LES GRANDS ARTISTES
^.
V
PRUD'HON
•s
Par Etienne BRICON
3 9007 0255 4817 3
V**^ /f/z
LES GRANDS ARTISTES
PRUD HON
LES GRANDS ARTISTES
COI,I.ECTION d'enseignement ET DE VULGARISATION
Placée sons le haut -patronage de V Administration des Beaux- Arts.
Voliiiiies parus :
ArcLitectes des Cathédrales gothiques (Les)
par Henki biEiN.
Bellini (Les), par Emile Cammalktï
Benvenuto Cellini, par He.nri Focillo^
Botticelli, par René Schneider.
Boucher, par Gustave Kah.s.
Bramante et l'architecture italienne au
XVI' siècle, par Marcel Klvmond.
Bruneileschi et 1 architecture italienne au
XV"^ siècle, par Marcel Rev.moxd.
Callot (Jacques), par Ed. Bruwaeri.
Canaletto (Les deux), par Octave Uzaxne.
Carpaccio. par G. et L. Rosenthal.
Carpeaux. par Léo.n Riotor
Carraches (Les), par Roger Peyre.
Chardin, par Gaston Schéfer.
Clouet (Les), par Alphonse Germain.
Corot, par Ex. Mcreau-Nélaton.
Daumier, par Henry Marcel.
David, par Charles Saunier.
Delacroix, par .Maurice Tourneu.x.
Délia Robbia (Les), par Jean de Foville.
Diphilos et les modeleurs de terres cuites
grecques, par Ed. Poitier.
Donatelio. par Arsène .Alexandre.
Douris et les peintres de vases grecs, par
Edmond Pottier.
Albert Diirer, par Auguste Marguiliilk.
Fragonard. par Camille Mauclair.
Fromentin par Prosper Dorbec.
Gainsborough, par Gabriel Mourey.
Germain Pilon, par Charles Terrasse.
Jean Goujon, par Paul Vitry
Goya, par Henri Guerlin.
Gros, par Henry Le.monnier.
Frans Hais, par André Fontainas.
Hogarth, par François Benoit.
Holbein. par Pierre-Gauthiez.
Houdon, par Louis Réau.
Hubert Robert et les paysagistes Irançais
du XVUI<' siècle, par Trist.\n Leclère.
Ingres par Jules Mommeja.
Jordaens. par Fierens-Gevaert.
La Tour, par Maurice Tournfux.
Le Nain (Les), par Paul Jamot.
Léonard Limosin et les émailleurs Irançais,
pai H. Lavedan.
Léonard de Vinci, par Gabriel ^éailles.
Claude Lorrain, par Raymond Bouyer.
Luini. par Pierre-Gauthiez.
Lysippe, par Maxi.me Colligncn.
Mantegna, par André Blum.
Meissonier, par Léonce Bénédiie.
Michel-Ange, par Marcel Reymond.
J.-F. Millet, par Henry Marcel.
Murillo. par Paul Lafond.
André Le Nostre. par J. Guiffrey.
Peintres chinois (Les), par Raphaël Pe-
T R U C C 1 .
Peintres de manuscrits (Les) et la miniature.
en France, par Hlnrv Martin.
Percier et Fontaine, par .Maurice Foi ché.
férugin. par Jean .Alazakd.
PinturiccHo, i ar .Arnold I^cfun.
Pisanello et les médailleurs italiens, par Jean
DE loVlLI.E.
Polter, par E.mile Michel.
Poussin, par Paul Desjardins.
Praxitèle, par Georges Perrot.
Primitifs allemands (Les), par Louis Réa".
Primitifs Irançais (Les), par Louis Dimier.
Prud'hon. par Etienne Bricon.
Puget, par Philippe Auquier.
Rapnaëi. par IXgène Muntz.
Rembrandt, par Emile Verhaeren.
Ribera et Zurbaran, par Paul Lafond.
Rossetli et les Préraphaélites anglais, pai
Gabki ti .M ru re^ .
Théodore Rousseau, par P. Dorbec.
Rubens, par Gustave Geffroy, admir.istra-
teur des Gobeîin?.
Ruysdaël, par Georges Riat.
Sodoma (Le), par Henri Hauvette.
Tènisrs, par Roger Peyre.
Tintoret. par G. Soulier.
Van Dyck, par I'ierens-Gevaert.
Van Eyclj (Les), par Henri hy.mans.
Velasquez, par Elie Faupe.
Ver Meer de Deift, par J. Chantavoine
Vigée-Lebrun. par Loi. is; Hautecœur.
Wattsau, par Gaukiel Séaillfs.
3817-9-50. — CoRBEiL. nip. CRKxr:.
LES GRANDS ARTISTES
LEUR VIE — LEUR ŒUVRE
/
Prud'hon
ETIENNE BRICON
11
BIOGRAPHIE CRITIQUE
ILLUSTRÉE DE VINGT-QUATRE R E P K () D U C T I O N S HORS TEXTE
V
PARIS
LIBRAIRrE RENOUARD
HENRI LAURENS, ÉDITEUR
6, RU F, DE TOURNON (vi«)
Tous droits ilc tr:i(luc:tii)ii cl ili; rcprudiiction rOaorvés I)our tous pays.
A LA MÉMOIRE
DU MAITRE SUAVE ET HARMONIEUX
J.-J. HENNER
E. B.
PRUD'HON
LE PAYS NATAL. ENFANCE ET ADOLESCENCE DE PRUD MON.
FRANÇOIS DEVOSGE ET M. DE JOURSaNVAILT. MARL\GE.
rRLDHON A PARLS. LE ROMAN DE LA RIE DU RAC.
Il y a pour les hommes, surtout pour les artistes et les
poètes, qui sont g^ens impressionnables, deux manières
assez opposées de traiter le coin de terre d'où ils sont
partis pour vivre. Les uns. nombreux, s'y attachent, s'en
pénètrent, s'en flattent, souvent avec indiscrélion, et y
trouvent, aux lieures de défaillance, une source de rciiou
veau. Les autres s'en détachent; ils en parlent avec amer
ti me ou du moins l'aflectent ; ils ne song^ent qu'à être
a Heurs ; mai ce sol, dont ils ne veulent ]»as joiiii-. lient
à eux. C'est sans doute qu'ils y ont souli'erl, que là h'S
hommes et les choses leur ont été adverses, et qu'après v
avoir trop laissé d'eux-mêmes, ils de'sespèrent de l'aimer.
Prud'hon, le maître délicieux du sourire, soullVit beau-
G PliUDllON.
coup dans son pays, ol \r seul «It'-sir qu'il sut lui mar(|uor
jamais fut celui do le (|uill('r : où dailleurs ne devait il pas
souflrir? Sa petite ville cependant ne manquait pas d'une
grande splendeur. Bien assise dans l'aimable paysag^e du
Maçonnais au hord d<' la iiiosne capricieuse, Cluny, qui
n'est plus aujourdluii (|iiun étonnant musée de restes, rtait
au milieu du xvni' siècle un des plus beaux endroits du
monde. Ramassée magnifiquement dans ses murs et entre
ses tours, elle était restée une ville du « douzième » avec
la profusion de ses maisons romanes et le majestueux
déploiement de son abbaye. Mais Prudbon la trouvait trop
vieille, sans arbres et presque sans ciel avec ses toits bas
qui s'avançaient pour renrciiiier. et il n'y voyait pas le
lididieur. Cluny n'a point de cliarnie et n'était pas faite
[lour ses yeux : il n'en goûtait ni le caractère ni la somp-
tuosité, n'en sentant que reninii : et. tout ce qu'il aimait
des remparts, c'en était les buit portes, les jours où
l'une d'elles lui servait à en sortir. Il s'en allait alors
dans les bois qui descendaient jusqu'à la Grosne, ou vers
la vallée de la Yalouze. aux peupliers si minces, qui était
pour lui le commencoincnl daulre cliose; mais de cela
même il ne se réjouissait guère.
Il est curieux d'observer qu'à trois petites lieues de là,
quelques années plus tard, un autre grand rêveur d'art
et dbumanité, épris de cette même nature, devait y laisser
librement éclore son ardente jeunesse, et en gardeile besoin
j)arini les déceptions de sa foTtune et de sa gloire. Lamar-
tine a Saint-Point est la contradiction de Prud bon à
PIIUD'HON. 7
Clunv. Il n'est qiio juste d'ajouter qu'au lieu fie l'étroite
chambre prudhonienne, basse et encombrée, il avait un
château avec des horizons pour ses rêves.
C'était au printemps de 1758, le 4 avril, que Piciie
Pru(h)n était né, — lors de son mariage il modifiera la
forme de son nom et s'appellera Pierre-Paul à la Rubens,
— lui dixième et dernier, de Christophe, ouvrier tailleur
de pierres, et de Françoise Piremol, mariés depuis 1733 :
situation de dernier venu qui se remarque assez souvent
chez les grands hommes. On le baptisa le jour de sa nais-
sance,— un épicier fut son parrain, une marchande de
draps fut sa marraine, — dans la g^rande église Saint-
Marcel au beau clocher roman, à cmt pas de sa mai-
son natale. Deux maisons, à vrai dire, revendiquent ce
titre non sans quelque indifTërence : lu ne. j-ue Saint-Mar-
cel, jadis rue des Tisserands, pai-ce qu'elle ])orle une pla-
que, — l'autre, impasse des Prêtres, aujourd'hui rue
Prud'hon, parce qu'elle a la tradition pour »dle. Mais la
plaque, bien que donnée par Eudoxe Marcille, le fidèle
admirateur, ne peut faire autorité, puisque plus lard le
catalogue de l'exposition, faite par ses soins, dit le peiiilre
<( né impasse des Prêtres ». Alors pourquoi celle {da(|ue
égarée et cet honneur mal rendu? Prud bon et Cluny
néiaieni pas faits pour s'entendre.
Dominée par une forêt sonibie, 1 impasse n'élail pas
large. Prud'hon n'y trouva pas moins la meilleure joie
de sa vie, qui lui vint de sa mère, car il eut pour elle une
sympathie passionnée : on ignorerait toul de cette humide.
8 PRUDHON.
si l'or, ne connaissait Tàine tïminine. sentimentale et fra-
gile (le son fils, dont on ne peut douter, par la tendresse qui
les lia, qu'elle ne fut toute proelie de la sienne. Il la perdit
tût, et ce (jue l'enfant chaque jour trouvera de plus triste
encore dans les lonirues petites rues de Cluny, ce sera l'ab-
sence de sa mère. Sa première occupation avait été de
ramasser du bois dans la forêt. Bientôt il servit la messe du
curé de Saint-Marcel, Tabbé Besson: on peut supposer,
avec la faculté qu'ont les enfants de s'attacher à ([uel(|ue
détail isolé des choses, que devant le bénitier de l'église,
fait d'un admirable chapiteau, il fut pris par une tète de
femme, souriante et suave, (ju'on croirait détac!i(''e de
son œuvre, et attirée à elle comme à une sirène, lui qui
devait séprendre à Rome d'une tète de Faune et la revoir
plus tard vivante sur une femme. L'abbé, inte'ressé par
la g^entillesse et l'intelligence de ce petit pauvre, lui
témoigna beaucoup d'affection : c'était un homme de
bien au bon sourire, de qui Prud'hon, revenant d'Italie, fer-a
le portrait, en passant, dans une sorte d'adieu à son
pays natal. Il lui enseigna quelques rudiments de la
science, et, alors que l'enfant grandissait, le confia aux
Bénédictins.
L'abbaye, superbe encore malgré les arrangements <!u
xvni* siècle, était, avec son église grande comme Saint-
Pierre, un des centres intellectuels de l'Elurope. Le petit
Prud'hon n'y vit que des tableaux, et, ce qui le frappa en
eux, ce fut l'idée qu'on pouvait représenter la vie avec de
la couleur. 11 n'existe guère un cas plus caractéristique de
j; ^
PHUDHON. H
vocjilion sponl.iiii'e : c'est bien, dans toute sa simplicité
syiilliéli(}ut'. I" « AnrJiio son plUore » du jeune paysan de
Corregio. C()ii{|uis. oljst'dr. JCiilant irunil des poils de
cheval poui" un jnnccau et avec des lieibes et des fleui's
qu'il écrase il a des couleurs : un uioinc lui disant aloi's
que les laidcaux se prii^ncnl à l'huile, il s'invente une
peinture.
Jl avait perdu son]>ère veis le même teiups que sa luère,
et cette tristesse joinle à cette désolation fut dautaiil
plus duie à son enfance (ju'il se sentait détaché de ses
frères et sœurs, en (|ui il rencontrait « moins d'alfection
et plus d'indifférence (jue dans des étrangers », et il de-
venait un isolé dans la vie : c'est ce qu'il écrira, jeune
lionnne, dans l'amertume du souvenir proche. L"inquié
tude le tient, et elle reviendra souvent à hii ; si déran-
gée que soit toute existence, il en est peu (jui arrivent
à 1 être autant que le fut la sienne, avec ime telle variété
de déchirements et d'égratignures. Nul doute qu'il n'es-
saie de se consoler dans une vision d'art et d'avenir. A
<|uiuze ans, il peint l'enseigne du chapelier Charton, deux
ouxiiers foulant du h'utre dans une cuve enguiidandée
de loses. (ju on voit aujourd luii chez la fille d'Eudoxe
Maicille. Mme Jahaii. où, gi'ossière et maladroite, elle
sert de curit'use jtreniière page à son admirable collection
prudhonienne. 11 jieint aussi les portraits de Piei'iot
le IJavoux et de Golhon liihi. s(!s camarades ; et, avec
eux ou tout seul, il longe, ■mcdaiicolique, la longue rue
qui s «'dargit en de pelilcs places. — <le quoi mcltie aj)rès
12 PKUDHON.
sa mort son buste au-dessus d'une fontaine, — et par où il
r« vient toujours àlabbaye.
Le bon abbé Besson continue à veiller, et voilà qu'il
cbarge un grand vicaire de Màcon d'intéresser 1 évéque
au jeune homme. Mgr Moreau aussitôt le recommande aux
États du Maçonnais, qui décident le 17 mai 1774 de l'en-
voyer à Dijon aux frais de la province. Prud "bon, tout
fier et tout gêné de ses seize ans, arrive dans la capitale de
la Bourgogne et il est placé sous la direction de François
Devosge. Devosge, très bonnèle homme, amoureux d'un
art qu'il comprend mieux (|u il ne le pratique, avait dévoué
à cet art sa fortune et son temps, et fondé une école qui
prospéra, devint officielle et eut son prix de Rome. Sans au-
dace comme sans routine, l'esprit ouvert, le cœur surtout, il
était un maître simple et excellent, qui devait avoir cette
récompense glorieuse d'un portrait peint par Prud'hon et
d'un buste modelé par Rude, — ses deux élèves. On l'aime,
avec sa face sérieusement épanouie sous sa perruque
Louis XYL ses yeux tranquilles et son large nez de bonté.
Devosge fait partie de ce qu'on pourrait appeler la série
des bonnes fortunes de Prud'hon, qui en eut ainsi, tout au
long de sa carrière accidentée, pour contrarier les mau-
vaises ; et longtemps il soutiendra de ses conseils lin-
dolent rêveur, compatissant à ses ennuis, aidant à ses
misères.
On ne pourrait affirmer, d'après le caractère de
Prud'hon, — et étant donné que sa personnalité va mettre
plus de douze an? à surgir, — qu'il travaille avec beau-
BUSTE DE LA BAH t » N > E 11 E .1 O II K S A N V A U I. 1
(Musée (le Beaune.)
PHUDIION. 1^
coiij» de suite, mais on sail pourlaiil (jue les Etals du IMà-
connais, irappés [)ar « les laleiils de ce jeune homme »,
lui accofdèi'ent des gralilications successives. Sa pi(j-
viace est bienfaisante en\ers lui : elle l'élève, le t'orme^
et déjà le prépare pour Paris. 11 laiil admirer la solliciUide
de ces hommes d'aulrefois ; et, en voyant ces jielils-
États du Maçonnais si intéressés à Prud'hon, l'on pense
à ce Conseil général de la Manche qui, avec li' proyrès-
des temps, va bientôt marchander et malmener Millel.
l'out à coup, au connnencemenl tle l'année 1778^
Piud hon est rapp(dé d'ai"geii('(^ à Cluny : il doit s'y marier,
bien (juil n ait pas vingt ans. Ce mariage qu on traiterait
volontiers de la pire de ses infortunes, si l'on ne songeait.
à ses enfants qui seront pour son art une si merveilleuse
ins})iration, avait été rendu nécessaire par un caprice tle
son dernier voyage au pays, par une fantaisie sans pas-
sion (ju'il avait suppost-e sans lendemain, et, selon Ics-
jolis termes fanés du plus ancien de ses biogra|)hes, do
son intime ami Voïart, père de Mnu" Tastu, « il contracta
une union mal assortie pour réparer les toris de l'amour » ;
mais, vague et indt'cis, il avait attemhi le derniei- instant.
11 épousait une fennne d'une condilion supéri(Mir(; à ia
sienne, la lille d'un notaire royal, Jeanne Pennet; et Clé-
ment émet l'hypothèse assez piquante que ce |iut être
dans le désir de s'anoblir un peu qu'il ajouta alois une
apostiophe et une h à son nom. Le mariage a donc lieu
à Saint-Marcel, le 17 février 1778, a\ec Tassislance du-
bon abbé 1>( sson : touh; létudc < .1 là; trois clercs de-
16 PHUD'HON.
notaire soiil témoins. Et le 26 février, c'est la naissance du
;|)rt inier fils. Rien ne laisse croire (}ue Jeanne Pennet fAt
jolie : la beauté de la fenmie de Prud'hon nous eût été
connue; mais il est notoire qu'tdle était insupportable, et
d'ailleurs sans fortune. Acariâtre, exigeante et tracassière,
4^11e le sera pendant trente ans, jusqu'à en être folle, et
son mari, qui souvent se laissa séparer d'elle par les
circonstances, s'efforcera plusieurs fois de l'oublier.
