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Full text of "Profils de femmes"

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PROFILS   DE   FEMMES 


DU  MÊME  AUTEUR 

Format  grand  in-i8. 

Collection  des  Grands  Écriiains  français  (Hachetle,  édileur). 


VAUVENARGUES  (Ouvroge  couronné  par  l'Académie 
Française) 1  vol. 

ALFRED    DE   VIGNY 1    — 


Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  les  pays 
y  compris  la  Suède,  la  Norvège  et  la  Hollande. 


IMPRIMERIE  CHAix,  RUE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  —  3838-2-93.  —  (Bncit  LorUleoi). 


^ 


PROFILS 


DE    FEMMES 


i^ 


MAURICE    PALEOLOGUE 


% 


E3i 


PARIS 

CALMANN  LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE  MAISON  MICHEL   LÉVY  FRÈRES 

3,    RUE    AUBER,    3 


(LT 


PROFILS  DE  FEMMES 


LA  RELIGIEUSE  PORTUGAISE 


Parmi  les  figures  du  passé  que  nous  nous 
plaisons  à  évoquer  en  nos  heures  de  rêverie, 
celles-là  de  préférence  nous  attirent  et  nous  re- 
tiennent, qui  laissent  toujours  quelque  chose  à 
deviner  d'elles-mêmes  et  ne  dépouillent  jamais 
complètement  le  voile  de  mystère  qui  les  tient 
enveloppées. 

Ces  ombres  indécises  ont,  de  plus,  le  privi- 
lège d'être,  en  quelque  sorte,  réservées  à  l'ima- 
gination des  esprits  délicats  et  d'échapper  aux 
atteintes  du  vulgaire.  11  n'est  pas  donné  à  tout 
le  monde  de  les  comprendre  et  de  les  aimer. 
Un  certain   effort  est  nécessaire  pour  dégager 

1 


PROFILS   DE    FEMMES. 


des  apparences  sensibles,  qu'elles  revêtirent 
jadis,  l'idéal  qui  les  transforme  et  les  élève, 
qui,  les  laissant  reconnaissables  et  toujours 
humaines,  les  fait  plus  belles,  plus  poétiques 
et  plus  gracieuses  encore  qu'aux  jours  rapides 
de  leur  vie  mortelle.  Elles  nous  charment  enfin 
parce  qu'il  n'en  est  pas  qui  se  prêtent  mieux 
à  nos  songes  ni  qui  incorporent  avec  plus  de 
complaisance  nos  sentiments  et  nos  pensées. 
Nous  croyons  saisir  entre  elles  et  nous  quan- 
tité de  rapports  fins,  subtils,  déliés.  Un  mur- 
mure inarticulé  de  leur  voix,  une  confidence 
muette  de  leur  âme  suffit  parfois  à  nous 
ouvrir  subitement  quelque  perspective  loin- 
taine, quelque  large  horizon  sur  noire  propre 
nature.  Nous  leur  communiquons  alors  notre 
émotion  personnelle,  le  meilleur  de  nous-mêmes, 
le  plus  vif  de  notre  pensée  et  le  plus  chaud  de 
notre  flamme.  Et  ces  images  qu'un  dernier 
souffle  de  vie  anime  encore  à  nos  yeux  devien- 
nent ainsi  la  représentation  idéale  de  nos  rêves 
les  plus  intimes. 

Ce  n'est  donc  pas  sans  une  crainte  pieuse 
que  l'on  voit  l'historien,  qui  toujours  déflore 
ou  diminue  ce  qu'il  touche,  s'approcher  de  ces 


LA   RELIGIEUSE    PORT tGAISE.  A 

ligures  aimées  et  chercher  à  les  dépouiller  du 
voile  mystérieux  qui  les  revêtait  si  gracieuse- 
ment. Combien  peu  ont  triomphé  de  la  redou- 
table épreuve! 

Mais  c'est  chose  plus  grave  encore  lorsque 
la  critique,  appliquant  à  ces  créatures  légères 
ses  procédés  d'analyse  impitoyable,  s'efforce  de 
démontrer  qu'elles  n'ont  jamais  vécu  et  qu'elles 
sont  issues  tout  d'une  pièce  du  cerveau  de 
quelque  artisan  de  la  parole  ou  de  la  pensée. 
Pour  qu'elles  exercent  tout  leur  charme,  il  est 
indispensable,  en  effet,  qu'elles  aient  vécu. 
Avant  que  la  légende  les  prenne,  il  faut  qu'elles 
aient  subi  l'épreuve  de  la  réalité  et  que,  selon 
la  belle  expression  des  Anciens,  elles  se  soient 
acquittées  de  la  vie,  defunctœ  vita.  Si  les  êtres 
de  pure  fiction,  les  créations  de  la  fantaisie 
littéraire,  intéressent  parfois  notre  curiosité, 
elles  n'ont  droit  ni  à  notre  sympathie  ni  à 
noire  pitié;  si  elles  parlent  à  notre  imagination 
et  séduisent  notre  esprit,  elles  ne  touchent  pas 
noire  cœur.  Mais  les  ombres  qui  réellement 
existèrent  ont  un  attrait  de  vérité  et  je  ne  sais 
quoi  de  touchant,  de  presque  sacré  que  rien 
n'égale   ni    ne    remplace.     Elles    seules    font 


4  PROFILS   DE   FEMMES. 

entendre  l'écho  de  leur  âme  à  travers  les  géné- 
rations; elles  seules  passent  à  travers  les  âges, 
survivant  longtemps  à  l'ordre  de  choses  dans 
lequel  s'écoula  leur  vie  mortelle,  se  transfor- 
mant peu  à  peu  dans  la  mémoire  des  hommes 
et  se  prêtant  ainsi  à  ce  perpétuel  besoin  qu'a 
l'esprit  humain  de  refondre  et  de  remodeler 
les  figures  dont  il  a  composé  sa  légende  morale. 
Et  si,  par  surcroît,  elles  nous  ont  laissé  quelque 
témoignage  écrit  de  leur  àme,  alors  vraiment 
on  peut  dire  d'elles  : 


Spiral  adliuc  amor 
Vivuntque  commissi  calores 
^Eoliœ  fidibus  puellae. 


Dans  le  cortège  de  ces  figures  un  peu  vagues 
qui  survivent  du  passé,  il  n'en  était  guère  de 
plus  touchantes  que  cette  Religieuse  portu- 
gaise dont  les  lettres  ont  immortalisé  le  grand 
amour.  Quelques  cris  de  passion  épars  dans  un 
fragment  de  correspondance  avaient  suffi  à  lui 
conquérir  la  sympathie  des  cœurs  sensibles  : 
on  s'était  pris  de  pitié  pour  une  âme  jeune  et 
aimante  qui  avait  tant  souffert.  Et  une  grâce 


LA   RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  O 

singulière,  attendrie,  un  peu  mystérieuse,  s'était 
attachée  à  cette  vision  d'autrefois. 

Mais  voici  qu'aujourd'hui  la  critique,  lui 
contestant  d'avoir  jamais  vécu  et  ne  voulant 
plus  voir  en  elle  qu'une  héroïne  de  roman, 
l'expose  à  perdre  le  plus  pur  de  son  charme 
et  tous  ses  titres  à  notre  compassion. 


Une  profonde  obscurité  a  plané,  dès  l'ori- 
gine, sur  l'aventure  d'amour  dont  les  Lettres 
portugaises  nous  ont  conservé  le  souvenir. 
Lorsque  ces  lettres  parurent,  au  nombre  de 
cinq,  en  '1669,  on  ne  savait  ni  qui  les  avait 
écrites,  ni  qui  les  avait  reçues.  Et  pourtant  les 
personnages  de  ce  drame  intime  vivaient 
encore,  et  leur  correspondance  était  toute 
chaude  de  passion  brûlante. 

Le  succès  de  la  publication  avait  été  si 
vif,  que  le  libraire  Barbin  en  lança,  dans  la 
môme  année,  une  seconde  édition,  contenant 
sept  lettres  nouvelles.    «  Le  bruit  qu'a  fait  la 


PROFILS   DE    FEMMES. 


traduction  des  cinq  Lettres  portugaises  a  donné 
le  désir  à  quelques  personnes  de  qualité  d'en 
traduire  quelques  nouvelles  qui  leur  sont  tom- 
bées entre  les  mains.  »  Ainsi  s'exprimait,  dans 
UD  Avis  au  lecteur,  l'auteur  de  cette  deuxième 
édition;  mais  il  ajoutait  aussitôt  :  «  Les  pre- 
mières ont  eu  tant  de  cours  dans  le  monde  que 
l'on  devait  appréhender  avec  justice  d'exposer 
celles-ci  au  public;  mais  comme  elles  so7it  d'une 
femme  du  monde  qui  écrit  d'un  style  différent  d'une 
Religieuse,  j'ai  cru  que  cette  différence  pourrait 
plaire  et  que  peut-être  l'ouvrage  n'est  pas  si 
désagréable  qu'on  ne  sache  gré  de  le  donner  au 
public.  » 

Si  nette  que  fût  cette  dernière  phrase,  les 
lecteurs  n'y  prirent  point  garde.  Charmés  par 
les  détails  romanesques  et  les  délicatesses  sen- 
timentales des  nouvelles  lettres  qu'on  leur 
offrait,  ils  ne  songèrent  pas  à  en  discuter  l'au- 
thenticité. L'erreur  s'accrédita  si  bien,  que  les 
éditions  subséquentes  insérèrent  la  partie  apo- 
cryphe de  la  correspondance  avant  la  partie 
originale  et  qu'il  ne  fut  plus  établi  de  distinc- 
tion entre  les  deux. 

L'effet  de  cette  confusion  fut  de  dépister  les 


LA   RELIGIEUSEf  PORTUGAISE,  7 

premières  recherches  et  de  donner  à  l'histoire 
réelle  de  la  Religieuse  portugaise  les  apparences 
d'un  roman. 

Ce  n'est  qu'en  1810  qu'on  découvrit  sur  la 
garde  d'un  exemplaire  de  l'édition  de  1669 
cette  note  manuscrite  :  «  La  Religieuse  qui  a 
écrit  ces  lettres  se  nommait  Marianna  Alcofo- 
rada,  religieuse  à  Béja,  entre  l'Estramadure  et 
l'Andalousie,  »  et,  sur  la  foi  de  cette  inscrip- 
tion, on  identifia  le  nom  de  la  Religieuse  avec 
celui  de  l'ancienne  famille  des  Alcoforado 
qui    résidait,    en  effet,  à  Béja,  au  xvn°  siècle. 

Quant  à  sa  vie,  on  n'en  connaissait  qu'une 
page,  celle  de  son  amour.  Un  jour,  elle  avait 
aperçu,  cavalcadant  sous  les  fenêtres  de  son 
couvent,  un  jeune  officier  aux  régiments  fran- 
çais cantonnés  dans  Béja.  Il  était  revenu  :  elle 
l'avait  remarqué.  Il  avait  tenté  de  s'intro- 
duire auprès  d'elle  :  elle  l'avait  reçu  dans  sa 
chambre.  Les  libertés  que  la  règle  dissolue  des 
monastères  portugais  tolérait  à  cette  époque 
offraient  d'ailleurs  aux  deux  jeunes  gens  l'oc- 
casion de  faciles  entrevues.  Bientôt  elle  deve- 
nait sa  maîtresse.  Elle  n'était  pas  encore 
éveillée  de  son  rêve,  que  son  amant,  sous  le 


PROFILS    DE    FEMMES. 


plus  futile  prétexte,  Tabandonnait  pour 
rentrer  en  France.  Elle  avait  souffert  alors  de 
mortelles  douleurs,  dont  ses  lettres  nous  ont 
transmis  la  confidence;  puis  l'ombre  et  l'oubli 
s'étaient  de  nouveau  étendus  sur  sa  destinée  et 
l'avaient  recouverte  à  jamais. 

A  ne  se  placer  que  dans  l'ordre  des  faits, 
rien  de  plus  simple,  on  le  voit,  rien  de  moins 
intéressant  même  que  cet  épisode  amoureux. 
Il  se  réduit  aux  proportions  des  plus  vulgaires 
aventures  galantes  de  la  vie  de  garnison  en 
pays  conquis,  et  certainement  le  souvenir  n'en 
serait  jamais  parvenu  jusqu'à  nous  s'il  n'avait 
été  le  cadre  d'un  grand  drame  intime,  d'une 
passion  comme  il  n'en  fut  pas  de  plus  noble, 
de  plus  grave  ni  de  plus  ardente,  d'une  souf- 
france telle  que  peu  de  créatures  en  ont  enduré 
de  plus  cruelle  et  de  plus  touchante.  Tant  il 
est  vrai  que  les  événements  extérieurs  sont  peu 
de  chose  en  soi,  à  peine  des  signes,  et  qu'il 
suffit  à  une  àme  d'avoir  atteint  à  une  haute 
et  pleine  conscience  d'elle-même  pour  laisser  sa 
trace  dans  le  monde  et  triompher  du  temps  ! 

Si  l'on  était  réduit  à  d'aussi  vagues  rensei- 
gnements  sur   la  personne  de   la  Religieuse 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  9 

portugaise,  on  croyait  du  moins  connaître 
l'homme  qu'elle  avait  aimé  et  qui  l'avait  dé- 
laissée. On  le  nommait  tout  haut  :  le  marquis 
de  Ghamilly.  «  Ce  fut  à  lui,  dit  expressément 
Saint-Simon,  que  furent  adressées  ces  fameuses 
Lettres  portugaises  pdiV  une  Religieuse  qu'il  avait 
connue  en  Portugal  et  qui  était  devenue  folle 
de  lui  ^  » 

Ce  personnage  a  laissé  dans  l'histoire  mili- 
taire du  xvn''  siècle  un  nom  qui,  pour  n'être 
pas  des  plus  illustres,  tient  encore  une  place 
fort  honorable  après  les  Condé,  les  Turenne, 
les  Villars,  les  Luxembourg  et  les  Vendôme. 
Au  début  de  sa  carrière,  il  avait  pris  part  à 
l'expédilion  conduite  en  Portugal  pour  le  sou- 
tien des  droits  de  don  Alphonse,  allié  secret 
de  Louis  XIV,  et  il  s'y  était  brillamment 
comporté.  Mais  cette  campagne  n'avait  été 
qu'un  épisode  dans  sa  vie  militaire  :  les  grandes 
guerres  du  siècle  lui  avaient  donné  l'occasion 
de  déployer  ses  talents  sur  un  théâtre  plus 
vaste  et  dans  de  plus  grands  emplois.  Élevé 
rapidement  aux  premiers  rangs,  il  avait  atteint 

1.  Mémoires,  année  1715. 

1. 


10  PROFILS   DE   FEMMES. 

en  1703  à  la  plus  haute  charge  militaire  du 
royaume,  à  la  dignité  de  maréchal.  En  plus  de 
l'éclat,  que  de  glorieuses  actions,  particulière- 
ment ft  cette  admirable  défense  de  Graves  qui 
coûta  seize  mille  hommes  au  prince  d'Orange  » 
(comme  s'exprime  Saint-Simon),  avaient  jeté 
sur  son  nom,  la  considération  lui  était  venue  : 
on  l'appréciait  non  seulement  pour  sa  bra- 
voure, dont  il  avait  donné  tant  de  marques  et 
pour  son  expérience  militaire,  qui,  dans  l'art 
des  sièges,  allait  de  pair  avec  celle  de  Fabert, 
mais  surtout  pour  sa  grandeur  d'àme,  pour  la 
dignité  de  sa  vie,  pour  des  qualités  de  noblesse 
morale  et  de  désintéressement  dont  nul 
homme  de  guerre  de  l'époque,  si  ce  n'est  peut- 
être  Gatinat,  n'offrit  un  si  haut  exemple. 

Dans  le  temps  même  de  sa  plus  grande  répu- 
tation, vers  les  dernières  années  du  siècle,  le 
bruit  se  répandit  que  les  succès  militaires 
n'étaient  pas  les  seuls  qu'il  eut  remportés,  et 
qu'il  en  avait  encore  à  son  actif  qui  étaient 
d'un  autre  genre  et  d'un  autre  aloi  :  c'était 
lui,  disait-on,  le  héros  des  Lettres  portugaises; 
il  les  avait  reçues  d'une  Religieuse  de  Béja, 
pendant  qu'il  guerroyait  sous  Schomberg  dans 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  11 

la  province  de  l'Alem-Tejo,  et  il  les  avait  pu- 
bliées ou  laissé  publier  à  son  retour,  comme  on 
expose  les  trophées  rapportés  des  pays  conquis. 
Ainsi,  cinq  lettres,  un  nom  de  femme  écrit 
sur  la  garde  d'un  livre,  le  nom  de  l'homme 
qui  avait  aimé  cette  femme,  —  c'est  tout  ce 
qu'on  savait  de  la  Religieuse  portugaise.  Voilà 
par  quels  liens  frêles  et  mal  assurés  cette  dou- 
loureuse figure  se  rattachait  à  la  réalité. 


* 
*  * 


C'est  précisément  ce  qui  paraissait  établi 
avec  le  plus  de  certitude  que  la  critique  a  tout 
d'abord  contesté.  On  a  mis  en  doute  le  nom 
présumé  du  héros  de  l'aventure,  puis  l'authen- 
ticité des  lettres  et,  par  suite,  l'existence 
même  de  celle  qui  passait  pour  les  avoir  écrites. 

Des  recherches  entreprises  récemment  sur 
l'histoire  de  la  famille  des  Chamilly  viennent, 
en  effet,  d'absoudre  le  maréchal  qui  illustra 
ce  nom,  du  grave  reproche  que  faisait  peser 
sur  sa  mémoire  la  publication  de  sa  corres- 
pondance amoureuse  ^ 

1.  E.  Beauvois,  la  Jeunesse  du  maréchal  de  Chamilly, 


12  PROFII.S    DE    FEMMES. 

Le  xvii^  siècle,  qui  avait  un  goût  si  vif  pour 
le  genre  épistolaire,  qui  même  accrédita  dans 
la  société  française  l'usage  de  colporter  de 
salon  en  salon  les  lettres  curieuses,  piquantes 
ou  galantes,  professait  pourtant  une  morale 
très  sévère  sur  un  point  :  c'est  que  les  lettres 
d'amour  et  de  passion  vraie  échappent  par  leur 
caractère  intime  à  la  curiosité  du  monde, 
qu'elles  sont  la  propriété  exclusive  de  l'auteur 
et  du  destinataire,  et  qu'il  est  indigne  d'un 
homme  d'honneur  de  les  divulguer.  «  On 
n'écrit  les  lettres  galantes,  disait  mademoi- 
selle de  Scudéry,  que  pour  être  vues  de  tout 
le  monde,  et  on  n'écrit  les  lettres  d'amour  que 
pour  les  cacher.  Ceux  qui  reçoivent  une  belle 
lettre  d'amitié  se  font  honneur  en  la  mon- 
trant, et  ceux  qui  reçoivent  une  belle  lettre 
d'amour  se  feraient  honte  en  la  publiant*.  » 
Il  est  donc  à  présumer  que,  lorsqu'on  désigna 
dans  les  salons  de  Versailles  le  marquis  de 
Chamilly  comme  l'auteur  de  la  publication  des 
Lettres  portugaises,  on  prononça  sur  lui,  de  ce 
chef,  le  jugement  que  tout  esprit  bien  né  por- 

1.  Conversations  nouvelles.  Il,  p.  503. 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  13 

terait  aujourd'hui.  Si  la  nature  humaine  n'était 
faite  de  contradictions  et  si  les  plus  belles  âmes 
n'avaient  donné  souvent  le  spectacle  des  plus 
étranges  défaillances,  la  postérité  serait  donc 
en  droit  déjà  de  s'étonner  d'une  telle  indélica- 
tesse chez  un  homme  que  Saint-Simon  tenait 
pour  «  le  meilleur  du  monde  et  le  plus  plein 
d'honneur  »,  et  à  qui  tous  les  témoins  de 
sa  vie  reconnaissaient  un  caractère  noble  et 
généreux. 

Mais  des  arguments  d'un  autre  genre,  plus 
précis,  puisés  dans  l'ordre  même  des  faits,  ont 
été  invoqués  pour  la  défense  du  marquis  de 
Ghamilly. 

On  a  fait  remarquer  d'abord  que  le  premier 
éditeur  des  Lettres  portugaises  (1669)  ignorait 
le  nom  de  celui  à  qui  elles  avaient  été  adres- 
sées; qu'en  1678  un  éditeur  de  Cologne  ins- 
crivit sous  le  titre  de  l'ouvrage  ces  mots  : 
«  (Lettres)  écrites  au  chevalier  de  G.,  officier 
français  en  Portugal,  »  et  que  c'est  seulement 
en  1690,  —  vingt  et  un  ans  après  l'apparition 
des  Lettres,  —  qu'un  libraire  de  La  Haye 
apprit  aux  lecteurs  que  «  le  nom  de  celui 
auquel    on    les  a    écrites  est  M.  le  chevalier 


14  PROFILS    DE    FEMMES. 

de  Chamilly  ».  Sur  quelles  preuves  le  li- 
braire hollandais  s'appuyait-il  pour  désigner 
ainsi  Chamilly  comme  le  destinataire  de  cette 
correspondance  amoureuse?  Il  ne  le  disait 
pas. 

Or  le  maréchal  de  Chamilly  n'a  jamais  porté 
le  titre  de  «  chevalier  »  :  les  documents  offi- 
ciels l'appellent  «  comte  de  Chamilly  »  dès 
1658,  —  comte  de  Chamilly  Saint-Léger  »  en 
1664,  —  «  marquis  de  Chamilly  »  (après  la 
bataille  de  Villaviciosa)  en  1667.  On  voit  par 
là  que,  longtemps  avant  la  campagne  de  Por- 
tugal, le  titre  qui  précédait  son  nom  était  supé- 
rieur à  celui  de  chevalier. 

Ce  n'est  donc  certainement  pas  lui  que  l'édi- 
teur de  1678  avait  voulu  désigner  par  «  le 
chevalier  de  C...  »  Non  qu'il  n'y  ait  eu  au 
xvn«  siècle  des  Chamilly  portant  ce  titre,  car 
on  en  connaît  deux,  le  chevalier  de  Malte 
Louis,  frère  du  maréchal,  et  son  neveu  Fran- 
çois. Mais  le  premier,  outre  qu'il  ne  servit 
jamais  en  Portugal,  fut  tué  au  siège  de  Bougie 
en  1664,  c'est-à-dire  quatre  ans  avant  la  paix 
d'Aix-la-Chapelle  à  laquelle  fait  allusion  une 
des  lettres  de  la  Religieuse,  et  l'autre  ne  naquit 


LA    RE  LIGIEUSE   PORTUGAISE.  15 

qu'en  1669,  c'est-à-dire  l'année  même  où  paru- 
rent les  Lettres  K 

D'autres  considérations  encore  s'opposent  à 
ce  que  le  marquis  de  Chamilly  ait  fait  traduire 
et  imprimer  en  1668  (le  privilège  de  la  pre- 
mière édition  est  du  28  octobre)  la  correspon- 
dance qu'il  aurait  rapportée  ou  reçue  du  Portu- 
gal. Comment  y  aurait-il  eu  l'esprit  ou  en  eùt-il 
trouvé  le  loisir?  A  peine  débarqué  en  France, 
dès  le  11  février  1668,  il  est  aux  côtés  de  son 
frère  devant  Dôle,  et  prend  part  à  cette  bril- 
lante campagne  qui  en  quinze  jours  soumit  la 
Franche-Comté  à  Louis  XIV.  Aussitôt  après 
(mars  1668),  le  voici  en  Flandre  où  il  guer- 
roie contre  les  Espagnols.  La  nouvelle  de  la 
ratification  de  la  paix  d'Aix-la-Chapelle  est  à 
peine  arrivée  à  l'armée  (juin  1668),  qu'il  se 
rend  à  Marseille  pour  organiser  l'expédition 
que  le  duc  de  La  Feuillade  va  conduire  à  Can- 

1,  L'éditeur  de  1690  ne  s'était  probablement  fondé  que  sur 
l'identité  d'initiale  du  nom  pour  reconnaître  Chamilly  dans  le 
a  Chevalier  de  C...  »  dont  parlait  l'éditeur  de  1678.  On  pour- 
rait, avec  plus  d'apparence  de  raison,  désigner  comme  destina- 
taire des  Lettres  portugaises,  le  chevalier  de  Clermont,  de  la 
maison  de  Clermont-Lodève,  qui  prit  part  aussi  en  1667  à  l'ex- 
pédition de  Portugal  et  qui  fut  un  des  plus  hardis,  un  des  plus 
célèbres  libertins  du  temps. 


16  PROFILS    DE   FEMMES. 

die,  et  dans  les  premiers  jours  de  septembre 
il  a  déjà  pris  la  mer. 

A  un  autre  point  de  vue,  on  peut  alléguer 
encore  que,  si  le  maréchal  de  Ghamilly  avait  été 
homme  à  livrer  à  la  publicité  les  lettres 
intimes  d'une  femme,  il  n'aurait  pas  différé 
jusqu'à  Fàge  de  cinquante-quatre  ans,  il  n'au- 
rait pas  attendu  que  ses  services  militaires,  sa 
fortune,  son  mariage,  '  lai  eussent  acquis  une 
grande  situation  de  faveur  et  de  considération 
à  la  cour,  pour  révéler  qu'il  avait  été  dans  sa 
jeunesse  le  héros  d'une  aventure  galante  et 
pour  en  tirer  vanité.  S'il  fallait  enfin  le  dé- 
fendre de  n'avoir  pas  protesté  contre  l'abus 
qu'on  avait  fait  de  son  nom,  on  serait  en  droit 
de  soutenir  que,  puisque  les  Lettres  avaient  été 
attribuées  à  un  certain  «  chevalier  de  G...  »  il 
ne  crut  pas  sans  doute  devoir  se  reconnaître 
sous  un  titre  qu'il   n'avait  jamais  porté,  ou 

1.  11  avait  épousé,  en  1677,  une  femme  tout  à  fait  distin- 
guée par  le  cœur  et  l'intelligence.  «  C'était,  dit  Saint-Simon, 
une  femme  d'esprit,  de  grand  sens,  de  grande  piété,  de  vertu 
constante,  extrêmement  aimable  et  faite  pour  le  grand  monde  et 
pour  la  représentation,  qui,  avait  eu  la  plus  grande  part  à  la 
fortune  de  son  mari.  Elle  était  fort  aimée  de  nos  amis  et  nous  la 
regrettâmes  fort.  Elle  en  avait  beaucoup  et  avait  toujours  con- 
servé beaucoup  d'estime  et  de  considération.  »  Mém.,  XIII,  p.  65. 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  17 

plutôt  qu'il  ne  daigna  pas  réfuter  une  assertion 
à  laquelle  toute  sa  vie  opposait  un  éclatant 
démenti . 

Dans  un  ordre  de  recherches  où  la  certitude 
absolue  n'est  presque  jamais  atteinte,  ces 
diverses  considérations  paraîtront  suffisamment 
décisives.  Elles  s'accordent  à  absoudre  le  ma- 
réchal de  Chamilly  du  seul  reproche  qui  ait 
atteint  son  honneur,  et  à  reléguer  l'opinion  qui 
le  rendait  responsable  de  la  divulgation  d'une 
correspondance  amoureuse  au  nombre  de  «  ces 
injustices  qui,  suivant  l'expression  de  Renan, 
forment  trop  souvent  le  fond  de  ce  que  nous 
cro^^ons  savoir  du  passé  ». 


Encouragée  par  ce  succès,  la  critique  ne  s'y 
est  pas  arrêtée.  La  personne  de  Chamilly  mise 
hors  du  débat,  celle  de  la  Religieuse  a  été 
appelée  en  cause;  ses  lettres  ont  été  déclarées 
apocryphes,  et  l'on  a  nié  qu'elle-même  ait 
jamais  existé. 

A  vrai  dire,  l'idée  n'était  pas  nouvelle.  Rous- 
seau  l'avait   déjà  exprimée  :    «  Les  femmes, 


18  PROFILS    DE   FEMMES. 

écrivait-il  dans  la  Letli^e  à  d'Alemhert  sur  les 
spectacles,  les  femmes  en  général  n'aiment 
aucun  art,  ne  se  connaissent  à  aucun  et  n'ont 
aucun  génie.  Elles  peuvent  réussir  aux  petits 
ouvrages  qui  ne  demandent  que  de  la  légèreté 
d'esprit,  du  goût,  de  la  grâce,  quelquefois 
même  de  la  philosophie  et  du  raisonnement. 
Elles  peuvent  acquérir  de  la  science,  de  l'éru- 
dition, des  talents  et  tout  ce  qui  s'acquiert 
à  force  de  travail.  Mais  ce  feu  céleste  qui 
échauffe  et  embrase  l'àme,  ce  génie  qui  con- 
sume et  dévore,  cette  brûlante  éloquence,  ces 
transports  sublimes  qui  portent  leurs  ravis- 
sements jusqu'au  fond  des  cœurs,  manqueront 
toujours  aux  écrits  des  femmes  :  ils  sont  tous 
froids  et  jolis  comme  elles  :  ils  auront  tant 
d'esprit  que  vous  voudrez,  jamais  d'âme  ;  ils 
seront  cent  fois  plus  sensés  que  passionnés.  Elles 
ne  savent  ni  décrireni  sentir  f  amour  même.  La  seule 
Sapho,  que  je  sache,  et  une  autre  mériteraient 
d'être  exceptées.  Je  parierais  tout  au  monde  que 
les  Lettres  portugaises  ont  été  écrites  par  un 
homme.  » 

S'il  ne  fallait  que  réfuter  ces  étranges  consi- 
dérations, il  suffirait  de  rapprocher  du  nom  de 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  19 

madame  d'Houdetot  (car  c'est  bien  elle,  Vautre 
à  laquelle  Rousseau  fait  allusion)  le  nom  de  la 
grande  Sapho  du  xviii^  siècle,  de  celle  qui  était 
déjà  l'amie  de  d'Alembert  lorsqu'il  reçut  la 
Lettre  sur  les  spectacles,  de  celle  qui  allait  bien- 
tôt «  sentir  et  décrire  »  d'une  façon  si  puis- 
sante toutes  les  passions  de  l'amour,  —  made- 
moiselle de  Lespinasse  ^ 

Mais  c'est  par  de  plus  sérieux  arguments 
que  la  critique  contemporaine  a  contesté  à  la 
Religieuse  portugaise  ses  titres  de  réalité  histo- 
rique. De  graves  contradictions,  que  l'on  n'avait 
point  encore  aperçues  dans  les  Lettrées,  ont  servi 
de  base  à  cette  prétention. 

C'est  un  fait  que  les  diverses  parties  de  la 
correspondance  ne  s'accordent  pas  entre  elles: 

1.  La  Lettre  sur  les  spectacles  fut  composée  au  mois  de  février 
1758.  Rousseau  venait  de  quitter  l'Ermitage.  Un  passage  des 
Confessioiîs  (livre  X)  nous  apprend  dans  quelles  conditions 
morales  il  l'écrivit  :  «  Plein  de  tout  ce  qui  venait  de  m'arriver 
mon  cœur  mêlait  le  sentiment  de  ses  peines  aux  idées  que  la 
méditation  de  mon  sujet  m'avait  fait  naître;  mon  travail  se 
sentit  de  ce  mélange.  Sans  m'en  apercevoir,  j'y  décrivis  ma 
situation  actuelle,  j'y  peignis  Grimm,  madame  d'Epinay, 
madame  d'Houdetot...  »  Quant  à  mademoiselle  de  Lespinasse, 
Rousseau  ne  pouvait  encore  la  connaître  que  pour  les  qualités 
de  son  esprit.  La  Lettre  à  d'Alembert  est  antérieure,  en  effet,  de 
dix  ans  au  début  de  sa  liaison  avec  le  marquis  de  Mora,  et  de 
quatorze  ans  à  sa  passion  pour  le  comte  de  Guibert. 


20  PROFILS    DE   FEMMES. 

les  premières  pages  du  recueil,  par  exemple, 
font  allusion  à  des  circonstances  dont  les  der- 
nières ne  supposent  pas  encore  l'événement. 
Et  ces  incohérences  sont  trop  nombreuses  pour 
qu'on  les  puisse  attribuer  à  des  erreurs  de 
plume  ou  à  des  négligences  de  pensée.  D'où 
cette  conclusion  que  ce  ne  sont  point  de  véri- 
tables lettres,  mais  l'œuvre  maladroite,  le  roman 
mal  combiné  de  quelque  écrivain  anonyme. 

Il  est  surprenant  que,  depuis  deux  siècles 
qu'on  lit  les  Lettres  portugaises,  personne  n'eût 
remarqué  ces  contradictions  ;  mais  il  n'est 
pas  moins  singulier  que,  les  ayant  enfin 
signalées,  on  ne  se  soit  pas  avisé  de  les  conci- 
lier par  un  procédé  critique  d'un  usage  bien 
fréquent  pourtant  dans  l'étude  des  recueils 
épistolaires  :  le  rétablissement  de  la  suite  des 
lettres  dans  l'ordre  des  dates.  Un  examen 
quelque  peu  réfléchi  eût  bientôt  démontré  que 
la  succession  chronologique  avait  été  troublée 
par  l'éditeur  pruiiilif,  et  que  les  incohérences 
constatées  ne  sont  cju'apparentes. 

La  lettre  que  l'on  considérait  jusqu'ici  comme 
la  quatrième  de  la  série  est  évidemment  la  pre- 
mière.   L'amant    de    la    Reliî^ieuse    vient    de 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  21 

quitter  le  Portugal;  à  peine  en  mer,  une  tem- 
pête l'a  jeté  sur  la  côte  de  l'Algarve.  C'est  par 
un  de  ses  lieutenants,  demeuré  à  Béja,  que  la 
nouvelle  de  cet  accident  arrive  jusqu'à  sa  maî- 
tresse. Gomment,  lui  écrit-elle,  n'a-t-il  pas  pris 
la  peine  de  l'en  informer  directement?  «  Êtes- 
vous  donc  persuadé  que  votre  lieutenant 
prenne  plus  de  part  que  moi  à  ce  qui  vous 
arrive?  Pourquoi  ne  m'avez-vous  point  écrit?... 
Qu'on  a  de  peine  à  soupçonner  la  bonne  foi  de 
ceux  qu'on  aime!  Vous  m'avez  consommée  par 
vos  assiduités;  vous  m'avez  enflammée  par  vos 
transports;  vous  m'avez  charmée  par  vos  com- 
plaisances, et  les  suites  de  ces  commence- 
ments si  heureux  ne  sont  que  des  larmes,  que 
des  soupirs  et  qu'une  mort  funeste,  sans  que  je 
puisse  y  apporter  aucun  remède...  » 

La  lettre  classée  la  deuxième  reste  à  sa 
place.  Elle  est  presque  datée  du  mois  de  mai 
1668,  par  l'allusion  à  «  la  paix  de  France  \  » 
qui  vient  d'être  conclue.  Depuis  six  mois,  pas 
un  mot  de  souvenir  n'est  parvenu  à  la  Reli- 


1.  La  paix  d'Aix-la-Chapelle,  signée  le  2  mai  1668  et  ratifiée 
le  17  du  même  mois. 


22  PROFILS    Dt   1  EMMES. 

gieuse  :  «  Vous  ne  devriez  pas  me  maltraiter, 
comme  vous  faites,  par  un  oubli  qui  me  met 
au  désespoir.  J'attribue  tout  ce  malheur  à 
l'aveuglement  avec  lequel  je  me  suis  aban- 
donnée à  m'altacher  à  vous.  Je  vois  bien  le 
remède  à  lous  mes  maux,  et  j'en  serais  bientôt 
délivrée  si  je  ne  vous  aimais  plus.  Mais,  hélas! 
quel  remède!  Non,  j'aime  mieux  souffrir  encore 
davantage  que  de  vous  oublier.  Je  ne  puis  me 
reprocher  d'avoir  souhaité  un  seul  moment  de 
ne  plus  vous  aimer...  Pourquoi  faut-il  qu'il 
soit  possible  que  je  ne  vous  verrai  peut-être 
plus  jamais?...  » 

Enfin,  après  une  attente  désespérée,  une 
lettre  arrive  de  France,  et  la  pauvre  créature 
se  reprend  à  croire  aux  vagues  promesses  de 
retour  de  son  amant.  «  Hélas!  lui  écrit-elle 
dans  la  première  lettre  (qui  devient  ainsi  la 
troisième  de  la  série),  hélas!  votre  dernière 
lettre  réduisit  mon  cœur  en  un  étrange  état  : 
il  eut  des  mouvements  si  sensibles,  qu'il  fit,  ce 
me  semble,  des  efforts  pour  se  séparer  de  moi 
et  pour  vous  aller  trouver.  Je  fus  si  accablée 
de  toutes  ses  émotions  violentes,  que  je  demeu- 
rai plus  de  trois  heures  abandonnée  de  tous 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  23 

mes  sens...  Ne  m'écrivez  plus  de  me  souvenir 
de  vous.  Je  ne  puis  vous  oublier,  et  je  n'oublie 
pas  aussi  que  vous  m'avez  fait  espérer  que 
vous  viendriez  passer  quelque  temps  avec  moi... 
Aimez-moi  toujours  et  faites-moi  souffrir  encore 
plus  de  maux.  » 

Mais  les  illusions  dont  l'infortunée  se  flattait 
encore  se  dissipent  bientôt;  et  se  sentant,  cette 
fois,  délaissée  à  jamais ,  elle  épanche  son 
cœur  dans  l'admirable  lettre  (n°  3  des  édi- 
tions, —  n°  4  dans  le  nouvel  ordre)  qui  com- 
mence par  ces  lignes  :  «  Qu'est-ce  que  je  de- 
viendrai? Et  qu'est-ce  que  vous  voulez  que  je 
fasse?  Je  me  trouve  bien  éloignée  de  tout  ce 
que  j'avais  prévu.  J'espérais  que  vous  m'écri- 
riez de  fort  longues  lettres;  que  vous  soutien- 
driez ma  passion  par  l'espérance  de  vous  revoir; 
qu'une  entière  confiance  en  votre  fidélité  me 
donnerait  quelque  sorte  de  repos,  et  que  je 
demeurerais  dans  un  état  supportable,  sans 
d'extrêmes  douleurs...  » 

La  cinquième  lettre,  qui  avait  été  et  devait 
être,  en  effet,  classée  la  dernière,  nous  fait 
assister  à  la  crise  suprême  de  cette  âme  en 
détresse.  Une  froide  et  banale  épître,  reçue  de 


24  PROFILS    DE   FEMMES. 

son  amant,  Ta  pour  toujours  désabusée.  «  Je 
vous  écris  pour  la  dernière  fois,  et  j'espère  vous 
faire  connaître,  par  la  différence  des  termes  et 
la  manière  de  cette  lettre,  que  vous  m'avez 
enfin  persuadée  que  vous  ne  m'aimiez  plus  et 
qu'ainsi  je  ne  dois  plus  vous  aimer...  » 

Lues  dans  cet  ordre,  les  Lettres  portugaises 
ne  présentent  plus  ni  incohérence  ni  obscurité  ; 
elles  s'éclairent  au  contraire  l'une  par  l'autre; 
elles  concordent  dans  leurs  moindres  détails, 
et  le  drame  intime  qu'elles  permettent  de 
reconstituer  apparaît  plus  saisissant  et  plus 
pathétique. 

Mais,  si  probante  que  soit  cette  méthode,  et 
subsistât-il  encore  des  doutes  ou  des  contra- 
dictions dont  elle  ne  pût  rendre  compte,  il  n'en 
faudrait  pas  moins  tenir  les  Lettres  portugaises 
pour  vraies  ;  car  elles  portent  en  elles-mêmes, 
au  plus  haut  degré,  les  caractères  qui  révèlent 
l'authenticité  d'une  correspondance  amoureuse; 
elles  sont  de  tout  point  conformes  au  type, 
je  dirais  presque  aux  règles  du  genre,  si  ces 
sortes  d'écrits  n'échappaient  par  nature  à  toute 
règle  littéraire. 

Il  est  d'abord  un  signe  qui  ne  trompe  guère 


LA    RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  2?) 

dans  l'étude  des  lettres  d'amour  et  qui  pour- 
rait même  être  pris  comme  principe  de  cri- 
tique en  cette  matière  :  leur  monotonie.  On 
n'y  trouve,  en  effet,  rien  qui  ne  se  rapporte 
exclusivement  aux  intéressés,  comme  si  leurs 
personnes  existaient  seules  au  monde.  «  Ce  qui 
fait,  disait  La  Rochefoucauld,  que  les  amants 
et  les  maîtresses  ne  s'ennuient  point  d'être 
ensemble,  c'est  qu'ils  parlent  toujours  d'eux- 
mêmes.  »  N'est-ce  pas  l'illusion  de  tous  ceux 
qui  aiment,  de  croire  que  l'univers  tient  dans 
leur  passion  et  que,  comme  ils  la  portent  par- 
tout avec  eux,  leur  passion  emplit  l'univers? 
Il  ne  faut  donc  chercher,  dans  les  lettres 
d'amour,  ni  renseignements  historiques,  ni 
tableaux  de  société,  ni  impressions  littéraires, 
ni  observations  mondaines,  rien  de  ce  qui  fait 
l'intérêt  et  la  variété  des  autres  recueils  épi- 
stolaires.  De  là  vient  que  tant  de  correspon- 
dances amoureuses  sont  si  vite  lassantes  à  lire 
et  que  les  lettres  de  mademoiselle  de  Les- 
pinasse,  par  exemple,  ne  peuvent,  malgré  le 
grand  souffle  de  passion  qui  les  traverse  et  les 
anime,  être  lues  qu'à  petites  doses.  Le  lecteur, 
après  tout,  ne  fait  que  rendre  aux  amants  le  trai- 


26  PROFILS    DE    FEMMES. 

tement  quil  en  reçoit  :  dans  leur  «  égoïsme  à 
deux  »,  ils  ne  s'intéressent  qu'à  eux  et  jamais 
à  l'indiscret  qui  les  regarde;  ils  ignorent  sa 
présence,  n'ont  pas  un  mot,  pas  une  attention 
à  son  adresse.  Celui-ci,  patient  d'abord,  parce 
qu'il  est  curieux  ou  charmé,  finit  par  prendre 
de  l'humeur  et  les  laisse  à  leurs  tendresses.  Et 
c'est  pourquoi  l'on  pourrait  soutenir,  sans 
paradoxe,  que  des  lettres  d'amour  ne  doivent 
être  tenues  pour  sincères  et  véridiques  qu'au- 
tant que  la  lecture  en  parait  quelque  peu  fas- 
tidieuse aux  tiers. 

En  raison  de  leur  petit  nombre,  les  Lettres 
portugaises  ne  donnent  aucune  prise  à  l'ennui  ; 
mais  elles  sont  bien  conformes  au  type  com- 
mun des  lettres  d'amour;  elles  émanent  bien 
d'une  créature  qui,  envahie  tout  entière  par  la 
passion,  n'a  pas  assez  de  tous  les  instants  de  sa 
vie,  de  toutes  les  ressources  de  son  esprit,  de 
toutes  les  puissances  de  son  être  pour  aimer, 
aimer  encore  et  toujours  aimer,  et  aux  j'eux 
de  qui  le  monde  extérieur  disparaît  dès  qu'il 
n'est  plus  le  reflet  ou  le  cadre  des  états  de  son 
âme. 

Le    désordre   de    la  composition  et   l'insou- 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  27 

ciance  du  style  sont  encore  la  marque  de  tous 
les  écrits  dans  lesquels  une  créature,  au  mo- 
ment qu'elle  aime,  cherche  à  traduire  son  rêve 
et  livre  le  secret  de  son  cœur. 

A  certaines  époques,  ces  indices  d'authenti- 
cité prennent  une  valeur  particulière,  je  veux 
dire  aux  époques  où  les  conventions  littéraires 
sont  le  plus  fortes;  car  c'est  alors  surtout 
qu'apparaît  la  différence  des  formes  qu'emploie 
la  littérature  et  de  celles  qu'emprunte  la  réa- 
lité. Or  jamais  l'expression  littéraire  des  senti- 
ments amoureux  n'a  été  plus  artificielle  qu'au 
xvn®  siècle.  On  voulait  d'abord  que  le  langage 
de  l'amour  fût  toujours  noble  et  mesuré;  que 
les  sentiments  divers  qui  le  composent  fussent 
déduits  dans  un  bel  ordre,  par  des  transitions 
ingénieuses,  avec  un  intérêt  gradué,  vers  un 
dénouement  concluant;  qu'il  n'y  eût  point  de 
peinture  violente  des  plus  vives  émotions,  et 
que,  dans  ses  plus  grands  troubles,  l'àme  ne 
se  départît  jamais  d'une  certaine  modération 
et  d'une  sorte  de  noblesse  :  c'était  affaire  à 
l'auteur  de  laisser  imaginer  les  transports 
véhéments  de  la  passion  sous  le  convenu  des 
phrases  régulières  et  pondérées. 


28  PROFILS    DE    FEMMES. 

Mais,  hors  de  la  littérature,  il  en  allait  au- 
trement, el  l'on  ne  saurait  admettre  sans  bien 
des  réserves  cette  opinion  «  qu'au  x\n^  siècle, 
les  choses  excessives  avaient  disparu  de  la  vie 
humaine,  que  les  passions  s'étaient  contenues 
sous  la  discipline  du  devoir,  et  que  jusque 
dans  les  moments  extrêmes,  la  nature  déses- 
pérée subissait  l'empire  de  la  raison  et  des  con- 
venances ^  »  Tenez,  au  contraire,  pour  assuré 
que,  dans  la  réalité  de  la  vie,  lorsque  les  âmes 
étaient  directement  en  présence  et  comme  à  nu, 
la  nature  reprenait  tous  ses  droits  et  s'épan- 
chait par  les  accents  qui  sont  l'éternel  langage 
de  la  passion  humaine. 

Un  témoignage  décisif,  à  cet  égard,  nous  est 
fourni  par  l'une  des  personnes  qui,  au  xvn^  siè- 
cle, ont  le  plus  ennobli,  apprêté,  «  romancé  » 
comme  on  disait  alors,  le  style  de  l'amour. 
«  A  mon  avis,  écrit  mademoiselle  de  Scudéry 
dans  un  fragment  des  Conversations  cité  plus 
haut,  il  y  a  beaucoup  plus  de  belles  lettres 
d'amour  qu'on  ne  pense.  »  Mais  ce  n'est  ni 
dans  Balzac,  ni  dans  Costar,  ni  dans  Voiture 

1.  Taine,  Essais  de  crilirjiie  el  d'histoire,  p.  283. 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  29 

qu'on  "en  doit  chercher  le  modèle.  «  11  faut, 
poursuit-elle,  qu'une  lettre  d'amour  ait  plus  de 
sentiment  que  d'esprit,  que  le  style  en  soit 
naturel  et  passionné,  et  je  soutiens  même  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  propre  à  faire  qu'une  lettre 
de  cette  nature  ne  touche  point  que  de  la  faire 
trop  belle...  Pour  ceux  qui  écrivent  des  billets 
galants,  il  leur  est  aisé  d'en  faire  de  courts 
où  il  y  ait  pourtant  beaucoup  d'esprit,  parce 
qu'ayant  leur  raison  toute  libre,  ils  choisissent 
les  choses  qu'ils  disent,  et  ils  rejettent  les  pen- 
sées qui  ne  leur  plaisent  pas  ;  mais  pour  un 
pauvre  amant  dont  la  raison  est  troublée,  il 
ne  choisit  rien,  il  dit  tout  ce  qui  lui  vient  en 
fantaisie,  et  ne  doit  même  rien  choisir,  car  en 
cas  d'amour,  on  n'en  saurait  jamais  trop  dire 
et  on  ne  croit  jamais  en  avoir  dit  assez.  » 

Considérées  à  ce  point  de  vue,  les  Lettres 
portugaises  sont  bien  de  vraies  lettres  d'amour  : 
nul  souci  de  la  forme,  nulle  composition,  tout 
le  désordre  de  la  passion.  Il  suffit  d'ailleurs 
de  les  comparer,  sous  ce  rapport,  aux  sept 
lettres  apocryphes  qui  furent  ajoutées  à  la 
seconde  édition  et  qui  sont  vraisemblablement 
l'œuvre  de  l'avocat  Subligny,  l'un  des  beaux 


30  PROFILS   DE   FEMMES. 

esprits  de  l'hôtel  de  Bouillon.  Autant  les  unes 
sont  libres  et  naturelles,  autant  les  autres  sont 
précieuses  et  savantes. 


* 
*  * 


L'authenticité  des  Lettres  ainsi  démontrée, 
une  dernière  énigme  reste  à  résoudre.  Qui  les 
a  écrites?  Quelle  valeur  convient-il  d'attribuer 
à  la  note  mise  à  la  plume  sur  l'édition  de 
lt)G9?  Une  religieuse  du  nom  de  Marianna 
Alcoforada  a-t-elle  jamais  vécu  au  monastère 
de  Béja? 

C'est  d'hier  seulement  que  nous  avons  réponse 
à  ces  questions. 

Un  critique  portugais,  M.  Luciano  Cordeiro, 
vient,  en  efîet,  d'établir,  pièces  en  main,  que 
deux  filles  de  Francisco  da  Costa  Alcoforado, 
chef  de  la  famille  de  ce  nom,  vécurent  au  cou- 
vent de  la  Conception  de  Béja,  dans  la  seconde 
moitié  du  xvn*^  siècle,  et  que  l'aînée,  baptisée 
le  22  avril  i640,  portait  le  nom  de  Marianna^ 
Nous  apprenons,  en  outre,  par  le  testament  de 

1.  Soror  Marianna.  Lisbonne,  1891. 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  31 

son  père,  qu'en  1660  elle  était  déjà  professe  au 
couvent  de  la  Conception,  ayant  sans  doute 
prononcé  ses  vœux  vers  la  seizième  année,  âge 
fixé  par  les  statuts  canoniques  *.  Enfin,  nous 
acquérons  la  certitude  qu'elle  se  trouvait  au 
couvent,  lors  du  séjour  des  Français  dans 
l'Alem-Tejo  en  1667.  Aucun  indice  particulier 
n'a  été  relevé  quant  au  roman  intime  de  la 
Religieuse.  Il  est  curieux  pourtant  de  noter 
que,  en  cette  même  année  1667,  les  habitants 
de  Béja  sollicitèrent  de  Dom  Pedro  l'éloigne- 
ment  de  la  cavalerie  française,  et  que  l'In- 
fant prescrivit  à  Schomberg  de  faire  droit  à 
leur  requête.  Ne  serait-ce  pas  Francisco  Alco- 
forado  qui  prit  l'initiative  de  cette  démarche? 
D'autres  scandales  s'étaient-ils  produits  dans  la 
ville?  On  l'ignore.  Mais  la  coïncidence  est  au 
moins  singulière. 


1.  Le  couvent  Xutre-Dame  de  la  Conception  de  Béja,  fondé 
en  1647,  par  les  infants  dom  Fernand  et  dona  Brites,  appar- 
tenait à  l'ordre  de  Sainte  Claire  et  relevait  de  la  juridiction 
spirituelle  des  Franciscains.  Du  xvi^  au  xviii"  siècle,  il  fut 
l'une  des  plus  magnifiques  fondations  religieuses  du  Portugal, 
et  compta  parfois  jusqu'à  trois  cents  religieuses.  Aujourd'hui, 
ce  n'est  plus  qu'un  triste  bâtiment,  aux  cloîtres  délabrés,  aux 
fresques  eifacées,  où  quelques  sœurs  donnent  asile  à  des  jeunes 
filles  pauvres. 


32  PROFILS    DE   FEMMES. 

A  partir  de  l'année  1668,  on  ne  sait  plus 
rien  de  Marianna ,  jusqu'à  l'année  1709, 
On  la  retrouve  alors,  âgée  de  soixante-neuf 
ans,  vieillie  dans  la  pénitence  et  la  prière, 
Un  scrutin  étant  ouvert  pour  l'élection  d'une 
abbesse,  elle  réunit  quarante-huit  voix  contre 
cinquante-huit  données  à  dofia  Joanna  Vel- 
losa  de  Bulhào,  qui  fut  proclamée.  Enfin,  elle 
s'éteint,  accablée  d'années,  le  28  juillet  1723, 
et  le  registre  obituaire  du  couvent  constate 
sa  mort  en  ces  lignes  : 

«  Le  vingt-huit  du  mois  de  juillet  mil  sept 
cent  vingt-trois,  est  décédée,  en  ce  royal  cou- 
vent de  Notre-Dame  de  la  Conception,  la  Mère  D. 
Marianna  Alcaforada,  à  l'âge  de  quatre-vingt- 
sept  ans  ;  elle  les  employa  tous  au  service  de 
Dieu.  Elle  fut  assidue  au  chœur  et  au  chapitre, 
et,  en  toutes  choses,  elle  s'acquittait  de  ses  obli- 
gations et  était  très  exemplaire.  Personne  n'eut 
à  se  plaindre  d'elle,  car  elle  était  très  douce 
avec  toutes.  Pendant  trente  ans,  elle  fit  de 
rudes  pénitences,  et  elle  souffrit  de  grandes 
maladies  et  avec  beaucoup  de  conformité  à  la 
volonté  divine,  désirant  avoir  davantage  à  souf- 


LA    RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  33 

frir;  et  sentant  que  sa  dernière  heure  était 
arrivée,  elle  demanda  tous  les  sacrements, 
qu'elle  reçut  en  parfaite  connaissance,  ren- 
dant beaucoup  de  grâces  à  Dieu  de  ce  qu'elle 
les  avait  reçus,  et  ainsi  elle  finit  avec  tous  les 
signes  de  la  prédestination,  parlant  jusqu'à 
sa  dernière  heure.  En  foi  de  quoi,  moi, 
D.  Antonia-Sophia-Baptista  de  Almeida,  gref- 
fière  du  couvent,  ai  fait  cet  acte,  que  j'ai  signé 
le  môme  jour,  mois  et  an  iit  suprà.  » 


* 


Nul  doute  n'est  désormais  possible  sur  l'exis- 
tence de  la  Religieuse  portugaise.  Si  pourtant, 
il  s'en  produisait  encore,  on  trouverait  dans 
les  Lettres  mêmes,  le  plus  efficace,  le  plus  irré- 
futable des  arguments,  celui  qui  suffit  à  lui 
seul  et  défie  toute  critique  :  l'accent  inimi- 
table de  sincérité  (|ui  s'échappe  d'elles.  Ces 
pages  portent  elle-mêmes  témoignage  de  l'âme 
qui  les  a  inspirées.  Si  parfaite  que  soit  une 
œuvre  d'art  ou  de  littérature,  elle  n'est  jamais 
qu'une  copie  de  la  vie  :  elles  sont  la  vie  même. 


34  PROFILS    DE   FEMMES. 

Ce  n'est  plus  de  raisonnement  qu'il  s'agit 
ici,  c'est  de  sentiment.  Il  faut  lire  et  relire  les 
Lettres  non  plus  avec  l'esprit,  mais,  si  je  puis 
dire,  avec  le  cœur.  Plus  de  doute  alors  que 
l'amour  n'ait  passé  par  là  :  sa  flamme  y  est 
encore  toute  vive.  Pour  peu  qu'on  ait  le  don 
de  s^'mpalhie,  on  sent  naître  cette  émotion 
particulière,  faite  de  pitié,  de  tendresse,  de 
retour  mélancolique  sur  soi-même,  qu'appelle 
du  fond  de  notre  être  la  confidence  d'une 
grande  douleur.  Pour  peu  qu'on  incline  au 
rêve,  la  douce  vision,  depuis  si  longtemps  éva- 
nouie, semble  s'éveiller  à  la  vie,  à  cette  vie 
idéale  qui  est  peut-être  plus  vraie  que  la  réa- 
lité même.  On  se  plaît  à  la  suivre,  d'une  pensée 
recueillie,  dans  la  voie  douloureuse,  où,  lam- 
beau par  lambeau,  elle  laissa  tout  son  cœur, 
et  l'on  croit  assister  au  long  tourment  de  cette 
àme  en  détresse. 

Que  ses  joies  furent  courtes  I  Quelle  faible 
trace  elles  ont  laissée  dans  sa  correspondance  ! 
A  peine  quelques  réminiscences,  entre  les- 
quelles se  détache,  avec  une  précision  singu- 
lière, le  souvenir  du  jour  où  pour  la  première 
fois  elle  aperçut  riiomme  qu'elle  allait  adorer 


LA     RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  3d 

et  où  elle  commença  de  l'aimer  en  secret.  C'est 
la  seule  indication  de  date  et  de  fait  que  ren- 
ferment les  Lettres  portugaises;  mais  comme 
elle  est  véridique!  N'est-ce  pas  le  propre  de 
l'amour  de  graver  en  nous,  dans  les  moindres 
détails,  la  mémoire  de  l'heure  et  l'image  du 
lieu  où  il  est  né?  On  ignore  parfois  comment 
ont  fini  des  passions  que  toute  une  existence 
semblait  ne  devoir  jamais  épuiser  :  elles  se 
sont  perdues  dans  l'ombre,  dans  l'éloignement, 
dans  la  banalité,  dans  l'oul^li,  comme  ces 
grands  fleuves  mystérieux  qui,  fatigués  d'un 
trop  long  cours,  dispersent  leurs  eaux  lentes 
et  sablonneuses  à  travers  mille  embouchures 
vagues  et  sans  nom.  Mais  les  souvenirs  d'un 
amour  à  son  début  sont  pareils  aux  impres- 
sions de  l'enfance,  ils  ont  une  persistance 
extraordinaire,  ils  ressuscitent  toujours.  C'est 
ainsi  que  la  Religieuse  écrit  :  «  J'étais  sur  ce 
balcon  le  jour  fatal  que  je  commençai  à  sentir 
les  premiers  effets  de  ma  passion  malheureuse. 
Il  me  sembla  que  vous  vouliez  me  plaire,  quoique 
vous  ne  me  connussiez  pas  :  je  me  persuadai 
que  vous  m'aviez  remarquée  entre  toutes  celles 
qui    étaient    avec    moi.    Je   m'imaginai    que^ 


36  PUOflLS   DE    FEMMES. 

lorsque  vous  vous  arrêtiez,  vous  étiez  bien  aise 
que  je  vous  visse  mieux,  et  que  j'admirasse 
votre  adresse  et  votre  bonne  grâce  lorsque 
vous  poussiez  votre  cheval.  J'étais  surprise  de 
quelque  frayeur  lorsque  vous  le  faisiez  passer 
dans  un  endroit  difTicile;  enfin,  je  m'intéres- 
sais secrètement  à  toutes  vos  actions,  je  sen- 
tais bien  que  vous  ne  m'étiez  pas  indifférent,  et 
je  prenais  pour  moi  tout  ce  que  vous  faisiez.  » 
Quel  charme  de  sincérité  et  de  mélancolie 
dans  le  souvenir  des  premières  illusions  : 
«  J'étais  jeune,  j'étais  crédule;  on  m'avait 
enfermée  dans  ce  couvent  depuis  mon  enfance  ; 
je  n'avais  vu  que  des  gens  désagréables:  je 
n'avais  jamais  entendu  les  louanges  que  vous 
me  donniez  incessamment  !  »  Quelle  vérité 
aussi  dans  cette  déclaration  :  «  Il  me  semblait 
que  je  vous  devais  les  charmes  et  la  beauté 
dont  vous  me  faisiez  apercevoir  !  »  Et  dans 
celle-ci  :  «  Vous  me  parûtes  aimable  avant  que 
vous  m'eussiez  dit  que  vous  m'aimiez;  vous 
me  témoignâtes  une  grande  passion,  et  je 
m'abandonnai  à  vous  aimer  éperdument.  » 
Dans  de  telles  conditions  morales,  l'on  aime  et 
l'on  croit  d'avance  parce  que  l'on  a  besoin  de 


LA   RELIGIEUSE   PORTUGAISE.  37 

croire  et  d'aimer.  L'âme  éprise  ne  voit  jamais 
dans  l'objet  de  son  culte  que  les  qualités  dont 
elle  le  pare  elle-même.  Toujours  dupe  de  son 
rêve,  elle  cherche  des  prétextes  et  non  des 
raisons  d'être  persuadée. 

Quant  aux  souffrances  de  la  Religieuse,  elles 
furent  peu  communes.  Marianna  Alcoforada 
était  de  ces  âmes  nobles  qui  ne  se  donnent 
qu'une  fois  et  ne  se  reprennent  jamais.  Du 
jour  où  elle  ne  s'appartint  plus,  elle  comprit 
clairement  qu'il  s'agissait  désormais  pour  elle 
d'être  aimée  ou  de  mourir.  Quand  elle  se  vit 
trahie,  elle  souffrit  tout  ce  que  peut  endurer 
une  créature  humaine.  Un  long  supplice  tor- 
tura son  cœur,  et  le  cher  cilice  qu'elle  avait 
posé  sur  sa  poitrine  délicate  la  meurtrit 
jusqu'au  sang.  L'étrange  volupté  que  l'excès 
même  de  la  douleur  procure  parfois  aux  êtres 
d'une  sensibilité  trop  exquise  fut  l'unique  allége- 
ment de  ses  maux;  elle  la  goûtait  avec  délices. 
Cette  âme,  faite  pour  toutes  les  ardeurs  et  les 
jouissances  de  la  vie,  trouvait  une  suavité  in- 
finie à  «  se  sentir  mourir  d'amour  ».  Les  accents 
qu'elle  rendit  alors  demeureront  éternellement 
touchants  et  pathétiques  dans  leur  simplicité. 

3 


38  PROFILS    DE   FEMMES. 

Une  rare  fierté  la  soutenait  aussi  dans  ses 
épreuves.  A  la  différence  des  amantes  vulgaires 
qui  tirent  vanité  de  la  passion  qu'elles  inspirent, 
elle  plaçait  tout  son  orgueil  dans  la  puissance 
de  l'amour  qui  remplissait  son  être,  de  cet 
amour  dédaigné,  mais  dont  elle  sentait  le  prix. 
«  Je  vous  assure,  écrivait-elle  à  son  amant, 
que  vous  ferez  bien  de  ne  plus  aimer  personne. 
Vous  trouverez  peut-être  plus  de  beauté  (vous 
m'avez  pourtant  dit  autrefois  que  j'étais  assez 
belle),  mais  vous  ne  trouverez  jamais  tant 
d'amour,  et  tout  le  reste  n'est  rien.  »  Elle  écri- 
vait encore,  certaine  d'avoir  imprégné  à  jamais 
de  son  souvenir  le  cœur  de  l'homme  qui 
l'avait  abandonnée  :  «  Je  vous  défie  de  m'oublier 
entièrement.  Je  me  flatte  de  vous  avoir  mis  en 
état  de  n'avoir  plus  sans  moi  que  des  joies 
imparfaites.  »  Elle  croyait  enfin  de  sa  dignité, 
«  de  son  honneur  et  de  sa  religion  »,  d'aimer 
toujours  parce  qu'elle  avait  commencé  d'aimer, 
et  elle  se  condamnait  à  souffrir  toujours  plutôt 
que  de  jamais  oublier. 

Un  jour  pourtant,  elle  eut  une  défailllance. 
Brisée  de  douleur,  elle  exhala  cette  plainte  : 
«  Quand   est-ce  que  mon  cœur  ne  sera  plus 


LA    RELIGIEUSE^PORTUGAISE,  39 

déchiré?  Quand  est-ce  que  je  serai  délivrée  de 
cet  embarras  cruel?  »  Et,  près  de  succomber, 
elle  murmura  ces  mots  :  «  ]\ravez-vous  pour 
toujours  abandonnée?  Votre  pauvre  Marianne 
n'en  peut  plus,  elle  s'évanouit  en  finissant  cette 
lettre.  Ayez  pitié  de  moi.  »  Quelle  grâce  dans 
cette  faiblesse  passagère,  dans  cet  appel  déses- 
péré d'une  créature  jeune,  aimante  et  qui  se 
sent  mourir!  Sa  courageuse  nature  n'en  est  en 
rien  diminuée  ;  car  les  consciences  les  plus 
fortes  de  l'humanité  ont  eu  aussi,  au  moment 
des  épreuves  suprêmes,  leur  angoisse  intime; 
mais  elle  nous  révèle  ainsi  qu'elle  n'avait  pas 
seulement  les  ardeurs  et  les  fiertés  de  l'amour, 
et  que  les  orages  de  la  passion  ne  lui  avaient  pas 
desséché  le  cœur. 

Le  mystère,  qui  enveloppe  les  débuts  de 
cette  destinée  mélancolique,  en  recouvre  aussi 
la  fin,  et  le  charme  de  cette  histoire  amou- 
reuse s'en  accroît  encore.  Les  souffrances  par 
lesquelles  la  Religieuse  portugaise  a  acheté  le 
droit  de  survivre  au  passé  eurent-elles  le  sort 
habituel  des  sentiments  humains  et  s'apaisè- 
rent-elles d'elles-mêmes  dans  l'oubli?  Ou  bien 
eut-elle  l'âme    assez  forte  et  assez   généreuse 


40  PROFILS    DE    FEMMES. 

pour  conserver  pieusement  sa  douleur  et  la 
consacrer  par  le  temps?  Je  croirais  plutôt  que 
,  les  exercices  réguliers  de  la  vie  religieuse  ne 
firent  d'abord  qu'entretenir  sa  flamme  ;  que  sa 
passion  grandit  encore;  qu'elle  se  consuma 
jusqu'aux  cendres,  et  que,  près  de  s'éteindre, 
elle  se  ralluma  sous  la  forme  d'un  autre 
amour,  éternel,  infini,  de  l'amour  qui  ravis- 
sait sainte  Thérèse  d'Avila  en  de  sublimes 
extases.  C'est  ainsi  qu'on  aime  à  se  figurer, 
dans  la  solitude  de  sa  cellule,  la  nonne  de 
Béja,  récitant  comme  une  douce  litanie  ces 
paroles  de  ïlmitation  qui  versèrent  leur  baume 
consolateur  à  tant  de  cœurs  blessés  :  «Il  n'est  au 
ciel  ni  en  la  terre  rien  de  plus  doux  que  l'amour, 
rien  de  plus  fort,  rien  de  plus  haut,  rien  déplus 
étendu,  rien  de  plus  joyeux,  rien  déplus  rempli, 
rien  de  meilleur;  car  l'amour  est  né  de  Dieu 
et  ne  se  peut  reposer  qu'en  Dieu  par-dessus 
toutes  les  choses  créées.  Mon  Dieu,  mon  amour, 
vous  êtes  tout  à  moi  et  moi  tout  à  vous.  » 

Lorsqu'on  s'est  laissé  quelque  temps  aller  au 
charme  de  cette  évocation,  lorsqu'on  a  large- 
ment respiré  le  parfum  de  tendresse  qui,  après 
deux  siècles  écoutés,  s'exhale  encore  des  lettres 


LA   RELIGIEUSE    PORTUGAISE.  41 

de  la  pauvre  amante,  on  n'hésite  plus  à  affir- 
mer que  la  Religieuse  portugaise  a  vraiment 
existé.  On  se  dit  même  que,  si  la  vie  se  mesure 
à  la  conscience  de  vivre,  peu  de  femmes  furent 
plus  vivantes,  car  il  n'en  est  guère  qui  aient 
plus  souffert  et  plus  aimé.  On  se  dit  encore  que 
cette  frêle  créature  était  douée  d'une  telle  vita- 
lité morale  qu'elle  aurait  eu,  s'il  eût  dépendu 
d'elle,  le  courage  de  recommencer  l'existence. 
Ce  serait  là,  si  on  la  pouvait  tenter,  la  grande 
épreuve  des  âmes.  Combien  en  est-il  qui,  une 
fois  délivrées  du  fardeau  de  la  vie,  consenti- 
raient à  le  reprendre  pour  rentrer  dans  le  cercle 
des  vicissitudes  humaines? 

Lorsque  le  héros  de  Virgile,  descendu  aux 
Champs  élyséens,  vit  les  mânes  se  presser 
vers  les  eaux  du  Léthé  afin  d'y  puiser,  avec 
l'oubli,  le  principe  d'une  nouvelle  vie,  son  cœur 
s'émut  de  pitié  pour  ces  pauvres  ombres,  si 
follement  avides  de  la  clarté  des  cieux  :  Quœ 
lucis  miseris  tam  dira  cupido  !  Ah  1  qu'une 
telle  compassion  irait  plus  équitablement  aux 
âmes  qui,  près  de  revivre,  refuseraient  d'ou- 
blier le  passé  ! 

Les  plus  nombreuses  d'entre  ces  âmes-là  ne 


i'2  PROFILS    DR  FEMMES. 

seraient  pas  sans  doute  celles  pour  qui  le 
voyage  de  la  vie  fut  riant  et  prospère;  car  ce 
sont  presque  toujours  les  privilégiées  du  sort 
qui  se  disent  le  plus  lasses  vers  la  fin  de  la 
route  et  qui  souhaitent  le  plus  ardemment 
de  n'être  jamais  éveillées  du  sommeil  de 
la  tombe,  mais  plutôt  celles  que  la  réalité  a 
meurtries,  les  âmes  nobles  et  tendres,  les 
esprits  délicats,  les  consciences  pures  et  timo- 
rées, et  les  cœurs  rares  qui  ont  la  piété  du 
souvenir.  C'est  à  cette  généreuse  élite  que  se 
rallierait  la  Religieuse  portugaise;  car  certes 
elle  n'eût  voulu  revivre  que  pour  sentir  éter- 
nellement peser  sur  elle  la  mémoire  tragique, 
torturante  et  sacrée,  des  jours  disparus. 


