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PROMENADES LITTERAIRES
DU MÊME AUTEUR :
Roman, Théâtre, Poèmes
sixTiNB, 26 édition, i vol. gr. in-i8 épuisé
LE PÈLERIN DU SILENCE, 26 éd. I VOl. gP. in-l8 3 . 5o
LES CHEVAUX DE DioMEDE, 2© éd. I vol . gp. in-i8 3 . 5o
d'un pays lointain, i vol. gr. in-i8 3.5o
LE songe d'une femme, 2^ éd. I vol. g;p. in-i8 3. 5o
HISTOIRES MAGIQUES, 2© éd. I vol. in-i2 3 . 5o
PROSES MOROSES, 2*^ éd. I vol. in-24 3 »
LE VIEUX ROI. I vol. in-i2 2.5o
LES saintes du PARADIS^ pctits poèmes avec 29 bois
originaux de G. d'Espagnat. i vol. in- 12 cavalier. . 6 »
1.11ATV., suivi de theodat, 3e édition, i vol. gr. in-i8. 3.5o
Critique
le latin mystique (Étude sur la Poésie latiae du moyen
âge), 3" édition, i volume in-8 épuisé
LE LIVRE DES MASQUES (I^r et II©) (gloses et documents
sur les écrivains d'hier et d'aujourd'hui, avec 53 por-
traits par F. Vallotton), $• édit. 2 vol. gr. in- 18. ji
Chaque volume 3 . 5o
LA culture des IDÉES, 2^ édit. I vol. gr. in-i8 3.5o
LE CHEMIN DE VELOURS, 26 édit. i vol. gp. in-i8 3 . 5o
LE PROBLÈME DU STYLE, 26 édit. I vol . gp. in-i8 3 . 5o
PHYSIQUE DE l'amour. Essai sur Vinstinct sexuel^
7» édit., I vol gp. in-i8 3.5o ,
ÉPILOGUES, 1856-1898. Réflexions sur la vie, 2e édit. j
I vol. gp. in-i8 3.5o j
ÉPILOGUES, 1 899-1 901. Réflexions sur la vie, 11^ série, '
26 édit., I vol. gp. in-i8 3.5o
ÉPILOGUES^ 1902 -1904. Réflexions sur la vie, IIl6 série, I
26 édit., I vol. gp. in-i8 3.5o . ]
ESTHÉTIQUE DE LA LANGUE FRANÇAISE, 3* édîtioU, FCVUC, , j
coppigée et augmentée, i vol. gr. in-i8 3.5o
PROMENADES LITTÉRAIRES, 36 édît. I VOl. gP. in-l8.... 3»5o
promenades PHILOSOPHIQUES, 2® édit. I vol. gp. in-i8. 3.5o
REMY DEiGOURMONT
Promenades Littéraires
Deuxième Série
NOTES SUR VILLIBRS DE- l'iSLE-ADAM
LA « DERNIÈRE MODE )) DE STEPHANE MALLARME
HEREDIA — M°^^ DE NOAILLES BAUDELAIRE KT RACINE
STENDHAL ET SHAKESPEARE LES MAÎTRES DE BALZAC CHOPIN ET G. SAND
LES FABLES DE LA FONTAINE LES PARCHEMINS DU FEMINISME
LE THÉÂTRE AU XVIie SIECLE UNE LACUNE DANS « l' AVARE »
l'aLMANACH DES MUSES
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
MCMVI
i7
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE l
Douze exemplaires sur papier de Hollande,
numérotés de i à 12. /
JUSTIFICATION DU TIRAGE :
Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris
la Suède et la Norvège.
sm
; ". /oM
PREMIÈRE PARTIE
U5l CARNET DE NOTES
SUR
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
Peut-être que, vers 1889, nous nous faisions du
génie de Villiers une idée exagérée. Mais c'était
notre manière inconsciente de protester contre les
idoles littéraires du jour. Le ton d'adoration que
Ton prenait alors^dans la presse pour parler d'un
Dumas, d'un Daudet, excitait assez justement, je
pense, notre esprit de contradiction. Le bon sens,
cependant, le goût et la mesure étaient relativement
de notre côté. Transformons notre enthousiasme
en jugement, et nous n'aurons rien à renier d'une
985
PROMENADES LITTERAIRES
admiration qui s'appuie sur Tribulat Bonhomet^
sur les Contes cruels.
Il est possible que Ton écrive un jour une histoire
de la littérature française au xix^ siècle moins naï-
vement partiale que celle de M. Faguet, moins cour-
tisane du succès, moins erronée aussi, et qu'on y
dise de Villiers exactement ce que M. Faguet dit de
feu M. Cherbuliez : « C'était un écrivain extrême-
ment original. » M. Faguet, qui loue de son mieux
toute la famille Daudet, ignore jusqu'à Texistence
de Villiers de l'Isle-Adam. Il ignore non moins
Barbey d'Aurevilly et Stéphane Mallarmé, cepen-
dant que ses complaisances n'omettent ni Eugène
Manuel, ni Armand Silvestre, ni tous les Broglie,
tous les Thureau-Dangin et tous leis; Sarcey.
Ces notes ne seront pas utiles à ce ftitur histo-
rien ni même à M. Faguet, s'il regrettait un jour sa
légèreté ou sa complaisance. Elles ne veulent ins-
truire personne. Ce sont des souvenirs, des pro-
pos, des faits menus et peut-être curieux seulement
pour celui qui les a recueillis.
L'idéalisme de Villiers était un véritable idéalisme
verbal, c'est-à-dire qu'il croyait vraiment à la puis-
sance évocatrice des mots, à leur vertu magique :
UN CARNET DE NOTES
« Tout verbe, dit Axel, dans le cercle de son action,
crée ce qu'il exprime. » C'est d'après ce principe
qu'il m'expliqua un jour le mystère, pour lui très
clair,de la transsubstantiation. Il prenait à la lettre
la formule, de saint Thomas d'Aquin, je crois :
Verba efficiuntquod signijicant. Cela lui permit de
vivre, non pas heureux, mais fier, parmi les magni-
ficences de ses rêves et les cruautés de son ironie.
Villiers s'était entendu avec Bailly pour publier
à la Librairie de PArt indépendant un recueil de
pages qu'il appelait Chez les passants. Or, ce
Bailly, homme fort ésotérique et qui avait grand
plaisir à éditer des livres « d'art indépendant » aux
frais des auteurs, désirait encore faire des affaires.
Pour cela, il avait ouvert une succursale sous le
nom de « Comptoir d'édition » et les livres qui se
publiaient là ne prétendaient certes ni à l'art, ni à
l'indépendance, ni à Tésotérisme.
Villiers, trouvant à cette expression, « Comptoir
d'édition », je ne sais quelle beauté ironique à
force de franchise mercantile, exigea pour son livre
cette marque. Il escomptait de ce comptoir d'im-
menses bénéfices.
PROMENADES LITTERAIRES
Un jour Rosita Mauri, la danseuse, alors dans
tout son éclat, entre comme la foudre dans Fentre-
sol du Gil'Blas, boulevard des Italiens, au coin
de la place de TOpéra, et, brandissant un numéro
du journal :
« — Comment osez-vous imprimer toutes ces
ordures, et — elle lisait des titres et des noms, —
pendant que vous avez là Villiers, pendant que
vous avez là un homme de génie, — et qui attend? i>
J'allai avec lui au Gil-Blas. Nous voulions offrir
à Guérin, le Guérin-Ginisty de la Fange (comme
on se juge !) un roman que je venais de finir. Vil-
liers recommande le manuscrit du ton le plus équi-
voque, assurant que c'était mondain, sensuel, per-
vers, plein de soupers, de fêtes et de courtisanes,
ce qui était bien loin de la vérité. Il affectait d'ail-
leurs devant ces hommes la plus singulière attitude,
les accablant de saluts, de compliments, se glissant
en humble collaborateur, heureux d'évoluer parmi
tant de maîtres. C'était sa manière de mépriser.
A VEcho de Paris ^ quand j'apportai sa nouvelle
posthume, les Filles de Milton^ il fallut lutter pour
le prix. J'obtins enfin la somme qu'il eût touchée
UN CARNET DE NOTES
de son vivant, trois cents francs. On payait, en ce
temps-là, dans les journaux.
Son esprit, comme celui de presque tous les hom-
mes d'esprit, était du bas de l'escalier. Alors, il
levait le doigt et disait le mot trouvé trop tard.
M. M..., quoique plus jeune que lui, l'effrayait
beaucoup et il ne trouvait jamais rien de très
piquant à lui répondre. Il admirait profondément
en lui cet art de gagner l'argent, de jouer avec la
vie, cette maîtrise dans les affaires, et il me conta
avec bonheur l'histoire de la fondation de FE. . .
rfe P..,, M. M... allongeant le bras vers les billets
de banque étalés, en distrayant quelques-uns et
disant ce seul mot :
— Dix pour cent, n'est-ce pas ?
Un soir nous étions assis à la terrasse d'un café,
près du passage des Princes. M. M... vint à passer.
Dans sa hâte à l'aller saluer, Villiers renversa et
brisa deux ou trois verres. En revenant, il me dit :
— Voilà un homme étonnant. Il est capable de
tout!
Parfois, quand il méprisait beaucoup un écri-
vain, un poète à la mode, si son nom venait à être
PROMENADES LITTÉRAIRES
cité, il feignait Tenthousiasme, se lançait dans un
fougueux éloge, puis, ayant bien joui des mines
consternées de son auditoire, il éclatait de rire. Il
me joua cette coinédie, un soir, à moi tout seul, à
propos d'un poète, déjà ou alors presque célèbre,
et qu'il n'est pas temps de nommer. J'avoue que
je fus dupe un instant, mon jugement sur ce poète
n'étant pas encore fixé. On pouvait s'y méprendre.
Il a conservé des admirateurs.
Dans Isisj il avait voulu faire le portrait tdéal de
la mère de Napoléon I®', Letizia Bonaparte.
Il était violemment romantique. Il disait :
— « Il y a les romantiques et les imbéciles. »
Villiers s'était converti, en pensée seulement,
dans les dernières années de sa vie.. Depuis ce
moment, lui qui avait lu beaucoup de philosophie
allemande, quand il apercevait un gros in-octavo
de chez Alcan, il haussait les épaules, en disant :
— « Le catéchisme coûte deux sous ! Le catéchisme
coûte deux sous 1 »
Et cette idée semblait l'amuser extrêmement.
On a dit, et c'est absurde : « Il ne fut ni de sou
UN CARNET DE NOTES
pays, ni de son temps. » C'est tout le contraire, et
il me semble un type représentatif et de sa race et
de son siècle. Quel abîme y a-t-il donc entre Can*
dide et les Demoiselles de Bienjilâtre ? N'a^t-il
pas, tout comme Jules Verne, utilisé pour des fins
romanesques la science du moment? A quelle
autre époque aurait-il pu écrire F Eve future ou la
Machine à gloire t
Il me disait :
— « Vous souvenez -vous de ce mot de la Prin-
cesse de Clèves : « Il nous parut un stratagème » ?
Eh bien, cette princesse se sert innocemment du
procédé de Mallarmé : Stratagème, au lieu de :
Celui qui use d'un stratagème. »
Je n'ai pu retrouver le passage, ce qui est con^
mun, quand on relit un livre exprès.
Un étranger lui demandait :
— Vous qui avez connu Wagner intimement,
était-il agréable en conversation ?
— L'Etna est-il agréable en conversation ? répon-
dit Villiers.
Il racontait avec joie celte anecdote ;
PAOMBNADKS LITTERAIRES
<( Gustave Flaubert mourut pauvre, ayant donné
presque toute sa fortune à son frère, qui avait fait
de tristes affaires.. Or, un jour, ce frère lui dit, le
voyant fumer quelque cigare un peu moins vul-
gaire :
— « Mâtin, tu te paies de beaux cigares ! »
Il avait horreur de Renan, qu'il était allé enten-
dre au Collège de France, et qu^il parodiait sata-
niquement.
Sa foi, très sincère , des dernières années ne
Tempèchait nullement d'imaginer, en paroles, les
plus beaux blasphèmes. Nous parlions un soir
(son ami M. Merc... était là, et M. de L...) d'une
sorte de maison de suicides que Ton pourrait éta-
blir, avec tous les moyens les plus variés de mou-
rir offerts aux désespérés. Nous en dressions le
catalogue. A bout de trouvailles, Villiers indiqua
la crucifixion « pour ceux qui, fatigués d'être
hommes, voudraient devenir dieux » !
— Mais, ajoutaH-il, cela coûterait très cher, plu-
sieurs fortunes, et trouverait-on, parmi les riches,
de tels hommes ?
Je dînai chez lui, rue de Douai, avec M. de L....
UN CARNET DE NOTES j3
Après dîner, il voulut nous verser sur les doigts
des gouttes d'essence de violettes. Il disait, et cela
nous faisait bien sourire :
— « C'est l'usage de la maison. »
Il était surpris que M. B... eût écrit dans un de
ses romans une assez curieuse et poignante scène
d'amour. Il la retrouva dans Dostoiewsky et fut
rassuré. Il disait du même B . .. : « Il déshonore la
pauvreté. »
i8 août 89. — Aux frères Saint-Jean-de-Dieu.
Une petite chambre très propre avec une grande
fenêtre ouvrant sur un jardin éclatant de fleurs
rouges. Villiersest là, couché. Dans un corps d'une
maigreur effroyable, les yeux seuls vivent faible-
ment. D'une^voix presque basse, il me dit quelques
mots, et j'ai un remords de le laisser parler, tant
le souffle lui est pénible. On dirait qu'il n'a plus
de dents.
Il veut guérir, mais il sait que demain sera peut-
être son dernier jour. Sur un signe, je me penche
vers lui, et il médit (comme je venais de lui parler
du Meilleur Amour^ paru quelques jours avant
ians le Fi ffaro) :
l4 PROMENADES LITTKlUIliKS
— « Un petit secret littéraire,., je n'avais pag
écrit V air ^/a, mais Vair d'un élu... C'est bien
différent... L'air élu, c'est niais... h' air d'un
élu ! »
Et il répète :
— (( h' air d'un élu ...»
Le geste de son bras et de sa main décharnée est
encore significatif, 11 ajoute :
— « Puis, il n'y avait ^diS sa chère YuaniCy mais
sa chère et sainte femme,.. Ces deux corrections
sottes sont de Marcade... C'est avec ces petits
changements qu'on gâte des pages... ;>
Pendant sa dernière maladie, M. G. . . Roden...,
qui avait un article sur lui, l'article^ à passer au
Figaro, venait deux fois par jour demander s'il
était toujours en vie.
Il lisait peu, dans les derniers temps n'ayant d'ail-
leurs chez lui presque pas de livres, mais il profi-
tait de tout hasard, de toute conversation, s' appro-
priant toute réflexion heureuse et la pliant à l'esprit
de Toeuvre qu'il avait en train.
M. Mendès, un jour, le rencontre et lui eite^ le
disant de Pascal, ce mot : « Telle est la vanité, l'in-
UN CARNET DE NOtSS
firmité de la raison de Thomme, qu'il ne saurait
concevoir uii Dieu auquel il voulût ressembler. »
Villiers plaça la citation hypothétique dans la bou-
che de FArchidiacre, s'adressant à Sara, acte pre-
mier d'Axel^ scène cinquième, avec ce commen-
taire: « Redis-toi, pour ton salut, cette grande
parole d'un philosophe chrétien : « »
Aie donc charité pour ta raison d'un jour (i), »
Entre temps, Mendès lui avoua qu'il s'était joué j
que le mot, bien loin de Pascal, était de lui-même.
Alors Villiers, dans la version définitive &Axël{2),
arrangea ainsi le morceau: <' Redis-toi, pour ton
salut, cet aveu trouble d'un rhéteur païen : «
» Sache donc refréner l'orgueil de ta raison
dérisoire. » Suivent dix-sept lignes ajoutées à la
première version, et suggérées par la nouvelle
attribution de cette citation douteuse.
Villiers prétendait, cependant, lire assidûment
Pascal.
Je connus Villiers à la Bibliothèque Nationale,
où j'étais alors attache au service public. Ily venait
peu, car il lisait en son imagination plutôt que dans
{i) La Jeune France^ novembre i885.
(a) Quantin, 1890.
l6 PROMENÀDBS LITTÉRAIRES
les livres; mais, à moment-là, il désirait quelques
notions précises sur la rie de Milton, pour ses Fil-
les de Milton^ qu'il ne devait esquisser que plus
tard et qu'il me fut donné de publier après sa
mort. Assez nerveux, il attendait les livres requis
et personne ne compatissait à son impatience,
car son nom ne donnait aux bibliothécaires que
la vague impression de syllabes historiques. Je
pus venir à son secours, mais trop tard ; les
livres entrevus, il les fit conserv^er pour le len-
demain : il ne revint qu'après trois mois.
Cette anecdote est peut-être caractéristique, au
moins de sa manière de travailler. Il portait en sa
tête des quantités infinies de projets; il récitait des
livres entiers dont pas une ligne n'était écrite et ces
récitations étaient toujours diverses, et il passait
d'un projet à l'autre avec une merveilleuse sponta-
néité. UEve future demeura des années sur le
chantier : il eu existe des fragments manuscrits
dont on peut espacer la composition sur dix ou
douze ans; ce n'était qu'à force de réciter des bri-
bes d'une œuvre, d'en noter des phrases, de courts
chapitres, qu'il arrivait à voir clair, et encore,
pour certaines œuvres^ comme Axëly il demeura
' jusqu'au dernier moment, jusque sur son lit de
UN CARNET DE NOTES I7
mort, dans le doute, dans la douloureuse genèse
d'un dénouement nouveau qui devait en modifier
la signification.
Malgré une vie troublée, et souvent jusqu'à Tan-
goîsse, il travaillait courageusement, mais sa pen-
sée l^emportait; au lieu d'écrire le drame, il regar-
dait se mouvoir les personnages et quand il
revenait à lui, les scènes vues s'en allaient. C'est
pourquoi il aimait à penser tout haut; dites à mesure
qu'il les voyait, les choses prenaient une extério-
risation plus sensible et plus durable. Au reste,
l'auditoire lui importait peu, pourvu qu'il eut un
auditoire; en cela, il était pareil au poète vision-
. naire Goleridge qui, pendant vingt ans, conféren-
cia tous les soirs devant des amis, devant des
inconnus et toujours avec une magnifique abon-
dance et une stupéfiante profusion d'idées.
M. Ribot classe Goleridge parmi les nàalades de
la volonté, parmi ceux que trouble l'abondance de
leurs propres idées, qui n'osent ou ne savent faire
un choix dans cette foule toujours grossissante, et
qui réalisent peu en comparaison de ce qu'ils ont
pensé. Ce sont de singuliers et bien précieux mala-
des! Mais, malade, lui aussi, comme Coleridge,
Villiers réalisa des œuvres, sinon toute son œuvre
l8 PROMENADES LITTERAIRES
rêvée, et, après tout, ce qu'il a écrit suffit à nous
consoler de ce qu'il n'eut pas le temps d'écrire.
Seul, d'ailleurs, un méthodique crétin pourrait se
vanter, vers sa centième année, d'avoir réalisé
tous ses projets ; un être vraiment fécond ne réa-
lise jamais que la millième partie de son rêve. Il
voit la pyramide à construire et il dresse à peine
quelques pierres les unes sur les autres !
Il y a cinq ans, en Finlande, se préparant à ce
que les pays du Nord appellent le doctorat en phi-
losophie, et nous le doctorat ès-Iettres, M. de Krœ-
mer a pris pour sujet de thèse Villiers de Vlsle"
Adam (t). Et celte thèse est un livre d'une valeur
documentaire d'autant plus précieuse qu'il est le
seul. C'est là qu'il faut chercher les dates exactes
de la vie et des œuvres de Villiers. Malheureuse-
ment, il est écrit en suédois; en attendant que l'au-
teur nous donne l'édition française qu'il* prépare,
il faut essayer de tirer parti de ce texte qui sera
généralement trouvé mystérieux.
Villiers a déjà eu un biographe, M. du Ponta-
(i) Villiers de l'Isle-Adam. En literaturhistorisk siadie af
Alexis von Kraemer. Akademisk Afhandling, Helsingfors, décem-
bre 1900, in-80.
UN CARNET DE NOTES I9
vice de Heussey, mais son livre est si plein d'er-
reurs et d'incohérences que M. de Krœmer n'a pu
s'en servir qu'avec beaucoup de défiance et après
avoir confronté son récit avec d'autres écrits moins
suspects. Il a eu recours aussi, et c'était indispen-
sable, aux souvenirs des amis de la jeunesse de
Villiers. L'un d'eux, qui lui demeura fidèle jus-
qu'après la mort, M. Charles Marras, a fourni sur
Villiers plusieurs détails très curieux et inconnus.
Ainsi Villiers aurait ^crit un drame en cinq actes,
qui s'est 'perdu, les Prétendants. Il était même
entré, pour le lui faire jouer, en pourparlers avec
un M. d'Herssent, comme en témoigne un traité
daté du x^'aotit 1876. C'est l'année suivante qu'il
mtenta un procès aux auteurs de Perrinet Leclerc^
Anicet Bourgeois et Locroy, à Tresse, l'éditeur de
la chose, et aux directeurs du Châtelet, Ritt et
Larochelle (1). Anicet figure là pour mémoire. II
était mort depuis cinq ou six ans; et son drame
aussi, d'ailleurs ! Singulier procès ! Perrinet Leclerc
date de 1882. La pièce est dédiée à M"® Georges-,
laquelle, éminemment dodue, représentait la plus
majestueuse des reines Ysabeau.
(i) Dont le fils devait plus tard monter Axel avec tant de bonne
volonté et de bon goût.
PROMENADES LITTERAIRES
Les grandes dates de la vie intellectuelle de
Villiers sont, passés les débuts :
1862 : his.
i865 : Elën.
1866 : Mçrffane.
1867 : Claire Lenoir (devenu Tribulat Bonho-
met) et V Intersigne.
1870 : la Révolte.
De là à 1880, c'est le désarroi, on ne sait quelle
mort. En dix ans, il donne dix contes et une ré-
cension du Candidat de Flaubert. Pendant les
années 1871-72-73, c'est le silence absolu.
1880 : le Nouveau Monde.
i883 : les Contes cruels^ dont beaucoup étaient
inédits et certainement récents.
i885 : Akédyssérily cinq autres contes, et Axé'L
1886 : r Eve future y dont il faut reporter, pour
le commencement tout au moins, la composition à
Tannée précédente, l'Evasion, plusieurs contes
recueillis dans C Amour suprême.
1887 : Quinze contes qui font partie des His-
toires insolites, parues la même année, et de 7'ri-
bulat Bonhomet, achevé sous la même date.
1888 : les contes qui forment les Nouveaux
Contes cruels.
UN CARNET DE NOTES
1889 : Deux contes et la mise au point à^Axëly
qui paraissait l'année suivante .
On voit donc que la période de grande fécon-
dité de Villiers s'étend, tout à fait à la fin de sa
vie, de 1880 à 1889 ; et Ton se prend à penser
qu'il y a là un rapport certain entre la production
de Técrivain et les moyens qu'il a de se produire.
Cependant il serait possible que Villiers appartînt
à la catégorie des esprits tardifs, et que la partie
organisatrice de son génie ne se fût développée
qu'à partir de l'âge de quarante ou quarante-deux
ans. Il y a de sérieux motifs pour croire que la
première conclusion est la meilleure. Celui qui, à
vingt-neuf ans, a écrit Claire Lenoir^ n'était ni un
tardif, ni un précoce ; plus tardif que Goethe, il
est plus précoce que Flaubert ; il est donc dans la
moyenne et, quoiqu'il s'agisse d'exception, dans
la normale. Après cette admirable histoire, qui,
naturellement, passa inaperçue, si les circonstances
avaient été favorables, Villiers ne se serait pas
arrêté. Mais l'époque était terrible. C'était l'hor-
reur noire du Second Empire (1867), ténèbres qui,
aggravées par la guerre, régnèrent encore long-
temps après 1870. Jfilmais peut-être, si ce n'est
pendant l'époque révolutionnaire, l'art n'avait été
PROMBKÀDeS LITTÉRAIUBS
si méprisé en France. Tout ce qui n'était pas boule-
vardier paraissait insensé. L'esprit de ce moment
eut son exaltation dans Froufrou ! La Révolte
parut bien peu de chose à côté de cette bagatelle.
Cependant Dumas, qui avait du sens, protégea la
Révolte; cette justice lui est due, qu'il fut alors le
seul boulevardier à ne point méjuger une pièce que
Ton devait, trente ans plus tard, malgré sa conci-
sion, comparer à Maison de Poupée^ dont elle est
d'ailleurs le prototype. Il ne se trouva que vers
i885 des esprits capables de comprendre Villiers.
Les Contes cruels (i883) sont une date littéraire.
De les avoir lus, des jeunes gens se sentirent trou-
blés. Vers le même temps, on avait connu Sagesse
et découvert Mallarmé. A Rebours acheva la mois-
son, en fournissant le lien. Il y eut une nouvelle
gerbe, qui se récolte encore tous les ans; il y eut
une nouvelle littérature. En i885, Villiers est
connu* et admiré ; des journaux importants et
toutes les revues littéraires lui sont ouverts : voici
r Eve future^ tous ses derniers contes, Axel.
M. dû Kraemer ne parle qu'en passant dés pro-
jets littéraires de Villiers. Ces projets n'étaient pas
tous chimériques. Il annonçait comme en prépa-
ration, au faux-titre du dernier livre qu'il publia
X.
UN CARNBT DB NOTES sS
lai-même, les Nouveaux Contes cruels : Axel
(paru) ; r Adoration des Mages; le Vieux' de la
Montagne ; Chez les Passants (paru) ; Théâtre li-
sible .'Catherine de Médicis^l' Evasion (paru); His-
toire : Documents sur les règnes de Charles VI
et Charles VII; Œuvres de métaphysique : l'Illu"
sionnisme ; De la connaissance de F Utile ; VExé-^
gèse divine. Les manuscrits de Villiers ont été di-
visés par le hasard en plusieurs lots. J^ai analysé
celui 4ui a passé en mes mains et j'en ai tiré, outre
divers fragments, un de ses plus beaux contes^ les
Filles àe Milton. Dans les autres, il reste, je le
sais, beaucoup d'inédit. Parmi les pages les plus
curieuses, on m'a signalé le « carnet de Tribulat
Bonhomet », le recueil des pensées de ce grand
philosophe. Pourquoi tout cela demeure-t-il enfoui?
Villiers semble avoir eu cette méthode de tra-
vail 2 inscrire, en phrases cursiveSjune idée ; repren-
dre les pages écrites et les transcrire jusqu'à ce
que la forme, enfin, se dégageât. Mais souvent, il
commence de copier un brouillon à main posée, et,
arrivé à la vingtième ligne, l'imagination l'emporte
vers une conception différente, au moins par les
détails, des deux ou trois premières rédactions,
24 FROMKNADES LITTERAIRES
lesquelles, déjà, sont assez dissemblables. Ce n'é-
tait évidemment qu'après avoir longtemps parlé
un conte, par exemple, après Tavoir analysé, par
de récriture, en toutes ses significations possibles,
qu'il arrivait à s'en faire, pour lui-même, une idée
claire. Les images et les symboles montaient, tels
qu'une tumultueuse armée, à l'assaut de sa cervelle
et dans l'effervescence de la mêlée, les assaillants,
suivis d'éternels renforts, se massacraient les uns
les autres.
De plus riche organisation cérébrale, il n'y en
eut guère. A quelque moment du jour ou de la
nuit que l'on surprît Villiers, fût-il réveillé après
deux ou trois brèves heures de sommeil, « le
punch, instantanément, flambait » (ce mot carac-
téristique est de Huysmans), et de quelle flamme |
son œuvre n'en donne qu'un reflet. Que de nouvelles
n'a-t-il pas racontées qu'il n'a Jamais, qu'il n'au-
rait jamais écrites ! Ainsi, ce Vieux de la Monta-
gne^ dont il entretint si souvent ses amis.
De ce livret légendaire, souvent annoncé, quel-
que écriture, pourtant, demeure, et — copiée sur
deux feuillets chiffonnés — la voici :
UN CARNET DE NOTES 25
{Premier feuillet.)
VIEUX DE LA MONTAGNE
Etre toujours 5o/, parlant pour chacun sincèrement, comme
à lui-même.
Examen du Haschîschin, (du ?) avec le Bouffon et les
femmes.
Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l'espérance et
la mort des autres pour une chose d*un jour et se le disant.
— Constatant son métier, symbole des rois.
La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et^
ingrate, trouvant avec justice qu'ils sentent mauvais et sont
grossiers, — une fois libre.
Le roi du Haschisch sera celui dont l'armure sera revêtue,
avec le rôl«^ par Hassan, lorsque la mort, après le don de
rherbe sainte, sera venue. . .
(Second feuillet,)
LE VIEUX DE LA MONTAGNE
ire scène.
Oh ! la neige !...
Mourir!...
— Ho !...
— Sont-elles ?
(Le vent passe.)
(
20 PROMENADES LITTÉRAIRES
— Sauve-moi !.., Oh !...
— Adieu !...
— Ho !... dans l'ombre !... dans les...
— Une corde ! Ah ! le bois cède... vite...
— Là... secours !... Ah !... A moi !
— En hautjlesyeux î... mes cordes tournent aux sapins!..
Je lui ai également entendu parler d'un livrequ'il
n'eut pas le temps d'annoncer publiquement, et
qui se serait appelé le Sermon sur la Montagne*
Il cherchait à introniser dans cette étude des effets
littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la
vision d'une route crépusculaire, où Jésus s'a-
vance, lumineux dans la nuit venante... et les
choses montrées, non par des descriptions directes,
par la notation des entours. .. et rien de précisé-
ment circonscrit... On voit que Jésus passe, com-
ment ? — Par l'influence qui de lui s'émane... Et
puis?. .. — Ah! il parlait bas, las, déjà étreint par
la Mort...
Un jour, déjà malade, et sur sa fin, au printemps
de 1889, il me conta, en quelques traits, une nou-
velle, dont voici le strict squelette :
« Le Mirage, — En Afrique. Les sables, et,
sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef
UN CARNET DE NOTES ^7
de parti arabe, contre les Anglais. Il connaît admi-
rablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant
les envahisseurs, ordonne sa fuite pour que, réver-
bérée par les sables, l'image de sa propre armée,
cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue
réelle, à bonne distance. Les Anglais s'avancent;
les Arabes attendent; les Anglais tirent, les Arabes
tombent; les Anglais se ruent à la curée : tout a
disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues
de pays, la même duperie raille l'ennemi effrayé
d'un incompréhensible sortilège et se demandant
comment, si rapides que soient leurs chevaux, les
Arabes peuvent si instantanément disparaître, -^
en enlevant leurs morts! Cette lutte contre des fan-
tômes épuise les Anglais, qui vont toujours, impru-
dents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers,
grâce à un suprême stratagème, et massacrés, —
sans avoir compris, mais dans les yeux la vague
horfeur d'une épouvantable et démoniaque ironie. »
Les premiers vers imprimés de Villiers de Tlsle-
Adam ne sont pas, ainsi qu'il est admis, le recueil
typographie à Lyon par Scheuring, — mais bien la
plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le
titre :
28 PROMENADES LITTÉRAIRES
Deux Essais de Poésie^ par le comte Villiers de
risle-Adam ; Paris j imp. de L. Tinterlin et C^e ,
rue Neuve-deS'BonS'EnfantSj i858^ in-S^ de i6
pages.
Deux essais : Tun, le second, Zai'ra, fut repro-
duit dans les Premières Poésies^ avec, vers la fin,
quelques corrections. L'autre, dédaigné à tout
jamais par le poète, le méritait. C'est, précédée
d'une notice indiquant que les calomnies anglaises
ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement
intitulée : Ballade. Çà et là, des vers d'une assez
énergique éloquence, des vers d'un Tyrtée, vrai-
ment supérieur — dans cet emploi déprécié — à
ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses
expressions, comme : les cris des canons tout en-
rhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit du
drapeau :
Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches,
Vous n'y trouverez que des trous ! —
Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de
pierre », si avec lui les vieilles légions...
... Puis, que leurs canons verts,
Dans Tombre illuminés d'une joie effroyable,
Hurlassent, haletants, leur salve formidable.
UN CARNET DE NOTES 2g
Leur cri tout enrhumé de rouille et seul capable
D'ébranler les échos tonnants de Funivers 1 —
Finalement, des considérations sur la fragilité
d'un trône :
Sapin couvert d'hermines blanches,
Il a spectre et lauriers pour branches ! . ..
Il est formé de quatre planches,
Absolument comme un cercueil.
Une autre trouvaille; c'est une brochure scienti-
fique de 4 pages in-4°5 lithographiée (Paris, lith.
Michel, passage du Caire, iSBg) :
Nouvelle Application de la vapeur à la navi-
galion. Signé : Philippe^Auguste Villiers, comte
de risle-Adam.
La signature semble, supplément d'authenticité,
reproduire l'écriture même de Villiers, sa claire
écriture posée, mais c^est une illusion, La brochure
est de son père.
Il s'agit d'un système de propulseurs destinés à
remplacer, avec bien moins et même pas du tout
de déperdition de forces, Thélice. Faute de notions
scientifiques suffisantes, sans doute, cela m'a paru
obscur : 'la langue en est très rigoureuse, dénote
de réelles études techniques.
3.
3o PROMENADES LITTÉllAmES
UEve future^ travail terrible et dont Villiers
parlait comme d'une descente aux enfers. Chaque
fois qu'il se mettait à la page interrompue, c'était,
pour recréer l'atmosphère si spéciale, un effort sur-
humain de volonté, et de mémoire, et de logique,
pour renouer sans cesse les uns aux autres les fils
du surnaturel et de la science positive. Il voulait,
en effet, donner l'illusion de l'exactitude et se pré-
occupait — on en a la preuve dans une préface
inédite — du jugement des électriciens eux-mêmes;
mais pour l'allégement de son volume, il s'abstint
de tout chiffre, de toute notation chimique.
L'affabulation fut également très laborieuse.
L'œuvre passa par plusieurs titres. Ils se succèdent
ainsi sur les divers manuscrits : i^ V Andréide pa-
radoxale d' Edison; '^^ T Eve nouvelle ; Z^ l'Eve
future. — De même, les noms des personna-
ges subissent des variations : Alicia Clary s'ap-
pelle d'abord Evelyn Habal, puis Miss Hadaly,
deux noms réservés, finalement, l'un pour la
Femme qui sert de prétexte à la création de l'An-
dréide, l'autre à Andréide elle-même; lord Ewald
apparaît sous les dénominations de : lord Lyonel,
UN CARNET DE NOTES 3l
lord Lyonnel, lord Angel, lord Angel**, lord
Edward.
DdLnsl*Eoefature,Yï\liers ne raille pas la science;
il la nie encore moins. Mais au lieu d'accepter
comme des merveilles les progrès physiques de la
science appliquée, il en montre la vanité en en mon-
trant les bornes. Il dépasse exprès, et de tout un
infini, le possible de la science, sans pourtant vio-
ler les vraisemblances de demain. A ce propos,
M. Huysmans avait trouvé un dénouement bien
meilleur que celui de Villiers, et qui concluait à la
suprématie éternelle de la vie, à la supériorité de la
chair brute sur la machine la plus « intelligente » :
Lord Ewald regagne TEcosse avec son andréide,
vit avec elle, se grise d'artificiel; mais un soir il
aperçoit la jambe nue d'une fille de ferme, et il
veut cette fille, et il brise sa mécanique.
Villiers a dû figurer sur les premières listes de
l'Académie Concourt. Un soir du printemps 1889,
comme nous avions dîné ensemble, il me quitta
vers dix heures^ ayant rendez-vous au Figaro
avec Edmond de Concourt, qui ne le connaissait
pas encore.
32 PROMENADES UTTÉRAIRSS
Dans les années qui suivirent la guerre de 1870,
Villiers mena une vie très misérable. Il est à peu
près certain qu'il fut moniteur de boxe dans un
gymnase. 11 me fit un jour une allusion précise à
cela, en me parlant de sa santé. Des coups de
poing reçus dans la poitrine et Testomac, il gardait
une triste impression, et des traces.
Sa liaison tant critiquée^ affirmée par le mariage,
la veille de sa mort, lui avait au moins donné un
domicile fixe, un intérieur, médiocre, mais sûr. Il
ne perdait plus ses manuscrits, comme le tome II
d'/sisy oublié dans une chambre d'hôtel. Mais,
après sa mort, quel pillage ! Que d'amis empor-
tèrent, en souvenir, des pages de son écriture !
[
LA a DERNIÈRE MODE » DE STÉPHANE
MALLARMÉ
« La Dernière Mode^ gazette du monde et de la
famille. Directeur : Marasquin. » Huit pages de
format petit in-folio, enchâssées dans une couver-
ture bleu pâle (que le temps a douée de la <c grâce
des choses fanées »), tachetée, çà et là, de vignettes
dessinées par Morin et paraissant, après quinze ans,
un peu archaïques.
La première livraison est datée du 6 septembre
1874. Comme les suivantes, elle s'orne de figurines,
les unes noires, les autres coloriées, de patrons, et
plus tard, le directeur, annonçant la prochaine sur-
prise de musiques nouvelles et choisies, et faisant
allusion à l'espace de quinze jours et plus qui sépare
chaque fascicule, ajoute : « La livraison, défraîchie
quant à l'intérêt du moins, reste encore longtemps
sur la table du salon : or, qu'elle demeure au
34 PROMENADES LITTERAIRES
piano. Un morceau de musique... A sa faveur la
livraison affronte même Toubli. »
(( Or, qu'elle demeure au piano! » A qui n'aurait
écouté que distraitement l'injonction, il semble
qu'un geste deviné, bref et concluant, la signifie à
nouveau. Un pareil mouvement accompagne le « je
le maintiens » de la Prose {pour des Esseintes) :
Nous promenions notre visage
(Nous fûmes deux, je le maintiens)...
C'était une curieuse gag^eure contre la platitude;
elle fut gagnée : qui recommencera?
Du titre à la signature du gérant, les annonces
comprises, et les analyses de toilettes, et les menus,
et les recettes, et tout, la Dernière Mode était
entièrement rédigée par M. Stéphane Mallarmé,
hormis quelques collaborations littéraires. Car si J
on lit, sous des vers, sous des nouvelles, les noms I
de Banville, Coppée, Sully-Prudhomme, Cladel,
Mendès, Daudet, Mérat, Valade, il est avéré que
toute la partie technique et fondamentale aurait
pu être signée par l'auteur de V Après-midi d'un
Faune^ et il y a dans ces pages perdues (perdues,
on put le croire) de vrais et charmants poèmes en
prose. C'est, sur la femme, sur les chiffons, les plus
a LA DERNIÈRE MODE )) DE STEPHANE MALLARMÉ 35
précises et curieuses notes écrites de notre temps
et d'une valeur professionnelle surprenante.
Tel, ce programme de robe : « Toilette de dîner
(en cachemire, je l'ai vue rose, comme vous pouvez
la voir bleue) : le tablier de la première jupe est
garni de maint bouillon horizontal, froncé à deux
fils avec têtes étroites de chaque côté... »
Maint est un mot court et plein aimé du poète.
Suite de la strophe précitée :
Sur maints charmes de paysage,
O sœur^ y comparant les tiens...
«... Celles-ci lisérées de satin et reposant elles-
mêmes sur un bouillon. La traîne est ornée de
sept petits volants plissés. Huit écharpes garnies,
chacune, d'un entre-deux de gaze blanche brodée
avec de la soie plate, se placent en tunique et se
nouent sur la traîne, mais en haut. Corsage à bas-
ques rondes lacé derrière (il a donné leur nom aux
robes-corselets) et entouré aussi d'une garniture de
gaze. Fraise en tulle illusion avec col en cachemire
doublé de satin et manches bouillonnées avec pare-
ment.
« A celles d'entre vous, Mesdames, qui la pre-
mière portera cette toilette, l'honneur de l'appeler,
36 PROMENADES LITTÉRAIRES
car un joli usage, datant de quelques jours, veut
qu'une robe se nomme de la femme qui, par son
port, charme et distinction, lui a, dans le monde,
acquis la célébrité et le prestige I »
Début de la « Robe bleu-rêve » : « On n'a qu'à
le vouloir, pour se figurer une longue jupe à traîne
de reps de soie, du bleu le plus idéal, ce bleu si
pâle, à reflets d'opale, qui enguirlande quelquefois
les nuages argentés... »
Est-ce que d'aussi agréable prose a souvent
traîné dans les laboratoires des « Robes et man-
teaux »?
La question du « tablier », alors en sa vogue,
l'intéressa. Tantôt il est simple et destiné aux toi-
lettes d'intérieur. « Tantôt il est resplendissant,
fabuleux, superbe : on le surcharge alors de fleurs
brodées avec des couleurs éclatantes, ou de nœuds
et d'applications de velours; on le passemente de
perlures. Toutefois elles sont, ces perlures, autre
chose, depuis quelques soirs, que les jais noirs ou
que l'acier bleu et blanc... Un jais," oui, mais splen-
dide comme toutes les pierres précieuses de la terre
assemblées, chatoyant, pâlissant, un peu parure de
reine de Saba... »
Il se plait eu ces analyses. C'est une tâche, mais
(C LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARME 87
un plaisir aussi, et très subtil, d'évoquer avec des
entrelacs de mots telles toilettes <( aussi fugitives
que nos pensées ». Fort bien sait-il que ses abon-
nées, ses (( chères abonnées », ses « tr^s vraies
chères abonnées » les parcourront distraites et s'en
tiendront, pour la plupart, aux rangaînes de leur
faiseuse! Cela se passe ainsi certainement, pour les
chapeaux, et sur ce chapitre il s'abstient, donnant
le motif de sa réticence : « Les robes, très bien : il
convient qu'un courrier de la mode les décrive jus-
qu'à la trame. Tout le monde, de la couturière à la
femme de chambre adroite, peut, nos descriptions
lues, tailler presque un corsage, une tunique, une
jupe, un tablier. Le chapeau, c'est bien autre chose!
Voilà du velours et de la soie, voilà du feutre ou
une forme (qui n'est souvent que l'absence même
de forme) et je puis vous parler une heure : faites
de tout cela quelque chose, même avec des fleurs,
des plumes et mes paroles. Inévitablement, sauf
une imagination très spéciale, chacune de vous,
lectrices, prend le chemin de la modiste en re-
nom. »
Les simples annonces de la couverture ne sont
pas insérées dans la Dernière Mode selon leur
banalité courante, si dénuée même d'ingéniosité.
4
38 PROMENADES LITTERAIRES
é
Recevant des « Prière d'insérer » émanées des
Compagnies de chemin de fer, M. Mallarmé, intré-
pide jusqu'à l'impossible, les traduit en français, ou
plutôt, en établit l'exégèse. Pourquoi, par exemple,
au i8 octobre des annonces de trains, alors que
vient de se clore l'ère annuelle des voyages ?> Sans
doute la chasse, et la réclame prend sa place sous
cette forme :
« Annonces... III. Les Gares. — ... Voyager,
mot prestigieux hier encore, et dont aujourd'hui
on semble chercher la signification lointaine et per-
due. Que d'exceptions, toutefois ! A la fin d'octobre,
dans la Normandie qui appartient à la ligne de
l'Ouest, ainsi que la Bretagne, dans les Ardennes,
à celle de l'Est, on chasse à tir et Ton va chasser à
courre. . . »
Plus ingénieuses encore et rédigées avec une plus
ironique préciosité les annonces de spectacles.
Comparez avec les naïfs « Echos » du journal quo-
tidien :
(( Les Théâtres. — Matinées littéraires, partout,
à la Porte-Saint-Martin^ à la Gaieté (on parle même
de l'Ambigu et de la Renaissance) : et là, comme
ici, des troupes habiles, réunies la veille, et des
conférenciers éloquents dans la minute. »
a L.A DKANIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARMÉ Sq
Traduction d'une affiche des Folies Bergères
(déjà perce le futur et momentané critique dra-
matique de la Revue Indépendante y pour qui le
verbe, sur les planches, vient sottement obscurcir
les symboles du geste). « Folies-Bergères : Tout :
les oiseaux, le tatoué, Lira et Némia, les tziganes,
et le caniche gymnaste ; que dis-je ! une opérette,
un équilibriste ; les éléments d'une pièce en cinq
actes, mais, ô joie! restés à Tétat d'éléments! »
Il ne dédaigne pas de mettre la main aux menus,
recommande des cigares qui se dénomment : « Rega-
lia^Limona-Principe-de^Galles » et des cigarettes,
<( Petits canons roses au dubèque aromatique >^^
D'étranges recettes suivent. C'est la fantastique
analyse du Gombofévis, effroyable mélange de jam-
bon, poulet, crevettes, homard, crabes, huîtres,
tomates, citron, riz, piment, etc. C'est le créole
Moulongtaniy dont, vers Noël, il révèle le secret,
afin d'ajouter à l'antique solennité familière du
réveillon « quelque chose comme d'étranger et de
moderne ».
On retrouve M . Mallarmé jusqu'en cette phar-
macie :
« Sirop pour guérir le rhume. — Si vous vou-
lez, Madame, dont la toux est légère ou très forte.
4o PROltfËNÂDES LITTÉRAIRES
ne pas troubler par ses accès la fête qui se donne
dans trois jaurs, ou n'inquiéter pas à la maison
votre entourage familier, prenez : Mousse de Corse
(lichen gélatineux), lichen d'Islande, racines et fleurs
de guimauve, lierre terrestre, capillaire, coquelicots
(au total, chez Therboriste, la valeur de dix sous); H
jetez dans une bouilloire et versez beaucoup d'eau,
faites bouillir et réduire, ajoutez un bon quart de
sucre, et faites encore réduire, le temps que cela
passe |d'un état gélatineux à un état sirupeux... »
C'est ensuite un onguent contre les engelures,
spirituellement enseigné, puis cette conclusion :
« Voyageur, je notai (écrites alors, qui sait? et
publiées, maintenant, à coup sûr pour la première
fois) ces deux traditions populaires de pays humide,
la Hollande, froid, la Norwège... »
Cette brusque fin de phrase n'est- elle pas comme
une signature? Ainsi, en d'autre prose:
« Voici, sans attenter à son intégrité, tiens, une
monnaie. » Et en des vers :
Fantôme qu'à ce lieu sod pur éclat assigne
11 s'immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi Texil inutile le cygne.
« Ordonnance, celle-ci et celle-là, de bonne femme ?
Certes ; et que la digne personne qui me les dicta.
r
r
« LA DBRNIERE MODE )) DE STEPHANE MALLARMÉ 4^
expérimentées depuis des âges dans sa famille,
aimerait à voir nommer ainsi, n'était un sentiment
de respectueux souvenir qui m'impose de les signer
à cause d'elle: une aïeule. »
En ces conseils sur les fleurs, inutiles, « Une
corbeille de jardin au mois d'août »,le poète échappe
entièrement à la formule :
«... Une vraie corbeille de plein été sera celle
qui tirera de la nature même de ses plantes l'aspect
poudreux, vaincu et pâli par la chaleur que doit
avoir toute chose à cet instant.
(( Tel ce que revêt la première plate-bande à droite,
à qui entre au parc (de la Muette) par l'avenue de
la Reine-Hortense.
« La lassitude entière de l'heure est exprimée par
la Centaurea candidissimay feuillage pâle et mat,
presque blanchi de poussière, et négligemment le
même sur ses deux faces chiffonnées. Tout l'effet
de la corbeille se passe entre cette plante et une
autre, VObelia Erinens, qui, sèche et délicate, elle,
avec ses fleurettes d'un bleu dur, va, par des inters-
tices, de la bordure ovale se perdre vers le sommet
du tertre. Ton principal: terne ; le raviver mainte-
nant, quelques taches, brusquement et simplement
rouges et de feu, sont nécessaires : voici le Pelar-
42 PROMENADES LITTERAIRES
gonium Diogène (rouge), dont les cinq pétales,
consumés et un peu défaits, font aussi place à la
feuille du Coleus beauté de Vilemore^ vineuse et
verte, et comme atteinte déjà par Tautomne. Tout
cela jeté sans un dessin précis rencontre une har-
monie qui se fait toute seule et brave, habilement
parée de leur teinte, les midis et les après-midis
d'août. . . »
Les Chroniques^ uniformément signées « Ix »,
donnent un Mallarmé tout à fait à l'aise, et qui ne
s'impose nul déguisement quecelui de la signature.
Qu'il parle de la littérature, ou du théâtre, ou des
riens actuels, c'est toujours avec ce perpétuel inat-
tendu donnant à son style la valeur d'un paysage
d'octobre que des nuages, courant en haut de
minute en minute, modalisent.
Pour faire connaître une réimpression d'André
Chénier :
(( Comme ce fut l'adorable usage de certaines
personnes très riches d'attacher, autour de leurs
bras, à la faveur d'une monture du xix' siècle et
d'y mêler aux pierres précieuses quelques rangées
admirables de médailles antiques ou de camées,
c'est de même qu'on a de tout temps laissé, auprès
des morceaux absolus et définitifs d'André Chénier,
ce LA DERNIÈRE MODE )> DE STEPHANE MALLARME ^Z
des vers inachevés^ frustes pa^rfois, divins toujours,
accusant le profil d^une idée naissante. »
Et à propos d'un livre de vers intitulé le Hu'
rem :
«... Par une loi supérieure à celle qui, chez les
peuples barbares, enferme véritablement la femme
entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le poêle
(dont Tautoritéen matière de vision n'est pas moin-
dre que celle d'un prince absolu) dispose avec la
pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune
ou blanche ou cuivrée, leur grâce est soudain
requise par lui, quand il se met à l'œuvre; elle
vient former les flottantes figures animant les li-
vres... Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant
divulgué, de ces heures vides tout à coup et sans
cause, et de ces quasi absences de vous-mêmes,
auxquelles vous succombez quelquefois : unrimeur
quelque part songe à vous ou à votre genre de
beauté. »
Couple^ adieu, je vais voir Tombre que tu devins.
Un des derniers fascicules de la Dernière Mode
contient^ sous le titre général de « Figures d'al-
bum », la traduction de la Mariana de Tennyson.
C'est le seul travail ouvertement avoué et signé :
44 PROMENADES LITTERAIRES
Stéphane Mallarmé : poème charmant et où non
plus qu'Edgar Poe, si bien revêtu de français par
les mêmesetsubtilesmains,rermitedcrîlede Wight
n'est ni trahi, ni affadi, comme c'est Tusage. Der-
nière strophe (i) :
« Le moineau pépiait sur le toit, le lent tic-tac de
rhorloge et le bruit qu'au vent faisait le peuplier,
confondait tous ses sens: mais, le plus ? elle mau-
dit Theure où le rayon du soleil gisait au travers
de la chambre, quand le jour percha vers son bos-
quet occidental. Alors elledit: « Je suis très morne,
il ne (( viendra pas )),dit-elle; elle pleure : «Je suis
très lasse, oh I Dieu ! »
Si plein de surprises, ce journal unique doit être
lu jusqu'en ses rubriques en apparence les moins
tentantes. Des «Conseils sur l'éducation», imprimés
sur la couverture, renferment cette jolie page :
« Outre les livres faits pour être avant tout des
livres, il y a des volumes composés de lignes sou-
vent parfaites que l'inspiration dissémine au long
d'une existence : l'existence brisée, les lignes sur-
vivent recueillies par une pieuse sympathie. Tels
le Journal, pensées et correspondances de Joséphine
(i) Le poème entier, revu par M. Mallarmé, a été réimprimé dans
un des premiers fascicules du Mercure de France (juin 1890).
V
V
« LA DERNIERS MODK » DE STÉPHJ^NE MALLARMÉ l\^
Sazerac de Liniague, morte en 1878. Cette âme,
qui m'apparaît très supérieure encore aux brefs
fragments laissés par écrit de sa pensée, revient
toutefois presque entière aux yeux de quiconque
les lit attentivement^ non moins dans les blancs
divisant le texte que 'dans le texte lui-même, . .,
Excellente lecture que celle de ce recueil pendant
les années qui suivent la première communion... »
Telles sont les ultima verba — en cette occur-
rence — de ^écrivain ingénieux et parfait entre
tous. La Dernière Mode, hélas! tombe aux mains
d'une femme qui en a fait la banale revue his-
toriée de sottises dont il n'y a que trop d'échan-
tillons. Ils avaient du moins, au cours de leur
brève existence, ces fascicules bleu-rêve^ prouvé
qu'armé de style on peut imprimer sa grifle,même
à une recette d'officine, même à la description
technique d'une robe, même à la rédaction d'une
réclame ou d'une annonce.