Aussitôt ay»rès son mariage, Prud'bon est pris d'un grand
■découragement : il ne se sent pas encore maître de son art,
et dominé, asservi, étouffé par une famille trop tôt
venue et qui ne lui a point apporté de joie. 11 n'a presque
pas de ((uoi vivie et se délie de lui-même ; mais son âme
émotionnable et moltile a des rebondissements soudains,
-et parfois il lui passe devant les yeux des visions de lu-
mière et de génie. A ce moment encore quelqu'un lui vit iit
■en aide : c'est le baron de Joursanvault, jeune genlil-
liomme de Beaune. collectionneur de chartes et de par-
chemins, qui, pris de sympathie. le protégée de sa fortune
^t de son autorité, et lui commande des dessins, et même
Tin tableau.
Ce tableau, compliqué et indéchiffrable, montre déjà
Prud'hon s'altachant éperdûment à l'allégorie qui sera la
formule de sa pensée : parmi ce renouveau de l'antique qui
va venir, d'avance il prend la poésie pour sa part. D'oii
l'on peut prévoir — tout en tenant compte de l'influence
•de Rousseau qui doit être notée avec quelque insistance
dans l'étude de la personnalité de Prud'hon — qu'il sera
i, I>l^:!(.E^r;^; PREitRAM i, amour a
(Dessin, Muaée de Chantilly
CUcUé Neurdein.
I A BiCII KSSE.
PIlUnilON. 19
un artiste piircmcnl (irii;iiial, et riiiipoilancc qu'il aura
dans l'histoire des idées, bien qu'il ait vécu linrs des écoles
et des systèmes en le laisser-aller de son indéj)endanc«;.
La j)reniière lellie (|u'on connaisse de lui, et ((ui est
adressée à M. deJoursanvault, date du temps de cette pein-
ture (commencement de 177*.)) ; elle est fort sig-nificative
par la sagesse et la compréhension sag-ace du jeune
homme y critiquant son œuvre. D'abord il veut s'échapper
de sa ville et de sa maison : « ... Savez-vous que j'ai aussi
une grâce à vous demander? Toujours des grâces. Je
crains bien de vous fatiguer. Mais non; celle-ci est d'un
genre soutenable : c'est de me laisser sortir de mon mau-
dit pays après que j'aurai exécuté les ouvrages soit
peints, soit gravés, prescrits dans votre lettre. Outre que
j'y perds un temps précieux que je regrette, je m'y ennuie
au delà de tout ce qu'on peut dire . Laissez - moi
aller à Paris, monsie h'. » Puis, prenant son œuvre à parti,
et refusant d'accepté pour elle les louanges de son protec-
teur, il la touche avec une précision qui n'est pas incom-
patible chez un artiste avec l'indécision des habitudes, il l'at-
taque avec la rigueur et la minutie d'un maître impi-
toyable : incohérence de l'architecture, sécheresse des
draperies, disproportion des figures, épaisseur des formes,
platitude de la couleur, et jusqu'au manque d'expression
des mouvements. Que dès cetti^ époque Prud'lion ait
une connaissance délinitixe des lignes, les neuf éludes le
prouvent, qui sont dans la salle Devosge, au musée de
Dijon, dessinées d'après le nu pendant son séjour à
20 PRUD'HON
l'École, avec une science assez sûre pour en être inutilement
audacieuse. Mais, lui-même, il ne se connaît pas encore.
Cependant l'heure n'est pas venue de quitter Ciuny : il
doit continuer à dévorer son impatience. Tourmenté, in-
quiet, il va, vient, dans ces mêmes murs, autour de ces
mêmes maisons, et il travaille peu ou mal. 11 se plaint,
non sans allégorie, que « la Fortune se fait un plaisir de
lui être contraire », et, en effet, il a économisé quelques sous
pour aller passer l'hiver à Dijon loin des siens, quand
justement quelqu'un lui emprunte de l'argent ; il n'ose
pas refuser, — toujours le même, un peu bon, un peu
faible, — et aucun argent ne revient plus. Mais, au vrai,
c'est Paris qui l'attire, ce Paris de maintenant, attisé,
fébrile et voluptueux, plein d'effervescence et de grâce.
Enfin, au mois d'octobre 1780, M. de Joursanvault,
lui ouvrant les portes, lui donne la liberté d'y partir,
ou même il l'y envoie en compagnie d'un autre
peintre, Naigeon, avec une lettre exquise pour le gra-
veur Wille, à qui il recommande ses deux amis, ses « Cti-
fants adoptifs » : « ... M. Prud'hon, né avec un caractère
moins fort, se livrant avec facihté à l'amitié, sans défiance
de ceux quïl aime, peut tomber dans le précipice le plus
affreux, et, des sociétés qu'il se fera à Paris, dépend le bon-
heur ou le malheur de sa vie. Son goût dominant est de
sortir de la foule des peintres médiocres : il travaille avec
ardeur, mais il faut que quelqu'un lui dise de travailler.
Il est incapable de dérèglement par lui-même ; mais, s'il
y est conduit, il peut y être extrême, et cette idée me ferait
l'ORTKArr !>E Ml"'' N M 111 ON Y ET 0 K SES EN K A NI' S.
(VluKcc (If Lyon.)
PHUDHUN. 23
frémir si je n'osais me flatter que par amour pour le
bien, par amitié pour moi, par pitié pour cet enfant déjà
marié depuis trois ans, vous daignerez vous Tattacher...
C'est moins ici l'artiste célèbre que j'invoque, que le très
parfait honnête homme, que l'homme humain et voulant
le bien... » En celle jolie lettre de la lin du xviii* siècle,
quelle chai-mante psychologie de Prud'lion I
Le voici dans cette terre promise pour Irois uns. A peine
anivé, il écrit à M. de Joursanvault, il va voir M. Wille,
aussi 31. Watelet; il s'achète un châssis, une toile et des
pinceaux, et il s'installe rue du Bac, non loin de Mme de
Staël, il ne semble- pas que Wille se soit occupé de 1' « en-
fant )). ou il le lit du moins sans s'attacher à lui. Prud'lion
a besoin d'être poussé, relancé, tourmenté, service que sa
fennnc lui rriidra pendant la Révolution, — et (|ui pour-
ait dire (]ue cette mégère ne lui servit à rien? Mais peut
être est-ce Prud'hon (|ui négligea Wille. Dans c.'llt' mai-
son de la rue du liac, située du ccMé de Saint-Thomas
d'Aquin, près de l'hôtel Vaulabelle, habitaient la famille
Fauconnier, et Sylvain, et Ghamuffm : le jeune peintre de
Cluny se lia avec tout le monde. Mme Fauconn^.r était
dentellière de la Cour; et ces deux mots, de style très
Louis X\ l, évo(juent un g-racieux fouillis de joliesse et
de luxe, un mouvement ])erpétuel de féminité, un amas
« flou » de futilités et de frivolités, somptueuses, légères et
délicieuses, — filets précieux (tù jtouvait se prendre un
jeune homme de ])rovince. Fauconnier, grand admirateur
de Rousseau, \i\ait l;i avec sa fennue et ses deux s(eurs^
24 PRUD'HON.
Nanotte et Marie, très familialement ; et Ton imag^ine com-
bien Prud'hon. qui se sentait pour la première fois dans un
milieu de douceur, dut facilement s'y laisser aller à être
heureux. Il se prit pour Fauconnier dune amitié ardente,
excitée sans doute par la tendresse qu'il ressentait pour sa
plus jeune sœur. — tendresse discrète autan! que pas-
sionnée, trop discrète même au ^ré de Marie, qui attendait
toujours un aveu de celui en qui elle espérait un fiancé. Car
dans la conversation très intéressante où il saprissait de
Rousseau et de Beaumarchais, des idées nouvelles, et
de tous les bruits de la Cour qui logeait si proche de là,
de l'autre côté de la Seine, Prud'hon, le cœur caressé, en
oubliait de parler de sa ville et surtout de sa femme.
Comme on le Aoit bien pensant à autre chose !
11 refila trois ans à Paris, On a dit qu'il y avait perdu son
temps, et à la vérité il n'y peignit guère que pour le
plaisir des Fauconnier. Mais il avait la joie d aller et de
venir, d'ouvrir les yeux, de respirer l'air nouveau, et Vpn
ne saurait traiter de temps perdu ces heures libres de la
vie d'un artiste pour la seule raison quelles sont sans la-
beur appaienl. Les idées s'accumulaient dans sa tête, une
A'ision peisonnelle de la beauté se précisait en lui. et
peut-être a-t-il conquis son art à regarder les veux de Marie
Fauconnier lui sourire. Pounjuoi Prud'hon quitta-t-il Paris
à l'automne de 1783 ? S'en allait-il vraiment préparer son
concours de Dijon, concours dont il ne savait même pas
la date ? et ne peut-on supposer que l'embarras d'avouer
cTUin à lu j'^une fille qui aspirait à l'aimer son mariage
I.K PIIEIMIEK lîAISEH DE I. AMUIJI.
Illuslriition pour la Nouvelle Hi'loise.
(D'apn'js Ja gravure de Copia.)
PRUD HUiN. 27
de Cluny, s'il en avait gardé le secrel jusque-là, suffit
pour se dérober à cette âme Huilante et soullianle?
11
LE PRIX DES ÉTATS DE BOURGOGNE. — PUUd'hON A ROME. — LE
PI.AKONT) DU PALAIS BARBERIM. PUUb'llON ENTRE PIK.1U5E
DE CORTONE ET CANOVA.
Le voyage île Paris à Dijon lut accidenté. Luxe et mi-
sère : après quatre jours et quatre nuits passés sur un
coclie, qui ne peut mèmepas ledéharquer à Auxerre à cause
des eaux basses, Prud bon l'ait dans cette ville la rencontre
et la conquête d'un Américain qui l'emmène dans sa chaise
de poste quel{|ues heures durant, mais, à un détour de
route, le voilà i-éduit à s'en aller à pied à Dijon. 11 s'y
loge place Saint-Étienne. Un instant il est sur le poini de
devenir professeur de dessin de l'évèque, mais « la For-
tune » veille contre lui. On ne sait pas encoi'c quand se
fei"a le concours; et, écrivant à Fauconnier pour lui
raconter son voyage, il lui exprime dans le style de la
Nouvelle Héloïae sa désolation d'être seul : « Eh ! mon ami,
faut-il avoir une âme sensible pour n'i'prouver (jue des sen-
sations douloureuses?... Si je fouille en dedans de moi,
je n y trouve ijuun vide afïVeux. » Mais le bon Devosge
est là et Prud'hon se met assidûment au travail. Tout est
retardé : les Etats de Bourgogne et le concours. Malade
au jjrinicnips de 84, il refuse l'aide de Fauconnier : « Jus-
28 PUL'DHON.
(lu'à pivsont jo n'ai c^u besoin de rien: j'ai toujours p:ag-né
assez d'arerent pour pouvoir payer ma pension... Quanta
mon bonheur, je ne puis être heureux que parmi vous.
Mon sensible cœur ne peut se faire à être cruellement
séparé de ce qui lui est cher : seul, isolé, il soupire con-
linufdlement après les trop aimables objets de sa ten
di-esse. » Ces derniers mots, malg-ré que Prud'hon eût le
soupir facile, semljlent confirmer quil lui avait caché au
moins son état de mari. Dans le même temps, il écrivit à
M. de Joursanvault une lettre où il témoigne de très nobles
sentiments d'amitié pour son camarade Naigeon, et qui est
la dernière que l'on connaisse adressée à ce gentilhomme
d'une intelhgence et d'un cœur si rares. On croit (|ut' la
politique les éloigna l'un de l'autre, bien quelle leur fût
étrangère à tous les deux.
Enfin, au mois de mai c'est le concours : peut-être était
ce les concurrents qu'on attendait, car ils ne furent
que deux. Tci se place l'anecdote célèbre, routée par Voïart,
de Prud'hon, — il a maintenant vingt-six ans. — qui en-
tend des sanglots dans la « loge » voisine, traverse la cloi-
son, voit son adversaire désemparé devant sa toile, la
lui transforme et lui fait obtenir le prix. Puis l'aveu du
camarade, — pourquoi ne serait-ce pas Naigeon? — qui
trouve le prix trop chèrement payé, et Prud'hon porté en
triomphe autour du palais des États. L'histoire est invrai
semblable, mais il se peut qu'elle soit arrivée à Prud'hon:
bonne ànir facile à impressionner, il commence volontiers
à i'aiie le Lien, sans savoir à quoi il s'engage.
i.A sa(;f.ssi. et i.a vkhiti i»f;si;ein iva>t siiu i.a ii'hhi:
(D.-.,sin.)
(Gollftdion du D^ Cnauffoni.)
pur D'il ON. 3f
I! |tarlil c('j)(Mi(!;inl en oclohie vors cette Italie enchan-
fc'e: iiKiis ton! lui iïiL contraire. D'abord son compagnon do
voyas;"»', Petilol. (|ni a en le prix de sculpture, est inexact au
rendez-vous ; Prudlion l'attend six jours à Màcon, — ce qui
put lui pciiiit'tlrc d'aller voir sa tennne, — ensuite six jours
à Lyon. Sur le Rhône, une tempête; et il a la même peine
à débarquer à Avignon que l'année préc('dente à Auxerre.
A Marseille, pendant trois semainrs le batelier refuse de par-
tir. Puis, sitôt la mer prise, « la Fortune, qui ne lui
avait jamais accordé de faveurs sans contrastes », lui en-
voie des vents contraires : impossible d'avancer; dix jours
de relâche à Toulon, trois semaines à l'île d'Elbe. Et ar-
rivé à Civita Vecchia, après trente-cinq jours de bateau,
comme pour mieux toucher la vieille terre désirée, Pru-
dhon tombe du haut de la diligence. Mais en entrant dans^
Rome il oublia toutes ces misères. Cé'tait dans les derniers
jours de 1784: David, l'esprit plein de l'antiquité de-
Winckelmann, venait à peine d'en sortir.
Aujourd'hui que Rome nous est devenue si familière,,
nous continuons à compi-endre l'émotion prodigieuse que
pouvait donner alors son premier contact. Ecoutons y entier
le président du Paty presque au même instant : « Je suis
arrive'... Tout ce que ce vaste mot de Rome contient de-
gi'and, d'imposant, d'intéressant, d'effrayant, en sortait suc-
cessivement, ou à la fois, et environnait mon âme. » En trois
jours, Prud'hon a visité toutes les églises et diné chez le-
cardinal de Bernis, notre ambassadeur. « L<à il y avait,^
fccrit-ii à son maître, des prédats, de la n(d)lesse, et beau-
32 PRUD'HON.
coup d'arlisios peintres, sculpteurs, architectes et musi-
ciens. Quel aimable homme que ce cardinal de Bernis! Il
est alîable, familier, mettant tout le monde à son aise; bref,
on est chez lui comme cliez soi. » L'ancien poète, de qui
Voltaire se déclarait le « vieux serviteur et indigne con-
frère », a une situation exceptionnelle à Rome : il tient,
suivant son expression, l'auberere de France dans un carre-
four de l'Europe; et. entouré dune cour, il est plus adulé
que le pape Pie VI lui-même. Quelle nouveauté pour Pru-
d lion ! Il doit croire, comme tous les jeunes artistes ({ui
pt'nèlrent dans Rome, qu'il chang^e de monde; mais il n'est
pas ébloui, et il n'abusera guère, par la suite, de l'hospi-
talité luxueuse du cardinal qu il ne sera admis à repré-
senter sur une toile qu'en copiant avec peine un mauvais
portrait déjà fait.
L éblouissément, c'est à Saint-Pierre qu'il le trouve. Son
<ïdmiration est sans bornes et sa surprise inlassable. Il
s y extasie devant tout ; il calcule des distances, mesure des
grandeurs, et, pour frapper l'imagination de Fauconnier,
il lui (hume des détails comme le font les guides : une coi-
niche sur laquelle pourrait passer un carrosse avec un
liounne à côté, la superficie d'un pilier ég'ale à celle dune
<-liaj»elle de la rue du Bac. Le xvni* siècle vovait mieux
^ue nous-mêmes une expression de beauté se dégag'er de
.la richesse de Saint-Pierre. Le président du Paty affirme
qu'aucune langue n'a de mots pour en parler dignement.
Mais Prud'hon n'admire les ég-lises de Rome qu'en dédai-
gnant celles de France, lui qui avait vécu près de l'abba-
EUTERI'E. VÉNUS.
(lîsquisscs du Musée de Montpellier.)
PUUDIION. 35
tialc lie C-Iimy ot (|;ii In laissera (It'Iriiii-c sans la (lelcndrt; !
L'esjtiil (lu wiii' siècle «'lail si porto par ses goûts
vers ri'clat italien (|iie (juaraiite ans plus tard encore,
un esprit aussi penéirant que Stendhal, si désabuse
qu'il soit des partis pris et des « truisines », en gardera
une défiance presque méprisante et du çothique et du
roman.