ADRIENNE    LE    COUVREUR 


D  APRES   SA    CORRESPONDANCE 


Lorsqu'une  personne  a  réalisé  un  certain  type 
moral  dans  la  société  de  son  temps  ;  lorsqu'elle 
a  provoqué,  chez  quelques  âmes,  des  mouve- 
ments d'une  vivacité  ou  d'une  douceur  parti- 
culière, il  n'est  pas  rare  que  les  sentiments  de 
tendresse  ou  d'admiration  dont  elle  était  l'objet 
s'accroissent  après  sa  mort,  et  que  les  survi- 
vants cherchent  à  fixer  pour  la  postérité  les 
traits  familiers  de  l'ami  disparu.  On  recueille 
alors  avec  un  soin  pieux  les  moindres  témoi- 
gnages de  l'existence  qui  vient  de  finir,  tout  ce 
qui  peut  la  révéler,  dans  son  charme  intime, 
à  ceux  qui  ne  l'ont  pas  connue. 


4i  PROFH.S    DE    FEMMES. 

C'est  à  cette  préoccupation  qu'obéirent  les 
amis  de  mademoiselle  Le  Couvreur  lorsqu'ils 
songèrent  à  réunir  et  publier  sa  correspon- 
dance. Elle  avait  laissé  à  tous  ceux  qui  avaient 
vécu  dans  sa  sphère  d'affection  un  souvenir  si 
profond,  elle  revêtait  dans  leurs  regrets  un 
aspect  si  touchant,  qu'ils  ne  voulurent  pas  se 
résigner  à  laisser  disparaître  tout  entière,  après 
eux,  l'image  qui  hantait  leur  pensée. 

Aussi,  quelques  mois  à  peine  après  sa  mort, 
vers  la  fin  de  l'année  1730,  l'abbé  d'Allainval 
écrivait  à  milord  *^''''  :  «  Je  ne  vous  parlerai 
pas  des  jolies  lettres  qu'elle  a  écrites...  Avec 
l'aiide  de  quelques  amis,  j'espère  en  recueillir 
un  assez  bon  nombre  pour  les  donner  au 
public.  »  Ce  premier  recueil  a-t-il  été  com- 
posé? On  ne  sait.  Sans  doute  des  copies  ma- 
nuscrites coururent  alors  dans  quelques  salons, 
puisque  treize  ans  plus  tard  Du  Tillet  '  s'ex- 
primait ainsi  :  «  Mademoiselle  Le  Couvreur 
joignait  à  tous  ses  grands  talents  pour  le 
théâtre,  de  la  politesse ,  du  savoir-vivre  et 
beaucoup  d'esprit.  Sa  conversation  était  char- 

1.  Supplément  au  Parnasse  français. 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  45 

mante,  et  personne  n'a  écrit  des  lettres  d'un 
style  plus  aimable,  plus  délicat  et  digne  de 
celui  de  Voiture  et  de  madame  de  Sévigné.  » 

En  1761,  Favart  est  plus  explicite  encore  : 
«  Mademoiselle  Le  Couvreur,  écrit-il  le  20  avril 
au  comte  de  Durazzo,  avait  l'esprit  fort  orné. 
On  a  donné  au  public  un  recueil  de  ses  lettres  qui 
a  été  fort  recherché.  » 

Pourtant  on  ne  connaît  pas  une  seule  lettre 
de  mademoiselle  Le  Couvreur  qui  ait  été 
imprimée  avant  1775,  et  ce  n'est  vraisembla- 
blement que  dans  les  dernières  années  du 
XVIII®  siècle  que  l'on  commença  d'en  publier. 
Ces  lettres  étaient  bien  rares  lorsque,  en  1849, 
Sainte-Beuve  consacra  l'une  de  ses  premières 
Causeries  du  Lundi  à  la  célèbre  comédienne. 
Quelques  billets  parurent  ensuite,  de  ci  de  là, 
dans  des  recueils  d'autographes.  Mais  c'est 
tout  récemment  que,  grâce  au  zèle  patient  et 
éclairé  de  M.  Monval,  le  souhait  formé  par  les 
anciens  amis  de  mademoiselle  Le  Couvreur 
s'est  enfin  réalisé  et  qu'une  première  édition 
de  sa  correspondance  a  été  offerte  au  public  ^ 

1.  Lettres  d' Advienne  Le  Couvreur,  réunies  pour  la  première  fois 
et  publiées  avec  notes,  etc.,  par  Georges Monval .  Pion,  éditeur.. 


46  PROFILS    DE   FEMMES. 

Un  grand  charme  se  dégage  de  ces  lettres 
improvisées  plutôt  qu'écrites  :  naturelles  et 
spontanées,  elles  ont  Tattrait  des  choses  inti- 
mes. On  sent  qu'elles  n'étaient  pas  rédigées  en 
vue  de  la  publicité. 

«  Pourquoi,  écrit-elle  un  jour  à  l'un  de  ses 
amis,  pourquoi  avez-vous  balancé  à  me  donner 
de  vos  nouvelles?  Est-il  question  de  faire  des 
épîtres  à  imprimer?  Et  si  vous  vous  laissiez 
aller  à  cette  crainte  mal  fondée  de  tout  point, 
que  faudrait-il  donc  que  je  tisse,  moi,  chétive? 
Mais  je  veux  vous  instruire  de  mes  principes. 
Quand  il  est  question  d'écrire  à  mes  amis,  je 
ne  songe  jamais  qu'il  faille  de  l'esprit  pour 
leur  répondre.  Mon  cœur  suffit  à  tout;  je 
l'écoute  et  puis  j'agis,  et  je  m'en  suis  toujours 
bien  trouvée.  » 

Mademoiselle  Le  Couvreur  avait  ce  joli  goût 
de  la  correspondance  qui  se  perd  de  jour  en 
jour  dans  notre  société  pressée  de  vivre.  Ses 
lettres  sont  d'un  tour  heureux  et  libre,  d'une 
langue  excellente,  d'une  pensée  toujours  fine 
et  personnelle.  Mais  surtout  elles  ont  la  grâce 
et  le  naturel  qui  distinguent  les  lettres  de 
femmes.    Pour    les  hommes,  en    effet,    pour 


ADRIENNELECOUVREUR.  47 

ceux-là  même  qui  ne  font  pas  métier  d'écri- 
vain, écrire  est  toujours,  à  quelque  titre,  une 
habitude  professionnelle.  La  politique,  la  diplo- 
matie, les  affaires,  en  les  obligeant  à  composer 
leurs  idées  et  à  en  calculer  l'expression,  les 
forment,  presque  à  leur  insu,  aux  artifices  du 
style.  Les  femmes,  elles,  n'écrivant  jamais  que 
par  caprice  d'esprit  ou  besoin  de  cœur,  écrivent 
comme  elles  pensent  ou  mieux  comme  elles 
sentent,  spontanément,  sans  peine  et  sans 
recherche,  insouciantes  de  toute  rhétorique, 
trouvant  d'instinct  le  mot  qui  traduit  le  mieux 
leur  pensée  ou  leur  émotion  intime.  Les  lettres 
d'Adrienne  Le  Couvreur  sont,  à  cet  égard, 
un  précieux  exemplaire  de  correspondance 
féminine. 

Elles  présentent  enfin,  au  point  de  vue  psycho- 
logique, un  intérêt  de  premier  ordre,  car  elles 
sont  le  sincère  épanchement  d'un  cœur  de 
femme.  Rien  n'y  trahit  la  profession  de  la 
signataire.  A  peine,  en  les  lisant,  se  douterait- 
on  qu'elle  occupa  le  premier  rang  sur  la  scène 
de  son  temps.  Jamais  actrice,  dans  sa  vie 
privée,  ne  fut  plus  dégagée  des  préoccupations 
mesquines    de    son     art,    plus    exempte   des 


48  PROFILS   DE    FEMMKS. 

travers  habituels  aux  personnes  de  théâtre. 
La  correspondance  de  mademoiselle  Le  Cou- 
vreur nous  offre  ainsi,  sous  une  forme  char- 
mante, le  spectacle  toujours  si  passionnant 
d'une  nature  aux  prises  avec  une  destinée.  Et, 
dans  ce  conflit,  qui  fut  parfois  tragique,  elle 
nous  révèle  un  être  d'une  sensibilité  supérieure, 
une  âme  exquise. 


* 
*    * 


Adrienne  Le  Couvreur  était  née  le  samedi 
saint  5  avril  1692,  à  Damery-en-Champagne, 
près  Épernay.  Son  père,  qui  exerçait  la  pro- 
fession de  chapelier,  alla  s'établir  peu  après  à 
Fismes,  entre  Reims  et  Soissons  \  et  dix  ans 
plus  tard,  à  Paris,  où  il  se  logea  dans  le  fau- 
bourg Saint-Germain,  non  loin  de  la  Comédie- 
Française. 

Ce  voisinage  offrit  à  la  jeune  Adrienne  l'occa- 
sion de  fortifier  une  vocation  qui,  s'il  en  faut 
croire  son  premier  biographe,  semble  bien  être 
née  avec  elle.  «  Plusieurs  bourgeois  de  Fismes, 

1.  C'est  cette  circonstance  qui  a  fait  croire  jusqu'ici 
qu'Adrienne  Le  Couvreur  était  née  à  Fismes. 


ADRJENNE   LE   COUVREUR.  49 

rapporte  l'abbé  d'Allainval,  m'ont  dit  que  dès 
son  enfance,  elle  se  plaisait  à  réciter  des  vers 
et  qu'ils  l'attiraient  souvent  dans  leurs  maisons 
pour  l'entendre.  La  demoiselle  Le  Couvreur 
était  de  ces  personnes  extraordinaires  qui  se 
créent  elles-mêmes.  » 

Une  représentation  de  Polyeucte  organisée  par 
quelques  jeunes  gens  du  quartier  du  Temple, 
où  le  père  Le  Couvreur  venait  de  trans- 
porter son  atelier ,  mit  pour  la  première 
fois  en  lumière  les  dons  dramatiques  de  sa 
fille.  Elle  jouait  Pauline.  Et,  pour  représenter 
la  plus  touchante  des  héroïnes  cornéliennes, 
pour  traduire  les  émotions  et  les  alarmes  de 
l'épouse  fidèle  luttant  contre  les  souvenirs  d'un 
premier  amour ,  elle  trouva  d'instinct  des 
accents  si  justes  et  si  profonds,  que  l'assis- 
tance en  demeura  étonnée  autant  que  charmée. 
Intéressé  par  les  dons  précoces  de  l'enfant,  un 
sociétaire  de  la  Comédie-Française,  Legrand, 
lui  donna  des  leçons,  la  produisit  sur  quelques 
scènes  particulières,  et  la  fit  bientôt  engager 
au  théâtre  de  Lille. 

Alors  commença  pour  mademoiselle  Le  Cou- 
vreur l'existence  lamentable  des  comédiens  de 


50  PROFILS    DE   FEMMES. 

province,  avec  ses  contacts  vulgaires,  ses  aven- 
tures banales  et  ses  tristes  promiscuités.  Pen- 
dant dix  ans,  elle  courut  les  Flandres,  la 
Lorraine  et  l'Alsace,  jouant  et  voyageant  sans 
cesse,  acquérant  à  ce  rude  apprentissage  la 
connaissance  sérieuse  de  son  art  et  l'expérience 
cruelle  de  la  vie. 

Sa  vocation  intime,  en  effet,  n'avait  pas  été 
plus  tardive  à  se  déclarer  que  sa  vocation  dra- 
matique. Tout,  en  elle,  indiquait  déjà  qu'elle 
aurait  une  destinée  de  tendresse  et  d'émotion  ; 
car  la  nature  lui  avait  donné  une  sensibilité 
délicate,  un  cœur  loyal^  une  âme  ardente, 
expansive  et  désintéressée.  Et  les  vulgarités  de 
tout  ordre,  parmi  lesquelles  sa  profession 
l'avait  jetée  dès  l'enfance,  loin  de  contrarier 
ces  dispositions  natives,  les  avait  plutôt  déve- 
loppées. Comme  il  arrive  souvent  aux  êtres  que 
leur  milieu  froisse,  elle  s'était,  par  réaction, 
repliée  sur  elle-même  et  affinée  intérieure- 
ment. 

Sa  personne  physique  s'accordait  assez  bien 
à  sa  physionomie  morale.  «  Sans  être  grande, 
écrivait  en  1719  l'auteur  des  Lettres  historiques, 
elle  est  fort  bien  faite  et  a  cet  air  de  noblesse 


ADRIENNR   LE   COUVREUR.  51 

qui  prévient  en  sa  faveur  ;  elle  a  des  grâces 
autant  que  personne  au  monde.  »  C'est  le 
témoignage  unanime  des  contemporains  :  elle 
était  infiniment  élégante  et  gracieuse.  Les  por- 
traits qui  nous  restent  d'elle  ^  nous  la  repré- 
sentent svelte  de  corps,  avec  la  tète  fine,  les 
traits  délicats,  le  front  haut,  le  nez  un  peu 
busqué,  la  bouche  étroite  et  joliment  dessinée. 
Mais  c'est  par  les  yeux  que  cet  ensemble  agréa- 
ble recevait  son  expression  et  s'achevait  en 
beauté,  des  yeux  dont  l'on  remarquait  moins 
la  couleur  que  le  vif  et  profond  regard,  et  dans 
lesquels,  quand  elle  parlait,  on  voyait  passer 
l'onde  lumineuse  de  l'émotion  intime. 

Elle  avait  ainsi  trop  d'attrait  pour  n'être 
pas  remarquée  de  bonne  heure  et  courtisée  ; 
elle  était,  d'autre  part,  trop  évidemment  des- 


1.  Le  portrait  de  mademoiselle  Le  Couvieur  a  été  peint  par 
les  principaux  artistes  du  temps  :  Coypel,  Fontaine,  de  Troy, 
Van  Loo,  et  peut-être  Nattier.  Mais  nulle  de  ces  toiles  n'est 
venue  jusqu'à  nous.  On  connaît  toutefois  par  la  gravure  les 
portraits  de  Coypel  et  de  Fontaine  ;  le  premier  est  plutôt  une 
figure  allégorique,  une  étude  d'expression,  qu'un  portrait  d'après 
nature.  Le  second  est  une  œuvre  charmante,  d'un  caractère 
individuel,  intime  et  vrai.  —  Voir  la  notice  de  M.  Monval  sur 
V Iconographie  d'Aclrienne  Le  Couvreur,  à  la  suite  des  Lettres, 
page  261. 


52  PROFILS    DE   FEMMES. 

tinée  à  la  vie  passionnelle  pour  y   échapper 
longtemps. 

Le  premier  de  ses  adorateurs  fut  le 
baron  D...,  jeune  officier  du  régiment  de 
Picardie,  en  garnison  à  Lille.  On  ne  sait  rien 
de  lui,  sinon  qu'après  quelques  mois  d'un 
bonheur  partagé,  il  mourut  subitement,  lais- 
sant au  cœur  de  sa  maîtresse  un  désespoir 
violent.  Elle  se  donna  ensuite  à  un  officier  du 
duc  de  Lorraine,  Philippe  Le  Roy,  dont  elle 
eut,  en  1710,  une  fille  baptisée  Élisabeth- 
Adrienne.  Quelques  biographes  désignent 
comme  père  de  cette  enfant  le  comédien  Glavel, 
qui  fut  peut-être  l'amant  de  mademoiselle  Le 
Couvreur  et  faillit  devenir  son  époux.  Après 
une  assez  longue  solitude  morale,  elle  accepta, 
en  171  G,  Tamour  exalté  que  lui  offrait  Fran- 
çois de  Klinglin,  fils  du  préteur  royal  de  Stras- 
bourg, le  premier  magistrat  de  la  ville.  Un  an 
plus  tard  elle  mettait  au  monde  une  seconde 
fille,  Françoise-Catherine-Ursule,  et  presque  au 
même  moment  le  comte  de  Klinglin,  cédant 
aux  instances  de  sa  famille,  abandonnait  la 
mère  de  son  enfant  pour  contracter  un  mariage 
avantageux. 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  53 

Au  premier  abord,  ces  liaisons  successives, 
tant  d'expériences  sentimentales  en  si  peu 
d'années  déconcertent  chez  une  personne  aussi 
distinguée  moralement  que  mademoiselle  Le 
Couvreur  nous  est  tout  à  l'heure  apparue. 
Mais,  plus  que  les  autres,  les  natures  de  sa 
race  sont  exposées  aux  brusques  surprises  du 
cœur  et  de  la  volonté.  Elles  sont  victimes  de 
leurs  qualités  mêmes  :  car  toujours  quelque 
émotion  morale  s'associe  en  elles  au  plaisir,  et 
donne  le  change  à  leur  insatiable  besoin 
d'aimer,  à  leur  continuel  élan  vers  le  bonheur. 
Leur  âme,  d'ailleurs,  est  ainsi  faite  qu'elle  se 
résigne  à  tout,  hormis  à  une  activité  sans 
aliment  et  au  vide  moral.  De  là  ces  passions 
plutôt  subies  qu'acceptées,  ces  ivresses  passa- 
gères, qui,  le  réveil  venu,  demeurent  inexpli- 
cables à  celles-là  mêmes  qui  les  ont  ressenties. 
De  là  ces  résolutions  folles  qui  n'ont  d'autre 
raison  que  d'être  des  résolutions,  c'est-à-dire 
de  mettre  fin,  d'une  manière  quelconque,  à  un 
état  de  souffrance  jugé  intolérable. 

C'est  ainsi  que  la  chronique  du  temps  put 
prêter  encore  pour  amants  à  mademoiselle  Le 
Couvreur  le  chevalier  de  Rohan  et  ce  grossier 


54  PROFILS    DE    FEMMES. 

Anglais,  lord  Peterborough,  dont  on  connaît 
l'apostrophe  à  sa  maîtresse  :  «  Allons  !  qu'on 
me  montre  beaucoup  d'amour  et  beaucoup 
d'esprit  !  » 

Le  nom  de  Voltaire  fut  aussi  prononcé.  L'un 
des  premiers,  il  avait  apprécié  le  caractère  de 
mademoiselle  Le  Couvreur  et  subi  son  charme. 
Plus  tard,  dans  une  lettre  écrite  à  Thiériot 
au  sujet  de  la  mort  d'Adrienne,  il  déclarera 
avoir  été  «  son  admirateur,  son  ami,  son 
amant  ».  Que  faut-il  conclure  de  ce  dernier 
qualificatif?  Doit-on  prendre  le  mot  au  sens 
platonique  et  poétique  qui  avait  cours  à 
l'époque  ? 

On  ne  sait.  Mais,  quels  qu'aient  pu  être  les 
rapports  passagers  de  la  comédienne  et  de 
l'écrivain,  un  fait  reste  acquis,  c'est  qu'elle 
eut  en  lui  le  plus  dévoué  et  le  plus  ferme  des 
amis.  Toujours  il  lui  demeura  fidèle  et  tendre- 
ment attaché.  Avec  une  sincérité  profonde  il 
lui  parlera  sans  cesse 

De  la  pauvre  amitié  que  son  cœur  a  pour  elle. 

A  l'heure  de  la  mort,  il  recueillera  son 
dernier  souffle  et,  quand  le  corps  de  la  mal- 


J 


ADRIENNE   LE  COUVREUR. 


heureuse  comédienne  sera  jeté  à  la  voirie,  la 
douleur  lui  arrachera  les  vers  qui  sont  dans 
toutes  les  mémoires  : 


Ils  privent  de  la  sépulture 
Celle  qui  dans  la  Grèce  aurait  eu  des  autels... 

Elle  a  cliarmé  le  monde  et  vous  l'en  punissez  ! 


* 
*     * 


Vers  1720,  une  période  nouvelle  commença 
dans  la  vie  de  mademoiselle  Le  Couvreur. 

Elle  approchait  de  la  trentième  année,  de 
cet  âge  où  la  femme  réalise,  avec  le  complet 
épanouissement  de  sa  beauté  physique,  la  pleine 
conscience  de  sa  personnalité  morale. 

De  même  que  le  milieu  où  elle  avait  vécu 
n'avait  pu  altérer  la  finesse  native  de  ses  sen- 
sations, les  aventures  où  elle  avait  risqué  son 
cœur  ne  l'avaient  ni  avilie  ni  déparée  mora- 
lement. Mais  elle  avait  gardé  de  ces  épreuves 
intimes  un  dégoût  amer.  Elle  avait  trop  souf- 
fert de  s'être  si  souvent  trompée  sur  elle- 
même  et  sur  les  autres,  de  s'être  montrée  si 
crédule  et  si  faible.  L'égoïsme  des  hommes  lui 


S6  PROFILS    DE   FEMMES. 

avait  infligé  la  pire  des  humiliations  pour  une 
créature  aimanle  et  fière,  celle  d'être  délaissée 
comme  une  fantaisie  épuisée,  quand  elle  avait 
cru  se  donner  pour  toujours.  Aussi,  avec  une 
sincérité  parfaite,  s'était-elle  juré  de  ne  plus 
jamais  aimer.  Elle  entendait  bien  rester  mai- 
tresse  désormais  de  ses  actions  et  de  son  cœur. 

Et  depuis  quelques  mois,  en  effet,  installée 
définitivement  à  Paris,  se  réservant  tout  entière 
au  culte  de  son  art  et  aux  soins  de  la  simple 
amitié,  elle  goûtait  en  pleine  sécurité  un  calme 
intérieur  qu'elle  n'avait  jamais  connu. 

Mais  elle  avait  compté  sans  ces  réveils  sou- 
dains, ces  retours  inattendus  de  notre  nature 
première,  qui  font  d'un  être  sensible  l'objet  le 
plus  fragile,  le  plus  illogique  et  le  plus  misé- 
rable qui  soit  au  monde. 

En  1721,  elle  rencontra  Maurice  de  Saxe. 

Du  jour  qu'elle  le  connut,  elle  fut  charmée, 
subjuguée,  ravie;  il  lui  sembla  qu'elle  com- 
mençait seulement  de  vivre.  Elle  se  donna 
comme  elle  ne  s'était  jamais  donnée.  De  ce 
jour  aussi,  elle  entra  dans  cet  état  singulier 
où  l'âme,  sans  cesse  partagée  entre  la  vue  de 
l'extrême  félicité  et  celle  de  l'extrême  infortune 


ADRIENNE  LE   COUVREUR.  57 

ne  connaît  plus  de  repos  sans  alarme  ni  de 
joie  sans  effroi.  Jamais,  je  crois,  le  caractère 
aveugle,  inexplicable  et  impératif  de  l'amour 
n'apparut  plus  évident.  Jamais  non  plus  ne  fut 
plus  clairement  énoncée  l'énigme  ironique  que 
l'amour  semble  proposer  aux  analystes  du  sen- 
timent humain,  en  se  plaisant  à  naître  aussi 
bien  de  la  différence  que  de  l'analogie  des 
caractères,  du  contraste  que  de  la  similitude 
des  tempéraments. 

Entre  mademoiselle  Le  Couvreur  et  le  comte 
de  Saxe,  tout  faisait  disparate  ;  sous  aucun 
rapport  ces  deux  êtres  ne  semblaient  faits  pour 
s'apparier. 

Physiquement,  d'abord,  le  fils  d'Auguste  de 
Pologne  et  d'Aurore  de  Kœnigsmarck  était 
d'une  carrure  et  d'une  vigueur  au-dessus  de 
la  moyenne.  Passionné  pour  les  exercices  du 
corps,  il  était  capable,  en  chasse,  en  campagne, 
d'accomplir  des  prodiges  de  force  et  d'endu- 
rance. C'était  un  jeu  pour  lui  de  rompre  entre 
ses  doigts  un  écu  d'argent  ou  un  fer  à  cheval. 
Lors  de  son  arrivée  à  Paris,  son  air  sauvage 
et  ses  manières  brusques  lui  avaient  fait 
donner  dans  les  salons  le  surnom  de  «  san- 


58  PROFILS    DE    FEMMES. 

glier  ».  Ce  n'est  qu'après  un  long  séjour  en 
France,  et  par  l'influence  persistante  d'Adrienne 
Le  Couvreur,  que  la  fougue  animale  qui  était 
le  fond  de  sa  nature  finit  par  s'amortir  et  se 
discipliner. 

Elle,  au  contraire,  n'était  que  fragilité.  Ses 
forces  minces,  ses  traits  ténus  et  la  pâleur 
habituelle  de  son  teint  disaient  assez  la  déli- 
catesse de  son  organisme. 

Au  moral,  les  dissemblances  se  marquaient 
encore  plus  fortement.  Voluptueux  et  scep- 
tique, violent  dans  ses  désirs,  capable  même 
de  cruauté  dans  la  passion,  Maurice  de  Saxe 
alliait  aux  instincts  qu'il  tenait  de  son  père 
les  travers  du  mondain  de  la  Régence.  Il  y  eut 
toujours  en  lui  du  Sarmate  et  du  roué,  ou, 
comme  disait  Voltaire,  «  du  LucuUus  et  du 
Houssar  ».  « 

Par  quelles  raisons  secrètes  s'éprit-il  donc  de 
mademoiselle  Le  Couvreur  au  point  de  lui 
rester,  sinon  fidèle,  du  moins  attaché  pendant 
neuf  années  et  lui  inspira-t-il,  en  retour,  une 
passion  qui  ne  s'éteignit  qu'avec  la  vie  ?  Com- 
ment une  si  forte  chaîne  fut-elle  nouée  entre 
deux  êtres  de  complexion  si  contraire?  Sans 


ADRIEN'NE   LE   COUVREUR.  89 

doute,  mademoiselle  Le  Couvreur  subit  d'abord 
l'attrait  mystérieux,  la  sorte  de  fascination  et 
de  magnétisme  que  le  libertin,  quand  il  n'est 
pas  de  race  vulgaire,  exerce  toujours  sur  l'àme 
féminine.  Or,  ce  n'était  pas  un  libertin  ordi- 
naire que  Maurice  de  Saxe.  Il  cherchait  le 
plaisir  sous  toutes  ses  formes  ;  mais  il  n'en 
goûtait  pleinement  qu'un  seul,  celui  que  pro- 
cure l'action  superbe,  l'exercice  audacieux  de 
la  volonté,  la  domination  sur  les  femmes  et 
sur  les  hommes.  Jusque  dans  ses  pires  excès, 
il  gardait  quelque  chose  de  royal. 

Sous  ces  dehors  légers  et  blasés,  sa  maîtresse 
découvrit  très  vite  le  grand  caractère,  les  qua- 
lités fortes  et  géniales  qu'il  devait  déployer 
vingt-cinq  ans  plus  tard  sur  les  champs  de 
Fontenoy,  de  Raucoux  et  de  Lawfeld.  Et  la 
perspective  d'une  influence  salutaire  à  exercer 
sur  un  tel  homme  était  bien  faite  pour  tenter 
une  imagination  aussi  généreuse  que  celle  de 
mademoiselle  Le  Couvreur. 

Lui,  de  son  côté,  goûtait  auprès  d'elle  le 
bien-être  intime  que  nous  éprouvons  à  nous 
sentir  devinés,  compris,  sollicités  dans  nos  pen- 
chants et  nos  rêves  secrets.  Par  elle,  il  prenait 


60  PROFILS    DE   FEMMES. 

conscience  de  sa  personnalité  vraie.  Elle  entre- 
tenait en  lui  l'instinct  d'héroïsme  et  d'idéal  qui 
était  au  fond  de  sa  nature,  et  qui,  faute  d'em- 
ploi, s'égarait  en  débauches  et  en  frivolités. 
Et  comme,  de  plus,  elle  était  exquise  de 
grâce  amoureuse,  comme  elle  flattait  ses  sens 
et  son  orgueil  autant  que  son  intelligence  et 
son  ambition,  il  portait  sans  impatience  le 
joug  charmant  qu'elle  avait  posé  sur  lui. 

Les  événements  qui  marquèrent  leur  liaison 
sont  connus.  L'expédition  de  Maurice  en  Cour- 
lande,  à  la  conquête  d'une  couronne  ducale, 
en  est  le  plus  saillant.  On  savait  déjà  les 
encouragements  qu'Adrienne  lui  prodigua  dans 
cette  circonstance  et  avec  quelle  fierté  elle  ins- 
pira son  héros.  On  n'ignorait  pas  non  plus  le 
concours  généreux  qu'elle  lui  prêta  en  lui 
expédiant  un  subside  de  quarante  mille  livres, 
prix  de  sa  vaisselle  et  de  ses  bijoux.  Et 
certes,  elle  avait  quelque  mérite  à  le  seconder 
ainsi,  instruite  qu'elle  était  des  intrigues 
matrimoniales  ourdies  autour  de  l'aventureux 
prétendant,  et  qui,  par  une  singulière  ren- 
contre, faillirent  tour  à  tour  lui  faire  épouser 
deux  futures  impératrices  de  Russie,  la  prin- 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  61 

cesse  Anna  Ivanovna  et  la  princesse  Elisabeth 
Petrovna,  l'une  nièce  et  l'autre  fille  de  Pierre 
le  Grand. 

Mais  ce  qu'on  savait  moins  bien,  et  ce  que 
nous  apprend  la  correspondance  nouvellement 
publiée,  c'est  l'intelligence  pratique,  l'esprit 
de  sagesse  et  de  décision  qu'elle  mit  au  service 
de  son  amant.  L'amour  avait  fait  de  cette 
jeune  femme,  experte  seulement  aux  fictions 
de  l'art,  une  conseillère  excellente  dans  les 
choses  de  la  politique  et  de  la  diplomatie.  On 
perçoit,  dans  telle  lettre  d'elle,  la  sûreté  du 
coup  d'œil  et  le  sang-froid,  l'aptitude  à  juger 
les  hommes  et  les  choses,  l'intuition  des 
caractères  et  des  événements,  qui  assurera  aux 
femmes  du  xviii^  siècle  un  rôle  si  important 
dans  la  conduite  des  affaires  publiques. 

Enfin,  après  trois  ans  d'absence,  Maurice 
revint  à  Paris,  ayant  déployé  autant  d'hé- 
roïsme à  perdre  sa  souveraineté  de  Gourlande 
qu'il  en  avait  montré  à  la  conquérir.  Et  l'in- 
timité reprit  entre  les  deux  amants. 

Que  pendant  cette  longue  séparation  Mau- 
rice soit  resté  fidèle  à  sa  maîtresse,  rien  de 
moins  vraisemblable.  Il  avait  soulevé,  en  Saxe, 

4 


62  PROFILS    DE   FEMMES. 

en  Pologne,  en  Courlande  et  en  Lithuanie,  un 
véritable  enthousiasme  parmi  les  femmes. 
Toutes  les  grandes  dames  de  Dresde,  de  Var- 
sovie, de  Mittau  et  de  Riga  avaient  pris  parti 
pour  lui  et  entraîné  leurs  maris  dans  sa  cause. 
<i  Le  comte  Pociey  *,  disait  un  des  ministres  de 
Frédéric-Auguste,  s'est  engagé  dans  cette  affaire 
comme  Adam  dans  le  péché,  séduit  par  sa 
femme.  »  Elles  l'avaient  aidé  de  leurs  vœux 
d'abord,  puis  de  leur  influence,  enfin  de  leur 
bourse.  Aussi,  lorsque,  le  28  juin  1726,  la 
Diète  de  Mitlau  l'avait  proclamé  duc  de  Cour- 
lande  et  Sémigalle,  elles  avaient  exulté  d'allé- 
gresse. «  Les  femelles  n'en  dorment  pas  de  joie, 
écrit  l'ambassadeur  de  Saxe  à  Saint-Péters- 
bourg. S'il  ne  vient  pas  bientôt,  j'appréhende 
qu'elles  ne  lui  courent  au-devant.  Autant  de 
mille  écus  que  notre  héros  va  faire  d  Actéons 
m'accomoderaient  fort.  » 

Et  pourtant  mademoiselle  Le  Couvreur  rece- 
vait de  Maurice  des  messages  fréquents  et 
affectueux.  Au  milieu  des  intrigues  les  plus 
compliquées  et  des  équipées  les   plus  aventu- 

1.  Grand  maréchal  de  Lithnanie. 


ADRIENNE    LE   COUVREUR.  63 

reuses,  il  pensait  à  elle  et  lui  expédiait  quelques 
mots  de  souvenir.  C'est  que  la  femme  qui  a 
su  se  faire  aimer  d'un  libertin  trouve  dans 
l'inconstance  même  de  son  amant  la  garantie 
de  son  amour.  Si  elle  a,  en  effet,  toutes  les 
femmes  pour  rivales,  elle  n'en  a  aucune  en 
particulier.  Elle  peut  être  souvent  trompée, 
elle  n'est  pas  supplantée. 

C'est  le  23  octobre  ^28  que  le  comte  de 
Saxe  rentra  dans  Paris,  et  le  soir  même  il 
était  chez  sa  maîtresse.  «  Une  personne  atten- 
due depuis  très  longtemps,  écrit  Adrienne  à 
cette  date,  arrive  enfin  ce  soir.  Un  courrier 
vient  de  devancer,  parce  que  la  berline  est 
cassée  à  trente  lieues.  On  a  fait  partir  une 
chaise,  et  ce  soir  on  sera  ici.  »  Leurs  relations 
reprirent  dès  lors  comme  par  le  passé. 

Il  paraît  bien,  toutefois,  que  plas  d'un 
nuage  obscurcit  le  ciel  de  leur  intimité.  Le 
comte  de  Saxe  était,  en  effet,  à  une  heure  cri- 
tique de  sa  vie.  Il  traversait  la  plus  dure  des 
épreuves  pour  les  hommes  de  tempérament 
héroïque  :  l'inaction.  Mal  consolé  de  son  insuccès 
en  Courlande,  il  essayait  de  tuer  le  temps  par 
le  travail,  par  l'étude  des  mathématiques  et  de 


64  PROFILS    DE   FEMMES. 

l'art  militaire,  par  la  composition  de  ses 
curieuses  Rêveries.  L'avenir  lui  paraissait 
sombre;  son  étoile  s'était  voilée.  Blasé  sur  les 
plaisirs  du  monde,  doutant  de  tout  et  de  lui- 
même,  il  s'ennuyait. 

Adrienne  Le  Couvreur  eut  plus  d'une  fois  à 
ressentir  les  effets  de  cet  ennui.  Une  querelle 
violente,  qu'il  lui  chercha  un  jour  sous  le 
plus  futile  prétexte,  arracha  à  la  pauvre  amante 
des  accents  d'une  douleur  indignée.  Elle  écri- 
vait à  l'un  de  ses  confidents  : 

«  Je  suis  outrée  de  colère  et  d'affliction  ; 
j'ai  fondu  en  larmes  toute  cette  nuit.  Peut-être 
y  a-t-il  de  la  déraison,  puisque  je  n'ai  rien  à 
me  reprocher,  mais  je  ne  puis  supporter  des 
injustices  si  peu  méritées...  On  me  soupçonne; 
on  fait  plus,  on  m'accuse  ;  on  fait  pis  encore,  on 
me  veut  convaincre,  et  c'est  sans  me  donner  la 
facilité  de  me  défendre;  de  sorte  que  si  le 
hasard  ne  me  veut  faire  apprendre  et  décou- 
vrir ce  qui  se  passe,  je  serai  couverte  de  la 
plus  horrible  calomnie  qui  fut  jamais,  par  un 
homme  qui  porte  le  nom  de  mon  ami  depuis 
dix  ans.  On  ne  veut  pas  que  je  vous  le  dise. 
Je   respecte   et  j'aime   tendrement    celui    qui 


ADRIENNE   LE  COUVREUR.  65 

m'en  empêche,  mais  je  n'y  saurais  tenir,  je 
suis  trop  touchée,  trop  blessée  et  trop  effrayée 
pour  l'avenir,  pour  ne  pas  éclater,  au  moins 
avec  vous.  J'ai  besoin  de  conseil.  Un  homme 
capable  de  cette  noirceur  peut  très  bien  en 
imaginer  d'autres  ;  et,  ce  qui  me  désole  le  plus, 
c'est  la  nécessité  de  dissimuler.  Il  est  naturel 
de  crier  contre  la  perfidie,  et  j'aimerais  mieux 
la  pardonner  que  d'être  obligée  de  contraindre 
et  ma  douleur  et  mon  sentiment.  On  a  beau 
me  dire  que  c'est  sa  façon  de  penser,  qu'il  ne 
compte  point  me  faire  tort  en  me  confondant 
avec  toutes  les  femmes.  Je  ne  puis  me  faire  à 
cette  idée.  Ce  n'est  pas  là  le  langage  qu'il  m'a 
tenu  depuis  dix  ans,  et  ce  ne  doit  pas  être  là 
le  prix  de  mon  attention  à  lui  plaire,  et  à  m'en 
faire  estimer,  au  moins  selon  ce  que  je  mérite. 
Que  me  peut-on  faire  au  bout  du  compte,  que 
de  me  blesser  mortellement  dans  ce  qui  m'est 
le  plus  sensible?  Je  puis  détruire,  en  un  ins- 
tant, l'erreur  dont  il  s'agit.  Mais  comment  me 
consoler  de  l'intention  de  la  noirceur?  C'est 
un  homme  qui  me  doit  connaître  et  qui  me 
devrait  aimer.  Ce  n'est  point  un  soupçon 
échappé  par  hasard  ;  c'est  une  confidence  faite 

4. 


no  PROFILS    DE   FEMMES. 

et  détaillée,  à  un  homme  qui  n'a  que  de  l'ami- 
tié pour  moi,  mais  dont  l'amitié  m'est  plus 
chère  que  toutes  les  passions  du  monde,  dont 
l'estime  m'est  plus  précieuse  que  ma  vie,  et 
dont  la  société  m'est  plus  nécessaire  que  toutes 
les  fortunes  de  l'univers.  C'est  devant  lui  que 
l'on  me  fait  passer  pour  fausse  et  méprisable. 
Quoi  qu'il  dise,  on  atteste  mon  prétendu 
crime.  0  mon  Dieu  !  Qu'est-ce  que  de  nous  ?  » 
Ce  n'était  donc  pas  une  tâche  aisée,  de 
contenter  et  de  retenir  un  amant  tel  que  Mau- 
rice de  Saxe.  La  jeune  femme  avait,  on  le 
voit,  fort  à  faire,  certains  jours,  pour  défendre 
et  garder  son  bonheur. 


Après  un  siècle  et  demi  d'obscurité,  les 
documents  publiés  par  M.  Mon  val  jettent  enfin 
un  peu  de  lumière  sur  l'énigmatique  aventure 
qui  troubla  les  derniers  jours  d'Adrienne  Le 
Couvreur. 

On  se  rappelle  la  version  ordinaire  de  cet 
incident. 

Une  dame  du  plus  haut  rang,  la  duchesse 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  67 

de  Bouillon,  s'étant  prise  de  goût  pour  le 
comte  de  Saxe  et  le  trouvant  insensible  à  ses 
avances,  en  aurait  conçu  contre  mademoiselle 
Le  Couvreur  un  tel  ressentiment,  qu'elle  se 
serait  résolue  à  se  défaire  d'elle  par  le  poison. 
Elle  aurait  choisi,  comme  instrument  de  sa 
vengeance,  un  jeune  abbé,  Bouret,  que  deux 
hommes  mystérieux  auraient  abordé,  un  soir, 
aux  Tuileries,  pour  l'instruire  de  ce  qu'on 
attendait  de  lui  : 

c(  Le  pauvre  abbé,  écrit  mademoiselle  Aïssé 
dans  une  de  ses  lettres,  se  défendit  beaucoup 
sur  la  noirceur  du  crime  :  les  deux  hommes 
lui  répondirent  qu'il  ne  dépendait  plus  de  lui 
de  refuser,  qu'il  lui  en  coûterait  la  vie  s'il 
n'exécutait  pas  ce  qu'on  lui  demandait.  L'abbé, 
effrayé,  promit  tout.  On  le  conduisit  chez 
madame  de  Bouillon  qui  lui  confirma  les  pro- 
messes et  les  menaces,  et  lui  remit  les  pas- 
tilles. L'abbé  demanda  quelques  jours  pour 
l'exécution  de  ces  projets...  Mademoiselle  Le 
Couvreur  reçoit  un  jour,  en  rentrant  chez 
elle,  une  lettre  anonyme  par  où  on  la 
prie  instamment  de  venir  seule,  ou  avec 
quelqu'un    de    sûr,    au    jardin    du    Luxem- 


68  PROFILS    DE    FEMMES. 

bourg,  et  qu'au  cinquième  arbre  d'une  des 
grandes  allées,  elle  trouvera  un  homme  qui 
avait  des  choses  de  la  dernière  conséquence 
à  lui  apprendre.  Comme  c'était  précisément 
l'heure  du  rendez-vous,  elle  remonte  en  car- 
rosse et  y  va...  Elle  trouve  l'abbé  qui  l'aborde 
et  lui  raconte  l'odieuse  commission  dont  il  est 
chargé,  et  qu'il  est  incapable  d'un  crime 
comme  celui-là  ;  mais  qu'il  est  dans  une  grande 
perplexité,  parce  qu'il  était  sur  d'être  assas- 
siné. La  Le  Couvreur  lui  dit  qu'il  fallait,  pour 
la  sûreté  de  l'un  et  de  l'autre,  dénoncer  toute 
cette  affaire  au  lieutenant  de  police.  L'abbé 
répondit  qu'il  craignait,  en  le  faisant,  de  se 
faire  des  eimemis  qui  étaient  trop  puissants 
pour  qu'il  y  pût  résister  ;  mais  que,  du  mo- 
ment qu'elle  croyait  cette  précaution  nécessaire 
pour  sa  vie,  il  ne  balancerait  point  à  soutenir 
ce  qu'il  lui  avait  dit.  La  Le  Couvreur  le  mena 
dans  son  carrosse  chez  M.  Hérault,  qui,  sur 
l'exposition  du  fait,  demanda  à  l'abbé  les  pas- 
tilles et  les  jeta  à  un  chien  qui  creva  un  quart 
d'heure  après...  » 

Si  invraisemblable    que   soit    l'aventure,  si 
étrangement  romanesque  qu'elle  nous  paraisse, 


ADRIENNE  LE   COUVRBUR.  69 

elle  est  exactement  rapportée  dans  ses  traits 
principaux.  Les  documents  que  M.  Monval  a 
extraits  des  archives  de  la  Bastille  ne  laissent 
plus  guère  de  doute  à  cet  égard.  L'entrevue 
des  Tuileries,  les  pourparlers  avec  la  duchesse 
de  Bouillon,  les  pastilles  suspectes,  tout  cela 
est  vrai.  L'abbé  Bouret,  incarcéré  à  Saint- 
Lazare,  l'a  confirmé  dans  une  série  d'interro- 
gatoires. 

Sur  ces  entrefaites,  mademoiselle  Le  Cou- 
vreur meurt  presque  subitement,  le  20  mars 
1730,  et  Bouret,  transféré  à  la  Bastille,  per- 
siste dans  ses  premières  dispositions.  En  vain 
essaie-t-on  d'obtenir  de  lui  une  rétractation, 
l'aveu  que  toute  son  histoire  n'était  que  calom- 
nie. 11  refuse  de  se  dédire,  et  le  Père  de  Coli- 
vrigny,  jésuite,  confesseur  de  la  prison,  écrit 
au   lieutenant  de  police  ce  billet  significatif  : 

«  J'ai  vu  aussi  et  entretenu  longtemps  le 
jeune  abbé  sorti  de  Saint-Lazare  ;  je  l'ai  fort 
prêché  sur  la  noirceur  de  la  calomnie  ;  il 
paraît  très  ferme  à  soutenir  qu'il  rien  fait  pas 
contre  les  autres,  mais  qu'il  nen  peut  pas  faille 
aussi  contre  lui-même  ;  la  chose  est  bien  terrible  et 
sérieuse.  » 


70  PROFILS    DE   FEMMES. 

Enfin,  après  quatre  mois  de  détention,  Bou- 
ret,  à  bout  de  forces,  convient  que  «  très  mal 
à  propos,  il  a  chargé  par  ses  précédentes 
déclarations,  madame  la  duchesse  de  Bouillon 
des  faits  graves  qui  y  sont  énoncés;  qu'il  lui 
en  demande  pardon  et  la  supplie  très  humble- 
ment de  vouloir  bien  lui  pardonner  ».  Ce 
n'est  pourtant  que  dix  mois  plus  tard,  le 
3  juin  1734,  alors  que  la  mort  d'Adrienne  est 
depuis  longtemps  oubliée,  que  le  malheureux 
est  remis  en  liberté.  Et,  depuis,  on  perd  sa 
trace. 

Qu'Adrienne  Lecouvreur  ait  été,  de  la  part 
de  madame  de  Bouillon,  l'objet  d'une  tentative 
d'empoisonnement,  le  fait  paraît  aujourd'hui 
démontré  ;  et  ce  que  nous  savons,  d'autre  part, 
du  caractère  emporté,  vindicatif  et  sans  scru- 
pule de  la  duchesse  n'y  contredit  pas.  Que  la 
tentative  ait  été  renouvelée  à  quelques  mois 
d'intervalle,  et  qu'Adrienne  y  ait  succombé 
cette  fois,  comme  on  l'affirma  dans  le  temps  et 
comme  quelques  personnes  le  croient  encore, 
la  chose  apparaît  plus  douteuse. 

Toujours  est-il  que,  le  d5  mars  1730,  au 
cours  d'une  représentation  d'OEdipe,  mademoi- 


ADRÎENNE   LE   COUVREUR.  7l 

selle  Le  Couvreur  fut  prise  de  violentes  dou- 
leurs internes.  Mademoiselle  Aïssé,  qui  assis- 
tait à  la  pièce  avec  madame  de  Parabère,  nous 
apprend  qu'elle  faisait  pitié  par  son  abatte- 
ment et  sa  faiblesse. 

«  Quoique  j'ignorasse  son  incommodité,  je 
dis  deux  ou  trois  fois  à  madame  de  Parabère 
qu'elle  me  faisait  grand'pitié.  Entre  les  deux 
pièces  on  nous  dit  son  mal.  Ce  qui  nous  sur- 
prit, c'est  qu'elle  reparut  dans  la  petite  pièce, 
et  joua,  dans  le  Florentin,  un  rôle  très  long  et 
très  difficile,  et  dont  elle  s'acquitta  à  mer- 
veille, et  oii  elle  paraissait  se  divertir  elle- 
même.  On  lui  sut  un  gré  infini  d'avoir  conti- 
nué pour  que  l'on  ne  dît  pas,  comme  on  l'avait 
fait  autrefois,  qu'elle  avait  été  empoisonnée. 
La  pauvre  créature  s'en  alla  chez  elle,  et  quatre 
jours  après,  à  une  heure  après  midi,  elle  mou- 
rut, lorsqu'on  la  croyait  hors  d'affaire.  » 

C'est  le  20  mars,  dans  l'après-midi,  qu'elle 
expira,  dans  des  convulsions  atroces.  Maurice 
de  Saxe,  Voltaire,  d'Argental  et  le  chirurgien 
Faget  étaient  auprès  d'elles.  Le  bruit  qui 
avait  couru  de  son  empoisonnement  détermina 
l'autorité  à  ordonner  son  autopsie.  On  trouva 


72  PROFILS    DE   FEMMES. 

qu'elle  avait  «  les  entrailles  gangrenées  »,  et 
l'on  conclut  qu'elle  était  morte  de  la  dysen- 
terie. 

Une  fois  déjà,  en  4725,  mademoiselle  Le 
Couvreur  avait  failli  succomber  à  une  inflam- 
mation aiguë  des  entrailles,  et  sa  santé  en  était 
depuis  lors  demeurée  profondément  atteinte. 
Nul  indice,  en  tout  cas,  ne  révéla  dans  sa 
mort  l'action  d'une  substance  toxique. 

Un  argument  pourtant  reste  à  ceux  qui, 
avec  M.  Monval,  maintiennent  encore  la  ver- 
sion de  l'empoisonnement  :  le  mystère  dont 
fut  entourée  l'inhumation. 

On  sait  que  le  curé  de  Saint-Sulpice,  n'ayant 
pu  obtenir  de  la  mourante  l'acte  particulier  de 
repentir,  le  désaveu  formel  de  la  profession 
dramatique  que  le  clergé  exigeait  alors  des 
gens  de  théâtre  avant  de  leur  conférer  les 
sacrements,  interdit  l'accès  de  l'église  au  corps 
d'Adrienne,  de  même  que  jadis  le  curé  de 
Saint-Eustaclie  avait  repoussé  la  dépouille  de 
Molière,  et  le  curé  d'Auteuil  celle  do  la  Champ- 
meslé.  En  agissant  ainsi,  le  prêtre  montrait 
sans  doute  peu  de  largeur  d'esprit,  mais  ne 
sortait  ni  de  son  droit  ni  de  la  tradition.  Ce 


ADRIENNE  LE   COUVREUR.  73 

qui  demeure  inexplicable,  c'est  que  non 
seulement  la  sépulture  religieuse,  mais  toute 
sépulture  fut  refusée  à  mademoiselle  Le  Cou- 
vreur. L'infortunée  ne  fut  même  pas  mise  au 
cercueil.  A  peine  enveloppée  d'un  suaire,  elle 
fut  emportée  secrètement,  à  minuit,  dans  un 
fiacre  par  deux  portefaix  qu'escortaient  un 
exempt  et  quelques  hommes  du  guet,  et 
inhumée  ou  plutôt  enfouie  dans  un  terrain 
vague,  sorte  de  chantier  de  construction  sis  à 
l'extrémité  du  faubourg  Saint-Germain.  Quand 
le  corps  eut  été  descendu  dans  la  fosse,  on 
jeta  dessus  un  peu  de  chaux  vive,  la  terre  fut 
nivelée  et  rien  ne  trahit  l'endroit  où  reposait 
la  morte. 

Pourquoi  cet  enlèvemeni  clandestin?  Pour- 
quoi cette  précaution  de  détruire  le  cadavre 
par  la  chaux  vive  et  de  dissimuler  la  fosse  ? 
Voulait-on  rendre  une  nouvelle  autopsie  impos- 
sible? Enfin  que  faisaient  là  les  représentants 
du  lieutenant  de  police?  Il  faut  avouer  que 
tout  cela  est  pour  le  moins  étrange  et  autorise 
bien  des  suppositions. 


PROFILS    DE  FEMMES- 


* 
*      * 


Mais  l'intérêt  des  lettres  qui  nous  occupent 
est  moins  dans  l'ordre  des  faits  que  dans  celui 
des  sentiments.  Ce  qui  nous  les  rend  surtout 
précieuses,  c'est  qu'elles  nous  laissent  voir  le 
fond  même  de  l'âme  qui  s'y  est  épanchée,  et 
que,  par  elles,  nous  percevons  l'une  des  formes 
les  plus  rares  et  les  plus  délicates  de  la  sensi- 
bilité féminine. 

Elles  nous  révèlent  d'abord  en  mademoiselle 
Le  Couvreur  un  ardent,  un  impérieux  besoin 
d'aimer.  C'est  là  l'instinct  le  plus  profond  de 
son  être,  le  principe  essentiel  de  son  activité 
morale,  l'emploi  naturel  et  constant  de  toutes 
ses  facultés.  ((  Que  faire  au  monde  sans 
aimer?  »  lisons-nous  dans  une  de  ses  lettres  à 
d'Argental.  Et  c'est  sa  devise  qu'elle  semble 
libeller  ainsi. 

En  retour,  elle  demande  qu'on  la  distingue 
et  qu'on  la  chérisse  ;  elle  n'a  de  douceur  qu'à 
être  un  objet  de  soins,  de  caresse  et  de  prédi- 
lection. 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  75 

L'amour  n'est  pas  chez  elle,  comme  chez 
mademoiselle  de  Lespinasse,  une  flamme  dévo- 
rante et  toujours  agitée  ;  c'est  une  ardeur  voi- 
lée, une  aspiration  constante.  Elle  est  de  la 
race  des  tendres,  et  non  des  passionnées. 
Parente  des  Monime  et  des  Bérénice,  des  La 
Vallière  et  des  Aïssé,  elle  a  leurs  larmes  douces, 
leur  grâce  touchante  et  leur  pudeur  volup- 
tueuse. 

Mais  sa  véritable  originalité  parmi  les  femmes 
de  son  temps,  c'est  la  conception  sérieuse  qu'elle 
se  fait  de  l'amour. 

On  sait  l'étrange  altération  qu'avait  subie 
ce  sentiment  sous  l'influence  dissolvante  des 
mœurs  de  la  Régence  :  tout  ce  qui  avait  fait 
jusqu'alors  la  noblesse  et  la  poésie  de  la  pas- 
sion s'était  écroulé  sous  les  coups  de  la  philo- 
sophie régnante  et  sous  le  persiflage  des  salons. 
La  femme  avait  perdu  plus  que  l'homme  à 
cette  transformation.  On  lui  avait  appris  que 
la  pudeur  et  la  fidélité  étaient  de  grands  mots 
vides  de  sens.  Et,  revenue  de  toute  illusion 
romanesque,  ne  s'attachant  plus  qu'au  positif 
et  à  l'agréable  des  liaisons  amoureuses,  elle 
étalait  partout  un  libertinage  cynique. 


76  PROFILS    DE   FEMMES. 

Ce  fut  riioniicur  d'Adrienne  de  résister  à  la 
contagion.  Le  don  de  sa  personne  eut  toujours 
pour  principe  un  engagement  du  cœur.  Elle 
aima,  non  par  caprice,  non  par  vanité,  mais 
par  inclination  morale,  avec  une  ardeur,  une 
conscience  et  une  gravité  profondes. 

Une  telle  façon  d'être  et  de  sentir  la  vouait 
fatalement  à  la  souffrance.  Stendhal ,  parlant 
des  femmes  «  qui  ont  trop  de  hauteur  dans 
l'àme  pour  aimer  autrement  que  par  la  pas- 
sion »,  signale  très  justement  la  misère  de  leur 
condition.  «  Elles  seraient  sauvées,  ajoute-t-il, 
si  elles  pouvaient  s'abaisser  à  la  galanterie.  » 
Aussi  le  sentiment  qu'on  trouve  le  plus  sou- 
vent exprimé  sous  la  plume  de  mademoiselle 
Le  Couvreur  est  la  crainte  de  l'amour. 

Elle  avait  été  trop  de  fois  dupe  des  enchan- 
tements du  cœur  ;  elle  savait  trop  ce  qu'il  en 
coûte  d'angoisses  et  de  larmes  à  mettre  son 
bonheur  et  sa  foi  dans  une  âme  étrangère,  et 
comme  deux  êtres,  en  voulant  s'aimer,  peuvent 
se  faire  souffrir.  «  Il  est,  écrit-elle,  des  erreurs 
bien  douces  où  je  ne  puis  plus  me  livrer.  De 
trop  tristes  expériences  ont  éclairé  ma  raison.  » 

Mais,  plus  que  les  trahisons  de  l'amour,  elle 


ADRIENNE    LE   COUVREUR.  77 

en  redoute  les  malentendus.  Elle  tremble  sans 
cesse  de  voir  les  élans  de  son  cœur  brusque- 
ment arrêtés  par  un  mot  d'ironie  ou  par  un 
sourire  de  scepticisme.  «  Ne  me  promettez  rien 
que  vous  ne  me  vouliez  tenir,  me  dussiez-vous 
promettre  de  me  haïr  :  il  me  semble  que  cela 
me  serait  plus  doux  que  de  me  voir  trompée.  » 
—  «  Quel  supplice,  écrit-elle  encore  à  d'Ar- 
gental,  quel  supplice  de  se  défier  toujours  I  » 
Et,  s'adressant  à  un  jeune  homme,  elle  lui 
donnera  ce  conseil  :  «  Choisissez  pour  maîtresse 
un  cœur  tout  neuf.  Qu'elle  ne  soit  point  encore 
revenue  de  cette  heureuse  confiance  qui  rend 
tout  si  beau  ;  qu'elle  n'ait  été  ni  trahie  ni 
quittée  :  qu'elle  vous  croie  tel  que  vous  êtes, 
et  tous  les  hommes  tels  que  vous  ». 

Elle  ira  plus  loin  encore  :  après  la  crainte, 
elle  aura  le  dégoût  et  l'horreur  de  l'amour. 
c(  Je  suis  excédée  de  l'amour...  L'amour  n'est 
autre  chose  qu'une  folie  que  je  déteste.  »  C'est 
le  dernier  mot  qui  s'échappe  de  ses  lèvres  ;  c'est 
le  cri  d'une  âme  épuisée,  qui  n'ose  plus  espé- 
rer et  ne  veut  plus  souffrir. 

Si  cruellement  éprouvée  par  l'amour,  made- 
moiselle Le  Couvreur  trouva,  dans  l'amitié,  des 


78  PROFILS    DE    FEMMES. 

compensations  inap[)réciables.  Le  cas,  il  faut 
l'avouer,  contredit  à  tout  ce  que  les  moralistes 
ont  observé  à  cet  égard.  «  Ce  qui  fait  que  la 
plupart  des  femmes  sont  peu  touchées  de  l'ami- 
tié, écrit  La  Rochefoucauld,  c'est  qu'elle  est 
fade  quand  on  a  senti  de  l'amour.  »  La  Bruyère 
affirme  que  «  l'amour  et  l'amitié  s'excluent 
l'un  l'autre  »  ;  et  Saint-Évremond  écrit  :  «  Où 
l'amour  a  su  régner  une  fois,  il  n'y  a  plus 
d'autre  passion  qui  subsiste  d'elle-même.  » 

Tout  au  contraire,  c'est  aux  âmes  blessées 
par  la  passion  que  l'amitié  offre,  pour  un 
temps  au  moins,  le  plus  d'attrait  ;  car  elle 
leur  promet  ce  dont  elles  sont  le  plus  altérées  : 
le  calme  et  la  sécurité.  Elles  n'y  trouvent,  en 
effet,  ni  les  malaises  qui  précèdent  l'amour, 
ni  les  fièvres  qui  l'accompagnent,  ni  les  dégoûts 
et  les  rancunes  qui  le  suivent  ;  mais  des  émo- 
tions douces,  égales,  tempérées,  seuls  aliments 
qui  puissent  convenir  à  leur  débilité. 

C'est  précisément  ce  qui  porta  mademoiselle 
Le  Couvreur  vers  l'amitié.  Mais  elle  marqua 
d'une  nuance  bien  personnelle  ce  sentiment 
qui,  entre  homme  et  femme,  n'est  le  plus  sou- 
vent qu'une   trêve  armée  ou    une  transaction 


ADRIENNE    LE   COUVREUR.  79 

équivoque.  Elle  en  fit  un  commerce  tendre  et 
confiant,  sans  sous-entendu  ni  réserve,  un  mé- 
lange d'inclination  morale  et  d'attrait  person- 
nel, un  état  de  l'âme  à  égale  distance  de  l'amour 
et  de  l'amitié  ordinaire.  Elle  goûtait,  dans  cet 
ordre  d'affection,  des  jouissances  profondes  ; 
elle  prétendait  y  découvrir  des  délices  toujours 
nouvelles  ;  elle  en  savourait  certains  plaisirs 
avec  une  vivacité  et  une  finesse  d'impression 
qui  éveillaient  en  elle  comme  une  exquise 
volupté. 

L'absence  de  toute  coquetterie  était  la  con- 
dition absolue  d'un  pareil  sentiment.  Et,  de 
fait,  aucune  femme,  de  l'aveu  de  tous  ceux 
qui  la  connurent,  n'apporta  plus  de  franchise 
et  de  virile  droiture  dans  ses  rapports  avec  les 
hommes.  Sa  seule  habileté,  si  c'en  était  une, 
fut  d'aimer  chacun  de  ses  amis  comme  s'il 
était  l'unique  ou,  ce  qui  mieux  est,  le  préféré. 

Mais  où  elle  se  montrait  une  véritable  artiste 
en  intimité,  c'était  dans  les  soins,  les  ména- 
gements et  les  précautions  dont  elle  entourait 
ses  amitiés.  Elle  savait  que,  pour  durer,  tout 
sentiment  a  besoin  d'être  cultivé  et,  par  mille 
attentions    discrètes,   elle   entretenait  le    zèle 


80  PROFILS   DE    FEMMES. 

affectueux  de  ceux  qu'elle  s'était  une  fois 
attachés. 

Si  elle  demandait  beaucoup  à  l'amitié,  elle 
n'y  donnait  pas  moins.  Un  témoignage  char- 
mant de  sa  fidélité  à  ses  amis  nous  est  conservé 
dans  une  lettre  qu'elle  écrivit,  peu  de  temps 
avant  sa  mort,  au  marquis  de  La  Chalotais.  Il 
avait  été,  dix  ans  plus  tôt,  parmi  ses  plus 
fervents  adorateurs  ;  elle  l'avait  peu  à  peu 
ramené  de  l'amour  à  l'amitié  ;  puis  la  vie  les 
avait  séparés.  Il  s'était  marié,  il  avait  atteint, 
de  bonne  heure ,  la  haute  situation  d'avocat 
général  au  Parlement  de  Bretagne.  Elle  lui 
écrivait  : 

«  J'ai  reçu.  Monsieur,  le  tribut  qu'il  plaît  à 
votre  amitié  de  m'envoyer  tous  les  carêmes; 
je  suis  fâchée  qu'il  n'y  en  ait  qu'un  par  an, 
puisque  ce  n'est  que  dans  ce  temps  et  à  cette 
occasion  que  vous  m'honorez  de  votre  souve- 
nir. Je  suis  très  flattée  qu'il  subsiste,  malgré 
la  longueur  de  l'absence  et  le  peu  d'espérance 
de  nous  revoir.  Pour  moi,  je  suis  très  cons- 
tante pour  des  amis  tels  que  vous,  et  dussions- 
nous  vivre  cent  ans,  et  rester  aussi  éloignés, 
je  ne  vous  oublierais  point. 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  81 

»  Vous  voilà  décoré  d'une  charge  qui  vous 
retiendra  plus  que  jamais  dans  votre  Bretagne, 
et,  à  moins  que  je  n'y  aille,  je  ne  verrai  plus 
mon  petit  abbé.  Il  y  a  peut-être  de  l'indé- 
cence à  moi  d'appeler  ainsi  un  homme  devenu 
si  grave  par  le  sacrement  et  la  magistrature  ; 
je  vous  en  demande  donc  pardon  humblement, 
Monsieur,  à  vous,  à  Madame  votre  épouse  et 
à  votre  nouvelle  dignité.  Tout  ce  que  je  puis 
vous  assurer,  c'est  que  mon  petit  abbé  jeune, 
plein  d'esprit,  de  grâce  et  de  sagesse,  n'était 
pas  moins  respectable  pour  moi  que  M.  le  mar- 
quis de  La  Chalotais,  père  de  famille  et  avocat 
général  du  Parlement  de  Bretagne.  Ces  titres, 
loin  de  m'imposer,  m'autorisent,  ce  me  semble, 
à  vous  parler  plus  naïvement  et  avec  plus  de 
confiance  des  sentiments  qu'une  extrême  jeu- 
nesse et  une  entière  liberté  devaient  modérer. 
Quand  on  a  dix  ou  douze  ans  de  connaissance 
et  une  espèce  d'attachement  qui  résiste  à  l'éloi- 
gnement  et  ne  doit  blesser  personne,  on  doit 
se  parler  sans  contrainte.  Je  vous  assure  donc 
que  je  vous  aime  autant  que  je  vous  estime, 
que  je  fais  des  vœux  pour  votre  bonheur  et 
celui  de  tout  ce  qui  vous  appartient,  et  je  vous 

5. 


82  PROFILS    DE    FEMMES. 

exhorte  à  me  conserver  votre  souvenir  et 
mieux.  » 

Mais  l'attachement  le  plus  complet  et  le  plus 
tendre,  le  plus  pur  et  le  plus  durable  qu'ait 
inspiré  mademoiselle  Le  Couvreur,  son  chef- 
d'œuvre  en  amitié ,  est  le  sentiment  auquel 
elle  sut  fixer  le  cœur  de  Charles  d'Argental. 

Le  début  de  leurs  relations  avait  été  orageux. 
Charles  de  Ferriol  d'Argental,  à  peine  hors  de 
page,  s'était  passionnément  épris  d'Adrienne. 
Encore  toute  meurtrie  de  ses  premières  expé- 
riences sentimentales,  mais  touchée  par  ce 
qu'elle  devinait  de  sincère  et  de  profond  dans 
le  sentiment  dont  elle  était  l'objet,  mademoi- 
selle Le  Couvreur,  au  lieu  de  l'amour  qu'on 
lui  demandait,  proposa  son  amitié.  D'Argental 
ayant  repoussé  ses  offres,  elle  entreprit  de  le 
guérir.  Elle  s'y  appliqua  loyalement ,  sans 
arrière-pensée,  avec  une  grâce,  une  patience, 
une  ingéniosité  bien  rares.  Elle  lui  écrivait, 
par  exemple  : 

«  Se  peut-il  qu'avec  tant  d'esprit,  vous  soyez 
si  peu  maître  de  vous?  Que  vous  en  revien- 
dra-t-il,  que  le  plaisir  de  m'exposer  à  des  tra- 
casseries  désagréables,  pour  ne  pas  dire  pis? 


ADRIENNE  LE  COUVREUR.  83 

Je  suis  honteuse  de  vous  quereller  quand  vous 
me  faites  tant  de  pitié  ;  mais  vous  m'y  con- 
traignez. Adieu,  malheureux  enfant  1  Vous  me 
mettez  au  désespoir.  » 

Elle  ne  se  bornait  pas  à  prodiguer  au  pauvre 
amoureux  ses  conseils  et  ses  doux  reproches  : 
elle  lui  donna  un  témoignage  de  dévouement 
absolu  et  d'autant  plus  méritoire,  qu'elle  le 
lui  cacha  toujours.  Ayant  appris  que  madame 
de  Ferriol,  inquiète  de  la  passion  de  son  fils, 
songeait  à  l'éloigner  de  Paris,  à  l'envoyer  «  aux 
Iles  »,  à  Saint-Domingue,  mademoiselle  Le 
Couvreur  n'hésita  point  à  se  rendre  chez  elle 
pour  la  rassurer  elle-même.  Accueillie  avec 
froideur  et  n'ayant  pu  s'expliquer  aussi  com- 
plètement qu'elle  l'eût  souhaité,  elle  écrivit  à 
madame  de  Ferriol  la  lettre  que  voici  : 

Paris,  22  mars  1721. 

«  Madame, 
»  Je  ne  puis  apprendre,  sans  m'affliger  vive- 
ment, l'inquiétude  où  vous  êtes  et  les  projets 
que  cette  inquiétude  vous  fait  faire.  Je  pour- 
rais ajouter  que  je  n'ai  pas  moins  de  douleur 
de  savoir  que  vous  blâmez  ma  conduite;  mais 


84  PROFILS    DE    FEMMES. 

je  vous  écris  moins  pour  la  justifier  que  pour 
vous  protester  qu'à  l'avenir,  sur  ce  qui  vous 
intéresse,  elle  sera  telle  que  vous  voudrez  me 
la  prescrire.  J'avais  demandé  mardi  la  per- 
mission d'aller  vous  voir,  dans  le  dessein  de 
vous  parler  avec  confiance,  et  de  vous  deman- 
der vos  ordres.  Votre  accueil  détruisit  mon 
zèle  et  je  ne  trouvai  plus  que  de  la  timidité 
et  de  la  tristesse.  Il  est  cependant  nécessaire 
que  vous  sachiez  au  vrai  mes  sentiments,  et, 
s'il  m'est  permis  de  dire  quelque  chose  de  plus, 
que  vous  ne  dédaigniez  pas  d'écouter  mes  très 
humbles  remontrances,  si  vous  ne  voulez  pas 
perdre  monsieur  votre  fils. 

i>  C'est  le  plus  respectueux  enfant  et  le  plus 
honnête  homme  que  j'aie  vu  de  ma  vie.  Vous 
l'admireriez  s'il  ne  vous  appartenait  pas.  En- 
core une  fois.  Madame,  daignez  vous  joindre 
à  moi  pour  détruire  une  faiblesse  qui  vous 
irrite,  et  dont  je  ne  suis  pas  complice,  quoi  que 
vous  disiez.  Ne  lui  témoignez  ni  mépris  ni 
aigreur;  j'aime  mieux  me  charger  de  toute  sa 
haine,  malgré  l'amitié  tendre  et  la  vénéra- 
tion que  j'ai  pour  lui,  que  de  l'exposer  à  la 
moindre  tentation    de    vous  manquer.    Vous 


ADRIENNE   LE   COUVREUR.  85 

êtes  trop  intéressée  à  la  guérison  pour  n'y  pas 
travailler  avec  attention;  mais  vous  l'êtes  trop 
pour  y  réussir  toute  seule  et  surtout  en  com- 
battant son  goût  par  autorité,  ou  en  me  pei- 
gnant sous  des  couleurs  désavantageuses,  fus- 
sent-elles véritables.  Il  faut  bien  que  cette 
passion  soit  extraordinaire,  puisqu'elle  subsiste 
depuis  si  longtemps  sans  nulle  espérance,  au 
milieu  des  dégoûts,  malgré  les  voyages  que 
vous  lui  avez  fait  faire,  et  huit  mois  de  séjour 
à  Paris  sans  me  voir,  au  moins  chez  moi,  et 
sans  qu'il  sût  si  je  l'y  recevrais  de  ma  vie... 
Il  est  aisé  de  croire  que  son  commerce  me 
plairait  infiniment  sans  cette  malheureuse  pas- 
sion qui  m'étonne  autant  qu'elle  me  flatte, 
mais  dont  je  ne  veux  pas  abuser.  Vous  crai- 
gnez qu'en  me  voyant  il  ne  se  dérange  de  ses 
devoirs  et  vous  poussez  cette  crainte  jusqu'à 
prendre  des  résolutions  violentes  contre  lui. 
En  vérité,  madame,  il  n'est  pas  juste  qu'il  soit 
malheureux  de  tant  de  façons.  N'ajoutez  rien 
à  mes  injustices  ;  cherchez  plutôt  à  l'en  dédom- 
mager ;  faites  tomber  sur  moi  tout  son  ressen- 
timent, mais  que  vos  bontés  lui  servent  de 
ressources. 


