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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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*
COLLECTION MICHEL LEVY
ŒUVRES
r k
GEORGE SAND
LES DAMES VERTES
CAL MANN LEVY, EDITEUR
ŒUVRES COMPLETES
DE
GEORGE SA ND
Nouvelle édition format grand in-18
Les Amours ce l'âge d'oi;.
Adrmni
André
Antonia
Autour de la table
Le Beau Laurence
Beaux mess, de Bois-Doué.
Cadio
CÉSAR1NE DlETRICII
Le Château des Désertes.
Le Château de Pictordu...
Le Chêne parlant
Le Compagnon du tour de
France
La Comtesse deRudolstadt.
La Confession d'une jeune
FILLE
Constance Verrier
Consuelo
Contes d'une Grand'met.e..
La Coupe
Les Dames vertes
La Daniella
La Dernière Aldim
Le Dernier Amour
Les Dernières pages
Les Deux frères
Le Diable aux champs
Elle et Lui
La Famille de Germandre.
La Filleule
Flamaranue
Flavie
Francia
François le Cuav.pi
Histoire de ma Vie
Un Hiver a Majorqie. —
Shridios
L'Homme de neige
Horace
Impressions et Souvenirs...
Indiana
1SIDORA
Jacques
Jean de la Roche
JèaN ZlSKA.— (JADRIEI
vol.
2
1 —
3 —
Jeanne
Journal d'un voyageur ten-
dant la guerre
Lu ra
Légendes rustiques
Lélia. — Métella.— Cora
Lettres d'un Voyageur....
Licrezia Floriani— Lavinia.
Mademoiselle La Quintinie
Mademoiselle Merquem. . . .
Les Maîtres sonneurs
Les Maîtres mosaïstes....
Malgrétout
La Mare au Diable
Le Marquis de Vii.lf.mer..
Ma soeur Jeanne
Mauprat
Le Meunier d'Angibault...
Monsieur Sylvestre
Mont-Revêche
Nanon
Narcisse
Nouvelles
Nouvelles littres d'en
voyageur
Pauline
La Petite Fadette
Le Péché de M. Antoine...
Le Piccinino
Pierre qui roule
Promen. aut. d'un village.
Questions d'Art et de Lit-
térature
Le Secrétaire intime
Les 7 Cori.es de la Lyre..
Simon
Tamaris
Teverino. — Leone Léoni . . .
Théâtre complet
Théâtre de Nouant
La Tour de Percejiont. —
Marianne
L'Uscoque
Valentine
Valvèdre •
La Ville noire
I vol.
F. Aureau. — Imprimerie de L:igny.
LES
DAMES VERTES
PAR
GEORGE SAND
NOUVELLE ÉDITION
Û C-L
<- s
I
:-ool.
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, KT BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1879
Droits de reproduction et de traduction réservés
LES
DAMES VERTES
LES TROIS PAINS
Chargé par mon père d'une mission très-déli-
cate, je me rendis, vers la fin de mai 1788, au
château d'Ionis, situé à une dizaine de lieues
dans les terres, entre Angers et Saumur
J'avais vingt-deux ans, et j'exerçais déjà la
profession d'avocat, pour laquelle je me sentais
2 LES DAMES VERTES
peu de goût, bien que ni l'étude des affaires ni
celle de la parole ne m'eussent présenté de dif-
ficultés sérieuses. Eu égard à mon âge, on ne
me trouvait pas sans talents; et le talent de
mon père, avocat renommé dans sa localité,
m'assurait, pour l'avenir, une brillante clientèle,
pour peu que je fisse d'efforts pour n'être pas
trop indigne de le remplacer. Mais j'eusse pré-
féré les lettres, une vie plus rêveuse, un usage
plus indépendant et plus personnel de mes fa-
cultés, une responsabilité moins soumise aux
passions et aux intérêts d'autrui.
Comme ma famille était dans l'aisance, et que
j'étais fils unique, très-choyé et très-chéri,
j'eusse pu choisir ma carrière; mais j'eusse
affligé mon père, qui s'enorgueillissait de sa
compétence à me diriger dans le chemin qu'il
m'avait frayé d'avance, et je l'aimais trop ten-
drement pour vouloir faire prévaloir mes instmct3
sur ses désirs.
LES DAMES VERTES 3
Ce fut une soirée délicieuse que celle où
j'achevais cette promenade à cheval à travers les
bois qui entourent le vieux et magnifique châ-
teau d'Ionis. J'étais bien monté, vêtu en cava-
lier avec une sorte de recherche, et accompagné
d'un domestique dont je n'avais nul besoin, mais
que ma mère avait eu l'innocente vanité de me
donner pour la circonstance, voulant que son
fils se présentât convenablement chez une des
personnes les plus brillantes de notre clientèle.
La nuit s'éclairait mollement du feu doux de
ses plus grandes étoiles. Un peu de brume voi-
lait le scintillement de ces myriades d'astres
secondaires qui clignotent comme des yeux ar-
dents durant des nuits claires et froides. Celle-ci
offrait un vrai ciel d'été, assez pur pour être
encore lumineux et transparent, assez adouci
pour ne pas effrayer de son incommensurable
richesse. C'était, si je peux ainsi parler, un de
ces doux firmaments qui vous permettent de
4 LES DAMES VERTES
penser encore à la terre, d'admirer les lignes
vaporeuses de ses étroits horizons, de respirer
sans dédain son atmosphère de fleurs et d'her-
bages, enfin de se dire qu'on est quelque chose
dans l'immensité et d'oublier que l'on n'est qu'un
atome dans l'infini.
A mesure que j'approchais du parc seigneu-
rial, les sauvages parfums de la forêt s'impré-
gnaient de ceux des lilas et des acacias qui pen-
chaient leurs tètes fleuries au-dessus du mur de
ronde. Bientôt, à travers les bosquets , je vis
briller les croisées du manoir, derrière leurs
rideaux de moire violette, coupés des grands
croisillons noirs de l'architecture. C'était un
magnifique château de la renaissance, un chef-
d'œuvre de goût mêlé de caprice, une de ces
demeures où l'on se sent impressionné par je
ne sais quoi d'ingénieux, d'élégant et de hardi
qui , de l'imagination de l'architecte , semble
passer dans la vôtre et s'en emparer pour l'éle-
LES DAMES VERTES 5
ver au-dessus des habitudes et des préoccupa-
tions du monde positif.
J'avoue que le cœur me battait bien fort en
disant mon nom au laquais chargé de m'an-
noncer. Je n'avais jamais vu madame d'Ionis.
Elle passait pour être la plus jolie femme du
pays; elle avait vingt-deux ans, un mari qui
n'était ni beau ni aimable, et qui la négligeait
pour les voyages. Son écriture était charmante,
et elle trouvait moyen de montrer non-seule-
ment beaucoup de sens, mais encore beaucoup
d'esprit dans ses lettres d'affaires. C'était, en
outre, un très-noble caractère. Voilà tout ce que
je savais d'elle, et c'en était bien assez pour que
j'eusse peur de paraître gauche et provincial.
Je devais être très-pâle en entrant dans le
salon.
Aussi ma première impression fut-elle comme
de soulagement et de plaisir lorsque je me trou-
vai en présence de deux grosses vieilles femmes
6 LES DAMES VERTES
très-laides, dont l'une, madame la douairière
d'Ionis, m'annonça que sa bru était chez une de
ses amies du voisinage et ne rentrerait proba-
blement que le lendemain.
— Vous êtes quand même le bienvenu, ajouta
cette matrone; nous avons beaucoup d'amitié
et de reconnaissance pour monsieur votre père,
et il paraît que nous avons grand besoin de ses
conseils, que vous êtes sans doute chargé de
nous transmettre.
— Je venais de sa part pour parler d'affaires
à madame d'Ionis...
— La comtesse d'Ionis s'occupe d'affaires, en
effet, reprit la douairière comme pour m'aver-
tir d'une bévue commise. Elle s'y entend, elle a
une bonne tête, et, en l'absence de mon fils,
qui est à Vienne, c'est elle qui suit cet ennuyeux
et interminable procès. Il ne faut pas que vous
comptiez sur moi pour la remplacer, car je n'y
entends rien du tout, et tout ce que je peux
LES DAMES VERTES 7
faire, c'est de vous retenir jusqu'au retour de La
comtesse en vous offrant un souper tel quel et
un bon lit.
Là-dessus, la vieille dame, qui, malgré la
petite leçon qu'elle m'avait donnée, paraissait
une assez bonne femme, sonna et donna des
ordres pour mon installation. Je refusai de man-
ger, ayant pris mes précautions en route, et
sachant qu'il n'est rien de plus gênant que de
manger tout seul, sous les yeux de gens à qui
l'on est complètement inconnu.
Comme mon père m'avait donné plusieurs
jours pour m'acquitter de ma commission, je
n'avais rien de mieux à faire que d'attendre
notre belle cliente, et j'étais, vis-à-vis d'elle et
de sa famille, un envoyé assez utile pour avoir
droit à une très-cordiale hospitalité. Je ne me
fis donc pas prier pour rester chez elle, bien
qu'il y eût un tournebride très-confortabie, où
les gens de ma sorte allaient ordinairement at-
8 LES DAMES VERTES
tendre le moment de s'entretenir avec les gens
de qualité. Tel était encore le langage des
provinces à cette époque, et il fallait en appré-
cier les termes et la valeur pour se tenir à sa
place, sans bassesse et sans impertinence, dans
les relations du monde. Bourgeois et philosophe
(on ne disait pas encore démocrate), je n'étais
nullement convaincu de la supériorité morale
de la noblesse. Mais, bien qu'elle se piquât aussi
de philosophie, je savais qu'il fallait ménager ses
susceptibilités d'étiquette, et les respecter pour
s'en faire respecter soi-même.
J'avais donc, un peu de timidité passée, aussi
bon ton que qui que ce soit, ayant déjà vu chez
mon père des spécimens de toutes les classes
de la société. La douairière parut s'en aperce-
voir au bout de quelques instants, et ne plus se
faire de violence pour accueillir, sinon en égal,
du moins en ami, le fils de l'avocat de la maison.
Pendant qu'elle me faisait la conversation, en
LES DAMES VERTES 9
femme à qui l'usage tient lieu d'esprit, j'eus
le loisir d'examiner et sa figure et celle de
l'autre matrone, encore plus grasse qu'elle, qui,
assise à quelque distance et remplissant le fond
d'un ouvrage de tapisserie, ne desserrait pas
les dents et levait à peine les yeux sur moi. Elle
était mise à peu près comme la douairière, robe
de soie foncée, manches collantes, fichu de den-
telle noire passé par-dessus un bonnet blanc et
noué sous le menton. Mais tout cela était moins
propre et moins frais; les mains étaient moins
blancnes quoique aussi potelées ; le type plus
vulgaire, bien que ia vulgarité fût déjà très-ac-
cusée dans les traits lourds de la grosse douai-
rière d'Ionis. Bref, je ne doutai plus de sa
condition de fille de compagnie , lorsque la
douairière lui dit , à propos de mon refus de
souper :
— N'importe , Zéphyrine , il ne faut pas
oublier que M. Nivières est jeune et qu'il peut
1.
10 LES DAMES VERTES
avoir encore faim, au moment de s'endormir
Faites-lui mettre un ambigu dans son apparte-
ment.
La monumentale Zéphyrine se leva; elle était
aussi grande que grosse.
— Et surtout, lui dit sa maîtresse lorsqu'elle
fut au moment de sortir, qu'on n'oublie pas le
pain.
— Le pain? dit Zéphyrine d'une petite voix
grêle et voilée qui faisait un plaisant contraste
avec sa stature.
Puis elle répéta :
— Le pain ? avec une intonation bien mar-
quée de doute et de surprise.
— Les pains ! répondit la douairière avec au-
torité.
Zéphyrine parut hésiter un instant et sortit ;
mais sa maîtresse la rappela aussitôt pour lui
faire cette étrange recommandation :
— Trois pains !
LES DAMES VERTES lï
Zéphyrine ouvrit la bouche pour répondre, leva
tant soit peu les épaules et disparut.
— Trois pains! m'écriai-je à mon tour. Mais
quel appétit me supposez - vous donc, madame
la comtesse?
— Oh ! ce n'est rien, dit-elle. Ils sont tout
petits !
Elle garda un instant le silence. Je cherchais
un peu ce que je trouverais à lui dire pour rele-
ver la conversation, en attendant que j'eusse le
droit de me retirer, lorsqu'elle parut en proie à
une certaine perplexité, porta la main au gland
de la sonnette et s'arrêta pour dire, comme S3
pariant à elle-même :
— Pourtant, trois pains !...
— C'est beaucoup, en effet, repris-je en ré-
primant une grande envie de rire.
Elle me regarda, étonnée, ne se rendant pas
compte d'avoir parlé tout haut.
— Vous parlez du procès? dit-elle comme
22 LES DAMES VERTES
pour me faire oublier sa distraction : c'est beau-
coup, ce qu'on nous réclame ! Croyez-vous aue
nous le gagnerons ?
Mais elle écouta fort peu mes réponses éva-
sives, et sonna décidément; un domestique vint,
à qui elle demanda Zéphyrine. Zéphyrine revint,
à qui elle parla dans l'oreille ; après quoi, elle
parut tranquillisée et se mit à babiller avec moi,
en bonne commère, très-bornée, mais bienveil-
lante et presque maternelle, me questionnant
sur mes goûts, mon caractère, mes relations et
mes plaisirs. Je me fis plus enfant que je n'étais
pour la mettre à son aise ; car je remarquai vite
qu'elle était de ces femmes du grand monde qui
ont su se passer de la plus médiocre intelligence,
et qui n'ont aucun besoin d'en rencontrer davan-
tage chez les autres.
En somme, elle avait tant de bonhomie, que
je ne m'ennuyai pas beaucoup avec elle pen-
dant une heure, et que je n'attendis pas avec
LES DAMES VERTES 13
trop d'impatience la permission de la quitter.
On vafet de chambre me conduisit à .non ap-
partement ; car c'était presque un appartement
complet : trois pièces fort belles, très-vastes, et
meublées en vieux Louis XV, avec beaucoup de
luxe. Mon propre domestique, à qui ma bonne
mère avait fait la leçon, était dans ma chambre
à coucher, attendant l'honneur de me déshabil-
ler, afin de paraître aussi instruit de son devoir
que les valets de grande maison.
— C'est fort bien, mon cher Baptiste, lui
dis-je quand nous fumes seuls ensemble, mais
tu peux aller dormir. Je me coucherai moi-
même et me déshabillerai en personne, comme
j'ai fait depuis que je suis au monde.
Baptiste me souhaita une bonne nuit et me
quitta. 11 n'était que dix heures. Je n'avais nulle
envie de dormir si tôt, et je me disposais à aller
examiner les meubles et les tableaux de mon sa-
lon, lorsque mes yeux tombèrent sur l'ambigu
14 LES DAMES VERTES
qui m'avait été servi dans ma chambre, près de
la cheminée, et les trois pains m'apparurent
dans une mystérieuse symétrie.
Ils étaient passablement gros et placés au
centre du plateau de laque, dans une jolie cor-
beille de vieux saxe, avec une belle salière d'ar-
gent au milieu, et trois serviettes damassées
à l'entour.
— Que diable y a-t-il dans l'arrangement de
cette corbeille ? me demandai-je, et pourquoi cet
accessoire vulgaire de mon souper, le pain, a-t-il
tant tourmenté ma vieille hôtesse? Pourquoi
trois pains si expressément recommandés?
Pourquoi pas quatre, pourquoi pas dix, si l'on
me prend pour un ogre ? Et, au fait, voilà un
très-copieux ambigu, et des flacons de vin avec
des étiquettes qui promettent beaucoup; mais
pourquoi troîs carafes d'eau? Voilà qui rede-
vient mystérieux et bizarre. Cette bonne vieille
comtesse s'imagine-t-elle que je suis triple ,
LES DAMES VERTES 15
ou que j'apporte deux convives dans ma valise?
Je méditais sur cette énigme, lorsqu'on frappa
à la porte de l'antichambre.
— Entrez ! criai-je sans me déranger, pen-
sant que Baptiste avait oublié quelque chose.
Quelle fut ma surprise de voir apparaître, en
coiffe de nuit , la puissante Zéphyrine , tenant
d'une main un bougeoir, de l'autre mettant un
doigt sur ses lèvres, et s'avançant vers moi avec
la risible prétention de ne pas faire crier le par-
quet sous ses pas d'éléphant ! Je devins certai-
nement plus pâle que je ne l'avais été en me
préparant à paraître devant la jeune madame
d'Ionis. De quelle effroyable aventure me mena-
çait donc cette volumineuse apparition ?
— Ne craignez rien, monsieur, me dit ingé-
nument la bonne vieille fille, comme si elle eût
deviné ma terreur ; je viens vous expliquer la
singularité... les trois carafes... et les trois
pains !
16 LES DAMES VERTES
— Ah ! volontiers, répondis-je en lui offrant
un fauteuil; j'étais justement fort intrigué.
— Comme femme de charge, dit Zéphyrine
refusant de s'asseoir et tenant toujours sa bougie,
je serais bien mortifiée que monsieur crût de ma
part à une mauvaise plaisanterie. Je ne me per-
mettrais pas... Et pourtant je viens demander à
monsieur de s'y prêter pour ne pas mécontenter
ma maîtresse.
— Parlez, mademoiselle Zéphyrine ; je ne suis
pas d'humeur à me fâcher d'une plaisanterie,
surtout si elle est divertissante.
— Oh! mon Dieu, non, monsieur; elle n'a
rien de bien amusant, mais elle n'a rien de dés-
agréable non plus. Voici ce que c'est. Madame
la comtesse douairière est très... elle a une tête
bien...
Zéphyrine s'arrêta court. Elle aimait ou crai-
gnait la douairière et ne pouvait se décider à la
critiquer. Son embarras était comique, car il se
LES DAME9 VERTES 17
traduisait par un sourire enfantin relevant les
coins d'une toute petite bouche édentée, laquelle
faisait paraître plus large encore sa figure ronde
3t joufflue, sans front et sans menton. On eût
dit la pleine lune se maniérant et faisant la
bouche en cœur, comme on la voit représentée
sur les almanachs liégeois. La petite voix es-
soufflée de Zéphyrine, son grasseyement et
son blaisement achevaient de la rendre si in-
vraisemblable, que je n'osais la regarder
en face , dans la crainte de perdre mon sé-
rieux.
— Voyons, lui dis-je pour l'encourager dans
ses révélations : madame la comtesse douairière
est un peu taquine, un peu moqueuse?
— Non, monsieur, non ! elle est de très-bonne
foi; elle croit... elle s'imagine...
Je cherchais en vain ce que la douairière pou-
vait s'imaginer, lorsque Zéphyrine ajouta avec
effort :
18 LES DAMES VERTES
-~ Enfin, monsieur, ma pauvre maîtresse croit
aux esprits !
— Soit ! répondis-je. Elle n'est pas la seule
personne de son sexe et de son âge qui ait cette
croyance, et cela ne fait de tort à personne.
— Mais cela fait quelquefois du mal à ceux
qui s'en effrayent, et, si monsieur craignait quel-
que chose dans cet appartement, je puis lui jurer
qu'il n'y revient rien du tout.
— Tant pis ! j'aurais été bien content d'y voir
quelque chose de surnaturel... Les apparitions
font partie des vieux manoirs, et celui-ci est si
beau, que je ne m'y serais représenté que des
fantômes très-agréables.
— Vraiment ! monsieur a donc entendu parler
de quelque chose ?
— Relativement à ce château et à cet appar-
tement? Jamais ; j'attends que vous m'appre-
niez...
— Eh bien, monsieur, voici ce que c'est. En
LES DAMES VERTES 19
l'année. . . je ne saisplus, mais c'était sous Henri II ;
monsieur doit savoir mieux que moi combien il y
a de temps de cela : il y avait ici trois demoisel-
les, héritières de la famille d'ionis, belles comme
le jour, et si aimables, qu'elles étaient adorées
de tout le monde. Une méchante dame de la cour,
qui était jalouse d'elles, et de la plus jeune en
particulier, fit mettre du poison dans l'eau d'une
fontaine dont elles burent et dont on se servait
pour faire leur pain. Toutes trois moururent dans
la même nuit, et, à ce que l'on prétend, dans la
chambre où nous voici. Mais cela n'est pas bien
sûr, et on ne se l'est imaginé que depuis peu.
On faisait bien, dans le pays, un conte sur trois
dames blanches qui s'étaient montrées longtemps
dans le château et les jardins ; mais c'était si
vieux, qu'on n'y pensait plus et que personne
n'y croyait, lorsqu'un des amis de la maison,
M. l'abbé de Lamyre, qui est un esprit gai et un
beau parleur, ayant dormi dans cette chambre,
20 LES DAMES VERTES
rêva ou prétendit avoir rêvé de trois femmes ver-
tes qui étaient venues lui faire des prédictions.
Et, comme il vit que son rêve intéressait madame
la douairière et divertissait la jeune comtesse
sa bru, il inventa tout ce qu'il voulut et fit par-
ler ses revenants à sa fantaisie, si bien que ma-
dame la douairière est persuadée que l'on pour-
rait savoir l'avenir de la famille et celui du procès
qui tourmente M. le comte, en venant à bout de
faire revenir et parler ces fantômes. Mais, comme
toutes les personnes que l'on a logées ici n'ont
rien vu du tout et n'ont fait que rire de ses ques-
tions, elle a résolu d'y faire coucher celles qui,
n'étant prévenues de rien, ne songeraient ni à
Inventer des apparitions, ni à cacher celles
qu'elles pourraient voir. Voilà pourquoi elle a
commandé qu'on vous mît dans cette chambre,
sans vous rien dire ; mais, comme madame n'est
pas bien... fine, peut-être ! elle n'a pas pu s'em-
pêcher de me parler devant vous des trois pains.
LES DiMES VERTES 21
— Certainement, les trois pains d'abord, et
les trois carafes ensuite, étaient faits pour me
donner à penser. Pourtant, je confesse que je ne
trouve absolument rien qui ait rapport...
— Ah ! si fait, monsieur. Les trois demoiselles
du temps de Henri II ont été empoisonnées par
le pain et l'eau !
— Je vois bien la relation, mais je ne com-
prends pas que cette offrande, si c'en est une,
puisse leur être bien agréable. Qu'en pensez-
vous vous-même?
— Je pense que là où sont leurs âmes, elles
n'en savent rien, ou s'en soucient fort peu, dit
Zéphyrine d'un air de supériorité modeste. Mais
il faut que vous sachiez comment ces idées-là
sont venues à ma bonne vieille maîtresse. Je vous
apporte le manuscrit que madame d'Ionis, sa
belle-fUe, madame Caroline, comme nous l'ap-
pelons ici, a relevé elle-même, sur de vieux grif
fonnages trouvés dans les archives de la famille.
22 LES DAMES VERTES
Cette lecture vous intéressera plus que ma con-
versation, et je vais vous souhaiter le bonsoir...
après, cependant, vous avoir adressé une petite
prière.
— De tout mon cœur, ma bonne demoiselle :
que puis-je faire pour vous?
— Ne dire à personne au monde, si ce n'est à
madame Caroline, qui ne le trouvera pas mau-
vais, que je vous ai prévenu ; car madame la
douairière me gronderait et ne se fierait plus à
moi.
— Je vous le promets ; et que dois-je dire
demain, si l'on m'interroge sur mes visions?
— Ah! voila, monsieur... 11 faut que vous
ayez la bonté d'inventer quelque chose, un rêve
sans suite ni sens, ce que vous voudrez, pourvu
qu'il y soit question de trois demoiselles : au-
trement, madame la douairière sera comme une
àme en peine et s'en prendra à moi, disant que
je n'ai pas mis les f^ns, les carafes et la salit re;
LES DAMES VERTES 23
ou bien que je vous ai averti, et que votre in-
crédulité a fait manquer l'apparition. Elle est
persuadée de la mauvaise humeur de ces dames,
et du refus qu'elles font de se montrer à ceux
qui se moquent d'avance, ne fût-ce que dans leur
pensée
Resté seul, après avoir promis à Zéphyrine
de me prêter à la fantaisie de sa maîtresse, j'ou-
vris et lus le manuscrit dont je ne rapporterai
que les circonstances relatives à mon histoire.
Celle des demoiselles d'Ionis me parut une pure
légende, racontée par madame d'Ionis, sur la foi
de documents peu authentiques, qu'elle criti-
quait elle-même de ce ton léger et railleur qui
était alors de mode.
Je passe donc sous silence la chronique froi-
dement commentée des trois mortes, qui m'a-
vait paru plus intéressante dans les sobres pa-
roles de Zéphyrine, et je rapporterai seulement
•le fragment suivant, transcrit par madame d'Io-
24 LES DAMES VERTES
nis, d'un manuscrit daté de 1650, et rédigé par
un ancien chapelain du château •.
