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Full text of "Quelques pensées sur l'éducation"

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U  d'/of  OTTAWA 


39003007861080 


3  Main,  Ottawa  1,  Canada 
Tel.  CE  5-1421 


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QUELQUES  PENSÉES 


L'ÉDUCATION 


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5579.    -  PARIS,    IMPRIMERIE   A.    LAHURE 
9,  Rue  de  Fleurus,  9 


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COLLECTION  DES  PRINCIPAUX  OUVRAGES  PEDAGOGIQUES 

FRANÇAIS    ET    ÉTRANGERS 


JOHN    LOCKE 


QUELQUES  PENSÉES 


SUR 


L'ÉDUCATION 

TRADUCTION  NOUVELLE 
AVEC     PRÉFACE     ET     COMMENTAIRES 


pai: 


GABRIEL    COMPAYRE 


PARIS 


LIBRAIRIE    HACHETTE    ET  G' 

79,    BOULEVARD     SAINT-GERMAIN',    79 


BIBLIOTHEQUES 


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1882 


-         LIBRARIÉS         » 


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PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR 


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Il  n'entre  pas  dans  notre  plan  de  retracer  ici,  même 
sommairement,  la  vie  de  Locke,  ni  de  raconter  les  divers 
incidents  d'une  existence,  dont  les  études  médicales,  les 
affaires  politiques,  les  travaux  philosophiques,  les  voyages 
et  les  relations  mondaines  ont  pris  la  plus  grande  part. 
Nous  voulons  seulement  recueillir  dans  la  biographie  de 
l'homme  illustre,  qu'on  appelle  en  Angleterre  «  le  père  de 
la  philosophie  anglaise  »,  tout  ce  qui  l'a  préparé  à  écrire 
avec  compétence  et  autorité  les  Pensées  sur  l'éducation, 
c'est-à-dire  le  premier  ouvrage  classique  de  la  pédagogie 
anglaise. 

En  effet  la  première  question  qui  se  pose  quand  on 
ouvre  un  livre  de  pédagogie,  c'est  de  savoir  comment 
l'auteur  est  devenu  pédagogue,  et  de  quels  titres  il  peut 
se  réclamer  pour  prendre  rang  parmi  les  législateurs  de 
l'éducation.  Quelques-uns  sont  passés  maîtres  dans  cet  art, 
uniquement  parce  qu'ils  avaient  été  élèves  :  c'est  le  res- 
souvenir de  ses  propres  études,  de  l'éducation  qu'il  avait 
reçue  dans  la  maison  paternelle  et  plus  tard  au  collège  de 


ii  PRÉFACE  Di;  TRADliCTEl'R. 

Guyenne,  qui  a  surtout  inspiré  à  Montaigne  son  bel  essai 
sur  l'Institution  des  enfants.  D'autres,  tels  que  Rabelais, 
Rousseau  et  Kant,  ont  été  conduits  aux  études  pédagogiques 
par  le  cours  général  de  leurs  pensées  et  de  leurs  méditations 
abstraites.  D'autres  et  en  plus  grand  nombre  doivent  leur 
compétence  à  une  longue  pratique  de  l'enseignement  : 
leurs  théories  ne  sont  que  le  résumé  de  leur  expérience. 
Certains  sont  devenus  éducateurs  pour  avoir  beaucoup 
aimé  l'humanité,  ou  encore  pour  avoir  tendrement  chéri 
leurs  enfants  :  c'est  parce  qu'il  a  passionnément  rêvé,  dès 
sa  jeunesse,  de  la  régénération  morale  du  peuple,  c'est 
aussi  parce  qu'il  a  suivi  avec  une  tendre  sollicitude  les 
premiers  pas  dans  la  vie  de  son  fils  Jaqueli1,  que  Pes- 
talozzi  a  été  un  grand  instituteur. 

De  toutes  ces  influences  diverses  qui  peuvent  entre)'  dans 
la  vocation  des  pédagogues,  cherchons  celles  qui  ont  agi 
sur  l'esprit  de  Locke,  et  qui  font  que  le  livre  des  Pensées 
sur  V éducation  doit  être  considéré,  non  comme  une  œuvre 
de  circonstance,  une  improvisation  accidentelle  dans  la 
vie  d'un  littérateur,  mais  comme  le  produit  d'une  raison 
réfléchie,  comme  la  conclusion  logique  et  naturelle  de 
toute  une  série  d'expériences  personnelles. 

Locke  n'est  pas,  comme  tant  d'autres  grands  hommes, 
«  le  fils  de  sa  mère  »  :  c'est  à  peine  s'il  a  connu  la  sienne. 
Quant  à  son  père,  qui  l'éleva  jusqu'à  sa  quatorzième  année 
(de  1652  à  1646),  c'était  un  homme  de  loi  dont  les  luttes 
civiles  firent  un  homme  de  guerre.  Le  capitaine  Locke, 
enrôlé  dans  l'armée  du  Parlement,  soumit  son  fils  à  une 
discipline  un  peu  rude,  le  tenant  à  distance,  et  le  formant 
surtout  aux  habitudes  de  l'obéissance  et  du  respect.  Peu 
à  peu  cependant,  et  à  mesure  que  l'enfant  grandissait,  le 
père  se  radoucit  avec  lui,  le  traita  avec  familiarité  et 
comme  un  véritable  ami.  Locke  s'est  évidemment  inspiré 

1.  Voyez  le  Journal  d'un  père,  cité  Clans  Y  Histoire  de  Pestalozzi,  de 
Roger  de  Guimps. 


PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.  m 

des  souvenirs  de  son  enfance,  lorsqu'il  demande  (g  95)  que 
les  parents  commencent  par  la  sévérité  pour  aboutir  insen- 
siblement à  la  douceur^ 

A  quatorze  ans,  Locke  entra  au  collège  de  Westminster, 
comme  «  écolier  du  roi  »,  c'est-à-dire  comme  boursier. 
Westminster  est  un  des  plus  anciens  collèges  classiques  de 
l'Angleterre,  le  plus  ancien  même  après  celui  de  Win- 
chester qui  date  de  1587,  et  celui  d'Éton  qui  avait  été 
établi  en  1441.  L'école  de  Westminster  fut  fondée  en  1560 
par  la  reine  Elisabeth.  Comme  dans  les  autres  écoles  de 
grammaire,  on  y  enseignait,  du  temps  de  Locke,  le  latin  et 
le  grec,  un  peu  d'arabe,  un  peu  d'hébreu  ;  on  y  pratiquait 
avec  passion,  comme  dans  les  maisons  de  la  Société  de 
Jésus,  les  exercices  de  prose  et  de  poésie  latines.  «  L'été, 
après  souper,  on  apprenait  aux  élèves  les  éléments  de  la 
géographie1.  »  L'histoire  était  absolument  négligée;  les 
sciences  aussi  ;  on  sacrifiait  tout  à  la  grammaire  et  aux 
langues  anciennes.  Il  semble  que  Locke  ait  suivi  avec  plus 
de  résignation  que  d'enthousiasme  le  cours  d'études  de 
Westminster.  L'écolier  réussit  convenablement  dans  les 
exercices  que  lui  imposaient  les  traditions  scolaires  :  mais 
le  philosophe  protesta  plus  tard  avec  vivacité  contre  un 
système  d'éducation  qui  faisait  de  la  grammaire  et  de  la 
rhétorique  le  tout  de  l'instruction  et  qui  ne  se  souciait 
nullement  d'être  une  préparation  à  la  vie  réelle  (g§  94, 
164, 165, 1 71).  Nul  doute  que  Locke  à  Westminster,  comme 
Descartes  à  La  Flèche,  n'ait  conçu  dès  son  jeune  âge  pour 
un  enseignement  de  pure  forme  et  pour  l'abus  des  études 
verbales  un  sentiment  de  dégoût  que  l'expérience  et  les 
réflexions  de  la  maturité  contribuèrent  encore  à  fortifier. 

Les  réformateurs  de  l'éducation  ont  beau  protester  : 
leurs  critiques  passent,  et  les  vieilles  institutions  restent, 
fidèles  esclaves  de  la  routine.  Si  l'écolier  du  dix-septième 

1.  Voyez  pour  plus  de  détails  l'excellente  biographie  de  Locke  pu- 
bliée par  M.  Fox  Bourne  (2  volumes,  Londres,  Henry  S.  King,  1876). 


iv  TRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

siècle  revenait  de  nos  jours  à  l'école  de  Westminster,  il 
aurait  le  regret  de  constater  que  le  plan  d'études,  objet  de 
ses  doléances,  y  subsiste  encore,  presque  invariablement 
le  même  après  deux  cents  ans.  «  L'école  de  Westminster 
se  cache  dans  l'ombre  de  la  cathédrale.  Il  y  a  dans  ces 
murs,  sous  ces  voûtes,  une  pénombre  du  moyen  âge  et 
une  sorte  d'odeur  claustrale....  On  n'y  enseigne  que  du 
latin  et  du  grec.  L'histoire  et  la  géographie  sont  pres- 
que oubliées....  La  physique  ne  figure  dans  l'enseigne- 
ment que  comme  un  simple  délassement1.  » 

Du  moins  Locke  retrouverait  aussi  à  Westminster,  avec 
les  études  surannées  qu'il  condamnait,  le  goût  persistant 
et  vivacè  des  exercices  physiques,  des  jeux  du  corps,  qu'il 
estimait  à  si  haut  prix,  et  qu'il  a  contribué,  par  ses  chaudes 
recommandations,  à  mettre  en  honneur  dans  son  pays. 
Dans  les  collèges  anglais,  les  jeux  athlétiques,  la  paume, 
le  ballon,  le  canotage,  la  course,  le  cricket,  occupent  une 
partie  de  la  journée  et  restreignent  considérablement  le 
temps  réservé  aux  éludes.  «  Le  chef  des  onze  au  cricket. 
le  capitaine  des  huit  rameurs  est  dans  l'école  un  person- 
nage plus  important  que  le  premier  scholar  (humanisle)  de 
la  classe 2.  »  Cette  prédilection  pour  la  force  physique, 
cette  culture  du  corps  qui  prépare  de  vigoureuses  santés 
et  de  «  robustes  animaux  »,  selon  l'expression  de  M.  Her- 
bert Spencer,  ce  goût  de  la  muscularité  fortement  dé- 
veloppée dès  le  collège,  tout  cela  convient  naturellement 
aux  instincts  de  la  forte  race  anglo-saxonne  ;  et,  quoique 
malingre  et  chétif,  Locke  s'est  associé  aux  tendances  de 
ses  compatriotes  (Section  I).  Les  six  années  qu'il  passa  à 
Westminster,  sous  une  dure  discipline,  sous  un  régime  qui 
.•appelait  la  rudesse  du  moyen  âge,  n'ont  probablement  pas 
été  étrangères  à  la  formation  de  ses  idées  sur  la  nécessité 

1  Voyez  le  remarquable  Rapport  de  JIM.  Demogeot  et  Montucci  sur 
{'Enseignement  secondaire  en  Angleterre  et  en  Ecosse,  p.  248  et  suiv. 
(Paris,  4868). 

2.  Taine,  .\oles  sur  l'Angleterre,  p.  159  (Paris,  Hachette,  1872). 


PRÉFACE  DI    TRADUCTEUR.  v 

de  Y  endurcissement  physique.  Aujourd'hui  encore  à  West- 
minster, l'éducation  est  mâle  et  stoïque.  «  Si  vous  voulez 
endurcir  un  enfant  pour  le  service  militaire,  disait  un  duc 
anglais,  envoyez-le  à  l'école  de  Westminster.  » 

En  1652,  Locke  quitta  Westminster  pour  Oxford,  le  col- 
lège pour  l'Université.  Envoyé  comme  étudiant  à  Christ 
Church  Collège,  il  se  fit  recevoir  bachelier  es  arts  en  1650, 
maître  es  arts  en  1658.  Mais,  une  fois  en  possession  de  ces 
grades,  il  n'abandonna  pas  pour  cela  l'Université.  D'abord 
associé  à  l'enseignement  comme  «  vieil  étudiant  »  (senior 
gtudent,  aujourd'hui  fellow),  il  devint  en  1660  lecteur  ou 
répétiteur  de  grec,  en  1662,  lecteur  ou  répétiteur  de  rhéto- 
rique ;  enfin,  en  1664,  «  censeur  de  philosophie  morale  >>. 
En  même  temps  et  selon  l'usage,  il  joignait  à  ces  fonctions 
celles  de  «  tuteur  »,  et,  en  cette  qualité,  surveillait  et  diri- 
geait les  études  de  plusieurs  jeunes  gens.  Cette  vie  scolaire 
et  académique  dura  sans  interruption  jusqu'en  1665,  de 
sorte  que  pendant  treize  années  Locke  a  été  mêlé,  soit 
comme  élève,  soit  comme  professeur,  aux  expériences  pé- 
dagogiques de  l'Université  d'Oxford. 

Locke  y  devint  un  humaniste  accompli,  un  parfait  scho- 
lar,  malgré  les  répugnances  de  son  esprit  pratique  et  po- 
sitif, que  sollicitaient  déjà  les  sciences  naturelles  et  les 
recherches  de  physique  ou  de  médecine.  En  1654,  il 
composait  une  petite  pièce  de  vers  latins  en  l'honneur  de 
Cromwell.  Il  n'est  pas  le  seul  qui  ait  médit  de  la  poésie 
latine,  après  l'avoir  beaucoup  aimée  et  pratiquée  dans  sa 
jeunesse.  L'enseignement  supérieur  donné  à  Oxford  n'était 
guère  au  début  qu'un  renouvellement  plus  complet  de  l'en- 
seignement secondaire.  Les  matières  de  l'instruction  étaient 
celles  du  trivitan  et  du  quadrivium  du  moyen  âge  :  c'est-à- 
dire  la  grammaire,  la  dialectique,  la  rhétorique,  la  musique, 
l'arithmétique,  la  géométrie,  l'astronomie1.    La    supersti- 

1.  Les  deux  vers  suivants  avaient  été  imaginés  pour  remémorer  les 
diverses  parties  du  trivium  et  du  qualrivium  : 

G  min  loquitur,  Diu  vera  docet,  Rhe  verba  colorât, 
Mut  canit,  Ar  numerat,  Geo  pondérât,  As  colit  astra. 


vi  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR.] 

tion  des  langues  anciennes  était  poussée  si  loin  que,  même 
au  réfectoire,  les  étudiants  n'avaient  le  droit  de  parler 
qu'en  latin...,  ou  en  grec,  si  le  grec  leur  était  plus  com- 
mode. En  fait  d'histoire,  on  ne  lisait  que  l'abrégé  de 
Florus  ou  quelques  autres  historiens  anciens.  Le  profes- 
seur de  sciences  exactes  enseignait  à  la  fois,  et  toujours 
en  latin,  l'arithmétique,  la  géométrie  d'Euclide,  la  méca- 
nique et  les  principes  de  la  musique.  Pour  la  physique, 
comme  pour  la  morale,  on  étudiait  Aristote.  Mais  ce  qui 
était  surtout  à  la  mode,  c'était  la  dialectique,  la  vieille 
dialectique,  toujours  florissante  et  honorée,  même  dans  la 
patrie  de  Bacon.  Chaque  jour,  dans  l'après-midi,  les  étu- 
diants se  réunissaient  pour  s'exercer  à  des  controverses- 
publiques,  à  des  discussions  solennelles.  C'est  là  sans- 
doute,  dans  ces  séances  d'apparat,  où  toute  une  jeunesse 
instruite  perdait  ses  forces  et  gaspillait  son  talent  à  prati- 
quer les  subtilités  de  la  dispute  syllogistique,  c'est  là,  plus 
encore  que  dans  la  lecture  des  écrits  de  Bacon  et  de  Des- 
cartes, que  Locke  sentit  naître  en  lui  cette  profonde  anti- 
pathie pour  la  logique  formelle  qu'il  garda  toute  sa  vie  et 
qu'il  a  manifestée  en  maint  endroit  des  Pensées  (§§  188, 
189).  Il  a  toujours  eu  foi  dans  la  force  du  raisonnement  - 
«  La  faculté  du  raisonnement,  dit-il  quelque  part,  ne 
trompe  que  rarement  ou  même  jamais  ceux  qui  s'y  fient.  » 
Mais  le  raisonnement  tel  qu'il  l'entendait  doit  avoir  pour 
principes  l'observation  et  l'expérience,  et  n'a  rien  dé  com- 
mun avec  le  maniement  des  formes  syllogistiques. 

Locke  avait  trop  d'ouverture  d'esprit,  trop  de  curiosité 
naturelle  pour  se  contenter  des  leçons  un  peu  surannées 
de  l'Université  d'Oxford.  Sa  correspondance  témoigne  que 
par  un  travail  personnel,  très  varié  et  assez  intense,  il 
chercha,  dés  qu'il  le  put,  à  enrichir  le  fonds  de  ses  con- 
naissances et  à  sortir  de  l'ornière  classique.  La  philosophie 
l'avait  d'abord  rebuté  et  ennuyé  :  «  J'ai  perdu  beaucoup 
de  temps  au  début  de  mes  études,  écrivait-il  à  son  ami  Le 
Clerc,  parce  que  la  seule  philosophie  connue àOxford  était 


PREFACE  Dl   TllADUCTEUK.  m 

la  philosophie  d'Àristote,  encombrée  de  noms  obscurs  et 
de  questions  stériles  '.  »  Le  peu  de  goût  qu'il  ressentait 
pour  la  pbilosophie  traditionnelle,  qu'il  voyait  cultiver 
avec  succès  parles  plus  médiocres  de  ses  camarades,  lui  avait 
même  inspiré  je  ne  sais  quelle  secrète  défiance  de  ses  for- 
ces et  de  la  valeur  de  son  esprit.  11  était  prêt  à  se  décou- 
rager, à  douter  de  lui,  quand  il  lut  Descartes,  vers  1659. 
Cette  lecture  le  réconcilia  avec  lui-même.  Il  y  trouva  grand 
plaisir  parce  que,  disait-il,  «sans  le  convaincre  toujours», 
Descartes  lui  paraissait  en  tout  très  intelligible.  Locke,  dans 
ses  doctrines  philosophiques,  n'a  jamais  été  un  cartésien, 
tant  s'en  faut]:  mais  Descartes  n'en  a  pas  moins  été  l'éman- 
cipateurde  son  esprit.  En  lisant  le  Discours  de  la  méthode, 
l'étudiant  d'Oxford  se  retrouva  et  se  ressaisit  lui-même  du 
fond  des  arguties  et  des  abstractions  oiseuses  où  ses  pre- 
miers maîtres  l'avaient  comme  égaré  ;  il  négligea  le  système, 
mais  il  s'imprégna  de  la  méthode  et  désormais  il  vécut  et 
pensa  sous  l'inspiration  du  plus  net  et  du  plus  précis  des 
philosophes  modernes,  poursuivant  comme  lui  la  vérité  par 
une  recherche  indépendante  et  hardie,  comme  lui  voulant 
voir  clair  en  toutes  choses  et  d'abord  dans  ses  propres 
pensées. 

Une  fois  bachelier,  Locke  disposa  plus  librement  de  son 
temps.  Il  ne  lui  fallait  plus,  comme  dans  les  premières  an- 
nées de  son  séjour  à  Oxford,  se  rendre  le  matin  dès  cinq 
heures  à  la  chapelle  de  Christ  Church,  pour  y  faire  ses  prières 
et  y  entendre  un  sermon,  ni  le  soir  regagner  de  bonne 
heure  la  chambre  de  son  «  tuteur  »  pour  lui  rendre  compte 
du  travail  de  la  journée.  Locke  profita  de  sa  liberté 
nouvelle,  pour  rechercher  la  société  mondaine,  pour  fré- 
quenter des  personnes  agréables  et  instruites.  Dès  cette 
époque  se  développa  en  lui  un  goût  très  prononcé  pour  la 
vie  sociale,  pour  la  conversation  et  le  monde,  ce  qu'on  se- 
rait presque  tenté  d'appeler  l'unique  passion  d'un  homme 

1.  Voyez  Fox  [tourne,  o/>.  cil.,  t.  I,  p.  47. 


vin  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

qui  ne  fui  vraiment  troublé  par  aucune.  Locke  n'a  jamais 
connu  de  plaisir  plus  vif  que  celui  de  causer  familièrement 
entre  gens  polis  et  de  bon  ton,  qui  échangent  doucement 
leurs  sentiments  et  leurs  idées.  Homme  sociable  avant  toul, 
causeur  aimable  et  parfois  enjoué,  il  considérait  la  poli- 
tesse comme  la  première  des  vertus  ;  et  nous  devons  à  son 
expérience  consommée  d'homme  du  monde  quelques-unes 
des  pages  les  plus  remarquables  du  livre  des  Pensées 
(Section  XXII!) . 

Au  nombre  des  personnes  que  Locke  connut  à  Oxford,  et 
qui  exercèrent  quelque  influence  sur  la  destinée  de  son  es- 
prit, il  faut  compter  Robert  Boyle,  physicien  fort  oublié  au- 
jourd'hui, mais  alors  le  plus  fameux  savant  de  l'Angleterre. 
Boyle  l'initia  aux  sciences  naturelles, et,  sous  cette  impul- 
sion, Locke  qui  était  déjà  tout  pénétré  de  l'esprit  de  Ba- 
con, s'éprit  de  botanique,  de  chimie,  de  médecine;  si  bien 
que  vers  1665  notre  philosophe,  que  ses  fonctions  officielles 
de  l'Université  semblaient  destiner  à  l'état  ecclésiastique, 
était  tout  prêt  à  devenir  médecin.  Il  ne  prit  pourtant  pas 
ses  grades  en  médecine  ;  mais  la  vocation  était  si  forte,  la 
science  si  incontestable,  quoique  non  contrôlée  par  des  di- 
plômes, qu'il  fut,  durant  le  reste  de  sa  vie,  le  médecin  oih- 
cieux,  toujours  écouté  et  souvent  heureux,  de  ses  amis  et 
de  ses  protecteurs.  Par  un  étrange  caprice  de  la  fortune, 
le  professeur  d'Oxford,  qui  hésitait  encore  entre  la  prédi- 
cation évangélique  et  l'exercice  de  la  médecine,  devint  tout 
à  coup  un  diplomate.  En  1665,  il  suivit  àClèves,en  qualité 
de  secrétaire,  sir  Walter  Vanes,  ambassadeur  d'Angleterre 
auprès  de  l'électeur  de  Brandebourg.  En  1666,  appelé  auprès 
de  lord  Ashley,  le  ministre  de  Charles  II,  le  futur  comte 
de  Shaftesbury,  pour  une  opération  délicate  de  chirurgie 
qui  réussit,  il  devint  l'ami,  le  confident  intime,  le  secré- 
taire officiel  de  son  client,  et  associa  désormais  sa  vie  à  la 
fortune  politique  d'un  des  hommes  d'État  les  plus  considé- 
rables de  ce  temps. 

Bien  que  la  vie  scolaire  de  Locke  ait  eu  pour  dénoue- 


PREFACE  DU  THADUCTEUB.  ix 

ment  cette  brusque  rupture  avec  la  science  et  ce  passage 
inattendu  aux  affaires  de  la  diplomatie  et  de  la  politique, 
il  n'en  est  pas  moins  certain  que  l'auteur  des  Pensées  sur 
l'éducation  emporta  de  son  studieux  séjour  à  Oxford  des 
germes  d'idées  pédagogiques  qui  devaient  fructifier,  des 
principes  qu'il  ne  cessa  de  méditer  et  qu'il  trouva  d'ail- 
leurs l'occasion  d'appliquer.  Outre  l'apprentissage  de  l'é- 
tudiant et  la  pratique  du  professeur,  outre  un  contact 
prolongé  avec  l'enseignement  officiel  et  classique,  Oxford, 
qui  était  alors  comme  aujourd'hui  un  centre  de  vie  intel- 
lectuelle et  une  petite  ville  silencieuse  et  paisible,  Oxford 
lui  procura  les  moyens  et  lui  laissa  le  loisir  de  développer 
librement  sa  curiosité,  en  dehors  des  voies  battues,  dans 
l'étude  d'un  grand  nombre  de  sciences  nouvelles.  Quand 
Locke  quitta  l'Université,  il  avait  acquis  le  droit  de  juger, 
par  un  commerce  intime  de  treize  années,  le  pédantisme  offi- 
ciel qui  n'avait  plus  de  secrets  pour  lui.  11  avait  pu  aussi, 
parle  libre  essor  de  ses  propres  recherches,  entrevoir  la 
possibilité  d'une  réforme  de  l'instruction.  Enfin  même,  au 
point  de  vue  de  l'éducation  morale,  ce  n'est  pas  sans  profit 
qu'un  homme  consciencieux,  un  homme  de  devoir,  tel  que 
Locke,  était  devenu,  comme  tuteur1,  le  directeur  intellec- 
tuel, le  mentor  et  le  guide  de  deux  ou  trois  pupilles  con- 
fiés à  ses  soins  et  à  sa  surveillance. 

Rien  ne  vaut  pour  former  un  éducateur  l'expérience  que 
garantit  et  les  réflexions  que  suggère  la  direction  longue- 


i.  Le  tuteur,  clans  les  collèges  anglais,  était  alors  un  élève  plus  âgé, 
auquel  on  contiait  la  direction  intellectuelle  et  morale  de  quelques 
élèves  plus  jeunes.  Aujourd'hui  le  tuteur  est  habituellement  un  pro- 
fesseur ou  répétiteur,  et  le  système  tutorial  comprend  autour  de 
chaque  collège  un  assez  grand  nombre  de  maisons  particulières,  où  les 
écoliers  prennent  leurs  repas,  ont  leur  chambre  et  vivent  de  la  vie  de 
famille.  «  Le  pupille  anglais,  dit  un  professeur  d'Éton,  s'attache  à  son 
tuteur  avec  un  sentiment  d'affection  et  de  confiance.  Ceux  qui  voient 
tous  les  jours  les  élèves  d'Éton  savent  que  dans  leurs  doutes,  leurs  em- 
barras, leurs  peines,  leur  premier  mouvement  est  de  dire  :  «  Je  parlerai 
à  mon  tuteur!  » 


xi  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

ment  suivie  d'une  ou  de  plusieurs  éducations  particu- 
lières. Que  de  vérités,  et  des  plus  précieuses,  ne  recueille 
pas  un  observateur  attentif,  auquel  il  est  donné  d'assister 
jour  par  jour  au  développement  d'un  enfant!  Voilà  pour- 
quoi la  paternité  est  la  meilleure  des  conditions  qu'il 
faille  souhaiter  à  un  apprenti  pédagogue.  Mais  à  défaut  de 
ses  propres  enfants,  c'est  quelque  chose  d'approchant  que 
d'avoir  élevé  les  enfants  des  autres  ;  et  Locke,  qui  n'a  pas  eu 
de  famille  à  lui,  a  du  moins  trouvé  dans  les  familles  amies 
et  hospitalières  qu'il  fréquentait,  des  enfants  d'adoption, 
pour  ainsi  dire,  qu'il  a  aimés,  qu'il  a  vus  grandir  et  dont 
il  a  dirigé  les  études.  Sans  être  leur  précepteur  officiel, 
il  s'est  fait  volontairement  leur  conseiller  et  leur  maître, 
et  c'est  en  les  regardant  jouer,  en  écoutant  avec  complai- 
sance leur  bavardage,  en  suivant  d'un  œil  sagace  les  pro- 
grès de  leur  tempérament  et  de  leur  âme,  qu'il  a  acquis 
cette  expérience  psychologique  dont  les  Pensées  sur  l'édu- 
cation portent  la  trace  à  chaque  page. 

Ce  fut  d'abord  dans  la  maison  de  lord  Ashley  que  Locke 
exerça  ces  fonctions  délicates  de  pédagogue  amateur.  Lord 
Ashley  avait  un  fils  d'une  santé  débile  et  d'un  esprit  ordi- 
naire. Locke  se  chargea  d'achever  son  éducation.  «  Lorsque 
Locke  entra  pour  la  première  fois  dans  la  maison  de  mon 
grand-père,  raconte  le  troisième  lord  Shaftesbury,  Shaftes- 
bury  l'écrivain,  l'auteur  des  Recherches  sur  la  vertu,  mon 
père  était  déjà  un  jeune  homme  de  quinze  à  seize  ans. 
C'est  sur  Locke  que  mon  grand-père  s'en  remit  entièrement 
du  reste  de  son  éducation1.  »  Ce  fut  à  Locke  aussi  que 
l'on  confia  le  soin  de  trouver  une  femme  au  jeune  comte 
trop  inexpérimenté  pour  la  choisir  lui-même  ;  et  du  ma- 
riage qu'il  réussit  à  assortir  naquit  en  1671  le  troisième 
lord  Shaftesbury. 

Shaftesbury  a  été  véritablement  l'élève  de  Locke  :  poli- 
tique libéral,  et  écrivain  distingué,  il  fait  honneur  à  son 


1.  Veyez  Fox  Bourne,  opcit.,  1. 1,  p.  203. 


PREFACE  Dl'  TRADl'CTEl'R.  x 

mail ro.  Locke  l'éleva  d'abord  par  procuration  pour  ainsi 
dire,  pendant  Je  long  séjour  qu'il  dut  faire  en  France,  de 
1675  à  1679,  dans  l'intérêt  d'une  santé  toujours  chance- 
lante. Il  lui  donna  pour  gouvernante  une  institutrice  d'une 
rare  science,  Elisabeth  Birch,  qui  parlait  grec  et  latin,  et 
qui  lui  apprit  les  langues  anciennes  par  l'usage  et  la  pra- 
tique, selon  la  méthode  que  Montaigne  a  patronnée  et  qui 
est  celle  aussi  que  Locke  recommande  dans  ses  Pensées 
(g  466j.  Pendant  son  absence  même,  Locke  ne  cessa 
pas  de  s'intéresser  à  l'éducation  du  jeune  Shaftesbury. 
En  1677,  Lord  Ashley,  alors  prisonnier  à  la  Tour  de 
Londres,  lui  écrivait  pour  lui  donner  mission  de  recher- 
cher en  France  «  les  premiers  livres  qui  avaient  été  mis 
entre  les  mains  de  Dauphin  pour  lui  enseigner  le  latin  » . 
Mais  ce  fut  surtout  à  son  retour  de  France  que  Locke  mit 
sérieusement  la  main  à  l'œuvre.  L'enfant  avait  alors 
près  de  neuf  ans.  Ses  frères  et  sœurs  travaillaient  avec 
lui,  sous  la  direction  immédiate  d'Elisabeth  Birch,  et,  pour 
ainsi  dire,  sous  l'intendance  générale  de  Locke,  qui  ne 
laissait  point  passer  un  jour  sans  visiter  la  petite  pension 
installée  à  Clapham.  Shaftesbury  a  reconnu  formellement 
dans  ses  écrits  les  obligations  qu'il  avait  à  Locke,  «  Dans 
notre  éducation,  Locke  se  conformait  à  ses  propres  prin- 
cipes, ceux-là  mêmes  qu'il  a  exposés  depuis  au  public;  et 
avec  un  tel  succès  que  nous  sommes  tous  arrivés  à  un  âge 
avancé  avec  de  robustes  et  saines  constitutions  :  la  mienne, 
moins  bonne  que  celle  de  mes  frères,  ne  s'est  pourtant  altérée 
que  tout  récemment.  C'est  de  moi  que  Locke  prenait  un  soin 
particulier  ;  j'étais  le  plus  âgé,  et  mon  grand-père  m'avait 
placé  sous  sa  surveillance  immédiate.  Il  avait  la  direction 
absolue  de  mon  éducation,  de  sorte  que,  après  mes  pa- 
rents, c'est  à  lui  que  je  dois  le  plus  d'obligation,  de  même 
que  je  lui  ai  toujours  témoigné  le  plus  de  gratitude  et  de 
déférence  l.  » 

1.  Voyez  Fox  Bourne,  op.  cit.  t.  I,  p.  i-li. 


xii  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

11  résulte  de  ce  témoignage  que  Locke  appliquait  à  l'é- 
ducation de  Shaftesbury  et  de  ses  frères  les  méthodes  et 
les  principes  qui  vingt  ans  plus  tard  constituèrent  le  fond 
des  Pennées.  Les  Pensées  ne  sont  donc  pas  une  œuvre  de 
pure  théorie,  une  conception  systématique  éclose  dans  le 
cerveau  d'un  penseur  solitaire.  Locke,  on  le  sait,  a  tou- 
jours eu  le  culte  de  l'expérience  et  de  l'observation.  Dans 
un  opuscule  intitulé  de  Arte  medica,  qu'il  écrivit  en  1609 
sous  l'inspiration  de  son  ami  Sydenham,  le  plus  illustre 
médecin  du  temps,  il  prenait  vivement  à  partie  les  faiseurs 
de  systèmes,  et  leurs  vaines  spéculations,  «  semblables,  di- 
sait-il, à  ces  formes  bizarres  que  l'imagination  des  hom- 
mes croit  parfois  distinguer  dans  les  nuages  du  ciel1.  » 
En  pédagogie,  comme  en  philosophie,  comme  en  politi- 
que, Locke  n'est  pas  un  homme  de  génie  aux  intuitions 
vives  et  audacieuses:  il  est,  ce  qui  vaut  mieux  pour  le  ser- 
vice de  la  vérité,  le  commentateur  patient  des  faits  et  de 
l'expérience,  l'observateur  prudent  et  modéré  qui  ne  se 
risque  à  recommander  une  maxime  qu'après  l'avoir  éprou- 
vée lui-même  et  mise  en  pratique. 

Même  pendant  qu'il  voyageait  en  France,  Locke  eut  l'oc- 
casion de  continuer  ses  observations  pédagogiques.  En 
1677  il  recevait  à  Montpellier  une  lettre  de  lord  Ashley 
qui  lui  recommandait  le  fils  d'un  riche  négociant  de  ses 
amis,  déjà  avancé  dans  ses  études  et  désireux  de  les  com- 
pléter à  l'étranger  sous  la  conduite  d'un  gouverneur. 
Locke  ne  se  fit  point  prier  :  il  rejoignit  à  Paris  son  nouveau 
pupille,  et  pendant  une  couple  d'années  il  fut  le  compagnon 
de  route,  le  pédagogue,  dans  le  vieux  sens  du  mot,  de  son 
jeune  compatriote.  De  cette  époque  datent  probablement 
les  réflexions  sur  la  nécessité  des  voyages,  et  sur  les  moyens 
de  les  faire  avec  profit,  qui  terminent  les  Pensées  stir 
V éducation  (Section  XXVII). 

Vers  le  même  temps,  Locke  composa  et  inscrivit  dans  son 

t.  Voyez  Fox  Bourne,  op.  cit.,  t.  I,  p.  222  et  suiv. 


PRÉFACE  DC  TRADICTEIH.  xiii 

journal  un  opuscule  intéressant  nu*  l'Étude1.  «  La  vie  tout 
entière,  y  disait-il,  ne  suffit  pas  pour  apprendre  tout  cequ'il 
nous  importe  de  savoir.»  Et  il  se  plaignait  avec  vivacité  de 
toutes  les  façons  de  perdre  son  temps  que  l'usage  a  mises 
en  honneur  même  parmi  les  gens  studieux,  notamment  la 
passion  de  la  dialectique  et  de  ses  subtilités  stériles,  l'am- 
bition de  connaître  toutes  les  opinions  des  hommes,  la 
manie  d'écrire  purement  dans  les  langues  étrangères,  l'a- 
bus de  l'histoire  et  de  l'archéologie,  enfin  «  les  questions 
inutiles,  comme  celles-ci  :  Où  était  situé  le  paradis  terrestre? 
Où  se  trouvait  l'âme  de  Lazare  pendant  que  son  corps  gi- 
sait inanimé?  Quelle  espèce  de  corps  aurons-nous  au  jour 
de  la  résurrection?  t>  A  ces  études  oiseuses  Locke  opposait 
les  études  utiles,  celles  qui  tendent  à  assurer  notre  bon- 
heur dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  Locke,  malgré  sa  li- 
berté d'esprit  et  sa  hardiesse  philosophique,  n'a  ja- 
mais cessé  de  croire  à  l'immortalité,  et  s'il  condamnait  les 
excès  de  la  théologie,  il  a  toujours  honoré  la  religion  et 
pratiqué  un  christianisme  raisonnable  2. 

Nous  sommes  arrivé  au  terme  du  travail  préparatoire 
d'où  sont  sorties  les  Pennées  sur  l'éducation.  En  1685  les 
événements  politiques  obligèrent  Locke  à  s'expatrier.  Il  se 
réfugia  en  Hollande,  où  il  vécut  jusqu'en  1089,  jusqu'au 
retour  de  la  reine  Marie.  C'est  de  là,  vers  1684  et  1685, 


1.  Le  petit  écrit  OfStudy  a  été  publié  pour  la  première  lois  par 
lord  King  dans  sa  Vie  de  Locke  (1829). 

I.ocke  avait  composé  quelques  autres  essais  pédagogiques  qui  n'onl 
pas,  il  est  vrai,  une  grande  importance  :  1°  Instructions  pour  la  con- 
duite d'un  jeune  gentleman,  où  il  recommande  l'étude  de  la  Bible  ; 
2°  Quel'/ues  pensées  sur  les  lectures  et  les  études  d'un  (jenlleman,  où 
il  célèbre  comme  un  livre  de  fiction  incomparable  le  Don  Quichotte 
de  Cervantes.  Disons  aussi  qu'on  trouverait  d'excellents  principes 
d'éducation  intellectuelle  dans  l'opuscule  posthume  qui  a  pour  titre  : 
De  la  Conduite  de  l'entendement  (composé  de  1097  à  1700  et  publié 
en  1706). 

2.  C'est  le  titre  même  d'un  de  ses  ouvrages  :  Le  Christianisme  rai- 
sonnable (1695). 


XIV  l'HÉI  ACK  IIL   TRADUCTEUR. 

qu'il  adressa  à  son  ami  Clarke  les  lettres  qui  retouchées  et 
réunies  en  volume  ont  formé  le  livre  des  Pensées.  Clarke 
lui  avait  demandé  conseil,  relativement  à  l'éducation  de  ses 
enfants.  Locke,  tout  plein  de  son  sujet  et  qu'agitait  encore 
sans  doute  le  regret  de  n'avoir  pas  mené  jusqu'au  bout 
l'éducation  de  Shaftesbury,  engagea  avec  son  ami  une  cor- 
respondance étudiée,  où  il  lui  livra  le  meilleur  de  son  ex- 
périence et  de  ses  réflexions.  Il  garda  copie  de  ces  lettres, 
et  en  1692^  lorsque  William  Molyneux  et  quelques  autres 
de  ses  amis  insistèrent  pour  qu'il  communiquât  ses  notes 
au  public,  il  les  fit  paraître  telles  quelles,  avec  de  légères 
modifications  dans  l'ordonnance  et  dans  la  forme.  Le  livre 
se  ressent  an  peu  de  cette  origine.  Comme  le  déclare  l'au- 
teur lui-même,  «  on  reconnaîtra  à  la  simplicité  familière 
du  style  que  les  Pensées  sur  V éducation  sont  plutôt  l'en- 
tretien privé  de  deux  amis  qu'un  discours  destiné  au  pu- 
blic1 ».  Un  défaut  autrement  grave,  ce  sont  les  redites,  les 
répétitions  monotones  de  quelques  idées  favorites.  Peut- 
être  les  Pensées  eussent-elles  gagné  à  être  publiées  sous 
leur  forme  absolument  originale,  comme  des  lettres  déta- 
chées, et  non  comme  un  discours  suivi,  comme  un  traité 
qui  n'a  pas  toujours  les  qualités  essentielles  du  genre,  la 
rigueur  méthodique  et  la  brève  précision. 

Mais  en  revanche,  comme  ces  imperfections  légères  qui 
tiennent  à  un  peu  de  décousu  sont  rachetées  et  compensées  par 
la  sincérité  profonde  de  l'idée,  par  la  clarté  parfaite  de 
l'expression  !  Avec  Locke,  nous  avons  affaire,  non  à  un 
auteur  qui  veut  briller,  mais  à  un  homme  de  sens  et  de 
jugement  qui  raconte  ses  opinions,  qui  n'a  d'autre  préten- 
tion que  de  s'entendre  avec  lui-même  et  d'être  compris 
par  les  autres.  Pour  apprécier  les  Pensées  à  leur  juste  va- 
leur, il  ne  faudrait  les  lire  qu'après  avoir  relu  Y  Emile  qui 
leur  doit  tant.  Oui,  au  sortir  d'une  lecture  de  Rousseau,  après 
le  brillant  éblouissement  et  presque  le  vertige  que  procure 

1 .  Voyez  plus  loin  la  dédicace  à  Edouard  Clarke. 


PREFACE  Dl"  TRAIMCTEIR.  xy 

à  son  lecteur  un  écrivain  de  génie  dont  l'imagination  se 
monte  sans  cesse,  dont  la  passion  s'emporte,  et  qui  mêle 
à  tant  de  hautes  vérités  des  paradoxes  impatientants  et  des 
déclamations  bruyantes,  c'est  pour  l'esprit  comme  un  re- 
pos et  une  douce  détente  de  se  mettre  à  l'étude  de  Locke, 
et  de  trouver  une  pensée  toujours  égale,  un  style  simple 
et  calme,  un  auteur  toujours  maître  de  lui-même,  toujours 
correct,  malgré  quelques  erreurs,  un  livre  enfin,  rempli 
non  d'éclairs  et  de  fumée,  mais  d'une  lumière  agréable  et 
pure. 

C'est  en  1695  que  parurent  les  Pensées,  trois  ans  après 
Y  Essai  sur  l'entendement  humain.  Locke  avait  attendu 
presque  la  vieillesse  pour  oser  solliciter  l'attention  du 
public  l.  Le  succès  qui  accueillit  les  Pensées  l'obligea  à 
en  préparer  des  éditions  nouvelles,  qu'il  s'efforça  d'amé- 
liorer par  des  corrections  et  des  additions  assez  impor- 
tantes2. Jusqu'au  jour  de  sa  mort  (1704),  les  Pensées  demeu- 
rèrent son  livre  favori.  Il  ne  cessait  pas  d'ailleurs  de 
s'occuper  d'éducation  pratique.  Devenu  vers  1692  le  fami- 
lier, l'hôte  habituel  de  la  maison  de  lady  Masham,  la  fille 
du  philosophe  Cudworth ,  qui  vivait  à  la  campagne, 
à  Oates,  dans  le  comté  d'Essex ,  il  expérimenta  à  nouveau 
ses  méthodes  avec  Esther  Masham,  surtout  avec  Frank 
Masham.  C'est  ainsi  qu'il  vécut  jusqu'à  ses  derniers  jours, 
comme  un  célibataire  entouré  d'enfants.  En  dehors  même 
du  petit  cercle  de  famille  où  il  s'était  confiné  et  où 
il  avait  appelé,  comme  précepteur  des  enfants  de  la 
maison,  Pierre   Coste,  le  traducteur  des  Pensées,  Locke 


1.  Avant  Y  Estai  sur  l'entendement,  Locke  n'avait  guère  publié  qu'un 
ouvrage  anonyme,  une  Épître  sur  la  tolérance  (1686)  qui  fut  suivie  de 
deux  autres  lettres  sur  le  même  sujet  (1690,  1692). 

2.  Locke  dans  les  éditions  postérieures  de  son  livre  a  ajouté  au  texte 
primitif  un  grand  nombre  de  paragraphes  nouveaux  :  lesgg  57,  62,  95, 
94, 98, 108, 115, 114,  1 15, 117, 126, 176,  205  :  il  a  en  outre  fait  des  addi- 
tions aux  paragraphes  7,  21,  66,  67,  70,  77,  78,  88,  107, 110, 150,  136, 
143,  144,  156,  161,  167,  168,  180,  189,  195. 


xvi  PRÉFACE  Dl  TRADlCTElK. 

méditait  des  fondations  pédagogiques,  d'un  intérêt  général  et 
populaire.  Il  rêvait  de  combattre  l'immoralité  et  le  pau- 
périsme, en  établissant  «  des  maisons  de  travail  »  (working 
schools)  pour  les  enfants  pauvres.  Tous  les  enfants  âgés  de 
plus  de  trois  ans  et  de  moins  de  quatorze  ans  devaient 
être  réunis  dans  des  asiles  et  y  trouver  travail  et  nour- 
riture. Dans  le  rapport  remarquable  qu'il  adressa  au  gou- 
vernement anglais,  en  1697,  sur  son  projet  de  réforme, 
Locke  se  préoccupait  surtout  de  remédier  à  la  paresse  et 
au  vagabondage  de  l'enfant,  d'alléger  la  surveillance  de  la 
mère  absorbée  par  son  travail,  enfin  de  former,  par  des 
habitudes  d'ordre  et  de  discipline,  des  hommes  sobres,  des 
ouvriers  laborieux.  Par  là ,  par  ces  idées  philanthro- 
piques, il  est  permis  de  dire  que  Locke  rejoint  déjà  Pesta- 
lozzi,  et  l'œuvre  de  régénération  morale  tentée  cent  ans 
plus  tard  à  Neuhof  et  à  Stanz,  de  même  que  par  ses 
l'ensées  il  a  devancé  Rousseau  et  inspiré  Y  Emile. 


Nous  avons  raconté  l'histoire  extérieure  des  l'ensées.  Il 
reste  à  les  étudier  en  elles-mêmes,  à  en  apprécier  l'esprit  et 
la  portée  pédagogique.  Le  commentaire  perpétuel,  dont 
nous  faisons  suivre  dans  cette  édition  le  texte  de  l'auteur, 
nous  dispense  d'entrer  ici  dans  de  longs  détails;  il  nous 
suffira  de  caractériser  brièvement  les  tendances  générales 
de  Locke,  et  de  mettre  en  relief  les  principes  essentiels  de 
.son  système. 

C'est  pour  des  gentlemen,  c'est-à-dire  pour  les  enfants 
de  la  bourgeoisie  ou  de  la  noblesse,  que  Locke  a  écrit  son 
livre,  et  Y  enseignement  secondaire  est  l'unique  objet  de  ses 

1.  Voyez  le  texte  du  projet  de  Locke  dans  le  second  volume  de  Fox 
Rourne,  p.  381  et  suiv. 


t'RÈFACE  Dr  TRADICTEIR.  svii 

réflexions.  Mais  les  lois  fondamentales  de  la  pédagogie 
sont  les  mêmes  à  tous  les  degrés  de  l'instruction,  et  ce 
n'est  pas  seulement  aux  professeurs  de  nos  lycées,  c'est 
aussi  aux  maîtres  de  nos  écoles  primaires  que  s'adressent, 
au  moins  en  partie,  les  leçons  de  celui  que  Rousseau 
appelait  «  le  sage  Locke  ». 

bien  qu'il  date  de  deux  siècles,  le  livre  des  Pensées  n'a 
point  vieilli,  et  on  serait  tenté  de  lui  appliquer  le  jugement 
que  Guizot  portait  sur  les  idées  de  Montaigne  en  matière 
d'éducation  :  «  On  pourra  avoir  à  ajouter  à  ce  que  Mon- 
taigne recommande  ;  on  aura  besoin  de  conduire  l'élève 
plus  loin  qu'il  ne  l'a  fait  ;  mais  il  faut  passer  par  la  route 
qu'il  a  prise;  avant  de  prétendre  à  le  devancer,  qu'on 
s'applique  à  l'atteindre1.  »  Comme  tous  les  écrits  qui  sont 
en  avance  sur  leur  temps,  les  Pensées  sur  l'éducation 
étaient  appelées  à  exercer  une  influence  durable  et  qui 
s'accroît  avec  les  années.  Certes  les  applaudissements  ne 
lui  ont  pas  manqué  dès  l'origine  :  les  éloges  de  Leibnitz, 
qui  mettait  les  Pensées  au-dessus  de  Y  Essai  sur  l'entende" 
ment,  la  traduction  plusieurs  fois  rééditée  de  Pierre  Coste, 
plus  tard,  les  emprunts  de  Rousseau  -,  l'admiration  d'Helvé- 
tius  qui  en  matière  d'éducation  se  donnait  pour  un  disciple 
de  Locke3,  d'autres  témoignages  encore,  établissent  que  les 
idées   pédagogiques  du   pbilosopbe  anglais  ne   passèrent 

1.  (iuizot,  Méditai  ions  et  études  morales,  p.  531.  Les  plus  récents 
biographes  de  Locke  s'accordent  à  reconnaître  l'importance,  et  pour 
ainsi  dire  V actualité  des  Pensées  sur  l'éducation.  «  Je  suis  persuadé, 
dit  M.  Ilarion,  dans  son  excellente  élude  sur  Locke,  que  si  l'on  donnait 
aujourd'hui  chez  nous  une  édition  séparée  du  livre  des  Pensées  le 
succès  en  serait  considérable,  au  milieu  de  nos  discussions  ardentes 
sur  les  programmes  de  l'enseignement  public.  »  (J.  Locke,  sa  rie  et  son 
truvre,  par  Henri  Marion,  Paris,  1878). 

2.  On  a  dit  <|ue  f'lutarque  et  Montaigne  avaient  fait  Rousseau  :  il  faut 
y  joindre  Locke.  Voyez  notamment  dans  V Emile  les  livres  I  et  II. 

~>.  Ilelvétius,  dans  son  mauvais  livre  :  De  l'homme,  de  ses  faculté* 
intellectuelles  et  de  son  éducation ,  n'a  recueilli  d'ailleurs  que  les 
paradoxes  de  Locke,  notamment  ses  idées  sur  la  toute -puissance  de 
l'éducation. 

b 


xviii  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

point  inaperçues,  et  que  ses  successeurs  immédiats,  comme 
ses  propres  contemporains,  distinguèrent  les  hautes  qua- 
lités des  Pensées.  Mais  c'est  de  notre  temps  surtout,  dans 
un  siècle  qui  fait  effort  pour  rompre  avec  la  routine,  pour 
instituer  dans  la  pratique  une  réforme  de  l'éducation  depuis 
longtemps  rêvée  en  théorie,  qu'un  livre  tout  pénétré  d'idées 
modernes,  et  presque  tout  entier  consacré  à  la  critique  des 
vieilles  méthodes,  devait  trouver  bon  accueil  et  plein 
succès.  Tandis  qu'on  le  réimprime  nombre  de  fois  en 
Angleterre1,  avec  des  annotations  judicieuses  et  savantes, 
on  le  commente  en  Allemagne2.  L'Essai  sur  l'éducation  de 
M.  Herbert  Spencer  n'est  en  grande  partie,  avec  moins  de 
mesure  et  avec  plus  d'éclat,  qu'une  adaptation,  une  refonte 
au  goût  du  jour,  des  idées  de  Locke.  Il  est  vrai  que 
M.  Spencer  ne  cite  Locke  qu'une  fois3;  mais  Locke  non 
plus  ne  cite  presque  jamais  Montaigne,  dont  il  est  plein4. 

1.  Voyez  les  deux  éditions  anglaises  publiées  il  y  a  deux  ans,  l'une  par 
R.  Hébert  Quick,  l'auteur  d'un  livre  estimé  qui  a  pour  titre  Essays  on 
Educational  Reformers  (Cambridge,  1880)  ;  l'autre  par  Evan  Daniel 
(Londres,  4880).  Nous  nous  sommes  souvent  inspiré  dans  nos  com- 
mentaires des  notes  excellentes  que  ces  deux  éditeurs  ont  jointes  à 
leur  publication. 

2.  Voyez  par  exemple  Die  Pœdarjogik  des  John  Locke,  von  \Y.  Git- 
schmann,  Kœtben,  1881;  et  l'ouvrage  du  DrAmslaedt:  François  Rabe- 
lais und  sehi  Traité  d'éducation  mit  besonderer  Rerucksichtiguny 
der  pœdagogischen  Grundscitze  Monlaigne's,  Locke's  und  Rousseau 
(Leipzig,  1872). 

5.  De  VÉducation,  traduction  française  de  1878,  p.  21  i. 

4.  Montaigne,  Locke  et  Rousseau,  voilà  trois  noms  inséparables  dans 
l'histoire  de  l'éducation.  Le  Dr  Arnstaedt,  dans  le  livre  que  nous  avons 
cité,  a  noté  avec  précision  les  traits  communs  à  ces  trois  pédagogues  : 
1°  Ils  ne  se  préoccupent  que  de  l'éducation  d'un  seul  enfant  confié  à 
un  précepteur.  2°  Ils  donnent  à  l'éducathsn  morale  et  à  la  formation  du 
caractère  le  pas  sur  l'instruction.  5°  Ils  attachent  une  grande  impor- 
tance à  l'éducation  physique.  4°  Ils  condamnent  le  régime  sévère  et  dur 
qu'on  impose  habituellement  à  l'enfant  et  demandent  qu'on  lui  rende 
le  travail  attrayant.  5°  Ils  condamnent  les  écoles  trop  populeuses.  0°  11s- 
veulent  que  le  précepteur  de  l'enfant  soit  plutôt  sage  que  savant.  7°  Ils 
condamnent  l'instruction  de  pure  mémoire,  qui  ne  donne  pas  la  raison 
des  choses.  8°  Ils  demandent  que  l'on  commence  par  des  études  sensi- 
bles ou  d'.expérience  directe.  9°  Ils  recommandent  les  voyages. 


PRÉFACE  Dl    TRADICTEll;.  xn 

En  France ,  la  réforme  récente  de  l'enseignement  secon- 
daire n'est  sur  bien  des  points  que  l'application  et  la  mise 
en  oeuvre  des  Pensées  sur  l'éthicntoin. 

Cherchons  donc  par  quelles  nouveautés  un  livre  qui 
date  du  dix-septième  siècle,  se  recommande  encore  aujour- 
d'hui comme  une  œuvre  d'un  intérêt  présent  et  actuel. 

Le  premier  mérite  de  Locke,  c'est  d'avoir  réagi  contre 
l'instruction  de  pure  forme,  qui  substitue  à  l'acquisition 
d'un  savoir  positif  et  réel  une  culture  de  luxe,  pour  ainsi 
dire,  l'apprentissage  d'une  rhétorique  superficielle .  et  d'un 
verbiage  élégant.  L'auteur  des  Pensées  sur  l'éducation  est 
un  pédagogue  utilitaire.  Il  dédaigne  et  condamne  les 
études  qui  ne  tendent  pas  directement  à  la  préparation  de 
la  vie.  Sans  doute  Locke  est  allé  un  peu  loin  dans  sa 
réaction  contre  le  formalisme  alors  à  la  mode  et  dans  sa 
prédilection  pour  le  réalisme.  Il  oublie  trop  que  les 
vieilles  études  classiques,  si  elles  ne  sont  pas  utiles  au  sens 
positif  du  mot,  si  elles  ne  satisfont  pas  aux  besoins  ordi- 
naires de  l'existence,  ont  cependant  une  utilité  plus  haute, 
en  ce  sens  qu'elles  peuvent  devenir,  entre  des  mains  habiles 
et  discrètes,  un  excellent  instrument  de  discipline  intellec- 
tuelle et  les  éducatrices  de  l'esprit.  Mais  Locke  parlait  à 
des  fanatiques  et  à  des  pédants,  pour  qui  le  latin  et  le 
grec  étaient  le  tout  de  l'instruction,  et  qui,  détournant 
les  lettres  de  leur  vraie  destination,  faisaient  à  tort  de  la 
connaissance  des  langues  mortes  le  but  unique,  et  non, 
comme  il  convient,  un  des  moyens  de  l'instruction. 
Locke  n'est  pas  un  utilitaire  aveugle,  un  positiviste  brutal 
qui  songe  à  éliminer  les  études  désintéressées.  Seule- 
ment, il  veut  qu'on  les  mette  à  leur  rang,  qu'on  ne 
leur  sacrifie  pas,  en  les  investissant  d'une  sorte  de  pri- 
vilège exclusif,  d'autres  enseignements  plus  essentiels, 
plus  immédiatement  utiles.  Il  combat,  non  le  latin,  mais 
l'abus  du  latin  ;  non  le  fonds  de  l'instruction  classique, 
mias  la  façon  dont  elle  est  donnée  ;  non  les  écoles  de  gram- 
maire elles-mêmes,  mais  la  mode,  l'engouement  qui  y 


ix  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

précipite  une  multitude  d'enfants  que  leur  condition  et 
leur  disposition  d'esprit  destineraient  plutôt  à  d'autres 
études.  Comme  M.  Herbert  Spencer,  Locke  pouvait  dire  dès 
le  dix-septième  siècle  :  «  L'enfant  de  nos  contrées  apprend 
le  latin  parce  que  cela  rentre  dans  l'éducation  d'un  gentle- 
man, de  même  que  l'Indien  de  l'Orénoque  se  peint  ou  se 
tatoue,  parce  que  c'est  l'usage  traditionnel  de  sa  tribu  ?  « 

Parcourons  rapidement  le  programme  d'études  que 
Locke  a  dressé  pour  l'usage  de  son  élève,  et  nous  recon- 
naîtrons partout  une  tendance  utilitaire  très  prononcée, 
dont  la  justesse  et  l'opportunité  ne  sauraient  être  contes- 
tées, si  l'on  songe  que  la  pédagogie  de  ce  temps-là  sem- 
blait absolument  vouée  aux  superfluités. 

Dès  que  l'enfant  sait  lire  et  écrire,  il  faut  lui  apprendre 
à  dessiner.  Très  dédaigneux  de  la  peinture  et  des  arts  en 
général,  dont  son  esprit  un  peu  froid  n'a  pas  assez  com- 
pris la  douce  et  profonde  influence  sur  l'âme  des  enfants, 
Locke  en  revanche,  recommande  le  dessin,  parce  que  le 
dessin  peut  être  pratiquement  utile  ;  et  il  le  met  presque 
sur  le  même  rang  que  la  lecture  et  l'écriture.  Une  fois  ces 
éléments  acquis,  l'enfant  doit  être  exercé  dans  sa  langue 
maternelle,  d'abord  par  des  lectures,  plus  tard  par  des 
exercices  de  composition,  petits  récits,  lettres  fami- 
lières, etc.  L'étude  d'une  langue  vivante  (c'est  le  français 
que  Locke  propose  à  ses  compatriotes)  suivra  immédiate- 
ment; et  c'est  seulement  quand  l'enfant  la  possédera,  qu'on 
le  mettra  au  latin.  Sauf  l'omission  des  sciences,  le  plan  de 
Locke  se  rapprocbe  singulièrement  de  celui  qui  depuis 
deux  ans  a  été  adopté  pour  nos  lycées.  Quant  au  latin, 
qui  succède  à  la  langue  vivante,  Locke  veut  qu'on  l'ap- 
prenne surtout  par  l'usage,  par  la  conversation,  si  l'on 
peut  trouver  un  maître  qui  le  parle  couramment,  par 
la  lecture  des  auteurs,  quand  on  n'a  pas  la  même  bonne 
fortune  que  Montaigne  ou  Shaftesbury.  Le  moins  de  gram- 
maire possible,  pas  de  récitations,  pas  de  compositions 
latines,  ni  en  vers,  ni  en  prose,  mais,  le  plus  tôt  que  l'on 


PRÉFACE  W  TRADUCTBUR.  tv 

pourra,  des  lectures  dans  des  textes  latins  faciles,  voilà  les 
recommandations  trop  peu  écoutées  de  Locke.  Il  ne  s'agit 
plus  d'apprendre  le  latin  pour  l'écrire  en  perfection  : 
le  seul  but  vraiment  désirable  est  de  comprendre  les  au- 
teurs qui  ont  écrit  dans  cette  langue.  Les  partisans  obs- 
tinés des  vers  et  des  discours  latins  ne  liront  pas  sans 
chagrin  les  vives  protestations  de  Locke  contre  des  exer- 
cices dont  on  abuse,  et  qui  imposent  à  l'enfant  le  supplice 
décrire  dans  une  langue  qu'il  manie  difficilement,  sur  des 
sujets  qu'il  connaît  à  peine.  Quant  au  grec,  Locke  le 
proscrit  absolument  :  non  qu'il  méconnaisse  la  beauté 
d'une  langue  dont  les  chefs-d'œuvre  sont,  dit-il,  la  source 
originelle  de  notre  littérature  et  de  notre  science.  Mais 
il  en  réserve  la  connaissance  aux  érudits,  aux  lettrés, 
aux  savants  de  profession,  et  il  l'exclut  de  l'enseigne- 
ment secondaire,  qui  ne  doit  être  que  l'école  de  la  vie. 
Ainsi  allégée,  l'instruction  classique  pourra  plus  aisé- 
ment accueillir  les  études  vraiment  utiles  et  d'une  portée 
pratique  :  la  géographie  que  Locke  met  au  premier  rang 
parce  qu'elle  est  un  a  exercice  de  la  mémoire  et  des  yeux  »  ; 
l'arithmétique,  puis  ce  qu'il  appelle  un  peu  ambitieuse- 
ment l'astronomie,  et  qui  n'est  au  fond  que  la  cosmogra- 
phie élémentaire  ;  les  parties  de  la  géométrie  qui  sont 
nécessaires  pour«  un  homme  d'affaires  »  ;  la  chronologie 
et  l'histoire,  «  la  plus  agréable  et  la  plus  instructive 
des  études  »  ;  la  morale,  le  droit  et  la  législation  usuelle» 
qui  ne  figure  pas  encore  dans  nos  programmes  français  : 
enfin  la  philosophie  naturelle,  c'est-à-dire  les  sciences 
physiques  ;  et  pour  couronner  le  tout,  un  métier  manuel 
et  la  tenue  des  livres. 