86  PROFILS    DE   FEMMES, 

»  Je  lui  écrirai  ce  qu'il  vous  plaira  ;  je  ne 
le  verrai  de  ma  vie  si  vous  voulez;  j'irai  même 
à  la  campagne  si  vous  le  jugez  nécessaire;  mais 
ne  le  menacez  plus  de  l'envoyer  au  bout  du 
monde.  Il  peut  être  utile  à  sa  patrie;  il  fera 
les  délices  de  ses  amis;  il  vous  comblera  de 
satisfaction  et  de  gloire;  vous  n'avez  qu'à 
guider  ses  talents  et  laisser  agir  ses  vertus. 
Oubliez,  pendant  un  temps,  que  vous  êtes  sa 
mère,  si  cette  qualité  s'oppose  aux  bontés  que 
je  vous  demande  à  genoux  pour  lui.  Enfin. 
Madame,  vous  me  verrez  plutôt  me  retirer  du 
monde,  ou  l'aimer  d'amour,  que  de  souffrir 
qu'il  soit  à  l'avenir  tourmenté  pour  moi  et  par 
moi...  » 

Cette  lettre,  d'une  fierté  si  noble  et  d'une 
convenance  de  ton  si  parfaite,  resta  ignorée  de 
Charles  d'Argental  à  l'époque  où  elle  fut  écrite. 
11  n'en  eut  connaissance  qu'un  demi-siècle 
plus  tard,  l'ayant  découverte  par  hasard  au 
milieu  d'anciens  papiers  de  famille. 

Entre  des  mains  aussi  délicates,  la  guérison 
de  Charles  d'Argental  n'était  qu'affaire  de 
temps.  Il  se  rangea  peu  à  peu  aux  sentiments 


An^lIT^NNE    LE   COUVREUR.  87 

OÙ  l'on  voulait  l'amener,  et  s'en  trouva  récom- 
pensé. Dans  le  cœur  de  son  amie  une  place  à 
part  lui  fut  toujours  ménagée.  Elle  ne  lui 
cachait  pas  le  prix  inestimable  qu'elle  faisait 
de  son  affection.  «  Ne  vous  lassez,  lui  écrivait- 
elle,  ni  d'être  sage  ni  de  m'aimer.  Les  senti- 
ments que  j'ai  pour  vous  valent  mieux  que  la 
passion  la  plus  violente  et  la  plus  déréglée.  » 
Il  recevait  le  secret  de  ses  pensées;  elle  l'ap- 
pelait aux  heures  de  doute  et  de  tristesse,  elle 
l'adjurait  de  lui  conserver  toute  la  vie  son 
dévouement.  Et,  de  fait,  il  lui  garda  un  cœur 
fidèle  jusqu'à  la  mort. 


* 

*    * 


Ces  qualités  si  rares,  dont  le  renom  s'était 
discrètement  établi,  avaient  créé  à  mademoi- 
selle Le  Couvreur  une  situation  privilégiée 
dans  la  société  de  son  temps.  La  Régence, 
malgré  l'extrême  liberté  de  ses  mœurs,  avait 
en  effet  respecté  le  préjugé  qui  excluait  du 
monde  les  gens  de  théâtre. 

Adrienne  Le  Couvreur,  la  première  en 
France,  vit  s'ouvrir  devant  elle  Ja   porte  des 


88  PROFILS    DE   FEMMES, 

salons.  La  duchesse  du  Maine,  la  marquise  de 
Simiane,  la  duchesse  de  Gesvres,  la  présidente 
Berthier,  la  marquise  de  Lambert,  mesdames 
de  Pomponne  et  de  Montchesne  s'empres- 
sèrent de  lui  faire  accueil. 

Elle  montra  dans  cette  situation  délicate  un 
sentiment  si  juste  des  bienséances,  une  dignité 
si  décente,  un  tact  si  fin,  qu'elle  devint  bientôt 
la  favorite  du  monde  le  plus  qualifié  et  le  plus 
élégant.  Bientôt,  on  ne  chercha  plus  à  l'attirer 
chez  soi  :  on  se  disputa  l'honneur  d'être  reçu 
chez  elle.  «  C'est  une  mode  établie,  écrit-elle,  de 
dîner  ou  souper  avec  moi,  parce  que  quelques 
duchesses  m'ont  fait  cet  honneur.  Il  est  des 
personnes  dont  les  bontés,  dont  les  bienveil- 
lances me  charment  et  me  suffiraient,  mais 
auxquelles  je  ne  puis  me  livrer  pai*ce  que  je 
suis  au  public,  et  qu'il  faut  absolument  ou 
répondre  à  toutes  celles  qui  ont  envie  de  me 
connaître,  ou  passer  pour  impertinente.  Quelque 
soin  que  j'y  apporte,  je  ne  cesse  pas  de  mécon- 
tenter. Si  ma  pauvre  santé,  qui  est  faible, 
comme  vous  savez,  me  fait  refuser  ou  man- 
quer à  une  partie  de  dames  que  je  n'aurai 
jamais  vues,  qui  ne  se  soucient  de  moi  que  par 


A  DRI  ENNE    r.E   COUVREUR.  89 

curiosité,  ou,  si  je  l'ose  dire,  par  air,  car  il  en 
entre  dans  tout  :  «  Vraiment,  dit  l'une,  elle 
»  fait  la  merveilleuse  1  »  Une  autre  ajoute  : 
((  C'est  que  nous  ne  sommes  pas  titrées  !  »  Si 
je  suis  sérieuse,  car  on  ne  peut  être  fort  gaie 
avec  bien  des  gens  qu'on  ne  connaît  pas  : 
«  C'est  donc  là  cette  fille  qui  a  tant  d'esprit?  » 
dit  quelqu'un  de  la  compagnie.  «  Ne  voyez- 
»  vous  pas  qu'elle  nous  dédaigne,  dit  une 
»  autre,  et  qu'il  faut  savoir  du  grec  pour  lui 
»  plaire?  »  —  «  Elle  va  chez  madame  de 
»  Lambert,  dit  une  autre,  cela  ne  vous  dit-il 
))  pas  le  mot  de  l'énigme?  »... 

Elle  ne  se  laissait  toutefois  ni  éblouir  ni 
abuser  par  les  succès  de  société.  Elle  sentait 
trop  finement  ce  que  les  jouissances  de  cet 
ordre  ont  de  vain.  Elle  souffrait  même  de  la 
dispersion  de  soi  que  produit  le  monde.  Sa 
correspondance  est  pleine  d'aveux  à  cet  égard. 
La  même  note  y  revient  à  chaque  instant  : 
«  C'est  une  chose  horrible  que  la  dissipation 
où  je  suis  »  On  y  lit  encore  :  «  Je  suis  plus 
occupée  que  jamais  du  désir  de  devenir 
libre,  et  de  n'avoir  plus  de  cour  à  faire  qu'à 
ceux  qui,  réellement,  auront  de  la  bonté  pour 


90  PROFILS    DE   FEMMES. 

moi  et  qui  satisferont  et  mon  cœur  et  mon 
esprit.  Je  ne  me  soucie  point  de  briller  ;  j'ai 
plus  de  plaisir  cent  fois  à  ne  rien  dire,  mais  à 
entendre  de  bonnes  choses,  à  me  trouver  dans 
une  société  douce  de  gens  sages  et  vertueux, 
qu'à  être  étourdie  de  toutes  les  louanges  fades 
que  l'on  me  prodigue  à  tort  et  à  travers  dans 
bien  des  endroits.  » 

D'ailleurs  les  fatigues  de  cette  vie,  ajoutées  à 
celles  du  théâtre,  excèdent  ses  forces  physiques. 
Elle  est  toujours  souffrante.  Et  pourtant,  avec 
la  nerveuse  et  vaillante  énergie  des  femmes 
frêles,  elle  sort,  reçoit,  joue  et  travaille  tou- 
jours. «  Je  n'ai  pas  eu  douze  heures  de  santé 
depuis  que  je  vous  ai  vu.  »...  «  Ma  santé  est 
assez  languissante.  »  C'est  le  refrain  final  de 
presque  toutes  ses  lettres.  Elle  écrit  encore  : 
«  Ma  santé  me  désespère  et  je  ne  suis  pas  maî- 
tresse de  la  tristesse  qu'elle  m'inspire.  Je 
trouve  qu'il  est  plus  difficile  de  prendre  son 
parti  sur  une  langueur  éternelle  que  sur  une 
maladie  bien  vive  et  bien  déclarée.  /> 

La  vie  à  laquelle  elle  aspire  de  toutes  ses 
forces,  c'est  la  vie  calme  et  retirée,  les  entre- 
liens familiers,  les  longues  lectures  et  les  rèvci- 


ADKIENNE   LE   COUVREUR.  91 

ries  solitaires.  Un  document  suggestif  à  cet 
égard  est  l'inventaire  qui  fut  dressé  chez  elle 
après  sa  mort  et  qui  nous  a  été  conservé. 

Voici  d'abord  l'aménagement  de  sa  chambre  *  : 
une  tenture  de  damas  cramoisi  et  de  «  six 
pièces  de  tapisserie  de  Flandre  à  verdure  et 
petits  personnages  »  couvre  les  murs  et  amor- 
tit les  bruits  du  dehors.  Près  du  grand  lit  à 
«  tombeau  »,  est  une  chaise  longue,  un  ca- 
napé, un  sofa,  des  fauteuils  confortables,  des 
guéridons  finement  sculptés,  des  écrans  et  des 
paravents  de  bois  précieux,  quelques  tableaux 
de  choix,  un  clavecin  de  laque  de  Chine,  une 
bibliothèque  garnie  de  quatre  cents  volumes, 
complètent  le  mobilier,  sans  compter  les  menus 
objets  qui  couvrent  les  tables  et  révèlent  chez 
la  maîtresse  du  lieu  l'art  délicat  d'approprier 
à  sa  personne  les  moindres  choses  de  la  vie. 
C'est  bien  la  demeure  d'une  femme  qui  se 
complaît  en  son  logis  et  qui  veut  que  tout  y 
soit  harmonieux,  individuel  et  raffiné. 

Ses  toilettes,    dont  l'inventaire  nous  donne 


1.  Mademoiselle  Le  Couvreur  habitait  rue  des  Marais  (aujour- 
d'hui rue  Visconli)  un  petit  hôtel,  tout  proche  de  la  maison  où 
demeura  la  Champmeslé  et  mourut  Jean  Racine, 


92  PROFILS   DE    FEMMES. 

également  la  liste,  ne  portent  pas  un  témoi- 
gnage moins  significatif  de  ses  goûts  d'inti- 
mité. Pour  dix  «  habits  »  de  ville  et  de  soirée, 
elle  possède  quinze  robes  de  chambre  :  «  Une 
robe  de  chambre  de  gros  de  Tours  couleur  de 
rose,  garnie  de  réseau  d'argent  ;  une  robe  de 
chambre  de  damas  blanc  bordé  de  chenille; 
deux  robes  de  chambre  de  satin  jonquille  avec 
parements  de  fourrure  et  de  marmouchy,  etc..  » 
Ces  indications,  si  sèche  qu'en  soit  la  teneur, 
nous  permettent  d'évoquer,  en  son  cadre  et  en 
ses  atours  habituels,  l'imcige  de  celle  qui  vivait 
parmi  ces  élégances  et  ces  délicatesses.  Nous 
la  voyons  maintenant,  gracieuse  et  abandonnée, 
causant,  au  coin  du  feu  et  dans  une  lumière 
voilée,  avec  l'un  ou  l'autre  de  ses  amis  pré- 
férés, d'Argental,  du  Marsais,  l'abbé  d'Amfre- 
ville,  le  comte  de  Caylus.  Ou  bien  elle  nous 
apparaît  toute  seule,  sur  sa  chaise  longue,  les 
yeux  détachés  du  livre  qu'elle  tient  à  la  main, 
perdue  dans  une  longue  rêverie,  errant  parmi 
ses  souvenirs  et  ses  regrets,  savourant  la  paix 
douloureuse  des  âmes  au  fond  desquelles  d'an- 
ciennes amours  dorment  ensevelies,  telle  enfin 
qu'elle  devait  être  le  jour  de  décembre  où  elle 


ADRIENNE   LE  COUVREUR.  93 

écrivait  à  l'un    de    ses    confidents    ce    billet 
charmant  : 

«  J'ai  resté  toute  la  journée  chez  moi,  dans 
une  langueur  triste  et  pourtant  point  insuppor- 
table. J'ai  fait  des  réflexions  plus  attendris- 
santes que  noires.  Vous  ne  connaissez  pas  cet 
état,  parce  que  vous  n'êtes  ni  faible,  ni  femme, 
ni  mélancolique.  Adieu,  puissiez-vous  conserver 
jusqu'à  votre  dernier  jour  cette  heureuse  santé 
et  sécurité.  » 


* 
*    * 


Ainsi  s'achève,  dans  une  expression  de  dou- 
ceur, d'abandon  et  de  mélancolie,  la  physio- 
nomie intime  que  nous  avons  tenté  d'esquisser. 
Une  certaine  complexité  s'y  montre  par  en- 
droits et  nous  avons  dû  y  marquer  plus  d'un 
contraste.  Comme  tous  les  êtres  qui  vivent 
beaucoup  par  le  cœur,  mademoiselle  Le  Cou- 
vreur fut  illogique  et  faible.  Mais,  dans  ses 
contradictions  et  ses  défaillances,  elle  ne  fut 
jamais  sans  grâce.  Et  c'est  pour  elle  un  titre 


94  PROFILS    DE   FEMMES. 

suffisant  à  survivre  dans  notre  souvenir,  à  ne 
pas  périr  tout  entière  dans  l'oubli. 

Car  la  grâce  n'est  pas,  ainsi  qu'on  affecte 
trop  souvent  de  le  croire,  quelque  chose  d'ex- 
térieur, une  simple  apparence,  un  vain  orne- 
ment. Elle  est  une  réalité  intime,  l'essence  et 
comme  le  parfum  de  l'être;  elle  a  pour  prin- 
cipe la  finesse  des  sens,  l'élégance  et  la  noblesse 
des  instincts,  le  goût  des  choses  élevées  et  déli- 
cates, l'aversion  de  tout  ce  qui  est  médiocre  et 
n'excelle  pas  ;  elle  suppose  enfin  le  jeu  libre  et 
harmonieux  des  ressorts  intérieurs,  ou,  comme 
disaient  les  Grecs,  Veuryhtmie  des  mouvements 
de  l'âme. 

De  là  sa  valeur  morale  et  l'influence  bien- 
faisante qu'elle  exerce  sur  nos  facultés  ai- 
mantes. Elle  est  même,  en  un  sens,  supérieure 
aux  commandements  de  la  loi  morale  ;  car 
ceux-ci  nous  obligent,  tandis  qu'elle  nous  per- 
suade. Or,  ce  qui  importe  n'est  pas  de  con- 
traindre, mais  de  persuader. 

Et  c'est  aussi  pourquoi  nous  trouvons  en 
elle  une  source  incomparable  de  jouissances  et 
d'émotions;  car  elle  est  une  œuvre  d'art  vi- 
vante. A  un  certain  degré  même,  elle  vaut  les 


ADRIENNE   LE  COUVREUR.  95 

plus  parfaits  chefs-d'œuvre.  La  grâce  d'une 
La  Vallière,  d'une  Henriette  d'Orléans,  d'une 
Aïssé,  d'une  Le  Couvreur  n'est-elle  pas  quelque 
chose  d'aussi  accompli  que  Bérénice  ou  la  Prin- 
cesse de  Clèves  ?  Et,  pour  être  plus  spontanée, 
en  aurait-elle  moins  de  prix? 


LOUISE,  REINE  DE  PRUSSE 


LA   NAISSANCE   D   UNE    LÉGENDE 


Il  est  à  Gharlottenbourg,  au  fond  d'un  parc 
silencieux,  à  l'extrémité  d'une  allée  de  cyprès, 
un  très  simple  mausolée.  C'est  la  sépulture  du 
roi  de  Prusse  Frédéric-Guillaume  III,  mort  en 
1840,  et  de  son  épouse,  la  reine  Louise,  morte 
en  1810.  Dans  la  lumière  bleuâtre  qui  descend 
de  l'étroite  coupole,  leurs  statues  reposent  sur 
des  socles  de  marbre.  Par  un  effet  singulier,  la 
reine  attire  et  retient  seule  les  regards  ;  on  ne 
voit  qu'elle.  Étendue,  la  tête  un  peu  inclinée, 
les  yeux  clos,  les  bras  ramenés  sur  la  poitrine, 
les  jambes  croisées,  recouverte,  pour  seul  vête- 
ment, d'un  léger  voile  qui  laisse  transparaître 

6 


98  PROFILS    DE   FEMMES. 

tout  le  corps,  elle  semble  surprise  dans  son 
sommeil,  et  le  profane  qui  la  contemple, 
oubliant  qu'elle  est  morte,  subit  la  fascination 
de  sa  beauté.  La  figure  a  des  contours  d'une 
exquise  pureté;  les  cheveux,  relevés  aux 
tempes,  l'encadrent  avec  grâce,  et  l'on  devine  à 
travers  le  marbre  leur  sève  puissante  et  la 
chaude  couleur  blonde  qui  les  dorait  jadis;  la 
nuque  est  ronde,  forte  aussi,  comme  elle  devait 
être  pour  n'avoir  plié  ni  sous  les  coups  de  la 
fortune,  ni  sous  l'outrage  du  vainqueur;  la 
gorge,  haute  et  ferme,  semble  palpiter  encore, 
et,  de  la  taille  aux  pieds,  des  formes  pleines 
s'allongent  onduleusement. 

C'est  la  femme  et  non  la  souveraine  que 
l'artiste  a  voulu  sauver  de  l'oubli  par  cette 
œuvre  de  grand  style;  car  le  sarcophage  ne 
porte  aucun  des  emblèmes  propres  aux  sépul- 
tures royales  :  ni  sceptre,  ni  couronne,  ni  dais 
d'honneur,  ni  baldaquin,  ni  pompeuse  épi- 
taphe,  ni  figures  allégoriques  veillant  aux  coins 
du  tombeau,  nul  attribut  de  majesté,  nulle 
idée  de  gloire  posthume  :  à  peine,  sur  les 
cheveux,  un  petit  diadème,  ornement  plutôt 
qu'insigne,  rappelle-t-il  que  cette  superbe  créa- 


LOUISE  DE   PRUSSE.  99 

ture  fut  reine  autrefois.  Mais  voici  que,  de  nos 
jours,  après  plus  de  soixante  ans  de  silence 
absolu  sur  cette  morte,  une  image  idéale  s'est 
levée  mystérieusement  du  mausolée  de  Char- 
lottenbourg,  et  la  reine  seule  est  apparue,  plus 
grande  qu'elle  ne  fut  jamais  de  son  vivant. 

Poètes,  artistes,  biographes,  l'exaltant  au 
rang  des  héros  de  l'histoire  nationale,  l'ont  à 
l'envi  célébrée,  et  d'innombrables  œuvres,  sta- 
tues, portraits,  médailles,  estampes,  odes  et 
élégies,  histoires  savantes  et  notices  populaires 
lui  ont  décerné  les  honneurs  de  l'apothéose  K 
Ainsi  glorifiée,  elle  a  pénétré  soudain  si  avant 
dans  le  cœur  de  la  nation,  elle  y  reçoit  un 
culte  si  enthousiaste  que,  à  n'en  point  douter, 
nous  assistons  là  à  l'éclosion  d'une  véritable 
légende. 


1.  Parmi  les  principales  œuvres  consacrées  dans  ces  dernières 
années  à  Louise  de  Prusse,  je  citerai  les  beaux  portraits  de  la 
reine  et  de  ses  deux  fils  par  Steckfer  (1886)  et  par  Richter 
(1889),  —  le  Luisen-Denkmal  d'Encke  érigé  au  Thiergarten  en 
1880,  —  l'histoire  de  Luise,  Kônigin  von  Preussen,  d'Adami 
(Berlin,  1876  et  1888)  et,  sous  le  même  titre,  celle  deKluckhohn 
(Berlin,  1876),  —  la  correspondance  de  la  reine  dans  les  deux 
éditions  d'Adolf  Martin  (Berlin,  1887)  et  de  Braun  (Berlin,  1888j, 
enfin  le  recueil  de  poésies  intitulé  :  Die  Kônigin  Luise  in  der 
Dichtung,  de  Belling.  (Berlin,  1890.) 


100  PROFILS     DE    FEMMES. 

Quelles  causes  assigner  à  cette  tardive  résur- 
rection? Par  quelles  raisons,  l'àme  de  tout  un 
peuple  se  reconnaît-elle  aujourd'hui  dans  cette 
figure  évoquée  du  passé?  C'est  là  ce  que  je 
voudrais  étudier.  L'heure  n'est  peut-être  pas 
venue  d'écrire  l'histoire  critique  et  détaillée  de 
la  reine  Louise  :  les  archives  de  Berlin  gardent 
encore  trop  de  secrets.  Mais,  pour  l'objet  par- 
ticulier que  je  me  propose,  la  vérité  générale 
importe  seule  et  les  documents  à  notre  dispo- 
sition suffisent  à  la  dégager. 


C'est  par  sa  beauté  que  la  jeune  princesse 
Louise  de  Mecklembourg-Strelitz,  future  reine 
de  Prusse,  se  produisit  pour  la  première  fois 
sur  la  scène  du  monde,  au  mois  de  mars  1793. 
Elle  venait  d'arriver  à  Francfort.  Malgré  la 
tristesse  des  temps,  la  ville  électorale  était 
aussi  animée  qu'aux  grands  jours  des  couron- 
nements impériaux;  car  la  coalition  y  avait 
rassemblé  une  foule  de  princes  allemands,  et 
la  présence  momentanée  du  roi  de  Prusse  était 
l'occasion  de  fêtes  brillantes.  Un  soir,  au 
théâtre,  on  avait  vu  apparaître,  dans  la  loge 
de  la  princesse  douairière  de  Hesse-Darmstadt, 

6. 


102  PB0F1T,S    T>E   FEMMES. 

une  vision  exquise  de  grâce  féminine  et  de 
fraîcheur  juvénile.  Frédéric-Guillaume  II,  tou- 
jours amoureux  ou  prêt  à  l'être,  malgré  l'âge, 
n'avait  eu  de  regards  que  pour  elle,  et,  devant 
que  la  comédie  fût  terminée,  avait  prié  qu'on 
la  lui  présentât.  Elle  s'était  alors  avancée  avec 
une  aisance  si  parfaite  et  un  si  charmant  sou- 
rire, qu'il  avait  été  ravi  et  lui  avait  adressé 
mille  compliments.  Le  Prince  Royal,  qui,  der- 
rière son  père,  assistait  à  la  scène,  était 
demeuré  silencieux,  à  son  habitude;  mais  son 
émotion  avait  été  si  profonde  que,  sur  Tinstant 
même,  il  s'était  juré  de  n'avoir  jamais  d'autre 
femme  que  celle-là. 

On  sait  ce  que  valent,  pour  l'ordinaire,  de 
pareils  serments  et  ce  qu'il  en  faut  rabattre 
quand  le  trouble  de  la  surprise  s'est  dissipé. 
Mais  le  charme  qui  s'exhalait  de  la  princesse 
Louise  était  d'une  essence  rare.  Goethe,  qui  la 
vit  à  cette  époque,  rapporte  qu'elle  était  sem- 
blable à  «  une  apparition  divine,  »  et  il  assurait, 
vingt  ans  plus  tard,  que  rien  n'avait  pu  effacer 
l'impression  qu'il  avait  alors  ressentie  devant 
elle.  Et  puis,  le  Prince  Royal  de  Prusse  était 
parfaitement  capable  d'engager  toute  sa  vie  sur 


LOUISE    DE    PRUSSE.  i03 

un  premier  émoi.  C'était  une  âme  très  simple, 
sensible  et  loyale.  Loin  de  le  dépraver,  l'étrange 
éducation  qu'il  avait  reçue  au  milieu  des  maî- 
tresses de  son  père  et  dans  le  continuel  scandale 
de  la  Cour  de  Potsdam  l'avait  replié  sur  lui- 
même  et  lui  avait  inspiré  de  bonne  heure, 
avec  le  goût  de  la  solitude,  l'horreur  des 
plaisirs  et  de  la  vie  extérieure.  Ces  sortes  de 
natures,  tout  en  dedans,  se  livrent  peu  et 
s'éprennent  rarement;  mais  lorsque  leur  sym- 
pathie s'éveille,  elles  aiment  avec  plus  de  force 
que  les  autres  et  se  donnent  sans  réserve. 

Le  cœur  de  la  jeune  princesse  parla-t-il  de 
même  en  cette  circonstance  et  se  porta-t-il  d'un 
pareil  élan  vers  le  royal  fiancé  qui  s'offrait  si 
ingénument  à  elle?  Il  est  permis  d'en  douter. 
Si  la  nature  aA'^ait  donné  au  prince  Frédéric- 
Guillaume  les  qualités  sérieuses  de  l'âme  et  du 
sentiment,  elle  lui  avait  refusé  le  don  qui  les 
rend  seul  efficaces,  la  grâce  :  ni  élégance  dans 
la  personne,  ni  agrément  dans  l'esprit;  une 
pâle  figure  trop  longue,  des  yeux  sans  éclat, 
oii  nulle  pensée  ne  se  reflétait,  où  jamais  un 
sourire  ne  passait;  des  manières  et  une 
démarche    toujours    embarrassées,  une  parole 


104  PROFILS    DE   FEMMES. 

hésitante;  une  timidité  insurmontable  avec  les 
hommes,  même  avec  ceux  de  son  âge;  une 
gaucherie  ridicule  avec  les  femmes. 

Mais,  à  défaut  du  cœur,  la  raison  parlait  si 
haut  que  c'eut  été  folie  à  la  princesse  Louise 
de  ne  pas  l'entendre.  Un  mariage  avec  l'héri- 
tier présomptif  du  trône  de  Prusse  était  pour 
elle  une  fortune  inespérée  ;  car  la  maison  de 
Mecklembourg-Strelitz,  d'où  elle  sortait,  était 
pauvre,  et  ne  comptait  guère  dans  le  corps  ger- 
manique. Ses  sœurs  aînées  n'avaient  trouvé  mari 
qu'à  grand'peine,  et  la  médiocrité  des  alliances 
qu'elles  avaient  contractées  rendait  encore  plus 
éclatante  celle  que  la  chance  lui  présentait. 

Quinze  jours  après  la  première  entrevue,  le 
prince  Frédéric-Guillaume  de  Prusse  et  la  prin- 
cesse Louise  de  Mecklembourg-Strélitz  étaient 
ofTiciellement  fiancés,  et,  six  mois  plus  tard, 
mariés  en  grande  pompe  à  Berlin. 

La  douce  Marie  Leczinska,  transportée  brus- 
quement de  la  modeste  maison  de  Wissembourg 
au  palais  de  Versailles,  ne  dut  pas  être,  j'ima- 
gine, plus  étonnée  ni  plus  dépaysée  que  la 
princesse  Louise  en  arrivant  à  la  cour  de  Fré- 
déric-Guillaume IL 


LOUISE   DE   PRUSSE.  105 

La  société  de  Berlin  traversait  alors  une 
profonde  crise  morale.  Échappée  à  l'austère 
discipline  du  grand  Frédéric,  elle  s'était 
ruée  dans  le  plaisir,  dans  la  licence  effrénée. 
L'exemple  partait  de  haut  :  le  roi,  veuf  de 
mademoiselle  de  Voss,  ne  comptait  pas  moins 
de  trois  femmes  vivantes:  la  princesse  Eli- 
sabeth de  Brunswick,  qu'il  avait  répudiée,  la 
princesse  Louise  de  Darmstadt,  avec  laquelle 
il  avait  divorcé,  et  mademoiselle  Doenhof,  qu'il 
avait  épousée  morganatiquement.  Il  avait,  de 
plus,  une  favorite  en  titre,  madame  Rietz,  sans 
compter  les  maîtresses  éphémères. 

De  leur  mieux  les  courtisans  imitaient  le 
maître.  Partout  le  vice,  la  corruption  et  la 
vénalité  s'étalaient  sans  pudeur.  Le  dérèglement 
des  idées  n'était  pas  moindre  que  le  désordre 
des  mœurs.  C'était  le  temps  où  la  littérature 
organisait  «  la  lutte  contre  la  morale  conven- 
tionnelle »  et  proposait  à  l'homme,  comme 
idéal,  «  le  bonheur  par  l'amour,  mais  sans 
devoirs;  »  —  où  le  pasteur  Schleiermacher 
prônait  «  le  système  des  échanges  »,  afin  de 
remédier  aux  unions  mal  assorties  ;  —  où  Fré- 
déric Schlegel  proclamait  que  «  les  mariages 


10()  PHOriI.S    DE   FEMMES. 

n'étaient,  en  général,  que  des  concubinats,  ou 
plutôt  des  essais  provisoires  du  vrai  mariage.  » 

Un  tel  milieu  était  plein  de  périls  pour  une 
princesse  de  dix-huit  ans,  déjà  très  féminine  par 
ses  instincts  et  par  la  conscience  de  sa  beauté, 
livrée  à  un  époux  timide  et  inexpérimenté. 
Elle  risquait  d'y  corrompre  sa  loyale  et  géné- 
reuse nature  et  de  s'y  dépraver  à  jamais. 

Et,  de  fait,  peu  s'en  fallut  qu'elle  ne  se 
perdît  au  premier  écueil.  Deux  mois  ne  s'étaient 
pas  écoulés  depuis  le  jour  de  son  mariage 
qu'elle  était  compromise  déjà  par  les  assiduités 
de  son  cousin,  le  prince  Louis-Ferdinand.  Beau, 
élégant,  d'un  naturel  chevaleresque  et  pas- 
sionné, d'un  charme  exquis  de  manières  et  de 
parole,  ce  prince  était  le  héros  de  Berlin  : 
l'armée  le  chérissait,  les  femmes  l'adoraient, 
et  sa  vie  était  un  continuel  roman.  Acquérir 
du  prestige  aux  yeux  d'une  créature  aussi 
candide  que  la  princesse  Louise,  s'emparer 
d'une  âme  aussi  neuve,  n'était  qu'un  jeu  pour 
ce  grand  séducteur. 

Que  se  passa-t-il  entre  eux? — Probablement 
rien  de  plus  qu'il  ne  s'était  passé  vingt  ans 
auparavant,  à  ïrianon,  entre  la  Dauphine  de 


LOUISE   DE   PRUSSE.  107 

France  et  le  comte  d'Artois.  Toujours  est-il 
que  le  Prince  Royal,  inquiété  dans  son  bonheur, 
troublé  dans  sa  confiance,  arracha  brusquement 
sa  femme  de  Berlin  et  vint  s'enfermer  avec 
elle  à  Potsdam  d'abord,  puis  plus  loin,  au 
château  d'Oranienbourg,  et  bientôt  dans  une 
campagne  plus  reculée  encore,  à  Paretz,  sur  la 
Havel.  Et  de  quatre  ans  on  ne  les  vit  plus, 
ni  l'un  ni  l'autre,  à  la  cour. 

Cette  longue  retraite  la  sauva.  Le  genre  de 
vie  qu'elle  mena  durant  ces  quatre  années, 
dans  la  société  de  son  indolent  époux,  d'un 
aide  de  camp  taciturne  et  d'une  vieille  dame 
d'honneur,  n'était  pas,  sans  doute,  celui  qui 
convenait  le  mieux  pour  développer  son  esprit, 
pour  former  son  jugement,  pour  l'initier  aux 
affaires  publiques,  pour  l'instruire,  en  un  mot, 
dans  le  grand  rôle  de  souveraine,  tel  qu'une 
Marie- Thérèse  ou  une  Catherine  II  l'ont  com- 
pris; mais  il  la  disposait  admirablement  à  la 
mission  spéciale  où  elle  était,  dès  ce  jour, 
destinée. 

Soustraite  au  commerce  du  monde,  elle  prit 
l'habitude  de  vivre  sur  soi-même,  d'écouter 
son  âme  et  de  suivre  ses  pensées. 


108  PROFILS    DE    FEMMES. 

Elle  lisait  beaucoup  :  des  romans,  de  la 
poésie,  de  l'histoire,  mais  au  hasard,  sans 
méthode,  sans  guide,  sans  personne  avec  qui 
échanger  ses  idées,  car  son  époux  n'ouvrait 
jamais  un  livre,  ne  parlait  que  d'économie 
rurale,  passait  le  jour  à  pêcher  à  la  ligne  ou  à 
tirer  le  lièvre  et  le  reste  du  temps  à  jouer  aux 
échecs.  La  promenade  était,  après  la  lecture, 
son  occupation  favorite;  elle  y  trouvait  un 
charme  toujours  nouveau,  car  elle  avait  le 
goût  de  la  rêverie,  un  sentiment  vif  et  délicat 
de  la  nature,  et  son  âme,  avide  d'émotions, 
prête  à  s'épanouir,  s'ouvrait  d'elle-même  à  la 
poésie  des  choses  qui  l'entouraient.  Enfin,  aux 
heures  de  mélancolie,  durant  les  après-midi 
brumeuses  d'automne,  pendant  les  sombres 
journées  des  hivers  de  Brandebourg,  la  mu- 
sique, qu'elle  aimait  passionnément,  lui  était 
une  précieuse  ressource. 

Ainsi  se  préparèrent  en  elle,  à  son  insu,  par  le 
seul  effet  du  recueillement  où  elle  vivait,  les 
qualités  morales  par  lesquelles  elle  devait 
marquer  sa  trace  dans  le  monde  et  accomplir 
son  œuvre;  ainsi  s'entretint  au  fond  de  son 
cœur  une  certaine  flamme  qu'elle  avait  reçue 


LOUISE    DE   PRUSSE.  109 

en  naissant,  que  le  milieu  délétère  de  la  société 
de  Berlin  eût  certainement  étouffée  et  que, 
plus  tard,  les  orages  de  sa  vie  auraient  attisée 
en  vain,  car  le  feu  sacré  qu'on  laisse  éteindre 
ne  se  rallume  jamais. 

Quand,  le  16  novembre  1797,  la  mort  de 
Frédéric-Guillaume  II  la  rappela  à  Berlin,  elle 
changea  de  cadre,  mais  non  d'existence.  Fré- 
déric-Guillaume III,  à  peine  couronné,  entendit 
continuer  sur  le  trône  la  vie  simple,  retirée  et 
bourgeoise  qu'il  menait  à  Paretz.  Du  jour  au 
lendemain,  le  ton,  le  train,  l'étiquette  même 
de  la  cour,  furent  transformés  :  plus  de  fêtes, 
plus  de  spectacles,  plus  de  jeu,  plus  de  soupers, 
trêve  d'intrigues  féminines  et  de  scandales 
amoureux;  une  véritable  révolution. 

La  reine  reprit,  presque  aux  mêmes  heures, 
ses  occupations  d'autrefois  :  elle  recevait  fort 
peu  de  monde,  se  retirait  à  la  campagne  dès 
la  venue  de  la  belle  saison  et  demeurait  abso- 
lument étrangère  aux  affaires  de  l'État,  dont 
le  roi  ne  l'entretenait  jamais. 

Mais  si  son  rôle  était  nul  dans  le  gouverne- 
ment de  l'État,  son  action,  —  une  action 
latente     et     inconsciente,   —    commençait    à 

7 


HO  PROFILS    DE   FEMMES. 

s'exercer  autour  d'elle,  et  déjà  le  prestige  de 
sa  ro3auté  idéale  était  fondé. 

Elle  était  revenue  de  Paretz  plus  belle  et 
plus  séduisante  encore.  Sous  l'influence  de  la 
maternité  (elle  avait  deux  fils),  ses  formes 
s'étaient  développées.  Sa  physionomie,  un  peu 
indécise  auparavant,  avait  pris  une  expression 
définitive;  sa  voix  même,  dont  le  timbre  ar- 
gentin était  un  peu  frêle,  avait  acquis  une 
sonorité  plus  chaude  et  des  inflexions  plus 
caressantes;  tout  son  être  s'était  épanoui,  tout 
son  charme  était  sorti,  et  maintenant  elle  était 
vraiment  femme,  dans  la  pleine  possession  de 
sa  beauté.  Ceux  qui  la  virent  à  cette  époque 
sont  unanimes  dans  leur  enthousiasme.  Si 
l'opinion  des  poètes  reçus  à  Potsdam,  de  Hiller, 
de  Richter,  de  Schiller  même,  pouvait  paraître 
suspecte  de  courtoisie,  celle  d'un  étranger  aussi 
sincère  et  judicieux  que  le  comte  de  Ségur  est 
digne  de  foi  :  «  L'un  des  souvenirs  qui  me 
restent  de  mon  voyage  à  Berlin,  écrit-il  dans 
ses  Mémoires,  est  l'admiration  que  m'inspira 
la  belle  et  spirituelle  reine  de  Prusse  dans  une 
audience  où,  grâce  aux  impressions  laissées 
par  mon  père,  j'eus   l'honneur  d'être  admis 


LOUISE  DE  PRUSSE.  lH 

seul  en  sa  présence.  Il  me  semble  voir  encore 
cette  princesse  à  demi  couchée  sur  un  riche 
sofa;  un  trépied  d'or  était  près  d'elle;  un 
voile  de  pourpre  oriental  recouvrait  légèrement 
et  laissait  apercevoir  sa  taille  élégante  et  gra- 
cieuse. Il  y  avait  dans  le  son  de  sa  voix  une 
douceur  si  harmonieuse,  dans  ses  paroles  une 
réduction  si  aimable  et  si  touchante,  dans  son 
attitude  tant  de  charme  et  de  majesté,  que, 
interdit  pendant  Quelques  instants,  je  me  crus 
en  présence  de  Tune  de  ces  apparitions  dont 
les  récits  fabuleux  des  temps  antiques  nous 
ont  retracé  l'image  enchanteresse  K 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  femmes  qui  ne  ren- 
dissent hommage  à  cette  triple  souveraineté  de 
la  grâce,  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté.  Un 
témoignage  d'une  valeur  et  d'une  compétence 
particulières  à  cet  égard  est  celui  de  madame 
Vigée-Lebrun,  qui  vint  à  Berlin  en  1801  et  fît, 
d'après  la  Reine,  deux  portraits  au  pastel. 
«  La  Reine,  déclare- t-elle,  eut  la  bonté  de  me 
faire  dire  d'aller  la  trouver  à  Potsdam,  où  elle 
désirait  que  je   fisse  son  portrait.  Je  partis; 

1.  Comte  de  Ségur,  Histoire  et  Mémoires,  u,  210.  Année  1803. 


112  PROFILS   DE   FEMMES. 

mais  ici  ma  plume  est  impuissante  pour  peindre 
l'impression  que  j'éprouvai  la  première  fois 
que  je  vis  cette  princesse.  Le  charme  de  son 
céleste  visage,  qui  exprimait  la  bienveillance 
et  la  bonté,  dont  les  traits  étaient  si  réguliers 
et  si  fins;  la  beauté  de  sa  taille,  de  son  cou, 
de  ses  bras,  l'éblouissante  fraîcheur  de  son 
teint,  tout  enfin  surpassait  en  elle  ce  qu'on 
peut  imaginer  de  plus  ravissant.  Elle  était  en 
grand  deuil,  coiffée  avec  une  couronne  d'épis 
de  jais  noir,  ce  qui,  loin  de  lui  nuire,  rendait 
sa  blancheur  éclatante.  Il  faut  avoir  vu  la 
reine  de  Prusse  pour  comprendre  comment,  à 
son  premier  aspect,  je  restai  d'abord  comme 
charmée  ^   » 

C'est  aux  heures  sereines  de  Tannée  que  la 
nature  produit  sa  plus  belle  floraison  :  c'étaient 
en  effet  des  heures  sereines  que  traversait 
l'épouse  de  Frédéric-Guillaume  III,  et  qui 
étaient  d'autant  plus  douces  à  vivre  qu'au 
milieu  des  tempêtes  déchaînées  sur  l'Europe, 
la  Prusse,  depuis  dix  ans,  était  seule  à  jouir 
de  la  paix. 

1.  Madame  Vigée-Lebrun,  Souvenirs,  ii,  90. 


II 


Dans  cette  atmosphère  tranquille,  la  nouvelle 
de  la  violation  du  territoire  prussien  d'Anspach 
par  l'armée  française  en  marche  sur  Ulm  avait 
éclaté  soudain,  comme  un  coup  de  foudre  dans 
un  ciel  sans  nuages.  L'émotion  extraordinaire 
que  cet  incident  produisit  à  Berlin,  la  colère 
du  roi,  la  stupeur  des  ministres,  la  fureur  de 
l'armée,  la  passion  subite  qui  s'empara  des 
esprits  les  plus  modérés,  retentirent  profon- 
dément au  cœur  de  la  reine.  Elle  sentit  avec 
une  vivacité  extrême  l'affront  qui  venait  d'être 
infligé  à  sa  couronne,  et  elle  applaudit  avec 
enthousiasme    aux    mesures     militaires    que 


ili  PliOFILS    DE    FEMMES. 

Frédéric-Guillaume  ordonna  sur-le-champ  pour 
la  réparation  de  son  honneur  et  la  défense  de 
ses  Etats. 

Mais  quand,  la  première  heure  passée,  le 
roi,  effrayé  lui-même  des  résolutions  hardies 
qu'il  avait  osé  prendre,  chercha  par  tous 
moyens  à  en  atténuer  l'effet  ou  à  en  éluder  les 
conséquences,  elle  fut  aussi  troublée  et  perplexe 
que  lui;  elle  le  suivit  dans  toutes  les  contra- 
dictions politiques  où  il  se  laissa  entraîner; 
elle  ne  sut  ni  le  fortifier  ni  l'éclairer,  parce 
qu'il  n'y  avait  encore  dans  cette  jeune  femme 
ni  la  raison  d'une  conseillère  ni  l'âme  d'une 
inspiratrice. 

Pourtant  c'était  beaucoup  déjà  que  son 
regard  eût  dépassé  le  cercle  des  intérêts  et  des 
affections  personnelles  où  elle  avait  vécu 
jusqu'à  ce  jour,  qu'elle  eût  respiré  un  air  plus 
vif,  chargé  de  senteurs  généreuses,  et  qu'elle 
eût  tressailli  au  souffle  d'une  grande  idée. 

Un  événement  survint  alors  qui,  achevant 
ce  premier  éveil  intérieur,  amena  chez  la  reine 
une  crise  décisive. 

Le  2o  octobre  I8O0,  le  tsar  Alexandre  arri- 
vait à  Berlin.  Avant  de  rejoindre  son  armée 


LOUISE   DE   PRUSSE.  115 

en  Autriche,  il  voulait  tenter  un  dernier  effort 
pour  arracher  le  roi  de  Prusse  à  l'inaction  et 
le  gagner  à  la  cause  des  coalisés. 

Cette  visite  inattendue  avait  jeté  Frédéric- 
Guillaume  dans  un  grand  trouble.  En  quinze 
jours,  son  violent  courroux  contre  Napoléon 
était  tombé.  La  prise  d'Ulm  et  la  course  victo- 
rieuse des  Français  sur  le  Danube  lui  avaient 
donné  à  réfléchir  ;  les  imprudences  de  sa 
conduite  et  de  son  langage  dans  l'affaire 
d'Anspach  lui  apparaissaient  dans  toute  leur 
gravité:  la  démarche  du  tsar  allait  maintenant 
le  compromettre  sans  retour.  N'osant  ni 
accepter  ni  décliner  l'alliance  qui  se  présentait 
à  lui,  également  effrayé  des  conséquences  de 
l'un  et  l'autre  parti,  il  cherchait  à  différer  au 
moins  l'instant  des  explications  et  des  respon- 
sabilités. Il  promenait  l'empereur  Alexandre 
de  Berlin  à  Potsdam  et  de  Potsdam  à  Berlin, 
le  comblait  d'honneurs  et  de  fêtes,  mais  écartait 
si  habilement  les  confidences,  trouvait  tant  de 
prétextes  à  esquiver  les  a  parte  et  se  rendait 
si  bien  insaisissable  à  son  hôte,  que  celui-ci,  cinq 
jours  après  son  arrivée,  n'avait  pu  s'ouvrir 
encore  de  l'important  objet  de    son    voyage. 


116  PROFILS    DE   FEMMES. 

Et  cependant  le  temps  pressait,  chaque  heure 
qui  s'écoulait  marquait  un  nouveau  pas  de 
Napoléon  vers  Vienne,  aggravait  le  péril  de 
la  monarchie  autrichienne  et  exposait  à  un 
désastre  les  armées  russes  déjà  postées  sur 
l'Inn. 

Enfin,  le  30  octobre,  Frédéric-Guillaume,  à 
bout  de  subterfuges,  pressé  de  toutes  paris, 
avait  dû  se  rendre. 

L'histoire  n'est  plus  à  faire  de  ce  qui  se 
passa  alors  entre  les  deux  souverains,  de  la 
résistance  désespérée  du  roi  aux  supplications 
d'Alexandre,  de  sa  résignation  finale  au  fatal 
traité  de  Potsdam  qui  assurait  pour  un  avenir 
prochain  le  concours  de  la  Prusse  ii  la  coalition. 

De  toutes  les  instances  qui  agirent  alors  sur 
le  roi,  les  plus  pressantes,  peut-être  les  seules 
efficaces,  furent  celles  de  la  reine. 

Quelques  jours  de  présence,  quelques  heures 
d'entretien  avaient  suffi  au  tsar  pour  prendre 
sur  elle  un  empire  absolu. 

Peu  d'hommes,  certes,  étaient  plus  captivants 
qu'Alexandre  :  jeune,  beau,  d'une  élégance 
supérieure,  doué  d'une  ardente  faculté  d'aimer 
que  de  grandes  amours  avaient  encore  déve- 


LOUISE  DE   PRUSSE.  117 

loppée,  il  possédait  au  plus  haut  degré  la 
séduction  de  parole  et  de  manières  naturelle 
aux  Slaves.  Il  y  avait  en  outre  dans  sa  per- 
sonne un  mélange  singulier  de  sincérité  et 
d'artifice,  de  grandeur  vraie  et  de  majesté 
affectée,  une  bizarre  combinaison  de  héros  et 
d'acteur  très  propre  à  frapper  l'imagination 
des  femmes.  Tel,  il  avait  charmé  déjà  la  reine 
Louise  lorsque,  trois  ans  auparavant,  il  était 
venu  saluer  Frédéric-Guillaume  III  à  Memel. 
Et  depuis  lors,  le  souvenir  de  cette  visite, 
courte  comme  une  apparition,  avait  entretenu 
en  elle  un  sentiment  incertain,  voilé,  furtif. 

Ce  serait  pourtant  une  erreur  grossière  et 
d'un  esprit  bien  superficiel  d'attribuer  à  des 
causes  aussi  médiocres  et  banales  l'influence 
extraordinaire  que  le  tsar  exerça  soudain  sur 
elle  en  la  revoyant  à  Berlin.  Quoi  qu'on  ait 
pu  rapporter  du  manège  amoureux  où,  pour 
la  conquérir,  il  déploya  toutes  ses  grâces,  c'est 
par  des  voies  moins  vulgaires  qu'il  pénétra 
dans  son  âme.  Le  secret  du  succès  d'Alexandre 
fut  d'avoir  aperçu  cette  vérité  morale  observée 
si  finement  par  madame  de  Staël  :  «  Les 
femmes  allemandes  font  de  la  coquetterie  avec 

7. 


IIS  PROFILS    DE   FEMMES. 

de  l'enthousiasme,  comme  on  en  fait  en  France 
avec  de  l'esprit  et  de  la  plaisanterie.  » 

Dans  leurs  longs  tête-à-tête,  que  le  roi  se 
gardait  bien  de  troubler,  il  lui  parla  un  lan- 
gage si  grand,  si  noble  et  si  exalté,  il  excita 
en  elle  de  si  beaux  transports,  qu'il  lui  apparut 
comme  un  demi-dieu  supérieur  à  tous  les 
hommes  et  digne  de  leur  commander  :  elle 
crut  avoir  devant  les  yeux  le  type  idéal 
du  souverain.  Ce  fut  une  révélation.  Elle 
n'avait  trouvé  jusqu'alors  en  Frédéric-Guil- 
laume que  les  qualités  moyennes  de  l'admi- 
nistrateur et  les  vertus  bourgeoises  de  l'époux  ; 
elle  apprenait  maintenant  qu'il  est  pour  les 
chefs  de  peuples  des  marques  particulières 
d'élection;  que  l'héroïsme,  Tamour  de  la  gloire, 
l'orgueil  chevaleresque,  l'ascendant  moral,  la 
passion  entraînante  sont  leurs  al  tributs  natu- 
rels. Paré  de  ces  dons  prestigieux,  l'empereur 
Alexandre  allait  au-devant  du  beau  rêve  qu'elle 
portait  en  son  âme.  Aussi,  le  vrai  sentiment 
qu'elle  lui  voua  fut-il  celui  de  l'admiration, 
d'une  admiration  où  sans  doute  il  entrait  aussi 
quelque  tendresse ,  car  chez  une  nature 
sensible  les  fibres  profondes  se  tiennent  entre 


LOUIS  EDEPRUSSE.  il9 

elles,  et  quand  l'une  est  vivement  touchée  toutes 
résonnent,  mais  où  l'esprit  et  l'imagination 
eurent  toujours  plus  de  part  que  le  cœur. 

Le  tsar,  désormais,  pouvait  poursuivre  son 
voyage,  il  laissait  derrière  lui  une  alliée  éprise 
et  fidèle,  pénétrée  de  cette  reconnaissance  ins- 
tinctive que,  selon  le  mot  de  Goethe,  on  garde 
toujours  à  ceux  en  qui  l'on  s'est  pour  la 
première  fois  clairement  réfléchi. 

Ses  adieux  furent  un  coup  de  maître.  Il 
devait  quitter  Potsdam  le  4  noveml^re  à  minuit. 
Au  moment  de  prendre  congé  de  ses  hôtes,  il 
exprima  le  désir  d'aller  s'agenouiller  au  tom- 
beau de  Frédéric  II.  Il  fallut  en  toute  hâte 
faire  ouvrir  la  petite  église  de  la  Garnison,  où 
reposent  ces  restes  illustres.  A  la  pâle  lueur 
de  quelques  torches,  le  tsar,  Frédéric-Guillaume 
et  la  reine  descendirent  dans  la  crypte  funèbre. 
La  majesté  du  lieu,  la  gravité  des  circonstances, 
l'heure,  les  ombres,  les  flambeaux,  tout  contri- 
buait à  rendre  saisissante  et  solennelle  cette 
visite  aux  mânes  de  Frédéric.  Soudain,  comme 
entraîné  par  l'émotion,  l'empereur  Alexandre 
se  jeta  sur  le  sarcophage,  le  baisa  avec  ferveur; 
puis,  se  relevant  vers  le  roi  et  la  reine,  leur 


120  PROFILS    DE    FEMMES. 

fit,  en  les  embrassant,  serment  d'une  éternelle 
amitié.  Sa  berline  de  vojage  l'attendait  au  por- 
tail de  l'église  :  il  y  monta  précipitamment  et 
partit  au  grand  trot  de  ses  six  chevaux,  impa- 
tient d'aller  accomplir  les  destinées  qui  l'atten- 
daient en  Autriche. 

Dès  lors,  la  reine  Louise  fut  transformée. 
De  paisible  et  quelque  peu  indolente  qu'elle 
était  auparavant,  elle  se  montra  soudain 
ardente  et  belliqueuse,  sa  réserve  habituelle 
disparut;  ses  discours  s'exaltèrent,  une  flamme 
plus  chaude  brillait  dans  ses  yeux  :  comme 
une  femme  que  la  passion  a  visitée,  elle  sem- 
blait vivre  d'une  vie  nouvelle  et  supérieure. 

L'étonnement  était  général  de  la  voir  ainsi  : 
«  La  reine,  écrivait  le  ministre  de  France, 
n'est  pas  reconnaissable  depuis  la  visite  de 
l'empereur  Alexandre.  » 

Austerlilz  la  surprit  dans  cet  élan  d'enthou- 
siasme. Elle  en  fut,  sur  le  coup,  plus  déçue 
encore  qu'affligée,  tant  elle  croyait  son  héros 
invincible  ;  mais  elle  se  ressaisit  aussitôt  et, 
dans  la  stupeur  profonde  où  le  roi,  les  ministres, 
toute  la  cour,  restaient  plongés,  elle  fut  la  pre- 
mière à  recouvrer  ses  esprits.  La  guerre  à  la 


LOUISE    DE  PRUSSE.  121 

France,  la  guerre  immédiate  lui  apparut  comme 
une  évidente  et  impérieuse  nécessité. 

Une  seule  idée,  au  contraire,  se  faisait  jour 
dans  l'âme  terrifiée  de  Frédéric-Guillaume, 
c'est  que  le  désastre  des  Russes  était  pour  lui 
un  dernier  avertissement  de  la  fortune. 

La  crise  qui  survint  alors  accentua  encore  le 
désaccord  des  deux  époux  et  fit  ressortir  toute 
l'opposition  de  leurs  natures  morales.  Dans 
les  derniers  jours  de  novembre,  M.  d'Haug- 
witz  avait  été  dépêché  de  Berlin  vers  Napo- 
léon pour  lui  imposer  la  médiation  prévue  par 
le  traité  de  Potsdam  et  le  forcer  à  la  paix. 
Avant  même  que  l'envoyé  prussien  eût  exhibé 
ses  lettres  de  créance,  la  journée  du  2  décembre 
avait  changé  la  face  de  l'Europe,  et,  les  rôles 
étant  subitement  renversés,  celui  qui  était  venu 
pour  faire  la  loi  avait  dû  la  subir.  Le  15  dé- 
cembre 1805,  jour  même  où  Frédéric-Guil- 
laume avait  promis  aux  coalisés  de  se  joindre 
à  eux  si  Napoléon  ne  consentait  à  mettre  bas 
les  armes,  M.  d'Haugwitz  avait  été  contraint 
de  signer  sur  l'heure,  à  Schœnbrunn,  un  traité 
qui,  au  prix  du  Hanovre,  faisait  de  la  Prusse 
l'alliée  de  la  France. 


122  PROFILS    I>E   FEMMES. 

Le  premier  mouvement  de  Frédéric-Guillaume 
en  prenant  connaissance  des  étranges  engage- 
ments souscrits  par  son  ministre  avait  été  de 
se  révolter  :  il  ne  pouvait  admettre  qu'on  dis- 
posât ainsi  de  lui  sans  façon,  ni  qu'on  lui  dictât 
ainsi  ses  alliances.  Et,  comme  il  n'avait  pas  la 
conscience  facile  de  Frédéric  II,  comme  il  pré- 
tendait au  contraire  apporter  dans  la  politique 
les  scrupules  les  plus  délicats  de  la  morale 
privée,  il  s'indignait  qu'on  eût  osé  lui  jeter 
pour  gage  de  sa  défection  la  plus  riche  dépouille 
de  la  coalition,  le  patrimoine  même  des  rois 
d'Angleterre,  l'électorat  de  Hanovre. 

Mais,  repousser  le  traité  qu'on  lui  apportait, 
c'était  la  guerre.  Or,  la  guerre  lui  inspirait 
une  répugnance  invincible,  non  qu'il  fût  lâche 
et  incapable  de  courage  personnel,  mais  parce 
que  toute  responsabilité  l'effrayait,  parce  qu'il 
se  sentait  impropre  à  l'action  militaire,  parce 
qu'enfin  le  souvenir  des  maux  dont  il  avait  été 
le  témoin  pendant  la  campagne  de  92  hantait 
toujours  son  imagination.  Éperdu,  il  tenait 
conseils  sur  conseils,  flottait  entre  tous  les  avis, 
se  lamentait  désespérément,  puis  peu  à  peu, 
les  jours  se  succédant,  il  se  faisait  à  l'idée  de 


LOUISE    DE   PRUSSE.  123 

ratifier  au  moins  en  principe  le  pacte  de  sa 
servitude. 

Quand  la  reine  le  vit  prêt  à  s'humilier,  elle 
fut  remplie  de  douleur.  Laissant  à  M.  de 
Hardenberg  et  aux  autres  adversaires  de 
M.  d'Haugvvitz  le  soin  d'invoquer  les  raisons 
politiques  qui  pouvaient  militer  encore  en 
faveur  d'une  rupture  avec  la  France,  elle  fit 
aux  sentiments  du  roi  un  appel  passionné  : 
elle  le  suppliait  de  repousser  avec  éclat  le  don 
du  Hanovre  comme  un  présent  ignomineux  et 
perfide,  de  se  rappeler  la  parole  d'amitié  et  de 
fidélité  qu'il  avait  jurée  au  tsar,  de  placer  au- 
dessus  de  toute  considération  le  souci  de  sa 
dignité  et  l'honneur  de  sa  couronne.  Ou  bien, 
trahissant  le  secret  de  son  rêv^e  intime,  elle 
cherchait  à  le  tenter  par  de  brillantes  perspec- 
tives :  c(  C'était  peut-être  à  lui,  disait-elle, 
qu'était  réservée  la  gloire  de  vaincre  Napoléon  ; 
il  fallait  peut-être  un  héritier  du  grand  Fré- 
déric pour  terrasser  celui  à  qui  nul  encore 
n'avait  pu  résister  sur  les  champs  de  bataille 
de  l'Europe.  »  Et  comme  il  demeurait  inerte  à 
ces  discours,  elle  lui  reprochait  amèrement 
son  apathie,  s'oubliant  jusqu'à  lui  dire  que 


124  PROFILS    DE   FEMMES. 

l'armée  douterait  de  son  courage  s'il  tardait 
plus  longtemps  à  tirer  l'épée. 

Mais,  lorsque  le  roi  se  fut  définitivement 
résigné  aux  faits  accomplis,  lorsque  le  traité 
de  Schœnbrunn  modifié,  ou  plutôt  aggravé  à 
Paris,  porta  ses  premières  conséquences,  lors- 
qu'il fallut  s'excuser  aux  yeux  de  l'Europe 
d'envahir  le  Hanovre,  courber  la  tête  devant 
les  invectives  de  l'Angleterre,  et,  comble  de 
honte,  subir  pour  prix  d'un  tel  abaissement 
les  dédains  et  les  affronts  de  Napoléon,  la 
généreuse  nature  de  la  reine  Louise  se  révolta, 
et  la  passion  qui  depuis  deux  mois  couvait  en 
elle  éclata  tout  entière. 

Il  y  eut  alors  à  la  cour  de  Berlin  un  vrai 
parti  de  guerre,  parce  qu'il  ne  manquait  plus 
qu'une  âme  pour  unir  en  un  parti  tous  ceux 
qui,  souffrant  de  l'attitude  pusillanime  du  roi, 
réclamaient  une  politique  plus  digne  et  plus 
énergique.  On  se  réunissait  presque  chaque  soir 
dans  le  salon  de  la  reine.  Là,  venaient  le  prince 
Louis-Ferdinand,  rentré  en  faveur  depuis  les 
derniers  événements,  et  sa  sœur  la  princesse  Rad- 
zivvill,  d'un  naturel  non  moins  chevaleresque  et 
passionné,  la  jeune  et  belle  princesse  Guillaume 


LOUISE    DE   PRUSSE.  125 

de  Prusse,  que  ses  admirateurs  surnommaient 
la  «  Velléda  germanique,  »  le  prince  de  Hohen- 
lohe,  le  baron  de  Hardenberg,  le  baron  de 
Stein,  le  général  Rûchel,  le  général  Blûcher. 
Et  tous,  s'exaltaut  à  l'envi,  déclamaient  contre 
le  «  César  d'aventure  »  que  les  Français  s'é- 
taient donné  pour  maître,  contre  ses  rapts 
odieux,  contre  le  scandale  de  son  titre  impé- 
rial, contre  le  péril  croissant  de  ses  ambitions 
ou  bien  changeant  de  ton,  ils  raillaient  sans 
pitié  les  façons  de  parvenu  de  ce  «  brigand  cou- 
ronné», les  mœurs  de  sa  famille,  la  tenue  de  sa 
cour,  et  les  prétentions  de  sa  noblesse  improvisée. 

En  vain,  le  roi,  qui  fujait  ces  réunions, 
reprochait-il  à  la  reine  de  tolérer  autour  d'elle 
un  pareil  langage  :  elle  se  disait  fière  de  l'ins- 
pirer, et,  loin  de  se  calmer,  elle  l'encouragea 
de  plus  belle. 

Bientôt,  sous  son  influence,  les  têtes  se  mon- 
tèrent à  un  tel  degré  d'excitation,  qu'un  soir, 
au  sortir  du  palais,  une  troupe  de  jeunes  offi- 
ciers de  la  garde  alla  sous  les  fenêtres  de 
M.  d'Haugvvitz  insulter  ce  ministre,  auteur  de 
l'alliance  française,  et  briser  à  coups  de  pierre 
les  vitres  de  son  hôtel. 


126  PROFILS    DE   FEMMES. 

Dans  la  crise  que  traversait  la  Prusse,  le 
personnage  de  la  reine  sortait  ainsi  de  l'ombre 
où  il  s'était  complu  jusqu'alors  et  passait  peu 
à  peu  au  premier  plan.  Toutefois,  son  rôle, 
dans  le  prologue  du  drame  qui  se  préparait, 
n'était  nullement  celui  d'une  femme  politique 
au  sens  habituel  du  mot;  car,  outre  qu'elle 
n'avait  ni  l'esprit  d'autorité  ni  le  génie  de 
l'intrigue  et  de  l'action,  elle  restait  comme  par 
le  passé  à  l'écart  des  conseils  du  cabinet  et 
se  souciait  peu  du  détail  des  affaires  diploma- 
tiques et  militaires.  Mais  elle  traduisait  avec 
une  vivacité  extraordinaire  le  sentiment  de 
malaise  et  d'humiliation  qui  commençait  à  se 
répandre  par  toute  la  Prusse,  et  prêtait  une 
voix  expressive  aux  protestations,  confuses 
encore,  de  la  conscience  nationale. 

C'est  précisément  la  simplicité  de  ce  rôle,  où 
elle  mit  toute  son  âme,  qui  allait  faire  son 
succès  auprès  des  masses. 

L'armée,  la  première,  la  comprit  et  lui  fit 
ovation.  C'était  l'armée,  en  eftet,  qui  souffrait  le 
plus  de  l'état  des  choses.  Entourée  de  belligé- 
rants, seule  en  Europe,  depuis  179o,  elle 
n'était  pas  sortie   de  ses  casernes  ;  elle  avait 


LOUISE   DE   PRUSSE.  127 

assisté,  spectatrice  impassible,  à  dix  années  de 
luttes  héroïques  telles  que  le  monde  n'en  avait 
jamais  vu  ;  le  souvenir  de  ses  gloires  passées 
lui  rendait  l'inaction  insupportable  ;  l'attitude 
timorée  de  son  roi  l'humiliait  :  à  tout  prix, 
elle  voulait  se  battre. 

La  première  manifestation  de  ses  sentiments 
pour  sa  souveraine  lit  grand  éclat.  Le  5  mars 
1806,  en  pleine  revue,  le  comte  de  Kalkreuth, 
qui  commandait  les  dragons  d'Anspach,  solli- 
cita du  roi  la  faveur  pour  son  régiment  de 
porter  désormais  le  nom  de  la  reine.  Présentée 
ainsi  publiquement,  cette  demande  plaçait 
Frédéric-Guillaume  dans  un  singulier  embar- 
ras :  il  avait  le  sens  trop  droit  pour  ne  pas 
prévoir  les  conséquences  d'un  assentiment, 
mais  de  quel  prétexte  eût-il  couvert  un  refus  ? 
Même  au  point  de  vue  de  la  stricte  discipline, 
la  requête  qu'on  lui  adressait  était  correcte; 
car  le  régiment  d'Anspach  avait  reçu  du  grand 
Frédéric,  en  récompense  de  ses  exploits  pen- 
dant la  guerre  de  Sept  ans,  le  privilège  d'ex- 
primer directement  ses  désirs  ou  ses  doléances 
au  roi,  sans  passer  par  la  voie  hiérarchique 
des  inspecteurs  généraux  et  du  ministre  de  la 


128  PROFILS    DE   FEMMES. 

guerre.  Il  octroya  donc,  et  de  mauvaise  grâce, 
ce  que  dans  son  for  intérieur  il  eût  voulu 
décliner. 

L'effet  de  cette  mesure  fut  considérable.  Elle 
créa  subitement  à  la  reine  une  popularité 
immense  parmi  les  officiers  comme  parmi  les 
soldats,  et  son  nom,  à  peine  connu  la  veille, 
fut  acclamé  aussitôt  dans  tous  les  corps  de 
troupe  et  dans  toutes  les  garnisons.  D'instinct 
et  spontanément,  l'armée,  saluant  en  elle  un 
nouveau  chef,  se  plut  à  incarner  dans  cette 
jeune  femme  les  idées  d'honneur  militaire  et 
d'orgueil  national  que,  jusqu'au  règne  actuel, 
les  rois  de  Prusse  avaient  si  hautement  person- 
nifiées. 

Heureuse  de  se  sentir  comprise,  devinée 
plutôt,  par  la  partie  qu'elle  considérait  comme 
la  plus  noble  de  son  peuple,  elle  ne  connut 
plus  de  mesure  dans  l'expression  de  ses  senti- 
ments contre  la  France.  En  présence  du  roi 
atterré,  elle  accusait  les  ministres  de  réduire  la 
Prusse  à  la  honte,  et  prêchait  ouvertement  la 
guerre  à  Napoléon. 

L'adversaire  qu'elle  provoquait  aussi  auda- 
cieusement  n'était  pas  homme  à  tolérer  qu'un 


LOUISE  DE  PRUSSE.  129 

roi,  qui  se  disait  encore  son  ami  et  qu'il  s'était 
lié  par  des  traités  formels,  laissât  tenir  auprès 
de  lui  un  pareil  langage. 

Vers  les  premiers  jours  de  juin  1 806,  l'orage  qui 
menaçait  depuis  si  longtemps  semblait  donc  sur 
le  point  d'éclater,  tout  faisait  présager  la  guerre 
et  chacun  s'y  disposait,  quand  Frédéric-Guil- 
laume, se  ressaisissant  à  l'approche  du  péril, 
dans  un  de  ces  mouvements  subits  de  volonté 
dont  les  natures  les  plus  faibles  sont  capables 
par  accès,  fit  connaître  à  tous  par  un  exemple 
éclatant  qu'il  était  seul  maître  et  juge  des  desti- 
nées de  son  peuple  et  que  nul,  si  haut  placé  qu'il 
fût,  n'avait  droit  de  contrecarrer  sa  politique. 
Il  donna  ordre  à  la  reine  de  quitter  Berlin  et 
d'aller  attendre  aux  eaux  de  Pyrmont  que 
l'agitation  dont  elle  était  cause  se  fût  apaisée. 
Le  soin  de  sa  santé  servit  de  prétexte  à  cet  exil 
momentané;  mais  nul  n'en  fut  dupe,  car  on 
sut  aussitôt  qu'avant  de  s'éloigner,  elle  avait 
dû  faire  acte  de  soumission,  recevoir  en  faveur 
le  ministre  d'Haugwitz  qu'elle  avait  si  vive- 
ment attaqué,  convenir  de  ses  torts  envers  lui 
et  promettre  au  roi  de  ne  plus  retomber  à 
l'avenir  dans  ses  fautes. 


130  PROFILS    DE   FEMMES. 

Quand  elle  ne  fut  plus  là,  un  grand  silence 
se  fit  à  la  cour,  une  grande  accalmie  dans  les 
esprits.  Et,  pendant  quelques  semaines,  on  put 
croire  que  le  fléau  de  la  guerre  serait  détourné 
de  la  Prusse. 

Mais  les  causes  d'un  conflit  avec  la  France 
étaient  depuis  si  longtemps  posées,  tant  d'évé- 
nements et  de  malentendus  les  avaient  ren- 
forcées depuis  un  an,  qu'il  ne  dépendait  plus 
d'aucune  volonté  particulière  d'en  arrêter  les 
effets  :  les  nécessités  supérieures  qui  tôt  ou 
tard  dominent  l'action  des  individus  entraient 
en  jeu. 

