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PROFILS DE FEMMES
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-i8.
Collection des Grands Écriiains français (Hachetle, édileur).
VAUVENARGUES (Ouvroge couronné par l'Académie
Française) 1 vol.
ALFRED DE VIGNY 1 —
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
IMPRIMERIE CHAix, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 3838-2-93. — (Bncit LorUleoi).
^
PROFILS
DE FEMMES
i^
MAURICE PALEOLOGUE
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E3i
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
(LT
PROFILS DE FEMMES
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE
Parmi les figures du passé que nous nous
plaisons à évoquer en nos heures de rêverie,
celles-là de préférence nous attirent et nous re-
tiennent, qui laissent toujours quelque chose à
deviner d'elles-mêmes et ne dépouillent jamais
complètement le voile de mystère qui les tient
enveloppées.
Ces ombres indécises ont, de plus, le privi-
lège d'être, en quelque sorte, réservées à l'ima-
gination des esprits délicats et d'échapper aux
atteintes du vulgaire. 11 n'est pas donné à tout
le monde de les comprendre et de les aimer.
Un certain effort est nécessaire pour dégager
1
PROFILS DE FEMMES.
des apparences sensibles, qu'elles revêtirent
jadis, l'idéal qui les transforme et les élève,
qui, les laissant reconnaissables et toujours
humaines, les fait plus belles, plus poétiques
et plus gracieuses encore qu'aux jours rapides
de leur vie mortelle. Elles nous charment enfin
parce qu'il n'en est pas qui se prêtent mieux
à nos songes ni qui incorporent avec plus de
complaisance nos sentiments et nos pensées.
Nous croyons saisir entre elles et nous quan-
tité de rapports fins, subtils, déliés. Un mur-
mure inarticulé de leur voix, une confidence
muette de leur âme suffit parfois à nous
ouvrir subitement quelque perspective loin-
taine, quelque large horizon sur noire propre
nature. Nous leur communiquons alors notre
émotion personnelle, le meilleur de nous-mêmes,
le plus vif de notre pensée et le plus chaud de
notre flamme. Et ces images qu'un dernier
souffle de vie anime encore à nos yeux devien-
nent ainsi la représentation idéale de nos rêves
les plus intimes.
Ce n'est donc pas sans une crainte pieuse
que l'on voit l'historien, qui toujours déflore
ou diminue ce qu'il touche, s'approcher de ces
LA RELIGIEUSE PORT tGAISE. A
ligures aimées et chercher à les dépouiller du
voile mystérieux qui les revêtait si gracieuse-
ment. Combien peu ont triomphé de la redou-
table épreuve!
Mais c'est chose plus grave encore lorsque
la critique, appliquant à ces créatures légères
ses procédés d'analyse impitoyable, s'efforce de
démontrer qu'elles n'ont jamais vécu et qu'elles
sont issues tout d'une pièce du cerveau de
quelque artisan de la parole ou de la pensée.
Pour qu'elles exercent tout leur charme, il est
indispensable, en effet, qu'elles aient vécu.
Avant que la légende les prenne, il faut qu'elles
aient subi l'épreuve de la réalité et que, selon
la belle expression des Anciens, elles se soient
acquittées de la vie, defunctœ vita. Si les êtres
de pure fiction, les créations de la fantaisie
littéraire, intéressent parfois notre curiosité,
elles n'ont droit ni à notre sympathie ni à
noire pitié; si elles parlent à notre imagination
et séduisent notre esprit, elles ne touchent pas
noire cœur. Mais les ombres qui réellement
existèrent ont un attrait de vérité et je ne sais
quoi de touchant, de presque sacré que rien
n'égale ni ne remplace. Elles seules font
4 PROFILS DE FEMMES.
entendre l'écho de leur âme à travers les géné-
rations; elles seules passent à travers les âges,
survivant longtemps à l'ordre de choses dans
lequel s'écoula leur vie mortelle, se transfor-
mant peu à peu dans la mémoire des hommes
et se prêtant ainsi à ce perpétuel besoin qu'a
l'esprit humain de refondre et de remodeler
les figures dont il a composé sa légende morale.
Et si, par surcroît, elles nous ont laissé quelque
témoignage écrit de leur àme, alors vraiment
on peut dire d'elles :
Spiral adliuc amor
Vivuntque commissi calores
^Eoliœ fidibus puellae.
Dans le cortège de ces figures un peu vagues
qui survivent du passé, il n'en était guère de
plus touchantes que cette Religieuse portu-
gaise dont les lettres ont immortalisé le grand
amour. Quelques cris de passion épars dans un
fragment de correspondance avaient suffi à lui
conquérir la sympathie des cœurs sensibles :
on s'était pris de pitié pour une âme jeune et
aimante qui avait tant souffert. Et une grâce
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. O
singulière, attendrie, un peu mystérieuse, s'était
attachée à cette vision d'autrefois.
Mais voici qu'aujourd'hui la critique, lui
contestant d'avoir jamais vécu et ne voulant
plus voir en elle qu'une héroïne de roman,
l'expose à perdre le plus pur de son charme
et tous ses titres à notre compassion.
Une profonde obscurité a plané, dès l'ori-
gine, sur l'aventure d'amour dont les Lettres
portugaises nous ont conservé le souvenir.
Lorsque ces lettres parurent, au nombre de
cinq, en '1669, on ne savait ni qui les avait
écrites, ni qui les avait reçues. Et pourtant les
personnages de ce drame intime vivaient
encore, et leur correspondance était toute
chaude de passion brûlante.
Le succès de la publication avait été si
vif, que le libraire Barbin en lança, dans la
môme année, une seconde édition, contenant
sept lettres nouvelles. « Le bruit qu'a fait la
PROFILS DE FEMMES.
traduction des cinq Lettres portugaises a donné
le désir à quelques personnes de qualité d'en
traduire quelques nouvelles qui leur sont tom-
bées entre les mains. » Ainsi s'exprimait, dans
UD Avis au lecteur, l'auteur de cette deuxième
édition; mais il ajoutait aussitôt : « Les pre-
mières ont eu tant de cours dans le monde que
l'on devait appréhender avec justice d'exposer
celles-ci au public; mais comme elles so7it d'une
femme du monde qui écrit d'un style différent d'une
Religieuse, j'ai cru que cette différence pourrait
plaire et que peut-être l'ouvrage n'est pas si
désagréable qu'on ne sache gré de le donner au
public. »
Si nette que fût cette dernière phrase, les
lecteurs n'y prirent point garde. Charmés par
les détails romanesques et les délicatesses sen-
timentales des nouvelles lettres qu'on leur
offrait, ils ne songèrent pas à en discuter l'au-
thenticité. L'erreur s'accrédita si bien, que les
éditions subséquentes insérèrent la partie apo-
cryphe de la correspondance avant la partie
originale et qu'il ne fut plus établi de distinc-
tion entre les deux.
L'effet de cette confusion fut de dépister les
LA RELIGIEUSEf PORTUGAISE, 7
premières recherches et de donner à l'histoire
réelle de la Religieuse portugaise les apparences
d'un roman.
Ce n'est qu'en 1810 qu'on découvrit sur la
garde d'un exemplaire de l'édition de 1669
cette note manuscrite : « La Religieuse qui a
écrit ces lettres se nommait Marianna Alcofo-
rada, religieuse à Béja, entre l'Estramadure et
l'Andalousie, » et, sur la foi de cette inscrip-
tion, on identifia le nom de la Religieuse avec
celui de l'ancienne famille des Alcoforado
qui résidait, en effet, à Béja, au xvn° siècle.
Quant à sa vie, on n'en connaissait qu'une
page, celle de son amour. Un jour, elle avait
aperçu, cavalcadant sous les fenêtres de son
couvent, un jeune officier aux régiments fran-
çais cantonnés dans Béja. Il était revenu : elle
l'avait remarqué. Il avait tenté de s'intro-
duire auprès d'elle : elle l'avait reçu dans sa
chambre. Les libertés que la règle dissolue des
monastères portugais tolérait à cette époque
offraient d'ailleurs aux deux jeunes gens l'oc-
casion de faciles entrevues. Bientôt elle deve-
nait sa maîtresse. Elle n'était pas encore
éveillée de son rêve, que son amant, sous le
PROFILS DE FEMMES.
plus futile prétexte, Tabandonnait pour
rentrer en France. Elle avait souffert alors de
mortelles douleurs, dont ses lettres nous ont
transmis la confidence; puis l'ombre et l'oubli
s'étaient de nouveau étendus sur sa destinée et
l'avaient recouverte à jamais.
A ne se placer que dans l'ordre des faits,
rien de plus simple, on le voit, rien de moins
intéressant même que cet épisode amoureux.
Il se réduit aux proportions des plus vulgaires
aventures galantes de la vie de garnison en
pays conquis, et certainement le souvenir n'en
serait jamais parvenu jusqu'à nous s'il n'avait
été le cadre d'un grand drame intime, d'une
passion comme il n'en fut pas de plus noble,
de plus grave ni de plus ardente, d'une souf-
france telle que peu de créatures en ont enduré
de plus cruelle et de plus touchante. Tant il
est vrai que les événements extérieurs sont peu
de chose en soi, à peine des signes, et qu'il
suffit à une àme d'avoir atteint à une haute
et pleine conscience d'elle-même pour laisser sa
trace dans le monde et triompher du temps !
Si l'on était réduit à d'aussi vagues rensei-
gnements sur la personne de la Religieuse
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 9
portugaise, on croyait du moins connaître
l'homme qu'elle avait aimé et qui l'avait dé-
laissée. On le nommait tout haut : le marquis
de Ghamilly. « Ce fut à lui, dit expressément
Saint-Simon, que furent adressées ces fameuses
Lettres portugaises pdiV une Religieuse qu'il avait
connue en Portugal et qui était devenue folle
de lui ^ »
Ce personnage a laissé dans l'histoire mili-
taire du xvn'' siècle un nom qui, pour n'être
pas des plus illustres, tient encore une place
fort honorable après les Condé, les Turenne,
les Villars, les Luxembourg et les Vendôme.
Au début de sa carrière, il avait pris part à
l'expédilion conduite en Portugal pour le sou-
tien des droits de don Alphonse, allié secret
de Louis XIV, et il s'y était brillamment
comporté. Mais cette campagne n'avait été
qu'un épisode dans sa vie militaire : les grandes
guerres du siècle lui avaient donné l'occasion
de déployer ses talents sur un théâtre plus
vaste et dans de plus grands emplois. Élevé
rapidement aux premiers rangs, il avait atteint
1. Mémoires, année 1715.
1.
10 PROFILS DE FEMMES.
en 1703 à la plus haute charge militaire du
royaume, à la dignité de maréchal. En plus de
l'éclat, que de glorieuses actions, particulière-
ment ft cette admirable défense de Graves qui
coûta seize mille hommes au prince d'Orange »
(comme s'exprime Saint-Simon), avaient jeté
sur son nom, la considération lui était venue :
on l'appréciait non seulement pour sa bra-
voure, dont il avait donné tant de marques et
pour son expérience militaire, qui, dans l'art
des sièges, allait de pair avec celle de Fabert,
mais surtout pour sa grandeur d'àme, pour la
dignité de sa vie, pour des qualités de noblesse
morale et de désintéressement dont nul
homme de guerre de l'époque, si ce n'est peut-
être Gatinat, n'offrit un si haut exemple.
Dans le temps même de sa plus grande répu-
tation, vers les dernières années du siècle, le
bruit se répandit que les succès militaires
n'étaient pas les seuls qu'il eut remportés, et
qu'il en avait encore à son actif qui étaient
d'un autre genre et d'un autre aloi : c'était
lui, disait-on, le héros des Lettres portugaises;
il les avait reçues d'une Religieuse de Béja,
pendant qu'il guerroyait sous Schomberg dans
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 11
la province de l'Alem-Tejo, et il les avait pu-
bliées ou laissé publier à son retour, comme on
expose les trophées rapportés des pays conquis.
Ainsi, cinq lettres, un nom de femme écrit
sur la garde d'un livre, le nom de l'homme
qui avait aimé cette femme, — c'est tout ce
qu'on savait de la Religieuse portugaise. Voilà
par quels liens frêles et mal assurés cette dou-
loureuse figure se rattachait à la réalité.
*
* *
C'est précisément ce qui paraissait établi
avec le plus de certitude que la critique a tout
d'abord contesté. On a mis en doute le nom
présumé du héros de l'aventure, puis l'authen-
ticité des lettres et, par suite, l'existence
même de celle qui passait pour les avoir écrites.
Des recherches entreprises récemment sur
l'histoire de la famille des Chamilly viennent,
en effet, d'absoudre le maréchal qui illustra
ce nom, du grave reproche que faisait peser
sur sa mémoire la publication de sa corres-
pondance amoureuse ^
1. E. Beauvois, la Jeunesse du maréchal de Chamilly,
12 PROFII.S DE FEMMES.
Le xvii^ siècle, qui avait un goût si vif pour
le genre épistolaire, qui même accrédita dans
la société française l'usage de colporter de
salon en salon les lettres curieuses, piquantes
ou galantes, professait pourtant une morale
très sévère sur un point : c'est que les lettres
d'amour et de passion vraie échappent par leur
caractère intime à la curiosité du monde,
qu'elles sont la propriété exclusive de l'auteur
et du destinataire, et qu'il est indigne d'un
homme d'honneur de les divulguer. « On
n'écrit les lettres galantes, disait mademoi-
selle de Scudéry, que pour être vues de tout
le monde, et on n'écrit les lettres d'amour que
pour les cacher. Ceux qui reçoivent une belle
lettre d'amitié se font honneur en la mon-
trant, et ceux qui reçoivent une belle lettre
d'amour se feraient honte en la publiant*. »
Il est donc à présumer que, lorsqu'on désigna
dans les salons de Versailles le marquis de
Chamilly comme l'auteur de la publication des
Lettres portugaises, on prononça sur lui, de ce
chef, le jugement que tout esprit bien né por-
1. Conversations nouvelles. Il, p. 503.
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 13
terait aujourd'hui. Si la nature humaine n'était
faite de contradictions et si les plus belles âmes
n'avaient donné souvent le spectacle des plus
étranges défaillances, la postérité serait donc
en droit déjà de s'étonner d'une telle indélica-
tesse chez un homme que Saint-Simon tenait
pour « le meilleur du monde et le plus plein
d'honneur », et à qui tous les témoins de
sa vie reconnaissaient un caractère noble et
généreux.
Mais des arguments d'un autre genre, plus
précis, puisés dans l'ordre même des faits, ont
été invoqués pour la défense du marquis de
Ghamilly.
On a fait remarquer d'abord que le premier
éditeur des Lettres portugaises (1669) ignorait
le nom de celui à qui elles avaient été adres-
sées; qu'en 1678 un éditeur de Cologne ins-
crivit sous le titre de l'ouvrage ces mots :
« (Lettres) écrites au chevalier de G., officier
français en Portugal, » et que c'est seulement
en 1690, — vingt et un ans après l'apparition
des Lettres, — qu'un libraire de La Haye
apprit aux lecteurs que « le nom de celui
auquel on les a écrites est M. le chevalier
14 PROFILS DE FEMMES.
de Chamilly ». Sur quelles preuves le li-
braire hollandais s'appuyait-il pour désigner
ainsi Chamilly comme le destinataire de cette
correspondance amoureuse? Il ne le disait
pas.
Or le maréchal de Chamilly n'a jamais porté
le titre de « chevalier » : les documents offi-
ciels l'appellent « comte de Chamilly » dès
1658, — comte de Chamilly Saint-Léger » en
1664, — « marquis de Chamilly » (après la
bataille de Villaviciosa) en 1667. On voit par
là que, longtemps avant la campagne de Por-
tugal, le titre qui précédait son nom était supé-
rieur à celui de chevalier.
Ce n'est donc certainement pas lui que l'édi-
teur de 1678 avait voulu désigner par « le
chevalier de C... » Non qu'il n'y ait eu au
xvn« siècle des Chamilly portant ce titre, car
on en connaît deux, le chevalier de Malte
Louis, frère du maréchal, et son neveu Fran-
çois. Mais le premier, outre qu'il ne servit
jamais en Portugal, fut tué au siège de Bougie
en 1664, c'est-à-dire quatre ans avant la paix
d'Aix-la-Chapelle à laquelle fait allusion une
des lettres de la Religieuse, et l'autre ne naquit
LA RE LIGIEUSE PORTUGAISE. 15
qu'en 1669, c'est-à-dire l'année même où paru-
rent les Lettres K
D'autres considérations encore s'opposent à
ce que le marquis de Chamilly ait fait traduire
et imprimer en 1668 (le privilège de la pre-
mière édition est du 28 octobre) la correspon-
dance qu'il aurait rapportée ou reçue du Portu-
gal. Comment y aurait-il eu l'esprit ou en eùt-il
trouvé le loisir? A peine débarqué en France,
dès le 11 février 1668, il est aux côtés de son
frère devant Dôle, et prend part à cette bril-
lante campagne qui en quinze jours soumit la
Franche-Comté à Louis XIV. Aussitôt après
(mars 1668), le voici en Flandre où il guer-
roie contre les Espagnols. La nouvelle de la
ratification de la paix d'Aix-la-Chapelle est à
peine arrivée à l'armée (juin 1668), qu'il se
rend à Marseille pour organiser l'expédition
que le duc de La Feuillade va conduire à Can-
1, L'éditeur de 1690 ne s'était probablement fondé que sur
l'identité d'initiale du nom pour reconnaître Chamilly dans le
a Chevalier de C... » dont parlait l'éditeur de 1678. On pour-
rait, avec plus d'apparence de raison, désigner comme destina-
taire des Lettres portugaises, le chevalier de Clermont, de la
maison de Clermont-Lodève, qui prit part aussi en 1667 à l'ex-
pédition de Portugal et qui fut un des plus hardis, un des plus
célèbres libertins du temps.
16 PROFILS DE FEMMES.
die, et dans les premiers jours de septembre
il a déjà pris la mer.
A un autre point de vue, on peut alléguer
encore que, si le maréchal de Ghamilly avait été
homme à livrer à la publicité les lettres
intimes d'une femme, il n'aurait pas différé
jusqu'à Fàge de cinquante-quatre ans, il n'au-
rait pas attendu que ses services militaires, sa
fortune, son mariage, ' lai eussent acquis une
grande situation de faveur et de considération
à la cour, pour révéler qu'il avait été dans sa
jeunesse le héros d'une aventure galante et
pour en tirer vanité. S'il fallait enfin le dé-
fendre de n'avoir pas protesté contre l'abus
qu'on avait fait de son nom, on serait en droit
de soutenir que, puisque les Lettres avaient été
attribuées à un certain « chevalier de G... » il
ne crut pas sans doute devoir se reconnaître
sous un titre qu'il n'avait jamais porté, ou
1. 11 avait épousé, en 1677, une femme tout à fait distin-
guée par le cœur et l'intelligence. « C'était, dit Saint-Simon,
une femme d'esprit, de grand sens, de grande piété, de vertu
constante, extrêmement aimable et faite pour le grand monde et
pour la représentation, qui, avait eu la plus grande part à la
fortune de son mari. Elle était fort aimée de nos amis et nous la
regrettâmes fort. Elle en avait beaucoup et avait toujours con-
servé beaucoup d'estime et de considération. » Mém., XIII, p. 65.
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 17
plutôt qu'il ne daigna pas réfuter une assertion
à laquelle toute sa vie opposait un éclatant
démenti .
Dans un ordre de recherches où la certitude
absolue n'est presque jamais atteinte, ces
diverses considérations paraîtront suffisamment
décisives. Elles s'accordent à absoudre le ma-
réchal de Chamilly du seul reproche qui ait
atteint son honneur, et à reléguer l'opinion qui
le rendait responsable de la divulgation d'une
correspondance amoureuse au nombre de « ces
injustices qui, suivant l'expression de Renan,
forment trop souvent le fond de ce que nous
cro^^ons savoir du passé ».
Encouragée par ce succès, la critique ne s'y
est pas arrêtée. La personne de Chamilly mise
hors du débat, celle de la Religieuse a été
appelée en cause; ses lettres ont été déclarées
apocryphes, et l'on a nié qu'elle-même ait
jamais existé.
A vrai dire, l'idée n'était pas nouvelle. Rous-
seau l'avait déjà exprimée : « Les femmes,
18 PROFILS DE FEMMES.
écrivait-il dans la Letli^e à d'Alemhert sur les
spectacles, les femmes en général n'aiment
aucun art, ne se connaissent à aucun et n'ont
aucun génie. Elles peuvent réussir aux petits
ouvrages qui ne demandent que de la légèreté
d'esprit, du goût, de la grâce, quelquefois
même de la philosophie et du raisonnement.
Elles peuvent acquérir de la science, de l'éru-
dition, des talents et tout ce qui s'acquiert
à force de travail. Mais ce feu céleste qui
échauffe et embrase l'àme, ce génie qui con-
sume et dévore, cette brûlante éloquence, ces
transports sublimes qui portent leurs ravis-
sements jusqu'au fond des cœurs, manqueront
toujours aux écrits des femmes : ils sont tous
froids et jolis comme elles : ils auront tant
d'esprit que vous voudrez, jamais d'âme ; ils
seront cent fois plus sensés que passionnés. Elles
ne savent ni décrireni sentir f amour même. La seule
Sapho, que je sache, et une autre mériteraient
d'être exceptées. Je parierais tout au monde que
les Lettres portugaises ont été écrites par un
homme. »
S'il ne fallait que réfuter ces étranges consi-
dérations, il suffirait de rapprocher du nom de
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 19
madame d'Houdetot (car c'est bien elle, Vautre
à laquelle Rousseau fait allusion) le nom de la
grande Sapho du xviii^ siècle, de celle qui était
déjà l'amie de d'Alembert lorsqu'il reçut la
Lettre sur les spectacles, de celle qui allait bien-
tôt « sentir et décrire » d'une façon si puis-
sante toutes les passions de l'amour, — made-
moiselle de Lespinasse ^
Mais c'est par de plus sérieux arguments
que la critique contemporaine a contesté à la
Religieuse portugaise ses titres de réalité histo-
rique. De graves contradictions, que l'on n'avait
point encore aperçues dans les Lettrées, ont servi
de base à cette prétention.
C'est un fait que les diverses parties de la
correspondance ne s'accordent pas entre elles:
1. La Lettre sur les spectacles fut composée au mois de février
1758. Rousseau venait de quitter l'Ermitage. Un passage des
Confessioiîs (livre X) nous apprend dans quelles conditions
morales il l'écrivit : « Plein de tout ce qui venait de m'arriver
mon cœur mêlait le sentiment de ses peines aux idées que la
méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon travail se
sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis ma
situation actuelle, j'y peignis Grimm, madame d'Epinay,
madame d'Houdetot... » Quant à mademoiselle de Lespinasse,
Rousseau ne pouvait encore la connaître que pour les qualités
de son esprit. La Lettre à d'Alembert est antérieure, en effet, de
dix ans au début de sa liaison avec le marquis de Mora, et de
quatorze ans à sa passion pour le comte de Guibert.
20 PROFILS DE FEMMES.
les premières pages du recueil, par exemple,
font allusion à des circonstances dont les der-
nières ne supposent pas encore l'événement.
Et ces incohérences sont trop nombreuses pour
qu'on les puisse attribuer à des erreurs de
plume ou à des négligences de pensée. D'où
cette conclusion que ce ne sont point de véri-
tables lettres, mais l'œuvre maladroite, le roman
mal combiné de quelque écrivain anonyme.
Il est surprenant que, depuis deux siècles
qu'on lit les Lettres portugaises, personne n'eût
remarqué ces contradictions ; mais il n'est
pas moins singulier que, les ayant enfin
signalées, on ne se soit pas avisé de les conci-
lier par un procédé critique d'un usage bien
fréquent pourtant dans l'étude des recueils
épistolaires : le rétablissement de la suite des
lettres dans l'ordre des dates. Un examen
quelque peu réfléchi eût bientôt démontré que
la succession chronologique avait été troublée
par l'éditeur pruiiilif, et que les incohérences
constatées ne sont cju'apparentes.
La lettre que l'on considérait jusqu'ici comme
la quatrième de la série est évidemment la pre-
mière. L'amant de la Reliî^ieuse vient de
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 21
quitter le Portugal; à peine en mer, une tem-
pête l'a jeté sur la côte de l'Algarve. C'est par
un de ses lieutenants, demeuré à Béja, que la
nouvelle de cet accident arrive jusqu'à sa maî-
tresse. Gomment, lui écrit-elle, n'a-t-il pas pris
la peine de l'en informer directement? « Êtes-
vous donc persuadé que votre lieutenant
prenne plus de part que moi à ce qui vous
arrive? Pourquoi ne m'avez-vous point écrit?...
Qu'on a de peine à soupçonner la bonne foi de
ceux qu'on aime! Vous m'avez consommée par
vos assiduités; vous m'avez enflammée par vos
transports; vous m'avez charmée par vos com-
plaisances, et les suites de ces commence-
ments si heureux ne sont que des larmes, que
des soupirs et qu'une mort funeste, sans que je
puisse y apporter aucun remède... »
La lettre classée la deuxième reste à sa
place. Elle est presque datée du mois de mai
1668, par l'allusion à « la paix de France \ »
qui vient d'être conclue. Depuis six mois, pas
un mot de souvenir n'est parvenu à la Reli-
1. La paix d'Aix-la-Chapelle, signée le 2 mai 1668 et ratifiée
le 17 du même mois.
22 PROFILS Dt 1 EMMES.
gieuse : « Vous ne devriez pas me maltraiter,
comme vous faites, par un oubli qui me met
au désespoir. J'attribue tout ce malheur à
l'aveuglement avec lequel je me suis aban-
donnée à m'altacher à vous. Je vois bien le
remède à lous mes maux, et j'en serais bientôt
délivrée si je ne vous aimais plus. Mais, hélas!
quel remède! Non, j'aime mieux souffrir encore
davantage que de vous oublier. Je ne puis me
reprocher d'avoir souhaité un seul moment de
ne plus vous aimer... Pourquoi faut-il qu'il
soit possible que je ne vous verrai peut-être
plus jamais?... »
Enfin, après une attente désespérée, une
lettre arrive de France, et la pauvre créature
se reprend à croire aux vagues promesses de
retour de son amant. « Hélas! lui écrit-elle
dans la première lettre (qui devient ainsi la
troisième de la série), hélas! votre dernière
lettre réduisit mon cœur en un étrange état :
il eut des mouvements si sensibles, qu'il fit, ce
me semble, des efforts pour se séparer de moi
et pour vous aller trouver. Je fus si accablée
de toutes ses émotions violentes, que je demeu-
rai plus de trois heures abandonnée de tous
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 23
mes sens... Ne m'écrivez plus de me souvenir
de vous. Je ne puis vous oublier, et je n'oublie
pas aussi que vous m'avez fait espérer que
vous viendriez passer quelque temps avec moi...
Aimez-moi toujours et faites-moi souffrir encore
plus de maux. »
Mais les illusions dont l'infortunée se flattait
encore se dissipent bientôt; et se sentant, cette
fois, délaissée à jamais , elle épanche son
cœur dans l'admirable lettre (n° 3 des édi-
tions, — n° 4 dans le nouvel ordre) qui com-
mence par ces lignes : « Qu'est-ce que je de-
viendrai? Et qu'est-ce que vous voulez que je
fasse? Je me trouve bien éloignée de tout ce
que j'avais prévu. J'espérais que vous m'écri-
riez de fort longues lettres; que vous soutien-
driez ma passion par l'espérance de vous revoir;
qu'une entière confiance en votre fidélité me
donnerait quelque sorte de repos, et que je
demeurerais dans un état supportable, sans
d'extrêmes douleurs... »
La cinquième lettre, qui avait été et devait
être, en effet, classée la dernière, nous fait
assister à la crise suprême de cette âme en
détresse. Une froide et banale épître, reçue de
24 PROFILS DE FEMMES.
son amant, Ta pour toujours désabusée. « Je
vous écris pour la dernière fois, et j'espère vous
faire connaître, par la différence des termes et
la manière de cette lettre, que vous m'avez
enfin persuadée que vous ne m'aimiez plus et
qu'ainsi je ne dois plus vous aimer... »
Lues dans cet ordre, les Lettres portugaises
ne présentent plus ni incohérence ni obscurité ;
elles s'éclairent au contraire l'une par l'autre;
elles concordent dans leurs moindres détails,
et le drame intime qu'elles permettent de
reconstituer apparaît plus saisissant et plus
pathétique.
Mais, si probante que soit cette méthode, et
subsistât-il encore des doutes ou des contra-
dictions dont elle ne pût rendre compte, il n'en
faudrait pas moins tenir les Lettres portugaises
pour vraies ; car elles portent en elles-mêmes,
au plus haut degré, les caractères qui révèlent
l'authenticité d'une correspondance amoureuse;
elles sont de tout point conformes au type,
je dirais presque aux règles du genre, si ces
sortes d'écrits n'échappaient par nature à toute
règle littéraire.
Il est d'abord un signe qui ne trompe guère
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 2?)
dans l'étude des lettres d'amour et qui pour-
rait même être pris comme principe de cri-
tique en cette matière : leur monotonie. On
n'y trouve, en effet, rien qui ne se rapporte
exclusivement aux intéressés, comme si leurs
personnes existaient seules au monde. « Ce qui
fait, disait La Rochefoucauld, que les amants
et les maîtresses ne s'ennuient point d'être
ensemble, c'est qu'ils parlent toujours d'eux-
mêmes. » N'est-ce pas l'illusion de tous ceux
qui aiment, de croire que l'univers tient dans
leur passion et que, comme ils la portent par-
tout avec eux, leur passion emplit l'univers?
Il ne faut donc chercher, dans les lettres
d'amour, ni renseignements historiques, ni
tableaux de société, ni impressions littéraires,
ni observations mondaines, rien de ce qui fait
l'intérêt et la variété des autres recueils épi-
stolaires. De là vient que tant de correspon-
dances amoureuses sont si vite lassantes à lire
et que les lettres de mademoiselle de Les-
pinasse, par exemple, ne peuvent, malgré le
grand souffle de passion qui les traverse et les
anime, être lues qu'à petites doses. Le lecteur,
après tout, ne fait que rendre aux amants le trai-
26 PROFILS DE FEMMES.
tement quil en reçoit : dans leur « égoïsme à
deux », ils ne s'intéressent qu'à eux et jamais
à l'indiscret qui les regarde; ils ignorent sa
présence, n'ont pas un mot, pas une attention
à son adresse. Celui-ci, patient d'abord, parce
qu'il est curieux ou charmé, finit par prendre
de l'humeur et les laisse à leurs tendresses. Et
c'est pourquoi l'on pourrait soutenir, sans
paradoxe, que des lettres d'amour ne doivent
être tenues pour sincères et véridiques qu'au-
tant que la lecture en parait quelque peu fas-
tidieuse aux tiers.
En raison de leur petit nombre, les Lettres
portugaises ne donnent aucune prise à l'ennui ;
mais elles sont bien conformes au type com-
mun des lettres d'amour; elles émanent bien
d'une créature qui, envahie tout entière par la
passion, n'a pas assez de tous les instants de sa
vie, de toutes les ressources de son esprit, de
toutes les puissances de son être pour aimer,
aimer encore et toujours aimer, et aux j'eux
de qui le monde extérieur disparaît dès qu'il
n'est plus le reflet ou le cadre des états de son
âme.
Le désordre de la composition et l'insou-
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 27
ciance du style sont encore la marque de tous
les écrits dans lesquels une créature, au mo-
ment qu'elle aime, cherche à traduire son rêve
et livre le secret de son cœur.
A certaines époques, ces indices d'authenti-
cité prennent une valeur particulière, je veux
dire aux époques où les conventions littéraires
sont le plus fortes; car c'est alors surtout
qu'apparaît la différence des formes qu'emploie
la littérature et de celles qu'emprunte la réa-
lité. Or jamais l'expression littéraire des senti-
ments amoureux n'a été plus artificielle qu'au
xvn® siècle. On voulait d'abord que le langage
de l'amour fût toujours noble et mesuré; que
les sentiments divers qui le composent fussent
déduits dans un bel ordre, par des transitions
ingénieuses, avec un intérêt gradué, vers un
dénouement concluant; qu'il n'y eût point de
peinture violente des plus vives émotions, et
que, dans ses plus grands troubles, l'àme ne
se départît jamais d'une certaine modération
et d'une sorte de noblesse : c'était affaire à
l'auteur de laisser imaginer les transports
véhéments de la passion sous le convenu des
phrases régulières et pondérées.
28 PROFILS DE FEMMES.
Mais, hors de la littérature, il en allait au-
trement, el l'on ne saurait admettre sans bien
des réserves cette opinion « qu'au x\n^ siècle,
les choses excessives avaient disparu de la vie
humaine, que les passions s'étaient contenues
sous la discipline du devoir, et que jusque
dans les moments extrêmes, la nature déses-
pérée subissait l'empire de la raison et des con-
venances ^ » Tenez, au contraire, pour assuré
que, dans la réalité de la vie, lorsque les âmes
étaient directement en présence et comme à nu,
la nature reprenait tous ses droits et s'épan-
chait par les accents qui sont l'éternel langage
de la passion humaine.
Un témoignage décisif, à cet égard, nous est
fourni par l'une des personnes qui, au xvn^ siè-
cle, ont le plus ennobli, apprêté, « romancé »
comme on disait alors, le style de l'amour.
« A mon avis, écrit mademoiselle de Scudéry
dans un fragment des Conversations cité plus
haut, il y a beaucoup plus de belles lettres
d'amour qu'on ne pense. » Mais ce n'est ni
dans Balzac, ni dans Costar, ni dans Voiture
1. Taine, Essais de crilirjiie el d'histoire, p. 283.
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 29
qu'on "en doit chercher le modèle. « 11 faut,
poursuit-elle, qu'une lettre d'amour ait plus de
sentiment que d'esprit, que le style en soit
naturel et passionné, et je soutiens même qu'il
n'y a rien de plus propre à faire qu'une lettre
de cette nature ne touche point que de la faire
trop belle... Pour ceux qui écrivent des billets
galants, il leur est aisé d'en faire de courts
où il y ait pourtant beaucoup d'esprit, parce
qu'ayant leur raison toute libre, ils choisissent
les choses qu'ils disent, et ils rejettent les pen-
sées qui ne leur plaisent pas ; mais pour un
pauvre amant dont la raison est troublée, il
ne choisit rien, il dit tout ce qui lui vient en
fantaisie, et ne doit même rien choisir, car en
cas d'amour, on n'en saurait jamais trop dire
et on ne croit jamais en avoir dit assez. »
Considérées à ce point de vue, les Lettres
portugaises sont bien de vraies lettres d'amour :
nul souci de la forme, nulle composition, tout
le désordre de la passion. Il suffit d'ailleurs
de les comparer, sous ce rapport, aux sept
lettres apocryphes qui furent ajoutées à la
seconde édition et qui sont vraisemblablement
l'œuvre de l'avocat Subligny, l'un des beaux
30 PROFILS DE FEMMES.
esprits de l'hôtel de Bouillon. Autant les unes
sont libres et naturelles, autant les autres sont
précieuses et savantes.
*
* *
L'authenticité des Lettres ainsi démontrée,
une dernière énigme reste à résoudre. Qui les
a écrites? Quelle valeur convient-il d'attribuer
à la note mise à la plume sur l'édition de
lt)G9? Une religieuse du nom de Marianna
Alcoforada a-t-elle jamais vécu au monastère
de Béja?
C'est d'hier seulement que nous avons réponse
à ces questions.
Un critique portugais, M. Luciano Cordeiro,
vient, en efîet, d'établir, pièces en main, que
deux filles de Francisco da Costa Alcoforado,
chef de la famille de ce nom, vécurent au cou-
vent de la Conception de Béja, dans la seconde
moitié du xvn*^ siècle, et que l'aînée, baptisée
le 22 avril i640, portait le nom de Marianna^
Nous apprenons, en outre, par le testament de
1. Soror Marianna. Lisbonne, 1891.
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 31
son père, qu'en 1660 elle était déjà professe au
couvent de la Conception, ayant sans doute
prononcé ses vœux vers la seizième année, âge
fixé par les statuts canoniques *. Enfin, nous
acquérons la certitude qu'elle se trouvait au
couvent, lors du séjour des Français dans
l'Alem-Tejo en 1667. Aucun indice particulier
n'a été relevé quant au roman intime de la
Religieuse. Il est curieux pourtant de noter
que, en cette même année 1667, les habitants
de Béja sollicitèrent de Dom Pedro l'éloigne-
ment de la cavalerie française, et que l'In-
fant prescrivit à Schomberg de faire droit à
leur requête. Ne serait-ce pas Francisco Alco-
forado qui prit l'initiative de cette démarche?
D'autres scandales s'étaient-ils produits dans la
ville? On l'ignore. Mais la coïncidence est au
moins singulière.
1. Le couvent Xutre-Dame de la Conception de Béja, fondé
en 1647, par les infants dom Fernand et dona Brites, appar-
tenait à l'ordre de Sainte Claire et relevait de la juridiction
spirituelle des Franciscains. Du xvi^ au xviii" siècle, il fut
l'une des plus magnifiques fondations religieuses du Portugal,
et compta parfois jusqu'à trois cents religieuses. Aujourd'hui,
ce n'est plus qu'un triste bâtiment, aux cloîtres délabrés, aux
fresques eifacées, où quelques sœurs donnent asile à des jeunes
filles pauvres.
32 PROFILS DE FEMMES.
A partir de l'année 1668, on ne sait plus
rien de Marianna , jusqu'à l'année 1709,
On la retrouve alors, âgée de soixante-neuf
ans, vieillie dans la pénitence et la prière,
Un scrutin étant ouvert pour l'élection d'une
abbesse, elle réunit quarante-huit voix contre
cinquante-huit données à dofia Joanna Vel-
losa de Bulhào, qui fut proclamée. Enfin, elle
s'éteint, accablée d'années, le 28 juillet 1723,
et le registre obituaire du couvent constate
sa mort en ces lignes :
« Le vingt-huit du mois de juillet mil sept
cent vingt-trois, est décédée, en ce royal cou-
vent de Notre-Dame de la Conception, la Mère D.
Marianna Alcaforada, à l'âge de quatre-vingt-
sept ans ; elle les employa tous au service de
Dieu. Elle fut assidue au chœur et au chapitre,
et, en toutes choses, elle s'acquittait de ses obli-
gations et était très exemplaire. Personne n'eut
à se plaindre d'elle, car elle était très douce
avec toutes. Pendant trente ans, elle fit de
rudes pénitences, et elle souffrit de grandes
maladies et avec beaucoup de conformité à la
volonté divine, désirant avoir davantage à souf-
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 33
frir; et sentant que sa dernière heure était
arrivée, elle demanda tous les sacrements,
qu'elle reçut en parfaite connaissance, ren-
dant beaucoup de grâces à Dieu de ce qu'elle
les avait reçus, et ainsi elle finit avec tous les
signes de la prédestination, parlant jusqu'à
sa dernière heure. En foi de quoi, moi,
D. Antonia-Sophia-Baptista de Almeida, gref-
fière du couvent, ai fait cet acte, que j'ai signé
le môme jour, mois et an iit suprà. »
*
Nul doute n'est désormais possible sur l'exis-
tence de la Religieuse portugaise. Si pourtant,
il s'en produisait encore, on trouverait dans
les Lettres mêmes, le plus efficace, le plus irré-
futable des arguments, celui qui suffit à lui
seul et défie toute critique : l'accent inimi-
table de sincérité (|ui s'échappe d'elles. Ces
pages portent elle-mêmes témoignage de l'âme
qui les a inspirées. Si parfaite que soit une
œuvre d'art ou de littérature, elle n'est jamais
qu'une copie de la vie : elles sont la vie même.
34 PROFILS DE FEMMES.
Ce n'est plus de raisonnement qu'il s'agit
ici, c'est de sentiment. Il faut lire et relire les
Lettres non plus avec l'esprit, mais, si je puis
dire, avec le cœur. Plus de doute alors que
l'amour n'ait passé par là : sa flamme y est
encore toute vive. Pour peu qu'on ait le don
de s^'mpalhie, on sent naître cette émotion
particulière, faite de pitié, de tendresse, de
retour mélancolique sur soi-même, qu'appelle
du fond de notre être la confidence d'une
grande douleur. Pour peu qu'on incline au
rêve, la douce vision, depuis si longtemps éva-
nouie, semble s'éveiller à la vie, à cette vie
idéale qui est peut-être plus vraie que la réa-
lité même. On se plaît à la suivre, d'une pensée
recueillie, dans la voie douloureuse, où, lam-
beau par lambeau, elle laissa tout son cœur,
et l'on croit assister au long tourment de cette
àme en détresse.
Que ses joies furent courtes I Quelle faible
trace elles ont laissée dans sa correspondance !
A peine quelques réminiscences, entre les-
quelles se détache, avec une précision singu-
lière, le souvenir du jour où pour la première
fois elle aperçut riiomme qu'elle allait adorer
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 3d
et où elle commença de l'aimer en secret. C'est
la seule indication de date et de fait que ren-
ferment les Lettres portugaises; mais comme
elle est véridique! N'est-ce pas le propre de
l'amour de graver en nous, dans les moindres
détails, la mémoire de l'heure et l'image du
lieu où il est né? On ignore parfois comment
ont fini des passions que toute une existence
semblait ne devoir jamais épuiser : elles se
sont perdues dans l'ombre, dans l'éloignement,
dans la banalité, dans l'oul^li, comme ces
grands fleuves mystérieux qui, fatigués d'un
trop long cours, dispersent leurs eaux lentes
et sablonneuses à travers mille embouchures
vagues et sans nom. Mais les souvenirs d'un
amour à son début sont pareils aux impres-
sions de l'enfance, ils ont une persistance
extraordinaire, ils ressuscitent toujours. C'est
ainsi que la Religieuse écrit : « J'étais sur ce
balcon le jour fatal que je commençai à sentir
les premiers effets de ma passion malheureuse.
Il me sembla que vous vouliez me plaire, quoique
vous ne me connussiez pas : je me persuadai
que vous m'aviez remarquée entre toutes celles
qui étaient avec moi. Je m'imaginai que^
36 PUOflLS DE FEMMES.
lorsque vous vous arrêtiez, vous étiez bien aise
que je vous visse mieux, et que j'admirasse
votre adresse et votre bonne grâce lorsque
vous poussiez votre cheval. J'étais surprise de
quelque frayeur lorsque vous le faisiez passer
dans un endroit difTicile; enfin, je m'intéres-
sais secrètement à toutes vos actions, je sen-
tais bien que vous ne m'étiez pas indifférent, et
je prenais pour moi tout ce que vous faisiez. »
Quel charme de sincérité et de mélancolie
dans le souvenir des premières illusions :
« J'étais jeune, j'étais crédule; on m'avait
enfermée dans ce couvent depuis mon enfance ;
je n'avais vu que des gens désagréables: je
n'avais jamais entendu les louanges que vous
me donniez incessamment ! » Quelle vérité
aussi dans cette déclaration : « Il me semblait
que je vous devais les charmes et la beauté
dont vous me faisiez apercevoir ! » Et dans
celle-ci : « Vous me parûtes aimable avant que
vous m'eussiez dit que vous m'aimiez; vous
me témoignâtes une grande passion, et je
m'abandonnai à vous aimer éperdument. »
Dans de telles conditions morales, l'on aime et
l'on croit d'avance parce que l'on a besoin de
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 37
croire et d'aimer. L'âme éprise ne voit jamais
dans l'objet de son culte que les qualités dont
elle le pare elle-même. Toujours dupe de son
rêve, elle cherche des prétextes et non des
raisons d'être persuadée.
Quant aux souffrances de la Religieuse, elles
furent peu communes. Marianna Alcoforada
était de ces âmes nobles qui ne se donnent
qu'une fois et ne se reprennent jamais. Du
jour où elle ne s'appartint plus, elle comprit
clairement qu'il s'agissait désormais pour elle
d'être aimée ou de mourir. Quand elle se vit
trahie, elle souffrit tout ce que peut endurer
une créature humaine. Un long supplice tor-
tura son cœur, et le cher cilice qu'elle avait
posé sur sa poitrine délicate la meurtrit
jusqu'au sang. L'étrange volupté que l'excès
même de la douleur procure parfois aux êtres
d'une sensibilité trop exquise fut l'unique allége-
ment de ses maux; elle la goûtait avec délices.
Cette âme, faite pour toutes les ardeurs et les
jouissances de la vie, trouvait une suavité in-
finie à « se sentir mourir d'amour ». Les accents
qu'elle rendit alors demeureront éternellement
touchants et pathétiques dans leur simplicité.
3
38 PROFILS DE FEMMES.
Une rare fierté la soutenait aussi dans ses
épreuves. A la différence des amantes vulgaires
qui tirent vanité de la passion qu'elles inspirent,
elle plaçait tout son orgueil dans la puissance
de l'amour qui remplissait son être, de cet
amour dédaigné, mais dont elle sentait le prix.
« Je vous assure, écrivait-elle à son amant,
que vous ferez bien de ne plus aimer personne.
Vous trouverez peut-être plus de beauté (vous
m'avez pourtant dit autrefois que j'étais assez
belle), mais vous ne trouverez jamais tant
d'amour, et tout le reste n'est rien. » Elle écri-
vait encore, certaine d'avoir imprégné à jamais
de son souvenir le cœur de l'homme qui
l'avait abandonnée : « Je vous défie de m'oublier
entièrement. Je me flatte de vous avoir mis en
état de n'avoir plus sans moi que des joies
imparfaites. » Elle croyait enfin de sa dignité,
« de son honneur et de sa religion », d'aimer
toujours parce qu'elle avait commencé d'aimer,
et elle se condamnait à souffrir toujours plutôt
que de jamais oublier.
Un jour pourtant, elle eut une défailllance.
Brisée de douleur, elle exhala cette plainte :
« Quand est-ce que mon cœur ne sera plus
LA RELIGIEUSE^PORTUGAISE, 39
déchiré? Quand est-ce que je serai délivrée de
cet embarras cruel? » Et, près de succomber,
elle murmura ces mots : « ]\ravez-vous pour
toujours abandonnée? Votre pauvre Marianne
n'en peut plus, elle s'évanouit en finissant cette
lettre. Ayez pitié de moi. » Quelle grâce dans
cette faiblesse passagère, dans cet appel déses-
péré d'une créature jeune, aimante et qui se
sent mourir! Sa courageuse nature n'en est en
rien diminuée ; car les consciences les plus
fortes de l'humanité ont eu aussi, au moment
des épreuves suprêmes, leur angoisse intime;
mais elle nous révèle ainsi qu'elle n'avait pas
seulement les ardeurs et les fiertés de l'amour,
et que les orages de la passion ne lui avaient pas
desséché le cœur.
Le mystère, qui enveloppe les débuts de
cette destinée mélancolique, en recouvre aussi
la fin, et le charme de cette histoire amou-
reuse s'en accroît encore. Les souffrances par
lesquelles la Religieuse portugaise a acheté le
droit de survivre au passé eurent-elles le sort
habituel des sentiments humains et s'apaisè-
rent-elles d'elles-mêmes dans l'oubli? Ou bien
eut-elle l'âme assez forte et assez généreuse
40 PROFILS DE FEMMES.
pour conserver pieusement sa douleur et la
consacrer par le temps? Je croirais plutôt que
, les exercices réguliers de la vie religieuse ne
firent d'abord qu'entretenir sa flamme ; que sa
passion grandit encore; qu'elle se consuma
jusqu'aux cendres, et que, près de s'éteindre,
elle se ralluma sous la forme d'un autre
amour, éternel, infini, de l'amour qui ravis-
sait sainte Thérèse d'Avila en de sublimes
extases. C'est ainsi qu'on aime à se figurer,
dans la solitude de sa cellule, la nonne de
Béja, récitant comme une douce litanie ces
paroles de ïlmitation qui versèrent leur baume
consolateur à tant de cœurs blessés : «Il n'est au
ciel ni en la terre rien de plus doux que l'amour,
rien de plus fort, rien de plus haut, rien déplus
étendu, rien de plus joyeux, rien déplus rempli,
rien de meilleur; car l'amour est né de Dieu
et ne se peut reposer qu'en Dieu par-dessus
toutes les choses créées. Mon Dieu, mon amour,
vous êtes tout à moi et moi tout à vous. »
Lorsqu'on s'est laissé quelque temps aller au
charme de cette évocation, lorsqu'on a large-
ment respiré le parfum de tendresse qui, après
deux siècles écoutés, s'exhale encore des lettres
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE. 41
de la pauvre amante, on n'hésite plus à affir-
mer que la Religieuse portugaise a vraiment
existé. On se dit même que, si la vie se mesure
à la conscience de vivre, peu de femmes furent
plus vivantes, car il n'en est guère qui aient
plus souffert et plus aimé. On se dit encore que
cette frêle créature était douée d'une telle vita-
lité morale qu'elle aurait eu, s'il eût dépendu
d'elle, le courage de recommencer l'existence.
Ce serait là, si on la pouvait tenter, la grande
épreuve des âmes. Combien en est-il qui, une
fois délivrées du fardeau de la vie, consenti-
raient à le reprendre pour rentrer dans le cercle
des vicissitudes humaines?
Lorsque le héros de Virgile, descendu aux
Champs élyséens, vit les mânes se presser
vers les eaux du Léthé afin d'y puiser, avec
l'oubli, le principe d'une nouvelle vie, son cœur
s'émut de pitié pour ces pauvres ombres, si
follement avides de la clarté des cieux : Quœ
lucis miseris tam dira cupido ! Ah 1 qu'une
telle compassion irait plus équitablement aux
âmes qui, près de revivre, refuseraient d'ou-
blier le passé !
Les plus nombreuses d'entre ces âmes-là ne
i'2 PROFILS DR FEMMES.
seraient pas sans doute celles pour qui le
voyage de la vie fut riant et prospère; car ce
sont presque toujours les privilégiées du sort
qui se disent le plus lasses vers la fin de la
route et qui souhaitent le plus ardemment
de n'être jamais éveillées du sommeil de
la tombe, mais plutôt celles que la réalité a
meurtries, les âmes nobles et tendres, les
esprits délicats, les consciences pures et timo-
rées, et les cœurs rares qui ont la piété du
souvenir. C'est à cette généreuse élite que se
rallierait la Religieuse portugaise; car certes
elle n'eût voulu revivre que pour sentir éter-
nellement peser sur elle la mémoire tragique,
torturante et sacrée, des jours disparus.