* Il est de f .lit que j'ai ouï raconter, dans ma
jeunesse, comme quoi le château d'Ionis fut
hanté par des esprits, au nombre de trois, et
montrant l'apparence de dames richement ha-
billées, lesquelles, sans menacer personne, pa-
raissaient chercher quelque chose dans les
chambres et offices de la maison. Les messes et
prières dites à leur intention ne les ayant pu
empêcher de revenir, on s'imagina défaire bénir
trois pains blancs et de les mettre en la chambre
où les demoiselles d'Ionis avaient décédé. Cette
nuit-là , elles vinrent sans faire de bruit ni ef-
frayer personne de leur vue, et on trouva, le
lendemain, qu'elles avaient comme grignoté les
pains, à la manière des souris, mais n'en avaient
rien emporté ; et, la nuit suivante, elles recom-
mencèrent à se plaindre et faire crier les huis
et grincer les targettes. C'est pourquoi on ima-
LES DAMES VERTES 2D
gina de leur mettre trois cruches d'eau claire,'
dont elles ne burent point, mais dont elles ré-
pandirent une partie. Enfin, le prieur de Saint-***
conseilla de les apaiser tout à fait en leur offrant
une salière remplie de sel blanc, par la raison
qu'elles avaient été empoisonnées dans un pain
sans sel ; et, dès que la chose fut faite, on les
entendit chanter un très-beau cantique, où l'on
assure qu'elles promettaient, en latin, des béné-
dictions et d'heureuses fortunes à la branche
cadette d'Ionis, qui avait recueilli leur héritage.
» Ceci se passa, m'a-t-on dit, du temps du
roi Henri le IVme, et, depuis, on n'en a plus en-
tendu parler ; mais c'est une croyance qui a duré
longtemps après, dans la maison d'Ionis, qu'en
leur faisant cette offrande à minuit , on peut
les attirer et savoir d'elles les choses de l'ave-
nir. On dit même que, si trois pains, trois
carafes et une salière se trouvent par l'effet
du hasard sur une table, dans ledit château, on
26 LES DAMES VERTES
voit ou on entend, en ce lieu, des choses surpre-
nantes. »
A ce fragment, madame d'Ionis avait ajouté
la réflexion suivante : « Il est bien regrettable
pour la maison d'Ionis que ce beau miracle ait
cessé : tous ses membres eussent été vertueux
et sages ; mais, bien que j'aie entre les mains
une formule d'invocation rédigée par quelque
astrologue attaché jadis à la maison, je n'espéra
pas que les dames vertes veuillent jamais s'y
rendre. »
Je restai quelque temps absorbé, non par l'ef-
fet de cette lecture, mais bien par la jolie écri-
ture de madame d'Ionis et par l'élégante rédac-
tion des autres réflexions qui accompagnaient la
légende.
Je ne faisais pas, comme je me le permets
aujourd'hui, la critique du facile scepticisme de
cette belle dame. J'étais à sa hauteur en ce
genre. C'était la mode de prendre les choses
LES DAMES VERTES 27
fantastiques, non par leur côté artiste, mais par
leur côté ridicule. On était tout frais fier de ne
plus donner dans les contes de nourrice, dans
les superstitions de la veille.
J'étais, du reste, fort disposé à devenir
amoureux. On m'avait tant parlé, à la maison,
de cette aimable personne, et ma mère m'avait
si bien recommandé, à mon départ, de ne pas
me laisser tourner la tête, que c'était à moitié fait.
Je n'avais encore aimé que deux ou trois cousines,
et ces amours-là, chantées par moi en vers aussi
chastes que mes flammes, n'avaient pas telle-
ment consumé mon cœur, qu'il ne fût prêt à se
laisser incendier beaucoup plus sérieusement.
J'avais emporté un dossier que mon père
m'avait engagé à étudier. Je l'ouvris conscien-
cieusement ; mais, après en avoir lu quelques
pages avec les yeux, sans qu'un seul mot arrivât
à mon cerveau, je reconnus que cette manière
d'étudier était parfaitement inutile, et je pris le
28 LES DAMES VERTES
sage parti d'y renoncer. Je crus réparer ma pa-
resse en pensant sérieusement au procès des
d'Ionis, que je connaissais sur le bout du doigt,
et je préparais les arguments par lesquels je
devais convaincre la comtesse de la marche à
suivre. Seulement, chacun de ces arguments
merveilleux se terminait, je ne sais comment,
par quelque madrigal amoureux qui n'avait pas
un rapport bien direct avec la procédure.
Au milieu de cet important travail, la faim
me prit. La Muse n'est pas si rigoureuse aux
enfants de famille habitués à bien vivre,
qu'elle leur interdise de souper de bon appétit.
Je me disposai donc à faire honneur au pâté
qui me souriait à travers mes dossiers et mes
hémistiches, et je dépliai la serviette posée sur
mon assiette, où, à ma grande surprise, je trou-
vai un quatrième pain.
Cette surprise céda vite à un raisonnement
rès-simple : si, dans les projets et prévisions
LES DAMES VERTES 29
de la douairière, les trois pains cabalistique»
devaient rester intacts, il était naturel qu'on en
eût consacré un à la satisfaction de mon appétit.
Je goûtai les vins et les trouvai d'une si bonne
qualité que je fis généreusement aux fantômes
le sacrifice de ne pas entamer une seule des ca-
rafes d'eau qui leur étaient destinées.
Et, tout en mangeant avec grand plaisir, je
me mis enfin à songer à cette chronique, et à
me demander comment je raconterais les pro-
diges que je ne pouvais me dispenser d'avoir
vus. Je regrettais que Zéphyrine ne m'eût pas
donné plus de détails sur les fantaisies présu-
mées des trois mortes. L'extrait du manuscrit
de 1650 n'était pas assez explicite : ces dames
devaient-elles attendre que je fusse endormi
pour venir, comme des souris, grignoter sur
ma table les pains dont on les savait si friandes?
ou bien allaient-elles m'apparaitre d'un moment
à l'autre, et s'asseoir, l'une à ma gauche, la se-
2.
30 LES DAMES VERTES
conde à ma droite, et la troisième en face de
moi
il
Minuit sonna, c'était l'heure classique, l'heure
fatale I
II
l'apparition
Minuit sonna jusqu'au douzième coup, sans
qu'aucune apparition se produisit. Je me levai,
pensant que j'en étais quitte : j'avais fini de
manger, et, après une douzaine de lieues à
cheval, je commençais à sentir le besoin du
sommeil, lorsque l'horloge du château, qui avait
un très-beau timbre grave et retentissant, se
mit à recommencer les quatre quarts et les
douze heures avec une lenteur imposante.
Avouerai-je que je me sentis un peu ému de
cette sorte de retour de l'heure fantastique que
je croyais révolue? Pourquoi pas? J'avais fait
32 LES DAMES VERTES
jusque-là si bonne contenance de philosophe !
Pour être un fervent disciple de la raison, je
n'en étais pas moins un très-jeune homme,
et un homme d'imagination, élevé sur les ge-
noux d'une mère qui croyait encore fermement
à toutes les légendes dont elle m'avait bercé,
lesquelles ne m'avaient pas toujours fait rire.
Je m'aperçus de l'imperceptible malaise que
j'éprouvais, et, pour le combattre, car j'en fus
très-honteux, je me hâtai de me déshabiller.
L'horloge avait fini , j'étais dans mon lit , et
j'allais souffler ma bougie; lorsqu'une horloge
plus éloignée du village se mit à sonner à son
tour les quatre quarts et les douze heures, mais
d'une voix si lugubre et avec une si mortelle
nonchalance, que j'en fus sérieusement impa-
tienté. Pour peu qu'elle eût, comme celle du
château, double sonnerie, il n y avait pas de
raison pour en finir.
Il me sembla, en effet, pendant quelques mi-
LES DAMES VERTES 33
mîtes, que je l'entendais recommencer et qu'elle
sonnait trente-sept heures ; mais c'était une
pure illusion, comme je m'en assurai en
ouvrant ma fenêtre. Le plus profond silence
régnait dans le château et dans la campagne.
Le ciel était voilé tout à fait ; on n'apercevait
plus aucune étoile ; l'air était lourd ; et je voyais
des volées de phalènes et de noctuelles s'agiter
dans le rayon de lumière que ma bougie proje-
tait au dehors. Leur inquiétude était un signe
d'orage. Comme j'ai toujours beaucoup aimé
l'orage, je me plus à en respirer les approches.
De courtes rafales m'apportaient le parfum des
fleurs du jardin. Le rossignol chanta encore une
fois et se tut pour chercher un abri. J'oubliai
ma sotte émotion en jouissant du spectacle de
la réalité.
Ma chambre donnait sur la cour d'honneur,
qui était vaste et entourée de constructions ma-
gnifiques, dont les masses légères se décou-
34 LES DAMES VERTES
paient en bleu pâle sur le ciel noir, à la lueur
des premiers éclairs.
Mais le vent se leva et me chassa de la fenê-
tre, dont il semblait vouloir emporter les rideaux.
Je fermai tout, et, avant de me recoucher, je
voulus braver les spectres et satisfaire Zéphy-
rine en accomplissant avec conscience ce
que je présumai être les rites de l'évocation. Je
nettoyai la table et en ôtai les restes de mon
repas. Je plaçai les trois carafes autour de la
corbeille. Je n'avais pas dérangé le sel ; et, vou-
lant me venger de moi-même en provoquant
jusqu'au bout ma propre imagination, je mis
trois chaises autour de la table et trois flam-
beaux sur la table, un devant chaque fauteuil.
Après quoi, j'éteignis tout et m'endormis
tranquillement, sans manquer de me comparer
à sire Enguerrand, dont ma mère m'avait sou-
vent chanté, sous forme de complainte, les
aventures dans le terrible château des Ardennes.
LES DAMES VERTES 35
Il faut croire que mon premier sommeil fut
très-profond, car je ne sais ce que devint
l'orage, et ce ne fut pas lui qui me réveilla ; ce
fut un cliquetis de verres sur la table, que j'en-
tendis d'abord à travers je ne sais quels rêves,
et que je finis par entendre en réalité. J'ouvris
les yeux, et... me croie qui voudra, mais je
fus témoin de choses si surprenantes , qu'a-
près vingt ans, le moindre détail en est resté
dans ma mémoire, aussi net ',1e le premier
jour.
Il y avait de la clarté dans ma chambre, bien
que je ne visse aucun flambeau allumé. C'était
comme une lueur verte très-vague, qui semblait
partir de la cheminée. Cette faible clarté me
permit de voir, non pas distinctement, mais
assurément trois personnes, ou plutôt trois
formes assises sur les fauteuils que j'avais
disposés autour de la table, l'une à droite,
l'autre à gauche, la troisième entre les deux pre-
3(5 LES DAMES VERTES
mières, vis-à-vis de la cheminée et le dos tourné
à mon lit.
A mesure que ma vue s'habituait à cette
lueur, je croyais reconnaître, dans ces trois
ombres, des femmes vêtues ou plutôt envelop-
pées de voiles d'un blanc verdâtre, très-amples,
qui par moments me semblaient être des
nuages, et qui leur cachaient entièrement la
figure, la taille et les mains. Je ne sais si elles
agissaient, mais je ne pouvais saisir aucun de
leurs mouvements, et cependant le cliquetis des
carafes continuait, comme si elles les eussent
poussées et heurtées, selon une sorte de rhy-
thme, contre la corbeille de porcelaine.
Après quelques instants accordés, je le con-
fesse, à une terreur très-vive, je pensai que
j'étais dupe d'une mystification, et j'allais sauter
résolument au milieu de la chambre pour faire
peur à qui voulait m'effrayer, lorsque, me sou-
venant qie dans cette maison je ne pouvais avoir
LES DAMES VERTES 37
affaire qu'à des femmes honnêtes, peut-être à
de grandes dames, qui me faisaient l'honneur
de se moquer de moi, je tirai brusquement mon
rideau et me rhabillai à la hâte.
Quand ce fut fait, j'écartai le rideau afin de
guetter le moment de surprendre ces malignes
personnes par un grand éclat de ma plus grosse
voix. Mais quoi! plus rien! tout avait disparu.
J'étais dans une obscurité profonde.
A cette époque, on n'avait pas trouvé le
moyen de se procurer instantanément de la lu-
mière; je n'avais pas même celui de m'en pro-
curer lentement à l'aide de la pierre § fusil.
,Te fus réduit à m'approcher à tâtons de la table,
ûù je ne trouvai absolument rien que les fau-
teuils, les carafes, les flambeaux et les pains,
dans l'ordre où je les avais placés. Aucun bruit
appréciable n'avait trahi le départ des étranges
visiteuses : il est vrai que le vent soufflait
encore très-fort et s'engouffrait en plaintes
38 LES DAMES VERTES
lamentables dans la vaste cheminée de ma
chambre.
J'ouvris la fenêtre et ma jalousie, contre la-
quelle j'eus à lutter pour l'assujettir. Il ne faisait
pas encore jour, et le peu de transparence de
l'air extérieur ne me permit pas de voir toutes
les parties de ma chambre. Je fus réduit à tâ-
tonner partout, ne voulant pas appeler ni inter-
roger, tant je craignais de paraître effrayé. Je
passai dans le salon et dans l'autre pièce, me
livrant sans plus de bruit aux mêmes recherche,
et je revins m'asseoir sur mon lit pour faire
sonner ma montre et songer à mon aventure.
Ma montre était arrêtée et les horloges du
dehors sonnèrent une demie, comme pour me
déclarer qu'il n'y avait pas moyen de savoir
l'heure.
J'écoutai le vent et tâchai de me rendr
compte de ses bruits et de ceux qui pourraient
partir de quelque coin de mon appartement. Je
LES DAMES VERTES 30
mis mes yeux et mes oreilles à la torture. J'y
mis aussi mon esprit pour lui demander si je
n'avais pas rêvé ce que j'avais cru voir. La chose
était possible, bien que je ne pusse me rendre
compte du rêve qui avait dû précéder et amener
ce cauchemar.
Je résolus de ne pas m'en tourmenter davan-
tage et d'attendre sur mon lit le retour du som-
meil sans me déshabiller, en cas de mystification
nouvelle.
Je ne pus me rendormir. Je me sentais cepen-
dant fatigué, et le vent me berçait irrésistible-
ment; je m'assoupissais à chaque instant; mais,
à chaque instant, je rouvrais les yeux et regar-
dais, malgré moi, dans le noir et dans le vide
avec méfiance.
Je commençais enfin à sommeiller, lorsque le
cliquetis recommença, et, cette fois, ouvrant les
yeux bien grands, mais ne bougeant pas, je vis
les trois spectres à leur place, immobiles en ap-
40 LES DAMES VERTES
parence, avec leurs voiles verts flottant dans la
lueur verte qui partait de la cheminée.
Je feignis de dormir, car il est probable que
l'on ne pouvait voir mes yeux ouverts dans
l'ombre de l'alcôve, et j'observai attentivement.
Je n'étais plus effrayé; je n'éprouvais plus que
la curiosité de surprendre un mystère plaisant
ou désagréable, une fantasmagorie très-bien
mise en scène par des personnages réels, ou...
J'avoue que je ne trouvais pas de définition à la
seconde hypothèse : elle ne pouvait être que folle
et ridicule, et cependant elle me tourmentait
comme admissible.
Je vis alors les trois ombres se lever, s'agiter
et tourner rapidement et sans aucun bruit, au-
tour de la table, avec des gestes incompréhen-
sibles. Elles m'avaient paru de médiocre stature
tant qu'elles avaient été assises : debout, elles
étaient aussi grandes que des hommes. Tout à
coup, une d'entre elles diminua, reprit la taille
LES DAMES VERTES 41
d'une femme, devint toute petite, grandit déme-
surément et se dirigea vers moi, pendant que les
deux autres se tenaient debout sous le manteau
de la cheminée.
Ceci me fut très-désagréable ; et, par un mou-
vement d'enfant, je mis mon oreiller sur ma
figure, comme pour élever un obstacle entre moi
et la vision.
Puis j'eus encore honte de ma sottise, et je
regardai attentivement. Le spectre était assis
sur le fauteuil placé au pied de mon lit. Je ne
vis pas sa figure. La tète et le buste étaient, non
pas ombragés, mais comme brisés par le rideau
de l'alcôve. La lueur du foyer, devenue plus vive,
dessinait seulement la moitié inférieure d'un
corps et les plis d'un vêtement dont la forme et
la couleur n'avaient plus rien de déterminé, mais
dont la réalité ne pouvait plus être révoquée en
doule.
Cela était d'une immobilité effrayante, comme
42 LES DAMES VERTES
si rien ne respirait sous cette sorte de linceul.
J'attendis quelques instants qui me parurent un
siècle. Je sentis que je perdais le sang-froid
dont je m'étais armé. Je m'agitai sur mon lit;
j'eus la pensée de fuir je ne sais où. J'y résistai.
Je passai la main sur mes yeux, puis je l'avançai
résolument pour saisir le spectre par les plis de
ce vêtement si visible et si bien éclairé : je ne
touchai que le vide. Je m'élançai sur le fauteuil :
c'était un fauteuil vide. Toute clarté et toute
vision avaient disparu. Je recommençai à par-
courir la chambre et les autres pièces. Comme
la première fois, je les trouvai désertes. Bien cer-
tain de n'avoir, cette fois, ni rêvé ni dormi, je res-
tai levé jusqu'au jour, qui ne tarda pas à paraître.
On a beaucoup étudié, depuis quelques années,
les phénomènes de l'hallucination; on les a ob-
servés et caractérisés. Des hommes de science
en ont fait l'analyse sur eux-mêmes. J'ai vu même
des femmes délicates et nerveuses en subir les
LES DAMES VERTES 43
accès fréquents, non pas sans souffrance et sans
tristesse, mais sans terreur, et en se rendant
très-bien compte de l'état d'illusion où elles se
trouvaient.
Dans ma jeunesse, on n'était pas si avancé. Il
n'y avait guère de milieu entre la négation ab-
solue de toute vision et la croyance aveugle aux
apparitions. On riait de ceux qui étaient tour-
mentés de ces visions, que l'on attribuait à la
crédulité et à la peur, et que l'on n'excusait que
dans le cas de grave maladie.
Il m'arriva donc, pendant ma terrible insom-
nie, de m'interroger sévèrement et de me faire
une très-dure et très-injuste réprimande sur la
faiblesse de mon esprit, sans songer à me dire
que tout cela pouvait être l'effet d'une mauvaise
digestion ou d'une influence atmosphérique.
Cette idée me fût venue difficilement ; car, sauf
an peu de fatigue et de mauvaise humeur, je ne
me sentais pas du tout malade.
44 LES DAMES VERTES
Bien résolu à ne me vanter à personne de
l'aventure, je me couchai et dormis très-bien
jusqu'à l'heure où Baptiste frappa chez moi
pour m'avertir de l'approche du déjeuner.
J'allai lui ouvrir après avoir bien constaté
que ma porte était restée fermée au verrou,
comme je m'en ■ étais assuré avant de rn en-
dormir; j'avais fait et je fis encore la même
observation sur l'autre porte de mon apparte-
ment, je comptai les gros pitons de fer qui assu-
jettissent les plaques des cheminées; je cher-
chai en vain la possibilité et les indices d'une
porte secrète.
— A quoi bon, d'ailleurs ? me disais-je mélan-
coliquement, pendant que Baptiste me poudrait
les cheveux; n'ai-je pas vu un objet qui n'avait
pas de consistance, une robe ou un suaire qui
s'est évanoui sous ma main?
Sans cette circonstance concluante, j'aurais pu
attribuer tout à une moquerie de madame d'Ionis ;
LES DAMES VERTES 45
car j'appris de Baptiste qu'elle était rentrée la
veille, vers minuit.
Cette nouvelle m'arracha à mes préoccupa-
tions. Je donnai des soins à ma coiffure et à ma
toilette. J'étais un peu contrarié d'être voué au
noir par ma profession; mais ma mère m'avait
muni de si beau linge et d'habits si bien coupés,
que je me trouvai, en somme, fort présentable :
je n'étais ni laid ni mal fait. Je ressemblais à ma
mère, qui avait été fort belle; et, sans être fat,
j'étais habitué à voir dans tous les yeux l'impres-
sion favorable que produit une physionomie
heureuse.
Madame d'Ionis était au salon quand j'y entrai.
Je vis une femme ravissante, en effet, mais beau-
coup trop petite pour avoir figuré de sa personne
dans mon trio de spectres. Elle n'avait, d'ailleurs,
rien de fantastique ni de diaphane. C'était une
beauté du genre réel, fraîche, gaie, vivante, por-
tant avec grâce ce que l'on appelait, dans le style
3.
46 LES DAMES VERTES
du temps, un aimable embonpoint, parlant avec
finesse et justesse sur toutes choses, et laissant
percer une grande énergie de caractère sous une
grande douceur de formes.
Je compris, au bout de quelques paroles échan-
gées avec elle, comment, grâce à tant d'esprit et
de résolution, de franchise et d'adresse, elle
venait à bout de vivre en bonne intelligence avec
un assez mauvais mari et une belle-mère très-
bornée.
A peine le déjeuner fut-il commencé, que la
douairière, m'examinant, me trouva souffrant et
pâle, quoique j'eusse assez oublié mon aventure
pour manger de bon appétit et me sentir douce-
ment ému des aimables soins de ma belle hôtesse.
Me rappelant alors les recommandations de
Zéphyrine, je m'empressai de dire que j'avais
bien dormi et fait des rêves très-agréables.
-Ah! j'en étais sûre! s'écria la vieille dame
naïvement enchantée. On rêve toujours bien dans
LES DAMES VERTES 47
cette chambre-là ! Faites-nous part de vos rêves,
monsieur Nivières ?
— Ils ont été très-confus; je crois pourtant
me rappeler une dame...
— Une seule ?
— Peut-être deux !
— Peut-être trois aussi? dit madame d'Ionis en
souriant.
— Précisément, madame, vous me rappelez
qu'elles étaient trois !
— Jolies ? dit la douairière triomphante.
— Assez jolies, bien qu'un peu fanées.
— Vraiment? reprit madame d'Ionis, qui sem-
blait s'entendre avec les yeux de Zéphyrine, assise
au petit bout de la table, pour me donner la ré-
plique. Et que vous ont-elles dit?
— Des choses incompréhensibles. Mais, si
cela intéresse madame la comtesse douairière,
je ferai mon possible pour m'en souvenir.
— Ah! mon cher enfant, dit la douairière,
48 LES DAMES VERTES
cela m'intéresse à un point que je ne puis vous
dire. Je vous expliquerai ça tout à l'heure. Com-
mencez par nous raconter...
— Raconter me sera bien difficile. Peut-on
raconter un rêve ?
— Peut-être ! si on vous aidait dans vos sou-
venirs, dit avec un grand sang-froid madame
d'Ionis, résignée à flatter la manie de sa belle-
mère ; ne vous ont-elles point parlé de la pros-
périté future de cette maison ?
— 11 me semble bien que oui, en effet.
— Ah! vous voyez, Zéphyrine, s'écria la
douairière ; vous qui ne croyez à rien ! et je
parie qu'elles ont parlé du procès ! Dites, mon-
sieur Nivières, dites bien tout !
Un regard de madame d'Ionis m'avertit de ne
pas répondre. Je déclarai n'avoir pas entendu un
mot du procès dans mes songes. La douairière
en parut très-contrariée, et se tranquillisa bien-
tôt, en disant :
LES DAMES VERTES 49
— Ça viendra ! ça viendra !
Ce ça viendra me sembla très-désobligeant,
bien qu'il fat dit avec une bienveillance opti-
miste. Je ne me souciais nullement de recom-
mencer une aussi mauvaise nuit ; mais, à mon
tour, je me résignai vite lorsque madame d'Ionis
me dit à demi-voix, pendant que la douairière
querellait Zéphyrine sur son incrédulité :
— C'est bien aimable à vous de vous prêter à
la fantaisie du jour dans notre maison. J'espère
que vous n'aurez, en effet, chez nous, que de
bons rêves; mais vous n'êtes pas absolument
forcé de voir toutes les nuits ces trois demoi-
selles. 11 suffit que vous en parliez aujourd'hui
sans rire à mon excellente belle-mère. Cela lui
fait grand plaisir et ne compromet pas votre
courage. Tous nos amis sont décidés à les voir
pour avoir la paix.
Je fus assez dédommagé et assez électrisé par
l'air d'intimité confiante que prenait avec moi
50 LES DAMES VERTES
cette charmante femme, pour recouvrer ma
gaieté ordinaire, et je me prêtai, durant tout le
repas, à retrouver peu à peu le souvenir des
choses merveilleuses qui m'avaient été révélées.
Je promis surtout de longs jours à la douairière,
de la part des trois dames vertes.
— Et mon asthme, monsieur? dit-elle, vous
ont-elles dit que je guérirais de mon asthme?
— Pas précisément ; mais elles ont parlé de
longue vie, fortune et santé.
— Tout de bon? Eh bien, vraiment, je n'en
demande pas davantage au bon Dieu. — A pré-
sent, ma fille, dit-elle à sa bru, vous qui
racontez si bien, faites donc part à ce bon jeune
homme de la cause de ses rêves et dites-lui
l'histoire des trois demoiselles d'Ionis.
Je fis l'étonné. Madame d'Ionis demanda la
permission de me confier le manuscrit qu'elle
n'avait rédigé, disait-elle, que pour se dispenser
de faire trop souvent le même récit.
LES DAMES VERTES 51
Le déjeuner était fini. La douairière alla faire
sa sieste.
— Il fait trop chaud pour aller au jardin en
plein midi, me dit madame d'Ionis, et, pourtant,
je ne veux pas vous faire travailler à ce maudit
procès en sortant de table. Si vous voulez visiter
l'intérieur du château, qui est assez intéressant,
je vous servirai de guide.
— Accepter la proposition est d'un indiscret
et d'un mal-appris, répondis-je, et pourtant j'en
meurs d'envie.