Ces  derniers  traits  achèvent  de  caractériser  l'idéal  pra- 
tique et  modeste  que  Locke  a  conçu  en  matière  d'éduca- 
tion. Il  veut  former,  non  un  homme  de  lettres  ou  de 
sciences,  mais  un  homme  d'affaires,  armé  pour  le  combat 
de  la  vie,  pourvu  de  toutes  les  connaissances  dont  il  aura 
besoin  pour  régler  ses  comptes,   pour  diriger  sa  fortune, 


ïxii  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

pour  satisfaire  aux  exigences  de  sa  profession,  et  aussi 
pour  remplir  ses  devoirs  d'homme  et  de  citoyen.  Cet 
homme  aux  vertus  positives  aura  aussi  d'autres  qualités  : 
il  parlera  sa  langue  avec  facilité  et  avec  correction;  il 
raisonnera  juste  et  droit;  mais  c'est  par  l'exercice  sur- 
tout, et  avec  le  moins  de  règles  possible,  qu'il  aura  ap- 
pris la  rhétorique  et  la  logique.  En  un  mot,  l'élève  de 
Locke  au  sortir  du  collège  sera,  non  un  fort  en  thème, 
un  latiniste  élégant,  un  dialecticien  subtil,  un  seliolar  enfin, 
mais  déjà  un  homme  d'action,  tout  préparé  à  tenir  sa  place 
dans  le  monde. 
Un  second  caractère  de  la  pédagogie  de  Locke,  c'est  que, 

,  utilitaire  dans  son  objet,  l'instruction  qu'il  organise  sera 
attrayante  dans  ses  moyens.  Après  la  haine  du  pédantisme 
qui  dépense  inutilement  les  forces  de  l'enfant  dans  des 
études  stériles,  l'antipathie  la  plus  vive  de  Locke  est  celle 
que  lui  inspire  le  rigorisme  d'un  enseignement  trop  didac- 
tique, où  les  méthodes  sont  rebutantes,  les  procédés  labo- 
rieux, où  le  professeur  n'apparaît  aux  élèves  que  comme 
un  ôpouvantail  et  un  trouble-fête.  Ici  encore  l'écueil  est 
proche  et  nous  n'affirmerons  pas  que  Locke  se  soit  gardé 
de  tout  excès1.  Sans  défendre  l'éducation  déplaisante  et  les 
méthodes  rébarbatives  que  Locke  condamne  avec  raison, 
il  est  permis  de  penser  que  l'instruction  agréable  a  aussi 
ses  inconvénients,  qu'elle  se  trompe  quand  elle  veut  sup- 
primer l'effort  et  la  peine,  et  faire  de  toute  étude  une  ré- 

»  création  et  un  jeu.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  malgré  ces  ré- 
serves, Locke  mérite  nos  éloges  pour  avoir  essayé  de  mettre 
en  honneur  les  procédés  engageants  et  les  méthodes  at- 
trayantes. Sans  espérer  comme  lui,  sans  désirer  même  que 
l'enfant  en  vienne  à  ne  pas  mettre  de  différence  entre 
l'étude  et  les  autres  divertissements,  nous  sommes  disposé 
à  croire  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire  pour  lui  adoucir 

1.  On  a  vivement  reproché  à  Locke  ses  exagérations  sur  ce  point. 
«  Digne  émule  de  Fénelon,  il  veut  le  plaisir  avant  tout.  »  Voyez  Bur- 
nier,  Histoire  de  l'Éducation,  t.  I,  p.  252. 


PRÉFACE  in;  TRADUCTEUR.  xxm 

les  premières  difficultés  de  la  science,  pour  séduire  l'enfant 
et  le  captiver  sans  le  contraindre,  pour  lui  éviter  enfin  le 
dégoût  que  ne  peuvent  manquer  d'inspirer  des  études  trop 
sévèrement  imposées,  dont  on  fait  un  sujet  de  tourment  et 
de  gronderie.  C'est  particulièrement  pour  la  lecture  et  les 
premiers  travaux  de  l'enfant  que  Locke  recommande  l'em- 
ploi des  jeux  instructifs.  «  Il  faut  lui  apprendre  à  lire  sans 
qu'il  y  voie  autre  chose  qu'un  divertissement.  »  Mais  à  tout 
âge  l'enfant  est  jaloux  de  son  indépendance  et  avide  de 
plaisir.  Personne  avant  Locke  n'avait  aussi  nettement  re- 
connu le  besoin  d'activité  et  de  liberté  qui  est  naturel  à 
l'enfant,  ni  aussi  fortement  insisté  sur  la  nécessité  de  res- 
pecter son  humeur  indépendante  et  ses  goûts  personnels. 
Ici  encore  le  pédagogue  anglais  du  dix-septième  siècle  se 
rencontre  avec  son  illustre  successeur  du  dix-neuvième. 
M.  Herbert  Spencer  l'a  démontré  avec  force,  l'esprit  ne 
s'approprie  bien  que  les  connaissances  qui  lui  procurent 
du  plaisir  et  une  excitation  agréable.  Or,  il  y  a  plaisir  et 
excitation  agréable  partout  où  il  y  a  développement  d'une 
activité  normale,  correspondant  à  un  goût  instinctif  et 
proportionnée  aux  forces  naturelles  ;  et  il  n'y  a  d'instruc- 
tion véritable  qu'au  prix  d'un  déploiement  réel  d'activité. 
Tels  sont  les  traits  essentiels  du  système  de  Locke,  en 
ce  qui  concerne  l'éducation  intellectuelle.  Il  faut  se  hâter 
d'ajouter  que,  dans  sa  pensée,  elle  doit  être  subordonnée 
à  l'éducation  morale.  L'instruction  à  ses  yeux  n'est  pas  la 
chose  essentielle.  «  Ce  qu'un  gentleman,  dit -il,  doit 
souhaiter  à  son  fils,  outre  la  fortune  qu'il  lui  laisse,  c'est  : 
1°  la  vertu;  2°  la  prudence:  5°  les  bonnes  manières; 
4 "  l'instruction.  »  On  voit  que  l'instruction  vient  seulement 
au  dernier  rang,  après  la  politesse,  après  la  prudence, 
c'est-à-dire  l'habileté  pratique,  après  la  vertu  enfin.  «  L'in- 
truction  n'est  que  la  moindre  partie  de  l'éducation.  » 
Avouons  que  Locke  n'a  pas  pour  l'instruction  toute  l'es- 
time nécessaire,  et  qu'il  ne  reconnaît  pas  assez  de  quel 
secours  elle  peut  être  précisément  à  l'éducation  morale 


xxiv  PREFACE  DU  TRADUCTEUR. 

elle-même.  Il  y  a  dans  l'espèce  de  dédain  qu'il  témoigne  à 
l'instruction  quelque  chose  du  préjugé  auquel  M.  Herbert 
Spencer  a  prêté  l'appui  inattendu  de  son  autorité,  quand 
il  affirme  que  les  lumières  de  l'esprit  n'ont  aucune  action 
sur  le  cœur  et  sur  la  volonté,  et  que  l'homme  instruit  n'a 
pas  plus  de  chance  que  l'homme  ignorant  d'échapper  au 

je.,  vice  et  d'acquérir  la  vertu.  Cela  dit,  sachons  gré  à  Locke 
d'avoir  protesté  contre  les  pédagogues  qui  croient  avoir 
tout  fait  quand  ils  ont  orné  la  mémoire  et  meublé  l'esprit 
de  leurs  élèves  de  quelques  morceaux  de  littérature  et  de 
quelques  bribes  de  science.  La  grande  affaire,  c'est  incon- 
testablement de  développer  de  bonnes  habitudes  morales, 
de  cultiver  les  sentiments  nobles,  de  former  enfin  un  ca- 
ractère vertueux.  Locke  y  revient  sans  cesse  ;  et,  dans  un 
livre  où  il  y  a  tant  de  redites,  il  n'y  a  rien  qui  soit  répété 
plus  souvent  que  l'éloge  de  la  vertu. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'indiquer  le  but  et  de  dire  : 
«  Apprenez  aux  enfants  à  maîtriser  leurs  inclinations,  à  se 
gouverner  par  leur  raison.  »  Ce  qui  importe,  c'est  de 
définir  les  moyens  à  employer  pour  en  arriver  là.  On  pour- 
rait s'attendre,  étant  donnés  les  instincts  utilitaires  de 
Locke,  à  lui  voir  choisir  l'intérêt  comme  principe  de  l'édu- 
cation morale,  et  accepter  pour  devise  la  règle  que  Kous- 
seau  propose  à  Emile  :  Cul  bono?  «  A  quoi  cela  est-il  bon?  » 
Il  n'en  est  rien.  Ce  ne  sont  pas  non  plus  les  sentiments 
tendres  et  affectueux,  l'amour  des  parents,  l'affection  pour 
le  maître  que  Locke  donne  pour  fondements  à  la  vertu 
naissante  de  l'enfant;  c'est  encore  moins  la  crainte  des 
punitions  et  le  sentiment  servile  de  la  terreur.  Locke,  qui 
peut-être  a  le  tort  de  traiter  trop  tôt  l'enfant  en  homme, 
qui  ne  se  rend  pas  compte  suffisamment  de  tout  ce  qu'il  y 

•\l£  de  faiblesse  dans  la  nature  enfantine,  Locke  fait  appel 

'dès  le  début  au  sentiment  de  l'honneur  et  à  la  crainte  de 

la  honte,  c'est-à-dire  à  des  émotions,  qui,  je  le  crains,  par 

leur  noblesse  même  sont  un  peu  au-dessus  des  facultés  de 

l'enfant.  L'honneur  qui  n'est  à  vrai  dire  qu'un  autre  mot 


PREFACE  1)1    TRAM'CTEUt.  kxv 

pour  dire  le  devoir,  et  comme  la  traduction  mondaine  de 
la  vertu,  l'honneur  peut  être  assurément  le  guide  d'une 
conscience  adulte  et  déjà  formée.  Mais  n'est-il  pas  chimé- 
rique d'espérer  que  l'enfant  dès  ses  premières  années  sera 
sensible  à  l'estime  et  au  mépris  de  ceux  qui  l'entourent? 
S'il  était  possible  d'inspirer  à  l'enfant  le  souci  de  sa 
réputation,  je  reconnais  avec  Locke  que  l'on  pourrai! 
désormais  «  faire  de  lui  tout  ce  qu'on  voudrait  et  lui 
apprendre  à  aimer  toutes  les  formes  de  la  vertu  ».  Mais  la 
question  est  de  savoir  si  l'on  peut  y  réussir;  et  j'en  doute, 
malgré  les  assurances  de  Locke.  Il  est  dupe  de  la  môme 
illusion,  et  quand  il  attend  de  l'enfant  assez  d'énergie 
morale  pour  que  le  sentiment  de  l'honneur  suffise  à  le 
gouverner,  et  quand  il  compte  sur  ses  forces  intellectuelles 
au  point  de  vouloir  raisonner  avec  lui  dès  qu'il  sait  parler. 
Pour  former  de  bonnes  habitudes  chez  l'enfant  et  le  pré- 
parer à  la  vertu,  il  n'est  pas  trop  de  toutes  les  ressource* 
que  la  nature  et  l'art  mettent  à  la  disposition  de  l'éduca- 
teur: la  sensibilité,  sous  ses  diverses  formes,  les  calculs 
de  l'intérêt,  les  lumières  de  l'intelligence.  C'est  peu  à  peu 
seulement,  et  avec  le  progrès  de  l'âge,  qu'un  principe 
élevé  comme  le  sentiment  de  l'honneur  ou  le  senti- 
ment du  devoir  pourra  émerger  du  milieu  des  volontés 
mobiles  de  l'enfant  et  s'imposer  à  ses  actions  comme  la 
loi  souveraine.  La  pédagogie  morale  de  Locke  est  certai- 
nement fautive  en  ce  qu'elle  ne  s'adresse  pas  assez  au 
cœur,  à  la  puissance  d'aimer  qui  est  déjà  si  grande  chez 
l'enfant,  .l'ajoute  que,  dans  sa  hâte  d'émanciper  l'enfant, 
de  le  traiter  en  créature  raisonnable,  de  développer  en  lui 
les  principes  du  self  yovenunent,  Locke  a  eu  tort  de  pro- 
scrire presque  absolument  la  peur  du  châtiment.  Il  est  jjon 
de  respecter  la  liberté  et  la  dignité  de  l'homme  dans  l'en- 
fant, mais  il  ne  faut  pas  que  ce  respect  dégénère  en  su- 
perstition, et  il  n'est  pas  sûr  que  pour  préparer  des  volontés 
fermes  et  robustes  il  soit  nécessaire  de  les  avoir  affranchies 
de  bonne  heure  de  toute  crainte  et  de  toute  contrainte. 


xxvi  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

Locke  n'a  donc  pas  assez  élargi  les  bases  de  sa  théorie 
de  la  discipline  morale  ;  mais  s'il  est  resté  incomplet  dans 
la  partie  positive  de  sa  tâche,  s'il  n'a  pas  conseillé  tout  ce 
qu'il  faut  faire,  il  a  mieux  réussi  dans  la  partie  négative, 
celle  qui  consiste  à  éliminer  tout  ce  qu'il  faut  ne  pas  faire. 
Les  chapitres  consacrés  aux  châtiments  en  général  et  en 
particulier  aux  châtiments  corporels  comptent  parmi  les 
meilleurs  des  Pensées.  Rollin,  Rousseau,  les  ont  souvent  re- 
copiés. Il  est  vrai  que  Locke  lui-même  en  a  emprunté  l'in- 
spiration à  Montaigne.  La  «  douceur  sévère  » ,  qui  est  la  règle 
de  l'auteur  des  Essais,  est  aussi  celle  des  Pensées  sur  Vé- 
diication.  Locke  a  prononcé  sur  le  fouet  le  jugement  défi- 
nitif du  bon  sens  :  «  C'est  une  discipline  servile  qui  rend  le 
caractère  servile1  ».  Il  n'a  sacrifié  aux  idées  de  son  temps 
que  sur  un  point  :  lorsqu'il  admet  une  exception  à  l'inter- 
diction absolue  des  verges  et  tolère  l'usage  du  fouet  dans 
les  cas  extrêmes,  pour  dompter  la  résistance  opiniâtre  e 
rebelle  de  l'enfant.  C'était  encore  trop  sans  aucun  doute;  mai 
pour  rendre  justice  à  la  hardiesse  des  vues  de  Locke,  i 
faut  considérer  combien  la  coutume  était  puissante  alors, 
combien  elle  l'est  encore  aujourd'hui  en  Angleterre,  dan: 
un  pays  où  les  chefs  d'institution  se  croient  obligés  d'à 
vertir  le  public,  dans  les  réclames  publiées  par  les  jour 
naux,  que  l'interdiction  des  châtiments  corporels  compt< 
parmi  les  avantages  de  leurs  maisons.  «  Les  étrangers 
disent  MM.  Demogeot  et  Montucci,  dans  le  Rapport  que  nou 
avons  déjà  cité,  ont  peine  à  concevoir  la  persévérance  av 
laquelle  les  instituteurs  anglais  conservent  le  vieil 
dégradant  usage  de  la  correction  par  le  fouet...  Une  chos 

1.  Voyez  sur  ce  sujet  une  excellente  étude  de  M.  Pillon,  Les  Châti- 
ments corporels  dans  l'éducation ,  opinion  de  Locke  (  La  Critifjii 
philosophique,  7e  année,  n°  55).  M.  Pillon  blâme  Uocke  d'avoir  admis 
l'usage  du  fouet  dans  certains  cas  exceptionnels.  «  Locke,  dit-il,  aurai 
dû  conclure  d'après  ses  principes  qu'un  remède  si  dangereux  ne  sai 
rait  jamais  être  conseillé,  et  que  la  prudence  ne  permet  pas  d'en  faire 
un  usage  même  exceptionnel,  puisque  nous  sommes  certain  du  mal 
qu'il  peut  faire  sans  l'être  du  bien  qui  peut  en  résulter.  » 


PBÉFACE  M    ll;\hl  CTEUR.  ixvu 

plus  étonnante,  c'est  que  les  écoliers  paraissent  y  tenir  au- 
tant que  les  maîtres  :  du  moins  s'il  faut  en  juger  par  un 
fait  arrivé,  il  y  a  un  certain  nombre  d'années,  à  l'école  de 
la  Chartreuse...  En  1818,  raconte  un  des  anciens  élèves  de 
ce  collège,  notre  principal,  le  docteur  Russell,  qui  avait  des 
idées  à  lui,  voulut  abolir  le  châtiment  corporel  et  y  sub- 
stituer une  amende.  Tout  le  monde  regimba  contre  cette 
innovation.  Le  fouet  nous  semblait  très  conciliable  avec  la 
dignité  d'un  gentleman;  mais  l'amende,  fi  donc!  L'école  se 
souleva  au  cri  de  :  «  A  bas  l'amende  !  vive  le  fouet  !  »  La 
révolte  triompha  et  le  fouet  fut  solennellement  restauré. 
Alors  nous  en  eûmes  à  cœur-joie.  Le  lendemain  du  jour  où 
l'amende  fut  abolie,  nous  trouvâmes,  en  entrant  en  classe, 
une  superbe  forêt  de  verges,  et  les  deux  heures  de  la  leçon 
furent  consciencieusement  employées  à  en  faire  usage1.  » 
.Nous  n'insisterons  pas  plus  longtemps  sur  les  principes 
de  Locke  en  fait  d'éducation  morale.  Il  les  a  nettement 
résumés  dans  ce  passage  :  «  Que  l'enfant  apprenne  sous 
votre  direction  à  dominer  ses  inclinations  et  à  soumettre 
ses  appétits  à  la  raison.  Si  vous  obtenez  cela,  et  si  par 
une  pratique  constante  vous  lui  en  faites  une  habitude, 
vous  aurez  rempli  la  partie  la  plus  difficile  de  votre  tâche. 
Et  pour  qu'un  jeune  homme  en  vienne  là,  je  ne  connais 
pas  de  moyen  plus  efficace  que  le  désir  d'être  loué  et  d'être 
estimé  :  c'est  donc  ce  sentiment  qu'il  faut  lui  inspirer  par 
tous  les  moyens  imaginables.  Rendez-le  sensible  à  l'hon- 
neur et  à  la  honte,  autant  que  possible.  Lorsque  vous  y 
serez  parvenu,  vous  aurez  jeté  dans  son  esprit  un  prin- 
cipe qui  influencera  sa  conduite,  quand  vous  ne  serez 
plus  auprès  de  lui,  un  principe  auquel  ne  peut  être  com- 
parée la  crainte  du  fouet  et  de  la  petite  douleur  que  cause 
le  fouet,  et  qui  sera  enfin  la  tige  sur  laquelle  vous  pourrez 
ensuite  greffer  les  vrais  principes  de  la  moralité  et  de  la 
religion2.  » 

1.  De  i Enseignement  secondaire  en  Angleterre,  etc.,  p.  41. 

2.  Voyez  plus  loin,  p.  525. 


xxviu  l'RKFACE  DU  TltADUCTEl'lt. 

Il  y  aurait  bien  d'autres  vérités  importantes  à  relevef 
dans  les  chapitres  que  Locke  a  consacrés  aux  récompenses, 
aux  réprimandes,  aux  exemples,  aux  règles,  etc.;  mais  il 
nous  suffira  d'avoir  montré  que  son  esprit  utilitaire  se  re- 
lève et  se  corrige  par  de  hautes  intentions  morales,  quand 
il  touche  au  grand  sujet  de  la  discipline.  On  peut  aller  plus 
loin  que  lui,  mais  il  est  dans  la  bonne  voie  quand  il  cherche 
le  principe  de  cette  discipline,  non  dans  une  autorité  exté- 
rieure, mais  dans  la  conscience  même  de  l'enfant.  En  effet! 
le  progrès  de  la  pédagogie  moderne  sur  la  vieille  péd»-  ] 
gogie,  au  point  de  vue  de  la  direction  de  la  volonté  comme 
au  point  de  vue  du  développement  de  l'intelligence,  con- 
siste surtout  en  ceci  qu'elle  fait  de  plus  en  plus  effort  pour 
éveiller  et  mettre  eu  œuvre  les  énergies  naturelles  de  l'es- 
prit, pour  associer  l'enfant  et  son  action  personnelle  à  l'ac- 
tion de  l'éducateur,  en  un  mot,  pour  faire  de  l'éducation 
une  œuvre  de  développement  intérieur,  une  œuvre  du  de- 
dans, si  je  puis  dire,  et  non  un  placage  artificiel  imposé 
du  dehors.  Locke  a  d'autant  plus  de  mérite  à  professer  ce 
principe  pédagogique  que  les  préjugés  de  sa  philosophie 
sensualiste  semblaient  devoir  l'égarer  dans  la  voie  con- 
traire, et  l'entraîner  à  exagérer  la  part  des  influences  ex- 
térieures dans  l'éducation.  Mais  par  une  contradiction 
heureuse  le  même  philosophe  qui  nie  les  idées  innées, 
admet  chez  l'enfant  un  principe  de  volonté  et  de  liberté, 
un  sentiment  instinctif  d'amour-propre  et  d'honneur. 

L'éducation  physique  était  un  sujet  presque  neuf  du 
temps  de  Locke!  11  l'a  traité  avec  originalité,  et  il  a  été 
servi  sur  ce  point  par  sa  compétence  de  médecin.  Il  est  le 
premier  qui  ait  disserté  avec  suite  et  méthode  sur  la  nour- 
riture, sur  les  vêtements,  sur  le  sommeil  de  l'enfant. 
Rousseau  a  beaucoup  profité  de  «  ses  préceptes  mâles  ei 
sensés».  C'est  Locke  qui  a  posé  ce  principe:  «Laissons  à  la 
nature  le  soin  de  former  le  corps  comme  elle  croit  devoir 
le  faire.  »  Par  suite  pas  de  vêtements  étroits;  la  vie  en 
plein  air,  au  soleil  ;  des  enfants  élevés  comme  des  paysans, 


PRÉFACE  M    TRAM'CTEI  R.  xmx 

aguerris  au  chaud  et  au  froid,  jouant  tète  nue,  pieds  nus. 
Mans  l'alimentation,  Locke  interdit,  le  sucre,  le  vin,  les  épices, 
lia  viande,  jusqu'à  trois  ou  quatre  ans.  Quant  aux  fruits 
que  les  enfants  aiment  souvent  d'un  amour  désordonné, — 
ce  qui  ne  doit  pas  surprendre,  dit-il,  puisque  «  c'est  pour 
un  fruit  que  nos  premiers  parents  ont  perdu  le  paradis  », 
—  il  fait  un  choix  singulier  :  il  autorise  les  fraises,  les 
groseilles,  les  pommes  et  les  poires  ;  il  interdit  les  pêches, 
les  prunes,  les  raisins.  Quelques-unes  de  ces  recomman- 
dations, je  l'avoue,  sont  tout  à  fait  paradoxales:  lorsqu'il 
conseille,  par  exemple,  de  donner  à  l'enfant  des  chaus-  41 
sures  si  minces  «  qu'elles  laissent  passer  l'eau,  quand  les 
pieds  seront  en  contact  avec  elle  ».  On  peut  rire  de  ces 
fantaisies  hygiéniques;  on  peut  se  plaindre  aussi  de  la 
rudesse  excessive  d'un  système  qui  certainement  abuse  de 
l'endurcissement  physique.  Je  ne  sais  pas  si  les  consé- 
•  int'iices  d'un  pareil  régime,  appliqué  à  la  lettre,  ne  se- 
raient pas  désastreuses  :  beaucoup  d'enfants  n'en  réchap- 
peraient pas,  surtout  s'ils  étaient  aussi  délicats  et  aussi  ajA^V~ 
souffreteux  que  Locke  l'était  lui-même.  Mais  ce  qui  défie-^  g/JL'  Vh. 
toute  critique,  c'est  l'esprit  général  d'une  éducation  phy- 
sique qui  tend  à  se  rapprocher  de  la  nature,  qui  élimine 
les  conventions  de  la  mode,  qui  condamne  les  raffine- 
ments de  la  mollesse,  et  où  se  reflètent  enfin  les  mœurs 
viriles  de  l'Angleterre. 

L'élève  de  Locke,  comme  il  le  dit  lui-même  à  la  pre- 
mière ligne  des  Pensrrs,  sera  donc  «  une  âme  saine  dans 
un  corps  sain  ».  Le  corps,  aguerri  de  bonne  heure  pai- 
lle- habitudes  simples  et  frugales,  se  fortifiera  dans  les 
jeux  de  l'enfance,  plus  tard  dans  les  exercices  d'équitation 
1  Locke  ne  parle  pas  de  la  gymnastique)  ;  la  danse  apprise 
le  plus  tôt  possible  joindra  la  grâce  des  mouvements  à  la 
force  de  la  complexion.  Sous  la  direction  d'un  précepteur 
avisé,  plutôt  sage  que  savant,  et  dont  la  tête  sera  «  bien  faite 
plutôt  que  bien  pleine  »,  l'enfant  grandira  dans  la  maison 
paternelle  :  Locke  ne  considère  le  collège  que  comme  un 


xxx  PRÉFACE  DU  TRADUCTEUR. 

pis  aller.  Mais  loin  d'isoler  son  élève,  loin  de  le  séques- 
trer, comme  fait  le  précepteur  d'Emile,  le  précepteur  ima- 
giné par  Locke  n'aura  pas  de  plus  vif  souci  que  de  fami- 
liariser son  pupille  avec  le  monde  et  de  le  former  à  la 
politesse.  «  Le  seul  moyen  de  se  défendre  contre  le  monde, 
c'est  de  le  connaître  à  fond.  »  Aucun  pédagogue,  je  crois, 
n'a  accordé  à  la  politesse  autant  d'importance  que  Locke  : 
il  semble,  à  l'entendre,  qu'elle  soit  la  première  des  vertus. 
Ces  exagérations  s'expliquent  par  le  caractère  du  temps  où 
il  vécut.  C'est  au  dix -septième  siècle,  en  effet,  h  que 
s'ouvrit  en  Europe,  surtout  en  Angleterre  et  en  France,  un 
genre  de  vie  nouveau,  la  vie  mondaine,  qui  bientôt  prima 
et  façonna  les  autres1.  »  La  politesse  telle  que  l'entend 
Locke  n'est  nullement  un  maniérisme  affecté  :  c'est  simple- 
ment l'air  aisé,  prévenant,  d'un  homme  attentif  à  plaire. 
D'ailleurs  l'élève  de  Locke  n'a  pas  seulement  des  dehors 
aimables  :  il  n'est  pas  un  homme  à  la  mode  dissimulant  la 
pauvreté  de  son  esprit  et  de  son  cœur  par  le  vernis 
agréable  de  ses  paroles  et  de  ses  manières.  C'est  avant 
tout  un  homme  de  prudence  et  de  réflexion,  solide  dans 
ses  jugements  et  circonspect  dans  ses  actions,  un  homme 
d'affaires  doublé  d'un  homme  du  monde,  incapable  des 
faire  quoi  que  ce  soit  contre  l'honneur,  vertueux  sans  effort, 
parce  qu'on  lui  aura  inculqué  les  principes  de  la  sagesse 
assez  tôt  pour  qu'il  ne  se  rappelle  même  pas  les  avoir 
acquis,  et  pour  qu'ils  le  gouvernent  avec  l'autorité  des 
instincts  les  plus  irrésistibles.  Il  sera  au  courant  de  tout, 
sans  avoir  rien  approfondi,  un  peu  comme  l'élève  de  Mon- 
taigne, auquel  il  ressemble  fort  et  qui  «  n'a  gousté  de 
sciences  que  la  crouste  première  » .  Du  moins  il  achèvera  ses 
études  classiques  sans  en  être  dégoûté,  avec  le  désir  de 
les  continuer  pendant  ses  heures  de  loisir  tout  le  long  de 
la  vie.  Son  esprit  actif  et  curieux  reste  prêt  et  ouvert  à 
toute  occasion  de  s'instruire...  Ne  poussons  pas  plus  loin 

1.  Taine,  Histoire  de  la  littérature  anglaise,  t.  III,  p.  65. 


xxxm  PRÉFACE  1)1   TRADUCTEUR. 

relations  avec  Coste  pendant  son  exil  en  Hollande.  Quel- 
ques années  plus  tard,  Coste  devenait  le  précepteur  du 
jeune  Frank  Masham,  et  par  conséquent  le  commensal  de 
Locke,  dans  la  maison  de  Damans  Cudworth,  lady  Masham. 
Malgré  ces  conditions  exceptionnellement  favorables  pour 
un  traducteur,  Coste,  qui  était  alors  fort  jeune,  n'a  guère 
réussi  dans  son  travail  :  il  avait,  en  fait  de  traduction, 
de  faux  principes.  Il  ne  se  piquait  nullement  de  fidélité, 
et  lui-même,  dans  une  de  ses  Préfaces,  avoue  ingénu- 
ment ses  inexactitudes  voulues.  «  Le  style  de  Locke,  dit-iî, 
qnoique  moins  figuré  que  celui  de  plusieurs  auteurs  de 
sa  nation,  l'est  encore  trop  (Coste  voulait  écrire  assez) 
pour  mettre  souvent  à  la  toiture  un  traducteur  français. 
qui,  pour  s'accommoder  au  génie  de  sa  langue,  est  obligé 
de  s'exprimer  plus  simplement.  »  En  conséquence  Coste 
supprime  souvent  les  images  et  les  hardiesses  du  style  de 
son  auteur.  En  outre  il  déclare  qu'il  s'est  «  servi  de  tous  les 
adoucissements  dont  il  a  pu  s'aviser,  pour  corriger  le  dés- 
ordre et  les  redites  du  texte  original.  »  C'est  donc  une 
Iraduction  adoucie  et  simpliiiée  qu'il  a  donnée  au  public. 
«  Il  a  refondu  des  pages  entières1.»  — «  Il  est  vrai,  ajoute- 
f— il,  que  malgré  les  libellés  qu'il  a  prises  il  s'est  toujours 
souvenu  de  ne  pas  mêler  ses  pensées  à  celles  de  son  au- 
teur. » 

In  défaut  plus  grave  et  que  Coste  ne  pouvait  pas  soup- 
çonner, ce  sont  les  erreurs  matérielles,  les  contre  sens 
qui  trop  souvent  déparent  son  travail.  Sans  doute  il  n'est 
pas  de  la  force  de  ce  traducteur  de  Hume  qui  bravement 
interprétait  Sextm  Empirions  par  i<  Sextus  l'Empereur  ». 

1.  Nous  regrettons  que  le  même  système  ait  été  suivi  dans  l'édition 
publiée  il  y  a  un  mois  à  peine  par  M.  Fochier  (Paris,  Delagrave). 
M.  Fochier  a  repris  simplement  la  traduction  de  Hoste.  mais  il  l'a 
abrégée  et  remaniée;  il  a  modifié  en  plusieurs  endroits  la  distribution 
des  matières,  il  a  transposé  des  développements,  de  sorte  que  l'édition 
nouvelle  est  encore  bien  plus  éloignée  du  texte  original  que  ne  l'étaient 
les  éditions  de  Coste  elles-mêmes. 


PREFACE  DU  TRADUCTEUR.  xxxi 

le  portrait  :  il  est  manifeste  que  l'idéal  de  Locke  est  tout 
moderne,  et  que  nos  contemporains  trouveront  encore 
profita  s'en  inspirer.  La  plus  grave  lacune  de  sa  concep- 
tion pédagogique,  c'est  qu'il  n'a  pas  fait  une  assez  large 
place  à  la  culture  des  sentiments,  et  particulièrement  des 
sentiments  artistiques.  L'élève  de  Locke  ignore  ou  dédai- 
gne les  arts.  Par  ce  côté,  les  Pensées  sont  d'une  inspira- 
tion mesquine  et  un  peu  vulgaire  ;  mais  pour  tout  le  reste, 
elles  sont  vraiment  un  livre  de  bon  sens,  sinon  de  génie, 
qui  ne  saurait  exciter  sans  doute  des  admirations  pas- 
sionnées comme  l'Emile,  mais  qui,  sous  sa  forme  modeste, 
peut  rendre  de  grands  services  et  éclairer  utilement  tous 
ceux  qui,  «  dans  l'éducation  de  leurs  enfants,  aimeront 
mieux  se  risquer  à  consulter  leur  propre  raison  que  suivre 
docilement  la  routine  des  vieilles  méthodes  ». 


111 


Préoccupé  de  remettre  sous  les  yeux  du  public  les  Pen- 
sées sur  l'éducation,  nous  avons  relu  la  traduction  de  Coste1. 
La  conclusion  de  notre  examen  a  été  qu'il  était  difficile  de 
s'en  contenter  et  qu'il  valait  mieux  affronter  le  travail 
d'une  traduction  entièrement  nouvelle. 

Le  plus  grand  mérite  de  la  traduction  de  Coste,  c'est 
qu'elle  a  été  rapidement  faite,  sous  les  yeux  de  Locke  et 
avec  son  approbation  :  elle  parut  deux  ans  après  la  publi- 
cation du  texte  original,  en  16952.  Locke  était  entré  en 

1.  Pierre  Coste,  né  à  Uzès  en  1668  de  parents  protestants,  mort  à 
Paris  en  Î747.  Il  se  réfugia  en  Hollande,  puis  en  Angleterre  à  la  suite 
de  la  révocation  de  l'édit  de  Nantes. 

2.  La  première  édition  de  la  traduction  de  Coste  date  de  1695. 

La  seconde  parut  à  Amsterdam  en  1708  et  à  Paris  en  1711.  Une  troi- 
sième fut  donnée  en  1721.  Enfin  en  1757,  Coste  publia  encore  une 
cinquième  édition  avec  une  préface  nouvelle  et  quelques  modifications 
sans  importance. 


PREFACE  DU  TRADUCTEUR.  xxxm 

Mais  pour  être  moins  grossières  ses  bévues  ne  sont  pas 
souvent  moins  graves  '. 

Ces  défauts,  sans  compter  le  tourusé  d'une  langue  vieil- 
lie et  d'un  style  parfois  incorrect  qui  alourdit  encore 
la  prose  un  peu  (rainante  de  Locke,  nous  ont  engagé  à 
écrire  une  traduction  nouvelle  qui,  a  défaut  d'autre  mérite, 
aura,  nous  l'espérons,  celui  de  l'exactitude2.  L'édition 
donnée  en  18:21  par  Thurot"  n'a  de  nouveau  que  le  nom  : 
c'est  la  réimpression  pure  et  simple  de  la  traduction  de 
Coste.  D'autre  part,  les  exemplaires  des  premières  éditions 
de  Coste  se  font  rares.  Il  y  avait  donc  quelque  utilité  à  pu- 
blier de  nouveau,  sous  une  forme  accessible  à  tous  les  au- 
teurs français,  un  livre  qui  a  sa  place  marquée  dans 
toutes  les  bibliothèques,  à  côté  de  YEssai  sur  l'éducation 
de  M.  11.  Spencer,  le  second  livre  classique  de  la  pédagogie 
anglaise. 


1.  Voyez  par  exemple  §  18:  Believe  it  «  croyez-le  »,  traduit  par  je 
suis  persuade  ;  %  70,  successfully  «  heureusement.  »,  traduit  par  succes- 
sivement; §  loi,  They  should  go  without  them  «  ils  doivent  s'en  pas- 
ser s,  mot  à  mot  «  s'en  aller  sans  eux  »,  traduit  par  H  ne  faut  pas 
faire  semblant  de  le  voir  ;  §171,  thèmes  «  dissertation  »,  traduit  par 
discours,  etc.,  etc. 

2.  Nous  avons  suivi  le  texte  de  l'excellente  édition  donnée  en  1880 
par  M.  II.  Hébert  Quick,  en  lui  empruntant  les  divisions  par  sections 
et  par  chapitres  qu'il  a  établies  dans  l'ouvrage. 

o.  Nouvelle  édition  revue  par  M.  Thurot  (2  volumes).  A  vrai  dire 
M.  Thurot  n'a  pas  revu  une  ligne  ou  un  mot. 


EDOUARD  CLARKE,  DE  CHIPLEY 


ÉCUYEIt 


Monsieur, 

Ces  Pensées  sur  l'éducation  qui  vont  maintenant 
paraître  dans  le  monde  vous  appartiennent  de  droit, 
puisqu'elles  ont  été  écrites  depuis  plusieurs  années 
à  votre  intention1  :  elles  ne  contiennent  pas  autre 
chose  que  ce  que  vous  avez  déjà  reçu  de  moi  dans 
mes  lettres.  Je  n'y  ai  pas  apporté  de  changement, 
excepté  dans  l'ordre  des  réflexions  qui  vous  ont  été 
adressées  à  différentes  époques  et  dans  diverses  cir- 
constances :  de  sorte  que  le  lecteur  reconnaîtra  aisé- 
ment, à  la  simplicité  familière  et  à  la  forme  du  style, 
que  ces  pensées  sont  plutôt  l'entretien  privé  de  deux 
amis  qu'un  discours  destiné  au  public2. 

1.  Éd.  Clarke,  membre  du  parlement,  habitait  Chipley,  à  quelques 
milles  de  Taunton.  Locke  le  connaissait  depuis  longtemps  quand  il 
publia  ses  Pensées  sur  l'éducation.  Il  avait  une  affection  particulière 
pour  une  de  ses  lilles,  Elisabeth  Clarke,  lui  écrivait  souvent,  et 
l'appelait  eu  plaisantant  «  ma  femme  »,  ou  «  madame  Locke  ». 

•1.  C'est  pendant  sou  séjour  en  Hollande,  de  1084  à  IGS'J,  que  Locke 
avait  adressé  JfÉd.  Clarke  ses  lettres  sur  l'éducation. 


xxxvi  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

Ce  sont  les  importunités  de  leurs  amis  que  les 
auteurs  allèguent  généralement  pour  s'excuser  de 
publier  des  livres  qu'ils  n'osent  d'eux-mêmes  pro- 
duire au  grand  jour.  Mais  quant  à  moi,  vous  le  savez, 
je  puis  le  dire  avec  vérité  :  si  quelques  personnes, 
ayant  entendu  parler  de  mes  écrits  sur  ce  sujet, 
n'avaient  pas  insisté  pour  les  lire  et  ensuite  pour  les 
voir  imprimer,  ils  dormiraient  encore  dans  le  secret 
de  l'intimité  pour  laquelle  ils  étaient  faits1.  Mais  ces 
personnes,  dont  le  jugement  m'inspire  une  extrême 
déférence,  m 'ayant  dit  qu'elles  étaient  persuadées 
que  cette  simple  esquisse  pouvait  rendre  quelques 
services  si  elle  était  publiée,  j'ai  cédé  à  des  raisons 
qui  exerceront  toujours  un  grand  empire  sur  mes 
décisions  :  car  je  pense  que  le  devoir  absolu  de  tout 
homme  est  de  faire  pour  le  service  de  son  pays  tout 
ce  qu'il  peut,  et  je  ne  vois  pas  quelle  différence  pour- 
rait établir  entre  lui-même  et  les  animaux  qui  l'en- 

i.  Parmi  ces  personnes  il  faut  citer  un  des  meilleurs  amis  de 
Locke,  William  Molyneux.  Dans  une  lettre  datée  du  2  mars  1692,  Moly- 
neux  écrivait  à  Locke  :  «  Mon  frère  m'a  dit  quelquefois  que,  du  temps 
où  il  avait  le  bonheur  d'être  en  relation  avec  vous  à  Leyde,  vous  étiez 
en  train  de  travailler  à  un  ouvrage  sur  les  méthodes  d'enseignement, 
et  cela  à  la  requête  d'un  tendre  père...  Laissez-moi  donc  vous  supplier 
instamment  de  ne  pas  laisser  de  côté  cette  œuvre  infiniment  utile, 
jusqu'à  ce  que  vous  l'ayez  terminée...  »  William  Molyneux.  savant 
physicien  et  mathématicien  irlan  ais  (1G5G-1698),  était  entré  en  rela- 
tions avec  Locke  à  la  suite  des  éloges  publics  qu'il  avait  adressés  à 
YEssai  sur  V Entendement  Son  frère,  Thomas  Molyneux,  étudiait  la 
médecine  à  Leyde  quand  Locke  l'y  avait  connu.  William  puhlia 
en  1G92  une  Dioplrique  qui  resta  longtemps  classique.  C'est  lui  qui 
posa  à  Locke  la  question  de  savoir  si  un  aveugle-né  qui  recouvrerait 
la  vue  serait  en  état  d'apprécier  immédiatement  la  forme  des  objets. 
C'est  ce  qu'on  appelle  le  problème  de  Molyneux.  % 


DÉDICACE.  kxvii 

lourent  celui  qui  vivrait  sans  cotte,  pensée.  Ce  sujet 
est  d'une  si  grande  importance,  une  bonne  méthode 
d'éducation  est  d'une  utilité  si  générale,  que,  si  mon 
talent  avait  répondu  à  mes  désirs,  je  n'aurais  pas 
attendu  les  exhortations  et  les  importunités  de  mes 
amis.  Néanmoins,  la  médiocrité  de  cet  écrit  et  la 
juste  défiance  qu'il  m'inspire  ne  doivent  pas  m'empê- 
cher,  par  la  honte  de  faire  trop  peu,  de  faire  quelque 
chose  et  d'apporter  ma  petite  pierre  à  l'édifice1,  sur- 
tout quand  on  ne  me  demande  pas  autre  chose  que  de 
livrer  mes  idées  au  public.  Et  s'il  se  rencontrait 
encore  quelques  autres  personnes  du  même  rang  et 
du  même  mérite  qui  y  prissent  goût  au  point  de  les 
juger,  elles  aussi,  dignes  de  l'impression,  je  pourrais 
me  flatter  de  l'espoir  que  tous  ceux  qui  les  liront  ne 
perdront  pas  leur  peine 2. 

J'ai  été  si  souvent  consulté,  dans  ces  derniers 
temps,  par  des  personnes  qui  déclaraient  ne  pas  savoir 
comment  élever  leurs  enfants,  et,  d'autre  part,  la  cor- 
ruption de  la  jeunesse  est  devenue  un  sujet  si  uni- 
versel de  lamentations,  qu'il  me  semble  qu'on  ne  sau- 
rait taxer  d'impertinente  l'entreprise  de  celui  qui 
appelle  sur  ce  sujet  l'attention  du  public  et  qui  pro- 
pose quelques  réflexions  personnelles  sur  la  matière, 
dans  l'intention  d'exciter  les  efforts  des  autres  et  de 


1.  Le  texte  anglais  est  intraduisible  :  «  from  contributing  my  mite, 

mol  à  mot  «  de  contribuer  de  ma  mite.  » 

'2.    Les   approbations  que  Locke  souhaitait  pour  son  ouvrage  ne  se 
firent  pas  attendre  et  durent  dépasser  son  espoir. 


4 

xxxviii  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

provoquer  les  critiques.  Car  c'est  en  fait  d'éducation 
que  les  erreurs  méritent  le  moins  d'être  excusées. 
Comme  les  défauts  qui  proviennent  de  la  première 
cuisson  d'une  faïence  et  qui  ne  sauraient  être  cor- 
rigés dans  la  seconde  ou  dans  la  troisième,  ces  erreurs 
laissent  après  elles  une  empreinte  ineffaçable,  dont 
la  trace  subsiste  à  travers  tous  les  degrés  et  toutes 
les  stations  de  la  vie. 

Je  suis  si  loin  d'être  entêté  d'aucune  des  idées  que 
je  présente  ici,  que  je  ne  serais  nullement  chagrin, 
même  à  cause  de  vous,  si  quelque  autre  écrivain  plus 
habile  et  mieux  préparé  à  ce  travail  voulait,  dans  un 
traité  régulier  d'éducation  approprié  à  notre  bour- 
geoisie anglaise,  rectiticr  les  erreurs  que  j'aurais  pu 
commettre  :  car  ce  serait  une  bien  plus  grande  satis- 
faction pour  moi  de  voir  les  jeunes  gens  suivre  pour 
leur  instruction  et  leur  éducation  les  méthodes  les 
meilleures  (ce  que  tout  le  monde  doit  désirer),  que 
d'apprendre  le  succès  de  mes  opinions  sur  ce  sujet. 
Vous  devez  cependant  me  rendre  ce  témoignage  que 
ma  méthode  a  produit  des  effets  extraordinaires  dans 
l'éducation  d'un  jeune  gentleman  pour  laquelle  elle 
n'avait  point  été  faite  expressément1. 


1.  Il  s'agit  sans  doute  du  jeune  Frank  Masham,  qui  avait  pour  mère 
Damaris  Cudworth,  fille  du  philosophe  de  ce  nom,  et  pour  père  Fran- 
çois Masham,  membre  du  Parlement.  Locke,  vers  1690.  s'installa  auprès 
de  cette  famille,  à  Oates,  dans  le  comté  d'Essex.  Il  avait  toujours  eu 
pour  lady  Masham  une  vive  affection,,  qui  prit  une  grande  place 
dans  ses  dernières  années.  Peut-être  aussi  le  jeune  homme  que  Locke 
désigne  ici  est-il  Antoine  Shaftesbury,  Shaltesbury  le  philosophe,  le 


DÉDICACE.  mn 

Je  ne  veux  pas  dire  que  le  bon  naturel  de  l'enfant 
n'ait  pas  contribué  à  ce  succès  :  mais  je  crois 
que  ses  parents  reconnaîtront  comme  vous  que  la 
méthode  contraire,  celle  qu'on  suit  habituellement 
dans  les  écoles,  n'aurait  point  corrigé  ses  défauts,  ni 
réussi  à  lui  inspirer  l'amour  des  livres,  le  goût  de 
l'instruction  et  le  désir  d'apprendre  toujours  plus  de 
choses  que  les  personnes  qui  l'entourent  ne  jugent 
convenable  de  lui  en  enseigner. 

Mais  il  ne  m'appartient  pas  de  vous  recommander 
ce  traité,  à  vous  dont  je  connais  déjà  l'opinion,  ni  de 
le  recommander  au  public,  en  m'appuyant  sur  votre 
jugement  et  sur  votre  patronage.  La  bonne  éducation 
des  enfants  est  à  tel  point  le  devoir  et  l'intérêt  des 
parents,  et  le  bonheur  d'une  nation  y  est  si  fortement 
engagé,  que  je  voudrais  voir  tous  les  hommes  prendre 
ces  questions  sérieusement  à  cœur;  je  voudrais  que 
chacun,  après  avoir  soigneusement  examiné  et  dis- 
tingué ce  que  la  fantaisie,  la  coutume  ou  la  raison 
conseillent  sur  ce  point,  appliquât  tous  ses  efforts  à 
répandre  la  méthode  d'éducation  qui,  en  tenant 
compte  des  diverses  conditions,  est  la  plus  facile,  la 
plus  courte,  la  plus  propre  à  faire  des  hommes  ver- 
tueux, utiles  à  leurs  semblables,  capables  enfin 
chacun  dans  son  état.  Mais  de  tous  les  états,  c'est 
celui  de  gentleman  qui  mérite  le  plus  d'attention; 

petit-fils  de  lord  Ashley,  l'ami  politique  de  Locke.  Locke  avait  vu 
naître  cet  enfant,  et  à  la  demande  de  son  grand-père  il  avait  dirigé 
son  éducation  dés  ses  premières  années. 


xl  PENSÉES  SUR  LKDUCÀTION. 

car  si  l'éducation  avait  une  fois  réformé  les  hommes 
de  ce  rang,  ils  n'auraient  pas  de  peine  à  régler, 
comme  il  faut,  l'éducation  des  autres. 

J'ignore  si,  dans  ce  bref  discours,  j'ai  fait  autre 
chose  que  témoigner  de  mes  bonnes  intentions  ;  mais 
ce  livre,  tel  qu'il  est,  appartient  maintenant  au  public, 
et  s'il  contient  quelque  chose  qui  mérite  d'être  bien 
accueilli,  c'est  vous  qu'on  devra  remercier. 

C'est  en  effet  mon  affection  pour  vous  qui  a  donné 
naissance  à  cet  écrit,  et  je  suis  heureux  de  pouvoir 
laisser  à  la  postérité  ce  témoignage  de  l'amitié  qui 
nous  unit.  Je  ne  connais  pas  en  effet  de  plus  grand 
plaisir  dans  celte  vie,  ni  de  meilleur  souvenir  à  laisser 
après  soi,  que  celui  d'avoir  été  longtemps  l'ami  d'un 
homme  bon,  utile,  capable  et  qui  aime  son  pays.  Je 
suis, 

Monsieur, 
Votre  très  humble  et  très  dévoué  serviteur, 

John  Locke. 


Ol ELQUES   PENSEES 


L  ÉDUCATION 


1.  Un  esprit  sain  dans  un  corps  sain1,  telle  est  la  brève, 
mais  complète,  définition  du  bonheur  dans  ce  monde. 
L'homme  qui  possède  ces  deux  avantages  n'a  plus  grand'- 
chose  à  désirer.  Celui  auquel  manque  l'un  ou  l'autre  ne 
saurait  guère  profiter  de  n'importe  quel  autre  bien.  Le 
bonheur  ou  le  malheur  de  l'homme  est  en  grande  partie 
son  œuvre. J^Celui  dont  l'esprit  ne  sait  pas  se  diriger  avec 
sagesse  ne  suivra  jamais  le  droit  chemin; '.et  celui  dont  le 
corps  est  faible  et  délabré,  sera  incapable  d'y  marchera  II 
y  a,  je  l'avoue,  des  gens  dont,  le  corps  et  l'esprit  sont  natu- 
rellement si  vigoureux,  si  bien  constitués,  qu'ils  n'ont 
pas  grand  besoin  du  secours  d'autrui|.  Dès  le  berceau,  par 
la  seule  force  de  leur  génie  naturel,  ils  sont  portés  à  tout 
ce  qui  est  excellent  ;  par  le  seul  privilège  de  leur  heu- 
reuse organisation,  ils  sont  en  élat  de  faire  merveille.  Mais  les 
exemples  de  ce  genre  sont  rares  ;  et  je  crois  pouvoir  dire 

1.  Locke  s'inspire  du  vers  bien  connu  de  Juvénal  : 

Orandum  est  ut  sit  mens  sana  in  corpore  saito. 
(Satire  x,  356.) 

C'est  dire  très  nettement,  dès  le  début,  que  l'éducation  physique 
n'est  pas  moins  importante  que  l'éducation  intellectuelle  et  l'éducation 
morale. 

I 


2  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

que  les  neuf  dixièmes  des  hommes  que  nous  connaissons, 
sont  ce  qu'ils  sont,  bons  ou  mauvais,  utiles  ou  nuisibles, 
par  l'effet  de  leur  éducation  *.  C'est  l'éducation  qui  fait  la 
différence  entre  les  hommes.  Même  des  impressions  légères, 
presque  insensibles,  quand  elles  ont  été  reçues  dès  la  plus 
tendre  enfance,  ont  des  conséquences  importantes  et  dura- 
bles2. Il  en  est  de  ces  premières  impressions,  comme  des 
sources  de  certaines  rivières  :  il  suffit  à  la  main  de  l'homme 
d'un  petit  effort  pour  détourner  leurs  dociles  eaux  en  dif- 
férents canaux  qui  les  dirigent  dans  des  sens  opposés  ;  de 
sorte  que,  selon  la  direction  qui  leur  a  été  imprimée  dans 
leur  source,  ces  rivières  suivent  différents  cours,  et  finis- 
sent par  aboutir  dans  des  contrées  fort  éloignées  les  unes 
des  autres. 

2.  J'imagine  que  l'esprit  des  enfants  pourrait  être  dirigé 
d'un  côté  ou  d'un  autre,  aussi  facilement  que  l'eau  elle- 


1.  Il  y  a  quelque  exagération  dans  la  pensée  de  Locke,  et  il  est  permis 
de  penser  qu'il  ne  tient  pas  suffisamment  compte,  dans  ses  idées  sur 
la  formation  des  caractères  et  des  talents,  des  dispositions  naturelles, 
innées  ou  héréditaires.  Helvétius  qui  se  donne  pour  le  disciple  de  Locke 
a  poussé  encore  plus  loin  le  paradoxe  de  la  toute-puissance  de  l'éducation. 
«  Tous  les  hommes,  dit-il,  naissent  égaux  et  avec  des  aptitudes  égales, 
et  l'éducation  seule  fait  les  différences  (de  l'Esprit,  5e  discours;  voyez 
aussi  le  traité  de  l'Homme,  de  ses  facultés  intellectuelles  et  de  son 
éducation,  chap.  n).  »  Locke  ne  méconnaissait  pas  au  même  point  les 
inégalités  naturelles  des  esprits.  Il  dit  plus  loin  (§  66)  que  «  nous  ne 
pouvons  pas  avoir  la  prétention  de  changer  le  naturel  des  enfants  ». 
Remarquons  d'ailleurs  que  par  éducation  Locke  entend  ici  autre  chose 
que  l'instruction  reçue  à  l'école  :  l'éducation  est  pour  lui  l'ensemble 
des  influences  qui  agissent  sur  l'âme,  de  toutes  les  impressions  qui 
directement  ou  indirectement  contribuent  à  former  l'homme.  Dans  un 
autre  de  ses  ouvrages  (Conduite  de  l'entendement,  §  4),  il  explique  mieux 
sa  pensée  :  o  Ce  qui  fait  l'esprit  ce  qu'il  est,  c'est  l'exercice  ;  bien  des 
qualités  qui  passent  pour  des  dons  naturels  sont  les  effets  de  l'exer- 
cice. » 

2.  Tous  les  pédagogues  ont  insisté  sur  l'importance  des  premières 
impressions.  «  Un  homme  qui  a  passé  sa  vie  à  faire  des  voyages  de 
circumnavigation  est  moins  influencé  par  toutes  les  nations  qu'il  a 
visitées  que  par  sa  nourrice.  »  (J.-P.  Richter,  préface  de  Lrvana.) 


PREAMBULE.  3 

môme  '.plais  bien  que  l'esprit2  soit  la  partie  principale  de 
la  nature  humaine  et  que  l'éducation  doive  surtout  porter 
sur  le  dedans  de  l'homme,  il  ne  faut  pas  cependant  oublier 
de  prendre  soin  de  notre  maison  d'argile  (clay  cottage). 
C'est  donc  par  là  que  je  vais  commencer,  en  traitant  de  la 
santé  du  corps  ;  soit  parce  que  ces  considérations  sont  de 
celles  que  vous  devez  attendre  du  genre  d'études  auxquelles 
je  passe  pour  m'être  particulièrement  appliqué5,  soit  parce 
que  j'en  aurai  vite  fini  avec  ce  sujet  qui,  si  je  ne  me 
trompe,  se  réduit  à  peu  de  chose. 

1.  Locke  évidemment  exagère,  mais  nous  aimons  mieux  son  para- 
doxe que  le  préjugé  contraire.  Il  est  bon  que  les  pédagogues  se  forment, 
même  au  prix  de  quelques  illusions,  une  haute  idée  de  l'efficacité  de 
l'éducation. 

2.  Locke  écrit  toujours  minci  (esprit)  et  jamais  soûl  (âme). 

3.  Locke  avait  été  destiné  d'abord  à  l'état  ecclésiastique,  mais  le 
jour  où  il  lui  fallut  prendre  un  parti,  il  abandonna  la  théologie  pom 
la  médecine.  11  est  vrai  qu'il  ne  prit  jamais  ses  grades  et  n'exerça  pas 
publiquement.  Mais  il  fut  le  médecin  particulier  de  lord  Shaftesbury. 
l'ami  et  le  collaborateur  de  l'illustre  Sydenham,  et  sa  compétence  était 
telle  qu'en  1698  il  était  appelé  en  consultation  par  le  roi  d'Angleterre. 


SECTION  I  (5-50). 

L'ÉDUCATION  PHYSIQUE 


DE    LA    SANTE. 

5.  Que  la  santé  est  nécessaire  à  nos  affaires  et  à  notre 
bonheur,  et  que  pour  faire  quelque  figure  dans  le  monde, 
nous  ne  pouvons  nous  passer  d'un  tempérament  vigoureux, 
qui  résiste  au  travail  et  à  la  fatigue  :  c'est  un  point  évi- 
dent, où  la  preuve  est  inutile  *. 

4.  En  parlant  ici  de  la  santé,  mon  dessein  n'est  pas  de 
dire  comment  un  médecin  doit  soigner  un  enfant  malade 
ou  débile  :  je  veux  seulement  indiquer  ce  que,  sans  recou- 
rir à  la  médecine,  les  parents  ont  à  faire  pour  conserver 
et  développer  chez  leurs  enfants  une  constitution  saine  ou 
tout  au  moins  exempte  de  maladie.  Et  peut-être  tout  ce 
que  j'ai  à  dire  se  résumerait  dans  cette  courte  maxime  : 
Les  gens  du  monde  doivent  élever  leurs  enfants  comme 
les  bons  fermiers  et  les  riches  paysans  font  les  leurs 2.  Mais 

1.  Locke  savait  par  expérience  ce  qu'il  en  coûte  pour  avoir  une  santé 
débile.  A  plusieurs  reprises,  la  maladie  de  poitrine  dont  il  souffrit  toute 
sa  vie  l'empêcha  d'accepter  de  hautes  situations  politiques  ;  c'est  pour 
se  soigner  qu'il  fit  en  1G75  son  premier  voyage  en  France,  et  qu'il 
séjourna  pendant  un  an  à  Montpellier.  Locke  parvint  cependant  à  un 
âge  avancé  (72  ans)  :  mais  ce  fut  à  force  de  soins,  de  prudence  et  de 
précaution. 

2.  Mme  de  Sévigné  était  plus  dans  le  vrai  que  Locke  quand  elle 
écrivait  :  «  Si  votre  fils  est  bien  fort,  l'éducation  rustaude  est  bonne  ; 
mais,  s'il  est  délicat,  je  pense  qu'en  voulant  le  faire  robuste  on  le  fait 
mort,  » 


L'EDUCATION  PHYSIQUE.  ."» 

comme  les  mères  trouveront  sans  doute  cette  règle  trop 
dure  et  les  pères  trop  courte,  je  vais  expliquer  ma  pensée 
avec  plus  de  détails,  après  avoir  posé  en  principe,  comme 
une  vérité  généralement  certaine,  recommandée  à  l'atten- 
tion des  femmes,  que  chez  la  plupart  des  enfants  la  santé 
est  compromise  ou  tout  au  moins  affaiblie  par  les  gâteries 
et  l'excès  de  la  tendresse. 


LE  CHAUD  ET  LE  FROID. 