ADRIENNE LE COUVREUR
D APRES SA CORRESPONDANCE
Lorsqu'une personne a réalisé un certain type
moral dans la société de son temps ; lorsqu'elle
a provoqué, chez quelques âmes, des mouve-
ments d'une vivacité ou d'une douceur parti-
culière, il n'est pas rare que les sentiments de
tendresse ou d'admiration dont elle était l'objet
s'accroissent après sa mort, et que les survi-
vants cherchent à fixer pour la postérité les
traits familiers de l'ami disparu. On recueille
alors avec un soin pieux les moindres témoi-
gnages de l'existence qui vient de finir, tout ce
qui peut la révéler, dans son charme intime,
à ceux qui ne l'ont pas connue.
4i PROFH.S DE FEMMES.
C'est à cette préoccupation qu'obéirent les
amis de mademoiselle Le Couvreur lorsqu'ils
songèrent à réunir et publier sa correspon-
dance. Elle avait laissé à tous ceux qui avaient
vécu dans sa sphère d'affection un souvenir si
profond, elle revêtait dans leurs regrets un
aspect si touchant, qu'ils ne voulurent pas se
résigner à laisser disparaître tout entière, après
eux, l'image qui hantait leur pensée.
Aussi, quelques mois à peine après sa mort,
vers la fin de l'année 1730, l'abbé d'Allainval
écrivait à milord *^'''' : « Je ne vous parlerai
pas des jolies lettres qu'elle a écrites... Avec
l'aiide de quelques amis, j'espère en recueillir
un assez bon nombre pour les donner au
public. » Ce premier recueil a-t-il été com-
posé? On ne sait. Sans doute des copies ma-
nuscrites coururent alors dans quelques salons,
puisque treize ans plus tard Du Tillet ' s'ex-
primait ainsi : « Mademoiselle Le Couvreur
joignait à tous ses grands talents pour le
théâtre, de la politesse , du savoir-vivre et
beaucoup d'esprit. Sa conversation était char-
1. Supplément au Parnasse français.
ADRIENNE LE COUVREUR. 45
mante, et personne n'a écrit des lettres d'un
style plus aimable, plus délicat et digne de
celui de Voiture et de madame de Sévigné. »
En 1761, Favart est plus explicite encore :
« Mademoiselle Le Couvreur, écrit-il le 20 avril
au comte de Durazzo, avait l'esprit fort orné.
On a donné au public un recueil de ses lettres qui
a été fort recherché. »
Pourtant on ne connaît pas une seule lettre
de mademoiselle Le Couvreur qui ait été
imprimée avant 1775, et ce n'est vraisembla-
blement que dans les dernières années du
XVIII® siècle que l'on commença d'en publier.
Ces lettres étaient bien rares lorsque, en 1849,
Sainte-Beuve consacra l'une de ses premières
Causeries du Lundi à la célèbre comédienne.
Quelques billets parurent ensuite, de ci de là,
dans des recueils d'autographes. Mais c'est
tout récemment que, grâce au zèle patient et
éclairé de M. Monval, le souhait formé par les
anciens amis de mademoiselle Le Couvreur
s'est enfin réalisé et qu'une première édition
de sa correspondance a été offerte au public ^
1. Lettres d' Advienne Le Couvreur, réunies pour la première fois
et publiées avec notes, etc., par Georges Monval . Pion, éditeur..
46 PROFILS DE FEMMES.
Un grand charme se dégage de ces lettres
improvisées plutôt qu'écrites : naturelles et
spontanées, elles ont Tattrait des choses inti-
mes. On sent qu'elles n'étaient pas rédigées en
vue de la publicité.
« Pourquoi, écrit-elle un jour à l'un de ses
amis, pourquoi avez-vous balancé à me donner
de vos nouvelles? Est-il question de faire des
épîtres à imprimer? Et si vous vous laissiez
aller à cette crainte mal fondée de tout point,
que faudrait-il donc que je tisse, moi, chétive?
Mais je veux vous instruire de mes principes.
Quand il est question d'écrire à mes amis, je
ne songe jamais qu'il faille de l'esprit pour
leur répondre. Mon cœur suffit à tout; je
l'écoute et puis j'agis, et je m'en suis toujours
bien trouvée. »
Mademoiselle Le Couvreur avait ce joli goût
de la correspondance qui se perd de jour en
jour dans notre société pressée de vivre. Ses
lettres sont d'un tour heureux et libre, d'une
langue excellente, d'une pensée toujours fine
et personnelle. Mais surtout elles ont la grâce
et le naturel qui distinguent les lettres de
femmes. Pour les hommes, en effet, pour
ADRIENNELECOUVREUR. 47
ceux-là même qui ne font pas métier d'écri-
vain, écrire est toujours, à quelque titre, une
habitude professionnelle. La politique, la diplo-
matie, les affaires, en les obligeant à composer
leurs idées et à en calculer l'expression, les
forment, presque à leur insu, aux artifices du
style. Les femmes, elles, n'écrivant jamais que
par caprice d'esprit ou besoin de cœur, écrivent
comme elles pensent ou mieux comme elles
sentent, spontanément, sans peine et sans
recherche, insouciantes de toute rhétorique,
trouvant d'instinct le mot qui traduit le mieux
leur pensée ou leur émotion intime. Les lettres
d'Adrienne Le Couvreur sont, à cet égard,
un précieux exemplaire de correspondance
féminine.
Elles présentent enfin, au point de vue psycho-
logique, un intérêt de premier ordre, car elles
sont le sincère épanchement d'un cœur de
femme. Rien n'y trahit la profession de la
signataire. A peine, en les lisant, se douterait-
on qu'elle occupa le premier rang sur la scène
de son temps. Jamais actrice, dans sa vie
privée, ne fut plus dégagée des préoccupations
mesquines de son art, plus exempte des
48 PROFILS DE FEMMKS.
travers habituels aux personnes de théâtre.
La correspondance de mademoiselle Le Cou-
vreur nous offre ainsi, sous une forme char-
mante, le spectacle toujours si passionnant
d'une nature aux prises avec une destinée. Et,
dans ce conflit, qui fut parfois tragique, elle
nous révèle un être d'une sensibilité supérieure,
une âme exquise.
*
* *
Adrienne Le Couvreur était née le samedi
saint 5 avril 1692, à Damery-en-Champagne,
près Épernay. Son père, qui exerçait la pro-
fession de chapelier, alla s'établir peu après à
Fismes, entre Reims et Soissons \ et dix ans
plus tard, à Paris, où il se logea dans le fau-
bourg Saint-Germain, non loin de la Comédie-
Française.
Ce voisinage offrit à la jeune Adrienne l'occa-
sion de fortifier une vocation qui, s'il en faut
croire son premier biographe, semble bien être
née avec elle. « Plusieurs bourgeois de Fismes,
1. C'est cette circonstance qui a fait croire jusqu'ici
qu'Adrienne Le Couvreur était née à Fismes.
ADRJENNE LE COUVREUR. 49
rapporte l'abbé d'Allainval, m'ont dit que dès
son enfance, elle se plaisait à réciter des vers
et qu'ils l'attiraient souvent dans leurs maisons
pour l'entendre. La demoiselle Le Couvreur
était de ces personnes extraordinaires qui se
créent elles-mêmes. »
Une représentation de Polyeucte organisée par
quelques jeunes gens du quartier du Temple,
où le père Le Couvreur venait de trans-
porter son atelier , mit pour la première
fois en lumière les dons dramatiques de sa
fille. Elle jouait Pauline. Et, pour représenter
la plus touchante des héroïnes cornéliennes,
pour traduire les émotions et les alarmes de
l'épouse fidèle luttant contre les souvenirs d'un
premier amour , elle trouva d'instinct des
accents si justes et si profonds, que l'assis-
tance en demeura étonnée autant que charmée.
Intéressé par les dons précoces de l'enfant, un
sociétaire de la Comédie-Française, Legrand,
lui donna des leçons, la produisit sur quelques
scènes particulières, et la fit bientôt engager
au théâtre de Lille.
Alors commença pour mademoiselle Le Cou-
vreur l'existence lamentable des comédiens de
50 PROFILS DE FEMMES.
province, avec ses contacts vulgaires, ses aven-
tures banales et ses tristes promiscuités. Pen-
dant dix ans, elle courut les Flandres, la
Lorraine et l'Alsace, jouant et voyageant sans
cesse, acquérant à ce rude apprentissage la
connaissance sérieuse de son art et l'expérience
cruelle de la vie.
Sa vocation intime, en effet, n'avait pas été
plus tardive à se déclarer que sa vocation dra-
matique. Tout, en elle, indiquait déjà qu'elle
aurait une destinée de tendresse et d'émotion ;
car la nature lui avait donné une sensibilité
délicate, un cœur loyal^ une âme ardente,
expansive et désintéressée. Et les vulgarités de
tout ordre, parmi lesquelles sa profession
l'avait jetée dès l'enfance, loin de contrarier
ces dispositions natives, les avait plutôt déve-
loppées. Comme il arrive souvent aux êtres que
leur milieu froisse, elle s'était, par réaction,
repliée sur elle-même et affinée intérieure-
ment.
Sa personne physique s'accordait assez bien
à sa physionomie morale. « Sans être grande,
écrivait en 1719 l'auteur des Lettres historiques,
elle est fort bien faite et a cet air de noblesse
ADRIENNR LE COUVREUR. 51
qui prévient en sa faveur ; elle a des grâces
autant que personne au monde. » C'est le
témoignage unanime des contemporains : elle
était infiniment élégante et gracieuse. Les por-
traits qui nous restent d'elle ^ nous la repré-
sentent svelte de corps, avec la tète fine, les
traits délicats, le front haut, le nez un peu
busqué, la bouche étroite et joliment dessinée.
Mais c'est par les yeux que cet ensemble agréa-
ble recevait son expression et s'achevait en
beauté, des yeux dont l'on remarquait moins
la couleur que le vif et profond regard, et dans
lesquels, quand elle parlait, on voyait passer
l'onde lumineuse de l'émotion intime.
Elle avait ainsi trop d'attrait pour n'être
pas remarquée de bonne heure et courtisée ;
elle était, d'autre part, trop évidemment des-
1. Le portrait de mademoiselle Le Couvieur a été peint par
les principaux artistes du temps : Coypel, Fontaine, de Troy,
Van Loo, et peut-être Nattier. Mais nulle de ces toiles n'est
venue jusqu'à nous. On connaît toutefois par la gravure les
portraits de Coypel et de Fontaine ; le premier est plutôt une
figure allégorique, une étude d'expression, qu'un portrait d'après
nature. Le second est une œuvre charmante, d'un caractère
individuel, intime et vrai. — Voir la notice de M. Monval sur
V Iconographie d'Aclrienne Le Couvreur, à la suite des Lettres,
page 261.
52 PROFILS DE FEMMES.
tinée à la vie passionnelle pour y échapper
longtemps.
Le premier de ses adorateurs fut le
baron D..., jeune officier du régiment de
Picardie, en garnison à Lille. On ne sait rien
de lui, sinon qu'après quelques mois d'un
bonheur partagé, il mourut subitement, lais-
sant au cœur de sa maîtresse un désespoir
violent. Elle se donna ensuite à un officier du
duc de Lorraine, Philippe Le Roy, dont elle
eut, en 1710, une fille baptisée Élisabeth-
Adrienne. Quelques biographes désignent
comme père de cette enfant le comédien Glavel,
qui fut peut-être l'amant de mademoiselle Le
Couvreur et faillit devenir son époux. Après
une assez longue solitude morale, elle accepta,
en 171 G, Tamour exalté que lui offrait Fran-
çois de Klinglin, fils du préteur royal de Stras-
bourg, le premier magistrat de la ville. Un an
plus tard elle mettait au monde une seconde
fille, Françoise-Catherine-Ursule, et presque au
même moment le comte de Klinglin, cédant
aux instances de sa famille, abandonnait la
mère de son enfant pour contracter un mariage
avantageux.
ADRIENNE LE COUVREUR. 53
Au premier abord, ces liaisons successives,
tant d'expériences sentimentales en si peu
d'années déconcertent chez une personne aussi
distinguée moralement que mademoiselle Le
Couvreur nous est tout à l'heure apparue.
Mais, plus que les autres, les natures de sa
race sont exposées aux brusques surprises du
cœur et de la volonté. Elles sont victimes de
leurs qualités mêmes : car toujours quelque
émotion morale s'associe en elles au plaisir, et
donne le change à leur insatiable besoin
d'aimer, à leur continuel élan vers le bonheur.
Leur âme, d'ailleurs, est ainsi faite qu'elle se
résigne à tout, hormis à une activité sans
aliment et au vide moral. De là ces passions
plutôt subies qu'acceptées, ces ivresses passa-
gères, qui, le réveil venu, demeurent inexpli-
cables à celles-là mêmes qui les ont ressenties.
De là ces résolutions folles qui n'ont d'autre
raison que d'être des résolutions, c'est-à-dire
de mettre fin, d'une manière quelconque, à un
état de souffrance jugé intolérable.
C'est ainsi que la chronique du temps put
prêter encore pour amants à mademoiselle Le
Couvreur le chevalier de Rohan et ce grossier
54 PROFILS DE FEMMES.
Anglais, lord Peterborough, dont on connaît
l'apostrophe à sa maîtresse : « Allons ! qu'on
me montre beaucoup d'amour et beaucoup
d'esprit ! »
Le nom de Voltaire fut aussi prononcé. L'un
des premiers, il avait apprécié le caractère de
mademoiselle Le Couvreur et subi son charme.
Plus tard, dans une lettre écrite à Thiériot
au sujet de la mort d'Adrienne, il déclarera
avoir été « son admirateur, son ami, son
amant ». Que faut-il conclure de ce dernier
qualificatif? Doit-on prendre le mot au sens
platonique et poétique qui avait cours à
l'époque ?
On ne sait. Mais, quels qu'aient pu être les
rapports passagers de la comédienne et de
l'écrivain, un fait reste acquis, c'est qu'elle
eut en lui le plus dévoué et le plus ferme des
amis. Toujours il lui demeura fidèle et tendre-
ment attaché. Avec une sincérité profonde il
lui parlera sans cesse
De la pauvre amitié que son cœur a pour elle.
A l'heure de la mort, il recueillera son
dernier souffle et, quand le corps de la mal-
J
ADRIENNE LE COUVREUR.
heureuse comédienne sera jeté à la voirie, la
douleur lui arrachera les vers qui sont dans
toutes les mémoires :
Ils privent de la sépulture
Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels...
Elle a cliarmé le monde et vous l'en punissez !
*
* *
Vers 1720, une période nouvelle commença
dans la vie de mademoiselle Le Couvreur.
Elle approchait de la trentième année, de
cet âge où la femme réalise, avec le complet
épanouissement de sa beauté physique, la pleine
conscience de sa personnalité morale.
De même que le milieu où elle avait vécu
n'avait pu altérer la finesse native de ses sen-
sations, les aventures où elle avait risqué son
cœur ne l'avaient ni avilie ni déparée mora-
lement. Mais elle avait gardé de ces épreuves
intimes un dégoût amer. Elle avait trop souf-
fert de s'être si souvent trompée sur elle-
même et sur les autres, de s'être montrée si
crédule et si faible. L'égoïsme des hommes lui
S6 PROFILS DE FEMMES.
avait infligé la pire des humiliations pour une
créature aimanle et fière, celle d'être délaissée
comme une fantaisie épuisée, quand elle avait
cru se donner pour toujours. Aussi, avec une
sincérité parfaite, s'était-elle juré de ne plus
jamais aimer. Elle entendait bien rester mai-
tresse désormais de ses actions et de son cœur.
Et depuis quelques mois, en effet, installée
définitivement à Paris, se réservant tout entière
au culte de son art et aux soins de la simple
amitié, elle goûtait en pleine sécurité un calme
intérieur qu'elle n'avait jamais connu.
Mais elle avait compté sans ces réveils sou-
dains, ces retours inattendus de notre nature
première, qui font d'un être sensible l'objet le
plus fragile, le plus illogique et le plus misé-
rable qui soit au monde.
En 1721, elle rencontra Maurice de Saxe.
Du jour qu'elle le connut, elle fut charmée,
subjuguée, ravie; il lui sembla qu'elle com-
mençait seulement de vivre. Elle se donna
comme elle ne s'était jamais donnée. De ce
jour aussi, elle entra dans cet état singulier
où l'âme, sans cesse partagée entre la vue de
l'extrême félicité et celle de l'extrême infortune
ADRIENNE LE COUVREUR. 57
ne connaît plus de repos sans alarme ni de
joie sans effroi. Jamais, je crois, le caractère
aveugle, inexplicable et impératif de l'amour
n'apparut plus évident. Jamais non plus ne fut
plus clairement énoncée l'énigme ironique que
l'amour semble proposer aux analystes du sen-
timent humain, en se plaisant à naître aussi
bien de la différence que de l'analogie des
caractères, du contraste que de la similitude
des tempéraments.
Entre mademoiselle Le Couvreur et le comte
de Saxe, tout faisait disparate ; sous aucun
rapport ces deux êtres ne semblaient faits pour
s'apparier.
Physiquement, d'abord, le fils d'Auguste de
Pologne et d'Aurore de Kœnigsmarck était
d'une carrure et d'une vigueur au-dessus de
la moyenne. Passionné pour les exercices du
corps, il était capable, en chasse, en campagne,
d'accomplir des prodiges de force et d'endu-
rance. C'était un jeu pour lui de rompre entre
ses doigts un écu d'argent ou un fer à cheval.
Lors de son arrivée à Paris, son air sauvage
et ses manières brusques lui avaient fait
donner dans les salons le surnom de « san-
58 PROFILS DE FEMMES.
glier ». Ce n'est qu'après un long séjour en
France, et par l'influence persistante d'Adrienne
Le Couvreur, que la fougue animale qui était
le fond de sa nature finit par s'amortir et se
discipliner.
Elle, au contraire, n'était que fragilité. Ses
forces minces, ses traits ténus et la pâleur
habituelle de son teint disaient assez la déli-
catesse de son organisme.
Au moral, les dissemblances se marquaient
encore plus fortement. Voluptueux et scep-
tique, violent dans ses désirs, capable même
de cruauté dans la passion, Maurice de Saxe
alliait aux instincts qu'il tenait de son père
les travers du mondain de la Régence. Il y eut
toujours en lui du Sarmate et du roué, ou,
comme disait Voltaire, « du LucuUus et du
Houssar ». «
Par quelles raisons secrètes s'éprit-il donc de
mademoiselle Le Couvreur au point de lui
rester, sinon fidèle, du moins attaché pendant
neuf années et lui inspira-t-il, en retour, une
passion qui ne s'éteignit qu'avec la vie ? Com-
ment une si forte chaîne fut-elle nouée entre
deux êtres de complexion si contraire? Sans
ADRIEN'NE LE COUVREUR. 89
doute, mademoiselle Le Couvreur subit d'abord
l'attrait mystérieux, la sorte de fascination et
de magnétisme que le libertin, quand il n'est
pas de race vulgaire, exerce toujours sur l'àme
féminine. Or, ce n'était pas un libertin ordi-
naire que Maurice de Saxe. Il cherchait le
plaisir sous toutes ses formes ; mais il n'en
goûtait pleinement qu'un seul, celui que pro-
cure l'action superbe, l'exercice audacieux de
la volonté, la domination sur les femmes et
sur les hommes. Jusque dans ses pires excès,
il gardait quelque chose de royal.
Sous ces dehors légers et blasés, sa maîtresse
découvrit très vite le grand caractère, les qua-
lités fortes et géniales qu'il devait déployer
vingt-cinq ans plus tard sur les champs de
Fontenoy, de Raucoux et de Lawfeld. Et la
perspective d'une influence salutaire à exercer
sur un tel homme était bien faite pour tenter
une imagination aussi généreuse que celle de
mademoiselle Le Couvreur.
Lui, de son côté, goûtait auprès d'elle le
bien-être intime que nous éprouvons à nous
sentir devinés, compris, sollicités dans nos pen-
chants et nos rêves secrets. Par elle, il prenait
60 PROFILS DE FEMMES.
conscience de sa personnalité vraie. Elle entre-
tenait en lui l'instinct d'héroïsme et d'idéal qui
était au fond de sa nature, et qui, faute d'em-
ploi, s'égarait en débauches et en frivolités.
Et comme, de plus, elle était exquise de
grâce amoureuse, comme elle flattait ses sens
et son orgueil autant que son intelligence et
son ambition, il portait sans impatience le
joug charmant qu'elle avait posé sur lui.
Les événements qui marquèrent leur liaison
sont connus. L'expédition de Maurice en Cour-
lande, à la conquête d'une couronne ducale,
en est le plus saillant. On savait déjà les
encouragements qu'Adrienne lui prodigua dans
cette circonstance et avec quelle fierté elle ins-
pira son héros. On n'ignorait pas non plus le
concours généreux qu'elle lui prêta en lui
expédiant un subside de quarante mille livres,
prix de sa vaisselle et de ses bijoux. Et
certes, elle avait quelque mérite à le seconder
ainsi, instruite qu'elle était des intrigues
matrimoniales ourdies autour de l'aventureux
prétendant, et qui, par une singulière ren-
contre, faillirent tour à tour lui faire épouser
deux futures impératrices de Russie, la prin-
ADRIENNE LE COUVREUR. 61
cesse Anna Ivanovna et la princesse Elisabeth
Petrovna, l'une nièce et l'autre fille de Pierre
le Grand.
Mais ce qu'on savait moins bien, et ce que
nous apprend la correspondance nouvellement
publiée, c'est l'intelligence pratique, l'esprit
de sagesse et de décision qu'elle mit au service
de son amant. L'amour avait fait de cette
jeune femme, experte seulement aux fictions
de l'art, une conseillère excellente dans les
choses de la politique et de la diplomatie. On
perçoit, dans telle lettre d'elle, la sûreté du
coup d'œil et le sang-froid, l'aptitude à juger
les hommes et les choses, l'intuition des
caractères et des événements, qui assurera aux
femmes du xviii^ siècle un rôle si important
dans la conduite des affaires publiques.
Enfin, après trois ans d'absence, Maurice
revint à Paris, ayant déployé autant d'hé-
roïsme à perdre sa souveraineté de Gourlande
qu'il en avait montré à la conquérir. Et l'in-
timité reprit entre les deux amants.
Que pendant cette longue séparation Mau-
rice soit resté fidèle à sa maîtresse, rien de
moins vraisemblable. Il avait soulevé, en Saxe,
4
62 PROFILS DE FEMMES.
en Pologne, en Courlande et en Lithuanie, un
véritable enthousiasme parmi les femmes.
Toutes les grandes dames de Dresde, de Var-
sovie, de Mittau et de Riga avaient pris parti
pour lui et entraîné leurs maris dans sa cause.
<i Le comte Pociey *, disait un des ministres de
Frédéric-Auguste, s'est engagé dans cette affaire
comme Adam dans le péché, séduit par sa
femme. » Elles l'avaient aidé de leurs vœux
d'abord, puis de leur influence, enfin de leur
bourse. Aussi, lorsque, le 28 juin 1726, la
Diète de Mitlau l'avait proclamé duc de Cour-
lande et Sémigalle, elles avaient exulté d'allé-
gresse. « Les femelles n'en dorment pas de joie,
écrit l'ambassadeur de Saxe à Saint-Péters-
bourg. S'il ne vient pas bientôt, j'appréhende
qu'elles ne lui courent au-devant. Autant de
mille écus que notre héros va faire d Actéons
m'accomoderaient fort. »
Et pourtant mademoiselle Le Couvreur rece-
vait de Maurice des messages fréquents et
affectueux. Au milieu des intrigues les plus
compliquées et des équipées les plus aventu-
1. Grand maréchal de Lithnanie.
ADRIENNE LE COUVREUR. 63
reuses, il pensait à elle et lui expédiait quelques
mots de souvenir. C'est que la femme qui a
su se faire aimer d'un libertin trouve dans
l'inconstance même de son amant la garantie
de son amour. Si elle a, en effet, toutes les
femmes pour rivales, elle n'en a aucune en
particulier. Elle peut être souvent trompée,
elle n'est pas supplantée.
C'est le 23 octobre ^28 que le comte de
Saxe rentra dans Paris, et le soir même il
était chez sa maîtresse. « Une personne atten-
due depuis très longtemps, écrit Adrienne à
cette date, arrive enfin ce soir. Un courrier
vient de devancer, parce que la berline est
cassée à trente lieues. On a fait partir une
chaise, et ce soir on sera ici. » Leurs relations
reprirent dès lors comme par le passé.
Il paraît bien, toutefois, que plas d'un
nuage obscurcit le ciel de leur intimité. Le
comte de Saxe était, en effet, à une heure cri-
tique de sa vie. Il traversait la plus dure des
épreuves pour les hommes de tempérament
héroïque : l'inaction. Mal consolé de son insuccès
en Courlande, il essayait de tuer le temps par
le travail, par l'étude des mathématiques et de
64 PROFILS DE FEMMES.
l'art militaire, par la composition de ses
curieuses Rêveries. L'avenir lui paraissait
sombre; son étoile s'était voilée. Blasé sur les
plaisirs du monde, doutant de tout et de lui-
même, il s'ennuyait.
Adrienne Le Couvreur eut plus d'une fois à
ressentir les effets de cet ennui. Une querelle
violente, qu'il lui chercha un jour sous le
plus futile prétexte, arracha à la pauvre amante
des accents d'une douleur indignée. Elle écri-
vait à l'un de ses confidents :
« Je suis outrée de colère et d'affliction ;
j'ai fondu en larmes toute cette nuit. Peut-être
y a-t-il de la déraison, puisque je n'ai rien à
me reprocher, mais je ne puis supporter des
injustices si peu méritées... On me soupçonne;
on fait plus, on m'accuse ; on fait pis encore, on
me veut convaincre, et c'est sans me donner la
facilité de me défendre; de sorte que si le
hasard ne me veut faire apprendre et décou-
vrir ce qui se passe, je serai couverte de la
plus horrible calomnie qui fut jamais, par un
homme qui porte le nom de mon ami depuis
dix ans. On ne veut pas que je vous le dise.
Je respecte et j'aime tendrement celui qui
ADRIENNE LE COUVREUR. 65
m'en empêche, mais je n'y saurais tenir, je
suis trop touchée, trop blessée et trop effrayée
pour l'avenir, pour ne pas éclater, au moins
avec vous. J'ai besoin de conseil. Un homme
capable de cette noirceur peut très bien en
imaginer d'autres ; et, ce qui me désole le plus,
c'est la nécessité de dissimuler. Il est naturel
de crier contre la perfidie, et j'aimerais mieux
la pardonner que d'être obligée de contraindre
et ma douleur et mon sentiment. On a beau
me dire que c'est sa façon de penser, qu'il ne
compte point me faire tort en me confondant
avec toutes les femmes. Je ne puis me faire à
cette idée. Ce n'est pas là le langage qu'il m'a
tenu depuis dix ans, et ce ne doit pas être là
le prix de mon attention à lui plaire, et à m'en
faire estimer, au moins selon ce que je mérite.
Que me peut-on faire au bout du compte, que
de me blesser mortellement dans ce qui m'est
le plus sensible? Je puis détruire, en un ins-
tant, l'erreur dont il s'agit. Mais comment me
consoler de l'intention de la noirceur? C'est
un homme qui me doit connaître et qui me
devrait aimer. Ce n'est point un soupçon
échappé par hasard ; c'est une confidence faite
4.
no PROFILS DE FEMMES.
et détaillée, à un homme qui n'a que de l'ami-
tié pour moi, mais dont l'amitié m'est plus
chère que toutes les passions du monde, dont
l'estime m'est plus précieuse que ma vie, et
dont la société m'est plus nécessaire que toutes
les fortunes de l'univers. C'est devant lui que
l'on me fait passer pour fausse et méprisable.
Quoi qu'il dise, on atteste mon prétendu
crime. 0 mon Dieu ! Qu'est-ce que de nous ? »
Ce n'était donc pas une tâche aisée, de
contenter et de retenir un amant tel que Mau-
rice de Saxe. La jeune femme avait, on le
voit, fort à faire, certains jours, pour défendre
et garder son bonheur.
Après un siècle et demi d'obscurité, les
documents publiés par M. Mon val jettent enfin
un peu de lumière sur l'énigmatique aventure
qui troubla les derniers jours d'Adrienne Le
Couvreur.
On se rappelle la version ordinaire de cet
incident.
Une dame du plus haut rang, la duchesse
ADRIENNE LE COUVREUR. 67
de Bouillon, s'étant prise de goût pour le
comte de Saxe et le trouvant insensible à ses
avances, en aurait conçu contre mademoiselle
Le Couvreur un tel ressentiment, qu'elle se
serait résolue à se défaire d'elle par le poison.
Elle aurait choisi, comme instrument de sa
vengeance, un jeune abbé, Bouret, que deux
hommes mystérieux auraient abordé, un soir,
aux Tuileries, pour l'instruire de ce qu'on
attendait de lui :
c( Le pauvre abbé, écrit mademoiselle Aïssé
dans une de ses lettres, se défendit beaucoup
sur la noirceur du crime : les deux hommes
lui répondirent qu'il ne dépendait plus de lui
de refuser, qu'il lui en coûterait la vie s'il
n'exécutait pas ce qu'on lui demandait. L'abbé,
effrayé, promit tout. On le conduisit chez
madame de Bouillon qui lui confirma les pro-
messes et les menaces, et lui remit les pas-
tilles. L'abbé demanda quelques jours pour
l'exécution de ces projets... Mademoiselle Le
Couvreur reçoit un jour, en rentrant chez
elle, une lettre anonyme par où on la
prie instamment de venir seule, ou avec
quelqu'un de sûr, au jardin du Luxem-
68 PROFILS DE FEMMES.
bourg, et qu'au cinquième arbre d'une des
grandes allées, elle trouvera un homme qui
avait des choses de la dernière conséquence
à lui apprendre. Comme c'était précisément
l'heure du rendez-vous, elle remonte en car-
rosse et y va... Elle trouve l'abbé qui l'aborde
et lui raconte l'odieuse commission dont il est
chargé, et qu'il est incapable d'un crime
comme celui-là ; mais qu'il est dans une grande
perplexité, parce qu'il était sur d'être assas-
siné. La Le Couvreur lui dit qu'il fallait, pour
la sûreté de l'un et de l'autre, dénoncer toute
cette affaire au lieutenant de police. L'abbé
répondit qu'il craignait, en le faisant, de se
faire des eimemis qui étaient trop puissants
pour qu'il y pût résister ; mais que, du mo-
ment qu'elle croyait cette précaution nécessaire
pour sa vie, il ne balancerait point à soutenir
ce qu'il lui avait dit. La Le Couvreur le mena
dans son carrosse chez M. Hérault, qui, sur
l'exposition du fait, demanda à l'abbé les pas-
tilles et les jeta à un chien qui creva un quart
d'heure après... »
Si invraisemblable que soit l'aventure, si
étrangement romanesque qu'elle nous paraisse,
ADRIENNE LE COUVRBUR. 69
elle est exactement rapportée dans ses traits
principaux. Les documents que M. Monval a
extraits des archives de la Bastille ne laissent
plus guère de doute à cet égard. L'entrevue
des Tuileries, les pourparlers avec la duchesse
de Bouillon, les pastilles suspectes, tout cela
est vrai. L'abbé Bouret, incarcéré à Saint-
Lazare, l'a confirmé dans une série d'interro-
gatoires.
Sur ces entrefaites, mademoiselle Le Cou-
vreur meurt presque subitement, le 20 mars
1730, et Bouret, transféré à la Bastille, per-
siste dans ses premières dispositions. En vain
essaie-t-on d'obtenir de lui une rétractation,
l'aveu que toute son histoire n'était que calom-
nie. 11 refuse de se dédire, et le Père de Coli-
vrigny, jésuite, confesseur de la prison, écrit
au lieutenant de police ce billet significatif :
« J'ai vu aussi et entretenu longtemps le
jeune abbé sorti de Saint-Lazare ; je l'ai fort
prêché sur la noirceur de la calomnie ; il
paraît très ferme à soutenir qu'il rien fait pas
contre les autres, mais qu'il nen peut pas faille
aussi contre lui-même ; la chose est bien terrible et
sérieuse. »
70 PROFILS DE FEMMES.
Enfin, après quatre mois de détention, Bou-
ret, à bout de forces, convient que « très mal
à propos, il a chargé par ses précédentes
déclarations, madame la duchesse de Bouillon
des faits graves qui y sont énoncés; qu'il lui
en demande pardon et la supplie très humble-
ment de vouloir bien lui pardonner ». Ce
n'est pourtant que dix mois plus tard, le
3 juin 1734, alors que la mort d'Adrienne est
depuis longtemps oubliée, que le malheureux
est remis en liberté. Et, depuis, on perd sa
trace.
Qu'Adrienne Lecouvreur ait été, de la part
de madame de Bouillon, l'objet d'une tentative
d'empoisonnement, le fait paraît aujourd'hui
démontré ; et ce que nous savons, d'autre part,
du caractère emporté, vindicatif et sans scru-
pule de la duchesse n'y contredit pas. Que la
tentative ait été renouvelée à quelques mois
d'intervalle, et qu'Adrienne y ait succombé
cette fois, comme on l'affirma dans le temps et
comme quelques personnes le croient encore,
la chose apparaît plus douteuse.
Toujours est-il que, le d5 mars 1730, au
cours d'une représentation d'OEdipe, mademoi-
ADRÎENNE LE COUVREUR. 7l
selle Le Couvreur fut prise de violentes dou-
leurs internes. Mademoiselle Aïssé, qui assis-
tait à la pièce avec madame de Parabère, nous
apprend qu'elle faisait pitié par son abatte-
ment et sa faiblesse.
« Quoique j'ignorasse son incommodité, je
dis deux ou trois fois à madame de Parabère
qu'elle me faisait grand'pitié. Entre les deux
pièces on nous dit son mal. Ce qui nous sur-
prit, c'est qu'elle reparut dans la petite pièce,
et joua, dans le Florentin, un rôle très long et
très difficile, et dont elle s'acquitta à mer-
veille, et oii elle paraissait se divertir elle-
même. On lui sut un gré infini d'avoir conti-
nué pour que l'on ne dît pas, comme on l'avait
fait autrefois, qu'elle avait été empoisonnée.
La pauvre créature s'en alla chez elle, et quatre
jours après, à une heure après midi, elle mou-
rut, lorsqu'on la croyait hors d'affaire. »
C'est le 20 mars, dans l'après-midi, qu'elle
expira, dans des convulsions atroces. Maurice
de Saxe, Voltaire, d'Argental et le chirurgien
Faget étaient auprès d'elles. Le bruit qui
avait couru de son empoisonnement détermina
l'autorité à ordonner son autopsie. On trouva
72 PROFILS DE FEMMES.
qu'elle avait « les entrailles gangrenées », et
l'on conclut qu'elle était morte de la dysen-
terie.
Une fois déjà, en 4725, mademoiselle Le
Couvreur avait failli succomber à une inflam-
mation aiguë des entrailles, et sa santé en était
depuis lors demeurée profondément atteinte.
Nul indice, en tout cas, ne révéla dans sa
mort l'action d'une substance toxique.
Un argument pourtant reste à ceux qui,
avec M. Monval, maintiennent encore la ver-
sion de l'empoisonnement : le mystère dont
fut entourée l'inhumation.
On sait que le curé de Saint-Sulpice, n'ayant
pu obtenir de la mourante l'acte particulier de
repentir, le désaveu formel de la profession
dramatique que le clergé exigeait alors des
gens de théâtre avant de leur conférer les
sacrements, interdit l'accès de l'église au corps
d'Adrienne, de même que jadis le curé de
Saint-Eustaclie avait repoussé la dépouille de
Molière, et le curé d'Auteuil celle do la Champ-
meslé. En agissant ainsi, le prêtre montrait
sans doute peu de largeur d'esprit, mais ne
sortait ni de son droit ni de la tradition. Ce
ADRIENNE LE COUVREUR. 73
qui demeure inexplicable, c'est que non
seulement la sépulture religieuse, mais toute
sépulture fut refusée à mademoiselle Le Cou-
vreur. L'infortunée ne fut même pas mise au
cercueil. A peine enveloppée d'un suaire, elle
fut emportée secrètement, à minuit, dans un
fiacre par deux portefaix qu'escortaient un
exempt et quelques hommes du guet, et
inhumée ou plutôt enfouie dans un terrain
vague, sorte de chantier de construction sis à
l'extrémité du faubourg Saint-Germain. Quand
le corps eut été descendu dans la fosse, on
jeta dessus un peu de chaux vive, la terre fut
nivelée et rien ne trahit l'endroit où reposait
la morte.
Pourquoi cet enlèvemeni clandestin? Pour-
quoi cette précaution de détruire le cadavre
par la chaux vive et de dissimuler la fosse ?
Voulait-on rendre une nouvelle autopsie impos-
sible? Enfin que faisaient là les représentants
du lieutenant de police? Il faut avouer que
tout cela est pour le moins étrange et autorise
bien des suppositions.
PROFILS DE FEMMES-
*
* *
Mais l'intérêt des lettres qui nous occupent
est moins dans l'ordre des faits que dans celui
des sentiments. Ce qui nous les rend surtout
précieuses, c'est qu'elles nous laissent voir le
fond même de l'âme qui s'y est épanchée, et
que, par elles, nous percevons l'une des formes
les plus rares et les plus délicates de la sensi-
bilité féminine.
Elles nous révèlent d'abord en mademoiselle
Le Couvreur un ardent, un impérieux besoin
d'aimer. C'est là l'instinct le plus profond de
son être, le principe essentiel de son activité
morale, l'emploi naturel et constant de toutes
ses facultés. (( Que faire au monde sans
aimer? » lisons-nous dans une de ses lettres à
d'Argental. Et c'est sa devise qu'elle semble
libeller ainsi.
En retour, elle demande qu'on la distingue
et qu'on la chérisse ; elle n'a de douceur qu'à
être un objet de soins, de caresse et de prédi-
lection.
ADRIENNE LE COUVREUR. 75
L'amour n'est pas chez elle, comme chez
mademoiselle de Lespinasse, une flamme dévo-
rante et toujours agitée ; c'est une ardeur voi-
lée, une aspiration constante. Elle est de la
race des tendres, et non des passionnées.
Parente des Monime et des Bérénice, des La
Vallière et des Aïssé, elle a leurs larmes douces,
leur grâce touchante et leur pudeur volup-
tueuse.
Mais sa véritable originalité parmi les femmes
de son temps, c'est la conception sérieuse qu'elle
se fait de l'amour.
On sait l'étrange altération qu'avait subie
ce sentiment sous l'influence dissolvante des
mœurs de la Régence : tout ce qui avait fait
jusqu'alors la noblesse et la poésie de la pas-
sion s'était écroulé sous les coups de la philo-
sophie régnante et sous le persiflage des salons.
La femme avait perdu plus que l'homme à
cette transformation. On lui avait appris que
la pudeur et la fidélité étaient de grands mots
vides de sens. Et, revenue de toute illusion
romanesque, ne s'attachant plus qu'au positif
et à l'agréable des liaisons amoureuses, elle
étalait partout un libertinage cynique.
76 PROFILS DE FEMMES.
Ce fut riioniicur d'Adrienne de résister à la
contagion. Le don de sa personne eut toujours
pour principe un engagement du cœur. Elle
aima, non par caprice, non par vanité, mais
par inclination morale, avec une ardeur, une
conscience et une gravité profondes.
Une telle façon d'être et de sentir la vouait
fatalement à la souffrance. Stendhal , parlant
des femmes « qui ont trop de hauteur dans
l'àme pour aimer autrement que par la pas-
sion », signale très justement la misère de leur
condition. « Elles seraient sauvées, ajoute-t-il,
si elles pouvaient s'abaisser à la galanterie. »
Aussi le sentiment qu'on trouve le plus sou-
vent exprimé sous la plume de mademoiselle
Le Couvreur est la crainte de l'amour.
Elle avait été trop de fois dupe des enchan-
tements du cœur ; elle savait trop ce qu'il en
coûte d'angoisses et de larmes à mettre son
bonheur et sa foi dans une âme étrangère, et
comme deux êtres, en voulant s'aimer, peuvent
se faire souffrir. « Il est, écrit-elle, des erreurs
bien douces où je ne puis plus me livrer. De
trop tristes expériences ont éclairé ma raison. »
Mais, plus que les trahisons de l'amour, elle
ADRIENNE LE COUVREUR. 77
en redoute les malentendus. Elle tremble sans
cesse de voir les élans de son cœur brusque-
ment arrêtés par un mot d'ironie ou par un
sourire de scepticisme. « Ne me promettez rien
que vous ne me vouliez tenir, me dussiez-vous
promettre de me haïr : il me semble que cela
me serait plus doux que de me voir trompée. »
— « Quel supplice, écrit-elle encore à d'Ar-
gental, quel supplice de se défier toujours I »
Et, s'adressant à un jeune homme, elle lui
donnera ce conseil : « Choisissez pour maîtresse
un cœur tout neuf. Qu'elle ne soit point encore
revenue de cette heureuse confiance qui rend
tout si beau ; qu'elle n'ait été ni trahie ni
quittée : qu'elle vous croie tel que vous êtes,
et tous les hommes tels que vous ».
Elle ira plus loin encore : après la crainte,
elle aura le dégoût et l'horreur de l'amour.
c( Je suis excédée de l'amour... L'amour n'est
autre chose qu'une folie que je déteste. » C'est
le dernier mot qui s'échappe de ses lèvres ; c'est
le cri d'une âme épuisée, qui n'ose plus espé-
rer et ne veut plus souffrir.
Si cruellement éprouvée par l'amour, made-
moiselle Le Couvreur trouva, dans l'amitié, des
78 PROFILS DE FEMMES.
compensations inap[)réciables. Le cas, il faut
l'avouer, contredit à tout ce que les moralistes
ont observé à cet égard. « Ce qui fait que la
plupart des femmes sont peu touchées de l'ami-
tié, écrit La Rochefoucauld, c'est qu'elle est
fade quand on a senti de l'amour. » La Bruyère
affirme que « l'amour et l'amitié s'excluent
l'un l'autre » ; et Saint-Évremond écrit : « Où
l'amour a su régner une fois, il n'y a plus
d'autre passion qui subsiste d'elle-même. »
Tout au contraire, c'est aux âmes blessées
par la passion que l'amitié offre, pour un
temps au moins, le plus d'attrait ; car elle
leur promet ce dont elles sont le plus altérées :
le calme et la sécurité. Elles n'y trouvent, en
effet, ni les malaises qui précèdent l'amour,
ni les fièvres qui l'accompagnent, ni les dégoûts
et les rancunes qui le suivent ; mais des émo-
tions douces, égales, tempérées, seuls aliments
qui puissent convenir à leur débilité.
C'est précisément ce qui porta mademoiselle
Le Couvreur vers l'amitié. Mais elle marqua
d'une nuance bien personnelle ce sentiment
qui, entre homme et femme, n'est le plus sou-
vent qu'une trêve armée ou une transaction
ADRIENNE LE COUVREUR. 79
équivoque. Elle en fit un commerce tendre et
confiant, sans sous-entendu ni réserve, un mé-
lange d'inclination morale et d'attrait person-
nel, un état de l'âme à égale distance de l'amour
et de l'amitié ordinaire. Elle goûtait, dans cet
ordre d'affection, des jouissances profondes ;
elle prétendait y découvrir des délices toujours
nouvelles ; elle en savourait certains plaisirs
avec une vivacité et une finesse d'impression
qui éveillaient en elle comme une exquise
volupté.
L'absence de toute coquetterie était la con-
dition absolue d'un pareil sentiment. Et, de
fait, aucune femme, de l'aveu de tous ceux
qui la connurent, n'apporta plus de franchise
et de virile droiture dans ses rapports avec les
hommes. Sa seule habileté, si c'en était une,
fut d'aimer chacun de ses amis comme s'il
était l'unique ou, ce qui mieux est, le préféré.
Mais où elle se montrait une véritable artiste
en intimité, c'était dans les soins, les ména-
gements et les précautions dont elle entourait
ses amitiés. Elle savait que, pour durer, tout
sentiment a besoin d'être cultivé et, par mille
attentions discrètes, elle entretenait le zèle
80 PROFILS DE FEMMES.
affectueux de ceux qu'elle s'était une fois
attachés.
Si elle demandait beaucoup à l'amitié, elle
n'y donnait pas moins. Un témoignage char-
mant de sa fidélité à ses amis nous est conservé
dans une lettre qu'elle écrivit, peu de temps
avant sa mort, au marquis de La Chalotais. Il
avait été, dix ans plus tôt, parmi ses plus
fervents adorateurs ; elle l'avait peu à peu
ramené de l'amour à l'amitié ; puis la vie les
avait séparés. Il s'était marié, il avait atteint,
de bonne heure , la haute situation d'avocat
général au Parlement de Bretagne. Elle lui
écrivait :
« J'ai reçu. Monsieur, le tribut qu'il plaît à
votre amitié de m'envoyer tous les carêmes;
je suis fâchée qu'il n'y en ait qu'un par an,
puisque ce n'est que dans ce temps et à cette
occasion que vous m'honorez de votre souve-
nir. Je suis très flattée qu'il subsiste, malgré
la longueur de l'absence et le peu d'espérance
de nous revoir. Pour moi, je suis très cons-
tante pour des amis tels que vous, et dussions-
nous vivre cent ans, et rester aussi éloignés,
je ne vous oublierais point.
ADRIENNE LE COUVREUR. 81
» Vous voilà décoré d'une charge qui vous
retiendra plus que jamais dans votre Bretagne,
et, à moins que je n'y aille, je ne verrai plus
mon petit abbé. Il y a peut-être de l'indé-
cence à moi d'appeler ainsi un homme devenu
si grave par le sacrement et la magistrature ;
je vous en demande donc pardon humblement,
Monsieur, à vous, à Madame votre épouse et
à votre nouvelle dignité. Tout ce que je puis
vous assurer, c'est que mon petit abbé jeune,
plein d'esprit, de grâce et de sagesse, n'était
pas moins respectable pour moi que M. le mar-
quis de La Chalotais, père de famille et avocat
général du Parlement de Bretagne. Ces titres,
loin de m'imposer, m'autorisent, ce me semble,
à vous parler plus naïvement et avec plus de
confiance des sentiments qu'une extrême jeu-
nesse et une entière liberté devaient modérer.
Quand on a dix ou douze ans de connaissance
et une espèce d'attachement qui résiste à l'éloi-
gnement et ne doit blesser personne, on doit
se parler sans contrainte. Je vous assure donc
que je vous aime autant que je vous estime,
que je fais des vœux pour votre bonheur et
celui de tout ce qui vous appartient, et je vous
5.
82 PROFILS DE FEMMES.
exhorte à me conserver votre souvenir et
mieux. »
Mais l'attachement le plus complet et le plus
tendre, le plus pur et le plus durable qu'ait
inspiré mademoiselle Le Couvreur, son chef-
d'œuvre en amitié , est le sentiment auquel
elle sut fixer le cœur de Charles d'Argental.
Le début de leurs relations avait été orageux.
Charles de Ferriol d'Argental, à peine hors de
page, s'était passionnément épris d'Adrienne.
Encore toute meurtrie de ses premières expé-
riences sentimentales, mais touchée par ce
qu'elle devinait de sincère et de profond dans
le sentiment dont elle était l'objet, mademoi-
selle Le Couvreur, au lieu de l'amour qu'on
lui demandait, proposa son amitié. D'Argental
ayant repoussé ses offres, elle entreprit de le
guérir. Elle s'y appliqua loyalement , sans
arrière-pensée, avec une grâce, une patience,
une ingéniosité bien rares. Elle lui écrivait,
par exemple :
« Se peut-il qu'avec tant d'esprit, vous soyez
si peu maître de vous? Que vous en revien-
dra-t-il, que le plaisir de m'exposer à des tra-
casseries désagréables, pour ne pas dire pis?
ADRIENNE LE COUVREUR. 83
Je suis honteuse de vous quereller quand vous
me faites tant de pitié ; mais vous m'y con-
traignez. Adieu, malheureux enfant 1 Vous me
mettez au désespoir. »
Elle ne se bornait pas à prodiguer au pauvre
amoureux ses conseils et ses doux reproches :
elle lui donna un témoignage de dévouement
absolu et d'autant plus méritoire, qu'elle le
lui cacha toujours. Ayant appris que madame
de Ferriol, inquiète de la passion de son fils,
songeait à l'éloigner de Paris, à l'envoyer « aux
Iles », à Saint-Domingue, mademoiselle Le
Couvreur n'hésita point à se rendre chez elle
pour la rassurer elle-même. Accueillie avec
froideur et n'ayant pu s'expliquer aussi com-
plètement qu'elle l'eût souhaité, elle écrivit à
madame de Ferriol la lettre que voici :
Paris, 22 mars 1721.
« Madame,
» Je ne puis apprendre, sans m'affliger vive-
ment, l'inquiétude où vous êtes et les projets
que cette inquiétude vous fait faire. Je pour-
rais ajouter que je n'ai pas moins de douleur
de savoir que vous blâmez ma conduite; mais
84 PROFILS DE FEMMES.
je vous écris moins pour la justifier que pour
vous protester qu'à l'avenir, sur ce qui vous
intéresse, elle sera telle que vous voudrez me
la prescrire. J'avais demandé mardi la per-
mission d'aller vous voir, dans le dessein de
vous parler avec confiance, et de vous deman-
der vos ordres. Votre accueil détruisit mon
zèle et je ne trouvai plus que de la timidité
et de la tristesse. Il est cependant nécessaire
que vous sachiez au vrai mes sentiments, et,
s'il m'est permis de dire quelque chose de plus,
que vous ne dédaigniez pas d'écouter mes très
humbles remontrances, si vous ne voulez pas
perdre monsieur votre fils.
i> C'est le plus respectueux enfant et le plus
honnête homme que j'aie vu de ma vie. Vous
l'admireriez s'il ne vous appartenait pas. En-
core une fois. Madame, daignez vous joindre
à moi pour détruire une faiblesse qui vous
irrite, et dont je ne suis pas complice, quoi que
vous disiez. Ne lui témoignez ni mépris ni
aigreur; j'aime mieux me charger de toute sa
haine, malgré l'amitié tendre et la vénéra-
tion que j'ai pour lui, que de l'exposer à la
moindre tentation de vous manquer. Vous
ADRIENNE LE COUVREUR. 85
êtes trop intéressée à la guérison pour n'y pas
travailler avec attention; mais vous l'êtes trop
pour y réussir toute seule et surtout en com-
battant son goût par autorité, ou en me pei-
gnant sous des couleurs désavantageuses, fus-
sent-elles véritables. Il faut bien que cette
passion soit extraordinaire, puisqu'elle subsiste
depuis si longtemps sans nulle espérance, au
milieu des dégoûts, malgré les voyages que
vous lui avez fait faire, et huit mois de séjour
à Paris sans me voir, au moins chez moi, et
sans qu'il sût si je l'y recevrais de ma vie...
