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Full text of "Qeuvres de George Sand"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/qeuvresdegeorges52sand 


* 


COLLECTION    MICHEL    LEVY 


ŒUVRES 


r  k 


GEORGE     SAND 


LES  DAMES  VERTES 


CAL MANN    LEVY,     EDITEUR 


ŒUVRES    COMPLETES 

DE 

GEORGE     SA  ND 

Nouvelle  édition  format  grand  in-18 


Les  Amours  ce  l'âge  d'oi;. 

Adrmni 

André 

Antonia 

Autour  de  la  table 

Le  Beau  Laurence 

Beaux  mess,  de  Bois-Doué. 
Cadio 

CÉSAR1NE  DlETRICII 

Le  Château  des  Désertes. 
Le  Château  de  Pictordu... 

Le  Chêne  parlant 

Le  Compagnon  du  tour  de 

France 

La  Comtesse  deRudolstadt. 
La  Confession  d'une  jeune 

FILLE 

Constance  Verrier 

Consuelo 

Contes  d'une  Grand'met.e.. 

La  Coupe 

Les  Dames  vertes 

La  Daniella 

La  Dernière  Aldim 

Le  Dernier  Amour 

Les  Dernières  pages 

Les  Deux  frères 

Le  Diable  aux  champs 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  Germandre. 

La  Filleule 

Flamaranue 

Flavie 

Francia 

François  le  Cuav.pi 

Histoire  de  ma  Vie 

Un  Hiver  a  Majorqie.  — 

Shridios 

L'Homme  de  neige 

Horace 

Impressions  et  Souvenirs... 
Indiana 

1SIDORA 

Jacques 

Jean  de  la  Roche 

JèaN  ZlSKA.—  (JADRIEI 


vol. 


2  

1  — 

3  — 


Jeanne 

Journal  d'un  voyageur  ten- 
dant la  guerre 

Lu  ra 

Légendes  rustiques 

Lélia. — Métella.—  Cora 

Lettres  d'un  Voyageur.... 

Licrezia  Floriani— Lavinia. 

Mademoiselle  La  Quintinie 

Mademoiselle  Merquem.  . . . 

Les  Maîtres  sonneurs 

Les  Maîtres  mosaïstes.... 

Malgrétout 

La  Mare  au  Diable 

Le  Marquis  de  Vii.lf.mer.. 

Ma  soeur  Jeanne 

Mauprat 

Le  Meunier  d'Angibault... 

Monsieur  Sylvestre 

Mont-Revêche 

Nanon 

Narcisse 

Nouvelles 

Nouvelles  littres  d'en 
voyageur 

Pauline 

La  Petite  Fadette 

Le  Péché  de  M.  Antoine... 

Le  Piccinino 

Pierre  qui  roule 

Promen.  aut.  d'un  village. 

Questions  d'Art  et  de  Lit- 
térature  

Le  Secrétaire  intime 

Les 7  Cori.es  de  la  Lyre.. 

Simon 

Tamaris 

Teverino. —  Leone  Léoni . . . 

Théâtre  complet 

Théâtre  de  Nouant 

La  Tour  de  Percejiont.  — 
Marianne 

L'Uscoque 

Valentine 

Valvèdre • 

La  Ville  noire 


I  vol. 


F.  Aureau.  —  Imprimerie  de  L:igny. 


LES 


DAMES  VERTES 


PAR 


GEORGE    SAND 


NOUVELLE      ÉDITION 


Û   C-L 


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I 
:-ool. 


PARIS 

CALMANN  LÉVY,   ÉDITEUR 
ANCIENNE  MAISON  MICHEL  LÉVY  FRÈRES 

RUE   AUBER,    3,    KT   BOULEVARD    DES    ITALIENS,     15 

A   LA   LIBRAIRIE   NOUVELLE 

1879 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 


LES 

DAMES    VERTES 


LES    TROIS    PAINS 

Chargé  par  mon  père  d'une  mission  très-déli- 
cate, je  me  rendis,  vers  la  fin  de  mai  1788,  au 
château  d'Ionis,  situé  à  une  dizaine  de  lieues 
dans  les  terres,  entre  Angers  et  Saumur 

J'avais  vingt-deux  ans,  et  j'exerçais  déjà  la 
profession  d'avocat,  pour  laquelle  je  me  sentais 


2  LES   DAMES    VERTES 

peu  de  goût,  bien  que  ni  l'étude  des  affaires  ni 
celle  de  la  parole  ne  m'eussent  présenté  de  dif- 
ficultés sérieuses.  Eu  égard  à  mon  âge,  on  ne 
me  trouvait  pas  sans  talents;  et  le  talent  de 
mon  père,  avocat  renommé  dans  sa  localité, 
m'assurait,  pour  l'avenir,  une  brillante  clientèle, 
pour  peu  que  je  fisse  d'efforts  pour  n'être  pas 
trop  indigne  de  le  remplacer.  Mais  j'eusse  pré- 
féré les  lettres,  une  vie  plus  rêveuse,  un  usage 
plus  indépendant  et  plus  personnel  de  mes  fa- 
cultés, une  responsabilité  moins  soumise  aux 
passions  et  aux  intérêts  d'autrui. 

Comme  ma  famille  était  dans  l'aisance,  et  que 
j'étais  fils  unique,  très-choyé  et  très-chéri, 
j'eusse  pu  choisir  ma  carrière;  mais  j'eusse 
affligé  mon  père,  qui  s'enorgueillissait  de  sa 
compétence  à  me  diriger  dans  le  chemin  qu'il 
m'avait  frayé  d'avance,  et  je  l'aimais  trop  ten- 
drement pour  vouloir  faire  prévaloir  mes  instmct3 
sur  ses  désirs. 


LES   DAMES    VERTES  3 

Ce  fut  une  soirée  délicieuse  que  celle  où 
j'achevais  cette  promenade  à  cheval  à  travers  les 
bois  qui  entourent  le  vieux  et  magnifique  châ- 
teau d'Ionis.  J'étais  bien  monté,  vêtu  en  cava- 
lier avec  une  sorte  de  recherche,  et  accompagné 
d'un  domestique  dont  je  n'avais  nul  besoin,  mais 
que  ma  mère  avait  eu  l'innocente  vanité  de  me 
donner  pour  la  circonstance,  voulant  que  son 
fils  se  présentât  convenablement  chez  une  des 
personnes  les  plus  brillantes  de  notre  clientèle. 

La  nuit  s'éclairait  mollement  du  feu  doux  de 
ses  plus  grandes  étoiles.  Un  peu  de  brume  voi- 
lait le  scintillement  de  ces  myriades  d'astres 
secondaires  qui  clignotent  comme  des  yeux  ar- 
dents durant  des  nuits  claires  et  froides.  Celle-ci 
offrait  un  vrai  ciel  d'été,  assez  pur  pour  être 
encore  lumineux  et  transparent,  assez  adouci 
pour  ne  pas  effrayer  de  son  incommensurable 
richesse.  C'était,  si  je  peux  ainsi  parler,  un  de 
ces  doux  firmaments  qui  vous  permettent  de 


4  LES   DAMES    VERTES 

penser  encore  à  la  terre,  d'admirer  les  lignes 
vaporeuses  de  ses  étroits  horizons,  de  respirer 
sans  dédain  son  atmosphère  de  fleurs  et  d'her- 
bages, enfin  de  se  dire  qu'on  est  quelque  chose 
dans  l'immensité  et  d'oublier  que  l'on  n'est  qu'un 
atome  dans  l'infini. 

A  mesure  que  j'approchais  du  parc  seigneu- 
rial, les  sauvages  parfums  de  la  forêt  s'impré- 
gnaient de  ceux  des  lilas  et  des  acacias  qui  pen- 
chaient leurs  tètes  fleuries  au-dessus  du  mur  de 
ronde.  Bientôt,  à  travers  les  bosquets ,  je  vis 
briller  les  croisées  du  manoir,  derrière  leurs 
rideaux  de  moire  violette,  coupés  des  grands 
croisillons  noirs  de  l'architecture.  C'était  un 
magnifique  château  de  la  renaissance,  un  chef- 
d'œuvre  de  goût  mêlé  de  caprice,  une  de  ces 
demeures  où  l'on  se  sent  impressionné  par  je 
ne  sais  quoi  d'ingénieux,  d'élégant  et  de  hardi 
qui ,  de  l'imagination  de  l'architecte ,  semble 
passer  dans  la  vôtre  et  s'en  emparer  pour  l'éle- 


LES   DAMES   VERTES  5 

ver  au-dessus  des  habitudes  et  des  préoccupa- 
tions du  monde  positif. 

J'avoue  que  le  cœur  me  battait  bien  fort  en 
disant  mon  nom  au  laquais  chargé  de  m'an- 
noncer.  Je  n'avais  jamais  vu  madame  d'Ionis. 
Elle  passait  pour  être  la  plus  jolie  femme  du 
pays;  elle  avait  vingt-deux  ans,  un  mari  qui 
n'était  ni  beau  ni  aimable,  et  qui  la  négligeait 
pour  les  voyages.  Son  écriture  était  charmante, 
et  elle  trouvait  moyen  de  montrer  non-seule- 
ment beaucoup  de  sens,  mais  encore  beaucoup 
d'esprit  dans  ses  lettres  d'affaires.  C'était,  en 
outre,  un  très-noble  caractère.  Voilà  tout  ce  que 
je  savais  d'elle,  et  c'en  était  bien  assez  pour  que 
j'eusse  peur  de  paraître  gauche  et  provincial. 

Je  devais  être  très-pâle  en  entrant  dans  le 
salon. 

Aussi  ma  première  impression  fut-elle  comme 
de  soulagement  et  de  plaisir  lorsque  je  me  trou- 
vai en  présence  de  deux  grosses  vieilles  femmes 


6  LES    DAMES    VERTES 

très-laides,  dont  l'une,  madame  la  douairière 
d'Ionis,  m'annonça  que  sa  bru  était  chez  une  de 
ses  amies  du  voisinage  et  ne  rentrerait  proba- 
blement que  le  lendemain. 

—  Vous  êtes  quand  même  le  bienvenu,  ajouta 
cette  matrone;  nous  avons  beaucoup  d'amitié 
et  de  reconnaissance  pour  monsieur  votre  père, 
et  il  paraît  que  nous  avons  grand  besoin  de  ses 
conseils,  que  vous  êtes  sans  doute  chargé  de 
nous  transmettre. 

—  Je  venais  de  sa  part  pour  parler  d'affaires 
à  madame  d'Ionis... 

—  La  comtesse  d'Ionis  s'occupe  d'affaires,  en 
effet,  reprit  la  douairière  comme  pour  m'aver- 
tir  d'une  bévue  commise.  Elle  s'y  entend,  elle  a 
une  bonne  tête,  et,  en  l'absence  de  mon  fils, 
qui  est  à  Vienne,  c'est  elle  qui  suit  cet  ennuyeux 
et  interminable  procès.  Il  ne  faut  pas  que  vous 
comptiez  sur  moi  pour  la  remplacer,  car  je  n'y 
entends  rien  du  tout,  et   tout  ce  que  je  peux 


LES    DAMES    VERTES  7 

faire,  c'est  de  vous  retenir  jusqu'au  retour  de  La 
comtesse  en  vous  offrant  un  souper  tel  quel  et 
un  bon  lit. 

Là-dessus,  la  vieille  dame,  qui,  malgré  la 
petite  leçon  qu'elle  m'avait  donnée,  paraissait 
une  assez  bonne  femme,  sonna  et  donna  des 
ordres  pour  mon  installation.  Je  refusai  de  man- 
ger, ayant  pris  mes  précautions  en  route,  et 
sachant  qu'il  n'est  rien  de  plus  gênant  que  de 
manger  tout  seul,  sous  les  yeux  de  gens  à  qui 
l'on  est  complètement  inconnu. 

Comme  mon  père  m'avait  donné  plusieurs 
jours  pour  m'acquitter  de  ma  commission,  je 
n'avais  rien  de  mieux  à  faire  que  d'attendre 
notre  belle  cliente,  et  j'étais,  vis-à-vis  d'elle  et 
de  sa  famille,  un  envoyé  assez  utile  pour  avoir 
droit  à  une  très-cordiale  hospitalité.  Je  ne  me 
fis  donc  pas  prier  pour  rester  chez  elle,  bien 
qu'il  y  eût  un  tournebride  très-confortabie,  où 
les  gens  de  ma  sorte  allaient  ordinairement  at- 


8  LES   DAMES    VERTES 

tendre  le  moment  de  s'entretenir  avec  les  gens 
de  qualité.  Tel  était  encore  le  langage  des 
provinces  à  cette  époque,  et  il  fallait  en  appré- 
cier les  termes  et  la  valeur  pour  se  tenir  à  sa 
place,  sans  bassesse  et  sans  impertinence,  dans 
les  relations  du  monde.  Bourgeois  et  philosophe 
(on  ne  disait  pas  encore  démocrate),  je  n'étais 
nullement  convaincu  de  la  supériorité  morale 
de  la  noblesse.  Mais,  bien  qu'elle  se  piquât  aussi 
de  philosophie,  je  savais  qu'il  fallait  ménager  ses 
susceptibilités  d'étiquette,  et  les  respecter  pour 
s'en  faire  respecter  soi-même. 

J'avais  donc,  un  peu  de  timidité  passée,  aussi 
bon  ton  que  qui  que  ce  soit,  ayant  déjà  vu  chez 
mon  père  des  spécimens  de  toutes  les  classes 
de  la  société.  La  douairière  parut  s'en  aperce- 
voir au  bout  de  quelques  instants,  et  ne  plus  se 
faire  de  violence  pour  accueillir,  sinon  en  égal, 
du  moins  en  ami,  le  fils  de  l'avocat  de  la  maison. 

Pendant  qu'elle  me  faisait  la  conversation,  en 


LES   DAMES   VERTES  9 

femme  à  qui  l'usage  tient  lieu  d'esprit,  j'eus 
le  loisir  d'examiner  et  sa  figure  et  celle  de 
l'autre  matrone,  encore  plus  grasse  qu'elle,  qui, 
assise  à  quelque  distance  et  remplissant  le  fond 
d'un  ouvrage  de  tapisserie,  ne  desserrait  pas 
les  dents  et  levait  à  peine  les  yeux  sur  moi.  Elle 
était  mise  à  peu  près  comme  la  douairière,  robe 
de  soie  foncée,  manches  collantes,  fichu  de  den- 
telle noire  passé  par-dessus  un  bonnet  blanc  et 
noué  sous  le  menton.  Mais  tout  cela  était  moins 
propre  et  moins  frais;  les  mains  étaient  moins 
blancnes  quoique  aussi  potelées  ;  le  type  plus 
vulgaire,  bien  que  ia  vulgarité  fût  déjà  très-ac- 
cusée dans  les  traits  lourds  de  la  grosse  douai- 
rière d'Ionis.  Bref,  je  ne  doutai  plus  de  sa 
condition  de  fille  de  compagnie ,  lorsque  la 
douairière  lui  dit ,  à  propos  de  mon  refus  de 
souper  : 
—  N'importe ,   Zéphyrine ,  il  ne   faut    pas 

oublier  que  M.  Nivières  est  jeune  et  qu'il  peut 

1. 


10  LES    DAMES    VERTES 

avoir  encore  faim,  au  moment  de  s'endormir 
Faites-lui  mettre  un  ambigu  dans  son  apparte- 
ment. 

La  monumentale  Zéphyrine  se  leva;  elle  était 
aussi  grande  que  grosse. 

—  Et  surtout,  lui  dit  sa  maîtresse  lorsqu'elle 
fut  au  moment  de  sortir,  qu'on  n'oublie  pas  le 
pain. 

—  Le  pain?  dit  Zéphyrine  d'une  petite  voix 
grêle  et  voilée  qui  faisait  un  plaisant  contraste 
avec  sa  stature. 

Puis  elle  répéta  : 

—  Le  pain  ?  avec  une  intonation  bien  mar- 
quée de  doute  et  de  surprise. 

—  Les  pains  !  répondit  la  douairière  avec  au- 
torité. 

Zéphyrine  parut  hésiter  un  instant  et  sortit  ; 
mais  sa  maîtresse  la  rappela  aussitôt  pour  lui 
faire  cette  étrange  recommandation  : 

—  Trois  pains  ! 


LES    DAMES    VERTES  lï 

Zéphyrine  ouvrit  la  bouche  pour  répondre,  leva 
tant  soit  peu  les  épaules  et  disparut. 

—  Trois  pains!  m'écriai-je  à  mon  tour.  Mais 
quel  appétit  me  supposez  -  vous  donc,  madame 
la  comtesse? 

—  Oh  !  ce  n'est  rien,  dit-elle.  Ils  sont  tout 
petits  ! 

Elle  garda  un  instant  le  silence.  Je  cherchais 
un  peu  ce  que  je  trouverais  à  lui  dire  pour  rele- 
ver la  conversation,  en  attendant  que  j'eusse  le 
droit  de  me  retirer,  lorsqu'elle  parut  en  proie  à 
une  certaine  perplexité,  porta  la  main  au  gland 
de  la  sonnette  et  s'arrêta  pour  dire,  comme  S3 
pariant  à  elle-même  : 

—  Pourtant,  trois  pains  !... 

—  C'est  beaucoup,  en  effet,  repris-je  en  ré- 
primant une  grande  envie  de  rire. 

Elle  me  regarda,  étonnée,  ne  se  rendant  pas 
compte  d'avoir  parlé  tout  haut. 

—  Vous  parlez  du  procès?  dit-elle  comme 


22  LES   DAMES   VERTES 

pour  me  faire  oublier  sa  distraction  :  c'est  beau- 
coup, ce  qu'on  nous  réclame  !  Croyez-vous  aue 
nous  le  gagnerons  ? 

Mais  elle  écouta  fort  peu  mes  réponses  éva- 
sives,  et  sonna  décidément;  un  domestique  vint, 
à  qui  elle  demanda  Zéphyrine.  Zéphyrine  revint, 
à  qui  elle  parla  dans  l'oreille  ;  après  quoi,  elle 
parut  tranquillisée  et  se  mit  à  babiller  avec  moi, 
en  bonne  commère,  très-bornée,  mais  bienveil- 
lante et  presque  maternelle,  me  questionnant 
sur  mes  goûts,  mon  caractère,  mes  relations  et 
mes  plaisirs.  Je  me  fis  plus  enfant  que  je  n'étais 
pour  la  mettre  à  son  aise  ;  car  je  remarquai  vite 
qu'elle  était  de  ces  femmes  du  grand  monde  qui 
ont  su  se  passer  de  la  plus  médiocre  intelligence, 
et  qui  n'ont  aucun  besoin  d'en  rencontrer  davan- 
tage chez  les  autres. 

En  somme,  elle  avait  tant  de  bonhomie,  que 
je  ne  m'ennuyai  pas  beaucoup  avec  elle  pen- 
dant une  heure,  et  que  je  n'attendis  pas  avec 


LES   DAMES   VERTES  13 

trop  d'impatience  la  permission  de  la  quitter. 

On  vafet  de  chambre  me  conduisit  à  .non  ap- 
partement ;  car  c'était  presque  un  appartement 
complet  :  trois  pièces  fort  belles,  très-vastes,  et 
meublées  en  vieux  Louis  XV,  avec  beaucoup  de 
luxe.  Mon  propre  domestique,  à  qui  ma  bonne 
mère  avait  fait  la  leçon,  était  dans  ma  chambre 
à  coucher,  attendant  l'honneur  de  me  déshabil- 
ler, afin  de  paraître  aussi  instruit  de  son  devoir 
que  les  valets  de  grande  maison. 

—  C'est  fort  bien,  mon  cher  Baptiste,  lui 
dis-je  quand  nous  fumes  seuls  ensemble,  mais 
tu  peux  aller  dormir.  Je  me  coucherai  moi- 
même  et  me  déshabillerai  en  personne,  comme 
j'ai  fait  depuis  que  je  suis  au  monde. 

Baptiste  me  souhaita  une  bonne  nuit  et  me 
quitta.  11  n'était  que  dix  heures.  Je  n'avais  nulle 
envie  de  dormir  si  tôt,  et  je  me  disposais  à  aller 
examiner  les  meubles  et  les  tableaux  de  mon  sa- 
lon, lorsque  mes  yeux  tombèrent  sur  l'ambigu 


14  LES    DAMES   VERTES 

qui  m'avait  été  servi  dans  ma  chambre,  près  de 
la  cheminée,  et  les  trois  pains  m'apparurent 
dans  une  mystérieuse  symétrie. 

Ils  étaient  passablement  gros  et  placés  au 
centre  du  plateau  de  laque,  dans  une  jolie  cor- 
beille de  vieux  saxe,  avec  une  belle  salière  d'ar- 
gent au  milieu,  et  trois  serviettes  damassées 
à  l'entour. 

—  Que  diable  y  a-t-il  dans  l'arrangement  de 
cette  corbeille  ?  me  demandai-je,  et  pourquoi  cet 
accessoire  vulgaire  de  mon  souper,  le  pain,  a-t-il 
tant  tourmenté  ma  vieille  hôtesse?  Pourquoi 
trois  pains  si  expressément  recommandés? 
Pourquoi  pas  quatre,  pourquoi  pas  dix,  si  l'on 
me  prend  pour  un  ogre  ?  Et,  au  fait,  voilà  un 
très-copieux  ambigu,  et  des  flacons  de  vin  avec 
des  étiquettes  qui  promettent  beaucoup;  mais 
pourquoi  troîs  carafes  d'eau?  Voilà  qui  rede- 
vient mystérieux  et  bizarre.  Cette  bonne  vieille 
comtesse  s'imagine-t-elle  que  je   suis  triple , 


LES    DAMES    VERTES  15 

ou  que  j'apporte  deux  convives  dans  ma  valise? 
Je  méditais  sur  cette  énigme,  lorsqu'on  frappa 
à  la  porte  de  l'antichambre. 

—  Entrez  !  criai-je  sans  me  déranger,  pen- 
sant que  Baptiste  avait  oublié  quelque  chose. 

Quelle  fut  ma  surprise  de  voir  apparaître,  en 
coiffe  de  nuit ,  la  puissante  Zéphyrine ,  tenant 
d'une  main  un  bougeoir,  de  l'autre  mettant  un 
doigt  sur  ses  lèvres,  et  s'avançant  vers  moi  avec 
la  risible  prétention  de  ne  pas  faire  crier  le  par- 
quet sous  ses  pas  d'éléphant  !  Je  devins  certai- 
nement plus  pâle  que  je  ne  l'avais  été  en  me 
préparant  à  paraître  devant  la  jeune  madame 
d'Ionis.  De  quelle  effroyable  aventure  me  mena- 
çait donc  cette  volumineuse  apparition  ? 

—  Ne  craignez  rien,  monsieur,  me  dit  ingé- 
nument la  bonne  vieille  fille,  comme  si  elle  eût 
deviné  ma  terreur  ;  je  viens  vous  expliquer  la 
singularité...  les  trois  carafes...  et  les  trois 
pains  ! 


16  LES   DAMES    VERTES 

—  Ah  !  volontiers,  répondis-je  en  lui  offrant 
un  fauteuil;  j'étais  justement  fort  intrigué. 

—  Comme  femme  de  charge,  dit  Zéphyrine 
refusant  de  s'asseoir  et  tenant  toujours  sa  bougie, 
je  serais  bien  mortifiée  que  monsieur  crût  de  ma 
part  à  une  mauvaise  plaisanterie.  Je  ne  me  per- 
mettrais pas...  Et  pourtant  je  viens  demander  à 
monsieur  de  s'y  prêter  pour  ne  pas  mécontenter 
ma  maîtresse. 

—  Parlez,  mademoiselle  Zéphyrine  ;  je  ne  suis 
pas  d'humeur  à  me  fâcher  d'une  plaisanterie, 
surtout  si  elle  est  divertissante. 

—  Oh!  mon  Dieu,  non,  monsieur;  elle  n'a 
rien  de  bien  amusant,  mais  elle  n'a  rien  de  dés- 
agréable non  plus.  Voici  ce  que  c'est.  Madame 
la  comtesse  douairière  est  très...  elle  a  une  tête 
bien... 

Zéphyrine  s'arrêta  court.  Elle  aimait  ou  crai- 
gnait la  douairière  et  ne  pouvait  se  décider  à  la 
critiquer.  Son  embarras  était  comique,  car  il  se 


LES   DAME9   VERTES  17 

traduisait  par  un  sourire  enfantin  relevant  les 
coins  d'une  toute  petite  bouche  édentée,  laquelle 
faisait  paraître  plus  large  encore  sa  figure  ronde 
3t  joufflue,  sans  front  et  sans  menton.  On  eût 
dit  la  pleine  lune  se  maniérant  et  faisant  la 
bouche  en  cœur,  comme  on  la  voit  représentée 
sur  les  almanachs  liégeois.  La  petite  voix  es- 
soufflée de  Zéphyrine,  son  grasseyement  et 
son  blaisement  achevaient  de  la  rendre  si  in- 
vraisemblable,  que  je  n'osais  la  regarder 
en  face ,  dans  la  crainte  de  perdre  mon  sé- 
rieux. 

—  Voyons,  lui  dis-je  pour  l'encourager  dans 
ses  révélations  :  madame  la  comtesse  douairière 
est  un  peu  taquine,  un  peu  moqueuse? 

—  Non,  monsieur,  non  !  elle  est  de  très-bonne 
foi;  elle  croit...  elle  s'imagine... 

Je  cherchais  en  vain  ce  que  la  douairière  pou- 
vait s'imaginer,  lorsque  Zéphyrine  ajouta  avec 
effort  : 


18  LES   DAMES   VERTES 

-~  Enfin,  monsieur,  ma  pauvre  maîtresse  croit 
aux  esprits  ! 

—  Soit  !  répondis-je.  Elle  n'est  pas  la  seule 
personne  de  son  sexe  et  de  son  âge  qui  ait  cette 
croyance,  et  cela  ne  fait  de  tort  à  personne. 

—  Mais  cela  fait  quelquefois  du  mal  à  ceux 
qui  s'en  effrayent,  et,  si  monsieur  craignait  quel- 
que chose  dans  cet  appartement,  je  puis  lui  jurer 
qu'il  n'y  revient  rien  du  tout. 

—  Tant  pis  !  j'aurais  été  bien  content  d'y  voir 
quelque  chose  de  surnaturel...  Les  apparitions 
font  partie  des  vieux  manoirs,  et  celui-ci  est  si 
beau,  que  je  ne  m'y  serais  représenté  que  des 
fantômes  très-agréables. 

—  Vraiment  !  monsieur  a  donc  entendu  parler 
de  quelque  chose  ? 

—  Relativement  à  ce  château  et  à  cet  appar- 
tement? Jamais  ;  j'attends  que  vous  m'appre- 
niez... 

—  Eh  bien,  monsieur,  voici  ce  que  c'est.  En 


LES   DAMES   VERTES  19 

l'année. . .  je  ne  saisplus,  mais  c'était  sous  Henri  II  ; 
monsieur  doit  savoir  mieux  que  moi  combien  il  y 
a  de  temps  de  cela  :  il  y  avait  ici  trois  demoisel- 
les, héritières  de  la  famille  d'ionis,  belles  comme 
le  jour,  et  si  aimables,  qu'elles  étaient  adorées 
de  tout  le  monde.  Une  méchante  dame  de  la  cour, 
qui  était  jalouse  d'elles,  et  de  la  plus  jeune  en 
particulier,  fit  mettre  du  poison  dans  l'eau  d'une 
fontaine  dont  elles  burent  et  dont  on  se  servait 
pour  faire  leur  pain.  Toutes  trois  moururent  dans 
la  même  nuit,  et,  à  ce  que  l'on  prétend,  dans  la 
chambre  où  nous  voici.  Mais  cela  n'est  pas  bien 
sûr,  et  on  ne  se  l'est  imaginé  que  depuis  peu. 
On  faisait  bien,  dans  le  pays,  un  conte  sur  trois 
dames  blanches  qui  s'étaient  montrées  longtemps 
dans  le  château  et  les  jardins  ;  mais  c'était  si 
vieux,  qu'on  n'y  pensait  plus  et  que  personne 
n'y  croyait,  lorsqu'un  des  amis  de  la  maison, 
M.  l'abbé  de  Lamyre,  qui  est  un  esprit  gai  et  un 
beau  parleur,  ayant  dormi  dans  cette  chambre, 


20  LES   DAMES  VERTES 

rêva  ou  prétendit  avoir  rêvé  de  trois  femmes  ver- 
tes qui  étaient  venues  lui  faire  des  prédictions. 
Et,  comme  il  vit  que  son  rêve  intéressait  madame 
la  douairière  et  divertissait  la  jeune  comtesse 
sa  bru,  il  inventa  tout  ce  qu'il  voulut  et  fit  par- 
ler ses  revenants  à  sa  fantaisie,  si  bien  que  ma- 
dame la  douairière  est  persuadée  que  l'on  pour- 
rait savoir  l'avenir  de  la  famille  et  celui  du  procès 
qui  tourmente  M.  le  comte,  en  venant  à  bout  de 
faire  revenir  et  parler  ces  fantômes.  Mais,  comme 
toutes  les  personnes  que  l'on  a  logées  ici  n'ont 
rien  vu  du  tout  et  n'ont  fait  que  rire  de  ses  ques- 
tions, elle  a  résolu  d'y  faire  coucher  celles  qui, 
n'étant  prévenues  de  rien,  ne  songeraient  ni  à 
Inventer  des  apparitions,  ni  à  cacher  celles 
qu'elles  pourraient  voir.  Voilà  pourquoi  elle  a 
commandé  qu'on  vous  mît  dans  cette  chambre, 
sans  vous  rien  dire  ;  mais,  comme  madame  n'est 
pas  bien...  fine,  peut-être  !  elle  n'a  pas  pu  s'em- 
pêcher de  me  parler  devant  vous  des  trois  pains. 


LES  DiMES  VERTES  21 

—  Certainement,  les  trois  pains  d'abord,  et 
les  trois  carafes  ensuite,  étaient  faits  pour  me 
donner  à  penser.  Pourtant,  je  confesse  que  je  ne 
trouve  absolument  rien  qui  ait  rapport... 

—  Ah  !  si  fait,  monsieur.  Les  trois  demoiselles 
du  temps  de  Henri  II  ont  été  empoisonnées  par 
le  pain  et  l'eau  ! 

—  Je  vois  bien  la  relation,  mais  je  ne  com- 
prends pas  que  cette  offrande,  si  c'en  est  une, 
puisse  leur  être  bien  agréable.  Qu'en  pensez- 
vous  vous-même? 

—  Je  pense  que  là  où  sont  leurs  âmes,  elles 
n'en  savent  rien,  ou  s'en  soucient  fort  peu,  dit 
Zéphyrine  d'un  air  de  supériorité  modeste.  Mais 
il  faut  que  vous  sachiez  comment  ces  idées-là 
sont  venues  à  ma  bonne  vieille  maîtresse.  Je  vous 
apporte  le  manuscrit  que  madame  d'Ionis,  sa 
belle-fUe,  madame  Caroline,  comme  nous  l'ap- 
pelons ici,  a  relevé  elle-même,  sur  de  vieux  grif 
fonnages  trouvés  dans  les  archives  de  la  famille. 


22  LES    DAMES    VERTES 

Cette  lecture  vous  intéressera  plus  que  ma  con- 
versation, et  je  vais  vous  souhaiter  le  bonsoir... 
après,  cependant,  vous  avoir  adressé  une  petite 
prière. 

—  De  tout  mon  cœur,  ma  bonne  demoiselle  : 
que  puis-je  faire  pour  vous? 

—  Ne  dire  à  personne  au  monde,  si  ce  n'est  à 
madame  Caroline,  qui  ne  le  trouvera  pas  mau- 
vais, que  je  vous  ai  prévenu  ;  car  madame  la 
douairière  me  gronderait  et  ne  se  fierait  plus  à 
moi. 

—  Je  vous  le  promets  ;  et  que  dois-je  dire 
demain,  si  l'on  m'interroge  sur  mes  visions? 

—  Ah!  voila,  monsieur...  11  faut  que  vous 
ayez  la  bonté  d'inventer  quelque  chose,  un  rêve 
sans  suite  ni  sens,  ce  que  vous  voudrez,  pourvu 
qu'il  y  soit  question  de  trois  demoiselles  :  au- 
trement, madame  la  douairière  sera  comme  une 
àme  en  peine  et  s'en  prendra  à  moi,  disant  que 
je  n'ai  pas  mis  les  f^ns,  les  carafes  et  la  salit  re; 


LES   DAMES   VERTES  23 

ou  bien  que  je  vous  ai  averti,  et  que  votre  in- 
crédulité a  fait  manquer  l'apparition.  Elle  est 
persuadée  de  la  mauvaise  humeur  de  ces  dames, 
et  du  refus  qu'elles  font  de  se  montrer  à  ceux 
qui  se  moquent  d'avance,  ne  fût-ce  que  dans  leur 
pensée 

Resté  seul,  après  avoir  promis  à  Zéphyrine 
de  me  prêter  à  la  fantaisie  de  sa  maîtresse,  j'ou- 
vris et  lus  le  manuscrit  dont  je  ne  rapporterai 
que  les  circonstances  relatives  à  mon  histoire. 
Celle  des  demoiselles  d'Ionis  me  parut  une  pure 
légende,  racontée  par  madame  d'Ionis,  sur  la  foi 
de  documents  peu  authentiques,  qu'elle  criti- 
quait elle-même  de  ce  ton  léger  et  railleur  qui 
était  alors  de  mode. 

Je  passe  donc  sous  silence  la  chronique  froi- 
dement commentée  des  trois  mortes,  qui  m'a- 
vait paru  plus  intéressante  dans  les  sobres  pa- 
roles de  Zéphyrine,  et  je  rapporterai  seulement 
•le  fragment  suivant,  transcrit  par  madame  d'Io- 


24  LES   DAMES   VERTES 

nis,  d'un  manuscrit  daté  de  1650,  et  rédigé  par 
un  ancien  chapelain  du  château  •. 