Voici Prud'lion installé à Rome comme « peintre pen-
sionnaii'e des États de Bourgogne » : c'est son adresse. Il
y Si'-journa au moins trois ans, sans agitation, mélancolique
à lordiaaire. Sa sensibilité mobile et délicate en fait un être
d'essence fragile et supérieure, que tout peut atteindre, tout
meurtrir, et qui devient ombrageux dans la crainte d'être
louché. 11 se défend contre les indifférents et les em-
pressés, et il redoute même les protecteurs (jui pour-
raient diminuer son indépendance, car il a la conscience
de sa personnalité et il en a le souci. Modeste d'ailleurs
et incertain, il hésite à agir et ne sait guère vouloir,
lymphatique et dolent ; ce qui ne l'empêche pas, s'échappant
de lui-môme, de trouver cette jolie manière d'éciire rapide,
libre, (jui (out à coup se retourne, embarrassée, s'il a
besoin de demander un service. Dans son art il a de l'assu-
rance, et il ose y affirmer des principes et des préceptes,
parce que l'expérience les lui a répétés, mais, si ouvert
(jue soit son esprit à toules les idt-es, il reste un sensitif
bien plus (ju'il n'est un inhdiectuel. Le délicieux polirait à
la plume qu'il a dessiné à Rome, et très tôt, semble-t-il,
nous le montre justement ainsi : mince, pres([ue maigre.
30 PKUDUON.
sans rien d'ang-uk-ux ni de saillant, tous les traits bien
enveloppés; les lèvres larges, mais le nez très fin, l'œil
enfoncé, sondeur et songeur, les cheveux frisant, — un
rêve admirable, triste et blond.
Tout de suite, quelle que soit la beauté des choses, il
s'ennuie, ou du moins il souffre. « Si mon esprit jouit,
écrit-il dès le mois de mars 85 à son ami Fauconnier, mon
cœur est loin d'être content... Tout ici est néant pour moi.
Ce sont des loses (|ue je mell'orce de cueillir et dont je
nattrape que les épines. » Sa vie est très réglée : il des-
sine le malin d'après l'antique, dîne à midi, se remet au
travail, puis, le jour tombé, se promène là où 1 on ne
rencontre personne, « jusqu'à llieure de l'académie où je
me trouve tout aussi seul que s'il n'y avait que moi ».
il est presque misanthrope. « L'envie en général (|ue les
Français porlcnl à ceux qui ont quelque talent fait que
le parti le plus sage est de n'avoir coiimmnication avec
aucun. » 11 est allé trois ou (|uatre fois au caft' que fré-
quentent les artistes français, avec des intentions socia-
bles, et il y a été révolté de leur bavardage, de leur
jactance et de leur médiocrité. « Là, chacun cherche un
point de dispute, (jui se rencontre bientôt, pour faire éta-
lage de son élo(|nence. On critique celui-ci, on déchire
celui-là. Tous ceux qui ne peuvent entrer en comparaison
avec Raphaël sont proscrits. Raphaid lui-même est blâmé
de ne s'être pas assez asservi à l'antique. Le mieux de tout
cela. c"est que tous ces messieurs les beaux parleurs n'étu-
dient ni Raphaël, ni l'antique, et s'amusent chez eux à ne
P RU D'il ON. 37
rien faire qui vaillo. » Le [daisant coin de cafô romain au
temps Je Louis XVI, d qui ne vieillit pas ! Prud lion se
détourne de ce charlatanisme et rentre chez lui.
On ne sait s'il y passa les grandes chaleurs de l'été, ce
qui est probable. Car je doute qu'on doive placer pendant
celte première année de son séjour à Rome le voyage
qu il lit à Parme, à Milan (et assurément à Florence), et
où il connut le Corrège et Léonard. Léonard, c'est le maître,
« linimitabie », « îe père, le prince et le premier de tous
les peintres ». Quant au Corrège, dont pourtant il n'a pu
voir la Danaé à Rome, il n'a pas besoin d'en j)arler pour
qu'on sache qu'il l'aime ; et si souvent qu'il s'approche dans
la suite de ce grand peintre de la volupt»', ce sera tou-
jours par l'attir-ance nécessaire d'une parenté intellectuelle.
Cette passion pour Léonard, c'est à propos de la « copie »
attendue par les Etats qii il l'a déclarée à Devosg^e, alors
(ju il n'a vu la Cène (|ue dans la tapisserie du Vatican. Les
tapisseries de Raphaël, au reste, lui causent une excitation
pi-esque aussi grande : il conqjrend à travers celle helle Ira-
duction que le Sanzio s'y est mis tout entier, il les d(''taille
à son maître; et, cherchantun sujet, il voudrait qu'on lui p t-
mît de faire sa copie d'après elles. Mais les Étals tiemienl à
avoir une chose très à la mode alors, le Trlomj)lie de l'Au-
rore, le plafond de Guide qui est au palais Rospigliosi. On
est presque surpris (jue Piaidlion ne soit pas tenté par ce
sujet-là; mais il n'est pas plus entraîné vers Guide (pi'il ne
va l'èlre vers Pierre de Coilone, malgi'éle goùl de r<''p()(|ue,
et cela aide à pressentir de-jà eu lui le peintre le jdus mo-
38 PIIUD'HON.
derne de son temps, ou mieux le plus préparé j)Our l'avenir.
Prud'lion pi»''fère Léonard et Raphaël : « 11 est vrai, t'-ci-it-il
à Devosge, que ce so.nt des sujels qui ne sont point
agréables pour (jui n'en sent point les beautés, et qu'à
Dijon le plus grand nombre pourrait bien les trouver
insipides. » La Fortune, et cette fois la bonne, vient à son
■secours, mais ce ne sera pas « sans contraste ». Le pi'ince
Rospigliosi. for! mécontenté par un peintre. — jusIcMu-nt
'Un Bourguig-non, un cei'tain Dubois (|ui, sous prétexte de
copier un mauvais Domiiiiquin. passait ses journéps à
'dormir au palais, — et furieux (ju on lui ait à cetle occa-
sion cassé deux vases d'albâtre, im' veut plus voir un arlislo
entrer chez lui : Bernis lui-même ne saurait le flécbir. Le
« contraste » sera de n'échapper aux afféteries de Guide
que pour tomber dans les complications du Cortone.
3Iais. en attendant la commanile, il déménage et s'ins-
talle dans ses meubles, « Acconto San Lorenzo, in Paiii-
spei na. ai monti a Roma », (juartiei- de plein aii" où il loue
un coin de palais, sans doute avec son camarade le sculpleur
Bertrand, qui doit avoir été à Rome son seul ami. Quant à
Pelildt. très infatué de son talent et qui « parle beaucoup
sans ([u il sache bien ni ce (juil dit ni ce (ju'il veut dire », il
ré\ ile. Un triMnblenient de terre sajoute à la collection de
ses aventui'es. dont il est (juilte pour la peu?*, mais d'autres
«oucis le tiennent. A Chmy, sa fenniie est sans arg'ent;
elle vient de perdre son père, le notaire, qui n'a rien laissé,
et elle est malade. Heureusement le bon Devosge est là,
.le cœur et la main toujours ouverts, qui envoie un jour
PRUD'HON. 39
cenl cinquante livres, un jour soixante livres. Prud'lion,
reconnaissant et traii(|uillisë, peut s'occuper « h regarder et
à admirer les chefs-d'œuvre », comme il le dira plus tard à
Bruun-Neerga<1rd curieux de ce qu'il avait fait à Rome. II
va voir le « Faune du Capitule » qu'il aime et qui, vingt ans
d'avance, lui annonce le sourire de MlleMayer; il rêve, et,
sur ces carnets précieux qu'a recueillis Mai'cille, il prend
des noies, dessine des croquis, forme des projets en fixant
ses visions avec des titres : « l'Amour réduit à la raison », —
« l'Amour et Psyché », — « l'Amour, la Frivolité, le léger
Badinage, le Repentir ([ui les suit ». — « Joseph et la Femme
de Putiphar », — et celui-ci encore, qui sera plus tard le
sujet d'un tahleau célèbre d'Ingres, « l'Amour d'Anliochus
poiir Stratonice ». Et il attend la commande.
Elle arriva au mois de février 86 : il devait exécuter um;
copie ou plul(M un arrangement du plafond de Pieri-e de
Corîone (jui est au palais Barherini. Il s'agissait, « comme
les sujets allégoriques peuvent s'interpréter de bien des
sens », de faire exprimer à ce plafond la gloire de la Bour-
gogne et des Coudés. Prud'hon va y travailler pendant
plus d'un an, avec la seule interruption d'une lièvre de
quinze jours et de son voyage en Toscane et en Lombardie.
L'assertion est donc tout à fait inexacte qu'il ne l'ait qu'es-
quissé en hâte au moment de (juitter Rome, ainsi que le
dit l'ancien catalogue du musée de Dijon, où ce TrloiupJie
de la Dourgof/?ie sert de plafond à la salle des Statues,
— et aussi l'ojiinion de Concourt (|ue par ennui il ne fut
qu'ébauché à Ronu'. Le jx'usionnaire expédia son envoi
40 PHUDHON.
termine au mois de mars 87 : l'adresse seule y manquait,
qu"il avait oublié d "y mettre, et la caisse fut un instant
perdue : « De pareilles bévues, écrit-il alors a Devosge, ne
semblent être faites que pour moi, ainsi que le précieux
avantage de faire des copies d'après de mauvais orig-inaux. »
Il s'était mis à l'œuvre et il avait attacjué bravement cette
« macbine à fracas ». La dépense n'était pas limitée :
« J'économiserai, dit-il, l'arg-ent de la Province comme si
c'était le mien propre. » Il annonce l'événement à son ami
Fauconnier : « Je suis occupé à faire les préparatifs pour
peindre un tableau de vingt-cinf] pieds pour la Province...
Ce tableau est une copie d'après Piètre de Cortone, qui est
un assez mauvais peintre des temps passés et que je ne suis
guère content de faire. Mais après cela je pourrai travailler
pour moi en toute liberté et chercher à commencer ma répu-
tation. »
Pendant toute cette année Si), son plafond va le tour-
menter, et sa femme aussi, que la bontt" de Uevosge a mise
en goût, et il doit supplier son maître de se défendre
contre les indiscrétions de la dame : « Je lui avais écrit
ma faron de penser à cœur ouveil ; mais il paraît qu'elle
y a fait peu dallention, ce qui ne laisse pas de me piquer
contre elle. » Elle vient de perdre maintenant sa mère, et
elle héberge un frère mal présentable : « Son frère le mili-
taire, sergent dans le régiment de la Colonelle, qui est resté
longte-mps à Cluny et qui y est peut-être encore, avec le
prétexte d'arranger leurs affaires, pourrait très bien leur
avoir fait faire ces démarches si pressées. » On croit voir
-/) o
I
1
PIUID H(3N. 43
:1e frère .do Manon : « Coniiiu^ ^cns Je son état, il i)oit et
mangi-e sans s'inqnit'ler d'où viennent les moyens qui four-
nisseiil à ses besoins : et à son (h'jiart Jie faut-il pas de
l'ai-gent ?... Pardon, inonsienr, si je vous ai entretenu de
choses si ennuyeuses.., » Peut-être une autre préoccupation
le lonrmentait-elle aussi, car à plusieurs reprises il demanda
avec instance à Fauconnier le portrait de sa sœur.
Sa susceptibilité tonjoiu's aux aguets lui découvre uni;
aulre source d'einuiis : les j)r()teclrurs, qu'il placei'ait \ olon-
tiers au rang des inutiles et des importuns. 11 est vrai que
la protection dont il sagit consistait surtout à le faire sur-
veiller par Lagrenée, le directeur de l'Académie de France.
« J'avoue, monsieur, dit-il à Devosge dans ime très jolie
lettre, que les protections m'embarrassent plus (lu'elles ne,
me plaisent, premièrenu'nt parce que je ne suis point cour-
tisan, secondement parce (ju'un aitiste ne devrait avoir de
protection que scii talent, et comme le mien n'est pas au
point où je 1(> i! s.re. je nr me soucie pas qu'on me fasse
connaître a^■ai:i le temps. Ouebiiiefois même c'est nuisibh';
un artiste dont on voit la marche et les progrès fait peu (h;
sensation lors({u'il parait. » <>|)im(»n intéressante, car il la
mettra en pratujue. ne dexiint se montrer au public qu'à
trente-cinq ans passés, alors (|u'il aura conquis son art.
Puis il se plaint de M. Lagrenée et d'un abbé Tourlot ([ui
fait du zèle : o il nous a engagés avec M. Lagrenée, un peu
j)lus (|ue jene I aurais désiié : il l'a prié d'écrire tous h\s trois
mois aux élus de Bourgogne, soit en notre faveur, soit pour
.Irur i-endre compte de notre avancement; pour ce faire, il
4i PUUDiiUiX.
rau'lr.ul lui montrer rie nos ouvrag'es, ef, de bonne foi, je
ne me sens pas porlé à cela. M. Latirenée a sa faeon de voir
et de faire qui ne cadre guri-,. avec la mienne. Par const--
quent, ses conseils ne peuvent pas m'être bons, et alors
à quoi sert d'avoir l'air de demander les avis d'une jjer-
sonne quand on n'est pas dispose à les suivre '! Du reste,
M. Lagrenee est un homme aimaljle et qui aime à rendre
service... Léonard de Vinci, cet Homère de la peinture,
dit lui-même qu'un artiste a besoin d'être tout entier à lui,
que la solitude lui est absolument nécessaire pour observer
plus attentivement la nature. »
Cependant le plafond s'achève. Il le dit à son maître dans
une letlit' du 20 h'vi'ier 87, où il l'engage à laisser son iils,
le « petit Xatoile », concoui'ir pour le prix triennal, ce dont
se défend l'excellent homme; et il l'en supplie, et dans son
insistance délicieuse son exquise tendresse si souvent voi-
lée se découvre un instant. 11 y donne aussi de beaux con-
seils au jeune homme : « Du nerf, de l'expression, un des-
sin ferme et grandement senti, des draperies avec des plis
grands et décidés et du repos dans les parties larges...
Laissez, laissez le clinquant et le brillant à ceux qui privent
leurs figures d'âme et de sentiment, et qui ne savent ni
émouvoir ni intéresser. Ils ont recours au faible avantage
de fasciner les yeux, et ils renvoient leur monde aussi
vide de sensations qu'ils étaient venus. » Au mois d'avril,
le plafond est fini, collaboration d'un peintre eimuyeux
avec un peintre ennuyé : parmi des feuillages durs qui n'ont
rien de céleste, dans des bitumes, des jaunes et des gris de
Kl O
a= 5
PIIUD'HON. n
ciel assez plaLs et iiK'diocr'rs, des figures iKiinluciises sir
I ieimeiit lourdemeii! dans l'air; mais, à gauche el à droile d(^
la iiourgogne, un essaim de femmes prudlionieuiies a surgi,
des Muses, — l'une surtout qui lienL une palette, — h'g-ères,
iluides, caressantes, bloudes, le cou jolimeut tendu, des
femmes que n'a pu connaître Pierre de Cortone, même aux
jours de sa grâce, et qui annoncent que le peintre est né
des voluptés légères. Avec l'espoir que ses trente ans vont
être enfin libres, il notifie à Devosge l'envoi de la « ma-
chine », — l'envoi où il a oublié l'adresse; et dans une
lettre très noble pour son camarade Bertrand tombé dans
la gène, il reproche aux Etats, bravement, — car il ne peut
savoir qu'ils vont mourir, — de délaisser les artistes puis-
qu'ils ne pensent pas à son ami.
Prud'hon s'est lié avec Canova, et l'on ne saurait négliger
l'influence que put avoir, durant quelques mois d'amicales
efTusions, le grand sculpteur attardé des grâces antique»
sur le peintre moderne de la grâce. Canova voulait le
garder à Rome et l'y faire participer à l'éclat grandissant
de sa fortune, mais Prud'hon tient à s'en aller vers Paris,
où il se sent la force de paraître. Il y avait aussi sur ses
carnets un brouillon de lettre d'amour : on croit qu'elle était
préparée, soit pour Mlle Dembrun, la jeune belle-sœur
<le M. de Joursanvault, jadis entrevue à Beaune, soit
plutôt pour Marie Fauconnier, — mais comment expliquer
ah)rs qu'il n'arrive à Paris que deux ans plus tard, à
l'inslant d'y voir en 1789 llamber les premières ardeurs
de la Révolution?
48 PHUDHON
III
PRUd'hOX revient a paris. — I.A RÉVOIXTION. — SÉJOUR DE
PRUD'hON sur les HORDS de la SAÔNE. PORTRAITS ET VIGNETTES.
L'itinéraire du retour «'St inconnu, mais il est très
évident que Prudhon s'arrêta quelque temps aupi-ès de sa
femme et de son fils, puisque le portrait de l'abbé Besson
ne saurait être rapporté à une autre époque : pcul-èire
même alla-t-il non sans plaisir revoir la longuo rue étroite
de son enfance, maintenant que, devenu un artiste, il ne
devait plus y vivre; non que l'artiste soit très important déjà,
lui qui bientôt, en s'arrêtant à Dijon, fera le portrait d'un
marchand de laines en échange dune paire de couvertures.
Il passa par Beaune, car on ne peut guère donner au buste
charmant de la baronne de Joursanvault, qui est au musée
de cette ville, une date plus ancienne, pour son aisance et
«a sûreté : une jolie tète Louis W'I, presque Louis XV
encore, aux cheveux bien enlevés sur le front, le menton
rond, les pommettes saillantes, la bouche spirituelle. 11 en
aurait exécuté un autre, d'elle ou de Mlle Dembrun, avant
son départ pour Rome : — et voilà tout Prudhon sculpteur.
A Dijon, revenu parmi ses anciens maîtres, il peignit une
série de portraits. D'abord celui de Devosge, qui est au
musée, tenant un crayon de sa belle main, la tète un peu
plate sur un fond brun dur, mais la chair dt'jà très mo-
delée avec des teintes dor. Au musée de la ville aussi.
loin RAI r DE CONSTANCE MAYER.