Il est aisé de croire que son commerce me
plairait infiniment sans cette malheureuse pas-
sion qui m'étonne autant qu'elle me flatte,
mais dont je ne veux pas abuser. Vous crai-
gnez qu'en me voyant il ne se dérange de ses
devoirs et vous poussez cette crainte jusqu'à
prendre des résolutions violentes contre lui.
En vérité, madame, il n'est pas juste qu'il soit
malheureux de tant de façons. N'ajoutez rien
à mes injustices ; cherchez plutôt à l'en dédom-
mager ; faites tomber sur moi tout son ressen-
timent, mais que vos bontés lui servent de
ressources.
86 PROFILS DE FEMMES,
» Je lui écrirai ce qu'il vous plaira ; je ne
le verrai de ma vie si vous voulez; j'irai même
à la campagne si vous le jugez nécessaire; mais
ne le menacez plus de l'envoyer au bout du
monde. Il peut être utile à sa patrie; il fera
les délices de ses amis; il vous comblera de
satisfaction et de gloire; vous n'avez qu'à
guider ses talents et laisser agir ses vertus.
Oubliez, pendant un temps, que vous êtes sa
mère, si cette qualité s'oppose aux bontés que
je vous demande à genoux pour lui. Enfin.
Madame, vous me verrez plutôt me retirer du
monde, ou l'aimer d'amour, que de souffrir
qu'il soit à l'avenir tourmenté pour moi et par
moi... »
Cette lettre, d'une fierté si noble et d'une
convenance de ton si parfaite, resta ignorée de
Charles d'Argental à l'époque où elle fut écrite.
11 n'en eut connaissance qu'un demi-siècle
plus tard, l'ayant découverte par hasard au
milieu d'anciens papiers de famille.
Entre des mains aussi délicates, la guérison
de Charles d'Argental n'était qu'affaire de
temps. Il se rangea peu à peu aux sentiments
An^lIT^NNE LE COUVREUR. 87
OÙ l'on voulait l'amener, et s'en trouva récom-
pensé. Dans le cœur de son amie une place à
part lui fut toujours ménagée. Elle ne lui
cachait pas le prix inestimable qu'elle faisait
de son affection. « Ne vous lassez, lui écrivait-
elle, ni d'être sage ni de m'aimer. Les senti-
ments que j'ai pour vous valent mieux que la
passion la plus violente et la plus déréglée. »
Il recevait le secret de ses pensées; elle l'ap-
pelait aux heures de doute et de tristesse, elle
l'adjurait de lui conserver toute la vie son
dévouement. Et, de fait, il lui garda un cœur
fidèle jusqu'à la mort.
*
* *
Ces qualités si rares, dont le renom s'était
discrètement établi, avaient créé à mademoi-
selle Le Couvreur une situation privilégiée
dans la société de son temps. La Régence,
malgré l'extrême liberté de ses mœurs, avait
en effet respecté le préjugé qui excluait du
monde les gens de théâtre.
Adrienne Le Couvreur, la première en
France, vit s'ouvrir devant elle Ja porte des
88 PROFILS DE FEMMES,
salons. La duchesse du Maine, la marquise de
Simiane, la duchesse de Gesvres, la présidente
Berthier, la marquise de Lambert, mesdames
de Pomponne et de Montchesne s'empres-
sèrent de lui faire accueil.
Elle montra dans cette situation délicate un
sentiment si juste des bienséances, une dignité
si décente, un tact si fin, qu'elle devint bientôt
la favorite du monde le plus qualifié et le plus
élégant. Bientôt, on ne chercha plus à l'attirer
chez soi : on se disputa l'honneur d'être reçu
chez elle. « C'est une mode établie, écrit-elle, de
dîner ou souper avec moi, parce que quelques
duchesses m'ont fait cet honneur. Il est des
personnes dont les bontés, dont les bienveil-
lances me charment et me suffiraient, mais
auxquelles je ne puis me livrer pai*ce que je
suis au public, et qu'il faut absolument ou
répondre à toutes celles qui ont envie de me
connaître, ou passer pour impertinente. Quelque
soin que j'y apporte, je ne cesse pas de mécon-
tenter. Si ma pauvre santé, qui est faible,
comme vous savez, me fait refuser ou man-
quer à une partie de dames que je n'aurai
jamais vues, qui ne se soucient de moi que par
A DRI ENNE r.E COUVREUR. 89
curiosité, ou, si je l'ose dire, par air, car il en
entre dans tout : « Vraiment, dit l'une, elle
» fait la merveilleuse 1 » Une autre ajoute :
(( C'est que nous ne sommes pas titrées ! » Si
je suis sérieuse, car on ne peut être fort gaie
avec bien des gens qu'on ne connaît pas :
« C'est donc là cette fille qui a tant d'esprit? »
dit quelqu'un de la compagnie. « Ne voyez-
» vous pas qu'elle nous dédaigne, dit une
» autre, et qu'il faut savoir du grec pour lui
» plaire? » — « Elle va chez madame de
» Lambert, dit une autre, cela ne vous dit-il
)) pas le mot de l'énigme? »...
Elle ne se laissait toutefois ni éblouir ni
abuser par les succès de société. Elle sentait
trop finement ce que les jouissances de cet
ordre ont de vain. Elle souffrait même de la
dispersion de soi que produit le monde. Sa
correspondance est pleine d'aveux à cet égard.
La même note y revient à chaque instant :
« C'est une chose horrible que la dissipation
où je suis » On y lit encore : « Je suis plus
occupée que jamais du désir de devenir
libre, et de n'avoir plus de cour à faire qu'à
ceux qui, réellement, auront de la bonté pour
90 PROFILS DE FEMMES.
moi et qui satisferont et mon cœur et mon
esprit. Je ne me soucie point de briller ; j'ai
plus de plaisir cent fois à ne rien dire, mais à
entendre de bonnes choses, à me trouver dans
une société douce de gens sages et vertueux,
qu'à être étourdie de toutes les louanges fades
que l'on me prodigue à tort et à travers dans
bien des endroits. »
D'ailleurs les fatigues de cette vie, ajoutées à
celles du théâtre, excèdent ses forces physiques.
Elle est toujours souffrante. Et pourtant, avec
la nerveuse et vaillante énergie des femmes
frêles, elle sort, reçoit, joue et travaille tou-
jours. « Je n'ai pas eu douze heures de santé
depuis que je vous ai vu. »... « Ma santé est
assez languissante. » C'est le refrain final de
presque toutes ses lettres. Elle écrit encore :
« Ma santé me désespère et je ne suis pas maî-
tresse de la tristesse qu'elle m'inspire. Je
trouve qu'il est plus difficile de prendre son
parti sur une langueur éternelle que sur une
maladie bien vive et bien déclarée. />
La vie à laquelle elle aspire de toutes ses
forces, c'est la vie calme et retirée, les entre-
liens familiers, les longues lectures et les rèvci-
ADKIENNE LE COUVREUR. 91
ries solitaires. Un document suggestif à cet
égard est l'inventaire qui fut dressé chez elle
après sa mort et qui nous a été conservé.
Voici d'abord l'aménagement de sa chambre * :
une tenture de damas cramoisi et de « six
pièces de tapisserie de Flandre à verdure et
petits personnages » couvre les murs et amor-
tit les bruits du dehors. Près du grand lit à
« tombeau », est une chaise longue, un ca-
napé, un sofa, des fauteuils confortables, des
guéridons finement sculptés, des écrans et des
paravents de bois précieux, quelques tableaux
de choix, un clavecin de laque de Chine, une
bibliothèque garnie de quatre cents volumes,
complètent le mobilier, sans compter les menus
objets qui couvrent les tables et révèlent chez
la maîtresse du lieu l'art délicat d'approprier
à sa personne les moindres choses de la vie.
C'est bien la demeure d'une femme qui se
complaît en son logis et qui veut que tout y
soit harmonieux, individuel et raffiné.
Ses toilettes, dont l'inventaire nous donne
1. Mademoiselle Le Couvreur habitait rue des Marais (aujour-
d'hui rue Visconli) un petit hôtel, tout proche de la maison où
demeura la Champmeslé et mourut Jean Racine,
92 PROFILS DE FEMMES.
également la liste, ne portent pas un témoi-
gnage moins significatif de ses goûts d'inti-
mité. Pour dix « habits » de ville et de soirée,
elle possède quinze robes de chambre : « Une
robe de chambre de gros de Tours couleur de
rose, garnie de réseau d'argent ; une robe de
chambre de damas blanc bordé de chenille;
deux robes de chambre de satin jonquille avec
parements de fourrure et de marmouchy, etc.. »
Ces indications, si sèche qu'en soit la teneur,
nous permettent d'évoquer, en son cadre et en
ses atours habituels, l'imcige de celle qui vivait
parmi ces élégances et ces délicatesses. Nous
la voyons maintenant, gracieuse et abandonnée,
causant, au coin du feu et dans une lumière
voilée, avec l'un ou l'autre de ses amis pré-
férés, d'Argental, du Marsais, l'abbé d'Amfre-
ville, le comte de Caylus. Ou bien elle nous
apparaît toute seule, sur sa chaise longue, les
yeux détachés du livre qu'elle tient à la main,
perdue dans une longue rêverie, errant parmi
ses souvenirs et ses regrets, savourant la paix
douloureuse des âmes au fond desquelles d'an-
ciennes amours dorment ensevelies, telle enfin
qu'elle devait être le jour de décembre où elle
ADRIENNE LE COUVREUR. 93
écrivait à l'un de ses confidents ce billet
charmant :
« J'ai resté toute la journée chez moi, dans
une langueur triste et pourtant point insuppor-
table. J'ai fait des réflexions plus attendris-
santes que noires. Vous ne connaissez pas cet
état, parce que vous n'êtes ni faible, ni femme,
ni mélancolique. Adieu, puissiez-vous conserver
jusqu'à votre dernier jour cette heureuse santé
et sécurité. »
*
* *
Ainsi s'achève, dans une expression de dou-
ceur, d'abandon et de mélancolie, la physio-
nomie intime que nous avons tenté d'esquisser.
Une certaine complexité s'y montre par en-
droits et nous avons dû y marquer plus d'un
contraste. Comme tous les êtres qui vivent
beaucoup par le cœur, mademoiselle Le Cou-
vreur fut illogique et faible. Mais, dans ses
contradictions et ses défaillances, elle ne fut
jamais sans grâce. Et c'est pour elle un titre
94 PROFILS DE FEMMES.
suffisant à survivre dans notre souvenir, à ne
pas périr tout entière dans l'oubli.
Car la grâce n'est pas, ainsi qu'on affecte
trop souvent de le croire, quelque chose d'ex-
térieur, une simple apparence, un vain orne-
ment. Elle est une réalité intime, l'essence et
comme le parfum de l'être; elle a pour prin-
cipe la finesse des sens, l'élégance et la noblesse
des instincts, le goût des choses élevées et déli-
cates, l'aversion de tout ce qui est médiocre et
n'excelle pas ; elle suppose enfin le jeu libre et
harmonieux des ressorts intérieurs, ou, comme
disaient les Grecs, Veuryhtmie des mouvements
de l'âme.
De là sa valeur morale et l'influence bien-
faisante qu'elle exerce sur nos facultés ai-
mantes. Elle est même, en un sens, supérieure
aux commandements de la loi morale ; car
ceux-ci nous obligent, tandis qu'elle nous per-
suade. Or, ce qui importe n'est pas de con-
traindre, mais de persuader.
Et c'est aussi pourquoi nous trouvons en
elle une source incomparable de jouissances et
d'émotions; car elle est une œuvre d'art vi-
vante. A un certain degré même, elle vaut les
ADRIENNE LE COUVREUR. 95
plus parfaits chefs-d'œuvre. La grâce d'une
La Vallière, d'une Henriette d'Orléans, d'une
Aïssé, d'une Le Couvreur n'est-elle pas quelque
chose d'aussi accompli que Bérénice ou la Prin-
cesse de Clèves ? Et, pour être plus spontanée,
en aurait-elle moins de prix?
LOUISE, REINE DE PRUSSE
LA NAISSANCE D UNE LÉGENDE
Il est à Gharlottenbourg, au fond d'un parc
silencieux, à l'extrémité d'une allée de cyprès,
un très simple mausolée. C'est la sépulture du
roi de Prusse Frédéric-Guillaume III, mort en
1840, et de son épouse, la reine Louise, morte
en 1810. Dans la lumière bleuâtre qui descend
de l'étroite coupole, leurs statues reposent sur
des socles de marbre. Par un effet singulier, la
reine attire et retient seule les regards ; on ne
voit qu'elle. Étendue, la tête un peu inclinée,
les yeux clos, les bras ramenés sur la poitrine,
les jambes croisées, recouverte, pour seul vête-
ment, d'un léger voile qui laisse transparaître
6
98 PROFILS DE FEMMES.
tout le corps, elle semble surprise dans son
sommeil, et le profane qui la contemple,
oubliant qu'elle est morte, subit la fascination
de sa beauté. La figure a des contours d'une
exquise pureté; les cheveux, relevés aux
tempes, l'encadrent avec grâce, et l'on devine à
travers le marbre leur sève puissante et la
chaude couleur blonde qui les dorait jadis; la
nuque est ronde, forte aussi, comme elle devait
être pour n'avoir plié ni sous les coups de la
fortune, ni sous l'outrage du vainqueur; la
gorge, haute et ferme, semble palpiter encore,
et, de la taille aux pieds, des formes pleines
s'allongent onduleusement.
C'est la femme et non la souveraine que
l'artiste a voulu sauver de l'oubli par cette
œuvre de grand style; car le sarcophage ne
porte aucun des emblèmes propres aux sépul-
tures royales : ni sceptre, ni couronne, ni dais
d'honneur, ni baldaquin, ni pompeuse épi-
taphe, ni figures allégoriques veillant aux coins
du tombeau, nul attribut de majesté, nulle
idée de gloire posthume : à peine, sur les
cheveux, un petit diadème, ornement plutôt
qu'insigne, rappelle-t-il que cette superbe créa-
LOUISE DE PRUSSE. 99
ture fut reine autrefois. Mais voici que, de nos
jours, après plus de soixante ans de silence
absolu sur cette morte, une image idéale s'est
levée mystérieusement du mausolée de Char-
lottenbourg, et la reine seule est apparue, plus
grande qu'elle ne fut jamais de son vivant.
Poètes, artistes, biographes, l'exaltant au
rang des héros de l'histoire nationale, l'ont à
l'envi célébrée, et d'innombrables œuvres, sta-
tues, portraits, médailles, estampes, odes et
élégies, histoires savantes et notices populaires
lui ont décerné les honneurs de l'apothéose K
Ainsi glorifiée, elle a pénétré soudain si avant
dans le cœur de la nation, elle y reçoit un
culte si enthousiaste que, à n'en point douter,
nous assistons là à l'éclosion d'une véritable
légende.
1. Parmi les principales œuvres consacrées dans ces dernières
années à Louise de Prusse, je citerai les beaux portraits de la
reine et de ses deux fils par Steckfer (1886) et par Richter
(1889), — le Luisen-Denkmal d'Encke érigé au Thiergarten en
1880, — l'histoire de Luise, Kônigin von Preussen, d'Adami
(Berlin, 1876 et 1888) et, sous le même titre, celle deKluckhohn
(Berlin, 1876), — la correspondance de la reine dans les deux
éditions d'Adolf Martin (Berlin, 1887) et de Braun (Berlin, 1888j,
enfin le recueil de poésies intitulé : Die Kônigin Luise in der
Dichtung, de Belling. (Berlin, 1890.)
100 PROFILS DE FEMMES.
Quelles causes assigner à cette tardive résur-
rection? Par quelles raisons, l'àme de tout un
peuple se reconnaît-elle aujourd'hui dans cette
figure évoquée du passé? C'est là ce que je
voudrais étudier. L'heure n'est peut-être pas
venue d'écrire l'histoire critique et détaillée de
la reine Louise : les archives de Berlin gardent
encore trop de secrets. Mais, pour l'objet par-
ticulier que je me propose, la vérité générale
importe seule et les documents à notre dispo-
sition suffisent à la dégager.
C'est par sa beauté que la jeune princesse
Louise de Mecklembourg-Strelitz, future reine
de Prusse, se produisit pour la première fois
sur la scène du monde, au mois de mars 1793.
Elle venait d'arriver à Francfort. Malgré la
tristesse des temps, la ville électorale était
aussi animée qu'aux grands jours des couron-
nements impériaux; car la coalition y avait
rassemblé une foule de princes allemands, et
la présence momentanée du roi de Prusse était
l'occasion de fêtes brillantes. Un soir, au
théâtre, on avait vu apparaître, dans la loge
de la princesse douairière de Hesse-Darmstadt,
6.
102 PB0F1T,S T>E FEMMES.
une vision exquise de grâce féminine et de
fraîcheur juvénile. Frédéric-Guillaume II, tou-
jours amoureux ou prêt à l'être, malgré l'âge,
n'avait eu de regards que pour elle, et, devant
que la comédie fût terminée, avait prié qu'on
la lui présentât. Elle s'était alors avancée avec
une aisance si parfaite et un si charmant sou-
rire, qu'il avait été ravi et lui avait adressé
mille compliments. Le Prince Royal, qui, der-
rière son père, assistait à la scène, était
demeuré silencieux, à son habitude; mais son
émotion avait été si profonde que, sur Tinstant
même, il s'était juré de n'avoir jamais d'autre
femme que celle-là.
On sait ce que valent, pour l'ordinaire, de
pareils serments et ce qu'il en faut rabattre
quand le trouble de la surprise s'est dissipé.
Mais le charme qui s'exhalait de la princesse
Louise était d'une essence rare. Goethe, qui la
vit à cette époque, rapporte qu'elle était sem-
blable à « une apparition divine, » et il assurait,
vingt ans plus tard, que rien n'avait pu effacer
l'impression qu'il avait alors ressentie devant
elle. Et puis, le Prince Royal de Prusse était
parfaitement capable d'engager toute sa vie sur
LOUISE DE PRUSSE. i03
un premier émoi. C'était une âme très simple,
sensible et loyale. Loin de le dépraver, l'étrange
éducation qu'il avait reçue au milieu des maî-
tresses de son père et dans le continuel scandale
de la Cour de Potsdam l'avait replié sur lui-
même et lui avait inspiré de bonne heure,
avec le goût de la solitude, l'horreur des
plaisirs et de la vie extérieure. Ces sortes de
natures, tout en dedans, se livrent peu et
s'éprennent rarement; mais lorsque leur sym-
pathie s'éveille, elles aiment avec plus de force
que les autres et se donnent sans réserve.
Le cœur de la jeune princesse parla-t-il de
même en cette circonstance et se porta-t-il d'un
pareil élan vers le royal fiancé qui s'offrait si
ingénument à elle? Il est permis d'en douter.
Si la nature aA'^ait donné au prince Frédéric-
Guillaume les qualités sérieuses de l'âme et du
sentiment, elle lui avait refusé le don qui les
rend seul efficaces, la grâce : ni élégance dans
la personne, ni agrément dans l'esprit; une
pâle figure trop longue, des yeux sans éclat,
oii nulle pensée ne se reflétait, où jamais un
sourire ne passait; des manières et une
démarche toujours embarrassées, une parole
104 PROFILS DE FEMMES.
hésitante; une timidité insurmontable avec les
hommes, même avec ceux de son âge; une
gaucherie ridicule avec les femmes.
Mais, à défaut du cœur, la raison parlait si
haut que c'eut été folie à la princesse Louise
de ne pas l'entendre. Un mariage avec l'héri-
tier présomptif du trône de Prusse était pour
elle une fortune inespérée ; car la maison de
Mecklembourg-Strelitz, d'où elle sortait, était
pauvre, et ne comptait guère dans le corps ger-
manique. Ses sœurs aînées n'avaient trouvé mari
qu'à grand'peine, et la médiocrité des alliances
qu'elles avaient contractées rendait encore plus
éclatante celle que la chance lui présentait.
Quinze jours après la première entrevue, le
prince Frédéric-Guillaume de Prusse et la prin-
cesse Louise de Mecklembourg-Strélitz étaient
ofTiciellement fiancés, et, six mois plus tard,
mariés en grande pompe à Berlin.
La douce Marie Leczinska, transportée brus-
quement de la modeste maison de Wissembourg
au palais de Versailles, ne dut pas être, j'ima-
gine, plus étonnée ni plus dépaysée que la
princesse Louise en arrivant à la cour de Fré-
déric-Guillaume IL
LOUISE DE PRUSSE. 105
La société de Berlin traversait alors une
profonde crise morale. Échappée à l'austère
discipline du grand Frédéric, elle s'était
ruée dans le plaisir, dans la licence effrénée.
L'exemple partait de haut : le roi, veuf de
mademoiselle de Voss, ne comptait pas moins
de trois femmes vivantes: la princesse Eli-
sabeth de Brunswick, qu'il avait répudiée, la
princesse Louise de Darmstadt, avec laquelle
il avait divorcé, et mademoiselle Doenhof, qu'il
avait épousée morganatiquement. Il avait, de
plus, une favorite en titre, madame Rietz, sans
compter les maîtresses éphémères.
De leur mieux les courtisans imitaient le
maître. Partout le vice, la corruption et la
vénalité s'étalaient sans pudeur. Le dérèglement
des idées n'était pas moindre que le désordre
des mœurs. C'était le temps où la littérature
organisait « la lutte contre la morale conven-
tionnelle » et proposait à l'homme, comme
idéal, « le bonheur par l'amour, mais sans
devoirs; » — où le pasteur Schleiermacher
prônait « le système des échanges », afin de
remédier aux unions mal assorties ; — où Fré-
déric Schlegel proclamait que « les mariages
10() PHOriI.S DE FEMMES.
n'étaient, en général, que des concubinats, ou
plutôt des essais provisoires du vrai mariage. »
Un tel milieu était plein de périls pour une
princesse de dix-huit ans, déjà très féminine par
ses instincts et par la conscience de sa beauté,
livrée à un époux timide et inexpérimenté.
Elle risquait d'y corrompre sa loyale et géné-
reuse nature et de s'y dépraver à jamais.
Et, de fait, peu s'en fallut qu'elle ne se
perdît au premier écueil. Deux mois ne s'étaient
pas écoulés depuis le jour de son mariage
qu'elle était compromise déjà par les assiduités
de son cousin, le prince Louis-Ferdinand. Beau,
élégant, d'un naturel chevaleresque et pas-
sionné, d'un charme exquis de manières et de
parole, ce prince était le héros de Berlin :
l'armée le chérissait, les femmes l'adoraient,
et sa vie était un continuel roman. Acquérir
du prestige aux yeux d'une créature aussi
candide que la princesse Louise, s'emparer
d'une âme aussi neuve, n'était qu'un jeu pour
ce grand séducteur.
Que se passa-t-il entre eux? — Probablement
rien de plus qu'il ne s'était passé vingt ans
auparavant, à ïrianon, entre la Dauphine de
LOUISE DE PRUSSE. 107
France et le comte d'Artois. Toujours est-il
que le Prince Royal, inquiété dans son bonheur,
troublé dans sa confiance, arracha brusquement
sa femme de Berlin et vint s'enfermer avec
elle à Potsdam d'abord, puis plus loin, au
château d'Oranienbourg, et bientôt dans une
campagne plus reculée encore, à Paretz, sur la
Havel. Et de quatre ans on ne les vit plus,
ni l'un ni l'autre, à la cour.
Cette longue retraite la sauva. Le genre de
vie qu'elle mena durant ces quatre années,
dans la société de son indolent époux, d'un
aide de camp taciturne et d'une vieille dame
d'honneur, n'était pas, sans doute, celui qui
convenait le mieux pour développer son esprit,
pour former son jugement, pour l'initier aux
affaires publiques, pour l'instruire, en un mot,
dans le grand rôle de souveraine, tel qu'une
Marie- Thérèse ou une Catherine II l'ont com-
pris; mais il la disposait admirablement à la
mission spéciale où elle était, dès ce jour,
destinée.
Soustraite au commerce du monde, elle prit
l'habitude de vivre sur soi-même, d'écouter
son âme et de suivre ses pensées.
108 PROFILS DE FEMMES.
Elle lisait beaucoup : des romans, de la
poésie, de l'histoire, mais au hasard, sans
méthode, sans guide, sans personne avec qui
échanger ses idées, car son époux n'ouvrait
jamais un livre, ne parlait que d'économie
rurale, passait le jour à pêcher à la ligne ou à
tirer le lièvre et le reste du temps à jouer aux
échecs. La promenade était, après la lecture,
son occupation favorite; elle y trouvait un
charme toujours nouveau, car elle avait le
goût de la rêverie, un sentiment vif et délicat
de la nature, et son âme, avide d'émotions,
prête à s'épanouir, s'ouvrait d'elle-même à la
poésie des choses qui l'entouraient. Enfin, aux
heures de mélancolie, durant les après-midi
brumeuses d'automne, pendant les sombres
journées des hivers de Brandebourg, la mu-
sique, qu'elle aimait passionnément, lui était
une précieuse ressource.
Ainsi se préparèrent en elle, à son insu, par le
seul effet du recueillement où elle vivait, les
qualités morales par lesquelles elle devait
marquer sa trace dans le monde et accomplir
son œuvre; ainsi s'entretint au fond de son
cœur une certaine flamme qu'elle avait reçue
LOUISE DE PRUSSE. 109
en naissant, que le milieu délétère de la société
de Berlin eût certainement étouffée et que,
plus tard, les orages de sa vie auraient attisée
en vain, car le feu sacré qu'on laisse éteindre
ne se rallume jamais.
Quand, le 16 novembre 1797, la mort de
Frédéric-Guillaume II la rappela à Berlin, elle
changea de cadre, mais non d'existence. Fré-
déric-Guillaume III, à peine couronné, entendit
continuer sur le trône la vie simple, retirée et
bourgeoise qu'il menait à Paretz. Du jour au
lendemain, le ton, le train, l'étiquette même
de la cour, furent transformés : plus de fêtes,
plus de spectacles, plus de jeu, plus de soupers,
trêve d'intrigues féminines et de scandales
amoureux; une véritable révolution.
La reine reprit, presque aux mêmes heures,
ses occupations d'autrefois : elle recevait fort
peu de monde, se retirait à la campagne dès
la venue de la belle saison et demeurait abso-
lument étrangère aux affaires de l'État, dont
le roi ne l'entretenait jamais.
Mais si son rôle était nul dans le gouverne-
ment de l'État, son action, — une action
latente et inconsciente, — commençait à
7
HO PROFILS DE FEMMES.
s'exercer autour d'elle, et déjà le prestige de
sa ro3auté idéale était fondé.
Elle était revenue de Paretz plus belle et
plus séduisante encore. Sous l'influence de la
maternité (elle avait deux fils), ses formes
s'étaient développées. Sa physionomie, un peu
indécise auparavant, avait pris une expression
définitive; sa voix même, dont le timbre ar-
gentin était un peu frêle, avait acquis une
sonorité plus chaude et des inflexions plus
caressantes; tout son être s'était épanoui, tout
son charme était sorti, et maintenant elle était
vraiment femme, dans la pleine possession de
sa beauté. Ceux qui la virent à cette époque
sont unanimes dans leur enthousiasme. Si
l'opinion des poètes reçus à Potsdam, de Hiller,
de Richter, de Schiller même, pouvait paraître
suspecte de courtoisie, celle d'un étranger aussi
sincère et judicieux que le comte de Ségur est
digne de foi : « L'un des souvenirs qui me
restent de mon voyage à Berlin, écrit-il dans
ses Mémoires, est l'admiration que m'inspira
la belle et spirituelle reine de Prusse dans une
audience où, grâce aux impressions laissées
par mon père, j'eus l'honneur d'être admis
LOUISE DE PRUSSE. lH
seul en sa présence. Il me semble voir encore
cette princesse à demi couchée sur un riche
sofa; un trépied d'or était près d'elle; un
voile de pourpre oriental recouvrait légèrement
et laissait apercevoir sa taille élégante et gra-
cieuse. Il y avait dans le son de sa voix une
douceur si harmonieuse, dans ses paroles une
réduction si aimable et si touchante, dans son
attitude tant de charme et de majesté, que,
interdit pendant Quelques instants, je me crus
en présence de Tune de ces apparitions dont
les récits fabuleux des temps antiques nous
ont retracé l'image enchanteresse K
Il n'est pas jusqu'aux femmes qui ne ren-
dissent hommage à cette triple souveraineté de
la grâce, de la jeunesse et de la beauté. Un
témoignage d'une valeur et d'une compétence
particulières à cet égard est celui de madame
Vigée-Lebrun, qui vint à Berlin en 1801 et fît,
d'après la Reine, deux portraits au pastel.
« La Reine, déclare- t-elle, eut la bonté de me
faire dire d'aller la trouver à Potsdam, où elle
désirait que je fisse son portrait. Je partis;
1. Comte de Ségur, Histoire et Mémoires, u, 210. Année 1803.
112 PROFILS DE FEMMES.
mais ici ma plume est impuissante pour peindre
l'impression que j'éprouvai la première fois
que je vis cette princesse. Le charme de son
céleste visage, qui exprimait la bienveillance
et la bonté, dont les traits étaient si réguliers
et si fins; la beauté de sa taille, de son cou,
de ses bras, l'éblouissante fraîcheur de son
teint, tout enfin surpassait en elle ce qu'on
peut imaginer de plus ravissant. Elle était en
grand deuil, coiffée avec une couronne d'épis
de jais noir, ce qui, loin de lui nuire, rendait
sa blancheur éclatante. Il faut avoir vu la
reine de Prusse pour comprendre comment, à
son premier aspect, je restai d'abord comme
charmée ^ »
C'est aux heures sereines de Tannée que la
nature produit sa plus belle floraison : c'étaient
en effet des heures sereines que traversait
l'épouse de Frédéric-Guillaume III, et qui
étaient d'autant plus douces à vivre qu'au
milieu des tempêtes déchaînées sur l'Europe,
la Prusse, depuis dix ans, était seule à jouir
de la paix.
1. Madame Vigée-Lebrun, Souvenirs, ii, 90.
II
Dans cette atmosphère tranquille, la nouvelle
de la violation du territoire prussien d'Anspach
par l'armée française en marche sur Ulm avait
éclaté soudain, comme un coup de foudre dans
un ciel sans nuages. L'émotion extraordinaire
que cet incident produisit à Berlin, la colère
du roi, la stupeur des ministres, la fureur de
l'armée, la passion subite qui s'empara des
esprits les plus modérés, retentirent profon-
dément au cœur de la reine. Elle sentit avec
une vivacité extrême l'affront qui venait d'être
infligé à sa couronne, et elle applaudit avec
enthousiasme aux mesures militaires que
ili PliOFILS DE FEMMES.
Frédéric-Guillaume ordonna sur-le-champ pour
la réparation de son honneur et la défense de
ses Etats.
Mais quand, la première heure passée, le
roi, effrayé lui-même des résolutions hardies
qu'il avait osé prendre, chercha par tous
moyens à en atténuer l'effet ou à en éluder les
conséquences, elle fut aussi troublée et perplexe
que lui; elle le suivit dans toutes les contra-
dictions politiques où il se laissa entraîner;
elle ne sut ni le fortifier ni l'éclairer, parce
qu'il n'y avait encore dans cette jeune femme
ni la raison d'une conseillère ni l'âme d'une
inspiratrice.
Pourtant c'était beaucoup déjà que son
regard eût dépassé le cercle des intérêts et des
affections personnelles où elle avait vécu
jusqu'à ce jour, qu'elle eût respiré un air plus
vif, chargé de senteurs généreuses, et qu'elle
eût tressailli au souffle d'une grande idée.
Un événement survint alors qui, achevant
ce premier éveil intérieur, amena chez la reine
une crise décisive.
Le 2o octobre I8O0, le tsar Alexandre arri-
vait à Berlin. Avant de rejoindre son armée
LOUISE DE PRUSSE. 115
en Autriche, il voulait tenter un dernier effort
pour arracher le roi de Prusse à l'inaction et
le gagner à la cause des coalisés.
Cette visite inattendue avait jeté Frédéric-
Guillaume dans un grand trouble. En quinze
jours, son violent courroux contre Napoléon
était tombé. La prise d'Ulm et la course victo-
rieuse des Français sur le Danube lui avaient
donné à réfléchir ; les imprudences de sa
conduite et de son langage dans l'affaire
d'Anspach lui apparaissaient dans toute leur
gravité: la démarche du tsar allait maintenant
le compromettre sans retour. N'osant ni
accepter ni décliner l'alliance qui se présentait
à lui, également effrayé des conséquences de
l'un et l'autre parti, il cherchait à différer au
moins l'instant des explications et des respon-
sabilités. Il promenait l'empereur Alexandre
de Berlin à Potsdam et de Potsdam à Berlin,
le comblait d'honneurs et de fêtes, mais écartait
si habilement les confidences, trouvait tant de
prétextes à esquiver les a parte et se rendait
si bien insaisissable à son hôte, que celui-ci, cinq
jours après son arrivée, n'avait pu s'ouvrir
encore de l'important objet de son voyage.
116 PROFILS DE FEMMES.
Et cependant le temps pressait, chaque heure
qui s'écoulait marquait un nouveau pas de
Napoléon vers Vienne, aggravait le péril de
la monarchie autrichienne et exposait à un
désastre les armées russes déjà postées sur
l'Inn.
Enfin, le 30 octobre, Frédéric-Guillaume, à
bout de subterfuges, pressé de toutes paris,
avait dû se rendre.
L'histoire n'est plus à faire de ce qui se
passa alors entre les deux souverains, de la
résistance désespérée du roi aux supplications
d'Alexandre, de sa résignation finale au fatal
traité de Potsdam qui assurait pour un avenir
prochain le concours de la Prusse ii la coalition.
De toutes les instances qui agirent alors sur
le roi, les plus pressantes, peut-être les seules
efficaces, furent celles de la reine.
Quelques jours de présence, quelques heures
d'entretien avaient suffi au tsar pour prendre
sur elle un empire absolu.
Peu d'hommes, certes, étaient plus captivants
qu'Alexandre : jeune, beau, d'une élégance
supérieure, doué d'une ardente faculté d'aimer
que de grandes amours avaient encore déve-
LOUISE DE PRUSSE. 117
loppée, il possédait au plus haut degré la
séduction de parole et de manières naturelle
aux Slaves. Il y avait en outre dans sa per-
sonne un mélange singulier de sincérité et
d'artifice, de grandeur vraie et de majesté
affectée, une bizarre combinaison de héros et
d'acteur très propre à frapper l'imagination
des femmes. Tel, il avait charmé déjà la reine
Louise lorsque, trois ans auparavant, il était
venu saluer Frédéric-Guillaume III à Memel.
Et depuis lors, le souvenir de cette visite,
courte comme une apparition, avait entretenu
en elle un sentiment incertain, voilé, furtif.
Ce serait pourtant une erreur grossière et
d'un esprit bien superficiel d'attribuer à des
causes aussi médiocres et banales l'influence
extraordinaire que le tsar exerça soudain sur
elle en la revoyant à Berlin. Quoi qu'on ait
pu rapporter du manège amoureux où, pour
la conquérir, il déploya toutes ses grâces, c'est
par des voies moins vulgaires qu'il pénétra
dans son âme. Le secret du succès d'Alexandre
fut d'avoir aperçu cette vérité morale observée
si finement par madame de Staël : « Les
femmes allemandes font de la coquetterie avec
7.
IIS PROFILS DE FEMMES.
de l'enthousiasme, comme on en fait en France
avec de l'esprit et de la plaisanterie. »
Dans leurs longs tête-à-tête, que le roi se
gardait bien de troubler, il lui parla un lan-
gage si grand, si noble et si exalté, il excita
en elle de si beaux transports, qu'il lui apparut
comme un demi-dieu supérieur à tous les
hommes et digne de leur commander : elle
crut avoir devant les yeux le type idéal
du souverain. Ce fut une révélation. Elle
n'avait trouvé jusqu'alors en Frédéric-Guil-
laume que les qualités moyennes de l'admi-
nistrateur et les vertus bourgeoises de l'époux ;
elle apprenait maintenant qu'il est pour les
chefs de peuples des marques particulières
d'élection; que l'héroïsme, Tamour de la gloire,
l'orgueil chevaleresque, l'ascendant moral, la
passion entraînante sont leurs al tributs natu-
rels. Paré de ces dons prestigieux, l'empereur
Alexandre allait au-devant du beau rêve qu'elle
portait en son âme. Aussi, le vrai sentiment
qu'elle lui voua fut-il celui de l'admiration,
d'une admiration où sans doute il entrait aussi
quelque tendresse , car chez une nature
sensible les fibres profondes se tiennent entre
LOUIS EDEPRUSSE. il9
elles, et quand l'une est vivement touchée toutes
résonnent, mais où l'esprit et l'imagination
eurent toujours plus de part que le cœur.
Le tsar, désormais, pouvait poursuivre son
voyage, il laissait derrière lui une alliée éprise
et fidèle, pénétrée de cette reconnaissance ins-
tinctive que, selon le mot de Goethe, on garde
toujours à ceux en qui l'on s'est pour la
première fois clairement réfléchi.
Ses adieux furent un coup de maître. Il
devait quitter Potsdam le 4 noveml^re à minuit.
Au moment de prendre congé de ses hôtes, il
exprima le désir d'aller s'agenouiller au tom-
beau de Frédéric II. Il fallut en toute hâte
faire ouvrir la petite église de la Garnison, où
reposent ces restes illustres. A la pâle lueur
de quelques torches, le tsar, Frédéric-Guillaume
et la reine descendirent dans la crypte funèbre.
La majesté du lieu, la gravité des circonstances,
l'heure, les ombres, les flambeaux, tout contri-
buait à rendre saisissante et solennelle cette
visite aux mânes de Frédéric. Soudain, comme
entraîné par l'émotion, l'empereur Alexandre
se jeta sur le sarcophage, le baisa avec ferveur;
puis, se relevant vers le roi et la reine, leur
120 PROFILS DE FEMMES.
fit, en les embrassant, serment d'une éternelle
amitié. Sa berline de vojage l'attendait au por-
tail de l'église : il y monta précipitamment et
partit au grand trot de ses six chevaux, impa-
tient d'aller accomplir les destinées qui l'atten-
daient en Autriche.
Dès lors, la reine Louise fut transformée.
De paisible et quelque peu indolente qu'elle
était auparavant, elle se montra soudain
ardente et belliqueuse, sa réserve habituelle
disparut; ses discours s'exaltèrent, une flamme
plus chaude brillait dans ses yeux : comme
une femme que la passion a visitée, elle sem-
blait vivre d'une vie nouvelle et supérieure.
L'étonnement était général de la voir ainsi :
« La reine, écrivait le ministre de France,
n'est pas reconnaissable depuis la visite de
l'empereur Alexandre. »
Austerlilz la surprit dans cet élan d'enthou-
siasme. Elle en fut, sur le coup, plus déçue
encore qu'affligée, tant elle croyait son héros
invincible ; mais elle se ressaisit aussitôt et,
dans la stupeur profonde où le roi, les ministres,
toute la cour, restaient plongés, elle fut la pre-
mière à recouvrer ses esprits. La guerre à la
LOUISE DE PRUSSE. 121
France, la guerre immédiate lui apparut comme
une évidente et impérieuse nécessité.
Une seule idée, au contraire, se faisait jour
dans l'âme terrifiée de Frédéric-Guillaume,
c'est que le désastre des Russes était pour lui
un dernier avertissement de la fortune.
La crise qui survint alors accentua encore le
désaccord des deux époux et fit ressortir toute
l'opposition de leurs natures morales. Dans
les derniers jours de novembre, M. d'Haug-
witz avait été dépêché de Berlin vers Napo-
léon pour lui imposer la médiation prévue par
le traité de Potsdam et le forcer à la paix.
Avant même que l'envoyé prussien eût exhibé
ses lettres de créance, la journée du 2 décembre
avait changé la face de l'Europe, et, les rôles
étant subitement renversés, celui qui était venu
pour faire la loi avait dû la subir. Le 15 dé-
cembre 1805, jour même où Frédéric-Guil-
laume avait promis aux coalisés de se joindre
à eux si Napoléon ne consentait à mettre bas
les armes, M. d'Haugwitz avait été contraint
de signer sur l'heure, à Schœnbrunn, un traité
qui, au prix du Hanovre, faisait de la Prusse
l'alliée de la France.
122 PROFILS I>E FEMMES.
Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume
en prenant connaissance des étranges engage-
ments souscrits par son ministre avait été de
se révolter : il ne pouvait admettre qu'on dis-
posât ainsi de lui sans façon, ni qu'on lui dictât
ainsi ses alliances. Et, comme il n'avait pas la
conscience facile de Frédéric II, comme il pré-
tendait au contraire apporter dans la politique
les scrupules les plus délicats de la morale
privée, il s'indignait qu'on eût osé lui jeter
pour gage de sa défection la plus riche dépouille
de la coalition, le patrimoine même des rois
d'Angleterre, l'électorat de Hanovre.
Mais, repousser le traité qu'on lui apportait,
c'était la guerre. Or, la guerre lui inspirait
une répugnance invincible, non qu'il fût lâche
et incapable de courage personnel, mais parce
que toute responsabilité l'effrayait, parce qu'il
se sentait impropre à l'action militaire, parce
qu'enfin le souvenir des maux dont il avait été
le témoin pendant la campagne de 92 hantait
toujours son imagination. Éperdu, il tenait
conseils sur conseils, flottait entre tous les avis,
se lamentait désespérément, puis peu à peu,
les jours se succédant, il se faisait à l'idée de
LOUISE DE PRUSSE. 123
ratifier au moins en principe le pacte de sa
servitude.
Quand la reine le vit prêt à s'humilier, elle
fut remplie de douleur. Laissant à M. de
Hardenberg et aux autres adversaires de
M. d'Haugvvitz le soin d'invoquer les raisons
politiques qui pouvaient militer encore en
faveur d'une rupture avec la France, elle fit
aux sentiments du roi un appel passionné :
elle le suppliait de repousser avec éclat le don
du Hanovre comme un présent ignomineux et
perfide, de se rappeler la parole d'amitié et de
fidélité qu'il avait jurée au tsar, de placer au-
dessus de toute considération le souci de sa
dignité et l'honneur de sa couronne. Ou bien,
trahissant le secret de son rêv^e intime, elle
cherchait à le tenter par de brillantes perspec-
tives : c( C'était peut-être à lui, disait-elle,
qu'était réservée la gloire de vaincre Napoléon ;
il fallait peut-être un héritier du grand Fré-
déric pour terrasser celui à qui nul encore
n'avait pu résister sur les champs de bataille
de l'Europe. » Et comme il demeurait inerte à
ces discours, elle lui reprochait amèrement
son apathie, s'oubliant jusqu'à lui dire que
124 PROFILS DE FEMMES.
l'armée douterait de son courage s'il tardait
plus longtemps à tirer l'épée.
Mais, lorsque le roi se fut définitivement
résigné aux faits accomplis, lorsque le traité
de Schœnbrunn modifié, ou plutôt aggravé à
Paris, porta ses premières conséquences, lors-
qu'il fallut s'excuser aux yeux de l'Europe
d'envahir le Hanovre, courber la tête devant
les invectives de l'Angleterre, et, comble de
honte, subir pour prix d'un tel abaissement
les dédains et les affronts de Napoléon, la
généreuse nature de la reine Louise se révolta,
et la passion qui depuis deux mois couvait en
elle éclata tout entière.
Il y eut alors à la cour de Berlin un vrai
parti de guerre, parce qu'il ne manquait plus
qu'une âme pour unir en un parti tous ceux
qui, souffrant de l'attitude pusillanime du roi,
réclamaient une politique plus digne et plus
énergique. On se réunissait presque chaque soir
dans le salon de la reine. Là, venaient le prince
Louis-Ferdinand, rentré en faveur depuis les
derniers événements, et sa sœur la princesse Rad-
zivvill, d'un naturel non moins chevaleresque et
passionné, la jeune et belle princesse Guillaume
LOUISE DE PRUSSE. 125
de Prusse, que ses admirateurs surnommaient
la « Velléda germanique, » le prince de Hohen-
lohe, le baron de Hardenberg, le baron de
Stein, le général Rûchel, le général Blûcher.
Et tous, s'exaltaut à l'envi, déclamaient contre
le « César d'aventure » que les Français s'é-
taient donné pour maître, contre ses rapts
odieux, contre le scandale de son titre impé-
rial, contre le péril croissant de ses ambitions
ou bien changeant de ton, ils raillaient sans
pitié les façons de parvenu de ce « brigand cou-
ronné», les mœurs de sa famille, la tenue de sa
cour, et les prétentions de sa noblesse improvisée.
En vain, le roi, qui fujait ces réunions,
reprochait-il à la reine de tolérer autour d'elle
un pareil langage : elle se disait fière de l'ins-
pirer, et, loin de se calmer, elle l'encouragea
de plus belle.
Bientôt, sous son influence, les têtes se mon-
tèrent à un tel degré d'excitation, qu'un soir,
au sortir du palais, une troupe de jeunes offi-
ciers de la garde alla sous les fenêtres de
M. d'Haugvvitz insulter ce ministre, auteur de
l'alliance française, et briser à coups de pierre
les vitres de son hôtel.
126 PROFILS DE FEMMES.
Dans la crise que traversait la Prusse, le
personnage de la reine sortait ainsi de l'ombre
où il s'était complu jusqu'alors et passait peu
à peu au premier plan. Toutefois, son rôle,
dans le prologue du drame qui se préparait,
n'était nullement celui d'une femme politique
au sens habituel du mot; car, outre qu'elle
n'avait ni l'esprit d'autorité ni le génie de
l'intrigue et de l'action, elle restait comme par
le passé à l'écart des conseils du cabinet et
se souciait peu du détail des affaires diploma-
tiques et militaires. Mais elle traduisait avec
une vivacité extraordinaire le sentiment de
malaise et d'humiliation qui commençait à se
répandre par toute la Prusse, et prêtait une
voix expressive aux protestations, confuses
encore, de la conscience nationale.
C'est précisément la simplicité de ce rôle, où
elle mit toute son âme, qui allait faire son
succès auprès des masses.
L'armée, la première, la comprit et lui fit
ovation. C'était l'armée, en eftet, qui souffrait le
plus de l'état des choses. Entourée de belligé-
rants, seule en Europe, depuis 179o, elle
n'était pas sortie de ses casernes ; elle avait
LOUISE DE PRUSSE. 127
assisté, spectatrice impassible, à dix années de
luttes héroïques telles que le monde n'en avait
jamais vu ; le souvenir de ses gloires passées
lui rendait l'inaction insupportable ; l'attitude
timorée de son roi l'humiliait : à tout prix,
elle voulait se battre.
La première manifestation de ses sentiments
pour sa souveraine lit grand éclat. Le 5 mars
1806, en pleine revue, le comte de Kalkreuth,
qui commandait les dragons d'Anspach, solli-
cita du roi la faveur pour son régiment de
porter désormais le nom de la reine. Présentée
ainsi publiquement, cette demande plaçait
Frédéric-Guillaume dans un singulier embar-
ras : il avait le sens trop droit pour ne pas
prévoir les conséquences d'un assentiment,
mais de quel prétexte eût-il couvert un refus ?
Même au point de vue de la stricte discipline,
la requête qu'on lui adressait était correcte;
car le régiment d'Anspach avait reçu du grand
Frédéric, en récompense de ses exploits pen-
dant la guerre de Sept ans, le privilège d'ex-
primer directement ses désirs ou ses doléances
au roi, sans passer par la voie hiérarchique
des inspecteurs généraux et du ministre de la
128 PROFILS DE FEMMES.
guerre. Il octroya donc, et de mauvaise grâce,
ce que dans son for intérieur il eût voulu
décliner.
L'effet de cette mesure fut considérable. Elle
créa subitement à la reine une popularité
immense parmi les officiers comme parmi les
soldats, et son nom, à peine connu la veille,
fut acclamé aussitôt dans tous les corps de
troupe et dans toutes les garnisons. D'instinct
et spontanément, l'armée, saluant en elle un
nouveau chef, se plut à incarner dans cette
jeune femme les idées d'honneur militaire et
d'orgueil national que, jusqu'au règne actuel,
les rois de Prusse avaient si hautement person-
nifiées.
Heureuse de se sentir comprise, devinée
plutôt, par la partie qu'elle considérait comme
la plus noble de son peuple, elle ne connut
plus de mesure dans l'expression de ses senti-
ments contre la France. En présence du roi
atterré, elle accusait les ministres de réduire la
Prusse à la honte, et prêchait ouvertement la
guerre à Napoléon.
L'adversaire qu'elle provoquait aussi auda-
cieusement n'était pas homme à tolérer qu'un
LOUISE DE PRUSSE. 129
roi, qui se disait encore son ami et qu'il s'était
lié par des traités formels, laissât tenir auprès
de lui un pareil langage.
Vers les premiers jours de juin 1 806, l'orage qui
menaçait depuis si longtemps semblait donc sur
le point d'éclater, tout faisait présager la guerre
et chacun s'y disposait, quand Frédéric-Guil-
laume, se ressaisissant à l'approche du péril,
dans un de ces mouvements subits de volonté
dont les natures les plus faibles sont capables
par accès, fit connaître à tous par un exemple
éclatant qu'il était seul maître et juge des desti-
nées de son peuple et que nul, si haut placé qu'il
fût, n'avait droit de contrecarrer sa politique.
Il donna ordre à la reine de quitter Berlin et
d'aller attendre aux eaux de Pyrmont que
l'agitation dont elle était cause se fût apaisée.
Le soin de sa santé servit de prétexte à cet exil
momentané; mais nul n'en fut dupe, car on
sut aussitôt qu'avant de s'éloigner, elle avait
dû faire acte de soumission, recevoir en faveur
le ministre d'Haugwitz qu'elle avait si vive-
ment attaqué, convenir de ses torts envers lui
et promettre au roi de ne plus retomber à
l'avenir dans ses fautes.
130 PROFILS DE FEMMES.
Quand elle ne fut plus là, un grand silence
se fit à la cour, une grande accalmie dans les
esprits. Et, pendant quelques semaines, on put
croire que le fléau de la guerre serait détourné
de la Prusse.
Mais les causes d'un conflit avec la France
étaient depuis si longtemps posées, tant d'évé-
nements et de malentendus les avaient ren-
forcées depuis un an, qu'il ne dépendait plus
d'aucune volonté particulière d'en arrêter les
effets : les nécessités supérieures qui tôt ou
tard dominent l'action des individus entraient
en jeu.
