe  y  fe- 
roit  déplacée;  elle  ne  fut  pas  même  obfervée 
à  Sparte. 

Au  RESTE,  Il  cette  forme  comporte  une 
certaine  inégalité  de  fortune,  c'eft  bien  pour 
qu'en  général  fadminiflration  des  affaires  pu- 


SOCIAL.  157 

bliques  foit  confiée  à  ceux  qui  peuvent  les 
mieux  y  donner  tout  leur  tems,  mais  non  pas, 
comme  prétend  Ariftote,  pour  que  les  riches 
foient  toujours  préférés.  Au  contraire,  il  im- 
porte qu'un  choix  oppofé  apprenne  quelquefois 
au  peuple  qu'il  y  a  dans  le  mérite  des  hom- 
mes des  raifons  de  préférence  plus  importan- 
tes que  la  richejQTe. 


^#%.^ 


158        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    VI. 

De  la  Monarchie. 

TusQ^u'ici  nous  avons  confidéré  le  Prince 
éomme  une  perfbnne  morale  &  coIIe6live,  u- 
nie  par  la  force  des  loix,  &  dépofitaire  dans 
l'Etat  de  la  puilTance  executive.  Nous  avons 
maintenant  à  conlldérer  cette  puifTance  réunie 
entre  les  mains  d'une  perfonne  naturelle,  d'un 
homme  réel ,  qui  feul  ait  droit  d'en  dilpofer 
félon  les  loix.  Cefl:  ce  qu'on  appelle  un 
Monarque  ou  un  Roi. 

Tout  au  contraire  des  autres  adminiftra- 
tions ,  où  un  être  colleftif  repréfente  un  indi- 
vidu, dans  celle-ci  un  individu  repréfente  un 
être  collectif;  en  forte  que  l'unité  morale  qui 
conftitue  le  Prince  eft  en  même  tems  une  u- 


SOCIAL.  15^ 

nîcé  phyfiqiie,  dans  laquelle  toutes  les  facultés 
que  la  loi  réunk  dans  l'autre  avec  tant  d'ef- 
fort fe  trouvent  naturellement  réunies. 

Ainsi  la  volonté  du  peuple ,  &  la  volon- 
té du  R"ince,  &  la  force  publique  de  l'Etat, 
&  la  force  particulière  du  Gouvernement, 
tout  répond  au  même  mobile,  tous  les  reC- 
forts  de  la  madiine  font  dans  la  même  main , 
tout  marche  au  même  but,  il  n'y  a  point  de 
mouvemens  oppofes  qui  s'entredécruifent,  & 
Fon  ne  peut  imaginer  aucune  forte  de  con- 
ftitution  dans  laquelle  un  moindre  effort  pro- 
duife  une  adion  plus  conlldérabîe.  Archime- 
de  aflis  tranquilement  fur  le  rivage  &  tirant 
iàns  peine  à  flot  un  grand  VailTeau,  me  re- 
préfente  un  monarque  habile  gouvernant  de 
fîm  cabinet  fes  rafles  Etats ,  &  faifant  tout 
tsouvoir  en  paroiflant  immobile. 

Mais  s'iJ  n'y  a  point  de  Gouvernement 


i6o        DU    CONTRACT 

qui  ait  plus  de  vigueur  ,  il  n'y  en  a  point 
où  la  volonté  particulière  ait  plus  d'empire  & 
domine  plus  aifément  les  autres;  tout  marche 
au  même  but,  il  efl;  vrai;  mais  ce  but  n'efl: 
point  celui  de  la  félicité  publique,  &  la  for- 
ce même  de  l'Adminidration  tourne  fans  cefle 
au  préjudice  de  l'Etat. 

Les  Rois  veulent  être  abfolus,  &  de  loin 
on  leur  crie  que  le  meilleur  moyen  de  l'être 
eft  de  fe  faire  aimer  de  leurs  peuples.  Cette 
maxime  efb  très  belle,  &  même  très  vraye  à 
certains  égards.  Malheureufement  on  s'en  mo- 
quera toujours  dans  les  Cours.  La  puiiTance 
qui  vient  de  l'amour  des  peuples  eft  fans  dou- 
te la  plus  grande  ;  mais  elle  ell;  précaire  & 
conditionnelle ,  jamais  les  Princes  ne  s'en  con- 
tenteront. Les  meilleurs  Rois  veulent  pouvoir 
être  médians  s'il  leur  plait,  fans  cefTer  d'être 
les  maîtres:  Un  fermooeur  politique  aura  beau 

leur 


SOCIAL  î6i 

leur  dire  que  la  force  du  peuple  étant  la 
leur,  leur  plus  grand  intérêt  eft  que  le  peuple 
foit  florilTant , nombreux ,  redoutable:  ils  favent 
très  bien  que  cela  n'eft  pas  vrai.  Leur  intérêt 
perfonnel  efl:  premièrement  que  le  Peuple  foit 
foible,  miférable,&  qu'il  ne  puifle  jamais  leur 
réfifter.  J'avoue  que ,  fuppofant  les  fujets  tou- 
joiu*s  parfaitement  fournis ,  l'intérêt  du  Prin- 
ce feroit  alors  que  le  peuple  fut  puifTant ,  afin 
que  cette  puilTance  étant  la  Tienne  le  rendit 
redoutable  à  fes  voilins  ;  mais  comme  cet  in- 
térêt n'efl  que  fecondaire  &  fubordonné,  & 
que  les  deux  fuppodtions  font  incompatibles ,  il 
efl;  naturel  que  les  Princes  donnent  toujours  la 
préférence  à  la  maxime  qui  leur  efl  le  plus 
immédiatement  utile.  C'eft  ce  que  Samuel 
repréfentoit  fortement  aux  Hébreux;  c'efl:  ce 
que  Machiavel  a  fait  voir  avec  évidence. 
JEn  feignant  de  donnner  des  leçons  aiuc  Rois 
L 


i62  DU    CONTRACT 

il  en  a  donné  de  grandes  aux  peuples.  Le 
Prince  de  Machiavel  efl  le  livre  des  républi- 
cains. 

Nous  avons  trouvé  par  les  rapports  gé- 
néraux que  la  monarchie  n'efl:  convenable 
qu'aux  grands  Etats,  &  nous  le  trouvons  en- 
core en  l'examinant  en  elle-même.  Plus  l'ad- 
ralnillration  publique  efl  nombreufe,  plus  le 
rapport  du  Prince  aux  fujets  diminue  &  s'ap- 
proche de  l'égalité,  en  forte  que  ce  rapport 
efl  un  ou  l'égalité-  même  dans  la  Démocra- 
tie. Ce  même  rapport  augmente  à  méfure 
que  le  Gouvernement  fe  refierre,  &  il  efl 
dans  foTî  maximum  quand  le  Gouvernement 
efl:  dans  les  mains  d'un  feul.  Alors  il  fe 
trouve  une  trop  grande  dillance  entre  le  Prin- 
ce &  le  Peuple,  &  l'Etat  manque  de  liaifon. 
.pour  la  former  il  faut  donc  des  ordres  inter- 
médiaires: Il  faut   des  Princes,  dès  Grands ^ 


SOCIAL.  163 

de  la  noblelTe  pour  les  remplir.  Or  rien  de 
tout  cela  ne  convient  à  un  petit  Etat ,  que 
ruinent  tous  ces  degrés. 

Mais  s'iJ  eft  difficile  qu'un  grand  Etat  foit 
bien  gouverné ,  il  l'eft  beaucoup  plus  qu'il  foie 
bien  gouverné  par  un  feul  homme  ,  &  cha- 
cun fait  ce  qu'il  arrive  quand  le  Roi  fe  don- 
ne des  fubftituts. 

Un  DEFAUT  eiîenciel  &  inévitable,  qui 
mettra  toujours  le  gouvernement  monarchique 
au  deflbus  du  républicain  ,  eft  que  dans  ce- 
lui-ci la  voix  publique  n'élevé  prefque  jamais. 
aux  premières  places  que  des  hommes  é- 
clairés  &  capables  ,  qui  les  rempliflent  avec 
honneur  :  au  lieu  que  ceux  qui  parviennent 
dans  les  monarchies  ne  font  le  plus  fouvent 
que  de  petits  brouillons  ,  de  petits  fripons, 
de  petits  intrigans ,  à  qui  les  petits  talens  qui 
font  daos  ks  Cours  parvenir  aux  grandes  pla- 
L  2 


i<54         DU    CONTRACT 

ces,  ne  fervent  qu'à  montrer  au  public  leur 
ineptie  aufli-tôt  qu'ils  y  font  parvenus.  Le 
peuple  fe  trompe  bien  moins  fur  ce  choix 
que  le  Prince,  &  un  homme  d'un  vrai  mérite 
efl  prefque  aufli  rare  dans  le  miniflere,  qu'un 
fot  à  la  tête  d'un  gouvernement  républicain, 
Auffi,  quand  par  quelque  heureux  hazard  un 
de  ces  hommes  nés  pom*  gouverner  prend  le 
timon  des  affaires  dans  une  Monarchie  pref- 
que abimée  par  ces  tas  de  jolis  regifîeurs ,  on 
efl  tout  furpris  des  rcfTources  qu'il  trouve,  Ôi 
cela  fait  époque  dans  un  pays. 

Pour  qu'un  Etat  monarchique  put  être  bien 
gouverné ,  il  faudroit  que  fa  grandeur  ou  fon 
étendue  fut  méfurée  aux  facultés  de  celui  qui 
gouverne.  Il  eft  plus  aifé  de  conquérir  que  de 
régir.  Avec  un  levier  fuffifant ,  d'un  doigt 
on  peut  ébranler  le  monde,  mais  pour  le 
foutenir  il  faut  les  épaules  d'Hercule.    Pour 


SOCIAL.  1^5 

peu  qu'un  Etat  foit  grand,  le  Prince  efl  pref^ 
que  toujours  trop  petit.  Quand  au  contrai^ 
re  il  arrive  que  l'Etat  efl  trop  petit  pour  fon 
chef,  ce  qui  efl  très  rare,  il  efl  encore  mal 
gouverné ,  parce  que  le  chef,  fuivant  toujours 
la  grandeur  de  fes  vues ,  oublie  les  intérêts  des 
peuples  ,  &  ne  les  rend  pas  moins  malheu- 
reux par  l'abus  des  talens  qu'il  a  de  trop,  qu'un 
chef  borné  par  le  défaut  de  ceux  qui  lui 
manquent.  Il  faudroit ,  pour  ainû  dire ,  qu'un 
royaume  s'étendit  ou  fe  refTerrât  à  chaque  rè- 
gne félon  la  portée  du  Prince  ;  au  lieu  que 
les  talens  d'un  Sénat  ayant  des  méfures  plus 
fixes,  l'Etat  peut  avoir  des  bornes  confiantes 
&  l'adminiflration  n'aller  pas  moins  bien. 

Le  plus  fenfible  inconvénient  du  Gouver- 
nement d'un  feul  efl  le  défaut  de  cette  fuc- 
cefîion   continuelle  qui   fomie  dans   les  deux 
autres  une  liaifon  non  interrompue.    Un  Roi 
L3 


i66        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

mort,  il  en  faut  un  autre;  les  éleftions  laif- 
fent  des  intervalles  dangereux,  elles  font  ora- 
geufes ,  &  à  moins  que  les  Citoyens  ne 
foient  d'un  défmtéreffement  ,  d'une  intégrité 
que  ce  Gouvernement  ne  comporte  gueres, 
la  brigue  &  la  corruption  s'en  mêlent.  Il  ell 
difficile  que  celui  à  qui  l'Etat  s'effc  vendu  ne 
le  vende  pas  à  fon  tour ,  &  ne  fe  dédomma- 
ge pas  fur  les  foibles  de  l'argent  que  les  puif- 
fans  lui  ont  extorqué.  Tôt  ou  tard  tout  de- 
vient vénal  fous  mie  pareille  adminiflration , 
&  la  paix  dont  on  jouit  alors  fous  les  rois 
efl:  pire  que  le  défordre  des  interrègnes. 

Qu'a-t-on  fait  pour  prévenir  ces  maux? 
On  a  rendu  les  Couronnes  héréditaires  dans 
certaines  familles ,  &  l'on  a  établi  un  ordre  de 
Succeffion  qui  prévient  toute  difpute  à  la  more 
des  Rois:  C'eft-à-dire  que,  fubftituant  l'incon- 
vénient des  régences  à  celui  des  éIe6lions ,  oR 


SOCIAL.  167 

a  préféré  une  apparente  tranquillité  à  une  ad- 
minifljation  fage,  &  qu'on  a  mieux  aimé  rif- 
quer  d'avoir  pour  chefs  des  enfans,  des  m.on- 
flres  ,  des  imbécilles,  que  d'avoir  à  difputer 
fur  le  choix  des  bons  Rois  ;  on  n'a  pas  con- 
fidéré  qu'en  s'expofant  ainli  aux  rifques  de 
l'alternative  on  met  prefque  toutes  les  chan- 
ces contre  foi.  C'étoit  un  mot  trés-fenfë  que 
celui  du  jeune  Denis,  à  qui  fon  père  en  lui 
reprochant  une  aftion  honteufe  difoit,  t'en 
ai -je  donné  l'exemple?  Ah,  répondit  le  fils, 
votre  père  n'étoit  pas  roi! 

Tout  concourt  à  priver  de  juflice  &  de 
raifon  un  homme  élevé  pour  commander  aux 
autres.  On  prend  beaucoup  de  peine ,  à  ce 
qu'on  dit ,  pour  enfeigner  aux  jeunes  Prin- 
ces l'art  de  régner  ;  il  ne  paroit  pas  que  cet- 
te éducation  leur  profite.  On  feroit  mieux 
de  commencer  par  leur  enfeigner  l'art  d'o- 
L4 


i6S         DU     CONTRACT 

béir.  Les  plus  grand  rois  qu'ait  célébrés  l'hif- 
toire  n'ont  point  été  élevés  pour  régner  ;  c'eft 
une  fcience  qu'on  ne  poflede  jamais  moins 
qu'après  l'avoir  trop  apprife ,  &  qu'on  acquiert 
mieux  en  obéiflant  qu'en  commandant.  Nam 
utîUjjfimus  idem  ac  hrcùijjïmus  honarum  mala- 
rumque  rerum  dekcius,  cogïtare  qiiïd  aut  nohie^ 
ris  fub  alio  Principe  aut  "oolueris  *. 

Une  fuite  de  ce  'défaut  de  cohérence  efl 
rinconflancc  du  gouvernement  royal  qui ,  fe 
réglant  tantôt  fur  un  plan  &  tantôt  fur  un 
autre  félon  le  caraftere  du  Prince  qui  règne 
ou  des  gens  qui  régnent  pour  lui,  ne  peut 
avoir  longtems  un  objet  fixe  ni  une  conduite 
conféquente:  variation  qui  rend  toujours  l'E- 
tat flotant  de  maxime  en  maxime,  de  projet 
en  projet,  &  qui  n'a  pas  lieu  dans  les  au- 

*  Tacit  :  hifl.  L.  I. 


SOCIAL.  1(59 

très  Gouvernemens  où  le  Prince  efl  toujours 
le  même.  Aufîî  voit- on  qu'en  général ,  s'il  y  a 
plus  de  rufe  dans  une  Cour,  il  y  a  plus  de 
fagefTe  dans  un  Sénat,  &.  que  les  Républiques 
vont  à  leurs  fins  par  des  vues  plus  confiantes 
&  mieux  fuivies,  au  lieu  que  chaque  révolu- 
tion dans  le  Miniftere  en  produit  une  dans 
J'Etat;  la  maxime  commune  à  tous  les  Mi- 
niftres,  &  prefque  à  tous  les  Rois,  étant  de 
prendre  en  toute  chofe  le  contrepied  de  leur 
prédéceiTeur. 

De  cette  même  incohérence  fe  tire  en- 
core la  folution  d'un  fophifme  très  familier 
aux  politiques  royaux  ;  c'effc  j  non  feulement 
de  comparer  le  Gouvernement  civil  au  Gou- 
vernement domeftique  &  le  prince  au  père  de 
famille,  erreur  déjà  réfutée,  mais  encore  de 
donner  libéralement  à  ce  magiftrat  toutes  les 
vertus  dont  il  auroit  befoin ,  &  de  fiippofer 
L5 


i-jo        DU    CONTRACT 

toujours  que  le  Prince  eft  ce  qu'il  devroit  être: 
fuppofltion  à  Taide  de  laquelle  le  Gouverne- 
nient  royal  eft  évidemment  préférable  à  tout 
autre,  parce  qu'il  eft  incontellablement  le  plus 
fort,  &  que  pour  être  auflî  le  meilleiu*  il  ne 
iii  manque  qu'une  volonté  de  corps  plus  con- 
forme à  la  volonté  générale» 

Mais  fi  félon  Platon  *  le  toi  par  nature 
eO:  un  perfonnage  fl  rare,  combien  de  fois 
ja  nature  &  la  fortune  concourront-elles  à  le 
couronner,  &  fi  l'éducation  royale  corrompt 
nécefTairement  ceux  qui  la  reçoivent ,  que  doit- 
on  efpérer  d'une  fuite  d'hommes  élevés  pour 
régner?  C'eft  donc  bien  vouloir  s'abufer  que 
de  confondre  le  Gouvernement  royal  avec  ce- 
lui d'un  bon  Roi,  Pour  voir  ce  qu'efl  ce  Gou- 
vernement en  lui-même,  il  faut  le  confidér^ 
^  ■  ^ - 

*  Jn  CivilL 


SOCIAL.  171 

fous  des  Princes  bornés  ou  méchans  ;  car  ils 
arriveront  tels  au  Trône ,  ou  le  Trône  les 
rendra  tels. 

Ces  difficultés  n'ont  pas  échappé  à  nos  Au- 
teurs, mais  ils  n'en  font  point  embarraffés. 
Le  remède  eft,  difent-ils,  d'obéir  fans  mur- 
mure. Dieu  donne  les  mauvais  Rois  dans 
fa  colère,  ôç  il  les  faut  fupporter  comme  des 
châtimens  du  Ciel.  Ce  difcours  efl  édifiant, 
fans  doute;  mais  je  ne  fais  s'il  ne  convien- 
droit  pas  mieux  en  chaire  que  dans  un  livre 
de  politique.  Que  dire  d'un  Médecin  qui 
promet  des  miracles,  &  dont  tout  l'art  efl: 
d'exhorter  fon  malade  à  la  patience?  On  faij: 
bien  qu'il  faut  fouffi-ir  un  mauvais  Gouverne- 
ment quand  on  l'aj  la  queftion  feroit  d'es 
•trouver  un  bon.. 


172        DU    CONTRACT 

CHAPITRE    VIL 

J}es  Gouvernemens  mixtes. 

jCi.  PROPREMENT  parler  il  n'y  a  point  de 
Gouvernement  fiinple.  Il  faut  qu'un  Chef  u- 
nique  ait  des  magiflrats  fubakemes  ;  il  faut 
<ju'un  Gouvernement  populaire  ait  un  Chef. 
Ainfî  dans  le  partage  de  la  puiflance  exe'cu- 
tîve  il  y  a  toujours  gradation  du  grand  nom- 
bre au  moindre ,  avec  cette  différence  que 
tantôt  le  grand  nombre  dépend  du  petit,  & 
tantôt  le  petit  du  grand. 

QuELQ.u£Fois  il  y  a  partage  égal;  foit 
quand  les  parties  conflitutives  font  dans  une 
dépendance  mutuelle,  comme  dans  le  Gouver* 
nement  d'Angleterre;  foit  quand  l'autorité  de 
chaque  partie  efl  indépendante  mais  imparfsû- 


SOCIAL.  t-3 

te,  comme  en  Pologne.  Cette  dernière  forme 
eft  mauvaife,  parce  qu'il  n'y  a  point  d'imîté 
dans  le  Gouvernement  ^  &  que  l'Etat  manque 
de  liaifon. 

Lequel  vaut  le  mieux ,  d'un  Gouvernement 
fimple  ou  d'un  Gouvernement  mixte?  Quef- 
tion  fort  agitée  chez  les  politiques ,  &  à  laquel- 
le il  faut  faire  la  même  réponfe  que  j'ai  faite 
ci-devant  fur  toute  forme  de  Gouvernement. 

Le  Gouvernement  fimple  eft  le  meil- 
leur en  foi  ,  par  cela  feul  qu'il  eft  fimple. 
Mais  quand  la  PuiiTance  executive  ne  dépend 
pas  aflez  de  la  légiflative,  c'eft-à-dire ,  quand 
il  y  a  plus  de  rapport  du  Prince  au  Souve» 
rain  que  du  Peuple  au  Prince,  il  faut  remé- 
dier à  ce  défaut  de  proportion  en  divifant  le 
Gouvernement  ;  car  alors  toutes  fes  parties 
n'ont  pas  moins  d'autorité  fur  les  fujets,  & 
leur  divifion  les  rend  toutes  enfemble  moins 


Î74  D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

fortes  contre  le  Souv^erain. 

On  PREVIENT  encore  le  même  incon- 
vénient en  établiffant  des  magiftrats  intermé- 
diaires, qui,  laiflant  le  Gouvernement  en  Ton 
entier,  fervent  feulement  à  balancer  les  deux 
Puiflances  ôl  à  maintenir  leurs  droits  refpec- 
tifs.  Alors  le  Gouvernement  n'efl  pas  mixte, 
il  eft  tempéré. 

On  peut  remédier  par  des  moyens  fem- 
blables  à  l'inconvénient  oppofé  ,  &  quand  le 
Gouvernement  efl:  trop  lâche,  ériger  des  Tri- 
bunaux pour  le  concentrer.  Cela  fe  pratique 
dans  toutes  les  Démocraties.  Dans  le  premier 
cas  on  divife  le  Gouvernement  pour  Taffoi- 
blir,  &  dans  le  fécond  pour  le  renforcer;  car 
Jes  maximum  de  force  &  de  foiblefle  fe  trou- 
vent également  dans  les  Gouvememens  fim- 
pies,  au  lieu  que  les  formes  mixtes  donnent 
une  force  moyenne. 


SOCIAL.  I7t 


/:> 


CHAPITRE    VIII. 

Que  toute  forme  de  Gouvernement  nefi  pas 
propre  à  tout  pays. 

La  liberté'  n'étant  pas  un  fruit  de  tous 
les  Climats  n'eft  pas  à  la  portée  de  tous  les 
peuples.  Plus  on  médite  ce  principe  établi 
par  Montefquieu,  plus  on  en  fent  la  vérité. 
Plus  on  le  contelle,  plus  on  donne  occaiioQ 
de  rétablir  par  de  nouvelles  preuves. 

Dans  tous  les  Gouvernemens  du  monde 
la  perfonne  publique  confomme  &  ne  produit 
rien.  D'où  lui  vient  donc  la  fubftance  con- 
fommée?  Du  travail  de  fes  membres.  Cefl 
le  fuperflu  des  particuliers  qui  produit  le  né- 
ceflaire  du  public.  D'où  il  fuit  que  l'état  ci- 
vil ne  peut  fubfiiler  qu'autant  que  le  trava9 


175       DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

des  hommes  rend  au  delà  de  leurs  befoins. 

O  R  c  E  T  excédent  n'efl:  pas  le  même  dans 
tous  les  pays  du  monde.  Dans  pkifieurs  il 
efi:  confidérable,  dans  d'autres  médiocres,  dans 
d'autres  nul,  dans  d'autres  négatif.  Ce  rap- 
port dépend  de  la  fertilité  du  climat,  de  la 
forte  de  travail  que  la  terre  exige ,  de  la  natu- 
re de  fes  produ6lions,  de  la  force  de  fes  habi- 
tans ,  de  la  plus  ou  moins  grande  confommation 
qui  leur  efl  nécefTaire,  &  de  plufieurs  autres 
rapports  femblables  defquels  il  efl  compofé. 

•D'autre  part,  tous  les  Gouvernemcns  ne 
font  pas  de  même  nature;  il  y  en  a  de  plus 
ou  moins  dévorans  ,  &  les  différences  font 
fondées  fur  cet  autre  principe  que  ,  plus  les 
contributions  publiques  s'éloignent  de  leur  four- 
ce,  &  plus  elles  font  onéreufes.  Ce  n'efl  pas 
fur  la  quantité  des  impoUtions  qu'il  faut  mé- 
furer  cette  charge ,  mais  fur  le  chemin  qu'el- 
les 


SOCIAL.  177 

les  ont  à  faire  pour  retourner  dans  les  mains, 
dont  elles  font  forties;  quand  cette  circulation 
efh  prompte  &  bien  établie,  qu'on  paye  peu 
ou  beaucoup,  il  n'importe;  le  peuple  eft  tou- 
jours riche  &  les  finances  vont  toujours  bien. 
Au  contraire ,  quelque  peu  que  le  Peuple  don- 
ne ,  quand  ce  peu  ne  lui  revient  point ,  en 
donnant  toujours  bientôt  il  s'épuife  ;  l'Etat 
n'eft  jamais  riche,  &  le  peuple  eft  toujours 
gueux. 

Il  suit  de-là  que  plus  la  diftance  du  peu- 
ple au  Gouvernement  augmente,  &  plus  les 
tributs  deviennent  onéreux;  ainfî  dans  la  Dé- 
mocratie le  peuple  eft  le  moins  chargé,  dans 
l'Ariftocratie  il  l'eft  davantage,  dans  la  Mo- 
narchie il  porte  le  plus  grand  poids.  La 
Monarchie  ne  convient  donc  qu'aux  nations 
opulentes,  l'Ariftocratie  aux  Etats  médiocre? 
en  .richelTe  ainft  qu'en  grandeur ,  la  Démo- 
M 


i78         D  U     C  O  N  T  R  A  C  T 

cratie  aux  Etats  petits  &  pauvres. 

En  effet,  plus  on  y  réfléchit,  plus  on 
trouve  en  ceci  de  différence  entre  les  Etats 
libres  &  les  monarchiques;  dans  les  premiers 
tout  s'employe  à  l'utilité  commune;  dans  les 
autres  les  forces  publique  &  particulières  font 
réciproques  ,  &  l'une  s'augmente  par  l'affoi- 
bliiTement  de  l'autre.  Enfin  au  lieu  de  gou- 
verner les  fujets  pour  les  rendre  heureux,  le 
defpotifrae  les  rend  miférables  pour  les  gou- 
\^erner. 

