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Full text of "Promenades littéraires"

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PROMENADES LITTERAIRES 



DU MÊME AUTEUR : 



Roman, Théâtre, Poèmes 

sixTiNB, 26 édition, i vol. gr. in-i8 épuisé 

LE PÈLERIN DU SILENCE, 26 éd. I VOl. gP. in-l8 3 . 5o 

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I vol. gp. in-i8 3.5o j 

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26 édit., I vol. gp. in-i8 3.5o 

ÉPILOGUES^ 1902 -1904. Réflexions sur la vie, IIl6 série, I 

26 édit., I vol. gp. in-i8 3.5o . ] 

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PROMENADES LITTÉRAIRES, 36 édît. I VOl. gP. in-l8.... 3»5o 

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REMY DEiGOURMONT 



Promenades Littéraires 



Deuxième Série 

NOTES SUR VILLIBRS DE- l'iSLE-ADAM 
LA « DERNIÈRE MODE )) DE STEPHANE MALLARME 

HEREDIA — M°^^ DE NOAILLES BAUDELAIRE KT RACINE 

STENDHAL ET SHAKESPEARE LES MAÎTRES DE BALZAC CHOPIN ET G. SAND 

LES FABLES DE LA FONTAINE LES PARCHEMINS DU FEMINISME 

LE THÉÂTRE AU XVIie SIECLE UNE LACUNE DANS « l' AVARE » 

l'aLMANACH DES MUSES 

DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 

SOCIÉTÉ DV MERCVRE DE FRANCE 



XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI 
MCMVI 



i7 



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE l 

Douze exemplaires sur papier de Hollande, 

numérotés de i à 12. / 

JUSTIFICATION DU TIRAGE : 




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris 
la Suède et la Norvège. 



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PREMIÈRE PARTIE 



U5l CARNET DE NOTES 

SUR 

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM 



Peut-être que, vers 1889, nous nous faisions du 
génie de Villiers une idée exagérée. Mais c'était 
notre manière inconsciente de protester contre les 
idoles littéraires du jour. Le ton d'adoration que 
Ton prenait alors^dans la presse pour parler d'un 
Dumas, d'un Daudet, excitait assez justement, je 
pense, notre esprit de contradiction. Le bon sens, 
cependant, le goût et la mesure étaient relativement 
de notre côté. Transformons notre enthousiasme 
en jugement, et nous n'aurons rien à renier d'une 



985 



PROMENADES LITTERAIRES 



admiration qui s'appuie sur Tribulat Bonhomet^ 
sur les Contes cruels. 

Il est possible que Ton écrive un jour une histoire 
de la littérature française au xix^ siècle moins naï- 
vement partiale que celle de M. Faguet, moins cour- 
tisane du succès, moins erronée aussi, et qu'on y 
dise de Villiers exactement ce que M. Faguet dit de 
feu M. Cherbuliez : « C'était un écrivain extrême- 
ment original. » M. Faguet, qui loue de son mieux 
toute la famille Daudet, ignore jusqu'à Texistence 
de Villiers de l'Isle-Adam. Il ignore non moins 
Barbey d'Aurevilly et Stéphane Mallarmé, cepen- 
dant que ses complaisances n'omettent ni Eugène 
Manuel, ni Armand Silvestre, ni tous les Broglie, 
tous les Thureau-Dangin et tous leis; Sarcey. 

Ces notes ne seront pas utiles à ce ftitur histo- 
rien ni même à M. Faguet, s'il regrettait un jour sa 
légèreté ou sa complaisance. Elles ne veulent ins- 
truire personne. Ce sont des souvenirs, des pro- 
pos, des faits menus et peut-être curieux seulement 
pour celui qui les a recueillis. 

L'idéalisme de Villiers était un véritable idéalisme 
verbal, c'est-à-dire qu'il croyait vraiment à la puis- 
sance évocatrice des mots, à leur vertu magique : 



UN CARNET DE NOTES 



« Tout verbe, dit Axel, dans le cercle de son action, 
crée ce qu'il exprime. » C'est d'après ce principe 
qu'il m'expliqua un jour le mystère, pour lui très 
clair,de la transsubstantiation. Il prenait à la lettre 
la formule, de saint Thomas d'Aquin, je crois : 
Verba efficiuntquod signijicant. Cela lui permit de 
vivre, non pas heureux, mais fier, parmi les magni- 
ficences de ses rêves et les cruautés de son ironie. 

Villiers s'était entendu avec Bailly pour publier 
à la Librairie de PArt indépendant un recueil de 
pages qu'il appelait Chez les passants. Or, ce 
Bailly, homme fort ésotérique et qui avait grand 
plaisir à éditer des livres « d'art indépendant » aux 
frais des auteurs, désirait encore faire des affaires. 
Pour cela, il avait ouvert une succursale sous le 
nom de « Comptoir d'édition » et les livres qui se 
publiaient là ne prétendaient certes ni à l'art, ni à 
l'indépendance, ni à Tésotérisme. 

Villiers, trouvant à cette expression, « Comptoir 
d'édition », je ne sais quelle beauté ironique à 
force de franchise mercantile, exigea pour son livre 
cette marque. Il escomptait de ce comptoir d'im- 
menses bénéfices. 



PROMENADES LITTERAIRES 



Un jour Rosita Mauri, la danseuse, alors dans 
tout son éclat, entre comme la foudre dans Fentre- 
sol du Gil'Blas, boulevard des Italiens, au coin 
de la place de TOpéra, et, brandissant un numéro 
du journal : 

« — Comment osez-vous imprimer toutes ces 
ordures, et — elle lisait des titres et des noms, — 
pendant que vous avez là Villiers, pendant que 
vous avez là un homme de génie, — et qui attend? i> 

J'allai avec lui au Gil-Blas. Nous voulions offrir 
à Guérin, le Guérin-Ginisty de la Fange (comme 
on se juge !) un roman que je venais de finir. Vil- 
liers recommande le manuscrit du ton le plus équi- 
voque, assurant que c'était mondain, sensuel, per- 
vers, plein de soupers, de fêtes et de courtisanes, 
ce qui était bien loin de la vérité. Il affectait d'ail- 
leurs devant ces hommes la plus singulière attitude, 
les accablant de saluts, de compliments, se glissant 
en humble collaborateur, heureux d'évoluer parmi 
tant de maîtres. C'était sa manière de mépriser. 

A VEcho de Paris ^ quand j'apportai sa nouvelle 
posthume, les Filles de Milton^ il fallut lutter pour 
le prix. J'obtins enfin la somme qu'il eût touchée 



UN CARNET DE NOTES 



de son vivant, trois cents francs. On payait, en ce 
temps-là, dans les journaux. 

Son esprit, comme celui de presque tous les hom- 
mes d'esprit, était du bas de l'escalier. Alors, il 
levait le doigt et disait le mot trouvé trop tard. 
M. M..., quoique plus jeune que lui, l'effrayait 
beaucoup et il ne trouvait jamais rien de très 
piquant à lui répondre. Il admirait profondément 
en lui cet art de gagner l'argent, de jouer avec la 
vie, cette maîtrise dans les affaires, et il me conta 
avec bonheur l'histoire de la fondation de FE. . . 
rfe P..,, M. M... allongeant le bras vers les billets 
de banque étalés, en distrayant quelques-uns et 
disant ce seul mot : 

— Dix pour cent, n'est-ce pas ? 

Un soir nous étions assis à la terrasse d'un café, 
près du passage des Princes. M. M... vint à passer. 
Dans sa hâte à l'aller saluer, Villiers renversa et 
brisa deux ou trois verres. En revenant, il me dit : 

— Voilà un homme étonnant. Il est capable de 
tout! 

Parfois, quand il méprisait beaucoup un écri- 
vain, un poète à la mode, si son nom venait à être 



PROMENADES LITTÉRAIRES 



cité, il feignait Tenthousiasme, se lançait dans un 
fougueux éloge, puis, ayant bien joui des mines 
consternées de son auditoire, il éclatait de rire. Il 
me joua cette coinédie, un soir, à moi tout seul, à 
propos d'un poète, déjà ou alors presque célèbre, 
et qu'il n'est pas temps de nommer. J'avoue que 
je fus dupe un instant, mon jugement sur ce poète 
n'étant pas encore fixé. On pouvait s'y méprendre. 
Il a conservé des admirateurs. 

Dans Isisj il avait voulu faire le portrait tdéal de 
la mère de Napoléon I®', Letizia Bonaparte. 

Il était violemment romantique. Il disait : 
— « Il y a les romantiques et les imbéciles. » 

Villiers s'était converti, en pensée seulement, 
dans les dernières années de sa vie.. Depuis ce 
moment, lui qui avait lu beaucoup de philosophie 
allemande, quand il apercevait un gros in-octavo 
de chez Alcan, il haussait les épaules, en disant : 
— « Le catéchisme coûte deux sous ! Le catéchisme 
coûte deux sous 1 » 

Et cette idée semblait l'amuser extrêmement. 

On a dit, et c'est absurde : « Il ne fut ni de sou 



UN CARNET DE NOTES 



pays, ni de son temps. » C'est tout le contraire, et 
il me semble un type représentatif et de sa race et 
de son siècle. Quel abîme y a-t-il donc entre Can* 
dide et les Demoiselles de Bienjilâtre ? N'a^t-il 
pas, tout comme Jules Verne, utilisé pour des fins 
romanesques la science du moment? A quelle 
autre époque aurait-il pu écrire F Eve future ou la 
Machine à gloire t 

Il me disait : 

— « Vous souvenez -vous de ce mot de la Prin- 
cesse de Clèves : « Il nous parut un stratagème » ? 
Eh bien, cette princesse se sert innocemment du 
procédé de Mallarmé : Stratagème, au lieu de : 
Celui qui use d'un stratagème. » 

Je n'ai pu retrouver le passage, ce qui est con^ 
mun, quand on relit un livre exprès. 

Un étranger lui demandait : 

— Vous qui avez connu Wagner intimement, 
était-il agréable en conversation ? 

— L'Etna est-il agréable en conversation ? répon- 
dit Villiers. 

Il racontait avec joie celte anecdote ; 



PAOMBNADKS LITTERAIRES 



<( Gustave Flaubert mourut pauvre, ayant donné 
presque toute sa fortune à son frère, qui avait fait 
de tristes affaires.. Or, un jour, ce frère lui dit, le 
voyant fumer quelque cigare un peu moins vul- 
gaire : 

— « Mâtin, tu te paies de beaux cigares ! » 

Il avait horreur de Renan, qu'il était allé enten- 
dre au Collège de France, et qu^il parodiait sata- 
niquement. 

Sa foi, très sincère , des dernières années ne 
Tempèchait nullement d'imaginer, en paroles, les 
plus beaux blasphèmes. Nous parlions un soir 
(son ami M. Merc... était là, et M. de L...) d'une 
sorte de maison de suicides que Ton pourrait éta- 
blir, avec tous les moyens les plus variés de mou- 
rir offerts aux désespérés. Nous en dressions le 
catalogue. A bout de trouvailles, Villiers indiqua 
la crucifixion « pour ceux qui, fatigués d'être 
hommes, voudraient devenir dieux » ! 

— Mais, ajoutaH-il, cela coûterait très cher, plu- 
sieurs fortunes, et trouverait-on, parmi les riches, 
de tels hommes ? 

Je dînai chez lui, rue de Douai, avec M. de L.... 



UN CARNET DE NOTES j3 

Après dîner, il voulut nous verser sur les doigts 
des gouttes d'essence de violettes. Il disait, et cela 
nous faisait bien sourire : 

— « C'est l'usage de la maison. » 

Il était surpris que M. B... eût écrit dans un de 
ses romans une assez curieuse et poignante scène 
d'amour. Il la retrouva dans Dostoiewsky et fut 
rassuré. Il disait du même B . .. : « Il déshonore la 
pauvreté. » 

i8 août 89. — Aux frères Saint-Jean-de-Dieu. 
Une petite chambre très propre avec une grande 
fenêtre ouvrant sur un jardin éclatant de fleurs 
rouges. Villiersest là, couché. Dans un corps d'une 
maigreur effroyable, les yeux seuls vivent faible- 
ment. D'une^voix presque basse, il me dit quelques 
mots, et j'ai un remords de le laisser parler, tant 
le souffle lui est pénible. On dirait qu'il n'a plus 
de dents. 

Il veut guérir, mais il sait que demain sera peut- 
être son dernier jour. Sur un signe, je me penche 
vers lui, et il médit (comme je venais de lui parler 
du Meilleur Amour^ paru quelques jours avant 
ians le Fi ffaro) : 



l4 PROMENADES LITTKlUIliKS 

— « Un petit secret littéraire,., je n'avais pag 
écrit V air ^/a, mais Vair d'un élu... C'est bien 
différent... L'air élu, c'est niais... h' air d'un 
élu ! » 

Et il répète : 

— (( h' air d'un élu ...» 

Le geste de son bras et de sa main décharnée est 
encore significatif, 11 ajoute : 

— « Puis, il n'y avait ^diS sa chère YuaniCy mais 
sa chère et sainte femme,.. Ces deux corrections 
sottes sont de Marcade... C'est avec ces petits 
changements qu'on gâte des pages... ;> 

Pendant sa dernière maladie, M. G. . . Roden..., 
qui avait un article sur lui, l'article^ à passer au 
Figaro, venait deux fois par jour demander s'il 
était toujours en vie. 

Il lisait peu, dans les derniers temps n'ayant d'ail- 
leurs chez lui presque pas de livres, mais il profi- 
tait de tout hasard, de toute conversation, s' appro- 
priant toute réflexion heureuse et la pliant à l'esprit 
de Toeuvre qu'il avait en train. 

M. Mendès, un jour, le rencontre et lui eite^ le 
disant de Pascal, ce mot : « Telle est la vanité, l'in- 



UN CARNET DE NOtSS 



firmité de la raison de Thomme, qu'il ne saurait 
concevoir uii Dieu auquel il voulût ressembler. » 
Villiers plaça la citation hypothétique dans la bou- 
che de FArchidiacre, s'adressant à Sara, acte pre- 
mier d'Axel^ scène cinquième, avec ce commen- 
taire: « Redis-toi, pour ton salut, cette grande 

parole d'un philosophe chrétien : « » 

Aie donc charité pour ta raison d'un jour (i), » 

Entre temps, Mendès lui avoua qu'il s'était joué j 
que le mot, bien loin de Pascal, était de lui-même. 
Alors Villiers, dans la version définitive &Axël{2), 
arrangea ainsi le morceau: <' Redis-toi, pour ton 

salut, cet aveu trouble d'un rhéteur païen : « 

» Sache donc refréner l'orgueil de ta raison 

dérisoire. » Suivent dix-sept lignes ajoutées à la 
première version, et suggérées par la nouvelle 
attribution de cette citation douteuse. 

Villiers prétendait, cependant, lire assidûment 
Pascal. 

Je connus Villiers à la Bibliothèque Nationale, 
où j'étais alors attache au service public. Ily venait 
peu, car il lisait en son imagination plutôt que dans 

{i) La Jeune France^ novembre i885. 
(a) Quantin, 1890. 



l6 PROMENÀDBS LITTÉRAIRES 

les livres; mais, à moment-là, il désirait quelques 
notions précises sur la rie de Milton, pour ses Fil- 
les de Milton^ qu'il ne devait esquisser que plus 
tard et qu'il me fut donné de publier après sa 
mort. Assez nerveux, il attendait les livres requis 
et personne ne compatissait à son impatience, 
car son nom ne donnait aux bibliothécaires que 
la vague impression de syllabes historiques. Je 
pus venir à son secours, mais trop tard ; les 
livres entrevus, il les fit conserv^er pour le len- 
demain : il ne revint qu'après trois mois. 

Cette anecdote est peut-être caractéristique, au 
moins de sa manière de travailler. Il portait en sa 
tête des quantités infinies de projets; il récitait des 
livres entiers dont pas une ligne n'était écrite et ces 
récitations étaient toujours diverses, et il passait 
d'un projet à l'autre avec une merveilleuse sponta- 
néité. UEve future demeura des années sur le 
chantier : il eu existe des fragments manuscrits 
dont on peut espacer la composition sur dix ou 
douze ans; ce n'était qu'à force de réciter des bri- 
bes d'une œuvre, d'en noter des phrases, de courts 
chapitres, qu'il arrivait à voir clair, et encore, 
pour certaines œuvres^ comme Axëly il demeura 
' jusqu'au dernier moment, jusque sur son lit de 



UN CARNET DE NOTES I7 



mort, dans le doute, dans la douloureuse genèse 
d'un dénouement nouveau qui devait en modifier 
la signification. 

Malgré une vie troublée, et souvent jusqu'à Tan- 
goîsse, il travaillait courageusement, mais sa pen- 
sée l^emportait; au lieu d'écrire le drame, il regar- 
dait se mouvoir les personnages et quand il 
revenait à lui, les scènes vues s'en allaient. C'est 
pourquoi il aimait à penser tout haut; dites à mesure 
qu'il les voyait, les choses prenaient une extério- 
risation plus sensible et plus durable. Au reste, 
l'auditoire lui importait peu, pourvu qu'il eut un 
auditoire; en cela, il était pareil au poète vision- 
. naire Goleridge qui, pendant vingt ans, conféren- 
cia tous les soirs devant des amis, devant des 
inconnus et toujours avec une magnifique abon- 
dance et une stupéfiante profusion d'idées. 

M. Ribot classe Goleridge parmi les nàalades de 
la volonté, parmi ceux que trouble l'abondance de 
leurs propres idées, qui n'osent ou ne savent faire 
un choix dans cette foule toujours grossissante, et 
qui réalisent peu en comparaison de ce qu'ils ont 
pensé. Ce sont de singuliers et bien précieux mala- 
des! Mais, malade, lui aussi, comme Coleridge, 
Villiers réalisa des œuvres, sinon toute son œuvre 



l8 PROMENADES LITTERAIRES 

rêvée, et, après tout, ce qu'il a écrit suffit à nous 
consoler de ce qu'il n'eut pas le temps d'écrire. 
Seul, d'ailleurs, un méthodique crétin pourrait se 
vanter, vers sa centième année, d'avoir réalisé 
tous ses projets ; un être vraiment fécond ne réa- 
lise jamais que la millième partie de son rêve. Il 
voit la pyramide à construire et il dresse à peine 
quelques pierres les unes sur les autres ! 

Il y a cinq ans, en Finlande, se préparant à ce 
que les pays du Nord appellent le doctorat en phi- 
losophie, et nous le doctorat ès-Iettres, M. de Krœ- 
mer a pris pour sujet de thèse Villiers de Vlsle" 
Adam (t). Et celte thèse est un livre d'une valeur 
documentaire d'autant plus précieuse qu'il est le 
seul. C'est là qu'il faut chercher les dates exactes 
de la vie et des œuvres de Villiers. Malheureuse- 
ment, il est écrit en suédois; en attendant que l'au- 
teur nous donne l'édition française qu'il* prépare, 
il faut essayer de tirer parti de ce texte qui sera 
généralement trouvé mystérieux. 

Villiers a déjà eu un biographe, M. du Ponta- 

(i) Villiers de l'Isle-Adam. En literaturhistorisk siadie af 
Alexis von Kraemer. Akademisk Afhandling, Helsingfors, décem- 
bre 1900, in-80. 



UN CARNET DE NOTES I9 



vice de Heussey, mais son livre est si plein d'er- 
reurs et d'incohérences que M. de Krœmer n'a pu 
s'en servir qu'avec beaucoup de défiance et après 
avoir confronté son récit avec d'autres écrits moins 
suspects. Il a eu recours aussi, et c'était indispen- 
sable, aux souvenirs des amis de la jeunesse de 
Villiers. L'un d'eux, qui lui demeura fidèle jus- 
qu'après la mort, M. Charles Marras, a fourni sur 
Villiers plusieurs détails très curieux et inconnus. 
Ainsi Villiers aurait ^crit un drame en cinq actes, 
qui s'est 'perdu, les Prétendants. Il était même 
entré, pour le lui faire jouer, en pourparlers avec 
un M. d'Herssent, comme en témoigne un traité 
daté du x^'aotit 1876. C'est l'année suivante qu'il 
mtenta un procès aux auteurs de Perrinet Leclerc^ 
Anicet Bourgeois et Locroy, à Tresse, l'éditeur de 
la chose, et aux directeurs du Châtelet, Ritt et 
Larochelle (1). Anicet figure là pour mémoire. II 
était mort depuis cinq ou six ans; et son drame 
aussi, d'ailleurs ! Singulier procès ! Perrinet Leclerc 
date de 1882. La pièce est dédiée à M"® Georges-, 
laquelle, éminemment dodue, représentait la plus 
majestueuse des reines Ysabeau. 

(i) Dont le fils devait plus tard monter Axel avec tant de bonne 
volonté et de bon goût. 



PROMENADES LITTERAIRES 



Les grandes dates de la vie intellectuelle de 
Villiers sont, passés les débuts : 
1862 : his. 
i865 : Elën. 

1866 : Mçrffane. 

1867 : Claire Lenoir (devenu Tribulat Bonho- 
met) et V Intersigne. 

1870 : la Révolte. 

De là à 1880, c'est le désarroi, on ne sait quelle 
mort. En dix ans, il donne dix contes et une ré- 
cension du Candidat de Flaubert. Pendant les 
années 1871-72-73, c'est le silence absolu. 

1880 : le Nouveau Monde. 

i883 : les Contes cruels^ dont beaucoup étaient 
inédits et certainement récents. 

i885 : Akédyssérily cinq autres contes, et Axé'L 

1886 : r Eve future y dont il faut reporter, pour 
le commencement tout au moins, la composition à 
Tannée précédente, l'Evasion, plusieurs contes 
recueillis dans C Amour suprême. 

1887 : Quinze contes qui font partie des His- 
toires insolites, parues la même année, et de 7'ri- 
bulat Bonhomet, achevé sous la même date. 

1888 : les contes qui forment les Nouveaux 
Contes cruels. 



UN CARNET DE NOTES 



1889 : Deux contes et la mise au point à^Axëly 
qui paraissait l'année suivante . 

On voit donc que la période de grande fécon- 
dité de Villiers s'étend, tout à fait à la fin de sa 
vie, de 1880 à 1889 ; et Ton se prend à penser 
qu'il y a là un rapport certain entre la production 
de Técrivain et les moyens qu'il a de se produire. 
Cependant il serait possible que Villiers appartînt 
à la catégorie des esprits tardifs, et que la partie 
organisatrice de son génie ne se fût développée 
qu'à partir de l'âge de quarante ou quarante-deux 
ans. Il y a de sérieux motifs pour croire que la 
première conclusion est la meilleure. Celui qui, à 
vingt-neuf ans, a écrit Claire Lenoir^ n'était ni un 
tardif, ni un précoce ; plus tardif que Goethe, il 
est plus précoce que Flaubert ; il est donc dans la 
moyenne et, quoiqu'il s'agisse d'exception, dans 
la normale. Après cette admirable histoire, qui, 
naturellement, passa inaperçue, si les circonstances 
avaient été favorables, Villiers ne se serait pas 
arrêté. Mais l'époque était terrible. C'était l'hor- 
reur noire du Second Empire (1867), ténèbres qui, 
aggravées par la guerre, régnèrent encore long- 
temps après 1870. Jfilmais peut-être, si ce n'est 
pendant l'époque révolutionnaire, l'art n'avait été 



PROMBKÀDeS LITTÉRAIUBS 



si méprisé en France. Tout ce qui n'était pas boule- 
vardier paraissait insensé. L'esprit de ce moment 
eut son exaltation dans Froufrou ! La Révolte 
parut bien peu de chose à côté de cette bagatelle. 
Cependant Dumas, qui avait du sens, protégea la 
Révolte; cette justice lui est due, qu'il fut alors le 
seul boulevardier à ne point méjuger une pièce que 
Ton devait, trente ans plus tard, malgré sa conci- 
sion, comparer à Maison de Poupée^ dont elle est 
d'ailleurs le prototype. Il ne se trouva que vers 
i885 des esprits capables de comprendre Villiers. 

Les Contes cruels (i883) sont une date littéraire. 
De les avoir lus, des jeunes gens se sentirent trou- 
blés. Vers le même temps, on avait connu Sagesse 
et découvert Mallarmé. A Rebours acheva la mois- 
son, en fournissant le lien. Il y eut une nouvelle 
gerbe, qui se récolte encore tous les ans; il y eut 
une nouvelle littérature. En i885, Villiers est 
connu* et admiré ; des journaux importants et 
toutes les revues littéraires lui sont ouverts : voici 
r Eve future^ tous ses derniers contes, Axel. 

M. dû Kraemer ne parle qu'en passant dés pro- 
jets littéraires de Villiers. Ces projets n'étaient pas 
tous chimériques. Il annonçait comme en prépa- 
ration, au faux-titre du dernier livre qu'il publia 



X. 



UN CARNBT DB NOTES sS 

lai-même, les Nouveaux Contes cruels : Axel 
(paru) ; r Adoration des Mages; le Vieux' de la 
Montagne ; Chez les Passants (paru) ; Théâtre li- 
sible .'Catherine de Médicis^l' Evasion (paru); His- 
toire : Documents sur les règnes de Charles VI 
et Charles VII; Œuvres de métaphysique : l'Illu" 
sionnisme ; De la connaissance de F Utile ; VExé-^ 
gèse divine. Les manuscrits de Villiers ont été di- 
visés par le hasard en plusieurs lots. J^ai analysé 
celui 4ui a passé en mes mains et j'en ai tiré, outre 
divers fragments, un de ses plus beaux contes^ les 
Filles àe Milton. Dans les autres, il reste, je le 
sais, beaucoup d'inédit. Parmi les pages les plus 
curieuses, on m'a signalé le « carnet de Tribulat 
Bonhomet », le recueil des pensées de ce grand 
philosophe. Pourquoi tout cela demeure-t-il enfoui? 

Villiers semble avoir eu cette méthode de tra- 
vail 2 inscrire, en phrases cursiveSjune idée ; repren- 
dre les pages écrites et les transcrire jusqu'à ce 
que la forme, enfin, se dégageât. Mais souvent, il 
commence de copier un brouillon à main posée, et, 
arrivé à la vingtième ligne, l'imagination l'emporte 
vers une conception différente, au moins par les 
détails, des deux ou trois premières rédactions, 



24 FROMKNADES LITTERAIRES 

lesquelles, déjà, sont assez dissemblables. Ce n'é- 
tait évidemment qu'après avoir longtemps parlé 
un conte, par exemple, après Tavoir analysé, par 
de récriture, en toutes ses significations possibles, 
qu'il arrivait à s'en faire, pour lui-même, une idée 
claire. Les images et les symboles montaient, tels 
qu'une tumultueuse armée, à l'assaut de sa cervelle 
et dans l'effervescence de la mêlée, les assaillants, 
suivis d'éternels renforts, se massacraient les uns 
les autres. 

De plus riche organisation cérébrale, il n'y en 
eut guère. A quelque moment du jour ou de la 
nuit que l'on surprît Villiers, fût-il réveillé après 
deux ou trois brèves heures de sommeil, « le 
punch, instantanément, flambait » (ce mot carac- 
téristique est de Huysmans), et de quelle flamme | 
son œuvre n'en donne qu'un reflet. Que de nouvelles 
n'a-t-il pas racontées qu'il n'a Jamais, qu'il n'au- 
rait jamais écrites ! Ainsi, ce Vieux de la Monta- 
gne^ dont il entretint si souvent ses amis. 

De ce livret légendaire, souvent annoncé, quel- 
que écriture, pourtant, demeure, et — copiée sur 
deux feuillets chiffonnés — la voici : 



UN CARNET DE NOTES 25 



{Premier feuillet.) 

VIEUX DE LA MONTAGNE 

Etre toujours 5o/, parlant pour chacun sincèrement, comme 
à lui-même. 

Examen du Haschîschin, (du ?) avec le Bouffon et les 
femmes. 

Tristesse de Hassan ben Sabbah, escomptant l'espérance et 
la mort des autres pour une chose d*un jour et se le disant. 
— Constatant son métier, symbole des rois. 

La jeune fille cachée sous la neige par les pasteurs et^ 
ingrate, trouvant avec justice qu'ils sentent mauvais et sont 
grossiers, — une fois libre. 

Le roi du Haschisch sera celui dont l'armure sera revêtue, 
avec le rôl«^ par Hassan, lorsque la mort, après le don de 
rherbe sainte, sera venue. . . 

(Second feuillet,) 
LE VIEUX DE LA MONTAGNE 



ire scène. 



Oh ! la neige !... 
Mourir!... 



— Ho !... 

— Sont-elles ? 



(Le vent passe.) 



( 



20 PROMENADES LITTÉRAIRES 

— Sauve-moi !.., Oh !... 

— Adieu !... 

— Ho !... dans l'ombre !... dans les... 

— Une corde ! Ah ! le bois cède... vite... 

— Là... secours !... Ah !... A moi ! 

— En hautjlesyeux î... mes cordes tournent aux sapins!.. 



Je lui ai également entendu parler d'un livrequ'il 
n'eut pas le temps d'annoncer publiquement, et 
qui se serait appelé le Sermon sur la Montagne* 
Il cherchait à introniser dans cette étude des effets 
littéraires nouveaux. De ses paroles, il me reste la 
vision d'une route crépusculaire, où Jésus s'a- 
vance, lumineux dans la nuit venante... et les 
choses montrées, non par des descriptions directes, 
par la notation des entours. .. et rien de précisé- 
ment circonscrit... On voit que Jésus passe, com- 
ment ? — Par l'influence qui de lui s'émane... Et 
puis?. .. — Ah! il parlait bas, las, déjà étreint par 
la Mort... 

Un jour, déjà malade, et sur sa fin, au printemps 
de 1889, il me conta, en quelques traits, une nou- 
velle, dont voici le strict squelette : 

« Le Mirage, — En Afrique. Les sables, et, 
sans doute, les rivages de la mer Rouge. Un chef 



UN CARNET DE NOTES ^7 



de parti arabe, contre les Anglais. Il connaît admi- 
rablement le mécanisme des mirages, et, en fuyant 
les envahisseurs, ordonne sa fuite pour que, réver- 
bérée par les sables, l'image de sa propre armée, 
cachée sous les dunes, se dresse imaginaire et crue 
réelle, à bonne distance. Les Anglais s'avancent; 
les Arabes attendent; les Anglais tirent, les Arabes 
tombent; les Anglais se ruent à la curée : tout a 
disparu. Et pendant des jours et pendant des lieues 
de pays, la même duperie raille l'ennemi effrayé 
d'un incompréhensible sortilège et se demandant 
comment, si rapides que soient leurs chevaux, les 
Arabes peuvent si instantanément disparaître, -^ 
en enlevant leurs morts! Cette lutte contre des fan- 
tômes épuise les Anglais, qui vont toujours, impru- 
dents et entêtés, enfin sont cernés par les cavaliers, 
grâce à un suprême stratagème, et massacrés, — 
sans avoir compris, mais dans les yeux la vague 
horfeur d'une épouvantable et démoniaque ironie. » 

Les premiers vers imprimés de Villiers de Tlsle- 
Adam ne sont pas, ainsi qu'il est admis, le recueil 
typographie à Lyon par Scheuring, — mais bien la 
plaquette (trois fois plus que rare) dont voici le 
titre : 



28 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Deux Essais de Poésie^ par le comte Villiers de 
risle-Adam ; Paris j imp. de L. Tinterlin et C^e , 
rue Neuve-deS'BonS'EnfantSj i858^ in-S^ de i6 
pages. 

Deux essais : Tun, le second, Zai'ra, fut repro- 
duit dans les Premières Poésies^ avec, vers la fin, 
quelques corrections. L'autre, dédaigné à tout 
jamais par le poète, le méritait. C'est, précédée 
d'une notice indiquant que les calomnies anglaises 
ont indigné son patriotisme, une ode, bizarrement 
intitulée : Ballade. Çà et là, des vers d'une assez 
énergique éloquence, des vers d'un Tyrtée, vrai- 
ment supérieur — dans cet emploi déprécié — à 
ceux qui en ont reçu patente, et aussi de curieuses 
expressions, comme : les cris des canons tout en- 
rhumés de rouille. Parlant aux Anglais, il dit du 
drapeau : 

Fouillez ses nobles plis pour y trouver des taches, 
Vous n'y trouverez que des trous ! — 

Si Napoléon allait se lever « de son grand lit de 
pierre », si avec lui les vieilles légions... 

... Puis, que leurs canons verts, 

Dans Tombre illuminés d'une joie effroyable, 

Hurlassent, haletants, leur salve formidable. 



UN CARNET DE NOTES 2g 



Leur cri tout enrhumé de rouille et seul capable 
D'ébranler les échos tonnants de Funivers 1 — 

Finalement, des considérations sur la fragilité 
d'un trône : 

Sapin couvert d'hermines blanches, 
Il a spectre et lauriers pour branches ! . .. 
Il est formé de quatre planches, 
Absolument comme un cercueil. 

Une autre trouvaille; c'est une brochure scienti- 
fique de 4 pages in-4°5 lithographiée (Paris, lith. 
Michel, passage du Caire, iSBg) : 

Nouvelle Application de la vapeur à la navi- 
galion. Signé : Philippe^Auguste Villiers, comte 
de risle-Adam. 

La signature semble, supplément d'authenticité, 
reproduire l'écriture même de Villiers, sa claire 
écriture posée, mais c^est une illusion, La brochure 
est de son père. 

Il s'agit d'un système de propulseurs destinés à 
remplacer, avec bien moins et même pas du tout 
de déperdition de forces, Thélice. Faute de notions 
scientifiques suffisantes, sans doute, cela m'a paru 
obscur : 'la langue en est très rigoureuse, dénote 
de réelles études techniques. 

3. 



3o PROMENADES LITTÉllAmES 

UEve future^ travail terrible et dont Villiers 
parlait comme d'une descente aux enfers. Chaque 
fois qu'il se mettait à la page interrompue, c'était, 
pour recréer l'atmosphère si spéciale, un effort sur- 
humain de volonté, et de mémoire, et de logique, 
pour renouer sans cesse les uns aux autres les fils 
du surnaturel et de la science positive. Il voulait, 
en effet, donner l'illusion de l'exactitude et se pré- 
occupait — on en a la preuve dans une préface 
inédite — du jugement des électriciens eux-mêmes; 
mais pour l'allégement de son volume, il s'abstint 
de tout chiffre, de toute notation chimique. 

L'affabulation fut également très laborieuse. 
L'œuvre passa par plusieurs titres. Ils se succèdent 
ainsi sur les divers manuscrits : i^ V Andréide pa- 
radoxale d' Edison; '^^ T Eve nouvelle ; Z^ l'Eve 
future. — De même, les noms des personna- 
ges subissent des variations : Alicia Clary s'ap- 
pelle d'abord Evelyn Habal, puis Miss Hadaly, 
deux noms réservés, finalement, l'un pour la 
Femme qui sert de prétexte à la création de l'An- 
dréide, l'autre à Andréide elle-même; lord Ewald 
apparaît sous les dénominations de : lord Lyonel, 



UN CARNET DE NOTES 3l 



lord Lyonnel, lord Angel, lord Angel**, lord 
Edward. 

DdLnsl*Eoefature,Yï\liers ne raille pas la science; 
il la nie encore moins. Mais au lieu d'accepter 
comme des merveilles les progrès physiques de la 
science appliquée, il en montre la vanité en en mon- 
trant les bornes. Il dépasse exprès, et de tout un 
infini, le possible de la science, sans pourtant vio- 
ler les vraisemblances de demain. A ce propos, 
M. Huysmans avait trouvé un dénouement bien 
meilleur que celui de Villiers, et qui concluait à la 
suprématie éternelle de la vie, à la supériorité de la 
chair brute sur la machine la plus « intelligente » : 
Lord Ewald regagne TEcosse avec son andréide, 
vit avec elle, se grise d'artificiel; mais un soir il 
aperçoit la jambe nue d'une fille de ferme, et il 
veut cette fille, et il brise sa mécanique. 

Villiers a dû figurer sur les premières listes de 
l'Académie Concourt. Un soir du printemps 1889, 
comme nous avions dîné ensemble, il me quitta 
vers dix heures^ ayant rendez-vous au Figaro 
avec Edmond de Concourt, qui ne le connaissait 
pas encore. 



32 PROMENADES UTTÉRAIRSS 

Dans les années qui suivirent la guerre de 1870, 
Villiers mena une vie très misérable. Il est à peu 
près certain qu'il fut moniteur de boxe dans un 
gymnase. 11 me fit un jour une allusion précise à 
cela, en me parlant de sa santé. Des coups de 
poing reçus dans la poitrine et Testomac, il gardait 
une triste impression, et des traces. 

Sa liaison tant critiquée^ affirmée par le mariage, 
la veille de sa mort, lui avait au moins donné un 
domicile fixe, un intérieur, médiocre, mais sûr. Il 
ne perdait plus ses manuscrits, comme le tome II 
d'/sisy oublié dans une chambre d'hôtel. Mais, 
après sa mort, quel pillage ! Que d'amis empor- 
tèrent, en souvenir, des pages de son écriture ! 



[ 



LA a DERNIÈRE MODE » DE STÉPHANE 
MALLARMÉ 



« La Dernière Mode^ gazette du monde et de la 
famille. Directeur : Marasquin. » Huit pages de 
format petit in-folio, enchâssées dans une couver- 
ture bleu pâle (que le temps a douée de la <c grâce 
des choses fanées »), tachetée, çà et là, de vignettes 
dessinées par Morin et paraissant, après quinze ans, 
un peu archaïques. 

La première livraison est datée du 6 septembre 
1874. Comme les suivantes, elle s'orne de figurines, 
les unes noires, les autres coloriées, de patrons, et 
plus tard, le directeur, annonçant la prochaine sur- 
prise de musiques nouvelles et choisies, et faisant 
allusion à l'espace de quinze jours et plus qui sépare 
chaque fascicule, ajoute : « La livraison, défraîchie 
quant à l'intérêt du moins, reste encore longtemps 
sur la table du salon : or, qu'elle demeure au 



34 PROMENADES LITTERAIRES 

piano. Un morceau de musique... A sa faveur la 
livraison affronte même Toubli. » 

(( Or, qu'elle demeure au piano! » A qui n'aurait 
écouté que distraitement l'injonction, il semble 
qu'un geste deviné, bref et concluant, la signifie à 
nouveau. Un pareil mouvement accompagne le « je 
le maintiens » de la Prose {pour des Esseintes) : 

Nous promenions notre visage 
(Nous fûmes deux, je le maintiens)... 

C'était une curieuse gag^eure contre la platitude; 
elle fut gagnée : qui recommencera? 

Du titre à la signature du gérant, les annonces 
comprises, et les analyses de toilettes, et les menus, 
et les recettes, et tout, la Dernière Mode était 
entièrement rédigée par M. Stéphane Mallarmé, 
hormis quelques collaborations littéraires. Car si J 
on lit, sous des vers, sous des nouvelles, les noms I 

de Banville, Coppée, Sully-Prudhomme, Cladel, 
Mendès, Daudet, Mérat, Valade, il est avéré que 
toute la partie technique et fondamentale aurait 
pu être signée par l'auteur de V Après-midi d'un 
Faune^ et il y a dans ces pages perdues (perdues, 
on put le croire) de vrais et charmants poèmes en 
prose. C'est, sur la femme, sur les chiffons, les plus 



a LA DERNIÈRE MODE )) DE STEPHANE MALLARMÉ 35 

précises et curieuses notes écrites de notre temps 
et d'une valeur professionnelle surprenante. 

Tel, ce programme de robe : « Toilette de dîner 
(en cachemire, je l'ai vue rose, comme vous pouvez 
la voir bleue) : le tablier de la première jupe est 
garni de maint bouillon horizontal, froncé à deux 
fils avec têtes étroites de chaque côté... » 

Maint est un mot court et plein aimé du poète. 
Suite de la strophe précitée : 

Sur maints charmes de paysage, 
O sœur^ y comparant les tiens... 

«... Celles-ci lisérées de satin et reposant elles- 
mêmes sur un bouillon. La traîne est ornée de 
sept petits volants plissés. Huit écharpes garnies, 
chacune, d'un entre-deux de gaze blanche brodée 
avec de la soie plate, se placent en tunique et se 
nouent sur la traîne, mais en haut. Corsage à bas- 
ques rondes lacé derrière (il a donné leur nom aux 
robes-corselets) et entouré aussi d'une garniture de 
gaze. Fraise en tulle illusion avec col en cachemire 
doublé de satin et manches bouillonnées avec pare- 
ment. 

« A celles d'entre vous, Mesdames, qui la pre- 
mière portera cette toilette, l'honneur de l'appeler, 



36 PROMENADES LITTÉRAIRES 

car un joli usage, datant de quelques jours, veut 
qu'une robe se nomme de la femme qui, par son 
port, charme et distinction, lui a, dans le monde, 
acquis la célébrité et le prestige I » 

Début de la « Robe bleu-rêve » : « On n'a qu'à 
le vouloir, pour se figurer une longue jupe à traîne 
de reps de soie, du bleu le plus idéal, ce bleu si 
pâle, à reflets d'opale, qui enguirlande quelquefois 
les nuages argentés... » 

Est-ce que d'aussi agréable prose a souvent 
traîné dans les laboratoires des « Robes et man- 
teaux »? 

La question du « tablier », alors en sa vogue, 
l'intéressa. Tantôt il est simple et destiné aux toi- 
lettes d'intérieur. « Tantôt il est resplendissant, 
fabuleux, superbe : on le surcharge alors de fleurs 
brodées avec des couleurs éclatantes, ou de nœuds 
et d'applications de velours; on le passemente de 
perlures. Toutefois elles sont, ces perlures, autre 
chose, depuis quelques soirs, que les jais noirs ou 
que l'acier bleu et blanc... Un jais," oui, mais splen- 
dide comme toutes les pierres précieuses de la terre 
assemblées, chatoyant, pâlissant, un peu parure de 
reine de Saba... » 
Il se plait eu ces analyses. C'est une tâche, mais 



(C LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARME 87 

un plaisir aussi, et très subtil, d'évoquer avec des 
entrelacs de mots telles toilettes <( aussi fugitives 
que nos pensées ». Fort bien sait-il que ses abon- 
nées, ses (( chères abonnées », ses « tr^s vraies 
chères abonnées » les parcourront distraites et s'en 
tiendront, pour la plupart, aux rangaînes de leur 
faiseuse! Cela se passe ainsi certainement, pour les 
chapeaux, et sur ce chapitre il s'abstient, donnant 
le motif de sa réticence : « Les robes, très bien : il 
convient qu'un courrier de la mode les décrive jus- 
qu'à la trame. Tout le monde, de la couturière à la 
femme de chambre adroite, peut, nos descriptions 
lues, tailler presque un corsage, une tunique, une 
jupe, un tablier. Le chapeau, c'est bien autre chose! 
Voilà du velours et de la soie, voilà du feutre ou 
une forme (qui n'est souvent que l'absence même 
de forme) et je puis vous parler une heure : faites 
de tout cela quelque chose, même avec des fleurs, 
des plumes et mes paroles. Inévitablement, sauf 
une imagination très spéciale, chacune de vous, 
lectrices, prend le chemin de la modiste en re- 
nom. » 

Les simples annonces de la couverture ne sont 
pas insérées dans la Dernière Mode selon leur 
banalité courante, si dénuée même d'ingéniosité. 

4 



38 PROMENADES LITTERAIRES 

é 

Recevant des « Prière d'insérer » émanées des 
Compagnies de chemin de fer, M. Mallarmé, intré- 
pide jusqu'à l'impossible, les traduit en français, ou 
plutôt, en établit l'exégèse. Pourquoi, par exemple, 
au i8 octobre des annonces de trains, alors que 
vient de se clore l'ère annuelle des voyages ?> Sans 
doute la chasse, et la réclame prend sa place sous 
cette forme : 

« Annonces... III. Les Gares. — ... Voyager, 
mot prestigieux hier encore, et dont aujourd'hui 
on semble chercher la signification lointaine et per- 
due. Que d'exceptions, toutefois ! A la fin d'octobre, 
dans la Normandie qui appartient à la ligne de 
l'Ouest, ainsi que la Bretagne, dans les Ardennes, 
à celle de l'Est, on chasse à tir et Ton va chasser à 
courre. . . » 

Plus ingénieuses encore et rédigées avec une plus 
ironique préciosité les annonces de spectacles. 
Comparez avec les naïfs « Echos » du journal quo- 
tidien : 

(( Les Théâtres. — Matinées littéraires, partout, 
à la Porte-Saint-Martin^ à la Gaieté (on parle même 
de l'Ambigu et de la Renaissance) : et là, comme 
ici, des troupes habiles, réunies la veille, et des 
conférenciers éloquents dans la minute. » 



a L.A DKANIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARMÉ Sq 

Traduction d'une affiche des Folies Bergères 
(déjà perce le futur et momentané critique dra- 
matique de la Revue Indépendante y pour qui le 
verbe, sur les planches, vient sottement obscurcir 
les symboles du geste). « Folies-Bergères : Tout : 
les oiseaux, le tatoué, Lira et Némia, les tziganes, 
et le caniche gymnaste ; que dis-je ! une opérette, 
un équilibriste ; les éléments d'une pièce en cinq 
actes, mais, ô joie! restés à Tétat d'éléments! » 

Il ne dédaigne pas de mettre la main aux menus, 
recommande des cigares qui se dénomment : « Rega- 
lia^Limona-Principe-de^Galles » et des cigarettes, 
<( Petits canons roses au dubèque aromatique >^^ 
D'étranges recettes suivent. C'est la fantastique 
analyse du Gombofévis, effroyable mélange de jam- 
bon, poulet, crevettes, homard, crabes, huîtres, 
tomates, citron, riz, piment, etc. C'est le créole 
Moulongtaniy dont, vers Noël, il révèle le secret, 
afin d'ajouter à l'antique solennité familière du 
réveillon « quelque chose comme d'étranger et de 
moderne ». 

On retrouve M . Mallarmé jusqu'en cette phar- 
macie : 

« Sirop pour guérir le rhume. — Si vous vou- 
lez, Madame, dont la toux est légère ou très forte. 



4o PROltfËNÂDES LITTÉRAIRES 

ne pas troubler par ses accès la fête qui se donne 
dans trois jaurs, ou n'inquiéter pas à la maison 
votre entourage familier, prenez : Mousse de Corse 
(lichen gélatineux), lichen d'Islande, racines et fleurs 
de guimauve, lierre terrestre, capillaire, coquelicots 
(au total, chez Therboriste, la valeur de dix sous); H 
jetez dans une bouilloire et versez beaucoup d'eau, 
faites bouillir et réduire, ajoutez un bon quart de 
sucre, et faites encore réduire, le temps que cela 
passe |d'un état gélatineux à un état sirupeux... » 

C'est ensuite un onguent contre les engelures, 
spirituellement enseigné, puis cette conclusion : 
« Voyageur, je notai (écrites alors, qui sait? et 
publiées, maintenant, à coup sûr pour la première 
fois) ces deux traditions populaires de pays humide, 
la Hollande, froid, la Norwège... » 

Cette brusque fin de phrase n'est- elle pas comme 
une signature? Ainsi, en d'autre prose: 

« Voici, sans attenter à son intégrité, tiens, une 
monnaie. » Et en des vers : 

Fantôme qu'à ce lieu sod pur éclat assigne 
11 s'immobilise au songe froid de mépris 
Que vêt parmi Texil inutile le cygne. 

« Ordonnance, celle-ci et celle-là, de bonne femme ? 
Certes ; et que la digne personne qui me les dicta. 



r 

r 



« LA DBRNIERE MODE )) DE STEPHANE MALLARMÉ 4^ 

expérimentées depuis des âges dans sa famille, 
aimerait à voir nommer ainsi, n'était un sentiment 
de respectueux souvenir qui m'impose de les signer 
à cause d'elle: une aïeule. » 

En ces conseils sur les fleurs, inutiles, « Une 
corbeille de jardin au mois d'août »,le poète échappe 
entièrement à la formule : 

«... Une vraie corbeille de plein été sera celle 
qui tirera de la nature même de ses plantes l'aspect 
poudreux, vaincu et pâli par la chaleur que doit 
avoir toute chose à cet instant. 

(( Tel ce que revêt la première plate-bande à droite, 
à qui entre au parc (de la Muette) par l'avenue de 
la Reine-Hortense. 

« La lassitude entière de l'heure est exprimée par 
la Centaurea candidissimay feuillage pâle et mat, 
presque blanchi de poussière, et négligemment le 
même sur ses deux faces chiffonnées. Tout l'effet 
de la corbeille se passe entre cette plante et une 
autre, VObelia Erinens, qui, sèche et délicate, elle, 
avec ses fleurettes d'un bleu dur, va, par des inters- 
tices, de la bordure ovale se perdre vers le sommet 
du tertre. Ton principal: terne ; le raviver mainte- 
nant, quelques taches, brusquement et simplement 
rouges et de feu, sont nécessaires : voici le Pelar- 



42 PROMENADES LITTERAIRES 

gonium Diogène (rouge), dont les cinq pétales, 
consumés et un peu défaits, font aussi place à la 
feuille du Coleus beauté de Vilemore^ vineuse et 
verte, et comme atteinte déjà par Tautomne. Tout 
cela jeté sans un dessin précis rencontre une har- 
monie qui se fait toute seule et brave, habilement 
parée de leur teinte, les midis et les après-midis 
d'août. . . » 

Les Chroniques^ uniformément signées « Ix », 
donnent un Mallarmé tout à fait à l'aise, et qui ne 
s'impose nul déguisement quecelui de la signature. 
Qu'il parle de la littérature, ou du théâtre, ou des 
riens actuels, c'est toujours avec ce perpétuel inat- 
tendu donnant à son style la valeur d'un paysage 
d'octobre que des nuages, courant en haut de 
minute en minute, modalisent. 

Pour faire connaître une réimpression d'André 
Chénier : 

(( Comme ce fut l'adorable usage de certaines 
personnes très riches d'attacher, autour de leurs 
bras, à la faveur d'une monture du xix' siècle et 
d'y mêler aux pierres précieuses quelques rangées 
admirables de médailles antiques ou de camées, 
c'est de même qu'on a de tout temps laissé, auprès 
des morceaux absolus et définitifs d'André Chénier, 



ce LA DERNIÈRE MODE )> DE STEPHANE MALLARME ^Z 

des vers inachevés^ frustes pa^rfois, divins toujours, 
accusant le profil d^une idée naissante. » 

Et à propos d'un livre de vers intitulé le Hu' 
rem : 

«... Par une loi supérieure à celle qui, chez les 
peuples barbares, enferme véritablement la femme 
entre des murs de cèdre ou de porcelaine, le poêle 
(dont Tautoritéen matière de vision n'est pas moin- 
dre que celle d'un prince absolu) dispose avec la 
pensée seule de toutes les dames terrestres. Jaune 
ou blanche ou cuivrée, leur grâce est soudain 
requise par lui, quand il se met à l'œuvre; elle 
vient former les flottantes figures animant les li- 
vres... Secret, ô mes aimables lectrices, maintenant 
divulgué, de ces heures vides tout à coup et sans 
cause, et de ces quasi absences de vous-mêmes, 
auxquelles vous succombez quelquefois : unrimeur 
quelque part songe à vous ou à votre genre de 
beauté. » 

Couple^ adieu, je vais voir Tombre que tu devins. 

Un des derniers fascicules de la Dernière Mode 
contient^ sous le titre général de « Figures d'al- 
bum », la traduction de la Mariana de Tennyson. 
C'est le seul travail ouvertement avoué et signé : 



44 PROMENADES LITTERAIRES 

Stéphane Mallarmé : poème charmant et où non 
plus qu'Edgar Poe, si bien revêtu de français par 
les mêmesetsubtilesmains,rermitedcrîlede Wight 
n'est ni trahi, ni affadi, comme c'est Tusage. Der- 
nière strophe (i) : 

« Le moineau pépiait sur le toit, le lent tic-tac de 
rhorloge et le bruit qu'au vent faisait le peuplier, 
confondait tous ses sens: mais, le plus ? elle mau- 
dit Theure où le rayon du soleil gisait au travers 
de la chambre, quand le jour percha vers son bos- 
quet occidental. Alors elledit: « Je suis très morne, 
il ne (( viendra pas )),dit-elle; elle pleure : «Je suis 
très lasse, oh I Dieu ! » 

Si plein de surprises, ce journal unique doit être 
lu jusqu'en ses rubriques en apparence les moins 
tentantes. Des «Conseils sur l'éducation», imprimés 
sur la couverture, renferment cette jolie page : 

« Outre les livres faits pour être avant tout des 
livres, il y a des volumes composés de lignes sou- 
vent parfaites que l'inspiration dissémine au long 
d'une existence : l'existence brisée, les lignes sur- 
vivent recueillies par une pieuse sympathie. Tels 
le Journal, pensées et correspondances de Joséphine 

(i) Le poème entier, revu par M. Mallarmé, a été réimprimé dans 
un des premiers fascicules du Mercure de France (juin 1890). 



V 

V 



« LA DERNIERS MODK » DE STÉPHJ^NE MALLARMÉ l\^ 

Sazerac de Liniague, morte en 1878. Cette âme, 
qui m'apparaît très supérieure encore aux brefs 
fragments laissés par écrit de sa pensée, revient 
toutefois presque entière aux yeux de quiconque 
les lit attentivement^ non moins dans les blancs 
divisant le texte que 'dans le texte lui-même, . ., 
Excellente lecture que celle de ce recueil pendant 
les années qui suivent la première communion... » 

Telles sont les ultima verba — en cette occur- 
rence — de ^écrivain ingénieux et parfait entre 
tous. La Dernière Mode, hélas! tombe aux mains 
d'une femme qui en a fait la banale revue his- 
toriée de sottises dont il n'y a que trop d'échan- 
tillons. Ils avaient du moins, au cours de leur 
brève existence, ces fascicules bleu-rêve^ prouvé 
qu'armé de style on peut imprimer sa grifle,même 
à une recette d'officine, même à la description 
technique d'une robe, même à la rédaction d'une 
réclame ou d'une annonce. 

Recevoir une telle gazette et à mesure la lire, au 

jour de sa date, joie que j'envie à ceux qui, en 

1874, s'y délectèrent; mais toute la saveur ne s'est 

pas évaporée, et la valeur littéraire demeure intacte. 

Quand la Dernière Mode lui échappa, Mallarmé 
fut très afiecté. Il se croyait peut-être sur le che- 

4. 



46 PROMENADES LITTERAIRES 



min de la fortune, qu'il rêva parfois d'atteindre 
avec une ingéniosité naïve. Une lettre qui fait partie 
des papiers d'Albert Mérat, à la Bibliothèque Na- 
tionale, témoigne du désarroi où le jeta la faillite 
de son rêve. Il écrit, le 29 janvier 1876 : « Mon 
cher Mérat... 

((J'ai été volé de toute la besogne faite par moi 
au Journal de Modes où vous aviez été assez char- 
mant pour me permettre de vous reproduire. 

« Je ne sais au juste entre les mains de qui va 
tomber cette feuille, mais tout me fait croire qu'elle 
va servir à de vagues chantages, à des mariages 
et à d'autres combinaisons. 