Lorsque, dans les premiers jours du mois
d'août, la reine revint de Pyrmont, la rupture
était virtuellement accomplie entre le roi Fré-
déric-Guillaume et l'empereur Napoléon. Si l'on
négociait encore, on en était à la dernière
phase de la procédure diplomatique et déjà les
armées rivales se rapprochaient du pays de
Thuringe. Un enthousiasme extraordinaire ac-
cueillit la souveraine. Comme si l'on n'eût
attendu qu'elle, les manifestations publiques
prirent, dès son retour, un caractère plus grave.
Des bandes parcouraient les rues en proférant
LOUISE DE PRUSSE. 131
des cris de guerre; des scènes tumultueuses se
produisaient chaque soir au théâtre où l'on
jouait le Camp de Wallenstein, de Schiller; des
officiers allaient aiguiser leurs épées sur le
perron de la Légation de France : un esprit de
vertige et d'erreur entraînait d'un mouvement
irrésistible toute la Prusse à la ruine.
Le jour où, vêtue aux couleurs des dragons
d'Anspach, la reine Louise traversa la ville en
tête de son régiment qui se rendait aux fron-
tières, sa vue excita un véritable délire. On
l'applaudissait, on l'acclamait, tous les coeurs
battaient à l'unisson du sien, tant son visage
radieux respirait la confiance et promettait le
succès.
A cette heure-là, c'était elle, aux yeux de
tous, la vraie souveraine. Elle seule, à cette
heure, représentait son peuple dans le grand
drame historique où s'allait jouer la fortune de
la Prusse, tandis qu'à ses côtés Frédéric-Guil-
laume, atterré, comme écrasé par la fatalité,
muet et blême, ne semblait plus qu'un fantôme
de roi.
III
Le 21 septembre, la reine quittait de nou-
veau Berlin, mais rayonnante de joie cette fois :
elle accompagnait son époux à Naumbourg,
sur la Saale, où l'armée s'était concentrée déjà
sous les ordres du duc de Brunswick.
Son départ avait rencontré auprès des con-
seillers du roi une vive opposition. Inquiets de
voir se continuer devant l'ennemi les intrigues
des coteries de la cour, ils représentaient que
la place d'une femme n'était pas dans un quar-
tier-général; ils disaient que la présence de la
reine au milieu des troupes serait une gêne
pendant les marches et les étapes, un grave
LOUISE DE PRUSSE. 133
embarras les jours de bataille, un souci ter-
rible en cas de malheur. Peut-être la reine se
fût-elle rendue à ces objections, si son vœu le
plus ardent n'eût été précisément conforme au
désir secret du roi. Depuis que la guerre était
déclarée, Frédéric-Guillaume était, en effet,
profondément abattu, et l'idée de se séparer de
la reine en un pareil moment, la crainte de
tout perdre en la perdant aggravaient son état
moral. Loin donc de la dissuader, il lui avait
laissé entendre qu'un précieux appui lui man-
querait si elle ne restait auprès de lui. Et,
fière de cette marque de confiance, elle l'avait
aussitôt suivi.
Un singulier état d'esprit régnait dans l'ar-
mée lorsque le roi et la reine parvinrent à
Naumbourg. On n'avait pas encore affronté ni
même aperçu l'ennemi, et pourtant la confu-
sion était déjà dans les états-majors et le dé-
couragement dans les troupes.
L'arrivée de Frédéric-Guillaume n'était guère
faite pour remédier à ces dispositions morales.
L'ignorance où l'on était encore de la marche
des Français et du point où il les fallait attendre
lui causa tout d'abord une inquiétude extrême.
8
134 PROFILS DE FEMMES.
Il passait des journées entières, des journées
dont chaque minute était précieuse , à
tenir conseil, renaettait vingt fois en délibéra-
tion les mesures les plus urgentes, n'osait
prendre parti ni pour la tactique d'expectative
proposée par le duc de Brunswick, ni pour la
marche en avant réclamée par le prince de
Hohenlohe, opposait à chaque avis nouveau
une objection nouvelle, ne tranchait rien, mais
contrariait tout et paralysait ainsi l'attaque
aussi bien que la défense. Ou bien, hors du
conseil de guerre, se retrouvant avec ses mi-
nistres civils qu'il avait amenés, il se deman-
dait si l'attente d'une dernière offre d'arrange-
ment n'était pas l'explication de la lenteur
inaccoutumée de Napoléon à engager les opé-
rations, et il cherchait encore à entamer des
pourparlers diplomatiques.
Mais quand le malheureux combat de Saaifeld,
où le prince Louis-Ferdinand trouva la mort,
l'eut définitivement éclairé sur les véritables
intentions de son adversaire, sur l'irrémédiable
nécessité, sur la pressante et terrible réalité de
la guerre, il tomba anéanti, dans une prostra-
tion d'où ni ses généraux, ni ses conseillers
louist: nE prusse. 135
favoris ne pouvaient le tirer. A cette heure où
les plus graves décisions s'imposaient, où
l'armée affolée par la soudaineté d'un premier
échec cherchait autour d'elle à qui se rallier,
il restait enfermé dans le château de Weimar,
condamnant sa porte, en proie à la plus morne
douleur et aux plus sombres pressentiments.
Alors ce fut la reine qui sortit et se montra
aux troupes. Sur les routes, à travers les
bivouacs et les cantonnements, du plus loin
qu'on apercevait sa robe blanche, on l'accla-
mait. Souriante encore dans sa fière beauté,
relevant d'un mot, d'un geste heureux les
esprits abattus, inspirant à tous une confiance
qui déjà n'était plus dans son cœur, elle pas-
sait, et quelque chose de l'âme de la patrie
semblait passer avec elle. Cette noble figure
de femme attirait ainsi sur elle les regards que
son triste époux aurait mal soutenus et sauve-
gardait en les personnifiant les traditions mi-
litaires de la maison royale de Prusse.
Cependant, l'heure critique approchait. Le
12 octobre, au soir, alors qu'on croyait encore
avoir les Français au loin devant soi, on
apprit soudain à Weimar qu'ils étaient maîtres
136 PROFILS DE FEMMES.
déjà du cours de la Saale, bien au delà et en
arrière des lignes prussiennes, et que le lende-
main peut-être on serait coupé de la retraite
sur l'Elbe. Après toute une nuit et toute une
matinée perdues en hésitation, le roi se mit
en marche avec le duc de Brunswick vers Auer-
staedt, laissant le prince de Hohenlohe à léna.
La reine, accompagnée de sa grande-maî-
tresse et de deux demoiselles d'honneur, sortit
de Weimar en berline, à trois heures de l'après-
midi. Deux heures plus tard, près du petit
village d'Eckartsberg, un aide de camp, accou-
rant à bride abattue, se jeta à la tête des
chevaux de la voiture royale. Au nom du roi,
il conjurait la reine de ne pas aller plus avant:
la cavalerie française parcourait la vallée à
deux lieues de là, et des masses ennemies se
détachaient au loin.
Force lui fut de rebrousser chemin et de
retourner à Weimar. Tout le long de la route,
les troupes qu'elle croisait, comprenant à son
retour qu'elles allaient enfin se battre, la
saluaient et l'invoquaient avec le même enthou-
siasme que les jours précédents lorsqu'elle
visitait leurs cantonnements; mais c'était elle
LOUISE DE PRUSSE. 13T
maintenant qui avait le plus besoin d'être sou-
tenue et réconfortée, car la pensée de la bataille
où se précipitait cette masse humaine, la con-
science de sa propre responsabilité dans la
lutte où elle avait engagé son pays, le sentiment
des périls qu'allait courir son époux et que
seule elle ne partageait pas, lui remplissaient
l'âme de tristesse.
A Weimar, où elle ne parvint que tard dans
la soirée, un souci plus grave l'attendait. On
venait d'y recevoir du prince de Hohenlohe,
qui avait pris position en arrière d'Iéna, les
plus inquiétantes nouvelles. Or six lieues à
peine séparent léna de Weimar, et le séjour
de cette dernière ville n'offrait plus aucune
sécurité. Avec une énergie et une franchise
qu'autorisait son ancien dévouement, le général
Riichel lui représenta qu'elle devait partir pour
Berlin et sur l'heure; qu'en demeurant plus
longtemps à Weimar elle courait le risque
d'être surprise et enlevée par les Français, et
que, d'ailleurs, son salut importait maintenant
au sort de l'État, car s'il arrivait malheur au
roi dans le combat, ce serait à elle de le rem-
jplacer.
s.
138 PROFILS DE FEMMES.
Après une longue lutte, elle se rendit à ces
vives instances, La nu il se passa à lui chercher
des chevaux pour la route, tout ce qui était en
état de porter harnais ayant été requis et
emmené par le train de l'armée, et à lui tracer
un itinéraire détourné par Gôttingen et Bruns-
wick, la voie directe par Halle et Wittenberg
étant déjà coupée.
Le 14 octobre, à cinq heures du matin, elle
monta dans sa berline. Un escadron de cuiras-
siers avait mission de l'escorter jusqu'à ce
qu'elle fût hors de la zone des opérations, à
l'abri des atteintes de la cavalerie française qui
poussait dans tous les sens des pointes hardies.
L'aube de cette journée d'automne était
glaciale et blafarde. Un brouillard épais flotlait
sur la campagne, enveloppant toutes choses
comme d'un linceul de tristesse, et de gros
nuages voilant le soleil couraient sur le ciel.
Malgré le mauvais état des chemins défoncés
par les dernières pluies et par le passage de
l'artillerie, la voiture de la reine allait d'un
train rapide vers Erfurth quand tout à coup
un essieu se rompit. Tandis qu'on tâchait à
réparer l'accident, un bruit sourd se fit entendre
LOUISE DE PRUSSE. 130
du côté d'où l'on venait, suivi aussitôt de lon-
gues et violentes détonations. La bataille d'Iéna
s'engageait. Il n'y avait plus une minute à
perdre. Abandonnant la berline brisée, on fit
monter la reine dans la calèche découverte où
se trouvaient déjà ses deux demoiselles^ d'hon-
neur, et, grand trot, on continua la route.
On marcha ainsi tout le jour en côtoyant la
forêt de Thuringe, pour ne s'arrêter qu'à la
nuit, à Heiligenstadt au pied du Hartz. Depuis
Weimar on avait parcouru plus de trente-cinq
lieues. Le lendemain, dès la première heure,
il fallut repartir, et l'on parvint le soir à
Brunswick, capitale du duché. En même temps
que la reine, un courrier y arrivait d'Auer-
stsedt. Parti la veille dans l'après-midi, il
avait passé par des chemins de traverse pour
annoncer à la cour ducale que le duc de
Brunswick était mortellement blessé; il ajoutait
que le maréchal de Mollendorf avait été aussi
frappé à mort, qu'un grand nombre d'officiers
et des milliers d'hommes étaient tombés depuis
le matin sur le champ de bataille, que le roi
avait eu deux chevaux tués sous lui et que, à
l'heure où on l'avait expédié du quartier-
140 PROFILS DE FEMMES.
général, toute la cavalerie se massait pour
tenter un suprême effort.
Sous le coup de ces désolantes nouvelles qui
lui rendaient l'incertitude plus cruelle, la reine
reprit immédiatement la route de Berlin.
Blottie au fond de sa voiture, tremblante de
froid et d'angoisse, silencieuse, elle se laissait
aller aux plus sombres pressentiments quand,
le quatrième jour du voyage, aux environs de
Taogermûnde, dans le Brandebourg, un officier
envoyé au-devant d'elle lut remit une lettre
écrite le 14 octobre au soir par le colonel de
Kleist, aide de camp du roi. Elle y lut ces
seuls mois: « Le roi est vivant, la bataille est
perdue. — Où est le roi, où est l'armée ?
s'écria-t-elle aussitôt. — Le roi, répondit l'offi-
cier, je ne sais ; l'armée, elle n'existe plus. »
La panique régnait à Berlin le soir où elle
y arriva, car on connaissait depuis la veille le
double désastre d'Iéna et d'Auerstaedl. Et
même, dans la crainte où l'on était de voir
apparaître les Français aux portes de la ville,
on avait emmené à Schwedt sur l'Oder les
enfants royaux.
Brisée de douleur et de fatigue, la malheu-
LOUISE DE PRUSSE. 141
reuse reine repartit dès le lendemain matin
pour les rejoindre.
L'ennemi s'avançant à marches forcées,
Schwedt déjà n'était plus une retraite assez
sûre. Il fallut chercher refuge à Stettin d'abord,
puis à Giistrin.
Frédéric-Guillaume venait d'y entrer, dans
le triste appareil d'un roi fugitif.
On était au 21 octobre. Donc, depuis que
sur la route de Weimar ils s'étaient séparés,
neuf jours à peine s'étaient écoulés, et tout
n'était plus que ruine autour d'eux ; plus
d'armée, la capitale abandonnée, la moitié du
royaume envahi, les plus belles forteresses
investies ou enlevées: neuf jours avaient suffi
pour que l'œuvre du grand Frédéric s'effondrât
jusqu'à la base.
Le roi était anéanti. Là-bas, à Auerstsedt,
dans l'atmosphère stimulante de la bataille, il
s'était comporté avec vaillance. A l'heure où la
fortune l'abandonnait, il avait en vain cherché
la mort. Par deux fois, il avait conduit à la
charge le régiment des dragons de la reine, et
chaque fois un cheval était tombé sous lui.
Mais la défaite, la course affolée au milieu
142 PROFILS DF. FEMMES.
des soldats jetant leurs armes, invectivant leurs
officiers , Finsultant lui-même ; le contact,
jour et nuit, de tout ce qu'il y a de misère et
de lâcheté humaines dans une armée en
déroute, puis cette traversée furtive de sa
capitale, et la fuite reprise pour s'arrêter,
Dieu savait où I c'était trop d'émotions pour
un caractère aussi faible. Il voulait la paix à
tout prix, implorait de Napoléon au moins un
armistice, promettait de contremander l'arrivée
imminente des Russes ses alliés, s'humiliait
devant son vainqueur et offrait de se lier à lui
« par une inaltérable intimité ».
Il était urgent pour l'honneur de la mo-
narchie prussienne que la reine reprit place aux
côtés de son époux. Quand tout le monde autour
d'elle désespérait, quand les ministres non
moins abattus que leur souverain ne parlaient
que de traiter, quand des généraux comme le
prince de Hohenlohe et Bliicher capitulaient
avec les derniers débris de l'armée, quand des
garnisons entières mettaient bas les armes sans
combat, quand Spandau, Hameln, Nieubourg,
Plassenbourg, Stettin, Ciistrin, Magdebourg,
toutes les places fortes saisies d'un même ver-
LOUISE DE PRUSSE. 143
tige, ouvraient leurs portes à la première som-
mation, quand tout ressort semblait brisé dans
le cœur des hommes, la reine seule se dressait
fi ère, inébranlable, et prêchait la résistance à
outrance. On lui reprochait en vain d'être plus
insensée encore qu'au mois de septembre quand
elle avait fait déclarer la guerre, car ce qui
était inopportun dans ce temps-là était devenu
impossible aujourd'hui: elle se révoltait contre
l'évidence des faits au nom d'une vérité supé-
rieure dont elle prétendait avoir en elle l'écla-
tante révélation.
Elle apportait à la défense de ses idées une
telle opiniâtreté, une foi si ardente, et les per-
sonnages qui l'entouraient étaient si peu maîtres
de leurs pensées, si troublés dans leurs des-
seins, qu'elle finit par leur imposer sa volonté.
Ce fut un éclair de joie pour elle dans ces jours
sombres lorsqu'elle arracha au roi éperdu le
retrait de sa demande d'armistice et l'ordre de
continuer la lutte.
Quelle que fût sa fermeté d'âme, quelque
confiance qu'elle affectât en ses inspirations, il
semble pourtant qu'au lendemain de cette
grave décision, la perspective des nouveaux
144 PROFILS DE FEMMES.
abîmes où elle lançait son pays l'effraya, et
que, prise d'un doute horrible, écrasée sous le
poids de ses responsabilités, elle eut une défail-
lance. C'était par un soir lugubre de décembre,
à l'étape d'Ortelsbourg, tandis qu'elle fuyait
avec son époux à travers les forêts de noirs
sapins et les tristes plaines de la basse Pologne :
elle fit un retour vers le passé, scruta sa con-
science, s'accusa de tous les malheurs de son
peuple, et faible, l'âme en détresse, fondit
en sanglots. La crise finie, elle eut l'idée,
afin d'en fixer le souvenir, d'inscrire sur un
carnet qui ne la quittait jamais les beaux
vers de Wilhelm Meister : a Celui qui jamais
ne mangea son pain mouillé de larmes, qui
jamais ne passa les tristes nuits assis sur sa
couche et sanglotant, celui-là ne vous connaît
point, ô puissances célestes I Vous introduisez
une malheureuse créature dans la vie, vous la
laissez devenir coupable, et vous l'abandonnez
à sa peine, car toute faute s'expie sur la terre. »
Puis elle se releva apaisée, rassurée, et dé-
sormais inébranlable.
Mais si ses forces morales croissaient dans le
maliieur, ses forces physiques commençaient à
LOUISE DE PRUSSE. 145
s'épuiser. Sa santé, qui avait toujours été si
délicate, ne pouvait résister aux épreuves de
toute sorte qu'elle endurait depuis le début de
la guerre.
En arrivant à Kônigsberg, le 9 décembre,
elle fut saisie de frissons et d'une lassitude
extraordinaire. Le lendemain, la fièvre ty-
phoïde se déclarait et la mettait au plus mal.
Vers le dixième jour de la maladie, dans un
intervalle de conscience, elle s'informa des
derniers combats, de l'arrivée des Russes,
du progrès de l'invasion. On dut lui apprendre
que, les Français n'étant plus qu'à quelques
journées de marche de Kônigsberg, le roi allait
être contraint de se séparer d'elle et de s'en-
fuir encore plus loin, à l'extrémité de ses
États. A cette nouvelle, elle protesta de toutes
ses forces qu'elle aussi voulait partir, opposant
à tous les arguments du roi, des médecins,
de ses dames d'honneur cette seule réponse :
« J'aime mieux remettre mon âme à Dieu que
tomber entre les mains de l'ennemi. » Cette
pensée d'être captive des Français et de servir
au triomphe de Napoléon lui causait une telle
angoisse, ses supplications étaient si éloquentes,
9
146 PROFILS DE FEMMES.
sa voix brisée trouvait des accents si énergiques
et exprimait une volonté si arrêtée, qu'il fal-
lut lui céder. Le 5 janvier d807, par un froid
terrible, elle partit presque mourante pour
Memel, la dernière ville de la Vieille-Prusse,
aux confins de la Lithuanie russe : on croyait
qu'elle succomberait en route. Ce fut, en effet,
durant trois jours et trois nuits, un voyage
lamentable, le long de lagunes gelées, sous le
vent glacial de la Baltique, dans une conti-
nuelle tourmente de neige. Un soir, la malheu-
reuse reine n'eut d'autre abri qu'une hutte
abandonnée, sans porte, sans fenêtre et sans
feu. Un miracle, si elle respirait encore en
arrivant à Memel !
A peine convalescente, elle poursuivit le rôle
qu'elle s'était assigné désormais, celui de ne
pas désespérer.
La petite ville de Memel offrit alors un spec-
tacle d'une rare grandeur morale. Une pâle et
faible femme portait dans son cœur la cons-
cience nationale de tout un peuple. Jamais la
patrie prussienne n'avait été aussi réduite :
jusqu'au delà de la Yistule elle était envahie
et soumise ; à peine entre le Niémen et la Bal-
LOUISE DE PRUSSE. 147
tique une mince lisière de territoire échappait
à la conquête. Et pourtant, en un sens, jamais
elle n'avait été plus grande; car jamais elle
n'avait encore évoqué dans une âme allemande
une vision aussi haute.
Depuis près d'un demi-siècle, sous l'in-
fluence de l'école philosophique et littéraire
qui fonda la supériorité de l'Allemagne dans
l'ordre intellectuel, l'idée de la patrie s'était
abolie : un humanitarisme vague s'y était sub-
stitué. Herder avait flétri les sentiments patrio-
tiques comme « indignes de citoyens du
monde ». Schiller s'écriait: <f Vous seriez fous,
Allemands, de prétendre former une nation ;
contentez- vous d'être hommes. » Et Goethe
écrivait : « Le patriotisme, que Dieu nous en
préserve 1 »
Si les esprits supérieurs pensaient ainsi et
l'élite de la société avec eux, la masse du pays,
incapable de transcendance, était tombée à la
plus profonde apathie politique et au plus bas
égoïsme. Indifférente à la triste équipée de
1792, elle avait salué avec joie l'humiliante
paix de Bâle. Et maintenant elle assistait sans
tressaillir aux désastres inouïs de la monar-
148 PROFILS DE FEMMES.
chie, à cet effondrement subit de tout l'État;
elle acceptait sans révolte, sans explosion de
douleur ni de colère, la domination étrangère
et accueillait tranquillement les vainqueurs K
Ce fut donc par une inspiration subite et
spontanée que la reine Louise, devançant les
temps marqués pour le réveil de l'esprit na-
tional, conçut dans son âme l'idée sublime de
la patrie. Elle avait enfin trouvé l'objet du
grand amour que son cœur appelait et que les
affections rencontrées ou ébauchées par elle
jusqu'alors ne lui avaient point offert.
Du coup, ce qui est l'effet ordinaire de l'en-
thousiasme, elle devint insensible à tout ce
qui pouvait atteindre sa croyance, et les évé-
nements n'eurent plus de prise sur elle. Ainsi,
on reculait chaque jour d'échec en échec, et
déjà l'on prévoyait qu'un lendemain de défaite,
il faudrait abandonner le territoire prussien et
1. La Pi-usse était moralement si atteinte que, à part Hum-
boldt, elle a du chercher hors de son sein les hommes qui
l'ont relevée après Tilsit : Stein était IS'assovien et Scharnhorst
Ilanovrien. De même elle n'a fourni personne à la brillante
pléiade des créateurs du patriotisme allemand : Fichte et
Koerner étaient Saxons; Niebuhr, Holsteinois; Saviyay, Hes-
sois; Arndt, Suédois de Rùgen; Uhland, Wurtembergeois ;
Rùckert, Bavarois, etc.
LOUISE DE PRUSSE. 149
suivre sur le sol russe la fortune du tsar. Que
lui importait, à elle? N'était-elle pas assurée
du succès définitif? Partout où l'entraînerait
sa destinée errante, à Wilna ou à Riga comme
à Memel, elle retrouverait les mêmes raisons
de lutter, d'espérer et d'entretenir l'espérance
autour d'elle.
Aussi quand, le d3 février, après la san-
glante et infructueuse bataille d'Eylau, Napo-
léon offrit à Frédéric-Guillaume, pour prix
d'une paix séparée, la restitution immédiate
de ses États jusqu'à l'Elbe, elle n'admit pas
un seul instant qu'on pût accueillir ces propo-
sitions inespérées, et ce fut elle encore qui,
contre le sentiment du roi, contre l'avis pres-
sant de ses conseillers, par des prodiges d'éner-
gie, fit congédier sans réponse le plénipoten-
tiaire français *.
Le désastre même de Friedland (14 juin 1807)
ne put l'abattre.
1. On lit dans la correspondance de Joseph de Maistre :
K Saint-Pétersbourg, mars 1807. — La Prusse vient d'être ten-
tée de nouveau. Le général Bertrand est venu offrir au roi les
plus belles conditions s'il voulait faire la paix et se détacher
de la Russie, mais il a tenu bon. A présent, il est ferme comme
un roc, car le courage ne l'abandonne ni jour ni nmt... »
lf)0 PROFILS DE FEMMES.
Mais la nouvelle de la défection des Russes,
suite de cet irréparable échec, la terrassa.
Quand elle apprit que le tsar, abandonnant la
cause de son allié, avait signé un armistice
particulier et posé les armes, elle comprit que
tout était fini et elle murmura ces mots :
« Dieu juste, pourquoi nous avez-vous délais-
sés? Dieu pitoyable, quelles fins poursuivez-
vous donc en nous ? » Pendant plusieurs jours
elle resta dans les larmes.
Cependant, l'heure critique de sa vie allait
sonner et l'événement qui devait le plus con-
tribuer à laisser d'elle une image idéale dans
la mémoire de son peuple était commencé.
Depuis 1b 24 juin, Frédéric-Guillaume était
allé rejoindre le tsar à Tilsit. Auprès du bril-
lant Alexandre, il faisait une figure déplorable.
Objet de peu d'empressement de la part de
Napoléon, témoin importun du subit enthou-
siasme de son allié de la veille pour leur com-
mun vainqueur, les embarrassant tous deux,
autant par sa présence indiscrète à leurs entre-
tiens que par son inhabileté physique à les
suivre durant leurs longues et rapides chevau-
chées sur les bords du Niémen; sans grâce
LOUISE DE PRUSSE. 151
dans le malheur, toujours maussade au con-
traire, le teint brouillé, l'aspect lamentable,
récriminant sur le passé ou cherchant mala-
droitement à s'en justifier, il négociait en vain
depuis dix jours pour disputer les lambeaux
de son royaume à la conquête.
L'énormité des sacrifices qu'on exigeait de
lui et l'attitude impassible de Napoléon à son
égard l'avaient jeté dans une de ces crises de
prostration où l'infortuné souverain perdait
jusqu'au sentiment de sa dignité. Le voyant en
si fâcheux état, le comte de Kalkreuth eut
l'idée d'appeler la reine à Tilsit ; elle seule,
pensait-il, pouvait, dans cette conjecture su-
prême, sauver la situation: elle relèverait le
moral de son époux, elle rappellerait au tsar
les serments de Potsdam, elle intercéderait
enfin auprès de Napoléon, et le grand charme
qui était en elle, ce charme de séduction
auquel nul encore n'avait résisté, agirait peut-
être sur l'âme du vainqueur.
Quand elle reçut, à Memel, la lettre par
laquelle le roi la suppliait d'accourir à Tilsit,
elle devint toute pâle, chancela et s'effondra en
sanglots. Les personnes qui étaient là crurent
lo2 PROFILS DE FEMMES.
qu'elle venait d'apprendre quelque catastrophe
nouvelle.
Napoléon lui inspirait, en effet, une telle
horreur que la pensée d'aller l'affronter, de se
présenter suppliante devant lui la bouleversait
jusqu'au fond de l'être. Dans le vainqueur
d'Iéna, ce n'était pas seulement le fléau de sa
patrie qu'elle détestait, c'était aussi l'homme
qui depuis deux ans l'avait elle-même si cruel-
lement insultée. L'une des faiblesses de Napo-
léon était de couvrir de calomnies et d'ou-
trages les adversaires dont le patriotisme lui
faisait obstacle. Ni des hommes d'État tels
que Hardenberg et Cobentzel, ni des femmes
telles que l'impératrice d'Autriche et la duchesse
de Saxe-Weimar n'avaient trouvé grâce devant
lui. Mais à l'égard de la reine Louise, ses
insultes avaient été particulièrement violentes.
Dès l'entrée en campagne, le premier Bulktin
de la Grande Armée l'avait dénoncée à la France
et à l'Europe comme l'auteur responsable de la
guerre: « ...La reine de Prusse est à l'armée,
habillée en amazone, portant l'uniforme de son
régiment de dragons, écrivant vingt lettres par
jour pour exciter de toute part l'incendie. Il
LOUISE DE PRUSSE. 153
semble voir Arinide, dans son égarement,
mettant le feu à son propre palais, etc. »
Presque chaque jour, les Bulletins suivants
l'avaient reprise à partie, passant tour à tour
de l'invective à la dérision, tantôt faisant d'elle,
comme la Gléopâtre du poète latin, une sorte
de fatale monstrum funeste au genre humain,
tantôt raillant la frivolité de son esprit, ses
goûts romanesques et le désordre oià l'on avait
trouvé, à Gharlottenbourg, les papiers d'État
et les portraits du tsar mêlés, dans ses tiroirs,
aux chiffons et aux dentelles parfumées. For-
çant le ton, les journaux à la solde du quar-
tier impérial l'avaient traitée de fa(;on plus
dure encore. Enfin l'empereur lui-même, pu-
bliquement, à tout propos, avait parlé d'elle et
de son culte pour Alexandre avec des plaisan-
teries de corps-de-garde.
Chacune de ces attaques avait profondément
blessé la reine, et tant de griefs personnels,
ajoutés aux malheurs publics, avaient exaspéré
sa souffrance.
Elle partit donc pour Tilsit, l'âme triste jus-
qu'à la mort, convaincue qu'elle marchait à un
sacrifice, mais persuadée qu'une expiation était
9.
1?>4 PROFILS DE FEMMES.
nécessaire au salut de son peuple et qu'il était
juste qu'elle en fût la victime.
Si, à distance, ces sentiments pouvaient pa-
raître exagérés, qu'importe? L'impression de
la souffrance est absolue pour celui qui l'en-
dure, et la conscience de chacun est la seule
mesure de ses émotions.
Le 6 juillet, dans l'après-midi, comme elle
entrait à peine dans la petite ville lithua-
nienne où se réglaient alors les destinées
du monde, on introduisit soudain aliprès
d'elle l'empereur Napoléon. Elle lui adressa
d'abord quelques paroles banales, car elle était
très émue.
Mais, se reprenant bientôt, elle parla de
l'objet de son voyage, qui était d'obtenir pour
la Prusse une paix acceptable. « Comment,
lui dit -il, avez-vous osé me déclarer la guerre? »
Elle repartit avec dignité : « Sire, la gloire du
grand Frédéric nous a trompés : elle était si
illustre, que cette erreur nous était bien per-
mise. »
Alors elle sollicita la restitution de la Silé-
sie, de la Westphalie et de Magdebourg. Il pro-
testa qu'une pareille demande était immodérée,
LOUISE DE PRUSSE. 155
insensée, qu'il y songerait pourtant ; puis, dé-
tournant l'entretien, il lui fit compliment du
goût de sa toilette et palpa, en s'informant du
tissu, l'étoffe soyeuse de sa robe. Elle l'inter-
rompit d'un geste un peu hautain : « Sire,
parlerons-nous chiffons dans un moment aussi
solennel ? » Les larmes lui montaient aux
yeux.
Le soir venu, elle dîna, en grande céré-
monie, entre l'empereur Alexandre et Napo-
léon . Celui-ci s'évertua pendant tout le repas à
se montrer aimable. Certes, il était capable
quand il le voulait d'exercer une puissante
attraction, car il possédait au plus haut degré
la chaleur entraînante et communicative du
langage ; mais la qualité première du charme,
le tact, lui manquait ; il savait subjuguer les
âmes, il ne les séduisait pas.
Ce soir-là, pendant la première partie du
repas, il ne cessa de raconter en riant à
ses convives les incidents, les moins flatteurs
pour leur amour-propre, de la campagne
qu'il venait de mener contre eux, trou\'ant
plaisant, par exemple, de rappeler à la reine
que, le jour d'Iéna, elle avait bien failli
1S6 PROFILS DE FEMMES.
être enlevée par les ' hussards de Murât \
Elle, au contraire, ne fut que charme et
séduction. Tour à tour sérieuse et enjouée,
pressante et insinuante, toujours maîtresse de
soi, toujours consciente de son rang, de sa
race et de sa beauté, elle se révéla aux yeux
de Napoléon, étonné, une créature exquise et
supérieure. A la fin de la soirée, elle l'avait
visiblement captivé, elle le dominait, elle lui
arrachait en souriant de bienveillantes assu-
rances, de vagues promesses.
Quand elle prit congé de lui, personne
parmi les assistants ne doutait qu'elle n'eût
cause gagnée, et elle-même passa la nuit dans
les plus grandes espérances.
Le lendemain, qui s'annonçait si radieux,
fut un jour tragique. L'arrêt «de mort de la
Prusse était depuis trop longtemps porté dans
la pensée de Napoléon, pour qu'aucune volonté,
aucune influence pût en suspendre l'exécution :
le 8 juillet au soir, le démembrement de la
1. On lit dans les Mémoires de Ségur (III, chap. m) au récit
de la liataiile d'Iéna : « Quand j'annonçai à l'empereur que
nous avions failli prendre la reine, sa voix s'anima en me
répondant: « C'eût été justice! Elle l'avait bien mérité. C'est
elle qui est la cause de la guerre !....» É
LOUISE DE PRUSSE, 157
monarchie prussienne élaiL consommé. Et
Napoléon écrivait à l'impératrice Joséphine :
« La reine de Prusse est réellement charmante,
elle est pleine de coquetterie pour moi ; mais
n'en sois pas jalouse ; je suis une toile cirée
sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il
m'en coûterait trop cher de faire le galant. »
Vingt-quatre heures plus tard la reine quit-
tait Tilsit. En recevant les adieux de Napoléon,
elle lui dit ces simples mots : « Sire, vous
m'avez cruellement trompée. » Sans se dé-
fendre, il lui offrit une rose qui s'épanouissait
au balcon de la fenêtre. Un instant, elle hésita
à l'accepter, mais, se ravisant subitement :
« Au moins avec Magdebourg, murmura-
t-elle. — Je ferai observer à Votre Majesté,
répondit-il durement, que c'est moi qui offre
et Elle qui reçoit. » Ce furent leurs dernières
paroles.
IV
La supériorité de sa nature permit à la reine
Louise de se retrouver intacte au lendemain
d'une telle épreuve. Il y eut là chez elle un
signe évident de noblesse et d'élection.
Une pensée, à l'exclusion de toute autre,
occupa dès lors son esprit, le relèvement de la
Prusse.
Un rare instinct de divination lui désigna
immédiatement l'homme qui était seul capable
d'entreprendre cette tâche écrasante, le baron
de Stein.
C'est elle vraiment qui le ramena aux
affaires. On l'avait disgracié quelques mois
LOUISE DE PRUSSE 159
auparavant à la suite d'un conflit avec le
cabinet privé du roi, et l'orgueilleux conseiller
ne voulait plus reparaître dans une cour qui
avait méconnu ses services. A Nassau, où
il s'était retiré, la reine le fit supplier,
conjurer en son nom d'oublier le passé
et de venir assumer auprès d'elle le lourd
fardeau qu'elle lui destinait. Stein se rendit à
ces instances. Elle l'accueillit comme un sau-
veur, et, en dépit des coteries hostiles, elle le
fit investir d'une autorité jusqu'à ce jour sans
exemple.
Ce fut alors entre ces deux esprits si différents,
opposés même, à tant d'égards, une entente
absolue parce qu'une seule pensée les inspirait
tous deux.
Dès le début, elle fit à leur commun accord
e sacrifice des principes et des préj ugés auxquels,
ar naissance, elle était le plus attachée. La
onviction de Stein était, en effet, qu'un grand
loulèvement national pouvait seul sauver l'Al-
emagne et que, pour intéresser les masses
populaires aux destinées de la patrie, il les
allait appeler à la liberté civile et politique
iont elles avaient été jusqu'alors exclues. Ni la
160 PROFILS DE FEMMES.
nouveauté, ni la hardiesse d'une telle réforme
qui n'allait à rien moins qu'à renverser les
anciennes distinctions de castes et à renouveler
les bases séculaires de la société germanique
n'arrêtèrent un instant la reine : elle fut la
première à comprendre la grande idée d'où
étaient sortis ces projets révolutionnaires, et,
de toutes ses forces, elle s'appliqua à les faire
réussir. Tandis que Stein, sans cesse sur la
brèche, tenait tête aux furieuses attaques de
ses adversaires, elle le défendait auprès du roi
toujours prêt à trahir son ministre et à retomber
sous l'influence de ses anciens serviteurs, ou
bien elle le soutenait contre lui même aux
heures de lassitude et de découragement.
En retour, elle lui demandait de s'attacher
un peu à elle, de ne pas l'abandonner à sa
solitude morale et de l'aider aussi dans la
lourde tâche qu'elle s'était à elle-même assi-
gnée. Comme une pensée unique emplissait
son âme, elle n'eut pas de secret pour son^
confident. L'extrême simplicité et l'étroitesse
de l'existence qu'on menait à Memel facilitaient!
d'ailleurs les rapports de la souveraine et du
premier ministre : nul cérémonial, nulle
LOUISE DE PRUSSE. 161
distraction, nul mouvement, un train des plus
modestes, la Cour réduite à moins de vingt
personnes.
Dans cette vie, la reine avait de grands loisirs,
qu'elle employait à lire : Stein intervint dans
ses lectures et les dirigea toutes vers l'histoire,
celle de la Grèce et de Rome, celle de l'Allema-
gne surtout, dont jusqu'alors on ne s'occupait
guère, même dans les universités.
Peu de jours se passaient sans qu'il s'entre-
tînt avec elle du livre qu'elle avait entre les
mains ; quand le surcroît de travail le retenait
chez lui, il lui demandait les notes qu'elle avait
prises et les lui renvoyait le lendemain avec ses
impressions personnelles en marge. Il s'atta-
chait principalement à lui montrer, dans le
cours des âges, les peuples courageux survi-
vant aux pires désastres et trouvant dans leurs
défaites mêmes le principe d'une grandeur
nouvelle; il convoquait à sOn aide les exemples
et les arrêts de l'histoire pour lui prouver
qu'une société est toujours telle que la font les
millions de volontés individuelles qui s'exercent
dans son sein, forte ou avilie, prospère ou
misérable, selon qu'elles sont énergiques ou
162 PROFILS DE FEMMES.
lâches, et qu'en un sens donc une nation crée
elle-nîème ses destinées. Ou bien elle le consul-
tait sur la méthode à suivre pour élever ses
fils. Leur éducation, qui l'intéressait fort peu
autrefois, était devenue son plus cher souci.
Puisque le défaut de sérieux avait attiré sur la
génération présente de si épouvantables mal-
heurs, elle voulait avant tout donner à ses
enfants les qualités du caractère et de la
conscience. Son rêve était qu'on pût dire d'elle
dans l'avenir ; « Elle a donné le jour à des
hommes dignes de régner sur la Prusse. » Stein
la confirmait dans cette façon de comprendre
sa mission éducatrice, car il pensait aussi que
les qualités morales étaient seules précieuses à
l'heure actuelle, et qu'il importait plus de
préparer à la patrie des âmes que des intelli-
gences. Et tandis que ces deux esprits se com-
muniquaient leur flamme, quelque chose déjà
de leur chaleur se propageait au dehors, et
l'œuvre de la résurrection allemande germait
obscurément.
La formation du Tugendbund en fut le pre-
mier symptôme. Cette idée d'une immense
association qui réunirait tous les citoyens dans
LOUISE DE PRUSSE. 163
la continuelle pensée et dans le secret effort
de la revanche, fut accueillie avec enthousiasme
par la reine. Elle eut le pressentiment immé-
diat de ce qui allait en sortir de grand et de
fortifiant pour l'Allemagne, et quand elle vit,
dès les premiers temps, l'empressement de
tous, nobles et artisans, bourgeois et mili-
taires, professeurs et étudiants à s'y enrôler,
elle tressaillit d'allégresse. Très secrètement,
avec toute la discrétion que lui imposaient son
rang et les circonstances, elle s'institua la pro-
tectrice du Bund. Comme toujours, c'était
auprès du roi qu'elle avait le plus à faire. Le
malheureux Frédéric-Guillaume, qui croyait
continuellement voir rôder autour de lui les
espions de la police impériale, éprouvait une
sorte de terreur dès qu'on lui parlait du rwgfenc/-
bimd. Elle parvint pourtant à lui arracher une
approbation formelle des statuts, et même à
obtenir l'envoi de quelque argent à la caisse
de la Société. Elle se fit ainsi l'âme silencieuse
et cachée de cette vaste conspiration du patrio-
tisme qui, de proche en proche, gagna bientôt
tous les pays germaniques.
Sous l'impression des nouvelles qui lui
164 PROFILS DE FEMMES.
venaient de toute part, elle se laissait aller
déjà aux plus grandes espérances et croyait
voir se rapprocher le terme de ses épreuves,
quand soudain retentirent à Kônigsberg, où la
Cour venait de se transporter, les accusations
terrifiantes du Moniteur français contre Stein.
La reine connut alors la pire des hontes
nationales : la soumission, en pleine paix, à un
ordre venu de l'étranger.
Quand, pour conjurer le nouvel orage qui
grondait sur sa tête, Frédéric-Guillaume eut
sacrifié son ministre, dont il supportait d'ail-
leurs impatiemment l'énergique et audacieux
caractère ; quand Stein, chassé de sa patrie,
dépouillé de ses biens, poursuivi jusque dans
ses affections intimes, fut allé chercher au fond
de l'Autriche une retraite où ne put l'atteindre
la haine clairvoyante de Napoléon, elle se sentit
si seule et si accablée que, pour la première
fois, vraiment elle désespéra.
L'arrivée inattendue de l'empereur Alexandre
à Kônigsberg ne put la tirer de son affliction.
Il revenait, encore enivré, des fêtes magnifiques
d'Erfurth, et au passage il voulait donner à
ses anciens amis une marque de sympathie.
LOUISE DE PRUSSE. 165
Dans le malheur, la beauté delà reine Louise
s'était non pas altérée, mais transformée. Son
teint avait pâli, le sourire qui lui était habituel
avait disparu de ses lèvres, même une légère
teinte de bistre cernait ses yeux. Mais jamais
elle n'avait atteint à un pareil charme d'expres-
sion. Ému de pitié devant cette triste et noble
figure, troublé peut-être au fond de sa con-
science par de vagues remords, le tsar lui
exprima en la quittant le désir de la revoir
bientôt à Saint-Pétersbourg avec son époux.
Cette invitation délivrait Frédéric-Guillaume
d'un si cruel embarras, qu'il l'accepta sur-le-
champ. Depuis plus de trois mois que sa capi-
tale était évacuée, il n'osait ni y rentrer ni en
demeurer plus longtemps éloigné; car, si les
Français n'étaient plus dans Berlin, ils étaient
encore tout autour, à Magdebourg, à Witten-
berg, à Torgau, à Stetlin, à Gûstrin, à Stral-
sund et à Glogau. Or, d'aller s'enfermer dans
ce cercle de fer, c'était s'exposer à être enlevé
de son palais dès le moindre dissentiment et à
subir le sort que le malheureux Ferdinand VII
avait trouvé à Bayonne; et de rester à Kônigs-
berg sans motif plausible, c'était d'autre part
166 PROFILS DE FEMMES.
ris(|uer d'irriter Napoléon en le soupçonnant
de déloyauté et de perfidie.
Un voyage en Russie, une visite au tsar, au
meilleur ami de la France, offrait au roi une
excellente occasion d'ajourner son retour à
Berlin et de gagner du temps, ce qui était
l'unique, l'éternelle ressource de ce triste
esprit.
La reine se résolut avec peine à l'accompa-
gner. Elle prévoyait les commentaires qu'on ne
manquerait pas de faire si elle prenait part à
ce voyage, et elle se refusait à les provoquer ^ ;
mais les prières du roi finirent par la déci-
der.
Parti de Kônigsberg le 27 décembre 1808, le
couple royal arriva le 7 janvier 1809 à Saint-
Pétersbourg.
1. Les commentaires, en effet, allèrent leur train. A Saint-
Pétersbourg l'entourage de la princesse Narischkine, dont le
tsar commençait à se détacher, tint les propos les plus désobli-
geants sur la reine Louise. Mais l'ambassadeur de France fut
particulièrement grossier dans ses appréciations : a Caulain-
court, écrit Joseph de llaistre dans sa Cor/'espo/idance(5/17 jan-
vier 1809), s'est peu gêné pour désapprouver le voyage. 11 a dit
sans façon chez la princesse Dolgorouki : Il n'y a point de mys-
tère à ce voyage, la reine de Prusse vient coucher avec l'empe-
reur Alexandre. »
LOUISE DE PRUSSE. 467
Ce fut, pendant un mois, une série ininter-
rompue de spectacles, festins, parades, bals
masqués, illuminations sur la Neva, tout ce
que l'imagination somptueuse d'Alexandre
pouvait inventer pour faire oublier à ses hôtes
leurs misères présentes et sa trahison passée.
Au milieu de ces fêtes, la reine passait gra-
cieuse, souriante, adorée, mais cette vie bril-
lante ne la touchait plus guère : tant de splen-
deurs et d'hommages succédaient à trop de
tristesses et d'humiliations.
Lorsque le 12 février 1809 elle se retrouva
dans le vieux château de Kônigsberg, elle put
écrire en toute sincérité à son amie madame de
Berg: « Je suis revenue telle que j'étais partie.
Rien ne m'éblouit plus, mon royaume n'est
plus de ce monde. »
Elle entrait d'ailleurs dans une ère nouvelle
d'angoisses, car l'Autriche tentait en ce mo-
ment un suprême effort pour secouer le joug
formidable que depuis cinq années la domina-
tion napoléonienne faisait peser sur l'Europe.
L'entrée des Français à Vienne, la victoire de
Wagram, la paix de Schônbrunn et, consé-
quence honteuse de cette paix, le mariage de
168 PROFILS DE FEMMES.
Napoléon avec l'archiduchesse Marie-Louise
furent pour la pauvre reine de Prusse autant
de coups qui la frappèrent au cœur.
Elle comprit alors que la résurrection
de l'Allemagne ne s'accomplirait qu'après de
longs efforts, et un secret instinct l'avertit
qu'auparavant elle devrait mourir; mais sa foi
dans l'avenir demeura intacte. « Certainement
des jours meilleurs viendront, écrivait-elle à
son père. Je ne puis croire que l'empereur
Napoléon soit ferme et assuré sur son trône
resplendissant. 11 n'agit pas d'après les lois
éternelles ; son but n'est pas légitime, son
ambition n'a d'autre tin que son intérêt per-
sonnel. Or la vérité et la justice seules sont
immuables. Certainement des temps meilleurs
viendront... mais sans doute je ne les verrai
pas. »
Ainsi, après Wagram comme après Tilsit,
quand partout en Allemagne les têtes se cour-
baient devant la force victorieuse et que les
âmes les mieux nées, lasses de lutter, acceptaient
la servitude, la reine Louise ne se résignait ni
se décourageait ; elle ajourna ses espérances,
elle ne les abdiqua pas.
LOUISE DE PRUSSE. 169
Il fallait qu'elle eût en elle une force extra-
ordinaire de volonté et de conviction pour ne
pas désarmer en présence des faits accomplis ;
car, depuis le départ de Stein, elle n'avait plus
personne pour la comprendre, personne pour
la soutenir, et tout le monde auprès d'elle, le
roi plus que les autres, s'humiliait devant
Napoléon. Sa grande consolation, sa seule aide
morale, dans ces tristes jours, fut la lecture
assidue des Psaumes, qu'elle appelait un
« alléluia dans les larmes ». Ces incompa-
rables productions du génie hébreu, ces beaux
chants nés sur les bords de l'Euphrate au temps
de la captivité lui allaient au cœur. Elle les
lisait dans le ravissement et trouvait leur
exquise poésie en merveilleux accord avec ses
sentiments intimes. S'appropriant leurs plaintes
ardentes et leurs fières assurances, elle en appe-
lait, avec Israël, au grand jour de Jéhovah
contre l'iniquité triomphante, contre le règne
de la force et de l'orgueil, et son âme pleine de
foi dans l'éternelle justice s'élançait résolument
vers l'avenir.
Le 23 décembre 1809, après trois ans d'ab-
sence, elle fit sa rentrée dans la capitale. Elle
10
170 PROFILS DE FEMMES.
se promettait depuis longtemps une grande
joie de ce retour à Berlin, elle n'y trouva qu'un
sujet nouveau d'alarmes : des avis expédiés
de Paris assuraient que Napoléon, impatient
des retards apportés par la Prusse épuisée au
paiement de ses contributions de guerre, se
préparait secrètement à lui arracher encore un
morceau de territoire.
Un besoin impérieux de repos la détermina,
vers le milieu de juin, à aller passer quel-
ques jours à Neu-Strélitz, chez son père. Le
2o juin 1810, elle quitta Charlottenbourg. Les
personnes qui l'accompagnaient furent frappées
de sa tristesse. Quoiqu'elle se dît heureuse de
revoir sa famille qu'elle n'avait pas embrassée
depuis six ans, elle ne cessa de pleurer tout le
long de la route, soit qu'elle eût perdu la
faculté du bonheur, soit que toute émotion ne
pût désormais se traduire en elle que par des
larmes.
A Hohen-Zieritz, résidence d'été du duc de
Mecklembourg-Strelitz, l'accueil des siens lui
donna un éclair de gaîté ; mais les premiers
épanchements passés, elle retomba dans une
profonde mélancolie, en proie à de sombres
LOUISE DE PRUSSE. 171
pressentiments. Quelques jours après son arri-
vée, elle dut prendre le lit : des spasmes vio-
lents l'étouffaient. Bientôt elle éprouva une
douleur à la poitrine et elle cracha le sang.
Le roi, mandé en toute hâte de Berlin,
arriva aussitôt avec ses deux fils aînés. Elle le
reconnut encore ; mais le mal avait fait de si
rapides progrès et la torturait à tel point
qu'elle n'avait plus la force de parler. Le 18 juil-
let, elle entra en agonie, et, le lendemain, dans
un spasme, elle expira. Elle avait trente-quatre
ans.
Mourir sans avoir abordé aux terres pro-
mises ni même les avoir saluées de loin, —
cette dérision suprême de la fortune cruelle
était le dernier coup réservé à la reine Louise :
elle disparaissait à l'heure où son rêve allait
se réaliser, à la veille de Moscou, de Leipzig, de
Waterloo.
A la nouvelle de sa mort, un souffle, un
tressaillement passa sur les pays germaniques,
comme si son àme, devenue libre, sortait des
étroites limites où la défaite avait confiné son
essor et prenait possession d'un domaine où
Napoléon n'avait plus de prise, celui des con-
sciences de tout le peuple allemand. Aux jours
de la revanche, Arndt et Kœrner l'invoquèrent
dans leurs chants belliqueux ; son image sem-
bla flotter encore en tête des régiments prus-
siens franchissant le Rhin, et, le 30 mars 1814,
le premier cri de Blùcher découvrant Paris
des hauteurs de Montmartre fut :
— Enfin, la reine Louise est vengée I
I
LOUISE DE PRUSSE. 173
Puis l'oubli s'étendit sur elle. Après l'avoir
sincèrement pleurée, le roi, qui vécut vieux,
convola en secondes noces, et nul n'éveilla
plus le souvenir de l'infortunée souveraine.
A l'apothéose tardive qu'on lui décerne au-
jourd'hui, des causes très diverses ont coopéré.
Il a fallu d'abord un concours singulier de
mémorables événements ; la suprématie de la
Prusse a été fondée et l'empire d'Allemagne
restauré par le propre fils de celle qui avait
vu sa patrie vaincue à léna et démembrée à
Tilsit.
Là est la raison première, la raison véritable
et profonde du mouvement qui, de nos jours,
porte les esprits à idéaliser la reine Louise.