*  Il  est  de  f .lit  que  j'ai  ouï  raconter,  dans  ma 
jeunesse,  comme  quoi  le  château  d'Ionis  fut 
hanté  par  des  esprits,  au  nombre  de  trois,  et 
montrant  l'apparence  de  dames  richement  ha- 
billées, lesquelles,  sans  menacer  personne,  pa- 
raissaient chercher  quelque  chose  dans  les 
chambres  et  offices  de  la  maison.  Les  messes  et 
prières  dites  à  leur  intention  ne  les  ayant  pu 
empêcher  de  revenir,  on  s'imagina  défaire  bénir 
trois  pains  blancs  et  de  les  mettre  en  la  chambre 
où  les  demoiselles  d'Ionis  avaient  décédé.  Cette 
nuit-là ,  elles  vinrent  sans  faire  de  bruit  ni  ef- 
frayer personne  de  leur  vue,  et  on  trouva,  le 
lendemain,  qu'elles  avaient  comme  grignoté  les 
pains,  à  la  manière  des  souris,  mais  n'en  avaient 
rien  emporté  ;  et,  la  nuit  suivante,  elles  recom- 
mencèrent à  se  plaindre  et  faire  crier  les  huis 
et  grincer  les  targettes.  C'est  pourquoi  on  ima- 


LES   DAMES    VERTES  2D 

gina  de  leur  mettre  trois  cruches  d'eau  claire,' 
dont  elles  ne  burent  point,  mais  dont  elles  ré- 
pandirent une  partie.  Enfin,  le  prieur  de  Saint-*** 
conseilla  de  les  apaiser  tout  à  fait  en  leur  offrant 
une  salière  remplie  de  sel  blanc,  par  la  raison 
qu'elles  avaient  été  empoisonnées  dans  un  pain 
sans  sel  ;  et,  dès  que  la  chose  fut  faite,  on  les 
entendit  chanter  un  très-beau  cantique,  où  l'on 
assure  qu'elles  promettaient,  en  latin,  des  béné- 
dictions et  d'heureuses  fortunes  à  la  branche 
cadette  d'Ionis,  qui  avait  recueilli  leur  héritage. 
»  Ceci  se  passa,  m'a-t-on  dit,  du  temps  du 
roi  Henri  le  IVme,  et,  depuis,  on  n'en  a  plus  en- 
tendu parler  ;  mais  c'est  une  croyance  qui  a  duré 
longtemps  après,  dans  la  maison  d'Ionis,  qu'en 
leur  faisant  cette  offrande  à  minuit ,  on  peut 
les  attirer  et  savoir  d'elles  les  choses  de  l'ave- 
nir. On  dit  même  que,  si  trois  pains,  trois 
carafes  et  une  salière  se  trouvent  par  l'effet 
du  hasard  sur  une  table,  dans  ledit  château,  on 


26  LES  DAMES   VERTES 

voit  ou  on  entend,  en  ce  lieu,  des  choses  surpre- 
nantes. » 

A  ce  fragment,  madame  d'Ionis  avait  ajouté 
la  réflexion  suivante  :  «  Il  est  bien  regrettable 
pour  la  maison  d'Ionis  que  ce  beau  miracle  ait 
cessé  :  tous  ses  membres  eussent  été  vertueux 
et  sages  ;  mais,  bien  que  j'aie  entre  les  mains 
une  formule  d'invocation  rédigée  par  quelque 
astrologue  attaché  jadis  à  la  maison,  je  n'espéra 
pas  que  les  dames  vertes  veuillent  jamais  s'y 
rendre.  » 

Je  restai  quelque  temps  absorbé,  non  par  l'ef- 
fet de  cette  lecture,  mais  bien  par  la  jolie  écri- 
ture de  madame  d'Ionis  et  par  l'élégante  rédac- 
tion des  autres  réflexions  qui  accompagnaient  la 
légende. 

Je  ne  faisais  pas,  comme  je  me  le  permets 
aujourd'hui,  la  critique  du  facile  scepticisme  de 
cette  belle  dame.  J'étais  à  sa  hauteur  en  ce 
genre.  C'était  la  mode  de  prendre  les  choses 


LES   DAMES   VERTES  27 

fantastiques,  non  par  leur  côté  artiste,  mais  par 
leur  côté  ridicule.  On  était  tout  frais  fier  de  ne 
plus  donner  dans  les  contes  de  nourrice,  dans 
les  superstitions  de  la  veille. 

J'étais,  du  reste,  fort  disposé  à  devenir 
amoureux.  On  m'avait  tant  parlé,  à  la  maison, 
de  cette  aimable  personne,  et  ma  mère  m'avait 
si  bien  recommandé,  à  mon  départ,  de  ne  pas 
me  laisser  tourner  la  tête,  que  c'était  à  moitié  fait. 
Je  n'avais  encore  aimé  que  deux  ou  trois  cousines, 
et  ces  amours-là,  chantées  par  moi  en  vers  aussi 
chastes  que  mes  flammes,  n'avaient  pas  telle- 
ment consumé  mon  cœur,  qu'il  ne  fût  prêt  à  se 
laisser  incendier  beaucoup  plus  sérieusement. 

J'avais  emporté  un  dossier  que  mon  père 
m'avait  engagé  à  étudier.  Je  l'ouvris  conscien- 
cieusement ;  mais,  après  en  avoir  lu  quelques 
pages  avec  les  yeux,  sans  qu'un  seul  mot  arrivât 
à  mon  cerveau,  je  reconnus  que  cette  manière 
d'étudier  était  parfaitement  inutile,  et  je  pris  le 


28  LES  DAMES   VERTES 

sage  parti  d'y  renoncer.  Je  crus  réparer  ma  pa- 
resse en  pensant  sérieusement  au  procès  des 
d'Ionis,  que  je  connaissais  sur  le  bout  du  doigt, 
et  je  préparais  les  arguments  par  lesquels  je 
devais  convaincre  la  comtesse  de  la  marche  à 
suivre.  Seulement,  chacun  de  ces  arguments 
merveilleux  se  terminait,  je  ne  sais  comment, 
par  quelque  madrigal  amoureux  qui  n'avait  pas 
un  rapport  bien  direct  avec  la  procédure. 

Au  milieu  de  cet  important  travail,  la  faim 
me  prit.  La  Muse  n'est  pas  si  rigoureuse  aux 
enfants  de  famille  habitués  à  bien  vivre, 
qu'elle  leur  interdise  de  souper  de  bon  appétit. 
Je  me  disposai  donc  à  faire  honneur  au  pâté 
qui  me  souriait  à  travers  mes  dossiers  et  mes 
hémistiches,  et  je  dépliai  la  serviette  posée  sur 
mon  assiette,  où,  à  ma  grande  surprise,  je  trou- 
vai un  quatrième  pain. 

Cette  surprise  céda  vite  à  un  raisonnement 
rès-simple  :  si,  dans  les  projets  et  prévisions 


LES   DAMES   VERTES  29 

de  la  douairière,  les  trois  pains  cabalistique» 
devaient  rester  intacts,  il  était  naturel  qu'on  en 
eût  consacré  un  à  la  satisfaction  de  mon  appétit. 
Je  goûtai  les  vins  et  les  trouvai  d'une  si  bonne 
qualité  que  je  fis  généreusement  aux  fantômes 
le  sacrifice  de  ne  pas  entamer  une  seule  des  ca- 
rafes d'eau  qui  leur  étaient  destinées. 

Et,  tout  en  mangeant  avec  grand  plaisir,  je 
me  mis  enfin  à  songer  à  cette  chronique,  et  à 
me  demander  comment  je  raconterais  les  pro- 
diges que  je  ne  pouvais  me  dispenser  d'avoir 
vus.  Je  regrettais  que  Zéphyrine  ne  m'eût  pas 
donné  plus  de  détails  sur  les  fantaisies  présu- 
mées des  trois  mortes.  L'extrait  du  manuscrit 
de  1650  n'était  pas  assez  explicite  :  ces  dames 
devaient-elles  attendre  que  je  fusse  endormi 
pour  venir,  comme  des  souris,  grignoter  sur 
ma  table  les  pains  dont  on  les  savait  si  friandes? 
ou  bien  allaient-elles  m'apparaitre  d'un  moment 

à  l'autre,  et  s'asseoir,  l'une  à  ma  gauche,  la  se- 

2. 


30  LES   DAMES   VERTES 

conde  à  ma  droite,  et  la  troisième  en  face  de 


moi 


il 


Minuit  sonna,  c'était  l'heure  classique,  l'heure 
fatale  I 


II 


l'apparition 

Minuit  sonna  jusqu'au  douzième  coup,  sans 
qu'aucune  apparition  se  produisit.  Je  me  levai, 
pensant  que  j'en  étais  quitte  :  j'avais  fini  de 
manger,  et,  après  une  douzaine  de  lieues  à 
cheval,  je  commençais  à  sentir  le  besoin  du 
sommeil,  lorsque  l'horloge  du  château,  qui  avait 
un  très-beau  timbre  grave  et  retentissant,  se 
mit  à  recommencer  les  quatre  quarts  et  les 
douze  heures  avec  une  lenteur  imposante. 

Avouerai-je  que  je  me  sentis  un  peu  ému  de 
cette  sorte  de  retour  de  l'heure  fantastique  que 
je  croyais  révolue?  Pourquoi  pas?  J'avais  fait 


32  LES  DAMES  VERTES 

jusque-là  si  bonne  contenance  de  philosophe  ! 
Pour  être  un  fervent  disciple  de  la  raison,  je 
n'en  étais  pas  moins  un  très-jeune  homme, 
et  un  homme  d'imagination,  élevé  sur  les  ge- 
noux d'une  mère  qui  croyait  encore  fermement 
à  toutes  les  légendes  dont  elle  m'avait  bercé, 
lesquelles  ne  m'avaient  pas  toujours  fait  rire. 

Je  m'aperçus  de  l'imperceptible  malaise  que 
j'éprouvais,  et,  pour  le  combattre,  car  j'en  fus 
très-honteux,  je  me  hâtai  de  me  déshabiller. 
L'horloge  avait  fini ,  j'étais  dans  mon  lit ,  et 
j'allais  souffler  ma  bougie;  lorsqu'une  horloge 
plus  éloignée  du  village  se  mit  à  sonner  à  son 
tour  les  quatre  quarts  et  les  douze  heures,  mais 
d'une  voix  si  lugubre  et  avec  une  si  mortelle 
nonchalance,  que  j'en  fus  sérieusement  impa- 
tienté. Pour  peu  qu'elle  eût,  comme  celle  du 
château,  double  sonnerie,  il  n  y  avait  pas  de 
raison  pour  en  finir. 

Il  me  sembla,  en  effet,  pendant  quelques  mi- 


LES  DAMES    VERTES  33 

mîtes,  que  je  l'entendais  recommencer  et  qu'elle 
sonnait  trente-sept  heures  ;  mais  c'était  une 
pure  illusion,  comme  je  m'en  assurai  en 
ouvrant  ma  fenêtre.  Le  plus  profond  silence 
régnait  dans  le  château  et  dans  la  campagne. 
Le  ciel  était  voilé  tout  à  fait  ;  on  n'apercevait 
plus  aucune  étoile  ;  l'air  était  lourd  ;  et  je  voyais 
des  volées  de  phalènes  et  de  noctuelles  s'agiter 
dans  le  rayon  de  lumière  que  ma  bougie  proje- 
tait au  dehors.  Leur  inquiétude  était  un  signe 
d'orage.  Comme  j'ai  toujours  beaucoup  aimé 
l'orage,  je  me  plus  à  en  respirer  les  approches. 
De  courtes  rafales  m'apportaient  le  parfum  des 
fleurs  du  jardin.  Le  rossignol  chanta  encore  une 
fois  et  se  tut  pour  chercher  un  abri.  J'oubliai 
ma  sotte  émotion  en  jouissant  du  spectacle  de 
la  réalité. 

Ma  chambre  donnait  sur  la  cour  d'honneur, 
qui  était  vaste  et  entourée  de  constructions  ma- 
gnifiques, dont  les  masses  légères  se  décou- 


34  LES  DAMES   VERTES 

paient  en  bleu  pâle  sur  le  ciel  noir,  à  la  lueur 
des  premiers  éclairs. 

Mais  le  vent  se  leva  et  me  chassa  de  la  fenê- 
tre, dont  il  semblait  vouloir  emporter  les  rideaux. 
Je  fermai  tout,  et,  avant  de  me  recoucher,  je 
voulus  braver  les  spectres  et  satisfaire  Zéphy- 
rine  en  accomplissant  avec  conscience  ce 
que  je  présumai  être  les  rites  de  l'évocation.  Je 
nettoyai  la  table  et  en  ôtai  les  restes  de  mon 
repas.  Je  plaçai  les  trois  carafes  autour  de  la 
corbeille.  Je  n'avais  pas  dérangé  le  sel  ;  et,  vou- 
lant me  venger  de  moi-même  en  provoquant 
jusqu'au  bout  ma  propre  imagination,  je  mis 
trois  chaises  autour  de  la  table  et  trois  flam- 
beaux sur  la  table,  un  devant  chaque  fauteuil. 

Après  quoi,  j'éteignis  tout  et  m'endormis 
tranquillement,  sans  manquer  de  me  comparer 
à  sire  Enguerrand,  dont  ma  mère  m'avait  sou- 
vent chanté,  sous  forme  de  complainte,  les 
aventures  dans  le  terrible  château  des  Ardennes. 


LES   DAMES    VERTES  35 

Il  faut  croire  que  mon  premier  sommeil  fut 
très-profond,  car  je  ne  sais  ce  que  devint 
l'orage,  et  ce  ne  fut  pas  lui  qui  me  réveilla  ;  ce 
fut  un  cliquetis  de  verres  sur  la  table,  que  j'en- 
tendis d'abord  à  travers  je  ne  sais  quels  rêves, 
et  que  je  finis  par  entendre  en  réalité.  J'ouvris 
les  yeux,  et...  me  croie  qui  voudra,  mais  je 
fus  témoin  de  choses  si  surprenantes ,  qu'a- 
près vingt  ans,  le  moindre  détail  en  est  resté 
dans  ma  mémoire,  aussi  net  ',1e  le  premier 
jour. 

Il  y  avait  de  la  clarté  dans  ma  chambre,  bien 
que  je  ne  visse  aucun  flambeau  allumé.  C'était 
comme  une  lueur  verte  très-vague,  qui  semblait 
partir  de  la  cheminée.  Cette  faible  clarté  me 
permit  de  voir,  non  pas  distinctement,  mais 
assurément  trois  personnes,  ou  plutôt  trois 
formes  assises  sur  les  fauteuils  que  j'avais 
disposés  autour  de  la  table,  l'une  à  droite, 
l'autre  à  gauche,  la  troisième  entre  les  deux  pre- 


3(5  LES   DAMES   VERTES 

mières,  vis-à-vis  de  la  cheminée  et  le  dos  tourné 
à  mon  lit. 

A  mesure  que  ma  vue  s'habituait  à  cette 
lueur,  je  croyais  reconnaître,  dans  ces  trois 
ombres,  des  femmes  vêtues  ou  plutôt  envelop- 
pées de  voiles  d'un  blanc  verdâtre,  très-amples, 
qui  par  moments  me  semblaient  être  des 
nuages,  et  qui  leur  cachaient  entièrement  la 
figure,  la  taille  et  les  mains.  Je  ne  sais  si  elles 
agissaient,  mais  je  ne  pouvais  saisir  aucun  de 
leurs  mouvements,  et  cependant  le  cliquetis  des 
carafes  continuait,  comme  si  elles  les  eussent 
poussées  et  heurtées,  selon  une  sorte  de  rhy- 
thme,  contre  la  corbeille  de  porcelaine. 

Après  quelques  instants  accordés,  je  le  con- 
fesse, à  une  terreur  très-vive,  je  pensai  que 
j'étais  dupe  d'une  mystification,  et  j'allais  sauter 
résolument  au  milieu  de  la  chambre  pour  faire 
peur  à  qui  voulait  m'effrayer,  lorsque,  me  sou- 
venant qie  dans  cette  maison  je  ne  pouvais  avoir 


LES   DAMES   VERTES  37 

affaire  qu'à  des  femmes  honnêtes,  peut-être  à 
de  grandes  dames,  qui  me  faisaient  l'honneur 
de  se  moquer  de  moi,  je  tirai  brusquement  mon 
rideau  et  me  rhabillai  à  la  hâte. 

Quand  ce  fut  fait,  j'écartai  le  rideau  afin  de 
guetter  le  moment  de  surprendre  ces  malignes 
personnes  par  un  grand  éclat  de  ma  plus  grosse 
voix.  Mais  quoi!  plus  rien!  tout  avait  disparu. 
J'étais  dans  une  obscurité  profonde. 

A  cette  époque,  on  n'avait  pas  trouvé  le 
moyen  de  se  procurer  instantanément  de  la  lu- 
mière; je  n'avais  pas  même  celui  de  m'en  pro- 
curer lentement  à  l'aide  de  la  pierre  §  fusil. 
,Te  fus  réduit  à  m'approcher  à  tâtons  de  la  table, 
ûù  je  ne  trouvai  absolument  rien  que  les  fau- 
teuils, les  carafes,  les  flambeaux  et  les  pains, 
dans  l'ordre  où  je  les  avais  placés.  Aucun  bruit 
appréciable  n'avait  trahi  le  départ  des  étranges 
visiteuses  :  il  est  vrai  que  le  vent  soufflait 
encore  très-fort  et   s'engouffrait  en  plaintes 


38  LES  DAMES   VERTES 

lamentables  dans  la   vaste  cheminée    de  ma 
chambre. 

J'ouvris  la  fenêtre  et  ma  jalousie,  contre  la- 
quelle j'eus  à  lutter  pour  l'assujettir.  Il  ne  faisait 
pas  encore  jour,  et  le  peu  de  transparence  de 
l'air  extérieur  ne  me  permit  pas  de  voir  toutes 
les  parties  de  ma  chambre.  Je  fus  réduit  à  tâ- 
tonner partout,  ne  voulant  pas  appeler  ni  inter- 
roger, tant  je  craignais  de  paraître  effrayé.  Je 
passai  dans  le  salon  et  dans  l'autre  pièce,  me 
livrant  sans  plus  de  bruit  aux  mêmes  recherche, 
et  je  revins  m'asseoir  sur  mon  lit  pour  faire 
sonner  ma  montre  et  songer  à  mon  aventure. 

Ma  montre  était  arrêtée  et  les  horloges  du 
dehors  sonnèrent  une  demie,  comme  pour  me 
déclarer  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  savoir 
l'heure. 

J'écoutai  le  vent  et  tâchai  de  me  rendr 
compte  de  ses  bruits  et  de  ceux  qui  pourraient 
partir  de  quelque  coin  de  mon  appartement.  Je 


LES    DAMES    VERTES  30 

mis  mes  yeux  et  mes  oreilles  à  la  torture.  J'y 
mis  aussi  mon  esprit  pour  lui  demander  si  je 
n'avais  pas  rêvé  ce  que  j'avais  cru  voir.  La  chose 
était  possible,  bien  que  je  ne  pusse  me  rendre 
compte  du  rêve  qui  avait  dû  précéder  et  amener 
ce  cauchemar. 

Je  résolus  de  ne  pas  m'en  tourmenter  davan- 
tage et  d'attendre  sur  mon  lit  le  retour  du  som- 
meil sans  me  déshabiller,  en  cas  de  mystification 
nouvelle. 

Je  ne  pus  me  rendormir.  Je  me  sentais  cepen- 
dant fatigué,  et  le  vent  me  berçait  irrésistible- 
ment; je  m'assoupissais  à  chaque  instant;  mais, 
à  chaque  instant,  je  rouvrais  les  yeux  et  regar- 
dais, malgré  moi,  dans  le  noir  et  dans  le  vide 
avec  méfiance. 

Je  commençais  enfin  à  sommeiller,  lorsque  le 
cliquetis  recommença,  et,  cette  fois,  ouvrant  les 
yeux  bien  grands,  mais  ne  bougeant  pas,  je  vis 
les  trois  spectres  à  leur  place,  immobiles  en  ap- 


40  LES   DAMES   VERTES 

parence,  avec  leurs  voiles  verts  flottant  dans  la 
lueur  verte  qui  partait  de  la  cheminée. 

Je  feignis  de  dormir,  car  il  est  probable  que 
l'on  ne  pouvait  voir  mes  yeux  ouverts  dans 
l'ombre  de  l'alcôve,  et  j'observai  attentivement. 
Je  n'étais  plus  effrayé;  je  n'éprouvais  plus  que 
la  curiosité  de  surprendre  un  mystère  plaisant 
ou  désagréable,  une  fantasmagorie  très-bien 
mise  en  scène  par  des  personnages  réels,  ou... 
J'avoue  que  je  ne  trouvais  pas  de  définition  à  la 
seconde  hypothèse  :  elle  ne  pouvait  être  que  folle 
et  ridicule,  et  cependant  elle  me  tourmentait 
comme  admissible. 

Je  vis  alors  les  trois  ombres  se  lever,  s'agiter 
et  tourner  rapidement  et  sans  aucun  bruit,  au- 
tour de  la  table,  avec  des  gestes  incompréhen- 
sibles. Elles  m'avaient  paru  de  médiocre  stature 
tant  qu'elles  avaient  été  assises  :  debout,  elles 
étaient  aussi  grandes  que  des  hommes.  Tout  à 
coup,  une  d'entre  elles  diminua,  reprit  la  taille 


LES   DAMES   VERTES  41 

d'une  femme,  devint  toute  petite,  grandit  déme- 
surément et  se  dirigea  vers  moi,  pendant  que  les 
deux  autres  se  tenaient  debout  sous  le  manteau 
de  la  cheminée. 

Ceci  me  fut  très-désagréable  ;  et,  par  un  mou- 
vement d'enfant,  je  mis  mon  oreiller  sur  ma 
figure,  comme  pour  élever  un  obstacle  entre  moi 
et  la  vision. 

Puis  j'eus  encore  honte  de  ma  sottise,  et  je 
regardai  attentivement.  Le  spectre  était  assis 
sur  le  fauteuil  placé  au  pied  de  mon  lit.  Je  ne 
vis  pas  sa  figure.  La  tète  et  le  buste  étaient,  non 
pas  ombragés,  mais  comme  brisés  par  le  rideau 
de  l'alcôve.  La  lueur  du  foyer,  devenue  plus  vive, 
dessinait  seulement  la  moitié  inférieure  d'un 
corps  et  les  plis  d'un  vêtement  dont  la  forme  et 
la  couleur  n'avaient  plus  rien  de  déterminé,  mais 
dont  la  réalité  ne  pouvait  plus  être  révoquée  en 
doule. 

Cela  était  d'une  immobilité  effrayante,  comme 


42  LES   DAMES   VERTES 

si  rien  ne  respirait  sous  cette  sorte  de  linceul. 
J'attendis  quelques  instants  qui  me  parurent  un 
siècle.  Je  sentis  que  je  perdais  le  sang-froid 
dont  je  m'étais  armé.  Je  m'agitai  sur  mon  lit; 
j'eus  la  pensée  de  fuir  je  ne  sais  où.  J'y  résistai. 
Je  passai  la  main  sur  mes  yeux,  puis  je  l'avançai 
résolument  pour  saisir  le  spectre  par  les  plis  de 
ce  vêtement  si  visible  et  si  bien  éclairé  :  je  ne 
touchai  que  le  vide.  Je  m'élançai  sur  le  fauteuil  : 
c'était  un  fauteuil  vide.  Toute  clarté  et  toute 
vision  avaient  disparu.  Je  recommençai  à  par- 
courir la  chambre  et  les  autres  pièces.  Comme 
la  première  fois,  je  les  trouvai  désertes.  Bien  cer- 
tain de  n'avoir,  cette  fois,  ni  rêvé  ni  dormi,  je  res- 
tai levé  jusqu'au  jour,  qui  ne  tarda  pas  à  paraître. 
On  a  beaucoup  étudié,  depuis  quelques  années, 
les  phénomènes  de  l'hallucination;  on  les  a  ob- 
servés et  caractérisés.  Des  hommes  de  science 
en  ont  fait  l'analyse  sur  eux-mêmes.  J'ai  vu  même 
des  femmes  délicates  et  nerveuses  en  subir  les 


LES   DAMES   VERTES  43 

accès  fréquents,  non  pas  sans  souffrance  et  sans 
tristesse,  mais  sans  terreur,  et  en  se  rendant 
très-bien  compte  de  l'état  d'illusion  où  elles  se 
trouvaient. 

Dans  ma  jeunesse,  on  n'était  pas  si  avancé.  Il 
n'y  avait  guère  de  milieu  entre  la  négation  ab- 
solue de  toute  vision  et  la  croyance  aveugle  aux 
apparitions.  On  riait  de  ceux  qui  étaient  tour- 
mentés de  ces  visions,  que  l'on  attribuait  à  la 
crédulité  et  à  la  peur,  et  que  l'on  n'excusait  que 
dans  le  cas  de  grave  maladie. 

Il  m'arriva  donc,  pendant  ma  terrible  insom- 
nie, de  m'interroger  sévèrement  et  de  me  faire 
une  très-dure  et  très-injuste  réprimande  sur  la 
faiblesse  de  mon  esprit,  sans  songer  à  me  dire 
que  tout  cela  pouvait  être  l'effet  d'une  mauvaise 
digestion  ou  d'une  influence  atmosphérique. 
Cette  idée  me  fût  venue  difficilement  ;  car,  sauf 
an  peu  de  fatigue  et  de  mauvaise  humeur,  je  ne 
me  sentais  pas  du  tout  malade. 


44  LES   DAMES    VERTES 

Bien  résolu  à  ne  me  vanter  à  personne  de 
l'aventure,  je  me  couchai  et  dormis  très-bien 
jusqu'à  l'heure  où  Baptiste  frappa  chez  moi 
pour  m'avertir  de  l'approche  du  déjeuner. 
J'allai  lui  ouvrir  après  avoir  bien  constaté 
que  ma  porte  était  restée  fermée  au  verrou, 
comme  je  m'en  ■  étais  assuré  avant  de  rn  en- 
dormir; j'avais  fait  et  je  fis  encore  la  même 
observation  sur  l'autre  porte  de  mon  apparte- 
ment, je  comptai  les  gros  pitons  de  fer  qui  assu- 
jettissent les  plaques  des  cheminées;  je  cher- 
chai en  vain  la  possibilité  et  les  indices  d'une 
porte  secrète. 

—  A  quoi  bon,  d'ailleurs  ?  me  disais-je  mélan- 
coliquement, pendant  que  Baptiste  me  poudrait 
les  cheveux;  n'ai-je  pas  vu  un  objet  qui  n'avait 
pas  de  consistance,  une  robe  ou  un  suaire  qui 
s'est  évanoui  sous  ma  main? 

Sans  cette  circonstance  concluante,  j'aurais  pu 
attribuer  tout  à  une  moquerie  de  madame  d'Ionis  ; 


LES   DAMES   VERTES  45 

car  j'appris  de  Baptiste  qu'elle  était  rentrée  la 
veille,  vers  minuit. 

Cette  nouvelle  m'arracha  à  mes  préoccupa- 
tions. Je  donnai  des  soins  à  ma  coiffure  et  à  ma 
toilette.  J'étais  un  peu  contrarié  d'être  voué  au 
noir  par  ma  profession;  mais  ma  mère  m'avait 
muni  de  si  beau  linge  et  d'habits  si  bien  coupés, 
que  je  me  trouvai,  en  somme,  fort  présentable  : 
je  n'étais  ni  laid  ni  mal  fait.  Je  ressemblais  à  ma 
mère,  qui  avait  été  fort  belle;  et,  sans  être  fat, 
j'étais  habitué  à  voir  dans  tous  les  yeux  l'impres- 
sion favorable  que  produit  une  physionomie 
heureuse. 

Madame  d'Ionis  était  au  salon  quand  j'y  entrai. 
Je  vis  une  femme  ravissante,  en  effet,  mais  beau- 
coup trop  petite  pour  avoir  figuré  de  sa  personne 
dans  mon  trio  de  spectres.  Elle  n'avait,  d'ailleurs, 
rien  de  fantastique  ni  de  diaphane.  C'était  une 
beauté  du  genre  réel,  fraîche,  gaie,  vivante,  por- 
tant avec  grâce  ce  que  l'on  appelait,  dans  le  style 

3. 


46  LES   DAMES   VERTES 

du  temps,  un  aimable  embonpoint,  parlant  avec 
finesse  et  justesse  sur  toutes  choses,  et  laissant 
percer  une  grande  énergie  de  caractère  sous  une 
grande  douceur  de  formes. 

Je  compris,  au  bout  de  quelques  paroles  échan- 
gées avec  elle,  comment,  grâce  à  tant  d'esprit  et 
de  résolution,  de  franchise  et  d'adresse,  elle 
venait  à  bout  de  vivre  en  bonne  intelligence  avec 
un  assez  mauvais  mari  et  une  belle-mère  très- 
bornée. 

A  peine  le  déjeuner  fut-il  commencé,  que  la 
douairière,  m'examinant,  me  trouva  souffrant  et 
pâle,  quoique  j'eusse  assez  oublié  mon  aventure 
pour  manger  de  bon  appétit  et  me  sentir  douce- 
ment ému  des  aimables  soins  de  ma  belle  hôtesse. 

Me  rappelant  alors  les  recommandations  de 
Zéphyrine,  je  m'empressai  de  dire  que  j'avais 
bien  dormi  et  fait  des  rêves  très-agréables. 

-Ah!  j'en  étais  sûre!  s'écria  la  vieille  dame 
naïvement  enchantée.  On  rêve  toujours  bien  dans 


LES  DAMES   VERTES  47 

cette  chambre-là  !  Faites-nous  part  de  vos  rêves, 
monsieur  Nivières  ? 

—  Ils  ont  été  très-confus;  je  crois  pourtant 
me  rappeler  une  dame... 

—  Une  seule  ? 

—  Peut-être  deux  ! 

—  Peut-être  trois  aussi?  dit  madame  d'Ionis  en 
souriant. 

—  Précisément,  madame,  vous  me  rappelez 
qu'elles  étaient  trois  ! 

—  Jolies  ?  dit  la  douairière  triomphante. 

—  Assez  jolies,  bien  qu'un  peu  fanées. 

—  Vraiment?  reprit  madame  d'Ionis,  qui  sem- 
blait s'entendre  avec  les  yeux  de  Zéphyrine,  assise 
au  petit  bout  de  la  table,  pour  me  donner  la  ré- 
plique. Et  que  vous  ont-elles  dit? 

—  Des  choses  incompréhensibles.  Mais,  si 
cela  intéresse  madame  la  comtesse  douairière, 
je  ferai  mon  possible  pour  m'en  souvenir. 

—  Ah!  mon  cher  enfant,  dit  la  douairière, 


48  LES   DAMES   VERTES 

cela  m'intéresse  à  un  point  que  je  ne  puis  vous 
dire.  Je  vous  expliquerai  ça  tout  à  l'heure.  Com- 
mencez par  nous  raconter... 

—  Raconter  me  sera  bien  difficile.  Peut-on 
raconter  un  rêve  ? 

—  Peut-être  !  si  on  vous  aidait  dans  vos  sou- 
venirs, dit  avec  un  grand  sang-froid  madame 
d'Ionis,  résignée  à  flatter  la  manie  de  sa  belle- 
mère  ;  ne  vous  ont-elles  point  parlé  de  la  pros- 
périté future  de  cette  maison  ? 

— 11  me  semble  bien  que  oui,  en  effet. 

—  Ah!  vous  voyez,  Zéphyrine,  s'écria  la 
douairière  ;  vous  qui  ne  croyez  à  rien  !  et  je 
parie  qu'elles  ont  parlé  du  procès  !  Dites,  mon- 
sieur Nivières,  dites  bien  tout  ! 

Un  regard  de  madame  d'Ionis  m'avertit  de  ne 
pas  répondre.  Je  déclarai  n'avoir  pas  entendu  un 
mot  du  procès  dans  mes  songes.  La  douairière 
en  parut  très-contrariée,  et  se  tranquillisa  bien- 
tôt, en  disant  : 


LES   DAMES   VERTES  49 

—  Ça  viendra  !  ça  viendra  ! 

Ce  ça  viendra  me  sembla  très-désobligeant, 
bien  qu'il  fat  dit  avec  une  bienveillance  opti- 
miste. Je  ne  me  souciais  nullement  de  recom- 
mencer une  aussi  mauvaise  nuit  ;  mais,  à  mon 
tour,  je  me  résignai  vite  lorsque  madame  d'Ionis 
me  dit  à  demi-voix,  pendant  que  la  douairière 
querellait  Zéphyrine  sur  son  incrédulité  : 

—  C'est  bien  aimable  à  vous  de  vous  prêter  à 
la  fantaisie  du  jour  dans  notre  maison.  J'espère 
que  vous  n'aurez,  en  effet,  chez  nous,  que  de 
bons  rêves;  mais  vous  n'êtes  pas  absolument 
forcé  de  voir  toutes  les  nuits  ces  trois  demoi- 
selles. 11  suffit  que  vous  en  parliez  aujourd'hui 
sans  rire  à  mon  excellente  belle-mère.  Cela  lui 
fait  grand  plaisir  et  ne  compromet  pas  votre 
courage.  Tous  nos  amis  sont  décidés  à  les  voir 
pour  avoir  la  paix. 

Je  fus  assez  dédommagé  et  assez  électrisé  par 
l'air  d'intimité  confiante  que  prenait  avec  moi 


50  LES  DAMES   VERTES 

cette  charmante  femme,  pour  recouvrer  ma 
gaieté  ordinaire,  et  je  me  prêtai,  durant  tout  le 
repas,  à  retrouver  peu  à  peu  le  souvenir  des 
choses  merveilleuses  qui  m'avaient  été  révélées. 
Je  promis  surtout  de  longs  jours  à  la  douairière, 
de  la  part  des  trois  dames  vertes. 

—  Et  mon  asthme,  monsieur?  dit-elle,  vous 
ont-elles  dit  que  je  guérirais  de  mon  asthme? 

—  Pas  précisément  ;  mais  elles  ont  parlé  de 
longue  vie,  fortune  et  santé. 

—  Tout  de  bon?  Eh  bien,  vraiment,  je  n'en 
demande  pas  davantage  au  bon  Dieu.  —  A  pré- 
sent, ma  fille,  dit-elle  à  sa  bru,  vous  qui 
racontez  si  bien,  faites  donc  part  à  ce  bon  jeune 
homme  de  la  cause  de  ses  rêves  et  dites-lui 
l'histoire  des  trois  demoiselles  d'Ionis. 

Je  fis  l'étonné.  Madame  d'Ionis  demanda  la 
permission  de  me  confier  le  manuscrit  qu'elle 
n'avait  rédigé,  disait-elle,  que  pour  se  dispenser 
de  faire  trop  souvent  le  même  récit. 


LES   DAMES    VERTES  51 

Le  déjeuner  était  fini.  La  douairière  alla  faire 
sa  sieste. 

—  Il  fait  trop  chaud  pour  aller  au  jardin  en 
plein  midi,  me  dit  madame  d'Ionis,  et,  pourtant, 
je  ne  veux  pas  vous  faire  travailler  à  ce  maudit 
procès  en  sortant  de  table.  Si  vous  voulez  visiter 
l'intérieur  du  château,  qui  est  assez  intéressant, 
je  vous  servirai  de  guide. 

—  Accepter  la  proposition  est  d'un  indiscret 
et  d'un  mal-appris,  répondis-je,  et  pourtant  j'en 
meurs  d'envie. 

—  Eh  bien,  ne  mourez  pas,  et  venez,  dit-elle 
avec  une  gaieté  adorable. 