« Refusez donc à tout prix votre collaboration, 
gratuite du reste, si une personne inconnue vous 
demandait la faveur personnelle que vous m'avez 
faite : dépositaire de noms d'amis, j'ai naturelle- 
ment, lors de la cession du journal, interdit qu'on 
s'en servît sans moi et je vous prémunis contre 
toute entreprise mauvaise. Toutefois une ligne de 
réponse de vous me donnerait quelque force, en 
supposant qu'on veuille passer outre mes précau- 
tions. 

(( Au revoir, cher ami; passez ce mot, qui n'est du 



« LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARME 4? 



reste qu'une circulaire, à Valade, afin de me dis- 
penser de le recopier à son intention... 
« Au premier jour et bien à vous, 

c( Stéphane Mallarmé. » 

Ses relations avec Mérat étaient très anciennes. 
Les mêmes papiers nous en donnent la preuve. 
C'est sortir bien illogiquement du sujet, mais la 
lettre est si jolie! Voici, ayant reçu les Chimères^ 
ce qu'il écrivait à Albert Mérat, le 6 mai 1866, de 
Tournon-sur-Rhône. Le papier est élégamment 
estampé de son nom en lettres rouges, et l'encre est 
bleue. 

«... J'ai, avant de vous parler de votre beau 
volume, à vous remercier deux fois. D'abord com- 
ment avez-vous pu vous souvenir d'un absent ?Nous 
nous étions si peu rencontrés, assez, certes, pour 
que s'éveillât ma sympathie (que mon isolement 
et les rares heures où je vois ceux parmi lesquels 
je devrais être forcent à être pénétrante) mais la 
vôtre? à vous qui voyez passer tant de vivants et 
de fantômes? 

« Ma rêverie avait été consumée par la lampe des 
nuits d'hiver, quand je reçus vos vers; et une pro- 
menade n'aurait pu restaurer aux objets entrevus 



48 , PROMENADES, LITTÉRAIRES 

leur réel ni poétique aspect. Le priniemps, der- 
rière ces carreaux, me semblait à des millions de 
lieues. La lecture heureuse de votre livre m'a rapa- 
trié avec ce ciel lointain, je commence à sentir 
encore les parfums, et saurai me remettre au tra- 
vail avant quelques jours. 

« Voilà mon double remerciement. — Permettez- 
moi maintenant de vous dire comme ces Chimères 
m'ont ravi. Cette poésie me donne Timpression 
d'un treillis délicat et net tendu sur unazur connu, 
et que j'aime; ce qui n'explut pas de longues fleurs 
sortant de l'enlacement avec grâce, et apportant du 
caprice à ces contours et à ce ciel. 

« Ce ciel, peut-être, sera plus créé un jour. Vous 
me pardonnez ce léger désir, que je n'écris que 
parce que je sais qu'il est tout en votre pouvoir. 
Un autre encore, il y a des passages où je préfére- 
rais un beau vers à une belle strophe... » 

On ferait un bien jpli petit volume avec les 
pages élégantes de la Dernière mode : on en ferait 
un très beau avec la correspondance de Stéphane 
Mallarmé. Qui nous donnera cette joie? 



^ 



-r"! 



M. DE HEREDIA 
ET LES POÈTES PARNASSIENS 



La première livraison du Parnasse contempo' 
rain, recueil de vers nouveaux, contient des poèmes 
de Théophile Gautier, de Théodore de Banville et 
de José-Maria de Heredia. C'était le samedi 3 mars 
1866, date intéressante pour l'histoire de la poésie 
française. Ces trois noms, que beaucoup d'autres 
allaient suivre, représentaient les trois stades de 
Fart du vers, depuis Victor Hug'O et aussi trois 
générations de poètes. Gautier était né en 181 1; 
Banville, en 1828; Heredia, en 1842. 

Des cinq sonnets qui révélaient le nom d'un poète 
nouveau, d'un poète de vingt-quatre ans, trois 
ont été recueillis dans les Trophées, l'un pres- 
que sans modifications, les deux autres refaits, et 
on dirait gâtés, si M. de Heredia avait jamais pu, 
en le corrigeant, gâter un poème. Les corrections 
indiquent, cependant, que le poète était alors beau- 



50 PROMENADES LITTERAIRES 

coup moins soumis aux règles sévères du genre 
parnassien qu'il ne devait le devenir plus tard ; 
mais il possédait déjà cette perfection matérielle 
qui est le signe sensible de son talent sonore. 

Les deux sonnets négligés renferment des allu- 
sions politiques, Tun à la tyrannie impériale en 
France, Tautre à la tyrannie autrichienne en Italie. 
En devenant un vrai parnassien, un impassible, M.de 
Heredia eut honte de ces faibles mouvements de 
sensibilité. On comprend moins bien pourquoi il a 
modifié ce beau vers qui se lisait dans la première 
version de la Conque : 

En toi pleure à jamais la voix sombre des mers, 
et pourquoi il lui a drfnné cette forme banale : 

En toi gémit toujours la grande voix des mers. 

Les corrections sont un piège où se laissent pren- 
drent les amoureux de la forme : ils s'imaginent 
que la beauté d'un poème sera améliorée par quel- 
ques changements de mots. C'est quelquefois vrai, 
et plus souvent cela n'est pas vrai. Voltaire a dé- 
daigné l'un des rares très bons vers qu'il ait trou- 
vés : il figure dans les variantes à'Alzire. 

On devrait se dire aussi que ce qui est fait est fait. 



M. DE KEREDIA ET LES POETES PARNASSIENS "Si 



Plutôt que de remanier sans cesse, il faut meltre 
la main à une œuvre nouvelle. Les peintres appel- 
lent les corrections des repentirs; en art, il n^est 
pas toujours bon se repentir et il vaut toujours 
mieux oublier. Je pense que le jour où on fera une 
édition critique des Trophées^ où Ton compa- 
rera les premières et les dernières versions de 
ces sonnets implacablement beaux^ on regrettera 
presque autant les corrections heureuses que les 
corrections maladroites. Verlaine nous a appris 
à aimer une certaine gaucherie et surtout un cer- 
tain inachevé. Mais il n'était pas besoin de Ver- 
laine : les productions de la nature sont là pour 
nous enseigner que la beauté a toujours un carac- 
tère particulier. Labeautéest un excès. Ilnefautpas 
la confondre avec laperfection,qui est une moyenne. 
Ce n'est que par soumission que nous feignons 
d'admirer les têtes impensantes de la statuaire 
grecque, aussi mornes dans leur perfection que les 
figures byzantines dans leur archaïsme, et qui ne 
sont, en somme, que des problèmes de géométrie 
résolus en marbre. Il n'est personne, parmi les 
esprits un peu dégagés du pédantisme de l'école, 
qui ne leur préfère les têtes de Donatello et toutes 
ces faces réelles et vivantes qu'ont multipliées les 



52 PROMENADES LITTERAIRES 

sculpteurs d^avant la superstition de la Renaissance. 
Les nymphes de Jean Goujon, qui ont les jambes 
trop longues, voilà la beauté dans Timperfection. 
Raccourcissez-les, ces jambes, et la beauté sera 
devenue un modèle académique, ce qui est assez 
différent. 

Les parnassiens se flattaient qu'entre leurs mains 
le vers français avait fait de très grands progrès ; 
mais ils croyaient aussi qu'il lui restait encore bien 
des mérites à conquérir. « Grâce à nous, disait 
M. Catulle Mendès, dans sa Légende du Parnasse 
contemporain^ qui avons définitivement vaincu les 
élégiaques et les débraillés, ennemis du rythme et 
de la langue, les pleurards imbéciles et les cyniques 
rieurs, enfants dégénérés du grand Lamartine et de 
l'admirable Musset, grâce à nous, qui avons pro- 
clamé et démontré la nécessité de ne pas compter ^ 
sur l'inspiration seule, de l'exalter par le travail et 
de l'épurer par la soumission aux règles sacrées, 
grâce à nous les poètes nouveaux pourront se déve- 
lopper sans entraves. Nous avons préparé la beso- 
gne, ils l'achèveront... » Les poètes nouveaux sont 
venus : ils n'ont pas achevé la tapisserie, ils l'ont 
défaite. Horreur! c'est du sein même du Parnasse, 
de parmi les adorateurs chevelus de la rime riche 



M. DE HEHEDIA ET LBS POETES PARNASSIENS 53 

qu'est sorti Timpertinent qui devait appeler la 
rime, « ce bijou d'un sou » ! 

Le Parnasse était une réaction naturelle et utile 
contre le romantisme sentimental, et son véritable 
initiateur avait été un romantique à demi-corrigé, 
Théophile Gautier lui-même. Il avait encouragé 
Théodore de Banville qui, dès 1842, avait donné 
ses Cariatides : lui-même réunit bientôt en un petit 
volume ses Emaux et Camées (1862); enfin paru- 
rent, en i853, les Poèmes antiques de Leconte 
de Lisle. Le romantisme sentimental était mort; le 
Parnasse allait naître,qui est un romantisme froid, 
impersonnel et hautain, surtout quand ses poètes 
sont Leconte de Lisle et M. de Heredia, son disci- 
ple. Ce mouvement nous délivra très heureusement 
des lacs poétiques aux flots harmonieux, des jeunes 
filles pâles au regard fatal, des jeunes hommes 
larmoyants, des faux désespérés dans le genre de 
celui qui exhale, dans la Nuit d'Octobre^ des plain- 
tes si naïves. On représente quelquefois, à la Comé- 
die-Française, ce dialogue chimérique où plane 
Tombre surannée de George Sand : c'est une poésie 
de décadence, et plus, de décrépitude, qu'on ne 
peut plus entendre sans malaise. Riçn n'est plus 
choquant que ces pleurs et ces confidences publi- 



54 PROMENADES LITTÉRAIRE^ 

ques. Il faut aller entendre réciter cela pour com- 
prendre la nécessité de la réaction parnassienne : 
ce fut un mouvement de pudeur. 

Quand M. de Heredia publia ses premiers son- 
nets, la réforme était accomplie. Il s'agissait de la 
faire connaître au public qui semblait, à cette épo- 
que,particulièrement réfractaire. C'est à cette beso- 
gne difficile que se voua tout d'abord la précoce 
activité de M. Catulle Mendès. Après avoir fondé 
la Revue Fantaisiste^ il imagina le Parnasse con' 
temporain, La guerre suspendit lesefForts du groupe 
nouveau, mais dès que l'on se reprit à penser aux 
belles-lettres et à la poésie, cinq ou six poètes nou- 
veaux se trouvèrent tout à coup célèbres, au moins 
dans le mjlieu où se forge la célébrité des poètes. 
Tout cela n'est pas si ancien qu'on le croirait, 
puisque, après la mort de M. de Heredia, il en reste 
au moins trois, parmi ceux qui furent du premier 
rang, M. Mendès lui-même et MM. Coppée et Léon 
Dierx. 

Après Verlaine et Mallarmé, qui jouirent de la 
faveur particulière des poètes symbolistes, c'est 
M. Dierx, que leur admiration salua entre tous. 
Dans l'hommage qui allait à Mallarmé, il entrait 
je ne sais quelle cordialité affectueuse qu'on ne 



^ 



r 



M. DE HEREDIA ET LES POÈTES PARNASSIENS 55 

retrouve pas quand il s'agit de M^. Dierx, plus 
lointain, d'ailleurs, et plus fermé. Le sentiment que 
l'on éprouvait pour M. de Heredia était pareille- 
ment plus respectueux que tendre. Son esthétique 
à la fois sévère dans la forme, éclatante dans la 
couleur, surprenait plutôtqu'elle ne charmait. Les 
muses nouvelles trouvaient aussi que cette sœur 
aînée avait le verbe un peu trop sonore ; amies des 
nuances et des propos discrets, elles furent plus 
d'une fois intimidées; alors elles se réfugiaient 
dans un coin pour se réciter. Tune à l'autre, le 
Colloque sentimentaL La plus espiègle se mettait 
à déclamer,mais à mi-voix, ces anciens triolets qui 
font partie d'une fantaisie qui passait en revue toute 
l'assemblée du Parnasse : 

Tout tremble : c'est Heredia 
A la voix farouche et vibrante, 
Qu'en vain Barbey parodia. 
Tout tremble : c'est Heredia, 
Heredia qu'incendia 
Un rayon de mil huit cent trente I 
Tout tremble : c'est Heredia 
A la voix farouche et vibrante. 

Ce Heredia, nous ne l'avons pas connu. Mais les 
Trophées nous ont conservé sa^ voix ; elle vibre 
toujours en ces pages où elle s'est tixée et métal- 



56 PROMENADES LITTÉRAIRES 

lisée. II me semble voir une précieuse vitrine où 
l'on aurait rangé toutes sortes de ces clochettes de 
bronze que Ton s^amusait jadis à ciseler avec soin, 
quand on les retirait de la fonte : dès qu'on y ' 
touche, il en sort une musique. Voici aussi des 
figurines d'ivoire, pareilles à r Andromède de Cel- 
lini; en voici d'argent : un centaure au galop, 
Ariane, qu'un désir pâme au dos de son tigre. 
Voici un flacon de cristal cerclé d'or et une coupe 
toute en or, Bacchus vendange, aux flancs du vase, 
les grappes qu'il écrase sur l'orbe de la coupe 
d'or; mais ce sont des jeux et des figures : le vin 
n'a jamais rempli ce flacon trop beau, et la coupe 
est faite pour les yeux et non pas pour les lèvres. 
L'idée, de la Légende des siècles appartient à 
Leconte de Lisle. Et non pas seulement l'idée, car 
les Poèmes Antiques et les Poèmes Barbares^ s'ils 
ne servirent pas de modèle, servirent de guide à 
Victor Hugo. En toutes ses œuvres, Hugo eut des 
initiateurs ; il n'a guère créé que sa langue ; il n'in- 
vente pas, il reprend et refait : Vigny lui inspire 
son théâtre ; Lamartine, ses poésies intimes ; Eu- 
gène Sue, ses romans sociaux ; Leconte de Lisle, 
enfin, son épopée fragmentaire, la Légende des 
siècles. Les Trophées^ de M. de Heredia, qui sont 



M. DE HEBEDIA ET LKS POETES PARNASSIENS 67 



une « légende des siècles » en raccourci, procèdent 
de Leconte de Lisle, qui fut, décidément, bicnpjus 
qu'on ne l'a cru jusqu'ici, un fleuve nourricier.Les 
motifs des sonnets sont à peu près ceux des 
Poèmes antiques ou barbares; mais M. de Here- 
dia étendit sa conquête jusqu'à l'Amérique, qui 
était la moitié de sa double patrie; Leconte de 
Lisle, pareillement créole, avait annexé l'île Bour- 
bon à la poésie française ; M. de Heredia l'enrichit 
de quelques paysages des Antilles. Il y avait déjà 
un peu d'exotisme, très peu, dans le pâle Léonard, 
dans l'incertain Parny, que Lamartine aima : avec 
Leconte de Lisle et Heredia, une nouvelle lumière, 
celle des midis sans ombre, entra dans notre vers 
français; elle l'éclaira d'abord, puis l'aveugla. On 
désira des nuages; les violettes parurent plus 
agréables que les fleurs du magnolia et du cactus; 
les peupliers et les chèvrefeuilles succédèrent aux 
(( noirs acajous )> et aux lianes en fleur. 

Les tropiques ne peuvent fournir que des inter- 
mèdes à notre théâtre poétique. Il semble que la 
Grèce y ait, de longtemps, acquis droit de cité. 
Comme il avait inventé une poésie équatoriale. 
Leconte de Lisle inventa une poésie hellénique. 
Vers 1846, on publiait à Paris une traduction du 



I 



58 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Dictionnaire mythologique de Jacobi : plus de 
Jupiter, plus de Junon, plus de Vulcaîn, plus de 
Proserpine, mais Zeus, Hera, Hephaistos, 
Koré. On crut découvrir la Grèce et ces noms 
enchâssés dans des vers comme autant de pierres 
fines, éblouirent les poètes. On sait l'abus qu'en a 
fait Leconte deLisle,non seulement dans ses vers, 
mais dans ses traductions d'Homère, d'Hésiode, 
de Théocrile. Il fallut un dictionnaire grec pour 
lire un sonnet français. Leconte de Liste était 
impitoyable ; il se serait cru déshonoré d'écrire 
Cerbère ; Kerberos, au contraire, lui semblait très 
distingué. M. de Heredia, plus modéré, consentait à 
ne pas ignorer Hercule ; son maître n'admettait 
qu'Héraclès. Après avoir connu, lui aussi, la joie 
d'appeler Zeus, le Kronide, il y renonça sagement. 
Il y a très peu, dans ses sonnets, de cette facile 
érudition mythologique qui rend illisibles certains 
poèmes de Leconte de Lisle. Des parnassiens, jeunes 
ou vieux, sont demeurés fidèles à cette méthode, 
et ils la défendent par des raisons qui ne sont pas 
toutes mauvaises. Il estcertain que les Grecs igno- 
rèrent toujours Jupiter ; mais ils connurent Her- 
cule, puisque ce mot n'est qu'une manière latine 
de prononcer Héraclès. Il y a là une nuance que 



M. DC HERBDIA ET LES POETES PARNASSIENS Sq 

M. de Heredia avait très bien saisie. Parmi ses qua- 
lités, il y avait le goût. 

Faut-il dire que cet homme aux sonnets impas- 
sibles et rigides comme des armures était doué 
d'une sensibilité très profonde et qu'il la cachait ? 
Ce n'est point mon affaire et je ne veux voir ici 
que le poète extérieur. C'est un talent limité, mais 
très sûr. On le rapprocha de Malherbe, sans doute 
à cause de ses origines normandes ; mais si Mal- 
herbe produisit peu, s'il était fort difficile sur le 
choix des syllabes, il n'eut jamais le goût de se 
condenser, comme M. de Heredia, en de petits 
poèmes, tous pareils. Le Malherbe du xix* siècle, 
ce fut plutôt Leconte de Lisle, réformateur têtu 
et qui, tel l'ennemi de Ronsard, laissera un nom 
très connu en tête de poésies qui ne le sont guère, 
quoique fort belles. Si le goût des parallèles était 
encore de mode, on mettrait plutôt M. de Heredia 
en balance avec François Maynard. Honneur en- 
core immense, car Maynard, bien moins lu encore 
que Malherbe, j'entends lu par plaisir, Maynard 
est un des meilleurs artisans du vers classique, et 
son ode, la Belle Vielle, demeure encore l'une 
des plus belles pages de la poésie française: 
L'âme pleine d'amour et de mélancolie, 



02 PROMENADES LITTERAIRES 

Je ne voudrais pas comparer M°^^ de Noailles 
à George Sand : ellç ne le mérite pas encore 
tout à fait, et il faut espérer qu'elle ne le méritera 
jamais entièrement. Mais enfin, toutes deux sont 
femmes, et elles en abusent. Le mérite de M^^ de 
Noailles est d'en abuser avec élégance. De plus, 
elle écrit dans une jolie langue, toute fraîche. Son 
style à des grâces et même des enchantements : 
la lisière d'un bois, le matin, avec un pré qui des- 
cend vers un ruisseau, et toutes sortes de feuilles, 
de fleurs, d'herbes, de bêtes, de bruits, de lueurs. 
George Sand, que Nietzsche a si bien nommée « la 
vache à écrire », écrivait en effet comme un rumi- 
nant ; le ruminant passionné n'en est pas moins un 
ruminant. 

Quelques-uns des plus agréables écrivaiils d*au- 
jourd'hui, en prose ou en vers, étant des femmes, 
il est difficile de prétendre que la femme n^eât point 
faite pour la littérature. Si c'est pour elle un métier 
factice, est-ce donc pour l'homme un métier 
naturel? L'homme, de même que la femme, est fait 
pour vivre sa vie et non pour raconter des vies 
qu'il n'a pas vécues. Il faut une grande habitude 
de la civilisation pour supporter sans rire l'idée 

qu'il y a à Paris deux ou trois mille créatures hu- 



LA PROSE DE MADAME DE NOAILLÊS 63 

maines qui vivent enfermées en de petites cham- 
bres, la tête penchée, les yeux values, une plume 
aux doigts. Cela est d*autant plus comique que le 
résultat de ces écritures, hâtives ou fiévreuses, 
demeure généralement inconnu. Les hommes per- 
sévèrent longtemps. Plus pratiques, les femmes 
désirent toucher rapidement le but. Chaque nouvel 
éditeur, chaque nouvelle revue, chaque nouveau 
journal voient venir à eux des martyrs de Tespoir 
littéraire qui avouent détenir en des tiroirs des 
douzaines de romans inédits. Il est très rare que 
les femmes soient aussi tenaces ; cependant, comme 
lenombrede celles qui écrivent s'accroît sans cesse, 
le moment approche où, aussi peu favorisées que 
les hommes, elles devront attendre et vieillir, en 
pleurant sur les moissons de leur génie. 

Présentement, elles sont à la mode. 

M. Maurras en a compté quatre, dont le talent 
de poétesse ne le cède au talent de poète d'aucun 
de leurs contemporains. Quatre, c'est peu. 11 y en 
a d'autres; il y en a quatre ou cinq autres, au 
moins : je pense que les dieux ont voulu qu'elles 
soient neuf, comme les Muses. Presque toutes rédi- 
gent alternativement des romans et des poèmes; 
la plus célèbre est M"^^ de Noailles, 



64 ' PROMENADES LITTERAIRES 

■ ' — — — — j 

Si le romantisme pouvait renaître, Fauteur de la 
Domination en serait le thaumaturge. Aucun écri- 
vain d'un talent égal n'a paru, depuis George Sand, 
qui se soit aussi follement laissé conduire par le 
sentiment et par le caprice. Peu d'hommes, même 
de ceux qui n'ont pas beaucoup de suite dans les 
idées, seraient capables de concevoir un roman 
aussi désordonné et aussi obscur que /a Domination. 
Mais, concevoir? Qu'y a-t-il de conçu en un tel 
livre, si ce n'est le titre et les premières pages? 
C'est un gazouillis d'oiseau lyrique, et presque rien 
de plus. 11 vole, cet oiseau, il plane, il redescend; 
il nage alternativement dans tous les azurs, celui 
des cieux, celui des eaux, celui des âmes, celui des 
yeux. 

Il va au gré de son caprice, eu plutôt au gré de 
sa logique particulière, car il n'y a point de capri- 
ces, même chez les oiseaux, il y a obéissance aux 
directions mystérieuses d'une nature que les hom- 
mes ne comprennent point. 

La nature de M™® de Noailles semble être de 
s'arrêter à moitié chemin, de s'asseoir et de songer 
qu'il est doux d'avoir oublié le but de son voyage. 
Celui qu'elle vient de nous conter se perd dans les 
brumes qui ont caché au pèlerin la cime de la mon- 



LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES 65 

tagne, mais avec quel charme elle nous les décrit, 
ces brumes, et que d'azur encore jusque dans ces 
ténèbres ! 

La Nouvelle Espérance était l'histoire d'un 
égoïsme féminin; la Domination aurait pu être 
l'histoire d'un égoïsme masculin : ce n'en est que 
Tébauche, et à peine visible. 

C'est un jeune homme qui se croit destiné à con- 
quérir le monde. Son ambition touche à la folie : 
« Que mon jeune siècle s'élance comme une colonne 
pourprée, et porte à son sommet mon image ! » 
Ayant publié un livre qui est remarqué, il compare 
ses ivresses à celles qui, sans doute, au même âge, 
troublaient le « jeune Shakespeare ». Tout cela 
est exposé longuement, sans ironie aucune; on 
croit à un essai de caricature, c'est une intention 
d'épopée. 

Cet amant prématuré de la gloire se destine éga- 
lement à être l'amant de beaucoup de femmes : 
« Les femmes, dit-il, ne me font pas peur. » 

Une troisième ambition doit tenter un homme 
si ardent. Il médite avec émotion cette phrase 
célèbre : ce César pleura lorsqu'il vit la statue d'A- 
lexandre. » Alors, l'éclat de ces deux noms divins, 
ces larmes, et ce qu'il y a chez le héros d'humain 



66 PROMENADES LITTERAIRES 



elde surhumain fondirent le cœur du jeune homme, 
exaltèrent en lui l'orgueil et Tâpre volonté.» 

Tel est le thème triple et unique du roman. 
On songe à Balzac. Mais Balzac lui-même recule. 
Il y a des limites au génie. Raconter les actes, 
développer la psychologie d'un homme qui va être 
à la fois Shakespeare, Don Juan et César, qui 
cela pourra-t-il jamais tenter? Une jeune femme 
sourit avec nonchalance; elle a lu des contes de 
fées où il arrive des choses encore plus merveil- 
leuses. Mais dans la Domination, il n'arrive rien 
que des histoires d'amour. Le héros de M™^ de 
Noailles n'est même pas Don Juan; il est l'amou- 
reux, le très ordinaire amoureux, celui des aven- 
tures qu'il est plus difficile d'éviter qu'il n'est 
glorieux de les avoir connues. 

Depuis George Sand et Musset, Venise est le 
seul cadre qui convienne aux amours romantiques; 
il faut, paraît-il, à certains épanchements, l'abri 
des gondoles. On ne peut pas être lyrique dans un 
compartiment decheminde fer; l'usage s'y oppose ; 
la gondole, cependant, autorise les plus sublimes 
divagations. Venise 1 Là seulement on peut aimer 
avec distinction. 11 y a aussi Bruges-la-Morte. 
M"^^de Noailles n'a pas manqué de faire participer 



LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES 67 

cette ombre illustre aux émotions de son héros. 

Héros, (lu moins, de Timpertinence, car, chose 
singulière, ce roman, écrit par une femme, respire 
le dédain de la femme, créature sans importance et 
qui n'existeque dans le désir de celui qui les aime. 
C'est une idée qui n'est pas tout à fait déraisonna- 
ble, et les femmes elles-mêmes semblent l'admet- 
tre, car elles sentent bien qu'elles ne vivent plus 
dès qu'on cesse de vivre pour elles. Elles ont encore 
plus besoin d'être aimées que d'aimer, encore qu'il 
leur soit cruel de détester qui les aime. Mais, vraie 
pour la femme, cette idée serait-elle fausse pour 
l'homme? Si différentes que soient les manifesta- 
tions extérieures de la sensibilité dans l'un et l'au- 
tre sexe, son essence est la même. On voit d'ailleurs, 
dans la recherche de Tamour, les femmes montrer 
une réserve qui prouve que leurs besoins d'affec- 
tion ^e sont pas irrésistibles. Les femmes se lais- 
sent séduire; mais les hommes, bien plus encore, 
et bien plus facilement. 

Voici les aphorismes deM"^ de Noailles sur l'ir- 
réalité de la femme. C'est son héros qui parle, 
Antoine Arnault : 

« Oui, toutes les femmes, toutes ces princesses 
de la terre, elles ne peuvent que plaire, et, si elles 



68 PROMENADES LITTilRAIRES 

ne plaisent point, elles sont mortes : voilà leur 
sort. Elles n'ont pas d'autre réalité que notre 
désir, ni d'autre secours, ni d'autre espoir. Leur 
imagination, c'est de souhaiter notre rêve tendu 
vers elle, et leur résignation, c'est de pleurer sur 
notre cœur. Elles n'ont pas de réalité, une reine 
qui ne plairait pas à son page ne serait plus pour 
elle-même une reine. » 

On lisait dans un petit roman, paru il y a quel- 
ques années et que je ne nommerai pas : « Le privi- 
lège de vivre ! Mais vous seriez la seule, Hyacinthe, 
la seule entre vos pareilles I Vous ne vivrez qu'en 
celui qui vous aura fait souffrir. » Les paroles de 
jyjme (Je Noailles résument assez bien ce livre peu 
connu, et qui passa en son temps pour parado- 
xal. Cependant, comme toutes les femmes, elle 
exagère : et puis, ce n'est pas tout à fait la même 
chose de se réaliser dans la douleur ou de se réali- 
ser dans le plaisir. 

L'impertinence d'Antoine Arnault n'est ici que 
psychologique. D'autres hommes, qui ne le valent 
pas, ont sur les femmes des opinions plus bizarres 
encore et plus excessives. Où son insolence égoïste 
dépasse en horreur tout ce que l'on peut imaginer 
de la dureté grossière d'un amant repu, c'est quand 



LA PROSE DE MADAME DE NOAILLES ÔQ 

il écrit, en la quittant, à une femme qui souffre 
déjà à cause de lui : « Quelle part de vous ai-je 
aimée en vous, je ne sais. Je me suis aimé moi- 
même sur votre douce et claire beauté. » Et ceci 
encore : « Oubliez-moi, et plus tard, si vous aimez 
Torgueil, qu'il vous soit cher de penser que c'est 
vous que, dans Venise,Antoine Arnault a aimée..: 
C'est vous qui chanterez dans mes livres au regard 
des jeunes hommes. Petite immortelle qui sans moi 
fût demeurée secrète, une dernière fois je vous 
contemple comme une créature vivante, et mainte- 
nant j'entre avec vous dans le jardin des souvenirs, 
âme endormie et divine... » 

Seulement, la délaissée n'aura pas même la con- 
solation, bien médiocre 'pour une femme qui aime, 
de figurer en quelque roman libertin, thème de 
descriptions trop claires, car Antoine Arnault n'é- 
criraplus. II scmarie, devient amoureux de la sœur 
de sa femme et meurt en même temps qu'elle, sans 
que l'on sache de quoi, ni pourquoi, quand l'au- 
teur, ennuyé de ce roman absurde, le clôt brusque- 
ment, sans aucune explication. 

Des romans absurdes, il en paraît tous les ans 
des centaines ; mais celui-ci a cette singularité de 
déceler en même temps un très grand talent et 



7Q PROMENADES LITTÉRAIRES 

même une sorte de génie du style. On s'est amusé 
à piquer, ça et là, dans ces trois cents pages, 
quelques phrases d'une correction équivoque : 
s'il fallait noter toutes les images délicieuses et 
neuves dont il est rempli, il serait plus court de 
transcrire le volume tout entier. Etant donnée 
rihcohérence de cette histoire, c'est du lyrisme 
intempestif, mais c'est du lyrisme. 

Ainsi que le Visage émerveillé, on acceptera la 
Domination comme poème; on en lira quelques 
pages, en oubliant qu'elles font partie d'un ensem- 
ble, car cet ensemble 'est incompréhensible. « La 
sensibilité, a dit M . Maurras, à propos de M"*^ de 
Noailles, diffère de l'art; mais elle est la matière 
première de l'art. » C'est très exact. Ici la matière 
première est restée à l'état naturel, ou à peu près. 
On ne nous a pas donné une œuvre d'art, mais 
seulement les éléments avec lesquels cette œuvre, 
si les dieux l'avaient voulu, aurait pu être édifiée. 
Ils ne l'ont pas voulu. Ils ontlaissé la femme étouf- 
fer le romancier, et le sentiment étouffer dans la 
femme le peu de raison constructivedont son intel- 
ligence était capable. 

Ne jugeons pas les femmes qui écrivent d'après 
les vieux principes, qui furent posés par des hom- 



LA PROSE DE MADAME DE N0AILLE8 7I 

mes, pour des hommes. II ne faut leur demander 
que ce que leur nature leur permet de donner. 
Gela peut très bien être supérieur, en certaines 
parties, à ce que donneraient les meilleurs d'entre 
nous. Mais il est surtout nécessaire que cela soit 
différent. Voici une femme qui écrit sans se guin- 
der à imiter le ton des hommes : c'est déjà un 
^rand mérite, et c'est un grand charme. 



190D. 



LE COMTE DE GOBINEAU 



Depuis qu'il y a une littérature et une pensée 
françaises, c'est-à-dire depuis bientôt un millier 
d'années, presque tous les grands esprits euro- 
péens ont eu dans la France intellectuelle quelques- 
unes de leurs racines. Dante s'était nourri de nos 
poètes et de nos théologiens ; nos chansons de geste 
donnent leurs dernières fleurs dans les épopées lyri- 
ques ou ironiques de l'Arioste, de Cervantes, du 
Tasse ; Shakespeare prend à Montaigne sa philoso- 
phie : le doute qui grimace dans Hamlet est celui 
qui sourit dans les Essais; Descartes enseigne à 
Spinoza sa discipline; notre théologie scolastique 
aboutit à Kant et meurt avec lui, de même que 
notre génie classique trouve en Goethe son dernier 
épanouissement; des observations amères de nos 
moralistes, Schopenhauer construit son grand drame 
métaphysique; Pascal et La Rochefoucauld, Stendhal 
et Gobineau furent parmi les maîtres de Nietzsche. 

6 



74 PROMENADES LITTERAIRES 

Le comte de Gobineau, historien, philosophe, 
poète et romancier, est célèbre en Allemagne ; il le 
devient en France . 

Il y a en Allemagne, depuis une dizaine d'an- 
nées, une (( Société Gobine^ij » {Qobineau-Verei- 
nigung)^ fondée pour étudier l'œuvre et les idées 
de l'écrivain méconnu dans sa patrie. Sur environ 
deux cents membres, pa trouve hqit Français, au 
premier desquels voici M. Paul Bourget et le fon- 
dateur de Tanthroposociologie, M, G. Vacher de 
Lapouge. L'attention fut attirée sur Gobineau, en 
France, à la fin de 1902 , par la publication que fit 
la Revue des Deux Mondes de trente-quatre Let-- 
très de Prosper Mérimée au comte de Gobineau. 
Cependant, dès 1899, M. André Hallays avait ris- 
qué sur lui un timide article dans les Débats. D'au- 
tres suivirent, puis un livre, puis un cours public 
dans une Université à côté. Voici maintenant un 
choix de ses œuvres qui le met à la portée de topt 
le public lettré (i). 

Par un hasard, dont ie n'ai, d'aijleurs, tiré nul 
profit, le nom du comte de Gobineau fut un des 
premiers noms d'écrivains qui frappèrent mes oreil- 

(i) Pages choisies ^ précédées d'une étude par Jacques Morlund 
(Société du Mercure de France). Un volume in-i8. 



LE COMTE DE (40BINBAU 



les d'enfent, eii roêine temps que ceux de Jules 
Janip, de Lerpy-Beaqiieu et du marquis de Lonlay. 
Tous les quatre étaient célèbrps, mais inégalement, 
dans leg cjiâteaux de robscijr coin (de Normandie 
où je grandissais, peu spycijsux du phénomène lit- 
téraire. Jules J^njn était le plqs estin^é; on annon- 
çait sa vpi}m5, Tété, comfne pn événement. Ni de lui, 
ni dps autres, je n'ai le moindre souvenir visuel. 
M, de Gobineau fif, au moins une apparition, sans 
doute amepé ppr Japiq^ car lui aussi écrivait aux 
Débats, où il ^vait publié un roman, Ternove (i), 
puis des articles. De cette apparition, il resta dans 
ipa famille un petit volume, Souvenirs de voyage : 
Céphalonie^ Nacpie et Terre-Neuve^ auquel je pris 
un certain plaisir. Jai^ais je n'oublierai ce petit dia- 
logue entre sa mère, qui ne fait rien, et une jeune 
fille qui fait de Ja tapisserie : 

« — Maman, ne pensez-vous pias que si je faisais 
la langue du chien d'un vert plus clair, cela vau- 
drait mieux ? 

i( — Oui, nion ppfant ; yn^is je l'aimerais mieux 
violette, c'est plus natnrel. » 

Ainsi M. dp Gobineau in'enseigna, dès mon jeune 
âge, les principes du réalisme. 

(i) Ouvrage très rare et dont on ne connaît en France qu'un seul 
exemplaire. Il a été édité à Bruxelles. 



76 PROMENADES LITTÉRAIRES 

\J Histoire des Perses et V Essai sur F inégalité 
des races humaines donnent de Gobineau une autre 
idée que Céphalonie ; mais il serait dommage qu'il 
n'eût pas écrit ces récits aimables où il y a de déli- 
cieuses pages et de très fines observations. 

Les Pléiades sont d'un talent plus élevé, mais 
peut-être plus inégal. Riches d'idées, elles sont éga- 
lement riches de bizarreries. Nietzsche a pu trouver 
dans ce roman compliqué le germe de sa théorie 
de l'éternel retour, comme dans la Renaissance 
le principe de sa Généalogie de la morale et même 
de sa Volonté de puissance, « La grande loi du 
monde, dit Gobineau, ce n'est pas de faire ceci ou 
cela, d'éviter ce point ou de courir à tel autre ; c'est 
de vivre, de grandir et de développer ce qu'on a en 
soi de plus énergique et de plus grand. » On inter- 
polerait ce passage dans tel livre de Nietzsche que 
le critique le plus en éveil n'oserait en soutenir 
l'inauthenticité. 

Mais c'est dans P Essai sur U inégalité des races 
humaines qu'il faut chercher les idées maîtresses 
de Gobineau. Nietzsche, qui l'admirait beaucoup, 
se fit lire ou relire ce livre par sa sœur, pendant un 
des hivers qu'ils passèrent ensemble à Bâle de 1875 
à 1878. Cependant, l'éloge outré des races germa- 



LE COMTE DE GOBINEAU 77 

niques, qui remplit l'Essai, était moins fait pour 
séduire Nietzsche, admirateur de la tradition gréco- 
latine, que Wagner, tout allemand. Avçc Wagner, 
qu'il connut dans les dernières années de sa vie, 
Gobineau s'entretenait, paraît-il, de la régénération 
de riiumanité; mais tous deux étaient vieux et las. 
Nietzsche n'aurait pas beaucoup goûté l'idée d'une 
rénovation du monde par le germanisme et surtout 
le germanisme wagnérien. 

« Quand on explique une victoire, dit Thucydide, 
par ceci, que le vainqueur avait pour lui le bon 
droit, on profère une absurdité, car l'histoire n'est 
pas la morale (r). » Et il énumèreles causes réelles 
de la supériorité des peuples dans les batailles, qui 
sont : les forces matérielles, nombre des soldats 
et des vaisseaux, armement, argent, d'une part; de 
l'autre l'intelligence, entant qu'elle saura pratique- 
ment utiliser ces ressources. Ce sont là des véri- 
tés tellement évidentes qu'il ne semble pas raison- 
nable, tout d'abord, d'en faire honneur au grand 
historien. Mais au temps de Thucydide, qui était 
aussi, à peu d'années près, le temps d'Hérodote, 
ces vérités, loin d'être banales, étaient toutes 
neuves. 

()) Cf. XUredCroïsei, les Orateurs at tiques. 



78 PROMENADES LITTERAIRES 

Oh pourrait, avec des rëstHetiOilfe, faire le même 
raisonnement, â propos des idées de Gobineau sut* 
là race que l'on appelle aryenne. La supériorité du 
rameau humain (Jul a dônrié au liiotide lès civilisa- 
tions de l'Inde, de la Perse, de la Grècfe, de Rome, 
de TEurôpé môderile, n'est aucunement contestée. 
Au temps de Gobitieau, cette notion de l'Unité 
ethnique indo-êuropéenhe était encore assez vague. 
Il la précisa, tout en la restreignant. C'était sott 
droit et, même en cela, 11 a devaUcé les données 
présentés de la science, cat* si l'on admet toujours 
l'unité linguistique ôHginaiire de ce vaste groupe , 
on est loin d'être d'àfccord sur l'unité ethnique. « A 
mesure, dit GôbineaU, quë les peUples se civilisent, 
s'agrandissent, de vlèrinent plus puissants, leur sang 
se mélange et lèurâ ihstincts subissent des altéra- 
tions graduelles. » C'est fort exact, et l'histoire des 
Romains, pour ne parler que de l'antiquité, justi- 
fierait seule cette déclâratiott. Gobineau donne 
comme exemple la race française, qui commença à 
décHner le jour qU*ellë subit l'influence méridio- 
nale: pour lui, en èfl*et, ce n'est pas Télément latin, 
mais bien Télément germanique (franc), qui a été 
le ferment de la civilisation française. Il dit fort 
nettement: « Làoùl'élément germanique n'a jamais 



LE COMTE DE GOBINEAU 79 

pénétré, 11 ri^y à pas de civilisalioh à liotfe iria- 
iliêi-e. » On sait maintenant qtie plusieurs desgrands 
fespritiâ directeurs de la rehaissèUicë italienne étaient 
d'origitie allemattdë ôufrarique (i). 

Ce qui eaipêche Gobiheaù de réttdre pleine jus- 
tice aux civilisations grecque et t*omaine, fc'estqu'il 
les ti*Ouve entachées de feémitisme. Les dernières 
recherches historiques seitiblent lui avoir donné 
râisdii.Les Grées subirent de très bonne heure Tin- 
fluence des Phéniciens. La trace en est visible danè; 
VOdijsséè. Quâtit aux Rortiâins, il est certain qu*à 
Tépoque impériale il y avait, â Rome et dans tous 
lés centres dé civlHsatloti romaiile, Utt très grand 
nombre de Sémites: les premiers chrétiens d'Italie 
se recrutèrent très probablement dans la colonie 
juive. 

Gobineau n^admire complètement que les anciens 
Perses et les Germains. La supériorité des Germains 
il la voit dansl'instirlfct de propriété: tout Germain 
primitif s'attachait à Vodel, domaine inviolable où 
il était maître absolu. Ce trait continue, aujour- 
d'hui encore, à marquer toutes les races gerinani- 
ques, ou touchées par le germanisme, tandis que 

(1) Cf. Woltmann, die Germanen unddie Renaissance in Italien 
(1905), et A. Van Gennep, le Rôle des Germains dans la Renais- 
sance italienne (Revue des Idées^ février lyoôj. 



80 PROxMENADES LITTÉRAIRES 



les races du midi, plus ou moins empreintes de 
sémitisme, ont une tendance au communisme. 
Gobineau oppose la stabilité du véritable Aryen, 
qui veut une maison, à Tétat nomade et vague du 
Sémite, qui se déplace volontiers, lui et sa tente, et 
qui, même quand il a connu la maison, reste encore 
nomade. Cependant l'Aryen, lui aussi, change 
volontiers de demeure et même de climat, mais 
c'est avec la volonté de se construire un nouveau 
foyer, un nouvel odel. 

Tout cela n'est pas péremptoire. La théorie géné- 
rale de Gobineau est restée nuageuse, mais com- 
ment en serait-il autrement, quand il s'agit, en 
somme, de faire la synthèse de l'histoire de l'huma- 
nité? Et comment pourrions-nous suivre, sans de 
perpétuelles objections intérieures, le développe- 
ment d'une idée historique qui ne tient compte que 
des races et néglige le milieu, le sol, sans lequel 
est impossible la formation d'une race? 

Il faut lire son livre, non pour l'ensemble, mais 
pour les détails, pour les remarques ingénieuses 
et très souvent justes dont il est parsemé. 

Si on est obligé de protester contre des affirma- 
tions, telles que : « Dans le progrès ou la stagna- 
tion, les peuples sont indépendants des lieux qu'ils 



LE COMTE DE GOBINEAU 8l 

habitent^ »*bii ne demande, au contraire, qu'à trou- 
ver des sujets de méditation en des affirmations 
comme celles-ci : « Les races humaines sont intel- 
lectuellement inégales; Thumanité n'est pas per- 
fectible à l'infini. — Les races métisses ont des civi- 
lisation métisses. » 

Le livre de Gobineau qui fut, de son vivant, le 
moins inconnu, porte un titre très séduisant pour 
tous les curieux d'idées et demœurs : les Religions 
et les philosophies dans l'Asie centrale. L'auteur, 
bien instruit par un long séjour en Perse, nous 
montre comment l'islamisme est superficiel chez 
tous les peuples non sémites qui ont adopté cette 
religion. Il y avait de son temps, aux environs de 
Trébizonde, une population accommodante qui 
entretenait à la fois des mollahs et des popes (ou 
l'équivalent); les uns luilisaientle Coran et les autres 
l'Evangile. Fréquentant la mosquée, le vendredi, 
ces gens trop dévots ne manquaient aucun des offi- 
ces dominicaux. On retrouve, paraît-il, un mélange 
analogue de croyances chez presque tous les Asia- 
tiques occidentaux. Ces hommes, que l'on nous 
représente comme esclaves d'une civilisation pure- 
ment traditionnelle, sont au contraire très épris 
de toutes les nouveautés ; mais, légers, indécis, ils 

6. 



82 pKomsnadks LittérAiKes 



n'ont jamais la force de faire énlièretaent peau 
neuve et ils àcciiniulent dâtiâ leilrs cëf veailx trdù- 
blés les notions religieuses bii philosophiques les 
plus contradictoires, 

... Je Songé, enpaSsartt, qu'un Persan, (Jiii aurait 
la perspicacité de M. de Gobineau, ferait assei faci- 
lement parmi noiis des remarquée analogues... 

Fils de Tarltique peuple iranien^ qui aValt créé 
cette belle et pdré religion de Zoroâstre, ces admi- 
rables poèmes religieux de VAuesta, le Persan tie 
s'est jamais bien dcdoutumé aux pratiques du maho- 
mètisme. II y â un désaccord certilin entre la race 
et la religion officielle. De là un scepticisme latent 
qui se traduit par des formules, telles que : « L'en- 
cre des savants est plus précieUsè que le sang dés 
martyrs. «C'est parmi les tx mirzas )>, les fonction- 
naires, que règne surtout bette Sorte d'incrédulité 
candide. Ils ne sont pas tout à fait ignorants des 
affaires intellectuelles de l'Occident; Les Russes 
leur apportèrent des lumières. Ils savent qu'un 
personnage singulier exista, qUl s'appelait Voltaire, 
et voici ridée qu'ils s'en font, ou qu'ils s'en faisaient 
du temps où M. de Gobineau était ministre pléni- 
potentiaire à Téhéran. 

a Valatèf était un écrivain français^ mais quel 



LE COMTiE DE GOBINEAU 83 

homme! till vrfil chenapan! Il se promenait dans 
les bazars^ le bollnet sur ToMlle et la chemise 
déboiitdntiéè,tine itittin i^ur lé gaina,le poing sur la 
hanche. lî passait ses jours chez les Arméniens^ à 
boire, et ses nuits ailleurs. Ce qu'il avait surtout en 
haine, bien qu'il fit des malices à chacun, c'étaient 
les moulki^ (prêtres). Oh! pour les moullas, il n'é- 
tait misères dont il ne Ifes assommât. Aussi ne l'ai- 
maient-ils point et sie plaignaiént-ils toujours de 
lui au chef de police. Mais il était madré: il échap- 
pait sans peine à toutes les poursuites. Dans ses 
moments de bonhe huméur,il a composé une quan- 
tité de chansons qu'on lit encore : les unes sont 
sur ces infortunés mouUas^ qu'il arrange de toutes 
pièces, et les autres sur le vin des Arméniens et les 
charmes des femmes qu'il fréquentait» C'était un 
terrible vaurien I » 

Ils parlent également de Napoléon, qu'ils nom- 
ment Naplyoun, « prince, disait un haut fonction- 
naire, d'une valeur, d'une sagesse et d'une science 
incomparables » ; mais ils n'ont retenu de son his- 
toire que des anecdotes déformées, pleinement 
ridicules. 

En écrivant les Religions et les philosophies de 
l'Asie centrale^ M. de Gobineau a voulu montrer 



84 PROMENADES LITTERAIRES 

que rislamisme n'empêche pas ces peuples d'avoir 
une certaine liberté d'esprit; les exemples qu'il en 
donne nous inclinent plutôt à considérer ces races 
comme tombées ou retombées dans l'enfance. Elles 
sont capables d'une certaine finesse, mais non de 
jug^ement. 

Les livres de Gobineau dont il a été question 
dans cette étude rapide valent tous la peine d'être 
lus. Tous font réfléchir, soit qu'ils suggèrent des 
contradictions motivées, soit que l'on y trouve de 
ces idées nouvelles, qui paraissent anciennes, dès 
qu'on les connaît, tant elles sont justes et saines. 

Gobineau est un écrivain original, mais très iné- 
gal. Un choix parmi son œuvre était nécessaire. 
Celui que vient de nous donner M. Jacques Mor- 
land est très satisfaisant. Il a d'ailleurs été bien 
accueilli du public lettré, qui commence à rendre 
justice à ce philosophe, encore méconnu hier, et 
que voilà maintenant mis à sa place parmi nos meil- 
leurs esprits du dix-neuvième siècle et parmi ceux 
qui ont porté à l'étranger la pensée française. 



BAUDELAIRE ET LE SONGE D'ATHALIE 



Que Baudelaire ait imité le songe d'Athalie et 
que cette imitation soit devenue /^5 Métamorphoses 
du Vampire^ voilà de quoi surprendre. Rien n'est 
pourtant plus véritable. 

On sait que Baudelaire affectait d'admirer les 
poètes du grand siècle, et même Boileau ; mais 
on sait beaucoup de choses qui n'ont qu'une très 
faible apparence de vérité. Ce goût pour Boileau, 
pour Racine n'était pas, chez Baudelaire, une affec- 
tation, et il le prouva bien en écrivant ses poèmes, 
dont la forme, très peu romantique, ne fut pas sans 
donner à Victor Hugo quelques inquiétudes. Il y 
avait autre chose dans les Fleurs du Mal qu'un 
« frisson nouveau », il y avait un retour au vers 
français traditionnel. Après les caprices orientaux, 
on revoyait des cavaliers bien assis sur un cheval 
solide, sûrs d'eux-mêmes et de leur monture, prêts 



PROMENADES LITTERAIRES 



à tous les exercices utiles ou esthétiques, nulle- 
ment disposés à la vaine parade. 

Jusque dans le malaise nerveux, Baudelaire 
giarde quelque chose de sain ; on sent assez sou- 
vent l'efFôrt que le poète s'impose pour garder 
l'équilibre, mais il y a équilibre. Ses poèmes sont 
composés. Il veut dire quelque chose et il le dit. 
Ses métaphores sont cohérentes ; surtout, elles 
sont visibles et donnent des visions logiques : 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-loi plus tranquille, 
Tu réclamais le Solr: il descend ; le voici : 
Une atmosphère obscure enveloppe la ville, 
Aux uns portant la paix, aux autres le souci. 

(Recueil lentênt,) 

Habitué des poètes raisonneurs du xvii® siècle, il 
l'était aussi des théologiens et des moralistes catho- 
liques. Cet homme, que les magistrats condam- 
naient tel qu'un monstre d'impiété et de luxure, 
s'agenouillait très sincèrement, après une belle 
débauche, pour demander pardon, et il acceptaitle 
châtiment : 

Soyez béni, mon Dieu, qili donnez la soUfFraUce 
Comme un divin remède à nos impuretés. 

{Bénédiction.) 

Attribuer cette attitude à quelque besoin para- 



BAUDÉLÀlliE ET LE SONGE d'atHALIE 87 

ddxal de contradiction, te serait avouer que l'on 
connaît bieti mal Ddudelàire. On n'a qu'à lire, les 
Fusées et Mon cœur mis à nu, cahiets qU'il ne des- 
tinait pàÉ feàns doute à une publicité immédiate. La 
religiosité quMl y avoué, poUr lui seul, provisoiré- 
iiieril, à itiênie, par sort ittgénuité, quelque chose 
de péhible. Mais n'éi>t-ce point déjà sensible daus 
les Fleurs dix Mal? 11 y àbuse vrâifuent de la mo- 
rale chi-étienhe. Presque toujoUriS, quatid il a dit 
quelque chdse d'un peu fort, il éprouve lé besoiu 
dé s'en eicuser par Une conclufeiort morale. Celte 
faiblesse n'avait pas échappé â ses accusateuts 
publics. Ils diseht, dans l'âvailt-propos de là coil- 
dâiiinatiott : 

« En ce qui concerne la prévention d'offense à la 
morale publique él aui botines mœurs : 

ff Atteridu que l'ihtentlort dû poète, dans le but 
qu'il voulait atteindre dt dans la route qu'il a suivie, 
qiiélqUe effort de style qu'il ait pu faire, quel c/ue 
soit lé blâme qui précède bu qtiisuit^es peinture^, 
ne saurait détruire Teff'et futleste des tableaux qu'il 
présetite au lecteur et qui, dans les pièces incri- 
minées, cohduiseiit néceSsâit^eitient à l'excitation 
des sens par uii réalisme grossier et ôfFenfeattt pour 
la pudeur. » 



PROMENADES LITTERAIRES 



En ouvrant pour une recherche, au tome deu- 
xième, le Génie du Christianisme ^ je tombe sur le 
chapitre XI, Suite des Machines poétiques : Songe 
d^Enée^ Songe d'Athalie. Je lis le Songe d'Enée, 
traduit par un des amis de Chateaubriand, sans 
doute Fonlanes, et le morceau me paraît et d'une 
valeur nulle et d'une laide platitude. Cependant, con- 
fronté avec le Songe d'Athalie, il a cet intérêt d'en 
paraître le prototype. Mais Racine Ta beaucoup 
perfectionné, surtout en mettant en scène le revi- 
rement qui, dans Virgile, est antérieur au songe 
lui-même. Dans Racine, c'est un véritable tableau 
vivant : on voit la métamorphose. Le quantum 
mutatus ab illo s'opère sous les yeux du lecteur, 
qui en a la claire vision. 

Chateaubriand, dans toute cette partie de son 
livre, émule, presque malheureux, de La Harpe, 
rédige sur ce morceau de littérature artificielle un 
commentaire très serré, feint d'éprouver à cette 
lecture banale une intense émotion. C'est à peine 
s'il ose avouer combien il trouve supérieure, en 
cette rencontre, du moins, la poésie àe Racine. 
Très soumis à la hiérarchie des admirations, il 
trouve « malaisé de décider ici entre Virgile et 
Racine ». Cependant il note le revirement, « une 



BAUDELAIKE ET LE SONGE d'aTHALIE 89 

sorte de changement d'état, de péripétie, qui donne 
au songe de Racine une beauté qui manque à celui 
de Virgile » . ' 

Ce revirement, Baudelaire, un jour qu'il relisait 
Athalie, en fut très frappé et, prenant la scène, 
rincorporant dans un rêve de mauvais amour, il 
écrivit les Métamorphoses du vampire. 

Transcrire les deux morceaux à la suite Tun de 
Tautre évitera beaucoup de remarques. Les voici : 

C'était peadant l'horreur d'une profonde nuit ; 
Ma mère Jésabel devant moi s'est montrée. 
Gomme au jour de sa mort pompeusement parée ; ' 
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté : 
Même elle avait encor cet éclat emprunté. 
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visag'e, 
Pour réparer des ans l'irréparable outrage. 
« Tremble, m*a-t-elle dit, fille digne de moi, 
(c Le cruel Dieu des JuiFs l'emporte aussi sur toi ! 
« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, 
« Ma fille » . En achevant ces mots épouvantables, 
Son ombre vers mon lit a paru se baisser, 
Et moi, je lui tendais les bras pour l'embrasser; 
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange 
D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange, 
Des lambeaux pleins de sang et des membres afiPreux 
Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. 

{Athalie, ii, 5.) 