Une légende est nécessaire aux origines de la
grande œuvre nationale où les Hohenzollern
ont attaché leur nom, parce qu'il n'est pas
d'exemple d'une grande fondation qui n'ait
une légende à son début, et parce qu'il n'est
pas de peuple qui, plus que le peuple alle-
mand, ait subordonné sa narration historique
à sa tradition poétique.
Le même instinct qui dans l'épopée germa-
nique a toujours attribué aux femmes un rôle
10.
474 PROFILS DE FEMMES.
actif et prépondérant, voulait aussi qu'une
femme présidât au cycle glorieux des derniers
Hoiienzollern. A cet égard, l'incomparable
beauté physique de la reine Louise la servait
merveilleusement et la désignait d'avance,
pour ainsi dire, à la résurrection légendaire. C'est
que, en effet, pour les personnages qui traver-
sèrent la scène de l'histoire, les dons extérieurs,
quand ils sont portés à un degré éminent, ne
sont pas une vaine parure. Semblable aux
sons harmonieux que la pensée prolonge et
écoute après que l'oreille a cessé de les perce-
voir, la beauté parfaite ébranle encore les
cœurs bien des siècles après qu'elle s'est éva-
nouie. Les figures périssables qu'elle animait
autrefois restent gravées en traits distincts dans
la mémoire de la postérité ; elles conservent,
de l'empire qu'elles exerçaient jadis, le pou-
voir de s'imposer à l'imagination des hommes
et d'incarner leurs rêves. Et, comme l'émotion
esthétique ne naît jamais seule, elles éveillent
aussitôt dans l'âme qu'elles visitent les deux
sentiments qui ont créé toute la légende reli-
gieuse et poétique de l'humanité, celui du
mystère et celui de l'infini.
LOUISE I)K PRUSSE. 175
Un autre avantage pour la reine Louise est
d'avoir, de son vivant, fort peu agi. S'être
trop appliqué à la réalité, avoir trop participé
au gouvernement, qui est la chose pratique
par excellence, est une mauvaise condition
pour revivre dans l'imagination populaire.
Un peu d'inconnu et de pénombre est indis-
pensable pour qu'une auréole de fables puisse
se former autour de la tête d'un héros. Or,
malgré l'influence qu'elle exerça sur les desti-
nées de son pays, la reine Louise, je l'ai mar-
qué plus haut, n'eut rien de la femme poli-
tique en ce sens que, si elle inspira souvent,
elle ne gouverna jamais.
Mais ces causes ne suffiraient pas à expli-
quer la consécration qu'elle reçoit de nos jours.
L'humanité n'accorde pas à si bon compte
sa sympathie. Pour l'obtenir, une condition
assez rare est obligatoire : avoir pratiqué le
culte de l'idéal sous l'une des formes variées
que comporte la religion des belles âmes.
La reine Louise n'y a pas manqué. Elle a
servi l'idéal quand, au lendemain d'Iéna, elle
créa en elle l'idée de la patrie; car ce fut là,
je le rappelle, une création originale de sa
i76 PROFILS DE FEMMES.
grande âme. Elle l'a servi plus utilement en-
core quand, de Memel, elle donnait à tous
l'exemple de la persévérance dans l'effort, de
l'opiniâtreté dans l'espérance, de la foi dans
l'avenir, et que, sauvant au fond de son cœur,
ainsi qu'en un sanctuaire inviolable, une tra-
dition nationale de plusieurs siècles, elle repré-
sentait seule les vertus d'honneur, de devoir
et de courage de la race germanique, momen-
tanément abolies dans tout son peuple. Bien
plus, elle a été en contact, ne serait-ce qu'un
instant, avec l'infini, le jour oii, sur l'appel
du roi, elle se rendit à Tilsit comme elle eût
marché, victime expiatoire, à un sacrifice; car
il n'est pas de relation plus immédiate de la
vie finie à la vie infinie que le sacrifice, c'est-
à-dire la personne humaine volontairement
immolée, l'oubli absolu de soi pour un objet
supérieur. C'est en se dévouant ce jour-là au
salut de son royaume qu'elle fonda vraiment
la légende qui éclôt aujourd'hui.
Qu'on ne s'étonne pas, d'ailleurs, du long
silence de soixante années qui a précédé cette
résurrection poétique. Le sentiment des peuples
hésite longtemps devant la mémoire des héros.
LOUISE DE PRUSSE. 177
Des races plus spontanées que les nôtres, plus
vives et plus idéalistes, ont mis des siècles à
instituer leurs légendes nationales. Il a fallu
cent cinquante ans pour que l'imagination du
peuple suisse, se recueillant sur elle-même,
dégageât de la réalité historique la légende de
Guillaume Tell. Le même laps de temps s'est
écoulé depuis l'époque où Wallace défendait
sa chère Ecosse contre le roi Edouard, jusqu'à
ce que le vieux ménestrel Harry l'Aveugle
célébrât pour la première fois les exploits ro-
manesques du héros des Highlands. Il serait
donc surprenant que, dans nos civilisations
vieillies, à notre époque d'exégèse et de positi-
visme, les mêmes phénomènes fussent prompts
à se produire.
Quoi qu'il en soit, la légende est née main-
tenant et insensiblement elle va se développer.
Elle n'imposera pas à la biographie de son
héroïne de trop étranges déformations, parce
que les habitudes critiques de l'esprit moderne
l'obligeront à s'assimiler un grand nombre
d'éléments historiques; mais, en dehors des
faits généraux, l'imagination populaire repren-
dra tous ses droits.
178 l'HOFILS DE FEMMES.
Parmi les divers caractères qu'on se plaira
ainsi à attribuer à la reine Louise, il en est
un pourtant qu'on peut indiquer presque assu-
rément, le caractère prophétique . Les na-
tions ont toujours voué, en effet, un culte mys-
térieux aux personnages qui les ont exhortées,
réveillées ou consolées aux jours de crise, et
dont l'inspiration leur a révélé leur mission
historique en les forçant à l'accomplir. Elles
ont vu un don miraculeux de divination dans
ce qui n'était qu'un simple phénomène de la
vie de sentiment, une forme particulière de
l'enthousiasme. Ainsi fit Israël pour les grands
voyants qui ne le laissèrent pas désespérer de
sa destinée et qui le réconfortèrent dans les
mauvais jours. Ainsi en adviendra-t-il, sans
nul doute, pour celle qui, aux plus sombres
heures , affirma si hautement sa foi dans
l'indestructible vitalité de son peuple. La na-
tion allemande l'embaumera dans son sou-
venir, comme ces Yellédas fatidiques de la
vieille Germanie, sur lesquelles le pays rhénan
nous a conservé de si merveilleuses histoires,
et le mot de Tacite sera toujours vrai : Vêtus apud
Gerinanos mos quo plerasque feminarum fatidicas
LOUISE DE PRUSSE. 179
et, augescente super stitione, arbitrantur deas. —
« C'est, chez les Germains, une coutume an-
tique de regarder la plupart des femmes comme
des devineresses et, la superstition augmen-
tant, d'en faire des déesses. »
!
MADAME DE CHATEAUBRIAND
C'est un rôle singulièrement délicat que
celui qui incombe à la femme d'un auteur
célèbre, d'un poète illustre, d'un éloquent
philosophe. Dans cette étrange comédie qu'est
la vie d'un grand homme de lettres, ce n'est
pas généralement pour l'épouse que les belles
tirades furent écrites : les passages à effet, les
scènes qui enlèvent les applaudissements des
contemporains et qui retiennent l'admiration
béate de la postérité, sont accaparés par les
1. p. de Raynal, Les Correspondants de Joubert, 1 vol. in 18 ;
Calmann Lévy, Paris. — Pailliès, Mémoires inédits de madame
de Chateaubriand, 1 vol. in-S° ; Féret, Bordeaux.
li
182 PROFILS DE FEMMES.
rivales, par ce chœur d'héroïnes et d'amantes,
plus ou moins sincères et désintéressées dans
leur passion, que tout noble écrivain a rencon-
trées sur sa route et qui, cédant à la séduc-
tion du talent, à l'heureuse puissance du génie,
viennent s'offrir à lui, comme Marguerite
d'Ecosse déposait l'hommage de son baiser sur
les lèvres d'Alain Chartier endormi.
C'est que, par nature, par condition, le per-
sonnage de la femme légitime d'un homme
public est effacé et ingrat : elle représente la
froide raison, les exigences étroites de la vie
matérielle, la mesquinerie des soucis domes-
tiques. Au milieu des succès bruyants qui
entourent l'auteur à la mode, elle ressemble
assez à l'esclave du triomphateur romain, elle
est un perpétuel rappel à la réalité, à cette
réalité quotidienne qui est presque toujours
décolorée, banale, si médiocre par tant de
côtés.
Il y aurait là, j'imagine, un curieux chapitre
d'histoire morale et littéraire à écrire: on
montrerait de quelle façon, suivant les temps
et les mœurs, les femmes d'écrivains ont inter-
prété le rôle difficile qui leur était dévolu, quel
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 183
parti elles en ont su tirer, quelle situation elles
se sont assurée dans leur foyer, quelle figure
elles ont faite dans le monde; on rechercherait
dans quelle mesure leur influence s'est exercée
sur leurs maris; on définirait leur participation,
secrète ou inconsciente, dans les œuvres qu'elles
ont vues naître près d'elles, et par là, on ar-
riverait aussi à mieux comprendre l'auteur lui-
même, à mieux marquer les limites de son
talent. Il faudrait, pour mener à bien cette
étude, un esprit très large et demeuré fin dans
les détails, habile à saisir les nuances, apte à
pénétrer tout ce qu'un tel sujet laisse à deviner:
Sainte-Beuve l'aurait admirablement senti ;
mais, seul peut-être, Addison l'aurait écrit.
Sans me risquer au-devant de difficultés si
délicates, je voudrais, afin de mieux éclairer
l'étude qui va suivre, indiquer ici quelques
traits généraux.
Il est, parmi les femmes d'auteurs célèbres,
une catégorie que l'on peut écarter tout d'abord,
je veux dire celles dont l'intelligence n'a jamais
pu se hausser jusqu'à comprendre la supé-
riorité, jusqu'à se douter même de la valeur de
l'homme dont elles portaient le nom. Dans ce
184 PROFILS DE FEMMES.
cas, et par une contradiction singulière, il
n'est pas rare que le divorce intellectuel ait eu
pour résultat une entente domestique parfaite.
Et l'on a vu alors l'étonnant spectacle de deux
existences unies d'apparence et se déroulant
l'une à côté de l'autre sans se confondre,
comme les eaux de deux affluents qui coule-
raient dans le même lit sans se mêler. Telle
fut cette Ghristiane Vulpius que Goethe épousa
après dix-huit années de faux ménage, créature
de basse extraction, nature ingrate et vulgaire,
et qui ne parvint jamais à s'exalter au com-
merce intime de ce grand génie. Telle fut aussi
la femme du divin poète de Vlntermezzo, cette
Mathilde Heine qui savait bien, disait-elle, que
son mari passait le temps à écrire, mais qui
ignora toujours sur quels sujets.
A côté de ces inconscientes, il faudrait
inscrire toute une classe d'âmes faibles, timo-
rées, qui, écrasées par l'ascendant impérieux
du génie, éprouvent le besoin de s'humilier
devant lui.
Au premier échelon de cette classe, serait
madame de Lamartine, qui tint à donner à
sa propre tille le nom de l'immortelle mai-
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 48o
tresse de son mari; au dernier degré serait
l'infortunée et maladive épouse de Carlyle, qui
fascinée, je dirais presque hypnotisée, par la
nature extraordinaire de ce grand talent, se
sacrifia, s'immola toute sa vie.
Ajoutons encore, dans un coin à part, les
révoltées, telles que lady Byron, qui, trou-
vant la tâche trop lourde pour leurs épaules,
l'ont rejetée en rompant les liens de la vie
conjugale.
Aucune des femmes comprises dans les
groupes qui précèdent (si intéressantes qu'elles
aient pu être au point de vue de la psycho-
logie personnelle) n'a exercé, à proprement
parler, d'influence sur l'homme à qui sa vie
se trouvait liée.
Venons donc à celles dont l'action sur leurs
maris a été continue et appréciable, bienfai-
sante ou néfaste. Les unes, — et c'est le très
petit nombre, l'élite, l'on en pourrait tout au
plus nommer deux ou trois pour ce siècle, —
ont vécu en parfaite intimité de cœur et de
pensée avec leurs époux. D'une ouverture
d'intelligence assez large pour comprendre leurs
travaux et s'y intéresser activement, d'une
186 PROFILS DE FEMMES.
culture d'esprit assez vaste pour en saisir les
idées générales, d'un tact assez réservé pour
favoriser l'éclosion de leurs idées sans jamais
la forcer, d'une modestie assez désintéressée
pour toujours s'effacer dans le monde, elles se
sont faites leurs confidentes intimes, leurs
inspiratrices discrètes ; vivant à côté d'eux,
pénétrant sans effort leurs plus délicates pen-
sées, entendues elles-mêmes à demi-mot, criti-
quant d'un signe de tête à peine ébauché,
approuvant non par des louanges bruyantes,
mais par un imperceptible sourire ou simple-
ment par un silence ému, très attentives dans
leurs jugements à n'être pas dupes de leurs
préférences personnelles mais à bien refléter,
par anticipation, le sentiment du public tout
entier, elles ont été une sorte de conscience
littéraire, toujours présente, toujours fidèle.
D'autres ont exercé leur influence propice
dans une tout autre direction, dans une voie
plus périlleuse et plus ingrate ; je fais allusion
à celles qui s'appliquèrent à dissimuler les
égarements ou à couATir les ridicules du grand
homme grisé par les succès de salon, perdant
le sens de la saine raison, compromettant le
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 187
sérieux de son âge et de sa situation ; quelques-
unes ont accompli, dans cette partie de leur
rôle, des prodiges de dévoûment ingénieux et
d'habileté gracieuse pour continuer à leur
mari dévoyé une heureuse audience dans le
monde et sauvegarder la dignité de sa vie.
Par contre, il est enfin des femmes d'écri-
vain dont l'action fut néfaste en leur foj^er.
Intervenant d'ordinaire à l'heure critique où
le talent, ayant dépassé sa maturité, tourne
à la manière et tend à se déformer, elles ont
contraint un esprit, fatigué par l'âge, à pro-
duire dans des genres auxquels la vieillesse
n'est pas propre ; elles ont artificiellement excité
une inspiration épuisée, quand elles n'y substi-
tuaient pas leur inspiration personnelle. De là
nous sont venues tant d'oeuvres défraîchies,
tremblées et malsaines, où les qualités premières
devenaient défauts, où le souffle manquait, où
la passion prenait des allures honteuses, où
les sourires étaient tout ridés et grimaçants.
Ces femmes-là ont été les mauvais génies de
leurs époux vieillis. Certaines même ont pour-
suivi leur influence funeste jusqu'après la mort
du grand homme. Pour une veuve que guidait
188 pp. OFII.S DE FEMMES.
une piété conjugale sincère, combien en est-il
qui, pour se tailler à elles aussi leur part de
renommée, ont vidé les cartons de la succes-
sion, exhumé des pages de jeunesse, des pensées
décousues, des notes hâtives, des souvenirs épars,
et qui, reliant toute cette défroque avec une
prose de leur façon, ont montré complaisam-
ment au public ce que cachait d'hésitations,
de procédés, de travail pénible et incertain,
de contradictions même, une pensée qu'on
croj'ait abondante, sûre d'elle-même et de
plein jet !
La femme qui associa son existence à l'ora-
geuse destinée de François-René de Chateau-
briand ne peut rentrer dans aucune des précé-
dentes catégories. La façon tout originale dont
elle interpréta son rôle d'épouse de grand
écrivain m'a paru offrir quelque intérêt ; je
tenterai de le faire ressortir dans les pages
qui suivent.
Céleste de La Vigne-Buisson, vicomtesse de
Chateaubriand, descendait d'une famille appar-
tenant à la petite noblesse de Bretagne \ Elle
avait une sœur plus âgée qu'elle, qui épousa
1. L'anoblissement des La Vigne-Buisson était de date très
récente, ainsi qu'en fait foi le document suivant, dont je dois
l'indication au généalogiste breton , M. Pol de Courcy :
« Extrait des registres des mandements adressés à la chambre
des comptes de Nantes, t. LV. — Anoblissement de Jacques-
Pierre-Guillaume Buisson de La Vigne, ancien capitaine de
vaisseau de la compagnie des Indes, chevalier de Saint-Louis :
mai 1776. — Règlement d'armes : d'argent à une fasce de
gueules, chargée de trois étoiles d'argent et accompagnée au
chef d'une ancre de sable. » — L'anobli de 1776 eut pour fils
Alexis Jacques de La Vigne, qui fut le père de madame de
Chateaubriand.
11.
J90 PROFILS DE FEMMES.
le comte de Plessis-Parscau, officier de la
marine royale. Restées, en bas âge, orphelines
de père et de mère, les deux jeunes filles furent
élevées à Saint-Malo, chez leur grand-père,
M. de La Vigne-Buisson, chevalier de Saint-
Louis, ancien gouverneur de Pondichéry pour
le compte de la Compagnies des Indes, ancien
commandant de Lorient au service du Roi.
Céleste de La Vigne se lia de bonne heure
avec mesdemoiselles de Chateaubriand, et se
prit d'amitié pour Lucile ; elles se voyaient à
Saint-Malo, dans l'intervalle des séjours de
M. de Chateaubriand, le père, à Combourg.
Lucile était déjà l'âme délicate, rêveuse et
tournée à la mélancolie qui devait inspirer
l'Amélie de Mené ; mademoiselle de La Vigne
était douée, au contraire, d'un esprit positif et
mesuré, d'une intelligence vive que n'égarait
aucun écart d'imagination, et de cette vue
saine et juste des choses que les crises les plus
graves de sa vie ne troublèrent jamais. Au
physique, la voici telle que Chateaubriand lui-
même l'a dépeinte, dans la fraîcheur gracieuse
de sa première jeunesse : « Elle était, nous dit-
il, blanche, délicate, mince et fort jolie; elle
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 191
laissait pendre , comme un enfant, de beaux
cheveux blonds naturellement bouclés. » Un
portrait d'elle, qui date de sa vieillesse, per-
met de l'évoquer en une vision plus précise :
les traits sont fins et purs ; les yeux éclairent
tout le visage d'une vive lueur ; le nez, légère-
ment aquilin, donne à la physionomie une
expression un peu hautaine ; la bouche est
petite, avec des lèvres très minces que semble
chatouiller l'ironie.
Ce fut en 1791, pendant que leur frère
voyageait en Amérique, que mesdemoiselles de
Chateaubriand songèrent à lui faire épouser
leur amie ; elle allait avoir dix-sept ans, il en
comptait vingt-trois. Elles lui firent part de ce
projet dès son retour en France, qui eut lieu
au mois de janvier 1792: « Mes sœurs, écrit-
il dans les Mémoires (Voutre-tomhe, se mirent en
tête de me faire épouser mademoiselle de La
Vigne. L'affaire fut conduite à mon insu. Je
ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes
mes illusions étaient vivantes , rien n'était
épuisé en moi ; l'énergie même de mon exis-
tence avait doublé par mes courses lointaines.
J'étais tourmenté de la Muse. Lucile aimait
192 PROFILS DE FEMMES.
mademoiselle de La Vigne et voyait dans ce
mariage l'indépendance de ma fortune: —
Faites donc », dis-je.
Au ton dégagé de ces lignes, on voit que le
jeune vicomte de Chateaubriand se prêta sans
enthousiasme au projet d'union préparé en
dehors de lui par ses sœurs, et que les consi-
dérations de sentiment n'entrèrent point en
compte dans son acquiescement. Il était, en
effet, à cette heure inquiète de sa vie où ses
rêves cherchaient à prendre corps, où les
figures poétiques qu'il allait créer s'ébauchaient
en lui, où commençaient de fermenter dans
son cœur toutes les passions d'une nature
grande et forte, impatiente de se déployer et
de se donner espace.
Il apportait, en outre, dans l'ordre de la
vie pratique, des ambitions puissantes, le désir
ardent d'une action noble et chevaleresque et
la volonté d'accomplir une haute destinée.
Dès son retour en France, l'occasion s'offrit
à lui de mettre à l'épreuve la générosité de ses
sentiments ; l'émigration était commencée depuis
quatre mois, et l'armée de Gondé comptait
déjà plus de dix mille nobles. L'honneur lui
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 193
commandait d'aller s'y enrôler aussi ; mais les
moyens matériels, l'argent indispensable pour
s'équiper et faire convenable figure dans les
rangs des émigrés lui faisaient défaut. Il ne lui
fallait pas compter, en effet, sur ses revenus
personnels ; les ressources de sa famille, qui
avaient toujours été fort modestes, se trouvaient
presque anéanties par suite de la suppression
des droits féodaux et de la radiation des béné-
fices, et ce qu'il en pouvait rester était encore
amoindri par l'effet de la dépréciation générale
que le trouble des temps faisait subir à toutes
les valeurs. L'union projetée avec mademoi-
selle de La Vigne eût donc singulièrement réta-
bli ses affaires : elle apportait en dot six cent
mille francs.
Cette considération fut décisive, et, dans les
derniers jours du mois de mars 1792, c'est-
à-dire moins de trois mois après le retour
d'Amérique, le mariage était conclu.
La célébration donna lieu à un incident,
demeuré toujours obscur. Madame de Chateau-
briand, la mère, avait exigé que la consécration
fût donnée par un prêtre non assermenté, ce
qui eut lieu en secret. Mais un oncle maternel
194 PROFILS DE FEMMES.
de mademoiselle de La Vigne, M. de Vauvert,
qui s'était opposé au mariage, ayant été in-
formé de cette irrégularité, porta plainte devant
la juridiction civile, associa à sa demande le
prêtre constitutionnel de la paroisse, et fit en-
fe'rmer la jeune femme dans un couvent de
Saint-Malo jusqu'au prononcé' du jugement.
Le tribunal ayant validé l'union au civil,
madame de Chateaubriand sortit du couvent où
Lucile s'était enfermée avec elle. Telle est la
version qu'ont accréditée les Mémoires d outre-
tombe. Mais il semble qu'en réalité les choses
se passèrent de tout autre façon. Un autre
oncle de mademoiselle de La Vigne-Buisson a
raconté, en effet, que Chateaubriand n'avait
rien moins imaginé que d'épouser sa nièce
comme dans les comédies, par-devant deux de
ses gens, dont il avait affublé l'un d'une robe
de prêtre et dont l'autre jouait le rôle de
témoin ; M. de La Vigne ajoutait qu'ayant pris
connaissance de cette mascarade, il était parti
aussitôt, muni d'une paire de pistolets et
accompagné d'un vrai prêtre, et qu'ayant sur-
pris les deux époux de grand matin, il leur
avait tenu ce langage : « Trêve de plaisanterie,
I
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 19b
ma nièce et mon beau neveu I vous allez vous
marier maintenant et pour tout de bon. » Ce
qui fut fait sur l'heure.
Sainte-Beuve qui le premier, a rapporté ces
faits, en a fourni l'explication la plus vrai-
semblable : Chateaubriand , qui traversait à
cette époque une crise de scepticisme et même
d'irrévérence religieuse, n'aurait cherché, en
improvisant cette bizarre comédie, qu'à se
soustraire à la promesse faite à sa mère de
recourir au ministère d'un prêtre non asser-
menté. En ce cas, c'est à cette erreur de jeu-
nesse que feraient allusion ces lignes, jusqu'ici
inexpliquées, des Mémoires d'outi^e-tombe: « Le
souvenir de mes égarements répandit sur les
derniers jours de ma mère une grande amer-
tume ; elle chargea, en mourant, une de mes
sœurs de me rappeler à cette religion dans
laquelle j'avais été élevé. »
Quoi qu'il en soit, dès que leur mariage fut
régularisé, les deux époux partirent pour Paris.
Le séjour qu'ils y firent ne fut pas d'un heu-
reux augure pour madame de Chateaubriand.
En trois mois, elle eut l'avant-goût de toutes
les amertumes, de toutes les épreuves que
196 PROFILS DE FEMMES.
l'avenir lui réservait: immédiatement délaissée
pour les relations faciles et brillantes que le
jeune chevalier avait nouées à son premier pas-
sage dans la capitale, en 1788, la voici presque
aussitôt sans ressources. C'est que les fonds
emportés pour le voyage sont déjà gaspillés et
qu'un envoi d'argent sollicité de Bretagne tarde
bien à arriver. Cependant, et comme le besoin
presse, Chateaubriand emprunte dix mille livres
à un notaire, qui les lui fournit en assignats ;
il les risque au jeu et, sur un tour de carte,
il perd toute la somme, à l'exception d'une
cinquantaine de louis.
Le lendemain, au lieu de l'argent attendu,
il reçoit de Saint-Malo la nouvelle de la confis-
cation de tous ses biens. Alors, subitement,
le devoir d'honneur qui l'appelle à l'armée de
Condé se représente à son esprit, et quittant
Paris, il laisse madame de Chateaubriand
retourner en Bretagne.
Il arrivait à peine à la frontière que la vicom-
tesse était arrêtée à Saint-Malo, comme femme
d'émigré, et jetée dans les prisons de Rennes.
Madame de Chateaubriand, la mère, Lucile et
Julie ses filles, et deux de ses gendres, parla-
MADAME DE C If ATE AU BR I A N D . 197
gèrent le même sort. Leur captivité dura jus-
qu'au 9 thermidor.
Cependant, Chateaubriand était à Londres.
Tombé malade dans la retraite des Prussiens
après Valmy, abandonné dans un fossé du
chemin, il avait pu, non sans peine, parvenir
à Namur, gagner Bruxelles, puis passer en
Angleterre. Il vivait là, découragé, sans res-
sources, aux prises avec toutes les misères de
l'existence, mais travaillant sans relâche à la
formation de son esprit et au développement
de sa pensée. Quand il rentra en France, au
printemps de 1800, les grandes lignes du
Génie du christianisme étaient tracées déjà, et le
manuscrit d'Atala prêt à imprimer.
Revenu à Paris, il y resta près de trois ans
avant de songer à se rendre en Bretagne et à
revoir madame de Chateaubriand. Et pourtant
les dix années qui venaient de s'écouler depuis
qu'il s'était séparé d'elle avaient été remplies
de plus d'événements, de tristesses et de
deuils que n'en comporte dans les temps ordi-
naires toute une existence humaine. Après
avoir enduré toutes les angoisses de la capti-
vité sous la Terreur, après avoir vu mourir
198 PROFILS DE FEMMES.
successivement madame de Chateaubriand
mère, Julie de Farcy, sa belle-sœur, M. de
Caud, mari de Lucile, et enfin la jeune
madame de Chateaubriand, belle-sœur du
chevalier et petite-fille de M. de Malesherbes,
Céleste de Chateaubriand était demeurée seule,
comme veuve et dans un état voisin de la
misère. Elle n'avait d'autre société que celle
de Lucile, qui déjà n'était plus l'amie tendre
et bienfaisante des années de jeunesse. Sa
raison ni son cœur, en effet, n'avaient pu
résister à la violence des crises qu'elle venait
de traverser : inquiète, déprise de la vie, tour-
mentée de maux imaginaires, assiégée de ter-
reurs, elle était devenue violente, agressive,
imposant à sa belle-sœur la tyrannie d'une
humeur fantasque et les caprices d'une affec-
tion aussi jalouse que désordonnée.
Mais Pauline de Beaumont était entrée dans
la vie de Chateaubriand, et le charme, encore
nouveau, de cette affection, lui avait fait tout
oublier.
Enfin, le 27 novembre 1802, au retour d'un
voyage d'affaires qui l'avait appelé dans le
Midi, il décida de passer par la Bretagne et de
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 199
faire visite à la vicomtesse. Il demeura tout
juste vingt-quatre heures auprès d'elle. Quel
accueil reçut-il ? Quelle fut la physionomie de
cette courte entrevue? Aucun témoignage écrit
ne l'a révélé. Mais nous savons, par Chateau-
briand lui-même, quel en fut le résultat:
« Madame de Chateaubriand devait aller me
rejoindre à Rome, écrit-il dans les Mémoires
d' outre-tombe, et M. Joubert parlait de l'y
accompagner. »
Il venait, en effet, de solliciter un poste
diplomatique ; on l'avait désigné pour les
fonctions de secrétaire à l'ambassade de Rome,
et, avant de s'y rendre, il avait, sur les con-
seils pressants de Fontanes et de Joubert,
estimé convenable de régler sa situation con-
jugale en reprenant la vie commune. Ainsi
s'expliquait ce voyage en Bretagne, entrepris à
l'insu de madame de Beaumont.
Madame de Chateaubriand prit immédiate-
ment ses dispositions de départ. Ses prépa-
ratifs terminés, elle allait se mettre en route,
quand subitement elle apprit que sa place
n'était plus à Rome.
Sans souffle, sans voix, se soutenant à peine.
200 PROFILS DE FEMMES.
madame de Beaumont l'y avait précédée.
Avant que de quitter la vie, elle avait voulu
revoir celui qu'elle aimait d'un amour supé-
rieur à tous les désenchantements, celui vers
qui s'exhalaient les dernières ardeurs de son
àme expirante. En vain ses amis l'avaient-ils
dissuadée de cette folie suprême : elle s'y était
acharnée avec l'obstination désespérée d'une
agonisante.
La nouvelle de son départ pour l'Italie pro-
duisit grand émoi dans le cercle de la rue du
Luxembourg. Fontanes qui avait recommandé
Chateaubriand au choix du Premier Consul
pour la place de secrétaire auprès du cardinal
Fesch, en eut un vif mécontentement. « Pour
comble de ridicule, écrivait-il à Guéneau de
Mussy (o octobre 1803), madame de Beaumont
est en Italie et se rend à Rome. Je suis désolé.
Le maître s'est plaint hautement de ce choix.
Je défends le mieux possible mon ami, mais
que puis-je contre l'orage? » L'amitié plus
tendre et plus indulgente de Joubert ne fut pas
moins alarmée, et il fit entendre à madame
de Beaumont, sous la forme la plus affectueuse,
les plus doux reproches: « Nous parlons sans
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 201
cesse de vous dans tous les coins de la mai-
son, mon frère, madame Joubert et moi. Je ne
leur dis pas à eux-mêmes la moitié de ce que
je souffre, et nous n'avons encore parlé à per-
sonne de ce quartier d'hiver qui nous désole.
Vous mettez cette amitié que nous avons pour
vous à une épreuve bien rude, en nous rédui-
sant, par le parti que vous avez pris, à l'im-
possibilité de vous être bons en quoi que ce
soit... Il y aurait eu peut-être plus de pru-
dence ou de ménagements à me taire à cet
égard; mais j'aurais trop blessé la vérité, et
j'ose croire que vous aimerez mieux ma sincé-
rité qu'une réserve qui, en vous laissant ignorer
que vous m'avez affligé mortellement, vous au-
rait caché ce dernier et nouveau témoignage
d'une affection sans bornes et que rien ne sau-
rait diminuer le moins du monde. »
Un mois plus tard, le 6 novembre 1803,
celle qui n'avait tenu à la vie que par les liens
de l'émotion et de la souffrance, et dont la
fragile nature rappelait « ces figures d'Hercu-
lanum qui coulent sans bruit dans les airs, à
peine enveloppées d'un corps », Pauline de
Beaumont s'éteignait à Rome.
202 PROFILS DE FEMMES.
Le lendemain des funérailles, Chateaubriand
écrivit à Chênedollé : « Tout est fini pour
moi : madame de Beaumont n'est plus ; je n'ai
d'autre consolation que d'avoir honoré un peu
ses cendres. » Et il ajoutait : « Je serai à Paris
au mois de janvier et en Bretagne peu de temps
après. » Il ne se rendit pas en Bretagne, mais
ce fut madame de Chateaubriand qui, sur ses
instances, vint le retrouver à Paris. Cette fois,
sa résolution était fermement arrêtée, et la vie
commune allait reprendre entre eux, après
douze années d'interruption.
C'est donc à cette date de février 1804 que
la vicomtesse de Chateaubriand fit son entrée
dans la société parisienne, où l'auteur d'Atala
tenait la première place. Madame de Beaumont
n'y était plus, mais le salon qu'elle avait
formé et dont elle était l'âme ne s'était pas
dispersé. Les personnes distinguées qui s'étaient
groupées autour d'elle étaient restées unies,
comme si le charme de son influence eût
continué d'agir : c'étaient Joubert, le penseur
délicat, au cœur pur et tendre; Fontanes,
poète à ses heures, causeur plein de verve et
d'imprévu, critique d'un goût très sûr bien
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 203
qu'un peu étroit, dévoué à ses affections et du
commerce le plus aimable ; Ghênedolié, âme
rêveuse, nature d'élite, dont toute la vie inté-
rieure se concentrait sur un seul sentiment
et dans une seule pensée (sa passion pour
Lucile) ; Guéneau de Mussy, d'un cœur char-
mant sous des apparences graves et apprêtées,
d'un esprit sérieux, réfléchi et tourné vers la
religion ; Mole, nature ambitieuse, froide jus-
qu'au dédain, mais unissant en lui les dons
très rares d'une autorité sans raideur et d'une
séduction qui s'imposait ; M. Pasquier enfin,
très apprécié déjà pour le bel équilibre
de ses facultés et les qualités de son caractère.
On y voyait aussi, parmi les femmes, madame
de Duras, madame de Lévis, madame de Custine
et madame de Vintimille. Introduite dans cette
société, madame de Chateaubriand fut à même
de développer dans tous les sens sa nature
intelligente, de l'affiner même, de l'aiguiser
au frottement continuel de tout ce qu'elle fré-
quentait de considérable et de distingué.
Pendant la belle saison, M. et madame de
Chateaubriand se rendaient à Villeneuve-
sur-Yonne, où Joubert allait, chaque année,
204 PROFILS DE FEMMES.
chercher un peu de sohtude et de repos. Ils y
goûtaient mieux encore qu'à Paris, l'aménité
de son esprit, la tendresse ingénieuse de son
cœur, son dévoùment à l'amitié, et la philosophie
sereine qui s'exhalait de cette âme haute et
pure. Ce fut pendant un séjour chez leur ami
qu'ils reçurent la nouvelle de la mort subite
de Lucile : elle avait succombé, le 9 novembre
1804, à un mal mystérieux; on pensa même
qu'elle s'était tuée. Chênedollé, qui avait conçu
pour elle une passion désespérée et qui rece-
vait les confidences de ce cœur blessé, en eut
aussi l'idée : « Il me vient, écrivait-il dans ses
Souvenirs, une pensée effroyable... Je crains
qu'elle n'ait attenté à ses jours... Ayez pitié
d'elle, ô mon Dieu, ayez pilié d'elle I Elle
n'a point trouvé d'âme qui fût en harmonie
avec la sienne ; ce cœur si vivant, et qui avait
tant besoin de se répandre, a d'abord tué sa
raison et a fini par dévorer sa vie. »
Ce deuil tranchait le dernier lien qui ratta-
chât madame de Chateaubriand au passé :
quoi qu'elle eût enduré de l'humeur tyran-
nique de Lucile, elle lui restait reconnaissante
de ses sentiments anciens. Et le souvenir des
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 205
jours heureux de Gombourg, de tant d'émo-
tions partagées, de tant d'épreuves communes,
effaçait les impressions amères.
Entre les séjours à Paris et les villégiatures
à Villeneuve, M. et madame de Chateaubriand
entreprirent, à cette époque, des excursions
dans le Dauphiné, en Suisse et en Savoie. Un
jour, se trouvant de passage à Genève, ils
reçurent la visite de madame de Staël, qui
leur arracha la promesse de venir, au retour
de Ghamounix, demeurer quelques jours à
Goppet. Les Souvenirs inédits de la vicom-
tesse de Chateaubriand rapportent, à cette
occasion, un incident assez piquant : « Je ne
sais, dit-elle, ce qui nous empêcha d'accomplir
la promesse que nous avions faite à madame
de Staël. Elle en fut très mécontente ; et d'au-
tant plus qu'ayant compté sur notre visite,
elle écrivit d'avance, à Paris, les conversations
présumées qu'elle avait eues avec M. de Cha-
teaubriand , et dans lesquelles elle l'avait,
disait-elle, converti à ses opinions politiques.
On sut que nous n'avions point été à Goppet
et que la noble châtelaine avait fait seule-
ment un roman de plus. »
12
206 PROFILS DE FEMMES.
Deux années de vie commune, de vie tran-
quille, c'était plus que madame de Chateau-
briand ne devait espérer de sa destinée. Dans
le printemps de 1806, Chateaubriand résolut
d'entreprendre le grand voyage d'Orient qu'il
projetait depuis longtemps. La vicomtesse, qui
avait souhaité de partir avec lui, ne fut auto-
risée à l'accompagner qu'à Venise. Le besoin
d'activité, la curiosité de sensations et d'émo-
tions nouvelles qui avaient conduit autrefois
« René » en Amérique^ l'entraînaient mainte-
nant vers la Grèce, la Syrie et la Palestine : il
y retremperait, disait-il, son génie poétique à
des sources plus hautes, « il s'approvisionne-
rait d'images », il remplirait sa mémoire d'im-
pressions vives et originales, de visions bril-
lantes et colorées pour l'ouvrage des Martyrs
dont les grandes lignes s'esquissaient déjà
dans son esprit. Peut-être espérait-il aussi, par
cette fuite vers l'Orient, échapper enfin à l'in-
curable ennui qui fut la plaie secrète de sa
nature morale. Mais, d'autres raisons encore,
intimes et mystérieuses, qu'il devait révéler
plus tard, l'appelaient vers Jérusalem et lui
imposaient le long retour par les pays bar-
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 207
baresques et l'Espagne; il lui fallait le pres-
tige d'un voyage aventureux et lointain, d'une
sorte d'odyssée grandiose, pour toucher une
âme que sa gloire littéraire n'avait pu éblouir,
l'âme de femme la plus fière qu'il eût encore
rencontrée.
Quand il se fut embarqué à Venise, madame
de Chateaubriand sentit renaître en elle plus
vive que jamais l'affection qu'elle lui avait
vouée et dont il lui savait si peu gré. Tandis
qu'elle rentrait à Paris, sa pensée ne pouvait
se détacher de l'Adriatique et des mers d'Orient.
Elle se désolait sans cesse de ne pas recevoir
de nouvelles. « On me donne ici, écrivait-elle
à Joubert, autant de mauvaises raisons que
j'en veux pour me prouver que cela ne doit
pas m'inquiéter. Ensuite vient la raison par
excellence : Que voulez-vous qu'il lui arrive?
Hélas ! ce qui arrive tous les jours, — de mou-
rir. Pour moi, je meurs de crainte, je meurs
de désespoir, enfin je meurs de tout. » — Elle
ne resta pas à Paris, non qu'elle craignît d'y
vivre isolée, mais pour se soustraire aux em-
pressements indiscrets ou aux compassions
malignes. Ce fut naturellement vers les Jou-
208 PROFILS DE FEMMES.
bert qu'elle tourna ses pas ; leur amitié l'ap-
pelait avec instance à Villeneuve, et elle y
passa tout l'automne et l'hiver. Elle trouvait
dans leur société une sorte d'apaisement mo-
ral, des heures douces et un charme d'inti-
mité qu'elle ne pouvait goûter dans son propre
foyer toujours délaissé. Sous leur influence,
sa nature, très sensible malgré des dehors de
froideur et d'ironie, se livrait, se répandait
dans ce qu'il y avait de tendre, de convaincu
et d'affectueux en elle; elle jouissait vraiment
des sympathies dont elle se sentait envelop-
pée, et, dans cette chaude atmosphère, son
cœur s'épanouissait en pleine confiance; son
esprit s'abandonnait aussi à sa verve prime-
sautière, dans toute la franchise et la vivacité
de son mouvement naturel. Il dut y avoir,
j'imagine, dans le petit salon de Villeneuve,
entre ces trois personnes d'une si haute distinc-
tion morale, de charmantes causeries, de
ces entretiens où, comme le disait Joubert,
« l'âme et le corps prennent part », où l'on s'ex-
prime « du fond de son cœur et de son
humeur », — tout le contraire de ces conver-
sations « où il n'y a ni abandon, ni gaîté, ni
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 209
épanchement, ni jeu; où l'on ne trouve ni
mouvement ni repos, ni distraction ni soula-
gement, ni recueillement ni dissipation ; enfin
011 l'on n'a rien donné et rien reçu, ce qui
n'est pas un vrai commerce ».
Mais ce calme, si bienfaisant à la vicom-
tesse de Chateaubriand, ne dura guère, et les
soucis lui revinrent bientôt : d'abord, elle fut
gravement malade et demeura plusieurs mois
alitée; ensuite l'absence de toute nouvelle du
voyageur la rendit à ses anciennes tristesses.
Pendant huit mois, pas une lettre ne lui
parvint.
Enfin, dans le printemps de 1807, un court
billet, daté d'Algésiras parvint à Villeneuve :
M. de Chateaubriand se bornait à annoncer
qu'il avait heureusement accompli son voyage
d'Orient et qu'avant de rentrer en France, il
visiterait encore l'Espagne. Ce qu'il ne disait
pas, c'est qu'il allait toucher au but secret de
sa longue pérégrination. Le prestige de l'éloi-
gnement avait été souverain, le cœur qu'il avait
voulu soumettre s'avouait vaincu enfin, et on
l'attendait à Grenade.
Ce n'est pas une des moindres singularités
12.
210 PROFILS DE FEMMES.
de la vie de madame de Chateaubriand
qu'ayant été liée à l'une des destinées les plus
orageuses, les plus tourmentées, les plus roma-
nesques du siècle, elle ait compté par elle-
même si peu d'événements importants et ne se
soit déroulée pour ainsi dire (en exceptant
toutefois l'époque de la Terreur) qu'à travers
des crises morales. Les grands faits qui mar-
quèrent comme autant d'étapes dans la vie
brillante et agitée de « René » ne sont donc
que des sortes de jalons, des points de repère
dans le développement intime de la femme
distinguée que le sort avait unie à lui. C'est
un ordre d'idées dont il ne faut point aban-
donner la vue, dans une biographie de la
vicomtesse de Chateaubriand, si on veut la
saisir dans son vrai jour et dans la demi-
lumière qui lui convient.
On sait que, peu de mois après le retour
d'Espagne (juillet 1807), M. de Chateaubriand
fut exilé de Paris, en raison d'un article
publié par le Meixure et qui se terminait par
ces mots : « Lorsque dans le silence de l'ab-
jection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne
de l'esclave et la voix du délateur, l'historien
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 211
paraît chargé de la défense des peuples. C'est
en vain que Néron prospère, Tacite est déjà
né dans l'empire. » Napoléon se trouvait à
Tilsit quand cet article parut; irrité de l'al-
lusion évidente qui était faite à sa personne,
il interdit à l'auteur le séjour de la capitale.
M. de Chateaubriand a raconté que « Bona-
parte avait menacé à cette occasion de le
faire sabrer sur les marches de son palais ».
Une lettre connue de Joubert avait déjà ré-
duit l'incident à des proportions plus modestes ;
les Souvenirs écrits de madame de Chateau-
briand en enlèvent aussi tout élément dra-
matique. La police impériale apporta même,
dans l'exécution de l'ordre de bannissement
des formes dont elle n'était pas coutumière :
l'exil ne serait qu'à ' deux ou trois lieues de
Paris, on laisserait à M. de Chateaubriand le
temps nécessaire pour choisir et installer sa
nouvelle résidence.
C'est alors qu'il acquit au prix de vingt-
quatre millefrancs la Vallée-aux-Loups, propriété
abandonnée, située entre Sceaux et Chatenay.
Le pays était pittoresque, sauvage et presque
désert à cette époque; l'habitation était toute
212 PROFILS DE FEMMES.
délabrée. Les travaux de restauration et d'amé-
nagement exigèrent trois mois, que l'exilé
continua de passer à Paris en toute liberté.
c( Enfin, dans les derniers jours de novembre,
raconte très gaîment madame de Chateau-
briand, voyant que les réparations de notre
chaumière n'avançaient pas, nous prîmes le
parti d'aller les surveiller nous-mêmes. Nous
arrivâmes le soir à la Vallée-aux-Loups par un
temps épouvantable : les chemins du côté
d'Aulnay, très difficiles en tout temps, sont
impraticables dans la mauvaise saison. Nous
entrâmes par une grille qui n'est pas l'arrivée
ordinaire. La terre des allées, fraîchement
remuée et démêlée par la pluie, empêchait les
chevaux d'avancer, et, par un effort qu'ils
firent pour dégager les roues des ornières, la
voiture versa. Nous ne nous fîmes aucun mal.
Mais Homère^ que je tenais dans mes bras,
passa par la portière et se cassa le cou. »
M. de Chateaubriand ne tarda pas à se
prendre d'un goût très vif pour la Vallée-aux-
Loups, pour ce sa chère Vallée ». Son talent,
réveillé et comme rafraîchi par le voyage
d'Orient, se déployait dans rJtinéraire, dans
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 213
les Martyrs, dans le Dernier Abencérage. Et
puis, il était plus entouré, plus adulé que
jamais : les visites se succédaient sans inter-
ruption à la Vallée ; on était retenu à dîaer,
on demeurait à coucher. En dehors de ceux
qu'un sentiment d'amitié vraie y conduisait,
il était de bon ton, dans le monde qui com-
mençait à fronder l'empire, de fréquenter chez
M. de Chateaubriand exilé. C'était une oppo-
sition peu dangereuse : on allait à Aulnay
comme, trente-sept ans plus tôt, on fût allé
chez le duc de Ghoiseul à Chanteloup.
L'exil, d'ailleurs, fut de courte durée, moins
d'un an. Et, dès l'automne de 1808, M. et
madame de Chateaubriand revinrent s'établir
à Paris, conservant la Vallée-aux -Loups comme
résidence d'été.
Les années qui suivirent durent être, j'ima-
gine, une continuelle et lassante épreuve pour
la vicomtesse. C'était, en effet, le temps oii
« René » recueillait ses plus grands succès :
sa renommée littéraire s'était encore accrue ,
son prestige mondain était à l'apogée. Il mar-
chait dans une sorte de songe glorieux, entour-é
d'hommages, comblé d'honneurs et de flatte-
214 PROFILS DE FEMMES
ries, assise d'instances passionnées, se don-
nant à toutes les femmes qui s'offraient à lui,
ne cherchant dans leur amour qu'une occasion
de les troubler et de sentir qu'il les enchantait.
Il allait ainsi , s'absentant pendant des mois
entiers, de Méréville au château de Fervaques,
de Fervaques au château d'Ussé, partout où
l'appelait quelque ancien attachement ou quel
que intrigue nouvelle. Madame de Chateau-
briand semblait n'exister plus pour lui.
La vie conjugale n'eût peut-être pas duré
à ce train de lx)nnes fortunes, si les événe
ments de 1814 n'avaient jeté brusquement
M. de Chateaubriand dans un tout autre cou
rant d'idées et de passions. Son entrée dani
la vie publique, en créant aux deux époui
un intérêt commun, amena une sorte de rap
prochement dans leur union. La vicomtesse d(
Chateaubriand avait toujours professé, en effets
un goût très vif pour les choses de la poli-
tique ; elle en avait le sens et l'entente , et son
esprit pratique aimait à s'y exercer. Elle fui
dès lors, sur ce point du moins, la confidenU
de son mari et souvent son inspiratrice. C'est
ainsi qu'elle l'accompagna à Gand, pendant leS:
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 2l8
Cent Jours, lorsqu'il suivit la cour fugitive, et
qu'elle assista, en observatrice très avisée, aux
négociations embrouillées qui précédèrent le
retour des Bourbons à Paris. Et durant toute
la Restauration, elle continua son rôle de con-
seillère dans toutes les questions où le grand
polémiste s'engagea avec l'impétuosité de sa
nature et l'ardeur de ses rancunes.
Quand la faveur de la fortune politique
appela successivement M. de Chateaubriand aux
ambassades de Berlin et de Londres (1821-
1822), elle ne put aller prendre auprès de lui
la place qu'elle y eût dignement tenue : sa
santé, qui avait toujours été délicate, était
devenue très chancelante, et l'obligeait à de
continuels ménagements. D'ailleurs, un intérêt
nouveau était entré dans sa vie et la retenait
à Paris. Elle venait de créer, dans une maison
le la rue d'Enfer, un asile pour les femmes
ruinées par la Révolution et pour les prêtres
\gés, — l'Infirmerie de Marie-Thérèse, — et
lie se consacrait à cette œuvre avec un dévoû-
nent et une activité rares, visitant ses hôtes,
'informant de leurs besoins, procédant elle-
Qème à ses enquêtes d'admission, recueillant
216 PROFILS DE FEMMES.
des souscriptions et des dons, ne craignant pas
de descendre aux derniers détails pour réaliser
une économie ou accroître les ressources de
l'établissement. Elle trouvait là une diversion
à ses soucis intimes et un aliment pour toute
une partie de son âme.
Mais lorsque M. de Chateaubriand fut nommé
ambassadeur à Rome, elle entendit s'y rendre
à ses côtés. Tenait-elle à y effacer par sa .
présence les souvenirs que, vingt-cinq ans |
plus tôt, madame de Beaumont avait atta- i
chés au nom de son mari? Craignait-elle les
séductions trop faciles de la société romaine, ,
qui jetait alors le plus brillant éclat? Toujours
est-il que, le 14 septembre 1828, elle partit!
avec lui pour l'Italie. *
Le jour même de son départ, M. de Cha-
teaubriand adressait un dernier adieu à ma-
dame Récamier, la suppliant de venir le
retrouver à Rome, ce qu'elle se garda de faire
d'ailleurs : « Tous les torts, si vous ne venez
pas, seront de votre côté, lui écrivait-il ; car
je vous aimerai tant, mes lettres vous le diront
tant, je vous appellerai à moi avec tant de
constance, que vous n'aurez aucun prétexte de
MADAME DE Cfl ATE AUBhl AN D. 217
m'abandonner. » — « Songez, ajoutait-il, qu'il
faut que nous achevions nos jours ensemble.
Je vous fais un triste présent que de vous
donner le reste de ma vie ; mais prenez-le , et
si j'ai perdu des jours, j'ai de quoi rendre
meilleurs ceux qui seront tous pour vous. »
Commencé sous cette impression, le reste du
voyage ne fut qu'une longue évocation des
souvenirs de madame de Beaumont. Quand
ils arrivèrent à Rome, madame de Chateau-
briand était très souffrante, M. de Chateau-
briand avait déjà pris sa mission en dégoût,
et tous deux étaient de fort méchante humeur.
La suite du séjour se ressentit de ce début.