Miniature.
(Collection de Madame IIimuv Jahan.)
PKUD'HON. 51
M. jMusard, ],\v<fi;v houi'gcois rougeoyant et mal ras»', le
jahol l)lan(', les re\ ers dlial»!! à layuies bleu de ciel, — ui»
polirait d'attente, — et Nicolas Bornier, professeur de
sculptui'e, qui, avec quelcjue inexpérience, a de bien jolis
tons et de délicats modelés. Le portrait de Mme Bornier
est peut-être de cinq ans postérieur, de l'époque du voyage
à Tiray, mais celui de Gauthier la Chapelle et la miniature
de Mme Devosm' son! de 1788.
Prud'hon lit en 1789 sa rentrée à Paris. H n'y eût été
reinai'qut' en aucun l<Mnps, niais il le fut moins encore eiv
celui-là. L'inquiétude est partout, et la curiosité du len-
demain : comment va-t-il pouvoii" travailler dans ce dé-
chirenient (|ui commence? Qu aucune antinomie n'existe
entre l'agitation d'un peuple et le rêve dun poète, il le
pr(mve en étant aussitôt h; délicieux artiste (piil <loit èlre.
11 revoit au milieu des broderies le sourire énigmali(|ue de
Marie Faucoimier : « Ce Pi'udhon (jui n'avait pas dit (|ii'il
était marié! » et il vient loger luv- (luéné'gaud. Mme Pru-
d'hon et son lils Jean, <léjà dans sa dou/.iènu> année, l'y
rejoigniienl très \\[x\. Le peintre attendait-il sa femme?
En tout cas il se résigna, et il eut encore deux lils d'elle,,
en 91 et en 93, et d'autres enfants plus tard. Anat<de I)e-
vosge, venu prend re pour quelques mois les leçons de David,
sentait dans le petit logis la vie étroite, et, un jour (pl(^ la
dame tenait à aller voir une exé-cution, — cette exigence
aux premières heures de la Révolution a quelque chose de
sinistre, — son mari, qui ne s'en souciait guère, put dt'cla-
rer (ju'il n'avait pas de bas à se mettre, et, priant Anatole, il
52 PHLDHON-
lui flil : « Emmène-la et garde-la le plus long temps possible. »
Pruiriioii. qui revenait de Rome en provincial, n'avait
à Paris aucune attache officielle, et il dut peindre îles
miniatuies pour les gens du voisinag^e. Mais bientôt un
amateur, le comte d'Harlai, lui commandait liois dessins :
moHJCiil capital. On n'est pas sûr cpril U's ail payés large-
ment ; mais il n'importe. Prudlion était mis en état rie,
faire son œuvre, et ces trois morceaux vont être du pre-
mier coup une expression complète de son g-énie. Cepen-
dant il a déménagé et liahiteau n' I ^< de la rue Cadet. Excité
par les idées nouvelles, il \a au club avec Fauconnier se
iaseiner à léloqueiice de llobopiei-re et entn prend dans
SOI) eiilliousiasme un grand panneau, où il andiitionne de
n'-unir les premiers rôles de l'é'pocjue : c'est le dernier temp.î
de son amitié pour le marchand de dentelles, (jui. proposé
comme paiTain de lim de ses lils. de Jacques-Philippe ou-
cl'Eudamidas, se fâcha de ne pas létre. Prudlion expose
alors pour son premier Salon, en septembre 91, l'an III de
la Lihertt'. — « au Louvre, par ordre de l'Assemblée natio-
nale », — « un dessin à la pierre noire représentant un
jeune homme appinjé mir le dieu Terme », qui appartient
à M. (ieoiges Cain.
Les trois dessins du comte d'Harlai, qui va devenir avec
les t'vénements le citoyen d'Arlel. puis Darlet sans apo-
strophe, ainsi que nous 1 apprennent les planches gravées
de Copia, sont la Vengeance de Cérès. et, en pendants,
le Cvnel rit des plein s gu il fait verser, et l'Amoitr ré-
duit à la laison. Les sujets sont les plus prudhoniens du
t'Ui![|s\i| îiE I, [MPKU ATBHE J O S K P 11 1 \ i:
(Musi^e «lu Ldiivie,)
PRUD HON. Jio
monde, et le peintre, encluintë par ces alle'gories, s'y
adonne si vivement, qu'il compose, enveloppées et enve-
loppantes, des œuvres dont il ne dépassera g-uère lu
beauté ni la souplesse, d'un charme qui se sensualise de
g^ràce, parmi des voluptés où transparaissent à la lois des
tfttjStïiétudes et des ironies; et l'on peut dès lors voir netlr-
ment en Prud'hon l'adversaire de David et de l'École, le
maître de la chair vivante et savoureuse en face du maître
des conventions impeccables et des anatomies savantes.
La Veiif/eance de Cérès est une métamorphose d'Ovide .
« Cérès chang"e en lézard le jeune StelHo parce qu'il se
moquait d'elle en la voyant manger avec avidité. » La
mère de Proserpine, endolorie d'avoir peidu sa fille, reg^arde
avec courroux l'insolent gamin, et il y a déjà de la Vrn-
geanre dirine en elle. L'Amour, le Cruel ril des pleurs
gu il fait rerser, est un camarade de Stellio et, rieur énig-
matique, ondoyant et onduhmt, se moque d'une jeunes fille
éplorée, qui, devenue délicirusemenl mutine, va prendre
sa revanche dans l'Amour réduit à la raison^ en se jouant
du « cruel », — à moins qu'il ne faille transposer les actes
du drame et (jue ce ne soit l'Amour qui prenne sa revanche
en se réjouissant de tourmenter la jeune fille qui a osé rire
de lui.
L Amour réduit à la raison fit partie des « ouvrages
exposés au Sallon du Louvre par les artistes composans
la commune des Arts, le 10 août 1793 ». Prud'hon y avait
envoyé en même temps un beau portrait de Mme Copia,
le dessin à' Andromaque, sujet auquel il reviendra vingt-
56 PRUDHON.
quatre ans plus tani dans une condoh'ann' à Alaiie-
Louise, — »t l'Union de r Amour et de l'A mi fié, où il
répète sa figure d'homme du Salon pr«'C('dent auprès d'une
Amitié très charmante, la vraie femme de Prudhoii,
aux veux écartés et rêveurs, à la houche presque entr"ou-
verte. aux seins très mo(hIé'S, qui. p( inte, fit partie du
cabinet de 3Iorny, et, dessinée, se voit au musée Condé.
Oii peut rapporter à la même inspiral idu v\\\ dessin dune
suavité plus grande encore, Josep/i et la femme de Puti-
phar : non le Josepli tradilionncd qui nhésite pas, mais un
Joseph d<'solé par la tentation dans les bras dune femme
désireuse, appelante, voluptueuse et jeune, sans rien des
violences qu'on attribue à la femme déjà mûre du célèbre
intendant des Pharaons; lutte de corps et d'àmes, groupe
merveilleux \)Av la justesse exquise des formes et des sen-
timents.
Edmond de Goncourt a fait cette remarque, que les
dessins de Prud'hon étaient extraordinairement disposés
pour la gravure et que, par leurs hachures et leurs
traits, ils la préparaient en quelque sorte; la transcription
s'opérait ainsi d'elle-même et pouvait arriver à une pré-
cieuse réalisation du dessin. Prud'hon cependant a été
peu gravé, mais, par Copia d'abord, puis par Roger, et
;:près sa mort par Jules Boilly et par Aubry-Lecomte,
(l'une manière si jolie et si vraie que, malgré les facilités
(juils eurent, leur mérite n'en doit pas être amoindi'i. Il l'a
été aussi, médiocrement, par son tils aîné. Louis Copia,
(jui, de six ans moins âgé (jue Piu<riion, l'a connu à son
PUUDHON. 50
retour de Rome, et ((ui va iiiouiir m 1791), exposera au
Salon (le 95, alors que le peintre sera dans la Haute-
Saône, f Amour réduit à la ramm et la Vengeance de
Cérès avec une Sapho de Devosge et un « cadre contenant
plusieurs gravures, d'après les citoyens Prud'hon et Da-
vid » : assemblage-^ de noms bien intéressant. Roger,
« élève de L. Copia et de Prud'bon », continuera l'œuvre de
l'un en travaillant beaucoup d'après l'autre. Prud'bon. pour
les premières plancbes de Copia, avait t'ait une association
avec lui et avec Constantin, le marcband de tableaux de la
rue Saint-Lazare, auquel il avait «loniit' la « signature » de
ses tableaux et de ses dessins. Lui-même a tort peu giavé :
Pltrosine et Mélido)\ Y Enlèvement d' Europe^ à l'eau-lorte,
et, dans ses dernières années, les litliograpliies de l'Enfant
au chien et de la Eamille malheureuse.
iJaintenant, en pleine Terreur. Prud'bon excité se sent
'.e désir de grandes clioses : il voudrait décorer le Pan-
tbéon de grisailles en trompe-l'œil avec toutes les Vertus
républicaines, et composer un tableau officiel en l'Iionneur
<le l'Agriculture, mais il doit se contenter d'un vaste dessin
où l'on voit une Minerve qui rapprocbe la Liberté de la
Ijoi : il dessini' aussi une Ti/t'annie. qui a appartenu au
prince Napoléon. Puis, par un re\irement brusque, il
se donne tout à coup à une série de [x'tites pièces, en-tétes
officiels jiour des administrations de l'I^tat, (jui ont été tous
gravés par Roger : Pi-éfecture de la Seine, Département do
la Seine-Inférieure, Colonie de la Louisiane, Ministère de la
Guerre, Ministère de la Police générale, Ministère de l'Inlé-
00 PhUD'HON.
rit'ur (brevets d'invenlion), et encore à un projet de nié
daille pour la « R('pul)li(jue française, une, indivisible et
impérissable, 171)4 ». En ces sujets d'allégorie, précieux
sous ses doigts, il s'est adonné à la représentation qu'il
aimait d'une idée ou d'un fait par un être impersonnel et
imaginaire, aA^antque dans ses décorations impériales il ne
s'y abandonnât passionnément et avec excès : Prudbon et
son époque rechercbaient à tout propos 1 allégorie et les
emblèmes, et ils en goûtaient la convention facile sans se
préoccuper de s'élever au symbole. On se demande pour-
quoi les en-tétes de ces administrations publiques, bonne
fortune et marque g"lorieuse de leurs débuts, ne sont plus
utilisés aujourd'hui ; mais le mieux ne serait-il pas de le leur
(Iciu.indcr à elles-mêmes et de les prier d'v revenir?
Par ce temps violent d'('motions et de sursauts, Pru
d'hon dessine aussi pour les boîtes de dragées du conli-
seur Berthelemot — « le Fidèle Bergfr n — une Vénus
avec 1 Amour, et une Léda d'après une pierre antique.
Mais l'adresse du graveur 3Ierlen, une Minerve peinte
sui- verre pour le dessus de porte de sa bouli(jue et qui
a été retrouvée par His de la Salle, ne fut en tout cas
burinée par Roger que lors du Consulat, puis(|u'on y
lit : « Palais du Tribunat, n» 40 ». A plus forte raison,
ladresse de la veuve Merlen. — une fennne devant un cof-
fret à bijoux, — boutiquière très à la mode du commen-
cement du siècle, (jui « tient fabiique et magasin d'orfè
vrerie. joailleries et bijouteries dans le plus nouveau goût,
vend, achète et monte les diamants, le tout a juste prix ».
PUUD'HON. 61
Ces! ((ii(\ (Ml dehors des occasions et <lcs ncccssilcs, Piu-
d lion csliiiiail (|ii"il dcxail pouvoir s'assou[dir à tout,
varier ses formules et ses expressions. « Vous voulez,
dira-l-il à Yoïarl en causant avec lui de David, (jue moi,
le h'iiioiii journalier des niodilications que subissent mes
<-oiiipalrioles mêmes, jiidople. pour exprimer ce ({ue je
vois, un stvle étrangei' à leur nature... Je ne puis ni ne
veux voir par les yeux des autres ; leurs lunettes ne me
von! pas... Enfin, parce que Corneille et Racine ont fait
<les cliel's-d'oHivre immortels, faut-il ne plus parler, ne
plus ('crire qu en vers alexandrins? »
Kohespieire, ((u il a\ait jidiiiirt' au club, vient de tomber
cl de mourir, mais la misère du lemps nesl pas liiiie.
Priid bon, à 1 t'iroit dans son loii'is de la rue (lad<'l. mal à
Taise eiilre les cris de sa fenuue et ceux de ses trois en-
faiils. se (b'battait déjà contre les difficultés de vivre,
<|iiaiid arrive la diselle à l'aulonme de 94. Il (juilti;
alors l*arisa\ccsa famille. (ïliacun s'en allail du côté' de
son pays : Frag:ouard déjà vieillissant part pour Grasse.
Prudbon sarrélera en V'ran(die-(îomté, et il jiassera deux
ans sur les bords de la Saône, à Gray et au village de
Rigny. Pour(|uoi va-l-il à Gray? Le plus vraisemltlable,
cesl (pie le bon Devosge, (pii ('lail de cette petite ville,
s'est nuM(' de lui trouver des travaux et des ndalioiis. Quoi
qu'il en soit, Prudbon, évadé du caucbemarde Paris. \ ivra
deux années très douces auprès de cette Saigne intime, si-
nueuse et lente, parmi les arbi'es et dans la retraite,
sans même peut-être que son bonbeur soit dimiimé par
f)2 PRUDHON.
le voisinage de sa femme, qui, à Rigny, va lui «lonner
un (juatiième lils, Pliilopœmen. Cependant il peindra l'un
de ses plus beaux portraits et il dessinera pour Didot do
merveilleuses illustrations. On sait que Roger est auprès
(!<' lui à Rignv, car il figure comme témoin à l'acte de nais-
sance de son fils.
Il paraît que Prud'hon, habitué aux accidents de \oiture,
en eut un à une lieue de Gray, justement devant le château
de Rigny, situé tout au bord de la ri\ ièr<', et (jue, recueilli
et soigné là, il y lit les portraits du [)cre. de la mère et des
entants. Le Portrait de M. Anthony, au musée de Dijon,
montre le peintre détinitivement maître de son art : un
honnne brun, jeune, au masque sérieux et tendre, en habit
bleu harmonisé avec le bleu de la cravate, gilet rouge et
culotte de Casimir-, la main droite passée dans la bride de
son cheval dont on ne voit que la tète et l'encolure. Le
imisé'e de Lyon possède depuis qu»'lques années le Portrait
de Mme Ant/iony et de ses enfants et peut s'en faire gloire,
car ce morceau d'une saveur extrême, si accusé à la fois
et si estompé, si sur et si souple, doit prcndie une place
capitale dans la peinture moderne, et, s'il fait penser ou à
Goya ou à Reynolds, dont Prud'hon certes ignorait alors
les noms mêmes, c'est en les égalant au moins. Jeune, très
jeune, sa fille en petit bonnet blanc toute petite entre ses
bras, la mère, satisfaite* câline et spirituelle, avec de la
lumière dans les yeux, se tient droite dans sa blanche robe
Directoire à la ceinture rose, un chapeau gris piqué d'un
nœud rose encadrant son visage don! les clieveux châtains
PRUD'HON. 6:i
ondulent et descendent; et, derrière elle, son fils de qui
la tète, sortant d'un col Manc, se penche, malicieuse et
gentille, les yeux très ouverts, les dents apereues. Mor-
ceau tondu et merveilleux, délicieusement humain, de la
famille dti ces portraits d'élile (|ui vous parlent d'eux dès
qu'on s'en approche assez près. Prud'hon, (jui avait su
plaire, peignit encore le portrait de In nièce, qu'on aura la
joie de voir hientôt au musée de Dijon ; et dans le même
tenîps cidui de la petite Marie-Mcu-gtierite Lagnier, qui
est au Louvre, et ceux à' Ursule Bevon, toute hlonde et
très en hleu, et iV Etienne Bevon, son mari, (jui sont à
(iray. Souvent Prud'hon a lait les portraits du mari et de la
IVnnne : hahilud»' de re'po(iue, hahitude surlout de la pro-
vince où, avec le désir régulier d'enrichir à la même heure
la maison familiale de la double image aimée du père et do
la mère pour le souvenir des enfants, l'on n'a l'occasion
ni l'idée de chercher des artistes différents pour exprimrîr
des natures diverses. Il peint M. Rey et 3Ime Bey au pastel,
d'autres encore, M. et Mme Febvre, M. et Mme Barbizet,
petits bourgeois, tantôt représentés à la hâte poui" les
besoins de la vie, tantôt caressés pour le plaisir dei l'ar-
tiste, comme M. Perché, juge, (|ui appartient à M. (Iroult.
Qu'est-ce que toutes ces connnandes lui rappoitin'cnl ? Mal-
gré les souvenirs de Mme Barbizet sur les malheurs de
Prud'hon, recueillis par M. Hené Jean, ces travaux, à n'en
guère douter, lui étaient payi's au taux provincial, ce qui
à Rigny lui pei-nnîtlait de vivre à l'aise, il peignit encore
au château de liclleneuve, près de Dijon, l'important por-
r.î PPiUD'HDN.
trail (If M. Viiinhtl. assis sur une chaise, poudiv ol ni habit
bhu, d'autant plus important pour lui que c'est en le pei-
gnant (juil lit la connaissance de Frochot, ami très ulih',
— el celui de M/nr Vi<ird(tt. en rohr verte à raies jaunes.