Voila  donc  dans  chaque  climat  des  eau- 
fes  naturelles  fur  lefquelles  on  peut  afligner  la 
forme  de  Gouvernement  à  laquelle  la  force 
du  climat  l'entraîne ,  &  dire  même  quelle 
tfpece  d'habitans  il  doit  avoir.  Les  lieux  in- 
grats &  flériles  où  le  produit  ne  vaut  pas  le 
travail  doivent  refier  incultes  &  deferts ,  ou 
■feulement  peuplés  de  Sauvages:  Les  lieux  où 


SOCIAL.  179 

le  travail  des  hommes  ne  rend  exaftement  que 
le  neceflaire  doivent  être  habités  par  des  peu- 
ples barbares,  toute  politie  y  feroit  impoffible: 
les  lieux  où  l'excès  du  produit  fur  le  travail 
eft  médiocre  conviennent  aux   peuples  libres; 
ceux  où   le  terroir  abondant  &  fertile  donne 
beaucoup  de  produit  pour  peu  de  travail  veu- 
lent  être  gouvernés   monarchiquement ,  pour 
confumer  par  le  luxe   du  Prince  Fexcès  du 
fuperflu  des  fujets  ;  car  il  vaut  mieux  que  cet 
excès  foit  abforbé   par  le  gouvernement  que 
diffipé  par  les  particuliers.    Il  y  a  des  excep- 
tions, je  le  faisj  mais  ces  exceptions-mêmes 
confirment  la  règle,  en  ce  qu'elles  produifenc 
-tôt  ou  tard  des  révolutions  qui  ramènent  les 
chofes  dans  l'ordre  de  la  nature. 

DisTiNGONs   toujours  les  loix  géne'rales 
des  caufes  particulières  qui  peuvent  en  modl- 
'fier  l'effet,     (^uand   tout  le  midi  feroit  cou- 
M  s 


ï8o        DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

vert  de  Républiques  &  tout  le  nord  d'Etats 
delpotiques  il  n'en  feroit  pas  moins  vrai  que 
par  l'effet  du  climat  le  defpotifme  convient 
aux  pays  chauds ,  la  barbarie  aux  pays  froids, 
&  la  bonne  politie  aux  régions  intermédiai- 
res. Je  vois  encore  qu'en  accordant  le  prin- 
cipe on  pourra  difputer  fur  l'application  :  on 
pourra  dire  qu'il  y  a  des  pays  froids  très-fer- 
tiles &  des  méridionaux  très-ingrats.  Mais 
cette  difficulté  n'en  efl  une  que  pour  ceux 
qui  n'examinent  pas  la  chofe  dans  tous  fcs 
rapports.  Il  faut  ,  comme  je  l'ai  déjà  dit, 
compter  ceux  des  travaux^  des  forces,  de  la 
confonimation  &c. 

Supposons  que  de  deux  terreins  égaux 
fun  rapporte  cinq  &  l'autre  dix.  Si  les  ha- 
bitans  du  premier  confomment  quatre  &  ceux 
du  dernier  neuf,  l'excès  du  premier  produit 
fera  |.  &  celui  du  fécond  -i^.    Le  rapport 


SOCIAL.  i8i 

de  ces  deiix  excès  étant  donc  inverle  de  ce- 
lui des  produits,  le  cerrein  qui  ne  produira 
que  cinq  donnera  un  fuperflu  double  de  ce- 
lui du  terrein  qui  produira  dix. 

Mais  il  n'efl  pas  queftion  d'un  produit  dou- 
ble ,  &  je  ne  crois  pas  que  perfonne  ofe 
mettre  en  général  la  fertilité  des  pays  froids 
en  égalité  même  avec  celle  des  pays  chauds. 
Toutefois  fuppofons  cette  égalité;  lailTons,  û 
Ton  veut,  en  balance  l'Angleterre  avec  la  Si- 
cile, &  la  Pologne  avec  l'Egypte.  Plus  au 
midi  nous  aurons  l'AfFrique  &  les  Indes ,  plus 
au  nord  nous  n'aurons  plus  rien.  Poiu*  cette 
égalité  de  produit ,  quelle  différence  dans  la 
culture  ?  En  Sicile  il  ne  faut  que  grater  h 
terre;  en  Angleterre  que  de  foins  pour  la  la- 
bourer! Or  là  où  il  faut  plus  de  bras  pour 
donner  le  même  produit ,  le  fuperflu  doit 
être  néceflairement  moindre. 
M  3 


i82         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

■  Considérez  ,  outre  cela ,  que  la  même  quan- 
tité d'hommes  confomme  beaucoup  moins  dans 
les  pays  chauds.  Le  climat  demande  qu'on 
y  foit  fobre  pour  fe  porter  bien  :  les  Euro^ 
péens  qui  veulent  y  vivre  comme  chez  eux 
périilent  tous  de  diflenterie  &  d'indigeftions. 
Nous  fommes ,  dit  Chardin ,  des  bêtes  carnacie~ 
res,  des  loups,  en  comparaifon  des  Afiatiques. 
Quelques  -  uns  attribuent  la  fobnété  des  Perfans 
à  ce  que  kur  pays  efl  moins  cuhivé ,  £5*  moi  je 
Crois  au  contraire  que  leur  pays  abonde  moins 
en  denrées  parce  quil  en  faut  moins  aux  habi^ 
tans.  Si  kur  frugalité ,  continue-t-il ,  étoit  un 
effet  de  la  difctte  du  pays,  il  ny  auroit  que  les 
pauvres  qui  mangeroient  peu,  au  lieu  que  ccjl 
généralement  tout  le  monde,  &f  on  mangeroit 
plus  ou  moins  en  chaque  province  félon  la  ferti' 
lité  du  pays ,  au  lieu  que  la  même  fobriété  fe 
trouve  par  tout  le  royaume.     Ils  fe  louent  fort! 


SOCIAL,  i8a 


;> 


de  leur  manière  de  vivre  ,  difant  qu'il  ne  faut 
que  regarder  leur  teint  pour  reconnoitre  combien 
(lie  efi  plus  excellente  que  celle  des  chrétiens. 
En  effet  le  teint  des  Perfans  efl  uni;  ils  ont  la 
peau  belle  fine  (j'  polie,  au  lieu  que  le  teint  des 
Arméniens  leurs  fujets  qui  vivent  à  rEuropéenns 
efi  rude,  couper ofé,  ^  que  leurs  corps  font  gros 
^  pefants. 

Plus  on  approche  de    îa  ligne,  plus  les 
peuples    vivent    de    peu.      Ils    ne  mangent 
prefque  pas   de  viande  ;  le  ris,  le  mays,  îe 
CLizcuz,  le  mil,  la  calTave,  font  leurs  alimens 
ordinaires.     Il    y    a    aux  Indes   des  millions 
d'hommes   dont  la   nourriture  ne   coûte  pas 
un  fol   par  jour.     Nous   voyons   en  Europe- 
même  des  différences  fenûbles  pour  l'appétit 
entre  les   peuples  du   nord  &  ceux  du  midi. 
Un  Efpagnol  vivra  huit  jours  du  diner  d'un 
AOemand.    Dans  les  pays  où  les  hommes  font 
M  4 


184-         DU     CONTRACT        ' 

plus  voraces  le  luxe  fe  tourne  auffi  vers  les 
chofes  de  confommation.  En  Angleterre,  il 
fe  montre  fur  une  table  chargée  de  viandes; 
en  Italie  on  vous  régale  de  fucre  &  de  fleurs. 
Le  luxe  des  vétemens  offre  encore  de 
femblables  différences.  Dans  les  climats  où. 
les  changemens  des  faifons  font  prompts  & 
violcns ,  on  a  des  habits  meilleurs  &  plus  fim- 
ples ,  dans  ceux  où  l'on  ne  s'habille  que  pour 
la  parure  on  y  cherche  plus  d'éclat  que  d'u- 
tilité ,  les  habits  eux  -  mêmes  y  font  un  luxe. 
A  Naples  vous  verrez  tous  les  jours  fe  pro- 
mener au  Paufylippe  des  hommes  en  veffe 
dorée  &  point  de  bas.  C'eft  la  mêm^  chofe 
pour  les  bâtimens  ;  on  donne  tout  à  la  ma- 
gnificence quand  on  n'a  rien  à  craindre  des 
injures  de  l'air.  A  Paris  à  Londres  on  veut 
être  logé  chaudement  &  commodément.  A 
^ladrid  on  a  des  Talons  fuperbes,  niais  point 


SOCIAL.  iSs 

de  fenêtres  qui  ferment,  &  l'on  couche  dans- 
des  nids  -  à  -  rats.  ,: 

Les  aîimens  font  beaucoup  plus  fubflan-- 
ciels  &  fucculens  dans  les  pays  chauds;  c'efl 
une  troifieme  différence  qui  ne  peut  manquer" 
d'influer  fur  la  féconde.  Pourquoi  mange-t-on 
tant  de  légumes  en  Italie?  parce  qu'ils  y  font 
bons ,  nourriflans ,  d'excellent  goût  :  En  Fran- 
ce où  ils  ne  font  nourris  que  d'eau  ils  ne 
nourriffent  point ,  &  font  prefque  comptés 
pour  rien  fur  les  tables.  Ils  n'occupent  pour- 
tant pas  moins  de  terrein  &  coûtent  du  moins 
autant  de  peine  à  cultiver.  C'efl  une  expé- 
rience faite  que  les  bleds  de  Barbarie,  d'ail- 
leurs inférieurs  à  ceux  de  France  ,  rendent 
beaucoup  plus  en  'farine ,  &  que  ceux  de 
France  à  leur  tour  rendent  plus  que  les  bleds 
du  Nord.  D'où  l'on  peut  inférer  qu'une  grada- 
tion femblable  s'obferve  généralement  dans  la 
M  5 


i85         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

même  dil-e6lion  de  la  ligne  au  pôle.  Or  n'efl- 
ce  pas  un  defavantage  viTible  d'avoir  dans  un 
produit  égal  une  moindre  quantité  d'aliment? 
A  TOUTES  ces  différentes  conildérations 
j'en  puis  ajouter  une  qui  en  découle  &  qui 
les  fortifie  ;  c'efl:  que  les  pays  chauds  ont  moins 
befoins  d' habita  ns  que  les  pays  froids  ,  & 
pourroient  en  nourrir  davantage  ;  ce  qui  pro- 
duit un  double  fuperflu  toujours  à  l'avantage 
du  defpotifme.  Plus  le  même  nombre  d'ha- 
bitans  occupe  ime  grande  furface  ,  plus  les 
révoltes  deviennent  difficiles;  parce  qu'on  ne 
peut  fe  concerter  ni  promptement  ni  fecrete- 
ment,  &  qu'il  efl:  toujoturs  facile  au  Gouver- 
nement d'éventer  les  projets  &  de  couper  les 
commimications  ;  mais  plus  un  peuple  nom-' 
breux  fe  rapproche,  moins  le  Gouvernement 
peut  ufurper  fiu*  le  Souverain;  les  chefs  délz-. 
beveût  auffi  furement  dans  leurs  chambres  que> 


SOCIAL.  187 

le  Prince  dans  fon  confeil,  &  la  foule  s'af- 
femble  auffi-tôt  dans  les  places  que  les  trou- 
pes dans  leurs  quartiers.  L'avantage  d'un  Gou- 
vernement tii'annique  eft  donc  en  ceci  d'agir 
à  grandes  diflances.  A  l'aide  des  points  d'ap- 
pui qu'il  fc  donne  fa  force  augmente  au  loin 
comme  celle  des  leviers  *.  Celle  du  peuple  au 
contraire  n'agit  que  concentrée,  elle  s'évapo- 
re &  fe  perd  en  s'étendant,  comme  l'effet 
de  la  poudre  éparfe  à  terre  &  qui  ne  prend 
feu  que  grain  à  grain.  Les  pays  les  moins 
f)euplés  font  ainfi  les  plus  propres  à  la  Tiran- 
nie  :  les  bêtes  féroces  ne  régnent  que  dans 
les  déferts. 

*  Ceci  ne  contredit  pas  ce  que  j'ai  dit  ci-dev^ant  L.  II. 
Chap.  IX.  Sur  les  inconvéniens  des  grands  Etats  :  car  il 
s'agLiToit-là  de  l'autorité  du  Gouvernement  fur  Tes  mem- 
bres, &  il  s'agit  ici  de  fa  force  contre  les  fujets.  Ses 
membres  épars  lui  fervent  de  points  d'appui  pour  agir  au 
loin  fur  le  peuple,  mais  il  n'a  nul  point  d'appui  poura- 
gir  direflement  fur  ces  membres-mêmes.  Ainfi  dans  l'ur» 
des  cas  la  longueur  du  levier  en  fait  la  foiblefle,  &  la 
force  dans  l'autre  cas. 


i88         DU     CONTRACT 

CHAPITRE    IX. 

Des  Jlgnes  d'un  bon  Gouvernement, 

v^  u  A  N  D  donc  on  demande  abfolument  quel 
cft  le  meilleur  Gouvernement  ,  on  fait  une 
queftion  infoluble  comme  indéterminée;  ou  lî 
Ton  veut ,  elle  a  autant  de  bonnes  folutions 
qu'il  y  a  de  combinaifons  poffibles  dans  les 
pofitions  abfolues  &  relatives  des  peuples. 

Mais  fi  l'on  demandoit  à  quel  figne  on 
peut  connoitre  qu'un  peuple  donné  efl:  bien 
ou  mal  gouverné,  ce  feroit  autre  chofe,  & 
la  queflion  de  fait  pourroit  fe  réfoudre. 

Cependant  on  ne  la  réfout  point,  par- 
ce que  chacun  veut  la  réfoudre  à  la  manière. 
L«es  fujets  vantent  la  tranquillité  publique,  les 
Citoyens  la  liberté  des  particuliers;  l'un  pré- 


SOCIAL,  i^x) 

fere  la  fureté  des  polTeffiGns,  &  Taiitre  celle 
des  perfonnes  ;  l'un  veut  que  le  meilleur  Gou- 
vernement foit  le  plus  révère,  l'autre  foutient 
que  c'efl  le  plus  doux;  celui-ci  \^ut  qu'on 
punilTe  les  crimes,  &  celui-là  qu'on  les  pré- 
vienne ;  l'un  trouve  beau  qu'on  foit  craint  des 
voifins ,  l'autre  aime  mieux  qu'on  en  foit  igno^ 
ré;  l'un  eft  content  quand  l'argent  circule, 
l'autre  exige  que  le  peuple  ait  du  pain.  Quand- 
même  on  conviendroit  fur  ces  points  Se  d'au- 
tres femblablcs  ,  en  feroit  -  on  plus  avancé  ? 
Les  quantités  morales  manquant  de  mefure 
précife,  fut-on  d'accord  fur  le  figne,  com- 
ment l'être  fur  l'eftimation? 

Pour  moi,  je  m'étonne  toujours  qu'on 
méconnoilTe  un  figne  auffi  limple,  ou  qu'on 
ait  la  mauvaife  foi  de  n'en  pas  convenir. 
Quelle  efl:  la  fin  de  l'aflociation  politique  ?  C'efl 
la  confervatioii  &  la  profpérité  de  (es  mem- 


cipo         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

bres.  Et  quel  efl  le  figne  le  plus  fur  qu'ils  fe 
confervent  &  profpérent?  C'efl  leur  nombre 
&  leur  population.  N'allez  donc  pas  chercher 
ailleurs  ce  figne  fi  difputé.  Toute  chofe 
d'ailleurs  égale,  le  Gouvernement  fous  lequel, 
fans  moyens  étrangers  fans  naturalifations  fans 
colonies  les  Citoyens  peuplent  &  multiplient 
<lavantage,  efl  infailliblement  le  meilleiu':  ce- 
lui fous  lequel  un  peuple  diminue  &  dépérit 
efl:  le  pire.  Calculateurs,  c'efl:  maintenant  vo- 
tre affaire  ;  comptez ,  mefurez ,  comparez  *.  ' 


*  On  doit  juger  fur  le  même  principe  des  fiécles  qui 
méritent  la  préférence  pour  la  profpérité  du  genre  hu- 
main. On  a  trop  admiré  ceux  où  l'on  a  vu  fieurir  les 
lettres  &  les  arts ,  fans  pénétrer  l'objet  fecret  de  leur  cul- 
ture, fans  en  confîdérer  le  funelle  effet,  iàque  apud  im- 
'peritos  humanitas  vocabatur ,  cum  pars  fervitutîs  effet.  Ne 
verrons-nous  jamais  dans  les  maximes  des  livres  l'intérêt 
grofîlcr  qui  fait  parler  les  Auteurs?  Non,  quoiqu'ils  eh 
puiffent  dire ,  quand  malgré  fon  éclat  un  pays  fe  dépeu- 
ple ,  il  n'efi  pas,  vrai  que  tout  aille  bien ,  &  iJ  ne  fufiit 


SOCIAL.  191. 

pas  qu'un  poète  ait  cent  mille  livres  de  rente  pour  que 
fon  fiecle  foit  le  meilleur  de  tous.  Il  faut  moins  regar- 
der au  repos  apparent  ,  &  à  la  tranquillité  des  chefs, 
qu'au  bien  être  des  nations  entières  &  fur-tout  des  états 
les  plus  nombreux.  La  grêle  défole  quelques  cantons, 
mais  elle  fait  rarement  difette.  Les  émeutes,  les  guer- 
res civiles  effarouchent  beaucoup  les  chefs,  mais  elles 
ne  font  pas  les  vrais 'malheurs  des  peuples,  qui  peu- 
vent même  avoir  du  rélâche  tandis  qu'on  difpute  à  qui  lei 
tirannifera.  C'eft  de  leur  état  permanent  que  naifTent 
leurs  profpérités  ou  leurs  calamités  réelles;  quand  tout 
refte  écrafé  fous  le  joug,  c'eft  alors  que  tout  dépérit; 
c'eft  alors  que  les  chefs  les  détruifant  à  leur  aife,  ubifo- 
lîtudinemfaciunt,pacemappeUant.  Quand  les  tràcafleries  des 
Grands  agitoient  le  royaume  de  France ,  &  que  le  Coad- 
juteur  de  Paris  portoit  au  Parlement  un  poignard  dans  fa 
poche,  cela  n'empêchoit  pas  que  le  peuple  François  ne 
vécut  heureux  Sl  nombreux  dans  une  honnête  &  libre 
aifance.  Autrefois  la  Grèce  fleurilToit  au  fein  des  plus 
cruelles  guerres;  le  fang  y  couloit  à  flots,  &  tout  le  paya 
étoit  couvert  d'hommes.  Il  fembloit,  dit  Machiavel, 
qu'au  milieu  des  meurtres ,  des  profcriptions ,  des  guerres 
civiles,  notre  République  en  devint  plus  puifTante;  la 
vertu  de  fes  citoyens,  leurs  mœurs,  leur  indépendance 
avoient  plus  d'effet  pour  la  renforcer ,  que  toutes  fes  dif- 
fentions  n'en  avoient  pour  l'affoiblir.  Un  peu  d'agita- 
tion donne  du  reflbrt  aux  âmes ,  &  ce  qui  fait  vraiment 
profpérer  l'efpèce  eft  moins  la  paix  que  la  liberté. 


192       D  U     C  O  N  T  R  A  C  T 


CHAPITRE    X. 

De  Vahiis  au  Gowcernement ,  ^  de  fa  pente 
à  dégénérer. 

C>/  0  M  M  E  la  volonté  particulière  agit  fans 
c-efle  contre  la  volonté  générale,  ainfi  le  Gou- 
vernement fait  un  effort  continuel  contre  la 
Souveraineté.  Plus  cet  effort  augmente,  plus 
la  conflitution  s'altère  ,  &  comme  il  n'y  a 
point  ici  d'autre  volonté  de  corps  qui  réfiftant 
à  celle  du  Prince  faffe  équilibre  avec  elle,  il 
doit  arriver  tôt  ou  tard  que  le  Prince  opprime 
enfin  le  Souverain  &  rompe  le  traité  Social. 
Çefl-là  le  vice  inhérent  &  inévitable  qui  dès  la 
naiifance  du  corps  politique  tend  fans  relâche 
à  le  détruire ,  de  même  que  la  vieilleffe  &  la 
mort  détmifent  eniin  le  corps  de  l'homme. 

Il 


SOCIAL.  î^j 

î  L  Y  A  deux  voyes  générales  par  lefquelles 
un  Gouvernement  dégénère;  favoir,  quand  il 
fe  reflerre,  ou  quand  l'Etat  fe  dilToût. 
•  Le  Gouvernement  fe  relTerre  quand 
il  pafle  du  grand  nombre  au  petit,  c'efl-à-dire 
de  la  Démocratie  à  TAriflocratie ,  &  de  l'Arif. 
tocratie  à  la  Royauté.  CeU-lk  Ton  inclinaifon 
naturelle  *.   S'il  rétrogradoit  du  petit  nombre 

*  La  formation  lente  &  le  progrès  d  ;  la  Républic  ue 
de  Venife  dans  fes  lagunes  offre  un  exemple  notable  de 
cette  fuccefîîon  ;  &  il  eft  bien  étonnant;  que  depuis  plus 
de  douze  cens  ans  les  Vénitiens  femblent  n'en  être  enco- 
re qu'au  fécond  terme  ,  lequel  commença  au  Serrar  di 
ConfigUo  en  1198.  Quant  aux  anciens  Ducs  qu'on  leur 
reproche,  quoi  qu'en  puifTe  dire  le  fquitinio  délia  libertà 
veneta,  il  efl:  prouvé  qu'ils  n'ont  point  été  leurs  Souve- 
rains. 

On  ne  manquera  pas  de  m'objeéler  la:  Réf)ublique 
Romaine  qui  fuivit,  dira- 1- on,  un  progrès  tout  con- 
traire ,  pafTant  de  la  monarchie  à  l'Ariftocratie ,  &  de 
J'Aridocratie  à  la  Démocratie.  Je  fuis  bien  éloigné  d'en 
penfer  ainii. 

Le  premier  établiflement  de  Rcîmulus  fut  nn  Gouver- 
nement mixte  qui  dégénéra  promptem^nt  en  Defpotifm** 


194        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

au  grand,   on  pourrait  dire  qu'il  fe  relâche, 
mais  ce  progrès  inverfe  eft;  impoflible. 

En  effet,  jamais  le  Gouvernement  ne 
change  de  forme  que  quand  Ton  relTort  ufé 
le  lailTe  trop  afFoibli  pour  pouvoir  conferv^er 
la  Tienne.    Or  s'il  fe  relâchoit  encore  en  s'é- 


Par  des  caufes  particulières  l'Etat  périt  avant  le  tems, 
comme  on   voit   mourir  un   nouveau -né  avant  d'avoir 
atteint  l'âge  d'homme.     L'expulfion  des  Tarquins  fut  la 
véritable  époque  de  la  nailTance  de  la  République.   Mais 
elle  ne  prit  pas  d'abord  une  forme  conftante,  parce  qu'on 
ne  fit  que  la  moitié  de   l'ouvrage  en  n'aboliffant  pas  le 
pauiciat.  Car  de  cette  manière  l'Arillocratie  héréditaire, 
qui  eft  la  pire  des  adminiftrations  légitimes ,  reliant  en 
conflit  avec  la  Démocrativ',  la  forme  du  Gouvernement 
toujours  incertaine  &  flotantc  ne  fut  fixée,   comme  l'a 
■prouvé  Machiavel ,  qu'à  rétabliflement  des  Tribuns  ;  a- 
lors  feulement  il  y  eut  un  vrai  Gouvernement  &  une 
véritable  Démocratie.    En  effet  le  peuple  alors  n'étoit 
pas  feulement  Souverain  mais  aulfi  magiftrat  &  juge,  le 
Sénat  n'étoit  qu'un  tribunal  en  fous-ordre  pour  tempérer 
:ou  concentrer  le  Gouvernement,  &  les  Confuls  eux-mê- 
mes ,  bien  que  Patriciens ,  bien  que  premiers  Magiftrats, 
•bien  que  Généraux  abfolus  à  la  guerre,  n'étoient  à  Ro- 
me que  les  préfidens  du  peuple. 


SOCIAL.  1(^5 

tendant,  fa  force  deviendroit  tont-à-fait  nul- 
le ,  &■  il  fiibfiiteroit  encore  moins.  Il  faut 
donc  remonter  &  ferrer  le  reHbrt  à  méfiire 
qu'il  cède,  autrement  l'Etat  qu'il  foutient  tom- 
beroit  en  ruine. 

Le    cas    de  la  diOblution  de  l'Etat  peut 
arriver  de  deux  m.anieres. 


Dès  lors  on  vit  aiiiïî  le  Gouvernement  prendre  fa  pen- 
te naturelle  &  tendre  fortement  à  l'Ariftocratie.  Le  Pa- 
triciat  s'aboliflTant  comme  de  lui-môme,  l'Ariftocratie  n'é- 
toit  plus  dans  le  corps  des  Patriciens  comme  elle  ed  à 
Venife  &  à  Gènes,  mais  dans  le  corps  du  Sénat  com- 
pofé  de  Patriciens  &  de  Plebeyens,  même  dans  le  corps 
des  Tribuns  quand  ils  commencèrent  d'ufurper  une  puif- 
fance  aftive:  car  les  mots  ne  font  rien  aux  chofes,  & 
quand  le  peuple  a  des  chefs  qui  gouvernent  pour  lui , 
quelque  nom  que  portent  ces  chefs ,  c'eft  toujours  une 
Ariilocratie. 

De  l'abus  de  l'Ariftocratie  nacquirent  les  guerres 
civiles  &  le  Triumvirat.  Sylla,  Jules -Cefar,  Augufte 
devinrent  dans  le  fait  de  véritables  Monarques ,  &  enfin 
fous  le  Defpotifrae  de  Tibère  l'Etat  fut  diiTout.  L'hiftoi- 
re  Romaine  ne  dément  donc  pas  mon  principe;  elle  le 
confirme. 

N   2 


196        DU    CONTRACt 

Premièrement  quand  le  Prince  n'ad- 
miniflre  plus  l'Etat  félon  les  loix  &  qu'il  u- 
furpe  le  pouvoir  fouverain.  Alors  il  fe  fait 
un  changement  remarquable;  c'efl  que,  non 
pas  le  Gouvernement  ,  mais  TEtat  fe  reffer* 
re;  je  veux  dire  que  le  grand  Etat  fe  diflbut 
&  qu'il  s'en  forme  un  autre  dans  celui-là^ 
compofé  feulement  des  membres  du  Gouver- 
nement ,  &  qui  n'eft  plus  rien  au  relie  du 
Peuple  que  fon  maitre  ôc  fon  tiran.  De  for- 
te qu'à  l'indant  que  le  Gouvernement  ufurpe 
la  fouveraineté ,  le  pa61e  focial  eft  rompu ,  & 
tous  les  fimples  Citoyens,  rentrés  de  droit 
dans  leur  liberté  naturelle,  font  forcés  mais 
non  pas  obligés  d'obéir. 

Le  MEME  cas  arrive  auiîî  quand  les  mem- 
bres du  Gouvernement  ufurpent  féparément  le 
pouvoir  qu'ils  ne  doivent  exercer  qu'en  corps  ; 
ce  qui  n  ell  pas  une  moindre  infradtion  des 


SOCIAL.  197 

loix,  &  produit  encore  un  plus  grand  défor- 
dre.  Alors  on  a ,  pour  ainfi  dire ,  autant  de' 
Princes  que  de  Magiflrats ,  &  l'Etat ,  non 
moins  divifé  que  le  Gouvernement,  périt  ou 
change  de  forme. 