Lorsque,  dans  les  premiers  jours  du  mois 
d'août,  la  reine  revint  de  Pyrmont,  la  rupture 
était  virtuellement  accomplie  entre  le  roi  Fré- 
déric-Guillaume et  l'empereur  Napoléon.  Si  l'on 
négociait  encore,  on  en  était  à  la  dernière 
phase  de  la  procédure  diplomatique  et  déjà  les 
armées  rivales  se  rapprochaient  du  pays  de 
Thuringe.  Un  enthousiasme  extraordinaire  ac- 
cueillit la  souveraine.  Comme  si  l'on  n'eût 
attendu  qu'elle,  les  manifestations  publiques 
prirent,  dès  son  retour,  un  caractère  plus  grave. 
Des  bandes  parcouraient  les  rues  en  proférant 


LOUISE  DE   PRUSSE.  131 

des  cris  de  guerre;  des  scènes  tumultueuses  se 
produisaient  chaque  soir  au  théâtre  où  l'on 
jouait  le  Camp  de  Wallenstein,  de  Schiller;  des 
officiers  allaient  aiguiser  leurs  épées  sur  le 
perron  de  la  Légation  de  France  :  un  esprit  de 
vertige  et  d'erreur  entraînait  d'un  mouvement 
irrésistible  toute  la  Prusse  à  la  ruine. 

Le  jour  où,  vêtue  aux  couleurs  des  dragons 
d'Anspach,  la  reine  Louise  traversa  la  ville  en 
tête  de  son  régiment  qui  se  rendait  aux  fron- 
tières, sa  vue  excita  un  véritable  délire.  On 
l'applaudissait,  on  l'acclamait,  tous  les  coeurs 
battaient  à  l'unisson  du  sien,  tant  son  visage 
radieux  respirait  la  confiance  et  promettait  le 
succès. 

A  cette  heure-là,  c'était  elle,  aux  yeux  de 
tous,  la  vraie  souveraine.  Elle  seule,  à  cette 
heure,  représentait  son  peuple  dans  le  grand 
drame  historique  où  s'allait  jouer  la  fortune  de 
la  Prusse,  tandis  qu'à  ses  côtés  Frédéric-Guil- 
laume, atterré,  comme  écrasé  par  la  fatalité, 
muet  et  blême,  ne  semblait  plus  qu'un  fantôme 
de  roi. 


III 


Le  21  septembre,  la  reine  quittait  de  nou- 
veau Berlin,  mais  rayonnante  de  joie  cette  fois  : 
elle  accompagnait  son  époux  à  Naumbourg, 
sur  la  Saale,  où  l'armée  s'était  concentrée  déjà 
sous  les  ordres  du  duc  de  Brunswick. 

Son  départ  avait  rencontré  auprès  des  con- 
seillers du  roi  une  vive  opposition.  Inquiets  de 
voir  se  continuer  devant  l'ennemi  les  intrigues 
des  coteries  de  la  cour,  ils  représentaient  que 
la  place  d'une  femme  n'était  pas  dans  un  quar- 
tier-général; ils  disaient  que  la  présence  de  la 
reine  au  milieu  des  troupes  serait  une  gêne 
pendant  les  marches  et  les  étapes,  un  grave 


LOUISE   DE    PRUSSE.  133 

embarras  les  jours  de  bataille,  un  souci  ter- 
rible en  cas  de  malheur.  Peut-être  la  reine  se 
fût-elle  rendue  à  ces  objections,  si  son  vœu  le 
plus  ardent  n'eût  été  précisément  conforme  au 
désir  secret  du  roi.  Depuis  que  la  guerre  était 
déclarée,  Frédéric-Guillaume  était,  en  effet, 
profondément  abattu,  et  l'idée  de  se  séparer  de 
la  reine  en  un  pareil  moment,  la  crainte  de 
tout  perdre  en  la  perdant  aggravaient  son  état 
moral.  Loin  donc  de  la  dissuader,  il  lui  avait 
laissé  entendre  qu'un  précieux  appui  lui  man- 
querait si  elle  ne  restait  auprès  de  lui.  Et, 
fière  de  cette  marque  de  confiance,  elle  l'avait 
aussitôt  suivi. 

Un  singulier  état  d'esprit  régnait  dans  l'ar- 
mée lorsque  le  roi  et  la  reine  parvinrent  à 
Naumbourg.  On  n'avait  pas  encore  affronté  ni 
même  aperçu  l'ennemi,  et  pourtant  la  confu- 
sion était  déjà  dans  les  états-majors  et  le  dé- 
couragement dans  les  troupes. 

L'arrivée  de  Frédéric-Guillaume  n'était  guère 
faite  pour  remédier  à  ces  dispositions  morales. 
L'ignorance  où  l'on  était  encore  de  la  marche 
des  Français  et  du  point  où  il  les  fallait  attendre 
lui  causa  tout  d'abord  une  inquiétude  extrême. 

8 


134  PROFILS    DE   FEMMES. 

Il  passait  des  journées  entières,  des  journées 
dont  chaque  minute  était  précieuse ,  à 
tenir  conseil,  renaettait  vingt  fois  en  délibéra- 
tion les  mesures  les  plus  urgentes,  n'osait 
prendre  parti  ni  pour  la  tactique  d'expectative 
proposée  par  le  duc  de  Brunswick,  ni  pour  la 
marche  en  avant  réclamée  par  le  prince  de 
Hohenlohe,  opposait  à  chaque  avis  nouveau 
une  objection  nouvelle,  ne  tranchait  rien,  mais 
contrariait  tout  et  paralysait  ainsi  l'attaque 
aussi  bien  que  la  défense.  Ou  bien,  hors  du 
conseil  de  guerre,  se  retrouvant  avec  ses  mi- 
nistres civils  qu'il  avait  amenés,  il  se  deman- 
dait si  l'attente  d'une  dernière  offre  d'arrange- 
ment n'était  pas  l'explication  de  la  lenteur 
inaccoutumée  de  Napoléon  à  engager  les  opé- 
rations, et  il  cherchait  encore  à  entamer  des 
pourparlers  diplomatiques. 

Mais  quand  le  malheureux  combat  de  Saaifeld, 
où  le  prince  Louis-Ferdinand  trouva  la  mort, 
l'eut  définitivement  éclairé  sur  les  véritables 
intentions  de  son  adversaire,  sur  l'irrémédiable 
nécessité,  sur  la  pressante  et  terrible  réalité  de 
la  guerre,  il  tomba  anéanti,  dans  une  prostra- 
tion d'où  ni  ses  généraux,   ni  ses  conseillers 


louist:  nE  prusse.  135 

favoris  ne  pouvaient  le  tirer.  A  cette  heure  où 
les  plus  graves  décisions  s'imposaient,  où 
l'armée  affolée  par  la  soudaineté  d'un  premier 
échec  cherchait  autour  d'elle  à  qui  se  rallier, 
il  restait  enfermé  dans  le  château  de  Weimar, 
condamnant  sa  porte,  en  proie  à  la  plus  morne 
douleur  et  aux  plus  sombres  pressentiments. 

Alors  ce  fut  la  reine  qui  sortit  et  se  montra 
aux  troupes.  Sur  les  routes,  à  travers  les 
bivouacs  et  les  cantonnements,  du  plus  loin 
qu'on  apercevait  sa  robe  blanche,  on  l'accla- 
mait. Souriante  encore  dans  sa  fière  beauté, 
relevant  d'un  mot,  d'un  geste  heureux  les 
esprits  abattus,  inspirant  à  tous  une  confiance 
qui  déjà  n'était  plus  dans  son  cœur,  elle  pas- 
sait, et  quelque  chose  de  l'âme  de  la  patrie 
semblait  passer  avec  elle.  Cette  noble  figure 
de  femme  attirait  ainsi  sur  elle  les  regards  que 
son  triste  époux  aurait  mal  soutenus  et  sauve- 
gardait en  les  personnifiant  les  traditions  mi- 
litaires de  la  maison  royale  de  Prusse. 

Cependant,  l'heure  critique  approchait.  Le 
12  octobre,  au  soir,  alors  qu'on  croyait  encore 
avoir  les  Français  au  loin  devant  soi,  on 
apprit  soudain  à  Weimar  qu'ils  étaient  maîtres 


136  PROFILS    DE   FEMMES. 

déjà  du  cours  de  la  Saale,  bien  au  delà  et  en 
arrière  des  lignes  prussiennes,  et  que  le  lende- 
main peut-être  on  serait  coupé  de  la  retraite 
sur  l'Elbe.  Après  toute  une  nuit  et  toute  une 
matinée  perdues  en  hésitation,  le  roi  se  mit 
en  marche  avec  le  duc  de  Brunswick  vers  Auer- 
staedt,  laissant  le  prince  de  Hohenlohe  à  léna. 

La  reine,  accompagnée  de  sa  grande-maî- 
tresse et  de  deux  demoiselles  d'honneur,  sortit 
de  Weimar  en  berline,  à  trois  heures  de  l'après- 
midi.  Deux  heures  plus  tard,  près  du  petit 
village  d'Eckartsberg,  un  aide  de  camp,  accou- 
rant à  bride  abattue,  se  jeta  à  la  tête  des 
chevaux  de  la  voiture  royale.  Au  nom  du  roi, 
il  conjurait  la  reine  de  ne  pas  aller  plus  avant: 
la  cavalerie  française  parcourait  la  vallée  à 
deux  lieues  de  là,  et  des  masses  ennemies  se 
détachaient  au  loin. 

Force  lui  fut  de  rebrousser  chemin  et  de 
retourner  à  Weimar.  Tout  le  long  de  la  route, 
les  troupes  qu'elle  croisait,  comprenant  à  son 
retour  qu'elles  allaient  enfin  se  battre,  la 
saluaient  et  l'invoquaient  avec  le  même  enthou- 
siasme que  les  jours  précédents  lorsqu'elle 
visitait  leurs  cantonnements;  mais  c'était  elle 


LOUISE    DE   PRUSSE.  13T 

maintenant  qui  avait  le  plus  besoin  d'être  sou- 
tenue et  réconfortée,  car  la  pensée  de  la  bataille 
où  se  précipitait  cette  masse  humaine,  la  con- 
science de  sa  propre  responsabilité  dans  la 
lutte  où  elle  avait  engagé  son  pays,  le  sentiment 
des  périls  qu'allait  courir  son  époux  et  que 
seule  elle  ne  partageait  pas,  lui  remplissaient 
l'âme  de  tristesse. 

A  Weimar,  où  elle  ne  parvint  que  tard  dans 
la  soirée,  un  souci  plus  grave  l'attendait.  On 
venait  d'y  recevoir  du  prince  de  Hohenlohe, 
qui  avait  pris  position  en  arrière  d'Iéna,  les 
plus  inquiétantes  nouvelles.  Or  six  lieues  à 
peine  séparent  léna  de  Weimar,  et  le  séjour 
de  cette  dernière  ville  n'offrait  plus  aucune 
sécurité.  Avec  une  énergie  et  une  franchise 
qu'autorisait  son  ancien  dévouement,  le  général 
Riichel  lui  représenta  qu'elle  devait  partir  pour 
Berlin  et  sur  l'heure;  qu'en  demeurant  plus 
longtemps  à  Weimar  elle  courait  le  risque 
d'être  surprise  et  enlevée  par  les  Français,  et 
que,  d'ailleurs,  son  salut  importait  maintenant 
au  sort  de  l'État,  car  s'il  arrivait  malheur  au 
roi  dans  le  combat,  ce  serait  à  elle  de  le  rem- 
jplacer. 

s. 


138  PROFILS    DE   FEMMES. 

Après  une  longue  lutte,  elle  se  rendit  à  ces 
vives  instances,  La  nu  il  se  passa  à  lui  chercher 
des  chevaux  pour  la  route,  tout  ce  qui  était  en 
état  de  porter  harnais  ayant  été  requis  et 
emmené  par  le  train  de  l'armée,  et  à  lui  tracer 
un  itinéraire  détourné  par  Gôttingen  et  Bruns- 
wick, la  voie  directe  par  Halle  et  Wittenberg 
étant  déjà  coupée. 

Le  14  octobre,  à  cinq  heures  du  matin,  elle 
monta  dans  sa  berline.  Un  escadron  de  cuiras- 
siers avait  mission  de  l'escorter  jusqu'à  ce 
qu'elle  fût  hors  de  la  zone  des  opérations,  à 
l'abri  des  atteintes  de  la  cavalerie  française  qui 
poussait  dans  tous  les  sens  des  pointes  hardies. 

L'aube  de  cette  journée  d'automne  était 
glaciale  et  blafarde.  Un  brouillard  épais  flotlait 
sur  la  campagne,  enveloppant  toutes  choses 
comme  d'un  linceul  de  tristesse,  et  de  gros 
nuages  voilant  le  soleil  couraient  sur  le  ciel. 

Malgré  le  mauvais  état  des  chemins  défoncés 
par  les  dernières  pluies  et  par  le  passage  de 
l'artillerie,  la  voiture  de  la  reine  allait  d'un 
train  rapide  vers  Erfurth  quand  tout  à  coup 
un  essieu  se  rompit.  Tandis  qu'on  tâchait  à 
réparer  l'accident,  un  bruit  sourd  se  fit  entendre 


LOUISE   DE   PRUSSE.  130 

du  côté  d'où  l'on  venait,  suivi  aussitôt  de  lon- 
gues et  violentes  détonations.  La  bataille  d'Iéna 
s'engageait.  Il  n'y  avait  plus  une  minute  à 
perdre.  Abandonnant  la  berline  brisée,  on  fit 
monter  la  reine  dans  la  calèche  découverte  où 
se  trouvaient  déjà  ses  deux  demoiselles^  d'hon- 
neur, et,  grand  trot,  on  continua  la  route. 

On  marcha  ainsi  tout  le  jour  en  côtoyant  la 
forêt  de  Thuringe,  pour  ne  s'arrêter  qu'à  la 
nuit,  à  Heiligenstadt  au  pied  du  Hartz.  Depuis 
Weimar  on  avait  parcouru  plus  de  trente-cinq 
lieues.  Le  lendemain,  dès  la  première  heure, 
il  fallut  repartir,  et  l'on  parvint  le  soir  à 
Brunswick,  capitale  du  duché.  En  même  temps 
que  la  reine,  un  courrier  y  arrivait  d'Auer- 
stsedt.  Parti  la  veille  dans  l'après-midi,  il 
avait  passé  par  des  chemins  de  traverse  pour 
annoncer  à  la  cour  ducale  que  le  duc  de 
Brunswick  était  mortellement  blessé;  il  ajoutait 
que  le  maréchal  de  Mollendorf  avait  été  aussi 
frappé  à  mort,  qu'un  grand  nombre  d'officiers 
et  des  milliers  d'hommes  étaient  tombés  depuis 
le  matin  sur  le  champ  de  bataille,  que  le  roi 
avait  eu  deux  chevaux  tués  sous  lui  et  que,  à 
l'heure    où    on    l'avait    expédié   du  quartier- 


140  PROFILS    DE    FEMMES. 

général,  toute  la  cavalerie  se  massait  pour 
tenter  un  suprême  effort. 

Sous  le  coup  de  ces  désolantes  nouvelles  qui 
lui  rendaient  l'incertitude  plus  cruelle,  la  reine 
reprit  immédiatement  la  route  de  Berlin. 
Blottie  au  fond  de  sa  voiture,  tremblante  de 
froid  et  d'angoisse,  silencieuse,  elle  se  laissait 
aller  aux  plus  sombres  pressentiments  quand, 
le  quatrième  jour  du  voyage,  aux  environs  de 
Taogermûnde,  dans  le  Brandebourg,  un  officier 
envoyé  au-devant  d'elle  lut  remit  une  lettre 
écrite  le  14  octobre  au  soir  par  le  colonel  de 
Kleist,  aide  de  camp  du  roi.  Elle  y  lut  ces 
seuls  mois:  «  Le  roi  est  vivant,  la  bataille  est 
perdue.  —  Où  est  le  roi,  où  est  l'armée  ? 
s'écria-t-elle  aussitôt.  —  Le  roi,  répondit  l'offi- 
cier, je  ne  sais  ;  l'armée,  elle  n'existe  plus.  » 

La  panique  régnait  à  Berlin  le  soir  où  elle 
y  arriva,  car  on  connaissait  depuis  la  veille  le 
double  désastre  d'Iéna  et  d'Auerstaedl.  Et 
même,  dans  la  crainte  où  l'on  était  de  voir 
apparaître  les  Français  aux  portes  de  la  ville, 
on  avait  emmené  à  Schwedt  sur  l'Oder  les 
enfants  royaux. 

Brisée  de  douleur  et  de  fatigue,  la  malheu- 


LOUISE    DE  PRUSSE.  141 

reuse  reine  repartit  dès  le  lendemain  matin 
pour  les  rejoindre. 

L'ennemi  s'avançant  à  marches  forcées, 
Schwedt  déjà  n'était  plus  une  retraite  assez 
sûre.  Il  fallut  chercher  refuge  à  Stettin  d'abord, 
puis  à  Giistrin. 

Frédéric-Guillaume  venait  d'y  entrer,  dans 
le  triste  appareil  d'un  roi  fugitif. 

On  était  au  21  octobre.  Donc,  depuis  que 
sur  la  route  de  Weimar  ils  s'étaient  séparés, 
neuf  jours  à  peine  s'étaient  écoulés,  et  tout 
n'était  plus  que  ruine  autour  d'eux  ;  plus 
d'armée,  la  capitale  abandonnée,  la  moitié  du 
royaume  envahi,  les  plus  belles  forteresses 
investies  ou  enlevées:  neuf  jours  avaient  suffi 
pour  que  l'œuvre  du  grand  Frédéric  s'effondrât 
jusqu'à  la  base. 

Le  roi  était  anéanti.  Là-bas,  à  Auerstsedt, 
dans  l'atmosphère  stimulante  de  la  bataille,  il 
s'était  comporté  avec  vaillance.  A  l'heure  où  la 
fortune  l'abandonnait,  il  avait  en  vain  cherché 
la  mort.  Par  deux  fois,  il  avait  conduit  à  la 
charge  le  régiment  des  dragons  de  la  reine,  et 
chaque  fois  un  cheval  était  tombé  sous  lui. 
Mais   la  défaite,    la   course  affolée  au  milieu 


142  PROFILS    DF.    FEMMES. 

des  soldats  jetant  leurs  armes,  invectivant  leurs 
officiers ,  Finsultant  lui-même  ;  le  contact, 
jour  et  nuit,  de  tout  ce  qu'il  y  a  de  misère  et 
de  lâcheté  humaines  dans  une  armée  en 
déroute,  puis  cette  traversée  furtive  de  sa 
capitale,  et  la  fuite  reprise  pour  s'arrêter, 
Dieu  savait  où  I  c'était  trop  d'émotions  pour 
un  caractère  aussi  faible.  Il  voulait  la  paix  à 
tout  prix,  implorait  de  Napoléon  au  moins  un 
armistice,  promettait  de  contremander  l'arrivée 
imminente  des  Russes  ses  alliés,  s'humiliait 
devant  son  vainqueur  et  offrait  de  se  lier  à  lui 
«  par  une  inaltérable  intimité  ». 

Il  était  urgent  pour  l'honneur  de  la  mo- 
narchie prussienne  que  la  reine  reprit  place  aux 
côtés  de  son  époux.  Quand  tout  le  monde  autour 
d'elle  désespérait,  quand  les  ministres  non 
moins  abattus  que  leur  souverain  ne  parlaient 
que  de  traiter,  quand  des  généraux  comme  le 
prince  de  Hohenlohe  et  Bliicher  capitulaient 
avec  les  derniers  débris  de  l'armée,  quand  des 
garnisons  entières  mettaient  bas  les  armes  sans 
combat,  quand  Spandau,  Hameln,  Nieubourg, 
Plassenbourg,  Stettin,  Ciistrin,  Magdebourg, 
toutes  les  places  fortes  saisies  d'un  même  ver- 


LOUISE   DE   PRUSSE.  143 

tige,  ouvraient  leurs  portes  à  la  première  som- 
mation, quand  tout  ressort  semblait  brisé  dans 
le  cœur  des  hommes,  la  reine  seule  se  dressait 
fi  ère,  inébranlable,  et  prêchait  la  résistance  à 
outrance.  On  lui  reprochait  en  vain  d'être  plus 
insensée  encore  qu'au  mois  de  septembre  quand 
elle  avait  fait  déclarer  la  guerre,  car  ce  qui 
était  inopportun  dans  ce  temps-là  était  devenu 
impossible  aujourd'hui:  elle  se  révoltait  contre 
l'évidence  des  faits  au  nom  d'une  vérité  supé- 
rieure dont  elle  prétendait  avoir  en  elle  l'écla- 
tante révélation. 

Elle  apportait  à  la  défense  de  ses  idées  une 
telle  opiniâtreté,  une  foi  si  ardente,  et  les  per- 
sonnages qui  l'entouraient  étaient  si  peu  maîtres 
de  leurs  pensées,  si  troublés  dans  leurs  des- 
seins, qu'elle  finit  par  leur  imposer  sa  volonté. 
Ce  fut  un  éclair  de  joie  pour  elle  dans  ces  jours 
sombres  lorsqu'elle  arracha  au  roi  éperdu  le 
retrait  de  sa  demande  d'armistice  et  l'ordre  de 
continuer  la  lutte. 

Quelle  que  fût  sa  fermeté  d'âme,  quelque 
confiance  qu'elle  affectât  en  ses  inspirations,  il 
semble  pourtant  qu'au  lendemain  de  cette 
grave  décision,   la  perspective    des    nouveaux 


144  PROFILS    DE   FEMMES. 

abîmes  où  elle  lançait  son  pays  l'effraya,  et 
que,  prise  d'un  doute  horrible,  écrasée  sous  le 
poids  de  ses  responsabilités,  elle  eut  une  défail- 
lance. C'était  par  un  soir  lugubre  de  décembre, 
à  l'étape  d'Ortelsbourg,  tandis  qu'elle  fuyait 
avec  son  époux  à  travers  les  forêts  de  noirs 
sapins  et  les  tristes  plaines  de  la  basse  Pologne  : 
elle  fit  un  retour  vers  le  passé,  scruta  sa  con- 
science, s'accusa  de  tous  les  malheurs  de  son 
peuple,  et  faible,  l'âme  en  détresse,  fondit 
en  sanglots.  La  crise  finie,  elle  eut  l'idée, 
afin  d'en  fixer  le  souvenir,  d'inscrire  sur  un 
carnet  qui  ne  la  quittait  jamais  les  beaux 
vers  de  Wilhelm  Meister  :  a  Celui  qui  jamais 
ne  mangea  son  pain  mouillé  de  larmes,  qui 
jamais  ne  passa  les  tristes  nuits  assis  sur  sa 
couche  et  sanglotant,  celui-là  ne  vous  connaît 
point,  ô  puissances  célestes  I  Vous  introduisez 
une  malheureuse  créature  dans  la  vie,  vous  la 
laissez  devenir  coupable,  et  vous  l'abandonnez 
à  sa  peine,  car  toute  faute  s'expie  sur  la  terre.  » 

Puis  elle  se  releva  apaisée,   rassurée,  et  dé- 
sormais inébranlable. 

Mais  si  ses  forces  morales  croissaient  dans  le 
maliieur,  ses  forces  physiques  commençaient  à 


LOUISE  DE  PRUSSE.  145 

s'épuiser.  Sa  santé,  qui  avait  toujours  été  si 
délicate,  ne  pouvait  résister  aux  épreuves  de 
toute  sorte  qu'elle  endurait  depuis  le  début  de 
la  guerre. 

En  arrivant  à  Kônigsberg,  le  9  décembre, 
elle  fut  saisie  de  frissons  et  d'une  lassitude 
extraordinaire.  Le  lendemain,  la  fièvre  ty- 
phoïde se  déclarait  et  la  mettait  au  plus  mal. 
Vers  le  dixième  jour  de  la  maladie,  dans  un 
intervalle  de  conscience,  elle  s'informa  des 
derniers  combats,  de  l'arrivée  des  Russes, 
du  progrès  de  l'invasion.  On  dut  lui  apprendre 
que,  les  Français  n'étant  plus  qu'à  quelques 
journées  de  marche  de  Kônigsberg,  le  roi  allait 
être  contraint  de  se  séparer  d'elle  et  de  s'en- 
fuir encore  plus  loin,  à  l'extrémité  de  ses 
États.  A  cette  nouvelle,  elle  protesta  de  toutes 
ses  forces  qu'elle  aussi  voulait  partir,  opposant 
à  tous  les  arguments  du  roi,  des  médecins, 
de  ses  dames  d'honneur  cette  seule  réponse  : 
«  J'aime  mieux  remettre  mon  âme  à  Dieu  que 
tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi.  »  Cette 
pensée  d'être  captive  des  Français  et  de  servir 
au  triomphe  de  Napoléon  lui  causait  une  telle 
angoisse,  ses  supplications  étaient  si  éloquentes, 

9 


146  PROFILS    DE   FEMMES. 

sa  voix  brisée  trouvait  des  accents  si  énergiques 
et  exprimait  une  volonté  si  arrêtée,  qu'il  fal- 
lut lui  céder.  Le  5  janvier  d807,  par  un  froid 
terrible,  elle  partit  presque  mourante  pour 
Memel,  la  dernière  ville  de  la  Vieille-Prusse, 
aux  confins  de  la  Lithuanie  russe  :  on  croyait 
qu'elle  succomberait  en  route.  Ce  fut,  en  effet, 
durant  trois  jours  et  trois  nuits,  un  voyage 
lamentable,  le  long  de  lagunes  gelées,  sous  le 
vent  glacial  de  la  Baltique,  dans  une  conti- 
nuelle tourmente  de  neige.  Un  soir,  la  malheu- 
reuse reine  n'eut  d'autre  abri  qu'une  hutte 
abandonnée,  sans  porte,  sans  fenêtre  et  sans 
feu.  Un  miracle,  si  elle  respirait  encore  en 
arrivant  à  Memel  ! 

A  peine  convalescente,  elle  poursuivit  le  rôle 
qu'elle  s'était  assigné  désormais,  celui  de  ne 
pas  désespérer. 

La  petite  ville  de  Memel  offrit  alors  un  spec- 
tacle d'une  rare  grandeur  morale.  Une  pâle  et 
faible  femme  portait  dans  son  cœur  la  cons- 
cience nationale  de  tout  un  peuple.  Jamais  la 
patrie  prussienne  n'avait  été  aussi  réduite  : 
jusqu'au  delà  de  la  Yistule  elle  était  envahie 
et  soumise  ;  à  peine  entre  le  Niémen  et  la  Bal- 


LOUISE  DE  PRUSSE.  147 

tique  une  mince  lisière  de  territoire  échappait 
à  la  conquête.  Et  pourtant,  en  un  sens,  jamais 
elle  n'avait  été  plus  grande;  car  jamais  elle 
n'avait  encore  évoqué  dans  une  âme  allemande 
une  vision  aussi  haute. 

Depuis  près  d'un  demi-siècle,  sous  l'in- 
fluence de  l'école  philosophique  et  littéraire 
qui  fonda  la  supériorité  de  l'Allemagne  dans 
l'ordre  intellectuel,  l'idée  de  la  patrie  s'était 
abolie  :  un  humanitarisme  vague  s'y  était  sub- 
stitué. Herder  avait  flétri  les  sentiments  patrio- 
tiques comme  «  indignes  de  citoyens  du 
monde  ».  Schiller  s'écriait:  <f  Vous  seriez  fous, 
Allemands,  de  prétendre  former  une  nation  ; 
contentez- vous  d'être  hommes.  »  Et  Goethe 
écrivait  :  «  Le  patriotisme,  que  Dieu  nous  en 
préserve  1  » 

Si  les  esprits  supérieurs  pensaient  ainsi  et 
l'élite  de  la  société  avec  eux,  la  masse  du  pays, 
incapable  de  transcendance,  était  tombée  à  la 
plus  profonde  apathie  politique  et  au  plus  bas 
égoïsme.  Indifférente  à  la  triste  équipée  de 
1792,  elle  avait  salué  avec  joie  l'humiliante 
paix  de  Bâle.  Et  maintenant  elle  assistait  sans 
tressaillir  aux  désastres  inouïs  de  la  monar- 


148  PROFILS   DE   FEMMES. 

chie,  à  cet  effondrement  subit  de  tout  l'État; 
elle  acceptait  sans  révolte,  sans  explosion  de 
douleur  ni  de  colère,  la  domination  étrangère 
et  accueillait  tranquillement  les  vainqueurs  K 

Ce  fut  donc  par  une  inspiration  subite  et 
spontanée  que  la  reine  Louise,  devançant  les 
temps  marqués  pour  le  réveil  de  l'esprit  na- 
tional, conçut  dans  son  âme  l'idée  sublime  de 
la  patrie.  Elle  avait  enfin  trouvé  l'objet  du 
grand  amour  que  son  cœur  appelait  et  que  les 
affections  rencontrées  ou  ébauchées  par  elle 
jusqu'alors  ne  lui  avaient  point  offert. 

Du  coup,  ce  qui  est  l'effet  ordinaire  de  l'en- 
thousiasme, elle  devint  insensible  à  tout  ce 
qui  pouvait  atteindre  sa  croyance,  et  les  évé- 
nements n'eurent  plus  de  prise  sur  elle.  Ainsi, 
on  reculait  chaque  jour  d'échec  en  échec,  et 
déjà  l'on  prévoyait  qu'un  lendemain  de  défaite, 
il  faudrait  abandonner  le  territoire  prussien  et 

1.  La  Pi-usse  était  moralement  si  atteinte  que,  à  part  Hum- 
boldt,  elle  a  du  chercher  hors  de  son  sein  les  hommes  qui 
l'ont  relevée  après  Tilsit  :  Stein  était  IS'assovien  et  Scharnhorst 
Ilanovrien.  De  même  elle  n'a  fourni  personne  à  la  brillante 
pléiade  des  créateurs  du  patriotisme  allemand  :  Fichte  et 
Koerner  étaient  Saxons;  Niebuhr,  Holsteinois;  Saviyay,  Hes- 
sois;  Arndt,  Suédois  de  Rùgen;  Uhland,  Wurtembergeois ; 
Rùckert,  Bavarois,  etc. 


LOUISE   DE   PRUSSE.  149 

suivre  sur  le  sol  russe  la  fortune  du  tsar.  Que 
lui  importait,  à  elle?  N'était-elle  pas  assurée 
du  succès  définitif?  Partout  où  l'entraînerait 
sa  destinée  errante,  à  Wilna  ou  à  Riga  comme 
à  Memel,  elle  retrouverait  les  mêmes  raisons 
de  lutter,  d'espérer  et  d'entretenir  l'espérance 
autour  d'elle. 

Aussi  quand,  le  d3  février,  après  la  san- 
glante et  infructueuse  bataille  d'Eylau,  Napo- 
léon offrit  à  Frédéric-Guillaume,  pour  prix 
d'une  paix  séparée,  la  restitution  immédiate 
de  ses  États  jusqu'à  l'Elbe,  elle  n'admit  pas 
un  seul  instant  qu'on  pût  accueillir  ces  propo- 
sitions inespérées,  et  ce  fut  elle  encore  qui, 
contre  le  sentiment  du  roi,  contre  l'avis  pres- 
sant de  ses  conseillers,  par  des  prodiges  d'éner- 
gie, fit  congédier  sans  réponse  le  plénipoten- 
tiaire français  *. 

Le  désastre  même  de  Friedland  (14  juin  1807) 
ne  put  l'abattre. 


1.  On  lit  dans  la  correspondance  de  Joseph  de  Maistre  : 
K  Saint-Pétersbourg,  mars  1807.  —  La  Prusse  vient  d'être  ten- 
tée de  nouveau.  Le  général  Bertrand  est  venu  offrir  au  roi  les 
plus  belles  conditions  s'il  voulait  faire  la  paix  et  se  détacher 
de  la  Russie,  mais  il  a  tenu  bon.  A  présent,  il  est  ferme  comme 
un  roc,  car  le  courage  ne  l'abandonne  ni  jour  ni  nmt...  » 


lf)0  PROFILS    DE   FEMMES. 

Mais  la  nouvelle  de  la  défection  des  Russes, 
suite  de  cet  irréparable  échec,  la  terrassa. 
Quand  elle  apprit  que  le  tsar,  abandonnant  la 
cause  de  son  allié,  avait  signé  un  armistice 
particulier  et  posé  les  armes,  elle  comprit  que 
tout  était  fini  et  elle  murmura  ces  mots  : 
«  Dieu  juste,  pourquoi  nous  avez-vous  délais- 
sés? Dieu  pitoyable,  quelles  fins  poursuivez- 
vous  donc  en  nous  ?  »  Pendant  plusieurs  jours 
elle  resta  dans  les  larmes. 

Cependant,  l'heure  critique  de  sa  vie  allait 
sonner  et  l'événement  qui  devait  le  plus  con- 
tribuer à  laisser  d'elle  une  image  idéale  dans 
la  mémoire  de  son  peuple  était  commencé. 

Depuis  1b  24  juin,  Frédéric-Guillaume  était 
allé  rejoindre  le  tsar  à  Tilsit.  Auprès  du  bril- 
lant Alexandre,  il  faisait  une  figure  déplorable. 

Objet  de  peu  d'empressement  de  la  part  de 
Napoléon,  témoin  importun  du  subit  enthou- 
siasme de  son  allié  de  la  veille  pour  leur  com- 
mun vainqueur,  les  embarrassant  tous  deux, 
autant  par  sa  présence  indiscrète  à  leurs  entre- 
tiens que  par  son  inhabileté  physique  à  les 
suivre  durant  leurs  longues  et  rapides  chevau- 
chées sur  les    bords  du  Niémen;   sans  grâce 


LOUISE   DE  PRUSSE.  151 

dans  le  malheur,  toujours  maussade  au  con- 
traire, le  teint  brouillé,  l'aspect  lamentable, 
récriminant  sur  le  passé  ou  cherchant  mala- 
droitement à  s'en  justifier,  il  négociait  en  vain 
depuis  dix  jours  pour  disputer  les  lambeaux 
de  son  royaume  à  la  conquête. 

L'énormité  des  sacrifices  qu'on  exigeait  de 
lui  et  l'attitude  impassible  de  Napoléon  à  son 
égard  l'avaient  jeté  dans  une  de  ces  crises  de 
prostration  où  l'infortuné  souverain  perdait 
jusqu'au  sentiment  de  sa  dignité.  Le  voyant  en 
si  fâcheux  état,  le  comte  de  Kalkreuth  eut 
l'idée  d'appeler  la  reine  à  Tilsit  ;  elle  seule, 
pensait-il,  pouvait,  dans  cette  conjecture  su- 
prême, sauver  la  situation:  elle  relèverait  le 
moral  de  son  époux,  elle  rappellerait  au  tsar 
les  serments  de  Potsdam,  elle  intercéderait 
enfin  auprès  de  Napoléon,  et  le  grand  charme 
qui  était  en  elle,  ce  charme  de  séduction 
auquel  nul  encore  n'avait  résisté,  agirait  peut- 
être  sur  l'âme  du  vainqueur. 

Quand  elle  reçut,  à  Memel,  la  lettre  par 
laquelle  le  roi  la  suppliait  d'accourir  à  Tilsit, 
elle  devint  toute  pâle,  chancela  et  s'effondra  en 
sanglots.  Les  personnes  qui  étaient  là  crurent 


lo2  PROFILS    DE    FEMMES. 

qu'elle  venait  d'apprendre  quelque  catastrophe 
nouvelle. 

Napoléon  lui  inspirait,  en  effet,  une  telle 
horreur  que  la  pensée  d'aller  l'affronter,  de  se 
présenter  suppliante  devant  lui  la  bouleversait 
jusqu'au  fond  de  l'être.  Dans  le  vainqueur 
d'Iéna,  ce  n'était  pas  seulement  le  fléau  de  sa 
patrie  qu'elle  détestait,  c'était  aussi  l'homme 
qui  depuis  deux  ans  l'avait  elle-même  si  cruel- 
lement insultée.  L'une  des  faiblesses  de  Napo- 
léon était  de  couvrir  de  calomnies  et  d'ou- 
trages les  adversaires  dont  le  patriotisme  lui 
faisait  obstacle.  Ni  des  hommes  d'État  tels 
que  Hardenberg  et  Cobentzel,  ni  des  femmes 
telles  que  l'impératrice  d'Autriche  et  la  duchesse 
de  Saxe-Weimar  n'avaient  trouvé  grâce  devant 
lui.  Mais  à  l'égard  de  la  reine  Louise,  ses 
insultes  avaient  été  particulièrement  violentes. 
Dès  l'entrée  en  campagne,  le  premier  Bulktin 
de  la  Grande  Armée  l'avait  dénoncée  à  la  France 
et  à  l'Europe  comme  l'auteur  responsable  de  la 
guerre:  «  ...La  reine  de  Prusse  est  à  l'armée, 
habillée  en  amazone,  portant  l'uniforme  de  son 
régiment  de  dragons,  écrivant  vingt  lettres  par 
jour  pour  exciter   de  toute  part  l'incendie.  Il 


LOUISE  DE   PRUSSE.  153 

semble  voir  Arinide,  dans  son  égarement, 
mettant  le  feu  à  son  propre  palais,  etc.  » 
Presque  chaque  jour,  les  Bulletins  suivants 
l'avaient  reprise  à  partie,  passant  tour  à  tour 
de  l'invective  à  la  dérision,  tantôt  faisant  d'elle, 
comme  la  Gléopâtre  du  poète  latin,  une  sorte 
de  fatale  monstrum  funeste  au  genre  humain, 
tantôt  raillant  la  frivolité  de  son  esprit,  ses 
goûts  romanesques  et  le  désordre  oià  l'on  avait 
trouvé,  à  Gharlottenbourg,  les  papiers  d'État 
et  les  portraits  du  tsar  mêlés,  dans  ses  tiroirs, 
aux  chiffons  et  aux  dentelles  parfumées.  For- 
çant le  ton,  les  journaux  à  la  solde  du  quar- 
tier impérial  l'avaient  traitée  de  fa(;on  plus 
dure  encore.  Enfin  l'empereur  lui-même,  pu- 
bliquement, à  tout  propos,  avait  parlé  d'elle  et 
de  son  culte  pour  Alexandre  avec  des  plaisan- 
teries de  corps-de-garde. 

Chacune  de  ces  attaques  avait  profondément 
blessé  la  reine,  et  tant  de  griefs  personnels, 
ajoutés  aux  malheurs  publics,  avaient  exaspéré 
sa  souffrance. 

Elle  partit  donc  pour  Tilsit,  l'âme  triste  jus- 
qu'à la  mort,  convaincue  qu'elle  marchait  à  un 
sacrifice,  mais  persuadée  qu'une  expiation  était 

9. 


1?>4  PROFILS    DE   FEMMES. 

nécessaire  au  salut  de  son  peuple  et  qu'il  était 
juste  qu'elle  en  fût  la  victime. 

Si,  à  distance,  ces  sentiments  pouvaient  pa- 
raître exagérés,  qu'importe?  L'impression  de 
la  souffrance  est  absolue  pour  celui  qui  l'en- 
dure, et  la  conscience  de  chacun  est  la  seule 
mesure  de  ses  émotions. 

Le  6  juillet,  dans  l'après-midi,  comme  elle 
entrait  à  peine  dans  la  petite  ville  lithua- 
nienne où  se  réglaient  alors  les  destinées 
du  monde,  on  introduisit  soudain  aliprès 
d'elle  l'empereur  Napoléon.  Elle  lui  adressa 
d'abord  quelques  paroles  banales,  car  elle  était 
très  émue. 

Mais,  se  reprenant  bientôt,  elle  parla  de 
l'objet  de  son  voyage,  qui  était  d'obtenir  pour 
la  Prusse  une  paix  acceptable.  «  Comment, 
lui  dit -il,  avez-vous  osé  me  déclarer  la  guerre?  » 
Elle  repartit  avec  dignité  :  «  Sire,  la  gloire  du 
grand  Frédéric  nous  a  trompés  :  elle  était  si 
illustre,  que  cette  erreur  nous  était  bien  per- 
mise.  » 

Alors  elle  sollicita  la  restitution  de  la  Silé- 
sie,  de  la  Westphalie  et  de  Magdebourg.  Il  pro- 
testa qu'une  pareille  demande  était  immodérée, 


LOUISE   DE   PRUSSE.  155 

insensée,  qu'il  y  songerait  pourtant  ;  puis,  dé- 
tournant l'entretien,  il  lui  fit  compliment  du 
goût  de  sa  toilette  et  palpa,  en  s'informant  du 
tissu,  l'étoffe  soyeuse  de  sa  robe.  Elle  l'inter- 
rompit d'un  geste  un  peu  hautain  :  «  Sire, 
parlerons-nous  chiffons  dans  un  moment  aussi 
solennel  ?  »  Les  larmes  lui  montaient  aux 
yeux. 

Le  soir  venu,  elle  dîna,  en  grande  céré- 
monie, entre  l'empereur  Alexandre  et  Napo- 
léon .  Celui-ci  s'évertua  pendant  tout  le  repas  à 
se  montrer  aimable.  Certes,  il  était  capable 
quand  il  le  voulait  d'exercer  une  puissante 
attraction,  car  il  possédait  au  plus  haut  degré 
la  chaleur  entraînante  et  communicative  du 
langage  ;  mais  la  qualité  première  du  charme, 
le  tact,  lui  manquait  ;  il  savait  subjuguer  les 
âmes,  il  ne  les  séduisait  pas. 

Ce  soir-là,  pendant  la  première  partie  du 
repas,  il  ne  cessa  de  raconter  en  riant  à 
ses  convives  les  incidents,  les  moins  flatteurs 
pour  leur  amour-propre,  de  la  campagne 
qu'il  venait  de  mener  contre  eux,  trou\'ant 
plaisant,  par  exemple,  de  rappeler  à  la  reine 
que,    le   jour   d'Iéna,    elle   avait   bien    failli 


1S6  PROFILS    DE   FEMMES. 

être  enlevée  par  les  '  hussards  de  Murât  \ 
Elle,  au  contraire,  ne  fut  que  charme  et 
séduction.  Tour  à  tour  sérieuse  et  enjouée, 
pressante  et  insinuante,  toujours  maîtresse  de 
soi,  toujours  consciente  de  son  rang,  de  sa 
race  et  de  sa  beauté,  elle  se  révéla  aux  yeux 
de  Napoléon,  étonné,  une  créature  exquise  et 
supérieure.  A  la  fin  de  la  soirée,  elle  l'avait 
visiblement  captivé,  elle  le  dominait,  elle  lui 
arrachait  en  souriant  de  bienveillantes  assu- 
rances, de  vagues  promesses. 

Quand  elle  prit  congé  de  lui,  personne 
parmi  les  assistants  ne  doutait  qu'elle  n'eût 
cause  gagnée,  et  elle-même  passa  la  nuit  dans 
les  plus  grandes  espérances. 

Le  lendemain,  qui  s'annonçait  si  radieux, 
fut  un  jour  tragique.  L'arrêt  «de  mort  de  la 
Prusse  était  depuis  trop  longtemps  porté  dans 
la  pensée  de  Napoléon,  pour  qu'aucune  volonté, 
aucune  influence  pût  en  suspendre  l'exécution  : 
le  8  juillet  au  soir,   le  démembrement  de  la 

1.  On  lit  dans  les  Mémoires  de  Ségur  (III,  chap.  m)  au  récit 
de  la  liataiile  d'Iéna  :  «  Quand  j'annonçai  à  l'empereur  que 
nous  avions  failli  prendre  la  reine,  sa  voix  s'anima  en  me 
répondant:  «  C'eût  été  justice!  Elle  l'avait  bien  mérité.  C'est 
elle  qui  est  la  cause  de  la  guerre  !....»  É 


LOUISE  DE  PRUSSE,  157 

monarchie  prussienne  élaiL  consommé.  Et 
Napoléon  écrivait  à  l'impératrice  Joséphine  : 
«  La  reine  de  Prusse  est  réellement  charmante, 
elle  est  pleine  de  coquetterie  pour  moi  ;  mais 
n'en  sois  pas  jalouse  ;  je  suis  une  toile  cirée 
sur  laquelle  tout  cela  ne  fait  que  glisser.  Il 
m'en  coûterait  trop  cher  de  faire  le  galant.  » 
Vingt-quatre  heures  plus  tard  la  reine  quit- 
tait Tilsit.  En  recevant  les  adieux  de  Napoléon, 
elle  lui  dit  ces  simples  mots  :  «  Sire,  vous 
m'avez  cruellement  trompée.  »  Sans  se  dé- 
fendre, il  lui  offrit  une  rose  qui  s'épanouissait 
au  balcon  de  la  fenêtre.  Un  instant,  elle  hésita 
à  l'accepter,  mais,  se  ravisant  subitement  : 
«  Au  moins  avec  Magdebourg,  murmura- 
t-elle.  —  Je  ferai  observer  à  Votre  Majesté, 
répondit-il  durement,  que  c'est  moi  qui  offre 
et  Elle  qui  reçoit.  »  Ce  furent  leurs  dernières 
paroles. 


IV 


La  supériorité  de  sa  nature  permit  à  la  reine 
Louise  de  se  retrouver  intacte  au  lendemain 
d'une  telle  épreuve.  Il  y  eut  là  chez  elle  un 
signe  évident  de  noblesse  et  d'élection. 

Une  pensée,  à  l'exclusion  de  toute  autre, 
occupa  dès  lors  son  esprit,  le  relèvement  de  la 
Prusse. 

Un  rare  instinct  de  divination  lui  désigna 
immédiatement  l'homme  qui  était  seul  capable 
d'entreprendre  cette  tâche  écrasante,  le  baron 
de  Stein. 

C'est  elle  vraiment  qui  le  ramena  aux 
affaires.    On  l'avait   disgracié   quelques   mois 


LOUISE   DE   PRUSSE  159 

auparavant  à  la  suite  d'un  conflit  avec  le 
cabinet  privé  du  roi,  et  l'orgueilleux  conseiller 
ne  voulait  plus  reparaître  dans  une  cour  qui 
avait  méconnu  ses  services.  A  Nassau,  où 
il  s'était  retiré,  la  reine  le  fit  supplier, 
conjurer  en  son  nom  d'oublier  le  passé 
et  de  venir  assumer  auprès  d'elle  le  lourd 
fardeau  qu'elle  lui  destinait.  Stein  se  rendit  à 
ces  instances.  Elle  l'accueillit  comme  un  sau- 
veur, et,  en  dépit  des  coteries  hostiles,  elle  le 
fit  investir  d'une  autorité  jusqu'à  ce  jour  sans 
exemple. 

Ce  fut  alors  entre  ces  deux  esprits  si  différents, 
opposés  même,  à  tant  d'égards,  une  entente 
absolue  parce  qu'une  seule  pensée  les  inspirait 
tous  deux. 

Dès  le  début,  elle  fit  à  leur  commun  accord 
e  sacrifice  des  principes  et  des  préj  ugés auxquels, 
ar  naissance,  elle  était  le  plus  attachée.  La 
onviction  de  Stein  était,  en  effet,  qu'un  grand 
loulèvement  national  pouvait  seul  sauver  l'Al- 
emagne  et  que,  pour  intéresser  les  masses 
populaires  aux  destinées  de  la  patrie,  il  les 
allait  appeler  à  la  liberté  civile  et  politique 
iont  elles  avaient  été  jusqu'alors  exclues.  Ni  la 


160  PROFILS    DE   FEMMES. 

nouveauté,  ni  la  hardiesse  d'une  telle  réforme 
qui  n'allait  à  rien  moins  qu'à  renverser  les 
anciennes  distinctions  de  castes  et  à  renouveler 
les  bases  séculaires  de  la  société  germanique 
n'arrêtèrent  un  instant  la  reine  :  elle  fut  la 
première  à  comprendre  la  grande  idée  d'où 
étaient  sortis  ces  projets  révolutionnaires,  et, 
de  toutes  ses  forces,  elle  s'appliqua  à  les  faire 
réussir.  Tandis  que  Stein,  sans  cesse  sur  la 
brèche,  tenait  tête  aux  furieuses  attaques  de 
ses  adversaires,  elle  le  défendait  auprès  du  roi 
toujours  prêt  à  trahir  son  ministre  et  à  retomber 
sous  l'influence  de  ses  anciens  serviteurs,  ou 
bien  elle  le  soutenait  contre  lui  même  aux 
heures  de  lassitude  et  de  découragement. 

En  retour,  elle  lui  demandait  de  s'attacher 
un  peu  à  elle,  de  ne  pas  l'abandonner  à  sa 
solitude  morale  et  de  l'aider  aussi  dans  la 
lourde  tâche  qu'elle  s'était  à  elle-même  assi- 
gnée. Comme  une  pensée  unique  emplissait 
son  âme,  elle  n'eut  pas  de  secret  pour  son^ 
confident.  L'extrême  simplicité  et  l'étroitesse 
de  l'existence  qu'on  menait  à  Memel  facilitaient! 
d'ailleurs  les  rapports  de  la  souveraine  et  du 
premier     ministre  :    nul    cérémonial,     nulle 


LOUISE   DE   PRUSSE.  161 

distraction,  nul  mouvement,  un  train  des  plus 
modestes,  la  Cour  réduite  à  moins  de  vingt 
personnes. 

Dans  cette  vie,  la  reine  avait  de  grands  loisirs, 
qu'elle  employait  à  lire  :  Stein  intervint  dans 
ses  lectures  et  les  dirigea  toutes  vers  l'histoire, 
celle  de  la  Grèce  et  de  Rome,  celle  de  l'Allema- 
gne surtout,  dont  jusqu'alors  on  ne  s'occupait 
guère,  même  dans  les  universités. 

Peu  de  jours  se  passaient  sans  qu'il  s'entre- 
tînt avec  elle  du  livre  qu'elle  avait  entre  les 
mains  ;  quand  le  surcroît  de  travail  le  retenait 
chez  lui,  il  lui  demandait  les  notes  qu'elle  avait 
prises  et  les  lui  renvoyait  le  lendemain  avec  ses 
impressions  personnelles  en  marge.  Il  s'atta- 
chait principalement  à  lui  montrer,  dans  le 
cours  des  âges,  les  peuples  courageux  survi- 
vant aux  pires  désastres  et  trouvant  dans  leurs 
défaites  mêmes  le  principe  d'une  grandeur 
nouvelle;  il  convoquait  à  sOn  aide  les  exemples 
et  les  arrêts  de  l'histoire  pour  lui  prouver 
qu'une  société  est  toujours  telle  que  la  font  les 
millions  de  volontés  individuelles  qui  s'exercent 
dans  son  sein,  forte  ou  avilie,  prospère  ou 
misérable,  selon    qu'elles  sont  énergiques  ou 


162  PROFILS    DE   FEMMES. 

lâches,  et  qu'en  un  sens  donc  une  nation  crée 
elle-nîème  ses  destinées.  Ou  bien  elle  le  consul- 
tait sur  la  méthode  à  suivre  pour  élever  ses 
fils.  Leur  éducation,  qui  l'intéressait  fort  peu 
autrefois,  était  devenue  son  plus  cher  souci. 
Puisque  le  défaut  de  sérieux  avait  attiré  sur  la 
génération  présente  de  si  épouvantables  mal- 
heurs, elle  voulait  avant  tout  donner  à  ses 
enfants  les  qualités  du  caractère  et  de  la 
conscience.  Son  rêve  était  qu'on  pût  dire  d'elle 
dans  l'avenir  ;  «  Elle  a  donné  le  jour  à  des 
hommes  dignes  de  régner  sur  la  Prusse.  »  Stein 
la  confirmait  dans  cette  façon  de  comprendre 
sa  mission  éducatrice,  car  il  pensait  aussi  que 
les  qualités  morales  étaient  seules  précieuses  à 
l'heure  actuelle,  et  qu'il  importait  plus  de 
préparer  à  la  patrie  des  âmes  que  des  intelli- 
gences. Et  tandis  que  ces  deux  esprits  se  com- 
muniquaient leur  flamme,  quelque  chose  déjà 
de  leur  chaleur  se  propageait  au  dehors,  et 
l'œuvre  de  la  résurrection  allemande  germait 
obscurément. 

La  formation  du  Tugendbund  en  fut  le  pre- 
mier symptôme.  Cette  idée  d'une  immense 
association  qui  réunirait  tous  les  citoyens  dans 


LOUISE   DE  PRUSSE.  163 

la  continuelle  pensée  et  dans  le  secret  effort 
de  la  revanche,  fut  accueillie  avec  enthousiasme 
par  la  reine.  Elle  eut  le  pressentiment  immé- 
diat de  ce  qui  allait  en  sortir  de  grand  et  de 
fortifiant  pour  l'Allemagne,  et  quand  elle  vit, 
dès  les  premiers  temps,  l'empressement  de 
tous,  nobles  et  artisans,  bourgeois  et  mili- 
taires, professeurs  et  étudiants  à  s'y  enrôler, 
elle  tressaillit  d'allégresse.  Très  secrètement, 
avec  toute  la  discrétion  que  lui  imposaient  son 
rang  et  les  circonstances,  elle  s'institua  la  pro- 
tectrice du  Bund.  Comme  toujours,  c'était 
auprès  du  roi  qu'elle  avait  le  plus  à  faire.  Le 
malheureux  Frédéric-Guillaume,  qui  croyait 
continuellement  voir  rôder  autour  de  lui  les 
espions  de  la  police  impériale,  éprouvait  une 
sorte  de  terreur  dès  qu'on  lui  parlait  du  rwgfenc/- 
bimd.  Elle  parvint  pourtant  à  lui  arracher  une 
approbation  formelle  des  statuts,  et  même  à 
obtenir  l'envoi  de  quelque  argent  à  la  caisse 
de  la  Société.  Elle  se  fit  ainsi  l'âme  silencieuse 
et  cachée  de  cette  vaste  conspiration  du  patrio- 
tisme qui,  de  proche  en  proche,  gagna  bientôt 
tous  les  pays  germaniques. 

Sous    l'impression    des    nouvelles    qui    lui 


164  PROFILS    DE   FEMMES. 

venaient  de  toute  part,  elle  se  laissait  aller 
déjà  aux  plus  grandes  espérances  et  croyait 
voir  se  rapprocher  le  terme  de  ses  épreuves, 
quand  soudain  retentirent  à  Kônigsberg,  où  la 
Cour  venait  de  se  transporter,  les  accusations 
terrifiantes  du  Moniteur  français  contre  Stein. 

La  reine  connut  alors  la  pire  des  hontes 
nationales  :  la  soumission,  en  pleine  paix,  à  un 
ordre  venu  de  l'étranger. 

Quand,  pour  conjurer  le  nouvel  orage  qui 
grondait  sur  sa  tête,  Frédéric-Guillaume  eut 
sacrifié  son  ministre,  dont  il  supportait  d'ail- 
leurs impatiemment  l'énergique  et  audacieux 
caractère  ;  quand  Stein,  chassé  de  sa  patrie, 
dépouillé  de  ses  biens,  poursuivi  jusque  dans 
ses  affections  intimes,  fut  allé  chercher  au  fond 
de  l'Autriche  une  retraite  où  ne  put  l'atteindre 
la  haine  clairvoyante  de  Napoléon,  elle  se  sentit 
si  seule  et  si  accablée  que,  pour  la  première 
fois,  vraiment  elle  désespéra. 

L'arrivée  inattendue  de  l'empereur  Alexandre 
à  Kônigsberg  ne  put  la  tirer  de  son  affliction. 
Il  revenait,  encore  enivré,  des  fêtes  magnifiques 
d'Erfurth,  et  au  passage  il  voulait  donner  à 
ses  anciens  amis  une  marque  de  sympathie. 


LOUISE   DE    PRUSSE.  165 

Dans  le  malheur,  la  beauté  delà  reine  Louise 
s'était  non  pas  altérée,  mais  transformée.  Son 
teint  avait  pâli,  le  sourire  qui  lui  était  habituel 
avait  disparu  de  ses  lèvres,  même  une  légère 
teinte  de  bistre  cernait  ses  yeux.  Mais  jamais 
elle  n'avait  atteint  à  un  pareil  charme  d'expres- 
sion. Ému  de  pitié  devant  cette  triste  et  noble 
figure,  troublé  peut-être  au  fond  de  sa  con- 
science par  de  vagues  remords,  le  tsar  lui 
exprima  en  la  quittant  le  désir  de  la  revoir 
bientôt  à  Saint-Pétersbourg  avec  son  époux. 

Cette  invitation  délivrait  Frédéric-Guillaume 
d'un  si  cruel  embarras,  qu'il  l'accepta  sur-le- 
champ.  Depuis  plus  de  trois  mois  que  sa  capi- 
tale était  évacuée,  il  n'osait  ni  y  rentrer  ni  en 
demeurer  plus  longtemps  éloigné;  car,  si  les 
Français  n'étaient  plus  dans  Berlin,  ils  étaient 
encore  tout  autour,  à  Magdebourg,  à  Witten- 
berg,  à  Torgau,  à  Stetlin,  à  Gûstrin,  à  Stral- 
sund  et  à  Glogau.  Or,  d'aller  s'enfermer  dans 
ce  cercle  de  fer,  c'était  s'exposer  à  être  enlevé 
de  son  palais  dès  le  moindre  dissentiment  et  à 
subir  le  sort  que  le  malheureux  Ferdinand  VII 
avait  trouvé  à  Bayonne;  et  de  rester  à  Kônigs- 
berg  sans  motif  plausible,  c'était  d'autre  part 


166  PROFILS    DE  FEMMES. 

ris(|uer  d'irriter  Napoléon  en  le  soupçonnant 
de  déloyauté  et  de  perfidie. 

Un  voyage  en  Russie,  une  visite  au  tsar,  au 
meilleur  ami  de  la  France,  offrait  au  roi  une 
excellente  occasion  d'ajourner  son  retour  à 
Berlin  et  de  gagner  du  temps,  ce  qui  était 
l'unique,  l'éternelle  ressource  de  ce  triste 
esprit. 

La  reine  se  résolut  avec  peine  à  l'accompa- 
gner. Elle  prévoyait  les  commentaires  qu'on  ne 
manquerait  pas  de  faire  si  elle  prenait  part  à 
ce  voyage,  et  elle  se  refusait  à  les  provoquer  ^  ; 
mais  les  prières  du  roi  finirent  par  la  déci- 
der. 

Parti  de  Kônigsberg  le  27  décembre  1808,  le 
couple  royal  arriva  le  7  janvier  1809  à  Saint- 
Pétersbourg. 


1.  Les  commentaires,  en  effet,  allèrent  leur  train.  A  Saint- 
Pétersbourg  l'entourage  de  la  princesse  Narischkine,  dont  le 
tsar  commençait  à  se  détacher,  tint  les  propos  les  plus  désobli- 
geants sur  la  reine  Louise.  Mais  l'ambassadeur  de  France  fut 
particulièrement  grossier  dans  ses  appréciations  :  a  Caulain- 
court,  écrit  Joseph  de  llaistre  dans  sa  Cor/'espo/idance(5/17  jan- 
vier 1809),  s'est  peu  gêné  pour  désapprouver  le  voyage.  11  a  dit 
sans  façon  chez  la  princesse  Dolgorouki  :  Il  n'y  a  point  de  mys- 
tère à  ce  voyage,  la  reine  de  Prusse  vient  coucher  avec  l'empe- 
reur Alexandre.  » 


LOUISE  DE  PRUSSE.  467 

Ce  fut,  pendant  un  mois,  une  série  ininter- 
rompue de  spectacles,  festins,  parades,  bals 
masqués,  illuminations  sur  la  Neva,  tout  ce 
que  l'imagination  somptueuse  d'Alexandre 
pouvait  inventer  pour  faire  oublier  à  ses  hôtes 
leurs  misères  présentes  et  sa  trahison  passée. 
Au  milieu  de  ces  fêtes,  la  reine  passait  gra- 
cieuse, souriante,  adorée,  mais  cette  vie  bril- 
lante ne  la  touchait  plus  guère  :  tant  de  splen- 
deurs et  d'hommages  succédaient  à  trop  de 
tristesses  et  d'humiliations. 

Lorsque  le  12  février  1809  elle  se  retrouva 
dans  le  vieux  château  de  Kônigsberg,  elle  put 
écrire  en  toute  sincérité  à  son  amie  madame  de 
Berg:  «  Je  suis  revenue  telle  que  j'étais  partie. 
Rien  ne  m'éblouit  plus,  mon  royaume  n'est 
plus  de  ce  monde.  » 

Elle  entrait  d'ailleurs  dans  une  ère  nouvelle 
d'angoisses,  car  l'Autriche  tentait  en  ce  mo- 
ment un  suprême  effort  pour  secouer  le  joug 
formidable  que  depuis  cinq  années  la  domina- 
tion napoléonienne  faisait  peser  sur  l'Europe. 
L'entrée  des  Français  à  Vienne,  la  victoire  de 
Wagram,  la  paix  de  Schônbrunn  et,  consé- 
quence honteuse  de  cette  paix,  le  mariage  de 


168  PROFILS    DE   FEMMES. 

Napoléon  avec  l'archiduchesse  Marie-Louise 
furent  pour  la  pauvre  reine  de  Prusse  autant 
de  coups  qui  la  frappèrent  au  cœur. 

Elle  comprit  alors  que  la  résurrection 
de  l'Allemagne  ne  s'accomplirait  qu'après  de 
longs  efforts,  et  un  secret  instinct  l'avertit 
qu'auparavant  elle  devrait  mourir;  mais  sa  foi 
dans  l'avenir  demeura  intacte.  «  Certainement 
des  jours  meilleurs  viendront,  écrivait-elle  à 
son  père.  Je  ne  puis  croire  que  l'empereur 
Napoléon  soit  ferme  et  assuré  sur  son  trône 
resplendissant.  11  n'agit  pas  d'après  les  lois 
éternelles  ;  son  but  n'est  pas  légitime,  son 
ambition  n'a  d'autre  tin  que  son  intérêt  per- 
sonnel. Or  la  vérité  et  la  justice  seules  sont 
immuables.  Certainement  des  temps  meilleurs 
viendront...  mais  sans  doute  je  ne  les  verrai 
pas.  » 

Ainsi,  après  Wagram  comme  après  Tilsit, 
quand  partout  en  Allemagne  les  têtes  se  cour- 
baient devant  la  force  victorieuse  et  que  les 
âmes  les  mieux  nées,  lasses  de  lutter,  acceptaient 
la  servitude,  la  reine  Louise  ne  se  résignait  ni 
se  décourageait  ;  elle  ajourna  ses  espérances, 
elle  ne  les  abdiqua  pas. 


LOUISE  DE   PRUSSE.  169 

Il  fallait  qu'elle  eût  en  elle  une  force  extra- 
ordinaire de  volonté  et  de  conviction  pour  ne 
pas  désarmer  en  présence  des  faits  accomplis  ; 
car,  depuis  le  départ  de  Stein,  elle  n'avait  plus 
personne  pour  la  comprendre,  personne  pour 
la  soutenir,  et  tout  le  monde  auprès  d'elle,  le 
roi  plus  que  les  autres,  s'humiliait  devant 
Napoléon.  Sa  grande  consolation,  sa  seule  aide 
morale,  dans  ces  tristes  jours,  fut  la  lecture 
assidue  des  Psaumes,  qu'elle  appelait  un 
«  alléluia  dans  les  larmes  ».  Ces  incompa- 
rables productions  du  génie  hébreu,  ces  beaux 
chants  nés  sur  les  bords  de  l'Euphrate  au  temps 
de  la  captivité  lui  allaient  au  cœur.  Elle  les 
lisait  dans  le  ravissement  et  trouvait  leur 
exquise  poésie  en  merveilleux  accord  avec  ses 
sentiments  intimes.  S'appropriant  leurs  plaintes 
ardentes  et  leurs  fières  assurances,  elle  en  appe- 
lait, avec  Israël,  au  grand  jour  de  Jéhovah 
contre  l'iniquité  triomphante,  contre  le  règne 
de  la  force  et  de  l'orgueil,  et  son  âme  pleine  de 
foi  dans  l'éternelle  justice  s'élançait  résolument 
vers  l'avenir. 

Le  23  décembre  1809,  après  trois  ans  d'ab- 
sence, elle  fit  sa  rentrée  dans  la  capitale.  Elle 

10 


170  PROFILS   DE   FEMMES. 

se  promettait  depuis  longtemps  une  grande 
joie  de  ce  retour  à  Berlin,  elle  n'y  trouva  qu'un 
sujet  nouveau  d'alarmes  :  des  avis  expédiés 
de  Paris  assuraient  que  Napoléon,  impatient 
des  retards  apportés  par  la  Prusse  épuisée  au 
paiement  de  ses  contributions  de  guerre,  se 
préparait  secrètement  à  lui  arracher  encore  un 
morceau  de  territoire. 

Un  besoin  impérieux  de  repos  la  détermina, 
vers  le  milieu  de  juin,  à  aller  passer  quel- 
ques jours  à  Neu-Strélitz,  chez  son  père.  Le 
2o  juin  1810,  elle  quitta  Charlottenbourg.  Les 
personnes  qui  l'accompagnaient  furent  frappées 
de  sa  tristesse.  Quoiqu'elle  se  dît  heureuse  de 
revoir  sa  famille  qu'elle  n'avait  pas  embrassée 
depuis  six  ans,  elle  ne  cessa  de  pleurer  tout  le 
long  de  la  route,  soit  qu'elle  eût  perdu  la 
faculté  du  bonheur,  soit  que  toute  émotion  ne 
pût  désormais  se  traduire  en  elle  que  par  des 
larmes. 

A  Hohen-Zieritz,  résidence  d'été  du  duc  de 
Mecklembourg-Strelitz,  l'accueil  des  siens  lui 
donna  un  éclair  de  gaîté  ;  mais  les  premiers 
épanchements  passés,  elle  retomba  dans  une 
profonde  mélancolie,  en   proie  à  de   sombres 


LOUISE   DE   PRUSSE.  171 

pressentiments.  Quelques  jours  après  son  arri- 
vée, elle  dut  prendre  le  lit  :  des  spasmes  vio- 
lents l'étouffaient.  Bientôt  elle  éprouva  une 
douleur  à  la  poitrine  et  elle  cracha  le  sang. 

Le  roi,  mandé  en  toute  hâte  de  Berlin, 
arriva  aussitôt  avec  ses  deux  fils  aînés.  Elle  le 
reconnut  encore  ;  mais  le  mal  avait  fait  de  si 
rapides  progrès  et  la  torturait  à  tel  point 
qu'elle  n'avait  plus  la  force  de  parler.  Le  18  juil- 
let, elle  entra  en  agonie,  et,  le  lendemain,  dans 
un  spasme,  elle  expira.  Elle  avait  trente-quatre 
ans. 

Mourir  sans  avoir  abordé  aux  terres  pro- 
mises ni  même  les  avoir  saluées  de  loin,  — 
cette  dérision  suprême  de  la  fortune  cruelle 
était  le  dernier  coup  réservé  à  la  reine  Louise  : 
elle  disparaissait  à  l'heure  où  son  rêve  allait 
se  réaliser,  à  la  veille  de  Moscou,  de  Leipzig,  de 
Waterloo. 


A  la  nouvelle  de  sa  mort,  un  souffle,  un 
tressaillement  passa  sur  les  pays  germaniques, 
comme  si  son  àme,  devenue  libre,  sortait  des 
étroites  limites  où  la  défaite  avait  confiné  son 
essor  et  prenait  possession  d'un  domaine  où 
Napoléon  n'avait  plus  de  prise,  celui  des  con- 
sciences de  tout  le  peuple  allemand.  Aux  jours 
de  la  revanche,  Arndt  et  Kœrner  l'invoquèrent 
dans  leurs  chants  belliqueux  ;  son  image  sem- 
bla flotter  encore  en  tête  des  régiments  prus- 
siens franchissant  le  Rhin,  et,  le  30  mars  1814, 
le  premier  cri  de  Blùcher  découvrant  Paris 
des  hauteurs  de  Montmartre  fut  : 

—  Enfin,  la  reine  Louise  est  vengée  I 


I 


LOUISE  DE   PRUSSE.  173 

Puis  l'oubli  s'étendit  sur  elle.  Après  l'avoir 
sincèrement  pleurée,  le  roi,  qui  vécut  vieux, 
convola  en  secondes  noces,  et  nul  n'éveilla 
plus  le  souvenir  de  l'infortunée  souveraine. 

A  l'apothéose  tardive  qu'on  lui  décerne  au- 
jourd'hui, des  causes  très  diverses  ont  coopéré. 

Il  a  fallu  d'abord  un  concours  singulier  de 
mémorables  événements  ;  la  suprématie  de  la 
Prusse  a  été  fondée  et  l'empire  d'Allemagne 
restauré  par  le  propre  fils  de  celle  qui  avait 
vu  sa  patrie  vaincue  à  léna  et  démembrée  à 
Tilsit. 

Là  est  la  raison  première,  la  raison  véritable 
et  profonde  du  mouvement  qui,  de  nos  jours, 
porte  les  esprits  à  idéaliser  la  reine  Louise. 
Une  légende  est  nécessaire  aux  origines  de  la 
grande  œuvre  nationale  où  les  Hohenzollern 
ont  attaché  leur  nom,  parce  qu'il  n'est  pas 
d'exemple  d'une  grande  fondation  qui  n'ait 
une  légende  à  son  début,  et  parce  qu'il  n'est 
pas  de  peuple  qui,  plus  que  le  peuple  alle- 
mand, ait  subordonné  sa  narration  historique 
à  sa  tradition  poétique. 

Le  même  instinct  qui  dans  l'épopée  germa- 
nique a  toujours  attribué  aux  femmes  un  rôle 

10. 