Le poème de Baudelaire est en parallélisme par- 
iait avec le poème de Racine. Tous les deux sont 



go PROMENADES LITTERAIRES 

en trois actes (le troisièirie acte dé Baudelaire àyatit 
deux tableaux). Pt'emier acte : description dU Heu 
et de la figure qui apparaît; deuxième àclè: mou- 
vement de (Sympathie vers l'àppâriliôn à lâtjUelle on 
veut ddniifer uti baiser ; troisiêine acte : la tliéta- 
morphose s'est accomplie pertdatit ce mouVemetit et 
Ton en voit Ife résultat. Bien entendu (Ju'il fadt teilir 
poUt* un sdtigë le récit de Baudelaire ; soti tsU-actère 
fantastique Texige absolument, bieri que le poète, 
pour augmenter Timpression d'effroi qu'il veut 
donner, présente la scène telle que réelle, c'est-à- 
dire telle que vue en état d'hallucination. j 

LBS MÉTAMORPHOSES DU VAMPIRE 

La femme, cependant, de sa bouche de fraise, I 

En se tordant ainsi qu'un serpent sur là braise 

Et pétrissant ses seins sur le fer de son buse, j 

Laissait couler ces mois, tout imprégnés de musc : I 

« Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais là science 

De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. 

Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants 

Et fais rire les vieux du rire des enfants. | 

Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, I 

La lune, le soleil, le ciel et les étoiles. 

Je suis, mon cher savant, si docte aux voluptés, 

Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés 

Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, 

Timide et libertine, et fragile et robuste. 

Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi 

Les anges impuissants se damneraient pour moi ! » 



BAUDELAIRE ET LE SONGE d'atHALIE 9I 

Quand elle eut de tnés ds siicé toute la moelle, 
Et que langiiissammeiit je me tout-nais vers elle 
Pour liil reildi-e Uh baiser d'amour, je ne vis pllis 
Qu'une outre aux flancs gluanls, toute pleine de pus ! 
Je fermai les deux yeii± dans ma froide époiivanie, 
Et quaild je les rouvris à là clarté vivante, 
A mes côtés, du lieu du mannequin puissant 
Qui semblait avoir fait provision de sang. 
Tremblaient confusément des débris de squelette, 
Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouèlle 
Ou d'Une enseigne, du bout d'une tringle de fel-, 
Que balance le vent pendant les nuits d'biver. 

(Les Épaves, édit . Lemerre, VI . ) 

Et voilà où mènent les voluptés illicites, ce que 
deviennent celles qui les procurent aux libertins et 
les plaisirs d'après que les libertins exténués trou- 
vent dans leur lit cruel ! Le tableau de Racine, moins 
pittoresque, est supérieur par sa sobriété même. 
Faisant partie d'une action étendue et complexe, il 
ne porte pas de morale immédiate . Celui de Bau- 
delaire 6st d*une moralité qui, encore que sarcasti- 
que, est tort saisissante ; elle ricane, pareille à la 
tête de mort qu est devenue la tête ironiquement 
tendre de la docte créature, mais son ricanement est 
un avis, et que Baudelaire se donne à lui-même. 

On a été frappé, je pense, par la similitude du 
mouvement pendant lequel s'opère la métamor- 
phose. Les deux morceaux tournent exactement 
autour du même pivot ; 



92 PROMENADES LITTERAIRES 

... En achevant ces mots épouvantables, 
Son ombre vers mon lit a paru se baisser 
Et moi, je lui tendais les bras pour Tembrasser. . 

Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle 
Et que lang^uissamment je me tournais vers elle 
Pour lui rendre un baiser d'amour. . . 



Il est assez difficile de caractérii^erpar un terme 
précisée genre d'imitation . Il n'y a ni plagiat, ni 
pastiche, ni emprunt. Ce n'est pas la transposition 
du tragique au comique, ou l'inverse. Tout au plus 
pourrait-on y voir une sorte de parodie, mais tout 
à fait inavouée, et que Baudelaire pouvait croire 
impénétrable. 

La poésie classique étant toujours la nourriture 
première des enfants dans les collèges, il est tout 
naturel que des réminiscences de Racine, de Boi- 
leau se retrouvent dans les œuvres en apparence 
les plus divergentes de la tradition. Analysé à ce 
point de vue, Victor Hugo lui-même paraîtrait plein 
de ressouvenirs, jusqu'au milieu de sa plus superbe 
originalité. L'abbé Delille fut son maître, et c'est 
pourquoi tant dé morceaux fulgurants du grand 
poète ne sont, en somme, que du Delille apocalyp- 
tique. 

Au dix-septième siècle, l'imitation des anciens 



BAUDELAIRE ET LE SONGE d'aTHALIE 93 

était de commande. Emprunter des passages 
entiers de Virgile ou de Sénèque, c'était enrichir la 
langue française. Tout en ignorant du Bellay, on 
suivait à la lettre ses conseils ingénus. Mais on imi- 
tait aussi ses devanciers immédiats. Corneille prend 
à la belle Sophonisbe de Mairet les imprécations 
de Camille; Racine se souvient, dans Phèdre^ de 
r//f/)/)o/y^e, de Gilbert, et, dans Athalie^ du Triom-, 
phe de la Ligue ^ de Nérée. C'est à cette obscure tra- 
gédie qu'il emprunte le fameux : « Je crains Dieu, 
cher Abner... », et les célèbres petits oiseaux aux- 
quels Dieu donne leur pâture. Cette niaiserie du 
poète devenu dévot n'est pas plus ridicule dans 
Nérée que dans Racine ; elle y est même mieux à 
sa place et on regrette qu'elle n'y sommeille pas 
toujours. 

Il semble que la tactique des emprunteurs volon- 
taires soit de s'attaquer aux inconnus. Elle est 
adroite ; le profit est plus sûr et le danger bien 
moindre à voler les pauvres que les riches. Les 
emprunteurs involontaires s'adressent au contraire 
aux riches; aussi cela ne leur profite guère, car la 
raison du plus fort est toujours la meilleure. 

Baudelaire, métamorphosant le songe d'Athalie, 
a-t-il agi consciemment, a-t-il obéi à une réminis- 



94 PROMENAPES LlTTÉl^iViaBS 

cencp? Il est très difficile d'ep 4éci4er. Peut-être 
poHrr^it-pn supposer que la pièce en qqpstion, le 
Vampirei^^i cqfppfieuue suite à la pièce qui débite 
ainsi : 

Une nuit qaej^étais près d'une affreuse Juire. 

L^ liai^pn de3 idées ppuvÉ^it le conduira à cette 
Athalie, le î^onçe liji revenir à la mérppire... 

M^is il ^tjffit d'avoir cpnté cette anecdote liHé- 
raire. Ce r^'est qu'une curiosité. 

igoS. 



ste;ndhal, racine et Shakespeare 



Stendhal, qui n'a qu'un public restreint, a beau- 
coup d'omis littéraires, et des arpis passiqpqés. Ils 
méditeiit c}e placer sous des arbres pt svir un spcle 
son buste de bronze; ils recueillent sa correspon- 
dance inédite et vont la publier J enfin ils ont ob- 
tenu de Tindifférence d'un éditeur la réimpression 
d'un de ses premiers livres, épuisé depuis long- 
temps, Hacine et Shakespeare. 

De même qu'à la réimpression de i854, on a 
écrit sous le titre, en guise d'explication : Etudes 
sur le romantisme. L'explication est fallacieuse. Il 
n'est, en effet, aucunement question dans ce livre 
singulier de ce que nous appelons communément 
le romantisme, et cela pour rexcellente raison qu'il 
fut écrit vers 1824 et que le romantisme n'était 
encore à cette date qu'un espoir pour les uns, 
qu'une crainte pour les autres. 

Stendhg^l pressentait le romantisn^e; il en 



gÔ PROMENADES LITTERAIRES 

esquisse même le nom. Ce mouvement, dont il 
discerne les premières tentatives, il l'appelle le 
romanticisme. Quand le romanticisme sera devenu 
le romantisme, Stendhal n'en voudra plus ; il fuira, 
éperdu, devant le débordement des métaphores et 
l'orage des imaginations macabres. Bug-Jargal lui 
fera trouver un rafraîchissement dans la lecture du 
Code civil, et l'évocation du moyen âge le rejettera 
pour toujours vers la païenne Italie. Il écrira au 
moment de la plus grande vogue At Notre-Dame de 
Paris à propos d'Autun et de ses ruines romaines, 
à la vérité assez médiocres : 

(( L'esprit enflammé par ces nobles restes de l'an- 
tiquité, c'est avec peine, je l'avoue, et uniquement 
pour accomplir le devoir du. voyageur, que je suis 
monté à Saint-Lazare, la cathédrale du pays. Com- 
bien cette sculpture attriste l'œil qui vient de jouir 
des proportions de l'antique! Quelle laideur, grand 
Dieu ! Il faut être bronzé po^ir étudier notre archi- 
tecture ecclésiastique. » 

Mais, et déjà en 1824, et depuis longtemps, le 
gothique était fort estimé. Bien avant ceux de Vic- 
tor Hugo, des livres paraissaient, ornés d'un fron- 
tispice ogival. Sous la Révolution même, le gothi- 
que commençait d'être à la mode. Or, que dit 



STENDHAL^ RACINE ET SHAKESPEARE Q/ 

Stendhal, lui-même? Sans se mettre en frais de 
belles ou de graves formules esthétiques, il définit 
ainsi le romanticisme : « L'Art de présenter aux 
peuplesles œuvres littéraires qui, dans l'état actuel 
de leurs habitudes et de leurs croyances, sont 
susceptibles de leur donner le plus de plaisir pos- 
sible. » Et il continue : « Le classicisme, au con- 
traire, leur présente la. littérature qui donnait 
le plus grand plaisir possible à leurs arrière - 
grands-pères. » Cette double définition dont la va- 
leur n'est que passagère, admise un instant, elle 
sera bonne aussi bien pour l'architecture que pour 
le théâtre, pour la musique que pour le roman : 
Stendhal reniait donc ses principes en méprisant, 
vers 1822, les cathédrales gothiques, puisque ce 
genre d'architecture était précisément celui qui 
donnait à ses contemporains « le plus grand plai- 
sir possible ». 

Des principes, Stendhal en avait beaucoup, pres- 
que sur tout. De là des contradictions à l'infini. Le 
principe « du plus grand plaisir possible » est 
cependant celui sur lequel il a le moins varié; c'est 
aussi celui, malheureusement, sur lequel il est le plus 
difficile de construire une doctrine littéraire qui 
ait le sens commun. Stendhal, au reste, n'y a guère 

7 



gS ?»RqMENApE8 LITTÉRAIRES 



songé; il expose seulerpei]t les réflexioiis toutes 
personnelles qui lui suggèr^pt ses impressions de 
théâtre. Jl se plaît à Shakespeare, il s'ennuie à 
Racine : tel est le résumé de son livre. Il appelle ce 
qyi l'ennuie : classicisme; ce qui Tamuse : roman- 
liçisme et voilà tout. Ces mots n'ont aucuiiement 
pour lui la signification qu'ils ont prise daps la 
suite. Il veut, et c'est asse? raisonnable, que l'œu- 
vre littéraire soit originale et nouvelle. Ce n'est 
sans doute qu'une de ses qualités, mais elle est im- 
portante. En ce sens, et conformément à ses défini- 
tions précédentes, Stendhal dit bien : Euppide et 
Racine, en leur temps, furent romantiques. 

Le théâtre, en 1826, avait assurément besoin de 
sa voir rajeuni. Shakespeare était loin, mais Racine 
bien plus loin encore. Des hommes de bonne vo- 
lonté avaient cru renouveler l'art tragique: I^e Bri;n 
avec sa Marie Stuart; Lemercier avec son Pinio; 
Delà vigne, avec son Paria, Stendhal n'en deman- 
dait pas plus, et telles sont le3 œuvres qu'il oppose 
à l'œuvre de Racine : « Quel est l'homme un peu 
éclairé, dit-il, qui |i'a pas eu plus de plaisir à voir 
aux Français la Marie Stuart, de M. Le Brun, que 
le i5a/*ar^^, de Racine ? » Il reconnaît, cependant, 
que les vers de Le Brun sont « bien faibles ». Ce qui 



STENDHAL, RACINE ÏT SHAKESPEARE QQ 

Tavàit déduit dâiiS ces tragédies, cjui sôiit, du reste, 
supérîeiires à la plupart de leurs corilemporaities, 
c*esl un peti plus de liberté dans Faction, un peu 
plus de mouvement. Mais elles ont passé, et Racine 
deiiiëtire. Stendhal avait raison, cependant, d'y 
pressentir une victoire shakèspearienhe. 

Shakespeare n'avait encore paru au théâtre, en 
France, que dànS les trompeuses imitations de Vol- 
taire et dé lîùcis. Il était la véritable nouveauté 
attendue, et ce n'est pas sans Un dessein raison- 
nable que Stendhal aVait, au titre de son livre, 
opposé ce nom symbolique à celui de Racine. Sha- 
kespeare représentait, pour lui, et poiir quelques 
autréiS, â cette époque, l'observation opposée 'à la 
convention. Stendîial considère Shakespeare comme 
une méthode; cela est juste ; mais il n'est pas cer- 
laitl que cette tiiéthdde puisse être mise en œuvre 
par le génie français. 

Ce qui semblerait prouver que c'est assez diffi- 
cile, c'est qu'on n'a jamais réussi, depuis qu'on y 
travaille, à réellement franciser aucune de ses 
œuvres. Ou, si on y a réussi â demi, si oh a pu 
faire adopter Hamlet par le public, ce fût au 
prix de concessions qui défigurent absolument la 
tr%édié shakespearienne. Croient-ils vraiment 



PROMENADES LITTÉRAIRES 



avoir vu jouer Hamlet^ ceux qui applaudissent 
rélucubration que Ton donne parfois sous ce titre 
au Théâtre-Français ? Au lieu de la belle liberté 
de Shakespeare, dont le vers, souple à Tégal de la 
prose où il se mêle, enveloppe la pensée d'images 
sans cesse renouvelées, ce ne sont que des tira- 
des à la fois triviales et pompeuses, grossières et 
gauches. Mais ce n'est rien : une partie du texte 
est supprimée. Ce n'est rien encore : le caractère 
d'Hamlet est travesti. Après la scène du poison 
versé dans l'oreille, on nous montre un Hamlet 
« bondissant avec un cri de triomphe » et (pour 
rimer avec éclair) clamant : « Maintenant, c'est 
clair ! » Nul personnage ne fut jamais moins bon- 
dissant qu'Hamlet, ni moins prêt au cri de triom- 
phe. 

En une autre adaptation (ou dans une édition 
antérieure de la même), Hamlet, ayant tué Polo- 
nius, charge le corps sur ses épaules et sort, tou- 
jours triomphant. On se borne maintenant à lui 
prêter ce geste d'opéra : « Il ramasse son épée et 
sort en l'élevant. » En mêmie temps, il a eu le soin 
de dire, sur un ton lugubre : « La mort est en 
chemin. » Rien de pareil dans Shakespeare. Ham- 
let sort lentement en tirant après lui {dragging in) 



le cadaTre de Poloiûas^ et eo disant ces simples 
mots : « Bonsoir, ma mère. » 

Si Shakespeare a toot de même réussi, an moins 
pour qœlqoes-ans de ses drames, sur la scène 
française, cela tient sans doate à Tinexactitode des 
traductions. Le Shakespeare littéral nous serait 
insupportable et peat-ètre incompréhensible. Son 
œaTre, qui est riche^est d'une richesse trop désor- 
donnée. Elle est d'an art trop chargé de détails^ 
alors que notre goût nous conseille^ au contraire Ja 
suppression de tout détail inutile. Nous préférons 
la pureté à la complexité des lignes. Stendhal, un 
peu à court d'arguments contre Racine, car, au 
fond, il est un psychologue tout à fait racinien 1 1\ 
imagine ceci : a Je défie tous les classiques du 
monde de tirer de Racine un ballet comme le 
sublime ballet d'Othello. » 

Depuis que Stendhal écrivait ces paradoxales re- 
marques,un grand fail littéraire s'est produit,et nous 
n'avons plus besoin de Shakespeare pour Topposer à 
Racine : nousavons Victor Hugo. L'opposition est 
ainsi plus netteet pluspluslogique en se produisant 



(i) C'est également ropioion de M. Emile Fajjuet, qui rapproche 
le Rouge et le Xoîr des tragédies de Racine pour la Téritê et la pro- 
fondeur de l'obsenration psychologique. 



1Ô2 PROMENADES LITiÉRAIRES 

datisriiilérieur d*une même littérature. Mais si Sten- 
dhal avait remanié son livre après î83o,éût-il subs- 
titué le deuxième ûom aii premier ? C'est peu pro- 
bable. A mesure que s affirmait le vt*al romantisme, 
Stendhal redevehaitde plus etiplusclasi(jue. Ce qu'il 
demandait à Shakespeare, d'ailleurs, la traduction 
scéniqUe des mouvements complexes de la viô, Vic- 
tor Hugo ne l'a jamais donné. Ce père du romail- 
tismé ti'a jamais fait, en Isomme, que de gratidilo- 
quentes tragi-cotnédiés. Il â cru cohtiiiUeril/acô^^A 
du Othello, et il a refait perpétuellement, eu les 
vulgarisant, Nicomède dl Don Saîiche d'Aragon. 
Même si l'on voulait, comme Stendhal et comme 
bien d'autres, prendre Shakespeare pour le génie 
dramatique par excellence, on serait forcé de con- 
venir que Racine est bien plus shakespearien que 
Victor Hugo. La psychologie dans un drame comme 
Hernani est à la fois rudimentaire, fausse et un 
peu bêle ; et quels moyens ! Ce cor, ces amants 
empoisonnés qui se tordent comme des serpents ! 
Que l'on aimerait mieux l'antiqUe messager qui 
vient apprendre aux survivants la mort de ceux 
qui devaient mourir. Oui, peut-être que le récit de 
Théramène est supérieur, comme art scénique, au 
spectacle de l'agonie serpentine de Dona Sol. 



STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE 



io3 



En somme, depuis Racine, il n'y a pas eu de 
théâtre tragique en Prdrice, pas plus qu'en Angle- 
terre, depuis Shakespeare. Oti a vu des accidéiits 
heureux, mais aucune flojraisôti suivie. C'est qu'il 
y a sans doute, darts la vie littéraire dés peuples, 
des saisons pour le théâtre. Il y faut des conditions 
Sociales particulières, une certaine ingénuité raffi- 
née, une curiosité ardente, modérée par certains 
préjugés oU, si Ton veut, certaines croyances. 
Shakespeare et Racine eurent des auditeuris con- 
vaincus, de vrais juges, mais bénévoles , cherchant 
à satisfaire âUssi bien leur intelligence qUe leur 
sensibilité. Le dix-septième siècle français possédait 
un public sérieux à la fois et naïf encore que le 
Paris d' aujourd'hui lie fournirait plus. Il était 
capable d'une attetition prolongée, patiente, quoi- 
que très fébrile à l'occasion. Où troUverâît-on 
maintenant les ceiit mille Parisiens qui se succédè- 
rent pendant tout un hiver au Tùnocrate de Tho- 
mas Corneille? Cette tragédie, qui n*est pas une 
grande œuvre, est cependant d'ùil ton sévère et 
d'une belle tenue. Une œuvre analogue aujourd'hui 
ne serait pas jouée cinq fois. 

Racine représente la fin, l'achèvement du théâ- 
tre tragique en France. Le genre qu'il porte â la 



I04 PROMENADES LITTERAIRES 



perfection n'était^ pas plus que le genre roman- 
tique, un produit de la tradition. Quand fut jouée 
Andromaque (1667), il y avait juste un siècle que 
Garnîer avait donné Porcie^ la première tragédie 
française où il y eut un peu de vie et d'originalité. 
Au cours des quatre siècles précédents, un théâtre 
très différent, d'origine à la fois ecclésiastique 
et populaire, avait évolué, produisant beaucoup 
d'oeuvres curieuses et quelques-unes très belles. Si 
le mouvement humaniste n'avait brusquement 
coupé en deux la littérature française, la tragédie 
du dix-septième siècle aurait beaucoup ressemblé 
soit aux drames de Galderon, soit à ceux de Sha- 
kespeare. 

Une seconde fois, le romantisme vint interrom- 
pre la tradition. Il a renouvelé la poésie lyrique, le 
roman, plusieurs autres genres, mais le théâtre lui 
a échappé. Il y a bien un théâtre romantique, mais 
c'est une œuvre manquée ; et il faut bien retourner 
à Racine, puisque, de tous nos poètes tragiques, 
c'est, en somme, le dernier venu, le plus nouveau 
et le plus vivant. 

Je pense que Stendhal, s'il a, vers la fin de sa 
vie, médité sur ces questions, qui passionnaient sa 
jeunesse, a dû arriver, à peu près, aux mêmes con- 



STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE Io5 



clusions. Les faits nouveaux ne le laissaientjamais 
indifférent, ni Texpérience insensible. D'ailleurs, 
s'il demandait, en 1826, autre chose que Racine, il 
ne dédaignait pas Racine. Il Tadmirait, au contraire, 
et tout le grand siècle. Il a même,surles conditions 
littéraires de cette période merveilleuse, écrit les 
remarques les plus fines et les plus justes : « Ce 
qui fit le bonheur de la littérature sous Louis XVI, 
c'est qu'alors c'était une chose de peu d'impor- 
tance. Les courtisans qui jugèrentles chefs-d'œuvre 
de Racine et de Molière furent de bon goût, parce 
qu'ils n'avaient pas l'idée qu'ils étaient des juges. » 
Il faut ajouter, du côté des écrivains, qu'ils avaient 
ce privilège de ne pas être obligés de chercher le 
succès. Sauf pour un Molière, directeur de théâtre, 
le succès ne menait à rien, ne donnait aucun argent 
appréciable etmêmepas la réputation. Le jugement 
de quelques-uns l'emportait sur ceux du public. 
C'est, quoi que l'on puisse dire, le vrai régime de 
la liberté, pour un écrivain, car il n'est de tyrannie 
pire que la tyrannie de l'opinion (i). 

(1) Stendhal, à plusieurs reprises, défendit pratiquement les nou- 
veautés en littérature ou en musique, enfin le romanticisme. « Dans 
les premières années de la Restauration, dit Mérimée (Préface de la 
Correspondance), le souvenir de nos revers avait exaspéré l'orgueil 
national, et Ton faisait de toute discussion une question patrioti- 
que. Préférer une musique étrangère à la musique française, c'était 



I06 PROMENAbES LITTERAIRES 



prescjuë trahit* lé liays. De très bonne heure, Beyle( Stendhal) s'était 
mis au-dessus des préjugés vulgaires, et sur ce point il lui arriva 
peut-être quelquefois de dépasser le but. Aujourd'hui (1855) que 
la civilisatloh â fait tant dfc progrès, on a peine à Se représenter le 
courage qu'il fallait avoir en 1818 pour dire que tel opéra italien 
valait mieux que tel opéra français. » 

Malheureusemëiit, les journaux du temps, très |jrudents, très gour- 
més et, de plus, soumis à une censure assez rigoureuse, sont très 
sobres d'appréciations, ne font que d'obscures allusions â l'état d'es- 
prit musical des habitués du théâtre Louvois. D'ailleurs, -ils se pu- 
bliaient encore, en 1820, en un format exigu, représentant un peu 
plus du quart de thatiêres d'url grafad quotidien actuel, et la poli- 
tique prenait presque toute la place. Il faut se rabattre sur les revues 
littéraires, telles que le Censeur ^la Renommée ^l'Abeille, la Minerve^ 
le Miroir. 

Ce dernier recueil était spécialement anti-Rossinien et rédigé 
par des inalins qui, sous prétexte de littérature et d'art, feh ap()fe- 
laient pompeusement à V honneur national. C'était son grand argu- 
ment et on y profère déjà cette phrase connue : « Nous sommes 
Français, nous voulons de la ttiiisiqlie française. » Or^ et trait 
excessivement comique, la musique française réclamée par le Mi- 
roir était celle dé Spontini et de Nicoio, dcht^ les noms disent l'ori- 
gine, ou bien encore celle de Grétry, né à Liège. 

En 1823, non plus à propos de Hossini, mais à propos de Mozart 
(qu'un critique célèbre et spirituel^ GeofiProy, avait appelé « un fai- 
seur de charivari, souvent barbare »), les susceptibilités prirent une 
autre forme. On ne protestait plus contre la musique étrangère, enfin 
admise, quelle que fût sa nationalité, mais on voulait que cette mu- 
sique, italienne ou allemande, fût chantée par des artistes français. 
Le jour ou quatre actrices françaises parurent dans les Noces de 
FigarOy remplaçant quatre italiennes, le Miroir manifesta une joie 
bruyante, trouva cela « vraiment très flatteur pour l'honneur na- 
tional », bien que, coùjme le faisait remarquer Stendhal, chacune de 
ces demoiselles chantât aigre, et chacune à sa manière ». 

Ce qui prouve mieux que tout l'exaltation chauvine d'une partie 
môme la plus « éclairée » de la nation française d'alors, ce sont les 
précautions dont s'entoure Stendhal pour donner son opinion. A 
chaque page c'est une parenthèse ou une note oîi il dit : « Je crains 
de passer pour un mauvais Français... Que va devenir ma réputa- 
tion de patriotisme ? Je tiens pourtant à dire la vérité, etc. » 



STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE IO7 

Stendhal a noté dans une lettre une autre histoire qui se réfère 
directement à notre sujet, celle des antishakespeariens. Elle est 
curieuse, et la voici ; cela se passait en 1822 : « Des acteurs anglais 
sont venus à Paris ; ils ont essayé des pièces de Shakespeare. 
D'abord ils ont joué sur uq théâtre fort grand et assez bien disposé. 
La recette a été de cinq mille francs. Jusque-là, tout était bien ; mais 
ce théâtre est fréquenté d'ordinaire par les commis marchands de 
de la rue et du faubourg Saint-Denis. Ces jeunes gens ont coutume 
d'aller chercher au théâtre de la Porte-Saint-Martin les événements 
épouvantables du mélodrame et les tyrans qui dissimulent. Le mé- 
lodrame leur semble admirable ; c'est tout simple, ils ne connaissent 
pas mieux et plusieurs, dit-on, ont pris Shakespeare pour un aide 
de camp du duc de Wellington. Ils ont trouvé Othello d'un ennui 
mertel et, s'étant aperçus qu'ils ne comprenaient guère ou pas du 
tout l'anglais, ils se sont mis à siffler. » Au troisième acte, désor- 
dre abominable, apparition des gendarmes et fin de la première 
soirée. 

« Le second jour, continue Stendhal, il y avait trente mille cu- 
rieux et deux escadrons de gendarmes sur le boulevard de la Porte- 
Sainl-Martin. Les acteurs anglais ont été siffles dès la première 
phrase de V Ecole de la médisance^ deShéridan. Mais le public était 
tout autre ; les prix avai*?nt été augmentés ; le parterre, cette fois, 
était rempli déjeunes gens fort bien vêtus et le tapage avait quel- 
que chose de moins vulgaire et de plus concerté. » C'était la vraie 
cabale ; elle avait été organisée par le parti « libéral » et principale- 
ment par le grand écrivain du moment, celui qui était le plus écouté 
par la jeunesse, le fastidieux M. de Jouy, qui dirigeait le Miroir. 
Mais, contrairement à ce qui eut lieu plus tard, ces singuliers libé- 
raux avaient la majorité ; ils purent louer presque toutes les places 
et empêcher de jouer Shakespeare, 'gloire que n'ont pas eue, quand 
il s*est agi de Wagner, d'autres manifestants. 

La troupe anglaise dut se réfugier dans dans le minuscule théâtre 
de la rue Chantercine et M. de Jouy chanta victoire. Pour exciter 
le public contre Shakespeare, ce M. de Jouy évoquait Sainte-Hélène, 
Waterloo, les pontons anglais, toute la récente histoire que l'on 
exploitait sans cesse à tort et à travers. 

« Raisonnements littéraires à la mode en 1819, conclut Stendhal. 
Cet homme n'est pas démon avis, donc c'est un sot. — Il critique 
mon livre, donc il est mon ennemi. — Il est mon ennemi, donc 
c'est un scélérat, un voleur, un assassin, un faussaire, etc. » 



LES MAITRES DE BALZAC 



Balzac ne semble avoir fait, à Vendôme, à Tours, 
à Paris, que d'assez médiocres études, en quoi il 
subît la destinée commune. Les collèges, publics ou 
privés, sous le premier Empire, étaient nombreux, 
mais mal pourvus de bons professeurs. Les guer- 
res, les perpétuelles levées d'hommes ne permet- 
taient pas le renouvellement du personnel : des 
vieillards achevaient de vivre en enseignant à des 
enfants, distraits par le bruit du canon, une science 
ancienne et une histoire corrompue par le despo- 
tisme impérial. Il fallut la Restauration pour met- 
tre un peu de jeunesse et de liberté dans ce monde 
universitaire qui devait, sous la Monarchie de Juillet, 
s'épanouir si largement. Ses maîtres n'ayant eu sur 
lui nulle influence, Balzac, qui était avide desavoir, 
en chercha de nouveaux. Il se mit à lire tout ce qui 
était à portée de sa main. Mal guidé, il fit les choix 
les plus tristes, car ses initiateurs littéraires sem- 

s 



PROMENADES LITTERAIRES 



blent bien avoir été Pigault-Lebrun et Ducray- 
Duminil, c'est-à-dire deux romanciers d'une singu- 
lière bassesse intellectuelle et morale. Balzac, de ce 
hasard, garda une tache qui ne s'effaça jamais et 
qui reste visible même sur ses œuvres les plus bel- 
les et les plus saines. 

Pigault-Lebrun était goguenard et libertin ; Du- 
cray-Duminil était sentimental et ténébreux. Us se 
partageaiei^t la faveur populaire, et, pendant que 
les écrits de Chateaubriand et de M"*^ de Staël fai- 
saient réfléchir les intelligences soHdes, ces deux 
romanciers populaires empoisonnaient un public 
crédule et docile. Le premier s'est continué par Paul 
de Kock, qui faisait les délices de M. Renan et celles 
de Francisque Sarcey. Le second est, avec Anne 
Radcliffe et Pixérécourt, l'ancêtre de ces célèbres 
feuilletonistes, dont quelques-uns semblent encore 
vivants aux lecteurs de plus d'un journal, grand 
ou petit. Le thème presque unique de Ducray- 
Duminil est l'innocence persécutée et enfin vengée 
et rétablie, dans ses droits ; c'est encore cela qui 
triomphe à la Porte-Saint-Martin et qui « fait de 
l'argent ».0n a relenu, pour leur drôlerre, les titres 
de quelques-uns de ses romans : « Cœlina ou l'Eri'- 
fant du mystère ; Jacques et Georgette ou les 



LES MAITRES DE BALZAC 



petits montagnards auvergnats ; Victor ou V En- 
fant dé la forêt y etc. » 

Pixérécourt opérait au théâtre. On l'appelait le 
« Corneilledu mélodrame », périphrase qu'il aurait 
peut-être fallu réserver pour Tauteur à'Angeloj 
tyran de Padoue. Le théâtre romantique est sorti 
de Pixérécourt autant que de Shakespeare. Mais d'où 
sortait Pixérécourt ? De Sébastien Mercier. Et Mer- 
cier? De Shakespeare mal compris. Le Pèlerin 
blanc, de cet illustre Pixérécourt, eut plus de quinze 
cents représentations. Nos grands succès d'aujour- 
d'hui n'atteignent pas cela; il s'en faut de la moi- 
tié. 

Il y eut, sous la Révolution et sous l'Empire, une 
telle trépidation, puis un tel abrutissement que les 
drogues les plus violentes furent nécessaires. Les 
écrivains français ne semblèrent pas à la démocra- 
tie nouvelle assez insensés. On alla chercher en 
Angleterre Anne Radcliffe et on s'enivra aux Mys- 
tères du château •d'Udolphe, au Confessionnal 
des pénitents noirs, romans qui son.t des modèles 
parfaits à la fois de folie sanguinaire et de frénésie 
anti-catholique. On découvrit Lewis et son Moine, 
Maturin et son Melmoth, productions moins bas- 
ses, qui firent illusion. Balzac demeura toute sa vie 



PROMÉNADBS LITTÉRAIRES 



hanté par Melmoth^ sorte de Juif-Errant doi^t le 
destin est de vivre éternellement, à condition de 
livrer de temps en temps une âme au diable. C'est 
dans le Moine que Mérimée a pris quelque-uns de 
ses contes ; la Vénus dllle^ par exemple, lui fut 
inspirée par Tépisode de la « Nonne sanglante », 
que d'autres ont utilisé. C'est aussi dans le Moine 
que Victor Hugo a découvert son FroUo de Notre" 
Dame'de-Paris et la romance de la « belle et ten- 
dre Imogène », qui forme un chapitre des Misera^ 
blés. 

« Tels sont, si invraisemblable que la chose 
puisse paraître, les œuvres dont Balzac s'est inspiré 
au début de sa carrière ; tels ont été, dit M. A. Le 
Breton, dans son livre sur Balzac, ses premiers 
modèles (i). » 

Le goût littéraire de ce grand créateur de types 
humains était si incertain qu'il trouvait « admira- 
bles » les romans d'Anne Radcliffe, qu'il compare 
ceux de Lewis à la Chartreuse de Parme^ qu'il 
appelle Maturin « un des plus grands génies de 
l'Europe » et qu'il le cite entre Molière et Goethe. 
Ces défaillances dans le jugement de Balzac font 
comprendre celles qui nous choquent dans la Co- 

(i) André Le Breton, Balzac^ l'homme et l'œuvre ; Colin, éditeur. 



LES MAITRES DE BALZAC 



médie humaine^ où, à côté d'études sérieuses ou 
agréables, il y a des récits puérils ou saugrenus, des 
imaginations folles, des observations basses. Il ne 
faut pas donner aux œuvres de jeunesse de Balzac 
plus d'importance qu'il ne leur. en attribuait lui- 
même, les appelant « des entreprises de littérature 
marchande » ; cependant, comme le dit fort bien 
M. Le Breton, ces premiers romans annoncent une 
partie, tout au moins, de l'œuvre f\iture ; il n'y 
a pas entre les deux séries une démarcation absolu- 
ment nette, plusieurs de ces œuvres qualifiées « de 
jeunesse » ayant été écrites après tels romans qui 
font bonne figure dans la Comédie humaine. Jus- 
qu'à la fin, le génie de Balzac restera oscillant; son 
imagination, qu'aucun goût ne tempère, l'empor- 
tera trop souvent, et il écrira, la même année, cette 
niaiserie, Ferragus^ et cette belle chose, Eugénie 
Grandet. 

L'intérêt principal des œuvres de jeunesse est 
de prouver que les premiers maîtres littéraires de 
Balzac furent bien les romanciers populaires de son 
époque et qu'au premier moment toute son ambi- 
tion fut de se mesurer avec un Ducray-Duminil ou 
une Radcliffe. Voici l* Héritière de Birague : ce 
n'est qu'une transposition sous la régence de Cathe- 



Il4 PROMF.NADES LITTERAIRES 

riiïe de Médicîs de Cœlina ou V enfant du mystère. 
L'innocente Aloyse est, comme Cœlina, persécutée 
par un scélérat et protégée par un noble vieillard- 
On voit, ici et là, des trappes, des apparitions, des 
caveaux, des squelettes, des poignards, des poten- 
ces, le tout entremêlé de gaillardises à la Pigault- 
Lebrun. Voici le Centenaire : c'est une imitation 
deMelmothii presque amusante )),dit M. Le Breton. 
Presque n'est pas de trop. Voici le Vicaire des 
Ardennes : c'est le Moine, 

Les singuliers romans, où l'on voit Argow le 
pirate tuer un taureau d'une piqûre d'épingle em- 
poisonnée, où Ton rencontre, en se promenant, les 
« sœurs d'Orphélie » creusant elles-mêmes la tombe 
où le désespoir va les coucher, où des chefs de 
brigands déguisés fréquentent les salons du meil- 
leur monde, où l'on côtoie à chaque pas des égor- 
gés noyés dans leur sang ! 

On se demande, pourtant, si ces mœurs violentes 
et folles sont totalement imaginaires, si elles ne 
contiennent pas, au moins, un reflet de la réalité. 
Des égorgements, n'en avait-on pas vu, et du sang 
à flots, pendant les années révolutionnaires ? Des 
bandits, déguisés ou non, n'y en avait-il point par- 
tout ? Est-ce que les maisons n'avaient point des 



u^^ 



LES MAITRES DE BALZAC Ïl5 

cachettes ? Est-ce qu'on n'arrêtait point les dili- 
gences ? Est-ce que les imaginations et les volontés 
n'étaient pas également détraquées ? Je crois que le 
roman populaire de cette époque ne fit que défor 
mer des éléments réels en les amalgamant avec du 
fantastique. Dans le désarroi des croyances et des 
traditions, la crédulité s'était singulièrement déve- 
loppée et, d'ailleurs, après ce qu'on avait vu, que 
restait-il d'incroyable ? Le roi est mort, disait un 
courtisan (il s'agissait de Louis XIV), après cela, on 
peut tout croire. C'est un raisonnement de ce genre 
que se faisait le public, en se ruant vers les mystè- 
res les plus bêtes et les plus fous. Un livre devenu, 
je pense, fort rare, parut en 1820, qui résume à lui 
seul tout ce qu'il y a d'horreurs dans les romans 
qu'on lisait au temps où Balzac écrivait Arffow le 
Pirate. Son titre dispense de toute analyse; le 
voici : 

« Les Ombres sanglantes, galerie funèbre de pro- 
diges, événements merveilleux, apparitions noctur- 
nes, songes épouvantables, délits mystérieux, phé- 
nomènes terribles, forfaits historiques, cadavres 
mobileSy ièies ensanglantées et animées, vengeances 
atroces et combinaisons du crime, etc. Recueil pro- 
pre à causer les fortes émotions de la terreur. » 



Il6 PROMENADES LITTERAIRES 

Au lieu de chapitres, Pouvrage est divisé en 
« ombres ». Les septièmes ombres sont intitulées : 
« Le faux capucin, ou la tête sanglante et mobile, 
histoire véritable. » Le frontispice, qui est une gra- 
vure à la manière noire, représente une jeune 
femme lisant dans son lit et soudain terrifiée par 
des apparitions ou des visions. Une sorte de croco- 
dile grimpe le long des couvertures. Au-dessus de 
la tête de la dame une main s'avance entre les ri- 
deaux, tenant un poignard. Toutes sortes de bêtes 
fantastiques s'agitent dans la chambre. Au bas de 
l'estampe on voit un sablier, une faux, des osse- 
ments, une tête de mort, des sabres et des pistolets. 
Cette jeune femme représente assez bien la lectrice 
de ce temps -là, feuilletant avant de s'endormir un 
livre « propre à lui donner les fortes émotions de la 
terreur », r Héritière de Birague^ par exemple. 

A partir de 1829, Balzac commence à délaisser 
le fantastique; il écrit les Chouans. Pendant l'an- 
née suivante, parmi les livres qu'il prépare figure la 
Peau de chagrin^ qui est bien un conte fantasti- 
que, mais presque raisonnable, plutôt un conte 
symbolique. L'amour du merveilleux et du mysté- 
rieux ne l'abandonnera jamais complètement. Il 
tempérera Radcliffe par Walter Scott et Maturin 



LES MAITRES DU BALZAC I I7 

par Fenimore Cooper, mais sans oublier ses pre- 
miers maîtres. M. Le Breton a retrouvé des traces 
an Jeune Islandais^ de Maturin, jusque dans le Lys 
dans la vallée et dans Béatrix. Quant aux horreurs, 
au satanisme, à la féerie, aux reconnaissances mira- 
culeuses, « aux vengeances atroces et aux combi- 
naisons du crime », comme dit l'auteur des Ombres 
sanglantes^ on en relève un peu partout, même dans 
les œuvres de Balzac les plus sages et les plus logi- 
quement menées, même dans l'admirable Cousine 
Bette. 

Il avait déjà, dans Argow le Pirate^ suivi la don- 
née de la Prison d'Edimbourg^ la conversion d'un 
brigand, purifié par Tamour , idée byronienne, exces- 
sivement romantique, dont Victor Hugo avait fait 
Bug Jargaly Nodier, Jean Sbogar, Pixérécourt, le 
Belvéderydonihien d'autres tireront des mélodrames 
et Dostoïew^ski Crime et Châtiment. On suit, dans 
un très gran'd nombre de ses romans de Tâge mûr 
es traces de la grande impression que faisaient suu 
lui les œuvres de Walter Scott ; on les trouve dans 
les Chouans, dans Ursule Mirouet, dont le début 
rapelle celui de rAntiquàire, dans le Médecin de 
campagne. 

M. Le Breton dit que les usuriers, les avoués, les 



I 



Il8 PnOMENADRS LITTÉRAIRES 

banquiers de Balzac semblent parfois, plutôt que 
des Parisiens, d'implacables Mohicans, et il croit 
que la fréquentation de Fenimore Cooper n'a pas 
été très favorable à Tauteur de Gobseck. C'est pos- 
sible, mais difficile à prouver, et aussi bien M. Le 
Breton lui-même y a renoncé. Plus sensibles, dans 
le Balzac de la seconde manière^ sont les influences 
des romanciers anglais du dix-huitième siècle, Ri- 
chardson, Godvin, GoJdsmith, et Sterne, pour lequel 
il professait une admiration vraiment excessive. 
Mais comment Balzac aurait-il échappé à la conta- 
gion, alors que, depuis plus de soixante ans, la lit- 
térature française suivait si humblement les impul-, 
sions venues d'Angleterre ? Le romantisme de Bal- 
zac a des origines anglaises comme celui de Hugo, 
comme celui de Vigny. Nos poètes et nos conteurs 
n'avaient échappé à Young que pour subir Thomas 
Moore et Walter Scott ; ils ne s'étaient libérés d'Os- 
sian que pour subir la tyrannie de Byron. 

Balzac fut cependant un des premiers à se débar- 
raser du harnais anglo-romantique. Le secours lui 
vint de trois côtés : de la vie, qui lui avait été dure, 
de la tradition française, qui se perpétuait, assez 
humble, d'ailleurs, dans le théâtre comique, enfin des 
classiques véritables auxquels il finit par revenir. 



LES MAITRES DE BALZAC IIQ 



Du retentissement de la vie de Balzac^ intime, 
commercial ou littéraire, dans son œuvre, il est inu- 
tile de parler. Ces rapprochements ont été faits 
cent fois et tout le monde sait que la faillite deBirot- 
teau, parfumeur, doit plus d'un trait à la faillite de 
Balzac, imprimeur. Il sera plus inattendu d'indi- 
quer, avec M. Le Breton, ce que Balzac doit à 
Scribe. Il lui doit ce goût de mettre en scène de 
petites gens, de médiocres bourgeois ; il lui doit 
plusieurs scènes de César Birotteau (la célèbre 
« huile de Macassar » est une invention de Scribe), 
du Bal de Sceaux^ d'Un grand homme de pro' 
vince. Picard avait écrit une comédie dans le genre 
de Turcaret ; Balzac s'en est souvenu dans son 
Mercadet^ dans la Maison Nucingen. Enfin, il a 
pris tant de choses à Henry Monnier qu'il semble 
qu'on en ferait un volume, si cela valait la peine. 
Sans entrer dans le détail, on peut dire que c'est 
d'Henry Monnier que date réellement le réalisme 
balzacien. 11 suffit, pour s'en convaincre, de com- 
parer, comme le conseille M. Le Breton, les Scènes 
populaires et les Petites Misères humaines aux 
Petites Misères de la vie conjugale^ aux Employés^ 
aux Petits Bourgeois. 

Le Médecin de campagne et Eugénie Grandet 



PROMENADES LITTERAIRES 



sont de c833. C'est à partir de ce moment que l'on 
prononce parfois, en songeant à Balzac, les noms 
de la Bruyère et de Molière. Rabelais aussi fut un 
de ses maîtres, mais non pas celui qui lui fut le 
plus utile, car il ne servit qu'à renforcer son goût 
naturel pour le grossier, le désordonné et le drola- 
tique. 

Balzac est mort à cinquante et un ans, et depuis 
trois ans, il n'écrivait plus. C'était un esprit tardif 
et qtii n'avait presque rien conçu d'avouable avant 
l'âge de trente ans. C'était aussi un esprit trouble, 
et son œuvre aussi est une œuvre trouble, beau 
fleuve où venaient se déverser trop de rivières 
empoisonnées. La vie littéraire de Balzac fut une 
perpétuelle lutte contre les mauvaises influences, 
comme sa vie sociale, contre les mauvaises fortunes. 



MADAME RÉCAMIER (i) 



L'histoire politique, comme celle des mœurs ou 
celle des lettres, contient plus d'un mystère. Des 
problèmes sont insolubles, parce qu'un des chiffres 
donnés a été faussé; des énigmes sont indéchiffra- 
bles. Malgré l'opinion communeeten dépit de toute 
ringéniosité deM.Funck-Brentano, ilsm'est encore 
assez difficile de croire à l'identité du Masque de Fer 
et du sieur Mattioli. Elle me semble aussi peu évi- 
dente que celle de Barbe-Bleue et de Gilles de Rays. 
La légende de Barbe-bleue est fort antérieure aux 
aventures de ce sanguinaire nécroman ; et, pareil- 
lement, la légende du Masque de Fer courait déjà 
l'Europe, que Louis XIV n'était pas roi. Une partie 
de l'histoire est née et s'est développée dans l'ima- 
gination populaire : ceux qui la veulent mettre en 



(i) Edouard Herriot : Madame Récamier et se» Amis^ d'après de 
nombreux documents inédits. Paris, librairie Pion, i vol. in-8°« 
avec portrait. 



PROMENADES LITTERAIRES 



concordance avec la réalité prêtent un peu à sou- 
rire. 

Il y a aussi une légende Récamier. 

Une jeune fille de la plus gracieuse beauté, née 
à Lyon en 1777, épousa à Paris, en 1798, un finan- 
cier nommé Jacques Récamier, alors âgé de qua- 
rante-deux ans. La Terreur passée, la jeune femme 
se produisit dans le monde qui, peu à peu, ressus- 
citait. Elle fut de toutes les fêtes; elle balança, 
sous le Directoire, la royauté parisienne de M™® Tal- 
lien; elle eut un salon où se pressèrent toutes les 
jolies femmes et tous les hommes illustres; ses 
adorateurs furent innombrables et de qualité : Lu- 
cien Bonaparte, Bernadotte, les deux Montmorency, 
Murât, Benjamin Constant, Wellington, le prince 
Auguste de Prusse, Chateaubriand. Indépendante 
de son mari, qui ne réclam ai t'aucun droit sur elle, 
elle vécut entièrement libre, n'ayant de comptes à 
rendre à personne. Ses principes de morale étaient 
ceux que Ton pouvait avoir en un temps où il n'y 
en avait guère. Elle ne connut le sentiment reli- 
gieux, par rinfluence de Ballanche, que dans la 
seconde moitié de sa vie. Son existence de jeune 
femme se passa au grand jour. Elle ne pouvait 
aller aux eaux que toute l'Europe n'en fût informée 



MADAME RÉCAMIER \ 123 



ni accueillir plus cordialement un ami que son geste 
ne fût commenté dans les gazettes. Et cependant, 
jamais sa vertu ne fut mise sérieusement en doute 
ni par les adorateurs qu'elle rebuta, ni par ses 
rivales, ni par les ennemis de ceux qui étaient visi- 
blement ses préférés. 

Sa rivalité avec M°^® Tallien, qui craignait l'éclat 
ingénu de sa grâce, sa longue amitié avec M^^ de 
Staël, la passionnée, accentuent encore le para- 
doxe d'une telle vie. La célèbre influence du milieu 
en reçoit une très sérieuse blessure, car s'il suffisait 
de fréquenter les mauvaises compagnies pour avoir 
de mauvaises mœurs, celles de M™^ Récamier 
auraient dû être détestables. Mais elle n'eut pas à 
résisterqu'àde dangereux exemples. Aucune femme 
ne fut attaquée plus directement, ni par des enne- 
mis mieux armés et plus astucieux. Tous les amours 
s'agenouillèrent, suppliants et parfois menaçants, 
devant le sofa où elle aimait à reposer sa langueur. 
Elle connut les objurgations du soldatesque Lucien, 
les élancements mystiques de Mathieu de Montmo- 
rency, les déclarations passionnément spirituelles 
de Benjamin, les supplications timides de Ballan- 
che. Aucune méthode ne trouva le chemin de son 
cœur. Elle écoutait,ellesouriait,ellesoupirait ; mais 



124 PROMENADES LITTÉRAIRES 

une invisible et invincible barrière se dressait len- 
tement entre le chasseur et la biche poursuivie ; 
nul ne pouvait la franchir. 

On dit cependant, et un fait l,e prouve, ainsi que 
certains témoignages fort précis, qu'elle se laissa 
prendre un instant par Tamour très sincère du prince 
Auguste de Prusse. Ils se rencontrèrent à Coppet^ 
chez M*"* de Staël. La froide et douce Juliette con- 
nut, alors un sentiment nouveau. Le prince était 
assez intelligent, très bon, très sentimental, fort 
maladroit. Un jour que M™^ Récamier faisait une 
promenade à cheval avec lui et Benjamin Cons- 
tant, Auguste de Prusse dit tout à coup: «Monsieur 
de Constant, si vous faisiez un temps de galop ? » 
Benjamin Constant trouva cette gaucherie si drôle 
qu'il s'exécuta, piqua des deux et disparuten riant. 
Le mariage était décidé quand ils rentrèrent à Cop- 
pet. M™^ de Staël, qui avait tout fait pour amener 
ce dénouement, en eut une grande joie. Le seul 
obstacle était M. Récamier; mais, dans les condi- 
tions où il vivaitloin de sa femme, on ne prévoyait 
aucune objection de sa part contre un divorce. 

Les objections ne vinrent pas de lui, à la vérité; 
ce fut, au dernier moment, M"® Récamier qui recula, 
toujoursdouce et souriante, mais froide. Sa tactique 



MADAME RÉCAMIBH 125 



ordinaire pour se retirer de ces mauvais pas, où la 
jeta si souvent son imprudente coquetterie, était la 
retraite lente, savante et si bien calculée que pres- 
que toujours elle réussit à transformer en amis pa- 
tients et fidèles ses adorateurs les plus ardents. Le 
prince Auguste, qui aimait profondément et qui 
avait peut-être été aimé Tespace de quelques se- 
maines, resta l'ami dévoué de celle qui Ta vait déses- 
péré. Il ne Toublia jamais et pensait encore à elle 
en écrivant son testament, quelque temps avant 
sa mort, en i8i3. 

A quarante et un ans, en 1818, M™» Récamier 
avait conservé toute sa beauté. La vie avait passé 
sur cette femme sans y laisser d'autre marque 
qu'un peu de mélancolie. Elle s'ennuyait. Après 
tant d'amours manquées, elle se croyait incapable 
d'aimer. La mort de Mm® de Staël, survenue l'année 
précédente, avait creusé un grand vide dans son 
existence. Les vives amitiés qui lui restaient com- 
mençaient, par moments, surtout celle de Mathieu 
de Montmorency,à lui paraître un peu tyrauniques. 
Elle était, malgré son âge et son expérience, pres- 
que pareille à ces jeunes filles qui ont attendu au 
delà de leurs forces et qui, affaiblies par le désir 
de l'inconnu. .. Mais cecin'est pas une comparaison; 



120 PROMENADES LITTERAIRES 

c'est la réalité même. Le mariage de M"^® Récamier 
n'avait été qu'une fiction. La différence d'âge, quoi- 
que considérable, n'est pas en cause. M. Récamier 
était un mari possible. Il aurait été un mari réel, 
s'il avait épousé toute autre jeune fille que Juliette 
Bernard. L'avenir — on était en 1798 — faisait 
peur au banquier Jacques Récamier. Il songea à 
assurer le sort de sa fille, en lui transmettant, 
comme mari, des biens qu'il pouvait difficilement 
lui léguer d'une autre manière. Cette filiation, si 
elle n'est pas absolument prouvée, est très proba- 
ble : une lettre de Récamier à sa famille l'établit 
assez clairement, jointe à d'autres documents, par 
son ambiguïté même.Onconçoit donc que Juliette, 
mariée en ces conditions si extraordinaires, ait 
toujours manifesté devant les surprises de l'amour 
une extrême réserve. Sa froideur naturelle se 
trouva augmentée par les circonstances. N'ayant 
encore jamais été vaincue^elle nepouvaitse résoudre 
à céder volontairemunt ce que le mariage même 
avait respecté. 

Mais Chateaubriand entra dans sa vie. 

M. Herriot est, sur ce point, discret, comme tou- 
jours. Il produit des documents, des lettres intimes, 
d'abord, mais sans presque jamais les accompagner 



MADAME néCAMIER \l 2'] 



d'un commentaire interprétatif. Il ne dit pas son 
opinion. C'est au lecteur à s'en faire une, à s'és 
risques et périls. 

La mienne, et, si on l'accepte, le mystère Réca-, 
mier est résolu, est que Juliette céda à René. Ellev 
l'aima passionnément. « Il était impossible, disait- 
elle plus tard à un ami, d'avoir la tête plus com- 
plètement tournée que Tétait la mienne, du fait def 
M. de Chateaubriand. Je pleurais tout le jour (i).» . 
Malgré sa réserve, M. Herriot ne peut s'empêcher ^ 
de citer, en l'approuvant, ce passage de Schérer : 
« René, en vrai conquérant qu'il était, n'eut qu'à 
se montrer pour vaincre. La pauvre Juliette avait 
enfin rencontré l'arbitre de sa destinée... Sa froi- 
deur, ou son orgueil, fondait au feu d'une passion 
dont elle s'était crue elle-même incapable. » 

Ils s'aimèrent pendant trente ans, c'est-à-dire 
jusqu'à leur mort, qui arriva en i848 pour Cha- 
teaubriand et l'année suivante pour Juliette. En 
1847, Chateaubriand, étant devenu veuf, offrit son 
nom à M""® Récamier. Il était bien tard. L'un était ' 
presque éteint, sourd, impotent; l'autre était aveu- 
gle, toute tremblante. Cette idée, cependant^ leur 

(i) Madame Récamier y with a sketch of sociely in France, by 
xzx ; Londres i86a. — L'auteur eit M^^" MohI. 



128* PROMENADES LITTERAIRES 

V 

agréait. On ne sait trop ce qui les en détourna; 
LOuis de Loménie rapporte plusieurs motifs qui ne 
siîmblent pas péremptoires. Les véritables furent 
assurément leur extrême vieillesse et leurs infir- 
-^mités. 

'- M""« Récamier est à la fois célèbre par sa beauté, 
par sa liaison avec Chateaubriand et par son in- 
fluence littéraire. 

/ Sa beauté demeure prouvée par plusieurs por- 
Mraits dont un, des plus agréables, reproduit dans 
le livre de M. Herriot, est Tœuvre de Massot, de 
Genève, ^influence littéraire du salon de l'Abbaye- 
au-Bois fut assez restreinte; elle ne s'exerça que 
dans un cercle étroit et, encore, grâce à Chateau- 
briand. Jusqu'à son règne, M™<^ Récamier se tient, 
assez effacée, dans le sillage de M°»e Staël; et lojig- 
temps encore, même quand Chateaubriand est le 
dieu visible de la maison, elle reste sous la domi- 
nation de Corinne. Sans ces deux êtres supérieurs, 
Juliette ne serait rien, peut-être, qu'une jolie 
femme. Et cela est si vrai que l'intérêt du livre de 
M. Herriot diminue à la mort de M™« Staël, pour 
reprendre à la venue de Chateaubriand. Chacun 
des deux volumes pourrait porter, en sous-titres, 
l'un de ces deux noms. 