ï)aillrurs il tia\ aillait v\\ outre pour Didot l'aîné, qui,
dans rrlii-rvcsccncc d alors, publiait tranfjuillfnM'iit ses
plus belles t'ditions. Il avait connnencé à Paris dès 17H3,
ainsi (ju en témoiizne le reru d'une somme qui semble
assez forte, mais qui lui ••lait évidemment payée en assi-
Cfiiats. Il illuslra d'abord « Daplmis et Chloé » : \d,Chèvre
allaitant Dap/inis, le Bain et la Ci</al(', lavés à l'encre de
("Jiine. figui-èrcnl au Salon de l'an V avec un Polirait du
cilot/en C. (son ami Constantin), dont « le temps, dit le
Ciilalogue, n'a pas permis à l'artiste de finir les mains ni
les xclements ». et avec deux des trois dessins à la plume,
(Jioisir Vohji't. Uenflamtner. En jouir^ qu'il fit pour
« l'A ri d'aimer » de Gentil-Bernard. Pour un roman en
vers du même Bernard, il dessina les Amours de Phrosme
et Mélido)-. (|u'il errava lui-même et dont l'esquisse peinte
;!|ip;i client à M. G. Gain. Et encore — tant à Kif;ny qu'en-
suile à Paris — ciiuj illustrations de « la Tribu indienne par
le C. L. B. » (citoyen Louis Bonapartef, dont on dit que
dans la deiiiière el la plus connue, la Suif de l'or, il préla à
1 lidiume cupide les frails de Giiodef; puis le Xnu frnr/e de
« P;iul et N'irg^inie », et, pour l'édition de Racine, V A/jothéose
en frontispice et Pyrrhus et Andromaque : la Thébaïde
serait de lui aussi, bien que son nom ne figuie pas sur la
planche, mais les élèves de David auraient obtenu que Didot
IMIUDIION. (J7
le fil enlever e| ne (l(t;niùl j)liis ilo, commandos à Prudlioii.
[| liavaiilait en même temps pour Renouard, illustrant
r« Aminta » du Tasse avec le joli dessin à la sépia de S'f/lvie
cl h' Sdtijre, (jui appartenait à Alexandre Dumas lils; mais
ce liavail lui avait coûté tant de peine qu'il ne voulut des-
sinei' (ju'aux crayons noir et i)ianc la Délivrance (V An-z'ia^
pour \\\\ roman grec, et un nouveau Bain., plus cliaiiiiant
«]ue l'autre, avec une Ghloë plus jeune, destiné à une
('•(lilion italienne, et qui fut payé six louis par Renouard.
11 faut enlin noter les cinq vignettes de « la Nouvelle
Ili'loïse », g^ravées par Copia, en inettant à part pour sa
g-ràce le Premier baiser de l amour, et pour ce (juil est
cui'ieux à l'approcher d'un dessin sur le même sujet, jthis
précis, plus habile et plus sec, de Moreau le jeune : on
comprend là (|ue Prudhon, mis en présence d'un livre, ne
devient pas volontiers un vignettiste, et que, se préoccu-
pant peu de l'appropriation de son dessin, il poursuit en
visioiniaire le rêve de volupté douce et de tendre féminité
flont jour à jour il compose son œuvre.
IV
LE nilJKCl'OinE KT LE CONSULAT. LES PREMIEHS SUCCES.
prud'hon au louvue. — plafonds et décorations.
Piud'hon, de retour à Paris avec sa femme et ses quatre
(ils, s'installa, à l'automne de 96, au n° 28 de la rue du
llarlai, oii une fille, Emilie, qui fut son dernier enfant, lui
68 PRUD'HON.
naquit dès son arrivée, le 3 novembre. Les temps sont
bien chang^és : à la poursuite de la gloire, le jeune g-énérai
Bonaparte a remplace' Robespierre, et le Directoire se venge
de la Terreur en s'amusant. La mode aujourd'hui est au
plaisir, mais, soit caprice, soit souvenir des événements
tragiques, il y faut un décor solennel et romain : Frago-
nard est jeté de côté et David est roi.
Fort peu connu encore, et en homme qui débarque
pour la seconde fois de sa province, Prudhon, à l'instar
des pensionnaires de l'x^cadémie, s'en alla faire visite aux
peintres célèbres. On rapporte que David et Girodet le
reçurent froidement, mais on les voit plutôt pleins d'une
insolente bienveillance. II vint chez Greuze, qui lui aurait
dit en lui montrant ses manchettes déchirées : a Vous avez
du talent ? Tant pis! De la famille et du talent, c'est plus
qu'il n'en faut pour mourir à la peine » ; et qui aurait dit
de lui : « Celui-ci ira plus loin que moi ; il enfourchera
les deux siècles avec des bottes de sept lieues. » Il y avait
bien des points de contact entre ces deux Bourguignons,
l'un et l'autre nés dans une petite rue de petite ville, —
celle de Tournus plus étroite et plus triste encore que
celle de Cluny, — mais le grand trait d'union entre eux
sera l'Elève, et Prudhon, jeune encore de ses quarante
ans qui s'approchent, aurait pu ce jour-là apercevoir
chez le vieux peintre sentimental Mlle Mayer. que Greuze
dans quelques années va lui léguer sans le savoir.
Quant à Gros, il fit son portrait, coiffé à la chien, dans la
cravate et l'iialjit des Incroyables, mais il ne l'acheva
PHUD'HON. 69
pas, ce, qui laisse un peu (rinquiétude sur leurs rapports.
Cependant (ju'il apprend à connaître derrière leurs
palettes les peintres du Directoire, Prud'hon travaille. Il
compose son magistral dessin de la Sagesse et la Vérité
descendant sur la terre (1), qui va lui servir de billet d'en-
trée dans la gloire du jour, et qui lui vaut, avec un prix
d'encouragementj la commande de l'exécution peinte et
un log'ement au Louvre. Ce projet de plafond, amoureuse-
ment dessiné, comme avec des caresses de noir et de blanc
sui- le bleu du papier, — et cette volupté de la touche,
accentuée par l'écrasement delà craie, reste une caractéris-
tique (le tous les dessins de Prud'hon, — dénote que des
idées décoratives le préoccupent alors, et il va en elfet
consacrer ces années-ci aux murs et aux plafonds.
Le voici donc, en 1798, s'installant au Palais national
des Sciences et des Arts, c'est-à-dire au Louvre. 11 a fait
du chemin depuis sa rue Guénégaud, depuis le temps si
proche encore où, au bras de Fauconnier, il écoutait Robes-
pierre. Non qu'il soit \tH à l'aise avec Mme Prud'hon et
ses cinq enfants dans cette cité d'ailistes oii l'on se presse,
011 l'on se déranii^e, où l'on s'épie, car ils sont vingt-six dans
ces galeries que Henri IV a fait disposer afin d'avoir ses
« ujaîtres » auprès de lui comme il a ses seigneurs, et que
Napoléon, y voyant un soir de la lumière, fera évacuer par
crainte de l'incendie, en commandant à Duroc « lé démé-
nagement de tous ces bougres-là ». Qui oserait aujourd'hui
\\) Ch. Blanc le croyait perdu : il aiipartient aujoiird liui au D'' Chaullard.
10 PRL'DHON.
lui donner tort ^Prudlion liii-inèinc n'a pas le droil de Iti-ùlcr
le Vinci. En allendaiil, il y a pour voisins Huberl Robert et
Pajou, et Greuze, et aussi, tout dt'sorieuté et si vieilli par
la Révolution^ Fragonai-il, avec sa tcmnie qui [)roniène dans
les couloirs sa vulgarité bavarde, et sa belle-sœur, Maigue-
rite Ge'rard. plus jeune et plus prisée en ses coquetteries
et ses froideurs; et, pendant que Mme Frag"onard parle,
Mme Prudhon crie. Lui, que le succès excite, n'en travaille
pas avec moins de bravoure, et, ses enfants, il s'en sert
comme des plus aimés et des mieux compris des modèles.
Le plafond s'acbève bien, mais ne peut sortir de lale-
lier, et le peintre doit demander au ministre de 1 intérieur
l'autorisation de lui faire un passage. 11 arrive enfin au
Salon de 1799, qui s'ouvre le l*"" fructidor an VU : la
Sagesse, Minerve drapée de jaune, présent»' à la Terre la
Vérité dévoilée, simple et coidiante. L'élégant public de
la fin du siècle, habitué aux conventions sentimentales de
Greuze, — la citoyenne Mayer, redevenue Mlle Mayei- à lau-
rore du Consulat, expose quatre toiles du genre, — et aux
conventions historiques de David, fut surpris de celte lleur
d'essentielle beauté; et, émerveillé du même coup, il fit
un succès à l'œuvre et mit l'homme à la mode (1). L'année
est excellente pour Prudhon, à qui un autre succès arrive,
très brillant : le fournisseur des armées M. de Lanois
(1) Placé d'abord dans la galerie des peintres vivants à Versailles, il déco-
rait, en 1801, la salle des Gardes de Saint-Cloud. A la suite d'un incendie
qui Tavait touché, il fut relégué- dans les grepriers du Louvre où, pendant
tout le siècle dernier, il passa pour être à peu près perdu. Il est de nou-
veau depuis 1904 exposé en tableau dans l'escalier Mollien.
PRUD'HON. 71
l'a chargé de la décoration de son hôtel, el toul Paiis s'y
intéresse. Cet hôtel, qu'avait fait construire rue Ceiutti,
la rue Laffîtte de nos jours, le trésorier des États de Bour-
gogne î^ ai nt- Julien, abritera plus tard la reine Hortense et
la fortune des Rothschild : il vient d'être démoh.
Prudhon a l'espace et il se donne carrirrc Dans le salon
principal, il peint quatre panneaux en hauteur, où cjuatre
femmes debout représentent la Richesse, les Arts, les Plai-
sirs et la Pln'losophie ; et au-dessus des portes quai re femmes
couchées sont le Matin, le Midi, le Soir et la Nuit : des
ornements, des mascarons, des bas-icliefs en grisaille, les
accordent, les joig'nent ou les souliniiiciit. Les quatre
femmes, qu'on a nouniiées Pandore, Eiilei'pe, Vénus et
Minerve, ont en leurs mobiles altitudes des souplesses
charmantes : un Amour voltige au-dessus de chacune
d'elles, un autre Amour semble les supporter. De celles
qui sont couchées in<loh'nim('iil pour couroniu'i' les porles,
j^'une lit, l'autre songe sur do l'eau qu"(dh' eflleure, celle-là
se mire dans une glace, celle-ci do il. Et cha-^un de ces
Amours et chacune de ces femmes est environné d'attri-
buts qui sont d'une grâce et d'un anangement parfaits,
malgré qu'ils veuillent impitoyablement signifier quekjue
chose. Car Prud'hon a pris son essor dans le chanqj aimé
de l'allégorie. Tout C(da, moelleux, caressant et léger, n'en
garde pas moins un charme primordial el inunédiat :
deux colombes ont bien le droit après loul de regarder
Vénus qui dort, et le commentaire n'en est obligatoire
pour personne. Son époque et sa nalure entraînaient Pru-
72 PRUD'HON.
d'hon à ces complications littéraires, si dangereuses pour
un artiste qu'elles embarrassent et de'tournent de son but,
mais il s'en sauva toujours avec son génie de peintre.
Pour cette décoration aujourd'hui dispersée, Prud'hon
avait peint sur bois quatrr merveilleuses toutes petites
esquisses qui firent partie du cabinet Denon : M. Valedeau
les acheta 3 500 francs et les donna en 1836 au musée de
Montpellier. Une fantaisie, assez curieuse, du catalogue
de 1839, — et celui de 1859 la répète encore, — fait de leur
auteur un élève de David, marquant bien par là l'importance
absorbante du maître des « Horaces », et qu'il fut un temps
pour lequel un peintre ne pouvait avoir d'autre origine. En
outre des escji'isses peintes, quatre cartons dessinés à la
pierre noire et à la craie avec des touches de sanguine, que
] . Laperlier avait achetés 250 francs à M. de Boisfremont,
se trouvent au musée du Louvre depuis 1867 où ils furent
payés 5 030 francs, mais provisoirement ils y sont presque
invisibles dans le voisinage du plafond de Saint-Cloud : il
y manque d'ailleurs des parties entières.
Prud'hon devait continuer à décorer l'hôtel de M. de La-
nois. Clément assure que les Quatre projets de frises^
exposés au Salon de 99 avec la Sagesse et la Vérité^
avaient été dessinés dans ce but-là : ces quatre dessins,
évoquant avec des lleurs, des jeux ou des danses, avec des
jeunes gens et des jeunes filles, le Printemps, l'Été, l'Au-
tomne et l'Hiver, conservés à Chantilly, après avoir appar-
tenu à Bertrand, l'ami malheureux des jours de Rome, à
Hniun-Neergaard et au marquis Maison, gardent en leur mi-
PRUD'HON. "ïa
nisciilc beauté une exceptionnelle saveur. D'autres Sûisoîis,
toutes dilierentes dans leur charme égal, semblent dater de
la même époque : ce sont quatre fig-ures volantes de femmes,
— ces figures où triomphe Prud'hon, — celle du Printemps
à peine voilée de gaze blanche, blonde et naïve, avec des
ileurs dans ses mains; celle de l'Été, deux gerbes sous les
bras, brune et énamourée en sa transparente et longue
échaipe bleue; celle de l'Automne, voluptueuse, tenant la
grappe mûre d«3 son bras soulevé; celle de l'Hiver, si fri-
leuse et si jeune, enfermée des yeux aux pieds dans son
grand manteau noir. Ces panneaux, qui auraient été peints
pour rhôtel d'un financier nonnné Baillot, et fort connus
par U'S lithogi'aphies deBoillv. furent achetés 16 000 francs
à la vente Panisse en 1860 par M. Didier, payés deux ans
phis lard 33 500 francs par Mme Dcnain, la sociétaire
(lu Tht'àtre-Franrais, et venckis après sa mort 80 000 francs
en 1893. La jolie série, Apollon et les iVluses dessinés
deux à (h'ux sur cinq feuilles, où un amour se câline si
gentiment aux genoux d'Euterpe. où Tei-psichore souriante
se contourne avec tant de jeunesse et de vie, conçue sans
doulc dans une idée sembhdtle, ne fut jamais exécutée.
BoiKipiirlc entre alor's (buis la vie de Prud lion, de (|ui
l'esprit connnence à s'orienter vers les choses impéi'iales;
et plus tard l'Empereur s'attachera au peintre, phénomène
psyclio-hisforique délicat à expliquer, car il restera natu-
rellement très épris de David. Un concours, (|ui n'aui'a
pas de suite, mais où se prépare la colonne Vendcmic, est
ou\(Mt en 1 an IX, ])Our ('lever une coloniu; à la gldire (i<^s
^v
76 PRUDHON.
braves, morts dans les guerres de la Liberté. Prud'hon tait
un dessin très achevé, avec un soubassement d'une grande
hauteur supportant le sarcophage des héros, d'oîi part la
colonne, « monument de leur courage » : « Des victoires
amoncelées les unes sur les autres et séparées par des
lauriers, a écrit le maître au revers de son dessin, leur ont
mérité les palmes et les couronnes de la gloire et atteignent
à l'immortalité ; elles forment la colonne que la reconnais-
sance nationale a érigée à leur mémoire, et son chapiteau,
composé de palmes étreintes par une couronne d'étoiles,
est surmonté de l'Immortahté. » La phraséologie compli-
quée de ce projet « inventé et dessiné par Pierre-Paul Pru-
d'hon, 1801 », nous enseigne qu'un artiste doit se défier de
la littérature.
Cette même année, le peintre de la Sagesse et la Vérité
expose un Triomphe de Bonaparte, qu'il intitule la Paix,
où le Premier Consul, entre la Victoire songeuse aux ailes
éployées et la Paix innocente chargée de fleurs, passe sur
un char antique, que précède en pleine allégresse une
troupe d'amours, marchant et dansant, et qu'entourent,
lentes, eurythmiques et suaves, des femmes longuement
drapées qui sont les Muses, les Arts et les Sciences. C'était
un dessin à la plume, mais Prud'hon le reprit plusieurs
fois, et fit le beau dessin à la pierre d'Italie et à la craie
qu'on voit à Chantilly. Il avait composé aussi un projet à
la gloire de Desaix mort dans la victoire à Marengo, que
Pei'cier exécuta sur la place Dauphine : au-dessus d'une
petite colonne, une ^'x^xxyh allégorique couronnait le héros.
PRUD'HON. îi)
Mais dos travaux plus importants l'appelaient : Bruuu-
Neergaard nous apprend qu'il avait été chargé de peindre
quatre plafonds pour le Louvre, dont un au moins ne fut
même pas étudié. Le premier, exécuh' en 1801, n'est qu'un
médaillon de la salle des Antonins, l' Étude guidant Vessor
du Génie^ dont le musée d'Angers possède une petite
esquisse. Deux enfants, jolis à ravir en It'ur hcnuté vraie,
l'un soutenant l'autre par le bras, d'un élan sûr et droit
s'envolent au plus haut de l'empyrée ; et, à voir dans l'espace
l'ascension si libre de ces deux amours, l'on pense volon-
tiers aux Corrèg-e de Parme, non seulement aux Put II de
San Paolo, mais aux plafonds de San Giovanni et du Dùme;
car Prud'hon — le fait vaut d'être très remarqué — est
un égal du Corrège non seulement par l'ondoyancc et le
velouté vivants de la forme, mais aussi par cette surpriî-
nante faculté qu'ils ont en commun de faire planer ih^s
figures. Diane implorant Jupiter date de 1803 : cette
petite composition carrée d'une simplicité si précieuse et
si claire, ((ui n'est, à bien dire, que le centre d'un vaste pla-
fond sculpté du musée des Antiques, représente la déesse
chaste et jeune, arrêtée dans le cicd devant les genoux
de son père qu'elle touche de sa nuiin suppliante. Lui
demande-t-elle « d'éclairer le monde pendant la nuit pour
qu'elle puisse contempler les traits d'Endymion » ? ou,
plus conformément à sa nature et ainsi que l'indique l'es-
tampe de Boilly, prie-t-elle Jupiter de ne pas l'assujettir à
l'Hymen ?...Plus clément que Wolin ne l'est à Brunnhilde,
le dieu, en sa majesté sereine et douce, accueille à ses
80 PRUDHON.
genoux « l'àpre vierge au vol prompt, », tandis que dans
l'Olympe doré deux amours les contemplent, assez proches
des ang-es de la « Madone de Saint-Sixte », et que derrière
des brouillards d'or apparaissent des déesses. Quinze ans
plus tard, lorsque Percier et Fontaine construiront leur
escalier du Louvre. Prud'lion composera le beau dessin de
Minerve emportant le Génie des A rts rers f Immortalité:
peut-être était-ce l'idée du Consulat qui revenait, mais en
tout cas elle ne devait pas aboutir.