474  PROFILS    DE    FEMMES. 

actif  et  prépondérant,  voulait  aussi  qu'une 
femme  présidât  au  cycle  glorieux  des  derniers 
Hoiienzollern.  A  cet  égard,  l'incomparable 
beauté  physique  de  la  reine  Louise  la  servait 
merveilleusement  et  la  désignait  d'avance, 
pour  ainsi  dire,  à  la  résurrection  légendaire.  C'est 
que,  en  effet,  pour  les  personnages  qui  traver- 
sèrent la  scène  de  l'histoire,  les  dons  extérieurs, 
quand  ils  sont  portés  à  un  degré  éminent,  ne 
sont  pas  une  vaine  parure.  Semblable  aux 
sons  harmonieux  que  la  pensée  prolonge  et 
écoute  après  que  l'oreille  a  cessé  de  les  perce- 
voir, la  beauté  parfaite  ébranle  encore  les 
cœurs  bien  des  siècles  après  qu'elle  s'est  éva- 
nouie. Les  figures  périssables  qu'elle  animait 
autrefois  restent  gravées  en  traits  distincts  dans 
la  mémoire  de  la  postérité  ;  elles  conservent, 
de  l'empire  qu'elles  exerçaient  jadis,  le  pou- 
voir de  s'imposer  à  l'imagination  des  hommes 
et  d'incarner  leurs  rêves.  Et,  comme  l'émotion 
esthétique  ne  naît  jamais  seule,  elles  éveillent 
aussitôt  dans  l'âme  qu'elles  visitent  les  deux 
sentiments  qui  ont  créé  toute  la  légende  reli- 
gieuse et  poétique  de  l'humanité,  celui  du 
mystère  et  celui  de  l'infini. 


LOUISE  I)K  PRUSSE.  175 

Un  autre  avantage  pour  la  reine  Louise  est 
d'avoir,  de  son  vivant,  fort  peu  agi.  S'être 
trop  appliqué  à  la  réalité,  avoir  trop  participé 
au  gouvernement,  qui  est  la  chose  pratique 
par  excellence,  est  une  mauvaise  condition 
pour  revivre  dans  l'imagination  populaire. 
Un  peu  d'inconnu  et  de  pénombre  est  indis- 
pensable pour  qu'une  auréole  de  fables  puisse 
se  former  autour  de  la  tête  d'un  héros.  Or, 
malgré  l'influence  qu'elle  exerça  sur  les  desti- 
nées de  son  pays,  la  reine  Louise,  je  l'ai  mar- 
qué plus  haut,  n'eut  rien  de  la  femme  poli- 
tique en  ce  sens  que,  si  elle  inspira  souvent, 
elle  ne  gouverna  jamais. 

Mais  ces  causes  ne  suffiraient  pas  à  expli- 
quer la  consécration  qu'elle  reçoit  de  nos  jours. 

L'humanité  n'accorde  pas  à  si  bon  compte 
sa  sympathie.  Pour  l'obtenir,  une  condition 
assez  rare  est  obligatoire  :  avoir  pratiqué  le 
culte  de  l'idéal  sous  l'une  des  formes  variées 
que  comporte  la  religion  des  belles  âmes. 

La  reine  Louise  n'y  a  pas  manqué.  Elle  a 
servi  l'idéal  quand,  au  lendemain  d'Iéna,  elle 
créa  en  elle  l'idée  de  la  patrie;  car  ce  fut  là, 
je  le  rappelle,    une  création    originale  de  sa 


i76  PROFILS    DE  FEMMES. 

grande  âme.  Elle  l'a  servi  plus  utilement  en- 
core quand,  de  Memel,  elle  donnait  à  tous 
l'exemple  de  la  persévérance  dans  l'effort,  de 
l'opiniâtreté  dans  l'espérance,  de  la  foi  dans 
l'avenir,  et  que,  sauvant  au  fond  de  son  cœur, 
ainsi  qu'en  un  sanctuaire  inviolable,  une  tra- 
dition nationale  de  plusieurs  siècles,  elle  repré- 
sentait seule  les  vertus  d'honneur,  de  devoir 
et  de  courage  de  la  race  germanique,  momen- 
tanément abolies  dans  tout  son  peuple.  Bien 
plus,  elle  a  été  en  contact,  ne  serait-ce  qu'un 
instant,  avec  l'infini,  le  jour  oii,  sur  l'appel 
du  roi,  elle  se  rendit  à  Tilsit  comme  elle  eût 
marché,  victime  expiatoire,  à  un  sacrifice;  car 
il  n'est  pas  de  relation  plus  immédiate  de  la 
vie  finie  à  la  vie  infinie  que  le  sacrifice,  c'est- 
à-dire  la  personne  humaine  volontairement 
immolée,  l'oubli  absolu  de  soi  pour  un  objet 
supérieur.  C'est  en  se  dévouant  ce  jour-là  au 
salut  de  son  royaume  qu'elle  fonda  vraiment 
la  légende  qui  éclôt  aujourd'hui. 

Qu'on  ne  s'étonne  pas,  d'ailleurs,  du  long 
silence  de  soixante  années  qui  a  précédé  cette 
résurrection  poétique.  Le  sentiment  des  peuples 
hésite  longtemps  devant  la  mémoire  des  héros. 


LOUISE   DE   PRUSSE.  177 

Des  races  plus  spontanées  que  les  nôtres,  plus 
vives  et  plus  idéalistes,  ont  mis  des  siècles  à 
instituer  leurs  légendes  nationales.  Il  a  fallu 
cent  cinquante  ans  pour  que  l'imagination  du 
peuple  suisse,  se  recueillant  sur  elle-même, 
dégageât  de  la  réalité  historique  la  légende  de 
Guillaume  Tell.  Le  même  laps  de  temps  s'est 
écoulé  depuis  l'époque  où  Wallace  défendait 
sa  chère  Ecosse  contre  le  roi  Edouard,  jusqu'à 
ce  que  le  vieux  ménestrel  Harry  l'Aveugle 
célébrât  pour  la  première  fois  les  exploits  ro- 
manesques du  héros  des  Highlands.  Il  serait 
donc  surprenant  que,  dans  nos  civilisations 
vieillies,  à  notre  époque  d'exégèse  et  de  positi- 
visme, les  mêmes  phénomènes  fussent  prompts 
à  se  produire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  légende  est  née  main- 
tenant et  insensiblement  elle  va  se  développer. 
Elle  n'imposera  pas  à  la  biographie  de  son 
héroïne  de  trop  étranges  déformations,  parce 
que  les  habitudes  critiques  de  l'esprit  moderne 
l'obligeront  à  s'assimiler  un  grand  nombre 
d'éléments  historiques;  mais,  en  dehors  des 
faits  généraux,  l'imagination  populaire  repren- 
dra tous  ses  droits. 


178  l'HOFILS    DE    FEMMES. 

Parmi  les  divers  caractères  qu'on  se  plaira 
ainsi  à  attribuer  à  la  reine  Louise,  il  en  est 
un  pourtant  qu'on  peut  indiquer  presque  assu- 
rément, le  caractère  prophétique .  Les  na- 
tions ont  toujours  voué,  en  effet,  un  culte  mys- 
térieux aux  personnages  qui  les  ont  exhortées, 
réveillées  ou  consolées  aux  jours  de  crise,  et 
dont  l'inspiration  leur  a  révélé  leur  mission 
historique  en  les  forçant  à  l'accomplir.  Elles 
ont  vu  un  don  miraculeux  de  divination  dans 
ce  qui  n'était  qu'un  simple  phénomène  de  la 
vie  de  sentiment,  une  forme  particulière  de 
l'enthousiasme.  Ainsi  fit  Israël  pour  les  grands 
voyants  qui  ne  le  laissèrent  pas  désespérer  de 
sa  destinée  et  qui  le  réconfortèrent  dans  les 
mauvais  jours.  Ainsi  en  adviendra-t-il,  sans 
nul  doute,  pour  celle  qui,  aux  plus  sombres 
heures ,  affirma  si  hautement  sa  foi  dans 
l'indestructible  vitalité  de  son  peuple.  La  na- 
tion allemande  l'embaumera  dans  son  sou- 
venir, comme  ces  Yellédas  fatidiques  de  la 
vieille  Germanie,  sur  lesquelles  le  pays  rhénan 
nous  a  conservé  de  si  merveilleuses  histoires, 
et  le  mot  de  Tacite  sera  toujours  vrai  :  Vêtus  apud 
Gerinanos  mos  quo  plerasque  feminarum  fatidicas 


LOUISE    DE   PRUSSE.  179 

et,  augescente  super stitione,  arbitrantur  deas.  — 
«  C'est,  chez  les  Germains,  une  coutume  an- 
tique de  regarder  la  plupart  des  femmes  comme 
des  devineresses  et,  la  superstition  augmen- 
tant, d'en  faire  des  déesses.  » 


! 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND 


C'est  un  rôle  singulièrement  délicat  que 
celui  qui  incombe  à  la  femme  d'un  auteur 
célèbre,  d'un  poète  illustre,  d'un  éloquent 
philosophe.  Dans  cette  étrange  comédie  qu'est 
la  vie  d'un  grand  homme  de  lettres,  ce  n'est 
pas  généralement  pour  l'épouse  que  les  belles 
tirades  furent  écrites  :  les  passages  à  effet,  les 
scènes  qui  enlèvent  les  applaudissements  des 
contemporains  et  qui  retiennent  l'admiration 
béate  de  la  postérité,   sont  accaparés  par  les 

1.  p.  de  Raynal,  Les  Correspondants  de  Joubert,  1  vol.  in  18  ; 
Calmann  Lévy,  Paris.  —  Pailliès,  Mémoires  inédits  de  madame 
de  Chateaubriand,  1  vol.  in-S°  ;  Féret,  Bordeaux. 

li 


182  PROFILS    DE   FEMMES. 

rivales,  par  ce  chœur  d'héroïnes  et  d'amantes, 
plus  ou  moins  sincères  et  désintéressées  dans 
leur  passion,  que  tout  noble  écrivain  a  rencon- 
trées sur  sa  route  et  qui,  cédant  à  la  séduc- 
tion du  talent,  à  l'heureuse  puissance  du  génie, 
viennent  s'offrir  à  lui,  comme  Marguerite 
d'Ecosse  déposait  l'hommage  de  son  baiser  sur 
les  lèvres  d'Alain  Chartier  endormi. 

C'est  que,  par  nature,  par  condition,  le  per- 
sonnage de  la  femme  légitime  d'un  homme 
public  est  effacé  et  ingrat  :  elle  représente  la 
froide  raison,  les  exigences  étroites  de  la  vie 
matérielle,  la  mesquinerie  des  soucis  domes- 
tiques. Au  milieu  des  succès  bruyants  qui 
entourent  l'auteur  à  la  mode,  elle  ressemble 
assez  à  l'esclave  du  triomphateur  romain,  elle 
est  un  perpétuel  rappel  à  la  réalité,  à  cette 
réalité  quotidienne  qui  est  presque  toujours 
décolorée,  banale,  si  médiocre  par  tant  de 
côtés. 

Il  y  aurait  là,  j'imagine,  un  curieux  chapitre 
d'histoire  morale  et  littéraire  à  écrire:  on 
montrerait  de  quelle  façon,  suivant  les  temps 
et  les  mœurs,  les  femmes  d'écrivains  ont  inter- 
prété le  rôle  difficile  qui  leur  était  dévolu,  quel 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  183 

parti  elles  en  ont  su  tirer,  quelle  situation  elles 
se  sont  assurée  dans  leur  foyer,  quelle  figure 
elles  ont  faite  dans  le  monde;  on  rechercherait 
dans  quelle  mesure  leur  influence  s'est  exercée 
sur  leurs  maris;  on  définirait  leur  participation, 
secrète  ou  inconsciente,  dans  les  œuvres  qu'elles 
ont  vues  naître  près  d'elles,  et  par  là,  on  ar- 
riverait aussi  à  mieux  comprendre  l'auteur  lui- 
même,  à  mieux  marquer  les  limites  de  son 
talent.  Il  faudrait,  pour  mener  à  bien  cette 
étude,  un  esprit  très  large  et  demeuré  fin  dans 
les  détails,  habile  à  saisir  les  nuances,  apte  à 
pénétrer  tout  ce  qu'un  tel  sujet  laisse  à  deviner: 
Sainte-Beuve  l'aurait  admirablement  senti  ; 
mais,  seul  peut-être,  Addison  l'aurait  écrit. 

Sans  me  risquer  au-devant  de  difficultés  si 
délicates,  je  voudrais,  afin  de  mieux  éclairer 
l'étude  qui  va  suivre,  indiquer  ici  quelques 
traits  généraux. 

Il  est,  parmi  les  femmes  d'auteurs  célèbres, 
une  catégorie  que  l'on  peut  écarter  tout  d'abord, 
je  veux  dire  celles  dont  l'intelligence  n'a  jamais 
pu  se  hausser  jusqu'à  comprendre  la  supé- 
riorité, jusqu'à  se  douter  même  de  la  valeur  de 
l'homme  dont  elles  portaient  le  nom.  Dans  ce 


184  PROFILS    DE    FEMMES. 

cas,  et  par  une  contradiction  singulière,  il 
n'est  pas  rare  que  le  divorce  intellectuel  ait  eu 
pour  résultat  une  entente  domestique  parfaite. 
Et  l'on  a  vu  alors  l'étonnant  spectacle  de  deux 
existences  unies  d'apparence  et  se  déroulant 
l'une  à  côté  de  l'autre  sans  se  confondre, 
comme  les  eaux  de  deux  affluents  qui  coule- 
raient dans  le  même  lit  sans  se  mêler.  Telle 
fut  cette  Ghristiane  Vulpius  que  Goethe  épousa 
après  dix-huit  années  de  faux  ménage,  créature 
de  basse  extraction,  nature  ingrate  et  vulgaire, 
et  qui  ne  parvint  jamais  à  s'exalter  au  com- 
merce intime  de  ce  grand  génie.  Telle  fut  aussi 
la  femme  du  divin  poète  de  Vlntermezzo,  cette 
Mathilde  Heine  qui  savait  bien,  disait-elle,  que 
son  mari  passait  le  temps  à  écrire,  mais  qui 
ignora  toujours  sur  quels  sujets. 

A  côté  de  ces  inconscientes,  il  faudrait 
inscrire  toute  une  classe  d'âmes  faibles,  timo- 
rées, qui,  écrasées  par  l'ascendant  impérieux 
du  génie,  éprouvent  le  besoin  de  s'humilier 
devant  lui. 

Au  premier  échelon  de  cette  classe,  serait 
madame  de  Lamartine,  qui  tint  à  donner  à 
sa  propre  tille  le  nom   de  l'immortelle  mai- 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  48o 

tresse  de  son  mari;  au  dernier  degré  serait 
l'infortunée  et  maladive  épouse  de  Carlyle,  qui 
fascinée,  je  dirais  presque  hypnotisée,  par  la 
nature  extraordinaire  de  ce  grand  talent,  se 
sacrifia,  s'immola  toute  sa  vie. 

Ajoutons  encore,  dans  un  coin  à  part,  les 
révoltées,  telles  que  lady  Byron,  qui,  trou- 
vant la  tâche  trop  lourde  pour  leurs  épaules, 
l'ont  rejetée  en  rompant  les  liens  de  la  vie 
conjugale. 

Aucune  des  femmes  comprises  dans  les 
groupes  qui  précèdent  (si  intéressantes  qu'elles 
aient  pu  être  au  point  de  vue  de  la  psycho- 
logie personnelle)  n'a  exercé,  à  proprement 
parler,  d'influence  sur  l'homme  à  qui  sa  vie 
se  trouvait  liée. 

Venons  donc  à  celles  dont  l'action  sur  leurs 
maris  a  été  continue  et  appréciable,  bienfai- 
sante ou  néfaste.  Les  unes,  —  et  c'est  le  très 
petit  nombre,  l'élite,  l'on  en  pourrait  tout  au 
plus  nommer  deux  ou  trois  pour  ce  siècle,  — 
ont  vécu  en  parfaite  intimité  de  cœur  et  de 
pensée  avec  leurs  époux.  D'une  ouverture 
d'intelligence  assez  large  pour  comprendre  leurs 
travaux    et    s'y    intéresser   activement,  d'une 


186  PROFILS    DE   FEMMES. 

culture  d'esprit  assez  vaste  pour  en  saisir  les 
idées  générales,  d'un  tact  assez  réservé  pour 
favoriser  l'éclosion  de  leurs  idées  sans  jamais 
la  forcer,  d'une  modestie  assez  désintéressée 
pour  toujours  s'effacer  dans  le  monde,  elles  se 
sont  faites  leurs  confidentes  intimes,  leurs 
inspiratrices  discrètes  ;  vivant  à  côté  d'eux, 
pénétrant  sans  effort  leurs  plus  délicates  pen- 
sées, entendues  elles-mêmes  à  demi-mot,  criti- 
quant d'un  signe  de  tête  à  peine  ébauché, 
approuvant  non  par  des  louanges  bruyantes, 
mais  par  un  imperceptible  sourire  ou  simple- 
ment par  un  silence  ému,  très  attentives  dans 
leurs  jugements  à  n'être  pas  dupes  de  leurs 
préférences  personnelles  mais  à  bien  refléter, 
par  anticipation,  le  sentiment  du  public  tout 
entier,  elles  ont  été  une  sorte  de  conscience 
littéraire,  toujours  présente,  toujours  fidèle. 
D'autres  ont  exercé  leur  influence  propice 
dans  une  tout  autre  direction,  dans  une  voie 
plus  périlleuse  et  plus  ingrate  ;  je  fais  allusion 
à  celles  qui  s'appliquèrent  à  dissimuler  les 
égarements  ou  à  couATir  les  ridicules  du  grand 
homme  grisé  par  les  succès  de  salon,  perdant 
le  sens  de  la  saine  raison,  compromettant  le 


MADAME  DE   CHATEAUBRIAND.  187 

sérieux  de  son  âge  et  de  sa  situation  ;  quelques- 
unes  ont  accompli,  dans  cette  partie  de  leur 
rôle,  des  prodiges  de  dévoûment  ingénieux  et 
d'habileté  gracieuse  pour  continuer  à  leur 
mari  dévoyé  une  heureuse  audience  dans  le 
monde  et  sauvegarder  la  dignité  de  sa  vie. 

Par  contre,  il  est  enfin  des  femmes  d'écri- 
vain dont  l'action  fut  néfaste  en  leur  foj^er. 
Intervenant  d'ordinaire  à  l'heure  critique  où 
le  talent,  ayant  dépassé  sa  maturité,  tourne 
à  la  manière  et  tend  à  se  déformer,  elles  ont 
contraint  un  esprit,  fatigué  par  l'âge,  à  pro- 
duire dans  des  genres  auxquels  la  vieillesse 
n'est  pas  propre  ;  elles  ont  artificiellement  excité 
une  inspiration  épuisée,  quand  elles  n'y  substi- 
tuaient pas  leur  inspiration  personnelle.  De  là 
nous  sont  venues  tant  d'oeuvres  défraîchies, 
tremblées  et  malsaines,  où  les  qualités  premières 
devenaient  défauts,  où  le  souffle  manquait,  où 
la  passion  prenait  des  allures  honteuses,  où 
les  sourires  étaient  tout  ridés  et  grimaçants. 
Ces  femmes-là  ont  été  les  mauvais  génies  de 
leurs  époux  vieillis.  Certaines  même  ont  pour- 
suivi leur  influence  funeste  jusqu'après  la  mort 
du  grand  homme.  Pour  une  veuve  que  guidait 


188  pp.  OFII.S    DE   FEMMES. 

une  piété  conjugale  sincère,  combien  en  est-il 
qui,  pour  se  tailler  à  elles  aussi  leur  part  de 
renommée,  ont  vidé  les  cartons  de  la  succes- 
sion, exhumé  des  pages  de  jeunesse,  des  pensées 
décousues,  des  notes  hâtives,  des  souvenirs  épars, 
et  qui,  reliant  toute  cette  défroque  avec  une 
prose  de  leur  façon,  ont  montré  complaisam- 
ment  au  public  ce  que  cachait  d'hésitations, 
de  procédés,  de  travail  pénible  et  incertain, 
de  contradictions  même,  une  pensée  qu'on 
croj'ait  abondante,  sûre  d'elle-même  et  de 
plein  jet  ! 

La  femme  qui  associa  son  existence  à  l'ora- 
geuse destinée  de  François-René  de  Chateau- 
briand ne  peut  rentrer  dans  aucune  des  précé- 
dentes catégories.  La  façon  tout  originale  dont 
elle  interpréta  son  rôle  d'épouse  de  grand 
écrivain  m'a  paru  offrir  quelque  intérêt  ;  je 
tenterai  de  le  faire  ressortir  dans  les  pages 
qui  suivent. 


Céleste  de  La  Vigne-Buisson,  vicomtesse  de 
Chateaubriand,  descendait  d'une  famille  appar- 
tenant à  la  petite  noblesse  de  Bretagne  \  Elle 
avait  une  sœur  plus  âgée  qu'elle,  qui  épousa 


1.  L'anoblissement  des  La  Vigne-Buisson  était  de  date  très 
récente,  ainsi  qu'en  fait  foi  le  document  suivant,  dont  je  dois 
l'indication  au  généalogiste  breton ,  M.  Pol  de  Courcy  : 
«  Extrait  des  registres  des  mandements  adressés  à  la  chambre 
des  comptes  de  Nantes,  t.  LV.  —  Anoblissement  de  Jacques- 
Pierre-Guillaume  Buisson  de  La  Vigne,  ancien  capitaine  de 
vaisseau  de  la  compagnie  des  Indes,  chevalier  de  Saint-Louis  : 
mai  1776.  —  Règlement  d'armes  :  d'argent  à  une  fasce  de 
gueules,  chargée  de  trois  étoiles  d'argent  et  accompagnée  au 
chef  d'une  ancre  de  sable.  »  —  L'anobli  de  1776  eut  pour  fils 
Alexis  Jacques  de  La  Vigne,  qui  fut  le  père  de  madame  de 
Chateaubriand. 

11. 


J90  PROFILS    DE   FEMMES. 

le  comte  de  Plessis-Parscau,  officier  de  la 
marine  royale.  Restées,  en  bas  âge,  orphelines 
de  père  et  de  mère,  les  deux  jeunes  filles  furent 
élevées  à  Saint-Malo,  chez  leur  grand-père, 
M.  de  La  Vigne-Buisson,  chevalier  de  Saint- 
Louis,  ancien  gouverneur  de  Pondichéry  pour 
le  compte  de  la  Compagnies  des  Indes,  ancien 
commandant  de  Lorient  au  service  du  Roi. 

Céleste  de  La  Vigne  se  lia  de  bonne  heure 
avec  mesdemoiselles  de  Chateaubriand,  et  se 
prit  d'amitié  pour  Lucile  ;  elles  se  voyaient  à 
Saint-Malo,  dans  l'intervalle  des  séjours  de 
M.  de  Chateaubriand,  le  père,  à  Combourg. 

Lucile  était  déjà  l'âme  délicate,  rêveuse  et 
tournée  à  la  mélancolie  qui  devait  inspirer 
l'Amélie  de  Mené  ;  mademoiselle  de  La  Vigne 
était  douée,  au  contraire,  d'un  esprit  positif  et 
mesuré,  d'une  intelligence  vive  que  n'égarait 
aucun  écart  d'imagination,  et  de  cette  vue 
saine  et  juste  des  choses  que  les  crises  les  plus 
graves  de  sa  vie  ne  troublèrent  jamais.  Au 
physique,  la  voici  telle  que  Chateaubriand  lui- 
même  l'a  dépeinte,  dans  la  fraîcheur  gracieuse 
de  sa  première  jeunesse  :  «  Elle  était,  nous  dit- 
il,  blanche,  délicate,  mince  et  fort  jolie;  elle 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  191 

laissait  pendre ,  comme  un  enfant,  de  beaux 
cheveux  blonds  naturellement  bouclés.  »  Un 
portrait  d'elle,  qui  date  de  sa  vieillesse,  per- 
met de  l'évoquer  en  une  vision  plus  précise  : 
les  traits  sont  fins  et  purs  ;  les  yeux  éclairent 
tout  le  visage  d'une  vive  lueur  ;  le  nez,  légère- 
ment aquilin,  donne  à  la  physionomie  une 
expression  un  peu  hautaine  ;  la  bouche  est 
petite,  avec  des  lèvres  très  minces  que  semble 
chatouiller  l'ironie. 

Ce  fut  en  1791,  pendant  que  leur  frère 
voyageait  en  Amérique,  que  mesdemoiselles  de 
Chateaubriand  songèrent  à  lui  faire  épouser 
leur  amie  ;  elle  allait  avoir  dix-sept  ans,  il  en 
comptait  vingt-trois.  Elles  lui  firent  part  de  ce 
projet  dès  son  retour  en  France,  qui  eut  lieu 
au  mois  de  janvier  1792:  «  Mes  sœurs,  écrit- 
il  dans  les  Mémoires  (Voutre-tomhe,  se  mirent  en 
tête  de  me  faire  épouser  mademoiselle  de  La 
Vigne.  L'affaire  fut  conduite  à  mon  insu.  Je 
ne  me  sentais  aucune  qualité  du  mari.  Toutes 
mes  illusions  étaient  vivantes ,  rien  n'était 
épuisé  en  moi  ;  l'énergie  même  de  mon  exis- 
tence avait  doublé  par  mes  courses  lointaines. 
J'étais  tourmenté  de    la  Muse.   Lucile   aimait 


192  PROFILS    DE   FEMMES. 

mademoiselle  de  La  Vigne  et  voyait  dans  ce 
mariage  l'indépendance  de  ma  fortune:  — 
Faites  donc  »,  dis-je. 

Au  ton  dégagé  de  ces  lignes,  on  voit  que  le 
jeune  vicomte  de  Chateaubriand  se  prêta  sans 
enthousiasme  au  projet  d'union  préparé  en 
dehors  de  lui  par  ses  sœurs,  et  que  les  consi- 
dérations de  sentiment  n'entrèrent  point  en 
compte  dans  son  acquiescement.  Il  était,  en 
effet,  à  cette  heure  inquiète  de  sa  vie  où  ses 
rêves  cherchaient  à  prendre  corps,  où  les 
figures  poétiques  qu'il  allait  créer  s'ébauchaient 
en  lui,  où  commençaient  de  fermenter  dans 
son  cœur  toutes  les  passions  d'une  nature 
grande  et  forte,  impatiente  de  se  déployer  et 
de  se  donner  espace. 

Il  apportait,  en  outre,  dans  l'ordre  de  la 
vie  pratique,  des  ambitions  puissantes,  le  désir 
ardent  d'une  action  noble  et  chevaleresque  et 
la  volonté  d'accomplir  une  haute  destinée. 

Dès  son  retour  en  France,  l'occasion  s'offrit 
à  lui  de  mettre  à  l'épreuve  la  générosité  de  ses 
sentiments  ;  l'émigration  était  commencée  depuis 
quatre  mois,  et  l'armée  de  Gondé  comptait 
déjà  plus  de  dix  mille  nobles.  L'honneur    lui 


MADAME  DE   CHATEAUBRIAND.  193 

commandait  d'aller  s'y  enrôler  aussi  ;  mais  les 
moyens  matériels,  l'argent  indispensable  pour 
s'équiper  et  faire  convenable  figure  dans  les 
rangs  des  émigrés  lui  faisaient  défaut.  Il  ne  lui 
fallait  pas  compter,  en  effet,  sur  ses  revenus 
personnels  ;  les  ressources  de  sa  famille,  qui 
avaient  toujours  été  fort  modestes,  se  trouvaient 
presque  anéanties  par  suite  de  la  suppression 
des  droits  féodaux  et  de  la  radiation  des  béné- 
fices, et  ce  qu'il  en  pouvait  rester  était  encore 
amoindri  par  l'effet  de  la  dépréciation  générale 
que  le  trouble  des  temps  faisait  subir  à  toutes 
les  valeurs.  L'union  projetée  avec  mademoi- 
selle de  La  Vigne  eût  donc  singulièrement  réta- 
bli ses  affaires  :  elle  apportait  en  dot  six  cent 
mille  francs. 

Cette  considération  fut  décisive,  et,  dans  les 
derniers  jours  du  mois  de  mars  1792,  c'est- 
à-dire  moins  de  trois  mois  après  le  retour 
d'Amérique,  le  mariage  était  conclu. 

La  célébration  donna  lieu  à  un  incident, 
demeuré  toujours  obscur.  Madame  de  Chateau- 
briand, la  mère,  avait  exigé  que  la  consécration 
fût  donnée  par  un  prêtre  non  assermenté,  ce 
qui  eut  lieu  en  secret.  Mais  un  oncle  maternel 


194  PROFILS    DE   FEMMES. 

de  mademoiselle  de  La  Vigne,  M.  de  Vauvert, 
qui  s'était  opposé  au  mariage,  ayant  été  in- 
formé de  cette  irrégularité,  porta  plainte  devant 
la  juridiction  civile,  associa  à  sa  demande  le 
prêtre  constitutionnel  de  la  paroisse,  et  fit  en- 
fe'rmer  la  jeune  femme  dans  un  couvent  de 
Saint-Malo  jusqu'au  prononcé'  du  jugement. 
Le  tribunal  ayant  validé  l'union  au  civil, 
madame  de  Chateaubriand  sortit  du  couvent  où 
Lucile  s'était  enfermée  avec  elle.  Telle  est  la 
version  qu'ont  accréditée  les  Mémoires  d  outre- 
tombe.  Mais  il  semble  qu'en  réalité  les  choses 
se  passèrent  de  tout  autre  façon.  Un  autre 
oncle  de  mademoiselle  de  La  Vigne-Buisson  a 
raconté,  en  effet,  que  Chateaubriand  n'avait 
rien  moins  imaginé  que  d'épouser  sa  nièce 
comme  dans  les  comédies,  par-devant  deux  de 
ses  gens,  dont  il  avait  affublé  l'un  d'une  robe 
de  prêtre  et  dont  l'autre  jouait  le  rôle  de 
témoin  ;  M.  de  La  Vigne  ajoutait  qu'ayant  pris 
connaissance  de  cette  mascarade,  il  était  parti 
aussitôt,  muni  d'une  paire  de  pistolets  et 
accompagné  d'un  vrai  prêtre,  et  qu'ayant  sur- 
pris les  deux  époux  de  grand  matin,  il  leur 
avait  tenu  ce  langage  :  «  Trêve  de  plaisanterie, 


I 


MADAME  DE   CHATEAUBRIAND.  19b 

ma  nièce  et  mon  beau  neveu  I  vous  allez  vous 
marier  maintenant  et  pour  tout  de  bon.  »  Ce 
qui  fut  fait  sur  l'heure. 

Sainte-Beuve  qui  le  premier,  a  rapporté  ces 
faits,  en  a  fourni  l'explication  la  plus  vrai- 
semblable :  Chateaubriand ,  qui  traversait  à 
cette  époque  une  crise  de  scepticisme  et  même 
d'irrévérence  religieuse,  n'aurait  cherché,  en 
improvisant  cette  bizarre  comédie,  qu'à  se 
soustraire  à  la  promesse  faite  à  sa  mère  de 
recourir  au  ministère  d'un  prêtre  non  asser- 
menté. En  ce  cas,  c'est  à  cette  erreur  de  jeu- 
nesse que  feraient  allusion  ces  lignes,  jusqu'ici 
inexpliquées,  des  Mémoires  d'outi^e-tombe:  «  Le 
souvenir  de  mes  égarements  répandit  sur  les 
derniers  jours  de  ma  mère  une  grande  amer- 
tume ;  elle  chargea,  en  mourant,  une  de  mes 
sœurs  de  me  rappeler  à  cette  religion  dans 
laquelle  j'avais  été  élevé.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  dès  que  leur  mariage  fut 
régularisé,  les  deux  époux  partirent  pour  Paris. 
Le  séjour  qu'ils  y  firent  ne  fut  pas  d'un  heu- 
reux augure  pour  madame  de  Chateaubriand. 
En  trois  mois,  elle  eut  l'avant-goût  de  toutes 
les  amertumes,    de    toutes    les    épreuves  que 


196  PROFILS    DE  FEMMES. 

l'avenir  lui  réservait:  immédiatement  délaissée 
pour  les  relations  faciles  et  brillantes  que  le 
jeune  chevalier  avait  nouées  à  son  premier  pas- 
sage dans  la  capitale,  en  1788,  la  voici  presque 
aussitôt  sans  ressources.  C'est  que  les  fonds 
emportés  pour  le  voyage  sont  déjà  gaspillés  et 
qu'un  envoi  d'argent  sollicité  de  Bretagne  tarde 
bien  à  arriver.  Cependant,  et  comme  le  besoin 
presse,  Chateaubriand  emprunte  dix  mille  livres 
à  un  notaire,  qui  les  lui  fournit  en  assignats  ; 
il  les  risque  au  jeu  et,  sur  un  tour  de  carte, 
il  perd  toute  la  somme,  à  l'exception  d'une 
cinquantaine  de  louis. 

Le  lendemain,  au  lieu  de  l'argent  attendu, 
il  reçoit  de  Saint-Malo  la  nouvelle  de  la  confis- 
cation de  tous  ses  biens.  Alors,  subitement, 
le  devoir  d'honneur  qui  l'appelle  à  l'armée  de 
Condé  se  représente  à  son  esprit,  et  quittant 
Paris,  il  laisse  madame  de  Chateaubriand 
retourner  en  Bretagne. 

Il  arrivait  à  peine  à  la  frontière  que  la  vicom- 
tesse était  arrêtée  à  Saint-Malo,  comme  femme 
d'émigré,  et  jetée  dans  les  prisons  de  Rennes. 
Madame  de  Chateaubriand,  la  mère,  Lucile  et 
Julie  ses  filles,  et  deux  de  ses  gendres,  parla- 


MADAME  DE    C  If  ATE  AU  BR  I A  N  D  .  197 

gèrent  le  même  sort.  Leur  captivité  dura  jus- 
qu'au 9  thermidor. 

Cependant,  Chateaubriand  était  à  Londres. 
Tombé  malade  dans  la  retraite  des  Prussiens 
après  Valmy,  abandonné  dans  un  fossé  du 
chemin,  il  avait  pu,  non  sans  peine,  parvenir 
à  Namur,  gagner  Bruxelles,  puis  passer  en 
Angleterre.  Il  vivait  là,  découragé,  sans  res- 
sources, aux  prises  avec  toutes  les  misères  de 
l'existence,  mais  travaillant  sans  relâche  à  la 
formation  de  son  esprit  et  au  développement 
de  sa  pensée.  Quand  il  rentra  en  France,  au 
printemps  de  1800,  les  grandes  lignes  du 
Génie  du  christianisme  étaient  tracées  déjà,  et  le 
manuscrit  d'Atala  prêt  à  imprimer. 

Revenu  à  Paris,  il  y  resta  près  de  trois  ans 
avant  de  songer  à  se  rendre  en  Bretagne  et  à 
revoir  madame  de  Chateaubriand.  Et  pourtant 
les  dix  années  qui  venaient  de  s'écouler  depuis 
qu'il  s'était  séparé  d'elle  avaient  été  remplies 
de  plus  d'événements,  de  tristesses  et  de 
deuils  que  n'en  comporte  dans  les  temps  ordi- 
naires toute  une  existence  humaine.  Après 
avoir  enduré  toutes  les  angoisses  de  la  capti- 
vité sous  la  Terreur,    après  avoir  vu  mourir 


198  PROFILS    DE   FEMMES. 

successivement  madame  de  Chateaubriand 
mère,  Julie  de  Farcy,  sa  belle-sœur,  M.  de 
Caud,  mari  de  Lucile,  et  enfin  la  jeune 
madame  de  Chateaubriand,  belle-sœur  du 
chevalier  et  petite-fille  de  M.  de  Malesherbes, 
Céleste  de  Chateaubriand  était  demeurée  seule, 
comme  veuve  et  dans  un  état  voisin  de  la 
misère.  Elle  n'avait  d'autre  société  que  celle 
de  Lucile,  qui  déjà  n'était  plus  l'amie  tendre 
et  bienfaisante  des  années  de  jeunesse.  Sa 
raison  ni  son  cœur,  en  effet,  n'avaient  pu 
résister  à  la  violence  des  crises  qu'elle  venait 
de  traverser  :  inquiète,  déprise  de  la  vie,  tour- 
mentée de  maux  imaginaires,  assiégée  de  ter- 
reurs, elle  était  devenue  violente,  agressive, 
imposant  à  sa  belle-sœur  la  tyrannie  d'une 
humeur  fantasque  et  les  caprices  d'une  affec- 
tion aussi  jalouse  que  désordonnée. 

Mais  Pauline  de  Beaumont  était  entrée  dans 
la  vie  de  Chateaubriand,  et  le  charme,  encore 
nouveau,  de  cette  affection,  lui  avait  fait  tout 
oublier. 

Enfin,  le  27  novembre  1802,  au  retour  d'un 
voyage  d'affaires  qui  l'avait  appelé  dans  le 
Midi,  il  décida  de  passer  par  la  Bretagne  et  de 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  199 

faire  visite  à  la  vicomtesse.  Il  demeura  tout 
juste  vingt-quatre  heures  auprès  d'elle.  Quel 
accueil  reçut-il  ?  Quelle  fut  la  physionomie  de 
cette  courte  entrevue?  Aucun  témoignage  écrit 
ne  l'a  révélé.  Mais  nous  savons,  par  Chateau- 
briand lui-même,  quel  en  fut  le  résultat: 
«  Madame  de  Chateaubriand  devait  aller  me 
rejoindre  à  Rome,  écrit-il  dans  les  Mémoires 
d' outre-tombe,  et  M.  Joubert  parlait  de  l'y 
accompagner.  » 

Il  venait,  en  effet,  de  solliciter  un  poste 
diplomatique  ;  on  l'avait  désigné  pour  les 
fonctions  de  secrétaire  à  l'ambassade  de  Rome, 
et,  avant  de  s'y  rendre,  il  avait,  sur  les  con- 
seils pressants  de  Fontanes  et  de  Joubert, 
estimé  convenable  de  régler  sa  situation  con- 
jugale en  reprenant  la  vie  commune.  Ainsi 
s'expliquait  ce  voyage  en  Bretagne,  entrepris  à 
l'insu  de  madame  de  Beaumont. 

Madame  de  Chateaubriand  prit  immédiate- 
ment ses  dispositions  de  départ.  Ses  prépa- 
ratifs terminés,  elle  allait  se  mettre  en  route, 
quand  subitement  elle  apprit  que  sa  place 
n'était  plus  à  Rome. 

Sans  souffle,  sans  voix,  se  soutenant  à  peine. 


200  PROFILS    DE   FEMMES. 

madame  de  Beaumont  l'y  avait  précédée. 
Avant  que  de  quitter  la  vie,  elle  avait  voulu 
revoir  celui  qu'elle  aimait  d'un  amour  supé- 
rieur à  tous  les  désenchantements,  celui  vers 
qui  s'exhalaient  les  dernières  ardeurs  de  son 
àme  expirante.  En  vain  ses  amis  l'avaient-ils 
dissuadée  de  cette  folie  suprême  :  elle  s'y  était 
acharnée  avec  l'obstination  désespérée  d'une 
agonisante. 

La  nouvelle  de  son  départ  pour  l'Italie  pro- 
duisit grand  émoi  dans  le  cercle  de  la  rue  du 
Luxembourg.  Fontanes  qui  avait  recommandé 
Chateaubriand  au  choix  du  Premier  Consul 
pour  la  place  de  secrétaire  auprès  du  cardinal 
Fesch,  en  eut  un  vif  mécontentement.  «  Pour 
comble  de  ridicule,  écrivait-il  à  Guéneau  de 
Mussy  (o  octobre  1803),  madame  de  Beaumont 
est  en  Italie  et  se  rend  à  Rome.  Je  suis  désolé. 
Le  maître  s'est  plaint  hautement  de  ce  choix. 
Je  défends  le  mieux  possible  mon  ami,  mais 
que  puis-je  contre  l'orage?  »  L'amitié  plus 
tendre  et  plus  indulgente  de  Joubert  ne  fut  pas 
moins  alarmée,  et  il  fit  entendre  à  madame 
de  Beaumont,  sous  la  forme  la  plus  affectueuse, 
les  plus  doux  reproches:  «  Nous  parlons  sans 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  201 

cesse  de  vous  dans  tous  les  coins  de  la  mai- 
son, mon  frère,  madame  Joubert  et  moi.  Je  ne 
leur  dis  pas  à  eux-mêmes  la  moitié  de  ce  que 
je  souffre,  et  nous  n'avons  encore  parlé  à  per- 
sonne de  ce  quartier  d'hiver  qui  nous  désole. 
Vous  mettez  cette  amitié  que  nous  avons  pour 
vous  à  une  épreuve  bien  rude,  en  nous  rédui- 
sant, par  le  parti  que  vous  avez  pris,  à  l'im- 
possibilité de  vous  être  bons  en  quoi  que  ce 
soit...  Il  y  aurait  eu  peut-être  plus  de  pru- 
dence ou  de  ménagements  à  me  taire  à  cet 
égard;  mais  j'aurais  trop  blessé  la  vérité,  et 
j'ose  croire  que  vous  aimerez  mieux  ma  sincé- 
rité qu'une  réserve  qui,  en  vous  laissant  ignorer 
que  vous  m'avez  affligé  mortellement,  vous  au- 
rait caché  ce  dernier  et  nouveau  témoignage 
d'une  affection  sans  bornes  et  que  rien  ne  sau- 
rait diminuer  le  moins  du  monde.  » 

Un  mois  plus  tard,  le  6  novembre  1803, 
celle  qui  n'avait  tenu  à  la  vie  que  par  les  liens 
de  l'émotion  et  de  la  souffrance,  et  dont  la 
fragile  nature  rappelait  «  ces  figures  d'Hercu- 
lanum  qui  coulent  sans  bruit  dans  les  airs,  à 
peine  enveloppées  d'un  corps  »,  Pauline  de 
Beaumont  s'éteignait  à  Rome. 


202  PROFILS    DE   FEMMES. 

Le  lendemain  des  funérailles,  Chateaubriand 
écrivit  à  Chênedollé  :  «  Tout  est  fini  pour 
moi  :  madame  de  Beaumont  n'est  plus  ;  je  n'ai 
d'autre  consolation  que  d'avoir  honoré  un  peu 
ses  cendres.  »  Et  il  ajoutait  :  «  Je  serai  à  Paris 
au  mois  de  janvier  et  en  Bretagne  peu  de  temps 
après.  »  Il  ne  se  rendit  pas  en  Bretagne,  mais 
ce  fut  madame  de  Chateaubriand  qui,  sur  ses 
instances,  vint  le  retrouver  à  Paris.  Cette  fois, 
sa  résolution  était  fermement  arrêtée,  et  la  vie 
commune  allait  reprendre  entre  eux,  après 
douze  années  d'interruption. 

C'est  donc  à  cette  date  de  février  1804  que 
la  vicomtesse  de  Chateaubriand  fit  son  entrée 
dans  la  société  parisienne,  où  l'auteur  d'Atala 
tenait  la  première  place.  Madame  de  Beaumont 
n'y  était  plus,  mais  le  salon  qu'elle  avait 
formé  et  dont  elle  était  l'âme  ne  s'était  pas 
dispersé.  Les  personnes  distinguées  qui  s'étaient 
groupées  autour  d'elle  étaient  restées  unies, 
comme  si  le  charme  de  son  influence  eût 
continué  d'agir  :  c'étaient  Joubert,  le  penseur 
délicat,  au  cœur  pur  et  tendre;  Fontanes, 
poète  à  ses  heures,  causeur  plein  de  verve  et 
d'imprévu,   critique  d'un   goût  très  sûr  bien 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  203 

qu'un  peu  étroit,  dévoué  à  ses  affections  et  du 
commerce  le  plus  aimable  ;  Ghênedolié,  âme 
rêveuse,  nature  d'élite,  dont  toute  la  vie  inté- 
rieure se  concentrait  sur  un  seul  sentiment 
et  dans  une  seule  pensée  (sa  passion  pour 
Lucile)  ;  Guéneau  de  Mussy,  d'un  cœur  char- 
mant sous  des  apparences  graves  et  apprêtées, 
d'un  esprit  sérieux,  réfléchi  et  tourné  vers  la 
religion  ;  Mole,  nature  ambitieuse,  froide  jus- 
qu'au dédain,  mais  unissant  en  lui  les  dons 
très  rares  d'une  autorité  sans  raideur  et  d'une 
séduction  qui  s'imposait  ;  M.  Pasquier  enfin, 
très  apprécié  déjà  pour  le  bel  équilibre 
de  ses  facultés  et  les  qualités  de  son  caractère. 
On  y  voyait  aussi,  parmi  les  femmes,  madame 
de  Duras,  madame  de  Lévis,  madame  de  Custine 
et  madame  de  Vintimille.  Introduite  dans  cette 
société,  madame  de  Chateaubriand  fut  à  même 
de  développer  dans  tous  les  sens  sa  nature 
intelligente,  de  l'affiner  même,  de  l'aiguiser 
au  frottement  continuel  de  tout  ce  qu'elle  fré- 
quentait de  considérable  et  de  distingué. 

Pendant  la  belle  saison,  M.  et  madame  de 
Chateaubriand  se  rendaient  à  Villeneuve- 
sur-Yonne,  où  Joubert  allait,  chaque  année, 


204  PROFILS    DE   FEMMES. 

chercher  un  peu  de  sohtude  et  de  repos.  Ils  y 
goûtaient  mieux  encore  qu'à  Paris,  l'aménité 
de  son  esprit,  la  tendresse  ingénieuse  de  son 
cœur,  son  dévoùment  à  l'amitié,  et  la  philosophie 
sereine  qui  s'exhalait  de  cette  âme  haute  et 
pure.  Ce  fut  pendant  un  séjour  chez  leur  ami 
qu'ils  reçurent  la  nouvelle  de  la  mort  subite 
de  Lucile  :  elle  avait  succombé,  le  9  novembre 
1804,  à  un  mal  mystérieux;  on  pensa  même 
qu'elle  s'était  tuée.  Chênedollé,  qui  avait  conçu 
pour  elle  une  passion  désespérée  et  qui  rece- 
vait les  confidences  de  ce  cœur  blessé,  en  eut 
aussi  l'idée  :  «  Il  me  vient,  écrivait-il  dans  ses 
Souvenirs,  une  pensée  effroyable...  Je  crains 
qu'elle  n'ait  attenté  à  ses  jours...  Ayez  pitié 
d'elle,  ô  mon  Dieu,  ayez  pilié  d'elle  I  Elle 
n'a  point  trouvé  d'âme  qui  fût  en  harmonie 
avec  la  sienne  ;  ce  cœur  si  vivant,  et  qui  avait 
tant  besoin  de  se  répandre,  a  d'abord  tué  sa 
raison  et  a  fini  par  dévorer  sa  vie.  » 

Ce  deuil  tranchait  le  dernier  lien  qui  ratta- 
chât madame  de  Chateaubriand  au  passé  : 
quoi  qu'elle  eût  enduré  de  l'humeur  tyran- 
nique  de  Lucile,  elle  lui  restait  reconnaissante 
de  ses  sentiments  anciens.  Et  le  souvenir  des 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  205 

jours  heureux  de  Gombourg,  de  tant  d'émo- 
tions partagées,  de  tant  d'épreuves  communes, 
effaçait  les  impressions  amères. 

Entre  les  séjours  à  Paris  et  les  villégiatures 
à  Villeneuve,  M.  et  madame  de  Chateaubriand 
entreprirent,  à  cette  époque,  des  excursions 
dans  le  Dauphiné,  en  Suisse  et  en  Savoie.  Un 
jour,  se  trouvant  de  passage  à  Genève,  ils 
reçurent  la  visite  de  madame  de  Staël,  qui 
leur  arracha  la  promesse  de  venir,  au  retour 
de  Ghamounix,  demeurer  quelques  jours  à 
Goppet.  Les  Souvenirs  inédits  de  la  vicom- 
tesse de  Chateaubriand  rapportent,  à  cette 
occasion,  un  incident  assez  piquant  :  «  Je  ne 
sais,  dit-elle,  ce  qui  nous  empêcha  d'accomplir 
la  promesse  que  nous  avions  faite  à  madame 
de  Staël.  Elle  en  fut  très  mécontente  ;  et  d'au- 
tant plus  qu'ayant  compté  sur  notre  visite, 
elle  écrivit  d'avance,  à  Paris,  les  conversations 
présumées  qu'elle  avait  eues  avec  M.  de  Cha- 
teaubriand ,  et  dans  lesquelles  elle  l'avait, 
disait-elle,  converti  à  ses  opinions  politiques. 
On  sut  que  nous  n'avions  point  été  à  Goppet 
et  que  la  noble  châtelaine  avait  fait  seule- 
ment un  roman  de  plus.  » 

12 


206  PROFILS    DE   FEMMES. 

Deux  années  de  vie  commune,  de  vie  tran- 
quille, c'était  plus  que  madame  de  Chateau- 
briand ne  devait  espérer  de  sa  destinée.  Dans 
le  printemps  de  1806,  Chateaubriand  résolut 
d'entreprendre  le  grand  voyage  d'Orient  qu'il 
projetait  depuis  longtemps.  La  vicomtesse,  qui 
avait  souhaité  de  partir  avec  lui,  ne  fut  auto- 
risée à  l'accompagner  qu'à  Venise.  Le  besoin 
d'activité,  la  curiosité  de  sensations  et  d'émo- 
tions nouvelles  qui  avaient  conduit  autrefois 
«  René  »  en  Amérique^  l'entraînaient  mainte- 
nant vers  la  Grèce,  la  Syrie  et  la  Palestine  :  il 
y  retremperait,  disait-il,  son  génie  poétique  à 
des  sources  plus  hautes,  «  il  s'approvisionne- 
rait d'images  »,  il  remplirait  sa  mémoire  d'im- 
pressions vives  et  originales,  de  visions  bril- 
lantes et  colorées  pour  l'ouvrage  des  Martyrs 
dont  les  grandes  lignes  s'esquissaient  déjà 
dans  son  esprit.  Peut-être  espérait-il  aussi,  par 
cette  fuite  vers  l'Orient,  échapper  enfin  à  l'in- 
curable ennui  qui  fut  la  plaie  secrète  de  sa 
nature  morale.  Mais,  d'autres  raisons  encore, 
intimes  et  mystérieuses,  qu'il  devait  révéler 
plus  tard,  l'appelaient  vers  Jérusalem  et  lui 
imposaient  le  long   retour  par  les  pays  bar- 


MADAME   DE  CHATEAUBRIAND.  207 

baresques  et  l'Espagne;  il  lui  fallait  le  pres- 
tige d'un  voyage  aventureux  et  lointain,  d'une 
sorte  d'odyssée  grandiose,  pour  toucher  une 
âme  que  sa  gloire  littéraire  n'avait  pu  éblouir, 
l'âme  de  femme  la  plus  fière  qu'il  eût  encore 
rencontrée. 

Quand  il  se  fut  embarqué  à  Venise,  madame 
de  Chateaubriand  sentit  renaître  en  elle  plus 
vive   que  jamais  l'affection    qu'elle   lui   avait 
vouée  et  dont  il  lui  savait  si  peu  gré.  Tandis 
qu'elle  rentrait  à  Paris,  sa  pensée  ne  pouvait 
se  détacher  de  l'Adriatique  et  des  mers  d'Orient. 
Elle  se  désolait  sans  cesse  de  ne  pas  recevoir 
de  nouvelles.  «  On  me  donne  ici,  écrivait-elle 
à   Joubert,  autant  de  mauvaises  raisons  que 
j'en  veux  pour  me  prouver  que  cela   ne  doit 
pas  m'inquiéter.  Ensuite  vient  la  raison  par 
excellence  :  Que  voulez-vous  qu'il  lui  arrive? 
Hélas  !  ce  qui  arrive  tous  les  jours,  —  de  mou- 
rir. Pour  moi,  je  meurs  de  crainte,  je  meurs 
de  désespoir,  enfin  je  meurs  de  tout.  »  —  Elle 
ne  resta  pas  à  Paris,  non  qu'elle  craignît  d'y 
vivre  isolée,  mais  pour  se  soustraire  aux  em- 
pressements  indiscrets    ou    aux    compassions 
malignes.  Ce  fut  naturellement  vers  les  Jou- 


208  PROFILS    DE   FEMMES. 

bert  qu'elle  tourna  ses  pas  ;  leur  amitié  l'ap- 
pelait avec  instance  à  Villeneuve,  et  elle  y 
passa  tout  l'automne  et  l'hiver.  Elle  trouvait 
dans  leur  société  une  sorte  d'apaisement  mo- 
ral, des  heures  douces  et  un  charme  d'inti- 
mité qu'elle  ne  pouvait  goûter  dans  son  propre 
foyer  toujours  délaissé.  Sous  leur  influence, 
sa  nature,  très  sensible  malgré  des  dehors  de 
froideur  et  d'ironie,  se  livrait,  se  répandait 
dans  ce  qu'il  y  avait  de  tendre,  de  convaincu 
et  d'affectueux  en  elle;  elle  jouissait  vraiment 
des  sympathies  dont  elle  se  sentait  envelop- 
pée, et,  dans  cette  chaude  atmosphère,  son 
cœur  s'épanouissait  en  pleine  confiance;  son 
esprit  s'abandonnait  aussi  à  sa  verve  prime- 
sautière,  dans  toute  la  franchise  et  la  vivacité 
de  son  mouvement  naturel.  Il  dut  y  avoir, 
j'imagine,  dans  le  petit  salon  de  Villeneuve, 
entre  ces  trois  personnes  d'une  si  haute  distinc- 
tion morale,  de  charmantes  causeries,  de 
ces  entretiens  où,  comme  le  disait  Joubert, 
«  l'âme  et  le  corps  prennent  part  »,  où  l'on  s'ex- 
prime «  du  fond  de  son  cœur  et  de  son 
humeur  »,  —  tout  le  contraire  de  ces  conver- 
sations «  où  il  n'y  a  ni  abandon,   ni  gaîté,  ni 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  209 

épanchement,  ni  jeu;  où  l'on  ne  trouve  ni 
mouvement  ni  repos,  ni  distraction  ni  soula- 
gement, ni  recueillement  ni  dissipation  ;  enfin 
011  l'on  n'a  rien  donné  et  rien  reçu,  ce  qui 
n'est  pas  un  vrai  commerce  ». 

Mais  ce  calme,  si  bienfaisant  à  la  vicom- 
tesse de  Chateaubriand,  ne  dura  guère,  et  les 
soucis  lui  revinrent  bientôt  :  d'abord,  elle  fut 
gravement  malade  et  demeura  plusieurs  mois 
alitée;  ensuite  l'absence  de  toute  nouvelle  du 
voyageur  la  rendit  à  ses  anciennes  tristesses. 
Pendant  huit  mois,  pas  une  lettre  ne  lui 
parvint. 

Enfin,  dans  le  printemps  de  1807,  un  court 
billet,  daté  d'Algésiras  parvint  à  Villeneuve  : 
M.  de  Chateaubriand  se  bornait  à  annoncer 
qu'il  avait  heureusement  accompli  son  voyage 
d'Orient  et  qu'avant  de  rentrer  en  France,  il 
visiterait  encore  l'Espagne.  Ce  qu'il  ne  disait 
pas,  c'est  qu'il  allait  toucher  au  but  secret  de 
sa  longue  pérégrination.  Le  prestige  de  l'éloi- 
gnement  avait  été  souverain,  le  cœur  qu'il  avait 
voulu  soumettre  s'avouait  vaincu  enfin,  et  on 
l'attendait  à  Grenade. 

Ce  n'est  pas  une  des  moindres  singularités 

12. 


210  PROFILS    DE  FEMMES. 

de  la  vie  de  madame  de  Chateaubriand 
qu'ayant  été  liée  à  l'une  des  destinées  les  plus 
orageuses,  les  plus  tourmentées,  les  plus  roma- 
nesques du  siècle,  elle  ait  compté  par  elle- 
même  si  peu  d'événements  importants  et  ne  se 
soit  déroulée  pour  ainsi  dire  (en  exceptant 
toutefois  l'époque  de  la  Terreur)  qu'à  travers 
des  crises  morales.  Les  grands  faits  qui  mar- 
quèrent comme  autant  d'étapes  dans  la  vie 
brillante  et  agitée  de  «  René  »  ne  sont  donc 
que  des  sortes  de  jalons,  des  points  de  repère 
dans  le  développement  intime  de  la  femme 
distinguée  que  le  sort  avait  unie  à  lui.  C'est 
un  ordre  d'idées  dont  il  ne  faut  point  aban- 
donner la  vue,  dans  une  biographie  de  la 
vicomtesse  de  Chateaubriand,  si  on  veut  la 
saisir  dans  son  vrai  jour  et  dans  la  demi- 
lumière  qui  lui  convient. 

On  sait  que,  peu  de  mois  après  le  retour 
d'Espagne  (juillet  1807),  M.  de  Chateaubriand 
fut  exilé  de  Paris,  en  raison  d'un  article 
publié  par  le  Meixure  et  qui  se  terminait  par 
ces  mots  :  «  Lorsque  dans  le  silence  de  l'ab- 
jection, l'on  n'entend  plus  retentir  que  la  chaîne 
de  l'esclave  et  la  voix  du  délateur,   l'historien 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  211 

paraît  chargé  de  la  défense  des  peuples.  C'est 
en  vain  que  Néron  prospère,  Tacite  est  déjà 
né  dans  l'empire.  »  Napoléon  se  trouvait  à 
Tilsit  quand  cet  article  parut;  irrité  de  l'al- 
lusion évidente  qui  était  faite  à  sa  personne, 
il  interdit  à  l'auteur  le  séjour  de  la  capitale. 
M.  de  Chateaubriand  a  raconté  que  «  Bona- 
parte avait  menacé  à  cette  occasion  de  le 
faire  sabrer  sur  les  marches  de  son  palais  ». 
Une  lettre  connue  de  Joubert  avait  déjà  ré- 
duit l'incident  à  des  proportions  plus  modestes  ; 
les  Souvenirs  écrits  de  madame  de  Chateau- 
briand en  enlèvent  aussi  tout  élément  dra- 
matique. La  police  impériale  apporta  même, 
dans  l'exécution  de  l'ordre  de  bannissement 
des  formes  dont  elle  n'était  pas  coutumière  : 
l'exil  ne  serait  qu'à  '  deux  ou  trois  lieues  de 
Paris,  on  laisserait  à  M.  de  Chateaubriand  le 
temps  nécessaire  pour  choisir  et  installer  sa 
nouvelle  résidence. 

C'est  alors  qu'il  acquit  au  prix  de  vingt- 
quatre  millefrancs  la  Vallée-aux-Loups,  propriété 
abandonnée,  située  entre  Sceaux  et  Chatenay. 
Le  pays  était  pittoresque,  sauvage  et  presque 
désert  à  cette  époque;  l'habitation  était  toute 


212  PROFILS    DE   FEMMES. 

délabrée.  Les  travaux  de  restauration  et  d'amé- 
nagement exigèrent  trois  mois,  que  l'exilé 
continua  de  passer  à  Paris  en  toute  liberté. 
c(  Enfin,  dans  les  derniers  jours  de  novembre, 
raconte  très  gaîment  madame  de  Chateau- 
briand, voyant  que  les  réparations  de  notre 
chaumière  n'avançaient  pas,  nous  prîmes  le 
parti  d'aller  les  surveiller  nous-mêmes.  Nous 
arrivâmes  le  soir  à  la  Vallée-aux-Loups  par  un 
temps  épouvantable  :  les  chemins  du  côté 
d'Aulnay,  très  difficiles  en  tout  temps,  sont 
impraticables  dans  la  mauvaise  saison.  Nous 
entrâmes  par  une  grille  qui  n'est  pas  l'arrivée 
ordinaire.  La  terre  des  allées,  fraîchement 
remuée  et  démêlée  par  la  pluie,  empêchait  les 
chevaux  d'avancer,  et,  par  un  effort  qu'ils 
firent  pour  dégager  les  roues  des  ornières,  la 
voiture  versa.  Nous  ne  nous  fîmes  aucun  mal. 
Mais  Homère^  que  je  tenais  dans  mes  bras, 
passa  par  la  portière  et  se  cassa  le  cou.  » 

M.  de  Chateaubriand  ne  tarda  pas  à  se 
prendre  d'un  goût  très  vif  pour  la  Vallée-aux- 
Loups,  pour  ce  sa  chère  Vallée  ».  Son  talent, 
réveillé  et  comme  rafraîchi  par  le  voyage 
d'Orient,   se  déployait  dans   rJtinéraire,  dans 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  213 

les  Martyrs,  dans  le  Dernier  Abencérage.  Et 
puis,  il  était  plus  entouré,  plus  adulé  que 
jamais  :  les  visites  se  succédaient  sans  inter- 
ruption à  la  Vallée  ;  on  était  retenu  à  dîaer, 
on  demeurait  à  coucher.  En  dehors  de  ceux 
qu'un  sentiment  d'amitié  vraie  y  conduisait, 
il  était  de  bon  ton,  dans  le  monde  qui  com- 
mençait à  fronder  l'empire,  de  fréquenter  chez 
M.  de  Chateaubriand  exilé.  C'était  une  oppo- 
sition peu  dangereuse  :  on  allait  à  Aulnay 
comme,  trente-sept  ans  plus  tôt,  on  fût  allé 
chez  le  duc  de  Ghoiseul  à  Chanteloup. 

L'exil,  d'ailleurs,  fut  de  courte  durée,  moins 
d'un  an.  Et,  dès  l'automne  de  1808,  M.  et 
madame  de  Chateaubriand  revinrent  s'établir 
à  Paris,  conservant  la  Vallée-aux -Loups  comme 
résidence  d'été. 

Les  années  qui  suivirent  durent  être,  j'ima- 
gine, une  continuelle  et  lassante  épreuve  pour 
la  vicomtesse.  C'était,  en  effet,  le  temps  oii 
«  René  »  recueillait  ses  plus  grands  succès  : 
sa  renommée  littéraire  s'était  encore  accrue , 
son  prestige  mondain  était  à  l'apogée.  Il  mar- 
chait dans  une  sorte  de  songe  glorieux,  entour-é 
d'hommages,  comblé  d'honneurs  et  de  flatte- 


214  PROFILS    DE  FEMMES 

ries,  assise  d'instances  passionnées,  se  don- 
nant à  toutes  les  femmes  qui  s'offraient  à  lui, 
ne  cherchant  dans  leur  amour  qu'une  occasion 
de  les  troubler  et  de  sentir  qu'il  les  enchantait. 
Il  allait  ainsi ,  s'absentant  pendant  des  mois 
entiers,  de  Méréville  au  château  de  Fervaques, 
de  Fervaques  au  château  d'Ussé,  partout  où 
l'appelait  quelque  ancien  attachement  ou  quel 
que  intrigue  nouvelle.  Madame  de  Chateau- 
briand semblait  n'exister  plus  pour  lui. 

La  vie  conjugale  n'eût  peut-être  pas  duré 
à  ce  train  de  lx)nnes  fortunes,  si  les  événe 
ments  de  1814  n'avaient  jeté  brusquement 
M.  de  Chateaubriand  dans  un  tout  autre  cou 
rant  d'idées  et  de  passions.  Son  entrée  dani 
la  vie  publique,  en  créant  aux  deux  époui 
un  intérêt  commun,  amena  une  sorte  de  rap 
prochement  dans  leur  union.  La  vicomtesse  d( 
Chateaubriand  avait  toujours  professé,  en  effets 
un  goût  très  vif  pour  les  choses  de  la  poli- 
tique ;  elle  en  avait  le  sens  et  l'entente ,  et  son 
esprit  pratique  aimait  à  s'y  exercer.  Elle  fui 
dès  lors,  sur  ce  point  du  moins,  la  confidenU 
de  son  mari  et  souvent  son  inspiratrice.  C'est 
ainsi  qu'elle  l'accompagna  à  Gand,  pendant  leS: 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  2l8 

Cent  Jours,  lorsqu'il  suivit  la  cour  fugitive,  et 
qu'elle  assista,  en  observatrice  très  avisée,  aux 
négociations  embrouillées  qui  précédèrent  le 
retour  des  Bourbons  à  Paris.  Et  durant  toute 
la  Restauration,  elle  continua  son  rôle  de  con- 
seillère dans  toutes  les  questions  où  le  grand 
polémiste  s'engagea  avec  l'impétuosité  de  sa 
nature  et  l'ardeur  de  ses  rancunes. 

Quand   la   faveur   de   la    fortune    politique 

appela  successivement  M.  de  Chateaubriand  aux 

ambassades   de    Berlin  et  de  Londres   (1821- 

1822),  elle  ne  put  aller  prendre  auprès  de  lui 

la  place  qu'elle   y  eût  dignement  tenue  :  sa 

santé,  qui    avait    toujours    été    délicate,   était 

devenue  très  chancelante,    et    l'obligeait  à  de 

continuels  ménagements.  D'ailleurs,  un  intérêt 

nouveau  était  entré  dans  sa  vie  et  la  retenait 

à  Paris.  Elle  venait  de  créer,  dans  une  maison 

le  la  rue  d'Enfer,  un  asile  pour  les  femmes 

ruinées  par  la  Révolution  et  pour  les  prêtres 

\gés,  —  l'Infirmerie  de  Marie-Thérèse,  —  et 

lie  se  consacrait  à  cette  œuvre  avec  un  dévoû- 

nent  et  une  activité  rares,  visitant  ses  hôtes, 

'informant   de  leurs  besoins,  procédant  elle- 

Qème  à  ses  enquêtes  d'admission,  recueillant 


216  PROFILS    DE   FEMMES. 

des  souscriptions  et  des  dons,  ne  craignant  pas 
de  descendre  aux  derniers  détails  pour  réaliser 
une  économie  ou  accroître  les  ressources  de 
l'établissement.  Elle  trouvait  là  une  diversion 
à  ses  soucis  intimes  et  un  aliment  pour  toute 
une  partie  de  son  âme. 

Mais  lorsque  M.  de  Chateaubriand  fut  nommé 
ambassadeur  à  Rome,  elle  entendit  s'y  rendre 
à    ses    côtés.    Tenait-elle   à  y  effacer    par  sa  . 
présence    les  souvenirs  que,    vingt-cinq    ans  | 
plus    tôt,    madame  de  Beaumont  avait  atta-  i 
chés  au  nom  de  son  mari?  Craignait-elle  les 
séductions  trop  faciles  de  la  société  romaine, , 
qui  jetait  alors  le  plus  brillant  éclat?  Toujours 
est-il    que,  le  14  septembre  1828,  elle  partit! 
avec  lui  pour  l'Italie.  * 

Le  jour  même  de  son  départ,  M.  de  Cha- 
teaubriand adressait  un  dernier  adieu  à  ma- 
dame Récamier,  la  suppliant  de  venir  le 
retrouver  à  Rome,  ce  qu'elle  se  garda  de  faire 
d'ailleurs  :  «  Tous  les  torts,  si  vous  ne  venez 
pas,  seront  de  votre  côté,  lui  écrivait-il  ;  car 
je  vous  aimerai  tant,  mes  lettres  vous  le  diront 
tant,  je  vous  appellerai  à  moi  avec  tant  de 
constance,  que  vous  n'aurez  aucun  prétexte  de 


MADAME   DE   Cfl  ATE  AUBhl  AN  D.  217 

m'abandonner.  »  —  «  Songez,  ajoutait-il,  qu'il 
faut  que  nous  achevions  nos  jours  ensemble. 
Je  vous  fais  un  triste  présent  que  de  vous 
donner  le  reste  de  ma  vie  ;  mais  prenez-le ,  et 
si  j'ai  perdu  des  jours,  j'ai  de  quoi  rendre 
meilleurs  ceux  qui  seront  tous  pour  vous.  » 
Commencé  sous  cette  impression,  le  reste  du 
voyage  ne  fut  qu'une  longue  évocation  des 
souvenirs  de  madame  de  Beaumont.  Quand 
ils  arrivèrent  à  Rome,  madame  de  Chateau- 
briand était  très  souffrante,  M.  de  Chateau- 
briand avait  déjà  pris  sa  mission  en  dégoût, 
et  tous  deux  étaient  de  fort  méchante  humeur. 
La  suite  du  séjour  se  ressentit  de  ce  début. 
Madame  de  Chateaubriand  ne  put  ni  s'accou- 
tumer au  climat  romain,  ni  se  plaire  dans  la 
société  que  sa  situation  d'ambassadrice  l'obli- 
geait à  fréquenter.  Dans  l'isolement  où  elle 
cherchait  à  s'enfermer,  son  caractère  s'aigrit; 
elle  devint  taquine,  laissant  percer  une  joie 
maligne  quand  elle  entendait  M.  de  Chateau- 
briand se  plaindre  du  séjour  de  Rome  où  ses 
poses  habituelles  produisaient  moins  d'effet 
que  chez  madame  Récamier,  et  regretter  Paris, 
où  une  crise  parlementaire  venait  précisément 

13 


218  PROFILS   DE   FEMMES. 

d'ouvrir  de  vastes  perspectives  à  ses  ambitions 
politiques.  On  eût  dit  qu'elle  était  heureuse 
de  le  tenir  enfin  sous  son  autorité,  et  qu'elle 
lui  faisait  expier  ses  infidélités  passées. 