Quand  l'Etat  fe  diflbut,  l'abus  du  Gou- 
vernement quel  qu'il  foit  prend  le  nom  com- 
mun d'anarchie.  En  diftingant ,  la  Démo- 
cratie dégénère  en  Ochlocratie,  l'Ariftoeratie 
en  Olygarch'ie;  j'ajoûterois  que  la  Royauté  dé- 
génère en  Tyrannie,  mais  ce  dernier  mot  efl: 
équivoque  &  demande  explication. 

Dans  le  fens  vulgaire  un  Tyran  efl:  un 
Roi  qui  gouverne  avec  violence  &  fans  é- 
gar4  à  la  juflice  &  aux  loix.  Dans  le  fens 
précis  un  Tyran  efl  un  particulier  qui  s'arro- 
ge l'autorité  royale  fans  y  avoir  droit.  C'eft 
ainfî  que  les  Grecs  entendoient  ce  mot  de 
Tyran  :  Ils  le  donnoient  indifféremment  aux 
N3 


ipS       DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

bons  &  aiix  mauvais  Princes  dont  l'autorité 
n'étoit  pas  légitime  *.  Ainfi  Tyran  &  ufurpa- 
teur  font  deux  mots  parfaitement  fynonimes. 
Pour  donner  différens  noms  à  différentes 
chofes,  j'appelle  Tyran  l'ufurpateur  de  l'auto- 
rité royale,  &  Defpoîe  l'ufurpateur  du  pou- 
voir Souverain.  Le  Tyran  e(t  celui  qui  s'in- 
gère contre  les  loix  à  gouverner  félon  les  loix  ; 
le  Delpote  eft  celui  qui  fe  met  au  deffus  des 
loix-mêmes.  Ainfi  le  Tyran  peut  n'être  pas 
Defpote,  mais  le  Defpote  eft  toujours  Tyran. 

*  0;nnes  cnim  ^  habetitur  ^  dicwaur  Tyramii  qui  po- 
tcjlate  iituntiir  perpétua ,  in  eà  Civitate  quce  libenate  vfa  ejî. 
Corn.  Nep.  in  Miltiad:  Il  eft  vrai  qu'Ariftote  Mor:  Ni- 
corn.  L.  Fin.  c.  lo  diftinguc  le  Tyran  du  Roi,  en  ce 
que  le  premier  gouverne  pour  fa  propre  utilité  &  le 
fécond  feulement  pour  Tutliité  de  fes  fujets;  mais  outre 
que  généralenient  tous  les  auteurs  grecs  ont  pris  le  mot 
Tyran  dafts  un  autre  fens,  comme  il  paroit  fur-tout  par 
Je  Hieron  de  Xenophon,  il  s'en  fuivroit  de  la  diftinclion 
i'Ariftote  que  depuis  le  commencement  du  monde  il 
7)'auroit  pas  encore  exillé  un  feul  Roi- 


SOCIAL.  199 

CHAPITRE    XI. 

De  la  mort  du  corps  politique, 

X  E  L  L  E  efl:  h  pente  naturelle  &  inévitable 
des  Gouvernemens  les  mieux  conilitués.  Si 
Sparte  &  Rome  ont  péri,  quel  Etat  peujt  ef- 
pérer  de  durer  toujours?  Si  nous  voulons  for- 
mer un  établiflement  durable,  ne  fongeons 
donc  point  à  le  rendre  éternel.  Pour  réuflir  il 
ne  faut  pas  tenter  l'impoflible,  ni  fe  flater  de 
donner  à  l'ouvrage  des  hommes  une  folidité 
que  les  chofes  humaines  ne  comportent  pas. 
Le  corps  politique ,  auffi  bien  que  le  corps 
de  rhomme ,  commence  à  mourir  dès  fa  naif- 
fance  &  porte  en  lui-même  les  caufes  de  fa 
dcflru6Hon.  Mais  fun  &  l'autre  peut  avoir 
une  conftitution  plus  ou  moins  robufte  & 
propre  à  le  conferver  plus  on  moins  long- 
N  4 


soô       D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

tems.  La  conflitution  de  l'homme  eft  l'ou- 
vrage de  la  nature,  celle  de  TEtac  eft  l'ou- 
vrage de  l'art.  Il  ne  dépend  pas  des  hommes 
de  prolonger  leur  vie,  il  dépend  d'eux  de  pro* 
longer  celle  de  l'Etat  auITi  loin  qu'il  eft  pof- 
lible,  en  lui  donnant  la  meilleure  conflitution 
qu'il  puifle  avoir.  Le  mieux  conftitué  finira, 
mais  plus  tard  qu'un  autre,  fi  nul  accident 
imprévu  n'amené  fa  perte  avant  le  tems. 

Le  principe  de  la  vie  politique  eft  dans 
l'autorité  Souveraine.  La  puifi^ance  Icgiflati- 
ve  efl  le  cœur  de  l'Etat,  la  puifi'ance  execu- 
tive en  eft  le  cerveau,  qui  donne  le  mouve- 
ment à  toutes  les  parties.  Le  cerveau  peut 
tomber  en  paralyfie  &  l'individu  vivre  enco- 
re. Un  homme  refi:e  imbécille  &  vit  :  mais 
fitôt  que  le  cœur  a  cefie  fes  fonelions,  l'a- 
nimal eft  mort. 

Ce  n'est  point  par  les  loix  que  l'Etat 
fubûfte,  c'ell  par  le  pouvoir   légiflatif.    La 


SOCIAL.  201 

loi  d'hier  n'oblige  pas  aujourd'hui,  mais  le 
confentement  tacite  eft  préfumé  du  filence,  (Se 
le  Souverain  eft  cenfé  confirmer  incelTamment 
les  lois  qu'il  n'abroge  pas,  pouvant  le  faire. 
Tout  ce  qu'il  a  déclaré  vouloir  une  fois  il  le 
veut  toujours ,  à  moins  qu'il  ne  le  révoque. 
P0URQ.U01  donc  porte-t-on  tant  de  ref- 
pe6t  aux  anciennes  loix?  C'efl  pour  cela  mê- 
me. On  doit  croire  qu'il  n'y  a  que  l'excel- 
lence des  volontés  antiques  qui  les  ait  pu 
confcrver  fi  longtems;  ù  le  Souverain  ne  ks 
eut  reconnu  eonftamment  falutaires  il  les  eut 
mille  fois  révoquées.  Voilà  pourquoi  loin  dé 
s'afFoiblir  les  loix  acquièrent  fans  cefTe  une 
force  nouvelle  dans  tout  Etat  bien  conftitué; 
le  préjugé  de  l'antiquité  les  rend  chaque  jour 
plus  vénérables;  au  lieu  que  par-tout  où  les 
loix  s'afFoibliiTent  en  vieilliflant ,  cela  prouve 
qu'il  n'y  a  plus  de  pouvoir  légiflatif,  &  que 
l'Etat  ne  vit  plus. 

N  5 


202 


DU     CONTRACT 


CHAPITRE    Xir. 

Comment  Je  maintient  T autorité  Sowveraine. 

Le  Souverain  n'ayant  cTautre  force  que 
h.  puiflance  légiflative  n'agit  que  par  des  loix , 
&  les  loix  n'étant  que  des  aétes  authentiques 
de  la  volonté  générale,  le  Souverain  ne  fau- 
roit  agir  que  quand  le  peuple  efl:  afTemblé. 
Le  peuple  alTemblé,  dira-t-on!  Quelle  chimè- 
re! C'efl:  une  chimère  aujourd'hui,  mais  ce 
n'en  étoit  pas  une  il  y  a  deux  mille  ans: 
Les  hommes  ont-ils  changé  de  nature? 

Les  bornes  du  poflible  dans  les  chofes  mo- 
rales font  moins  étroites  que  nous  ne  pcn- 
ibns:  Ce  font  nos  foibleffes,  nos  vices,  nos 
préjugés  qui  les  rétréciflent.  Les  âmes  baf- 
fes ne  croyeiît  point  aux  grands  hommes: 


SOCIAL.  203 

de  vils  efclaves  fourient  d'an  air  moqueur  a 
ce  mot  de  liberté. 

Par  ce  qui  s'efl  fait  confidérons  ce  qui 
fe  peut  faire;  je  ne  parlerai. pas  des. ancien- 
nes républiques  de  la  Grèce,  mais  la  Répu- 
blique romaine  étoit,  cemefemble,  un  grand 
Etat,  &  la  ville  de  Rome  ime  grande  ville. 
Le  dernier  Cens  donna  dans  Rome  quatre 
cent  mille  Citoyens  portans  armes,  &  le  der- 
nier dénombrement  de  l'Empire  plus  de  qua- 
tre millions  de  Citoyens  fans  compter  les  fu- 
■  jets,  les  étrangers,  les  femmes,  les  enfans, 
les  efclaves. 

Quelle  difficulté  n'imagineroit-on  pas  d'af- 
fembler  fréquemment  le  peuple  immenfe  de 
cette  capitale  &  de  fes  environs?  Cependant 
il  fe  pafToit  peu  de  femaines  que  le  peuple 
romain  ne  fut  affemblé,  &  même  plufieurs 
fois.    Non  feulement  il  exerceoit  les  droit  de 


404-        DUCONTRACT 

la  fouveraineté ,  mais  une  partie  de  ceux  du 
Gouvernement.  II  traittoit  certaines  affaires, 
il  jugeoit  certaines  caufes,  &  tout  ce  peu- 
ple étoit  fur  la  place  publique  prefque  auflî 
fouvent  magiftrat  que  Citoyen. 

En  remontant  aux  premiers  tems  des 
Nations  on  trouveroit  que  la  plupart  des  an- 
ciens gouvernemens ,  même  monarchiques  tels 
que  ceux  des  Macédoniens  &  des  Francs,  a- 
vôient  de  femblables  Confeils.  Quoi  qu'il  en 
foit,  ce  feul  fait  inconteftable  répond  à  tou- 
tes les  difficultés:  De  fexiflant  au  pofTible  I3 
conféquence  me  paroit  bonne. 


J' 


SOCIAL.  205 


CHAPITRE    XIll 

Suite* 

Il  NE  fuffit  pas  que  le  peuple  aiTemblë  aie 
une  fois  fixé  la  conftitution  de  l'Etat  en  don- 
nant la  fandion  à  un  corps  de  loix:  U  ne 
fuffit  pas  qu'il  ait  établi  un  Gouvernement- 
perpétuel  ou  qu'il  ait  pourvu  une  fois  pour 
toutes  à  l'éleftion  des  magiftrats.  Outre  les 
aflemblées  extraordinaires  que  des  cas  impré- 
vus peuvent  exiger,  il  faut  qu'il  y  en  ait  de 
fixes  ôc  de  périodiques  que  rien  ne  puifTe  a- 
bolir  ni  proroger,  tellement  qu'au  jour  mar- 
qué le  peuple  foit  légitimement  convoqué  par 
la  loi,  fans  qu'il  foit  befoin  pour  cela  d'au- 
cune autre  convocation  formelle. 

Maïs    hors  de  ces  aflemblées  jtu-idiques 


%o6        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

par  leur  feule  date,  toute  aiïemblée  du  Peu- 
ple qui  n'aura  p^s  été  convoquée  par  les  ma- 
giftrats  prëpofés  à  cet  effet  &  félon  les  for- 
mes prefcrites  doit  ê.tre  tenue  pour  illégitime 
&  tout  ce  qui  s'y  fait  pour  nul;  parce  que 
l'ordre  même  de  s'aifembler  doit  émaner  de 
la  loi.  -  - 

Quant  aux  retours  plus  ou  moins  fré- 
qucns  des  alTemblées  légitimes,  ils  dépendent 
de  tant  de  confidérations  qu'on  ne  fauroit 
donner  là-delfus  de  règles  précifes.  Seule- 
ment on  peut  dire  en  général  que  plus  le 
Gouvernement  a  de  force,  plus  le  Souverain 
doit  fe  montrer   fréquemment. 

Ceci  me  dira-t-on,  peut  être  bon  pour  u- 
ne  feule  ville  ;  mais  que  faire  quand  l'Etat  en 
comprend  plufieurs?  Partagera- 1- on  fautorité 
Souveraine ,  ou  bien  doit-on  la  concentrer  dans 
une  feule  ville  &  alTujetir  tout  le  refle? 


SOCIAL,  207 

Je  reponds  qu'on  ne  doit  faire  ni  Tun 
ni  l'autre.  Premièrement  l'autorité  fouveraine 
€(1  fimple  &  une,  &  Ton  ne  peut  la  divifer 
fans  la  détruite.  En  fécond  lieu,  une  ville 
non  plus  qu'une  Nation  ne  peut  être  légiti- 
mement fujette  d'une  autre,  parce  que  l'ef- 
fence  du  corps  politique  efl:  dans  l'accord  de 
KobéifTance  &  de  la  liberté,  '&  que  ces  mots 
de  fujet  &  de  fouverain  font  des  corrélations 
identiques  dont  l'idée  fe  réunit  fous  le  feul 
mot  de  Citoyen. 

Je  reponds  encore  que  c'efl  toujours 
un  mal  d'unir  plufieurs  villes  en  une  feule  ci- 
té, &  que,  voulant  faire  cette  union,  loii 
ne  doit  pas  fe  flater  d'en  éviter  les  inconvé- 
niens  naturels.  Il  ne  faut  point  objefter  l'a- 
bus des  grands  Etats  à  celui  qui  n'en  veut 
que  de  petits:  mais  comment  donner  aux  pe- 
tits Etats    aflez   de  force  pour  réfifler  aux 


2o8      D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

grands  ?  Comme  jadis  les  villes  grecques  rc- 
Urterent  au  grand  Roi,  ôc  comme  plus  ré-, 
Gemment  la  Hollande  &  la  SuiiTe  ont  refifté 
à  la  maifon  d'Autriche. 

Toutefois  Ci  l'on  ne  peut  réduire  l'Etat 
à  de  juaes  bornes,  il  reile  encore  une  ref- 
fource;  c'eft  de  n'y  point  foufFrir  de  capita- 
le, de  faire  fiéger  le  Gouvernement  alternati- 
vement dans  chaque  ville,  &  d'y  raflembler 
auflfi  tour- à- tour  les  Etats  du  pays. 

Peuplez  également  le  territoire ,  étendez-y 
par  tout  les  mêmes  droits,  portez -y  par-tout 
l'abondance  &  la  vie ,  c'efl:  ainfi  que  l'Etat  de- 
viendra tout  à  la  fois  le  plus  fort  Se  le  mieux 
gouverné  qu'il  foit  poflible.  Souvenez-vous  que 
les  murs  des  villes  ne  fe  forment  que  du  dé- 
bris des  maifons  des  champs.  A  chaque  Pa- 
lais que  je  vois  élever  dans  la  capitale  ,  je 
crois  voir  mettre  en  mazures  tout  un  pays. 

C  H  A- 


Social.       20^ 

CHAPITRE    XIV, 

JHL  l'instant  que  le  Peuple  ell  légitime^ 
ment  aflemblé  en  corps  Souverain,  toute  ju^ 
rifdidcion  du  Gou\'crnement  celTe ,  la  puif- 
Tance  executive  efl  fuipendue ,  &  la  perfonne 
du  dernier  Citoyen  efl  aulTi  facrée  &  invio- 
lable que  celle  du  premier  Magillrat,  parce 
qu'où  fe  trouve  le  Réprélenté,  il  n'y  a  plus 
de  Rëpréfentant.  La  plupart  des  tumultes  qui 
s'élevèrent  à  Rome  dans  les  comices  vinrent 
d'avoir  ignoré  ou  négligé  cette  règle.  Les 
Confuls  alors  n'étoient  que  les  Préfidens  du 
Peuple,  les  Tribuns  de  fimples  Orateurs  *, 
le   Sénat  n'étoit  rien  du  tout. 


*  A-peu-près  félon  le  fens  qu'on  donne  à  ce  nom  dans 
ie  Parlement  d'Angleterre.  La  rcTemblance  de  ces  em- 
plois eut  mis. en  contiit  les  Confuls  &  les  Tribuns^, 
quand  même  toute  jurirjiclibn  eut  été  fufpendue. 

o 


2IO      DU     CONTRACT 

Ces  intervalles  de  fufpeiilion  où  le  Prince 
reconnoit  ou  doit  reconnoitre  un  fupérieur 
a£luel ,  lui  ont  toujours  été  redoutables ,  &  ces 
aflemblées  du  peuple,  qui  font  l'égide  du  corps 
politique  &  le  frein  du  Gouvernement ,  ont 
été  de  tous  tems  l'horreur  des  chefs  :  aufli 
n'épargnent-ils  jamais  ni  foins,  ni  objeftions, 
ni  difficultés,  ni  promelTes,  pour  en  rebuter 
les  Citoyens.  Quand  ceux-ci  font  avares, 
lâches ,  puflîllanimes ,  plus  amoureux  du  repos 
que  de  la  liberté,  ils  ne  tiennent  pas  long- 
tems  contre  /les  efforts  redoublés  du  Gouver- 
nement ;  c'ed  ainfi  que  la  force  réfiflante 
augmentant  fans  cefll^,  l'autorité  Souveraine 
s'évanouit  à  la  fin,  &  que  la  plupart  des  ci- 
tés tombent  &  périffent  avant  le  tems. 

Mais  entre  fautorité  Souveraine  &  le 
Gouvernement  arbitraire,  il  s'introduit  quel- 
quefois un  pouvoir  moyen  dont  il  faut  parler. 


SOCIAL.  èii 

CHAPITRE    XV. 

Des  Députés  ou  Répréfentans„ 

o  I T  ô  T  que  le  Tervice  public  celTe  d'être  la 
principale  affaire  des  Citoyens,  &  qu'ils  ai- 
jnent  mieux  fervir  de  leur  bourfe  que  de  leur 
perfonne,  l'Etat  eft  déjà  près  de  fa  ruine. 
Faut -il  marcher  au  combat?  ils  payent  des 
troupes  &  refient  chez  eux;  faut -il  aller  au 
Confeil?  ils  nomment  des  Députés  &  refient 
chez  eux.  A  force  de  parelfe  &  d'argent  ils 
x>nt  enfin  des  foldats  pour  afTervir  la  patrie 
.&  des  répréfentans  pour  la  vendre. 

C'est  le  tracas  du  commerce  &  des  arts, 

c'efl  l'avide  intérêt  du  gain,  c'efl  la  molefle 

&  l'amour  des   comodités,  qui  changent  les 

iervices  perfonnels  en  argent.    On  cède  une 

O  s 


212      DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

partie  de  fon  profit  pour  l'augmenter  à  fon' 
aife.  Donnez  de  l'argent,  &  bientôt  vous 
aurez  des  fers.  Ce  mot  de  finance  ell:  un 
mot  d'cfclave;  il  efl:  inconnu  dans  la  Cite, 
Dans  un  Etat  vraiment  libre  les  citoyens  font 
tout  avec  leurs  bras  &  rien  avec  de  l'argent  : 
Loin  de  payer  pour  s'exempter  de  leurs  de- 
voirs ,  ils  payeroient  pour  les  remplir  eux- 
mêmes.  Je  fuis  bien  loin  des  idées  cominu- 
nes;  je  crois  les  corvées  moins  contraires  à 
la  liberté  que  les  taxes. 

Mieux  l'Etat  efl  conflitué ,  plus  les  afFai 
res  publiques  l'emportent  fur  les  privées  dans 
l'eiprit  des  Citoyens.  Il  y  a  même  beaucoup 
moins  d'affaires  privées,  parce  que  la  fomme 
du  bonheur  commun  fourniffant  une  portion 
plus  confidérable  à  celui  de  chaque  individu, 
il  lui  en  refte  moins  à  chercher  dans  les  foins 
particuliers.  Dans  une  cité  bien  conduite  chii- 


SOCIAL.  2J3 

c-un  vole  aux  aflemblées  j  fous  un  mauvais 
Gouvernement  nul  n'aime  à  faire  un  pas 
pour  s'y  rendre;  parce  que  nul  ne  prend  in- 
térêt à  ce  qui  s'y  fait,  qu'on  prévoit  que  la 
volonté  générale  n'y  dominera  pas,  &  qu'en-, 
fin  les  foins  domeftiques  abforbent  tout.  Les 
bonnes  loix  en  font  faire  de  meilleures  ,  les 
mauvaifes  en  amènent  de  pires.  Sitôt  que  quel- 
qu'un dit  des  affaires  de  fEtat,  que  ju  impor- 
te? on  doit  compter  que  l'Etat  eft  perdu. 

L'attiedissement  de  l'amour  de  la 
patrie,  faftivité  de  l'intérêt  privé,  l'immenfi- 
té  des  Etats,  les  conquêtes,  fabus  du  Gou- 
vernement ont  fait  imaginer  la  voye  des  Dé- 
putés ou  Répréfentans  du  peuple  dans  les 
aflemblées  de  la  Nation.  C'eft  ce  qu'en 
certains  pays  on  ofe  appeller  le  Tiers-Etat, 
Ainfi  fintérêt  particulier  de  deux  ordres  efl 
lïjis  au  premier  &  au  fécond  rang  ,  l'intérêt 
public  n'efl  qu'au  troifieme. 
O3 


ii4        D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

La  Souveraineté'  ne  peut  être  ré» 
préientée,  par  la  même  raifon  qu'elle  ne  peut 
être  aliénée;  elle  canfifte  efleneiellement  dans 
la  volonté  générale,  &  la  volonté  ne  fe  ré» 
préfente  point:  elle  eft  la  même,  ou  elle  eft 
autre;  il  n'y  a  point  de  milieu.  Les  députés 
du  peuple  ne  font  donc  ni  ne  peuvent  être 
fes  répréfentans ,  ils  ne  font  que  Tes  commif" 
faires;  ils  ne  peuvent  rien  conclurre  dcfiniti-^ 
vement.  Toute  loi  que  le  Peuple  en  perfon^ 
ne  n'a  pas  ratifiée  eft  nulle;  ce  n'efl  point 
une  loi.  Le  peuple  Anglois  penfe  être"  libre; 
il  fe  trompe  fort,  il  ne  l'eft  que  durant  l'é- 
leftion  des  membres  du  Parlement  ;  fitôt  qu'ils 
font  élus,  il  eft  efclave,  il  n'eft  rien.  Dans 
les  courts  momens  de  fa  liberté,  l'ufage  qu'il 
en  fait  mérite  bien  qu'il  la  perde. 

L'ide'e  des  Répréfentans  eft  moderne;  el- 
fe P,Qm  vient;  du  GouvenKment  fçodalj  dcî 


SOCIAL.  215 

cet  inique  &  abfurde  Gouvernement  dans  le- 
quel l'elpece  hiunaine  eft  dégradée,  &  où  le 
nom  d'homme  eft  en  deshonneur.  Dans  les 
anciennes  Républiques  &  même  dans  les  mo- 
narchies ,  jamais  le  Peuple  n'eut  de  répréfen- 
t^s;  on  ne  connoilToit  pas  ce  mot-là.  Il  eft 
très  fingulier  qu'à  Rome  où  les  Tribuns  é- 
toient  fi  facrés  on  n'ait  pas  même  imaginé 
qu'ils  pulïènt  ufurper  les  fondions  du  peuple, 
&  qu'au  milieu  d'une  fi  grande  multitude,  iîsf 
n'aient  jamais  tenté  de  pafTer  de  leur  chej^ 
un  feul  Plebifcite.  Qu'on  juge  cependant  de 
l'embarras  que  caufoit  quelquefois  la  foule, 
par  ce  qui  arriva  du  tems  des  Gracques,  où 
une  partie  des  Citoyens  donnoit  fon  fuffragé 
de  defllis  les  toits. 

O  u'  L  E  droit  &  la  liberté  font  toutes  cho- 
fes,  les  inconvéniens  ne  font  rien.     Chez  ce 
fage  peuple  tout  étoit  mis  à  fa  jufte  méfure: 
O4 


!n6        DU    CON  TRACT 

il  lailToit  faire  à  ^es  Lifteurs  ce  que  fes  Tri- 
buns n'euflent  ofé  faire;  il  ne  craignoit  pas 
que  fes  Licteurs  vouluflent  le  répréfenter. 

Pour  expliquer  cependant  comment  les  Tri- 
buns le  répréfentoient  quelquefois,  il  fuffit  de 
concevoir  comment  le  Gouvernement  répré- 
fente  le  Souverain.  La  Loi  n'étant  que  la  dé- 
claration de  la  volonté  générale,  il  çfl  clair 
que  dans  la  puiflance  Légiflative  le  Peuple  ne 
peut  être  répréfenté  ;  mais  il  peut  &  doit 
l'être  dans  la  puiflance  executive,  qui  n'eft 
que  la  force  appliquée  à  la  Loi.  Ceci  fait 
voir  qu'en  examinant  bien  les  chofcs  on  trou- 
veroit  que  très  peu  de  Nations  ont  des  loix. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  il  eft  fur  que  les  'lïibuns  » 
n'ayant  aucune  partie  du  pouxoir  exécutif, 
ne  purent  jamais  répréfenter  le  Peuple  romain 
par  les  droits,  de  leurs  charges,  mais  feule-- 
nient  en  ufurpant  fiu:  ceux  du  3énat. 


SOCIAL.  217 

Chez  les  Grecs  tout  ce  que  le  Peuple 
avoit  à  faire  il  le  faifoit  par  lui-même;  il 
etoit  fans  cefle  aflemblé  fur  la  place.  Il  ha- 
bitoit  un  climat  doux ,  il  n'étoit  point  avide , 
des  eiclaves  faifoient  fes  travaux,  fa  grande 
affaire  étoit  fa  liberté.  N'ayant  plus  les  me- 
mes  avantages,  comment  conferver  les  mê- 
mes droits?  Vos  climats  plus  durs  vous  don- 
nent plus  de  befoins  *,  fix  mois  de  l'année 
la  place  publique  n'efl:  pas  tenable,  vos  lan- 
gues fourdes  ne  peuvent  fe  faire  entendre  en 
plein  air ,  vous  donnez  plus  à  votre  gain  qu'à 
votre  liberté  ,  ^  vous  craignez  bien  moins 
l'efclavage  que  la  mifere. 

Quoi!  la  liberté  ne  fe  maintient  qu'à 
J'appui  de  la  fervitude?  Peut-être.    Les  deux 


*  Adopter  dans  Jes  pays  froids  le  luxe  &  la  nioleffç 
des  orientaux,  c'efl:  vouloir  fe  donner  leurs  chaînes; 
■e'eft  s'y  foumettre  encore  plus  néceffairement  qu'eux^ 

O  5 


&i3         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

excès  fe  touchent.  Tout  ce  qui  n'eft  poînc 
dans  la  nature  a  ks  inconvéniens ,  &  la  fo- 
dété  civile  plus  que  tout  le  refte.  II  y  a  tel-' 
ks  pofitions  malheureufès  où  l'on  ne  peut 
Confèrver  fa.  liberté  qu'aux  dépends  de  celle 
d'autrui,  &  où  le  Citoyen  ne  peut  être  par- 
faitement libre  que  l'efclave  ne  Toit  extrê- 
mement efclave.  Telle  étoit  la  pcfltion  de 
Sparte.  Pour  vous,  peuples  modernes,  vous 
n'avez  point  d'efclaves ,  liiais  vous  l'êtes  ; 
vous  payez  leur  liberté  de  la  votre.  Vous 
avez  beau  vanter  cette  préférence  ;  j'y  trou- 
té  plus  de  lâcheté  que  d'humanité. 