5.  La  première  précaution  à  prendre,  c'est  que  l'enfant 
ne  soit  pas  trop  couvert,  trop  chaudement  vêtu,  soit  en 
hiver,  soit  en  été1.  Quand  nous  venons  au  monde,  le  visage 
n'est  pas  moins  délicat  que  les  autres  parties  du  corps. 
C'est  l'habitude  seule  qui  endurcit  la  figure  et  l'affermit 
contre  le  froid.  Aussi  rien  de  plus  juste  que  la  réponse  du 
philosophe  scythe  à  un  Athénien  qui  s'étonnait  qu'il  pût 
marcher  nu  dans  la  glace  et  dans  la  neige  :  '«  Et  vous, 
dit  le  Scythe,  comment  pouvez-vous  supporter  que  votre 
visage  soit  exposé  à  l'air  froid  de  l'hiver?  »  —  «  C'est  que 
mon  visage  y  est  accoutumé.  »  —  «  Eh  bien,  reprit  le 
Scythe,  imaginez  que  je  suis  tout  visage 2.  »  El  en  effet, 
c'est  sans  souffrance  que  notre  corps  supporte  tout  ce  qu'il 
a  pris  de  bonne  heure  l'habitude  d'endurer. 

Voici  encore  un  exemple  remarquable,  mais  qui  se  rap- 
porte à  l'extrême  opposé,  à  l'excès  de  la  chaleur,  et  qui  peut 
servir  à  établir  notre  thèse  sur  la  puissance  de  l'habitude. 
Je  l'emprunte  à  un  récit  de  voyage  récemment  paru  et  plein 


1.  M.  II.  Spencer  pense,  au  contraire,  qu'il  faut  tenir  compte  dans 
l'habillement  des  sensations  de  chaud  et  de  froid.  «  L'idée  qu'on  doit 
endurcir  le  corps  est,  dit-il,  nue  illusion  fâcheuse.  Beaucoup  d'enfants 
son!  si  bien  endurcis,  qu'ils  s'en  vont  de  ce  monde.  » 

2.  Cette  anecdote  est  empruntée  à  l'écrivain  grec  Élien  [Histoires 
varices,  VU,  (i). 


0  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

d'intérêt l.  L'auteur  s'exprime  ainsi  :  «  Les  chaleurs  sont 
plus  violentes  dans  l'île  de  Malte  que  dans  aucune  autre 
contrée  de  l'Europe.  Elles  dépassent  même  celles  de  Rome. 
Elles  sont  particulièrement  étouffantes,  d'autant  plus  que 
les  brises  rafraîchissantes  viennent  rarement  les  adoucir. 
C'est  ce  qui  fait  que  les  hommes  du  peuple  à  Malte  sont 
noirs  comme  des  Éthiopiens.  Mais  les  paysans  n'en  bravent 
pas  moins  les  ardeurs  du  soleil  :  ils  travaillent  aux  heures 
les  plus  chaudes  du  jour,  sans  trêve  ni  relâche,  sans  songer 
à  se  défendre  contre  ses  rayons  brûlants.  J'en  conclus  que 
la  nature  peut  se  faire  à  bien  des  choses,  qui  sembleraient 
d'abord  insupportables,  pourvu  quelle  y  soit  accoutumée 
dès  l'enfance.  C'est  ce  qui  arrive  chez  les  Maltais,  qui 
endurcissent  le  corps  de  leurs  enfants  et  les  aguerrissent 
à  la  chaleur,  en  les  habituant  à  marcher  entièrement  nus, 
sans  chaussure  ni  caleçon,  sans  aucun  couvre-chef,  depuis 
leur  naissance  jusqu'à  l'âge  de  dix  ans.  » 

Laissez-moi  donc  vous  conseiller  de  ne  pas  prendre  trop 
de  précautions  contre  les  froids  de  notre  climat.  Il  y  a 
beaucoup  de  personnes,  en  Angleterre,  qui  portent  les 
mêmes  vêtements  en  hiver  qu'en  été2,  sans  en  ressentir 
aucun  inconvénient,  sans  avoir  phis  froid  que  les  autres. 
Mais  si  les  mères,  de  peur  d'incommoder  l'enfant,  si  les 
pères,  pour  échapper  aux  reproches,  veulent  absolument 
avoir  égard  aux  saisons  où  il  gèle  et  où  il  neige,  que  du 
moins  ils  ne  donnent  pas  à  leur  fils  des  vêtements  trop 
chauds.  Puisque  la  nature  a  elle-même  si  bien  protégé  la 
tète  de  l'enfant  en  la  couvrant  de  cheveux,  puisqu'elle 


1.  L'ouvrage  dont  parle  Locke  était  intitulé  Nouveau  Voyage  dit 
Levant. 

2.  Locke  pensait  peut-être  à  son  ami  Newton,  de  qui  les  biographes 
nous  apprennent  que,  quelques  années  avant  sa  mort,  il  portait  encore, 
hiver  comme  été,  les  mêmes  vêtements.  Malgré  cet  illustre  exemple,  on 
ne  saurait  approuver  la  recommandation  de  Locke.  Ici  commence  la 
série  des  paradoxes  hygiéniques,  que  Rousseau  a  empruntés  au  philo- 
sophe anglais  en  les  exagérant  encore. 


L'ENDURCISSEMENT  PHYSIQUE.  7 

aguerrit  assez  un  garçon,  vers  l'âge  d'un  ou  de  deux  ans, 
pour  qu'il  puisse  jouer  pendant  le  jour  la  tête  nue,  le 
mieux  est  que  la  nuit  aussi  il  dorme  sans  bonnet1.  Il  n'y 
a  rien  qui  nous  expose  davantage  aux  rhumes,  aux  refroi- 
dissements, aux  catarrhes,  à  la  toux  et  à  d'autres  maladies 
encore,  que  de  nous  tenir  la  tête  chaude. 

6.  J'ai  parlé  des  garçons,  parce  que  l'objet  principal  de 
mon  discours  est  de  montrer  comment  un  jeune  gentleman 
doit  être  élevé  dès  son  enfance.  Dans  certains  cas,  ce  qui 
convient  aux  garçons  peut  ne  pas  convenir  aux  filles;  mais 
partout  où  la  différence  des  sexes  exigera  des  soins  diffé- 
rents, on  n'aura  pas  de  peine  à  le  reconnaître. 

7.  Je  conseillerai  aussi  de  laver  les  pieds  aux  enfants  tous 
les  jours  et  dans  l'eau  froide,  et  de  leur  donner  des  chaus. 
sures  si  minces  qu'elles  laissent  passer  l'eau,  quand  leurs 
pieds  seront  en  contact  avec  elle  2.  Ici,  je  le  crains  bien, 
j'aurai  contre  moi  les  mères  et  les  servantes.  Les  unes 
trouveront  la  chose  trop  sale  ;  les  autres  penseront  peut- 
être  qu'elles  auraient  trop  de  peine  à  nettoyer  les  bas  des 
enfants  !  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  santé  de  l'enfant 
importe  plus  et  dix  fois  plus  que  toutes  ces  considérations. 
Oui  voudra  refléchir  combien  c'est  chose  dangereuse  et 
mortelle  de  sentir  de  l'humidité  aux  pieds,  quand  on  a 
été  élevé  trop  délicatement,  regrettera  certainement  de  n'a- 
voir pas  marché  pieds  nus  dans  son  enfance,  comme  font 
les  enfants  du  pauvre  peuple,  qui  s'accoutument  si  bien 
ainsi  à  avoir  les  pieds  mouillés  qu'ils  n'en  souffrent  pas 
plus  que  d'avoir  les  mains  mouillées.  D'où  vient,  je  vous  le 
demande,  chez  les  autres  hommes,  cette  grande  différence 

1.  a  Accoutumez  vos  enfants  à  demeurer,  été  et  hiver,  jour  et  nuit, 
toujours  tête  nue.  »  [Emile,  livre  II.) 

2.  Locke  pousse  vraiment  trop  loin  la  théorie  de  l'endurcissement. 
Il  n'a  eu  sur  ce  point  d'autre  approbateur  que  Rousseau,  qui  renchérit 
encore  sur  ses  paradoxes,  puisqu'il  supprime  complètement  les  chaus- 
sures. «  Qu'Emile  coure  les  matins  pieds  nus,  en  toute  saison,  par  la 
chambre,  par  l'escalier,  par  le  jardin  :  loin  de  l'en  gronder,  je  l'imi- 
terai. » 


8  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

de  sensibilité  pour  les  pieds  et  pour  les  mains,  sinon  de 
l'habitude?  Je  ne  doute  pas  qu'un  homme  qui,  dès  sa  nais- 
sance, aurait  eu  toujours  les  pieds  nus  et  les  mains  con- 
stamment fourrées  dans  de  chaudes  mitaines,  constamment 
couvertes  de  gants,  que  les  Hollandais  appellent  les  souliers 
des  mains  (Hand-shoes)  ;  je  ne  doute  pas,  dis-je,  que  sous 
l'influence  de  cette  habitude  eet  homme  n'en  vînt  à  souf- 
frir de  l'humidité  aux  mains  autant  que  la  plupart  des 
hommes  souffrent  aujourd'hui  de  l'humidité  aux  pieds. 
Le  moyen  de  remédier  à  cet  inconvénient  est,  je  le  ré- 
pète1, d'avoir  des  chaussures  qui  fassent  eau  et  aussi  de 
baigner  chaque  jour  dans  l'eau  froide  les  pieds  de  l'enfant. 
Cela  serait  déjà  à  recommander  pour  la  propreté;  mais  ce 
que  je  considère  surtout  dans  cet  usage,  c'est  qu'il  profite  à 
la  santé.  Aussi  je  ne  tiens  pas  à  fixer  pour  ce  lavage  à 
l'eau  froide  telle  heure  du  jour,  plutôt  que  telle  autre.  Je 
sais  des  gens  qui  l'ont  pratiqué  avec  succès  pendant  la  nuit, 
et  cela  durant  tout  l'hiver,  sans  l'interrompre  une  seule 
nuit,  même  par  de  très  grands  froids.  Dans  le  temps  même 
où  l'eau  était  recouverte  d'une  couche  de  glace,  l'enfant  y 
plongeait  ses  jambes  et  ses  pieds,  quoiqu'il  fût  encore  d'un 
âge  à  ne  pouvoir  se  frotter  et  s'essuyer  lui-même.  J'ajoute 
qu'au  début  de  ce  traitement  il  était  malingre  et  fort  dé- 
licat. Mais  comme  il  s'agitde  fortifier  les  membres  inférieurs 
par  un  usage  fréquent  et  ordinaire  de  l'eau  froide,  et  par  là 
de  prévenir  les  accidents  que  cause  l'humidité  aux  pieds  à 
ceux  qui  ont  été  élevés  d'une  autre  manière,  je  pense  qu'il 
faut  laisser  à  la  sagesse  et  aux  convenances  des  parents 
le  choix  entre  le  soir  et  le  matin.  L'heure  est,  je  crois,  in- 
différente, pourvu  que  la  chose  se  fasse.  La  santé,  la  force, 

4.  Locke,  on  s'en  apercevra  de  plus  en  plus  en  lisant  la  suite  du 
livre,  ne  craint  pas  de  se  répéter.  Il  abuse  des  redites. 

2.  Rousseau  est  par  exception  plus  sage  que  Locke  en  cet  endroit. 
11  loue  l'usage  de  l'eau  froide,  mais  il  reconnaît  qu'il  serait  dangereux 
de  soumettre  tout  d'abord  à  ce  régime  des  enfants  a  amollis  avant  que 
de  naître  ».  11  conseille  donc  l'eau  tiède,  au  moins  pour  les  premiers 
bains. 


I.KS  BAINS  FROIDS.  0 

qui  eu  résulteront,  seraient  encore  une  bonne  acquisition, 
dùt-on  les  acheter  plus  chèrement1.  J'ajoute  que  par  là 
on  évite  les  cors  aux  pieds,  ce  qui  pour  quelques  per- 
sonnes ne  sera  pas  une  considération  sans  valeur.  Il  fau- 
dra commencer  au  printemps  avec  de  l'eau  tiède,  puis 
continuer  avec  de  l'eau  toujours  plus  froide,  jusqu'à  ce 
que,  au  bout  de  quelques  jours,  on  en  vienne  à  employer  de 
l'eau  tout  à  fait  froide,  et  cela  pendant  l'hiver  comme  pen- 
dant l'été.  Il  faut  en  effet  observer  ici,  comme  dans  toutes 
les  autres  modifications  que  nous  apportons  à  notre  régime 
de  vie  ordinaire,  que  le  changement  doit  se  faire  par  degrés 
adoucis  et  insensibles  :  c'est  ainsi  que  nous  habituerons 
notre  corps  à  toute  chose  sans  souffrance  et  sans  danger. 

Quel  accueil  de  tendres  mères  vont-elles  faire  à  cette 
doctrine?  Il  n'est  pas  difficile  de  le  deviner.  Traiter  ainsi 
leurs  pauvres  enfants  :  mais  c'est  vouloir  leur  mort.  Quoi  ! 
plonger  leurs  pieds  dans  l'eau  froide,  alors  qu'il  gèle  et 
qu'il  neige,  et  qu'on  a  toutes  les  peines  du  monde  à  leur 
tenir  les  pieds  chauds  ! 

Essayons  de  calmer  un  peu  ces  alarmes  par  des  exem- 
ples, puisque  sans  exemples  les  meilleures  raisons  ont  de 
la  peine  à  se  faire  entendre.  Sénèque  raconte  de  lui-même 
qu'il  avait  coutume  de  se  baigner  dans  l'eau  froide  et  l'eau 
de  source  en  plein  hiver 2.  S'il  n'avaitpas  cru  que  cette  pra- 
tique était  non  seulement  tolérable,  mais  favorable  pour 
la  santé,  il  n'aurait  eu  garde  de  s'y  assujettir,  dans  sa  grande 
situation  de  fortune  qui  pouvait  bien,  je  pense,  supporter 
la  dépense  d'un  bain  chaud,  et  à  un  âge  (car  il  était  vieux 

1.  Locke  écrivait  à  Molyneui  dans  le  même  sens  :  «  Vous  dites  que 
votre  fils  n'est  pas  assez  fort  :  pour  le  rendre  fort,  vous  devez  le  traiter 
durement...  J'en  ai  un  exemple  dans  la  maison  où  je  vis  (celle  de  lady 
Masham),  où  le  fils  unique  d'une  tendre  mère  avait  été  presque  perdu 
p:ir  la  faute  d'une  éducation  trop  douce.  Il  est  maintenant  habitué  à 
suivre  un  système  contraire,  à  supporter  le  vent  et  les  intempéries  des 
saisons,  à  avoir  froid  aux  pieds...  »  (25  août  1G95). 

2.  Epitres  à  Lucilius,  53  et  S5...  «  Me  lanlus  psychrolute»  (ji'i  ha- 
lendia  januarUê  in  Euripum  saltabam....  » 


10  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

en  ce  temps-là)  où  il  aurait  été  excusable  de  se  ménager. 
Mais,  dira-t-on,  ce  sont  les  principes  stoïciens  du  philosophe 
qui  lui  inspiraient  le  goût  de  ce  régime  sévère  !  Admettons 
que  le  stoïcisme  lui  avait  appris  à  supporter  la  sensation  désa- 
gréable de  l'eau  froide.  Il  restera  à  savoir  pourquoi  l'usage 
de  l'eau  froide  était  favorable  à  sa  santé  qui  n'était  point 
affaiblie  par  ce  rude  usage.  D'ailleurs  que  dirons-nous 
d'Horace,  qui  ne  se  passionnait  pour  la  gloire  d'aucune 
secte  et  encore  moins  pour  les  austérités  affectées  du  stoï- 
cisme? Eh  bien!  Horace  nous  apprend  qu'il  avait  coutume 
en  hiver  de  se  plonger  dans  l'eau  froide l.  Mais,  dira-t-on 
encore,  le  climat  de  l'Italie  est  plus  chaud  que  le  climat  de 
l'Angleterre  et  l'eau  y  est  moins  froide  en  hiver.  Si  les 
rivières  de  l'Italie  sont  plus  chaudes  que  les  nôtres,  celles 
de  l'Allemagne  et  de  la  Pologne  sont  beaucoup  plus  froides 
qu'aucune  de  celles  qui  arrosent  notre  pays,  et  cependant 
dans  ces  contrées  les  juifs,  hommes  et  femmes,  se  bai- 
gnent dans  les  rivières  pendant  toutes  les  saisons  de  l'année, 
sans  aucun  préjudice  pour  leur  santé.  Tout  le  monde  n'est 
pas  disposé  à  croire  que  c'est  par  un  miracle  ou  par  une 
vertu  particulière  de  la  fontaine  de  Saint- Winifred2  que  les 
personnes  les  plus  délicates  peuvent,  sans  prendre  mal, 
se  baigner  dans  les  eaux  glacées  de  celte  source  fameuse. 
Tout  le  monde  sait  aujourd'hui  quels  merveilleux  effets 
produisent  les  bains  froids  sur  des  tempéraments  faibles 
ou  délabrés,  pour  leur  rendre  la  santé  et  la  force  ;  ils  ne 
sauraient  par  conséquent  passer  pour  intolérables  ou  im- 
praticables, quand  il  s'agit  seulement  de  fortifier  et  d'amé- 
liorer des  constitutions  plus  robustes3. 

Mais  on  pensera  peut-être  que  des  exemples  empruntés 
à  ce  qui  arrive  chez  les  adultes  ne  peuvent  tirer  à  consé- 

1.  ...  Gelida  quum perluor  unda  Per  médium  frigut...  (Lib.  1,  Epit- 
tola  xv,  4.) 

2.  A  Holyweli,  dans  le  Flintshire. 

5.  C'est  vers  le  milieu  du  dix-septième  siècle  que  la  mode  des  bains 
froids  se  généralisa  en  Angleterre.  Elle  venait,  dit-on,  de  Hollande. 


LA  NATATION.  11 

quence  pour  des  enfants,  les  enfants  étant  trop  délicats 
pour  supporter  un  pareil  régime.  Qu'on  veuille  bien  alors 
considérer  comment  les  Germains  autrefois  traitaient  leurs 
enfants,  comment  les  Irlandais  les  traitent  aujourd'hui,  et 
l'on  reconnaîtra  que  les  enfants  aussi,  quelque  délicats 
qu'on  les  suppose,  peuvent  sans  aucun  danger  se  baigner 
non  seulement  les  pieds,  mais  le  corps  tout  entier,  dans 
l'eau  froide.  Il  y  a  aujourd'hui  même,  dans  les  montagnes 
d'Ecosse,  des  dames  qui  au  cours  de  l'hiver  soumettent 
leurs  enfants  à  ce  régime,  sans  que  l'eau  froide  leur  fasse 
mal,  même  quand  elle  est  pleine  déglaçons. 

8.  Je  n'ai  guère  besoin  d'insister  sur  la  natation  :  il  faut 
l'apprendre  à  l'enfant  sitôt  qu'il  est  assez  âgé  pour  cela  et 
quand  on  a  quelqu'un  qui  puisse  l'exercer1.  C'est  un  art 
qui  sauve  la  vie  de  bien  des  gens.  Les  Romains  le  considé- 
raient comme  si  nécessaire  qu'ils  le  plaçaient  au  même 
rang  que  les  lettres2.  Ils  avaient  une  espèce  de  proverbe 
pour  désigner  un  homme  sans  éducation  et  qui  n'est  bon  à 
rien.  Ils  disaient  de  lui  :  «  Il  n'a  appris  ni  les  lettres  ni 
la  natation,  »  nec  litteras  didicit  nec  natare.  Mais  outre  le 
protit  d'acquérir  un  art  qui  peut  rendre  service  à  l'occa- 
sion, il  y  a  de  si  grands  avantages  pour  la  santé  à  se  baigner 
fréquemment  dans  l'eau  froide  pendant  les  chaleurs  de 
l'été,  que  je  ne  pense  pas  qu'il  soit  nécessaire  de  discourir 
longuement  pour  recommander  cet  exercice.  Seulement  on 
doit  avoir  soin  de  ne  jamais  entrer  dans  l'eau  quand  on  est 


1.  «  Gargantua  nageoit  en  profonde  eaue,  à  l'endroit,  à  l'envers,  de 
cousté,  de  tout  le  corps,  des  seuls  pieds,  une  main  en  l'aer,  en  laquelle 
tenant  nng  livre,  transpassoit  toute  la  Seine  sans  iceluy  mouiller...  » 
[Rabelais,  livre  I,  ch.  xxiii.)  —  «  Dans  l'eau,  si  l'on  ne  nage,  on  se 
noie,  et  l'on  ne  nage  point  sans  l'avoir  appris...  Emile  sera  dans  l'eau 
ci  mime  sur  la  terre  ».  (Emile,  1.  II). 

2.  Locke  aurait  dû  nommer  les  Grecs  avant  les  Romains.  «  Quand  les 
anciens  Grecs  vouloient  accuser  quelqu'un  d'extrême  insuflisance,  ils 
disoient  eu  commun  proverbe  «  qu'il  ne  sçavoit  ny  lire  ny  nager  ». 
(Montaigne,  II,  xxxiv.)  Le  proverbe  grec  était  fi^zs  v£îv,  //•/■;?£  ypiij.fj.uix 


12  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

encore  (oui  échauffé  par  la  marche,  ou  qu'on  a  le  sang  et 
le  pouls  troublés  par  quelque  émotion. 


L'AIR. 

9.  Une  autre  habitude  très  favorable  à  la  santé  de  tout 
le  monde  et  surtout  à  la  santé  des  enfants,  c'est  de  rester 
souvent  en  plein  air,  et  de  se  tenir  le  moins  possible  auprès 
du  feu,  même  en  hiver.  L'enfant  s'habituera  par  là  à  sup- 
porter le  froid  et  le  chaud,  le  soleil  et  la  pluie.  Sans  cette 
habitude,  l'homme  ne  saurait  attendre  de  grands  services 
de  son  corps  dans  les  affaires  de  ce  monde,  et,  quand  on 
a  atteint  l'âge  mûr,  il  est  trop  tard  pour  s'y  faire.  Il  faut 
s'y  accoutumer  de  bonne  heure  et  par  degrés.  C'est  en 
procédant  ainsi  que  le  corps  s'habitue  à  tout1.  Si  je  re- 
commandais qu'on  laissât  l'enfant  jouer  au  vent  et  au  soleil 
sans  chapeau,  je  doute  fort  qu'on  suivit  ce  conseil2.  On 
me  ferait  là -dessus  mille  objections,  qui  reviendraient 
toutes  à  ceci,  c'est  que  l'enfant  aurait  le  teint  brûlé  par  le 
soleil.  Et  cependant,  si  notre  jeune  homme  reste  toujours 
à  l'ombre,  si  on  ne  l'envoie  jamais  au  soleil  et  au  vent  de 
peur  de  lui  gâter  le  tempérament,  ce  sera  sans  doute  la 
vraie  manière  de  faire  de  lui  un  beau  garçon,  mais  nulle- 
ment un  homme  d'action5.  Et  bien  qu'il  faille  avoir  plus 

1.  Évidemment  il  est  des  choses  contraires  à  notre  constitution,  et 
auxquelles  le  corps  ne  peut  s'accoutumer.  Goldsmith,  dans  sou  Essai 
sur  l'éducation,  n'a  pas  eu  de  peine  à  ridiculiser  les  exagérations  de 
Locke  sur  la  toute-puissance  de  l'habitude.  «  Pierre  le  Grand,  raconte- 
t-il,  pensa  un  jour  qu'il  conviendrait  que  tous  les  marins  prissent 
l'habitude  de  boire  de  l'eau  salée.  Aussitôt  il  promulgua  un  édit  qui 
ordonnait  que  tous  les  apprentis  marins  ne  boiraient  désormais  que  de 
l'eau  de  mer.  Les  enfants  moururent  tous,  et  l'expérience  en  resta  là.  » 

2.  «  Platon  conseille  merveilleusement,  pour  la  santé  de  tout  le  corps, 
de  ne  donner  aux  pieds  et  à  la  teste  aultre  couverture  que  celle  que 
nature  y  a  mise.  »  (Montaigne,  I,  xxxv.) 

3.  t  Endurcissez  l'enfant  à  la  sueur  et  au  froid,  au  vent,  au  soleil  et 
aux  hasards  qu'il  luy  fault  mespriser  :  ostez  luy  toute  mollesse  et  déli- 
catesse au  vestir  et  coucher,  au  manger  et  au  boire  :  accoustumez  le  à 


LE  JEU  EN  PLEIN  AIR.  15 

d'égards  pour  la  beauté  des  femmes,  je  prendrai  la  liberté 
de  dire  que  plus  elles  seront  exposées  à  l'air,  sans  que  leur 
visage  en  soit  incommodé,  et  plus  elles  seront  vigou- 
reuses; plus  on  rapprochera  l'éducation  des  sœurs  de  la 
dure  éducation  de  leurs  frères,  et  mieux  cela  vaudra  pour 
elles,  durant  le  reste  de  leur  vie. 

10.  Le  jeu  en  plein  air  n'offre,  à  ma  connaissance,  qu'un 
seul  danger  :  c'est  que  l'enfant,  tout  échauffé  d'avoir  couru 
à  droite  e-t  à  gauche,  n'aille  aussitôt  après  s'asseoir  ou  se 
coucher  sur  le  sol  froid  et  humide1.  Je  conviens  de  cela, 
et  je  reconnais  aussi  que  l'habitude  de  boire  de  l'eau  froide, 
alors  qu'on  est  échauffé  par  le  travail  ou  par  l'exercice, 
conduit  plus  de  gens  au  tombeau  ou  aux  portes  du  tom- 
beau, que  ne  font  les  fièvres  ou  d'autres  maladies,  et  toutes 
les  autres  causes  de  mort.  Mais  ces  inconvénients  seront 
assez  facilement  évités  avec  un  petit  enfant  qu'on  perd  ra- 
rement de  vue.  Et  si,  pendant  son  enfance,  on  l'a  toujours 
sévèrement  empêché  de  s'asseoir  par  terre  ou  de  boire 
quelque  chose  de  froid  lorsqu'il  a  chaud,  cette  interdiction 
prolongée  se  changera  en  habitude  qui  l'aidera  à  s'abstenir 
de  lui-même  lorsqu'il  ne  sera  plus  sous  les  yeux  de  sa 
bonne  ou  de  son  gouverneur.  C'est,  je  crois,  tout  ce  qu'on 
doit  faire  à  cet  égard.  Car,  à  mesure  que  les  années 
s'ajoutent  aux  années,  la  liberté  doit  venir  avec  elles;  et, 
pour  beaucoup  de  choses,  il  faut  savoir  confier  l'enfant  à 
lui-même2,  puisqu'il  est  impossible  de  maintenir  autour 

tout;  que  ce  no  soit  pas  un  beau  garson  et  dameret,  mais  un  garson 
vert  et  vigoureux...  »  (Montaigne,  I,  ixv.) 

1.  Rousseau  n'admet  pas  ces  sages  ménagements,  a  Locke,  dit-il,  au 
milieu  des  préceptes  mâles  et  sévères  qu'il  nous  donne,  retombe  dans 
des  contradictions  qu'on  n'attendrait  pas  d'un  raisonneur  aussi  exact... 
Puisqu'il  veut  que  les  souliers  des  enfants  prennent  l'eau  dans  tous  les 
temps,  la  prendront-ils  moins  quand  l'enfant  aura  chaud?  » 

Jj.  Il  ne  faut  jamais  oublier  en  effet  que  le  but  de  l'éducation  est 
d'apprendre  à  l'enfant  à  se  gouverner  lui-même.  L'idée,  tout  anglaise, 
du  self  çovermnent  (du  gouvernement  par  soi-même)  doit  présider  à 
toute  éducation  libérale. 


14  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

de  lui  une  surveillance  de  tous  les  instants,  excepté  celle 
qu'il  exercera  sur  lui-même,  si  vous  lui  avez  donné  de 
bons  principes  et  de  fermes  habitudes;  celle-là  est  la 
meilleure  et  la  plus  sûre,  et  celle,  par  conséquent,  dont  il 
faut  le  plus  se  préoccuper.  En  effet,  de  la  répétition  des 
mêmes  règles  et  des  mêmes  maximes,  quelque  effort  que 
vous  fassiez  pour  les  inculquer,  vous  ne  devez  rien  at- 
tendre, ni  dans  ce  cas,  ni  dans  aucun  autre,  tant  que  la 
pratique  ne  les  aura  pas  changées  en  habitudes. 


LES    VETEMENTS. 

11.  Ce  que  j'ai  dit  des  jeunes  filles  me  remet  en  mémoire 
une  chose  qu'il  ne  faut  pas  oublier  :  c'est  que  les  vête- 
ments de  votre  enfant  ne  doivent  jamais  être  trop  étroits, 
surtout  autour  de  la  poitrine1.  Laissons  à  la  nature  le  soin 
de  former  le  corps  comme  elle  croit  devoir  le  faire.  Elle 
travaille  spontanément  beaucoup  mieux,  avec  beaucoup 
plus  d'art,  que  nous  ne  pourrions  faire  nous-mêmes  si  nous 
prétendions  la  diriger.  Et  si  les  femmes  avaient  le  pou- 
voir de  façonner  dans  leur  sein  le  corgs  de  leurs  enfants, 
de  même  qu'elles  s'efforcent  souvent  de  refaire  leur  taille 
quand  ils  sont  nés,  il  y  aurait  certainement  aussi  peu  de 
nouveau-nés  bien  conformés  qu'il  y  a  beaucoup  d'enfants 
contrefaits  pour  avoir  été  trop  étroitement  lacés,  ou  pour 
avoir  pris  trop  de  remèdes.  Cette  considération,  ce  semble, 
devrait  empêcher  beaucoup  de  gens  (je  ne  parle  pas  des 

1.  Tous  les  pédagogues  sont  d'accord  avec  Locke  sur  la  nécessité 
des  vêtements  larges.  «  Il  est  prouvé  par  les  recherches  d'un  grand 
nombre  de  savants  écrivains  que  les  corsets  ne  servent  qu'à  empêcher 
la  circulation  du  sang  et  le  développement  si  nécessaire  des  par- 
ties extérieures  et  intérieures  du  corps  »  (Kant,  Ueber  Pœdagogik). 
M.  Fonssagrives,  de  son  côté,  proteste  contre  la  tunique  des  lycéens, 
contre  «  ce  vêtement  rigide  et  rembourré  qui  comprime  la  poitrine  et 
gêne  la  liberté  des  mouvements  »  {Éducation  physique  des  garçons, 
p.  57).  Voyez  aussi  Riant,  l'Hygiène  et  l'éducation  dans  les  internats, 
p.  200. 


LES  VÊTEMENTS.  15 

nourrices  ignorantes  ni  des  faiseurs  de  corsets)  de  se  mêler 
d'une  affaire  qu'ils  n'entendent  point  ;  ils  devraient  craindre 
de  détourner  la  nature  de  ses  voies,  en  essayant  de  façonner 
eux-mêmes  les  membres  et  les  organes,  alors  qu'ils  ne 
savent  seulement  pas  comment  est  faite  la  plus  petite,  la 
plus  simple  partie  du  corps1.  Et  cependant  j'ai  vu  en  si 
grand  nombre  des  exemples  d'enfants  auxquels  on  avait 
fait  beaucoup  de  mal  pour  les  avoir  trop  serrés  dans  leurs 
vêtements,  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  conclure  qu'il  y 
a  d'autres  créatures  que  les  singes,  qui,  avec  aussi  peu  de 
sagesse,  font  périr  leurs  enfants  par  une  tendresse  aveugle 
et  en  les  embrassant  trop. 

12.  Une  poitrine  étroite,  une  respiration  courte,  une 
mauvaise  haleine,  des  poumons  malades,  un  corps  voûté, 
tels  sont  les  effets  naturels  et  presque  constants  de  l'usage 
des  corsets  et  des  vêtements  qui  serrent.  Les  moyens  em- 
ployés pour  donner  aux  enfants  une  taille  fine  et  svelte  ont 
précisément  pour  résultat  de  la  leur  gâter.  En  effet,  il  se 
fait  nécessairement  un  partage  inégal  de  la  nourriture 
préparée  pour  les  différentes  fonctions  du  corps,  quand 
elle  ne  peut  se  distribuer  selon  le  plan  de  la  nature.  Et  par 
conséquent  comment  s'étonner  si,  la  nourriture  se  portant 
où  elle  peut,  dans  quelque  partie  du  corps  moins  com- 
primée, il  arrive  qu'une  hanche  ou  une  épaule  soit  plus 
haute  ou  plus  grosse  que  ne  le  voudraient  de  justes  pro- 
portions? On  sait  généralement  que  les  Chinois,  qui  voient 

1.  M.  H.  Spencer  a  vivement  critiqué  chez  les  parents  l'ignorance  de 
tout  de  ce  qui  a  rapport  aux  conditions  physiques  de  la  vie.  «  Les  mil- 
lions d'êtres  humains  qui  sont  lues,  les  centaines  de  millions  qui  sur- 
vivent pour  traîner  des  santés  alfaiblies,  les  millions  qui  grandissent 
ivec  des  constitutions  moins  fortes  qu'elles  n'auraient  dû  l'être,  nous 
ionnent  l'idée  du  mal  fait  par  des  parents  qui  ignorent  les  lois  de  la 
vie.  »  (Education,  etc.,  ch.  i.) 

2.  Il  se  produit  dans  le  corps,  sous  l'effet  d'une  contrainte  partielle. 
;e  qui  se  produit  dans  l'àme  sous  l'influence  d'une  culture  exclusive  : 
pendant  que  certains  organes  se  développent,  les  autres  s'atrophient, 
"est  que,  comme  le  dit  Gœthe,  la  nature  est  un  comptable  sévère,  qui 
économise  d'un  côté  ce  qu'il  dépense  de  l'autre. 


16  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

en  cela  je  ne  sais  quel  idéal  de  beauté,  parviennent  à  se 
rendre  le  pied  très  petit  en  le  couvrant  dès  leur  enfance 
de  liens  fortement  serrés.  J'ai  vu  récemment  une  paire  de 
souliers  chinois,  qui,  disait-on,  étaient  faits  pour  une 
femme  d'un  âge  avancé:  ils  étaient  à  tel  point  dispropor- 
tionnés avec  le  pied  d'une  femme  de  notre  pays  qui  serait 
du  même  âge,  qu'ils  auraient  pu  à  peine  convenir  pour 
chausser  une  petite  fille.  On  a  remarqué  en  outre  que  les 
Chinoises  sont  très  petites  de  taille  et  qu'elles  vivent  peu  ; 
tandis  que  les  Chinois  ont  la  même  stature  que  les  autres 
hommes  et  vivent  le  même  nombre  d'années.  Les  infirmi- 
tés propres  aux  femmes  de  ces  contrées  ont  été  quelquefois 
attribuées  à  leur  absurde  coutume  de  comprimer  leurs 
pieds  :  par  là,  en  effet,  la  libre  circulation  du  sang  est 
gênée,  et  le  corps  entier  en  souffre  dans  sa  croissance  et 
sa  santé.  Combien  de  fois  ne  voyons-nous  pas,  lorsque  le 
pied,  en  quelque  endroit,  a  souffert  d'un  effort  ou  d'une 
blessure,  que  toute  la  jambe  ou  la  cuisse  s'en  ressent, 
perd  ses  forces  et  s'amaigrit!  A  quels  inconvénients  plus 
graves  ne  doit-on  pas  s'attendre  quand  la  poitrine,  où  est 
placé  le  cœur,  le  siège  de  la  vie,  est  comprimée  d'une 
façon  anormale  et  gênée  dans  sa  libre  expansion  ! 

LA    NOURRITURE. 

13.  Quant  à  la  nourriture  de  l'enfant,  elle  doit  être 
commune  et  fort  simple,  et  si  l'on  m'en  croyait,  on  lui 
interdirait  l'usage  de  la  viande,  tant  qu'il  est  au  maillot 
ou  tout  au  moins  jusqu'à  deux  ou  trois  ans1.  Mais  quelque 

1.  Grosse  question.  A  quel  âge  convient-il  que  l'enfant  commence  à 
manger  de  la  viande  ?  Voici  l'opinion  exprimée  par  M.  Donné  dans  ses 
Conseils  aux  Mères  (p.  198)  :  «  Convaincu  par  expérience  du  désavan- 
tage d'un  régime  exclusivement  végétal  pour  les  enfants  de  notre  pays, 
je  recommande  la  viande  après  le  sevrage  et  dès  que  les  enfants  ont 
assez  de  dents  pour  broyer  le  blanc  de  poulet  ou  quelque  autre  chair 
aussi  tendre.  » 


LA  NOURRITURE.  17 

avantage  que  celte  habitude  puisse  avoir  pour  sa  santé 
présente  comme  pour  sa  force  future,  je  crains  que  les 
parents  n'y  consentent  pas;  trompés  par  l'habitude  qu'ils 
ont  de  manger  eux-mêmes  beaucoup  de  viande,  ils  se  lais- 
sent aller  à  croire  qu'il  arriverait  à  leurs  enfants,  comme  à 
eux-mêmes,  de  mourir  de  faim,  s'ils  n'en  mangeaient  pas 
au  moins  deux  fois  par  jour1.  Ce  dont  je  suis  sûr  pourtant, 
c'est  que  les  enfants  courraient  moins  de  dangers  quand 
ils  mettent  les  dents,  qu'ils  seraient  plus  à  l'abri  des 
maladies  pendant  leurs  premières  années ,  qu'enfin  ils 
établiraient  plus  sûrement  en  eux  les  principes  d'une  con- 
stitution saine  et  vigoureuse,  s'ils  n'étaient  pas  gorgés, 
comme  ils  le  sont,  par  des  mères  faibles  et  par  des  domes- 
tiques imprudents,  et  s'ils  s'abstenaient  entièrement  de 
viande  pendant  les  trois  ou  quatre  premières  années  de 
leur  vie. 

Mais  s'il  faut  absolument  que  notre  petit  homme  mange 
de  la  viande,  ayez  soin  au  moins  de  ne  lui  en  donner  qu'une 
fois  par  jour,  et  d'une  seule  sorte  par  repas.  Du  bœuf  au 
naturel,  du  mouton,  du  veau,  etc.,  sans  autre  assaisonne- 
mont  que  l'appétit,  voilà  ce  qui  convient  le  mieux.  Il  faut 
aussi  qu'il  mange  beaucoup  de  pain2,  soit  du  pain  sec,  soit 
avec  les  autres  mets,  et  qu'il  mâche  bien  tous  les  aliments 
solides3 .  En  Angleterre  nous  négligeons  très  souvent  ce  soin  : 
de  là  des  indigestions  et  d'autres  incommodités  graves. 

14.  Pour  le  déjeuner  et  le  souper,  le  lait,  les  soupes  au 

1.  On  sait  combien  les  Anglais  ont  peu  profité  des  conseils  de  Locke. 
C'est  chez  eux  un  régime  continuel  de  viandes  saignantes. 

2.  Je  ne  connais  qu'un  livre  d'éducation  qui  se  plaigne  de  l'habitude 
de  manger  beaucoup  de  pain  ;  c'est  l'École  jiaroissiale,  qui  est  comme 
le  programme  des  écoles  de  la  ville  de  Paris  au  commencement  du  dix- 
huitième  siècle  :  «  Les  enfants  de  Paris,  y  est-il  dit,  mangent  ordi- 
nairement beaucoup  de  pain  :  cette  nourriture  leur  abêtit  l'esprit  et 
les  rend  ineptes  bien  souvent,  à  l'âge  de  neuf  à  dix  ans,  à  apprendre. 
Omni»  repletio  mala,  pants  vero  pessima.  » 

5.  On  connaît  la  formule  de  salutation  qu'un  médecin  célèbre  em- 
ployait avec  ses  amis.  Au  lieu  de  leur  dire  :  «  Portez-vous  bien  »,  il 
leur  disait  :  a  Mâchez  bien.  » 

2 


18  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

lait,  les  bouillies  de  gruau  d'avoine,  et  vingt  autres  nids 
qui  sont  en  usage  chez  nous,  conviennent  parfaitement  aux 
enfants.  Seulement  pour  tous  ces  aliments  il  faut  veiller  à 
ce  qu'ils  soient  purs,  sans  grand  mélange,  très  modéré- 
ment assaisonnés  de  sucre,  ou  mieux  encore  sans  sucre 
du  tout1  :  les  épices  en  particulier,  comme  tout  ce  qui  peut 
échauffer  le  sang,  doivent  être  soigneusement  interdites. 
Soyez  aussi  ménager  du  sel  dans  l'assaisonnement  de  tous 
leurs  plats,  et  n'en  mettez  pas  du  tout  dans  le6  viandes  d'un 
goût  relevé.  Nos  palais  prennent  goût  aux  assaisonnements 
et  à  la  cuisine  dont  ils  font  ordinairement  usage  ;  et  un 
usage  immodéré  du  sel,  outre  qu'il  excite  la  soif  et  force 
à  boire  avec  excès,  produit  sur  le  corps  d'autres  effets  per- 
nicieux. J'inclinerais  à  croire  qu'un  gros  morceau  de  pain 
bis,  bien  pétri  et  bien  cuit,  tantôt  sec,  tantôt  avec  du 
beurre  ou  du  fromage,  sera  souvent  pour  l'enfant  le  meil- 
leur des  déjeuners. 

Je  suis  sûr  que  ce  sont  là  des  repas  sains,  qui  feraient 
de  lui  un  homme  robuste,  au  moins  aussi  bien  que  des 
mets  plus  délicats;  et  si  on  l'y  accoutumait  de  bonne  heure, 
il  y  prendrait  goût  autant  qu'à  autre  chose.  S'il  lui  arrive 
de  demander  à  manger  entre  les  repas,  ne  lui  donnez  que  du 
pain  sec.  Si  c'est  la  faim  qui  le  pousse  en  effet,  et  non  un 
pur  caprice,  le  pain  lui  suffira;  et  s'il  n'a  pas  faim,  il  n'est 
pas  nécessaire  qu'il  mange.  Par  là  vous  obtiendrez  deux 

1.  Locke  condamne  absolument  le  sucre.  H.  II.  Spencer  est  d'un  avis 
contraire,  et,  avec  un  optimisme  aussi  imprudent  que  complaisant,  il 
croit  qu'on  doit  satisfaire  aux  goûts  de  l'enfant,  particulièrement  à  sou 
appétit  pour  le  sucre.  «  Le  goût  des  sucreries  est  très  marqué  et  pres- 
que universel  chez  les  enfants.  Probablement  quatre-vingt-dix-neuf  per- 
sonnes sur  cent,  s'imaginent  qu'il  n'y  a  rien  là  qu'une  sensualité  du 
palais,  et  que,  de  même  que  d'autres  plaisirs  sensuels,  elle  doit  être 
réprimée.  Le  physiologiste,  cependant,  qui  est  conduit  par  ses  décou- 
vertes à  révérer  de  plus  en  plus  l'ordre  de  la  nature...,  a  reconnu  au- 
jourd'hui que  le  sucre  joue  un  rôle  important  dans  le  développement 
de  l'organisme.  Le  sucre  est  une  nourriture  productive  de  calorique.... 
c'est  la  forme  sous  laquelle  plusieurs  autres  composés  doivent  passer 
avant  que  de  pouvoir  nous  fournir  de  la  chaleur  animale.  » 


LA  NOURRITURE.  li> 

bons  résultats  :  1°  d'abord  par  L'habitude  il  prendra  goût 
à  Ranger  du  pain;  car,  je  l'ai  déjà  dit,  il  suffit,  pour  que 
nos  palais  et  nos  estomacs  trouvent  un  aliment  agréable, 
qu'ils  s'y  soient  accoutumés;  2°  un  autre  bénéfice,  c'est 
qu'il  ne  sera  plus  nécessaire  de  lui  apprendre  à  s'abstenir 
de  manger  plus  copieusement  et  plus  fréquemment  que 
la  nature  ne  l'exige.  Je  ne  crois  pas  sans  doute  que  tout  le 
monde  ait  le  même  appétit  :  les  uns  ont  l'estomac  natu- 
rellement plus  exigeant,  les  autres  moins.  Mais  ce  que  je 
crois,  c'est  que  beaucoup  de  gens  sont  devenus  gloutons 
et  gourmands  par  habitude,  qui  par  nature  ne  l'étaient 
pas.  Je  vois  dans  certains  pays  des  hommes,  qui  ne  font 
que  deux  repas,  devenir  aussi  robustes  que  d'autres  per- 
sonnes, que,  sous  l'empire  de  l'habitude,  leur  estomac, 
comme  une  sonnette  d'alarme,  appelle  à  table  quatre  ou 
cinq  fois  par  jour.  Les  Romains  jeûnaient  ordinairement 
jusqu'au  souper,  qui  d'ailleurs  était  alors  le  seul  repas  ré- 
glé, même  de  ceux  qui  mangeaient  plus  d'une  fois  par 
jour1.  Quant  à  ceux  qui  avaient  l'habitude  de  déjeuner 
(ce  qu'ils  faisaient,  les  uns  à  huit  heures,  les  autres  à  dix, 
d'autres  à  midi,  et  quelques-uns  même  plus  tard),  ils  ne 
mangeaient  jamais  de  viande,  et  il  n'y  avait  rien  de  pré- 
paré pour  ce  repas.  Auguste,  du  temps  où  il  était  le  plus 
grand  monarque  de  la  terre,  n'emportait,  nous  dit-il,  qu'un 
morceau  de  pain  sec,  pour  le  manger  dans  sa  voiture  2.  De 
mêmeSénèque  (dans  la  lxxxiiic  lettre  à  Lucilius,où  il  donne 
une  idée  de  la  façon  dont  il  se  traitait,  même  pendant  sa 
vieillesse,  et  alors  que  l'âge  eût  autorisé  plus  de  complai- 
sance), raconte  qu'il  avait  coutume  de  manger  pour  son  dîner 
un  morceau  de  pain  sec,  sans  prendre  même  la  peine  de  s'as- 

1.  Les  usages  varièrent  à  Rome  selon  les  temps.  Ce  que  dit  Locke 
s'applique  surtout  à  l'époque  de  la  République.  Sous  l'Empire,  les 
Romains  furent  moins  sobres.  Chez  les  Grecs,  même  du  temps  d'Ho- 
mère, on  faisait  généralement  trois  et  même  quatre  repas  par  jour. 

2.  ...  Dum  lectica  ex  rcr/ia  domum.  redeo,  pains  unciam  cum  paucii 
acinis  uvœ  duracinœ  comedi  (Suétone,  II,  76). 


20  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

seoir  '  ;  et  cependant,  si  sa  santé  l'eût  exigé,  il  avait  les 
moyens  de  s'offrir  de  somptueux  repas,  autant  que  les  plus 
riches  de  nos  compatriotes,  même  à  les  supposer  deux  fois 
plus  riches  qu'ils  ne  sont. 

Les  maîtres  du  monde  suivaient  ce  frugal  régime,  et  les 
jeunes  patriciens  de  Rome  ne  manquaient  de  force  ni 
d'esprit,  pour  être  habitués  à  ne  manger  qu'une  fois  par 
jour.  S'il  arrivait  par  hasard  que  quelqu'un  d'entre  eux 
ne  pût  prolonger  son  jeûne  jusqu'au  souper,  leur  seul 
repas  réglé,  il  ne  prenait  qu'un  morceau  de  pain  sec,  ou 
tout  au  plus  quelques  raisins,  ou  quelque  aliment  léger 
de  ce  genre,  pour  soutenir  son  estomac.  Les  Romains 
jugeaient  ces  habitudes  de  tempérance  si  nécessaires  à  la 
fois  pour  la  santé  et  pour  les  affaires,  que  l'usage  d'un  seul 
repas  par  jour  se  maintint  malgré  le  luxe  excessif  qui  s'in- 
troduisit parmi  eux,  à  la  suite  de  leurs  conquêtes  et  de 
leurs  pillages  dans  l'Orient;  et  ceux  d'entre  eux  qui,  re- 
nonçant à  leurs  vieilles  habitudes  de  frugalité,  se  plon- 
geaient dans  les  fêtes,  ne  les  commençaient  du  moins  que 
le  soir.  Faire  plus  d'un  repas  par  jour  était  chose  si  mons- 
trueuse que,  jusqu'au  temps  de  César  on  était  blâmé  pour 
avoir  célébré  un  festin  ou  fait  un  repas  en  forme  avant  le 
coucher  du  soleil. 

C'est. pourquoi,  si  je  ne  craignais  pas  de  paraître  trop 
sévère,  je  demanderais  que  mon  petit  homme  n'eût  pas 
autre  chose  que  du  pain  pour  son  déjeuner.  Vous  ne 
pouvez  vous  imaginer  quelle  est  la  force  de  l'habitude,  et 
d'ailleurs  j'attribue  une  grande  partie  de  nos  maladies  à  ce 
que,  en  Angleterre,  nous  mangeons  trop  de  viande  et  pas 
assez  de  pain. 

LES    REPAS. 

15.  Quant  aux  repas  de  l'enfant,  j'estime  que  le  mieux 

1.  Panis  deindc  siccus  et  sine  mensaprandium,  posl  quod  non  sunt 
lavandœ  ma  nus  (Sénèque,  ép.  lxxxiii). 


LES  REPAS.  21 

serait,  autant  qu'on  pourra   le  faire  commodément,  de  oe 

pas  les  fixer  toujours  à  une  même  heure1.  En  effet  si 
l'habitude  est  prise  de  manger  à  des  intervalles  parfaite- 
ment réglés,  l'estomac  réclamera  des  aliments  à  l'heure 
ordinaire  ;  l'enfant  sera  de  mauvaise  humeur,  si  l'heure 
passe  sans  qu'il  ait  mangé,  et  son  estomac,  ou  bien  sera  en 
proie  à  un  violent  accès  de  faim,  ou  bien  s'engourdira  dans 
un  manque  complet  d'appétit.  Je  voudrais  donc  qu'il  n'y 
eût  pas  d'heure  fixe  pour  son  déjeuner,  son  dîner  et  son 
souper,  et  qu'au  contraire  on  changeât  l'heure  de  ses  re- 
pas presque  chaque  jour.  Si,  dans  l'intervalle  des  repas 
proprement  dits,  l'enfant  demande  à  manger,  donnez-lui, 
aussi  souvent  qu'il  le  voudra,  des  morceaux  de  pain  sec.  Si 
quelqu'un  s'imaginait  qu'un  pareil  régime  est  trop  sévère 
ou  insuffisant  pour  un  enfant,  qu'il  sache  bien  qu'un  enfant 
ne  mourra  jamais  de  faim  ni  ne  dépérira  par  inanition, 
lorsque,  outre  la  viande  au  diner,  le  potage,  ou  quelque 
autre  chose  au  souper,  on  lui  donnera  encore  à  discrétion, 
et  aussi  souvent  qu'il  aura  faim,  du  bon  pain  et  de  la  bière 2. 
C'est  ainsi,  en  effet,  que  je  juge  après  réflexion  qu'on  de- 
vrait régler  la  nourriture  des  enfants.  Le  matin  est  géné- 
ralement destiné  à  l'étude,  et  un  estomac  trop  chargé  pré- 
pare mal  au  travail  de  l'esprit.  Le  pain  sec  est  la  meil- 
leure des  nourritures;  c'est  en  même  temps  celle  qui 
excite  le  moins  de  tentations.  Tous  les  parents  soucieux 
de  la  santé  physique  et  morale  de  leurs  enfants,  et  qui  dé- 
sirent qu'ils  ne  soient  ni  inintelligents,  ni  maladifs,  ne 
doivent  pas  permettre  qu'ils  aient  l'estomac  allourdi  après 

1 .  Fénelon  dit  tout  au  contraire  :  «  Ce  qui  est  le  plus  utile  dans  le? 
premières  .innées  de  l'enfant...,  c'est  de  régler  ses  repas,  en  sorte  qu'il 
mange  toujours  à  peu  près  aux  mêmes  heures  »  {Éducation  des  filles). 
Les  médecins  et  les  pédagogues  modernes  sont  du  même  avis  que  Fé- 
nelon.  La  régularité  dans  les  repas  est  une  condition  des  bonnes  di- 
gestions. 

2.  Môme  en  Angleterre,  où  l'usage  de  la  bière  est  si  général,  on  a 
critiqué  cette  opinion  de  Locke.  Dans  nos  pays  il  est  évident  qu'il  faut 
se  garder  de  donner  à  l'enfant  l'habitude  de  la  bière. 


22  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

leur  déjeuner.  Et  qu'on  n'aille  pas  croire  que  ce  traite- 
ment ne  convient  pas  à  un  enfant  riche  et  de  bonne  famille. 
11  faut  qu'à  tout  âge  le  gentleman  suive  un  régime  qui  le 
prépare  à  porter  les  armes  et  à  être  soldat.  Les  parents 
qui  de  notre  temps  élèvent  leurs  fils  comme  s'ils  étaient 
destinés  à  rester  oisifs  toute  leur  vie,  dans  l'abondance  et 
dans  la  jouissance  des  richesses  qu'ils  ont  l'intention  de 
leur  laisser,  ne  réfléchissent  pas  aux  exemples  qu'ils  ont 
eus  sous  les  veux  ni  au  siècle  où  nous  vivons1. 


LES    BOISSONS. 

16.  Pour  boisson,  il  faut  donner  seulement  à  l'enfant  de 
la  petite  bière  2,  et  encore  avec  cette  réserve  qu'il  n'en 
boira  jamais  entre  les  repas,  à  moins  qu'il  n'ait  mangé 
auparavant  un  morceau  de  pain 3.  Voici  les  raisons  qui  me 
font  parler  ainsi  : 

17.  1°  Il  n'y  a  rien  qui  détermine  plus  de  fièvres  et 
d'indigestions  chez  les  gens  du  peuple  que  l'imprudence 
de  boire  lorsqu'on  a  chaud.  Si  donc  l'enfant  s'est  échauffé 
en  jouant,  et  s'il  a  soif,  il  ne  mangera  son  pain  qu'avec 
répugnance  :  de  sorte  que  s'il  ne  lui  est  permis  de  boire 

1.  Locke  fait  sans  doute  allusion  à  la  guerre  civile  et  a  la  Révolution 
de  1688.  qui  eurent  pour  conséquence  de  déplacer  les  fortunes  et  de  rui- 
ner un  grand  nombre  de  familles. 

2.  La  bière,  telle  qu'on  la  fabrique  aujourd'hui,  doit  être  considérée 
comme  une  do  ces  boissons  fortes  que  Locke  interdit  à  l'enfant.  L'effet 
de  la  bière,  dit  le  médecin  allemand  Fricdlander,  est  «  de  rendre  l'en- 
fant lourd,  à  un  âge  où  l'on  trouve  beaucoup  de  vivacité  dans  les  pays 
de  vignobles.  »  (Guizot,  Annales  de  l'éducation,  t.  Il,  p.  20.)  Le  même 
auteur  écrit  :  «  Que  la  boisson  ordinaire  ne  soit  que  de  l'eau,  à  moins 
que  des  circonstances  particulières  n'engagent  à  donner  de  lu  bière  ou 
un  mélange  d'eau  et  de  vin.  »  (Ibid.,  29.) 

5.  Opinion  critiquée  par  Rousseau,  qui  trouve  étrange  que,  quand 
l'enfant  a  soif,  il  faille  lui  donnera  manger.  «  J'aimerais  mieux,  quand 
il  a  faim,  lui  donner  à  boire.  Jamais  on  ne  me  persuadera  que  nos 
premiers  appétits  soient  si  déréglés  qu'on  ne  puisse  les  satisfaire  sans 
nous  exposer  à  périr.  » 


LES  BOISSONS,  25 

qu'à  la  condition  do  manger  du  pain,  il  aimera  mieux 
s'abstenir  déboire1.  S'il  a  très  chaud,  il  ne  devrait  pas  boire 
du  tout;  mais  du  moins,  si  on  a  soin  de  lui  faire  manger 
d'abord  un  bon  morceau  de  pain,  on  gagnera  du  temps 
pour  laisser  la  bière  se  réchauffer,  et  il  pourra  alors  en 
boire  sans  danger.  S'il  a  très  soif,  la  bière  ainsi  réchauffée 
sera  mieux  digérée  et  étanchera  mieux  sa  soif,  et  s'il  ne 
veut  pas  en  boire,  il  n'y  aura  pas  de  mal  à  ce  qu'il  s'abs- 
tienne. En  outre,  il  apprendra  par  là  à  se  contraindre,  ce 
qui  est  une  habitude  d'un  grand  prix,  aussi  bien  pour  la 
santé  du  corps  que  pour  la  santé  de  l'esprit. 

18.  2°  En  interdisant  à  l'enfant  de  boire  sans  avoir 
mangé,  vous  préviendrez  la  mauvaise  coutume  d'avoir 
toujours  le  verre  aux  lèvres,  coutume  dangereuse  qui  ne 
dispose  que  trop  l'enfant  à  rechercher  plus  tard  les  parties 
de  plaisir.  On  voit  des  hommes  qui  par  l'habilude  se 
créent  un  besoin  artificiel  de  manger  et  de  boire2.  Et  si 
vous  voulez  en  faire  l'essai,  vous  vous  convaincrez  qu'il 
dépend  de  vous  d'accoutumer  de  nouveau  des  enfants  déjà 
sevrés  à  avoir  un  tel  besoin  de  boire  pendant  la  nuit  qu'ils 
ne  puissent  plus  s'endormir  sans  cela.  Comme  les  nour- 
rices, pour  apaiser  leur  nourrisson  qui  crie,  n'emploient 
guère  d'autre  chanson  que  celle-là,  je  ne  m'étonne  pas 
que  les  mères  trouvent  généralement  quelque  difficulté  à 
déshabituer  leurs  enfants  de  boire  pendant  la  nuit,  dans 
les  premiers  temps  qu'elles  les  reprennent  à  la  maison3. 

\.  Rousseau  n'admet  pas  qu'on  prive  l'enfant  de  boire  quand  il  a 
soif.  «  Toutes  les  Ibis  qu'Emile  aura  soif,  je  veux  qu'on  lui  donne  à 
Loire;  je  veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  et  sans  aucune  prépara- 
tion, pas  même  de  la  faire  dégourdir,  lût-il  tout  en  nage  et  fût-on 
dans  le  cœur  de  l'hiver.  »  On  a  presque  envie  de  se  féliciter  que  Rous- 
seau n'ait  pas  eu  l'occasion  d'appliquer  à  ses  enlants  des  maximes 
aussi  meurtrières  :  il  les  aurait  tués,  ce  qui  eût  été  pire  encore  que 
de  les  abandonner. 

'1.  Si  Locke  avait  connu  l'usage  du  tabac,  il  l'aurait  certainement  cité 
comme  exemple  de  ces  habitudes  artificielles  qui  Reviennent  aussi  im- 
périeuses que  les  besoins  de  la  nature.  f-  £.  f 

3.  On  voit,  d'après  ce  passage,  que,   en  Angleterre,  du  temps  dp 

DOC(J* 


24  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

Réfléchissons-y,  l'habitude  a  autant  de  force  le  jour  que 
la  nuit,  et  vous  pouvez,  s'il  vous  plaît  de  l'expérimenter, 
habituer  n'importe  qui  à  avoir  soif  à  toute  heure. 