PRUÎ) HON A LA SORBONNE. L EMPIRE ET LA GLOIRr:. —
m"^ MAYER. LE SALON DE 1808. — PRUd'hON PEINTRE DES
IMPÉRATRICES. LES COMMANDES IMPÉRIALES.
Quand le Premier Consul ne voulut plus voir d'artistes
au Louvre^ — probablement en 1802, — il en logea les
pensionnaires ici, là, ou pas du tout, tel le vieux Fragonard,
qui lui semblait inutile. Prud bon eut la Sorbonne, oii il va
passer les beures célèbres de son existence et qu'il ne quit-
tera qu'en un jour tragique de 1821. pour mourir peu de
temps après. Il y habitait au second étage, sur la rue, à
gauche de l'ancienne entrée, et son atelier très vaste, situé
dans la cour, donnait par le fond sur des jardins. Il y vint
avec ses enfants grandis et sa femme dont le caractère s'ai-
grissait chaque jour. Girodet, à cause d'elle, avait dû quitter
le Louvre et s'en était allé place Vendôme. A la Sorbonne,
PSYCHÉ ENLEVÉE PaK I.ES ZÉPHYRS.
(Musée du Louvn.)
PhUDIlON. 83
lo mal redoubla : rllc tirailla de mille manières le pauvre
peiidre, qui en était souvent rrduit à s'occuper du ménai^(i
et des enfants, et qui, le jour lini, se sauvait chez le mar-
chand de tableaux Constautiu, son meilleur ami d'alors.
Enfin, au printemps de 1803, il arrive à une séparation
amiable; il ne désirait rien de plus, étant absolument résolu
à ne se remarier jamais. Mais Mme Prud'hon n'entendait
pas la séparation comme lui; elle revenait sans cesse, ayant
toujours une scène à faire, et, quand elle ne rencontrait
pas son mari, la faisant à un autre. Le peintre dut se rési-
gner à écrire à Denon, son compatriote de Bourgogne,
que Bonaparte venait de nommer directeur des musées
nationaux : « C'est une peine pour ma délicatesse de vous
entretenir de choses qui me révoltent et me font rougir. Je
suis outré et humilié tout à la fois quand je parle d'une
fenmie qui n'a pas craint de montrer la bassesse de son
âme par la manière insupportable dont elle a agi avec tout
le monde... Il était temps, pour M. Meynier, dont l'extrême
bonté a soutenu la patience, que je la misse hors de chez
moi, car il était excédé de ses invectives, de ses ci'iailleries
et du tapage qu'elle ne cessait de faire au-dessus de chez
lui... Elle n'est point artiste; elle nuit à la tranquillité de
mes voisins; elle nuit à mon repos, à l'exercice de mes
talcnls et à l'éducation de mes enfanis... Je lui donne tout
ce qui lui est nécessaire, agréable même, mais il lui man(ju(i
sur- (jui exercer son huuicur acre, et, pour se satisfaire sur
ce point, elle voudrait tcvnter son retour à la Sorboime... »
L'aimable Vivant-Denuu, le soui iaiit auteur de « Point do
84 PRUDHON.
lenrlemain », chargé jadis de l'ambassade à Naples et que
Prud'hon a pu connaître à Rome, ne réussit guère dans
l'enlreprisie : on voit mal un directeur de musées nationaux
empêchant la femme d'un peintre, même illustre, de venir
faire du bruit chez son mari ; et ce ne fut que quelques
années plus tard, un jour oii la dame était allée risquer sa
scène à l'Impératrice, que le préfet de police se chargea
d'elle et la fit placer dans une maison de santé oii, dit
Clément, on enfermait les ennemis politiques et les fous.
Tandis quil est encore en butte à ces misères, Prud'hon,
qui n'exposera rien entre les Salons de 1802 et de 1808,
silencieusement appliqué à son travail, prépare son œuvre
capitale aux yeux des contemporains, son « tableau d'his-
toire » la Justice et la Vengeance divine poursuivant le
Crime. En 1804, un soir du dernier « floréal » qu'il dînait
chez son ami Frochot, l'ancien commissaire général de la
Côtc-d'Or, devenu préfet de la Seine, on parlait d'un tableau
pour la Cour d'assises, et le préfet, citant Horace suivant
la mode, en indiqua le sujet avec ces vers connus sur la
fuite vaine du criminel : « Raro antecedentem scelestum
— deseruit pœ?ia... » Prud'hon va aussitôt s'enfermer
dans une pièce voisine et revient montrer aux dîneurs une
esquisse qui les enthousiasme. Puis, de retour à la Sor-
bonne, le « Musée des artistes », il écrit au préfet une lettre
officielle avec une description minutieuse de son projet, oii
il veut « présenter à la fois des victimes, des juges et des
coupables »; le tableau se composera de huit figures, sera
arge de dix pieds et haut de huit, coûtera quinze mille francs
PO in II AIT ItE TAM.EYRAND.
[(Ancienni! ColIcct:(in_(lii cliàleaii de Va'ençay,
PRUD'HON. 87
et pourra être terminé dans dix mois. Ce n'était en rien,
hormis les dimensions, le célèbre tableau du Louvre :
Tliémis, entourée de Vertus, une jeune femme morte à
ses pieds, regarde le Crime et la Scélératesse que Némésis
traîne au-devant d'elle; mais Prud'hon fit un dessin
superbe avec cette Thémis, que Constantin avait donnée à
Ledru-Rollin, et qui fut vendue en 1851 au musée du
Louvre 3 500 francs par l'entremise de David d'Angers.
On regrette, devant tant de charme, que cette composition,
traitée de réminiscence raphaëlesque, mais qui n'en est
pas moins profondément prndhoiiicnne, n'ait pas été peinte.
11 est probable que Prttd'lion lui trouva justement trop de
charme pour le lieu sévère oi^i il la destinait et qu'il voulut
montrer aux uns et aux autres qu'il était capable d'expri-
mer le terrible.
Le temps de florf'al à messidoi". et il éei-it, dal('e de
l'un des derniei-s jours du calendrier rt'jiublicain, un<' nou-
velle leltie à Frochot avec le nouveau projet de la Juslice
et de la Vengeance volant à la poursuite du criminel (lui
vieni de luer sa victime : le vrai programme d'Horace.
L'exéculion en dura trois ans. 11 s'y atliiclia connue on
s'al lâchait jadis à son chef-d'(euvre. faisant cro(juis sur
croquis, étude sur étude (Louvre, Cliantilly, nmsét; de la
ville de Cluny, etc.). et il peignit ce tableau, l'un des plus
connus du Louvre, on, dans un paysage dramatique et
bimplihé, à la clarté sinistre delà lune, un meurtrier hideux
s'éloigne en fuyant du jeune lionune qu'il vient de tuer,
poursuivi par les deux diviniti's qui, la toiche en main,
88 PIU'DIION.
pJanent, passent et vont latteindre, nuées vivantes; car
elles font plus que le pouisuivre, elles l'atteignent, et la
beauté du drame s'en magnifie. Ce morceau que Géricault
copiera et qui annonce Delacroix, morceau grandiose et
de mouvement épique, où les coups de lumière sont des
coups de force, le temps, hélas ! Ta touché déjà, et l'abus
des bitumes, familier au peintre, a fait de certaines de ses
ombres, destinées à animer l'elfet, des parties noires qui
semblent brûlées impitoyablement.
Prud lion travaillait ainsi dans la retraite, quand des
amis vinrent le prier d'accepter Mlle Mayer pour élève ; il
s'en défendit, jouissant enfin de sa solitude, redoutant de
voir une femme s'approcher de sa vie. Constance Maver
de la Martinière avait environ trente ans : fille d'un haut
fonctionnaire des douanes, et d'abord élève de Suvée, qui,
mis en prison pour avoir été nommé par Louis XYI direc-
teur à Rome sans prendre le temps d'y partir, s'était rendu
célèbre parle portrait d'André Chénier fait dans son cachot,
elle avait été surtout l'élève de Greuze, et elle restait l'amie
de Mlle Ledoux. Maintenant, Greuze mort, il lui fallait un
nouveau maître. Prud'hon céda. Constance Mayer, petite
brune assez grasse, aussi passionnée qu'intelligente, la tète
clufionnée et frisée, avait cette étrangeté mystérieuse du
regard et du sourire, qui vingt ans plus tôt dans le Faune
du Capitole avait appelé le jeune songeur de Rome. Telle
nous la représente l'admirable miniature qu'il fit d'elle pour
la tabatièfe de son père, et qu'il encadra, quand elle lui
revint, des figures de l'Innocence et de la Fidélité. Le
l'innocence.
(Colloclidii (io M-"-^ Ik'slossôs-Dalloy
PHUD'HON. 91
«laître et l'élève se comprirent vite, mais on ne sait quand
la disciple admiratrice devint l'amie de toutes les heures :
en 18(JG, elle figure au catalogue du Salon comme élève
de M. Prud'hon et demeure rue de la Yerrei-ie; en 1808,
elle habite au 23 de la rue Saint-Hyacinthe, et en lî^lO,
à la Sorbonne, oi^i son appartement, séparé de celui de son
maître, lui fait suite vers la chapelle. 11 est vraisemblable
que ce fut après la mort de son père qu'elle vint loger au
« Musée des artistes », et dès lors elle emplit la vie de
Prud'hon, éperdùment épris d'elle. Malgré que le bon Voïart
parle de « cette amitié si pure que respecte même la calom-
,nie », ils mènent une existence commune : Constance Mayer
.«'occupe de la maison et des enfants quand elle ne tra^ aille
pas dans l'atelier du maître; mais elle le fit toujours avec
beaucoup de savoir-vivre, et, atténuant le plus possible la
fausseté de sa situation illicite, elle arriva à se faire consi-
dérer en compagne plus qu'en maîtresse par les amis du
peintre, qui lui témoig-naient des ég'ards et lui marquaient
^u respect. D'ailleurs elle avait une fortune personnelle
qu'elle dépensa môme discrètement jtour son ami; elle
avait aussi de belles relations de famille et lui fit coimaitre
Tallevriind.
Une auti-e temme va jouer un rôle dans l'art de Pru-
d'hon : c'est limpératrice Jos(''phine. (Juan<l on song^e à la
loute-puissance de David sur l'opinion et k l'importance
^|u il a, lui. le maître du « Sacre », aux yeux de l'Euqje-
reur, on est violennnent surju-is que celui pour le(juel
.ij .ne tiouve (jiu^ des dédains ait pu être appcdi' à l'Iiomieur
02 PRUDHON.
(le peindre la femme de Napoléon. Bien que lié à David
par des nécessités morales, lEmpereur — qui voit tout —
n en a pas moins perçu, peut-être sans l'aimer, le g-énie de
Prud'hon : il ne rejettera pas de son empire le peintre
de la grâce vivante, et, afin d'utiliser son talent, il lui
permettra de travailler pour ses deux femmes et pour
son fils. Mis en présence de Joséphine, son auguste et
séduisant modèle, Prud'hon observe, note, cherche, et
après des esquisses, des tâtonnements et des études, qui
nous ont été conservés nombreux, il arrive à représenter
l'Impératrice assise sur un banc du parc de la Malmaison,
pensive parmi les arbres, dans le vêtement léger de sa
tunique blanche, un pan de manteau rouge jeté sur ses
genoux ; et, mieux que le portrait d'une impératrice, il a
fait le portrait de la femme moderne, — longue et souple,
libérée en sa beauté simple des complications du passé,
mêlant à la grâce de son corps l'inquiétude de ses yeux.
Voilà un des morceaux les plus significatifs de l'art fran-
çais, — et l'on n'ose dire, tant il est vrai que le génie est
une souveraineté, qui dans cette rencontre eut la meilleure
fortune, de l'impératrice ou du peintre. En un merveilleux
déshabillé de la poitrine et des bras, Prud'hon a trouvé
pour le rêve de Joséphine une allitude nouvelle, au moment
011 David, dans un jour de vérité, regardant Mme Réca-
mier sur sa chaise-longue, découvre un mouvement nou-
veau ; et de pouvoir montrer l'un auprès de l'autre ces deux
chefs-d'œuvre n'est pas une des moindres gloires de notre
glorieux musée.
PRUDHON. UJ
Un autre cliarmo, Psyclu', viciil lo flistraire encoro de
la Justice et la VeJigeance dicinc. Dès les années de
Dijon, Prud'hon était attiré, préoecupé par la fable pas-
sionnante, alors que pour Fauconnier il dessinait Psyché
devant Tx^mour endormi : l'image légère, troublanti? et
délicieuse, revient maintenant à lui, passe devant ses
yeux, lui échappe et repasse. Quelle Psyché montrera-t-il?
Un instant il la cherche à nouveau regardant l'Amour au
clair de sa lampe. Puis il peint les deux jolies es{juisses
de Chantilly, celle, si blonde, si douce, du SoniincU de
Psyché admirée par des amours qui volent dans le mou-
vement même de la Justice et de la Vengeance, de terrible
devenu caressant, — Mlle Mayer en fera pour l'Impératrice
Vénus et VAniour endormis au Salon de 1806, — et celle,
plus blonde et plus dorée encore, du Réveil de Psi/clié,
tenant une torche au feu de laquelle accourent les amours.
Enfin Prud'hon a trouvé son geste et, avec Psyché enle-
vée par les Zéphyrs, il compose la plus corrégienne de
ses œuvres. On ne saurait imaginer plus d'abandon simple,
plus de volupté douce dans ce joli coi'ps de jeune lille
emporté vers l'Amour, plus de délicatesse respectueuse et
tendre dans les mains qui remportent. Le Salon de 1808
ouvrit le 14 octobre, — nous n'avons même pas inventé le
Salon d'automne, — et Prud'hon, dans la gloire de ses cin-
quante ans, y parut avec sa Psyché, la Justice et la Ven-
geance divine et le beau portrait de M. de Mesmay, l'ancien
président du Parlement de Besançon, assis dans un parc au
bord d'une terrasse, un chien danois à ses pieds. L"exj)0-
91 PHUD'HON.
silion était complMe, inaltendue, surprenante à la fois de*
puissance et de grâce, et le succès fut considérable. LEin-
pereur prit le temps de passer au Louvre, en revenant d"Kr-
furt, donner au peintre la Légion d honneur, le public ouvrit
les yeux et la critique s'agita. L'écrivain le plus consulté-
en la iiiaiit-re pontifiait au Journal des Débats et s'appelait
Boutard. Boulard était le type de ces critiques intelligents-
de naissance, mais qui vivent figés dans un point de vue : iJ
était poncif et davidifié. Il avait jusqu'en 1808 néglig^é de-
' connaître Prudhon. mais il ne j)ut continuer davantage, car
David venait de déclarer que, si cet homme se trompait à la
^■érité, tout le monde ne savait pas se tromper comme lui.
lîoutard écrit donc : « Le dt'butant se produit d'abord dans-
un morceau du genre grave ». et. comme il n'est pas ur*
critique sot, il note, un peu sans le vouloir, la valeur d'idée^
1 iiii|io:tance psycIiologi(jiie de cette œuvre « d inie exprès--
sion fort énergi(j;ie. (|ui sei'a mieux saisie encore des habi'
tués des audiences criminelles que de ceux du Salon »,
Puis il approuve, blâme et corrige : « Du reste, I'oun rage
annonce un heureux talent. » 11 aime assez la Psyché,
dont <i la tète rappelle en elfet celles du Gorrège... ».
Le dt'd)utaiit n'en est pas moins à l'apogée de son àg"e,
de sa gloire et de son génie. Combien il est intéressant
de le surprendre à son travail, allant de ses croquis à
son esquisse, de son esquisse à ses études, puis s'en-
chanlant de couleur! « Les esquisses, dit son ami le cri-
tique danois Bruun-.Xeergaard. sont ordinairement faites
au crayon noir avec un peu de blanc dont il sait tirer
PRUD'HON. î'i
^lîuid |>ai'li. mriiic dans les dessins finis. Il commence
dabord [)ar barbouiller son |)apier, qu'il efface ensuile
jus(|u"à ce qu'il ait fait soi'tii* son idéal. » Renouvier
écrit dans, son Illstolrt' de l'art pendant la Révolution'.