Je  n'entens  point  par  tout  cela  qu'il 
faille  avoir  des  efclaves  ni  que  le  droit  d'ef- 
cîevage  foit  légitime,  puifque  j'ai  pi*ouvé  le 
contraire.  Je  dis  feulement  les  raifons  pour- 
quoi les  peuples  modernes  qui  fe  croyent  li- 
bres ont  des  Répréfentans,  6i  pourquoi  les 


SOCIAL.  219 

peuples  anciens  n'en  avoient  pas.  Quoi  qu'il 
en  foie ,  à  Tinflant  qu'un  Peuple  fe  donne  des 
Répréfentans,  il  n'efl  plus  libre;  il  n'eO:  plus. 
Tout  bien  examiné ,  je  ne  vois  pas  qu'il 
foit  déformais  poffible  au  Souverain  de  con- 
ièrvor  parmi  nous  l'exercice  de  fes  droits  lî 
la  Cité  n'efl  très  petite.  Mais  fi  elle  efl:  très 
petite  elle  fera  fubjuguée?  Non.  Je  ferai  voir 
ci-après  *  comment  on  peut  réunir  la  pui{^ 
fance  extérieure  d'un  grand  Peuple  avec  hi 
police  aifée  &  le  bon  ordre  d'un  petit  Etat, 


*  Ceft  ce  que  je  m'étois  propofé  de  faire  dans  la  fui" 
te  de  cet  ouvrage,  lorfqu'en  traitant  des  relations  exter- 
nes j'en  ferois  venu  aux  confédérations.  Matière  tout» 
neuve  &  ou  les  principes  font  encore  à  établir. 


?m 


020        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 


CHAPITRE    XVI. 

Que  Tinftituîion  du  Gouvernement  ncjî  point 
un  contract. 

Le  pouvoir  Légiflatif  une  fois  bien  é- 
tabli,  il  s'agit  d'établir  de  même  le  pouvoir 
exécutif  ;  car  ce  dernier  ,  qui  n'opère  que 
par  des  a6les  particuliers  ,  n'étant  pas  de 
reflence  de  l'autre,  en  efl:  naturellement  fé- 
paré.  S'il  étoit  poffible  que  le  Souverain, 
confidéré  comme  tel,  eut  la  puiflance  exe- 
cutive, le  droit  &  le  fait  feroient  tellement 
confondus  qu'on  ne  fliuroit  plus  ce  qui 
eft  loi  &  ce  qui  ne  l'eft  pas,  &  le  corps 
politique  ainfi  dénaturé  feroit  bien -tôt  en 
proye  à  la  violence  contre  laquelle  il  fut  in- 
ftitué. 

Ï-Es    Citoyens    étant   tous  égaux  par  le 


SOCIAL.  .221 

contra6l  focial ,  ce  que  tous  doivent  faire 
tous  peuvent  le  prefcrire  ,  au  lieu  que  nul 
n'a  droit  d'exiger  qu'un  autre  fafle  ce  qu'il 
ne  fait  pas  lui-même.  Or  c'efl  proprement 
ce  droit,  indifpenfable  pour  faire  vivre  & 
mouvoir  le  corps  politique,  que  le  Souverain 
donne  au  Prince  en  inftituant  le  Gouverne- 
ment. 

Plusieurs  ont  prétendu  que  l'adle  de 
cet  établilTement  étoit  un  contract  entre  k 
Peuple  &  les  chefs  qu'il  fc  donne;  contracl 
par  lequel  on  flipuloit  entre  les  deux  parties 
les  conditions  fous  lefquelles  l'une  s'obligeoit 
à  commander  &  l'autre  à  obéir.  On  con- 
viendra, je  m'aiïïire,  que  voilà  une  étrange 
manière  de  contrafterî  Mais  voyons  fi  cette 
opinion  efl  foutenable. 

-    Premièrement,  l'autorité  fuprême  ne 
peut  pas  plus  fe  modifier  que  s'aliéner  ,  la 


tn         "0  V    C  O  N  T  R  A  C  T 

Hmiter  ceft  la  décruire.     Il   efl:  abfLirde  <% 
contradiétoire  que  le  Souverain   fe  donne  ug 
fupériair  ;  s' oblige:  d'obéir  à  un  maitre  c'eft  . 
fe  remettre  en  pleine  liberté. 

De  plus,  il  efl:  évident  que  ce  contraél 
du  peuple  avec  telles  ou  telles  perfonnes  fe- 
roit  un  acle  particulier.  D'où  il  fuit  que  ce 
contrat  ne  fauroit  être  ime  loi  ni  un  a6le 
^e  fouveraineté ,  &  que  par  conféquent  il  fe- 
roit  illégidrae. 

On  voit  encore  que  les  parties  contrac- 
tantes feroient  entre  elles  fous  la  feule  loi  de 
nature  &  fans  aucun  garant  de  leurs  enga- 
gemens  réciproques,  ce  qui  répugne  de  tou» 
tes  manières  à  l'état  civil  :  Celui  qui  a  la  for* 
ce  en  main  étant  toujours  le  maitre  de  l'e» 
xécution  ,  autant  vaudroit  donner  le  nom  dç 
contra6l  à  l'acte  d'un  homme  qui  diroit  à  un 
autre;  „  je  vous  donne  tout  mon  bien,  i 


SOCIAL.  ^£S 

„  condition  que  vous  m'en  rendrez  ce  qu'il 
„  vous  plaira  ". 

Il  n'y  a  qu'un  contra6i:  dans  l'Etat,  c'efl 
celui  de  l'affociation ;  &  celui-là  feu!  en  ex- 
clud  tout  autre.  On  ne  fauroit  imagina:  au- 
cun Contrat  public,  qui  ne  fut  une  violation 
du  premier. 


^ 

4^'^^^n^ 


A24        DU    CONTRACT 

CHAPITRE    XVII. 

De  Vinfiîtutîon  du  Gouvernement. 

î>  o  u  s  quelle  idée  faut-il  donc  concevoir  l'ac- 
te par  lequel  le  Gouvernement  efl:  inftitué? 
Je  remarquerai  d'abord  que  cet  a6le  efl  com- 
plexe ou  compofé  de  deux  autres ,  favoir  l'éta- 
bliiTement  de  la  loi,  &  l'exécution  de  la  loi. 

Par  le  premier,  le  Souverain  flatue  qu'il 
y  aura  un  corps  de  Gouvernement  établi  fous 
telle  ou  telle  forme;  &  il  efl  clair  que  cet 
a6le  efl;  une  loi. 

P  A  R  le  fécond ,  Je  Peuple  nomme  les  chefs 
qui  feront  chargés  du  Gouvernement  établi. 
Or  cette  nomination  étant  un  a6le  particu- 
lier n'efl  pas  une  féconde  loi ,  mais  feulement 
une  fuite  de  la  première  &  une  fon6lion  du 
Gouvernement. 

La  DIFFICULTE' efl  d'entenidre  comment 

on 


SOCIAL.  225 

On  peut  avoir  un  afte  de  Gouvernement  a- 
vant  que  le  Gouvernement  exifle,  &  com- 
ment le  Peuple  j  qui  n'efh  que  Souverain  ou 
fujet ,  peut  devenir  Prince  ou  Magiflrat  dans 
certaines  circonftances. 

C'  E  s  T  encore  ici  que  fe  découvre  une  de 
CCS  étonnantes  propriétés  du  corps  politique, 
par  lefquelles  il  concilie  des  opérations  con- 
tradiftoires  en  apparence.  Car  celle-ci  fe  faic 
par  une  converlion  fubite  de  la  Souveraineté 
en  Démocratie  ;  en  forte  que  ,  fins  aucua 
changement  fenfible ,  &  rculciuent  par  une 
nouvelle  relation  de  tous  à  tous,  les  Citoyens 
devenus  Magiflrats  paffent  des  acles  géné- 
raux aux  actes  particuliers ,  &  de  la  loi  à 
l'exécution. 

Ce  c  h  a n  g e  m e î^' î  de  relation  n'ed  point 

une  fubtilité  de  fpeculation  fans  exemple  dans 

la   pratique:  Il  a   lieu   tous    les  jours  dans  k 

Parlement  d'Angleterre,  où  la  Chambre -balTe 

P 


225         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

en  certaines  occafions  fe  tourne  en  gi-ancî 
Commité  ,  pour  mieux  difcuter  les  affaires, 
&  devient  ainfi  fimple  commiiTion,  de  Cour 
Souveraine  qu'elle  étoit  l'inflant  précédent; 
en  telle  forte  qu'elle  fe  fait  enfuite  rapport  à 
elle-même  comme  chambre  des  Communes  de 
ce  qu'elle  vient  de  régler  en  grand-Commité, 
&  délibère  de  nouveau  fous  un  titre  de  ce 
qu'elle  a  déjà  réfolu  fous  un  autre. 

Tel  eft  l'avantage  propre  au  Gouverne- 
ment Démocratique  de  pouvoir  être  établi 
dans  le  fait  par  un  fmiple  a6te  de  la  volonté 
générale.  Après  quoi ,  ce  Gouvernement  pro- 
vifionnel  relie  en  polTeiTion  H  telle  cft  la  for- 
me adoptée,  ou  établit  au  nom  du  Souve- 
rain le  Gouvernement  prefcrit  par  la  loi,  & 
tout  fe  trouve  ainfi  dans  la  règle.  Il  n'efl: 
pas  poffible  d'inftituer  le  Gouvernement  d'au- 
cune autre  manière  légitime,  &  fans  renon- 
cer aux  principes  ci-devant  établis. 


SOCIAL.  i-yi 


CHAPITRE    XVIII. 

Moyen  de  prévenir  les  iifiirpatîom  du, 
Gouvernement, 

x)  E  CES  écîaîrcilTemens  il  rdrulte  en  confir- 
mation da  chapitre  XVI.  que  ra6re  qui  infti- 
tue  le  Gouvernement  n'efl:  point  un  contra6t 
mais  une  Loi ,  que  les  dépofitaires  de  la  puif- 
fance  executive  ne  font  point  les  maîtres  du 
peuple  mais  Tes  officiers,  qu'il  peut  les  éta- 
blir &  les  deftituer  quand  il  lui  plait,  qu'il 
n'efl:  point  quellion  pour  eux  de  contrafter 
mais  d'obéir ,  &  qu'en  fe  chargeant  des  fonc- 
tions que  l'Etat  leur  impofe  ils  ne  font  que 
remplir  leur  devoir  de  Citoyens,  fans  avoir 
en  aucune  forte  le  droit  de  difputer  fur  les 
conditions. 

Quand  donc  il  arrive  que  le  Peuple  ich 
P  s 


523        DU    CONTRACT 

fliciie  un  Gouvernement  héréditaire,  foit  mo- 
narchique dans  une  famille,  foit  ariflocratique 
dans  un  ordre  de  Citoyens ,  ce  n'efl:  point  un 
engagement  qu'il  prend  ;  c'efl  une  forme  pro- 
viGonnelle  qu'il  donne  à  l'adminiflration ,  jiif- 
qu'à  ce  qu'il  lui  p'aife  d'en  ordonner  autre- 
ment. 

Il  est  \Tai  que  ces  changemcns  font 
toujours  dangereux,  &  qu'il  ne  faut  jamais 
toucher  au  Gouvernement  éta'oli  que  lors  qu'il 
devient  incompatible  avec  le  bien  public; 
mais  cette  circonfpecllon  eft  une  madame  de 
politique  &  non  pas  une  règle  de  droit,  & 
l'Etat  n'efl:  pas  plus  tenu  de  laiiTer  l'autorité 
civile  à  fes  chefs ,  que  l'autorité  militaire  à 
fcs  Généraux. 

Il  est  vrai  encore  qu'on  ne  fauroft  en 
pareil  cas  obferver  avec  trop  de  foin  toutes 
les  formalités  requifes  pour  diftinguer  un  acle 
régulier   &  légitime  d'un  tumulte  féditieux. 


SOCIAL,  22g 

&  la  volonté  de  tout  un  peuple  des  da-neurs 
.d'une   fadlion.    C'cft  ici  fur-tout  qu'il  ne  faut 
donner   au   cas  odieux  que  ce  qu'on  ne  peut 
.lui  refufer  dans  toute  la  rigui^ur  du  droit,  & 
c'ell   auui   de   cette   obligation    que  le  Prince 
tire    un    grand    avantage  pour    conferver  fa 
puilFance  malgré  le  peuple,  fans  qu'on  pullfe 
dire  qu'il  J'ait  ufurpce:  Car  en  paroiiîant  n'u- 
fer   que  de  fes  droits   il  lui  ell  fort  aifé  de 
Jes   étendre,  &  d'empêcher   fous  le  prétexte 
du  repos  public  les  afTemblées  deflinées  à  ré- 
tablir le  bon  ordre;  de  forte  qu'il  fe  prévauc 
^'un  {ilence  qu'il  empêche  de  rompre ,  ou  des 
irrégularités   qu'il   fait   commettre,  pour   fup-. 
pofer  en   fa  faveur   l'aveu   de   ceux   que  la 
crainte   fait   taire  ,   &   pour   punir   ceux  qui 
ofent   parler.     C'efl   ainli   que   les   Décemvirs 
ayant  été  d'abord  élus  pour  un  an,  puis  con- 
tinués pour  une  autre  année ,  tentèrent  de  re- 
fcjnir  à  perpétuité  leur  pouvoir  ^  eu  ne  permet- 

P3 


230        DU    CONTRACT 

tant  plus  aux  comices  de  s'afTembîcr  ;  <St 
c  efl;  par  ce  facile  moyen  que  tous  les  gour, 
verneniens  du  monde,  une  fois  rc-'étus  de  la 
force  publique,  ufurpent  tôt  eu  tard  l'autori? 
té  Souveraine. 

Les  adlmblées  périodiques  dont  j'ai  parlé 
ci-devant  font  propres  à  prévenir  ou  différer 
ce  malheur ,  fur-tout  quand  elles  n'ont  pas  be^ 
foin  de  convocation  formelle  :  car  alors  le 
prince  ne  fauroit  les  empêcher  fans  fe  déclar 
rer  ouvertement  infrafteur  des  loix  &  enne-? 
îtû  de  l'Etat. 

L'ouverture  de  ces  affemblées  qui  n'one 
J)0ur  objet  que  le  maintien  du  traité  focial, 
doit  toujours  fe  faire  par  deux  propofitions 
qu'on  ne  puifTe  jamais  fupprimer,  &  qui  paf- 
fent  fcparément  par  les  fuffrages. 

La  première;  s'il  plan  au  Soiiveram  de 
cmJcT'cer  la  préfente  forme  de  Goifùernenient. 

La    seconde;   s'il  plait  au   Peuple  d'çjt 


SOCIAL.  231 

laiffer  Vadmîmjlration  à  ceux  qui  en  font   ac- 
tuellement chargés. 

Je  suppose  ici  ce  c[ue  je  crois  avoir  dé- 
montré, favoir  qu'il  n'y  a  dans  l'Etat  aucune 
loi  fondamentale  qui  ne  fe  puiiTe  révoquer, 
non  pas  même  le  pacle  focial  ;  car  fi  tous  les 
Citoyens  s'afTembloient  pour  rompre  ce  pac- 
te d'un  commun  accord,  on  ne  peut  douter 
qu'il  ne  fût  très  -  légitimement  rompu.  Gro- 
tius  penfe  même  que  chacun  peut  renoncer 
à  l'Etat  dont  il  efl  membre,  &  reprendre  fa 
liberté  naturelle  &  fes  biens  en  fortant  du 
pays  *.  Or  il  feroit  abfurde  que  tous  les 
Citoyens  réunis  ne  pufTent  pas  ce  que  peut 
féparément  chacun  d'eux. 

*  Bien  entendu  qu'on  ne  quite  pa3  pour  éluder  Ton 
devoir  &  fe  difpenfer  de  fervir  la  patrie  au  moment  qu'el- 
je  a  befoin  de  nous.    La  fuite  alors  feroit  criminelie  & 
puniirable;  ce  ne  feroit  plus  retraite,  mais  défertion. 
Fin  au  Livre  Troifieme. 

P4 


D    U 

CONTRACT  SOCIAL^ 

o  u, 

PRINCIPES 

D    U 

DROIT    POLITIQUE. 


LIVRE    IF. 


C  H  A  P  I  T  R  E    I. 

Que  h  volonté  générale  ejl  înàcjtruclibk, 

J.  A  N  T  qu3  plufienrs  hommes  réunis  fc  con- 
fiderent  comme  un  feul  corps,  ils  n'ont  qu'u- 
nç  feule  volonté  ,  qui  fe  rapporte  à  la  com^ 


DU'CONTRACT  SOCIAL.    233 

inune  confervation ,  &  au  bien-être  général. 
Alors  tous  les  reflbrts  de  l'Etat  font  vigoureux 
&  fimples,  fes  maximes  font  claires  &  kirni- 
neufes ,  il  n'a  point  d'intérêts  embrouillés ,  con- 
tradiftoires ,  le  bien  commun  fe  montre  par 
tout  avec  évidence,  &  ne  demande  que  du 
bon  fens  pour  être  apperçu.  La  paix  funion 
fégalité  font  ennemies  des  fubtilités  politiques. 
Les  hommes  droits  &  fimples  font  difficiles  à 
tromper  à  caufe  de  leur  fimplicité ,  les  leun-es. 
îcs  prétextes  rafinés  ne  leur  en  impofent  point  ; 
i's  ne  font  pas  même  aflez  fins  pour  être 
dupes.  Quand  on  voit  chez  le  plus  heureux 
peuple  du  monde  des  troupes  de  payfans 
régler  les  affaires  de  l'Etat  fous  un  chêne  & 
fe  conduire  toujours  fagement,  peut-on  s'em- 
pêcher de  méprifer  les  rafinemens  des  autres 
nations,  qui  fe  rendent  illuflres  &  miférable$ 
^vee  tant  d'art  &  de  mifteres? 
P5 


234       DU    CONTRACT 

Un  Etat  ainfi  gouverné  a  befoin  de  très 
peu  de  Loix,  &  à  méfure  qu'il  devient  né- 
ceiTaire  d'en  promulguer  de  nouvelles,  cette 
néceffité  fe  voit  rniiverfeliement.  Le  premier 
qui  les  propofe  ne  fait  que  dire  ce  que  tous 
ont  déjà  fenti,  &  il  n'efl  queftion  ni  de  bri- 
gues ni  d'éloquence  pour  faire  pafTer  en  loi 
ce  que  chacun  a  déjà  réfolu  de  faire,  ficôt 
qu'il  fera  fur  que  les  autres  le  feront  comme 

lui. 

Ce  q,ui  trompe  les  raifonneurs  c'eft  que 
ne  voyant  que  des  Etats  mal  conftitués  dés 
leur  origine,  ils  font  frappés  de  l'impolTibili- 
té  d'y  maintenir  une  femblable  police.  Ils 
rient  d'imaginer  toutes  les  fotifes  qu'un  four- 
be adroit,  un  parleur  infmuant  pourroit  per* 
fuader  au  peuple  de  Paris  ou  de  Londres, 
Ils  ne  favent  pas  que  Cromwel  eut  été  mis 
aux  fonnêtes  par  le  peuple  de  Berne,  ôc  le 


s    O    C    ï    A    L.  23jr 

Dac  de  Bcaufort  à  la  difcipline  par  les  Gço- 
ne  vois. 

Mais  quand  le  nœud  foçîal  commence  k 
fe  relâcher  '&  l'Etat  à  s'afFoiblir;  quand  les 
intérêts  particuliers  commencent  à  fe  faire 
fentir  &  'les  petites  fociétés  ■  à  influer  fur  la 
grande,  l'intérêt  commim  s'altère  &  trouve 
des  oppofans,  l'unanimité  ne  règne  plus  dans 
les  voix ,  la  volonté  générale  n'efl  plus  la  vo- 
lonté de  tous ,  il  s'élève  des  contradiftions  des 
débats ,  &  le  meilleur  avis  ne  paffe  point  fans 
dilputes. 

Enfin  quand  l'Etat  prés  de  fa  ruine  nî 
âibfifle  plus  que  par  ime  forme  illufoire  â; 
vaine,  que  le  lien  focial  efl:  rompu  dans  tous 
les  cœurs,  que  le  plus  vil  intérêt  fe  pare  ef- 
frontément du  nom  facré  du  bien  public;,  a- 
lors  la  volonté  générale  devient  muette,  tous 
guidés ,  par   des  motifs  fecrets  n'opinent  pas 


23d         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

plus  eomia^  Citoyens  que  fl  l'Etat  n'eut  jamais 
exifté,  &  l'on  fait  paflbr  faufîèment  fous  le 
nom  de  Loix  des  décrets  iniques  qui  n'ont 
pour  but  que  l'intérêt  particulier. 

S' ENSUIT-IL  de- là  que  la  volonté  géné- 
rale foit  anéantie  ou  corrompue?  Non,  ellç 
eft  toujours  confiante ,  inaltérable  &  purej 
mais  elle  efl;  fubordonnée  à  d'aiîtres  qui  l'em- 
portent fur  elle.  Chacun,  détachant  fon  inté» 
r€L  de  l'intérêt  commun,  voit  bien  qu'il  ne 
.peut  l'en  féparer  tout  -  à  -  fait ,  mais  fa  part 
du  mal  public  ne  lui  paroit  rien,  auprès  du 
bien  exclufif  qu'il  prétend  s'approprier.  Ce 
bien  particulier  excepté,  il  veut  le  bien  g^ 
néral  pour  fon  propre  intérêt  tout  auffi  forte- 
ment qu'aucun  autre.  Même  en  vendant  fon 
fufîxage  à  prix  d'argent  il  n'éteint  pas  en  lui 
la  volonté  générale,  il  l'élude.  La  faute  qu'il 
commet  efl  de  changer  l'état  de  la  queflioQ 


SOCIAL.  237 

&  de  répondre  autre  cho(e  que  ce  qu'on  lui 
demande  :  En  forte  qu'au  lieu  de  dire  par 
fon  fuiFrage,  //  ejî  avantageux  à  T Etat,  il  dit, 
il  eft  avantageux  à  tel  homme  ou  à  tel  parti 
que  te!  ou  tel  avis  pajfe.  AmCi  la  loi  de  i'or- 
dre  public  dans  les  afTemblécs  n'efl:  pas  tant 
d'y  maintenir  la  volonté  générale,  que  de  fai- 
re qu  elle  foit  toujours  interrogée  &  qu'elle 
réponde  toujours. 

J'aurois  ici  bien  des  réflexions  à  faire  fîir 
le  fimple  droit  de  voter  dans  tout  a6le  de 
fouveraineté  ;  droit  que  rien  ne  peut  ôter  aux 
Citoyens;  &  fur  celui  d'opiner,  de  propofer, 
de  divifer ,  de  difcuter ,  que  le  Gouvernement 
a  toujours  grand  foin  de  ne  laiffer  qu'à  fes 
membres  ;  mais  cette  importante  matière  de- 
manderoit  un  traité  à  part,  &  je  ne  puis 
tout  dire  dans  celui-ci. 


«38       D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    IL 

Des  Suffrages. 

KJ  N  V  0 1 T  par  le  chapitre  précèdent  que  la 
înaniere  dont  fe  traittent  les  affaires  généra- 
les peut  donner  un  indice  affez  fur  de  l'état 
actuel  des  mœurs ,  &  de  la  fanté  du  corps 
politique.  Plus  le  concert  règne  dans  les  af- 
feinblées,  c'efl-à-dire  plus  les  avis  approchent 
de  l'unanimité,  plus  aufiTi  la  volonté  généra- 
le efl  dominante;  mais  les  longs  débats,  les 
diflentions ,  le  tumulte  ,  annoncent  l'afcen- 
dant  des  intérêts  particuliers  &  le  déclin  de 
l'Etat. 

Ceci  paroit  moins  évident  quand  deux  ou 
plufieurs  ordres  entrent  dans  fa  conftitution , 
comme  à  Rome  les  Patriciejos  &  les  Plébe» 


soc    IJA    L.  239 

yens,  dont  les  querelles  troublèrent  fouvent 
les  comices,  même  dans  les  plus  beaux  tems 
de  la  République;  mais  cette  exception  efl 
plus  apparente  que  réelle;  car  alors  par  le 
vice  inhérent  au  corps  politique  on  a,  pouf 
ainfi  dire,  deux  Etats  en  un;  ce  qui  n'efl 
pas  vrai  des  deux  enfemble  efl  \Tai  de  cha- 
cun féparément.  Et  en  effet  dans  les  tems  mê- 
mes les  plus  orageux  les  plébifcites  du  peu- 
ple,  quand  le  Sénat  ne  s'en  mêloit  pas,  paf^ 
foient  toujoiu*s  tranquillement  &  à  la  grande 
pluralité  des  fuffrages:  Les  Citoyens  n'ayanC 
qu'un  intérêt ,  le  peuple  n'avoit  qu'une  vo- 
lonté. 

A  l'autre  extrémité  du  cercle  l'unanîmi- 
té  revient.  C'efl:  quand  les  citoyens  tombés 
dans  la  fervitude  n'ont  plus  ni  liberté  ni  vo- 
lonté. Alors  la  crainte  &  la  flaterie  chan- 
gent en  acclamations  les  fufiragesj  on  ne  de- 


S40       D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

libère  plus,  on  adore  ou  l'on  maudit.  Telle 
étoit  la  vile  manière  d'opiner  du  Sénat  fous 
les  Empereurs.  Quelquefois  cela  fe  faifoit  a- 
vec  des  précautions  ridicules:  Tacite  obferve 
que  fous  Othon  les  Sénateurs  accablant  Vi- 
tellius  d'exécrations ,  affe6]:oient  de  faire  en 
même  tems  un  bruit  épouvantable,  afin  que, 
n  par  hazard  il  devenoit  le  maitre,  il  ne  put 
favoir  ce  que  chacun  d'eux  avoit  dit. 

D  E  c  E  s  diverfes  confidcrations  naiflent  les 
maximes  fur  lefquelles  on  doit  régler  la  ma- 
nière de  compter  les  voix  &  de  comparer  les 
Uvis,  félon  que  la  volonté  générale  efl  plus 
ou.  moins  facile  à  connoitre,  &  l'Etat  plus  ou 
moins  déclinant. 

ÏL  n'y  a  qu'une  feule  loi  qui  par  fa  natu- 
re exige  un  confentcment  unanime.  C'efl:  le. 
paO:e  focial:  car  l'alTûciation  civile  eft  l'aile 
du  monde  le  plus  volontaire  j  tout  homme  é- 

tanc 


SOCIAL  24Î 

tant   lié  libre  &  maître  de  lui-même,  nul  nd 
peutj  fous  quelque  prétexte  que  ce  puifle  ê- 
tre,  Taffujettir  fans  fon  aveu.  Décider  que  lé 
fils   d'une   efclave  nait   efclave,  c'eft   décider 
qu'il  ne  nait   pas   hoirjTie.       ' 
•    Si  donc  lors  du  pa6le  focial  il  s'y  trou- 
ve des    oppofans  ,   leur  oppofition  n'invalidé 
pas  le  contrat ,  elle  empêche  feulement  qu'ils 
.n'y   foient    compris  ;    ce  font  des   étrangers 
•parmi  les  Citoyens.    Quand  l'Etat  efl  inilitué 
'le   confentement  efl  dans  la   réfidence  ;  ha- 
biter le  territoire  c'efl  fe  foumettre  à  la  foil- 
■  Veraineté  *. 