Les  Souvenirs  du  comte  d'Haussonville  qui 
était  alors  attaché  à  l'ambassade  de  France 
près  le  Saint-Siège,  nous  tracent  un  tableau 
assez  piquant  de  l'intimité  des  deux  époux  : 
ce  TSotre  chef,  écrit-il,  avait  la  plupart  du 
temps  cet  air  profondément  ennuyé  de  la  vie, 
dont  il  était  coutumier...  La  compagnie  de 
madame  de  Chateaubriand  était-elle  pour  quel- 
que chose  dans  cette  tristesse  ?  Je  ne  sais. 
Toujours  e>t-il  que,  au  dire  de  beaucoup  de 
personnes,  l'obligation  à  laquelle  il  n'avait  pu 
se  soustraire  d'emmener  sa  femme  avec  lui , 
pour  faire,  dans  la  capitale  du  monde  chrétien, 
les  honneurs  de  son  salon,  avait  été  une  charge 
de  sa  nouvelle  position  et  qu'il  avait  eu  quelque 
peine  à  l'accepter  ;  c'était  comme  une  sorte  de 
drawback  dont  il  aurait  bien  voulu  être  dis- 
pensé. Quant  à  madame  de  Chateaubriand, 
qui  avait  beaucoup  d'esprit,  qui  avait,  je  crois, 
passionnément  aimé  son  mari,  qui  l'aimait 
encore   d'une  affection   toujours  souffrante  et 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  219 

devenue  un  peu  aigrie,  elle  se  rendait  parfai- 
tement compte  de  ses  dispositions  actuelles  à 
son  égard.  Elle  jouissait,  à  ce  qu'il  m'a  semblé, 
mais  sans  se  faire  aucune  illusion,  de  la  place 
importante  que,  pour  la  première  fois,  il  lui 
était  donné  d'occuper  au  foyer  conjugal.  Peut- 
être  faudrait-il  ajouter  que,  par  une  rancune 
toute  féminine,  elle  abusait  tant  soit  peu,  à 
l'occasion ,  dans  son  intérieur,  des  avantages 
de  sa  situation  présente.  Afin  de  venger  d'an- 
ciens griefs,  dont  la  source  était  bien  loin 
d'être  tarie,  il  ne  lui  déplaisait  pas  de  faire 
montre,  parfois  assez  puérilement,  malgré 
toute  sa  finesse  et  son  goût,  de  ses  privilèges 
de  maîtresse  de  maison.  C'est  ainsi  qu'elle 
prenait  plaisir  à  contredire  tout  doucement, 
mais  péremptoirement,  les  assertions  souvent 
un  peu  risquées  de  l'auteur  du  Génie  du  chris- 
tianisme, ou  de  redresser  ses  souvenirs  person- 
nels trop  fantaisistes,  en  leur  opposant  des  faits 
positifs,  accentués  d'une  voix  basse  et  comme 
indifférente,  mais  toutefois  assez  sèche  et  très 
nette.  Cette  taquinerie  prenait  parfois  une 
autre  forme.  M.  de  Chateaubriand  venait-il  à  se 
plaindre  qu'il  fît  bien   chaud    dans    l'appar- 


220  PROFILS   DE   FEMMES. 

tement,  madame  de  Chateaubriand  ne  disait 
rien;  peu  de  minutes  après,  il  n'était  pas 
rare  de  la  voir  mettre  la  main  à  la  sonnette 
pour  commander  à  un  domestique  de  mettre 
une  bûche  de  plus  au  feu.  Etait-ce  contre  le 
froid  et  les  courants  d'air  que  son  mari  récla- 
mait, le  même  jeu  se  reproduisait,  et  les  gens 
de  la  maison  ne  tardaient  pas  à  recevoir  l'ordre 
de  tenir  les  portes  du  salon  grandes  ouvertes, 
ou  d'entre-bâiller  les  fenêtres  du  palais.  M.  de 
Chateaubriand  avait  conscience  de  cette  petite 
guerre  intime  et  de  ces  procédés  intentionnel- 
lement offensifs,  mais  il  ne  semblait  même  pas 
s'en  apercevoir.  Son  altitude  était  celle  d'un 
mari  très  patient,  résigné  et  plutôt  complai- 
sant. 11  avait  tant  à  expier!  » 

A  la  vérité ,  sa  pensée  était  ailleurs.  Elle 
allait  vers  madame  Récamier,  à  qui,  pres- 
que chaque  jour,  il  adressait  les  missives  les 
plus  passionnées  ;  elle  allait  aussi,  plus  secrète 
mais  non  moins  ardente,  vers  les  objets  nou- 
veaux qui,  depuis  son  arrivée  à  Rome,  solli- 
citaient son  insatiable  besoin  d'aimer.  Une 
personne  fort  séduisante  et  mystérieuse,  dont 
le  pseudonyme  de  madame  de  Saman  nous  est 


MADAME    DE   CHATEAUBRIAND.  221 

seul  connu,  l'occupait  en  particulier.  Il  ébau- 
chait avec  elle,  dans  le  cadre  magnifique  de  la 
cité  latine,  le  roman  qui  devait  «  enchanter  » 
ses  derniers  jours.  D'autres  femmes  encore, 
parmi  lesquelles  la  comtesse  del  Drago,  la 
Palestrina  et  la  gracieuse  Falconieri,  le  dis- 
trayaient de  ses  rêves  et  charmaient  sa  fantaisie. 
Enfin,  c'étaient  les  jeunes  étrangères  de  pas- 
sage à  Rome,  qui  venaient  déposer  aux  pieds 
de  l'auteur  d''Atala  l'hommage  de  leur  admi- 
ration enthousiaste  et  de  leur  culte  passionné. 

Après  la  mort  de  Léon  XII  et  l'élection  de 
Pie  Vlll,  M.  de  Chateaubriand  fut,  sur  ses 
instances ,  rappelé  de  son  ambassade ,  et ,  le 
27  mai  1829,  il  rentra  à  Paris.  Tandis  qu'il 
développait  à  madame  Récamier,  avec  tout 
l'éclat,  toute  la  séduction  de  sa  belle  imagi- 
nation, «  un  plan  de  vie  que  rempliraient  la 
religion,  l'amitié,  les  arts,  »  et  que,  pres- 
que le  même  jour,  il  prodiguait  à  «  l'enchan- 
teresse »  de  Rome  qui  était  venue  le  retrouver, 
les  marques  d'une  tendresse  brûlante,  madame 
de  Chateaubriand  reprenait  la  direction  de  son 
infirmerie. 

Sa  vie  allait  donc  recommencer  comme  par 


222  PROFILS    DE   FEMMES. 

le  passé,  active,  ordonnée,  remplie,  mais  sujette 
aux  mêmes  souffrances  de  cœur  et  d'amour- 
propre.  La  révolution  de  1830,  tout  en  ne 
l'atteignant  pas  très  cruellement  dans  sa  foi 
légitimiste  (elle  était  alors  assez  hostile  aux 
Bourbons),  lui  fut  pourtant  une  cause  de  graves 
soucis  :  la  carrière  politique  de  M.  de  Cha- 
teaubriand était  brisée,  et  la  pension  qu'il 
touchait  comme  ministre  d'État  cessait  de  lui 
échoir. 

Ce  dernier  point,  en  particulier,  était  de 
nature  à  réveiller  toutes  les  inquiétudes  de  la 
vicomtesse.  De  quels  revenus  allaient-ils  vivre 
désormais?  Si  M.  de  Chateaubriand  n'avait 
jamais  eu  la  fortune  assurée,  du  moins  elle 
s'était,  tout  le  long  de  sa  vie,  offerte  à  lui.  La 
littérature  lui  avait  apporté,  en  surcroît  de  la 
gloire,  d'importants  bénéfices  ;  les  fonctions  et 
dignités  publiques  dont  la  monarchie  l'avait 
revêtu  avaient  été  largement  rétribuées,  les 
Bourbons  avaient  par  deux  fois  soldé  ses  dettes, 
l'arriéré  de  la  pension  attaché  au  titre  de 
ministre  d'État  (dont  il  avait  été  privé  de  181G 
à  1822)  lui  avait  été  restitué.  Et  cependant,  vers 
1830,  il  se  trouvait  dans  une  gêne  voisine  de 


MADAME    DE   CHATEAUBRIAND.  223 

l'indigence.  C'est  que,  de  tout  temps,  il  avait 
dépensé  sans  compter,  incapable  de  régler  le 
train  de  sa  vie  ordinaire,  de  ses  voyages  ni  de 
ses  réceptions,  semant  l'or  dès  que  sa  bourse 
était  pleine,  non  qu'il  eût  des  besoins  person- 
nels, mais  pour  que  le  cadre  où  il  se  mouvait 
fût  grandiose  et  digne  de  lui,  employant  ainsi 
le  traitement  d'un  semestre  à  une  fête  d'ambas- 
sade, consacrant  le  revenu  d'une  année  de  ses 
œuvres  littéraires  à  quelque  galanterie  royale. 
Les  conseils  de  ses  amis  ne  parvenaient  pas  à 
l'arrêter  dans  cette  voie  de  dépenses  irréflé- 
chies. Madame  de  Chateaubriand  avait  beau 
arranger,  liquider,  déployer  à  ce  soin  sa  remar- 
quable faculté  d'action  et  son  entente  des 
affaires  :  le  gouffre  se  creusait  chaque  jour  plus 
profond. 

La  situation  à  laquelle  il  se  trouva  réduit 
après  la  révolution  de  Juillet  ne  tarda  pas  à 
provoquer  une  crise  où  le  sentiment  de  l'hon- 
neur subit  en  lui  une  passagère  défaillance  et 
où  le  cœur  de  madame  de  Chateaubriand  dut 
souffrir  d'une    angoisse  mortelle. 

Il  était  en  Suisse,  près  de  Genève,  presque 
sans    ressources,    pressuré   de  dettes.  Là,  un 


224  PROFILS   DE    FEMMES. 

soir,  se  trouvant  seul  avec  la  vicomtesse, 
il  fit  un  retour  sur  lui-même  et  fut  tout 
d'un  coup  effrayé  de  l'avenir  qui  l'attendait, 
de  la  vieillesse  qui  venait  et  dont  l'idée 
seule  lui  avait  toujours  fait  horreur,  de  la 
misère  qui  le  saisissait  déjà  et  qui  sans  doute 
ne  le  lâcherait  plus  jusqu'à  la  mort  :  alors, 
dans  un  accès  de  révolte  et  de  désespoir,  il 
écrivit  ces  lignes  : 

«  Oh!  argent  que  j'ai  tant  méprisé!... 
quand  on  ne  t'a  point,  on  est  dans  la  dépen- 
dance de  toutes  choses  et  de  tout  le  monde. 
Deux  créatures  qui  ne  se  conviennent  pas 
pourraient  aller  chacune  de  son  côté  ;  eh  bien  1 
faute  de  quelques  pistoles,  il  faut  qu'elles 
restent  là,  en  face  l'une  de  l'autre,  à  se  bou- 
der, à  se  maugréer,  à  s'aigrir  l'humeur,  à 
s'avaler  la  langue  d'ennui,  à  se  manger  l'âme 
et  le  blanc  des  j^eux,  à  se  faire,  en  enrageant, 
le  sacrifice  mutuel  de  leurs  goûts,  de  leurs 
penchants,  de  leur  façon  naturelle  de  vivre;  la 
misère  les  serre  l'une  contre  l'autre,  et,  dans 
ces  liens  de  gueux,  au  lieu  de  s'embrasser, 
elles  se  mordent...  » 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  225 

Ainsi,  à  cette  heure  douloureuse,  M.  de 
Chateaubriand  déclarait  que  la  misère  était  le 
seul  lien  qui  l'unit  désormais  à  sa  femme  et 
((  qui  les  serrât  l'un  contre  l'autre  dans  des 
liens  de  gueux  »  ;  que  la  vie  commune  dans 
l'indigence  était  un  supplice,  et  que,  s'ils 
eussent  été  libres  tous  deux,  «  ils  s'en  seraient 
allés  chacun  de  son  côté  ». 

Cette  pensée  de  séparation  fut-elle  sérieuse 
de  part  ou  d'autre?  Je  ne  le  crois  pas.  En  ce 
qui  concerne  madame  de  Chateaubriand,  toute 
sa  vie  en  serait  le  démenti.  Cette  marque 
d'ingratitude  n'était  pas  la  première  épreuve 
qui  lui  vînt  de  son  mari;  elle  en  avait  subi, 
depuis  que  leurs  destinées  étaient  unies,  et  de 
plus  cruelles,  et  de  plus  intimes  ;  mais  jamais 
l'idée  d'une  rupture  ne  s'était  présentée  à  son 
esprit.  Ce  n'était  donc  pas  à  l'heure  précise  où 
l'avenir  apparaissait  plus  sombre  et  imposait 
à  son  dévouement  conjugal  de  plus  lourdes 
responsabilités  qu'elle  pouvait  songer  à  rejeter 
le  fardeau  de  l'existence  commune.  Quant  à 
lui,  je  veux  croire  en  effet  que,  dans  un 
accès  de  colère,  le  cœur  débordant  d'amer- 
tume, il  ait  accepté  un   instant  la  pensée  de 

13. 


226  PROFILS    DE   FKxMMES. 

reprendre  sa  liberté,  et  qu'il  s'y  soit  même 
assez  longtemps  arrêté  pour  la  formuler  par 
écrit  :  l'égoïsme  était  le  trait  dominant  de  son 
caractère,  et  tout  autre  sentiment  s'effaçait  en 
lui  quand  sa  personnalité  était  en  jeu.  Mais, 
cette  crise  de  désespoir  passée,  ses  idées, 
comme  il  lui  arrivait  toujours  en  pareil  cas, 
prirent  une  tout  autre  direction.  Il  eut  alors  la 
vision  très  nette  du  genre  de  vie  qui  lui  était 
réservé  désormais,  et  de  la  part,  sinon  de 
bonheur,  du  moins  de  tranquillité  et  de  bien- 
être,  que  ledévoûment  de  madame  de  Chateau- 
briand lui  pouvait  apporter  encore;  la  raison 
lui  revint,  et  cette  pensée  mauvaise,  qu'il 
n'avait  écrite  que  pour  soulager  son  cerveau, 
«  de  même  qu'on  se  fait  percer  les  veines 
quand  le  sang  afflue  au  cœur  ou  monte  à  la 
tête  »,  n'eut  aucune  suite.  D'ailleurs,  la  publi- 
cation de  VEssai  sur  la  littérature  anglaise  et  de 
VHistoire  du  Congrès  de  Vérone,  puis,  peu  de 
temps  après,  la  cession  des  Mémoires  doutre- 
tomhe  à  une  société  financière,  en  assurant  le 
ménage  contre  la  misère,  y  ramenèrent  bientôt 
l'entente. 

Ils  retournèrent  à  Paris  et  reprirent,  avec 


MADAME   DE    CHATEAUBRIAND.  227 

un  train  plus  modeste  encore,  leur  vie  des 
dernières  années  de  la  Restauration.  Mais, 
pour  M.  de  Chateaubriand,  ce  n'étaient  que 
les  apparences  de  cette  vie  brillante  où  tout 
était  réglé  pour  sa  gloire  comme  dans  une 
apothéose.  On  le  rencontrait  encore,  aux 
mêmes  heures,  se  rendant  chez  madame  Réca- 
mier  ;  il  y  allait,  toujours  vêtu  avec  élégance 
et  la  fleur  à  la  boutonnière,  avec  les  mêmes 
désirs  de  conquête,  avec  la  même  soif  d'adu- 
lation, mais  d'une  démarche  incertaine  et 
pesante,  la  taille  toute  voûtée,  le  front  tout 
ridé.  Et  quand  il  arrivait  à  l'Abbaye-aux-Rois, 
on  l'entourait  de  plus  de  respects  que  d'admi- 
ration. Lamartine,  qui  l'y  rencontra  vers  cette 
époque,  nous  l'a  montré  «  avec  ses  yeux  qui 
semblaient  deux  charbons  mal  éteints  »,  dis- 
simulant derrière  un  écran  ou  un  fauteuil  la 
disgrâce  de  son  corps  fatigué,  cherchant  à 
reconnaitr  les  visages,  répétant  ses  phrases,  se 
survivant  à  lui-même.  Bientôt  il  lui  fut  impos- 
sible de  se  rendre  chez  madame  Récamier;  alors 
ce  fut  elle  qui  vint  le  voir.  Elle  était  entrée 
depuis  longtemps  en  rapports  avec  madame  de 
Chateaubriand,    et,    par  la  suite  des  années, 


228  PROFILS   DE   FEMMES. 

leurs  relations  étaient  devenues,  de  courtoises 
confiantes,  d'intermittentes  presque  quoti- 
diennes. Chaque  jour  donc,  madame  Récamier 
venait  passer  plusieurs  heures  auprès  de  son 
fauteuil  ou  au  chevet  de  son  lit,  et  madame  de 
Chateaubriand  leur  tenait  compagnie.  Ces  deux 
femmes  vivaient  ainsi,  très  unies  maintenant, 
parlant  librement  du  passé,  se  rappelant  leurs 
amis  disparus ,  tandis  que  lui,  silencieux, 
affaissé,  toutes  ses  facultés  obtuses,  les  écoutait 
à  peine,  «  ne  pouvant  plus  suivre  une  idée 
deux  minutes  de  suite  » .  Quand  la  mort  vint, 
elle  frappa  d'abord  celle  que  l'âge  avait  le  plus 
épargnée  :  madame  de  Chateaubriand  mourut, 
le  9  février  1847,  après  une  courte  maladie. 
M.  de  Chateaubriand  s'éteignit  dans  le  courant 
de  l'année  suivante  (4  juillet  1848),  Madame 
Récamier  ne  lui  survécut  que  peu  de   mois. 


II 


Considérée  dans  Tordre  de  l'esprit,  la  femme 
distinguée  dont  je  viens  de  rappeler  la  vie 
avait  pour  qualités  maîtresses  la  droiture  du 
sens  et  la  sûreté  du  jugement.  Ces  qualités  ne 
procédaient,  en  elle,  ni  de  l'expérience,  ni  du 
raisonnement,  ni  d'une  discipline  acquise  ;  mais 
elles  faisaient  le  fonds  même  de  son  tempé- 
rament intellectuel,  et  l'on  peut  croire  qu'elle 
arriva,  par  instinct  et  tout  de  suite,  au  plein 
exercice  de  ces  facultés.  Elle  était  de  ces 
esprits  qui  saisissent  la  réalité  des  choses 
et  des  personnes  à  leur  premier  aspect,  sans 
prisme  ni  verre    grossissant.   Antipathique  à 


230  l'ROFILS    DE   FEMMES. 

tout  ce  qui  était  artifice  ou  procédé,  allant 
droit  au  fond  et  au  fait,  elle  n'aimait  que  le 
vrai  et  voulait  qu'on  restât  toujours  soi-même, 
en  parfaite  sincérité  de  cœur  et  de  langage. 
On  juge  par  là  de  l'éloignement,  du  mépris 
plutôt,  que  lui  inspiraient  les  grands  mots, 
l'emphase  sonore  et  la  fausse  exaltation  qui 
furent  le  vice  commun  de  son  époque  et  le 
défaut  capital  de  Chateaubriand. 

Ajoutez  à  ces  qualités  le  don  de  l'obser- 
vation, une  curiosité  très  éveillée,  et  l'indé- 
pendance d'une  pensée  qui  se  formait  en  toute 
chose  de  ses  propres  jugements. 

En  revanche  (et  comme  de  raison),  aucune 
imagination.  Peu  d'esprits,  je  crois,  furent 
moins  doués  que  le  sien  de  ce  côté,  moins 
tournés  à  la  rêverie,  plus  en  garde  contre 
l'enthousiasme.  Ce  fut  là,  si  l'on  voulait 
comparer  M.  et  madame  de  Chateaubriand, 
le  point  où  se  marqua  le  plus  nettement  la 
différence  de  leurs  natures  morales  :  chez  lui, 
l'imagination  était  tout,  envahissait  tout;  chez 
elle,  au  contraire,  la  vie  laissait  des  impres- 
sions simples,  claires,  très  nettes,  très  dis- 
tinctes,   qui  ressortaient  sur   le  fond   de  son 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  231 

esprit  comme  se  détachent,  sur  la  rétine  de 
l'œil,  les  plans  successifs  d'un  paysage  par  une 
matinée  limpide  de  printemps,  quand  il  n'y  a 
dans  l'air  ni  vapeur  ni  poussière  en  suspens. 

C'est  à  cette  façon  de  sentir  et  de  refléter  en 
elle  le  monde  extérieur  qu'elle  dut  de  tra- 
verser, sans  y  rien  laisser  de  soi,  les  dures 
épreuves  qui  formèrent,  pour  ainsi  dire,  la 
trame  même  de  sa  vie.  Les  inquiétudes  de 
toute  sorte,  les  amertumes,  les  blessures 
d'amour-propre,  les  maladies  du  corps  et  les 
souffrances  du  cœur,  les  soucis  matériels 
s'étaient  succédé  sans  trêve  pour  elle  depuis 
les  premiers  déboires  du  mariage  jusqu'aux 
angoisses  des  dernières  années;  mais,  la  crise 
passée,  elle  retrouvait  aussitôt  cette  humeur 
facile,  cette  gaité  légère  qui  n'était  chez  elle 
que  le  mouvement  d'une  âme  saine,  égale  et 
tempérée. 

Après  la  droiture  du  jugement,  le  trait  le 
plus  saillant  du  caractère  de  madame  de  Cha- 
teaubriand fut  le  sens  pratique  :  elle  était 
d'une  incroyable  activité  physique  et  intel- 
lectuelle, toujours  en  mouvement,  aimant 
passionnément    l'action ,    non    pas    celle    qui 


232  PROFILS   DE   FEMMES. 

cherche  à  se  manifester  par  l'influence  morale, 
l'exemple  et  les  conseils,  mais  celle  qui  se 
satisfait  par  des  œuvres  positives,  et  bien 
réelles. 

Son  activité  s'exerça  dans  deux  voies  très 
différentes  :  la  politique  et  la  religion. 

De  tout  temps,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
elle  s'était  intéressée  à  la  politique.  Comme 
Pauline  de  Meulan,  comme  tant  d'autres 
femmes  de  la  même  famille  d'esprits  qui 
étaient  entrées  dans  la  vie,  —  dans  la  vie 
intelligente,  —  aux  approches  de  1789,  elle 
avait  gardé  de  cette  époque  de  sa  jeunesse 
le  sens  et  le  goût  des  questions  politiques.  Bien 
qu'elle  n'apportât  pas,  dans  sa  façon  de  s'y 
appliquer,  la  nature  impétueuse,  l'ardeur  im- 
patiente et  ambitieuse  de  Chateaubriand ,  les 
opinions  qu'elle  professa  ne  furent  ni  moins 
nombreuses  ni  moins  contradictoires  que  celles 
du  grand  polémiste.  On  pourrait  alléguer  pour 
son  excuse,  s'il  en  était  besoin  en  telle 
matière,  qu'elle  vivait  dans  un  temps  où  la 
logique  n'était  pas  ce  qui  réglait  les  convic- 
tions et  où  se  vérifiait  tous  les  jours  le  mot 
de  Labruyère  :  «  Il  ne  faut  pas  vingt  années 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  233 

accomplies  pour  voir  changer  les  hommes 
d'opinion  sur  les  choses  les  plus  sérieuses 
comme  sur  celles  qui  leur  ont  paru  le  plus 
sûres  et  le  plus  vraies.  » 

Par  son  tempérament  comme  par  ses  tradi- 
tions de  famille  et  de  race,  la  vicomtesse  de 
Chateaubriand  était  indépendante  et  portée 
secrètement  vers  l'opposition,  sous  quelque 
régime  que  ce  fût.  On  aurait  pu  lui  appliquer  ce 
que  les  Mémoires  d'outre-tombe  nous  rapportent 
de  M.  de  Chateaubriand  le  père  :  «  Le  sang 
breton  le  rendait  frondeur  en  politique,  grand 
opposant  des  taxes  et  violent  ennemi  de  la 
cour.  »  L'impression  qu'elle  avait  gardée  de  la 
Révolution  était  celle  d'un  affreux  spectacle, 
dont  le  sanglant  souvenir  ne  s'altéra  jamais 
dans  sa  mémoire.  Aussi,  quand  le  18  Brumaire 
mit  fin  à  l'ère  révolutionnaire,  toutes  ses 
sympathies  allèrent  à  l'homme  qui  person- 
nifiait désormais  les  destinées  de  la  France. 
Elle  fut  d'abord  comme  éblouie  de  son 
génie;  «  elle  l'admira  sans  restriction  ».  Le 
meurtre  du  duc  d'Enghien,  qui  fournit  à 
M.  de  Chateaubriand  (alors  ministre  dans  le 
Valais)  l'occasion  de  se  retirer,  par  une  sortie 


234  PROFILS     DE    FEMMES. 

éclatante  et  digne  de  lui,  d'une  carrière  dont 
les  débuts  l'avaient  découragé,  ne  diminua 
pas  l'enthousiasme  qu'elle  ressentait  pour 
Bonaparte  :  non  qu'elle  ne  le  jugeât,  en  soi, 
très  sévèrement,  mais  fascinée  qu'elle  était  par 
l'éclat  de  sa  gloire.  Si  jamais  sa  nature,  par 
ailleurs  si  maîtresse  d'elle-même  et  si  pondérée, 
subit  quelque  entraînement,  ce  fut  pour  la 
personne  du  Premier  Consul,  bientôt  Empe- 
reur. «  Les  fêtes  en  se  succédant,  écrit-elle, 
achevèrent  de  tourner  les  têtes,  et  ce  fut  au 
commencement  de  l'année  ISOo  qu'eurent  lieu 
les  plus  grandes  défections.  Le  Saint-Père  avait 
posé  ses  mains  sur  la  tête  de  l'Empereur,  et  ses 
victoires  achevaient  de  le  rendre  irrésistible.  » 
Et  elle  ajoute  avec  malice  :  «  Cette  année,  je 
pense,  ou  en  1806,  MM.***  et  ***  furent 
nommés  auditeurs;  ils  jurèrent  de  ce  moment 
fidélité  à  toutes  les  monarchies  présentes  et 
futures.  » 

La  mesure  de  rigueur  qu'attira  sur  M.  de 
Chateaubriand  la  publication  de  l'article  du 
Mercure  commença  de  la  désabuser  ;  l'exécu- 
tion sommaire  de  son  cousin,  Armand  de  Cha- 
teaubriand,   compromis,    en  1810,    dans  une 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  235 

conspiration  royaliste,  la  jeta  franchement 
dans  l'opposition.  Quand,  le  6  avril  1814,  le 
Sénat  appela  les  Bourbons  au  trône,  elle  eut 
d'abord  un  cri  de  joie.  «  Ce  devait  être  pour 
nous,  écrit-elle  dans  ses  Souvenirs,  un  jour  de 
délivrance;  ce  fut  celui  d'un  mécompte  complet. 
Il  fut  suivi  de  vexations  d'autant  plus  pénibles 
qu'elles  faisaient  autant  la  joie  que  l'étonne- 
ment  des  ennemis.  Aussitôt  qu'on  eut  la  cer- 
titude que  le  lion  était  enchaîné  et  que  les  sou- 
verains entraient  à  Paris,  il  n'y  eut  pas  assez 
de  cris  pour  maudire  celui  qu'on  avait  encensé. 
Chacun,  en  allant  au-devant  des  étrangers, 
semblait  revenir  de  Coblentz...  »  La  voilà 
désormais  légitimiste,  mais  frondeuse,  mais 
peu  respectueuse,  très  indépendante  dans  ses 
jugements,  très  mordante  dans  ses  propos.  Il 
faut  l'entendre  conter  le  voyage  de  la  cour  à 
Gand,  où,  pendant  les  Cent-Jours,  elle  accom- 
pagna M.  de  Chateaubriand,  à  qui  le  roi  venait 
de  confier  le  portefeuille  de  l'intérieur.  Jamais 
la  vie  ne  lui  offrit  spectacle  plus  amusant  ni 
mieux  fait  pour  exercer  sa  verve  malicieuse 
que  celui  de  cette  cour  transfuge,  qu'elle  voyait 
de  la  coulisse  même.  Les  mille  incidents  qui 


236  PROFILS    DE   FEMMES. 

s'y  succédèrent  sous  ses  yeux  laissèrent  une 
trace  si  nette  dans  son  esprit,  que  lorsqu'elle 
en  fit  le  récit,  dix  ans  plus  tard,  elle  les 
raconta  avec  un  aussi  vif  sentiment  que  s'ils  se 
fussent  passés  de  la  veille.  Dans  l'affolement 
général,  dans  le  débordement  des  colères 
triomphantes  et  des  haines  victorieuses  qui  se 
déchaînèrent  après  Waterloo,  elle  sut  garder 
la  juste  mesure.  Ainsi,  le  général  La  Grange 
ayant  été  insulté  violemment  par  des  officiers 
de  la  garde  royale,  sous  le  prétexte  de  sa  fidé- 
lité à  l'Empire,  la  vicomtesse,  qui  s'était 
trouvée  témoin  de  l'incident,  le  note  dans  ses 
Souvenirs,  en  ajoutant  cette  remarque  :  «  Rien 
n'était  plus  plaisant  que  l'intolérance  que 
nous  affichions  pour  des  opinions  qui  n'avaient 
au  fond  rien  de  déshonorant,  lorsque  nous 
nous  arrangions  si  bien  des  plus  honteuses  et 
des  plus  criminelles,  et  que  nous  eussions 
pressé  sur  notre  cœur  Robespierre  lui-même, 
s'il  était  venu  nous  baiser  les  mains.  » 

Mais  quand  Louis  XYIIl  appela  Fouché  aux 
affaires  et  que  M.  de  Chateaubriand  se  vit 
écarté  des  conseils  du  roi,  elle  fut  outrée, 
accusa   les  Bourbons   de   bassesse   et  d'ingra- 


JIADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  237 

tîtude,  et  leur  devint  franchement  hostile. 
Pendant  la  Restauration,  ses  sentiments  furent 
tour  à  tour  ceux  de  la  faction  royaliste  pure 
et  ceux  du  groupe  libéral  ;  certains  jours,  elle 
allait  même  jusqu'à  regretter  l'Empire.  Les 
retours  de  faveur  dont  M.  de  Chateaubriand 
se  vit  l'objet  en  1821  et  1829  ne  la  rallièrent 
pas,  et  les  brusques  disgrâces  qui  les  suivirent 
ne  tirent  que  la  mieux  confirmer  dans  son 
aversion  pour  Louis  XVIII,  Charles  X,  le 
pavillon  de  Marsan  et  toutes  les  choses  et  les 
gens  de  la  cour.  La  Restauration  tombée, 
quand  M.  de  Chateaubriand,  toujours  à  la 
recherche  des  rôles  à  effet,  déclara  que  la 
monarchie  de  Juillet  ne  devait  pas  compter 
sur  son  dévoùment,  la  vicomtesse  conserva  de 
même  sa  foi  légitimiste;  mais  elle  entretint 
soigneusement  dans  son  cœur  ses  antipathies 
de  personne,  ses  méfiances  et  ses  rancunes.  Le 
mot  des  Mémoires  d'outre-tombe  exprime  bien 
ses  sentiments  à  l'égard  de  la  dynastie  déchue  ; 
ce  Nous  ne  lui  devions  que  notre  fidélité; 
elle  l'a.  » 

Dans  les  dernières  années  du  règne  de  Louis- 
Philippe,  nouvelle  évolution  des  opinions  poli- 


238  PROFILS   DE   FEMMES. 

tiques  de  madame  de  Chateaubriand.  La  voilà 
prête  à  accepter  la  République,  dont  elle  pres- 
sent l'avènement.  «  Républicaine,  pourquoi 
non?  disait-elle  un  jour,  vers  1844.  Je  n'ai  pas 
d'antécédents  politiques,  moi  ;  je  puis,  dès 
qu'elle  arrivera,  accepter  la  République;  et 
vous  autres,  hommes  d'État  du  présent  et  du 
passé,  vous  avez  tous  fait  et  vous  faites  trop 
de  bèlises  pour  qu'elle  n'arrive  pas.  » 

Mais  ce  fut  peut-être  dans  sa  façon  de  com- 
prendre la  religion  et  d'en  observer  les  devoirs 
qu'apparut  le  plus  nettement  la  disposition 
active  et  pratique  du  caractère  de  madame  de 
Chateaubriand. 

Tout  d'abord,  la  religion  que  professait  l'au- 
teur du  Génie  du  christianisme,  cette  religion 
créée  par  l'imagination  plutôt  que  sentie  par  le 
cœur,  n'était  pas  son  fait:  sa  foi  était  plus  simple, 
plus  sincère,  et  la  magnificence  de  la  pompe 
sacrée  n'y  était  pour  rien.  Elle  ne  faisait  point 
parade  de  ses  sentiments  religieux,  elle  n'en 
parlait  pas,  elle  aurait  cru  les  profaner  en  les 
exploitant  comme  un  sujet  de  thèse  littéraire; 
les  plus  belles  pages  des  Martyrs  devaient  à  cet 
égard,  froisser  quelque  fibre  intime  de  son  cœur. 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  239 

Même  dans  ses  croyances,  cet  excellent  esprit 
savait  trouver  la  juste  mesure^  et  le  caractère 
même  de  sa  piété  lui  faisait  honneur,  —  une 
piété  sans  tristesse  ni  âpreté,  sans  excès  mys- 
tique ni  rigorisme  ultramontain,  qui  ne  don- 
nait ni  dans  les  écarts  de  madame  Swetchine 
ni  dans  ceux  des  Missions,  une  piété  comme  on 
la  pratiquait  au  xvii^  siècle,  comme  Fénelon 
voulait  qu'elle  fût,  «  sans  rien  de  faible  ni  de 
gêné,  qui  élargit  le  cœur,  qui  est  simple  et 
aimable,  qui  se  fait  toute  à  tous  pour  les  gagner 
tous  ». 

Mais  la  dévotion  pure  ne  lui  suffisait  pas  : 
la  charité  pouvait  seule  satisfaire  aux  exigences 
de  sa  nature  positive  et  toujours  tournée  vers 
l'action.  L'infirmerie  de  Marie-Thérèse,  qu'elle 
ouvrit  après  1815,  était  une  œuvre  originale, 
dans  le  temps  qu'elle  la  fonda;  les  institutions 
charitables  de  cet  ordre  étaient  loin  d'avoir 
alors,  par  le  nombre  et  l'importance,  le 
développement  qu'elles  ont  reçu  depuis.  L'idée 
de  madame  de  Chateaubriand  était  neuve, 
juste  et  féconde.  Elle  consacra,  à  la  réaliser, 
son  temps  et  ses  forces,  toutes  les  ressources 
de    sa    bourse,    qui    était    rarement    pleine. 


i240  PROFILS    DE   FEMMES. 

toutes  celles  de  son  esprit,  qui  était  ingénieux, 
entendu,  admirablement  doué  pour  l'adminis- 
tration et  l'économie.  Elle  fit  plus  encore, 
elle  y  mit  tout  son  cœur  :  on  peut  dire  que, 
pendant  près  de  trente  années,  son  asile 
et  les  malheureux  qui  y  trouvaient  refuge 
furent,  après  M.  de  Chateaubriand,  sa  seule 
pensée.  Elle  y  songeait  tout  le  jour;  elle  en 
parlait  à  tout  venant,  avec  l'accent  d'une  sol- 
licitude presque  maternelle.  Elle  y  dépensa 
la  part  de  tendresse  que  toute  femme  porte 
en  soi,  et  qu'à  défaut  d'un  enfant  sur  qui 
la  fixer,  elle  avait,  pour  ainsi  parler,  écono- 
misée tout  au  long  de  sa  vie.  Ce  fut  pour  elle 
une  sorte  de  passion,  une  de  ces  passions  où 
la  sensibilité  longtemps  contenue  s'abuse  en  se 
portant  vers  un  objet  auquel  elle  n'était  pas 
destinée. 

Cet  amour  de  la  vie  pratique  nous  explique, 
sans  doute,  que  madame  de  Chateaubriand, 
malgré  son  goût  pour  l'observation  et  bien 
qu'elle  ait  eu  l'occasion  de  l'exercer  en  tant  de 
circonstances  mémorables,  ait  écrit  si  peu. 
Outre  sa  correspondance,  qui  n'est  guère  four- 
nie pour  une  époque  où  les  habitudes  épisto- 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  241 

laires  étaient  encore  très  développées,  on  ne 
possède  d'elle  qu'un  cahier  de  Souvenirs  dont 
j'examinerai  plus  loin  la  valeur  et  l'importance. 
Ce  qui  fait  le  grand  charme  du  petit  nombre 
de  pages  qui  sont  sorties  de  sa  plume,  c'est 
qu'elle  écrivait  comme  elle  pensait,  c'est-à-dire 
d'une  façon  naturelle,  avec  netteté,  sans  affec- 
tation ni  pédantisme.  L'allure  de  sa  prose  est 
alerte,  souple,  élégante,  admirablement  propre 
au  commerce  de  la  correspondance  ;  peu 
d'images,  d'ailleurs,  ou  les  plus  familières  et 
les  plus  soudaines,  et,  de-ci  de-là,  quelques 
traits  vigoureux  pour  décrire  à  la  rencontre  les 
hommes  et  les  choses.  Comme  spécimen  de  la 
narration  vive  et  familière  qui  était  sa  façon, 
voici  quelques  lignes  parmi  les  mieux  tournées  : 

«  Madame  de  Coëlin  était  ce  qu'on  appelle 
illuminée.  Elle  croyait  à  toutes  les  rêveries  de 
Saint-Martin,  et  ne  trouvait  rien  au-dessus  de  ses 
ouvrages.  Il  est  vrai  qu'elle  n'en  lisait  guère 
d'autres,  excepté  la  Bible  qu'elle  commentait  à 
sa  manière,  qui  était  un  peu  celle  des  Juifs. 
Elle  était,  du  reste,  d'une  complète  ignorance, 
mais  avec  tant  d'esprit  et  une  si  grande  habi- 

14 


24*2  PROFILS    DE    FEMMES. 

tude  du  monde  que,  dans  la  conversation,  on 
ne  pouvait  s'en  apercevoir;  elle  ne  savait  pas 
un  mot  d'or/ographe  (sic),  et  cependant  elle 
parlait  sa  langue  avec  une  pureté  et  un  choix 
d'expressions  remarquables.  Personne  ne  racon- 
tait comme  elle;  on  croyait  voir  toutes  les  per- 
sonnes qu'elle  mettait  en  scène. 

»  Ses  commentaires  sur  la  Bible  étaient 
semés  de  grec  et  de  latin  dont  elle  ne  savait 
pas  un  mot;  mais  comme  elle  avait  à  cœur  de 
prendre  la  traduction  de  l'Écriture  en  défaut, 
elle  avait  appelé  à  son  aide  un  vieux  Juif  qui 
lui  expliquait  le  texte  comme  un  rabbin  et  la 
volait  de  même.  Ce  Juif,  appelé  Noë,  fut  un 
jour  arrêté  pour  avoir  volé  des  perruques. 
Madame  de  Coëlin,  furieuse  de  l'insulte  faite 
à  son  maître,  alla  trouver  M.  Pasquier,  alors 
préfet  de  police,  et  qu'elle  détestait  de  vieille 
date.  Elle  lui  fit  une  scène  terrible.  Elle  sou- 
tint que  Noë  n'avait  point  volé  les  perruques, 
mais  qu'il  les  avait  achetées;  elle  le  prouva 
même  en  les  payant;  et  l'affaire  n'eut  d'autre 
suite  qu'une  rancune  qu'elle  garda  à  M.  Pas- 
quier, sur  lequel,  depuis,  elle  avait  toujours 
quelque  histoire  à  raconter.  » 


I 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  243 

Cette  silhouette  féminine  n'est-elle  pas  tracée 
>avec  une  vivacité  charmante  et  toute  personnelle? 

La  correspondance  de  la  vicomtesse  est  écrite 
dans  le  même  mouvement  de  style,  avec  la  même 
indépendance  de  pensée  et  de  jugement.  Quel- 
ques-unes de  ses  lettres  (dans  les  meilleures 
pages,  il  est  vrai)  font  songer  à  certains  billets 
de  madame  de  Sévigné.  La  comparaison  est 
juste,  en  effet,  à  la  condition  d'en  bien  mar- 
quer les  limites  et  de  se  rappeler  qu'une  même 
façon  de  s'exprimer  peut  traduire  des  états 
d'esprit  très  différents.  Par  l'allure  de  la 
phrase,  par  la  sincérité  de  l'expression,  par 
une  certaine  grâce  aimable,  il  est  telle  lettre 
à  Joubert  qui  pourrait  être  rapprochée  de  telle 
autre  à  Bussy;  mais  rien  que  je  sache,  dans  ce 
qu'a  écrit  madame  de  Chateaubriand,  ne  porte  la 
marque  de  cette  imagination  toujours  jeune,  de 
cette  tendresse  large  et  bienfaisante,  et  de  cette 
fraîcheur  savoureuse  du  cœur  et  de  l'esprit  qui 
furent  le  privilège  de  la  délicieuse  marquise. 

Pour  indiquer  le  tour  habituel  aux  lettres 
de  madame  de  Chateaubriand,  je  citerai  ce 
billet  adressé  à  Joubert,  qui  attendait  la  vicom- 
tesse à  Villeneuve. 


244  PROFILS    DE   FEMMES. 

Mardi,  30  aoiit  1806. 

«  Écoutez  la  triste  aventure,  bien  triste  en 
effet,  puisqu'elle  me  retient  à  Paris.  Hier,  à 
quatre  heures,  le  matin,  je  partais  gaîment 
pour  Villeneuve,  lorsqu'à  Charenton  je  me 
suis  aperçue  que  l'on  avait  volé  ma  malle.  Je 
ne  pouvais  décemment  arriver  chez  vous  sans 
chemises.  Il  a  donc  fallu  revenir  à  Paris,  où 
tout  le  jour  je  n"ai  fait  autre  chose  que  courir 
de  chez  le  commissaire  de  police  à  la  grande 
police,  de  la  grande  police  à  la  petite,  et  de  la 
petite  police  je  ne  .sais  où.  Enfin,  on  voulait  ce 
matin  me  faire  courir  encore  et  me  faire  sortir 
de  ma  chère  paresse  ;  il  faut  être  pire  que  les 
voleurs  pour  cela. 

Lorsque  de  tant  de  biens  qui  pouvaient  nous  flatter, 
C'est  le  seul  qui  nous  reste  et  qu'on  veut  nous  l'ôter. 

»  Mais  il  n'en  sera  pas  ainsi,  je  ne  l'aban- 
donnerai que  pour  reprendre  la  route  de 
Villeneuve,  qui  est  cependant  une  chienne  de 
route,  quoiqu'elle  conduise  au  paradis.  Julie 
jette  les  hauts  cris  ;  elle  regrette  surtout  une 
chanson  qui  était  dans  la  poche  de  son  tablier 
noir,  elle  a  donné  cela  comme  renseignement 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  245 

au  commissaire  de  police.  Il  faut  que  je  reste 
ici  pour  rhabiller  cette  princesse,  qui  a  perdu 
beaucoup  plus  de  choses  qu'elle  n'en  possédait, 
et  pour  m'acheter  des  chemises.  Ainsi  je  ne 
sais  plus  quand  je  vous  reverrai  ;  mais  j'espère 
que  ce  sera  à  la  fin  de  la  semaine,  si  messieurs 
les  voleurs  veulent  le  permettre.  » 

Et  cette  lettre  encore,  qu'elle  adressait  éga- 
lement à  Joubert  : 

La  Vallée,  vendredi  soir. 

«  Le  Chat  est  revenu  mardi  de  Verneuil,  et 
il  est  reparti  aujourd'hui  pour  Ghanday,  chez 
madame  de  Caumont  ;  il  y  trouvera  madame 
d'Aguesseau,  il  ne  vaudra  rien  à  son  retour. 
Pour  moi,  je  m'ennuie  à  mourir  dans  ma 
chère  solitude  ;  je  n'y  ai  d'autre  occupation 
que  de  m'inquiéter  et  d'avoir  peur,  occupation 
au  surplus  dont  je  m'acquitte  à  merveille.  Si 
vous  étiez  une  personne  comme  une  autre, 
c'est-à-dire  comme  une  autre  meilleure  que 
vous,  vous,  madame  Joubert  et  le  petit 
monstre,  vous  viendriez  me  voir  dimanche, 
lundi  même  ;  c'est  le  jour  que  le  Chat  revient 

14. 


246  PROFILS    DE    FEMMES. 

du  Sabbat  et  il  ne  serait  pas  fâché  de 
vous  trouver  ici  à  son  arrivée.  Ah  I  que  tous 
ces  jours-ci  j'ai  regretté  mon  serviteur  Glausel. 
Car,  vous  le  savez,  hors  le  lundi  qu'il  consa- 
crait aux  affaires  de  sa  province,  le  mardi  à 
Cambacérès,  le  mercredi  à  M.  de  Montesquiou, 
le  jeudi  au  Cercle,  le  vendredi  à  l'abstinence, 
le  samedi  à  la  pénitence  et  le  dimanche  à 
Dieu,  le  reste  de  son  temps  était  à  mon  service. 

»  Si  vous  venez,  je  vous  conterai  deux  jolies 
histoires  ;  de  plus,  vous  me  ferez  un  grand  et 
très  grand  plaisir.  Je  vous  enverrai  le  cabriolet, 
ainsi  ne  vous  mettez  point  en  peine  d'une 
voiture.  Quel  jour  le  voulez-vous? 

»  Ma  chère  madame  Joubert,  venez,  c'est  à 
vous  que  je  me  recommande.  » 

On  a  dit  que  madame  de  Chateaubriand 
avait  collaboré  aux  Mémoires  d'outre-tombe  ;  on 
a  même  prétendu  (et  c'est  l'avis  de  M.  G.  Pailhès, 
éditeur  des  Mémoires  de  la  vicomtesse)  que  sur 
les  points  où  cette  collaboration  se  serait 
exercée,  les  retouches,  additions  et  suppressions 
faites  de  la  main  de  Chateaubriand  lui-même, 
ont  gâté  l'œuvre  première  qu'il  copiait. 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  247 

Posées  dans  ces  termes,  ni  l'une  ni  l'autre 
de  ces  assertions  ne  sont  exactes.  A  y  regarder 
de  près,  en  effet,  et  sans  parti-pris,  que 
vo5^ons-nous  dans  les  Mémoires  rédigés  par 
madame  de  Chateaubriand?  Et  d'abord  par 
l'étendue  et  l'ordonnance  du  récit,  par  la  suite 
des  faits  qui  y  sont  rapportés,  sont-ce  bien 
A.%s,  Mémoires  ?  «  Ils  se  composent,  nous  apprend 
M.  G.  Pailhès,  de  deux  cahiers,  l'un  relié  en 
maroquin  rouge,  l'autre  revêtu  de  papier  vert. 
Celui-ci  (pour  l'écarter  tout  de  suite),  ne  contient 
que  des  réflexions  à  l'état  de  notes,  où  sont  fort 
malmenés  les  personnages  qui  ont  occupé  la 
scène  à  la  fin  du  règne  de  Charles  X.  Puis,  de 
1831  à  1844,  date  extrême  mentionnée  dans  le 
cahier  vert,  silence  complet...  Pendant  cet 
intervalle  de  douze  à  treize  ans,  le  cahier 
n'avait  pas  cessé  de  recevoir  les  confidences  de 
madame  de  Chateaubriand;  mais  en  1848,  à 
la  mort  de  Chateaubriand,  survenue  après  celle 
de  sa  femme,  une  main  brutale,  exécutant  la 
consigne  dictée  par  une  prétendue  raison 
d'Etat,  a  déchiré  les  pages  qui  concernaient 
le  règne  de  Louis-Philippe.  » 

Le  cahier  rouge,  le  plus  important  des  deux 


248  PROFILS    DE  FEMMES. 

et  le  seul  d'ailleurs  qui  soit  publié,  renferme 
des  souvenirs  dont  le  plus  ancien  date  de  1804 
et  le  dernier  de  1825.  Imprimé,  il  représente 
environ  soixante-huit  pages  de  texte  in-8''.  Pour 
les  années  de  1804,  1805  et  1806,  le  manus- 
crit ne  relate  qu'un  très  petit  nombre  d'événe- 
ments ou  d'impressions  personnelles  :  la  mention 
en  est  faite  d'une  façon  sommaire,  un  peu  sèche, 
sans  la  moindre  composition;  les  notes  datées 
de  1807  et  1808  sont  au  contraire  très  détaillées 
et  nous  font  entrer  dans  la  vie  journalière  de 
la  Vallée-aux-Loups  ;  rien  pour  l'année  1809; 
huit  pages  seulement  de  1810  à  1814;  enfin, 
trente-sept  pages  du  l^'"  janvier  1814  au  8  juillet 
1815.  On  le  voit,  les  proportions  restreintes  du 
récit  et  les  lacunes  qu'il  renferme  font  paraître 
bien  ambitieux  le  titre  de  Mémoires  qu'on  a 
voulu  inscrire  en  tête  de  ces  Souvenirs.  N'était 
la  relation  du  voyage  de  Gand  pendant  les 
Cent- Jours,  qui  est  presque  un  chapitre  d'his- 
toire, ce  ne  seraient  même,  à  proprement  parler 
que  des  «  Notes  »  utilisées  plus  tard  dans  la 
composition  des  Mémoires  d'outre-tombe. 

Ce  point  dûment  établi,  quel  parti  Chateau- 
briand a-t-il  tiré  des  documents  mis  ainsi  à  sa 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  249 

disposition  par  sa  femme?  Y  a-t-il  eu  vraiment 
collaboration  de  la  vicomtesse?  Nullement,  si 
l'on  entend  par  ce  mot  le  travail  commun  de 
deux  intelligences  appliquant  leur  activité  à  la 
conception  d'une  œuvre,  à  l'établissement  de 
ses  lignes  générales  et  à  la  composition  de  toutes 
ses  parties.  Or,   dans  le  cas   présent,  rien  de 
pareil  :  il  y  a  eu  apport  de  quelques  souvenirs, 
et  rien  de  plus.  Les  emprunts  faits  aux  notes 
de  madame  de  Chateaubriand  sont  au  nombre 
de  cinq  :  le  très  joli  récit  du  voyage  à  la  Grande- 
Chartreuse  (tome   IV)  et  la  description  de  la 
Vallée-aux-Loups  (tome  V)  sont  copiés  presque 
textuellement    dans    le    cahier    rouge  ;    par 
quelques  coupures  ou  de  légères  corrections, 
Chateaubriand  a  mis  l'ordre  qui  manquait  dans 
la   narration    originale.  Pour   la   période   des 
Cent-Jours,  les   emprunts   sont  plus  considé- 
rables, mais  les  retouches  de  style   sont  plus 
importantes.  Je  ne  citerai  qu'un  seul  passage; 
on  saisira  bien,  dans  la  divergence  des  textes, 
la  différence  des  imaginations  et  des  procédés 
de  composition  *. 

1.  Voici  le  texte  des  Mémoires  d' outre-tomhe  (t.  IV,  p.  28)  :  — 
ot  Avant  de  quitter  Saint-Denis,  je  fus  reçu  par  le  roi  et  j'eus 


f 


2o)  PROFILS    DE    FEMMES. 

«  Le  lendemain,  8  juillet  1815,  le  roi  fit  dire 
de  nouveau  à  mon  mari  de  venir  lui  parler. 
La  première  chose  qu'il  lui  dit  fut  : 

»  — Eh  bien!  monsieur  de  Chateaubriand? 

»  —  Eh  bien  !  Sire  :  Votre  Majesté  renvoie 
ses  régiments  et  prend  Fouché? 

»  —  Oui,  reprit  le  roi,  il  le  faut.  Voyez,  depuis 
mon  frère  jusqu'au  bailli  de  Grussol,  et  celui- 
là  n'est  pas  suspect,  tous  disent  que  nous  ne 
pouvons  pas  faire  autrement.  Mais  bon  pour 
les  deux  premières  choses  :  il  y  a  remède. 
Pour  la  cocarde,  c'est  une  autre  affaire.  Je 
ne  céderai  jamais  sur  ce  point.  Qu'en  pensez- 
vous? 

»  —  Hélas  !  Sire,  la  chose  est  faite.  Permettez- 
moi  de  me  taire. 

avec  lui  cette  conversation  :  —  Eh  bien  I  me  dit  Louis  XVIIl, 
ouvrant  le  dialogue  par  cette  exclamation.  —  Eli  bien!  Sire, 
vous  prenez  le  duc  d'Otrante.  —  Il  Ta  bien  fallu  ;  depuis  mon 
frère  jusqu'au  bailli  de  Crussol  (et  celui-là  n'est  pas  suspect), 
tous  disaient  que  nous  ne  pouvions  pas  faire  autrement.  Qu'en 
pensez-vous?  —  Sire,  la  chose  est  faite;  je  demande  à  Votre 
JLnjestc  la  permission  de  me  taire.  —  Non,  non,  dites;  vous 
savez  comme  j'ai  résisté  depuis  Gand.  —  Sire,  je  ne  fais  qu'obéir 
à  vos  ordres;  pardonnez  à  ma  fidélité:  je  crois  la  monarcliie 
finie.  —  Le  roi  garda  le  silence  ;  je  commençais  à  trembler  de 
ma  hardiesse,  quand  Sa  Majesté  reprit  :  —  Eh  bien  !  monsieur 
de  Ciiateaubriand,  je  suis  de  votre  avis.  —  Cette  conversation 
termine  mon  récit  des  Cent-Jours.  » 


MADAME   DE    CHATEAUBRIAND.  251 

y>  —  Non,  non,  dites.  Vous  savez  comme  j'ai 
résisté  depuis  Gand.  Dites,  qu'en  pensez-vous? 

»  —  Vous  le  voulez,  Sire,  je  ne  sais  dire  que 
la  vérité  ;  et  puisque  Votre  Majesté  la  pardonnera 
à  ma  fidélité j  je  crois  que  la  monarchie  est 
finie.  Pardon,  Sire,  vous  le  pensez  comme 
moi;  c'est  ce  qui  m'a  donné  la  hardiesse  de 
vous  exprimer  ma  pensée. 

»  Il  tremblait  cependant  de  cette  hardiesse, 
quand  le  roi  reprit: 

»  —  Eh  bien!  mon  ami,  je  suis  de  votre 
avis. 

»  Le  fait  est  vrai  à  la  lettre.  » 

Tels  qu'ils  sont,  ces  Souveni?\s  justifient  l'ap- 
préciatioa  que  Chateaubriand  a  portée  sur  celle 
qui  les  a  rédigés  :  «  Je  ne  sais,  dit-il,  s'il  a 
jamais  existé  une  intelligence  plus  fine  que 
celle  de  ma  femme:  elle  devine  la  pensée  et 
la  parole  à  naître  sur  le  front  ou  sur  les  lèvres 
de  la  personne  avec  qui  elle  cause.  La  tromper 
en  rien  est  impossible.  D'un  esprit  original  et 
cultivé,  écrivant  de  la  manière  la  plus  piquante, 
elle  raconte  à  merveille.  » 

Après  cet  éloge  très  mérité  on  lit  ces  mots: 


232  PROFILS   DE   FEMMES. 

«  Madame  de  Chateaubriand  m'admire  sans 
avoir  jamais  lu  deux  lignes  de  mes  ouvrages.  » 
Nous  touchons  ici  à  un  point  des  plus  délicats. 
Est-il  vrai  que  la  vicomtesse  de  Chateaubriand 
n'ait  rien  lu  des  œuvres  de  son  mari  ?  Et,  s'il 
en  est  ainsi,  comment  expliquer  que,  de  toute 
la  société  où  elle  fréquentait  et  où  on  la  tenait 
pour  distinguée  par  l'esprit  et  le  goût,  elle  ait 
été  la  seule  à  ignorer  Atala,  René,  les  Martyrs? 

Qu'elle  ait  toujours  été  étrangère  à  la  vie 
littéraire  de  M.  de  Chateaubriand,  cela  ressort 
très  clairement,  à  la  première  lecture,  de  sa 
Correspondance  et  de  ses  Souvenirs.  On  s'attend 
à  y  trouver  ces  révélations  que  nous  cherchons 
dans  les  alentours  d'un  auteur  et  que  nous 
demandons  à  ceux  qui  l'ont  connu  dans  lo 
privé  de  sa  vie,  ces  indications  précieuses  qui 
expliquent  la  conception  d'une  œuvre,  en 
marquent  les  formes  successives ,  en  dévoilent 
le  sens  intime  et  nous  font  assister,  pour  ainsi 
dire,  au  travail  intérieur  dont  elle  est  le  produit. 
On  n'y  relève,  au  contraire,  que  des  mentions 
vagues  et  banales,  comme  celle-ci  :  «  M.  de 
Chateaubriand  s'occupe  des  Martyrs  ;  »...  et  celle- 
ci  encore  :  «  Je  ne  me  rappelle  plus  à  quelle 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  2o3 

époque  M.  de  Chateaubriand  imprima  son 
Itinéraire...  »  Cette  indifférence  semblerait  donc 
justifier  à  première  vue  la  singulière  asser- 
tion des  Mémoires  d^ outre-tombe.  On  ne  peut 
admettre  cependant  que  madame  de  Chateau- 
briand n'ait  jamais  rien  lu  des  oeuvres  écloses 
près  d'elle.  Tout  d'abord,  un  témoignage  très 
précis  et  digne  de  foi,  celui  de  madame  Lenor- 
mant,  auteur  des  Souvenirs  de  madame  Récamier, 
affirme  qu'on  surprit  plus  d'une  fois  la  vicom- 
tesse lisant  à  la  dérobée  quelqu'un  de  ces 
volumes  dont  elle  protestait  n'avoir  jamais 
tourné  les  pages.  Ensuite,  le  goût  très  vif  que 
madame  de  Chateaubriand  avait  pour  la  lecture, 
la  curiosité  très  étendue  de  son  esprit,  l'intérêt 
qu'elle  prit  toujours  à  ce  qui  concernait  son 
mari,  toutes  ces  considérations  et  bien  d'autres 
encore  qu'il  n'est  même  pas  besoin  d'énumérer, 
contrediraient  l'affirmation  que  nous  discutons, 
si  un  plus  attentif  examen  n'y  découvrait  un 
sens  caché  dont  la  révélation  éclaire  d'un  jour 
assez  nouveau  la  nature  morale  de  madame 
de  Chateaubriand, 

Cette  ignorance  où  elle  prétendait  être  des 
œuvres  de  son  mari  n'était  qu'affectée;  c'était 

15 


254  PROFILS   DE   FEMMES. 

une  attitude  qu'elle  s'était  imposée  à  l'égard 
du  monde,  pour  deux  raisons  très  judicieuses, 
très  sagement  délibérées  et  qui  procédaient 
d'un  haut  sentiment  de  sa  dignité. 

La  première  de  ces  raisons  est  qu'elle  ne 
voulait  pas  critiquer  des  œuvres  que  sa 
conscience  et  ses  goûts  désapprouvaient.  A 
bien  prendre,  en  effet,  que  trouvait-elle  au 
fond  de  chacun  de  ces  récits  qui  passionnaient 
sa  génération,  d'Atala,  de  Bené,  des  Mai-tijrs,  et 
surtout  des  Mémoires  d'outre-tombe?  Elle  n'y 
rencontrait  rien  qui  ne  froissât  violemment  sa 
nature  saine  et  droite,  son  amour  du  vrai,  son 
esprit  critique  si  délié,  si  attentif  à  n'être  dupe 
ni  des  mots  ni  des  apparences.  C'est  qu'elle  le 
voyait  de  trop  près,  le  merveilleux  enchan- 
teur, pour  que  le  charme  pût  agir  sur  elle  ; 
il  eût  fallu  plus  de  recul,  le  lointain  de  la 
scène,  la  séparation  de  la  rampe.  Son  sens 
très  fin  l'avait  percé  à  jour  :  elle  démêlait  très 
bien  ce  qu'il  entrait  d'éléments  divers  et  con- 
tradictoires dans  sa  personnalité,  singulier 
composé  de  puissance  géniale  et  de  faiblesse 
humaine,  de  grandeur  et  de  mesquinerie,  de 
générosité  et  d'égoïsme  ;  elle  savait  qu'il  exis- 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  255 

tait  en  lui  deux  hommes,  l'un  qui  agissait, 
parlait,  écrivait  pour  le  public,  et  l'autre  qui, 
le  masque  tombé,  se  manifestait  dans  le  déploie- 
ment de  sa  vraie  nature,  dans  le  sens  de  ses 
penchants,  dans  la  sincérité  de  son  âme. 
C'était  ce  dernier  qu'elle  voyait  le  plus  sou- 
vent :  il  se  montrait  dans  l'abandon  familier 
de  la  vie  quotidienne,  et  surtout  aux  jours  de 
déception,  de  dépit,  d'insuccès,  aux  heures  de 
soucis  matériels  et  de  maladie.  Alors  apparais- 
saient ce  qu'il  y  avait  de  faux  et  d'artificiel 
dans  le  personnage  public,  les  dessous  du  rôle, 
le  convenu  des  gestes  et  des  poses,  tout  ce  que 
recouvrait  la  pompe  des  phrases  sonores  et 
cadencées,  je  veux  dire  les  exigences  d'une 
ambition  insatiable,  des  rancunes  misérables, 
d'incroyables  préoccupations  d'amour-propre 
et  toutes  les  mesquineries  d'une  âme  en  appa- 
rence haute  et  fière. 

Quand,  par  exemple,  se  posant  en  croyant, 
en  descendant  des  Croisés,  il  écrivait  dans  la 
préface  de  Y  Itinéraire  :  «  Je  serai  peut-être  le 
dernier  des  Français  sorti  de  mon  pays  pour 
voyager  en  Terre  Sainte  avec  les  idées,  le  hut  et 
les  sentiments  d'un  ancien  pèlerin  ;...  »  quand 


2oG  PROFILS    DE   lEMMES. 

il  trarait  ces  lignes,  elle  savait  de  science  cer- 
taine, et  bien  avant  que  les  Mémoires  l'eussent 
appris  au  monde,  qu'il  n'était  allé  chercher  en 
Orient  qu'une  illustration  plus  brillante  pour 
toucher  l'àme  insensible  de  madame  de  Mouch3^ 
«  Mais  ai-je  tout  dit  dans  V Itinéraire  sur  ce 
voyage  commencé  au  port  de  Desdémona  et 
d'Othello  ?  Allais-je  au  tombeau  du  Christ 
dans  les  dispositions  du  repentir?  Une  seule 
pensée  m'absorbait  ;  je  comptais  avec  impatience 
les  moments.  Du  bord  de  mon  navire,  les 
regards  attachés  à  l'étoile  du  soir,  je  lui 
demandais  des  vents  pour  cingler  plus  vite,  de 
la  gloire  pour  me  faire  aimer.  J'espérais  en 
trouver  à  Sparte,  à  Sion,  à  Memphis,  à  Car- 
tilage, et  l'apporter  à  l'Alhambra.  Comme  le 
cœur  me  battait  en  abordant  les  côtes  d'Es- 
pagne !  Aurait-on  gardé  mon  souvenir  ainsi 
que  j'avais  traversé  mes  épreuves?...» 

L'histoire  n'est  plus  à  écrire  des  contradic- 
tions éclatantes  dont  toute  l'existence  de  Cha- 
teaubriand fut  remplie,  et  du  divorce  qu'il  y 
eut  toujours  en  lui,  entre  l'homme  public  et 
l'homme  privé:  Sainte-Beuve  s'en  est  chargé  et 
de  telle  sorte  qu'il  n'est  pas  besoin  d'y  revenir. 


MADAME   DE  CHATEAUBRIAND.  2o7 

Mais  un  autre  ordre  de  considérations  faisait 
à  la  vicomtesse  de  Chateaubriand  une  règle  de 
conduite  et  la  plus  sûre  sauvegarde  de  sa  dignité 
dans  le  monde,  de  déclarer  qu'elle  n'avait 
jamais  lu  deux  lignes  de  son  mari. 

Qu'on  veuille  bien,  en  effet,  se  rappeler  que, 
toute  sa  vie  durant,  madame  de  Chateaubriand 
fut  la  plus  abandonnée,  la  plus  trompée  des 
femmes,  et  que  l'œuvre  entière  de  Mené  n'est  que 
la  glorification  des  infidélités  dont  elle  fut  la 
victime.  Tantôt  l'allusion  aux  rivales  de  l'épouse 
est  voilée  et  vaporeuse,  comme  cette  «sylphide» 
qu'il  aimait  à  évoquer,  créature  de  songe 
faite  de  toutes  les  femmes  qu'il  avait  entre- 
vues ou  rêvées  :  «  Il  me  semble  que  je  vois 
apparaître  ma  sylphide  des  bois  de  Combourg. 
Me  viens-tu  retrouver,  charmant  fantôme  de 
ma  jeunesse  ?  As-tu  pitié  de  moi  ?  Tu  le  vois, 
je  ne  suis  changé  que  de  visage  ;  toujours 
chimérique,  dévoré  d'un  feu  sans  cause  et  sans 
aliment...  Viens  t'asseoir  sur  mes  genoux; 
n'aie  pas  peur  de  mes  cheveux,  caresse-les  de 
tes  doigts  de  fée  ou  d'ombre  ;  qu'ils  se  rembru- 
nissent sous  tes  baisers  I...  Viens  !  emporte-moi 
comme  autrefois,  mais  ne  me  rapporte  plus.  » 


258  PROFILS   DE    FEMMES, 

Tantôt,  la  vision  se  précisait,  au  contraire  ; 
le  fantôme  prenait  corps,  l'aveu  se  faisait 
indiscret  et  troublant,  comme  dans  le  passage 
cité  plus  haut,  à  propos  du  voj^age  d'Orient, 
comme  encore  dans  la  scène  grandiose  de  la 
prière  du  soir  en  mer,  clans  le  Génie  du  Chris- 
tianisme: «  Était-ce  Dieu  seul  que  je  contem- 
plais sur  les  flots?...  Non; je  voj^ais  une  femme 
et  les  miracles  de  son  sourire...  »  comme 
enfin  dans  le  récit  de  la  promenade  nocturne 
où  s'attardent,  «  à  la  clarté  douteuse  de  la 
lune,  »  les  deux  amants  de  l'Alhambra,  dans 
le  Dernier  Abencérage.  »  On  comprend  mainte- 
nant que  madame  de  Chateaubriand  ait  tou- 
jours tenu  à  paraître  ignorer  des  œuvres  qui, 
par  tant  de  points,  avivaient  ses  plus  secrètes 
blessures.  C'était  aussi  le  seul  moyen  qu'elle 
eût  de  couper  court  aux  allusions  déplaisantes 
et  de  déconcerler  les  curiosités  malignes.  Et 
cela  nous  amène  à  préciser  des  contours  laissés 
jusqu'ici  dans  l'ombre  sur  le  portrait  que 
nous  essayons  de  tracer,  c'est-à-dire  à  définir 
la  vicomtesse  de  Chateaubriand  comme  femme 
et  dans  l'ordre  du  sentiment. 


m 


Madame  de  Chateaubriand  portait  jusque 
dans  les  choses  du  sentiment  la  mesure  qu'elle 
mettait  dans  son  jugement  et  dans  la  pratique 
de  sa  vie.  Le  mot,  d'une  franchise  hardie  et 
presque  brutale,  par  lequel  madame  du  Defïand 
s'est  dépeinte  un  jour,  aurait  pu  lui  être 
appliqué  :  «  Ni  tempérament  ni  roman.  » 
Mais  si  elle  n'était  pas  faite  pour  ressentir  la 
passion  avec  les  grands  mouvements  d'âme  et 
les  crises  morales  qu'elle  comporte,  son  cœur, 
du  moins,  n'était  pas  dépourvu  de  la  puissance 
d'aimer.  Et,  de  fait,  elle  aima  son  mari  d'un 
amour  profond  et  raisonné,  d'un  amour  que 


2G0  PRUF    LS    DE    FEMMES. 

les  désenchantements  ne  pouvaient  atteindre 
et  qui  survécut  à  toutes  les  infidélités,  parce 
que  l'imagination  n'y  était  pour  rien,  parce 
que  l'illusion  ne  l'avait  jamais  revêtu  de  son 
charme,  parce  qu'il  était  naturel,  sincère  et 
sans  mélange.  Toute  sa  correspondance  nous 
révèle  la  profondeur  de  son  dévoùment  et 
l'inaltérable  constance  de  ses  sentiments  : 
«  M.  de  Chateaubriand  est  parti  hier  au  soir 
(pour  l'Orient),  écrit-elle  de  Venise  à  la  date 
du  29  juillet  1806.  Je  le  pleure  déjà  comme 
mort  ;  il  ne  me  reste  qu'autant  d'espérance 
qu'il  en  faut  pour  me  donner  une  agitation 
plus  insupportable  que  la  douleur.  »  Quelques 
années  plus  tard,  en  1814,  alors  que  M.  de 
Chateaubriand  écrivait  sa  fameuse  brochure  de 
Bonaparte  et  les  Bourbons,  elle  crut  en  avoir 
égaré  le  manuscrit  dans  la  rue  :  a  Si  cette  bro- 
chure avait  été  saisie,  nous  dit-elle,  le  jugement 
n'était  pas  douteux  :  la  sentence  était  l'écha- 
faud...  Je  vois  déjà  le  fatal  écrit  entre  les 
mains  de  la  police  et  M.  de  Chateaubriand 
arrêté  ;  je  tombe  sans  connaissance  au  milieu 
du  jardin  des  Tuileries.  De  bonnes  gens  m'as- 
sistèrent   et   ensuite  me    reconduisirent  à    la 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  261 

maison,  dont  j'étais  peu  éloignée.  Quel  sup- 
plice, lorsqu'en  montant  l'escalier  je  flottais 
entre  une  crainte  qui  était  presque  une  certi- 
tude et  un  léger  espoir  d'avoir  oublié  de 
prendre  la  brochure  1  En  approchant  de  la 
chambre  de  mon  mari,  je  me  sentais  de  nou- 
veau défaillir.  J'entre  enfin.  Rien  sur  la  table. 
Je  m'avance  vers  le  lit  ;  je  tâte  d'abord  l'oreil- 
ler; je  ne  sens  rien.  Je  le  soulève  et  vois  le 
rouleau  de  papier.  Le  cœur  me  bat  chaque 
fois  que  j'y  pense.  Je  n'ai  jamais  éprouvé  un 
tel  moment  de  joie  dans  ma  vie.  Certes,  je  puis  le 
dire  avec  vérité,  il  n'aurait  pas  été  si  grand  si 
je  m'étais  vue  délivrée  au  pied  de  Téchafaud, 
car  enfin  c'était  quelqiCun  qui  ni'était  plus  cher 
que  moi-même  que  j'en  voyais  délivré.  »  Elle 
écrivait  encore,  en  1818,  au  cours  d'une 
convalescence  :  «  M.  de  Chateaubriand  est  à  la 
messe  ;  j'ai  peur  quelquefois  de  le  voir  s'envoler 
vers  le  ciel,  car,  en  vérité,  il  est  trop  parfait 
pour  habiter  cette  terre  et  trop  pur  pour  être 
atteint  par  la  mort.  Quels  soins  il  m'a  prodi- 
gués pendant  ma  maladie  !  Quelle  patience  ! 
quelle  douceur  1  Moi  seule  je  ne  suis  bonne  à 
rien  dans  ce  monde.  Cependant,  quand  on  ne 

15. 