LES AMOURS 

DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND (i) 



Frédéric Chopin arriva à Paris dans les premiers 
jours d'octobre i83i. Il venait de Vienne avec un 
passeport pour Londres par Paris. Son voyage dura 
dix-sept ans. En voici l'itinéraire : Paris, 27, bou- 
levard Poissonnière ; 5 et 38, chaussée d'Antin ; 
Aix-la-Chapelle, Carlsbad, Leipzig, Heidelberg, 
Marienbad ; Londres ; Majorque ; Paris, 5, rue 
Tronchet; 16, rue Pigalle; 9, square d'Orléans; 
Londres, Edimbourg, Manchester, Glascow, Edim- 
bourg, Londres ; square d'Orléans ; rue Chaillot ; 
12, place Vendôme. Ces déménagements fréquents 
parurent à ses contemporains un indice de fébrilité ; 
M. Huneker partage leur avis. Il n'est pas douteux 
du moins que Chopin tenait difficilement en place ; 
il déménageait plutôt par inquiétude que par néces- 

(]) James Huneker : Chopin^ ihe man and his music; New- York, 
Charles Scribner's sons, igoo. 



l3o PROMENADES LlTTÉrtAiaES 

site, surtout dans ses dernières années. On dit que 
beaucoup de poitrinaires sont ainsi. 

Le Paris de i83i était une ville de littérature et 
d'art malgré les récents bouleversements politiques. 
On aime à voir, dans le livre de Huneker, Tidée 
qu'un lettré américain d'aujourd'hui se fait de la 
plus brillante période du dix-neuvième siècle. Le 
romantisme évolue dans un décor d'opéra. Il res- 
sent de sincères passions, mais les pousse à l'ex- 
travagance. Victor Hugo est le roi de ces acteurs 
fougueux autant que maniérés. A côté de lui, voici 
Heine à la douceur enfiellée, Musset chantant à la 
lune, Th. Gautier écartant les Don Diègues du clas- 
sicisme par l'éclat impertinent de son gilet rouge. 
Tels sont les traits universellement connus qui 
signalent le romantisme. Que Théophile Gautier eut 
donc de l'esprit le jour qu'il imagina de ceindre 
d'écarlate son torse puissant ! 

Chopin connut ces hommes célèbres et bientôt 
tout le monde. Il donna son premier concert le 26 fé- 
vrier 1883, et fut incontinent promu à la dignité, 
maintenant abolie, « de lion ». Cependant ses let- 
tres de cette époque étaient, dit-on, mélancoliques ; 
comme elles ont été détruites dans un incendie 
avec son portrait par Ary Scheffer et son premier 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l3l 

piano, il faut s'en rapporter sur ce point au seul de 
ses biographes qui les ait lues, Karasowski (i). 
Malgré ses succès artistiques, il manquait d'argent, 
songeait à une tournée en Amérique. Un jour, il 
se rencontra dans la rue avec le prince Valentin 
Radziwill, qui l'introduisit en divers salons; des 
élèves payants le tirèrent d'inquiétude. Son génie 
se développa plus librement. Il joua fréquemment 
en public. On voyait réunis sur des programmes 
de concert ces noms : Liszt^ Heller, Herz, Osborne, 
Thalberg, Chopin. D'ailleurs, tous ces pianistes se 
jalousaient, se faisaient une guerre d'épigrammes. 
En i835, Chopin, au cours de son voyage en Alle- 
magne, manqua de se marier. Il avait rencontré, 
à Dresde, les Wadzinski, ses amis d'enfance, et 
était tombé amoureuxde leur sœur Marie. Le pro- 
jet alla fort loin, jusqu'aux aveux réciproques, et 
Chopin se voyait déjà établi à Varsovie, professeur 
de musique composant dans ses loisirs des sonates 
et des fugues! Les hommes rêvent toujours de ne 
pas suivre leur destinée. Cela serait si agréable de 
ne pas obéir au destinl La musique avait besoin 
d'un Chopin qui ne fût pas enterré sous les neiges 

(i) Life and Letters of Frédéric Chopin; translated from the 
russian by Ëmily Hill. 



l32 PROMENADES LITTERAIRES 

du mariage et de la Pologne. Le père de Marie 
objecta ce qu'objecte tout père de jeune fille bien 
dotée. Chopin n'avait d'autres rentes que les reve- 
nus incertains de son génie. Le roman fut inter- 
rompu. Marie Wadzinski épousa le comte Frédé- 
rique Skarbek, et cela finit par un divorce. Peut- 
être, comme le dit M. Huneker, la dame jouai t-elle 
trog de Chopin ! 

Revenu à Paris en 1887, Tamant malheureux 
allait trouver la plus dangereuse des consolatrices, 
George Sand. La « terrible vache à écrire (i) » 

(i) Nietzsche, Flâneries inactuelles , 6. Cf. Baudelaire, Mon cœur 
Mis à nUf xxii. Oa sera bien aise de lire ces deux passages, dont 
l'un est assez difficile à trouver. 

Baudelaire : « La femme Sand est le prud'homme de l'immorta- 
lité. Elle a toujours élé moraliste. Seulement elle faisait autrefois de 
la contre-morale. Aussi elle n'a jamais été artiste. Elle a le fameux 
style coulant, cher aux bourgeois. — Elle a, dans les idées mora- 
les, la même profondeur de jugement et la même délicatesse de 
sentiment que les concierges et les filles entretenues. Ce qu'elle a 
dit de sa mère; ce qu'elle dit de la poésie. Son amour pour les ou- 
vriers. — George Sand est une de ces vieilles ingénues qui ne veulent 
jamais quitter les planches. — Voir la préface de Mlle la Quintinie 
où elle prétend que les vrais chrétiens ne croient pas à l'enfer. La 
Sand est pour le Dieu des bonnes gens, le dieu des concierges et 
des domestiques filous. — Elle a de bonnes raisons pour vouloir 
supprimer l'enfer. » 

Nietzsche : « Georgb Sand. — J'ai lu les premières Lettres d*an 
voyageur : comme tout ce qui tire son origine de Rousseau, cela 
est faux, factice, boursouflé, exagéré. Je ne puis supporter ce 
style de tapisserie, tout aussi peu que l'ambition populacière qui 
aspire aux sentiments généreux. Ce qui reste cependant de pire, 
c^est la coquetterie féminine avec des rivalités, des manières de 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l3i5 

était une non moins redoutable goule. Baudelaire 
a écrit sur ses capacités luxurieuses une phrase que 
M. Grépet n'a' pas osé copier; mais on la retrou-, 
vera un jour ou l'autre, afin que l'histoire litté- 
raire de notre temps cesse d'être un roman uni- 
versitaire et une collection de drôleries pour la 
moralisation de la jeunesse. En abordant cette 
partie de la vie de Chopin, M. Huneker dit, par 
une excellente comparaison musicale : « Ici nous 
entendons pour la première fois le sinistre motif 
George Sand. » 

Par untf déférence tout ironique pour M. Ha- 
dow (i), M. Huneker ne qualifie pas de liaison les 
relations deGhopin et de Sand. Ge n'était pas d'ail- 
leurs une liaison^ au sens strict du mot. Ge fut 

gamin çial élevé. — Combien elle a dû être froide avec tout cela, 
cette artiste insupportable! Elle se remontait comme une pendule — 
et elle écrivsiit... Froide comme Victor Hugo, comme Balzac, comme 
tous les Romantiques, dès qu'ils étaient à leur table de travail. Et 
avec quelle suffisance elle devait être couchée là, cette terrible vache 
à écrire, qui avait quelque chose d'allemaad, dans le plus mauvais 
sens du mot, comme Rousseau lui-même, soU maître, ce qui cer- 
tainement n'était possible que lorsque le goût français allait à la 
dérive I — Mais Renan la vénérait... » 

Mon cœur mis à nu, 1861, fait -partie des Œuvres posthumes et 
correspondances inédites, publiées par Eugène Crépet (Quantin, 
1887); et les Flâneries inactuelles (1888), du Crépuscule des 
Idoles, traduit par Henri Albert (Société du Mercure de France, 

1899). 
(i/Qui a traité cette question dans ses Studies in modem mus ic. 

9 



l34 PROMENADES LITTERAIRES 

plutôt une possession où Tincube ne fut pas le frêle 
musicien. Avant d'avoir été envoûté par elle, Cho- 
-pin détestait « la femme à l'œil sombre ». Sa répu- 
tation spéciale était très mauvaise et n'avait rien 
qui pût séduire une créature toute de tendresse et 
d'esprit. Quelques écrivains anglais, ignorants de 
notre histoire, ou dupés par Thypocrisie des der- 
niers jours où se prélassait la « bonne dame » enfin 
lasse, ou intéressés à mentir pour propager leurs 
idées protestantes et rationalistes sur l'union né- 
cessaire du génie et de la moralité, les solennels 
George Eliot, Mathew Arnold, Elizabeth Barrett 
Browning ont affirmé que George Sand n'était rien 
moins qu'une « sainte calomniée ». M. Huneker, 
qui fait de la psychologie et non de la morale, qui 
a le cerveau d'un critique et non celui d'un maître 
d'école, n'est pas dupe de ces simagrées et il raille 
M. Hadow repoussant avec indignation tout ce qui 
fleure l'irrégularité dans les relations de Chopin 
et d'Aurore Dudevant. Comme on ne peut croire 
que tous les contemporains de l'aventure se soient 
donné le mot pour mentir, il faut bien admettre 
Virrégularité (salut, vieille pudeur!) et renvoyer 
le naïf critique en sa chaste utopie. D'ailleurs, 
pourquoi Sand n'aurait-elle pas un apologiste ? 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGB S AND l35 

L'apologiste est l'accompagnateur naturel des 
réputations détériorées. Il est donc ridicule de 
parler ici d'union idéale, d'amour platonique, de' 
rencontres d'âmes ; cependant ces expressions, qui 
n'auraient aucun sens du côté Sand, exprimeraient 
assez bien les aspirations secrètes du fragile Cho- 
pin. 

La célèbre « polyandre » lui faisait peur. Au 
premier contact il recula. La passion de la dame se 
manifestait par des airs dévora teurs. Mais elle était 
son aînée (de cinq à six ans) ; elle était illustre ; 
elle savait prendre avec ses victimes des airs ma- 
ternels ; Chopin, malgré son génie, n'était encore 
qu'un pauvre pianiste; il fut aspiré comme un fétu 
par le fluide sexuel. 

Paris était plein d' « irrégularités ». M. Huneker 
cite ce couple d'habitude, Liszt et la comtesse d'A- 
goult, et ce couple d'aventure (un peu plus récent) 
Flaubert et Louise Colet; mais on en trouverait cin- 
quante à ces dates, i83o-i 848, époque où la littéra- 
ture ne s'était pas encore prostituée à la bourgeoisie 
riche et où l'écrivain se vantait d'une morale parti- 
culière, de la morale qui s'est exposée dans l'admira- 
ble préface de Mademoislle de Maupin. Pour faire 
passer décemment ces contestations, M. Huneker 



l36 PROMENADES LITTÉRAIRES 



invoque la transmutation des valeurs de Nietzsche 
et le « par delà le bien et le mal » dont les mœurs 
de cette époque donneraient un avant-goût. Cette 
liberté d'allure était une tradition. En i835, il y 
avait encore des survivants du dix-huitième siècle. 
La réaction religieuse n'avait atteint que le peuple, 
le triste peuplQ qui, en s'élevant vers le pouvoir 
avec le suffrage universel, devait propager dans 
toute l'Europe sa morale de domestique ; enfin, et 
surtout, l'esprit protestant, aggravation de l'esprit 
catholique, était sans influence sérieuse, quoiqu^il 
exerçât déjà par d'habiles publications populaires 
ses ravages dans la classe moyenne. George Sand 
n'était pas une exception; elle suivait des mœurs 
traditionnelles; mais en y mêlant quelque chose 
de brutal, de barbare, très en dehors? du goût 
français. Nietzsche a bien vu tout ce qu'il y a d'al- 
lemand dans cette femme que nos professeurs nous, 
signalent comme un génie particulièrement fran- 
çais. Sa débauche eut aussi quelque chose de cette 
lascivité animale, sans grâce ni intelligence, toute 
charnelle, des fortes filles aux yeux bleus et aux 
larges mamelles. 

Chopin s'abandonna, non sans souffrir. Il est la 
femme. Il a des scrupules, et parfois des remords. 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND 187 

Il soDge à sa famille, dont il a peur. Les premières 
années de celte liaison cependant ne le troublèrent 
pas au point de contaminer sa musique. C'estmême 
à Nohant et à Majorque qu'il écrivit quelques- 
unes de ses plus belles pages. Quant à George 
Sand, elle rajeunissait près de ce cœur candide. 
Ses dernières amours connues étaient Musset et 
Pagello : la naïveté sentimentale de Chopin amusait 
sa perversité. Elle le traitait comme un enfant, 
comme une poupée, mais tirait de lui habilement 
avec tout ce qu'il contenait de volupté tout ce que 
la poupée avait dans le ventre de matière à littéra- 
ture. Elle ne jeta au panier ce joli jouet qu'après 
ravoir très proprement dépecé. Et tout cela avec 
quels élans de cœur^ quels gestes maternels I Elle 
fut maternelle jusqu'à sa dernière heure; elle mou- 
rut en berçant des adolescents et après avoir 
pouponné le pauvre Flaubert. Mais Flaubert était 
venu trop tard. Il n'avait connu que les bas bleus 
déteints de l'inférieure Colet et il croyait prendre 
sa revanche en baisant la mitaine du monstre. 
Chopin l'avait vue de plus près, le monstre, le cro- 
codile : <( Si je ne crois plus aux larmes, c'est que 
je t'ai vue pleurer. » Correspondance délicieuse des 
derniers temps I La Sand, ayant conduitson amant 

9. 



l38 PROMENADES LITTERAIRES 



jusqu'à la tombe, lui répondait amoureusement : 
« Mon cher cadavre (i) ! » 

La Sand de ces années-là était courte et grosse 
avec une large face bovine, mais éclairée par des 
yeux extraordinaires, immenses, d'un noir mat, 
comme du velours, dit Edouard Grenier. Ces yeux 
faisaient toute sa beauté, car le bas de la figure était 
lourd, labouche vulgaire, le menton nul. Elle avait 
Tairfroid etreposé,parlaitlentementet simplement. 
Cette tête placide devait plaire surtout parce que 
célèbre. Chopin était plus agréable, mais moins 
caractéristique. Est-ce la musique qui attira Sand? 
C'est peu probable. Elle n'y comprenait rien (car 
c'était la mode de mépriser la musique) et elle avait 
déjà eu Liszt. Enfin elle l'emmena à Nohant, puis à 
Majorque, puis à Gênes. Sand, dit joliment M. Hu- 
neker, eut le plaisir subtil et bien féminin de par- 
courir avec Chopin une ville qu'elle avait visitée six 
ans auparavant avec un autre amant. Le bien -aimé 
de i836 était cependant assez souffrant; il avait 
même été fort malade à Majorque, fièvre et toux, 
signes avant-coureurs. Il dut, à son retour, prendre 
des habitudes peu compatibles arec l'amour, sur- 
tout l'amour à la Sand, se vouer enfin à « la fru- 

(i) Huneker, page 71. 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND iSq 

galité des émotions ». Dès ce moment, la dame 
commença de se refroidir, quoique ses lettres 
de cette époque soient pleines des plus curieuses 
effusions sur son rôle d'amie dévouée, de tendre 
mère, de garde-malade, de sœur de charité. En réa- 
lité, ce malade l'ennuyait. Chopin devenait d'ail- 
leurs capricieux et presque hargneux. Il passait des 
journéesà écrire, d'autresjournées à raturer sa mU' 
sique,à la surcharger, finissant par déchirer le pa- 
pier en mille morceaux. Sand était alors fort dépen- 
sière. Il y eut des embarras d'argent auxquels Cho- 
pin faisait difficilement face. Alors, il tourmente 
tout le monde, ses amis, ses éditeurs, ses élèves, 
allant, dans sa nervosité, jusqu'à Tinjure gros- 
sière, traitant ses protecteurs, les Leos, de « juifs 
et décochons (i) ». 

Sand et Chopin se supportèrent cependant pen- 
dant dix ans. Ils ne se séparèrent qu'en 1847. L'ini- 
tiative du divorce vint de George Sand, mais Chopin 
le désirait autant qu'elle, bien qu'il n'eût jamais eu 
ni le courage ni la volonté d'en parler le premier. 
Cène fut donc pas cette séparation qui tua Chopin ; 
ce fut la liaison elle-même. Il n'y a rien de plus 
dangereux que les sœurs de charité qui ont des 

(i) Huneker, p. 56. 



l40 PROMENADES LITTERAIRES 

yeux de velours noir. La cause finale de la rupture 
est sans intérêt. George Sand ayant eu une violente 
querelle à Nohant avec son gendre, Clésinger et sa 
femme se réfugièrent chez Chopin, qui les reçut 
volontiers. Voilà la cause. Prétexte de belle-mère, 
plutôtque de maîtresse. Elle fut d'ailleurs une belle- 
mère terrible et bien selon la tradition, car elle con- 
tribua certainement par ses exemples, et peut-être 
^es mauvais conseils, à défaire le mariage qu'elle 
avait ordonné elle-même; il dura à peine quatre ou 
cinq ans. Il n'est pas douteux que si Glésinger, qui 
était irascible, eut quelques torts vis-à-vis d'elle, 
elle en eut de plus grands et d'impardonnables ; 
habituée à faire l'homme et à toujours commander, 
elle n'eut d'autre ressource que la colère contre une 
volonté qui ne voulait pas plier à tous ses caprices. 
Mais quelle femme pratique et avec quelle sûreté 
de coup d'oeil elle juge des situations, et comme 
elle sait profiter des circonstances ! Quel délicieux 
sourire dans les yeux de velours noir quand elle 
apprend que Solange et son mari ont été bien 
accueillis par son amant ! Chopin lui était devenu 
inutile. Outre d'innombrables paragraphes dans 
ses livres de cette période, il lui avait suggéré tout 
un roman, Lucrezia Floriani, où il figure sous le 



LES AMOUnS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l4l 

masque du prince Karol. « Cher monsieur Chopin, 
lui demandait un jour Solange, avez-vous lu Lucre" 
zia ? Maman vous y a mis. » Quel cimetière que 
cette littérature de Sand, que d'ossements, que de 
suaires 1 Karol n'est qu'une caricature. D'ailleurs 
George Sand. n'a jamais fait que des caricatures 
ou des fantômes. Aucun de ses personnages n'est 
vrai ni vivant ; aucun n'a laissé la moindre trace 
dans les souvenirs de personne. Elle avait d'autres 
griefs que cette inutilité. Elle était jalouse de l'af- 
fection qu'il manifestait pour Solange et cette jalou- 
sie se traduisit plusieurs fois par des scènes qui 
contrariaient beaucoup Chopin. En un certain sens 
la rupture fut pour lui une délivrance, mais il ne 
tarda pas à en souffrir, car il se retrouvait dans la 
solitude et dans un' abandon cruel pour un homme 
aussi impressionnable et aussi affaibli. 

Un écrivain anglais, M. A. B. Walkley (i), a joli- 
ment résumé l'histoire de Sand et de Chopin. Après 
avoir déclaré qu'il eût volontiers vécu dans le Paris 
àt Balzac, il continue ainsi : « Alors on eût eu la 
chance de voir George Sand dans toute la ferveur 
de ses amours. Ceux qui l'ont connue dans sa vieil- 
lesse, Flaubert, Gautier, les Concourt, nous ont 

(i) Cité par M. Huneker. 



l44 PROMENADES LITTERAIRES 

« Beaucoup des lettres de Chopin sont datées de 
Nohant. Elles sont toutes assez tristes. Chopin 
composait au clavier. Il détestait Tencre et le papier. 
Ses lettres d'amour devaiqpt être assez gauches, et 
George Sand était un terrible critique en ces ma- 
tières : elle en avait tant lu et tant écrit ! Du moins, 
la rupture accomplie, Chopin ne rédigea pas, comme 
Musset, de pleurnicheuses récriminations. La vraie 
idée qu'il se faisait d'elle nous ne la connaîtrons 
jamais... » 

Chopin donna son dernier concert à Paris, le 
i6 février i848, chez Pleyel. Ilétait malade, mais 
il joua magnifiquement, quitte à s'évanouir en 
quittant l'estrade. Pauvre petite femme ! Peu de 
temps après, le 21 avril, il arrivait à Londres. Il 
n'y fut pas très heureux. Oscar Commettant, dans 
son livre si curieux, Musique et musiciens, dit à ce j 
propos : « J'ai entendu dire à Chopin qu'il n'aurait 
pu vivre ailleurs qu'à Paris. Que fût-il donc deve- 
nu, ce cher poète, si la nécessité l'eût contraint à 
se faire entendre dans certains salons aristocrati- 
ques de Londres, où les artistes, quelle que soit 
leur renommée, quel que soit leur talent, fussent-ils 
un autre Beethoven, sont parqués comme des lé- 
preux dans un endroit désigné, d'où ils ne doivent 



\ 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND l45 

sortir que sur Tordre du maître de la maison et 
pour venir se faire entendre au milieu de la con- 
versation générale de Timpertinente assemblée ? » 
Il ne semble pas que Chopin ait eu à subir ces hu- 
miliations par lesquelles les Anglais affirment si 
noblement leur supériorité intellectuelle. Ilnedonna 
à Londres que des concerts payants, d'où il retira 
du moins un peu d'argent. H écrivait à cette épo- 
que à son amie, Solange (i) : ] 

3o juin 48. 

J*espére que vous êtes bien portante et votre mari 
aussi. J'ai bien pensé à vous — vous habitez si près de 
la barrière où il y avait tant de sang versé I — J'espère 
que vous n'avez pas des amis parmi les victimes de ces 
derniers jours. Donnez-moi je vous prie de vosnouvelles. 
Etes-vous toujours décidée de quitter Paris ? — Il me 
semble que c'est changé — en tout cas — comptez sur 
des excellentes lettres de ma part, — excellentes autant 
que cela paraît de loin, — je les ai demandé à une de 
mes élèves, qui est venue ici pour quelques temps — et 
qui m'en a envoyé. — Vous me direz si vous n'avez pas 
changé de- projet. 

Je vousécris très à la hâte sans plume — sans encre 
possible — Je suis dans un accès de spleen. Je renvoie 
mon italien de valet inventeur et câlin sans compter 

(i) Lettre inédite. 



l46 PROMENADES LtTtéKAlUBS 

autre chose. — Il sait Tanglais comme moi. — Dieu vous 
bénisse — et vous donne la santé à tous deux. 

G. 
48, Dover Street, Picoadilly. 

Pardonnez mon style 

— Le style c'est Thomme 

Mon style est bien bête. 

J'ai donné une matinée. Le beau monde y était -*- 
Mario a chanté 3 fois — j*ai joué 4. — Gela a eu du suc- 
cès — cela m'a rapporte i5o guinées — il n'y avait que 
i5o places et la veilles toutes ont été prises. 

De Londres, il gagna rÉcosse, puis revint mou- 
rir à Paris. En chemin, il montra à M. Niedzwiecki ' 
un troupeau debœufs, disant : « Ça a plus d'intel- 
ligence que les Anglais. » Quelque temps aupara- 
vant il écrivait à Grzymala : « Je n ai jamais mau- 
dit personne, mais je suis si las de la vie que je 
maudirais volontiers Lucrezia. Mais elle souflFre 
de sa méchanceté qui augmente avec les années. » 

Pendant que Chopin agonisait, Lucrezia jouait 
à la grand'mère avec une grande conviction. Elle 
écrivait à sa fille (i) : 

Je n*ai rien reçu pour Nini. 11 faut donc y renoncer, 

(i) Lettre inédite. Reproduite, comme celle de Chopin, avec son 
orthographe exacte. 

il 



I 



LES AMOURS DE CHOPIN ET DE GEORGE SAND J t\'] 

Je lui ai acheté un chapeau de paille pour le jardin, 
quatre robes du matin, — chaussures, etc. Il ne lui fau- 
drait qu'un chapeau aussi simple et aussi bon marché 
que tu voudras^ mais qui, du moins, ne sera pas dans le 
goût atroce de la Châtre. — Je lui-trouverais bien aussi 
une petite seconde-robe de toilette quanta Tétoffe dussè- 
je faire venir de Ghateauroux, mais quelle façon veux- 
tu lui-donner, pour robe d'été? envoie au moins une 
coupe de corsage. Quant aux g-ants nous en avons trou- 
vé. — Donc chapeau et façon de robe, voilà tout, dépê- 
che toi. J'ai acheté aussi des bas. Les guimpes et panta- 
lons sont faits . 

Notre fillette, est charmante, toujours mirobolante de 
santé, et lisant avec assez d'attention, nous sommes tou- 
jours inséparables de midi à 9 h. du soir. Le matin elle 
est avec Manceau qui l'adore. 

Vous devez avoir une fière chaleur à Paris, car ici 
on cuit. Nous passons la soirée avec Nini au chalet, nous 
attendons Maurice pour abandonner la vie champêtre. 
Je me porle assez bien, sauf les migraines continuelles 
par le vent d*est. 

Bonsoir ma grosse. Je te bige. Ta fille te prie de 
lui envoyer six de tes cheveux pour mettre dans un mé- 
daillon que je lui ai donné. Je pourrais lui en donner, 
de tes cheveux, mais ça fera plus d'effet, venant dans 
une lettre... 

La femme la plus compliquée est plus près de 
la nature que Thomme le plus simple. 



LA POÉSIE DE LA NATURE 



Très peu de poètes méritent le nomade poètes de 
la nature. Le romantisme nous a donné cette illu- 
sion d^êfre un retour à la nature; peut-être, par 
comparaison avec les temps qui précédèrent immé- 
diatement J.-J. Rousseau, et encore! Garces temps 
comprennent Buffon. Pour s'en tenir aux poètes, 
on peut convenir maintenant que [Ronsard a senti 
la nature plus vivement que Victor Hugo et aussi 
qu'il Ta connue de plus près, plus familièrement; 
et on ne refusera pas au dix-septième siècle lui- 
même d'avoir éprouvé une certaine émotion devant 
les phénomènes naturels. 

L'insensibilité aux choses de la nature ne se 
rencontre que dans les civilisations envoie de fon- 
dation et pour lesquelles legrand obstacle, legrand 
ennemi est la nature même. Un voyageur désin- 
téressé comme Humboldt admire de toute son âme 
la splendeur des forêts de l'Amazone, mais le colon 



l5o PROMENADES LITTÉRAIRES 



qui doit, pour vitre, eh défricher un coin tous les 
ans, préférerait une concession dans les laides 
plaines de la Beauce. Pareillement, le goût de la 
nature ne peut se développer tout [entier que dans 
les civilisations faites, celles qui ont vaincu ou qui 
croient avoir vaincu la terre. Un poème comme 
celui d'Hésiode, que les professeurs situent à la 
naissance d'une civilisation, affirme au contraire 
l'antiquité de la société où il a pu naître. Les Géor^ 
giqiies confirment pleinement cette manière de 
voir. 

Virgile ! Voilà celui qui reste, le plus dévoué 
amant de la nature ; mais Lucrèce fut son amant 
le plus fougueux. C'est parce qu'il lisait ces deux 
poètes que le dix-septième siècle n'osa aborder la 
poésie de la nature; ne pouvant faire mieux, il 
n'eut pas l'idée de chercher s'il n'y avait pas à 
essayer quelque chose de différent. 

Chaque fois que je lis un recueil de poèmes où 
la nature est aimée et comprise, je songe et je 
reviens aux Géorgiques. C'est vraiment, malgré la 
différence des climats, la bible de tous ceux qui 
aiment les champs, les bôles et la liberté des soli- 
tudes ou des cultures. Mais les Géorgiques sont 
difficiles àdéchiff*rer; il faut un long travail, et qui 



LA POéaifl DE LA NATUHS l3l 

n'est pas à la portée de tous, pour faire coïncider 
les noms latins des plantes et leurs noms français. 
Les traducteurs généralement ignorent tout; ils ont 
de plus le goût noble et ils essaient de nous faire 
croire que les agneaux sevrés étaient, au temps de 
Virgile, nourris de « cytise et de lotus » I Oui, je 
sais, il y a en latin : cytisum lotosque fréquentes : 
mais cela veut dire en français : du trèfle et de la 
luzerne en abondance. Avec la même naïve simpli- 
cité, ils se refusent à croire que coluber puisse 
signifier vipère; ou Procne^ le rouge-gorge; ou 
casia viridis, la. cassie; ou violaria^ la giroflée; 
ou viola nigra^ lajacinthe; ou cerintha, la pâque- 
rette; ou acanthusy l'artichaut (i). Il ne dira pas, 
pour funda, Tépervier, mais le tramail, ce qui est 
romantique: rubigo^ cela ne saurait être la rouille, 
il dit la nielle; les avenœ stériles demeurent les 
avoines stériles, ce qui n'a aucun sens. Osera-t-il 
traduire tribulum par rouleau? Non, il hésite entre 
« herse à roue » et a madrier roulant »• Pauvre 
homme, il n'a peut-être jamais vu rouler le blé ? 
Alors, pourquoi entreprend-il les Géorgiques ? ftos 
est la manne ou la gomme et non le TomB.nn;picea 

(i) Dans un autre passage {Géorg,^ II, 119), acanihus se traduit 
par branche-ursine. 



l52 PROMENADES LITTÉRAIRES 

est le pignet, en italien pezzo y et non le pin ; sor- 
bum acidumesi la corme, et non lasorbe, qui n'est 
pas acide. ■* 

Voilà des fautes que ne commettrait pas M"® Ma- 
rie Dauguet, si elle traduisait les Géorgiques; en 
traduisant la nature qui vit sous ses yeux, elle n'en 
commet aucune. Tout lui est familier ; c'est une 
fermière et une botaniste en même temps qu'un 
poète. Elle aime toutes les plantes et leur donne à 
toutes une place dans ses vers ; voici la véronique 
et les raves, les prêles et les ronces, le chanvre, 
les choux et les salades. Il n'y a point pour elle une 
nature poétique et une nature vulgaire ; tout lui est 
poésie, parce que tout émeut sa sensibilité. Et 
cette émotion, devenant aussi verbale, s'exprime 
dans les termes les plus nouveaux et les plus per- 
sonnels. On y sent une intimité de chaque minute 
avec les choses de la forêt, des champs et de la 
ferme . 

Les choses les plus simples et, pour les citadins 
comme pour les paysans, les plus laides, devien- 
nent, vues et senties par ce poète fée, exquises : 

Je connais une arrière-cour 
Toute pleine de poésie 
Et d'humidité verle, avec sa chambre à four 
Dont branle la porte moisie. 



LA POÉSIE DE LA NATURE l53 

Cela c'est l'expression naïve. Voici l'expression 
raffinée : 

L'berbe se tait, sentimentale... 

La lune, avec ses cheveux froids... 

Le rêve frissonnant des coudriers sur l'eau.. . 

La mare s'embellit de roses illusoires... 

Du purin, noir brocart, s'étale lamé d'or. .. 

[Le marais], où Teau mélancolique râle... 

Ces vers donnent des images visuelles, relevées 
d'un peu de chimère. Le livre en est plein, et c'est 
une joie deles entrevoir, çà et là, fleurs singulières. 
Mais celles qui m'ont le plus charmé sont d'essence 
plus rare. Comment dire ? Ce sont des images 
« odorales », soit que des odeurs champêtres y 
soient notées directement, soit qu'une métaphore 
ingénieuse les suggère. Est-ce volontairement, ou 
spontanément, que M"'^ Dauguet aime avec tant 
d'intensité ces parfums innommés qui s'organisent 
dans les prés, les bois et les jardins en obscures 
symphonies ? Je crois qu'elle a cultivé une sensi- 



j54 promenades littéraires 

bilité naturelle, qu'elle a développé par Texercice 
un don quin'est pascommun. La « cécité odorale » 
se rencontre, surtout parmi les femmes. Ordinaire- 
ment elles sont peu sensibles aux odeurs ; les hom- 
mes ne le sont guère davantage, surtout s'il s'agit 
d'odeurs exceptionnelles. L'éducation de ce sens 
est en formation ou en régression. Nous n'avons 
guère que deux ou trois termes, d'une extrême 
banalité, pour caractériser les innombrables odeurs 
que nous offrent la nature et la civilisation. C'est 
que, sans doute, la différenciation des odeurs, hor- 
mis les catégories bon et mauvais, ne nous est pas 
d'une grande utilité. Ces deux catégories, d'ailleurs, 
correspondent à des effets physiques très opposés, 
les bonnes odeurs étant excitantes et les mauvai- 
ses, dépressives. Toute odeur excitante, quelle que 
soit sa qualité, sera donc nécessairement pour nous 
une bonne odeur; mais nous ne l'avouerons pas 
toujours, car il y a une hypocrisie de la sensation. 
M"^«Dauguet avoue son goût pour les « parfums » 
du fumier <( trempé d'aube », dans la « cour sereine 
des fermes ». C'est de la belle sincérité. Mais 
le mérite est dans l'aveu, et non dans la sensation, 
car le fumier de ferme répand une odeur assez 
réjouissante ; quant à la bouse de vache, c'est de 



LA POésiB DE LA NATURE l55 

la vanille : le petit Jésus n'avait pas mauvais goût 
en choisissant de naître dans une étable, et j'ap- 
prouve ce vers : 

Une odeur de bétail velouté l'air du soir. 

En faisant porter son attention sur les sensa- 
tions que donne Todorat, M°^® Dauguet est arrivée 
apercevoir des odeurs qui resteront pour beaucoup 
de ses lecteurs des mystères; ainsi Todeur 
Des sarrasins meurtris qu'écrasent les fléaux. 

On sentira plus facilement Todeur de la mar- 
gelle d'un vieux puits; celle des murs de l'écurie, 
qui est à la fois de cuir vivant et de cuir mort, avec 
plusieurs autres éléments très piquants et qui sont 
généralement appréciés. 

Les odeurs. M™® Dauguet les connaît par un 
sens si juste qu'elle arrive à les dissocier pour en 
recomposer des mélanges nouveaux. Voici 
L'accord des buis amers et des œillets musqués, 

et vraiment on la respire avec joie, cette union 
fraîche, si bien jardin dB curé ou de fermière; mais 
le poète, , cependant, a raison d'y apercevoir le 
« désir embusqué » : n'est-ce point, plutôt que des 
plantes innocentes, de la chair amoureuse qu'il a 



l56 PROMENADES LITTÉRAIRES 

cru respirer ce matin-là ? Mais ce n'est pas seule- 
ment derrière les odeurs communément agréables 
que s'embusque le désir. En voici de terribles « qui 
sont des mains tenaces » : et M™* Dauguet nous 
dit rinfluence de ces parfums étouffants que déga- 
gent l'herbe rouie, les bourbiers, les feuilles dé- 
composées, les champignons phosphoreux, cette 
vapeur de pourriture dont on s'exalte et qui fait 
que Ton se couche comme près d'un corps convoité 
le long de la berge d'un étang croupi. L'odeur 
sombre de la mousse et tous ces relents de disso- 
lution qui sont les signes des mouvements secrets 
de la nature, ce goût de mort qui monte du bois 
corrompu ou des fontaines rouillées, tout cela, 
peut-être, nous rejette violemment vers la vie. 

Parfois, M"*^ Dauguet éprouve à sentir ces par- 
fums « aux mains tenaces » des impressions moins 
vigoureuses, et, nous menant dans les forêts, en 
octobre, elle nous conte 

le mélancolique 

Encens qu'exhalaient vers les cœurs endoloris 
Les fossés vaseux et les champignons pourris. 
Les hêtres s'effeuillaient. Toute une âme sauvage 
Respirait; et des mousses et des saxifrages 
Et des taillis, tout dégouttants d'humidité, 
Montait aux lèvres une odeur de nudité. 






LA POÉSIE DE LA NATURK 167 

Et cela ne va pas plus loin. Le désir reste em- 
busqué; il ne se montre pas : peut-être parce que 
la terre est molle et la mousse mouillée. 

Le poète des odeurs en perçoit même, ou en veut 
percevoir, qui nous sembleront plutôt chimériques: 
« Lune aux odeurs suaves!... Lune aromati- 
que I » On lit cela dans les Cantiques à la Lune^ 
qui sont d'ailleurs parmi les plus beaux poèmes du 
livre ; en voici un cours fragment : 

Lune, voici mon cœur, brin séché de fougère, 
Perdu dans l'épaisseur des bois enténébrés ; 
Lune, voici mon cœur, sombre rameau de lierre. 
Au pan de ce mur noir doucement enserré. 

Lune, verse sur lui, comme aux branches des hêtres. 
Ton calme enchantement et ta sérénité. 

Ces remarques particulières et ces brèves cita- 
tions ne donnent pasune idée complète du livre de 
M"*® Dauguet, qui est un hymne panthéiste d'une 
inspiration à la fois sentimentale et sensuelle, 
ardente et mélancolique. Ce n'est pas un recueil de 
sensations désintéressées; l'auteur n'est aucune- 
ment dilettante. Ce qu'il cherche dans la nature, 
c'est l'apaisement de ses désirs, de ses inquiétudes, 
la réalisation d'un rêve tout humain de bonheur. 



l58 PROMENADES LITTERAIRES 

La philosophie de Par l'amour est donc très 
personnelle; elle est également assez optimiste. La 
nature, dont Tinsensibilité est absolue, développe 
la sensibilité de qui la contemple. C'est qu'en 
même temps que toute indifférence elle est toute 
amour. Tous ses mouvements sont génésiques. 
Elle ne se repose que pour mûrir son enfantement 
prochain. C'est cela qui a touché M""® Dauguet, et 
qui lui a donné le désir de se confier à ce sein tout 
de même maternel, dont le rythme régulier dit la 
force, le calme et la sagesse. 

M'°«^ Dauguet répond admirablement à Tidée que 
Ton se fait d'un poète de la nature, chez qui toute 
pensée, avant de se particulariser, a besoin de 
s'aller tremper dans les ombres forestières ou dans 
les herbes ensoleillées, parmi les feuilles vertes on 
les feuilles mortes. D'instinct, elle fraternise avec 
la vie végétale et c'est là qu'elle prend ses rimes et 
ses métaphores, sa philosophie et sa mélancolie. Et 
tout cela est simple : en somme, accepter la vie, 
puisque tout est vie; la mort, puisque tout est 
mort; cela se résume en un mot: communier avec 
la nature, ce qui est la manière la plus profonde 
de l'aimer. 

Et quand on aime la nature, elle rend amour 



LA POéSIE DE LA. NATURE lÔg 

pour amour. « Elle est toujours fidèle, comme dit 
Emerson, — qui fut bien aussi un poète de la na- 
ture, — à celui qui se confie à sa fidélité. » Mais il 
y a dans ce mot je ne sais quelle religiosité qui est 
heureusement tout à fait absente de la poésie de 
M™* Dauguet.ElIe ne sent jamais le besoin de per- 
sonnifier la nature, d'en faire une divinité mysté- 
rieuse. En réalité, c'est moins la nature qu'elle 
aime que les choses, que les impressions que lui 
donnent les manifestations multiples de la vie. Nul 
mysticisme, malgré quelques tentatives. La.femme 
est trop sérieuse, le poète est trop sain pour se 
complaire à des effusions sentimentales, et pires, 
puisqu'elles seraient sans objet réel. C'est au con- 
traire une perpétuelle recherche de la réalité, un 
effort ingénu ou conscient pour sentir la vie cham- 
pêtre telle qu'elle est, avec toutes ses suggestions, 
toutes ses invitations. 

1904. 



LA BEAUTÉ DE LA MER 



Si Ton demandait quelle est la plus originale 
création du xix* siècle, il faudrait peut-être répon- 
dre : c'est la mer. 

Cette eau verte et bleue, dont les vagues sont le 
sourire ou la colère, ces blondes plaines de sable, 
ces rochers gris ou jaunes, tout cela existait il y a 
cent ans, et personne ne le regardait. Devant un 
spectacle qui enchante jusqu'à l'enivrement les 
sensibilités d'aujourd'hui, les sensibilités d'hier 
restaient froides, ennuyées ou mêmes peureuses. 
Le paysage marin, loin d'être recherché par les 
hommes, était fui comme un danger ou* comme une 
laideur. Tous les villages anciens, le long des 
côtes de France, sont situés assez loin de la mer ; 
toutes les vieilles maisons, dans les villes maritimes, 
tournent le dos à la mer. Les marins eux-mêmes 
et les pêcheurs s'écartaient de la mer, quand ils 
n'avaient plus besoin d'elle. Quant à l'homme des 



I 



102 PROMENADES LITTERAIRES 



terres, il ne s'approchait de )a mer qu'avec terreur. 
Jusque vers i85o, le mont Saint-Michel fut consi- 
déré comme àpeine bonàloger des prisonniers :on 
n'y envoyait que ceux dont on redoutait Tévasion. 

A quel moment le paysage marin a-l-il com- 
mencé à être aimé, à être senti comme une chose 
émouvante et belle ? C'est ce qu'il est très difficile 
.de dire d'une façon exacte. Le goût de la mer s'est 
développé sous le second empire, grâce aux chemina 
de fer : mais les poètes, bien avant cette époque, 
avaient chanté la mer. En somme, les plages d'Eu- 
rope ont été créées et peuplées par Byron et Cha- 
teaubriand. Le tommbeaude Chateaubriand,accro- 
ché au rocher du Grand Bé, à Saint-Malo, est 
rigoureusement symbolique de cette évolution de 
notre sensibilité, et il est juste que dorme là celui 
sans lequel les rivages de la mer de France ne 
seraient peut-être visités que par les pêcheurs et les 
oiseaux. * 

Au xviii® siècle, la mer était encore, comme 
source de plaisir, absolument inconnue. On voya- 
geait déjà cependant ; on faisait, de Paris, des 
voyages bien plus longs que le trajet vers Dieppe 
ou le Havre ; on commençait même, sous le règne 
de Louis XVI, à goûter la campagne, la montagne; 



^^ 



LA BKAUTK Dit LA MER l63 



on ignorait la mer. Je ne sais quel est Técrivain 
dece temps-là qui s'indignait contre le mouvement 
de Tocéanj ces absurdes marées,'disait-il qui empê- 
chent les bateaux de pouvoir accoster à leur gré,et 
aussi qui créent le long des côtes une large bande 
de terre improductive. A la rigueur, on tolérait la 
Méditerranée, parce que c'est un lac plutôt qu'une 
mer ; on lui savait gré de son immobilité, de la 
constance du spectacle uniforme qu'elle offre aux 
regards rassurés: 

Voici l'usage que les Parisiens faisaient de la 
mer, au temps de Louis XIV : ils envoyaient au 
Havre les personnes mordues par un chien enragé 
et là, on les jetait dans la mer du haut d'un 
rocher. C'était le grand remède de la rage. M™® de 
Sévîgné * parle (ï'une de ses amies que Ton a 
ainsi précipitée dans la mer. Et sans doute qu'une 
personne saine, si elle avait eu l'idée d'entrer 
volontairement dans cette eau redoutée, de prendre 
un bain de mer, eût été tenue pour folle ou, tout 
au moins, un peu simple d'esprit. On n'allait à la 
mer, en ce temps-là, que lorsqu'on était enragé. 
L'idée de la mer était liée, dans, l'esprit de M™« de 
Sévigné, avec Tidce d'une des plus redoutables 
maladies. 



l64 PROMENADES LITTERAIRES 

Quel est le premier Anglais ou le premier 
Français qui osa venir passer Tété au bord de la 
mer, qui fît construire, près du flot, la première 
maison de plaisance? Car il y eut un commence- 
ment à cette mode, comme à toutes les modes. 
Etait-ce un poète ou un savant, un grand seigneur 
ou un petit rentier ? Lui aussi mériterait, sinon une 
statue, du moins, une plaque au coin d'une rue. 
Quelle que fût sa profession, c'était à coup sûr une 
âme originale, un esprit hardi. Un jour peut-être 
on écrira son histoire, et peut-être aussi que les 
poètes le chanteront, comme Horace a chanté le 
premier navigateur. 

On a réellement peine à comprendre] comment 
la beauté de la mer a été si longtemps méconnue. 
Mais à rinverse,il est peut-être encore plus difficile 
de comprendre comment notre sensibilité a si vite 
évolué, comment les hommes d'aujourd'hui trou- 
vent tant de plaisir dans un spectacle qui jadis 
leur eût semblé absurde ou ennuyeux. Il faut bien 
l'admettre, la sensibilité humaine obéit à la mode. 
Elle vibre selon la note qu'on lui donne. Cependant, 
quand une de ces notes a été éveillée, elle ne s'en- 
dort plus tout à fait. La sensibilité a fait une con- 
quête qui ne peut plus périr entièrement ; elles'est 



LA BEAUTÉ DE LA MER lG5 

annexé une province nouvelle dont elle gardera 
éternellement les principaux territoires. Il se peut 
que le goût du paysage marin n'augmente plus 
guère, il se peut même qu'il diminue légèrement, 
il ne disparaîtra jamais. Il est entré en nous, il fait 
partie de nos besoins esthétiques et même senti- 
mentaux, comme la musique ou la littérature. Sans 
doute, il n'est pas universel. Beaucoup de person- 
nes se passent de la mer ; mais ceux qui l'ont 
aimée une fois l'aimeront toujours. Elle est la maî- 
tresse dont on ne se lasse pas et dont la voix, dès 
qu'elle est entendue, se fait doucement obéir. 

Peut-être bien que la mer fût indifférente ou 
hostile aux générations d*autrefois, y a-t-il dans 
l'amour que lui portent aujourd'hui certains hom- 
mes, d'obscures influences héréditaires. Un déra- 
ciné, — ou un transplanté — dont la famille a tou- 
jours vécu au bord de la mer, se sentira peut-être, 
plus qu'un autre^ attiré par les grèves et par les 
vagues. Peut-être aussi que s'il ne s'était pas déra- 
ciné, il regarderait avec indifférence le paysage 
qu'il contemple avec ferveur. Il y a des spectacles 
de beauté que l'on goûte mal lorsqu'on y est soi- 
même acteur ; il faut sortir, il faut s'éloigner pour 
en sentir vraiment le charme. * 



l06 PI\OMË]NADEB LltTiHAlHEB 



La mer nous platt donc pour Tune de ces deux 
causes : ou parce que c'est une chose toute nou- 
velle, toute fraîche dans notre sensibilité ; ou bien 
parce que c'est une chose très ancienne, un vieux 
souvenir atavique retrouvé tout au fond de nous- 
mêmes. 

Mais que la mer devait être belle, quand elle 
était inconnue, quand elle était solitaire I Mainte- 
nant, elle a trop d'amants ; princesse trop adoréej 
elle a une cour trop nombreuse. Très peu d'hom* 
mes et quelques femmes seulement embellissent les 
paysages. La nature s'accommode mal d'une foule 
hébétée qui vient à la mer comme on vient à la 
foire. On peut s'abstraire. Il faut s'abstraire, tel un 
fidèle qui, à Téflise, oublie ses voisins, et parle avec 
Dieu. 

Dieu ne répond pas à tout le monde ; — la 
mer non plus. 

igoS. 



riAJi 



L'ARCHITECTURE 



Les diverses formes de Tart ont leur destinée. Il 
est rare qu'elles fleurissent toutes au même moment 
dans le même milieu. Gela tient à deux causes. 
La première est que le génie natt quand il veut, 
c'est-à-dire sans que Ton puisse établir une relation 
quelconque entre son apparition et l'état présent 
de la civilisation. Sa présence, quand la civilisation 
est nulle, passe inaperçue nécessairement et inu- 
tile, puisque, outre qu'il n'y a personne pour le 
comprendre ou le sentir, il n'y a pas de matériaux 
qu'il puisse mettre en œuvre, ou si cela arrive, 
cela ne produit qu'un amusement passager. Mais la 
venue d'un homme de génie, d'un véritable créa- 
teur, ne suffit pas, môme dans un milieu civilisé, à 
émouvoir -la sensibilité des hommes, à incliner 
leur goût vers une forme d'art particulière. Si la 
mode est à la peinture, la sculpture la plus mira^ 



l68 PROMENADES LITTERAIRES 

culeuse ne sera pas admirée comme elle le serait, 
si la sculpture répondait au goût dominant. 

11 y a plus : ce qui détermine, par exemple, le 
développement d'un grand génie statuaire, c'est 
peut-être moins la force incluse dans son génie 
même que l'influence qu'exercent sur lui des mil- 
liers de sensibilités qui attendent de son œuvre le 
frisson esthétique. En ce sens, le mot de Taine est 
vrai que le génie est un produit de la race, du 
milieu et du moment; il est le produit de ces trois 
facteurs, non en tant qu'homme de génie virtuel, 
en puissance, mais en tant qu'homme de génie 
agissant sur des sensibilités qui, au même moment, 
réagissent sur lui. Le plus fort de cestrois facteurs, 
c'est le moment; on peut se soustraire au milieu; 
il n'y a pas de race européenne absolument privi- 
légiée : l'heure est toujours la maîtresse. 

Ces idées prennent une visibilité particulière, 
quand on étudie l'histoire de l'architecture en 
France. On est alors frappé des relations étroites, 
en apparence paradoxales, qui unissent dans une 
commune évolution la sensibilité française et l'ar- 
chitecture française. 

C'est un fait admis, je pense, que, s'il y a encore 
en France des architectes d'imagination, de goût. 



l'architecture 169 



de talent, il n'y a plus, à proprement parler', d'ar- 
chitecture. On ne sort du banal que pour entrer 
dans le baroque, de l'imitation que pour s'engager 
dans l'absurde. On fait du grandiose ou du joli, du 
curieux et du bizarre, mais sans jamais atteindre 
la beauté. Pourquoi ? C'est que notre sensibilité 
n'est plus touchée par l'architecture. Cela nous 
intéresse encore; cela ne nous émeut plus. Nous 
ne sommes plus disposés à faire pour l'architecture 
les sacrifices que firent nos pères. Le sens de l'ar- 
chitecture nous manque et son sentiment. D'autres 
sens et d'autres sentiments se sont développés en 
nous, étouffant celui-là. Il semble même que, si 
peu qu'il ait survécu, le sens de l'architecture soit 
devenu « réactionnaire », pour emprunter un mot 
au jargon politique ; on ne le trouve guère que 
parmi les fanatiques du passé, et notamment parmi 
leclergéet les moines. Depuis trente ans, les ordres 
religieux s'étaient fort enrichis en France ; on le 
savait et on croyait trouver, à leur dispersion, 
d'immenses biens dé main-morte. Nullement : der- 
nière incarnation de la sensibilité architecturale, 
les moines avaient construit de monumentales 
abbayes, de spacieuses églises, amas de pierres 
sans beauté et sans valeur. Les Bénédictins de 



170 PROMENADES LITTERAIRES 



Ligugé, fidèles à la tradition de leur ordre, ont 
laissé inachevées, à leur départ, des maçonneries 
énormes, rappelant par le plan et les proportions, 
non par le génie, les plus démesurées constructions 
du moyen-âge. 

On pourrait croire, d'après cela, que le sentiment 
architectural est lié au sentiment religieux. Ce n'est 
vrai qu'en partie. Sans doute, le catholicisme, qui 
veut des églises etqui les veut belles, encourage par 
celamêmele goûtdeTarchitecture dans ses fidèles et 
dans son clergé; mais le moyen-âge est là pour nous 
prouver qu'en raisonnant ainsi on prendrait tout 
bonnement la causepour l'effet. Quand l'architecture 
correspondait à notre sensibilité on ne bâtissait 
pas seulement des cathédrales: on élevait des châ- 
teaux merveilleux, de beaux hôtels-difî-ville, des 
hôtels particuliers, dont le moindre aujourd'hui, 
construit il y a quatre ou cinq cents ans par un mar- 
chand enrichi, nous semble un palais de rêve. Et 
de tels rêves nous pouvons en faire tant qu'il nous 
plaira : tout Tor des budgets ne nous en permettra 
pas la réalisation. L'européen du xx® siècle est aussi 
incapable de réaliser, non pas une Notre-Dame ou 
une Sainte-Chapelle, mais une maison de Jacques- 
Cœur ou un Hôtel de Cluny, qu'un contemporain 



L ARCHITECTURE I7 



de Villon ou de Ronsard de concevoir une Chan- 
son de Roland ou une Divine Comédie. 

Ce n'est pas parce que le sentiment religieux les 
inspirait que les Français des xu* et xui* siècles 
construisirent leurs magnifiques cathédrales; ils 
auraient pu, tout aussi bien que les catholiques 
d'aujourd'hui, édifier de modestes granges Ou de 
tristes halles pour y prier. Si leurs cathédrales sont 
magnifiques, c'est qu'ils ne pouvaient les faire diffé- 
rentes. Ce qu'ils construisaient pour se loger eux- 
mêmes n'était pasmoinsbeau que ce qu'ils édifiaient 
à la gloire de Dieu. Ils avaient le sens de l'archi- 
tecture. La contemplation d'un édifice d'heureuses 
proportions, brodé de sculptures, souriant à tous 
de tous ses vitraux, émouvait délicieusement leur 
sensibilité. Ils ignoraient la nature. 

Voilà le point capital de l'explication pourquoi 
on avait au moyen-âge, et encore un peu au xvii® 
siècle, le sens de Tarchitecture : on ignorait la 
nature. Incapables de jouir de la terre telle qu'elle 
est, des fleuves; des montagnes^ de la mer, des 
arbres, ils étaient obligés, pour exciter leur sensi- 
bilité, de se créer un monde factice, d'ériger des 
forêts de pierres. Mais un jourest venu où la forêt 
naturelle a été aimée et sentie; la foret de pierres, 



172 PROMENADES LITTERAIRES 



si vivante et si fraîche, toute pleine de bruits, 
chants, prières el musiques, s'est figée peu à peu 
dans l'attitude glaciale d'un prodigieux tombeau. 
Ruskin est le dernier homme qui ait pu vivre dans 
une cathédrale avec l'illusion de se trouver dans 
un milieu vivant : mais Ruskin était un homme des 
temps passés. 

Il faut découvrir à tous les faits historiques cons- 
tatés une cause positive. On n'a commencé à sentir 
réellement la nature qu'au xvni^ siècle. Jean-Jac- 
ques Rousseau y contribua ; mais il n'est là qu'une 
cause seconde. La nature s'ouvrit alors à l'homme 
parce que la France et le centre de l'Europe furent 
sillonnés de routes, parce que lescampagries devin- 
rent sûres et d'un commode accès. Et c'est par la 
cause inverse qu'au moyen- âge, au temps de la 
grande ferveur architecturale, la nature était mé- 
connue ; elle était inaccessible. Les touristes d'au- 
jourd'hui vont en chemin de fer contempler des sites 
sauvages : un site accessible au vulgaire n'est plus 
un site sauvage. Quand les grands paysages des 
Alpes étaient vraiment sauvages, ils étaient incon- 
nus. 