Hors  ce  contraft  primitif,  la  voix  du  plus 


*  Ceci  doit  toujours  s'entendre  d'un  Etat  libre  y  car 
d'ailleurs  la  famille,  les  biens,  le  défaut  d'azile,  la  né- 
ceffité,  la  violence,  peuvent  retenir  un  habitant  dans 
le  pays  malgré  lui,  &  alors  fon  lejour  feul  ne  fuppofe 

'  flus  fon  confentement  au  contracl  ou  à  la  violation  da 

"«iontract. 


242       DUCONTRACT 

grand  nombre  oblige  toujours  tous  les  autres  5 
c  eH:  une  fuite  du  contra6l  même.  Mais  on 
demande  comment  un  homme  peut  être  libre , 
&  forcé  de  fe  conformer  à  des  volontés  qui 
ne  font  pas  Iss  fiennes.  Comment  les  oppo- 
fans  font-ils  libres  &  foumis  à  des  loix  aux- 
jc[uelles  ils  n'ont  pas  confenti? 

Je  REPONDS  que  la  quedion  efl:  mal  po- 
.fée.  Le  Citoyen  confent  à  toutes  les  loix, 
même  à  celles  qu'on  pafle  malgré  lui,  &  mê- 
me à  celles  qui  le  puniflent  quand  il  ofe  en 
violer  quelqu'une.  La  volonté  confiante  de 
tous  les  membres  de  l'Etat  ed  la  volonté  gé- 
nérale ;  c  efb  par  elle  qu'ils  font  citoyens  & 
libres  *.    Quand   on   propofe  une  loi    dans 

♦  A  Gènes  on  lit  au  devant  des  prifons  &  fur  les  fers 
des  galériens  ce  mot  Libéria^.  Cette  application  de  la 
devife  eft  belle  &  jufle.  En  efFct  il  n'y  a  que  les  malfai- 
teurs  de  tous  états  qui  empêchent  le  Citoyen  d'être  libre. 
Dans  un  pays  où  tous  ces  gens-là  feroient  aux  Galères» 
on  jouiroit  de  la  plus  parfaite  liberté. 


SOCIAL  243 

fàJfTemblée  du  Peuple,  ce  qu'on  leur  demande 
îî'eft  pas  précife'ment  s'ils  approuvent  la  pro- 
pofition  ou  s'ils  la  rejettent ,   mais  Ci  elle  efl 
conforme   ou  non  à  la  volonté  générale  qui 
efl  la  leur;  chacun   en   donnant  Ton  fuffi-age 
dit  Ton  av'is  là  -  delTus ,  &  du  calcul  des  voix 
le  tire  la  déclaration  de  la  volonté  générale* 
Quand    donc   l'avis  contraire   au  mien  Tem* 
porte,  cela  ne  prouve  autre  chofe  finon  que 
je   m'étois   trompé,  &  que  ce  que  j'eflimois 
être    la  volonté   générale  ne   Tétoit  pas.    Si 
mon   axns   particulier  l'eut   emporté,  j'auroîs 
fait    autre    chofe  que   ce  que  j'avois   voulu, 
c'efl:  alors  que  je  n'aurois  pas  été  libre. 

Ceci  fuppofe,  il  efl  vrai,  que  tous  les  ca- 
rafteres  de  la  volonté  générale  font  encore 
dans  la  pluralité:  quand  ils  cefTent  d'y  être^ 
quelque  parti  qu'on  prenne  il  n'y  a  plus  der 
Kberté* 


S44      D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

En  montrant  ci-devant  comment  on  ful> 
ftituoit  des  volontés  particulières  à  la  volonté 
générale  dans  les  délibérations  publiques,  j'ai 
fufEfamment  indiqué  les  moyens  praticables  de 
prévenir  cet  abus;  j'en  parlerai  encore  ci-a^ 
près.  A  l'égard  du  nombre  proportionnel  des 
fufFrages  pour  déclarer  cette  volonté ,  j'ai  auffi 
donné  les  principes  fur  lefquels  on  peut  le 
déterminer.  La  différence  d'une  feuJe  voix 
rompt  l'égalité,  un  feul  oppofant  rompt  l'u- 
nanimité ;  mais  entre  l'unanimité  &  l'égalité  il 
y  a  plufieurs  partages  inégaux,  à  chacun  def- 
quels  on  peut  fixer  ce  nombre  félon  l'état  & 
les  befoins  du  corps  politique.  , 

Deux  maximes  générales  peuvent  fervir 
à  régler  ces  rapports:  l'une,  que  plus  les  déli- 
bérations font  importantes  &  graves ,  plus  l'a.- 
vis  qui  l'emporte  doit  approcher  de  l'unanimi- 
té: l'autre,  que  plus  l'affaire  agitée  exige  de 


SOCIAL.  245r: 

célérité,  plus  on  doit  reflerrer  la  difFérence 
prefcritte  dans  le  partage  des  avis;  dans  les- 
délibérations  qu'il  faut  terminer  fur  le  champ 
l'excédent  d'une  feule  voix  doit  fuffire.  La 
première  de  ces  maximes  paroit  plus  conve- 
nable aux  loix,  &  la  féconde  aux  aflPaires. 
Quoiqu'il  en  foit,  c'efl:  fur  leur  combinaifon 
que  s'établiflènt  les  meilleurs  rapports  qu'on 
peut  donner  à  la  pluralité  pour  prononcer. 


Q3 


îr4<5        I^  y    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    IIL 

pes  Elections, 

A.  l'égard  des  élevions  du  Prince  &  des 
Magiftrats,  qui  font,  comme  je  l'ai  dit,  des 
?i6les  complexes ,  il  y  a  deux  voyes  pour  y 
procéder;  favoir,  le  choix  &  le  fort.  L'unç 
&  l'autre  ont  été  employées  en  diverfes  Rcr 
publiques,  ôc  l'on  voit  encore  a6luellement  un 
mélange  très  compliqué  des  deux  dans  l'elec^ 
tion  du  Doge  de  Venife. 

Le  Juffyagc  -par  k  fort ,  dit  Montefquieu , 
efl  de  h  nature  de  la  Démocratie.  J'en  con- 
viens ,  mais  comment  cela  ?  Le  fort  ,  conti- 
nue-t-il ,  eft  une  façon  d'élire  qui  n  afflige  pcr-f 
fonne;  il  la'ffe  à  chaque  Citoyen  une  efpérancs 
raifonnahle  de  fervir  la  patrie.  Ce  ne  font 
pas- là  des  raifons. 


SOCIAL.  247 

Si  l*on  fait  attention  que  l'éledion  des 
chefs  efl:  une  fonction  du  Gouvernement  & 
non  de  la  Souveraineté,  on  verra  pourquoi  la 
voye  du  fort  eft  plus  dans  la  nature  de  la  Dé- 
mocratie, où  l'adminiflration  eft  d'autant  meil- 
leure que  les  âftes  en  font  moins  multipliés. 

Dans  toute  véritable  Démocratie  la  magi- 
ftrature  n'efl  pas  un  avantage  mais  une  char- 
ge onéreufe,  qu'on  ne  peut  juftement  impo- 
fer  à  un  particulier  plutôt  qu'à  un  autre.  La 
loi  feule  peut  impofer  cette  charge  à  celui  fur 
qui  le  fort  tombera.  Car  alors  la  condition 
étant  égale  pour  tous ,  &  le  choix  ne  dépen- 
dant d'aucune  volonté  humaine ,  il  n'y  a  point 
d'application  particulière  qui  altère  l'univerfa- 
lité  de  la  loi. 

Dans  l'Arillocratie  le  Prince  choifit  le  Princff, 
le  Gouvernement  fe  conferve  par  lui-même , 
&  c'efl;  là  que  les  fufFrages  font  bien  placés. 

L'exemple  de  l'éleclion  du  Doge  de  Ve- 

Q4 


S4S-       DU    CONTRACT 

flife  confirme  cette  diftinclion  loin  de  la  dé^ 
truire:  Cette  forme  mêlée  convient  dans  un 
Gouvernement  mixte.  Car  c'efl  une  erreur: 
de  prendre  le  Gouvernement  de  Venife  pour 
une  véritable  Ariftocratie.  Si  le  Peuple  n'y  a 
nulle  part  au  Gouvernement.,  la  nobleffe  y  eft 
peuple  elle-même.  Une  multitude  de  pau\Tes 
Barnabotes  n'approcha  jamais  d'aucune  magi- 
ûrature,  &  n'a  de  fa  noblelTe  que  le  vain  ti-: 
tre  d'Excellence  &  le  droit  d'aflîfter  au  grand 
Confeil.  Ce  grand  Confeil  étant  auilî  nom-f 
breux  que  notre  Confeil  général  à  Genève, 
fes  illuflres  membres  n'ont  pas  plus  de  privi-. 
leges  que  nos  fimples  Citoyens.  Il  eft  certain 
qu'ôtant  l'extrême  difparité  des  deux  Républi^ 
ques,  la  bourgeoifie  de  Genève  repréfcnte  e^ 
xaftement  le  Patriciat  Vénitien ,  nos  natifs  & 
jiabitans  repréfentent  les  Citadins  &  le  peuple 
de  Venife,  nos  payfans  repréfentent  les  fui 
jets  de  terre-ferme  :  enfin  de  quelque  manière 


SOCIAL.  24(; 

que  l'on  confidere  cette  République,  abflrac- 
tion  faite  de  fa  grandeur,  fon  Gouvernement 
n'efl  pas  plus  ariftocratique  que  le  notre, 
loute  la  différence  efl:  que  n'ayant  aucun 
chef  à  vie ,  nous  n'avons  pas  le  même 
befoin    du    fort. 

Les  éJeftions  par  fort  auroient  peu  d'in^ 
çonvénient  dans  une  véritable  Démocratie  où 
tout  étant  égal,  auffi  bien  par  les  mœurs  ÔC 
par  les  talens  que  par  les  maximes  &  par  la 
fortune,  le  choix  deviendroit  prefque  indiffé- 
rent. Mais  j  ai  déjà  dit  qu'il  n'y  avoit  poinC 
de  véritable  Démocratie. 

Quand  le  choix  &  le  fort  fe  trouvent  mê- 
lés, le  premier  doit  remplir  les  places  qui 
demandent  des  talens  propres,  telles  que  les 
em-plois  militaires  ;  l'autre  convient  à  celles 
où  fufîifent  le  bon-fens,  la  juftice ,  l'intégrir 
.té,  telles  que  les  charges  de  judicature;  parce 
que  dans  un  état  bien  conflit^é  ces  qualités» 


250      D^U    CONTRACt 

font  communes  à  tous  les  Citoyens. 

Le  sort  ni  les  fuffrages  n'ont  aucun  lieu 
dans  le  Gouvernement  monarchique.    Le  Mo- 
narque étant  de  droit  feul  Prince  &  Magi^ 
(Irat  unique,  le  choix  de  ^es  lieutenans  n'ap- 
partient qu'à  lui.     Quand  l'Abbé  de  St.  Pier- 
re  propofoit  de  multiplier  les  Confeils  du  Roi 
de  France   &    d'en    élire    les    membres    par 
Scrutin,  il  ne  voyoit  pas  qu'il  propofoit  de 
changer  la  forme  du  Gouvernement, 
•    Il  ME  reftcroit  à  parler  de  la  manière  de 
donner  &  de  recueillir  les  voix  dans  l'aflem- 
blée  du  peuple;  mais  peut-être  l'hiftorique  de 
h  police  Romaine  à  cet  égard  expliquera-t-il 
plus  fenfiblement  toutes  les  maximes  que  je 
pourrois  établir.      H   n'efl  pas   indigne  d'un 
lefteur   judicieux  de   voir   un   peu  en   détail 
comment  fe  traittoient  les  affaires  publiques 
&  particulières  dans  un  Confeil  de  deux-cenc 
^mille  hommes. 


SOCIAL.  tji 


C  H  A  P  I  T  R  E    IV. 

Des  Comices  romains, 

xSojjs  n'avons  nuls  monumens  bien  afTiirës 
des  premiers  tems  de  Rome;  iJ  y  a  même 
grande  apparence  que  la  plupart  des  chofes 
qu'on  en  débite  font  des  fables  *;  &  en  gé- 
néral la  partie  la  plus  indruftive  des  annales 
des  peuples,  qui  eft  l'hifloire  de  leur  établi!^ 
fement,  efl  celle  qui  nous  manque  le  plus. 
L'expérience  nous  apprend  tous  les  jours  de 
quelles  cailles  naiiîent  les  révolutions  des  em? 
pires;  mais  comme  il   ne  fe  forme  plus  de 

*  Le  nom  de  Rome  qu'on  prétend  venir  de  Romulus 
efl:  Grec ,  &  fîgnifie  force  ;  le  nom  de  Numa  eft  grec 
auffi,  &  fignifie  Loi.  Quelle  apparence  que  les  deu3Ç 
premiers  Rois  de  cette  ville  aient  porté  d'avance  à,Q% 
UQ.ms  11  bien  ;:élatifs  à  ce  qu'ils  ont  fait? 


252        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

peuples,  nous  n'avons  gueres  que  des  con- 
jeélures  pour  expliquer  comment  ils  fe  font 
formés. 

Les  ufages  qu'on  trouve  établis  attellent 
au  moins  qu'il  y  eut  une  origine  à  ces  ufa- 
ges. Des  traditions  qui  remontent  à  ces  onV 
gines,  celles  qu'appuyent  les  plus  grandes  au- 
torités &  que  de  plus  fortes  raifons  confir- 
ment doivent  palTer  pour  les  plus  certaines. 
Voilà  les  maximes  que  j'ai  tâché  de  fuivre 
en  recherchant  comment  le  plus  libre  &  le 
plus  puiffant  peuple  de  la  terre  exerceoit  foa 
pouvoir  fuprême. 

Apre' s  la  fondation  de  Rome  la  Républi- 
que naiflante,  c'eft-à-dire ,  l'armée  du  fonda» 
teur,  compofée  d'Albains,  de  Sabins,  &  d'é- 
trangers, fut  divifée  en  trois  clafles,  qui  de 
cette  divifion  prirent  le  nom  de  Tribus.  Cha^ 
€une   de  ces   Tribus    fut  fubdivifée  en  dis 


s    O    C    I    A    U  25^ 

Ciiries ,  &  chaque  Curie  en  Décuries ,  à  la 
jtête  defquelles  on  mit  des^  chefs  appelles  Cu- 
rions &  Décurions. 

Outre  cela  on  tira  de  chaque  Tribu  un 
corps  de  cent  Cavaliers  ou  Chevaliers,  appel- 
lé  Centurie:  par  où  l'on  voit  que  ces  divi- 
fions ,  peu  néceflaires  dans  un  bourg ,  n'é- 
toient  d'abord  que  militaires.  Mais  il  femble 
qu'un  inftinél  de  grandeur  portoit  la  petite 
ville  de  Rome  Jà  fe  donner  d'avance  une 
police  convenable  à  la  capitale  du  monde. 

De  CE  premier  partage  refulta  bientôt  un 
inconvénient.  C'efl  que  la  Tribu  des  Albains 
Ça)  &  celle  des  Sabins  (b)  reliant  toujoiurs  au 
même  état,  tandis  que  celle  des  étrangers  (c) 
çroilToit  fans  celTe  par  le  concours  perpétuel 


(a)  Ramnenfes, 

(b)  Tatie?ifes. 
(e)  Liiceres, 


^^4        15  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

de  ceux-ci ,  cette  dernière  ne  tarda  pas  à  Iliî"- 
pafler  les  deux  autres.  Le  remède  que  Ser-i 
vius  trouva  à  ce  dangereux  abus  fut  de  chan* 
ger  la  divifion,  &  à  celle  des  races,  quil  a^ 
bolit,  d'en  fubftituer  une  autre  tirée  des  lieu2^ 
de  la  ville  occupés  par  chaque  Tribu.  Au 
lieu  de  trois  Tribus  il  en  fit  quatre;  chacu- 
ne defquelles  occupoit  une  des  collines  de 
Rome  &  en  portoit  le  nom.  Ainfi  remé- 
diant à  l'inégalité  préfente  il  la  prévint  enco- 
re'pour  l'avenir;  &  afin  que  cette  divifion 
îie  fiit  pas  feulement  de  lieux  mais  d'hom- 
ines,  il  défendit  aux  habitans  d'un  quartier 
de  pafler  dans  un  autre ,  ce  qui  empêcha 
les  races  de  fe  confondre. 

Il  doubla  aufli  les  trois  anciennes  cen- 
turies de  Cavalerie  &  y  en  ajouta  douze  au* 
très,  mais  toujours  fous  les  anciens  nomsj 
moyen  fimple  &  judicieux  par  lequel  il  achs« 


SOCIAL.  zss 

va  de  diflinguer  le  corps  des  Chevaliers  de 
celui  du  Peuple,  fans  faire  murmurer  ce  der* 
nier. 

A  CES  quatre  Tribus  urbaines  Servius  en 
ajouta  quinze  autres  appellées  Tribus  rufU- 
ques,  parce  qu'elles  étoient  formées  des  habî- 
tans  de  la  campagne,  partagés  en  autant  de 
cantons.  Dans  la  fuite  on  en  fit  autant  de 
nouvelles ,  &  le  Peuple  romain  fe  trouva  enfin 
divifé  en  trente -cinq  Tribus;  nombre  auquel 
elles  relièrent  fixées  jufqu  a  la  fin  de  la  Ré- 
publique. 

De  cette  difl;in6lion  des  Tribus  de  la 
Ville  &  des  Tribus  de  la  campagne  refulta 
un  effet  digne  d'être  obfen'é  ,  parce  qu'il  n*y 
en  a  point  d'autre  exemple ,  &  que  Rome  lui 
dût  à  la  fois  la  confer\'ation  de  fes  mœurs  & 
l'accroilTement  de  fon  empire.  On  croiroîc 
que  les  Tribus  urbaines  s'arrogèrent  bientôe 


^56        D  U    C  O  N  T  R  A  Ç  T 

la  puilTance  &  les  honneurs  j  &  ne  tardèrent 
pas   d'avilir  les  Tribus  rufliques;  ce  fut  touc 
ie  contraire.     On  connoit  le  goût  des  premiers 
Romains  pour    la   vie   champêtre.     Ce    goût 
leur  venoit   du  fage  inftituteur  qui  unit  à  la 
liberté  les  travaux  ruftiques  &  militaires ,   & 
reîéga  pour  ainfl   dire  à  la  ville  les  arts,  les 
métiers,  l'intrigue,  la  fortune  &  Tefclavage. 
Ainsi  tout  ce   que  Rome  avoic  d'illuftre 
vivant  aux  champs  &  cultivant  les  terres ,  on 
s'accoutuma    à  ne   chercher  que  là  les  fou- 
tiens  de  la  République.     Cet  état  étant  celui 
des  plus  dignes  Patriciens  fut  honoré  de  tout 
le  monde  :  la  vie  fimple  &  laborieufe  des  ViP 
lagcois  fut  préférée   à  la  vie  oifive  &  lâche 
des  Bourgeois  de  Rome,  &  tel  n'eut  été  qu'un 
malheureux  prolétaire  à  la  ville,  qui,   labou* 
reur  aux  champs,  devint  un  Citoyen  refpefté. 
Ce  n'ell  pas  fans  raifon,  difoit  Varron,  que 

DOS 


SOCIAL.  257 

nos   mag;nanimes   ancêtres  établirent  au  Villa- 
ge  la   pépinière   de   ces    robulles  &  vaillans 
hommes  qui  les  défendoient  en  tems  de  guer- 
re &  les  nourrilToient  en  tems  de  paix.    Pli- 
ne dit  pofitivement  que  les  Tribus  des  champs 
ctoient    honorées    à    caufe   des   hommes   qui 
les  compofoient  ;  au  lieu  qu'on  transferoit  par 
ignominie   dans  celles  de   la  Ville  les  lâches 
qu'on  vouloit  avilir.    Le  Sabin  Appius  Clau- 
dius  étant  venu  s'établir  à  Rome  y  fut  com- 
blé d'honneurs  &  infcrit  dans  une  Tribu  ruf- 
tique  qui  prit  dans  la  fuite  le  nom  de  fa  fa- 
miUe.  Enfin  les  affranchis  entroient  tous  dans 
les   Tribus  urbaines,  jamais  dans  les  rurales; 
&  il   n'y  a  pas  durant  toute  la  République 
im  feul    exemple  d'aucun  de    ces    affranciiis 
parvenu   à  aucune  magiflrature ,  quoique  de* 
venu  Citoyen. 

Cettb   maxime    étoit    excellente  j   mais 
R 


Ï5B        DUC  ON  TRACT 

elle  fut  poufTée  fi  loin,  qu'il  en  refulta  enfin 
■un  changement  &  certainement  un  abus  dans 
la  police. 

Premièrement,    les    Cenfeurs ,    après 
is'être  arrogés  longtems  le  droit  de  transférer 
iarbitrairemenc  les  citoyens  d'une  Tribu  à  l'au- 
tre,  permirent  à  la  plupart  de  fe  faire  infcri- 
ire  dans  celle  qu'il  leur  plaifoit  ;  permiflion  qui 
furement  n'étoit  bonne  à  rien ,  &  ôtoit  un  des 
grands   refTorts  de  la  cenfure.     De  plus,  les 
Grands  &  lés  puiflans  fe  faifent  tous  infcrire 
dans   les   Tribus^  de  la  campagne,  &  les  af- 
franchis devenus  Citoyens  refiant  a\^ec  la  po- 
pulace dans   celles  de  la  ville,  les  Tribus  en 
général  n'eurent  plus  de  lieu  ni  de  territoire; 
ïnais    toutes   fe   trouvèrent   tellement  mêlées 
qu'on   ne  pouvoit  plus  difcerner  les  membres 
de   chacune  que   par  les  regidres,  en  forte 
^e  l'idée  du  mot   Tribu  pafTa  ainfî  du  réel 


SOCIAL.  25^ 

au   perfonnel,  ou  plutôt,  devint  prefque  une 
chimère. 

Il   arriva  encore  que  les  Tribus  de  la 
ville,  étant  plus  à  portée,   fe  trouvèrent  fou- 
vent  les  plus    fortes  dans  les  comices ,    & 
vendirent  l'Etat  à  ceux  qui  daignoienc  acheter 
les  fuffrages  de  la  canaille  qui  les  compofoit. 
A  l'égard  des  Curies,  l'inftituteur  en  a- 
yant  fait  dix  en  chaque  Tribu,  tout  le  peu- 
ple romain  alors  renfermé  dans  les  murs  de 
la   ville  fe  trouva  compofé  de  trente  Curies» 
dont  chacune  avoit  fes  temples  fes  Dieux  fes 
officiers   fes  prêtres  ,   &   fes   fêtes    appellées 
eompîtalia,  femblables  aux  Pagamîia  qu'eurent 
dans  la  fuite  les  Tribus  rufliques. 

Au  NOUVEAU  partage  de  Servius  ce  nom- 
bre de  trente  ne  pouvant  fe  répartir  égale- 
ïnent   dans    fes   quatre  Tribus,  il  n'y  voulut 
point   toucher,  &  les   Curies  indépendantes 
R  2 


i6o        D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

des  Tribus  devinrent  une  autre  divifion  des 
habitans  de  Rome  :  Mais  il  ne  fut  point  quef- 
tion  de  Curies  ni  dans  les  Tribus  ruftiques  ni 
dans  le  peuple  qui  les  compofoit,  parce  que 
les  Tribus  étant  devenues  un  établiflement  pu- 
tement  civil,  &  une  autre  police  ayant  été 
introduite  pour  la  levée  des  troupes,  les  di- 
vifions  militaires  de  Romulus  fe  trouvèrent 
fuperflues.  Ainfi  ,  quoique  tout  Citoyen  fut 
infcrit  dans  une  Tribu, "il  s'en  faloit  beaucoup 
que  chacun  ne  le  fut  dans  une  Curie. 

S  E  R  V I  u  s  fit  encore  une  troifiemc  divifion 
qui  n'avoit  aucun  rapport  aux  deux  précé-: 
dentés,  &  devint  par  fes  effets  la  plus  im- 
portante de  toutes.  Il  diftribua  tout  le  peu» 
pie  romain  en  fix  claffes ,  qu'il  ne  diflinga  ni 
par  le  Heu  ni  par  les  hommes,  mais  par  les 
biens:  En  forte  que  les  premières  claffes  é- 
toient  remplies  par  les  riches,  les  dernières 


•        SOCIAL.  25i. 

par  les  pauvres ,  &  les  moyennes  par  ceux  qui 
jouïlToient  d'une  fortune  médiocre.  Ces  (is 
clafles  étoient  fubdivifées  en  193  autres  corps 
appelles  centuries,  &  ces  corps  étoient.  telle- 
ment diftribués  que  la  proniere  ClaiTe  en  com- 
prenoit  feule  plus  de  la  moitié,  &  la  derniè- 
re n'en  formoit  qu'un  feul.  Il  fe  trouva  ain- 
11  que  la  ClafTe  la  moins  nombreufe  en  hom- 
mes rétoit  le  plus  en  centuries,  &  que  I3 
dernière  clafle  entière  n'étoit  comptée  que 
pour  une  fubdivifion ,  bien  qu'elle  contint  feu-. 
le  plus  de  la  moitié  des  habitans  de  Rome. 

Afin  que  le  peuple  pénétrât  moins  les 
conféquences  de  cette  dernière  forme,  Ser- 
vius  affeâa  de  lui  donner  un  air  militaire:  il 
infera  dans  la  féconde  claiTe  deux  centuries 
d'armuriers,  &  deux  d'inftrumens  de  guerre 
dans  la  quatrième:  Dans  chaque  Claffe,  ex- 
cepté la  dernière,  il  diflinga  les  jeunes  &  les 
K3 


ië^         DU    CONTRACT 

vieux,  ceft-à-dire  ceux  qui  étoient  obligés  de 
porter  les  armes,  &  ceux  que  leur  âge  en 
exemptoit  par  les  loix;  diftinftion  qui  plus 
que  celle  des  biens  produifit  la  néccffité  de 
recommencer  fouvent  le  cens  ou  dénombre- 
ment :  Enfin  il  voulut  que  l'afTemblée  fe  tint 
au  champ  de  Mars,  &  que  tous  ceux  qui  é- 
toient  en  âge  de  fer\nr  y  vinflent  avec  leurs 
armes. 