J'ai  vécu  dans  une  maison  où,  pour  apaiser  un  enfant 
indocile,  on  lui  donnait  à  boire  toutes  les  fois  qu'il  pous- 
sait des  cris,  de  sorte  qu'il  avait  toujours  le  biberon  à  la 
bouche.  Et  bien  qu'il  ne  fût  pas  encore  en  Age  de  parler, 
il  buvait  certainement  dans  ses  vingt-quatre  heures  plus 
que  je  n'aurais  pu  le  faire  moi-même.  Expérimentez  la  chose 
sur  vous-même,  si  vous  voulez,  et  en  buvant  de  la  bière 
légère,  ou  de  la  bière  forte,  vous  en  viendrez  à  avoir 
une  soif  ardente.  La  grande  affaire  dans  l'éducation,  c'est 
de  considérer  quelles  habitudes  vous  faites  prendre  à  l'en- 
fant, et  par  conséquent,  pour  la  boisson  comme  pour  tout  le 
reste,  vous  ne  devez  pas  commencer  par  rendre  habituelle 
une  pratique  que  vous  n'avez  pas  l'intention  de  prolonger 
et  de  développer.  Ce  qui  convient  pour  la  santé  et  pour  la 
tempérance,  c'est  de  ne  pas  boire  plus  souvent  que  la 
nature  ne  l'exige,  et  quiconque  s'abstiendra  de  manger  des 
mets  salés,  ou  de  boire  des  boissons  fortes,  aura  rarement 
soif  entre  ses  repas,  à  moins  qu'il  ne  se  soit  accoutumé, 
comme  nous  venons  de  le  voir,  à  boire  à  tout  propos. 

i9.  Surtout,  prenez-y  bien  garde,  l'enfant  ne  doit  boire 
que  rarement,  sinon  jamais,  du  vin  ou  toute  autre  boisson 
forte  *.  Or  il  n'y  a  rien  qu'on  soit  plus  ordinairement  dis- 
posé à  donner  aux  enfants  en  Angleterre,  rien  qui  leur  soit 
plus  pernicieux.  Ils  ne  devraient  jamais  prendre  de  liqueurs 
fortes,  à  moins  qu'ils  n'en  aient  besoin  comme  d'un  cordial 

Locke,  comme  en  France,  du  temps  de  Rousseau,  l'allaitement  maternel 
n'était  pas  à  la  mode.  Mais  Locke  constate  le  fait  sans  le  blâmer,  el  il 
a  laissé  à  Rousseau  l'honneur  de  rappeler  les  mères  à  leurs  devoirs. 

1.  Platon  disait  de  même  dans  les  Lois  (L.  II)  que  l'entant  ne  doit 
pas  boire  de  vin  avant  l'âge  de  dix-huit  ans.  L'hygiène  moderne  ne  sau- 
rait souscrire  à  ces  interdictions  que  rien  n'explique.  Il  faut  d'ailleurs 
remarquer  que  Locke  est  d'un  pays  où  le  vin  est  très  rare;  mais  son 
cireur  est  de  le  confondre  avec  les  boissons  fortes.  Ajoutons  enfin  que 
Locke  ne  s'explique  pas  sur  l'usage  du  thé  et  du  café. 


LES  FRUITS.  25 

et  que  le  médecin  l'ait  prescrit.  Et  c'est  sur  ce  point  que  les 
domestiques  doivent  être  le  plus  rigoureusement  surveillés 
et  le  plus  sévèrement  grondés,  quand  ils  sont  en  faute. 
En  effet,  comme  ces  gens-là,  qui  appartiennent  à  une  con- 
dition inférieure,  font  consister  en  grande  partie  leur  plai- 
sir à  boire  des  liqueurs  fortes,  ils  sont  souvent  tentés,  pour 
faire  la  cour  à  leur  petit  maître,  de  lui  offrir  ce  qu'ils 
aiment  le  plus  eux-mêmes;  et  comme  ils  savent  que  ces 
boissons  les  mettent  eux-mêmes  en  gaieté,  ils  s'imaginent 
sottement  qu'elles  ne  peuvent  faire  de  mal  aux  enfants. 
Vous  aurez  donc  l'œil  ouvert  sur  ce  danger,  et  vous  y  veil- 
lerez avec  tout  le  soin  et  tout  le  zèle  possibles  :  car  il  n'y 
a  rien  qui,  pour  le  corps  comme  pour  l'esprit  de  l'enfant, 
soit  une  source  plus  certaine  de  maux  que  l'habitude  de 
boire  des  boissons  fortes,  surtout  de  boire  en  particulier 
avec  les  domestiques1. 

LES  FRUITS. 

20.  Dans  un  traité  sur  le  régime  sanitaire  de  l'enfance, 
la  question  des  fruits  est  un  des  chapitres  les  plus  délicats. 
C'est  pour  un  fruit  que  nos  premiers  parents  ont  perdu  le 
paradis.  Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  nos  enfants  ne 
puissent  pas  résister  à  cette  tentation,  même  au  prix  de 
leur  santé.  Je  ne  crois  pas  possible  d'établir  des  lois  géné- 
rales pour  régler  l'usage  des  fruits  :  car  je  ne  suis  nulle- 
ment de  l'avis  de  ceux  qui  voudraient  les  interdire  presque 
absolument  aux  enfants,  comme  quelque  chose  qui  serait 
tout  à  fait  malsain  pour  eux.  Le  seul  résultat  de  cette  sé- 
vère prohibition,  c'est  de  rendre  les  enfants  plus  avides  et 
de  faire  qu'ils  mangent  tous  ceux  qu'ils  peuvent  attraper, 

t.  Les  recommandations  que  Locke  fait  ici,  pour  le  régime  des  en- 
fants,  l'illustre  médecin  Sydenliam,  son  ami,  les  lui  avait  faites  à  lui- 
même,  dans  l'intérêt  de  sa  santé  délicate  et  compromise.  Vers  KiTi, 
il  lui  écrivait  :  «  Couchez-vous  dé  très  bonne  heure,  à  huit  heures  s'il 
se  peut  ;  mangez  des  viandes  légères  et  non  épicées;  abstenez-vous  de 
traita  et  de  crudités;  buvez,  au  lieu  de  vin.  une  bière  très  douce...  v 


Il    —    0 


96  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

bons  ou  mauvais,  mûrs  ou  pas  mûrs1.  Les  melons,  les  pê- 
ches, la  plupart  des  prunes,  et  toutes  les  espèces  de  raisin 
qui  croissent  en  Angleterre,  voilà,  je  crois,  les  fruits  qu'il 
faut  absolument  défendre  aux  enfants  2;  avec  un  goût  très 
agréable,  ils  ont  un  suc  très  malsain,  de  sorte  que.  s'il 
était  possible,  il  serait  bon  que  les  enfants  n'en  vissent  ja- 
mais, qu'ils  n'en  connussent  même  pas  l'existence.  Mais  les 
fraises,  les  cerises,  les  groseilles,  les  groseilles  à  maque- 
reau, quand  elles  sont  bien  mûres,  je  crois  qu'on  peut,  en 
toute  sécurité,  en  permettre  l'usage  aux  enfants,  et  cela 
très  largement,  pourvu  qu'ils  les  mangent  avec  les  précau- 
tions suivantes  :  1°  Jamais  après  les  repas,  comme  nous 
faisons  d'ordinaire,  alors  que  l'estomac  est  déjà  plein  d'une 
autre  nourriture  5.  Il  vaudrait  mieux  en  manger  avant  ou 
pendant  les  repas,  et  il  faut  les  servir  aux  enfants  pour  leur 
déjeuner.  2°  Manger  du  pain  avec  les  fruits.  3°  Qu'ils  soient 
parfaitement  mûrs.  Si  l'on  suit  ces  prescriptions,  je  crois 
qu'ils  feront  plus  de  bien  que  de  mal  à  la  santé.  Les  fruits 
d'été,  appropriés  à  la  chaude  saison  où  ils  mûrissent, 
rafraîchissent  l'estomac  que  la  chaleur  alanguit  et  affaiblit. 
Aussi  ne  serai-je  pas  aussi  rigoureux  sur  ce  point  que  le 
sont  beaucoup  de  parents.  Qu'arrive-t-il?  C'est  que  les 

1.  Il  est  certain  que  les  interdictions  absolues  ont  presque  toujours 
de  mauvais  résultats  chez  les  entants,  qui  se  rattrapent  dès  qu'ils  le 
peuvent,  par  des  excès  fâcheux,  de  leurs  privations  forcées.  Les  indi- 
gestions, comme  le  dit  M.  H.  Spencer,  «  ne  sont  souvent  que  les  réac- 
tions sensuelles  du  régime  ascétique.  Quand  on  permet  aux  enfants 
de  courir  librement  dans  un  verger,  alors  le  désir  trop  longtemps 
comprimé  conduit  à  de  grands  excès.  C'est  un  carnaval  impromptu,  dû 
en  partie  à  ce  que  la  contrainte  cesse,  en  partie  à  ce  qu'on  prévoit  un 
carême  prolongé.  » 

'2.  Pour  excuser  le  préjugé  de  Locke  contre  le  raisin,  le  plus  sain 
de  tous  les  fruits,  il  faut  se  rappeler  que  la  vigne  croit  difficile- 
ment en  Angleterre  et  que  le  raisin  y  mûrit  mal.  Un  Italien  disait 
plaisamment  :  «  Le  seul  fruit  mûr  que  j'aie  vu  en  Angleterre,  ce  sont 
des  pommes  cuites  au  four.  » 

3.  En  d'autres  termes,  Locke  exclut  les  fruits  du  dessert  et  se  met  en 
contradiction  avec  un  usage  presque  universel.  La  raison  qu'il  invoque 
ne  paraît  pas  suffisante  pour  justifier  son  opinion. 


LE  SOMMEIL.  27 

enfants  trop  sévèrement  tenus,  au  lieu  d'une  petite  quantité 
de  fruits  bien  choisis,  dont  ils  se  contenteraient,  si  on  les 
leur  donnait,  satisfont  leur  envie  aussi  gloutonnement 
qu'ils  le  peuvent,  et  les  dévorent  jusqu'à  se  donner  des  in- 
digestions, toutes  les  fois  qu'ils  en  trouvent  à  leur  portée 
ou  qu'ils  peuvent  corrompre  un  domestique  pour  s'en 
procurer. 

Quant  aux  poires  et  aux  pommes,  lorsqu'elles  sont  bien 
mûres  et  cueillies  depuis  quelque  temps,  je  pense  que  les 
enfants  peuvent  en  manger  sans  danger,  en  toute  saison, 
et  en  très  grande  quantité  :  surtout  les  pommes,  qui,  à 
ma  connaissance,  n'ont  jamais  fait  de  mal  après  le  mois 
d'octobre. 

Les  fruits  secs  sans  sucre  sont  aussi,  je  crois,  un  ali- 
ment très  sain.  Mais  il  faut  s'abstenir  de  toute  espèce  de 
confitures,  :  dont  il  est  malaisé  de  dire  qui  elles  incom- 
modent le  plus,  celui  qui  les  fait 2  ou  celui  qui  les  mange. 
Ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  qu'elles  sont  une  des  plus  folles 
dépenses  que  le  luxe  ait  inventées  :  il  faut  les  laisser  aux 
dames. 

LE    SOMMEIL. 

21.  De  tout  ce  qui  a  un  caractère  efféminé  et  mou,  il  n'est 
rien  que  l'on  doive  permettre  aux  enfants  avec  plus  d'indul- 
gence que  le  sommeil5.  C'est  la  seule  chose  où  il  faille  leur 
donner  pleine  et  entière  satisfaction  :  car  rien  ne  contribue 
davantage  à  leur  force  et  à  leur  santé.  La  seule  chose  qu'il 
faille  régler  dans  le  sommeil  des  enfants,  c'est  dans  quelle 
partie  des  vingt-quatre  heures  de  la  journée  ils  doivent 

1.  Exagération  que  rien  ne  justifie. 

2.  «  Par  les  exhalaisons  du  charbon  que  respirent  sans  cesse  les 
personnes  qui  font  les  confitures  liquides  dont  il  s'agit  ici.  » 

(Note  de  l'auteur.) 

3.  c  II  faut  un  long  sommeil  aux  enfants,  parce  qu'ils  font  un  extrême 
exercice.  »  (Rousseau.) 


28  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

s'y  livrer  :  question  que  nous  résoudrons  simplement  en 
disant  qu'il  est  très  utile  de  les  habituer  à  se  lever  de 
bonne  heure.  Cela  est  meilleur  pour  la  santé  ;  et  de  plus 
celui  qui,  dès  son  enfance,  se  sera  fait  une  habitude  régu- 
lière et  facile  du  lever  matinal,  une  fois  devenu  homme,  ne 
perdra  pas  la  meilleure  et  la  plus  utile  partie  de  sa  vie  à 
rester  nonchalamment  couché  dans. son  lit.  S'il  faut  éveil- 
ler les  enfants  de  bon  matin,  il  s'ensuit  naturellement  qu'ils 
doivent  aller  au  lit  de  bonne  heure  :  par  là  ils  échappe- 
ront aux  heures  peu  sûres  et  malsaines  de  la  dissipation, 
c'est-à-dire  aux  heures  de  la  soirée.  Quant  aux  heures 
saines  du  jour,  il  est  rare  qu'on  se  rende  alors  coupable 
de  graves  désordres.  Je  ne  veux  pourtant  pas  dire  que  votre 
fils,  une  fois  devenu  grand,  ne  doive  jamais  se  trouver  en 
compagnie  passé  huit  heures,  ni  causer  à  côté  d'un  verre 
de  vin  jusqu'à  minuit.  Vous  devez  seulement,  par  la  façon 
dont  vous  dirigerez  ses  jeunes  années,  le  détourner  le  plus 
possible  de  ces  irrégularités,  et  ce  ne  sera  pas  un  médio- 
cre avantage,  si  l'habitude  de  se  coucher  de  bonne  heure 
lui  inspire  de  l'aversion  pour  les  longues  veilles,  et  a  pour 
résultat  qu'il  évite  le  plus  souvent  et  qu'il  ne  recherche 
que  rarement  les  fêtes  bruyantes  de  minuit.  Mais  à  sup- 
poser même  que  vous  ne  puissiez  pas  en  arriver  là,  que  la 
mode,  que  le  goût  de  la  société  doive  l'emporter,  et  que 
votre  fils  soit  destiné,  quand  il  aura  vingt  ans,  à  vivre 
comme  les  autres  jeunes  gens,  il  vaut  la  peine  cependant 
de  l'accoutumer  à  se  lever  et  à  se  coucher  de  bonne  heure, 
au  moins  jusqu'à  cet  âge,  dans  l'intérêt  présent  de  sa  santé 
et  pour  d'autres  avantages  l. 

Bien  que  j'aie  dit  qu'il  fallait  accorder  aux  enfants, 
tant  qu'ils  sont  petits,  une  large  ration  de  sommeil  et 
mêmeles  laisser  dormir  tout  le  temps  qu'ils  veulent,  je 
n'entends  pas  cependant  qu'on  doive  toujours  le  hur  per- 
mettre avec  la  même  complaisance,  et  qu'on  les  autorise, 

I.  Rabelais  (ail  lever  Gargantua  h  quatre  heures  du  matin. 


LE  SOMMEIL.  29 

lorsqu'ils  sont  devenus  plus  grands,  à  satisfaire,  en  restant 
trop  longtemps  couchés,  les  instincts  nonchalants  de  leur 
paresse.  Est-ce  à  sept  ans,  ou  à  dix,  ou  plus  tard,  qu'il  faut 
commencer  à  leur  imposer  quelque  restriction  ?  C'est  ce 
qu'il  est  impossible  de  déterminer  avec  précision1.  Il  faut 
en  effet  tenir  compte  de  leur  tempérament,  de  leurs 
forces  et  de  leur  constitution.  Mais,  à  un  moment  ou  un 
autre,  entre  la  septième  et  la  quatorzième  année,  s'ils  ai- 
ment trop  le  lit,  je  pense  qu'il  est  à  propos  de  les  réduire 
par  degrés  à  une  durée  de  sommeil  qui  ne  dépasse  pas 
huit  heures,  ce  qui  est  en  général  un  repos  suffisant  pour 
des  adultes  bien  portants.  Si  vous  les  avez  accoutumés 
comme  vous  deviez  le  faire,  à  se  lever  régulièrement  de 
bonne  heure  chaque  matin,  le  défaut  de  rester  trop  long- 
temps au  lit  sera  facilement  corrigé,  et  la  plupart  des  en- 
fants seront  suffisamment  disposés  d'eux-mêmes  à  abréger 
leur  sommeil  par  leur  désir  de  passer  la  soirée  en  votre 
compagnie.  Il  est  vrai  que,  si  l'on  n'y  prenait  pas  garde,  ils 
pourraient  avoir  envie  de  se  rattraper  le  matin,  chose  qu'il 
faut  absolument  empêcher.  Réveillez-les  régulièrement  et 
forcez-les  à  se  lever  à  la  même  heure  matinale;  mais  ayez 
grand  soin,  en  les  éveillant,  de  ne  pas  le  faire  trop  brusque- 
ment, avec  un  ton  de  voix  trop  fort  ou  trop  perçant,  ou 
quelque  autre  bruit  trop  violent  2.  Par  là  en   effet  on  ris- 


1.  Quelques  médecins  ont  essayé  pourtant  de  déterminer,  année  par 
année,  le  nombre  d'heures  de  sommeil  qu'il  fallait  accorder  aux  enfants. 
Stanley  Jevons  donne,  d'après  un  hygiéniste  anglais,  le  tableau  sui- 
vant :  sept  ans,  neuf  ou  dix  heures  de  sommeil;  huit  ans,  neuf;  neuf 
ans,  neuf;  dix  ans,  huit  ou  neuf;  onze  ans,  huit;  douze  ans,  huit;  treize 
ans.  huit:  quatorze  ans,  sept;  quinze  ans,  sept.  Ce  qui  est  certain,  c'est 
que  les  enfants  ont  un  plus  grand  besoin  de  sommeil  que  les  adultes. 

2.  Locke  s'inspire  ici  de  Montaigne  qui  raconte  que  son  père  le  faisait 
éveiller  au  son  de  quelque  instrument,  «  parce  qu'aulcuns  tiennent 
que  cela  trouble  la  cervelle  tendre  des  enfants  de  les  esveiller  le  matin 
en  sursault  et  de  les  arracher  du  sommeil  (auquel  ils  sont  plongez 
beaucoup  plus  que  nous  ne  sommes)  tout  à  coup  et  par  violence.  » 
(Essais,  I,  xxv.)  Rousseau,  moins  respectueux  du  sommeil  d'Kinile, 
dit  qu'il  faut  l'accoutumer  à  tout,  même  à  être  éveillé  brusquement. 


30  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

querait  d'effrayer  l'enfant  et  de  lui  faire  du  mal.  11  n'est 
personne  en  effet  qui  ne  soit  déconcerté,  si  une  soudaine 
alarme  rompt  brusquement  son  sommeil.  Lors  donc  que 
vous  éveillerez  vos  enfants,  ayez  soin  de  commencer  par  les 
appeler  doucement;  ne  les  secouez  qu'avec  précaution,  afin 
de  les  tirer  peu  à  peu  de  leur  assoupissement;  enfin  dans 
vos  paroles  et  dans  vos  procédés,  soyez  plein  de  ménage- 
ments, jusqu'au  moment  où,  ayant  pris  complètement  pos- 
session d'eux-mêmes,  ils  auront  achevé  de  s'habiller,  et 
que  vous  serez  sûr  qu'ils  sont  tout  à  fait  éveillés.  Les 
forcer  à  se  lever  du  lit,  quelque  douceur  que  vous  y  met- 
tiez, c'est  déjà  bien  assez  dur  pour  eux  ;  et  il  faut  avoir 
soin  de  ne  pas  y  joindre  d'autres  désagréments,  ni  surtout 
rien  qui  puisse  les  effrayer. 

22.  Il  faut  que  le  lit  soit  dur,  fait  de  matelas  plutôt 
que  de  plumes.  Une  couche  dure  fortifie  les  membres  ; 
tandis  que  l'habitude  de  s'ensevelir  chaque  nuit  dans  la 
plume,  en  amollissant  et  énervant  le  corps,  a  souvent  pour 
résultat  des  faiblesses  qui  sont  comme  les  signes  précur- 
seurs d'une  mort  prématurée.  Outre  la  pierre  qui  provient 
fréquemment  de  ce  que  les  reins  ont  été  ainsi  enveloppés 
de  trop  de  chaleur1,  plusieurs  autres  incommodités,  et  en 
particulier  celle  qui  est  le  principe  de  toutes  les  autres, 
une  complexion  faible  et  délicate,  sont  dues  en  grande 
partie  aux  lits  de  plumes.  De  plus  celui  qui  s'est  accou- 
tumé chez  lui  à  coucher  sur  la  dure,  ne  perdra  pas  le 
sommeil  (alors  que  le  sommeil  lui  est  le  plus  nécessaire) 
dans  ses  voyages  au  dehors,  faute  d'avoir  un  lit  moelleux 
et  un  oreiller  bien  placé.  Aussi  je  crois  qu'il  ne  serait  pas 
mauvais  de  faire  le  lit  de  l'enfant  de  différentes  façons. 


1 .  Rousseau  copie  presque  textuellement  ce  passage  de  Locke  :  «  Un 
lit  mollet  où  l'on  s'ensevelit  dans  la  plume  ou  dans  l'édredon,  fond 
et  dissout  le  corps  pour  ainsi  dire.  Les  reins  enveloppés  trop  chaude* 
ment  s'échauffent.  De  là  résultent  souvent  la  pierre  ou  d'autres  incom- 
modités, et  infailliblement  une  complexion  délicate  qui  les  nourrit 
toutes.  » 


LA  CONSTIPATION.  .",1 

Mettez-lui  la  tète  tantôt  plus  haute,  tantôt  plus  basse,  afin 
qu'il  ne  soit  pas  sensible  au  moindre  petit  changement,  à 
(|Uoi  est  nécessairement  exposé  quiconque  n'est  pas  des- 
tiné à  coucher  toujours  dans  un  bon  lit,  comme  mon  petit 
maître,  ni  à  avoir  à  ses  côtés  une  gouvernante  qui  mette 
ses  effets  en  ordre  et  prenne  soin  de  le  tenir  chaudement. 
Le  grand  cordial  de  la  nature,  c'est  le  sommeil.  Celui  qui 
perd  le  sommeil,  en  souffrira  ;  et  il  est  bien  malheureux 
l'enfant  qui,  pour  ainsi  dire,  ne  peut  prendre  ce  cordial 
que  dans  la  belle  coupe  dorée  de  sa  mère,  et  non  dans 
une  vulgaire  tasse  de  bois.  Par  cela  seul  qu'on  dort  d'un 
profond  sommeil,  le  cordial  est  pris,  et  il  importe  peu 
que  ce  soit  sur  un  lit  moelleux  ou  sur  des  planches  dures. 
C'est  le  sommeil  seulement  qui  est  la  chose  nécessaire. 


LA    CONSTIPATION1. 

23.  Il  y  a  encore  une  chose  qui  a  une  grande  influence 
sur  la  santé,  c'est  d'aller  à  la  garde-robe  régulièrement2  : 
il  est  rare  que  les  gens  dont  le  ventre  est  relâché  aient  l'es- 
prit solide  ou  le  corps  vigoureux.  Mais  comme  il  est  beau- 
coup plus  aisé  de  remédier  à  ce  mal  qu'au  mal  contraire, 
soit  par  le  régime,  soit  par  des  médicaments,  il  n'est  pas 
besoin  d'y  insister.  En  effet  dans  le  cas  où,  par  sa  violence 
ou  par  sa  durée,  une  indisposition  de  ce  genre  réclamerait 
des  soins,  il  sera  toujours  assez  tôt,  et  par  fois  trop  tôt, 
pour  appeler  un  médecin  ;  si  elle  est  légère  ou  de  peu  de 
durée,  le  mieux  ordinairement  sera  de  s'en  rapporter  à 
la  nature.  D'autre  part  la  constipation  a  aussi  de  fâcheux 
effets,  et  il  est  beaucoup  plus  difficile  d'y  remédier  par 
les  soins  de  la   médecine  ;  les  purgatifs,  qui   semblent 

1.  On  voit  que  Locke,  en  bon  médecin  qu'il  est,  ne  recule  pas  devant 
le  mot  propre. 

2.  Rabelais,  qui  était  médecin  comme  Locke,  accorde  la  même  atten- 
tion ù  ces  questions  et  ne  dédaigne  pas  les  détails  les  plus  répugnants. 


32  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

donner  du  soulagement,  ont  pour  conséquence  d'accroître 
plutôt  que  de  supprimer  le  mal. 

24.  C'est  donc  une  incommodité  qui  mérite  particulière- 
ment l'attention,  et  comme  je  n'ai  pas  trouvé  dans  les 
livres  les  moyens  de  la  guérir,  je  vais  exposer  mes  vues 
sur  le  sujet,  persuadé  que  de  bien  plus  grands  change- 
ments que  celui-là  peuvent  être  accomplis  dans  notre  corps, 
si  nous  prenons  le  bon  chemin  et  si  nous  procédons  ra- 
tionnellement et  par  degrés. 

1°  J'ai  donc  considéré  qu'aller  à  la  selle  élait  l'effet 
d'un  certain  mouvement  du  corps  :  particulièrement  du 
mouvement  péristaltique  des  intestins1. 

2°  J'ai  remarqué  aussi  que  plusieurs  mouvements,  qui 
ne  sont  pas  entièrement  volontaires,  peuvent  cependant, 
par  l'usage,  par  une  pratique  constante,  se  changer  en 
habitudes,  si  régulièrement  et  constamment  on  les  pro- 
voque à  se  produire  à  certains  moments  du  jour. 

5°  J'avais  observé  encore  que  quelques  personnes,  pour 
avoir  fumé  après  souper  une  pipe  de  tabac,  ne  manquaient 
jamais  d'aller  à  la  selle.  J'en  vins  à  me  demander  si  ce  n'était 
pas  plutôt  à  l'habitude  qu'au  tabac  qu'elles  devaient  ce  bé- 
néfice de  nature  ;  ou  tout  au  moins,  au  cas  où  le  tabac  en 
eût  été  la  cause,  s'il  agissait  par  le  mouvement  violent  qu'il 
déterminait  dans  les  intestins,  plutôt  que  par  une  action 
purgative  :  car,  dans  cette  dernière  hypothèse,  il  aurait 
produit  d'autres  effets.  Ayant  ainsi  acquis  la  conviction 
qu'il  était  possible  de  créer  une  habitude  de  ce  genre,  ce 
que  j'avais  à  examiner,  c'était  de  quels  moyens  on  devait 
le  plus  vraisemblablement  se  servir  pour  en  arriver  là. 

4°  Je  conjecturai  alors  que  si  un  homme,  après  son 
premier  repas  du  matin,  voulait  bien  solliciter  la  nature 

1.  Le  mouvement  péristaltique  [qui  contracté),  dit  aussi  mouvement 
vcrmiculaire,  est  la  contraction  successive  des  fibres  circulaires  de  la 
tunique  musculeuse  de  l'estomac  et  de  l'intestin,  quand  elle  s'exécute 
de  haut  en  bas;  il  a  pour  but  de  taire  marcher  les  substances  ingérées 
tout  le  long  de  l'intestin,  jusqu'à  l'expulsion. 


LA  CONSTIPATION.  33 

ot  essayer  de  se  forcer  à  décharger  son  ventre,  il  en  vien- 
drait par  une  pratique  constante  à  s'en  l'aire  une  habitude'. 

*2h.  Voici  les  raisons  qui  m'ont  déterminé  à  choisir  ce 
moment-là  :  1  "  D'abord,  à  cette  heure,  l'estomac  est  vide  ;  de 
sorte  que  recevant  des  aliments  qui  lui  plaisent  (car  je  ne 
vomirais  pas  que  jamais,  sauf  dans  le  cas  de  nécessité, 
l'enfant  mangeât  ce  qu'il  n'aime  pas  et  quand  il  n'a  pas 
faim),  il  se  trouve  en  état  de  produire  une  forte  contraction 
de  ses  fibres;  et  cette  contraction,  je  crois,  se  continuant 
dans  les  intestins,  accroît  ainsi  leur  mouvement  péristalti- 
que,  de  même  qu'il  arrive  dans  les  coliques  qu'un  mouve- 
ment inverse,  qui  a  commencé  plus  bas  dans  l'intestin,  se 
continue  le  long  du  tube  intestinal  et  force  l'estomac  lui- 
même  à  obéir  à  ce  mouvement  anormal. 

2°  l>e  plus,  lorsqu'on  mange,  on  relâche  d'habitude  ses 
pensées,  et  alors  les  esprits  2,  libres  de  tout  autre  emploi  » 
sont  distribués  avec  plus  de  force  dans  le  bas  ventre,  ce 
qui  contribue  au  même  résultat. 

o,J  Enfin,  toutes  les  fois  qu'une  personne  a  le  loisir  de 


1.  Montaigne  a  truite  le  même  sujet  à  peu  près  dans  les  mêmes 
termes  :  «  11  est  besoing  de  renvoyer  cette  action  à  certaines  heures 
prescriptes..,  et  s'y  forcer  par  coutume  et  assubjectir  comme  j'ay  faict... 
au  sault  du  lict...  »  (III,  xin).  Conférez  aussi  la  Philosophie  et  la  pra- 
tique de  l'éducation  ,  par  Roger  de  Guimps,  p.  345  :  «  Locke,  qui 
n'a  pas  craint  de  s'occuper  beaucoup  de  ce  sujet,  recommande  aux 
parents  d'envoyer  leurs  enfants  à  la  garde-robe  chaque  matin,  après 
le  déjeuner...  Nous  croyons  que  le  moment  choisi  par  Locke  n'est  pas 
le  plus  favorable.  Diverses  circonstances,  entre  autres  les  voyages  ou 
la  société,  peuvent  nous  priver  de  notre  liberté  au  moment  où  nous  sor- 
tons de  table;  alors  l'habitude  que  nous  nous  étions  faite  est  rompue, 
et  elle  l'est  rarement  sans  inconvénient.  Le  moment  où  la  journée  est 
finie,  <>ù  nous  niions  nuus  coucher,  est  certainement  celui  dont  tou- 
jours nous  pouvons  le  mieux  disposer  ;  c'est  celui  dont  nous  voudrions 
qu'on  donnât  l'habitude  aux  enfants.  » 

•1.  Les  esprits  s  ce  qu'on  appelait  alors,  dans  la  philosophie  et  dans 
la  médecine  du  dix-septième  siècle,  les  esprits  animaux,  agents  obcurs 
des  opérations  que  L'âme  exerce  sur  le  corps  ou  le  corps  sur  l'âme. 
C'e-t  à  peu  près  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  la  force  nerveuse* 


34  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

manger,  elle  a  aussi  le  loisir  de  rendre  visite  à  Mmc  Cloa- 
cine1,  aussi  longuement  qu'il  le  faut  pour  atteindre  notre 
but.  Autrement  dans  la  variété  des  affaires  humaines  et 
des  accidents  de  la  vie,  il  serait  impossible  de  fixer  pour 
ce  soin  une  heure  déterminée,  et  par  suite  l'habitude  ne 
pourrait  plus  être  aussi  régulière;  au  lieu  que  les  per- 
sonnes bien  portantes  manquant  rarement  de  manger  une 
fois  par  jour,  à  supposer  même  que  l'heure  change,  l'ha- 
bitude pourra  être  maintenue. 

26.  D'après  ces  principes,  mes  expériences  ont  commencé, 
et  en  voici  le  résultat  :  toutes  les  fois  qu'on  y  met  quelque 
persévérance  et  qu'on  s'impose  l'obligation  d'aller  régu- 
lièrement au  cabinet  après  son  premier  déjeuner,  qu'on 
en  ait  envie  ou  non,  et  de  faire  quelques  efforts  pour 
mettre  la  nature  en  train,  on  ne  saurait  manquer  de  réussir, 
au  bout  de  quelques  mois,  à  atteindre  le  succès  désiré,  et 
à  acquérir  une  habitude  réglée  d'aller  à  la  selle  après 
le  premier  repas,  à  moins  que  par  négligence  on  ne  laisse 
échapper  l'occasion.  En  effet,  si  l'on  se  met  en  posture, 
qu'on  se  sente  pressé  ou  non,  et  si  l'on  fait  les  efforts  voulus, 
la  nature  obéit. 

27.  Je  conseillerai  donc  de  suivre  ce  train-là  avec  l'enfant. 
Aussitôt  après  son  déjeuner,  mettez-le  sur  sa  chaise  percée, 
comme  s'il  avait  le  pouvoir  de  décharger  son  ventre  aussi 
bien  que  de  le  remplir,  et  ne  lui  laissez  pas  croire,  pas  plus 
qu'à  sa  bonne,  qu'il  puisse  en  être  autrement.  Maintenez- 
le  dans  cette  opinion,  et  si  vous  l'obligez  à  faire  efforl,  en 
l'empêchant  de  jouer  ou  de  manger  de  nouveau  avant  qu'il 
ait  réussi,  ou  du  moins  qu'il  ait  fait  tout  son  possible,  je 
ne  doute  pas  qu'il  n'en  vienne  avant  peu  de  temps  à  en 
prendre  l'habitude  régulière.  11  est  facile  d'observer  en 

1.  Euphémisme  bizarre,  tiré  du  mot  latin  cloaca,  égout.  A  Rome  la 
cloaca  maxima  était  un  énorme  égout  construit  par  Tarquin  l'Ancien 
et  qui  déversait  dans  le  Tibre  toutes  les  ordures  de  la  ville.  Les  Ro- 
mains, qui  attribuaient  une  divinité  même  aux  choses  les  plus  dégoû- 
tantes, adoraient  une  déesse  Cloacine  qui  présidait  aux  égouts. 


IA  MÉDECINE.  35 

effet  que  les  enfants,  préoccupés  de  leurs  jeux,  comme  ils 
sont  d'ordinaire,  et  très  étourdis  pour  tout  le  reste,  lais- 
sent souvent  passer  les  besoins  naturels  quand  ces  besoins 
ne  se  font  sentir  que  modérément;  de  telle  sorte  que  négli- 
geant ces  occasions  qui  s'offrent  d'elles-mêmes,  ils  en  vien- 
nent bientôt  à  souffrir  d'une  constipation  chronique.  Que 
par  la  méthode  indiquée  on  peut  prévenir  la  constipation, 
je  fais  plus  que  de  le  conjecturer,  ayant  expérimenté  par 
une  pratique  constante  et  prolongée  qu'un  enfant  peut 
être  habitué  à  aller  régulièrement  à  la  selle  chaque  malin 
après  son  déjeuner. 

28.  Jusqu'à  quel  point  les  personnes  âgées  jugeront 
convenable  de  faire  l'essai  de  cette  méthode,  cela  les  re- 
garde :  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  que,  consi- 
dérant les  maux  qui  résultent  de  la  constipation,  je  ne 
connais  pas  d'habitude  qui  soit  plus  favorable  au  maintien 
de  la  santé  *.  Une  fois  par  vingt-quatre  heures,  je  crois 
que  c'est  assez  ;  personne,  je  suppose,  ne  trouvera  que  c'est 
trop.  Et  par  cette  méthode  on  arrivera  à  ce  résultat,  sans  re- 
courir à  la  médecine,  qui  le  plus  souvent  est  impuissante 
à  guérir  une  constipation  invétérée  et  chronique. 

DE    LA    MÉDECINE. 

29.  Voilà  tout  ce  que  j'avais  à  vous  recommander,  tou- 
chant les  soins  à  prendre  de  l'enfant  dans  le  cours  normal 
de  sa  santé.  Peut-être  attendiez-vous  de  moi  que  je  pres- 
crivisse ici  quelques  règles  médicales  pour  prévenir  les 
maladies  :  je  n'en  ai  qu'une  à  donner,  et  celle-là  doit  être 
rigoureusement  observée,  c'est  de  ne  jamais  faire  prendre 
de  remède  à  l'enfant  comme  moyen  préventif.  La  méthode 

1.  Il  y  a  dos  exceptions  même  aux  règles  les  mieux  établies.  «Nous 
ne  devons  pas  tani  nous  dépiter,  écrivait  Voltaire  à  Mmedu  Deffand, 
d'être  un  peu  constipés  :  c'est  ce  qui  m'a  fait  vivre  quatre-vingt  et  un 
ans,  ii  e'esl  ce  qui  vous  fera  vivre  beaucoup  plus  longtemps.  » 
(Lettre  du  19  avril  1775.) 


36  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

que  j'ai  déjà,  fait  connaître  sera,  je  crois,  plus  efficace  que 
toutes  les  potions  à  la  mode  chez  les  dames,  que  toutes 
les  médecines  des  apothicaires.  Soyez  d'une  extrême  pru- 
dence sur  ce  point,  sans  quoi,  au  lieu  de  prévenir  les 
maladies,  vous  les  provoqueriez.  N'allez  pas  non  plus,  à  tout 
propos  et  pour  la  moindre  indisposition,  donner  des  re- 
mèdes à  vos  enfants  ou  appeler  le  médecin,  surtout  si  le 
médecin  est  un  homme  empressé,  qui  se  hâte  de  remplir 
vos  fenêtres  de  fioles,  de  potions  amères,  et  leur  estomac 
de  drogues.  Il  est  plus  sage  de  confier  les  enfants  à  la 
seule  conduite  de  la  nature,  que  de  les  mettre  dans  les 
mains  d'un  médecin  trop  disposé  à  les  droguer  et  à  croire 
que  dans  les  indispositions  ordinaires  la  diète  ou  un  régime 
qui  s'en  rapproche  n'est  pas  le  meilleur  des  remèdes1. 
Pour  moi,  par  raison  et  par  expérience,  je  crois  que  les 
tempéraments  délicats  des  enfants  doivent  être  médica- 
mentés  aussi  peu  que  possible  et  seulement  dans  le  cas 
de  nécessité  absolue.  Un  peu  d'eau  fraîche  mêlée  avec  de 
l'eau  de  pavot  rouge 2,  qui  est  le  vrai  remède  contre 
l'indigestion,  le  repos,  l'abstinence  de  la  viande  :  voilà  les 
meilleurs  moyens  d'arrêter  dès  le  début  des  indispositions 
qui,  par  l'emploi  trop  prompt  des  remèdes,  pourraient  de- 
venir des  maladies  graves.  Lorsque  ce  traitement  modéré 
ne  suffira  pas  à  couper  court  à  l'indisposition  naissante 
et  à  l'empêcher  de  dégénérer  en  maladie  caractérisée, 
il  sera  temps  alors  de  demander  conseil  à  un  médecin  sage 
et  discret.  Sur  ce  point  j'espère  obtenir  aisément  créance: 
personne  ne  pouvant  songer  à  se  défier  de  l'opinion  d'un 
homme  qui  a  consacré  à  l'étude  de  la  médecine  une  partie 
de  sa  vie,  lorsqu'il  est  le  premier  à  conseiller  de  ne  pas 
recourir  trop  vite  à  la  médecine  et  aux  médecins. 


1.  Les  pharmaciens  modernes  n'emploient  pins  l'eau  de  pavot  rouge 
que  comme  matière  colorante. 

2.  Ces  conseils,  toujours  bons  à  méditer,  l'étaient  surtout  du  temps 
de  Locke.  .Conférez  le  Malade  imaginaire  de  Molière. 


I  Ihl  CATION  PHYSIQUE. 

30.  J'en  ai  fini  avec  ce  qui  concerne  le  corps  et  la  saule  : 
(oui  se  réduit  à  un  petit  nombre  de  règles  faciles  à  ob- 
server :  beaucoup  d'air,  d'exercice,  de  sommeil  ;  un  régime 
simple,  pas  de  vin  ni  de  liqueurs  fortes  ;  peu  ou  même 
pas  du  tout  de  médecines;  des  vêtements  qui  ne  soient  ni 
trop  étroits  ni  trop  chauds;  enfin  et  surtout  l'habitude  de 
tenir  la  tète  et  les  pieds  froids,  de  baigner  souvent  les  pieds 
dans  l'eau  froide  et  de  les  exposer  à  L'humidité  '. 


1.  Locke  résume  dans  ce  paragraphe  (ont  ce  qu'il  a  dit  sur  l'éduca- 
tion physique,  avant  de  passer  à  l'éducation  morale. 


SECTION  II  (51-4H). 


L'ESPRIT. 


31 .  Quand  on  a  pris  les  soins  nécessaires  pour  conserver 
au  corps  sa  force  et  sa  vigueur,  pour  le  mettre  en  état 
d'obéir  aux  ordres  de  l'esprit,  l'affaire  principale  est  en- 
suite de  bien  élever  l'esprit  lui-même,  afin  que,  en  toute 
occasion,  il  ne  donne  son  consentement  qu'à  ce  qui  est 
conforme  à  la  dignité  et  à  l'excellence  d'une  créature  rai- 
sonnable'. 

52.  S'il  est  vrai,  comme  je  l'ai  dit  au»  début  de  ce  dis- 
cours-, et  comme  je  ne  saurais  en  douter,  que  les  diffé- 
rences qui  existent  dans  les  mœurs  et  les  talents  des 
hommes  proviennent  de  leur  éducation  plus  que  d'aucune 
autre  cause,  nous  avons  le  droit  de  conclure  qu'il  faut 
mettre  un  grand  soin  à  former  l'esprit  des  enfants  et  à  lui 
donner  de  bonne  heure  cette  première  façon  qui  doit  in- 
fluer sur  le  reste  de  la  vie.  En  effet,  si  plus  tard  les  enfants 


1.  L'éducation,  aux  yeux  de  Locke,  a  avant  tout  un  caractère  moral; 
elle  a  pour  but  de  former  des  hommes  ayant  conscience  de  leur 
dignité,  pourvus  de  bonnes  habitudes,  sages  encore  plus  qu'instruits. 
Locke  appartient  à  cette  école  de  pédagogues  qui  mot  les  qualités  mo- 
rales au-dessus  des  qualités  intellectuelles. 

2.  Voyez  plus  haut,  page  2. 


L'ÉDUCATION  MORALE.  59 

agissent  bien  ou  mal,  c'est  sur  leur  éducation  que  portera 
l'éloge  ou  le  blâme;  et  lorsqu'ils  commettront  quelque 
faute,  on  no  manquera  pas  de  leur  appliquer  le  dicton  or- 
dinaire :  «  C'est  la  faute  de  leur  éducation.  » 

55.  Si  la  vigueur  du  corps  consiste  surtout  à  supporter 
la  opine  et  l'effort,  il  en  est  de  même  pour  la  force  d'esprit. 
Le  grand  principe,  le  fondement  de  toute  vertu,  de  tout 
mérite,  c'est  que  l'homme  soit  capable  de  se  refuser  à  lui- 
même  la  satisfaction  de  ses  propres  désirs,  de  contrarier 
ses  propres  inclinations,  et  de  suivre  uniquement  la  voie 
que  la  raison  lui  indique  comme  la  meilleure,  quoique  ses 
appétits  l'inclinent  d'un  tout  autre  côté1. 

34.  La  grande  faute  où  l'on  tombe  d'ordinaire  dans 
l'éducation  des  enfants,  c'est  qu'on  ne  prend  pas  soin 
d'eux  au  moment  voulu  ;  c'est  qu'on  ne  sait  pas  former 
leurs  esprits  à  la  discipline,  les  habituer  à  plier  devant  la 
raison,  à  l'âge  où  ils  sont  le  plus  dociles,  le  plus  en  état 
do  recevoir  un  pli.  Les  parents  que  la  nature  a  sagement 
disposés  à  aimer  leurs  enfants  ne  sont  que  trop  portés,  si 
la  raison  ne  modère  pas  leur  affection  naturellement  si 
forte,  à  la  laisser  dégénérer  en  aveugle  tendresse.  Ils 
aiment  leurs  petits,  et  c'est  leur  devoir;  mais  trop  souvent 
aussi  avec  leurs  personnes  ils  aiment  leurs  défauts.  Il  ne 
faut  pas  contrarier  les  enfants,  disent-ils.  Il  faut  leur  per- 
mettre d'avoir  leur  volonté  en  toutes  choses;  et  comme 
dans  leur  enfance  ils  ne  se  rendent  guère  coupables  de 
grands  crimes,  leurs  parents  pensent  qu'ils  peuvent  sans 
danger  tolérer  leurs  désobéissances,  et  se  faire  un  jeu  de 
l'aimable  malice  qui  leur  paraît  convenir  à  cet  âge  inno- 
cent. Ils  se  trompent,  et  c'est  avec  raison  que  Solon  répon- 
dait à  un  père  trop  faible,  qui  ne  voulait  pas  châtier  son 
fils  pour  un  trait  de  méchanceté,  et  qui  l'excusait  en  disant  : 

1 .  On  voit  quelle  importance  Locke  attache  au  développement  de  la 
volonté,  <!<•  l'énergie  morale.  Il  pense  sur  ce  point  comme  Kant,  qui 
disail  :  a  !1  n'y  a  qu'une  seule  chose  qu'on  puisse  tenir  pour  bonne 
sans  restriction,  c'est  la  bonne  volonté.  •> 


40  QUELIJHKS  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

«  C'est  peu  de  chose.  »  —  «  Assurément,  c'est  peu  de  chose 
que  cela  :  mais  c'est  une  grande  chose  que  l'habitude1.  » 
55.  Le  petit  mignon  doit  savoir  donner  des  coups,  dire  des 
injures;  il  faut  lui  donner  tout  ce  qu'il  demande  en  criant; 
qu'il  fasse  tout  ce  qu'il  voudra.  C'est  ainsi  que  les  parents, 
en  flattant,  en  choyant  leurs  enfants  quand  ils  sont  petits, 
_çjarxoœpefl4i£sJnstincts  de la.nature2.  Ils  viendront  plus 
tard  se  plaindre  de  f  amertume  des  eaux  qu'ils  boivent,  et 
ce  sont  eux  qui  en  ont  empoisonné  la  source  !  En  effet, 
lorsque  les  enfants  ont  grandi,  et  avec  eux  leurs  mauvaises 
habitudes,  lorsqu'ils  sont  trop  âgés  pour  être  dorlotés,  et 
que  les  parents  ne  peuvent  plus  en  faire  leurs  jouets,  alors 
on  n'entend  plus  que  des  plaintes.  Les  parents  les  trouvent 
indociles  et  pervers;  ils  sont  choqués  de  leur  opiniâtreté; 
ils  sont  effrayés  de  leurs  mauvaises  inclinations  :  mais  ne 
les  ont-ils  pas  eux-mêmes  excitées  et  entretenues!  Alors, 
et  peut-être  trop  tard,  ils  voudraient  bien  pouvoir  arracher 
ces  mauvaises  herbes  qu'ils  ont  plantées  de  leurs  propres 
mains,  et  qui  maintenant  ont  poussé  de  trop  profondes  ra- 
cines pour  être  aisément  extirpées.  Si  l'enfant,  en  effet,  a  été 


1.  Montaigne  raconte,  en  d'autres  termes,  le  même  Irait  :  «  Platon 
lansa  un  enfant  qui  jouoit  aux  noix.  Il  lui  répondit  :  «  Tu  me  tanses 
de  peu  de  chose.  »  —  «  L'accoustumance,  répliqua  Platon,  n'est  pas 
chose  de  peu.  »  (Montaigne,  I,  xxu).  L'anecdote  est  rapportée  par  Dio- 
gène  Laerte  (III.  58),  qui  attribue  Le  mot  à  Platon,  et  qui  parle  d'un 
enfant  qui  jouait  aux  dés. 

2.  Conférez  Montaigne  :  «  Je  treuve  que  nos  plus  grands  vices  pren- 
nent leur  ply  dez  nostre  plus  tendre  enfance,  et  que  nostre  principal 
gouvernement  est  entre  les  mains  des  nourrices.  C'est  passe-temps  aux 
mères  de  veoir  un  enfant  tordre  le  col  à  un  poulet,  et  s'esbattre  à  blecer 
un  chien  et  un  chat  ;  et  tel  père  est  si  sot  de  prendre  à  bon  augure 
d'une  ame  martiale,  quand  il  veoid  son  fils  gourmer  injurieusement  un 
païsan  ou  un  laquay  qui  ne  se  deffend  point;  et  à  gentillesse,  quand  il 
le  veoid  affiner  son  compagnon  par  quelque  malicieuse  desloyauté  et 
tromperie.  Ce  sont  pourtant  les  vrayes  semences  et  racines,  de  la 
cruauté,  de  la  tyrannie,  de  la  trahison  :  elles  se  germent  là  ;  et  s'esle- 
vant  aprez  gaillardement,  et  proufitent  à  force  entre  les  mains  de  la 
coustume.  Et  est  une  très  dangereuse  institution  d'excuser  ces  vilaines 
inclinations  par  la  foiblesse  de  l'aage  et  legiereté  du  subject...  (I,  xxu); 


I  \  PREMIERS  ÈD1  CATION.  il 

accoutumé  à  faire  sa  volonté  eu  tontes  choses,  du  temps  où 
il  était  en  robe,  comment  être  surpris  qu'il  veuille  conti- 
nuer encore  et  qu'il  défende  les  droits  de  sa  volonté,  une 
fois  qu'il  esl  en  culottes?  Sans  doute,  à  mesure  qu'il  se 
rapproche  de  l'âge  d'homme,  ses  fautes  frappent  davan- 
tage :  de  sorte  qu'il  y  a  peu  de  parents  assez  aveugles  pour 
ne  pas  les  apercevoir,  et  assez  insensibles  pour  ne  pas  souf- 
frir des  mauvais  effets  de  leur.,  propre  indulgence.  I. 'cillant 
a  fait  de  sa  gouvernante  tout  ce  qu'il  lui  a  plu,  avant  de 
savoir  parler  ou  marcher;  il  a  régenté  ses  parents  depuis 
qu'il  sait  babiller  :  et  maintenant  qu'il  a  grandi,  mainte- 
nant qu'il  est  plus  fort  et  plus  intelligent  qu'il  n'était  alors , 
pourquoi  voudriez-vous  qu'il  fût  tout  d'un  coup  gêné  dans 
puces  el  qu'il  se  courbât  sous  la  volonté  d'autrui? 
Pourquoi  devrait-il,  à  sept,  à  quatorze  ou  à  vingt  ans, 
perdre  le  privilège  que  l'indulgence  de  ses  parents  lui  a 
accordé  jusqu'à  cet  âge?  Kaites-en  l'essai  sur  un  chien, 
sur  un  cheval  ou  sur  tout  autre  animal,  et  vous  verrez  s'il 
est  facile  de  leur  faire  passer,  quand  ils  sont  grands,  les 
mauvaises  et  tenaces  habitudes  qu'ils  ont  contractées  étant 
petits.  Et  cependant  aucun  de  ces  animaux  n:est  de  moitié 
aussi  volontaire,  aussi  fougueux,  aussi  avide  de  conquérir 
Le  gouvernement  de  soi-même  et  des  autres  que  le  sont  les 
créatures  humaines. 

56.  Nous  sommes  généralement  assez  avisés  pour  com- 
mencer l'éducation  des  animaux  quand  ils  sont  jeunes, 
pour  les  discipliner  de  bonne  heure,  si  nous  voulons  les 
employer  à  notre  usage1.  11  n'y  a  que  nos  propres  enfants 
que  nous  négligeons  sur  ce  point.  Après  en  avoir  fait  de 


i.  Conférez  le  développement  analogue  de  M.  Herbert  Spencer  sur 

cotte  i<l.'e  que  l'on  se  préoccupe  généralement  beaucoup  plus  de  l'éle- 
vage des  animaux  que  de  l'éducation  tirs  hommes.  «  A  la  table  du 
squire,  après  que  les  (lame,  se  sont  retirées,  au^si  bien  qu'à  l'auberge 
de  la  ville  on  jour  de  foire,  el  au  cabaret  du  village  le  dimanche,  le 
sujet  qui  après  la  question  politique*  du  jour  excite  généralement  l'in- 
térêt, c'est  l'élevage  des  animaux,  etc...  »  (Éducation,  etc.,  cli.  IV.) 


42  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

méchants  enfants,  nous  avons  la  naïveté  d'espérer  qu'ils 
deviendront  des  hommes  bons.  S'il  faut  donner  à  l'enfant, 
toutes  les  fois  qu'il  en  a  envie,  des  raisins  et  des  dragées, 
plutôt  que  de  laisser  le  pauvre  baby  crier  ou  se  désoler, 
comment  une  fois  grand  renoncerait-il  à  obtenir  la  même 
satisfaction,  quand  ses  désirs  l'entraîneront  vers  le  vin  ou 
vers  les  femmes?  Ce  sont  là  les  objets  naturels  des  incli- 
nations d'un  jeune  homme,  au  même  degré  que  les  frian- 
dises, qu'il  demandait  en  criant  quand  il  était  petit,  sont 
les  objets  naturels  des  désirs  de  l'enfant.  Le  mal  n'est  pas 
d'avoir  des  désirs  appropriés  aux  goûts  et  aux  idées  de 
chaque  âge  :  le  mal  est  de  ne  pas  savoir  soumettre  ces  dé- 
sirs aux  règles  et  aux  restrictions  de  la  raison.  La  diffé- 
rence ne  consiste  pas  à  avoir  ou  à  ne  pas  avoir  de  passions, 
mais  à  pouvoir  ou  non  se  gouverner,  se  contrarier  soi- 
même  dans  la  satisfaction  de  ses  passions.  Celui  qu_i__n'a 
pas  pris  l'habitude  de  soumettre  sa  volonté  à  la  raison  des 
autres.,  quand  il  était  jeune,  aura  quelque  peine  à  se  sou- 
mettre à  sa  propre  raison,  quand  il  sera  à  l'âge  d'en  faire 
usage.  Et  quelle  espèce  d'homme  fera  un  enfant  ainsi  élevé'/ 
il  est  aisé  de  le  prévoir. 

37.  Ce  sont  là  les  méprises  ordinaires  de  ceux-là  mêmes 
qui  paraissent  avoir  le  plus  grand  soin  de  l'éducation  de 
leurs  enfants.  Mais  si  nous  observons  la  manière  dont  on 
se  comporte  communément,  nous  aurons  le  droit  de  nous 
étonner  que  dans  ce  grand  dérèglement  de  mœurs  dont 
tout  le  monde  se  plaint,  il  puisse  subsister  encore  quelque 
principe  de  vertu.  Je  voudrais  bien  que  l'on  me  citât  un 
défaut  que  les  parents  et  ceux  qui  entourent  les  enfants  ne 
leur  enseignent  pas,  et  dont  ils  ne  jettent  pas  les  semences 
dans  leur  esprit  aussitôt  qu'ils  sont  en  état  de  les  recevoir, 
•le  n'entends  pas  seulement  par  là  les  exemples  qu'on  leur 
donne,  les  modèles  qu'on  leur  met  sous  les  yeux,  qui  sont 
déjà  un  encouragement  suffisant  :  mais  ce  que  je  veux  ob- 
server ici,  c'est  qu'on  leur  enseigne  directement  le  vice, 
c'est  qu'on  les  détourne  du  chemin  delà  vertu.  Avant  qu'ils 


IM  LUENCE  DES  l'AliK.vrs.  45 

puissenl  même  marcher,  on  leur  inculque  des  principes  de 
violence,  de  ressentiment,  de  cruauté.  Ftappe-mci,  pour 
(pie  je  le  le  rende  :  c'est  une  leçon  que  la  [dupait  dos  en- 
fants entendent  chaque  jour;  et  l'on  s'imagine  que  cela 
ne  signifie  rien,  parce  que  leurs  mains  n'ont  pas  encore 
de  force  pour  faire  du  mal.  Mais  je  le  demande,  ne 
corrompt-on  pas  ainsi  leur  esprit?  N'est-ce  pas  la  pratique 
de  la  force  et  de  la  violence  qu'on  leur  rne'tlTevant  les 
yeux*.'  Et  si  on  leur  a  appris,  dans  leur  enfance,  à  frapper, 
à  Battre  leurs  camarades  par  procuration,  pour  ainsi  dire, 
si  on  les  a  encouragés  à  se  réjouir  du  mal  qu'ils  leur  ont 
causé,  si  on  les  a  habitués  à  les  voir  souffrir,  ne  les  a-t-on 
pas  préparés  à  agir  eux-mêmes  de  la  même  façon  lorsqu'ils 
seront  assez  forts  pour  faire  sentir  leurs  coups  et  pourront 
frapper  tout  de  bon? 

Les  vêtements  ont  naturellement  pour  raison  d'être  la 
pudeur,  le  besoin  d'avoir  chaud  et  de  protéger  notre  corps, 
mais  les  parents  sont  assez  sots  et  assez  fous  pour  les  re- 
commander en  vue  d'usages  tout  différents.  Ils  en  font  un 
objet  de  vanité  et  d'envie.  On  inspire  à  un  garçon  une  véri- 
table passion  pour  un  nouvel  habit,  parce  que  cet  habit 
sera  beau.  Lorsqu'une  petite  lîlle  est  ajustée  dans  sa  robe 
neuve,  et  attifée  d'une  coiffure  à  la  mode,  sa  mère  peut- 
elle  faire  moins  que  lui  apprendre  à  s'admirer  elle-même, 
en  l'appelant  ma  petite  reine,  ma  princesse?  C'est  ainsi  que 
les  petits  enfants  apprennent  à  tirer  vanité  de  leurs  habits, 
avant  qu'ils  soient  capables  de  les  mettre  eux-mêmes.  Et 
comment  ne  continueraient-ils  pas  à  être  glorieux  de  l'élé- 
gance extérieure,  dont  le  mérite  revient  à  leur  tailleur 
ou  à  leur  habilleuse,  alors  que  leurs  parents  leur  ont  en- 
seigné de  si  bonne  heure  à  faire  ainsi  ? 

De  même  les  mensonges  et  les  équivoques,  les  excuses 
qui  diffèrent  si  peu  des  mensonges,  on  les  met  sur  les 
lèvres  des  enfants1.  On  loue  d'y  recourir  les  enfants  et  les 

1.  i  Les  mensonges,  dit  Rousseau,  sont  tous  l'ouvrage  des  maîtres  ». 
ration  évidente. 


44  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

apprentis,  quand  l'intérêt  des  parents  on  des  patrons  y 
trouve  son  compte.  Et  comment  supposer  que  l'enfant  qui 
a  vu  qu'on  autorisait,  qu'on  encourageait  même  l'altération 
de  la  vérité,  quand  c'était  pour  le  bien  de  son  honnête 
patron,  ne  profitera  pas  de  la  même  permission  pour  lui- 
même,  quand  il  y  trouvera  son  compte? 

C'est  seulement  la  médiocrité  de  leur  fortune  qui  em- 
pêche les  gens  du  peuple  d'encourager  l'intempérance  chez 
leurs  enfants,  de  les  provoquer  par  des  friandises,  de  les 
inviter  à  boire  ou  à  manger  au  delà  du  nécessaire.  Leur 
propre  mauvais  exemple,  quand  ils  trouvent  l'occasion  de 
festoyer,  montre  bien  que  ce  n'est  point  par  aversion  pour 
l'ivrognerie  ou  la  gloutonnerie,  que  c'est  seulement  faute 
de  ressources  qu'ils  s'abstiennent  de  ces  excès.  Si,  d'autre 
part,  nous  jetons  les  yeux  sur  les  maisons  de  ceux  qui 
sont  un  peu  plus  favorisés  de  la  fortune,  le  boire  et  le 
manger  y  sont  à  tel  point  la  grande  affaire  et  le  grand 
bonheur  de  la  vie,  que  les  enfants  passent  pour  négligés 
s'ils  n'en  ont  point  leur  bonne  part1.  Les  sauces  et  les  ra- 
goûts, les  aliments  de  toute  espèce  relevés  par  les  artifices 
de  la  cuisine,  voilà  ce  qu'on  emploie  pour  exciter  leur 
palais  quand  ils  ont  déjà  le  ventre  plein;  et  alors,  de  peur 
que  leur  estomac  ne  soit  surchargé,  le  prétexte  est  tout 
Irouvé  pour  leur  offrir  un  autre  verre  de  vin,  histoire  d'ai- 
der la  digestion,  tandis  qu'en  réalité  cela  sert  seulement 
à  accroître  l'indigestion. 

Si  mon  petit  maître  est  légèrement  indisposé,  la  pre- 
mière question  qu'on  lui  fait  est  celle-ci  :  «  Mon  ami, 
que  veux-tu  manger?  Que  pourrions-nous  inventer  pour  te 
satisfaire?  »  On  le  presse  instamment  de  boire  et  de  man- 
ger; on  met  en  œuvre  toute  espèce  d'artifices,  afin  de 

1.  Locke  a  parfaitement  raison.  L'enfant  gourmand  ne  l'est  sou- 
vent que  par  imitation.  Il  veut  seulement  partager  avec  ses  parents  les 
friandises,  les  mets  recherchés  qui  chargent  leur  table.  Si  on  ne  lui 
donnait  pas  l'exemple  de  l'intempérance,  il  serait  plus  sobre  qu'on  ne 
le  croit. 