« Ceux (jui l'ont vu peindre nous disent qu'il préparait ses
figures d'un ton uniforme gris azuré en les empalant
vigoureusement, qu'il passait par-dessus les tons foncés
plus légèrement, de manière à rehausser peu à peu sa cou-
leur en lui laissant une grande harmonie et un éclat argen-
tir). On croit (jue le peintre avait été amené là par l'imita-
tion des procédés qu'il croyait avoir été employés par le
Corrège. » Sa teinte clair de lune est pourtant bien à lui et
fui l)ien mise à la mode par lui : peut-être même en abusa-
t-il en lieurtant ses ombres. 11 avait en réalité une technique
très personnelle et toute différente des procédés rég'uliers
de ses contemporains. Cherchant à obtenir un effet, à
réussir un résultat, tantôt il multipliait les glacis pour jeler
sur sa couleur une vapeur charmante qui plus taid devait
la trahir, tantôt il imag-inait des moyens et allait jusqu'à
s'inventer une malencontreuse pommade. Ce qui fait écrire
témérairement au bon Voïart : « Il était parvenu par des
pratiques calcub-es avec soin à concilier avec sa (kn«''e la
magie de la couleur... Le temps, disait-il, dévore les fiaî-
cheurs des coloris, tandis que les teintes vigoureuses, parce
qu'elles sont par-dessous, résisteni plus longtemps à ses
attaques. En général les Ions jaunes soni |tlus diiraldes,
mais ils sont i-ares dans la nature de nos climals. et la clai'h;
argenline de nos ateliers privés de celle du soleil en rend
96 PRUD'HON.
l'usage encore moins nécessaire... Fidèle à ces observa-
lions, Prud'hon exila le jaune de ses carnations, soutint
ses ombres de tons vigoureux, mais transparents, répandit
des glacis harmonieux sur les chairs, sur les draperies,
et assura ainsi l'harmonie, l'agrément et la durée de ses
tableaux. »
Après le Salon de 1808, la Justice demeura jusqu'en 1815
à la Cour d'assises : remplacée alors par un Christ, elle
resta quelque temps dans l'atelier du maître, puis entra
au nouveau Luxembourg, dont le conservateur était Nai-
geon, l'ancien camarade dijonnais et l'élève de David,
occupé maintenant à rapprocher dans son musée les deux
noms illustres. Enfin, en 1826, la Ville l'échangea avec
l'État contre quatre tableaux : quatre contre un, mais signés
de MM. Vinchon, Delassus, Tardieu et Ouvrié. La Psyché
est restée la propriété des Sommariva : le Louvre en pos-
sède une délicieuse et très importante esquisse. Quant au
portrait de M. de Mesmay, payé 3 000 francs à la vente
Boisfremont par Paul Dalloz, il appartient aujourd'hui à sa
fille, Mme Edouard Desfossés.
En 1810, au Salon biennal suivant, se reposant de son
effort et de son éclat, Prud'hon expose une Tète de Vietye.
« Elle est d'une grâce très séduisante, écrit d'elle le jeune
Guizot ; la couleur en est brillante, peut-être trop. » Le
musée de Dijon en possède depuis 1841 une délicieuse
étu<le à la pierre d'Italie et à la craie, et peut-être est-ce la
seule fois on le maître enchanteur sut religieusement
appliquer à un sujet sacré sa puissance de charnier. On
DESSIN POUR LE BERCEAU DU ROI DE ROME.
(Musée Carnavalet.
PlIUD'HON. 09
ci'oil (|ue Marit'-Louisc avait acquis ce tnbhï.ui qui serait
au musée do Parme (1). Cai- J()S(''j)liine a disparu et c'est la
rKtuxclIe Impératrice qui uiaiuteuant s'intéresse au peintre,
au jH'iutre qui a des i-aisons de lui plaire, puisqu'il vient
dèlre le grand metleui* en scène de son mariage. Pour la
souqjlueuse fête que Paris a olierle aux nouveaux é])Oux, il
a dessiné des ligui'es, dont les maquettes couronueiil les
colonnes de la galerie demi-circulaire qui, comme sur la
place Saint-Pierre, s'étend au-devant de THôtel de Ville;
et, arrivé au grand transparent du tond, il a composé les
jolies Noces fTlIercufe cl d Hcbé. Surtout il a préparé
pour la lulile jeuue lille le cadeau de la Ville de Paris,
celle <( toilette de litiipératrice et reine Marie-Louise »,
quexécutent Thouiire el Udiot, et (jui lui sera présentée
le 15 août 1810. II seud)Ie que Prud'Iion se soit servi de
doigls de fée pour coui|)Oser ces exquises fantaisies et
menues merveilles, ce fauleuil où Psyché enchaîne l'Amour,
cette table à miroir où le Plaisir voltige, ces flaud)eaux
faits avec les corps <les Grâces, cette glace où Mars et
Minerve sont unis par l'Hymen, — morceaux précieux
qui furent emportés à Parme à la première chute de l'Empe-
reur et que devait détruire plus lard l'imbécile M. de Bom-
b(dles. Il y avait aussi les boiles à pouih^e et les colfrets
à bijoux avec les Petits FUeurs et les Petits Dévideurs,
avec l'Amour arrosant un arbuste et l'Amour cueillant une
orange, et r « Athénienne », le lavabo, où était couchée la
fl) Je n'ai pas encore pu l'y trouver; il y a toujours eu de léUange
dans les déménagements de Marie-Louise.
100 PRUD'HON
nymphe de la Seine. Et. pour un surtout de table, le maître
avait dessiné les trois danseuses, si vivantes, jouant du
triangle, du tambour de basque et des cymbales.
Après la fête de l'épousée, celle de la mère, et, le 5 mars
1811, la Ville de Paris ofïre à Marie-Louise le berceau
impérial, exécuté en vermeil, nacre et burgau, par Odiot et
Thomire. Prud"hon a mis une Victoire au-dessus de la tête
de l'enfant, l'aiglon à ses pieds, à ses côtés les bas-reliefs de
la Seine et du Tibre : célèbre meuble doré, resté longtemps
à la cour d'Autriche, pour que le triste enfant grandi puisse
le voir en mourant, rendu aujourd'hui à son donateur et
devenu une pièce d'histoire au musée Carnavalet. Quelques
jours plus tard, l'avant-veille même de la naissance du roi
de Rome, le peintre réclamait du préfet de la Seine, pour
paiement de son travail, une somme « qui ne peut être
moindre de douze mille francs. » Prud'hon était déjà profes-
seur de dessin de l'Impératrice, lui qui jadis n'avait pu l'être
de l'évêque de Dijon, et il allait en costume de cour donner
des leçons inutiles. Du moins dessina-t-il plusieurs portraits
de son élève et il peignit celui de S. M. le Roi de Rome,
exposé avec le plus évident succès au Salon de 1812, qui
était, disait-on, de la plus grande beauté. Marie-Louise
l'emporta avec les siens, — on a même assuré qu'elle avait
emporté aussi celui de Joséphine, — mais on ne sait ce
qu'il est devenu : il ne se peut voir ni au musée de Parme
ni à la Rocca de Fontanellato. Dans l'entourage impérial,
Prud'hon avait fait, quatre ans plus tôt, deux portraits de
M. de Talleyrand, qui furent longtemps au château de
P R U D ' H 0 N 101
Valençay, l'un de convention, brodé et chamarré, l'autre
d'une intimité et d'une sûreté magistrales, vendu 25 500 fr.
en 1899, et si sobre en sa psychologie vivante.
A côté'du portrait de l'enfant impérial, le maître à dessi-
ner de Marie-Louise exposait au Salon de 1812 Vénus et
Adonis, qu'elle lui avait commandé et dont elle oublia
par la suite de prendre livraison. « Vénus, assise sur
un tertre, retient Adonis près d'elle par le charme de ses
caresses », lit-on dans une note du peintre. Le charme
retint le public aussi, et le succès fut si grand qu'un critique
anonyme et « impartial » s'écria : « Monsieur Prud'hon,
quittez ce genre ou vous deviendrez dangereux pour l'École.»
Et Boutard qui est encore là, — les Boutards se retrouvent
toujours — Boutard se fâche : « Comme on peut le croire,
Boucher ne manqua pas d'imitateurs qui enchérirent sur
ses défauts ; mais ce qui contribua plus que tout le reste à
la décadence de Fart, c'est que Boucher, comblé d'honneurs
aussi bien que de richesses, fut élevé à la place de premier
peintre justement dans le temps où sa manière de faire
était devenue du plus mauvais exemple... Je ne saurais me
défendre de quelque crainte en examinant les ouvrages de
M. Prud'hon et, lorsque je considère l'espèce de vogue dont
ils jouissent... » L'admirable façon de laisser voir sa pensée,
et comme Boutard méritait de ne pas mourir ! Le tableau,
qui devait être payé 12 000 francs, resta dans l'atelier de
Prud'hon jusqu'à sa mort ; acheté 5 100 francs à sa vente
par M. de Boisfremont, et 67 000 francs par Richard
Wallace en 1875, il est dans ce royal musée de Londres
lO^i PUUDHOiN.
dont ne sut pas vouloir noire Ville de Paris. Chantilly
en possèile 1' « ëtudo » peinte, Vénus à demi étendue et
souriant à ravir, blonde et resplendissante comme un iilo-
rieux tableau : Fesquisse, que Goncourt jugreait le elief-
d'œuvre du maître, et « qu'on dirait peinte avec du mirl »,
fut atljugée à Marcille le père pour 7 800 francs à la vente
du comte de Sommariva, Une autre Vénus encliantcresse
entre deux groupes damours, appelée aussi X Innocence
pour son enchantement même, a passé de la galerie du
duc de Morny chez Paul Dalloz, et appartient aujourd "hui
à sa fille, Mme Desfossés. Faut-il placer dans le même
temps le Triomphe de Vénus, ce dessin diaphane et déli-
cieux, — Homumm Dîvumque Voluptas, Altna Veniis^
— que His de la Salle eut l'éléerante générosité de céder
au Louvre à son prix coûtant de 120 francs ?
PRUd'hON vieillissant. — l'institut. — MORT DE MLLE MAYER.
LA FIN DE PRUDHUN. PRLD HON DANS l'aRT FRANÇAIS.
L'Empire décline, Frochot est disgracié, et Prud'hon
vieilli!. 11 n'a que cinquante-cinq ans encore, mais les temps
ont été durs et la vie l'a souvent bousculé, malmené : le
charmant rêveur des solitudes de Rome est devenu un
bourgeois à son aise, un peu égoïste et très rangé, qui
ne va jamais ni au café ni au théâtre, un bourgeois dans
la manière de Picard ; mais la tendresse de ses veux Ideus
PRUD'HON lOJ
restés jeunes dit assez les visions ((ii'il garde et qu'il va
continuer d'exprimer. On le voit dans son atelier, petit et
bien droit, habillé d'une veste grise à brandebourgs noirs et
à collet d'astrakan, modeste, parlant peu. « D'une ex(|Liise
douceur, écrit Grille dans ses Miettes llttrrau'es, il igno-
rait ce qu'il valait, il avait peur de (b'plaire. » Ou du moins
il ne parlait qu'au milieu de ses proches, très inquiet alors
de religion et de philosophie.
Depuis longtemps déjà, Prud'hon gagne de l'argent.
Il fait payer trois mille francs ses portraits, et les com-
mandes impériales lui ont pour la plupart rapporté de
larges sommes; mais la maison n'est pas riche. Pourtant
il sait à l'occasion débattre ses iiiItTèts et on l'a vu ré-
clamer sans retard ci; qui lui était dû par l'État. Une
autre fois, oiî Talleyrand avec le ri'gime qui change avait
fait changer le costume de son porirait, en même temps
qu'il s'en commandait un autre, Prud'hon écrit à la du-
chesse de Courtaude , princesse de Talleyrand : « Je ne
supposais pas qu'il [iouvait s'élever aucune dlfficultt- pour
le prix, puisque vous me dites positivement que la sonune
de 7 000 francs demandée me sera remise. Je recrois une
lettre de votre chargé d'affaires qui m'assigne un rendez-
vous... Ma réponse, madame, a ('t(' de lui dire que jus-
qu'alors j'avais été entièrement étranger à ces sortes de
discussions, qu'elles n'étaient faites ni pour mon tah'nt ni
pour ma personne, ce qui me donne à croire, madame, (jii'il
ne remplissait pas plus vos intentions que les miennes. «
Prud'hon voulait reprendre le [lortrait, mais on s'entendit.
104 PRUD'HON.
Il n'est cependant pas intéressé : il le prouvera un jour en
refusant de vendre vingt mille francs au duc de Fitz-James
Une famille malheureuse qu'il donne pour cinq mille à
Odiot : « Je préfère la voir entre les mains d'un amateur
sincère qui l'aimera, quentre celles d'un grand scigmair
qui lui jeltera à peine un coup d'œil le lendemain du jour
où elle sera entrée dans sa galerie, et qui ne l'achète que
parce que mon nom est à la mode en ce moment. »
Il travaille beaucoup et régulièrement, levé tôt. couché
tôt. Dans l'atelier, Mlle Mayer, animée et fébrile, va, vient,
fait une scène de jalousie, redoutant ce goût que Prud'hon
a de la femme. Elle aide le maître à. son œuvre, mais c'est
le maître surtout qui lui donne des croquis, lui prépare
une étude ou lui achève une toile : il y a du pinceau de
Prud'hon dans tout ce que peint Constance Maver. Mar-
guerite est là aussi, le joli modèle, que le roi de Prusse,
passant, hélas ! par Paris, y rencontrera en lui offrant
un billet de mille francs « pour ses papillotes », qui sont
célèbres dans le monde o\i l'on peint. En ce temps, l'auteur
de Psyché a été chargé par l'État d'un travail modeste dont
il dut se réjouir : refaire une tête à l'/o du Corrège, non
pas au tableau original, qui n'a pas quitté Vienne depuis
plus de trois cents ans, mais à la belle copie espa-
gnole de la fin du xvi* siècle, qui, servant de butin de
guerre, avait suivi la destinée vagabonde de la Danaé,
passé de Prague à Stockholm, couru à Rome et à Paris ob.
le Régent l'avait achetée et oii son fds par pudeur lavait
meurtrie; Coypel lui avait bien refait une tète déjà, mais
I
JEUNE ZEPHYR SK H A L A N Ç A N T AU-I)ESSITS H K 1, E A t
(D'apt'èsla lithogi-apliie de Grévoildn.)
P II U D'il ON. 107
ce n'était pas celle qu'il lui fallait : le grand Fredéi'ic ne
l'en avait pas moins acquise et Napole'on l'ayant, nouveau
bulin (le guerre, rapportée à Paris, Prudhon, sans doute
d'après une estampe, lui remit sa tète vraiment corrégienne,
et quand /o, après les traités, rentra à Berlin, les gens de
là-bas V 2:a2:nèrent un Prud'lion.
xiu Salon qui s'ouvrit, sous la Restauration, le 1" no-
vembre 1814, le peintre, plein de verve et pour une fois
encore [)lein de jeunesse, exposa le Jeune Zéphyr se balan-
çant au-dessus de l'eau, d'un mou\ement si b'ger qu'il
en est pres(jue un \o\. (|ui fut aux Sommariva, ('t dont le
musée Wallace possède une importante esquisse. Lu Jus-
tice et la Vengeance divine et Psyché reparurent, on ne
sait pour(|uoi, la même anné-e : ils étaient déjà re\cims
au Louvre en 1810 poiii- y voisiner avec David, Gi'os, Gi-
rodet et Gm'r-in, à piopos de ce prix décennal imaginé
par l'Empereur et (|ue rinsliliit n'osa décernera persoime.
Cet Institut, Prudhon n'en ('tait pas, et, ne s'y senlant
pas aimé, il ne se souciait pas d'i^n être. Mais, ainsi (juil
arrive souvent aux fennnes, Mlle Mayer, incitante et insis-
tante, le décida, non à faire des visites, mais \\ écrire au
président de l'Académie en janvier 181:") : « Veuillez j)r('-
seiiter nuMi \(eu à l'assendjb'e des hommes de méi'ite ((ui
vous ont nus <à leur lele. S'il est agréé, je nu' tiendrai ti'ès
lionor(' d èli't^ re(;u parmi eux. » Les honunes de méi'ite
n'agréèrent pas le vœu tout d'abord et, trouvant bon de
faire attendre ce grand honnne, n(! l'élurent qu*^ le 22 sep-
leinbic ISKJ, en l'emplacement de l'habile Vincent.
108 PRUD'HON.
La Restauration fut une peine, presque une défaite»
pour l'artiste attache' à l'Empire par des liens de gloire,
et il força son li!s Eudaniidas, qui sortait de l'Ecole poly-
technique, à donner sa démission . le jeune homme, re'sig'né
à etuch'er la médecine, partira la pratiquer àToul, en com-
pno:nie de sa malheureuse mère qui y mourra en 1834. \'ers
le même temps, Prud'hon marie petitement à un M. Deval,
nég-ociant en vins à Eorient, sa tille qui, veuve, «'pousera
un AI. Quoyerer, de Metz, et, vieille femme, scia ruiii('e
par hi guerre de 70 ; pour aider au mariag"e, il a vendu
à Rog-er 3 668 francs sa part dans l'association qu'ils
avaient formée pour hi gravure du beau dessin : l'Amour
séduit l'Innocence^ le Plaisir F ent raine . le Repentir suit.
Dans ces conditions étroites de vie, on leg^arde Prud'hon,
resté maintenant seul avec Mlle Mayer, devenir de plus
en plus un bourgeois de 1820, mais rame de l'artiste est
là et triomphe des apparences.
Se souvenant du passé, il compose Androniaque. que
de Schœnbriinn lui a fait demander Maiie-Louise, la fausse
veuve : le tableau, annoncé au Salon de 1817. n'v parut
point ; il n'était pas lini, et, double tristesse, ne le fut
qu'après sa mort par M. de Boisfremont, qui l'envoya au
Salon de 1824. En 1818, Prud'hon est occupé au projet du
plafond de Percier au Louvre : « Minerve soutient d'un
bras le Gi'nie de la Peintui-e, en lui montrant de l'autre le
séjour de l'Immortalité », un de ces étonnants dessins
ascensionnels, qui sont pour lui jusqu'à la fin le rê^e de
ses veux clos et dont le dernier, à l'heure de sa mort, sera
MINERVE EMPOKTANT LE (.ÉNIE DES ARTS VERS 1. 1 M M U K 1 A 1 1 I L.