Repoussé par l'hostilité de la nature, l'homme 
se construisit donc des paysages factices. Pendant 



l'architecture 178 



quatre ou cinq siècles, l'Europe entière, et la France 
en particulier, ne fut qu'un immense atelier d'archi- 
ture. Telles cathédrales, telles églises, telles abbayes 
érigées au centre d'une petite ville, d'un village, 
d'une vallée déserte, attestent un effort tellement 
prodigieux qu'aujourd'hui, malgré de grandes faci- 
lités d'exécution, il serait probablement au-dessus 
de nos forces. Au xiii® siècle, l'architecture s'en- 
fantait dans la joie. La population entière d'un 
petit pays participait de ses deniers et de ses épau- 
les au travail gigantesque qu'elle avait entrepris : 
les belles cathédrales ont été élevées par un peuple 
chantant et dansant, heureux de satisfaire sa sen- 
sibilité, ivre de l'œuvre qui la contentait si pleine- 
ment. Quand on reconstruisit la cathédrale de 
Chartres, au xiii® siècle, les dons étaient si nom- 
breux, si constants, qu'il semblait, dit un vieux 
chroniqueur, i< que l'argent vînt aux ouvriers plu- 
tôt par main divine que de bourse humaine ». Et 
un autre nous montre « des princes, des hommes 
puissants dans le siècle, des personnes nobles de 
l'un et de l'autre sexe, comblées d'honneurs et de 
biens, s'attacher à des cordes pour tirer des cha- 
riots remplis de vin, de froment,d'huile,de chaux, 
de pierres, de bois et d'autres choses nécessaires 



lyA PROMENADES LITTERAIRES 

pour vivre ou pour bâtir, et les traîner comme des 
bêtes ». Sans doute, il ne faut pas négliger la force 
de la foi religieuse dans l'appréciation de tels faits; 
mais la foi n'aurait pas construit toute seule la ca- 
thédrale de Chartres: il y fallait le sentiment archi- 
tectural, lebesoin d'élever des monuments,de créer, 
dans la nature incomprise, de la beauté sensible. 
Que Ton considère la situation d'une petite ville, 
telle que Coutances, bâtie sur Téperon d'une col- 
line, ne communiquant avec le reste du monde que 
par un seul mauvais chemin; elle entreprend l'érec- 
tion d'une cathédrale, elle la veut belle, et elle la 
fera belle, l'une des plus belles de France, N'était- 
ce pas une folie ? Quelles ressources? Le travail et 
les dons d'une population pauvre et absorbée par 
son propre labeur. Le plan est manifestement dis- 
proportionné avecl'importance de la ville, le nom- 
bre des habitants environnants. Mais il s'agit de 
construire, on flatte une passion plutôt qu'on ne 
demande uneflFort : l'œuvre commence et s'achève 
bientôt. Cela semble miraculeux. Assurément cette 
région, maintenant riche, pourvue de routes, de 
chemins de fer, serait incapable aujourd'hui d'un 
tel prodige, quoique la foi religieuse n'y soit point 
morte; mais le goûtde l'architecture y estbien mort 



i/arghitecture 175 



et les habitants qui ne regardent plus leur cathé- 
drale^ quand ils veulent satisfaire leur sensibilité, 
d'ailleurs bien endormie, vont se promener au bord 
de la mer : la nature a remplace Tart. 

Mais la sensibilité évolue toujours : la nature, 
devenue enfin accessible, Test devenue trop. On Ta 
mise aussi trop à la portée de tous ; et il est pos- 
sible que Tari, quelque jour, peut-être l'architec- 
ture, si délaissée, reprenne sesdroits et nous émeuve 
encore, comme au temps des cathédrales. Tout 
est possible. Cependant le présent seul, confronté 
avec le passé, peut être matière à un discours 
sérieux. Nous n'avons plus d'architecture créée 
parce que nous avons découvert l'architecture 
naturelle. En est-il de même pour la peinture : le 
paysage a-t-il diminué la valeur émotive du 
tableau ? 

Peut-être. Mais le problème est un peu différent. 

1903. 



L'ADOUCISSEMENT DES MŒURS 



La raort du bourreau, que la presse voulut bien 
saluer avec une émotion discrète, me fait songer à 
radoucissement des mœurs. 

Les pareils de M. Deibler furent, jadis, des 
hommes terribles, à la fois, et savants. Bouchers, 
rôtisseurs, il leur fallait, de plus^ être un peu ana- 
tomistes etconnaîtr^aussi quelques procédés médi- 
caux, soit pour jauger le degré de réceptivité du 
patient, soit pour le ranimer au bon moment et 
« faire durer le plaisir ». C'était un métier où il 
fallait de la force et de l'adresse, du coup d'œil et 
delà sérénité. On habillait l'homme de rouge, pour 
rendre les taches invisibles : le personnage fait 
encore grande figure dans les drames romantiques. 

Le bourreau moderne est un mécanicien vêtu et 
ganté de noir. Il est bon qu'il sache un peu de 
menuiserie pour surveiller le montage ou les répa- 
rations de la machine. C'est tout. On ne lui de- 



178 PROMENADES LITTÉRAIRES 

mande rien de plus, et il lui est même permis d'être 
un homme sensible et de goûter les théories huma- 
nitaires. 

Les criminels, en France, étaient exécutés selon 
quatre ou cinq modes différents. Il y avait la pen- 
daison pour les larrons et coquins vulgaires, la 
roue pour les scélérats éclatants, Técartèlement 
pour les régicides, le bûcher pour les sorciers et 
gens de mœurs infâmes. La décollation était réser- 
vée à la noblesse; cependant le Régent fit rouer 
un comte de Horn, pour assassinat suivi de vol. 
Ces différents supplices étaient des spectacles; on 
les donnait Taprès-dînée. Le peuple y courait. Les 
grands y envoyaient leurs .gens pour les faire 
réfléchir. C'était un divertissement et une école 
de moralité. 

La roue représentait un traitement des plus durs. 
On brisait, souvent en huit endroits différents, les 
membres du patient avec une roue, maniée 
comme « une demoiselle )> de paveur, puis on rat- 
tachait sur ladite roue, en croix de Saint-André, 
et on le laissait périr. 

Jusqu'au seizième siècle, il y eut bien d'autres 
supplices, tels que l'estrapade, rébouillantement, 
la planche à clous. Quelques instruments, d'un 



L ADOUCISSEMENT DES MŒURS I 79 

raffinement extravagant, comme la fameuse « vierge 
de Nuremberg », ne semblent avoir jamais existé 
que dans l'imagination des peintres ou dans les 
baraques de la foire, où on les exhibe encore pour 
entretenir la haine de l'Ancien Régime. 

Si nous considérons tout cela, en y joignant 
naturellement les scènes de torture prémonitoire, 
brodequins, question par l^eau, etc., selon Tétiage 
de notre sensibilité présente, il est évident que les 
anciens temps nous paraîtront des temps de féro- 
cité et presque de sauvagerie. Mais ce serait aller 
un peu vite. Nos mœurs se sont adoucies, c'est un 
fait ! cependant, pour juger ce fait, il faut en con- 
naître la cause. 

L'adoucissement des mœurs n'est pas un signe de 
progrès moral; c'est unsignede déchéance physiolo- 
gique, ou plutôt d'exaspération nerveuse, ou encore 
d'exaltation imaginative. Les supplices ont été 
réduits au strict nécessaire, parce que notre sensi- 
bilité a augmenté. Et encore ce strict nécessaire 
sera-t-il très probablement jugé excessif d'ici quel- 
ques années : la peine de mort sera abolie, parce 
que nous ne pouvons déjà plus en supporter le 
spectacle. 

II y a, en effet, dans celte question de l'adou- 



l80 PROMENADES LITTERAIRES 

cissemenl des mœurs, deux ordres de sensibilités 
en jeu : la sensibilité purement physique et la sen- 
sibilité imaginative. 

Elles ont augmenté parallèlement; mais c'est la 
seconde, peut-être, qui a joué le rôle le plus actif. 
Nous sommes plus faibles encore devant la souf- 
france imaginée que devant la souffrance réelle; 
mais cette double faiblesse a une origine unique : 
l'exagération de la sensibilité physique. 

Les Chinois pratiquent encore des supplices 
affreusement raffinés : l'écorchement, l'arrachement 
des ongles, la mutilation progressive des mem- 
bres. Pourquoi ? C'est non seulement que leurs 
criminels peuvent supporter de tels supplices, mais 
encore que des supplices moindres leur seraient 
indiff^érents. 

L'évolution des supplices, dans l'histoire de la 
civilisation, est en rapport étroit avec l'évolution 
de la sensibilité. Les hommes du quinzième siècle 
n'étaient pas plus cruels que nous : ils avaient les 
nerfs moins délicats, voilà tout. Mais, surtout, ils 
avaient moins de sensibilité imaginative. Ils ne se 
représentaient pas les faits douloureux avec une 
réalité suffisante pour en soufl^rir d'avance ; et le 
fait douloureux lui -même retentissait moins longue- 



L'ADOUCISSEMENT DES MCBURS l8l 

ment et moins profondément dans leur système 
nerveux. 

Il suffit de lire quelques anciens procès-verbaux 
de torture pour se rendre compte de l'insensibilité 
extraordinaire de certains patients. Assurément, 
et quelle qu'en soit la cause, la chair humaine, 
depuis plusieurs siècles, s'est sensibilisée, et pareil- 
lement l'imagination humaine. 

Une langueur s'est répandue sur l'humanité, 
assez semblable à celle qui, à un certain moment, 
accabla les Romains. Mais, doués tout de même 
d'un fond de dureté, c'était par la mort qu'ils 
échappaient à la souffrance. Nous avons recours 
aux anesthésiques. Le chloroforme, l'éther, la mor- 
phine ont été des agents puissants dans l'évolution 
de notre sensibilité ; mais ce sont des causes ré- 
centes. Il y en a de plus anciennes, qui sont sans 
doute permanentee ou périodiques. S'il est égale-' 
ment difficile de les trouver ou de les imaginer, du 
moins en voit-on assez clairement les effets. 

Les mœurs ont pour base et racine la sensibi- 
lité. C'est pourquoi il sera plus sérieux de dire, — 
au lieu de : adoucissement des mœurs, — évolu- 
tion de la sensibilité. 

190/4. 



DEUXIÈME PARTIE 



LA VIE DES ANIMAUX DANS LES FABLES 
DE LA FONTAINE 



I 

Le dix-septième siècle est un des plus beaux 
spectacles intellectuels que Ton puisse contempler. 
Ni Fadmiration des sots, ni le dédain des ignorants 
n'ont pu encore en détourner les yeux bien faits, 
ni même l'ingéniosité héréditaire des éducateurs 
qui se transmettent Tart triste de le découper en 
images de piété. Trompés par la méthode scolaire 
qui, ayant besoin d'exemples édifiants, les a pris là, 
les jeunes gens sortent de leurs études, persuadés 
que la littérature de cette époque fut rédigée par 



l84 PROMENADES LITTÉRAIRES 



une académie honorable de beaux esprits, que pré- 
sidait Boileau. 

Ce furent des temps riches, excessifs, fougueux 
et libertins. La tragédie de Racine, comme une 
fleur violente et douce, surgit naturellement de ce 
sol tourmenté et arrosé d'orages. Les poisons de 
théâtre faisaient frissonner des femmes qui venaient 
d'en serrer de réels dans /un coffret, sous des let- 
tres de leur amant. Les mœurs sont d'une belle 
liberté. On ne connaît que le tout ou rien, la vie 
des passions ou la vie du renoncement. L'hypo- 
crisie est rare, étant inutile. L'esprit protestant 
n'est pas inventé : Tallemant des Réaux était pro- 
testant. La Rochefoucauld et Pascal ont établi pour 
jamais le scepticisme moral; et Descartes, le sep- 
ticisme métaphysique. Molière est athée ; La Fon- 
taine est païen ; l'incrédulité et l'indifférence se 
partagent les esprits. On va au sermon, mais 
comme au spectacle. L'Eglise, qui voit le monde 
lui échapper, multiplie les missions; Bossuet est 
un missionnaire, et Bourdâloue. L'Etat les protège, 
mais, poussé par un instinct secret, il persécute les 
seuls représentants vrais de l'esprit chrétien, les 
Huguenots, les Jansénistes. On ne veut ni héréti- 
ques, nifanatîques. Le mot admirable de Louis XIV 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX l85 



résume la question : a Comment, vous me sollici- 
tez pour un Janséniste? — Lui, Sire, mais je ne sais 
pas même s'il croit en Dieu. — Oh! alors, c'est 
différent (i). » 

La Fontaine, en son discours de réception à l'A- 
cadémie, loua le roi d'avoir « réduit l'hérésie aux 
derniers abois ». Lui-même cependant était libertin, 
non du genre agressif, mais du genre débonnaire, 
c'est-à-dire épicurien. Il est^ irrévérencieux, mais 
comnae tout le monde. Le Lutrin^ aujourd'hui, 
serait un pamphlet. Hors le roi et quelques puis- 
sances, le dix-septième siècle, qui respecte les prin- 
cipes politiques, ne ménage ni les hommes, ni les 
castes. Molière, La Bruyère, les sermonnaires, 
Pascal, tous parlent librement de la noblesse, des 
financiers, des ecclésiastiques, des gens de robe. 
Cette vision de classes séparées du reste delà nation 
par leurs privilèges est toute moderne. Le roi favo- 
risait la noblesse, parce qu'elle était son épée, et 
l'église, parce qu'elle était sa bourse : c'était de la 
politique et non du préjugé. Quand Louis XIV pas- 
sait rue Saint-Antoine, il faisait arrêter son car- 



(i) Cf. la version de Champfort. (Ed. du Mercure de France, 
p. 346.) Il y en a un autre ; mais la conclusion est pareille. Les 
Anglais avaient alors le même principe. 



l86 PROMENADES LITTÉRAIRES 

rosse chez sa vieille amie, M°^^ Pilou, une bourgeoise 
invétérée et qui venait aussi à la cour. 

Tout cela, c'est pour dire que le dix-septième siè- 
cle, qui est très connu, pourrait encore être exploré. 
Des regards ingénus y feraient encore des trouvail- 
les, et autant dans ses mœurs que dans sa littéra- 
ture. Les figures originales sont en nombre infini, 
sous ce régime qui, en imposant une discipline poli- 
tique, respectait toutes les libertés particulières; 
mais souvent à l'excès, car la liberté s'exerce tou- 
jours contre une autre liberté. De là des contradic- 
tions et à côté, par exemple, des extrêmes facilités 
accordées au mariage, une détestable tyrannie 
familiale et maritale. En littérature, à la fois une 
licence dont profite La Fontaine et des règles 
« sombres (i) », sous lesquelles ploient les drama- 
turges, plus soumis à Topinion. Malgré les airs de 
régents que prennent les critiques, la production 
littéraire est d'uneextrêmediversité. Tout fleurit à la 
fois. Mais ce n'est pas, comme on le dit, un commen- 
cement ; c'est une fin. La poésie française meurt 
pour un siècle avec Racine. Après tant de liberté, 
on crut avoir besoin d'un code et Racine en fournit 
les principes. La poésie romantique périt de même, 

(i) Le mot est de La Fontaine. 



LA FONTAINE ET . LES ANIMAUX 187 

quand Victor Hugo eut été érigé à Tétat de règle. 
La Fontaine n'est qu'une des nombreuses licen- 
ces du dix-septième siècle, mais il est la plus belle* 
Toute morale lui est inconnue et il ne se soumet 
que difficilement aux bienséances. Sa règle de vie 
est de toujours faire ce qui lui donne le plus de 
plaisir. Comme c'est Tamour, il s'y jette passion- 
nément. Joconde est son histoire, sauf l'infidélité 
initiale : M^^® de La Fontaine n'était aucunement 
galante. Quant il écrit : « Plus d'amour, partant 
plus de joie, » c'est à lui-même qu'il songe, affligé 
de quelque déconvenue. Ses maîtresses furent tou- 
tes celles qui le voulurent bien ; mais lui, il voulait 
toutes les femmes et il n'en laissa jamais passer une 
à sa convenance, sans risquer l'aventure. Ce n*est 
que vers l'âge de quarante-cinq ans qu'il commença 
de travailler d'une façon un peu suivie. Jusqu'à sa 
mort, il se partagea entre l'amour et la poésie. A 
soixante-treize ans, il publiait le douzième livre de 
ses fables et il avait encore une maîtresse, M""** Ulrich, 
à laquelle il écrivait (1688): « J'accepte les perdrix, 
le vin de Champagne et les poulardes, avec ma 
chambre chez M. le marquis de Sablé, pourvu que 
cette chambre soit à Paris. J'accepte aussi les hon- 
nêtetés, la bonne conversation et la politesse de 



l88 PROMENADES LITTERAIRES 

M. Tabbé de Servien, et de votre ami. En un mot, 
j'accepte tout ce qui donne bien du plaisir, et vous 
en êtes toute pétrie... » Ainsi, presque septuagé- 
naire, La Fontaine restait fidèle à sa nature et il 
acceptait, avec « les caresses pleines de charmes » 
de cette excellente fille, qui fit une triste fin, les 
poulardes et le Champagne de M. de Sablé, en cette 
affaire l'amant sérieux. Peut-être l'abbé de Servien, 
son frère, fournissait-il les perdrix? M. Brunetière, 
qui cite des fragments de cette lettre, en une excel- 
lente étude sur La Fontaine, glisse sur Tabbé. C'est 
ainsi que l'on ordonne un dix-septième siècle cor- 
rect et moral, où les mauvaises mœurs n'atteignent 
que ceux qui ne font pas profession d'en avoir de 
bonnes. Mais la suite du billet de ce vieil amoureux 
est bien amusante : «... J'en viens toujours à ce 
diable de mari, qui est pourtant un fort honnête 
homme. Ne nous laissons point surprendre. Je 
meurs de peur que nous ne le voyions sans nous y 
attendre, comme le larron de TEvangile. » On doit 
beaucoup de reconnaissance à M'"^ Ulrich, parce 
qu'elle charma les dernières années d'un grand 
poète. 11 n'est pas nécessaire qu'elle ait été une 
vestale (i), et d'ailleurs, en cet état, elle n'eût pas 

(i) Sa fille, Thérèse, le fut, par compensation. 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 189 

beaucoup égayé La Fontaine. Mais M™e de Sablé, 
non plus, n'était pas une vestale, ni M°*' d'Hervart' 
et elles furent plus favorables au poète que les soli- 
taires de Port-Royal, qui le contraignirent à faire 
de mauvais vers, pour sauver son âme, car il n'y a 
que ceux-là qui sauvent. 

Personne d'ailleurs, même au temps de M™® de 
Maintenon, ne tint rigueur à La Fontaine de la 
légèreté de ses mœurs : ni la duchesse de Bouillon, 
ni le prince de Conti, qui la préféra ali trône de 
Pologne, ni Turenne, ni le P. Bouhours, ni Mau- 
croix, homme d'église et fidèle ami, ni Tabbé Ver- 
ger, ni Racine, qui l'avait vu, peut-être avec iro- 
nie, lui succéder dans le lit de M^^e de Champmeslé. 

Liberté des mœurs, liberté de l'esprit, cela va de 
pair. Et il s'agit moins ici de la vigueur des fonc- 
tions physiologiques que de l'absence des préjugés. 
11 y a certainement des relations étroites entre les 
divers centres fonctionnels du corps humain; il y en 
a entre l'énergie sexuelle et l'énergie intellectuelle. 
A la passivité de l'appareil générateur correspond 
souvent la passivité du cerveau. Mais ce n'est pas 
absolu, et il est des hommes qui ne sont presque 
pas des hommes, et dont l'intelligence, comme 
grossie d'une force inutilisée directement, prend 



igO PAOHENADFS LITTERAIRES 

des développements merveilleux. On pourrait même 
dire mystérieux, car c'est presque un phénomène 
dedésinc^tmation. Les liens qui retiennent Thomme 
dans la vie animale sont parfois entièrement rom- 
pus ; privée de la sensation, nourriture commune 
des esprits, Tintelligence périrait alors si elle ne 
trouvait en elle-même des ressources inattendues. 
Le monde sensible lui faisant défaut, elle crée 
le monde abstrait, et c'est là qu'elle trouve sa 
subsistance. Tous les grands philosophes furent 
ainsi des désincarnés, tels Descartes, Spinoza, Kant, 
Nietzsche. Le génie abstrait est nécessairement un 
génie chaste. Newton en est le type. Les théologiens 
purs, comme Thomas d'Aquin, s'apparentent aux 
philosophes ; ce sont les philosophes d'une civili- 
sation religieuse. Il est difficile, au contraire,de faire 
entrer dans cette catégorie des esprits purs ou un 
grand poète, ou un grand artiste, ou un grand 
mystique. La chasteté des saints mystiques les plus 
réputés pour la pratique même de cette vertu néga- 
tive fut une chasteté conquise. Cela ne compte pas, 
au moins dans ce chapitre. Sainte Thérèse n'était 
pas naturellement chaste : pour le devenir, elle 
cultiva sa v^olonté. 

L'homme d'esprit libre, s'il n'a pas sur lui-même 



> 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX IQI 

des desseins particuliers, considère comme tout à 
fait indifférente l'acquisition de cette vertu chré- 
tienne. La Fontaine comprit ses torts envers la 
morale, au moment qu'il vit venir la mort. « Songe 
comment j'ai vécu ! » écrivait-il à Maucroix. Jusque- 
là il avait vécu sans penser un instant que le mérite 
est de ne pas vivre. Il y a, dans la Fontaine, un 
accord exemplaire et délicieux entre l'homme et le 
poète. 

C'est un des esprits les plus sains du xvn« siè- 
cle. Il est ingénu. La morale vulgairelui est étran- 
gère. Il ne comprend que les rapports naturels, les 
accepte ce qu'ils sont. Il est près de la vie comme 
une femme, comme un peintre : mais il n'a ni l'hy- 
pocrisie acquise des femmes, ni la vanité des pein- 
tres. Il vit pour vivre; il écrit pour écrire. Il est 
poète comme il est amant ; il se caresse à ses poè- 
mes comme aux épaules d'une femme. Il cherche 
des sensations et trouve une philosophie. 

Les critiques moralistes, pour atténuer le mau- 
vais exemple, l'ont criblé d'épithètes sournoises, 
devenues traditionnelles. Ils l'appellent bonhomme, 
naïf et même bête. On répète avec complaisance 
des mots apocryphes : « Je n'ai gardé que mon 
chien, mon chat et mon La Fontaine, » disait 



1 
È 



192 PROMENADES LITTEH AIRES 

M™® de La Sablière. « Il est si bête que Dieu n'aura 
pas le courage de le damner », disait sa garde- 
malade. C'est, disaient d'autres gens, un fablier 
comme il y a des pruniers. Il était distrait ; on Ta 
fait inconscient. 

Distrait pour les choses futiles, il ne Tétait pas 
devant le grand spectacle de la vie. Il pouvait lui 
arriver de mettre un de ses bas à l'envers ; il ne 
lui arriva jamais d'écrire une sottise. Ce « bon- 
homme », sans être pessimiste, est plutôt dur. Il n'a 
pas beaucoup d'illusion sur la bonté des hommes. 
Le mal, d'ailleurs, ne lui cause aucune indignation. 
Il note les couleurs de la vie, ses mouvements, avec 
l'indifférence d'un observateur désintéressé. Le 
loup mange les moutons. Cela ne le fait pas pleu- 
rer. Il est naturel, en effet, que les plus forts tien- 
nent à leur merci les plus faibles. La Fontaihe 
n'est aucunement réformateur. Le secours que 
Pascal demande à la chimère religieuse, cet homme 
de simplicité n'en a pas besoin. 

Ce « naïf » a fait sur la nature humaine les 
constatations les plus sévères et les plus découra- 
geantes. Il a osé ce vers d'une concision cruelle : 

La clef des coffres-forts et des cœurs est la même. 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX igS 

On sait que les anciens ne donnaient pas aux 
mots tels que vice, vertu, morale, le sens qu'ils ont 
pris avec le progrès du christianisme. Le vice et la 
vertu, c'étaient, pour ces sages, qui devançaient 
^ la science la plus précise, des qualités naturelles, 
I comme la beauté, la force, l'intelligence, ou des 

défauts : on avait un vice comme une bosse. Quant 
à la morale, c'était l'étude des mœurs : on étudiait 
les hommes et leurs rapports, sans autre souci que 
d'arriver à les connaître. Ces observations donnent, 
mises en portraits généraux, les Caractères de Théo- 
phraste ; mises en apologues, les Fables d'Esope. 
Ni l'un ni l'autre ne sont des professeurs de morale. 
Ce sont des botanistes du genre utilitaire. Ils clas- 
sent les plantes humaines en utiles et nuisibles. 
Esope est très cru, mais il ne formule pas ses mo- 
1^ ralités; on les devine : « Cette fable montre qu'il 
ne faut se fier à personne. » La Fontaine va, sans 
ménagements, jusqu'au bout de la franchise : 
La raison du plus fort est toujours la meilleure. 

Et c'est autre chose que la traduction d'une anti- 
que sentence; une conviction raisonnée s'avoue, au 
risque de froisser les sensibilités chrétiennes. Cette 
idée générale, il la reprendra plus tard, pour l'ap- 
' pliquer aux méthodes de gouvernement : 



194 PROMENADES LITTÉRAIRES 

O VOUS, pasteurs d'humains et non pas de brebis, 
Rois qui croyez gagner par raison les esprits 

D'une multitude étrangère, 
Ce n'est jamais par là que Ton en vient à bout : 

Il y faut une autre manière ; 
Servez-vous de vos rets ; la puissance fait tout. 

La Fontaine n'a pas plus d'illusions sur Tliuma- 
nité qu'un Machiavel ou un Spinoza. 

Il ne faut pas d'ailleurs, ni en ces matières, ni 
en aucune autre, s'exagérer son originalité. C'est 
beaucoup moins un créateur qu'un critique et un 
metteur en scène. Il possède à un haut degré ce 
double talent, encore que ses imitations soient 
parfois un peu serviles. Le style relève soudain 
celles qui semblaient se traîner le plus bas. Esope 
est morne : La Fontaine met de la vie, de l'ironie 
ou de la gaieté dans les plus sottes ou les plus tris- 
tes histoires de ce conteur chimérique. C'est là son ^j 
génie. Il ne crée pas, il achève. Et c'est peut-être 
là aussi une des formes caractéristiques du génie 
français. Ils sont ainsi : Renan aussi bien que Ra- 
cine, Chateaubriand tout comme Ronsard. 

Ce don du style, la Fontaine le possède à un 
degré unique. Il n'est pas un de ses poèmes où on 
ne trouve de beaux vers, riches, frais, souriants, 
ou d'une noble tristesse. On en trouve jusque dans 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 196 

la Captivité de saint Malcy cette idylle sainte qui 
se transforme çà et là en une histoire d'amour, et 
jusque dans le Quinquina, production cependant 
indigne. Quels admirables poèmes que Philémon 
et Baucis, les Deux Pigeons, on, danslegenre amu- 
sant, le Meunier, son fils et l'âne, les Rieurs du 
Beau-Richard. Ces Rieurs, qui sont un ballet, il 
faut les tenir par une des petites merveilles de la 
langue française. C'est du Molière pour marion- 
nettes, avec, en plus, un tel sens du rythme et de 
la cadence que la musique y semble inutile. 

Tels sont, il me semble, les côtés par où il faut 
admirer le génie de La Fontaine : liberté d'esprit, 
netteté de jugement, don poétique à peu près par- 
fait. Restent ses mérites comme interprète de la 
nature. 



II 

Que le dix-septième siècle ait méconnu les plai- 
sirs d'un contact direct avec la nature, cela sem- 
ble en général assez exact. Mais si on voulait s'y 
appliquer, on prouverait aisément le contraire. Un 
Théophile, un Tristan ont aimé les bois et les 
sources; un Saint-Amant a passé à la campagne 



iq6 promenades littéraires 

de beaux jours et en a parlé avec charme. Au 
moment où Ton voit le soleil levant 
Briller sur les feuilles de houx, 

il regarde Tabeille qui 

Sort de sa ruche aimée^ 

ou bien : 

Le chevreuil solitaire et doux. 

Il va, tout comme nous-mêmes, rêver au bord 
de la mer et ramasser des coquillages.il éprouve 
presque tous les sentiments romantiques. 

La Fontaine, au contraire de Saint-Amant, voya- 
gea fort peu, et les bords de la Loire furent sa 
plus lointaine excursion. La seule nature qu'il con- 
naisse est celle de son pays natal, celle des environs 
de Paris; et encore il en a le sentiment, bien plus 
que la connaissance. Il a vu, bien plus qu'il n'a 
observé. La Fontaine est l'homme qui a été élevé à 
la campagne ; cela donne de la nature, sans que 
Ton ait besoin de s'y appliquer, des notions dif- 
fuses, mais certaines. Tels sont les paysans, avec 
cette réserve que leur sentiment est toujours inté- 
ressé. Ils ne voient que ce qu'il leur est utile d'avoir 
vu. Pour tout le reste, leur regard est très super- 



^ LA FONTAINE «T LES ANIMAUX I97 

ficiel. De connaissance véritable des choses, ils n'en 
possèdent aucune et ce sont de fort médiocres 
observateurs . 

Pas plus que les paysans, La Fontaine n'a ja- 
mais rectifié une légende d'histoire naturelle. 

^ Comme eux, il trouve dans la nature ce que la tra- 
dition veut qu'on y trouve. A cette tradition cham- 
pêtre, il ajoute celle des fabulistes. 

Les fables d'animaux, au point de vuede lacon- 
naissànce des choses, sont peut-être un léger pro- 
grès sur les inventions mythologiques. Les ani- 
maux ne sont plus des dieux, mais ils sont deve- 
nus des hommes. Parmi les sentiments qu'on leur 
prête alors, quelques-uns, à la vérité, pourraient 
leur convenir, la peur, la colère, le désir sexuel, 
mais quel travestissement 1 La Fontaine, dit un 
commentateur, a donné à chacune de ses bêtes une 

**" physionomie très conforme aux traits essentiels de 
la réalité. C'est vrai, presque toujours, s'il s'agit de 
la forme des animaux et de leurs habitudes géné- 
rales; mais l'esprit qu'il leur attribue gâte tout le 
spectacle. La fable est le^ genre littéraire le mieux 
fait pour donner de la nature l'idée la plus fausse 
possible. Celles de La Fontaine, du moins, en don- 
nent un sentiment juste, chaque fois que le poète 



igS PROMBNADES UTTéRAIRBB 



a osé nég-liger ou même trahir ses mattres tradi- 
tionnels. 

Il est absurde, comme la fable même, quand il 
calque ; il est délicieux, quand il brode. Ses ani- 
maux ne sont pas amusants comme ceux du /îo- | 
mant de Renarty mais, un peu moins humains, ils ^ 
ne déconcertent pas toujours. C'est Tembarras, 
dans ces histoires : faut-il prendre ce Loup pour ' 
un homme ou pour un loup ? L'ambiguïté a par- ' 
fois un certain charme ; elle le perd dès que Ton 
réfléchit. 

Si le respect de l'antiquité ne lui ferme pas les 
yeux, La Fontaine est presque toujours exact dans 
ses descriptions, et logique dans les rapports qu'il | 

établit entre les animaux. La paresse l'empêcha de 
devenir un observateur scrupuleux, mais, à l'occa- 
sion, il se révéla doué des yeux les plus sagaces. 
On lit, au début des Amours de Pysché : « Nos ***■ 
quatre amis, étant arrivés à Versailles de fort bonne 
heure, voulurent voir, avant le dîner, la ménagerie : 
c'est un lieu rempli de plusieurs sortes de volatiles 
et de quadrupèdes, la plyparttrès rares et de pays 
éloignés. Ils admirèrent en combien d'espèces une 
seule espèce d'oiseaux se multipliait; et louèrent 
l'artifice et les diverses imaginations de la nature, 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX IQQ 

qui se joue dans les animaux comme elle fait dans 
les fleurs. Ce qui leur plut davantage, ce furent le» 
demoiselles de Numidie, etcertains oiseaux pêcheurs 
qui ont un bec extrêmement long, avec une peau 
au-dessous qui leur sert de poche. Leur plumage 
est blanc, mais d'un blanc plus clair que celui des 
cygnes ; même de près, il paraît carné et tire sur 
la couleur de rose vers la racine. On ne peut rien 
voir de plus beau. C'est une espèce de cormorans. » 
La précision est assez grande pour que Ton irecon- 
naisse dans ce portrait le pélican blanc, celui-là 
même qui «se perce le flanc. 

Les images de la nature sont vives dans son 
esprit; elles se mêlent à son discours et le soutiennent 
dès qu'il se hasarde vers les frontières de l'abstrac- 
tion. Ainsi en cette page du Songe de Vaux, où il 
compare le jeux des songes, des idées, des désirs 
aux mouvements des abeilles et des fourmis : 

Telles vont au butin les nombreuses abeilles, 
Et tel, dans un état de fourmis composé, 
Le peuple rentre et sort, en cent parts divisé. 

La Captivité de saint Malc contient un bien 
curieux passage sur les fourmis : 

Il vit auprès d*un tronc des légions nombreuses 
De fourmis qui sortaient de leurs cavernes creuses. 



PROMENADES LITTERAIRES 



L'une poussait un faix; l'autre prétait son dos; 

L'amour du bien public empêchait le repos, 

Les chefs encourageaient chacun par leur exemple. 

Un du peuple étant mort, notre saint le contemple 

En forme de convoi soigneusement porté, 

Hors des toits fourmillants de l'avare cité. 

Cependant, je ne crois pas ici à une observation 
directe et minutieuse ; il faut, pour constater tels 
faits, si menus et si difficiles à voir, une patience 
que n'avait pas la Fontaine. Que les fourmis enter- 
rent leurs morts, c'est une tradition très ancienne; 
elle est consignée dans Pline : Sepeliunt inter se 
viventium solœ prœter hominem, Pline, assez sou- 
vent exact, est bien plus amusant que tous les 
fabulistes; il va nous expliquer Ta varice des four- 
mis : « Chez les Indiens septentrionaux, qu'on 
appelle Dardes, certaines fourmis tirent l'or des 
mines; elles ont la couleur du chat (sauvage) et la 
grandeur du loup d'Egypte, Ce métal, qu'elles ont 
extrait pendant l'hiver, les Indiens le leur dérobent 
pendant les ardeurs de l'été : les fourmis sont 
alors retirées dans des souterrains, à cause de la 
chaleur. Toutefois, averties par l'odorat, elles sor- 
tent, volent après les ravisseurs et souvent les met- 
tent en pièces, sans que la légèreté de leurs cha- 
meaux puissent les sauver. Telles sont et la vitesse 



^ 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 



et la férocité qui se joignent en elles à la passion 
de For. » 

Si les fourmis n'enterrent pas leurs morts avec 
cérémonies, comme on Ta prétendu, si elles n'ont 
pas précisément de cimetières, il est cef tain qu'elles 
ne tolèrent aucun cadavre dans leurs habitations 
et qu'elles prennent souvent l'habitude de rejeter 
les trépassés toujours au même endroit, ce qui est 
fort naturel, les animaux étant essentiellement 
méthodiques. 

De Pline ou de la tradition, La Fontaine n'a du 
moins retenu ici que la vraisemblable. Dès qu'il 
s'adonne aux fables, il accepte aveuglément les 
données anciennes. C'était une nécessité; elle a 
souvent été malheureuse pour le poète. Il est bien 
mieux inspiré quand il pi^end thème de la puissance 
de travail des fourmis pour dénouer un des épiso- 
des des Amours de Psyché (II). Vénus, ne voulant 
pas voir son fils épouser Psyché, la contraint à 
des besognes impossibles; mais les déesses, les 
nymphes et les fées viennent à son secours. Psyché 
doit séparer en quatre tas différents un amas énor- 
me de grains, blé, mil, seigle et orge. La tâche est 
désespérante. Une fée mobilise toutes les fourmis 
de la terre : 



202 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Il en vient des climats que commande rAurore. 

Il en part du couchant des nations entières ; 
Le nord, ni le midi n'ont plus de fourmilières. 

Les chemins en sont noirs^ les champs en sont couverts ; 
Maint vieux chêne en fournit des cohortes nombreuses^ 
Il n'est arbre mangé qui sous ses voûtes creuses, 
Sou£Pre que de ce peuple il reste en un seul essaim. 

L'éthiopique gent arrive et se partage . 

On crée en chaque troupe un maître de l'ouvrage. 

Il a Tœil sur sa bande ; aucun n'ose faillir . 

On entend un bruit sourd : le mont semble bouillir. 

Déjà son tour décroît, sa hauteur diminue. 

A la soudaineté Tordre aussi contribue. 

Chacun a son emploi parmi les travailleurs : 

L'un sépare le grain que l'autre emporte ailleurs. 

Le monceau disparaît ainsi que par machine . . . 

Il y a très peu d'exagération dans ce tableau, et 
plusieurs des traits sont bien caractéristiques du 
travail des fourmis. 

En lisant les aventures des animaux, narrées 
dans le Renart^ on se plaît beaucoup aux anec- 
dotes qui se passent entre animaux qui vont de 
pair, ou à peu près, entre Renart et Tybert le chat 
entre Renart et Primault ou Ysengrin, qui sont 
des loups; mais si dans ces groupes intervient la 
figure d'une minuscule bête, on se refuse à com- 
prendre. Voici (Cf. le Renart de Paulin Paris) un 



LA FONTAINE BT LES ANIMAUX 203 

chapitre où l'on voit Renart, devenu pèlerin, ren- 
contrant Frobert le grillon, lequel disait ses heu- 
res, et ne pouvant le décider à lui donner son bré- 
viaire; ailleurs on voit une partie de marelles 
engagée entre Tybert le chat, Roussel Técureuil, 
Blanche Thermine et Fremont la fourmi : et de 
spirituelle la fable devient sotte, à moins qu'il ne 
s'agisse des fourmis indiennes de Pline. 

Il y a, trop souvent, dans les fables de La Fon-^ 
taine, de pareilles disproportions; et c'est au point 
de faire croire que, sur certains insectes, tel Tes- 
carbot, le poète n'est pas mieux renseigné que le 
vieux et crédule naturaliste. Le début de V Aigle 
et VEscarbot est assez pénible : 

L'aigle donnait la chasse à maître Jean Lapin, 
Qui droit à son terrier s'enfuyait au plus vite. 
Le trou de l'escarbot se rencontre en chemin . 

Je laisse à penser si ce gîte 
Etait sûr : mais où mieux? Jean Lapin s'y blottit. 

Les commentateurs ont excusé La Fontaine, en 
disant : c'est une fable. Mais tout genre a ses li- 
mites, l'absurde. On veut bien que le Petit-Poucet 
chatisse les bottes de l'ogre, mais non que le 
géant mette à ses pieds les sabots du nain. 

La vérité, très probablement, est que La Fontaine 



204 PROMENADES LITTERAIRES 

ignorait ce que c'est qu'un escarbot. Il n'a pas 
même pris la peine de s'enquérir; il traduit des 
mots. (( Le trou de Tescarbot, dit sérieusement un 
annotateur très savant, est beaucoup troppetitpoùr 
qu'un lapin puisse s'y blottir. La Fontaine semble 
avoir prévu l'objection ; mais où mieux ? » Ne di- 
rait-on pas que ce trou d'escarbot, fort insuffisant, 
à la vérité, pourrait, à la rigueur, fournir, pour un 
instant, un refuge précaire à un lapin ? La manie 
du respect est ici poussée un peu loin. L*escarbot 
est un coléoptère dont la longueur est d'environ un 
centimètre. C'est donc dans un trou grand comme 
la moitié d'une noisette que, fuyant le vol de l'ai- 
gle, se blottit un lapin. La fable est à supprimer, 
au moins des recueils classiques, car la suite de 
l'histoire ne fait qu'accentuer l'absurdité du thème : 
on ne voit pas bien comment cet insecte inerme, 
parvenu au nid de l'aigle, peut « fracasser ses 
œufs » ; ni comment, une autre fois, il « fait faire 
aux œufs le saut ». Le style, et cela arrive à ce 
grand poète, est aussi sot que l'histoire. 

Une fable, beaucoup plus populaire, la Cigale et 
la fourmi^ ne le cède guère, en erreurs, au conte 
de l'Escarbot.Elle témoigne pareillement que si La 
Fontaine sentait assez vivement les charmes de la 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 



uature,iln'asrait deses secrets aucune curiosité. Les 
professeurs, en leurs notes, ont depuis longtemps 
avoué que les fourmis ne font pas de provisions 
pour l'hiver, qu'elles dorment pendant le froid, de 
même que tous les insectes qui survivent à la belle 
saison. L'erreur, qui est encore commune, est an- 
cienne. Pline, qui ne manque pas d'un certain rai- 
sonnement scientifique, pour expliquer l'entasse- 
ment de grains de blé dans la terre, avait imaginé 
que les fourmis en rongent d'abord le germe. S'ils 
viennent^ ajoute-t-il, à être mouillés, elles les tirent 
dehors et les font sécher. L'ignorance est vraiment 
le pays des merveilles, et la faculté de ne pas voir 
ou de voir de travers, la plus précieuse peut-être 
de toutes celles que possède l'homme : cela entre- 
tient l'activité, puisque toutes les observations sont 
toujours à recommencer. 

La dernière édition classique des Fables y celle de 
M. L. Clément, est fort savante. Elle nous apprend 
que la cigale « est un insecte ailé qui fait entendre 
dans la campagne, pendant les chaleurs de l'été, 
un chant aigu et monotone w.La Fontaine en savait 
peut-être autant et aussi Esope, qu'il a imité servi- 
lement ; il est fâcheux qu'il n'en ait pas su davan- 
tage. Pline était beaucoup mieux renseigné. A coup 

i3 



206 PROMENADES LITTERAIRES 

sûr, il n'eût pas montré la cigale allant quêter des 
vivres puisque, dit-il^ elle n'a point de bouche, ce 
qui est vrai. « Elles ont un suçoir avec lequels 
elles pompent la rosée », ce qui est exact, pourvu 
que par rosée on entende la sève des arbres sur 
lesquels elles vivent. 

Si les fourmis dorment Thiver, l'hiver les cigales 
sont mortes. Elles ont cependant, même après leur 
mort, des relations avec les fourmis. Ayant vécu 
cinq à six semaines, s'étant accouplées (ventre à 
ventre, dit très justement Pline), ayant pondu ou, 
les mâles, lancé une dernière stridence^ elles tom- 
bent et les fourmis les dévorent, les creusent, 
encore frémissantes d'un reste de vie. Les cigales 
ont déjà connu ces ennemis de la dernière heure : 
les fourmis, qui profitent de tout, viennent leur dis- 
puter le puits de sève où elles s'abreuvent et les ciga- 
les, souvent vaincues, s'en vont plus loin enfoncer 
leur tarière. 

Les traditions zoologiques sont presque toujours 
absurdes . La cigale ne chante pas, quoi que dise 
le savant professeur qui annote La Fontaine, elle 
bat du tambourin : cependant, elle n'en perd pas 
un coup de chalumeau ; de même que beaucoup 
d'hémiptères, elle passe sa vie à boire. Les mâles 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 2O7 

seuls font du bruit; les femelles sont muettes. 

La Fontaine, qui n'observait pas, ne lisait pas 
davantage les livres où quelques notions pouvaient 
se trouver sur les bêtes. Plusieurs petites encyclo- 
pédies étaient de son temps, comme aujourd'hui, 
entre toutes les mains. Il aurait pu lire en celle de 
maître René François^ Essais des Merveilles de 
nature, que « les cigales n'ont point de langues 
pour sucer la rosée ». 11 est vrai que ce renseigne- 
ment vague, quoique moins erroné que celui qu'un 
enfant peut tirer des Fables, se trouve, assez sin- 
gulièrement, au chapitre des « Oiseaux ». 

On peut dire que La Fontaine, qui n'avait jamais - 
vu de cigales, pouvait, sur ces insectes, se mépren- 
dre. Sans doute ; mais voici qu'à la suite de Phè- 
dre il suppose une confusion invraisemblable entre 
les frelons et les abeilles : 

Les témoins déposaient qu'autour de ces rayons 
Des animaux ailés, bourdonnants, un peu longs. 
De couleur fort tannée et tels que les abeilles, 
Avaient longtemps paru. Mais quoi ? dans les frelons 
Ces enseignes étaient pareilles. 

Oui, pour un citadin. Et encore la différence est 
tellement sensible de l'un à l'autre de cescc animaux 
ailés » qu'elle frapperait l'ignorant, au premier 



i 



20Î5 PROMENADES LITTERAIRES 

regard. Les frelons ont près de trois fois la longueur 
des abeilles, et il y a des femelles énormes qui 
atteignent quatre centimètres ; ce sont de petites 
bêtes redoutables, heureusement assez rares. La 
couleur empêcherait également de les confondre, 
les abeilles étant d'un roux sombre, et les frelons 
presque éclatants, avec leur thorax rougeâtre, leur 
abdomen annelé de brun,deroux clairet dejaune. 
Les abeilles ont une taille ramassée, ressemblent 
fort à des mouches, pour la forme, ce qui leur a valu 
le nom de mouches à miel. On connaît la sveltesse 
des guêpes : or les frelons sont des guêpes. 

La nature, vue par La Fontaine, est presque 
toujours délicieuse ou amusante, mais elle est 
vague. Les traits précis sont rares. Parmi ses con- 
fusions, il en est d'ailleurs qu'on ne saurait lui 
reprocher. On ne demande pas qu'il ait devancé ou 
Réaumur ou Bufïon. S'il fait du dromadaire et du 
chameau un seul et même animal, c'est que, de 
son temps, il en allait ainsi. Richelet, en 1680, 
écrit à l'article Chameau dans son Dictionnaire : 
(( Animal domestique fort doux et fort docile qui 
naît en Afrique et en Asie. Il a une bosse sur le 
dos, et quelquefois deux... » ; et à Dromadaire : 
« Espèce de chameau plus petit et plus vite que les 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX SOQ 

ordinaires. » Pline,tout en ignorant le mot dramas 
qui ne veut rien dire que « coureur », distingue 
nettement deux espèces de chameaux, duo gênera^ 
selon le nombre de leurs bosses, le chameau de 
Bactriane et celui d'Arabie. 

Ce vague où il se maintient est souvent heureux. 
Il est certain que le Lion et le moucheron^ ce frag- 
ment épique, perdrait enbeauté si l'insecte étaittrop 
caractérisé. Est-ce un moustique, est-ce un taon? 
Peu importe. C'est une bête minuscule et son 
adversaire est le lion. Du temps de La Fontaine, 
la génération spontanée n'avait pas encore été mise 
en doute, sinon en quelques expériences dont parle 
Monconnys . Il était convenu que les animaux très 
petits venaient spontanément au jour ; de là cette 
expression, alors courante et qui revêtait aussi, 
sans nul doute, des formes plus énergiques, « excré- 
ment de la terre ». Le transformisme ne retrouvera 
jamais la hardiesse qu'il avait en ces temps heu- 
reux. « Les vers de soye, dit René François, nais- 
sent et esclosent des fleurs qui tombent des cyprès 
terbentins, fresnes. La pluye les abat, la terre les 
nourrit avec ses vapeurs. Ce sont petits papillon- 
neaux. » 

Cependant, au mois de mai 1673, on avait 

i3. 



PROMENADES LITTERAIRES 



déclaré à la société royale de Londres (i) : « Que la 
génération des insectes ne se faisait pas par cor- 
ruption, et qu'ayant pris les intestins d'un ani- 
mal et autres parties plus aisées à corrompre, les 
ayant mises daus un vaisseau de verre et par- 
dessus du coton tout seul, pour empêcher qu'il n'y 
entrât ni mouches, ni autre animal, mais Tair seu- 
lement, qui y pouvait aisément pénétrer, il y avait 
plus de six semaines qu'on les gardait, sans qu'il 
s'y fût engendré aucun vers, ni autre chose. » 
C'était d'ailleurs l'opinion de Harvey, qui disait, 
vers le même moment : Omne vivum ex ouo. La 
génération spontanée des|insectes est toujours une 
croyance populaire (2). C'était sans doute celle de 
La Fontaine, mais son esprit était cependant trop 
avisé pour admettre la malpropre origine que tels 
de ses contemporains assignaient encore aux abeil- 
les, par respect pour Virgile. Ses erreurs sont des 
distractions ou des crises de paresse; si le sens cri- 



(1) Les voyages de M. de Monconnys, t. III, p. i^^, 
(a) On lisait dans un journal, le lo septembre 1906, au matin : 
« L'arbre n'avait donc pas assez d'ennemis parmi les hommes qui 
l'abattentjle coupent en morceaux,le brûlent, oublieux de la beauté 
de son ombrage? Il faut encore que des insectes menacent son exis- 
tence ? Ces termites déjà nombreux viennent de s'augmenter d'une 
no a ye//e espèce : le bostriche. » 



\ 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 



tique Tabandonne parfois, il ne faut pas lui prêter 
des préj ugés biscornus . 

Ceux qui vivent le plus près de la nature, ceux 
à qui ses mouvements sont le plus familiers, sont 
aussi ceux qui en connaissent le plus mal le méca- 
nisme intérieur. La Fontaine n'aura pas manqué 
de paysans pour lui affirmer que la queue de vipère 
est venimeuse^ comme sa tête (i), ou même pour 
confondre, ainsi que lui-même, le hibou et le chat- 
huant (2). Cet oiseau, le chat-huant, il Ta pris pour 
héros d'une de ces fables démonstratives qu'il 
écrivit sur ses vieux jours. Il s'agissait de prouver 
contre Descartes que les animaux ne sont point 
des machines. Les commentateurs ont fini par 
trouver les sources de presque toutes les fables de 
La Fontaine; il sont muets sur les Souris et le 
chat'-huant, se bornant à souligner la note du 
poète lui-même : « Ceci n'est point une fable; et 

(j) Hichelet dit : a Le serpent est un animal rond et long qui a 
son venin au bout de la queue. » 

(2) La différence immédiatement visible est que les hibous ont des 
deux côtés de la tête ces aigrettes en forme d'oreilles qui lui font 
le profil d'un chat, et que le chat-huant n'en a pas, non plus que les 
antres chouettes. Les paysans les confondent en effet, souvent, au 
moins par le nom. ^n Anjou, en Bretagne, le hibou s'appelle le 
chouan; ailleurs, le chat-huant cornu; en Bourgogne, la chouc cor- 
ncrote ; ailleurs, il est dit le duquel (petit-duc) ou le cloudet, à cause 
de son cri. 



212 PROMENADES LITTERAIRES 

la chose, quoique merveilleuse et presque incroya- 
ble, est véritablement arrivée. » Ce qui ne serait 
pas une fable, c'est que les chats-huants capturent 
des souris vivantes, leur cassent les pattes et tes 
engraissent pour avoir toujours, durant l'hiver, 
nourriture fraîche. Le fait est donné par La 
Fontaine comme accidentel, ce qui en augmente 
le miracle; Charlevoix, dans son Histoire de la 
Nouvelle-France (tome III, p. 55), le donne 
comme régulier : « Les provisions du chat-huant 
pour l'hiver sont des mulots auxquels il casse les 
pattes, et qu'il engraisse et nourrit avec soin, jus- 
qu'à ce qu'il en aitbesoin. » Buffon (article Hibou), 
qui cite la page 56 du même tome, se garde bien 
de la moindre allusion à la fable du père Charle- 
voix, et cependant il est. plein de détails sur la 
manière dont se nourrissent ces oiseaux, précisant 
avec soin leurs habitudes, notant s'ils mangent de 
préférence des souris ou des oiseaux et s'ils les 
dépècent, les plument ou les dévorent entiers et 
tels quels. Transportée au Canada, où l'hiver est de 
six mois, l'histoire est plus absurde encore qu'en 
France, car le chat-huant, trèsvorace, mange faci- 
lement cinq ou six souris de suite (i). Sa provi- 

(i) La Fontaine partage également le préjugé des paysans contre 



2l3 



sion d'hiver se composerait de plusieurs milliers 
de souris : quellebergerielLechat-huant du Canada 
est d'ailleurs, dit Buffon, une chevêche, oiseaux 
tjyi maltraitent fort leurs proies avant de les dévo- 
rer. Qu'ils brisent d'abord les pattes des souris 
pour les dépecer enpaix, c'est possible, et cela serait 
une méthode de prédation à laquelle on trouverait 
des analogues dans le monde animal. 

L'intérêt de cette petite histoire est ceci : qu'après 
avoir^ par jeu, fait raisonner les animaux, La Fon- 
taine a fini par les croire vraiment doués de rai- 
sonnement. Mais il dépasse vraiment les bornes de 
la crédulité dans /«s Deux rats, le renard et l'œuf. 
Que n'a-t-il été contemporain du culte des Chiens, 
qui a pris en un siècle»une si belle extension ! Les 
preuves de l'intelligence humaine des bêtes lui 
seraient venues de toutes parts, prônées par ces 
pauvres gens qui croient faire honneur aux animaux 
en leur attribuant les motifs mesquins d'activité 
qui décident les hommes. La Fontaine n'a pas 
compris que la beauté de Ja vie animale est dans 
un désintéressement de tout ce qui est inutile à la 
stricte conservation de la vie. Prêter aux bêles des 

ces oiseaux utiles à leurs champs et à leurs grangcs.Il met le hibou 
au rang des « blaireaux et renards i (le Renard anglais). 



2l4 PROMENADES LITTERAIRES 

lueurs d'humanité, c^estles dégrader. Au lieu d'êtres 
qui accomplissent franchement les devoirs de leur 
espèce, on n'a plus que les gnomes qui singent 
péniblement quelques-unes de nos grimaces. Le 
système de Descartes est sans doute d'une raideur 
excessive ; mais il vaut mieux transformer les ani- 
maux en machines que les transformer en comé- 
diens. 

Parmi les traits que La Fontaine, en un discours 
à M^^ de la Sablière, a juxtaposés à cette fable, il 
en est d'autres qui ne sont pas moins fabuleux : 
celui de la perdrix qui fait Ja blessée pour détour- 
ner de ses petits l'attention du chasseur ; celui du 
vieux cerf qui pour changer la voie en « suppose » 
un plus jeune. La perdrix (fui couve quitte diffici- 
lement son nid; elle y revient, si le danger est passé, 
mais elle ne simule pas. La perdrix, qui est une 
pouJe, a l'intelligence d'une poule. Quant au cerf, 
animal d'ailleurs obtus, quel miracle y a-t-il qu'un 
jeune cerf, voyant courir un vieux, se mêle à la 
course? 

La Fontaine connaissait médiocrement la chasse 
à courre; il était fort mal renseigné sur la faucon- 
nerie. La fable le Milan^ le roi et le chasseur n'est 
qu'un long contresens. 



LA FONTÂINB ET LES ANIMAUX 2l5 

Uo certain fauconnier ayant pris^ ce dit-on. 
A la chasse un milan (ce qui n'arrive g-ucre), 

En voulut au roi faire un don, 

Comme de chose singulière. 
Ce cas n'arrive pas quelquefois en cent ans... 