INFLUENCE  DU  MILIEU.  45 

trouver  quelque  chose  d'assez  exquis,  d'assez  délicat,  qui 
triomphe  de  ce  défaut  d'appétit,  que  la  nature  a  sagement 
placé  au  début  des  maladies,  comme  un  moyen  d'en  empê- 
cher l'accroissement  :  afin  que,  débarrassée  du  travail 
ordinaire  de  la  digestion  et  déchargée  de  tout  nouveau 
poids  sur  l'estomac,  elle  puisse  à  loisir  corriger  et  maî- 
triser les  humeurs  peccantes1. 

Lors  même  que  les  enfants  sont  assez  heureux  pour 
avoir  des  parents  avisés,  dont  la  prudence  les  préserve  des 
excès  de  leur  table  et  les  soumet  à  la  sobriété  d'un  régime 
simple  et  frugal,  il  est  difficile  que  leur  esprit  échappe 
aux  influences  empoisonnées  qui  le  corrompent.  Grâce  au 
régime  sobre  qu'ils  suivent  lorsqu'ils  sont  surveillés,  leur 
santé  peut  être  garantie  ;  mais  leurs  désirs  en  général  doi- 
vent nécessairement  se  conformer  aux  leçons  d'épicurisme 
qu'on  leur  donne  partout  sur  ce  sujet.  L'éloge  que  l'on  fait 
partout  devant  eux  de  la  bonne  chère  ne  peut  manquer 
d'être  le  stimulant  actif  d'une  passion  d'ailleurs  naturelle, 
et  de  les  disposer  bien  vite  à  aimer  une  table  bien  servie, 
quelque  dispendieuse  qu'elle  soit.  N'est-ce  pas  là,  en  effet, 
ce  que  tout  le  monde,  même  ceux  qui  réprouvent  ce  vice, 
appellent  bien  vivre?  Qu'est-ce  qu'une  raison  chagrine 
pourrait  objecter  contre  le  témoignage  général  de  l'opinion 
publique?  Peut-on  espérer  qu'elle  sera  entendue,  si  elle 
dénonce  ces  habitudes  comme  des  habitudes  de  luxe,  alors 
que  le  luxe  est  si  fort  applaudi  et  universellement  en  hon- 
neur chez  les  gens  de  qualité? 

C'est  maintenant  un  vice  si  invétéré,  et  qui  a  de  si  puis- 
sants partisans,  que  je  ne  sais  s'il  ne  prétend  pas  même  au 
titre  de  vertu,  et  si  on  ne  passerait  point  pour  fou  ou  pour 
ignorant  des  choses  du  monde,  à  vouloir  seulement  ouvrir 
la  bouche  pour  l'attaquer.  Et  je  soupçonne  que  mes  discours 
sur  ce  sujet  pourraient  bien  être  critiqués  comme  une 


1.  Expression  de  la  vieille  physiologie.  Les  humeurs  peccantes  sont 
allées  rejoindre  les  esprits  animaux. 


46  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

petite  satire  étrangère  à  mon  propos,  si  je  n'en  avais  parlé 
avec  l'intention  d'exciter  et  d'accroître  le  soin  et  la  vigi- 
lance des  parents  dans  l'éducation  de  leurs  enfants,  en 
leur  faisant  voir  combien  ils  sont  assiégés  de  tous  côtés, 
non  seulement  par  des  tentations  propres  à  les  corrompre, 
mais  par  des  professeurs  de  vice,  qui  peut-être  se  rencon- 
trent précisément  parmi  les  personnes  qu'ils  considèrent 
comme  les  garants  de  leur  sécurité1. 

Je  ne  veux  pas  m'étendre  plus  longtemps  sur  ce  sujet, 
encore  moins  insister  sur  tous  les  détails  qui  montreraient 
quel  mal  on  se  donne  pour  gâter  les  enfants  et  leur  incul- 
quer les  principes  du  vice;  mais  je  prie  les  parents  de 
considérer  sérieusement  s'il  y  a  un  seul  vice  ou  un  seul 
défaut  qu'on  n'enseigne  pas  aux  enfants,  et  s'il  n'est  pas  de 
leur  devoir  et  de  leur  sagesse  de  leur  procurer  d'autres 
enseignements. 

LES    FANTAISIES    DE   L'ENFANT. 

58.  Il  me  paraît  évident  que  le  principe  de  toute  vertu 
et  de  toute  excellence  morale  consiste  dans  le  pouvoir  de 
nous  refuser  à  nous-même  la  satisfaction  de  nos  propres 
désirs,  lorsque  la  raison  ne  les  autorise  pas.  Ce  pouvoir, 
on  l'acquiert  et  on  le  développe  par  l'habitude,  on  en 
rend  l'exercice  aisé  et  familier,  en  le  pratiquant  de  bonne 
heure.  Si  donc  je  pouvais  me  faire  écouter,  je  dirais  que, 
contrairement  à  la  méthode  ordinaire,  les  enfants  doivent 
être  accoutumés  à  dominer  leurs  désirs  et  à  se  passer  de 
leurs  fantaisies,  même  dès  le  berceau  2.  La  première  cbose 
qu'il  faudrait  leur  apprendre,  c'est  que,  toutes  les  choses 

1.  Dans  ces  réclamations  de  Locke  contre  les  mauvais  exemples  et 
les  influences  fâcheuses  du  milieu  social,  se  trouve  peut-être  le  germe 
du  paradoxe  pédagogique  de  llousseau,  qui.  dans  Y  Emile,  isole  absolu- 
ment son  élève  et  lui  interdit  tout  contact  avec  la  société. 

2.  Il  est  bien  difficile  et  il  serait  peut-êlrc  rigoureux  d'appliquer  à 
la  lettre  ce  précepte  de  Locke. 


LES  FANTAISIES  DE  I.EMANT.  M 

qu'on  leur  donne,  ils  ne  les  obtiennent  pas  parce  qu'elles 
leur  sont  agréables,  niais  parce  qu'on  juge  qu'elles  leur 
sont  utiles.  Si  l'on  avait  soin,  après  leur  avoir  accordé 
tout  ce  qui  est  nécessaire  à  leurs  besoins,  de  ne  jamais  leur 
donner  ce  qu'ils  réclament  par  des  cris,  ils  apprendraient 
à  s'en  passer;  ils  ne  s'aviseraient  plus  de  vouloir  être  les 
maîtres  à  force  de  brailler  ou  de  se  dépiter;  ils  ne  se- 
raient pas  enfin  de  moitié  aussi  importuns  à  eux-mêmes  et 
aux  autres,  qu'ils  le  sont  d'ordinaire,  pour  n'avoir  pas  été 
ainsi  traités  dés  le  début  de  leur  éducation.  Si  l'on  n'ac- 
cordait jamais  la  satisfaction  de  leurs  désirs  à  l'impatience 
qu'ils  témoignent,  ils  ne  crieraient  pas  plus  pour  avoir 
ceci  ou  cela,  qu'ils  ne  crient  pour  avoir  la  lune  *. 

59.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille,  selon  moi,  n'avoir  aucune 
complaisance  pour  l'enfant,  ou  espérer  qu'il  se  comportera 
avec  la  sagesse  d'un  parfait  magistrat.  Je  prends  l'enfant 
pour  ce  qu'il  est,  pour  un  enfant  qu'il  faut  traiter  avec 
douceur,  qui  doit  jouer  et  avoir  des  jouets.  Ce  que  je  veux 
dire,  c'est  que  toutes  les  fois  qu'il  veut  obtenir  une  chose 
ou  faire  une  action  qui  ne  lui  convient  pas,  on  ne  doit  pas 
le  lui  accorder  sous  prétexte  qu'il  est  petit,  et  parce  qu'il 
le  désire  ;  il  faut,  au  contraire,  toutes  les  fois  qu'il  réclamera 
quelque  chose  avec  importunité,  lui  faire  comprendre  que 
pour  cette  raison  même  elle  lui  sera  refusée  2.  J'ai  vu  à 

1.  "On  ne  doit  jamais  céder  aux  cris  des  enfants,  même  dans  leur 
première  jeunesse,  et  leur  laisser  ce  moyen  d'obtenir  ce  qu'ils  veu- 
lent. »  (Kant.) 

-1.  M.  Molyneux,  à  qui  Locke  avait  communiqué  son  ouvrage  avant 
l'impression,  lui  écrivait  :  «  11  y  a  un  point  dans  votre  livre  où  vous 
me  semblez  trop  rigoureux...  Pour  enseigner  aux  enfants  la  modéra- 
tion et  la  tempérance,  est-il  nécessaire  de  résister  à  tous  leurs  désirs 
quand  il  s'agit  de  choses  indifférentes  et  innocentes?-..  Je  ne  puis  là- 
dessus  être  d'accord  avec  vous  :  ce  serait  supprimer  la  liberté  qui  doit 
régner  dans  les  rapports  des  parents  et  des  enfants.  Une  autre  raison 
pour  accorder  aux  enfants  la  liberté  d'exprimer  leurs  désirs  innocents 
c'est  que  le  contraire  est  impraticable...  »  Le  père  a  peut-être  raison 
ici  contre  le  philosophe.  Bien  que  nous  soyons  de  ceux  qui  croient 
qu'il  ne  faut  pas  faire  l'éducation  trop  douce  et  trop  molle,  à  la  ma- 


4S  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

table  des  enfants,  qui,  quelques  plats  qu'il  y  eût  devant 
eux,  ne  demandaient  jamais  rien,  mais  se  contentaient  de 
prendre  ce  qu'on  leur  donnait.  J'en  ai  vu  d'autres  qui 
criaient  pour  avoir  de  tout  ce  qu'ils  voyaient  sur  la  table; 
il  fallait  leur  donner  de  chaque  plat,  et  encore  les  servir 
les  premiers.  D'où  provenait  une  telle  différence?  De  ce 
que  les  uns  avaient  été  accoutumés  à  obtenir  tout  ce  qu'ils 
demandaient  avec  des  cris  et  les  autres  à  s'en  passer.  Plus 
ils  sont  petits,  et  plus  je  crois  nécessaire  de  résister  à 
leurs  appétits  déréglés  et  désordonnés.  Moins  ils  ont  de 
raison  par  eux-mêmes,  et  plus  ils  doivent  être  soumis  au 
pouvoir  absolu  et  à  la  direction  de  ceux  qui  en  ont  la 
garde.  Ce  qui  résulte  de  là,  j'en  conviens,  c'est  qu'il  ne 
faut  laisser  auprès  d'eux  que  des  personnes  sages.  Si  en 
général  les  choses  se  passent  autrement,  je  n'y  puis  rien. 
Je  dis  ce  que  je  crois  nécessaire  qu'on  fasse.  Si  la  mode 
était  déjà  à  le  faire,  je  n'aurais  pas  besoin  d'importuner  les 
gens  par  mes  sermons.  Cependant,  je  n'en  doute  pas,  si 
l'on  veut  bien  y  réfléchir,  je  ne  serai  pas  seul  à  penser 
que  plus  tôt  on  commencera  à  faire  prendre  ce  pli  aux 
enfants,  mieux  cela  vaudra  pour  leurs  maîtres  et  pour  eux- 
mêmes,  et  qu'il  faut  observer  comme  une  maxime  invio- 
lable de  ne  jamais  accorder  à  leurs  cris  ou  à  leurs  impor- 
tunités  ce  qu'on  leur  a  une  fois  refusé,  à  moins  qu'on  ne 
veuille  leur  apprendre  à  être  impatients  et  fâcheux,  en  les 
récompensant  de  leur  impatience  et  de  leur  fâcherie  *. 

nière  des  parents  modernes  qui  ne  sont  que  les  serviteurs  empressés 
des  volontés  de  leurs  enfants;  bien  qu'il  soit  nécessaire  de  réprimer  de 
bonne  heure  les  caprices  et  pour  cela  d'en  interdire  l'expression,  on 
peut  penser  qu'il  y  aurait  une  tyrannie  fâcheuse,  diln'cile  d'ailleurs  à 
exercer,  un  véritable  despotisme,  à  ne  jamais  tolérer  chez  l'enfant  la 
libre  et  franchise  manifestation  de  ce  qu'il  aime  et  de  ce  qu'il  désire. 

1.  Ceci  est  une  rè^le  excellente  et  malheureusement  trop  oubliée. 
«  Si  l'on  a  des  raisons  pour  ne  pas  céder  aux  prières  de  l'enfant,  on  ne 
dois  pas  se  laisser  toucher  par  beaucoup  de  prières.  Tout  refus  doit 
être  irrévocable.  C'est  un  moyen  infaillible  de  n'avoir  pas  besoin  de 
refuser  souvent.  »  (Kant.)  Mme  Guizot  nous  paraît  se  tromper  quand 
elle  critique,  avec  esprit  d'ailleurs,  la  maxime  des  «  refus  irrévoca- 


NÉCESSITÉ  DE  L'OIÎÉISSA.NCE.  4U 

40.  Ceux  donc  qui  prétendent  gouverner  leurs  fils,  doivent 
commencer,  quand  ils  sont  tout  petits,  à  obtenir  d'eux  une 
soumission  complète  à  leur  volonté.  Voulez-vous  avoir  un 
fils  qui  vous  obéisse,  une  fois  l'âge  de  l'enfance  écoulé, 
ayez  soin  alors  d'établir  votre  autorité  de  père,  aussitôt 
que  l'enfant  est  capable  de  soumission  et  peut  comprendre 
de  qui  il  dépend.  Si  vous  voulez  qu'il  ait  du  respect  pour 
vous,  inculquez-lui   ce  sentiment   dès  son  enfance;   et  à 
mesure  qu'il  s'avancera  vers  l'âge  viril,  admettez-le  plus 
intimement  dans  votre  familiarité.  De  cette  façon  vous  aurez 
en  lui  un  sujet  obéissant  (comme  il  convient),  pendant  qu'il 
est  petit,  et  un  ami  affectueux  quand  il  sera  devenu  un 
homme  M  Car,  à  mon  avis,  c'est  se  tromper  gravement  sur 
la  conduite  à  tenir  avec  les  enfants,  que  de  se  montrer 
indulgent  et  familier  avec  eux  lorsqu'ils  sont  petits,  et  d'être 
sévère  au  contraire,  de  les  tenir  à  distance,  lorsqu'ils  sont 
grandsA  La  liberté  et  la  complaisance   ne   peuvent  être 
bonnes  pour  des  enfants.  Comme  ils  manquent  de  juge- 
ment, ils  ont  besoin  de  direction  et  de  discipline.  Au  con- 
traire une  sévérité  impérieuse  est  une  mauvaise  manière  de 
se  conduire  avec  des  hommes,  qui   ont  par  eux-mêmes 
assez  de  raison  pour  se  diriger.  Je  ne  suppose  pas  qu'il 
vous  convienne  d'avoir  des  enfants  qui,   une  fois   qu'ils 
auront  grandi,  seront  fatigués  de  vous  et  diront  tout  bas  : 
«  Mon  père,  quand  mourrez-vous  donc?  » 


blés  ».  Cette  méthode,  trop  autoritaire  d'après  elle,  n'accorde  pas  assez 
à  la  crainte.  «  Le  pouvoir,  dit-elle,  cherche  ses  aises,  et  il  est  entre 
dans  la  tête  des  souverains  législateurs  de  l'éducation  qu'il  pouvait  être 
plus  commode  de  défendre  la  prière  que  d'avoir  à  y  résister    » 

"1.  Locke,  en  parlant  ainsi,  se  ressouvenait  de  l'éducation  qu'il  avait 
lui-même  reçue.  Comme  Stuart  llill,  il  avait  été  élevé  sévèrement  par 
son  père,  qui  le  tenait  à  distance  et  qui  le  forma  de  bonne  heure  à 
l'obéissance  et  au  respect.  Mais  à  mesure  que  l'entant  devint  homme, 
la  familiarité  succéda  à  la  rigueur,  et  son  père  le  traita  en  «  parfait 
ami  »,  au  point  de  lui  demander  solennellement  pardon  pour  l'avoir 
une  fois  frappé  tout  petit  dans  un  accès  de  colère.  Voyez  l'ouvrage 
anglais  Ihe  Life  of  John  Locke,  par  Fox  Bourne,  t.  I,  p.  15. 

4 


50  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

M.  J'imagine  que,  de  l'aveu  de  tout  le  monde,  il  est  rai- 
sonnable que  les  enfants,  tant  qu'ils  sont  en  bas  âge, 
tiennent  leurs  parents  pour  leurs  seigneurs,  pour  leurs 
maîtres  absolus,  et  qu'en  cette  qualité  ils  les  craignent,  que 
d'autre  part,  à  un  âge  plus  avancé,  ils  ne  voient  en  eux  que 
leurs  meilleurs  amis,  les  seuls  qui  soient  sûrs,  et  que  par 
conséquent  ils  les  aiment  et  les  respectent.  La  méthode  que 
j'ai  proposée  est,  si  je  ne  me  trompe,  le  seul  moyen  d'ob- 
tenir ces  résultats.  Nous  devons  nous  rappeler  que  nos 
enfants,  une  fois  devenus  grands,  sont  en  tous  points  sem- 
blables à  nous,  qu'ils  ont  les  mêmes  passions,  les  mêmes 
désirs  que  nous.  Or  nous  voulons  être  pris  pour  des  créatures 
raisonnables  ;  nous  voulons  jouir  de  notre  liberté  ;  nousdétes- 
tons  d'être  gênés  par  de  perpétuelles  réprimandes,  par  un 
ton  plein  de  morgue;  nous  ne  saurions  supporter  chez  ceux 
que  nous  fréquentons  l'humeur  sévère,  l'habitude  de  nous 
tenir  à  distance.  Quiconque  est  ainsi  traité,  une  fois  arrivé 
à  l'âge  d'homme,  s'empresse  de  chercher  une  autre  so- 
ciété, d'autres  amis,  d'autres  relations  avec  qui  il  puisse 
vivre  plus  librement.  Si  donc,  dès  les  commencements,  on 
tient  de  court  les  enfants  qui  sont  faciles  à  gouverner 
durant  leur  bas  âge,  ils  se  soumettront  sans  murmure  à 
ce  régime,  n'en  ayant  pas  connu  d'autre.  Et  si,  à  mesure 
qu'ils  acquièrent  l'usage  de  la  raison,  on  a  soin  de  relâcher 
doucement  la  rigueur  de  la  discipline,  si,  à  mesure  qu'ils 
s'en  rendent  dignes,  leur  père  les  regarde  d'un  front 
moins  sévère  et  peu  à  peu  rapproche  les  distances,  alors 
la  contrainte  où  on  les  aura  tenus  d'abord  ne  fera  qu'ac- 
croitre  leur  amour  pour  leurs  parents,  parce  qu'ils  com- 
prendront qu'elle  n'avait  pas  d'autre  cause  que  la  ten- 
dresse, et  qu'elle  n'était  qu'une  précaution  prise  pour  les 
rendre  capables  de  mériter  la  faveur  de  leurs  parents  et 
l'estime  de  tout  le  monde. 

42.  Telles  sont  les  règles  générales  à  suivre  pour  établir 
votre  autorité  sur  vos  enfants. VC'est  par  la  crainte  et  le 
respect  que  vous  devez  d'abord  prendre  de  l'empire  sur 


L'AUTORITÉ  PÀTERNKLLK.  51 

leurs  esprits  l;  c'est  par  l'amour  et  l'amitié  que  plus  tard 
vous  devez  le  conserver.  Le  moment  viendra,  en  effet,  où  les 
enfants  échapperont  au  fouet  et  aux  châtiments,  et  alors  si 
l'affection  qu'ils  ont  pour  vous  ne  suffit  pas  pour  les  rendre 
obéissants  et  les  attacher  à  leurs  devoirs,  si  l'amour  de  la 
vertu,  si  l'amour-propre  ne  les  maintient  pas  dans  la 
bonne  voie,  sur  quelle  influence  comptez-vous  donc,  je 
vous  prie,  pour  les  obliger  à  se  bien  conduire?  Sans 
doute  la  crainte  d'être  mal  partagés  dans  votre  héritage, 
s'ils  venaient  à  vous  déplaire,  peut  les  rendre  en  apparence 
les  esclaves  de  vos  désirs  :  mais  cela  ne  les  empêchera  pas 
de  se  conduire  mal  dans  leur  particulier,  et  d'ailleurs  cette 
contrainte  ne  durera  pas  toujours.  Il  faudra  bien  que  tôt 
ou  tard  l'homme  suit  livré  à  lui-même  et  à  sa  propre  con- 
duite, et  celui-là  seul  est  vraiment  bon,  vertueux  et  capable, 
qui  est  tout  cela  par  le  dedans.  Aussi  faut-il  commencer  de 
bonne  heure  à  inspirer  à  l'enfant  les  dispositions  qui  doi- 
vent être  le  résultat  de  son  éducation,  qui  agiront  et  qui 
régneront  sur  toute  sa  vie  :  je  veux  dire  des  habitudes 
qui  deviennent  les  vrais  principes  de  ses  actes,  et  non 
ces  apparences  hypocrites,  ces  dehors  plâtrés,  que  la  peur 
seule  maintient  chez  les  enfants,  parce  qu'ils  veulent  éviter 
pour  le  moment  la  colère  du  père  qui  peut-être  les  déshé- 
ritera. 

1.  C'est  une  grave  question  de  savoir  s'il  convient  d'inspirer  d'abord 
aux  enfants  la  crainte  ou  l'amour.  L'affection  semble  être  la  clef  d'or 
qui  ouvre  le  cœur  de  l'enfant,  et  on  peut  juger  dangereux  le  système 
de  Locke  qui  veut  commencer  par  la  crainte  et  qui  n'appelle  l'affection 
à  son  aide  qu'un  peu  plus  tard. 


SECTION  111  (45-51). 


DES    CHATIMENTS. 

43.  Après  ces  explications  générales  sur  la  méthode  à 
suivre,  il  convient  d'examiner  maintenant  avec  plus  de 
détail  les  moyens  de  discipline  à  employer.  J'ai  tant  parlé 
de  la  nécessité  de  diriger  les  enfants  d'une  main  ferme,  que 
vous  me  soupçonnerez  peut-être  de  ne  pas  tenir  compte 
suffisamment  des  exigences  de  leur  jeune  âge  et  de  leur 
faible  constitution.  Mais  ce  soupçon  s'évanouira  de  votre 
esprit,  si  vous  voulez  bien  me  prêter  encore  quelque  atten- 
tion. Je  suis  en  effet  très  porté  à  penser  que,  dans  l'édu- 
cation des  enfants,  des  châtiments  trop  sévères  ne  font 
pas  beaucoup  de  bien  et  font  au  contraire  beaucoup  de 
mal;  et  je  crois  que,  cœteris  paribus,  les  enfants  qui  ont 
été  les  plus  châtiés  sont  les  moins  aptes  à  devenir  de  braves 
gens  *.  Tout  ce  que  j'ai  prétendu  établir  jusqu'ici,  c'est 
que,  quel  que  soit  le  degré  de  rigueur  nécessaire,  il  con- 
vient d'en  user  d'autant  plus  volontiers  que  l'enfant  est 
plus  jeune.  Une  fois  que  cette  sévérité,  convenablement 

1.  Tous  les  pédagogues  seront  ici  d'accord  avec  Locke.  La  vraie  dis- 
cipline est  celle  qui  se  fonde  sur  les  bons  sentiments  inculqués  de  boum; 
heure  à  l'enfant.  La  discipline  extérieure,  celle  qui  procède  par  châti- 
ments, n'est  bonne,  comme  dit  Montaigne  «  qu'à  rendre  les  âmes  plus 
lasches  ou  plus  malicieusement  opiniastres  ».  fil,  vin») 


LES  CHATIMENTS.  53 

appliquée,  a  produit  son  effet,  il  est  bon  de  la  modérer  et 
de  lui  substituer  une  forme  de  discipline  plus  douce. 

\  i.  Si  par  une  direction  ferme  les  parents  ont  su  rendre 
complaisante  et  souple  la  volonté  de  leurs  enfants,  avant 
qu'ils  aient  assez  de  mémoire  pour  se  rappeler  comment 
on  les  a  traités,  ces  dispositions  leur  paraîtront  naturelles, 
et  elles  agiront  désormais  en  eux  comme  si  elles  l'étaient 
en  effet  ;  elles  préviendront  toute  tentative  de  résistance 
ou  de  révolte.  Il  faut  seulement  avoir  soin  de  commencer 
de  bonne  heure,  et  se  montrer  inflexible,  jusqu'à  ce  que  la 
crainte~et  le  respect  soient  devenus  des  sentiments  fami- 
liers à  l'enfant,  et  qu'on  ne  sente  plus  le  moindre  effort 
dans  la  soumission,  dans  l'obéissance  spontanée  de  leur 
esprit.  Une  fois  que  cette  habitude  du  respect  est  prise 
(et  elle  doit  l'être  de  bonne  heure,  sans  quoi,  pour  la  réta- 
blir, il  faudra  prendre  beaucoup  de  peine  et  ne  pas  mé- 
nager les  coups,  et  la  difficulté  sera  d'autant  plus  grande 
qu'on  aura  différé  davantage),  c'est  par  cette  habitude,  en 
y  mêlant  toujours  autant  d'indulgence  qu'en  méritera  l'en- 
fant par  le  bon  usage  qu'il  saura  en  faire,  ce  n'est  point 
par  les  coups,  par  les  gronderies  et  autres  châtiments  ser- 
viles,  qu'il  faudra  désormais  le  gouverner  à  mesure  qu'il 
acquiert  plus  d'intelligence  *. 

45.  Qu'il  faille  se  conduire  ainsi,  c'est  ce  qu'on  ne  peut 
manquer  d'accorder,  si  l'on  veut  bien  considérer  ce  qu'est 
une  éducation  libérale  et  à  quel  but  elle  tend.  1°  L'homme 
doit  avoir  la  maîtrise  de  ses  inclinations;  il  faut  qu'il 
sache  résister  à  l'impression  importune  d'un  plaisir  pré- 
sent ou  d'une  peine,  et  se  conformer  à  ce  que  la  raison  lui 
dit  qu'il  est  convenable  de  faire,  s'il  ne  veut  pas  manquer 
des  vrais  principes  de  la  vertu  et  de  la  prudence,  et  s'ex- 
poser à  n'être  jamais  bon  à  rien.   11  faut  donc  cultiver  à 

t.  Conférez  Montaigne  Essais  (II,  vm).  «  J'accuse  toule  violence  en 
l'éducation  d'une  aine  tendre  qu'on  dresse  pour  l'honneur  et  la  liberté. 
On  m'a  ainsi  eslevé  :  ils  disent  qu'en  tout  mon  premier  aag-e,  jen'ay 
tasté  des  verges  qu'à  deux  coups  et  bien  mollement.  » 


V 


54  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

temps  ces  dispositions,  qui  sont  contraires  à  la  nature 
livrée  à  elle-même  ;  il  faut  faire  de  ces  habitudes  les  vrais 
fondements  du  bonheur  et  du  savoir-vivre  dans  la  suite  de 
l'existence  ;  il  faut  les  inculquer  dans  l'esprit  aussitôt  que 
possible,  dès  que  paraissent  les  premières  lueurs  de  l'in- 
telligence; il  faut  enfin  que  ceux  qui  dirigent  l'éducation 
d'un  enfant  les  fortifient  en  lui  par  tous  les  soins,  par  tous 
les  moyens  imaginables. 

46.  2°  D'autre  part,  si  l'esprit  des  enfants  est  trop  humilié, 
trop  asservi,  si  leurs  facultés  sont  comme'  abattues  et 
énervées  par  l'excès  d'une  discipline  trop  rigoureuse,  ils 
perdent  toute  leur  vigueur,  toute  leur  activité,  et  tombent 
dans  un  état  pire  que  le  précédent.  En  effet,  de  jeunes 
étourdis,  qui  ont  de  la  vivacité  et  de  l'esprit,  peuvent  par- 
fois se  réformer  et  devenir  des  hommes  capables,  même 
de  grands  hommes  ;  mais  des  esprits  abattus,  timides  et 
mous,  des  esprits  bas  et  faibles,  ne  peuvent  que  difficile- 
ment se  redresser,  et  il  est  rare  qu'ils  parviennent  à  quelque 
chose.  Éviter  à  la  fois  les  deux  écueils,  c'est  le  grand  art. 
Celui  qui  a  trouvé  le  moyen  de  conserver  à  l'enfant  un 
esprit  facile,  actif  et  libre,  tout  en  le  détournant  d'un  grand 
nombre  de  choses  dont  il  aurait  envie  et  en  le  disposant  à 
des  actions  qui  lui  sont  désagréables  :  celui-là,  dis-je,  qui 
a  su  réconcilier  ces  contradictions  apparentes,  a,  selon  moi, 
découvert  le  secret  de  l'éducation. 

47.  La  méthode  ordinaire,  méthode  expéditive  et  com- 
mode pour  la  paresse  des  maîtres,  celle  qui  procède  par 
châtiments  et  coups  de  fouet  \  et  qui  est  à  peu  près  la 
seule  que  les  précepteurs  emploient,  la  seule  même  qu'ils 
croient  possible,  est  de  toutes  la  moins  propre  au  service 
de  l'éducation,  parce  qu'elle  tend  à  produire  deux  maux 
contraires,  ce  Charybde  et  ce  Scylla,    contre  lesquels,  je 


1.  Les  châtiments  corporels  étaient  alors  extrêmement  répandus. 
Locke  lui-même  ne  les  condamne  pas  absolument;  il  les  admet  dans 
des  cas  extrêmes  et  d'impérieuse  nécessité  (voyez  plus  bas  §  78). 


LES  CHATIMENTS  CORPORELS.  55 

l'ai  montré,   viennent  d'un   côté  ou  de    l'autre    échouer 
toutes  les  éducations  mal  dirigées  l. 

48.  1°  Les  châtiments  de  ce  genre  ont  le  tort  de  ne  pas 
nous  exercer  à  vaincre  l'inclination  naturelle  qui  fait  que 
nous  recherchons  le  plaisir  sensible  et  immédiat,  et  que 
nous  voulons  éviter  la  peine  coûte  que  coûte  ;  tout  au  con- 
traire ils  l'encouragent,  et  par  suite  fortifient  en  nous  la 
disposition  d'où  jaillissent  toutes  les  actions  vicieuses, 
toutes  les  irrégularités  de  la  vie.  Quel  est  en  effet  le  senti- 
ment qui  gouverne  alors  l'enfant,  sinon  l'amour  du  plaisir 
ou  l'aversion  de  la  peine  sensible,  quand  il  étudie  sa  leçon 
contre  son  gré,  ou  s'abstient  de  manger  un  fruit  malsain 
qui  lui  est  agréable  pour  cette  seule  raison  qu'il  a  peur 
d'être  fouetté?  11  ne  fait  en  ce  cas  que  préférer  le  plus 
grand  plaisir,  ou  éviter  la  plus  grande  peine  sensible.  Et 
qu'est-ce,  je  le  demande,  que  proposer  de  pareils  motifs 
à  sa  conduite  et  à  ses  actions,  sinon  cultiver  en  lui  la 
disposition  que  nous  devons  précisément  déraciner  et  dé- 
truire? Je  ne  saurais  donc  croire  qu'une  correction  soit 
utile  à  un  enfant,  quand  la  honte  de  la  subir  pour  avoir 
commis  quelque  faute  n'a  pas  plus  de  pouvoir  sur  son 
esprit  que  la  peine  elle-même2. 

49.  2U  Les  châtiments  de  cette  espèce  ont  pour  résultat 
nécessaire  de  faire  haïr  à  l'enfant  des  choses  que  le  devoir 
des  précepteurs  serait  précisément  de  lui  faire  aimer.  En 
effet  rien  de  plus  ordinaire  que  de  voir  des  enfants  se 
mettre  à  détester  des  choses  qui  ne  leur  répugnaient  pas 
tout  d'abord,  uniquement  parce  qu'elles  leur  ont  valu  des 
réprimandes,  des  coups  de  fouet,  de  mauvais  traitements. 


1.  Les  doux  conséquences  que  Locke  attribue  avec  raison  à  la  disci- 
pline des  châtiments  corporels,  c'est  que  :  1°  elle  encourage  chez  ren- 
iant le  sentiment  naturel  qui  le  porte  à  aimer  le  plaisir  et  à  redouter 
la  douleur;  2°  elle  abat  et  énerve  sa  volonté. 

'2.  Locke  a  bien  raison  de  penser  que  ce  qui  importe  dans  le  châti- 
ment, ce  n'est  pas  le  châtiment  lui-même,  c'est  le  sentiment  que  le 
châtiment  excite. 


56  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

Et  comment  s'étonner  qu'il  en  soit  ainsi,  alors  que  les 
hommes  faits  eux-mêmes  ne  sauraient  prendre  goût  à  rien, 
si  on  employait  avec  eux  des  méthodes  semhlahles?  Quel 
est  l'homme  qui  ne  prendrait  en  dégoût  un  divertissement 
innocent  et  par  lui-même  indifférent,  si  à  force  de  coups 
et  d'injures  on  prétendait  l'y  contraindre,  quand  il  n'y  est 
pas  disposé;  ou  si,  à  raison  de  certaines  circonstances, 
toutes  les  fois  qu'il  s'y  livrerait  il  était  traité  de  la  sorte? 
Il  est  naturel  qu'il  en  soit  ainsi.  Les  choses  les  plus  indif- 
férentes deviennent  désagréables  par  le  fait  des  circon- 
stances désagréables  qui  les  accompagnent  :  la  seule  vue 
de  la  coupe,  où  l'on  prend  d'habitude  des  médecines  répu- 
gnantes, soulève  l'estomac,  et  l'on  ne  saurait  y  rien  boire 
avec  plaisir,  alors  même  que  la  coupe  serait  des  plus 
propres,  des  plus  élégantes,  et  faite  de  la  plus  riche  ma- 
tière. 

50.  5°  Enfin  une  discipline  servile  fait  des  caractères 
serviles1.  L'enfant  se  soumet  et  feint  d'obéir,  tant  que  la 
crainte  du  fouet  agit  sur  lui  :  mais  dès  qu'il  en  est  dé- 
livré et  que,  n'étant  plus  sous  les  yeux  de  son  maître,  il 
peut  se  permettre  l'impunité,  il  donne  libre  carrière  à  ses 
inclinations  naturelles,  qui  loin  d'être  affaiblies  par  cette 
méthode  se  sont  au  contraire  accrues  et  fortifiées  en  lui,  et 
qui,  un  instant  contraintes,  éclatent  avec  d'autant  plus  de 
violence.  Reste  une  autre  hypothèse. 

51.  4°  Si  la  sévérité  poussée  jusqu'à  ses  extrêmes  limites 
parvient  à  dominer  l'enfant  et  à  corriger  pour  le  moment 
son  caractère  désordonné,  elle  met  souvent  à  la  place  une 
maladie  pire  encore  et  plus  dangereuse,  qui  est  de  briser 

1.  Il  est  impossible  do  prononcer  plus  nettement  et  avec  plus  de  force 
la  condamnation  des  châtiments  corporels.  On  oublie  trop  dans  la 
discipline  que  le  but  n'est  pas  seulement  de  faire  régner  l'ordre  dans 
la  classe  et  dans  l'école,  d'obtenir  la  droiture  apparente  et  le  travail  du 
moment.  Le  but  à  atteindre  est  plus  élevé  :  il  s'agit  de  préparer  des 
caractères  libres  et  droits,  sachant  se  gouverner  eux-mêmes,  et  le 
problème  de  la  discipline  peut  être  formulé  ainsi  :  o  Préparer  la  liberté 
par  l'obéissance  ». 


LA  DISCIPLINE  DU  FOUET.  .7 

les  ressorts  de  son  esprit.  Alors  au  lieu  d'un  jeune  homme 
turbulent,  vous  avez  une  pauvre  créature  sans  énergie, 
capable  encore  de  plaire  avec  sa  sagesse  forcée  aux  sots  qui 
aiment  les  entants  mous  et  indolents,  parce  qu'ils  ne  font 
pas  de  bruit  et  ne  causent  aucun  ennui1,  mais  qui  ne 
manquera  probablement  pas  de  paraître  à  ses  amis  un  être 
incommode,  et  qui  en  effet,  pendant  toute  sa  vie,  sera  pour 
lui-même  et  pour  les  autres  un  être  inutile. 


1.  Conférrt  cotte  boutade  de  M.  Pape-Carpantier  :  «  S'il  y  a  des  enfants 
tranquilles  et  muets,  qui  restent  sages,  comme  on  le  dit  avec  une  irré- 
flexion ou  une  ignorance  dont  je  m  étonne,  qui  ne  crient,  ni  ne  rient, 
ni  ne  remuent,  ce  sont  des  enfants  morts,  enterrez-les.  '  onfSrences 
fini   Instituteurs,  etc.) 


SECTION  IV  (52-631. 


DES   RECOMPENSES. 

52.  Les  coups  et  les  autres  sortes  de  châtiments  serviles 
et  corporels  ne  conviennent  donc  pas  comme  moyens  de 
discipline  dans  l'éducation  d'un  enfant  dont  nous  voulons 
faire  un  homme  sage,  bon  et  libre  ;  aussi  ne  faut-il  y  recourir 
que  rarement  et  surtout  dans  les  grandes  occasions,  dans  les 
cas  extrêmes1.  D'un  autre  côté,  il  faut  éviter  avec  le  même 
soin  de  flatter  les  enfants  en  les  récompensant  par  des 
choses  qui  leur  plaisent 8.  Celui  qui  donne  à  son  fils  des 
pommes,  ou  des  dragées,  ou  quelque  autre  chose  du  même 
genre,  pour  le  décider  à  apprendre  sa  leçon,  ne  fait  qu'en- 
courager son  inclination  pour  lé  plaisir,  et  choyer  cette 

t.  On  verra  plus  loin  qu'il  est  difficile  d'être  de  l'avis  de  Locke  sur 
ce  poinl  et  de  légitimer  l'emploi  des  châtiments  corporels,  même  dans 
des  cas  exceptionnels. 

2.  Locke  est.  bien  rigoureux  et  demande  l'impossible  quand  il  exige 
que  l'on  sèvre  absolument  l'enfant  des  choses  qui  lui  sonl  agréables. 
Sans  tomber  dans  les  excès  de  Y  enseignement  attrayant,  sans  vouloir 
avec  Bernardin  de  Saint-Pierre,  par  exemple,  «  qu'on  mette  une  dragée 
sous  chacune  des  lettres  qu'on  apprend  à  l'enfant  »,  il  est  permis  de 
croire  que  les  récompenses  agréables  doivent  avoir  leur  place  dans  une 
éducation  bien  dirigée.  Locke  les  admet,  il  est  vrai  (voyez  §  53),  mais 
non  comme  choses  agréables  :  il  veut  qu'elles  soient  en  quelque  sorte 
les  symboles  de  l'estime  que  les  enfants  ont  méritée. 


LES  RÉCOMPENSES.  51) 

dangereuse  tendance  qu'il  devrait  par  tous  les  moyens 
vaincre  el  étouffer  en  lui.  Vous  ne  pouvez  avoir  l'espoir 
de  Phabituer  à  la  maîtriser,  si  vous  compromettez  la  résis- 
tance <jue  vous  lui  opposez  sur  un  point  par  la  satisfac- 
tion que  vous  lui  accordez  sur  un  autre  point. 

Pour  devenir  un  homme  bon,  sage  et  vertueux,  il  est 
nécessaire  que  l'enfant  apprenne  à  dominer  ses  appétits,  à 
triompher  de  son  inclination  pour  la  richesse,  la  parure, 
pour  tout  ce  qui  flatte  le  palais,  etc.,  toutes  les  fois  que 
sa  raison  conseille  le  contraire  et  que  son  devoir  l'exige. 
Mais  si  vous  l'engagez  à  faire  quelque  chose  de  raisonnable 
en  lui  offrant  de  l'argent,  si  vous  le  dédommagez  de  la  peine 
d'apprendre  sa  leçon  par  le  plaisir  de  manger  un  morceau 
friand  ;  si  vous  lui  promettez  une  cravate  à  dentelles  ou 
un  bel  habit  neuf,  pour  le  récompenser  de  quelques-uns 
de  ses  petits  devoirs  d'écolier,  n'est- il  pas  vrai  que  lui 
proposer  ces  récompenses  c'est  reconnaître  qu'elles  sont 
de  fort  désirables  choses  qu'il  faut  rechercher,  c'est  l'en- 
courager à  les  aimer,  c'est  l'accoutumer  à  y  placer  son  bon- 
heur1. C'est  ainsi  que,  en  général,  pour  obtenir  des  enfants 
qu'ils  apprennent  avec  zèle  la  grammaire,  la  danse,  ou 
quelque  autre  chose  du  même  genre,  de  peu  d'importance 
pour  le  bonheur  et  l'utilité  de  leur  vie,  les  parents  em- 
ploient mal  à  propos  les  récompenses  et  les  châtiments;  ils 
compromettent  la  vertu,  renversent  les  principes  de  l'édu- 

1.  En  résumé  Locke  ne  veut  pas  de  récompenses  sensibles,  ni  de  pu- 
nitions sensibles,  parce  qu'elles  habituent  selon  lui  l'enfant  à  l'aire  du 
plaisir  ou  de  la  douleur  le  principe  de  sa  conduite.  C'est  dans  le  même 
sens  que  Kant  a  dit  :  Si  on  punit  l'enfant  quand  il  l'ait  mal,  et  si  on 
le  récompense  quand  il  fait  bien,  il  l'ait  alors  le  bien  pour  être  bien 
traité.  »  Il  faudrait  cependant  se  décider  à  prendre  l'homme  pour  ce 
qu'il  est,  pour  un  ètrr  que  le  plaisir  et  l'intérêt  gouverneront  toujours 
en  partie,  surtout  quand  il  est  enfant,  et  que  le  seul  sentiment  de 
l'honneur,  pas  plus  que  l'idée  du  devoir,  ne  peut  suffire  à  guider.  Il 
est  a  remarquer  qu'un  contemporain  de  Locke,  l'idéaliste  Kalebranche, 
se  rencontre  sur  ce  point  avec  le  sensualiste  anglais  et  proscrit  les 
récompenses  sensibles,  parce  qu'il  veut  développer  de  bonne  heure 
chez  l'eniant  le  goût  des  idées  abstraites. 


00  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

cation,  et  enseignent  à. leurs  enfants  le  luxe,  l'orgueil  ou 
la  convoitise,  etc.  En  effet,  par  leur  complaisance  pour  de 
mauvaises  inclinations  qu'ils  flattent  au  lieu  de  les  modé- 
rer, ils  jettent  les  fondements  de  tous  les  vices  futurs,  vices 
qu'il  est  impossible  de  combattre  autrement  qu'en  pliant 
les  désirs  de  l'enfant  et  en  l'habituant  de  bonne  heure  à  se 
soumettre  à  la  raison. 

53.  Je  n'entends  pas  cependant  qu'il  faille  priver  les 
enfants  des  agréments  ou  des  plaisirs  de  la  vie,  toutes  les 
fois  que  ces  plaisirs  ne  portent  pas  préjudice  à  leur  santé 
ou  à  leur  vertu.  Au  contraire  je  voudrais  que  leur  vie  fût 
aussi  douce,  aussi  agréable  que  possible,  qu'elle  s'écoulât 
dans  la  pleine  jouissance  de  tout  ce  qui  peut  innocemment 
les  charmer  :  à  cette  condition  pourtant  qu'ils  ne  voient 
dans  ces  plaisirs  que  les  suites  naturelles  de  l'estime  qu'ils 
ont  méritée  *.  Il  ne  faut  jamais  les  leur  offrir  ou  les  leur 
accorder  comme  les  récompenses  de  tel  ou  tel  devoir  par- 
ticulier pour  lequel  ils  éprouvent  de  la  répugnance,  ou 
auquel  ils  ne  se  décideraient  pas  à  s'appliquer,  s'ils  n'y 
étaient  engagés  par  l'espoir  de  cette  récompense. 

54.  Mais,  dira-t-on,  si  d'un  côté  on  doit  renoncer  au 
fouet,  et  de  l'autre  à  ces  petits  encouragements  qui  plai- 
sent et  séduisent,  comment  faut-il  alors  gouverner  les  en- 
fants? Otez  l'espérance  et  la  crainte,  il  n'y  a  plus  de  dis- 
cipline. J'accorde  que  le  bien  et  le  mal,  la  récompense  et 
la  punition,  sont  les  seuls  motifs  d'action  pour  une  créa- 
ture raisonnable;  ce  sont  comme  les  aiguillons  qui  excitent 
à  l'action  et  comme  les  rênes  qui  guident  le  genre  humain 
tout  entier.  Par  conséquent  il  faut  aussi  s'en  servir  avec  les 
enfants,  qui  —  je  prie  les  parents  et  les  maîtres  de  se  le 
mettre  bien  dans  l'esprit  —  doivent  être  traités  comme  des 
créatures  raisonnables-? 

1.  En  d'autres  termes,  l'enfant,  d'après  Locke,  ne  doit  pas  connaître 
d'autre  récompense  que  l'estime  de  ses  parents. 

2.  «  Les  plus  petits  entants,  «lit  Malcbranclie,  ont  de  la  raison,  aussi 
bien  que  les  hommes  faits.  »  Conlre  ces  exagérations,  Rousseau  pro- 


LES  RÉCOMPENSÉS.  61 

So.  Oui,  je  l'avoue,  les  récompenses  et  les  punitions  doi- 
vent être  employées  avec  les  enfants,  si  l'on  veut  agir  sur 
eux.  Mais  l'erreur  que  je  combats,  c'est  qu'à  mon  avis  on 
choisit  mal  celles  que  l'on  met  généralement  en  usage.  Les 
plaisirs  et  les  peines  du  corps  sont,  je  crois,  d'un  funeste 
effet,  quand  on  en  l'ait  des  récompenses  et  des  punitions 
destinées  à  assurer  l'autorité  des  parents  sur  leurs  enfants; 
par  là,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  on  ne  l'ait  qu'augmenter 
l,i  force  de  ces  inclinations  qu'il  s'agit  précisément  de  do- 
miner et  de  maîtriser  l.  Quel  principe  de  vertu  avez-vous 
jeté  dans  l'esprit  d'un  enfant,  si  vous  ne  parvenez  à  le  dé- 
tourner de  désirer  un  plaisir  qu'en  lui  proposant  un  autre 
plaisir?  Vous  ne  faites  ainsi  que  donner  plus  de  force  à  ses 
appétits  et  égarer  son  désir  sur  un  grand  nombre  d'objets. 
Si  un  enfant  crie  pour  avoir  un  fruit  malsain  et  dangereux, 
vous  essayez  de  le  faire  tenir  tranquille  en  lui  donnant 
une  sucrerie  plus  inoffensive.  Par  là  peut-être  vous  pré- 
servez sa  santé,  mais  vous  gâtez  son  esprit,  vous  le  pré- 
cipitez dans  un  plus  grand  désordre  encore.  Ici  en  effet 
vous  changez  seulement  l'objet;  vous  n'en  flattez  pas  moins 
ses  appétits;  vous  lui  permettez  de  se  satisfaire,  etc'estlà, 
comme  je  l'ai  montré,  la  racine  du  mal.  Jusqu'à  ce  que 
vous  l'ayez  mis  en  état  de  supporter  le  refus  de  cette  satis- 
faction, vous  pouvez  avoir  réussi  à  le  rendre  pour  le  mo- 
ment sage  et  tranquille,  mais  vous  n'avez  pas  guéri  la  ma- 
ladie. Par  cette  manière  de  procéder,  vous  fomentez,  vous 
caressez  en  lui  l'instinct  qui  est  la  source  d'où  jaillissent 
tous  les  maux,  et  vous  pouvez  être  certain  qu'à  la  première 

teste  avec  force  :  «  De  toutes  les  facultés  de  l'homme  la  raison  esL  celle 
qui  se  développe  le  plus  difficilement  et  le  plus  tard,  et  c'est  de  celle-là 
qu'on  veut  se  servir  pour  développer  les  premières!  Le  chef-d'œuvre 
d'une  bonne  éducation  est  de  faire  un  homme  raisonnable,  et  l'on  pré- 
tend élever  un  enfant  par  la  raison!...  La  nature  veut  que  les  enfants 
soient  enfants  avant  que  d'être  hommes.  » 

1.  Locke  insiste  à  satiété   sur  cette  idée  qui    r.e  tau  fpas  dans  la 
discipline  exciter  les  inclinations  que  l'éducation  a  pour  but  de  com- 
i  i  omme,  par  exemple,  l'amour  du  plaisir. 


62  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

occasion  cet  instinct  éclatera  de  nouveau  avec  plus  de  vio- 
lence, lui  inspirera  une  plus  ardente  passion  et  vous  cau- 
sera plus  d'ennui. 


LE  SENTIMENT    DE   L'HONNEUR. 

56.  Les  récompenses  et  les  punitions  qui  vous  serviront 
à  tenir  vos  enfants  dans  le  devoir  sont  d'une  nature  toute 
différente1,  et  leur  action  est  si  puissante  qu'une  fois  que 
nous  avons  réussi  à  les  mettre  en  œuvre  il  ne  restera  plus, 
je  crois,  rien  à  faire  :  toutes  les  difficultés  seront  aisément 
surmontées.  L'honneur  et  le  déshonneur  (esteem  and  dis- 
grace)  sont  de  tous  les  aiguillons  ceux  qui  stimulent  le 
plus  l'esprit,  dès  qu'il  peut  y  être  sensible.  Si  vous  pouvez 
inspirer  à  vos  enfants  le  sentiment  de  l'honneur,  la  crainte 
de  la  honte  et  du  déshonneur,  vous  aurez  établi  dans  leurs 
esprits  les  vrais  principes  qui  ne  cesseront  plus  de  les  dis- 
poser au  bien2.  Mais,  dira-t-on,  que  (aire  pour  y  réussir? 

Je  confesse  que  la  chose,  à  première  vue,  ne  parait  pas 
exempte  de  difficulté  ;  mais  j'estime  qu'il  vaut  la  peine  de 

1.  Locke  ne  veut  ni  de  la  crainte  des  châtiments  corporels,  ni  de 
l'appât  des  récompenses  sensibles,  comme  moyen  essentiel  de  discipline; 
c'est  donc  dans  le  sentiment  de  l'honneur  seul  qu'il  compte  trouver  le 
principe  de  la  direction  des  volontés. 

2.  Locke  a  toujours  considéré  le  sentiment  de  l'honneur  comme  le 
principal  ressort  des  actions  humaines.  Voici  ce  qu'il  écrivait  à  Paris, 
dans  son  journal,  en  1678.  «  La  principale  source  des  actions  des 
hommes,  la  règle  par  laquelle  ils  se  conduisent,  et  la  fin  à  laquelle  ils 
tendent,  semble  être  l'honneur  et  la  réputation,  et  ce  qu'ils  veulent  à 
tout  prix  éviter,  c'est  surtout  le  déshonneur  et  la  honte.  C'est  ce  qui 
t'ait  que  les  Hurons  et  d'autres  peuples  du  Canada  endurent  avec  tant 
de  constance  d'incroyables  tortures.  C'est  ce  qui  fait  les  marchands 
dans  un  pays,  les  soldats  dans  un  autre.  C'est  ce  qui  fait  qu'on  étudie 
ici  l'astrologie,  là  les  mathématiques  et  la  physique.  C'est  ce  qui  déter- 
mine la  forme  des  vêtements  pour  les  femmes,  les  modes  pour  les 

hommes La  honte  d'être  méprisé  par  ceux  avec  qui  l'on  a  vécu  et 

auprès  desquels  on  voudrait  se  rendre  recommandable  est  le  grand 
principe  qui  dirige  les  actions  des  hommes.  » 


LE  SENTIMENT  DE  L'HONNEUR.  63 

rechercher  (et  de  mettre  on  pratique  une  fois  qu'un  les 
aura  découverts)  les  moyens  d'atteindre  à  an  résultat  où 
est  renfermé,  selon  moi,  le  grand  secret  de  l'art  de  l'édu- 
cation. 

57.  D'abord,  les  enfants  (plus  tôt  peut  être  que  nous  ne 
pensons)  sont  très  sensibles  à  la  louange  et  aux  compli- 
ments. Ils  trouvent  du  plaisir  à  être  estimés  et  appréciés 
surtout  par  leurs  parents  et  par  tous  ceux  dont  ils  dépen- 
dent. Si,  par  conséquent,  le  père  les  caresse  et  les  loue, 
lorsqu'ils  ont  fait  quelque  chose  de  bien,  s'il  leur  montre 
au  contraire  un  air  froid  et  indifférent,  lorsqu'ils  ont  fait 
quelque  chose  de  mal,  si  en  même  temps  leur  mère  et  tou- 
tes les  personnes  qui  les  entourent  les  traitent  de  même, 
il  ne  faudra  pas  beaucoup  de  temps  pour  qu'ils  saisissent  la 
différence.  De  tels  moyens,  si  on  les  emploie  constamment, 
feront  plus  d'effet  sur  leurs  esprits,  je  n'en  doute  pas,  que 
les  coups  et  les  menaces,  qui  perdent  leur  force  pour  peu 
qu'ils  deviennent  communs,  qui  ne  servent  à  rien,  s'ils 
ne  sont  pas  accompagnés  d'un  sentiment  de  honte,  et  qu'il 
faut  par  conséquent  s'interdire  de  jamais  employer,  ex- 
cepté clans  les  cas  extrêmes  que  nous  avons  mentionnés 
plus  loin. 

58.  Mais,  en  second  lieu,  pour  rendre  plus  profond  le 
sentiment  de  l'honneur  et  du  déshonneur,  pour  lui  donner 
plus  d'autorité,  il  faut  que  d'autres  choses  agréables  ou 
désagréables  soient  constamment  jointes  à  ces  deux  états 
différents  :  non  comme  des  récompenses  ou  des  punitions 
particulières  attribuées  à  telle  ou  telle  action  particulière, 
mais  comme  des  conséquences  nécessaires  qui  attendent 
infailliblement  tout  enfant,  lorsque  par  sa  propre  faute  il  a 
mérité  le  blâme  ou  la  louange1.  Par  cette  façon  d'agir,  les 


1.  La  théorie  de  Locke  se  rapproche  ici  de  celle  de  M.  Spencer,  qui 
n'admet  guère  d'autres  châtiments  que  ceux  qui  sont  les  conséquences 
inévitables  de  leurs  actes,  les  inévitables  réactions  des  actions  de  ren- 
iant. Il  y  a  cependant  cette  différence  que  pour  M.  Spencer  ces  consé- 


G4  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

enfants  en  viendront  facilement  à  comprendre  que  tous 
ceux  qui  ont  mérité  d'être  loués  et  estimés,  pour  leurappli- 
cation  à  bien  faire,  sont  nécessairement  aimés  et  choyés 
par  tout  le  monde,  et  qu'ils  obtiennent  tous  les  avantages 
qui  sont  les  conséquences  de  leur  bonne  conduite;  tandis 
que  d'autre  part  l'enfant  qui  par  quelque  faute  a  perdu 
l'amitié  de  ses  parents  et  n'a  pas  pris  soin  de  conserver  in- 
tacte sa  bonne  réputation,  doit  immanquablement  s'atten- 
dre à  l'indifférence  et  au  mépris,  et  par  suite  se  verra  privé 
de  tout  ce  qui  pourrait  le  satisfaire  ou  le  réjouir.  De  cette 
façon  les  objets  du  désir  deviennent  pour  l'enfant  les  auxi- 
liaires de  sa  vertu,  pour  peu  qu'une  expérience  constante 
lui  ait  appris,  dés  le  début  de  la  vie,  que  les  choses  qui  lui 
sont  agréables  appartiennent  et  sont  réservées  uniquement 
à  ceux  qui  ont  gardé  leur  bonne  réputation.  Si  par  ces 
moyens  vous  avez  réussi  une  seule  fois  à  leur  faire  honte 
de  leurs  fautes  (et  je  serais  d'avis  qu'on  ne  recourût  pas  à 
d'autre  châtiment  que  celui-là),  si  vous  les  avez  rendus 
sensibles  au  plaisir  d'être  estimés,  vous  pourrez  faire  d'eux 
tout  ce  que  vous  voudrez,  et  ils  aimeront  toutes  les  formes 
de  la  vertu. 

59.  La  grande  difficulté  provient,  je  crois,  de  la  sottise 
et  de  la  folie  des  domestiques,  qu'on  a  beaucoup  de  peine 
à  empêcher  de  se  mettre  en  travers  des  intentions  du  père 
et  de  la  mère1.  Les  enfants,  rebutés  par  leurs  parents  pour 

quences  doivent  apparaître  aux  enfanté  comme  les  suites  naturelles, 
fatales,  de  leurs  actes,  comme  les  résultais  d'une  nécessité  inévitable; 
tandis  que  Locke  introduit  un  élément  moral  dans  ces  châtiments 
inévitables  et  infaillibles  qu'il  présente  comme  l'expression,  non  d'une 
nécessité  de  la  nature,  mais  de  la  satisfaction  et  du  mécontentement 
de  leurs  parents. 