Recevoir une telle gazette et à mesure la lire, au
jour de sa date, joie que j'envie à ceux qui, en
1874, s'y délectèrent; mais toute la saveur ne s'est
pas évaporée, et la valeur littéraire demeure intacte.
Quand la Dernière Mode lui échappa, Mallarmé
fut très afiecté. Il se croyait peut-être sur le che-
4.
46 PROMENADES LITTERAIRES
min de la fortune, qu'il rêva parfois d'atteindre
avec une ingéniosité naïve. Une lettre qui fait partie
des papiers d'Albert Mérat, à la Bibliothèque Na-
tionale, témoigne du désarroi où le jeta la faillite
de son rêve. Il écrit, le 29 janvier 1876 : « Mon
cher Mérat...
((J'ai été volé de toute la besogne faite par moi
au Journal de Modes où vous aviez été assez char-
mant pour me permettre de vous reproduire.
« Je ne sais au juste entre les mains de qui va
tomber cette feuille, mais tout me fait croire qu'elle
va servir à de vagues chantages, à des mariages
et à d'autres combinaisons.
« Refusez donc à tout prix votre collaboration,
gratuite du reste, si une personne inconnue vous
demandait la faveur personnelle que vous m'avez
faite : dépositaire de noms d'amis, j'ai naturelle-
ment, lors de la cession du journal, interdit qu'on
s'en servît sans moi et je vous prémunis contre
toute entreprise mauvaise. Toutefois une ligne de
réponse de vous me donnerait quelque force, en
supposant qu'on veuille passer outre mes précau-
tions.
(( Au revoir, cher ami; passez ce mot, qui n'est du
« LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARME 4?
reste qu'une circulaire, à Valade, afin de me dis-
penser de le recopier à son intention...
« Au premier jour et bien à vous,
c( Stéphane Mallarmé. »
Ses relations avec Mérat étaient très anciennes.
Les mêmes papiers nous en donnent la preuve.
C'est sortir bien illogiquement du sujet, mais la
lettre est si jolie! Voici, ayant reçu les Chimères^
ce qu'il écrivait à Albert Mérat, le 6 mai 1866, de
Tournon-sur-Rhône. Le papier est élégamment
estampé de son nom en lettres rouges, et l'encre est
bleue.
«... J'ai, avant de vous parler de votre beau
volume, à vous remercier deux fois. D'abord com-
ment avez-vous pu vous souvenir d'un absent ?Nous
nous étions si peu rencontrés, assez, certes, pour
que s'éveillât ma sympathie (que mon isolement
et les rares heures où je vois ceux parmi lesquels
je devrais être forcent à être pénétrante) mais la
vôtre? à vous qui voyez passer tant de vivants et
de fantômes?
« Ma rêverie avait été consumée par la lampe des
nuits d'hiver, quand je reçus vos vers; et une pro-
menade n'aurait pu restaurer aux objets entrevus
48 , PROMENADES, LITTÉRAIRES
leur réel ni poétique aspect. Le priniemps, der-
rière ces carreaux, me semblait à des millions de
lieues. La lecture heureuse de votre livre m'a rapa-
trié avec ce ciel lointain, je commence à sentir
encore les parfums, et saurai me remettre au tra-
vail avant quelques jours.
« Voilà mon double remerciement. — Permettez-
moi maintenant de vous dire comme ces Chimères
m'ont ravi. Cette poésie me donne Timpression
d'un treillis délicat et net tendu sur unazur connu,
et que j'aime; ce qui n'explut pas de longues fleurs
sortant de l'enlacement avec grâce, et apportant du
caprice à ces contours et à ce ciel.
« Ce ciel, peut-être, sera plus créé un jour. Vous
me pardonnez ce léger désir, que je n'écris que
parce que je sais qu'il est tout en votre pouvoir.
Un autre encore, il y a des passages où je préfére-
rais un beau vers à une belle strophe... »
On ferait un bien jpli petit volume avec les
pages élégantes de la Dernière mode : on en ferait
un très beau avec la correspondance de Stéphane
Mallarmé. Qui nous donnera cette joie?
^
-r"!
M. DE HEREDIA
ET LES POÈTES PARNASSIENS
La première livraison du Parnasse contempo'
rain, recueil de vers nouveaux, contient des poèmes
de Théophile Gautier, de Théodore de Banville et
de José-Maria de Heredia. C'était le samedi 3 mars
1866, date intéressante pour l'histoire de la poésie
française. Ces trois noms, que beaucoup d'autres
allaient suivre, représentaient les trois stades de
Fart du vers, depuis Victor Hug'O et aussi trois
générations de poètes. Gautier était né en 181 1;
Banville, en 1828; Heredia, en 1842.
Des cinq sonnets qui révélaient le nom d'un poète
nouveau, d'un poète de vingt-quatre ans, trois
ont été recueillis dans les Trophées, l'un pres-
que sans modifications, les deux autres refaits, et
on dirait gâtés, si M. de Heredia avait jamais pu,
en le corrigeant, gâter un poème. Les corrections
indiquent, cependant, que le poète était alors beau-
50 PROMENADES LITTERAIRES
coup moins soumis aux règles sévères du genre
parnassien qu'il ne devait le devenir plus tard ;
mais il possédait déjà cette perfection matérielle
qui est le signe sensible de son talent sonore.
Les deux sonnets négligés renferment des allu-
sions politiques, Tun à la tyrannie impériale en
France, Tautre à la tyrannie autrichienne en Italie.
En devenant un vrai parnassien, un impassible, M.de
Heredia eut honte de ces faibles mouvements de
sensibilité. On comprend moins bien pourquoi il a
modifié ce beau vers qui se lisait dans la première
version de la Conque :
En toi pleure à jamais la voix sombre des mers,
et pourquoi il lui a drfnné cette forme banale :
En toi gémit toujours la grande voix des mers.
Les corrections sont un piège où se laissent pren-
drent les amoureux de la forme : ils s'imaginent
que la beauté d'un poème sera améliorée par quel-
ques changements de mots. C'est quelquefois vrai,
et plus souvent cela n'est pas vrai. Voltaire a dé-
daigné l'un des rares très bons vers qu'il ait trou-
vés : il figure dans les variantes à'Alzire.
On devrait se dire aussi que ce qui est fait est fait.
M. DE KEREDIA ET LES POETES PARNASSIENS "Si
Plutôt que de remanier sans cesse, il faut meltre
la main à une œuvre nouvelle. Les peintres appel-
lent les corrections des repentirs; en art, il n^est
pas toujours bon se repentir et il vaut toujours
mieux oublier. Je pense que le jour où on fera une
édition critique des Trophées^ où Ton compa-
rera les premières et les dernières versions de
ces sonnets implacablement beaux^ on regrettera
presque autant les corrections heureuses que les
corrections maladroites. Verlaine nous a appris
à aimer une certaine gaucherie et surtout un cer-
tain inachevé. Mais il n'était pas besoin de Ver-
laine : les productions de la nature sont là pour
nous enseigner que la beauté a toujours un carac-
tère particulier. Labeautéest un excès. Ilnefautpas
la confondre avec laperfection,qui est une moyenne.
Ce n'est que par soumission que nous feignons
d'admirer les têtes impensantes de la statuaire
grecque, aussi mornes dans leur perfection que les
figures byzantines dans leur archaïsme, et qui ne
sont, en somme, que des problèmes de géométrie
résolus en marbre. Il n'est personne, parmi les
esprits un peu dégagés du pédantisme de l'école,
qui ne leur préfère les têtes de Donatello et toutes
ces faces réelles et vivantes qu'ont multipliées les
52 PROMENADES LITTERAIRES
sculpteurs d^avant la superstition de la Renaissance.
Les nymphes de Jean Goujon, qui ont les jambes
trop longues, voilà la beauté dans Timperfection.
Raccourcissez-les, ces jambes, et la beauté sera
devenue un modèle académique, ce qui est assez
différent.
Les parnassiens se flattaient qu'entre leurs mains
le vers français avait fait de très grands progrès ;
mais ils croyaient aussi qu'il lui restait encore bien
des mérites à conquérir. « Grâce à nous, disait
M. Catulle Mendès, dans sa Légende du Parnasse
contemporain^ qui avons définitivement vaincu les
élégiaques et les débraillés, ennemis du rythme et
de la langue, les pleurards imbéciles et les cyniques
rieurs, enfants dégénérés du grand Lamartine et de
l'admirable Musset, grâce à nous, qui avons pro-
clamé et démontré la nécessité de ne pas compter ^
sur l'inspiration seule, de l'exalter par le travail et
de l'épurer par la soumission aux règles sacrées,
grâce à nous les poètes nouveaux pourront se déve-
lopper sans entraves. Nous avons préparé la beso-
gne, ils l'achèveront... » Les poètes nouveaux sont
venus : ils n'ont pas achevé la tapisserie, ils l'ont
défaite. Horreur! c'est du sein même du Parnasse,
de parmi les adorateurs chevelus de la rime riche
M. DE HEHEDIA ET LBS POETES PARNASSIENS 53
qu'est sorti Timpertinent qui devait appeler la
rime, « ce bijou d'un sou » !
Le Parnasse était une réaction naturelle et utile
contre le romantisme sentimental, et son véritable
initiateur avait été un romantique à demi-corrigé,
Théophile Gautier lui-même. Il avait encouragé
Théodore de Banville qui, dès 1842, avait donné
ses Cariatides : lui-même réunit bientôt en un petit
volume ses Emaux et Camées (1862); enfin paru-
rent, en i853, les Poèmes antiques de Leconte
de Lisle. Le romantisme sentimental était mort; le
Parnasse allait naître,qui est un romantisme froid,
impersonnel et hautain, surtout quand ses poètes
sont Leconte de Lisle et M. de Heredia, son disci-
ple. Ce mouvement nous délivra très heureusement
des lacs poétiques aux flots harmonieux, des jeunes
filles pâles au regard fatal, des jeunes hommes
larmoyants, des faux désespérés dans le genre de
celui qui exhale, dans la Nuit d'Octobre^ des plain-
tes si naïves. On représente quelquefois, à la Comé-
die-Française, ce dialogue chimérique où plane
Tombre surannée de George Sand : c'est une poésie
de décadence, et plus, de décrépitude, qu'on ne
peut plus entendre sans malaise. Riçn n'est plus
choquant que ces pleurs et ces confidences publi-
54 PROMENADES LITTÉRAIRE^
ques. Il faut aller entendre réciter cela pour com-
prendre la nécessité de la réaction parnassienne :
ce fut un mouvement de pudeur.
Quand M. de Heredia publia ses premiers son-
nets, la réforme était accomplie. Il s'agissait de la
faire connaître au public qui semblait, à cette épo-
que,particulièrement réfractaire. C'est à cette beso-
gne difficile que se voua tout d'abord la précoce
activité de M. Catulle Mendès. Après avoir fondé
la Revue Fantaisiste^ il imagina le Parnasse con'
temporain, La guerre suspendit lesefForts du groupe
nouveau, mais dès que l'on se reprit à penser aux
belles-lettres et à la poésie, cinq ou six poètes nou-
veaux se trouvèrent tout à coup célèbres, au moins
dans le mjlieu où se forge la célébrité des poètes.
Tout cela n'est pas si ancien qu'on le croirait,
puisque, après la mort de M. de Heredia, il en reste
au moins trois, parmi ceux qui furent du premier
rang, M. Mendès lui-même et MM. Coppée et Léon
Dierx.
Après Verlaine et Mallarmé, qui jouirent de la
faveur particulière des poètes symbolistes, c'est
M. Dierx, que leur admiration salua entre tous.
Dans l'hommage qui allait à Mallarmé, il entrait
je ne sais quelle cordialité affectueuse qu'on ne
^
r
M. DE HEREDIA ET LES POÈTES PARNASSIENS 55
retrouve pas quand il s'agit de M^. Dierx, plus
lointain, d'ailleurs, et plus fermé. Le sentiment que
l'on éprouvait pour M. de Heredia était pareille-
ment plus respectueux que tendre. Son esthétique
à la fois sévère dans la forme, éclatante dans la
couleur, surprenait plutôtqu'elle ne charmait. Les
muses nouvelles trouvaient aussi que cette sœur
aînée avait le verbe un peu trop sonore ; amies des
nuances et des propos discrets, elles furent plus
d'une fois intimidées; alors elles se réfugiaient
dans un coin pour se réciter. Tune à l'autre, le
Colloque sentimentaL La plus espiègle se mettait
à déclamer,mais à mi-voix, ces anciens triolets qui
font partie d'une fantaisie qui passait en revue toute
l'assemblée du Parnasse :
Tout tremble : c'est Heredia
A la voix farouche et vibrante,
Qu'en vain Barbey parodia.
Tout tremble : c'est Heredia,
Heredia qu'incendia
Un rayon de mil huit cent trente I
Tout tremble : c'est Heredia
A la voix farouche et vibrante.
Ce Heredia, nous ne l'avons pas connu. Mais les
Trophées nous ont conservé sa^ voix ; elle vibre
toujours en ces pages où elle s'est tixée et métal-
56 PROMENADES LITTÉRAIRES
lisée. II me semble voir une précieuse vitrine où
l'on aurait rangé toutes sortes de ces clochettes de
bronze que Ton s^amusait jadis à ciseler avec soin,
quand on les retirait de la fonte : dès qu'on y '
touche, il en sort une musique. Voici aussi des
figurines d'ivoire, pareilles à r Andromède de Cel-
lini; en voici d'argent : un centaure au galop,
Ariane, qu'un désir pâme au dos de son tigre.
Voici un flacon de cristal cerclé d'or et une coupe
toute en or, Bacchus vendange, aux flancs du vase,
les grappes qu'il écrase sur l'orbe de la coupe
d'or; mais ce sont des jeux et des figures : le vin
n'a jamais rempli ce flacon trop beau, et la coupe
est faite pour les yeux et non pas pour les lèvres.
L'idée, de la Légende des siècles appartient à
Leconte de Lisle. Et non pas seulement l'idée, car
les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares^ s'ils
ne servirent pas de modèle, servirent de guide à
Victor Hugo. En toutes ses œuvres, Hugo eut des
initiateurs ; il n'a guère créé que sa langue ; il n'in-
vente pas, il reprend et refait : Vigny lui inspire
son théâtre ; Lamartine, ses poésies intimes ; Eu-
gène Sue, ses romans sociaux ; Leconte de Lisle,
enfin, son épopée fragmentaire, la Légende des
siècles. Les Trophées^ de M. de Heredia, qui sont
M. DE HEBEDIA ET LKS POETES PARNASSIENS 67
une « légende des siècles » en raccourci, procèdent
de Leconte de Lisle, qui fut, décidément, bicnpjus
qu'on ne l'a cru jusqu'ici, un fleuve nourricier.Les
motifs des sonnets sont à peu près ceux des
Poèmes antiques ou barbares; mais M. de Here-
dia étendit sa conquête jusqu'à l'Amérique, qui
était la moitié de sa double patrie; Leconte de
Lisle, pareillement créole, avait annexé l'île Bour-
bon à la poésie française ; M. de Heredia l'enrichit
de quelques paysages des Antilles. Il y avait déjà
un peu d'exotisme, très peu, dans le pâle Léonard,
dans l'incertain Parny, que Lamartine aima : avec
Leconte de Lisle et Heredia, une nouvelle lumière,
celle des midis sans ombre, entra dans notre vers
français; elle l'éclaira d'abord, puis l'aveugla. On
désira des nuages; les violettes parurent plus
agréables que les fleurs du magnolia et du cactus;
les peupliers et les chèvrefeuilles succédèrent aux
(( noirs acajous )> et aux lianes en fleur.
Les tropiques ne peuvent fournir que des inter-
mèdes à notre théâtre poétique. Il semble que la
Grèce y ait, de longtemps, acquis droit de cité.
Comme il avait inventé une poésie équatoriale.
Leconte de Lisle inventa une poésie hellénique.
Vers 1846, on publiait à Paris une traduction du
I
58 PROMENADES LITTÉRAIRES
Dictionnaire mythologique de Jacobi : plus de
Jupiter, plus de Junon, plus de Vulcaîn, plus de
Proserpine, mais Zeus, Hera, Hephaistos,
Koré. On crut découvrir la Grèce et ces noms
enchâssés dans des vers comme autant de pierres
fines, éblouirent les poètes. On sait l'abus qu'en a
fait Leconte deLisle,non seulement dans ses vers,
mais dans ses traductions d'Homère, d'Hésiode,
de Théocrile. Il fallut un dictionnaire grec pour
lire un sonnet français. Leconte de Liste était
impitoyable ; il se serait cru déshonoré d'écrire
Cerbère ; Kerberos, au contraire, lui semblait très
distingué. M. de Heredia, plus modéré, consentait à
ne pas ignorer Hercule ; son maître n'admettait
qu'Héraclès. Après avoir connu, lui aussi, la joie
d'appeler Zeus, le Kronide, il y renonça sagement.
Il y a très peu, dans ses sonnets, de cette facile
érudition mythologique qui rend illisibles certains
poèmes de Leconte de Lisle. Des parnassiens, jeunes
ou vieux, sont demeurés fidèles à cette méthode,
et ils la défendent par des raisons qui ne sont pas
toutes mauvaises. Il estcertain que les Grecs igno-
rèrent toujours Jupiter ; mais ils connurent Her-
cule, puisque ce mot n'est qu'une manière latine
de prononcer Héraclès. Il y a là une nuance que
M. DC HERBDIA ET LES POETES PARNASSIENS Sq
M. de Heredia avait très bien saisie. Parmi ses qua-
lités, il y avait le goût.
Faut-il dire que cet homme aux sonnets impas-
sibles et rigides comme des armures était doué
d'une sensibilité très profonde et qu'il la cachait ?
Ce n'est point mon affaire et je ne veux voir ici
que le poète extérieur. C'est un talent limité, mais
très sûr. On le rapprocha de Malherbe, sans doute
à cause de ses origines normandes ; mais si Mal-
herbe produisit peu, s'il était fort difficile sur le
choix des syllabes, il n'eut jamais le goût de se
condenser, comme M. de Heredia, en de petits
poèmes, tous pareils. Le Malherbe du xix* siècle,
ce fut plutôt Leconte de Lisle, réformateur têtu
et qui, tel l'ennemi de Ronsard, laissera un nom
très connu en tête de poésies qui ne le sont guère,
quoique fort belles. Si le goût des parallèles était
encore de mode, on mettrait plutôt M. de Heredia
en balance avec François Maynard. Honneur en-
core immense, car Maynard, bien moins lu encore
que Malherbe, j'entends lu par plaisir, Maynard
est un des meilleurs artisans du vers classique, et
son ode, la Belle Vielle, demeure encore l'une
des plus belles pages de la poésie française:
L'âme pleine d'amour et de mélancolie,
02 PROMENADES LITTERAIRES
Je ne voudrais pas comparer M°^^ de Noailles
à George Sand : ellç ne le mérite pas encore
tout à fait, et il faut espérer qu'elle ne le méritera
jamais entièrement. Mais enfin, toutes deux sont
femmes, et elles en abusent. Le mérite de M^^ de
Noailles est d'en abuser avec élégance. De plus,
elle écrit dans une jolie langue, toute fraîche. Son
style à des grâces et même des enchantements :
la lisière d'un bois, le matin, avec un pré qui des-
cend vers un ruisseau, et toutes sortes de feuilles,
de fleurs, d'herbes, de bêtes, de bruits, de lueurs.
George Sand, que Nietzsche a si bien nommée « la
vache à écrire », écrivait en effet comme un rumi-
nant ; le ruminant passionné n'en est pas moins un
ruminant.
Quelques-uns des plus agréables écrivaiils d*au-
jourd'hui, en prose ou en vers, étant des femmes,
il est difficile de prétendre que la femme n^eât point
faite pour la littérature. Si c'est pour elle un métier
factice, est-ce donc pour l'homme un métier
naturel? L'homme, de même que la femme, est fait
pour vivre sa vie et non pour raconter des vies
qu'il n'a pas vécues. Il faut une grande habitude
de la civilisation pour supporter sans rire l'idée
qu'il y a à Paris deux ou trois mille créatures hu-
LA PROSE DE MADAME DE NOAILLÊS 63
maines qui vivent enfermées en de petites cham-
bres, la tête penchée, les yeux values, une plume
aux doigts. Cela est d*autant plus comique que le
résultat de ces écritures, hâtives ou fiévreuses,
demeure généralement inconnu. Les hommes per-
sévèrent longtemps. Plus pratiques, les femmes
désirent toucher rapidement le but. Chaque nouvel
éditeur, chaque nouvelle revue, chaque nouveau
journal voient venir à eux des martyrs de Tespoir
littéraire qui avouent détenir en des tiroirs des
douzaines de romans inédits. Il est très rare que
les femmes soient aussi tenaces ; cependant, comme
lenombrede celles qui écrivent s'accroît sans cesse,
le moment approche où, aussi peu favorisées que
les hommes, elles devront attendre et vieillir, en
pleurant sur les moissons de leur génie.
Présentement, elles sont à la mode.
M. Maurras en a compté quatre, dont le talent
de poétesse ne le cède au talent de poète d'aucun
de leurs contemporains. Quatre, c'est peu. 11 y en
a d'autres; il y en a quatre ou cinq autres, au
moins : je pense que les dieux ont voulu qu'elles
soient neuf, comme les Muses. Presque toutes rédi-
gent alternativement des romans et des poèmes;
la plus célèbre est M"^^ de Noailles,
64 ' PROMENADES LITTERAIRES
■ ' — — — — j
Si le romantisme pouvait renaître, Fauteur de la
Domination en serait le thaumaturge. Aucun écri-
vain d'un talent égal n'a paru, depuis George Sand,
qui se soit aussi follement laissé conduire par le
sentiment et par le caprice. Peu d'hommes, même
de ceux qui n'ont pas beaucoup de suite dans les
idées, seraient capables de concevoir un roman
aussi désordonné et aussi obscur que /a Domination.
Mais, concevoir? Qu'y a-t-il de conçu en un tel
livre, si ce n'est le titre et les premières pages?
C'est un gazouillis d'oiseau lyrique, et presque rien
de plus. 11 vole, cet oiseau, il plane, il redescend;
il nage alternativement dans tous les azurs, celui
des cieux, celui des eaux, celui des âmes, celui des
yeux.
Il va au gré de son caprice, eu plutôt au gré de
sa logique particulière, car il n'y a point de capri-
ces, même chez les oiseaux, il y a obéissance aux
directions mystérieuses d'une nature que les hom-
mes ne comprennent point.
La nature de M™® de Noailles semble être de
s'arrêter à moitié chemin, de s'asseoir et de songer
qu'il est doux d'avoir oublié le but de son voyage.
Celui qu'elle vient de nous conter se perd dans les
brumes qui ont caché au pèlerin la cime de la mon-
LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES 65
tagne, mais avec quel charme elle nous les décrit,
ces brumes, et que d'azur encore jusque dans ces
ténèbres !
La Nouvelle Espérance était l'histoire d'un
égoïsme féminin; la Domination aurait pu être
l'histoire d'un égoïsme masculin : ce n'en est que
Tébauche, et à peine visible.
C'est un jeune homme qui se croit destiné à con-
quérir le monde. Son ambition touche à la folie :
« Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne
pourprée, et porte à son sommet mon image ! »
Ayant publié un livre qui est remarqué, il compare
ses ivresses à celles qui, sans doute, au même âge,
troublaient le « jeune Shakespeare ». Tout cela
est exposé longuement, sans ironie aucune; on
croit à un essai de caricature, c'est une intention
d'épopée.
Cet amant prématuré de la gloire se destine éga-
lement à être l'amant de beaucoup de femmes :
« Les femmes, dit-il, ne me font pas peur. »
Une troisième ambition doit tenter un homme
si ardent. Il médite avec émotion cette phrase
célèbre : ce César pleura lorsqu'il vit la statue d'A-
lexandre. » Alors, l'éclat de ces deux noms divins,
ces larmes, et ce qu'il y a chez le héros d'humain
66 PROMENADES LITTERAIRES
elde surhumain fondirent le cœur du jeune homme,
exaltèrent en lui l'orgueil et Tâpre volonté.»
Tel est le thème triple et unique du roman.
On songe à Balzac. Mais Balzac lui-même recule.
Il y a des limites au génie. Raconter les actes,
développer la psychologie d'un homme qui va être
à la fois Shakespeare, Don Juan et César, qui
cela pourra-t-il jamais tenter? Une jeune femme
sourit avec nonchalance; elle a lu des contes de
fées où il arrive des choses encore plus merveil-
leuses. Mais dans la Domination, il n'arrive rien
que des histoires d'amour. Le héros de M™^ de
Noailles n'est même pas Don Juan; il est l'amou-
reux, le très ordinaire amoureux, celui des aven-
tures qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est
glorieux de les avoir connues.
Depuis George Sand et Musset, Venise est le
seul cadre qui convienne aux amours romantiques;
il faut, paraît-il, à certains épanchements, l'abri
des gondoles. On ne peut pas être lyrique dans un
compartiment decheminde fer; l'usage s'y oppose ;
la gondole, cependant, autorise les plus sublimes
divagations. Venise 1 Là seulement on peut aimer
avec distinction. 11 y a aussi Bruges-la-Morte.
M"^^de Noailles n'a pas manqué de faire participer
LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES 67
cette ombre illustre aux émotions de son héros.
Héros, (lu moins, de Timpertinence, car, chose
singulière, ce roman, écrit par une femme, respire
le dédain de la femme, créature sans importance et
qui n'existeque dans le désir de celui qui les aime.
C'est une idée qui n'est pas tout à fait déraisonna-
ble, et les femmes elles-mêmes semblent l'admet-
tre, car elles sentent bien qu'elles ne vivent plus
dès qu'on cesse de vivre pour elles. Elles ont encore
plus besoin d'être aimées que d'aimer, encore qu'il
leur soit cruel de détester qui les aime. Mais, vraie
pour la femme, cette idée serait-elle fausse pour
l'homme? Si différentes que soient les manifesta-
tions extérieures de la sensibilité dans l'un et l'au-
tre sexe, son essence est la même. On voit d'ailleurs,
dans la recherche de Tamour, les femmes montrer
une réserve qui prouve que leurs besoins d'affec-
tion ^e sont pas irrésistibles. Les femmes se lais-
sent séduire; mais les hommes, bien plus encore,
et bien plus facilement.
Voici les aphorismes deM"^ de Noailles sur l'ir-
réalité de la femme. C'est son héros qui parle,
Antoine Arnault :
« Oui, toutes les femmes, toutes ces princesses
de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles
68 PROMENADES LITTilRAIRES
ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur
sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre
désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur
imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu
vers elle, et leur résignation, c'est de pleurer sur
notre cœur. Elles n'ont pas de réalité, une reine
qui ne plairait pas à son page ne serait plus pour
elle-même une reine. »
On lisait dans un petit roman, paru il y a quel-
ques années et que je ne nommerai pas : « Le privi-
lège de vivre ! Mais vous seriez la seule, Hyacinthe,
la seule entre vos pareilles I Vous ne vivrez qu'en
celui qui vous aura fait souffrir. » Les paroles de
jyjme (Je Noailles résument assez bien ce livre peu
connu, et qui passa en son temps pour parado-
xal. Cependant, comme toutes les femmes, elle
exagère : et puis, ce n'est pas tout à fait la même
chose de se réaliser dans la douleur ou de se réali-
ser dans le plaisir.
L'impertinence d'Antoine Arnault n'est ici que
psychologique. D'autres hommes, qui ne le valent
pas, ont sur les femmes des opinions plus bizarres
encore et plus excessives. Où son insolence égoïste
dépasse en horreur tout ce que l'on peut imaginer
de la dureté grossière d'un amant repu, c'est quand
LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES ÔQ
il écrit, en la quittant, à une femme qui souffre
déjà à cause de lui : « Quelle part de vous ai-je
aimée en vous, je ne sais. Je me suis aimé moi-
même sur votre douce et claire beauté. » Et ceci
encore : « Oubliez-moi, et plus tard, si vous aimez
Torgueil, qu'il vous soit cher de penser que c'est
vous que, dans Venise,Antoine Arnault a aimée..:
C'est vous qui chanterez dans mes livres au regard
des jeunes hommes. Petite immortelle qui sans moi
fût demeurée secrète, une dernière fois je vous
contemple comme une créature vivante, et mainte-
nant j'entre avec vous dans le jardin des souvenirs,
âme endormie et divine... »
Seulement, la délaissée n'aura pas même la con-
solation, bien médiocre 'pour une femme qui aime,
de figurer en quelque roman libertin, thème de
descriptions trop claires, car Antoine Arnault n'é-
criraplus. II scmarie, devient amoureux de la sœur
de sa femme et meurt en même temps qu'elle, sans
que l'on sache de quoi, ni pourquoi, quand l'au-
teur, ennuyé de ce roman absurde, le clôt brusque-
ment, sans aucune explication.
Des romans absurdes, il en paraît tous les ans
des centaines ; mais celui-ci a cette singularité de
déceler en même temps un très grand talent et
7Q PROMENADES LITTÉRAIRES
même une sorte de génie du style. On s'est amusé
à piquer, ça et là, dans ces trois cents pages,
quelques phrases d'une correction équivoque :
s'il fallait noter toutes les images délicieuses et
neuves dont il est rempli, il serait plus court de
transcrire le volume tout entier. Etant donnée
rihcohérence de cette histoire, c'est du lyrisme
intempestif, mais c'est du lyrisme.
Ainsi que le Visage émerveillé, on acceptera la
Domination comme poème; on en lira quelques
pages, en oubliant qu'elles font partie d'un ensem-
ble, car cet ensemble 'est incompréhensible. « La
sensibilité, a dit M . Maurras, à propos de M"*^ de
Noailles, diffère de l'art; mais elle est la matière
première de l'art. » C'est très exact. Ici la matière
première est restée à l'état naturel, ou à peu près.
On ne nous a pas donné une œuvre d'art, mais
seulement les éléments avec lesquels cette œuvre,
si les dieux l'avaient voulu, aurait pu être édifiée.
Ils ne l'ont pas voulu. Ils ontlaissé la femme étouf-
fer le romancier, et le sentiment étouffer dans la
femme le peu de raison constructivedont son intel-
ligence était capable.
Ne jugeons pas les femmes qui écrivent d'après
les vieux principes, qui furent posés par des hom-
LA PROSE DE MADAME DE N0AILLE8 7I
mes, pour des hommes. II ne faut leur demander
que ce que leur nature leur permet de donner.
Gela peut très bien être supérieur, en certaines
parties, à ce que donneraient les meilleurs d'entre
nous. Mais il est surtout nécessaire que cela soit
différent. Voici une femme qui écrit sans se guin-
der à imiter le ton des hommes : c'est déjà un
^rand mérite, et c'est un grand charme.
190D.
LE COMTE DE GOBINEAU
Depuis qu'il y a une littérature et une pensée
françaises, c'est-à-dire depuis bientôt un millier
d'années, presque tous les grands esprits euro-
péens ont eu dans la France intellectuelle quelques-
unes de leurs racines. Dante s'était nourri de nos
poètes et de nos théologiens ; nos chansons de geste
donnent leurs dernières fleurs dans les épopées lyri-
ques ou ironiques de l'Arioste, de Cervantes, du
Tasse ; Shakespeare prend à Montaigne sa philoso-
phie : le doute qui grimace dans Hamlet est celui
qui sourit dans les Essais; Descartes enseigne à
Spinoza sa discipline; notre théologie scolastique
aboutit à Kant et meurt avec lui, de même que
notre génie classique trouve en Goethe son dernier
épanouissement; des observations amères de nos
moralistes, Schopenhauer construit son grand drame
métaphysique; Pascal et La Rochefoucauld, Stendhal
et Gobineau furent parmi les maîtres de Nietzsche.
6
74 PROMENADES LITTERAIRES
Le comte de Gobineau, historien, philosophe,
poète et romancier, est célèbre en Allemagne ; il le
devient en France .
Il y a en Allemagne, depuis une dizaine d'an-
nées, une (( Société Gobine^ij » {Qobineau-Verei-
nigung)^ fondée pour étudier l'œuvre et les idées
de l'écrivain méconnu dans sa patrie. Sur environ
deux cents membres, pa trouve hqit Français, au
premier desquels voici M. Paul Bourget et le fon-
dateur de Tanthroposociologie, M, G. Vacher de
Lapouge. L'attention fut attirée sur Gobineau, en
France, à la fin de 1902 , par la publication que fit
la Revue des Deux Mondes de trente-quatre Let--
très de Prosper Mérimée au comte de Gobineau.
Cependant, dès 1899, M. André Hallays avait ris-
qué sur lui un timide article dans les Débats. D'au-
tres suivirent, puis un livre, puis un cours public
dans une Université à côté. Voici maintenant un
choix de ses œuvres qui le met à la portée de topt
le public lettré (i).
Par un hasard, dont ie n'ai, d'aijleurs, tiré nul
profit, le nom du comte de Gobineau fut un des
premiers noms d'écrivains qui frappèrent mes oreil-
(i) Pages choisies ^ précédées d'une étude par Jacques Morlund
(Société du Mercure de France). Un volume in-i8.
LE COMTE DE (40BINBAU
les d'enfent, eii roêine temps que ceux de Jules
Janip, de Lerpy-Beaqiieu et du marquis de Lonlay.
Tous les quatre étaient célèbrps, mais inégalement,
dans leg cjiâteaux de robscijr coin (de Normandie
où je grandissais, peu spycijsux du phénomène lit-
téraire. Jules J^njn était le plqs estin^é; on annon-
çait sa vpi}m5, Tété, comfne pn événement. Ni de lui,
ni dps autres, je n'ai le moindre souvenir visuel.
M, de Gobineau fif, au moins une apparition, sans
doute amepé ppr Japiq^ car lui aussi écrivait aux
Débats, où il ^vait publié un roman, Ternove (i),
puis des articles. De cette apparition, il resta dans
ipa famille un petit volume, Souvenirs de voyage :
Céphalonie^ Nacpie et Terre-Neuve^ auquel je pris
un certain plaisir. Jai^ais je n'oublierai ce petit dia-
logue entre sa mère, qui ne fait rien, et une jeune
fille qui fait de Ja tapisserie :
« — Maman, ne pensez-vous pias que si je faisais
la langue du chien d'un vert plus clair, cela vau-
drait mieux ?
i( — Oui, nion ppfant ; yn^is je l'aimerais mieux
violette, c'est plus natnrel. »
Ainsi M. dp Gobineau in'enseigna, dès mon jeune
âge, les principes du réalisme.
(i) Ouvrage très rare et dont on ne connaît en France qu'un seul
exemplaire. Il a été édité à Bruxelles.
76 PROMENADES LITTÉRAIRES
\J Histoire des Perses et V Essai sur F inégalité
des races humaines donnent de Gobineau une autre
idée que Céphalonie ; mais il serait dommage qu'il
n'eût pas écrit ces récits aimables où il y a de déli-
cieuses pages et de très fines observations.
Les Pléiades sont d'un talent plus élevé, mais
peut-être plus inégal. Riches d'idées, elles sont éga-
lement riches de bizarreries. Nietzsche a pu trouver
dans ce roman compliqué le germe de sa théorie
de l'éternel retour, comme dans la Renaissance
le principe de sa Généalogie de la morale et même
de sa Volonté de puissance, « La grande loi du
monde, dit Gobineau, ce n'est pas de faire ceci ou
cela, d'éviter ce point ou de courir à tel autre ; c'est
de vivre, de grandir et de développer ce qu'on a en
soi de plus énergique et de plus grand. » On inter-
polerait ce passage dans tel livre de Nietzsche que
le critique le plus en éveil n'oserait en soutenir
l'inauthenticité.
Mais c'est dans P Essai sur U inégalité des races
humaines qu'il faut chercher les idées maîtresses
de Gobineau. Nietzsche, qui l'admirait beaucoup,
se fit lire ou relire ce livre par sa sœur, pendant un
des hivers qu'ils passèrent ensemble à Bâle de 1875
à 1878. Cependant, l'éloge outré des races germa-
LE COMTE DE GOBINEAU 77
niques, qui remplit l'Essai, était moins fait pour
séduire Nietzsche, admirateur de la tradition gréco-
latine, que Wagner, tout allemand. Avçc Wagner,
qu'il connut dans les dernières années de sa vie,
Gobineau s'entretenait, paraît-il, de la régénération
de riiumanité; mais tous deux étaient vieux et las.
Nietzsche n'aurait pas beaucoup goûté l'idée d'une
rénovation du monde par le germanisme et surtout
le germanisme wagnérien.
« Quand on explique une victoire, dit Thucydide,
par ceci, que le vainqueur avait pour lui le bon
droit, on profère une absurdité, car l'histoire n'est
pas la morale (r). » Et il énumèreles causes réelles
de la supériorité des peuples dans les batailles, qui
sont : les forces matérielles, nombre des soldats
et des vaisseaux, armement, argent, d'une part; de
l'autre l'intelligence, entant qu'elle saura pratique-
ment utiliser ces ressources. Ce sont là des véri-
tés tellement évidentes qu'il ne semble pas raison-
nable, tout d'abord, d'en faire honneur au grand
historien. Mais au temps de Thucydide, qui était
aussi, à peu d'années près, le temps d'Hérodote,
ces vérités, loin d'être banales, étaient toutes
neuves.
()) Cf. XUredCroïsei, les Orateurs at tiques.
78 PROMENADES LITTERAIRES
Oh pourrait, avec des rëstHetiOilfe, faire le même
raisonnement, â propos des idées de Gobineau sut*
là race que l'on appelle aryenne. La supériorité du
rameau humain (Jul a dônrié au liiotide lès civilisa-
tions de l'Inde, de la Perse, de la Grècfe, de Rome,
de TEurôpé môderile, n'est aucunement contestée.
Au temps de Gobitieau, cette notion de l'Unité
ethnique indo-êuropéenhe était encore assez vague.
Il la précisa, tout en la restreignant. C'était sott
droit et, même en cela, 11 a devaUcé les données
présentés de la science, cat* si l'on admet toujours
l'unité linguistique ôHginaiire de ce vaste groupe ,
on est loin d'être d'àfccord sur l'unité ethnique. « A
mesure, dit GôbineaU, quë les peUples se civilisent,
s'agrandissent, de vlèrinent plus puissants, leur sang
se mélange et lèurâ ihstincts subissent des altéra-
tions graduelles. » C'est fort exact, et l'histoire des
Romains, pour ne parler que de l'antiquité, justi-
fierait seule cette déclâratiott. Gobineau donne
comme exemple la race française, qui commença à
décHner le jour qU*ellë subit l'influence méridio-
nale: pour lui, en èfl*et, ce n'est pas Télément latin,
mais bien Télément germanique (franc), qui a été
le ferment de la civilisation française. Il dit fort
nettement: « Làoùl'élément germanique n'a jamais
LE COMTE DE GOBINEAU 79
pénétré, 11 ri^y à pas de civilisalioh à liotfe iria-
iliêi-e. » On sait maintenant qtie plusieurs desgrands
fespritiâ directeurs de la rehaissèUicë italienne étaient
d'origitie allemattdë ôufrarique (i).
Ce qui eaipêche Gobiheaù de réttdre pleine jus-
tice aux civilisations grecque et t*omaine, fc'estqu'il
les ti*Ouve entachées de feémitisme. Les dernières
recherches historiques seitiblent lui avoir donné
râisdii.Les Grées subirent de très bonne heure Tin-
fluence des Phéniciens. La trace en est visible danè;
VOdijsséè. Quâtit aux Rortiâins, il est certain qu*à
Tépoque impériale il y avait, â Rome et dans tous
lés centres dé civlHsatloti romaiile, Utt très grand
nombre de Sémites: les premiers chrétiens d'Italie
se recrutèrent très probablement dans la colonie
juive.
Gobineau n^admire complètement que les anciens
Perses et les Germains. La supériorité des Germains
il la voit dansl'instirlfct de propriété: tout Germain
primitif s'attachait à Vodel, domaine inviolable où
il était maître absolu. Ce trait continue, aujour-
d'hui encore, à marquer toutes les races gerinani-
ques, ou touchées par le germanisme, tandis que
(1) Cf. Woltmann, die Germanen unddie Renaissance in Italien
(1905), et A. Van Gennep, le Rôle des Germains dans la Renais-
sance italienne (Revue des Idées^ février lyoôj.
80 PROxMENADES LITTÉRAIRES
les races du midi, plus ou moins empreintes de
sémitisme, ont une tendance au communisme.
Gobineau oppose la stabilité du véritable Aryen,
qui veut une maison, à Tétat nomade et vague du
Sémite, qui se déplace volontiers, lui et sa tente, et
qui, même quand il a connu la maison, reste encore
nomade. Cependant l'Aryen, lui aussi, change
volontiers de demeure et même de climat, mais
c'est avec la volonté de se construire un nouveau
foyer, un nouvel odel.
Tout cela n'est pas péremptoire. La théorie géné-
rale de Gobineau est restée nuageuse, mais com-
ment en serait-il autrement, quand il s'agit, en
somme, de faire la synthèse de l'histoire de l'huma-
nité? Et comment pourrions-nous suivre, sans de
perpétuelles objections intérieures, le développe-
ment d'une idée historique qui ne tient compte que
des races et néglige le milieu, le sol, sans lequel
est impossible la formation d'une race?
Il faut lire son livre, non pour l'ensemble, mais
pour les détails, pour les remarques ingénieuses
et très souvent justes dont il est parsemé.
Si on est obligé de protester contre des affirma-
tions, telles que : « Dans le progrès ou la stagna-
tion, les peuples sont indépendants des lieux qu'ils
LE COMTE DE GOBINEAU 8l
habitent^ »*bii ne demande, au contraire, qu'à trou-
ver des sujets de méditation en des affirmations
comme celles-ci : « Les races humaines sont intel-
lectuellement inégales; Thumanité n'est pas per-
fectible à l'infini. — Les races métisses ont des civi-
lisation métisses. »
Le livre de Gobineau qui fut, de son vivant, le
moins inconnu, porte un titre très séduisant pour
tous les curieux d'idées et demœurs : les Religions
et les philosophies dans l'Asie centrale. L'auteur,
bien instruit par un long séjour en Perse, nous
montre comment l'islamisme est superficiel chez
tous les peuples non sémites qui ont adopté cette
religion. Il y avait de son temps, aux environs de
Trébizonde, une population accommodante qui
entretenait à la fois des mollahs et des popes (ou
l'équivalent); les uns luilisaientle Coran et les autres
l'Evangile. Fréquentant la mosquée, le vendredi,
ces gens trop dévots ne manquaient aucun des offi-
ces dominicaux. On retrouve, paraît-il, un mélange
analogue de croyances chez presque tous les Asia-
tiques occidentaux. Ces hommes, que l'on nous
représente comme esclaves d'une civilisation pure-
ment traditionnelle, sont au contraire très épris
de toutes les nouveautés ; mais, légers, indécis, ils
6.
82 pKomsnadks LittérAiKes
n'ont jamais la force de faire énlièretaent peau
neuve et ils àcciiniulent dâtiâ leilrs cëf veailx trdù-
blés les notions religieuses bii philosophiques les
plus contradictoires,
... Je Songé, enpaSsartt, qu'un Persan, (Jiii aurait
la perspicacité de M. de Gobineau, ferait assei faci-
lement parmi noiis des remarquée analogues...
Fils de Tarltique peuple iranien^ qui aValt créé
cette belle et pdré religion de Zoroâstre, ces admi-
rables poèmes religieux de VAuesta, le Persan tie
s'est jamais bien dcdoutumé aux pratiques du maho-
mètisme. II y â un désaccord certilin entre la race
et la religion officielle. De là un scepticisme latent
qui se traduit par des formules, telles que : « L'en-
cre des savants est plus précieUsè que le sang dés
martyrs. «C'est parmi les tx mirzas )>, les fonction-
naires, que règne surtout bette Sorte d'incrédulité
candide. Ils ne sont pas tout à fait ignorants des
affaires intellectuelles de l'Occident; Les Russes
leur apportèrent des lumières. Ils savent qu'un
personnage singulier exista, qUl s'appelait Voltaire,
et voici ridée qu'ils s'en font, ou qu'ils s'en faisaient
du temps où M. de Gobineau était ministre pléni-
potentiaire à Téhéran.
a Valatèf était un écrivain français^ mais quel
LE COMTiE DE GOBINEAU 83
homme! till vrfil chenapan! Il se promenait dans
les bazars^ le bollnet sur ToMlle et la chemise
déboiitdntiéè,tine itittin i^ur lé gaina,le poing sur la
hanche. lî passait ses jours chez les Arméniens^ à
boire, et ses nuits ailleurs. Ce qu'il avait surtout en
haine, bien qu'il fit des malices à chacun, c'étaient
les moulki^ (prêtres). Oh! pour les moullas, il n'é-
tait misères dont il ne Ifes assommât. Aussi ne l'ai-
maient-ils point et sie plaignaiént-ils toujours de
lui au chef de police. Mais il était madré: il échap-
pait sans peine à toutes les poursuites. Dans ses
moments de bonhe huméur,il a composé une quan-
tité de chansons qu'on lit encore : les unes sont
sur ces infortunés mouUas^ qu'il arrange de toutes
pièces, et les autres sur le vin des Arméniens et les
charmes des femmes qu'il fréquentait» C'était un
terrible vaurien I »
Ils parlent également de Napoléon, qu'ils nom-
ment Naplyoun, « prince, disait un haut fonction-
naire, d'une valeur, d'une sagesse et d'une science
incomparables » ; mais ils n'ont retenu de son his-
toire que des anecdotes déformées, pleinement
ridicules.
En écrivant les Religions et les philosophies de
l'Asie centrale^ M. de Gobineau a voulu montrer
84 PROMENADES LITTERAIRES
que rislamisme n'empêche pas ces peuples d'avoir
une certaine liberté d'esprit; les exemples qu'il en
donne nous inclinent plutôt à considérer ces races
comme tombées ou retombées dans l'enfance. Elles
sont capables d'une certaine finesse, mais non de
jug^ement.
Les livres de Gobineau dont il a été question
dans cette étude rapide valent tous la peine d'être
lus. Tous font réfléchir, soit qu'ils suggèrent des
contradictions motivées, soit que l'on y trouve de
ces idées nouvelles, qui paraissent anciennes, dès
qu'on les connaît, tant elles sont justes et saines.
Gobineau est un écrivain original, mais très iné-
gal. Un choix parmi son œuvre était nécessaire.
Celui que vient de nous donner M. Jacques Mor-
land est très satisfaisant. Il a d'ailleurs été bien
accueilli du public lettré, qui commence à rendre
justice à ce philosophe, encore méconnu hier, et
que voilà maintenant mis à sa place parmi nos meil-
leurs esprits du dix-neuvième siècle et parmi ceux
qui ont porté à l'étranger la pensée française.
BAUDELAIRE ET LE SONGE D'ATHALIE
Que Baudelaire ait imité le songe d'Athalie et
que cette imitation soit devenue /^5 Métamorphoses
du Vampire^ voilà de quoi surprendre. Rien n'est
pourtant plus véritable.
On sait que Baudelaire affectait d'admirer les
poètes du grand siècle, et même Boileau ; mais
on sait beaucoup de choses qui n'ont qu'une très
faible apparence de vérité. Ce goût pour Boileau,
pour Racine n'était pas, chez Baudelaire, une affec-
tation, et il le prouva bien en écrivant ses poèmes,
dont la forme, très peu romantique, ne fut pas sans
donner à Victor Hugo quelques inquiétudes. Il y
avait autre chose dans les Fleurs du Mal qu'un
« frisson nouveau », il y avait un retour au vers
français traditionnel. Après les caprices orientaux,
on revoyait des cavaliers bien assis sur un cheval
solide, sûrs d'eux-mêmes et de leur monture, prêts
PROMENADES LITTERAIRES
à tous les exercices utiles ou esthétiques, nulle-
ment disposés à la vaine parade.
Jusque dans le malaise nerveux, Baudelaire
giarde quelque chose de sain ; on sent assez sou-
vent l'efFôrt que le poète s'impose pour garder
l'équilibre, mais il y a équilibre. Ses poèmes sont
composés. Il veut dire quelque chose et il le dit.
Ses métaphores sont cohérentes ; surtout, elles
sont visibles et donnent des visions logiques :
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-loi plus tranquille,
Tu réclamais le Solr: il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
(Recueil lentênt,)
Habitué des poètes raisonneurs du xvii® siècle, il
l'était aussi des théologiens et des moralistes catho-
liques. Cet homme, que les magistrats condam-
naient tel qu'un monstre d'impiété et de luxure,
s'agenouillait très sincèrement, après une belle
débauche, pour demander pardon, et il acceptaitle
châtiment :
Soyez béni, mon Dieu, qili donnez la soUfFraUce
Comme un divin remède à nos impuretés.
{Bénédiction.)
Attribuer cette attitude à quelque besoin para-
BAUDÉLÀlliE ET LE SONGE d'atHALIE 87
ddxal de contradiction, te serait avouer que l'on
connaît bieti mal Ddudelàire. On n'a qu'à lire, les
Fusées et Mon cœur mis à nu, cahiets qU'il ne des-
tinait pàÉ feàns doute à une publicité immédiate. La
religiosité quMl y avoué, poUr lui seul, provisoiré-
iiieril, à itiênie, par sort ittgénuité, quelque chose
de péhible. Mais n'éi>t-ce point déjà sensible daus
les Fleurs dix Mal? 11 y àbuse vrâifuent de la mo-
rale chi-étienhe. Presque toujoUriS, quatid il a dit
quelque chdse d'un peu fort, il éprouve lé besoiu
dé s'en eicuser par Une conclufeiort morale. Celte
faiblesse n'avait pas échappé â ses accusateuts
publics. Ils diseht, dans l'âvailt-propos de là coil-
dâiiinatiott :
« En ce qui concerne la prévention d'offense à la
morale publique él aui botines mœurs :
ff Atteridu que l'ihtentlort dû poète, dans le but
qu'il voulait atteindre dt dans la route qu'il a suivie,
qiiélqUe effort de style qu'il ait pu faire, quel c/ue
soit lé blâme qui précède bu qtiisuit^es peinture^,
ne saurait détruire Teff'et futleste des tableaux qu'il
présetite au lecteur et qui, dans les pièces incri-
minées, cohduiseiit néceSsâit^eitient à l'excitation
des sens par uii réalisme grossier et ôfFenfeattt pour
la pudeur. »
PROMENADES LITTERAIRES
En ouvrant pour une recherche, au tome deu-
xième, le Génie du Christianisme ^ je tombe sur le
chapitre XI, Suite des Machines poétiques : Songe
d^Enée^ Songe d'Athalie. Je lis le Songe d'Enée,
traduit par un des amis de Chateaubriand, sans
doute Fonlanes, et le morceau me paraît et d'une
valeur nulle et d'une laide platitude. Cependant, con-
fronté avec le Songe d'Athalie, il a cet intérêt d'en
paraître le prototype. Mais Racine Ta beaucoup
perfectionné, surtout en mettant en scène le revi-
rement qui, dans Virgile, est antérieur au songe
lui-même. Dans Racine, c'est un véritable tableau
vivant : on voit la métamorphose. Le quantum
mutatus ab illo s'opère sous les yeux du lecteur,
qui en a la claire vision.
Chateaubriand, dans toute cette partie de son
livre, émule, presque malheureux, de La Harpe,
rédige sur ce morceau de littérature artificielle un
commentaire très serré, feint d'éprouver à cette
lecture banale une intense émotion. C'est à peine
s'il ose avouer combien il trouve supérieure, en
cette rencontre, du moins, la poésie àe Racine.
Très soumis à la hiérarchie des admirations, il
trouve « malaisé de décider ici entre Virgile et
Racine ». Cependant il note le revirement, « une
BAUDELAIKE ET LE SONGE d'aTHALIE 89
sorte de changement d'état, de péripétie, qui donne
au songe de Racine une beauté qui manque à celui
de Virgile » . '
Ce revirement, Baudelaire, un jour qu'il relisait
Athalie, en fut très frappé et, prenant la scène,
rincorporant dans un rêve de mauvais amour, il
écrivit les Métamorphoses du vampire.
Transcrire les deux morceaux à la suite Tun de
Tautre évitera beaucoup de remarques. Les voici :
C'était peadant l'horreur d'une profonde nuit ;
Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée.
Gomme au jour de sa mort pompeusement parée ; '
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté :
Même elle avait encor cet éclat emprunté.