Mais  elle  ajouta  aussitôt,  et  fort  naturelle- 
ment : 

—  Viens  avec  nous,  ma  bonne  Zéphyrine;  tu 
nous  ouvriras  les  portes. 

Une  heure  plus  tôt,  l'adjonction  de  Zéphyrine 
m'eût  été  fort  agréable  ;  mais  je  ne  me  sentais 
plus  si  timide  auprès  de  madame  d'Ionis,  et 


52  LES   DAMES  VERTES 

j'avoue  que  ce  tiers  entre  nous  me  contraria.  Je 
n'avais  certes  aucune  sorte  de  présomption,  au- 
cune idée  impertinente  ;  mais  il  me  semblait  que 
j'aurais  causé  avec  plus  de  sens  et  d'agrément 
dans  le  tète-à-tête.  La  présence  de  cette  pleine 
lune  affadissait  toutes  mes  idées  et  gênait  l'essor 
de  mon  imagination. 

Et  puis  Zéphyrine  ne  songeait  qu'à  la  chose 
que  je  me  serais  justement  plu  à  oublier. 

—  Vous  voyez  bien,  madame  Caroline,  dit- 
elle  à  madame  d'Ionis  en  traversant  la  galerie 
du  rez-de-chaussée,  il  n'y  a  rien  du  tout  dans  la 
chambre  aux  dames  vertes.  M.  Nivières  y  a  par- 
faitement dormi  ï 

—  Eh!  mon  Dieu,  ma  bonne,  je  n'en  doute 
pas,  répondit  la  jeune  femme.  M.  Nivières  ne  me 
fait  pas  l'effet  d'un  fou!  Gela  ne  m'empêchera 
pas  de  croire  que  l'abbé  de  Lamyre  y  a  vu 
quelque  chose. 

—  En  vérité?  dis-je  un  peu  ému.  J'ai  eu 


LES   DAMES  VERTES  53 

l'honneur  de  voir  quelquefois  M.  de  Lamyre;  je 
le  croyais  aussi  peu  fou  que  moi-même. 

—  Il  n'est  pas  fou,  monsieur,  reprit  Zéphy- 
rine  ;  c'est  un  badin  qui  raconte  sérieusement 
des  folies. 

—  Non  !  dit  madame  d'Ionis  avec  décision  ; 
c'est  un  homme  d'esprit  qui  se  monte  la  tête.  Il 
a  commencé  par  se  moquer  de  nous  et  nous  faire 
des  contes  de  revenants.  Il  était  facile  alors,  non 
pour  notre  bonne  douairière,  mais  pour  nous,  de 
voir  qu'il  plaisantait.  Mais  peut-être  ne  faut-il 
pas  trop  plaisanter  avec  certaines  idées  folles. 
Il  est  très-certain  pour  moi  qu'une  nuit  il  a  eu 
peur,  puisque  rien  n'a  pu  le  décider  depuis  à 
rentrer  dans  cette  chambre.  Mais  parlons  d'autre 
chose;  car  je  suis  sûre  que  M.  Nivières  est  déjà 
rassasié  de  cette  histoire  ;  moi,  j'en  ai  par-dessus 
la  tète,  et,  puisque  tu  lui  as  montré  d'avance  le 
manuscrit,  me  voilà  dispensée  de  m'en  occuper 
davantage. 


54  LES   DAMES   VERTES 

—  C'est  singulier,  madame,  reprit  Zéphyrine 
3n  riant,  on  dirait  que  vous-même,  à  votre  tour, 
vous  commencez  à  croire  à  quelque  chose  !  Il 
n'y  a  donc  que  moi  dans  la  maison  qui  resterai 
incrédule  ! 

Nous  entrions  dans  la  chapelle,  et  madame 
d'Ionis  m'en  fit  rapidement  l'historique.  Elle 
était  fort  instruite  et  nullement  pédante.  Elle  me 
montra,  en  me  les  expliquant,  toutes  les  salles 
importantes,  les  statues,  les  peintures,  les 
meubles  rares  et  précieux  que  contenait  le 
château.  Elle  mettait  à  tout  une  grâce  incompa- 
rable et  une  complaisance  inouïe.  Je  devenais 
amoureux,  comme  qui  dirait  à  vue  d'oeil,  amou- 
reux au  point  d'être  jaloux  à  l'idée  qu'elle  était 
peut-être  aussi  aimable  avec  tout  le  monde 
qu'elle  l'était  avec  moi.  Nous  arrivâmes  ainsi 
dans  une  immense  et  magnifique  salle,  divisée 
en  deux  galeries  par  une  élégante  rotonde.  On 
appelait  cette  salle  la  bibliothèque,  bien  qu'une 


LES  DAMES  VERTES  55 

partie  seulement  fût  consacrée  aux  livres.  L'autre 
moitié  était  une  sorte  de  musée  de  tableaux  et 
d'objets  d'art.  La  rotonde  contenait  une  fontaine 
entourée  de  fleurs.  Madame  d'Ionis  me  fit  re- 
marquer ce  monument  précieux,  que  l'on  avait 
récemment  retiré  des  jardins  pour  le  mettre  à 
l'abri  et  le  préserver  d'accident,  la  chute  d'une 
grosse  branche  l'ayant  un  peu  endommagé  dans 
une  nuit  d'orage. 

C'était  un  rocher  de  marbre  blanc  sur  lequel 
s'enlaçaient  des  monstres  marins,  et,  au-dessus 
d'eux,  sur  la  partie  la  plus  élevée,  était  assise 
avec  grâce  une  néréide,  que  l'on  regardait 
comme  un  chef-d'œuvre.  On  attribuait  ce  groupe 
à  Jean  Goujon,  ou  tout  au  moins  à  l'un  de  ses 
meilleurs  élèves. 

La  nymphe,  au  lieu  d'être  nue,  était  chaste- 
ment drapée  ;  circonstance  qui  faisait  croire  que 
c'était  le  portrait  d'une  dame  pudique  qui  n'avait 

voulu  poser  dans  le  simple  appareil  d'une 


56  LES   DAMES  VERTES 

déesse,  ni  permettre  que  l'artiste  interprétât  ses 
formes  élégantes  pour  les  placer  sous  les  yeux 
d'un  public  profane.  Mais  ces  draperies,  dont  la 
partie  supérieure  de  la  poitrine  et  les  bras  jusqu'à 
l'épaule  étaient  seuls  dégagés,  n'empêchaient 
pas  d'apprécier  l'ensemble  de  ce  type  étrange 
qui  caractérise  la  statuaire  de  la  renaissance, 
ces  proportions  élancées,  cette  rondeur  dans  la 
ténuité,  cette  finesse  dans  la  force,  enfin  ce 
quelque  chose  de  plus  beau  que  nature  qui 
étonne  d'abord  comme  un  rêve,  et  qui,  peu  à 
peu,  s'empare  de  la  plus  enthousiaste  région  de 
l'esprit.  On  ne  sait  si  ces  beautés  ont  été  conçues 
pour  les  sens,  mais  elles  ne  les  troublent  pas. 
Elles  semblent  nées  directement  de  la  Divinité 
dans  quelque  Éden,  ou  sur  quelque  mont  Ida, 
dont  elles  n'ont  pas  voulu  descendre  pour  se 
mêler  à  nos  réalités.  Telle  est  la  fameuse  Diane 
de  Jean  Goujon,  grandiose,  presque  effrayante 
d'aspect,  malgré  l'extrême  douceur  de  sesJi- 


LES   DAMES   VERTES  57 

néaments,  exquise  et  monumentale,  mouve- 
mentée comme  la  vigueur  physique,  et  cependant 
calme  comme  la  puissance  intellectuelle. 

Je  n'avais  encore  rien  vu,  ou  rien  remarqué,  de 
cette  statuaire  nationale  que  nous  n'avons  peut- 
être  jamais  assez  appréciée,  et  qui  met  la  France 
de  cette  époque  à  côté  de  l'Italie  de  Michel-Ange. 
Je  ne  compris  pas  d'emblée  ce  que  je  voyais  ; 
j'y  étais  mal  disposé,  d'ailleurs,  par  la  compa- 
raison de  ce  type  surprenant  avec  la  beauté  ron- 
delette et  mignonne  de  madame  d'Ionis,  un  vrai 
type  Louis  XV,  toujours  souriant,  et  plus  saisis- 
sant par  le  sentiment  de  la  vie  que  par  la  gran- 
deur de  la  pensée. 

— Ceci  est  plus  beau  que  le  vrai,  n'est-ce  pas  ? 
me  dit-elle  en  me  faisant  remarquer  les  longs 
bras  et  le  corps  de  serpent  de  la  néréide. 

—  Je  ne  trouve  pas,  répondis-je  en  regardant 
avec  une  ardeur  involontaire  madame  d'Ionis. 

Elle  ne  parut  pas  y  faire  attention. 


58  LES   DAMES   VERTES 

—  Arrêtons-nous  ici,  me  dit-elle.  Il  y  fait  très- 
bon  et  très-frais.  Si  vous  voulez,  nous  allons 
parler  d'affaires.  Zéphyrine,  ma  chère  bonne, 
tu  peux  nous  laisser. 

J'étais  enfin  seul  avec  elle  !  Deux  ou  troii. 
fois,  depuis  une  heure,  son  beau  regard,  natu- 
rellement vif  et  aimant,  m'avait  donné  le  ver- 
tige, et  je  m'étais  imaginé  que  je  me  jetterais 
à  ses  pieds  si  Zéphyrine  n'eût  été  là.  Mais  à 
peine  fut-elle  partie,  que  je  me  sentis  enchaîné 
par  le  respect  et  la  crainte,  et  que  je  me  mis  à 
parler  du  procès  avec  une  lucidité  désespérée. 


III 


IE    PROCÈS 

—  Ainsi,  me  dit-elle  après  m'avoir  écouté 
avec  attention,  il  n'y  a  pas  moyen  de  le  perdre? 

—  L'avis  de  mon  père  et  le  mien  est  que, 
pour  le  perdre,  il  faudrait  le  vouloir. 

—  Mais  votre  excellent  père  a  bien  compris 
que  je  le  roulais  absolument? 

—  Non,  madame,  répondis-je  avec  fermeté; 
car  il  s'agissait  défaire  mon  devoir,  et  je  rentrais 
dans  le  seul  rôle  convenable  que  j'eusse  à  jouer 
auprès  de  cette  noble  femme  ;  non  !  mon  père 
ne  l'entend  pas  ainsi.  Sa  conscience  lui  défend 
de  trahir  les  intérêts  qui  lui  ont  été  confiés  par 


60  LES   DAMES  VERTES 

M.  le  comte  d'Ionis.  Il  croit  que  vous  amènerez 
votre  époux  à  une  transaction,  et  il  la  rendra 
aussi  acceptable  que  possible  aux  adversaires 
que  vous  protégez  ;  mais  il  ne  se  résoudra  ja- 
mais à  vouloir  persuader  à  M.  d'Ionis  que  sa 
cause  est  mauvaise  en  justice. 

—  En  justice  légale  !  répliqua-t-elle  avec  un 
triste  et  doux  sourire;  mais,  en  justice  vraie, 
en  justice  morale  et  naturelle,  votre  digne  père 
sait  bien  que  notre  droit  nous  conduit  à  exercer 
une  cruelle  spoliation. 

—  Ce  que  mon  père  pense  à  cet  égard,  ré- 
pondisse un  peu  ébranlé,  il  n'en  doit  compte 
qu'à  sa  propre  conscience.  Quand  l'avocat  peut 
défendre  une  cause  où  les  deux  justices  dont 
vous  parlez  sont  en  sa  faveur,  il  est  bien  heureux, 
bien  dédommagé  de  celles  où  il  les  trouve  en 
opposition  ;  mais  il  ne  doit  jamais  approfondir 
cette-  distinction  quand  il  a  accepté  bien  volon- 
tairement son  mandat,  et  vous  savez,  madame, 


LES   DAMES    VERTES  61 

que  mon   père    n'a    consenti    à    poursuivre 
M.  d'Aillane  que  parce  que  vous  l'avez  voulu. 

—  Je  l'ai  voulu,  oui  !  J'ai  obtenu  de  mon 
mari  que  ce  soin  ne  fût  pas  confié  à  un  autre  ; 
j'ai  espéré  que  votre  père,  le  meilleur  et  le  plus 
honnête  homme  que  je  connaisse,  réussirait  à 
sauver  cette  malheureuse  famille  de  la  rigou- 
reuse poursuite  de  la  mienne.  Un  avocat  peut 
toujours  se  montrer  retenu  et  généreux,  surtout 
quand  il  sait  qu'il  ne  sera  pas  désavoué  par  son 
principal  client.  Et  c'est  moi  qui  suis  ce  client, 
monsieur!  11  s'agit  de  ma  fortune  et  non  de 
celle  de  M.  d'ionis,  que  rien  ne  menace. 

—  Il  est  vrai,  madame  ;  mais  vous  êtes  en 
puissance  de  mari,  et  le  mari,  comme  chef  delà 
communauté... 

—  Ah!  je  le  sais  de  reste  !  Il  a  sur  ma  fortune 
plus  de  droits  que  moi-même  et  il  en  use  dans 
mon  intérêt,  je  veux  le  croire  ;  mais  il  oublie,  en 
ceci,  celui  de  ma  conscience  :  et  pour  qui  ?  Il  a 


62  LES   DAMES   VERTES 

une  immense  fortune  personnelle  et  pas  d'en- 
fants ;  j'ai  donc  devant  Dieu  le  droit  de  me  dé- 
pouiller d'une  partie  de  mon  opulence  pour  ne 
pas  ruiner  d'honnêtes  gens,  victimes  d'une  ques- 
tion de  procédure. 

—  Ce  sentiment  est  digne  de  vous,  madame, 
et  je  ne  suis  pas  ici  pour  contester  un  si  beau 
droit,  mais  pour  vous  rappeler  notre  devoir,  à 
nous  autres,  et  vous  prier  de  ne  pas  exiger  que 
nous  y  manquions.  Tous  les  ménagements  con- 
ciliables  avec  le  gain  de  votre  procès,  nous  les 
aurons,  dussions-nous  encourir  les  reproches 
de  M.  d'Ionis  et  de  sa  mère.  Mais  reculer  devant 
la  tâche  acceptée,  en  déclarant  que  le  succès  est 
douteux  et  qu'il  y  aurait  profit  à  transiger,  c'est 
ce  que  l'étude  approfondie  de  l'affaire  nous  in- 
terdit, sous  peine  de  mensonge  et  de  trahison. 

—  Eh  bien,  non  !  vous  vous  trompez  !  s'écria 
madame  d'Ionis  avec  feu  :  je  vous  assure  que 
vous  vous  trompez  !  Ce  sont  là  des  subtilités 


LES   DAMES   VERTES  G3 

d'avocat  qui  font  illusion  à  un  homme  vieilli 
dans  la  pratique,  mais  qu'un  jeune  homme  sen- 
sible ne  doit  pas  accepter  comme  une  règle  ab- 
solue de  sa  conduite...  Si  votre  père  s'est  chargé 
du  procès,  et  vous  convenez  qu'il  l'a  fait  à  ma 
requête,  c'est  parce  qu'il  pressentait  mes  inten- 
tions. S'il  les  avait  méconnues,  je  m'en  affli- 
gerais et  je  croirais  que  l'on  n'a  pas  pour  moi 
dans  votre  maison  l'estime  que  j'aimerais  à  vous 
inspirer.  Là  où  l'on  sent  que  la  victoire  serait 
horrible,  on  ne  doit  pas  craindre  de  proposer  la 
paix  avant  la  bataille.  Agir  autrement,  c'est  se 
faire  une  fausse,  idée  du  devoir.  Le  devoir  n'est 
pas  une  consigne  militaire  ;  c'est  une  religion,  et 
la  religion  qui  prescrirait  le  mal,  n'en  serait  pas 
une.  Taisez-vous  !  ne  me  parlez  plus  de  votre 
mandat  !  Ne  mettez  pas  l'ambition  de  M.  d'Ionis 
au-dessus  de  mon  honneur;  ne  faites  pas  de 
cette  ambitiui  une  chose  sacrée  ;  c'est  une  chose 
fâcheuse,  et  rien  de  plus.  Unissez- vous  à  moi 


64  LES   DAMES  VERTES 

pour  sauver  des  malheureux.  Faites  que  je  puisse 
voir  en  vous  un  ami  selon  mon  cœur,  bien  plu- 
tôt qu'un  légiste  infaillible  et  un  avocat  impla- 
cable ! 

En  me  parlant  ainsi,  elle  me  tendait  la  main 
et  m'inondait  du  feu  enthousiaste  de  ses  beaux 
yeux  bleus.  Je  perdis  la  tète,  et,  couvrant  cette 
main  de  baisers,  je  me  sentis  vaincu.  Je  l'étais 
d'avance,  j'étais  de  son  avis  avant  de  l'avoir 
vue. 

Je  me  défendis  cependant  encore.  J'avais  juré 
à  mon  père  de  ne  pas  le  faire  céder  aux  consi- 
dérations de  sentiment  que  sa  cliente  lui  avait 
fait  pressentir  par  ses  lettres.  Madame  d'Ionis 
ne  voulut  rien  entendre. 

—  Vous  parlez,  me  dit-elle,  en  bon  fils  qui 
plaide  la  cause  de  son  père  ;  mais  j'aimerais  mieux 
que  vous  fussiez  moins  bon  avocat. 

—  Ah!  madame,  m'écriai-je  étourdiment,  ne 
me  dites  pas  que  je  plaide  ici  contre  vous,  car 


LES   DAMES    VERTES  65 

vous  me  feriez  trop  haïr  un  état  pour  lequel  je 
sens  bien  que  je  n'ai  pas  l'insensibilité  qu'il  fau- 
drait. 

Je  ne  vous  fatiguerai  pas  du  fond  du  procès 
intenté  par  la  famille  d'Ionis  à  la  famille  d'Ail- 
lane.  L'entretien  que  je  viens  de  rapporter  suf- 
fit à  l'intelligence  de  mon  récit.  11  s'agissait  d'un 
immeuble  de  cinq  cent  mille  francs,  c'est-à-dire 
de  presque  toute  la  fortune  foncière  de  notre 
belle  cliente.  M.  d'Ionis  employait  fort  mal  l'im- 
mense richesse  qu'il  possédait  de  son  côté.  Il 
était  perdu  de  débauche,  et  les  médecins  ne  lui 
donnaient  pas  deux  ans  à  vivre.  Il  était  très-pos- 
sible qu'il  laissât  à  sa  veuve  plus  de  dettes  que 
de  bien.  Madame  d'Ionis,  renonçant  au  bénéfice 
de  son  procès,  était  donc  menacée  de  retomber, 
lu  faîte  de  l'opulence,  dans  un  état  de  médio- 
crité pour  lequel  elle  n'avait  pas  été  élevée.  Mon 
père  plaignait  beaucoup  la  famille  d'Aillane,  qui 

était  infiniment  estimable  et  qui  se  composait 

4. 


66  LES   DAMES   VERTES 

d'un  digne  gentilhomme,  de  sa  femme  et  de  ses 
deux  enfants.  La  perte  du  procès  les  jetait  dans 
la  misère;  mais  mon  père  préférait  naturelle- 
ment se  dévouer  à  l'avenir  de  sa  cliente  et  la 
préserver  d'un  désastre.  Là  était  pour  lui  le 
véritable  cas  de  conscience  ;  mais  il  m'avait  re- 
commandé de  ne  pas  faire  valoir  cette  considé- 
ration auprès  d'elle.  <r  C'est  une  âme  romanesque 
et  sublime,  m'avait-il  dit,  et  plus  on  lui  allé- 
guera son  intérêt  personnel,  plus  elle  s'exaltera 
dans  la  joie  de  son  sacrifice  ;  mais  l'âge  vien- 
dra, et  l'enthousiasme  passera.  Alors,  gare  aux 
regrets  !  et  gare  aussi  aux  reproches  qu'elle  se- 
rait en  droit  de  nous  faire  pour  ne  pas  l'avoir 
sagement  conseillée  !  » 

Mon  père  ne  me  savait  pas  aussi  enthousiaste 
que  je  l'étais  moi-même.  Retenu  par  des  affaires 
nombreuses,  il  m'avait  confié  le  soin  de  calmer 
l'élan  généreux  de  cette  adorable  femme,  en 
nous  abritant  derrière  de  prétendus  scrupules 


t 


LES    DAMES   VERTES  67 

qui  n'étaient  pour  lui  qu'accessoires.  C'était  une 
pensée  très-sage  ;  mais  il  n'avait  pas  prévu  et  je 
n'avais  pas  prévu  moi-même  que  je  partagerais 
si  vivement  les  idées  de  madame  d'Ionis.  J'étais 
dans  l'âge  où  la  richesse  matérielle  n'a  aucun 
prix  dans  l'imagination  ;  c'est  l'âge  de  la  richesse 
du  cœur. 

Et  puis  cette  femme  qui  faisait  sur  moi  l'effet 
de  l'étincelle  sur  la  poudre  ;  ce  mari  haïssable, 
absent,  condamné  par  les  médecins  ;  la  médio- 
crité dont  on  la  menaçait  et  à  laquelle  elle  ten- 
dait les  bras  en  riant...  que  sais-je  ! 

J'étais  fils  unique,  mon  père  avait  quelque 
fortune,  je  pouvais  en  acquérir  aussi.  Je  n'étais 
qu'un  bourgeois  anobli  dans  le  passé  par  l'éche- 
vinage,  et,  dans  le  présent,  par  la  considération 
attachée  au  talent  et  à  la  probité  ;  mais  on  était 
en  pleine  philosophie,  et,  sans  se  croire  à  la 
veille  d'une  révolution  radicale,  on  pouvait  déjà 
admettre  l'idée  d'une  femme  de  qualité  ruinée, 


68  LES   DAMES   VERTES 

épousant  un  homme  du  tiers  dans  l'aisance. 

Enfin  mon  jeune  cerveau  battait  la  campagne, 
et  mon  jeune  cœur  désirait  instinctivement  la 
ruine  de  madame  d'Ionis.  Pendant  qu'elle  me 
parlait  avec  animation  des  ennuis  de  l'opulence 
et  du  bonheur  d'une  douce  médiocrité  à  la  Jean- 
Jacques  Rousseau,  j'allais  si  vite  dans  mon  ro- 
man, qu'il  me  semblait  qu'elle  daignait  le  devi- 
ner et  y  faire  allusion  dans  chacune  de  ses 
paroles  enivrées  et  enivrantes. 

Je  ne  me  rendis  cependant  pas  ouvertement. 
Ma  parole  était  engagée  :  je  ne  pouvais  que  pro- 
mettre d'essayer  de  fléchir  mon  père  ;  je  ne 
pouvais  faire  espérer  d'y  réussir,  je  ne  l'es- 
pérais pas  moi-même  :  je  connaissais  la  fermeté 
de  ses  décisions.  La  solution  approchait  ;  nous 
étions  à  bout  de 'lenteurs  et  de  procédure  éva- 
sive.  Madame  d'Ionis  proposait  un  moyen,  dans 
le  cas  où  elle  m'amènerait  à  ses  vues  :  c'était 
que  mon  père  se  fit  malade    au  moment  de 


LES   DAMES   VERTES  69 

plaider,  et  que  la  cause  me  fût  confiée...  pour 
la  perdre  ! 

J'avoue  que  je  fus  effrayé  de  cette  hypothèse 
et  que  je  compris  alors  les  scrupules  de  mon 
père.  Tenir  dans  ses  mains  le  sort  d'un  client 
et  sacrifier  son  droit  à  une  question  de  senti- 
ment, c'est  un  beau  rôle  quand  on  peut  le  rem- 
plir ouvertement  par  son  ordre  :  mais  telle 
n'était  pas  la  position  qui  m'était  faite.  Il  fallait, 
pour  M.  d'Ionis,  sauver  les  apparences,  faire 
adroitement  des  maladresses,  employer  la  ruse 
pour  le  triomphe  de  la  vertu.  J'eus  peur,  je 
pâlis,  je  pleurai  presque,  car  j'étais  amoureux, 
et  mon  refus  me  brisait  le  cœur. 

—  N'en  parlons  plus,  me  dit  avec  bonté  ma- 
dame d'Ionis,  qui  parut  deviner,  si  elle  ne  l'avait 
déjà  fait,  la  passion  qu'elle  allumait  en  moi. 
Pardonnez-moi  d'avoir  mis  votre  conscience  à 
cette  épreuve.  Non  !  vous  ne  devez  pas  la  sacrifier 
à  la  mienne,  et  il  faudra  trouver  un  autre  moyen 


70  LES   DAMES   VERTES 

de  salut  pour  ces  pauvres  adversaires.  Nous  le 
chercherons  ensemble,  car  vous  êtes  avec  moi 
pour  eux,  je  le  vois  et  je  le  sens,  malgré  vous  ! 
Il  faut  que  vous  restiez  près  de  moi  quelques 
jours.  Écrivez  à  votre  père  que  je  résiste  et  que 
vous  combattez.  Nous  aurons  l'air,  pour  ma 
belle-mère,  d'étudier  ensemble  les  chances  de 
gain.  Elle  est  persuadée  que  je  suis  née  procu- 
reur, et  le  ciel  m'est  témoin  qu'avant  cette  dé- 
plorable affaire,  je  ne  m'y  entendais  pas  plus 
qu'elle,  ce  qui  n'est  pas  peu  dire  !  Voyons, 
ajouta-t-elle  en  reprenant  sa  belle  et  sympathi- 
que gaieté,  ne  nous  tourmentons  pas  et  ne  soyez 
pas  triste  !  Nous  viendrons  à  bout  de  trouver  de 
nouvelles  causes  de  retard.  Tenez,  il  y  en  a  une 
bien  singulière,  bien  absurde  et  qui  serait  cepen- 
dant toute-puissante  sur  l'esprit  de  la  bonne 
douairière,  et  même  sur  celui  de  M.  d'Ionis.  Ne 
la  devinez-vous  pas  ? 
—  Je  cherche  en  vain. 


LES   DAMES    VERTES  7t 

—  Eh  bien,  il  s'agirait  de  faire  parier  les 
damea  vertes. 

—  Quoi!  réellement,  M.  d'Ionis  partagerait 
la  crédulité  de  sa  mère  ? 

—  M.  d'Ionis  est  très-brave,  il  a  fait  ses  preu- 
ves ;  mais  il  croit  aux  esprits  et  il  en  a  une  peur 
effroyable.  Que  les  trois  demoiselles  nous  défen- 
dent de  hâter  le  procès,  et  le  procès  dormira 
encore. 

—  Ainsi,  vous  ne  trouvez  rien  de  mieux,  pour 
satisfaire  le  besoin  que  j'éprouve  de  vous  se- 
conder, que  de  me  condamner  à  d'abominables 
impostures  ?  Ah  !  madame,  que  vous  savez  donc 
l'art  de  rendre  les  gens  malheureux  ! 

—  Gomment  !  vous  vous  feriez  scrupule  auss* 
de  cela  ?  Ne  vou3  êtes- vous  pas  déjà  prêté  de 
bonne  grâce... 

—  A  une  plaisanterie  sans  conséquence,  fort 
bien  !  Mais,  si  M.  d'Ionis  s'en  mêle,  et  qu'il  me 
somme  de  déclarer  sur  l'honneur... 


72  LES   DAMES    VERTES 

—  C'est  vrai  !  encore  une  idée  qui  ne  vaut 
rien  !  Reposons-nous  de  chercher  pour  aujour- 
d'hui. La  nuit  porte  conseil;  demain,  peut-être 
vous  proposerai-je  enfin  quelque  chose  de  pos- 
sible. La  journée  s'avance,  et  j'entends  l'abbé 
de  Lamyre  qui  nous  cherche. 

L'abbé  de  Lamyre  était  un  petit  homme  char- 
mant. Bien  qu'il  eût  la  cinquantaine,  il  était 
encore  frais  et  joli.  Il  était  bon,  frivole,  bel 
esprit,  beau  diseur,  facile,  enjoué,  et,  en  fait 
d'opinions  philosophiques,  de  l'avis  de  tous  ceux 
à  qui  il  parlait,  car  la  question  pour  lui  n'était 
pas  de  persuader,  mais  de  plaire.  Il  me  sauta  au 
cou  et  me  combla  d'éloges  dont  je  fis  bon  mar- 
ché quant  à  lui,  sachant  qu'il  en  était  prodigue 
avec  tout  le  monde,  mais  dont  je  lui  sus  plus  de 
gré  qu'à  l'ordinaire,  à  cause  du  plaisir  que  ma- 
dame d'Ionis  parut  prendre  à  les  écouter.  U 
vanta  mes  grands  talents  comme  avocat  et 
comme  poëte,  et  me  força  de  réciter  quelques 


LES   DAMES   VERTES  73 

vers  qui  parurent  goûtés  plus  qu'ils  ne  valaient. 
Madame  d'Ionis ,  après  m'avoir  complimenté 
d'un  air  ému  et  sincère,  nous  laissa  ensemble 
pour  vaquer  aux  soins  de  sa  maison. 

L'abbé  me  parla  de  mille  choses  qui  ne  m'in- 
téressaient pas.  J'aurais  voulu  être  seul  pour 
rêver,  pour  me  retracer  chaque  mot,  chaque 
geste  de  madame  d'Ionis.  L'abbé  s'attacha  à 
moi,  me  suivit  partout  et  me  fit  mille  contes 
ingénieux  que  je  donnai  au  diable.  Enfin  la  con- 
versation prit  un  vif  intérêt  pour  moi,  quand  il 
voulut  bien  la  replacer  sur  le  terrain  brûlant  de 
mes  rapports  avec  madame  d'Ionis. 

—  Je  sais  ce  qui  vous  amène  ici,  me  dit-il. 
Elle  m'en  avait  parlé  d'avance.  Sans  savoir  le 
jour  de  votre  visite,  elle  vous  attendait.  Votre 
père  ne  veut  pas  qu'elle  se  ruine,  et  il  a  parbleu 
bien  raison  !  Mais  il  ne  la  convaincra  pas,  et  il 
faudra  vous  brouiller  avec  elle  ou  la  laisser  faire 
à  sa  tête.  Si  elle  croyait  aux  dames  vertes,  à  la 


74  LES    DAMES    VERTES 

bonne  heure  I  vous  pourriez  les  faire  parler  à 
son  intention  ;  mais  elle  n'y  croit  pas  plus  que 
vous  et  moi  ! 

—  Madame  d'Ionis  prétend  cependant  que 
vous  y  croyez  un  peu,  monsieur  l'abbé  ! 

—  Moi?  elle  vous  l'a  dit?  Oui,  oui,  je  sais 
qu'elle  traite  son  petit  ami  de  grand  poltron  !  Eh 
bien,  chantez  le  duo  avec  elle  ;  je  n'ai  pas  peur 
des  dames  vertes,  je  n'y  crois  pas;  mais  je  suis 
sûr  d'une  chose  qui  me  fait  peur,  c'est  de  les 
avoir  vues. 

—  Comment  donc  arrangez-vous  ces  choses 
contradictoires? 

—  C'est  bien  simple.  Il  y  a  des  revenants  ou 
il  n'y  en  a  pas.  Moi,  j'en  ai  vu,  je  suis  payé  pour 
savoir  qu'il  y  en  a.  Seulement,  je  ne  les  crois 
pas  malfaisants.je  n'ai  pas  peur  qu'ils  me  battent. 
Je  ne  suis  pas  né  poltron  ;  mais  je  me  méfie  de 
ma  cervelle,  qui  est  un  salpêtre.  Je  sais  que  les 
ombres  n'ont  pas  de  prise  sur  les  corps,  pas 


LES    DAMES    VERTES  75 

plus  que  les  corps  n'ont  de  prise  sur  les  ombres, 
puisque  j'ai  saisi  la  manche  d'une  de  ces  demoi- 
selles, sans  lui  trouver  aucune  espèce  de  bras. 
Depuis  ce  moment,  que  je  n'oublierai  jamais, 
et  qui  a  changé  toutes  mes  idées  sur  les  choses 
de  ce  monde  et  de  l'autre,  je  me  suis  bien  juré 
de  ne  plus  braver  la  faiblesse  humaine.  Je  ne 
me  soucie  pas  du  tout  de  devenir  fou.  Tant  pis 
pour  moi  si  je  n'ai  pas  la  force  morale  de  con- 
templer froidement  et  philosophiquement  cd  qui 
dépasse  mon  entendement;  mais  pourquoi  m'en 
farais-je  accroire?  J'ai  commencé  par  me  mo- 
quer, j'ai  appelé  et  provoqué  l'apparition  en  riant. 
L'apparition  s'est  produite.  Bonjour  !  j'en  ai  assez 
d'une  fois,  on  ne  m'y  reprendra  plus. 

On  peut  croire  que  j'étais  vivement  frappé  de 
ce  que  j'entendais.  L'abbé  y  mettait  une  bonne 
foi  évidente.  Il  ne  se  croyait  pas  poursuivi  par 
une  manie.  Depuis  l'émotion  qu'il  avait  éprou- 
vée dans  la  chambre  aux  dames,  il  n'avait  ja- 


76  LES    DAMES    VERTES 

mais  rêvé  d'elles,  il  ne  les  avait  jamais  revues. 
11  ajoutait  qu'il  était  bien  certain  que  les  ombres 
ne  lui  eussent  été  hostiles  et  nuisibles  en  aucune 
façon,  s'il  avait  eu  le  courage  nécessaire  pour 
les  examiner. 

—  Mais  je  ne  l'ai  pas  eu,  ajouta-t-il  ;  car  j'ai 
presque  perdu  connaissance,  et,  me  voyant  si  sot, 
j'ai  dit  :  «  Approfondisse  qui  voudra  le  mystère, 
je  ne  m'en  charge  pas.  Je  ne  suis  pas  l'homme 
de  ces  choses-là.  » 

J'interrogeai  minutieusement  l'abbé.  A  très- 
peu  de  détails  près,  sa  vision  avait  été  semblable 
à  la  mienne.  Je  fis  un  grand  effort  sur  moi-même 
pour  ne  pas  lui  laisser  pressentir  la  similitude 
de  nos  aventures.  Je  le  savais  trop  babillard  pour 
m'en  garder  inviolablement  le  secret,  et  je  re- 
doutais les  sarcasmes  de  madame  d'Ionis  plus 
que  tous  les  démons  de  la  nuit  :  aussi  fis-je 
très-bonne  contenance  devant  toutes  les  ques- 
tions de  l'abbé,assurant  que  rien  n'avait  troublé 


LES    DAMES    VERTES  77 

mon  sommeil;  et,  quand  vint  le  moment  de 
rentrer,  à  onze  heures  du  soir,  dans  cette  fatale 
chambre,  je  promis  fort  gaiement  à  la  douairière 
de  garder  bonne  note  de  mes  songes  et  pris 
congé  de  la  compagnie  d'un  air  vaillant  et 
enjoué. 