1.  Il  n'arrive  que  trop  souvent  que  les  parents  se  contredisent  eux- 
mêmes,  que  la  mère  se  met  en  travers  des  intentions  du  père  et  réci- 
proquement. On  connaît  la  boutade  de  J.-P.  Richter  :  «  L'éducation 
actuelle  ressemble  à  l'Arlequin  de  la  comédie  italienne,  qui  arrive  sur 
la  scène  avec  un  paquet  de  papiers  sous  chaque  bras.  «  Que  portez- vous 
suus  le  bras  droit?  lui  deinande-t-on. —  Des  ordres!  répond-il.  — 
Et  ?ous  le  bras  gauche?  —  Des  contre-ordres!  » 


LA  REPUTATION  ET  L'AMOUR-PROPRE.  tir» 

la  faute  qu'ils  ont  commise,  trouvent  d'ordinaire  un  refuge 
et  une  consolation  dans  les  caresses  de  ces  flatteurs  impru- 
dents, qui  défont  ainsi  tout  ce  que  les  parents  s'efforcent 
de  faire.  Lorsque  le  père  ou  la  mère  bat  froid  à  son  enfant, 
tout  le  monde  devrait  garder  avec  lui  la  même  réserve  ; 
personne  ne  devrait  lui  donner  d'encouragements,  jusqu'à  ce 
qite,  ayant  demandé  pardon  et  s'étant  amendé,  il  soit  ren- 
tré dans  la  bonne  voie  et  mérite  de  nouveau  les  bonnes 
grâces  de  ses  parents.  Si  l'on  s'en  tenait  fermement  à  cette 
méthode,  j'imagine  qu'on  n'aurait  guère  besoin  d'employer 
les  coups  ou  les  réprimandes.  Leur  propre  plaisir  et  leur 
propre  intérêt  disposeraient  bien  vite  les  enfants  à  recher- 
cher l'approbation  de  leurs  parents  et  à  éviter  des  actions 
qu'ils  verraient  condamner  par  tout  le  monde  et  dont  ils 
seraient  sûrs  de  porter  la  peine,  sans  qu'il  fût  nécessaire 
de  les  gronder  ou  de  les  battre.  Us  apprendraient  ainsi  à 
être  modestes,  à  connaître  le  sentiment  de  la  honte  et  ils 
en  viendraient  bien  vite  à  éprouver  une  horreur  naturelle 
pour  des  actions  qui  les  exposent,  ils  le  savent,  à  l'indiffé- 
rence et  au  mépris  de  tout  le  monde.  Mais  quant  à  cher- 
cher les  moyens  de  remédier  aux  maux  dont  les  domesti- 
ques sont  la  cause,  c'est  un  soin  que  je  dois  laisser  à 
l'examen  des  parents.  Mon  seul  but  était  de  dire  que  la 
chose  est  d'une  importance  extrême,  et  qu'il  faut  estimer 
très  heureux  ceux  qui  ont  réussi  à  entourer  leurs  enfants 
de  personnes  sages  et  discrètes* 

60.  Qu'on  évite  donc  avec  soin  de  battre  ou  de  gronder 
fréquemment  les  enfants.  De  l'emploi  des  châtiments  de 
cette  espèce  on  ne  peut  espérer  d'autre  profit  que  d'exci- 
ter chez  l'enfant  un  sentiment  de  honte  et  d'aversion  pour 
les  actes  qui  lui  ont  mérité  ces  punitions,  et  si  son  cha- 
grin ne  consiste  pas  surtout  dans  le  déplaisir  d'avoir  mal 
fait  et  dans  la  crainte  de  s'être  attiré  par  là  les  légitimes 
colères  de  ses  meilleurs  amis,  les  coups  de  fouet  n'au- 
ront produit  qu'une  cure  imparfaite.  Ils  ne  guérissent  le 
mal  que  pour  le  moment  et  par  une  cicatrisation  superfi- 

5 


66  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

cielle;  ils  ne  pénètrent  pas  au  fond  de  la  plaie.  Un  géné- 
reux sentiment  de  honte  et  la  crainte  d'avoir  déplu,  voilà 
les  vrais  principes  pour  gouverner  l'enfant,  les  seuls  qui 
puissent  tenir  son  caractère  en  bride  et  l'obliger  à  rester 
dans  l'ordre.  Les  châtiments,  s'ils  se  renouvellent  fré- 
quemment, cessent  de  produire  cet  effet  et  ne  lardent  pas 
à  user  le  sentiment  de  la  honte.  11  en  est  de  ce  sentiment 
cbcz  l'enfant  comme  de  la  pudeur  chez  les  femmes  :  elles 
la  perdent,  si  elles  en  violent  fréquemment  les  lois.  Quant 
à  la  crainte  de  causer  du  déplaisir  à  ses  parents,  ce  senti- 
ment ne  peut  manquer  lui  aussi  de  devenir  insignifiant, 
si  les  marques  de  ce  déplaisir  disparaissent  trop  vite,  et  s'il 
suffit  de  quelques  coups  reçus  pour  que  la  faute  soit  pleine- 
ment expiée.  Les  parents  devraient  examiner  attentivement 
quelles  sont  chez  leurs  enfants  les  fautes  assez  graves  pour 
mériter  l'expression  de  leur  colère;  mais  une  fois  qu'ils 
ont  manifesté  un  déplaisir  assez  vif  pour  qu'une  punition 
s'ensuive,  il  ne  faut  pas  qu'ils  radoucissent  tout  de  suite  la 
sévérité  de  leur  air  ;  il  faut,  au  contraire,  qu'ils  fassent 
quelque  difficulté  de  rendre  leurs  bonnes  grâces  au  cou- 
pable, et  qu'ils  ajournent  la  réconciliation  complète  jusqu'à 
ce  que  l'enfant,  redevenu  sage  et  même  plus  sage  qu'il  n'est 
d'habitude,  ait  prouvé  la  sincérité  dans  son  repentir.  Si 
les  choses  ne  sont  pas  réglées  ainsi,  la  punition,  par  son  re- 
nouvellement même,  devient  une  chose  vulgaire  et  com- 
mune qui  perd  toute  influence  ;  la  faute,  la  punition  et  le 
pardon  forment  alors  aux  yeux  de  l'enfant  une  série  aussi 
naturelle,  aussi  nécessaire  que  la  succession  du  jour,  de  la 
nuit  et  du  matin. 

61.  À  propos  de  la  réputation  je  n'ajouterai  qu'une  seule 
remarque.  Sans  doute  la  réputation  n'est  pas  le  vrai  prin- 
cipe ni  la  mesure  de  la  vertu,  car  ce  principe  consiste  dans 
la  connaissance  que  l'homme  a  de  son  devoir,  d;ins  le 
plaisir  qu'il  trouve  à  obéir  à  son  Créateur,  en  suivant  les 
indications  de  la  lumière  naturelle  qu'il  tient  de  Dieu,  et 


L'ELOGE  El  LE  BLAME.  67 

clans  L'espoir  de  lui  plaire  et  d'eu  recevoir  une  récompense1. 
Cependant  l'amour  de  la  réputation  est  de  tous  les  prin- 
cipes d'action  celui  qui  se  rapproche  le  plus  de  la  vertu2. 
La  réputation  en  effet,  puisqu'elle  est  le  témoignage  d'ap- 
probation que  la  raison  des  autres  hommes,  par  un  con- 
sentement unanime  en  quelque  sorte,  accorde  aux  actions 
vertueuses  et  conformes  à  l'ordre,  la  réputation  doit  être 
considérée  comme  le  véritable  guide,  comme  l'aiguillon  le 
plus  puissant  de  l'enfance,  jusqu'au  jour  où  les  enfants  ont 
assez  grandi  pour  être  capables  de  se  juger  eux-mêmes  et 
de  trouver  dans  leur  propre  raison  les  principes  de  l'hon- 
nêteté. 

62.  Cette  observation  peut  servir  à  diriger  les  parents 
dans  leur  façon  de  louer  ou  de  blâmer  leurs  enfants.  Les 
réprimandes,  que  leurs  fautes  rendent  parfois  difficiles  à 
éviter,  doivent  non  seulement  être  faites  dans  des  termes 
sobres,  graves  et  sans  passion,  mais  aussi  en  particulier  et  en 
tête-à-léte;  tandis  que  les  éloges  que  peuvent  mériter  les 
enfants,  doivent  leur  être  adressés  devant  d'autres  person- 
nes3. C'est  doubler  en  effet  la  récompense  que  publier  l'é- 
loge ;  et  d'autre  part  si  les  parents  témoignent  de  la  répu- 
gnance à  divulguer  les  fautes  commises,  cela  disposera  da- 
vantage les  enfants  à  désirer  le  maintien  de  leur  réputa- 

1.  Il  est  permis  de  penser  que  Locke  défigure  ici  les  principes  de  la 
morale  naturelle,  en  ajoutant  à  l'idée  du  bien  et  au  sentiment  de  la 
dignité,  qui  sont  les  vrais  principes  de  la  vertu,  le  devoir  de  plaire  à 
Dieu  et  surtout  l'espoir  d'une  récompense. 

2.  Locke  abuse  un  peu  de  l'aïuour-propre  et  du  désir  de  la  réputation. 
Il  semble  qu'il  n'ait  pas  l'ait  une  place  assez  large  dans  son  système  aux 
affections  du  cour,  à  l'amour  des  parents,  par  exemple.  Combien  d'en- 
fants resteront  froids  et  insensibles,  si  vous  prétendez  les  gouverner 
par  le  sentiment  de  l'honneur!  Y  en  a-t-il  beaucoup  au  contraire  qui 
résistent  aux  volontés  d'un  père  ou  d'une  mère  qu'ils  chérissent,  ou 
même  d'un  maître  qu'ils  aiment? 

3.  A  Port-Royal,  où  l'on  se  défiait  trop  de  l'amour-propre,  il  était 
défendu  au  contraire  de  décerner  des  éloges  publics  ou  privés.  «  Si 
Dieu  a  mis  quelque  bien  dans  l'âme  d'un  enfant,  il  faut  l'eu  louer  (en 
louer  Dieu)  et  garder  le  silence.  » 


68  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

lion  ;  cela  leur  apprendra  à  être  plus  soucieux  de  conserver 
l'estitne  des  autres,  parce  qu'ils  croiront  encore  la  posséder. 
Si  au  contraire  on  les  a  couverts  de  honte  en  publiant 
leurs  fautes  et  s'ils  croient  avoir  perdu  cette  estime,  ce 
moyen  n'a  plus  d'action  sur  eux,  et  ils  se  montreront  d'au- 
tant moins  désireux  de  mériter  l'approbation  d'autrui, 
qu'ils  seront  plus  portés  à  croire  que  leur  réputation  est 
déjà  compromise. 

65.  Mais  si  l'on  suit  avec  les  enfants  les  bonnes  métho- 
des, il  ne  sera  pas  nécessaire  d'appliquer  le  système  ordi- 
naire des  punitions  et  des  récompenses,  aussi  souvent  qu'on 
se  l'imagine  ou  qu'on  a  coutume  de  le  faire.  En  effet  les 
folies  innocentes,  les  jeux,  les  amusements  puérils,  tout 
cela  doit  être  permis  à  l'enfant,  librement  et  sans  restric- 
tion, au  moins  dans  la  mesure  où  ces  actions  peuvent  se 
concilier  avec  le  respect  qui  est  dû  aux  personnes  pré- 
sentes; et  on  ne  saurait  sur  ce  point  être  trop  indulgent. 
Ces  défauts  sont  les  défauts  de  l'âge  plutôt  que  les  défauts 
des  enfants  eux-mêmes;  et  si,  comme  on  devrait  le  faire, 
on  laissait  au  temps,  à  l'exemple,  au  progrès  des  années,  le 
soin  de  les  corriger,  on  épargnerait  à  l'enfant  beaucoup  de 
corrections  appliquées  mal  à  propos  et  sans  profit.  Ces  cor- 
rections en  effet,  ou  bien  ne  parviennent  pas  à  dominer  les 
dispositions  naturelles  de  l'enfance;  et  alors  de  leur  renou- 
vellement inutile  il  résulte  seulement  que,  dans  des  cas  où 
elle  serait  nécessaire,  la  correction  a  perdu  toute  sa  force  ; 
ou  bien  si  elles  sont  assez  puissantes  pour  réprimer  la  gaieté 
naturelle  de  cet  âge,  elles  ne  servent  qu'à  gâter  -à  la  fois  le 
corps  et  l'esprit.  Si  le  bruit,  si  le  désordre  que  les  en- 
fants font  en  jouant,  causent  parfois  quelque  dérangement, 
si  le  lieu,  si  les  personnes  présentes  ne  peuvent  s'en  accom- 
moder (ce  qui  n'arrive  que  quand  leurs  parents  sont  là), 
un  regard  ou  un  mot  du  père  ou  de  la  mère,  si  du  moins 
ils  ont  su  prendre  l'autorité  qui  leur  appartient,  suffira  soit 
pour  les  éloigner,  soit  pour  les  faire  tenir  tranquilles 
quelque  temps.  Mais  cette  humeur  folâtre  que  la  nature 


L'ÉLOGE  ET  LE  BLAME.  69 

a  sagement  départie  à  leur  âge  et  à  leur  tempérament,  il 
vaut  mieux  l'encourager  que  la  combattre  et  la  réprimer, 
si  l'on  veut  exciter  leurs  esprits,  accroître  leur  force  et 
leur  santé.  L'art  suprême  est  de  faire  que  tout  ce  qu'ils  ont 
à  faire  soit  pour  eux  un  jeu  et  un  divertissement  *, 

1.  Cette  règle  n'est  bonne  que  pour  les  tout  petits  enfants,  auxquels 
il  ne  faut  en  effel  rien  imposer  qui  les  gêne  ou  qui  les  ennuie.  Mais 
de  l">nne  heure  il  est  bon  d'habituer  l'enfant  qui  a  déjà  quelques 
années  à  connaître  l'effort  et  la  peine.  L'éducation  se  trahirait  elle- 
même,  si  elle  supprimait  le  travail,  si  elle  effaçait  toutes  les  difficultés, 
si  elle  transformait  toutes  choses  en  divertissement  et  en  jeu. 


SECTION  V  (  «4-66 


DES   REGLES. 


64.  Laissez-moi  noter  ici  une  chose  que  je  considère 
comme  un  vice  de  la  méthode  ordinairement  suivie  dans 
l'éducation  :  c'est  qu'on  charge  la  mémoire  de  l'enfant,  en 
toute  occasion,  de  règles  et  de  préceptes  que  souvent  il 
ne  comprend  point,  et  que  toujours  il  oublie  aussitôt  qu'on 
les  lui  a  enseignés1.  S'il  s'agit  d'une  action  que  vous  vou- 
lez qu'il  fasse,  ou  qu'il  fasse  autrement  :  toutes  les  fois  qu'il 
oubliera  de  la  faire  ou  qu'il  la  fera  mal,  forcez-le  à  la 
refaire,  à  la  répéter  jusqu'à  ce  qu'il  y  réussisse  parfaite- 
ment8. Parla  vous  obtiendrez  deux  avantages  :  celui  d'abord 
de  reconnaître  si  c'est  une*  action  dont  il  soit  déjà  capable 
ou  que  l'on  puisse  attendre  de  lui  ;  car  il  arrive  quelque- 
fois que  l'on  demande  aux  enfants  des  choses  dont  on 
s'aperçoit  qu'ils  sont  incapables,  quand  on  les  met  à  l'é- 
preuve,  de  sorte  qu'il  est  nécessaire  de  leur  enseigner  à  lcsLj 
faire  et  de  les  y  exercer,  avant  de  les  exiger  d'eux.  Mais 


I* 


1.  Locke  développe  ici  une  pensée  familière  aux  pédagogues  et  que 
Ramus  formulait  dans  cette  maxime  célèbre,  louée  par  Lancelot  :  «  Peu 
de  préceptes  et  beaucoup  d'usage.  » 

2.  Conférez  la  maxime  des  Jésuites  :  Bepetilio  muter  stndiorum.  «  Ces 
la  répétition  qui  est  le  principe  des  bonnes  études.  » 


LES  RÈGLES  ET  LES  PRÉCEPTES.  71 

un  précepteur  trouve  plus  facile  de  donner  des  ordres  que 
les  enseignements!  Un  autre  avantage  qui  en  résultera, 
e'csi  que,  en  répétant  la  même  action  jusqu'à  ce  qu'il  s'en 
soit  fait  une  habitude,  l'enfant,  pour  l'accomplir,  n'aura 
plus  besoin  d'un  effort  de  mémoire  ou  de  réflexion,  effort 
qui  n'est  pas  de  son  âge  et  qui  suppose  plus  de  sagesse  et 
de  maturité  qu'il  n'en  a  :  l'action  lui  sera  devenue  natu- 
relle. C'est  ainsi  que  s'incliner  devant  la  personne  qui  vous 
salue,  regarder  en  face  celui  qui  vous  parle,  tout  cela, 
gi  âce  à  une  habitude  constante,  est  pour  l'homme  bien  élevé 
rhose  aussi  naturelle  que  l'acte  de  respirer  ;  il  le  fait  sans 
réflexion,  sans  y  penser.  Si  par  cette  méthode  vous  corrigez 
un  enfant  d'un  défaut,  il  en  est  guéri  pour  toujours,  et  en 
prenant  ses  défauts  un  à  un,  vous  pouvez  les  extirper  tous, 
pour  semer  à  la  place  les  habitudes  que  vous  voudrez. 

Go.  J'ai  vu  des  parents  qui  chargeaient  leurs  enfants  de 
tant  de  règles  que  les  pauvres  petits  pouvaient  à  peine  en 
retenir  la  dixième  partie,  et  encore  moins  les  appliquer. 
Cependant,  soit  par  des  paroles  dures,  soit  même  par  des 
coups,  on  les  punissait  de  manquer  à  des  règles  si  nom- 
breuses et  souvent  fort  peu  raisonnables.  D'où  il  résultait 
naturellement  que  les  enfants  ne  réfléchissaient  plus  à  ce 
qu'on  leurdisait,  une  fois  qu  'ils  avaient  la  preuve  que  toute 
l'attention  dont  ils  étaient  capables  ne  les  préserverait 
pas  d'un  manquement  et  du  châtiment  qui  devait  le  sui- 
vre. 

N'imposez  donc  à  votre  fds  que  le  moins  de  règles  pos- 
sible, et  plutôt  moins  que  plus,  même  de  celles  qui 
paraissent  absolument  nécessaires.  En  effet  si  vous  l'acca- 
blez de  trop  de  règles,  il  arrivera  nécessairement  une  de 
ces  deux  choses  :  ou  bien  il  faudra  le  punir  très  souvent, 
ce  qui  sera  de  fâcheuse  conséquence  en  rendant  la  puni- 
tion trop  fréquente  et  trop  familière  ;  ou  bien  vous  le  lais- 
serez transgresser  quelques-uns  de  vos  préceptes  sans  le 
punir,  et  par  là  il  prendra  l'habitude  de  les  mépriser  et 
votre  autorité  perdra  son  prestige.  N'établissez  donc  qu'un 


ri  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

petit  nombre  de  lois,  mais,  une  fois  établies,  veillez  à  ce 
qu'elles  soient  rigoureusement  observées1.  Il  ne  faut  que 
peu  de  règles  pour  un  enfant  qui  n'a  que  peu  d'années;  à 
mesure  qu'il  grandira,  et  lorsque  la  pratique  aura  solide- 
ment établi  une  première  loi,  vous  pourrez  en  ajouter  une 
autre. 


DES   HABITUDES. 

66.  Mais,  je  vous  en  prie,  rappelez-vous  qu'on  n'instruit 
pas  les  enfants  par  des  règles  qui  glissent  sans  cesse  de 
leur  mémoire.  Tout  ce  que  vous  jugez  nécessaire  qu'ils 
fassent,  apprenez-leur  à  le  faire  par  une  pratique  constante, 
toutes  les  fois  que  l'occasion  se  présentera;  et  même,  s'il 
est  possible,  faites  naître  les  occasions.  Cela  leur  donnera 
des  habitudes  qui,  une  fois  établies,  agiront  d'elles-mêmes, 
facilement  et  spontanément,  sans  le  secours  de  la  mé- 
moire2. Mais  laissez -moi  vous  avertir  d'une  précaution  à 
prendre  :  1°  ayez  soin  d'abord  de  former  les  enfants  aux 
habitudes  que  vous  voulez  leur  donner,  par  d'insinuantes 
paroles  et  de  douces  exhortations,  comme  si  vous  vouliez 
simplement  leur  rappeler  quelque  chose  qu'ils  oublie- 
raient; plutôt  que  par  de  sévères  réprimandes,  par  des 
gronderies,  comme  s'ils  étaient  volontairement  coupables 
de  leur  oubli  ;  2°  une  autre  précaution  à  prendre,  c'est  de 
ne  pas  essayer  de  leur  faire  prendre  plusieurs  habitudes  à 
la  fois  ;  sans  cela,  par  la  diversité  des  choses,  vous  brouil- 
lerez leur  esprit  et  vous  n'arriverez  à  rien.  C'est  seulement! 
quand  une  habitude  constante  leur  a  rendu  quelque  action 

1.  Mm0  Necker  de  Saussure  dit  dans  le  même  sens  :  «  On  ne  doi 
d'abord  interdire  que  ce  qu'on  peut  empêcher,  mais  on  doit  toujonr: 
empêcher  ce  qu'on  a  commencé  par  interdire.  » 

2.  Locke  semble  attribuer  à  la  mémoire  un  caractère  qu'elle  n'; 
pas.  Il  l'oppose  aux  habitudes,  et  la  mémoire,  à  vrai  dire,  n'est  elle-mêm: 
qu'une  habitude. 


LES  JJABITUDES.  73 

facile  el  naturelle,  et  qu'ils  la  font  sans  réflexion,  qu'il 
convient  de  passer  à  l'éducation  d'une  autre  habitude'. 

Cette  méthode,  qui  consiste  à  instruire  les  enfants  par 
une  pratique  constante,  par  la  répétition  du  môme  exercice, 
plusieurs  fois  renouvelé  en  présence  et  sous  la  direction 
de  leur  maître,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  acquis  l'habitude 
de  le  bien  faire,  et  non  par  des  règles  confiées  à  leur  mé- 
moire, a  de  si  grands  avantages,  par  quelque  côté  qu'on  la 
considère,  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  m'étonner  (si 
tant  est  qu'on  puisse  s'étonner  de  n'importe  quelle  mau- 
vaise coutume)  qu'où  l'ait  à  ce  point  négligée.  Je  ferai  sur 
ce  point  une  autre  remarque  qui  me  vient  présentement  à 
l'esprit.  Par  cette  méthode,  nous  constaterons  si  ce  qu'on 
exige  de  l'enfant  est  à  sa  portée  et  convient  par  quelque 
endroit  à  ses  talents  naturels  et  à  son  tempérament  :  chose 
qu'il  importe  de  considérer  clans  une  éducation  bien  diri- 
gée. Nous  ne  pouvons  pas  avoir  la  prétention  de  changer  le 
naturel  des  enfants  sans  nous  exposer  à  leur  faire  du  tort, 
de  rendre  pensifs  et  graves  ceux  qui  sont  gais,  folâtres 
ceux  qui  sont  mélancoliques.  Dieu  a  marqué  les  esprits 
des  hommes  de  certains  caractères,  qui,  comme  les  défauts 
de  leurs  corps,  peuvent  être  légèrement  amendés,  mais 
qu'on  ne  saurait  entièrement  réformer  et  changer  en 
caractères  tout  contraires. 

Quiconque  prend  soin  de  l'éducation  des  enfants  doit 
donc  étudier  avec  soin  leur  nature  et  leurs  aptitudes,  re- 

1.  L'éducation  n'est  en  grande  partie  que  l'art  de  former  de  bonnes 
habitudes.  Aussi  ne  comprend-on  pas  que  Rousseau  ait  dit  avec  plus 
d'esprit  que  de  sens  «  qu'il  ne  faut  laisser  prendre  à  Emile  aucune 
habitude,  si  ce  n'est  de  n'en  avoir  aucune  ».  Kant,  lui  aussi,  condamne 
les  habitudes,  pour  cette  raison  :  que  plus  un  homme  a  d'habitudes, 
moins  il  est  libre  et  indépendant.  L'idéal  de  Kant  et  de  Rousseau 
serait  une  liberté  toujours  prête,  que  rien  ne  gênerait.  Or,  l'habitude 
est  une  «  obéissance»  puisqu'elle  nous  enchaîne  au  passé.  Mais  l'idéal 
de  Rousseau  et  de  Kant  est  irréalisable,  et  la  faiblesse  humaine  est  fort 
heureuse  de  pouvoir  s'appuyer  sur  de  bonnes  habitudes,  qui  la  dis- 
pensent d'efforts  nouveaux,  et  lui  rendent  facile,  aisé,  presque  instinctif, 
^accomplissement  du  devoir. 


74  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

connaître,  par  de  fréquentes  expériences,  leur  tour  d'esprit 
naturel  et  ce  qui  leur  convient,  observer  enfin  quel  est  leur 
fonds  naturel,  comment  on  peut  l'accroître,  et  ce  qu'ils 
sont  capables  de  faire1.  Il  doit  considérer  ce  qui  leur 
manque  et  s'ils  sont  en  état  de  l'acquérir  par  le  travail,  de 
se  l'approprier  par  la  pratique,  s'il  vaut  la  peine  d'en  faire 
l'essai.  Dans  beaucoup  de  cas,  en  effet,  tout  ce  que  nous 
pouvons  faire,  tout  ce  que  nous  pouvons  tenter,  c'est  de 
tirer  le  meilleur  parti  possible  des  dons  de  la  nature,  soit 
en  prévenant  les  vices  et  les  défauts  auxquels  est  enclin  tel 
ou  tel  tempérament,  soit  en  développant  les  qualités  qui 
lui  sont  naturelles.  Poussons  aussi  loin  que  possible  le 
génie  naturel  de  chaque  enfant-;  mais  ne  nous  astreignons 
pas  au  vain  travail  de  lui  imposer  un  caractère  qui  n'est 
pas  le  sien3  :  tous  ces  dehors  plâtrés  auront  toujours  mau- 
vaise grâce  et  cet  air  gauche  qui  est  la  conséquence  de  la 
contrainte  et  de  l'affectation. 

f/affectation,  j'en  conviens,  n'est  pas  le  défaut  familier 
de  la  première  enfance,  ni  l'effet  de  la  nature  livrée  ;'i 
elle-même.  Elle  est  de  la  famille  de  ces  plantes  qui  ne 
croissent  pas  dans  les  landes  sauvages  et  sans  culture,  mais 
qui  grandissent  dans  les  jardins  parles  soins  maladroits  et 
sous  la  main  négligente  d'un  jardinier.  Il  faut  de  l'art  et 

1.  Locke  so  préoccupe  iivec  raison  de  l'étude  individuelle  du  carac- 
tère et  des  aptitudes  nalurelles  de  chaque  enfant.  Mais  il  ne  semble 
pas  avoir  enlrevu  le  profit  que  la  pédagogie  peut  attendre  de  l'étude 
de  la  nature  humaine,  considérée  moins  dans  ses  particularités  indivi- 
duelles, que  dans  ses  traits  généraux  et  universels.  Il  étail  réservé  à 
Rousseau  de  Caire  le  premier  valoir  avec  éloquence  l'intérêt  pédago- 
gique de  la  psychologie  de  l'enfant. 

2.  Sous  ce  rapport,  l'éducation  privée  est  supérieure  à  l'éducation 
publique  :  car  n'ayant,  affaire  qu'à  un  seul  enfant,  elle  peut  plus  aisé- 
ment reconnaître  ses  aptitudes  propres  et  adapter  les  méthodes  qu'elle 
emploie  à  sa  nature. 

5.  Montaigne  dit  dans  le  même  sens  :  «  Faulte  d'avoir  Lien  choisi 
la  route  des  enfants,  pour  néant  se  travaille-t-on  souvent,  et  employe-t- 
on  beaucoup  d'aage  à  dresser  des  enfants  aux  choses  auxquelles  ils 
ne  peuvent  prendre  pied.  »  (Essais,  T,  xxv.) 


L'AFFECTATION  ET  I.A  GRACE.  75 

de  l'instruction,  il  faut  un  certain  sentiment  de  La  néces- 
sité de  L'éducation,  pour  devenir  capable  de  cette  affecta- 
tion, qui  essaye  de  corriger  les  défauts  naturels  et  qui  a  du 
moins  le  mérite  de  chercher  à  plaire,  bien  qu'elle  n'y 
parvienne  pas.  Plus  on  s'efforce,  en  effet,  d'être  agréable, 
et  moins  on  y  réussit.  Il  faut  donc  s'armer  de  toutes  les 
précautions  possibles  contre  un  défaut  qui  a  sa  source 
dans  l'éducation,  dans  une  éducation  mal  entendue  sans 
doute,  mais  auquel  les  jeunes  gens  sont  trop  sujets,  soit 
par  leur  propre  faute,  soit  par  la  faute  de  ceux  qui  les  di- 
rigent. 

Si  l'on  examine  en  quoi  consiste  la  grâce1,  la  grâce  qui 
est  sûre  de  plaire,  on  constatera  qu'elle  a  pour  principe 
l'accord  naturel  qui  se  montre  entre  l'action  accomplie  et 
un  certain  état  d'esprit  approprié  aux  circonstances,  et  qui, 
par  suite,  ne  peut  manquer  d'être  agréable.  Nous  ne  pou- 
vons pas  ne  pas  aimer,  dès  que  nous  le  rencontrons,  un 
caractère  humain,  amical,  poli.  Un  esprit  libre,  maître  de 
lui-même  et  de  ses  actions,  qui,  sans  être  humble  ni  bas, 
n'est  ni  fier  ni  insolent,  que  ne  gâte  aucun  défaut  grave, 
est  sûr  de  faire  bonne  impression  sur  tout  le  monde.  Les 
actions  qui  émanent  naturellement  de  cet  esprit  bien  fait, 
nous  plaisent  elles  aussi,  parce  qu'elles  en  sont  l'expres- 
sion sincère  :  manifestation  naturelle  des  dispositions  inté- 
rieures de  l'esprit,  elles  n'ont  rien  de  forcé  ni  de  con- 
traint. C'est,  en  cela  que  consiste  à  mon  sens  cette 
beauté  qui  brille  dans  les  actions  de  certains  hommes,  qui 
embellit  tout  ce  qu'ils  font,  et  qui  séduit  tous  ceux  qui  les 
approchent.  Ils  ont  par  une  habitude  constante  si  bien 
réglé  leur  conduite,  ils  ont  su  rendre  si  naturelles  toutes 
les  plus  petites  manifestations  de  politesse  et  de  respect, 
établies  par  la  nature  ou  par  la  mode  dans  la  société  des 

1.  Le  morceau  qui  suit  est  un  de  ceux  où  Locke  excelle.  C'est  une 
fine  analyse  des  qualités  qui  rendent  un  homme  naturellement  agréa- 
ble et  gracieux.  Notre  philosophe  avait  beaucoup  vécu  dans  la  sociélé 
polie,  cl  v  avait  appris  l'art  de  plaire. 


7G  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

hommes,  que  leurs  actions  paraissent  être,  non  des  façons 
artificielles  ou  étudiées,  mais  les  conséquences  naturelles 
d'un  caractère  doux  et  d'un  esprit  bien  fait. 

D'un  autre  côté,  l'affectation  est  une  imitation  gauche  et 
forcée  de  ce  qui  doit  être  naturel  et  aisé;  elle  manque  de 
la  beauté  qui  accompagne  ce  qui  est  naturel,  parce  qu'elle 
laisse  toujours  voir  un  désaccord  entre  l'action  extérieure 
et  les  dispositions  secrètes  de  l'esprit.  Ce  désaccord  se  pro- 
duit de  deux  manières  :  1°  dans  certains  cas,  on  s'efforce 
de  faire  paraître  des  sentiments  qu'on  n'a  pas.  On  essaye 
d'en  faire  montre  par  des  actions  forcées;  mais  la  con- 
trainte se  trahit  toujours.  C'est  ainsi  que  des  personnes 
affectent  parfois  de  paraître  tristes,  ou  gaies  ou  aimables, 
bien  qu'en  réalité  elles  ne  le  soient  point. 

2°  L'autre  cas,  c'est  quand  on  s'essaye,  non  à  faire  pa- 
raître des  sentiments  qu'on  n'éprouve  pas,  mais  à  donner 
aux  sentiments  qu'on  éprouve  une  expression  qui  ne  leur 
convient  pas.  Tels  sont,  dans  la  conversation,  toutes  ces 
actions  contraintes,  ces  mouvements,  ces  paroles,  ces 
regards  qui,  destinés  à  témoigner  ou  bien  le  respect  et  laj 
politesse  dont  nous  devrions  être  animés  à  l'égard  de  la  so- 
ciété que  nous  fréquentons,  ou  bien  le  plaisir  et  l'agrément 
qu'elle  nous  procure,  ne  sont  pas  cependant  l'expression 
vraie  et  naturelle  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  sentiments,  mais 
prouvent  tout  au  contraire  qu'il  y  a  quelque  chose  qui  y 
manque.  Ces  défauts  dérivent  en  grande  partie  de  ce  qu'on 
se  travaille  à  imiter  les  autres,  sans  prendre  la  peine  de 
distinguer  ce  qu'il  y  a  de  réellement  gracieux  dans  leurs 
manières  de  ce  qui  est  propre  à  leur  caractère.  Mais  l'affec- 
tation en  toutes  choses,  quel  que  soit  son  principe,  est 
toujours  déplaisante,  parce  que  tout  ce  qui  est  contrefait 
nous  inspire  une  aversion  naturelle  ;  nous  ne  saurions  esti- 
mer ceux  qui  n'ont  pas  d'autres  moyens  de  se  recommander 
à  nous. 

La  simple  et  grossière  nature,  livrée  à  elle-même,  vautj 
bien  mieux  que  la  grâce  affectée  et  toutes  les  manières  j 


L'AFFECTATION.  77 

étudiées  d'un  homme  qui  veut  paraître  bien  élevé.  On  ne 
remarquera    pas  toujours   qu'il    nous  manque    quelque 
qualité,  qu'il  y  a  quelque  défaut  dans  notre  conduite,  et 
que  nous  n'avons  pas  atteint  la  perfection  suprême  de  la 
politesse  :    on  ne  nous  blâmera  pas  toujours  pour  cela. 
Mais  l'affectation,  dans  n'importe  quelle  partie  de  notre 
conduite,  est  comme  un  flambeau  qui  éclaire  nos  défauts 
et  qui  infailliblement  nous  fait  passer  pour  des  gens  sans 
jugement  ou  sans  sincérité.  Le  gouverneur  doit  donc  sur- 
veiller ce  défaut  avec  d'autant  plus  de  vigilance  que  c'est, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  une  laideur  acquise,  le  résultat 
d'une  éducation  mal  entendue,  un  défaut  peu  fréquent,  et 
auquel  sont  sujets  uniquement  ceux  qui  se  piquent  d'être 
bien  élevés,  et  qui  ne  veulent  point  passer  pour  ignorer 
ce  qui  est  conforme  à  la  mode  et  aux  bonnes  manières  de 
la  vie  sociale.  Si  je  ne  me  trompe,  ce  défaut  provient 
souvent  de  l'insuffisance  des  recommandations  d'un  maître 
qui  donne  négligemment  des  règles  et  propose  des  exem- 
ples,  sans  joindre   la  pratique   à   ses  instructions,    sans 
forcer  son  élève  à  répéter  l'action  sous  ses  yeux,  afin  d'y 
reprendre  ce  qui  serait  inconvenant  ou  qui  paraîtrait  forcé, 
jusqu'à  ce  que  l'enfant  ait  acquis  l'habitude  de  la  faire 
sans  effort  et  avec  une  aisance  parfaite. 


SECTION  VI  («7-69). 


DES    MANIERES. 

07.  Les  manières  S  comme  on  les  appelle,  pour  lesquelles 
on  tracasse  tant  les  enfants,  et  qui  inspirent  à  la  sagesse  de 
leur  bonnes  et  de  leur  gouvernantes  tant  de  beaux  serinons, 
c'est,  selon  moi,  par  des  exemples  plus  que  par  des  règles 
qu'il  convient  de  les  enseigner.  Les  enfants,  si  l'on  a  soin 
de  les  éloigner  de  la  mauvaise  compagnie,  mettront  leur 
amour-propre  à  acquérir  des  manières  élégantes,  par  imi- 
tation des  personnes  qui  les  entourent,  lorsqu'ils  verront 
qu'ils  s'attirent  par  là  l'estime  et  les  louanges  de  tout  le 
monde,  et  si,  par  une  légère  négligence  sur  cet  article, 
l'enfant  oublie  d'ôter  son  chapeau  ou  de  faire  la  révérence 
avec  grâce,  il  suffira  d'un  maître  à  danser  pour  corriger 
ce  défaut,  et  pour  faire  disparaître  cette  simplicité  de  ma- 
nières que  les  gens  à  la  mode  appellent  rusticité.  Comme 
la  danse  me  parait  le  meilleur  moyen  de  donner  aux  en- 
fants une  honnête  assurance,  une  bonne  tenue,  et  de  les 
encourager  à  rechercher  la  société  des  personnes  au-des- 
sus de  leur  âge,  je  crois  qu'il  faut  leur  apprendre  à  danser 
dés  qu'on  le  peut.  Bien  que  la  danse  en  effet  ne  consiste 

i.  Locke  revient  à  plusieurs  reprises  sur  ce  sujet.  Voyez  plus  loin,  ! 
Sec  ions  IX  et  XXIII. 


LES  BONNES  MANIÈRES.  79 

que  dans  la  grâce  extérieure  des  mouvements,  elle  donne 
à  l'enfant,  je  ne  sais  comment,  les  pensées  et  la  démarche 
d'un  homme  *,  mieux  que  ne  ferait  toute  autre  chose.  À  part 
cela,  je  ne  crois  pas  qu'il  faille  trop  tourmenter  les  enfants 
sur  les  inimitiés  d'une  politesse  pointilleuse  à  l'excès. 

Ne  vous  inquiétez  jamais  pour  des  fautes  dont  vous 
savez  «pie  L'âge  les  guérira.  La  chose  dont  les  parents  doi- 
vent avoir  le  moins  de  souci,  tant  que  l'enfant  est  jeune, 
c'est  qu'il  manque  de  cette  politesse  extérieure,  pourvu 
(ju'il  ait  la  politesse  du  cœur*  (car  pour  celle-là  on  ne 
saurait  la^TuTënseigner  de  trop  bonne  heure).  Si  vous 
avez  su  remplir  son  esprit  encore  tendre  d'un  sentiment 
de  vénération  pour  ses  parents  et  pour  ses  maîtres,  si  vous 
lui  avez  appris  à  les  aimer,  à  les  estimer,  et  à  craindre  de 
les  offenser  ;  si  vous  lui  avez  encore  inspiré  un  sentiment 
de  bienveillance r'  pour  tout  le  monde,  ces  sentiments  sau- 
ront bien  d'eux-mêmes  trouver  l'expression  la  plus  conve- 
nable. Ayez  donc  soin  d'entretenir  dans  son  coeur  les 
principes  de  la  bienveillance  et  de  la  douceur,  rendez-les- 
lui  aussi  familiers  que  vous  pourrez,  par  l'estime  et  les  éloges 
que  vous  lui  accorderez  et  par  les  avantages  qui  en  seront 
la  conséquence.  Une  fois  que  ces  sentiments  auront  pris 
racine  dans  son  esprit  et  qu'ils  lui  seront  devenus  habituels, 
grâce  à  une  pratique  constante,  n'ayez  crainte  :  les  qua- 
lités et  tout  l'apparat  extérieur  des  manières  polies  vien- 
dront en  leur  temps,  pourvu  que,  le  jour  où  vous  le 
retirerez  des  mains  des  femmes,  vous  le  confiiez  à  un 
homme  bien  élevé  dont  vous  ferez  son  gouverneur. 

1.  Pane  pour  la  démarche:  mais  «  les  pensées  d'un  homme  ».  on  ne 
voit  pas  trop  comment  l'exercice  de  la  danse  peut  les  inspirer  à  des 
enfants.  Locke  parle  ici  comme  le  maître  à  danser  du  Bourgeois  gen- 
tilhomme. 

2.  La  politesse  du  cœur,  celle  qui  est  inspirée  par  la  bonté. 

3.  La  vraie  politesse,  en  effet,  n'est  que  L'image  extérieurede  la  bonté 
du  cœur.  Mais,  comme  le  fait  remarquer  La  Bruyère,  il  arrive  que  la 
politesse  «  donne  seulement  les  apparences  de  la  bonté  et  fait  paraître 
l'homme  au  dehors  comme  il  devrait  être  intérieurement  ». 


80  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

Tant  que  les  enfants  sont  jeunes,  il  faut  leur  passer 
toutes  les  négligences  qui  ne  témoignent  ni  d'un  sentiment 
d'orgueil  ni  d'un  mauvais  naturel.  C'est  seulement  quand 
ces  sentiments-là  se  montrent  dans  quelques-unes  de  leurs 
actions  que  vous  devez  les  corriger  immédiatement  par  les 
moyens  que  j'ai  déjà  indiqués  *.  De  ce  que  je  viens  de  dire 
je  ne  voudrais  pourtant  pas  qu'on  tirât  cette  conclusion 
que  je  désapprouve  les  parents  qui,  ayant  pris  le  parti 
de  donner  de  bonne  heure  à  leurs  enfants  des  habitudes 
de  politesse,  s'efforceraient  de  façonner  doucement  leurs 
mouvements  et  leur  tenue.  Ce  serait  certainement  un  grand 
avantage  pour  les  enfants  qu'il  y  eût  de  bonne  heure 
auprès  d'eux,  et  dès  qu'ils  sont  capables  de  marcher, 
quelqu'un  qui  eût  le  talent  de  leur  enseigner  les  bonnes 
manières  et  qui  sût  prendre  les  bons  moyens  pour  cela. 
Ce  que  je  critique,  c'est  la  mauvaise  méthode  que  l'on  suit 
d'ordinaire  en  pareille  matière.  Il  arrive  souvent  qu'on 
gronde  des  enfants  qui  n'ont  jamais  reçu  la  moindre 
leçon  de  politesse  (et  on  le  fait  surtout  en  présence  des 
étrangers),  pour  avoir  manqué,  de  façon  ou  d'autre,  aux 
règles  de  la  civilité2.  Ils  reçoivent  des  reproches,  ils  sont 
accablés  de  sermons,  sur  la  façon  dont  ils  doivent  tenir 
leur  chapeau,  ou  faire  une  révérence,  etc.  Bien  qu'en  ce 
cas  les  parents  dont  nous  parlons  prétendent  n'avoir  en 
vue  que  de  corriger  leurs  enfants,  cependant  c'est  en 
grande  partie  pour  couvrir  leur  propre  honte  qu'ils  se  fâ- 
chent contre  eux.  Ils  rejettent  le  blâme  sur  les  pauvres 
petits,  et  quelquefois  non  sans  passion,  pour  le  détourner 
de  leur  propre  personne;  ils  craignent  que  les  assistants 
n'attribuent  à  leur  incurie  et  à  leur  maladresse  la  mauvaise 
tenue  de  leurs  enfants. 

I.  Voyez  plus  haut,  Section  III. 

2  Remarque  bien  juste.  On  demande  tout  d'un  coup  à  un  enfant,  en 
présence  des  étrangers,  une  tenue  et  des  manières  qu'on  ne  lui 
impose  nullement  dans  la  vie  ordinaire,  alors  qu'il  n'a  d'autre  com- 
pagnie que  celle  de  ses  parents. 


I  \  POLITESSE.  81 

Quoi  qu'il  on  soit,  en  ce  qui  concerne  les  enfants  eux- 
mêmes,  il  esl  évident  qu'ils  ne  tirent  pas  un  iola  de  profit 
de  ces  remontrances  accidentelles.  C'est  dans  d'autres  mo- 
ments qu'il  faudrait  leur  montrer  ce  qu'ils  ont  à  faire;  il 
faudrait  par  un  exercice  réitéré  les  former  d'avance  à  la 
pratique  de  ce  qui  est  convenable  et  bienséant,  et  non  leur 
faire  accidentellement  mille  reproches  pour  une  chose  qu'ils 
n'ont  pas  l'habitude  de  faire  et  dont  ils  ne  savent  même 
pas  comment  elle  se  fait.  Harer  !  l'enfant  comme  un 
chien  et  le  réprimander  à  tout  bout  de  champ,  ce  n'est 
pas  l'instruire,  c'est  le  tracasser  et  le  chagriner  sans  pro- 
fit. Il  vaudrait  mieux  le  laisser  en  repos  que  de  le  gronder 
pour  une  faute  qui  n'en  est  pas  une  à  son  âge,  et  qu'il  ne 
dépend  pas  de  lui  d'éviter  pour  en  avoir  seulement  entendu 
parler.  11  serait  bien  préférable  de  laisser  au  progrès  de 
l'âge  la  lâche  de  corriger  la  négligence  et  la  simplicité 
qui  sont  naturelles  aux  enfants.  Ne  les  soumettez  pas  à  ces 
censures  déplacées  qui  ne  servent  ni  ne  sauraient  servir  à 
leur  enseigner  des  manières  élégantes.  Si  leur  cœur  est 
bien  disposé,  s'il  est  réellement  pénétré  du  sentiment  de  la 
politesse,  la  grossièreté,  qui  paraît  dans  leur  tenue,  faute 
d'éducation,  disparaîtra  d'elle-même  avec  l'âge  et  l'expé- 
rience, à  mesure  que  les  enfants  grandiront,  si  du  moins 
ils  fréquentent  la  bonne  compagnie.  S'ils  fréquentent  la 
mauvaise,  toutes  les  règles  du  monde,  toutes  les  correc- 
tions imaginables  ne  parviendront  pas  à  leur  apprendre  la 
politesse.  Car,  tenez-le  pour  certain,  quelles  que  soient  les 
instructions  que  vous  donniez  à  vos  enfants,  quelles  que 
soient  les  leçons  de  civilité,  de  bonne  éducation,  qu'ils 
reçoivent  tous  les  jours,  rien  n'aura  sur  leur  conduite  au- 
tant d'influence  que  la  société  qu'ils  fréquentent  et  les  ma- 
nières des  personnes  qui  les  entourent.  Les  enfants  (et  aussi 
les  hommes)  agissent  beaucoup  par  imitation2.  Nous  res- 

1.  Terme  de  chasse,  qui  signifie  exciter,  appeler. 

2.  Les  pédagogues  et  les  psychologues  surtout  n'ont  pas  encore  ac- 
cordé assez   d'importance  à  l'instinct  d'imitation.  Voyez  sur  ce  sujet 


82  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

scrablons  aux  caméléons  qui  reflètent  toujours  quelque 
chose  de  la  couleur  des  objets  environnants  ;  et  il  ne  faut 
pas  s'étonner  qu'il  en  soit  ainsi  chez  les  enfants  qui  com- 
prennent mieux  ce  qu'ils  voient  que  ce  qu'ils  entendent. 


LA  SOCIÉTÉ  DES  DOMESTIQUES. 

68.  J'ai  déjà  dit  que  les  domestiques  pouvaient  faire 
beaucoup  de  mal  aux  enfants  lorsque,  par  leurs  flatteries, 
ils  détruisent  l'effet  et  la  force  des  réprimandes  des  pa- 
rents et  amoindrissent  leur  autorité1.  Mais  il  y  a  un  autre 
inconvénient  non  moins  grave  qui  résulte  des  mauvais 
exemples  que  les  enfants  ont  devant  les  yeux,  quand  ils 
vivent  dans  la  société  des  domestiques  les  plus  humbles. 

Il  faut  autant  que  possible  interdire  aux  enfants  toute 
société  de  ce  genre.  En  effet,  la  contagion  de  ces  mauvais 
exemples,  au  point  de  vue  de  la  politesse,  comme  au  point 
de  vue  de  la  vertu,  corrompt  profondément  les  enfants, 
toutes  les  fois  qu'ils  y  sont  exposés.  A  l'école  de  serviteurs 
mal  élevés  ou  débauchés,  ils  apprennent  un  langage  gros- 
sier, des  manières  inconvenantes,  des  vices  enfin  que  sans 
cela  ils  auraient  peut-être  ignorés  toute  leur  vie. 

69.  Il  est  fort  difficile  de  prévenir  tout  à  fait  ce  mal. 
Vous  serez  un  mortel  fortuné,  s'il  vous  échoit  de  n'avoir 
jamais  à  votre  service   de    domestiques  grossiers  ou  vi- 

Vinet,  l'Education,  la  Famille  et  la  Société,  p.  337.  Vinet  considère 
l'imitation  et  l'habitude  comme  les  deux  éléments  non  rationnels  qui 
entrent  dans  la  composition  de  nos  destinées.  «  L'imitation  et  l'habitude, 
dit-il,  sont  deux  obéissances.  L'imitation  instinctive  et  irréfléchie  peut 
seule  expliquer  la  communauté  parfaite  de  langage,  d'accentuation, 
d'habitudes  physiques,  de  mœurs  et  de  préjugés,  qui  se  prononce  entre 
les  membres  d'une  même  famille,  les  habitants  d'une  même  ville  et  les 
citoyens  d'un  même  État.  Il  est  étrange  et  pourtant  indubitable  que  les 
opinions  se  contractent  comme  les  maladies,  (pion  prend  une  idée 
comme  on  prend  la  fièvre...  » 
I.  Voyez  plus  haut,  §  59. 


LES  DOMKSTIQUKS.  83 

cieux,  et  si  vos  enfants  ne  se  corrompent  jamais  à  leur 
contact.  Il  n'en  faut  pas  moins  faire  tous  vos  efforts  pour 
combattre  ce  danger.  Les  enfants  doivent  rester  le  plus 
qu'il  est  possible  dans  la  compagnie  de  leurs  parents  et 
des  personnes  à  la  garde  desquelles  on  les  a  confiés1.  Pour 
cela,  il  faut  s'efforcer  de  leur  rendre  celte  société  agréable. 
leur  accorder  toutes  les  libertés,  toutes  les  permissions 
que  leur  âge  réclame,  ne  pas  leur  imposer  une  contrainte 
inutile,  quand  ils  sont  sous  les  yeux  de  leurs  parents  ou  de 
leur  précepteur.  Si  cette  société  est  comme  une  prison 
pour  eux,  comment  s'étonner  qu'ils  ne  s'y  plaisent  point? 
Ne  les  empêchez  donc  pas  d'être  enfants,  de  badiner,  de 
jouer,  comme  des  enfants;  ne  leur  défendez  que  de  mal- 
faire :  tout  le  reste  doit  leur  être  permis.  De  plus,  pour 
leur  faire  aimer  votre  compagnie,'  c'est  seulement  quand  ils 
sont  avec  vous,  c'est  de  vos  propres  mains  qu'ils  doivent 
recevoir  les  choses  qui  leur  sont  agréables.  En  même 
temps,  qu'on  empêche  les  domestiques  de  leur  faire  la 
cour  en  leur  offrant  des  boissons  fortes,  du  vin,  des  fruits, 
des  jouets,  et  toutes  les  choses  de  ce  genre  qui  pourraient 
leur  inspirer  le  goût  de  cette  société. 

1.  «  On  peut  voir  chez  Suétone  (Auguste,  §  64),  chez  Plutarque 
(dans  la  Vie  de  Caton  le  Censeur)  et  chez  Diodore  de  Sicile  (1.  II,  c.  un, 
jusqu'à  quel  point  les  Romains  considéraient  l'éducation  des  enfants 
cnmine  une  affaire  qui  regardait  spécialement  les  parents  eux-mêmes.  » 
Cette  note  est  de  Locke,  et  c'est  à  peu  près  la  seule  qu'il  ait  jointe  à 
son  ouvrage.  Locke  d'ailleurs  généralise  trop  vite,  d'après  les  exemples 
qu'il  emprunte  aux  auteurs  cités.  Dans  les  familles  romaines  l'éduca- 
tion était  le  plus  souvent  confiée  à  des  esclaves.  Caton,  Paul-Émile,  Au- 
guste, qui  élevèrent  eux-mêmes  leurs  fils  et  leurs  petits-fils  étaient  des 
exceptions.  Plutarque  prétend  même  que  les  parents  de  son  temps 
chOÎBMsaient  pour  élever  leurs  enfants  les  plus  incapables  de  leurs 
esclaves,  ceux  qu'ils  ne  pouvaient  employer  à  autre  chose.  «  S'il  s'en 
trouve  quelqu'un  qui  soit  ivrogne,  gourmand  et  inutile  à  tous  les  ser- 
vices, c'est  à  celui-là  qu'ils  commettront  leurs  enfants.  »  (Plutarrçue, 
de  l'Éducation  des  enfants.) 


SECTION  VII  (70-71). 


LES   AVANTAGES   DE   L'ÉDUCATION    DOMESTIQUE. 

70.  Comme  j'ai  déjà  dit  quelle  société  convenait  aux  en- 
fants, j'ai  presque  envie  d'en  rester  là  et  de  ne  pas  vous 
importuner  plus  longtemps  sur  ce  sujet.  Puisque  l'exem- 
ple et  la  société,  en  effet,  ont  plus  d'influence  que  tous  les 
préceptes,  que  toutes  les  règles  et  toutes  les  instructions, 
il  semble  qu'il  soit  tout  à  fait  superflu  de  faire  un  plus 
long  discours  et  de  donner  sans  utilité  d'autres  raisons. 
Mais  je  vous  vois  prêt  à  me  dire  :  «  Que  ferai-jc  donc  de 
mon  enfant?  Si  je  le  garde  toujours  chez  moi,  il  est  à 
craindre  qu'il  n'y  prenne  des  airs  de  maître;  et  si  je  l'en- 
voie au  collège,  comment  faire  pour  le  protéger  contre 
la  contagion  de  la  grossièreté  et  du  vice,  qui  sont  partout 
à  la  mode?  S'il  reste  à  la  maison,  il  sera  peut-être  plus  ver- 
tueux, mais  en  revanche  il  ignorera  le  monde  ;  accoutumé 
à  ne  pas  changer  de  société  et  à  voir  toujours  les  mêmes 
visages,  il  sera,  lorsqu'il  entrera  dans  le  monde,  un  être 
timide  ou  entêté.  » 


1.  Montaigne  met  les  parents  dans  le  même  embarras.  Il  condamne 
l'éducation  publique  parce  qu'elle  est  trop  dure,  l'éducation  domestique 
parce  qu'elle  est  trop  douce.  Où  faut-il  donc  élever  son  enfant?  Mon- 


L'EDUCATION  DOMESTIQUE.  s:, 

Je  l'avoue,  il  y  a  de  part  et  d'autre  des  inconvénients. 

Elevé  hors  de  chez  lui,  l'enfant  deviendra,  il  est  vrai, 
plus  hardi  ;  il  saura  se  remuer,  se  tirer  d'affaire  parmi 
les  enfants  de  son  âge.  Ajoutons  que  l'émulation  excitée 
par  la  présence  des  camarades  donne  souvent  plus  de  vie, 
plus  d'entrain  aux  jeunes  garçons1.  Mais  jusqu'à  ce  que 
vous  ayez  trouvé  une  école  où  le  maître  ait  le  temps  de 
surveiller  les  mœurs  de  ses  élèves,  et  où  l'expérience  vous 
prouve  qu'il  prend  autant  de  soin  de  leur  donner  une  Donne 
éducation  et  de  former  leur  esprit  à  la  vertu,  que  de  for- 
mer leur  langue  aux  idiomes  savants,  vous  aurez,  il  faut 
en  convenir,  un  étrange  amour  pour  les  mots,  si,  préfé- 
rant le  langage  des  Grecs  et  des  Romains  aux  qualités  qui 
faisaient  d'eux  de  si  braves  gens,  vous  estimez  qu'il  vaut 
la  peine,  pour  un  peu  de  grec  et'  de  latin,  d'exposer  à  tous 
les  hasards  de  la  vie  commune  l'innocence  et  la  vertu  de 
votre  fils-.  Quant  à  la  hardiesse  et  à  l'assurance  que  les 

taigne  conclut,  autrement  que  Locke,  en  faveur  du  collège,  mais  d'un 
collège  où  la  discipline  est  adoucie  et  les  méthodes  d'enseignement  per- 
fectionnées. 

1.  Il  est  dommage  que  Locke,  ne  s'occupant  que  de  l'éducation  privée, 
n'ait  rien  à  nous  apprendre  sur  les  questions  d'éducation  publique, 
par  exemple  sur  l'émulation.  Du  moins  Locke  ne  la  condamne  pas 
comme  fait  Rousseau.  Sur  l'émulation,  voyez  les  Annales  de  l'éduca- 
tion, par  F.  Guizot  (1811),  tome  I,  p.  521,  et  t.  II,  p.  5,  65, 129.  Le  même 
sujet  a  été  mis  au  concours  par  l'Institut  au  commencement  de  ce 
siècle  sous  ce  titre  :  L'émulation  est-elle  un  bon  moyen  d'e'duralion  ? 
(voyez  le  mémoire  couronné  par  l'Institut,  de  M.  L.  Feuillet,  1801). 

2.  Locke,  on  le  voit,  se  prononce  tout  à  fait  contre  l'éducation  pu- 
blique. Rousseau  le  suivra  dans  cette  voie  et  ne  tarira  pas  en  injures 
contre  ces  «  risibles  établissements  qu'on  appelle  collèges  ».  Sans  dis- 
cuter à  fond  la  question,  nous  rappellerons  simplement  que  la  plupart 
des  pédagogues  sont  d'un  avis  contraire,  et  que  sans  méconnaître  les 
avantages  propres  à  l'éducation  domestique,  ils  mettent  au-dessus  les 
avantages  de  l'éducation  publique.  Parmi  ceux  qui  ont  fait  valoir  avec 
le  plus  de  force  les  mérites  de  l'éducation  publique,  nous  citerons  chez 
les  anciens,  Quintilien  (Institution  oratoire,  livre  I,  c.  n),  chez  les 
modernes,  Rollin  {Traité  des  Etudes,  t.  IV.  p.  411),  l'abbé  de  S;iinl- 
Pierre,  qui  trouve  douze  raisons  tout  juste  pour  préférer  le  collège  à 
l'éducation  domestique,  etc. 


86  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION 

enfants  peuvent  acquérir  au  collège  dans  la  société  de  leurs 
camarades,  il  s'y  mêle  ordinairement  tant  de  grossièreté 
et  de  sotte  présomption,  qu'ils  sont  par  la  suite  obligés 
de  désapprendre  toutes  ces  façons  d'agir  peu  convenables 
et  malséantes.  Dès  qu'ils  entrent  dans  le  inonde,  les  habi- 
tudes prises  au  collège  doivent  disparaître  et  faire  place  à 
de  meilleurs  usages,  à  des  manières  vraiment  dignes  d'un 
homme  bien  élevé.  Si  l'on  considère  combien  l'art  de  vivre 
et  de  conduire,  comme  on  le  doit,  ses  affaires  dans  le 
inonde,  est  radicalement  opposé  à  ces  habitudes  d'effron- 
terie, de  malice  et  de  violence  que  l'on  prend  au  collège, 
on  se  convaincra  que  les  défauts  d'une  éducation  privée 
valent  infiniment  mieux  que  des  qualités  de  ce  genre, 
et  l'on  n'hésitera  plus  à  garder  son  fils  à  la  maison, 
pour  préserver  son  innocence  et  sa  modestie,  comme 
des  vertus  qui  se  rapprochent  davantage  de  celles  d'un 
homme  utile  et  capable,  et  qui  y  préparent  mieux.  Per- 
sonne n'a  jamais  pensé,  ni  même  soupçonné  que  la  vie  ti- 
mide et  retirée,  que  l'on  impose  aux  jeunes  filles,  fasse 
d'elles  des  femmes  moins  instruites  ou  moins  capables1.  Le 
commerce  des  hommes  donnera  bien  vite  aux  jeunes  gens, 
quand  ils  entreront  dans  le  monde,  l'assurance  qui  sied; 
et  tout  ce  que  le  caractère  peut  comporter  en  outre  de 
rude  et  de  violent,  il  vaudrait  autant  que  les  hommes  en 
fussent  toujours  exempts;  car  le  courage  et  la  fermeté 
n'ont  jamais  consisté,  je  pense,  dans  la  rudesse  et  la  mau- 
vaise éducation. 

La  vertu  est  chose  plus  difficile  à  acquérir  que  la  con- 
naissance du  monde.  Si  le  jeune  homme  en  a  une  fois  perdu 
le  goût,  il  est  rare  qu'il  puisse  réparer  cette  perte.  La 
pusillanimité,  l'ignorance  du  monde,  qui  sont  les  défauts 

1.  Locke  raisonne  mal  sur  ce  point.  Ce  qui  est  bon  pour  les  Qfles, 
étant  donnés  le  caractère  de  leur  sexe  et  leur  destination  dans  la  vie,  peut 
être  mauvais  pour  les  garçons,  qui  ont  d'autres  aptitudes  et  qui  sont 
appelés  à  jouer  un  autre  rôle.  Il  n'est  pas  prouvé  que  l'éducation  en 
commun  ait  pour  les  filles  les  mêmes  avantages  que  pour  les  garçons. 


L'EDUCATION  DOMESTIQUE.  87 

imputés  à  l'éducation  domestique,  ne  sont  pas  les  consé- 
quences nécessaires  de  la  vie  de  famille,  et,  en  tout  cas,  le 
seraient-elles,  elles  ne  constitueraient  pas  des  maux  incu- 
rables. Le  vice  est  un  mal  autrement  opiniâtre  et  autre- 
ment dangereux  :  c'est  le  vice,  par  conséquent,  qu'il  faut 
combattre  avant  tout.  S'il  convient  de  prévenir  avec  soin 
celle  mollesse  pusillanime,  qui  énerve  souvent  le  caractère 
des  enfants  élevés  mignardement  à  la  maison,  c'est  préci- 
sément dans  l'intérêt  de  leur  vertu.  11  faut  craindre,  en 
effet,  que  ce  caractère  faible  ne  soit  trop  facilement  la 
proie  des  impressions  vicieuses  et  qu'il  n'expose  le  jeune 
bomme  novice  aux  tentations  mauvaises.  Il  faut  qu'un  jeune 
homme,  avant  de  quitter  l'abri  de  la  maison  paternelle, 
avant  qu'il  soit  soustrait  à  la  tutelle  de  son  précepteur,  ait 
acquis  une  certaine  fermeté  de  caractère,  qu'il  ait  été  mis 
en  rapport  avec  les  hommes1  :  sans  cela,  ses  vertus  ne  seront 
point  en  sûreté,  et  l'enfant  sera  exposé  à  se  lancer  dans  un 
train  de  vie  ruineux,  à  tomber  peut-être  dans  un  abime 
fatal,  avant  d'être  suffisamment  prémuni  contre  les  dan- 
gers de  la  société,  avant  de  posséder  la  force  nécessaire  pour 
ne  pas  céder  à  toutes  les  tentations.  S'il  n'y  avait  pas  ce 
péril  à  redouter,  il  ne  serait  pas  si  nécessaire  de  combattre 
de  bonne  heure  chez  l'enfant  la  timidité  et  l'ignorance  du 
monde.  Ces  défauts,  en  effet,  la  fréquentation  des  hommes 
les  corrige  en  grande  partie,  et  si  elle  ne  doit  pas  y  réussir 
assez  vite,  c'est  une  raison  de  plus  pour  donner  à  l'enfant 
un  bon  précepteur  à  la  maison-.  Si  l'on  doit,  en  effet,  se 

1.  La  vérité  triomphe  ici  des  préjugés  de  Locke,  et  l'auteur  en  de- 
mandant que  le  jeune  homme,  avant  d'entrer  dans  le  monde,  «  soit 
mis  en  rapport  avec  les  hommes  »,  fait  lui-même  le  procès,  sans  s'en 
apercevoir,  à  l'éduculion  domestique. 