262  PROFILS    DE   FEMMES. 

vaut  rien  du  tout,  on  n'a  pas  des  amis  comme 
ceux  que  j'ai...  »  Enfin,  dans  les  dernières 
années,  quand  l'époque  de  la  gloire  et  des 
succès  fut  passée,  quand  la  vieillesse  fut  venue 
pour  celui  qui  avait  tant  demandé  à  la  vie  et 
qui  en  avait  tant  reçu,  madame  de  Chateau- 
briand se  montra  admirable  de  dévoùment  et 
de  piété  conjugale. 

Pourquoi  donc,  malgré  tant  de  qualités  de 
l'esprit,  malgré  cette  sensibilité  qui  savait  être 
vive  et  profonde,  malgré  cet  attachement  qui 
ne  se  démentit  jamais,  la  vicomtesse  de 
Chateaubriand  n'occupa-t-elle  qu'une  place  si 
étroite  dans  le  cœur  de  son  mari  ?. 

A  cette  question  il  n'est  qu'une  réponse, 
mais  elle  est  décisive  :  le  charme  lui  a  manqué. 
Elle  n'avait  pas  le  don  de  la  tendresse  cares- 
sante, de  la  grâce  indulgente  et  aimable,  ni  de 
cette  douceur  secrète  qui  s'exhale  comme  un 
parfum  mystérieux  de  l'âme  et  sans  laquelle 
les  plus  forts  sentiments  sont  vains  et  stériles. 
Elle  ne  pouvait  certes  donner  à  son  époux  la 
passion  exaltée  que  la  froideur  de  son  tempé- 
rament lui  interdisait  de  ressentir,  mais  elle 
aurait  pu  ménager  autour  de  lui,  dans  l'inti- 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  263 

mité  du  foyer,  une  atmosphère  plus  calme, 
plus  tiède,  où  ce  grand  génie  inquiet  se  fût 
détendu,  apaisé.  Et  cette  lacune  sentimentale 
était  d'autant  plus  grave  chez  madame  de 
Chateaubriand,  qu'elle  eut  précisément  pour 
rivales  deux  femmes  qui,  à  leur  heure,  person- 
nifièrent au  plus  haut  degré  le  charme  féminin: 
madame  de  Beaumont  et  madame  Récamier. 
Au  contraire  des  admiratrices  de  «  René  », 
qui  le  considéraient  toutes  comme  un  être 
exceptionnel,  comme  un  demi-dieu  condes- 
cendant à  partager  les  passions  humaines, 
elle  s'amusait,  par  esprit  de  taquinerie,  à  le 
rabaisser  au  niveau  des  communs  mortels. 
Elle  le  plaisantait  sur  ses  «  belles  dames  », 
elle  lui  marquait  le  ridicule  de  ses  succès 
mondains  :  «  M.  de  Chateaubriand,  écrit-elle 
dans  une  de  ses  lettres,  dîne  chez  deux  femmes 
d'un  rare  esprit,  qui  ne  veulent  pas  qu'il 
mange  autre  chose  que  des  feuilles  de  rose 
humectées  de  rosée;  autrement  il  ne  serait  pas 
l'auteur  de  tant  de  beaux  ouvrages  pleins  de 
sentiment  et  d'imagination,  etc.  Ces  deux 
femmes  sont  mesdames  de  Damas  et  de 
Vogué.   »  Toute  son  attitude  envers   lui,    sa 


2G4  PROFILS    DE   FEMMES. 

manière  d'être  journalière,  ses  reproches  plus 
ou  moins  voilés,  ses  allusions  plus  ou  moins 
ironiques  et  mordantes,  exprimaient  trop  clai- 
rement ce  qu'écrivit,  un  jour,  à  Rousseau, 
dans  un  accès  de  dépit,  une  de  ses  correspon- 
dantes qui  avait  été  parmi  les  plus  éprises  : 
«  Allez  !  vous  êtes  fait  tout  comme  les  autres 
hommes  !  » 

Les  Souvenirs  du  comte  d'Haussonville,  on 
l'a  vu  plus  haut,  nous  l'ont  dépeinte  très  fine- 
ment dans  ce  jour  et  sous  cet  aspect  de  son 
caractère,  à  l'ambassade  de  Rome. 

Pour  être  juste,  il  faut  reconnaître  que,  toute 
sa  vie  durant,  la  patience  de  madame  de  Cha- 
teaubriand fut  soumise  à  la  plus  rude  épreuve, 
et  que  son  dévoùment  dut  être  d'essence  rare 
pour  survivre  à  tant  d'infidélités.  La  liste  fut 
longue,  en  effet,  des  passions  que  «  René  » 
souleva  sur  son  brillant  passage  et  auxquelles 
il  se  donna  ou  plutôt  se  prêta  tour  à  tour  : 
madame  Récamier  mise  hors  de  cause,  combien 
de  noms  à  y  inscrire,  depuis  la  touchante  Char- 
lotte Ives,  depuis  madame  de  Beaumont,  jus- 
qu'à mesdames  deCustine  et  de  Mouchy,  jusqu'à 
la  duchesse  de  Cumberland,  jusqu'à  «  madame 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  263 

de  Saman  »,  jusqu'à  la  jeune  fille  inconnue 
qui  s'offrit  à  lui  quand  l'extrême  vieillesse 
l'avait  déjà  frappé,  et  qui  lui  arracha  cette 
confession  déchirante  :  «  Objet  charmant,  je 
t'adore,  mais  je  ne  t'accepte  pas  !...  Hier  pour- 
tant, quand  tu  penchas  ta  tête  charmante  sur 
mon  épaule,  quand  des  paroles  enivrantes 
sortirent  de  ta  bouche,  quand  je  te  vis  prête  à 
m'entourer  de  tes  mains  comme  d'une  guir- 
lande de  fleurs,  il  me  fallut  tout  l'orgueil  de 
mes  années  pour  vaincre  la  tentation  de  volupté 
dont  tu  me  vis  rougir.  Souviens-toi  seulement 
des  accents  passionnés  que  je  te  fis  entendre, 
et  quand  tu  aimeras  un  jour  un  beau  jeune 
homme,  demande-toi  s'il  te  parle  comme  je  te 
parlais  et  si  sa  puissance  d'aimer  approcha 
jamais  de  la  mienne.  » 

Quelle  attitude  la  vicomtesse  de  Chateau- 
briand observa-t-elle  à  l'égard  de  son  mari 
infidèle,  quelle  figure  prit-elle  dans  le  monde 
sous  le  feu  des  regards  ironiques  ou  malveil- 
lants, quel  accueil  eut-elle  pour  ses  rivales 
quand  elle  ne  put  éviter  de  les  rencontrer?  Le 
sentiment  très  vif  qu'elle  avait  de  sa  dignité 
lui    inspira,    dans  ces  conjonctures  délicates. 


266  PROFILS    DE   FEMMES. 

une  conduite  noble  et  fière.  Elle  n'affecta  ni 
les  dehors .  de  la  jalousie,  ni  ceux  de  la  rési- 
gnation, mais  elle  feignit  de  ne  rien  voir,  de 
ne  rien  comprendre.  A  quelque  profondeur  de 
Tâme  que  ses  douleurs  aient  pénétré,  elle  ne 
les  a  jamais  traduites  par  une  expression 
indiscrète  ni  violente,  «  elle  ne  se  plaignit 
jamais  »  ;  c'est  Chateaubriand  lui-même  qui 
le  déclare.  Eut-elle  des  révoltes  intérieures,  des 
appels  désolés,  des  tristesses  désespérées?  On 
ne  sait  ;  ses  détresses  demeurèrent  toujours 
secrètes  et  silencieuses.  Sauf  à  Joubert,  cet 
ami  délicat  qui  pouvait  tout  entendre  et  savait 
tout  comprendre,  elle  ne  s'ouvrit  à  personne, 
par  pudeur  d'abord,  par  calcul  aussi  sans 
doute,  car,  sur  ce  point,  elle  était  femme  à 
penser,  avec  madame  du  Deffand,  «  qu'il  n'y 
a  pas  une  seule  personne  à  qui  l'on  puisse 
confier  ses  peines  sans  lui  donner  une  maligne 
joie  et  sans  s'avilir  à  ses  yeux  ». 

Les  relations  qu'elle  entretint  avec  madame 
Récamier  furent  empreintes  d'un  caractère  assez 
original  et  marquées  d'une  nuance  bien  délicate 
à  définir.  C'est  en  1818  que  M.  de  Chateau- 
briand   avait    commencé    de  fréquenter   chez 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  267 

madame  Récamier,  et,  dès  ses  premières 
visites,  il  avait  subi  le  prestige  de  beauté  souve- 
raine de  la  grande  séductrice.  Mais  bientôt  le 
charme  tout-puissant  qu'il  avait  tant  de  fois 
exercé  lui-même  avait  agi  à  son  tour,  et 
l'Abbaye-aux-Bois  était  devenue  son  sanctuaire, 
un  temple  élevé  à  sa  gloire  :  on  l'y  encensait, 
on  l'y  adorait,  il  n'y  avait  pas  une  pensée,  pas 
une  admiration  qui  ne  montât  vers  lui.  Quand 
l'ivresse  du  début  se  fut  un  peu  dissipée  (c'était 
en  1822),  il  témoigna  à  madame  de  Chateau- 
briand le  désir  de  la  présenter  chez  son  illustre 
rivale,  et  elle  y  donna  son  consentement. 
J'imagine  que  ce  fut  une  journée  célèbre 
et  féconde  en  observations  piquantes,  comme 
on  commençait  à  les  aimer  alors,  que  celle  où 
la  vicomtesse  de  Chateaubriand  parut  chez 
madame  Récamier.  On  voyait  en  présence  les 
deux  types  de  femmes  les  plus  opposés  qu'on 
pût  imaginer,  différentes  par  l'esprit  et  par  le 
cœur,  par  les  dehors  physiques  et  par  la  nature 
morale,  antipathiques  d'instinct  Tune  à  l'autre, 
alors  qu'il  n'y  eût  pas  eu  entre  elles  de 
motif  particulier  d'éloignement.  Les  contem- 
porains ne  nous  ont  rien  appris  de  cette  pre- 


268  PROFILS    DE    FEMMES. 

mière  entrevue;  mais  ce  qui  nous  permet  d'en 
deviner  la  physionomie,  c'est  qu'elle  fut  suivie 
de  beaucoup  d'autres,  et  que  des  relations 
fréquentes  s'établirent  entre  les  deux  rivales. 
Dans  cette  circonstance  mémorable  de  sa  vie, 
madame  de  Chateaubriand  put  croire  sincè- 
rement n'avoir  fait  aucune  concession,  et  elle 
ne  dut  pas  sentir  le  poids  du  sacrifice  auquel 
elle  se  prêtait  en  se  rendant  à  l'Abbaye  :  elle 
céda,  elle  aussi,  à  la  séduction  de  celle  à  qui 
personne  ne  résista  jamais.  Par  un  singulier 
privilège,  en  effet,  le  charme  de  madame  Réca- 
mier  agissait  avec  autant  d'efficacité  sur  les 
femmes  que  sur  les  hommes.  Malgré  les  jalou- 
sies, malgré  les  rivalités  d'amour-propre  et  de 
cœur,  malgré  les  animosités  de  toute  sorte  que 
ses  succès  soulevaient  autour  d'elle,  ses  amitiés 
féminines  furent  aussi  nombreuses  et  non  moins 
fidèles  que  les  autres.  Même  dans  ses  relations 
avec  les  femmes,  avec  la  reine  Caroline  de 
Naples  et  la  reine  Hortense,  par  exemple,  elle 
savait  mettre  une  nuance  de  coquetterie  qui 
donnait  un  agrément  tout  particulier  à  son 
accueil. 
Plus    d'une    l'aborda    avec  les  préventions 


MADAME   DE   CHATEAUBRIAND.  269 

les  plus  défavorables,  qui  s'en  retourna  sub- 
juguée. Madame  Swetchine  nous  apporte 
sur  ce  point  le  témoignage  positif  que  la 
Correspondance  et  les  Souvenirs  de  madame 
de  Chateaubriand  nous  laissent  à  deviner  : 
Madame  Swetchine  avait  toujours  jugé  très 
sévèrement  madame  Récamier,  dont  elle  n'ai- 
mait ni  le  caractère  ni  les  allures,  et  en  qui 
elle  voyait,  d'ailleurs,  une  redoutable  rivale 
;■  d'influence  mondaine.  Et  elle  ne  lui  épargnait, 
à  l'occasion,  ni  les  propos  mordants  ni  les  allu- 
sions ironiques.  Mais  quand  elle  la  rencontra 
à  Rome,  en  1824,  elle  fit  comme  les  autres, 
elle  tomba  sous  le  charme  et  n'essaya  jamais 
de  s'y  soustraire  :  «  Je  me  suis  sentie  liée  avant 
de  songer  à  m'en  défendre,  écrivait-elle  sous  le 
coup  de  sa  première  impression.  Madame 
Récamier  me  manque  comme  si  nous  avions 
passé  beaucoup  de  temps  ensemble,  comme  si 
nous  avions  beaucoup  de  souvenirs  communs.  » 
Ainsi  fit  également  madame  de  Chateaubriand  ; 
et  des  relations  confiantes,  bientôt  même  affec- 
tueuses, s'établirent  entre  elle  et  madame 
Récamier. 

Si  c'en  était  le  lieu,  si  les  témoignages  écrits 


270  PROFILS    DE    FEMMES. 

étaient  plus  nombreux  et  plus  précis,  il  serait 
curieux  de  rechercher  d'où  vint  à  madame 
Récamier  le  désir  de  connaître  la  vicomtesse  de 
Chateaubriand  et  quelle  fut  la  source  vraie  de 
l'attachement  qu'elle  lui  marqua  par  la  suite. 
On  approcherait  de  la  vérité,  je  crois,  en  essayant 
d'établir  que  ce  désir  naquit  chez  madame 
Récamier  du  jour  où  elle,  à  son  tour,  ne  régna 
plus  seule  sur  le  cœur  de  «  René  »,  et  que  le 
mouvement  de  sympathie  qui  la  porta  vers 
madame  de  Chateaubriand  eut  pour  origine  la 
communauté  de  leurs  griefs. 

Un  dernier  point  reste  à  éclaircir  pour 
terminer  cette  étude  :  quelle  part  d'estime  et 
d'affection  madame  de  Chateaubriand  a-t-elle 
reçue  de  son  mari?  A  la  considérer  dans  l'en- 
semble de  sa  vie,  il  serait  paradoxal  d'avancer 
qu'elle  eut  la  meilleure  part  des  sentiments  de 
son  époux.  Mais,  à  la  comparer  avec  chacune 
de  ses  rivales,  on  est  en  droit  d'affirmer  que, 
tout  compte  fait,  c'est  elle  qui  a  reçu  la  plus 
forte  somme.  Chateaubriand  était,  en  amour, 
l'inconstance  même  ;  ses  passions  brûlaient  et 
brillaient,  mais  ne  duraient  pas,  et,  dans  l'in- 
tervalle, il  revenait  toujours  à  la  vicomtesse. 


> 


MADAME   DE  CHATEAUBRIAND.  271 

Il  avait  parfaitement  conscience  de  ses  torts 
envers  elle  ;  on  en  trouve  l'aveu  fréquent  dans 
les  lettres  datées  de  la  seconde  moitié  de  sa 
vie,  et  il  n'a  pas  craint  de  le  répéter,  en 
toute  franchise,  dans  les  Mémoires  d'outre- 
tombe.  «  Ai-je  reporté  à  ma  compagne,  se 
demande-t-il,  tous  les  sentiments  qu'elle  méri- 
tait et  qui  lui  devaient  appartenir?  Quel  bon- 
heur a-t-elle  goûté  pour  salaire  d'une  affection 
qui  ne  s'est  jamais  démentie?  »  Et  il  se  répond 
en  ces  termes  :  «  Quand  l'un  et  l'autre  nous 
paraîtrons  devant  Dieu,  c'est  moi  qui  serai 
condamné...  Je  dois  donc  une  tendre  et  éter- 
nelle reconnaissance  à  ma  femme,  dont  l'atta- 
chement a  été  aussi  touchant  que  profond  et 
sincère.  Elle  a  rendu  ma  vie  plus  grave,  plus 
noble,  plus  honorable,  en  m'inspirant  toujours 
le  respect,  sinon  toujours  la  force  des  devoirs. 
Elle  a  subi  mes  adversités  ;  elle  a  été  plongée 
dans  les  cachots  de  la  Terreur,  les  persécutions 
de  l'Empire,  les  disgrâces  de  la  Restauration, 
et  n'a  point  trouvé  dans  les  joies  maternelles 
le  contrepoids  de  ses  chagrins.  Pourrais-je 
opposer  mes  qualités  telles  quelles  à  ses  vertus 
qui  nourrissent  le  pauvre,  qui  ont  élevé  l'In- 


97-7 


PROFILS    DE   FEMMES. 


firmerie  de  Marie-Thérèse  en  dépit  de  tous  les 
obstacles?  Qu'est-ce  que  mes  travaux  auprès 
des  œuvres  de  cette  chrétienne  » 

Telle  fut,  dans  les  traits  principaux  de  sa 
phjsionomie  intellectuelle  et  morale,  la  femme 
distinguée  dont  le  nom  est  inscrit  en  tète  de  ces 
pages  ;  telle,  à  peu  près,  elle  s'évoque  dans  la 
pénombre  où  il  nous  est  permis  d'entrevoir 
les  figures  du  passé. 

Si,  sans  s'arrêter  à  ce  qu'une  telle  recherche 
a  de  vain,  on  se  demandait  maintenant  quelle 
moralité  on  peut  tirer  de  l'étude  qui  précède, 
voici  celle  que  j'indiquerais,  quelque  singulière 
qu'elle  paraisse  dans  le  cas  présent:  c'est  que 
le  bonheur  ou  le  malheur  d'une  vie  est  moins 
le  résultat  des  circonstances  extérieures  que 
l'effet  des  qualités  morales,  tenues  de  nature 
ou  acquises  par  discipline.  Les  circonstances  à 
travers  lesquelles  s'est  déroulée  la  vie  de 
madame  de  Chateaubriand  lui  furent  presque 
toujours  adverses,  mais  elle  avait  reçu  en  par- 
tage un  ensemble  de  qualités  propices  qui  au- 
raient suffi  à  en  neutraliser  l'action,  si  deux 
dons  ne  lui  avaient  été  refusés.  Elle  apportait, 
en  effet,  dans  la  vie,   les   éléments    les  plus 


MADAME  DE  CHATEAUBRIAND.  273 

efficaces  du  bonheur^  c'est-à-dire  un  esprit  sain 
et  droit,  un  jugement  sûr  et  mesuré,  des 
goûts  susceptibles  de  satisfactions  très  diverses 
et  des  exigences  très  modérées,  une  sensibilité 
tendre  sans  excès,  une  rare  puissance  d'atta- 
chement, un  admirable  équilibre  intellectuel 
et  moral.  Mais,  comme  le  charme  lui  a  man- 
qué, elle  n'a  pu  retenir  près  d'elle  son  époux 
inconstant,  et  elle  n'a  pas  su  se  créer  une  de 
ces  affections  qui  consolent  de  tout  et  font  tout 
oublier.  Mariée,  elle  a  vécu  plus  isolée  que  les 
veuves  ;  femme,  elle  n'a  pas  eu  d'amant.  Quand 
les  secrets  les  plus  douloureux  de  la  vie  lui 
furent  révélés,  elle  souffrit  seule,  et  nul  ne 
pansa  les  plaies  de  son  cœur.  Et  comme  l'ima- 
gination n'avait  point  de  prise  sur  son  esprit 
net  et  positif,  elle  n'a  connu  ni  les  enchante- 
ments du  rêve  ni  ceux  de  la  piété  mystique, 
ces  enchantements  suprêmes  qui,  dépassant 
toutes  les  réalités,  apaisant  les  plus  vives 
douleurs,  firent  trouver  à  quelques  âmes 
privilégiées  une  douceur  infinie  dans  la 
souffrance. 


L'AMOUR  CHEZ  HENRI  HEINE 


«  L'amour  est  l'histoire  de  la  vie  des  femmes, 
c'est  un  épisode  dans  celle  des  hommes.  »  A  cet 
aphorisme  de  madame  de  Staël,  Henri  Heine 
s'est  chargé  d'opposer  un  éclatant  démenti.  Il 
a  vu  dans  l'amour,  non  pas  seulement  un 
passe-temps  de  jeunesse,  une  occasion  éphé- 
mère de  rêve  et  d'illusion,  une  fête  passagère 
du  cœur  et  des  sens,  mais  la  grande  fonction 
de  l'homme  ici-bas,  le  seul  emploi  sérieux  de 
tous  ses  jours  et  de  tous  ses  instants,  l'unique 
chose  enfin  qui  donne  un  prix  à  la  vie. 

Les  dernières  études  publiées  en  Allemagne 
sur  le  poète  de  l'Intermezzo  et  quelques  pages 


276  PROFILS    DE   FEMMES. 

inédites  ajoutées  récemment  à  sa  correspon- 
dance ont  apporté  des  éléments  précieux  à  la 
connaissance  de  sa  physionomie  intime;  je 
voudrais,  à  l'aide  de  ces  documents  nouveaux, 
marquer  ici  les  caractères  principaux  de  sa 
sensibilité,  l'une  des  plus  originales  et  des 
plus  attachantes  qui  se  soient  produites  en 
ce  siècle. 


*    * 


Le  trait  le  plus  frappant  de  sa  biographie 
morale  est  la  précocité  des  émotions  du  cœur. 
Henri  Heine  avait  onze  ans  à  peine  quand  il 
s'éprit  d'une  enfant  délicate  et  souffrante,  qui 
n'avait  même  pas  son  âge,  «  la  petite  Véro- 
nique ».  Rien  de  plus  simple  et  de  plus 
gracieux  que  ce  début  dans  la  vie  sentimentale, 
rien  qui  montre  mieux  que  pour  une  âme  née 
tendre  tout  est  occasion  de  s'attendrir  et 
d'aimer  :  «  Un  jour  d'été,  en  gravissant  la 
colline,  l'enfant  jouait  avec  la  fleur  qu'elle 
tenait  à  la  main  ;  c'était  un  brin  de  réséda. 
Tout  à  coup  elle  le  porta  à  ses  lèvres,  puis  me 


l'amour   chez   HENRI  HEINE.  277 

Je  donna.  »  Et  c'est  tout,  et  c'est  assez  pour 
faire  éclore  l'amour  dans  cette  âme  novice.  La 
rencontre  ne  sera  suivie  d'aucune  autre;  Heine 
rentrera  le  lendemain  même  au  collège  de 
Dusseldorf  et  durant  de  longs  mois  ne  reverra 
pas  son  amie;  mais  il  ne  cessera  plus  de  rêver 
d'elle  avec  une  émotion  si  douce,  si  subtile 
et  si  pénétrante  que  le  poète  plus  tard  ne 
pourra  jamais  la  ressaisir  ni  la  raconter. 

Enfin  les  vacances  reviennent  et  le  jeune 
Heine  accourt  vers  sa  chère  Véronique.  Il  trouve 
la  maison  tout  en  larmes  :  l'enfant  vient  d'ex- 
pirer. 

Avec  mille  précautions,  il  fut  introduit  dans 
la  chambre  funèbre.  L'idée  de  la  mort  lui  était 
si  étrangère  encore  qu'il  ne  ressentit  d'abord 
ni  douleur  ni  effroi  à  voir  sa  pauvre  amie 
immobile  et  si  pâle  ;  elle  lui  paraissait  au 
contraire  plus  jolie  et  plus  séduisante  que 
jamais  dans  son  linceul  :  «  Les  cierges  allumés 
qui  étaient  dressés  autour  d'elle  jetaient  leur 
clarté  sur  son  petit  visage  pâle  et  souriant  et 
sur  les  rosettes  de  soie  rouge  et  les  feuilles  de 
clinquant  d'or  dont  sa  petite  tête  et  sa  petite 
chemise  mortuaire    étaient  ornées.  La  pieuse 

16 


278  PROFILS    DE   FEMMES. 

Ursule    m'avait    conduit    le    soir    dans    cette 
chambre  tranquille,  et  en  voyant  ce  petit  cer- 
cueil, les  cierges  et  les  fleurs  disposés  sur  la 
table,    je  crus  d'abord  que   c'était  une  belle 
image    de   sainte   en   cire;    mais    bientôt,   je 
reconnus  cette  figure  chérie,  et  je  demandai  en 
riant   pourquoi  la  petite   Véronique    était    si 
tranquille.  Et  Ursule  me  répondit  : 
—  C'est  la  mort  qui  fait  cela. 
Il  eut  ensuite  un  grand  chagrin,  —  chagrin 
d'enfant,  bientôt  consolé.  Mais  jamais,  de  toute 
sa  vie,  il  n'oublia  la  petite  créature,  souffrante 
et  douce,  qui  la  première  lui  avait  fait  battre 
le  cœur.  Sans  cesse,  comme  une  ombre  légère, 
elle  reparaît  dans  son  souvenir  et  traverse  son 
œuvre.  Un  jour,  c'est  une  voix  de  femme  qui 
soudain  le  trouble  jusqu'au  fond  de  l'être  parce 
qu'il  a  cru  reconnaître  la  voix  de  la  chère  dis- 
parue; une  autre  fois,  c'est  un  visage  de  jeune 
fille  entrevu  qui  l'émeut  d'une  tendresse  et  d'une 
pitié  subites,  parce  que  «  dans  ses  yeux  habi- 
tait l'âme  de  la  petite  Véronique  ».  Jusqu'à  la 
fin  de  sa  vie,  le  gracieux  fantôme  viendra  se 
glisser  ainsi  <<  au  travers  de  toutes  les  fluctua- 
tions de    son  cœur  »,    et  quand  sa  dernière 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  279 

heure  aura  sonné,  il  suppliera  sa  plus  fidèle 
amie  de  porter  «  un  brin  de  réséda  »  sur  sa 
tombe  en  souvenir  de  celte  qui  jadis  lui  avait 
révélé  l'amour. 

Rien  ne  nous  autorise  à  douter  que  le  sen- 
timent de  Heine  pour  la  petite  Véronique  ait 
été  sincère  et  que  ce  fût  déjà  de  l'amour.  Une 
pareille  précocité  est  assez  fréquente  en  effet 
chez  les  poètes.  Faut-il  rappeler  que  Dante 
avait  neuf  ans  lorsqu'il  rencontra  Béatrice  et 
l'aima  pour  toujours?  N'est-ce  pas  vers  la 
dixième  année  aussi  que  Rousseau,  Alfieri  et 
Novalis  ressentirent  les  émotions  du  cœur? 
N'est-ce  pas  au  même  âge  enfin  que  Byron 
conçut  sa  passion  pour  la  petite  Mary  Duff,  — 
«  passion  si  violente,  écrira-t-il  un  jour,  que  je 
ne  crois  assurément  pas  en  avoir  plus  jamais 
éprouvé  une  semblable?  »  Le  cas  de  Henri 
Heine  n'offre  donc  rien  d'invraisemblable 
ni  de  trop  anormal.  D'ailleurs,  il  ne  devait 
pas  tarder  à  être  plus  sérieusement  épris  et 
troublé. 

Quatre  ans  après  la  mort  de  la  «  petite 
Véronique  »,  errant  un  jour  dans  la  banlieue 
de  Dusseldorf,  il   fit  rencontre  d'une  étrange 


280  PROFILS    DE   FEMMES. 

créature,  la  fille  du  bourreau  de  Weslphalie. 
Elle  avait  seize  ans  au  plus.  «  Mais,  comme 
elle  avait  grandi  subitement,  sa  taille  élancée 
la  faisait  paraître  beaucoup  plus  âgée.  Cette 
soudaine  croissance  était  aussi  la  cause  de  son 
extrême  maigreur.  Elle  avait  cette  taille  fine 
que  nous  remarquons  chez  les  quarteronnes 
des  Indes  occidentales,  et  comme  elle  ne  portait 
ni  corset,  ni  douzaine  de  jupons,  son  vêtement 
qui  lui  collait  au  corps  ressemblait  à  la  dra- 
perie mouillée  d'une  statue.  Aucune  statue  de 
marbre  ne  pouvait  rivaliser  avec  elle  pour  la 
beauté,  car  elle  était  la  vie  même  et  chacun  de 
ses  mouvements  révélait  les  rythmes  de  son 
corps,  je  pourrais  même  dire  la  musique  de 
son  âme.  Aucune  des  filles  de  Niobé  n'avait  un 
profil  plus  noble;  la  couleur  de  son  teint  et  de 
sa  peau  était  d'une  blancheur  un  peu  chan- 
geante. Ses  grands  yeux  très  foncés  semblaient 
procurer  une  énigme  dont  ils  attendaient  patiem- 
ment la  solution,  tandis  que  sa  bouche,  avec 
ses  lèvres  minces,  aux  coins  retroussés,  et  les 
dents  un  peu  longues,  d'une  blancheur  de  craie, 
semblaient  vous  dire  :  «  Tu  es  trop  bête,  et 
tu  chercheras  en  vain.  » 


l'amour   chez    HENRI    HEINE.  281 

Son  nom  était  Josepha,  mais  on  l'appelait 
Sefchen  la  Rousse,  à  cause  de  la  couleur  de 
ses  cheveux,  qui,  lorsqu'elle  les  enroulait  autour 
de  son  cou,  lui  donnaient  «  l'aspect  d'une  déca- 
pitée dont  le  sang  coulerait  à  flots  ». 

L'infamie  attachée  à  ses  parents  condamnait 
la  pauvre  enfant  à  une  solitude  presque  abso- 
lue. Elle  vivait  hors  la  ville,  dans  la  «  maison 
franche  »  que  le  bailliage  du  Dusseldorf  avait 
assigné  pour  logement  au  bourreau,  masure 
sinistre,  entourée  de  terrains  vagues,  et  dont 
les  passants  se  détournaient.  Ces  conditions 
d'existence  avaient  fortement  réagi  sur  le  carac- 
tère de  la  jeune  fille.  «  De  là  lui  était  venue 
la  timidité,  ce  tressaillement  de  sensitive  que  lui 
causait  tout  contact  étranger,  son  état  de  rêve 
plein  de  mystère,  uni  au  caractère  le  plus 
indépendant  et  le  plus  indomptable,  à  la  sau- 
vagerie la  plus  opiniâtre  et  la  plus  fière.  » 

Dès  leur  première  rencontre,  elle  exerça  sur 
Henri  Heine  une  singulière  séduction.  Elle  lui 
chantait  les  romances  populaires  dont  on 
l'avait  bercée,  elle  lui  racontait  les  légendes 
que  les  familles  de  bourreaux  se  transmet- 
taient de  génération    en  génération,  les  pra- 

16. 


282  PROFILS    DE   FEMMES, 

tiques  étranges  de  magie  divinatoire  et  de  sor- 
cellerie amoureuse  auxquelles  elle  assistait 
parfois  la  nuit,  du  fond  de  son  lit,  dans  la 
masure  maudite.  Elle  s'émouvait  elle-même  à 
ses  récits,  et  un  trouble  pareil  gagnait  ces  deux 
âmes  adolescentes  chez  qui  la  sensualité  nou- 
vellement éveillée  se  tempérait  encore  de  la 
pudeur  enfantine.  Un  soir  que  Sefchen  venait 
de  chanter  un  vieux  Lied  tragique,  «  je  fus, 
dit  Heine,  si  frappé  de  son  agitation  et  un  tel 
trouble  m'envahit  moi-même  que  soudainement 
je  fondis  en  larmes,  nous  tombâmes  dans  les 
bras  l'un  de  l'autre,  en  sanglotant,  et  nous 
restâmes  ainsi  près  d'une  heure,  sans  dire  un 
seul  mot;  les  larmes  nous  coulaient  des  yeux, 
et  nous  nous  regardions  comme  à  travers  un 
voile  humide.  »  '£. 

Ils  continuèrent  quelque  temps  leurs  rela- 
tions :  lui,  s'enhardissant  bientôt  à  «  étreindre 
les  hanches  délicates  de  son  amie  et  à  baiser 
ses  lèvres  fières  »,  elle,  se  défendant  avec  une 
timidité  audacieuse  de  vierge  qui  craint  tout  et 
désire  tout. 

Gomment  finit  le  roman?  Heine  ne  nous  le 
conte  pas,  mais  il  est  aisé  de  le  deviner,  — 


l'amour   chez   HENRI    HEINE.  283 

comme  finit  le  roman  de  Daphnis  et  de  Ghloé, 
comme  finiront  tous  les  romans  des  êtres  jeunes, 
vifs,  libres  de  s'aimer  dans  la  franchise  de  leur 
nature  première. 

Cet  amour  si  ingénu  et  si  troublant  à  la  fois 
laissa  une  trace  profonde  dans  l'esprit  et  dans 
le  cœur  de  Henri  Heine.  C'est  auprès  de  Sef- 
chen  qu'il  acquit  le  goût  et  le  sens  de  la  poésie 
populaire;  c'est  elle  qui,  comme  une  Muse  un 
peu  sauvage,  l'instruisit  dans  l'art  naïf  et 
pénétrant  des  anciens  Liecler,  des  vieilles  bal- 
lades, des  courtes  épopées  vulgaires  où  pendant 
des  siècles  le  trésor  poétique  de  la  race  alle- 
mande s'est  conservé  ;  c'est  elle  enfin  qui, 
par  ses  récits  d'aventures  romanesques  et  do 
légendes  tragiques,  lui  révéla  la  puissance 
mystérieuse,  fatale  et  ensorcelante  de  l'amour 
passionné. 


* 


Ainsi,  dès  l'entrée  dans  l'adolescence,  Henri 
Heine  avait  terminé  son  premier  apprentissage 
sentimental,  celte  sorte  de  noviciat  où  s'essaient 


284  PROFÎLS    DE    FEMMES. 

et  s'affirment  les  vocations  de  la  vie  passion- 
nelle. La  «  Petite  Véronique  »  lui  avait  ensei- 
gné la  rêverie  tendre;  Sefchen  l'avait  initié  au 
charme  troublant  des  contacts  féminins  :  il 
ne  lui  restait  plus  à  connaître  que  le  grand 
amour. 

Il  fréquentait  en  ce  temps-là,  à  Hambourg, 
une  fraîche,  blonde  et  gracieuse  cousine,  la  fdle 
du  richissime  banquier  Salomon  Heine.  Elle 
s'appelait  Amélie  ou,  de  son  diminutif  familier, 
MoUy.  Du  même  âge  qu'elle,  il  l'avait  connue 
tout  enfant,  puis  perdue  de  vue.  Quand,  vers 
la  dix-septième  année,  il  l'eut  retrouvée,  il  se 
mit  aussitôt  à  l'aimer. 

La  jeune  fille  se  prêta  d'abord  aux  senti- 
ments qu'elle  inspirait.  C'étaient  les  premières 
paroles  de  tendresse  qu'on  lui  murmurait  à 
l'oreille,  et  elles  lui  semblaient  exquises  à  en- 
tendre, car  elles  disaient  : 

«  Roses,  lis,  colombes,  soleil,  autrefois  j'ai- 
mais tout  cela  avec  délices;  maintenant  je  ne 
l'aime  plus,  je  n'aime  que  toi,  source  de  tout 
amour,  et  qui  es  à  la  fois  pour  moi  la  rose,  le 
lis,  la  colombe  et  le  soleil. 

»  Quand  je  vois  tes  yeux,  j'oublie  mon  mal 


l'aMOUU  chez   HENRI   HEINE.  285 

et  ma  douleur,  et  quand  je  baise  ta  bouche,  je 
me  sens  guéri  tout  à  fait. 

»  Si  je  m'appuie  sur  ton  sein,  une  joie 
céleste  plane  au-dessus  de  moi;  pourtant  si  tu 
dis  :  ce  Je  t'aime!  »  soudain  je  pleure  amère- 
ment. 

»  Appuie  ta  joue  sur  ma  joue,  afin  que  nos 
pleurs  se  confondent;  presse  ton  cœur  contre 
mon  cœur  pour  qu'ils  ne  brûlent  que  d'une 
seule  flamme. 

»  Et  quand  dans  cette  grande  flamme  coulera 
le  torrent  de  nos  larmes,  et  que  mon  bras  t'étrein- 
dra  avec  force,  alors  je  mourrai  de  bonheur 
dans  un  transport  d'amour.  » 

Bientôt  les  serments  et  les  baisers  avaient 
succédé  aux  aveux.  La  «  petite  »  se  laissait 
aimer,  adorer,  caresser  et  rendait  serments  et 
baisers.  Mais  soudain  sur  le  bonheur  de  l'amant 
un  nuage  vint  à  passer,  le  pressentiment 
confus  d'un  malheur  inconnu,  d'une  trahison 
effroyable  :  «  Tu  ne  m'aimes  pas,  tu  ne 
m'aimes  pas...  Tu  vas  me  haïr,  tu  me  hais 
déjà.  » 

Pourtant  la  chère  Molly  continuait  de  sou- 
rire, de  jurer  un  amour  éternel  et  de  tendre 


286  PROFILS    DE   FEMMES. 

ses  lèvres  roses.  Elle  se  trompait  elle-même, 
elle  ne  le  trompait  pas  ;  avec  la  prescience  des 
êtres  qu'un  grand  sentiment  domine,  il  avait 
désormais  la  certitude  de  son  infortune  pro- 
chaine :  «  Oh!  ne  jure  pas,  et  embrasse-moi 
seulement;  je  ne  crois  pas  aux  serments  des 
femmes.  » 

Et  voici  qu'en  effet,  du  jour  au  lendemain, 
sans  une  hésitation,  sans  une  larme,  Molly  se 
fiance  à  un  autre. 

Les  parents  de  la  jeune  fille  avaient  brusque- 
ment mis  le  holà  à  ce  qui  jusqu'alors  ne  leur 
avait  paru  qu'une  idj^lle  enfantine.  Admettre 
leur  neveu  comme  gendre,  ils  n'y  voulaient  pas 
songer.  Henri  Heine  était  sans  patrimoine.  On 
avait  en  vain  tenté  de  lui  enseigner  une  pro- 
fession lucrative;  il  avait  aussitôt  quitté  tous 
les  emplois  qu'on  lui  avait  procurés,  préten- 
dant ne  subir  d'autre  règle  que  sa  fantaisie, 
n'exercer  d'autre  métier  que  celui  de  poète. 

C'était,  on  en  conviendra,   un    triste   parti 
pour  la  fille  du  banquier  le  plus  cossu  de  Ham-f 
bourg.  Quoi  d'étonnant  qu'on  lui  préférât  un 
bourgeois    sérieux,   riche    et    médiocre,    Jean.^ 
Fricdliinder,  de  Kœnigsberg?  !) 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  287 

Amélie  Heine,  nature  insignifiante  et  neutre, 
obéit  sans  résistance  aux  injonctions  de  ses 
parents  et  accepta  sur  l'heure  le  mari  qu'on 
lui  donnait.  La  noce  suivit  de  près  les  fian- 
çailles, et  le  pauvre  amant  rebuté  put  voir 
passer,  rayonnante  de  beauté  dans  sa  parure 
nuptiale,  celle  qui  venait  de  l'initier  à  la  pas- 
sion et  à  la  souffrance. 

De  cette  banale  aventure  est  né  le  merveil- 
leux poème  d'amour  qui  a  nom  Vlntermezzo, 

-  poème  unique,  capricieux  et  charmant,  iro- 
nique et  tendre,  mélancolique  et  passionné 
d'une  grâce  et  d'une  fraîcheur  incomparables, 
où  l'émotion  du  poète,  encore  toute  frémis- 
sante, se  communique  invinciblement  à  nous, 
où  sous  chaque  vers  on  sent  battre  un  cœur  et 
vibrer  une  âme  :  une  de  ces  œuvres  rares  qu'on 
reprend  sans  cesse,  qui  émeuvent  toujours  et  ne 
lassent  jamais. 

Et  pourtant,  on  a  mis  en  doute  la  sincérité 
des  accents  qui  y  résonnent.  Une  nièce  du  poète, 
la  princesse  délia  Rocca,  a  prétendu  que  la  soi- 
disant  passion  de  Heine  pour  sa  cousine  Molly 
était  une  amourette  sans  conséquence  et  que 
V Intermezzo  n'est  qu'une  brillante  narration  sur 


288  PROFILS    DK   FEMMES. 

un  thème  de  fantaisie.  Plus  récemment  encore 
un  de  ses  neveux,  le  baron  Louis  de  Embden, 
a  réédité  cette  affirmation  et  traité  de  «  racon- 
tars sans  fondement  »  la  version  généralement 
adoptée.  «  Il  se  peut,  écrit-il,  que  quelques 
strophes  éparses  dans  les  poésies  de  Heine  se 
rapportent  à  Amélie.  Heine  avait  une  grande 
admiration  pour  elle,  mais  leurs  relations  se 
bornèrent  à  un  échange  de  sympathie  tout 
amicale.  »  Rien  de  plus  faux.  Une  lettre,  écrite 
par  Heine  à  son  ami  Christian  Sethe  dans  l'au- 
tomne de  1816  et  publiée  récemment,  établit 
d'une  façon  indiscutable  que  le  poète  aimait 
alors  sa  cousine,  qu'il  la  savait  coquette  envers 
lui  et  qu'il  en  souffrait  cruellement. 

Et,  ne  posséderions-nous  pas  ce  témoignage 
authentique,  Vlntermez::o  porte  en  soi-même  la 
preuve  péremptoire  de  la  sincérité.  H  est  en  ef- 
fet tels  accents  dont  le  cœur  seul  a  le  secret  et 
que  l'imagination  ne  saurait  inventer.  Le  sen- 
timent vrai  a,  pour  se  révéler,  des  marques 
particulières  échappant  à  toute  définition  cri- 
tique, uniquement  perceptibles  à  l'âme,  mais 
contre  lesquelles  rien  ne  prévaut.  Quand,  par 
des  procédés  aussi  simples  que  ceux  de  Heine, 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  289 

par  un  art  aussi  naturel,  par  des  traits  aussi 
familiers,  un  poète  fait  vibrer  aussi  fortement 
vos  fibres  les  plus  intimes,  abandon  nez- vous 
sans  défiance  à  l'émotion  qu'il  vous  commu- 
nique et  répétez  avec  lui  :  «  Ce  poème  est  vrai 
ou  je  ne  suis  moi-même  qu'un  mensonge,  » 

Enfin,  si  les  arguments  qui  précèdent  ne 
paraissaient  pas  suffisants,  n'en  trouverions-nous 
pas  un  décisif  dans  cet  autre  poème  qui  fait 
pour  ainsi  dire  suite  à  Vlntermezzo  :  le  Retour  ? 

Le  recueil  publié  sous  ce  titre  est  le  journal 
des  impressions  ressenties  par  Henri  Heine 
lorsque,  dans  l'été  de  1823,  il  revint  à  Ham- 
bourg pour  assister  au  mariage  de  sa  sœur 
Charlotte  avec  Maurice  Embden.  Depuis  près 
de  sept  années,  il  n'avait  pas  revu  les  lieux  où 
s'était  déroulé  le  drame  de  son  cœur.  H  avait 
mené  à  Gœttingue  et  à  Berlin  la  vie  d'étudiant, 
fréquentant  plus  volontiers  la  brasserie  que  l'Uni- 
versité, adonné  sans  mesure  aux  distractions 
médiocres  et  aux  amusements  vulgaires,  mais 
sentant  toujours  sa  blessure  saigner  au  fond 
de  sa  poitrine  et  d'autant  plus  attaché,  sem- 
ble-t-il,  à  son  cher  souvenir  qu'il  le  profanait 
davantage.  Ses  amis,  qui  savaient  bien  ce  que 

17 


290  PROFILS   DE    FEMMES. 

sa  dissipation  cachait  de  tristesse  accumulée  et 
de  sensibilité  étouffée,  avaient  en  vain  tenté 
de  le  détourner  du  voyage  à  Hambourg.  Dès 
son  arrivée,  en  effet,  il  écrivait  à  l'un  d'eux  : 
«  La  vieille  passion  éclate  encore  une  fois  dans 
sa  violence.  Je  n'aurais  jamais  dû  venir  à 
Hambourg.  » 

C'est  que  l'influence  des  lieux  a  aussitôt  agi 
sur  lui.  La  magie  des  souvenirs  l'a  saisi,  et, 
dans  son  âme  de  poète,  les  tableaux  du  passé 
ressuscitent  avec  une  intensité  extraordinaire. 
H  erre,  la  nuit,  au  hasard,  à  travers  la  ville 
endormie,  et  d'eux-mêmes  ses  pas  le  condui- 
sent devant  la  maison  fatale.  La  nuit  est  silen- 
cieuse, les  rues  sont  calmes;  c'est  dans  cette 
maison  que  demeurait  ma  bien-aimée  ;  il  y  a 
longtemps  qu'elle  a  quitté  la  ville,  mais  la 
maison  est  toujours  à  la  même  place. 

»  C'est  étrange  !  H  y  a  là  un  homme  debout, 
les  regards  fixés  au  ciel,  et  qui  se  tord  les 
mains  dans  les  transports  de  sa  douleur.  Je 
frémis  en  le  voyant...  A  la  clarté  de  la  lune, 
j'ai  reconnu  que  c'était  moi. 

»  0  toi,  pâle  et  somnambule  compagnon  1 
pourquoi     imites- tu     ainsi     ces    souffrances 


l'amour   chez    HENRI    HEINE.  291 

d'amour  qui,  à  cette  même  place,  m'ont  tor- 
turé jadis  pendant  tant  de  nuits?  » 

Et  les  émotions,  les  troubles,  toutes  les  joies 
et  toutes  les  douleurs  des  anciens  jours  renais- 
sent dans  une  suite  de  tableaux  charmants,  de 
visions  étranges  et  passionnées. 

Voici  pourtant  qu'il  revoit,  non  plus  en 
songe,  mais  en  réalité,  la  bien-aimée  d'autre- 
fois. C'est  à  la  campagne,  sur  les  bords  de 
l'Elbe,  dans  la  banlieue  de  Hambourg;  l'été 
splendide  exhale  ses  parfums,  et  les  fleurs 
saluent  le  poète  comme  un  ancien  ami.  Intro- 
duit dans  une  pièce  à  demi  obscure,  il  aper- 
çoit celle  qui  fut  Molly.  (f  Êtes-vous  Molly?  » 
demandai-je,  surpris  moi-même  de  la  fermeté 
de  ma  voix.  Et  une  voix  de  marbre,  une  voix 
sans  timbre,  répondit  :  «  Ainsi  m'appelle  le 
monde.  » 

Elle  était  là  devant  lui.  Il  avait  jadis  pressé 
ses  lèvres,  rêvé  contre  son  cœur,  vécu  dans 
son  amour.  Mais  il  ne  la  reconnaissait  pas; 
elle  n'avait  plus  «  ces  grands  yeux  de  vio- 
lette »  où  tant  de  fois  il  avait  miré  son  âme; 
elle  n'était  plus  cette  merveille  de  grâce  co- 
quette et  fine,  si  douce,  si   fraîche  et  si  par- 


292  PROFILS    DE   FEMMES. 

fumée.  Elle  avait  les  mains  vulgaires,  mal 
soignées,  les  hanches  lourdes,  toute  la  personne 
déformée  par  les  grossesses  et  par  les  besognes 
du  ménage. 

Silencieux  ou  n'ayant  que  des  paroles  ba- 
nales à  la  bouche,  ils  sortirent,  s'en  allant 
tous  deux  vers  les  prés  qui  bordent  l'Elbe. 
Le  soir  tombait,  des  souffles  tièdes  flottaient 
dans  l'air,  et  les  rayons  du  soleil  couchant, 
filtrant  à  travers  les  branches,  mettaient  sur 
le  visage  de  «  la  pauvre  créature  flétrie  »,  sus- 
pendue à  son  bras,  un  dernier  éclat  de  grâce 
et  de  jeunesse.  Alors,  émue,  reconquise  peut- 
être  par  le  passé,  elle  laissa  «  de  sa  douce 
voix  d'autrefois  »  tomber  ces  mots  :  «  Gom- 
ment as-tu  su  que  je  suis  si  misérable,  ainsi 
que  je  l'ai  lu  dans  tes  Lieder  sauvages?  » 

C'était  la  dernière  fois  qu'il  devait  la  voir, 
mais  il  l'aima  toujours  et  la  blessure  qu'elle 
lai  avait  faite  au  cœur  ne  se  cicatrisa  jamais. 
Que,  par  la  suite,  il  ait  eu  d'autres  amours, 
qu'importe?  Et  pourquoi  la  sincérité  de  ses 
sentiments  en  serait-elle  infirmée  ?  N'est-ce 
pas  le  propre  des  natures  sentimentales  d'avoir 
une  vie  complexe,  illogique  et  contradictoire? 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  293 

La  passion,  pour  peu  qu'elle  dure,  est  fatale- 
ment inégale  et  intermittente,  car  il  est  un 
certain  degré  de  tension  que  les  fibres  de 
l'âme  ne  peuvent  longtemps  supporter.  De  là, 
dans  la  vie  du  cœur,  ces  flux  et  reflux  conti- 
nuels d'impressions,  ces  phases  alternantes  de 
fièvre  et  d'atonie,  ces  réveils  imprévus  et  ces 
indifférences  soudaines  qui,  certains  jours, 
nous  rendent  méconnaissables  à  nous-mêmes 
et  incompréhensibles  aux  autres. 

C'est  ainsi  qu'à  travers  toutes  les  aventures 
de  son  âme,  Henri  Heine  conservera  toujours 
vivant  le  souvenir  de  Molly  et  que,  moribond, 
après  trente  années  de  séparation  et  de  silence, 
il  répondra,  par  ce  cri  passionné,  à  un  mot  de 
banale  sympathie  reçu  d'elle  :  «  Ta  lettre  a  été 
pour  moi  un  de  ces  éclairs  d'orage  qui  illu- 
minent subitement  la  nuit  d'un  abîme.  Elle 
m'a  montré,  avec  une  clarté  effrayante  com- 
bien mon  malheur  est  profond,  combien  il  est 
profondément  horrible. 

»  Toi-même,  te  voilà  émue  de  compassion, 
toi  qui  dans  le  désert  de  ma  vie  te  tenais  là, 
silencieuse,  pareille  à  une  statue,  belle  comme 
le  marbre,  froide  aussi  comme  le  marbre  ! 


204  PROFILS  DE   FEMMES. 

»  0  mon  Dieu!  faut-il  que  je  sois  misérable! 
Elle  se  met  à  me  parler,  des  larmes  coulent 
de  ses  yeux,  la  pierre  elle-même  a  pitié  de 
moi!  » 


Au  lendemain  du  voyage  de  Hambourg, 
Henri  Heine  subit  une  crise  profonde  de  mé- 
lancolie et  d'abattement.  Rien  ne  l'intéressait 
plus;  il  croyait  de  bonne  foi  sa  vie  perdue 
pour  toujours,  son  cœur  clos  et  refroidi  à 
jamais;  il  n'avait  môme  plus  le  désir  d'être 
heureux,  et  le  monde  entier  lui  semblait 
«  exhaler  un  fade  parfum  de  violettes  dessé- 
chées ». 

La  poésie  lui  offrit  alors  ses  consolations; 
par  sa  bienfaisante  influence,  il  se  sentit  peu 
à  peu  renaître  et  respirer,  il  éprouva  sur  lui- 
même  l'efficacité  du  remède  tant  recommandé 
par  Gœthe  :  traduire  poétiquement  sa  douleur 
pour  l'apaiser.  Et  bientôt  il  connut  la  dou- 
ceur secrète  de  la  convalescence  morale,  ce 
bien-être  intime  et  vivifiant  qui  accompagne 


l'amour   chez  HENRI   HEINE.  295 

le  retour  des  forces  de  l'âme  et  la  transfor- 
mation de  la  souffrance  en  souvenir.  C'est  l'im- 
pression que  traduit  cette  strophe  charmante  : 

«  Ne  soyez  pas  trop  impatient  si  parfois  les 
accents  de  mes  douleurs  d'autrefois  résonnent 
dans  mes  nouvelles  chansons. 

»  Attendez  !  il  se  dissipera,  cet  écho  de  mes 
douleurs,  et  un  nouveau  printemps  de  poésie 
jaillira  de  mon  cœur  convalescent.  » 

De  jour  en  jour  l'amélioration  s'accentue, 
un  sang  plus  chaud  circule  dans  les  veines  du 
poète,  des  clartés  plus  vives  passent  devant 
ses  yeux,  son  âme  renaît  à  l'espérance,  et  il 
s'écrie  : 

«  Mon  cœur,  ô  mon  cœur,  ne  soit  plus 
triste  I  Supporte  ta  destinée  ;  un  nouveau  prin- 
temps te  rendra  ce  que  t'a  enlevé  l'hiver. 

»  Et  que  de  biens  te  restent  encore!  Le 
monde  est  si  beau  1  Et  puis,  mon  cœur,  tout 
ce  qui  te  plaira,  tu  peux  l'aimer.  » 

Le  printemps  n'est  pas  loin  quand  on  le 
salue  par  de  tels  accents.  Et  voici  qu'en  effet, 
par  un  clair  matin  d'avril,  l'amour  s'insinue 
à  nouveau  dans  le  cœur  du  poète.  La  surprise 
de  cet  émoi  le  pénètre  à  la  fois  de  crainte  et 


296  PROFILS   DE    FEMMES. 

d'allégresse  :  «  Ah  1  la  douce  misère  et  l'amère 
volupté  de  l'amour,  je  les  sens  qui  se  glissent, 
ô  torture  exquise!  dans  mon  âme  à  peine 
guérie.  » 

Et  soudain  cet  amour  s'épanouit  dans  son 
cœur  comme  la  végétation  naissante  après  la 
première  nuit  chaude  de  mai.  Rien  de  plus 
frais,  de  plus  jeune  et  de  plus  spontané  n'est 
sorti  de  l'imagination  de  Heine  que  le  poème 
du  Nouveau  Printemps,  où  il  nous  raconte  ce 
retour  inattendu  de  son  âme  à  l'amour. 

Ces  vers  sont  comme  imprégnés  d'un  parfum 
de  verveine  et  de  réséda,  de  cytise  et  de  chè- 
vrefeuille; un  tapis  de  pervenches  se  déroule 
sous  nos  pas;  des  chants  d'oiseaux,  des  mur- 
mures d'eaux  ruisselantes  semblent  traverser 
l'air.  Le  poète  communique  à  tout  ce  qui  l'en- 
toure la  puissance  de  vie  et  de  désir  qu'il 
retrouve  en  lui,  et  le  charme  de  ses  impres- 
sions personnelles  se  mêle  si  intimement  à  la 
féerie  de  la  nature,  qu'on  ne  sait  plus  si  c'est 
le  réveil  du  cœur  qu'il  célèbre  ou  le  renouveau 
de  l'année. 

Par  instants,  cependant,  un  souffle  de  mélan- 
colie passe  sur  son  bonheur,  comme  un  nuage 


L-'aMOUR  chez  HENRI  HEINE.  297 

sur  le  ciel  azuré  :  c'est  le  souvenir  du  premier 
amour  perdu,  la  conscience  de  l'instabilité  de 
nos  sentiments  et  de  l'illusion  de  nos  ten- 
dresses. 

«  N'ai-je  pas  autrefois  rêvé  du  même  bon- 
heur ?  N'étaient-ce  pas  les  mêmes  arbres,  les 
mêmes  fleurs,  les  mêmes  baisers,  les  mêmes 
regards? 

»  Hélas  1  je  sais  comme  ils  changent,  ces 
beaux  songes  trop  charmants,  et  comme  les 
fleurs  se  fanent,  et  comme  les  arbres  s'enve- 
loppent d'un  froid  vêtement  de  neige. 

»  Je  sais  comment  nous  en  viendrons  à 
nous  refroidir  nous-mêmes,  à  nous  fuir  et  à 
nous  oublier,  nous  qui  aujourd'hui  nous 
aimons  si  tendrement  et  nous  serrons  si  dou- 
cement cœur  contre  cœur.  » 

Mais  qu'importe!  L'homme  a  beau  recon- 
naître l'inanité  de  ses  désirs  et  la  chimère  de 
ses  rêves,  il  désirera  et  rêvera  toujours. 

Une  fois  ressaisi  par  la  passion  amoureuse, 
Heine  s'y  abandonne  avec  une  fougue  qu'il 
n'avait  encore  jamais  connue.  Son  cœur  ranimé 
déborde  de  tendresse  et  s'épanche  de  toutes 
parts.  Le  printemps  qu'il  venait  de  chanter 

17. 


2f)R  PROFILS    DE  FEMMES. 

était  loin  déjà  ;  c'était  l'été  maintenant,  le  plein 
été,  à  en  juger  par  l'exubérante  floraison  de 
ses  sentiments.  Un  défilé  ininterrompu  de 
figures  de  femmes  traverse  dès  lors  sa  vie  ;  on 
les  aperçoit  dans  sa  correspondance,  on  les 
devine  dans  son  œuvre,  images  précises  ou 
silhouettes  furtives. 

C'est  Frédérique  Robert,  la  femme  du  poète 
Louis  Robert,  belle  et  voluptueuse  comme  une 
Vénus  du  Titien,  à  laquelle  il  dédia  un  choix  de 
ses  meilleurs  sonnets.  C'est  madame  de  Varn- 
hagen,  la  célèbre  Rahel,  déjà  sur  le  déclin, 
mais  toujours  noble,  exquise  et  tendre.  C'est 
l'inconnue  rencontrée  aux  bains  de  mer  de 
Norderney,  dont  la  présence  secrète  fait  le 
charme  singulier  du  recueil  de  la  Mer  du  Nord 
et  que  cette  seule  allusion  de  la  Correspondance 
nous  laisse  entrevoir  :  «  La  lune  semblait  vou- 
loir me  montrer  qu'il  y  avait  encore  pour  moi 
des  splendeurs  dans  ce  monde.  Nous  ne  dîmes 
pas  un  mot.  Ce  ne  fut  qu'un  long  et  profond 
regard  ;  la  lune  y  ajouta  la  mélodie.  Mon  âme 
palpita  et  brûla...  »  C'est  Miriam,  la  petite 
Juive  de  Gnesen,  à  qui  sont  dédiés  ces  vers 
d'une  inspiration  si  délicate  et  si  chaste  :  «  Tu 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  299 

es  pareille  à  une  fleur  par  ta  beauté,  ta  grâce 
et  ta  pureté.  Tandis  que  silencieux  je  te  regarde, 
un  sentiment  de  tristesse  indicible  me  pénètre: 
il  me  semble  que  je  devrais  étendre  les  mains 
sur  toi,  et  te  bénir,  et  implorer  le  ciel  de  te 
conserver  si  belle,  si  gracieuse  et  si  pure.  » 

C'est  encore  lady  Mathilde,  l'héroïne  des 
Bains  de  Lucques,  nature  tendre  et  fière,  char- 
mant esprit  de  femme,  «  cœur  du  métal  le 
plus  pur,  mais  dont  une  fêlure  invisible  étouffe 
par  instants  les  claires  vibrations  » .  C'est  enfin 
la  foule  des  Beœ  minores,  les  amantes  d'un 
jour,  les  compagnes  d'une  nuit,  les  «  prêtresses 
de  l'Aphrodite  berlinoise  »,  les  «  Vestales  han- 
séatiques  »,  les  «  Aspasies  de  Gœttingue,  doc- 
toresses es  philosophie  horizontale»,  les  «Mes- 
salines  d'Amsterdam  dont  les  yeux  sont  bleus 
comme  le  ciel  et  les  mains  pieuses  comme  des 
lis  »,  etc..  etc. 

Il  allait  ainsi,  poussé  par  un  ardent  et  insa- 
tiable appétit  de  beauté,  promenant  sa  fantaisie 
amoureuse  à  travers  l'Allemagne,  la  Hollande, 
l'Autriche  et  l'Italie,  aussi  prodigue  de  son 
argent  que  de  son  cœur,  toujours  à  court  de 
l'un,   mais  retrouvant  sans  cesse  au  fond   de 


300  PROFILS   DE   FEMMES. 

l'autre  un  trésor  nouveau  de  tendresse  à  dépen- 
ser et  d'illusions  à  dissiper. 

Ce  fut  bien  autre  chose  encore,  ce  fut  une 
véritable  ivresse  de  passion  et  de  plaisir 
quand,  au  mois  de  juin  1831,  las  des  tracas- 
series que  son  origine  sémitique  lui  attirait  en 
Allemagne  et  indigné  de  l'ostracisme  qui  y 
frappait  ses  œuvres,  il  vint  s'installer  à  Paris. 

Alors,  rien  ne  fit  plus  obstacle  à  l'épanouis- 
sement de  sa  riche,  impressive  et  rayonnante 
nature. 

Phj'siquement,  il  en  était  à  cette  heure  où  le 
succès,  la  confiance  en  soi,  l'accord  secret  des 
facultés  et  de  leur  emploi,  l'harmonie  du  tem- 
pérament avec  les  circonstances  extérieures, 
se  traduisent  en  beauté.  Théophile  Gautier,  qui 
le  connut  à  cette  époque,  nous  a  laissé  de  lui 
un  vivant  portrait  :  «  C'était  un  bel  homme  de 
trente-cinq  à  trente-six  ans,  ayant  les  appa- 
rences d'une  santé  robuste  ;  on  eût  dit  un 
Apollon  germanique  à  voir  son  haut  front  blanc, 
pur  comme  une  table  de  marbre,  qu'om- 
brageaient d'abondantes  masses  de  cheveux 
blonds.  Les  yeux  bleus  pétillaient  de  lumière 
et  d'inspiration;  ses  joues  rondes,  pleines,  d'un 


l'amour  chez  henri  heine.  301 

contour  élégant,  n'étaient  pas  plombées  par  la 
lividité  romantique  à  la  mode  à  cette  époque. 
Au  contraire,  les  roses  vermeilles  s'y  épanouis- 
saient classiquement  ;  une  légère  courbure 
hébraïque  dérangeait,  sans  en  altérer  la  pureté, 
l'intention  qu'avait  eue  son  nez  d'être  grec  ; 
ses  lèvres  harmonieuses  «  assorties  comme 
deux  belles  rimes  »,  pour  nous  servir  d'une  de 
ses  phrases,  gardaient  au  repos  une  expression 
charmante  ;  mais,  lorsqu'il  parlait,  de  leur  arc 
rouge  jaillissaient  en  sifflant  des  flèches  aiguës 
et  barbelées,  des  dards  sarcastiques  ne  man- 
quant jamais  leur  but  ;  car  jamais  personne  ne 
fut  plus  cruel  pour  la  sottise  :  au  sourire  divin 
du  musagète  succédait  le  ricanement  du 
satyre.  » 

Se  rappelant  plus  tard  cette  époque  de  sa 
vie,  il  disait  : 

«  Je  me  croyais  alors  la  Loi  vivante  de 
morale,  j'étais  impeccable,  j'étais  la  pureté 
incarnée  ;  les  Madeleines  les  plus  compromises 
furent  purifiées  par  les  flammes  de  mes  ardeurs 
et  redevinrent  vierges  entre  mes  bras  :  ces 
restaurations  de  virgmités  faillirent  parfois,  il 
est  vrai,  épuiser  mes  saintes  forces  ;  j'étais  tout 


302  PROFILS   DE    FEMMES. 

amour  et  tout  exempt  de  haine  ;  je  ne  me  ven- 
geais plus  de  mes  ennemis  ;  car  je  n'admettais 
pas  d'ennemis  vis-à-vis  de  ma  divine  personne, 
mais  seulement  des  mécréants,  et  le  tort  qu'ils 
me  faisaient  était  un  sacrilège,  comme  les 
injures  qu'ils  me  disaient  étaient  autant  de 
blasphèmes.  Il  fallait  bien  de  temps  en  temps 
punir  de  telles  impiétés,  mais  c'était  un  châti- 
ment divin  qui  frappait  le  pécheur,  et  non  une 
vengeance  par  rancune  humaine.  Je  ne  con- 
naissais pas  non  plus  à  mon  égard  des  amis, 
mais  bien  des  fidèles,  des  croyants,  et  je  leur 
faisais  beaucoup  de  bien.  » 

Jamais  dieu  de  l'Olympe  ne  fut  plus  com- 
plaisant aux  mortelles  et  ne  leur  fit  charité  de 
plus  d'amour. 

Il  se  prodiguait  dans  le  monde,  dans  tous  les 
mondes,  dans  le  salon  de  la  princesse  Belgio- 
joso  comme  dans  le  boudoir  de  la  «  Vénus  aux 
camélias  »,  portant  le  désir  de  la  femme  tou- 
jours éveillé  dans  les  yeux,  toujours  allumé 
dans  les  veines,  cédant  à  tous  les  entraîne- 
ments de  sa  nature  facile,  passant  du  sentiment 
le  plus  sérieux  et  le  plus  pur  aux  formes  les 
plus  troublantes  de  la  volupté,  entremêlant  par- 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  303 

fois  ses  aventures  au  point  de  confondre  entre 
elles  les  figures  de  ses  rêves  passionnés,  prati- 
quant sans  scrupules  l'amour  «  double  » ,  l'amour 
«  triple  »,  l'amour  multiple.  D'ailleurs  peu 
exigeant  dans  la  majorité  de  ses  choix,  «  Le 
papillon,  disait-il,  ne  demande  pas  à  la  fleur  : 
As-tu  déjà  reçu  les  baisers  d'un  autre  papillon? 
Et  celle-ci  ne  lui  dit  pas  :  As-tu  déjà  voltigé 
autour  d'une  autre  fleur?  » 

Pareil  au  papillon,  il  ne  demandait  pas  aux 
fleurs  qu'il  voulait  cueillir  d'être  «  en  odeur 
de  vertu»  comme  les  roses  de  Saron.  Les 
roses  déjà  respirées,  un  peu  flétries  même,  ne 
lui  déplaisaient  pas:  car,  sur  ce  chapitre,  il 
pensait  avec  Fauteur  du  Décaméron  que  «  Bocca 
basciata  non  perde  ventura  ;  anz-i  rinnuova,  corne 
fa  la  lima.  » 


A  se  porter  tour  à  tour  sur  tant  d'objets 
divers,  la  fantaisie  sentimentale  de  Heine  finit 
par  se  fixer  un  jour. 

C'était  en  1832.  Le  poète  errait  à  l'aventure 


304  PROFILS   DE   FEMMES. 

dans  les  rues  de  Paris,  quand  il  aperçut  der- 
rière la  vitrine  d'un  magasin  de  modes  un  fin 
visage  de  vierge,  frais  comme  un  matin  d'avril, 
encadré  de  cheveux  noirs  si  compacts  qu'ils 
semblaient  lourds,  et  éclairé  de  larges  yeux 
plus  noirs  encore.  Il  se  sentit  pris  à  Finstant 
même,  et  irrévocablement.  Ce  fut  une  de  ces 
brusques  sympathies  physiques,  une  de  ces 
flammes  subites  que  la  pensée  trop  assidue  de 
la  femme  allume  parfois  au  fond  de  l'homme 
et  qui,  certains  jours,  le  poussent  à  donner 
tout  son  cœur  à  un  cœur  inconnu,  toute  son 
âme  à  une  âme  de  rencontre. 

Il  ne  lui  fallut  ni  temps  ni  peine  pour  entrer 
en  relations  avec  la  jeune  fille  :  elle  s'appelait 
Mathilde  et  commençait  sa  dix-huitième  année. 
Sortie  d'une  famille  pauvre  de  i)aysans  belges, 
orpheline  dès  l'enfance,  elle  avait  été  recueillie 
à  Paris  par  sa  tante,  la  modiste,  et  l'aidait  à 
recevoir  les  clients. 