Je  n'étais  pourtant  ni  l'un  ni  l'autre.  La  pré- 
sence de  l'abbé,  le  souper  et  la  veillée  sous  les 
yeux  de  la  douairière  avaient  rendu  madame 
d'Ionis  plus  réservée  qu'elle  ne  l'avait  été  avec 
moi  dans  la  matinée.  Elle  semblait  aussi  me 
dire  dans  chaque  allusion  à  notre  soudaine  et 
cordiale  intimité  :  «  Vous  savez  à  quel  prix  je 
vous  l'ai  accordée  !  »  J'étais  mécontent  de  moi  : 
je  n'avais  su  être  ni  assez  soumis  ni  assez  en 
révolte.  11  me  semblait  avoir  trahi  la  mission  que 
mon  père  m'avait  confiée,  et  cela  sans  profit 
pour  mes  chimères  d'amour. 

Ma  mélancolie  intérieure  réagissait  sur  mes 
impressions,  et  mon  bel  appartement  me  sembla 


78  LES    DAMES    VERTES 

sombre  et  lugubre.  Je  ne  savais  que  penser  de 
la  raison  de  l'abbé  et  de  la  mienne  propre.  Sans 
la  mauvaise  honte,  j'aurais  demandé  d'être  logé 
ailleurs,  et  j'eus  un  mouvement  de  colère  véri- 
table, lorsque  je  vis  entrer  Baptiste  avec  le  maudit 
plateau,  la  corbeille,  les  trois  pains  et  tout  l'at- 
tirail ridicule  de  la  veille. 

—  Qu'est-ce  que  cela?  lui  dis-je  avec  humeur. 
Est-ce  que  j'ai  faim?  est-ce  que  je  ne  sors  pas 
de  table? 

—  En  effet,  monsieur,  répondit-il.  Je  trouve 
cela  bien  drôle...  C'est  mademoiselle  Zéphyrine 
qui  m'a  chargé  de  vous  l'apporter.  J'ai  eu  beau 
lui  dire  que  vous  passiez  les  nuits  à  dormir, 
comme  tout  le  monde,  et  non  à  manger,  elle 
m'a  répondu  en  riant  :  «  Portez  toujours,  c'est 

l'habitude  de  la  maison.  Ça  ne  gênera  pas 
i 

votre  maître,  et  vous  verrez  qu'il  ne  deman- 
dera pas  mieux  que  de  laisser  cela  dans  sa 
chambre.  » 


LES   DAMES   VERTES  79 

—  Eh  bien,  mon  ami,  fais-moi  le  plaisir  de  le 
reporter  sans  rien  dire  dans  l'office.  J'ai  besoin 
de  ma  table  pour  écrire. 

Baptiste  obéit.  Je  m'enfermai  et  me  couchai 
après  avoir  écrit  à  mon  père.  Je  dois  dire  que  je 
dormis  a  merveille  et  ne  rêvai  que  d'une  seule 
dame,  qui  était  madame  d'Ionis. 

Le  lendemain,  les  questions  de  la  douairière 
recommencèrent  de  plus  belle.  J'eus  la  gros- 
sièreté de  déclarer  que  je  n'avais  fait  aucun  rêve 
digne  de  remarque.  La  bonne  dame  en  fut  con- 
trariée. 

—  Je  parie,  dit-elle  à  Zéphyrine,  que  vous 
n'avez  pas  mis  le  souper  des  dames  dans  la 
chambre  de  M.  Nivières? 

—  Pardonnez-moi,  madame,  répondit  Zéphy- 
rine en  me  regardant  d'un  air  de  reproche. 

Madame  d'Ionis  semblait  me  dire  aussi,  des 
yeux,que  je  manquais  d'obligeance.  L'abbé  s'écria 
naïvement  : 


80  LES   DAMÉS   VERTES 

—  C'est  singulier!  ces  choses-là  n'arrivent 
donc  qu'à  moi  ? 

Il  partit  après  le  déjeuner,  et  madame  d'Ionis 
me  donna  rendez-vous,  à  une  heure,  dans  la  bi- 
bliothèque. J'y  étais  à  midi;  mais  elle  me  fit  dire 
par  Zéphyrine  que  d'importunes  visites  lui  étaient 
survenues  et  qu'elle  me  priait  de  prendre  pa- 
tience. Cela  était  plus  facile  à  demander  qu'à 
obtenir.  J'attendis  ;  les  minutes  me  semblaient 
des  siècles.  Je  me  demandais  comment  j'avais 
pu  vivre  jusqu'à  ce  jour  sans  ce  tête-à-tète  que 
j'appelais  déjà  quotidien,  et  comment  je  vivrais 
quand  il  n'y  aurait  plus  lieu  de  l'attendre.  Je 
cherchais  par  quels  moyens  j'en  amènerais  la 
nécessité,  et,  résolu  enfin  à  entraver,  de  tout 
mon  faible  pouvoir,  la  solution  du  procès,  je 
m'ingéniais  de  mille  subterfuges  qui  n'avaient 
pas  le  sens  commun. 

Tout  en  marchant  avec  agitation  dans  la  ga- 
lerie, je  m'arrêtais  de  temps  en  temps  devant  la 


LES   DAMES   VERTES  81 

fontaine  et  m'asseyais  quelquefois  sur  ses  bords, 
entourés  de  fleurs  magnifiques  artistement  dis- 
posées dans  les  crevasses  du  rocher  brut  sur 
lequel  on  avait  exhaussé  le  rocher  de  marbre 
blanc.  Cette  base  fruste  donnait  plus  de  fini  à 
l'œuvre  du  ciseau  et  permettait  de  faire  retom- 
ber l'eau  des  vasques  en  nappes  brillantes  dans 
les  récipients  inférieurs,  garnis  de  plantes  fon- 
tinales. 

Cet  endroit  était  délicieux,  et  le  reflet  du  vi- 
trail colorié  donnait  par  moments  les  tons  chan- 
geants et  l'apparence  de  la  yie  aux  figures  fan- 
tastiques de  la  statuaire. 

Je  regardai  la  néréide  avec  un  étonnement 
nouveau,  1  étonnement  de  la  trouver  belle  et  de 
comprendre  enfin  le  sens  élevé  de  cette  mysté- 
rieuse beauté. 

Je  ne  songeais  plus  à  la  critiquer  au  profit  de 

celle  de  madame  d'Ionis.  Je  sentais  que  toute 

comparaison  est  puérile  entre  des  choses  et  des 

5. 


82  LES   DAMES   VERTES 

êtres  qui  n'ont  point  de  rapport  entre  eux.  Cette 
fille  du  génie  de  Jean  Goujon  était  belle  par 
elle-même.  La  face  était  d'une  sublime  douceur. 
Elle  semblait  communiquer  à  la  pensée  un  sen- 
timent de  repos  et  de  bien-être  analogue  à  la 
sensation  de  fraîcheur  que  procurait  le  murmure 
continu  de  ses  eaux  limpides. 

Enfin  madame  d'Ionis  arriva. 

—  Il  y  a  du  nouveau,  me  dit-elle  en  s'asseyant 
familièrement  près  de  moi;  voyez  l'étrange  lettre 
que  je  reçois  de  M.  d'Ionis... 

Et  elle  me  la  montra  avec  un  abandon  qui 
m'émut  vivement.  J'étais  indigné  contre  ce  mari 
dont  les  lettres  à  une  telle  femme  pouvaient  être 
montrées  sans  embarras  au  premier  venu. 

La  lettre  était  froide,  longue  et  diffuse,  l'écri- 
ture grêle  et  saccadée,  l'orthographe  très-dou- 
teuse. En  voici  la  substance  : 

«  Vous  ne  devez  pas  vous  faire  de  scrupule  de 
mener  les  choses  jusqu'au  bout.  Je  n'en  ai  aucun 


LES   DAMES    VERTES  83 

d'invoquer  la  légalité  rigide.  Je  refuse  tout  ar- 
rangement autre  que  celui  que  j'ai  proposé  aux 
d'Aillane,  et  je  veux  voir  la  fin  de  ce  procès.  Libre 
à  vous,  quand  il  sera  gagné,  de  leur  tendre  une 
main  secourable.  Je  ne  m'opposerai  pas  à  votre 
générosité;  mais  je  ne  veux  pas  do  compromis. 
Leur  avocat  m'a  offensé  dans  son  plaidoyer  en 
première  instance,  et  l'appel  qu'ils  ont  interjeté 
est  d'une  présomption  qui  n'a  pas  de  nom.  Je 
trouve  M.  Nivières  très-endormi,  et  je  lui  en  té- 
moigne mon  déplaisir  par  le  courrier  de  ce  jour. 
Agissez  de  votre  côté,  stimulez  son  zèle,  à  moins 
que  quelque  ordre  supérieur  ne  vous  vienne  des,.. 
Vous  savez  ce  que  je  veux  dire,  et  je  m'étonne 
que  vous  ne  me  parliez  pas  de  ce  qui  a  pu  être 
observé  dans  la  chambre  aux...  depuis  mon  de- 
part.  Personne  n'a-t-il  le  courage  d'y  passer  une 
nuit  et  d'écrire  ce  qu'il  y  aura  entendu?  Faudra- 
t-il  s'en  tenir  aux  assertions  de  l'abbé  de  Lamyre, 
qui  n'est  pas  un  hcuime  sérieux?  Obtenez  dune 


54  LES   DAMES    VERTES 

personne  digne  de  foi  qu'elle  tente  cette  épreuve, 
à  moins  que  vous  n'ayez  la  vaillance  de  la  tenter 
vous-même,  ce  dont  je  ne  serais  pas  surpris.  » 
En  me  lisant  cette  dernière  phrase,  madame 
d'Ionis  partit  d'un  éclat  de  rire. 

—  Je  trouve  M.  d'Ionis  admirable  !  dit-elle.  Il 
me  flatte  pour  m'amener  à  une  épreuve  à  laquelle 
il  n'a  jamais  voulu  se  prêter  pour  son  compte,  et 
il  s'indigne  de  la  poltronnerie  des  gens  auxquels 
rien  ne  le  déciderait  à  donner  l'exemple. 

—  Ce  que  je  trouve  de  plus  remarquable  en 
tout  ceci,  lui  dis-je,  c'est  la  foi  de  M.  d'Ionis  à 
ces  apparitions  et  son  respect  pour  les  arrêts 
qu'il  les  croit  capables  de  rendre. 

—  Vous  voyez  bien,  reprit-elle,  que  c'était  là 
le  seul  moyen  de  faire  fléchir  sa  rigueur  en- 
vers les  pauvres  d'Aillane!  Je  vous  le  disais,  je 
vous  le  dis  encore,  et  vous  ne  voulez  pas  vous 
y  prêter,  quand  l'occasion  est  si  belle  1  On  n'irait 
peut-être  pas,  tant  l'on  est  pressé  de  croire  aux 


LES    DAMES    VERTES  85 

dames  vertes,  jusqu'à  vous  demander  votre  pa- 
role d'honneur! 

—  Il  me  semble,  au  contraire,  qu'il  m 3  fau- 
drait jouer  sérieusement  ici  le  rôle  d'imposteur, 
puisque  M.  d'Ionis  demande  l'assertion  d'une 
personne  digne  de  foi. 

—  Et  puis  vous  craindriez  le  ridicule,  le  blâme, 
les  lazzi  qui  ne  manqueraient  pas  de  s'attacher 
à  vous  !  Mais  je  pourrais  vous  répondre  du  si- 
lence absolu  de  M.  d'Ionis  sur  ce  point. 

—  Non,  madame,  non!  je  ne  craindrais  ni  le 
ridicule  ni  le  blâme,  du  moment  qu'il  s'agirait 
de  vous  obéir.  Mais  vous  me  mépriseriez  si  je 
méritais  ce  blâme  par  un  faux  serment.  Pour- 
quoi donc,  d'ailleurs,  ne  pas  tenter  d'amener  les 
d'Aillane  à  une  transaction  honorable  pour  eux  ? 

—  Vous  savez  bien  que  celle  que  M.  d'Ionis 
propose  ne  l'est  pas. 

— Vous  n'espérez  pas  modifier  ses  intentions? 
Elle  secoua  la  tête  et  se  tut.  C'était  me  dira 


86  LES  DAMES  VERTES 

éloquemment  quel  homme  sans  cœur  et  sans 
principes  était  ce  mari,  indifférent  à  tant  de 
charmes  et  livré  à  tous  les  désordres. 

—  Cependant,  repris-je,  il  vous  autorise  à  être 
généreuse  après  la  victoire. 

—  Et  à  qui  croit-il  donc  avoir  affaire?  s'écria- 
t-elle  en  rougissant  de  colère.  Il  oublie  que  les 
d'Aillane  sont  l'honneur  même  et  ne  recevront 
jamais,  à  titre  de  grâce  et  de  bienfait,  ce  que 
l'équité  leur  fait  regarder  comme  la  légitime 
propriété  de  leur  famille. 

Je  fus  frappé  de  l'énergie  qu'elle  mit  dans  cette 
réponse. 

—  Ètes-vous  donc  très-liée  avec  les  d'Aillane  ? 
lui  demandai-je.  Je  ne  le  pensais  pas. 

Elle  rougit  encore  et  répondit  négativement. 

—  Je  n'ai  jamais  eu  de  grandes  relations  avec 
eux,  dit-elle;  mais  ils  sont  mes  parents  assez 
proches  pour  que  leur  honneur  et  le  mien  ne 
fassent  qu'un.  J'ai  la  certitude  que  la  volonté  de 


LES   DAMES    VERTES  87 

notre  oncle  était  de  leur  léguer  sa  fortune. 
D'autant  plus  que  M.  d'Ionis,  m'ayant  épousée 
pour  ce  qu'on  appelait  mes  beaux  yeux,  n'a 
pas  eu  bonne  grâce  ensuite  vis-à-vis  de  moi  à 
me  chercher  un  héritage  et  à  vouloir  faire  cas- 
ser ce  testament  pour  défaut  de  forme. 
Puis  elle  ajouta  : 

—  Est-ce  que  vous  ne  connaissez  aucun 
d'Aillane? 

—  J'ai  vu  le  père  assez  souvent,  les  enfants 
jamais.  Le  fils  est  un  officier  dans  je  ne  sais 
quelle  garnison... 

—  A  Tours...,  dit-elle  vivement. 
Puis  elle  ajouta  plus  vivement  encore  . 

—  A  ce  que  je  crois,  du  moins? 

—  On  dit  qu'il  est  fort  bien  ? 

—  On  le  dit.  Je  ne  le  connais  pas  depuis  qu'il 
a  âge  d'homme. 

Cette  réponse  me  rassura.  Il  m'était  passé  un 
instant  par  la  tète  que  le  motif  du  désintéresse- 


88  LES   DAMES    VERTES 

ment  magnanime  de  madame  d'ionis  pouvait 
bien  puiser  sa  plus  grande  force  dans  une  pas- 
sion pour  son  cousin  d'Aillane. 

—  Sa  sœur  est  charmante,  dit-elle  ;  vous  ne 
l'avez  jamais  vue  ? 

—  Jamais.  N'est-elle  pas  encore  au  couvent? 

—  Oui,  à  Angers.  On  assure  que  c'est  un  ange. 
Ne  serez-vous  pas  bien  fier  quand  vous  aurez 
réussi  à  plonger  dans  la  misère  une  fille  de 
bonne  maison,  qui  comptait,  à  bon  droit,  sur 
un  mariage  honorable  et  sur  une  vie  conforme 
à  son  rang  et  à  son  éducation  ?  C'est  là  le  grand 
désespoir  qui  attend  son  pauvre  père.  Mais 
voyons,  dites-moi  vos  expédients  ;  car  vous  avez 
cherché  et  trouvé  quelque  chose,  n'est-ce  pas? 

—  Oui!  répondis-je  après  avoir  réfléchi 
comme  on  peut  réfléchir  dans  la  fièvre,  oui, 
madame,  j'ai  trouvé  une  solution. 


IV 


l'iMMORTELLS 


J'eus  à  peine  donné  cette  espérance  de  succès, 
que  je  m'effrayai  de  l'avoir  eue  moi-même.  Mais 
il  n'y  avait  plus  moyen  de  reculer.  Ma  belle 
cliente  me  pressait  de  questions. 

—  Eh  bien,  madame,  lui  dis-je,  il  faut  trou- 
ver le  moyen  de  faire  parler  l'oracle,  sans 
jouer  le  rôle  d'imposteur  ;  mais  il  faut  que  vous 
me  donniez,  sur  l'apparition  dont  ce  château 
passe  pour  être  le  théâtre,  des  détails  qui  me 
manquent. 

—  Voulez-vous  voir  les  vieilles  paperasses 


90  LES   DAMES   VERTES 

d'où  j'ai  tiré  mon  extrait?  s'écria-t-elle  avec 
joie.  Je  les  ai  ici. 

Elle  ouvrit  un  meuble  dont  elle  avait  la  clef 
et  me  montra  une  assez  longue  notice,  avec 
commentaires  écrits  à  diverses  époques  par 
divers  chroniqueurs  attachés  à  la  chapelle  du 
château  ou  au  chapitre  d'un  couvent  voisin  qui 
avait  été  sécularisé  sous  le  dernier  règne. 

Comme  je  n'étais  pas  pressé  de  prendre  un 
engagement  qui  eût  abrégé  le  temps  accordé  a 
ma  mission,  je  remis  la  lecture  de  ce  fantastique 
dossier  à  la  veillée,  et  je  me  laissai  chastement 
cajoler  par  mon  enchanteresse.  Je  m'imaginai 
qu'elle  y  mettait  une  délicate  coquetterie,  soit 
qu'elle  tint  à  ses  idées  au  point  de  se  compro- 
mettre un  peu  pour  les  faire  triompher,  soit  que 
ma  résistance  excitât  son  légitime  orgueil  de 
femme  irrésistible,  soit  enfin,  et  je  m'arrêtais 
avec  délices  à  cette  dernière  supposition,  qu'elle 
sentît  pour  moi  une  estime  particulière. 


LES    DAMES    VERTES  91 

Elle  fut  forcée  de  me  quitter  :  d'autres  visites 
arrivaient.  Il  y  eut  du  monde  à  dîner  ;  elle  me 
présenta  à  ses  nobles  voisins  avec  une  distinction 
marquée,  et  me  témoigna  devant  eux  plus 
d'égards  que  je  n'avais  peut-être  droit  d'en  at- 
tendre. Quelques-uns  parurent  trouver  que  c'était 
trop  pour  un  petit  robin  de  ma  sorte,  et  tentè- 
rent de  le  lui  faire  entendre.  Elle  prouva  qu'elle 
ne  craignait  guère  la  critique,  et  montra  tant  de 
vaillance  à  me  soutenir,  que  j'en  devins  un  peu 
fou. 

Lorsque  nous  fûmes  seuls  ensemble,  madame 
d'Ionis  me  demanda  ce  que  je  comptais  faire  des 
manuscrits  relatifs  à  l'apparition  des  trois  dames 
vertes.  J'avais  la  tète  montée,  il  me  semblait 
que  j'étais  aimé  et  que  je  ne  devais  plus  re- 
douter de  railleries.  Je  lui  racontai  donc  ingé- 
nument la  vision  que  j'avais  eue,  et  celle,  toute 
semblable,  que  m'avait  racontée  l'abbé  de  La- 
myre. 


92  LES   DAMES    VERTES 

—  Me  voilà  donc  forcé  de  croire,  ajoutai-je, 
qu'il  est  certaines  situations  de  l'âme  où,  sans 
frayeur  comme  sans  charlatanisme  et  sans  su- 
perstition, certaines  idées  se  revêtent  d'images 
qui  trompent  nos  sens,  et  je  veux  étudier  ce 
phénomène,  déjà  subi  par  moi,  dans  les  rela- 
tions sages  ou  folles  de  ceux  chez  lesquels  il  a 
pu  se  produire.  Je  ne  vous  cache  pas  que,  con- 
trairement à  mes  habitudes  d'esprit ,  loin  de 
me  défendre  du  charme  des  illusions,  je  ferai 
tout  mon  possible  pour  leur  abandonner  mon 
cerveau.  Et  si,  dans  cette  disposition  d'esprit 
toute  poétique,  je  réussis  à  voir  et  à  entendre 
quelque  fantôme  qui  me  commande  de  vous 
obéir,  je  ne  reculerai  pas  devant  le  serment  que 
pourront  exiger  ensuite  M.  d'Ionis  et  sa  mère. 
Je  ne  serai  pas  forcé  de  jurer  que  je  crois  aux 
révélations  des  esprits  et  aux  apparitions  des 
morts,  car  je  n'y  croirai  peut-être  pas  pour 
cela;  mais,  en  affirmant  que  j'ai  entendu  des 


LES    DAMES   VERTES  93 

voix,  puisque  aujourd'hui  même  je  puis  affirmer 
que  j'ai  vu  des  ombres,  je  ne  serai  pas  un  men- 
teur ;  et  peu  m'importe  de  passer  pour  un  in- 
sensé, si  vous  me  faites  l'honneur  de  ne  pas 
partager  cette  opinion. 

Madame  d'Ionis  montra  un  grand  étonnement 
de  ce  que  je  lui  disais,  et  me  fit  beaucoup  de 
questions  sur  ma  vision  dans  la  chambre  aux 
dames.  Elle  m'écouta  sans  rire,  et  même  elle 
s'étonna  du  calme  avec  lequel  j'avais  subi  cette 
étrange  aventure. 

—  Je  vois,  me  dit-elle,  que  vous  êtes  un  es- 
prit très-courageux.  Quant  à  moi,  à  votre  place, 
j'aurais  eu  peur,  je  le  confesse.  Avant  que  je 
vous  permette  de  recommencer  cette  épreuve, 
jurez-moi  que  vous  n'en  serez  ni  plus  effrayé 
ni  plus  affecté  que  la  première  fois. 

—  Je  crois  pouvoir  vous  le  promettre,  lui 
répondis-je.  Je  me  sens  excessivement  calme, 
et,  dussé-je  voir  quelque  spectacle  effrayant, 


94  LES    DAMES    VERTES 

j'espère  rester  assez  maître  de  moi-même  pour 
ne  l'attribuer  qu'à  ma  propre  imagination. 

—  Est-ce  donc  cette  nuit  que  vous  voulez  faire 
cette  évocation  singulière  ? 

—  Peut-être  ;  mais  je  veux  d'abord  lire  tout 
ce  qui  y  a  rapport.  Je  voudrais  aussi  parcourir 
quelque  ouvrage  sur  ces  matières,  non  un  ou- 
vrage de  critique  dénigrante,  je  suis  bien  assez 
porté  au  doute,  mais  un  de  ces  vieux  traités 
naïfs,  où,  parmi  beaucoup  d'enfantillages,  il  peut 
se  trouver  des  idées  ingénieuses. 

—  Eh  bien,  vous  avez  raison,  dit-elle ,  mais 
je  ne  sais  quel  ouvrage  vous  conseiller  :  je  n'ai 
guère  fouillé  dans  ces  vieux  livres.  Si  vous  vou- 
lez, demain,  chercher  dans  la  bibliothèque... 

—  Si  yous  le  permettez,  je  ferai  cette  étude 
tout  de  suite.  11  n'est  que  onze  heures,  c'est  le 
moment  oj  votre  maison  devient  calme  et  silen- 
cieuse. Je  veillerai  dans  la  bibliothèque,  et,  si  je 
puis  venir  à  bout  de  m'exalter  un  peu,  je  serai 


LES   DAMES    VERTES  95 

d'autant  mieux  disposé  à  retourner  dans  ma 
chambre  pour  offrir  aux  trois  dames  le  souper 
commémoratif  qui  a  la  vertu  de  les  attirer. 

—  J'y  ferai  donc  porter  le  fameux  plateau, 
dit  madame  d'Ionis  en  souriant,  et  j'ai  besoin  de 
m'efforcer  de  trouver  cela  fort  singulier  pour 
n'en  être  pas  un  peu  émue. 

—  Quoi!  madame,  vous  aussi...? 

—  Eh!  mon  Dieu,  reprit-elle,  que  sait-on? 
On  rit  de  tout,  aujourd'hui;  en  est-on  plus  sage 
qu'autrefois?  Nous  sommes  des  créatures  faibles 
qui  nous  croyons  fortes  :  qui  sait  si  ce  n'est 
point  à  cause  de  cela  que  nous  nous  rendons 
plus  matériels  que  Dieu  ne  le  voudrait,  et  si  ce 
que  nous  prenons  pour  de  la  lucidité  n'est  pas 
un  aveuglement?  Comme  moi,  vous  croyez  à 
l'immortalité  des  âmes.  Une  séparation  absolue 
entre  les  nôtres  et  celles  qui  sont  dégagées  de  la 
matière  est-elle  chose  si  claire  à  concevoir  que 
nous  puissions  la  prouver? 


96  LES   DAMES    VERTES 

Elle  me  parla  dans  ce  sens  pendant  quelques 
instants,  avec  beaucoup  d'esprit  et  d'imagina- 
tion; puis  elle  me  quitta  un  peu  troublée,  en  me 
suppliant,  pour  peu  que  j'eusse  quelque  trouble 
moi-même  et  que  je  vinsse  à  être  assiégé  d'idées 
noires,  de  ne  pas  donner  suite  à  mon  projet. 
J'étais  si  heureux  et  si  touché  de  sa  sollicitude, 
que  je  lui  exprimai  mon  regret  de  n'avoir  pas 
un  peu  de  peur  à  braver  pour  lui  marquer  mon 
zèle. 

Je  remontai  à  ma  chambre,  où  Zéphyrine  avait 
déjà  disposé  la  corbeille  ;  Baptiste  voulait  m'en 
débarrasser. 

—  Laisse  cela,  lui  dis-je,  puisque  c'est  l'ha- 
bitude de  la  maison,  et  va  te  coucher.  Je  n'ai  pas 
plus  besoin  de  toi  que  les  autres  jours. 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  me  dit-il,  si  vous  le 
permettiez,  je  passerais  la  nuit  sur  un  fauteuil 
dans  votre  chambre. 

—  Et  pourquoi  cela,  mon  ami? 


LES    DAMES    VERTES  97 

—  Parce  qu'on  dit  qu'il  y  revient.  Oui,  oui, 
monsieur,  j'ai  fini  par  comprendre  les  domes- 
tiques. Ils  ont  grand'peur,  et,  moi  qui  suis  un 
vieux  soldat,  je  serais  content  de  leur  prouver 
que  je  ne  suis  pas  si  sot  qu'eux. 

Je  refusai  et  le  laissai  arranger  ma  couverture, 
pendant  que  je  descendais  à  la  bibliothèque,  après 
lui  avoir  dit  de  ne  pas  m'attendre. 

Je  parcourus  cette  immense  salle  avant  de  me 
mettre  au  travail,  et  je  m'y  enfermai  avec  soin, 
dans  la  crainte  d'y  être  troublé  par  quelque  va- 
let curieux  ou  moqueur.  Puis  j'allumai  un  chan- 
delier d'argent  à  plusieurs  branches  et  com- 
mençai à  dépouiller  le  fantastique  dossier  relatif 
faux  dames  vertes. 

Les  apparitions  fréquentes,  observées  et  rap- 
portées avec  détail,  des  trois  demoiselles  d'Ionis, 
coïncidaient  de  tout  point  avec  ce  que  j'avais  vu 
et  avec  ce  que  l'abbé  m'avait  raconté.  Mais  ni 
lui  ni  moi  n'avions  poussé  la  foi,  ou  le  courage, 


98  LES   DAMES    VERTES 

jusqu'à  interroger  les  fantômes.  D'autres  l'avaient 
fait,  disaient  les  chroniqueurs,  et  il  leur  avait  été 
donné  de  voir  les  trois  vierges,  non  plus  sous 
l'apparence  de  nuages  verdàtres,  mais  dans  tout 
l'éclat  de  leur  jeunesse  et  de  leur  beauté;  non 
pas  toutes  à  la  fois,  mais  une  en  particulier, 
pendant  que  les  deux  autres  se  tenaient  à  l'écart. 
Alors,  cette  funèbre  beauté  répondait  à  toutes  les 
questions  sérieuses  et  décentes  que  l'on  voulait 
lui  adresser.  Elle  dévoilait  les  secrets  du  passé, 
du  présent  et  de  l'avenir.  Elle  donnait  de  judi- 
cieux conseils.  Elle  enseignait  les  trésors  cachés 
à  ceux  qui  étaient  capables  d'en  bien  user  en 
vue  du  salut.  Elle  disait  les  malheurs  à  éviter, 
les  fautes  à  réparer;  elle  parlait  au  nom  du 
ciel  et  des  anges  ;  enfin,  c'était  une  puissance 
bienfaisante  pour  ceux  qui  la  consultaient  avec 
de  bons  et  pieux  desseins.  Elle  n'était  grondeuse 
et  menaçante  qu'avec  les  railleurs,  les  libertins 
et  les  impies.  Le  manuscrit  disait  :  «  D'une  in- 


LES  DAMES   VERTES  99 

tention  méchante  et  fallacieuse,  on  leur  a  vu 
faire  de  grandes  punitions,  et  ceux  qui  ne  s'y 
porteront  que  par  malice  et  vaine  curiosité  peu- 
vent s'attendre  à  des  choses  épouvantables, 
qu'ils  seront  bien  marris  d'avoir  cherchées.  » 

Sans  s'expliquer  sur  ces  choses  épouvanta- 
bles, le  manuscrit  donnait  la  formule  de  l'évo- 
cation et  tous  les  rites  à  observer,  avec  un  si 
grand  sérieux  et  une  si  naïve  bonne  foi,  que  je 
m'y  laissai  aller.  L'apparition  prenait  dans  mon 
imagination  des  couleurs  merveilleuses  qui  me 
séduisaient  et  me  faisaient  réellement  désirer, 
plutôt  que  craindre,  d'être  gagné  par  la  persua- 
sion. Je  ne  me  sentais  nullement  attristé  et  glacé 
par  l'idée  de  voir  marcher  et  d'entendre  parler 
des  morts.  Tout  au  contraire,  je  m'exaltais  dans 
des  rêves  élyséens,  et  je  voyais  une  Béatrix  se 
lever  dans  les  rayons  de  mon  empyrée. 

—  Et  pourquoi  n'aurais-je  pas  ces  rêves,  m'é- 
criai-je  intérieurement,  puisque  j'ai  eu  le  pro- 


100  LES  DAME      VERTES 

logue  de  la  vision  ?  Ma  sotte  terreur  m'a  rendu 
indigne  et  incapable  d'être  initié  plus  avant  aux 
révélations  swedenborgistes,  auxquelles  croient 
d'excellents  esprits,  et  dont  j'ai  eu  le  tort  de  me 
moqner .  Je  dépouillerai  le  vieil  homme  avec 
plaisir,  car  ceci  est  plus  riant  et  plus  sain  pour 
l'àme  d'un  poëte  que  la  froide  négation  de  notre 
siècle.  Si  je  passe  pour  fou,  si  je  le  deviens, 
qu'importe  !  j'aurai  vécu  dans  une  sphère  idéale, 
et  je  serai  peut-être  plus  heureux  que  tous  les 
sages  de  la  terre. 

Je  me  parlais  ainsi  à  moi-même,  la  tète  dans 
mes  mains.  Il  était  environ  deux  heures  du  ma- 
tin, et  le  plus  profond  silence  régnait  dans  le 
château  et  dans  la  campagne,  lorsqu'une  musi- 
que douce  et  charmante,  qui  semblait  partir  de 
la  rotonde,  m'arracha  à  ma  rêverie.  Je  levai  la 
tète  et  reculai  le  flambeau  placé  devant  moi, 
pour  voir  de  qui  me  venait  cette  gracieuseté 
musicale.  Mais  les  quatre  bougies  qui  éclairaient 


LES    DAMES   VERTES  101 

pleinement  ma  table  de  travail  ne  suffisaient  pas 
à  me  faire  distinguer  même  le  fond  de  la  salle, 
à  plus  forte  raison,  la  rotonde  placée  au  delà. 
Je  me  dirigeai  aussitôt  vers  cette  rotonde,  et, 
n'étant  plus  offusqué  d'une  autre  lumière,  je 
distinguai  les  parties  supérieures  du  beau  groupe 
de  la  fontaine,  éclairées  en  plein  par  la  lune, 
qui  donnait  dans  une  des  fenêtres  en  voussure 
de  la  coupole.  Le  reste  de  la  salle  circulaire  était 
dans  l'ombre.  Pour  m'assurer  que  j'étais  seul, 
comme  il  me  semblait  l'être,  j'ouvris  le  volet  de 
la  grande  porte  vitrée  qui  donnait  sur  le  par- 
terre, et  je  vis  qu'en  effet  il  n'y  avait  personne. 
La  musique  avait  semblé  diminuer  et  se  perdre 
à  mesure  que  j'approchais,  et  je  ne  l'entendais 
presque  plus.  Je  passai  dans  l'autre  galerie,  que 
je  trouvai  également  déserte,  mais  où  les  sons 
qui  m'avaient  charmé  se  firent  de  nouveau  en- 
tendre très-distincts,  comme  s'ils  partaient,  cette 

fois,  de  derrière  moi. 

6. 


102  LES   DAMES    VERTES 

Je  m'arrêtai  sans  me  retourner,  pour  les 
écouter.  Ils  étaient  doux  et  plaintifs  et  ne  for- 
maient aucune  combinaison  mélodique  que  je 
fusse  en  état  de  comprendre.  C'était  plutôt  une 
suite  d'accords  vagues,  très-mystérieux,  formés 
comme  au  hasard,  et  par  des  instruments  qu'il 
m'eût  été  impossible  de  nommer,  car  leur  tim- 
bre ne  ressemblait  à  rien  qui  me  fût  connu. 
L'ensemble  en  était  agréable,  quoique  très-mé- 
lancolique. 

Je  revins  sur  mes  pas  et  m'assurai  que  ces 
voix,  si  on  pouvait  les  appeler  ainsi,  partaient 
bien  réellement  de  la  conque  des  tritons  et  des 
sirènes  de  la  fontaine,  augmentant  et  diminuant 
d'intensité  selon  que  l'eau,  qui  était  devenue 
irrégulière  et  intermittente,  se  pressait  ou  se  ra- 
lentissait dans  les  vasques. 

Je  ne  vis  rien  là  de  fantastique ,  car  je  me 
rappelai  avoir  entendu  parler  de  ces  girandes 
italiennes  qui  produisaient,  au  moyen  de  l'air 


LES   DAMES  VERTES  103 

comprimé  par  l'eau,  des  orgues  hydrauliques 
plus  ou  moins  réussies.  Celles-ci  étaient  fort 
douces  et  très-justes,  peut-être  parce  qu'elles 
ne  jouaient  aucun  air  et  ne  faisaient  que  sou- 
pirer des  accords  harmoniques,  comme  font  les 
harpes  éoliennes. 