2.  Locke  raisonne  mal  et  sa  conclusion  est  tout  à  fait  inattendue.  Le 
commerce  du  monde,  dit-il,  ne  guérira  peut-être  pas  tout  de  suite  la 
timidité  du  jeune  homme  :  «  raison  de  plus  pour  lui  donner  un  bon 
précepteur  à  la  maison.  »  La  conclusion  logique  serait  :  raison  de  plus 
pour  le  mettre  de  bonne  heure  en  contact  avec  les  hommes,  et  je  ne 
vois  pas  de  meilleur  moyen  pour  cela  que  l'éducation  publique. 


<S8  QUELQUES  PENSÉES  SUK  L'ÉDUCATION. 

donner  du  mal  pour  faire  acquérir  à  l'enfant  un  air  viril 
et  une  assurance  convenable,  c'est,  je  le  répète,  afin  que 
ces  qualités  soient  comme  le  rempart  de  sa  vertu,  quand 
il  sera  appelé  à  se  diriger  lui-même  dans  le  monde. 

11  est  donc  absurde  de  sacrifier  son  innocence  à  l'assu- 
rance et  à  l'adresse  qu'on  acquiert  dans  la  compagnie  d'en- 
fants mal  élevés  et  vicieux1;  alors  que  le  but  principal 
qu'on  poursuit,  en  lui  apprenant  à  être  ferme  et,  si  je  puis 
dire,  à  se  tenir  sur  ses  jambes,  est  seulement  de  conserver 
sa  vertu.  Car  s'il  en  vient  une  fois  à  joindre  à  ses  vices  la 
confiance  et  la  finesse,  et  à  se  servir  de  ces  qualités  pour 
couvrir  ses  torts,  il  n'en  est  que  plus  sûrement  perdu  ;  de 
sorte  qu'il  vous  faudra  ou  bien  défaire  toutes  les  habitudes 
qu'il  aura  prises  avec  ses  camarades,  et  l'en  débarrasser 
au  plus  vite,  ou  bien  le  laisser  courir  à  sa  perte.  Les  jeunes 
gens  ne  sauraient  manquer  d'acquérir  de  l'assurance,  grâce 
au  commerce  des  hommes,  quand  ils  vivront  avec  eux,  et 
ce  sera  assez  tôt.  Jusque-là,  la  modestie,  la  soumission,  sont 
des  qualités  qui  les  préparent  mieux  à  l'instruction;  et,  par 
conséquent,  il  n'est  pas  nécessaire,  tant  qu'ils  sont  jeunes, 
de  se  mettre  en  peine  de  leur  donner  de  l'assurance.  Ce 
qui  réclame  le  plus  notre  temps  et  nos  soins  assidus,  c'est 
d'établir  dans  leur  esprit  les  principes  et  la  pratique  de 
la  vertu,  de  la  bonne  éducation.  Voilà  la  culture  qui  leur 
convient,  et  qu'il  faut  rendre  telle  que  les  impressions 
reçues  ne  puissent  plus  aisément  s'effacer.  C'est  de  ces 
qualités-là  qu'ils  doivent  être  richement  pourvus.  Le  com- 
merce des  hommes,  en  effet,  lorsqu'ils  arriveront  dans  le 
monde,  ajoutera  certainement  à  leur  savoir  et  à  leur  assu- 
rance, mais  il  n'est  que  trop  à  craindre  qu'il  diminue  leur 
vertu.  Il  faut  donc  qu'ils  en  aient  une  abondante  provision, 
et  que  leur  esprit  en  soit  profondément  pénétré. 

Comment  ils  peuvent  être  préparés  à  la  vie  sociale,  et 

1.  D'autres  pédagogues,  Quintilien  par  exemple,  ont  fait  remarquer 
avec  raison  que  l'éducation  domestique  ne  garantit  pas  toujours  Ips 
mœurs  de  l'enfant  mieux  que  l'éducation  publique. 


CRITIQUE  DES  COLLÈGES.  8'J 

disposés  à  faire  leur  entrée  dans  le  monde,  lorsqu'ils  seront 
mûrs  pour  cela,  c'est  ce  que  nous  examinerons  plus  tard'. 
Mais  qu'un  enfant  puisse  acquérir  le  talent  de  la  conver- 
sation, l'art  de  faire  ses  affaires  dans  le  monde,  pour  avoir 
été  placé  au  milieu  d'une  troupe  d'enfants  dissipés,  de 
camarades  de  toute  espèce,  pour  y  avoir  appris  à  se  que- 
reller à  propos  de  toupies,  et  à  tricher  au  jeu  pour  un  liard, 
c'est  ce  qu'il  m'est  impossible  de  comprendre2.  Il  m'est 
difficile  de  deviner  quelles  sont  les  qualités  si  enviables 
qu'un  père  compte  voir  acquérir  à  son  fils  dans  la  société 
de  ces  enfants  de  toute  condition  que  l'école  assemble 
d'ordinaire.  Ce  dont  je  suis  sûr,  c'est  que  quiconque  pourra 
faire  la  dépense  d'un  précepteur,  et  élever  son  fils  à  la  mai- 
son, lui  assurera  mieux  que  toute  école  ne  pourrait  le 
faire,  dos  manières  gentilles,  des  pensées  viriles3,  le  sen- 
timent de  ce  qui  est  digne  et  convenable;  sans  compter 
qu'il  lui  fera  faire  de  plus  grands  progrès  dans  ses  études4, 
et  aussi  qu'il  fera  plus  vile  mûrir  l'homme  dans  l'enfant. 
Ce  n'est  pas  que  j'entende  blâmer  en  cela  les  hommes  qui 
dirigent  de  grandes  écoles,  et  que  je  songe  à  m'en  prendre 
à  eux.  Il  y  a  une  grande  différence  entre  deux  ou  trois 
enfants  élevés  dans  la  même  maison,  et  plusieurs  vingtaines 
d'élèves  logés  çà  et  là  dans  un  collège.  Quelles  que  soient 
l'habileté  et  l'activité  du  maître,  il  est  impossible  qu'il  ait 

1.  Voyez  plus  loin.  .3  fti. 

2.  Locke  se  fait  vraiment  la  partie  trop  belle.  Personne  n'a  songé  à 
faire  consister  les  avantages  de  l'éducation  publique  précisément  dans 
les  défaut^  qui  résultent  nécessairement  de  la  réunion  d'un  grand 
nombre  d'élèves. 

5.  Ceci  est  absolument  faux.  Nous  ne  contestons  pas  les  défauts  et  les 
inconvénients  des  internats:  mais  il  y  a  une  qualité  au  moins  qu'ils 
oui  seuls  le  privilège  de  développer,  c'est  la  virilité.  Comme  le  dit 
M™6  Necker  de  Saussure  :  «  L'éducation  publique  où  l'on  gouverne 
par  des  lois  immuables  est  plus  favorable  au  développement  de  l'énergie 
que  l'éducation  domestique.  • 

4.  Affirmation  contestable.  Au  point  de  vue  des  études,  l'éducation 
publique  qui  excite  l'émulation,  qui  a  recours  à  un  grand  nombre  de 
maîtres,  a  des  avantages  évidents  sur  l'éducation  domestique. 


KO  QUELQUES  PENSEES  SUR  LÉDUCATIUN. 

l'œil  ouvert  sur  ses  soixante  ou  cent  élèves  en  dehors  des 
heures  de  classe  qui  les  réunissent  tous.  On  ne  peut  espérer 
qu'il  réussisse  .à  leur  apprendre  autre  chose  que  ce  qui  est 
contenu  dans  leurs  livres  d'études.  Pour  former  leur  esprit 
et  leurs  manières,  il  faudrait  une  attention  constante,  et 
des  soins  particuliers  donnés  à  chaque  enfant  :  ce  qui  est 
impossible  avec  une  population  scolaire  aussi  nombreuse; 
ce  qui  d'ailleurs  serait  sans  résultat  (à  supposer  que  le 
maître  eût  le  temps  d'étudier  et  de  reprendre  les  défauts 
individuels  et  les  inclinations  mauvaises  de  chaque  éco- 
lier), puisque  l'enfant,  durant  la  plus  grande  partie  des 
vingt-quatre  heures  de  chaque  jour,  est  nécessairement 
livré  à  lui-même  ou  à  l'influence  pernicieuse  de  ses  cama- 
rades, influence  plus  forte  que  toutes  les  leçons  du  maître1- 
Mais  les  parents,  ayant  remarqué  que  la  fortune  accorde 
le  plus  souvent  ses  faveurs  aux  hommes  intrigants  et  har- 
dis, se  réjouissent  que  leurs  enfants  aient  de  bonne  heure 
de  la  vivacité  et  une  humeur  entreprenante.  Us  y  voient  un 
heureux  présage  qui  leur  promet  des  hommes  à  succès; 
ils  regardent  avec  complaisance  les  tours  qu'ils  jouent  à 
leurs  camarades  ou  qu'ils  apprennent  d'eux,  comme  si  par 
là  ils  faisaient  un  progrès  dans  l'art  de  vivre  et  de  réussir 
dans  le  monde.  Mais  je  prendrai  la  liberté  de  dire  que  la 
vertu  et  la  bonne  éducation  sont  les  seuls  principes  sur 
lesquels  un  père  puisse  faire  reposer  la  fortune  de  son  fils, 
s'il  veut  prendre  la  bonne  voie  et  celle  où  le  succès  est 
vraiment  certain.  Non,  ce  ne  sont  pas  les  espiègleries  et 
les  malices  en  honneur  parmi  les  écoliers,  ni  leurs  ma- 
nières grossières,  ni  leur  adresse  à  s'entendre  pour  dévas- 
ter un  verger,  qui  font  un  habile  homme  ;  ce  sont  les 
principes  de  justice2,  de  générosité  et  de  tempérance  joints 

1.  L'instinct  d'imitation  porte  l'enfant  à  imiter  ceux  qui  le  touchent 
de  près,  ceux  avec  lesquels  il  sympathise  le  plus  par  l'âge,  par  le  ca- 
ractère, par  la  condition.  Par  suite,  l'exemple  des  camarades  est  plus 
puissant  que  l'exemple  du  maître. 

2.  C'est  cependant  au  collège,  ce  semble,  et  dans  la  vie  commune 


LA  CAMILLE  Kl  II.  COLLÈGE.  0\ 

à  la  réflexion  et  à  l'activité,  qualités  que  les  écoliers  ne 
me  paraissent  guère  apprendre  les  uns  des  autres.  Et  si  un 
jeune  huinnie  élevé  chez  lui  n'est  pas  pins  instruit  dans 
ces  vertus-là  qu'il  ne  le  serait  au  collège,  j'en  conclurai 
que  son  père  n'a  pas  été  fort  heureux  dans  le  choix  de  son 
précepteur.  Prenez  un  enfant  dans  les  premiers  rangs 
d'une  classe  de  grammaire,  et  un  autre  enfant  du  même 
âge  élevé  comme  il  a  dû  l'être  dans  la  maison  de  son  père  ; 
introduisez -les  tous  deux  dans  la  bonne  société  :  et  voyez 
quel  est  celui  qui  a  le  plus  les  manières  d'un  homme  et 
qui  s'adresse  aux  étrangers  avec  le  plus  d'aisance1.  J'ima- 
gine que  l'assurance  prétendue  de  l'écolier  ou  bien  le  com- 
promettra ou  bien  lui  fera  défaut;  et  s'il  ne  peut  en  faire 
usage  que  dans  une  conversation  d'enfants,  mieux  vaudrait 
qu'il  n'en  eût  pas. 

Le  vice,  si  nous  en  croyons  les  plaintes  générales,  se 
développe  si  vite  de  notre  temps,  et  grandit  de  si  bonne 
heure  chez  les  jeunes  gens,  qu'il  est  impossible  de  protéger 
un  garçon  contre  la  contagion  envahissante  du  mal,  si  vous 
l'abandonnez  à  lui-même  dans  un  troupeau  d'enfants,  et  si 
vous  laissez  au  hasard  ou  à  son  inclination  le  soin  de  choisir 
ses  compagnons.  Par  quelles  causes  fatales  le  vice,  dans  ces 
dernières  années,  a  fait  de  si  grands  progrès  parmi  nous, 
et  par  les  mains  de  quels  hommes  il  a  été  élevé  à  cette 
domination  souveraine,  que  d'autres  le  recherchent.  Pour 

que  l'eniant  peut  le  mieux  s'initier  à  la  pratique  de  la  justice.  Sans 
souscrire  aux  inventions  ridicules  de  quelques  pédagogues  qui,  comme 
l'abbé  de  Saint-Pierre,  veulent  que  les  enfants  se  rendent  la  justice' 
à  eux-mêmes,  qu'ils  forment  des  tribunaux  chargés  déjuger  les  défauts 
de  leurs  camarades  (cela  a  été  pratiqué  dans  les  écoles  d'enseignement 
mutuel),  il  est  permis  de  croire  que  l'école  est  un  apprentissage  des 
vertus  sociales. 

1.  Il  semble  que  Locke  ait  ici  un  ressouvenir  de  la  délicieuse  scène 
où  Rabelais  met  en  présence  Gargantua  et  Eudémon:  Gargantua  l'élève 
des  anciennes  méthodes,  bourré  de  latin  et  de  logique,  mais  incapable 
de  figurer  dans  une  conversation,  el  Eudémon  qui,  élevé  par  d'autres 
méthodes,  <•  la  face  ouverte,  les  yeute  asseurez  ■■■  n'éprouve  dans  le 
monde  aucun  embarras. 


92  QUELQUES  PESSEES  SUR  L'EDUCATION. 

moi.  ce  que  je  désire,  c'est  que  les  personnes  qui  se 
plaignent  de  la  décadence  de  la  piété  chrétienne  et  en  gé- 
néral de  toutes  les  vertus,  et  aussi  de  l'insuffisance  de 
l'instruction,  du  manque  de  savoir  qui  caractérise  les 
jeunes  gens  de  cette  génération,  fassent  un  effort  pour 
chercher  les  moyens  de  rétablir  toutes  ces  qualités  avec  les 
générations  suivantes.  Et  je  suis  assuré  que  si  le  fonde- 
ment de  cette  réforme  ne  repose  pas  sur  l'éducation  de  la 
jeunesse  et  sur  les  bons  principes  qu'on  lui  donne,  tous 
les  autres  efforts  seront  superflus1.  Si  l'on  ne  prend  pas 
soin  de  préserver  l'innocence,  les  mœurs  sobres  et  l'acti- 
vité des  générations  nouvelles,  il  serait  ridicule  d'espérer 
que  ceux  qui  doivent  nous  succéder  sur  la  scène  du  monde 
seront  abondamment  pourvus  de  ces  qualités  d'habileté  et 
de  science  qui,  jusqu'à  ce  jour,  ont  fait  à  l'Angleterre  une 
place  considérable  dans  le  monde.  J'allais  ajouter  le  cou- 
rage à  cette  liste  de  qualités,  mais  il  a  toujours  été  regardé 
comme  l'apanage  naturel  de  notre  nation.  Cependant,  ce 
qu'on  a  raconté  de  quelques  affaires  maritimes  qui  se  sont 
accomplies  récemment,  dans  des  conditions  inconnues  à 
nos  ancêtres  s,  me  donne  l'occasion  de  dire  que  la  débauche 
est  le  tombeau  du  courage,  et  que,  des  mœurs  dissolues 
ayant  une  fois  étouffé  le  vrai  sentiment  de  l'honneur,  la 
bravoure  ne  peut  guère  se  maintenir  dans  les  cœurs  des 
hommes.  Je  pense  qu'il  serait  impossible  de  citer  un  seul 
exemple  d'une  nation  qui,  quelque  fameuse  qu'elle  fût  par 
son  courage,  ait  conservé  son  crédit  militaire  et  soit  restée 
redoutable  à  ses  voisins,  une  fois  que  la  corruption  y  a 

1.  Locke,  on  le  voit,  attribue  à  l'éducation  une  haute  influence  sur  les 
destinées  des  peuples.  Sur  ce  point  il  était  d'accord  avec  son  contra- 
dicteur Leibnitz  qui  disait  lui,  aussi,  que  les  maîtres  de  l'éducation 
tiennent  dans  leurs  mains  l'avenir  du  monde. 

2.  Locke  écrivait  ceci  pendant  la  guerre  que  l'Angleterre  soutenait 
contre  la  France  et  qui  se  termina  en  1697  par  la  paix  de  Ryswick. 
Dans  son  patriotisme  froissé  et  inquiet,  il  fait  allusion  sans  doute  aux 
défaites  que  les  Anglais  avaient  subies,  notamment  en  1690,  à  Beachy- 
Head,  où  Tourville  mit  en  déroute  la  flotte  anglo-hollandaise. 


L'AMOUR  DE  LA  VEKTU.  M 

brisé  et  dissous  les  ressorts  de  la  discipline,  et  que  le  vice 
y  .1  grandi  au  point  d'oser  se  montrer  à  visage  découvert 
et  sans  perdre  contenance. 

C'est  donc  la  vertu,  la  vertu  seule,  qui  est  la  chose  dif- 
ficile et  essentielle  dans  l'éducation,  et  non  une  pétulance 
hardie  ou  quelques  légers  progrés  dans  l'art  de  se  tirer 
d'affaire.  Toute  autre  considération,  toute  autre  qualité 
doit  céder  le  pas  à  la  poursuite  de  la  vertu.  C'est  là  le  bien 
solide  et  substantiel,  dont  le  précepteur  doit  faire  l'objet 
de  ses  leçons  et  de  ses  entretiens.  Que  l'éducation  emploie 
tout  son  art  et  toutes  ses  forces  à  en  enrichir  l'esprit; 
qu'elle  s'attache  à  ce  but,  et  qu'elle  ne  se  relâche  pas  sur 
ce  point  jusqu'à  ce  que  le  jeune  homme  ait  réellement 
acquis  le  goût  de  la  vertu,  et  qu'il  place  en  elle  sa  force, 
sa  gloire  et  son  plaisir. 

Plus  un  enfant  aura  fait  de  progrés  dans  la  vertu,  et 
plus  il  aura  d'aptitudes  à  acquérir  les  autres  qualités.  Une 
fois  disposé,  en  effet,  à  se  soumettre  aux  lois  de  la  vertu, 
il  n'y  a  plus  à  craindre  qu'il  se  montre  réfractaire  ou  rétif 
dans  l'accomplissement  de  ses  autres  devoirs.  Voilà  pour- 
quoi j'accorde  toutes  mes  préférences  à  l'éducation  domes- 
tique qui  se  fait  sous  les  yeux  du  père,  avec  l'aide  d'un  bon 
gouverneur;  c'est  le  meilleur  moyen  et  le  plus  sûr  d'at- 
teindre la  grande  fin  de  l'éducation,  toutes  les  fois  que  la 
chose  est  possible  et  qu'on  suit  d'ailleurs  les  bonnes  mé- 
thodes. 11  est  rare  qu'une  maison  ne  soit  pas  fréquentée  par 
un  grand  nombre  de  personnes:  le  père  habituera  son  fils  à 
toutes  les  physionomies  qui  se  présentent,  et,  dans  la  mesure 
du  possible,  il  le  mettra  en  rapport  avec  des  hommes  de 
talent  et  de  bonne  éducation.  Et  je  ne  vois  pas  pourquoi, 
si  l'on  habite  la  campagne,  on  ne  prendrait  pas  les  enfants 
avec  soi,  quand  on  rend  à  ses  voisins  des  "visites  de  poli- 
tesse. Ce  que  je  sais  bien,  c'est  qu'un  père  qui  élève  son  fils 
chez  lui  a  plus  d'occasions  de  l'avoir  dans  sa  compagnie, 
de  lui  donner  des  encouragements  quand  il  le  juge  à  propos, 
de  le  garantir  du  contact  dangereux  des  domestiques  et 


des  personnes  de  condition  inférieure,  qu'il  ne  pourrait  le 
faire  si  son  enfant  était  élevé  au  dehors.  Je  reconnais  qu'il 
appartient  aux  parents  de  prendre  une  décision  sur  ce 
ppint,  d'après  leurs  convenances,  et  en  tenant  compte  des 
circonstances1.  Je  crois  seulement  que  c'est  pour  un  père 
un  calcul  bien  mauvais  de  ne  pas  se  gêner  un  peu  pour 
l'éducation  de  son  fils  :  car  l'éducation,  dans  quelque  situa- 
tion de  fortune  qu'il  soit  placé,  est  la  meilleure  part  de 
l'héritage  qu'il  lui  laissera.  Que  si,  après  loul,  certaines 
gens  croient  que  l'éducation  domestique  a  le  tort  de  ne  pas 
assurer  à  l'enfant  assez  de  relations  sociales,  et  que  l'édu- 
cation publique  lui  en  donne  ordinairement  qui  ne  con- 
viennent pas  à  un  jeune  gentleman,  il  y  aurait  encore  moyen, 
je  crois,  d'éviter  les  inconvénients  que  l'on  rencontre  de 
l'un  et  de  l'autre  côté2. 

L'EXEMPLE. 

71.  Après  avoir  remarqué  combien  est  puissante  l'action 
de  la  société,  et  combien  nous  sommes  disposés,  surtout 
quand  nous  sommes  enfants,  à  imiter  les  autres  hommes", 
je  dois  prendre  ici  la  liberté  de  donner  aux  parents  un 
avis  :  c'est  que,  pour  obtenir  de  votre  fils  qu'il  vous  res- 
pecte et  qu'il  respecte  vos  ordres,  il  faut  commencer  par 
le  respecter  lui-même.  Maxima  debetur  piieris  reverentia'* . 

1.  Le  bon  Rollin,  qui  copie  les  modernes  quand  il  ne  traduit  pas 
les  anciens,  conclut  de  la  même  façon  que  Locke...  «  C'est  aux  parents 
à  bien  examiner  devant  Dieu  quel  parti  ils  devront  prendre,  à  balancer 
équitablement  les  avantages  et  les  inconvénients  qui  se  rencontrent 
de  part  et  d'autres.  »  (T.  IV,  p.  425.) 

2.  La  pensée  de  Locke  reste  un  peu  indécise.  Peut  être  veut-il  dire 
que  l'idéal  de  l'éducation  serait,  à  ce  point  de  vue,  une  sorte  de  juste 
milieu,  une  voie  moyenne  entre  l'éducation  privée  et  l'éducation  publi- 
que, quelque  chose  d'analogue  à  l'externat  de  nos  lycées. 

7,.  L'instinct  d'imitation  est  puissant  surtout  chez  l'enfant,  parce  que 
l'enfant  est  faible,  parce  qu'il  n'a  pas  encore  de  personnalité  déter- 
minée, parce  que,  à  raison  de  son  ignorance  et  de  l'absence  d'habi- 
tudes, il  suit  le  courant  où  on  l'entraîne. 

4.  «  On  doit  aux  enfants  le  plus  grand  respect.  »  (Juvénal,  Sat.  xiv). 


[/EXEMPLE.  98 

Ne  faites  point  devant  lui  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'il 
fit  par  imitation.  S'il  vous  échappe  de  faire  quelque  chose 
que  chez  lui  vous  considéreriez  comme  une  faute,  vous 
pouvez  être  certains  que,  pour  s'excuser,  il  se  couvrira  de 
votre  exemple;  il  s'en  couvrira  si  bien  qu'il  ne  vous  sera 
pas  facile  de  l'atteindre  et  de  le  corriger  sur  ce  point  par 
des  moyens  efficaces.  Si  vous  le  punissez  pour  une  action 
qu'il  vous  a  vu  accomplir  vous-même,  n'espérez  pas  qu'il 
prenne  votre  sévérité  pour  une  preuve  de  votre  tendresse, 
et  du  souci  que  vous  avez  de  corriger  ses  défauts.  Non,  il 
n'y  verra  qu'un  effet  de  l'humeur  chagrine  et  impérieuse 
d'un  père  qui  sans  raison  veut  priver  son  fils  des  libertés 
et  des  plaisirs  qu'il  s'accorde  à  lui-même.  Et  si  vous  pré- 
tendez revendiquer  pour  vous-même  ces  libertés  comme 
un  privilège  qui  n'appartient  qu'à  l'âge  mûr  et  sur  lequel 
l'enfant  n'a  aucun  droit,  vous  ne  ferez  que  donner  plus  de 
force  encore  à  votre  exemple  et  vous  rendrez  votre  action 
plus  recommandable  à  ses  yeux.  Ne  l'oubliez  pas,  en  effet, 
les  enfants  se  piquent  d'être  des  hommes  plus  tôt  qu'on  ne 
le  croit;  et  s'ils  se  montrent  si  impatients  de  porter 
culottes,  ce  n'est  point  à  cause  de  la  coupe  de  ce  vêtement, 
ni  pour  leur  commodité,  c'est  parce  que  le  jour  où  ils 
portent  culottes  il  leur  semble  qu'ils  deviennent  des 
hommes.  Tout  ce  que  j'ai  dit  par  rapport  à  la  conduite 
d'un  père  devant  ses  enfants  s'applique  aussi  à  toutes  les 
personnes  qui  ont  quelque  autorité  sur  eux  ou  que  leur 
père  leur  a  ordonné  de  respecter. 


SECTION  VIII*  (72-87). 


LES   RECOMPENSES  ET    LES  CHATIMENTS. 

72.  Mais  revenons  à  la  question  des  récompenses  et  des 
châtiments  l.  Puisque  tousles  enfantillages,  toutes  les  fautes 
contre  la  politesse,  enfin  toutes  les  actions  que  l'âge  et  le 
temps  réformeront  sûrement  d'eux-mêmes  doivent  échap- 
per, comme  je  l'ai  déjà  dit,  à  la  discipline  du  fouet,  il  ne 
sera  plus  nécessaire  de  battre  les  enfants  aussi  souvent  qu'on 
le  fait.  Si  nous  ajoutons  que  le  même  privilège  doit  être  ac- 
cordé aux  fautes  commises  dans  les  leçons  de  lecture, 
d'écriture,  de  danse,  de  langues  étrangères,  etc.,  il  ne 
restera  dans  une  éducation  libérale  que  peu  d'occasions  de 
recourir  aux  coups  et  d'employer  la  force  2.  La  vraie  ma- 
nière d'enseigner  ces  choses,  c'est  d'inspirer  aux  enfants 
le  goût  et  l'amour  des  études  qu'on  leur  propose;  c'est 

1.  Locke  a  déjà  traité  la  question  des  châtiments  et  des  récompenses 
(dans  les  sections  III  et  IV). 

l2.  Rollin  s'est  approprié  tout  ce  passage  de  Locke  :  «  Je  mets  au 
même  rang  des  fautes  qui  doivent  être  pardonnées  toutes  les  fautes 
de  légèreté  et  d'enfance,  dont  le  temps  et  l'âge  les  corrigeront  infail- 
liblement. Je  ne  crois  pas  non  plus  qu'on  doive  employer  le  châtiment 
des  verges  pour  les  manquements  où  les  enfants  peuvent  tomber  en 
apprenant  à  lire,  à  écrire,  à  danser,  en  apprenant  même  les  langues, 
le  latin,  le  grec,  etc.,  sinon  dans  certains  cas  dont  je  parlerai,  etc.. 
(T.  IV,  p.  462.) 


^^^l^HM 


LA  DISCIPLINE.  07 

d'exciter  par  là  leur  activité  et  leur  application  '.  Or  je  ne 
pense  pas  qu'il  soit  difficile  d'obtenir  ce  résultat,  si  les 
enfants  sont  traités  comme  ils  doivent  l'être,  si  l'on  use 
avec  prudence  des  récompenses  et  des  châtiments  dont 
j'ai  déjà  parlé,  si  enfin  on  observe  en  les  instruisant  un 
petit  nombre  de  règles  que  je  vais  indiquer. 

7.".  1°  N'obligez  jamais  les  enfants  à  une  étude  qui  se- 
rait un  fardeau  pour  eux  et  qu'il  faudrait  leur  imposer 
comme  une  tâche  2.  Toute  étude  faite  dans  ces  conditions 
leur  devient  immédiatement  déplaisante.  Ils  la  prennent 
en  dégoût,  alors  même  qu'elle  leur  eût  étéjusque-là  indif- 
férente ou  même  agréable.  Ainsi  donnez  l'ordre  à  un  en- 
fant de  fouetter  sa  toupie  chaque  jour  à  la  même  heure, 
qu'il  en  ait  ou  non  envie;  imposez-lui  ce  jeu  comme  une 
obligation  à  laquelle  il  devra  consacrer  plusieurs  heures 
matin  et  soir,  et  vous  verrez  s'il  ne  sera  pas  bientôt  dé- 
goûté de  ce  divertissement  comme  de  tout  autre  qui  lui 
serait  imposé  aux  mêmes  conditions.  N'en  est-il  pas  de 
même  pour  les  hommes  faits  ?  Ce  qu'ils  font  d'eux-mêmes 
avec,  plaisir  ne  leur  devient-il  pas  à  charge  dès  qu'on 
l'exige  d'eux  comme  un  devoir?  Pensez  des  enfants  ce  que 
vous  voudrez,  mais  il  est  certain  qu'ils  ont  au  même  degré 
que  le  plus  orgueilleux  des  hommes  faits  l'ambition  de 
montrer  qu'ils  sont  libres,  que  leurs  bonnes  actions  sont 
leur  œuvre  et  que  leur  indépendance  est  absolue. 

74.  2°  Une  conséquence  de  ce  qui  vient  d'être  dit,  c'est 
qu'il  ne  faut  obliger  les  enfants  à  faire  les  choses  mêmes 

1.  On  n'a  pas  attendu  notre  siècle  pour  comprendre  que  le  vrai 
principe  de  la  discipline  scolaire  était  l'amour  de  l'étude. 

2.  Locke  tombe  dans  une  exagération  fâcheuse.  Sans  doute  M.  Her- 
bert Spencer  a  raison  de  dire  que  l'opportunité  d'un  enseignement  se 
mesure  au  degré  d'attrait  qu'il  inspire  à  l'enfant  :  «  Veut-on  juger, 
dit-il,  de  l'excellence  d'un  plan  d'éducation?  Demandez-vous  s'il  y  a  chez 
l'enfant  excitation  agréable.  »  Néanmoins  et  tout  en  s'efforçant  de  pro- 
portionner les  études  à  l'âge  et  au  goût  des  enfants,  il  est  évident 
qu'on  n'irait  pas  loin  en  matière  d'instruction,  si  on  n'imposait  jamais 
l'étude  comme  une  tâche,  si  on  ne  provoquait  parfois  par  un  travail 
forcé  une  inclination  qui  d'elle-même  ne  se  manifeste  pas. 

7 


98  QUELQUES  PENSKES  SUR  L'EDUCATION. 

dont  vous  avez  réussi  à  leur  inspirer  le  goût  que  dans  les 
moments  où  ils  y  sont  disposés1.  Les  personnes  qui  se  plai- 
sent à  lire,  à  écrire,  à  faire  de  la  musique,  etc.,  savent 
bien  qu'il  y  a  des  moments  où  elles  n'ont  elles-mêmes 
aucun  goût  pour  ces  occupations  ;  et  si  elles  veulent  mal- 
gré tout  s'y  astreindre  par  force,  elles  ne  réussissent  qu'à 
se  fatiguer  et  à  se  tourmenter  sans  profit,  llenestdemême 
des  enfants.  Observons  donc  avec  attention  tous  leurs  chan- 
gements d'humeur,  et  empressons-nous  de  saisir  les  mo- 
ments favorables,  où  ils  sont  bien  disposés  et  en  état  de 
comprendre  ce  que  nous  leur  enseignons.  Si  d'eux-mêmes 
ils  sont  trop  rarement  prêts  à  se  mettre  au  travail,  vous 
pouvez  par  des  paroles  faire  naitre  cette  disposition  dans 
leur  esprit,  avant  qu'ils  se  soient  mis  en  train  de  faire  autre 
chose. 

Je  ne  crois  pas  que  cela  soit  difficile  pour  un  précepteur 
habile,  qui  a  étudié  le  caractère  de  son  élève.  Il  n'aura 
pas  beaucoup  de  peine  à  lui  remplir  l'esprit  d'idées  ap- 
propriées qui  lui  inspirent  le  goût  de  l'étude  dont  il  s'agit2. 
De  la  sorte  on  économisera  beaucoup  de  temps  et  beaucoup 
de  peine  :  car  un  enfant  qui  est  en  belle  humeur  fera 
trois  fois  plus  de  progrès  dans  ses  études,  que  s'il  y  em- 
ployait deux  fois  plus  de  temps  et  d'efforts,  en  travaillant 
à  contre-cœur  et  malgré  lui.  Si  l'on  prenait  sur  ce  point 
les  précautions  convenables,  on  pourrait  laisser  les  enfants 
jouer  jusqu'à  satiété  :  ils  auraient  encore  assez  de  temps 

1.  Observation  très  juste.  Il  y  a  des  moments  où  l'attention  est 
rétive;  ne  la  forcez  pas.  Attendez  que  l'élève  soit  mieux  disposé.  Ton  les 
ces  règles  d'ailleurs  ne  conviennent  que  dans  une  certaine  mesure  à 
l'enseignement  public  où  les  exercices  sont  nécessairement  forcés  à 
l'avance  et  se  succèdent  dans  un  ordre  presque  immuable. 

2.  Conférez  M.  H.  Spencer  :  «  Le  plaisir  immédiat  que  cause  l'activité 
est  le  stimulant  ordinaire  de  l'élude,  et,  si  l'on  s'y  prend  bien,  le  seul 
stimulant  nécessaire.  Quand  nous  sommes  obligés  d'en  employer  ira 
autre,  nous  devons  y  voir  la  preuve  que  nous  sommes  dans  une  fausse 
voie.  L'expérience  montre  tous  les  jours  plus  clairement  qu'il  y  a  tou- 
jours une  manière  d'intéresser,  d'intéresser  même  délicieusement  les 
enfants.  »  {De  V Éducation,  p.  127.) 


1 


L'EDUCATION   MIHAVA.M'i:.  90 

pour  apprendre  ce  qui  esl  ;'i  la  portée  de  leur  âge.  Mais 
dans  la  méthode  qu'on  suit  ordinairement,  on  no  prend  pas,, 

on  ne  peut  pas  prendre  de  pareils  soins.  La  rude  discipline 
du  fouet  est  fondée  sur  de  tout  autres  principes.  Elle  ne 
cherche  pas  à  plaire  ;  elle  ne  s'inquiète  pas  de  L'humeur 
des  enfants:  elle  n'étudie  pas  les  moments  favorables  où 
leur  inclination  se  réveille.  Et  en  effet  quand  on  a  par  la 
contrainte  et  par  les  coups  excité  l'aversion  de  l'enfant  pour 
l'étude,  il  serait  ridicule  d'espérer  qu'il  abandonnera  le  jeu 
volontairement  et  de  son  plein  gré,  et  qu'il  recherchera  de 
lui-même  les  occasions  d'étudier.  Et  cependant,  si  l'on  s'y 
prenait  bien,  quelle  que  soit  la  dusse  à  lui  apprendre, 
l'étude  pourrait  le  divertir  de  sesjeux,  autant  que  les  jeux 
le  divertissent  de  l'étude.  Le  travail  est  le  même  des  deux 
côtés,  et  ce  n'est  pas  le  travail  qui  ennuie  les  enfants,  car 
Us  aiment  à  être  occupés1  ;  le  changement,  la  variété  leur 
fait  naturellement  plaisir.  Le  charme  du  jeu,  à  leurs  yeux, 
c'est  qu'ils  y  agissent  en  liberté  ;  c'est  qu'ils  y  dépensent 
leurs  efforts  comme  ils  veulent  (et  vous  pouvez  remarquer 
qu'il  ne  les  ménagent  pas).  Au  contraire,  ce  qu'on  leur  fait 
apprendre  leur  est  imposé  :  on  les  appelle,  on  les  contraint, 
on  les  pousse  de  force  à  l'étude.  C'est  ce  qui,  dès  le  début, 
les  trouble  et  les  refroidit:  ils  regrettent  leur  liberté.  Ob- 
tenez qu'ils  demandent  eux-mêmes  à  leurs  maîtres  de  les 
faire  étudier,  comme  il  leur  arrive  souvent,  de  le  deman- 
der à  leurs  camarades  de  jeu  ;  que  ce  ne  soit  plus  le  maî- 
tre qui  leur  rappelle  l'heure  de  la  leçon2,  et  alors  satisfaits 

1.  C'est  aujourd'hui  une  vérité  universellement  reqnrtntio  que 
l'enfant  est  actif,  qu'il  aime  à  agir.  Frœbel  a  mis  à  profi/  mieux  que 
personne  ce  besoin  spontané  d'activité.  Fellemberg  a  «lit  :  -  L'expc 
rience  m'a  appris  que  l'indolence  chez  les  jeunes  gens  esç  g  contraire 
à  leur  besoin  naturel  d'activité  qu'à  moins  d'être  l'effet  d'une  mauvaise 
éducation,  c'est  presque  toujours  la  marque  d'un  défaut  cmistituiinu- 
nel.  »  La  question  est  seulement  d'employer  utilement  ce  fy-soin  d'acti- 
vité, et  de  l'intéresser  peu  à  peu  aux  études  nécessaires.     » 

'1.  Tous  ces  préceptes  ne  conviennedîque  pour  une  éducation  [ 
culiére,  telle  que  la  décrit  Locke.  «A  ^     . 


L  814 


*>'^ 


100  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

d'agir  aussi  librement  dans  leurs  études  que  dans  leurs 
autres  occupations,  ils  se  mettront  au  travail  avec  le  même 
entrain  qu'au  jeu;  ils  ne  feront  pas  de  différence  entre 
l'étude  et  leurs  autres  divertissements1.  Si  vous  pratiquez 
cette  méthode  avec  soin,  vous  pouvez  amener  l'enfant  à 
désirer  apprendre  tout  ce  que  vous  avez  l'intention  de  lui' 
enseigner.  J'avoue  que  le  plus  difficile  est  d'arriver  à  ce 
résultat  avec  le  premier-né  de  la  famille,  mais  une  fois 
que  l'aîné  aura  été  mis  au  pas,  il  sera  facile,  grâce  à  lui,  de 
mener  tout  le  reste  de  la  famille  comme  on  voudra2. 

75.  Bien  qu'il  soit  hors  de  doute  qu'il  convient  de  choisir, 
pour  faire  étudier  les  enfants,  le  moment  où  ils  sont  en 
belle  humeur  et  bien  disposés,  où  rien  ne  les  détourne 
et  les  refroidit,  ni  une  indolence  paresseuse,  ni  la  préoccu- 
pation d'un  autre  objet,  il  y  a  cependant  deux  précautions 
à  prendre  :  1°  d'abord,  soit  qu'on  n'observe  pas  assez  atten- 
tivement cesoccasions  et  qu'on  ne  sache  pas  les  saisirtoutes 
les  fois  qu'elles  se  présentent,  soit  qu'elles  ne  reviennent 
pas  assez  souvent,  il  ne  faut  pourtant  pas  négliger  de  faire 
travailler  reniant3,  ni  le  laisser  grandir  dans  des  habitu- 
des de  paresse  et  s'endurcir  dans  ses  mauvaises  dispositions. 
2°  En  outre,  bien  que  l'esprit  apprenne  mal  ce  qu'il  ap- 
prend, lorsqu'il  est  mal  disposé  et  s'occupe  d'autre  chose, 
c'est  chose  cependant  très  importante  et  digne  de  nos  ef- 
forts, d'habituer  l'esprit  à  se  dominer,  à  pouvoir,  quand  il 
le  veut,  renoncer  à  la  poursuite  ardente  d'un  objet  pour  s'ap- 
pliquer à  un  autre  avec  plaisir  et  sans  difficulté,  à  vaincre 
enfin  en  tout  temps  sa  paresse,  pour  s'occuper  vigoureuse- 

1.  Conférez  Rollin  (tome  IV,  p.  494).  «  Un  maître  habile,  pour  rendre 
l'étude  agréable  aux  enfants,  prend  leur  temps;  il  étudie  leur  goût 
il  consulte  leur  humeur;  il  mêle  le  jeu  au  travail,  il  parait  leur  en 
donner  le  choix  ;  il  ne  fait  point  une  règle  de  l'étude. 

2.  Locke  avait  vu  de  près  des  familles  nombreuses,  celle  de  lady 
Masham,  par  exemple. 

3.  Locke  corrige  ici  ce  qu'il  y  avait  de  chimérique  dans  le  conseil 
qu'il  donnait  tout  à  l'heure  d'attendre,  pour  faire  travailler  l'enfant, 
qu'il  se  montrât  disposé  à  le  (aire. 


^■H 


I 


LA  CONTRAINTE.  101 

ment  do  ce  que  lui  proposent  ou  sa  propre  raison  ou  les 
sages  conseils  d'autrui.  C'est  à  cela  qu'il  faut  habituer  les 
enfants,  en  les  mettant  parfois  à  l'épreuve,  lorsqu'ils  ont 
l'esprit  indolent  et  paresseux,  ou  au  contraire  fortement 
appliqué  à  quelque  autre  chose;  et  en  s'efforçant  d'atta- 
cher leurs  pensées  à  l'objet  qu'on  leur  présente.  Si  par  ce 
moyen  l'esprit  peut  acquérir  l'habitude  de  se  diriger,  de 
laisser  là  ses  préoccupations  et  ses  affaires,  quand  les  cir- 
constances l'exigent,  et  de  se  mettre  sans  difficulté,  sans 
embarras,  à  des  occupations  nouvelles  et  moins  agréables, 
cela  sera  un  avantage  autrement  important  que  d'avoir  ap- 
pris le  latin  ou  la  logique,  ou  la  plupart  des  choses  que 
l'on  enseigne  d'ordinaire  aux  enfants. 


DE  LA  CONTRAINTE. 

76.  Les  enfants  sont  plus  actifs  qu'on  ne  l'est  à  aucun 
autre  âge  de  la  vie.  Peu  leur  importe  ce  qu'ils  ont  à  faire  : 
apprendre  à  danser  ou  à  jouer  à  cloche-pied,  ce  serait 
pour  eux  la  même  chose,  si  pour  les  y  engager  ou  les  en 
détourner  on  employait  les  mêmes  moyens.  Mais  quand  il 
s'agit  de  leurs  études,  la  grande  et  unique  raison  qui  les  en 
dégoûte,  c'est  qu'on  les  y  contraint,  on  leur  en  fait  une 
obligation,  un  sujet  de  tourment  et  de  gronderie.  Ils  ne  s'y 
appliquent,  par  suite,  qu'avec  crainte  et  en  tremblant;  ou 
bien  s'ils  s'y  mettent  volontiers,  on  les  y  retient  trop  long- 
temps, jusqu'à  ce  qu'ils  soient  fatigués  et  lassés  :  par  là  on 
retranche  trop  de  cette  liberté  naturelle  qu'ils  aiment  pas- 
sionnément1. C'est  cette  liberté  seule  qui  fait  le  charme  et 
les  délices  de  leurs  divertissements  ordinaires.  Changez  de 
méthode,  et  vous  verrez  qu'ils  tourneront  aussitôt  leur  ap- 
plication du  côté  que  vous  voudrez  ;  surtout  s'ils  voient  que 

i.  Conférez  Rollin  :  «  Il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  ce  grand  prin- 
cipe que  l'étude  dépend  de  la  volonté  qui  ne  souffre  point  de  con- 
trainte. »  (T.  IV,  p.  495.) 


tO'2  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

l'exemple  leur  est  donné  par  les  autres,  par  ceux  qu'ils 
estiment  et  qu'ils  considèrent  comme  leurs  supérieurs.  Si 
vous  avez  soin  surtout  de  leur  présenter  les  choses  qu'ils 
voient  faire  à  autrui  comme  le  privilège  d'un  âge  plus 
avancé  ou  d'une  condition  plus  relevée  que  la  leur,  alors 
l'ambition,  le  désir  de  s'élever  toujours  plus  haut,  de  res- 
sembler à  ceux  qui  sont  au-dessus  d'eux  animera  leur 
ardeur  et  les  disposera  à  agir  avec  entrain  et  avec  plai- 
sir. Ce  plaisir  sera  d'autant  plus  vif  que  leur  propre  désir 
les  aura  engagés  dans  l'étude,  et  que  de  cette  façon  ils  con- 
tinueront à  jouir  de  cette  liberté  bien-aimée  dont  la  posses- 
sion est  pour  eux  le  plus  grand  des  encouragements.  Si  à 
tout  cela  se  joint  la  satisfaction  d'être  estimés  et  loués,  je 
suis  disposé  à  croire  qu'il  ne  sera  pas  besoin  de  recourir 
à  d'autres  aiguillons  pour  exciter,  autant  qu'il  est  néces- 
saire, leur  zèle  et  leur  application.  Il  faut,  au  début,  je  le 
reconnais,  pour  atteindre  ce  résultat,  beaucoup  de  patience 
et  d'adresse,  de  douceur  et  d'attention.  Mais  pourquoi  donc 
auriez-vous  un  gouverneur,  s'il  n'y  avait  aucune  peine  à 
prendre  ?  Une  fois  que  ce  premier  résultat  sera  atteint, 
tout  le  reste  ira  de  soi,  bien  plus  sûrement  que  si  vous 
aviez  employé  une  discipline  plus  rude  et  plus  sévère.  Je 
ne  crois  pas  que  la  cbose  soit  difficile,  et  je  suis  certain 
qu'elle  ne  le  sera  pas,  toutes  les  fois  que  l'enfant  n'aura 
pas  de  mauvais  exemples  devant  lui.  Le  seul  danger  que 
j'appréhende,  par  conséquent,  c'est  l'influence  des  domesti- 
ques, des  enfants  mal  élevés,  enfin  de  toutes  les  personnes 
vicieuses  ou  peu  sensées,  qui  gâtent  les  enfants,  d'abord 
par  le  mauvais  exemple  qu'elles  leur  donnent  dans  leur  con- 
duite, ensuite  parce  qu'elles  les  encouragent  à  rechercher 
des  plaisirs  illicites  et  les  louent  de  s'y  être  livrés,  deux 
choses  qui  ne  devraient  jamais  aller  ensemble. 

DES  RÉPRIMANDES. 

77.  S'il  est  vrai  qu'il  ne  faut  que  rarement  recourir  aux 


lis  REPRIMANDES.  103 

coups  pour  corriger  les  enfants,  il  ne  l'est  pas  moins  que 
les  réprimandes,  quand  elles  sont  fréquentes,  et  surtout 
quand  on  y  mel  de  la  passion,  produisent  des  conséquences 
presque  aussi  fâcheuses1.  Elles  amoindrissent  l'autorité 
des  parents  el  le  respect  des  enfants  :  car,  je  vous  prie 
de  ne  pas  l'oublier,  les  enfants  distinguent  vite  entre 
la  passion  et  la  raison.  S'ils  ne  peuvent  avoir  que  du 
respect  pour  tout  ce  que  la  raison  inspire,  ils  en  viennent 
bien  vite  à  mépriser  ce  que  dicte  la  passion  ;  ou  s'ils 
éprouvent  tout  d'abord  un  sentiment  de  terreur,  cette  im- 
pression s'efface  rapidement,  et  leur  naturel  les  dispose  aisé- 
ment à  dédaigner  de  vains  éclats  de  colère,  quelque  bruyants 
qu'ils  soient,  s'ils  ne  sont  pas  inspirés  par  la  raison.  Les 
enfants  ne  devant  être  corrigés  que  pour  leurs  actions  vi- 
cieuses, qui,  dans  leurs  tendres  années,  ne  sauraient  être 
fort  nombreuses,  un  regard  ou  un  signe  suffira  pour  les 
reprendre,  lorsqu'ils  sont  en  faute;  ou  bien  s'il  faut  parfois 
recourir  aux  paroles,  elles  doivent  être  graves,  douces  et  dis- 
crètes 9.  On  doit  souvent  représenter  à  l'enfant  ce  qu'il  y  a  de 
mauvais  et  de  méchant  dans  sa  faute,  plutôt  que  se  hâter 
de  le  gronder  :  car  la  gronderie  fait  qu'il  ne  distingue  pas 
suffisamment  si  c'est  à  sa  personne  ou  à  sa  faute  que 
s'adresse  votre  mécontentement.  La  passion  dans  la  répri- 
mande entraine  d'ordinaire  avec  elle  un  langage  rude  et 
violent,  ce  qui  produit  encore  ce  fâcheux  effet  d'en  donner 
l'exemple  à  l'enfant  et  de  le  justifier  à  ses  yeux.  Les  noms 
que  leurs  parents  ou  leurs  précepteurs  leur  donnent,  ils 
ne  rougissent  pas,  ils  ne  craignent  pas  de  les  appliquer  à 

1.  «  Il  ne  faut  jih-  user  fréquemment  de?  réprimandes  un  peu  vives. 
Une  médecine  donnée  mal  à  propos  aggrave  le  mal  au  lieu  de  le  sou- 
lager, et  si  on  l'emploie  continuellement,  elle  cesse  d'être  une  médecine 
el  n'opère  pas  plus  que  ne  ferait  on  mets  désagréable  et  peu  salubre.  » 
(Érasme,  Sur  l'éducation  des  enfants.) 

•1.  Cest  un  défaut  assrz  ordinaire  d'employer  la  réprimande  pour  les 
fautes  les  plus  légères,  et  qui  sont  presque  inévitables  aux  enfants  ;  et 
c'est  ce  qui  leur  ôte  toute  la  force  et  en  fait  perdre  tout  le  fruit.  »  (Rollin, 
t.  IV.  p.  170.) 


104  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

d'autres  personnes,  ayant  d'aussi  bonnes  autorités  pour 
en  justifier  l'usage. 

L'OBSTINATION. 

78.  Je  prévois  l'objection  qu'on  va  me  faire  :  «  Quoi! 
dira-t-on,  n'y  a-t-il  donc  aucune  faute  qui  mérite  que  l'on 
fouette  ou  que  l'on  gronde  l'enfant?  Mais  ce  serait  ouvrir 
la  porte  à  tous  les  désordres.  »  Non,  le  mal  ne  serait  pas 
si  grand  qu'on  se  l'imagine,  si  du  moins  on  a  suivi  une 
bonne  méthode  dans  la  première  éducation  morale  de  l'en- 
fant, si  on  lui  a  inspiré  pour  ses  parents  le  respect  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  Les  coups,  comme  le  prouve  une  expé- 
rience constante,  ne  font  que  peu  d'effet,  quand  la  douleur 
cuisante  qu'ils  produisent  est  tout  le  châtiment  que  l'en- 
fant redoute  et  qu'il  sent  :  l'influence  de  cette  douleur 
s'efface  vite,  en  même  temps  que  le  souvenir.  Mais  il  y  a 
une  faute,  et  il  n'y  en  a  qu'une,  pour  laquelle,  selon  moi, 
les  enfants  doivent  être  battus  :  c'est  l'obstination  ou  la 
rébellion1.  Et  même  dans  ce  cas  je  voudrais,  s'il  était 
possible,  que  l'on  s'arrangeât  de  telle  manièreque  la  bonté 
d'être  fouetté,  et  non  la  douleur  physique,  devint  l'élé- 
ment principal  du  châtiment.  La  honte  d'avoir  mal  fait, 
d'avoir  mérité  une  punition,  c'est  la  seule  discipline  qui  ait 
des  rapports  avec  la  vertu.  La  douleur  causée  par  le  fouet, 
si  la  honte  ne  l'accompagne  pas,  est  vite  passée,  vite 
oubliée,  et  par  la  répétition  elle  cesse  d'être  effrayante.  J'ai 

1.  Voilà  l'exception  admise  par  Locke.  Toute  faute  où  se  manifeste 
une  volonté  rebelle,  opiniâtre,  révoltée,  doit  être  punie  par  le  fouet. 
Il  est  évident,  que  cette  exception  doit  être  rejetée,  elle  aussi,  d'abord 
parce  qu'on  en  abuserait  facilement:  un  maître  sévère  trouverait  par- 
tout des  signes  de  révolte.  En  second  lieu  les  châtiments  corporels 
sont  toujours  mauvais  en  eux-mêmes.  Et  enfin,  comme  effet  produit, 
on  peut  douter  que  le  fouet  puisse  venir  à  bout  de  l'obstination  de 
l'enfant.  Il  paraîtra  céder,  mais  il  emportera  au  fond  du  cœur,  avec 
la  honte  du  châtiment,  je  ne  sais  quel  ressentiment  et  quel  désir  de 
se  venger. 


L'OBSTINATION.  10r, 

connu  les  enfants  d'une  personne  de  qualité,  qui  étaient 
tenus  en  respect  par  la  crainte  d'être  condamnés  à  marcher 
sans  souliers,  aussi  bien  que  d'autres  le  sont  par  la  crainte 
du  fouet.  Des  punitions  de  ce  genre  vaudraient  mieux,  je 
crois,  que  les  coups.  Si  vous  voulez  en  effet  développer 
chez  l'enfant  des  sentiments  dignes  d'un  homme  libre,  c'est 
de  la  honte  de  la  faute,  c'est  de  la  disgrâce  qui  en  est  la 
conséquence,  qu'il  faut  lui  faire  peur,  plus  que  de  la  peine 
elle-même.  C'est  seulement  l'opiniâtreté,  la  désobéissance 
obstinée,  qui  doit  être  réprimée  par  la  force  et  par  les 
coups:  car  dans  ce  cas  il  n'y  a  pas  d'autre  remède1.  Quel 
que  soit  l'ordre  ou  la  défense  que  vous  adressez  à  l'enfant, 
veillez  à  être  obéi  :  pas  de  quartier  sur  ce  point.  M'admettez 
pas  de  résistance  :  car  si  une  fois  vous  laissez  se  produire 
entre  vous  deux  comme  un  combat  de  ruse,  si  vous  en 
êtes  à  disputer  avec  lui  pour  savoir  qui  sera  le  maître,  ce 
qui  arrive  quand  vous  lui  donnez  un  ordre  et  qu'il  refuse 
d'obéir,  il  faut  que  vous  l'emportiez,  à  quelque  prix  que  ce 
soit,  dussiez-vous  en  venir  aux  coups,  si  un  signe  de  tête 
ou  les  paroles  ne  suffisent  pas  ;  autrement  il  faudra  vous 
résigner  à  vivre  le  reste  de  votre  vie  dans  la  dépendance  de 
votre  fils.  J'ai  connu  une  mère  douce  et  prudente,  qui,  dans 
une  occasion  semblable,  la  première  fois  que  sa  fille  revint 
de  chez  sa  nourrice  à  la  maison,  fut  obligée  de  la  battre 
huit  fois  de  suite,  dans  la  même  matinée,  avant  de  réussir 
à  vaincre  son  opiniâtreté  et  d'obtenir  qu'elle  lui  obéît  pour 
une  chose  très  facile  en  elle-même  et  indifférente2.  Si  elle 
s'était  arrêtée  plus  tôt,  si  elle  avait  suspendu  le  châtiment 

1.  La  question  est  d'abord  de  savoir  si  le  fouet  lui-même  est  un 
remède  efficace  en  pareil  cas.  Ce  n'était  pas  l'avis  de  Montaigne  qui 
disait  :  «  Je  tiens  que  ce  qui  ne  peult  se  faire  par  la  raison,  et  par 
prudence  et  addresse,  ne  se  faict  jamais  par  la  force....  Je  n'ay  veu 
aultre  effect  aux  verges,  sinon  de  rendre  les  aines  plus  lasches  ou  plus 
malicieusement  opiniastres .  »  (Essais,  1.  II,  ch.  vin.) 

2.  On  peut  s'étonner  que  Locke  appelle  douce  et  prudente  une  mère 
qui  se  laisse  aller  à  battre  sa  petite  lille  «  huit  fois  de  suite  »,  la  pre- 
mière fois  qu'elle  la  revoit,  et  pour  «  une  chose  indifférente  ». 


106  QUELQUES  PENSEES  SUR  LTDUCATIOX. 

à  la  septième  fois,  l'enfant  était  perdue  pour  toujours  l.  Par 
un  châtiment  qui  aurait  manqué  son  effet,  elle  n'eût  fait 
que  fortifier  chez  sa  fille  l'instinct  de  l'opiniâtreté,  qu'il 
eût  été  fort  difficile  de  guérir  dans  la  suite.  Mais  ayant  eu 
la  sagesse  de  persévérer  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  plié  son  es- 
prit et  assoupli  sa  volonté,  ce  qui  est  le  seul  but  de  la  cor- 
rection et  du  châtiment,  elle  établit  son  autorité  dès  la  pre- 
mière occasion,  et  désormais  elle  obtint  de  sa  fille  en 
toutes  choses  une  prompte  et  docile  obéissance.  Comme  ce 
fut  la  première  fois  qu'elle  la  fouetta,  ce  fut  aussi,  je 
crois,  la  dernière. 

La  première  fois  qu'on  a  recours  aux  châtiments  corpo- 
rels, il  faudrait  prolonger  et  redoubler  la  punition,  jusqu'à 
ce  qu'elle  eût  entièrement  triomphé  de  la  résistance, 
que  l'esprit  de  l'enfant  fût  assoupli,  et  l'autorité  des  parents 
établie  :  dès  lors,  pour  la  maintenir,  il  suffira  d'une  gravité 
mêlée  de  douceur. 

Tout  cela,  si  l'on  y  réfléchissait,  inspirerait  aux  parents 
plus  de  modération  dans  l'emploi  du  fouet  et  du  gourdin, 
et  les  détournerait  de  croire  aussi  aisément  que  les  coups 
sont  un  remède  sûr  et  universel,  qu'on  peut  appliquer 
au  hasard  dans  n'importe  quel  cas.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  que  les  châtiments  corporels,  quand  ils  ne  font 
pas  de  bien,  font  beaucoup  de  mal.  S'ils  n'atteignent  pas 
l'esprit  et  n'assouplissent  pas  la  volonté,  ils  endurcis- 
sent le  coupable;  et  quelque  douleur  qu'il  ait  soufferte 
pour  sa  faute,  il  n'en  chérit  que  plus  son  opiniâtreté, 
ce  péché  mignon  qui  lui  a  déjà  donné  la  victoire;  il  n'en 
est  que  plus  disposé  à  rechercher,  à  espérer  pour  l'avenir 
de  nouveaux  triomphes.  C'est,  je  n'en  doute  pas,  par 
l'effet  de  ces  corrections  mal  entendues  qu'un  grand 
nombre  d'enfants  sont  devenus  obstinés  et  réfrattaires,  qui, 

1.  Exagération  évidente.  M.  Pérez,  qui  cite  ce  passage  de  Locke 
[VÉclucalion  dès  le  berceau,  p.  178)  dit  à  ce  propos  :  «  On  peut  se  de- 
mander si  les  coups  peuvenl  avoir  jamais  la  vertu  de  corriger  en  un 
jour  et  pour  toujours  une  tendance  ou  une  habitude  quelconque.  » 


■HM^MBM 


L'OBSTINATION.  107 

autrement  gouvernés,  auraient  été  très  souples  et  très  ma- 
niables. Si  vous  ne  punissez  votre  enfant  que  pour  vous 
venger  de  la  faute  passée  qui  a  excité  votre  colère,  quel 
effet  pensez-vous  produire  ainsi  sur  son  esprit,  qui  est  pré- 
cisément ce  qu'il  "s'agit  d'amender?  S'il  n'y  a  dans  sa  taule 
aucun  mélange  d'opiniâtreté  ou  de  volonté  obstinée,  elle 
ne  renferme  rien  qui  réclame  le  sévère  châtiment  du  fouet. 
Des  observations  douces  et  graves  suffisent  pour  remédier 
aux  fautes  qui  ont  pour  principes  la  faiblesse,  l'inattention 
ou  i'étourderie,  et  c'est  tout  ce  que  méritent  de  pareilles 
fautes.  Mais  si  vous  reconnaissez  une  perversité  réelle  de 
volonté,  si  vous  avez  affaire  à  une  désobéissance  prémé- 
ditée et  intentionnelle  :  alors  vous  ne  devez  pas  mesurer 
le  degré  de  la  punition  d'après  la  grandeur  ou  la  petitesse 
apparente  de  la  faute,  mais  d'après  l'esprit  d'opiniâtreté 
qu'elle  révèle  et  la  résistance  que  l'enfant  oppose  à  ses  de- 
voirs de  soumission  et  de  respect  vis-à-vis  de  son  père. 
L'obéissance  en  effet  est  de  rigueur,  et  il  ne  faut  pas  hésiter 
à  employer  les  châtiments  corporels,  en  les  administrant 
par  intervalles  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  fait  impression  sur 
l'esprit,  et  que  vous  distinguiez  les  marques  d'un  vrai 
chagrin,  de  la  honte  et  du  désir  d'obéir1. 