— Eh bien, ne mourez pas, et venez, dit-elle
avec une gaieté adorable.
Mais elle ajouta aussitôt, et fort naturelle-
ment :
— Viens avec nous, ma bonne Zéphyrine; tu
nous ouvriras les portes.
Une heure plus tôt, l'adjonction de Zéphyrine
m'eût été fort agréable ; mais je ne me sentais
plus si timide auprès de madame d'Ionis, et
52 LES DAMES VERTES
j'avoue que ce tiers entre nous me contraria. Je
n'avais certes aucune sorte de présomption, au-
cune idée impertinente ; mais il me semblait que
j'aurais causé avec plus de sens et d'agrément
dans le tète-à-tête. La présence de cette pleine
lune affadissait toutes mes idées et gênait l'essor
de mon imagination.
Et puis Zéphyrine ne songeait qu'à la chose
que je me serais justement plu à oublier.
— Vous voyez bien, madame Caroline, dit-
elle à madame d'Ionis en traversant la galerie
du rez-de-chaussée, il n'y a rien du tout dans la
chambre aux dames vertes. M. Nivières y a par-
faitement dormi ï
— Eh! mon Dieu, ma bonne, je n'en doute
pas, répondit la jeune femme. M. Nivières ne me
fait pas l'effet d'un fou! Gela ne m'empêchera
pas de croire que l'abbé de Lamyre y a vu
quelque chose.
— En vérité? dis-je un peu ému. J'ai eu
LES DAMES VERTES 53
l'honneur de voir quelquefois M. de Lamyre; je
le croyais aussi peu fou que moi-même.
— Il n'est pas fou, monsieur, reprit Zéphy-
rine ; c'est un badin qui raconte sérieusement
des folies.
— Non ! dit madame d'Ionis avec décision ;
c'est un homme d'esprit qui se monte la tête. Il
a commencé par se moquer de nous et nous faire
des contes de revenants. Il était facile alors, non
pour notre bonne douairière, mais pour nous, de
voir qu'il plaisantait. Mais peut-être ne faut-il
pas trop plaisanter avec certaines idées folles.
Il est très-certain pour moi qu'une nuit il a eu
peur, puisque rien n'a pu le décider depuis à
rentrer dans cette chambre. Mais parlons d'autre
chose; car je suis sûre que M. Nivières est déjà
rassasié de cette histoire ; moi, j'en ai par-dessus
la tète, et, puisque tu lui as montré d'avance le
manuscrit, me voilà dispensée de m'en occuper
davantage.
54 LES DAMES VERTES
— C'est singulier, madame, reprit Zéphyrine
3n riant, on dirait que vous-même, à votre tour,
vous commencez à croire à quelque chose ! Il
n'y a donc que moi dans la maison qui resterai
incrédule !
Nous entrions dans la chapelle, et madame
d'Ionis m'en fit rapidement l'historique. Elle
était fort instruite et nullement pédante. Elle me
montra, en me les expliquant, toutes les salles
importantes, les statues, les peintures, les
meubles rares et précieux que contenait le
château. Elle mettait à tout une grâce incompa-
rable et une complaisance inouïe. Je devenais
amoureux, comme qui dirait à vue d'oeil, amou-
reux au point d'être jaloux à l'idée qu'elle était
peut-être aussi aimable avec tout le monde
qu'elle l'était avec moi. Nous arrivâmes ainsi
dans une immense et magnifique salle, divisée
en deux galeries par une élégante rotonde. On
appelait cette salle la bibliothèque, bien qu'une
LES DAMES VERTES 55
partie seulement fût consacrée aux livres. L'autre
moitié était une sorte de musée de tableaux et
d'objets d'art. La rotonde contenait une fontaine
entourée de fleurs. Madame d'Ionis me fit re-
marquer ce monument précieux, que l'on avait
récemment retiré des jardins pour le mettre à
l'abri et le préserver d'accident, la chute d'une
grosse branche l'ayant un peu endommagé dans
une nuit d'orage.
C'était un rocher de marbre blanc sur lequel
s'enlaçaient des monstres marins, et, au-dessus
d'eux, sur la partie la plus élevée, était assise
avec grâce une néréide, que l'on regardait
comme un chef-d'œuvre. On attribuait ce groupe
à Jean Goujon, ou tout au moins à l'un de ses
meilleurs élèves.
La nymphe, au lieu d'être nue, était chaste-
ment drapée ; circonstance qui faisait croire que
c'était le portrait d'une dame pudique qui n'avait
voulu poser dans le simple appareil d'une
56 LES DAMES VERTES
déesse, ni permettre que l'artiste interprétât ses
formes élégantes pour les placer sous les yeux
d'un public profane. Mais ces draperies, dont la
partie supérieure de la poitrine et les bras jusqu'à
l'épaule étaient seuls dégagés, n'empêchaient
pas d'apprécier l'ensemble de ce type étrange
qui caractérise la statuaire de la renaissance,
ces proportions élancées, cette rondeur dans la
ténuité, cette finesse dans la force, enfin ce
quelque chose de plus beau que nature qui
étonne d'abord comme un rêve, et qui, peu à
peu, s'empare de la plus enthousiaste région de
l'esprit. On ne sait si ces beautés ont été conçues
pour les sens, mais elles ne les troublent pas.
Elles semblent nées directement de la Divinité
dans quelque Éden, ou sur quelque mont Ida,
dont elles n'ont pas voulu descendre pour se
mêler à nos réalités. Telle est la fameuse Diane
de Jean Goujon, grandiose, presque effrayante
d'aspect, malgré l'extrême douceur de sesJi-
LES DAMES VERTES 57
néaments, exquise et monumentale, mouve-
mentée comme la vigueur physique, et cependant
calme comme la puissance intellectuelle.
Je n'avais encore rien vu, ou rien remarqué, de
cette statuaire nationale que nous n'avons peut-
être jamais assez appréciée, et qui met la France
de cette époque à côté de l'Italie de Michel-Ange.
Je ne compris pas d'emblée ce que je voyais ;
j'y étais mal disposé, d'ailleurs, par la compa-
raison de ce type surprenant avec la beauté ron-
delette et mignonne de madame d'Ionis, un vrai
type Louis XV, toujours souriant, et plus saisis-
sant par le sentiment de la vie que par la gran-
deur de la pensée.
— Ceci est plus beau que le vrai, n'est-ce pas ?
me dit-elle en me faisant remarquer les longs
bras et le corps de serpent de la néréide.
— Je ne trouve pas, répondis-je en regardant
avec une ardeur involontaire madame d'Ionis.
Elle ne parut pas y faire attention.
58 LES DAMES VERTES
— Arrêtons-nous ici, me dit-elle. Il y fait très-
bon et très-frais. Si vous voulez, nous allons
parler d'affaires. Zéphyrine, ma chère bonne,
tu peux nous laisser.
J'étais enfin seul avec elle ! Deux ou troii.
fois, depuis une heure, son beau regard, natu-
rellement vif et aimant, m'avait donné le ver-
tige, et je m'étais imaginé que je me jetterais
à ses pieds si Zéphyrine n'eût été là. Mais à
peine fut-elle partie, que je me sentis enchaîné
par le respect et la crainte, et que je me mis à
parler du procès avec une lucidité désespérée.
III
IE PROCÈS
— Ainsi, me dit-elle après m'avoir écouté
avec attention, il n'y a pas moyen de le perdre?
— L'avis de mon père et le mien est que,
pour le perdre, il faudrait le vouloir.
— Mais votre excellent père a bien compris
que je le roulais absolument?
— Non, madame, répondis-je avec fermeté;
car il s'agissait défaire mon devoir, et je rentrais
dans le seul rôle convenable que j'eusse à jouer
auprès de cette noble femme ; non ! mon père
ne l'entend pas ainsi. Sa conscience lui défend
de trahir les intérêts qui lui ont été confiés par
60 LES DAMES VERTES
M. le comte d'Ionis. Il croit que vous amènerez
votre époux à une transaction, et il la rendra
aussi acceptable que possible aux adversaires
que vous protégez ; mais il ne se résoudra ja-
mais à vouloir persuader à M. d'Ionis que sa
cause est mauvaise en justice.
— En justice légale ! répliqua-t-elle avec un
triste et doux sourire; mais, en justice vraie,
en justice morale et naturelle, votre digne père
sait bien que notre droit nous conduit à exercer
une cruelle spoliation.
— Ce que mon père pense à cet égard, ré-
pondisse un peu ébranlé, il n'en doit compte
qu'à sa propre conscience. Quand l'avocat peut
défendre une cause où les deux justices dont
vous parlez sont en sa faveur, il est bien heureux,
bien dédommagé de celles où il les trouve en
opposition ; mais il ne doit jamais approfondir
cette- distinction quand il a accepté bien volon-
tairement son mandat, et vous savez, madame,
LES DAMES VERTES 61
que mon père n'a consenti à poursuivre
M. d'Aillane que parce que vous l'avez voulu.
— Je l'ai voulu, oui ! J'ai obtenu de mon
mari que ce soin ne fût pas confié à un autre ;
j'ai espéré que votre père, le meilleur et le plus
honnête homme que je connaisse, réussirait à
sauver cette malheureuse famille de la rigou-
reuse poursuite de la mienne. Un avocat peut
toujours se montrer retenu et généreux, surtout
quand il sait qu'il ne sera pas désavoué par son
principal client. Et c'est moi qui suis ce client,
monsieur! 11 s'agit de ma fortune et non de
celle de M. d'ionis, que rien ne menace.
— Il est vrai, madame ; mais vous êtes en
puissance de mari, et le mari, comme chef delà
communauté...
— Ah! je le sais de reste ! Il a sur ma fortune
plus de droits que moi-même et il en use dans
mon intérêt, je veux le croire ; mais il oublie, en
ceci, celui de ma conscience : et pour qui ? Il a
62 LES DAMES VERTES
une immense fortune personnelle et pas d'en-
fants ; j'ai donc devant Dieu le droit de me dé-
pouiller d'une partie de mon opulence pour ne
pas ruiner d'honnêtes gens, victimes d'une ques-
tion de procédure.
— Ce sentiment est digne de vous, madame,
et je ne suis pas ici pour contester un si beau
droit, mais pour vous rappeler notre devoir, à
nous autres, et vous prier de ne pas exiger que
nous y manquions. Tous les ménagements con-
ciliables avec le gain de votre procès, nous les
aurons, dussions-nous encourir les reproches
de M. d'Ionis et de sa mère. Mais reculer devant
la tâche acceptée, en déclarant que le succès est
douteux et qu'il y aurait profit à transiger, c'est
ce que l'étude approfondie de l'affaire nous in-
terdit, sous peine de mensonge et de trahison.
— Eh bien, non ! vous vous trompez ! s'écria
madame d'Ionis avec feu : je vous assure que
vous vous trompez ! Ce sont là des subtilités
LES DAMES VERTES G3
d'avocat qui font illusion à un homme vieilli
dans la pratique, mais qu'un jeune homme sen-
sible ne doit pas accepter comme une règle ab-
solue de sa conduite... Si votre père s'est chargé
du procès, et vous convenez qu'il l'a fait à ma
requête, c'est parce qu'il pressentait mes inten-
tions. S'il les avait méconnues, je m'en affli-
gerais et je croirais que l'on n'a pas pour moi
dans votre maison l'estime que j'aimerais à vous
inspirer. Là où l'on sent que la victoire serait
horrible, on ne doit pas craindre de proposer la
paix avant la bataille. Agir autrement, c'est se
faire une fausse, idée du devoir. Le devoir n'est
pas une consigne militaire ; c'est une religion, et
la religion qui prescrirait le mal, n'en serait pas
une. Taisez-vous ! ne me parlez plus de votre
mandat ! Ne mettez pas l'ambition de M. d'Ionis
au-dessus de mon honneur; ne faites pas de
cette ambitiui une chose sacrée ; c'est une chose
fâcheuse, et rien de plus. Unissez- vous à moi
64 LES DAMES VERTES
pour sauver des malheureux. Faites que je puisse
voir en vous un ami selon mon cœur, bien plu-
tôt qu'un légiste infaillible et un avocat impla-
cable !
En me parlant ainsi, elle me tendait la main
et m'inondait du feu enthousiaste de ses beaux
yeux bleus. Je perdis la tète, et, couvrant cette
main de baisers, je me sentis vaincu. Je l'étais
d'avance, j'étais de son avis avant de l'avoir
vue.
Je me défendis cependant encore. J'avais juré
à mon père de ne pas le faire céder aux consi-
dérations de sentiment que sa cliente lui avait
fait pressentir par ses lettres. Madame d'Ionis
ne voulut rien entendre.
— Vous parlez, me dit-elle, en bon fils qui
plaide la cause de son père ; mais j'aimerais mieux
que vous fussiez moins bon avocat.
— Ah! madame, m'écriai-je étourdiment, ne
me dites pas que je plaide ici contre vous, car
LES DAMES VERTES 65
vous me feriez trop haïr un état pour lequel je
sens bien que je n'ai pas l'insensibilité qu'il fau-
drait.
Je ne vous fatiguerai pas du fond du procès
intenté par la famille d'Ionis à la famille d'Ail-
lane. L'entretien que je viens de rapporter suf-
fit à l'intelligence de mon récit. 11 s'agissait d'un
immeuble de cinq cent mille francs, c'est-à-dire
de presque toute la fortune foncière de notre
belle cliente. M. d'Ionis employait fort mal l'im-
mense richesse qu'il possédait de son côté. Il
était perdu de débauche, et les médecins ne lui
donnaient pas deux ans à vivre. Il était très-pos-
sible qu'il laissât à sa veuve plus de dettes que
de bien. Madame d'Ionis, renonçant au bénéfice
de son procès, était donc menacée de retomber,
lu faîte de l'opulence, dans un état de médio-
crité pour lequel elle n'avait pas été élevée. Mon
père plaignait beaucoup la famille d'Aillane, qui
était infiniment estimable et qui se composait
4.
66 LES DAMES VERTES
d'un digne gentilhomme, de sa femme et de ses
deux enfants. La perte du procès les jetait dans
la misère; mais mon père préférait naturelle-
ment se dévouer à l'avenir de sa cliente et la
préserver d'un désastre. Là était pour lui le
véritable cas de conscience ; mais il m'avait re-
commandé de ne pas faire valoir cette considé-
ration auprès d'elle. <r C'est une âme romanesque
et sublime, m'avait-il dit, et plus on lui allé-
guera son intérêt personnel, plus elle s'exaltera
dans la joie de son sacrifice ; mais l'âge vien-
dra, et l'enthousiasme passera. Alors, gare aux
regrets ! et gare aussi aux reproches qu'elle se-
rait en droit de nous faire pour ne pas l'avoir
sagement conseillée ! »
Mon père ne me savait pas aussi enthousiaste
que je l'étais moi-même. Retenu par des affaires
nombreuses, il m'avait confié le soin de calmer
l'élan généreux de cette adorable femme, en
nous abritant derrière de prétendus scrupules
t
LES DAMES VERTES 67
qui n'étaient pour lui qu'accessoires. C'était une
pensée très-sage ; mais il n'avait pas prévu et je
n'avais pas prévu moi-même que je partagerais
si vivement les idées de madame d'Ionis. J'étais
dans l'âge où la richesse matérielle n'a aucun
prix dans l'imagination ; c'est l'âge de la richesse
du cœur.
Et puis cette femme qui faisait sur moi l'effet
de l'étincelle sur la poudre ; ce mari haïssable,
absent, condamné par les médecins ; la médio-
crité dont on la menaçait et à laquelle elle ten-
dait les bras en riant... que sais-je !
J'étais fils unique, mon père avait quelque
fortune, je pouvais en acquérir aussi. Je n'étais
qu'un bourgeois anobli dans le passé par l'éche-
vinage, et, dans le présent, par la considération
attachée au talent et à la probité ; mais on était
en pleine philosophie, et, sans se croire à la
veille d'une révolution radicale, on pouvait déjà
admettre l'idée d'une femme de qualité ruinée,
68 LES DAMES VERTES
épousant un homme du tiers dans l'aisance.
Enfin mon jeune cerveau battait la campagne,
et mon jeune cœur désirait instinctivement la
ruine de madame d'Ionis. Pendant qu'elle me
parlait avec animation des ennuis de l'opulence
et du bonheur d'une douce médiocrité à la Jean-
Jacques Rousseau, j'allais si vite dans mon ro-
man, qu'il me semblait qu'elle daignait le devi-
ner et y faire allusion dans chacune de ses
paroles enivrées et enivrantes.
Je ne me rendis cependant pas ouvertement.
Ma parole était engagée : je ne pouvais que pro-
mettre d'essayer de fléchir mon père ; je ne
pouvais faire espérer d'y réussir, je ne l'es-
pérais pas moi-même : je connaissais la fermeté
de ses décisions. La solution approchait ; nous
étions à bout de 'lenteurs et de procédure éva-
sive. Madame d'Ionis proposait un moyen, dans
le cas où elle m'amènerait à ses vues : c'était
que mon père se fit malade au moment de
LES DAMES VERTES 69
plaider, et que la cause me fût confiée... pour
la perdre !
J'avoue que je fus effrayé de cette hypothèse
et que je compris alors les scrupules de mon
père. Tenir dans ses mains le sort d'un client
et sacrifier son droit à une question de senti-
ment, c'est un beau rôle quand on peut le rem-
plir ouvertement par son ordre : mais telle
n'était pas la position qui m'était faite. Il fallait,
pour M. d'Ionis, sauver les apparences, faire
adroitement des maladresses, employer la ruse
pour le triomphe de la vertu. J'eus peur, je
pâlis, je pleurai presque, car j'étais amoureux,
et mon refus me brisait le cœur.
— N'en parlons plus, me dit avec bonté ma-
dame d'Ionis, qui parut deviner, si elle ne l'avait
déjà fait, la passion qu'elle allumait en moi.
Pardonnez-moi d'avoir mis votre conscience à
cette épreuve. Non ! vous ne devez pas la sacrifier
à la mienne, et il faudra trouver un autre moyen
70 LES DAMES VERTES
de salut pour ces pauvres adversaires. Nous le
chercherons ensemble, car vous êtes avec moi
pour eux, je le vois et je le sens, malgré vous !
Il faut que vous restiez près de moi quelques
jours. Écrivez à votre père que je résiste et que
vous combattez. Nous aurons l'air, pour ma
belle-mère, d'étudier ensemble les chances de
gain. Elle est persuadée que je suis née procu-
reur, et le ciel m'est témoin qu'avant cette dé-
plorable affaire, je ne m'y entendais pas plus
qu'elle, ce qui n'est pas peu dire ! Voyons,
ajouta-t-elle en reprenant sa belle et sympathi-
que gaieté, ne nous tourmentons pas et ne soyez
pas triste ! Nous viendrons à bout de trouver de
nouvelles causes de retard. Tenez, il y en a une
bien singulière, bien absurde et qui serait cepen-
dant toute-puissante sur l'esprit de la bonne
douairière, et même sur celui de M. d'Ionis. Ne
la devinez-vous pas ?
— Je cherche en vain.
LES DAMES VERTES 7t
— Eh bien, il s'agirait de faire parier les
damea vertes.
— Quoi! réellement, M. d'Ionis partagerait
la crédulité de sa mère ?
— M. d'Ionis est très-brave, il a fait ses preu-
ves ; mais il croit aux esprits et il en a une peur
effroyable. Que les trois demoiselles nous défen-
dent de hâter le procès, et le procès dormira
encore.
— Ainsi, vous ne trouvez rien de mieux, pour
satisfaire le besoin que j'éprouve de vous se-
conder, que de me condamner à d'abominables
impostures ? Ah ! madame, que vous savez donc
l'art de rendre les gens malheureux !
— Gomment ! vous vous feriez scrupule auss*
de cela ? Ne vou3 êtes- vous pas déjà prêté de
bonne grâce...
— A une plaisanterie sans conséquence, fort
bien ! Mais, si M. d'Ionis s'en mêle, et qu'il me
somme de déclarer sur l'honneur...
72 LES DAMES VERTES
— C'est vrai ! encore une idée qui ne vaut
rien ! Reposons-nous de chercher pour aujour-
d'hui. La nuit porte conseil; demain, peut-être
vous proposerai-je enfin quelque chose de pos-
sible. La journée s'avance, et j'entends l'abbé
de Lamyre qui nous cherche.
L'abbé de Lamyre était un petit homme char-
mant. Bien qu'il eût la cinquantaine, il était
encore frais et joli. Il était bon, frivole, bel
esprit, beau diseur, facile, enjoué, et, en fait
d'opinions philosophiques, de l'avis de tous ceux
à qui il parlait, car la question pour lui n'était
pas de persuader, mais de plaire. Il me sauta au
cou et me combla d'éloges dont je fis bon mar-
ché quant à lui, sachant qu'il en était prodigue
avec tout le monde, mais dont je lui sus plus de
gré qu'à l'ordinaire, à cause du plaisir que ma-
dame d'Ionis parut prendre à les écouter. U
vanta mes grands talents comme avocat et
comme poëte, et me força de réciter quelques
LES DAMES VERTES 73
vers qui parurent goûtés plus qu'ils ne valaient.
Madame d'Ionis , après m'avoir complimenté
d'un air ému et sincère, nous laissa ensemble
pour vaquer aux soins de sa maison.
L'abbé me parla de mille choses qui ne m'in-
téressaient pas. J'aurais voulu être seul pour
rêver, pour me retracer chaque mot, chaque
geste de madame d'Ionis. L'abbé s'attacha à
moi, me suivit partout et me fit mille contes
ingénieux que je donnai au diable. Enfin la con-
versation prit un vif intérêt pour moi, quand il
voulut bien la replacer sur le terrain brûlant de
mes rapports avec madame d'Ionis.
— Je sais ce qui vous amène ici, me dit-il.
Elle m'en avait parlé d'avance. Sans savoir le
jour de votre visite, elle vous attendait. Votre
père ne veut pas qu'elle se ruine, et il a parbleu
bien raison ! Mais il ne la convaincra pas, et il
faudra vous brouiller avec elle ou la laisser faire
à sa tête. Si elle croyait aux dames vertes, à la
74 LES DAMES VERTES
bonne heure I vous pourriez les faire parler à
son intention ; mais elle n'y croit pas plus que
vous et moi !
— Madame d'Ionis prétend cependant que
vous y croyez un peu, monsieur l'abbé !
— Moi? elle vous l'a dit? Oui, oui, je sais
qu'elle traite son petit ami de grand poltron ! Eh
bien, chantez le duo avec elle ; je n'ai pas peur
des dames vertes, je n'y crois pas; mais je suis
sûr d'une chose qui me fait peur, c'est de les
avoir vues.
— Comment donc arrangez-vous ces choses
contradictoires?
— C'est bien simple. Il y a des revenants ou
il n'y en a pas. Moi, j'en ai vu, je suis payé pour
savoir qu'il y en a. Seulement, je ne les crois
pas malfaisants.je n'ai pas peur qu'ils me battent.
Je ne suis pas né poltron ; mais je me méfie de
ma cervelle, qui est un salpêtre. Je sais que les
ombres n'ont pas de prise sur les corps, pas
LES DAMES VERTES 75
plus que les corps n'ont de prise sur les ombres,
puisque j'ai saisi la manche d'une de ces demoi-
selles, sans lui trouver aucune espèce de bras.
Depuis ce moment, que je n'oublierai jamais,
et qui a changé toutes mes idées sur les choses
de ce monde et de l'autre, je me suis bien juré
de ne plus braver la faiblesse humaine. Je ne
me soucie pas du tout de devenir fou. Tant pis
pour moi si je n'ai pas la force morale de con-
templer froidement et philosophiquement cd qui
dépasse mon entendement; mais pourquoi m'en
farais-je accroire? J'ai commencé par me mo-
quer, j'ai appelé et provoqué l'apparition en riant.
L'apparition s'est produite. Bonjour ! j'en ai assez
d'une fois, on ne m'y reprendra plus.
On peut croire que j'étais vivement frappé de
ce que j'entendais. L'abbé y mettait une bonne
foi évidente. Il ne se croyait pas poursuivi par
une manie. Depuis l'émotion qu'il avait éprou-
vée dans la chambre aux dames, il n'avait ja-
76 LES DAMES VERTES
mais rêvé d'elles, il ne les avait jamais revues.
11 ajoutait qu'il était bien certain que les ombres
ne lui eussent été hostiles et nuisibles en aucune
façon, s'il avait eu le courage nécessaire pour
les examiner.
— Mais je ne l'ai pas eu, ajouta-t-il ; car j'ai
presque perdu connaissance, et, me voyant si sot,
j'ai dit : « Approfondisse qui voudra le mystère,
je ne m'en charge pas. Je ne suis pas l'homme
de ces choses-là. »
J'interrogeai minutieusement l'abbé. A très-
peu de détails près, sa vision avait été semblable
à la mienne. Je fis un grand effort sur moi-même
pour ne pas lui laisser pressentir la similitude
de nos aventures. Je le savais trop babillard pour
m'en garder inviolablement le secret, et je re-
doutais les sarcasmes de madame d'Ionis plus
que tous les démons de la nuit : aussi fis-je
très-bonne contenance devant toutes les ques-
tions de l'abbé,assurant que rien n'avait troublé
LES DAMES VERTES 77
mon sommeil; et, quand vint le moment de
rentrer, à onze heures du soir, dans cette fatale
chambre, je promis fort gaiement à la douairière
de garder bonne note de mes songes et pris
congé de la compagnie d'un air vaillant et
enjoué.