Madame de Chateaubriand ne put ni s'accou-
tumer au climat romain, ni se plaire dans la
société que sa situation d'ambassadrice l'obli-
geait à fréquenter. Dans l'isolement où elle
cherchait à s'enfermer, son caractère s'aigrit;
elle devint taquine, laissant percer une joie
maligne quand elle entendait M. de Chateau-
briand se plaindre du séjour de Rome où ses
poses habituelles produisaient moins d'effet
que chez madame Récamier, et regretter Paris,
où une crise parlementaire venait précisément
13
218 PROFILS DE FEMMES.
d'ouvrir de vastes perspectives à ses ambitions
politiques. On eût dit qu'elle était heureuse
de le tenir enfin sous son autorité, et qu'elle
lui faisait expier ses infidélités passées.
Les Souvenirs du comte d'Haussonville qui
était alors attaché à l'ambassade de France
près le Saint-Siège, nous tracent un tableau
assez piquant de l'intimité des deux époux :
ce TSotre chef, écrit-il, avait la plupart du
temps cet air profondément ennuyé de la vie,
dont il était coutumier... La compagnie de
madame de Chateaubriand était-elle pour quel-
que chose dans cette tristesse ? Je ne sais.
Toujours e>t-il que, au dire de beaucoup de
personnes, l'obligation à laquelle il n'avait pu
se soustraire d'emmener sa femme avec lui ,
pour faire, dans la capitale du monde chrétien,
les honneurs de son salon, avait été une charge
de sa nouvelle position et qu'il avait eu quelque
peine à l'accepter ; c'était comme une sorte de
drawback dont il aurait bien voulu être dis-
pensé. Quant à madame de Chateaubriand,
qui avait beaucoup d'esprit, qui avait, je crois,
passionnément aimé son mari, qui l'aimait
encore d'une affection toujours souffrante et
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 219
devenue un peu aigrie, elle se rendait parfai-
tement compte de ses dispositions actuelles à
son égard. Elle jouissait, à ce qu'il m'a semblé,
mais sans se faire aucune illusion, de la place
importante que, pour la première fois, il lui
était donné d'occuper au foyer conjugal. Peut-
être faudrait-il ajouter que, par une rancune
toute féminine, elle abusait tant soit peu, à
l'occasion , dans son intérieur, des avantages
de sa situation présente. Afin de venger d'an-
ciens griefs, dont la source était bien loin
d'être tarie, il ne lui déplaisait pas de faire
montre, parfois assez puérilement, malgré
toute sa finesse et son goût, de ses privilèges
de maîtresse de maison. C'est ainsi qu'elle
prenait plaisir à contredire tout doucement,
mais péremptoirement, les assertions souvent
un peu risquées de l'auteur du Génie du chris-
tianisme, ou de redresser ses souvenirs person-
nels trop fantaisistes, en leur opposant des faits
positifs, accentués d'une voix basse et comme
indifférente, mais toutefois assez sèche et très
nette. Cette taquinerie prenait parfois une
autre forme. M. de Chateaubriand venait-il à se
plaindre qu'il fît bien chaud dans l'appar-
220 PROFILS DE FEMMES.
tement, madame de Chateaubriand ne disait
rien; peu de minutes après, il n'était pas
rare de la voir mettre la main à la sonnette
pour commander à un domestique de mettre
une bûche de plus au feu. Etait-ce contre le
froid et les courants d'air que son mari récla-
mait, le même jeu se reproduisait, et les gens
de la maison ne tardaient pas à recevoir l'ordre
de tenir les portes du salon grandes ouvertes,
ou d'entre-bâiller les fenêtres du palais. M. de
Chateaubriand avait conscience de cette petite
guerre intime et de ces procédés intentionnel-
lement offensifs, mais il ne semblait même pas
s'en apercevoir. Son altitude était celle d'un
mari très patient, résigné et plutôt complai-
sant. 11 avait tant à expier! »
A la vérité , sa pensée était ailleurs. Elle
allait vers madame Récamier, à qui, pres-
que chaque jour, il adressait les missives les
plus passionnées ; elle allait aussi, plus secrète
mais non moins ardente, vers les objets nou-
veaux qui, depuis son arrivée à Rome, solli-
citaient son insatiable besoin d'aimer. Une
personne fort séduisante et mystérieuse, dont
le pseudonyme de madame de Saman nous est
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 221
seul connu, l'occupait en particulier. Il ébau-
chait avec elle, dans le cadre magnifique de la
cité latine, le roman qui devait « enchanter »
ses derniers jours. D'autres femmes encore,
parmi lesquelles la comtesse del Drago, la
Palestrina et la gracieuse Falconieri, le dis-
trayaient de ses rêves et charmaient sa fantaisie.
Enfin, c'étaient les jeunes étrangères de pas-
sage à Rome, qui venaient déposer aux pieds
de l'auteur d''Atala l'hommage de leur admi-
ration enthousiaste et de leur culte passionné.
Après la mort de Léon XII et l'élection de
Pie Vlll, M. de Chateaubriand fut, sur ses
instances , rappelé de son ambassade , et , le
27 mai 1829, il rentra à Paris. Tandis qu'il
développait à madame Récamier, avec tout
l'éclat, toute la séduction de sa belle imagi-
nation, « un plan de vie que rempliraient la
religion, l'amitié, les arts, » et que, pres-
que le même jour, il prodiguait à « l'enchan-
teresse » de Rome qui était venue le retrouver,
les marques d'une tendresse brûlante, madame
de Chateaubriand reprenait la direction de son
infirmerie.
Sa vie allait donc recommencer comme par
222 PROFILS DE FEMMES.
le passé, active, ordonnée, remplie, mais sujette
aux mêmes souffrances de cœur et d'amour-
propre. La révolution de 1830, tout en ne
l'atteignant pas très cruellement dans sa foi
légitimiste (elle était alors assez hostile aux
Bourbons), lui fut pourtant une cause de graves
soucis : la carrière politique de M. de Cha-
teaubriand était brisée, et la pension qu'il
touchait comme ministre d'État cessait de lui
échoir.
Ce dernier point, en particulier, était de
nature à réveiller toutes les inquiétudes de la
vicomtesse. De quels revenus allaient-ils vivre
désormais? Si M. de Chateaubriand n'avait
jamais eu la fortune assurée, du moins elle
s'était, tout le long de sa vie, offerte à lui. La
littérature lui avait apporté, en surcroît de la
gloire, d'importants bénéfices ; les fonctions et
dignités publiques dont la monarchie l'avait
revêtu avaient été largement rétribuées, les
Bourbons avaient par deux fois soldé ses dettes,
l'arriéré de la pension attaché au titre de
ministre d'État (dont il avait été privé de 181G
à 1822) lui avait été restitué. Et cependant, vers
1830, il se trouvait dans une gêne voisine de
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 223
l'indigence. C'est que, de tout temps, il avait
dépensé sans compter, incapable de régler le
train de sa vie ordinaire, de ses voyages ni de
ses réceptions, semant l'or dès que sa bourse
était pleine, non qu'il eût des besoins person-
nels, mais pour que le cadre où il se mouvait
fût grandiose et digne de lui, employant ainsi
le traitement d'un semestre à une fête d'ambas-
sade, consacrant le revenu d'une année de ses
œuvres littéraires à quelque galanterie royale.
Les conseils de ses amis ne parvenaient pas à
l'arrêter dans cette voie de dépenses irréflé-
chies. Madame de Chateaubriand avait beau
arranger, liquider, déployer à ce soin sa remar-
quable faculté d'action et son entente des
affaires : le gouffre se creusait chaque jour plus
profond.
La situation à laquelle il se trouva réduit
après la révolution de Juillet ne tarda pas à
provoquer une crise où le sentiment de l'hon-
neur subit en lui une passagère défaillance et
où le cœur de madame de Chateaubriand dut
souffrir d'une angoisse mortelle.
Il était en Suisse, près de Genève, presque
sans ressources, pressuré de dettes. Là, un
224 PROFILS DE FEMMES.
soir, se trouvant seul avec la vicomtesse,
il fit un retour sur lui-même et fut tout
d'un coup effrayé de l'avenir qui l'attendait,
de la vieillesse qui venait et dont l'idée
seule lui avait toujours fait horreur, de la
misère qui le saisissait déjà et qui sans doute
ne le lâcherait plus jusqu'à la mort : alors,
dans un accès de révolte et de désespoir, il
écrivit ces lignes :
« Oh! argent que j'ai tant méprisé!...
quand on ne t'a point, on est dans la dépen-
dance de toutes choses et de tout le monde.
Deux créatures qui ne se conviennent pas
pourraient aller chacune de son côté ; eh bien 1
faute de quelques pistoles, il faut qu'elles
restent là, en face l'une de l'autre, à se bou-
der, à se maugréer, à s'aigrir l'humeur, à
s'avaler la langue d'ennui, à se manger l'âme
et le blanc des j^eux, à se faire, en enrageant,
le sacrifice mutuel de leurs goûts, de leurs
penchants, de leur façon naturelle de vivre; la
misère les serre l'une contre l'autre, et, dans
ces liens de gueux, au lieu de s'embrasser,
elles se mordent... »
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 225
Ainsi, à cette heure douloureuse, M. de
Chateaubriand déclarait que la misère était le
seul lien qui l'unit désormais à sa femme et
(( qui les serrât l'un contre l'autre dans des
liens de gueux » ; que la vie commune dans
l'indigence était un supplice, et que, s'ils
eussent été libres tous deux, « ils s'en seraient
allés chacun de son côté ».
Cette pensée de séparation fut-elle sérieuse
de part ou d'autre? Je ne le crois pas. En ce
qui concerne madame de Chateaubriand, toute
sa vie en serait le démenti. Cette marque
d'ingratitude n'était pas la première épreuve
qui lui vînt de son mari; elle en avait subi,
depuis que leurs destinées étaient unies, et de
plus cruelles, et de plus intimes ; mais jamais
l'idée d'une rupture ne s'était présentée à son
esprit. Ce n'était donc pas à l'heure précise où
l'avenir apparaissait plus sombre et imposait
à son dévouement conjugal de plus lourdes
responsabilités qu'elle pouvait songer à rejeter
le fardeau de l'existence commune. Quant à
lui, je veux croire en effet que, dans un
accès de colère, le cœur débordant d'amer-
tume, il ait accepté un instant la pensée de
13.
226 PROFILS DE FKxMMES.
reprendre sa liberté, et qu'il s'y soit même
assez longtemps arrêté pour la formuler par
écrit : l'égoïsme était le trait dominant de son
caractère, et tout autre sentiment s'effaçait en
lui quand sa personnalité était en jeu. Mais,
cette crise de désespoir passée, ses idées,
comme il lui arrivait toujours en pareil cas,
prirent une tout autre direction. Il eut alors la
vision très nette du genre de vie qui lui était
réservé désormais, et de la part, sinon de
bonheur, du moins de tranquillité et de bien-
être, que ledévoûment de madame de Chateau-
briand lui pouvait apporter encore; la raison
lui revint, et cette pensée mauvaise, qu'il
n'avait écrite que pour soulager son cerveau,
« de même qu'on se fait percer les veines
quand le sang afflue au cœur ou monte à la
tête », n'eut aucune suite. D'ailleurs, la publi-
cation de VEssai sur la littérature anglaise et de
VHistoire du Congrès de Vérone, puis, peu de
temps après, la cession des Mémoires doutre-
tomhe à une société financière, en assurant le
ménage contre la misère, y ramenèrent bientôt
l'entente.
Ils retournèrent à Paris et reprirent, avec
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 227
un train plus modeste encore, leur vie des
dernières années de la Restauration. Mais,
pour M. de Chateaubriand, ce n'étaient que
les apparences de cette vie brillante où tout
était réglé pour sa gloire comme dans une
apothéose. On le rencontrait encore, aux
mêmes heures, se rendant chez madame Réca-
mier ; il y allait, toujours vêtu avec élégance
et la fleur à la boutonnière, avec les mêmes
désirs de conquête, avec la même soif d'adu-
lation, mais d'une démarche incertaine et
pesante, la taille toute voûtée, le front tout
ridé. Et quand il arrivait à l'Abbaye-aux-Rois,
on l'entourait de plus de respects que d'admi-
ration. Lamartine, qui l'y rencontra vers cette
époque, nous l'a montré « avec ses yeux qui
semblaient deux charbons mal éteints », dis-
simulant derrière un écran ou un fauteuil la
disgrâce de son corps fatigué, cherchant à
reconnaitr les visages, répétant ses phrases, se
survivant à lui-même. Bientôt il lui fut impos-
sible de se rendre chez madame Récamier; alors
ce fut elle qui vint le voir. Elle était entrée
depuis longtemps en rapports avec madame de
Chateaubriand, et, par la suite des années,
228 PROFILS DE FEMMES.
leurs relations étaient devenues, de courtoises
confiantes, d'intermittentes presque quoti-
diennes. Chaque jour donc, madame Récamier
venait passer plusieurs heures auprès de son
fauteuil ou au chevet de son lit, et madame de
Chateaubriand leur tenait compagnie. Ces deux
femmes vivaient ainsi, très unies maintenant,
parlant librement du passé, se rappelant leurs
amis disparus , tandis que lui, silencieux,
affaissé, toutes ses facultés obtuses, les écoutait
à peine, « ne pouvant plus suivre une idée
deux minutes de suite » . Quand la mort vint,
elle frappa d'abord celle que l'âge avait le plus
épargnée : madame de Chateaubriand mourut,
le 9 février 1847, après une courte maladie.
M. de Chateaubriand s'éteignit dans le courant
de l'année suivante (4 juillet 1848), Madame
Récamier ne lui survécut que peu de mois.
II
Considérée dans Tordre de l'esprit, la femme
distinguée dont je viens de rappeler la vie
avait pour qualités maîtresses la droiture du
sens et la sûreté du jugement. Ces qualités ne
procédaient, en elle, ni de l'expérience, ni du
raisonnement, ni d'une discipline acquise ; mais
elles faisaient le fonds même de son tempé-
rament intellectuel, et l'on peut croire qu'elle
arriva, par instinct et tout de suite, au plein
exercice de ces facultés. Elle était de ces
esprits qui saisissent la réalité des choses
et des personnes à leur premier aspect, sans
prisme ni verre grossissant. Antipathique à
230 l'ROFILS DE FEMMES.
tout ce qui était artifice ou procédé, allant
droit au fond et au fait, elle n'aimait que le
vrai et voulait qu'on restât toujours soi-même,
en parfaite sincérité de cœur et de langage.
On juge par là de l'éloignement, du mépris
plutôt, que lui inspiraient les grands mots,
l'emphase sonore et la fausse exaltation qui
furent le vice commun de son époque et le
défaut capital de Chateaubriand.
Ajoutez à ces qualités le don de l'obser-
vation, une curiosité très éveillée, et l'indé-
pendance d'une pensée qui se formait en toute
chose de ses propres jugements.
En revanche (et comme de raison), aucune
imagination. Peu d'esprits, je crois, furent
moins doués que le sien de ce côté, moins
tournés à la rêverie, plus en garde contre
l'enthousiasme. Ce fut là, si l'on voulait
comparer M. et madame de Chateaubriand,
le point où se marqua le plus nettement la
différence de leurs natures morales : chez lui,
l'imagination était tout, envahissait tout; chez
elle, au contraire, la vie laissait des impres-
sions simples, claires, très nettes, très dis-
tinctes, qui ressortaient sur le fond de son
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 231
esprit comme se détachent, sur la rétine de
l'œil, les plans successifs d'un paysage par une
matinée limpide de printemps, quand il n'y a
dans l'air ni vapeur ni poussière en suspens.
C'est à cette façon de sentir et de refléter en
elle le monde extérieur qu'elle dut de tra-
verser, sans y rien laisser de soi, les dures
épreuves qui formèrent, pour ainsi dire, la
trame même de sa vie. Les inquiétudes de
toute sorte, les amertumes, les blessures
d'amour-propre, les maladies du corps et les
souffrances du cœur, les soucis matériels
s'étaient succédé sans trêve pour elle depuis
les premiers déboires du mariage jusqu'aux
angoisses des dernières années; mais, la crise
passée, elle retrouvait aussitôt cette humeur
facile, cette gaité légère qui n'était chez elle
que le mouvement d'une âme saine, égale et
tempérée.
Après la droiture du jugement, le trait le
plus saillant du caractère de madame de Cha-
teaubriand fut le sens pratique : elle était
d'une incroyable activité physique et intel-
lectuelle, toujours en mouvement, aimant
passionnément l'action , non pas celle qui
232 PROFILS DE FEMMES.
cherche à se manifester par l'influence morale,
l'exemple et les conseils, mais celle qui se
satisfait par des œuvres positives, et bien
réelles.
Son activité s'exerça dans deux voies très
différentes : la politique et la religion.
De tout temps, ainsi que nous l'avons vu,
elle s'était intéressée à la politique. Comme
Pauline de Meulan, comme tant d'autres
femmes de la même famille d'esprits qui
étaient entrées dans la vie, — dans la vie
intelligente, — aux approches de 1789, elle
avait gardé de cette époque de sa jeunesse
le sens et le goût des questions politiques. Bien
qu'elle n'apportât pas, dans sa façon de s'y
appliquer, la nature impétueuse, l'ardeur im-
patiente et ambitieuse de Chateaubriand , les
opinions qu'elle professa ne furent ni moins
nombreuses ni moins contradictoires que celles
du grand polémiste. On pourrait alléguer pour
son excuse, s'il en était besoin en telle
matière, qu'elle vivait dans un temps où la
logique n'était pas ce qui réglait les convic-
tions et où se vérifiait tous les jours le mot
de Labruyère : « Il ne faut pas vingt années
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 233
accomplies pour voir changer les hommes
d'opinion sur les choses les plus sérieuses
comme sur celles qui leur ont paru le plus
sûres et le plus vraies. »
Par son tempérament comme par ses tradi-
tions de famille et de race, la vicomtesse de
Chateaubriand était indépendante et portée
secrètement vers l'opposition, sous quelque
régime que ce fût. On aurait pu lui appliquer ce
que les Mémoires d'outre-tombe nous rapportent
de M. de Chateaubriand le père : « Le sang
breton le rendait frondeur en politique, grand
opposant des taxes et violent ennemi de la
cour. » L'impression qu'elle avait gardée de la
Révolution était celle d'un affreux spectacle,
dont le sanglant souvenir ne s'altéra jamais
dans sa mémoire. Aussi, quand le 18 Brumaire
mit fin à l'ère révolutionnaire, toutes ses
sympathies allèrent à l'homme qui person-
nifiait désormais les destinées de la France.
Elle fut d'abord comme éblouie de son
génie; « elle l'admira sans restriction ». Le
meurtre du duc d'Enghien, qui fournit à
M. de Chateaubriand (alors ministre dans le
Valais) l'occasion de se retirer, par une sortie
234 PROFILS DE FEMMES.
éclatante et digne de lui, d'une carrière dont
les débuts l'avaient découragé, ne diminua
pas l'enthousiasme qu'elle ressentait pour
Bonaparte : non qu'elle ne le jugeât, en soi,
très sévèrement, mais fascinée qu'elle était par
l'éclat de sa gloire. Si jamais sa nature, par
ailleurs si maîtresse d'elle-même et si pondérée,
subit quelque entraînement, ce fut pour la
personne du Premier Consul, bientôt Empe-
reur. « Les fêtes en se succédant, écrit-elle,
achevèrent de tourner les têtes, et ce fut au
commencement de l'année ISOo qu'eurent lieu
les plus grandes défections. Le Saint-Père avait
posé ses mains sur la tête de l'Empereur, et ses
victoires achevaient de le rendre irrésistible. »
Et elle ajoute avec malice : « Cette année, je
pense, ou en 1806, MM.*** et *** furent
nommés auditeurs; ils jurèrent de ce moment
fidélité à toutes les monarchies présentes et
futures. »
La mesure de rigueur qu'attira sur M. de
Chateaubriand la publication de l'article du
Mercure commença de la désabuser ; l'exécu-
tion sommaire de son cousin, Armand de Cha-
teaubriand, compromis, en 1810, dans une
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 235
conspiration royaliste, la jeta franchement
dans l'opposition. Quand, le 6 avril 1814, le
Sénat appela les Bourbons au trône, elle eut
d'abord un cri de joie. « Ce devait être pour
nous, écrit-elle dans ses Souvenirs, un jour de
délivrance; ce fut celui d'un mécompte complet.
Il fut suivi de vexations d'autant plus pénibles
qu'elles faisaient autant la joie que l'étonne-
ment des ennemis. Aussitôt qu'on eut la cer-
titude que le lion était enchaîné et que les sou-
verains entraient à Paris, il n'y eut pas assez
de cris pour maudire celui qu'on avait encensé.
Chacun, en allant au-devant des étrangers,
semblait revenir de Coblentz... » La voilà
désormais légitimiste, mais frondeuse, mais
peu respectueuse, très indépendante dans ses
jugements, très mordante dans ses propos. Il
faut l'entendre conter le voyage de la cour à
Gand, où, pendant les Cent-Jours, elle accom-
pagna M. de Chateaubriand, à qui le roi venait
de confier le portefeuille de l'intérieur. Jamais
la vie ne lui offrit spectacle plus amusant ni
mieux fait pour exercer sa verve malicieuse
que celui de cette cour transfuge, qu'elle voyait
de la coulisse même. Les mille incidents qui
236 PROFILS DE FEMMES.
s'y succédèrent sous ses yeux laissèrent une
trace si nette dans son esprit, que lorsqu'elle
en fit le récit, dix ans plus tard, elle les
raconta avec un aussi vif sentiment que s'ils se
fussent passés de la veille. Dans l'affolement
général, dans le débordement des colères
triomphantes et des haines victorieuses qui se
déchaînèrent après Waterloo, elle sut garder
la juste mesure. Ainsi, le général La Grange
ayant été insulté violemment par des officiers
de la garde royale, sous le prétexte de sa fidé-
lité à l'Empire, la vicomtesse, qui s'était
trouvée témoin de l'incident, le note dans ses
Souvenirs, en ajoutant cette remarque : « Rien
n'était plus plaisant que l'intolérance que
nous affichions pour des opinions qui n'avaient
au fond rien de déshonorant, lorsque nous
nous arrangions si bien des plus honteuses et
des plus criminelles, et que nous eussions
pressé sur notre cœur Robespierre lui-même,
s'il était venu nous baiser les mains. »
Mais quand Louis XYIIl appela Fouché aux
affaires et que M. de Chateaubriand se vit
écarté des conseils du roi, elle fut outrée,
accusa les Bourbons de bassesse et d'ingra-
JIADAME DE CHATEAUBRIAND. 237
tîtude, et leur devint franchement hostile.
Pendant la Restauration, ses sentiments furent
tour à tour ceux de la faction royaliste pure
et ceux du groupe libéral ; certains jours, elle
allait même jusqu'à regretter l'Empire. Les
retours de faveur dont M. de Chateaubriand
se vit l'objet en 1821 et 1829 ne la rallièrent
pas, et les brusques disgrâces qui les suivirent
ne tirent que la mieux confirmer dans son
aversion pour Louis XVIII, Charles X, le
pavillon de Marsan et toutes les choses et les
gens de la cour. La Restauration tombée,
quand M. de Chateaubriand, toujours à la
recherche des rôles à effet, déclara que la
monarchie de Juillet ne devait pas compter
sur son dévoùment, la vicomtesse conserva de
même sa foi légitimiste; mais elle entretint
soigneusement dans son cœur ses antipathies
de personne, ses méfiances et ses rancunes. Le
mot des Mémoires d'outre-tombe exprime bien
ses sentiments à l'égard de la dynastie déchue ;
ce Nous ne lui devions que notre fidélité;
elle l'a. »
Dans les dernières années du règne de Louis-
Philippe, nouvelle évolution des opinions poli-
238 PROFILS DE FEMMES.
tiques de madame de Chateaubriand. La voilà
prête à accepter la République, dont elle pres-
sent l'avènement. « Républicaine, pourquoi
non? disait-elle un jour, vers 1844. Je n'ai pas
d'antécédents politiques, moi ; je puis, dès
qu'elle arrivera, accepter la République; et
vous autres, hommes d'État du présent et du
passé, vous avez tous fait et vous faites trop
de bèlises pour qu'elle n'arrive pas. »
Mais ce fut peut-être dans sa façon de com-
prendre la religion et d'en observer les devoirs
qu'apparut le plus nettement la disposition
active et pratique du caractère de madame de
Chateaubriand.
Tout d'abord, la religion que professait l'au-
teur du Génie du christianisme, cette religion
créée par l'imagination plutôt que sentie par le
cœur, n'était pas son fait: sa foi était plus simple,
plus sincère, et la magnificence de la pompe
sacrée n'y était pour rien. Elle ne faisait point
parade de ses sentiments religieux, elle n'en
parlait pas, elle aurait cru les profaner en les
exploitant comme un sujet de thèse littéraire;
les plus belles pages des Martyrs devaient à cet
égard, froisser quelque fibre intime de son cœur.
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 239
Même dans ses croyances, cet excellent esprit
savait trouver la juste mesure^ et le caractère
même de sa piété lui faisait honneur, — une
piété sans tristesse ni âpreté, sans excès mys-
tique ni rigorisme ultramontain, qui ne don-
nait ni dans les écarts de madame Swetchine
ni dans ceux des Missions, une piété comme on
la pratiquait au xvii^ siècle, comme Fénelon
voulait qu'elle fût, « sans rien de faible ni de
gêné, qui élargit le cœur, qui est simple et
aimable, qui se fait toute à tous pour les gagner
tous ».
Mais la dévotion pure ne lui suffisait pas :
la charité pouvait seule satisfaire aux exigences
de sa nature positive et toujours tournée vers
l'action. L'infirmerie de Marie-Thérèse, qu'elle
ouvrit après 1815, était une œuvre originale,
dans le temps qu'elle la fonda; les institutions
charitables de cet ordre étaient loin d'avoir
alors, par le nombre et l'importance, le
développement qu'elles ont reçu depuis. L'idée
de madame de Chateaubriand était neuve,
juste et féconde. Elle consacra, à la réaliser,
son temps et ses forces, toutes les ressources
de sa bourse, qui était rarement pleine.
i240 PROFILS DE FEMMES.
toutes celles de son esprit, qui était ingénieux,
entendu, admirablement doué pour l'adminis-
tration et l'économie. Elle fit plus encore,
elle y mit tout son cœur : on peut dire que,
pendant près de trente années, son asile
et les malheureux qui y trouvaient refuge
furent, après M. de Chateaubriand, sa seule
pensée. Elle y songeait tout le jour; elle en
parlait à tout venant, avec l'accent d'une sol-
licitude presque maternelle. Elle y dépensa
la part de tendresse que toute femme porte
en soi, et qu'à défaut d'un enfant sur qui
la fixer, elle avait, pour ainsi parler, écono-
misée tout au long de sa vie. Ce fut pour elle
une sorte de passion, une de ces passions où
la sensibilité longtemps contenue s'abuse en se
portant vers un objet auquel elle n'était pas
destinée.
Cet amour de la vie pratique nous explique,
sans doute, que madame de Chateaubriand,
malgré son goût pour l'observation et bien
qu'elle ait eu l'occasion de l'exercer en tant de
circonstances mémorables, ait écrit si peu.
Outre sa correspondance, qui n'est guère four-
nie pour une époque où les habitudes épisto-
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 241
laires étaient encore très développées, on ne
possède d'elle qu'un cahier de Souvenirs dont
j'examinerai plus loin la valeur et l'importance.
Ce qui fait le grand charme du petit nombre
de pages qui sont sorties de sa plume, c'est
qu'elle écrivait comme elle pensait, c'est-à-dire
d'une façon naturelle, avec netteté, sans affec-
tation ni pédantisme. L'allure de sa prose est
alerte, souple, élégante, admirablement propre
au commerce de la correspondance ; peu
d'images, d'ailleurs, ou les plus familières et
les plus soudaines, et, de-ci de-là, quelques
traits vigoureux pour décrire à la rencontre les
hommes et les choses. Comme spécimen de la
narration vive et familière qui était sa façon,
voici quelques lignes parmi les mieux tournées :
« Madame de Coëlin était ce qu'on appelle
illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de
Saint-Martin, et ne trouvait rien au-dessus de ses
ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère
d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à
sa manière, qui était un peu celle des Juifs.
Elle était, du reste, d'une complète ignorance,
mais avec tant d'esprit et une si grande habi-
14
24*2 PROFILS DE FEMMES.
tude du monde que, dans la conversation, on
ne pouvait s'en apercevoir; elle ne savait pas
un mot d'or/ographe (sic), et cependant elle
parlait sa langue avec une pureté et un choix
d'expressions remarquables. Personne ne racon-
tait comme elle; on croyait voir toutes les per-
sonnes qu'elle mettait en scène.
» Ses commentaires sur la Bible étaient
semés de grec et de latin dont elle ne savait
pas un mot; mais comme elle avait à cœur de
prendre la traduction de l'Écriture en défaut,
elle avait appelé à son aide un vieux Juif qui
lui expliquait le texte comme un rabbin et la
volait de même. Ce Juif, appelé Noë, fut un
jour arrêté pour avoir volé des perruques.
Madame de Coëlin, furieuse de l'insulte faite
à son maître, alla trouver M. Pasquier, alors
préfet de police, et qu'elle détestait de vieille
date. Elle lui fit une scène terrible. Elle sou-
tint que Noë n'avait point volé les perruques,
mais qu'il les avait achetées; elle le prouva
même en les payant; et l'affaire n'eut d'autre
suite qu'une rancune qu'elle garda à M. Pas-
quier, sur lequel, depuis, elle avait toujours
quelque histoire à raconter. »
I
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 243
Cette silhouette féminine n'est-elle pas tracée
>avec une vivacité charmante et toute personnelle?
La correspondance de la vicomtesse est écrite
dans le même mouvement de style, avec la même
indépendance de pensée et de jugement. Quel-
ques-unes de ses lettres (dans les meilleures
pages, il est vrai) font songer à certains billets
de madame de Sévigné. La comparaison est
juste, en effet, à la condition d'en bien mar-
quer les limites et de se rappeler qu'une même
façon de s'exprimer peut traduire des états
d'esprit très différents. Par l'allure de la
phrase, par la sincérité de l'expression, par
une certaine grâce aimable, il est telle lettre
à Joubert qui pourrait être rapprochée de telle
autre à Bussy; mais rien que je sache, dans ce
qu'a écrit madame de Chateaubriand, ne porte la
marque de cette imagination toujours jeune, de
cette tendresse large et bienfaisante, et de cette
fraîcheur savoureuse du cœur et de l'esprit qui
furent le privilège de la délicieuse marquise.
Pour indiquer le tour habituel aux lettres
de madame de Chateaubriand, je citerai ce
billet adressé à Joubert, qui attendait la vicom-
tesse à Villeneuve.
244 PROFILS DE FEMMES.
Mardi, 30 aoiit 1806.
« Écoutez la triste aventure, bien triste en
effet, puisqu'elle me retient à Paris. Hier, à
quatre heures, le matin, je partais gaîment
pour Villeneuve, lorsqu'à Charenton je me
suis aperçue que l'on avait volé ma malle. Je
ne pouvais décemment arriver chez vous sans
chemises. Il a donc fallu revenir à Paris, où
tout le jour je n"ai fait autre chose que courir
de chez le commissaire de police à la grande
police, de la grande police à la petite, et de la
petite police je ne .sais où. Enfin, on voulait ce
matin me faire courir encore et me faire sortir
de ma chère paresse ; il faut être pire que les
voleurs pour cela.
Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
C'est le seul qui nous reste et qu'on veut nous l'ôter.
» Mais il n'en sera pas ainsi, je ne l'aban-
donnerai que pour reprendre la route de
Villeneuve, qui est cependant une chienne de
route, quoiqu'elle conduise au paradis. Julie
jette les hauts cris ; elle regrette surtout une
chanson qui était dans la poche de son tablier
noir, elle a donné cela comme renseignement
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 245
au commissaire de police. Il faut que je reste
ici pour rhabiller cette princesse, qui a perdu
beaucoup plus de choses qu'elle n'en possédait,
et pour m'acheter des chemises. Ainsi je ne
sais plus quand je vous reverrai ; mais j'espère
que ce sera à la fin de la semaine, si messieurs
les voleurs veulent le permettre. »
Et cette lettre encore, qu'elle adressait éga-
lement à Joubert :
La Vallée, vendredi soir.
« Le Chat est revenu mardi de Verneuil, et
il est reparti aujourd'hui pour Ghanday, chez
madame de Caumont ; il y trouvera madame
d'Aguesseau, il ne vaudra rien à son retour.
Pour moi, je m'ennuie à mourir dans ma
chère solitude ; je n'y ai d'autre occupation
que de m'inquiéter et d'avoir peur, occupation
au surplus dont je m'acquitte à merveille. Si
vous étiez une personne comme une autre,
c'est-à-dire comme une autre meilleure que
vous, vous, madame Joubert et le petit
monstre, vous viendriez me voir dimanche,
lundi même ; c'est le jour que le Chat revient
14.
246 PROFILS DE FEMMES.
du Sabbat et il ne serait pas fâché de
vous trouver ici à son arrivée. Ah I que tous
ces jours-ci j'ai regretté mon serviteur Glausel.
Car, vous le savez, hors le lundi qu'il consa-
crait aux affaires de sa province, le mardi à
Cambacérès, le mercredi à M. de Montesquiou,
le jeudi au Cercle, le vendredi à l'abstinence,
le samedi à la pénitence et le dimanche à
Dieu, le reste de son temps était à mon service.
» Si vous venez, je vous conterai deux jolies
histoires ; de plus, vous me ferez un grand et
très grand plaisir. Je vous enverrai le cabriolet,
ainsi ne vous mettez point en peine d'une
voiture. Quel jour le voulez-vous?
» Ma chère madame Joubert, venez, c'est à
vous que je me recommande. »
On a dit que madame de Chateaubriand
avait collaboré aux Mémoires d'outre-tombe ; on
a même prétendu (et c'est l'avis de M. G. Pailhès,
éditeur des Mémoires de la vicomtesse) que sur
les points où cette collaboration se serait
exercée, les retouches, additions et suppressions
faites de la main de Chateaubriand lui-même,
ont gâté l'œuvre première qu'il copiait.
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 247
Posées dans ces termes, ni l'une ni l'autre
de ces assertions ne sont exactes. A y regarder
de près, en effet, et sans parti-pris, que
vo5^ons-nous dans les Mémoires rédigés par
madame de Chateaubriand? Et d'abord par
l'étendue et l'ordonnance du récit, par la suite
des faits qui y sont rapportés, sont-ce bien
A.%s, Mémoires ? « Ils se composent, nous apprend
M. G. Pailhès, de deux cahiers, l'un relié en
maroquin rouge, l'autre revêtu de papier vert.
Celui-ci (pour l'écarter tout de suite), ne contient
que des réflexions à l'état de notes, où sont fort
malmenés les personnages qui ont occupé la
scène à la fin du règne de Charles X. Puis, de
1831 à 1844, date extrême mentionnée dans le
cahier vert, silence complet... Pendant cet
intervalle de douze à treize ans, le cahier
n'avait pas cessé de recevoir les confidences de
madame de Chateaubriand; mais en 1848, à
la mort de Chateaubriand, survenue après celle
de sa femme, une main brutale, exécutant la
consigne dictée par une prétendue raison
d'Etat, a déchiré les pages qui concernaient
le règne de Louis-Philippe. »
Le cahier rouge, le plus important des deux
248 PROFILS DE FEMMES.
et le seul d'ailleurs qui soit publié, renferme
des souvenirs dont le plus ancien date de 1804
et le dernier de 1825. Imprimé, il représente
environ soixante-huit pages de texte in-8''. Pour
les années de 1804, 1805 et 1806, le manus-
crit ne relate qu'un très petit nombre d'événe-
ments ou d'impressions personnelles : la mention
en est faite d'une façon sommaire, un peu sèche,
sans la moindre composition; les notes datées
de 1807 et 1808 sont au contraire très détaillées
et nous font entrer dans la vie journalière de
la Vallée-aux-Loups ; rien pour l'année 1809;
huit pages seulement de 1810 à 1814; enfin,
trente-sept pages du l^'" janvier 1814 au 8 juillet
1815. On le voit, les proportions restreintes du
récit et les lacunes qu'il renferme font paraître
bien ambitieux le titre de Mémoires qu'on a
voulu inscrire en tête de ces Souvenirs. N'était
la relation du voyage de Gand pendant les
Cent- Jours, qui est presque un chapitre d'his-
toire, ce ne seraient même, à proprement parler
que des « Notes » utilisées plus tard dans la
composition des Mémoires d'outre-tombe.
Ce point dûment établi, quel parti Chateau-
briand a-t-il tiré des documents mis ainsi à sa
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 249
disposition par sa femme? Y a-t-il eu vraiment
collaboration de la vicomtesse? Nullement, si
l'on entend par ce mot le travail commun de
deux intelligences appliquant leur activité à la
conception d'une œuvre, à l'établissement de
ses lignes générales et à la composition de toutes
ses parties. Or, dans le cas présent, rien de
pareil : il y a eu apport de quelques souvenirs,
et rien de plus. Les emprunts faits aux notes
de madame de Chateaubriand sont au nombre
de cinq : le très joli récit du voyage à la Grande-
Chartreuse (tome IV) et la description de la
Vallée-aux-Loups (tome V) sont copiés presque
textuellement dans le cahier rouge ; par
quelques coupures ou de légères corrections,
Chateaubriand a mis l'ordre qui manquait dans
la narration originale. Pour la période des
Cent-Jours, les emprunts sont plus considé-
rables, mais les retouches de style sont plus
importantes. Je ne citerai qu'un seul passage;
on saisira bien, dans la divergence des textes,
la différence des imaginations et des procédés
de composition *.
1. Voici le texte des Mémoires d' outre-tomhe (t. IV, p. 28) : —
ot Avant de quitter Saint-Denis, je fus reçu par le roi et j'eus
f
2o) PROFILS DE FEMMES.
« Le lendemain, 8 juillet 1815, le roi fit dire
de nouveau à mon mari de venir lui parler.
La première chose qu'il lui dit fut :
» — Eh bien! monsieur de Chateaubriand?
» — Eh bien ! Sire : Votre Majesté renvoie
ses régiments et prend Fouché?
» — Oui, reprit le roi, il le faut. Voyez, depuis
mon frère jusqu'au bailli de Grussol, et celui-
là n'est pas suspect, tous disent que nous ne
pouvons pas faire autrement. Mais bon pour
les deux premières choses : il y a remède.
Pour la cocarde, c'est une autre affaire. Je
ne céderai jamais sur ce point. Qu'en pensez-
vous?
» — Hélas ! Sire, la chose est faite. Permettez-
moi de me taire.
avec lui cette conversation : — Eh bien I me dit Louis XVIIl,
ouvrant le dialogue par cette exclamation. — Eli bien! Sire,
vous prenez le duc d'Otrante. — Il Ta bien fallu ; depuis mon
frère jusqu'au bailli de Crussol (et celui-là n'est pas suspect),
tous disaient que nous ne pouvions pas faire autrement. Qu'en
pensez-vous? — Sire, la chose est faite; je demande à Votre
JLnjestc la permission de me taire. — Non, non, dites; vous
savez comme j'ai résisté depuis Gand. — Sire, je ne fais qu'obéir
à vos ordres; pardonnez à ma fidélité: je crois la monarcliie
finie. — Le roi garda le silence ; je commençais à trembler de
ma hardiesse, quand Sa Majesté reprit : — Eh bien ! monsieur
de Ciiateaubriand, je suis de votre avis. — Cette conversation
termine mon récit des Cent-Jours. »
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 251
y> — Non, non, dites. Vous savez comme j'ai
résisté depuis Gand. Dites, qu'en pensez-vous?
» — Vous le voulez, Sire, je ne sais dire que
la vérité ; et puisque Votre Majesté la pardonnera
à ma fidélité j je crois que la monarchie est
finie. Pardon, Sire, vous le pensez comme
moi; c'est ce qui m'a donné la hardiesse de
vous exprimer ma pensée.
» Il tremblait cependant de cette hardiesse,
quand le roi reprit:
» — Eh bien! mon ami, je suis de votre
avis.
» Le fait est vrai à la lettre. »
Tels qu'ils sont, ces Souveni?\s justifient l'ap-
préciatioa que Chateaubriand a portée sur celle
qui les a rédigés : « Je ne sais, dit-il, s'il a
jamais existé une intelligence plus fine que
celle de ma femme: elle devine la pensée et
la parole à naître sur le front ou sur les lèvres
de la personne avec qui elle cause. La tromper
en rien est impossible. D'un esprit original et
cultivé, écrivant de la manière la plus piquante,
elle raconte à merveille. »
Après cet éloge très mérité on lit ces mots:
232 PROFILS DE FEMMES.
« Madame de Chateaubriand m'admire sans
avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages. »
Nous touchons ici à un point des plus délicats.
Est-il vrai que la vicomtesse de Chateaubriand
n'ait rien lu des œuvres de son mari ? Et, s'il
en est ainsi, comment expliquer que, de toute
la société où elle fréquentait et où on la tenait
pour distinguée par l'esprit et le goût, elle ait
été la seule à ignorer Atala, René, les Martyrs?
Qu'elle ait toujours été étrangère à la vie
littéraire de M. de Chateaubriand, cela ressort
très clairement, à la première lecture, de sa
Correspondance et de ses Souvenirs. On s'attend
à y trouver ces révélations que nous cherchons
dans les alentours d'un auteur et que nous
demandons à ceux qui l'ont connu dans lo
privé de sa vie, ces indications précieuses qui
expliquent la conception d'une œuvre, en
marquent les formes successives , en dévoilent
le sens intime et nous font assister, pour ainsi
dire, au travail intérieur dont elle est le produit.
On n'y relève, au contraire, que des mentions
vagues et banales, comme celle-ci : « M. de
Chateaubriand s'occupe des Martyrs ; »... et celle-
ci encore : « Je ne me rappelle plus à quelle
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 2o3
époque M. de Chateaubriand imprima son
Itinéraire... » Cette indifférence semblerait donc
justifier à première vue la singulière asser-
tion des Mémoires d^ outre-tombe. On ne peut
admettre cependant que madame de Chateau-
briand n'ait jamais rien lu des oeuvres écloses
près d'elle. Tout d'abord, un témoignage très
précis et digne de foi, celui de madame Lenor-
mant, auteur des Souvenirs de madame Récamier,
affirme qu'on surprit plus d'une fois la vicom-
tesse lisant à la dérobée quelqu'un de ces
volumes dont elle protestait n'avoir jamais
tourné les pages. Ensuite, le goût très vif que
madame de Chateaubriand avait pour la lecture,
la curiosité très étendue de son esprit, l'intérêt
qu'elle prit toujours à ce qui concernait son
mari, toutes ces considérations et bien d'autres
encore qu'il n'est même pas besoin d'énumérer,
contrediraient l'affirmation que nous discutons,
si un plus attentif examen n'y découvrait un
sens caché dont la révélation éclaire d'un jour
assez nouveau la nature morale de madame
de Chateaubriand,
Cette ignorance où elle prétendait être des
œuvres de son mari n'était qu'affectée; c'était
15
254 PROFILS DE FEMMES.
une attitude qu'elle s'était imposée à l'égard
du monde, pour deux raisons très judicieuses,
très sagement délibérées et qui procédaient
d'un haut sentiment de sa dignité.
La première de ces raisons est qu'elle ne
voulait pas critiquer des œuvres que sa
conscience et ses goûts désapprouvaient. A
bien prendre, en effet, que trouvait-elle au
fond de chacun de ces récits qui passionnaient
sa génération, d'Atala, de Bené, des Mai-tijrs, et
surtout des Mémoires d'outre-tombe? Elle n'y
rencontrait rien qui ne froissât violemment sa
nature saine et droite, son amour du vrai, son
esprit critique si délié, si attentif à n'être dupe
ni des mots ni des apparences. C'est qu'elle le
voyait de trop près, le merveilleux enchan-
teur, pour que le charme pût agir sur elle ;
il eût fallu plus de recul, le lointain de la
scène, la séparation de la rampe. Son sens
très fin l'avait percé à jour : elle démêlait très
bien ce qu'il entrait d'éléments divers et con-
tradictoires dans sa personnalité, singulier
composé de puissance géniale et de faiblesse
humaine, de grandeur et de mesquinerie, de
générosité et d'égoïsme ; elle savait qu'il exis-
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 255
tait en lui deux hommes, l'un qui agissait,
parlait, écrivait pour le public, et l'autre qui,
le masque tombé, se manifestait dans le déploie-
ment de sa vraie nature, dans le sens de ses
penchants, dans la sincérité de son âme.
C'était ce dernier qu'elle voyait le plus sou-
vent : il se montrait dans l'abandon familier
de la vie quotidienne, et surtout aux jours de
déception, de dépit, d'insuccès, aux heures de
soucis matériels et de maladie. Alors apparais-
saient ce qu'il y avait de faux et d'artificiel
dans le personnage public, les dessous du rôle,
le convenu des gestes et des poses, tout ce que
recouvrait la pompe des phrases sonores et
cadencées, je veux dire les exigences d'une
ambition insatiable, des rancunes misérables,
d'incroyables préoccupations d'amour-propre
et toutes les mesquineries d'une âme en appa-
rence haute et fière.
Quand, par exemple, se posant en croyant,
en descendant des Croisés, il écrivait dans la
préface de Y Itinéraire : « Je serai peut-être le
dernier des Français sorti de mon pays pour
voyager en Terre Sainte avec les idées, le hut et
les sentiments d'un ancien pèlerin ;... » quand
2oG PROFILS DE lEMMES.
il trarait ces lignes, elle savait de science cer-
taine, et bien avant que les Mémoires l'eussent
appris au monde, qu'il n'était allé chercher en
Orient qu'une illustration plus brillante pour
toucher l'àme insensible de madame de Mouch3^
« Mais ai-je tout dit dans V Itinéraire sur ce
voyage commencé au port de Desdémona et
d'Othello ? Allais-je au tombeau du Christ
dans les dispositions du repentir? Une seule
pensée m'absorbait ; je comptais avec impatience
les moments. Du bord de mon navire, les
regards attachés à l'étoile du soir, je lui
demandais des vents pour cingler plus vite, de
la gloire pour me faire aimer. J'espérais en
trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Car-
tilage, et l'apporter à l'Alhambra. Comme le
cœur me battait en abordant les côtes d'Es-
pagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi
que j'avais traversé mes épreuves?...»
L'histoire n'est plus à écrire des contradic-
tions éclatantes dont toute l'existence de Cha-
teaubriand fut remplie, et du divorce qu'il y
eut toujours en lui, entre l'homme public et
l'homme privé: Sainte-Beuve s'en est chargé et
de telle sorte qu'il n'est pas besoin d'y revenir.
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 2o7
Mais un autre ordre de considérations faisait
à la vicomtesse de Chateaubriand une règle de
conduite et la plus sûre sauvegarde de sa dignité
dans le monde, de déclarer qu'elle n'avait
jamais lu deux lignes de son mari.
Qu'on veuille bien, en effet, se rappeler que,
toute sa vie durant, madame de Chateaubriand
fut la plus abandonnée, la plus trompée des
femmes, et que l'œuvre entière de Mené n'est que
la glorification des infidélités dont elle fut la
victime. Tantôt l'allusion aux rivales de l'épouse
est voilée et vaporeuse, comme cette «sylphide»
qu'il aimait à évoquer, créature de songe
faite de toutes les femmes qu'il avait entre-
vues ou rêvées : « Il me semble que je vois
apparaître ma sylphide des bois de Combourg.
Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de
ma jeunesse ? As-tu pitié de moi ? Tu le vois,
je ne suis changé que de visage ; toujours
chimérique, dévoré d'un feu sans cause et sans
aliment... Viens t'asseoir sur mes genoux;
n'aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de
tes doigts de fée ou d'ombre ; qu'ils se rembru-
nissent sous tes baisers I... Viens ! emporte-moi
comme autrefois, mais ne me rapporte plus. »
258 PROFILS DE FEMMES,
Tantôt, la vision se précisait, au contraire ;
le fantôme prenait corps, l'aveu se faisait
indiscret et troublant, comme dans le passage
cité plus haut, à propos du voj^age d'Orient,
comme encore dans la scène grandiose de la
prière du soir en mer, clans le Génie du Chris-
tianisme: « Était-ce Dieu seul que je contem-
plais sur les flots?... Non; je voj^ais une femme
et les miracles de son sourire... » comme
enfin dans le récit de la promenade nocturne
où s'attardent, « à la clarté douteuse de la
lune, » les deux amants de l'Alhambra, dans
le Dernier Abencérage. » On comprend mainte-
nant que madame de Chateaubriand ait tou-
jours tenu à paraître ignorer des œuvres qui,
par tant de points, avivaient ses plus secrètes
blessures. C'était aussi le seul moyen qu'elle
eût de couper court aux allusions déplaisantes
et de déconcerler les curiosités malignes. Et
cela nous amène à préciser des contours laissés
jusqu'ici dans l'ombre sur le portrait que
nous essayons de tracer, c'est-à-dire à définir
la vicomtesse de Chateaubriand comme femme
et dans l'ordre du sentiment.
m
Madame de Chateaubriand portait jusque
dans les choses du sentiment la mesure qu'elle
mettait dans son jugement et dans la pratique
de sa vie. Le mot, d'une franchise hardie et
presque brutale, par lequel madame du Defïand
s'est dépeinte un jour, aurait pu lui être
appliqué : « Ni tempérament ni roman. »
Mais si elle n'était pas faite pour ressentir la
passion avec les grands mouvements d'âme et
les crises morales qu'elle comporte, son cœur,
du moins, n'était pas dépourvu de la puissance
d'aimer. Et, de fait, elle aima son mari d'un
amour profond et raisonné, d'un amour que
2G0 PRUF LS DE FEMMES.
les désenchantements ne pouvaient atteindre
et qui survécut à toutes les infidélités, parce
que l'imagination n'y était pour rien, parce
que l'illusion ne l'avait jamais revêtu de son
charme, parce qu'il était naturel, sincère et
sans mélange. Toute sa correspondance nous
révèle la profondeur de son dévoùment et
l'inaltérable constance de ses sentiments :
« M. de Chateaubriand est parti hier au soir
(pour l'Orient), écrit-elle de Venise à la date
du 29 juillet 1806. Je le pleure déjà comme
mort ; il ne me reste qu'autant d'espérance
qu'il en faut pour me donner une agitation
plus insupportable que la douleur. » Quelques
années plus tard, en 1814, alors que M. de
Chateaubriand écrivait sa fameuse brochure de
Bonaparte et les Bourbons, elle crut en avoir
égaré le manuscrit dans la rue : a Si cette bro-
chure avait été saisie, nous dit-elle, le jugement
n'était pas douteux : la sentence était l'écha-
faud... Je vois déjà le fatal écrit entre les
mains de la police et M. de Chateaubriand
arrêté ; je tombe sans connaissance au milieu
du jardin des Tuileries. De bonnes gens m'as-
sistèrent et ensuite me reconduisirent à la
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 261
maison, dont j'étais peu éloignée. Quel sup-
plice, lorsqu'en montant l'escalier je flottais
entre une crainte qui était presque une certi-
tude et un léger espoir d'avoir oublié de
prendre la brochure 1 En approchant de la
chambre de mon mari, je me sentais de nou-
veau défaillir. J'entre enfin. Rien sur la table.