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visag'e,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
« Tremble, m*a-t-elle dit, fille digne de moi,
(c Le cruel Dieu des JuiFs l'emporte aussi sur toi !
« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
« Ma fille » . En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser,
Et moi, je lui tendais les bras pour l'embrasser;
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang et des membres afiPreux
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
{Athalie, ii, 5.)
Le poème de Baudelaire est en parallélisme par-
iait avec le poème de Racine. Tous les deux sont
go PROMENADES LITTERAIRES
en trois actes (le troisièirie acte dé Baudelaire àyatit
deux tableaux). Pt'emier acte : description dU Heu
et de la figure qui apparaît; deuxième àclè: mou-
vement de (Sympathie vers l'àppâriliôn à lâtjUelle on
veut ddniifer uti baiser ; troisiêine acte : la tliéta-
morphose s'est accomplie pertdatit ce mouVemetit et
Ton en voit Ife résultat. Bien entendu (Ju'il fadt teilir
poUt* un sdtigë le récit de Baudelaire ; soti tsU-actère
fantastique Texige absolument, bieri que le poète,
pour augmenter Timpression d'effroi qu'il veut
donner, présente la scène telle que réelle, c'est-à-
dire telle que vue en état d'hallucination. j
LBS MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE
La femme, cependant, de sa bouche de fraise, I
En se tordant ainsi qu'un serpent sur là braise
Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse, j
Laissait couler ces mois, tout imprégnés de musc : I
« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais là science
De perdre au fond d'un lit l'antique conscience.
Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants
Et fais rire les vieux du rire des enfants. |
Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, I
La lune, le soleil, le ciel et les étoiles.
Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés,
Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés
Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste,
Timide et libertine, et fragile et robuste.
Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi
Les anges impuissants se damneraient pour moi ! »
BAUDELAIRE ET LE SONGE d'atHALIE 9I
Quand elle eut de tnés ds siicé toute la moelle,
Et que langiiissammeiit je me tout-nais vers elle
Pour liil reildi-e Uh baiser d'amour, je ne vis pllis
Qu'une outre aux flancs gluanls, toute pleine de pus !
Je fermai les deux yeii± dans ma froide époiivanie,
Et quaild je les rouvris à là clarté vivante,
A mes côtés, du lieu du mannequin puissant
Qui semblait avoir fait provision de sang.
Tremblaient confusément des débris de squelette,
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouèlle
Ou d'Une enseigne, du bout d'une tringle de fel-,
Que balance le vent pendant les nuits d'biver.
(Les Épaves, édit . Lemerre, VI . )
Et voilà où mènent les voluptés illicites, ce que
deviennent celles qui les procurent aux libertins et
les plaisirs d'après que les libertins exténués trou-
vent dans leur lit cruel ! Le tableau de Racine, moins
pittoresque, est supérieur par sa sobriété même.
Faisant partie d'une action étendue et complexe, il
ne porte pas de morale immédiate . Celui de Bau-
delaire 6st d*une moralité qui, encore que sarcasti-
que, est tort saisissante ; elle ricane, pareille à la
tête de mort qu est devenue la tête ironiquement
tendre de la docte créature, mais son ricanement est
un avis, et que Baudelaire se donne à lui-même.
On a été frappé, je pense, par la similitude du
mouvement pendant lequel s'opère la métamor-
phose. Les deux morceaux tournent exactement
autour du même pivot ;
92 PROMENADES LITTERAIRES
... En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser
Et moi, je lui tendais les bras pour Tembrasser. .
Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle
Et que lang^uissamment je me tournais vers elle
Pour lui rendre un baiser d'amour. . .
Il est assez difficile de caractérii^erpar un terme
précisée genre d'imitation . Il n'y a ni plagiat, ni
pastiche, ni emprunt. Ce n'est pas la transposition
du tragique au comique, ou l'inverse. Tout au plus
pourrait-on y voir une sorte de parodie, mais tout
à fait inavouée, et que Baudelaire pouvait croire
impénétrable.
La poésie classique étant toujours la nourriture
première des enfants dans les collèges, il est tout
naturel que des réminiscences de Racine, de Boi-
leau se retrouvent dans les œuvres en apparence
les plus divergentes de la tradition. Analysé à ce
point de vue, Victor Hugo lui-même paraîtrait plein
de ressouvenirs, jusqu'au milieu de sa plus superbe
originalité. L'abbé Delille fut son maître, et c'est
pourquoi tant dé morceaux fulgurants du grand
poète ne sont, en somme, que du Delille apocalyp-
tique.
Au dix-septième siècle, l'imitation des anciens
BAUDELAIRE ET LE SONGE d'aTHALIE 93
était de commande. Emprunter des passages
entiers de Virgile ou de Sénèque, c'était enrichir la
langue française. Tout en ignorant du Bellay, on
suivait à la lettre ses conseils ingénus. Mais on imi-
tait aussi ses devanciers immédiats. Corneille prend
à la belle Sophonisbe de Mairet les imprécations
de Camille; Racine se souvient, dans Phèdre^ de
r//f/)/)o/y^e, de Gilbert, et, dans Athalie^ du Triom-,
phe de la Ligue ^ de Nérée. C'est à cette obscure tra-
gédie qu'il emprunte le fameux : « Je crains Dieu,
cher Abner... », et les célèbres petits oiseaux aux-
quels Dieu donne leur pâture. Cette niaiserie du
poète devenu dévot n'est pas plus ridicule dans
Nérée que dans Racine ; elle y est même mieux à
sa place et on regrette qu'elle n'y sommeille pas
toujours.
Il semble que la tactique des emprunteurs volon-
taires soit de s'attaquer aux inconnus. Elle est
adroite ; le profit est plus sûr et le danger bien
moindre à voler les pauvres que les riches. Les
emprunteurs involontaires s'adressent au contraire
aux riches; aussi cela ne leur profite guère, car la
raison du plus fort est toujours la meilleure.
Baudelaire, métamorphosant le songe d'Athalie,
a-t-il agi consciemment, a-t-il obéi à une réminis-
94 PROMENAPES LlTTÉl^iViaBS
cencp? Il est très difficile d'ep 4éci4er. Peut-être
poHrr^it-pn supposer que la pièce en qqpstion, le
Vampirei^^i cqfppfieuue suite à la pièce qui débite
ainsi :
Une nuit qaej^étais près d'une affreuse Juire.
L^ liai^pn de3 idées ppuvÉ^it le conduira à cette
Athalie, le î^onçe liji revenir à la mérppire...
M^is il ^tjffit d'avoir cpnté cette anecdote liHé-
raire. Ce r^'est qu'une curiosité.
igoS.
ste;ndhal, racine et Shakespeare
Stendhal, qui n'a qu'un public restreint, a beau-
coup d'omis littéraires, et des arpis passiqpqés. Ils
méditeiit c}e placer sous des arbres pt svir un spcle
son buste de bronze; ils recueillent sa correspon-
dance inédite et vont la publier J enfin ils ont ob-
tenu de Tindifférence d'un éditeur la réimpression
d'un de ses premiers livres, épuisé depuis long-
temps, Hacine et Shakespeare.
De même qu'à la réimpression de i854, on a
écrit sous le titre, en guise d'explication : Etudes
sur le romantisme. L'explication est fallacieuse. Il
n'est, en effet, aucunement question dans ce livre
singulier de ce que nous appelons communément
le romantisme, et cela pour rexcellente raison qu'il
fut écrit vers 1824 et que le romantisme n'était
encore à cette date qu'un espoir pour les uns,
qu'une crainte pour les autres.
Stendhg^l pressentait le romantisn^e; il en
gÔ PROMENADES LITTERAIRES
esquisse même le nom. Ce mouvement, dont il
discerne les premières tentatives, il l'appelle le
romanticisme. Quand le romanticisme sera devenu
le romantisme, Stendhal n'en voudra plus ; il fuira,
éperdu, devant le débordement des métaphores et
l'orage des imaginations macabres. Bug-Jargal lui
fera trouver un rafraîchissement dans la lecture du
Code civil, et l'évocation du moyen âge le rejettera
pour toujours vers la païenne Italie. Il écrira au
moment de la plus grande vogue At Notre-Dame de
Paris à propos d'Autun et de ses ruines romaines,
à la vérité assez médiocres :
(( L'esprit enflammé par ces nobles restes de l'an-
tiquité, c'est avec peine, je l'avoue, et uniquement
pour accomplir le devoir du. voyageur, que je suis
monté à Saint-Lazare, la cathédrale du pays. Com-
bien cette sculpture attriste l'œil qui vient de jouir
des proportions de l'antique! Quelle laideur, grand
Dieu ! Il faut être bronzé po^ir étudier notre archi-
tecture ecclésiastique. »
Mais, et déjà en 1824, et depuis longtemps, le
gothique était fort estimé. Bien avant ceux de Vic-
tor Hugo, des livres paraissaient, ornés d'un fron-
tispice ogival. Sous la Révolution même, le gothi-
que commençait d'être à la mode. Or, que dit
STENDHAL^ RACINE ET SHAKESPEARE Q/
Stendhal, lui-même? Sans se mettre en frais de
belles ou de graves formules esthétiques, il définit
ainsi le romanticisme : « L'Art de présenter aux
peuplesles œuvres littéraires qui, dans l'état actuel
de leurs habitudes et de leurs croyances, sont
susceptibles de leur donner le plus de plaisir pos-
sible. » Et il continue : « Le classicisme, au con-
traire, leur présente la. littérature qui donnait
le plus grand plaisir possible à leurs arrière -
grands-pères. » Cette double définition dont la va-
leur n'est que passagère, admise un instant, elle
sera bonne aussi bien pour l'architecture que pour
le théâtre, pour la musique que pour le roman :
Stendhal reniait donc ses principes en méprisant,
vers 1822, les cathédrales gothiques, puisque ce
genre d'architecture était précisément celui qui
donnait à ses contemporains « le plus grand plai-
sir possible ».
Des principes, Stendhal en avait beaucoup, pres-
que sur tout. De là des contradictions à l'infini. Le
principe « du plus grand plaisir possible » est
cependant celui sur lequel il a le moins varié; c'est
aussi celui, malheureusement, sur lequel il est le plus
difficile de construire une doctrine littéraire qui
ait le sens commun. Stendhal, au reste, n'y a guère
7
gS ?»RqMENApE8 LITTÉRAIRES
songé; il expose seulerpei]t les réflexioiis toutes
personnelles qui lui suggèr^pt ses impressions de
théâtre. Jl se plaît à Shakespeare, il s'ennuie à
Racine : tel est le résumé de son livre. Il appelle ce
qyi l'ennuie : classicisme; ce qui Tamuse : roman-
liçisme et voilà tout. Ces mots n'ont aucuiiement
pour lui la signification qu'ils ont prise daps la
suite. Il veut, et c'est asse? raisonnable, que l'œu-
vre littéraire soit originale et nouvelle. Ce n'est
sans doute qu'une de ses qualités, mais elle est im-
portante. En ce sens, et conformément à ses défini-
tions précédentes, Stendhal dit bien : Euppide et
Racine, en leur temps, furent romantiques.
Le théâtre, en 1826, avait assurément besoin de
sa voir rajeuni. Shakespeare était loin, mais Racine
bien plus loin encore. Des hommes de bonne vo-
lonté avaient cru renouveler l'art tragique: I^e Bri;n
avec sa Marie Stuart; Lemercier avec son Pinio;
Delà vigne, avec son Paria, Stendhal n'en deman-
dait pas plus, et telles sont le3 œuvres qu'il oppose
à l'œuvre de Racine : « Quel est l'homme un peu
éclairé, dit-il, qui |i'a pas eu plus de plaisir à voir
aux Français la Marie Stuart, de M. Le Brun, que
le i5a/*ar^^, de Racine ? » Il reconnaît, cependant,
que les vers de Le Brun sont « bien faibles ». Ce qui
STENDHAL, RACINE ÏT SHAKESPEARE QQ
Tavàit déduit dâiiS ces tragédies, cjui sôiit, du reste,
supérîeiires à la plupart de leurs corilemporaities,
c*esl un peti plus de liberté dans Faction, un peu
plus de mouvement. Mais elles ont passé, et Racine
deiiiëtire. Stendhal avait raison, cependant, d'y
pressentir une victoire shakèspearienhe.
Shakespeare n'avait encore paru au théâtre, en
France, que dànS les trompeuses imitations de Vol-
taire et dé lîùcis. Il était la véritable nouveauté
attendue, et ce n'est pas sans Un dessein raison-
nable que Stendhal aVait, au titre de son livre,
opposé ce nom symbolique à celui de Racine. Sha-
kespeare représentait, pour lui, et poiir quelques
autréiS, â cette époque, l'observation opposée 'à la
convention. Stendîial considère Shakespeare comme
une méthode; cela est juste ; mais il n'est pas cer-
laitl que cette tiiéthdde puisse être mise en œuvre
par le génie français.
Ce qui semblerait prouver que c'est assez diffi-
cile, c'est qu'on n'a jamais réussi, depuis qu'on y
travaille, à réellement franciser aucune de ses
œuvres. Ou, si on y a réussi â demi, si oh a pu
faire adopter Hamlet par le public, ce fût au
prix de concessions qui défigurent absolument la
tr%édié shakespearienne. Croient-ils vraiment
PROMENADES LITTÉRAIRES
avoir vu jouer Hamlet^ ceux qui applaudissent
rélucubration que Ton donne parfois sous ce titre
au Théâtre-Français ? Au lieu de la belle liberté
de Shakespeare, dont le vers, souple à Tégal de la
prose où il se mêle, enveloppe la pensée d'images
sans cesse renouvelées, ce ne sont que des tira-
des à la fois triviales et pompeuses, grossières et
gauches. Mais ce n'est rien : une partie du texte
est supprimée. Ce n'est rien encore : le caractère
d'Hamlet est travesti. Après la scène du poison
versé dans l'oreille, on nous montre un Hamlet
« bondissant avec un cri de triomphe » et (pour
rimer avec éclair) clamant : « Maintenant, c'est
clair ! » Nul personnage ne fut jamais moins bon-
dissant qu'Hamlet, ni moins prêt au cri de triom-
phe.
En une autre adaptation (ou dans une édition
antérieure de la même), Hamlet, ayant tué Polo-
nius, charge le corps sur ses épaules et sort, tou-
jours triomphant. On se borne maintenant à lui
prêter ce geste d'opéra : « Il ramasse son épée et
sort en l'élevant. » En mêmie temps, il a eu le soin
de dire, sur un ton lugubre : « La mort est en
chemin. » Rien de pareil dans Shakespeare. Ham-
let sort lentement en tirant après lui {dragging in)
le cadaTre de Poloiûas^ et eo disant ces simples
mots : « Bonsoir, ma mère. »
Si Shakespeare a toot de même réussi, an moins
pour qœlqoes-ans de ses drames, sur la scène
française, cela tient sans doate à Tinexactitode des
traductions. Le Shakespeare littéral nous serait
insupportable et peat-ètre incompréhensible. Son
œaTre, qui est riche^est d'une richesse trop désor-
donnée. Elle est d'an art trop chargé de détails^
alors que notre goût nous conseille^ au contraire Ja
suppression de tout détail inutile. Nous préférons
la pureté à la complexité des lignes. Stendhal, un
peu à court d'arguments contre Racine, car, au
fond, il est un psychologue tout à fait racinien 1 1\
imagine ceci : a Je défie tous les classiques du
monde de tirer de Racine un ballet comme le
sublime ballet d'Othello. »
Depuis que Stendhal écrivait ces paradoxales re-
marques,un grand fail littéraire s'est produit,et nous
n'avons plus besoin de Shakespeare pour Topposer à
Racine : nousavons Victor Hugo. L'opposition est
ainsi plus netteet pluspluslogique en se produisant
(i) C'est également ropioion de M. Emile Fajjuet, qui rapproche
le Rouge et le Xoîr des tragédies de Racine pour la Téritê et la pro-
fondeur de l'obsenration psychologique.
1Ô2 PROMENADES LITiÉRAIRES
datisriiilérieur d*une même littérature. Mais si Sten-
dhal avait remanié son livre après î83o,éût-il subs-
titué le deuxième ûom aii premier ? C'est peu pro-
bable. A mesure que s affirmait le vt*al romantisme,
Stendhal redevehaitde plus etiplusclasi(jue. Ce qu'il
demandait à Shakespeare, d'ailleurs, la traduction
scéniqUe des mouvements complexes de la viô, Vic-
tor Hugo ne l'a jamais donné. Ce père du romail-
tismé ti'a jamais fait, en Isomme, que de gratidilo-
quentes tragi-cotnédiés. Il â cru cohtiiiUeril/acô^^A
du Othello, et il a refait perpétuellement, eu les
vulgarisant, Nicomède dl Don Saîiche d'Aragon.
Même si l'on voulait, comme Stendhal et comme
bien d'autres, prendre Shakespeare pour le génie
dramatique par excellence, on serait forcé de con-
venir que Racine est bien plus shakespearien que
Victor Hugo. La psychologie dans un drame comme
Hernani est à la fois rudimentaire, fausse et un
peu bêle ; et quels moyens ! Ce cor, ces amants
empoisonnés qui se tordent comme des serpents !
Que l'on aimerait mieux l'antiqUe messager qui
vient apprendre aux survivants la mort de ceux
qui devaient mourir. Oui, peut-être que le récit de
Théramène est supérieur, comme art scénique, au
spectacle de l'agonie serpentine de Dona Sol.
STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE
io3
En somme, depuis Racine, il n'y a pas eu de
théâtre tragique en Prdrice, pas plus qu'en Angle-
terre, depuis Shakespeare. Oti a vu des accidéiits
heureux, mais aucune flojraisôti suivie. C'est qu'il
y a sans doute, darts la vie littéraire dés peuples,
des saisons pour le théâtre. Il y faut des conditions
Sociales particulières, une certaine ingénuité raffi-
née, une curiosité ardente, modérée par certains
préjugés oU, si Ton veut, certaines croyances.
Shakespeare et Racine eurent des auditeuris con-
vaincus, de vrais juges, mais bénévoles , cherchant
à satisfaire âUssi bien leur intelligence qUe leur
sensibilité. Le dix-septième siècle français possédait
un public sérieux à la fois et naïf encore que le
Paris d' aujourd'hui lie fournirait plus. Il était
capable d'une attetition prolongée, patiente, quoi-
que très fébrile à l'occasion. Où troUverâît-on
maintenant les ceiit mille Parisiens qui se succédè-
rent pendant tout un hiver au Tùnocrate de Tho-
mas Corneille? Cette tragédie, qui n*est pas une
grande œuvre, est cependant d'ùil ton sévère et
d'une belle tenue. Une œuvre analogue aujourd'hui
ne serait pas jouée cinq fois.
Racine représente la fin, l'achèvement du théâ-
tre tragique en France. Le genre qu'il porte â la
I04 PROMENADES LITTERAIRES
perfection n'était^ pas plus que le genre roman-
tique, un produit de la tradition. Quand fut jouée
Andromaque (1667), il y avait juste un siècle que
Garnîer avait donné Porcie^ la première tragédie
française où il y eut un peu de vie et d'originalité.
Au cours des quatre siècles précédents, un théâtre
très différent, d'origine à la fois ecclésiastique
et populaire, avait évolué, produisant beaucoup
d'oeuvres curieuses et quelques-unes très belles. Si
le mouvement humaniste n'avait brusquement
coupé en deux la littérature française, la tragédie
du dix-septième siècle aurait beaucoup ressemblé
soit aux drames de Galderon, soit à ceux de Sha-
kespeare.
Une seconde fois, le romantisme vint interrom-
pre la tradition. Il a renouvelé la poésie lyrique, le
roman, plusieurs autres genres, mais le théâtre lui
a échappé. Il y a bien un théâtre romantique, mais
c'est une œuvre manquée ; et il faut bien retourner
à Racine, puisque, de tous nos poètes tragiques,
c'est, en somme, le dernier venu, le plus nouveau
et le plus vivant.
Je pense que Stendhal, s'il a, vers la fin de sa
vie, médité sur ces questions, qui passionnaient sa
jeunesse, a dû arriver, à peu près, aux mêmes con-
STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE Io5
clusions. Les faits nouveaux ne le laissaientjamais
indifférent, ni Texpérience insensible. D'ailleurs,
s'il demandait, en 1826, autre chose que Racine, il
ne dédaignait pas Racine. Il Tadmirait, au contraire,
et tout le grand siècle. Il a même,surles conditions
littéraires de cette période merveilleuse, écrit les
remarques les plus fines et les plus justes : « Ce
qui fit le bonheur de la littérature sous Louis XVI,
c'est qu'alors c'était une chose de peu d'impor-
tance. Les courtisans qui jugèrentles chefs-d'œuvre
de Racine et de Molière furent de bon goût, parce
qu'ils n'avaient pas l'idée qu'ils étaient des juges. »
Il faut ajouter, du côté des écrivains, qu'ils avaient
ce privilège de ne pas être obligés de chercher le
succès. Sauf pour un Molière, directeur de théâtre,
le succès ne menait à rien, ne donnait aucun argent
appréciable etmêmepas la réputation. Le jugement
de quelques-uns l'emportait sur ceux du public.
C'est, quoi que l'on puisse dire, le vrai régime de
la liberté, pour un écrivain, car il n'est de tyrannie
pire que la tyrannie de l'opinion (i).
(1) Stendhal, à plusieurs reprises, défendit pratiquement les nou-
veautés en littérature ou en musique, enfin le romanticisme. « Dans
les premières années de la Restauration, dit Mérimée (Préface de la
Correspondance), le souvenir de nos revers avait exaspéré l'orgueil
national, et Ton faisait de toute discussion une question patrioti-
que. Préférer une musique étrangère à la musique française, c'était
I06 PROMENAbES LITTERAIRES
prescjuë trahit* lé liays. De très bonne heure, Beyle( Stendhal) s'était
mis au-dessus des préjugés vulgaires, et sur ce point il lui arriva
peut-être quelquefois de dépasser le but. Aujourd'hui (1855) que
la civilisatloh â fait tant dfc progrès, on a peine à Se représenter le
courage qu'il fallait avoir en 1818 pour dire que tel opéra italien
valait mieux que tel opéra français. »
Malheureusemëiit, les journaux du temps, très |jrudents, très gour-
més et, de plus, soumis à une censure assez rigoureuse, sont très
sobres d'appréciations, ne font que d'obscures allusions â l'état d'es-
prit musical des habitués du théâtre Louvois. D'ailleurs, -ils se pu-
bliaient encore, en 1820, en un format exigu, représentant un peu
plus du quart de thatiêres d'url grafad quotidien actuel, et la poli-
tique prenait presque toute la place. Il faut se rabattre sur les revues
littéraires, telles que le Censeur ^la Renommée ^l'Abeille, la Minerve^
le Miroir.
Ce dernier recueil était spécialement anti-Rossinien et rédigé
par des inalins qui, sous prétexte de littérature et d'art, feh ap()fe-
laient pompeusement à V honneur national. C'était son grand argu-
ment et on y profère déjà cette phrase connue : « Nous sommes
Français, nous voulons de la ttiiisiqlie française. » Or^ et trait
excessivement comique, la musique française réclamée par le Mi-
roir était celle dé Spontini et de Nicoio, dcht^ les noms disent l'ori-
gine, ou bien encore celle de Grétry, né à Liège.
En 1823, non plus à propos de Hossini, mais à propos de Mozart
(qu'un critique célèbre et spirituel^ GeofiProy, avait appelé « un fai-
seur de charivari, souvent barbare »), les susceptibilités prirent une
autre forme. On ne protestait plus contre la musique étrangère, enfin
admise, quelle que fût sa nationalité, mais on voulait que cette mu-
sique, italienne ou allemande, fût chantée par des artistes français.
Le jour ou quatre actrices françaises parurent dans les Noces de
FigarOy remplaçant quatre italiennes, le Miroir manifesta une joie
bruyante, trouva cela « vraiment très flatteur pour l'honneur na-
tional », bien que, coùjme le faisait remarquer Stendhal, chacune de
ces demoiselles chantât aigre, et chacune à sa manière ».
Ce qui prouve mieux que tout l'exaltation chauvine d'une partie
môme la plus « éclairée » de la nation française d'alors, ce sont les
précautions dont s'entoure Stendhal pour donner son opinion. A
chaque page c'est une parenthèse ou une note oîi il dit : « Je crains
de passer pour un mauvais Français... Que va devenir ma réputa-
tion de patriotisme ? Je tiens pourtant à dire la vérité, etc. »
STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE IO7
Stendhal a noté dans une lettre une autre histoire qui se réfère
directement à notre sujet, celle des antishakespeariens. Elle est
curieuse, et la voici ; cela se passait en 1822 : « Des acteurs anglais
sont venus à Paris ; ils ont essayé des pièces de Shakespeare.
D'abord ils ont joué sur uq théâtre fort grand et assez bien disposé.
La recette a été de cinq mille francs. Jusque-là, tout était bien ; mais
ce théâtre est fréquenté d'ordinaire par les commis marchands de
de la rue et du faubourg Saint-Denis. Ces jeunes gens ont coutume
d'aller chercher au théâtre de la Porte-Saint-Martin les événements
épouvantables du mélodrame et les tyrans qui dissimulent. Le mé-
lodrame leur semble admirable ; c'est tout simple, ils ne connaissent
pas mieux et plusieurs, dit-on, ont pris Shakespeare pour un aide
de camp du duc de Wellington. Ils ont trouvé Othello d'un ennui
mertel et, s'étant aperçus qu'ils ne comprenaient guère ou pas du
tout l'anglais, ils se sont mis à siffler. » Au troisième acte, désor-
dre abominable, apparition des gendarmes et fin de la première
soirée.
« Le second jour, continue Stendhal, il y avait trente mille cu-
rieux et deux escadrons de gendarmes sur le boulevard de la Porte-
Sainl-Martin. Les acteurs anglais ont été siffles dès la première
phrase de V Ecole de la médisance^ deShéridan. Mais le public était
tout autre ; les prix avai*?nt été augmentés ; le parterre, cette fois,
était rempli déjeunes gens fort bien vêtus et le tapage avait quel-
que chose de moins vulgaire et de plus concerté. » C'était la vraie
cabale ; elle avait été organisée par le parti « libéral » et principale-
ment par le grand écrivain du moment, celui qui était le plus écouté
par la jeunesse, le fastidieux M. de Jouy, qui dirigeait le Miroir.
Mais, contrairement à ce qui eut lieu plus tard, ces singuliers libé-
raux avaient la majorité ; ils purent louer presque toutes les places
et empêcher de jouer Shakespeare, 'gloire que n'ont pas eue, quand
il s*est agi de Wagner, d'autres manifestants.
La troupe anglaise dut se réfugier dans dans le minuscule théâtre
de la rue Chantercine et M. de Jouy chanta victoire. Pour exciter
le public contre Shakespeare, ce M. de Jouy évoquait Sainte-Hélène,
Waterloo, les pontons anglais, toute la récente histoire que l'on
exploitait sans cesse à tort et à travers.
« Raisonnements littéraires à la mode en 1819, conclut Stendhal.
Cet homme n'est pas démon avis, donc c'est un sot. — Il critique
mon livre, donc il est mon ennemi. — Il est mon ennemi, donc
c'est un scélérat, un voleur, un assassin, un faussaire, etc. »
LES MAITRES DE BALZAC
Balzac ne semble avoir fait, à Vendôme, à Tours,
à Paris, que d'assez médiocres études, en quoi il
subît la destinée commune. Les collèges, publics ou
privés, sous le premier Empire, étaient nombreux,
mais mal pourvus de bons professeurs. Les guer-
res, les perpétuelles levées d'hommes ne permet-
taient pas le renouvellement du personnel : des
vieillards achevaient de vivre en enseignant à des
enfants, distraits par le bruit du canon, une science
ancienne et une histoire corrompue par le despo-
tisme impérial. Il fallut la Restauration pour met-
tre un peu de jeunesse et de liberté dans ce monde
universitaire qui devait, sous la Monarchie de Juillet,
s'épanouir si largement. Ses maîtres n'ayant eu sur
lui nulle influence, Balzac, qui était avide desavoir,
en chercha de nouveaux. Il se mit à lire tout ce qui
était à portée de sa main. Mal guidé, il fit les choix
les plus tristes, car ses initiateurs littéraires sem-
s
PROMENADES LITTERAIRES
blent bien avoir été Pigault-Lebrun et Ducray-
Duminil, c'est-à-dire deux romanciers d'une singu-
lière bassesse intellectuelle et morale. Balzac, de ce
hasard, garda une tache qui ne s'effaça jamais et
qui reste visible même sur ses œuvres les plus bel-
les et les plus saines.
Pigault-Lebrun était goguenard et libertin ; Du-
cray-Duminil était sentimental et ténébreux. Us se
partageaiei^t la faveur populaire, et, pendant que
les écrits de Chateaubriand et de M"*^ de Staël fai-
saient réfléchir les intelligences soHdes, ces deux
romanciers populaires empoisonnaient un public
crédule et docile. Le premier s'est continué par Paul
de Kock, qui faisait les délices de M. Renan et celles
de Francisque Sarcey. Le second est, avec Anne
Radcliffe et Pixérécourt, l'ancêtre de ces célèbres
feuilletonistes, dont quelques-uns semblent encore
vivants aux lecteurs de plus d'un journal, grand
ou petit. Le thème presque unique de Ducray-
Duminil est l'innocence persécutée et enfin vengée
et rétablie, dans ses droits ; c'est encore cela qui
triomphe à la Porte-Saint-Martin et qui « fait de
l'argent ».0n a relenu, pour leur drôlerre, les titres
de quelques-uns de ses romans : « Cœlina ou l'Eri'-
fant du mystère ; Jacques et Georgette ou les
LES MAITRES DE BALZAC
petits montagnards auvergnats ; Victor ou V En-
fant dé la forêt y etc. »
Pixérécourt opérait au théâtre. On l'appelait le
« Corneilledu mélodrame », périphrase qu'il aurait
peut-être fallu réserver pour Tauteur à'Angeloj
tyran de Padoue. Le théâtre romantique est sorti
de Pixérécourt autant que de Shakespeare. Mais d'où
sortait Pixérécourt ? De Sébastien Mercier. Et Mer-
cier? De Shakespeare mal compris. Le Pèlerin
blanc, de cet illustre Pixérécourt, eut plus de quinze
cents représentations. Nos grands succès d'aujour-
d'hui n'atteignent pas cela; il s'en faut de la moi-
tié.
Il y eut, sous la Révolution et sous l'Empire, une
telle trépidation, puis un tel abrutissement que les
drogues les plus violentes furent nécessaires. Les
écrivains français ne semblèrent pas à la démocra-
tie nouvelle assez insensés. On alla chercher en
Angleterre Anne Radcliffe et on s'enivra aux Mys-
tères du château •d'Udolphe, au Confessionnal
des pénitents noirs, romans qui son.t des modèles
parfaits à la fois de folie sanguinaire et de frénésie
anti-catholique. On découvrit Lewis et son Moine,
Maturin et son Melmoth, productions moins bas-
ses, qui firent illusion. Balzac demeura toute sa vie
PROMÉNADBS LITTÉRAIRES
hanté par Melmoth^ sorte de Juif-Errant doi^t le
destin est de vivre éternellement, à condition de
livrer de temps en temps une âme au diable. C'est
dans le Moine que Mérimée a pris quelque-uns de
ses contes ; la Vénus dllle^ par exemple, lui fut
inspirée par Tépisode de la « Nonne sanglante »,
que d'autres ont utilisé. C'est aussi dans le Moine
que Victor Hugo a découvert son FroUo de Notre"
Dame'de-Paris et la romance de la « belle et ten-
dre Imogène », qui forme un chapitre des Misera^
blés.
« Tels sont, si invraisemblable que la chose
puisse paraître, les œuvres dont Balzac s'est inspiré
au début de sa carrière ; tels ont été, dit M. A. Le
Breton, dans son livre sur Balzac, ses premiers
modèles (i). »
Le goût littéraire de ce grand créateur de types
humains était si incertain qu'il trouvait « admira-
bles » les romans d'Anne Radcliffe, qu'il compare
ceux de Lewis à la Chartreuse de Parme^ qu'il
appelle Maturin « un des plus grands génies de
l'Europe » et qu'il le cite entre Molière et Goethe.
Ces défaillances dans le jugement de Balzac font
comprendre celles qui nous choquent dans la Co-
(i) André Le Breton, Balzac^ l'homme et l'œuvre ; Colin, éditeur.
LES MAITRES DE BALZAC
médie humaine^ où, à côté d'études sérieuses ou
agréables, il y a des récits puérils ou saugrenus, des
imaginations folles, des observations basses. Il ne
faut pas donner aux œuvres de jeunesse de Balzac
plus d'importance qu'il ne leur. en attribuait lui-
même, les appelant « des entreprises de littérature
marchande » ; cependant, comme le dit fort bien
M. Le Breton, ces premiers romans annoncent une
partie, tout au moins, de l'œuvre f\iture ; il n'y
a pas entre les deux séries une démarcation absolu-
ment nette, plusieurs de ces œuvres qualifiées « de
jeunesse » ayant été écrites après tels romans qui
font bonne figure dans la Comédie humaine. Jus-
qu'à la fin, le génie de Balzac restera oscillant; son
imagination, qu'aucun goût ne tempère, l'empor-
tera trop souvent, et il écrira, la même année, cette
niaiserie, Ferragus^ et cette belle chose, Eugénie
Grandet.
L'intérêt principal des œuvres de jeunesse est
de prouver que les premiers maîtres littéraires de
Balzac furent bien les romanciers populaires de son
époque et qu'au premier moment toute son ambi-
tion fut de se mesurer avec un Ducray-Duminil ou
une Radcliffe. Voici l* Héritière de Birague : ce
n'est qu'une transposition sous la régence de Cathe-
Il4 PROMF.NADES LITTERAIRES
riiïe de Médicîs de Cœlina ou V enfant du mystère.
L'innocente Aloyse est, comme Cœlina, persécutée
par un scélérat et protégée par un noble vieillard-
On voit, ici et là, des trappes, des apparitions, des
caveaux, des squelettes, des poignards, des poten-
ces, le tout entremêlé de gaillardises à la Pigault-
Lebrun. Voici le Centenaire : c'est une imitation
deMelmothii presque amusante )),dit M. Le Breton.
Presque n'est pas de trop. Voici le Vicaire des
Ardennes : c'est le Moine,
Les singuliers romans, où l'on voit Argow le
pirate tuer un taureau d'une piqûre d'épingle em-
poisonnée, où Ton rencontre, en se promenant, les
« sœurs d'Orphélie » creusant elles-mêmes la tombe
où le désespoir va les coucher, où des chefs de
brigands déguisés fréquentent les salons du meil-
leur monde, où l'on côtoie à chaque pas des égor-
gés noyés dans leur sang !
On se demande, pourtant, si ces mœurs violentes
et folles sont totalement imaginaires, si elles ne
contiennent pas, au moins, un reflet de la réalité.
Des égorgements, n'en avait-on pas vu, et du sang
à flots, pendant les années révolutionnaires ? Des
bandits, déguisés ou non, n'y en avait-il point par-
tout ? Est-ce que les maisons n'avaient point des
u^^
LES MAITRES DE BALZAC Ïl5
cachettes ? Est-ce qu'on n'arrêtait point les dili-
gences ? Est-ce que les imaginations et les volontés
n'étaient pas également détraquées ? Je crois que le
roman populaire de cette époque ne fit que défor
mer des éléments réels en les amalgamant avec du
fantastique. Dans le désarroi des croyances et des
traditions, la crédulité s'était singulièrement déve-
loppée et, d'ailleurs, après ce qu'on avait vu, que
restait-il d'incroyable ? Le roi est mort, disait un
courtisan (il s'agissait de Louis XIV), après cela, on
peut tout croire. C'est un raisonnement de ce genre
que se faisait le public, en se ruant vers les mystè-
res les plus bêtes et les plus fous. Un livre devenu,
je pense, fort rare, parut en 1820, qui résume à lui
seul tout ce qu'il y a d'horreurs dans les romans
qu'on lisait au temps où Balzac écrivait Arffow le
Pirate. Son titre dispense de toute analyse; le
voici :
« Les Ombres sanglantes, galerie funèbre de pro-
diges, événements merveilleux, apparitions noctur-
nes, songes épouvantables, délits mystérieux, phé-
nomènes terribles, forfaits historiques, cadavres
mobileSy ièies ensanglantées et animées, vengeances
atroces et combinaisons du crime, etc. Recueil pro-
pre à causer les fortes émotions de la terreur. »
Il6 PROMENADES LITTERAIRES
Au lieu de chapitres, Pouvrage est divisé en
« ombres ». Les septièmes ombres sont intitulées :
« Le faux capucin, ou la tête sanglante et mobile,
histoire véritable. » Le frontispice, qui est une gra-
vure à la manière noire, représente une jeune
femme lisant dans son lit et soudain terrifiée par
des apparitions ou des visions. Une sorte de croco-
dile grimpe le long des couvertures. Au-dessus de
la tête de la dame une main s'avance entre les ri-
deaux, tenant un poignard. Toutes sortes de bêtes
fantastiques s'agitent dans la chambre. Au bas de
l'estampe on voit un sablier, une faux, des osse-
ments, une tête de mort, des sabres et des pistolets.
Cette jeune femme représente assez bien la lectrice
de ce temps -là, feuilletant avant de s'endormir un
livre « propre à lui donner les fortes émotions de la
terreur », r Héritière de Birague^ par exemple.
A partir de 1829, Balzac commence à délaisser
le fantastique; il écrit les Chouans. Pendant l'an-
née suivante, parmi les livres qu'il prépare figure la
Peau de chagrin^ qui est bien un conte fantasti-
que, mais presque raisonnable, plutôt un conte
symbolique. L'amour du merveilleux et du mysté-
rieux ne l'abandonnera jamais complètement. Il
tempérera Radcliffe par Walter Scott et Maturin
LES MAITRES DU BALZAC I I7
par Fenimore Cooper, mais sans oublier ses pre-
miers maîtres. M. Le Breton a retrouvé des traces
an Jeune Islandais^ de Maturin, jusque dans le Lys
dans la vallée et dans Béatrix. Quant aux horreurs,
au satanisme, à la féerie, aux reconnaissances mira-
culeuses, « aux vengeances atroces et aux combi-
naisons du crime », comme dit l'auteur des Ombres
sanglantes^ on en relève un peu partout, même dans
les œuvres de Balzac les plus sages et les plus logi-
quement menées, même dans l'admirable Cousine
Bette.
Il avait déjà, dans Argow le Pirate^ suivi la don-
née de la Prison d'Edimbourg^ la conversion d'un
brigand, purifié par Tamour , idée byronienne, exces-
sivement romantique, dont Victor Hugo avait fait
Bug Jargaly Nodier, Jean Sbogar, Pixérécourt, le
Belvéderydonihien d'autres tireront des mélodrames
et Dostoïew^ski Crime et Châtiment. On suit, dans
un très gran'd nombre de ses romans de Tâge mûr
es traces de la grande impression que faisaient suu
lui les œuvres de Walter Scott ; on les trouve dans
les Chouans, dans Ursule Mirouet, dont le début
rapelle celui de rAntiquàire, dans le Médecin de
campagne.
M. Le Breton dit que les usuriers, les avoués, les
I
Il8 PnOMENADRS LITTÉRAIRES
banquiers de Balzac semblent parfois, plutôt que
des Parisiens, d'implacables Mohicans, et il croit
que la fréquentation de Fenimore Cooper n'a pas
été très favorable à Tauteur de Gobseck. C'est pos-
sible, mais difficile à prouver, et aussi bien M. Le
Breton lui-même y a renoncé. Plus sensibles, dans
le Balzac de la seconde manière^ sont les influences
des romanciers anglais du dix-huitième siècle, Ri-
chardson, Godvin, GoJdsmith, et Sterne, pour lequel
il professait une admiration vraiment excessive.
Mais comment Balzac aurait-il échappé à la conta-
gion, alors que, depuis plus de soixante ans, la lit-
térature française suivait si humblement les impul-,
sions venues d'Angleterre ? Le romantisme de Bal-
zac a des origines anglaises comme celui de Hugo,
comme celui de Vigny. Nos poètes et nos conteurs
n'avaient échappé à Young que pour subir Thomas
Moore et Walter Scott ; ils ne s'étaient libérés d'Os-
sian que pour subir la tyrannie de Byron.
Balzac fut cependant un des premiers à se débar-
raser du harnais anglo-romantique. Le secours lui
vint de trois côtés : de la vie, qui lui avait été dure,
de la tradition française, qui se perpétuait, assez
humble, d'ailleurs, dans le théâtre comique, enfin des
classiques véritables auxquels il finit par revenir.
LES MAITRES DE BALZAC IIQ
Du retentissement de la vie de Balzac^ intime,
commercial ou littéraire, dans son œuvre, il est inu-
tile de parler. Ces rapprochements ont été faits
cent fois et tout le monde sait que la faillite deBirot-
teau, parfumeur, doit plus d'un trait à la faillite de
Balzac, imprimeur. Il sera plus inattendu d'indi-
quer, avec M. Le Breton, ce que Balzac doit à
Scribe. Il lui doit ce goût de mettre en scène de
petites gens, de médiocres bourgeois ; il lui doit
plusieurs scènes de César Birotteau (la célèbre
« huile de Macassar » est une invention de Scribe),
du Bal de Sceaux^ d'Un grand homme de pro'
vince. Picard avait écrit une comédie dans le genre
de Turcaret ; Balzac s'en est souvenu dans son
Mercadet^ dans la Maison Nucingen. Enfin, il a
pris tant de choses à Henry Monnier qu'il semble
qu'on en ferait un volume, si cela valait la peine.
Sans entrer dans le détail, on peut dire que c'est
d'Henry Monnier que date réellement le réalisme
balzacien. 11 suffit, pour s'en convaincre, de com-
parer, comme le conseille M. Le Breton, les Scènes
populaires et les Petites Misères humaines aux
Petites Misères de la vie conjugale^ aux Employés^
aux Petits Bourgeois.
Le Médecin de campagne et Eugénie Grandet
PROMENADES LITTERAIRES
sont de c833. C'est à partir de ce moment que l'on
prononce parfois, en songeant à Balzac, les noms
de la Bruyère et de Molière. Rabelais aussi fut un
de ses maîtres, mais non pas celui qui lui fut le
plus utile, car il ne servit qu'à renforcer son goût
naturel pour le grossier, le désordonné et le drola-
tique.
Balzac est mort à cinquante et un ans, et depuis
trois ans, il n'écrivait plus. C'était un esprit tardif
et qtii n'avait presque rien conçu d'avouable avant
l'âge de trente ans. C'était aussi un esprit trouble,
et son œuvre aussi est une œuvre trouble, beau
fleuve où venaient se déverser trop de rivières
empoisonnées. La vie littéraire de Balzac fut une
perpétuelle lutte contre les mauvaises influences,
comme sa vie sociale, contre les mauvaises fortunes.
MADAME RÉCAMIER (i)
L'histoire politique, comme celle des mœurs ou
celle des lettres, contient plus d'un mystère. Des
problèmes sont insolubles, parce qu'un des chiffres
donnés a été faussé; des énigmes sont indéchiffra-
bles. Malgré l'opinion communeeten dépit de toute
ringéniosité deM.Funck-Brentano, ilsm'est encore
assez difficile de croire à l'identité du Masque de Fer
et du sieur Mattioli. Elle me semble aussi peu évi-
dente que celle de Barbe-Bleue et de Gilles de Rays.
La légende de Barbe-bleue est fort antérieure aux
aventures de ce sanguinaire nécroman ; et, pareil-
lement, la légende du Masque de Fer courait déjà
l'Europe, que Louis XIV n'était pas roi. Une partie
de l'histoire est née et s'est développée dans l'ima-
gination populaire : ceux qui la veulent mettre en
(i) Edouard Herriot : Madame Récamier et se» Amis^ d'après de
nombreux documents inédits. Paris, librairie Pion, i vol. in-8°«
avec portrait.
PROMENADES LITTERAIRES
concordance avec la réalité prêtent un peu à sou-
rire.
Il y a aussi une légende Récamier.
Une jeune fille de la plus gracieuse beauté, née
à Lyon en 1777, épousa à Paris, en 1798, un finan-
cier nommé Jacques Récamier, alors âgé de qua-
rante-deux ans. La Terreur passée, la jeune femme
se produisit dans le monde qui, peu à peu, ressus-
citait. Elle fut de toutes les fêtes; elle balança,
sous le Directoire, la royauté parisienne de M™® Tal-
lien; elle eut un salon où se pressèrent toutes les
jolies femmes et tous les hommes illustres; ses
adorateurs furent innombrables et de qualité : Lu-
cien Bonaparte, Bernadotte, les deux Montmorency,
Murât, Benjamin Constant, Wellington, le prince
Auguste de Prusse, Chateaubriand. Indépendante
de son mari, qui ne réclam ai t'aucun droit sur elle,
elle vécut entièrement libre, n'ayant de comptes à
rendre à personne. Ses principes de morale étaient
ceux que Ton pouvait avoir en un temps où il n'y
en avait guère. Elle ne connut le sentiment reli-
gieux, par rinfluence de Ballanche, que dans la
seconde moitié de sa vie. Son existence de jeune
femme se passa au grand jour. Elle ne pouvait
aller aux eaux que toute l'Europe n'en fût informée
MADAME RÉCAMIER \ 123
ni accueillir plus cordialement un ami que son geste
ne fût commenté dans les gazettes. Et cependant,
jamais sa vertu ne fut mise sérieusement en doute
ni par les adorateurs qu'elle rebuta, ni par ses
rivales, ni par les ennemis de ceux qui étaient visi-
blement ses préférés.
Sa rivalité avec M°^® Tallien, qui craignait l'éclat
ingénu de sa grâce, sa longue amitié avec M^^ de
Staël, la passionnée, accentuent encore le para-
doxe d'une telle vie. La célèbre influence du milieu
en reçoit une très sérieuse blessure, car s'il suffisait
de fréquenter les mauvaises compagnies pour avoir
de mauvaises mœurs, celles de M™^ Récamier
auraient dû être détestables. Mais elle n'eut pas à
résisterqu'àde dangereux exemples. Aucune femme
ne fut attaquée plus directement, ni par des enne-
mis mieux armés et plus astucieux. Tous les amours
s'agenouillèrent, suppliants et parfois menaçants,
devant le sofa où elle aimait à reposer sa langueur.
Elle connut les objurgations du soldatesque Lucien,
les élancements mystiques de Mathieu de Montmo-
rency, les déclarations passionnément spirituelles
de Benjamin, les supplications timides de Ballan-
che. Aucune méthode ne trouva le chemin de son
cœur. Elle écoutait,ellesouriait,ellesoupirait ; mais
124 PROMENADES LITTÉRAIRES
une invisible et invincible barrière se dressait len-
tement entre le chasseur et la biche poursuivie ;
nul ne pouvait la franchir.
On dit cependant, et un fait l,e prouve, ainsi que
certains témoignages fort précis, qu'elle se laissa
prendre un instant par Tamour très sincère du prince
Auguste de Prusse. Ils se rencontrèrent à Coppet^
chez M*"* de Staël. La froide et douce Juliette con-
nut, alors un sentiment nouveau. Le prince était
assez intelligent, très bon, très sentimental, fort
maladroit. Un jour que M™^ Récamier faisait une
promenade à cheval avec lui et Benjamin Cons-
tant, Auguste de Prusse dit tout à coup: «Monsieur
de Constant, si vous faisiez un temps de galop ? »
Benjamin Constant trouva cette gaucherie si drôle
qu'il s'exécuta, piqua des deux et disparuten riant.
Le mariage était décidé quand ils rentrèrent à Cop-
pet. M™^ de Staël, qui avait tout fait pour amener
ce dénouement, en eut une grande joie. Le seul
obstacle était M. Récamier; mais, dans les condi-
tions où il vivaitloin de sa femme, on ne prévoyait
aucune objection de sa part contre un divorce.
Les objections ne vinrent pas de lui, à la vérité;
ce fut, au dernier moment, M"® Récamier qui recula,
toujoursdouce et souriante, mais froide. Sa tactique
MADAME RÉCAMIBH 125
ordinaire pour se retirer de ces mauvais pas, où la
jeta si souvent son imprudente coquetterie, était la
retraite lente, savante et si bien calculée que pres-
que toujours elle réussit à transformer en amis pa-
tients et fidèles ses adorateurs les plus ardents. Le
prince Auguste, qui aimait profondément et qui
avait peut-être été aimé Tespace de quelques se-
maines, resta l'ami dévoué de celle qui Ta vait déses-
péré. Il ne Toublia jamais et pensait encore à elle
en écrivant son testament, quelque temps avant
sa mort, en i8i3.
A quarante et un ans, en 1818, M™» Récamier
avait conservé toute sa beauté. La vie avait passé
sur cette femme sans y laisser d'autre marque
qu'un peu de mélancolie. Elle s'ennuyait. Après
tant d'amours manquées, elle se croyait incapable
d'aimer. La mort de Mm® de Staël, survenue l'année
précédente, avait creusé un grand vide dans son
existence. Les vives amitiés qui lui restaient com-
mençaient, par moments, surtout celle de Mathieu
de Montmorency,à lui paraître un peu tyrauniques.
Elle était, malgré son âge et son expérience, pres-
que pareille à ces jeunes filles qui ont attendu au
delà de leurs forces et qui, affaiblies par le désir
de l'inconnu. .. Mais cecin'est pas une comparaison;
120 PROMENADES LITTERAIRES
c'est la réalité même. Le mariage de M"^® Récamier
n'avait été qu'une fiction. La différence d'âge, quoi-
que considérable, n'est pas en cause. M. Récamier
était un mari possible. Il aurait été un mari réel,
s'il avait épousé toute autre jeune fille que Juliette
Bernard. L'avenir — on était en 1798 — faisait
peur au banquier Jacques Récamier. Il songea à
assurer le sort de sa fille, en lui transmettant,
comme mari, des biens qu'il pouvait difficilement
lui léguer d'une autre manière. Cette filiation, si
elle n'est pas absolument prouvée, est très proba-
ble : une lettre de Récamier à sa famille l'établit
assez clairement, jointe à d'autres documents, par
son ambiguïté même.Onconçoit donc que Juliette,
mariée en ces conditions si extraordinaires, ait
toujours manifesté devant les surprises de l'amour
une extrême réserve. Sa froideur naturelle se
trouva augmentée par les circonstances. N'ayant
encore jamais été vaincue^elle nepouvaitse résoudre
à céder volontairemunt ce que le mariage même
avait respecté.
Mais Chateaubriand entra dans sa vie.
M. Herriot est, sur ce point, discret, comme tou-
jours. Il produit des documents, des lettres intimes,
d'abord, mais sans presque jamais les accompagner
MADAME néCAMIER \l 2']
d'un commentaire interprétatif. Il ne dit pas son
opinion. C'est au lecteur à s'en faire une, à s'és
risques et périls.
La mienne, et, si on l'accepte, le mystère Réca-,
mier est résolu, est que Juliette céda à René. Ellev
l'aima passionnément. « Il était impossible, disait-
elle plus tard à un ami, d'avoir la tête plus com-
plètement tournée que Tétait la mienne, du fait def
M. de Chateaubriand. Je pleurais tout le jour (i).» .
Malgré sa réserve, M. Herriot ne peut s'empêcher ^
de citer, en l'approuvant, ce passage de Schérer :
« René, en vrai conquérant qu'il était, n'eut qu'à
se montrer pour vaincre. La pauvre Juliette avait
enfin rencontré l'arbitre de sa destinée... Sa froi-
deur, ou son orgueil, fondait au feu d'une passion
dont elle s'était crue elle-même incapable. »
Ils s'aimèrent pendant trente ans, c'est-à-dire
jusqu'à leur mort, qui arriva en i848 pour Cha-
teaubriand et l'année suivante pour Juliette. En
1847, Chateaubriand, étant devenu veuf, offrit son
nom à M""® Récamier. Il était bien tard. L'un était '
presque éteint, sourd, impotent; l'autre était aveu-
gle, toute tremblante. Cette idée, cependant^ leur
(i) Madame Récamier y with a sketch of sociely in France, by
xzx ; Londres i86a. — L'auteur eit M^^" MohI.
128* PROMENADES LITTERAIRES
V
agréait. On ne sait trop ce qui les en détourna;
LOuis de Loménie rapporte plusieurs motifs qui ne
siîmblent pas péremptoires. Les véritables furent
assurément leur extrême vieillesse et leurs infir-
-^mités.