La  raison  pour  laquelle  il  ne  fuivit  pas 
dans  la  dernière  clafle  cette  même  divifion 
des  jeunes  &  des  vieux,  c'eft:  qu'on  n'accor* 
doit  point  à  la  populace  dont  elle,  étoit  com- 
pofée  l'honneur  de  porter  les  armes  pour  la 
patrie;  il  faloit  avoir  des  foyers  pour  obtenir 
le  droit  de  les  défendre  ,  &  de  ces  innom- 
brables troupes  de  gueux  dont  brillent  aujour- 
d'hui les  armées  des  Rois,  il  n'y  en  a  pas 
tin,  peut-être,  qui  n'eut  été  chalTé  avec  dé- 


s    O    C    I    A    L.   _        26% 

*dain  d'une  cohorte  romaine ,  quand  les  fol* 
dats  étoient  lés  défenfeurs  de  la  liberté.  r»; 
■  On  distinga  pourtant  encore  dans  la 
dernière  clafle  les  prolétaires  de  ceux  qu'on 
apjielloit  capite  cenfi.  Les  premiers ,  non  tout 
à  fait  réduits  à  rien ,  donnoient  au  moins  des 
Citoyens  à  l'Etat,  quelquefois  même  des  fot 
dats  dans  les  befoins  prelTans.  Polu*  ceux  qui 
n'avoient  rien  du  tout  &  qu'on  ne  pouvoif 
dénombrer  que  par  leurs  têtes ,  ils  étoient 
tout  à  fait  regardés  comme  nuls,  &  Mariuç 
dit  le  premier  qui  daigna  les  enroller. 

Sans  décider  ici  fi  ce  troifieme  dénom- 
brement étoit  bon  ou  mauvais  en  lui- même , 
je  crois  pouvoir  affirmer  qu'il  n'y  avoit  que 
les  mœurs  fimples  des  premiers  Romains ,  leur 
défintéreflement,  leur  goût  pour  fagriculture, 
îeur  mépris  pour  le  commerce  &  pour  l'ar- 
deur du  gain,  qui  puflent  le  rendre  pratica- 
R4 


264-       D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

bîe.  Où  efl  le  peuple  moderne  chez  lequel 
la  dévorante  avidité ,  refprit  inquiet ,  l'intri- 
gue, les  déplacemens  continuels,  les  perpé- 
tuelles révolutions  des  fortunes  pufTent  laiiTer 
durer  vingt  ans  un  pareil  établilTement  fans 
bouleverfer  tout  l'Etat  ?  Il  faut  même  bien 
remarquer  que  les  mœurs  &  la  cenfure  plug 
fortes  que  cette  inftitution  en  corrigèrent  le 
vice  à  Rome,  &  que  tel  riche  fe  vit  relégué 
dans  la  clafle  des  pauvres,  pour  avoir  trop 
étalé  fa  richeffe. 

De  tout  ceci  l'on  peut  comprendre  aifc- 
inent  pourquoi  il  n'efl;  prefque  jamais  fait 
mention  que  de  cinq  clafles,  quoiqu'il  y  en 
eut  réellement  Cix.  La  fixieme,  ne  fourniflant 
ni  foldats  à  l'armée  ni  votans  au  champ  de 
Mars  *  &  n'étant  prefque  d'aucun  ufage  dans 


.  *  Je   dis,   îîU   champ   de    mars,   parce   que   c'étoit   U 
i^uc  s'afleinbloient  les  Comices^  par  centuries  ;  dans  les 


SOCIAL  265 

!a  République,  étoit  rarement  comptée  pour 
quelque  chofe. 

Telles  furent  les  différentes  divifions  du 
peuple  Romain.  Voyons  à  préfent  l'effet  qu'el- 
les produifoient  dans  les  affemblées.  Ces  af- 
femblées  légitimement  convoquées  s'appelloienC 
Comices;  elles  fe  tenoient  ordinairement  dans 
la  place  de  Rome  ou  au  champ  de  Mars,- 
&  fe  diltingoient  en  comices  par  Curies, 
Comices  par  Centuries,  &  Comices  par  Tri- 
bus ,  félon  celle  de  ces  trois  formes  fur  la- 
quelle elles  étoient  ordonnées  :  les  comices  par 
Curies  étoient  de  l'inftitution  de  Romulus ,  ceux 
par  Centuries  de  Servius,  ceux  par  Tribus. 
des  Tribuns  du  peuple.  Aucune  loi  ne  rece- 
voit  la  fan6lion  ,  aucun  magiftrat  n'étoit  élu- 
que  dans   les  Comices  ,   &  comme  il  n'y  a- 

deux  autres  formes  le  peuple  s'aflembloit  ati  forum  ou 
ailleurs,  &  alors  les  Cap/fe  cejijt  avoient  autant  d'inflil-, 
ence  &  d'autorité  que  le";  premiers  Citoyens. 
R5 


266        DU     CONTRACT 

voit  aucun  Citoyen  qui  ne  fut  infcrit  dans 
une  Curie,  dans  une  Centurie,. ou  dans  une 
Tribu  5  il  s'enfuit  qu'aucun  Citoyen  n'étoit 
exclud  du  droit  de  fuffrage,  &  que  le  Peu- 
ple Romain  étoit  véritablement  Souverain  de 
droit  &  de  fait. 

Pour  que  les  Comices  fiiflent  légitime- 
ment afTemblés  &  que  ce  qui  s'y  faifoit  eut 
force  de  loi  il  faloit  trois  conditions:  la  pre- 
mière que  le  corps  ou  le  Magiftrat  qui  led 
convoquoit  fut  revêtu  pour  cela  de  l'autorité 
néceflaire;  la  féconde  que  l'alTemblée  fe  fie 
un  des  jours  permis  par  la  loi;  la  troiliemej 
que  les  augures  fufTent  favorables. 

La  raison  du  premier  règlement  n'a> 
pas  befoin  d'être  expliquée.  Le  fécond  eft 
«ne  affaire  de  police;  ainfi  il  n'étoit  pas  per-» 
mis  de  tenir  les  Comices  les  jours  de  férié 
&  de  marché,  où  les  gens  de  la  campagne 


s    O    C    I    A    L.  ^61. 

Tenant  -à  Rome  pour  leurs  affaires  n'avoient; 
pas  le  tems  de  paffer  la  journée  dans  la  pla^ 
ce  publique.  Par  le  troifieme  le  Sénat  tenoic 
en  bride  un  peuple  fier  &  remuant,  &  tera-» 
péroit  à  propos  l'ardeur  des  Tribuns  féditieux  5 
mais  ceux-ci  trouvèrent  plus  d'un  moyen  dç 
fe  délivrer  de  cette  gêne. 

L  E  s  L  0 1 X  &  l'élection  des  chefs  n'étoienc 
pas  les  feuls  points  fournis  au  jugement  des 
Comices  :  Le  peuple  romain  ayant  ufurpé 
les  plus  importantes  fondions  du  Gouverne- 
ment, on  peut  dire  que  le  fort  de  l'Europe 
étoit  réglé  dans  fes  affemblées.  Cette  variété 
^'objets  donnoit  lieu  aux  diverfes  formes  que 
prenoient  ces  affemblées  félon  les  matières  fur 
lefqu  elles   il   avoît   à  prononcer. 

Pour  juger  de  ces  diverfes  formes  il  fuf- 
fit  de  les  comparer.  Romulus  en  inflituant 
les  Curies  avoit  en  vue  de  contenir  le  Sénat 
par  je  peuple  &  le  Peuple  par  le  Sénat,  en; 


258         DU     C  O  N  T  R  À  C  T 

dominant  également  fur  tous.  Il  donna  donC 
au  peuple  par  cette  forme  toute  l'autorité  du 
nombre  pour  balancer  celle  de  la  puiiTance  & 
des  richefles  qu'il  lailToit  aux  Patriciens.  Mais 
félon  l'efprit  de  la  Monarchie ,  il  laiiTa  cepen- 
dant plus  d'avantage  aux  Patriciens  par  l'in- 
fluence de  leurs  Cliens  fur  la  pluralité  des 
fufFrages.  Cette  admirable  inftitution  des  Pa- 
trons &  des  Cliens  fut  un  chef-d'œuvre  de 
politique  &  '  d'humanité  ,  fans  lequel  le  Pa- 
triciat,  fi  contraire  à  l'efprit  de  la  Républi- 
que ,  n'eut  pu  fubfifter.  Rome  feule  a  eu 
l'honneur  de  donner  au  monde  ce  bel  exem- 
ple, duquel  il  ne  réful ta  jamais  d'abus,  &qui 
pourtant   n'a  jamais   été   fuivi. 

Cette  même  forme  des  Curies  ayant  fubfifté 
fous  les  Rois  jufqu'à  Servius,  &  le  règne  du 
dernier  Tarquin  n'érant  point  compté  pour 
légitime,  c^la  fît  diftiriguer  généralement  les 
hÏK  royales  par  le  nom  de   îsges  curiatcB. 


SOCIAL.  269 

Sous  la  République  les  Curies,  toujours 
bornées  aux  quatre  Tribus  urbaines,  &  ne 
contenant  plus  que  la  populace  de  Rome,  ne 
pouvoient  convenir  ni  au  Sénat  qui  étoit  à 
la  tête  des  Patriciens,  ni  aux  Tribuns  qui, 
quoique  plebeyens,  étoient  à  la  tête  des  Ci- 
toyens aifés.  Elles  tombèrent  donc  dans  le 
difcrédit ,  &  leur  aviliflement  -fut  tel ,  que  leurs 
trente  Li6leurs  aflemblés  faifoient  ce  que  les 
comices  par  Curies  auroient  dû  faire. 

La  division  par  Centuries  étoit  fi  fa* 
vorable  à  l' Ariflocratie ,  qu'on  ne  voit  pas  d'a- 
bord comment  le  Sénat  ne  l'emportoit  pas 
toujours  dans  les  Comices  qui  portoient  ce 
nom,  &  par  lefquels  étoient  élus  les  Confuls, 
les  Cenfeurs,  &  les  autres  Magiflrats  airules.. 
En  effet  des  cent  quatre-vingt-treize  centu- 
ries qui  formoient  les  fix  Claffes  de  tout  le 
Peuple  romain ,  la  première  ClalTe  en  compre- 
nant quatre  vingt  dix  huit ,  &  les  voix  ne  fç 


i7o        D  U    C  O  N  T  R  A'^C  T 

comptant  que  par  Centuries,  cette  feule  pre- 
mière Clafle  l'emportoit  en  nombre  de  voix 
fur  toutes  les  autres.  Quand  toutes  fes  Cen-» 
turies  étoient  d'accord  on  ne  continuoit  pas" 
même  à  recueillir  les  fuffrages;  ce  qu'avoit 
décidé  le  plus  petit  nombre  pafToit  pour  une 
décifion  de  la  multitude  ,  &  l'on  peut  dire 
que  dans  les  Comices  par  Centuries  les  af- 
faires fe  regloient  à  la  pluralité  des  écus  bien 
plus  qu'à  celle  des  voix. 
•  Mais  cette  extrême  autorité  fe  tempéroit 
par  deux  moyens.  Premièrement  les  Tribuns 
pour  l'ordinaire,  &  toujours  un  grand  nombre 
de  Plebeyens,  étant  dans  la  chffe  des  riches 
balançoient  le  crédit  des  Patriciens  dans  cet- 
te première  claiTe. 

'  Le  second  moyen  conCHoit  en  ceci,  qu'aa 
fieu  de  faire  d'abord  voter  les  Centuries  félon' 
teur  ordre,  ce  qui  auroit  toujours  fait  com- 
mencer par  la  preiTiiere,  on  en  tiroit  une  ai» 


^        soc    I    A    L.  271 

fort,  &  celle-là  *  procédoit  feiile  à  l'éleflion; 
après  quoi  toutes  les  Centuries  appellées  un 
autre  jour  félon  leur  rang  répétoient  la  mê- 
me éleélion  &  la  confirmoit  ordinairement. 
On  ôtoit  ainfi  l'autorité  de  l'exemple  au  rang 
pour  la  donner  au  fort  félon'  le  principe  de 
la  Démocratie. 

Il  resultoit  de  cet  ufuge  un  autre 
avantage  encore;  c'eft:  que  les  Citoyens  de 
la  campagne  avoient  le  tems  entre  les  deux 
éle6lions  de  s'informer  du  mérite  du  Candi- 
dat provilîonnellement  nommé,  afin  de  ne 
donner  leur  voix  qu'avec  connoiiTance  de 
caufe.  Mais  fous  prétexte  de  célérité  l'on 
vint  à  bout  d'abolir  cet  ufage ,  &  les  deœc 
eleélions  fe  firent  le  même  jour. 

*  Cette  centurie  ainfi  tirée  au  fort  s'appelloit  pra  ro- 
gativa,  à  caufe  qu'elle  étoit  la  première  à  qui  l'on  de- 
mandoit  fon  fuffrage,  &  c'eft  delà  qu'eft  venu  le 
mu  de  prérogatm. 


27S         DU    CONTRACT 

Les  Comices  par  Tribus  étoient  propre-; 
ment  le  Confeil  du  peuple  romain.  Ils  ne 
fe  convoquoient  que  par  les  Tribuns  ;  les 
Tribuns  y  étoient  élus  &  y  paflbient  leurs 
plebifcites.  Non  feulement  le  Sénat  n'y  a- 
voit  point  de  rang,  il  n'avoit  pas  même  le 
droit  d'y  affifter ,  &  forcés  d'obéir  à  des  loix 
fur  lefquelles  ils  n'avoiént  pu  voter,  les  Séna- 
teurs à  cet  égard  étoient  moins  libres  que 
les  derniers  Citoyens.  Cette  injuftice  étoic 
tout  -  à  -  fait  mal  entendue  ,  &  fuffifoit  ièule 
pour  invalider  les  décrets  d'un  corps  où  tous 
fes  membres  n'étoient  pas  admis.  Quand 
tous  les  Patriciens  enflent  alîifté  à  ces  Co- 
mices félon  le  droit  qu'ils  en  avoient  comme 
Citoyens,  devenus  alors  fimples  particuliers  i!$ 
n'euflènt  guère  influé  fur  une  forme  de  fuf- 
frages  qui  fe  recueilloicnt  par  tête,  &  où 
le  moindre  prolétaire  pou  voit  autant  que  le 
Prince  du  Sénat.  On 


SOCIAL.  273 

On  voit  donc  qu'outre  l'ordre  qui  réful- 
toit  de  ces  diverfes  diflributions  pour  le  re- 
cueillement des  fufFrages  d'un  fi  grand  Peu- 
ple, ces  diflributions  ne  fe  réduifoient  pas  à 
des  formes  indifférentes  en  elles  mêmes,  mais 
que  chacune  avoit  des  effets  relatifs  aiix  vues 
qui  la  faifoient  préférer. 

Sans  entrer  là  deffus  en  de  plus  longs  dé- 
tails, il  refaite  des  éclaireiffemens  précédens 
que  les  Comices  par  Tribus  étoient  les  plus 
favorables  au  Gouvernement  populaire,  &  les 
Comices  par  Centuries  à  FAriftocratie.  A  l'é- 
gard des  Comices  par  Curies  où  la  feule  po- 
pulace de  Rome  formoit  la  pluralité,  com- 
me ils  n'étoient  bons  qu'à  favorifer  la  tiran- 
nie  &  les  mauvais  deffeins,  ils  durent  tomber 
dans  le  décri,  les  féditieux  eux-mêmes  s'ab- 
ftenant  d'un  moyen  qui  mettoit  trop  à  dé- 
couvert leurs  projets.  Il  efl  certain  que  toii- 
S 


i74        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

te  la  majefté  du  Peuple  Romain  ne  fe  trou- 
voit  que  dans  les  Comices  par  Centuries,  qui 
feuls  étoient  complets;  attendu  que  dans  les 
Comices  par  Curies  manquoient  les  Tribus 
ruftiqucs,  &  dans  les  Comices  par  Tribus  le 
Sénat  &  les  Patriciens. 

Quant  à  la  manière  de  recueillir  les  fùf' 
frages,  elle  étoit  chez  les  premiers  Romains 
auffi  fimple  que  leurs  mœurs,  quoique  moins 
fimple  encore  qu'à  Sparte.  Chacun  donnoit 
fon  fuftrage  à  haute  voix,  un  Greffier  les  e'- 
crivoit  à  méfure;  pluralité  de  voix  dans  cha- 
que Tribu  déterminoit  le  fuffrage  de  la  Tri- 
bu, pluralité  de  voix  entre  les  Tribus  déter- 
minoit le  fuffrage  du  peuple,  &  ainfi  des 
Curies  &  des  Centuries.  Cet  ufage  étoit  bon 
tant  que  l'honnêteté  rcgnoit  entre  les  Cito- 
yens &  que  chacun  avoit  honte  de  donner 
publiquement  fon  fuffrage  à  un  avis  jnjufte 


SOCIAL.  ï-rf 

ou  à  un  fujet  indigne;  maïs  quand  îe  peuple 
fe  corrompit  &  qu'on  achetta  les  voix,  il 
convint  qu'elles  fe  donnafTent  en  fecret  pour 
contenir  les  acheteurs  par  la  défiance ,  &  four- 
nir aux  fripons  le  moyen  de  n'être  pas  des 
traitres. 

Je  sais  que  Ciceron  blâme  ce  change* 
ment  &  lui  attribue  en  partie  la  ruine  de  la 
République.  Mais  quoi  que  je  fente  le  poids 
que  doit  avoir  ici  l'autorité  de  Ciceron ,  je  ne 
puis  être  de  fon  avis.  Je  penfe,  au  contrai- 
re, que  pour  n'avoir  pas  fait  affez  de  chan- 
gemens  femblables  on  accéléra  la  perte  de  l'E- 
tat. Comme  le  régime  des  gens  fains  n'eft 
pas  propre  aux  malades,  il  ne  faut  pas  vou- 
loir gouverner  un  peuple  corrompu  par  les 
■mêmes  Loix  qui  conviennent  à  un  bon  peu- 
ple. Rien  ne  prouve  mieux  cette  maxime 
que  h  durée  de  h  République  de  Venife^ 
-    S  2 


27<^         DU     CQNTRACT 

dont  le  fimulacre  exille  encore,  uniquement 
parce  que  fes  loix  ne  conviennent  qu'à  de 
méchans  hommes. 

On  distribua  donc  aux   Citoyens  des 
tabletes  par  lefquelles   chacun   pouvoit  voter 
fans  qu'on  fut  quel  ëtoit  fon  avis.     On  éta- 
blit auflî   de  nouvelles  formalités  pour  le  re- 
cueillement des  tablettes ,  le  compte  des  voix , 
la   comparaifon   des    nombres   &c.      Ce   qui 
n'empêcha  pas  que  la  fidélité   des   Officiers 
chargés   de  ces   fondions  *   ne   fut  fouvent 
furpe6lée.     On  fit   enfin,   pour   empêcher   h 
brigue  &  le  trafic    des   fuffrages,  des    Edits 
dont  la  multitude   montre   l'inutilité. 

Vers  les  derniers  tems,  on  étoic  fouvent 
contraint  de  recourir  à  des  expédiens  extraor- 
dinaires pour  fuppléer  à  l'infuffifance  des  loix. 

*  Cuflodes,  Diribitores  ,^  Rogatorcs  fulFragioruim 


SOCIAL.  277 

Tantôt  on  fLippofoit  des  prodiges;  mais  ce 
moyen  qui  pouvoit  en  impofer  au  peuple  n'en 
irapofoit  pas  à  ceux  qui  le  gouvernoient  ; 
tantôt  on  convoquoit  brufquement  une  aflem- 
blée  avant  que  les  Candidats  euflent  eu  le 
tems  de  faire  leurs  brigues  ;  tantôt  on  con- 
fumoit  toute  une  féance  à  parler  quand  on 
voyoit  le  peuple  gagné  prêt  à  prendre  un 
"mauvais  parti  :  Mais  enfin  Tambition  éluda 
tout  ;  &  ce  qu'il  y  a  d'incroya"ble ,  c'efl:  qu'au 
milieu  de  tant  d'abus,  ce  peuple  îmmenfe,  a 
la  faveur  de  fes  anciens  règlement ,  ne  laiflbît 
pas'  d'élire  les  Magiflrats ,  de  palTer  les  loix , 
de  juger  1  les  caufes ,  d'expédier  les  affaires 
particulières  ôc  publiques ,  prefque  avec  autant 
de  facilité  qu'eut  pu  faire  le  Sénat  lui-même. 

6  3 


£78         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

c  II  A  P  I  T  R  E    V, 

Du  TrîbuHût, 

vJ  u  A  N  D  on  ne  peut  établir  une  ex^éle 
proportion  entre  les  parties  conftitutivcs  de 
l'Etat ,  ou  que  des  caufcs  indellructibles  en 
altèrent  fans  cefle  les  rapports,  alors  on  in- 
flitue  une  magillrature  particulière  qui  ne  fait 
point  corps  avec  les  autres,  qui  replace  cha- 
que terme  dans  fon  vrai  rapport,  &  qui  fait 
une  liaifon  ou  un  moyen  terme  foit  entre  le 
Prince  &  le  Peuple,  foit  entre  le  Prince  & 
le  Souverain,  foit  à  la  fois  des  deux  côtés 
s'il  efl:  nccelTaire, 

Ce  corps,  que  j'appellerai  Tribiinat ,  efl 
le  confervateur  des  loix  &  du  pouvoir  légifla- 
tif.  Il  fert  quelquefois  à  protéger  le  Souverain 


SOCIAL.  279 

contre  le  Gouvernement,  comme  faifoient  à 
Rome  les  Tribuns  du  peuple,  quelquefois  à 
foutenir  le  Gouvernement  contre  le  Peuple, 
comme  fait  maintenant  à  Venife  le  confeil 
des  Dix ,  &  quelquefois  à  maintenir  l'équili- 
bre de  part  &  d'autre,  comme  faifoient  les 
Ephores  à  Sparte. 

Le  Tribunat  n'efl  point  une  partie  con- 
ftitutive  de  la  Cité ,  &  ne  doit  avoir  aucime 
portion  de  la  puilTance  légiflative  ni  de  l'exe- 
cutive, mais  c'efl  en  cela  même  que  la  Tien- 
ne efl;  plus  grande:  car  ne  pouvant  rien  fai- 
re il  peut  tout  empêcher.  Il  efl:  plus  facré  & 
plus  révéré  comme  défenfeur  des  Loix,  que 
le  Prince  qui  les  exécute  &  que  le  Souve- 
rain qui  les  donne.  C'efl:  ce  qu'on  vit  bien 
clairement  à  Rome  quand  ces  fiers  Patriciens, 
qui  mépriferent  toujours  le  peuple  entier,  fu- 
rent forcés  de  fléchir  devant  un  Hmple  offi- 
S4 


28o        DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

cier  du  peuple,  qui  navoit  ni  aulpices  ni  ju- 
rifdiclion. 

Le  tribun  AT  fagement  tempéré  ed  ie 
plus  ferme  appui  d'une  bonne  conflicution  ; 
mais  pour  peu  de  force  qu'il  ait  de  trop  il 
renverfe  tout:  A  l'égard  de  la  foiblefTe,  elle 
n'efl  pas  dans  fa  nature,  &  pourvu  qu'il  foit 
quelque  chofc,  il  n'cft  jamais  moins  qu'il  ne 
faut. 

Il  DEGENERE  cn  tirannic  quand  il  ufur- 
pe  la  puiflance  executive  dont  il  n'eft  que  le 
modérateur,  &  qu'il  veut  difpenfer  les  loix 
qu'il  ne  doit  que  protéger.  L'énorme  pou- 
voir des  Ephores  qui  fut  fans  danger  tant 
que  Sparte  confer\'a  fes  mœurs,  en  accéléra 
la  cormption  commencée.  Le  fmg  d'Agis  é- 
gorgé  par  ces  tirans  fut  vengé  par  fon  fuc- 
cefTeur:  le  crime  <&  le  châtiment  des  Epho- 
res  hâtèrent   également  la  perte  de  la  Repu-. 


SOCIAL.  28r 

bliquc ,  &  après  Cléomene  Sparte  ne  fut  plus 
rien.  Rome  périt  encore  par  la  même  vo- 
ye,  &  le  pouvoir  exceffif  des  Tribuns  ufur- 
pé  par  degrés  fervit  enfin,  à  l'aide  des  loix 
faites  pour  la  liberté ,  de  fauvegarde  aux  Em- 
pereurs qui  la  détruifirent.  Quant  au  Confeil 
des  Dix  à  Venife  ;  c'efl  un  Tribunal  de  fang , 
horrible  également  aux  Patriciens  &  au  Pai- 
ple,  &  qui,  loin  de  protéger  hautement  les 
loix  ,  ne  fert  plus ,  après  leur  avilifTement , 
qu'à  porter  dans  les  ténèbres  des  coups  qu'on 
n'ofe  apperccvoir. 

Le  Tribunat  s'affoiblit  comme  le  Gou- 
vernement par  la  multiplication  de  Tes  mem- 
bres. Quand  les  Tribuns  du  peuple  romain, 
d'abord  au  nombre  de  deux,  puis  de  cinq, 
voulurent  doubler  ce  nombre,  le  Sénat  les 
laiffa  faire,  bien  fur  de  contenir  les  uns  par 
ks  autres  j  ce  qui  ne  manqua  pas  d'arriver; 
S5 


532         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

Le  meilleur  moyen  de  prévenir  les  ii« 
furpations  d'im  fi  redoutable  corps  ,  moyen 
dont  nul  Gouvernement  ne  s'eft  avifé  jufqu  i- 
ci,  feroit  de  ne  pas  rendre  ce  corps  perma» 
nent ,  mais  de  régler  des  intervalles  durant 
Jefquels  il  rellcroit  fupprimé.  Ces  intervalles 
qui  ne  doivent  pas  être  alTez  grands  pour 
^ffer  aux  abus  le  tems  de  s' affermir,  peu- 
vent être  fixés  par  la  loi  ,  de  manière  qu'il 
foit  aifc  de  les  abréger  au  befoin  par  des 
commiirions  extraordinaires. 

Ce  moyen  me  paroit  fans  inconvénient, 
parce  que,  comme  je  l'ai  dit,  le  Tribunat  ne 
faifant  point  partie  de  la  conflitution  peut 
être  ôté  fans  qu'elle  en  fouffre;  &  il  me  pa- 
roit efficace,  parce  qu'un  magiftrat  nouvelle- 
ment rétabli  ne  part  point  du  pouvoir  qu'a- 
voic  fon  prédeceiTeur ,  mais  de  celui  que  h 
loi  lui  donne. 


SOCIAL.  283 


C  Pï  A  P  I  T  R  E    VL 

De  la  Di^aîure 

JL'iN flexibilité'  desloix,  qui  les  empa^ 
che  de  fe  plier  aux  événemens ,  peut  en  cer- 
tains cas  les  rendre  pernicieufes ,  &  caufcr 
par  elles  la  perte  de  l'Etat  dans  fa  crife. 
L'ordre  &  la  lenteur  des  formes  demandent 
un  efpace  de  tems  que  les  circonftances  re- 
fufent  quelquefois.  Il  peut  fe  préfenter  mille 
cas  auxquels  le  Légiflateur  n'a  point  pourvu, 
&  c'efl  une  prévoyance  très  -  néceifaire  de 
fentir  qu'on  ne  peut  tout  prévoir. 