Je n'étais pourtant ni l'un ni l'autre. La pré-
sence de l'abbé, le souper et la veillée sous les
yeux de la douairière avaient rendu madame
d'Ionis plus réservée qu'elle ne l'avait été avec
moi dans la matinée. Elle semblait aussi me
dire dans chaque allusion à notre soudaine et
cordiale intimité : « Vous savez à quel prix je
vous l'ai accordée ! » J'étais mécontent de moi :
je n'avais su être ni assez soumis ni assez en
révolte. 11 me semblait avoir trahi la mission que
mon père m'avait confiée, et cela sans profit
pour mes chimères d'amour.
Ma mélancolie intérieure réagissait sur mes
impressions, et mon bel appartement me sembla
78 LES DAMES VERTES
sombre et lugubre. Je ne savais que penser de
la raison de l'abbé et de la mienne propre. Sans
la mauvaise honte, j'aurais demandé d'être logé
ailleurs, et j'eus un mouvement de colère véri-
table, lorsque je vis entrer Baptiste avec le maudit
plateau, la corbeille, les trois pains et tout l'at-
tirail ridicule de la veille.
— Qu'est-ce que cela? lui dis-je avec humeur.
Est-ce que j'ai faim? est-ce que je ne sors pas
de table?
— En effet, monsieur, répondit-il. Je trouve
cela bien drôle... C'est mademoiselle Zéphyrine
qui m'a chargé de vous l'apporter. J'ai eu beau
lui dire que vous passiez les nuits à dormir,
comme tout le monde, et non à manger, elle
m'a répondu en riant : « Portez toujours, c'est
l'habitude de la maison. Ça ne gênera pas
i
votre maître, et vous verrez qu'il ne deman-
dera pas mieux que de laisser cela dans sa
chambre. »
LES DAMES VERTES 79
— Eh bien, mon ami, fais-moi le plaisir de le
reporter sans rien dire dans l'office. J'ai besoin
de ma table pour écrire.
Baptiste obéit. Je m'enfermai et me couchai
après avoir écrit à mon père. Je dois dire que je
dormis a merveille et ne rêvai que d'une seule
dame, qui était madame d'Ionis.
Le lendemain, les questions de la douairière
recommencèrent de plus belle. J'eus la gros-
sièreté de déclarer que je n'avais fait aucun rêve
digne de remarque. La bonne dame en fut con-
trariée.
— Je parie, dit-elle à Zéphyrine, que vous
n'avez pas mis le souper des dames dans la
chambre de M. Nivières?
— Pardonnez-moi, madame, répondit Zéphy-
rine en me regardant d'un air de reproche.
Madame d'Ionis semblait me dire aussi, des
yeux,que je manquais d'obligeance. L'abbé s'écria
naïvement :
80 LES DAMÉS VERTES
— C'est singulier! ces choses-là n'arrivent
donc qu'à moi ?
Il partit après le déjeuner, et madame d'Ionis
me donna rendez-vous, à une heure, dans la bi-
bliothèque. J'y étais à midi; mais elle me fit dire
par Zéphyrine que d'importunes visites lui étaient
survenues et qu'elle me priait de prendre pa-
tience. Cela était plus facile à demander qu'à
obtenir. J'attendis ; les minutes me semblaient
des siècles. Je me demandais comment j'avais
pu vivre jusqu'à ce jour sans ce tête-à-tète que
j'appelais déjà quotidien, et comment je vivrais
quand il n'y aurait plus lieu de l'attendre. Je
cherchais par quels moyens j'en amènerais la
nécessité, et, résolu enfin à entraver, de tout
mon faible pouvoir, la solution du procès, je
m'ingéniais de mille subterfuges qui n'avaient
pas le sens commun.
Tout en marchant avec agitation dans la ga-
lerie, je m'arrêtais de temps en temps devant la
LES DAMES VERTES 81
fontaine et m'asseyais quelquefois sur ses bords,
entourés de fleurs magnifiques artistement dis-
posées dans les crevasses du rocher brut sur
lequel on avait exhaussé le rocher de marbre
blanc. Cette base fruste donnait plus de fini à
l'œuvre du ciseau et permettait de faire retom-
ber l'eau des vasques en nappes brillantes dans
les récipients inférieurs, garnis de plantes fon-
tinales.
Cet endroit était délicieux, et le reflet du vi-
trail colorié donnait par moments les tons chan-
geants et l'apparence de la yie aux figures fan-
tastiques de la statuaire.
Je regardai la néréide avec un étonnement
nouveau, 1 étonnement de la trouver belle et de
comprendre enfin le sens élevé de cette mysté-
rieuse beauté.
Je ne songeais plus à la critiquer au profit de
celle de madame d'Ionis. Je sentais que toute
comparaison est puérile entre des choses et des
5.
82 LES DAMES VERTES
êtres qui n'ont point de rapport entre eux. Cette
fille du génie de Jean Goujon était belle par
elle-même. La face était d'une sublime douceur.
Elle semblait communiquer à la pensée un sen-
timent de repos et de bien-être analogue à la
sensation de fraîcheur que procurait le murmure
continu de ses eaux limpides.
Enfin madame d'Ionis arriva.
— Il y a du nouveau, me dit-elle en s'asseyant
familièrement près de moi; voyez l'étrange lettre
que je reçois de M. d'Ionis...
Et elle me la montra avec un abandon qui
m'émut vivement. J'étais indigné contre ce mari
dont les lettres à une telle femme pouvaient être
montrées sans embarras au premier venu.
La lettre était froide, longue et diffuse, l'écri-
ture grêle et saccadée, l'orthographe très-dou-
teuse. En voici la substance :
« Vous ne devez pas vous faire de scrupule de
mener les choses jusqu'au bout. Je n'en ai aucun
LES DAMES VERTES 83
d'invoquer la légalité rigide. Je refuse tout ar-
rangement autre que celui que j'ai proposé aux
d'Aillane, et je veux voir la fin de ce procès. Libre
à vous, quand il sera gagné, de leur tendre une
main secourable. Je ne m'opposerai pas à votre
générosité; mais je ne veux pas do compromis.
Leur avocat m'a offensé dans son plaidoyer en
première instance, et l'appel qu'ils ont interjeté
est d'une présomption qui n'a pas de nom. Je
trouve M. Nivières très-endormi, et je lui en té-
moigne mon déplaisir par le courrier de ce jour.
Agissez de votre côté, stimulez son zèle, à moins
que quelque ordre supérieur ne vous vienne des,..
Vous savez ce que je veux dire, et je m'étonne
que vous ne me parliez pas de ce qui a pu être
observé dans la chambre aux... depuis mon de-
part. Personne n'a-t-il le courage d'y passer une
nuit et d'écrire ce qu'il y aura entendu? Faudra-
t-il s'en tenir aux assertions de l'abbé de Lamyre,
qui n'est pas un hcuime sérieux? Obtenez dune
54 LES DAMES VERTES
personne digne de foi qu'elle tente cette épreuve,
à moins que vous n'ayez la vaillance de la tenter
vous-même, ce dont je ne serais pas surpris. »
En me lisant cette dernière phrase, madame
d'Ionis partit d'un éclat de rire.
— Je trouve M. d'Ionis admirable ! dit-elle. Il
me flatte pour m'amener à une épreuve à laquelle
il n'a jamais voulu se prêter pour son compte, et
il s'indigne de la poltronnerie des gens auxquels
rien ne le déciderait à donner l'exemple.
— Ce que je trouve de plus remarquable en
tout ceci, lui dis-je, c'est la foi de M. d'Ionis à
ces apparitions et son respect pour les arrêts
qu'il les croit capables de rendre.
— Vous voyez bien, reprit-elle, que c'était là
le seul moyen de faire fléchir sa rigueur en-
vers les pauvres d'Aillane! Je vous le disais, je
vous le dis encore, et vous ne voulez pas vous
y prêter, quand l'occasion est si belle 1 On n'irait
peut-être pas, tant l'on est pressé de croire aux
LES DAMES VERTES 85
dames vertes, jusqu'à vous demander votre pa-
role d'honneur!
— Il me semble, au contraire, qu'il m 3 fau-
drait jouer sérieusement ici le rôle d'imposteur,
puisque M. d'Ionis demande l'assertion d'une
personne digne de foi.
— Et puis vous craindriez le ridicule, le blâme,
les lazzi qui ne manqueraient pas de s'attacher
à vous ! Mais je pourrais vous répondre du si-
lence absolu de M. d'Ionis sur ce point.
— Non, madame, non! je ne craindrais ni le
ridicule ni le blâme, du moment qu'il s'agirait
de vous obéir. Mais vous me mépriseriez si je
méritais ce blâme par un faux serment. Pour-
quoi donc, d'ailleurs, ne pas tenter d'amener les
d'Aillane à une transaction honorable pour eux ?
— Vous savez bien que celle que M. d'Ionis
propose ne l'est pas.
— Vous n'espérez pas modifier ses intentions?
Elle secoua la tête et se tut. C'était me dira
86 LES DAMES VERTES
éloquemment quel homme sans cœur et sans
principes était ce mari, indifférent à tant de
charmes et livré à tous les désordres.
— Cependant, repris-je, il vous autorise à être
généreuse après la victoire.
— Et à qui croit-il donc avoir affaire? s'écria-
t-elle en rougissant de colère. Il oublie que les
d'Aillane sont l'honneur même et ne recevront
jamais, à titre de grâce et de bienfait, ce que
l'équité leur fait regarder comme la légitime
propriété de leur famille.
Je fus frappé de l'énergie qu'elle mit dans cette
réponse.
— Ètes-vous donc très-liée avec les d'Aillane ?
lui demandai-je. Je ne le pensais pas.
Elle rougit encore et répondit négativement.
— Je n'ai jamais eu de grandes relations avec
eux, dit-elle; mais ils sont mes parents assez
proches pour que leur honneur et le mien ne
fassent qu'un. J'ai la certitude que la volonté de
LES DAMES VERTES 87
notre oncle était de leur léguer sa fortune.
D'autant plus que M. d'Ionis, m'ayant épousée
pour ce qu'on appelait mes beaux yeux, n'a
pas eu bonne grâce ensuite vis-à-vis de moi à
me chercher un héritage et à vouloir faire cas-
ser ce testament pour défaut de forme.
Puis elle ajouta :
— Est-ce que vous ne connaissez aucun
d'Aillane?
— J'ai vu le père assez souvent, les enfants
jamais. Le fils est un officier dans je ne sais
quelle garnison...
— A Tours..., dit-elle vivement.
Puis elle ajouta plus vivement encore .
— A ce que je crois, du moins?
— On dit qu'il est fort bien ?
— On le dit. Je ne le connais pas depuis qu'il
a âge d'homme.
Cette réponse me rassura. Il m'était passé un
instant par la tète que le motif du désintéresse-
88 LES DAMES VERTES
ment magnanime de madame d'ionis pouvait
bien puiser sa plus grande force dans une pas-
sion pour son cousin d'Aillane.
— Sa sœur est charmante, dit-elle ; vous ne
l'avez jamais vue ?
— Jamais. N'est-elle pas encore au couvent?
— Oui, à Angers. On assure que c'est un ange.
Ne serez-vous pas bien fier quand vous aurez
réussi à plonger dans la misère une fille de
bonne maison, qui comptait, à bon droit, sur
un mariage honorable et sur une vie conforme
à son rang et à son éducation ? C'est là le grand
désespoir qui attend son pauvre père. Mais
voyons, dites-moi vos expédients ; car vous avez
cherché et trouvé quelque chose, n'est-ce pas?
— Oui! répondis-je après avoir réfléchi
comme on peut réfléchir dans la fièvre, oui,
madame, j'ai trouvé une solution.
IV
l'iMMORTELLS
J'eus à peine donné cette espérance de succès,
que je m'effrayai de l'avoir eue moi-même. Mais
il n'y avait plus moyen de reculer. Ma belle
cliente me pressait de questions.
— Eh bien, madame, lui dis-je, il faut trou-
ver le moyen de faire parler l'oracle, sans
jouer le rôle d'imposteur ; mais il faut que vous
me donniez, sur l'apparition dont ce château
passe pour être le théâtre, des détails qui me
manquent.
— Voulez-vous voir les vieilles paperasses
90 LES DAMES VERTES
d'où j'ai tiré mon extrait? s'écria-t-elle avec
joie. Je les ai ici.
Elle ouvrit un meuble dont elle avait la clef
et me montra une assez longue notice, avec
commentaires écrits à diverses époques par
divers chroniqueurs attachés à la chapelle du
château ou au chapitre d'un couvent voisin qui
avait été sécularisé sous le dernier règne.
Comme je n'étais pas pressé de prendre un
engagement qui eût abrégé le temps accordé a
ma mission, je remis la lecture de ce fantastique
dossier à la veillée, et je me laissai chastement
cajoler par mon enchanteresse. Je m'imaginai
qu'elle y mettait une délicate coquetterie, soit
qu'elle tint à ses idées au point de se compro-
mettre un peu pour les faire triompher, soit que
ma résistance excitât son légitime orgueil de
femme irrésistible, soit enfin, et je m'arrêtais
avec délices à cette dernière supposition, qu'elle
sentît pour moi une estime particulière.
LES DAMES VERTES 91
Elle fut forcée de me quitter : d'autres visites
arrivaient. Il y eut du monde à dîner ; elle me
présenta à ses nobles voisins avec une distinction
marquée, et me témoigna devant eux plus
d'égards que je n'avais peut-être droit d'en at-
tendre. Quelques-uns parurent trouver que c'était
trop pour un petit robin de ma sorte, et tentè-
rent de le lui faire entendre. Elle prouva qu'elle
ne craignait guère la critique, et montra tant de
vaillance à me soutenir, que j'en devins un peu
fou.
Lorsque nous fûmes seuls ensemble, madame
d'Ionis me demanda ce que je comptais faire des
manuscrits relatifs à l'apparition des trois dames
vertes. J'avais la tète montée, il me semblait
que j'étais aimé et que je ne devais plus re-
douter de railleries. Je lui racontai donc ingé-
nument la vision que j'avais eue, et celle, toute
semblable, que m'avait racontée l'abbé de La-
myre.
92 LES DAMES VERTES
— Me voilà donc forcé de croire, ajoutai-je,
qu'il est certaines situations de l'âme où, sans
frayeur comme sans charlatanisme et sans su-
perstition, certaines idées se revêtent d'images
qui trompent nos sens, et je veux étudier ce
phénomène, déjà subi par moi, dans les rela-
tions sages ou folles de ceux chez lesquels il a
pu se produire. Je ne vous cache pas que, con-
trairement à mes habitudes d'esprit , loin de
me défendre du charme des illusions, je ferai
tout mon possible pour leur abandonner mon
cerveau. Et si, dans cette disposition d'esprit
toute poétique, je réussis à voir et à entendre
quelque fantôme qui me commande de vous
obéir, je ne reculerai pas devant le serment que
pourront exiger ensuite M. d'Ionis et sa mère.
Je ne serai pas forcé de jurer que je crois aux
révélations des esprits et aux apparitions des
morts, car je n'y croirai peut-être pas pour
cela; mais, en affirmant que j'ai entendu des
LES DAMES VERTES 93
voix, puisque aujourd'hui même je puis affirmer
que j'ai vu des ombres, je ne serai pas un men-
teur ; et peu m'importe de passer pour un in-
sensé, si vous me faites l'honneur de ne pas
partager cette opinion.
Madame d'Ionis montra un grand étonnement
de ce que je lui disais, et me fit beaucoup de
questions sur ma vision dans la chambre aux
dames. Elle m'écouta sans rire, et même elle
s'étonna du calme avec lequel j'avais subi cette
étrange aventure.
— Je vois, me dit-elle, que vous êtes un es-
prit très-courageux. Quant à moi, à votre place,
j'aurais eu peur, je le confesse. Avant que je
vous permette de recommencer cette épreuve,
jurez-moi que vous n'en serez ni plus effrayé
ni plus affecté que la première fois.
— Je crois pouvoir vous le promettre, lui
répondis-je. Je me sens excessivement calme,
et, dussé-je voir quelque spectacle effrayant,
94 LES DAMES VERTES
j'espère rester assez maître de moi-même pour
ne l'attribuer qu'à ma propre imagination.
— Est-ce donc cette nuit que vous voulez faire
cette évocation singulière ?
— Peut-être ; mais je veux d'abord lire tout
ce qui y a rapport. Je voudrais aussi parcourir
quelque ouvrage sur ces matières, non un ou-
vrage de critique dénigrante, je suis bien assez
porté au doute, mais un de ces vieux traités
naïfs, où, parmi beaucoup d'enfantillages, il peut
se trouver des idées ingénieuses.
— Eh bien, vous avez raison, dit-elle , mais
je ne sais quel ouvrage vous conseiller : je n'ai
guère fouillé dans ces vieux livres. Si vous vou-
lez, demain, chercher dans la bibliothèque...
— Si yous le permettez, je ferai cette étude
tout de suite. 11 n'est que onze heures, c'est le
moment oj votre maison devient calme et silen-
cieuse. Je veillerai dans la bibliothèque, et, si je
puis venir à bout de m'exalter un peu, je serai
LES DAMES VERTES 95
d'autant mieux disposé à retourner dans ma
chambre pour offrir aux trois dames le souper
commémoratif qui a la vertu de les attirer.
— J'y ferai donc porter le fameux plateau,
dit madame d'Ionis en souriant, et j'ai besoin de
m'efforcer de trouver cela fort singulier pour
n'en être pas un peu émue.
— Quoi! madame, vous aussi...?
— Eh! mon Dieu, reprit-elle, que sait-on?
On rit de tout, aujourd'hui; en est-on plus sage
qu'autrefois? Nous sommes des créatures faibles
qui nous croyons fortes : qui sait si ce n'est
point à cause de cela que nous nous rendons
plus matériels que Dieu ne le voudrait, et si ce
que nous prenons pour de la lucidité n'est pas
un aveuglement? Comme moi, vous croyez à
l'immortalité des âmes. Une séparation absolue
entre les nôtres et celles qui sont dégagées de la
matière est-elle chose si claire à concevoir que
nous puissions la prouver?
96 LES DAMES VERTES
Elle me parla dans ce sens pendant quelques
instants, avec beaucoup d'esprit et d'imagina-
tion; puis elle me quitta un peu troublée, en me
suppliant, pour peu que j'eusse quelque trouble
moi-même et que je vinsse à être assiégé d'idées
noires, de ne pas donner suite à mon projet.
J'étais si heureux et si touché de sa sollicitude,
que je lui exprimai mon regret de n'avoir pas
un peu de peur à braver pour lui marquer mon
zèle.
Je remontai à ma chambre, où Zéphyrine avait
déjà disposé la corbeille ; Baptiste voulait m'en
débarrasser.
— Laisse cela, lui dis-je, puisque c'est l'ha-
bitude de la maison, et va te coucher. Je n'ai pas
plus besoin de toi que les autres jours.
— Mon Dieu, monsieur, me dit-il, si vous le
permettiez, je passerais la nuit sur un fauteuil
dans votre chambre.
— Et pourquoi cela, mon ami?
LES DAMES VERTES 97
— Parce qu'on dit qu'il y revient. Oui, oui,
monsieur, j'ai fini par comprendre les domes-
tiques. Ils ont grand'peur, et, moi qui suis un
vieux soldat, je serais content de leur prouver
que je ne suis pas si sot qu'eux.
Je refusai et le laissai arranger ma couverture,
pendant que je descendais à la bibliothèque, après
lui avoir dit de ne pas m'attendre.
Je parcourus cette immense salle avant de me
mettre au travail, et je m'y enfermai avec soin,
dans la crainte d'y être troublé par quelque va-
let curieux ou moqueur. Puis j'allumai un chan-
delier d'argent à plusieurs branches et com-
mençai à dépouiller le fantastique dossier relatif
faux dames vertes.
Les apparitions fréquentes, observées et rap-
portées avec détail, des trois demoiselles d'Ionis,
coïncidaient de tout point avec ce que j'avais vu
et avec ce que l'abbé m'avait raconté. Mais ni
lui ni moi n'avions poussé la foi, ou le courage,
98 LES DAMES VERTES
jusqu'à interroger les fantômes. D'autres l'avaient
fait, disaient les chroniqueurs, et il leur avait été
donné de voir les trois vierges, non plus sous
l'apparence de nuages verdàtres, mais dans tout
l'éclat de leur jeunesse et de leur beauté; non
pas toutes à la fois, mais une en particulier,
pendant que les deux autres se tenaient à l'écart.
Alors, cette funèbre beauté répondait à toutes les
questions sérieuses et décentes que l'on voulait
lui adresser. Elle dévoilait les secrets du passé,
du présent et de l'avenir. Elle donnait de judi-
cieux conseils. Elle enseignait les trésors cachés
à ceux qui étaient capables d'en bien user en
vue du salut. Elle disait les malheurs à éviter,
les fautes à réparer; elle parlait au nom du
ciel et des anges ; enfin, c'était une puissance
bienfaisante pour ceux qui la consultaient avec
de bons et pieux desseins. Elle n'était grondeuse
et menaçante qu'avec les railleurs, les libertins
et les impies. Le manuscrit disait : « D'une in-
LES DAMES VERTES 99
tention méchante et fallacieuse, on leur a vu
faire de grandes punitions, et ceux qui ne s'y
porteront que par malice et vaine curiosité peu-
vent s'attendre à des choses épouvantables,
qu'ils seront bien marris d'avoir cherchées. »
Sans s'expliquer sur ces choses épouvanta-
bles, le manuscrit donnait la formule de l'évo-
cation et tous les rites à observer, avec un si
grand sérieux et une si naïve bonne foi, que je
m'y laissai aller. L'apparition prenait dans mon
imagination des couleurs merveilleuses qui me
séduisaient et me faisaient réellement désirer,
plutôt que craindre, d'être gagné par la persua-
sion. Je ne me sentais nullement attristé et glacé
par l'idée de voir marcher et d'entendre parler
des morts. Tout au contraire, je m'exaltais dans
des rêves élyséens, et je voyais une Béatrix se
lever dans les rayons de mon empyrée.
— Et pourquoi n'aurais-je pas ces rêves, m'é-
criai-je intérieurement, puisque j'ai eu le pro-
100 LES DAME VERTES
logue de la vision ? Ma sotte terreur m'a rendu
indigne et incapable d'être initié plus avant aux
révélations swedenborgistes, auxquelles croient
d'excellents esprits, et dont j'ai eu le tort de me
moqner . Je dépouillerai le vieil homme avec
plaisir, car ceci est plus riant et plus sain pour
l'àme d'un poëte que la froide négation de notre
siècle. Si je passe pour fou, si je le deviens,
qu'importe ! j'aurai vécu dans une sphère idéale,
et je serai peut-être plus heureux que tous les
sages de la terre.
Je me parlais ainsi à moi-même, la tète dans
mes mains. Il était environ deux heures du ma-
tin, et le plus profond silence régnait dans le
château et dans la campagne, lorsqu'une musi-
que douce et charmante, qui semblait partir de
la rotonde, m'arracha à ma rêverie. Je levai la
tète et reculai le flambeau placé devant moi,
pour voir de qui me venait cette gracieuseté
musicale. Mais les quatre bougies qui éclairaient
LES DAMES VERTES 101
pleinement ma table de travail ne suffisaient pas
à me faire distinguer même le fond de la salle,
à plus forte raison, la rotonde placée au delà.
Je me dirigeai aussitôt vers cette rotonde, et,
n'étant plus offusqué d'une autre lumière, je
distinguai les parties supérieures du beau groupe
de la fontaine, éclairées en plein par la lune,
qui donnait dans une des fenêtres en voussure
de la coupole. Le reste de la salle circulaire était
dans l'ombre. Pour m'assurer que j'étais seul,
comme il me semblait l'être, j'ouvris le volet de
la grande porte vitrée qui donnait sur le par-
terre, et je vis qu'en effet il n'y avait personne.
La musique avait semblé diminuer et se perdre
à mesure que j'approchais, et je ne l'entendais
presque plus. Je passai dans l'autre galerie, que
je trouvai également déserte, mais où les sons
qui m'avaient charmé se firent de nouveau en-
tendre très-distincts, comme s'ils partaient, cette
fois, de derrière moi.
6.
102 LES DAMES VERTES
Je m'arrêtai sans me retourner, pour les
écouter. Ils étaient doux et plaintifs et ne for-
maient aucune combinaison mélodique que je
fusse en état de comprendre. C'était plutôt une
suite d'accords vagues, très-mystérieux, formés
comme au hasard, et par des instruments qu'il
m'eût été impossible de nommer, car leur tim-
bre ne ressemblait à rien qui me fût connu.
L'ensemble en était agréable, quoique très-mé-
lancolique.
Je revins sur mes pas et m'assurai que ces
voix, si on pouvait les appeler ainsi, partaient
bien réellement de la conque des tritons et des
sirènes de la fontaine, augmentant et diminuant
d'intensité selon que l'eau, qui était devenue
irrégulière et intermittente, se pressait ou se ra-
lentissait dans les vasques.
Je ne vis rien là de fantastique , car je me
rappelai avoir entendu parler de ces girandes
italiennes qui produisaient, au moyen de l'air
LES DAMES VERTES 103
comprimé par l'eau, des orgues hydrauliques
plus ou moins réussies. Celles-ci étaient fort
douces et très-justes, peut-être parce qu'elles
ne jouaient aucun air et ne faisaient que sou-
pirer des accords harmoniques, comme font les
harpes éoliennes.