'- M""« Récamier est à la fois célèbre par sa beauté,
par sa liaison avec Chateaubriand et par son in-
fluence littéraire.
/ Sa beauté demeure prouvée par plusieurs por-
Mraits dont un, des plus agréables, reproduit dans
le livre de M. Herriot, est Tœuvre de Massot, de
Genève, ^influence littéraire du salon de l'Abbaye-
au-Bois fut assez restreinte; elle ne s'exerça que
dans un cercle étroit et, encore, grâce à Chateau-
briand. Jusqu'à son règne, M™<^ Récamier se tient,
assez effacée, dans le sillage de M°»e Staël; et lojig-
temps encore, même quand Chateaubriand est le
dieu visible de la maison, elle reste sous la domi-
nation de Corinne. Sans ces deux êtres supérieurs,
Juliette ne serait rien, peut-être, qu'une jolie
femme. Et cela est si vrai que l'intérêt du livre de
M. Herriot diminue à la mort de M™« Staël, pour
reprendre à la venue de Chateaubriand. Chacun
des deux volumes pourrait porter, en sous-titres,
l'un de ces deux noms.
LES AMOURS
DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND (i)
Frédéric Chopin arriva à Paris dans les premiers
jours d'octobre i83i. Il venait de Vienne avec un
passeport pour Londres par Paris. Son voyage dura
dix-sept ans. En voici l'itinéraire : Paris, 27, bou-
levard Poissonnière ; 5 et 38, chaussée d'Antin ;
Aix-la-Chapelle, Carlsbad, Leipzig, Heidelberg,
Marienbad ; Londres ; Majorque ; Paris, 5, rue
Tronchet; 16, rue Pigalle; 9, square d'Orléans;
Londres, Edimbourg, Manchester, Glascow, Edim-
bourg, Londres ; square d'Orléans ; rue Chaillot ;
12, place Vendôme. Ces déménagements fréquents
parurent à ses contemporains un indice de fébrilité ;
M. Huneker partage leur avis. Il n'est pas douteux
du moins que Chopin tenait difficilement en place ;
il déménageait plutôt par inquiétude que par néces-
(]) James Huneker : Chopin^ ihe man and his music; New- York,
Charles Scribner's sons, igoo.
l3o PROMENADES LlTTÉrtAiaES
site, surtout dans ses dernières années. On dit que
beaucoup de poitrinaires sont ainsi.
Le Paris de i83i était une ville de littérature et
d'art malgré les récents bouleversements politiques.
On aime à voir, dans le livre de Huneker, Tidée
qu'un lettré américain d'aujourd'hui se fait de la
plus brillante période du dix-neuvième siècle. Le
romantisme évolue dans un décor d'opéra. Il res-
sent de sincères passions, mais les pousse à l'ex-
travagance. Victor Hugo est le roi de ces acteurs
fougueux autant que maniérés. A côté de lui, voici
Heine à la douceur enfiellée, Musset chantant à la
lune, Th. Gautier écartant les Don Diègues du clas-
sicisme par l'éclat impertinent de son gilet rouge.
Tels sont les traits universellement connus qui
signalent le romantisme. Que Théophile Gautier eut
donc de l'esprit le jour qu'il imagina de ceindre
d'écarlate son torse puissant !
Chopin connut ces hommes célèbres et bientôt
tout le monde. Il donna son premier concert le 26 fé-
vrier 1883, et fut incontinent promu à la dignité,
maintenant abolie, « de lion ». Cependant ses let-
tres de cette époque étaient, dit-on, mélancoliques ;
comme elles ont été détruites dans un incendie
avec son portrait par Ary Scheffer et son premier
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l3l
piano, il faut s'en rapporter sur ce point au seul de
ses biographes qui les ait lues, Karasowski (i).
Malgré ses succès artistiques, il manquait d'argent,
songeait à une tournée en Amérique. Un jour, il
se rencontra dans la rue avec le prince Valentin
Radziwill, qui l'introduisit en divers salons; des
élèves payants le tirèrent d'inquiétude. Son génie
se développa plus librement. Il joua fréquemment
en public. On voyait réunis sur des programmes
de concert ces noms : Liszt^ Heller, Herz, Osborne,
Thalberg, Chopin. D'ailleurs, tous ces pianistes se
jalousaient, se faisaient une guerre d'épigrammes.
En i835, Chopin, au cours de son voyage en Alle-
magne, manqua de se marier. Il avait rencontré,
à Dresde, les Wadzinski, ses amis d'enfance, et
était tombé amoureuxde leur sœur Marie. Le pro-
jet alla fort loin, jusqu'aux aveux réciproques, et
Chopin se voyait déjà établi à Varsovie, professeur
de musique composant dans ses loisirs des sonates
et des fugues! Les hommes rêvent toujours de ne
pas suivre leur destinée. Cela serait si agréable de
ne pas obéir au destinl La musique avait besoin
d'un Chopin qui ne fût pas enterré sous les neiges
(i) Life and Letters of Frédéric Chopin; translated from the
russian by Ëmily Hill.
l32 PROMENADES LITTERAIRES
du mariage et de la Pologne. Le père de Marie
objecta ce qu'objecte tout père de jeune fille bien
dotée. Chopin n'avait d'autres rentes que les reve-
nus incertains de son génie. Le roman fut inter-
rompu. Marie Wadzinski épousa le comte Frédé-
rique Skarbek, et cela finit par un divorce. Peut-
être, comme le dit M. Huneker, la dame jouai t-elle
trog de Chopin !
Revenu à Paris en 1887, Tamant malheureux
allait trouver la plus dangereuse des consolatrices,
George Sand. La « terrible vache à écrire (i) »
(i) Nietzsche, Flâneries inactuelles , 6. Cf. Baudelaire, Mon cœur
Mis à nUf xxii. Oa sera bien aise de lire ces deux passages, dont
l'un est assez difficile à trouver.
Baudelaire : « La femme Sand est le prud'homme de l'immorta-
lité. Elle a toujours élé moraliste. Seulement elle faisait autrefois de
la contre-morale. Aussi elle n'a jamais été artiste. Elle a le fameux
style coulant, cher aux bourgeois. — Elle a, dans les idées mora-
les, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de
sentiment que les concierges et les filles entretenues. Ce qu'elle a
dit de sa mère; ce qu'elle dit de la poésie. Son amour pour les ou-
vriers. — George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent
jamais quitter les planches. — Voir la préface de Mlle la Quintinie
où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l'enfer. La
Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le dieu des concierges et
des domestiques filous. — Elle a de bonnes raisons pour vouloir
supprimer l'enfer. »
Nietzsche : « Georgb Sand. — J'ai lu les premières Lettres d*an
voyageur : comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela
est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne puis supporter ce
style de tapisserie, tout aussi peu que l'ambition populacière qui
aspire aux sentiments généreux. Ce qui reste cependant de pire,
c^est la coquetterie féminine avec des rivalités, des manières de
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l3i5
était une non moins redoutable goule. Baudelaire
a écrit sur ses capacités luxurieuses une phrase que
M. Grépet n'a' pas osé copier; mais on la retrou-,
vera un jour ou l'autre, afin que l'histoire litté-
raire de notre temps cesse d'être un roman uni-
versitaire et une collection de drôleries pour la
moralisation de la jeunesse. En abordant cette
partie de la vie de Chopin, M. Huneker dit, par
une excellente comparaison musicale : « Ici nous
entendons pour la première fois le sinistre motif
George Sand. »
Par untf déférence tout ironique pour M. Ha-
dow (i), M. Huneker ne qualifie pas de liaison les
relations deGhopin et de Sand. Ge n'était pas d'ail-
leurs une liaison^ au sens strict du mot. Ge fut
gamin çial élevé. — Combien elle a dû être froide avec tout cela,
cette artiste insupportable! Elle se remontait comme une pendule —
et elle écrivsiit... Froide comme Victor Hugo, comme Balzac, comme
tous les Romantiques, dès qu'ils étaient à leur table de travail. Et
avec quelle suffisance elle devait être couchée là, cette terrible vache
à écrire, qui avait quelque chose d'allemaad, dans le plus mauvais
sens du mot, comme Rousseau lui-même, soU maître, ce qui cer-
tainement n'était possible que lorsque le goût français allait à la
dérive I — Mais Renan la vénérait... »
Mon cœur mis à nu, 1861, fait -partie des Œuvres posthumes et
correspondances inédites, publiées par Eugène Crépet (Quantin,
1887); et les Flâneries inactuelles (1888), du Crépuscule des
Idoles, traduit par Henri Albert (Société du Mercure de France,
1899).
(i/Qui a traité cette question dans ses Studies in modem mus ic.
9
l34 PROMENADES LITTERAIRES
plutôt une possession où Tincube ne fut pas le frêle
musicien. Avant d'avoir été envoûté par elle, Cho-
-pin détestait « la femme à l'œil sombre ». Sa répu-
tation spéciale était très mauvaise et n'avait rien
qui pût séduire une créature toute de tendresse et
d'esprit. Quelques écrivains anglais, ignorants de
notre histoire, ou dupés par Thypocrisie des der-
niers jours où se prélassait la « bonne dame » enfin
lasse, ou intéressés à mentir pour propager leurs
idées protestantes et rationalistes sur l'union né-
cessaire du génie et de la moralité, les solennels
George Eliot, Mathew Arnold, Elizabeth Barrett
Browning ont affirmé que George Sand n'était rien
moins qu'une « sainte calomniée ». M. Huneker,
qui fait de la psychologie et non de la morale, qui
a le cerveau d'un critique et non celui d'un maître
d'école, n'est pas dupe de ces simagrées et il raille
M. Hadow repoussant avec indignation tout ce qui
fleure l'irrégularité dans les relations de Chopin
et d'Aurore Dudevant. Comme on ne peut croire
que tous les contemporains de l'aventure se soient
donné le mot pour mentir, il faut bien admettre
Virrégularité (salut, vieille pudeur!) et renvoyer
le naïf critique en sa chaste utopie. D'ailleurs,
pourquoi Sand n'aurait-elle pas un apologiste ?
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGB S AND l35
L'apologiste est l'accompagnateur naturel des
réputations détériorées. Il est donc ridicule de
parler ici d'union idéale, d'amour platonique, de'
rencontres d'âmes ; cependant ces expressions, qui
n'auraient aucun sens du côté Sand, exprimeraient
assez bien les aspirations secrètes du fragile Cho-
pin.
La célèbre « polyandre » lui faisait peur. Au
premier contact il recula. La passion de la dame se
manifestait par des airs dévora teurs. Mais elle était
son aînée (de cinq à six ans) ; elle était illustre ;
elle savait prendre avec ses victimes des airs ma-
ternels ; Chopin, malgré son génie, n'était encore
qu'un pauvre pianiste; il fut aspiré comme un fétu
par le fluide sexuel.
Paris était plein d' « irrégularités ». M. Huneker
cite ce couple d'habitude, Liszt et la comtesse d'A-
goult, et ce couple d'aventure (un peu plus récent)
Flaubert et Louise Colet; mais on en trouverait cin-
quante à ces dates, i83o-i 848, époque où la littéra-
ture ne s'était pas encore prostituée à la bourgeoisie
riche et où l'écrivain se vantait d'une morale parti-
culière, de la morale qui s'est exposée dans l'admira-
ble préface de Mademoislle de Maupin. Pour faire
passer décemment ces contestations, M. Huneker
l36 PROMENADES LITTÉRAIRES
invoque la transmutation des valeurs de Nietzsche
et le « par delà le bien et le mal » dont les mœurs
de cette époque donneraient un avant-goût. Cette
liberté d'allure était une tradition. En i835, il y
avait encore des survivants du dix-huitième siècle.
La réaction religieuse n'avait atteint que le peuple,
le triste peuplQ qui, en s'élevant vers le pouvoir
avec le suffrage universel, devait propager dans
toute l'Europe sa morale de domestique ; enfin, et
surtout, l'esprit protestant, aggravation de l'esprit
catholique, était sans influence sérieuse, quoiqu^il
exerçât déjà par d'habiles publications populaires
ses ravages dans la classe moyenne. George Sand
n'était pas une exception; elle suivait des mœurs
traditionnelles; mais en y mêlant quelque chose
de brutal, de barbare, très en dehors? du goût
français. Nietzsche a bien vu tout ce qu'il y a d'al-
lemand dans cette femme que nos professeurs nous,
signalent comme un génie particulièrement fran-
çais. Sa débauche eut aussi quelque chose de cette
lascivité animale, sans grâce ni intelligence, toute
charnelle, des fortes filles aux yeux bleus et aux
larges mamelles.
Chopin s'abandonna, non sans souffrir. Il est la
femme. Il a des scrupules, et parfois des remords.
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND 187
Il soDge à sa famille, dont il a peur. Les premières
années de celte liaison cependant ne le troublèrent
pas au point de contaminer sa musique. C'estmême
à Nohant et à Majorque qu'il écrivit quelques-
unes de ses plus belles pages. Quant à George
Sand, elle rajeunissait près de ce cœur candide.
Ses dernières amours connues étaient Musset et
Pagello : la naïveté sentimentale de Chopin amusait
sa perversité. Elle le traitait comme un enfant,
comme une poupée, mais tirait de lui habilement
avec tout ce qu'il contenait de volupté tout ce que
la poupée avait dans le ventre de matière à littéra-
ture. Elle ne jeta au panier ce joli jouet qu'après
ravoir très proprement dépecé. Et tout cela avec
quels élans de cœur^ quels gestes maternels I Elle
fut maternelle jusqu'à sa dernière heure; elle mou-
rut en berçant des adolescents et après avoir
pouponné le pauvre Flaubert. Mais Flaubert était
venu trop tard. Il n'avait connu que les bas bleus
déteints de l'inférieure Colet et il croyait prendre
sa revanche en baisant la mitaine du monstre.
Chopin l'avait vue de plus près, le monstre, le cro-
codile : <( Si je ne crois plus aux larmes, c'est que
je t'ai vue pleurer. » Correspondance délicieuse des
derniers temps I La Sand, ayant conduitson amant
9.
l38 PROMENADES LITTERAIRES
jusqu'à la tombe, lui répondait amoureusement :
« Mon cher cadavre (i) ! »
La Sand de ces années-là était courte et grosse
avec une large face bovine, mais éclairée par des
yeux extraordinaires, immenses, d'un noir mat,
comme du velours, dit Edouard Grenier. Ces yeux
faisaient toute sa beauté, car le bas de la figure était
lourd, labouche vulgaire, le menton nul. Elle avait
Tairfroid etreposé,parlaitlentementet simplement.
Cette tête placide devait plaire surtout parce que
célèbre. Chopin était plus agréable, mais moins
caractéristique. Est-ce la musique qui attira Sand?
C'est peu probable. Elle n'y comprenait rien (car
c'était la mode de mépriser la musique) et elle avait
déjà eu Liszt. Enfin elle l'emmena à Nohant, puis à
Majorque, puis à Gênes. Sand, dit joliment M. Hu-
neker, eut le plaisir subtil et bien féminin de par-
courir avec Chopin une ville qu'elle avait visitée six
ans auparavant avec un autre amant. Le bien -aimé
de i836 était cependant assez souffrant; il avait
même été fort malade à Majorque, fièvre et toux,
signes avant-coureurs. Il dut, à son retour, prendre
des habitudes peu compatibles arec l'amour, sur-
tout l'amour à la Sand, se vouer enfin à « la fru-
(i) Huneker, page 71.
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND iSq
galité des émotions ». Dès ce moment, la dame
commença de se refroidir, quoique ses lettres
de cette époque soient pleines des plus curieuses
effusions sur son rôle d'amie dévouée, de tendre
mère, de garde-malade, de sœur de charité. En réa-
lité, ce malade l'ennuyait. Chopin devenait d'ail-
leurs capricieux et presque hargneux. Il passait des
journéesà écrire, d'autresjournées à raturer sa mU'
sique,à la surcharger, finissant par déchirer le pa-
pier en mille morceaux. Sand était alors fort dépen-
sière. Il y eut des embarras d'argent auxquels Cho-
pin faisait difficilement face. Alors, il tourmente
tout le monde, ses amis, ses éditeurs, ses élèves,
allant, dans sa nervosité, jusqu'à Tinjure gros-
sière, traitant ses protecteurs, les Leos, de « juifs
et décochons (i) ».
Sand et Chopin se supportèrent cependant pen-
dant dix ans. Ils ne se séparèrent qu'en 1847. L'ini-
tiative du divorce vint de George Sand, mais Chopin
le désirait autant qu'elle, bien qu'il n'eût jamais eu
ni le courage ni la volonté d'en parler le premier.
Cène fut donc pas cette séparation qui tua Chopin ;
ce fut la liaison elle-même. Il n'y a rien de plus
dangereux que les sœurs de charité qui ont des
(i) Huneker, p. 56.
l40 PROMENADES LITTERAIRES
yeux de velours noir. La cause finale de la rupture
est sans intérêt. George Sand ayant eu une violente
querelle à Nohant avec son gendre, Clésinger et sa
femme se réfugièrent chez Chopin, qui les reçut
volontiers. Voilà la cause. Prétexte de belle-mère,
plutôtque de maîtresse. Elle fut d'ailleurs une belle-
mère terrible et bien selon la tradition, car elle con-
tribua certainement par ses exemples, et peut-être
^es mauvais conseils, à défaire le mariage qu'elle
avait ordonné elle-même; il dura à peine quatre ou
cinq ans. Il n'est pas douteux que si Glésinger, qui
était irascible, eut quelques torts vis-à-vis d'elle,
elle en eut de plus grands et d'impardonnables ;
habituée à faire l'homme et à toujours commander,
elle n'eut d'autre ressource que la colère contre une
volonté qui ne voulait pas plier à tous ses caprices.
Mais quelle femme pratique et avec quelle sûreté
de coup d'oeil elle juge des situations, et comme
elle sait profiter des circonstances ! Quel délicieux
sourire dans les yeux de velours noir quand elle
apprend que Solange et son mari ont été bien
accueillis par son amant ! Chopin lui était devenu
inutile. Outre d'innombrables paragraphes dans
ses livres de cette période, il lui avait suggéré tout
un roman, Lucrezia Floriani, où il figure sous le
LES AMOUnS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l4l
masque du prince Karol. « Cher monsieur Chopin,
lui demandait un jour Solange, avez-vous lu Lucre"
zia ? Maman vous y a mis. » Quel cimetière que
cette littérature de Sand, que d'ossements, que de
suaires 1 Karol n'est qu'une caricature. D'ailleurs
George Sand. n'a jamais fait que des caricatures
ou des fantômes. Aucun de ses personnages n'est
vrai ni vivant ; aucun n'a laissé la moindre trace
dans les souvenirs de personne. Elle avait d'autres
griefs que cette inutilité. Elle était jalouse de l'af-
fection qu'il manifestait pour Solange et cette jalou-
sie se traduisit plusieurs fois par des scènes qui
contrariaient beaucoup Chopin. En un certain sens
la rupture fut pour lui une délivrance, mais il ne
tarda pas à en souffrir, car il se retrouvait dans la
solitude et dans un' abandon cruel pour un homme
aussi impressionnable et aussi affaibli.
Un écrivain anglais, M. A. B. Walkley (i), a joli-
ment résumé l'histoire de Sand et de Chopin. Après
avoir déclaré qu'il eût volontiers vécu dans le Paris
àt Balzac, il continue ainsi : « Alors on eût eu la
chance de voir George Sand dans toute la ferveur
de ses amours. Ceux qui l'ont connue dans sa vieil-
lesse, Flaubert, Gautier, les Concourt, nous ont
(i) Cité par M. Huneker.
l44 PROMENADES LITTERAIRES
« Beaucoup des lettres de Chopin sont datées de
Nohant. Elles sont toutes assez tristes. Chopin
composait au clavier. Il détestait Tencre et le papier.
Ses lettres d'amour devaiqpt être assez gauches, et
George Sand était un terrible critique en ces ma-
tières : elle en avait tant lu et tant écrit ! Du moins,
la rupture accomplie, Chopin ne rédigea pas, comme
Musset, de pleurnicheuses récriminations. La vraie
idée qu'il se faisait d'elle nous ne la connaîtrons
jamais... »
Chopin donna son dernier concert à Paris, le
i6 février i848, chez Pleyel. Ilétait malade, mais
il joua magnifiquement, quitte à s'évanouir en
quittant l'estrade. Pauvre petite femme ! Peu de
temps après, le 21 avril, il arrivait à Londres. Il
n'y fut pas très heureux. Oscar Commettant, dans
son livre si curieux, Musique et musiciens, dit à ce j
propos : « J'ai entendu dire à Chopin qu'il n'aurait
pu vivre ailleurs qu'à Paris. Que fût-il donc deve-
nu, ce cher poète, si la nécessité l'eût contraint à
se faire entendre dans certains salons aristocrati-
ques de Londres, où les artistes, quelle que soit
leur renommée, quel que soit leur talent, fussent-ils
un autre Beethoven, sont parqués comme des lé-
preux dans un endroit désigné, d'où ils ne doivent
\
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l45
sortir que sur Tordre du maître de la maison et
pour venir se faire entendre au milieu de la con-
versation générale de Timpertinente assemblée ? »
Il ne semble pas que Chopin ait eu à subir ces hu-
miliations par lesquelles les Anglais affirment si
noblement leur supériorité intellectuelle. Ilnedonna
à Londres que des concerts payants, d'où il retira
du moins un peu d'argent. H écrivait à cette épo-
que à son amie, Solange (i) : ]
3o juin 48.
J*espére que vous êtes bien portante et votre mari
aussi. J'ai bien pensé à vous — vous habitez si près de
la barrière où il y avait tant de sang versé I — J'espère
que vous n'avez pas des amis parmi les victimes de ces
derniers jours. Donnez-moi je vous prie de vosnouvelles.
Etes-vous toujours décidée de quitter Paris ? — Il me
semble que c'est changé — en tout cas — comptez sur
des excellentes lettres de ma part, — excellentes autant
que cela paraît de loin, — je les ai demandé à une de
mes élèves, qui est venue ici pour quelques temps — et
qui m'en a envoyé. — Vous me direz si vous n'avez pas
changé de- projet.
Je vousécris très à la hâte sans plume — sans encre
possible — Je suis dans un accès de spleen. Je renvoie
mon italien de valet inventeur et câlin sans compter
(i) Lettre inédite.
l46 PROMENADES LtTtéKAlUBS
autre chose. — Il sait Tanglais comme moi. — Dieu vous
bénisse — et vous donne la santé à tous deux.
G.
48, Dover Street, Picoadilly.
Pardonnez mon style
— Le style c'est Thomme
Mon style est bien bête.
J'ai donné une matinée. Le beau monde y était -*-
Mario a chanté 3 fois — j*ai joué 4. — Gela a eu du suc-
cès — cela m'a rapporte i5o guinées — il n'y avait que
i5o places et la veilles toutes ont été prises.
De Londres, il gagna rÉcosse, puis revint mou-
rir à Paris. En chemin, il montra à M. Niedzwiecki '
un troupeau debœufs, disant : « Ça a plus d'intel-
ligence que les Anglais. » Quelque temps aupara-
vant il écrivait à Grzymala : « Je n ai jamais mau-
dit personne, mais je suis si las de la vie que je
maudirais volontiers Lucrezia. Mais elle souflFre
de sa méchanceté qui augmente avec les années. »
Pendant que Chopin agonisait, Lucrezia jouait
à la grand'mère avec une grande conviction. Elle
écrivait à sa fille (i) :
Je n*ai rien reçu pour Nini. 11 faut donc y renoncer,
(i) Lettre inédite. Reproduite, comme celle de Chopin, avec son
orthographe exacte.
il
I
LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND J t\']
Je lui ai acheté un chapeau de paille pour le jardin,
quatre robes du matin, — chaussures, etc. Il ne lui fau-
drait qu'un chapeau aussi simple et aussi bon marché
que tu voudras^ mais qui, du moins, ne sera pas dans le
goût atroce de la Châtre. — Je lui-trouverais bien aussi
une petite seconde-robe de toilette quanta Tétoffe dussè-
je faire venir de Ghateauroux, mais quelle façon veux-
tu lui-donner, pour robe d'été? envoie au moins une
coupe de corsage. Quant aux g-ants nous en avons trou-
vé. — Donc chapeau et façon de robe, voilà tout, dépê-
che toi. J'ai acheté aussi des bas. Les guimpes et panta-
lons sont faits .
Notre fillette, est charmante, toujours mirobolante de
santé, et lisant avec assez d'attention, nous sommes tou-
jours inséparables de midi à 9 h. du soir. Le matin elle
est avec Manceau qui l'adore.
Vous devez avoir une fière chaleur à Paris, car ici
on cuit. Nous passons la soirée avec Nini au chalet, nous
attendons Maurice pour abandonner la vie champêtre.
Je me porle assez bien, sauf les migraines continuelles
par le vent d*est.
Bonsoir ma grosse. Je te bige. Ta fille te prie de
lui envoyer six de tes cheveux pour mettre dans un mé-
daillon que je lui ai donné. Je pourrais lui en donner,
de tes cheveux, mais ça fera plus d'effet, venant dans
une lettre...
La femme la plus compliquée est plus près de
la nature que Thomme le plus simple.
LA POÉSIE DE LA NATURE
Très peu de poètes méritent le nomade poètes de
la nature. Le romantisme nous a donné cette illu-
sion d^êfre un retour à la nature; peut-être, par
comparaison avec les temps qui précédèrent immé-
diatement J.-J. Rousseau, et encore! Garces temps
comprennent Buffon. Pour s'en tenir aux poètes,
on peut convenir maintenant que [Ronsard a senti
la nature plus vivement que Victor Hugo et aussi
qu'il Ta connue de plus près, plus familièrement;
et on ne refusera pas au dix-septième siècle lui-
même d'avoir éprouvé une certaine émotion devant
les phénomènes naturels.
L'insensibilité aux choses de la nature ne se
rencontre que dans les civilisations envoie de fon-
dation et pour lesquelles legrand obstacle, legrand
ennemi est la nature même. Un voyageur désin-
téressé comme Humboldt admire de toute son âme
la splendeur des forêts de l'Amazone, mais le colon
l5o PROMENADES LITTÉRAIRES
qui doit, pour vitre, eh défricher un coin tous les
ans, préférerait une concession dans les laides
plaines de la Beauce. Pareillement, le goût de la
nature ne peut se développer tout [entier que dans
les civilisations faites, celles qui ont vaincu ou qui
croient avoir vaincu la terre. Un poème comme
celui d'Hésiode, que les professeurs situent à la
naissance d'une civilisation, affirme au contraire
l'antiquité de la société où il a pu naître. Les Géor^
giqiies confirment pleinement cette manière de
voir.
Virgile ! Voilà celui qui reste, le plus dévoué
amant de la nature ; mais Lucrèce fut son amant
le plus fougueux. C'est parce qu'il lisait ces deux
poètes que le dix-septième siècle n'osa aborder la
poésie de la nature; ne pouvant faire mieux, il
n'eut pas l'idée de chercher s'il n'y avait pas à
essayer quelque chose de différent.
Chaque fois que je lis un recueil de poèmes où
la nature est aimée et comprise, je songe et je
reviens aux Géorgiques. C'est vraiment, malgré la
différence des climats, la bible de tous ceux qui
aiment les champs, les bôles et la liberté des soli-
tudes ou des cultures. Mais les Géorgiques sont
difficiles àdéchiff*rer; il faut un long travail, et qui
LA POéaifl DE LA NATUHS l3l
n'est pas à la portée de tous, pour faire coïncider
les noms latins des plantes et leurs noms français.
Les traducteurs généralement ignorent tout; ils ont
de plus le goût noble et ils essaient de nous faire
croire que les agneaux sevrés étaient, au temps de
Virgile, nourris de « cytise et de lotus » I Oui, je
sais, il y a en latin : cytisum lotosque fréquentes :
mais cela veut dire en français : du trèfle et de la
luzerne en abondance. Avec la même naïve simpli-
cité, ils se refusent à croire que coluber puisse
signifier vipère; ou Procne^ le rouge-gorge; ou
casia viridis, la. cassie; ou violaria^ la giroflée;
ou viola nigra^ lajacinthe; ou cerintha, la pâque-
rette; ou acanthusy l'artichaut (i). Il ne dira pas,
pour funda, Tépervier, mais le tramail, ce qui est
romantique: rubigo^ cela ne saurait être la rouille,
il dit la nielle; les avenœ stériles demeurent les
avoines stériles, ce qui n'a aucun sens. Osera-t-il
traduire tribulum par rouleau? Non, il hésite entre
« herse à roue » et a madrier roulant »• Pauvre
homme, il n'a peut-être jamais vu rouler le blé ?
Alors, pourquoi entreprend-il les Géorgiques ? ftos
est la manne ou la gomme et non le TomB.nn;picea
(i) Dans un autre passage {Géorg,^ II, 119), acanihus se traduit
par branche-ursine.
l52 PROMENADES LITTÉRAIRES
est le pignet, en italien pezzo y et non le pin ; sor-
bum acidumesi la corme, et non lasorbe, qui n'est
pas acide. ■*
Voilà des fautes que ne commettrait pas M"® Ma-
rie Dauguet, si elle traduisait les Géorgiques; en
traduisant la nature qui vit sous ses yeux, elle n'en
commet aucune. Tout lui est familier ; c'est une
fermière et une botaniste en même temps qu'un
poète. Elle aime toutes les plantes et leur donne à
toutes une place dans ses vers ; voici la véronique
et les raves, les prêles et les ronces, le chanvre,
les choux et les salades. Il n'y a point pour elle une
nature poétique et une nature vulgaire ; tout lui est
poésie, parce que tout émeut sa sensibilité. Et
cette émotion, devenant aussi verbale, s'exprime
dans les termes les plus nouveaux et les plus per-
sonnels. On y sent une intimité de chaque minute
avec les choses de la forêt, des champs et de la
ferme .
Les choses les plus simples et, pour les citadins
comme pour les paysans, les plus laides, devien-
nent, vues et senties par ce poète fée, exquises :
Je connais une arrière-cour
Toute pleine de poésie
Et d'humidité verle, avec sa chambre à four
Dont branle la porte moisie.
LA POÉSIE DE LA NATURE l53
Cela c'est l'expression naïve. Voici l'expression
raffinée :
L'berbe se tait, sentimentale...
La lune, avec ses cheveux froids...
Le rêve frissonnant des coudriers sur l'eau.. .
La mare s'embellit de roses illusoires...
Du purin, noir brocart, s'étale lamé d'or. ..
[Le marais], où Teau mélancolique râle...
Ces vers donnent des images visuelles, relevées
d'un peu de chimère. Le livre en est plein, et c'est
une joie deles entrevoir, çà et là, fleurs singulières.
Mais celles qui m'ont le plus charmé sont d'essence
plus rare. Comment dire ? Ce sont des images
« odorales », soit que des odeurs champêtres y
soient notées directement, soit qu'une métaphore
ingénieuse les suggère. Est-ce volontairement, ou
spontanément, que M"'^ Dauguet aime avec tant
d'intensité ces parfums innommés qui s'organisent
dans les prés, les bois et les jardins en obscures
symphonies ? Je crois qu'elle a cultivé une sensi-
j54 promenades littéraires
bilité naturelle, qu'elle a développé par Texercice
un don quin'est pascommun. La « cécité odorale »
se rencontre, surtout parmi les femmes. Ordinaire-
ment elles sont peu sensibles aux odeurs ; les hom-
mes ne le sont guère davantage, surtout s'il s'agit
d'odeurs exceptionnelles. L'éducation de ce sens
est en formation ou en régression. Nous n'avons
guère que deux ou trois termes, d'une extrême
banalité, pour caractériser les innombrables odeurs
que nous offrent la nature et la civilisation. C'est
que, sans doute, la différenciation des odeurs, hor-
mis les catégories bon et mauvais, ne nous est pas
d'une grande utilité. Ces deux catégories, d'ailleurs,
correspondent à des effets physiques très opposés,
les bonnes odeurs étant excitantes et les mauvai-
ses, dépressives. Toute odeur excitante, quelle que
soit sa qualité, sera donc nécessairement pour nous
une bonne odeur; mais nous ne l'avouerons pas
toujours, car il y a une hypocrisie de la sensation.
M"^«Dauguet avoue son goût pour les « parfums »
du fumier <( trempé d'aube », dans la « cour sereine
des fermes ». C'est de la belle sincérité. Mais
le mérite est dans l'aveu, et non dans la sensation,
car le fumier de ferme répand une odeur assez
réjouissante ; quant à la bouse de vache, c'est de
LA POésiB DE LA NATURE l55
la vanille : le petit Jésus n'avait pas mauvais goût
en choisissant de naître dans une étable, et j'ap-
prouve ce vers :
Une odeur de bétail velouté l'air du soir.
En faisant porter son attention sur les sensa-
tions que donne Todorat, M°^® Dauguet est arrivée
apercevoir des odeurs qui resteront pour beaucoup
de ses lecteurs des mystères; ainsi Todeur
Des sarrasins meurtris qu'écrasent les fléaux.
On sentira plus facilement Todeur de la mar-
gelle d'un vieux puits; celle des murs de l'écurie,
qui est à la fois de cuir vivant et de cuir mort, avec
plusieurs autres éléments très piquants et qui sont
généralement appréciés.
Les odeurs. M™® Dauguet les connaît par un
sens si juste qu'elle arrive à les dissocier pour en
recomposer des mélanges nouveaux. Voici
L'accord des buis amers et des œillets musqués,
et vraiment on la respire avec joie, cette union
fraîche, si bien jardin dB curé ou de fermière; mais
le poète, , cependant, a raison d'y apercevoir le
« désir embusqué » : n'est-ce point, plutôt que des
plantes innocentes, de la chair amoureuse qu'il a
l56 PROMENADES LITTÉRAIRES
cru respirer ce matin-là ? Mais ce n'est pas seule-
ment derrière les odeurs communément agréables
que s'embusque le désir. En voici de terribles « qui
sont des mains tenaces » : et M™* Dauguet nous
dit rinfluence de ces parfums étouffants que déga-
gent l'herbe rouie, les bourbiers, les feuilles dé-
composées, les champignons phosphoreux, cette
vapeur de pourriture dont on s'exalte et qui fait
que Ton se couche comme près d'un corps convoité
le long de la berge d'un étang croupi. L'odeur
sombre de la mousse et tous ces relents de disso-
lution qui sont les signes des mouvements secrets
de la nature, ce goût de mort qui monte du bois
corrompu ou des fontaines rouillées, tout cela,
peut-être, nous rejette violemment vers la vie.
Parfois, M"*^ Dauguet éprouve à sentir ces par-
fums « aux mains tenaces » des impressions moins
vigoureuses, et, nous menant dans les forêts, en
octobre, elle nous conte
le mélancolique
Encens qu'exhalaient vers les cœurs endoloris
Les fossés vaseux et les champignons pourris.
Les hêtres s'effeuillaient. Toute une âme sauvage
Respirait; et des mousses et des saxifrages
Et des taillis, tout dégouttants d'humidité,
Montait aux lèvres une odeur de nudité.
LA POÉSIE DE LA NATURK 167
Et cela ne va pas plus loin. Le désir reste em-
busqué; il ne se montre pas : peut-être parce que
la terre est molle et la mousse mouillée.
Le poète des odeurs en perçoit même, ou en veut
percevoir, qui nous sembleront plutôt chimériques:
« Lune aux odeurs suaves!... Lune aromati-
que I » On lit cela dans les Cantiques à la Lune^
qui sont d'ailleurs parmi les plus beaux poèmes du
livre ; en voici un cours fragment :
Lune, voici mon cœur, brin séché de fougère,
Perdu dans l'épaisseur des bois enténébrés ;
Lune, voici mon cœur, sombre rameau de lierre.
Au pan de ce mur noir doucement enserré.
Lune, verse sur lui, comme aux branches des hêtres.
Ton calme enchantement et ta sérénité.
Ces remarques particulières et ces brèves cita-
tions ne donnent pasune idée complète du livre de
M"*® Dauguet, qui est un hymne panthéiste d'une
inspiration à la fois sentimentale et sensuelle,
ardente et mélancolique. Ce n'est pas un recueil de
sensations désintéressées; l'auteur n'est aucune-
ment dilettante. Ce qu'il cherche dans la nature,
c'est l'apaisement de ses désirs, de ses inquiétudes,
la réalisation d'un rêve tout humain de bonheur.
l58 PROMENADES LITTERAIRES
La philosophie de Par l'amour est donc très
personnelle; elle est également assez optimiste. La
nature, dont Tinsensibilité est absolue, développe
la sensibilité de qui la contemple. C'est qu'en
même temps que toute indifférence elle est toute
amour. Tous ses mouvements sont génésiques.
Elle ne se repose que pour mûrir son enfantement
prochain. C'est cela qui a touché M""® Dauguet, et
qui lui a donné le désir de se confier à ce sein tout
de même maternel, dont le rythme régulier dit la
force, le calme et la sagesse.
M'°«^ Dauguet répond admirablement à Tidée que
Ton se fait d'un poète de la nature, chez qui toute
pensée, avant de se particulariser, a besoin de
s'aller tremper dans les ombres forestières ou dans
les herbes ensoleillées, parmi les feuilles vertes on
les feuilles mortes. D'instinct, elle fraternise avec
la vie végétale et c'est là qu'elle prend ses rimes et
ses métaphores, sa philosophie et sa mélancolie. Et
tout cela est simple : en somme, accepter la vie,
puisque tout est vie; la mort, puisque tout est
mort; cela se résume en un mot: communier avec
la nature, ce qui est la manière la plus profonde
de l'aimer.
Et quand on aime la nature, elle rend amour
LA POéSIE DE LA. NATURE lÔg
pour amour. « Elle est toujours fidèle, comme dit
Emerson, — qui fut bien aussi un poète de la na-
ture, — à celui qui se confie à sa fidélité. » Mais il
y a dans ce mot je ne sais quelle religiosité qui est
heureusement tout à fait absente de la poésie de
M™* Dauguet.ElIe ne sent jamais le besoin de per-
sonnifier la nature, d'en faire une divinité mysté-
rieuse. En réalité, c'est moins la nature qu'elle
aime que les choses, que les impressions que lui
donnent les manifestations multiples de la vie. Nul
mysticisme, malgré quelques tentatives. La.femme
est trop sérieuse, le poète est trop sain pour se
complaire à des effusions sentimentales, et pires,
puisqu'elles seraient sans objet réel. C'est au con-
traire une perpétuelle recherche de la réalité, un
effort ingénu ou conscient pour sentir la vie cham-
pêtre telle qu'elle est, avec toutes ses suggestions,
toutes ses invitations.
1904.
LA BEAUTÉ DE LA MER
Si Ton demandait quelle est la plus originale
création du xix* siècle, il faudrait peut-être répon-
dre : c'est la mer.
Cette eau verte et bleue, dont les vagues sont le
sourire ou la colère, ces blondes plaines de sable,
ces rochers gris ou jaunes, tout cela existait il y a
cent ans, et personne ne le regardait. Devant un
spectacle qui enchante jusqu'à l'enivrement les
sensibilités d'aujourd'hui, les sensibilités d'hier
restaient froides, ennuyées ou mêmes peureuses.
Le paysage marin, loin d'être recherché par les
hommes, était fui comme un danger ou* comme une
laideur. Tous les villages anciens, le long des
côtes de France, sont situés assez loin de la mer ;
toutes les vieilles maisons, dans les villes maritimes,
tournent le dos à la mer. Les marins eux-mêmes
et les pêcheurs s'écartaient de la mer, quand ils
n'avaient plus besoin d'elle. Quant à l'homme des
I
102 PROMENADES LITTERAIRES
terres, il ne s'approchait de )a mer qu'avec terreur.
Jusque vers i85o, le mont Saint-Michel fut consi-
déré comme àpeine bonàloger des prisonniers :on
n'y envoyait que ceux dont on redoutait Tévasion.
A quel moment le paysage marin a-l-il com-
mencé à être aimé, à être senti comme une chose
émouvante et belle ? C'est ce qu'il est très difficile
.de dire d'une façon exacte. Le goût de la mer s'est
développé sous le second empire, grâce aux chemina
de fer : mais les poètes, bien avant cette époque,
avaient chanté la mer. En somme, les plages d'Eu-
rope ont été créées et peuplées par Byron et Cha-
teaubriand. Le tommbeaude Chateaubriand,accro-
ché au rocher du Grand Bé, à Saint-Malo, est
rigoureusement symbolique de cette évolution de
notre sensibilité, et il est juste que dorme là celui
sans lequel les rivages de la mer de France ne
seraient peut-être visités que par les pêcheurs et les
oiseaux. *
Au xviii® siècle, la mer était encore, comme
source de plaisir, absolument inconnue. On voya-
geait déjà cependant ; on faisait, de Paris, des
voyages bien plus longs que le trajet vers Dieppe
ou le Havre ; on commençait même, sous le règne
de Louis XVI, à goûter la campagne, la montagne;
^^
LA BKAUTK Dit LA MER l63
on ignorait la mer. Je ne sais quel est Técrivain
dece temps-là qui s'indignait contre le mouvement
de Tocéanj ces absurdes marées,'disait-il qui empê-
chent les bateaux de pouvoir accoster à leur gré,et
aussi qui créent le long des côtes une large bande
de terre improductive. A la rigueur, on tolérait la
Méditerranée, parce que c'est un lac plutôt qu'une
mer ; on lui savait gré de son immobilité, de la
constance du spectacle uniforme qu'elle offre aux
regards rassurés:
Voici l'usage que les Parisiens faisaient de la
mer, au temps de Louis XIV : ils envoyaient au
Havre les personnes mordues par un chien enragé
et là, on les jetait dans la mer du haut d'un
rocher. C'était le grand remède de la rage. M™® de
Sévîgné * parle (ï'une de ses amies que Ton a
ainsi précipitée dans la mer. Et sans doute qu'une
personne saine, si elle avait eu l'idée d'entrer
volontairement dans cette eau redoutée, de prendre
un bain de mer, eût été tenue pour folle ou, tout
au moins, un peu simple d'esprit. On n'allait à la
mer, en ce temps-là, que lorsqu'on était enragé.
L'idée de la mer était liée, dans, l'esprit de M™« de
Sévigné, avec Tidce d'une des plus redoutables
maladies.
l64 PROMENADES LITTERAIRES
Quel est le premier Anglais ou le premier
Français qui osa venir passer Tété au bord de la
mer, qui fît construire, près du flot, la première
maison de plaisance? Car il y eut un commence-
ment à cette mode, comme à toutes les modes.
Etait-ce un poète ou un savant, un grand seigneur
ou un petit rentier ? Lui aussi mériterait, sinon une
statue, du moins, une plaque au coin d'une rue.
Quelle que fût sa profession, c'était à coup sûr une
âme originale, un esprit hardi. Un jour peut-être
on écrira son histoire, et peut-être aussi que les
poètes le chanteront, comme Horace a chanté le
premier navigateur.
On a réellement peine à comprendre] comment
la beauté de la mer a été si longtemps méconnue.
Mais à rinverse,il est peut-être encore plus difficile
de comprendre comment notre sensibilité a si vite
évolué, comment les hommes d'aujourd'hui trou-
vent tant de plaisir dans un spectacle qui jadis
leur eût semblé absurde ou ennuyeux. Il faut bien
l'admettre, la sensibilité humaine obéit à la mode.
Elle vibre selon la note qu'on lui donne. Cependant,
quand une de ces notes a été éveillée, elle ne s'en-
dort plus tout à fait. La sensibilité a fait une con-
quête qui ne peut plus périr entièrement ; elles'est
LA BEAUTÉ DE LA MER lG5
annexé une province nouvelle dont elle gardera
éternellement les principaux territoires. Il se peut
que le goût du paysage marin n'augmente plus
guère, il se peut même qu'il diminue légèrement,
il ne disparaîtra jamais. Il est entré en nous, il fait
partie de nos besoins esthétiques et même senti-
mentaux, comme la musique ou la littérature. Sans
doute, il n'est pas universel. Beaucoup de person-
nes se passent de la mer ; mais ceux qui l'ont
aimée une fois l'aimeront toujours. Elle est la maî-
tresse dont on ne se lasse pas et dont la voix, dès
qu'elle est entendue, se fait doucement obéir.
Peut-être bien que la mer fût indifférente ou
hostile aux générations d*autrefois, y a-t-il dans
l'amour que lui portent aujourd'hui certains hom-
mes, d'obscures influences héréditaires. Un déra-
ciné, — ou un transplanté — dont la famille a tou-
jours vécu au bord de la mer, se sentira peut-être,
plus qu'un autre^ attiré par les grèves et par les
vagues. Peut-être aussi que s'il ne s'était pas déra-
ciné, il regarderait avec indifférence le paysage
qu'il contemple avec ferveur. Il y a des spectacles
de beauté que l'on goûte mal lorsqu'on y est soi-
même acteur ; il faut sortir, il faut s'éloigner pour
en sentir vraiment le charme. *
l06 PI\OMË]NADEB LltTiHAlHEB
La mer nous platt donc pour Tune de ces deux
causes : ou parce que c'est une chose toute nou-
velle, toute fraîche dans notre sensibilité ; ou bien
parce que c'est une chose très ancienne, un vieux
souvenir atavique retrouvé tout au fond de nous-
mêmes.
Mais que la mer devait être belle, quand elle
était inconnue, quand elle était solitaire I Mainte-
nant, elle a trop d'amants ; princesse trop adoréej
elle a une cour trop nombreuse. Très peu d'hom*
mes et quelques femmes seulement embellissent les
paysages. La nature s'accommode mal d'une foule
hébétée qui vient à la mer comme on vient à la
foire. On peut s'abstraire. Il faut s'abstraire, tel un
fidèle qui, à Téflise, oublie ses voisins, et parle avec
Dieu.
Dieu ne répond pas à tout le monde ; — la
mer non plus.
igoS.
riAJi
L'ARCHITECTURE
Les diverses formes de Tart ont leur destinée. Il
est rare qu'elles fleurissent toutes au même moment
dans le même milieu. Gela tient à deux causes.
La première est que le génie natt quand il veut,
c'est-à-dire sans que Ton puisse établir une relation
quelconque entre son apparition et l'état présent
de la civilisation. Sa présence, quand la civilisation
est nulle, passe inaperçue nécessairement et inu-
tile, puisque, outre qu'il n'y a personne pour le
comprendre ou le sentir, il n'y a pas de matériaux
qu'il puisse mettre en œuvre, ou si cela arrive,
cela ne produit qu'un amusement passager. Mais la
venue d'un homme de génie, d'un véritable créa-
teur, ne suffit pas, môme dans un milieu civilisé, à
émouvoir -la sensibilité des hommes, à incliner
leur goût vers une forme d'art particulière. Si la
mode est à la peinture, la sculpture la plus mira^
l68 PROMENADES LITTERAIRES
culeuse ne sera pas admirée comme elle le serait,
si la sculpture répondait au goût dominant.
11 y a plus : ce qui détermine, par exemple, le
développement d'un grand génie statuaire, c'est
peut-être moins la force incluse dans son génie
même que l'influence qu'exercent sur lui des mil-
liers de sensibilités qui attendent de son œuvre le
frisson esthétique. En ce sens, le mot de Taine est
vrai que le génie est un produit de la race, du
milieu et du moment; il est le produit de ces trois
facteurs, non en tant qu'homme de génie virtuel,
en puissance, mais en tant qu'homme de génie
agissant sur des sensibilités qui, au même moment,
réagissent sur lui. Le plus fort de cestrois facteurs,
c'est le moment; on peut se soustraire au milieu;
il n'y a pas de race européenne absolument privi-
légiée : l'heure est toujours la maîtresse.
Ces idées prennent une visibilité particulière,
quand on étudie l'histoire de l'architecture en
France. On est alors frappé des relations étroites,
en apparence paradoxales, qui unissent dans une
commune évolution la sensibilité française et l'ar-
chitecture française.
C'est un fait admis, je pense, que, s'il y a encore
en France des architectes d'imagination, de goût.
l'architecture 169
de talent, il n'y a plus, à proprement parler', d'ar-
chitecture. On ne sort du banal que pour entrer
dans le baroque, de l'imitation que pour s'engager
dans l'absurde. On fait du grandiose ou du joli, du
curieux et du bizarre, mais sans jamais atteindre
la beauté. Pourquoi ? C'est que notre sensibilité
n'est plus touchée par l'architecture. Cela nous
intéresse encore; cela ne nous émeut plus. Nous
ne sommes plus disposés à faire pour l'architecture
les sacrifices que firent nos pères. Le sens de l'ar-
chitecture nous manque et son sentiment. D'autres
sens et d'autres sentiments se sont développés en
nous, étouffant celui-là. Il semble même que, si
peu qu'il ait survécu, le sens de l'architecture soit
devenu « réactionnaire », pour emprunter un mot
au jargon politique ; on ne le trouve guère que
parmi les fanatiques du passé, et notamment parmi
leclergéet les moines. Depuis trente ans, les ordres
religieux s'étaient fort enrichis en France ; on le
savait et on croyait trouver, à leur dispersion,
d'immenses biens dé main-morte. Nullement : der-
nière incarnation de la sensibilité architecturale,
les moines avaient construit de monumentales
abbayes, de spacieuses églises, amas de pierres
sans beauté et sans valeur. Les Bénédictins de
170 PROMENADES LITTERAIRES
Ligugé, fidèles à la tradition de leur ordre, ont
laissé inachevées, à leur départ, des maçonneries
énormes, rappelant par le plan et les proportions,
non par le génie, les plus démesurées constructions
du moyen-âge.
On pourrait croire, d'après cela, que le sentiment
architectural est lié au sentiment religieux. Ce n'est
vrai qu'en partie. Sans doute, le catholicisme, qui
veut des églises etqui les veut belles, encourage par
celamêmele goûtdeTarchitecture dans ses fidèles et
dans son clergé; mais le moyen-âge est là pour nous
prouver qu'en raisonnant ainsi on prendrait tout
bonnement la causepour l'effet. Quand l'architecture
correspondait à notre sensibilité on ne bâtissait
pas seulement des cathédrales: on élevait des châ-
teaux merveilleux, de beaux hôtels-difî-ville, des
hôtels particuliers, dont le moindre aujourd'hui,
construit il y a quatre ou cinq cents ans par un mar-
chand enrichi, nous semble un palais de rêve. Et
de tels rêves nous pouvons en faire tant qu'il nous
plaira : tout Tor des budgets ne nous en permettra
pas la réalisation. L'européen du xx® siècle est aussi
incapable de réaliser, non pas une Notre-Dame ou
une Sainte-Chapelle, mais une maison de Jacques-
Cœur ou un Hôtel de Cluny, qu'un contemporain
L ARCHITECTURE I7
de Villon ou de Ronsard de concevoir une Chan-
son de Roland ou une Divine Comédie.
Ce n'est pas parce que le sentiment religieux les
inspirait que les Français des xu* et xui* siècles
construisirent leurs magnifiques cathédrales; ils
auraient pu, tout aussi bien que les catholiques
d'aujourd'hui, édifier de modestes granges Ou de
tristes halles pour y prier. Si leurs cathédrales sont
magnifiques, c'est qu'ils ne pouvaient les faire diffé-
rentes. Ce qu'ils construisaient pour se loger eux-
mêmes n'était pasmoinsbeau que ce qu'ils édifiaient
à la gloire de Dieu. Ils avaient le sens de l'archi-
tecture. La contemplation d'un édifice d'heureuses
proportions, brodé de sculptures, souriant à tous
de tous ses vitraux, émouvait délicieusement leur
sensibilité. Ils ignoraient la nature.
Voilà le point capital de l'explication pourquoi
on avait au moyen-âge, et encore un peu au xvii®
siècle, le sens de Tarchitecture : on ignorait la
nature. Incapables de jouir de la terre telle qu'elle
est, des fleuves; des montagnes^ de la mer, des
arbres, ils étaient obligés, pour exciter leur sensi-
bilité, de se créer un monde factice, d'ériger des
forêts de pierres. Mais un jourest venu où la forêt
naturelle a été aimée et sentie; la foret de pierres,
172 PROMENADES LITTERAIRES
si vivante et si fraîche, toute pleine de bruits,
chants, prières el musiques, s'est figée peu à peu
dans l'attitude glaciale d'un prodigieux tombeau.
Ruskin est le dernier homme qui ait pu vivre dans
une cathédrale avec l'illusion de se trouver dans
un milieu vivant : mais Ruskin était un homme des
temps passés.