Je  me  souvins  aussi  que  madame  d'Ionis 
m'avait  parlé  de  cette  musique  en  me  disant 
qu'elle  était  dérangée ,  et  que  parfois  elle  se 
mettait  à  aller  toute  seule  pendant  quelques 
instants. 

Cette  explication  ne  m'empêcha  pas  de  pour- 
suivre le  cours  de  mes  songeries  poétiques. 
J'étais  reconnaissant  envers  la  capricieuse  fon- 
taine qui  voulait  bien  chanter  pour  moi  seul, 
par  une  si  belle  nuit  et  au  milieu  d'un  si  reli- 
gieux silence. 

Vue  ainsi  au  clair  de  la  lune,  elle  était  d'un 
effet  prestigieux.  Elle  semblait  verser,  dans  les 
frais  roseaux  placés  sur  ses  bords,  une  pluie  do 


104  LES  DAMES   VERTES 

diamants  verts.  Les  tritons ,  immobiles  dans 
leurs  mouvements  tumultueux,  avaient  quelque 
chose  d'effrayant,  et  leurs  plaintes  mourantes, 
mêlées  au  petit  bruit  des  cascatelles,  les  faisaient 
paraître  comme  désespérés  d'avoir  leurs  es- 
prits violents  enchaînés  dans  des  corps  de  mar- 
bre. On  eût  dit  d'une  scène  de  la  vie  païenne 
pétrifiée  tout  à  coup  sous  le  geste  souverain  de 
la  néréide. 

Je  me  rendis  compte  alors  de  l'espèce  d'effroi 
que  cette  nymphe  m'avait  causé  en  plein  jour, 
avec  son  calme  superbe  au  milieu  de  ces  mons- 
tres tordus  sous  ses  pieds. 

—  Une  âme  impassible  peut-elle  exprimer  la 
vraie  beauté  ?  pensai-je  ;  et,  si  cette  créature  de 
marbre  venait  à  s'animer ,  toute  magnifique 
qu'elle  est,  ne  ferait-elle  pas  peur,  par  cet  air 
de  suprême  indifférence  qui  la  rend  trop  supé- 
rieure aux  êtres  de  notre  race  ? 

Je  la  regardai  attentivement  dans  le  reflet  de 


LES   DAMES   VERTES*"*  105 

la  lune  qui  baignait  ses  blanches  épaules  et  dé- 
tachait sa  petite  tête  posée  sur  un  cou  élancé  et  ' 
puissant  comme  un  fût  de  colonne.  Je  ne  pou- 
vais distinguer  ses  traits,  car  elle  était  placée 
à  une  certaine  hauteur  ;  mais  son  attitude  dé 
gagée  se  dessinait  en  lignes  brillantes  d'une 
grâce  incomparable. 

—  C'est  véritablement  là,  pensai-je,  l'idée  que 
j'aimerais  à  me  faire  de  la  dame  verte,  car  il  est 
certain  que,  vue  ainsi. . . 

Tout  à  coup,  je  cessai  de  raisonner  et  de 
penser.  Il  me  semblait  voir  remuer  la  statue. 

Je  crus  qu'un  nuage  passait  sur  la  lune  et  pro- 
duisait cette  illusion;  mais  ce  n'en  était  pas  une. 
Seulement,  ce  n'était  pas  la  statue  qui  remuait, 
c'était  une  forme  qui  se  levait  de  derrière  elle, 
ou  d'à  côté  d'elle,  et  qui  me  paraissait  toute 
semblable,  comme  si  un  reflet  animé  se  fût  dé- 
taché de  ce  corps  de  marbre  et  l'eût  quitté  pour 
venir  à  moi. 


106  LES   DAMES   VERTES 

Je  doutai  un  instant  du  témoignage  de  mes 
yeux  ;  mais  cela  devint  si  distinct,  si  évident, 
que  je  fus  persuadé  bientôt  de  voir  un  être  réel, 
et  que  je  n'éprouvai  aucun  sentiment  de  terreur, 
ni  même  de  très-grande  surprise. 

L'image  vivante  de  la  néréide  descendait, 
comme  en  voltigeant,  les  plans  inégaux  du  mo- 
nument. Ses  mouvements  avaient  une  aisance 
et  une  grâce  idéales.  Elle  n'était  pas  beaucoup 
plus  grande  qu'une  femme  réelle,  bien  que  l'élé- 
gance de  ses  proportions  lui  conservât  ce  cachet 
de  beauté  exceptionnelle  qui  m'avait  effrayé 
dans  la  statue  ;  mais  je  n'éprouvais  plus  rien  de 
semblable,  et  mon  admiration  tenait  de  l'extase. 
Je  lui  tendais  les  bras  pour  la  saisir,  car  il  me 
semblait  qu'elle  allait  s'élancer  jusqu'à  moi  en 
franchissant  un  escarpement  de  cinq  à  six  pieds 
qui  nous  séparait  encore. 

Je  me  trompais.  Elle  s'arrêta  sur  le  bord  de 
la  rocaille  et  me  fit  signe  de  m' éloigner. 


LES    DAMES    VERTES  107 

J'obéis  machinalement  et  je  la  vis  s'asseoir 
sur  un  dauphin  de  marbre,  qui  se  mit  à  pousser 
de  véritables  rugissements.  Aussitôt  toutes  ces 
voix  hydrauliques  grossirent  comme  une  tempête 
et  formèrent  un  concert  vraiment  diabolique  au- 
tour d'elle. 

Je  commençais  à  en  avoir  les  nerfs  agacés, 
lorsqu'une  lumière  glauque,  qui  ne  semblait  être 
qu'un  clair  de  lune  plus  brillant,  jaillit  je  ne  sais 
d'où,  et  me  montra  nettement  les  traits  de  la  né- 
réide vivante,  si  semblables  à  ceux  de  la  statue, 
que  j'eus  besoin  de  regarder  encore  celle-ci  pour 
m'assurer  qu'elle  n'avait  pas  quitté  son  siège  de 
pierre. 

Alors,  sans  plus  songer  à  rien  expliquer,  sans 
désirer  de  rien  comprendre,  je  m'enivrai,  dans 
une  muette  stupeur,  de  la  beauté  surnaturelle 
de  l'apparition.  L'effet  qu'elle  produisit  sur  moi 
fut  si  absolu,  que  je  n'eus  pas  même  la  pensée 
de  m'a^procher  pour  m'assurer  de  son  immaté 


108  LES    DAMES    VERTES 

rialité,  comme  j'avais  fait  lorsqu'elle  s'était  pro- 
duite dans  ma  chambre. 

Si  j'y  songeai,  ce  dont  je  ne  saurais  me  ren- 
dre compte,  la  crainte  de  la  faire  évanouir  par 
une  curiosité  audacieuse  me  retint  probable- 
ment. 

Comment  n'aurais-je  pas  été  maîtrisé  par  le 
$sir  d'en  rassasier  mes  yeux  ?  C'était  la  néréide 
sublime,  mais  avec  des  yeux  vivants,  des  yeux 
clairs,  d'une  douceur  fascinatrice,  et  des  bras 
nus,  aux  contours  de  chair  transparente  et  aux 
mouvements  moelleux  comme  ceux  de  l'enfance. 
Cette  fille  du  ciel  semblait  avoir  quinze  ans  tout 
au  plus.  Elle  exprimait  la  forte  chasteté  de  l'ado- 
lescence par  l'ensemble  de  sa  forme,  tandis  que 
son  visage  s'éclairait  des  séductions  de  la  femme 
arrivée  au  développement  de  l'àme. 

Sa  parure  étrange  était  exactement  celle  de 
la  néréide  :  une  robe  ou  tunique  flottante,  faite 
de  je  ne  sais  quel  tissu  merveilleux  dont  les 


LES  DAMES  VERTES  109 

plis  moelleux  semblaient  avoir  été  mouillés  ;  un 
diadème  ciselé  avec  un  soin  exquis,  et  des  flots 
de  perles  s'enroulant  aux  tresses  d'une  chevelure 
splendide,  avec  ce  mélange  de  luxe  singulier  et 
de  caprice  heureux  qui  caractérise  le  goût  de  la 
renaissance;  un  contraste  charmant  et  bizarre 
entre  le  vêtement  tout  simple,  qui  ne  puisait  sa 
richesse  que  dans  l'aisance  de  son  arrangement 
et  le  fini  minutieux  des  bijoux  et  des  mignardises 
de  la  coiffure. 

Je  l'aurais  regardée  toute  ma  vie  sans  m'aviser 
de  lui  parler.  Je  ne  m'apercevais  pas  du  silence 
qui  avait  succédé  au  vacarme  de  la  fontaine.  Je 
ne  sais  même  pas  si  je  la  contemplai  un  instant 
ou  une  heure.  Il  me  sembla  tout  d'un  coup  que 
je  l'avais  toujours  vue ,  toujours  connue  : 
c'est  peut-être  que  je  vivais  un  siècle  par  se- 
conde. 

Elle  me  parla  la  première.  J'entendis  et  ne 
compris  pas  tout  de  suite,  car  le  timbre  d'argent 


110  LES   DAMES    VERTES 

de  sa  voix  était  surnaturel  comme  sa  beauté  et 
en  complétait  le  prestige. 

Je  l'écoutais  comme  une  musique,  sans  cher- 
cher à  ses  paroles  un  sens  déterminé. 

Enfin,  je  fis  un  effort  pour  secouer  cette 
ivresse,  et  j'entendis  qu'elle  me  demandait  si  je 
la  voyais.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  lui  répondis, 
car  elle  ajouta  : 

—  Sous  quelle  apparence  me  vois-tu? 

Et  je  remarquai  seulement  alors  qu'elle  me 
tutoyait. 

Je  me  sentis  entraîné  à  lui  répondre  de  même; 
car,  si  elle  me  parlait  en  reine,  je  lui  parlais, 
moi,  comme  à  la  Divinité. 

—  Je  te  vois,  lui  dis-je,  comme  un  être  auquel 
rien  ne  peut  être  comparé  sur  la  terre. 

1]  me  sembla  qu'elle  rougissait  ;  car  mes  yeux 
s'étaient  habitués  à  la  lueur  vert  de  mer  dont 
elle  semblait  baignée.  Je  la  voyais  blanche  comme 
un  iis,  avec  les  fraîches  couleurs  de  la  jeunesse 


LES    DAMES    VERTES  111 

sur  les  joues.  Elle  eut  un  sourire  mélancolique 
qui  l'embellit  encore. 

—  Que  vois-tu  en  moi  d'extraordinaire  ?  me 
dit-elle. 

—  La  beauté,  répondis-je  brièvement. 
J'étais  trop  ému  pour  en  dire  davantage. 

—  Ma  beauté,  reprit-elle,  c'est  en  toi  qu'elle 
se  produit  ;  car  elle  n'existe  pas  par  elle-même 
sous  une  forme  que  tu  puisses  apprécier.  Il  n'y 
a  ici  de  moi  que  ma  pensée.  Parle-moi  donc 
comme  à  une  âme  et  non  comme  à  une  femme. 
Quel  conseil  avais-tu  à  me  demander? 

—  Je  ne  m'en  souviens  plus. 

—  D'où  vient  cet  oubli  ? 

—  De  ta  présence. 

—  Essaye  de  te  rappeler. 

—  Non,  je  ne  veux  pas  ! 

—  Alors,  adieu! 

—  Non  t  non  !  m'écriai-je  en  m'approchant 
d'elle  comme  pour  la  retenir,  mais  en  m'arrètant 


112  LES   DAMES   VERTES 

avec  terreur,  car  la  lueur  pâlit  subitement,  et 
l'apparition  sembla  s'effacer.  Au  nom  du  ciel, 
restez  !  repris-je  avec  angoisse.  Je  suis  soumis, 
je  suis  chaste  dans  mon  amour. 

—  Quel  amour?  demanda-t-elle  en  redevenant 
brillante. 

—  Quel  amour?  Je  ne  sais  pas,  moi!  Ai-je 
parlé  d'amour?  Eh  bien,  oui,  je  me  souviens! 
J'aimais  hier  une  femme,  et  je  voulais  lui  plaire, 
faire  sa  volonté  au  risque  de  trahir  mon  devoir. 
Si  vous  êtes  une  pure  essence,  comme  je  le 
crois,  vous  savez  toutes  choses.  Dois-je  donc 
vous  expliquer...? 

—  Non  ;  je  sais  les  faits  qui  intéressent  la 
postérité  de  la  famille  dont  j'ai  porté  le  nom. 
Mais  je  ne  suis  pas  la  Divinité,  je  ne  lis  pas 
dans  les  âmes.  Je  ne  savais  pas  que  tu  ai- 
mais... 

'    —  Je  n'aime  personne  !  A  l'heure  qu'il  est, 
je  n'aime  rien  sur  la  terre,  et  je  veux  mourir  si, 


LES    DAMES    VERTES  113 

dans  une  autre  région  de  la  vie,  je  peux  vous 


suivre 


—  Tu  parles  dans  le  délire.  Pour  être  heureux 
dans  la  mort,  il  faut  avoir  été  pur  dans  la  vie. 
Tu  as  un  devoir  difficile  à  remplir,  et  c'est  pour- 
quoi tu  m'as  appelée.  Fais  donc  ton  devoir  ou  tu 
ne  me  reverras  plus. 

—  Quel  est-il,  ce  devoir  ?  Parlez  ;  je  ne  veux 
plus  obéir  qu'à  vous  seule. 

—  Ce  devoir,  répondit  la  néréide  en  se  pen- 
chant vers  moi  et  en  me  parlant  si  bas,  que 
j'avais  peine  à  distinguer  sa  voLx  du  frais  mur- 
mure de  l'eau,  c'est  d'obéir  à  Ion  père.  Et  puis 
tu  diras  à  la  femme  généreuse  qui  veut  se 
sacrifier  que  ceux  qu'elle  plaint  la  béniront 
toujours,  mais  ne  veulent  point  accepter  son 
sacrifice.  Je  connais  leurs  pensées,  car  ils  m'ont 
appelée  et  consultée.  Je  sais  qu'ils  luttent  pour 
leur  honneur,  mais  qu'ils  ne  sont  pas  effrayés 
de  ce  que  les  hommes  appellent  la  pauvreté.  Il 


114  LES  DAMES   VERTES 

n'y  a  pas  de  pauvreté  pour  les  âmes  Gères.  Dis 

cela  à  celle  qui  t'interrogera  demain,  et  ne  cède 

i 
pas  à  l'amour  qu'elle  t'inspire  jusqu'à  trahir  ta 

religion  de  famille. 

—  J'obéirai,  je  le  jure!  Et,  a  présent,  révélez- 
moi  les  secrets  de  la  vie  éternelle.  Où  est  votre 
âme  maintenant  ?  quelles  facultés  nouvelles 
a-t-elle  acquises  dans  ce  renouvellement?... 

—  Je  ne  puis  te  répondre  que  ceci  :  La  mort 
n'existe  pas  ;  rien  ne  meurt  ;  mais  les  choses  de 
l'autre  vie  sont  bien  différentes  de  ce  que  l'on 
s'imagine  dans  le  monde  où  tu  es.  Je  ne  t'en 
dirai  pas  davantage,  ne  m'interroge  pas. 

—  Dites-moi,  au  moins,  si  je  vous  reverrai 
dans  cette  autre  vie. 

—  Je  l'ignore. 

—  Et  dans  celle-ci  ! 

—  Oui,  si  tu  le  mérites. 

—  Je  le  mériterai  !  Dites-moi  encore. . .  Puisque 
vous  pouvez  diriger  et  conseiller  ceux  qui  vivent 


LES    DAMES    VERTES  115 

dans    ce    monde,    ne    pouvez-vous    pas    les 
plaindre? 

—  Je  le  peux. 

—  Et  les  aimer? 

—  Je  les  aime  tous  comme  des  frères  avec 
qui  j'ai  vécu. 

—  Aimez-en  un  plus  que  les  autres.  Il  fera 
des  miracles  de  courage  et  de  vertu  pour  que 
vous  vous  intéressiez  à  lui. 

—  Qu'il  fasse  ces  miracles,  et  il  me  retrouvera 
dans  ses  pensées.  Adieu  ! 

—  Attendez,  oh  !  mon  Dieu,  attendez  !  On 
croit  que  vous  donnez  comme  gage  de  voL'e 
protection,  et  comme  moyen  de  vous  évoquer  de 
nouveau,  une  bague  magique  à  ceux  qui  ne 
vous  ont  pas  offensée.  Est-ce  vrai?  et  me  la 
donnerez-vous  ? 

—  Des  esprits  grossiers  peuvent  seuls  croire 
à  la  magie.  Tu  ne  saurais  y  croire,  toi  qui  parles 
de  la  vie  éternelle  et  qui  cherches  la  vérité 


116  LES    DAMES    VERTES 

divine.  Par  quel  moyen  une  âme,  qui  se  com- 
munique à  toi  sans  le  secours  d'organes  réels, 
pourrait-elle  te  donner  un  objet  matériel  et 
palpable  ! 

—  Pourtant,  je  vois  à  votre  doigt  une  bague 
étin  celante. 

—  Je  ne  puis  voir  ce  que  tes  yeux  voient. 
Quelle  bague  crois-tu  voir  ? 

—  Un  large  anneau  avec  une  émeraude  en 
forme  d'étoile  enchâssée  dans  l'or. 

—  Il  est  étrange  que  tu  voies  cela,  dit-elle 
après  un  moment  de  silence  ;  les  opérations 
involontaires  de  la  pensée  humaine,  et  la  con- 
nexion de  ses  rêves  avec  certains  faits  évanouis, 
renferment  peut-être  des  mystères  providentiels. 
La  science  de  ces  choses  inexplicables  n'appar- 
tient qu'à  celui  qui  sait  la  cause  et  la  raison  de 
tout.  La  main  que  tu  crois  voir  n'existe  que  dans 
ton  cerveau.  Ce  qui  reste  de  moi  dans  la  tombe 
te  ferait  horreur;  mais  peut-être  me  vois-tu 


LES   DAMES    VERTES  117 

telle  que  j'ai  été  sur  la  terre.  Dis-moi  comment 
tu  me  vois. 

Je  ne  sais  quelle  description  enthousiaste  je 
lui  fis  d'elle-même.  Elle  parut  écouter  avec 
attention  et  me  dit  : 

—  Si  je  ressemble  à  la  statue  qui  est  ici,  tu 
ne  dois  pas  t'en  étonner,  car  je  lui  ai  servi  de 
modèle.  Tu  réveilles  par  là,  en  moi,  le  souvenir 
effacé  de  ce  que  j'ai  été,  et  jusqu'aux  pierreries 
que  tu  décris,  je  me  souviens  de  m'en  être  parée. 
La  bague  que  tu  crois  voir,  je  l'ai  perdue  dans 
une  chambre  de  ce  château  que  j'habitais;  elle 
tomba  entre  deux  pierres  disjointes  sous  l'être 
de  la  cheminée.  Je  devais  faire  lever  la  pierre  le 
lendemain  ;  mais,  le  lendemain,  j'étais  morte. 
Peut-être  la  retrouveras-tu  si  tu  la  cherches.  En 
ce  cas,  je  te  la  donne  en  souvenir  de  moi  et 
du  serment  que  tu  m'as  fait  de  m'obéir.  Voici  le 
jour,  adieu  ! 

Cet  adieu  me  causa  la  plus  atroce  douleur  que 


118  LES  DAMES  VERTES 

j'eusse  jamais  ressentie;  je  perdis  la  tête  et 
faillis  m'élancer  encore  pour  retenir  l'ombre  en- 
chanteresse, car  peu  à  peu  je  m'étais  assez  rap- 
proché d'elle  pour  être  à  portée  de  saisir  le  bord 
de  son  vêtement,  si  j'eusse  osé  le  toucher  ;  mais 
je  n'osai  pas.  J'avais  oublié,  il  est  vrai,  les  me- 
naces de  la  légende  contre  ceux  qui  tentaient  de 
commettre  cette  profanation  ;  j'étais  seulement 
retenu,  et  comme  anéanti,  par  un  respect  su- 
perstitieux; mais  un  cri  de  désespoir  sorti  de 
ma  poitrine  alla  vibrer  jusque  dans  les  conques 
marines  des  tritons  de  la  fontaine. 
L'ombre  s'arrêta,  comme  retenue  par  la  pitié. 

—  Que  veux- tu  encore?  me  dit-elle.  Voici  le 
jour,  je  ne  puis  rester. 

—  Pourquoi  donc  ?  Si  tu  le  voulais  ! 

—  Je  ne  dois  pas  revoir  le  soleil  de  cette 
terre.  J'habite  l'éternelle  lumière  d'un  monde 
plus  beau. 

—  Emmène-moi  dans  ce  monde  !  je  ne  veux 


LES    DAMES    VERTES  110 

plus  rester  dans  celui-ci  ;  je  n'y  resterai  pas,  je 
le  jure,  si  je  ne  dois  plus  te  revoir. 

—  Tu  me  reverras,  sois  tranquille,  dit-elle. 
Attends  l'heure  où  tu  en  seras  digne,  et,  jusque 
là,  ne  m'évoque  plus.  Je  te  le  défends.  Je  veil 
lerai  sur  toi  comme  une  providence  invisible,  et, 
le  jour  où  ton  àme  sera  aussi  pure  qu'un  rayon 
du  matin,  je  t'apparaitrai  par  la  seule  évocation 
de  ton  pieux  désir.  Soumets-toi  ! 

—  Soumets-toi  !  répéta  une  voix  grave  qui 
résonna  à  ma  droite. 

Je  me  retournai  et  vis  un  des  fantômes  que 
j'avais  déjà  vus  dans  ma  chambre,  lors  de  la 
première  apparition. 

—  Soumets-toi  !  répéta  comme  un  écho  une 
voix  toute  pareille,  à  ma  gauche. 

Et  je  vis  le  second  fantôme. 

Je  n'en  fus  pas  ému,  bien  que  ces  deux  spec- 
tres eussent,  dans  la  hauteur  de  leur  taille  et 
dans  te  timbre  profond  de  leur  voix,  quelque; 


120  LES   DAMES   VERTES 

chose  de  lugubre.  Mais  que  m'importait,  à  moi, 
de  voir  ou  d'entendre  des  choses  horribles? 
Rien  ne  pouvait  m'arracher  au  ravissement  où 
j'étais  plongé.  Je  ne  m'arrêtai  même  pas  à  re- 
garder ces  ombres  accessoires  ;  je  cherchais  des 
yeux  ma  céleste  beauté.  Hélas  !  elle  avait  dis- 
paru, et  je  ne  voyais  plus  que  l'immobile  né- 
réide de  la  fontaine,  avec  sa  pose  impassible  et 
les  tons  froids  du  marbre  bleui  par  les  reflets 
du  matin. 

Je  ne  sais  ce  que  devinrent  ses  sœurs;  je  ne 
les  vis  pas  sortir.  Je  tournais  autour  de  la  fon- 
taine comme  un  insensé.  Je  croyais  être  en- 
dormi et  je  m'étourdissais  dans  la  confusion  de 
mes  idées,  avec  l'espoir  de  ne  pas  m  éveiller. 

Mais  je  me  rappelai  la  bague  promise,  et 
montai  à  ma  chambre,  où  je  trouvai  Baptiste, 
qui  me  parla,  sans  que  je  vinsse  à  bout  de  sa- 
voir de  quoi.  Il  me  sembla  troublé,  peut-être  à 
cause  de  l'excression  de  ma  figure,  mais  je  ne 


LES   DAMES   VERTES  121 

pensai  pas  à  l'interroger.  Je  cherchai  dans  l'àtre 
et  j'y  remarquai  bientôt  deux  pierres  mal  jointes. 
Je  m'efforçai  de  les  soulever.  C'était  une  entre- 
prise impossible  sans  les  outils  nécessaires. 

Baptiste  me  croyait  probablement  fou,  et, 
cherchant  machinalement  à  m'aider  : 

—  Est-ce  que  monsieur  a  perdu  quelque 
chose  ?  dit-il. 

—  Oui,  j'ai  laissé  tomber  là,  hier,  une  de  mes 
bagues. 

—  Une  bague?...  Monsieur  ne  porte  pas  de 
bagues,  je  ne  lui  en  ai  pas  vu. 

—  C'est  égal .  Tâchons  de  la  trouver. 

Il  prit  un  couteau,  gratta  la  pierre  tendre 
pour  élargir  la  fente,  enleva  la  cendre  et  le  ci- 
ment en  poudre  qui  la  remplissait,  et,  tout  en 
travaillant  à  me  satisfaire,  il  me  demanda  com- 
ment était  faite  cette  bague,  de  l'air  dont  il 
m'eût  demandé  ce  que  j'avais  rêvé. 

—  C'est  une  bague  d'or  avec  une  étoile  faite 


122  LES   DAMES   VERTES 

d'une  grosse  émeraude,  répondis-je  avec  l'a- 
plomb de  la  certitude. 

Il  ne  douta  plus,  et,  détachant  une  tringlette 
des  rideaux  de  vitrage,  il  la  recourba  en  crochet 
et  atteignit  la  bague,  qu'il  me  présenta  en  sou- 
riant. Il  pensait,  sans  oser  le  dire,  que  c'était  un 
don  de  madame  d'Ionis. 

Quant  à  moi,  je  la  regardai  à  peine,  tant 
j'étais  sûr  que  c'était  celle  dont  j'avais  vu  l'om- 
bre; elle  était  effectivement  toute  semblable.  Je 
la  passai  à  mon  petit  doigt,  ne  doutant  pas 
qu'elle  n'eût  appartenu  à  la  défunte  demoiselle 
d'Ionis  et  que  je  n'eusse  vu  le  spectre  de  cette 
merveilleuse  beauté. 

Baptiste  mit  beaucoup  de  discrétion  dans  sa 
conduite.  Persuadé  que  j'avais  eu  une  très-belle 
aventure,  car  il  m'avait  attendu  toute  la  nuit,  il 
me  quitta  en  m'engageant  à  me  coucher. 

On  pense  bien  que  je  n'y  songeais  guère.  Je 
m'assis  devant  la  table,  que  Baptiste  avait  débar- 


ES   DAMES    VERTES  123 

rassé*  du  fameux  souper  aux  trois  pains,  et, 
pour  m'erforcer  de  ressaisir  l'ivresse  de  ma  vi- 
sion, dont  je  craignais  d'oublier  quelque  chose, 
je  me  mis  à  en  écrire  la  relation  fidèle,  telle 
qu'on  vient  de  la  lire. 

Je  demeurai  dans  cette  agitation  mêlée  d'extase 
jusqu'après  le  lever  du  soleil.  Je  m'assoupis  un 
peu,  les  coudes  sur  ma  table  et  crus  refaire  mon 
rêve;  mais  il  m'échappa  bien  vite  et  Baptiste 
vint  m'arracher  à  la  solitude  où  j'aurais  dès  lors 
voulu  achever  ma  vie. 

Je  m'arrangeai  de  manière  à  ne  descendre 
qu'au  moment  où  l'on  devait  se  mettre  à  table. 
Je  ne  m'étais  pas  encore  demandé  comment  je 
rendrais  compte  de  la  vision  ;  j'y  songeai  en  fai- 
sant semblant  de  déjeuner,  car  je  ne  mangeai 
pas,  et,  sans  me  sentir  fatigué  ni  malade,  j'éprou- 
vais un  invincible  dégoût  pour  les  fonctions  de  la 
vie  animale. 

La  douairière,  qui  ne  voyait  pas  très-bien,  ne 


124  LES   DAMES   VERTES 

s'aperçut  pas  de  mon  trouble.  Je  répondis  à  ses 
questions  ordinaires  avec  le  vague  des  jours 
précédents,  mais,  cette  fois,  sans  jouer  aucune 
comédie,  et  avec  la  préoccupation  d'un  poëte 
que  l'on  interroge  bêtement  sur  le  sujet  de  son 
poëme,  et  qui  répond  avec  ironie  des  choses 
évasives  pour  se  délivrer  d'investigations  abrutis- 
santes. Je  ne  sais  si  madame  d'Ionis  fut  inquiète 
ou  étonnée  de  me  voir  ainsi.  Je  ne  la  regardai 
pas,  je  ne  la  vis  pas.  Je  compris  à  peine  ce 
qu'elle  me  disait,  tout  le  temps  que  dura  cette 
contrainte  mortelle  du  déjeuner. 

Enfin,  je  me  trouvai  seul  dans  la  bibliothèque, 
l'attendant  comme  les  autres  jours,  mais  sans 
impatience  aucune.  Loin  de  là,  j'éprouvais  une 
vive  satisfaction  à  me  noyer  dans  mes  rêveries. 
1  faisait  un  temps  admirable  ;  le  soleil  embra- 
sait les  arbres  et  les  terrains  en  fleur,  au  delà 
des  grandes  masses  d'ombre  transparente  que 
projetait  l'architecture  du  château  sur  les  pre- 


LES    DAMES   VERTES  125 

miers  plans  du  jardin.  Je  marchais  d'un  bout  à 
l'autre  de  cette  vaste  salle,  m'arrêtant  chaque 
fois  que  je  me  trouvais  devant  la  fontaine.  Les 
fenêtres  et  les  rideaux  étaient  fermés  à  cause  de 
la  chaleur.  Ces  rideaux  étaient  d'un  bleu  doux 
que  je  voulais  voir  verdàtre,  et,  dans  ce  cré- 
puscule artificiel  qui  me  retraçait  quelque  chose 
de  ma  vision,  j'éprouvais  un  bien-être  incroya- 
ble et  une  sorte  de  gaieté  délirante. 

Je  parlais  tout  haut,  et  je  riais  sans  savoir  de 
quoi,  lorsque  je  me  sentis  serrer  le  bras  assez 
brusquement.  Je  me  retournai  et  vis  madame 
d'Ionis,  qui  était  entrée  sans  que  j'y  fisse  atten- 
tion. 

—  Voyons!  répondez-moi;  voyez-moi,  au 
moins  !  me  dit-elle  avec  un  peu  d'impatience. 
Savez-vous  que  vous  me  faites  peur,  et  que  je 
ne  sais  plus  que  penser  de  vous? 

—  Vous  l'avez  voulu,  lui  répondis-je,  j'ai  joué 
avec  ma  raison  ;  je  suis  fou.  Mais  ne  vous  en 


126  LES  DAMES   VERTES 

faites  pas  de  reproche  ;  je  suis  bien  plus  heu- 
reux ainsi,  et  ne  souhaite  pas  de  guérir. 

—  Ainsi,  reprit -elle  en  m'examinant  avec 
inquiétude,  cette  apparition  n'est  pas  un  conte 
ridicule?  du  moins,  vous  croyez...  vous  l'avez 
vue  se  produire  ? 

—  Mieux  que  je  ne  vous  vois  en  ce  moment? 

—  Ne  le  prenez  pas  sur  ce  ton  d'orgueil  eni- 
vré :  je  ne  doute  pas  de  vos  paroles.  Racontez- 
moi  tranquillement... 

—  Rien  !  jamais  !  je  vous  supplie  de  ne  pas 
me  questionner.  Je  ne  peux  pas,  je  ne  veux  pas 
répondre. 

—  En  vérité,  la  société  des  spectres  ne  vous 
vaut  rien,  cher  monsieur,  et  vous  me  feriez 
croire  que  l'on  vous  a  dit  des  choses  singulière- 
ment flatteuses,  car  vous  voilà  fier  et  discret 
comme  un  amant  heureux! 

—  Ah  !  que  dites- vous  là,  madame  !  m'écriai- 
je.  Il  n'y  a  pas  d'amour  possible  entre  deux  êtres 


LES    DAMES    VERTES  127 

que  sépare  l'abîme  du  tombeau...  Mais  vous  ne 
savez  pas  de  quoi  vous  parlez,  vous  ne  croyez  à 
rien,  vous  vous  moquez  de  tout! 

J'étais  si  rude  dans  mon  enthousiasme,  qu 
madame  d'Ionis  fut  piquée. 

—  Il  y  a  une  chose  dont  je  ne  me  moque  pas, 
dit-elle  avec  vivacité  :  c'est  mon  procès ,  et, 
puisque  vous  m'avez  promis,  sur  l'honneur,  de 
consulter  un  oracle  mystérieux  et  de  vous  con- 
former à  ses  arrêts... 

—  Oui,  répondis-je  en  lui  prenant  la  main 
avec  une  familiarité  très-déplacée,  mais  très- 
calme,  dont  elle  ne  s'offensa  pas,  tant  elle  com- 
prit l'état  de  mon  âme;  oui,  madame,  pardon- 
nez-moi mon  trouble  et  mon  oubli.  C'est  par 
dévouement  pour  vous  que  j'ai  joué  un  jeu  bien 
dangereux,  et  je  vous  dois,  au  moins,  compte 
du  résultat.  Il  m'a  été  prescrit  d'obéir  aux  inten- 
tions de  mon  père  et  de  vous  faire  gagner  votre 
procès. 


128  LES   DAMES   VERTES 

Soit  qu'elle  s'attendit  à  cette  réponse,  soit 
qu'elle  fût  en  doute  de  ma  lucidité,  madame 
d'Ionis  ne  marqua  ni  surprise  ni  contrariété. 
Elle  se  contenta  de  lever  les  épaules ,  et,  me  se- 
couant le  bras  comme  pour  me  réveiller  : 

—  Mon  pauvre  enfant,  dit-elle,  vous  avez 
rêvé,  et  rien  de  plus.  J'ai  partagé  un  instant 
votre  exaltation,  j'ai  espéré  du  moins  qu'elle  vous 
ramènerait  à  la  notion  de  délicatesse  et  d'équité 
qui  est  au  fond  de  votre  âme.  Mais  je  ne  sais 
quels  scrupules  exagérés,  ou  quelles  habitudes 
d'obéissance  passive  envers  votre  père,  vous  ont 
fait  entendre  des  paroles  chimériques.  Sortez 
de  ces  illusions.  Il  n'y  a  pas  eu  de  spectres, 
il  n'y  a  pas  eu  de  voix  mystérieuse;  vous  vous 
êtes  monté  la  tête  avec  l'indigeste  lecture  du 
vieux  manuscrit  et  les  contes  bleus  de  l'abbé  de 
Lamyre.  Je  vais  vous  expliquer  ce  qui  vous  est 
arrivé. 

Elle  me  parla  assez  longtemps  ;  mais  je  fis  de 


LES    DAMES    VERTES  129 

vains  efforts  pour  l'écouter  et  la  comprendre.  Il 
me  semblait,  par  moments,  qu'elle  me  parlait 
une  langue  inconnue.  Quand  elle  vit  que  rien 
n'arrivait  de  mon  oreille  à  mon  esprit,  elle  s'in- 
quiéta sérieusement  de  moi,  me  toucha  le  poi- 
gnet pour  voir  si  j'avais  la  fièvre,  me  demanda 
si  j'avais  mal  à  la  tête,  et  me  conjura  d'aller  me 
reposer.  Je  compris  qu'elle  me  permettait  d'être 
seul  et  je  courus  avec  joie  me  jeter  sur  mon  lit, 
non  que  je  ressentisse  la  moindre  fatigue,  mais 
parce  que  je  m'imaginais  toujours  revoir  la  cé- 
leste beauté  de  mon  immortelle,  si  je  parvenais 
à  m'endormir. 