Aucun oiseau de proie n'est au contraire plus 
aisé à prendre que le milan. On le faisait chasser 
autrefois par le faucon ou par Tépervier. On le voit, 
dit Buffon,fuir, monter très haut, « jusqu'à ce que 
Tépcrvier Tatteigne, le rabatte à coup d'ailes, de 
serres et de bec, et le ramène à terre, moins blessé 
que battu, et plus vaincu par la peur que par la 
force de son ennemi »* Le milan, lâche, fort mé- 
prisé, était un oiseau que Ton détruisait et non un 
oiseau avec lequel on chassait. On n'a jamais songé 
à dresser cet oiseau que met en fuite une poule en 
colère. « De tout temps, dit encore BufFon, on Ta 
rayé de la Hste des oiseaux nobles et rejeté de Té- 
cole de la fauconnerie. » 

La Fontaine a sans doute été trompé par Tépi- 
thète de royal, généralement attribuée au milan, 
Milvus regalis ; mais le milan royal ne fut appelé 
ainsi que parce que sa chasse à Tépervier était, vu 
son inutilité, un passe temps deprince. Il n'est pas 
besoin d'un si grand appareil pour tuer un milan 
qui, s'il est lâche, n'est pas farouche. 



2l6 PROMENADES LITTERAIRES 



L'erreur n'a plus qu'uu intérêt historique, mais 
je pense qu'elle fit sourire les contemporains du 
poète. Son fauconnier 

Par ce parangon des présents, 
... Croyait sa fortune faite. 
Quand l'animal porte-sonoette... 

Ici M. Clément a soin de faire remarquer « qu'on 
attachait au cou des faucons une petite sonnette ». 
La note du commentateur accentue encore la mé- 
prise. Ce n'est pas d'ailleurs au cou que se fixait la 
sonnette, mais aux entraves des pattes, aux Jets, et 
je pense qu'il serait assez difficile, outre que cela 
gâterait son plumage, de mettre au cou d'un faucon 
une sonnette, et, par conséquent, un collier. Une 
telle connaissance des bêtes permet d'admirer sans 
restrictionles portraits zoologiques de La Fontaine; 
mais c'est une grâce d'état. 

On admettra difficilement aussi que la gazelle 
puisse être appelée (I, XII, i5) une « chevrette de 
montagne ». Outre que la chevrette est la femelle 
du chevreuil et non une bête dont le nom convienne 
aux deux sexes, la gazelle est un animal de plaine, 
et qui vit en troupes. Les Fables de La Fontaine 
seraient plus heureusement annotées, semblc-t-il, 
par un naturaliste que par un grammairien : elles 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 21 7 

pourraient ainsi devenir le prétexte d'un agréable 
enseignement de l'histoire naturelle. On ferait rete- 
nir aux enfants les traits précis et pittoresques qui 
abondent dans ces fables, et on corrigerait les 
autres, car il n'est aucunement nécessaire de faire 
admirer des erreurs et même des absurdités, sous 
le prétexte que l'auteur est un grand poète. 

«... Un saumon et un esturgeon, qui apparem- 
ment suivaient un bateau de sel, furent pris dans 
la rivière de Seine. On les présenta vifs à M. Fou- 
quet, qui les fit mettre en un fprtgrand carré d'eau 
où je les trouvai plein de santé et de vie (i)... » 
L'intervention du bateau de sel est assez plaisante. 
Sans doute qu'il salait la rivière et donnait à ces 
poissons dévoyés l'illusion de n'avoir pas quitté 
l'embouchure de la Seine. La Fontaine ignore évi- 
demment qu'il n'est pas plus surprenant de trouver 
un saumon dans une ri vière qu'une perdrix dans un 
champ de blé. Ses contemporains ne sont pas tous 
aussi mal renseignés. Saint-Amant, par exemple, 
connaît parfaitement la double vie du saumon, en 
eau salée, en eaux douces : 

Le saumoD^ dont au renouveau - 
Thélis est dépourvue. . . (2) . 



!i) Le Songe de Vaux, III. 



(a) Richelet définit le saumon par sa couleur, et ajoute: « ... Et 

14 



2l8 PROMENADES UTTÉRAIHES 

L'esturgeon, qui a les mêmes mœurs, ne fré- 
quente que les grands fleuves. Il remonte parfois 
la Seine en compagnie du saumon. Il y était assez 
commun autrefois. Quant au saumon, il s'insinue 
jusque dans les plus étroites rivières, pourvu 
qu'elles aient quelque profondeur et TAnqueil même, 
qui passe à Vaux, pouvait en voir, quoique La 
Fontaine dise assez étourdiment : « Je ne croyais 
pas que la rivière d'Anqueil entretînt commerce avec 
rOcéan. » 

On trouve sur le cygne, dans le Songe de Vaux 
(IV), une histoire agréable. Un cygne va mourir ; 
donc il va chanter : on va chercher Lambert. C'est 
déjà Tribulat Bonhomet, mais sans nulle amer- 
tume : 

« J'eusse continué mes plaintes, si le son d'un 
luth ne les eût interrompues. Comme j'aime extrê- 
mement l'harmonie, je quittai le lieu où j'étais 
pour aller du côté où le son se faisait entendre . 
Lycidas me suivit; et lui ayant demandé ce que ce 
pouvait être, il me dit que Sylvie, ayant appris 
qu'un cygne de Vaux s'en allait mourir, avait envoyé 



qui étant né dans la mer Occane et aimant i'eau douce, se retire 
aux rivières qui entrent dans cette mer. » C'est l'inverse, mais la 
migration est indiquée. 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 210 

quérir Lambert en diligence, afin de faire compa- 
raison de son chant avec celui du pauvre cygne. 
Ce n^est pas, ajouta Lycidas, que tous les cygnes 
chantent en mourant. Bien que cette tradition soit 
fort ancienne parmi les poètes, on en peut douter 
sans impiété... Tandis que Lycidas m'entretenait 
de la sorte, nous vîmes arriver Sylvie... Elle s'assit 
dans un fauteuil sur les bords du canal où était le 
cygne; et aussitôt Lambert, ayant accordé son 
théorbe, chanta un air de sa façon qui était admi* 
rablement beau ; il le chanta si bien qu'il mérita 
d'être loué de Sylvie, et fut ensuite abandonné aux 
louanges de tous ceux qui étaient présents. L'un 
l'appelait Orphée, l'autre Amphion... Enfin, on crut 
que le cygne n'oserait chanter après lui. Il chanta 
toutefois, et chanta véritablement assez bien; mais 
outre que c'était en une langue qu'on n'entendait 
point, il fut jugé de beaucoup inférieur à Lambert, 
et Sylvie, ne jugeant pas à propos de le voir mou- 
rir, se fut promener d'un autre côté. » 

Le chant du cygne n'est pas tout à fait une 
légende, si bien que les ornithologues ont baptisé 
le cygne sauvage cygnus musicus, « Quand des ban- 
des de ces cygnes, dit un récent dictionnaire des 
sciences, passent dans les airs, ils font entendre un 



PROMENADES LITTERAIRES 



cri éclatant, dont le timbre devient assez harmo- 
nieux lorsqu'on ne le perçoit plus qu'à peine. C'est 
sans doute cela qui a fait penser que le cygne chan- 
tait au moment de sa mort, » Il est plus probable 
que la légende est d'origine purement littéraire. 
C'est. une de ces petites croyances qui demeurent 
toujours vivantes, quoique personne ne les admette 
plus, ni que personne peut-être ne s'y soit sérieu- 
sement laissé prendre. Notre civilisation est pleine 
de ces innocentes superstitions qui trompent à 
peine les enfants, le voyage des cloches, le bon- 
homme Noël, les dames blanches, et mille autres, 
et tous ces présages tirés des oiseaux, des insectes. 
Un présage heureux était peut-être attaché au chant 
du cygne. Mais l'antiquité était déjà fort sceptique 
sur ce point, et Pline lui-même doute de la mer- 
veille : « On prétend que les cygnes, en mourant, 
font entendre un chant plaintif {Jlebilis) ; c'est 
inexact, à mon avis. » 

La Fontaine est toujours plus à l'aise dans la 
fantaisie que dans la réalité ; il est rare qu'il n'y 
ait pas quelque négligence à ses tableaux qui sem- 
blent le plus précis. C'est une agréable fable que 
r Hirondelle et les petits oiseaux ; mais elle prête 
un peu à sourire quand on connaît le goût de toute 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 



« la gent emplumée » pour le chènevis. Loin qu*il 
y ait besoin d'exciter les oiseaux granivores à dé- 
terrer les graines de chanvre, il est fort difficile de 
préserver les naissantes chènevièrcs contre leurs 
déprédations. La Maison rustique contient sur le 
chanvre cette remarque : « Au chanvre, cela est à 
admirer, que combien qu'il soit de deux sortes, 
mâle et femelle, c'est le mâle qui porte la graine, 
non la femelle. » Les paysans s'y trompent encore 
et appellent mâles les pieds les plus hauts. 

Presque toujours La Fontaine exagère l'intelli- 
gence des bêtes, c^est-à-dire, non leur intelligence 
spécifique, qui est très grande et souvent admirable, 
mais leur intelligence individuelle, de raisonnement, 
qui est nulle ou, dans les cas les plus extraordi- 
naires, fort médiocre. On s'étonne donc qu'il ait 
fait les chèvres entêtées jusqu'à la folie, jusqu'à la 
mort (1. XII, i4). Il aurait pu profiter de l'anec- 
dote contée par Pline (VIII, 76) : « Mucien rap- 
porte, comme témoin oculaire, un fait qui prouve 
l'intelligence de cet animal. Deux chèvres se ren- 
contrèrent sur un pont fort étroit : l'espace ne leur 
permettait pas de se retourner, la planche était trop 
longue pour qu'elles pussent rétrograder sans voir 
où elles poseraient leurs pieds. Cependant un tor- 



PROMENADES LITTERAIRES 



rent qui roulait au-dessous d'elles menaçait de les 
engloutir. L'une des deux se coucha sur le ventre ; 
Taulre alors passa sur son corps, m Un naturaliste 
moderne, Thiébaut de Berneaud, prétend avoir été 
témoin d'un fait identique et il précise: en 1798, 
aux environs du Lac de Wallenstadt, près de Sar- 
gans, en Suisse. Les deux chèvres regagnaient cha- 
cune leur troupeau après avoir vagabondé, comme 
le peint si bien La Fontaine : 

Dès que les chèvres ont brouté, 
Certain esprit de liberté 
Leur fait chercher fortune; elles vont en voyage. . . 

» Un rocher, quelque mont pendant en précipices, 
C'est où ces dames vont promener leurs caprices. 
Rien ne peut arrêter cet (animal grimpant. . . 

La suite delà fable montre qu'il pense aux fem-» 
mes, autant qu'aux chèvres, et peut-être davantage. 
Il a voulu peindre Tentêtement féminin, et la pein- 
ture est juste. Mais quelle jolie histoire il nous 
eût contée avec l'anecdote du vieux Pline! 

Si Garo avait fait un, voyage en Orient, iL en 
serait sans doute revenu moins optimiste en ce qui 
concerne les glands et les citrouilles, car certains 
cédrats pèsent jusqu'à vingt livres. Il aurait vu en 
de plus lointains pays de menaçantes noix de coco, 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX !i23 

peu plaisantes à recevoir sur la tête, et il aurait 
jugé qu'il en est de la providence comme de la 
vérité : elle change d'altitude selon les pays et on 
la loue de ce côté des Pyrénées pour le mal qu'elle 
nous épargne ici et que, par delà les monts, elle 
accomplit avec une divine sérénité. 

Telles sont les erreurs de La Fontaine^ comme 
observateur de la nature ou, si Ton veut, comme 
naturaliste. Mais les fables abondent, et les poè- 
mes, où la campagne est peinte avec vérité autant 
qu'avec poésie. lia senti la vie avec une délicieuse 
ingénuité. Les grâces des fables sont dans tous les 
souvenirs ; les poèmes, moins connus, sont pleins 
de fleurs, comme les prés avant la faux : 

L'ombre et le jour luttaient dans les champs azurés. 

(Filles de Minée . ) 
De degrés en degrés, Teau tombant sur les marbres 
Mêlait son bruit aux vents engouffrés dans les arbres. 

[Captivité de saint Malc) 
Errer dans un jardin, s'égarer dans un bois. 
Se coucher sur des fleurs, respirer leur haleine. 
Ecouter en rêvant le bruit d'une fontaine 
Ou celui d'un ruisseau roulant sur des cailloux, 
Tout cela, ie l'avoue, a des charmes bien doux. 



Quelle est belle à mes yeux, cette nuit endormie I 

{Songe de Vaux.) 
Jasmins dont un air doux s^exhale, 
Fleurs que les vents n'ont pu ternir, 



224 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Aminte en blancheur vous égale 
£t vous m'en faites souvenir. 

{Amours de Psyché.) 
Les cerfs au moindre bruit à se sauver si prompts. 
Les timides troupeaux des daims aux larges fronts. 

(Adonis.) 
Le fond des bois et leur vaste silence. 

(La Clochette.) 

On ne peut cependant négliger, dans les Fables^ 
où le poète est constamment en lutte directe avec 
la nature, des traits tels que : 

L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours. 

[Les pigeons, cette] nation 

Au col changeant, au cœur tendre et fidèle. 

Le long d'un clair ruisseau buvait une colombe, 

un jour 

Qu'il était allé faire à l'Aurore sa cour, 
Parmi le thym et la rosée (i). 

Solitude où je trouve une douceur secrète. 

(i) Il s'agit d'un lapin. Ce mot est relativement récent dans la 
langue et son origine est inconnue. Au temps de La Fontaine,il n*a 
vait guère plus d'un siècle d'usage. Za iïfatsow rustique de i658 
l'ignore encore, ne connatt que le conin. Leroux [Dictionnaire co» 
mique) dit que, de son temps, les filles riaient ou rougissaient, 
quand elles entendaient crier dans les rues : « Peaux de conins I » 
C'est la pudeur verbale qui a chassé du langage ce mot, comme 
beaucoup d'autres. 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 225 

III. 

Encore qu'on y rencontre bien des vulgarités, 
force lieux communs, et que le style en soit inégal, 
les Faôfe* demeurent un recueil précieux, et amu- 
sant, pourvu qu'on n'en considère pas la morale. 
Lamartine a dit que c'était celle d'un vieillard. Du 
moins, elle n'encourage pas à l'action et, quoique 
la Fontaine soit un amant de la vie, elle n'inspire 
pas l'amour de la vie. Si les enfants la compr-enaient, 
comme le désirent leurs maîtres, ils en seraient 
troublés. Mais les enfants trouvent très amusant 
que le loup croque l'agneau. Cest un spectacle. 
Plus tard, on pense encore que c'est naturel, si on 
a l'esprit sain, et on ne demande pas l'interversion 
des rôles, ni que l'agneau, enfin, croque à son tour 
le loup. La Fontaine, tels ses sages devanciers, 
regarde, et raconte tels qu'ils sont les jeux de l'exis- 
tence. La fable, selon Esope, est un théorème de 
psychologie. Au développement, La Fontaine met 
des grâces, mais, arrivé au quod erat demons- 
trandum^ il ne recule pas devant la dureté tradi- 
tionnelle. Quelques conclusions lui appartiennent ; 
il donne un tour nouveau à beaucoup d'autres et 
même un sens inattendu. Ce sens n'est presque 

i4. 



225 PROMENADES LITTERAIRES 

jamais chrétien, pas plus que n'est chrétienne la 
tradition cruelle des proverbes; il en a créé quel- 
ques-uns ou renouvelé leur forme, car on ne crée 
plus guère en ce genre trop ancien. 

En somme, les moralités de ses fables lui appar- 
tiennent comme les fables elles-mêmes, puisqu'il 
les a choisies, cueillies entre toutes les fleurs [de 
l'antique jardin. L'ensemble de ces moralités pour- 
rait donner quelque chose comme la morale de 
La Fontaine, morale qui, tirant sa valeur de l'expé- 
rience, laisse heureusement de côté l'idée funeste 
de devoir, qui n'apparaît dans les sociétés que 
pour y corrompre, au profit vain d'un idéal pas- 
sager, le sens naturel de la vie. 

« On pourrait, dit un commentateur, faire un 
recueil des sentences de La Fontaine et les répartir 
en trois chapitres qui répondraient à la division 
classique des traités de morale : devoirs envers 
nous; devoirs envers les autres; devoirs envers 
Dieu. » Cela serait difficile, puisque l'idée de devoir, 
sauf en quelques lieux communs, est absente des 
Fables. Mais si l'on faisait un choix des plus ori- 
ginales sentences; si, joignant aux moralités des 
fables celles des contes, on résumait par une ligne 
de prose celles qui sont trop longues, en donnant 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 227 

littérales celles dont la forme est nette et rapide, 
on obtiendrait un assez curieux petit manuel de 
découragement, de scepticisme, d'ironie, de naïveté 
et de contradiction : 

L'imprévoyance ne mérite aucune pitié. 

ce Tout flatteur vit aux dépens de celui qui Técoute (i). » 

On est toujours puni de vouloir s'élever au-dessus de son 

état. 
Les grandes fonctions attirent les grands malheurs. 
L'esclavage et I;a liberté ont chacun leurs inconvénients , 
La force a des arguments irrésistibles. 
(c Nous nous pardonnons tout, et rien aux autres hommes. » 
Les meilleurs conseils ne prévalent pas contre nos instincts, 
a Fi du plaisir que la crainte peut corrompre I » 
ce La raison du plus fort est toujours la meilleure. » 
« Les grands se font honneur, dès lors qu'il nous font 

grâce, » 
Il y a toujours profit à louer les grands. 
« Plutôt souffrir que mourir, c'est la devise des hommes. » 
Le mariage est l'abdication de l'homme aux mains de la 

femme, 
La fourberie n'est pas sûre : à trompeur, trompeur et demi. 
Quand il faut agir, la plupart se répandent en discours . 
La beauté ou la science sont peu de choses pour les hommes « 
La justice la plus expéditiveest la meilleure. 
Le faible est plus que le fort à l'abri du destin. 
Il n'est pas bon, dans la vie, d'avoir le goût trop difficile. 
Qui a déjà failli n'a plus droit à la justice. 

(i) Texte même de La Fontaine, ainsi que tous les passages ainsi 
marqués, sauf indication différente. x 



228 PROMENADES LITTERAIRES 

Les petits sont les victimes naturelles des grands. 

« Le sag^e dit, selon les gens : Vive le roi I vive la ligue. » 

c II n'est rien d'impossible à qui veut se venger ( i ) . » 

« Les plus à craindre sont souvent les plus petits. » 

« Il faut, autant qu^on peut, obliger tout le monde. » 

« On a souvent besoin d'un plus petit que soi. » 

« Patience et longueur de temps font plus que force ni que 

rage. » 
Il vaut mieux regarder à ses pieds que vers les étoiles. 
Il n'est poltron « qui ne puisse trouver un plus poltron que 

soi ». 
« C'est double plaisir de tromper un trompeur. » 
c Où la guêpe a passé, le moucheron demeure. » 
Rien ne sert d'envier les mérites d'autrui. 
Un seul a plus de sens « qu^une multitude de gens ». 
Bien fou <ic qui prétend contenter tout le monde et son père. » 
Le peuple est lié au roi : « L*un ne peut succomber que l'au- 
tre ne périsse (2). y> 
La fourberie est dangereuse : (c Quiconque est loup agisse en 

loup. » 
Il faut supporter un mauvais roi, « de peur d'en rencon- 
trer un pire » . 
Qui ne reçoit pas le mal pour le bien doit s'estimer très heu- 
reux. 
ce La paix est fort bonne. . ., mais de quoi sert-elle, avec des 

ennemis sans foi ? » 
« La méfiance est mère de la sûreté. » 



(1) De la traduction d'Esope, par Benserade. Elle fut classique et 
populaire, coDCurremment avec les Fables de La Fontaine, jusqu'à 
la fin du xvnie siècle. Elle contient des vers heureux. 

(3) Benserade. 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 229 

(( Amour, amour, quand tu nous tiens, on peut bien dire : 
-adieu, prudence ! » 

« Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec 
grâce. » 

Pour nous gagner certains cœurs, mieux vaut force que dou- 
ceur (i). 

« La ruse la mieux ourdie peut nuire à son inventeur. » 

La vengeance est douce, mais il ne faut pas la payer trop 
cher. 

m Les grands, pour la plupart, sont masques de théâtre, n 

m Chacun se dit ami, mais fol qui s'y repose. » 

«c Ne t'attends qu'à toi seul, n 

« Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. » 

Mauvaise ruse gâte encore une mauvaise affaire . 

Que sort-il souvent des plus vastes projets ? Du vent. 

On s'appauvrit à vouloir trop gagner, 

(( Un équipage cavalier fait les trois quarts de la vaillance (2). » 

Tel fuit, qui était brave à Tidée du danger. 

<K Plus fait douceur que violence. » 

ce Notre ennemi, c'est notre maître. » 

« Rien ne sert de courir, il faut partir à point . » 

Sot, le peuple qui se réjouit aux noces d'un tyran. 

ce II est bon d'être charitable : mais envers qui ? c'est là le 
point. » 

Les fous, ils sont nombreux, lâchent la proie pour l'ombre • 

La mort nous menace : mangeons bien, buvons bien. 

« On dit qu'on est inconsolable ; on le dit. . . 9 

« Plus d*amour, plus de joie. » 

« Dieu prodigue ses biens à ceux qui font vœu d'être siens. t> 

Négligez la fortune, elle viendra vous trouver. 

(i) D'après Benserade. 

(a) De leur,., dans le texte. 



230 PROMENADES LITTÉRAIRES 

La justice met a les plaideurs d'accord^ en croquant Tun et 
l'autre ». 

Le peuple est fait pour suivre et non pour obéir. 

« Quand Teau courbe un bâton, ma raison le redresse. » 

L'argent chasse en entrant le sommeil et la joie. 

« Chose étrange, on appren dia tempérance aux chiens 

El Ton ne peut l'apprendre aux hommes. :» 

« Tel est pris qui croyait prendre. » 

« Qu'un ami véritable est une douce chose I » 

La plainte ni la peur ne changent le destin 

Et le moins prévoyant est toujours le plus sage. 

C'est en flattant les rois qu'on devient leur ami. 

« Se croire un personnage est fort commun en France. » 

ce Laissez dire les sots : le savoir a son prix. » 

« Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire 1 » 

« Jouis dés aujourd'hui. » 

a L'absence est le plus grand des maux. » 

Que de grands sejgneurs « n'ont que l'habit pour tous talents » 1 

Il y a pire que l'écolier; il y a le pédant. 

a II en faut revenir toujours à son destin, » 

« Qu'importe qui nous mange ? » 

« Le loup n'a tort que quand il n'est pas le plus fort, » 

Il y a deux tables : à l'une sont assis les adroits et les forts ; 

« et les petits mangent leur reste à la seconde. » 

<( Pasteurs d'humains.. . , servez-vous de vos rets; la puissance 
fait tout. » 

« Je sais que la vengeance est un morceau de roi, » 

ce L'absence est aussi bien un remède à la haine qu*ua appa- 
reil contre l'amour. » 

« Aucun chemin de fleurs ne conduit à la gloire, » 

« Le moins de gens qu'on peut à l'entour du gâteau I » 

Sachez vous faire à temps l'ami des lionceaux. 

a Ici-bas maint talent n'est que pure grimace, » 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 



23l 



Lç mal qu'on fait à un ennemi apprend à en faire à un ami. 
Les femmes, la fortune et les rois se jouent de nous, comme 

le chat de la souris. 
« Chat et vieux, pardonner? Cela n'arrive guères , » 
« Il en coûte à qui vous réclame, médecins du corps et de 

Ta me ! » 
« Ici-bas rinlérêt est le premier ressort (i). » 
« Les sages quelquefois, ainsi que Técrevisse, marchent à 

reculons. » 
L'indulgence, mieux que la vengeance, sied aux rois. 
« Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas : 
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats. » 
a Tout est mystère dans l'amour. » 
u De tout inconnu le sage se méfie. y> 
« De craindre trop le danger fait le plus souvent qu'on y 

tombe. » 
Le bonheur stoïcien, c'est la mort anticipée. 
« Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux. » 

Des contes, il y a peu de choses à tirer; ou, du 
moins, de chacun, ou à peu près, on tirerait la 
même chose.: tous les maris sont trompés; toutes 
les femmes aussi. Il n'est en amour qu'infidélité, 
inconstance, mensonge et paillardise. Cependant 
voici quelques sentences moins banales : 

« Mieux vaut cornes gagner que perdre ses oreilles, p 

« Il est bon de garder sa fleur, 
Mais, pour l'avoir perdue, il ne faut pas se pendre. » 



(i) Benserade. 



232 PROMENADES LITTiiHAIRES 

«c Quand on prend comme il faut cet accident fatal, 
Gocuage n'est pas un mal. » 

« Femmes ne sont toutes reconnaissantes ; 
A cela près ce sont choses charmantes. 
Sous le ciel n'est plus un plus bel animal, d 

«c Mieux vaux goujat debout qu'empereur enterré. » 

Dira-t-on que la morale de La Fontaine évolue 
du cynisme à la banalité ? Du moins n'est-elle pas 
systématique. Toute conclusion logique satisfait son 
esprit accommodant. D'une fable il tire cette mora- 
lité que la vengeance est un morceau de roi; d'une 
autre, que la vengeance n'est pas digne d'un roi. 
La force est, souveraine; mais voici que le rat ronge- 
maille lui fait songer qu'on a souvent besoin d'un 
plus petit que soi. Le loup mange l'agneau, mais 
le moucheron exténue le lion. Aucune idée précon- 
çue : il prend les faits comme ils viennent ; il les 
arrange aussi, mais selon son humeur du jour, qui 
n'était peut-être pas celle de la veille. 

Il avait cependant de grandes prétentions à la 
morale. Il conçoit, rédige des préceptes ; donnez, 
dit-il, pour ses successeurs, 

Donnez mainte leçon que j*ai sans doute omise, 
mais il ne faisait que conter des anecdotes. 



4 



LA. FONTAINK BT LES ANIMAUX 233 

Il les a bien contées, et cela suffit à sa gloire. 
La Fontaine est un conteur. On peut d'ailleurs, en 
conférant aux dernières les premières fables, cons- 
tater que ce goût de la morale ne lui vint qu'avec 
Tâge et avec la gloire. Il fit parler les animaux 
pour s'amuser, avant de les faire parler pour nous 
enseigner à vivre. Le douzième livre, trop didacti- 
que, est le plus faible, malgré des traits heureux; 
il faut en accuser la vieillesse. 

Les contes eurent du succès ; ils n'en ont plus. 
Ces morceaux aguichants sont devenus fort en- 
nuyeux. Le style marotique n'a pas peu contribué à 
les vieillir. Et puis, ces histoires de nonnes folâtres, 
qu'elles sont pauvres, et en tout cela quelle vulga- 
rité ! On sent trop, dans le La Fontaine des Contes, 
le coureur de filles de chambre. Ninon, qui, c'est 
vrai, ne l'aimait pas, écrivait à Saint-Evremont : 
« Sa tête est bien affaiblie. C'est le destin des poè- 
tes ; le Tasse et Lucrèce l'ont éprouvé. Je doute 
qu'il y ait du philtre amoureux pour La Fontaine ; 
il n'a guère aimé de femmes qui en eussent pu 
faire la dépense. » Quelles maîtresses faut-il avoir 
à cinquante-quatre ans pour leur oSrir les Lunettes? 
Réservons nos curiosités ou notre indulgence pour 
l'obscénité passionnée d'un Baffo ou d'un Verlaine : 



234 PROMENADES LITTERAIRES 

la gaudriole est méprisable, même chez la Fon- 
taine. 

La Fontaine est un poète inégal. Très loin de la 
perfection mécanique d'un Boileau, il est très loin 
aussi de la perpétjjelle distinction d'un Racine. Il 
est, avec Molière, un des grands poètes qui ont fait 
le plus de mauvais vers ; mais Molière n'écrit en 
vers que pour obéir au préjugé ; La Fontaine, 
poète d'instinct, et poète de loisirs, se contente trop 
facilement lui-même. Dansles fables, sous prétexte 
de familiarité, il est très souvent prosaïque; c'est 
dire que tels de ses vers ne sont que de la mauvaise 
prose de conversation. Voici la moralité de la 
Poule aux œufs d'or : 

Belle leçoo pour les gens chîches I 
Pendant ces derniers temps combien en a-t-on vus 
Qui du soir au malin sont pauvres devenus 
Pour vouloir trop tôt être riches I 

Mais en d'autres parties de son œuvre, (Jue d'ac- 
cents délicieux et nouveaux ! Comme les libertins, 
dont il perpétue la tradition, La Fontaine se con- 
vertit quand lui manqua la force de vivre. Comme 
eux, il avait joint à TindifFérence religieuse l'habi- 
tude des jouissances sensuelles. En dépit de Taine, 
qui essaya sur lui sa théorie du milieu, il est la 



I 

1 



LA FONTAINE ET LES ANIMAUX 235 

—————___ j 

preuve qu'une certaine liberté d^espritet de mœurs, 
une certaine paresse aussi, avec cet égoïsme têtu 
qui se veut à tout prix satisfaire, suffisent à vain- 
cre les influences sociales. Le dix-septième siècle 
fut divers, et ses milieux, mais au temps même de 
La Fontaine, un courant très fort attirait à soi 
jusqu'aux hommes de génie, et même Racine et 
même Pascal. La Fontaine ne se laissa pas séduire 
plus d^un instant par ces Messieurs de Port- Royal. 
Il préféra les salons galants, et les alcôves, même 
de hasard. Fatigué de l'amour, « ce tyran de sa 
vie )), il allait se reposer « aux bords d'une onde 
pure », Aucun homme, peut-être, et aucun homme 
de génie certainement, ne vécut plus près de la 
simple et belle animalité : 

Quand viendra le moment d'aller trouver les morts, 
J'aurai vécu sans soins et mourrai sans remords. 



CONTES DE LA VIEILLE FRANCE (i) 



La littérature française est si ancienne, est si 
riche de belles œuvres, qu'il est difficile de la bien 
connaître. La partie primitive, d'ailleurs, qui va du 
neuvième siècle au seizième, est pratiquement ina- 
bordable pour ceux qui n'ont pas fait d'études spé- 
ciales. Le vieux français est une langue, ou plutôt 
une suite de langues qu'il faut apprendre. Le fond 
n'a pas varié. Il y a des mots que nous pronon- 
çons quotidiennement et qui étaient déjà sur les 
lèvres des hommes au temps des derniers carlodn- 
giens, tels : corps^faire^ servir^ ciel,arffentymorty 
etc. Mais le plus grand nombre ne se comprennent 
plus. Il est donc nécessaire, si Ton veut mettre à la 
portée du public et même des lettrés, les œuvres de 
ces siècles reculés, de les traduire en français mo- 
derne. C'est une lâche des plus délicates. Récemment 

(i) Jean Moréas, Contes de la vieille France. — Paris, Mercure 
de France t i vol. in-i8» 



238 PROMENADES LITTERAIRES 

M . Joseph Bédier, le successeur de Gaston Paris 
au Collège de France, a transposé en une langue 
élégante et claire les fragments de nos anciens poè- 
mes sur Tristan et Yseult. Gela a donné un roman 
charmant et qui a eu du succès. M. Jean Moréas 
vient à son tour nous offrir quelques contes de la 
vieille France. 

« Je voudrais, nous dit-il, dans un bref avertis- 
sement, que ce livre fût comme un miroirdu moyen 
âge français : tendre, tragique ou plaisant. De 
petits poèmes, des fabliaux, ou bien des chroniques 
en prose m'ont fourni le sujet et les principaux 
ornements de mes contes. Ici j'adapte, n'en pre-- 
nant qu'à mon aise ; là, je transcris sans plus. Il 
m'est arrivé de souder deuxaventuresen une. Quant 
au style dont je me suis servi, il est fort simple, 
mais avec quelque chose de ces gracieuses façons 
de jadis. » 

Nous ne sommes donc pas en présence, comme 
dans le scrupuleux travail de M. Bédier, d'une tra- 
duction véritable. G'est un miroir, mais brisé et un 
peu terni. Le style est simple, en effet; ilTesttrop 
peut-être, et on voudrait y retrouver quelques-uns 
de ces naïfs enjoUvements dont nos vieux poètes 
sont assez prodigues, et aussi quelques-unes de ces 



CONTES DR L4 VIEILLE FRANCE 289 



douces longueurs où se berçaient jadis, comme à 
de languissants airs de viole, leurs bénévoles audi- 
teurs. L'œuvre est tout de même très agréable, 
Tune des plus captivantes que Ton puisse indiquer 
à ceux qui voudraient se distraire un instant des 
vilaines tragédies de l'heure présente. 

Les contes choisis par M. Moréas appartiennent 
presque tous à ce que l'on appelle le cycle breton. 
Les Celtes de la Grande-Bretagne n'avaient subi que 
très superficiellement l'influence de leurs premiers 
vainqueurs, les Romains; ils résistèrent également, 
quoique avec plus de peine, à l'invasion saxonne 
du cinquième siècle. Rcjpoussés dans le sud-ouest 
de leur île, ils se tassèrent dans les provinces que 
l'on appelle aujourd'hui le pays de Galles et les Cor- 
nouailles,enmême temps qu'une partie d'entre eux, 
passant la mer, venait peupler l'Armorique et la 
transformer en une nouvelle Bretagne, dont la lan- 
gue et les traditions se sont, avec une certaine fidé- 
lité, conservées jusqu'à nos jours. Mais le cycle bre- 
ton n'a rien à voir avec nos Bretons de France; il 
s'agitdeleurs frères aînés, des Bretons delaGrande-- 
Bretagne. 

Quand les Normands eurent Conquis l'Angleterre 
ils furent frappés du contraste que présentaient les 



2^0 PROMENADES LITTERAIRES 

deux races juxtaposées dans ce pays. L'une était 
rude, toute en muscles et en appétits, sans goûts 
que matériels : c'était la race saxonne. L'autre, 
vive, spirituelle et un peurêveuse, avaitde la curio- 
sité pour les arts et pour la poésie : c'était la race 
bretonne ou celtique. Ces Bretons possédaient d'an- 
tiques traditions qu'ils avaient mises en vers et que 
des chanteurs très habiles récitaient en s'accompa- 
gnant d'une petite harpe appelée rote. Encouragés 
par les Normands, que ces nouveautés délectaient, 
les poètes musiciens se multiplièrent; ils traversè- 
rent même le détroit et se firent apprécier en France. 
Traduites en notre langue, leurs compositions pri- 
rent le nom de lais. C'est un poème qui consiste 
toujours en un récit féerique ou romanesque; quel- 
ques-uns, restés dans les mémoires, sont devenus 
nos Qontes de fées, tels le lai d' Yivenecy qui n'est 
autre chose que l'Oiseau bleu. Presque tous les lais 
bretons durent être traduits en français, mais il ne 
nous en reste qu'une vingtaine tout au plus, dont 
les trois quarts ont pour auteur une femme, Marie, 
née à Compiègne, et qui alla vivre en Angleterre, 
où elle prit le nom de Marie de France. Elle écrivait 
sous le règne de Henri II, vers la fin du douzième 
siècle. 



CONTES DE LA VIEILLE FRANGE 2^1 

Le plus célèbre des petits poèmes de cette mys- 
térieuse Marie est le lai du Chèvrefeuille. M. Mo- 
réas n'a pas manqué de le traduire. C'est un épi- 
sode des longues et fatales amours de Tristan et 
d'Yseult. Exilé, Tristan erre en une forêt, non loin 
du palais où demeure la reine qu'il adore. Il n'en 
sort que le soir, pour passer la nuit dans la chau- 
mière d'un paysan, près de Tintagel. Or, il apprend 
que le roi et la reine doivent venir à Tintagel pour 
les fêtes de la Pentecôte. Tristan coupe une bran- 
che de coudrier, y grave son nom et la place dans 
le chemin où la reine doit passer. La reine veut 
voir cette branche, et, ayant lu le nom de Tristan, 
s'arrête, éloigne ses gens, entre dans le bois avec 
sa suivante Brangien.EUe trouve Tristan. Ils mènent 
entre eux une grande joie, puis elle part et laisse son 
ami qui pleure doucement. C'est tout. Gela ne sem- 
ble rien, mais les détails sont charmants et du sen- 
timent le plus délicat. « Le chèvrefeuille, dit Tris- 
tan, s'attache au coudrier, et quand ils sont bien 
enlacés ils peuvent durer ensemble. Mais qu'on les 
sépare, et le coudrier mourra sur-le-champ, et le 
chèvrefeuille avec lui : 

Belle amîe^ aiasi est de nous : 

Ni vous sans moi, ni moi sans vous. 

i5 



1^2 PROMENADES LITT^HAIRES 

M. Moréas a eu tort de ne pas donner, en une 
note à la fin de son volume, Findication des sources 
où il a puisé, d'autant plus qu'il change souvent le 
titre des contes, ce qui déroute tout d'abord. On 
les retrouve pourtant assez facilement, quand on 
a quelque familiarité avec cette vieille littérature. 
Outre les lais de Marie de France, auxquels il a 
emprunté, avec le Chèvrefeuille^ les histoires de 
Frêne, de Graelent, d* Yivenec, M. Moréas a de- 
mandé aux fabliaux des anecdotes fort amusantes. 
Voici les Trois larrons, récit plaisant des tours 
que se jouent un triode voleurs. Il est de Jean Bo- 
del, d'Arras. Le Curé qui mangea les mûres appar- 
tient à un certain Garin, ordinairement moins édi- 
fiant et plus soucieux de bien dire que de morali- 
ser. 

Le conte que M. Moréas appelle le Pale/roi est 
encore tiré d'un fabliau. On Tatlribue à un poète 
nommé Huon Le Roi, qui semble en avoir trouvé 
le thème dans une fable de Phèdre. Le vrai titre 
de ce fabliau, qui est plutôt une histoire d'amour, 
est le vair Palefroi, c'est-à-dire, tout bonnement, 
le Cheval ff ris-pommelé. Un jeune chevalier aimait 
la fille d'un puissant seigneur et en était aimé. Il 
allait souvent la voir, la nuit, en traversante forêt 



CONTES DE LA VIEILLE FRANCE ^4^ 

sur son palefroi, par un sentier inconnu qu'il avait 
peu à peu tracé dans les broussailles. Ils se par- 
laient par-dessus le mur, le chevalier monté sur son 
cheval. Or, le chevalier fit demander par son oncle, 
personnage fort riche, la jeune fille en mariage; 
mais ce vilain oncle parla en son propre nom et 
fut agréé par le seigneur. On prépara de grandes 
fêtes, on invita tous les chevaliers du pays, on 
réquisitionna tous les chevaux pour former vers 
Téglise un magnifique cortège. Le cheval du jeune 
chevalier fut trouvé si beau et si doux qu'on le 
réserva pour la nouvelle mariée. Il était encore nuit 
quand les invités partirent pour Téglise, qui était 
loin. La jeune fille allait la première, montée sur 
le « vair palefroi », sous la garde d'un vieux baron, 
ami de son père. Mais le baron s'endort, son che- 
val ralentifc'le pas, la jeune fille se trouve seule en 
avant. Au même instant le chemin coupe le sentier 
que le palefroi avait tant de fois parcouru la nuit. 
Sentant l'écurie, il tourne bride, amenant chez son 
maître, qui se mourait de désespoir, la jeune fille 
surprise et ravie. On devine le reste, et que cela 
ne peut finir que par un mariage où l'amour a le 
dernier mot. 
Cette histoire, tendre et spirituelle, semble de 



244 PROMENADES LITTéRAIRCS 

veine bien française. Le Roi Flore et la belle Je-- 
kanne est un roman très compliqué, où plusieurs 
intrigues s'enchevêtrent. Son origine est probable- 
ment byzantine, comme pour Aucassin et Nico- 
lettey Pierre de Provence^ et beaucoup de nos 
anciens romans d'amour : Shakespeare en a tiré 
Cymbeline. 

Le dernier conte recueilli par M. Moréas estbien 
à sa place à la fin du volume, car il est un de ceux 
qui annoncent la transformation des romans mer- 
veilleux ou légendaires et signalent la venue de 
l'esprit d'analyse et d'observation. Il date du trei- 
zième siècle et s'appelle, dans l'original^ la Châ" 
telaine de Vergi,,. Il figure dans le volume de 
M. Moréas sous ce titre un peu sentimental : Triste 
mort de deux amants. 

Il y a grand plaisir à lire ces belles histoires du 
temps passé. Ony trouve un monde, des croyances, 
des usages très différents des nôtres, mais encore 
assez près de nous pour que nos préjugés même y 
trouvent leur satisfaction. Cela ne présente pas assu- 
rément tin tableau, je ne dis pas complet, mais 
très juste de la littérature du moyen âge. Elle est 
immense et d'une infinie variété, tout aussi variée 
que la nôtre, peut-être. Même en restant dans le 



CONTES DE LA VIEILLE FRANCK 245 

domaine des contes, des lais et des fabliaux, M. Mo- 
réas aurait pu donner à son choix plus d'ampleur 
et plus de variété. Il aurait été agréable d'y trouver 
le lai d'Aristote, du spirituel Henri d'Andeli. C'est 
une chose charmante, où l'on voit, après un en- 
tretien où il a fort malmené les femmes, réprouvé 
leur tyrannie, déclaré leur commerce indigne d'un 
sage, le grave philosophe se prêter de la meilleure 
grâce du monde aux fantaisies d'une jeune fille. Ce 
conte passe pour être d'origine indienne. On Ta 
mis sur le dos d'Aristote, parce que c'était la cou- 
tume jadis d'attribuer aux personnages célèbres 
les anecdotes auxquelles on voulait donner plus de 
saveur et aussi — car c'est une époque où l'on 
moralise à propos de tout — plus d'autorité. C'est 
ainsi qu'avec Aristote Virgile est l'un des hommes 
les plus populaires du moyen âge. Il n'était pas 
sans son intervention de bonnes histoires de magie. 
Virgile fut le grand magicien du moyen âge. Lors- 
que Dante le choisit pour son guide en enfer, Vir- 
gile était l'un des noms les plus populaires de l'Eu- 
rope poétique et sa renommée balançait celle de 
Charlemagne et celle de Merlin l'enchanteur. 

Le moyen âge connaissait l'antiquité d'une façon 
beaucoup moins précise, mais beaucoup plus fami- I 

i5. ' 



1 



246 PROMENADES LITTÉRAIRES 

lière que nous. Dès le onzième siècle, Alexandre 
est tenu pour le modèle de grands princes braves 
et généreux; il fut le héros de plusieurs poèmes 
dont la vogue dura jusqu'à la veille de la Renais- 
sance. La légende de Troie, celle d'Hector, celle 
d'Enée, empruntées soit à Virgile, soit à Darès le 
Phrygien, qui avait fait un abrégé de VIliade, tien- 
nent une grande place aux douzième et treizième 
siècles, ainsi que l'histoire de César d'après Lucain 
et, un peu plus tard, les épisodes de Narcisse, 
dePyrameet Thisbé, de Philomèle, tirés d'Ovide. 
Boèce, autre personnage fort considéré des clercs 
et des trouvères, fournit aux poètes l'histoire, 
toujours aimée, d'Orphée et d'Eurydice. Quant 
à l'aventure d'Ulysse et de Polyphème, qu'un 
poète charmant, Albert Samain, rajeunissait il y 
a quelques années, on en avait tiré, vers le 
temps de Philippe-Auguste, un longpoème appelé 
Dolopathos, parce que lé héros eut beaucoup à 
souffrir. 

Pourquoi étudie-t-on si peu et si mal cette cu- 
rieuse littérature ? Pourquoi néglige-t-on ce vieux 
français, si pur et si riche et qui pourrait être pour 
notre langue fatiguée une perpétuelle source de 
rajeunissement? C'est, sans doute, que les préju- 



CONTES DE LA VIEILLE FRANCE 24? 

gés contre le moyen âge sont encore très vivaces. 
Malgré les immenses traraux des historiens moder- 
nes, le mojîen âge littéraire n'a pas encore repris 
sa place dans la tradition française. Il faut donc 
louer ceux qui s'adonnent à ces études difficiles, 
souvent mal appréciées, et en particulier M. Mo- 
réas, lequel est d'ailleurs, en m^me temps qu'un 
excellent poète, un des hommes d'aujourd'hui les 
mieux renseignés sur les premiers siècles de notre 
littérature. 

1905. 



ESTIENNE TABOUROT 
SEIGNEUR DES ACCORDS (iSAy-iSgo) 



On lisait dans le Temps du lo octobre 1900 : 
c( A la suited'une instruction ouverte par M.Bou- 
lart, juge d'instruction, contre M. Daîx, gérant du 
Journal de médecine, pour avoir publié une com- 
plainte considérée par le parquet comme outra- 
geante pour les bonnes mœurs, M. Cochefert s'est 
rendu dans l'après-midi d'hier au siège du journal, 
47, boulevard Haussmann ; il a saisi lé numéro du 
journal incriminé, ainsi quecertains autres journaux 
gui avaient été signalés au parquet. L'écrit pour- 
suivi est intitulé la Complainte rftt...,par Estienne 
Tabourot (i583). L'écrit se termine par : « Pour 
copie conforme : Docteur Maxime. » En note on 
lit : « Cette complainte est tirée du i^^ livre des 
Bigarrures du seigneur des Accords (chapitre IV 
des Equivoques françois)^^}ih\\è^ovLT la première 



I 



25o PROMENADES LITTERAIRES 



fois à Paris en i583 et maintes fois réimprimé 
depuis. » 

Estienne Tabourot, seigneur des Accords, était 
magistrat, juge en la baronnie de Verdun ; et il 
mourut magistrat, digne homme d'ailleurs, ayant 
de-nombreuses amitiés et des parentés illustres en 
Bourgogne. ^ 

Né à Dijon (i549), il y revint mourir (1^90), 
deux ans après avoir publié, corrigé et augmenté 
une nouvelle édition du Dictionnaire des rimes 
françaises Aq Jehan LeFèvre. Son début fut hardi. 
Il inaugurait, ou rénovait, d'après Rabelais, le 
genre où devait s'illustrer Panard. Agé d'à peine 
dix-sept ans, encore élève du collège de Bourgogne, 
il publiait deux pièces de vers, laCoupe et la Mar- 
mite^ pièces où la longueur variée des vers figure 
l'objet décrit. Je n'ai jamais vu ces merveilles, 
mais il y a dans les Bigarrures de quoi contenter 
la curiosité. 

Sa seconde production, Synathisie, ou Recueil 
confus (1567), ne m'est pas connue davantage. 
Quant aux Bigarrures^ c'est un recueil de bizar- 
reries que l'auteur avait composé « pour se cha- 
touiller lui-même, afin de sejfaire rire le premier, 
et puis après les autres ». Le premier livre parut 



ESTIENNE TABOUROT 25 1 



en 1572. Le quatrième, qui est en réalité le second 
et dernier, est précédé de cet avertissement : 

(( Au lecteur. ^^ Une se faut pas estonner si j'ap- 
pelle ce second livre, le quatrième des Bigarrures : 
car ce volume entier ne seroit pas bien bigarré, s'il 
suivoit la façon des ordinaires écrivains... » Il se 
targue d'ailleurs de l'exemple du «grand Iule delà 
Scale (Scaliger) qui a commencé ses Exercices labo- 
rieux par le quinzième livre « qu'il a escrit contre 
la subtilité de Cardan ». 

Après les BigarrureSy viennent les Touches 
(i685), dont le titre est ainsi expliqué: 

« Sur r intitulation du Livre. — Touches, 
selon l'autheur, est un mot tiré des Escrimeurs, 
qui appellent touche le coup qu'ils donnent avec 
leurs espées rabatues, duquel la marque apparoist 
sur l'habit de celui qui est touché, à cause de la 
craye dont on blanchit l'espée... wCe sont des épi- 
grammes, chacune étant suivie d une contre-touche 
et parfois encore d'une réplique. 

Les autres ouvrages de Tabourot sont des con- 
tes : les Contes Jacécieux du sieur Gaulard^ et 
les Escraignes dijonnoises. 

Comme il avait pris pour devise ces mots : A 
tous accords^ on l'appela Tabourot des Accords} 



( 



252 PROMENADES LITTERAIRES 

il accepta le surnom et se proclama lui-même «le 
Seigneur des Accords ». A la fin de sa vie il ne 
signait pas autrement. 

Le Dictionnaire des Littératures, comme réfé- 
rence à sa médiocre notice, donne avec aplomb : 
Bayle, Dictionnaire historique, art. Accords, II 
n'y a pas d'article Accords dans Bayle. En deux 
endroits, notamment à propos de Marot et de la 
poésie licencieuse, le Dictionnaire historique cite 
Topinion et quelques vers duseigneurdes Accords, 
et c'est tout. La vie de cet homme bizarre, à Téru- 
dition baroque, est d'ailleurs sans intérêt; mais ses 
Bigarrures font partie de l'histoire littéraire. On 
y a puisé et on y puise encore mille renseignements 
curieux pour l'histoire de la versification française 
au seizième siècle. 

Le livre eut le plus grand succès. C'était comme 
un manuel à l'usage des poètes excentriques alors 
si nombreux, de ces malheureux dont la joie était 
de réussir une « contrepetterie » ou des n vers ré- 
trogrades ». 

Cela débute par une dissertation sur l'invention 
des lettres de l'alphabet. Le second chapitre est 
un traité complet du rébus, avec toutes sortes 
d'images, comme il convient. Le troisième traite 



ESTIENNE TABOUROT 253 



des Equivoques français ; c'est là que se trouve la 
fameuse complainte que le Seigneur des Accocds 
appelle uneélégie. Elle étaitassezà sa place comme 
curiosité pathologique dans un journal de méde- 
cine. La grossièreté y est d'ailleurs ingénieuse. Le 
morceau est burlesque et le meilleur peut-être en 
ce genre : 

. . . Kt deslors, sans passer cootract ny compromis, 
Moyennant cent écus, me fut ce — . 
Le soir allant vers vous la les payay contant, 
N*estois-ie pas bien fol d'acheter un — ?. . . 

Voilà-t-il pas de quoi faire pendre un homme ? 

Il y a soixante vers et trente équivoques dans 
ce goût. Ce n'est pas très méchant; mais on n'avait, 
au temps du seigneur des Accords, ni notre délica- 
tesse, ni notre hypocrisie. Le mot d'ailleurs court 
les rues; on ne peut sortir sans l'entendre, argu- 
ment décisif des disputes populaires. Les diction- 
naires autrefois Tenregistraient sans vergogne. 
Richelet, qui était de Genève, le définit à son 
rang, sans trouble. Enfin il est de bonne formation 
française populaire et beaucoup moins obscène ' — 
à mes oreilles, du moins — que la cohorte des 
vocables en faux grec qui abêtissent notre langue 
et notre intelligence. 

16 



254 PROMENADES LITTÉRAIIIES 

L'équivoque du seigneur de* Accords^ c'est ce 
que nous appelons le jeu des mots et le calembour. 
Il en cite à Tinfini, des français, des latins, des 
grecs et des italiens. Plusieurs de ses anecdotes 
sont amusantes : 

« En ladicte ville (Dijon) on vénère aux Ciorde- 
liers, en une Chapelle, S. Priant, au lieu de S, Onu- 
frient, pour ce qu'il est escrit en ceste sorte : 
ONV 
SAINT PRIENT. » 

Les chapitres suivants ivdiiieni: des Anfistrophes 
ou Contrepèteries j des Anagrammes , des Vers 
rétrogrades par lettres et par mots, des A f lus ions, 
des Lettres numérales et Vers numéraux, des Vers 
rapportés, des Vers lettrisés ou Paronoemes, des 
Acrostiches, de VEcho, des Vers léonins. 

Le seigneur des Accords dit, à la fin de ce dernier 
chapitre : 

« On surnomme encore ainsi les vers moitié Latins 
et moitié Prançois, que j'ai coustume d'appeler 
vers Entrelardez . » Et il cite cette inscription qui 
se lisait au réfectoire des Jacobins de Beaune et que 
son macaronisme n'empêche pas d'être amusante : 

Fratres bene venerilis 

Bien las aux pieds et aux genoux : 



ESTIENNE TAB.OUROT 255 



Sititts et esuritis, 
C'est la manière d'entre nous. 
Seez vous icy de par Dieu 
Goncedentes et bibentes, 
Selon la paureté du lieu 
Que dederunt nobis gentes. 
De nos biens qu'auons amassez, 
Pro Dec sumite gratis 
Et si vous n'en avez assez, 
Mementote paupertatis. 

La suite traite des Vers CouppeZj des Deserip- 
tions pathétiques^ des Autres sortes de versfolas- 
t rement et ingénieusement practiquez y dt^i-k'^xTt'. 
ie vers lipogranunatique, le vers protée, le vers 
monosyllabique y les vers enchaînés, couronnés, 
croissants, décroissants, entremêlés, anagramma- 
tisés, excorilinguilatinisés, etc., et le centon. 

L'ouvrage se termine par un chapitre sur les 
Notes, ou chiffres (ce que nous disons Cryptogra- 
phie) et autre sur les Epitaphes. 

Le quatrième livre des Bigarrures, qui est fort 
mince, contient quelques remarques curieuses sur 
les noms et surnoms. Il y a là une page tout à fait 
intéressante sur les noms de guerre des soldats au 
XVI® siècle : 

« N'a-t'on pas veu ces iours passez certains Capi- 
taines prendre plaisir de se surnommer, et tous 



206 PROMENADES LITTERAIRES 



leurs soldats, de ce qui se trouve sur un cheual, où 
se trouant tant de seig^neuries qu'il y en auoit assez 
pour peupler un pays. Leurs noms estoient, si ie 
me souuiens, ainsi : Monsieur du Clou, du Fer, de 
la Boucle, de Lardillon, du Lard, de Dillon, de 
Lencol, de Lure, de Colure, de Lencolure, du Coin, 
d'Hierre, de Crinière, de Clape, de Clapon, de 
Ponnière, de Clamponniere, de la Bourre, du Cuir, 
de Sangle, de l'Eslrier, de Mors, de Canon, de 
Crampon, de Larçon, du Poitrail, de la Croupe', 
d'Houpiere, de Croupière, de la Selle, du Pas, du 
Trot, du Galop, des Renés, de la Branche, de la 
Housse, d'Houssine, de la Courroye, de Gourmette, 
etc. La plus part desquels auant Tan reuolu, passa 
par les mains du Sieur de la Corde. 

« Un autre encore eut sa compagnie farcie de 
soldats qui auoient tous pris leurs noms de ce qui 
se trouue fortuitement en la campagne : comme du 
Pré, du Clos, du Val, du Mont, du Mex, de la 
Roche, Chasteaufort, Chasteauneuf, du Buysson, 
de la Rivière, du Ruisseau, du Fossé, de TEstang-, 
de TEscluse de la Noue, de la Charrierè, de l'Or- 
nière , du Chemin, du Sentier, de la Croix, des 
Champs, du Bois, du Taillis, de la Serclure, du 
Harpent, de Faux pas, de la Fondrière, des Marets, 



ESTIENNE TABOUROT 267 



de la Colline, de la Vigne, de la Haye, du Sillon, 
de la Cheneuiere, du Clos, du Mur, de la Clôture, 
du Pendant, du Destraict, du Bourg, de la Ville, 
d'Aiglantier, la Tanniere, la Grotte, la Fosse, du 
Terraul, du Guerret, du Pastis, la Garenne, du 
Parc, etc. 