Celle-ci,  qui  avait  l'esprit  des  affaires,  avait, 
d'un  coup  d'œil  sûr,  estimé  la  beauté  de  sa 
nièce,  et  n'attendait  que  l'occasion  d'en  tirer 
un  honnête  profit.  Le  hasard  voulut  que  Heine 
se   trouvât    en  fonds   dans   ce  temps-là  ;   ses 


l'amour  cuez  Henri  hëine.  305 

offres  étaient  raisonnables  :  il  eut  la  fille,  et  la 
duègne  empocha  les  écus. 

L'objet  de  ce  contrat  cynique  valait  bien 
son  prix.  Mathilde  était  physiquement  d'une 
beauté  rare;  elle  avait  les  lignes  pures;  les 
formes  harmonieuses  et  pleines  des  statues 
grecques  ;  elle  semblait,  a  dit  l'un  de  ses  admi- 
rateurs, «  avoir  posé  pour  le  modèle  de  la 
Phryné  antique  de  l'Académie  de  Madrid  ». 
C'était  un  superbe  animal  féminin,  une  éblouis- 
sante fleur  de  chair.  Fière  de  ses  avantages, 
elle  les  laissait  volontiers  paraître,  avec  une 
impudeur  naïve  et  superbe,  tandis  que  Heine, 
plus  fier  encore  de  posséder  un  pareil  trésor, 
en  racontait  indiscrètement  le  mystère.  «  Je  ne 
crois  pas,  a-t-il-dit,  que  la  femme  de  Gandaule 
fût  plus  belle.  » 

La  beauté  plastique  de  Mathilde  n'avait 
d'égale  que  sa  nullité  intellectuelle.  Et  ce 
contraste,  loin  d'affliger  son  amant,  le  ravis- 
sait. Habitué  à  vivre  dans  les  salons  litté- 
raires, dans  les  cercles  précieux  du  Paris 
d'alors,  il  éprouvait  un  véritable  bien-être 
auprès  de  cette  créature  simple  et  tout  instinc- 
tive, qui  savait  à  peine  lire,  qui  n'aimait  qu'à 


306  PROFILS   DE   FEMMES. 

jouer  et  à  rire,  à  habiller  des  poupées  où  à 
élever  des  oiseaux,  comme  si  dans  son  corps 
exquis  de  jeune  femme  elle  avait  gardé  son 
âme  d'enfant. 

Cependant,  si  originale  et  piquante  que 
parût  à  Heine  l'ignorance  de  sa  maîtresse,  il  y 
trouva  sans  doute  quelque  inconvénient,  puis- 
qu'il entreprit  de  la  faire  instruire.  Après  un 
an  de  libre  existence,  Mathilde  vit  se  refermer 
sur  elle  la  porte  d'un  pensionnat.  On  lui 
enseigna  les  rudiments  de  l'orthographe,  un 
peu  de  littérature,  les  quatre  règles  du  calcul, 
et  quelques  notions  d'histoire  et  de  géographie. 
Le  goût  qu'elle  prit  à  ces  études  fut  si  vif  que, 
dans  la  suite,  rendue  à  elle-même,  elle  n'ouvrit 
plus  jamais  un  livre,  et  mourut  sans  avoir  lu 
une  seule  ligne  du  merveilleux  écrivain  qui 
l'avait  attachée  à  sa  vie. 

Henri  Heine  venait  paternellement  la  voir  le 
jeudi  ;  puis  aux  congés  du  dimanche  et  des 
fêtes  solennelles,  il  la  reprenait  chez  lui.  Ils 
couraient  alors  les  théâtres ,  les  cafés,  les 
cirques,  les  pâtisseries,  ou  bien,  si  le  temps 
était  beau,  s'en  allaient  aux  environs  de  Paris. 
Elle  se  pendait  à  son  bras,  insouciante,  gaie, 


l'aBIOUR  chez  HENRI   HEINE.  307 

parlant  sans  cesse  et  toujours  haut,  riant  plus 
haut  encore.  Son  regard,  son  sourire,  sa  voix 
musicale,  sensuelle  et  prenante,  sa  démarche 
souple  et  légère,  ses  moindres  gestes,  toute  sa 
personne  enfin  enchantait  le  poète.  Jamais  il 
n'avait  senti  de  la  sorte  comme  la  femme  est 
un  être  joli  et  charmant,  comme  sa  domination 
est  ensorcelante,  souveraine  et  délicieuse.  Elle 
ne  le  possédait  pas  seulement  par  ses  grâces 
extérieures,  elle  le  captivait  encore,  lui,  cet 
esprit  si  délicat  et  si  sensible  aux  travers  d'au- 
trui,  par  son  insignifiance  morale,  par  son 
bavardage  stupide  et  sans  fin,  par  son  caque- 
tage  inepte  de  perruche  écervelée.  Étrange- 
chose,  et  qui  prouve  une  fois  de  plus  que 
l'amour  s'accommode  aussi  bien  de  l'inégalité 
des  esprits  et  de  la  différence  des  caractères 
que  de  l'analogie  des  goûts  et  de  la  similitude; 
des  tempéraments. 

Quand  Mathilde  eut  reçu  la  dose  infinitési- 
male d'instruction  que  comportait  son  cerveau 
d'oiseau,  les  amants  reprirent  d'une  façon  défi- 
nitive la  vie  commune.  Ce  fut  un  ménage 
d'apparence  régulière  et  bourgeoise  :  «  Ma- 
thilde,   écrivait  Heine   en   4840,  est  devenue 


308  PROFILS    DE   FEMMES. 

une  bonne  maîtresse  de  maison  malgré  son 
humeur  folle,  et  notre  ménage  est  aussi  moral 
que  le  meilleur  de  Krahwinkel.  » 

L'inconstance  d'humeur,  était,  en  effet,  le 
défaut  grave  du  caractère  de  Mathilde.  Capri-  1 
cieuse,  têtue,  elle  se  livrait  comme  les  enfants 
aux  scènes  les  plus  violentes  pour  les  causes 
les  plus  futiles  ;  elle  criait,  trépignait,  s'arra- 
chait les  cheveux,  puis,  subitement,  sa  colère 
tombée,  elle  reprenait  son  enjouement  et  sa 
gaîté. 

Mais  elle  possédait  deux  qualités  qui,  aux 
yeux  de  Heine,  lui  tenaient  lieu  de  beaucoup 
d'autres  :  elle  était  fidèle  et  n'était  pas  jalouse. 

Fidèle,  pourquoi  ne  l'eût-elle  pas  été,  n'ayant 
ni  imagination  ni  curiosité,  et  ne  demandant 
à  l'amour  que  ce  dont  elle  était  comblée  :  des 
robes  fraîches,  des  parties  de  campagne,  des 
billets  de  théâtre,  des  occasions  continuelles  de 
plaisir  et  de  toilette?  Tout  au  plus  était-elle 
coquette  et  s'amusait-elle  du  trouble  qu'elle 
provoquait  au  cœur  des  hommes  sans  en  être 
effleurée  elle-même,  du  frisson  de  désir  qu'elle 
sentait  passer  en  eux  et  qui  lui  laissait  l'àme 
tranquille,  la  chair  indifférente  et  froide.  Enfin 


l'amour    chez    HENRI    HEINE.  309 

elle  ignorait  la  jalousie.  Elle  se  montrait  même 
d'une  complaisance  singulière  envers  ses  rivales 
éphémères ,  soit  apathie  de  sa  part,  soit 
conscience  de  la  supériorité  de  sa  beauté. 

Heine  se  proclamait  donc,  lui  aussi,  très  heu- 
reux de  cette  association  où  il  ne  mettait  en 
commun  rien  de  son  génie,  rien  de  sa  pensée, 
seulement  une  partie  de  son  cœur. 

Un  événement  imprévu  changea  soudain  le 
caractère  de  cette  liaison,  en  la  fixant  pour 
jamais. 

Henri  Heine  venait  de  publier,  sur  le  cri- 
tique allemand  Borne,  un  article  où  se  lisaient 
ces  lignes  :  «  A  Francfort,  j'ai  demandé  où 
était  la  demeure  de  Borne  et  personne  n'a  su 
me  l'indiquer  ;  mais  tout  le  monde  m'a  dit  que 
l'habitation  de  madame  Wohl  se  trouvait  au 
Wallgraben.  »  Il  insinuait  clairement  par  là 
que  madame  Wohl  était  la  maîtresse  de  Borne. 
Quelques  mois  plus  tard,  la  dame  ayant  épousé 
en  secondes  noces  un  certain  docteur  Strauss, 
celui-ci  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  venir 
provoquer  Heine  à  Paris,  de  l'amener  sur  le 
terrain  et  de  lui  traverser  le  bras  d'une  balle. 

Durant  les  pourparlers  qui  précédèrent  la 


310  PROFILS    DE    FEMMES. 

rencontre,  Heine  profondément  troublé  de  la 
situation  précaire  où,  en  cas  de  malheur,  il 
laisserait  Mathilde,  résolut  de  lui  créer  un  titre 
à  la  charité  de  sa  famille  en  légitimant  les 
liens  qui  depuis  neuf  ans  la  tenaient  attachée  à 
lui.  Autant  que  la  loi  le  permettait,  on  abrégea 
les  formalités  nécessaires,  et  le  mariage  fut 
célébré  le  31  août  1841. 

Mais,  après  comme  avant  la  cérémonie,  ils 
s'aimèrent  en  amants.  Leurs  rapports  ne  ga- 
gnèrent ni  en  sérieux  ni  en  dignité.  Mathilde 
demeura  pour  Heine  la  maîtresse,  une  créature 
de  plaisir  et  de  frivolité,  une  âme  de  poupée 
dans  un  corps  superbe,  docile  et  voluptueux. 


De  tant  d'expériences  amoureuses,  légères  ou 
profondes,  fugitives  ou  durables,  une  conclu- 
sion s'était  peu  à  peu  dégagée  dans  l'esprit  de 
Heine,  c'est  que  l'amour  est  non  seulement 
l'affection  dominante  du  cœur  humain,  mais  la 
grande  loi  de  la  vie  et  le  véritable  maître  du 


l'amour   chez   HENRI    HEINE.  3H 

monde.  Déjà,  dans  la  première  ardeur  de  son 
enthousiasme  romantique,  il  avait  revendiqué 
la  supériorité  des  droits  de  la  passion  sur  les 
lois  de  la  morale  sociale  et  proclamé  le  carac- 
tère divin  du  sentiment  qui  attire  l'un  vers 
l'autre  les  sexes.  Parvenu  plus  avant  dans  son 
évolution  intime,  il  fera  de  l'Amour  le  principe 
souverain  de  l'univers,  la  flamme  qui  crée, 
anime  et  régit  tous  les  êtres,  la  force  irrésis- 
tible et  implacable  devant  laquelle  les  Puis- 
sances même  du  ciel  s'inclinent  désarmées. 
C'est  cette  prééminence  absolue  de  l'Amour 
que  traduit,  d'une  façon  si  saisissante  et  si 
poétique,  l'admirable  Lied  du  Pèlerinage  à  Kev- 
laar,  où  nous  voyons  la  vierge  Marie,  la  sainte 
mère  de  Dieu,  demeurer  impuissante  devant 
le  mal  d'amour  d'un  pauvre  enfant,  et  ne  pou- 
voir guérir  le  cœur  qui  a  gémi  vers  elle  qu'en 
l'arrêtant  pour  toujours. 

Ainsi,  après  avoir  été  tour  à  tour  un 
passe-temps  de  jeunesse  ou  un  motif  de  rêve- 
rie sentimentale,  l'amour  devint  pour  Heine 
une  occupation  de  toutes  les  heures  et  de  tous 
les  instants,  le  principal  mobile  de  son  acti- 
vité, le  but,  la  règle  et  comme  la  religion  de 


312  PROFILS    DE   FEMMES. 

sa  vie.  Ce  fut  même  sa  seule  religion. 
Israélite  de  naissance,  converti  au  protestan- 
tisme dans  sa  vingt-quatrième  année  pour 
échapper  aux  vexations  qui  poursuivaient  alors 
les  Juifs  en  Allemagne,  il  n'était  jamais  devenu 
chrétien.  Par  l'esprit  et  par  les  sens,  il  fut 
toujours  païen.  Ses  vraies  divinités  étaient 
celles  de  l'Olj^mpe  hellénique.  Malgré  certaines 
parodies  où  s'est  parfois  amusée  sa  moquerie, 
il  adorait,  en  secret,  les  dieux  aux  corps  majes- 
tueux et  sains  dont  l'immortelle  vie  s'écoulait 
comme  un  songe  heureux  et  noble,  et  les 
déesses  éternellement  belles  et  florissantes  qui, 
lasses  parfois  des  amours  d'en  haut,  pouvaient 
sans  déchoir  prendre  des  héros  pour  amants.  ; 
Aphrodite  surtout,  la  «  Courtisane  céleste  >-, 
hantait  son  imagination  :  il  la  voyait  partout, 
dans  les  brumes  matinales  qui  baignaient  les 
prés  de  l'Elbe,  dans  les  clartés  qui  blanchis- 
saient les  ombrages  du  Hartz,  dans  les  rayons 
lunaires  qui  argentaient  les  plages  de  la  mer 
du  Nord.  Un  jour  même,  croyant  reconnaître 
son  image  divine  dans  une  Vierge  peinte  d'une 
église  italienne,  il  implora  la  I\Ière  du  Crucifié 
sous  ce  vocable  sacrilège:  «  O  Venus  dolorosa!  » 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  313 

Ce  qui  l'éloignait  des  dogmes  chrétiens, 
c'était  leur  tristesse  et  leur  sévérité.  Il  repro- 
chait à  la  religion  du  Christ  d'avoir  à  jamais 
assombri  la  vie  en  faisant  planer  sur  les  âmes 
la  terreur  perpétuelle  de  la  mort,  d'avoir  mu- 
tilé la  nature  humaine  en  condamnant  toute 
joie  terrestre,  enfin  d'avoir  détruit  l'amour  en 
mortifiant  la  chair.  Étrange  erreur  de  ne  pas 
comprendre  qu'en  inaugurant  un  idéal  de 
moralité  supérieure,  le  christianisme,  loin  de 
détruire  l'amour,  l'a  pour  ainsi  dire  recréé,  et 
qu'en  imposant  la  pudeur  à  la  femme,  il  lui  a 
conféré  une  volupté  nouvelle  I 

Que  l'amour  puisse  tenir  lieu  de  religion  à 
certaines  âmes  et  suffire  à  toutes  leurs  aspira- 
tions, on  doit  certes  l'admettre  si  l'on  songe 
au  rôle  qu'a  joué  ce  sentiment  dans  le  progrès 
moral  de  l'humanité.  Pour  combien  d'êtres, 
en  effet,  n'a-t-il  pas  été  le  seul  mobile  de  désin- 
téressement, l'unique  révélation  de  l'idéal? 
Combien  d'existences  n'a-t-il  pas  élevées  au- 
dessus  de  l'égoïsme  vulgaire,  pénél  rées  du  plus 
pur  esprit  de  sacrifice,  illuminées  d'un  rayon 
de  grâce  et  pour  ainsi  dire  sanctifiées? 

Mais,  de  toutes  les  religions,  il   faut  bien 

18 


314  PnOFlLS    DE   FEMMES. 

convenir  qu'il  est  la  plus  décevante,  celle  qui, 
pour  le  plus  d'appelés,  compte  le  moins  d'élus, 
puisque  le  désaccord  de  l'amour  et  de  son  objet 
est  la  loi  presque  constante  des  affections  hu- 
maines, et  que  c'est  miracle  s'il  en  va  parfois 
d'autre  sorte  entre  des  êtres  qui  changent  à  tout 
instant,  pour  qui  leur  propre  âme  est  un  secret 
insaisissable,  et  dont  le  moi  s'échappe  à  lui- 
même  dans  une  fuite  éternelle. 

Nul  plus  que  Heine  n'a  souffert  de  cette 
discordance,  parce  que  jamais  nature  ne  fut 
plus  mobile,  plus  instable,  ni  plus  fuyante  que 
la  sienne.  Avec  une  sincérité  absolue,  il  a  pro- 
fessé toutes  les  opinions,  religieuses,  poli- 
tiques, littéraires,  esthétiques,  passant  d'une 
croyance  à  l'autre  sans  transition,  adoptant  un 
système  pour  le  rejeter  aussitôt,  incapable  de 
maintenir  un  moment  l'équilibre  de  sa  pensée 
entre  les  points  extrêmes  qui  l'attiraient  tour 
à  tour.  Même  versatilité  dans  ses  sentiments 
que  dans  ses  idées  :  il  va  de  la  tendresse  au 
mépris,  de  la  pitié  à  la  haine,  de  la  joie  à  la 
mélancolie,  de  l'extase  au  désespoir,  avec  une 
soudaineté  surprenante.  Ses  gaités  comme  ses 
tristesses  sont  subites.  Ses  larmes  sèchent  dans 


l'aJIOUR  chez   HENRI   HEINE.  315 

un  sourire;  son  rire  s'éteint  dans  un  sanglot. 
Jamais,  je  crois,  le  moi  humain  ne  fut  plus 
ondoyant  et  plus  divers  ;  jamais  âme  de  poète 
ne  fut  plus  mobile,  plus  vibrante  ni  plus  con- 
tradictoire. De  là  les  disparates  de  son  œuvre, 
ces  sautes  brusques  de  l'émotion  à  la  raillerie, 
de  la  satire  à  l'élégie,  de  la  poésie  la  plus  pure 
à  la  prose  la  plus  vulgaire.  Il  oscille  sans  cesse, 
et  dans  le  même  morceau,  entre  les  sentiments 
les  plus  opposés  :  «  Mon  cœur,  écrit-il,  ren- 
ferme des  parfums  si  violents,  qu'ils  me 
montent  à  la  tête  et  m'étourdissent  au  point 
que  je  ne  sais  plus  où  l'ironie  cesse  et  où  com- 
mence le  ciel.  »  De  là  aussi  le  contraste  de  ses 
aventures  amoureuses  et  la  secrète  mésintelli- 
gence qui  le  sépara  toujours  de  l'objet  de  ses 
affections.  On  l'a  vu,  dans  V Intermezzo,  donner 
le  meilleur  de  son  âme  enthousiaste  et  tendre 
à  une  jeune  fille  niaise,  coquette  et  intéressée. 
Pour  se  consoler  de  son  idéal  perdu,  il  a  cherché, 
sur  tous  les  chemins,  d'autres  amours  :  il  a 
trouvé  ce  que  donnent  les  amours  qu'on  cher- 
che. «  Je  suis  condamné,  écrivait-il  à  son  ami 
Laube,  le  27  septembre  1835,  à  n'aimer  que 
ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  baset  de  plus  fou.  » 


316  PROFILS    DE   FEMMES. 

Pas  une  fois  il  ne  s'est  livré  à  une  femme, 
qu'il  ne  se  soit  senti  perdu  d'avance  et  n'ait 
crié  à  celle  qui  doit  détruire  bientôt  son  rêve  : 
«  Oh  !  ne  mens  pas!  ne  mens  pas  !  »  A  chaque 
tentative  nouvelle,  il  a  reconnu  le  leurre  des 
lèvres  qui  s'offrent,  des  yeux  qui  promettent 
et  des  bras  qui  enlacent;  il  a  constaté  que 
«  les  dernières  gouttes  de  la  coupe  d'or  de 
l'amour  sont  de  l'absinthe  »,  et  qu'en  vérité 
<  la  femme  est  plus  amère  que  la  mort  ». 
Marié  même,  il  doutera  de  l'épouse  comme  il 
a  douté  de  la  maîtresse.  Et,  de  son  lit  d'ago- 
nie, il  croira  voir  sans  cesse  aux  bras  d'un 
autre  la  créature  inconsciente  qu'il  aime  d'une 
passion  impuissante  et  frénétique. 

Étrange  situation  que  la  sienne!  Avoir  fait 
de  l'amour  une  religion,  y  croire  comme  à  un 
dogme,  et  ne  pouvoir  croire  aux  êtres  qui 
l'inspirent  ! 

Ce  que  cette  contradiction  a  infligé  de  souf- 
frances à  son  cœur  et  d'humiliations  à  son  or- 
gueil, les  stances  tragiques  du  Château  des 
Affronts,  écrites  presque  à  la  veille  de  sa  mort 
et  comme  un  adieu  à  la  vie,  suffisent  à  le 
montrer  :  «  Jardin  maudit!  Ah!  il  n'y  avait 


L  AMOUR   CHEZ   HENRI    HEINE.  317 

pas  là  une  seule  place  où  mon  cœur  n'eût  été 
torturé,  où  mes  yeux  n'eussent  versé  des 
pleurs.  » 

Contre  ces  souffrances  et  ces  humiliations, 
Henri  Heine  n'a  trouvé  de  remède  que  dans  le 
développement  exagéré  et  volontaire  de  deux 
facultés,  généralement  exclusives  l'une  de 
l'autre  et  dont  la  réunion  chez  lui  fait  l'origi- 
nalité propre  de  son  génie  poétique  :  l'ironie  et 
le  rêve. 


L'ironie  est  susceptible  de  traduire  des  sen- 
timents très  divers.  Moquerie  légère  ou  critique 
narquoise  des  travers  d'autrui,  elle  peut  con- 
sister aussi,  selon  le  mot  de  Voltaire,  «  en  un 
retour  sur  soi-même  qui  exprime  parfaitement 
l'excès  du  malheur  ». 

Cette  ironie-là  est  celle  de  Heine.  Elle  est 
née  chez  lui  le  jour  où  il  a  connu  la  douleur. 
Mais,  comme  la  première  blessure  n'a  pas 
atteint  encore  les  parties  vives  de  son  être,  son 
ironie  est  d'abord  légère  et  voilée.  C'est  une 

î  18. 


318  PROFILS    DE   FEMMES. 

sorte  de  pudeur  qui,  voilant  sa  plainte,  laisse 
deviner  sa  souffrance  au  lieu  de  la  traduire, 
comme  par  exemple,  dans  cette  strophe  de 
V Intermezzo  : 

«  Tu  as  donc  entièrement  oublié  que  bien 
longtemps  j'ai  possédé  ton  cœur,  ton  petit 
cœur  si  doux,  si  faux  et  si  mignon  que  rien 
au  monde  ne  peut  être  plus  mignon  et  plus 
faux? 

»  Tu  as  donc  oublié  l'amour  et  le  chagrin 
qui  me  serraient  à  la  fois  le  cœur?...  Je  ne 
sais  pas  si  l'amour  était  plus  grand  que  le  cha- 
grin, je  sais  qu'ils  étaient  suffisamment  grands 
tous  les  deux.  » 

Et  dans  cette  autre  strophe  encore  : 

((  Sur  les  yeux  de  ma  bien-aimée,  j'ai  fait 
les  plus  belles  canzones  ;  sur  la  petite  bouche 
de  ma  bien-aimée,  j'ai  fait  les  meilleurs  ter- 
zines;  sur  les  yeux  de  ma  bien-aimée,  j'ai  fait 
les  plus  magnifiques  stances.  Et  si  ma  bien- 
aimée  avait  un  cœur,  je  ferais  sur  son  cœur 
quelque  beau  sonnet.  » 

Sous  cette  forme,  l'ironie  n'est  qu'une  déli- 
catesse de  plus.  L'émotion  se  communique 
d'autant  mieux  à  nous  qu'elle  s'épanche  plus 


l'amour   chez  HENRI   HEINE.  319 

discrètement.  Mais  voici  qu'aux  chagrins  de 
V Intermezzo  ont  succédé  les  douleurs  poignantes 
du  Retour.  Le  poète  est  maintenant  initié  à  la 
souffrance.  S'il  aime  encore  et  de  toute  son 
âme,  le  premier  charme  de  son  amour  est 
rompu.  La  vue  claire  des  choses  lui  est  reve- 
nue, il  analyse  son  mal  avec  une  impatience 
et  une  perspicacité  nerveuses,  il  aperçoit  nette- 
ment ce  qu'il  y  avait  de  futilité,  d'inconscience 
et  de  niaiserie  dans  l'objet  de  sa  tendresse  ; 
combien  étaient  vides  ces  yeux  ingénus  où  se 
reflétait  son  âme,  combien  froides  ces  lèvres 
roses  011  sa  bouche  était  enivrée  de  baisers, 
combien  insensible  ce  cœur  qu'il  avait  tant  de 
fois  senti  battre  contre  le  sien.  Et,  dans  son 
ironie,  une  nuance  nouvelle  apparaît  :  ce  n'est 
plus  le  reproche  soumis  et  attendri  d'une  âme 
endolorie,  c'est  un  sourire  désenchanté  où  l'on 
devine  l'amertume  des  larmes  dévorées  en 
silence. 

Enfin,  sont  venues  les  amours  de  rencontre. 
Le  poète  a  placé  son  rêve,  au  hasard  de  la  vie, 
sur  des  êtres  qui,  ne  pouvant  le  comprendre, 
le  lui  ont  rendu  terni,  défloré,  souillé.  Alors, 
honteux  de    lui-même,   sentant    chaque   jour 


320  PROFILS    DE   FEMMES. 

plus  profondément  sa  misère  intime,  il  se 
raille  sans  pitié  de  son  insatiable  besoin 
d'aimer,  de  ses  tendresses  toujours  renaissantes 
quoique  toujours  déçues,  de  son  incorrigible 
crédulité  aux  sortilèges  de  la  femme  et  aux 
illusions  de  l'amour.  Et  dans  cette  raillerie 
amère  il  goûte  une  étrange  volupté.  Se  moquer 
de  ses  propres  émotions,  n'est-ce  pas,  en  effet, 
se  proclamer  supérieur  à  elles,  s'en  détacher, 
se  venger  du  mal  qu'elles  vous  ont  causé  et, 
par  suite,  s'en  guérir?  Heine  a  proclamé  dans 
un  vers  de  superbe  allure  l'efficacité  de  ce 
remède  :  «  Quand  notre  cœur,  s'écrie-t-il,  est 
brisé,  broyé,  alors  il  nous  reste  encore  le  beau 
rire  éclatant.  » 

L'ironie  n'a  pas  tardé  à  être  pour  Heine 
comme  les  narcotiques  pour  les  personnes  en 
proie  au  mal  physique  :  après  avoir  constitué 
un  remède  occasionnel  et  passager  contre  une 
crise  de  souffrance,  elle  est  bientôt  devenue, 
entre  ses  mains,  un  antidote  préventif  procu- 
rant la  sensation  délicieuse  de  l'anesthésie 
morale  et  permettant  de  défier  la  douleur. 
Dès  lors,  il  en  fera  usage  à  tout  propos,  au 
plus  léger  symptôme  du  retour  du  mal.  H  ne 


l'amour   chez  HENRI   HEINE.  321 

se  laissera  plus  aller  à  aucune  émotion,  si 
spontanée  et  délicieuse  soit-elle,  sans  la  railler, 
sans  exécuter  ce  que  Schlegel  appelait  la 
selbstparodîe,  cette  parodie  de  soi-même  qui 
tourne  en  dérision  les  sentiments  les  plus 
sérieux  et  les  plus  intimes.  Une  sorte  de  mau- 
'r  vais  génie  s'est  emparé  désormais  du  poète  et 
ne  le  quittera  plus  :  «  J'étais  sur  le  point, 
confesse-t-il  un  jour,  de  dire  quelque  chose 
d'intime,  de  plein  d'âme,  et,  comme  d'habi- 
tude, le  démon  de  l'ironie  a  substitué  à  tout 
cela  des  paroles  contraires.   » 

De  là  l'impression  singulière  de  charme  et 
de  malaise  sous  laquelle  nous  laisse  la  lecture 
de  Henri  Heine.  Le  poète  nous  enchante  par 
la  magie  de  son  art,  par  le  rythme  et  la  mé- 
lodie de  sa  langue,  par  la  beauté  de  ses  images, 
par  la  grandeur  et  la  simplicité  de  son  lyrisme  ; 
et,  au  moment  où  nous  subissons  la  contagion 
de  son  émotion,  où  notre  âme  vibre  à  l'unisson 
de  la  sienne,  il  jette  sur  lui-même  et  sur  nous, 
sur  son  trouble  et  sur  le  nôtre,  son  sarcasme 
douloureux  et  déconcertant.  Presque  toujours, 
c'est  à  la  fin  des  pièces  les  plus  sereines  et  les 
plus  doucement  rêveuses  que  son   rire  éclate 


322  PROFILS   DE   FEMMES. 

le  plus  strident.  L'effet  produit  sur  le  lecteur 
est  aussi  puissant  que  pénible  ;  le  contraste 
entre  le  dernier  vers  et  les  premiers  est  trop 
violent;  le  sursaut  est  trop  brusque.  Parfois 
on  croit  voir  les  traits  du  poète  grimacer  dans 
une  crispation  subite  de  douleur.  La  souffrance 
morale  ainsi  traduite  cesse  d'être  matière  poé- 
tique et  ne  nous  émeut  plus  que  physiquement, 
si  l'on  peut  dire. 

Avec  l'expérience  décevante  de  la  vie,  ce 
défaut  ira  toujours  croissant  chez  Henri  Heine. 
Le  finale  ironique  sera  désormais  la  marque 
et  comme  la  signature  de  ses  compositions 
poétiques.  Son  rire  sonnera  de  plus  en  plus 
faux,  parce  qu'il  sera  mouillé  de  larmes  plus 
amères  ;  sa  raillerie  sera  plus  acerbe  et  plus 
envenimée,  parce  que  son  âme  toujours  éprise 
verra  plus  clairement  son  incurable  misère  ; 
l'ironie  de  ses  derniers  jours  aura  je  ne  sais 
quoi  de  tragique  et  de  désespéré. 

Mais  le  démon  de  l'ironie  ne  régnait  pas 
seul  sur  l'esprit  de  Heine  :  autant  qu'analyste 
il  était  poète,  et,  chez  lui,  le  don  de  la  rêverie 
ne  sommeillait  jamais. 

S'il  connaissait  trop  bien  l'impuissance  qui 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  323 

frappe  les  âmes  imagi natives  et  sentimentales 
quand  elles  tenten  Id'adapter  leur  rêve  à  la 
réalité  qui  leur  est  chère,  il  partageait  aussi  la 
bienheureuse  prérogative  qui  leur  permet  par 
instants  de  s'abstraire  dans  le  rêve  jusqu'à 
perdre  conscience  de  la  réalité. 

Il  possédait  éminemment  ce  singulier  et  pré- 
cieux privilège  ;  il  avait  à  certaines  heures  la 
faculter  de  s'halluciner  à  son  gré,  de  croire 
aux  créations  les  plus  irréelles  de  son  cerveau, 
aux  visions  les  plus  fantastiques  de  ses  songes. 
Les  figures  qu'il  a  évoquées  à  travers  son 
œuvre  n'étaient  pas  pour  lui  des  êtres  factices, 
de  simples  formes  poétiques,  de  vains  symboles 
littéraires,  mais  des  créatures  vraies,  douées 
de  vie,  passionnées  et  passionnantes,  capables 
de  sentir,  d'aimer  et  de  souffrir.  De  là  leur 
puissance  persuasive,  leur  magique  empire  sur 
notre  esprit  et  nos  sens,  sitôt  que  nous  les 
voyons  paraître;  de  là  le  trouble  mystérieux 
et  charmant  qu'elles  entretiennent  en  notre 
âme  après  qu'elles  se  sont  évanouies. 

Les  exemples  abondent,  qui  nous  montrent 
le  poète  se  laissant  prendre  aux  sortilèges  de 
son  imagination.  Qu'il  erre  dans  les  montagnes 


324  PROFILS    DE   FEMMES. 

du  Hartz  ou  dans  les  plaines  du  Hanovre,  sur 
les  grèves  d'Héligoland  ou  sur  les  collines  du 
pays  toscan,  qu'il  fasse  ce  qu'il  appelle  «  une 
sieste  d'âme  »  dans  une  église  de  Pologne  ou 
dans  un  cloître  d'Italie,  il  suffit  d'un  visage  de 
jeune  fille  entrevu,  d'une  voix  ou  d'un  parfum 
de  femme  venant  jusqu'à  lui  pour  qu'aussitôt 
sa  sensibilité  et  son  imagination  entrent  en 
jeu.  Des  visions  se  lèvent  alors  du  fond  de  sa 
pensée  et  s'emparent  de  tout  son  être  avec 
une  promptitude  et  une  énergie  extraordi- 
naires. «  Avec  quelle  soudaineté,  nous  avoue- 
t-ii,  une  passion  sans  bornes  et  l'attachement 
le  plus  tendre  peuvent  naître  dans  mon  cœur 
des  impressions  les  plus  fugitives  !  »  Ces  figures 
de  songe  ne  flottent  pas  en  lui  à  l'état  de 
vagues  fantômes  ;  elles  sont  nettes  et  précises  ; 
elles  revêtent  des  formes  presque  tangibles; 
elles  ont  une  physionomie  individuelle,  des 
mouvements,  des  poses,  des  paroles,  des 
regards,  tout  ce  qui  traduit  au  dehors  la  vie 
de  l'âme.  Dociles  à  son  appel,  il  les  voit  s'a- 
vancer vers  lui  avec  la  démarche  souple  et  les 
attitudes  gracieuses  qu'ont  les  amantes  lors- 
qu'elles   tendent  les   lèvres,    avec   les    gestes 


l'amour  chez  HENRI  HEINE.  323 

doux  et  lents  que  font  les  bras  de  la  femme 
lorsqu'ils  enlacent.  Elles  se  prêtent  à  tous  les 
caprices  de  sa  tendresse  exaltée,  elles  devinent 
ses  plus  secrets  désirs  ;  elles  lui  donnent  ce 
qu'il  a  vraiment  cherché  dans  le  monde  réel, 
un  amour  fait  à  la  juste  mesure  de  son  cœur. 
Entre  elles  et  lui,  il  ne  retrouve  plus  l'invin- 
cible obstacle,  l'indestructible  cloison  qui  sépare 
ici-bas  les  âmes,  qui  les  condamne  à  s'ignorer 
toujours,  à  ne  pouvoir  jamais  se  comprendre 
ni  se  pénétrer,  à  rester  éternellement  les  unes 
pour  les  autres  un  mystère  indéchiffrable  et 
passionnant.  Elles  lui  révèlent  ainsi  des  trésors 
de  jouissance  intime  et  le  transportent  au  plus 
haut  degré  de  la  volupté. 

Cet  état  d'émotion,  factice  et  sincère  à  la 
fois,  dure  une  semaine,  un  jour,  une  heure 
seulement.  Mais  pendant  cette  semaine,  ce 
jour,  cette  heure,  il  a  conscience  de  mieux 
posséder  ses  maîtresses  idéales  «  que  d'autres 
avec  toute  leur  puissance  ne  possèdent  leur 
maîtresses  de  chair  pendant  toute  leur  vie  ». 
Et  si  l'on  cherche  à  lui  prouver  la  folie  de  ses 
rêves  et  l'illusion  de  ses  sens,  il  répond  :  «  En 
vain,    te  dis-je,    chercherais-tu  à  changer  en 

19 


326  PROFILS  DE  FEMMES. 

mensonges  ce  que  je  porte  au  plus  profond  de 
mon  sein  !  » 

Nombreuse  est  la  série  des  visions  amou- 
reuses qui  ont  ainsi  charmé  sa  fantaisie  : 
les  jeunes  filles  de  Johannisberg,  la  petite  har- 
piste de  Trente,  la  jeune  fileuse  de  l'Eisach, 
la  «  délicieuse  petite  tête  de  blonde  »  du  cime- 
tière de  Goslar,  et  bien  d'autres  encore. 

La  plus  gracieuse,  la  plus  pénétrante  de  ces 
figures  est  la  Polonaise  Jadviga,  «  d'une  beauté 
si  délicate,  qu'elle  semblait  formée  de  parfums 
de  lis  ».  Heine  l'a  entrevue,  un  soir,  dans  la 
pénombre  de  la  cathédrale  de  Gnesen,  priant 
devant  le  sarcophage  de  saint  Albert.  Tout  de 
suite  il  s'est  épris  d'elle.  Puis  sa  pensée  est  restée 
obsédée  de  cette  vision  d'une  minute  et,  pendant 
de  longs  mois,  est  revenue  sans  cesse  à  Gnesen  : 
«  Alors   je   me    retrouve  dans  la   cathédrale, 
appuyé  contre   les   piliers,    près  du  tombeau 
de  saint  Albert;  j'entends  de  nouveau  retentir 
l'orgue,  comme  si  l'organiste  répétait  un  mor- 
ceau du  Miserere  d'Allegri  ;  on  murmure  une 
messe   dans  une  chapelle  lointaine  ;   les  der- 
nières lueurs  du  soleil  traversent  les  vitraux 
peints  des  fenêtres  ;  l'église  est  vide  ;  seulement 


I 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  327 

devant  le  sarcophage  d'argent  est  agenouillée 
une  jeune  personne  en  prières,  une  angélique 
figure  de  femme  qui  me  jelte  vivement   un 
regard  oblique,  mais  se  retourne  aussi  vivement 
vers  le  saint,  et  de  ses  lèvres  sentimentalement 
fines,  murmure  ces  mots  :  «  Je  t'adore  !  »  Ces 
mots  étaient-ils  pour   moi    ou  pour  le   saint 
Albert    d'argent  ?    Que    signifiait    le    regard 
oblique  qu'elle  me  jeta  auparavant,  et  dont  les 
rayons  se  sont  répandus  sur  mon  âme  comme 
ces  traînées  de  lumière  que  la  lune  verse  sur 
la  mer    quand  elle    sort   de    l'obscurité    des 
nuages,  pour  s'y  replonger  aussitôt  après?  » 
A    ces    figures    entrevues ,    si     légères    et 
séduisantes  soient-elles,  la  tendresse  Imagina- 
tive du  poète  préfère  des  visions  plus  vapo- 
reuses et  plus  immatérielles  encore,  les  fan- 
tômes  des  mortes.    «  Voici  que  tout  à  coup 
je  pense  avec  tristesse  à  tout  ce  cortège  d'amies 
mortes  depuis  si  longtemps.  Un  amour  subite- 
ment allumé  agite  d'étranges   flammes    dans 
mon   cœur.   »   Son   imagination    se    complaît 
et  s'attarde  avec  ces    ombres    mélancoliques, 
dont  les  mains  demeurent   glacées,  dont   les 
yeux  sont  clos  pour  toujours,  dont  le  cœur  ne 


328  PROFILS    DE   FEMMES. 

battra  plus,  mais  en  qui  l'âme  garde  encore 
un  dernier  souffle  de  vie  et  comme  un  dernier 
parfum.  Rien  de  plus  poétique  et  de  plus  tou- 
chant que  ce  culte,  fait  de  regrets  et  de  pitié, 
voué  à  de  pauvres  fantômes  qui  ne  peuvent 
plus  vivre  que  dans  le  souvenir  des  survivants 
et  pour  qui  l'oubli  serait  comme  une  seconde 
mort. 

Celles  que  Heine  a  aimées  de  cet  amour 
étrange,  c'est  d'abord  la  petite  Véronique  qui 
fut  l'objet  de  sa  première  tendresse,  c'est 
Juliette  dont  nous  ne  connaissons  que  le  nom, 
c'est  Johanna,  la  poitrinaire  d'Andernacht,  et, 
plus  que  toutes  celles-là  peut-être,  c'est  la  mysté- 
rieuse Maria  des  Reisebilder.  Trois  fois  son  image 
reparaît  dans  le  cours  du  récit,  et  chaque 
fois  elle  s'évanouit  en  gardant  son  mystère. 
«  L'obscurité  était  venue,  et  les  étoiles  jetaient 
dans  mon  cœur  leurs  regards  clairs  et  chastes  ; 
mais  au  fond  même  de  ce  cœur  palpitait  le 
souvenir  de  Maria  la  morte.  Je  pensai  de  nou- 
veau à  cette  nuit  où  j'étais  debout  devant  le 
lit  sur  lequel  était  étendu  ce  beau  corps  pâle 
avec  ses  douces  lèvres  muettes.  Je  me  rappelai 
le  singulier  regard  que  me  jeta  la  vieille  femme  |' 

i 


l'amour  chez  HENRI  HEINE.  329 

qui  devait  veiller  le  corps,  et  me  confia  son 
emploi  pour  quelques  heures.  Je  pensai 
encore  à  la  jaune  hespéris  qui  était  dans  un 
verre  sur  la  table  et  répandait  un  parfum  si 
extraordinaire. . .  Puis  je  me  remis  à  frissonner 
en  doutant  de  nouveau  si  c'était  réellement 
un  coup  de  vent  qui  alors  avait  éteint  la 
lampe,  si  réellement  il  n'y  avait  pas  un  tiers 
dans  la  chambre  mortuaire...  » 

Et,  quinze  jours  plus  tard.,  malgré  les 
distractions  et  les  péripéties  d'un  voyage, 
l'étrange  vision  revient  faire  palpiter  le  cœur 
du  poète  :  «  Et  alors  je  revis  ma  douce 
amie  défunte,  belle  et  sans  mouvement;  la 
vieille  surveillante  s'éloigna  encore  avec  son 
regard  énigmatique,  l'hespéris  répandit  son 
parfum  ;  je  baisai  de  nouveau  ces  lèvres  si 
chères,  et  ce  corps  adoré  se  leva  lentement 
pour  me  rendre  mon  baiser...» 

Au  pâle  cortège  des  mortes  viennent  se 
joindre,  dans  le  cœur  de  Heine,  quelques 
belles  visions  d'art,  rencontrées  au  cours  de 
ses  nombreux  voyages  et  aimées  aussitôt 
qu'aperçues.  Déesses  grecques,  de  noblesse 
idéale   dans  leur  nudité  sculpturale,  femmes 


330  PROFILS    DE   FEMMES. 

de  la  Renaissance,  patriciennes  florentines  en 
robes  somptueuses  et  chatoj'antes,  courtisanes 
du  Véronèse  et  Danaés  du  Titien  aux  formes 
épanouies,  aux  corps  ambrés  et  florissants,  — 
ces  incarnations  diverses  de  la  beauté  fémi- 
nine provoquaient  en  lui  une  étrange  exalta- 
tion, non  pas  la  griserie  superficielle  et 
cérébrale  du  poète  ou  de  l'artiste,  mais  une 
ivresse  d'amant,  ivresse  profonde,  voluptueuse 
et  passionnée.  Une  fois  même,  promenant  sa 
rêverie  dans  une  église  de  Cologne,  il  osa 
s'éprendre  d'une  Madone  toute  rayonnante  de 
pureté  mystique  dans  son  vieux  cadre  d'or. 
La  frêle  et  divine  figure  lui  inspira  un  sacri- 
lège amour  qui  lui  inonda  l'âme  de  félicité. 
«  Mais  cet  état  ne  dura  guère,  nous  déclare- 
t-il,  et  je  quittai  presque  sans  cérémonie  la 
sainte  Vierge  quand  j'eus  fait,  dans  le  musée 
de  Cassel,  la  rencontre  d'une  nymphe  grecque 
qui  me  retint  longtemps  captif  dans  ses 
chaînes  de  marbre.  » 

Mais  dans  ces  visions  fugitives,  dans  ces 
fantômes  de  mortes,  dans  ces  fictions  de  l'art, 
trop  de  réalité  extérieure  palpite  encore.  Si 
docilement  qu'elles  se  plient  à  son  rêve,  elles 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  331 

en  diffèrent  toujours  ;  elles  gardent  à  ses  yeux 
trop  exercés  la  marque  indélébile  de  leur  ori- 
gine étrangère.  Or,  pareil  à  tous  les  grands 
idéalistes,  c'est  son  rêve  même,  c'est  son  rêve 
même,  c'est  son  rêve  seul  qu'il  aime.  Il  cher- 
chera donc  en  lui  seul  désormais  l'objet  de  cet 
amour  parfait  qui  le  hante,  l'attire  et  le  déses- 
père. Et  telles  sont,  en  effet,  la  puissance  de 
son  imagination  et  l'ardeur  de  son  désir,  que 
les  créations  les  plus  abstraites  et   les   plus 
symboliques  de  son  cerveau  se   transforment 
d'elles-mêmes  en  belles  visions    concrètes    et 
animées.  La  plus  accomplie  d'entre  elles    est 
l'étrange  apparition  des  Nuits  florentines,  d'es- 
sence si  immatérielle  qu'elle    n'avait    pu    se 
révéler  à  lui  que  dans  le  sommeil  de  tous  ses 
sens.  —  «  Oui,    c'était    en  songe   que    je    la 
voyais,    cette    charmante    créature    qui    m'a 
rendu  le  plus  heureux  des  hommes.  J'ai  peu 
de  choses  à  dire  sur  son  extérieur.  Je  ne  suis 
point  à  même  de   détailler  les  traits  de   son 
visage  ;    c'était     une    figure    que    je    n'avais 
jamais  vue  auparavant  et  que  je  n'ai  jamais 
revue  dans  la  vie.  Je  me  rappelle  seulement 
qu'elle  n'était    point   blanche   ni    rose,    mais 


332  PROFILS    DE   FEMMES. 

d'une  seule  couleur,  d'une  blancheur  d'ambre. 
Le  charme  de  cette  figure  ne  résidait  ni  dans 
une  parfaite  régularité  de  traits,  ni  dans  une 
intéressante  mobilité.  Ce  qui  la  distinguait 
était  un  caractère  de  sincérité  séduisante,  ravis- 
sante, presque  effrayante  ;  c'était  une  figure 
pleine  d'amour  consciencieux  et  de  sainte 
bonté  ;  c'était  plutôt  une  âme  qu'une  figure  : 
c'est  pourquoi  je  ne  pus  jamais  la  fixer  com- 
plètement dans  mon  souvenir.  Elle  portait  un 
peignoir  de  soie  couleur  barbeau  ;  c'était  Là 
tout  son  vêtement.  Ses  pieds  et  son  cou  étaient 
nus,  et  à  travers  ce  voile  souple  et  fin  se 
trahissait  quelquefois,  comme  à  la  dérobée,  la 
svelte  délicatesse  des  membres.  Quant  aux 
discours  que  nous  tenions  ensemble,  je  ne  suis 
guère  plus  en  état  de  les  reproduire  ;  je  sais 
seulement  que  nous  nous  fiançâmes,  et  que 
nos  caresses  étaient  sereines  et  heureuses, 
ingénues  et  intimes  comme  celles  des  fiancés, 
des  caresses  presque  fraternelles.  Il  arriva 
môme  souvent  que  nous  ne  nous  parlions  pas, 
mais  que  nous  confondions  nos  regards  et 
demeurions  des  éternités  plongés  dans  cette 
extatique    contemplation...   Gomment  vint  le 


J 


l'amour   chez   HENRI   HEINE.  333 

réveil  ?  Je  ne  saurais  le  dire,  mais  je  vécus 
longtemps  sur  les  arrière-délices  de  cet  amour. 
Longtemps  je  restai  comme  abreuvé  de  joies 
inouïes  ;  mon  âme  semblait  plongée  dans  une 
langoureuse  et  profonde  béatitude  ;  un  conten- 
tement inconnu  vivifiait  toutes  mes  sensations 
et  je  me  maintins  heureux  et  satisfait,  quoique 
ma  bien-aimée  ne  m  apparût  plus  depuis  dans 
mes  songes.  Mais  n'avais-je  pas  puisé  dans  son 
regard  une  éternité  de  bonheur?  » 

C'est  ici  le  suprême  effort  et  presque  le 
miracle  de  l'imagination  sentimentale,  c'est 
l'amour  sans  objet,  une  construction  tout  idéale 
sans  le  moindre  support  réel,  c'est  la  «  cristal- 
lisation »  de  Stendhal  sans  le  rameau  de  bois 
mort  qui  la  détermine.  Il  faut  se  référer  aux 
Exercilia  spiritualia  pour  rencontrer  des  états 
analogues,  des  créations  aussi  spontanées  de 
1  ame  Imaginative  et  passionnée.  On  retrouve 
dans  ces  guides  de  la  piété  mystique  ces 
mômes  extases,  ces  mêmes  pâmoisons,  ces 
mêmes  joies  délicieuses  et  terribles,  enivrantes 
et  ineffables,  provoquées  par  un  objet  conçu 
de  l'âme  seule  en  dehors  de  toute  réalité. 


19. 


334  PROFILS    DE   FEMMES. 


Les  épreuves  qui  remplirent  les  dernières 
années  de  Heine,  en  le  retranchant  du  monde, 
en  l'isolant  de  tout  contact  extérieur,  marquè- 
rent plus  vivement  encore  les  traits  que  nous 
venons  d'observer  dans  l'expression  de  sa 
sensibilité. 

Vers  1839,  il  avait  ressenti  les  premiers 
symptômes  d'un  mal  qui  ne  pardonne  pas  :  la 
paralysie  générale.  Sa  «  santé  païenne  »,  sa 
«  divinité  physique  »,  dont  quelques  ans 
auparavant  il  s'était  montré  si  fier,  étaient 
irrémédiablement  atteintes. 

En  1848,  la  maladie  avait  opéré  dans  son 
organisme  de  graves  ravages,  et  bientôt  il 
prenait  le  lit  pour  ne  plus  le  quitter.  «  Je  ne 
suis  plus,  écrivait-il  un  jour  à  son  éditeur 
Campe,  un  Hellène  heureux  de  vivre  et  quelque 
peu  corpulent  qui  abaissait  un  gai  sourire  sur 
les  mélancoliques  Nazaréens  :  je  ne  suis  mainte- 
nant  qu'un  pauvre  Juif  malade  à  la  mort, 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  335 

une  image  désolante  de  la  souffrance.  » 
Emacié,  les  jambes  percluses,  obligé  de 
soulever  du  doigt  sa  paupière  paralysée  pour 
percevoir  ce  qui  l'entourait,  incapable  de  lire 
et  d'écrire,  il  restait  allongé  sur  sa  couche, 
blotti  contre  ses  oreillers,  en  parfaite  con- 
science de  son  état  et  sachant  combien  la  mort 
serait  lente  et  douloureuse  à  venir. 

Mais  il  ne  témoignait  ni  tristesse  ni  impa- 
tience. L'être  moral,  chez  lui,  restait  intact  ; 
la  pensée  était  toujours  claire,  l'esprit  vif, 
l'imagination  prompte  au  rêve,  le  cœur  infini- 
ment tendre  et  sensible  à  la  beauté.  «  Oui, 
écrivait-il  à  Varnhagen  d'Ense,  je  suis  fort 
malade  de  corps,  mais  l'âme  a  peu  souffert  ; 
fleur  fatiguée,  elle  est  un  peu  penchée,  mais 
nullement  flétrie,  et  fermement  enracinée 
encore  dans  la  vérité  et  dans  l'amour.  » 

Quelques  visites  d'amis  ou  d'amies  étaient 
ses  seules  distractions.  A  vrai  dire,  les  amis 
étaient  rares.  Outre  que  le  caractère  et  le  tour 
d'esprit  de  Heine  étaient  peu  faits  pour  lui 
concilier  les  amitiés  masculines,  le  monde 
possède  un  si  large  fonds  d'indifférence  qu'il 
eut  bientôt  oublié  le  pauvre  poète  immobilisé 


336  PROIILS    DE   FEMMES. 

pour  jamais  sur  sa  couche.  Un  jour  que 
Berlioz  lui  faisait  visite  :  «  Vous  venez  me 
voir,  vous  !  lui  dit-il.  Vous  serez  donc  toujours 
original  1  »  Mais  les  amitiés  féminines  lui  res- 
taient fidèles.  Madame  Jaubert,  «  la  fée  », 
la  princesse  de  Belgiojoso,  la  comtesse  Kaler- 
gis  et  quelques  jeunes  femmes  du  même 
groupe  venaient  assez  régulièrement  s'asseoir 
au  chevet  du  malade  et  l'aider  à  tromper  la 
longueur  des  heures  corrosives.  Il  habitait 
alors,  pendant  l'hiver,  un  modeste  apparte- 
ment de  la  rue  d'Amsterdam  et,  pendant 
l'été,  une  petite  villa,  située  à  Passy,  qu'il 
avait  poétiquement  baptisée  Villa  dolorosa. 

Parmi  les  sympathies  que  son  isolement,  sa 
misère  physique  et  le  charme  toujours  vivant 
de  son  esprit  lui  attiraient  ainsi,  une  vint 
s'offrir  à  lui  qui  devait  jeter  sur  sa  vie  un  dernier 
ra^on.  C'était  une  toute  jeune  femme,  d'origine 
allemande,  madame  de  Krienitz,  connue  plus 
tard  sous  le  pseudonyme  littéraire  de  Camille 
Selden^  Mariée  à  un  homme  qui,  pris  de  folie 

1.  Elle  a  publié,  sous  ce  pseudonyme,  un  roman,  Daniel 
Ylady,  des  Portraits  de  femmes,  et  des  souvenirs  sur  les  Der- 
niers Jours  de  Henri  Heine. 


I 


l'amour   chez  HENRI  HEINE.  337 

jalouse,  avait  tenté  de  la  faire  enfermer 
comme  folle,  elle  s'était  bientôt  séparée  de 
corps  et  vivait  dans  une  profonde  retraite.  Ses 
écrits  nous  laissent  deviner  en  elle  une  intelli- 
gence prompte  et  fine,  une  âme  sérieuse,  déli- 
cate et  tendre. 

Un  hasard  la  mit  en  présence  de  Heine.  Elle 
arrivait  de  Vienne,  chargée  de  lui  remettre 
quelques  feuillets  de  musique  qu'un  de  ses 
admirateurs  lui  envoyait.  Elle  s'acquitta  elle- 
même  de  la  commission;  ils  causèrent,  et  dès 
cette  première  rencontre  ils  se  sentirent  unis. 

De  quelle  nature  au  juste  furent  leurs  rap- 
ports? Camille  Selden  les  a  définis  ainsi  : 
«  Quand,  après  tant  d'années  et  d'amitiés  nou- 
velles, je  cherche  à  me  rappeler  l'emploi  des 
instants  que  nous  passions  ensemble,  je  retrouve 
surtout  le  souvenir  d'une  grande  cordialité  mu- 
tuelle, celui  d'une  liaison  intellectuelle  qui 
demeura  toujours  intact  et  ne  fut  jamais  gâtée 
par  le  mélange  d'un  sentiment  banal.  Pas 
ombre  d'amour-propre,  de  vanité,  de  pose  de 
part  et  d'autre.  Nous  étant  mutuellement  jugés 
dès  le  début,  tout  était  accepté,  excusé,  par- 
donné   d'avance.    Nul    malententlu    possible; 


338  PROFILS    DE   FEMMES, 

nous  pouvions  nous  montrer  vrais  sans  crainte 
de  paraître  faux,  ce  qui  ajoutait  beaucoup  au 
charme  de  nos  rapports  mutuels  et  leur  prê- 
tait quelque  chose  d'exquis  et  de  rare  qui  frap- 
pait jusqu'aux  indifférents  et  inspirait  du  respect 
à  tous.  » 

11  ne  semble  pas  cependant  que,  de  la  part 
du  poète,  cette  liaison  ait  gardé  un  caractère  si 
parfaitement  intellectuel.  Même  malade,  même 
moribond,  Henri  Heine  n'était  pas  homme  à 
se  contenter  de  pur  platonisme;  il  avait  une 
âme  de  voluptueux,  et  toujours  un  peu  de 
sensualité  se  mêlait  à  ses  sentiments.  Le  ton 
de  ses  lettres  à  son  amie  en  porte  témoignage, 
et  elle-même  nous  a  confié  que  plus  d'une  fois 
il  l'effraya  par  la  hardiesse  de  son  langage 
passionné  :  «  Pardon,  lui  disait-il  ensuite.  Mais 
cela  va  bientôt  finir.  Vois-lu,  c'est  la  faute  de 
la  mort  qui  arrive.  » 

Elle  était  donc  pour  lui  mieux  qu'une  amie, 
presque  une  amante,  une  dernière  occasion  de 
rêve  sentimental,  une  «  dernière  fleur  »  à  res- 
pirer avant  de  mourir.  Elle  ranimait  toutes  ses 
facultés  de  tendresse  et  d'imagination  ;  elle  lui 
donnait  une  suprême  illusion  d'amour. 


l'amour    chez   HENRI  HEINE.  339 

Un  admirable  poème  qu'elle  lui  inspira,  la 

Fleur  de  la  Passion,  est  le  commentaire  le  plus 

significatif  de  leur  roman  intime.  Le  poète  se 

voit,  en  songe,  déjà  mort,  étendu  au  fond  d'un 

sarcophage,    au    chevet    duquel    une    plante 

sombre,  surmontée  d'une  fleur  violette  et  jaune 

I  a  pris  racine.  C'est  la  fleur  de  la  Passion,  celle 

l  que,  selon  la  légende,  le  sang  du   Christ  fit 

(  éclore  jadis  au  sommet  du  Calvaire;  elle  porte 

I  dans  son  calice  blême  l'image  de  tous  les  ins- 

I  truments  qui   servirent  à  la  torture  du  divin 

l  Crucifié. 

ij      «  Une  telle  fleur  était  auprès  de  ma  tombe, 
i  et,  penchée  sur  mon  cadavre  comme  une  femme 
en  deuil,  dans  une  désolation  muette,  me  bai- 
sait le  front,  les  yeux,  la  main. 

»  Magie  du  rèvel  Voilà  que,  jjar  une  trans- 

I  formation  étrange,  la  fleur  de  la  Passion,  la 

fleur  couleur  de  soufre  devient  effectivement 

une  femme,  et  cette  femme,  c'est  elle,  la  bien- 

aimée. 

))  Oui,  c'était  toi,  la  fleur,  ô  mon  enfant  1  Je 
devais  te  reconnaître  à  tes  baisers!  Des  lèvres 
de  fleur  sont  moins  tendres;  des  larmes  de  fleur 
moins  brûlantes. 


340  PROFILS    DE   FEMMES. 

»  Nous  ne  parlions  point.  Toutefois  mon  cœur 
entendait  ce  qui  se  passait  dans  le  tien;  le  mot 
prononcé  hautement  est  sans  pudeur,  la  chaste 
fleur  de  l'amour  est  le  silence. 

»  Entretien  muetl  On  ne  croirait  guère 
comme  le  temps  fuit  pendant  la  silencieuse 
causerie,  dans  le  rêve  charmant  de  la  nuit 
deté,  ce  rêve  tissé  de  voluptés  et  de  frissons! 

»  Ce  que  nous  nous  sommes  dit,  ne  lé 
demande  jamais.  Demande  le  secret  de  ses 
clartés  au  ver  luisant;  à  l'onde,  l'explication 
de  son  murmure;  au  vent  d'ouest  demande 
le  mot  de  son  gémissement  et  de  sa  plainte. 

»  Demande  ce  que  signifient  les  feux  de 
l'escarboucle  ;  ce  que  veulent  dire  les  parfums 
de  l'hespéris  et  de  la  rose;  mais  jamais,  en:^ 
tends- tu,  janp,is  ne  demande  de  quoi,  sous  leéj 
rayons  de  la  lune,  dans  le  jardin  funèbre,^ 
l'homme  mort  et  la  fleur  du  martyre  s'entr 
tenaient  ensemble.  » 

A  côté  de  Camille  Selden  qui  personnifî 
si  poétiquement  le  rêve  du  mourant,  Mathil 
représentait  la   réalité,    l'ironique  et  toujou; 
séduisante  réalité. 

Les  années  semblaient  ne  l'avoir  changée 


l'amour   chez    HENRI    HEINE.  341 

au  moral  ni  au  physique.  Elle  était  restée  aussi 
futile,  bavarde,  taquine,  capricieuse  et  sensuel- 
lement  belle  que  par  le  passé. 

Ce  n'était  pas  qu'elle  assistât  indifférente  aux 
souffrances  de  son  mari.  Elle  le  soignait  de  son 
mieux,  en  bonne  garde-malade.  Mais,  inca- 
pable de  sérieux,  toujours  avide  de  plaisir,  elle 
ignorait  les  paroles  douces,  les  attentions  in- 
times et  délicates  qui  auraient  pu  soulager  l'in- 
fortune du  poète  et  l'aider  dans  son  agonie  sans 
fin.  Dès  qu'il  n'avait  plus  de  soins  matériels  à 
recevoir,  elle  s'échappait  du  logis,  la  conscience 
libre,  le  cœur  léger,  pour  courir  aux  Champs- 
Elysées,  aux  magasins  du  boulevard,  au  Cirque 
ou  dans  les  petits  théâtres. 

Elle  avait  gardé  tout  son  empire  sur  l'homme 
qui,  dix  ans  plus  tôt,  l'avait  attachée  à  sa  vie. 
En  1843,  étant  déjà  malade,  il  écrivait  à  son 
frère  Maximilien  :  «  J'aime  Mathilde  avec  une 
tendresse  et  une  passion  qui  touchent  au  fabu- 
leux. Pendant  ce  temps,  j'ai  joui  d'une  somme 
de  bonheur  effrayant,  du  plus  horrible  mélange 
de  tourments  et  de  félicité,  plus  que  ma  nature 
sensible  n'en  pouvait  supporter.  » 

Enfin,  si  l'on  veut  savoir  à  quel  degré  pou- 


342  PROFILS   DE   FEMMES. 

vait  atteindre  celle  passion  insensée,  qu'on 
relise  les  tragiques  aveux  du  Livre  de  Lazare  : 

((  La  femme  noire  avait  pressé  tendrement  ma 
tête  sur  son  cœur.  Ah  1  mes  cheveux  devinrent 
gris  là  où  ses  larmes  avaient  coulé. 

»  Elle  m'embrassa,  et  je  fus  paralysé;  elle 
me  baisa  les  yeux,  et  je  devins  aveugle;  elle  me 
suça,  de  ses  lèvres  sauvages,  elle  suça  la  moelle 
de  mes  reins.  » 

Mais  un  sentiment  plus  doux,  presque  pater- 
nel, calmait  par  instants  ces  transports  pas- 
sionnés. Heine  se  demandait  avec  angoisse  ce 
qu'il  adviendrait  de  Mathilde  quand  il  ne  serait 
plus  là  pour  la  protéger  contre  son  inexpé- 
rience de  la  vie,  contre  la  légèreté  de  son 
caractère,  contre  sa  faiblesse  et  son  insouciance 
d'enfant.  Et,  le  cœur  débordant  de  tristesse  et 
de  pitié,  il  s'écriait  : 

ce  C'est  la  méchante  mort;  elle  arrive,  montée 
sur  un  cheval  fauve;  j'entends  le  coup  de  son 
sabot,  j'entends  le  trot;  le  sombre  cavalier  vient 
me  quérir,  il  m'entraîne,  il  faut  que  je  quitte 
Mathilde  1  Oh!  mon  cœur  ne  peut  se  faire  à 
cette  pensée. 

»  Elle  était  ma  femme  et  mon  enfant  tout 


l 


l'amour  chez   HENRI   HEINE.  343 

ensemble;  et  si  je  vais  dans  le  royaume  des 
ombres,  elle  sera  veuve  et  orpheline  I  Je  laisse 
seule  au  monde  la  femme,  l'enfant,  qui,  se 
fiant  à  mon  courage,  reposait  fidèle  et  sans 
inquiétude  sur  mon  cœur. 

»  Anges  du  ciel,  vous  comprenez  mes  san- 
glots et  mes  prières  :  quand  je  serai  dans  la 
fosse  noire,  gardez  la  femme  que  j'ai  aimée, 
soyez  les  boucliers  protecteurs  de  celle  qui  vous 
ressemble.  Protégez-la!  veillez  sur  Mathilde,  ma 
pauvre  enfant.  » 

Entre  Mathilde  et  Camille,  entre  sa  femme 
et  sa  dernière  amie,  il  poursuivait  ainsi  le  rêve 
de  tendresse  et  de  volupté  qui  le  hantait  depuis 
l'enfance,  qui  avait  rempli  toutes  les  années  de 
sa  jeunesse  et  de  sa  maturité.  Jamais  il  ne 
s'était  senti  plus  de  désirs  au  cœur;  jamais  la 
vie  ne  lui  avait  semblé  plus  belle  à  vivre,  ni 
plus  évidemment  faite  pour  l'amour  :  «  Oh  I 
implorait-il,  une  fois  encore  avant  que  la  lu- 
mière de  ma  vie  s'éteigne,  que  mon  cœur  se 
brise,  une  fois  encore,  avant  de  mourir,  je 
voudrais  jouir  d'un  amour  de  femme  1  » 
Cependant,  ses  yeux,  si  avides  des  spectacles 
de  la  nature,  ne  s'ouvraient  plus;   ses  mains. 


344  l'ROFILS   DE   FEMBIES. 

ses  fines  mains  d'artistes,  qui  s'étaient  délectées 
à  la  caresse  des  belles  formes,  demeuraient 
immobiles  et  crispées;  enfin,  ses  lèvres,  qui 
tant  de  fois  avaient  posé  «  leur  empreinte  vi- 
vante »  sur  la  chair  féminine,  étaient  deve- 
nues inertes,  froides  et  insensibles.  «  Mon 
état  physique  est  horrible,  écrit-il  à  un  ami; 
j'embrasse,  mais  je  ne  sens  rien.  »  Et 
encore  :  «  Je  n'y  vois  presque  pas  et  mes  lèvres 
sont  tellement  paralysées  que  le  baiser  m'est 
devenu  impossible.  Et  pourtant  il  est  plus  dif- 
ficile de  se  passer  du  baiser  que  de  la  parole.  » 

Bientôt  l'image  de  la  mort  ne  quitta  plus  son 
chevet.  Elle  se  rendait  sans  cesse  présente  par 
d'atroces  douleurs,  par  de  brusques  alertes, 
par  de  terrifiantes  syncopes.  Il  la  regardait  en 
face,  sans  crainte,  sans  trouble.  Il  supportait 
avec  une  héroïque  fermeté  le  tourment  d'une 
agonie  sans  fin.  «  Je  suis  sur  le  brasier 
ardent  de  la  torture  du  Saint-Office  »,  disait-il  ^ 
avec  un  pauvre  sourire,  et  sa  plainte  n'était^ 
jamais  suppliante  ni  maudissante.  Phénomène 
moral  inexplicable,  si  l'on  songe  que  rien,  ni 
foi  religieuse,  ni  doctrine  philosophique  ne  soun 
tenait  son  courage.  Malgré  de  vagues  et  passa-  - 


l'amour  chez  HENRI   HEINE.  345 

gères  aspirations  au  spiritualisme,  Heine  était 
l'âme   la  moins  croyante  et  l'esprit  le  moins 
spéculatif.  C'était  un  poète,  un  artiste,  un  épi- 
curien,   une   nature    sensible   et    vibrante    à 
l'excès;  un  de  ces  êtres  raffinés  à  qui  la  souf- 
france devrait   être    épargnée  parce  que  leur 
organisme    hyperesthésié     est    incapable    d'y 
résister.  Eh  bien!   c'est  ce  nerveux  et  délicat 
qui,  sans  autre  réconfort  intérieur  que  le  regret 
d'une  vie  de  scepticisme  et  de  volupté  est  mort 
en  héros.  Ironie  des  choses  et  qui  prouve  que 
les  doctrines  valent  seulement  ce  que  valent  les 
âmes!   Le  stoïcien  le  plus   opiniâtre   n'aurait 
pas    affronté  plus  fermement  la  mort,   et   il 
aurait  mis  à  l'attendre  je  ne  sais  quelle  rai- 
deur, quelle    pose  théâtrale;    le  plus  fervent 
chrétien  n'aurait  pas  enduré  avec  plus  de  séré- 
nité ce   martyre  interminable,  ce  crucifiement 
de  plusieurs  années. 

Et  pourtant  leur  existence  à  tous  deux 
n'aurait  été  qu'une  longue  préparation  à  la 
mort. 

Et  l'un  se  serait  consolé  de  quitter  la  vie 
par  l'orgueilleuse  pensée  d'adhérer  volon- 
tairement aux  Lois   universelles  établies  par 


346  PROFILS    DE   FEMMES. 

la  Raison  suprême.  Et  l'autre,  pour  tromper 
sa  douleur,  aurait  eu  la  certitude  de  la  vie 
future  et  l'espérance  des  joies  éternelles. 
Ainsi  l'épicurisme  aussi  peut  aider  à  bien 
mourir.  a* 

A  se  représenter  les  derniers  moments  de 
Henri  Heine,  on  ne  peut  se  défendre  de  rap- 
peler la  fin  si  élégante  de  cet  autre  épicurien, 
de  ce  raffiné  séduisant  qui  fut  Pétrone.  On  en 
relit  le  récit  dans  Saint-Évremond,  on  en  retient 
la  conclusion  :  «  Pour  sa  mort,  après  l'avoir 
bien  examinée,  ou  je  me  trompe,  ou  c'est  la 
la  plus  belle  de  l'antiquité  ». 

Et  l'on  se  dit  qu'en  un  temps  comme  le 
nôtre,  où  toute  foi  s'affaiblit,  où  le  sens  du 
sérieux  de  la  vie  se  perd  de  jour  en  jour, 
où  bientôt  nous  ne  vivrons  plus  que  «  du 
parfum  d'un  vase  vide  »,  le  souvenir  de  la 
mort  de  Heine  est  digne  aussi  d'être  conservé 
et  médité. 


TABLE 


LA  RELIGIEUSE  PORTUGAISE 1 

ADRIENNE  LE   COUVREUR 43 

LOUISE,   REINE  DE  PRUSSE 97 

MADAME  DE  CHATEAUBRIAND 181 

LE  SENTIMENT   DE  L'aMOUR  CHEZ  HENRI   HEINE.   .    .  275 


IMPRIMERIB  CHAIX,  RUE  BERGÈRE,  20,  PARIS.  —  3838-2-9S.  —  (ïncre  LorDleti). 


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