Je  ne  sais  comment  se  passa  le  reste  de  la 
journée.  Je  n'en  eus  pas  conscience.  Le  lende- 
main matin,  je  vis  Baptiste  marchant  par  la 
chambre  sur  la  pointe  du  pied. 

—  Que  fais-tu  là,  mon  ami?  lui  demandai-je. 

—  Je  vous  veille,  mon  cher  monsieur,  ré- 
pondit-il. Dieu  merci,  vous  avez  dormi  deux 


130  LES   DAMES   VERTES 

bonnes  heures.  Vous  vous  sentez  mieux,  n'est- 
ce  pas? 

—  Je  me  sens  très-bien.  J'ai  donc  été  malade  "! 

—  Vous  avez  eu  un  gros  accès  de  fièvre  hiei 
au  soir,  et  cela  a  duré  une  partie  de  la  nuit.  C'est 
l'effet  de  la  grande  chaleur.  Vous  ne  pensez  ja- 
mais à  mettre  votre  chapeau  quand  vous  allez 
au  jardin!  Pourtant  madame  votre  mère  vous 
l'avait  si  bien  recommandé  ! 

Zéphyrine  entra,  s'informa  de  moi  avec  beau- 
coup d'intérêt,  et  m'engagea  à  prendre  encore 
une  cuillerée  de  ma  potion  calmante. 

—  Soit,  lui  dis-je,  bien  que  je  n'eusse  aucun 
souvenir  de  cette  potion  :  un  hôte  malade  est  in- 
commode, et  je  ne  demande  qu'à  guérir  vite. 

La  potion  me  fit  réellement  grand  bien,  car 
je  dormis  encore  et  rêvai  de  mon  immortelle. 
Quaad  j'ouvris  les  yeux,  je  vis,  au  pied  de  mon 
lit,  une  apparition  qui  m'eût  charmé  l'avant- 
veille,  mais  qui  me  contraria  comme  un  reproche 


LES    DAMES  VERTES  131 

importun.  C'était  madame  d'Ionis,  qui  venait 
elle-même  s'informer  de  moi  et  surveiller  les 
soins  que  l'on  me  donnait.  Elle  me  parla  avec 
amitié  et  me  marqua  de  l'intérêt  véritable.  Je  la 
remerciai  de  mon  mieux  et  l'assurai  que  je  me 
portais  fort  bien. 

Alors  apparut  la  tête  grave  d'un  médecin,  qui 
examina  mon  pouls  et  ma  langue,  me  prescrivit 
le  repos,  et  dit  à  madame  d'Ionis  : 

—  Cène  sera  rien.  Empêchez-le  de  lire, d'écrire 
et  de  causer  jusqu'à  demain,  etil  pourra  retourner 
dans  sa  famille  après-demain. 

Resté  seul  avec  Baptiste,  je  l'interrogeai. 

—  Mon  Dieu,  monsieur,  me  dit-il ,  je  suis 
bien  embarrassé  pour  vous  répondre.  Il  parait 
que  la  chambre  où  vous  étiez  passe  pour  être 
hantée... 

—  La  chambre  où  j'étais?  Où  suis-je   donc? 
Je  regardai  autour  de  moi,  et,  sortant  de  ma 

torpeur,  je  reconnus  enfin  que  je  n'étais  plus 


132  LES  DAMES   VERTES 

dans  la  chambre  aux  dames,  mais  dans  un  autre 
appartement  du  château. 

—  Pour  moi,  monsieur,  reprit  Baptiste,  qui 
était  un  esprit  très-positif,  j'ai  dormi  dans  cette 
chambre  et  n'y  ai  rien  vu.  Je  ne  crois  pas  du 
tout  à  ces  histoires-là.  Mais,  quand  j'ai  entendu 
que  vous  vous  tourmentiez  dans  la  fièvre,  par- 
lant toujours  d'une  belle  dame  qui  existe  et  qui 
n'existe  pas,  qui  est  morte  et  qui  est  vivante... 
que  sais-je  ce  que  vous  n'avez  pas  dit  là-dessus! 
c'était  si  joli  quelquefois,  que  j'aurais  voulu  le 
retenir,  ou  savoir  écrire  pour  le  conserver  ;  mais 
cela  vous  faisait  du  mal,  et  j'ai  pris  le  parti  de 
vous  apporter  ici,  où  vous  êtes  mieux.  Voyez- 
vous,  monsieur,  tout  ça  vient  de  ce  que  vous 
faites  trop  de  vers.  Monsieur  votre  père  le  disait 
bien,  que  ça  dérangeait  les  idées  !  Vous  feriez 
mieux  de  ne  penser  qu'à  vos  dossiers. 

—  Tu  as  certainement  raison,  mon  cher  Bap- 
tiste, répondis-je,  et  je  tâcherai  de  suivre  ton 


LES   DAMES   VERTES  133 

conseil.  Il  me  semble,  en  effet,  que  j'ai  eu  un 
accès  de  folie. 

—  De  folie?  Oh!  non  pas,  monsieur,  Dieu 
merci!  Vous  avez  battu  la  campagne  dans  la 
fièvre,  comme  ça  peut  arriver  à  tout  le  monde  ; 
mais  voilà  que  c'est  fini,  et,  si  vous  voulez 
prendre  un  peu  de  bouillon  de  poulet,  vous  vous 
retrouverez  dans  vos  esprits  comme  vous  y  étiez 
auparavant. 

Je  me  résignai  au  bouillon  de  poulet,  bien 
que  j'eusse  souhaité  quelque  chose  de  plus  nour- 
rissant pour  me  remettre  vite.  Je  me  sentais  ac- 
cablé de  fatigue.  Peu  à  peu,  mes  forces  revin- 
rent dans  la  journée,  et  on  me  permit  de  souper 
légèrement.  Le  lendemain,  madame  d'Ionis  re- 
vint me  voir.  J'étais  levé  et  me  sentais  tout  à 
fait  bien.  Je  lui  parlai  avec  beaucoup  de  sens 
de  ce  qui  m'était  arrivé,  sans  toutefois  lui  don- 
ner aucun  détail  à  cet  égard.  J'avais  été  fou  : 
j'en  étais  très-honteux,  et  la  priais  de  me  gar- 


334  LES    DAMES   VERTES 

der  le  secret;  j'étais  perdu  comme  avocat,  si 
l'on  me  faisait,  dans  le  pays,  la  réputation  d'un 
visionnaire;  mon  père  s'en  affecterait  beaucoup. 

—  Ne  craignez  rien,  me  répondit-elle;  je  vous 
réponds  de  la  discrétion  de  mes  gens  ;  assurez- 
vous  du  silence  de  votre  valet  de  chambre,  et 
cette  aventure  ne  sortira  pas  d'ici.  D'ailleurs, 
quand  même  on  raconterait  quelque  chose,  nous 
en  serions  tous  quittes  pour  dire  que  vous  avez 
eu  un  accès  de  fièvre,  et  qu'il  a  plu  à  ces  esprits 
superstitieux  de  l'interpréter  au  gré  de  leur  cré- 
dulité. Au  fond,  ce  serait  la  vérité.  Vous  avez 
pris  un  coup  de  soleil  en  venant  ici  à  cheval  par 
une  journée  brûlante.  Vous  avez  été  malade 
dans  la  nuit.  Les  jours  suivants,  je  vous  ai  tour- 
menté avec  ce  malheureux  procès, et,  pour  vous 
amener  à  mon  avis,  je  n'ai  reculé  devant  rien! 

Elle  s'arrêta,  et,  changeant  de  ton  : 

—  Vous  souvient-  il  de  ce  que  je  vous  ai  dit 
avant-hier,  dans  la  bibliothèque? 


LES  DAMES   VERTES  135 

—  J'avoue  que  je  ne  l'ai  pas  compris,  j'étais 
sous  le  coup... 

—  De  la  fièvre  ?  Certainement,  je  l'ai  bien  vu  ! 

—  Vous  plaît-il  de  me  répéter,  maintenant 
que  j'ai  toute  ma  tête,  ce  que  vous  m'avez  dit  à 
propos  de  l'apparition  ? 

Madame  d'Ionis  hésita. 

—  Est-ce  que  votre  mémoire  a  conservé  le 
souvenir  de  cette  apparition  ?  me  dit-elle  d'un 
ton  léger,  mais  en  m'examinant  avec  une  sorte 
d'inquiétude. 

—  Non,  répondis-je,  c'est  très- confus  main- 
tenant ;  confus  comme  un  songe  dont  on  a  enfin 
conscience  et  que  l'on  ne  pense  plus  à  ressaisir. 

Je  mentais  avec  aplomb  ;  madame  d'Ionis  en 
fut  dupe,  et  je  vis  qu'elle  mentait  aussi,  en  pré- 
tendant ne  m'avoir  parlé,  dans  la  bibliothèque, 
que  de  l'effet  du  manuscrit,  pour  s'accuser  de 
me  l'avoir  prêté  dans  un  moment  où  j'étais  déjà 
fort  agité.  11  fut  évident  pour  moi  qu'elle  m'avait 


136  LES    DAMES  VERTES 

dit  là-dessus,  la  veille,  dans  un  mouvement 
d'effroi  devant  mon  état  mental,  des  choses 
qu'elle  était  maintenant  bien  aise  que  je  n'eusse 
pas  entendues  ;  mais  je  ne  soupçonnai  pas  ce 
que  ce  pouvait  être.  Elle  me  voyait  tranquille, 
elle  me  croyait  guéri.  Je  parlais  avec  assurance 
de  ma  vision,  comme  d'un  accès  de  fièvre 
chaude.  Elle  m'engagea  à  n'y  plus  penser  du 
tout,  à  ne  jamais  m'en  tourmenter. 

—  N'allez  pas  vous  croire  plus  faible  d'esprit 
qu'un  autre,  ajouta-t-elle;  il  n'y  a  personne 
qui  n'ait  eu  quelques  heures  de  délire  dans  sa 
vie.  Restez  encore  deux  ou  trois  jours  avec 
nous  ;  quoi  qu'en  dise  le  médecin,  je  ne  veux 
pas  vous  renvoyer,  faible  et  pâle,  à  vos  parents. 
Nous  ne  parlerons  plus  du  procès,  c'est  inutile  ; 
j'irai  voir  votre  père  et  en  causer  avec  lui;  sans 
vous  en  tourmenter  davantage. 

Le  soir,  j'étais  tout  à  fait  guéri;  j'essayai  de 
pénétrer  dans  mon  ancienne  chambre,  elle  était 


LES   DAMES    VERTES  137 

fermée.  Je  me  hasardai  à  demander  la  clef  à 
Zéphyrine,  qui  répondit  l'avoir  remise  à  ma- 
dame d'Ionis.  On  ne  voulait  plus  y  loger  per- 
sonne jusqu'à  ce  que  la  légende,  récemment 
exhumée,  fût  oubliée  de  nouveau. 

Je  prétendis  avoir  laissé  quelque  chose  dans 
cette  chambre.  Il  fallut  céder  :  Zéphyrine  alla 
chercher  la  clef  et  entra  avec  moi.  Je  cherchai 
partout  sans  vouloir  dire  ce  que  je  cherchais.  Je 
regardai  dans  le  foyer  de  la  cheminée  et  je  vis, 
sur  les  pierres  disjointes,  les  égratignures  fraî- 
ches que  Baptiste  y  avait  faites  avec  son  cou- 
teau. Mais  qu'est-ce  que  cela  prouvait,  .sinon 
que,  dans  ma  folie,  j'avais  fait  chercher  là  un 
objet  qui  n'existait  que  dans  le  souvenir  d'un 
rêve  ?  J'avais  cru  trouver  une  bague  et  la  mettre 
à  mon  doigt.  Elle  n'y  était  plus,  elle  n'y  avait 
sans  doute  jamais  été  ! 

Je  n'osai  même  plus  interroger  Baptiste  sur 
ce  fait.  On  ne  me  laissa  pas  seul  un  instant  dans 

8. 


138  LES  DAMES   VERTES 

la  chambre  aux  dames  et  on  la  referma  dès  que 
j'en  fus  sorti.  Je  sentis  que  rien  ne  me  retenait 
plus  au  château  d'Ionis  et  je  partis  le  lendemain 
matin,  furtivement,  pour  échapper  à  la  conduite 
eu  voiture  dont  on  m'avait  menacé. 

Le  cheval  et  le  grand  air  me  remirent  tout  à 
fait.  Je  traversai  assez  vite  les  bois  qui  environ- 
naient le  château,  dans  la  crainte  d'être  pour- 
suivi par  la  sollicitude  de  ma  belle  hôtesse.  Puis 
je  ralentis  mon  cheval  à  deux  lieues  de  là,  et 
arrivai  tranquillement  à  Angers  dans  l'après- 
midi. 

Ma  figure  était  un  peu  altérée  :  mon  père  ne 
s'en  aperçut  pas  beaucoup  ;  mais  rien  n'échappe 
à  l'œil  d'une  mère,  et  la  mienne  s'en  inquiéta. 
Je  parvins  à  la  tranquilliser  en  mangeant  avec 
appétit;  j'avais  arraché  à  Baptiste  le  serment 
de  ne  rien  dire  ;  il  y  avait  mis  cette  restriction, 
qu'il  ne  le  tiendrait  pas  si  je  venais  à  retomber 
malade. 


LES   DAMES   VERTES  139 

Aussi  je  m'en  gardai  bien!  je  me  soignai 
moralement  et  physiquement  comme  un  garçon 
très-épris  de  la  conservation  de  son  être.  Je  tra- 
vaillai sans  excès,  je  me  promenai  régulière- 
ment, j'éloignai  toute  idée  lugubre,  je  m'abstins 
de  toute  lecture  excitante.  La  raison  de  toute 
cette  raison  prenait  sa  source  dans  une  folie 
obstinée  mais  tranquille  et,  pour  ainsi  dire, 
maîtresse  d'elle-même.  Je  voulais  constater  de- 
vant mon  propre  jugement  que  je  n'avais  pas  été 
fou,  que  je  ne  l'étais  pas,  et  qu'il  n'y  avait  rien 
de  plus  avéré  à  mes  propres  yeux  que  l'exis- 
tence des  dames  vertes.  Je  voulais  aussi  remettre 
mon  esprit  dans  l'état  de  lucidité  nécessaire 
pour  cacher  mon  secret  et  le  nourrir  en  moi, 
comme  la  source  de  ma  vie  intellectuelle  et  le 
critérium  (Je  ma  vie  morale. 

Toute  trace  de  crise  s'effaça  donc  rapidement, 
et,  à  me  voir  studieux,  raisonnable  et  modéré 
en  toutes  choses,  il  eût  été  impossible  de  deviner 


140  LES  DAMES  VERTES 

que  j'étais  sous  l'empire  d'une  idée  fixe,  d'une 
monomame  bien  conditionnée. 

Trois  jours  après  mon  retour  à  Angers,  mon 
père  m'envoya  à  Tours  pour  une  autre  affaire. 
J'y  passai  vingt-quatre  heures,  et,  quand  je  re- 
vins chez  nous,  j'appris  que  madame  d'Ionis 
était  venue  s'entendre  avec  mon  père  sur  la  suite 
de  son  procès.  Elle  avait  paru  céder  à  la  raison 
positive  :  elle  consentait  à  le  gagner. 

Je  fus  content  de  ne  l'avoir  pas  rencontrée.  Il 
serait  impossible  de  dire  qu'une  aussi  charmante 
femme  me  fût  devenue  antipathique  ;  mais  il  est 
certain  que  je  craignais  plus  que  je  ne  désirais 
de  me  retrouver  avec  elle.  Son  scepticisme, 
dont  elle  n'avait  paru  se  débarrasser  un  jour 
%vec  moi  que  pour  m'en  accabler  le  lendemain, 
jne  faisait  l'effet  d'une  injure  et  me  causait  une 
Jouffrance  inexprimable. 

Au  bout  de  deux  mois,  quelque  effort  que  je 
fisse  pour  paraître  heureux,  ma  mère  s'aperçut 


LES   DAMES    VERTES  141 

de  l'épouvantable  tristesse  qui  régnait  au  fond 
de  mes  pensées.  Tout  le  monde  remarquait  en 
moi  un  grand  changement  à  mon  avantage,  et 
elle  s'en  était  réjouie  d'abord.  Ma  conduite  était 
d'une  austérité  complète  et  mon  entretien  aussi 
grave  et  aussi  sensé  que  celui  d'un  vieux  magis- 
trat. Sans  être  dévot,  je  me  montrais  religieux. 
Je  ne  scandalisais  plus  les  simples  par  mon  vol- 
tairianisme.  Je  jugeais  avec  impartialité  toutes 
choses  et  critiquais  sans  aigreur  celles  que  je 
n'admettais  pas.  Tout  cela  était  édifiant,  excel- 
lent; mais  je  n'avais  plus  de  goût  à  rien  et  je 
portais  la  vie  comme  un  fardeau.  Je  n'étais  plus 
jeune,  je  ne  connaissais  plus  ni  l'ivresse  de 
l'enthousiasme  ni  l'entraînement  de  la  gaieté. 
J'eus  donc  le  temps,  malgré  mes  grandes 
occupations,  de  faire  des  vers,  et  j'aurais  eu 
encore  ce  temps-là,  quand  même  on  ne  me  l'eût 
pas  laissé,  car  je  ne  dormais  presque  plus  et 
ne  recherchais  aucun  de  ces  amusements  qui 


142  LES   DAMES  VERTES 

absorbent  les  trois  quarts  de  la  vie  d'un  jeune 
homme.  Je  ne  songeais  plus  à  l'amour,  je  fuyais 
le  monde,  je  ne  paradais  plus  avec  les  hommes 
de  mon  âge  sous  les  yeux  des  belles  dames  du 
pays.  J'étais  retiré,  méditatif,  austère,  très-doux 
avec  les  miens,  très-modeste  avec  tout  le  monde, 
très-ardent  aux  luttes  du  barreau.  Je  passai  pour 
un  garçon  accompli,  mais  j'étais  profondément 
malheureux. 

C'est  que  je  nourrissais,  avec  un  stoïcisme 
étrange,  une  passion  insensée  et  sans  analogue 
dans  la  vie.  J'aimais  une  ombre;  je  ne  pouvais 
même  pas  dire  une  morte.  Toutes  mes  recher- 
ches historiques  n  avaient  abouti  qu'à  me  prou- 
ver ceci  :  Les  trois  demoiselles  d'Ionis  n'avaient 
peut-être  jamais  existé  que  dans  la  légende. 
Leur  histoire,  placée  par  les  derniers  chroni- 
queurs à  l'époque  de  Henri  II,  était  déjà  une 
vieille  chronique  incertaine  à  cette  même  épo- 
que. Il  ne  restait  d'elles  ni  un  titre,  ni  un  uom, 


LES    DAMES    VERTES  143 

ni  un  écusson  dans  les  papiers  de  la  famille  d'Io- 
nis,  que  mon  père,  en  raison  du  procès,  avait 
tous  entre  les  mains;  ni  même  une  pierre  tumu- 
laire  en  aucun  lieu  de  la  contrée  ! 

J'adorais  donc  une  pure  fiction,  éclose,  selon 
toute  apparence,  dans  les  fumées  de  mon  cer- 
veau. Mais  voilà  où  il  eût  été  impossible  de  me 
convaincre.  J'avais  vu  et  entendu  cette  merveille 
de  beauté  ;  elle  existait  dans  une  région  où  il 
m'était  impossible  de  l'atteindre,  mais  d'où  il 
lui  était  possible  de  descendre  vers  moi.  Creuser 
le  problème  de  cette  existence  indéfinissable  et 
le  mystère  du  lien  qui  s'était  formé  entre  nous 
m'eût  conduit  au  délire.  Je  le  sentais,  je  ne  vou- 
lais rien  expliquer,  rien  approfondir  ;  je  vivais 
par  la  foi,  qui  est  l'argument  des  choses  qui 
n'apparaissent  pas,  une  folie  sublime,  soit,  si 
la  raison  n'est  que  l'argument  de  ce  qui  tombe 
sous  les  sens. 

Ma  folie  n'était  pas  aussi  puérile  qu'on  eût  pu 


144  LES   DAMES   VERTES 

le  craindre.  Je  la  soignais  comme  une  faculté 
supérieure  et  ne  lui  permettais  pas  de  descendre 
des  hauteurs  où  je  l'avais  placée.  Je  m'abstins 
donc  de  toute  évocation  nouvelle,  dans  la  crainte 
de  m'égarer  à  la  poursuite  cabalistique  de  quel- 
que chimère  indigne  de  moi.  L'immortelle  m'a- 
vait dit  de  devenir  digne  qu'elle  restât  vivante 
dans  ma  pensée.  Elle  ne  m'avait  pas  promis  de 
revenir  sous  la  forme  où  je  l'avais  vue.  Elle  avait 
dit  que  cette  forme  n'existait  pas  et  n'était  que 
la  création  produite  en  moi  par  l'élévation  de 
mon  sentiment  pour  elle.  Je  ne  devais  donc  pas 
tourmenter  mon  cerveau  pour  la  reproduire, car 
mon  cerveau  pouvait  la  dénaturer  et  faire  surgir 
quelque  image  au-dessous  d'elle.  Je  voulais  pu- 
rifier ma  vie  et  cultiver  en  moi  le  trésor  de  la 
conscience ,  dans  l'espoir  que,  à  un  moment 
donné,  cette  céleste  figure  viendrait  d'elle-même 
se  placer  devant  moi  et  m'entretenir  avec  cette 
voix  chérie  que  je  n'avais  pas  mérité  d'entendre 
longtemps. 


LES   DAMES    VERTES  145 

Sous  l'empire  de  cette  manie,  j'étais  en  train 
de  devenir  homme  de  bien,  et  il  est  fort  étrange 
que  je  fusse  conduit  à  la  sagesse  par  la  folie 
Mais  c'était  là  quelque  chose  de  trop  subtil  et  de 
trop  tendu  pour  la  nature  humaine.  Cette  rup- 
ture de  mon  âme  avec  le  reste  de  mon  être,  et 
de  ma  vie  avec  les  entraînements  de  la  jeunesse, 
devait  me  conduire  peu  à  peu  au  désespoir, 
peut-être  à  la  fureur. 

Je  n'en  étais  encore  qu'à  la  mélancolie,  et,  bien 
que  très-pâli  et  très-amaigri,  je  n'étais  ni  malade 
ni  insensé  en  apparence,  lorsque  la  cause  des 
d'ionis  contre  les  d'Aillane  arriva  au  rôle.  Mon 
père  m'avertit  de  préparer  mon  plaidoyer  pour 
la  semaine  suivante.  Il  y  avait  alors  trois  mois 
environ  que  j'avais  quitté,  par  une  matinée  de 
'*uin,  le  funeste  château  d'ionis. 


LE   DUEL 


A  mesure  que  nous  avions  étudié  cette  triste 
affaire,  nous  nous  étions  bien  convaincus,  mon 
père  et  moi,  qu'elle  était  imperdable.  Deux  tes- 
taments se  trouvaient  en  présence  :  l'un  qui, 
depuis  cinq  ans,  avait  reçu  sa  pleine  exécution, 
était  en  faveur  de  M.  d'Aillane.  Gêné  à  l'époque 
de  cet  héritage,  il  s'était  libéré  en  vendant  l'im- 
meuble qu'il  regardait  comme  sien.  L'autre  tes- 
tament, découvert  trois  ans  après,  par  un  de 
ces  étranges  hasards  qui  font  dire  que,  parfois, 
la  vie  ressemble  à  un  roman,  dépouillait  tout  à 


LES    DAMES    VERTES  147 

coup  les  d'Aillane  pour  enrichir  madame  d'ionis. 
La  validité  de  ce  dernier  acte  était  incontestable  ; 
la  date,  postérieure  à  celle  du  premier,  était 
nette  et  précise.  M.  d'Aillane  plaidait  l'état  d'en- 
fance du  testateur  et  l'espèce  de  pression  que 
M.  d'Ionis  avait  exercée  sur  lui  à  ses  derniers 
moments.  Ce  dernier  point  était  assez  réel;  mais 
l'état  d'enfance  ne  pouvait  être  constaté  en  au- 
cune façon. 

En  outre,  M.  d'Ionis  prétendait,  avec  raison, 
que,  pressé  par  ses  créanciers,  d'Aillane  leur 
avait  cédé  l'immeuble  au-dessous  de  sa  valeur, 
et  il  réclamait  une  somme  assez  importante, 
puisque  c'était  le  dernier  débris  de  la  fortune  de 
ses  adversaires. 

M.  d'Aillane  n'espérait  guère  le  succès.  Il  sen- 
tait la  faiblesse  de  sa  cause  ;  mais  il  tenait  à  se 
laver  de  l'accusation,  portée  contre  lui,  d'avoir 
cjnnu  ou  seulement  soupçonné  l'existence  du 
second  testament,  d'avoir  engagé  la  personne 


148  LES   DAMES   VERTES 

qui  en  était  dépositaire  à  le  tenir  caché  pendant 
trois  ans,  et  de  s'être  hâté  de  mobiliser  l'héritage 
pour  échapper  en  partie  aux  conséquences  de 
l'avenir.  Il  y  avait  donc,  en  outre  du  fond  de 
l'affaire,  discussion  sur  la  valeur  réelle  de  l'im- 
meuble, exagérée  en  plus  et  en  moins  par  les 
deux  parties,  dans  les  débats  antérieurs  à  l'in- 
tervention de  mon  père  dans  le  procès. 

Nous  causions  ensemble  sur  ce  dernier  point, 
mon  père  et  moi,  et  nous  n'étions  pas  tout  à  fait 
d'accord,  lorsque  Baptiste  nous  annonça  la  visite 
de  M.  d'Aillane  fils,  capitaine  au  régiment  de1-*. 

Bernard  d'Aillane  était  un  beau  garçon,  de 
mon  âge  à  peu  près,  fier,  vif  et  plein  de  fran- 
chise. Il  s'exprima  très-poliment,  faisant  appel 
à  notre  honneur  en  homme  qui  en  connaissait  la 
rigidité  ;  mais,  à  la  fin  de  son  exorde,  emporté 
par  la  vivacité  de  son  naturel,  il  laissa  percer 
une  menace  fort  claire  contre  moi,  pour  le  cas 
où,  dans  ma  plaidoirie,  je  viendrais  à  exprimer 


LES    DAMES   VERTES  149 

quelque  doute  sur  la  parfaite  loyauté  de  son  père. 
Le  mien  fut  plus  ému  que  moi  de  ce  défi,  et, 
avocat  dans  l'âme,  il  s'en  courrouça  avec  élo- 
quence. Je  vis  que  d'un  projet  de  conciliation 
allait  naître  une  querelle,  et  je  priai  les  deux  in- 
terlocuteurs de  m'écouter. 

—  Permettez-moi,  mon  père,  dis-je,  de  faire 
observer  à  M.  d'Aillane  qu'il  vient  de  commettre 
une  grave  imprudence,  et  que,  si  je  n'étais  pas, 
grâce  au  devoir  de  ma  profession,  d'un  sang 
plus  rassis  que  le  sien,  je  prendrais  plaisir  à  pro- 
voquer sa  colère,  en  faisant  argument  de  tout 
pour  les  besoins  de  ma  cause. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ?  s'écria  mon  père,  qui  était 
le  plus  doux  des  hommes  dans  son  intérieur, 
mais  passablement  emporté  dans  l'exercice  de  ses 
fonctions.  J'espère  bien,  mon  fils,  que  vous  ferez 
argument  de  tout,  et  que,  s'il  y  a  lieu,  le  moins 
du  monde,  à  suspecter  la  bonne  foi  de  vos  ad- 
versaires, ce  ne  sont  point  la  petite  moustache 


150  LES   DAMES   VERTES 

et  la  petite  épée  de  M.  le  capitaine  d'Aillane,  non 
plus  que  la  grande  moustache  et  la  grande  épée 
de  monsieur  son  père,  qui  vous  retiendront  de 
le  proclamer. 

Le  jeune  d'Aillane  était  hors  de  lui,  et,  ne 
pouvant  s'en  prendre  à  un  homme  de  l'âge  de 
mon  père,  il  avait  grand  besoin  de  s'en  prendre 
à  moi.  Il  m'envoya  quelques  paroles  assez  aigres 
que  je  ne  relevai  pas,  et,  m'adressant  toujours 
à  mon  père,  je  lui  répondis  : 

—  Vous  avez  parfaitement  raison  de  croire 
que  je  ne  me  laisserai  pas  intimider;  mais  il  faut 
pardonner  à  M.  d'Aillane  d'avoir  eu  cette  pensée. 
Si  je  me  trouvais  dans  la  même  situation  que 
lui,  et  que  votre  honneur  fût  en  cause,  songez, 
mon  cher  père,  que  je  ne  serais  peut-être  pas 
plus  patient  et  plus  raisonnable  qu'il  ne  faut. 
Ayons  donc  des  égards  pour  son  inquiétude,  et, 
puisque  nous  pouvons  la  soulager,  n'ayons  pas 
îa  rigueur  de  la  faire  durer  davantage.  J'ai  assez 


LES   DAMES   VERTES  151 

examiné  l'affaire  pour  être  persuadé  de  l'extrême 
délicatesse  de  toute  la  famille  d'Aillane,  et  je  me 
ferai  un  plaisir  comme  un  devoir  de  lui  rendre 
hommage  en  toute  occasion. 

—  Voilà  tout  ce  que  je  voulais,  monsieur, 
s'écria  le  jeune  homme  en  me  serrant  les  mains  ; 
et,  maintenant,  gagnez  votre  procès,  nous  ne 
demandons  pas  mieux  ! 

—  Un  instant,  un  instant  !  reprit  mon  père 
avec  le  feu  qu'à  l'audience  il  portait  dans  ses 
répliques.  Je  ne  sais  quelles  sont,  en  définitive, 
vos  idées,  mon  fils,  sur  cette  parfaite  loyauté  ; 
mais,  quant  à  moi,  si  je  trouve,  dans  l'histo- 
rique de  l'affaire,  des  circonstances  où  elle  me 
paraît  évidente,  il  en  est  d'autres  qui  me  lais- 
sent des  doutes,  et  je  vous  prie  de  ne  vous  en- 
gager à   rien,   avant    d'avoir  pesé    toutes  1er 
objections  que  j'étais  en  train  de  vous  faire 
lorsque  monsieur  nous  a  accordé  l'honneur  df 
sa  visite. 


152  LES   DAMES    VERTES 

—  Permettez-moi,  mon  père,  répondis -je 
avec  fermeté,  de  vous  dire  que  de  légères  appa- 
rences ne  me  suffiraient  pas  pour  partager  vos 
doutes.  Sans  parler  de  la  réputation  bien  établie 
de  M.  le  comte  d'Aillane,  j'ai  sur  son  compte  et 
sur  celui  de  sa  famille  un  témoignage... 

Je  m'arrêtai,  en  songeant  que  ce  témoignage 
de  ma  sublime  et  mystérieuse  amie,  je  ne  pou- 
vais l'invoquer  sans  faire  rire  de  moi.  Il  était 
pourtant  si  sérieux  dans  ma  pensée,  que  rien  au 
monde,  pas  même  des  faits  apparents,  ne  m'en 
eussent  fait  douter. 

—  Je  sais  de  quel  témoignage  vous  parlez, 
dit  mon  père.  Madame  d'Ionis  a  beaucoup  d'af- 
fection... 

—  Je  connais  à  peine  madame  d'Ionis  !  répli- 
qua vivement  le  jeune  d'Aillane. 

—  Aussi,  je  ne  parle  point  de  vous,  monsieur, 
reprit  mon  père  en  souriant;  je  parle  du  comte 
d'Aillane  et  de  mademoiselle  sa  fille. 


LES    DAMES   VERTES  153 

—  Et  moi,  mon  père,  dis-je  à  mon  tour, 
je  n'ai  pas  voulu  parler  de  madame  d'Ionis. 

—  Peut-on  vous  demander,  me  dit  le  jeune 
d'Aillane,  quelle  est  la  personne  qui  a  eu  sur 
vous  cette  heureuse  influence,  afin  que  je  puisse 
lui  en  savoir  gré  ? 

—  Vous  me  permettrez,  monsieur,  de  ne  pas 
vous  le  dire.  Ceci  m'est  tout  personnel. 

Le  jeune  capitaine  me  demanda  pardon  de 
son  indiscrétion,  prit  congé  de  mon  père  un  peu 
froidement,  et  se  retira  en  me  témoignant  sa 
gratitude  pour  mes  bons  procédés. 

Je  le  suivis  jusqu'à  la  porte  de  la  rue,  comme 
pour  le  reconduire.  Là,  il  me  tendit  encore  la 
main  ;  mais,  cette  fois,  je  retirai  la  mienne,  et, 
le  priant  d'entrer  un  instant  dans  mon  apparte- 
ment qui  donnait  sur  le  vestibule  d'entrée  de 
notre  maison,  je  lui  déclarai  de  nouveau  que 
j'étais  persuadé  de  la  noblesse  de  sentiments  de 
son  père,  et  bien  déterminé  à  ne  pas  porter  la 

9. 


154  LES    DAMES    VERTES 

moindre  atteinte  à  l'honneur    de  sa   famille. 
Après  quoi,  je  lui  dis  : 

—  Ceci  établi,  monsieur,  vous  allez  me  per- 
mettre de  vous  demander  raison  de  l'insulte  que 
vous  m'avez  faite,  en  doutant  de  ma  fierté  jus- 
qu'à me  menacer  de  votre  ressentiment.  Si  je 
ne  l'ai  pas  fait  devant  mon  père,  qui  semblait 
m'y  pousser,  c'est  parce  que  je  sais  que,  sa 
colère  passée,  il  se  fût  senti  le  plus  malheureux 
des  hommes.  J'ai  aussi  une  mère  fort  tendre  ; 
c'est  ce  qui  me  fait  vous  demander  le  secret  sur 
l'explication  que  nous  avons  ici.  Chargé  des 
intérêts  de  madame  d'Ionis,  c'est  demain  que  je 
plaide  sa  cause.  Je  vous  prie  donc  de  m'accorder 
pour  après-demain,  au  sorlir  du  Palais,  le  ren- 
dez-vous que  je  vous  demande. 

—  Non,  parbleu  !  il  n'en  sera  rien,  s'écria  le 
jeune  homme  en  me  sautant  au  cou.  Je  n'ai  pas 
la  moindre  envie  de  tuer  un  garçon  qui  me 
montre  tant  de  cœur  et  de  justice  !  J'ai  eu  tort, 


LES  DAMES   VERTES  155 

j'ai  agi  en  mauvaise  tète,  et  me  voilà  tout  prêt  à 
vous  en  demander  pardon. 