Je me souvins aussi que madame d'Ionis
m'avait parlé de cette musique en me disant
qu'elle était dérangée , et que parfois elle se
mettait à aller toute seule pendant quelques
instants.
Cette explication ne m'empêcha pas de pour-
suivre le cours de mes songeries poétiques.
J'étais reconnaissant envers la capricieuse fon-
taine qui voulait bien chanter pour moi seul,
par une si belle nuit et au milieu d'un si reli-
gieux silence.
Vue ainsi au clair de la lune, elle était d'un
effet prestigieux. Elle semblait verser, dans les
frais roseaux placés sur ses bords, une pluie do
104 LES DAMES VERTES
diamants verts. Les tritons , immobiles dans
leurs mouvements tumultueux, avaient quelque
chose d'effrayant, et leurs plaintes mourantes,
mêlées au petit bruit des cascatelles, les faisaient
paraître comme désespérés d'avoir leurs es-
prits violents enchaînés dans des corps de mar-
bre. On eût dit d'une scène de la vie païenne
pétrifiée tout à coup sous le geste souverain de
la néréide.
Je me rendis compte alors de l'espèce d'effroi
que cette nymphe m'avait causé en plein jour,
avec son calme superbe au milieu de ces mons-
tres tordus sous ses pieds.
— Une âme impassible peut-elle exprimer la
vraie beauté ? pensai-je ; et, si cette créature de
marbre venait à s'animer , toute magnifique
qu'elle est, ne ferait-elle pas peur, par cet air
de suprême indifférence qui la rend trop supé-
rieure aux êtres de notre race ?
Je la regardai attentivement dans le reflet de
LES DAMES VERTES*"* 105
la lune qui baignait ses blanches épaules et dé-
tachait sa petite tête posée sur un cou élancé et '
puissant comme un fût de colonne. Je ne pou-
vais distinguer ses traits, car elle était placée
à une certaine hauteur ; mais son attitude dé
gagée se dessinait en lignes brillantes d'une
grâce incomparable.
— C'est véritablement là, pensai-je, l'idée que
j'aimerais à me faire de la dame verte, car il est
certain que, vue ainsi. . .
Tout à coup, je cessai de raisonner et de
penser. Il me semblait voir remuer la statue.
Je crus qu'un nuage passait sur la lune et pro-
duisait cette illusion; mais ce n'en était pas une.
Seulement, ce n'était pas la statue qui remuait,
c'était une forme qui se levait de derrière elle,
ou d'à côté d'elle, et qui me paraissait toute
semblable, comme si un reflet animé se fût dé-
taché de ce corps de marbre et l'eût quitté pour
venir à moi.
106 LES DAMES VERTES
Je doutai un instant du témoignage de mes
yeux ; mais cela devint si distinct, si évident,
que je fus persuadé bientôt de voir un être réel,
et que je n'éprouvai aucun sentiment de terreur,
ni même de très-grande surprise.
L'image vivante de la néréide descendait,
comme en voltigeant, les plans inégaux du mo-
nument. Ses mouvements avaient une aisance
et une grâce idéales. Elle n'était pas beaucoup
plus grande qu'une femme réelle, bien que l'élé-
gance de ses proportions lui conservât ce cachet
de beauté exceptionnelle qui m'avait effrayé
dans la statue ; mais je n'éprouvais plus rien de
semblable, et mon admiration tenait de l'extase.
Je lui tendais les bras pour la saisir, car il me
semblait qu'elle allait s'élancer jusqu'à moi en
franchissant un escarpement de cinq à six pieds
qui nous séparait encore.
Je me trompais. Elle s'arrêta sur le bord de
la rocaille et me fit signe de m' éloigner.
LES DAMES VERTES 107
J'obéis machinalement et je la vis s'asseoir
sur un dauphin de marbre, qui se mit à pousser
de véritables rugissements. Aussitôt toutes ces
voix hydrauliques grossirent comme une tempête
et formèrent un concert vraiment diabolique au-
tour d'elle.
Je commençais à en avoir les nerfs agacés,
lorsqu'une lumière glauque, qui ne semblait être
qu'un clair de lune plus brillant, jaillit je ne sais
d'où, et me montra nettement les traits de la né-
réide vivante, si semblables à ceux de la statue,
que j'eus besoin de regarder encore celle-ci pour
m'assurer qu'elle n'avait pas quitté son siège de
pierre.
Alors, sans plus songer à rien expliquer, sans
désirer de rien comprendre, je m'enivrai, dans
une muette stupeur, de la beauté surnaturelle
de l'apparition. L'effet qu'elle produisit sur moi
fut si absolu, que je n'eus pas même la pensée
de m'a^procher pour m'assurer de son immaté
108 LES DAMES VERTES
rialité, comme j'avais fait lorsqu'elle s'était pro-
duite dans ma chambre.
Si j'y songeai, ce dont je ne saurais me ren-
dre compte, la crainte de la faire évanouir par
une curiosité audacieuse me retint probable-
ment.
Comment n'aurais-je pas été maîtrisé par le
$sir d'en rassasier mes yeux ? C'était la néréide
sublime, mais avec des yeux vivants, des yeux
clairs, d'une douceur fascinatrice, et des bras
nus, aux contours de chair transparente et aux
mouvements moelleux comme ceux de l'enfance.
Cette fille du ciel semblait avoir quinze ans tout
au plus. Elle exprimait la forte chasteté de l'ado-
lescence par l'ensemble de sa forme, tandis que
son visage s'éclairait des séductions de la femme
arrivée au développement de l'àme.
Sa parure étrange était exactement celle de
la néréide : une robe ou tunique flottante, faite
de je ne sais quel tissu merveilleux dont les
LES DAMES VERTES 109
plis moelleux semblaient avoir été mouillés ; un
diadème ciselé avec un soin exquis, et des flots
de perles s'enroulant aux tresses d'une chevelure
splendide, avec ce mélange de luxe singulier et
de caprice heureux qui caractérise le goût de la
renaissance; un contraste charmant et bizarre
entre le vêtement tout simple, qui ne puisait sa
richesse que dans l'aisance de son arrangement
et le fini minutieux des bijoux et des mignardises
de la coiffure.
Je l'aurais regardée toute ma vie sans m'aviser
de lui parler. Je ne m'apercevais pas du silence
qui avait succédé au vacarme de la fontaine. Je
ne sais même pas si je la contemplai un instant
ou une heure. Il me sembla tout d'un coup que
je l'avais toujours vue , toujours connue :
c'est peut-être que je vivais un siècle par se-
conde.
Elle me parla la première. J'entendis et ne
compris pas tout de suite, car le timbre d'argent
110 LES DAMES VERTES
de sa voix était surnaturel comme sa beauté et
en complétait le prestige.
Je l'écoutais comme une musique, sans cher-
cher à ses paroles un sens déterminé.
Enfin, je fis un effort pour secouer cette
ivresse, et j'entendis qu'elle me demandait si je
la voyais. Je ne sais pas ce que je lui répondis,
car elle ajouta :
— Sous quelle apparence me vois-tu?
Et je remarquai seulement alors qu'elle me
tutoyait.
Je me sentis entraîné à lui répondre de même;
car, si elle me parlait en reine, je lui parlais,
moi, comme à la Divinité.
— Je te vois, lui dis-je, comme un être auquel
rien ne peut être comparé sur la terre.
1] me sembla qu'elle rougissait ; car mes yeux
s'étaient habitués à la lueur vert de mer dont
elle semblait baignée. Je la voyais blanche comme
un iis, avec les fraîches couleurs de la jeunesse
LES DAMES VERTES 111
sur les joues. Elle eut un sourire mélancolique
qui l'embellit encore.
— Que vois-tu en moi d'extraordinaire ? me
dit-elle.
— La beauté, répondis-je brièvement.
J'étais trop ému pour en dire davantage.
— Ma beauté, reprit-elle, c'est en toi qu'elle
se produit ; car elle n'existe pas par elle-même
sous une forme que tu puisses apprécier. Il n'y
a ici de moi que ma pensée. Parle-moi donc
comme à une âme et non comme à une femme.
Quel conseil avais-tu à me demander?
— Je ne m'en souviens plus.
— D'où vient cet oubli ?
— De ta présence.
— Essaye de te rappeler.
— Non, je ne veux pas !
— Alors, adieu!
— Non t non ! m'écriai-je en m'approchant
d'elle comme pour la retenir, mais en m'arrètant
112 LES DAMES VERTES
avec terreur, car la lueur pâlit subitement, et
l'apparition sembla s'effacer. Au nom du ciel,
restez ! repris-je avec angoisse. Je suis soumis,
je suis chaste dans mon amour.
— Quel amour? demanda-t-elle en redevenant
brillante.
— Quel amour? Je ne sais pas, moi! Ai-je
parlé d'amour? Eh bien, oui, je me souviens!
J'aimais hier une femme, et je voulais lui plaire,
faire sa volonté au risque de trahir mon devoir.
Si vous êtes une pure essence, comme je le
crois, vous savez toutes choses. Dois-je donc
vous expliquer...?
— Non ; je sais les faits qui intéressent la
postérité de la famille dont j'ai porté le nom.
Mais je ne suis pas la Divinité, je ne lis pas
dans les âmes. Je ne savais pas que tu ai-
mais...
' — Je n'aime personne ! A l'heure qu'il est,
je n'aime rien sur la terre, et je veux mourir si,
LES DAMES VERTES 113
dans une autre région de la vie, je peux vous
suivre
— Tu parles dans le délire. Pour être heureux
dans la mort, il faut avoir été pur dans la vie.
Tu as un devoir difficile à remplir, et c'est pour-
quoi tu m'as appelée. Fais donc ton devoir ou tu
ne me reverras plus.
— Quel est-il, ce devoir ? Parlez ; je ne veux
plus obéir qu'à vous seule.
— Ce devoir, répondit la néréide en se pen-
chant vers moi et en me parlant si bas, que
j'avais peine à distinguer sa voLx du frais mur-
mure de l'eau, c'est d'obéir à Ion père. Et puis
tu diras à la femme généreuse qui veut se
sacrifier que ceux qu'elle plaint la béniront
toujours, mais ne veulent point accepter son
sacrifice. Je connais leurs pensées, car ils m'ont
appelée et consultée. Je sais qu'ils luttent pour
leur honneur, mais qu'ils ne sont pas effrayés
de ce que les hommes appellent la pauvreté. Il
114 LES DAMES VERTES
n'y a pas de pauvreté pour les âmes Gères. Dis
cela à celle qui t'interrogera demain, et ne cède
i
pas à l'amour qu'elle t'inspire jusqu'à trahir ta
religion de famille.
— J'obéirai, je le jure! Et, a présent, révélez-
moi les secrets de la vie éternelle. Où est votre
âme maintenant ? quelles facultés nouvelles
a-t-elle acquises dans ce renouvellement?...
— Je ne puis te répondre que ceci : La mort
n'existe pas ; rien ne meurt ; mais les choses de
l'autre vie sont bien différentes de ce que l'on
s'imagine dans le monde où tu es. Je ne t'en
dirai pas davantage, ne m'interroge pas.
— Dites-moi, au moins, si je vous reverrai
dans cette autre vie.
— Je l'ignore.
— Et dans celle-ci !
— Oui, si tu le mérites.
— Je le mériterai ! Dites-moi encore. . . Puisque
vous pouvez diriger et conseiller ceux qui vivent
LES DAMES VERTES 115
dans ce monde, ne pouvez-vous pas les
plaindre?
— Je le peux.
— Et les aimer?
— Je les aime tous comme des frères avec
qui j'ai vécu.
— Aimez-en un plus que les autres. Il fera
des miracles de courage et de vertu pour que
vous vous intéressiez à lui.
— Qu'il fasse ces miracles, et il me retrouvera
dans ses pensées. Adieu !
— Attendez, oh ! mon Dieu, attendez ! On
croit que vous donnez comme gage de voL'e
protection, et comme moyen de vous évoquer de
nouveau, une bague magique à ceux qui ne
vous ont pas offensée. Est-ce vrai? et me la
donnerez-vous ?
— Des esprits grossiers peuvent seuls croire
à la magie. Tu ne saurais y croire, toi qui parles
de la vie éternelle et qui cherches la vérité
116 LES DAMES VERTES
divine. Par quel moyen une âme, qui se com-
munique à toi sans le secours d'organes réels,
pourrait-elle te donner un objet matériel et
palpable !
— Pourtant, je vois à votre doigt une bague
étin celante.
— Je ne puis voir ce que tes yeux voient.
Quelle bague crois-tu voir ?
— Un large anneau avec une émeraude en
forme d'étoile enchâssée dans l'or.
— Il est étrange que tu voies cela, dit-elle
après un moment de silence ; les opérations
involontaires de la pensée humaine, et la con-
nexion de ses rêves avec certains faits évanouis,
renferment peut-être des mystères providentiels.
La science de ces choses inexplicables n'appar-
tient qu'à celui qui sait la cause et la raison de
tout. La main que tu crois voir n'existe que dans
ton cerveau. Ce qui reste de moi dans la tombe
te ferait horreur; mais peut-être me vois-tu
LES DAMES VERTES 117
telle que j'ai été sur la terre. Dis-moi comment
tu me vois.
Je ne sais quelle description enthousiaste je
lui fis d'elle-même. Elle parut écouter avec
attention et me dit :
— Si je ressemble à la statue qui est ici, tu
ne dois pas t'en étonner, car je lui ai servi de
modèle. Tu réveilles par là, en moi, le souvenir
effacé de ce que j'ai été, et jusqu'aux pierreries
que tu décris, je me souviens de m'en être parée.
La bague que tu crois voir, je l'ai perdue dans
une chambre de ce château que j'habitais; elle
tomba entre deux pierres disjointes sous l'être
de la cheminée. Je devais faire lever la pierre le
lendemain ; mais, le lendemain, j'étais morte.
Peut-être la retrouveras-tu si tu la cherches. En
ce cas, je te la donne en souvenir de moi et
du serment que tu m'as fait de m'obéir. Voici le
jour, adieu !
Cet adieu me causa la plus atroce douleur que
118 LES DAMES VERTES
j'eusse jamais ressentie; je perdis la tête et
faillis m'élancer encore pour retenir l'ombre en-
chanteresse, car peu à peu je m'étais assez rap-
proché d'elle pour être à portée de saisir le bord
de son vêtement, si j'eusse osé le toucher ; mais
je n'osai pas. J'avais oublié, il est vrai, les me-
naces de la légende contre ceux qui tentaient de
commettre cette profanation ; j'étais seulement
retenu, et comme anéanti, par un respect su-
perstitieux; mais un cri de désespoir sorti de
ma poitrine alla vibrer jusque dans les conques
marines des tritons de la fontaine.
L'ombre s'arrêta, comme retenue par la pitié.
— Que veux- tu encore? me dit-elle. Voici le
jour, je ne puis rester.
— Pourquoi donc ? Si tu le voulais !
— Je ne dois pas revoir le soleil de cette
terre. J'habite l'éternelle lumière d'un monde
plus beau.
— Emmène-moi dans ce monde ! je ne veux
LES DAMES VERTES 110
plus rester dans celui-ci ; je n'y resterai pas, je
le jure, si je ne dois plus te revoir.
— Tu me reverras, sois tranquille, dit-elle.
Attends l'heure où tu en seras digne, et, jusque
là, ne m'évoque plus. Je te le défends. Je veil
lerai sur toi comme une providence invisible, et,
le jour où ton àme sera aussi pure qu'un rayon
du matin, je t'apparaitrai par la seule évocation
de ton pieux désir. Soumets-toi !
— Soumets-toi ! répéta une voix grave qui
résonna à ma droite.
Je me retournai et vis un des fantômes que
j'avais déjà vus dans ma chambre, lors de la
première apparition.
— Soumets-toi ! répéta comme un écho une
voix toute pareille, à ma gauche.
Et je vis le second fantôme.
Je n'en fus pas ému, bien que ces deux spec-
tres eussent, dans la hauteur de leur taille et
dans te timbre profond de leur voix, quelque;
120 LES DAMES VERTES
chose de lugubre. Mais que m'importait, à moi,
de voir ou d'entendre des choses horribles?
Rien ne pouvait m'arracher au ravissement où
j'étais plongé. Je ne m'arrêtai même pas à re-
garder ces ombres accessoires ; je cherchais des
yeux ma céleste beauté. Hélas ! elle avait dis-
paru, et je ne voyais plus que l'immobile né-
réide de la fontaine, avec sa pose impassible et
les tons froids du marbre bleui par les reflets
du matin.
Je ne sais ce que devinrent ses sœurs; je ne
les vis pas sortir. Je tournais autour de la fon-
taine comme un insensé. Je croyais être en-
dormi et je m'étourdissais dans la confusion de
mes idées, avec l'espoir de ne pas m éveiller.
Mais je me rappelai la bague promise, et
montai à ma chambre, où je trouvai Baptiste,
qui me parla, sans que je vinsse à bout de sa-
voir de quoi. Il me sembla troublé, peut-être à
cause de l'excression de ma figure, mais je ne
LES DAMES VERTES 121
pensai pas à l'interroger. Je cherchai dans l'àtre
et j'y remarquai bientôt deux pierres mal jointes.
Je m'efforçai de les soulever. C'était une entre-
prise impossible sans les outils nécessaires.
Baptiste me croyait probablement fou, et,
cherchant machinalement à m'aider :
— Est-ce que monsieur a perdu quelque
chose ? dit-il.
— Oui, j'ai laissé tomber là, hier, une de mes
bagues.
— Une bague?... Monsieur ne porte pas de
bagues, je ne lui en ai pas vu.
— C'est égal . Tâchons de la trouver.
Il prit un couteau, gratta la pierre tendre
pour élargir la fente, enleva la cendre et le ci-
ment en poudre qui la remplissait, et, tout en
travaillant à me satisfaire, il me demanda com-
ment était faite cette bague, de l'air dont il
m'eût demandé ce que j'avais rêvé.
— C'est une bague d'or avec une étoile faite
122 LES DAMES VERTES
d'une grosse émeraude, répondis-je avec l'a-
plomb de la certitude.
Il ne douta plus, et, détachant une tringlette
des rideaux de vitrage, il la recourba en crochet
et atteignit la bague, qu'il me présenta en sou-
riant. Il pensait, sans oser le dire, que c'était un
don de madame d'Ionis.
Quant à moi, je la regardai à peine, tant
j'étais sûr que c'était celle dont j'avais vu l'om-
bre; elle était effectivement toute semblable. Je
la passai à mon petit doigt, ne doutant pas
qu'elle n'eût appartenu à la défunte demoiselle
d'Ionis et que je n'eusse vu le spectre de cette
merveilleuse beauté.
Baptiste mit beaucoup de discrétion dans sa
conduite. Persuadé que j'avais eu une très-belle
aventure, car il m'avait attendu toute la nuit, il
me quitta en m'engageant à me coucher.
On pense bien que je n'y songeais guère. Je
m'assis devant la table, que Baptiste avait débar-
ES DAMES VERTES 123
rassé* du fameux souper aux trois pains, et,
pour m'erforcer de ressaisir l'ivresse de ma vi-
sion, dont je craignais d'oublier quelque chose,
je me mis à en écrire la relation fidèle, telle
qu'on vient de la lire.
Je demeurai dans cette agitation mêlée d'extase
jusqu'après le lever du soleil. Je m'assoupis un
peu, les coudes sur ma table et crus refaire mon
rêve; mais il m'échappa bien vite et Baptiste
vint m'arracher à la solitude où j'aurais dès lors
voulu achever ma vie.
Je m'arrangeai de manière à ne descendre
qu'au moment où l'on devait se mettre à table.
Je ne m'étais pas encore demandé comment je
rendrais compte de la vision ; j'y songeai en fai-
sant semblant de déjeuner, car je ne mangeai
pas, et, sans me sentir fatigué ni malade, j'éprou-
vais un invincible dégoût pour les fonctions de la
vie animale.
La douairière, qui ne voyait pas très-bien, ne
124 LES DAMES VERTES
s'aperçut pas de mon trouble. Je répondis à ses
questions ordinaires avec le vague des jours
précédents, mais, cette fois, sans jouer aucune
comédie, et avec la préoccupation d'un poëte
que l'on interroge bêtement sur le sujet de son
poëme, et qui répond avec ironie des choses
évasives pour se délivrer d'investigations abrutis-
santes. Je ne sais si madame d'Ionis fut inquiète
ou étonnée de me voir ainsi. Je ne la regardai
pas, je ne la vis pas. Je compris à peine ce
qu'elle me disait, tout le temps que dura cette
contrainte mortelle du déjeuner.
Enfin, je me trouvai seul dans la bibliothèque,
l'attendant comme les autres jours, mais sans
impatience aucune. Loin de là, j'éprouvais une
vive satisfaction à me noyer dans mes rêveries.
1 faisait un temps admirable ; le soleil embra-
sait les arbres et les terrains en fleur, au delà
des grandes masses d'ombre transparente que
projetait l'architecture du château sur les pre-
LES DAMES VERTES 125
miers plans du jardin. Je marchais d'un bout à
l'autre de cette vaste salle, m'arrêtant chaque
fois que je me trouvais devant la fontaine. Les
fenêtres et les rideaux étaient fermés à cause de
la chaleur. Ces rideaux étaient d'un bleu doux
que je voulais voir verdàtre, et, dans ce cré-
puscule artificiel qui me retraçait quelque chose
de ma vision, j'éprouvais un bien-être incroya-
ble et une sorte de gaieté délirante.
Je parlais tout haut, et je riais sans savoir de
quoi, lorsque je me sentis serrer le bras assez
brusquement. Je me retournai et vis madame
d'Ionis, qui était entrée sans que j'y fisse atten-
tion.
— Voyons! répondez-moi; voyez-moi, au
moins ! me dit-elle avec un peu d'impatience.
Savez-vous que vous me faites peur, et que je
ne sais plus que penser de vous?
— Vous l'avez voulu, lui répondis-je, j'ai joué
avec ma raison ; je suis fou. Mais ne vous en
126 LES DAMES VERTES
faites pas de reproche ; je suis bien plus heu-
reux ainsi, et ne souhaite pas de guérir.
— Ainsi, reprit -elle en m'examinant avec
inquiétude, cette apparition n'est pas un conte
ridicule? du moins, vous croyez... vous l'avez
vue se produire ?
— Mieux que je ne vous vois en ce moment?
— Ne le prenez pas sur ce ton d'orgueil eni-
vré : je ne doute pas de vos paroles. Racontez-
moi tranquillement...
— Rien ! jamais ! je vous supplie de ne pas
me questionner. Je ne peux pas, je ne veux pas
répondre.
— En vérité, la société des spectres ne vous
vaut rien, cher monsieur, et vous me feriez
croire que l'on vous a dit des choses singulière-
ment flatteuses, car vous voilà fier et discret
comme un amant heureux!
— Ah ! que dites- vous là, madame ! m'écriai-
je. Il n'y a pas d'amour possible entre deux êtres
LES DAMES VERTES 127
que sépare l'abîme du tombeau... Mais vous ne
savez pas de quoi vous parlez, vous ne croyez à
rien, vous vous moquez de tout!
J'étais si rude dans mon enthousiasme, qu
madame d'Ionis fut piquée.
— Il y a une chose dont je ne me moque pas,
dit-elle avec vivacité : c'est mon procès , et,
puisque vous m'avez promis, sur l'honneur, de
consulter un oracle mystérieux et de vous con-
former à ses arrêts...
— Oui, répondis-je en lui prenant la main
avec une familiarité très-déplacée, mais très-
calme, dont elle ne s'offensa pas, tant elle com-
prit l'état de mon âme; oui, madame, pardon-
nez-moi mon trouble et mon oubli. C'est par
dévouement pour vous que j'ai joué un jeu bien
dangereux, et je vous dois, au moins, compte
du résultat. Il m'a été prescrit d'obéir aux inten-
tions de mon père et de vous faire gagner votre
procès.
128 LES DAMES VERTES
Soit qu'elle s'attendit à cette réponse, soit
qu'elle fût en doute de ma lucidité, madame
d'Ionis ne marqua ni surprise ni contrariété.
Elle se contenta de lever les épaules , et, me se-
couant le bras comme pour me réveiller :
— Mon pauvre enfant, dit-elle, vous avez
rêvé, et rien de plus. J'ai partagé un instant
votre exaltation, j'ai espéré du moins qu'elle vous
ramènerait à la notion de délicatesse et d'équité
qui est au fond de votre âme. Mais je ne sais
quels scrupules exagérés, ou quelles habitudes
d'obéissance passive envers votre père, vous ont
fait entendre des paroles chimériques. Sortez
de ces illusions. Il n'y a pas eu de spectres,
il n'y a pas eu de voix mystérieuse; vous vous
êtes monté la tête avec l'indigeste lecture du
vieux manuscrit et les contes bleus de l'abbé de
Lamyre. Je vais vous expliquer ce qui vous est
arrivé.