« Qui furent en fin, presque tous, attachez au 
Poirier saunage, par les mains de leur vray et na- 
turel Colonnel, Texecuteur des hautes œuures... » 

Les Touches sont sans grand intérêt. Les Con- 
tes facécieux, et les Escraiffnes, anecdotes recueil- 
lies en Bourgogne, n'amusent plus guère, surtout 
les Escraiffnes, dont le ton est fort grossier. La 
préface de ce petit recueil est pourtant jolie. C'est 
un agréable tableau de mœurs populaires. Les 
« escraignes » étaient des sortes de huttes qu'un 
village élevait pour l'hiver à frais communs. « Là 
ordinairement les après-soûppées s'assemblent les 
plus belles filles de ces vignerons avec leurs que- 
nouilles et autres ouvrages, et y font la veillée 
jusque à la minuit. » Tour à tour elles apportaient 
une petite lampe et une « trappe de feu », les jeu- 
nes « varlets » et amoureux venaient les rejoindre, 
et on contait des histoires. 

Ici finit celle du seigneur des Accords. Poète sans 



258 PROMENADES LITTÉRAIRES 

talent, compilateur sans goût, conteur sans esprit, 
Estienne Tabourot a cependant utilisé ses défauts 
mêmes et sa médiocrité. Ses écrits absurdes ont 
plus de valeur que telles œuvres d'hommes de mé- 
rite. C'est peut-être qu'en écrivant il ne s'inquiéta 
que d'obéir à son tempérament ; et c'est ce qu'il y 
avait de meilleur en lui, avec une naturelle curiosité 
qui ne s'exerça pas toujours mal à propos. 



CLAUDE D'ESTERNOD 



De tous les poètes satiriques, erotiques, burles- 
ques et un peu grotesques (tels des mascarons 
mimant par la déformation de leur face réternelle 
moquerie dont leur âme est boursouflée) que fit 
éclore la verdeur du siècle dix-septième, le sieur 
d'Esternod, seigneur de Franohère et gouverneur 
d'Ornans, est Tun des plus inconnus, des plus étran- 
ges, des plus excentriques, des plus hétéroclites, 
des plus musée-secret. Il était né à Salins en 1690, 
et, dès qu'il eut Tâge de raison, un cheval et quel- 
ques pistoles, il trotta vers Paris, où l'attendaient 
comme un frère tous les rimeurs éhontés du Prfr- 
nasse satyrique, les Berthelot, les Motin, les Sigo- 
gnes,les Saint- Amant, peut-être Mathurin Régnier, 
à l'exemple duquel il blasonna ses contemporains, 
en un volume appelé t Espadon satyrique (i). C'est 

(i) Lyon, Jean L'Autrct. 1619. — Rouen, 1619. — Lyon, Jean 
l'Autret, 162 1 et i6a6. — Rouen, David Ferrand, i6a6 et s. d. — 



200 PROMENADES LITTÉRAIRES 



tout ce que Ton sait de Claude d'Esternod et on ne 
peutle connaître qu'en feuilletant ses élucubrations : 
elles disent un poète d'une singulière virilité et d'une 
souplesse rare ; elles le proclament un autre Régnier, 
moins soutenu, sans doute, mais moins monotone, 
parfois aussi solide, et doué d'un certain lyrisme 
grimaçant. 

Plus que chez Mathurin Régnier l^ rime est chez 
d'Esternod inattendue ; elle vient de loin souvent, 
ce qui fait les belles rimes. Sa langue est plus osée, 
plus pittoresque, pleine de mots parlants, d'amu- 
santes images ; à propos des courtisans : 

lis font les RodoraontSy les Rogers, les Bravaches, 
Ils arboriseront ( i ) quatre ou cinq cents panaches 
Au feste sorcilleux d'un chappeau de cocu 
Et n*ont pas dans la poche un demi quart d'escu. 

Et il les montre : 

Gringottans (2) leur satin comme asnes leurs cimbales (3) 
Piolez (4), riolez (5), fraisez, satinisez, 

Cologne, Jean d'Escrimerie, 1680. — Amsterdam, A. Mœtjens, 
1721. — Paris, i863. — L'édition de Cologne est en réalité hollan- 
daise ; celle d'Amsterdam, imprimée à Paris ; celle de Paris n'a été 
vendue qu'à cent souscripteurs, 
(i) Arborer. 

(2) Faire sonner, claquer. 

(3) Sonnettes. 

(4) Diapré, paré ; Baïf : 

Le nombre on ne dit point, au renouveau, de» fleurs 
Qui les près piolez bigarrent de couleurs. 

(5) Bigarré. 



CI, AUDE d'eSTERNOD 26 1 



Veloulez, damassez et armoisinisez (i). 

Il est capable d'une grandiloquence toute castil- 
lane : 

Moy qui bride les vens, qui charme les esclairs, 
Qui doQoe la lueur aux espaces des airs, 
Qui commande aux frimais, enchante les tonnerres. 
Et cognois la vertu des herbes et des pierres ; 
Qui fais pâlir chacun de craintes et d'effrois, 
Moy qui suis le mignon des seigneurs et des rois, 

Moi, continue-t-il (indigné des prétentions de 
telle vieille fille sur sa personne), j'irais épouser 
cette (( infâme Méduse»? Description truculente et 
bouffonne des hideurs de là pauvre amoureuse : 

Tout ainsi que Ton voit dessus le pont au Change 
La montre de Torfevre, ou tantost un coral 
Rougir contre vos yeux, et tantost un cristal 
Donner de son brillant dedans votre prunelle, 
Icy du diamant pétille l'étincelle, 
Icy reluit Fopale et du saphir le pris, 
Deçà un hyacinthe, un agate, un rubis. 
De là la calamine (2), icy les perles fines. 
Deçà un beau carcan (3) de riches cornalines ; 
Ainsi, sur l'abrégé d'un si rare menton 
Vous y voyez tantost dorloter (4) un bouton. 
Quelque goutelle icy de vérole le signe, 

(i) De armoisirif sorte de taffetas. 

(a) Pierre de couleur, fort peu précieuse. 

(3J GoUiir; le P. de Saint- Louis, dans la Madeleine : 

StseneeSt camayeux, poudres, poinçons, clinquants. 
Roses, plumes, atours, collets, nœuds, et carcans. 

(4) Se dorloter. 

16. 



202 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Deçà quelque malaudre (i) et de là quelque ligne (2) 

Donc, 

Retranche toy, Gorgone, au ténébreux manoir. 
Et n'espère soûlas en l'amour qui te ronge, 
Si les Incubes vains ne te causent un songe 
Qui te fera penser que j'amortis tes feux. . . 

Ironie que reprendra François Maynard, en un 

propos analogue, congédiant une vieille : 

Et si Ton ne baise aux Enfers 
N'espérez plus d'être baisée. 

D'Esternod lui-même, et cette fois en vers agréa- 
bles, a redoublé cette idée : 

La salemandre (3) ne m'agrée; 

Je ne boy point en eau troublée 

Comme un chameau ; dans les brasiers 

Je ne vy point en pyralide (4) ; 

Mais j'imite la cantharide 

Qui n'ayme que les beaux rosiers. 

Sa conception de l'amour est simple. Tout ma- 
tériel, il a réparti les femmes en deux clans, les 
belles et les jeunes, les vieilles et les laides; et 
toute sa diplomatie amoureuse s'occupe à capter 

(c) Grevasse ou pustule (Lat. . malandria.) 
(m) Sans doute teigne. 

(3) Salamandre. 

(4) Papillons que Ton croyait, à cause de leur nom, à répreure de 
la flamme. 



CLAUDE d'eSTERNOD 203 



les unes, à évincer les autres. Les belles, ce sont 
les bien en point, les bonnes vivantes, celles gui 
promettent de larges satisfactions, des déduits où 
on se prélasse : le seul chagrin qu'une femme peut 
lui causer, c'est de faire la sourde oreille à ses pro- 
I*- pos, — réserves qu'il ne comprend pas : pour lui, 

les cavaliers et les jolies filles n'ont qu'un devoir 
sérieux, être aimables au possible, ne se refuser 
rien, et sans autre préambule — se joindre. Il dé- 
verse alors les métaphores les plus désobligeantes 
pour l'amour, les plus grossières, les plus obscènes. 
Acceptables seulement celles qui ne sont que pitto- 
resques; ainsi, lorsqu'il invite Magdeleine à accueil- 
lir les chairs qui se meurent pour elle, à leur faire 
une bourse de son amour et à les enclore là, occis 
de joie, 

; Ainsi qu'on void une panteine ( i ) 

)tm,' Des bécasses serrer les cous... 

Ou bien lorsqu'il murmure câlinement : 

Votre DOC est de fine bure. . , 
Votre noc est doublé d'hermine, 
On en feroit une hongreline (2). • . 

(i) Filet à prendre les oiseaux, — Mot tout à fait difTérent de 
pantine : 

Li orles ettoit de pantine, 
Ço est une besie marine. 
* (Les Biaus Desconneus.) 

(a) Hongreline, manteau de lierre et aussi vêtement de femme. 



204 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Voici quelques strophes du Paranimphe de la 

vieille qui fit un bon office; il chante sur le mode 

ironique les adresses d'une Macette qui lui avait 

procuré une belle fille : 

Tu m'as pipé par Ion adresse, 

Vieille sybille, une déesse 

Que j'honore plus que mes yeux... 

Il n*est pas ingrat ; il dira bien haut les louan- 
ges de la bonne entremetteuse et toute la nature 
les répétera; le nom de la vieille amie sera crié 
dans les rues, proféré par les animaux : 

Toute cette sotte canaille 

Qui va criant : huitre en escailie, 

Ciboules, la mort aux souris, 

Mes beaux navets, ma grosse guigne. 

Ne chanteront, ô mère digne, 

Que tes vertus dedans Paris. 

Pies, corbeaux, hiboux, corneilles. 

Viendront nicher, dans nos oreilles, 

Ne croûasant que tés vertus. 

Nous asseurans par leur ramage 

Que tu as fait par ton langage 

Cent mille hommes becques-cornus (i). 

Nos pigeons, nos oysons, nos canes, 
Nos chiens, nos chevaux et nos asnes 
N'entonneront autres chansons ; 
Les aveugles sur leur vielle 
Ne chanteront autre nouvelle 
En mendiant dans nos maisons. 

(i) Cocus. Le mot est dans Molière, Médecin malgré lui. 



CLAUDE d'eSTBRNOD 265 



Mille farceurs et mille masques, 

Sur leurs petits tariibours de basques, 

Te chanteront en leur planplans; 

Le frifri de nos lichefrites 

Et le glouglou de nos marmites 

En bouilleront plus de mille ans. 

Régnier, Berthelotet Sigongne (i) 
Et dedans l'hostel de Bourgogne 
Vautret, Valerant et Gasteau, 
Jean Farine, Gautier Garguille 
Et Gringalet et Bruscambille (2) 
En rimeront un air nouveau. 

Souris en leurs tendres cassines, 
Pitois, belettes, maries, foynes, 
Et les chats en leur miaou^ 
Les oyseaux en leur tirelire, 
Nous entendrons chanter et bruire 
Tes prouesses sur le filou . 

Tu es plus fine, vieille drogue. 
Que Moregard, cet astrologue 
Qui fit jadis un roi en Pair. 
Tu es plus fine que la Brousse 
Et que Gésard , qui va en housse 
Dans le sabat, comme un esclair. . . 

Cette verve burlesque se maintient pendant trois 
cents vers, et, à vrai dire, V Espadon tout entier, 
même — et surtout — quand Pimage devient lupa- 
naresque, sonne en le plus amusant cliquetis de 
mots et d'évocations bizarres. Dans ce genre, il 
faut citer encore la prosopopée du Juif errant : 



(i) Voir plus loin les notes. 

(a) Acteurs, pitres ou chanteurs populaires. 



!l66 PROMENADES LITTERAIRES 

Je me nomme le Juif errant ; 
Je vais de çà de là courant, 
Mon logis est au bout du monde : 
Tantost je suis en Trebisonde 
Et puis soudain chez le Valon. 
Ma teste aussi n'est pas de plom, 
Car je suis né dessus la lune. 
Je vis au soir le roy de Tbune 
Et aujourd'huy le prcstre-Jan... 
Je suis un homme de toute heure. 
Ores nouveau, ores ancien. 
Ma patrie est où je suis bien . 

Son éti angeté parfois tourne à Ja bouffonnerie ; 
ainsi le récit de la consultation qu'il a dû requérir 
d'un médecin, — lequel 

Escorche la langue latine 

Comme un boucher fait un mouton. 

On n'en peut guère indiquer que le passage où il 
maudit la « haquenée » coupable, 

Qui a donné plus de véroles 
Que l'océan n'a de sablons. 

Femmes ou filles, bourgeoises ou damoiselles, il 
les aime toutes et les méprise toutes, et voici son 
opinion en une strophe fort curieuse : 

Amour, tes plus douces paroles 
Et tes aubois (i) sont les pistoles. 
Si tost que ce soleil reluit, 

(i) Hautbois. 



CLAUDE d'eSTERNOD 267 



L'on voit trembler les pucelages, 
Comme pendant les grands orages 
Les arbres tremblent jour et nuit (i). 

Il est d'une fécondité rare en images bizarres. 
Que les femmes préfèrent les actes aux mots : 

Car au regard des damoiselles, 
Les paroles ce sont femelles 
Et les efFects hommes d'Etat. 

Entêtement des femmes ; elles disent : 

Et quand bien nous aurions du lait dans les mamelles, 
Nous prouverons encor que nous sommes pucelles. 

Il nous montre une dévote 

Qui porte un habit fait d'hymnes et d'oraisons... 
Son poil entremêlé; comme le grisouris, 
Est l'habitation des bienheureux esprits. 

Si d'Esternod avait voulu brider sa « phantai- 
sie » et s'appliquer au langage à la mode, il eût, 
tout comme les autres poètes de son temps, esti- 
més des professeurs de littérature, ordonné de 
placides odes amoureuses, témoin ces quelques 
vers d'un Prélude adressé à Caliste : 

Toutes les fables sont muettes 
Et les aontes du temps jadis 
Ne m'ont fait croire au paradis 

(i) Cf. La Fontaine : 

La cl«f des coffres-forts et des coeurs est la même. 



208 PROMENADES LITTÉRAIRES 

Sur la cime où vont les poètes. 
Je n'ai bu jamais à la piste 
D*Apollon ni de ses neuf sœurs ; 
Et si j'ai gousté des douceurs, 
C*est sur la bouche de Caliste. 
Le nectar que j'ai pour remède 
Et pour amorce à mes fureurs 
Passe Teau de ces discoureurs 
Et la boisson de Ganîmède. . . 

Il reste d'intéressant à noter dans Tœuvre du 
seigneur de Franchère la Satire du temps à Théo- 
phile. Attribuée souvent à un poète nommé Cour- 
val ou à un sieur Nicolas Bezançon, elle est bien 
plus probablement de Tanneur de V Espadon^ mais 
d'un d*Esternod vieilli et assagi, qui ne retrouve 
un peu de verve que pour défendre ses amis litté- 
.raires. Elle est curieuse en ce qu'elle rapporte les 
opinions qui couraient dans les cénacles de « jeu- 
nes » vers 1619. Après avoir loué le grand Théo- 
phile, 

Esprit hermaphrodite, esprit qui se fait voir 
Dans ses doctes escrits vray démon de sçavoir, 

il commence le chapelet des critiques que profè- 
rent contre les maîtres tous ces « rimasseurs », 
Champignons avortés des humeurs d'une nuit, 

tous ces imberbes sots qui 

Comme de jeunes ours sont conduits par le nez. 



1 



CLAUDE d'eSTERNOD 20g 



Voilà se que disaient les « jeunes ours » : 

Ils disaient que Malherbe emperle trop son stile, 

Supplément coustumier d'une veine fertile, 

Et qu'ayant travaillé deux mois pour un sonnet 

Il en demande quatre à le remettre au net; 

Que ses vers ne sont pleins que de paroles vaines 

Et de la vanité qui bout dedans ses veines. . . 

Ilsblasment, desgoutez, Tlris de Delingendes(i), 

Disent qu'il estoit bon pour faire des légendes^ 

Et que trop familier, vulgaire et complaisant. 

Pour se rendre plus dur il parle en paysant. . , 

Disent que Saint-Amant (2) ressemble le tonnerre, 

Tanslot voisin du ciel et tanstot de la terre ; 

Que les vers de Hardy (3) n'ont point d'égalité, 

Que le nombre luy plaist plus que la qualité. 

Qu'il est capricieux en diable, et que l'Estoile (4) 

Prend un peu trop de vent qui enfle trop sa voile : 

Qu'il se hasarde trop, et que, mauvais nocher, 

11 ne cognoit en mer n'y coste n'y rocher. 

Ils disent, quant à moy (5), que je n'ay point d'estude, 

Que tantost je suis doux et tantôt je suis rude; 

Que Ronsard est pédant, et que tous les auteurs 

Qui furent de son temps n'estoient qu'imitateurs ; 

Qu'ils ont tout desrobé d'Homère et de Virgile, 

Ils n'ont pas seulement espargné l'Evangile. 

(i) Né à Moulins, mort en 1616. Il s*agit ici des Ghangemens de 
la bergère Iris, poème en cinq livres, tout en strophes de six vers 
de huit syllabes, dédié à la princesse de Conti. 

(a) Cf. Les Grotesques, 

(3) Alexandre Hardy, Parisien (i56o-i63o). 

(4)]Claude deLestoile, sieur de Saussey, mort en i652. On trouve 
ses vers dans : Recueil des plus beaux vers de Malherbe^ Racan, 
etc. (1627) ; Nouvelles Muses des sieurs Godeau, Chapelain, etc. 
(i633); Muses illustres de Malherbe, Théophile j etc. (i658). 

(5) D'ËsterBod. 



270 PHOMENADBS UTTéllAIRES 

Mesme ils disent de toy (i) que ton esprit malsain 

S'extravague souvent au cours de son dessein ; 

Que Garnier (2) sentie grain reclus^ et que Porchère (3) 

M ercenère au profit, met sa muse à Tencbère ; 

Que Cygoig-nes (4), Régnier (5) et Tabbé de Tyron (6) 

Firent à leur trespas comme le bon larron : 

Ils se sont repentis, ne pouvans plus mal faire. . • 

Disent que Malle ville (7) avecque sa Giytie, 

Divin, métamorphose une rose en hortie; 

Jappent après Racan, envient son renom : 

Trouvent son vers barbare autant comme son nom; 

Que Gombault (8) embrasâant la façon d'Italie, 

Par son Endimion a délaissé Thalie; 

Que Nasse (9) est un censeur et qu'il n'est satisfait, 

Tant il est plein de vent, que de ce qu'il a fait.^. 

(1) Théophile. 

(a) Non pas sans doute Robert Garnier, mort depuis plus de trente 
ans, mais Claude Garnier, gentilhomme parisien, ami de Desportes 
et de Vauquelin des Yvetaux, auteur de : les Royales Couches 
(i^^l\) \ VAmoar victorieux (1609); '^ Muse infortunée {i62li), 
etc. Il fît de beaux vers d'une forte concision : 

Fléchirois-je aux corbeaux, avoué par les cygnes? 

(3 Non Porchère d'Arbaud, mais Laugier de Porchère, mort no- 
nagénaire en i653; ses vers se trouvent dans V Académie des mo- 
dernes François (1699); le Temple d'Apollon (161 1); Cabinet des 
Muses (i6i9),etc. 

(4)Sigognes, poète licencieux dont on trouve les vers dans : Ca- 
binet satyrique; Délices satyriques (1620) ; Parnasse aatyrique, 
etc. Mort en 1611, gouverneur de Dieppe. 

(5) Mathurin Régnier. 

(6) Desporles, abbé de Tyron . 

(7) Claude Malleville, Parisien, mort en 1Ô47. Ses poésies paru- 
rent en 1649, chez Courbé. 

(8) Jean Ogier de Gombauld, poète huguenot, mort très âgé en 
1666. Son Endymion, roman, est de i6a4* 

(9) Inconnu. Il y eut un Hasse des Neux, médecin et bibliophile, 
donton sait quelques vers burlesques. 



CLAUDE D*EST£RNOD 27 1 



Rien n'évite leurs coups. Ils disent que Bartas (i) 
La terre avec le ciel emmoncelle en un tas ; 
Qu'il veut parler de tout et que sa poésie 
Est aujourd'huy, sans plus, toute rance et moisie. . 

Et pour clore rénuméraiion, d'Esternod fait sa 

profession de foi, dévoile ses goûts de poète : 

Chaque sorte de vers demande un style à part, 
Selon la gravité qu'un sujet lui despart. 
Sot le musicien dont la note est pareille, 
Puisqu'un son varié contente mieux Toreille . 
Tantost la fluste est propre et tantost le haut-bois. 
Le cerf du premier coup ne rend pas les abois ; 
11 court, il se repose : ainsi la poésie 
Diverse esgaie mieux Fhumaine phantaisie. 

Tel est l'abrégé de V Espadon satyrique, — 
abrégé infîdèle,car les traits obscènes ont dû t'être 
épargnés, 

Hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère . 

D'Esternod pourtant ne voulait qu*être vrai et 
moral, et c^est peut-être mal que d'ombrer ainsi la 
moitié de sa face ; il avait de grandes prétentions : 
celle de tracer de la pointe de son espadon (2) «un 

(i) Guillaume Saliuste du Bartas. 

(a) Le frontispice du volume représente un Satyre brandissant une 
lourde épée, ou espadon. Il n'est, dit Henry Fagot : 

// n'est personne qui n'admire 
De voir dans la main d*un satyre 
UEspadon^ comme je Vy voy^ 
Et que l*aniiquité le die 
S'il s'est ven dedans l'Arcadie 
Un satyre armé comme toy. 



2']2 PHOMENADES LITTÉRAIRES 

épîtaphe immortel » ; de rendre, « avec sa géné- 
reuse flamberge, le monde net d'ordures, comme 
Hercule la terre des monstres ». Ainsi s'est-il 
exprimé avec un naïf orgueil dans sa dédicace à 
un inconnu. Ces illusions, des contemporains les 
encouragèrent : Nicolas Faret, Jacques Mauginelle, 
Henri Fagot, le sieur de Boissat prônèrent rEspa-- 
don, Boissat dit: 

: Espadon digne de mémoire, 
Qui, profitable à son ouvrier, 
Sers plus de burin pour sa gloire 
Que d'instrument pour son meslier, 
Jamais ton atteinte n*est vaine ; 
Mais tu frappes avec douceur, 
Puisque ta trempe est Hippocrène " 
Et un poëte ton fourbisseur. 

D'Esternod eut toute licence de faire imprimer 
ses vers, car il vivait dans un temps où les hommes 
étaient libres de s'avouer hommes, où chacun écri- 
vait sous la responsabilité de sa conscience, disait 
franchement sa pensée en tels termes qu'il lui con- 
venait ; l'autorité, après avoir lu des satires dont la 
plus douce entraînerait aujourd'hui de rigoureuses 
prisons et la flagellation hypocrite^des môniers, — 
que d'Esternod haïssait ferme, — délivra cette 
cédule au libraire : 



' i 



CLAUDE d'eSTKRNOD 278 



« Permission. — Il est permis au sieur Jean L'Autret d'im- 
primer ce livre intitulé V Espadon satyrique, avec deffences 
en tel cas requises. — Fait à Lyon, ce 26 avril 1619. — Du 
Pauzet, lieutenant particulier . » 

Et c'était juste, car il s'agissait d'un homme de 
talent, d'un poète qui a pu dire de soi-même, et nul 
ne Ten démentira : 

Sans dérober d'autruy figure ny méthode, 
Suivant mon sens commun, je travaille à ma mode. 



LES GRANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE 

AU XVIIe SIÈCLE 



Quel rapport y eut-il, au siècle classique, entre 
le mérite d'une pièce de théâtre et le succès qu'elle 
obtint près du public? Les histoires de la littéra- 
ture française ne donnent aucune indication sur ce 
point; ces louables ouvrages, pressés de fixer pour 
l'utilité des candidats les caractères du beau uni- 
versitaire, ne s'arrêtent pas à scruter l'anecdote, 
même la plus instructive. Cependant l'anecdote, qui 
est un fait, a un intérêt à quoi ne peut prétendre le 
jugement du meilleur professeur. On a dît que la 
meilleure histoire de France serait un recueil cri- 
tique des textes de Thistoire de France ; la meil- 
leure histoire littéraire est la collection des oeuvres 
de la littérature française, mais la partie critique 
serait formée des plus sérieuses anecdotes; et j'ap- 
pelle anecdote les trois lignes d'un registre qui 
nous disent que BritannicuSj joué le i5 décembre 



< 



376 PROME^îADES LITTÉRAIRES 

1669, eut huit représentations et que YAlcibiade 
de Campistron, joué le 28 décembre i685, en eut 
vingt-neuf et peut-être onze de plus encore, si Ton 
en croit l'auteur lui-même. Le public du xvii® siè- 
cle, plus restreint et plus solide que celui qui nous 
éprouve, n'était pas plus infaillible : il ne représente 
que fort mal la postérité. On s'est donc donné la 
peine de relever, dans des ouvrages particuliers, 
quelques titres et quelques chiffres. Gela peut faire 
plus utilement réfléchir qu'un gros traité sur l'in- 
certitude des jugements humains. 



Le plus grand succès du grand siècle, le seul qui 
approche de nos grands succès démocratiques, 
échut à une tragédie, Timocrate, de Thomas Cor- 
neille (i656), tirée de l'histoire d'Alcmène, dans 
Cléopâfre, le roman de La Calprenède. Elle fut 
jouée un hiver entier et les comédiens s'en lassè- 
rent, avant le public, après 80 représentations. 
Gela équivaut sans doute à trois ou quatre cents 
représentations de nos jours; Timocrate est assez 
exactement à tous les points de vue, à celui- de la 
décadence aussi, le précurseur de Cyrano de Ber- 
gerac. 



LES GRANDS SUCCES DE THÉÂTRE 277 

Une comédie, le Mercure Galant de Boursault 
(1679), approcha de ce succès et même ratteignit 
si Ton encroitla tradition anecdotique, mais il faut 
sans doute défalquer du chiffre total les i8 de la 
reprise de i683; reste 62 (i). 

Loin après ces deux triomphes assez ironiques, 
viennent : 

La Devineresse ou les Faux enchantements ou 
Madame Jobin, comédie par Th. Corneille et de 
Visé (1679) : 47' 

Andromède, tragédie, par P. Corneille (i65o): 
45. 

Fsooe àla ville, comédie par Boursault (1690) : 
43. 

Le Malade imaginaire, comédie-ballet (2), par 
Molière (1673) : 4^* 

Circé, tragédie avec des machines, par T. Cor- 
neille et de Visé (1676) : 4^. 

Sganarelle ou le Cocu imaginaire, comédie (3), 
par Molière (1660) : 4o> 

(1) Les chiffres en italique indiquent, jusqu'à la fin de Tarticle, le 
nombre des représentations d'une pièce. 

(a) Interrompues à la quatrième par la mort de Molière, le 17 fé- 
vrier, les représentations reprirent le 4 mai, Rosimont faisant Ar- 
gan. 

(3; Cf. la Cocue imaginaire^ par F. Donneau, comédie non re- 
prcsenlée, imprimée en i66a, in-ia. 

ï7 



I 



A^S PROMENADBS LlTTéRAIRES 

Le Chevalier à la modey comédie (i), par Dtn- 
court (1687): 4o. 
Crispin musicien^ comédie par Hauleroche ( 1 674), 

Alcibiadey tragédie, par Campistron (iô85) : 
4o (2). 

Psychéy tragédie-ballet en vers libres, par Mo- 
lière et Corneille (1672) : 32. 

LEcole des Femmes^ comédie, par Molière 
(1662) : 3i. 

La Toison d^or^ tragédie mêlée de danses et de 
musique, par P. Corneille (1661) : 3o. 

U Ambigu comiquey ou les Amours de Didon et 
d'Enée, tragédie avec des intermèdes comiques, par 
Montfleury (1673): 2g/ 

L'Inconnu, comédie, avec prologue et divertisse^ 
ment, mêlée de danses et de musique, par T. Cor- 
neille et de Visé (1676) : 28. 

Régulas, tragédie, par Pradon (1688) : 28. 

I 

A ces pièces il faut joindre celles qui n'eurent 

(i) On ue mentionne pas différentes pièces en un acte de Dan- 
court et d'autres. Les tragédies et comédies notées sont toutes en 3 
ou 5 actes. 

(a) Le chiffre est contesté, mais non le grand succès de cette tra- 
gédie. 



LES GRANDS SUCCES DE THéATHE 279 

d'abord qu'un petit nombre de représentations, 
mais dont le succès s'affirma à une proche reprise; 
et aussi celles, plus nombreuses, dont le succès 
immédiat; certifié par les contemporains, n'a pas 
laissé de traces précises. Une liste de ces comédies 
et tragédies donnerait les noms et les titres les 
plus inattendus, les plus obscurs^ parmi les plus 
illustres : 

Aimer sans savoir qui, comédie, par d'Où ville 
(i645). 

Alexandre le Grand, tragédie par J. Racine 
(1666). 

U Amour caché par V amour, tragi-comédie, par 
Scudéry (i634). 

Amphitryon, comédie avec un Prologue, par 
Molière (1668). 

Andromaque, tragédie, par J, Racine (1667). 

Antiffoncy tragédie, par Rotrou (i638). 

LeBélissaire, tragédie, par La Calprenède (lôôg). 

Bellérophon, ^tragédie, par Quinault (1670). 

Les Captifs, comédie par Rotrou (i638). 

Le Cidy tragédie, par P. Corneille (i636). 

Commode, comédie, par T . Corneille (i658). 

Corinne ou le Silence, ou le jugement d* amour, 
pastorale, par Hardy (i6i4). 



280 PROMENADES LITTÉRAIRES 



DemetriuSy tragédie par Aubry (1689). 

Démocrite amoureux^ tragédie, par Regnard 
(1700). 

Le Déniaiséy comédie, par Gillet (i647)« 

Le Docteur amoureux^ comédie, par Le Vert 
(i638). 

Le Docteur amoureuXy comédie, par Molière 
(i658). - 

Don Quichotte^ comédie, par Guérin (i638). 

Etc., etc. 



Après cette liste, véritable guide d'un lecteur 
adroit qui ne voudrait pas perdre son temps sur 
des sujets dédaignés par le public, ce juge souve- 
rain, il serait bon pour plus de précision de signa- 
ler les pièces connues qui n'eurent aucun succès, 
ou un succès restreint ou tardif, sans mesure avec 
l'estime qu'ils ont trouvée dans la postérité. Ce 
chapitre ne serait pas moins instructif que le pré- 
cédent. 

L'Avare^ comédie, par Molière (1668). 

Bajazety tragédie, par J. Racine (1672). 

Le Bourgeois gentilhommCy comédie, par Mo- 
lière (1670). 



LES GRANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE 28 1 

Britannicus, tragédie^ par J. Racine (1669). 

Don Sanche (TAragon^ comé^iQ héroïque, par 
P. Corneille (i65i). 

Les Femmes sçavanfes, comédie, par Molière 
(1672). 

Le Misanthrope, comédie, par Molière. 

Phèdre et Bippolyte, tragédie, par J. Racine 
(1677). 



Au cours de ces recherches, on a relevé plusieurs 
titres singuliers, ou qui paraissent d'hier, ou jolis, 
ou qui témoignent de Tétonnante liberté d'allure 
ou de mœurs, de la fantaisie et de Timprévu qui 
régnaient à une période que Ton a voulu nous 
faire croire rigide et toujours à perruque et canons. 
Le théâtre du xvii® siècle va de la farce de carre- 
four à la tragédie biblique et de l'attellane à la 
pastorale pieuse, partout admirable et riche d'une 
sève qui éclate en extravagances de fleurs et de 
fruits. Il s'agit surtout de la période d'avant 
Racine. Pour cette liste on est remonté jusqu'aux 
dernières années du xvi^ siècle : 

Adolphe ou le Brigand généreuXy tragédie, par 
Le Bigre (i65o). 

17- 



\ 



/>a Bague de Fcabli^ comédie, par Rotroo 
^1628^ 

Beauté et Amour ^ pastorale allé^oiiqoe^ par da 
Souhait (1596;. 

La Belle plaideuse^ comédie, par Boisrobert 

La Casaque ^î^ivct^ par Molière (i664)- 

Le Carnaval de Venise ^ comédie, par Dancourt 
(1690). 

Les Charmes de Félicie, pastorale, par Montau- 
ban (i65i). 

Les Deux Courtisanes^ comédie, par Davost 
(Inconnue). 

Aa Dame médecin^ comédie, par Monfleury 

(1678). 

Les Délicieux amours de Marc^Antoine et de 
Cléopâtre, poème dramatique par Belliard (iSyS). 
Le Divorce^ comédie, par Davesnes (i65o). 
Les Eaux de Pirmont^ comédie, par Chapuzeau 

(«669). 

L'Ecole des Cocus, comédie, par Dorimont 
(i66i). 
Elipa, comtesse de Salbery, tragédie, par Placé 

(1579). 



LES GRANDS SUCCÈS DB ThAaTRE 283. 

Elmire^ ou Vheureuse bigamie^ tragi-comédie, 
par Hardy. 

UEté des Coquettes^ comédie, par Dancourl 
(1690). 

L'Heure du Berger, pasiorsilef par Champmeslé 
(1672). 

L'Indienne amoureuse^ comédie, par Durocher 
fi63(). 

Les deux Pucelles, tragi-comédie, par Rotrou 
(i63&). 

Les Vendanges de Suresnes, comédie^ par Du 
Ryer (i635). 

Les trois Visages, comédie, par Villiers (i665). 



On trouve dans le théâtre du xvu® siècle plus 
d'un titre répété. Cest qu^alors on n'avait aucun 
scrupule à imiter, à reprendre et même à refaire, 
à démarquer une œuvre antérieure. De plus cer- 
tains sujets semblaient si beaux ou si difficiles que 
c'était un signe de force de les aborder. Non seu- 
lement les mêmes titres se retrouvent, mais, sous 
des titres différents, les mêmes sujets. L'invention 
est l'exception. Inventer un sujet, soin superflu, et 
même bizarrerie. A quoi bon, alors que tous les 



\ 



284 PROMENADES LITTERAIRES 



sujets reviennent à beaucoup moins même des 
fameux Trente-six (i)? Onjugeaitaussi que leplaî- 
sir pris à la singularité d*unc histoire est un plaisir 
bas, bon pour le peuple qui se fait conter des 
contes. L'intérêt d'un roman ou d'une pièce de 
théâtre est dans le génie de Técrivain. Ce qui im- 
porte, c'est la broderie, et non le canevas. 

De là : 

7 Achille^ 5 Agamemnon^ 7 Alexandre^ 5 Anr 
nibal^k Antiffone, 5 Anti'ochuSj 4 Bérénice, 2 Cid, 
6 CiruSy 10 Cléopâtrey 10 Coriolan, 4 Cornélie, 
3 Davidj 6 Didon, 5 Electre^ 4 Esther, 5 Festin 
de pierre, j Hercule, 3 Iphigénie, 5 Manliiis, 
5 Méléagre, 2 Mithridate, 10 Œdipe, etc. 



Les genres, variés à l'infini, se répartissent en : 
tragédies, comédies, tragi-comédies, pastorales, 
pastourelles, bergeries, comédies pastorales, tra- 
gédies pastorales, fables bocagères, pastorales 
héroïques, églogues, pastorales comiques, pasto- 
rales sacrées, poèmes dramatiques, mystères, 
moralités, tragédies lyriques, tragédies burlesques, 

(i) Cf. Polti, Les Trente-six situations dramatiques. 



LBS <3RANDS SUCCÈS DE THÉÂTRE 285 

comédies héroïques, histoires, romans dialogues, 
dialogues, entretiens, rapsodies, ambigus, farces, 
tragédies-ballets, comédies-ballets, ballets, diver- 
tissements, intermèdes, prologues, allégories, 
parodies. 



Des auteurs, pour la même période au nombre 
d'un peu plus de 4oo, très peu Tétaient de profes- 
sion exclusive. Ils sont abbés^ avocats^ médecins^ 
comédiens^ aussi bien que peintres^ officiers^ apo' 
thicairesy selliers. Le théâtre en ce temps-là était 
une profession ouverte à toutes les bonnes volontés. 
Presque tous sont demeurés sans gloire et si obs- 
curs que leur existence n'est souvent certifiée que 
par une ligne sur un registre ou dans un privilège. 
On en compterait une centaine qui eurent quelque 
valeur, au moins une lueur d'originalité. Les plus 
médiocres ne sont pas toujours entièrement mépri- 
sables, jusqu'au temps de Racine, en qui la langue 
poétique mourut dans une perfection stérile. La 
prose de théâtre se maintint plus longtemps; elle 
donnera encore, au xvm® siècle, ce chef-d'œuvre 
mésestimé : la Vérité dans le vin. 



-^ 



UNE LACUNE DANS « L'AVARE » DE 
MOLIÈRE 



I 

Il s^agit de la première scène du troisième acte. 
Voici le passage : 

Maiths Jacques. — Combien serez-vous de gens à 
table ? 

Harpagon. — ' Nous serons huit ou dix ; mais il ne 
faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, 
il y en a bien pour dix. 

Valere. — Gela s'entend. 

Maître Jacques. — Eh bien i il faudra quatre grands 
potages et cinq assiettes. Potages... Entrées... 

Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter une ville 
entière 1 

Maître Jacques. — Rôts... 

Harpagon. — Ah! traître, tu manges tout mon bien. 

Maitrc Jacques. — Entremets.. . 

Haapaoon. — Encore ? 

Il est évident qu*à la représentation, du temps 



288 PROMENADES LITTÉRAIRES 

de Molière, et peut-être encore dans la suite, cha- 
cun des mots Potages... Entrées... Rôts..,. Entre- 
mets... était suivi d'une énumération. Si Molière 
l'a remplacée dans le texte imprimé par des points, 
c'est que sans doute il a réfléchi que rien n'est, 
autant que la cuisine, soumis à la mode. Le 
« menu » de 1668 aurait pu être ridicule en 1678. 
En laissant à l'acteur chargé du rôle de Maître 
Jacques le soin de varier la table hypothétique du 
seigneur Harpagon, il maintenait cette amusante 
scène au goût du jour. 

Quelles que soient les origines de la lacune du texte 
imprimé, lalacune existe. En voici la preuve : c'est 
que si Maître Jacques prononce seulementles mots: 
Potages... Entrées..., l'exclamation d'Harpagon 
n'a plus aucun sens. Comme rien dans la pronon- 
ciation n'indique même que potages et entrées 
soient au pluriel, il n'y a nullement lieu, même 
pour un avare,de s'écrier : « Que diable! voilà pour 
traiter une ville entière. » Car un repas, si modeste 
qu'il soit, commencera toujours par 'un potage, 
suivi d'une entrée ; ou bien ce n'est pas un repas 
où l'on puisse convier les gens . Mais ce qui donne 
plus de force encore à l'argument, c'est qu'Harpa- 
gon n'est point le vulgaire avare qui vit tout seul 



UNE LACUNE DANS « l'aVARE )) DE MOLIERE 289 

dans un coin, occupé de ses seuls écus. Harpagon 
a un hôtel, un carrosse, des chevaux (au moins 
des fantômes de chevaux), trois ou quatre valets, 
un cuisinier-cocher, un intendant, une femme de 
charge; il a unfilset une fille qui trouvent le moyen 
de vivre tout de même chez lui. Au surplus. Maî- 
tre Jacques mange bien, fait sans doute des écono- 
mies; il geinl, mais il tient à sa place. La maison 
n'est pas si mauvaise; Tavare mène, en somme, 
un certain train. Donc, pour TefiFrayer, il faut autre 
chose que ces mots innocents ; Potage... Entrée. 

La même remarque est bonne pour les autres 
répliques. Rôts..., dit Maîtres Jacques. Mais fût-il 
jamais dîner prié sans rôti, même chez un ladre ? 
Harpagon sait bien que ce n'est pas possible. 
Aussi n'est-ce pas en entendant le mot rôt qu'il se 
fâche, et qu'il crie : « Ah I traître, tu manges tout 
mon bien ! » C'est au quatrième ou cinquième rôti 
énuméré par Maître Jacques. 

On sait à quel point les repas, sous Louis XIV, 
étaient plantureux. Rien ne peut en donner main- 
tenant une idée, car certaines provinces, qui 
avaient gardé la tradition des énormes nourritures, 
sont devenues sages. Il n'y a qu'un moyen de se 
renseigner, mais heureusement il est absolument 

18 



2^0 PHOMJ£NADES LITTERAIRES 

sur, c*est de consulter îe Cuisinier royal et bour- 
geois . 

Il fut donné, chez le duc d*Aumont, un 27 dé- 
cembre, un repas pour quarante-deux personnes, 
qui ne comportait pas moins de cent vingt- quatre 
plats. El le Cuisinier^ après en avoir cîtè le menu, 
ajoute : « On fui obligé de redoubler jusqu^à trois 
plats de plusieurs choses, tant aux entrées que 
pour le rôt et Tentremels. » 

Sans doute, il s'agit là d'un dîner de gaïa et 
donné par un grand seigneur. La bourgeoisie n'é- 
tait ni assez riche, ni assez fastueuse, surtout, 
pour imiter, sinon de très loin, de telles prodiga- 
lités. Maïs le luxe l'avait touchée déjà, et elle 
aimaitle confortable. Le cuisinier même d*on Har- 
pagon ne peut se dispenser tout au moins de lui 
conseiller un menu convenable, en rapport avec sa 
condition et celle des personnes qu'il veut traiter. 
D'ailleurs, Maître Jacques, qui a son frânc-parler, 
quitte à payer cette liberté de quelques coups de 
bâton, doit se faire un malin plaisir de taquiner 
Harpagon, en lui énumérantles plats les plus cos- 
sus et les plus succulents. De là une série d'amu- 
sants jeux de scène, dont toute trace à disparu. 
Harpagon écoute. Le premier potage passe; au 



UNE LACUNE DANS C( l' AVARE )) DE MOLIERE 2^1 



second, il fait la grimace; au troisième, il devient 
inquiet; au quatrième, il s'emporte contre Maître 
Jacques ; mais celui-ci, esquivant la bourrade, 
reprend son aplomb, et prononce : « Entrées... » 
Et cela recommence, jusqu'à Téclat : « Que diable! 
voilà pour traiter une ville entière I » 

Jusqu'ici, cependant Harpagon se contient. Il 
n'éclate vraiment qu'au milieu du défilé des rôts 
insolents : « Ah! traître, tu manges tout mon 
bien I » Maître Jacques sent venir le bâton ; mais 
son impudence prend le dessus, et, comptant sur 
ses doigts, il entreprend de nommer les indispen- 
sables entremets. 

Harpagon essaie de l'arrêter; mais l'avare man- 
que d'autorité sur ce cuisinier goguenard, et il faut 
l'intervention de Valère : « Est-ce que vous avez 
envie de faire crever tout le monde? Et Monsieur 
a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de 
mangeailles?... » 

Ces paroles de Valère seraient incompréhensi- 
bles si Maître Jacques s'était borné aux vagues in- 
dications qui figurent seules dans le texte imprimé. 
Il faut faire voir la mangeaille, il faut faire sentir 
la crevaison prochaine des convives rassasiés. 

Harpagon est avare, mais non stupide. H sait 



292 



PROMENADES LITTÉRAIRES 



que, s'il invite des gens à dîner, il les faudra nour- 
rir. Il donne lui-même son menu : 

« Il faudra de ces choses dont on ne mange 
guère et qui rassasient d'abord : quelque bon hari- 
ricotbien gras avec quelque pâté en pot bien garni 
de marrons. » Or, il vient de citer lui-même deux 
entrées : cela suppose autant de potages, de rôts, 
d'entremets. Et il se serait fâché rien qu'en enten- 
dant son cuisinier établir vaguement le plan géné- 
ral d'un repas ordinaire? 

La lacune devient de plus en plus évidente. Je 
me propose de la combler d'après les plus authen- 
tiques livres de cuisine du grand siècle. 

La première représentation de P Avare eut lieu 
au mois de juin, parce que l'on suppose, sans 
aucune preuve, d'ailleurs, que la foire où Harpagon 
veut mener Marianne est la foire Saint-Germain : 

MAITRE JACQUES 

Combien serez- vous de gens à table ? 

HARPAGON 

Nous serons huit ou dix. Quand il y a à manger pour 
huit, il y a bien à manger pour dix. 

VALÈRE 

Gela s'entend. 



UNE LAGUNE DANS « l'aVARE )) DE MOLIERE 298 

MAITRE JACQUES 

Eh bien ! il nous faudra quatre grands potages et cinq 
assiettes (i). Potages : De poulets farcis à la purée 
verte ; une bisque de pigeons; potage d'agneau aux 
laitues romaines; de dindonneaux aux morilles fraî- 
ches et aux choux blancs. Entrées : Longe de veau 
avec un salpicon dessus, garnie de côtelettes mari- 
nées; lapereaux aux sauces blanche et brune; queues 
de moutons à la Sainte-Menehould ; poupeton garni 
de pigeonneaux; filets de poulardes aux concom- 
bres... 

HARPAGON 

Que diable, voilà pour traiter une ville entière I 

MAITRE JACQUES 

Rôts: Culotte de bœuf garnie de hâteletles; chapon 
panne garni de trois pigeons et trois poulets ; mar- 
cassin aux oranges, et quatre petites salades. 

HARPAGON 

Ah ! traître, tu manges tout mon bien. 

MAITRE JACQUES (très vitc) 

Entremets : Une tourte d'amandes; artichauts à la 
saingaraz ; ragoût de foie gras; champignons et 
jambon; des pois à la crème garnis de ramequins 
au fromage. 

(1) Ceci constituait le premier service. Le second se composait 
des rôtis et entremets. A chaque service on ajoutait de» hors-d'œu- 
vre ou plats froids, mais seulement pour les grands repas. C'est 
donc justement que Molière lésa négligés. 



2^4 PROMENADES LITXÉAAIHEâ 



HARPAGON (en même temps) 
Encore? 

VAI.ERE 

Est-ce qae vous avez «nvie de faire crever tout le 
monde, et Monsieur a-t-il invité les g^ens pour les assas- 
siner à force de mangeailles ?. . . 

On peut varier le menu; mais celui que j'ai 
donné semble assez convenable. 

II 

Il y a donc une lacune dans l'Avare de Molière ; 
je Tai prouvé par le raisonnement; l'édition de 
1682 le prouve par le fait même. Voici son texte : 

Maître Jacques. — Hé bien, il faudra quatre grands 
potag-es bien g-arnis et cinq assiettes d'entrées. Potag-e 
bisque, potage de perdrix aux choux verts, potag-e de 
santé, potage de canards aux navets. Entrées : fricassée 
de poulets, tourte de pigeonneaux, ris de veau, boudin 
et morilles. 

Harpagon. — Que diable, voilà pour traiter toute une 
ville entière I 

Maître Jacques. — Rôt : dans un grandissime bassin 
en pyramide, une grande longe de veau de rivière, trois 
faisans, trois poulardes grasses, douze pigeons de vo- 
lière, douze poulets de grain, six lapereaux de garenne, 
douze perdreaux, deux douzaines de cailles, trois dou- 
zaines d'ortolans. 



UNE LACUNE DAIMS « l' AVARE » DE MOLIÈUE 296 

Je Ta voue, parmi les éditions anciennes de 
Molière que je possède, celle-ci manque, et c'est 
fâcheux, car elle est excellente et curieuse, quoique 
infidèle çà et là , c'est-à-dire dissemblable des édi- 
tions originales. Cependant, comme elle est l'œuvre 
de Varlet de La Grange, l'un des meilleurs comé- 
diens de Molière, et le plus fidèle ami du grand 
poète, l'homme de ses secrets, de sa comptabilité, 
l'auteur du journal où sont notés quotidiennement 
les faits et gestes de la troupe {Regisitre de La , 
Grange) ; comme La Grange a voulu servir la 
gloire de Molière, mais comme il était incapable 
de le faire par l'invention, en étant dénué, il faut 
avoir confiance en lui chaque fois qu'il ne s'agit pas 
ou d'une appréciation littéraire ou d'une question 
de prudence philosophique. 

Si donc j'avais eu connaissance du Jexte de La 
Grange, ma dissertation aurait été toute différente, 
les raisons qu'il faut pour justifier un fait n'étant 
point celles dont il est nécessaire d'étayer une hypo- 
thèse. Tout d'abord, je déclare que l'énumération 
des victuailles donnée par La Grange est bien plus 
vraisemblable et de meilleur ton que celle que j'a- 
vais reconstituée. Elle a je ne sais quel air de vérité 
familière qui manquera toujours à un menu fabri- 



29O PROMENADES LITTERAIRES 

que, après deux cent cinquante ans, à Taide d'un 
obscur livre de cuisine, par un écrivain que la cui- 
sine sollicite peu. 

Un autre détail montre bien qu'elle n*a pas été 
inventée, du moins de toutes pièces, c'est qu'elle est 
muette à Tarticle entremets, A peine Maître Jacques 
a-t-il prononcé ce mot qu'Harpagon lui ferme la 
bouche en criant : « Encore t » J'avais hésité sur 
ce point, essayant de corriger, par un jeu de scène, 
ce que Tinsislance de Maître Jacques ou la patience 
d'Harpagon pouvaient présenter d'excessif. Il est 
d'ailleurs exquis, ce menu, et d'une piquante litté- 
rature : « Rôt : Dans un grandissime bassin en 
pyramide, une grande longe de veau de rivière, 
etc. » Et comme ce mot grandissime est bien choisi 
par la malice du cuisinier pour faire bondir Harpa- 
gon I Grandissime I cela est du Molière. 

La valeur de l'édition La Grange étant admise, 
reste la question des éditions originales, de celles 
qui furent imprimées du vivant même de Molière. 
Elles sont muettes, assurément, sur le menu. J'ai 
donné les motifs, que je crois vraisemblables, de 
ce silence. Il peut y en avoir un autre. C'est que 
r Avare a sans doute été imprimé sur le texte écrit 
de la main de Molière, tandis qu'il a été appris et 



UNE LACUNE DANS « L*AVARE » DE MOLIÈRE 



297 



joué sur une copie, un texte de théâtre, prêt à être 
modifié selon les exigences de la mise en scène, 
l'effet produit, diverses considérations sans rap- 
port avec la littérature. Il serait donc arrivé que, 
sur son manuscrit original, Molière a remplacé par 
des points les menus qu'il ne pouvait improviser, 
même avec la collaboration de La Forêt; au théâtre, 
cette lacune aurait été comblée. De là deux tradi- 
tions : Tune constituée par les textes imprimés, 
l'autre par les rôles conservés par la troupe et par 
La Grange lui-même. 

On lit dans une note de l'édition de 1789 : « Le 
sieur Du Chemin, comédien, qui a su faire un bon 
usage des leçons qu'il a reçues dans sa jeunesse 
des compagnons de. Molière, nous a dit que Raisin 
avait toujours joué le rôle d'Harpagon, tel que 
nous l'avons imprimé (sans les énumérations), et 
que lui-même il serait fort embarrassé, s'il était 
obligé d'écouter tout ce qu'on fait dire à Maître 
Jacques, contre toute vraisemblance. » Mais ceci 
prouve seulement que l'opinion des comédiens était 
la même, sur ce point, en 1789 qu'en 1904. Les uns 
et les autres sont partisans delà simplification. Ils 
aiment à parler, et cela les ennuie d'écouter. Moins 
long sera le discours de Maître Jacques, et plus 

18. 



PROMENADES LITTÉHAXHES 



facile à maintenir sera Tattitude d'Harpagon. Leur 
logique, cependant, se contente facilement, puis- 
qu'ils trouvent vraisemblables que les seuls mots: 
potage, entrée, fassent dire à Harpagon : a Que dia- 
ble 1 voilà pour traiter une ville entière »; et que 
le seul mot : rôt, lui arrache : « Ahl traître, tu 
manges tout mon bien . » S'il fallait les croire, Har- 
pagon ne serait pas un simple avare, ce serait aussi 
un épileptique, un forcené, qui ne peut entendre 
certaines paroles sans entrer en fureur. 

Oui, peut-être un avare sordide, solitaire, habi- 
tué à vivre de soupes et de rogatons, s'effraierait à 
la seule idée d'un dîner composé de plusieurs 
plats; mais ce n'est pas le cas d'Harpagon. Il a un 
cuisinier. Quand on a un cuisinier, c'est pour faire 
la cuisine. Il est d'ailleurs rose et ventru, ce cuisi- 
nier, tel qu'exhibé par la Comédie-Française. Si 
Harpagon réduit ses gens à la famine et porte — 
comme le veut M. Coquelin — un manteau rapiécé 
il y a, dans l'apparition de ce gâte-sauce florissant, 
une singulière faute de goût. 

L'avarice, cela est relatif, comme tous les vices 
et toutes les vertus. On peut être avare et dépenser 
encore dix fois le revenu d'un homme pauvre et 
géjiéreux. C'est se faire une idée bien faible de 



UNE LACUNE DANS « L AVARE » DE MOLIERE 299 



Tavarice que de la croire incompatible avec la 
tenue d'un bon rang social. Il y a des avares dans 
toutes les conditions, et les pires, souvent, sont 
ceux qui gardent une certaine apparence. 

Les comédiens feront ce qu'ils voudront. Peut- 

^* être queM. Laugier, qui joue Harpagon d'une façon 

si originale et si naturelle, reviendra sur son impres- 
sion. Après avoir réfléchi, il ne dira peut être plus: 
« Si Ton tolérait à Maître Jacques l'énumeration 
des plats désignés dans certaines éditions, Harpa- 
gon aurait parfaitement raison de s'écrier : « Voilà 
pour traiter une ville entière ! » Il ne faut rien 
mépriser. M. Laugier et M. Ad. Régnier, son maî- 
tre en histoire littéraire, s'ils avaient daigné ou- 
vrir le Cuisinier royal et bourgeois ou s'arrêter à 
telles pages des anciens Mémoires, auraient vu que 
le menu, ajouté en 1682 au rôle de Maître Jacques, 

*" est plutôt un véritable menu de famille, si l'on 

considère la prodigalité de la table à cette époque. 
Celui que j'avais imaginé était un peu compliqué : 

y, je l'abandonne. 

' Dernier argument. Il n'y a presque jamais rien 

d'inutile ni dans les paroles, ni dans les actions des 

i personnages de Molière. Or, peut-on supposer 

! qu'Harpagon fasse venir son cuisinier pour s'en- 



300 PROMENADES LITTERAIRES 

tendre dire que le dîner comprendra potage, entrée, 
rôt, entremets? II le sait. Ce qui lui importe, c'est 
de connaître de quoi se composeront ces services, 
quelle sera leur abondance. Sans les énumérations, 
la scène est puérile, et puérile la colère d'Harpa- 
gon qui se fâche contre le dessein même qu'il a de 
donner un repas. La logique veut que maître Jac- 
ques énumère un menu un peu corsé. Harpagon 
est avare; il n'est pas imbécile, et s'il a le sens de 
l'économie sordide, il a aussi le sens du ridicule. Il 
faut rétablir le texte de l'édition La Grange. 



4 



^k 



i^ 



LES PARCHEMINS DU FÉMINISME 



Il est bien entendu qu'il n'y a rien de nouveau 
sous le soleil. En voici une nouvelle preuve : le 
féminisme était une idée fort répandue au temps de 
Louis XIV, déjà connue sous Louis XIII, presque 
vulgarisée sous^Louis XV. 