—  C'est  fort  inutile,  monsieur,  car  vous  étiez 
tout  pardonné  d'avance.  Dans  mon  état,  on  est 
exposé  à  ces  offenses -là  et  elles  n'atteignent 
pas  un  honnête  homme  ;  mais  il  n'y  en  a  pas 
moins  nécessité  pour  moi  de  me  battre  avec 
vous. 

—  Oui-da  !  Et  pourquoi  diable,  après  les 
excuses  que  je  vous  fais  ? 

—  Parce  que  ces  excuses  sont  intimes,  tandis 
que  votre  visite  ici  a  été  publique.  Voilà  votre 
grand  cheval  qui  piaffe  à  notre  porte,  et  votre 
soldat  galonné  qui  attire  tous  les  regards.  Vous 
savez  bien  ce  que  c'est  qu'une  petite  ville  de 
province.  Dans  une  heure,  tout  le  monde  saura 
qu'un  brillant  officier  est  venu  menacer  un  petit 
avocat  plaidant  contre  lui,  et  vous  pouvez  être 
bien  sur  que,  demain,  lorsque  j'aurai  pour  vous 
et  les  vôtres  les  égards  que  je  crois  vous  devoir, 


156  LES   DAMES    VERTES 

plus  d'un  esprit  malveillant  m'accusera  d'avoir 
peur  de  vous,  et  rira  de  ma  figure  placée  en 
regard  de  la  vôtre.  Je  me  résigne  à  cette  humi- 
liation ;  mais,  mon  devoir  accompli,  j'aurai  un 
autre  devoir  qui  sera  de  prouver  que  je  ne  suis 
pas  un  lâche,  indigne  d'exercer  une  profession 
honorable,  et  capable  de  trahir  la  confiance  de 
ses  clients  dans  la  crainte  d'un  coup  d'épée. 
Songez  que  je  suis  très-jeune,  monsieur,  et  que 
j'ai  à  établir  mon  caractère,  à  présent  ou 
jamais. 

—  Vous  me  faites  comprendre  ma  faute, 
répondit  M.  d'Aillane.  Je  n'ai  pas  senti  la  gra- 
vité de  ma  démarche,  et  je  vous  dois  des  excuses 
publiques. 

—  Il  sera  trop  tard  après  ma  plaidoirie  :  on 
pourrait  toujours  croire  que  j'ai  cédé  à  la 
crainte;  et  il  serait  trop  tôt  auparavant  :  on 
pourrait  croire  que  vous  craignez  mes  révéla- 
tions. 


LES    DAMES   VERTES  157 

—  Alors,  je  vois  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de 
s'arranger,  et  que  tout  ce  que  je  peux  faire 
pour  vous,  c'est  de  vous  donner  la  réparation 
que  vous  exigez.  Comptez  donc  sur  ma  parole 
et  sur  mon  silence.  En  sortant  du  Palais,  demain, 
vous  me  trouverez  au  lieu  qu'il  vous  plaira  de 
désigner. 

Nous  fîmes  nos  conventions.  Après  quoi,  le 
jeune  officier  me  dit  d'un  air  affectueux  et  triste  : 
—  Voilà  pour  moi  une  mauvaise  affaire,  mon- 
sieur! car,  si  j'avais  le  malheur  de  vous  tuer, 
je  crois  que  je  me  tuerais  moi-même  après.  Je 
ne  pourrais  pas  me  pardonner  la  nécessité  où 
j'ai  mis  un  homme  de  cœur  comme  vous  de 
jouer  sa  vie  contre  la  mienne.  Dieu  veuille  que 
le  résultat  ne  soit  pas  trop  grave  !  Il  me  servira 
de  leçon.  Et,  en  attendant,  quoi  qu'il  arrive, 
voyez  mon  repentir  et  n'ayez  pas  une  trop  mau- 
vaise idée  de  moi.  Il  est  bien  certain  que  le 
monde  nous  élève  mal,  nous  autres  jeunes  gens 


158  LES   DAMES   VERTES 

de  famille!   Nous  oublions  que  la  bourgeoisie 
nous  vaut  et  qu'il  est  temps  de  compter  avec 
elle.  Allons,  donnez-moi  la  main  à  présent,  en' 
attendant  que  nous  nous  coupions  la  gorge  ! 

Madame  d'Ionis  devait  venir  le  lendemain 
pour  assister  aux  débats.  J'avais  reçu  d'elle 
plusieurs  lettres  très-amicales  où  elle  ne  me 
détournait  plus  de  mon  devoir  d'avocat,  et  où 
elle  se  contentait  de  me  recommander  de  res- 
pecter l'honneur  de  ses  parents,  qui  ne  pouvait, 
disait-elle,  être  méconnu  et  offensé  sans  qu'il 
en  rejaillît  de  la  honte  sur  elle-même.  Il  était 
facile  de  voir  qu'elle  comptait  sur  sa  présence 
pour  me  contenir,  au  cas  où  je  me  laisserais 
emporter  par  quelque  dépit  oratoire. 

Elle  se  trompait  en  supposant  qu'elle  eût 
exercé  sur  moi  quelque  pouvoir.  J'étais  désor- 
mais gouverné  par  une  plus  haute  influence, 
par  un  souvenir  bien  autrement  puissant  que  le 
sien. 


LES    DAMES    VEKTES  159 

Je  m'entretins  encore  avec  mon  père  dans  la 
soirée,  et  l'amenai  à  me  laisser  libre  d'apprécier 
comme  je  l'entendais  le  côté  moral  de  l'affaire. 
11  me  donna  le  bonsoir  en  me  disant  d'un  air  un 
peu  goguenard,  que  je  ne  compris  pas  plus  que 
ses  paroles  : 

—  Mon  cher  enfant,  prends  garde  à  toi  !  Ma- 
dame d'Ionis  est  pour  toi  un  oracle,  je  le  sais  ! 
Mais  j'ai  grand'peur  que  tu  ne  tiennes  le  bou- 
geoir pour  un  autre. 

Et,  comme  il  vit  mon  étonnement,  il  ajouta  : 

—  Nous  parlerons  de  cela  plus  tard.  Songe 
à  bien  parler  demain  et  à  faire  honneur  à  ton 
père! 

Au  moment  de  me  mettre  au  Ut,  je  fus  frappé 
de  la  vue  d'un  nœud  de  rubans  verts  attaché  à 
mon  oreiller  avec  une  épingle.  Je  le  pris  et 
sentis  qu'il  contenait  une  bague  :  c'était  l'étoile 
d'émeraude  dont  le  souvenir  ne  m'était  resté 
que  comme  celui  d'un  rêve  de  la  fièvre.  Elle 


160  LES  DAMES   VERTES 

existait,  cette  bague  mystérieuse  ;  elle  m'était 
rendue  ! 

Je  la  passai  à  mon  doigt  et  je  la  touchai  cent 
fois  pour  m'assurer  que  je  n'étais  pas  dupe 
d'une  illusion  ;  puis  je  l'ôtai  et  l'examinai  avec 
une  attention  dont  je  n'avais  pas  été  capable  au 
château  d'Ionis,  et  j'y  déchiffrai  cette  devise  en 
caractères  très-anciens  :  Ta  vie  n'est  qu'à  moi. 

C'était  donc  une  défense  de  me  battre  ?  L'im- 
mortelle ne  voulait  pas  me  permettre  encore 
d'aller  la  rejoindre?  Ce  fut  une  cruelle  douleur  ; 
car,  depuis  quelques  heures,  la  soif  de  la  mort 
s'était  emparée  de  moi,  et  j'espérais  être  auto- 
risé par  les  circonstances  à  me  débarrasser  de 
la  vie  sans  révolte  et  sans  lâcheté. 

Je  sonnai  Baptiste,  que  j'entendais  marcher 
encore  dans  la  maison. 

—  Ecoute,  lui  dis-je,  il  faut  me  dire  la  vérité, 
mon  ami;  car  tu  es  un  honnête  homme,  et  ma 
raison  est  dans  tes  mains.  Qui  est  vwiu  ici  dans 


LES   DAMES   VERTES  161 

la  soirée?  Oui  a  apporté  la  bague  dans  ma  cham- 
bre, là,  sur  mon  oreiller? 

—  Quelle  bague,  monsieur  ?  Je  n'ai  pas  vu  de 
bague. 

—  Mais,  maintenant,  ne  la  vois-tu  pas?  N'est- 
elle  pas  à  mon  doigt?  Ne  l'y  as- tu  pas  déjà  vue 
au  château  d'Ionis? 

—  Certainement,  monsieur,  que  je  la  vois  et 
que  je  la  reconnais  bien!  C'est  celle  que  vous 
aviez  perdue  là-bas  et  que  j'ai  retrouvée  entre 
deux  carreaux;  mais  je  vous  jure,  sur  l'honneur, 
que  je  ne  sais  pas  comment  elle  se  trouve  ici, 
et  qu'en  faisant  votre  couverture,  je  n'ai  rien  vu 
sur  votre  oreiller. 

—  Au  moins,  peut-être,  pourras-tu  me  dire 
une  chose  que  je  n'ai  jamais  osé  te  demander 
après  cette  fièvre  qui  m'avait  rendu  fou  pendant 
quelques  heures.  Par  qui  cette  bague  m'avait- 
elle  été  prise  au  château  d'Ionis? 

—  Voilà  ce  que  je  ne  sais  pas  non  plus,  mon- 


162  LES    DAMES    VERTES 

sieur!  Ne  vous  la  voyant  plus  au  doigt,  j'ai 
pensé  que  vous  l'aviez  cachée...  pour  ne  pas 
compromettre... 

—  Qui  ?  Explique-toi  ! 

—  Dame  !  monsieur,  est-ce  que  ce  n'est  pas 
madame  d'Ionis  qui  vous  l'avait  donnée? 

—  Nullement. 

—  Après  ça,  monsieur  n'est  pas  forcé  de  me 
dire...  Mais  ça  doit  être  elle  qui  vous  l'a  ren- 
voyée. 

—  As-tu  vu  quelqu'un  de  chez  elle  venir  ici 
aujourd'hui? 

—  Non,  monsieur,  personne.  Mais  celui  qui  a 
fait  la  commission  connaît  les  êtres  de  la  mai- 
son, pas  moins! 

Voyant  que  je  ne  tirerais  rien  de  l'examen 
des  choses  réelles,  je  congédiai  Baptiste  et  me 
livrai  à  mes  rêveries  accoutumées.  Tout  cela  ne 
pouvait  plus  être  expliqué  naturellement.  Cette 
bague  contenait  le  secret  de  ma  destinée.  J'étais 


LES    DAMES    VERTES  163 

désolé  d'avoir  à  désobéir  à  mon  immortelle  et 
j'étais  heureux  en  même  temps  de  m'ima- 
giner  qu'elle  tenait  sa  promesse  de  veiller  sur 
moi. 

Je  ne  fermai  pas  l'œil  de  la  nuit.  Ma  pauvre 
tête  était  bien  malade  et  mon  cœur  encore  plus. 
Devais-je  désobéir  à  l'arbitre  de  ma  destinée? 
devais-je  lui  sacrifier  mon  honneur?  Je  m'étais 
engagé  trop  avant  avec  M.  d'Aillane  pour  reve- 
nir sur  mes  pas.  Je  m'arrêtais  par  moments  à  la 
pensée  du  suicide  pour  échapper  au  supplice 
d'une  existence  que  je  ne  comprenais  plus.  Et 
puis  je  me  tranquillisais  par  la  pensée  que  cette 
terrible  et  délicieuse  devise  :  Ta  vie  n'est  qu'à 
moi,  n'avait  pas  le  sens  que  je  lui  attribuais, 
et  je  résolus  de  passer  outre,  me  persuadant 
que  l'immortelle  m'apparaitrait  sur  le  lieu 
même  du  combat,  si  sa  volonté  était  de  l'em- 
pêcher. 

Mais  pourquoi  ne  m'apparaissait-elle  pas  elle- 


164  LES    DAMES    VERTES 

même  pour  mettre  fin  à  mes  perplexités?  Je  l'in- 
voquais avec  une  ardeur  désespérée. 

—  L'épreuve  est  trop  longue  et  trop  cruelle  ! 
lui  disais-je;  j'y  perdrai  la  raison  et  la  vie.  Si  je 
dois  vivre  pour  toi,  si  je  t'appartiens... 

Un  coup  de  marteau  à  la  porte  de  la  maison 
me  fit  tressaillir.  Il  ne  faisait  pas  encore  jour.  Il 
n'y  avait  que  moi  d'éveillé  chez  nous.  Je  m'ha- 
billai à  la  hâte.  On  frappa  un  second  coup,  puis 
un  troisième,  au  moment  où  je  m'élançais  dans 
le  vestibule. 

J'ouvris  tout  tremblant.  Je  ne  sais  quel  rap- 
port mon  imagination  pouvait  établir  entre  eette 
visite  nocturne  et  le  sujet  de  mes  angoisses  ; 
mais,  quel  que  fût  le  visiteur,  j'avais  le  pressen- 
timent d'une  solution.  C'en  était  une,  en  effet, 
bien  que  je  ne  pusse  comprendre  le  L'en  des 
événements  où  j'allais  voir  bientôt  se  dénouer 
ma  situation. 

Le  visiteur  était  un  domestique  de  madame 


1 


LES    DAMES    VERTES  165 

d'Ionis,  qui  arrivait  à  bride  abattue  avec  une 
lettre  pour  mon  père  ou  pour  moi,  car  nos  deux 
noms  étaient  sur  l'adresse. 

Pendant  qu'on  se  levait  dans  la  maison  pour 
venir  ouvrir,  je  lus  ce  qui  suit  : 

«  Arrêtez  le  procès.  Je  reçois  à  l'instant  et 
vous  transmets  une  nouvelle  grave  qui  vous  dé- 
gage de  votre  parole  envers  M.  d'Ionis.  M.  d'Ionis 
n'est  plus.  Vous  en  aurez  la  nouvelle  officielle 
dans  la  journée.  x> 

Je  portai  la  lettre  à  mon  père. 

—  A  la  bonne  heure!  dit-il.  Voilà  une  heu- 
reuse affaire  pour  notre  belle  cliente,  si  ce 
maussade  défunt  ne  lui  laisse  pas  trop  de  dettes; 
une  heureuse  affaire  aussi  pour  les  d'Aillane  ! 
La  cour  y  perdra  l'occasion  d'un  beau  jugement, 
et  toi  celle  d'un  beau  plaidoyer.  Alors...  dor- 
mons, puisqu'il  n'y  a  rien  de  mieux  a  faire  ! 

11  se  retourna  vers  la  ruelle  ;  puis  il  me  rap- 
pela comme  je  sortais  de  sa  chambre. 


166  LES    DAMES    VERTES 

—  Mon  cher  enfant,  me  dit-il  en  se  frottant 
les  yeux,  je  pense  à  une  chose  :  c'est  que  vous 
êtes  amoureux  de  madame  d'Ionis,  et  que,  si 
elle  est  ruinée. . . 

—  Non,  non,  mon  père!  m'écriai-je,  je  ne 
suis  pas  amoureux  de  madame  d'Ionis. 

—  Mais  tu  l'as  été?  Voyons,  la  vérité? 
C'est  là  la  cause  de  ce  bon  changement  qui 
s'est  fait  en  toi.  L'ambition  du  talent  t'est  ve- 
nue... et  cette  mélancolie  dont  ta  mère  s'in- 
quiète... 

—  Certainement!  dit  ma  mère,  qui  avait  été 
réveillée  par  les  coups  de  marteau  à  une  heure 
indue,  et  qui  était  entrée,  en  cornette  de  nuit, 
pendant  que  nous  causions  ;  soyez  sincère,  mon 
cher  fils  !  vous  aimez  cette  belle  dame,  et  même 
je  crois  que  vous  en  êtes  aimé.  Eh  bien,  confes- 
sez-vous à  vos  parents... 

—  Je  veux  bien  me  confesser,  répondis-je  ei . 
embrassant  ma  bonne  mère;  j'ai  été  amoureux 


LES    DAMES   VERTES  167 

de  madame  d'Ionis  pendant  deux  jours;  mais  j'ai 
été  guéri  le  troisième  jour. 

—  Sur  l'honneur?  dit  mon  père. 

—  Sur  l'honneur! 

—  Et  la  raison  de  ce  changement? 

—  Ne  me  la  demandez  pas,  je  ne  puis  vous  la 
dire. 

—  Moi,  je  la  sais,  dit  mon  père  riant  et  bâil- 
lant à  la  fois  :  c'est  que  la  petite  madame  d'Io- 
nis et  ce  beau  cousin  qui  ne  la  connaît  pas... 
Mais  ce  n'est  pas  l'heure  de  faire  des  propos  de 
commère.  Il  n'est  que  cinq  heures,  et,  puisque 
mon  fils  ne  soupire  ni  ne  plaide  aujourd'hui,  je 
prétends  dormir  la  grasse  matinée. 

Délivré  de  l'anxiété  relative  au  duel,  je  pris 
un  peu  de  repos.  Dans  la  journée,  le  décès  de 
M.  d'Ionis,  arrivé  à  Vienne  quinze  jours  aupara- 
vant (les  nouvelles  n'allaient  pas  vite  en  ce  temps- 
là),  fut  publié  dans  la  ville,  et  le  procès  sus- 


168  LES    DAMES    VERTES 

pendu  en  vue  d'une  prochaine  transaction  entre 
les  parties. 

Nous  reçûmes,  le  soir,  la  visite  du  jeune  d'Ail- 
lane.  11  venait  me  faire  ses  excuses  devant  mon 
père ,  et ,  cette  fois,  je  les  acceptai  de  grand 
cœur.  Malgré  l'air  grave  avec  lequel  il  parlait  de 
la  mort  de  M.  d'Ionis,  nous  vîmes  bien  qu'il  avait 
peine  à  cacher  sa  joie. 

Il  accepta  notre  souper  ;  après  quoi,  il  me  sui- 
vit dans  mon  appartement. 

—  Mon  cher  ami,  me  dit-il,  car  il  faut  que 
vous  me  permettiez  de  vous  donner  ce  nom  dé- 
sormais, je  veux  vous  ouvrir  mon  cœur,  qui  dé- 
borde malgré  moi.  Vous  ne  me  jugez  pas  assez 
intéressé,  j'espère,  pour  croire  que  je  me  réjouis 
follement  de  la  fin  du  procès.  Le  secret  de  mon 
bonheur... 

—  N'en  parlez  pas,  lui  dis-je;  nous  le  savons, 
nous  l'avons  deviné  ! 

—  Et  pourquoi  n'en  parlerais-je  pas  avec 


LES    DAMES   VERTES  169 

vous,  qui  méritez  tant  d'estime  et  qui  m'inspirez 
tant  d'affection?  Ne  croyez  pas  être  un  inconnu 
pour  moi.  Il  y  a  trois  mois  que  je  rends  compte 
de  toutes  vos  actions  et  de  tous  vos  succès  à... 

—  A  qui  donc  ? 

—  A  une  personne  qui  s'intéresse  à  vous  on 
ne  peut  plus  !  à  madame  d'Ionis.  Elle  a  été  fort 
inquiète  de  vous  pendant  quelque  temps  après 
votre  séjour  chez  elle.  C'est  au  point  que  j'en 
étais  jaloux.  Elle  m'a  rassuré  de  ce  côté-là,  en 
me  disant  que  vous  aviez  été  assez  grièvement 
malade  pendant  vingt-quatre  heures. 

—  Alors,  dis-je  avec  un  peu  d'inquiétude, 
comme  elle  n'a  pas  de  secrets  pour  vous,  elle 
vous  aura  appris  la  cause  de  ces  heures  de  dé- 
lire... 

—  Oui,  ne  vous  en  tourmentez  pas;  elle  m'a 

tout  raconté,  et  sans  que  ni  elle  ni  moi  ayons 

songé,  a  nous  en  moquer.  Bien  au  contraire,  nous 

en  étions  fort  tristes,  et  madame  d'Ionis  se  re- 

10 


170  LES    DAMES    VERTES 

prochait  de  vous  avoir  laissé  jouer  avec  certaines 
idées  dont  on  peut  recevoir  trop  d'émotion.  Ce 
que  je  sais,  moi,  c'est  que,  tout  en  jurant  comme 
un  beau  diable  que  je  ne  crois  pas  aux  dames 
vertes,  je  n'aurais  jamais  eu  le  courage  de  les 
évoquer  deux  fois.  Il  y  a  mieux,  si  elles  m'eus- 
sent apparu,  j'aurais  certainement  tout  cassé 
dans  la  chambre  ;  et  vous,  que  j'ai  si  sottement 
provoqué  hier,  vous  me  semblez,  quant  aux  cho- 
ses surnaturelles,  beaucoup  plus  hardi  que  je  ne 
serais  curieux. 

Cet  aimable  garçon,  qui  était  alors  en  congé, 
revint  me  voir  les  jours  suivants,  et  nous  fûmes 
bientôt  intimement  liés.  Il  ne  pouvait  pas  encore 
se  montrer  au  château  d'Ionis,  et  il  attendait 
avec  impatience  que  sa  belle  et  chère  cousine 
lui  permît  de  s'y  présenter,  après  qu'elle  aurait 
consacré  aux  convenances  les  premiers  jours  de 
son  deuil.  Il  eût  voulu  se  tenir  dans  une  ville 
plus  voisine  de  sa  résidence;  mais  elle  le  lui  in- 


LES   DAMES    VERTES  171 

terdisait  formellement,  ne  se  fiant  pas  à  la  pru- 
dence d'un  fiancé  si  épris. 

Il  disait,  d'ailleurs,  avoir  des  affaires  à  Angers, 
bien  qu'il  ne  sût  dire  lesquelles,  et  il  ne  parais- 
sait pas  s'en  occuper  beaucoup,  car  il  passait 
tout  son  temps  avec  moi. 

Il  me  raconta  ses  amours  avec  madame 
d'ionis.  Ils  avaient  été  destinés  l'un  à  l'autre  et 
s'étaient  aimés  dès  l'enfance.  Caroline  avait  été 
sacrifiée  à  l'ambition  et  mise  au  couvent  pour 
rompre  leur  intimité.  Ils  s'étaient  revus  en  se- 
cret avant  et  depuis  le  mariage  avec  M.  d'ionis. 
Le  jeune  capitaine  ne  se  croyait  pas  forcé  de 
m'en  faire  mystère,  les  relations  ayant  été  con- 
stamment pures. 

—  S'il  en  eût  été  autrement,  disait-il,  vous  ne 
me  verriez  pas  confiant  et  bavard  comme  me 
voilà  avec  vous. 

Son  expansion,  que  je  me  défendais  d'abord 
de  partager,  finit  par  me  gagner.  11  était  de  ces 


172  LES    DAMES    VERTES 

caractères  ouverts  et  droits  contre  lesquels  rien 
ne  sert  de  se  défendre  ;  c'est  bouder  contre  soi- 
même.  Il  questionnait  avec  insistance  et  trouvait 
le  moyen  d'agir  ainsi  sans  paraître  curieux  ni 
importun.  On  sentait  qu'il  s'intéressait  à  vous 
et  qu'il  eût  voulu  voir  ceux  qu'il  aimait  aussi 
heureux  que  lui-même. 

Je  me  laissai  donc  aller  jusqu'à  lui  raconter 
toute  mon  histoire,  et  même  à  lui  avouer 
l'étrange  passion  dont  j'étais  dominé.  Ilm'écouta 
très-sérieusement  et  m'assura  qu'il  ne  trouvait 
rien  de  ridicule  dans  mon  amour.  Au  lieu  de 
chercher  à  m'en  distraire,  il  me  conseillait  de 
poursuivre  la  tâche  que  je  m'étais  imposée  de 
devenir  un  homme  de  bien  et  de  mérite. 

—  Quand  vous  en  serez  là,  me  disait-il,  si 
toutefois  vous  n'y  êtes  pas  déjà,  ou  il  se  fera 
dans  votre  vie  je  ne  sais  quel  miracle,  ou  bien 
votre  esprit,  tout  à  coup  calmé,  reconnaîtra  qu'il 
s'était  égaré  à  la  poursuite  d'une  douce  chimère; 


LES    DAMES   VERTES  173 

quelque  réalité  plus  douce  encore  la  remplacera, 
et  vos  vertus,  ainsi  que  vos  talents,  n'en  seront 
pas  moins  des  biens  acquis  d'un  prix  inesti- 
mable. 

—  Jamais,  lui  répondis-je,  jamais  je  n'aimerai 
que  l'objet  de  mon  rêve. 

Et,  pour  lui  faire  voir  combien  toutes  mes 
pensées  étaient  absorbées,  je  lui  montrai  tous 
les  vers  et  toute  la  prose  que  j'avais  écrits  sous 
î'empire  de  cette  passion  exclusive.  Il  les  lut  et 
les  relut  avec  le  naïf  enthousiasme  de  l'amitié. 
Si  j'eusse  youIu  le  prendre  au  mot,  je  me  serais 
cru  un  grand  poëte.  Il  sut  bientôt  par  cœur  les 
meilleures  pièces  de  mon  recueil  et  il  me  les  ré- 
citait avec  feu,  dans  nos  promenades  au  vieux 
château  d'Angers  et  dans  les  charmants  envi- 
rons de  la  ville.  Je  résistai  au  désir  qu'il  me 
témoigna  de  les  voir  imprimer.  Je  pouvais  faire 
des  vers  pour  mon  plaisir  et  pour  le  soulage- 
ment de  mon  àme  aaitée,  mais  je  ne  devais  pas 

10. 


174  LES    DAMES   VERTES 

chercher  la  renommée  du  poëte.  A  cette  époque, 
et  dans  le  milieu  où  je  vivais,  c'eût  été  un 
grand  discrédit  pour  ma  profession. 

Enfin  vint  le  jour  où  il  lui  fut  permis  de  pa- 
raître au  château  d'Ionis,  dont  Caroline  n'était 
pas  sortie  depuis  trois  mois  qu'elle  était  veuve. 
H  reçut  d'elle  une  lettre  dont  il  me  lut  le  post- 
scriptum.  J'étais  invité  à  l'accompagner,  dans 
les  termes  les  plus  formels  et  les  plus  affec- 
tueux. 


VI 


CONCLUSIOH 


Nous  arrivâmes  par  une  journée  de  décembre. 
La  terre  était  couverte  de  neige  et  le  soleil  se 
couchait  dans  des  nuées  violettes  d'un  ton  su- 
perbe, mais  d'un  aspect  mélancolique.  Je  ne  vou- 
lus pas  gêner  les  premières  effusions  de  cœur 
des  deux  amants,  et  j'engageai  Bernard  à  prendre 
de  l'avance  sur  moi  aux  approches  du  château. 
J'avais,  d'ailleurs,  besoin  de  me  trouver  seul 
avec  mes  pensées  dans  les  premiers  moments. 
Ce  n'était  pas  sans  une  vive  émotion  que  je  re- 


176  LES   DAMES    VERTES 

voyais  ces  lieux  où,  pendant  trois  jours,  j'avais 
vécu  des  siècles. 

Je  jetai  la  bride  de  mon  cheval  à  Baptiste, 
qui  prit  le  chemin  des  écuries,  et  j'entrai  seul 
par  une  des  petites  portes  du  parc. 

Ce  beau  heu,  dépouillé  de  fleurs  et  de  ver- 
dure, avait  un  plus  grand  caractère.  Les  sombres 
sapins  secouaient  leurs  frimas  sur  ma  tète,  et 
le  branchage  des  vieux  tilleuls  chargés  de  givre 
dessinait  de  légères  arcades  de  cristal  sur  le 
berceau  des  allées.  On  eût  dit  les  nefs  d'une 
cathédrale  gigantesque,  offrant  tous  les  caprices 
d'une  architecture  inconnue  et  fantastique. 

Je  retrouvai  le  printemps  dans  la  rotonde  de 
la  bibliothèque.  On  l'avait  isolée  des  galeries 
contiguës,  en  remplissant  les  arcades  de  pan- 
neaux vitrés,  afin  d'en  faire  une  espèce  de  serre 
tempérée.  L'eau  de  la  fontaine  murmurait  donc 
toujours  parmi  des  fleurs  exotiques  encore  plus 
belles  que  celles  que  j'avais  vues,  et  cette  eau 


LES   DAMES   VERTES  177 

courante,  tandis  qu'au  dehors  toutes  les  eaux 
dormaient  enchaînées  sous  la  glace,  était  agréable 
à  voir  et  à  entendre. 

J'eus  quelque  peine  à  me  décider  à  regarder 
la  néréide.  Je  la  trouvai  moins  belle  que  le  sou- 
tenir resté  en  moi  de  celle  dont  elle  me  rappe- 
lait la  forme  et  les  traits.  Puis,  peu  à  peu,  je 
me  mis  à  l'admirer  et  à  la  chérir  comme  on 
chérit  un  portrait  qui  vous  retrace  au  moins 
l'ensemble  et  quelques  traits  d'une  personne 
aimée.  Ma  sensibilité  était  depuis  si  longtemps 
contenue  et  surexcitée,  que  je  fondis  en  larmes 
et  restai  assis  et  comme  brisé,  à  la  place  où 
j'avais  vu  celle  que  je  n'espérais  plus  revoir. 

Un  bruit  de  robe  de  soie  me  fit  relever  la 
tête,  et  je  vis  devant  moi  une  femme  assez 
grande,  très-mince,  mais  du  port  le  plus  gra- 
cieux, qui  me  regardait  avec  sollicitude.  Je  son- 
geai un  instant  à  l'assimiler  à  ma  vision  ;  mais 
la  nuit  qui  se  faisait  rapidement  ne  me  permet- 


178  LES    DAMES    VERTES 

tait  pas  de  bien  distinguer  sa  figure,  et,  d'ail- 
leurs, une  femme  en  paniers  et  en  falbalas  res- 
semble si  peu  à  une  nymphe  de  la  renaissance, 
que  je  me  défendis  de  toute  illusion  et  me  levai 
pour  la  saluer  comme  une  simple  mortelle. 

Elle  me  salua  aussi,  hésita  un  instant  à 
m'adresser  la  parole,  puis  enfin  elle  s'y  décida 
et  je  tressaillis  au  son  de  sa  voix  qui  faisait 
vibrer  tout  mon  être.  C'était  la  voix  d'argent,  la 
voix  sans  analogue  sur  la  terre,  de  ma  divinité. 
Aussi  fus -je  muet  et  incapable  de  lui  répondre. 
Comme  devant  mon  immortelle,  j'étais  enivré 
et  hors  d'état  de  comprendre  ce  qu'elle  me 
disait. 

Elle  parut  très-embarrassée  de  mon  silence, 
et  je  fis  un  effort  pour  sortir  de  cette  ridicule 
extase.  Elle  me  demandait  si  je  n'étais  pas 
M.  Just  Nivières. 

—  Oui,  madame,  lui  répondis-je  enfin;  je 
vous  supplie  de  me  pardonner  ma  préoccupa- 


LES   DAMES   VERTES  179 

tion.  J'étais  un  peu  indisposé,  je  m'étais  assoupi. 

—  Non  !  reprit-elle  avec  une  adorable  dou- 
ceur, vous  pleuriez  !  C'est  ce  qui  m'a  attirée  ici, 
de  la  galerie  où  j'attendais  le  signal  de  l'arrivée 
de  mon  frère. 

—  Votre  frère... 

—  Oui,  votre  ami,  Bernard  d'Aillane. 

—  Ainsi  vous  êtes  mademoiselle  d'Aillane? 

—  Félicie  d'Aillane,  et  j'ose  dire  votre  amie 
aussi,  bien  que  vous  ne  me  connaissiez  pas  et 
que  je  vous  voie  pour  la  première  fois.  Mais 
l'estime  que  mon  frère  fait  de  vous  et  tout  ce 
qu'il  nous  a  écrit  sur  votre  compte  m'ont  donné 
pour  vous  une  sympathie  réelle.  C'est  donc  avec 
chagrin,  avec  inquiétude  que  je  vous  ai  entendu 
sangloter.  Mon  Dieu  !  j'espère  que  vous  n'avez 
pas  été  frappé  dans  vos  affections  de  famille  ;  si 
vos  dignes  parents,  dont  j'ai  aussi  entendu  dire 
tant  de  bien,  étaient  dans  la  peine,  vous  ne 
seriez  point  ici? 


180  LES    DAMES    VERTES 

—  Grâce  à  Dieu,  répondis-je,  je  suis  tran- 
quille sur  le  compte  de  toutes  les  personnes  que 
j'aime,  et  le  chagrin  personnel  que  j'éprouvais 
tout  à  l'heure  se  dissipe  au  son  de  votre  voix  et 
aux  douces  paroles  qu'elle  m'adresse.  Mais  com- 
ment se  fait-il  qu'ayant  une  sœur  telle  que  vous, 
Bernard  ne  m'en  ait  jamais  parlé? 

—  Bernard  est  absorbé  par  une  affection  dont 
je  ne  suis  pas  jalouse  et  que  je  comprends  bien, 
car  madame  d'Ionis  est  une  tendre  sœur  pour 
moi;  mais  n'ètes-vous  pas  venu  avec  lui,  et 
comment  se  fait-il  que  je  vous  trouve  seul  ici, 
sans  que  personne  soit  averti  de  votre  arrivée  ? 

—  Bernard  a  pris  les  devants... 

—  Ah  !  je  comprends.  Eh  bien,  laissons-les 
ensemble  encore  un  peu  ;  ils  ont  tant  de  choses 
à  se  dire,  et  leur  attachement  est  si  noble,  si 
fraternel,  si  ancien  déjà  !  Mais  venez  auprès  de 
la  cheminée  de  la  bibliothèque,  car  il  fait  un 
peu  frais  ici. 


LKS    DAMES     VERTES  \%\ 

Je  compris  qu'elle  ne  trouvait  pas  convenable 
de  rester  dans  l'obscurité  avec  moi,  et  je  la 
suivis  à  regret.  Je  craignais  de  voir  sa  figure, 
car  sa  voix  me  plongeait  dans  une  forte  illusion; 
comme  si  mon  immortelle  se  fût  pliée  à  m'en- 
tretenir  en  langue  vulgaire  des  détails  du  monde 
des  vivants. 

Il  y  avait  du  feu  et  de  la  lumière  dans  la 
bibliothèque  et  je  pus  alors  voir  ses  traits,  qui 
étaient  admirablement  beaux  et  qui  me  rappe- 
laient confusément  ceux  que  je  croyais  bien 
fixés  dans  ma  mémoire.  Mais,  à  mesure  que  je 
l'examinais  avec  autant  d'attention  que  le  res- 
pect me  permettait  d'en  laisser  paraître,  je 
reconnus  que  ces  trois  images  de  la  néréide,  du 
fantôme  et  de  mademoiselle  d'Aillane  se  confon- 
daient dans  ma  tête,  sans  qu'il  me  fût  possible 
de  les  isoler  pour  faire  à  chacune  la  part  d'admi- 
ration qui  lui  était  due.  C'était  le  même  type, 
j'en  étais  bien  certain  ;  mais  je  ne  pouvais  plus 

11 


182  LES    DAMES    VERTES 

constater  les  différences,  et  je  m'apercevais  avec 
effroi  de  l'incertitude  de  ma  mémoire  quant  à  la 
sublime  apparition.  J'y  avais  trop  pensé,  j'avais 
trop  cru  la  revoir,  je  ne  me  la  représentais  plus 
qu'à  travers  un  nuage. 