Il faut découvrir à tous les faits historiques cons-
tatés une cause positive. On n'a commencé à sentir
réellement la nature qu'au xvni^ siècle. Jean-Jac-
ques Rousseau y contribua ; mais il n'est là qu'une
cause seconde. La nature s'ouvrit alors à l'homme
parce que la France et le centre de l'Europe furent
sillonnés de routes, parce que lescampagries devin-
rent sûres et d'un commode accès. Et c'est par la
cause inverse qu'au moyen- âge, au temps de la
grande ferveur architecturale, la nature était mé-
connue ; elle était inaccessible. Les touristes d'au-
jourd'hui vont en chemin de fer contempler des sites
sauvages : un site accessible au vulgaire n'est plus
un site sauvage. Quand les grands paysages des
Alpes étaient vraiment sauvages, ils étaient incon-
nus.
Repoussé par l'hostilité de la nature, l'homme
se construisit donc des paysages factices. Pendant
l'architecture 178
quatre ou cinq siècles, l'Europe entière, et la France
en particulier, ne fut qu'un immense atelier d'archi-
ture. Telles cathédrales, telles églises, telles abbayes
érigées au centre d'une petite ville, d'un village,
d'une vallée déserte, attestent un effort tellement
prodigieux qu'aujourd'hui, malgré de grandes faci-
lités d'exécution, il serait probablement au-dessus
de nos forces. Au xiii® siècle, l'architecture s'en-
fantait dans la joie. La population entière d'un
petit pays participait de ses deniers et de ses épau-
les au travail gigantesque qu'elle avait entrepris :
les belles cathédrales ont été élevées par un peuple
chantant et dansant, heureux de satisfaire sa sen-
sibilité, ivre de l'œuvre qui la contentait si pleine-
ment. Quand on reconstruisit la cathédrale de
Chartres, au xiii® siècle, les dons étaient si nom-
breux, si constants, qu'il semblait, dit un vieux
chroniqueur, i< que l'argent vînt aux ouvriers plu-
tôt par main divine que de bourse humaine ». Et
un autre nous montre « des princes, des hommes
puissants dans le siècle, des personnes nobles de
l'un et de l'autre sexe, comblées d'honneurs et de
biens, s'attacher à des cordes pour tirer des cha-
riots remplis de vin, de froment,d'huile,de chaux,
de pierres, de bois et d'autres choses nécessaires
lyA PROMENADES LITTERAIRES
pour vivre ou pour bâtir, et les traîner comme des
bêtes ». Sans doute, il ne faut pas négliger la force
de la foi religieuse dans l'appréciation de tels faits;
mais la foi n'aurait pas construit toute seule la ca-
thédrale de Chartres: il y fallait le sentiment archi-
tectural, lebesoin d'élever des monuments,de créer,
dans la nature incomprise, de la beauté sensible.
Que Ton considère la situation d'une petite ville,
telle que Coutances, bâtie sur Téperon d'une col-
line, ne communiquant avec le reste du monde que
par un seul mauvais chemin; elle entreprend l'érec-
tion d'une cathédrale, elle la veut belle, et elle la
fera belle, l'une des plus belles de France, N'était-
ce pas une folie ? Quelles ressources? Le travail et
les dons d'une population pauvre et absorbée par
son propre labeur. Le plan est manifestement dis-
proportionné avecl'importance de la ville, le nom-
bre des habitants environnants. Mais il s'agit de
construire, on flatte une passion plutôt qu'on ne
demande uneflFort : l'œuvre commence et s'achève
bientôt. Cela semble miraculeux. Assurément cette
région, maintenant riche, pourvue de routes, de
chemins de fer, serait incapable aujourd'hui d'un
tel prodige, quoique la foi religieuse n'y soit point
morte; mais le goûtde l'architecture y estbien mort
i/arghitecture 175
et les habitants qui ne regardent plus leur cathé-
drale^ quand ils veulent satisfaire leur sensibilité,
d'ailleurs bien endormie, vont se promener au bord
de la mer : la nature a remplace Tart.
Mais la sensibilité évolue toujours : la nature,
devenue enfin accessible, Test devenue trop. On Ta
mise aussi trop à la portée de tous ; et il est pos-
sible que Tari, quelque jour, peut-être l'architec-
ture, si délaissée, reprenne sesdroits et nous émeuve
encore, comme au temps des cathédrales. Tout
est possible. Cependant le présent seul, confronté
avec le passé, peut être matière à un discours
sérieux. Nous n'avons plus d'architecture créée
parce que nous avons découvert l'architecture
naturelle. En est-il de même pour la peinture : le
paysage a-t-il diminué la valeur émotive du
tableau ?
Peut-être. Mais le problème est un peu différent.
1903.
L'ADOUCISSEMENT DES MŒURS
La raort du bourreau, que la presse voulut bien
saluer avec une émotion discrète, me fait songer à
radoucissement des mœurs.
Les pareils de M. Deibler furent, jadis, des
hommes terribles, à la fois, et savants. Bouchers,
rôtisseurs, il leur fallait, de plus^ être un peu ana-
tomistes etconnaîtr^aussi quelques procédés médi-
caux, soit pour jauger le degré de réceptivité du
patient, soit pour le ranimer au bon moment et
« faire durer le plaisir ». C'était un métier où il
fallait de la force et de l'adresse, du coup d'œil et
delà sérénité. On habillait l'homme de rouge, pour
rendre les taches invisibles : le personnage fait
encore grande figure dans les drames romantiques.
Le bourreau moderne est un mécanicien vêtu et
ganté de noir. Il est bon qu'il sache un peu de
menuiserie pour surveiller le montage ou les répa-
rations de la machine. C'est tout. On ne lui de-
178 PROMENADES LITTÉRAIRES
mande rien de plus, et il lui est même permis d'être
un homme sensible et de goûter les théories huma-
nitaires.
Les criminels, en France, étaient exécutés selon
quatre ou cinq modes différents. Il y avait la pen-
daison pour les larrons et coquins vulgaires, la
roue pour les scélérats éclatants, Técartèlement
pour les régicides, le bûcher pour les sorciers et
gens de mœurs infâmes. La décollation était réser-
vée à la noblesse; cependant le Régent fit rouer
un comte de Horn, pour assassinat suivi de vol.
Ces différents supplices étaient des spectacles; on
les donnait Taprès-dînée. Le peuple y courait. Les
grands y envoyaient leurs .gens pour les faire
réfléchir. C'était un divertissement et une école
de moralité.
La roue représentait un traitement des plus durs.
On brisait, souvent en huit endroits différents, les
membres du patient avec une roue, maniée
comme « une demoiselle )> de paveur, puis on rat-
tachait sur ladite roue, en croix de Saint-André,
et on le laissait périr.
Jusqu'au seizième siècle, il y eut bien d'autres
supplices, tels que l'estrapade, rébouillantement,
la planche à clous. Quelques instruments, d'un
L ADOUCISSEMENT DES MŒURS I 79
raffinement extravagant, comme la fameuse « vierge
de Nuremberg », ne semblent avoir jamais existé
que dans l'imagination des peintres ou dans les
baraques de la foire, où on les exhibe encore pour
entretenir la haine de l'Ancien Régime.
Si nous considérons tout cela, en y joignant
naturellement les scènes de torture prémonitoire,
brodequins, question par l^eau, etc., selon Tétiage
de notre sensibilité présente, il est évident que les
anciens temps nous paraîtront des temps de féro-
cité et presque de sauvagerie. Mais ce serait aller
un peu vite. Nos mœurs se sont adoucies, c'est un
fait ! cependant, pour juger ce fait, il faut en con-
naître la cause.
L'adoucissement des mœurs n'est pas un signe de
progrès moral; c'est unsignede déchéance physiolo-
gique, ou plutôt d'exaspération nerveuse, ou encore
d'exaltation imaginative. Les supplices ont été
réduits au strict nécessaire, parce que notre sensi-
bilité a augmenté. Et encore ce strict nécessaire
sera-t-il très probablement jugé excessif d'ici quel-
ques années : la peine de mort sera abolie, parce
que nous ne pouvons déjà plus en supporter le
spectacle.
II y a, en effet, dans celte question de l'adou-
l80 PROMENADES LITTERAIRES
cissemenl des mœurs, deux ordres de sensibilités
en jeu : la sensibilité purement physique et la sen-
sibilité imaginative.
Elles ont augmenté parallèlement; mais c'est la
seconde, peut-être, qui a joué le rôle le plus actif.
Nous sommes plus faibles encore devant la souf-
france imaginée que devant la souffrance réelle;
mais cette double faiblesse a une origine unique :
l'exagération de la sensibilité physique.
Les Chinois pratiquent encore des supplices
affreusement raffinés : l'écorchement, l'arrachement
des ongles, la mutilation progressive des mem-
bres. Pourquoi ? C'est non seulement que leurs
criminels peuvent supporter de tels supplices, mais
encore que des supplices moindres leur seraient
indiff^érents.
L'évolution des supplices, dans l'histoire de la
civilisation, est en rapport étroit avec l'évolution
de la sensibilité. Les hommes du quinzième siècle
n'étaient pas plus cruels que nous : ils avaient les
nerfs moins délicats, voilà tout. Mais, surtout, ils
avaient moins de sensibilité imaginative. Ils ne se
représentaient pas les faits douloureux avec une
réalité suffisante pour en soufl^rir d'avance ; et le
fait douloureux lui -même retentissait moins longue-
L'ADOUCISSEMENT DES MCBURS l8l
ment et moins profondément dans leur système
nerveux.
Il suffit de lire quelques anciens procès-verbaux
de torture pour se rendre compte de l'insensibilité
extraordinaire de certains patients. Assurément,
et quelle qu'en soit la cause, la chair humaine,
depuis plusieurs siècles, s'est sensibilisée, et pareil-
lement l'imagination humaine.
Une langueur s'est répandue sur l'humanité,
assez semblable à celle qui, à un certain moment,
accabla les Romains. Mais, doués tout de même
d'un fond de dureté, c'était par la mort qu'ils
échappaient à la souffrance. Nous avons recours
aux anesthésiques. Le chloroforme, l'éther, la mor-
phine ont été des agents puissants dans l'évolution
de notre sensibilité ; mais ce sont des causes ré-
centes. Il y en a de plus anciennes, qui sont sans
doute permanentee ou périodiques. S'il est égale-'
ment difficile de les trouver ou de les imaginer, du
moins en voit-on assez clairement les effets.
Les mœurs ont pour base et racine la sensibi-
lité. C'est pourquoi il sera plus sérieux de dire, —
au lieu de : adoucissement des mœurs, — évolu-
tion de la sensibilité.
190/4.
DEUXIÈME PARTIE
LA VIE DES ANIMAUX DANS LES FABLES
DE LA FONTAINE
I
Le dix-septième siècle est un des plus beaux
spectacles intellectuels que Ton puisse contempler.
Ni Fadmiration des sots, ni le dédain des ignorants
n'ont pu encore en détourner les yeux bien faits,
ni même l'ingéniosité héréditaire des éducateurs
qui se transmettent Tart triste de le découper en
images de piété. Trompés par la méthode scolaire
qui, ayant besoin d'exemples édifiants, les a pris là,
les jeunes gens sortent de leurs études, persuadés
que la littérature de cette époque fut rédigée par
l84 PROMENADES LITTÉRAIRES
une académie honorable de beaux esprits, que pré-
sidait Boileau.
Ce furent des temps riches, excessifs, fougueux
et libertins. La tragédie de Racine, comme une
fleur violente et douce, surgit naturellement de ce
sol tourmenté et arrosé d'orages. Les poisons de
théâtre faisaient frissonner des femmes qui venaient
d'en serrer de réels dans /un coffret, sous des let-
tres de leur amant. Les mœurs sont d'une belle
liberté. On ne connaît que le tout ou rien, la vie
des passions ou la vie du renoncement. L'hypo-
crisie est rare, étant inutile. L'esprit protestant
n'est pas inventé : Tallemant des Réaux était pro-
testant. La Rochefoucauld et Pascal ont établi pour
jamais le scepticisme moral; et Descartes, le sep-
ticisme métaphysique. Molière est athée ; La Fon-
taine est païen ; l'incrédulité et l'indifférence se
partagent les esprits. On va au sermon, mais
comme au spectacle. L'Eglise, qui voit le monde
lui échapper, multiplie les missions; Bossuet est
un missionnaire, et Bourdâloue. L'Etat les protège,
mais, poussé par un instinct secret, il persécute les
seuls représentants vrais de l'esprit chrétien, les
Huguenots, les Jansénistes. On ne veut ni héréti-
ques, nifanatîques. Le mot admirable de Louis XIV
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX l85
résume la question : a Comment, vous me sollici-
tez pour un Janséniste? — Lui, Sire, mais je ne sais
pas même s'il croit en Dieu. — Oh! alors, c'est
différent (i). »
La Fontaine, en son discours de réception à l'A-
cadémie, loua le roi d'avoir « réduit l'hérésie aux
derniers abois ». Lui-même cependant était libertin,
non du genre agressif, mais du genre débonnaire,
c'est-à-dire épicurien. Il est^ irrévérencieux, mais
comnae tout le monde. Le Lutrin^ aujourd'hui,
serait un pamphlet. Hors le roi et quelques puis-
sances, le dix-septième siècle, qui respecte les prin-
cipes politiques, ne ménage ni les hommes, ni les
castes. Molière, La Bruyère, les sermonnaires,
Pascal, tous parlent librement de la noblesse, des
financiers, des ecclésiastiques, des gens de robe.
Cette vision de classes séparées du reste delà nation
par leurs privilèges est toute moderne. Le roi favo-
risait la noblesse, parce qu'elle était son épée, et
l'église, parce qu'elle était sa bourse : c'était de la
politique et non du préjugé. Quand Louis XIV pas-
sait rue Saint-Antoine, il faisait arrêter son car-
(i) Cf. la version de Champfort. (Ed. du Mercure de France,
p. 346.) Il y en a un autre ; mais la conclusion est pareille. Les
Anglais avaient alors le même principe.
l86 PROMENADES LITTÉRAIRES
rosse chez sa vieille amie, M°^^ Pilou, une bourgeoise
invétérée et qui venait aussi à la cour.
Tout cela, c'est pour dire que le dix-septième siè-
cle, qui est très connu, pourrait encore être exploré.
Des regards ingénus y feraient encore des trouvail-
les, et autant dans ses mœurs que dans sa littéra-
ture. Les figures originales sont en nombre infini,
sous ce régime qui, en imposant une discipline poli-
tique, respectait toutes les libertés particulières;
mais souvent à l'excès, car la liberté s'exerce tou-
jours contre une autre liberté. De là des contradic-
tions et à côté, par exemple, des extrêmes facilités
accordées au mariage, une détestable tyrannie
familiale et maritale. En littérature, à la fois une
licence dont profite La Fontaine et des règles
« sombres (i) », sous lesquelles ploient les drama-
turges, plus soumis à Topinion. Malgré les airs de
régents que prennent les critiques, la production
littéraire est d'uneextrêmediversité. Tout fleurit à la
fois. Mais ce n'est pas, comme on le dit, un commen-
cement ; c'est une fin. La poésie française meurt
pour un siècle avec Racine. Après tant de liberté,
on crut avoir besoin d'un code et Racine en fournit
les principes. La poésie romantique périt de même,
(i) Le mot est de La Fontaine.
LA FONTAINE ET . LES ANIMAUX 187
quand Victor Hugo eut été érigé à Tétat de règle.
La Fontaine n'est qu'une des nombreuses licen-
ces du dix-septième siècle, mais il est la plus belle*
Toute morale lui est inconnue et il ne se soumet
que difficilement aux bienséances. Sa règle de vie
est de toujours faire ce qui lui donne le plus de
plaisir. Comme c'est Tamour, il s'y jette passion-
nément. Joconde est son histoire, sauf l'infidélité
initiale : M^^® de La Fontaine n'était aucunement
galante. Quant il écrit : « Plus d'amour, partant
plus de joie, » c'est à lui-même qu'il songe, affligé
de quelque déconvenue. Ses maîtresses furent tou-
tes celles qui le voulurent bien ; mais lui, il voulait
toutes les femmes et il n'en laissa jamais passer une
à sa convenance, sans risquer l'aventure. Ce n*est
que vers l'âge de quarante-cinq ans qu'il commença
de travailler d'une façon un peu suivie. Jusqu'à sa
mort, il se partagea entre l'amour et la poésie. A
soixante-treize ans, il publiait le douzième livre de
ses fables et il avait encore une maîtresse, M""** Ulrich,
à laquelle il écrivait (1688): « J'accepte les perdrix,
le vin de Champagne et les poulardes, avec ma
chambre chez M. le marquis de Sablé, pourvu que
cette chambre soit à Paris. J'accepte aussi les hon-
nêtetés, la bonne conversation et la politesse de
l88 PROMENADES LITTERAIRES
M. Tabbé de Servien, et de votre ami. En un mot,
j'accepte tout ce qui donne bien du plaisir, et vous
en êtes toute pétrie... » Ainsi, presque septuagé-
naire, La Fontaine restait fidèle à sa nature et il
acceptait, avec « les caresses pleines de charmes »
de cette excellente fille, qui fit une triste fin, les
poulardes et le Champagne de M. de Sablé, en cette
affaire l'amant sérieux. Peut-être l'abbé de Servien,
son frère, fournissait-il les perdrix? M. Brunetière,
qui cite des fragments de cette lettre, en une excel-
lente étude sur La Fontaine, glisse sur Tabbé. C'est
ainsi que l'on ordonne un dix-septième siècle cor-
rect et moral, où les mauvaises mœurs n'atteignent
que ceux qui ne font pas profession d'en avoir de
bonnes. Mais la suite du billet de ce vieil amoureux
est bien amusante : «... J'en viens toujours à ce
diable de mari, qui est pourtant un fort honnête
homme. Ne nous laissons point surprendre. Je
meurs de peur que nous ne le voyions sans nous y
attendre, comme le larron de TEvangile. » On doit
beaucoup de reconnaissance à M'"^ Ulrich, parce
qu'elle charma les dernières années d'un grand
poète. 11 n'est pas nécessaire qu'elle ait été une
vestale (i), et d'ailleurs, en cet état, elle n'eût pas
(i) Sa fille, Thérèse, le fut, par compensation.
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 189
beaucoup égayé La Fontaine. Mais M™e de Sablé,
non plus, n'était pas une vestale, ni M°*' d'Hervart'
et elles furent plus favorables au poète que les soli-
taires de Port-Royal, qui le contraignirent à faire
de mauvais vers, pour sauver son âme, car il n'y a
que ceux-là qui sauvent.
Personne d'ailleurs, même au temps de M™® de
Maintenon, ne tint rigueur à La Fontaine de la
légèreté de ses mœurs : ni la duchesse de Bouillon,
ni le prince de Conti, qui la préféra ali trône de
Pologne, ni Turenne, ni le P. Bouhours, ni Mau-
croix, homme d'église et fidèle ami, ni Tabbé Ver-
ger, ni Racine, qui l'avait vu, peut-être avec iro-
nie, lui succéder dans le lit de M^^e de Champmeslé.
Liberté des mœurs, liberté de l'esprit, cela va de
pair. Et il s'agit moins ici de la vigueur des fonc-
tions physiologiques que de l'absence des préjugés.
11 y a certainement des relations étroites entre les
divers centres fonctionnels du corps humain; il y en
a entre l'énergie sexuelle et l'énergie intellectuelle.
A la passivité de l'appareil générateur correspond
souvent la passivité du cerveau. Mais ce n'est pas
absolu, et il est des hommes qui ne sont presque
pas des hommes, et dont l'intelligence, comme
grossie d'une force inutilisée directement, prend
igO PAOHENADFS LITTERAIRES
des développements merveilleux. On pourrait même
dire mystérieux, car c'est presque un phénomène
dedésinc^tmation. Les liens qui retiennent Thomme
dans la vie animale sont parfois entièrement rom-
pus ; privée de la sensation, nourriture commune
des esprits, Tintelligence périrait alors si elle ne
trouvait en elle-même des ressources inattendues.
Le monde sensible lui faisant défaut, elle crée
le monde abstrait, et c'est là qu'elle trouve sa
subsistance. Tous les grands philosophes furent
ainsi des désincarnés, tels Descartes, Spinoza, Kant,
Nietzsche. Le génie abstrait est nécessairement un
génie chaste. Newton en est le type. Les théologiens
purs, comme Thomas d'Aquin, s'apparentent aux
philosophes ; ce sont les philosophes d'une civili-
sation religieuse. Il est difficile, au contraire,de faire
entrer dans cette catégorie des esprits purs ou un
grand poète, ou un grand artiste, ou un grand
mystique. La chasteté des saints mystiques les plus
réputés pour la pratique même de cette vertu néga-
tive fut une chasteté conquise. Cela ne compte pas,
au moins dans ce chapitre. Sainte Thérèse n'était
pas naturellement chaste : pour le devenir, elle
cultiva sa v^olonté.
L'homme d'esprit libre, s'il n'a pas sur lui-même
>
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX IQI
des desseins particuliers, considère comme tout à
fait indifférente l'acquisition de cette vertu chré-
tienne. La Fontaine comprit ses torts envers la
morale, au moment qu'il vit venir la mort. « Songe
comment j'ai vécu ! » écrivait-il à Maucroix. Jusque-
là il avait vécu sans penser un instant que le mérite
est de ne pas vivre. Il y a, dans la Fontaine, un
accord exemplaire et délicieux entre l'homme et le
poète.
C'est un des esprits les plus sains du xvn« siè-
cle. Il est ingénu. La morale vulgairelui est étran-
gère. Il ne comprend que les rapports naturels, les
accepte ce qu'ils sont. Il est près de la vie comme
une femme, comme un peintre : mais il n'a ni l'hy-
pocrisie acquise des femmes, ni la vanité des pein-
tres. Il vit pour vivre; il écrit pour écrire. Il est
poète comme il est amant ; il se caresse à ses poè-
mes comme aux épaules d'une femme. Il cherche
des sensations et trouve une philosophie.
Les critiques moralistes, pour atténuer le mau-
vais exemple, l'ont criblé d'épithètes sournoises,
devenues traditionnelles. Ils l'appellent bonhomme,
naïf et même bête. On répète avec complaisance
des mots apocryphes : « Je n'ai gardé que mon
chien, mon chat et mon La Fontaine, » disait
1
È
192 PROMENADES LITTEH AIRES
M™® de La Sablière. « Il est si bête que Dieu n'aura
pas le courage de le damner », disait sa garde-
malade. C'est, disaient d'autres gens, un fablier
comme il y a des pruniers. Il était distrait ; on Ta
fait inconscient.
Distrait pour les choses futiles, il ne Tétait pas
devant le grand spectacle de la vie. Il pouvait lui
arriver de mettre un de ses bas à l'envers ; il ne
lui arriva jamais d'écrire une sottise. Ce « bon-
homme », sans être pessimiste, est plutôt dur. Il n'a
pas beaucoup d'illusion sur la bonté des hommes.
Le mal, d'ailleurs, ne lui cause aucune indignation.
Il note les couleurs de la vie, ses mouvements, avec
l'indifférence d'un observateur désintéressé. Le
loup mange les moutons. Cela ne le fait pas pleu-
rer. Il est naturel, en effet, que les plus forts tien-
nent à leur merci les plus faibles. La Fontaihe
n'est aucunement réformateur. Le secours que
Pascal demande à la chimère religieuse, cet homme
de simplicité n'en a pas besoin.
Ce « naïf » a fait sur la nature humaine les
constatations les plus sévères et les plus découra-
geantes. Il a osé ce vers d'une concision cruelle :
La clef des coffres-forts et des cœurs est la même.
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX igS
On sait que les anciens ne donnaient pas aux
mots tels que vice, vertu, morale, le sens qu'ils ont
pris avec le progrès du christianisme. Le vice et la
vertu, c'étaient, pour ces sages, qui devançaient
^ la science la plus précise, des qualités naturelles,
I comme la beauté, la force, l'intelligence, ou des
défauts : on avait un vice comme une bosse. Quant
à la morale, c'était l'étude des mœurs : on étudiait
les hommes et leurs rapports, sans autre souci que
d'arriver à les connaître. Ces observations donnent,
mises en portraits généraux, les Caractères de Théo-
phraste ; mises en apologues, les Fables d'Esope.
Ni l'un ni l'autre ne sont des professeurs de morale.
Ce sont des botanistes du genre utilitaire. Ils clas-
sent les plantes humaines en utiles et nuisibles.
Esope est très cru, mais il ne formule pas ses mo-
1^ ralités; on les devine : « Cette fable montre qu'il
ne faut se fier à personne. » La Fontaine va, sans
ménagements, jusqu'au bout de la franchise :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Et c'est autre chose que la traduction d'une anti-
que sentence; une conviction raisonnée s'avoue, au
risque de froisser les sensibilités chrétiennes. Cette
idée générale, il la reprendra plus tard, pour l'ap-
' pliquer aux méthodes de gouvernement :
194 PROMENADES LITTÉRAIRES
O VOUS, pasteurs d'humains et non pas de brebis,
Rois qui croyez gagner par raison les esprits
D'une multitude étrangère,
Ce n'est jamais par là que Ton en vient à bout :
Il y faut une autre manière ;
Servez-vous de vos rets ; la puissance fait tout.
La Fontaine n'a pas plus d'illusions sur Tliuma-
nité qu'un Machiavel ou un Spinoza.
Il ne faut pas d'ailleurs, ni en ces matières, ni
en aucune autre, s'exagérer son originalité. C'est
beaucoup moins un créateur qu'un critique et un
metteur en scène. Il possède à un haut degré ce
double talent, encore que ses imitations soient
parfois un peu serviles. Le style relève soudain
celles qui semblaient se traîner le plus bas. Esope
est morne : La Fontaine met de la vie, de l'ironie
ou de la gaieté dans les plus sottes ou les plus tris-
tes histoires de ce conteur chimérique. C'est là son ^j
génie. Il ne crée pas, il achève. Et c'est peut-être
là aussi une des formes caractéristiques du génie
français. Ils sont ainsi : Renan aussi bien que Ra-
cine, Chateaubriand tout comme Ronsard.
Ce don du style, la Fontaine le possède à un
degré unique. Il n'est pas un de ses poèmes où on
ne trouve de beaux vers, riches, frais, souriants,
ou d'une noble tristesse. On en trouve jusque dans
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 196
la Captivité de saint Malcy cette idylle sainte qui
se transforme çà et là en une histoire d'amour, et
jusque dans le Quinquina, production cependant
indigne. Quels admirables poèmes que Philémon
et Baucis, les Deux Pigeons, on, danslegenre amu-
sant, le Meunier, son fils et l'âne, les Rieurs du
Beau-Richard. Ces Rieurs, qui sont un ballet, il
faut les tenir par une des petites merveilles de la
langue française. C'est du Molière pour marion-
nettes, avec, en plus, un tel sens du rythme et de
la cadence que la musique y semble inutile.
Tels sont, il me semble, les côtés par où il faut
admirer le génie de La Fontaine : liberté d'esprit,
netteté de jugement, don poétique à peu près par-
fait. Restent ses mérites comme interprète de la
nature.
II
Que le dix-septième siècle ait méconnu les plai-
sirs d'un contact direct avec la nature, cela sem-
ble en général assez exact. Mais si on voulait s'y
appliquer, on prouverait aisément le contraire. Un
Théophile, un Tristan ont aimé les bois et les
sources; un Saint-Amant a passé à la campagne
iq6 promenades littéraires
de beaux jours et en a parlé avec charme. Au
moment où Ton voit le soleil levant
Briller sur les feuilles de houx,
il regarde Tabeille qui
Sort de sa ruche aimée^
ou bien :
Le chevreuil solitaire et doux.
Il va, tout comme nous-mêmes, rêver au bord
de la mer et ramasser des coquillages.il éprouve
presque tous les sentiments romantiques.
La Fontaine, au contraire de Saint-Amant, voya-
gea fort peu, et les bords de la Loire furent sa
plus lointaine excursion. La seule nature qu'il con-
naisse est celle de son pays natal, celle des environs
de Paris; et encore il en a le sentiment, bien plus
que la connaissance. Il a vu, bien plus qu'il n'a
observé. La Fontaine est l'homme qui a été élevé à
la campagne ; cela donne de la nature, sans que
Ton ait besoin de s'y appliquer, des notions dif-
fuses, mais certaines. Tels sont les paysans, avec
cette réserve que leur sentiment est toujours inté-
ressé. Ils ne voient que ce qu'il leur est utile d'avoir
vu. Pour tout le reste, leur regard est très super-
^ LA FONTAINE «T LES ANIMAUX I97
ficiel. De connaissance véritable des choses, ils n'en
possèdent aucune et ce sont de fort médiocres
observateurs .
Pas plus que les paysans, La Fontaine n'a ja-
mais rectifié une légende d'histoire naturelle.
^ Comme eux, il trouve dans la nature ce que la tra-
dition veut qu'on y trouve. A cette tradition cham-
pêtre, il ajoute celle des fabulistes.
Les fables d'animaux, au point de vuede lacon-
naissànce des choses, sont peut-être un léger pro-
grès sur les inventions mythologiques. Les ani-
maux ne sont plus des dieux, mais ils sont deve-
nus des hommes. Parmi les sentiments qu'on leur
prête alors, quelques-uns, à la vérité, pourraient
leur convenir, la peur, la colère, le désir sexuel,
mais quel travestissement 1 La Fontaine, dit un
commentateur, a donné à chacune de ses bêtes une
**" physionomie très conforme aux traits essentiels de
la réalité. C'est vrai, presque toujours, s'il s'agit de
la forme des animaux et de leurs habitudes géné-
rales; mais l'esprit qu'il leur attribue gâte tout le
spectacle. La fable est le^ genre littéraire le mieux
fait pour donner de la nature l'idée la plus fausse
possible. Celles de La Fontaine, du moins, en don-
nent un sentiment juste, chaque fois que le poète
igS PROMBNADES UTTéRAIRBB
a osé nég-liger ou même trahir ses mattres tradi-
tionnels.
Il est absurde, comme la fable même, quand il
calque ; il est délicieux, quand il brode. Ses ani-
maux ne sont pas amusants comme ceux du /îo- |
mant de Renarty mais, un peu moins humains, ils ^
ne déconcertent pas toujours. C'est Tembarras,
dans ces histoires : faut-il prendre ce Loup pour '
un homme ou pour un loup ? L'ambiguïté a par- '
fois un certain charme ; elle le perd dès que Ton
réfléchit.
Si le respect de l'antiquité ne lui ferme pas les
yeux, La Fontaine est presque toujours exact dans
ses descriptions, et logique dans les rapports qu'il |
établit entre les animaux. La paresse l'empêcha de
devenir un observateur scrupuleux, mais, à l'occa-
sion, il se révéla doué des yeux les plus sagaces.
On lit, au début des Amours de Pysché : « Nos ***■
quatre amis, étant arrivés à Versailles de fort bonne
heure, voulurent voir, avant le dîner, la ménagerie :
c'est un lieu rempli de plusieurs sortes de volatiles
et de quadrupèdes, la plyparttrès rares et de pays
éloignés. Ils admirèrent en combien d'espèces une
seule espèce d'oiseaux se multipliait; et louèrent
l'artifice et les diverses imaginations de la nature,
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX IQQ
qui se joue dans les animaux comme elle fait dans
les fleurs. Ce qui leur plut davantage, ce furent le»
demoiselles de Numidie, etcertains oiseaux pêcheurs
qui ont un bec extrêmement long, avec une peau
au-dessous qui leur sert de poche. Leur plumage
est blanc, mais d'un blanc plus clair que celui des
cygnes ; même de près, il paraît carné et tire sur
la couleur de rose vers la racine. On ne peut rien
voir de plus beau. C'est une espèce de cormorans. »
La précision est assez grande pour que Ton irecon-
naisse dans ce portrait le pélican blanc, celui-là
même qui «se perce le flanc.
Les images de la nature sont vives dans son
esprit; elles se mêlent à son discours et le soutiennent
dès qu'il se hasarde vers les frontières de l'abstrac-
tion. Ainsi en cette page du Songe de Vaux, où il
compare le jeux des songes, des idées, des désirs
aux mouvements des abeilles et des fourmis :
Telles vont au butin les nombreuses abeilles,
Et tel, dans un état de fourmis composé,
Le peuple rentre et sort, en cent parts divisé.
La Captivité de saint Malc contient un bien
curieux passage sur les fourmis :
Il vit auprès d*un tronc des légions nombreuses
De fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses.
PROMENADES LITTERAIRES
L'une poussait un faix; l'autre prétait son dos;
L'amour du bien public empêchait le repos,
Les chefs encourageaient chacun par leur exemple.
Un du peuple étant mort, notre saint le contemple
En forme de convoi soigneusement porté,
Hors des toits fourmillants de l'avare cité.
Cependant, je ne crois pas ici à une observation
directe et minutieuse ; il faut, pour constater tels
faits, si menus et si difficiles à voir, une patience
que n'avait pas la Fontaine. Que les fourmis enter-
rent leurs morts, c'est une tradition très ancienne;
elle est consignée dans Pline : Sepeliunt inter se
viventium solœ prœter hominem, Pline, assez sou-
vent exact, est bien plus amusant que tous les
fabulistes; il va nous expliquer Ta varice des four-
mis : « Chez les Indiens septentrionaux, qu'on
appelle Dardes, certaines fourmis tirent l'or des
mines; elles ont la couleur du chat (sauvage) et la
grandeur du loup d'Egypte, Ce métal, qu'elles ont
extrait pendant l'hiver, les Indiens le leur dérobent
pendant les ardeurs de l'été : les fourmis sont
alors retirées dans des souterrains, à cause de la
chaleur. Toutefois, averties par l'odorat, elles sor-
tent, volent après les ravisseurs et souvent les met-
tent en pièces, sans que la légèreté de leurs cha-
meaux puissent les sauver. Telles sont et la vitesse
^
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX
et la férocité qui se joignent en elles à la passion
de For. »
Si les fourmis n'enterrent pas leurs morts avec
cérémonies, comme on Ta prétendu, si elles n'ont
pas précisément de cimetières, il est cef tain qu'elles
ne tolèrent aucun cadavre dans leurs habitations
et qu'elles prennent souvent l'habitude de rejeter
les trépassés toujours au même endroit, ce qui est
fort naturel, les animaux étant essentiellement
méthodiques.
De Pline ou de la tradition, La Fontaine n'a du
moins retenu ici que la vraisemblable. Dès qu'il
s'adonne aux fables, il accepte aveuglément les
données anciennes. C'était une nécessité; elle a
souvent été malheureuse pour le poète. Il est bien
mieux inspiré quand il pi^end thème de la puissance
de travail des fourmis pour dénouer un des épiso-
des des Amours de Psyché (II). Vénus, ne voulant
pas voir son fils épouser Psyché, la contraint à
des besognes impossibles; mais les déesses, les
nymphes et les fées viennent à son secours. Psyché
doit séparer en quatre tas différents un amas énor-
me de grains, blé, mil, seigle et orge. La tâche est
désespérante. Une fée mobilise toutes les fourmis
de la terre :
202 PROMENADES LITTÉRAIRES
Il en vient des climats que commande rAurore.
Il en part du couchant des nations entières ;
Le nord, ni le midi n'ont plus de fourmilières.
Les chemins en sont noirs^ les champs en sont couverts ;
Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses^
Il n'est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses,
Sou£Pre que de ce peuple il reste en un seul essaim.
L'éthiopique gent arrive et se partage .
On crée en chaque troupe un maître de l'ouvrage.
Il a Tœil sur sa bande ; aucun n'ose faillir .
On entend un bruit sourd : le mont semble bouillir.
Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue.
A la soudaineté Tordre aussi contribue.
Chacun a son emploi parmi les travailleurs :
L'un sépare le grain que l'autre emporte ailleurs.
Le monceau disparaît ainsi que par machine . . .
Il y a très peu d'exagération dans ce tableau, et
plusieurs des traits sont bien caractéristiques du
travail des fourmis.
En lisant les aventures des animaux, narrées
dans le Renart^ on se plaît beaucoup aux anec-
dotes qui se passent entre animaux qui vont de
pair, ou à peu près, entre Renart et Tybert le chat
entre Renart et Primault ou Ysengrin, qui sont
des loups; mais si dans ces groupes intervient la
figure d'une minuscule bête, on se refuse à com-
prendre. Voici (Cf. le Renart de Paulin Paris) un
LA FONTAINE BT LES ANIMAUX 203
chapitre où l'on voit Renart, devenu pèlerin, ren-
contrant Frobert le grillon, lequel disait ses heu-
res, et ne pouvant le décider à lui donner son bré-
viaire; ailleurs on voit une partie de marelles
engagée entre Tybert le chat, Roussel Técureuil,
Blanche Thermine et Fremont la fourmi : et de
spirituelle la fable devient sotte, à moins qu'il ne
s'agisse des fourmis indiennes de Pline.
Il y a, trop souvent, dans les fables de La Fon-^
taine, de pareilles disproportions; et c'est au point
de faire croire que, sur certains insectes, tel Tes-
carbot, le poète n'est pas mieux renseigné que le
vieux et crédule naturaliste. Le début de V Aigle
et VEscarbot est assez pénible :
L'aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin,
Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite.
Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin .
Je laisse à penser si ce gîte
Etait sûr : mais où mieux? Jean Lapin s'y blottit.
Les commentateurs ont excusé La Fontaine, en
disant : c'est une fable. Mais tout genre a ses li-
mites, l'absurde. On veut bien que le Petit-Poucet
chatisse les bottes de l'ogre, mais non que le
géant mette à ses pieds les sabots du nain.
La vérité, très probablement, est que La Fontaine
204 PROMENADES LITTERAIRES
ignorait ce que c'est qu'un escarbot. Il n'a pas
même pris la peine de s'enquérir; il traduit des
mots. (( Le trou de Tescarbot, dit sérieusement un
annotateur très savant, est beaucoup troppetitpoùr
qu'un lapin puisse s'y blottir. La Fontaine semble
avoir prévu l'objection ; mais où mieux ? » Ne di-
rait-on pas que ce trou d'escarbot, fort insuffisant,
à la vérité, pourrait, à la rigueur, fournir, pour un
instant, un refuge précaire à un lapin ? La manie
du respect est ici poussée un peu loin. L*escarbot
est un coléoptère dont la longueur est d'environ un
centimètre. C'est donc dans un trou grand comme
la moitié d'une noisette que, fuyant le vol de l'ai-
gle, se blottit un lapin. La fable est à supprimer,
au moins des recueils classiques, car la suite de
l'histoire ne fait qu'accentuer l'absurdité du thème :
on ne voit pas bien comment cet insecte inerme,
parvenu au nid de l'aigle, peut « fracasser ses
œufs » ; ni comment, une autre fois, il « fait faire
aux œufs le saut ». Le style, et cela arrive à ce
grand poète, est aussi sot que l'histoire.
Une fable, beaucoup plus populaire, la Cigale et
la fourmi^ ne le cède guère, en erreurs, au conte
de l'Escarbot.Elle témoigne pareillement que si La
Fontaine sentait assez vivement les charmes de la
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX
uature,iln'asrait deses secrets aucune curiosité. Les
professeurs, en leurs notes, ont depuis longtemps
avoué que les fourmis ne font pas de provisions
pour l'hiver, qu'elles dorment pendant le froid, de
même que tous les insectes qui survivent à la belle
saison. L'erreur, qui est encore commune, est an-
cienne. Pline, qui ne manque pas d'un certain rai-
sonnement scientifique, pour expliquer l'entasse-
ment de grains de blé dans la terre, avait imaginé
que les fourmis en rongent d'abord le germe. S'ils
viennent^ ajoute-t-il, à être mouillés, elles les tirent
dehors et les font sécher. L'ignorance est vraiment
le pays des merveilles, et la faculté de ne pas voir
ou de voir de travers, la plus précieuse peut-être
de toutes celles que possède l'homme : cela entre-
tient l'activité, puisque toutes les observations sont
toujours à recommencer.
La dernière édition classique des Fables y celle de
M. L. Clément, est fort savante. Elle nous apprend
que la cigale « est un insecte ailé qui fait entendre
dans la campagne, pendant les chaleurs de l'été,
un chant aigu et monotone w.La Fontaine en savait
peut-être autant et aussi Esope, qu'il a imité servi-
lement ; il est fâcheux qu'il n'en ait pas su davan-
tage. Pline était beaucoup mieux renseigné. A coup
i3
206 PROMENADES LITTERAIRES
sûr, il n'eût pas montré la cigale allant quêter des
vivres puisque, dit-il^ elle n'a point de bouche, ce
qui est vrai. « Elles ont un suçoir avec lequels
elles pompent la rosée », ce qui est exact, pourvu
que par rosée on entende la sève des arbres sur
lesquels elles vivent.
Si les fourmis dorment Thiver, l'hiver les cigales
sont mortes. Elles ont cependant, même après leur
mort, des relations avec les fourmis. Ayant vécu
cinq à six semaines, s'étant accouplées (ventre à
ventre, dit très justement Pline), ayant pondu ou,
les mâles, lancé une dernière stridence^ elles tom-
bent et les fourmis les dévorent, les creusent,
encore frémissantes d'un reste de vie. Les cigales
ont déjà connu ces ennemis de la dernière heure :
les fourmis, qui profitent de tout, viennent leur dis-
puter le puits de sève où elles s'abreuvent et les ciga-
les, souvent vaincues, s'en vont plus loin enfoncer
leur tarière.
Les traditions zoologiques sont presque toujours
absurdes . La cigale ne chante pas, quoi que dise
le savant professeur qui annote La Fontaine, elle
bat du tambourin : cependant, elle n'en perd pas
un coup de chalumeau ; de même que beaucoup
d'hémiptères, elle passe sa vie à boire. Les mâles
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 2O7
seuls font du bruit; les femelles sont muettes.
La Fontaine, qui n'observait pas, ne lisait pas
davantage les livres où quelques notions pouvaient
se trouver sur les bêtes. Plusieurs petites encyclo-
pédies étaient de son temps, comme aujourd'hui,
entre toutes les mains. Il aurait pu lire en celle de
maître René François^ Essais des Merveilles de
nature, que « les cigales n'ont point de langues
pour sucer la rosée ». 11 est vrai que ce renseigne-
ment vague, quoique moins erroné que celui qu'un
enfant peut tirer des Fables, se trouve, assez sin-
gulièrement, au chapitre des « Oiseaux ».
On peut dire que La Fontaine, qui n'avait jamais -
vu de cigales, pouvait, sur ces insectes, se mépren-
dre. Sans doute ; mais voici qu'à la suite de Phè-
dre il suppose une confusion invraisemblable entre
les frelons et les abeilles :
Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs.
De couleur fort tannée et tels que les abeilles,
Avaient longtemps paru. Mais quoi ? dans les frelons
Ces enseignes étaient pareilles.
Oui, pour un citadin. Et encore la différence est
tellement sensible de l'un à l'autre de cescc animaux
ailés » qu'elle frapperait l'ignorant, au premier
i
20Î5 PROMENADES LITTERAIRES
regard. Les frelons ont près de trois fois la longueur
des abeilles, et il y a des femelles énormes qui
atteignent quatre centimètres ; ce sont de petites
bêtes redoutables, heureusement assez rares. La
couleur empêcherait également de les confondre,
les abeilles étant d'un roux sombre, et les frelons
presque éclatants, avec leur thorax rougeâtre, leur
abdomen annelé de brun,deroux clairet dejaune.
Les abeilles ont une taille ramassée, ressemblent
fort à des mouches, pour la forme, ce qui leur a valu
le nom de mouches à miel. On connaît la sveltesse
des guêpes : or les frelons sont des guêpes.
La nature, vue par La Fontaine, est presque
toujours délicieuse ou amusante, mais elle est
vague. Les traits précis sont rares. Parmi ses con-
fusions, il en est d'ailleurs qu'on ne saurait lui
reprocher. On ne demande pas qu'il ait devancé ou
Réaumur ou Bufïon. S'il fait du dromadaire et du
chameau un seul et même animal, c'est que, de
son temps, il en allait ainsi. Richelet, en 1680,
écrit à l'article Chameau dans son Dictionnaire :
(( Animal domestique fort doux et fort docile qui
naît en Afrique et en Asie. Il a une bosse sur le
dos, et quelquefois deux... » ; et à Dromadaire :
« Espèce de chameau plus petit et plus vite que les
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX SOQ
ordinaires. » Pline,tout en ignorant le mot dramas
qui ne veut rien dire que « coureur », distingue
nettement deux espèces de chameaux, duo gênera^
selon le nombre de leurs bosses, le chameau de
Bactriane et celui d'Arabie.
Ce vague où il se maintient est souvent heureux.
Il est certain que le Lion et le moucheron^ ce frag-
ment épique, perdrait enbeauté si l'insecte étaittrop
caractérisé. Est-ce un moustique, est-ce un taon?
Peu importe. C'est une bête minuscule et son
adversaire est le lion. Du temps de La Fontaine,
la génération spontanée n'avait pas encore été mise
en doute, sinon en quelques expériences dont parle
Monconnys . Il était convenu que les animaux très
petits venaient spontanément au jour ; de là cette
expression, alors courante et qui revêtait aussi,
sans nul doute, des formes plus énergiques, « excré-
ment de la terre ». Le transformisme ne retrouvera
jamais la hardiesse qu'il avait en ces temps heu-
reux. « Les vers de soye, dit René François, nais-
sent et esclosent des fleurs qui tombent des cyprès
terbentins, fresnes. La pluye les abat, la terre les
nourrit avec ses vapeurs. Ce sont petits papillon-
neaux. »
Cependant, au mois de mai 1673, on avait
i3.
PROMENADES LITTERAIRES
déclaré à la société royale de Londres (i) : « Que la
génération des insectes ne se faisait pas par cor-
ruption, et qu'ayant pris les intestins d'un ani-
mal et autres parties plus aisées à corrompre, les
ayant mises daus un vaisseau de verre et par-
dessus du coton tout seul, pour empêcher qu'il n'y
entrât ni mouches, ni autre animal, mais Tair seu-
lement, qui y pouvait aisément pénétrer, il y avait
plus de six semaines qu'on les gardait, sans qu'il
s'y fût engendré aucun vers, ni autre chose. »
C'était d'ailleurs l'opinion de Harvey, qui disait,
vers le même moment : Omne vivum ex ouo. La
génération spontanée des|insectes est toujours une
croyance populaire (2). C'était sans doute celle de
La Fontaine, mais son esprit était cependant trop
avisé pour admettre la malpropre origine que tels
de ses contemporains assignaient encore aux abeil-
les, par respect pour Virgile. Ses erreurs sont des
distractions ou des crises de paresse; si le sens cri-
(1) Les voyages de M. de Monconnys, t. III, p. i^^,
(a) On lisait dans un journal, le lo septembre 1906, au matin :
« L'arbre n'avait donc pas assez d'ennemis parmi les hommes qui
l'abattentjle coupent en morceaux,le brûlent, oublieux de la beauté
de son ombrage? Il faut encore que des insectes menacent son exis-
tence ? Ces termites déjà nombreux viennent de s'augmenter d'une
no a ye//e espèce : le bostriche. »
\
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX
tique Tabandonne parfois, il ne faut pas lui prêter
des préj ugés biscornus .
Ceux qui vivent le plus près de la nature, ceux
à qui ses mouvements sont le plus familiers, sont
aussi ceux qui en connaissent le plus mal le méca-
nisme intérieur. La Fontaine n'aura pas manqué
de paysans pour lui affirmer que la queue de vipère
est venimeuse^ comme sa tête (i), ou même pour
confondre, ainsi que lui-même, le hibou et le chat-
huant (2). Cet oiseau, le chat-huant, il Ta pris pour
héros d'une de ces fables démonstratives qu'il
écrivit sur ses vieux jours. Il s'agissait de prouver
contre Descartes que les animaux ne sont point
des machines. Les commentateurs ont fini par
trouver les sources de presque toutes les fables de
La Fontaine; il sont muets sur les Souris et le
chat'-huant, se bornant à souligner la note du
poète lui-même : « Ceci n'est point une fable; et
(j) Hichelet dit : a Le serpent est un animal rond et long qui a
son venin au bout de la queue. »
(2) La différence immédiatement visible est que les hibous ont des
deux côtés de la tête ces aigrettes en forme d'oreilles qui lui font
le profil d'un chat, et que le chat-huant n'en a pas, non plus que les
antres chouettes. Les paysans les confondent en effet, souvent, au
moins par le nom. ^n Anjou, en Bretagne, le hibou s'appelle le
chouan; ailleurs, le chat-huant cornu; en Bourgogne, la chouc cor-
ncrote ; ailleurs, il est dit le duquel (petit-duc) ou le cloudet, à cause
de son cri.
212 PROMENADES LITTERAIRES
la chose, quoique merveilleuse et presque incroya-
ble, est véritablement arrivée. » Ce qui ne serait
pas une fable, c'est que les chats-huants capturent
des souris vivantes, leur cassent les pattes et tes
engraissent pour avoir toujours, durant l'hiver,
nourriture fraîche. Le fait est donné par La
Fontaine comme accidentel, ce qui en augmente
le miracle; Charlevoix, dans son Histoire de la
Nouvelle-France (tome III, p. 55), le donne
comme régulier : « Les provisions du chat-huant
pour l'hiver sont des mulots auxquels il casse les
pattes, et qu'il engraisse et nourrit avec soin, jus-
qu'à ce qu'il en aitbesoin. » Buffon (article Hibou),
qui cite la page 56 du même tome, se garde bien
de la moindre allusion à la fable du père Charle-
voix, et cependant il est. plein de détails sur la
manière dont se nourrissent ces oiseaux, précisant
avec soin leurs habitudes, notant s'ils mangent de
préférence des souris ou des oiseaux et s'ils les
dépècent, les plument ou les dévorent entiers et
tels quels. Transportée au Canada, où l'hiver est de
six mois, l'histoire est plus absurde encore qu'en
France, car le chat-huant, trèsvorace, mange faci-
lement cinq ou six souris de suite (i). Sa provi-
(i) La Fontaine partage également le préjugé des paysans contre
2l3
sion d'hiver se composerait de plusieurs milliers
de souris : quellebergerielLechat-huant du Canada
est d'ailleurs, dit Buffon, une chevêche, oiseaux
tjyi maltraitent fort leurs proies avant de les dévo-
rer. Qu'ils brisent d'abord les pattes des souris
pour les dépecer enpaix, c'est possible, et cela serait
une méthode de prédation à laquelle on trouverait
des analogues dans le monde animal.
L'intérêt de cette petite histoire est ceci : qu'après
avoir^ par jeu, fait raisonner les animaux, La Fon-
taine a fini par les croire vraiment doués de rai-
sonnement. Mais il dépasse vraiment les bornes de
la crédulité dans /«s Deux rats, le renard et l'œuf.
Que n'a-t-il été contemporain du culte des Chiens,
qui a pris en un siècle»une si belle extension ! Les
preuves de l'intelligence humaine des bêtes lui
seraient venues de toutes parts, prônées par ces
pauvres gens qui croient faire honneur aux animaux
en leur attribuant les motifs mesquins d'activité
qui décident les hommes. La Fontaine n'a pas
compris que la beauté de Ja vie animale est dans
un désintéressement de tout ce qui est inutile à la
stricte conservation de la vie. Prêter aux bêles des
ces oiseaux utiles à leurs champs et à leurs grangcs.Il met le hibou
au rang des « blaireaux et renards i (le Renard anglais).
2l4 PROMENADES LITTERAIRES
lueurs d'humanité, c^estles dégrader. Au lieu d'êtres
qui accomplissent franchement les devoirs de leur
espèce, on n'a plus que les gnomes qui singent
péniblement quelques-unes de nos grimaces. Le
système de Descartes est sans doute d'une raideur
excessive ; mais il vaut mieux transformer les ani-
maux en machines que les transformer en comé-
diens.
Parmi les traits que La Fontaine, en un discours
à M^^ de la Sablière, a juxtaposés à cette fable, il
en est d'autres qui ne sont pas moins fabuleux :
celui de la perdrix qui fait Ja blessée pour détour-
ner de ses petits l'attention du chasseur ; celui du
vieux cerf qui pour changer la voie en « suppose »
un plus jeune. La perdrix (fui couve quitte diffici-
lement son nid; elle y revient, si le danger est passé,
mais elle ne simule pas. La perdrix, qui est une
pouJe, a l'intelligence d'une poule. Quant au cerf,
animal d'ailleurs obtus, quel miracle y a-t-il qu'un
jeune cerf, voyant courir un vieux, se mêle à la
course?
La Fontaine connaissait médiocrement la chasse
à courre; il était fort mal renseigné sur la faucon-
nerie. La fable le Milan^ le roi et le chasseur n'est
qu'un long contresens.