Je m'avance vers le lit ; je tâte d'abord l'oreil-
ler; je ne sens rien. Je le soulève et vois le
rouleau de papier. Le cœur me bat chaque
fois que j'y pense. Je n'ai jamais éprouvé un
tel moment de joie dans ma vie. Certes, je puis le
dire avec vérité, il n'aurait pas été si grand si
je m'étais vue délivrée au pied de Téchafaud,
car enfin c'était quelqiCun qui ni'était plus cher
que moi-même que j'en voyais délivré. » Elle
écrivait encore, en 1818, au cours d'une
convalescence : « M. de Chateaubriand est à la
messe ; j'ai peur quelquefois de le voir s'envoler
vers le ciel, car, en vérité, il est trop parfait
pour habiter cette terre et trop pur pour être
atteint par la mort. Quels soins il m'a prodi-
gués pendant ma maladie ! Quelle patience !
quelle douceur 1 Moi seule je ne suis bonne à
rien dans ce monde. Cependant, quand on ne
15.
262 PROFILS DE FEMMES.
vaut rien du tout, on n'a pas des amis comme
ceux que j'ai... » Enfin, dans les dernières
années, quand l'époque de la gloire et des
succès fut passée, quand la vieillesse fut venue
pour celui qui avait tant demandé à la vie et
qui en avait tant reçu, madame de Chateau-
briand se montra admirable de dévoùment et
de piété conjugale.
Pourquoi donc, malgré tant de qualités de
l'esprit, malgré cette sensibilité qui savait être
vive et profonde, malgré cet attachement qui
ne se démentit jamais, la vicomtesse de
Chateaubriand n'occupa-t-elle qu'une place si
étroite dans le cœur de son mari ?.
A cette question il n'est qu'une réponse,
mais elle est décisive : le charme lui a manqué.
Elle n'avait pas le don de la tendresse cares-
sante, de la grâce indulgente et aimable, ni de
cette douceur secrète qui s'exhale comme un
parfum mystérieux de l'âme et sans laquelle
les plus forts sentiments sont vains et stériles.
Elle ne pouvait certes donner à son époux la
passion exaltée que la froideur de son tempé-
rament lui interdisait de ressentir, mais elle
aurait pu ménager autour de lui, dans l'inti-
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 263
mité du foyer, une atmosphère plus calme,
plus tiède, où ce grand génie inquiet se fût
détendu, apaisé. Et cette lacune sentimentale
était d'autant plus grave chez madame de
Chateaubriand, qu'elle eut précisément pour
rivales deux femmes qui, à leur heure, person-
nifièrent au plus haut degré le charme féminin:
madame de Beaumont et madame Récamier.
Au contraire des admiratrices de « René »,
qui le considéraient toutes comme un être
exceptionnel, comme un demi-dieu condes-
cendant à partager les passions humaines,
elle s'amusait, par esprit de taquinerie, à le
rabaisser au niveau des communs mortels.
Elle le plaisantait sur ses « belles dames »,
elle lui marquait le ridicule de ses succès
mondains : « M. de Chateaubriand, écrit-elle
dans une de ses lettres, dîne chez deux femmes
d'un rare esprit, qui ne veulent pas qu'il
mange autre chose que des feuilles de rose
humectées de rosée; autrement il ne serait pas
l'auteur de tant de beaux ouvrages pleins de
sentiment et d'imagination, etc. Ces deux
femmes sont mesdames de Damas et de
Vogué. » Toute son attitude envers lui, sa
2G4 PROFILS DE FEMMES.
manière d'être journalière, ses reproches plus
ou moins voilés, ses allusions plus ou moins
ironiques et mordantes, exprimaient trop clai-
rement ce qu'écrivit, un jour, à Rousseau,
dans un accès de dépit, une de ses correspon-
dantes qui avait été parmi les plus éprises :
« Allez ! vous êtes fait tout comme les autres
hommes ! »
Les Souvenirs du comte d'Haussonville, on
l'a vu plus haut, nous l'ont dépeinte très fine-
ment dans ce jour et sous cet aspect de son
caractère, à l'ambassade de Rome.
Pour être juste, il faut reconnaître que, toute
sa vie durant, la patience de madame de Cha-
teaubriand fut soumise à la plus rude épreuve,
et que son dévoùment dut être d'essence rare
pour survivre à tant d'infidélités. La liste fut
longue, en effet, des passions que « René »
souleva sur son brillant passage et auxquelles
il se donna ou plutôt se prêta tour à tour :
madame Récamier mise hors de cause, combien
de noms à y inscrire, depuis la touchante Char-
lotte Ives, depuis madame de Beaumont, jus-
qu'à mesdames deCustine et de Mouchy, jusqu'à
la duchesse de Cumberland, jusqu'à « madame
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 263
de Saman », jusqu'à la jeune fille inconnue
qui s'offrit à lui quand l'extrême vieillesse
l'avait déjà frappé, et qui lui arracha cette
confession déchirante : « Objet charmant, je
t'adore, mais je ne t'accepte pas !... Hier pour-
tant, quand tu penchas ta tête charmante sur
mon épaule, quand des paroles enivrantes
sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à
m'entourer de tes mains comme d'une guir-
lande de fleurs, il me fallut tout l'orgueil de
mes années pour vaincre la tentation de volupté
dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement
des accents passionnés que je te fis entendre,
et quand tu aimeras un jour un beau jeune
homme, demande-toi s'il te parle comme je te
parlais et si sa puissance d'aimer approcha
jamais de la mienne. »
Quelle attitude la vicomtesse de Chateau-
briand observa-t-elle à l'égard de son mari
infidèle, quelle figure prit-elle dans le monde
sous le feu des regards ironiques ou malveil-
lants, quel accueil eut-elle pour ses rivales
quand elle ne put éviter de les rencontrer? Le
sentiment très vif qu'elle avait de sa dignité
lui inspira, dans ces conjonctures délicates.
266 PROFILS DE FEMMES.
une conduite noble et fière. Elle n'affecta ni
les dehors . de la jalousie, ni ceux de la rési-
gnation, mais elle feignit de ne rien voir, de
ne rien comprendre. A quelque profondeur de
Tâme que ses douleurs aient pénétré, elle ne
les a jamais traduites par une expression
indiscrète ni violente, « elle ne se plaignit
jamais » ; c'est Chateaubriand lui-même qui
le déclare. Eut-elle des révoltes intérieures, des
appels désolés, des tristesses désespérées? On
ne sait ; ses détresses demeurèrent toujours
secrètes et silencieuses. Sauf à Joubert, cet
ami délicat qui pouvait tout entendre et savait
tout comprendre, elle ne s'ouvrit à personne,
par pudeur d'abord, par calcul aussi sans
doute, car, sur ce point, elle était femme à
penser, avec madame du Deffand, « qu'il n'y
a pas une seule personne à qui l'on puisse
confier ses peines sans lui donner une maligne
joie et sans s'avilir à ses yeux ».
Les relations qu'elle entretint avec madame
Récamier furent empreintes d'un caractère assez
original et marquées d'une nuance bien délicate
à définir. C'est en 1818 que M. de Chateau-
briand avait commencé de fréquenter chez
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 267
madame Récamier, et, dès ses premières
visites, il avait subi le prestige de beauté souve-
raine de la grande séductrice. Mais bientôt le
charme tout-puissant qu'il avait tant de fois
exercé lui-même avait agi à son tour, et
l'Abbaye-aux-Bois était devenue son sanctuaire,
un temple élevé à sa gloire : on l'y encensait,
on l'y adorait, il n'y avait pas une pensée, pas
une admiration qui ne montât vers lui. Quand
l'ivresse du début se fut un peu dissipée (c'était
en 1822), il témoigna à madame de Chateau-
briand le désir de la présenter chez son illustre
rivale, et elle y donna son consentement.
J'imagine que ce fut une journée célèbre
et féconde en observations piquantes, comme
on commençait à les aimer alors, que celle où
la vicomtesse de Chateaubriand parut chez
madame Récamier. On voyait en présence les
deux types de femmes les plus opposés qu'on
pût imaginer, différentes par l'esprit et par le
cœur, par les dehors physiques et par la nature
morale, antipathiques d'instinct Tune à l'autre,
alors qu'il n'y eût pas eu entre elles de
motif particulier d'éloignement. Les contem-
porains ne nous ont rien appris de cette pre-
268 PROFILS DE FEMMES.
mière entrevue; mais ce qui nous permet d'en
deviner la physionomie, c'est qu'elle fut suivie
de beaucoup d'autres, et que des relations
fréquentes s'établirent entre les deux rivales.
Dans cette circonstance mémorable de sa vie,
madame de Chateaubriand put croire sincè-
rement n'avoir fait aucune concession, et elle
ne dut pas sentir le poids du sacrifice auquel
elle se prêtait en se rendant à l'Abbaye : elle
céda, elle aussi, à la séduction de celle à qui
personne ne résista jamais. Par un singulier
privilège, en effet, le charme de madame Réca-
mier agissait avec autant d'efficacité sur les
femmes que sur les hommes. Malgré les jalou-
sies, malgré les rivalités d'amour-propre et de
cœur, malgré les animosités de toute sorte que
ses succès soulevaient autour d'elle, ses amitiés
féminines furent aussi nombreuses et non moins
fidèles que les autres. Même dans ses relations
avec les femmes, avec la reine Caroline de
Naples et la reine Hortense, par exemple, elle
savait mettre une nuance de coquetterie qui
donnait un agrément tout particulier à son
accueil.
Plus d'une l'aborda avec les préventions
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 269
les plus défavorables, qui s'en retourna sub-
juguée. Madame Swetchine nous apporte
sur ce point le témoignage positif que la
Correspondance et les Souvenirs de madame
de Chateaubriand nous laissent à deviner :
Madame Swetchine avait toujours jugé très
sévèrement madame Récamier, dont elle n'ai-
mait ni le caractère ni les allures, et en qui
elle voyait, d'ailleurs, une redoutable rivale
;■ d'influence mondaine. Et elle ne lui épargnait,
à l'occasion, ni les propos mordants ni les allu-
sions ironiques. Mais quand elle la rencontra
à Rome, en 1824, elle fit comme les autres,
elle tomba sous le charme et n'essaya jamais
de s'y soustraire : « Je me suis sentie liée avant
de songer à m'en défendre, écrivait-elle sous le
coup de sa première impression. Madame
Récamier me manque comme si nous avions
passé beaucoup de temps ensemble, comme si
nous avions beaucoup de souvenirs communs. »
Ainsi fit également madame de Chateaubriand ;
et des relations confiantes, bientôt même affec-
tueuses, s'établirent entre elle et madame
Récamier.
Si c'en était le lieu, si les témoignages écrits
270 PROFILS DE FEMMES.
étaient plus nombreux et plus précis, il serait
curieux de rechercher d'où vint à madame
Récamier le désir de connaître la vicomtesse de
Chateaubriand et quelle fut la source vraie de
l'attachement qu'elle lui marqua par la suite.
On approcherait de la vérité, je crois, en essayant
d'établir que ce désir naquit chez madame
Récamier du jour où elle, à son tour, ne régna
plus seule sur le cœur de « René », et que le
mouvement de sympathie qui la porta vers
madame de Chateaubriand eut pour origine la
communauté de leurs griefs.
Un dernier point reste à éclaircir pour
terminer cette étude : quelle part d'estime et
d'affection madame de Chateaubriand a-t-elle
reçue de son mari? A la considérer dans l'en-
semble de sa vie, il serait paradoxal d'avancer
qu'elle eut la meilleure part des sentiments de
son époux. Mais, à la comparer avec chacune
de ses rivales, on est en droit d'affirmer que,
tout compte fait, c'est elle qui a reçu la plus
forte somme. Chateaubriand était, en amour,
l'inconstance même ; ses passions brûlaient et
brillaient, mais ne duraient pas, et, dans l'in-
tervalle, il revenait toujours à la vicomtesse.
>
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 271
Il avait parfaitement conscience de ses torts
envers elle ; on en trouve l'aveu fréquent dans
les lettres datées de la seconde moitié de sa
vie, et il n'a pas craint de le répéter, en
toute franchise, dans les Mémoires d'outre-
tombe. « Ai-je reporté à ma compagne, se
demande-t-il, tous les sentiments qu'elle méri-
tait et qui lui devaient appartenir? Quel bon-
heur a-t-elle goûté pour salaire d'une affection
qui ne s'est jamais démentie? » Et il se répond
en ces termes : « Quand l'un et l'autre nous
paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai
condamné... Je dois donc une tendre et éter-
nelle reconnaissance à ma femme, dont l'atta-
chement a été aussi touchant que profond et
sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus
noble, plus honorable, en m'inspirant toujours
le respect, sinon toujours la force des devoirs.
Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée
dans les cachots de la Terreur, les persécutions
de l'Empire, les disgrâces de la Restauration,
et n'a point trouvé dans les joies maternelles
le contrepoids de ses chagrins. Pourrais-je
opposer mes qualités telles quelles à ses vertus
qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'In-
97-7
PROFILS DE FEMMES.
firmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les
obstacles? Qu'est-ce que mes travaux auprès
des œuvres de cette chrétienne »
Telle fut, dans les traits principaux de sa
phjsionomie intellectuelle et morale, la femme
distinguée dont le nom est inscrit en tète de ces
pages ; telle, à peu près, elle s'évoque dans la
pénombre où il nous est permis d'entrevoir
les figures du passé.
Si, sans s'arrêter à ce qu'une telle recherche
a de vain, on se demandait maintenant quelle
moralité on peut tirer de l'étude qui précède,
voici celle que j'indiquerais, quelque singulière
qu'elle paraisse dans le cas présent: c'est que
le bonheur ou le malheur d'une vie est moins
le résultat des circonstances extérieures que
l'effet des qualités morales, tenues de nature
ou acquises par discipline. Les circonstances à
travers lesquelles s'est déroulée la vie de
madame de Chateaubriand lui furent presque
toujours adverses, mais elle avait reçu en par-
tage un ensemble de qualités propices qui au-
raient suffi à en neutraliser l'action, si deux
dons ne lui avaient été refusés. Elle apportait,
en effet, dans la vie, les éléments les plus
MADAME DE CHATEAUBRIAND. 273
efficaces du bonheur^ c'est-à-dire un esprit sain
et droit, un jugement sûr et mesuré, des
goûts susceptibles de satisfactions très diverses
et des exigences très modérées, une sensibilité
tendre sans excès, une rare puissance d'atta-
chement, un admirable équilibre intellectuel
et moral. Mais, comme le charme lui a man-
qué, elle n'a pu retenir près d'elle son époux
inconstant, et elle n'a pas su se créer une de
ces affections qui consolent de tout et font tout
oublier. Mariée, elle a vécu plus isolée que les
veuves ; femme, elle n'a pas eu d'amant. Quand
les secrets les plus douloureux de la vie lui
furent révélés, elle souffrit seule, et nul ne
pansa les plaies de son cœur. Et comme l'ima-
gination n'avait point de prise sur son esprit
net et positif, elle n'a connu ni les enchante-
ments du rêve ni ceux de la piété mystique,
ces enchantements suprêmes qui, dépassant
toutes les réalités, apaisant les plus vives
douleurs, firent trouver à quelques âmes
privilégiées une douceur infinie dans la
souffrance.
L'AMOUR CHEZ HENRI HEINE
« L'amour est l'histoire de la vie des femmes,
c'est un épisode dans celle des hommes. » A cet
aphorisme de madame de Staël, Henri Heine
s'est chargé d'opposer un éclatant démenti. Il
a vu dans l'amour, non pas seulement un
passe-temps de jeunesse, une occasion éphé-
mère de rêve et d'illusion, une fête passagère
du cœur et des sens, mais la grande fonction
de l'homme ici-bas, le seul emploi sérieux de
tous ses jours et de tous ses instants, l'unique
chose enfin qui donne un prix à la vie.
Les dernières études publiées en Allemagne
sur le poète de l'Intermezzo et quelques pages
276 PROFILS DE FEMMES.
inédites ajoutées récemment à sa correspon-
dance ont apporté des éléments précieux à la
connaissance de sa physionomie intime; je
voudrais, à l'aide de ces documents nouveaux,
marquer ici les caractères principaux de sa
sensibilité, l'une des plus originales et des
plus attachantes qui se soient produites en
ce siècle.
* *
Le trait le plus frappant de sa biographie
morale est la précocité des émotions du cœur.
Henri Heine avait onze ans à peine quand il
s'éprit d'une enfant délicate et souffrante, qui
n'avait même pas son âge, « la petite Véro-
nique ». Rien de plus simple et de plus
gracieux que ce début dans la vie sentimentale,
rien qui montre mieux que pour une âme née
tendre tout est occasion de s'attendrir et
d'aimer : « Un jour d'été, en gravissant la
colline, l'enfant jouait avec la fleur qu'elle
tenait à la main ; c'était un brin de réséda.
Tout à coup elle le porta à ses lèvres, puis me
l'amour chez HENRI HEINE. 277
Je donna. » Et c'est tout, et c'est assez pour
faire éclore l'amour dans cette âme novice. La
rencontre ne sera suivie d'aucune autre; Heine
rentrera le lendemain même au collège de
Dusseldorf et durant de longs mois ne reverra
pas son amie; mais il ne cessera plus de rêver
d'elle avec une émotion si douce, si subtile
et si pénétrante que le poète plus tard ne
pourra jamais la ressaisir ni la raconter.
Enfin les vacances reviennent et le jeune
Heine accourt vers sa chère Véronique. Il trouve
la maison tout en larmes : l'enfant vient d'ex-
pirer.
Avec mille précautions, il fut introduit dans
la chambre funèbre. L'idée de la mort lui était
si étrangère encore qu'il ne ressentit d'abord
ni douleur ni effroi à voir sa pauvre amie
immobile et si pâle ; elle lui paraissait au
contraire plus jolie et plus séduisante que
jamais dans son linceul : « Les cierges allumés
qui étaient dressés autour d'elle jetaient leur
clarté sur son petit visage pâle et souriant et
sur les rosettes de soie rouge et les feuilles de
clinquant d'or dont sa petite tête et sa petite
chemise mortuaire étaient ornées. La pieuse
16
278 PROFILS DE FEMMES.
Ursule m'avait conduit le soir dans cette
chambre tranquille, et en voyant ce petit cer-
cueil, les cierges et les fleurs disposés sur la
table, je crus d'abord que c'était une belle
image de sainte en cire; mais bientôt, je
reconnus cette figure chérie, et je demandai en
riant pourquoi la petite Véronique était si
tranquille. Et Ursule me répondit :
— C'est la mort qui fait cela.
Il eut ensuite un grand chagrin, — chagrin
d'enfant, bientôt consolé. Mais jamais, de toute
sa vie, il n'oublia la petite créature, souffrante
et douce, qui la première lui avait fait battre
le cœur. Sans cesse, comme une ombre légère,
elle reparaît dans son souvenir et traverse son
œuvre. Un jour, c'est une voix de femme qui
soudain le trouble jusqu'au fond de l'être parce
qu'il a cru reconnaître la voix de la chère dis-
parue; une autre fois, c'est un visage de jeune
fille entrevu qui l'émeut d'une tendresse et d'une
pitié subites, parce que « dans ses yeux habi-
tait l'âme de la petite Véronique ». Jusqu'à la
fin de sa vie, le gracieux fantôme viendra se
glisser ainsi << au travers de toutes les fluctua-
tions de son cœur », et quand sa dernière
l'amour chez HENRI HEINE. 279
heure aura sonné, il suppliera sa plus fidèle
amie de porter « un brin de réséda » sur sa
tombe en souvenir de celte qui jadis lui avait
révélé l'amour.
Rien ne nous autorise à douter que le sen-
timent de Heine pour la petite Véronique ait
été sincère et que ce fût déjà de l'amour. Une
pareille précocité est assez fréquente en effet
chez les poètes. Faut-il rappeler que Dante
avait neuf ans lorsqu'il rencontra Béatrice et
l'aima pour toujours? N'est-ce pas vers la
dixième année aussi que Rousseau, Alfieri et
Novalis ressentirent les émotions du cœur?
N'est-ce pas au même âge enfin que Byron
conçut sa passion pour la petite Mary Duff, —
« passion si violente, écrira-t-il un jour, que je
ne crois assurément pas en avoir plus jamais
éprouvé une semblable? » Le cas de Henri
Heine n'offre donc rien d'invraisemblable
ni de trop anormal. D'ailleurs, il ne devait
pas tarder à être plus sérieusement épris et
troublé.
Quatre ans après la mort de la « petite
Véronique », errant un jour dans la banlieue
de Dusseldorf, il fit rencontre d'une étrange
280 PROFILS DE FEMMES.
créature, la fille du bourreau de Weslphalie.
Elle avait seize ans au plus. « Mais, comme
elle avait grandi subitement, sa taille élancée
la faisait paraître beaucoup plus âgée. Cette
soudaine croissance était aussi la cause de son
extrême maigreur. Elle avait cette taille fine
que nous remarquons chez les quarteronnes
des Indes occidentales, et comme elle ne portait
ni corset, ni douzaine de jupons, son vêtement
qui lui collait au corps ressemblait à la dra-
perie mouillée d'une statue. Aucune statue de
marbre ne pouvait rivaliser avec elle pour la
beauté, car elle était la vie même et chacun de
ses mouvements révélait les rythmes de son
corps, je pourrais même dire la musique de
son âme. Aucune des filles de Niobé n'avait un
profil plus noble; la couleur de son teint et de
sa peau était d'une blancheur un peu chan-
geante. Ses grands yeux très foncés semblaient
procurer une énigme dont ils attendaient patiem-
ment la solution, tandis que sa bouche, avec
ses lèvres minces, aux coins retroussés, et les
dents un peu longues, d'une blancheur de craie,
semblaient vous dire : « Tu es trop bête, et
tu chercheras en vain. »
l'amour chez HENRI HEINE. 281
Son nom était Josepha, mais on l'appelait
Sefchen la Rousse, à cause de la couleur de
ses cheveux, qui, lorsqu'elle les enroulait autour
de son cou, lui donnaient « l'aspect d'une déca-
pitée dont le sang coulerait à flots ».
L'infamie attachée à ses parents condamnait
la pauvre enfant à une solitude presque abso-
lue. Elle vivait hors la ville, dans la « maison
franche » que le bailliage du Dusseldorf avait
assigné pour logement au bourreau, masure
sinistre, entourée de terrains vagues, et dont
les passants se détournaient. Ces conditions
d'existence avaient fortement réagi sur le carac-
tère de la jeune fille. « De là lui était venue
la timidité, ce tressaillement de sensitive que lui
causait tout contact étranger, son état de rêve
plein de mystère, uni au caractère le plus
indépendant et le plus indomptable, à la sau-
vagerie la plus opiniâtre et la plus fière. »
Dès leur première rencontre, elle exerça sur
Henri Heine une singulière séduction. Elle lui
chantait les romances populaires dont on
l'avait bercée, elle lui racontait les légendes
que les familles de bourreaux se transmet-
taient de génération en génération, les pra-
16.
282 PROFILS DE FEMMES,
tiques étranges de magie divinatoire et de sor-
cellerie amoureuse auxquelles elle assistait
parfois la nuit, du fond de son lit, dans la
masure maudite. Elle s'émouvait elle-même à
ses récits, et un trouble pareil gagnait ces deux
âmes adolescentes chez qui la sensualité nou-
vellement éveillée se tempérait encore de la
pudeur enfantine. Un soir que Sefchen venait
de chanter un vieux Lied tragique, « je fus,
dit Heine, si frappé de son agitation et un tel
trouble m'envahit moi-même que soudainement
je fondis en larmes, nous tombâmes dans les
bras l'un de l'autre, en sanglotant, et nous
restâmes ainsi près d'une heure, sans dire un
seul mot; les larmes nous coulaient des yeux,
et nous nous regardions comme à travers un
voile humide. » '£.
Ils continuèrent quelque temps leurs rela-
tions : lui, s'enhardissant bientôt à « étreindre
les hanches délicates de son amie et à baiser
ses lèvres fières », elle, se défendant avec une
timidité audacieuse de vierge qui craint tout et
désire tout.
Gomment finit le roman? Heine ne nous le
conte pas, mais il est aisé de le deviner, —
l'amour chez HENRI HEINE. 283
comme finit le roman de Daphnis et de Ghloé,
comme finiront tous les romans des êtres jeunes,
vifs, libres de s'aimer dans la franchise de leur
nature première.
Cet amour si ingénu et si troublant à la fois
laissa une trace profonde dans l'esprit et dans
le cœur de Henri Heine. C'est auprès de Sef-
chen qu'il acquit le goût et le sens de la poésie
populaire; c'est elle qui, comme une Muse un
peu sauvage, l'instruisit dans l'art naïf et
pénétrant des anciens Liecler, des vieilles bal-
lades, des courtes épopées vulgaires où pendant
des siècles le trésor poétique de la race alle-
mande s'est conservé ; c'est elle enfin qui,
par ses récits d'aventures romanesques et do
légendes tragiques, lui révéla la puissance
mystérieuse, fatale et ensorcelante de l'amour
passionné.
*
Ainsi, dès l'entrée dans l'adolescence, Henri
Heine avait terminé son premier apprentissage
sentimental, celte sorte de noviciat où s'essaient
284 PROFÎLS DE FEMMES.
et s'affirment les vocations de la vie passion-
nelle. La « Petite Véronique » lui avait ensei-
gné la rêverie tendre; Sefchen l'avait initié au
charme troublant des contacts féminins : il
ne lui restait plus à connaître que le grand
amour.
Il fréquentait en ce temps-là, à Hambourg,
une fraîche, blonde et gracieuse cousine, la fdle
du richissime banquier Salomon Heine. Elle
s'appelait Amélie ou, de son diminutif familier,
MoUy. Du même âge qu'elle, il l'avait connue
tout enfant, puis perdue de vue. Quand, vers
la dix-septième année, il l'eut retrouvée, il se
mit aussitôt à l'aimer.
La jeune fille se prêta d'abord aux senti-
ments qu'elle inspirait. C'étaient les premières
paroles de tendresse qu'on lui murmurait à
l'oreille, et elles lui semblaient exquises à en-
tendre, car elles disaient :
« Roses, lis, colombes, soleil, autrefois j'ai-
mais tout cela avec délices; maintenant je ne
l'aime plus, je n'aime que toi, source de tout
amour, et qui es à la fois pour moi la rose, le
lis, la colombe et le soleil.
» Quand je vois tes yeux, j'oublie mon mal
l'aMOUU chez HENRI HEINE. 285
et ma douleur, et quand je baise ta bouche, je
me sens guéri tout à fait.
» Si je m'appuie sur ton sein, une joie
céleste plane au-dessus de moi; pourtant si tu
dis : ce Je t'aime! » soudain je pleure amère-
ment.
» Appuie ta joue sur ma joue, afin que nos
pleurs se confondent; presse ton cœur contre
mon cœur pour qu'ils ne brûlent que d'une
seule flamme.
» Et quand dans cette grande flamme coulera
le torrent de nos larmes, et que mon bras t'étrein-
dra avec force, alors je mourrai de bonheur
dans un transport d'amour. »
Bientôt les serments et les baisers avaient
succédé aux aveux. La « petite » se laissait
aimer, adorer, caresser et rendait serments et
baisers. Mais soudain sur le bonheur de l'amant
un nuage vint à passer, le pressentiment
confus d'un malheur inconnu, d'une trahison
effroyable : « Tu ne m'aimes pas, tu ne
m'aimes pas... Tu vas me haïr, tu me hais
déjà. »
Pourtant la chère Molly continuait de sou-
rire, de jurer un amour éternel et de tendre
286 PROFILS DE FEMMES.
ses lèvres roses. Elle se trompait elle-même,
elle ne le trompait pas ; avec la prescience des
êtres qu'un grand sentiment domine, il avait
désormais la certitude de son infortune pro-
chaine : « Oh! ne jure pas, et embrasse-moi
seulement; je ne crois pas aux serments des
femmes. »
Et voici qu'en effet, du jour au lendemain,
sans une hésitation, sans une larme, Molly se
fiance à un autre.
Les parents de la jeune fille avaient brusque-
ment mis le holà à ce qui jusqu'alors ne leur
avait paru qu'une idj^lle enfantine. Admettre
leur neveu comme gendre, ils n'y voulaient pas
songer. Henri Heine était sans patrimoine. On
avait en vain tenté de lui enseigner une pro-
fession lucrative; il avait aussitôt quitté tous
les emplois qu'on lui avait procurés, préten-
dant ne subir d'autre règle que sa fantaisie,
n'exercer d'autre métier que celui de poète.
C'était, on en conviendra, un triste parti
pour la fille du banquier le plus cossu de Ham-f
bourg. Quoi d'étonnant qu'on lui préférât un
bourgeois sérieux, riche et médiocre, Jean.^
Fricdliinder, de Kœnigsberg? !)
l'amour chez HENRI HEINE. 287
Amélie Heine, nature insignifiante et neutre,
obéit sans résistance aux injonctions de ses
parents et accepta sur l'heure le mari qu'on
lui donnait. La noce suivit de près les fian-
çailles, et le pauvre amant rebuté put voir
passer, rayonnante de beauté dans sa parure
nuptiale, celle qui venait de l'initier à la pas-
sion et à la souffrance.
De cette banale aventure est né le merveil-
leux poème d'amour qui a nom Vlntermezzo,
- poème unique, capricieux et charmant, iro-
nique et tendre, mélancolique et passionné
d'une grâce et d'une fraîcheur incomparables,
où l'émotion du poète, encore toute frémis-
sante, se communique invinciblement à nous,
où sous chaque vers on sent battre un cœur et
vibrer une âme : une de ces œuvres rares qu'on
reprend sans cesse, qui émeuvent toujours et ne
lassent jamais.
Et pourtant, on a mis en doute la sincérité
des accents qui y résonnent. Une nièce du poète,
la princesse délia Rocca, a prétendu que la soi-
disant passion de Heine pour sa cousine Molly
était une amourette sans conséquence et que
V Intermezzo n'est qu'une brillante narration sur
288 PROFILS DK FEMMES.
un thème de fantaisie. Plus récemment encore
un de ses neveux, le baron Louis de Embden,
a réédité cette affirmation et traité de « racon-
tars sans fondement » la version généralement
adoptée. « Il se peut, écrit-il, que quelques
strophes éparses dans les poésies de Heine se
rapportent à Amélie. Heine avait une grande
admiration pour elle, mais leurs relations se
bornèrent à un échange de sympathie tout
amicale. » Rien de plus faux. Une lettre, écrite
par Heine à son ami Christian Sethe dans l'au-
tomne de 1816 et publiée récemment, établit
d'une façon indiscutable que le poète aimait
alors sa cousine, qu'il la savait coquette envers
lui et qu'il en souffrait cruellement.
Et, ne posséderions-nous pas ce témoignage
authentique, Vlntermez::o porte en soi-même la
preuve péremptoire de la sincérité. H est en ef-
fet tels accents dont le cœur seul a le secret et
que l'imagination ne saurait inventer. Le sen-
timent vrai a, pour se révéler, des marques
particulières échappant à toute définition cri-
tique, uniquement perceptibles à l'âme, mais
contre lesquelles rien ne prévaut. Quand, par
des procédés aussi simples que ceux de Heine,
l'amour chez HENRI HEINE. 289
par un art aussi naturel, par des traits aussi
familiers, un poète fait vibrer aussi fortement
vos fibres les plus intimes, abandon nez- vous
sans défiance à l'émotion qu'il vous commu-
nique et répétez avec lui : « Ce poème est vrai
ou je ne suis moi-même qu'un mensonge, »
Enfin, si les arguments qui précèdent ne
paraissaient pas suffisants, n'en trouverions-nous
pas un décisif dans cet autre poème qui fait
pour ainsi dire suite à Vlntermezzo : le Retour ?
Le recueil publié sous ce titre est le journal
des impressions ressenties par Henri Heine
lorsque, dans l'été de 1823, il revint à Ham-
bourg pour assister au mariage de sa sœur
Charlotte avec Maurice Embden. Depuis près
de sept années, il n'avait pas revu les lieux où
s'était déroulé le drame de son cœur. H avait
mené à Gœttingue et à Berlin la vie d'étudiant,
fréquentant plus volontiers la brasserie que l'Uni-
versité, adonné sans mesure aux distractions
médiocres et aux amusements vulgaires, mais
sentant toujours sa blessure saigner au fond
de sa poitrine et d'autant plus attaché, sem-
ble-t-il, à son cher souvenir qu'il le profanait
davantage. Ses amis, qui savaient bien ce que
17
290 PROFILS DE FEMMES.
sa dissipation cachait de tristesse accumulée et
de sensibilité étouffée, avaient en vain tenté
de le détourner du voyage à Hambourg. Dès
son arrivée, en effet, il écrivait à l'un d'eux :
« La vieille passion éclate encore une fois dans
sa violence. Je n'aurais jamais dû venir à
Hambourg. »
C'est que l'influence des lieux a aussitôt agi
sur lui. La magie des souvenirs l'a saisi, et,
dans son âme de poète, les tableaux du passé
ressuscitent avec une intensité extraordinaire.
H erre, la nuit, au hasard, à travers la ville
endormie, et d'eux-mêmes ses pas le condui-
sent devant la maison fatale. La nuit est silen-
cieuse, les rues sont calmes; c'est dans cette
maison que demeurait ma bien-aimée ; il y a
longtemps qu'elle a quitté la ville, mais la
maison est toujours à la même place.
» C'est étrange ! H y a là un homme debout,
les regards fixés au ciel, et qui se tord les
mains dans les transports de sa douleur. Je
frémis en le voyant... A la clarté de la lune,
j'ai reconnu que c'était moi.
» 0 toi, pâle et somnambule compagnon 1
pourquoi imites- tu ainsi ces souffrances
l'amour chez HENRI HEINE. 291
d'amour qui, à cette même place, m'ont tor-
turé jadis pendant tant de nuits? »
Et les émotions, les troubles, toutes les joies
et toutes les douleurs des anciens jours renais-
sent dans une suite de tableaux charmants, de
visions étranges et passionnées.
Voici pourtant qu'il revoit, non plus en
songe, mais en réalité, la bien-aimée d'autre-
fois. C'est à la campagne, sur les bords de
l'Elbe, dans la banlieue de Hambourg; l'été
splendide exhale ses parfums, et les fleurs
saluent le poète comme un ancien ami. Intro-
duit dans une pièce à demi obscure, il aper-
çoit celle qui fut Molly. (f Êtes-vous Molly? »
demandai-je, surpris moi-même de la fermeté
de ma voix. Et une voix de marbre, une voix
sans timbre, répondit : « Ainsi m'appelle le
monde. »
Elle était là devant lui. Il avait jadis pressé
ses lèvres, rêvé contre son cœur, vécu dans
son amour. Mais il ne la reconnaissait pas;
elle n'avait plus « ces grands yeux de vio-
lette » où tant de fois il avait miré son âme;
elle n'était plus cette merveille de grâce co-
quette et fine, si douce, si fraîche et si par-
292 PROFILS DE FEMMES.
fumée. Elle avait les mains vulgaires, mal
soignées, les hanches lourdes, toute la personne
déformée par les grossesses et par les besognes
du ménage.
Silencieux ou n'ayant que des paroles ba-
nales à la bouche, ils sortirent, s'en allant
tous deux vers les prés qui bordent l'Elbe.
Le soir tombait, des souffles tièdes flottaient
dans l'air, et les rayons du soleil couchant,
filtrant à travers les branches, mettaient sur
le visage de « la pauvre créature flétrie », sus-
pendue à son bras, un dernier éclat de grâce
et de jeunesse. Alors, émue, reconquise peut-
être par le passé, elle laissa « de sa douce
voix d'autrefois » tomber ces mots : « Gom-
ment as-tu su que je suis si misérable, ainsi
que je l'ai lu dans tes Lieder sauvages? »
C'était la dernière fois qu'il devait la voir,
mais il l'aima toujours et la blessure qu'elle
lai avait faite au cœur ne se cicatrisa jamais.
Que, par la suite, il ait eu d'autres amours,
qu'importe? Et pourquoi la sincérité de ses
sentiments en serait-elle infirmée ? N'est-ce
pas le propre des natures sentimentales d'avoir
une vie complexe, illogique et contradictoire?
l'amour chez HENRI HEINE. 293
La passion, pour peu qu'elle dure, est fatale-
ment inégale et intermittente, car il est un
certain degré de tension que les fibres de
l'âme ne peuvent longtemps supporter. De là,
dans la vie du cœur, ces flux et reflux conti-
nuels d'impressions, ces phases alternantes de
fièvre et d'atonie, ces réveils imprévus et ces
indifférences soudaines qui, certains jours,
nous rendent méconnaissables à nous-mêmes
et incompréhensibles aux autres.
C'est ainsi qu'à travers toutes les aventures
de son âme, Henri Heine conservera toujours
vivant le souvenir de Molly et que, moribond,
après trente années de séparation et de silence,
il répondra, par ce cri passionné, à un mot de
banale sympathie reçu d'elle : « Ta lettre a été
pour moi un de ces éclairs d'orage qui illu-
minent subitement la nuit d'un abîme. Elle
m'a montré, avec une clarté effrayante com-
bien mon malheur est profond, combien il est
profondément horrible.
» Toi-même, te voilà émue de compassion,
toi qui dans le désert de ma vie te tenais là,
silencieuse, pareille à une statue, belle comme
le marbre, froide aussi comme le marbre !
204 PROFILS DE FEMMES.
» 0 mon Dieu! faut-il que je sois misérable!
Elle se met à me parler, des larmes coulent
de ses yeux, la pierre elle-même a pitié de
moi! »
Au lendemain du voyage de Hambourg,
Henri Heine subit une crise profonde de mé-
lancolie et d'abattement. Rien ne l'intéressait
plus; il croyait de bonne foi sa vie perdue
pour toujours, son cœur clos et refroidi à
jamais; il n'avait môme plus le désir d'être
heureux, et le monde entier lui semblait
« exhaler un fade parfum de violettes dessé-
chées ».
La poésie lui offrit alors ses consolations;
par sa bienfaisante influence, il se sentit peu
à peu renaître et respirer, il éprouva sur lui-
même l'efficacité du remède tant recommandé
par Gœthe : traduire poétiquement sa douleur
pour l'apaiser. Et bientôt il connut la dou-
ceur secrète de la convalescence morale, ce
bien-être intime et vivifiant qui accompagne
l'amour chez HENRI HEINE. 295
le retour des forces de l'âme et la transfor-
mation de la souffrance en souvenir. C'est l'im-
pression que traduit cette strophe charmante :
« Ne soyez pas trop impatient si parfois les
accents de mes douleurs d'autrefois résonnent
dans mes nouvelles chansons.
» Attendez ! il se dissipera, cet écho de mes
douleurs, et un nouveau printemps de poésie
jaillira de mon cœur convalescent. »
De jour en jour l'amélioration s'accentue,
un sang plus chaud circule dans les veines du
poète, des clartés plus vives passent devant
ses yeux, son âme renaît à l'espérance, et il
s'écrie :
« Mon cœur, ô mon cœur, ne soit plus
triste I Supporte ta destinée ; un nouveau prin-
temps te rendra ce que t'a enlevé l'hiver.
» Et que de biens te restent encore! Le
monde est si beau 1 Et puis, mon cœur, tout
ce qui te plaira, tu peux l'aimer. »
Le printemps n'est pas loin quand on le
salue par de tels accents. Et voici qu'en effet,
par un clair matin d'avril, l'amour s'insinue
à nouveau dans le cœur du poète. La surprise
de cet émoi le pénètre à la fois de crainte et
296 PROFILS DE FEMMES.
d'allégresse : « Ah 1 la douce misère et l'amère
volupté de l'amour, je les sens qui se glissent,
ô torture exquise! dans mon âme à peine
guérie. »
Et soudain cet amour s'épanouit dans son
cœur comme la végétation naissante après la
première nuit chaude de mai. Rien de plus
frais, de plus jeune et de plus spontané n'est
sorti de l'imagination de Heine que le poème
du Nouveau Printemps, où il nous raconte ce
retour inattendu de son âme à l'amour.
Ces vers sont comme imprégnés d'un parfum
de verveine et de réséda, de cytise et de chè-
vrefeuille; un tapis de pervenches se déroule
sous nos pas; des chants d'oiseaux, des mur-
mures d'eaux ruisselantes semblent traverser
l'air. Le poète communique à tout ce qui l'en-
toure la puissance de vie et de désir qu'il
retrouve en lui, et le charme de ses impres-
sions personnelles se mêle si intimement à la
féerie de la nature, qu'on ne sait plus si c'est
le réveil du cœur qu'il célèbre ou le renouveau
de l'année.
Par instants, cependant, un souffle de mélan-
colie passe sur son bonheur, comme un nuage
L-'aMOUR chez HENRI HEINE. 297
sur le ciel azuré : c'est le souvenir du premier
amour perdu, la conscience de l'instabilité de
nos sentiments et de l'illusion de nos ten-
dresses.
« N'ai-je pas autrefois rêvé du même bon-
heur ? N'étaient-ce pas les mêmes arbres, les
mêmes fleurs, les mêmes baisers, les mêmes
regards?
» Hélas 1 je sais comme ils changent, ces
beaux songes trop charmants, et comme les
fleurs se fanent, et comme les arbres s'enve-
loppent d'un froid vêtement de neige.
» Je sais comment nous en viendrons à
nous refroidir nous-mêmes, à nous fuir et à
nous oublier, nous qui aujourd'hui nous
aimons si tendrement et nous serrons si dou-
cement cœur contre cœur. »
Mais qu'importe! L'homme a beau recon-
naître l'inanité de ses désirs et la chimère de
ses rêves, il désirera et rêvera toujours.
Une fois ressaisi par la passion amoureuse,
Heine s'y abandonne avec une fougue qu'il
n'avait encore jamais connue. Son cœur ranimé
déborde de tendresse et s'épanche de toutes
parts. Le printemps qu'il venait de chanter
17.
2f)R PROFILS DE FEMMES.
était loin déjà ; c'était l'été maintenant, le plein
été, à en juger par l'exubérante floraison de
ses sentiments. Un défilé ininterrompu de
figures de femmes traverse dès lors sa vie ; on
les aperçoit dans sa correspondance, on les
devine dans son œuvre, images précises ou
silhouettes furtives.
C'est Frédérique Robert, la femme du poète
Louis Robert, belle et voluptueuse comme une
Vénus du Titien, à laquelle il dédia un choix de
ses meilleurs sonnets. C'est madame de Varn-
hagen, la célèbre Rahel, déjà sur le déclin,
mais toujours noble, exquise et tendre. C'est
l'inconnue rencontrée aux bains de mer de
Norderney, dont la présence secrète fait le
charme singulier du recueil de la Mer du Nord
et que cette seule allusion de la Correspondance
nous laisse entrevoir : « La lune semblait vou-
loir me montrer qu'il y avait encore pour moi
des splendeurs dans ce monde. Nous ne dîmes
pas un mot. Ce ne fut qu'un long et profond
regard ; la lune y ajouta la mélodie. Mon âme
palpita et brûla... » C'est Miriam, la petite
Juive de Gnesen, à qui sont dédiés ces vers
d'une inspiration si délicate et si chaste : « Tu
l'amour chez HENRI HEINE. 299
es pareille à une fleur par ta beauté, ta grâce
et ta pureté. Tandis que silencieux je te regarde,
un sentiment de tristesse indicible me pénètre:
il me semble que je devrais étendre les mains
sur toi, et te bénir, et implorer le ciel de te
conserver si belle, si gracieuse et si pure. »
C'est encore lady Mathilde, l'héroïne des
Bains de Lucques, nature tendre et fière, char-
mant esprit de femme, « cœur du métal le
plus pur, mais dont une fêlure invisible étouffe
par instants les claires vibrations » . C'est enfin
la foule des Beœ minores, les amantes d'un
jour, les compagnes d'une nuit, les « prêtresses
de l'Aphrodite berlinoise », les « Vestales han-
séatiques », les « Aspasies de Gœttingue, doc-
toresses es philosophie horizontale», les «Mes-
salines d'Amsterdam dont les yeux sont bleus
comme le ciel et les mains pieuses comme des
lis », etc.. etc.
Il allait ainsi, poussé par un ardent et insa-
tiable appétit de beauté, promenant sa fantaisie
amoureuse à travers l'Allemagne, la Hollande,
l'Autriche et l'Italie, aussi prodigue de son
argent que de son cœur, toujours à court de
l'un, mais retrouvant sans cesse au fond de
300 PROFILS DE FEMMES.
l'autre un trésor nouveau de tendresse à dépen-
ser et d'illusions à dissiper.
Ce fut bien autre chose encore, ce fut une
véritable ivresse de passion et de plaisir
quand, au mois de juin 1831, las des tracas-
series que son origine sémitique lui attirait en
Allemagne et indigné de l'ostracisme qui y
frappait ses œuvres, il vint s'installer à Paris.
Alors, rien ne fit plus obstacle à l'épanouis-
sement de sa riche, impressive et rayonnante
nature.
Phj'siquement, il en était à cette heure où le
succès, la confiance en soi, l'accord secret des
facultés et de leur emploi, l'harmonie du tem-
pérament avec les circonstances extérieures,
se traduisent en beauté. Théophile Gautier, qui
le connut à cette époque, nous a laissé de lui
un vivant portrait : « C'était un bel homme de
trente-cinq à trente-six ans, ayant les appa-
rences d'une santé robuste ; on eût dit un
Apollon germanique à voir son haut front blanc,
pur comme une table de marbre, qu'om-
brageaient d'abondantes masses de cheveux
blonds. Les yeux bleus pétillaient de lumière
et d'inspiration; ses joues rondes, pleines, d'un
l'amour chez henri heine. 301
contour élégant, n'étaient pas plombées par la
lividité romantique à la mode à cette époque.
Au contraire, les roses vermeilles s'y épanouis-
saient classiquement ; une légère courbure
hébraïque dérangeait, sans en altérer la pureté,
l'intention qu'avait eue son nez d'être grec ;
ses lèvres harmonieuses « assorties comme
deux belles rimes », pour nous servir d'une de
ses phrases, gardaient au repos une expression
charmante ; mais, lorsqu'il parlait, de leur arc
rouge jaillissaient en sifflant des flèches aiguës
et barbelées, des dards sarcastiques ne man-
quant jamais leur but ; car jamais personne ne
fut plus cruel pour la sottise : au sourire divin
du musagète succédait le ricanement du
satyre. »
Se rappelant plus tard cette époque de sa
vie, il disait :
« Je me croyais alors la Loi vivante de
morale, j'étais impeccable, j'étais la pureté
incarnée ; les Madeleines les plus compromises
furent purifiées par les flammes de mes ardeurs
et redevinrent vierges entre mes bras : ces
restaurations de virgmités faillirent parfois, il
est vrai, épuiser mes saintes forces ; j'étais tout
302 PROFILS DE FEMMES.
amour et tout exempt de haine ; je ne me ven-
geais plus de mes ennemis ; car je n'admettais
pas d'ennemis vis-à-vis de ma divine personne,
mais seulement des mécréants, et le tort qu'ils
me faisaient était un sacrilège, comme les
injures qu'ils me disaient étaient autant de
blasphèmes. Il fallait bien de temps en temps
punir de telles impiétés, mais c'était un châti-
ment divin qui frappait le pécheur, et non une
vengeance par rancune humaine. Je ne con-
naissais pas non plus à mon égard des amis,
mais bien des fidèles, des croyants, et je leur
faisais beaucoup de bien. »
Jamais dieu de l'Olympe ne fut plus com-
plaisant aux mortelles et ne leur fit charité de
plus d'amour.
Il se prodiguait dans le monde, dans tous les
mondes, dans le salon de la princesse Belgio-
joso comme dans le boudoir de la « Vénus aux
camélias », portant le désir de la femme tou-
jours éveillé dans les yeux, toujours allumé
dans les veines, cédant à tous les entraîne-
ments de sa nature facile, passant du sentiment
le plus sérieux et le plus pur aux formes les
plus troublantes de la volupté, entremêlant par-
l'amour chez HENRI HEINE. 303
fois ses aventures au point de confondre entre
elles les figures de ses rêves passionnés, prati-
quant sans scrupules l'amour « double » , l'amour
« triple », l'amour multiple. D'ailleurs peu
exigeant dans la majorité de ses choix, « Le
papillon, disait-il, ne demande pas à la fleur :
As-tu déjà reçu les baisers d'un autre papillon?
Et celle-ci ne lui dit pas : As-tu déjà voltigé
autour d'une autre fleur? »
Pareil au papillon, il ne demandait pas aux
fleurs qu'il voulait cueillir d'être « en odeur
de vertu» comme les roses de Saron. Les
roses déjà respirées, un peu flétries même, ne
lui déplaisaient pas: car, sur ce chapitre, il
pensait avec Fauteur du Décaméron que « Bocca
basciata non perde ventura ; anz-i rinnuova, corne
fa la lima. »
A se porter tour à tour sur tant d'objets
divers, la fantaisie sentimentale de Heine finit
par se fixer un jour.
C'était en 1832. Le poète errait à l'aventure
304 PROFILS DE FEMMES.
dans les rues de Paris, quand il aperçut der-
rière la vitrine d'un magasin de modes un fin
visage de vierge, frais comme un matin d'avril,
encadré de cheveux noirs si compacts qu'ils
semblaient lourds, et éclairé de larges yeux
plus noirs encore. Il se sentit pris à Finstant
même, et irrévocablement. Ce fut une de ces
brusques sympathies physiques, une de ces
flammes subites que la pensée trop assidue de
la femme allume parfois au fond de l'homme
et qui, certains jours, le poussent à donner
tout son cœur à un cœur inconnu, toute son
âme à une âme de rencontre.
Il ne lui fallut ni temps ni peine pour entrer
en relations avec la jeune fille : elle s'appelait
Mathilde et commençait sa dix-huitième année.
Sortie d'une famille pauvre de i)aysans belges,
orpheline dès l'enfance, elle avait été recueillie
à Paris par sa tante, la modiste, et l'aidait à
recevoir les clients.
Celle-ci, qui avait l'esprit des affaires, avait,
d'un coup d'œil sûr, estimé la beauté de sa
nièce, et n'attendait que l'occasion d'en tirer
un honnête profit. Le hasard voulut que Heine
se trouvât en fonds dans ce temps-là ; ses
l'amour cuez Henri hëine. 305
offres étaient raisonnables : il eut la fille, et la
duègne empocha les écus.