Et  puis,  au  bout  de  quelques  instants,  j'ou- 
bliais cette  angoisse  pour  ne  plus  voir  que  ma- 
demoiselle d'Aillane,  belle  comme  la  plus  pure 
et  la  plus  élégante  des  nymphes  de  Diane,  et 
aussi  naïvement  affectueuse  avec  moi  qu'un 
enfant  qui  se  confie  à  une  figure  sympathique. 
Il  y  avait  en  elle  une  chasteté  pour  ainsi  dire 
rayonnante,  un  abandon  de  cœur  adorable  sans 
aucune  pensée  de  coquetterie;  rien  des  manières 
toujours  un  peu  réservées  d'une  fille  de  qualité 
parlant  à  un  bourgeois.  Il  semblait  que  je  fusse 
un  parent,  un  ami  d'enfance  avec  qui  elle  refai- 
sait connaissance  après  une.  séparation  de 
quelques  années.  Son  regard,  limpide  n'avait  pas 
le  ieu  concentré  de  celui  de  madame  d'Ionis. 


LES    DAMES    VERTES  183 

C'était  une  lumière  sereine  comme  celle  des 
étoiles.  Impressionnable  et  nerveux  comme  je 
l'étais  devenu  à  la  suite  de  tant  de  veilles 
exaltées,  je  me  sentais  comme  rajeuni,  reposé, 
rafraîchi  délicieusement  sous  cette  bénigne 
influence. 

Elle  me  parlait  sans  art  et  sans  prétention, 
mais  avec  une  distinction  naturelle  et  une  droi- 
ture de  jugement  qui  trahissaient  une  éducation 
morale  bien  au-dessus  de  celle  qu'on  regardait 
alors  comme  suffisante  pour  les  femmes  de  son 
rang.  Elle  n'avait  aucun  de  leurs  préjugés,  et 
c'était  avec  une  angélique  bonne  foi  et  même 
avec  une  certaine  passion  d'enfant  généreuse 
qu'elle  acceptait  les  conquêtes  de  l'esprit  philo- 
sophique qui  nous  entraînait  tous,  à  notre  insu, 
vers  une  ère  nouvelle. 

Mais,  par-dessus  tout,  elle  avait  le  charme 
irrésistib'e  de  la  douceur,  et  je  le  subis  d'em- 
blée sans  songer  à  m'en  préserver,  sans  me  sou- 


184  LES    DAMES    VERTES 

venir  que  j'avais  prononcé,  dans  le  secret  de 
mon  âme,  une  sorte  de  vœu  monastique  qui  me 
consacrait  au  culte  de  l'insaisissable  idéal. 

Elle  me  parla  avec  abandon  des  chagrins  et 
des  joies  de  sa  famille,  du  rôle  que  j'avais  joué 
dans  les  péripéties  de  ces  derniers  temps,  et  de 
la  reconnaissance  qu'elle  croyait  me  devoir  pour 
la  manière  dont  j'avais  parlé  à  Bernard  de  l'hon- 
neur de  leur  père. 

—  Vous  savez  donc  toutes  ces  choses?  lui 
dis-je  avec  attendrissement.  Vous  devez  appré- 
cier tout  ce  qu'il  m'en  coûtait  d'avoir  à  vous 
combattre! 

—  Je  sais  tout,  me  dit-elle,  et  même  le  duel 
que  vous  avez  failli  avoir  avec  mon  frère.  Hélas! 
tout  le  tort  était  de  son  côté  ;  mais  il  est  de  ceux 
qui  se  relèvent  meilleurs  après  une  faute,  et  c'est 
de  là  que  date  son  estime  pour  vous.  Il  tarde  à 
mon  père,  que  ses  affaires  ont  retenu  à  Paris 
tous  ces  temps-ci,  mais  qui  sera  ici  bientôt,  de 


LES    DAMES    VERTES  183 

vous  dire  qu'il  vous  regarde  désormais  comme 
un  de  ses  enfants.  Vous  l'aimerez,  j'en  suis  sûre; 
c'est  un  homme  d'un  esprit  supérieur  et  d'un 
caractère  à  la  hauteur  de  son  esprit. 

Gomme  elle  parlait  ainsi,  un  bruit  de  voiture 
et  les  aboiements  des  chiens  au  dehors  la  firent 
sauter  sur  sa  chaise. 

—  C'est  lui!  s'écria-t-elle,  je  parie  que  c'est 
lui  qui  arrive!  Venez  avec  moi  à  sa  rencontre. 

Je  la  suivis,  tout  enivré.  Elle  m'avait  mis  le 
flambeau  dans  les  mains  et  courait  devant  moi, 
si  svelte  et  si  souple,  que  nul  statuaire  n'eût  pu 
concevoir  un  plus  pur  idéal  de  nymphe  et  de 
déesse.  J'étais  déjà  habitué  à  voir  cet  idéal  cos- 
tumé à  la  mode  de  mon  temps.  Sa  toilette,  (Tail- 
leurs, était  exquise  de  goût  et  de  simplicité,  et 
je  voulus  voir  encore  un  rapprochement  symbo- 
lique dans  la  couleur  de  sa  robe  de  soie  chan- 
geante, qui  était  d'u  1  blanc  mat,  à  reflets  vert 
tendre. 


186  LES    DAMES    VERTES 

—  Voici  M .  Nivières,  dit-elle  en  me  montrant 
à  son  père,  aussitôt  qu'elle  l'eut  embrassé  avec 
effusion. 

—  Ah  !  ah  !  répondit-il  d'un  ton  qui  me  parut 
singulier  et  qui  m'eût  troublé,  s'il  ne  fût  venu 
à  moi  en  me  tendant  les  deux  mains  avec  une 
cordialité  non  moins  surprenante  :  ne  vous  éton- 
nez pas  du  plaisir  que  j'ai  à  vous  voir;  vous  êtes 
l'ami  de  mon  fils,  le  mien  par  conséquent,  et  je 
sais,  par  lui,  tout  ce  que  vous  valez. 

Madame  d'Ionis  et  Bernard  accouraient  ;  je 
trouvai  Caroline  embellie  par  le  bonheur.  Quel- 
ques moments  après, nous  étions  tous  réunis  au- 
tour de  la  table,  avec  l'abbé  de  Lamyre,  qui  était 
arrivé  dans  la  matinée,  et  la  bonne  Zéphirine, 
qui  avait  fermé  les  yeux  de  la  douairière  d'Ionis 
quelques  semaines  auparavant,  et  qui  portait  le 
deuil  comme  toutes  les  personnes  de  la  maison. 
Les  d'Aillane,  n'étant  parents  des  d'Ionis  que 
par  alliance,  s'étaient  dispensés  d'une  formalité 


LES    DAMES    VERTES  187 

qui,  de  leur  part,  n'eût  pu  sembler  qu'un  acte 
d'hypocrisie. 

Le  souper  ne  fut  pas  bruyant.  On  devait  s'abs- 
tenir de  gaieté  et  d'expansion  devant  les  domes- 
tiques, et  madame  d'Ionis  sentait  si  bien  les  con- 
venances de  sa  situation,  qu'elle  se  contenait 
sans  effort  et  maintenait  ses  hôtes  au  même  dia- 
pason. Le  plus  difficile  à  rendre  grave  était  l'abbé 
de  Lamyre.  11  ne  pouvait  se  défendre  de  l'habi- 
tude de  chantonner  deux  ou  trois  vers  de  cou- 
plet, en  manière  de  résumé  philosophique,  à  tra- 
vers la  conversation. 

Malgré  cette  sorte  de  contrainte,  la  joie  et 
l'amour  étaient  dans  l'air  de  cette  maison,  où 
personne  ne  pouvait  raisonnablement  regretter 
M.  d'Ionis,  et  où  l'étroitesse  d'idées  et  la  bana- 
lité de  cœur  de  la  douairière  avaient  laissé  fort 
peu  de  vide.  On  y  respirait  un  parfum  d'espoir 
et  de  délicate  tendresse  qui  me  pénétrait,  et 
dont  je  m'étonnais  de  ne  pas  me  sentir  attristé, 


188  LES    DAMES    VERTES 

m  3i  qui  m'étais    fiancé  à  l'éternelle  solitude. 

Il  est  vrai  que,  depuis  ma  liaison  avec  Ber- 
nard, je  marchais  à  grands  pas  vers  la  guérison. 
Son  caractère  plein  d'initiative  m'avait  arraché 
bon  gré,  mal  gré,  à  mes  habitudes  de  tristesse. 
En  m'arrachant  aussi  mon  secret,  il  m'avait  sous- 
trait à  la  funeste  tendance  qui  me  portait  vers  le 
détachement  de  toutes  choses. 

—  Un  secret  sans  confident  est  une  maladie 
mortelle,  m'avait-il  dit. 

Et  il  m'avait  écouté  divaguer,  sans  paraître 
s'apercevoir  de  ma  folie  :  tantôt  il  avait  semblé 
la  partager,  tantôt  il  m'avait  adroitement  pré- 
senté des  doute?  qui  m'avaient  gagné.  J'en 
étais  arrivé,  la  plupart  du  temps,  à  croire  que, 
siuf  l'inexplicable  fait  de  la  bague,  mon  imagi- 
nation avait  tout  créé  dans  mes  aventures  fan- 
tastiques. 

Je  trouvai  chez  M.  d'Aillane  toute  la  supério- 
rité de  cœur  et  d'esprit  que  ses  enfants  m'avaient 


LES    DAMES     VERTES  180 

annoncée.  Il  me  témoignait  une  sympathie  à  la- 
quelle je  répondais  de  toute  mon  âme. 

On  se  sépara  le  plus  tard  possible.  Pour  moi, 
quand  minuit  sonna  et  que  madame  d'Ionis  donna 
le  signal  du  bonsoir  général,  j'eus  un  sentiment 
de  douleur,  comme  si  je  retombais  d'un  songe 
délicieux  dans  une  morne  réalité.  J'avais  si  long- 
temps renversé  en  moi  la  notion  de  la  vie,  pre- 
nant celle-ci  pour  le  rêve  et  le  rêve  pour  la  veille, 
que  cet  effroi  de  me  retrouver  seul  était,  à  mes 
propres  yeux,  une  sorte  de  prodige  subit,  qui 
ébranlait  tout  mon  être. 

Je  n'aurais  certes  pas  voulu  encore  admettre 
l'idée  que  je  pouvais  aimer;  mais  il  est  certain 
que,  sans  me  croire  amoureux  de  mademoiselle 
d'Aillane,  je  sentais  pour  elle  une  amitié  extraor- 
dinaire. Je  n'avais  cessé  de  la  regarder  a  la  dé- 
robée dans  les  moments  où  elle  ne  m'adressait 
pas  la  parole,  et  plus  je  m'initiais  à  sa  beai.té  un 
peu  étrange  de  lignes,  plus  je  me  persuadais  re- 

11. 


103  LES    DAMES    VERTES 

trouver  l'effet  produit  sur  moi  par  le  fantôme 
adoré;  seulement,  c'était  une  fascination  plus 
douce  et  qui  me  remplissait  moralement  d'un 
bien-être  inouï.  Cette  physionomie  limpide  inspi- 
rait une  confiance  absolue  et  quelque  chose  d'ar- 
demment tranquille  comme  la  foi. 

Bernard,  qui  pas  plus  que  moi  n'avait  envie 
de  dormir,  babilla  avec  moi  jusqu'à  deux  heures 
du  matin.  Nous  étions  logés  dans  la  même 
chambre,  non  plus  la  chambre  aux  dames,  ni 
même  celle  où  j'avais  été  malade,  mais  un  joli 
appartement'  décoré,  dans  le  goût  de  Boucher, 
des  images  les  plus  roses  et  les  plus  souriantes. 
Il  n'avait  pas  plus  été  question  de  dames  vertes 
que  si  l'on  n'en  eût  jamais  entendu  parler. 

Bernard,  tout  en  m'entretenant  de  sa  chère 
Caroline,  me  questionna  sur  l'opinion  que  j'avais 
conçue  de  sa  chère  Félicie.  Je  ne  savais  d'abord 
comment  lui  répondre.  Je  craignais  de  dire  trop 
ou  trop  peu.  Je  m'en  tirai  en  lui  demandant  à 


LES    DAMES    VERTES  191 

mon  tour  pourquoi  il  m'avait  si  peu  parlé  d'elle. 

—  Est-il  possible,  lui  dis-je,  que  vous  ne  l'ai- 
miez pas  autant  qu'elle  vous  airne? 

—  Je  serais,  répondit-il,  un  étrange  animal  si 
je  n'adorais  pas  ma  sœur.  Mais  vous  étiez  si 
préoccupé  de  certaines  idées,  que  vous  ne  m'au- 
riez pas  seulement  écouté  si  je  vous  eusse  fait 
son  éloge.  Et  puis,  dans  la  situation  où  nous 
étions  et  où  nous  sommes  malheureusement  en- 
core, ma  sœur  et  moi,  il  ne  convenait  guère  que 
j'eusse  l'air  de  vous  la  proposer. 

—  Et  comment  eussiez-vous  pu  avoir  l'air  de 
me  faire  un  pareil  honneur  ? 

—  Ah  !  c'est  qu'il  y  a  une  circonstance  singu- 
lière dont  j'ai  été  bien  des  fois  sur  le  point  de 
vous  parler,  et  que  vous  avez  certainement  déjà 
remarquée  :  la  ressemblance  étonnante  de  Fé- 
licie  avec  la  néréide  de  Jean  Goujon,  dont  vous 
étiez  épris  au  point  de  prêter  ses  traits  à  votre 
fantôme. 


192  LES   DAMES    VERTES 

—  Je  ne  me  trompais  donc  pas  !  m'écriai-je, 
mademoiselle  d'Aillane  ressemble,  en  beau,  à 
cette  statue? 

—  En  beau!...  merci  pour  elle!  Mais  vous 
voyez,  cette  ressemblance  vous  impressionne  ; 
voilà  pourquoi  je  me  suis  abstenu  de  vous  la 
signaler  d'avance. 

—  Je  comprends  que  vous  ayez  craint  de  me 
suggérer  des  prétentions...  que  je 'ne  puis  avoir! 

—  J'ai  craint  de  vous  rendre  amoureux  d'une 
jeune  personne  qui  ne  pouvait  prétendre  à  vous; 
voilà,  mon  cher  ami,  tout  ce  que  j'ai  craint. 
Tant  que  la  situation  de  fortune  de  madame 
d'ionis  ne  sera  pas  connue,  nous  devons  nous 
considérer  comme  dans  la  misère.  Votre  père  et 
le  mien  craignent  que  son  mari  n'ait  tout  mangé, 
et  qu'en  la  nommant  sa  légataire  universelle,  il 
ne  lui  ait  fait  qu'une  mauvaise  plaisanterie.  Dans 
ce  cas,  jamais  nous  n'accepterons  la  petite  for- 
tune qu'elle  veut  nous  céder  et  à  laquelle  nos 


LES     DAMES    VER  (ES  103 

droits  sont  contestables,  comme  vous  le  savez 
de  reste.  Je  ne  l'en  épouserai  pas  moins,  puisque 
nous  nous  aimons,  mais  sans  consentir  à  ce 
qu'elle  me  reconnaisse,  par  contrat,  le  moindre 
avoir.  Alors,  ma  sœur,  sans  aucune  espèce  de 
dot,  —  car  ma  femme  ne  serait  pas  assez  riche 
pour  lui  en  faire  une,  et  Félicie  ne  souffrira 
jamais  qu'elle  se  gène  pour  elle,  —  est  résolue 
à  se  faire  religieuse. 

—  Religieuse,  elle?  Jamais!  Bernard,  vous 
ne  devez  jamais  consentir  à  un  pareil  sacrifice! 

—  Pourquoi  donc ,  mon  cher  ami  ?  dit-il 
avec  un  sentiment  de  tristesse  et  de  fierté  que  je 
compris.  Ma  sœur  a  été  élev/e  dans  cette  idée- 
là,  et  même  elle  a  toujours  montré  le  goût  de  la 
retraite. 

—  Vous  n'y  songez  pas!  Il  est  impossible 
qu'une  personne  aussi  accomplie  ne  daigne  pas 
consentir  à  faire  le  bonheur  d'un  honnête 
homme  ;  il  est  encore  plus  impossible  qu'un 


104  LES    DAMES   VERTES 

honnête  homme  n?  se  rencontre  pas  pour  im- 
plorer d'elle  ce  bonheur  ! 

—  Je  ne  dis  pas  qu'il  n'en  sera  peut-être  pas 
ainsi  !  C'est  une  question  que  l'avenir  résoudra, 
d'autant  plus  que,  si  madame  d'Ionis  reste  un 
peu  riche,  je  ne  me  ferai  pas  de  scrupule  de  luj 
laisser  doter  ma  sœur  dans  une  limite  modeste, 
mais  suffisant  à  la  modestie  de  ses  goûts.  Seule- 
ment, nous  ne  savons  rien  encore,  et,  dans  tous 
les  cas,  j'aurais  eu  mauvaise  grâce  à  vous  diro  : 
a  J'ai  une  sœur  charmante  qui  réalise  vytro 
idéal...  »  C'eût  été  vous  dire  :  «  Songez-y!.,  a 
c'eût  été  vous  jeter  à  la  tête  une  fille  beaucoup 
trop  fière  pour  consentir  jamais  à  entrer  dans 
une  famille  plus  riche  qu'elle,  par  la  porte  de 
l'exaltation  d'un  jeune  poète.  Or,  le  raisonne- 
ment que  j'ai  fait,  je  le  fais  encore,  et  je  vous 
prie  bien  sérieusement,  mon  cher  ami,  de  ne 
pas  trop  remarquer  la  ressemblance  de  ma  sœur 
avec  h  néréide. 


LES    DAMES    VERTES  195 

Je  gardai  un  instant  le  silence;  puis,  sentant 
malgré  moi  que  cette  recommandation  nie  «^ci- 
blait plus  que  je  ne  m'y  serais  attendu  moi- 
même,  je  Lui  dis  avec  une  sincérité  brusque  : 

—  Alors,  mon  cher  Bernard,  pourquoi  donc 
m'avez-vous  amené  ici? 

—  Parce  que  je  croyais  ma  sœur  partie.  Elle 
devait  rejoindre,  à  Tours,  mon  père,  qui  lui- 
même  ne  devait  venir  ici  que  dans  une  quinzaine. 
Les  événements  contrarient  mes  prévisions  ;  mais 
je  n'en  suis  pas  moins  tranquille  pour  ma  sœur, 
ayant  affaire  à  un  homme  tel  que  vous. 

—  Ètes-vous  aussi  tranquille  pour  moi,  Ber- 
nard ?  lui  dis-je  d'un  ton  de  reproche. 

—  Oui,  répondit-il  avec  un  peu  d'émotion.  Je 
suis  tranquille,  parce  que  vous  aurez  la  force 
d'âme  de  vous  dire  ceci  :  Une  fille  de  cœur  et 
de  mérite  a  le  droit  de  vouloir  être  recherchée 
par  un  homme  dont  le  cœur  soit  libre,  et  elle 
serait  peu  flattée  de  découvrir,  un  jour,  qu'elle 


106  LES    DAMES    VERTES 

n'a  dû  sa  recherche  qu'au  hasard  d'une  ressem- 
blance. 

Je  compris  si  bien  cette  réponse,  que  je  n'a- 
joutai plus  rien  et  résolus  de  ne  plus  trop  regar- 
der mademoiselle  d'Aillane,  dans  la  crainte  de 
me  donner  follement  le  change  à  moi-même.  Je 
pris  même  la  résolution  de  partir,  pour  peu  que 
je  vinsse  à  être  trop  ému  de  cette  fatale  ressem- 
blance, et  c'est  ce  qui  m'arriva  dès  le  lendemam. 
Je  sentis  que  je  devenais  éperdument  épris  de 
mademoiselle  d'Aillane,  que  le  rêve  de  la  néréide 
s'effaçait  devant  elle,  et  que  Bernard  s'en  aper- 
cevait avec  inquiétude. 

Je  pris  congé,  prétendant  que  mon  père  ne 
m'avait  donné  que  vingt-quatre  heures  de  liberté, 
«'étais  décidé  à  ouvrir  mon  cœur  à  mes  parents 
et  à  leur  demander  l'autorisation  d'offrir  mon 
âme  et  ma  vie  à  mademoiselle  d'Aillane.  Je  le 
fis  avec  la  plus  grande  sincérité.  Le  récit  de  mes 
souffrances  passées  fit  rire  mon  père  et  pleurer 


LES    DAMES    VERTES  197 

ma  mère.  Cependant,  quand  j'eus  assez  bien 
dépeint  cet  état  de  désespoir  où  j'étais  tombé 
par  moments  et  qui  m'avait  fait  envisager  avec 
une  sorle  de  volupté  la  pensée  du  suicide,  mon 
père  redevint  sérieux,  et  s'écria  en  regardant  ma 
mère  : 

—  Ainsi,  voilà  un  enfant  qui  a  été  maniaque 
sous  nos  yeux,  et  nous  ne  nous  en  sommes  pas 
doutés!  Et  vous  pensiez,  ma  mie,  qu'il  nous 
cachait  sa  flamme  pour  la  belle  d'Ionis  qui  est 
si  bien  vivante,  tandis  qu'il  se  consumait  pour 
la  belle  d'Ionis  qui  est  morte,  si  tant  est  qu'elle 
ait  jamais  existé  !  Vraiment,  il  se  passe  d'étranges 
choses  dans  la  tète  des  poètes,  et  j'avais  bien 
raison,  dans  les  commencements,  de  me  méfier 
de  cette  diablesse  de  poésie.  Allons,  grâces 
soient  rendues  à  la  belle  d'Aillane  qui  ressemble 
à  la  néréide  et  qui  nous  a  guéri  notre  insensé  ! 
Il  faut  l'épouser  à  tout  prix,  et  la  demander  bien 
vite  avant  qu'on  sache  si  elle  aura  une  dot;  car, 


198  LES    DAMES    VERTES 

si  elle  doit  en  avoir  une,  elle  se  trouvera  trop 
grande  dame  pour  épouser  un  avocat.  Pourquoi 
diantre  madame  d'Ionis  ne  m'a-t-elle  pas  confié 
le  soin  de  sa  liquidation?  Nous  saurions  à  quoi 
nous  en  tenir,  au  lieu  que  ce  vieux  procureur  de 
Paris  n'en  finira  pas  de  six  mois.  Est-ce  qu'on 
travaille  à  Paris?  On  fait  de  la  politique  et  on 
néglige  les  affaires  ! 

Dès  le  lendemain,  mon  père  et  moi,  nous  re- 
tournions à  Ionis.  Notre  demande  fut  soumise  à 
M.  d'Aillane,  qui  commença  par  m'embrasser; 
après  quoi,  il  tendit  la  main  à  mon  père  et  lui 
dit  avec  une  droiture  toute  chevaleresque  : 

—  Oui,  et  merci! 

Je  me  jetai  de  nouveau  dans  ses  bras  et  il 

ajouta  : 

—  Attendez  pourtant  que  ma  fille  y  consente, 

car  je  veux  qu'elle  soit  heureuse.  Quant  à  moi, 
je  vous  la  donne  sans  savoir  si  elle  sera  assez 
riche  pour  vous;  parce  que,  si  elle  l'est,  je  suis 


LES     DAMES    VERTES  109 

décidé  à  vous  trouver  assez  noble  pour  elle 
Vous  risquez  le  tout  pour  le  tout.  Eh  bien,  mor- 
dieu!  j'en  veux  faire  autant  et  ne  pas  rester  au- 
dessous  de  l'exemple  que  vous  me  donnez.  Vous 
n'avez  pas  d'ambition  d'argent,  vous  autres; 
moi,  je  n'ai  plus  de  préjugés  de  noblesse.  Nous 
voilà  donc  d'accord.  J'ai  votre  parole  et  vous 
avez  la  mienne.  Seulement,  je  tiens  à  ce  que  ma 
fille  seule  en  décide  :  et  vous  allez,  cher  mon- 
sieur ISivières,  laisser  votre  fils  faire  sa  cour 
lui-même,  car  son  amour  est  bien  nouveau,  et 
c'est  à  lui  d'inspirer  la  confiance  sur  ce  point. 
Quant  à  son  caractère  et  à  son  talent,  nous  les 
connaissons,  et  il  n'y  aura  pas  d'objection  de  ce 
côté-là. 

Il  me  fut  donc  permis  d'être  assidu  au  château 
d'Ionis,  et  ce  fut,  relativement  au  passé,  le  plus 
beau  temps  de  mon  existence. 

J'aimais,  dans  les  conditions  normales  de  la 
vie,  un  être  au-dessus  de  la  région  ordinaire  de 


200  LES    DAMES    VERTES 

la  vie  ;  un  ange  de  bonté,  de  douceur,  d'intelli- 
gence et  de  beauté  idéales. 

Elle  me  fit  attendre  l'espérance.  Elle  s'expri- 
mait librement  sur  son  estime  et  sa  sympathie 
pour  moi  ;  mais,  quand  je  parlais  d'amour,  elle 
montrait  quelque  doute. 

—  Ne  vous  trompez-vous  pas ,  disait-elle, 
et  n'avez-vous  pas  aimé  avant  moi,  et  plus  que 
moi,  certaine  inconnue  que  mon  frère  n'a  jamais 
voulu  me  nommer? 

Un  jour,  elle  me  dit  : 

—  Ne  portez-vous  pas  là,  au  doigt,  une  cer- 
taine bague  qui  est  pour  vous  un  talisman,  et,  si 
je  vous  demandais  de  la  jeter  dans  la  fontaine, 
m'obéiriez-vous? 

—  Non  certes!  m'écriai-je,  je  ne  m'en  sépa- 
rerai jamais,  puisque  c'est  vous  qui  me  l'avez 
donnée. 

—  Moi  !  que  dites-vous  là  ? 

—  Oui,  c'est  vous  !  ne  me  le  cachez  plus. 


LES    DAMES    VERTES  201 

C'est  vous  qui  avez  joué  le  rôle  de  la  dame  verte 
pour  satisfaire  madame  d'Ionis,  qui  voulait  vous 
faire  décréter  sa  ruine  et  qui  croyait  trouver  en 
moi  la  personne  digne  de  foi  dont  son  mari 
exigeait  le  témoignage.  C'est  vous  qui,  en  cédant 
à  sa  fantaisie  jusqu'à  m'apparaître  sous  un  as- 
pect fantastique,  m'avez  tracé  mon  devoir  con- 
formément à  la  délicatesse  et  à  la  fierté  de  voire 
àme. 

—  Eh  bien,  oui,  c'est  moi!  dit-elle;  c'est  moi 
qui  ai  failli  vous  rendre  fou  et  qui  m'en  suis 
cruellement  repentie  quand  j'ai  su,  tardivement, 
combien  vous  aviez  souffert  de  cette  aventure 
romanesque.  On  vous  avait,  une  première  fois, 
éprouvé  par  une  scène  de  fantasmagorie  où  je 
n'étais  pour  rien.  Quand  on  vous  vit  si  coura- 
geux, plus  courageux  que  l'abbé  de  Lamyre,  à 
qui  Caroline  avait  joué,  pour  se  divertir,  un  tour 
semblable,  on  s'imagina  pouvoir  vous  régaler 
d'une  apparition  qui   n'avait  rien  de  bien  ef- 


202  LES    DAMES    VERTES 

frayant.  Je  me  trouvais  ici  secrètement,  car  la 
douairière  d'Ionisne  m'y  eût  pas  soufferte  volon- 
tiers. Caroline,  frappée  de  ma  ressemblance  avec 
la  nymphe  de  la  fontaine,  s'imagina  de  me  coif- 
fer et  de  m' habiller  comme  elle,  pour  me  faire 
rendre  mon  oracle,  qui  ne  fut  pas  conforme  à 
ses  désirs,  mais  auquel  vous  avez  religieusement 
obéi,  sans  oublier  un  seul  instant  le  soin  de 
notre  honneur.  Je  partis  le  lendemain  matin,  et 
on  me  laissa  ignorer  ensuite  que  vous  aviez  été 
gravement  malade  ici,  à  la  suite  de  cette  appa- 
rition.  Quand  vous  eûtes  une  querelle  avec  Ber- 
nard, j'étais  à  Angers,  et  c'est  moi  qui  vous  ren- 
voyai la  bague  que  je  vous  avais  fait  trouver 
dans  votre  chambre.  Cette  circonstance  avait 
été  inventée  par  madame  d'ionis,  qui  possédait 
deux  bagues  pareilles,  fort  anciennes,  et  qui  avait 
tout  disposé  pour  notre  roman.  C'est  elle  qui 
vous  l'a  reprise  ensuite  pendant  votre  fièvre, 
dans  la  crainte  de  vous  voir  trop  exalté  par 


LES    DAMES    VERTES  203 

cette  apparence  de  réalité,   et  préférant  vous 
laisser  croire  qiu  vous  aviez  tout  rêvé. 

—  Et  je  ne  l'ai  pas  cm!  jamais!  Mais  com- 
ment, aviez-vous  repris  possession  de  cette  ba- 
gue qui  n'était  pas  à  vous  ? 

—  Caroline  me  l'avait  donnée,  dit-elle  en  rou- 
gissant, parce  que  je  l'avais  trouvée  jolie  ! 

Puis  elle  se  hâta  d'ajouter  : 

—  Quand  Bernard  vous  eut  confessé,  j'appris 
enfin  par  quels  chagrins  et  quelles  vertus  vous 
aviez  mérité  de  revoir  la  dame  verte.  Je  résolus 
alors  d'être  votre  sœur  et  votre  amie  pour  répa- 
rer, par  l'affection  de  toute  ma  vie,  l'imprudence 
où  je  m'étais  laissé  entraîner  et  vous  dédomma- 
ger ainsi  des  peines  que  je  vous  avais  causées. 
Je  ne  m'attendais  guère  à  vous  plaire  autant  au 
grand  jour  qu'au  clair  de  la  lune.  Eh  bien,  puis- 
qu'il en  est  ainsi,  sachez  que  vous  n'avez  pas  été 
seul  malheureux,  et  que... 

—  Achevez  !  m'écriai-je  en  tombant  à  ses  pieds. 


*04  LES    DAMES    VERTES 

—  Eh  bien,  eh  bien...,  dit-elle  en  rougissant 
encore  plus  et  en  baissant  la  voix,  bien  que  nous 
fussions  seuls  auprès  de  la  fontaine ,  sachez  que 
j'avais  été  punie  de  ma  témérité.  J'étais,  ce  jour- 
là,  une  enfant  bien  tranquille  et  bien  gaie.  Jésus 
très-bien  jouer  mon  rôle,  et  mes  deux  soeurs, 
Bernard  et  l'abbé  de  Lamyre,  qui  nous  écoutaient 
derrière  ces  rochers,  trouvèrent  que  j'y  avais 
mis  une  gravité  dont  ils  ne  me  croyaient  pas  ca- 
pable. La  vérité  est  qu'en  vous  voyant  et  en  vous 
écoutant,  je  fus  prise  moi-même  de  je  ne  sais 
quel  vertige.  D'abord,  je  me  figurai  que  j'étais 
réellement  une  morte.  Destinée  au  cloître,  je 
vous  parlai  comme  séparée  déjà  du  monde  des 
vivants.  La  conviction  de  mon  rôle  me  gagna.  Je 
sentis  que  je  m'intéressais  à  vous.  Vous  m'invo- 
quiez avec  une  passion...  qui  me  troubla  jus- 
qu'au fond  de  l'àme..Si  vous  voyiez  ma  figure,  je 
voyais  aussi  la  vôtre...  et,  quand  je  rentrai  dans 
mon  couvent,  j'eus  peur  des  vœux  que  je  de- 


LES    DAMES    VERTES  205 

vais  prononcer,  je  sentis  qu'en  jouant  à  m'em- 
parer  de  votre  liberté,  j'avais  livré  et  perdu  la 
mienne. 

En  me  parlant  ainsi,  elle  s'était  animée.  La 
timide  pudeur  du  premier  aveu  avait  fait  place  à 
la  confiance  enthousiaste.  Elle  entoura  ma  tète 
de  ses  beaux  bras  longs  et  souples  et  m'em- 
brassa au  front,  en  disant  : 

—  Je  te  l'avais  bien  promis  que  tu  me  rever- 
rais !  J'étais  navrée  en  te  faisant  cette  promesse 
que  je  croyais  trompeuse,  et,  pourtant,  quel- 
que chose  de  divin,  une  voix  de  la  Providence 
me  disait  à  l'oreille  :  «  Espère ,  puisque  tu 
aimes!  » 

Nous  fûmes  unis  le  mois  suivant.  La  liquida- 
tion de  madame  d'Ionis,  devenue  madame  d'Ail- 
lane,  n'était  pas  terminée,  quand  éclata  la  Ré- 
voiutior  qui  mit  fin  à  toute  contestation  de  a 
part  des  créanciers  de  son  mari,  jusqu'à  nouvel 
ordre.  Après  la  Terreur,  elle  se  retrouva  dans 

12 


200 


LES    DAMES    VERTES 


une  situation  aisée,  mais  non  opulente  :  j'eus 
donc  la  joie  et  l'orgueil  d'être  le  seul  appui  de 
ma  femme.  Le  beau  château  d'Ionis  était  vendu, 
les  terres  dépecées.  Des  paysans,  égarés  par  un 
patriotisme  peu  éclairé,  avaient  brisé  la  fontaine, 
croyant  que  c'était  la  baignoire  d'une  reine. 

Un  jour,  on  m'apporta  la  f"e  et  un  bras  de 
la  néréide,  que  j'achetai  au  mutflS  \r  et  que  je 
garde  précieusement.  Ce  que  personne  n'avait 
pu  briser,  c'était  mon  bonheur  de  famille  ;  ce 
qui  avait  traversé,  ce  qui  traversa  toujours,  inal- 
térable et  pur,  les  tempêtes  politiques,  ce  fut 
mon  amour  pour  la  plus  belle  et  la  meilleure  des 
femmes. 


FIN 


ATH  ENSUIVI 

LIRRARY 
LIVLRPOOL. 


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TABLE 


1.  Les  trois  pains i 

I 1 .  L'anparition 31 

III.  Lo  proi- •'■- .  / 59 

IV.  L'immortelle 88 

V.  Le  duel 116 

VI.  Conclusion l~"> 


FIN    DU    LA    TAULE 


ConBBIL.  Typ.  et  Stéf.  Clt:  TB. 


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