Elle me parla assez longtemps ; mais je fis de
LES DAMES VERTES 129
vains efforts pour l'écouter et la comprendre. Il
me semblait, par moments, qu'elle me parlait
une langue inconnue. Quand elle vit que rien
n'arrivait de mon oreille à mon esprit, elle s'in-
quiéta sérieusement de moi, me toucha le poi-
gnet pour voir si j'avais la fièvre, me demanda
si j'avais mal à la tête, et me conjura d'aller me
reposer. Je compris qu'elle me permettait d'être
seul et je courus avec joie me jeter sur mon lit,
non que je ressentisse la moindre fatigue, mais
parce que je m'imaginais toujours revoir la cé-
leste beauté de mon immortelle, si je parvenais
à m'endormir.
Je ne sais comment se passa le reste de la
journée. Je n'en eus pas conscience. Le lende-
main matin, je vis Baptiste marchant par la
chambre sur la pointe du pied.
— Que fais-tu là, mon ami? lui demandai-je.
— Je vous veille, mon cher monsieur, ré-
pondit-il. Dieu merci, vous avez dormi deux
130 LES DAMES VERTES
bonnes heures. Vous vous sentez mieux, n'est-
ce pas?
— Je me sens très-bien. J'ai donc été malade "!
— Vous avez eu un gros accès de fièvre hiei
au soir, et cela a duré une partie de la nuit. C'est
l'effet de la grande chaleur. Vous ne pensez ja-
mais à mettre votre chapeau quand vous allez
au jardin! Pourtant madame votre mère vous
l'avait si bien recommandé !
Zéphyrine entra, s'informa de moi avec beau-
coup d'intérêt, et m'engagea à prendre encore
une cuillerée de ma potion calmante.
— Soit, lui dis-je, bien que je n'eusse aucun
souvenir de cette potion : un hôte malade est in-
commode, et je ne demande qu'à guérir vite.
La potion me fit réellement grand bien, car
je dormis encore et rêvai de mon immortelle.
Quaad j'ouvris les yeux, je vis, au pied de mon
lit, une apparition qui m'eût charmé l'avant-
veille, mais qui me contraria comme un reproche
LES DAMES VERTES 131
importun. C'était madame d'Ionis, qui venait
elle-même s'informer de moi et surveiller les
soins que l'on me donnait. Elle me parla avec
amitié et me marqua de l'intérêt véritable. Je la
remerciai de mon mieux et l'assurai que je me
portais fort bien.
Alors apparut la tête grave d'un médecin, qui
examina mon pouls et ma langue, me prescrivit
le repos, et dit à madame d'Ionis :
— Cène sera rien. Empêchez-le de lire, d'écrire
et de causer jusqu'à demain, etil pourra retourner
dans sa famille après-demain.
Resté seul avec Baptiste, je l'interrogeai.
— Mon Dieu, monsieur, me dit-il , je suis
bien embarrassé pour vous répondre. Il parait
que la chambre où vous étiez passe pour être
hantée...
— La chambre où j'étais? Où suis-je donc?
Je regardai autour de moi, et, sortant de ma
torpeur, je reconnus enfin que je n'étais plus
132 LES DAMES VERTES
dans la chambre aux dames, mais dans un autre
appartement du château.
— Pour moi, monsieur, reprit Baptiste, qui
était un esprit très-positif, j'ai dormi dans cette
chambre et n'y ai rien vu. Je ne crois pas du
tout à ces histoires-là. Mais, quand j'ai entendu
que vous vous tourmentiez dans la fièvre, par-
lant toujours d'une belle dame qui existe et qui
n'existe pas, qui est morte et qui est vivante...
que sais-je ce que vous n'avez pas dit là-dessus!
c'était si joli quelquefois, que j'aurais voulu le
retenir, ou savoir écrire pour le conserver ; mais
cela vous faisait du mal, et j'ai pris le parti de
vous apporter ici, où vous êtes mieux. Voyez-
vous, monsieur, tout ça vient de ce que vous
faites trop de vers. Monsieur votre père le disait
bien, que ça dérangeait les idées ! Vous feriez
mieux de ne penser qu'à vos dossiers.
— Tu as certainement raison, mon cher Bap-
tiste, répondis-je, et je tâcherai de suivre ton
LES DAMES VERTES 133
conseil. Il me semble, en effet, que j'ai eu un
accès de folie.
— De folie? Oh! non pas, monsieur, Dieu
merci! Vous avez battu la campagne dans la
fièvre, comme ça peut arriver à tout le monde ;
mais voilà que c'est fini, et, si vous voulez
prendre un peu de bouillon de poulet, vous vous
retrouverez dans vos esprits comme vous y étiez
auparavant.
Je me résignai au bouillon de poulet, bien
que j'eusse souhaité quelque chose de plus nour-
rissant pour me remettre vite. Je me sentais ac-
cablé de fatigue. Peu à peu, mes forces revin-
rent dans la journée, et on me permit de souper
légèrement. Le lendemain, madame d'Ionis re-
vint me voir. J'étais levé et me sentais tout à
fait bien. Je lui parlai avec beaucoup de sens
de ce qui m'était arrivé, sans toutefois lui don-
ner aucun détail à cet égard. J'avais été fou :
j'en étais très-honteux, et la priais de me gar-
334 LES DAMES VERTES
der le secret; j'étais perdu comme avocat, si
l'on me faisait, dans le pays, la réputation d'un
visionnaire; mon père s'en affecterait beaucoup.
— Ne craignez rien, me répondit-elle; je vous
réponds de la discrétion de mes gens ; assurez-
vous du silence de votre valet de chambre, et
cette aventure ne sortira pas d'ici. D'ailleurs,
quand même on raconterait quelque chose, nous
en serions tous quittes pour dire que vous avez
eu un accès de fièvre, et qu'il a plu à ces esprits
superstitieux de l'interpréter au gré de leur cré-
dulité. Au fond, ce serait la vérité. Vous avez
pris un coup de soleil en venant ici à cheval par
une journée brûlante. Vous avez été malade
dans la nuit. Les jours suivants, je vous ai tour-
menté avec ce malheureux procès, et, pour vous
amener à mon avis, je n'ai reculé devant rien!
Elle s'arrêta, et, changeant de ton :
— Vous souvient- il de ce que je vous ai dit
avant-hier, dans la bibliothèque?
LES DAMES VERTES 135
— J'avoue que je ne l'ai pas compris, j'étais
sous le coup...
— De la fièvre ? Certainement, je l'ai bien vu !
— Vous plaît-il de me répéter, maintenant
que j'ai toute ma tête, ce que vous m'avez dit à
propos de l'apparition ?
Madame d'Ionis hésita.
— Est-ce que votre mémoire a conservé le
souvenir de cette apparition ? me dit-elle d'un
ton léger, mais en m'examinant avec une sorte
d'inquiétude.
— Non, répondis-je, c'est très- confus main-
tenant ; confus comme un songe dont on a enfin
conscience et que l'on ne pense plus à ressaisir.
Je mentais avec aplomb ; madame d'Ionis en
fut dupe, et je vis qu'elle mentait aussi, en pré-
tendant ne m'avoir parlé, dans la bibliothèque,
que de l'effet du manuscrit, pour s'accuser de
me l'avoir prêté dans un moment où j'étais déjà
fort agité. 11 fut évident pour moi qu'elle m'avait
136 LES DAMES VERTES
dit là-dessus, la veille, dans un mouvement
d'effroi devant mon état mental, des choses
qu'elle était maintenant bien aise que je n'eusse
pas entendues ; mais je ne soupçonnai pas ce
que ce pouvait être. Elle me voyait tranquille,
elle me croyait guéri. Je parlais avec assurance
de ma vision, comme d'un accès de fièvre
chaude. Elle m'engagea à n'y plus penser du
tout, à ne jamais m'en tourmenter.
— N'allez pas vous croire plus faible d'esprit
qu'un autre, ajouta-t-elle; il n'y a personne
qui n'ait eu quelques heures de délire dans sa
vie. Restez encore deux ou trois jours avec
nous ; quoi qu'en dise le médecin, je ne veux
pas vous renvoyer, faible et pâle, à vos parents.
Nous ne parlerons plus du procès, c'est inutile ;
j'irai voir votre père et en causer avec lui; sans
vous en tourmenter davantage.
Le soir, j'étais tout à fait guéri; j'essayai de
pénétrer dans mon ancienne chambre, elle était
LES DAMES VERTES 137
fermée. Je me hasardai à demander la clef à
Zéphyrine, qui répondit l'avoir remise à ma-
dame d'Ionis. On ne voulait plus y loger per-
sonne jusqu'à ce que la légende, récemment
exhumée, fût oubliée de nouveau.
Je prétendis avoir laissé quelque chose dans
cette chambre. Il fallut céder : Zéphyrine alla
chercher la clef et entra avec moi. Je cherchai
partout sans vouloir dire ce que je cherchais. Je
regardai dans le foyer de la cheminée et je vis,
sur les pierres disjointes, les égratignures fraî-
ches que Baptiste y avait faites avec son cou-
teau. Mais qu'est-ce que cela prouvait, .sinon
que, dans ma folie, j'avais fait chercher là un
objet qui n'existait que dans le souvenir d'un
rêve ? J'avais cru trouver une bague et la mettre
à mon doigt. Elle n'y était plus, elle n'y avait
sans doute jamais été !
Je n'osai même plus interroger Baptiste sur
ce fait. On ne me laissa pas seul un instant dans
8.
138 LES DAMES VERTES
la chambre aux dames et on la referma dès que
j'en fus sorti. Je sentis que rien ne me retenait
plus au château d'Ionis et je partis le lendemain
matin, furtivement, pour échapper à la conduite
eu voiture dont on m'avait menacé.
Le cheval et le grand air me remirent tout à
fait. Je traversai assez vite les bois qui environ-
naient le château, dans la crainte d'être pour-
suivi par la sollicitude de ma belle hôtesse. Puis
je ralentis mon cheval à deux lieues de là, et
arrivai tranquillement à Angers dans l'après-
midi.
Ma figure était un peu altérée : mon père ne
s'en aperçut pas beaucoup ; mais rien n'échappe
à l'œil d'une mère, et la mienne s'en inquiéta.
Je parvins à la tranquilliser en mangeant avec
appétit; j'avais arraché à Baptiste le serment
de ne rien dire ; il y avait mis cette restriction,
qu'il ne le tiendrait pas si je venais à retomber
malade.
LES DAMES VERTES 139
Aussi je m'en gardai bien! je me soignai
moralement et physiquement comme un garçon
très-épris de la conservation de son être. Je tra-
vaillai sans excès, je me promenai régulière-
ment, j'éloignai toute idée lugubre, je m'abstins
de toute lecture excitante. La raison de toute
cette raison prenait sa source dans une folie
obstinée mais tranquille et, pour ainsi dire,
maîtresse d'elle-même. Je voulais constater de-
vant mon propre jugement que je n'avais pas été
fou, que je ne l'étais pas, et qu'il n'y avait rien
de plus avéré à mes propres yeux que l'exis-
tence des dames vertes. Je voulais aussi remettre
mon esprit dans l'état de lucidité nécessaire
pour cacher mon secret et le nourrir en moi,
comme la source de ma vie intellectuelle et le
critérium (Je ma vie morale.
Toute trace de crise s'effaça donc rapidement,
et, à me voir studieux, raisonnable et modéré
en toutes choses, il eût été impossible de deviner
140 LES DAMES VERTES
que j'étais sous l'empire d'une idée fixe, d'une
monomame bien conditionnée.
Trois jours après mon retour à Angers, mon
père m'envoya à Tours pour une autre affaire.
J'y passai vingt-quatre heures, et, quand je re-
vins chez nous, j'appris que madame d'Ionis
était venue s'entendre avec mon père sur la suite
de son procès. Elle avait paru céder à la raison
positive : elle consentait à le gagner.
Je fus content de ne l'avoir pas rencontrée. Il
serait impossible de dire qu'une aussi charmante
femme me fût devenue antipathique ; mais il est
certain que je craignais plus que je ne désirais
de me retrouver avec elle. Son scepticisme,
dont elle n'avait paru se débarrasser un jour
%vec moi que pour m'en accabler le lendemain,
jne faisait l'effet d'une injure et me causait une
Jouffrance inexprimable.
Au bout de deux mois, quelque effort que je
fisse pour paraître heureux, ma mère s'aperçut
LES DAMES VERTES 141
de l'épouvantable tristesse qui régnait au fond
de mes pensées. Tout le monde remarquait en
moi un grand changement à mon avantage, et
elle s'en était réjouie d'abord. Ma conduite était
d'une austérité complète et mon entretien aussi
grave et aussi sensé que celui d'un vieux magis-
trat. Sans être dévot, je me montrais religieux.
Je ne scandalisais plus les simples par mon vol-
tairianisme. Je jugeais avec impartialité toutes
choses et critiquais sans aigreur celles que je
n'admettais pas. Tout cela était édifiant, excel-
lent; mais je n'avais plus de goût à rien et je
portais la vie comme un fardeau. Je n'étais plus
jeune, je ne connaissais plus ni l'ivresse de
l'enthousiasme ni l'entraînement de la gaieté.
J'eus donc le temps, malgré mes grandes
occupations, de faire des vers, et j'aurais eu
encore ce temps-là, quand même on ne me l'eût
pas laissé, car je ne dormais presque plus et
ne recherchais aucun de ces amusements qui
142 LES DAMES VERTES
absorbent les trois quarts de la vie d'un jeune
homme. Je ne songeais plus à l'amour, je fuyais
le monde, je ne paradais plus avec les hommes
de mon âge sous les yeux des belles dames du
pays. J'étais retiré, méditatif, austère, très-doux
avec les miens, très-modeste avec tout le monde,
très-ardent aux luttes du barreau. Je passai pour
un garçon accompli, mais j'étais profondément
malheureux.
C'est que je nourrissais, avec un stoïcisme
étrange, une passion insensée et sans analogue
dans la vie. J'aimais une ombre; je ne pouvais
même pas dire une morte. Toutes mes recher-
ches historiques n avaient abouti qu'à me prou-
ver ceci : Les trois demoiselles d'Ionis n'avaient
peut-être jamais existé que dans la légende.
Leur histoire, placée par les derniers chroni-
queurs à l'époque de Henri II, était déjà une
vieille chronique incertaine à cette même épo-
que. Il ne restait d'elles ni un titre, ni un uom,
LES DAMES VERTES 143
ni un écusson dans les papiers de la famille d'Io-
nis, que mon père, en raison du procès, avait
tous entre les mains; ni même une pierre tumu-
laire en aucun lieu de la contrée !
J'adorais donc une pure fiction, éclose, selon
toute apparence, dans les fumées de mon cer-
veau. Mais voilà où il eût été impossible de me
convaincre. J'avais vu et entendu cette merveille
de beauté ; elle existait dans une région où il
m'était impossible de l'atteindre, mais d'où il
lui était possible de descendre vers moi. Creuser
le problème de cette existence indéfinissable et
le mystère du lien qui s'était formé entre nous
m'eût conduit au délire. Je le sentais, je ne vou-
lais rien expliquer, rien approfondir ; je vivais
par la foi, qui est l'argument des choses qui
n'apparaissent pas, une folie sublime, soit, si
la raison n'est que l'argument de ce qui tombe
sous les sens.
Ma folie n'était pas aussi puérile qu'on eût pu
144 LES DAMES VERTES
le craindre. Je la soignais comme une faculté
supérieure et ne lui permettais pas de descendre
des hauteurs où je l'avais placée. Je m'abstins
donc de toute évocation nouvelle, dans la crainte
de m'égarer à la poursuite cabalistique de quel-
que chimère indigne de moi. L'immortelle m'a-
vait dit de devenir digne qu'elle restât vivante
dans ma pensée. Elle ne m'avait pas promis de
revenir sous la forme où je l'avais vue. Elle avait
dit que cette forme n'existait pas et n'était que
la création produite en moi par l'élévation de
mon sentiment pour elle. Je ne devais donc pas
tourmenter mon cerveau pour la reproduire, car
mon cerveau pouvait la dénaturer et faire surgir
quelque image au-dessous d'elle. Je voulais pu-
rifier ma vie et cultiver en moi le trésor de la
conscience , dans l'espoir que, à un moment
donné, cette céleste figure viendrait d'elle-même
se placer devant moi et m'entretenir avec cette
voix chérie que je n'avais pas mérité d'entendre
longtemps.
LES DAMES VERTES 145
Sous l'empire de cette manie, j'étais en train
de devenir homme de bien, et il est fort étrange
que je fusse conduit à la sagesse par la folie
Mais c'était là quelque chose de trop subtil et de
trop tendu pour la nature humaine. Cette rup-
ture de mon âme avec le reste de mon être, et
de ma vie avec les entraînements de la jeunesse,
devait me conduire peu à peu au désespoir,
peut-être à la fureur.
Je n'en étais encore qu'à la mélancolie, et, bien
que très-pâli et très-amaigri, je n'étais ni malade
ni insensé en apparence, lorsque la cause des
d'ionis contre les d'Aillane arriva au rôle. Mon
père m'avertit de préparer mon plaidoyer pour
la semaine suivante. Il y avait alors trois mois
environ que j'avais quitté, par une matinée de
'*uin, le funeste château d'ionis.
LE DUEL
A mesure que nous avions étudié cette triste
affaire, nous nous étions bien convaincus, mon
père et moi, qu'elle était imperdable. Deux tes-
taments se trouvaient en présence : l'un qui,
depuis cinq ans, avait reçu sa pleine exécution,
était en faveur de M. d'Aillane. Gêné à l'époque
de cet héritage, il s'était libéré en vendant l'im-
meuble qu'il regardait comme sien. L'autre tes-
tament, découvert trois ans après, par un de
ces étranges hasards qui font dire que, parfois,
la vie ressemble à un roman, dépouillait tout à
LES DAMES VERTES 147
coup les d'Aillane pour enrichir madame d'ionis.
La validité de ce dernier acte était incontestable ;
la date, postérieure à celle du premier, était
nette et précise. M. d'Aillane plaidait l'état d'en-
fance du testateur et l'espèce de pression que
M. d'Ionis avait exercée sur lui à ses derniers
moments. Ce dernier point était assez réel; mais
l'état d'enfance ne pouvait être constaté en au-
cune façon.
En outre, M. d'Ionis prétendait, avec raison,
que, pressé par ses créanciers, d'Aillane leur
avait cédé l'immeuble au-dessous de sa valeur,
et il réclamait une somme assez importante,
puisque c'était le dernier débris de la fortune de
ses adversaires.
M. d'Aillane n'espérait guère le succès. Il sen-
tait la faiblesse de sa cause ; mais il tenait à se
laver de l'accusation, portée contre lui, d'avoir
cjnnu ou seulement soupçonné l'existence du
second testament, d'avoir engagé la personne
148 LES DAMES VERTES
qui en était dépositaire à le tenir caché pendant
trois ans, et de s'être hâté de mobiliser l'héritage
pour échapper en partie aux conséquences de
l'avenir. Il y avait donc, en outre du fond de
l'affaire, discussion sur la valeur réelle de l'im-
meuble, exagérée en plus et en moins par les
deux parties, dans les débats antérieurs à l'in-
tervention de mon père dans le procès.
Nous causions ensemble sur ce dernier point,
mon père et moi, et nous n'étions pas tout à fait
d'accord, lorsque Baptiste nous annonça la visite
de M. d'Aillane fils, capitaine au régiment de1-*.
Bernard d'Aillane était un beau garçon, de
mon âge à peu près, fier, vif et plein de fran-
chise. Il s'exprima très-poliment, faisant appel
à notre honneur en homme qui en connaissait la
rigidité ; mais, à la fin de son exorde, emporté
par la vivacité de son naturel, il laissa percer
une menace fort claire contre moi, pour le cas
où, dans ma plaidoirie, je viendrais à exprimer
LES DAMES VERTES 149
quelque doute sur la parfaite loyauté de son père.
Le mien fut plus ému que moi de ce défi, et,
avocat dans l'âme, il s'en courrouça avec élo-
quence. Je vis que d'un projet de conciliation
allait naître une querelle, et je priai les deux in-
terlocuteurs de m'écouter.
— Permettez-moi, mon père, dis-je, de faire
observer à M. d'Aillane qu'il vient de commettre
une grave imprudence, et que, si je n'étais pas,
grâce au devoir de ma profession, d'un sang
plus rassis que le sien, je prendrais plaisir à pro-
voquer sa colère, en faisant argument de tout
pour les besoins de ma cause.
— Qu'est-ce à dire ? s'écria mon père, qui était
le plus doux des hommes dans son intérieur,
mais passablement emporté dans l'exercice de ses
fonctions. J'espère bien, mon fils, que vous ferez
argument de tout, et que, s'il y a lieu, le moins
du monde, à suspecter la bonne foi de vos ad-
versaires, ce ne sont point la petite moustache
150 LES DAMES VERTES
et la petite épée de M. le capitaine d'Aillane, non
plus que la grande moustache et la grande épée
de monsieur son père, qui vous retiendront de
le proclamer.
Le jeune d'Aillane était hors de lui, et, ne
pouvant s'en prendre à un homme de l'âge de
mon père, il avait grand besoin de s'en prendre
à moi. Il m'envoya quelques paroles assez aigres
que je ne relevai pas, et, m'adressant toujours
à mon père, je lui répondis :
— Vous avez parfaitement raison de croire
que je ne me laisserai pas intimider; mais il faut
pardonner à M. d'Aillane d'avoir eu cette pensée.
Si je me trouvais dans la même situation que
lui, et que votre honneur fût en cause, songez,
mon cher père, que je ne serais peut-être pas
plus patient et plus raisonnable qu'il ne faut.
Ayons donc des égards pour son inquiétude, et,
puisque nous pouvons la soulager, n'ayons pas
îa rigueur de la faire durer davantage. J'ai assez
LES DAMES VERTES 151
examiné l'affaire pour être persuadé de l'extrême
délicatesse de toute la famille d'Aillane, et je me
ferai un plaisir comme un devoir de lui rendre
hommage en toute occasion.
— Voilà tout ce que je voulais, monsieur,
s'écria le jeune homme en me serrant les mains ;
et, maintenant, gagnez votre procès, nous ne
demandons pas mieux !
— Un instant, un instant ! reprit mon père
avec le feu qu'à l'audience il portait dans ses
répliques. Je ne sais quelles sont, en définitive,
vos idées, mon fils, sur cette parfaite loyauté ;
mais, quant à moi, si je trouve, dans l'histo-
rique de l'affaire, des circonstances où elle me
paraît évidente, il en est d'autres qui me lais-
sent des doutes, et je vous prie de ne vous en-
gager à rien, avant d'avoir pesé toutes 1er
objections que j'étais en train de vous faire
lorsque monsieur nous a accordé l'honneur df
sa visite.
152 LES DAMES VERTES
— Permettez-moi, mon père, répondis -je
avec fermeté, de vous dire que de légères appa-
rences ne me suffiraient pas pour partager vos
doutes. Sans parler de la réputation bien établie
de M. le comte d'Aillane, j'ai sur son compte et
sur celui de sa famille un témoignage...
Je m'arrêtai, en songeant que ce témoignage
de ma sublime et mystérieuse amie, je ne pou-
vais l'invoquer sans faire rire de moi. Il était
pourtant si sérieux dans ma pensée, que rien au
monde, pas même des faits apparents, ne m'en
eussent fait douter.
— Je sais de quel témoignage vous parlez,
dit mon père. Madame d'Ionis a beaucoup d'af-
fection...
— Je connais à peine madame d'Ionis ! répli-
qua vivement le jeune d'Aillane.
— Aussi, je ne parle point de vous, monsieur,
reprit mon père en souriant; je parle du comte
d'Aillane et de mademoiselle sa fille.
LES DAMES VERTES 153
— Et moi, mon père, dis-je à mon tour,
je n'ai pas voulu parler de madame d'Ionis.
— Peut-on vous demander, me dit le jeune
d'Aillane, quelle est la personne qui a eu sur
vous cette heureuse influence, afin que je puisse
lui en savoir gré ?
— Vous me permettrez, monsieur, de ne pas
vous le dire. Ceci m'est tout personnel.
Le jeune capitaine me demanda pardon de
son indiscrétion, prit congé de mon père un peu
froidement, et se retira en me témoignant sa
gratitude pour mes bons procédés.
Je le suivis jusqu'à la porte de la rue, comme
pour le reconduire. Là, il me tendit encore la
main ; mais, cette fois, je retirai la mienne, et,
le priant d'entrer un instant dans mon apparte-
ment qui donnait sur le vestibule d'entrée de
notre maison, je lui déclarai de nouveau que
j'étais persuadé de la noblesse de sentiments de
son père, et bien déterminé à ne pas porter la
9.
154 LES DAMES VERTES
moindre atteinte à l'honneur de sa famille.
Après quoi, je lui dis :
— Ceci établi, monsieur, vous allez me per-
mettre de vous demander raison de l'insulte que
vous m'avez faite, en doutant de ma fierté jus-
qu'à me menacer de votre ressentiment. Si je
ne l'ai pas fait devant mon père, qui semblait
m'y pousser, c'est parce que je sais que, sa
colère passée, il se fût senti le plus malheureux
des hommes. J'ai aussi une mère fort tendre ;
c'est ce qui me fait vous demander le secret sur
l'explication que nous avons ici. Chargé des
intérêts de madame d'Ionis, c'est demain que je
plaide sa cause. Je vous prie donc de m'accorder
pour après-demain, au sorlir du Palais, le ren-
dez-vous que je vous demande.
— Non, parbleu ! il n'en sera rien, s'écria le
jeune homme en me sautant au cou. Je n'ai pas
la moindre envie de tuer un garçon qui me
montre tant de cœur et de justice ! J'ai eu tort,
LES DAMES VERTES 155
j'ai agi en mauvaise tète, et me voilà tout prêt à
vous en demander pardon.