L'objet de ce contrat cynique valait bien
son prix. Mathilde était physiquement d'une
beauté rare; elle avait les lignes pures; les
formes harmonieuses et pleines des statues
grecques ; elle semblait, a dit l'un de ses admi-
rateurs, « avoir posé pour le modèle de la
Phryné antique de l'Académie de Madrid ».
C'était un superbe animal féminin, une éblouis-
sante fleur de chair. Fière de ses avantages,
elle les laissait volontiers paraître, avec une
impudeur naïve et superbe, tandis que Heine,
plus fier encore de posséder un pareil trésor,
en racontait indiscrètement le mystère. « Je ne
crois pas, a-t-il-dit, que la femme de Gandaule
fût plus belle. »
La beauté plastique de Mathilde n'avait
d'égale que sa nullité intellectuelle. Et ce
contraste, loin d'affliger son amant, le ravis-
sait. Habitué à vivre dans les salons litté-
raires, dans les cercles précieux du Paris
d'alors, il éprouvait un véritable bien-être
auprès de cette créature simple et tout instinc-
tive, qui savait à peine lire, qui n'aimait qu'à
306 PROFILS DE FEMMES.
jouer et à rire, à habiller des poupées où à
élever des oiseaux, comme si dans son corps
exquis de jeune femme elle avait gardé son
âme d'enfant.
Cependant, si originale et piquante que
parût à Heine l'ignorance de sa maîtresse, il y
trouva sans doute quelque inconvénient, puis-
qu'il entreprit de la faire instruire. Après un
an de libre existence, Mathilde vit se refermer
sur elle la porte d'un pensionnat. On lui
enseigna les rudiments de l'orthographe, un
peu de littérature, les quatre règles du calcul,
et quelques notions d'histoire et de géographie.
Le goût qu'elle prit à ces études fut si vif que,
dans la suite, rendue à elle-même, elle n'ouvrit
plus jamais un livre, et mourut sans avoir lu
une seule ligne du merveilleux écrivain qui
l'avait attachée à sa vie.
Henri Heine venait paternellement la voir le
jeudi ; puis aux congés du dimanche et des
fêtes solennelles, il la reprenait chez lui. Ils
couraient alors les théâtres , les cafés, les
cirques, les pâtisseries, ou bien, si le temps
était beau, s'en allaient aux environs de Paris.
Elle se pendait à son bras, insouciante, gaie,
l'aBIOUR chez HENRI HEINE. 307
parlant sans cesse et toujours haut, riant plus
haut encore. Son regard, son sourire, sa voix
musicale, sensuelle et prenante, sa démarche
souple et légère, ses moindres gestes, toute sa
personne enfin enchantait le poète. Jamais il
n'avait senti de la sorte comme la femme est
un être joli et charmant, comme sa domination
est ensorcelante, souveraine et délicieuse. Elle
ne le possédait pas seulement par ses grâces
extérieures, elle le captivait encore, lui, cet
esprit si délicat et si sensible aux travers d'au-
trui, par son insignifiance morale, par son
bavardage stupide et sans fin, par son caque-
tage inepte de perruche écervelée. Étrange-
chose, et qui prouve une fois de plus que
l'amour s'accommode aussi bien de l'inégalité
des esprits et de la différence des caractères
que de l'analogie des goûts et de la similitude;
des tempéraments.
Quand Mathilde eut reçu la dose infinitési-
male d'instruction que comportait son cerveau
d'oiseau, les amants reprirent d'une façon défi-
nitive la vie commune. Ce fut un ménage
d'apparence régulière et bourgeoise : « Ma-
thilde, écrivait Heine en 4840, est devenue
308 PROFILS DE FEMMES.
une bonne maîtresse de maison malgré son
humeur folle, et notre ménage est aussi moral
que le meilleur de Krahwinkel. »
L'inconstance d'humeur, était, en effet, le
défaut grave du caractère de Mathilde. Capri- 1
cieuse, têtue, elle se livrait comme les enfants
aux scènes les plus violentes pour les causes
les plus futiles ; elle criait, trépignait, s'arra-
chait les cheveux, puis, subitement, sa colère
tombée, elle reprenait son enjouement et sa
gaîté.
Mais elle possédait deux qualités qui, aux
yeux de Heine, lui tenaient lieu de beaucoup
d'autres : elle était fidèle et n'était pas jalouse.
Fidèle, pourquoi ne l'eût-elle pas été, n'ayant
ni imagination ni curiosité, et ne demandant
à l'amour que ce dont elle était comblée : des
robes fraîches, des parties de campagne, des
billets de théâtre, des occasions continuelles de
plaisir et de toilette? Tout au plus était-elle
coquette et s'amusait-elle du trouble qu'elle
provoquait au cœur des hommes sans en être
effleurée elle-même, du frisson de désir qu'elle
sentait passer en eux et qui lui laissait l'àme
tranquille, la chair indifférente et froide. Enfin
l'amour chez HENRI HEINE. 309
elle ignorait la jalousie. Elle se montrait même
d'une complaisance singulière envers ses rivales
éphémères , soit apathie de sa part, soit
conscience de la supériorité de sa beauté.
Heine se proclamait donc, lui aussi, très heu-
reux de cette association où il ne mettait en
commun rien de son génie, rien de sa pensée,
seulement une partie de son cœur.
Un événement imprévu changea soudain le
caractère de cette liaison, en la fixant pour
jamais.
Henri Heine venait de publier, sur le cri-
tique allemand Borne, un article où se lisaient
ces lignes : « A Francfort, j'ai demandé où
était la demeure de Borne et personne n'a su
me l'indiquer ; mais tout le monde m'a dit que
l'habitation de madame Wohl se trouvait au
Wallgraben. » Il insinuait clairement par là
que madame Wohl était la maîtresse de Borne.
Quelques mois plus tard, la dame ayant épousé
en secondes noces un certain docteur Strauss,
celui-ci n'eut rien de plus pressé que de venir
provoquer Heine à Paris, de l'amener sur le
terrain et de lui traverser le bras d'une balle.
Durant les pourparlers qui précédèrent la
310 PROFILS DE FEMMES.
rencontre, Heine profondément troublé de la
situation précaire où, en cas de malheur, il
laisserait Mathilde, résolut de lui créer un titre
à la charité de sa famille en légitimant les
liens qui depuis neuf ans la tenaient attachée à
lui. Autant que la loi le permettait, on abrégea
les formalités nécessaires, et le mariage fut
célébré le 31 août 1841.
Mais, après comme avant la cérémonie, ils
s'aimèrent en amants. Leurs rapports ne ga-
gnèrent ni en sérieux ni en dignité. Mathilde
demeura pour Heine la maîtresse, une créature
de plaisir et de frivolité, une âme de poupée
dans un corps superbe, docile et voluptueux.
De tant d'expériences amoureuses, légères ou
profondes, fugitives ou durables, une conclu-
sion s'était peu à peu dégagée dans l'esprit de
Heine, c'est que l'amour est non seulement
l'affection dominante du cœur humain, mais la
grande loi de la vie et le véritable maître du
l'amour chez HENRI HEINE. 3H
monde. Déjà, dans la première ardeur de son
enthousiasme romantique, il avait revendiqué
la supériorité des droits de la passion sur les
lois de la morale sociale et proclamé le carac-
tère divin du sentiment qui attire l'un vers
l'autre les sexes. Parvenu plus avant dans son
évolution intime, il fera de l'Amour le principe
souverain de l'univers, la flamme qui crée,
anime et régit tous les êtres, la force irrésis-
tible et implacable devant laquelle les Puis-
sances même du ciel s'inclinent désarmées.
C'est cette prééminence absolue de l'Amour
que traduit, d'une façon si saisissante et si
poétique, l'admirable Lied du Pèlerinage à Kev-
laar, où nous voyons la vierge Marie, la sainte
mère de Dieu, demeurer impuissante devant
le mal d'amour d'un pauvre enfant, et ne pou-
voir guérir le cœur qui a gémi vers elle qu'en
l'arrêtant pour toujours.
Ainsi, après avoir été tour à tour un
passe-temps de jeunesse ou un motif de rêve-
rie sentimentale, l'amour devint pour Heine
une occupation de toutes les heures et de tous
les instants, le principal mobile de son acti-
vité, le but, la règle et comme la religion de
312 PROFILS DE FEMMES.
sa vie. Ce fut même sa seule religion.
Israélite de naissance, converti au protestan-
tisme dans sa vingt-quatrième année pour
échapper aux vexations qui poursuivaient alors
les Juifs en Allemagne, il n'était jamais devenu
chrétien. Par l'esprit et par les sens, il fut
toujours païen. Ses vraies divinités étaient
celles de l'Olj^mpe hellénique. Malgré certaines
parodies où s'est parfois amusée sa moquerie,
il adorait, en secret, les dieux aux corps majes-
tueux et sains dont l'immortelle vie s'écoulait
comme un songe heureux et noble, et les
déesses éternellement belles et florissantes qui,
lasses parfois des amours d'en haut, pouvaient
sans déchoir prendre des héros pour amants. ;
Aphrodite surtout, la « Courtisane céleste >-,
hantait son imagination : il la voyait partout,
dans les brumes matinales qui baignaient les
prés de l'Elbe, dans les clartés qui blanchis-
saient les ombrages du Hartz, dans les rayons
lunaires qui argentaient les plages de la mer
du Nord. Un jour même, croyant reconnaître
son image divine dans une Vierge peinte d'une
église italienne, il implora la I\Ière du Crucifié
sous ce vocable sacrilège: « O Venus dolorosa! »
l'amour chez HENRI HEINE. 313
Ce qui l'éloignait des dogmes chrétiens,
c'était leur tristesse et leur sévérité. Il repro-
chait à la religion du Christ d'avoir à jamais
assombri la vie en faisant planer sur les âmes
la terreur perpétuelle de la mort, d'avoir mu-
tilé la nature humaine en condamnant toute
joie terrestre, enfin d'avoir détruit l'amour en
mortifiant la chair. Étrange erreur de ne pas
comprendre qu'en inaugurant un idéal de
moralité supérieure, le christianisme, loin de
détruire l'amour, l'a pour ainsi dire recréé, et
qu'en imposant la pudeur à la femme, il lui a
conféré une volupté nouvelle I
Que l'amour puisse tenir lieu de religion à
certaines âmes et suffire à toutes leurs aspira-
tions, on doit certes l'admettre si l'on songe
au rôle qu'a joué ce sentiment dans le progrès
moral de l'humanité. Pour combien d'êtres,
en effet, n'a-t-il pas été le seul mobile de désin-
téressement, l'unique révélation de l'idéal?
Combien d'existences n'a-t-il pas élevées au-
dessus de l'égoïsme vulgaire, pénél rées du plus
pur esprit de sacrifice, illuminées d'un rayon
de grâce et pour ainsi dire sanctifiées?
Mais, de toutes les religions, il faut bien
18
314 PnOFlLS DE FEMMES.
convenir qu'il est la plus décevante, celle qui,
pour le plus d'appelés, compte le moins d'élus,
puisque le désaccord de l'amour et de son objet
est la loi presque constante des affections hu-
maines, et que c'est miracle s'il en va parfois
d'autre sorte entre des êtres qui changent à tout
instant, pour qui leur propre âme est un secret
insaisissable, et dont le moi s'échappe à lui-
même dans une fuite éternelle.
Nul plus que Heine n'a souffert de cette
discordance, parce que jamais nature ne fut
plus mobile, plus instable, ni plus fuyante que
la sienne. Avec une sincérité absolue, il a pro-
fessé toutes les opinions, religieuses, poli-
tiques, littéraires, esthétiques, passant d'une
croyance à l'autre sans transition, adoptant un
système pour le rejeter aussitôt, incapable de
maintenir un moment l'équilibre de sa pensée
entre les points extrêmes qui l'attiraient tour
à tour. Même versatilité dans ses sentiments
que dans ses idées : il va de la tendresse au
mépris, de la pitié à la haine, de la joie à la
mélancolie, de l'extase au désespoir, avec une
soudaineté surprenante. Ses gaités comme ses
tristesses sont subites. Ses larmes sèchent dans
l'aJIOUR chez HENRI HEINE. 315
un sourire; son rire s'éteint dans un sanglot.
Jamais, je crois, le moi humain ne fut plus
ondoyant et plus divers ; jamais âme de poète
ne fut plus mobile, plus vibrante ni plus con-
tradictoire. De là les disparates de son œuvre,
ces sautes brusques de l'émotion à la raillerie,
de la satire à l'élégie, de la poésie la plus pure
à la prose la plus vulgaire. Il oscille sans cesse,
et dans le même morceau, entre les sentiments
les plus opposés : « Mon cœur, écrit-il, ren-
ferme des parfums si violents, qu'ils me
montent à la tête et m'étourdissent au point
que je ne sais plus où l'ironie cesse et où com-
mence le ciel. » De là aussi le contraste de ses
aventures amoureuses et la secrète mésintelli-
gence qui le sépara toujours de l'objet de ses
affections. On l'a vu, dans V Intermezzo, donner
le meilleur de son âme enthousiaste et tendre
à une jeune fille niaise, coquette et intéressée.
Pour se consoler de son idéal perdu, il a cherché,
sur tous les chemins, d'autres amours : il a
trouvé ce que donnent les amours qu'on cher-
che. « Je suis condamné, écrivait-il à son ami
Laube, le 27 septembre 1835, à n'aimer que
ce qu'il y a au monde de plus baset de plus fou. »
316 PROFILS DE FEMMES.
Pas une fois il ne s'est livré à une femme,
qu'il ne se soit senti perdu d'avance et n'ait
crié à celle qui doit détruire bientôt son rêve :
« Oh ! ne mens pas! ne mens pas ! » A chaque
tentative nouvelle, il a reconnu le leurre des
lèvres qui s'offrent, des yeux qui promettent
et des bras qui enlacent; il a constaté que
« les dernières gouttes de la coupe d'or de
l'amour sont de l'absinthe », et qu'en vérité
< la femme est plus amère que la mort ».
Marié même, il doutera de l'épouse comme il
a douté de la maîtresse. Et, de son lit d'ago-
nie, il croira voir sans cesse aux bras d'un
autre la créature inconsciente qu'il aime d'une
passion impuissante et frénétique.
Étrange situation que la sienne! Avoir fait
de l'amour une religion, y croire comme à un
dogme, et ne pouvoir croire aux êtres qui
l'inspirent !
Ce que cette contradiction a infligé de souf-
frances à son cœur et d'humiliations à son or-
gueil, les stances tragiques du Château des
Affronts, écrites presque à la veille de sa mort
et comme un adieu à la vie, suffisent à le
montrer : « Jardin maudit! Ah! il n'y avait
L AMOUR CHEZ HENRI HEINE. 317
pas là une seule place où mon cœur n'eût été
torturé, où mes yeux n'eussent versé des
pleurs. »
Contre ces souffrances et ces humiliations,
Henri Heine n'a trouvé de remède que dans le
développement exagéré et volontaire de deux
facultés, généralement exclusives l'une de
l'autre et dont la réunion chez lui fait l'origi-
nalité propre de son génie poétique : l'ironie et
le rêve.
L'ironie est susceptible de traduire des sen-
timents très divers. Moquerie légère ou critique
narquoise des travers d'autrui, elle peut con-
sister aussi, selon le mot de Voltaire, « en un
retour sur soi-même qui exprime parfaitement
l'excès du malheur ».
Cette ironie-là est celle de Heine. Elle est
née chez lui le jour où il a connu la douleur.
Mais, comme la première blessure n'a pas
atteint encore les parties vives de son être, son
ironie est d'abord légère et voilée. C'est une
î 18.
318 PROFILS DE FEMMES.
sorte de pudeur qui, voilant sa plainte, laisse
deviner sa souffrance au lieu de la traduire,
comme par exemple, dans cette strophe de
V Intermezzo :
« Tu as donc entièrement oublié que bien
longtemps j'ai possédé ton cœur, ton petit
cœur si doux, si faux et si mignon que rien
au monde ne peut être plus mignon et plus
faux?
» Tu as donc oublié l'amour et le chagrin
qui me serraient à la fois le cœur?... Je ne
sais pas si l'amour était plus grand que le cha-
grin, je sais qu'ils étaient suffisamment grands
tous les deux. »
Et dans cette autre strophe encore :
(( Sur les yeux de ma bien-aimée, j'ai fait
les plus belles canzones ; sur la petite bouche
de ma bien-aimée, j'ai fait les meilleurs ter-
zines; sur les yeux de ma bien-aimée, j'ai fait
les plus magnifiques stances. Et si ma bien-
aimée avait un cœur, je ferais sur son cœur
quelque beau sonnet. »
Sous cette forme, l'ironie n'est qu'une déli-
catesse de plus. L'émotion se communique
d'autant mieux à nous qu'elle s'épanche plus
l'amour chez HENRI HEINE. 319
discrètement. Mais voici qu'aux chagrins de
V Intermezzo ont succédé les douleurs poignantes
du Retour. Le poète est maintenant initié à la
souffrance. S'il aime encore et de toute son
âme, le premier charme de son amour est
rompu. La vue claire des choses lui est reve-
nue, il analyse son mal avec une impatience
et une perspicacité nerveuses, il aperçoit nette-
ment ce qu'il y avait de futilité, d'inconscience
et de niaiserie dans l'objet de sa tendresse ;
combien étaient vides ces yeux ingénus où se
reflétait son âme, combien froides ces lèvres
roses 011 sa bouche était enivrée de baisers,
combien insensible ce cœur qu'il avait tant de
fois senti battre contre le sien. Et, dans son
ironie, une nuance nouvelle apparaît : ce n'est
plus le reproche soumis et attendri d'une âme
endolorie, c'est un sourire désenchanté où l'on
devine l'amertume des larmes dévorées en
silence.
Enfin, sont venues les amours de rencontre.
Le poète a placé son rêve, au hasard de la vie,
sur des êtres qui, ne pouvant le comprendre,
le lui ont rendu terni, défloré, souillé. Alors,
honteux de lui-même, sentant chaque jour
320 PROFILS DE FEMMES.
plus profondément sa misère intime, il se
raille sans pitié de son insatiable besoin
d'aimer, de ses tendresses toujours renaissantes
quoique toujours déçues, de son incorrigible
crédulité aux sortilèges de la femme et aux
illusions de l'amour. Et dans cette raillerie
amère il goûte une étrange volupté. Se moquer
de ses propres émotions, n'est-ce pas, en effet,
se proclamer supérieur à elles, s'en détacher,
se venger du mal qu'elles vous ont causé et,
par suite, s'en guérir? Heine a proclamé dans
un vers de superbe allure l'efficacité de ce
remède : « Quand notre cœur, s'écrie-t-il, est
brisé, broyé, alors il nous reste encore le beau
rire éclatant. »
L'ironie n'a pas tardé à être pour Heine
comme les narcotiques pour les personnes en
proie au mal physique : après avoir constitué
un remède occasionnel et passager contre une
crise de souffrance, elle est bientôt devenue,
entre ses mains, un antidote préventif procu-
rant la sensation délicieuse de l'anesthésie
morale et permettant de défier la douleur.
Dès lors, il en fera usage à tout propos, au
plus léger symptôme du retour du mal. H ne
l'amour chez HENRI HEINE. 321
se laissera plus aller à aucune émotion, si
spontanée et délicieuse soit-elle, sans la railler,
sans exécuter ce que Schlegel appelait la
selbstparodîe, cette parodie de soi-même qui
tourne en dérision les sentiments les plus
sérieux et les plus intimes. Une sorte de mau-
'r vais génie s'est emparé désormais du poète et
ne le quittera plus : « J'étais sur le point,
confesse-t-il un jour, de dire quelque chose
d'intime, de plein d'âme, et, comme d'habi-
tude, le démon de l'ironie a substitué à tout
cela des paroles contraires. »
De là l'impression singulière de charme et
de malaise sous laquelle nous laisse la lecture
de Henri Heine. Le poète nous enchante par
la magie de son art, par le rythme et la mé-
lodie de sa langue, par la beauté de ses images,
par la grandeur et la simplicité de son lyrisme ;
et, au moment où nous subissons la contagion
de son émotion, où notre âme vibre à l'unisson
de la sienne, il jette sur lui-même et sur nous,
sur son trouble et sur le nôtre, son sarcasme
douloureux et déconcertant. Presque toujours,
c'est à la fin des pièces les plus sereines et les
plus doucement rêveuses que son rire éclate
322 PROFILS DE FEMMES.
le plus strident. L'effet produit sur le lecteur
est aussi puissant que pénible ; le contraste
entre le dernier vers et les premiers est trop
violent; le sursaut est trop brusque. Parfois
on croit voir les traits du poète grimacer dans
une crispation subite de douleur. La souffrance
morale ainsi traduite cesse d'être matière poé-
tique et ne nous émeut plus que physiquement,
si l'on peut dire.
Avec l'expérience décevante de la vie, ce
défaut ira toujours croissant chez Henri Heine.
Le finale ironique sera désormais la marque
et comme la signature de ses compositions
poétiques. Son rire sonnera de plus en plus
faux, parce qu'il sera mouillé de larmes plus
amères ; sa raillerie sera plus acerbe et plus
envenimée, parce que son âme toujours éprise
verra plus clairement son incurable misère ;
l'ironie de ses derniers jours aura je ne sais
quoi de tragique et de désespéré.
Mais le démon de l'ironie ne régnait pas
seul sur l'esprit de Heine : autant qu'analyste
il était poète, et, chez lui, le don de la rêverie
ne sommeillait jamais.
S'il connaissait trop bien l'impuissance qui
l'amour chez HENRI HEINE. 323
frappe les âmes imagi natives et sentimentales
quand elles tenten Id'adapter leur rêve à la
réalité qui leur est chère, il partageait aussi la
bienheureuse prérogative qui leur permet par
instants de s'abstraire dans le rêve jusqu'à
perdre conscience de la réalité.
Il possédait éminemment ce singulier et pré-
cieux privilège ; il avait à certaines heures la
faculter de s'halluciner à son gré, de croire
aux créations les plus irréelles de son cerveau,
aux visions les plus fantastiques de ses songes.
Les figures qu'il a évoquées à travers son
œuvre n'étaient pas pour lui des êtres factices,
de simples formes poétiques, de vains symboles
littéraires, mais des créatures vraies, douées
de vie, passionnées et passionnantes, capables
de sentir, d'aimer et de souffrir. De là leur
puissance persuasive, leur magique empire sur
notre esprit et nos sens, sitôt que nous les
voyons paraître; de là le trouble mystérieux
et charmant qu'elles entretiennent en notre
âme après qu'elles se sont évanouies.
Les exemples abondent, qui nous montrent
le poète se laissant prendre aux sortilèges de
son imagination. Qu'il erre dans les montagnes
324 PROFILS DE FEMMES.
du Hartz ou dans les plaines du Hanovre, sur
les grèves d'Héligoland ou sur les collines du
pays toscan, qu'il fasse ce qu'il appelle « une
sieste d'âme » dans une église de Pologne ou
dans un cloître d'Italie, il suffit d'un visage de
jeune fille entrevu, d'une voix ou d'un parfum
de femme venant jusqu'à lui pour qu'aussitôt
sa sensibilité et son imagination entrent en
jeu. Des visions se lèvent alors du fond de sa
pensée et s'emparent de tout son être avec
une promptitude et une énergie extraordi-
naires. « Avec quelle soudaineté, nous avoue-
t-ii, une passion sans bornes et l'attachement
le plus tendre peuvent naître dans mon cœur
des impressions les plus fugitives ! » Ces figures
de songe ne flottent pas en lui à l'état de
vagues fantômes ; elles sont nettes et précises ;
elles revêtent des formes presque tangibles;
elles ont une physionomie individuelle, des
mouvements, des poses, des paroles, des
regards, tout ce qui traduit au dehors la vie
de l'âme. Dociles à son appel, il les voit s'a-
vancer vers lui avec la démarche souple et les
attitudes gracieuses qu'ont les amantes lors-
qu'elles tendent les lèvres, avec les gestes
l'amour chez HENRI HEINE. 323
doux et lents que font les bras de la femme
lorsqu'ils enlacent. Elles se prêtent à tous les
caprices de sa tendresse exaltée, elles devinent
ses plus secrets désirs ; elles lui donnent ce
qu'il a vraiment cherché dans le monde réel,
un amour fait à la juste mesure de son cœur.
Entre elles et lui, il ne retrouve plus l'invin-
cible obstacle, l'indestructible cloison qui sépare
ici-bas les âmes, qui les condamne à s'ignorer
toujours, à ne pouvoir jamais se comprendre
ni se pénétrer, à rester éternellement les unes
pour les autres un mystère indéchiffrable et
passionnant. Elles lui révèlent ainsi des trésors
de jouissance intime et le transportent au plus
haut degré de la volupté.
Cet état d'émotion, factice et sincère à la
fois, dure une semaine, un jour, une heure
seulement. Mais pendant cette semaine, ce
jour, cette heure, il a conscience de mieux
posséder ses maîtresses idéales « que d'autres
avec toute leur puissance ne possèdent leur
maîtresses de chair pendant toute leur vie ».
Et si l'on cherche à lui prouver la folie de ses
rêves et l'illusion de ses sens, il répond : « En
vain, te dis-je, chercherais-tu à changer en
19
326 PROFILS DE FEMMES.
mensonges ce que je porte au plus profond de
mon sein ! »
Nombreuse est la série des visions amou-
reuses qui ont ainsi charmé sa fantaisie :
les jeunes filles de Johannisberg, la petite har-
piste de Trente, la jeune fileuse de l'Eisach,
la « délicieuse petite tête de blonde » du cime-
tière de Goslar, et bien d'autres encore.
La plus gracieuse, la plus pénétrante de ces
figures est la Polonaise Jadviga, « d'une beauté
si délicate, qu'elle semblait formée de parfums
de lis ». Heine l'a entrevue, un soir, dans la
pénombre de la cathédrale de Gnesen, priant
devant le sarcophage de saint Albert. Tout de
suite il s'est épris d'elle. Puis sa pensée est restée
obsédée de cette vision d'une minute et, pendant
de longs mois, est revenue sans cesse à Gnesen :
« Alors je me retrouve dans la cathédrale,
appuyé contre les piliers, près du tombeau
de saint Albert; j'entends de nouveau retentir
l'orgue, comme si l'organiste répétait un mor-
ceau du Miserere d'Allegri ; on murmure une
messe dans une chapelle lointaine ; les der-
nières lueurs du soleil traversent les vitraux
peints des fenêtres ; l'église est vide ; seulement
I
l'amour chez HENRI HEINE. 327
devant le sarcophage d'argent est agenouillée
une jeune personne en prières, une angélique
figure de femme qui me jelte vivement un
regard oblique, mais se retourne aussi vivement
vers le saint, et de ses lèvres sentimentalement
fines, murmure ces mots : « Je t'adore ! » Ces
mots étaient-ils pour moi ou pour le saint
Albert d'argent ? Que signifiait le regard
oblique qu'elle me jeta auparavant, et dont les
rayons se sont répandus sur mon âme comme
ces traînées de lumière que la lune verse sur
la mer quand elle sort de l'obscurité des
nuages, pour s'y replonger aussitôt après? »
A ces figures entrevues , si légères et
séduisantes soient-elles, la tendresse Imagina-
tive du poète préfère des visions plus vapo-
reuses et plus immatérielles encore, les fan-
tômes des mortes. « Voici que tout à coup
je pense avec tristesse à tout ce cortège d'amies
mortes depuis si longtemps. Un amour subite-
ment allumé agite d'étranges flammes dans
mon cœur. » Son imagination se complaît
et s'attarde avec ces ombres mélancoliques,
dont les mains demeurent glacées, dont les
yeux sont clos pour toujours, dont le cœur ne
328 PROFILS DE FEMMES.
battra plus, mais en qui l'âme garde encore
un dernier souffle de vie et comme un dernier
parfum. Rien de plus poétique et de plus tou-
chant que ce culte, fait de regrets et de pitié,
voué à de pauvres fantômes qui ne peuvent
plus vivre que dans le souvenir des survivants
et pour qui l'oubli serait comme une seconde
mort.
Celles que Heine a aimées de cet amour
étrange, c'est d'abord la petite Véronique qui
fut l'objet de sa première tendresse, c'est
Juliette dont nous ne connaissons que le nom,
c'est Johanna, la poitrinaire d'Andernacht, et,
plus que toutes celles-là peut-être, c'est la mysté-
rieuse Maria des Reisebilder. Trois fois son image
reparaît dans le cours du récit, et chaque
fois elle s'évanouit en gardant son mystère.
« L'obscurité était venue, et les étoiles jetaient
dans mon cœur leurs regards clairs et chastes ;
mais au fond même de ce cœur palpitait le
souvenir de Maria la morte. Je pensai de nou-
veau à cette nuit où j'étais debout devant le
lit sur lequel était étendu ce beau corps pâle
avec ses douces lèvres muettes. Je me rappelai
le singulier regard que me jeta la vieille femme |'
i
l'amour chez HENRI HEINE. 329
qui devait veiller le corps, et me confia son
emploi pour quelques heures. Je pensai
encore à la jaune hespéris qui était dans un
verre sur la table et répandait un parfum si
extraordinaire. . . Puis je me remis à frissonner
en doutant de nouveau si c'était réellement
un coup de vent qui alors avait éteint la
lampe, si réellement il n'y avait pas un tiers
dans la chambre mortuaire... »
Et, quinze jours plus tard., malgré les
distractions et les péripéties d'un voyage,
l'étrange vision revient faire palpiter le cœur
du poète : « Et alors je revis ma douce
amie défunte, belle et sans mouvement; la
vieille surveillante s'éloigna encore avec son
regard énigmatique, l'hespéris répandit son
parfum ; je baisai de nouveau ces lèvres si
chères, et ce corps adoré se leva lentement
pour me rendre mon baiser...»
Au pâle cortège des mortes viennent se
joindre, dans le cœur de Heine, quelques
belles visions d'art, rencontrées au cours de
ses nombreux voyages et aimées aussitôt
qu'aperçues. Déesses grecques, de noblesse
idéale dans leur nudité sculpturale, femmes
330 PROFILS DE FEMMES.
de la Renaissance, patriciennes florentines en
robes somptueuses et chatoj'antes, courtisanes
du Véronèse et Danaés du Titien aux formes
épanouies, aux corps ambrés et florissants, —
ces incarnations diverses de la beauté fémi-
nine provoquaient en lui une étrange exalta-
tion, non pas la griserie superficielle et
cérébrale du poète ou de l'artiste, mais une
ivresse d'amant, ivresse profonde, voluptueuse
et passionnée. Une fois même, promenant sa
rêverie dans une église de Cologne, il osa
s'éprendre d'une Madone toute rayonnante de
pureté mystique dans son vieux cadre d'or.
La frêle et divine figure lui inspira un sacri-
lège amour qui lui inonda l'âme de félicité.
« Mais cet état ne dura guère, nous déclare-
t-il, et je quittai presque sans cérémonie la
sainte Vierge quand j'eus fait, dans le musée
de Cassel, la rencontre d'une nymphe grecque
qui me retint longtemps captif dans ses
chaînes de marbre. »
Mais dans ces visions fugitives, dans ces
fantômes de mortes, dans ces fictions de l'art,
trop de réalité extérieure palpite encore. Si
docilement qu'elles se plient à son rêve, elles
l'amour chez HENRI HEINE. 331
en diffèrent toujours ; elles gardent à ses yeux
trop exercés la marque indélébile de leur ori-
gine étrangère. Or, pareil à tous les grands
idéalistes, c'est son rêve même, c'est son rêve
même, c'est son rêve seul qu'il aime. Il cher-
chera donc en lui seul désormais l'objet de cet
amour parfait qui le hante, l'attire et le déses-
père. Et telles sont, en effet, la puissance de
son imagination et l'ardeur de son désir, que
les créations les plus abstraites et les plus
symboliques de son cerveau se transforment
d'elles-mêmes en belles visions concrètes et
animées. La plus accomplie d'entre elles est
l'étrange apparition des Nuits florentines, d'es-
sence si immatérielle qu'elle n'avait pu se
révéler à lui que dans le sommeil de tous ses
sens. — « Oui, c'était en songe que je la
voyais, cette charmante créature qui m'a
rendu le plus heureux des hommes. J'ai peu
de choses à dire sur son extérieur. Je ne suis
point à même de détailler les traits de son
visage ; c'était une figure que je n'avais
jamais vue auparavant et que je n'ai jamais
revue dans la vie. Je me rappelle seulement
qu'elle n'était point blanche ni rose, mais
332 PROFILS DE FEMMES.
d'une seule couleur, d'une blancheur d'ambre.
Le charme de cette figure ne résidait ni dans
une parfaite régularité de traits, ni dans une
intéressante mobilité. Ce qui la distinguait
était un caractère de sincérité séduisante, ravis-
sante, presque effrayante ; c'était une figure
pleine d'amour consciencieux et de sainte
bonté ; c'était plutôt une âme qu'une figure :
c'est pourquoi je ne pus jamais la fixer com-
plètement dans mon souvenir. Elle portait un
peignoir de soie couleur barbeau ; c'était Là
tout son vêtement. Ses pieds et son cou étaient
nus, et à travers ce voile souple et fin se
trahissait quelquefois, comme à la dérobée, la
svelte délicatesse des membres. Quant aux
discours que nous tenions ensemble, je ne suis
guère plus en état de les reproduire ; je sais
seulement que nous nous fiançâmes, et que
nos caresses étaient sereines et heureuses,
ingénues et intimes comme celles des fiancés,
des caresses presque fraternelles. Il arriva
môme souvent que nous ne nous parlions pas,
mais que nous confondions nos regards et
demeurions des éternités plongés dans cette
extatique contemplation... Gomment vint le
J
l'amour chez HENRI HEINE. 333
réveil ? Je ne saurais le dire, mais je vécus
longtemps sur les arrière-délices de cet amour.
Longtemps je restai comme abreuvé de joies
inouïes ; mon âme semblait plongée dans une
langoureuse et profonde béatitude ; un conten-
tement inconnu vivifiait toutes mes sensations
et je me maintins heureux et satisfait, quoique
ma bien-aimée ne m apparût plus depuis dans
mes songes. Mais n'avais-je pas puisé dans son
regard une éternité de bonheur? »
C'est ici le suprême effort et presque le
miracle de l'imagination sentimentale, c'est
l'amour sans objet, une construction tout idéale
sans le moindre support réel, c'est la « cristal-
lisation » de Stendhal sans le rameau de bois
mort qui la détermine. Il faut se référer aux
Exercilia spiritualia pour rencontrer des états
analogues, des créations aussi spontanées de
1 ame Imaginative et passionnée. On retrouve
dans ces guides de la piété mystique ces
mômes extases, ces mêmes pâmoisons, ces
mêmes joies délicieuses et terribles, enivrantes
et ineffables, provoquées par un objet conçu
de l'âme seule en dehors de toute réalité.
19.
334 PROFILS DE FEMMES.
Les épreuves qui remplirent les dernières
années de Heine, en le retranchant du monde,
en l'isolant de tout contact extérieur, marquè-
rent plus vivement encore les traits que nous
venons d'observer dans l'expression de sa
sensibilité.
Vers 1839, il avait ressenti les premiers
symptômes d'un mal qui ne pardonne pas : la
paralysie générale. Sa « santé païenne », sa
« divinité physique », dont quelques ans
auparavant il s'était montré si fier, étaient
irrémédiablement atteintes.
En 1848, la maladie avait opéré dans son
organisme de graves ravages, et bientôt il
prenait le lit pour ne plus le quitter. « Je ne
suis plus, écrivait-il un jour à son éditeur
Campe, un Hellène heureux de vivre et quelque
peu corpulent qui abaissait un gai sourire sur
les mélancoliques Nazaréens : je ne suis mainte-
nant qu'un pauvre Juif malade à la mort,
l'amour chez HENRI HEINE. 335
une image désolante de la souffrance. »
Emacié, les jambes percluses, obligé de
soulever du doigt sa paupière paralysée pour
percevoir ce qui l'entourait, incapable de lire
et d'écrire, il restait allongé sur sa couche,
blotti contre ses oreillers, en parfaite con-
science de son état et sachant combien la mort
serait lente et douloureuse à venir.
Mais il ne témoignait ni tristesse ni impa-
tience. L'être moral, chez lui, restait intact ;
la pensée était toujours claire, l'esprit vif,
l'imagination prompte au rêve, le cœur infini-
ment tendre et sensible à la beauté. « Oui,
écrivait-il à Varnhagen d'Ense, je suis fort
malade de corps, mais l'âme a peu souffert ;
fleur fatiguée, elle est un peu penchée, mais
nullement flétrie, et fermement enracinée
encore dans la vérité et dans l'amour. »
Quelques visites d'amis ou d'amies étaient
ses seules distractions. A vrai dire, les amis
étaient rares. Outre que le caractère et le tour
d'esprit de Heine étaient peu faits pour lui
concilier les amitiés masculines, le monde
possède un si large fonds d'indifférence qu'il
eut bientôt oublié le pauvre poète immobilisé
336 PROIILS DE FEMMES.
pour jamais sur sa couche. Un jour que
Berlioz lui faisait visite : « Vous venez me
voir, vous ! lui dit-il. Vous serez donc toujours
original 1 » Mais les amitiés féminines lui res-
taient fidèles. Madame Jaubert, « la fée »,
la princesse de Belgiojoso, la comtesse Kaler-
gis et quelques jeunes femmes du même
groupe venaient assez régulièrement s'asseoir
au chevet du malade et l'aider à tromper la
longueur des heures corrosives. Il habitait
alors, pendant l'hiver, un modeste apparte-
ment de la rue d'Amsterdam et, pendant
l'été, une petite villa, située à Passy, qu'il
avait poétiquement baptisée Villa dolorosa.
Parmi les sympathies que son isolement, sa
misère physique et le charme toujours vivant
de son esprit lui attiraient ainsi, une vint
s'offrir à lui qui devait jeter sur sa vie un dernier
ra^on. C'était une toute jeune femme, d'origine
allemande, madame de Krienitz, connue plus
tard sous le pseudonyme littéraire de Camille
Selden^ Mariée à un homme qui, pris de folie
1. Elle a publié, sous ce pseudonyme, un roman, Daniel
Ylady, des Portraits de femmes, et des souvenirs sur les Der-
niers Jours de Henri Heine.
I
l'amour chez HENRI HEINE. 337
jalouse, avait tenté de la faire enfermer
comme folle, elle s'était bientôt séparée de
corps et vivait dans une profonde retraite. Ses
écrits nous laissent deviner en elle une intelli-
gence prompte et fine, une âme sérieuse, déli-
cate et tendre.
Un hasard la mit en présence de Heine. Elle
arrivait de Vienne, chargée de lui remettre
quelques feuillets de musique qu'un de ses
admirateurs lui envoyait. Elle s'acquitta elle-
même de la commission; ils causèrent, et dès
cette première rencontre ils se sentirent unis.
De quelle nature au juste furent leurs rap-
ports? Camille Selden les a définis ainsi :
« Quand, après tant d'années et d'amitiés nou-
velles, je cherche à me rappeler l'emploi des
instants que nous passions ensemble, je retrouve
surtout le souvenir d'une grande cordialité mu-
tuelle, celui d'une liaison intellectuelle qui
demeura toujours intact et ne fut jamais gâtée
par le mélange d'un sentiment banal. Pas
ombre d'amour-propre, de vanité, de pose de
part et d'autre. Nous étant mutuellement jugés
dès le début, tout était accepté, excusé, par-
donné d'avance. Nul malententlu possible;
338 PROFILS DE FEMMES,
nous pouvions nous montrer vrais sans crainte
de paraître faux, ce qui ajoutait beaucoup au
charme de nos rapports mutuels et leur prê-
tait quelque chose d'exquis et de rare qui frap-
pait jusqu'aux indifférents et inspirait du respect
à tous. »
11 ne semble pas cependant que, de la part
du poète, cette liaison ait gardé un caractère si
parfaitement intellectuel. Même malade, même
moribond, Henri Heine n'était pas homme à
se contenter de pur platonisme; il avait une
âme de voluptueux, et toujours un peu de
sensualité se mêlait à ses sentiments. Le ton
de ses lettres à son amie en porte témoignage,
et elle-même nous a confié que plus d'une fois
il l'effraya par la hardiesse de son langage
passionné : « Pardon, lui disait-il ensuite. Mais
cela va bientôt finir. Vois-lu, c'est la faute de
la mort qui arrive. »
Elle était donc pour lui mieux qu'une amie,
presque une amante, une dernière occasion de
rêve sentimental, une « dernière fleur » à res-
pirer avant de mourir. Elle ranimait toutes ses
facultés de tendresse et d'imagination ; elle lui
donnait une suprême illusion d'amour.
l'amour chez HENRI HEINE. 339
Un admirable poème qu'elle lui inspira, la
Fleur de la Passion, est le commentaire le plus
significatif de leur roman intime. Le poète se
voit, en songe, déjà mort, étendu au fond d'un
sarcophage, au chevet duquel une plante
sombre, surmontée d'une fleur violette et jaune
I a pris racine. C'est la fleur de la Passion, celle
l que, selon la légende, le sang du Christ fit
( éclore jadis au sommet du Calvaire; elle porte
I dans son calice blême l'image de tous les ins-
I truments qui servirent à la torture du divin
l Crucifié.
ij « Une telle fleur était auprès de ma tombe,
i et, penchée sur mon cadavre comme une femme
en deuil, dans une désolation muette, me bai-
sait le front, les yeux, la main.
» Magie du rèvel Voilà que, jjar une trans-
I formation étrange, la fleur de la Passion, la
fleur couleur de soufre devient effectivement
une femme, et cette femme, c'est elle, la bien-
aimée.
)) Oui, c'était toi, la fleur, ô mon enfant 1 Je
devais te reconnaître à tes baisers! Des lèvres
de fleur sont moins tendres; des larmes de fleur
moins brûlantes.
340 PROFILS DE FEMMES.
» Nous ne parlions point. Toutefois mon cœur
entendait ce qui se passait dans le tien; le mot
prononcé hautement est sans pudeur, la chaste
fleur de l'amour est le silence.
» Entretien muetl On ne croirait guère
comme le temps fuit pendant la silencieuse
causerie, dans le rêve charmant de la nuit
deté, ce rêve tissé de voluptés et de frissons!
» Ce que nous nous sommes dit, ne lé
demande jamais. Demande le secret de ses
clartés au ver luisant; à l'onde, l'explication
de son murmure; au vent d'ouest demande
le mot de son gémissement et de sa plainte.
» Demande ce que signifient les feux de
l'escarboucle ; ce que veulent dire les parfums
de l'hespéris et de la rose; mais jamais, en:^
tends- tu, janp,is ne demande de quoi, sous leéj
rayons de la lune, dans le jardin funèbre,^
l'homme mort et la fleur du martyre s'entr
tenaient ensemble. »
A côté de Camille Selden qui personnifî
si poétiquement le rêve du mourant, Mathil
représentait la réalité, l'ironique et toujou;
séduisante réalité.
Les années semblaient ne l'avoir changée
l'amour chez HENRI HEINE. 341
au moral ni au physique. Elle était restée aussi
futile, bavarde, taquine, capricieuse et sensuel-
lement belle que par le passé.
Ce n'était pas qu'elle assistât indifférente aux
souffrances de son mari. Elle le soignait de son
mieux, en bonne garde-malade. Mais, inca-
pable de sérieux, toujours avide de plaisir, elle
ignorait les paroles douces, les attentions in-
times et délicates qui auraient pu soulager l'in-
fortune du poète et l'aider dans son agonie sans
fin. Dès qu'il n'avait plus de soins matériels à
recevoir, elle s'échappait du logis, la conscience
libre, le cœur léger, pour courir aux Champs-
Elysées, aux magasins du boulevard, au Cirque
ou dans les petits théâtres.
Elle avait gardé tout son empire sur l'homme
qui, dix ans plus tôt, l'avait attachée à sa vie.
En 1843, étant déjà malade, il écrivait à son
frère Maximilien : « J'aime Mathilde avec une
tendresse et une passion qui touchent au fabu-
leux. Pendant ce temps, j'ai joui d'une somme
de bonheur effrayant, du plus horrible mélange
de tourments et de félicité, plus que ma nature
sensible n'en pouvait supporter. »
Enfin, si l'on veut savoir à quel degré pou-
342 PROFILS DE FEMMES.
vait atteindre celle passion insensée, qu'on
relise les tragiques aveux du Livre de Lazare :
(( La femme noire avait pressé tendrement ma
tête sur son cœur. Ah 1 mes cheveux devinrent
gris là où ses larmes avaient coulé.
» Elle m'embrassa, et je fus paralysé; elle
me baisa les yeux, et je devins aveugle; elle me
suça, de ses lèvres sauvages, elle suça la moelle
de mes reins. »
Mais un sentiment plus doux, presque pater-
nel, calmait par instants ces transports pas-
sionnés. Heine se demandait avec angoisse ce
qu'il adviendrait de Mathilde quand il ne serait
plus là pour la protéger contre son inexpé-
rience de la vie, contre la légèreté de son
caractère, contre sa faiblesse et son insouciance
d'enfant. Et, le cœur débordant de tristesse et
de pitié, il s'écriait :
ce C'est la méchante mort; elle arrive, montée
sur un cheval fauve; j'entends le coup de son
sabot, j'entends le trot; le sombre cavalier vient
me quérir, il m'entraîne, il faut que je quitte
Mathilde 1 Oh! mon cœur ne peut se faire à
cette pensée.
» Elle était ma femme et mon enfant tout
l
l'amour chez HENRI HEINE. 343
ensemble; et si je vais dans le royaume des
ombres, elle sera veuve et orpheline I Je laisse
seule au monde la femme, l'enfant, qui, se
fiant à mon courage, reposait fidèle et sans
inquiétude sur mon cœur.
» Anges du ciel, vous comprenez mes san-
glots et mes prières : quand je serai dans la
fosse noire, gardez la femme que j'ai aimée,
soyez les boucliers protecteurs de celle qui vous
ressemble. Protégez-la! veillez sur Mathilde, ma
pauvre enfant. »
Entre Mathilde et Camille, entre sa femme
et sa dernière amie, il poursuivait ainsi le rêve
de tendresse et de volupté qui le hantait depuis
l'enfance, qui avait rempli toutes les années de
sa jeunesse et de sa maturité. Jamais il ne
s'était senti plus de désirs au cœur; jamais la
vie ne lui avait semblé plus belle à vivre, ni
plus évidemment faite pour l'amour : « Oh I
implorait-il, une fois encore avant que la lu-
mière de ma vie s'éteigne, que mon cœur se
brise, une fois encore, avant de mourir, je
voudrais jouir d'un amour de femme 1 »
Cependant, ses yeux, si avides des spectacles
de la nature, ne s'ouvraient plus; ses mains.
344 l'ROFILS DE FEMBIES.
ses fines mains d'artistes, qui s'étaient délectées
à la caresse des belles formes, demeuraient
immobiles et crispées; enfin, ses lèvres, qui
tant de fois avaient posé « leur empreinte vi-
vante » sur la chair féminine, étaient deve-
nues inertes, froides et insensibles. « Mon
état physique est horrible, écrit-il à un ami;
j'embrasse, mais je ne sens rien. » Et
encore : « Je n'y vois presque pas et mes lèvres
sont tellement paralysées que le baiser m'est
devenu impossible. Et pourtant il est plus dif-
ficile de se passer du baiser que de la parole. »
Bientôt l'image de la mort ne quitta plus son
chevet. Elle se rendait sans cesse présente par
d'atroces douleurs, par de brusques alertes,
par de terrifiantes syncopes. Il la regardait en
face, sans crainte, sans trouble. Il supportait
avec une héroïque fermeté le tourment d'une
agonie sans fin. « Je suis sur le brasier
ardent de la torture du Saint-Office », disait-il ^
avec un pauvre sourire, et sa plainte n'était^
jamais suppliante ni maudissante. Phénomène
moral inexplicable, si l'on songe que rien, ni
foi religieuse, ni doctrine philosophique ne soun
tenait son courage. Malgré de vagues et passa- -
l'amour chez HENRI HEINE. 345
gères aspirations au spiritualisme, Heine était
l'âme la moins croyante et l'esprit le moins
spéculatif. C'était un poète, un artiste, un épi-
curien, une nature sensible et vibrante à
l'excès; un de ces êtres raffinés à qui la souf-
france devrait être épargnée parce que leur
organisme hyperesthésié est incapable d'y
résister. Eh bien! c'est ce nerveux et délicat
qui, sans autre réconfort intérieur que le regret
d'une vie de scepticisme et de volupté est mort
en héros. Ironie des choses et qui prouve que
les doctrines valent seulement ce que valent les
âmes! Le stoïcien le plus opiniâtre n'aurait
pas affronté plus fermement la mort, et il
aurait mis à l'attendre je ne sais quelle rai-
deur, quelle pose théâtrale; le plus fervent
chrétien n'aurait pas enduré avec plus de séré-
nité ce martyre interminable, ce crucifiement
de plusieurs années.
Et pourtant leur existence à tous deux
n'aurait été qu'une longue préparation à la
mort.
Et l'un se serait consolé de quitter la vie
par l'orgueilleuse pensée d'adhérer volon-
tairement aux Lois universelles établies par
346 PROFILS DE FEMMES.
la Raison suprême. Et l'autre, pour tromper
sa douleur, aurait eu la certitude de la vie
future et l'espérance des joies éternelles.
Ainsi l'épicurisme aussi peut aider à bien
mourir. a*
A se représenter les derniers moments de
Henri Heine, on ne peut se défendre de rap-
peler la fin si élégante de cet autre épicurien,
de ce raffiné séduisant qui fut Pétrone. On en
relit le récit dans Saint-Évremond, on en retient
la conclusion : « Pour sa mort, après l'avoir
bien examinée, ou je me trompe, ou c'est la
la plus belle de l'antiquité ».
Et l'on se dit qu'en un temps comme le
nôtre, où toute foi s'affaiblit, où le sens du
sérieux de la vie se perd de jour en jour,
où bientôt nous ne vivrons plus que « du
parfum d'un vase vide », le souvenir de la
mort de Heine est digne aussi d'être conservé
et médité.
TABLE
LA RELIGIEUSE PORTUGAISE 1
ADRIENNE LE COUVREUR 43
LOUISE, REINE DE PRUSSE 97
MADAME DE CHATEAUBRIAND 181
LE SENTIMENT DE L'aMOUR CHEZ HENRI HEINE. . . 275
IMPRIMERIB CHAIX, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 3838-2-9S. — (ïncre LorDleti).
/
La Bibliothèque
niversité d'Ottawa
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