(Dessin, CollocUon Deutsch de la Meurthc.)
PIIUD'HON. 111
TAme détachée de la terre. Mais ce qui le retient surlout
en ces années-ci, c'est toute cette suite de portraits pt'né-
trés et pénétrants oii il montre qu'il n'est pas seulement
l'imag-inatif de grâce, trop disposé, dit-on, à peindre de pra-
tique, selon le terme d'alors, mais (juCn luttant avec la
nature il sait arracher sa vérité et faire jaillir sa r('alité
profonde : portraits de Bruun-Neerg-aai'd, qui, si détérioré,
est au palais de Yei-saillcs, de Mme Navier, de Mme Jarre,
du baron Dcnon en mendire de l'Institut, ces deux derniei's
au Louvre, du médecin Dagoumer qui soigna la maladie
nerveuse de Mlle Mayer, du fds du maréchal Gouvion
Saint-Cyr, de Mme Péan de Saint-Gilles, et celui de sa lille,
Mme Antoine Passy, la mère de M. Louis Passy, alors belle-
fdle de Frochot par son premier mariage, le dernier (ju'il
ait peint, en lui donnant, avec un charme infini, la tristesse
dont il mourait. Faut-il parler ici du poi'Irait de ce jeune
homme en hal)it hriin du Louvre, tout imprégné de vie en
son allure haulaine, que les critiques savants refusent de
plus en plus d'attribuer à Prudhon, parce qu'il n'est pas
dans sa manière habituelle? Si la transparence humide de
ce morceau d'une rare maîtrise n'est pas dans les procédés
coutumiers du peintre, et que sa suavit»' calme soit dans les
habitudes d'âme de l'artiste, ne doit-on pas accepter qu'un
Prud'hon vieillissant puisse être curieux d'une façon nou-
velle de s'exprimer, qu'il serait intéressant de rechercher
d'ailleurs dans le languide et beau portrait de Mme Passy?
Espérons que bienint (jutdqu'un répondra.
Cependant un tableau d'autel lui a élt' iemandé pour la
112 PHUDHON.
chapelle des Tuileries, et Prufllion a composé l'esquisse,
qu'on voit au musée Wallace, et qui fut gravée par le vieux
Debucourt, de VAsso?nption de la Vierge emportée par
deux archanges aux cieux, tandis qu'une ronde d'anges
tournoie au-dessous d'elle ; mais la grande auniônerie ne
trouve pas la ronde assez angélique, et le maître, gêné
par ces restrictions, ^&iiï\.V Assomption, qui de la chapelle
des Tuileries passera au Louvre après la révolution de 1848
et qu'il exposa au Salon de 1819, avecles cinq anges élevant
la Vierge au ciel. La situation de Prud'hon est devenue alors
si considérable et son charme si indiscuté que. dans un livre
dont le titre seul est une profession de foi : « Lettres à
David sur le Salon de 1819 par quelques élèves de son
École », — notes qui furent écrites par Henri de Latouche
et Emile Deschamps, — on lit: « ... 11 vient d'exposer un ta-
bleau de V Assomption de la Vierge. Il a développé dans ce
sujet usé tous les attraits de la jeunesse et de la nouveauté.»
Et après de longs éloges : « Nous croyons que cette pro-
duction n'est pas exempte de défauts; mais, nous l'avouons,
séduits par son eifet, nous ne nous sentons pas le courage
de les rechercher. » Et cette phrase caractéristique, qu'on
traiterait aujourd'hui de phrase d'avant-garde : « Les vête-
ments des anges sont allégés par la vapeur de l'air. »
A ce même Salon de 1819, Mlle Mayer avait envoyé le
Rêve du bonheur, dont M. Henri Rouart possède une
■esquisse, assurément de la main de Prud'hon, exquise,
diaphane et nacrée, et dont une autre se trouve au musée
■de Lille. Rêve qui s'enfuit ! Constance Mayer, de plus en
Cliché Neurdeln
I. ASSOMPTIO.N.
(Musée du Louvre.)
PRUDIION. 113
plus souffranto et irrilahlo, allrisIcM' et tourmentée à l'idée
(le quitter la Sorbonnc (jue l'Etat va reprendre aux artistes,
et de se voir peut-être séparée de son maître, entre dans
son atelier, — le ^6 mai 1821 qui était un samedi, — et lui
demande : « Si vous deveniez vouf, m'épouseriez-vous ? —
Jamais! » a répondu brus(juement Prud'hon, surpris dans
sa pensée et peut-être aussi de mauvaise humeur à ce
moment-là. Constance Mayei- traverse la cour, monte à
l'appartement, prend dans un accès de mélancolie furieuse
un des rasoirs du peintre, et, arrêtée devant la glace, elle
s'en porte deux coups à la gorge, le second si violent que
sa tête en fut presque détachée, Prud'hon sortait tranquille-
ment de son atelier et s'en allait à l'Académie, quand il
voit des gens assemblés et agités : on s'écarte, on a peur
de lui ; saisi d'un pressentiment, il monte, et il trouve la
tragique et brutale apparilion de la morte. Il en eut une
douleur sans mesui'e, (jue la lassitude précoce de ses
soixante-trois ans lui rendait plus insupportable. Son ami,
M. de Boisfremont, le recueillit et l'emmena chez lui, au
n° 34 de la rue du Rocher, vivre ses derniers mois.
Et voici Prud'hon au travail encore devant la tode com-
mencée de la pauvre disparue. Une famille dans la déso-
lation^ qu'il termina de tout son cœur pour le Salon de
1822 et dont il lit une lithographie. « C'est l'emblème de
notre famille », en disait-il. Au mois de décembie 1821, il
éciil il sa lille i^niilie, à Lorient, cette phrase immensément
doiiloviicuse dont la vérité s'est cristalliséepeuàpeuaucours
des événements rendus pires par sa tristesse d'âme : « Lo
110 PHL'DHON.
bonheur n'entre point dans les éléments de ma vie. » El,
avec l'ég-oïsme de son âge et de sa souffrance, voulant
étendre sa peine à ses enfants, il lui dit aussi : « Je pense
bien que tu ne l'oublies pas, celte mère si bonne, et que
son souvenir est dans ton cœur. » On ne peut affirmer que
Mlle Mayer n'ait pas été maternelle, on sait même qu'elle
aida au mariage d'Emilie ; mais, quelques années plus tôt,
Pliilopœmen n'en écrivait pas moins à sa sœur une lettre
d'une psychologie curieuse, où perce l'animosité contre
l'étrangère installée à la maison, et oii il excitait Emilie à
toutes les résistances. Le point de vue des enfants n'était
pas celui du père, — à cette heure surtout où il s'efforce
pieusement dembellir le passé et de le parsemer d'illusions.
Avant de mourir, le maître de Cluny, peut-être pour
avoir entendu dans le lointain d'un autre siècle sonner
les cloches qui chantent de la grande abbatiale déjà tout
en ruines, ou même bruire le grelot argentin du petit
enfant de chœur de Saint -Marcel, blond, rêveur et souffrant,
le maître de Cluny, évoeateur des Muses, s'inquiète de
mystères et, porté de plus en plus aux pensées religieuses,
il peint ce Christ en croix, qu'il ne finira pas, aux noirs
terribles et grandioses, avec les Saintes Femmes perdues
dans les désespoirs de la solitude, — le Christ en croix
que la maison du Roi a demandé pour la cathédrale de
Metz, mais qui restera au Louvre après le Salon posthume
de 1824 ; et Metz aura une copie de M. de Boisfremont.
Et il peint en grisaille V Ame détachée de la terre, aujour-
d'hui dans la collection Jahan, dont il fit de très beaux
>■ 3
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PBUDHON. 119
dessins, ct^Iui de M. Rouart entre tous les autres, — sa der-
nière figure qui vole, le dernier signe d'artiste de ses doigts
mourants. La jolie fin de livre et la jolie lin d'Iioinme !
Le 3 janvier 1823, il écrivait : « Une douleur au côté
gauche, très sensible quand je respire, plus vive encore
quand je tousse, est préciséuient venue le premier de l'an
me clouer dans ma chambre. Le mal n'est que musculaire,
comme par exemple un torticolis. J'espère donc qu'il ne
passera pas son quatrième jour. » Le mal s'en alla, puis
revint plus mauvais : Prud'hon se vit mourir, et, ayant deux
de ses fds auprès de lui, il expira le 16 février en souriant
à ses amis. On cite ses dernières paroles, tandis qu'il
essayait de serrer encore les doigts de M. de Boisfremont :
« Mon Dieu, je te remercie... la main d'un ami fidèle me
ferme les yeux. » 11 fut enterré au Pèi'e-Lachaise, tout
auprès de la tombe de Mlle Mayer.
C'était une âme d'artiste bien française qui se détachait
de la terre de France. D'autres ont eu plus d'cmporicment
ou plus d'éclat, nul n'a montré plus de qualités chères à
noire nature, plus d'imagination, de tendresse et de grâce.
Au point suprême, il est représentatif de notre art français,
bien (ju'il n'ait guère eu de maître, car on dit (jue ce fut le
bonDevosge à lafin qui subit son influence, cl (ju'il soit resié
sans élèves, si l'on en excepte une fenune. Peut-être même
doit-on trouver dans cette absence de maître et d'élèves,
je ne dis pas la cause, mais du moius la preuve qu'il fut
un génie éminemment national. N'ayant pas eu à subir,
d'autorité, de ces principes et de ces convenlions d'arl qui
120 PRLDHON.
viennent de partout, il respira le véritable air ambiant et
sut retenir de ses veux et de son cœur ce qu'il voyait et ce
qu'il sentait, manières détre et de penser qui ne se trans-
mettent point avec des leçons. Rome elle-même ne le mo-
difia pas beaucoup plus quelle n'avait modifié Fragonaid : il
fut aussi fort qu'elle, et, y trouvant son bien, il se servit de
l'antiquité, comme Cbateaubriand. pour créer de la vie
moderne, à une époque où la peinture de l'Ecole se plaisait
à des parades, que David faisait magistrales, et la foule de
ses élèves, ridicules. Appelé à vivre entre «Icux siècles, il fut
riche de la g-ràce de l'un et de la tendresse de l'autre, pre-
nant le flambeau de la course delà main, non de ses maîtres,
mais de ses aînés, pour le passer plus tard à des mains plus
jeunes. Il est bien, ce dont David s'égayait si fort, le Wat-
teau de son temps : transformez la mentalité de l'époque,
et, en pleine tradition nationale, AYattiau sera Prud'hon.
Plus près, il succède à La Tour, et aussi à Gi'euze qui!
dépasse. Puis, après avoir suivi, il précède, et, sans parlcj"
entre dix autres d'un Gérard, d'un Chassériau ou d'un
Henner, on éprouve qu'il est vraiment un précurseur, —
ce qui est la plus grande façon d'être un moderne, — en
voyant peindre Fantin-Latour et les impressionnistes. Cela
semble étrange chez un homme qu'on accusait de dédaigner
la réalité, mais que vaut une telle accusation quand, au dire
des élèves de David, il nous apparaît comme le peintre de
l'atmosphère, cette chose subtile et merveilleuse que le
nouveau siècle allait découvrir ? Fantin-Latour, plus que
tout autre, par ses deux manières très distinctes nous dé-
UNE FAMILLE MALHEUREUSE.
(Litliograpliie de Prud'hon d'après M"« Mayer.
1
rici
"^
PKCD'HON. 123
rrionlre justoiiieiit qu'un peinlic du rêve peut se sounidlre
à la nature la plus ritioureuse, et, plus que tout autre, il
s'apparente à Prudlion ; mais ne peut-on sourire ég'ale-
ment, devant tel tableau de Renoir, au peintre des Muses
et des Grâces? N'était-il pas encore, dans son modernisme
ardent, un invenleur d'attitudes féminines et le premier
notateur de la « ligne » de la fennne, lui à qui l'on repro-
chait de ne savoir pas dessiner, comme on le reprochera à
Millet et à Puvis de Chavannes, ses grands descendants
aussi ?
Arrivé pres(|ue à la gloire dans ses dernières années,
Prud'hon, qui ne laissait même pas d'élèves pour le dé-
fendre, fut, après sa mort, suivant une loi de réaction habi-
tuelle à trop de succès, déconsidéré, démodé, mis de côté.
On lit dans le catalogue, daté de 1829, des collections du
baron Denon, de qui pourtant il avait fait le portrait et qui
avait été son protecteur : « Piaid'hon mériterait par son co-
loris, sa grâce, le surnom du Corrège français, s'il n'eût
presque toujours fait grimacer ses têtes,... qu'il fait tou-
jours assez désagréablejnent sourire. » Cependant quelques
honunes de goût veillaient : le comte de Sommariva, Laper-
lier, Marcille, plus tard les Goncourt. Peu à peu Prud'hon
commençait à revivre : ses dessins se classaient, se ven-
daient déjà le prix que jadis il en eût demandé; mais ce fut
l'exposition de ses œuvres organisée à l'École des Be;iu.K-
Arts au prolit de sa fdle en 1874, — « Date obo/am pic-
l^i,.,f, ))^ — qui marqua le vrai signal de la reprise de sa
"loire ; elle n'a cessé de grandir depuis lors, et, pour la
124 PRUDHON.
mesurer à un critérium matériel, on peut estimer que la
valeur de ses dessins s'est élevée, depuis trente ans, dans
la proportion de un à douze : le génie parfois est un bon
placement.
Ainsi pour longtemps s'est fixée de nos jours la gloire de
Prudhon. Elle va bien à ce cbarmant altiste, qu'on peut
appeler notre Corrège. en lui accordant une intellectualité
plus liante, car il nous fait participer à une grâce supérieure
où l'àme a sa part, à cette grâce si idéale en son humanité
que nous avons aimée dans Mozart; et nous regardons
continuer à vivre ce minutieux et délicieux manieur de
beauté, ce décorateur des fées, ce peintre des femmes, qui
reste pour nous le Maître de l'Enchantement.
;î,: Pt:ï^ï'}>î îQfm i-KAKÇAf;
TABLE DES GRAVURES
L'Amour réduit à la raison (D'aprrs la giavure de Copia).... 0
Buste de la baronne de .Iftiirsanvaull (Musée de Beaune) l''
L'Innocence préférant lAuiour à la lîiclicsse (Dessin, Musée de
Chantilly) 17
Porirait de Mme Anthony et de ses enfants (Musée de Lyon'.. . 21
Le premier haiser de l'Amour [yourelle Ilcloïse). (D'après la
gravure de Copia) 25
La Sagesse et la Vérité descendant >ur la Tcrie (Dessin, Collec-
tion du D'- Chaulfaid) 29
Euterfie. — \ énus (lisquisses du Musée de Montpellier) 33
Le Printemps. — L'Aulonuie (Projets de Frises. Dessins,
Musée de Cliantilly) il
La Paix (Triomphe de Bonaparte). (Dessin, Musée de Chantilly). 4'J
Portrait de Constance Mayer (Miniature, Collection de
Mme Henry Jahan) 40
Portrait de l'impératrice .losépliine (Musée du Louvrel 53
Théiuis (Dessin, Musée du Louvre) 'î"
La Justice et la N'engeance divine poursuivant le Crime (Musée
du Louvre) 'j'>
Le Sommeil de Psyché (Esquisse, Musée de Ci^.anlilly 73
Le Réveil de Psyché (Esquisse, Musée de Cliantilly, 77
12!. TABLE DES GRAVURES.
Psyché enlevée parles Zéphyrs (Musée du Louvre) 81
Portrait de Talleyrand (Ancienne Collection du château de
Nalençay) 8b
L'Innocence (Collection de Mme Desfossés-Dalloz) 89
Dessin pour le berceau du roi de Rome (Musée Carnavalet) 97
Jeune Zéphyr se balançant au-dessus de Teau (D'après la litho-
graphie de Grévedon) 105
Minerve emportant le Génie des Arts versFImmortalité (Dessin,
Collection Deulsch de la Meurthe) 109
L'Assomption (Musée du Louviej 113
Anilromaque et Astyanax (Dessin, Musée du Louvre) 117
Une famille malheureuse (Lithographie de Prudhon d'après
Mlle Mayer) 121
TABLE DES MATIERES
I. — Le pays nalal. — Enfance et arlnlescenre de Pmcrhon.
— François Devosi,^o cl M. de Joursanvault. ^
Mariage. — Prud'hon à Pai'is. — Le roman de la rue
du liac 5
IL — Le prix des États de Bourgogne. — Prud'hon à Rome,
— Le plafond du palais Barberini. - Prud'hon en Ire
Pierre de Cortone et Canova 27
m. — Prud'hon revient à Paris. — La Révolution. — Séjour de
Prud'hon sur les bords de la Saône. — Portraits et
vignettes 48
IV. — Le Directoire et le Consulat. — Les premiers succès, —
Prud'hon au Louvre. — Plafonds et décorations 67
V. — Prud'hon à la Sorbonne. — L'Empire et la gloire. —
Mlle Mayer. — Le Salon de 1808. — Prud'hon peintre
des impératrices. — Les commandes impériales 80
VL — Prud'hon vieillissant. — L'Institut.— Mort de Mlle Mayer
— La tin de Prud'hon. — Prud'hon dans l'Art fran-
çais iO'i
3817-H-30. — CoiiKtiL. Imprimerie Éd. Crét*
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Date Due
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02008S