Il y a de M^^^ de Gournay un petit traité de V Egalité 
des hommes et des femmes (1622) ; je ne le con- 
nais pas, mais je sais qu'on en trouve les idées dans 
r Egalité des deux sexes j discours moral et phy^ 
sique où Von voit F importance de se défaire des 
préjugés (1678). Ce petit livre, qui eut du succès, 
puisqu'on en connaît au moins trois éditions assez 
rapprochées, est assez bien composé. Les auteurs, 
un sieur Frelin et Poullain de la Barre, sont iné- 
galement inconnus. De Frelin, on ne sait rien. 
L'autre, après avoir été curé dans le diocèse de 
Laon, se fit protestant, gagna Genève et se maria. 
On devine un homme très sensitif, qu'une femme 



3oa PROMENADES LITTÉRAIRES 

influença vivement, assez pour le conduire à une 
résolution grave. Cependant, il était léger, car, 
s'élant évadé de son amour, il renia son féminisme 
et écrivit U Excellence des hommes {i6']b),ouYTagef 
disent laconiquement les dictionnaires, « où il réfute 
le précédent ». ^^ 

Le discours de V Egalité des deux sexes n'a pas 
grande valeur, quoique assez bien ordonné et con- 
venablement écrit ; mais il est un signe des temps 
et plusieurs de ses arguments sont encore bona. On 
y voit trop cependant le souci de plaire aux fem- 
mes, ou sans doute à une femme. Malgré le mot 
« physique » intercalé dans le titre, le sieur Poul- 
lain est un simple moraliste, et de vues pas très 
élevées, ni très complexes. Enchaîné par les idées 
mêmes qu'il veut réfuter, il se propose de montrer, 
non pas que les deux sexes sont équivalents, mais 
qu'ils sont égaux, que la femme est capable de la 
même culture que l'homme, des mêmes travaux, 
des mêmes vertus, etc. Il y a cependant un passage 
où il semble comprendre que l'homme et la femme 
sont des valeurs complémentaires. » Dieu, dit-il à 
peu près, les a créés parfaits chacun à sa manière, 
et tout ce qui dépend de leur constitution particu- 
lière doit être considéré comme faisant partie de 



LES PARCHEMINS DU FÉMINISME 3o3 

leur perfection. C'est donc sans raison que quel- 
ques-uns s'imaginent que les femmes ne sont pas 
si parfaites que les hommes, et qu'ils regardent en 
elles comme un défaut ce qui est un apanage essen- 
tiel à leur sexe, et sans quoi il serait inutile à la fin 
pour laquelle il a été formé. » Quoique bien mal 
exprimée, Tidée est fondamentale. Un autre pas- 
sage insiste sur la diversité extérieure des deux 
sexes ; mais ce n'est plus guère du féminisme, car 
les féministes font bon marché des vulgaires attraits 
physiques : « Si Ton vouloit examiner quel est le 
plus excellent des deux sexes, par la comparaison 
des corps, les femmes pourroient prendre Tavan- 
tage... La beauté estant un bien aussi réel que la 
force et la santé, la raison ne défend pas de s'en 
prévaloir plutôt que des autres ; et si on vouloit 
juger de son prix par les sentiments et par les pas- 
sions qu'elle excite, comme Ton juge presque de 
toutes choses,on trouveroit qu'il n'y a rien de plus 
estimable, n'y ayant rien de plus effectif. » 

Le reste du volume sert à démontrer, après des 
considérations assez ingénieuses sur l'histoire et 
la formation des moeurs, que les femmes sont, de 
même que les hommes, aptes à tous les métiers 
supérieurs, à tous les emplois. Et les auteurs rail- 



3o4 PROMENADES LITTÉRAIRES 

lent ceux qui disent : « Ce serait chose plaisante 
de voir une femme enseigner dans une chaire Télo- 
quence ou la médecine ; marcher par les rues, sui- 
vie de commissaires et de sergens pour y mettre 
la police; haranguer devant les juges en qualité 
d'avocat ; être assise sur un tribunal pour y rendre 
justice ; conduire une armée ; parler devant les 
Républiques ou les Princes comme chef d'une 
ambassade. » — « Cet usage, avouent-ils, nous sur- 
prendrait; mais ce ne serait qu'en raison de sa nou- 
veauté. Car si, quand ces divers emplois ont été 
créés, ony avoit appelé les femmes,nous y serions 
accoutumés comme elles le sont à notre égard, et 
il ne nous sembleroit pas plus singulier de les voir 
siéger au Parlement que derrière un comptoir. » 

Ces idées n'ont-elles pas quelque hardiesse, 
et même paradoxale ? Elles sont presque toutes 
aussi loin de nous, aujourd'hui, qu'il y a deux 
cents et trente et une années. Un curé du temps 
de Louis XIV donne à nos partis les plus avancés 
des leçons d'audace. 

C'est sur un tout autre ton que s'exprime l'abbé 
Coyer dans ses Bagatelles morales (1754), au cha- 
pitre intitulé U Année merveilleuse. La fantaisie 
est spirituelle ; elle l'est même trop. Ce que nous 



1 



LES PARCHEMINS DU FÉMINISME 3o5 

appelons le féminisme va s'accomplir. Cela a 
dépassé toutes les espérances, même les plus ambi- 
tieuses. Les hommes sont devenus des femmes par 
la faiblesse et la paresse; les femmes sont devenues 
des hommes et elles ont usurpé leurs emplois : 

p « Gardons-nous de rire, lorsque nous verrons une 
bourgeoise plaider au Châtelet et son mari monter 
une garniture ; une femme de Tancienne robe pro- 
noncer des arrêts et un Président faire des nœuds : 
une duchesse au Conclave et un cardinal demander 
le tabouret. » 

L'outrance même de la satire montre combien 
depuis quatre-vingts ans les mœurs ont changé. La 
femme, vers la moitié du dix-huitième siècle, s'est 
libérée entièrement de l'esclavage domestique ; elle 
est devenue « la maîtresse de maison », celle qui 
commande, celle qui est responsable. L'expression 

r familière, « Madame est servie », date de cette 
époque. Coyer la note, en ajoutant : le mari peut 
s'absenter, c'est un personnage qu'on double aisé- 
ment. 

Ni les désirs de Poullain de la Barre ne se sont 
encore réalisés, ni les prédictions de l'abbé Coyer: 
cependant « des bourgeoises plaident au Châtelet » 
et d'autres, bientôt peut-être, enseigneront 1 ana- 



So^ PROMENADES UTTSKAXaSS 

tomie à la Faculté. Il y a des changements de 
mœurs qui, lorsqu'ils soui dans Tair» y restent 
longtemps ; d'autres y restent toujours. 



SUR FONTENELLE(i) 



Fontenelle est comme une image anticipée, très 
vague et très pâle, de Voltaire. II n'a laissé qu'an 
nom. Aucun de ses écrits ne peut être proposé en 
lecture aux hommes d'aujourd'hui, qui ne sont ni 
des curieux ni des lettrés de profession. Il brillla 
surtout dans la critique scientifique, genre entre 
tous fugitif, rien ne se déplaçant plus rapidement 
que la science. Par bonheur,cependant, il s'occupa 
d'astronomie, ordre de connaissance immuable com- 
me la marche des astres: sa Pluralité des mondes 
se lirait encore si l'ouvrage n'avait été refait, bien 
des fois depuis, et en dernier lieu par M. Flamma- 
rion. C'est un petit livre spirituel et toujours exact 
dans l'ensemble, mais le ton de galanterie et de 
badinage nous semble aujourd'hui s'accommoder 
bien mal avec l'astronomie. 

On n'en jugeait pas de même en 1686. Les car- 

(i) FontenêlUt par A. Laborde-MUaa, Hachette, éditeur. 



3o8 PROMENADES LITTÉRAIRES 

tésiens, peu spirituels, commençaient à fatiguer. 
Fontenellefut accueilli avec reconnaissance; enfin la 
science se faisait aimable; Tastronomie parut plus 
gaie que les romans mêmes, qui ne l'étaient à la 
vérité guère, car on était toujours à Mademoiselle de 
Scudéry et le futur auteur de Gil Blas n'avait pas 
vingt ans. Dès le première page de ce livre au titre 
piquant, Entretiens sur la pluralité des mondes, 
les femmes étaient prises, car il débute par des 
réflexions, à propos du jour et de la nuit, sur les 
mérites comparés, des brunes et des blondes. Tout 
le long des entretiens, il décoche à son interlocu- 
trice, la marquise, les traits les plus galants et ses 
arguments scientifiques eux-mêmes ont quelque 
chose de tendre. S'il adopte résolument le système 
de Copernic, c'est qu'il est « plus uniforme et plus 
riant » ; sa simplicité persuade « et sa hardiesse 
fait plaisir ». 

Fontenelle commence, selon le mot si heureux 
de J. Bertrand, à promener sur la science son 
éternel sourire. Mais c'était un sourire calculé, un 
sourire de coquette. Indifférent à tout le reste, Fon- 
tenelle veut plaire : aux femmes comme aux savants, 
aux hommes du monde comme aux ecclésiastiques. 
Il n'est pas un parti qu'il ne ménage. Veut-on de 



SUR FONTENELLE SoQ 



la hardiesse caustique à la Bayle? Voici V Histoire 
des Oracles, pour imiter les Pensées sur la comète^ 
«lais lagouaillerie laborieuse de Bayle est devenue 
de la facile ironie de salon. 11 a imité Voiture et 
La Fontaine, Corneille et Fénelon, et même Pascal, 
car il lui vint à l'idée, un beau jour, de rédiger une 
sorte de sermon mystique Sur la patience^ où il 
invoque le Verbe incarné, tout commeM.deBérulIe 
ou un vieux solitaire de Port-Royal. Fontenelle 
était un habile homme, et il ne manque à sa gloire 
que de n'avoir point écrit de tragédies. 

Un écrivain si intelligent, si fin, si avisé, et qui 
se cherche avec persévérance, doit finir par se 
trouver. La rencontre eut lieu à l'Académie des 
sciences. En comparant l'état des connaissances 
humaines avec les états précédents, Fontenelle 
découvrit non pas précisément l'idée de progrès, 
qui n'est qu'une illusion, mais Tidée de croissance. 
Il vit assez bien que l'humanité, à force de vivre, 
prend de Texpérience et aussi de la consistance. 
Dans la querelle des Anciens et des Modernes, 
Fontenelle a presque toujours raison ; du moins 
oppose-t-il à des impressions purement esthétiques 
une théorie presque scientifique. Contestable dans 
le domaine littéraire, où la loi du développement 



'6lO PROMENADES LITTÉRAIRES 



continu se fait assez mal sentir, Tidée de la crois- 
sance intellectuelle de l'humanité était, dans Tordre 
des sciences, tout à fait évidente, encore qu'il y 
eût, à ce moment, plutôt des savants que de la 
science. Mais il y avait des savants partout et par- 
tout des esprits curieux de ce que trouvaient les 
savants. Pour se faire une idée de la fièvre de con- 
naissance qui régnait alors en Europe, il faut lire 
les Voyages de Monconys ; il faut peut-être les lire 
aussi pour comprendre l'accueil que reçurent dans 
le monde entier les premiers essais de Fontenelle 
dans la philosophie scientifique. 

Progrès ne voulut pas dire autre chose d'abord 
qu'avancement, marche dans l'espace et dans le 
temps, avec ce qu'implique d'heureux un état de 
constante activité. Plus tard, on donna à ce mot le 
sens d'amélioration continue (Turgot), indéfinie 
(Condorcet),et il devint ridicule. L'idée d'évolution 
qui a remplacé l'idée de progrès ne comporte aucu- 
nement ridée d'amélioration, l'évolution pouvant 
tout aussi bien être régressive que progressive. 
En comparant l'humanité à un être qui naît, qui 
passe par l'enfance, la jeunesse, la maturité, la 
vieillesse, et qui aboutit nécessairement à la mort, 
Fontenelle, tout en soutenant que le monde arrivait 



SUn FONTENCLUB 3 1 I 



à peine à fa «laliirîté, admettait iaiplicitemeiit one 
future régression. Sa métaphore éloignait toute 
idée de progrès indéfini, mais elle affirmait un 
progrès évident du passé au présent, et aussi du 
présent vers un futur immédiat. Il prédisait, pour 
une assez brève échéance, une certaine solidarité 
des sciences ; il voyait très bien les dépendances 
mutuelles de toutes nos connaissances, et il annon- 
çait le jour où Ton reconnaîtrait qu'il n'y a pour 
ainsi dire qu'une science unique. Ce jour n'est pas 
encore arrivé, mais on l'attend. 

M. A. Laborde fait honneur à Fontenelle de oes 
trois idées : 

I® Que tout dans la nature est soumis à des lois; 
2** Que toutes les sciences se tiennent et se pénè- 
trent, n'étant respectivement que les cas particu- 

: • liers d'une science unique ; 

r 3** Que cette science unique ne doit être que la 

coordination de tous les phénomènes par des rap- 
ports mathématiques. 

Je laisse le troisième point qui, dans FonteneHe, 
ne semble pas avoir la profondeur que Ton pour- 
rait loi soupçonner. C'est la manie du nombre et 
de la géométrie, qui devait faire tant de ravages 
dans l'intelligence des Français du temps de d'A- 



3 12 PROMENADES LITTERAIRES 

lembert et les porter insensiblement à ne considé- 
rer que les quantités en faisant abstraction des 
qualités, et la seule courbe des mouvements sans 
considérer le milieu où ils s'opèrent. L'aboutisse- 
ment de Fontenelle, c'est toujours Condorcet (qui 
fit semblant, lui aussi, d'aimer Pascal); mais 
Fontenelle est intelligent et Condorcet ne l'est 
presque plus. 

D'ailleurs, à prendre à la lettre l'aphorisme que 
formule M. A. Laborde, il n'a aucune originalité : 
c'est du Descartes tout pur. Bien plus, c'est la mé- 
thode cartésienne elle-même et non pas seulement 
dans ses principes, mais dans ses applications. 
Avant tout, Descartes avait posé qu'il doit y avoir 
une science générale qui explique tout. Cette science, 
c'est la géométrie, telle qu'il la concevait» c'est- 
à-dire la « mathématique universelle ». Une telle 
conception prise à la lettre aurait pu arrêter toute 
la science expérimentale : elle ne fit de ravages 
sérieux que dans la philosophie sociale. Fontenelle 
n'a probablement rien compris à la portée du prin- 
cipe de Descartes qu'il se borne à énoncer en ter- 
mes tellement clairs que les plus naïfs encyclopé- 
distes, les Lamettrie, par exemple, le comprirent 
aussitôt et en tirèrent des extravagances, dont 



SUR FONTENELLE 3l3 



Descartes leur avait d'ailleurs donné la formule 
avec son animal-machine. 

Les deux autres points de la doctrine attribuée 
à Fontenelle ne lui appartiennent pas davantage ; 
mais il a pu se les approprier avec plus de décence, 
parce qu'ils sont plus aisés à comprendre. 

L'idée que le monde est régi par des lois est 
encore une idée cartésienne, ou, du moins, une des 
idées incorporées par Descartes dans sa philoso- 
phie. Ces lois, il les réduit d'ailleurs à une seule, 
celle du mouvement. Lp monde n'est pour lui 
qu'un vaste mécanisme. Il ne voit qu'une seule 
puissance, la puissance dynamique; mais cette sim- 
plification même affirme que Tidée de loi lui était 
familière : et, en somme, si on l'écartait de la phi- 
losophie cartésienne, il ne resterait qu'un chaos. 

Quant au second point, touchant l'unité des 
sciences, Fontenelle' Ta également trouvé dans Des- 
cartes. 11 l'aurait presque aussi bien trouvé dans 
Bacon qui a dit : « Il n'y a de science réelle que la 
physique ; tout le reste estillusion; »--et encore : 
« 11 faut ramener à la physique toutes les scien- 
ces particulières...; cette règle embrasse tout (i). » 

(i) Cf. R. de Gourmont, Promenades philosophiques, Paris, 
igo5> p. 23. 

19 



i 



3f4 PROMENADES LITTERAIRES 



Mais la formule de Deseartes est bien plus 

nette : « Toutes les sciences réunies ne sont rien 
autre chose que rintelligence humaine, toujours 
une, toujours la même, si variés que soient les 
sujets auxquels elle s'applique. » Elle a un autre 
mérite, c'est de présenter en même temps la plus 
claire définition de l'idéalisme scientifique. 

M. Â. Laborde, pressé de faire Féloge de son 
personnag^e, s'est donc bien hâté de lui attribuer 
des idées qu'il s'était borné à mettre en langage 
aimable, et, si l'on veut, à vulgariser. Fontanelle 
fut toujours un fer vent cartésien; mais ce n'est pas 
lui qui a écrit le Discours de la méthode* On fini- 
rait par le croire, si I'oh prenait à la lettre les affir- 
mations de son biographe. 

M. Laborde cite encore, comme une idée« éton- 
nante pour l'époque », ce passage de Fontenelle : 
« Tous les animaux qui paraissent venîroude pour- 
riture ou de poussière humide et échauffée ne vien- 
nent que de semences que Ton n'avait pas aper- 
çues... Jamais il ne s'engendra de vers sur la 
viande o^ les mouches n'ont pu laisser de leurs 
œufs. II en va de même de tous les autres animaux 
que l'on croit qui naissent hors de la. voie de géné- 
ration, etc. )) 



SUR FONTENELLE 3l5 



En quoi est-ce « étonnant pour Tépoque » ? Ce 
n'est que la conclusion d'expériences faîtes alors 
un peu partout, notamment en Angleterre, sur la 
génération spontanée. Monconnys en parle dans 
son Voyage en Angleterre avec une grande pré- 
cision (i). Le petit paragraphe de Fontenelle, loin 
d'être « étonnant pour l'époque », n'est, au con- 
traire, que l'écho d'une des grandes préoccupations 
de l'époque. 

Ce qu'il faut admirer dans Fontenelle, c'est son 
sens criticjue. Entre toutes les idées dont il prend 
connaissance, il ne retient,pour lesdévelopper,que 
celles qui ont une valeur. Sans doute, son éclec- 
tisme lui a fait souvent donner une place égale à 
deux idées contradictoires; mais c'est qu'il les 
jugeait provisoirement de même force Quand il 
découvre New^ton, il n'abandonne pas Descartes, 
en quoi il est plus prudent que Voltaire. Cependant 
une certaine ardeur, même dans la critique, est 
plus séduisante que le froid sourire de Fontenelle. 
Cet homme fut vraiment trop raisonnable. 

(i) Voir Revue des Idées, tome I, p. 719; et, plus haut, p. 210. 



L'ALMANAÇH DES MUSES PENDAiNT LA 
RÉVOLUTION 



« Une vue de lalillérature, isolée de Thistoire des 
nations, dit Chateaubriand, au début de son Essai 
sur la littérature anglaise, créerait un prodigieux 
mensonge; en entendant des poètes successifs chan- 
ter imperturbablement leurs amours et leurs mou- 
tons, on se figurerait l'existence non interrompue 
de l'âge d'or sur la terre... Il y a toujours chez une 
nation, au moment des catastrophes et des plus 
grands événements, un prêtre qui prie, un poète 
qui chante. » 

Sans doute; mais ce prêtre et ce poète, par leur 
sérénité ou leur indifférence, sont la preuve que, 
même au moment des plus tumultueuses catastro- 
phes politiques, il y a encore des retraites, en un 
pays anciennement civilisé, où Ton peut vivre en 
paix, prier, rêver, faire des vers — et même badins. 
Il serait puéril et, en effet, mensonger, de prendre 

19. 



3l8 PROMENADES LITTéRAIRES 



pour témoin quelques petits poètes, que la Révo- 
lution ne fut qu'un trouble bénin; mais le petit 
poète est un signe que tout n'est pas perdu. 

En 1793, tout n'était pas perdu, mais presque 
tout. On avait vu mourir à la fin ou au cours de 
Tannée précédente la plupart des recueils littérai- 
res ou scientifiques. L'homme le plus désintéressé 
ne se désintéresse pas -de sa vie; et le meilleur, le 
seul moyen de vivre alors, pour qui n'était pas du 
parti des bourreaux, était de se taire et de se terrer. 
On se demandait donc, vers le temps où l'on tuait 
le roi, si VAlmanach des Muses allait paraître ; 
il parut. 

Ce recueil, fondé par Delalain, en 1764, était lu 
de tous les poètes et de tous les amateurs de poésie. 
Il se reliait au passé par les Annales poétiques où 
le même éditeur avait recueilli en quarante volumes 
des extraits des poètes vieux et modernes, de 
Charles d'Orléans à Voltaire. Avoir une piécette de 
versiculets dans VAlmanach des. Muses était le 
rêve de tous les poètes inconnus. Et en France 
tout le monde fait des vers. Jusqu'à trente ans, le 
Français est poète; au delà, il devient homme d'E- 
tat et aspire à gouverner son pays. Un des désirs 
de Chateaubriand débarquant à Paris fut de faire 



l'almanach des muses pendant la révolution 3 19 

agréer un poème par le sieur Delalain ou Vigée, 
le directeur. C'était difficile. Un avis de Téditeur 
placé en tête du volume de 1791 nous en avertit : 
« Ceux qui voudront faire insérer des pièces de 
poésies, etc. On les prévient que l'éditeur recevant 
une quantité prodigieuse de lettres à ce sujet, il 
lui est impossible d'y répondre; mais on peut être 
sûr que toutes les pièces qui lui parviennent sont 
examinées avec le plus grand soin. » L'éditeur ne 
change pas, sans doute parce que son métier est 
toujours le même; mais les poètes sont encore plus 
toujours les mêmes. Le désir de M. le chevalier de 
C... fut accompli; sous cette signature abrégée, 
VAlmanach des Muses de 1790 publia r Amour de 
la Campagne : 

Que de ces prés rémail plaît à mon cœur I 

Tout, dans ce morceau ingénu, n'est pas si mau- 
vais que le premier vers, et c'est encore la meil- 
leure pagp de tout le volume : 

Rentré dans la nuit des tombeaux, 
mon ombre encor, tranquille et solitaire, 
dans les forêts cherchera le repos . 
Au séjour des grandeurs mon nom mourra sans gloire, 
mais il vivra longtemps sous les toits de roseaux... (i). 

(i) La principale originalité de VAlmanaGh chi Mu8t9, sous le 



320 PROMENADES LITTERAIRES 

« Mon nom mourra sans gloire », c'est-à-dire : 
« je voudrais que mon nom vive dans la gloire, 
mais j'ai trop d'orgueil pour laisser soupçonner 
mon désir aux hommes que je méprise et que pour- 
tant je voudrais dompter, ou séduire. » Le carac- 
tère de Chateaubriand est déjà tout entier dans 
cette piécette qui, venue de toute autre main, 
serait sans grand intérêt. 

L'année 1790 est, comme l'indique un sous-titre, 
le « choix des poésies fugitives de 1789 ». Il faut 
se souvenir de cela pour juger des réactions de 
la politique sur l'esprit des poètes. » Le volume 
débute par une Ode de Ginguené, Avril ij8g : 

Louis ! ô Roi populaire ! 
François ! tombez à ses genoux ! 
il brise Je sceptre arbitraire : 
il ne rèo;ne plus que pour vous.. . 

M . Neckcr y est appelé : 

le Cygne du Lac Genevois ! 

Presque tous les autres poètes ignorent* la politi- 
que ou n'y font que de très vagues allusions. Voici 
des fables, par M. de Fontanes, M. de Florian, 
M. Le Bailly, voici la Petite Chienne, le Merle et 

direction de Vigée, est de ne point faire commencer les vers, selon 
Tusage ancien, par une capitale. 



l'alMANACH des muses pendant la révolution 321 

CHirondelley un « fabliau », par M. Imbert, des 
chansons; la roniance fait son début sentimental, 
sous le patronage de l'idylle à la Gessner et à la 
Berquin. Tout est mièvre. Pons de Verdun, futur 
buveur de sang, insère un morceau appelé les Ré- 
ponses galantes. C'est d'une bêtise inimaginable. 
Un M. Carn**, qui n'est autre que Lazare Carnot, 
expose la Revue des amours^ la revue « que Vénus 
fit de ses enfants » : 

— Je suis, dit l'un, V Amour fidèle. 

— Moi, je suis V Amour papillon. 

— Moi, j'aime à dompter la cruelle, 

— Moi, j'aime un facile tendron. 

Le malheureux, auquel on en donnerait douze, 
avait trente-huit ans ! « Il cultiva la poésie dans sa 
jeunesse, dit un dictionnaire, et on trouve quel- 
ques-unes de ses productions ddLnsrAlmanach des 
Muses. » Robespierre ne faisait plus de vers en 
1790, mais il était sans doute encore membre de 
l'Académie « littéraire et bachique », les Rosati, et 
peut-être daigna-t-il lire le Remerciement à Mes" 
sieurs de la Société des Rosatis d'Arras, sur la 
réception de fauteur y par M. Damas : 

Quoi 1 dans un diplôme enchanteur, 
du Dieu des vers di^es apôtres... 



5^2 PROMBNADBS L1TTÉRA1AS8 

Je ne sais s'il faut voir dans la « fable allég-ori- 
qoc » le Plaisir^ F Espérance et la Pudeur^ l'un 
des premiers essais de Grainville. Elle est médiocre 
et ne présageait point le Dernier Homme ^ ce poème 
inconnu (en prose) qui est une œuvre encore 
émouvante. II est plus certain que M« Désaugiers 
fils est le célèbre chansonnier et qu'il débuta en 
cet Almanachj Tan 1790, par une Imitation de la 
deuxième Elégie de Tibulle, Ce petit travail est 
fort honorable. 

Le Triomphe de nos paysages, de Lebrun, si 
drôlement appelé Lebrun-Pindare, était connu. 
UAlmanach le réimprime comme extrait d'un 
recueil que Tauteur allait faire paraître. Le recueil 
ne parut qu'en 181 1. Lebrun, qui signait encore 
(( secrétaire des commandements Aefeu M. le prince 
de Conti, Grand-Prieur de France », se garda bien, 
pendant la période révolutionnaire, de rien publier 
qui ne fût révolutionnaire. C'était un habile homme 
et un homme d'esprit. Il y a vingt ans, on faisait 
encore apprendre par cœur, dans les lycées, le 
Triomphe de nos paysages : 

La colline qui vers Je pôle ( La colline de 

borne nos fertiles marais ( Montmartre 
occupe les enfants d'Eole i est couverte de 

à broyer les dons de Gérés ; ( moulins à vent i 



L*ALMANAGH DES MUSES PENDANT LA RÉVOLUTION 828 

Vanves, qu*habite Galathée, ( Vanves, où ii y a des 

( prés, des bois, 

fait du kk d'io, d'Amalthé«, / faît,avecdulaiid« va- 
épAÎssîr tes flots écumeux ; < che et de chèvre, 

( du fromage ; 

et Sèvres, d'une pure argile f et Sèvres, 
compose Talbâtre fragile ? des tasses 
où Moka nous verse ses Ceux. ( À café. 

Ea ce temps-là André Chénier écrivait la Jeune 
Tarentine qui ne devait paraître que bien longtemps 
après, le i^"^ germinal an XI, dans le Mercure de 
France. Son frère est représenté dans /*4/ma/iaeA 
de 1790 par une Epître au Roi et un Dithyrambe à 
r Assemblée nationale^ qui dut faire un certain effet 
par son tour oratoire. Une bonne partie des colla- 
borateurs avait de la réputation; ce «ont, outre 
ceux que j'ai déjà dits^ La Harpe, Mallet (de Ge- 
nève), Vigée, Ximénez, Dupaty, M""^ Dufrénoy, 
Collîji d'Harleville, Bignaa, Barthe, et un sieur 
Déranger, fort goûté des beaux esprits. 



Al'aïuiée 1 791 et aux suivantes l'éditeur a retraa- 
ché quelques pages, sans doute pour diminuer ses 
frais, car si on faisait encore beaucoup de vers, on 



324 PROMENADES LITTÉRAIRES 

en lisait moins assurément ; mais pour donner un 
nouvel attrait à son recueil, il y a ajouté une revue 
critique des ouvrages de poésie et de théâtre pour 
l'année précédente. Cela serait utile si la littérature 
de cette époque avait le moindre intérêt. 

Le couplet politique qui ouvre le volume est de 
Gollin d'Harleville. Il apour titre les Muses délais- 
sées et s'explique d'abord dans la langue des dieux 
sur le retranchement d'une feuille de trente-six 
pages : 

Fidèles à remplir leur vœu, 

les neufs sœurs, hélas ! sont confuses 

d'avoir à vous oflFrir si peu . 

Mais, et c'est le dernier mot de l'auteur : 

Si quatre-vingt-neuf fut stérile 
en bagatelles, en chansons, 
contemplez d'autres moissons : 
fut-il année aussi fertile ? 

Et le défilé reprend, des fables et des improm- 
ptus, des petits contes et des épîtres. Fanny, 
« qui ne fait point ses vers », se choisit, si c'est 
vrai, cette année-là, un collaborateur qui n'est point 
trop bête. Mais je, crois que Lebrun a menti ; le 
morceau intitulé Vers à Pamitié est bien d'une 
femme, et M™^ de Beauharnais avait le droit de le 



l'.vlmanach des muses pendant la révolution 826 

signer. HofFttian, qui devait faire tant de célèbres 
et mauvaises pièces de théâtre et si mal, comme 
critique, accueillir les romantiques, rédige des 
Stances sur la mort ; il la considère en épicurien 
et termine ainsi : 

Que chaque jour de ma vie, 
heureux jusqu'à son déclin, 
soit une rose cueillie 
Qui s*effeuille dans ma main. 

Comme il suffit de vouloir être heureux pour 
Tètre, HofFman réalisa parfaitement son dessein. 
La Révolution ne semble Tavoir troublé à aucun 
moment. • 

Ce volume est des plus médiocres ; la qualité 
baisse et serait nulle (je me mets au point de vue 
de l'an 1791) sans quelques morceaux aimables 
d'Andrieux ou de Ginguené. Les futurs terroristes 
(et ce n'est pas la dernière année) sont de plus en 
plus badins. Pons de Verdun met en vers un Mot 
attribué à Henry IV. M. Garn**, « capitaine au 
corps royal du génie, de l'Académie de Dijon w, 
produit une chose appelée le Temps passé, « dia- 
logue burlesque entre M™^ Fagotin et M. Barbi- 
chon. » Air : « Nous sommes précepteurs d'amour. » 



\ 



326 PAOMBNADES LITTÉRAIHES 



L'année suivante, 1792 {Poésies fugitives de 

ijgi)M. Carn**se qualifie de Député à l'Assemblée 

nationale législative. Ce changement de condition 

n'a ni augmenté son talent ni modifié sa manière. 

Comme en 1790, il célèbre l'amour, sur ce thème, 

le Fils de Vénus, et sur cet air : « L'amour est un 

enfant trompeur."» 

Qui définira cet enfant 

aussi vieux que le monde, 

marmot dont l'empire comprend 

les cieux, la tc^^e et Tondô ; 

qui les yeux couverts d'un bandeau 

lit dans nos cœurs, tient le flambeau 

qtli Consume et féconde ? 

Le morceau caractéristique de l'époque, c'est 
peut-être le couplet, Auœ tourterelles, d'un sieur 
Gaborit de Clisson. Et cela n'est pas très loin d'une 
autre poésie, notre contemporaine, également sen- 
sible et puérile : 

Que murffiureîB-vous, tourterelles ? 
Que roucoulez-rous de si doux? 
Gomme voUs étendez vos tressaillantes ailes ! 
Dans vos baisers, secousses mutuelles, 
tendres oiseaux^ qu'exhalez-vous? 
Que dites-vous à votre Laure ? . 
Que lui soupirez-vous d'une touchante voix ? 



l'almanagh des muses pendant la révolution 827 



La stérilité de l'invention est telle que M. de Saint- 
Ange refait Philémon et Baucis. C'est imité d'O^ 
vide, le titre le dit; mais encore plus de La Four 
taine, le titre ne le dit pas. Ce Saint-Ange méri- 
terait (et son nom convient) d'être le patron des 
plagiaires. Quand il trouvait un bon vers dans un 
poète oublié, il le prenait, H en a volé plus de 
quinze cents au seul Thomas Corneille. H fut de 
l'Académie. 



La Table de Tannée 1793 commence ainsi: 
a Le Citoyen Andrieax... » Au renvoi, on lit: 
(( On ne s'est point servi de cette dénomination 
dans le cours du volume, parce que l'imprei^sion 
en était commencée avant que cet usage fût géné- 
ralement établi. » Le volume paraît en pleine Ter- 
reur; jamais poésies ne furent songées pendant des 
jours plus sombres. Il n'y paraît guère. 

Le morceau de début est V Hymne des Marseil- 
lois, par M. Rougez, officier du Génie. A la suite, 
sans signature, le Couplet des Enfants, « ajouté à 
la pièce précédente dans la fête civique du i4 octo- 
bre ». Puis une épigramme ridicule et aussitôt 
après le Danseur de corde et. le balancier, par 



328 PROMENADES UTTÉl\AIKtS 



M. de FIorian(à la Table, le C. Florian). Voici un 
fragment de M. de Fontanes, d'une noble bana- 
lité : 

Tout passe, et tout s'éteint : les siècles écoulés 
dans un gouffre éternel vont se perdre sans cesse 
sur les siècles accumulés. 

Le G. Charlemagne, poète sans talent, mais non 

sans esprit ni sans bravoure, raille la Nouuelle 

Manie, celle de remplacer les noms traditionnels 

par des surnoms latins : 

Pour mieux encore être à la mode 
prenons pour patron saint Brutus . 

11 ose railler Robespierre, qui dédaigna ou ou- 
blia de se venger. Puisque la mode est de changer 
de nom, prenons-en de modernes et de célèbres : 

Chénier s'appellera Voltaire ; 
Fauchet, Tévêque Massillon ; 
d'Eglantine sera Molière ; 
et Robespierre, Cicéron. 

L'amour ne chôme pas. Voici VEducation de 

r Amour ^ voici r Absence y par M. de Choisy {à la 

Table, le C. Choisy) : 

ma Glycère î ô toi dont le sourire 
versait plus qu'un beau jour le calme dans mon cœur ! 

Cet inconnu en valait bien d'autres, qui ont fait 



l'almanach des muses pendant la révolution 829 

du bruit. De Moustier, Fauteur des Lettres à Emi' 
lie y écrit <r Au Rédacteur des Petites Affiches . De- 
mande particulière » : 

Je voudrais trouver un réduit 
fait pour l'amour et pour Tétude... 
petit cabinet pour Thalie, 
petit boudoir pour Emilie. .. 



petite alcôve où la lumière 
ne s'introduise qu*à moitié^ 
de peur d'élt^louir le mystère . . . 

Daignez, monsieur le rédacteur, 
insérer soudain ma demande (i). 

Peut-on être plus innocent, plus calme, moins 
troublé par la politique? Cependant, M. de La Cha- 
beausière, non moins serein, adresse une badine 
épître Au Vaudeville, sur Tair : « Du petit mot 
pour rire. » 

Au nom de Tordre et de la paix, 
ramène Taimable Français 
au petit mot pour rire . 

(1) Un nommé Glavel d'Haurimonts s'est amusé à refaire ces vers 
faciles de De Moustier : 

Chambre à coacher pour moi, pour mon amie , 
Toilette auprès, cabinet à côté, 
Pour le berceau d'une jeune Emilie ; 
Plus loin un lit pour l'hospitalité. 
Point de remise et pour toute écurie, 
L'humble réduit.., 



330 PIIOMENAPES LITTÉRAmBS 



M. Vigée s'adresse à Délie, avec son ordinaire 
fatuité : 

Tu permets donc enfin l'amour, 
et dans tes regards qu'il inspire, 
quUl anime, éteint tour à tour, 
c'est mon bonheur que je 'puis lire I 

Je ne sais si Dorat-Cubière s'intitulait déjà le 
(( Poète de la Révolution » et songeait à chanter 
V Eloge de Marat; il conseille à M™^ de Jaucourt 
de prendre le nom de Psyché. Cette dame faisait 
des vers. Ce nom, 

II est plus tendre, est aussi court 

que celui de Sophie. 
Soyez donc Psyché de JauçQurt, 

vous serez accomplie. 

Sophie, dix pages plus loin, déclare que Cublè- 
res est un nouvel Apollon. 

Continuant ses études sérieuses, Désaugiers fils 
traduit un fragment d'Ovide, Dryope. 

La Rose nous peint la beauté, 
mais le talent est Timmortelle, 

nous assure Hofïman, en une fable appelée de ces 
deux fleurs; et Ducis, qui atteignait la soixantaine, 
raconte bénévolement qu'un matin, ayant pris une 
tasse de café, il se sentit tout guilleret : 



l'alMANACH des muses pendant l^A RÉVOLUTION 33 ï 

Mais, je soupire, 6 nectar adorable, 

de ton pouvoir est-ce un effet nouveau ? 

L'ambre gris avait alors pareille réputation. Mais 
quelle drôle de poésie ! Moins ridicule peut'^être 
que cette autre qui< cherchait la naïveté du vieux 
français, supprimait les articles, ainsi que font les 
nègres. Le poète, c'est le sieur Charlemagne, 
s'adresse au soleil : 

Mais si, prés de douce bergère, 
beau pastoureau pari» d'arnoup, 
dérobe un instant ta lumière ^ 
il leur suffit d'un demi-jour. 

Quelques écrivains débutèrent, en cette lourde 
année gS, ds^ns rAlmanach de^ Mu^e^t Pefaucon* 
prêt (le citoyen Fauconpret), qui s'est rendu célè- 
bre par ses médiocres traductions, et Can^penon, 
poète honorable, que son Enfant Prodigue mit à 
la mode, en 

/ Mil buîtcçqt 0A7P, ^nné0 où des peuples sans uombr^... 

En somme, sans la Marseilloîseei quelques allu- 
sions badines à une jolie émigrée, 

Partout où plaira la beauté 
vous serez dénoncée... 

à une nonnp décloîtréç, sauf quelque nouveauté 



332 PROMENADES LITTÉRAIRES 

dans le jargon, Temploi inusité des mots égalité, 
liberté, — on se croirait toujours en 1788. La Révo- 
lution ne semble pas avoir suscité d'émotions chez 
des hommes capables de les transposer en poésie. 
Il y avait André Chénier... 



Les « Poésies fugitives de 1798 », année 1794 
de F Almanach^ ne difiFèrent des précédentes ni par 
le ton ni par le talent. Le couplet politique est 
chanté par le C. Ximenez, hier encore le mar- 
quis de Ximénez, qui se faisait appeler « le doyen 
des poètes sans-culottes ». Il avait alors près de 
soixante-dix ans et devait vivre jusqu'en 181 7, lourd 
d'un siècle et léger de génie. C'était un pauvre 
homme lâche et versatile, prêt à tout pour quel- 
ques applaudissements . Après le salut du citoyen 
à VEre républicaine^ et quelques gaudrioles, Ducis 
s'avance, modeste et doux, chante le Saule de 
P Amant. Le saule était déjà fort à la mode. II 
figure en plus d'une image sentimentale de ce temps 
très souvent associé à des idées funèbres; sans 
doute à cause de l'expression saule pleureur ^ on en 
plantait sur les tombes, qui avaient cette forme 



LALMANACU DES MUSES PENDANT LA REVOLUTION 



•333 



fâcheuse. Musset s'en souviendra. Chez Ducis, le 
saule éveille des images d'amour et de mélancolie : 

Humble saule, ami du mystère^ 
que je me plais sous tes rameaux ! 
Je chéris, amant solitaire^ 
comme toi le bord des ruisseaux. . . 

Ta feuille est mobile et tremblante, 
tu me peins Tamour qui frémit ; 
elle est douce, elle est languissante : 
tu me peins Tamour qui gémit. 

A tes pieds dormait ma bergère, 
quand elle eut mon premier soupir : 
oh 1 c'est là que je vis Glycère, 
ah! c'est là que je veux mourir ! 

Gela est un bon spécimen de la poésie en 1793. 
Mais Ducis avait décidément, cette année-là, une 
passion pour le saule, car, à la page igS, il nous 
donne le Saule du Sage^ en faisant remarquer 
que : 

Il est un saule pour le sage, 
il est un saule pour l'amant. 
Le premier convient à mon âge ; 
mais, hélas! que l'autre est charmant. 

On ne trouverait pas deux autres pièces à citer 
dans tout le volume , sinon parmi les morceaux 
patriotiques. Le petit filet d'eau qui coulait encore 
Tannée précédente est bien tari. Encore n'est-il pas 



334 PROMENADES UTT£I\ÀIRE$ 



sûr que ces deux Saules de Duçisi aient été écrits 
en Ï793. Le volume contient cinq ou aix Fables de 
Florian qui avaient été imprimées en 1792. Quant 
aux hymnes politiques, ils abondent, le genre ne 
demandant qu'une certaine facilité oratoire. Ces 
vers, qui ne semblent avoir été insérés que comme 
paratonnerres dans rAlmanach des il/a^^jf, parais- 
saient en même temps dans les journaux ou les 
autres recueils. Ainsi les deux hymnes de Chénier, 
Tun « chanté dans la ci-devant église métropoli- 
taine, à la fête de la Raison », Tautre sur la Re- 
prise de Touloriy la chanson de Cadet-Gassicourt, 
la Montagne^ des a Stances irrégulières pour l'inau- 
guration de Marat et Lepelletier », et d'autres mor- 
ceaux encore moins curieux se retrouvent dans le 
Chansonnier de la Montagne, de l'an II, paru, 
comme VAlmanach des Muses, au printemps de 
1794. 



On comprend donc queDelalain se soit découragé, 
abandonnant un recueil qu'il avait fondé et mené à 
bien pendant près de trente ans. VAlmanach de 
1 795 porte un autre nom d'éditeur. Il paraît chez 
Louis, libraire, rue Séverin, n° 29. Ce volume, si 



i^'almanagu dks muses pendant la révolution 335 

■ 

Ton en croit une note du nouvel éditeur, fut publié 
au comttiencement de l*an III, fin de septembre 
1794. II contient donc les poésies fugitives de cette 
même année de lygijjusqu'aûx environs du î^'' ther- 
midor (date extrême des envois, précise Louis) (1). 
Cest donc, rigoureusement, TAlmanach des Muses 
dé la Terreur, le miroir des poètes sous le règne de 
Robespierre. 

Les temps étaient durs. Il faut s^en donner la 
vision d'a{)rès les journaux, huit petites pages in-8, 
iiftprimées comme à regret sur un papier rebelle. 
La rubrique « Tribunal Révolutionnaire » tient une 
page, quelquefois plus. C'est une liste de noms avec, 
à la fin, (( ont été condamnés à la peine de mort ». 
Courrier républicain , quintidi 5 prairial an II : 
« Tribunal Révolutionnaire. Du 4- — Gostard, 
âgée de 27 ans, travaillant au Journal des Spec- 
tacles..,^ Canolle fils, 18 ans, soldat..., Fotin, 44 
ans, ci-devant marchand-mercier..., Barrême, 35 
ans, ex-noble... Serry^ 62 ans, garde-malade^ veuve 
deDupré, huissier..., Lanoue, 87 ans, compagnon 
peintre... etc. » Il y en a 17 ce jour-là de toutes 
professions, péchés comme au hasard, pour terro- 

(1) Pourtant une pièce de François de Neufchâteau est datée du 
ao thermidor; ^ 



336 PROMENADES LlTTERAiaES 

riser le milieu d'où on les tirait, sous le prétexte 
d'avoir provoqué « ravilissernent et la dissolution 
de l'Assemblée nationale ». Le 8 prairial, il y en a 
27 {Journal de la Cônuentionj n° 6i3); le «2 mes- 
sidor, il y en a 60 {Courrier Républicain^ n° 262) ; 
le 6 thermidor, il y a en 55 {Courrier ^ n*" 256) ; le 
7, il y en a 36 {Journal de la Convention^ n® 670). 
Le poète lit ces journaux ou d'autres qui donnent 
les mêmes nouvelles. En sera-t-il ému? A peine. 
Nous lisons la liste des victimes d'une catastrophe, 
tous les noms nous sont inconnus, le désarroi est 
bref. La mort de quelques hommes de plus ou de 
moins ne change ni la couleur des fleurs ni celle 
des yeux. Quoi, parce qu'on a tranché une soixan- 
taine de têtes, le sieur Benoît La Mothe, poète lyri- 
que, doit-il trouver sa maîtresse moins jolie ? 
Rassure-toi, trop sensible Mimi... 

Mais en lisant plus avant ce morceau adresse 
A ma plus tendre amie, je m'aperçois que cette 
Mimi est une petite chienne : 

Ma mimi^ le trésor, le charme de ma vie ! 
Au début, vous croyez^ cher lecleur, 
Qu'i<;i je veux parler d'une jeune maîtresse : 
Non, je parle d'un être un peu moins séducteur, 
Qui surpasse vraiment une femme en tendresse 
Et surtout en Rdélité... 



l'almanagh des muses pendant la révolution 337 

Il suffisait de cela pour distraire des événements 

ce poète de Tan 1794- Le G. Notaris nous dit les 

charmes du Crépuscule du soir vu des bords de 

la mer^ et pas trop mal : 

L'aimable demi-jour, avant-coureur de l'ombre, 
Sur la pourpre des monts verse une teinte sombre... 

et voici du bon Delille : 

... Cette écume argentée 
Dont le retour des flots l'un par l'autre pressés, 
Lave les sables d'or qui les ont repoussés. 

Encore plus idyllique, le G. Latour-Lamontagne 

aime à contempler le Lever du soleil : 

Viens, ma chère Zulmé, dans ces belles campagnes, 
Ecouter des oiseaux les amoureux accens. 
Du soleil les rayons naîssans 
Dorent déjà la cime des montagnes... 

Mais Zulmé est bien compromise parla confes- 
sion qu'elle a faite à Ginguené ; peut-être n'aimait- 
elle pas tant que cela à voir lever Taurore. Et Ta- 
mour alterne, en cette année qui nous effare, avec 
le patriotisme et la gauloiserie. Les poètes chan- 
tent Sophie et Tarmée de Sambre-et-Meuse, l'Etre 
Suprême et la G. Saint-Aubin. Demoustier, d'un 
génie décidément sobre, refait en quatrains sa 
Demande insérée dans les petites Affiches : 
Je voudrais bien avoir une chaumière 



338 PROMlîNADKS LITTERAIRES 

Dont un verger coufo&nât le oontour ; 
Pour y passer la saisoa printaDière 
Avec ma mie, et ma muse, et l'amour . 
Point de fossés, point de miirs : pour el6ture 
L'iiumble sureau, l'aulne et le coudrier; 
Que la bergère y détache la mûre 
Ou de noisette emplisse son panier (i). 

La G. Pipelet (car il y cul une poétesse ainsi 
nommée), continuant la tradition de Berquin, imite 
en une idylle, le Bon fils, de Gessner; cependant 
que le C. Parny, fatigué de l'éfoliquè, s'tssaie à 
chatiter le Vaisseau le Vendeur, tnorceau qui fait 
assez mauvaise figure à côté du Chant dm Dépari. 
Le C. Chénier ne manquait pets d'un certain talent 
ferme et sévère. Cette ode est bien supérieure à la 
Marseilloise. Chénier dit sèchement ce qu'il veut 
dire, mais il le dit. Le « citoyen Rongez » n'avait 
que des intentions. 

Et reprennent les chansons, les stances et les 
romances. En voici adresséeS/à Dorothée ; en voici 

( I ) Et Clavel d'Haurimonts continue de lui emprunter ses douces 
petites idées, avec de moins en moins de vergogne : 
Je veux avoir un jour une chaumière, 
Dont un verger ombrage le contour. 
Pour y passer la saison printanière, 
Avec ma muse, et ma mie et l'amour. 

l'oint de fossés ; point de murs de clôture 
Aulnes, sureaux, aubépme, églantier ; 
Que la bergère y détache la mûre, 
Ou, de noisette emplisse son panier. 



l'aLMANACH DBS MUSES PENDANT LA |lÉVOLUTION SSq 

pour Isabelle. Ducis plante un nouveau saule, le 
Saule du malheureux. D'où viennent tous ces sau- 
les? Il nous le dit, et j'aurais dû y penser, Ses vers 
se chantent sur Tair de la /îomanc^ du Saule^ dans 
la tragédie à'Hamlet. Le jeune poète de Tannée 
1794 qui semble avoir le plus de talent et d*avenir 
est le G. Notaris. Il est demeuré rigoureusement 
inconnu. 



UAlmanach de 1796, donnant les poésies fugi- 
tives depuis thermidor an II à thermidor an III, 
apparaît souriant, avec un air de délivrance. Il 
s'ouvre parla description du temple de la Clémence, 
par CoUin d'Harleville, d'après Stace. A la page 
181, on voit pour la première fois une signature 
sans laquelle il n'y aura plus jamais aucune antho- 
logie de notre poésie française ; elle est au-dessous 
des meilleurs — des seuls — vers français écrits 
depuis la Fontaine. UAlmanach des Muses àe 1796 
publie la Jeune captive, par André Chénier. Au 
nom du poète, il y a un renvoi, et cette note : 
(( Massacré le 7 thermidor avec le malheureux Rou-»- 
cher et vingt autres prisonniers de Saint-Lazare, 
convaincus, comme eux, d'être auteurs ou com- 



34o PROMENADES LITTERAIRES 

plices de la conspiration des prisons. — André 
Chénier n'avait que trente ans. Il avait beaucoup 
étudié, beaucoup écrit, et publié fort peu* La poé- 
sie, la philosophie et l'érudition antique font en 
lui une pert^e irréparable. » 

La Jeune captive avait déjà été imprimée, moins 
de six mois après la mort du poète, dans la , Z)e- 
cade du 3 janvier lygB. En même temps que cette 
fleur coupée, VAlmanach s'orne des roses en pa- 
pier, joliment ouvragées, du C. Delille, qui fait sa 
rentrée à l'assemblée du Parnasse. Il donne la 
traduction d'une épître de Pope et un fragment de 
V Imagination. Enfin, voici les débuts d'un poète 
qui devait être mêlé à toutes les intrigues contre 
les romantiques et rédiger ce vers qui mérite Tim- 
mortalité : 

Avec impunité les Hugo font des vers. 

En 1795, il traduisait modestement la Jérusalem 
délivrée. Son nom? Baour-Lormian. Sa médio- 
crité i^empêche pas qu'il n'ait eu, par sa traduction 
d'Osian (1801), une très grande influence sur la 
poésie française et sur Téclosion même du roman- 
tisme» 

Cet examen pourrait se prolonger; mais il lui 



l'aLMANAGH DBS MUSES PENDANT LA REVOLUTION 34 1 

faudrait un autre prétexte. Sans doute, la période 
révolutionnaire n'est pas achevée ; Bonaparte n'a 
point encore paru ; cependant, une paix et une sécu- 
rité relatives régnent à Tintérieur. Nous sommes 
sous le Directoire; avec la liberté des mœurs, enfin 
reconquise, la vie reprend son cours normal; la poé- 
sie est possible. Si elle ne fleurit pas, c'est désor- 
mais sans excuse. Il en allait autrement durant les 
années de fièvre et de sang que nous avons par- 
courues : les poètes de ce temps eurent quelque 
mérite même à dire des bêtises. Il faut surtout 
admirer la persévérance et le courage de Vigée, qui 
dirigea VAlmanach des Muses depuis 1789 jus- 
qu'en 1820 et le fit paraître régulièrement au milieu 
des circonstances les plus fâcheuses. 

Il y aurait eu un autre moyen de connaître l'état 
de la poésie pendant la Révolution : Texamen des 
volumes de versi II serait mauvais, et d'ailleurs ce 
travail a été fait dans les diverses histoires litté- 
raires qui traitent de cette période. On pourrait en 
donner un résumé d'après V Almanach des Muses 
lui-même, Vigée ayant eu l'heureuse idée d'annexer 
à sa publication une liste des livres nouveaux, poé- 
sie et théâtre; mais à quoi bon copier un catalo- 
gue? Les ouvrages parus à cette époque et dont on 



7 



34) PROMKNAPBS UTTSHAHiRS 

ait conservé quelque souvenir sont fort rares. Que 
citer? Le Maly poème philosophique (1790), de Sal- 
chli, où on lit ce vers, qui n'est qu'une promesse 
illusoire : 

J'entreprends de chanter le inal et seç bienfaits ; 

Poésies diverse»^ de M, de Bonnard (1791)9 re- 
cueil réiniprimé de nos jours ; mais Bonnard était 
mort depuis 1793, Voici les Fable» du doux Flo- 
rian; mais elles était écrites depuis longtemps ; en 
1795, les Odes républicaines^ de Lebrun, et un 
Recueil de morceaux détachés^ par M°*® la baronne 
de Staël de Holstein, qui contient, dit Vigée» « u«a 
Epîtreau malheur^ en vers, suivie de quatre opus- 
cules en prose, genre d'écrirç où Tauteqr paf»'^ 
plus exercé » ; en 1796, la Jérumlem délivrée de 
Baour-Lormian, où Vigée trouve is de l'élégance 
et de la pureté, mais plus souvent encore d^ 1^ 
monotonie, de la faiblesse, peu de verve et de colo* 
ris » ; les Fables de Mancini-Nivernois (le duc it 
Nivernois) ; encore des Fables^ par Mérard Saint- 
Just ; les Œuvres de Saint-Lambert, contenant ses 
poésies diverses. 
Mieux que les livres, rAlmanaoh des A/uses est 



1 



l'almanach des muses pendant la révolution 343 



un bon miroir de la poésie de cette époque. Elle est 
précieuse, cette petite collection, bosquet chétif, 
mais vert, de palmiers dans les sables. 



TABLE DES MATIÈRES 



PREMIÈRE PARTIE 

UN CARNET DE NOTES SUR VILLIERS DE l'iSLE'ADAM. 5 

« LA DERNIÈRE MODE » DE STEPHANE MALLARMÉ. . 33 

M. DE HEREDIA ET LES POÈTES PARNASSIENS 49 

LA PROSE DE MADABÎE DE NOAILLES 6l 

LE COMTE DE GOBINEAU 73 

BAUDELAIRE ET LE SONGE d'aTHALIE 85 

STENDHAL, RACINE ET SHAKESPEARE qS 

les maitres de balzac i oq 

madame récamier 121 

les amours de chopin et de george s and i29 

la poésie de la nature l49 

la beauté de la mer 1 61 

l'architecture 167 

l'adoucissement DES MŒURS I77 



i 






346 PROMENADES LITTERAiaES 



DEUXIÈME PARTIE 

LA VIE DES ANIMAUX DANS LES FABLES DE LA FONTAINE. l83 

CONTES DE LA VIEILLE FRANCE 287 

ESTIENNE TABOUROT, SEIGNEUR DES ACCORD^ 249 

CLAUDE D*ESTERNOD 269 

LES GRANDS SUCCES DU THEATRE AU XVIl' SIECLE. ... 275 

UNE LACUNE DANS « l' AVARE » DE MOLIERE 287 

LES PARCHEMINS DU FEMINISME 3oi 

SUR FONTENELLE 807 

l'alMANACP DES MUSES PJNDANT LA HKVOLUTiqN . . . , 8x7 



1 



1 




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