LA FONTÂINB ET LES ANIMAUX 2l5
Uo certain fauconnier ayant pris^ ce dit-on.
A la chasse un milan (ce qui n'arrive g-ucre),
En voulut au roi faire un don,
Comme de chose singulière.
Ce cas n'arrive pas quelquefois en cent ans...
Aucun oiseau de proie n'est au contraire plus
aisé à prendre que le milan. On le faisait chasser
autrefois par le faucon ou par Tépervier. On le voit,
dit Buffon,fuir, monter très haut, « jusqu'à ce que
Tépcrvier Tatteigne, le rabatte à coup d'ailes, de
serres et de bec, et le ramène à terre, moins blessé
que battu, et plus vaincu par la peur que par la
force de son ennemi »* Le milan, lâche, fort mé-
prisé, était un oiseau que Ton détruisait et non un
oiseau avec lequel on chassait. On n'a jamais songé
à dresser cet oiseau que met en fuite une poule en
colère. « De tout temps, dit encore BufFon, on Ta
rayé de la Hste des oiseaux nobles et rejeté de Té-
cole de la fauconnerie. »
La Fontaine a sans doute été trompé par Tépi-
thète de royal, généralement attribuée au milan,
Milvus regalis ; mais le milan royal ne fut appelé
ainsi que parce que sa chasse à Tépervier était, vu
son inutilité, un passe temps deprince. Il n'est pas
besoin d'un si grand appareil pour tuer un milan
qui, s'il est lâche, n'est pas farouche.
2l6 PROMENADES LITTERAIRES
L'erreur n'a plus qu'uu intérêt historique, mais
je pense qu'elle fit sourire les contemporains du
poète. Son fauconnier
Par ce parangon des présents,
... Croyait sa fortune faite.
Quand l'animal porte-sonoette...
Ici M. Clément a soin de faire remarquer « qu'on
attachait au cou des faucons une petite sonnette ».
La note du commentateur accentue encore la mé-
prise. Ce n'est pas d'ailleurs au cou que se fixait la
sonnette, mais aux entraves des pattes, aux Jets, et
je pense qu'il serait assez difficile, outre que cela
gâterait son plumage, de mettre au cou d'un faucon
une sonnette, et, par conséquent, un collier. Une
telle connaissance des bêtes permet d'admirer sans
restrictionles portraits zoologiques de La Fontaine;
mais c'est une grâce d'état.
On admettra difficilement aussi que la gazelle
puisse être appelée (I, XII, i5) une « chevrette de
montagne ». Outre que la chevrette est la femelle
du chevreuil et non une bête dont le nom convienne
aux deux sexes, la gazelle est un animal de plaine,
et qui vit en troupes. Les Fables de La Fontaine
seraient plus heureusement annotées, semblc-t-il,
par un naturaliste que par un grammairien : elles
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 21 7
pourraient ainsi devenir le prétexte d'un agréable
enseignement de l'histoire naturelle. On ferait rete-
nir aux enfants les traits précis et pittoresques qui
abondent dans ces fables, et on corrigerait les
autres, car il n'est aucunement nécessaire de faire
admirer des erreurs et même des absurdités, sous
le prétexte que l'auteur est un grand poète.
«... Un saumon et un esturgeon, qui apparem-
ment suivaient un bateau de sel, furent pris dans
la rivière de Seine. On les présenta vifs à M. Fou-
quet, qui les fit mettre en un fprtgrand carré d'eau
où je les trouvai plein de santé et de vie (i)... »
L'intervention du bateau de sel est assez plaisante.
Sans doute qu'il salait la rivière et donnait à ces
poissons dévoyés l'illusion de n'avoir pas quitté
l'embouchure de la Seine. La Fontaine ignore évi-
demment qu'il n'est pas plus surprenant de trouver
un saumon dans une ri vière qu'une perdrix dans un
champ de blé. Ses contemporains ne sont pas tous
aussi mal renseignés. Saint-Amant, par exemple,
connaît parfaitement la double vie du saumon, en
eau salée, en eaux douces :
Le saumoD^ dont au renouveau -
Thélis est dépourvue. . . (2) .
!i) Le Songe de Vaux, III.
(a) Richelet définit le saumon par sa couleur, et ajoute: « ... Et
14
2l8 PROMENADES UTTÉRAIHES
L'esturgeon, qui a les mêmes mœurs, ne fré-
quente que les grands fleuves. Il remonte parfois
la Seine en compagnie du saumon. Il y était assez
commun autrefois. Quant au saumon, il s'insinue
jusque dans les plus étroites rivières, pourvu
qu'elles aient quelque profondeur et TAnqueil même,
qui passe à Vaux, pouvait en voir, quoique La
Fontaine dise assez étourdiment : « Je ne croyais
pas que la rivière d'Anqueil entretînt commerce avec
rOcéan. »
On trouve sur le cygne, dans le Songe de Vaux
(IV), une histoire agréable. Un cygne va mourir ;
donc il va chanter : on va chercher Lambert. C'est
déjà Tribulat Bonhomet, mais sans nulle amer-
tume :
« J'eusse continué mes plaintes, si le son d'un
luth ne les eût interrompues. Comme j'aime extrê-
mement l'harmonie, je quittai le lieu où j'étais
pour aller du côté où le son se faisait entendre .
Lycidas me suivit; et lui ayant demandé ce que ce
pouvait être, il me dit que Sylvie, ayant appris
qu'un cygne de Vaux s'en allait mourir, avait envoyé
qui étant né dans la mer Occane et aimant i'eau douce, se retire
aux rivières qui entrent dans cette mer. » C'est l'inverse, mais la
migration est indiquée.
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 210
quérir Lambert en diligence, afin de faire compa-
raison de son chant avec celui du pauvre cygne.
Ce n^est pas, ajouta Lycidas, que tous les cygnes
chantent en mourant. Bien que cette tradition soit
fort ancienne parmi les poètes, on en peut douter
sans impiété... Tandis que Lycidas m'entretenait
de la sorte, nous vîmes arriver Sylvie... Elle s'assit
dans un fauteuil sur les bords du canal où était le
cygne; et aussitôt Lambert, ayant accordé son
théorbe, chanta un air de sa façon qui était admi*
rablement beau ; il le chanta si bien qu'il mérita
d'être loué de Sylvie, et fut ensuite abandonné aux
louanges de tous ceux qui étaient présents. L'un
l'appelait Orphée, l'autre Amphion... Enfin, on crut
que le cygne n'oserait chanter après lui. Il chanta
toutefois, et chanta véritablement assez bien; mais
outre que c'était en une langue qu'on n'entendait
point, il fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert,
et Sylvie, ne jugeant pas à propos de le voir mou-
rir, se fut promener d'un autre côté. »
Le chant du cygne n'est pas tout à fait une
légende, si bien que les ornithologues ont baptisé
le cygne sauvage cygnus musicus, « Quand des ban-
des de ces cygnes, dit un récent dictionnaire des
sciences, passent dans les airs, ils font entendre un
PROMENADES LITTERAIRES
cri éclatant, dont le timbre devient assez harmo-
nieux lorsqu'on ne le perçoit plus qu'à peine. C'est
sans doute cela qui a fait penser que le cygne chan-
tait au moment de sa mort, » Il est plus probable
que la légende est d'origine purement littéraire.
C'est. une de ces petites croyances qui demeurent
toujours vivantes, quoique personne ne les admette
plus, ni que personne peut-être ne s'y soit sérieu-
sement laissé prendre. Notre civilisation est pleine
de ces innocentes superstitions qui trompent à
peine les enfants, le voyage des cloches, le bon-
homme Noël, les dames blanches, et mille autres,
et tous ces présages tirés des oiseaux, des insectes.
Un présage heureux était peut-être attaché au chant
du cygne. Mais l'antiquité était déjà fort sceptique
sur ce point, et Pline lui-même doute de la mer-
veille : « On prétend que les cygnes, en mourant,
font entendre un chant plaintif {Jlebilis) ; c'est
inexact, à mon avis. »
La Fontaine est toujours plus à l'aise dans la
fantaisie que dans la réalité ; il est rare qu'il n'y
ait pas quelque négligence à ses tableaux qui sem-
blent le plus précis. C'est une agréable fable que
r Hirondelle et les petits oiseaux ; mais elle prête
un peu à sourire quand on connaît le goût de toute
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX
« la gent emplumée » pour le chènevis. Loin qu*il
y ait besoin d'exciter les oiseaux granivores à dé-
terrer les graines de chanvre, il est fort difficile de
préserver les naissantes chènevièrcs contre leurs
déprédations. La Maison rustique contient sur le
chanvre cette remarque : « Au chanvre, cela est à
admirer, que combien qu'il soit de deux sortes,
mâle et femelle, c'est le mâle qui porte la graine,
non la femelle. » Les paysans s'y trompent encore
et appellent mâles les pieds les plus hauts.
Presque toujours La Fontaine exagère l'intelli-
gence des bêtes, c^est-à-dire, non leur intelligence
spécifique, qui est très grande et souvent admirable,
mais leur intelligence individuelle, de raisonnement,
qui est nulle ou, dans les cas les plus extraordi-
naires, fort médiocre. On s'étonne donc qu'il ait
fait les chèvres entêtées jusqu'à la folie, jusqu'à la
mort (1. XII, i4). Il aurait pu profiter de l'anec-
dote contée par Pline (VIII, 76) : « Mucien rap-
porte, comme témoin oculaire, un fait qui prouve
l'intelligence de cet animal. Deux chèvres se ren-
contrèrent sur un pont fort étroit : l'espace ne leur
permettait pas de se retourner, la planche était trop
longue pour qu'elles pussent rétrograder sans voir
où elles poseraient leurs pieds. Cependant un tor-
PROMENADES LITTERAIRES
rent qui roulait au-dessous d'elles menaçait de les
engloutir. L'une des deux se coucha sur le ventre ;
Taulre alors passa sur son corps, m Un naturaliste
moderne, Thiébaut de Berneaud, prétend avoir été
témoin d'un fait identique et il précise: en 1798,
aux environs du Lac de Wallenstadt, près de Sar-
gans, en Suisse. Les deux chèvres regagnaient cha-
cune leur troupeau après avoir vagabondé, comme
le peint si bien La Fontaine :
Dès que les chèvres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune; elles vont en voyage. . .
» Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arrêter cet (animal grimpant. . .
La suite delà fable montre qu'il pense aux fem-»
mes, autant qu'aux chèvres, et peut-être davantage.
Il a voulu peindre Tentêtement féminin, et la pein-
ture est juste. Mais quelle jolie histoire il nous
eût contée avec l'anecdote du vieux Pline!
Si Garo avait fait un, voyage en Orient, iL en
serait sans doute revenu moins optimiste en ce qui
concerne les glands et les citrouilles, car certains
cédrats pèsent jusqu'à vingt livres. Il aurait vu en
de plus lointains pays de menaçantes noix de coco,
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX !i23
peu plaisantes à recevoir sur la tête, et il aurait
jugé qu'il en est de la providence comme de la
vérité : elle change d'altitude selon les pays et on
la loue de ce côté des Pyrénées pour le mal qu'elle
nous épargne ici et que, par delà les monts, elle
accomplit avec une divine sérénité.
Telles sont les erreurs de La Fontaine^ comme
observateur de la nature ou, si Ton veut, comme
naturaliste. Mais les fables abondent, et les poè-
mes, où la campagne est peinte avec vérité autant
qu'avec poésie. lia senti la vie avec une délicieuse
ingénuité. Les grâces des fables sont dans tous les
souvenirs ; les poèmes, moins connus, sont pleins
de fleurs, comme les prés avant la faux :
L'ombre et le jour luttaient dans les champs azurés.
(Filles de Minée . )
De degrés en degrés, Teau tombant sur les marbres
Mêlait son bruit aux vents engouffrés dans les arbres.
[Captivité de saint Malc)
Errer dans un jardin, s'égarer dans un bois.
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine.
Ecouter en rêvant le bruit d'une fontaine
Ou celui d'un ruisseau roulant sur des cailloux,
Tout cela, ie l'avoue, a des charmes bien doux.
Quelle est belle à mes yeux, cette nuit endormie I
{Songe de Vaux.)
Jasmins dont un air doux s^exhale,
Fleurs que les vents n'ont pu ternir,
224 PROMENADES LITTÉRAIRES
Aminte en blancheur vous égale
£t vous m'en faites souvenir.
{Amours de Psyché.)
Les cerfs au moindre bruit à se sauver si prompts.
Les timides troupeaux des daims aux larges fronts.
(Adonis.)
Le fond des bois et leur vaste silence.
(La Clochette.)
On ne peut cependant négliger, dans les Fables^
où le poète est constamment en lutte directe avec
la nature, des traits tels que :
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.
[Les pigeons, cette] nation
Au col changeant, au cœur tendre et fidèle.
Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe,
un jour
Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée (i).
Solitude où je trouve une douceur secrète.
(i) Il s'agit d'un lapin. Ce mot est relativement récent dans la
langue et son origine est inconnue. Au temps de La Fontaine,il n*a
vait guère plus d'un siècle d'usage. Za iïfatsow rustique de i658
l'ignore encore, ne connatt que le conin. Leroux [Dictionnaire co»
mique) dit que, de son temps, les filles riaient ou rougissaient,
quand elles entendaient crier dans les rues : « Peaux de conins I »
C'est la pudeur verbale qui a chassé du langage ce mot, comme
beaucoup d'autres.
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 225
III.
Encore qu'on y rencontre bien des vulgarités,
force lieux communs, et que le style en soit inégal,
les Faôfe* demeurent un recueil précieux, et amu-
sant, pourvu qu'on n'en considère pas la morale.
Lamartine a dit que c'était celle d'un vieillard. Du
moins, elle n'encourage pas à l'action et, quoique
la Fontaine soit un amant de la vie, elle n'inspire
pas l'amour de la vie. Si les enfants la compr-enaient,
comme le désirent leurs maîtres, ils en seraient
troublés. Mais les enfants trouvent très amusant
que le loup croque l'agneau. Cest un spectacle.
Plus tard, on pense encore que c'est naturel, si on
a l'esprit sain, et on ne demande pas l'interversion
des rôles, ni que l'agneau, enfin, croque à son tour
le loup. La Fontaine, tels ses sages devanciers,
regarde, et raconte tels qu'ils sont les jeux de l'exis-
tence. La fable, selon Esope, est un théorème de
psychologie. Au développement, La Fontaine met
des grâces, mais, arrivé au quod erat demons-
trandum^ il ne recule pas devant la dureté tradi-
tionnelle. Quelques conclusions lui appartiennent ;
il donne un tour nouveau à beaucoup d'autres et
même un sens inattendu. Ce sens n'est presque
i4.
225 PROMENADES LITTERAIRES
jamais chrétien, pas plus que n'est chrétienne la
tradition cruelle des proverbes; il en a créé quel-
ques-uns ou renouvelé leur forme, car on ne crée
plus guère en ce genre trop ancien.
En somme, les moralités de ses fables lui appar-
tiennent comme les fables elles-mêmes, puisqu'il
les a choisies, cueillies entre toutes les fleurs [de
l'antique jardin. L'ensemble de ces moralités pour-
rait donner quelque chose comme la morale de
La Fontaine, morale qui, tirant sa valeur de l'expé-
rience, laisse heureusement de côté l'idée funeste
de devoir, qui n'apparaît dans les sociétés que
pour y corrompre, au profit vain d'un idéal pas-
sager, le sens naturel de la vie.
« On pourrait, dit un commentateur, faire un
recueil des sentences de La Fontaine et les répartir
en trois chapitres qui répondraient à la division
classique des traités de morale : devoirs envers
nous; devoirs envers les autres; devoirs envers
Dieu. » Cela serait difficile, puisque l'idée de devoir,
sauf en quelques lieux communs, est absente des
Fables. Mais si l'on faisait un choix des plus ori-
ginales sentences; si, joignant aux moralités des
fables celles des contes, on résumait par une ligne
de prose celles qui sont trop longues, en donnant
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 227
littérales celles dont la forme est nette et rapide,
on obtiendrait un assez curieux petit manuel de
découragement, de scepticisme, d'ironie, de naïveté
et de contradiction :
L'imprévoyance ne mérite aucune pitié.
ce Tout flatteur vit aux dépens de celui qui Técoute (i). »
On est toujours puni de vouloir s'élever au-dessus de son
état.
Les grandes fonctions attirent les grands malheurs.
L'esclavage et I;a liberté ont chacun leurs inconvénients ,
La force a des arguments irrésistibles.
(c Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes. »
Les meilleurs conseils ne prévalent pas contre nos instincts,
a Fi du plaisir que la crainte peut corrompre I »
ce La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
« Les grands se font honneur, dès lors qu'il nous font
grâce, »
Il y a toujours profit à louer les grands.
« Plutôt souffrir que mourir, c'est la devise des hommes. »
Le mariage est l'abdication de l'homme aux mains de la
femme,
La fourberie n'est pas sûre : à trompeur, trompeur et demi.
Quand il faut agir, la plupart se répandent en discours .
La beauté ou la science sont peu de choses pour les hommes «
La justice la plus expéditiveest la meilleure.
Le faible est plus que le fort à l'abri du destin.
Il n'est pas bon, dans la vie, d'avoir le goût trop difficile.
Qui a déjà failli n'a plus droit à la justice.
(i) Texte même de La Fontaine, ainsi que tous les passages ainsi
marqués, sauf indication différente. x
228 PROMENADES LITTERAIRES
Les petits sont les victimes naturelles des grands.
« Le sag^e dit, selon les gens : Vive le roi I vive la ligue. »
c II n'est rien d'impossible à qui veut se venger ( i ) . »
« Les plus à craindre sont souvent les plus petits. »
« Il faut, autant qu^on peut, obliger tout le monde. »
« On a souvent besoin d'un plus petit que soi. »
« Patience et longueur de temps font plus que force ni que
rage. »
Il vaut mieux regarder à ses pieds que vers les étoiles.
Il n'est poltron « qui ne puisse trouver un plus poltron que
soi ».
« C'est double plaisir de tromper un trompeur. »
c Où la guêpe a passé, le moucheron demeure. »
Rien ne sert d'envier les mérites d'autrui.
Un seul a plus de sens « qu^une multitude de gens ».
Bien fou <ic qui prétend contenter tout le monde et son père. »
Le peuple est lié au roi : « L*un ne peut succomber que l'au-
tre ne périsse (2). y>
La fourberie est dangereuse : (c Quiconque est loup agisse en
loup. »
Il faut supporter un mauvais roi, « de peur d'en rencon-
trer un pire » .
Qui ne reçoit pas le mal pour le bien doit s'estimer très heu-
reux.
ce La paix est fort bonne. . ., mais de quoi sert-elle, avec des
ennemis sans foi ? »
« La méfiance est mère de la sûreté. »
(1) De la traduction d'Esope, par Benserade. Elle fut classique et
populaire, coDCurremment avec les Fables de La Fontaine, jusqu'à
la fin du xvnie siècle. Elle contient des vers heureux.
(3) Benserade.
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 229
(( Amour, amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire :
-adieu, prudence ! »
« Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec
grâce. »
Pour nous gagner certains cœurs, mieux vaut force que dou-
ceur (i).
« La ruse la mieux ourdie peut nuire à son inventeur. »
La vengeance est douce, mais il ne faut pas la payer trop
cher.
m Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre, n
m Chacun se dit ami, mais fol qui s'y repose. »
«c Ne t'attends qu'à toi seul, n
« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. »
Mauvaise ruse gâte encore une mauvaise affaire .
Que sort-il souvent des plus vastes projets ? Du vent.
On s'appauvrit à vouloir trop gagner,
(( Un équipage cavalier fait les trois quarts de la vaillance (2). »
Tel fuit, qui était brave à Tidée du danger.
<K Plus fait douceur que violence. »
ce Notre ennemi, c'est notre maître. »
« Rien ne sert de courir, il faut partir à point . »
Sot, le peuple qui se réjouit aux noces d'un tyran.
ce II est bon d'être charitable : mais envers qui ? c'est là le
point. »
Les fous, ils sont nombreux, lâchent la proie pour l'ombre •
La mort nous menace : mangeons bien, buvons bien.
« On dit qu'on est inconsolable ; on le dit. . . 9
« Plus d*amour, plus de joie. »
« Dieu prodigue ses biens à ceux qui font vœu d'être siens. t>
Négligez la fortune, elle viendra vous trouver.
(i) D'après Benserade.
(a) De leur,., dans le texte.
230 PROMENADES LITTÉRAIRES
La justice met a les plaideurs d'accord^ en croquant Tun et
l'autre ».
Le peuple est fait pour suivre et non pour obéir.
« Quand Teau courbe un bâton, ma raison le redresse. »
L'argent chasse en entrant le sommeil et la joie.
« Chose étrange, on appren dia tempérance aux chiens
El Ton ne peut l'apprendre aux hommes. :»
« Tel est pris qui croyait prendre. »
« Qu'un ami véritable est une douce chose I »
La plainte ni la peur ne changent le destin
Et le moins prévoyant est toujours le plus sage.
C'est en flattant les rois qu'on devient leur ami.
« Se croire un personnage est fort commun en France. »
ce Laissez dire les sots : le savoir a son prix. »
« Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire 1 »
« Jouis dés aujourd'hui. »
a L'absence est le plus grand des maux. »
Que de grands sejgneurs « n'ont que l'habit pour tous talents » 1
Il y a pire que l'écolier; il y a le pédant.
a II en faut revenir toujours à son destin, »
« Qu'importe qui nous mange ? »
« Le loup n'a tort que quand il n'est pas le plus fort, »
Il y a deux tables : à l'une sont assis les adroits et les forts ;
« et les petits mangent leur reste à la seconde. »
<( Pasteurs d'humains.. . , servez-vous de vos rets; la puissance
fait tout. »
« Je sais que la vengeance est un morceau de roi, »
ce L'absence est aussi bien un remède à la haine qu*ua appa-
reil contre l'amour. »
« Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire, »
« Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau I »
Sachez vous faire à temps l'ami des lionceaux.
a Ici-bas maint talent n'est que pure grimace, »
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX
23l
Lç mal qu'on fait à un ennemi apprend à en faire à un ami.
Les femmes, la fortune et les rois se jouent de nous, comme
le chat de la souris.
« Chat et vieux, pardonner? Cela n'arrive guères , »
« Il en coûte à qui vous réclame, médecins du corps et de
Ta me ! »
« Ici-bas rinlérêt est le premier ressort (i). »
« Les sages quelquefois, ainsi que Técrevisse, marchent à
reculons. »
L'indulgence, mieux que la vengeance, sied aux rois.
« Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats. »
a Tout est mystère dans l'amour. »
u De tout inconnu le sage se méfie. y>
« De craindre trop le danger fait le plus souvent qu'on y
tombe. »
Le bonheur stoïcien, c'est la mort anticipée.
« Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux. »
Des contes, il y a peu de choses à tirer; ou, du
moins, de chacun, ou à peu près, on tirerait la
même chose.: tous les maris sont trompés; toutes
les femmes aussi. Il n'est en amour qu'infidélité,
inconstance, mensonge et paillardise. Cependant
voici quelques sentences moins banales :
« Mieux vaut cornes gagner que perdre ses oreilles, p
« Il est bon de garder sa fleur,
Mais, pour l'avoir perdue, il ne faut pas se pendre. »
(i) Benserade.
232 PROMENADES LITTiiHAIRES
«c Quand on prend comme il faut cet accident fatal,
Gocuage n'est pas un mal. »
« Femmes ne sont toutes reconnaissantes ;
A cela près ce sont choses charmantes.
Sous le ciel n'est plus un plus bel animal, d
«c Mieux vaux goujat debout qu'empereur enterré. »
Dira-t-on que la morale de La Fontaine évolue
du cynisme à la banalité ? Du moins n'est-elle pas
systématique. Toute conclusion logique satisfait son
esprit accommodant. D'une fable il tire cette mora-
lité que la vengeance est un morceau de roi; d'une
autre, que la vengeance n'est pas digne d'un roi.
La force est, souveraine; mais voici que le rat ronge-
maille lui fait songer qu'on a souvent besoin d'un
plus petit que soi. Le loup mange l'agneau, mais
le moucheron exténue le lion. Aucune idée précon-
çue : il prend les faits comme ils viennent ; il les
arrange aussi, mais selon son humeur du jour, qui
n'était peut-être pas celle de la veille.
Il avait cependant de grandes prétentions à la
morale. Il conçoit, rédige des préceptes ; donnez,
dit-il, pour ses successeurs,
Donnez mainte leçon que j*ai sans doute omise,
mais il ne faisait que conter des anecdotes.
4
LA. FONTAINK BT LES ANIMAUX 233
Il les a bien contées, et cela suffit à sa gloire.
La Fontaine est un conteur. On peut d'ailleurs, en
conférant aux dernières les premières fables, cons-
tater que ce goût de la morale ne lui vint qu'avec
Tâge et avec la gloire. Il fit parler les animaux
pour s'amuser, avant de les faire parler pour nous
enseigner à vivre. Le douzième livre, trop didacti-
que, est le plus faible, malgré des traits heureux;
il faut en accuser la vieillesse.
Les contes eurent du succès ; ils n'en ont plus.
Ces morceaux aguichants sont devenus fort en-
nuyeux. Le style marotique n'a pas peu contribué à
les vieillir. Et puis, ces histoires de nonnes folâtres,
qu'elles sont pauvres, et en tout cela quelle vulga-
rité ! On sent trop, dans le La Fontaine des Contes,
le coureur de filles de chambre. Ninon, qui, c'est
vrai, ne l'aimait pas, écrivait à Saint-Evremont :
« Sa tête est bien affaiblie. C'est le destin des poè-
tes ; le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute
qu'il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine ;
il n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu
faire la dépense. » Quelles maîtresses faut-il avoir
à cinquante-quatre ans pour leur oSrir les Lunettes?
Réservons nos curiosités ou notre indulgence pour
l'obscénité passionnée d'un Baffo ou d'un Verlaine :
234 PROMENADES LITTERAIRES
la gaudriole est méprisable, même chez la Fon-
taine.
La Fontaine est un poète inégal. Très loin de la
perfection mécanique d'un Boileau, il est très loin
aussi de la perpétjjelle distinction d'un Racine. Il
est, avec Molière, un des grands poètes qui ont fait
le plus de mauvais vers ; mais Molière n'écrit en
vers que pour obéir au préjugé ; La Fontaine,
poète d'instinct, et poète de loisirs, se contente trop
facilement lui-même. Dansles fables, sous prétexte
de familiarité, il est très souvent prosaïque; c'est
dire que tels de ses vers ne sont que de la mauvaise
prose de conversation. Voici la moralité de la
Poule aux œufs d'or :
Belle leçoo pour les gens chîches I
Pendant ces derniers temps combien en a-t-on vus
Qui du soir au malin sont pauvres devenus
Pour vouloir trop tôt être riches I
Mais en d'autres parties de son œuvre, (Jue d'ac-
cents délicieux et nouveaux ! Comme les libertins,
dont il perpétue la tradition, La Fontaine se con-
vertit quand lui manqua la force de vivre. Comme
eux, il avait joint à TindifFérence religieuse l'habi-
tude des jouissances sensuelles. En dépit de Taine,
qui essaya sur lui sa théorie du milieu, il est la
I
1
LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 235
—————___ j
preuve qu'une certaine liberté d^espritet de mœurs,
une certaine paresse aussi, avec cet égoïsme têtu
qui se veut à tout prix satisfaire, suffisent à vain-
cre les influences sociales. Le dix-septième siècle
fut divers, et ses milieux, mais au temps même de
La Fontaine, un courant très fort attirait à soi
jusqu'aux hommes de génie, et même Racine et
même Pascal. La Fontaine ne se laissa pas séduire
plus d^un instant par ces Messieurs de Port- Royal.
Il préféra les salons galants, et les alcôves, même
de hasard. Fatigué de l'amour, « ce tyran de sa
vie )), il allait se reposer « aux bords d'une onde
pure », Aucun homme, peut-être, et aucun homme
de génie certainement, ne vécut plus près de la
simple et belle animalité :
Quand viendra le moment d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.
CONTES DE LA VIEILLE FRANCE (i)
La littérature française est si ancienne, est si
riche de belles œuvres, qu'il est difficile de la bien
connaître. La partie primitive, d'ailleurs, qui va du
neuvième siècle au seizième, est pratiquement ina-
bordable pour ceux qui n'ont pas fait d'études spé-
ciales. Le vieux français est une langue, ou plutôt
une suite de langues qu'il faut apprendre. Le fond
n'a pas varié. Il y a des mots que nous pronon-
çons quotidiennement et qui étaient déjà sur les
lèvres des hommes au temps des derniers carlodn-
giens, tels : corps^faire^ servir^ ciel,arffentymorty
etc. Mais le plus grand nombre ne se comprennent
plus. Il est donc nécessaire, si Ton veut mettre à la
portée du public et même des lettrés, les œuvres de
ces siècles reculés, de les traduire en français mo-
derne. C'est une lâche des plus délicates. Récemment
(i) Jean Moréas, Contes de la vieille France. — Paris, Mercure
de France t i vol. in-i8»
238 PROMENADES LITTERAIRES
M . Joseph Bédier, le successeur de Gaston Paris
au Collège de France, a transposé en une langue
élégante et claire les fragments de nos anciens poè-
mes sur Tristan et Yseult. Gela a donné un roman
charmant et qui a eu du succès. M. Jean Moréas
vient à son tour nous offrir quelques contes de la
vieille France.
« Je voudrais, nous dit-il, dans un bref avertis-
sement, que ce livre fût comme un miroirdu moyen
âge français : tendre, tragique ou plaisant. De
petits poèmes, des fabliaux, ou bien des chroniques
en prose m'ont fourni le sujet et les principaux
ornements de mes contes. Ici j'adapte, n'en pre--
nant qu'à mon aise ; là, je transcris sans plus. Il
m'est arrivé de souder deuxaventuresen une. Quant
au style dont je me suis servi, il est fort simple,
mais avec quelque chose de ces gracieuses façons
de jadis. »
Nous ne sommes donc pas en présence, comme
dans le scrupuleux travail de M. Bédier, d'une tra-
duction véritable. G'est un miroir, mais brisé et un
peu terni. Le style est simple, en effet; ilTesttrop
peut-être, et on voudrait y retrouver quelques-uns
de ces naïfs enjoUvements dont nos vieux poètes
sont assez prodigues, et aussi quelques-unes de ces
CONTES DR L4 VIEILLE FRANCE 289
douces longueurs où se berçaient jadis, comme à
de languissants airs de viole, leurs bénévoles audi-
teurs. L'œuvre est tout de même très agréable,
Tune des plus captivantes que Ton puisse indiquer
à ceux qui voudraient se distraire un instant des
vilaines tragédies de l'heure présente.
Les contes choisis par M. Moréas appartiennent
presque tous à ce que l'on appelle le cycle breton.
Les Celtes de la Grande-Bretagne n'avaient subi que
très superficiellement l'influence de leurs premiers
vainqueurs, les Romains; ils résistèrent également,
quoique avec plus de peine, à l'invasion saxonne
du cinquième siècle. Rcjpoussés dans le sud-ouest
de leur île, ils se tassèrent dans les provinces que
l'on appelle aujourd'hui le pays de Galles et les Cor-
nouailles,enmême temps qu'une partie d'entre eux,
passant la mer, venait peupler l'Armorique et la
transformer en une nouvelle Bretagne, dont la lan-
gue et les traditions se sont, avec une certaine fidé-
lité, conservées jusqu'à nos jours. Mais le cycle bre-
ton n'a rien à voir avec nos Bretons de France; il
s'agitdeleurs frères aînés, des Bretons delaGrande--
Bretagne.
Quand les Normands eurent Conquis l'Angleterre
ils furent frappés du contraste que présentaient les
2^0 PROMENADES LITTERAIRES
deux races juxtaposées dans ce pays. L'une était
rude, toute en muscles et en appétits, sans goûts
que matériels : c'était la race saxonne. L'autre,
vive, spirituelle et un peurêveuse, avaitde la curio-
sité pour les arts et pour la poésie : c'était la race
bretonne ou celtique. Ces Bretons possédaient d'an-
tiques traditions qu'ils avaient mises en vers et que
des chanteurs très habiles récitaient en s'accompa-
gnant d'une petite harpe appelée rote. Encouragés
par les Normands, que ces nouveautés délectaient,
les poètes musiciens se multiplièrent; ils traversè-
rent même le détroit et se firent apprécier en France.
Traduites en notre langue, leurs compositions pri-
rent le nom de lais. C'est un poème qui consiste
toujours en un récit féerique ou romanesque; quel-
ques-uns, restés dans les mémoires, sont devenus
nos Qontes de fées, tels le lai d' Yivenecy qui n'est
autre chose que l'Oiseau bleu. Presque tous les lais
bretons durent être traduits en français, mais il ne
nous en reste qu'une vingtaine tout au plus, dont
les trois quarts ont pour auteur une femme, Marie,
née à Compiègne, et qui alla vivre en Angleterre,
où elle prit le nom de Marie de France. Elle écrivait
sous le règne de Henri II, vers la fin du douzième
siècle.
CONTES DE LA VIEILLE FRANGE 2^1
Le plus célèbre des petits poèmes de cette mys-
térieuse Marie est le lai du Chèvrefeuille. M. Mo-
réas n'a pas manqué de le traduire. C'est un épi-
sode des longues et fatales amours de Tristan et
d'Yseult. Exilé, Tristan erre en une forêt, non loin
du palais où demeure la reine qu'il adore. Il n'en
sort que le soir, pour passer la nuit dans la chau-
mière d'un paysan, près de Tintagel. Or, il apprend
que le roi et la reine doivent venir à Tintagel pour
les fêtes de la Pentecôte. Tristan coupe une bran-
che de coudrier, y grave son nom et la place dans
le chemin où la reine doit passer. La reine veut
voir cette branche, et, ayant lu le nom de Tristan,
s'arrête, éloigne ses gens, entre dans le bois avec
sa suivante Brangien.EUe trouve Tristan. Ils mènent
entre eux une grande joie, puis elle part et laisse son
ami qui pleure doucement. C'est tout. Gela ne sem-
ble rien, mais les détails sont charmants et du sen-
timent le plus délicat. « Le chèvrefeuille, dit Tris-
tan, s'attache au coudrier, et quand ils sont bien
enlacés ils peuvent durer ensemble. Mais qu'on les
sépare, et le coudrier mourra sur-le-champ, et le
chèvrefeuille avec lui :
Belle amîe^ aiasi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.
i5
1^2 PROMENADES LITT^HAIRES
M. Moréas a eu tort de ne pas donner, en une
note à la fin de son volume, Findication des sources
où il a puisé, d'autant plus qu'il change souvent le
titre des contes, ce qui déroute tout d'abord. On
les retrouve pourtant assez facilement, quand on
a quelque familiarité avec cette vieille littérature.
Outre les lais de Marie de France, auxquels il a
emprunté, avec le Chèvrefeuille^ les histoires de
Frêne, de Graelent, d* Yivenec, M. Moréas a de-
mandé aux fabliaux des anecdotes fort amusantes.
Voici les Trois larrons, récit plaisant des tours
que se jouent un triode voleurs. Il est de Jean Bo-
del, d'Arras. Le Curé qui mangea les mûres appar-
tient à un certain Garin, ordinairement moins édi-
fiant et plus soucieux de bien dire que de morali-
ser.
Le conte que M. Moréas appelle le Pale/roi est
encore tiré d'un fabliau. On Tatlribue à un poète
nommé Huon Le Roi, qui semble en avoir trouvé
le thème dans une fable de Phèdre. Le vrai titre
de ce fabliau, qui est plutôt une histoire d'amour,
est le vair Palefroi, c'est-à-dire, tout bonnement,
le Cheval ff ris-pommelé. Un jeune chevalier aimait
la fille d'un puissant seigneur et en était aimé. Il
allait souvent la voir, la nuit, en traversante forêt
CONTES DE LA VIEILLE FRANCE ^4^
sur son palefroi, par un sentier inconnu qu'il avait
peu à peu tracé dans les broussailles. Ils se par-
laient par-dessus le mur, le chevalier monté sur son
cheval. Or, le chevalier fit demander par son oncle,
personnage fort riche, la jeune fille en mariage;
mais ce vilain oncle parla en son propre nom et
fut agréé par le seigneur. On prépara de grandes
fêtes, on invita tous les chevaliers du pays, on
réquisitionna tous les chevaux pour former vers
Téglise un magnifique cortège. Le cheval du jeune
chevalier fut trouvé si beau et si doux qu'on le
réserva pour la nouvelle mariée. Il était encore nuit
quand les invités partirent pour Téglise, qui était
loin. La jeune fille allait la première, montée sur
le « vair palefroi », sous la garde d'un vieux baron,
ami de son père. Mais le baron s'endort, son che-
val ralentifc'le pas, la jeune fille se trouve seule en
avant. Au même instant le chemin coupe le sentier
que le palefroi avait tant de fois parcouru la nuit.
Sentant l'écurie, il tourne bride, amenant chez son
maître, qui se mourait de désespoir, la jeune fille
surprise et ravie. On devine le reste, et que cela
ne peut finir que par un mariage où l'amour a le
dernier mot.
Cette histoire, tendre et spirituelle, semble de
244 PROMENADES LITTéRAIRCS
veine bien française. Le Roi Flore et la belle Je--
kanne est un roman très compliqué, où plusieurs
intrigues s'enchevêtrent. Son origine est probable-
ment byzantine, comme pour Aucassin et Nico-
lettey Pierre de Provence^ et beaucoup de nos
anciens romans d'amour : Shakespeare en a tiré
Cymbeline.
Le dernier conte recueilli par M. Moréas estbien
à sa place à la fin du volume, car il est un de ceux
qui annoncent la transformation des romans mer-
veilleux ou légendaires et signalent la venue de
l'esprit d'analyse et d'observation. Il date du trei-
zième siècle et s'appelle, dans l'original^ la Châ"
telaine de Vergi,,. Il figure dans le volume de
M. Moréas sous ce titre un peu sentimental : Triste
mort de deux amants.
Il y a grand plaisir à lire ces belles histoires du
temps passé. Ony trouve un monde, des croyances,
des usages très différents des nôtres, mais encore
assez près de nous pour que nos préjugés même y
trouvent leur satisfaction. Cela ne présente pas assu-
rément tin tableau, je ne dis pas complet, mais
très juste de la littérature du moyen âge. Elle est
immense et d'une infinie variété, tout aussi variée
que la nôtre, peut-être. Même en restant dans le
CONTES DE LA VIEILLE FRANCK 245
domaine des contes, des lais et des fabliaux, M. Mo-
réas aurait pu donner à son choix plus d'ampleur
et plus de variété. Il aurait été agréable d'y trouver
le lai d'Aristote, du spirituel Henri d'Andeli. C'est
une chose charmante, où l'on voit, après un en-
tretien où il a fort malmené les femmes, réprouvé
leur tyrannie, déclaré leur commerce indigne d'un
sage, le grave philosophe se prêter de la meilleure
grâce du monde aux fantaisies d'une jeune fille. Ce
conte passe pour être d'origine indienne. On Ta
mis sur le dos d'Aristote, parce que c'était la cou-
tume jadis d'attribuer aux personnages célèbres
les anecdotes auxquelles on voulait donner plus de
saveur et aussi — car c'est une époque où l'on
moralise à propos de tout — plus d'autorité. C'est
ainsi qu'avec Aristote Virgile est l'un des hommes
les plus populaires du moyen âge. Il n'était pas
sans son intervention de bonnes histoires de magie.
Virgile fut le grand magicien du moyen âge. Lors-
que Dante le choisit pour son guide en enfer, Vir-
gile était l'un des noms les plus populaires de l'Eu-
rope poétique et sa renommée balançait celle de
Charlemagne et celle de Merlin l'enchanteur.
Le moyen âge connaissait l'antiquité d'une façon
beaucoup moins précise, mais beaucoup plus fami- I
i5. '
1
246 PROMENADES LITTÉRAIRES
lière que nous. Dès le onzième siècle, Alexandre
est tenu pour le modèle de grands princes braves
et généreux; il fut le héros de plusieurs poèmes
dont la vogue dura jusqu'à la veille de la Renais-
sance. La légende de Troie, celle d'Hector, celle
d'Enée, empruntées soit à Virgile, soit à Darès le
Phrygien, qui avait fait un abrégé de VIliade, tien-
nent une grande place aux douzième et treizième
siècles, ainsi que l'histoire de César d'après Lucain
et, un peu plus tard, les épisodes de Narcisse,
dePyrameet Thisbé, de Philomèle, tirés d'Ovide.
Boèce, autre personnage fort considéré des clercs
et des trouvères, fournit aux poètes l'histoire,
toujours aimée, d'Orphée et d'Eurydice. Quant
à l'aventure d'Ulysse et de Polyphème, qu'un
poète charmant, Albert Samain, rajeunissait il y
a quelques années, on en avait tiré, vers le
temps de Philippe-Auguste, un longpoème appelé
Dolopathos, parce que lé héros eut beaucoup à
souffrir.
Pourquoi étudie-t-on si peu et si mal cette cu-
rieuse littérature ? Pourquoi néglige-t-on ce vieux
français, si pur et si riche et qui pourrait être pour
notre langue fatiguée une perpétuelle source de
rajeunissement? C'est, sans doute, que les préju-
CONTES DE LA VIEILLE FRANCE 24?
gés contre le moyen âge sont encore très vivaces.
Malgré les immenses traraux des historiens moder-
nes, le mojîen âge littéraire n'a pas encore repris
sa place dans la tradition française. Il faut donc
louer ceux qui s'adonnent à ces études difficiles,
souvent mal appréciées, et en particulier M. Mo-
réas, lequel est d'ailleurs, en m^me temps qu'un
excellent poète, un des hommes d'aujourd'hui les
mieux renseignés sur les premiers siècles de notre
littérature.
1905.
ESTIENNE TABOUROT
SEIGNEUR DES ACCORDS (iSAy-iSgo)
On lisait dans le Temps du lo octobre 1900 :
c( A la suited'une instruction ouverte par M.Bou-
lart, juge d'instruction, contre M. Daîx, gérant du
Journal de médecine, pour avoir publié une com-
plainte considérée par le parquet comme outra-
geante pour les bonnes mœurs, M. Cochefert s'est
rendu dans l'après-midi d'hier au siège du journal,
47, boulevard Haussmann ; il a saisi lé numéro du
journal incriminé, ainsi quecertains autres journaux
gui avaient été signalés au parquet. L'écrit pour-
suivi est intitulé la Complainte rftt...,par Estienne
Tabourot (i583). L'écrit se termine par : « Pour
copie conforme : Docteur Maxime. » En note on
lit : « Cette complainte est tirée du i^^ livre des
Bigarrures du seigneur des Accords (chapitre IV
des Equivoques françois)^^}ih\\è^ovLT la première
I
25o PROMENADES LITTERAIRES
fois à Paris en i583 et maintes fois réimprimé
depuis. »
Estienne Tabourot, seigneur des Accords, était
magistrat, juge en la baronnie de Verdun ; et il
mourut magistrat, digne homme d'ailleurs, ayant
de-nombreuses amitiés et des parentés illustres en
Bourgogne. ^
Né à Dijon (i549), il y revint mourir (1^90),
deux ans après avoir publié, corrigé et augmenté
une nouvelle édition du Dictionnaire des rimes
françaises Aq Jehan LeFèvre. Son début fut hardi.
Il inaugurait, ou rénovait, d'après Rabelais, le
genre où devait s'illustrer Panard. Agé d'à peine
dix-sept ans, encore élève du collège de Bourgogne,
il publiait deux pièces de vers, laCoupe et la Mar-
mite^ pièces où la longueur variée des vers figure
l'objet décrit. Je n'ai jamais vu ces merveilles,
mais il y a dans les Bigarrures de quoi contenter
la curiosité.
Sa seconde production, Synathisie, ou Recueil
confus (1567), ne m'est pas connue davantage.
Quant aux Bigarrures^ c'est un recueil de bizar-
reries que l'auteur avait composé « pour se cha-
touiller lui-même, afin de sejfaire rire le premier,
et puis après les autres ». Le premier livre parut
ESTIENNE TABOUROT 25 1
en 1572. Le quatrième, qui est en réalité le second
et dernier, est précédé de cet avertissement :
(( Au lecteur. ^^ Une se faut pas estonner si j'ap-
pelle ce second livre, le quatrième des Bigarrures :
car ce volume entier ne seroit pas bien bigarré, s'il
suivoit la façon des ordinaires écrivains... » Il se
targue d'ailleurs de l'exemple du «grand Iule delà
Scale (Scaliger) qui a commencé ses Exercices labo-
rieux par le quinzième livre « qu'il a escrit contre
la subtilité de Cardan ».
Après les BigarrureSy viennent les Touches
(i685), dont le titre est ainsi expliqué:
« Sur r intitulation du Livre. — Touches,
selon l'autheur, est un mot tiré des Escrimeurs,
qui appellent touche le coup qu'ils donnent avec
leurs espées rabatues, duquel la marque apparoist
sur l'habit de celui qui est touché, à cause de la
craye dont on blanchit l'espée... wCe sont des épi-
grammes, chacune étant suivie d une contre-touche
et parfois encore d'une réplique.
Les autres ouvrages de Tabourot sont des con-
tes : les Contes Jacécieux du sieur Gaulard^ et
les Escraignes dijonnoises.
Comme il avait pris pour devise ces mots : A
tous accords^ on l'appela Tabourot des Accords}
(
252 PROMENADES LITTERAIRES
il accepta le surnom et se proclama lui-même «le
Seigneur des Accords ». A la fin de sa vie il ne
signait pas autrement.
Le Dictionnaire des Littératures, comme réfé-
rence à sa médiocre notice, donne avec aplomb :
Bayle, Dictionnaire historique, art. Accords, II
n'y a pas d'article Accords dans Bayle. En deux
endroits, notamment à propos de Marot et de la
poésie licencieuse, le Dictionnaire historique cite
Topinion et quelques vers duseigneurdes Accords,
et c'est tout. La vie de cet homme bizarre, à Téru-
dition baroque, est d'ailleurs sans intérêt; mais ses
Bigarrures font partie de l'histoire littéraire. On
y a puisé et on y puise encore mille renseignements
curieux pour l'histoire de la versification française
au seizième siècle.
Le livre eut le plus grand succès. C'était comme
un manuel à l'usage des poètes excentriques alors
si nombreux, de ces malheureux dont la joie était
de réussir une « contrepetterie » ou des n vers ré-
trogrades ».
Cela débute par une dissertation sur l'invention
des lettres de l'alphabet. Le second chapitre est
un traité complet du rébus, avec toutes sortes
d'images, comme il convient. Le troisième traite
ESTIENNE TABOUROT 253
des Equivoques français ; c'est là que se trouve la
fameuse complainte que le Seigneur des Accocds
appelle uneélégie. Elle étaitassezà sa place comme
curiosité pathologique dans un journal de méde-
cine. La grossièreté y est d'ailleurs ingénieuse. Le
morceau est burlesque et le meilleur peut-être en
ce genre :
. . . Kt deslors, sans passer cootract ny compromis,
Moyennant cent écus, me fut ce — .
Le soir allant vers vous la les payay contant,
N*estois-ie pas bien fol d'acheter un — ?. . .
Voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme ?
Il y a soixante vers et trente équivoques dans
ce goût. Ce n'est pas très méchant; mais on n'avait,
au temps du seigneur des Accords, ni notre délica-
tesse, ni notre hypocrisie. Le mot d'ailleurs court
les rues; on ne peut sortir sans l'entendre, argu-
ment décisif des disputes populaires. Les diction-
naires autrefois Tenregistraient sans vergogne.
Richelet, qui était de Genève, le définit à son
rang, sans trouble. Enfin il est de bonne formation
française populaire et beaucoup moins obscène ' —
à mes oreilles, du moins — que la cohorte des
vocables en faux grec qui abêtissent notre langue
et notre intelligence.
16
254 PROMENADES LITTÉRAIIIES
L'équivoque du seigneur de* Accords^ c'est ce
que nous appelons le jeu des mots et le calembour.
Il en cite à Tinfini, des français, des latins, des
grecs et des italiens. Plusieurs de ses anecdotes
sont amusantes :
« En ladicte ville (Dijon) on vénère aux Ciorde-
liers, en une Chapelle, S. Priant, au lieu de S, Onu-
frient, pour ce qu'il est escrit en ceste sorte :
ONV
SAINT PRIENT. »
Les chapitres suivants ivdiiieni: des Anfistrophes
ou Contrepèteries j des Anagrammes , des Vers
rétrogrades par lettres et par mots, des A f lus ions,
des Lettres numérales et Vers numéraux, des Vers
rapportés, des Vers lettrisés ou Paronoemes, des
Acrostiches, de VEcho, des Vers léonins.
Le seigneur des Accords dit, à la fin de ce dernier
chapitre :
« On surnomme encore ainsi les vers moitié Latins
et moitié Prançois, que j'ai coustume d'appeler
vers Entrelardez . » Et il cite cette inscription qui
se lisait au réfectoire des Jacobins de Beaune et que
son macaronisme n'empêche pas d'être amusante :
Fratres bene venerilis
Bien las aux pieds et aux genoux :
ESTIENNE TAB.OUROT 255
Sititts et esuritis,
C'est la manière d'entre nous.
Seez vous icy de par Dieu
Goncedentes et bibentes,
Selon la paureté du lieu
Que dederunt nobis gentes.
De nos biens qu'auons amassez,
Pro Dec sumite gratis
Et si vous n'en avez assez,
Mementote paupertatis.
La suite traite des Vers CouppeZj des Deserip-
tions pathétiques^ des Autres sortes de versfolas-
t rement et ingénieusement practiquez y dt^i-k'^xTt'.
ie vers lipogranunatique, le vers protée, le vers
monosyllabique y les vers enchaînés, couronnés,
croissants, décroissants, entremêlés, anagramma-
tisés, excorilinguilatinisés, etc., et le centon.
L'ouvrage se termine par un chapitre sur les
Notes, ou chiffres (ce que nous disons Cryptogra-
phie) et autre sur les Epitaphes.
Le quatrième livre des Bigarrures, qui est fort
mince, contient quelques remarques curieuses sur
les noms et surnoms. Il y a là une page tout à fait
intéressante sur les noms de guerre des soldats au
XVI® siècle :
« N'a-t'on pas veu ces iours passez certains Capi-
taines prendre plaisir de se surnommer, et tous
206 PROMENADES LITTERAIRES
leurs soldats, de ce qui se trouve sur un cheual, où
se trouant tant de seig^neuries qu'il y en auoit assez
pour peupler un pays. Leurs noms estoient, si ie
me souuiens, ainsi : Monsieur du Clou, du Fer, de
la Boucle, de Lardillon, du Lard, de Dillon, de
Lencol, de Lure, de Colure, de Lencolure, du Coin,
d'Hierre, de Crinière, de Clape, de Clapon, de
Ponnière, de Clamponniere, de la Bourre, du Cuir,
de Sangle, de l'Eslrier, de Mors, de Canon, de
Crampon, de Larçon, du Poitrail, de la Croupe',
d'Houpiere, de Croupière, de la Selle, du Pas, du
Trot, du Galop, des Renés, de la Branche, de la
Housse, d'Houssine, de la Courroye, de Gourmette,
etc. La plus part desquels auant Tan reuolu, passa
par les mains du Sieur de la Corde.
« Un autre encore eut sa compagnie farcie de
soldats qui auoient tous pris leurs noms de ce qui
se trouue fortuitement en la campagne : comme du
Pré, du Clos, du Val, du Mont, du Mex, de la
Roche, Chasteaufort, Chasteauneuf, du Buysson,
de la Rivière, du Ruisseau, du Fossé, de TEstang-,
de TEscluse de la Noue, de la Charrierè, de l'Or-
nière , du Chemin, du Sentier, de la Croix, des
Champs, du Bois, du Taillis, de la Serclure, du
Harpent, de Faux pas, de la Fondrière, des Marets,
ESTIENNE TABOUROT 267
de la Colline, de la Vigne, de la Haye, du Sillon,
de la Cheneuiere, du Clos, du Mur, de la Clôture,
du Pendant, du Destraict, du Bourg, de la Ville,
d'Aiglantier, la Tanniere, la Grotte, la Fosse, du
Terraul, du Guerret, du Pastis, la Garenne, du
Parc, etc.