Il  ne  faut  donc  pas  vouloir  affermir  les 
inflitutions  politiques  jufqu'à  s'ôter  le  pouvoir 
■d'en  fufpendré  l'effet.  Sparte  elle-même  a 
IgilTé  dormir  fes  Igi^ç. 


^84       DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

Mais  il  n'y  a  que  les  plus  grands  dangers 
qui  puiiTent  balancer  celui  d'altérer  l'ordre  pu- 
blic, &  Ton  ne  doit  jamais  arrêter  le  pouvoir 
iâcré  des  loix  que  quand  il  s'agit  du  falut  de 
h  patrie.  Dans  ces  cas  rares  &  manifeftes 
en  poiin^oit  à  la  fureté  publique  par  un  acle 
particulier  qui  en  remet  la  charge  au  plus 
cligne,^  Cette  commiflion  peut  fe  donner  de 
deux  manières  félon  l'efpece  du  danger. 

Si  pour  y  remédier  il  fuffit  d'augmenter 
l'adivité  du  gouvernement,  on  le  concentre 
dans  un  ou  deux  de  fes  membres;  Ainfî  ce 
n'efl:  pas  l'autorité  des  loix  qu'on  altère  mais 
feulement  la  forme  de  leur  adminiftration.  Que 
fi  le  péril  efl:  tel  que  l'appareil  des  loix  foît 
un  obftade  à  s'en  garantir,  alors  on  nomme 
un  chef  fuprême  qui  falTe  taire  toutes  les 
loix  &  fufpende  un  moment  l'autorité  Souve- 
raine; en  pareil  ca5  la  volonté  générale  n'eft 


SOCIAL,  2g5 

pas  doiiteufe,  &  il  eft  évident  que  la  pre- 
mière intention  du  peuple  efl  que  l'Etat  ne 
périfle  pas.  De  cette  manière  la  fufpenfion 
de  Tautorité  légiflative  ne  l'abolit  point;  le 
magiflrat  qui  la  Tait  taire  ne  peut  la  faire 
parler ,  il  la  domine  fans  pouvoir  la  repréfen- 
ter;  il  peut  tout  faire,  excepté  des  loix. 

Le  premier  moyen  s'employoit  par  le 
Sénat  Romain  quand  il  chargeoit  les  Confuls 
par  une  formule  confacrée  de  pourvoir  au 
falut  de  la  République;  le  fécond  avoit  lieu 
quand  un  des  deux  Confuls  nommoit  un  Dic- 
tateur *;  ufage  dont  Albe  avoit  donné  l'e- 
xemple à  Rome. 

Dans  les  commencemens  de  la  Républi- 
que on  eut  très  fouvent  recours  à  la  Di6latu- 


*  Cette  nomination  fe  faifoit  de  nuit  &  en  fecret, 
comme  û  ion  avoit  eu  honte  de  mettre  un  homme 
au  deffus  des  loii. 


f  8(5         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

re,  parce  que   l'Etat  n'avoit  pas  encore  uns: 
afliete  aflez  fixe  pour  pouvoir  fe  foutenir  par 
la  feule  force  de  fa  conflitution.    Les  mœurs 
rendant  alors   fuperflues  bien  des  précautions^ 
qui  eulTcnt  été  néceflaires  dans  un  autre  teins , 
on  ne  craignoit  ni  qu'un  Di6hteur  abusât  de' 
fon  autorité,  ni   qu'il  tentât  de  la  garder  au 
delà    du   terme.     Il   fembloit ,   au   contraire, 
qu'un    fi  grand  pouvoir  fat  à  charge  à  celui 
qui  en  étoit  revêtu,  tant  il  fe  hâtoit  de  s'en 
défaire;  comme  fi   c'eut   été    un    pofte   trop 
pénible  &  trop  périlleux  de  tenir  la  place  des 
loix! 

Aussi  n'efl-ce  pas  le  danger  de  fabus 
înais  celui  de  l'aviliffement  qui  me  fait  blâ- 
mer fufage  indifcret  de  cette  fjprême  magi* 
ftrature  dans  les  premiers  tems.  Car  tandis 
qu'on  la  prodigoit  à  des  Ele6lions  ,  à  des 
Dédicaces,    à  des  chofes  de  pure  formalité, 


SOCIAL.  èBf 

il  étoit  à  craindre  qu'elle  ne  devint  moins 
redoutable  au  befoin,  6c  qu'on  ne  s'accoutu- 
mât à  regarder  comme  im  vain  titre  celui 
qu'on  n  employoit  qu'à  de  vaines  cérémonies. , 
Vers  la  fin  de  la  République,  les  Ro- 
mains, devenus  plus  circonlpe6ls ,  ménagèrent 
la  Dictature  avec  auffi  peu  de  raifon  qu'ils 
l'avoient  prodiguée  autrefois.  II  étoit  aifé  de 
voir  que  leur  crainte  étoit  mal  fondée,  que 
la  foiblefTe  de  la  capitale  faifoit  alors  fa  fu- 
reté contre  les  Magiftrats  qu'elle  avoit  dans 
fon  fein ,  qu'un  Diftateur  pouvoit  en  certains 
cas  défendre  la  liberté  publique  fans  jamais  y 
pouvoir  attenter,  &  que  les  fers  de  Rome 
ne  feroient  point  forgés  dans  Rome  même, 
mais  dans  fes  armées:  le  peu  de  réfiftance 
que  firent  Marins  à  Sylla,  &  Pompée  à  Cé- 
far,  montra  bien  ce  qu'on  pouvoit  attendre 
de  l'autorité  du  dedans  contre  la  force  du 
dehors. 


288         DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

Cette  erreur  leur  fit  faire  de  grandes 
fautes.  /  Telle ,  par  exemple ,  fut  celle  de  n'a- 
voir pas  nommé  un  Di61ateur  dans  rafraire 
de  Catilina  ;  car  comme  il  n  étoit  quedion  que 
du  dedans  de  la  ville,  &  tout  au  plus,  de 
quelque  province  d'Italie,  avec  l'autorité  fans 
bornes  que  les  Loix  donnoienc  au  Diélateur 
il  eut  facilement  dilTipé  la  conjuration,  qui 
ne  fut  étouffée  que  par  un  concours  d'heu- 
reux hazards  que  jamais  la  prudence  himai- 
nc  ne  dcvoit  attendre. 

Au  LIEU  de  cela ,  le  Sénat  fe  contenta  de 
remettre  tout  fon  pouvoir  aux  Confuls;  d'où 
il  arriva  que  Ciceron ,  pour  agir  efficacement, 
fut  contraint  de  paffer  ce  pouvoir  dans  un 
point  capital,  &que,  fi  les  premiers  tranf- 
ports  de  joye  firent  approuver  fa  conduite, 
ce  fut  avec  juflice  que  dans  la  fuite  on  lui 
deiTianda   compte  du  fanjg  des  Citoyens  verfé 

contre 


social;         289 

contre  les  loix;  reproche  qu'on  n'eut  pu  faire 
à  un  Diftateur.  Mais  l'éloquence  du  Conful 
entraîna  tout;  &  lui-même,  quoique  Romain , 
aimant  mieux  fa  gloire  que  fa  patrie  ,  ne 
cherchoit  pas  tant  le  moyen  le  plus  légitime 
&  le  plus  fur  de  fauver  TEtat,  que  celui  d'a- 
voir tout  l'honneur  de  cette  affaire  *.  Auffi 
fut-il  honoré  juftement  comme  libérateur  de 
Rome  ,  &  juftement  puni  comme  infraéleur 
des  loix.  Quelque  brillant  qu'ait  été  fon  rap* 
pel,  il  efl  certain  que  ce  fut  une  grâce. 

Au  RESTE,  de  quelque  manière  que  cette 
importante  commiffion  foit  conférée,  il  im* 
porte  d'en  fixer  la  durée  à  un  terme  très 
court  qui  jamais  ne  puifle  être  prolongé; 
dans   les   crifes  qui  la  font  établir  TEtat  eft 


*  C'eft  ce  dont  il  ne  pouvoît  fe  répondre  en  propo- 
fant  un  Diflateur,  n'ofant  fe  nommer  lui-même  &  ns 
pouvant  s'affurer  que  fon  collègue  le  nommeroit» 
T 


spo       D  U     C  O  N  T  R  A  C  T 

bientôt  détruic  ou  fauve,  &,  pafle  le  befoin 
prefTant,  la  Diftaturc  devient  tirannique  ou 
vaine.  A  Rome  les  Dictateurs  ne  Tétant  que 
pour  fix  mois ,  la  plupart  abdiquèrent  avant  ce 
terme.  Si  le  terme  eut  été  plus  long,  peut- 
être  euflent-ils  été  tentés  de  le  prolonger  en- 
core, comme  firent  les  Décemvirs  celui  d'u- 
ne année.  Le  Di6lateur  n'avoit  que  le  tems 
de  pourvoir  au  befoin  qui  l'avoit  fait  élire, 
il  n'avoit  pas  celui  de  fonger  à  d'autres 
projets. 


SOCIAL.  291 

CHAPITRE    VII. 

De  la  Cenfure. 

D  Ê  M  E  M  E  que  la  dcdaratîon  de  la  ^obn- 
té  générale  fe  fait  par  la  loi,  la  déclaration 
du  jugement  public  fe  fait  par  la  cenfure; 
l'opinion  publique  efl  refpece  de  loi  dont  le 
Cenfeur  efl  le  ]Minifl:re,&  qu'il  ne  fait  qu'ap- 
pliquer aux  cas  particuliers,  à  l'exemple  du 
Prince. 

Loin  donc  que  le  tribunal  cenforial  foîc 
l'arbitre  de  l'opinion  du  peuple,  il  n'en  efl 
que  le  déclarateur,  &  iitôt  qu'il  s'en  écarte  j 
Tes  décifions  font  vaines  &  fans  effet. 

Il    est   inutile  de  diflinguer  les   mœurs 
d'une  nation  des  objets  de  fbn  eflimej  car 
tout  cela  tient  au  même  principe  &  ic  coa^ 
T  a 


29^         D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

fond  néceflairement.  Chez  tous  les  peuples 
du  monde,  ce  n'efl:  point  la  nature  mais  l'o- 
pinion qui  décide  du  choix  de  leurs  plaifirs. 
RedrefTez  les  opinions  des  hommes  &  leurs 
mœurs  s'épureront  d'elles  mêmes.  On  aime 
toujours  ce  qui  ell:  beau  ou  ce  qu'on  trouve 
tel ,  mais  c'eft  fur  ce  jugement  qu'on  fe  trom- 
pe ;  c'eft  donc  ce  jugement  qu'il  s'agit  de  ré- 
gler. Qui  juge  des  mœurs  juge  de  l'hon- 
neur, &  qui  juge  de  l'honneur  prend  fa  loi 
de  l'opinion. 

Les  opinions  d'un  peuple  naiffent  de 
fa  conftitution  ;  quoique  la  loi  ne  règle  pas 
les  mœurs ,  c'efl  la  légiflation  qui  les  fait  naî- 
tre; quand  la  légiOation  s'affoiblit  les  mœurs 
dégénèrent,  mais  alors  le  jugement  des  Cen- 
feurs  ne  fera  pas  ce  que  h  force  des  loix 
n'aura  pas  fait. 

Il  suit  de -là  que  la  Cenfure  peut  être 


social:  293 

utile  pour  conferver  les  mœurs,  jamais  pour 
les  rétablir.  EtablilTcz  des  Cenfeurs  durant  la 
vigueur  des  Loix;  fitôt  qu'elles  l'ont  perdue, 
tout  eft  défefpéré;  rien  de  légitime  n'a  plus 
de  force  lorfque  les  loix  n'en  ont  plus. 

La  Censure  maintient  les  mœurs  en  em- 
pêchant les  opinions  de  fe  corrompre  ,  eu 
confervant  leur  droiture  par  de  fages  appli- 
cations, quelquefois  même  en  les  fixant  lorf- 
qu'elles  font  encore  incertaines.  L'ufage  des 
féconds  dans  les  duels,  porté  jufqu'à  la  fureur 
dans  le  Royaume  de  France,  y  fut  aboli  par 
ces  feuls  mots  d'un  Edit  du  Roi;  quant  à 
ceux  qui  ont  la  lâcheté  d'appeller  des  Seconds. 
Ce  jugement  prévenant  celui  du  public  le  dé- 
termina tout  d'un  coup.  Mais  quand  les  mê- 
mes Edits  voulurent  prononcer  que  c'étoit 
auffi  une  lâcheté  de  fe  battre  en  duel;  ce 
qui  eft:  très -vrai,  mais   contraire  à  l'opinion 

T3 


ap4        ^^    C  O  N  T  R  A  c  T 

commune;  le  public  fe  moqua  de  cette  dé* 
«ifion  fur  laquelle  fon  jugement  étoic  déjà 
porté. 

J'ai  dit  ailleurs  *  que  l'opinion  publique 
n'étant  point  foumife  à  la  contrainte,  il  n'en 
la'oit  aucun  veflige  dans  le  tribimal  établi 
|>our  la  repréfenter.  On  ne  peut  trop  admi- 
Ter  avec  quel  art  ce  relTorc ,  entièrement  per- 
du chez  les  modernes ,  étoit  mis  en  œuvre 
chez  les  Romains  &  mieux  chez  les  Lacé- 
démoniens. 

Un  homme  de  mauvaifes  mœurs  ayant 
ouvert  im  bon  avis  dans  le  confeil  de  Spar- 
te, les  Ephores  fans  en  tenir  compte  firent 
propofer  le  même  avis  par  un  Citoyen  ver- 
tueux. Quel  honneur  pour  l'un,  quelle  note 
pOLU*  l'autre,  fans  avoir  donné  ni  louange  ni 


♦  Je  ne  fais  qu'indiquer  dans  ce  chapitre  ce  que  j'ai 
traité  plus  au  long  dans  la  Lettre  à  M.  d'Alembcrt» 


SOCIAL.  292 

blâme  à  aucun  des  deux!  Certains  ivrognes 
de  Samos  fouillèrent  le  Tribunal  des  Ephores: 
le  lendemain  par  Edit  public  il  fut  permis 
aux  Samiens  d'être  des  vilains.  Un  vrai  châ- 
timent eut  été  moins  fevere  qu'une  pareille 
impunité?  Quand  Sparte  a  prononcé  fur  ce 
qui  efl  ou  n'efl  pas  honnête,  la  Grèce  n'ajv» 
pdk  pas  de  fes  jugemens. 


T4 


ip^        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

CHAPITRE    VIII, 

Ds  la  Religion  Crclk» 

X-/  E  s  hommes  n'eurent  point  d'abord  d'au- 
tres Rois  que  les  Dieux,  ni  d'autre  Gouver- 
nement que  le  Théocratique.  Ils  firent  le  rai- 
fonnement  de  Caligula,  &  alors  ils  raifonnoient 
jufte.  Il  faut  une  longue  altération  de  fenti- 
mens  &  d'idées  pour  qu'on  puiffe  fe  réfou- 
dre à  prendre  fon  femblable  poiu-  maitre,  (Ss 
fe  flater  qu'on  s'en  trouvera  bien. 

De  cela  feul  qu'on  mettoit  Dieu  à  la 
tête  de  chaque  fociété  politique,  il  s'enfuivit 
qu'il  y  eut  autant  de  Dieux  que  de  peuples. 
Deux  peuples  étrangers  l'un  à  l'autre,  &  pref- 
que  toujours  ennemis,  ne  purent  longtems  re- 
connoitre  un  même  maitre  :  Deux  armées  fe 


SOCIAL.  297 

livrant  bataille  ne  fauroient  obéir  au  même 
chef.  Ainfi  des  divifions  nationales  refulta  le 
polythéïTme,  &  delà  l'intolérance  théologique 
&  civile  qui  naturellement  efl  la  même ,  com- 
me il  fera  dit  ci-après. 

La  fantaisie  qu'eurent  les  Grecs  de 
retrouver  leurs  Dieux  chez  hs  peuples  barba- 
res, vint  de  celle  qu'ils  avoient  aufli  de  fe  re- 
garder comme  les  Souverains  naturels  de  ces 
peuples.  Mais  c'efl:  de  nos  jours  une  érudi- 
tion bien  ridicule  que  celle  qui  roule  fur  l'i- 
dentité des  Dieux  de  diverfes  nations;  com- 
me n  Moloch,  Saturne,  &  Chronos  pou  voient 
être  le  même  Dieu;  comme  û  le  Baal  des 
phéniciens,  le  Zeus  des  Grecs  &  le  Jupiter 
des  Latins  pouvoient  être  le  même;  comme 
s'il  pouvoit  refter  quelque  chofe  commune  à 
des  Etres  chimériques  portons  des  noms  dif- 
férens  ! 


298       DUCONTRACT 

Que  fi  l'on  demande  comment  dans  h 
paganifme  où  chaque  Etat  avoit  fon  culte  6i 
Tes  Dieux  il  n'y  avoit  point  de  guerres  de 
Religion  ?  Je  réponds  que  c'étoit  par  cela» 
même  que  chaque  Etat  ayant  fon  culte  pro» 
pre  aiiffi  bien  que  fon  Gouvernement ,  ne  dif- 
tingoit  point  fes  Dieux  de  fes  loix.  La  guer- 
re politique  étoit  auffi  Théologique:  les  de» 
partemens  des  Dieux  étoient,  pour  ainli  di- 
re', fixés  par  les  bornes  des  Nations.  Le 
Dieu  d'un  peuple  n'avoit  aucun  di'oit  fur  les 
autres  peuples.  Les  Dieux  des  Payens  né-r 
toient  point  des  Dieux  jaloux  ;  ils  parta* 
geoient  entre  eux  l'empire  du  monde:  Moyfe 
même  &  le  Peuple  Hébreu  fe  prétoient  quel* 
quefois  à  cette  idée  en  parlant  du  Dieu  d'If- 
raël.  Ils  regardoient ,  il  eft  vrai ,  comme  nuls 
ks  Dieux  des  Cananéen^,  peuples  profcrits, 
voués   à  la  dellru6tion,  ôc  dont  ils  dévoient 


SOCIAL.  299 

occuper  la  place;  mais  voyez  comment  ;ls 
,parloient  des  divinités  des  peuples  voilîns 
■qu'il  leur  étoit  défendu  d'attaquer  !  La  poffcff 
fion  de  ce  qui  appartient  à  Chamos  votre  Dieu  y 
difoit  Jephté  aux  Ammonites  ,  ne  vous  efi-^ 
elle  pas  légitimement  due?  Nous  pojjcdons  an 
piême  titre  les  terres  que  notre  Dieu  vainqueur 
jefi  acquîfes  *.  C'étoit  là,  ce  me  femble, 
une  parité  bien  reconnue  entre  les  droits  de 
£hamos   &  ceux   du  Dieu  dlfraël. 

Mais  quand  les  Juifs,  foumis  aux  Rois 
de  Babilone  &  dans  la  fuite  -^ux  Rois  de  Si- 
de,  voulurent  s'obftiner  à  ne  reconnoitre  au-. 


*  Nonne  ea  quce  pojjld'it  Chamos  deus  tuiu  tibi  jure  ds- 
bentuT?  Tel  eft  le  texte  de  la  v^lgate.  Le  P.  de  Carriè- 
res a  traduit.  Ne  croyez-vous  pas  avoir  droit  de  pojjcder  es 
qui  appartient  à  Chamos  'votre  Dieu  ?  J'ignore  h  force  du 
texte  hébreu  ;  mais  je  vois  que  dans  la  vulgate  Jephté 
reconnoit  pofitivement  le  droit  du  Dieu  Chamos,  &  que 
le  Tradufteur  françois  alFoiblit  cette  reconnoiflance  ^a,t 
\ip  Jelwi  vous  qui  n'ed  pas  dans  le  Latin. 


300        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

cun  autre  Dieu  que  le  leur,  ce  refus,  regar- 
dé comme  une  rébellion  contre  le  vainqueur, 
leur  attira  les  perfécutions  qu'on  lit  dans  leur 
hidoire ,  &  dont  on  ne  voit  aucun  autre 
exemple  avant  le  Chrillianirme  *. 

C  H  A  du  E  Religion  étant  donc  uniquement 
attachée  aux  loix  de  l'Etat  qui  la  prefcrivoit , 
il  n'y  avoit  point  d'autre  manière  de  conver- 
tir un  peuple  que  de  l'aflen'ir,  ni  d'autres 
miiTionnaires  que  les  conquérans,  &  l'obliga- 
tion de  changer  de  culte  étant  la  loi  des 
vaincus,  il  faloit  commencer  par  vaincre  a- 
vant  d'en  parler.  Loin  que  les  hommes  com- 
batifTent  pour  les  Dieux,  c'étoient,  comme 
dans    lîomere ,    les    Dieux   qui  combattoient 


*  Il  efl:  de  la  dernière  évidence  que  la  guerre  des 
Phociens  appellée  guerre  facrée  n'étoit  point  une  guer- 
re de  Religion.  Elle  avoit  pour  objet  de  punir  des  fa» 
crileges  &  non  de  foumettre  des  mécréans, 


SOCIAL.  30Î 

poiir  les  hommes;  chacun  demandoit  au  fien 
la  vi6loire,  &  la  payoit  par  de  nouveaux  au- 
tels. Les  Romains  avant  de  prendre  une  pla- 
ce, fommoient  Tes  Dieux  de  l'abandonner,  & 
quand  ils  lailToient  aux  Tarentins  leurs  Dieux 
irrités ,  c'effc  qu'ils  regardoient  alors  ces  Dieux 
comme  foumis  aux  leurs  &  forcés  de  leur 
faire  homage:  Ils  laiflbient  aux  vaincus  leurs 
Dieux  comme  ils  leur  lailToient  leurs  loix. 
Une  couronne  au  Jupiter  du  capitole  étoic 
fouvent  le  feul  tribut  qu'ils  impofoient. 

Enfin  les  Romains  ayant  étendu  avec 
leur  empire  leur  culte  &  leurs  Dieux,  &  a- 
yant  fouvent  eux-mêmes  adopté  ceux  des 
vaincus  en  accordant  aux  uns  &  aux  autres 
le  droit  de  Cité,  les  peuples  de  ce  vafl:e  em- 
pire fe  trouvèrent  infenfiblement  avoir  des 
multitudes  de  Dieux  &  de  cultes,  à  peu  prés 
les  mêmes  par-tout;  &  voilà  comment  le  pa- 


^31        D  U    C  O  N  T  R  AC  t 

ganifiTie  ne  fut  enfin  dans  le  monde  coîiniï 
qu'une  feule  &  même  Religion. 

Ce  fut  dans  ces  circonflances  que  Jéfus 
Vint  établir  fur  la  terre  un  royaume  Spirituel  ; 
ce  qui,  féparant  le  fiftême  théologique  du  fi-» 
ftême  politique,  fit  que  l'Etat  ceffa  d'être  un^ 
&  caufa  les  divifions  inteflines  qui  n'ont  ja- 
mais celle  d'agiter  les  peuples  chrétiens.  Oi* 
cette  idée  nouvelle  d'un  royatmie  de  Tautre 
monde  n'ayant  pu  jamais  entrer  dans  la  tête 
des  payens,  ils  regardèrent  toujours  les  Chré* 
tiens  comme  de  vrais  rebelles  qui,  fous  une 
hypocrite  fomniflion,  ne  cherchoient  que  le 
moment  de  fe  rendre  indépendans  &  maî- 
tres, &  d'ufurper  adroitement  l'autorité  qu'ils 
feignoient  de  refpefter  dans  leur  foiblefle* 
Telle  fut  la  caufe  des  perfécutions. 

Ce  Q.UE  les  payens  avoient  craint  eft 
arrivé  j  alors   tout  a  changé    de  face ,    la 


SOCIAL.  30^ 

humbles  Chrétiens  ont  changé  de  langage  j 
&  bientôt  on  a  vu  ce  prétendu  royaume 
de  l'autre  monde  devenir  fous  un  chef  vifible 
le  plus  violent  defpotifme  dans  celui-ci. 

Cependant  comme  il  y  a  toujours  eii 
un  Prince  ôc  des  loix  civiles,  il  a  refulté  de 
cette  double  puiflance  un  perpétuel  confli6l 
de  jurifdi6lion  qui  a  rendu  toute  bonne  polî- 
de  impoiTible  dans  les  Etats  chrétiens  ,  & 
l'on  n'a  jamais  pu  venir  à  bout  de  favoir  au- 
quel du  maitre  ou  du  prêtre  on  étoit  obligé 
d'obéir. 

Plusieurs  peuples  cependant  ,  même 
dans  l'Europe  ou  à  fon  voifinage,  ont  voulu 
conferver  ou  rétablir  l'ancien  fidême ,  malà 
fans  fuccés;  l'efprit  du  chriftianifme  a  tout 
gagné.  Le  culte  facré  efl  toujours  reflé  ou 
redevenu  indépendant  du  Souverain,  &  fans 
fiaifoa  néceiTaire  avec  le  corps  de  l'Etat.  Ma^ 


S04.      D  U    C  O  N  T  R  A  C  T 

homet  eut  des  vues  très  faines,  il  lia  bien 
fon  fiftême  politique,  &  tant  que  la  forme 
de  fon  Gouvernement  fubQlla  fous  les  Cali- 
phes  fes  fucceffeurs,  ce  Gouvernement  fut  e- 
xa6bement  un,  &  bon  en  cela.  Mais  les  A- 
rabes  devenus  floriffans,  lettrés,  polis,  mous 
&  lâches,  furent  fubjugués  par  des  barbares; 
alors  la  di\'ifion  entre  les  deux  puifTances  re- 
commença; quoiqu'elle  foit  moins  apparente 
chez  les  mahométans  que  chez  les  Chrétiens, 
elle  y  eil  pourtant ,  fur  -  tout  dans  la  fecte 
d'Ali,  &  il  y  a  des  Etats,  tels  que  la  Perfe, 
où  elle  ne  celle  de  fe  faire  fentir. 

Parmi  nous,  les  Rois  d'Angleterre  fe  font 
établis  chefs  de  FEglife,  autant  en  ont  fait  les 
Czars;  mais  par  ce  titre  ils  s'en  font  moins 
rendus  les  maîtres  que  les  Miniftres;  ils  ont 
moins  acquis  le  droit  de  la  changer  que  le 
pouvoir  de  la  maintenir  ;  Ils  n'y  font  pas  lé- 

gifla- 


SOCIAL.  3C5 

giiîateurs,  ils  n'y  font  que  Princes.  Par  tout 
où  le  Clergé  fait  un  corps  *  il  eil  maître  & 
Icgillateur  dans  fa  partie.  11  y  a  donc  deux 
puilTances ,  deux  Souverains ,  en  Angleterre  & 
en  Ruffie,  tout  comme  ailleurs. 