— C'est fort inutile, monsieur, car vous étiez
tout pardonné d'avance. Dans mon état, on est
exposé à ces offenses -là et elles n'atteignent
pas un honnête homme ; mais il n'y en a pas
moins nécessité pour moi de me battre avec
vous.
— Oui-da ! Et pourquoi diable, après les
excuses que je vous fais ?
— Parce que ces excuses sont intimes, tandis
que votre visite ici a été publique. Voilà votre
grand cheval qui piaffe à notre porte, et votre
soldat galonné qui attire tous les regards. Vous
savez bien ce que c'est qu'une petite ville de
province. Dans une heure, tout le monde saura
qu'un brillant officier est venu menacer un petit
avocat plaidant contre lui, et vous pouvez être
bien sur que, demain, lorsque j'aurai pour vous
et les vôtres les égards que je crois vous devoir,
156 LES DAMES VERTES
plus d'un esprit malveillant m'accusera d'avoir
peur de vous, et rira de ma figure placée en
regard de la vôtre. Je me résigne à cette humi-
liation ; mais, mon devoir accompli, j'aurai un
autre devoir qui sera de prouver que je ne suis
pas un lâche, indigne d'exercer une profession
honorable, et capable de trahir la confiance de
ses clients dans la crainte d'un coup d'épée.
Songez que je suis très-jeune, monsieur, et que
j'ai à établir mon caractère, à présent ou
jamais.
— Vous me faites comprendre ma faute,
répondit M. d'Aillane. Je n'ai pas senti la gra-
vité de ma démarche, et je vous dois des excuses
publiques.
— Il sera trop tard après ma plaidoirie : on
pourrait toujours croire que j'ai cédé à la
crainte; et il serait trop tôt auparavant : on
pourrait croire que vous craignez mes révéla-
tions.
LES DAMES VERTES 157
— Alors, je vois qu'il n'y a pas moyen de
s'arranger, et que tout ce que je peux faire
pour vous, c'est de vous donner la réparation
que vous exigez. Comptez donc sur ma parole
et sur mon silence. En sortant du Palais, demain,
vous me trouverez au lieu qu'il vous plaira de
désigner.
Nous fîmes nos conventions. Après quoi, le
jeune officier me dit d'un air affectueux et triste :
— Voilà pour moi une mauvaise affaire, mon-
sieur! car, si j'avais le malheur de vous tuer,
je crois que je me tuerais moi-même après. Je
ne pourrais pas me pardonner la nécessité où
j'ai mis un homme de cœur comme vous de
jouer sa vie contre la mienne. Dieu veuille que
le résultat ne soit pas trop grave ! Il me servira
de leçon. Et, en attendant, quoi qu'il arrive,
voyez mon repentir et n'ayez pas une trop mau-
vaise idée de moi. Il est bien certain que le
monde nous élève mal, nous autres jeunes gens
158 LES DAMES VERTES
de famille! Nous oublions que la bourgeoisie
nous vaut et qu'il est temps de compter avec
elle. Allons, donnez-moi la main à présent, en'
attendant que nous nous coupions la gorge !
Madame d'Ionis devait venir le lendemain
pour assister aux débats. J'avais reçu d'elle
plusieurs lettres très-amicales où elle ne me
détournait plus de mon devoir d'avocat, et où
elle se contentait de me recommander de res-
pecter l'honneur de ses parents, qui ne pouvait,
disait-elle, être méconnu et offensé sans qu'il
en rejaillît de la honte sur elle-même. Il était
facile de voir qu'elle comptait sur sa présence
pour me contenir, au cas où je me laisserais
emporter par quelque dépit oratoire.
Elle se trompait en supposant qu'elle eût
exercé sur moi quelque pouvoir. J'étais désor-
mais gouverné par une plus haute influence,
par un souvenir bien autrement puissant que le
sien.
LES DAMES VEKTES 159
Je m'entretins encore avec mon père dans la
soirée, et l'amenai à me laisser libre d'apprécier
comme je l'entendais le côté moral de l'affaire.
11 me donna le bonsoir en me disant d'un air un
peu goguenard, que je ne compris pas plus que
ses paroles :
— Mon cher enfant, prends garde à toi ! Ma-
dame d'Ionis est pour toi un oracle, je le sais !
Mais j'ai grand'peur que tu ne tiennes le bou-
geoir pour un autre.
Et, comme il vit mon étonnement, il ajouta :
— Nous parlerons de cela plus tard. Songe
à bien parler demain et à faire honneur à ton
père!
Au moment de me mettre au Ut, je fus frappé
de la vue d'un nœud de rubans verts attaché à
mon oreiller avec une épingle. Je le pris et
sentis qu'il contenait une bague : c'était l'étoile
d'émeraude dont le souvenir ne m'était resté
que comme celui d'un rêve de la fièvre. Elle
160 LES DAMES VERTES
existait, cette bague mystérieuse ; elle m'était
rendue !
Je la passai à mon doigt et je la touchai cent
fois pour m'assurer que je n'étais pas dupe
d'une illusion ; puis je l'ôtai et l'examinai avec
une attention dont je n'avais pas été capable au
château d'Ionis, et j'y déchiffrai cette devise en
caractères très-anciens : Ta vie n'est qu'à moi.
C'était donc une défense de me battre ? L'im-
mortelle ne voulait pas me permettre encore
d'aller la rejoindre? Ce fut une cruelle douleur ;
car, depuis quelques heures, la soif de la mort
s'était emparée de moi, et j'espérais être auto-
risé par les circonstances à me débarrasser de
la vie sans révolte et sans lâcheté.
Je sonnai Baptiste, que j'entendais marcher
encore dans la maison.
— Ecoute, lui dis-je, il faut me dire la vérité,
mon ami; car tu es un honnête homme, et ma
raison est dans tes mains. Qui est vwiu ici dans
LES DAMES VERTES 161
la soirée? Oui a apporté la bague dans ma cham-
bre, là, sur mon oreiller?
— Quelle bague, monsieur ? Je n'ai pas vu de
bague.
— Mais, maintenant, ne la vois-tu pas? N'est-
elle pas à mon doigt? Ne l'y as- tu pas déjà vue
au château d'Ionis?
— Certainement, monsieur, que je la vois et
que je la reconnais bien! C'est celle que vous
aviez perdue là-bas et que j'ai retrouvée entre
deux carreaux; mais je vous jure, sur l'honneur,
que je ne sais pas comment elle se trouve ici,
et qu'en faisant votre couverture, je n'ai rien vu
sur votre oreiller.
— Au moins, peut-être, pourras-tu me dire
une chose que je n'ai jamais osé te demander
après cette fièvre qui m'avait rendu fou pendant
quelques heures. Par qui cette bague m'avait-
elle été prise au château d'Ionis?
— Voilà ce que je ne sais pas non plus, mon-
162 LES DAMES VERTES
sieur! Ne vous la voyant plus au doigt, j'ai
pensé que vous l'aviez cachée... pour ne pas
compromettre...
— Qui ? Explique-toi !
— Dame ! monsieur, est-ce que ce n'est pas
madame d'Ionis qui vous l'avait donnée?
— Nullement.
— Après ça, monsieur n'est pas forcé de me
dire... Mais ça doit être elle qui vous l'a ren-
voyée.
— As-tu vu quelqu'un de chez elle venir ici
aujourd'hui?
— Non, monsieur, personne. Mais celui qui a
fait la commission connaît les êtres de la mai-
son, pas moins!
Voyant que je ne tirerais rien de l'examen
des choses réelles, je congédiai Baptiste et me
livrai à mes rêveries accoutumées. Tout cela ne
pouvait plus être expliqué naturellement. Cette
bague contenait le secret de ma destinée. J'étais
LES DAMES VERTES 163
désolé d'avoir à désobéir à mon immortelle et
j'étais heureux en même temps de m'ima-
giner qu'elle tenait sa promesse de veiller sur
moi.
Je ne fermai pas l'œil de la nuit. Ma pauvre
tête était bien malade et mon cœur encore plus.
Devais-je désobéir à l'arbitre de ma destinée?
devais-je lui sacrifier mon honneur? Je m'étais
engagé trop avant avec M. d'Aillane pour reve-
nir sur mes pas. Je m'arrêtais par moments à la
pensée du suicide pour échapper au supplice
d'une existence que je ne comprenais plus. Et
puis je me tranquillisais par la pensée que cette
terrible et délicieuse devise : Ta vie n'est qu'à
moi, n'avait pas le sens que je lui attribuais,
et je résolus de passer outre, me persuadant
que l'immortelle m'apparaitrait sur le lieu
même du combat, si sa volonté était de l'em-
pêcher.
Mais pourquoi ne m'apparaissait-elle pas elle-
164 LES DAMES VERTES
même pour mettre fin à mes perplexités? Je l'in-
voquais avec une ardeur désespérée.
— L'épreuve est trop longue et trop cruelle !
lui disais-je; j'y perdrai la raison et la vie. Si je
dois vivre pour toi, si je t'appartiens...
Un coup de marteau à la porte de la maison
me fit tressaillir. Il ne faisait pas encore jour. Il
n'y avait que moi d'éveillé chez nous. Je m'ha-
billai à la hâte. On frappa un second coup, puis
un troisième, au moment où je m'élançais dans
le vestibule.
J'ouvris tout tremblant. Je ne sais quel rap-
port mon imagination pouvait établir entre eette
visite nocturne et le sujet de mes angoisses ;
mais, quel que fût le visiteur, j'avais le pressen-
timent d'une solution. C'en était une, en effet,
bien que je ne pusse comprendre le L'en des
événements où j'allais voir bientôt se dénouer
ma situation.
Le visiteur était un domestique de madame
1
LES DAMES VERTES 165
d'Ionis, qui arrivait à bride abattue avec une
lettre pour mon père ou pour moi, car nos deux
noms étaient sur l'adresse.
Pendant qu'on se levait dans la maison pour
venir ouvrir, je lus ce qui suit :
« Arrêtez le procès. Je reçois à l'instant et
vous transmets une nouvelle grave qui vous dé-
gage de votre parole envers M. d'Ionis. M. d'Ionis
n'est plus. Vous en aurez la nouvelle officielle
dans la journée. x>
Je portai la lettre à mon père.
— A la bonne heure! dit-il. Voilà une heu-
reuse affaire pour notre belle cliente, si ce
maussade défunt ne lui laisse pas trop de dettes;
une heureuse affaire aussi pour les d'Aillane !
La cour y perdra l'occasion d'un beau jugement,
et toi celle d'un beau plaidoyer. Alors... dor-
mons, puisqu'il n'y a rien de mieux a faire !
11 se retourna vers la ruelle ; puis il me rap-
pela comme je sortais de sa chambre.
166 LES DAMES VERTES
— Mon cher enfant, me dit-il en se frottant
les yeux, je pense à une chose : c'est que vous
êtes amoureux de madame d'Ionis, et que, si
elle est ruinée. . .
— Non, non, mon père! m'écriai-je, je ne
suis pas amoureux de madame d'Ionis.
— Mais tu l'as été? Voyons, la vérité?
C'est là la cause de ce bon changement qui
s'est fait en toi. L'ambition du talent t'est ve-
nue... et cette mélancolie dont ta mère s'in-
quiète...
— Certainement! dit ma mère, qui avait été
réveillée par les coups de marteau à une heure
indue, et qui était entrée, en cornette de nuit,
pendant que nous causions ; soyez sincère, mon
cher fils ! vous aimez cette belle dame, et même
je crois que vous en êtes aimé. Eh bien, confes-
sez-vous à vos parents...
— Je veux bien me confesser, répondis-je ei .
embrassant ma bonne mère; j'ai été amoureux
LES DAMES VERTES 167
de madame d'Ionis pendant deux jours; mais j'ai
été guéri le troisième jour.
— Sur l'honneur? dit mon père.
— Sur l'honneur!
— Et la raison de ce changement?
— Ne me la demandez pas, je ne puis vous la
dire.
— Moi, je la sais, dit mon père riant et bâil-
lant à la fois : c'est que la petite madame d'Io-
nis et ce beau cousin qui ne la connaît pas...
Mais ce n'est pas l'heure de faire des propos de
commère. Il n'est que cinq heures, et, puisque
mon fils ne soupire ni ne plaide aujourd'hui, je
prétends dormir la grasse matinée.
Délivré de l'anxiété relative au duel, je pris
un peu de repos. Dans la journée, le décès de
M. d'Ionis, arrivé à Vienne quinze jours aupara-
vant (les nouvelles n'allaient pas vite en ce temps-
là), fut publié dans la ville, et le procès sus-
168 LES DAMES VERTES
pendu en vue d'une prochaine transaction entre
les parties.
Nous reçûmes, le soir, la visite du jeune d'Ail-
lane. 11 venait me faire ses excuses devant mon
père , et , cette fois, je les acceptai de grand
cœur. Malgré l'air grave avec lequel il parlait de
la mort de M. d'Ionis, nous vîmes bien qu'il avait
peine à cacher sa joie.
Il accepta notre souper ; après quoi, il me sui-
vit dans mon appartement.
— Mon cher ami, me dit-il, car il faut que
vous me permettiez de vous donner ce nom dé-
sormais, je veux vous ouvrir mon cœur, qui dé-
borde malgré moi. Vous ne me jugez pas assez
intéressé, j'espère, pour croire que je me réjouis
follement de la fin du procès. Le secret de mon
bonheur...
— N'en parlez pas, lui dis-je; nous le savons,
nous l'avons deviné !
— Et pourquoi n'en parlerais-je pas avec
LES DAMES VERTES 169
vous, qui méritez tant d'estime et qui m'inspirez
tant d'affection? Ne croyez pas être un inconnu
pour moi. Il y a trois mois que je rends compte
de toutes vos actions et de tous vos succès à...
— A qui donc ?
— A une personne qui s'intéresse à vous on
ne peut plus ! à madame d'Ionis. Elle a été fort
inquiète de vous pendant quelque temps après
votre séjour chez elle. C'est au point que j'en
étais jaloux. Elle m'a rassuré de ce côté-là, en
me disant que vous aviez été assez grièvement
malade pendant vingt-quatre heures.
— Alors, dis-je avec un peu d'inquiétude,
comme elle n'a pas de secrets pour vous, elle
vous aura appris la cause de ces heures de dé-
lire...
— Oui, ne vous en tourmentez pas; elle m'a
tout raconté, et sans que ni elle ni moi ayons
songé, a nous en moquer. Bien au contraire, nous
en étions fort tristes, et madame d'Ionis se re-
10
170 LES DAMES VERTES
prochait de vous avoir laissé jouer avec certaines
idées dont on peut recevoir trop d'émotion. Ce
que je sais, moi, c'est que, tout en jurant comme
un beau diable que je ne crois pas aux dames
vertes, je n'aurais jamais eu le courage de les
évoquer deux fois. Il y a mieux, si elles m'eus-
sent apparu, j'aurais certainement tout cassé
dans la chambre ; et vous, que j'ai si sottement
provoqué hier, vous me semblez, quant aux cho-
ses surnaturelles, beaucoup plus hardi que je ne
serais curieux.
Cet aimable garçon, qui était alors en congé,
revint me voir les jours suivants, et nous fûmes
bientôt intimement liés. Il ne pouvait pas encore
se montrer au château d'Ionis, et il attendait
avec impatience que sa belle et chère cousine
lui permît de s'y présenter, après qu'elle aurait
consacré aux convenances les premiers jours de
son deuil. Il eût voulu se tenir dans une ville
plus voisine de sa résidence; mais elle le lui in-
LES DAMES VERTES 171
terdisait formellement, ne se fiant pas à la pru-
dence d'un fiancé si épris.
Il disait, d'ailleurs, avoir des affaires à Angers,
bien qu'il ne sût dire lesquelles, et il ne parais-
sait pas s'en occuper beaucoup, car il passait
tout son temps avec moi.
Il me raconta ses amours avec madame
d'ionis. Ils avaient été destinés l'un à l'autre et
s'étaient aimés dès l'enfance. Caroline avait été
sacrifiée à l'ambition et mise au couvent pour
rompre leur intimité. Ils s'étaient revus en se-
cret avant et depuis le mariage avec M. d'ionis.
Le jeune capitaine ne se croyait pas forcé de
m'en faire mystère, les relations ayant été con-
stamment pures.
— S'il en eût été autrement, disait-il, vous ne
me verriez pas confiant et bavard comme me
voilà avec vous.
Son expansion, que je me défendais d'abord
de partager, finit par me gagner. 11 était de ces
172 LES DAMES VERTES
caractères ouverts et droits contre lesquels rien
ne sert de se défendre ; c'est bouder contre soi-
même. Il questionnait avec insistance et trouvait
le moyen d'agir ainsi sans paraître curieux ni
importun. On sentait qu'il s'intéressait à vous
et qu'il eût voulu voir ceux qu'il aimait aussi
heureux que lui-même.
Je me laissai donc aller jusqu'à lui raconter
toute mon histoire, et même à lui avouer
l'étrange passion dont j'étais dominé. Ilm'écouta
très-sérieusement et m'assura qu'il ne trouvait
rien de ridicule dans mon amour. Au lieu de
chercher à m'en distraire, il me conseillait de
poursuivre la tâche que je m'étais imposée de
devenir un homme de bien et de mérite.
— Quand vous en serez là, me disait-il, si
toutefois vous n'y êtes pas déjà, ou il se fera
dans votre vie je ne sais quel miracle, ou bien
votre esprit, tout à coup calmé, reconnaîtra qu'il
s'était égaré à la poursuite d'une douce chimère;
LES DAMES VERTES 173
quelque réalité plus douce encore la remplacera,
et vos vertus, ainsi que vos talents, n'en seront
pas moins des biens acquis d'un prix inesti-
mable.
— Jamais, lui répondis-je, jamais je n'aimerai
que l'objet de mon rêve.
Et, pour lui faire voir combien toutes mes
pensées étaient absorbées, je lui montrai tous
les vers et toute la prose que j'avais écrits sous
î'empire de cette passion exclusive. Il les lut et
les relut avec le naïf enthousiasme de l'amitié.
Si j'eusse youIu le prendre au mot, je me serais
cru un grand poëte. Il sut bientôt par cœur les
meilleures pièces de mon recueil et il me les ré-
citait avec feu, dans nos promenades au vieux
château d'Angers et dans les charmants envi-
rons de la ville. Je résistai au désir qu'il me
témoigna de les voir imprimer. Je pouvais faire
des vers pour mon plaisir et pour le soulage-
ment de mon àme aaitée, mais je ne devais pas
10.
174 LES DAMES VERTES
chercher la renommée du poëte. A cette époque,
et dans le milieu où je vivais, c'eût été un
grand discrédit pour ma profession.
Enfin vint le jour où il lui fut permis de pa-
raître au château d'Ionis, dont Caroline n'était
pas sortie depuis trois mois qu'elle était veuve.
H reçut d'elle une lettre dont il me lut le post-
scriptum. J'étais invité à l'accompagner, dans
les termes les plus formels et les plus affec-
tueux.
VI
CONCLUSIOH
Nous arrivâmes par une journée de décembre.
La terre était couverte de neige et le soleil se
couchait dans des nuées violettes d'un ton su-
perbe, mais d'un aspect mélancolique. Je ne vou-
lus pas gêner les premières effusions de cœur
des deux amants, et j'engageai Bernard à prendre
de l'avance sur moi aux approches du château.
J'avais, d'ailleurs, besoin de me trouver seul
avec mes pensées dans les premiers moments.
Ce n'était pas sans une vive émotion que je re-
176 LES DAMES VERTES
voyais ces lieux où, pendant trois jours, j'avais
vécu des siècles.
Je jetai la bride de mon cheval à Baptiste,
qui prit le chemin des écuries, et j'entrai seul
par une des petites portes du parc.
Ce beau heu, dépouillé de fleurs et de ver-
dure, avait un plus grand caractère. Les sombres
sapins secouaient leurs frimas sur ma tète, et
le branchage des vieux tilleuls chargés de givre
dessinait de légères arcades de cristal sur le
berceau des allées. On eût dit les nefs d'une
cathédrale gigantesque, offrant tous les caprices
d'une architecture inconnue et fantastique.
Je retrouvai le printemps dans la rotonde de
la bibliothèque. On l'avait isolée des galeries
contiguës, en remplissant les arcades de pan-
neaux vitrés, afin d'en faire une espèce de serre
tempérée. L'eau de la fontaine murmurait donc
toujours parmi des fleurs exotiques encore plus
belles que celles que j'avais vues, et cette eau
LES DAMES VERTES 177
courante, tandis qu'au dehors toutes les eaux
dormaient enchaînées sous la glace, était agréable
à voir et à entendre.
J'eus quelque peine à me décider à regarder
la néréide. Je la trouvai moins belle que le sou-
tenir resté en moi de celle dont elle me rappe-
lait la forme et les traits. Puis, peu à peu, je
me mis à l'admirer et à la chérir comme on
chérit un portrait qui vous retrace au moins
l'ensemble et quelques traits d'une personne
aimée. Ma sensibilité était depuis si longtemps
contenue et surexcitée, que je fondis en larmes
et restai assis et comme brisé, à la place où
j'avais vu celle que je n'espérais plus revoir.
Un bruit de robe de soie me fit relever la
tête, et je vis devant moi une femme assez
grande, très-mince, mais du port le plus gra-
cieux, qui me regardait avec sollicitude. Je son-
geai un instant à l'assimiler à ma vision ; mais
la nuit qui se faisait rapidement ne me permet-
178 LES DAMES VERTES
tait pas de bien distinguer sa figure, et, d'ail-
leurs, une femme en paniers et en falbalas res-
semble si peu à une nymphe de la renaissance,
que je me défendis de toute illusion et me levai
pour la saluer comme une simple mortelle.
Elle me salua aussi, hésita un instant à
m'adresser la parole, puis enfin elle s'y décida
et je tressaillis au son de sa voix qui faisait
vibrer tout mon être. C'était la voix d'argent, la
voix sans analogue sur la terre, de ma divinité.
Aussi fus -je muet et incapable de lui répondre.
Comme devant mon immortelle, j'étais enivré
et hors d'état de comprendre ce qu'elle me
disait.
Elle parut très-embarrassée de mon silence,
et je fis un effort pour sortir de cette ridicule
extase. Elle me demandait si je n'étais pas
M. Just Nivières.
— Oui, madame, lui répondis-je enfin; je
vous supplie de me pardonner ma préoccupa-
LES DAMES VERTES 179
tion. J'étais un peu indisposé, je m'étais assoupi.
— Non ! reprit-elle avec une adorable dou-
ceur, vous pleuriez ! C'est ce qui m'a attirée ici,
de la galerie où j'attendais le signal de l'arrivée
de mon frère.
— Votre frère...
— Oui, votre ami, Bernard d'Aillane.
— Ainsi vous êtes mademoiselle d'Aillane?
— Félicie d'Aillane, et j'ose dire votre amie
aussi, bien que vous ne me connaissiez pas et
que je vous voie pour la première fois. Mais
l'estime que mon frère fait de vous et tout ce
qu'il nous a écrit sur votre compte m'ont donné
pour vous une sympathie réelle. C'est donc avec
chagrin, avec inquiétude que je vous ai entendu
sangloter. Mon Dieu ! j'espère que vous n'avez
pas été frappé dans vos affections de famille ; si
vos dignes parents, dont j'ai aussi entendu dire
tant de bien, étaient dans la peine, vous ne
seriez point ici?
180 LES DAMES VERTES
— Grâce à Dieu, répondis-je, je suis tran-
quille sur le compte de toutes les personnes que
j'aime, et le chagrin personnel que j'éprouvais
tout à l'heure se dissipe au son de votre voix et
aux douces paroles qu'elle m'adresse. Mais com-
ment se fait-il qu'ayant une sœur telle que vous,
Bernard ne m'en ait jamais parlé?
— Bernard est absorbé par une affection dont
je ne suis pas jalouse et que je comprends bien,
car madame d'Ionis est une tendre sœur pour
moi; mais n'ètes-vous pas venu avec lui, et
comment se fait-il que je vous trouve seul ici,
sans que personne soit averti de votre arrivée ?
— Bernard a pris les devants...
— Ah ! je comprends. Eh bien, laissons-les
ensemble encore un peu ; ils ont tant de choses
à se dire, et leur attachement est si noble, si
fraternel, si ancien déjà ! Mais venez auprès de
la cheminée de la bibliothèque, car il fait un
peu frais ici.
LKS DAMES VERTES \%\
Je compris qu'elle ne trouvait pas convenable
de rester dans l'obscurité avec moi, et je la
suivis à regret. Je craignais de voir sa figure,
car sa voix me plongeait dans une forte illusion;
comme si mon immortelle se fût pliée à m'en-
tretenir en langue vulgaire des détails du monde
des vivants.
Il y avait du feu et de la lumière dans la
bibliothèque et je pus alors voir ses traits, qui
étaient admirablement beaux et qui me rappe-
laient confusément ceux que je croyais bien
fixés dans ma mémoire. Mais, à mesure que je
l'examinais avec autant d'attention que le res-
pect me permettait d'en laisser paraître, je
reconnus que ces trois images de la néréide, du
fantôme et de mademoiselle d'Aillane se confon-
daient dans ma tête, sans qu'il me fût possible
de les isoler pour faire à chacune la part d'admi-
ration qui lui était due. C'était le même type,
j'en étais bien certain ; mais je ne pouvais plus
11
182 LES DAMES VERTES
constater les différences, et je m'apercevais avec
effroi de l'incertitude de ma mémoire quant à la
sublime apparition. J'y avais trop pensé, j'avais
trop cru la revoir, je ne me la représentais plus
qu'à travers un nuage.