« Qui furent en fin, presque tous, attachez au
Poirier saunage, par les mains de leur vray et na-
turel Colonnel, Texecuteur des hautes œuures... »
Les Touches sont sans grand intérêt. Les Con-
tes facécieux, et les Escraiffnes, anecdotes recueil-
lies en Bourgogne, n'amusent plus guère, surtout
les Escraiffnes, dont le ton est fort grossier. La
préface de ce petit recueil est pourtant jolie. C'est
un agréable tableau de mœurs populaires. Les
« escraignes » étaient des sortes de huttes qu'un
village élevait pour l'hiver à frais communs. « Là
ordinairement les après-soûppées s'assemblent les
plus belles filles de ces vignerons avec leurs que-
nouilles et autres ouvrages, et y font la veillée
jusque à la minuit. » Tour à tour elles apportaient
une petite lampe et une « trappe de feu », les jeu-
nes « varlets » et amoureux venaient les rejoindre,
et on contait des histoires.
Ici finit celle du seigneur des Accords. Poète sans
258 PROMENADES LITTÉRAIRES
talent, compilateur sans goût, conteur sans esprit,
Estienne Tabourot a cependant utilisé ses défauts
mêmes et sa médiocrité. Ses écrits absurdes ont
plus de valeur que telles œuvres d'hommes de mé-
rite. C'est peut-être qu'en écrivant il ne s'inquiéta
que d'obéir à son tempérament ; et c'est ce qu'il y
avait de meilleur en lui, avec une naturelle curiosité
qui ne s'exerça pas toujours mal à propos.
CLAUDE D'ESTERNOD
De tous les poètes satiriques, erotiques, burles-
ques et un peu grotesques (tels des mascarons
mimant par la déformation de leur face réternelle
moquerie dont leur âme est boursouflée) que fit
éclore la verdeur du siècle dix-septième, le sieur
d'Esternod, seigneur de Franohère et gouverneur
d'Ornans, est Tun des plus inconnus, des plus étran-
ges, des plus excentriques, des plus hétéroclites,
des plus musée-secret. Il était né à Salins en 1690,
et, dès qu'il eut Tâge de raison, un cheval et quel-
ques pistoles, il trotta vers Paris, où l'attendaient
comme un frère tous les rimeurs éhontés du Prfr-
nasse satyrique, les Berthelot, les Motin, les Sigo-
gnes,les Saint- Amant, peut-être Mathurin Régnier,
à l'exemple duquel il blasonna ses contemporains,
en un volume appelé t Espadon satyrique (i). C'est
(i) Lyon, Jean L'Autrct. 1619. — Rouen, 1619. — Lyon, Jean
l'Autret, 162 1 et i6a6. — Rouen, David Ferrand, i6a6 et s. d. —
200 PROMENADES LITTÉRAIRES
tout ce que Ton sait de Claude d'Esternod et on ne
peutle connaître qu'en feuilletant ses élucubrations :
elles disent un poète d'une singulière virilité et d'une
souplesse rare ; elles le proclament un autre Régnier,
moins soutenu, sans doute, mais moins monotone,
parfois aussi solide, et doué d'un certain lyrisme
grimaçant.
Plus que chez Mathurin Régnier l^ rime est chez
d'Esternod inattendue ; elle vient de loin souvent,
ce qui fait les belles rimes. Sa langue est plus osée,
plus pittoresque, pleine de mots parlants, d'amu-
santes images ; à propos des courtisans :
lis font les RodoraontSy les Rogers, les Bravaches,
Ils arboriseront ( i ) quatre ou cinq cents panaches
Au feste sorcilleux d'un chappeau de cocu
Et n*ont pas dans la poche un demi quart d'escu.
Et il les montre :
Gringottans (2) leur satin comme asnes leurs cimbales (3)
Piolez (4), riolez (5), fraisez, satinisez,
Cologne, Jean d'Escrimerie, 1680. — Amsterdam, A. Mœtjens,
1721. — Paris, i863. — L'édition de Cologne est en réalité hollan-
daise ; celle d'Amsterdam, imprimée à Paris ; celle de Paris n'a été
vendue qu'à cent souscripteurs,
(i) Arborer.
(2) Faire sonner, claquer.
(3) Sonnettes.
(4) Diapré, paré ; Baïf :
Le nombre on ne dit point, au renouveau, de» fleurs
Qui les près piolez bigarrent de couleurs.
(5) Bigarré.
CI, AUDE d'eSTERNOD 26 1
Veloulez, damassez et armoisinisez (i).
Il est capable d'une grandiloquence toute castil-
lane :
Moy qui bride les vens, qui charme les esclairs,
Qui doQoe la lueur aux espaces des airs,
Qui commande aux frimais, enchante les tonnerres.
Et cognois la vertu des herbes et des pierres ;
Qui fais pâlir chacun de craintes et d'effrois,
Moy qui suis le mignon des seigneurs et des rois,
Moi, continue-t-il (indigné des prétentions de
telle vieille fille sur sa personne), j'irais épouser
cette (( infâme Méduse»? Description truculente et
bouffonne des hideurs de là pauvre amoureuse :
Tout ainsi que Ton voit dessus le pont au Change
La montre de Torfevre, ou tantost un coral
Rougir contre vos yeux, et tantost un cristal
Donner de son brillant dedans votre prunelle,
Icy du diamant pétille l'étincelle,
Icy reluit Fopale et du saphir le pris,
Deçà un hyacinthe, un agate, un rubis.
De là la calamine (2), icy les perles fines.
Deçà un beau carcan (3) de riches cornalines ;
Ainsi, sur l'abrégé d'un si rare menton
Vous y voyez tantost dorloter (4) un bouton.
Quelque goutelle icy de vérole le signe,
(i) De armoisirif sorte de taffetas.
(a) Pierre de couleur, fort peu précieuse.
(3J GoUiir; le P. de Saint- Louis, dans la Madeleine :
StseneeSt camayeux, poudres, poinçons, clinquants.
Roses, plumes, atours, collets, nœuds, et carcans.
(4) Se dorloter.
16.
202 PROMENADES LITTÉRAIRES
Deçà quelque malaudre (i) et de là quelque ligne (2)
Donc,
Retranche toy, Gorgone, au ténébreux manoir.
Et n'espère soûlas en l'amour qui te ronge,
Si les Incubes vains ne te causent un songe
Qui te fera penser que j'amortis tes feux. . .
Ironie que reprendra François Maynard, en un
propos analogue, congédiant une vieille :
Et si Ton ne baise aux Enfers
N'espérez plus d'être baisée.
D'Esternod lui-même, et cette fois en vers agréa-
bles, a redoublé cette idée :
La salemandre (3) ne m'agrée;
Je ne boy point en eau troublée
Comme un chameau ; dans les brasiers
Je ne vy point en pyralide (4) ;
Mais j'imite la cantharide
Qui n'ayme que les beaux rosiers.
Sa conception de l'amour est simple. Tout ma-
tériel, il a réparti les femmes en deux clans, les
belles et les jeunes, les vieilles et les laides; et
toute sa diplomatie amoureuse s'occupe à capter
(c) Grevasse ou pustule (Lat. . malandria.)
(m) Sans doute teigne.
(3) Salamandre.
(4) Papillons que Ton croyait, à cause de leur nom, à répreure de
la flamme.
CLAUDE d'eSTERNOD 203
les unes, à évincer les autres. Les belles, ce sont
les bien en point, les bonnes vivantes, celles gui
promettent de larges satisfactions, des déduits où
on se prélasse : le seul chagrin qu'une femme peut
lui causer, c'est de faire la sourde oreille à ses pro-
I*- pos, — réserves qu'il ne comprend pas : pour lui,
les cavaliers et les jolies filles n'ont qu'un devoir
sérieux, être aimables au possible, ne se refuser
rien, et sans autre préambule — se joindre. Il dé-
verse alors les métaphores les plus désobligeantes
pour l'amour, les plus grossières, les plus obscènes.
Acceptables seulement celles qui ne sont que pitto-
resques; ainsi, lorsqu'il invite Magdeleine à accueil-
lir les chairs qui se meurent pour elle, à leur faire
une bourse de son amour et à les enclore là, occis
de joie,
; Ainsi qu'on void une panteine ( i )
)tm,' Des bécasses serrer les cous...
Ou bien lorsqu'il murmure câlinement :
Votre DOC est de fine bure. . ,
Votre noc est doublé d'hermine,
On en feroit une hongreline (2). • .
(i) Filet à prendre les oiseaux, — Mot tout à fait difTérent de
pantine :
Li orles ettoit de pantine,
Ço est une besie marine.
* (Les Biaus Desconneus.)
(a) Hongreline, manteau de lierre et aussi vêtement de femme.
204 PROMENADES LITTÉRAIRES
Voici quelques strophes du Paranimphe de la
vieille qui fit un bon office; il chante sur le mode
ironique les adresses d'une Macette qui lui avait
procuré une belle fille :
Tu m'as pipé par Ion adresse,
Vieille sybille, une déesse
Que j'honore plus que mes yeux...
Il n*est pas ingrat ; il dira bien haut les louan-
ges de la bonne entremetteuse et toute la nature
les répétera; le nom de la vieille amie sera crié
dans les rues, proféré par les animaux :
Toute cette sotte canaille
Qui va criant : huitre en escailie,
Ciboules, la mort aux souris,
Mes beaux navets, ma grosse guigne.
Ne chanteront, ô mère digne,
Que tes vertus dedans Paris.
Pies, corbeaux, hiboux, corneilles.
Viendront nicher, dans nos oreilles,
Ne croûasant que tés vertus.
Nous asseurans par leur ramage
Que tu as fait par ton langage
Cent mille hommes becques-cornus (i).
Nos pigeons, nos oysons, nos canes,
Nos chiens, nos chevaux et nos asnes
N'entonneront autres chansons ;
Les aveugles sur leur vielle
Ne chanteront autre nouvelle
En mendiant dans nos maisons.
(i) Cocus. Le mot est dans Molière, Médecin malgré lui.
CLAUDE d'eSTBRNOD 265
Mille farceurs et mille masques,
Sur leurs petits tariibours de basques,
Te chanteront en leur planplans;
Le frifri de nos lichefrites
Et le glouglou de nos marmites
En bouilleront plus de mille ans.
Régnier, Berthelotet Sigongne (i)
Et dedans l'hostel de Bourgogne
Vautret, Valerant et Gasteau,
Jean Farine, Gautier Garguille
Et Gringalet et Bruscambille (2)
En rimeront un air nouveau.
Souris en leurs tendres cassines,
Pitois, belettes, maries, foynes,
Et les chats en leur miaou^
Les oyseaux en leur tirelire,
Nous entendrons chanter et bruire
Tes prouesses sur le filou .
Tu es plus fine, vieille drogue.
Que Moregard, cet astrologue
Qui fit jadis un roi en Pair.
Tu es plus fine que la Brousse
Et que Gésard , qui va en housse
Dans le sabat, comme un esclair. . .
Cette verve burlesque se maintient pendant trois
cents vers, et, à vrai dire, V Espadon tout entier,
même — et surtout — quand Pimage devient lupa-
naresque, sonne en le plus amusant cliquetis de
mots et d'évocations bizarres. Dans ce genre, il
faut citer encore la prosopopée du Juif errant :
(i) Voir plus loin les notes.
(a) Acteurs, pitres ou chanteurs populaires.
!l66 PROMENADES LITTERAIRES
Je me nomme le Juif errant ;
Je vais de çà de là courant,
Mon logis est au bout du monde :
Tantost je suis en Trebisonde
Et puis soudain chez le Valon.
Ma teste aussi n'est pas de plom,
Car je suis né dessus la lune.
Je vis au soir le roy de Tbune
Et aujourd'huy le prcstre-Jan...
Je suis un homme de toute heure.
Ores nouveau, ores ancien.
Ma patrie est où je suis bien .
Son éti angeté parfois tourne à Ja bouffonnerie ;
ainsi le récit de la consultation qu'il a dû requérir
d'un médecin, — lequel
Escorche la langue latine
Comme un boucher fait un mouton.
On n'en peut guère indiquer que le passage où il
maudit la « haquenée » coupable,
Qui a donné plus de véroles
Que l'océan n'a de sablons.
Femmes ou filles, bourgeoises ou damoiselles, il
les aime toutes et les méprise toutes, et voici son
opinion en une strophe fort curieuse :
Amour, tes plus douces paroles
Et tes aubois (i) sont les pistoles.
Si tost que ce soleil reluit,
(i) Hautbois.
CLAUDE d'eSTERNOD 267
L'on voit trembler les pucelages,
Comme pendant les grands orages
Les arbres tremblent jour et nuit (i).
Il est d'une fécondité rare en images bizarres.
Que les femmes préfèrent les actes aux mots :
Car au regard des damoiselles,
Les paroles ce sont femelles
Et les efFects hommes d'Etat.
Entêtement des femmes ; elles disent :
Et quand bien nous aurions du lait dans les mamelles,
Nous prouverons encor que nous sommes pucelles.
Il nous montre une dévote
Qui porte un habit fait d'hymnes et d'oraisons...
Son poil entremêlé; comme le grisouris,
Est l'habitation des bienheureux esprits.
Si d'Esternod avait voulu brider sa « phantai-
sie » et s'appliquer au langage à la mode, il eût,
tout comme les autres poètes de son temps, esti-
més des professeurs de littérature, ordonné de
placides odes amoureuses, témoin ces quelques
vers d'un Prélude adressé à Caliste :
Toutes les fables sont muettes
Et les aontes du temps jadis
Ne m'ont fait croire au paradis
(i) Cf. La Fontaine :
La cl«f des coffres-forts et des coeurs est la même.
208 PROMENADES LITTÉRAIRES
Sur la cime où vont les poètes.
Je n'ai bu jamais à la piste
D*Apollon ni de ses neuf sœurs ;
Et si j'ai gousté des douceurs,
C*est sur la bouche de Caliste.
Le nectar que j'ai pour remède
Et pour amorce à mes fureurs
Passe Teau de ces discoureurs
Et la boisson de Ganîmède. . .
Il reste d'intéressant à noter dans Tœuvre du
seigneur de Franchère la Satire du temps à Théo-
phile. Attribuée souvent à un poète nommé Cour-
val ou à un sieur Nicolas Bezançon, elle est bien
plus probablement de Tanneur de V Espadon^ mais
d'un d*Esternod vieilli et assagi, qui ne retrouve
un peu de verve que pour défendre ses amis litté-
.raires. Elle est curieuse en ce qu'elle rapporte les
opinions qui couraient dans les cénacles de « jeu-
nes » vers 1619. Après avoir loué le grand Théo-
phile,
Esprit hermaphrodite, esprit qui se fait voir
Dans ses doctes escrits vray démon de sçavoir,
il commence le chapelet des critiques que profè-
rent contre les maîtres tous ces « rimasseurs »,
Champignons avortés des humeurs d'une nuit,
tous ces imberbes sots qui
Comme de jeunes ours sont conduits par le nez.
1
CLAUDE d'eSTERNOD 20g
Voilà se que disaient les « jeunes ours » :
Ils disaient que Malherbe emperle trop son stile,
Supplément coustumier d'une veine fertile,
Et qu'ayant travaillé deux mois pour un sonnet
Il en demande quatre à le remettre au net;
Que ses vers ne sont pleins que de paroles vaines
Et de la vanité qui bout dedans ses veines. . .
Ilsblasment, desgoutez, Tlris de Delingendes(i),
Disent qu'il estoit bon pour faire des légendes^
Et que trop familier, vulgaire et complaisant.
Pour se rendre plus dur il parle en paysant. . ,
Disent que Saint-Amant (2) ressemble le tonnerre,
Tanslot voisin du ciel et tanstot de la terre ;
Que les vers de Hardy (3) n'ont point d'égalité,
Que le nombre luy plaist plus que la qualité.
Qu'il est capricieux en diable, et que l'Estoile (4)
Prend un peu trop de vent qui enfle trop sa voile :
Qu'il se hasarde trop, et que, mauvais nocher,
11 ne cognoit en mer n'y coste n'y rocher.
Ils disent, quant à moy (5), que je n'ay point d'estude,
Que tantost je suis doux et tantôt je suis rude;
Que Ronsard est pédant, et que tous les auteurs
Qui furent de son temps n'estoient qu'imitateurs ;
Qu'ils ont tout desrobé d'Homère et de Virgile,
Ils n'ont pas seulement espargné l'Evangile.
(i) Né à Moulins, mort en 1616. Il s*agit ici des Ghangemens de
la bergère Iris, poème en cinq livres, tout en strophes de six vers
de huit syllabes, dédié à la princesse de Conti.
(a) Cf. Les Grotesques,
(3) Alexandre Hardy, Parisien (i56o-i63o).
(4)]Claude deLestoile, sieur de Saussey, mort en i652. On trouve
ses vers dans : Recueil des plus beaux vers de Malherbe^ Racan,
etc. (1627) ; Nouvelles Muses des sieurs Godeau, Chapelain, etc.
(i633); Muses illustres de Malherbe, Théophile j etc. (i658).
(5) D'ËsterBod.
270 PHOMENADBS UTTéllAIRES
Mesme ils disent de toy (i) que ton esprit malsain
S'extravague souvent au cours de son dessein ;
Que Garnier (2) sentie grain reclus^ et que Porchère (3)
M ercenère au profit, met sa muse à Tencbère ;
Que Cygoig-nes (4), Régnier (5) et Tabbé de Tyron (6)
Firent à leur trespas comme le bon larron :
Ils se sont repentis, ne pouvans plus mal faire. . •
Disent que Malle ville (7) avecque sa Giytie,
Divin, métamorphose une rose en hortie;
Jappent après Racan, envient son renom :
Trouvent son vers barbare autant comme son nom;
Que Gombault (8) embrasâant la façon d'Italie,
Par son Endimion a délaissé Thalie;
Que Nasse (9) est un censeur et qu'il n'est satisfait,
Tant il est plein de vent, que de ce qu'il a fait.^.
(1) Théophile.
(a) Non pas sans doute Robert Garnier, mort depuis plus de trente
ans, mais Claude Garnier, gentilhomme parisien, ami de Desportes
et de Vauquelin des Yvetaux, auteur de : les Royales Couches
(i^^l\) \ VAmoar victorieux (1609); '^ Muse infortunée {i62li),
etc. Il fît de beaux vers d'une forte concision :
Fléchirois-je aux corbeaux, avoué par les cygnes?
(3 Non Porchère d'Arbaud, mais Laugier de Porchère, mort no-
nagénaire en i653; ses vers se trouvent dans V Académie des mo-
dernes François (1699); le Temple d'Apollon (161 1); Cabinet des
Muses (i6i9),etc.
(4)Sigognes, poète licencieux dont on trouve les vers dans : Ca-
binet satyrique; Délices satyriques (1620) ; Parnasse aatyrique,
etc. Mort en 1611, gouverneur de Dieppe.
(5) Mathurin Régnier.
(6) Desporles, abbé de Tyron .
(7) Claude Malleville, Parisien, mort en 1Ô47. Ses poésies paru-
rent en 1649, chez Courbé.
(8) Jean Ogier de Gombauld, poète huguenot, mort très âgé en
1666. Son Endymion, roman, est de i6a4*
(9) Inconnu. Il y eut un Hasse des Neux, médecin et bibliophile,
donton sait quelques vers burlesques.
CLAUDE D*EST£RNOD 27 1
Rien n'évite leurs coups. Ils disent que Bartas (i)
La terre avec le ciel emmoncelle en un tas ;
Qu'il veut parler de tout et que sa poésie
Est aujourd'huy, sans plus, toute rance et moisie. .
Et pour clore rénuméraiion, d'Esternod fait sa
profession de foi, dévoile ses goûts de poète :
Chaque sorte de vers demande un style à part,
Selon la gravité qu'un sujet lui despart.
Sot le musicien dont la note est pareille,
Puisqu'un son varié contente mieux Toreille .
Tantost la fluste est propre et tantost le haut-bois.
Le cerf du premier coup ne rend pas les abois ;
11 court, il se repose : ainsi la poésie
Diverse esgaie mieux Fhumaine phantaisie.
Tel est l'abrégé de V Espadon satyrique, —
abrégé infîdèle,car les traits obscènes ont dû t'être
épargnés,
Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère .
D'Esternod pourtant ne voulait qu*être vrai et
moral, et c^est peut-être mal que d'ombrer ainsi la
moitié de sa face ; il avait de grandes prétentions :
celle de tracer de la pointe de son espadon (2) «un
(i) Guillaume Saliuste du Bartas.
(a) Le frontispice du volume représente un Satyre brandissant une
lourde épée, ou espadon. Il n'est, dit Henry Fagot :
// n'est personne qui n'admire
De voir dans la main d*un satyre
UEspadon^ comme je Vy voy^
Et que l*aniiquité le die
S'il s'est ven dedans l'Arcadie
Un satyre armé comme toy.
2']2 PHOMENADES LITTÉRAIRES
épîtaphe immortel » ; de rendre, « avec sa géné-
reuse flamberge, le monde net d'ordures, comme
Hercule la terre des monstres ». Ainsi s'est-il
exprimé avec un naïf orgueil dans sa dédicace à
un inconnu. Ces illusions, des contemporains les
encouragèrent : Nicolas Faret, Jacques Mauginelle,
Henri Fagot, le sieur de Boissat prônèrent rEspa--
don, Boissat dit:
: Espadon digne de mémoire,
Qui, profitable à son ouvrier,
Sers plus de burin pour sa gloire
Que d'instrument pour son meslier,
Jamais ton atteinte n*est vaine ;
Mais tu frappes avec douceur,
Puisque ta trempe est Hippocrène "
Et un poëte ton fourbisseur.
D'Esternod eut toute licence de faire imprimer
ses vers, car il vivait dans un temps où les hommes
étaient libres de s'avouer hommes, où chacun écri-
vait sous la responsabilité de sa conscience, disait
franchement sa pensée en tels termes qu'il lui con-
venait ; l'autorité, après avoir lu des satires dont la
plus douce entraînerait aujourd'hui de rigoureuses
prisons et la flagellation hypocrite^des môniers, —
que d'Esternod haïssait ferme, — délivra cette
cédule au libraire :
' i
CLAUDE d'eSTKRNOD 278
« Permission. — Il est permis au sieur Jean L'Autret d'im-
primer ce livre intitulé V Espadon satyrique, avec deffences
en tel cas requises. — Fait à Lyon, ce 26 avril 1619. — Du
Pauzet, lieutenant particulier . »
Et c'était juste, car il s'agissait d'un homme de
talent, d'un poète qui a pu dire de soi-même, et nul
ne Ten démentira :
Sans dérober d'autruy figure ny méthode,
Suivant mon sens commun, je travaille à ma mode.
LES GRANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE
AU XVIIe SIÈCLE
Quel rapport y eut-il, au siècle classique, entre
le mérite d'une pièce de théâtre et le succès qu'elle
obtint près du public? Les histoires de la littéra-
ture française ne donnent aucune indication sur ce
point; ces louables ouvrages, pressés de fixer pour
l'utilité des candidats les caractères du beau uni-
versitaire, ne s'arrêtent pas à scruter l'anecdote,
même la plus instructive. Cependant l'anecdote, qui
est un fait, a un intérêt à quoi ne peut prétendre le
jugement du meilleur professeur. On a dît que la
meilleure histoire de France serait un recueil cri-
tique des textes de Thistoire de France ; la meil-
leure histoire littéraire est la collection des oeuvres
de la littérature française, mais la partie critique
serait formée des plus sérieuses anecdotes; et j'ap-
pelle anecdote les trois lignes d'un registre qui
nous disent que BritannicuSj joué le i5 décembre
<
376 PROME^îADES LITTÉRAIRES
1669, eut huit représentations et que YAlcibiade
de Campistron, joué le 28 décembre i685, en eut
vingt-neuf et peut-être onze de plus encore, si Ton
en croit l'auteur lui-même. Le public du xvii® siè-
cle, plus restreint et plus solide que celui qui nous
éprouve, n'était pas plus infaillible : il ne représente
que fort mal la postérité. On s'est donc donné la
peine de relever, dans des ouvrages particuliers,
quelques titres et quelques chiffres. Gela peut faire
plus utilement réfléchir qu'un gros traité sur l'in-
certitude des jugements humains.
Le plus grand succès du grand siècle, le seul qui
approche de nos grands succès démocratiques,
échut à une tragédie, Timocrate, de Thomas Cor-
neille (i656), tirée de l'histoire d'Alcmène, dans
Cléopâfre, le roman de La Calprenède. Elle fut
jouée un hiver entier et les comédiens s'en lassè-
rent, avant le public, après 80 représentations.
Gela équivaut sans doute à trois ou quatre cents
représentations de nos jours; Timocrate est assez
exactement à tous les points de vue, à celui- de la
décadence aussi, le précurseur de Cyrano de Ber-
gerac.
LES GRANDS SUCCES DE THÉÂTRE 277
Une comédie, le Mercure Galant de Boursault
(1679), approcha de ce succès et même ratteignit
si Ton encroitla tradition anecdotique, mais il faut
sans doute défalquer du chiffre total les i8 de la
reprise de i683; reste 62 (i).
Loin après ces deux triomphes assez ironiques,
viennent :
La Devineresse ou les Faux enchantements ou
Madame Jobin, comédie par Th. Corneille et de
Visé (1679) : 47'
Andromède, tragédie, par P. Corneille (i65o):
45.
Fsooe àla ville, comédie par Boursault (1690) :
43.
Le Malade imaginaire, comédie-ballet (2), par
Molière (1673) : 4^*
Circé, tragédie avec des machines, par T. Cor-
neille et de Visé (1676) : 4^.
Sganarelle ou le Cocu imaginaire, comédie (3),
par Molière (1660) : 4o>
(1) Les chiffres en italique indiquent, jusqu'à la fin de Tarticle, le
nombre des représentations d'une pièce.
(a) Interrompues à la quatrième par la mort de Molière, le 17 fé-
vrier, les représentations reprirent le 4 mai, Rosimont faisant Ar-
gan.
(3; Cf. la Cocue imaginaire^ par F. Donneau, comédie non re-
prcsenlée, imprimée en i66a, in-ia.
ï7
I
A^S PROMENADBS LlTTéRAIRES
Le Chevalier à la modey comédie (i), par Dtn-
court (1687): 4o.
Crispin musicien^ comédie par Hauleroche ( 1 674),
Alcibiadey tragédie, par Campistron (iô85) :
4o (2).
Psychéy tragédie-ballet en vers libres, par Mo-
lière et Corneille (1672) : 32.
LEcole des Femmes^ comédie, par Molière
(1662) : 3i.
La Toison d^or^ tragédie mêlée de danses et de
musique, par P. Corneille (1661) : 3o.
U Ambigu comiquey ou les Amours de Didon et
d'Enée, tragédie avec des intermèdes comiques, par
Montfleury (1673): 2g/
L'Inconnu, comédie, avec prologue et divertisse^
ment, mêlée de danses et de musique, par T. Cor-
neille et de Visé (1676) : 28.
Régulas, tragédie, par Pradon (1688) : 28.
I
A ces pièces il faut joindre celles qui n'eurent
(i) On ue mentionne pas différentes pièces en un acte de Dan-
court et d'autres. Les tragédies et comédies notées sont toutes en 3
ou 5 actes.
(a) Le chiffre est contesté, mais non le grand succès de cette tra-
gédie.
LES GRANDS SUCCES DE THéATHE 279
d'abord qu'un petit nombre de représentations,
mais dont le succès s'affirma à une proche reprise;
et aussi celles, plus nombreuses, dont le succès
immédiat; certifié par les contemporains, n'a pas
laissé de traces précises. Une liste de ces comédies
et tragédies donnerait les noms et les titres les
plus inattendus, les plus obscurs^ parmi les plus
illustres :
Aimer sans savoir qui, comédie, par d'Où ville
(i645).
Alexandre le Grand, tragédie par J. Racine
(1666).
U Amour caché par V amour, tragi-comédie, par
Scudéry (i634).
Amphitryon, comédie avec un Prologue, par
Molière (1668).
Andromaque, tragédie, par J, Racine (1667).
Antiffoncy tragédie, par Rotrou (i638).
LeBélissaire, tragédie, par La Calprenède (lôôg).
Bellérophon, ^tragédie, par Quinault (1670).
Les Captifs, comédie par Rotrou (i638).
Le Cidy tragédie, par P. Corneille (i636).
Commode, comédie, par T . Corneille (i658).
Corinne ou le Silence, ou le jugement d* amour,
pastorale, par Hardy (i6i4).
280 PROMENADES LITTÉRAIRES
DemetriuSy tragédie par Aubry (1689).
Démocrite amoureux^ tragédie, par Regnard
(1700).
Le Déniaiséy comédie, par Gillet (i647)«
Le Docteur amoureux^ comédie, par Le Vert
(i638).
Le Docteur amoureuXy comédie, par Molière
(i658). -
Don Quichotte^ comédie, par Guérin (i638).
Etc., etc.
Après cette liste, véritable guide d'un lecteur
adroit qui ne voudrait pas perdre son temps sur
des sujets dédaignés par le public, ce juge souve-
rain, il serait bon pour plus de précision de signa-
ler les pièces connues qui n'eurent aucun succès,
ou un succès restreint ou tardif, sans mesure avec
l'estime qu'ils ont trouvée dans la postérité. Ce
chapitre ne serait pas moins instructif que le pré-
cédent.
L'Avare^ comédie, par Molière (1668).
Bajazety tragédie, par J. Racine (1672).
Le Bourgeois gentilhommCy comédie, par Mo-
lière (1670).
LES GRANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE 28 1
Britannicus, tragédie^ par J. Racine (1669).
Don Sanche (TAragon^ comé^iQ héroïque, par
P. Corneille (i65i).
Les Femmes sçavanfes, comédie, par Molière
(1672).
Le Misanthrope, comédie, par Molière.
Phèdre et Bippolyte, tragédie, par J. Racine
(1677).
Au cours de ces recherches, on a relevé plusieurs
titres singuliers, ou qui paraissent d'hier, ou jolis,
ou qui témoignent de Tétonnante liberté d'allure
ou de mœurs, de la fantaisie et de Timprévu qui
régnaient à une période que Ton a voulu nous
faire croire rigide et toujours à perruque et canons.
Le théâtre du xvii® siècle va de la farce de carre-
four à la tragédie biblique et de l'attellane à la
pastorale pieuse, partout admirable et riche d'une
sève qui éclate en extravagances de fleurs et de
fruits. Il s'agit surtout de la période d'avant
Racine. Pour cette liste on est remonté jusqu'aux
dernières années du xvi^ siècle :
Adolphe ou le Brigand généreuXy tragédie, par
Le Bigre (i65o).
17-
\
/>a Bague de Fcabli^ comédie, par Rotroo
^1628^
Beauté et Amour ^ pastorale allé^oiiqoe^ par da
Souhait (1596;.
La Belle plaideuse^ comédie, par Boisrobert
La Casaque ^î^ivct^ par Molière (i664)-
Le Carnaval de Venise ^ comédie, par Dancourt
(1690).
Les Charmes de Félicie, pastorale, par Montau-
ban (i65i).
Les Deux Courtisanes^ comédie, par Davost
(Inconnue).
Aa Dame médecin^ comédie, par Monfleury
(1678).
Les Délicieux amours de Marc^Antoine et de
Cléopâtre, poème dramatique par Belliard (iSyS).
Le Divorce^ comédie, par Davesnes (i65o).
Les Eaux de Pirmont^ comédie, par Chapuzeau
(«669).
L'Ecole des Cocus, comédie, par Dorimont
(i66i).
Elipa, comtesse de Salbery, tragédie, par Placé
(1579).
LES GRANDS SUCCÈS DB ThAaTRE 283.
Elmire^ ou Vheureuse bigamie^ tragi-comédie,
par Hardy.
UEté des Coquettes^ comédie, par Dancourl
(1690).
L'Heure du Berger, pasiorsilef par Champmeslé
(1672).
L'Indienne amoureuse^ comédie, par Durocher
fi63().
Les deux Pucelles, tragi-comédie, par Rotrou
(i63&).
Les Vendanges de Suresnes, comédie^ par Du
Ryer (i635).
Les trois Visages, comédie, par Villiers (i665).
On trouve dans le théâtre du xvu® siècle plus
d'un titre répété. Cest qu^alors on n'avait aucun
scrupule à imiter, à reprendre et même à refaire,
à démarquer une œuvre antérieure. De plus cer-
tains sujets semblaient si beaux ou si difficiles que
c'était un signe de force de les aborder. Non seu-
lement les mêmes titres se retrouvent, mais, sous
des titres différents, les mêmes sujets. L'invention
est l'exception. Inventer un sujet, soin superflu, et
même bizarrerie. A quoi bon, alors que tous les
\
284 PROMENADES LITTERAIRES
sujets reviennent à beaucoup moins même des
fameux Trente-six (i)? Onjugeaitaussi que leplaî-
sir pris à la singularité d*unc histoire est un plaisir
bas, bon pour le peuple qui se fait conter des
contes. L'intérêt d'un roman ou d'une pièce de
théâtre est dans le génie de Técrivain. Ce qui im-
porte, c'est la broderie, et non le canevas.
De là :
7 Achille^ 5 Agamemnon^ 7 Alexandre^ 5 Anr
nibal^k Antiffone, 5 Anti'ochuSj 4 Bérénice, 2 Cid,
6 CiruSy 10 Cléopâtrey 10 Coriolan, 4 Cornélie,
3 Davidj 6 Didon, 5 Electre^ 4 Esther, 5 Festin
de pierre, j Hercule, 3 Iphigénie, 5 Manliiis,
5 Méléagre, 2 Mithridate, 10 Œdipe, etc.
Les genres, variés à l'infini, se répartissent en :
tragédies, comédies, tragi-comédies, pastorales,
pastourelles, bergeries, comédies pastorales, tra-
gédies pastorales, fables bocagères, pastorales
héroïques, églogues, pastorales comiques, pasto-
rales sacrées, poèmes dramatiques, mystères,
moralités, tragédies lyriques, tragédies burlesques,
(i) Cf. Polti, Les Trente-six situations dramatiques.
LBS <3RANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE 285
comédies héroïques, histoires, romans dialogues,
dialogues, entretiens, rapsodies, ambigus, farces,
tragédies-ballets, comédies-ballets, ballets, diver-
tissements, intermèdes, prologues, allégories,
parodies.
Des auteurs, pour la même période au nombre
d'un peu plus de 4oo, très peu Tétaient de profes-
sion exclusive. Ils sont abbés^ avocats^ médecins^
comédiens^ aussi bien que peintres^ officiers^ apo'
thicairesy selliers. Le théâtre en ce temps-là était
une profession ouverte à toutes les bonnes volontés.
Presque tous sont demeurés sans gloire et si obs-
curs que leur existence n'est souvent certifiée que
par une ligne sur un registre ou dans un privilège.
On en compterait une centaine qui eurent quelque
valeur, au moins une lueur d'originalité. Les plus
médiocres ne sont pas toujours entièrement mépri-
sables, jusqu'au temps de Racine, en qui la langue
poétique mourut dans une perfection stérile. La
prose de théâtre se maintint plus longtemps; elle
donnera encore, au xvm® siècle, ce chef-d'œuvre
mésestimé : la Vérité dans le vin.
-^
UNE LACUNE DANS « L'AVARE » DE
MOLIÈRE
I
Il s^agit de la première scène du troisième acte.
Voici le passage :
Maiths Jacques. — Combien serez-vous de gens à
table ?
Harpagon. — ' Nous serons huit ou dix ; mais il ne
faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit,
il y en a bien pour dix.
Valere. — Gela s'entend.
Maître Jacques. — Eh bien i il faudra quatre grands
potages et cinq assiettes. Potages... Entrées...
Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter une ville
entière 1
Maître Jacques. — Rôts...
Harpagon. — Ah! traître, tu manges tout mon bien.
Maitrc Jacques. — Entremets.. .
Haapaoon. — Encore ?
Il est évident qu*à la représentation, du temps
288 PROMENADES LITTÉRAIRES
de Molière, et peut-être encore dans la suite, cha-
cun des mots Potages... Entrées... Rôts..,. Entre-
mets... était suivi d'une énumération. Si Molière
l'a remplacée dans le texte imprimé par des points,
c'est que sans doute il a réfléchi que rien n'est,
autant que la cuisine, soumis à la mode. Le
« menu » de 1668 aurait pu être ridicule en 1678.
En laissant à l'acteur chargé du rôle de Maître
Jacques le soin de varier la table hypothétique du
seigneur Harpagon, il maintenait cette amusante
scène au goût du jour.
Quelles que soient les origines de la lacune du texte
imprimé, lalacune existe. En voici la preuve : c'est
que si Maître Jacques prononce seulementles mots:
Potages... Entrées..., l'exclamation d'Harpagon
n'a plus aucun sens. Comme rien dans la pronon-
ciation n'indique même que potages et entrées
soient au pluriel, il n'y a nullement lieu, même
pour un avare,de s'écrier : « Que diable! voilà pour
traiter une ville entière. » Car un repas, si modeste
qu'il soit, commencera toujours par 'un potage,
suivi d'une entrée ; ou bien ce n'est pas un repas
où l'on puisse convier les gens . Mais ce qui donne
plus de force encore à l'argument, c'est qu'Harpa-
gon n'est point le vulgaire avare qui vit tout seul
UNE LACUNE DANS « l'aVARE )) DE MOLIERE 289
dans un coin, occupé de ses seuls écus. Harpagon
a un hôtel, un carrosse, des chevaux (au moins
des fantômes de chevaux), trois ou quatre valets,
un cuisinier-cocher, un intendant, une femme de
charge; il a unfilset une fille qui trouvent le moyen
de vivre tout de même chez lui. Au surplus. Maî-
tre Jacques mange bien, fait sans doute des écono-
mies; il geinl, mais il tient à sa place. La maison
n'est pas si mauvaise; Tavare mène, en somme,
un certain train. Donc, pour TefiFrayer, il faut autre
chose que ces mots innocents ; Potage... Entrée.
La même remarque est bonne pour les autres
répliques. Rôts..., dit Maîtres Jacques. Mais fût-il
jamais dîner prié sans rôti, même chez un ladre ?
Harpagon sait bien que ce n'est pas possible.
Aussi n'est-ce pas en entendant le mot rôt qu'il se
fâche, et qu'il crie : « Ah I traître, tu manges tout
mon bien ! » C'est au quatrième ou cinquième rôti
énuméré par Maître Jacques.
On sait à quel point les repas, sous Louis XIV,
étaient plantureux. Rien ne peut en donner main-
tenant une idée, car certaines provinces, qui
avaient gardé la tradition des énormes nourritures,
sont devenues sages. Il n'y a qu'un moyen de se
renseigner, mais heureusement il est absolument
18
2^0 PHOMJ£NADES LITTERAIRES
sur, c*est de consulter îe Cuisinier royal et bour-
geois .
Il fut donné, chez le duc d*Aumont, un 27 dé-
cembre, un repas pour quarante-deux personnes,
qui ne comportait pas moins de cent vingt- quatre
plats. El le Cuisinier^ après en avoir cîtè le menu,
ajoute : « On fui obligé de redoubler jusqu^à trois
plats de plusieurs choses, tant aux entrées que
pour le rôt et Tentremels. »
Sans doute, il s'agit là d'un dîner de gaïa et
donné par un grand seigneur. La bourgeoisie n'é-
tait ni assez riche, ni assez fastueuse, surtout,
pour imiter, sinon de très loin, de telles prodiga-
lités. Maïs le luxe l'avait touchée déjà, et elle
aimaitle confortable. Le cuisinier même d*on Har-
pagon ne peut se dispenser tout au moins de lui
conseiller un menu convenable, en rapport avec sa
condition et celle des personnes qu'il veut traiter.
D'ailleurs, Maître Jacques, qui a son frânc-parler,
quitte à payer cette liberté de quelques coups de
bâton, doit se faire un malin plaisir de taquiner
Harpagon, en lui énumérantles plats les plus cos-
sus et les plus succulents. De là une série d'amu-
sants jeux de scène, dont toute trace à disparu.
Harpagon écoute. Le premier potage passe; au
UNE LACUNE DANS C( l' AVARE )) DE MOLIERE 2^1
second, il fait la grimace; au troisième, il devient
inquiet; au quatrième, il s'emporte contre Maître
Jacques ; mais celui-ci, esquivant la bourrade,
reprend son aplomb, et prononce : « Entrées... »
Et cela recommence, jusqu'à Téclat : « Que diable!
voilà pour traiter une ville entière I »
Jusqu'ici, cependant Harpagon se contient. Il
n'éclate vraiment qu'au milieu du défilé des rôts
insolents : « Ah! traître, tu manges tout mon
bien I » Maître Jacques sent venir le bâton ; mais
son impudence prend le dessus, et, comptant sur
ses doigts, il entreprend de nommer les indispen-
sables entremets.
Harpagon essaie de l'arrêter; mais l'avare man-
que d'autorité sur ce cuisinier goguenard, et il faut
l'intervention de Valère : « Est-ce que vous avez
envie de faire crever tout le monde? Et Monsieur
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de
mangeailles?... »
Ces paroles de Valère seraient incompréhensi-
bles si Maître Jacques s'était borné aux vagues in-
dications qui figurent seules dans le texte imprimé.
Il faut faire voir la mangeaille, il faut faire sentir
la crevaison prochaine des convives rassasiés.
Harpagon est avare, mais non stupide. H sait
292
PROMENADES LITTÉRAIRES
que, s'il invite des gens à dîner, il les faudra nour-
rir. Il donne lui-même son menu :
« Il faudra de ces choses dont on ne mange
guère et qui rassasient d'abord : quelque bon hari-
ricotbien gras avec quelque pâté en pot bien garni
de marrons. » Or, il vient de citer lui-même deux
entrées : cela suppose autant de potages, de rôts,
d'entremets. Et il se serait fâché rien qu'en enten-
dant son cuisinier établir vaguement le plan géné-
ral d'un repas ordinaire?
La lacune devient de plus en plus évidente. Je
me propose de la combler d'après les plus authen-
tiques livres de cuisine du grand siècle.
La première représentation de P Avare eut lieu
au mois de juin, parce que l'on suppose, sans
aucune preuve, d'ailleurs, que la foire où Harpagon
veut mener Marianne est la foire Saint-Germain :
MAITRE JACQUES
Combien serez- vous de gens à table ?
HARPAGON
Nous serons huit ou dix. Quand il y a à manger pour
huit, il y a bien à manger pour dix.
VALÈRE
Gela s'entend.
UNE LAGUNE DANS « l'aVARE )) DE MOLIERE 298
MAITRE JACQUES
Eh bien ! il nous faudra quatre grands potages et cinq
assiettes (i). Potages : De poulets farcis à la purée
verte ; une bisque de pigeons; potage d'agneau aux
laitues romaines; de dindonneaux aux morilles fraî-
ches et aux choux blancs. Entrées : Longe de veau
avec un salpicon dessus, garnie de côtelettes mari-
nées; lapereaux aux sauces blanche et brune; queues
de moutons à la Sainte-Menehould ; poupeton garni
de pigeonneaux; filets de poulardes aux concom-
bres...
HARPAGON
Que diable, voilà pour traiter une ville entière I
MAITRE JACQUES
Rôts: Culotte de bœuf garnie de hâteletles; chapon
panne garni de trois pigeons et trois poulets ; mar-
cassin aux oranges, et quatre petites salades.
HARPAGON
Ah ! traître, tu manges tout mon bien.
MAITRE JACQUES (très vitc)
Entremets : Une tourte d'amandes; artichauts à la
saingaraz ; ragoût de foie gras; champignons et
jambon; des pois à la crème garnis de ramequins
au fromage.
(1) Ceci constituait le premier service. Le second se composait
des rôtis et entremets. A chaque service on ajoutait de» hors-d'œu-
vre ou plats froids, mais seulement pour les grands repas. C'est
donc justement que Molière lésa négligés.
2^4 PROMENADES LITXÉAAIHEâ
HARPAGON (en même temps)
Encore?
VAI.ERE
Est-ce qae vous avez «nvie de faire crever tout le
monde, et Monsieur a-t-il invité les g^ens pour les assas-
siner à force de mangeailles ?. . .
On peut varier le menu; mais celui que j'ai
donné semble assez convenable.
II
Il y a donc une lacune dans l'Avare de Molière ;
je Tai prouvé par le raisonnement; l'édition de
1682 le prouve par le fait même. Voici son texte :
Maître Jacques. — Hé bien, il faudra quatre grands
potag-es bien g-arnis et cinq assiettes d'entrées. Potag-e
bisque, potage de perdrix aux choux verts, potag-e de
santé, potage de canards aux navets. Entrées : fricassée
de poulets, tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin
et morilles.
Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter toute une
ville entière I
Maître Jacques. — Rôt : dans un grandissime bassin
en pyramide, une grande longe de veau de rivière, trois
faisans, trois poulardes grasses, douze pigeons de vo-
lière, douze poulets de grain, six lapereaux de garenne,
douze perdreaux, deux douzaines de cailles, trois dou-
zaines d'ortolans.
UNE LACUNE DAIMS « l' AVARE » DE MOLIÈUE 296
Je Ta voue, parmi les éditions anciennes de
Molière que je possède, celle-ci manque, et c'est
fâcheux, car elle est excellente et curieuse, quoique
infidèle çà et là , c'est-à-dire dissemblable des édi-
tions originales. Cependant, comme elle est l'œuvre
de Varlet de La Grange, l'un des meilleurs comé-
diens de Molière, et le plus fidèle ami du grand
poète, l'homme de ses secrets, de sa comptabilité,
l'auteur du journal où sont notés quotidiennement
les faits et gestes de la troupe {Regisitre de La ,
Grange) ; comme La Grange a voulu servir la
gloire de Molière, mais comme il était incapable
de le faire par l'invention, en étant dénué, il faut
avoir confiance en lui chaque fois qu'il ne s'agit pas
ou d'une appréciation littéraire ou d'une question
de prudence philosophique.
Si donc j'avais eu connaissance du Jexte de La
Grange, ma dissertation aurait été toute différente,
les raisons qu'il faut pour justifier un fait n'étant
point celles dont il est nécessaire d'étayer une hypo-
thèse. Tout d'abord, je déclare que l'énumération
des victuailles donnée par La Grange est bien plus
vraisemblable et de meilleur ton que celle que j'a-
vais reconstituée. Elle a je ne sais quel air de vérité
familière qui manquera toujours à un menu fabri-
29O PROMENADES LITTERAIRES
que, après deux cent cinquante ans, à Taide d'un
obscur livre de cuisine, par un écrivain que la cui-
sine sollicite peu.
Un autre détail montre bien qu'elle n*a pas été
inventée, du moins de toutes pièces, c'est qu'elle est
muette à Tarticle entremets, A peine Maître Jacques
a-t-il prononcé ce mot qu'Harpagon lui ferme la
bouche en criant : « Encore t » J'avais hésité sur
ce point, essayant de corriger, par un jeu de scène,
ce que Tinsislance de Maître Jacques ou la patience
d'Harpagon pouvaient présenter d'excessif. Il est
d'ailleurs exquis, ce menu, et d'une piquante litté-
rature : « Rôt : Dans un grandissime bassin en
pyramide, une grande longe de veau de rivière,
etc. » Et comme ce mot grandissime est bien choisi
par la malice du cuisinier pour faire bondir Harpa-
gon I Grandissime I cela est du Molière.
La valeur de l'édition La Grange étant admise,
reste la question des éditions originales, de celles
qui furent imprimées du vivant même de Molière.
Elles sont muettes, assurément, sur le menu. J'ai
donné les motifs, que je crois vraisemblables, de
ce silence. Il peut y en avoir un autre. C'est que
r Avare a sans doute été imprimé sur le texte écrit
de la main de Molière, tandis qu'il a été appris et
UNE LACUNE DANS « L*AVARE » DE MOLIÈRE
297
joué sur une copie, un texte de théâtre, prêt à être
modifié selon les exigences de la mise en scène,
l'effet produit, diverses considérations sans rap-
port avec la littérature. Il serait donc arrivé que,
sur son manuscrit original, Molière a remplacé par
des points les menus qu'il ne pouvait improviser,
même avec la collaboration de La Forêt; au théâtre,
cette lacune aurait été comblée. De là deux tradi-
tions : Tune constituée par les textes imprimés,
l'autre par les rôles conservés par la troupe et par
La Grange lui-même.
On lit dans une note de l'édition de 1789 : « Le
sieur Du Chemin, comédien, qui a su faire un bon
usage des leçons qu'il a reçues dans sa jeunesse
des compagnons de. Molière, nous a dit que Raisin
avait toujours joué le rôle d'Harpagon, tel que
nous l'avons imprimé (sans les énumérations), et
que lui-même il serait fort embarrassé, s'il était
obligé d'écouter tout ce qu'on fait dire à Maître
Jacques, contre toute vraisemblance. » Mais ceci
prouve seulement que l'opinion des comédiens était
la même, sur ce point, en 1789 qu'en 1904. Les uns
et les autres sont partisans delà simplification. Ils
aiment à parler, et cela les ennuie d'écouter. Moins
long sera le discours de Maître Jacques, et plus
18.
PROMENADES LITTÉHAXHES
facile à maintenir sera Tattitude d'Harpagon. Leur
logique, cependant, se contente facilement, puis-
qu'ils trouvent vraisemblables que les seuls mots:
potage, entrée, fassent dire à Harpagon : a Que dia-
ble 1 voilà pour traiter une ville entière »; et que
le seul mot : rôt, lui arrache : « Ahl traître, tu
manges tout mon bien . » S'il fallait les croire, Har-
pagon ne serait pas un simple avare, ce serait aussi
un épileptique, un forcené, qui ne peut entendre
certaines paroles sans entrer en fureur.
Oui, peut-être un avare sordide, solitaire, habi-
tué à vivre de soupes et de rogatons, s'effraierait à
la seule idée d'un dîner composé de plusieurs
plats; mais ce n'est pas le cas d'Harpagon. Il a un
cuisinier. Quand on a un cuisinier, c'est pour faire
la cuisine. Il est d'ailleurs rose et ventru, ce cuisi-
nier, tel qu'exhibé par la Comédie-Française. Si
Harpagon réduit ses gens à la famine et porte —
comme le veut M. Coquelin — un manteau rapiécé
il y a, dans l'apparition de ce gâte-sauce florissant,
une singulière faute de goût.
L'avarice, cela est relatif, comme tous les vices
et toutes les vertus. On peut être avare et dépenser
encore dix fois le revenu d'un homme pauvre et
géjiéreux. C'est se faire une idée bien faible de
UNE LACUNE DANS « L AVARE » DE MOLIERE 299
Tavarice que de la croire incompatible avec la
tenue d'un bon rang social. Il y a des avares dans
toutes les conditions, et les pires, souvent, sont
ceux qui gardent une certaine apparence.
Les comédiens feront ce qu'ils voudront. Peut-
^* être queM. Laugier, qui joue Harpagon d'une façon
si originale et si naturelle, reviendra sur son impres-
sion. Après avoir réfléchi, il ne dira peut être plus:
« Si Ton tolérait à Maître Jacques l'énumeration
des plats désignés dans certaines éditions, Harpa-
gon aurait parfaitement raison de s'écrier : « Voilà
pour traiter une ville entière ! » Il ne faut rien
mépriser. M. Laugier et M. Ad. Régnier, son maî-
tre en histoire littéraire, s'ils avaient daigné ou-
vrir le Cuisinier royal et bourgeois ou s'arrêter à
telles pages des anciens Mémoires, auraient vu que
le menu, ajouté en 1682 au rôle de Maître Jacques,
*" est plutôt un véritable menu de famille, si l'on
considère la prodigalité de la table à cette époque.
Celui que j'avais imaginé était un peu compliqué :
y, je l'abandonne.
' Dernier argument. Il n'y a presque jamais rien
d'inutile ni dans les paroles, ni dans les actions des
i personnages de Molière. Or, peut-on supposer
! qu'Harpagon fasse venir son cuisinier pour s'en-
300 PROMENADES LITTERAIRES
tendre dire que le dîner comprendra potage, entrée,
rôt, entremets? II le sait. Ce qui lui importe, c'est
de connaître de quoi se composeront ces services,
quelle sera leur abondance. Sans les énumérations,
la scène est puérile, et puérile la colère d'Harpa-
gon qui se fâche contre le dessein même qu'il a de
donner un repas. La logique veut que maître Jac-
ques énumère un menu un peu corsé. Harpagon
est avare; il n'est pas imbécile, et s'il a le sens de
l'économie sordide, il a aussi le sens du ridicule. Il
faut rétablir le texte de l'édition La Grange.