De  tous  les  Auteurs  Chrétiens  le  philo- 
fophe  liobbes  ed  le  fcul  qui  ait  bien  vu  le 
mal  &  le  renjede,  qui  ait  ofé  propofer  de 
réunir  les  daix  têtes  de  l'aigle,  &  de  tout 
ramener  à  riinité  politique,  fans  laquelle  ja- 
mais Etat  ni  Gouvernement  ne  fera  bien  con- 


*  II  faut  bien  Remarquer  que  ce  ne  font  pas  tant  des 
afTemblées  formelles,  comme  celles  de  France,  qui  lient 
le  clergé  en  un  corps,  que  la  communion  des  Eglifes. 
La  communion  &  l'excommunication  font  le  pacte  focial 
du  clergé,  pacte  avec  lequel  il  fera  toujours  le  maître 
des  peuples  &  des  Rois.  Tous  les  prêtres  qui  com- 
muniquent enfemble  font  concitoyens  ,  fuiïent-ils  des 
cleux  bouts  du  monde.  Cette  invention  efl:  un  chef- 
d'œuvre  en  politique.  Il  n'y  avoit  rien  de  femblable 
parmi  les  Prêtres  paj'cns;  auffî  n'ont-ils  jamais  fait  un 
Corps  de  Clergé. 

V 


go6         DU    CONTRACT 

flitiié.  Mais  il  a  dû  voir  que  l'ePprit  domi- 
nateur du  Cliriilianifme  étoit  incompatible  a- 
vec  fon  fiflême  ,  &  que  l'intérêt  du  Prêtre 
feroit  toujours  plus  fort  que  celui  de  l'Etat. 
Ce  n'efl;  pas  tant  ce  qu'il  y  a  d'horrible  & 
de  faux  dans  fa  politique  que  ce  qu'il  y  a 
de  jufle  &  de  \Tai  qui  l'a  rendue  odieufe  *. 
Je  crois  qu'en  développant  fous  ce  point 
de  vue  les  faits  hiftoriques  on  réfuteroit  aifé- 
ment  les  fcntimens  oppofés  de  Baile  &  de 
Warburton,  dont  l'un  prétend  que  nulle  Re- 
ligion n'efl  utile  au  corps  politique,  &  dont 
l'autre  foutient  au  contraire  que  le  Chriftia- 
nifme  en  efl  le  plus  ferme  appui.    On  prou- 


*  Voyez  entre  aiUres  dans  une  Lettre  de  Grotius  à 
fon  frcre  du  ii.  avril  1643,  ce  que  ce  favant  homme 
approuve  &  ce  qu'il  blâme  dans  le  li\Te  de  Cive.  11 
eft  vrai  que,  porté  à  l'indulgence,  il  paroit  pardonner  à 
l'auteur  le  bien  en  faveur  du  mal  ;  mais  tout  le  monde 
n'cft  pas  fi  clément. 


SOCIAL.  307 

Veroic  au  premier  que  jamais  Etat  ne  fut 
fondé  que  la  Religion  ne  lui  fervit  de  bafe, 
&  au  fécond  que  la  loi  Chrétienne  efl  au 
fond  plis  nuifible  qu'utile  à  la  forte  conftitu- 
tion  de  l'Etat.  Pour  achever  de  me  faire  en- 
tendre ,  il  ne  faut  que  donner  un  peu  plus  de 
précifion  aux  idées  trop  vagues  de  Religion 
relatives  à  mon  fiijet. 

La  Religion  confldérée  par  rapport  à 
la  fociété,  qui  eft  ou  générale  ou  particuliè- 
re ,  peut  auffi  fe  divifer  en  deux  eipeces ,  fa- 
voir,  la  Religion  de  l'homme  &  celle  du  Ci- 
toyen. La  première,  fans  Temples,  fans  au- 
tels, fans  rites,  bornée  au  culte  purement 
intérieur  du  Dieu  Suprême  &  aux  devoirs 
éternels  de  la  morale,  efl  la  pure  &  flmple 
Religion  de  l'Evangile,  le  vrai  Théïfme,  & 
ce  qu'on  peut  appeller  le  droit  divin  naturel. 
L'autre,  infcritte  dans  un  feuj  pays,  lui  doiz- 
V  2 


3o8         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

ne  Tes  Dieux,  Tes  Patrons  propres  &.  tutelai- 
res:  elle  a  Ces  dogmes,  fes  rites,  fon  culte 
extérieur  prefcrit  par  des  loixj  hors  la  feule 
Nation  qui  la  fuit,  tout  efl  pour  elle  infldcl- 
le,  étranger,  barbare;  elle  n'étend  les  devoirs 
&.  les  droits  de  l'homme  qu'auffi  loin  que  fes 
autels.  Telles  furent  toutes  les  Religions  des 
premiers  peuples  ,  auxquelles  on  peut  donner 
le  nom  de  droit  divin  civil  ou  pofitif. 

Il  Y  A  une  troifieme  forte  de  Religion 
plus  bizarre,  qui  donnant  aux  hommes  deux 
légiOations  ,  deux  chefs  ,  deux  patmes ,  les 
foumct  à  des  devoirs  contradictoires  &  ks 
empêche  de  pouvoir  être  à  la  fois  dévots  & 
Citoyens.  Telle  cft  la  Religion  des  Lamas, 
telle  eft  celle  des  Japonois,  tel  efl  le  chriflia- 
nifme  Romain.  On  peut.appeller  celle-ci  la 
religion  du  Prêtre.  Il  en  réfulte  une  forte  du 
droit  mixte  &  infcciable  qui  n'a  point  de 
nom. 


SOCIAL.  309 

A  CONSIDERER  politiquement  ces  trois 
forces  de  religions,  elles  ont  toutes  kiirs  dé- 
fauts. La  troifieme  ell  (1  évidemment  mau- 
vaife  que  c  eft  perdre  le  tems  de  s'amufer  à 
le  démontrer.  Tout  ce  qui  rompt  funité  fo- 
ciale  ne  vaut  rien:  Toutes  les  institutions 
^ui  mettent  Thomme  en  contradi6lion  avec 
lui-même  ne  valent  rien. 

La  seconde  eft  bonne  en  ce  qu'elle  réu- 
nit le  culte  divin  &  l'amour  des  loix ,  &  que 
faifant  de  la  patrie  l'objet  de  l'adoration  des 
Citoyens,  elle  leur  apprend  que  fervir  l'Etat 
c'eft  en  fervir  le  Dieu  tutelaire.  C'eft  une 
dpece  de  Théocratie,  dans  laquelle  on  ne 
doit  point  avoir  d'autre  pontife  que  le  Prin- 
ce ,  ni  d'autres  prêtres  que  les  magiflrats.  A- 
lors  mourir  pour  fon  pays  c'eft  aller  au  mar- 
tire,  violer  les  loix  c'eft  être  impie,  &  fou- 
mettre    un  coupable  à  l'exécration  publique 

V3 


5IO        DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

ceû.   le  dévouer  au  courroux  des  Dieux;  fu" 
eer  ejlod. 

Mais  elle  efl  mauvaife  en  ce  qu'étant 
fondée  fur  l'erreur  &  fur  le  menfonge  elle 
trompe  les  hommes,  les  rend  crédules  fuper- 
Ilitieux,  &  noyc  le  vrai  culte  de  la  divinité 
dans  un  vain  cérémonial.  Elle  efl  mauvaife 
encore  quand  ,  devenant  exclufive  &  tirannî- 
que,  elle  rend  un  peuple  fanguinaire  &  into- 
lérant ;  en  forte  qu'il  ne  refpire  que  meurtre 
&  maflacre  ,  &  croit  faire  une  aclion  fainte 
en  tuant  quiconque  n'admet  pas  fcs  Dieux. 
Cela  met  un  tel  peuple  dans  un  état  naturel 
de  guerre  avec  tous  les  autres ,  très  nuifible 
à  fa  propre  fureté. 

Reste  donc  la  Religion  de  l'homme  ou 
le  Chriftianifme,  non  pas  celui  d'aujourd'hui, 
mais  celui  de  l'Evangile  ,  qui  en  eil  tout-à-^ 
fût  différent.    Par  cette   Religion  fainte,  fu^ 


SOCIAL.  -311 

blime,  véritable,  les  hommes,  enfans  du  mê- 
me Dieu,  fe  reconnoiflent  tous  pour  frères, 
&  la  focicté  qui  les  unit  ne  fe  diflbut  pas 
même  à  la  mort. 

Mais  cette  Religion  n'ayant  nulle  relation 
particulière  avec  le  corps  politique  laiiTe  aux 
Joix  la  feule  force  quelles  tirent  d'elles-mê- 
mes fans  leur  en  ajouter  aucune  autre ,  & 
par-là  un  des  grands  liens  de  la  fociété  par- 
ticulière refte  fans  effet.  Bien  plus;  loin  d'at- 
tacher les  cœurs  des  Citoyens  à  l'Etat,  elle 
les  en  détache  comme  de  toutes  les  chofes 
de  la  terre:  je  ne  connois  rien  de  plus  con- 
îraire  à  l'efprit  focial. 

On  nous  dit  qu'un  peuple  de  vrais  Chré- 
tiens formeroit  la  plus  parfaite  fociété  que 
Ton  puiffe  imaginer.  Je  ne  vois  à  cette  fup- 
pofition  qu'une  grande  difficulté;  c'eft  qu'une 
fociété  de  vrais  chrétiens  ne  feroit  plus  une 
ibciété  d'hommes,  V  4 


312      D  U     C  O  N  T  R  A  C  T 

Je  dis  même  que  cette  fociété  fuppofce 
ne  feroit  avec  toute  fa  perfeclion  ni  la  plus 
forte  ni  la  plus  durable:  A  force  d'être  par- 
faite ,  elle  manqueroit  de  liaifon  ;  fon  vice  de- 
flru6leur  feroit  dans  fa  perfe6lion  même. 

Chacun  rerapliroit  fon  devoir;  le  peuple 
feroit  foumis  aux  loix,  les  chefs  feroient  juf- 
tes  &  modérés ,  les  magiftrats  intègres  in- 
corruptibles ,  les  foldats  méprifcroient  la  mort , 
il  n'y  auroit  ni  vanité  ni  luxe;  tout  cela  eil 
fort  bien ,  mais  voyons  plus  loin. 

Le  Christianisme  efl  une  religion 
toute  fpirituelle  ,  occupée  uniquement  des 
chofcs  du  Ciel:  la  patrie  du  Chrétien  n'eft 
pas  de  ce  monde.  Il  fait  fon  devoir  ,  il  efl 
vrai ,  mais  il  le  fait  avec  une  profonde  indiffé- 
rence fur  le  bon  ou  mauvais  fuccès  de  fcs 
foins.  Pourvu  qu'il  n'ait  rien  à  fe  reprocher, 
peu  lui  importe   que    tout  aille   bien    ou  mat 


SOCIAL.  S13 

ici  bas.  Si  l'Etat  cfl  florifTant,  à  peine  ofe- 
t-il  joLiïr  de  la  félicité  publique,  il  craint  de 
s'enorgueillir  de  la  gloire  de  Ton  pays  ;  fi 
TEcat  dépérit,  il  bénit  la  main  de  Dieu  qui 
s'appéfantit  fur  fon  peuple. 

Pour  que  la  fociété  fut  paifible  &  que 
l'harmonie  fe  maintint ,  il  faudroit  que  tous 
les  Citoyens  fans  exception  fufient  également 
bons  Chi'étiens  :  Mais  il  malheureufement  il 
s'y  trouve  un  feul  ambitieux,  un  feul  hypo- 
crite, un  Catilina,  par  exemple,  un  Crom- 
wel,  celui-là  très  certainement  aura  bon  mar- 
ché de  fes  pieux  compatriotes.  La  charité 
chrétienne  ne  permet  pas  aifément  de  penfer 
mal  de  fon  prochain.  Dès  qu'il  aura  trouvé 
par  quelque  rufe  l'art  de  leur  en  impofer  & 
de  s'emparer  d'une  partie  de  l'autorité  publi- 
que, voilà  un  homme  conilitué  en  dignité; 
Dieu   veut  qu'on  le   relpe6le  ;   bientôt   voilà 

V5 


314         I>U     CONTRACT 

une  puiflance  ;  Dieu  veut  qu'on  lui  obéilTe  ; 
le  dëpofitaire  de  cette  puiflance  en  abufe-t- 
iî?  Cefl  la  verge  dont  Dieu  punit  Tes  enfans. 
On  fe  feroit  confcience  de  chafler  rufurpa- 
teur;  il  faudroit  troubler  le  repos  public,  u- 
ièr  de  violence  ,  verfer  du  fang  ;  tout  cela 
s'accorde  mal  avec  la  douceur  du  Chrétien; 
&  après  tout,  qu'importe  qu'on  foit  libre  ou 
lerf  dans  cette  vallée  de  rniferes?  l'eflenciel 
ed  d'aller  en  paradis,  &  la  réfignation  n'efl: 
qu'un  moyen  de  plus  pour  cela. 

Survient-il  quelque  guerre  étrangère? 
Les  Citoyens  marchent  fans  peine  au  combat; 
nul  d'entre  eia  ne  fonge  à  fuir;  ils  font  leur 
devoir ,  mais  fans  paflTion  pour  la  vifloire; 
ils  favent  plutôt  mourir  que  vaincre.  Qu'ils 
fuient  vainqueurs  ou  vaincus  ,  qu'importe? 
La  providence  ne  fait-elle  pas  mieux  qu'eux 
ce  qu'il   leur  faut?  Qu'on  imagine  quel  parti 


SOCIAL.  315 

un  ennemi  fier  impétueux  paffionné  peut  ti- 
rer de  leur  {loïcifmel  Mettez  vis-à-vis  d'eux 
ces  peuples  généreux  que  dévoroit  Tardent 
amour  de  la  gloire  &  de  la  patrie,  fuppofez 
votre  république  chrétienne  vis-à-vis  de  Spar- 
te ou  de  Rome  ;  les  pieux  chrétiens  feront 
battus,  ëcrafés,  détruits  avant  d'avoir  eu  le 
tems  de  fe  reconnoitre,  ou  ne  devront  leur 
falut  qu'au  mépris  que  leur  ennemi  concevra 
pour  eux.  C'étoit  un  beau  ferment  à  mon 
gré  que  celui  des  foldats  de  Fabius  ;  ils  ne 
jurèrent  pas  de  mourir  ou  de  vaincre  ,  ils 
jurèrent  de  revenir  vainqueurs,  ôc  tinrent  leur 
ferment  :  Jamais  des  Chrétiens  n'en  eulTent 
fait  un  pareil;  ils  auroient  cru  tenter  Dieu. 

Mais  je  me  trompe  en  difant  une  Répu- 
blique Chrétienne;  chacun  de  fes  deux  mots 
exclud  l'autre.  Le  Chriftianifme  ne  prêcha 
^ue  fervitude  &  dépendauce.    Son  efprjt  e(^ 


3i6       DU     C  O  N  T  R  A  C  T 

trop  favorable  à  la  tirannie  pour  qu  elle  n'en 
profite  pas  toujours.  Les  vrais  Chrétiens  font 
faits  poLir  être  efclaves  ;  ils  le  favent  &  ne 
fi'en  émeuvent  gueres  ;  cette  courte  vie  a  trop 
peu  de  prix  à  leurs  yeux. 

Les  troupes   chrétiennes  font  excellentes, 
nous  dit- on.     Je  le  nie.     Qu'on  m'en  montre 
de  telles  ?   Quant-à-moi ,  je  ne  connois  point 
de   Troupes  chrétiennes.     On   me  citera   les 
croifades.     Sans    difputer    fur    la    valeur    des 
Croifés  ,  je  remarquerai   que  bien  loin  d'étie 
des  Chrétiens  ,    c'étoient  des   foldats   du  prê- 
tre,  c'étoient  des  Citoyens  de  TEglife;   ils  f^ 
battoient  pour  fon  pays  Spirituel,  qu'elle  avoit 
rendu   temporel   on   ne  fait  comment.     A  le 
bien  prendre,  ceci  rentre  fous  le  paganifme; 
comme  l'Evangile  n'établit  point  une  Religion 
nationale  ,    toute  guerre  facrée  efi;  impoffible 
parmi  les  Chrétiens. 


SOCIAL.  317 

Sous  les  Empereurs  payens  les  foldats 
Chrétiens  étoient  braves  ;  tous  les  Auteui's 
Chrétiens  l'affûrent  ,  &  je  le  crois  :  c  étoic 
une  émulation  d'honneur  contre  les  Troupes 
payennes.  Dés  que  les  Empereurs  furent 
chrétiens  cette  émulation  ne  fubflfla  plus,  & 
quand  la  croix  eut  chafle  l'aigle  ,  toute  la 
valeur   romaine   difparut. 

Mais  laiiTant  à  part  les  confidérations  po- 
litiques ,  revenons  au  droit ,  &  fixons  les  prin^ 
cipes  fur  ce  point  important.  Le  droit  que 
le  pacte  focial  donne  au  Souverain  fur  les 
fujets  ne  palTe  point,  comme  je  l'ai  dit,  les 
bornes  de  l'utilité  publique  *.    Les  fujets  ne 


*  Dans  la  République ,  dit  le  M.  d'A. ,  chacun  eji  par- 
faitement libre  en  ce  qui  ne  nuit  pas  aux  autres.  Voilà  la 
borne  invariable;  on  ne  peut  la  pofLf  plus  exactement. 
Je  n'ai  pu  me  refufer  au  plaifir  de  citer  quelque  fois  ce 
inanufcrit  quoique  non  connu   du  public,  pour  rendre' 


3i5         DU    C  O  N  T  R  A  C  T 

doivent  donc  compte  au  Souverain  de  leurs 
opinions  qu'autant  que  ces  opinions  importent 
à  la  communauté.  Or  il  importe  bi^n  à  l'E-^ 
tat  que  chaque  Citoyen  ait  une  Religion  qui 
lui  faiTe  aimer  Ces  devoirs;  mais  les  dogmes 
de  cette  Religion  n'intëreflent  ni  l'Etat  ni  Tes 
membres  qu'autant  que  ces  dogmes  fe  rap- 
portent à  la  morale,  &  aux  devoirs  que  ce- 
lui qui  la  profeiTc  efb  tenu  de  remplir  envers 
autrui.  Chacun  peut  avoir  au  furplus  telles 
opinions  qu'il  lui  plait,  fans  qu'il  appartienne 
au  Souverain  d'en  connoitre:  Car  comme  il 
n'a  point  de  compétence  dans  l'autre  monde, 
quel  que  foit  le  fort  des  fujets  dans  la  vie  à 
venir  ce  n'efl;  pas  fon  affaire,  pourvu  qu'ils 
foient  bons   citoyens  dans  celle-ci. 


honneur  à  la  mémoire  d'un  homme  illuftre  &  refpcctablc, 
qui  avoit  confciré  jufqucs  dans  le  Miniftere  le  cœur 
d'un  vrai  citoyen,  &  des  vues  droites  ôc  faines  fur  le 
gouvernement  de  fon  pays. 


SOCIAL.  319 

Il  Y  A  donc  une  profeffion  de  foi  pure- 
ment civile  dont*  il  appartient  au  Souverain 
de  fixer  les  articles ,  non  pas  précifément 
comme  dogmes  de  Religion,  mais  comme 
fentimens  de  fociabilité,  fans  lefqiiels  il  eft 
impoffible  d'être  bon  Citoyen  ni  fiijet  fidel- 
Je  *.  Sans  pouvoir  obliger  perfonne  à  les 
croire,  il  peut  bannir  de  l'Etat  quiconque  ne 
les  croit  pas;  il  peut  le  bannir,  non  comme 
impie,  mais  comme  infociable,  comme  inca- 
pable d'aimer  fmcerement  les  lois  la  juftice, 
&  d'immoler  au  befoin  fa  vie  à  fon  devoir. 
Que  fi  quelqu'un,  après  avoir  reconnu  publi- 
quement ces  mêmes  dogmes ,  fe  conduit  com- 


*  Cefar  plaidant  pour  Catilina  tachoit  d'établir  le 
dogme  de  la  mortalité  de  Tame;  Caton  &  Ciceron  pour 
le  réfuter  ne  s'amuferent  point  à  philofopher:  il  fe  conu 
tententerent  de  montrer  que  Cefar  parloit  en  mauvais 
Citoyen  &  avançoit  une  doélrine  pernicieufe  à  l'Etat. 
En  effet  voilà  dequoi  de  voit  juger  le  Sén^t  de  Rome, 
&  non  d'une  queftion  de  théologie. 


520      DU     CON  TRACT 

me  ne  les»  croyant  pas,  qu'il  foit  puni  'de 
mort  ;  il  a  commis  le  plus  grand  des  crimes  i- 
jl  a  menti  devant  les  loix. 

Les  dogmes  de  la  Religion  civile  doivent 
être  fimples,  en  petit  nombre,  énoncés  avec 
précifion  fans  explications  ni  commentaires. 
L'exiftence  de  la  Divinité  puiflante  ,  intelli- 
gente ,  bienfaifante ,  prévoyante  &  pourvo- 
yante, la  vie  à  venir,  le  bonheur  des  juftes, 
le  châtiment  des  méchans  ,  la  fiiinteté  du 
Contrat  focial  &  des  Loix  ;  voilà  les  dog- 
mes pofitifs.  Quant  aux  dogmes  négatifs, 
je  les  borne  à  un  feul  ;  c'efl:  l'intolérance: 
elle  rentre  dans  les  cultes  que  nous  a\-ons 
excluds. 

Ceux  qui  diftinguent  l'intolérance  civile 
&  l'intolérance  théologique  fe  trompent ,  à 
mon  avis.  Ces  deux  intolérances  font  infé- 
parables.    Il  efl>  impoffible  de  vivre  en  paix 

avec 


SOCIAL.  321 

avec  des  gens  qu'on  croit  dannés;  les  aimer 
feroit  haïr  Dieu  qui  les  punit;  il  faut  abfolu- 
ment  qu'on  les  ramené  ou  qu'on  les  tour- 
mente. Par  tout  où  l'intolérance  théologique 
cfl:  admife,  il  efl  impoffible  qu'elle  n'ait  pas 
quelque  effet  civil ,  &  fitot  qu'elle  en  a , 
le  Souverain  n'eft  plus  Souverain ,  même  au 
temporel;  dès  lors  les  Prêtres  font  les  vrais 
maîtres;  les  Rois  ne  font  que  leurs  officiers. 

Maintenant  qu'il  n'y  a  plus  &  qu'il 
ne  peut  plus  y  avoir  de  Religion  nationale 
exclufive,  on  doit  tolérer  toutes  celles  qui  to- 
lèrent les  autres  ,  autant  que  leurs  dogmes 
n'ont  rien  de  contraire  aux  devoirs  du  Ci- 
toyen. Mais  quiconque  ofe  dii'e ,  hors  de 
TEgUfe  point  de  Salut  ,  doit  être  chaffé  de 
l'Etat;  à  moins  que  l'Etat  ne  foit  l'Eglife, 
f&  que  le  Prince  ne  foit  le  Pontife.  Un  tel 
^ogrne    n'ell    bon    que    dans    un   Gouverne- 

X 


3S2       DU    CONTRACT 

ment  Théocratique  ,  dans  tout  autre  il  eil 
pernicieux.  La  raifon  fur  laquelle  on  dit 
qu'Henri  IV.  embrafTa  la  Religion  romaine 
la  devroit  fafre  quiter  à  tout  honnête  hom- 
me, &  fur 'tout  à  tout  Prince  qui  fauroiç 
raifonner. 


^^ 


SOCIAL. 


323 


CHAPITRE    IX. 

Conclufion. 

A.PRES  avoir  pofé  les  vrais  principes  du 
droit  politique  &  tâclié  de  fonder  l'Etat  fur 
fa  bafe,  il  refteroit  à  fappuyer  par  fes  rela- 
tions externes;  ce  qui  comprendroit  le  droit 
des  gens,  le  commerce,  le  droit  de  la  guerre 
&  les  conquêtes,  le  droit  public,  hs  ligues 
les  négociations  les  traités  &c.  Mais  tout 
cela  forme  un  nouvel  objet  trop  vafte  pour 
ma  courte  vue;  j'aurois  dû  la  fixer  toujours 
plus  près  de  moi. 

F    I    N. 


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douze  contenant.  Diftours  Si  le  rétabliflement  des  Sciec- 
ces  &  des  Arts  a  contribue  à  e'purer  les  Moeurs  ,  avec  trois 
léponfes  du  même  auteur  a  diveries  critiques.  Nurct'lfe.  La- 
tri  fur  la  Mufique  Françoife.  Le  Devin  de  Village.  Difcours 
fur  l'Economie  Politique.  Extrait  du  projet  de  Paix  perpé- 
tuelle de  Mr.  L'Abbé  de  faint  Pierre.  Difcours  fur  L'origi- 
ne ôc  les  fondemens  de  l'Inégalité  parmi  les  Hommes.  i«- 
tre  contre  les  Spectacles.  Latrc  de  Mr.  D'Alembert  en  ré- 
ponfe  à  la  Précédente ,  avec  privilège  de  LL.  HH.  PP. 
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des  mêmes  Eftempes  ,  tels  qu'ils  ont  été  donnez  par  l'éditeur. 
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divers   auteurs  Anglois  &  autres  2cc.  4.     Contenant  les  s  li- 
vres de  Moife,  les  livres  de  Jofué ,  les  Ju^^es  &c  Ruth,  les 
deux  livres  de  Samuel,  5  tomes  en  9  parties,  1761. 
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Icroy ,  Noâille,  Coigny  en  Allemagne,  compofé  lut  les  oii- 
ginaux  ,12-   20  vol, 
Effai    fur  l'Hiftoiie  Générale  êc  fur  les  Mœurs  &  l'Efpiit  de» 
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par  Voltaire,  8.  7  vol. 
Hiftoire  Critique  des  Manichéens  &  du  Manichéifme  ,4.  zvl. 
lournal  des  Sçavans  depuis  fon  commencement,  1665.  julques 

en  1753.  en  i7o  vol.  avec  fi i.  indouze. 
WHUM»  dito    Combiné   avec    les    Méntoirn    d$  Trévoux   Janv'î« 

1754.   jufques   à  préfent.  68  vol. 
Mémoires  du  Card.  de  Retz ,  8.  4  vol. 


——^  pour   fervir   à  l'hiftoire  de   la  vie  &  des  ouvrages  de 
Mr.  de  Fontenelle  8c  La  Motte  par  Mr.  L'Abbé  Trublet,  i  vtl, 
fur  les  Défricheracns  par  le  Marquis  de  Tuibilly ,  8. 


I  vol.  1761. 
Oeuvres  de  The'atre  de  Nivelle  de  la  Chauffée ,  2  vol.  petit  in* 

douze,  1760. 
■  Il  de  Mathématiques  du  P.  Pardie,  3  vol.  fig. 

_  de  François  Rabelais,  4.  3  vil.  fi^.  1741. 

—  —   de  Louii  Racine,  m,  6  vol.  1750. 
Principes  du  Broit  Naturel  de  la  Nature  &  des  Gens  de  Wolff, 

pat  Formey  ,  3  vol. 
Teftament  (nouveau)  mis  en  Catéchifme  pai  Mi.  Polvcr,  Prc- 

îkITcui  à  Laufanne,  8.  6  vol.  1756, 


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