Et puis, au bout de quelques instants, j'ou-
bliais cette angoisse pour ne plus voir que ma-
demoiselle d'Aillane, belle comme la plus pure
et la plus élégante des nymphes de Diane, et
aussi naïvement affectueuse avec moi qu'un
enfant qui se confie à une figure sympathique.
Il y avait en elle une chasteté pour ainsi dire
rayonnante, un abandon de cœur adorable sans
aucune pensée de coquetterie; rien des manières
toujours un peu réservées d'une fille de qualité
parlant à un bourgeois. Il semblait que je fusse
un parent, un ami d'enfance avec qui elle refai-
sait connaissance après une. séparation de
quelques années. Son regard, limpide n'avait pas
le ieu concentré de celui de madame d'Ionis.
LES DAMES VERTES 183
C'était une lumière sereine comme celle des
étoiles. Impressionnable et nerveux comme je
l'étais devenu à la suite de tant de veilles
exaltées, je me sentais comme rajeuni, reposé,
rafraîchi délicieusement sous cette bénigne
influence.
Elle me parlait sans art et sans prétention,
mais avec une distinction naturelle et une droi-
ture de jugement qui trahissaient une éducation
morale bien au-dessus de celle qu'on regardait
alors comme suffisante pour les femmes de son
rang. Elle n'avait aucun de leurs préjugés, et
c'était avec une angélique bonne foi et même
avec une certaine passion d'enfant généreuse
qu'elle acceptait les conquêtes de l'esprit philo-
sophique qui nous entraînait tous, à notre insu,
vers une ère nouvelle.
Mais, par-dessus tout, elle avait le charme
irrésistib'e de la douceur, et je le subis d'em-
blée sans songer à m'en préserver, sans me sou-
184 LES DAMES VERTES
venir que j'avais prononcé, dans le secret de
mon âme, une sorte de vœu monastique qui me
consacrait au culte de l'insaisissable idéal.
Elle me parla avec abandon des chagrins et
des joies de sa famille, du rôle que j'avais joué
dans les péripéties de ces derniers temps, et de
la reconnaissance qu'elle croyait me devoir pour
la manière dont j'avais parlé à Bernard de l'hon-
neur de leur père.
— Vous savez donc toutes ces choses? lui
dis-je avec attendrissement. Vous devez appré-
cier tout ce qu'il m'en coûtait d'avoir à vous
combattre!
— Je sais tout, me dit-elle, et même le duel
que vous avez failli avoir avec mon frère. Hélas!
tout le tort était de son côté ; mais il est de ceux
qui se relèvent meilleurs après une faute, et c'est
de là que date son estime pour vous. Il tarde à
mon père, que ses affaires ont retenu à Paris
tous ces temps-ci, mais qui sera ici bientôt, de
LES DAMES VERTES 183
vous dire qu'il vous regarde désormais comme
un de ses enfants. Vous l'aimerez, j'en suis sûre;
c'est un homme d'un esprit supérieur et d'un
caractère à la hauteur de son esprit.
Gomme elle parlait ainsi, un bruit de voiture
et les aboiements des chiens au dehors la firent
sauter sur sa chaise.
— C'est lui! s'écria-t-elle, je parie que c'est
lui qui arrive! Venez avec moi à sa rencontre.
Je la suivis, tout enivré. Elle m'avait mis le
flambeau dans les mains et courait devant moi,
si svelte et si souple, que nul statuaire n'eût pu
concevoir un plus pur idéal de nymphe et de
déesse. J'étais déjà habitué à voir cet idéal cos-
tumé à la mode de mon temps. Sa toilette, (Tail-
leurs, était exquise de goût et de simplicité, et
je voulus voir encore un rapprochement symbo-
lique dans la couleur de sa robe de soie chan-
geante, qui était d'u 1 blanc mat, à reflets vert
tendre.
186 LES DAMES VERTES
— Voici M . Nivières, dit-elle en me montrant
à son père, aussitôt qu'elle l'eut embrassé avec
effusion.
— Ah ! ah ! répondit-il d'un ton qui me parut
singulier et qui m'eût troublé, s'il ne fût venu
à moi en me tendant les deux mains avec une
cordialité non moins surprenante : ne vous éton-
nez pas du plaisir que j'ai à vous voir; vous êtes
l'ami de mon fils, le mien par conséquent, et je
sais, par lui, tout ce que vous valez.
Madame d'Ionis et Bernard accouraient ; je
trouvai Caroline embellie par le bonheur. Quel-
ques moments après, nous étions tous réunis au-
tour de la table, avec l'abbé de Lamyre, qui était
arrivé dans la matinée, et la bonne Zéphirine,
qui avait fermé les yeux de la douairière d'Ionis
quelques semaines auparavant, et qui portait le
deuil comme toutes les personnes de la maison.
Les d'Aillane, n'étant parents des d'Ionis que
par alliance, s'étaient dispensés d'une formalité
LES DAMES VERTES 187
qui, de leur part, n'eût pu sembler qu'un acte
d'hypocrisie.
Le souper ne fut pas bruyant. On devait s'abs-
tenir de gaieté et d'expansion devant les domes-
tiques, et madame d'Ionis sentait si bien les con-
venances de sa situation, qu'elle se contenait
sans effort et maintenait ses hôtes au même dia-
pason. Le plus difficile à rendre grave était l'abbé
de Lamyre. 11 ne pouvait se défendre de l'habi-
tude de chantonner deux ou trois vers de cou-
plet, en manière de résumé philosophique, à tra-
vers la conversation.
Malgré cette sorte de contrainte, la joie et
l'amour étaient dans l'air de cette maison, où
personne ne pouvait raisonnablement regretter
M. d'Ionis, et où l'étroitesse d'idées et la bana-
lité de cœur de la douairière avaient laissé fort
peu de vide. On y respirait un parfum d'espoir
et de délicate tendresse qui me pénétrait, et
dont je m'étonnais de ne pas me sentir attristé,
188 LES DAMES VERTES
m 3i qui m'étais fiancé à l'éternelle solitude.
Il est vrai que, depuis ma liaison avec Ber-
nard, je marchais à grands pas vers la guérison.
Son caractère plein d'initiative m'avait arraché
bon gré, mal gré, à mes habitudes de tristesse.
En m'arrachant aussi mon secret, il m'avait sous-
trait à la funeste tendance qui me portait vers le
détachement de toutes choses.
— Un secret sans confident est une maladie
mortelle, m'avait-il dit.
Et il m'avait écouté divaguer, sans paraître
s'apercevoir de ma folie : tantôt il avait semblé
la partager, tantôt il m'avait adroitement pré-
senté des doute? qui m'avaient gagné. J'en
étais arrivé, la plupart du temps, à croire que,
siuf l'inexplicable fait de la bague, mon imagi-
nation avait tout créé dans mes aventures fan-
tastiques.
Je trouvai chez M. d'Aillane toute la supério-
rité de cœur et d'esprit que ses enfants m'avaient
LES DAMES VERTES 180
annoncée. Il me témoignait une sympathie à la-
quelle je répondais de toute mon âme.
On se sépara le plus tard possible. Pour moi,
quand minuit sonna et que madame d'Ionis donna
le signal du bonsoir général, j'eus un sentiment
de douleur, comme si je retombais d'un songe
délicieux dans une morne réalité. J'avais si long-
temps renversé en moi la notion de la vie, pre-
nant celle-ci pour le rêve et le rêve pour la veille,
que cet effroi de me retrouver seul était, à mes
propres yeux, une sorte de prodige subit, qui
ébranlait tout mon être.
Je n'aurais certes pas voulu encore admettre
l'idée que je pouvais aimer; mais il est certain
que, sans me croire amoureux de mademoiselle
d'Aillane, je sentais pour elle une amitié extraor-
dinaire. Je n'avais cessé de la regarder a la dé-
robée dans les moments où elle ne m'adressait
pas la parole, et plus je m'initiais à sa beai.té un
peu étrange de lignes, plus je me persuadais re-
11.
103 LES DAMES VERTES
trouver l'effet produit sur moi par le fantôme
adoré; seulement, c'était une fascination plus
douce et qui me remplissait moralement d'un
bien-être inouï. Cette physionomie limpide inspi-
rait une confiance absolue et quelque chose d'ar-
demment tranquille comme la foi.
Bernard, qui pas plus que moi n'avait envie
de dormir, babilla avec moi jusqu'à deux heures
du matin. Nous étions logés dans la même
chambre, non plus la chambre aux dames, ni
même celle où j'avais été malade, mais un joli
appartement' décoré, dans le goût de Boucher,
des images les plus roses et les plus souriantes.
Il n'avait pas plus été question de dames vertes
que si l'on n'en eût jamais entendu parler.
Bernard, tout en m'entretenant de sa chère
Caroline, me questionna sur l'opinion que j'avais
conçue de sa chère Félicie. Je ne savais d'abord
comment lui répondre. Je craignais de dire trop
ou trop peu. Je m'en tirai en lui demandant à
LES DAMES VERTES 191
mon tour pourquoi il m'avait si peu parlé d'elle.
— Est-il possible, lui dis-je, que vous ne l'ai-
miez pas autant qu'elle vous airne?
— Je serais, répondit-il, un étrange animal si
je n'adorais pas ma sœur. Mais vous étiez si
préoccupé de certaines idées, que vous ne m'au-
riez pas seulement écouté si je vous eusse fait
son éloge. Et puis, dans la situation où nous
étions et où nous sommes malheureusement en-
core, ma sœur et moi, il ne convenait guère que
j'eusse l'air de vous la proposer.
— Et comment eussiez-vous pu avoir l'air de
me faire un pareil honneur ?
— Ah ! c'est qu'il y a une circonstance singu-
lière dont j'ai été bien des fois sur le point de
vous parler, et que vous avez certainement déjà
remarquée : la ressemblance étonnante de Fé-
licie avec la néréide de Jean Goujon, dont vous
étiez épris au point de prêter ses traits à votre
fantôme.
192 LES DAMES VERTES
— Je ne me trompais donc pas ! m'écriai-je,
mademoiselle d'Aillane ressemble, en beau, à
cette statue?
— En beau!... merci pour elle! Mais vous
voyez, cette ressemblance vous impressionne ;
voilà pourquoi je me suis abstenu de vous la
signaler d'avance.
— Je comprends que vous ayez craint de me
suggérer des prétentions... que je 'ne puis avoir!
— J'ai craint de vous rendre amoureux d'une
jeune personne qui ne pouvait prétendre à vous;
voilà, mon cher ami, tout ce que j'ai craint.
Tant que la situation de fortune de madame
d'ionis ne sera pas connue, nous devons nous
considérer comme dans la misère. Votre père et
le mien craignent que son mari n'ait tout mangé,
et qu'en la nommant sa légataire universelle, il
ne lui ait fait qu'une mauvaise plaisanterie. Dans
ce cas, jamais nous n'accepterons la petite for-
tune qu'elle veut nous céder et à laquelle nos
LES DAMES VER (ES 103
droits sont contestables, comme vous le savez
de reste. Je ne l'en épouserai pas moins, puisque
nous nous aimons, mais sans consentir à ce
qu'elle me reconnaisse, par contrat, le moindre
avoir. Alors, ma sœur, sans aucune espèce de
dot, — car ma femme ne serait pas assez riche
pour lui en faire une, et Félicie ne souffrira
jamais qu'elle se gène pour elle, — est résolue
à se faire religieuse.
— Religieuse, elle? Jamais! Bernard, vous
ne devez jamais consentir à un pareil sacrifice!
— Pourquoi donc , mon cher ami ? dit-il
avec un sentiment de tristesse et de fierté que je
compris. Ma sœur a été élev/e dans cette idée-
là, et même elle a toujours montré le goût de la
retraite.
— Vous n'y songez pas! Il est impossible
qu'une personne aussi accomplie ne daigne pas
consentir à faire le bonheur d'un honnête
homme ; il est encore plus impossible qu'un
104 LES DAMES VERTES
honnête homme n? se rencontre pas pour im-
plorer d'elle ce bonheur !
— Je ne dis pas qu'il n'en sera peut-être pas
ainsi ! C'est une question que l'avenir résoudra,
d'autant plus que, si madame d'Ionis reste un
peu riche, je ne me ferai pas de scrupule de luj
laisser doter ma sœur dans une limite modeste,
mais suffisant à la modestie de ses goûts. Seule-
ment, nous ne savons rien encore, et, dans tous
les cas, j'aurais eu mauvaise grâce à vous diro :
a J'ai une sœur charmante qui réalise vytro
idéal... » C'eût été vous dire : « Songez-y!., a
c'eût été vous jeter à la tête une fille beaucoup
trop fière pour consentir jamais à entrer dans
une famille plus riche qu'elle, par la porte de
l'exaltation d'un jeune poète. Or, le raisonne-
ment que j'ai fait, je le fais encore, et je vous
prie bien sérieusement, mon cher ami, de ne
pas trop remarquer la ressemblance de ma sœur
avec h néréide.
LES DAMES VERTES 195
Je gardai un instant le silence; puis, sentant
malgré moi que cette recommandation nie «^ci-
blait plus que je ne m'y serais attendu moi-
même, je Lui dis avec une sincérité brusque :
— Alors, mon cher Bernard, pourquoi donc
m'avez-vous amené ici?
— Parce que je croyais ma sœur partie. Elle
devait rejoindre, à Tours, mon père, qui lui-
même ne devait venir ici que dans une quinzaine.
Les événements contrarient mes prévisions ; mais
je n'en suis pas moins tranquille pour ma sœur,
ayant affaire à un homme tel que vous.
— Ètes-vous aussi tranquille pour moi, Ber-
nard ? lui dis-je d'un ton de reproche.
— Oui, répondit-il avec un peu d'émotion. Je
suis tranquille, parce que vous aurez la force
d'âme de vous dire ceci : Une fille de cœur et
de mérite a le droit de vouloir être recherchée
par un homme dont le cœur soit libre, et elle
serait peu flattée de découvrir, un jour, qu'elle
106 LES DAMES VERTES
n'a dû sa recherche qu'au hasard d'une ressem-
blance.
Je compris si bien cette réponse, que je n'a-
joutai plus rien et résolus de ne plus trop regar-
der mademoiselle d'Aillane, dans la crainte de
me donner follement le change à moi-même. Je
pris même la résolution de partir, pour peu que
je vinsse à être trop ému de cette fatale ressem-
blance, et c'est ce qui m'arriva dès le lendemam.
Je sentis que je devenais éperdument épris de
mademoiselle d'Aillane, que le rêve de la néréide
s'effaçait devant elle, et que Bernard s'en aper-
cevait avec inquiétude.
Je pris congé, prétendant que mon père ne
m'avait donné que vingt-quatre heures de liberté,
«'étais décidé à ouvrir mon cœur à mes parents
et à leur demander l'autorisation d'offrir mon
âme et ma vie à mademoiselle d'Aillane. Je le
fis avec la plus grande sincérité. Le récit de mes
souffrances passées fit rire mon père et pleurer
LES DAMES VERTES 197
ma mère. Cependant, quand j'eus assez bien
dépeint cet état de désespoir où j'étais tombé
par moments et qui m'avait fait envisager avec
une sorle de volupté la pensée du suicide, mon
père redevint sérieux, et s'écria en regardant ma
mère :
— Ainsi, voilà un enfant qui a été maniaque
sous nos yeux, et nous ne nous en sommes pas
doutés! Et vous pensiez, ma mie, qu'il nous
cachait sa flamme pour la belle d'Ionis qui est
si bien vivante, tandis qu'il se consumait pour
la belle d'Ionis qui est morte, si tant est qu'elle
ait jamais existé ! Vraiment, il se passe d'étranges
choses dans la tète des poètes, et j'avais bien
raison, dans les commencements, de me méfier
de cette diablesse de poésie. Allons, grâces
soient rendues à la belle d'Aillane qui ressemble
à la néréide et qui nous a guéri notre insensé !
Il faut l'épouser à tout prix, et la demander bien
vite avant qu'on sache si elle aura une dot; car,
198 LES DAMES VERTES
si elle doit en avoir une, elle se trouvera trop
grande dame pour épouser un avocat. Pourquoi
diantre madame d'Ionis ne m'a-t-elle pas confié
le soin de sa liquidation? Nous saurions à quoi
nous en tenir, au lieu que ce vieux procureur de
Paris n'en finira pas de six mois. Est-ce qu'on
travaille à Paris? On fait de la politique et on
néglige les affaires !
Dès le lendemain, mon père et moi, nous re-
tournions à Ionis. Notre demande fut soumise à
M. d'Aillane, qui commença par m'embrasser;
après quoi, il tendit la main à mon père et lui
dit avec une droiture toute chevaleresque :
— Oui, et merci!
Je me jetai de nouveau dans ses bras et il
ajouta :
— Attendez pourtant que ma fille y consente,
car je veux qu'elle soit heureuse. Quant à moi,
je vous la donne sans savoir si elle sera assez
riche pour vous; parce que, si elle l'est, je suis
LES DAMES VERTES 109
décidé à vous trouver assez noble pour elle
Vous risquez le tout pour le tout. Eh bien, mor-
dieu! j'en veux faire autant et ne pas rester au-
dessous de l'exemple que vous me donnez. Vous
n'avez pas d'ambition d'argent, vous autres;
moi, je n'ai plus de préjugés de noblesse. Nous
voilà donc d'accord. J'ai votre parole et vous
avez la mienne. Seulement, je tiens à ce que ma
fille seule en décide : et vous allez, cher mon-
sieur ISivières, laisser votre fils faire sa cour
lui-même, car son amour est bien nouveau, et
c'est à lui d'inspirer la confiance sur ce point.
Quant à son caractère et à son talent, nous les
connaissons, et il n'y aura pas d'objection de ce
côté-là.
Il me fut donc permis d'être assidu au château
d'Ionis, et ce fut, relativement au passé, le plus
beau temps de mon existence.
J'aimais, dans les conditions normales de la
vie, un être au-dessus de la région ordinaire de
200 LES DAMES VERTES
la vie ; un ange de bonté, de douceur, d'intelli-
gence et de beauté idéales.
Elle me fit attendre l'espérance. Elle s'expri-
mait librement sur son estime et sa sympathie
pour moi ; mais, quand je parlais d'amour, elle
montrait quelque doute.
— Ne vous trompez-vous pas , disait-elle,
et n'avez-vous pas aimé avant moi, et plus que
moi, certaine inconnue que mon frère n'a jamais
voulu me nommer?
Un jour, elle me dit :
— Ne portez-vous pas là, au doigt, une cer-
taine bague qui est pour vous un talisman, et, si
je vous demandais de la jeter dans la fontaine,
m'obéiriez-vous?
— Non certes! m'écriai-je, je ne m'en sépa-
rerai jamais, puisque c'est vous qui me l'avez
donnée.
— Moi ! que dites-vous là ?
— Oui, c'est vous ! ne me le cachez plus.
LES DAMES VERTES 201
C'est vous qui avez joué le rôle de la dame verte
pour satisfaire madame d'Ionis, qui voulait vous
faire décréter sa ruine et qui croyait trouver en
moi la personne digne de foi dont son mari
exigeait le témoignage. C'est vous qui, en cédant
à sa fantaisie jusqu'à m'apparaître sous un as-
pect fantastique, m'avez tracé mon devoir con-
formément à la délicatesse et à la fierté de voire
àme.
— Eh bien, oui, c'est moi! dit-elle; c'est moi
qui ai failli vous rendre fou et qui m'en suis
cruellement repentie quand j'ai su, tardivement,
combien vous aviez souffert de cette aventure
romanesque. On vous avait, une première fois,
éprouvé par une scène de fantasmagorie où je
n'étais pour rien. Quand on vous vit si coura-
geux, plus courageux que l'abbé de Lamyre, à
qui Caroline avait joué, pour se divertir, un tour
semblable, on s'imagina pouvoir vous régaler
d'une apparition qui n'avait rien de bien ef-
202 LES DAMES VERTES
frayant. Je me trouvais ici secrètement, car la
douairière d'Ionisne m'y eût pas soufferte volon-
tiers. Caroline, frappée de ma ressemblance avec
la nymphe de la fontaine, s'imagina de me coif-
fer et de m' habiller comme elle, pour me faire
rendre mon oracle, qui ne fut pas conforme à
ses désirs, mais auquel vous avez religieusement
obéi, sans oublier un seul instant le soin de
notre honneur. Je partis le lendemain matin, et
on me laissa ignorer ensuite que vous aviez été
gravement malade ici, à la suite de cette appa-
rition. Quand vous eûtes une querelle avec Ber-
nard, j'étais à Angers, et c'est moi qui vous ren-
voyai la bague que je vous avais fait trouver
dans votre chambre. Cette circonstance avait
été inventée par madame d'ionis, qui possédait
deux bagues pareilles, fort anciennes, et qui avait
tout disposé pour notre roman. C'est elle qui
vous l'a reprise ensuite pendant votre fièvre,
dans la crainte de vous voir trop exalté par
LES DAMES VERTES 203
cette apparence de réalité, et préférant vous
laisser croire qiu vous aviez tout rêvé.
— Et je ne l'ai pas cm! jamais! Mais com-
ment, aviez-vous repris possession de cette ba-
gue qui n'était pas à vous ?
— Caroline me l'avait donnée, dit-elle en rou-
gissant, parce que je l'avais trouvée jolie !
Puis elle se hâta d'ajouter :
— Quand Bernard vous eut confessé, j'appris
enfin par quels chagrins et quelles vertus vous
aviez mérité de revoir la dame verte. Je résolus
alors d'être votre sœur et votre amie pour répa-
rer, par l'affection de toute ma vie, l'imprudence
où je m'étais laissé entraîner et vous dédomma-
ger ainsi des peines que je vous avais causées.
Je ne m'attendais guère à vous plaire autant au
grand jour qu'au clair de la lune. Eh bien, puis-
qu'il en est ainsi, sachez que vous n'avez pas été
seul malheureux, et que...
— Achevez ! m'écriai-je en tombant à ses pieds.
*04 LES DAMES VERTES
— Eh bien, eh bien..., dit-elle en rougissant
encore plus et en baissant la voix, bien que nous
fussions seuls auprès de la fontaine , sachez que
j'avais été punie de ma témérité. J'étais, ce jour-
là, une enfant bien tranquille et bien gaie. Jésus
très-bien jouer mon rôle, et mes deux soeurs,
Bernard et l'abbé de Lamyre, qui nous écoutaient
derrière ces rochers, trouvèrent que j'y avais
mis une gravité dont ils ne me croyaient pas ca-
pable. La vérité est qu'en vous voyant et en vous
écoutant, je fus prise moi-même de je ne sais
quel vertige. D'abord, je me figurai que j'étais
réellement une morte. Destinée au cloître, je
vous parlai comme séparée déjà du monde des
vivants. La conviction de mon rôle me gagna. Je
sentis que je m'intéressais à vous. Vous m'invo-
quiez avec une passion... qui me troubla jus-
qu'au fond de l'àme..Si vous voyiez ma figure, je
voyais aussi la vôtre... et, quand je rentrai dans
mon couvent, j'eus peur des vœux que je de-
LES DAMES VERTES 205
vais prononcer, je sentis qu'en jouant à m'em-
parer de votre liberté, j'avais livré et perdu la
mienne.
En me parlant ainsi, elle s'était animée. La
timide pudeur du premier aveu avait fait place à
la confiance enthousiaste. Elle entoura ma tète
de ses beaux bras longs et souples et m'em-
brassa au front, en disant :
— Je te l'avais bien promis que tu me rever-
rais ! J'étais navrée en te faisant cette promesse
que je croyais trompeuse, et, pourtant, quel-
que chose de divin, une voix de la Providence
me disait à l'oreille : « Espère , puisque tu
aimes! »
Nous fûmes unis le mois suivant. La liquida-
tion de madame d'Ionis, devenue madame d'Ail-
lane, n'était pas terminée, quand éclata la Ré-
voiutior qui mit fin à toute contestation de a
part des créanciers de son mari, jusqu'à nouvel
ordre. Après la Terreur, elle se retrouva dans
12
200
LES DAMES VERTES
une situation aisée, mais non opulente : j'eus
donc la joie et l'orgueil d'être le seul appui de
ma femme. Le beau château d'Ionis était vendu,
les terres dépecées. Des paysans, égarés par un
patriotisme peu éclairé, avaient brisé la fontaine,
croyant que c'était la baignoire d'une reine.
Un jour, on m'apporta la f"e et un bras de
la néréide, que j'achetai au mutflS \r et que je
garde précieusement. Ce que personne n'avait
pu briser, c'était mon bonheur de famille ; ce
qui avait traversé, ce qui traversa toujours, inal-
térable et pur, les tempêtes politiques, ce fut
mon amour pour la plus belle et la meilleure des
femmes.
FIN
ATH ENSUIVI
LIRRARY
LIVLRPOOL.
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TABLE
1. Les trois pains i
I 1 . L'anparition 31
III. Lo proi- •'■- . / 59
IV. L'immortelle 88
V. Le duel 116
VI. Conclusion l~">
FIN DU LA TAULE
ConBBIL. Typ. et Stéf. Clt: TB.
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