4
^k
i^
LES PARCHEMINS DU FÉMINISME
Il est bien entendu qu'il n'y a rien de nouveau
sous le soleil. En voici une nouvelle preuve : le
féminisme était une idée fort répandue au temps de
Louis XIV, déjà connue sous Louis XIII, presque
vulgarisée sous^Louis XV.
Il y a de M^^^ de Gournay un petit traité de V Egalité
des hommes et des femmes (1622) ; je ne le con-
nais pas, mais je sais qu'on en trouve les idées dans
r Egalité des deux sexes j discours moral et phy^
sique où Von voit F importance de se défaire des
préjugés (1678). Ce petit livre, qui eut du succès,
puisqu'on en connaît au moins trois éditions assez
rapprochées, est assez bien composé. Les auteurs,
un sieur Frelin et Poullain de la Barre, sont iné-
galement inconnus. De Frelin, on ne sait rien.
L'autre, après avoir été curé dans le diocèse de
Laon, se fit protestant, gagna Genève et se maria.
On devine un homme très sensitif, qu'une femme
3oa PROMENADES LITTÉRAIRES
influença vivement, assez pour le conduire à une
résolution grave. Cependant, il était léger, car,
s'élant évadé de son amour, il renia son féminisme
et écrivit U Excellence des hommes {i6']b),ouYTagef
disent laconiquement les dictionnaires, « où il réfute
le précédent ». ^^
Le discours de V Egalité des deux sexes n'a pas
grande valeur, quoique assez bien ordonné et con-
venablement écrit ; mais il est un signe des temps
et plusieurs de ses arguments sont encore bona. On
y voit trop cependant le souci de plaire aux fem-
mes, ou sans doute à une femme. Malgré le mot
« physique » intercalé dans le titre, le sieur Poul-
lain est un simple moraliste, et de vues pas très
élevées, ni très complexes. Enchaîné par les idées
mêmes qu'il veut réfuter, il se propose de montrer,
non pas que les deux sexes sont équivalents, mais
qu'ils sont égaux, que la femme est capable de la
même culture que l'homme, des mêmes travaux,
des mêmes vertus, etc. Il y a cependant un passage
où il semble comprendre que l'homme et la femme
sont des valeurs complémentaires. » Dieu, dit-il à
peu près, les a créés parfaits chacun à sa manière,
et tout ce qui dépend de leur constitution particu-
lière doit être considéré comme faisant partie de
LES PARCHEMINS DU FÉMINISME 3o3
leur perfection. C'est donc sans raison que quel-
ques-uns s'imaginent que les femmes ne sont pas
si parfaites que les hommes, et qu'ils regardent en
elles comme un défaut ce qui est un apanage essen-
tiel à leur sexe, et sans quoi il serait inutile à la fin
pour laquelle il a été formé. » Quoique bien mal
exprimée, Tidée est fondamentale. Un autre pas-
sage insiste sur la diversité extérieure des deux
sexes ; mais ce n'est plus guère du féminisme, car
les féministes font bon marché des vulgaires attraits
physiques : « Si Ton vouloit examiner quel est le
plus excellent des deux sexes, par la comparaison
des corps, les femmes pourroient prendre Tavan-
tage... La beauté estant un bien aussi réel que la
force et la santé, la raison ne défend pas de s'en
prévaloir plutôt que des autres ; et si on vouloit
juger de son prix par les sentiments et par les pas-
sions qu'elle excite, comme Ton juge presque de
toutes choses,on trouveroit qu'il n'y a rien de plus
estimable, n'y ayant rien de plus effectif. »
Le reste du volume sert à démontrer, après des
considérations assez ingénieuses sur l'histoire et
la formation des moeurs, que les femmes sont, de
même que les hommes, aptes à tous les métiers
supérieurs, à tous les emplois. Et les auteurs rail-
3o4 PROMENADES LITTÉRAIRES
lent ceux qui disent : « Ce serait chose plaisante
de voir une femme enseigner dans une chaire Télo-
quence ou la médecine ; marcher par les rues, sui-
vie de commissaires et de sergens pour y mettre
la police; haranguer devant les juges en qualité
d'avocat ; être assise sur un tribunal pour y rendre
justice ; conduire une armée ; parler devant les
Républiques ou les Princes comme chef d'une
ambassade. » — « Cet usage, avouent-ils, nous sur-
prendrait; mais ce ne serait qu'en raison de sa nou-
veauté. Car si, quand ces divers emplois ont été
créés, ony avoit appelé les femmes,nous y serions
accoutumés comme elles le sont à notre égard, et
il ne nous sembleroit pas plus singulier de les voir
siéger au Parlement que derrière un comptoir. »
Ces idées n'ont-elles pas quelque hardiesse,
et même paradoxale ? Elles sont presque toutes
aussi loin de nous, aujourd'hui, qu'il y a deux
cents et trente et une années. Un curé du temps
de Louis XIV donne à nos partis les plus avancés
des leçons d'audace.
C'est sur un tout autre ton que s'exprime l'abbé
Coyer dans ses Bagatelles morales (1754), au cha-
pitre intitulé U Année merveilleuse. La fantaisie
est spirituelle ; elle l'est même trop. Ce que nous
1
LES PARCHEMINS DU FÉMINISME 3o5
appelons le féminisme va s'accomplir. Cela a
dépassé toutes les espérances, même les plus ambi-
tieuses. Les hommes sont devenus des femmes par
la faiblesse et la paresse; les femmes sont devenues
des hommes et elles ont usurpé leurs emplois :
p « Gardons-nous de rire, lorsque nous verrons une
bourgeoise plaider au Châtelet et son mari monter
une garniture ; une femme de Tancienne robe pro-
noncer des arrêts et un Président faire des nœuds :
une duchesse au Conclave et un cardinal demander
le tabouret. »
L'outrance même de la satire montre combien
depuis quatre-vingts ans les mœurs ont changé. La
femme, vers la moitié du dix-huitième siècle, s'est
libérée entièrement de l'esclavage domestique ; elle
est devenue « la maîtresse de maison », celle qui
commande, celle qui est responsable. L'expression
r familière, « Madame est servie », date de cette
époque. Coyer la note, en ajoutant : le mari peut
s'absenter, c'est un personnage qu'on double aisé-
ment.
Ni les désirs de Poullain de la Barre ne se sont
encore réalisés, ni les prédictions de l'abbé Coyer:
cependant « des bourgeoises plaident au Châtelet »
et d'autres, bientôt peut-être, enseigneront 1 ana-
So^ PROMENADES UTTSKAXaSS
tomie à la Faculté. Il y a des changements de
mœurs qui, lorsqu'ils soui dans Tair» y restent
longtemps ; d'autres y restent toujours.
SUR FONTENELLE(i)
Fontenelle est comme une image anticipée, très
vague et très pâle, de Voltaire. II n'a laissé qu'an
nom. Aucun de ses écrits ne peut être proposé en
lecture aux hommes d'aujourd'hui, qui ne sont ni
des curieux ni des lettrés de profession. Il brillla
surtout dans la critique scientifique, genre entre
tous fugitif, rien ne se déplaçant plus rapidement
que la science. Par bonheur,cependant, il s'occupa
d'astronomie, ordre de connaissance immuable com-
me la marche des astres: sa Pluralité des mondes
se lirait encore si l'ouvrage n'avait été refait, bien
des fois depuis, et en dernier lieu par M. Flamma-
rion. C'est un petit livre spirituel et toujours exact
dans l'ensemble, mais le ton de galanterie et de
badinage nous semble aujourd'hui s'accommoder
bien mal avec l'astronomie.
On n'en jugeait pas de même en 1686. Les car-
(i) FontenêlUt par A. Laborde-MUaa, Hachette, éditeur.
3o8 PROMENADES LITTÉRAIRES
tésiens, peu spirituels, commençaient à fatiguer.
Fontenellefut accueilli avec reconnaissance; enfin la
science se faisait aimable; Tastronomie parut plus
gaie que les romans mêmes, qui ne l'étaient à la
vérité guère, car on était toujours à Mademoiselle de
Scudéry et le futur auteur de Gil Blas n'avait pas
vingt ans. Dès le première page de ce livre au titre
piquant, Entretiens sur la pluralité des mondes,
les femmes étaient prises, car il débute par des
réflexions, à propos du jour et de la nuit, sur les
mérites comparés, des brunes et des blondes. Tout
le long des entretiens, il décoche à son interlocu-
trice, la marquise, les traits les plus galants et ses
arguments scientifiques eux-mêmes ont quelque
chose de tendre. S'il adopte résolument le système
de Copernic, c'est qu'il est « plus uniforme et plus
riant » ; sa simplicité persuade « et sa hardiesse
fait plaisir ».
Fontenelle commence, selon le mot si heureux
de J. Bertrand, à promener sur la science son
éternel sourire. Mais c'était un sourire calculé, un
sourire de coquette. Indifférent à tout le reste, Fon-
tenelle veut plaire : aux femmes comme aux savants,
aux hommes du monde comme aux ecclésiastiques.
Il n'est pas un parti qu'il ne ménage. Veut-on de
SUR FONTENELLE SoQ
la hardiesse caustique à la Bayle? Voici V Histoire
des Oracles, pour imiter les Pensées sur la comète^
«lais lagouaillerie laborieuse de Bayle est devenue
de la facile ironie de salon. 11 a imité Voiture et
La Fontaine, Corneille et Fénelon, et même Pascal,
car il lui vint à l'idée, un beau jour, de rédiger une
sorte de sermon mystique Sur la patience^ où il
invoque le Verbe incarné, tout commeM.deBérulIe
ou un vieux solitaire de Port-Royal. Fontenelle
était un habile homme, et il ne manque à sa gloire
que de n'avoir point écrit de tragédies.
Un écrivain si intelligent, si fin, si avisé, et qui
se cherche avec persévérance, doit finir par se
trouver. La rencontre eut lieu à l'Académie des
sciences. En comparant l'état des connaissances
humaines avec les états précédents, Fontenelle
découvrit non pas précisément l'idée de progrès,
qui n'est qu'une illusion, mais Tidée de croissance.
Il vit assez bien que l'humanité, à force de vivre,
prend de Texpérience et aussi de la consistance.
Dans la querelle des Anciens et des Modernes,
Fontenelle a presque toujours raison ; du moins
oppose-t-il à des impressions purement esthétiques
une théorie presque scientifique. Contestable dans
le domaine littéraire, où la loi du développement
'6lO PROMENADES LITTÉRAIRES
continu se fait assez mal sentir, Tidée de la crois-
sance intellectuelle de l'humanité était, dans Tordre
des sciences, tout à fait évidente, encore qu'il y
eût, à ce moment, plutôt des savants que de la
science. Mais il y avait des savants partout et par-
tout des esprits curieux de ce que trouvaient les
savants. Pour se faire une idée de la fièvre de con-
naissance qui régnait alors en Europe, il faut lire
les Voyages de Monconys ; il faut peut-être les lire
aussi pour comprendre l'accueil que reçurent dans
le monde entier les premiers essais de Fontenelle
dans la philosophie scientifique.
Progrès ne voulut pas dire autre chose d'abord
qu'avancement, marche dans l'espace et dans le
temps, avec ce qu'implique d'heureux un état de
constante activité. Plus tard, on donna à ce mot le
sens d'amélioration continue (Turgot), indéfinie
(Condorcet),et il devint ridicule. L'idée d'évolution
qui a remplacé l'idée de progrès ne comporte aucu-
nement ridée d'amélioration, l'évolution pouvant
tout aussi bien être régressive que progressive.
En comparant l'humanité à un être qui naît, qui
passe par l'enfance, la jeunesse, la maturité, la
vieillesse, et qui aboutit nécessairement à la mort,
Fontenelle, tout en soutenant que le monde arrivait
SUn FONTENCLUB 3 1 I
à peine à fa «laliirîté, admettait iaiplicitemeiit one
future régression. Sa métaphore éloignait toute
idée de progrès indéfini, mais elle affirmait un
progrès évident du passé au présent, et aussi du
présent vers un futur immédiat. Il prédisait, pour
une assez brève échéance, une certaine solidarité
des sciences ; il voyait très bien les dépendances
mutuelles de toutes nos connaissances, et il annon-
çait le jour où Ton reconnaîtrait qu'il n'y a pour
ainsi dire qu'une science unique. Ce jour n'est pas
encore arrivé, mais on l'attend.
M. A. Laborde fait honneur à Fontenelle de oes
trois idées :
I® Que tout dans la nature est soumis à des lois;
2** Que toutes les sciences se tiennent et se pénè-
trent, n'étant respectivement que les cas particu-
: • liers d'une science unique ;
r 3** Que cette science unique ne doit être que la
coordination de tous les phénomènes par des rap-
ports mathématiques.
Je laisse le troisième point qui, dans FonteneHe,
ne semble pas avoir la profondeur que Ton pour-
rait loi soupçonner. C'est la manie du nombre et
de la géométrie, qui devait faire tant de ravages
dans l'intelligence des Français du temps de d'A-
3 12 PROMENADES LITTERAIRES
lembert et les porter insensiblement à ne considé-
rer que les quantités en faisant abstraction des
qualités, et la seule courbe des mouvements sans
considérer le milieu où ils s'opèrent. L'aboutisse-
ment de Fontenelle, c'est toujours Condorcet (qui
fit semblant, lui aussi, d'aimer Pascal); mais
Fontenelle est intelligent et Condorcet ne l'est
presque plus.
D'ailleurs, à prendre à la lettre l'aphorisme que
formule M. A. Laborde, il n'a aucune originalité :
c'est du Descartes tout pur. Bien plus, c'est la mé-
thode cartésienne elle-même et non pas seulement
dans ses principes, mais dans ses applications.
Avant tout, Descartes avait posé qu'il doit y avoir
une science générale qui explique tout. Cette science,
c'est la géométrie, telle qu'il la concevait» c'est-
à-dire la « mathématique universelle ». Une telle
conception prise à la lettre aurait pu arrêter toute
la science expérimentale : elle ne fit de ravages
sérieux que dans la philosophie sociale. Fontenelle
n'a probablement rien compris à la portée du prin-
cipe de Descartes qu'il se borne à énoncer en ter-
mes tellement clairs que les plus naïfs encyclopé-
distes, les Lamettrie, par exemple, le comprirent
aussitôt et en tirèrent des extravagances, dont
SUR FONTENELLE 3l3
Descartes leur avait d'ailleurs donné la formule
avec son animal-machine.
Les deux autres points de la doctrine attribuée
à Fontenelle ne lui appartiennent pas davantage ;
mais il a pu se les approprier avec plus de décence,
parce qu'ils sont plus aisés à comprendre.
L'idée que le monde est régi par des lois est
encore une idée cartésienne, ou, du moins, une des
idées incorporées par Descartes dans sa philoso-
phie. Ces lois, il les réduit d'ailleurs à une seule,
celle du mouvement. Lp monde n'est pour lui
qu'un vaste mécanisme. Il ne voit qu'une seule
puissance, la puissance dynamique; mais cette sim-
plification même affirme que Tidée de loi lui était
familière : et, en somme, si on l'écartait de la phi-
losophie cartésienne, il ne resterait qu'un chaos.
Quant au second point, touchant l'unité des
sciences, Fontenelle' Ta également trouvé dans Des-
cartes. 11 l'aurait presque aussi bien trouvé dans
Bacon qui a dit : « Il n'y a de science réelle que la
physique ; tout le reste estillusion; »--et encore :
« 11 faut ramener à la physique toutes les scien-
ces particulières...; cette règle embrasse tout (i). »
(i) Cf. R. de Gourmont, Promenades philosophiques, Paris,
igo5> p. 23.
19
i
3f4 PROMENADES LITTERAIRES
Mais la formule de Deseartes est bien plus
nette : « Toutes les sciences réunies ne sont rien
autre chose que rintelligence humaine, toujours
une, toujours la même, si variés que soient les
sujets auxquels elle s'applique. » Elle a un autre
mérite, c'est de présenter en même temps la plus
claire définition de l'idéalisme scientifique.
M. Â. Laborde, pressé de faire Féloge de son
personnag^e, s'est donc bien hâté de lui attribuer
des idées qu'il s'était borné à mettre en langage
aimable, et, si l'on veut, à vulgariser. Fontanelle
fut toujours un fer vent cartésien; mais ce n'est pas
lui qui a écrit le Discours de la méthode* On fini-
rait par le croire, si I'oh prenait à la lettre les affir-
mations de son biographe.
M. Laborde cite encore, comme une idée« éton-
nante pour l'époque », ce passage de Fontenelle :
« Tous les animaux qui paraissent venîroude pour-
riture ou de poussière humide et échauffée ne vien-
nent que de semences que Ton n'avait pas aper-
çues... Jamais il ne s'engendra de vers sur la
viande o^ les mouches n'ont pu laisser de leurs
œufs. II en va de même de tous les autres animaux
que l'on croit qui naissent hors de la. voie de géné-
ration, etc. ))
SUR FONTENELLE 3l5
En quoi est-ce « étonnant pour Tépoque » ? Ce
n'est que la conclusion d'expériences faîtes alors
un peu partout, notamment en Angleterre, sur la
génération spontanée. Monconnys en parle dans
son Voyage en Angleterre avec une grande pré-
cision (i). Le petit paragraphe de Fontenelle, loin
d'être « étonnant pour l'époque », n'est, au con-
traire, que l'écho d'une des grandes préoccupations
de l'époque.
Ce qu'il faut admirer dans Fontenelle, c'est son
sens criticjue. Entre toutes les idées dont il prend
connaissance, il ne retient,pour lesdévelopper,que
celles qui ont une valeur. Sans doute, son éclec-
tisme lui a fait souvent donner une place égale à
deux idées contradictoires; mais c'est qu'il les
jugeait provisoirement de même force Quand il
découvre New^ton, il n'abandonne pas Descartes,
en quoi il est plus prudent que Voltaire. Cependant
une certaine ardeur, même dans la critique, est
plus séduisante que le froid sourire de Fontenelle.
Cet homme fut vraiment trop raisonnable.
(i) Voir Revue des Idées, tome I, p. 719; et, plus haut, p. 210.
L'ALMANAÇH DES MUSES PENDAiNT LA
RÉVOLUTION
« Une vue de lalillérature, isolée de Thistoire des
nations, dit Chateaubriand, au début de son Essai
sur la littérature anglaise, créerait un prodigieux
mensonge; en entendant des poètes successifs chan-
ter imperturbablement leurs amours et leurs mou-
tons, on se figurerait l'existence non interrompue
de l'âge d'or sur la terre... Il y a toujours chez une
nation, au moment des catastrophes et des plus
grands événements, un prêtre qui prie, un poète
qui chante. »
Sans doute; mais ce prêtre et ce poète, par leur
sérénité ou leur indifférence, sont la preuve que,
même au moment des plus tumultueuses catastro-
phes politiques, il y a encore des retraites, en un
pays anciennement civilisé, où Ton peut vivre en
paix, prier, rêver, faire des vers — et même badins.
Il serait puéril et, en effet, mensonger, de prendre
19.
3l8 PROMENADES LITTéRAIRES
pour témoin quelques petits poètes, que la Révo-
lution ne fut qu'un trouble bénin; mais le petit
poète est un signe que tout n'est pas perdu.
En 1793, tout n'était pas perdu, mais presque
tout. On avait vu mourir à la fin ou au cours de
Tannée précédente la plupart des recueils littérai-
res ou scientifiques. L'homme le plus désintéressé
ne se désintéresse pas -de sa vie; et le meilleur, le
seul moyen de vivre alors, pour qui n'était pas du
parti des bourreaux, était de se taire et de se terrer.
On se demandait donc, vers le temps où l'on tuait
le roi, si VAlmanach des Muses allait paraître ;
il parut.
Ce recueil, fondé par Delalain, en 1764, était lu
de tous les poètes et de tous les amateurs de poésie.
Il se reliait au passé par les Annales poétiques où
le même éditeur avait recueilli en quarante volumes
des extraits des poètes vieux et modernes, de
Charles d'Orléans à Voltaire. Avoir une piécette de
versiculets dans VAlmanach des. Muses était le
rêve de tous les poètes inconnus. Et en France
tout le monde fait des vers. Jusqu'à trente ans, le
Français est poète; au delà, il devient homme d'E-
tat et aspire à gouverner son pays. Un des désirs
de Chateaubriand débarquant à Paris fut de faire
l'almanach des muses pendant la révolution 3 19
agréer un poème par le sieur Delalain ou Vigée,
le directeur. C'était difficile. Un avis de Téditeur
placé en tête du volume de 1791 nous en avertit :
« Ceux qui voudront faire insérer des pièces de
poésies, etc. On les prévient que l'éditeur recevant
une quantité prodigieuse de lettres à ce sujet, il
lui est impossible d'y répondre; mais on peut être
sûr que toutes les pièces qui lui parviennent sont
examinées avec le plus grand soin. » L'éditeur ne
change pas, sans doute parce que son métier est
toujours le même; mais les poètes sont encore plus
toujours les mêmes. Le désir de M. le chevalier de
C... fut accompli; sous cette signature abrégée,
VAlmanach des Muses de 1790 publia r Amour de
la Campagne :
Que de ces prés rémail plaît à mon cœur I
Tout, dans ce morceau ingénu, n'est pas si mau-
vais que le premier vers, et c'est encore la meil-
leure pagp de tout le volume :
Rentré dans la nuit des tombeaux,
mon ombre encor, tranquille et solitaire,
dans les forêts cherchera le repos .
Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire,
mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux... (i).
(i) La principale originalité de VAlmanaGh chi Mu8t9, sous le
320 PROMENADES LITTERAIRES
« Mon nom mourra sans gloire », c'est-à-dire :
« je voudrais que mon nom vive dans la gloire,
mais j'ai trop d'orgueil pour laisser soupçonner
mon désir aux hommes que je méprise et que pour-
tant je voudrais dompter, ou séduire. » Le carac-
tère de Chateaubriand est déjà tout entier dans
cette piécette qui, venue de toute autre main,
serait sans grand intérêt.
L'année 1790 est, comme l'indique un sous-titre,
le « choix des poésies fugitives de 1789 ». Il faut
se souvenir de cela pour juger des réactions de
la politique sur l'esprit des poètes. » Le volume
débute par une Ode de Ginguené, Avril ij8g :
Louis ! ô Roi populaire !
François ! tombez à ses genoux !
il brise Je sceptre arbitraire :
il ne rèo;ne plus que pour vous.. .
M . Neckcr y est appelé :
le Cygne du Lac Genevois !
Presque tous les autres poètes ignorent* la politi-
que ou n'y font que de très vagues allusions. Voici
des fables, par M. de Fontanes, M. de Florian,
M. Le Bailly, voici la Petite Chienne, le Merle et
direction de Vigée, est de ne point faire commencer les vers, selon
Tusage ancien, par une capitale.
l'alMANACH des muses pendant la révolution 321
CHirondelley un « fabliau », par M. Imbert, des
chansons; la roniance fait son début sentimental,
sous le patronage de l'idylle à la Gessner et à la
Berquin. Tout est mièvre. Pons de Verdun, futur
buveur de sang, insère un morceau appelé les Ré-
ponses galantes. C'est d'une bêtise inimaginable.
Un M. Carn**, qui n'est autre que Lazare Carnot,
expose la Revue des amours^ la revue « que Vénus
fit de ses enfants » :
— Je suis, dit l'un, V Amour fidèle.
— Moi, je suis V Amour papillon.
— Moi, j'aime à dompter la cruelle,
— Moi, j'aime un facile tendron.
Le malheureux, auquel on en donnerait douze,
avait trente-huit ans ! « Il cultiva la poésie dans sa
jeunesse, dit un dictionnaire, et on trouve quel-
ques-unes de ses productions ddLnsrAlmanach des
Muses. » Robespierre ne faisait plus de vers en
1790, mais il était sans doute encore membre de
l'Académie « littéraire et bachique », les Rosati, et
peut-être daigna-t-il lire le Remerciement à Mes"
sieurs de la Société des Rosatis d'Arras, sur la
réception de fauteur y par M. Damas :
Quoi 1 dans un diplôme enchanteur,
du Dieu des vers di^es apôtres...
5^2 PROMBNADBS L1TTÉRA1AS8
Je ne sais s'il faut voir dans la « fable allég-ori-
qoc » le Plaisir^ F Espérance et la Pudeur^ l'un
des premiers essais de Grainville. Elle est médiocre
et ne présageait point le Dernier Homme ^ ce poème
inconnu (en prose) qui est une œuvre encore
émouvante. II est plus certain que M« Désaugiers
fils est le célèbre chansonnier et qu'il débuta en
cet Almanachj Tan 1790, par une Imitation de la
deuxième Elégie de Tibulle, Ce petit travail est
fort honorable.
Le Triomphe de nos paysages, de Lebrun, si
drôlement appelé Lebrun-Pindare, était connu.
UAlmanach le réimprime comme extrait d'un
recueil que Tauteur allait faire paraître. Le recueil
ne parut qu'en 181 1. Lebrun, qui signait encore
(( secrétaire des commandements Aefeu M. le prince
de Conti, Grand-Prieur de France », se garda bien,
pendant la période révolutionnaire, de rien publier
qui ne fût révolutionnaire. C'était un habile homme
et un homme d'esprit. Il y a vingt ans, on faisait
encore apprendre par cœur, dans les lycées, le
Triomphe de nos paysages :
La colline qui vers Je pôle ( La colline de
borne nos fertiles marais ( Montmartre
occupe les enfants d'Eole i est couverte de
à broyer les dons de Gérés ; ( moulins à vent i
L*ALMANAGH DES MUSES PENDANT LA RÉVOLUTION 828
Vanves, qu*habite Galathée, ( Vanves, où ii y a des
( prés, des bois,
fait du kk d'io, d'Amalthé«, / faît,avecdulaiid« va-
épAÎssîr tes flots écumeux ; < che et de chèvre,
( du fromage ;
et Sèvres, d'une pure argile f et Sèvres,
compose Talbâtre fragile ? des tasses
où Moka nous verse ses Ceux. ( À café.
Ea ce temps-là André Chénier écrivait la Jeune
Tarentine qui ne devait paraître que bien longtemps
après, le i^"^ germinal an XI, dans le Mercure de
France. Son frère est représenté dans /*4/ma/iaeA
de 1790 par une Epître au Roi et un Dithyrambe à
r Assemblée nationale^ qui dut faire un certain effet
par son tour oratoire. Une bonne partie des colla-
borateurs avait de la réputation; ce «ont, outre
ceux que j'ai déjà dits^ La Harpe, Mallet (de Ge-
nève), Vigée, Ximénez, Dupaty, M""^ Dufrénoy,
Collîji d'Harleville, Bignaa, Barthe, et un sieur
Déranger, fort goûté des beaux esprits.
Al'aïuiée 1 791 et aux suivantes l'éditeur a retraa-
ché quelques pages, sans doute pour diminuer ses
frais, car si on faisait encore beaucoup de vers, on
324 PROMENADES LITTÉRAIRES
en lisait moins assurément ; mais pour donner un
nouvel attrait à son recueil, il y a ajouté une revue
critique des ouvrages de poésie et de théâtre pour
l'année précédente. Cela serait utile si la littérature
de cette époque avait le moindre intérêt.
Le couplet politique qui ouvre le volume est de
Gollin d'Harleville. Il apour titre les Muses délais-
sées et s'explique d'abord dans la langue des dieux
sur le retranchement d'une feuille de trente-six
pages :
Fidèles à remplir leur vœu,
les neufs sœurs, hélas ! sont confuses
d'avoir à vous oflFrir si peu .
Mais, et c'est le dernier mot de l'auteur :
Si quatre-vingt-neuf fut stérile
en bagatelles, en chansons,
contemplez d'autres moissons :
fut-il année aussi fertile ?
Et le défilé reprend, des fables et des improm-
ptus, des petits contes et des épîtres. Fanny,
« qui ne fait point ses vers », se choisit, si c'est
vrai, cette année-là, un collaborateur qui n'est point
trop bête. Mais je, crois que Lebrun a menti ; le
morceau intitulé Vers à Pamitié est bien d'une
femme, et M™^ de Beauharnais avait le droit de le
l'.vlmanach des muses pendant la révolution 826
signer. HofFttian, qui devait faire tant de célèbres
et mauvaises pièces de théâtre et si mal, comme
critique, accueillir les romantiques, rédige des
Stances sur la mort ; il la considère en épicurien
et termine ainsi :
Que chaque jour de ma vie,
heureux jusqu'à son déclin,
soit une rose cueillie
Qui s*effeuille dans ma main.
Comme il suffit de vouloir être heureux pour
Tètre, HofFman réalisa parfaitement son dessein.
La Révolution ne semble Tavoir troublé à aucun
moment. •
Ce volume est des plus médiocres ; la qualité
baisse et serait nulle (je me mets au point de vue
de l'an 1791) sans quelques morceaux aimables
d'Andrieux ou de Ginguené. Les futurs terroristes
(et ce n'est pas la dernière année) sont de plus en
plus badins. Pons de Verdun met en vers un Mot
attribué à Henry IV. M. Garn**, « capitaine au
corps royal du génie, de l'Académie de Dijon w,
produit une chose appelée le Temps passé, « dia-
logue burlesque entre M™^ Fagotin et M. Barbi-
chon. » Air : « Nous sommes précepteurs d'amour. »
\
326 PAOMBNADES LITTÉRAIHES
L'année suivante, 1792 {Poésies fugitives de
ijgi)M. Carn**se qualifie de Député à l'Assemblée
nationale législative. Ce changement de condition
n'a ni augmenté son talent ni modifié sa manière.
Comme en 1790, il célèbre l'amour, sur ce thème,
le Fils de Vénus, et sur cet air : « L'amour est un
enfant trompeur."»
Qui définira cet enfant
aussi vieux que le monde,
marmot dont l'empire comprend
les cieux, la tc^^e et Tondô ;
qui les yeux couverts d'un bandeau
lit dans nos cœurs, tient le flambeau
qtli Consume et féconde ?
Le morceau caractéristique de l'époque, c'est
peut-être le couplet, Auœ tourterelles, d'un sieur
Gaborit de Clisson. Et cela n'est pas très loin d'une
autre poésie, notre contemporaine, également sen-
sible et puérile :
Que murffiureîB-vous, tourterelles ?
Que roucoulez-rous de si doux?
Gomme voUs étendez vos tressaillantes ailes !
Dans vos baisers, secousses mutuelles,
tendres oiseaux^ qu'exhalez-vous?
Que dites-vous à votre Laure ? .
Que lui soupirez-vous d'une touchante voix ?
l'almanagh des muses pendant la révolution 827
La stérilité de l'invention est telle que M. de Saint-
Ange refait Philémon et Baucis. C'est imité d'O^
vide, le titre le dit; mais encore plus de La Four
taine, le titre ne le dit pas. Ce Saint-Ange méri-
terait (et son nom convient) d'être le patron des
plagiaires. Quand il trouvait un bon vers dans un
poète oublié, il le prenait, H en a volé plus de
quinze cents au seul Thomas Corneille. H fut de
l'Académie.
La Table de Tannée 1793 commence ainsi:
a Le Citoyen Andrieax... » Au renvoi, on lit:
(( On ne s'est point servi de cette dénomination
dans le cours du volume, parce que l'imprei^sion
en était commencée avant que cet usage fût géné-
ralement établi. » Le volume paraît en pleine Ter-
reur; jamais poésies ne furent songées pendant des
jours plus sombres. Il n'y paraît guère.
Le morceau de début est V Hymne des Marseil-
lois, par M. Rougez, officier du Génie. A la suite,
sans signature, le Couplet des Enfants, « ajouté à
la pièce précédente dans la fête civique du i4 octo-
bre ». Puis une épigramme ridicule et aussitôt
après le Danseur de corde et. le balancier, par
328 PROMENADES UTTÉl\AIKtS
M. de FIorian(à la Table, le C. Florian). Voici un
fragment de M. de Fontanes, d'une noble bana-
lité :
Tout passe, et tout s'éteint : les siècles écoulés
dans un gouffre éternel vont se perdre sans cesse
sur les siècles accumulés.
Le G. Charlemagne, poète sans talent, mais non
sans esprit ni sans bravoure, raille la Nouuelle
Manie, celle de remplacer les noms traditionnels
par des surnoms latins :
Pour mieux encore être à la mode
prenons pour patron saint Brutus .
11 ose railler Robespierre, qui dédaigna ou ou-
blia de se venger. Puisque la mode est de changer
de nom, prenons-en de modernes et de célèbres :
Chénier s'appellera Voltaire ;
Fauchet, Tévêque Massillon ;
d'Eglantine sera Molière ;
et Robespierre, Cicéron.
L'amour ne chôme pas. Voici VEducation de
r Amour ^ voici r Absence y par M. de Choisy {à la
Table, le C. Choisy) :
ma Glycère î ô toi dont le sourire
versait plus qu'un beau jour le calme dans mon cœur !
Cet inconnu en valait bien d'autres, qui ont fait
l'almanach des muses pendant la révolution 829
du bruit. De Moustier, Fauteur des Lettres à Emi'
lie y écrit <r Au Rédacteur des Petites Affiches . De-
mande particulière » :
Je voudrais trouver un réduit
fait pour l'amour et pour Tétude...
petit cabinet pour Thalie,
petit boudoir pour Emilie. ..
petite alcôve où la lumière
ne s'introduise qu*à moitié^
de peur d'élt^louir le mystère . . .
Daignez, monsieur le rédacteur,
insérer soudain ma demande (i).
Peut-on être plus innocent, plus calme, moins
troublé par la politique? Cependant, M. de La Cha-
beausière, non moins serein, adresse une badine
épître Au Vaudeville, sur Tair : « Du petit mot
pour rire. »
Au nom de Tordre et de la paix,
ramène Taimable Français
au petit mot pour rire .
(1) Un nommé Glavel d'Haurimonts s'est amusé à refaire ces vers
faciles de De Moustier :
Chambre à coacher pour moi, pour mon amie ,
Toilette auprès, cabinet à côté,
Pour le berceau d'une jeune Emilie ;
Plus loin un lit pour l'hospitalité.
Point de remise et pour toute écurie,
L'humble réduit..,
330 PIIOMENAPES LITTÉRAmBS
M. Vigée s'adresse à Délie, avec son ordinaire
fatuité :
Tu permets donc enfin l'amour,
et dans tes regards qu'il inspire,
quUl anime, éteint tour à tour,
c'est mon bonheur que je 'puis lire I
Je ne sais si Dorat-Cubière s'intitulait déjà le
(( Poète de la Révolution » et songeait à chanter
V Eloge de Marat; il conseille à M™^ de Jaucourt
de prendre le nom de Psyché. Cette dame faisait
des vers. Ce nom,
II est plus tendre, est aussi court
que celui de Sophie.
Soyez donc Psyché de JauçQurt,
vous serez accomplie.
Sophie, dix pages plus loin, déclare que Cublè-
res est un nouvel Apollon.
Continuant ses études sérieuses, Désaugiers fils
traduit un fragment d'Ovide, Dryope.
La Rose nous peint la beauté,
mais le talent est Timmortelle,
nous assure Hofïman, en une fable appelée de ces
deux fleurs; et Ducis, qui atteignait la soixantaine,
raconte bénévolement qu'un matin, ayant pris une
tasse de café, il se sentit tout guilleret :
l'alMANACH des muses pendant l^A RÉVOLUTION 33 ï
Mais, je soupire, 6 nectar adorable,
de ton pouvoir est-ce un effet nouveau ?
L'ambre gris avait alors pareille réputation. Mais
quelle drôle de poésie ! Moins ridicule peut'^être
que cette autre qui< cherchait la naïveté du vieux
français, supprimait les articles, ainsi que font les
nègres. Le poète, c'est le sieur Charlemagne,
s'adresse au soleil :
Mais si, prés de douce bergère,
beau pastoureau pari» d'arnoup,
dérobe un instant ta lumière ^
il leur suffit d'un demi-jour.
Quelques écrivains débutèrent, en cette lourde
année gS, ds^ns rAlmanach de^ Mu^e^t Pefaucon*
prêt (le citoyen Fauconpret), qui s'est rendu célè-
bre par ses médiocres traductions, et Can^penon,
poète honorable, que son Enfant Prodigue mit à
la mode, en
/ Mil buîtcçqt 0A7P, ^nné0 où des peuples sans uombr^...
En somme, sans la Marseilloîseei quelques allu-
sions badines à une jolie émigrée,
Partout où plaira la beauté
vous serez dénoncée...
à une nonnp décloîtréç, sauf quelque nouveauté
332 PROMENADES LITTÉRAIRES
dans le jargon, Temploi inusité des mots égalité,
liberté, — on se croirait toujours en 1788. La Révo-
lution ne semble pas avoir suscité d'émotions chez
des hommes capables de les transposer en poésie.
Il y avait André Chénier...
Les « Poésies fugitives de 1798 », année 1794
de F Almanach^ ne difiFèrent des précédentes ni par
le ton ni par le talent. Le couplet politique est
chanté par le C. Ximenez, hier encore le mar-
quis de Ximénez, qui se faisait appeler « le doyen
des poètes sans-culottes ». Il avait alors près de
soixante-dix ans et devait vivre jusqu'en 181 7, lourd
d'un siècle et léger de génie. C'était un pauvre
homme lâche et versatile, prêt à tout pour quel-
ques applaudissements . Après le salut du citoyen
à VEre républicaine^ et quelques gaudrioles, Ducis
s'avance, modeste et doux, chante le Saule de
P Amant. Le saule était déjà fort à la mode. II
figure en plus d'une image sentimentale de ce temps
très souvent associé à des idées funèbres; sans
doute à cause de l'expression saule pleureur ^ on en
plantait sur les tombes, qui avaient cette forme
LALMANACU DES MUSES PENDANT LA REVOLUTION
•333
fâcheuse. Musset s'en souviendra. Chez Ducis, le
saule éveille des images d'amour et de mélancolie :
Humble saule, ami du mystère^
que je me plais sous tes rameaux !
Je chéris, amant solitaire^
comme toi le bord des ruisseaux. . .
Ta feuille est mobile et tremblante,
tu me peins Tamour qui frémit ;
elle est douce, elle est languissante :
tu me peins Tamour qui gémit.
A tes pieds dormait ma bergère,
quand elle eut mon premier soupir :
oh 1 c'est là que je vis Glycère,
ah! c'est là que je veux mourir !
Gela est un bon spécimen de la poésie en 1793.
Mais Ducis avait décidément, cette année-là, une
passion pour le saule, car, à la page igS, il nous
donne le Saule du Sage^ en faisant remarquer
que :
Il est un saule pour le sage,
il est un saule pour l'amant.
Le premier convient à mon âge ;
mais, hélas! que l'autre est charmant.
On ne trouverait pas deux autres pièces à citer
dans tout le volume , sinon parmi les morceaux
patriotiques. Le petit filet d'eau qui coulait encore
Tannée précédente est bien tari. Encore n'est-il pas
334 PROMENADES UTT£I\ÀIRE$
sûr que ces deux Saules de Duçisi aient été écrits
en Ï793. Le volume contient cinq ou aix Fables de
Florian qui avaient été imprimées en 1792. Quant
aux hymnes politiques, ils abondent, le genre ne
demandant qu'une certaine facilité oratoire. Ces
vers, qui ne semblent avoir été insérés que comme
paratonnerres dans rAlmanach des il/a^^jf, parais-
saient en même temps dans les journaux ou les
autres recueils. Ainsi les deux hymnes de Chénier,
Tun « chanté dans la ci-devant église métropoli-
taine, à la fête de la Raison », Tautre sur la Re-
prise de Touloriy la chanson de Cadet-Gassicourt,
la Montagne^ des a Stances irrégulières pour l'inau-
guration de Marat et Lepelletier », et d'autres mor-
ceaux encore moins curieux se retrouvent dans le
Chansonnier de la Montagne, de l'an II, paru,
comme VAlmanach des Muses, au printemps de
1794.
On comprend donc queDelalain se soit découragé,
abandonnant un recueil qu'il avait fondé et mené à
bien pendant près de trente ans. VAlmanach de
1 795 porte un autre nom d'éditeur. Il paraît chez
Louis, libraire, rue Séverin, n° 29. Ce volume, si
i^'almanagu dks muses pendant la révolution 335
■
Ton en croit une note du nouvel éditeur, fut publié
au comttiencement de l*an III, fin de septembre
1794. II contient donc les poésies fugitives de cette
même année de lygijjusqu'aûx environs du î^'' ther-
midor (date extrême des envois, précise Louis) (1).
Cest donc, rigoureusement, TAlmanach des Muses
dé la Terreur, le miroir des poètes sous le règne de
Robespierre.
Les temps étaient durs. Il faut s^en donner la
vision d'a{)rès les journaux, huit petites pages in-8,
iiftprimées comme à regret sur un papier rebelle.
La rubrique « Tribunal Révolutionnaire » tient une
page, quelquefois plus. C'est une liste de noms avec,
à la fin, (( ont été condamnés à la peine de mort ».
Courrier républicain , quintidi 5 prairial an II :
« Tribunal Révolutionnaire. Du 4- — Gostard,
âgée de 27 ans, travaillant au Journal des Spec-
tacles..,^ Canolle fils, 18 ans, soldat..., Fotin, 44
ans, ci-devant marchand-mercier..., Barrême, 35
ans, ex-noble... Serry^ 62 ans, garde-malade^ veuve
deDupré, huissier..., Lanoue, 87 ans, compagnon
peintre... etc. » Il y en a 17 ce jour-là de toutes
professions, péchés comme au hasard, pour terro-
(1) Pourtant une pièce de François de Neufchâteau est datée du
ao thermidor; ^
336 PROMENADES LlTTERAiaES
riser le milieu d'où on les tirait, sous le prétexte
d'avoir provoqué « ravilissernent et la dissolution
de l'Assemblée nationale ». Le 8 prairial, il y en a
27 {Journal de la Cônuentionj n° 6i3); le «2 mes-
sidor, il y en a 60 {Courrier Républicain^ n° 262) ;
le 6 thermidor, il y a en 55 {Courrier ^ n*" 256) ; le
7, il y en a 36 {Journal de la Convention^ n® 670).
Le poète lit ces journaux ou d'autres qui donnent
les mêmes nouvelles. En sera-t-il ému? A peine.
Nous lisons la liste des victimes d'une catastrophe,
tous les noms nous sont inconnus, le désarroi est
bref. La mort de quelques hommes de plus ou de
moins ne change ni la couleur des fleurs ni celle
des yeux. Quoi, parce qu'on a tranché une soixan-
taine de têtes, le sieur Benoît La Mothe, poète lyri-
que, doit-il trouver sa maîtresse moins jolie ?
Rassure-toi, trop sensible Mimi...
Mais en lisant plus avant ce morceau adresse
A ma plus tendre amie, je m'aperçois que cette
Mimi est une petite chienne :
Ma mimi^ le trésor, le charme de ma vie !
Au début, vous croyez^ cher lecleur,
Qu'i<;i je veux parler d'une jeune maîtresse :
Non, je parle d'un être un peu moins séducteur,
Qui surpasse vraiment une femme en tendresse
Et surtout en Rdélité...
l'almanagh des muses pendant la révolution 337
Il suffisait de cela pour distraire des événements
ce poète de Tan 1794- Le G. Notaris nous dit les
charmes du Crépuscule du soir vu des bords de
la mer^ et pas trop mal :
L'aimable demi-jour, avant-coureur de l'ombre,
Sur la pourpre des monts verse une teinte sombre...
et voici du bon Delille :
... Cette écume argentée
Dont le retour des flots l'un par l'autre pressés,
Lave les sables d'or qui les ont repoussés.
Encore plus idyllique, le G. Latour-Lamontagne
aime à contempler le Lever du soleil :
Viens, ma chère Zulmé, dans ces belles campagnes,
Ecouter des oiseaux les amoureux accens.
Du soleil les rayons naîssans
Dorent déjà la cime des montagnes...
Mais Zulmé est bien compromise parla confes-
sion qu'elle a faite à Ginguené ; peut-être n'aimait-
elle pas tant que cela à voir lever Taurore. Et Ta-
mour alterne, en cette année qui nous effare, avec
le patriotisme et la gauloiserie. Les poètes chan-
tent Sophie et Tarmée de Sambre-et-Meuse, l'Etre
Suprême et la G. Saint-Aubin. Demoustier, d'un
génie décidément sobre, refait en quatrains sa
Demande insérée dans les petites Affiches :
Je voudrais bien avoir une chaumière
338 PROMlîNADKS LITTERAIRES
Dont un verger coufo&nât le oontour ;
Pour y passer la saisoa printaDière
Avec ma mie, et ma muse, et l'amour .
Point de fossés, point de miirs : pour el6ture
L'iiumble sureau, l'aulne et le coudrier;
Que la bergère y détache la mûre
Ou de noisette emplisse son panier (i).
La G. Pipelet (car il y cul une poétesse ainsi
nommée), continuant la tradition de Berquin, imite
en une idylle, le Bon fils, de Gessner; cependant
que le C. Parny, fatigué de l'éfoliquè, s'tssaie à
chatiter le Vaisseau le Vendeur, tnorceau qui fait
assez mauvaise figure à côté du Chant dm Dépari.
Le C. Chénier ne manquait pets d'un certain talent
ferme et sévère. Cette ode est bien supérieure à la
Marseilloise. Chénier dit sèchement ce qu'il veut
dire, mais il le dit. Le « citoyen Rongez » n'avait
que des intentions.
Et reprennent les chansons, les stances et les
romances. En voici adresséeS/à Dorothée ; en voici
( I ) Et Clavel d'Haurimonts continue de lui emprunter ses douces
petites idées, avec de moins en moins de vergogne :
Je veux avoir un jour une chaumière,
Dont un verger ombrage le contour.
Pour y passer la saison printanière,
Avec ma muse, et ma mie et l'amour.
l'oint de fossés ; point de murs de clôture
Aulnes, sureaux, aubépme, églantier ;
Que la bergère y détache la mûre,
Ou, de noisette emplisse son panier.
l'aLMANACH DBS MUSES PENDANT LA |lÉVOLUTION SSq
pour Isabelle. Ducis plante un nouveau saule, le
Saule du malheureux. D'où viennent tous ces sau-
les? Il nous le dit, et j'aurais dû y penser, Ses vers
se chantent sur Tair de la /îomanc^ du Saule^ dans
la tragédie à'Hamlet. Le jeune poète de Tannée
1794 qui semble avoir le plus de talent et d*avenir
est le G. Notaris. Il est demeuré rigoureusement
inconnu.
UAlmanach de 1796, donnant les poésies fugi-
tives depuis thermidor an II à thermidor an III,
apparaît souriant, avec un air de délivrance. Il
s'ouvre parla description du temple de la Clémence,
par CoUin d'Harleville, d'après Stace. A la page
181, on voit pour la première fois une signature
sans laquelle il n'y aura plus jamais aucune antho-
logie de notre poésie française ; elle est au-dessous
des meilleurs — des seuls — vers français écrits
depuis la Fontaine. UAlmanach des Muses àe 1796
publie la Jeune captive, par André Chénier. Au
nom du poète, il y a un renvoi, et cette note :
(( Massacré le 7 thermidor avec le malheureux Rou-»-
cher et vingt autres prisonniers de Saint-Lazare,
convaincus, comme eux, d'être auteurs ou com-
34o PROMENADES LITTERAIRES
plices de la conspiration des prisons. — André
Chénier n'avait que trente ans. Il avait beaucoup
étudié, beaucoup écrit, et publié fort peu* La poé-
sie, la philosophie et l'érudition antique font en
lui une pert^e irréparable. »
La Jeune captive avait déjà été imprimée, moins
de six mois après la mort du poète, dans la , Z)e-
cade du 3 janvier lygB. En même temps que cette
fleur coupée, VAlmanach s'orne des roses en pa-
pier, joliment ouvragées, du C. Delille, qui fait sa
rentrée à l'assemblée du Parnasse. Il donne la
traduction d'une épître de Pope et un fragment de
V Imagination. Enfin, voici les débuts d'un poète
qui devait être mêlé à toutes les intrigues contre
les romantiques et rédiger ce vers qui mérite Tim-
mortalité :
Avec impunité les Hugo font des vers.
En 1795, il traduisait modestement la Jérusalem
délivrée. Son nom? Baour-Lormian. Sa médio-
crité i^empêche pas qu'il n'ait eu, par sa traduction
d'Osian (1801), une très grande influence sur la
poésie française et sur Téclosion même du roman-
tisme»
Cet examen pourrait se prolonger; mais il lui
l'aLMANAGH DBS MUSES PENDANT LA REVOLUTION 34 1
faudrait un autre prétexte. Sans doute, la période
révolutionnaire n'est pas achevée ; Bonaparte n'a
point encore paru ; cependant, une paix et une sécu-
rité relatives régnent à Tintérieur. Nous sommes
sous le Directoire; avec la liberté des mœurs, enfin
reconquise, la vie reprend son cours normal; la poé-
sie est possible. Si elle ne fleurit pas, c'est désor-
mais sans excuse. Il en allait autrement durant les
années de fièvre et de sang que nous avons par-
courues : les poètes de ce temps eurent quelque
mérite même à dire des bêtises. Il faut surtout
admirer la persévérance et le courage de Vigée, qui
dirigea VAlmanach des Muses depuis 1789 jus-
qu'en 1820 et le fit paraître régulièrement au milieu
des circonstances les plus fâcheuses.
Il y aurait eu un autre moyen de connaître l'état
de la poésie pendant la Révolution : Texamen des
volumes de versi II serait mauvais, et d'ailleurs ce
travail a été fait dans les diverses histoires litté-
raires qui traitent de cette période. On pourrait en
donner un résumé d'après V Almanach des Muses
lui-même, Vigée ayant eu l'heureuse idée d'annexer
à sa publication une liste des livres nouveaux, poé-
sie et théâtre; mais à quoi bon copier un catalo-
gue? Les ouvrages parus à cette époque et dont on
7
34) PROMKNAPBS UTTSHAHiRS
ait conservé quelque souvenir sont fort rares. Que
citer? Le Maly poème philosophique (1790), de Sal-
chli, où on lit ce vers, qui n'est qu'une promesse
illusoire :
J'entreprends de chanter le inal et seç bienfaits ;
Poésies diverse»^ de M, de Bonnard (1791)9 re-
cueil réiniprimé de nos jours ; mais Bonnard était
mort depuis 1793, Voici les Fable» du doux Flo-
rian; mais elles était écrites depuis longtemps ; en
1795, les Odes républicaines^ de Lebrun, et un
Recueil de morceaux détachés^ par M°*® la baronne
de Staël de Holstein, qui contient, dit Vigée» « u«a
Epîtreau malheur^ en vers, suivie de quatre opus-
cules en prose, genre d'écrirç où Tauteqr paf»'^
plus exercé » ; en 1796, la Jérumlem délivrée de
Baour-Lormian, où Vigée trouve is de l'élégance
et de la pureté, mais plus souvent encore d^ 1^
monotonie, de la faiblesse, peu de verve et de colo*
ris » ; les Fables de Mancini-Nivernois (le duc it
Nivernois) ; encore des Fables^ par Mérard Saint-
Just ; les Œuvres de Saint-Lambert, contenant ses
poésies diverses.
Mieux que les livres, rAlmanaoh des A/uses est
1
l'almanach des muses pendant la révolution 343
un bon miroir de la poésie de cette époque. Elle est
précieuse, cette petite collection, bosquet chétif,
mais vert, de palmiers dans les sables.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
UN CARNET DE NOTES SUR VILLIERS DE l'iSLE'ADAM. 5
« LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARMÉ. . 33
M. DE HEREDIA ET LES POÈTES PARNASSIENS 49
LA PROSE DE MADABÎE DE NOAILLES 6l
LE COMTE DE GOBINEAU 73
BAUDELAIRE ET LE SONGE d'aTHALIE 85
STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE qS
les maitres de balzac i oq
madame récamier 121
les amours de chopin et de george s and i29
la poésie de la nature l49
la beauté de la mer 1 61
l'architecture 167
l'adoucissement DES MŒURS I77
i
346 PROMENADES LITTERAiaES
DEUXIÈME PARTIE
LA VIE DES ANIMAUX DANS LES FABLES DE LA FONTAINE. l83
CONTES DE LA VIEILLE FRANCE 287
ESTIENNE TABOUROT, SEIGNEUR DES ACCORD^ 249
CLAUDE D*ESTERNOD 269
LES GRANDS SUCCES DU THEATRE AU XVIl' SIECLE. ... 275
UNE LACUNE DANS « l' AVARE » DE MOLIERE 287
LES PARCHEMINS DU FEMINISME 3oi
SUR FONTENELLE 807
l'alMANACP DES MUSES PJNDANT LA HKVOLUTiqN . . . , 8x7
1
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