Mais,  d'après  moi,  il  ne  suffira  pas  que  vous  ayez  fixé 
une  tâche  à  l'enfant,  et  qu'il  ne  l'ait  pas  remplie  à  votre  fan- 
taisie, pour  qu'il  vous  soit  permis  de  le  frapper  sans  autre 
façon.  Il  faut,  avec  beaucoup  d'attention,  de  soin  et  de 
finesse,  observer  le  tempérament  particulier  des  enfants, 
et  apprécier  exactement  la  nature  de  leurs  fautes,  avant 
d'en  arriver  à  une  correction  de  ce  genre.  Mais  cela  ne 
vaut-il  pas  mieux  que  d'avoir  toujours  le  fouet  dans  les 
mains,  comme  le  seul  instrument  de  votre  autorité,  et  de 
vous  exposer,  par  le  trop  fréquent  usage  des  verges,   à 

1.  On  risque  d'attendre  toujours  ce  moment-là,  ci  en  l'attendanl  de 
faire  grand  mal  à  L'enfant.  Beaucoup  se  laisseront  rouer  de  coups 
plutôt  que  de  céder  même  eu  apparence.  D'ailleurs  à  quel  signe  dis- 
tinguerait-on le  vrai  chagrin  dont  parle  Locke? 


108  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

rendre  ce  suprême  remède  inefficace  et  inutile  dans  les 
cas  où  il  devient  nécessaire  ?  C'est  ce  qui  arrive  en  effet 
lorsqu'on  emploie  sans  discrétion  le  fouet  pour  les  fautes 
les  plus  légères.  Lorsque  pour  une  faute  contre  les  règles 
d'accord  \  ou  pour  une  syllabe  mal  placée  dans  un  vers,  on 
frappe  de  la  peine  sévère  du  fouet  un  enfant  laborieux  et 
d'un  bon  naturel,  comme  on  ferait  pour  une  action  crimi- 
nelle ou  volontaire  un  enfant  obstiné  et  pervers,  comment 
espérer  qu'une  semblable  méthode  de  correction  fasse  du 
bien  à  l'esprit  et  le  redresse?  Et  c'est  là  cependant  l'unique 
but  qu'il  faut  avoir  en  vue  :  car  si  une  fois  l'esprit  est  droit, 
tout  ce  que  vous  pouvez  désirer  suivra  naturellement. 

79.  Ainsi,  lorsqu'il  n'y  a  dans  la  volonté  aucun  mauvais 
penchant  à  corriger,  il  n'est  pas  besoin  de  recourir  au 
fouet.  Toutes  les  fautes  qui  ne  témoignent  pas  d'une  mau- 
vaise disposition  d'esprit,  qui  ne  trahissent  pas  l'intention 
de  résister  à  l'autorité  et  au  gouvernement  d'un  père  ou 
d'un  précepteur,  ne  sont  que  des  méprises,  et  l'on  peut 
souvent  ne  pas  en  tenir  compte.  En  tout  cas,  si  l'on  s'y 
arrête,  il  ne  faut  employer  d'abord  que  de  doux  remèdes: 
avis,  directions,  remontrances  ;  jusqu'à  ce  que  le  mépris 
persistant  et  prémédité  de  ces  avis  prouve  que  le  principe 
de  la  faute  réside  dans  les  mauvaises  dispositions  de  l'es- 
prit, et  qu'une  perversité  manifeste  de  la  volonté  est  la 
source  de  la  désobéissance.  Partout  où  l'obstination,  qui 
est  une  révolte  ouverte,  s'est  révélée  au  point  qu'elle  ne 
peut  plus  être  négligée  ou  dédaignée,  et  qu'il  est  néces- 
saire dès  le  début  de  la  réprimer  et  de  la  vaincre,  notre 
seule  préoccupation  doit  être  de  ne  pas  nous  tromper,  de 
nous  assurer  que  nous  avons  affaire  à  une  obstination 
réelle2,  et  pas  à  autre  chose. 

1.  Des  bévues  et  des  erreurs  grammaticales  ne  sauraient  être  punies 
de  la  même  façon  que  des  fautes  contre  la  morale.  H  convient  donc 
que  dans  les  punitions  le  maître  tienne  compte  de  cette  différence. 
Ce  serait  donner  à  l'enfant  de  fausses  idées  que  de  le  châtier  pour  un 
solécisme  autant  que  pour  un  mensonge. 

2.  «  Les  enfants  perdent  souvent  leur  présence  d'esprit  au  point 


LES  FAUTES  PERMISES.  109 

80.  Mais  puisque  l'on  doit  éviter  le  plus  possible  les 
occasions  de  punir,  surtout  de  punir  par  des  coups,  vous 
aurez  soin  d'en  venir  rarement  à  ces  extrémités.  Si  vous 
avez  inspiré  à  votre  (ils  les  sentiments  de  respect  dont  j'ai 
parlé,  un  simple  regard  suffira  dans  le  plus  grand  nombre 
des  cas  pour  l'arrêter.  Il  ne  faut  pas  assurément  demander 
à  de  jeunes  enfants  autant  de  tenue,  de  sérieux  ou  d'appli- 
cation, qu'à  des  jeunes  gens  plus  avancés  en  âge.  On  doit 
leur  permettre,  je  l'ai  déjà  dit,  tous  les  enfantillages, 
toutes  les  folies  qui  sont  en  rapport  avec  leur  âge,  sans  y 
faire  la  moindre  attention.  L'étourderie,  l'imprévoyance, 
la  gaieté,  sont  les  caractères  de  l'enfance.  La  sévérité  ne  doit 
pas  s'étendre  à  ces  actions  et  imposer  sur  ce  point  d'inop- 
portunes restrictions.  Ne  nous  pressons  pas  non  plus  de  voir 
de  l'obstination,  de  la  mauvaise  volonté,  dans  des  actes 
qui  ne  sont  que  l'effet  naturel  de  l'âge  et  du  tempéra- 
ment. Dans  ce  cas,  il  faut  simplement  venir  en  aide  aux 
enfants,  leur  tendre  la  main,  pour  les  ramener  doucement, 
comme  à  des  personnes  faibles  qui  souffrent  d'une  infirmité 
naturelle  ;  et  bien  qu'une  fois  avertis  ils  retombent  dans 
les  mêmes  fautes,  il  ne  faut  pas  cependant  que  chaque 
rechute  soit  comptée  pour  un  mépris  formel  de  vos  ordres, 
et  considérée  tout  de  suite  comme  un  acte  de  révolte l.  Les 
fautes  qui  proviennent  de  la  faiblesse  de  l'âge,  il  ne  faut 
pas  sans  doute  les  négliger,  les  laisser  passer  sans  la  moin- 
dre attention;  mais  à  moins  que  la  volonté  n'y  soit  mêlée, 
on  ne  doit  jamais  en  exagérer  la  gravité,  ni  les  reprendre 
trop  rigoureusement.  Redressez-les  seulement  d'une  main 
douce,  comme  l'exige  leur  âge.  De  cette  façon  les  enfants 

d'être  pendant  quelque  temps  incapables  de  toute  concentration  men- 
tale. Il  semble  qu'ils  soient  obstinés,  alors  qu'en  réalité  ils  sont  simple- 
ment éperdus  et  bors  d'eux-mêmes.  Dans  d'autres  cas  ils  ne  parais- 
sent obstinés  que  parce  qu'ils  se  sont  mépris  sur  le  sens  des  paroles 
de  leur  maître.  »  (Note  du  R.  Even  Daniel.) 

t.  Il  y  a  dans  ces  lignes  un  sentiment  touchant  de  la  faiblesse  de 
l'enfance,  quelque  chose  comme  la  bonté  profonde  qui  inspirait  les 
maîtres  de  Port-Roval. 


110  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

comprendront  ce  qu'il  y  a  de  véritablement  répréhensible 
dans  chacune  de  leurs  actions  et  s'habitueront  à  l'éviter. 
Par  là  aussi  vous  les  encouragerez,  ce  qui  est  la  grande 
affaire,  à  n'avoir  jamais  que  de  bonnes  intention»,  puis- 
qu'ils auront  reconnu  que  leur  bonne  volonté  les  meta 
l'abri  de  tout  désagrément  grave,  et  que,  dans  les  fautes 
qu'ils  laissent  échapper,  au  lieu  de  subir  les  reproches  pas- 
sionnés et  irrités  de  leur  gouverneur  ou  de  leurs  parents, 
ils  sont  traités  avec  ménagement  et  avec  douceur.  Dé- 
tournez vos  enfants  du  vice  et  des  dispositions  vicieuses, 
et  avec  chaque  progrès  des  années  vous  les  verrez  prendre 
les  manières  qui  conviennent  à  leur  âge  et  à  la  société 
qu'ils  fréquentent.  A  mesure  qu'ils  grandiront  en  âge,  iis 
grandiront  aussi  en  application  et  en  sagesse.  Mais  afin  que 
vos  paroles  aient  toujours  de  l'autorité  et  de  la  force,  s'il 
arrive  à  l'occasion  que  vous  leur  ayez  enjoint  de  laisser 
ceci  ou  cela,  dans  leurs  amusements  enfantins,  ayez  grand 
soin  d'avoir  toujours  le  dernier  mot,  et  ne  leur  laissez  ja- 
mais prendre  l'avantage.  Mais,  je  le  répète,  je  voudrais 
que  le  père  ne  fit  que  rarement  intervenir  son  autorité  et 
ses  commandements  dans  ces  occasions-là,  et  qu'il  se  ré- 
servât pour  les  cas  où  les  enfants  sont  sur  le  point  de  con- 
tracter quelque  habitude  vicieuse.  11  y  a,  selon  moi,  de 
meilleurs  moyens  de  diriger  leur  esprit,  et  lorsqu'une 
fois  vous  aurez  gagné  ce  premier  point  de  les  soumettre  à 
votre  volonté,  vous  réussirez  mieux  le  plus  souvent  en  rai- 
sonnant doucement  avec  eux. 

IL   FAUT   RAISONNER  AVEC  LES  ENFANTS. 

81.  On  s'étonnera  peut-être  que  je  recommande  de  rai- 
sonner avec  les  enfants,  et  cependant  je  nepuis  m'empêcher 
de  penser  que  c'est  la  vraie  manière  de  se  comporter  avec 
eux1.  Ils  entendent  raison  dès  qu'ils  savent  parler  et,  si  je 

1.  Rousseau  a  critiqué  vivement  les  idées  de  Locke  sur  ce  point  : 
«  Raisonner  avec  les  entants  était  la  grande  maxime  de  Locke;  c'est  la 


IL  l'Ali  RAISONNER  AVEC  LES  ENFANTS.  111 

ne  me  trompe,  ils  aiment  à  être  traités  en  créatures  rai- 
sonnables plus  tôt  qu'on  ne  se  l'imagine.  C'est  une  sorte 
d'orgueil  qu'il  faut  développer  en  eux,  et  dont  on  doit  se 
servir  autant  que  possible,  comme  d'un  puissant  instru- 
ment pour  les  conduire. 

Mais  quand  je  parle  de  raisonnements,  j'entends  seule- 
ment ceux  qui  sont  appropriés  à  l'intelligence,  qui  sont  à 
la  portée  d'esprit  de  l'enfant.  Personne  ne  suppose  qu'on 
puisse  argumenter  avec  un  enfant  de  trois  ou  même  de  sepl 
ans  comme  avec  un  homme  mûr.  De  longs  discours,  des  rai- 
sonnements philosophiques  étonnent  tout  au  plus  et  confon- 
dent l'esprit  de  l'enfant,  mais  ne  l'instruisent  pas.  Quandje 
dis  qu'il  faut  les  traiter  comme  des  créatures  raisonnables, 
j'entends  donc  que  vous  devez  leur  faire  comprendre  par 
la  douceur  de  vos  manières,  par  l'air  tranquille  que  vous 
gardez  jusque  dans  vos  corrections,  que  ce  que  vous  faites 
estraisonnableen  soi,  en  même  temps  qu'utile  et  nécessaire 
pour  eux;  que  ce  n'est  point  par  caprice,  par  passion  ou 
fantaisie,  que  vous  leur  ordonnez  ou  leur  défendez  ceci 
ou  cela.  C'est  ce  qu'ils  sont  parfaitement  en  état  de  com- 


plus en  vogue  aujourd'hui;  son  succès  ne  me  parait  pourtant  pas  fort 
propre  à  la  mettre  en  crédit,  et  pour  moi  je  ne  vois  rien  de  plus  sot 
que  des  enfants  avec  qui  l'on  a  tant  raisonné.  »  En  d'autres  termes, 
Rousseau  n'admet  pas  que  pour  gouverner  les  enfants  on  essaye  de  la 
persuasion.  «  En  leur  parlant  dès  leur  bas  âge  une  langue  qu'ils  n'en- 
tendent point,  on  les  accoutume  à  se  payer  de  mots,  à  contrôler  tout 
ce  qu'on  leur  dit,  à  se  croire  aussi  sages  que  leur  maître,  à  devenir 
disputeurs  et  mutins.  »  L'enfant,  d'après  Rousseau,  doit  obéir  à  la 
nécessité,  à  la  force.  Il  ne  faut  pas  essayer  de  lui  donner  la  raison  du 
joug  qui  pèse  sur  lui.  — Rousseau  n'a  raison  que  contre  l'exagération 
possible  de  l'excellent  principe  de  Locke.  Sans  doute  il  ne  faut  pas  se 
flatter  de  pouvoir  toujours  parler  raison  à  l'enfant.  11  est  nécessaire 
bien  souvent  de  1  ecourir  à  l'autorité  que  Rousseau  proscrivait,  elle  aussi . 
Dupont  de  Nemours  distinguait  les  commandements  utilitaires  qui 
exigent  une  obéissance  aveugle,  absolue,  et  les  commandements  pater- 
nels qui  demandent  seulement  une  obéissance  raisonnée.  Il  est  évi- 
dent que  l'ordre  et  la  discipline  dans  la  famille  ne  peuvent  se  passer 
des  premiers,  mais  l'idéal  n'en  est  pas  moins  de  généraliser  le  plus  tôt 
possible  l'usage  des  commandements  paternels. 


112  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

prendre,  et  il  n'y  a  pas  de  vertu  ni  de  vice  dont  on  ne  puisse 
leur  faire  entendre  pourquoi  on  leur  recommande  l'une  et 
pourquoi  on  leur  interdit  l'autre  :  seulement  il  faut  pour 
cela  choisir  des  raisons  appropriées  à  leur  âge  et  à  leur  in- 
telligence, et  les  leur  proposer  toujours  clairement  et  en 
peu  de  mots1.  Les  principes  sur  lesquels  reposent  la  plu- 
part des  devoirs,  les  sources  du  bien  et  du  mal  d'où  ces 
devoirs  jaillissent,  il  n'estpas  toujours  aisé  de  les  expliquer 
même  aux  hommes  faits,  quand  ils  ne  sont  pas  habitués  à 
abstraire  leurs  pensées  des  opinions  communément  reçues. 
A  plus  forte  raison  les  enfants  sont-ils  incapables  de  raison- 
ner sur  des  principes  un  peu  élevés.  Ils  ne  sentent  pas  la 
force  d'une  longue  déduction.  Les  raisons  qui  les  touchent 
sont  des  raisons  familières,  au  niveau  de  leurs  pensées, 
des  raisons  sensibles  et  palpables,  si  je  puis  ainsi  parler. 
Mais  si  l'on  a  égard  à  leur  âge,  à  leur  tempérament,  à  leurs 
goûts,  on  ne  manquera  jamais  de  trouver  des  motifs  de  ce 
genre  propres  à  les  convaincre.  Et  si  l'on  ne  trouvait  pas 
d'autre  raison  plus  particulière,  ce  qu'ils  comprendront 
toujours,  ce  qui  suffira  pour  les  détourner  d'une  faute  du 
genre  de  celles  qu'ils  peuvent  commettre  :  c'est  que  cette 
faute  les  discrédite  et  les  déshonore,  c'est  qu'elle  vous 
déplaît. 

LES   EXEMPLES. 

82.  Mais  de  tous  les  moyens  à  employer  pour  instruire 

1.  Condillac,  qui  s'inspire  de  Locke  en  pédagogie  autant  qu'en  psy- 
chologie, croit  aussi  à  la  nécessité  de  raisonner  de  bonne  heure  avec 
les  enfants.  Il  va  jusqu'à  dire  que  «  la  faculté  de  raisonner  commence 
aussitôt  que  nos  sens  commencent  à  se  développer  »,  ce  qu'aucun 
observateur  attentif  de  l'enfance  ne  saurait  accorder.  Il  est  plus  près 
de  la  vérité  quand  il  ajoute  :  «  Ne  confondons  pas  le  raisonnement  et 
les  choses  sur  lesquelles  on  raisonne  »  (Œuvres,  t.  VI,  p.  293);  ce  qui 
revient  à  dire,  comme  Locke  le  fait  remarquer  ici,  que  l'enfant,  s'il 
raisonne,  ne  peut  du  moins  raisonner  sur  les  mêmes  idées  que  l'homme 
fait. 


LES  EXEMPLES.  115 

les  enfants,  pour  former  leurs  mœurs,  le  plus  simple,  le 
plus  aisé  et  le  plus  efficace,  c'est  de  leur  mettre  devant  les 
yeux  les  exemples  des  choses  que  vous  voulez  leur  faire 
pratiquer  ou  éviter'.  Si  vous  avez  soin  de  leur  présenter 
ces  exemples  dans  la  vie  des  personnes  qu'ils  connaissent,  en 
y  joignant  quelques  réflexions  sur  la  beauté  ou  sur  la  lai- 
deur de  ces  actions,  vous  aurez  plus  fait  pour  exciter  ou 
décourager  leur  instinct  d'imitation,  qu'en  leur  tenant  les 
plus  beaux  discours  du  monde.  Il  n'y  a  pas  de  mots,  si 
forts  qu'ils  soient,  qui  leur  donnent  l'idée  des  vertus  et  des 
vices  aussi  bien  que  le  feront  les  actions  des  autres  hommes 
qui  leur  en  présentent  l'image,  si  vous  avez  soin  de 
diriger  leurs  observations,  et  si  vous  leur  enjoignez  d'exa- 
miner telle  ou  telle  qualité  bonne  ou  mauvaise  chez  les 
gens  qui  la  mettent  en  pratique.  La  beauté  ou  la  laideur 
de  bien  des  choses,  en  fait  de  bonne  ou  de  mauvaise  édu- 
cation, fera  une  plus  profonde  impression  sur  leurs  esprits, 
si  elle  leur  est  révélée  par  les  exemples  d'autrui,  que  si 
elle  leur  est  enseignée  par  des  règles  ou  par  des  instruc- 
tions-. 

C'est  une  méthode  qu'il  ne  faut  pas  seulement  suivre 
avec  les  enfants  tout  jeunes,  mais  qu'il  faut  continuer  tant 
qu'ils  restent  sous  la  surveillance  ou  la  direction  d'une 
autre  personne.  Je  crois  que  c'est  le  meilleur  moyen  qu'un 
père  puisse  employer,  tant  qu'il  pourra  avoir  à  réformer 
quelque  défaut  dans  la  conduite  de  son  fils.  11  n'y  a  rien, 

1.  Conférez  Horace  (Satires,  livre  I,  liv.  IV)  : 

...  Insuevit  pater  optimus  hoc  me 
Ut  jugèrent  e.iemplis  vitiorum  quœque  notando. 
Quum  me  hortaretur,  parce,  frugaliter,  alque 
Viverem  uti  content  us  co  quod  mi  ipse  parasset  : 
Nonne  vides,  Albi  ut  maie  vivat  filius,  utque 
liarrus  inops  :  magnum  dot  unientum  ne  patriam  rem 
Perdere  quis  relit... 

2.  C'est  la  vieille  maxime  :  Longum  iter  per  prcecepla,  brève  per 
exempta. 

8 


114  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

en  effet,  qui  pénètre  l'esprit  des  hommes  aussi  doucement 
et  aussi  profondément  que  l'exemple.  Les  défauts  mêmes 
qu'ils  sont  disposés  à  excuser  ou  à  ne  pas  voir  en  eux- 
mêmes,  ils  ne  sauraient  s'empêcher  de  les  désapprouver 
et  d'en  rougir,  quand  ils  les  découvrent  chez  d'autres  per- 
sonnes. 

L'USAGE  DU  FOUET. 

83.  Lorsque  l'usage  du  fouet  devient  nécessaire  comme 
remède  suprême,  on  peut  se  demander  à  quel  moment 
et  par  qui  la  punition  doit  être  administrée1.  Est-ce  immé- 
diatement après  la  faute  commise,  quand  elle  est  toute 
récente  et  pour  ainsi  dire  toute  chaude,  qu'il  convient  de 
sévir?  Et  faut-il  que  les  parents  eux-mêmes  châtient  leurs 
enfants2?  Sur  le  premier  point,  mon  avis  est  que  la  puni- 
tion ne  doit  pas  être  appliquée  tout  de  suite,  de  peur  que 
la  passion  ne  s'en  mêle,  et  que  le  châtiment,  par  consé- 
quent, tout  en  dépassant  les  bornes  convenables,  ne  con- 
serve pas  son  efficacité  légitime.  Les  enfants  savent  parfai- 
tement discerner  quand  nous  agissons  par  passion.  Gomme 
je  l'ai  déjà  dit,  ce  qui  leur  fait  le  plus  d'impression,  c'est 
ce  qui  émane  de  la  raison  calme  et  froide  de  leurs  parents  : 
la  distinction  ne  leur  échappe  pas.  Sur  le  second  point,  je 

1.  Locke,  malgré  ses  protestations  contre  l'usage  du  fouet  en  géné- 
ral, le  maintient,  comme  on  sait,  dans  certains  cas  exceptionnels.  C'est 
Vu/lima  ralio  applicable  aux  fautes  les  plus  graves. 

"2.  Ces  questions  ne  nous  intéressent  plus  aujourd'hui,  puisque  le 
fouet  est  absolument  condamné  par  la  pédagogie  moderne.  Mais  elles 
étaient  à  l'ordre  du  jour  du  temps  de  Locke.  Les  Regulœ  des  Jésuites 
interdisaient  aux  Pères  d'infliger  de  leurs  mains  les  corrections  phy- 
siques. Dans  certains  collèges  on  avait  un  correcteur  attaché  à  la  mai- 
son, un  cuisinier,  un  portier.  Ailleurs  on  recourait  au  service  d'un 
pauvre  artisan  du  voisinage  qui  recevait  tant  par  mois  ou  par  an  pour 
venir  instrumenter  dans  les  classe?.  Quelquefois  on  s'adressait  à  un 
écolier  bien  planté,  gaillard  so!ide,*qui  fouettait  ses  camarades  toutes  les 
fois  que  le  régent  lui  en  donnait  l'ordre.  C'était  sous  une  forme  spéciale, 
un  commencement  d'enseignement  mutuel.  (Voyez  notre  brochure  sur 
l'Orbilianisme  ou  l'usage  du  Jouet  chez  les  Jésuites.) 


L'USAGE  DU  FOUET.  115 

crois  que  si  vous  avez  à  votre  service  un  domestique  dis- 
civt  »,  qui  puisse  tenir  auprès  de  votre  enfant  la  place  d'un 
gouverneur  (si  vous  avez  un  gouverneur,  il  n'y  a  plus  de 
difficulté),  il  vaut  mieux  que  la  douleur  de  la  punition  soit 
directement  infligée  à  l'enfant  par  une  autre  main  que  la 
vôtre,  mais  avec  votre  permission  et  en  votre  présence.  De 
cette  façon,  l'autorité  des  parents  est  mieux  sauvegardée, 
et  te  ressentiment  de  l'enfant,  pour  la  douleur  qu'il  a  sup- 
portée, se  retourne  sur  la  personne  qui  la  lui  a  directe- 
ment causée.  Car  je  veux,  on  le  sait,  que  le  père  n'en  vienne 
que  rarement  aux  châtiments  corporels,  et  cela,  quand  il 
y  a  nécessité  pressante,  quand  il  n'y  a  plus  d'autre  remède; 
et  alors  il  convient  peut-être  que  le  châtiment  soit  infligé 
de  telle  sorte  que  l'enfant  ne  puisse  l'oublier-. 

84.  Mais,  je  le.  répète,  les  châtiments  corporels  sont  de 
toutes  les  corrections  !a  plus  mauvaise  ;  c'est  par  consé- 
quent la  dernière  qu'il  faille  employer,  et  seulement  dans 
les  cas  extrêmes,  après  qu'on  aura  essayé  de  tous  les 
moyens  plus  doux  et  qu'on  en  aura  reconnu  l'impuissance. 
Si  l'on  suit  exactement  ces  règles,  on  n'aura  que  rarement 
besoin  d'en  venir  aux  coups.  Il  n'est  pas  à  supposer  en 
effet  qu'un  enfant  veuille  souvent  résister  dans  une  circon- 
stance particulière  à  l'ordre  que  lui  donne  son  père,  et  il 
est  probable  qu'il  ne  le  voudra  jamais.  D'autre  part,  si  le 
père  a  soin  de  ne  pas  interposer  son  autorité  absolue  et  ses 
ordres  péremptoires,  soit  dans  les  actions  puériles  et  indif- 
férentes, où  l'enfant  doit  jouir  de  sa  liberté3,  soit  à  pro- 
pos de  ses  études  et  de  ses  progrès,  en  quoi  il  ne  faut 
jamais  lui  faire  violence,  il  ne  reste  que  la  prohibition 
de  quelques  actions  vicieuses  qui  puisse  donner  lieu  à  dea 

1.  C'était  la  méthode  ordinaire  des  collèges  des  Jésuites. 

'2.  C'est-à-dire  aussi  durement  que  possible. 

3.  Il  faut  craindre,  en  effet,  d'amoindrir  et  de  compromettre  son 
autorité  en  l'exerçant  trop  souvent  et  sans  cause  suffisante.  Combien 
de  parents  et  de  maîtres  perdent  leur  empire  sur  les  enfants  pour  les 
avoir  fatigués  à  tout  propos  par  des  réprimandes  et  par  des  menaces 
inutiles! 


116  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

actes  de  rébellion,  et  par  suite  mériter  le  fouet  à  l'en- 
fant. Il  n'y  aura  donc  qu'un  très  petit  nombre  d'occasions 
où  un  père  attentif,  qui  dirige  comme  il  convient  l'édu- 
cation de  son  fils,  se  verra  forcé  de  recourir  à  ce  moyen 
de  discipline.  Pendant  les  sept  premières  années  en  effet, 
quels  sont  les  vices  dont  un  enfant  peut  se  rendre  coupa- 
ble, sinon  le  mensonge  ou  quelques  traits  de  malice? 
C'est  quand  il  est  retombé  plusieurs  fois  dans  ces  fautes, 
malgré  la  défense  formelle  de  son  père,  que  l'enfant  doit 
être  puni  pour  son  obstination  et  qu'il  mérite  d'être  battu. 
Si  toutes  les  dispositions  vicieuses  de  l'enfant  sont,  dès  le 
début,  traitées  comme  elles  doivent  l'être;  si  on  lui  en  té- 
moigne d'abord  de  la  surprise  ;  si,  dans  le  cas  de  récidive, 
l'enfant  est  décontenancé  par  l'air  sévère  de  son  père,  de 
son  précepteur  et  de  tous  ceux  qui  l'approchent,  et  par  une 
façon  d'agir  conforme  à  l'état  de  disgrâce  où  il  est  tombé  ; 
si  enfin  on  sait  persévérer  dans  cette  attitude  assez  long- 
temps pour  qu'il  devienne  sensible  à  la  honte  de  sa  faute, 
j'imagine  qu'il  ne  sera  pas  besoin  de  recourir  à  une  autre 
espèce  de  correction,  et  que  l'occasion  ne  se  présentera  pas 
d'en  venir  aux  coups.  Ce  sont  seulement  les  négligences 
de  la  première  éducation,  et  l'excès  de  douceur  qu'on  a  té- 
moigné d'abord  aux  enfants,  qui  rendent  nécessaire  dans 
la  suite  l'emploi  des  corrections  physiques1.  Si  l'on  avait 
surveillé  à  leur  naissance  les  inclinations  vicieuses  et  les 
premières  irrégularités  qu'elles  engendrent,  si  on  les  avait 
corrigées  doucement,  on  aurait  rarement  plus  d'un  défaut 
à  la  fois  à  combattre,  et  on  en  viendrait  facilement  à  bout, 
sans  bruit  ni  fracas,  sans  avoir  besoin  de  recourir  à  une 
discipline  aussi  brutale  que  le  fouet. 

1.  Il  vaut  mieux,  en  effet,  prévenir  les  fautes  qu'avoir  à  les  punir,  et 
si  on  ne  peut  les  prévenir  entièrement,  les  corriger  doucement  quand 
elles  sont  encore  légères,  que  les  châtier  avec  dureté  quand  elles  sont 
devenues  graves.  Voilà  pourquoi  la  sévérité  est  nécessaire  dans  une 
certaine  mesure  au  début  de  l'éducation.  Ce  sont  les  parents  sévères 
dans  les  commencements  qui  peuvent  le  plus  aisément  se  montrer 
doux  et  indulgents  dans  la  suite. 


LTJSAGE  DU  FOUET.  117 

Ainsi  tous  les  vices,  combattus  un  à  un,  dès  leur  pre- 
mière apparition,  seraient  aisément  extirpés,  sans  qu'il 
subsistât  la  moindre  trace  et  même  le  souvenir  de  leur 
existence.  Mais  par  complaisance,  par  faiblesse  pour  nos 
chers  petits,  nous  laissons  leurs  défauts  grandir  jusqu'à 
ce  qu'ils  aient  pris  racine  et  se  soient  multipliés,  et  que 
la  laideur  morale  de  nos  enfants  nous  couvre  de  honte  et 
de  confusion.  Alors  il  faut  bien  employer  la  charrue  et  la 
herse,  il  faut  recourir  à  la  bêche  et  à  la  pioche  pour  at- 
teindre le  fond  des  racines,  et  ce  n'est  pas  trop  de  toute 
notre  force,  de  toute  notre  habileté  et  de  tout  notre  zèle, 
pour  nettoyer  cette  pépinière  infestée  de  mauvaises  herbes, 
ce  champ  couvert  de  ronces,  et  pour  retrouver  l'espé- 
rance des  fruits  qui,  la  saison  venue,  nous  récompenseront 
de  nos  labeurs. 

85.  Cette  méthode,  si  on  l'observe,  épargnera  à  la  fois 
au  père  et  à  l'enfant  l'ennui  des  mômes  injonctions  sans 
cesse  répétées  et  des  règles  impératives  ou  prohibitives  in- 
définiment multipliées l.  Je  crois  en  effet  que  les  actions 
qui  tendent  à  produire  de  mauvaises  habitudes  (et  ce  sont 
les  seules  qui  exigent  que  le  père  interpose  son  autorité 
et  ses  commandements)  ne  doivent  pas  être  défendues  à 
l'enfant  avant  qu'il  s'en  soit  rendu  coupable.  La  défense 
faite  avant  la  faute,  si  elle  n'a  pas  de  résultats  plus  fâ- 
cheux, a  du  moins  celui  d'apprendre  à  l'enfant  la  possibi- 
lité de  la  faute,  puisqu'elle  suppose  que  l'enfant  peut  la 
commettre,  et  puisqu'il  y  aurait  moins  de  risque  qu'il  la 
commît,  s'il  en  ignorait  l'existence2.  Le  meilleur  moyen 
d'enrayer  une  disposition  vicieuse,  c'est,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  de  paraître  étonné  et  surpris  à  la  première  action  qui 
la  révèle  chez  l'enfant.  Par  exemple  la  première  fois  qu'il 

1.  Tous  les  pédagogues  sont  d'accord  sur  le  danger  que  fait  courir  à 
la  discipline  la  multiplicité  des  règles  impératives  ou  prohibitives. 

2.  Locke  a  parfaitement  raison.  Mais  ne  se  met-il  pas  en  contradic- 
tion avec  ce  qu'il  a  dit  un  peu  plus  haut  sur  la  convenance  de  mettre 
devant  les  yeux  de  l'enfant  même  les  exemples  du  vice? 


lis  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

est  pris  en  flagrant  délit  de  mensonge  ou  d'un  acte  de  mé- 
chanceté, le  premier  remède  à  employer,  c'est  de  lui  par- 
ler de  cette  action  comme  de  quelque  chose  d'étrange  et 
de  monstrueux,  dont  on  ne  le  croyait  point  capable,  et 
ainsi  de  lui  en  faire  honte. 

86.  On  objectera  sans  doute  que  je  me  fais  illusion  sur 
la  docilité  des  enfants,  et  que,  en  dépit  de  la  préférence 
que  j'accorde  à  la  voie  plus  douce  de  l'éloge  et  du  blâme, 
il  y  aura  toujours  beaucoup  d'enfants  qui  ne  s'applique- 
ront pas  à  leurs  études  et  à  ce  qu'ils  doivent  apprendre,  tant 
qu'on  ne  les  aura  point  fouettés.  C'est  là  le  langage  ordinaire 
des  gens  d'école  et  de  tous  ceux  qui,  entêtés  des  vieilles 
méthodes,  ne  laissent  jamais  expérimenter  les  autres  dans 
les  occasions  où  l'on  pourrait  en  faire  l'essai.  En  effet, 
comment  expliquer  autrement  qu'on  ait  besoin  du  fouet 
pour  enseigner  le  latin  et  le  grec,  et  qu'on  s'en  passe 
pour  le  français  et  l'italien?  Les  enfants  apprennent  la 
danse  et  l'escrime,  sans  qu'on  ait  besoin  de  les  fouetter  ; 
de  même  pour  l'arithmétique,  le  dessin.  Cela  ne  donne- 
t-il  pas  le  droit  de  soupçonner  qu'il  y  a  quelque  chose  d'é- 
trange, de  contre  nature,  d'antipathique  à  l'enfance,  dans 
les  programmes  d'études  des  écoles  de  grammaire,  ou 
dans  les  méthodes  qu'on  y  emploie,  puisque  les  enfants 
ne  s'appliquent  pas  du  tout  à  ces  études,  quand  on  ne  les 
fouette  pas,  et  ne  s'y  appliquent  qu'à  contre-cœur  lorsqu'on 
les  fouette  ;  ou  sinon,  que  l'on  se  trompe,  quand  on  croit 
ne  pouvoir  apprendre  les  langues  anciennes  aux  enfants 
qu'à  coups  de  fouet  ? 

87.  Mais  à  supposer  qu'il  se  rencontre  des  enfants  si 
indifférents  et  si  paresseux  qu'on  ne  puisse  les  décider 
à  étudier  par  les  voies  de  la  douceur,  —  et  il  faut  recon- 
naître qu'il  y  a  en  effet  des  enfants  de  toute  nature,  —  ce 
n'est  pas  une  raison  cependant  pour  qu'on  pratique  avec 
tous  le  dur  régime  du  fouet.  11  n'y  en  a  aucun  dont  il  soit 
permis  de  dire  qu'il  ne  peut  être  gouverné  par  la  douceur 
et  la  modération,  tant  qu'on  n'en  a  pas  fait  avec  lui  l'essai 


L'USAGE  m    FOUET.  119 

complot.  Si  ces  moyens  ne  le  déterminent  pas  à  travailler 
de  tontes   ses  forces,  à  faire  tout  ce  qu'il  est  capable  de 
faire,  alors  il  n'y  a  plus  à  chercher  d'excuses  pour  un  ca- 
ractère aussi  obstiné.  Le  fouet  est  le  remède  convenable 
en    pareil   cas,    mais  le    fouet  administré  selon  d'autres 
procédés  que  les  procédés  ordinaires.  L'enfant   qui  volon- 
tairement néglige  ses  livres,  qui  se  refuse  obstinément  à 
une  chose  qu'il  peut  faire  et  que  son  père  lui  enjoint  de 
faire  par  un  ordre  positif  et  formel,   cet  enfant-là,  il  ne 
faut  pas  se  contenter  de  lui  appliquer  deux  ou  trois  coups 
de  fouet,  pour  n'avoir  pas  fait  son  devoir,  et  de  recommen- 
cer à  lui  infliger  la  même  punition  chaque  fois  qu'il  re- 
tombe dans  la  même  faute.  Non,  lorsque  les  choses  en 
sont  venues  à  ce  point,  lorsque  l'entêtement  est  manifeste 
et  rend  la  correction  nécessaire,  je  pense  qu'on  doit  châ- 
tier l'enfant  avec  plus  de  calme  et  aussi  avec  plus  de  sévé- 
rité; on  doit  le  frapper  (en  ayant  soin   de  mêler  les  ad- 
monestations aux  coups)  jusqu'à  ce  qu'on  puisse  lire  sur 
son  visage,  dans  sa  voix,  dans  son  attitude  soumise,  que  le 
châtiment  a  fait  impression  sur  son  esprit,  et  qu'il   est 
moins  sensible  à  la  douleur  même  des  coups  qu'à  la  honte 
de  la  faute  dont  il  s'est  rendu  coupable  et  qui  lui  cause 
maintenant  un  vrai  chagrin.  Si  une  correction  de  ce  genre, 
répétée  plusieurs   fois   à   des  intervalles  convenables,  et 
poussée  jusqu'aux  limites  extrêmes  de  la  sévérité,  accom- 
pagnée d'ailleurs  des  marques  non  équivoques  du  mécon- 
tentement paternel,  ne  produit  pas  d'effet  et  ne  réussit  pas 
à  modifier  les  dispositions  de  l'enfant,  à  le  rendre  souple 
et  docile,  quel  profit  peut-on  désormais  espérer  de  l'usage 
des  châtiments  corporels,  et  à  quoi  bon  les  employer  plus 
longtemps  ?  Fouetter  un  enfant,  lorsqu'on  ne  peut  plus 
compter  que  cette  correction  produise  aucun  bien,  c'est 
plutôt  se  comporter  avec  la  fureur  d'un  ennemi  plein  de 
rage  qu'avec  la  sagesse  d'un  ami  compatissant;  et  le  châ- 
timent n'est  plus  alors  qu'une  provocation  inutile,  qui  n'a 
aucune  chance  d'amender  le   coupable.  Si    un  père  est 


120  UUELOUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

assez  malheureux  pour  avoir  un  fils  aussi  pervers,  aussi 
intraitable,  je  ne  vois  pas  ce  qui  lui  reste  à  faire,  sinon 
à  prier  Dieu  pour  lui.  Mais,  selon  moi,  si  dès  le  début 
ou  emploie  avec  les  enfants  les  bonnes  méthodes,  il  s'en 
rencontrera  peu  de  ce  caractère  ;  et  après  tout,  s'il  y  en  a 
de  tels,  ce  n'est  pas  d'après  ces  exceptions  qu'il  faut  régler 
l'éducation  des  autres,  de  ceux  qui  ont  un  meilleur  natu- 
rel et  qui  peuvent  èlrc  gouvernés  par  des  voies  plus  douces. 


SECTION  IX    (88-94). 


QUALITÉS  NÉCESSAIRES  D'UN  GOUVERNEUR. 

88.  Si  vous  pouvez  rencontrer  un  gouverneur  qui  se 
mette  en  pensée  à  la  place  du  père  l,  qui  se  charge  des 
mêmes  soins  que  lui,  et  qui,  approuvant  les  méthodes  dont 
je  viens  de  parler,  sache  les  pratiquer  dès  le  déhut,  la 
tâche  lui  deviendra  facile  clans  la  suite  ;  et  vous  ne  tar- 
derez pas  à  reconnaître,  je  crois,  que  votre  fils  a  fait  en 
peu  de  temps,  pour  la  science  et  pour  la  sagesse,  plus  de 
progrès  que  vous  ne  l'imaginiez.  Mais  ne  permettez  jamais 
au  gouverneur  de  hattre  votre  fils,  sans  votre  consentement 
et  en  votre  absence  2,  au  moins  jusqu'au  jour  où  l'expé- 


1.  Conférez  Rollin  :  «  Les  précepteurs  tiennent  la  place  des  pères  et 
des  mères  :  ils  doivent  donc  en  prendre  les  sentiments,  et  en  avoir  la 
douceur  et  la  tendresse,  mais  une  douceur  qui  ne  dégénère  point  en 
mollesse,  et  une  tendresse  qui  soit  réglée  par  la  raison...  »  (T.  IV, 
p.  669.)  Quintilien  avait  dit  la  même  chose  avant  Locke  et  avant  Rolliu 
[h>sl  t.  oral.,  IV,  2). 

2.  Louis  XIV  ne  suivait  pas  cette  règle  avec  son  fils,  le  grand  Dau- 
phin. On  sait  qu'il  avait  délégué  officiellement  le  droit  de  correction 
au  gouverneur  «lu  prince,  le  duc  de  Montausier.  Celui-ci,  homme  dur 
et  hrnsque,  usait  largement  de  son  droit,  en  présence  de  Bossuet  qui 
laissait  faire. 


l'2;2  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

rience  vous  aura  garanti  sa  modération  et  sa  prudence. 
I)e  plus,  pour  qu'il  conserve  toute  son  autorité  sur  son 
élève,  laissez  ignorer  qu'il  n'a  pas  le  pouvoir  d'user  du 
fouet,  et  ayez  soin  de  le  traiter  vous-même  avec  le  plus  grand 
respect,  en  obligeant  toute  votre  famille  à  agir  de  même  f. 
Ne  comptez  pas  que  votre  fils  respecte  son  gouverneur,  s'il 
le  voit  mépriser  par  vous,  ou  par  sa  mère,  ou  par  d'autres 
personnes.  Si  vous  le  jugez  digne  de  votre  mépris,  c'est 
que  vous  aurez  fait  un  mauvais  choix.  Et  pour  peu  que 
vous  laissiez  voir  votre  mépris,  votre  fils  ne  manquera  pas 
d'en  faire  autant;  et,  dans  ce  cas,  quel  que  soit  le  mérite 
du  précepteur,  quelques  talents  qu'il  ait  pour  réussir  dans 
son  emploi,  tout  cela  sera  perdu  pour  votre  fils  et  ne  lui 
sera  jamais  plus  d'aucun  profit. 

89.  De  même  que  l'exemple  du  père  doit  enseigner  à 
l'enfant  le  respect  de  son  gouverneur,  de  même  l'exemple 
du  gouverneur  doit  engager  l'enfant  aux  actions  dont  il 
veut  lui  inculquer  l'habitude  2.  Sa  conduite  ne  doit  jamais 
démentir  ses  préceptes,  sans  quoi  il  ne  fera  que  pervertir 
son  élève.  Il  ne  servira  de  rien  que  le  gouverneur  lui 
adresse  des  sermons  sur  le  devoir  de  réprimer  ses  passions, 
si  lui-même  lâche  la  bride  à  quelqu'une  des  siennes.  C'est 
en  vain  qu'il  s'efforcerait  de  corriger  un  défaut  ou  une 
inconvenance  qu'il  se  permettrait  à  lui-même.  Les  mauvais 
exemples  sont  plus  sûrement  suivis  que  les  bonnes  maximes. 
Le  gouverneur  doit  donc  protéger  avec  soin  son  élève 
contre  l'influence  des  mauvais  exemples,  et  surtout  des 
plus  dangereux  de  tous,  ceux  qui  viennent  des  domes- 
tiques. Pour  éloigner  les  enfants  de  leur  société,  il  ne 
faudra  pas  d'ailleurs  procéder  par  prohibition,  ce  qui  ne 
ferait  qu'irriter  le  désir  qu'ils  ont  naturellement  de  les 


1.  Règle  importante  et  trop  peu  suivie. 

2.  L'énuméralion  des  qualités  qui  conviennent  à  un  gouverneur  va 
être  pour  Locke  l'occasion  de  faire  connaître  ses  vues  générales  sur 
l'éducation. 


LE  CHOIX  D'UN  GOUVERNER  EL  ljr, 

fréquenter:  on   aura    recours  aux  moyens  que  j'ai  déjà 
indiqués  '. 

90.  Dans  l'art  de  l'éducation,  il  n'est  rien  dont  on  se 
préoccupe  moins,  ni  qui  soit  plus  difficile  à  observer  que 
la  règle  dont  je  suis  entrain  de  vous  entretenir:  c'est  qu'il 
faut  avoir  soin,  dès  que  les  enfants  commencent  à  parler, 
de  tenir  auprès  d'eux  une  personne  prudente,  modérée, 
sage  enfin,  qui  ait  pour  mission  de  les  former  comme  il 
convient,  et  de  les  préserver  de  tout  mal,  surtout  de  la  con- 
tagion des  mauvaises  compagnies.  Je  pense  que  cet  emploi 
demande  beaucoup  de  modération,  de  mesure,    de   ten- 
dresse, de  zèle  et  de  discrétion  :    qualités  qu'il  n'est  pas 
facile  de  trouver  réunies  en  la  même  personne,  surtout 
parmi  des  gens  à  qui  l'on  n'offre  qu'un   maigre   salaire. 
Quant  à  la  dépense,  je  crois  que  vous  ne  sauriez  faire  un 
meilleur  emploi  de  votre  argent,  dans  l'intérêt  de  vos 
enfants,  et  par  conséquent,  dût-il  vous  en  coûter  beaucoup 
plus  qu'il  n'est  coutume,  vous  ne  devez  pas  regretter  la 
dépense  2.  Celui  qui  à  n'importe  quel  prix  procure  à  son 
fils  un  esprit  sain,  de  bons  principes,  le  goût  de  tout  ce  qui 
est  honnête  et  utile,  la  politesse  et  la  bonne  éducation,  a 
fait  une  bien  meilleure  acquisition  que  s'il  avait  employé 
son  argent  à  ajouter  quelques  champs  de  plus  aux  arpents 
qu'il  possédait  déjà. 

Epargnez  tant  que  vous  voudrez  pour  les  bagatelles  et 
les  jouets,  pour  les  étoffes  de  soie  et  les  rubans,  pour  les 
dentelles  et  les  autres  dépenses  inutiles;  mais  n'économisez 
pas  votre  argent  quand  il  s'agit  d'une  affaire  aussi  impor- 
tante. C'est  un  très  mauvais  calcul  de  faire  votre  fils  riche 
d'argent  et  pauvre  d'esprit.  C'est  avec  un  profond  ètônne- 


1.  Voyez  §  71. 

2.  Rousseau,  toujours  chimérique,  voudrait  un  précepteur  qu'on  ne 
!>ayàt  pas.  «  La  première  qualité  que  j'exigerais  d'un  gouverneur, 
'est  de  n'être  point  un  homme  à  vendre...  »  Comme  si  l'on  ne  pouvait 
ttendre  de  son  travail  une  juste  rémunération,  sans  pour  cela  être  un 
Lomme  à  vendre  ' 


124  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

ment  que  j'ai  vu  souvent  des  parents,  qui  prodiguaient  leur 
fortune  pour  donner  à  leurs  enfants  de  beaux  ajustements, 
pour  les  loger  et  les  nourrir  avec  luxe,  pour  leur  procurer 
plus  de  serviteurs  qu'il  n'était  nécessaire,  et  qui  en  même 
temps  affamaient  leurs  esprits  et  ne  prenaient  aucun  soin 
de  couvrir  la  plus  honteuse  des  nudités,  je  veux  dire  leur 
ignorance  et  leurs  mauvais  penchants.  Je  ne  puis  m'em- 
pècher  de  croire  qu'en  cela  les  parents  ne  font  que  com- 
plaire à  leur  propre  vanité  :  leur  conduite  témoigne  de  plus 
d'orgueil  que  d'un  vrai  souci  du  bien  de  leurs  enfants. 
Toutes  les  dépenses  que  vous  ferez  dans  l'intérêt  de  votre 
fils  prouveront  la  vivacité  de  votre  amour  pour  lui,  quand 
bien  môme  elles  amoindriraient  son  héritage.  Un  homme 
sage  et  bon  ne  peut  manquer  de  paraître  ou  d'être  grand 
et  heureux;  mais  celui  qui  est  fou  et  vicieux  ne  saurait 
prétendre  ni  à  la  grandeur  ni  au  bonheur,  quelque 
richesse  que  vous  lui  laissiez  en  héritage.  Et  je  vous  le 
demande,  n'aimeriez-vous  pas  mieux  que  votre  fils  ressem- 
blât à  certaines  personnes  qui  n'ont  qu'un  revenu  de  cinq 
cents  livres  par  an  qu'à  quelques  autres  de  votre  connais- 
sance qui  en  ont  cinq  mille  ? 

91.  11  ne  faut  donc  pas  que  le  chiffre  de  la  dépense 
décourage  ceux  qui  ont  les  moyens  de  la  faire.  Mais  la  dif- 
ficulté sera  de  trouver  un  bon  gouverneur  :  car  les  hommes 
qui  ont  peu  d'âge,  peu  de  talent,  peu  de  vertu,  ne  sont  pas 
propres  à  remplir  cet  emploi,  et  ceux  qui  en  ont  beaucoup 
ne  se  décideront  que  malaisément  à  s'en  charger  l.  Vous  ; 
devez  donc  aviser  de  bonne  heure  et  porter  partout  vos 
recherches  :   car  le  monde  contient  des   gens   de  toute 

1.  Ces  difficultés  trop  réelles,  n'auraient-elles  pas  dû  donner  à  ré- 
fléchir à  Locke,  et  lui  prouver  que  l'éducation  publique  est  préférable 
à  l'éducation  domestique  ?  Où  trouver,  en  effet,  le  précepteur  parfait 
dont  Locke,  comme  Montaigne,  comme  Rousseau,  trace  complai- 
samment  le  modèle?  Quand  le  père  n'a  ni  le  temps,  ni  le  talent  néces-  j 
saire  pour  diriger  lui-même  l'éducation  de  son  fils,  —  ce  qui  est  l'idéal  ; 
peut-être,  —  je  ne  crois  pas  que  l'éducation  domestique,  dirigée  par  un 
précepteur  puisse  être  mise  en  comparaison  avec  l'éducation  publique. 


LE  CHOIX  D'UN  GOUVERNEUR.  125 

espèce.  Je  me  rappelle  que  Montaigne  dit  quelque  part 
dans  ses  Essais  que  le  savant  Castalion  fut  réduit  à  Bàle, 
pour  ne  pas  mourir  de  faim,  à  fabriquer  des  tranchoirs,  alors 
que  le  père  de  Montaigne  eût  donné  beaucoup  d'argent 
pour  donner  à  sou  fils  un  gouverneur  de  ce  mérite,  et  que 
Castalion  lui-même  eût  accepté  cette  charge  à  des  condi- 
tions fort  raisonnables  :  mais  il  n'en  fut  rien,  faute  défor- 
mations l. 

92.  Si  vous  avez  de  la  peine  à  mettre  la  main  sur  un 
gouverneur  tel  que  nous  le  désirons,  n'en  soyez  pas  surpris. 
Je  n'ai  qu'une  chose  à  vous  dire,  c'est  qu'il  ne  faut  épar- 
gner ni  peine  ni  argent  pour  le  trouver.  Toutes  les  choses 
du  monde  s'acquièrent  à  ce  prix-là  2;  et  j'ose  vous  pro- 
mettre que  vous  ne  vous  repentirez  jamais  de  ce  que  vous 
aura  coûté  un  bon  gouverneur,  si  vous  parvenez  à  le  ren- 
contrer. Vous  aurez  au  contraire  la  satisfaction  de  penser 
que  de  toutes  les  manières  de  dépenser  votre  argent,  celle-ci 
est  la  meilleure.  Mais  ayez  bien  soin  de  ne  pas  vous  laisser 
guider  dans  ce  choix  par  vos  amis,  ni  par  des  motifs  de 
charité,  ni  par  le  nombre  de  recommandations.  Si  vous 
voulez  faire  tout  votre  devoir  et  atteindre  votre  but,  vous  ne 
devez  pas  vous  déterminer  en  faveur  d'un  homme,  sur  la 
seule  réputation  qu'il  a  d'avoir  des  mœurs  sobres  et  d'être 
bien  pourvu  sous  le  rapport  de  la  science  :  ce  qui  est  tout 
ce  qu'on  demande  d'habitude  à  un  gouverneur.  Dans  ce 
choix  vous  devez  être  aussi  circonspect  que  vous  le  seriez 
dans  le  choix  d'une  femme  pour  votre  enfant  3  :  car  il  ne 

1.  Sébastien  Castalion  ou  Chastellon,  né  dans  le  Dauphiné  en  1515, 
mort  en  1565,  avait  traduit  la  Bible  en  langue  cicéronienne.  Montaigne 
dit  de  lui  qu'il  mourut  <i  en  estât  de  n'avoir  pas  son  saoul  à  manger  ». 
(I,  xxxiv.)  On  ne  trouve  pas  dans  les  Essais  d'autre  mention  de  Castalion, 
et  Locke  a  probablement  recueilli  chez  quelque  commentateur  le  récit 
qu'il  attribue  ici  à  Montaigne.  (Voyez  l'article  Castalion  dans  le  Diction- 
naire de  Bayle.) 

2.  Locke,  on  le  voit,  ne  vit  pas  dans  la  chimère  et,  avec  un  bon  sens 
tout  pratique  et  tout  anglais,  il  sait  avouer  le  prix  de  l'argent. 

3.  Locke  va  s'apercevoir  lui-même  que  ses  exigences  sont  si  grandes 


126  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

peut  être  question  de  prendre  un  gouverneur  à  l'essai,  pour 
le  changer  dans  la  suite,  ce  qui  serait  extrêmement  fâ- 
cheux pour  vous  et  plus  encore  pour  votre  fils.  Quand  je 
considère  tous  les  scrupules,  toutes  les  précautions  dont 
j'encombre  votre  route,  il  me  semble  que  mes  avis  ont 
tout  l'air  d'être  de  ces  conseils  que  l'on  donne  aux  gens 
sans  espérer  qu'ils  puissent  être  suivis.  Cependant,  si  vous 
considérez  combien  l'emploi  de  gouverneur,  quand  il  est 
bien  tenu,  diffère  des  habitudes  reçues,  et  combien  sont 
loin  de  s'en  faire  une  idée  même  ceux  qui  se  proposent 
pour  cette  charge,  vous  serez  peut-être  de  mon  avis,  et 
vous  reconnaîtrez  qu'un  homme  capable  d'élever  et  de 
former  l'esprit  d'un  jeune  gentleman  n'est  pas  de  ceux  qui 
courent  les  rues,  et  qu'il  faut  plus  que  des  soins  ordinaires 
pour  le  trouver,  si  vous  ne  voulez  pas  vous  tromper  dans 
votre  choix. 

93.  Des  mœurs  sobres,  de  l'instruction,  c'est,  je  l'ai  déjà 
remarqué,  tout  ce  qu'on  exige  ordinairement  d'un  gouver- 
neur. On  croit  que  cela  suffit,  et  les  parents  ne  songent  pas 
d'habitude  à  demander  autre  chose  '.  Mais  lorsqu'un  gou- 
verneur de  cette  espèce  aura  rempli  la  tète  de  son  élève  de 
tout  le  latin  et  de  toute  la  logique  2  qu'il  a  rapportés  de 
l'Université,  croit-on  que  pour  lui  avoir  ainsi  meublé  l'esprit 
il  en  aura  fait  un  homme  distingué,  et  peut-on  espérer 
que  l'enfant  sera  mieux  élevé,  mieux  dressé  pour  le  monde, 
mieux  pourvu  de  principes  solides  de  générosité  et  de  vertu 
que  ne  l'est  son  jeune  précepteur? 

Pour  former  comme  il  faut  un  jeune  gentleman,  il  est 


qu'elles  tendent  à  rendre  impossible  le  choix  d'un  gouverneur  aussi 
parfait. 

1.  Conférez  Montaigne  :  «  Je  vouldrois  qu'on  feust  soingneux  de 
choisir  à  l'enfant  un  conducteur  qui  eust  plustost  la  teste  bien  faicte 
que  bien  pleine,  et  qu'on  y  requist  touts  les  deux,  mais  plus  les  mœurs 
et  l'entendement  que  la  science.  » 

2.  «  Le  latin  et  la  logique  s  :  ces  deux  mots  résument  assez  bien  l'in- 
struction qui  se  donnait  alors  dans  les  universités. 


LE  CHOIX  H'L'N  GOUVERNEUR.  121 

tir.'  que  son  gouverneur  soit  lui-même  un  homme 
bien  élevé,  qu'il  connaisse  les  usages,  qu'il  sache  à 
quelles  formes  diverses  de  politesse  obligent  les  qualités 
des  personnes,  les  temps  et  les  lieux,  et  qu'il  engage  son 
élève,  autant  que  son  âge  le  comporte,  à  observer  constam- 
ment ces  règles1.  C'est  un  art  qu'on  ne  peut  apprendre 
dans  l<s  livres  ni  enseigner  par  les  livres.  Rien  ne  peut 
le  iaire  acquérir,  sinon  la  bonne  compagnie  et  l'esprit 
d'observation.  Un  tailleur  peut  vous  faire  des  habits  à  la 
mode;  un  maître  à  danser  donnera  de  la  grâce  aux  mou- 
vements du  corps  :  mais  ces  agréments  extérieurs,  quoi- 
qu'ils, donnent  bon  air,  ne  font  pas  l'homme  bien  élevé. 
Non  :  pas  même  si  l'on  y  joint  la  science  par-dessus  le  mar- 
ché.  Car  la  science,  si  l'on  ne  s'en  sert  pas  habilement,  n'a 
d'autre  résultat  que  de  rendre  un  homme  plus  impertinent 
et  plus  insupportable  dans  la  société2.  L'éducation  est  ce 
qui  donne  leur  lustre  à  toutes  les  autres  qualités;  c'est 
elle  qui  les  rend  utiles  à  celui  qui  les  possède,  en  lui 
assuurant  l'estime  et  la  bienveillance  de  tous  ceux  qui  l'ap- 
prochent. Sans  la  bonne  éducation,  tous  les  autres  talents 
d'un  homme  n'aboutissent  qu'à  le  faire  passer  pour  un 
homme  orgueilleux,  suffisant,  vain  ou  fier. 

Chez  un  homme  mal  élevé,  le  courage  passe  pour  de  la 
brutalité,  dont  il  a  toutes  les  apparences.  Le  savoir  devient 
pédanterie;  l'esprit,  bouffonnerie;  des  mœurs  simples 
passent  pour  de  la  rusticité;  un  bon  naturel,  pour  delà 


1.  Locke  est  bien  du  dix-septième  siècle,  où,  en  Angleterre  comme 
en  France,  on  mettait  au-dessus  de  tout  les  qualilés  d'urbanité,  de 
politesse,  qui  l'ont  ce  qu'on  appelait  alors  l'honnête  homme. 

'2.  On  croirait  entendre  ici  Montaigne  et  ses  attaques  si  vives  contre 
la  pédanterie,  contre  la  science  mal  digérée.  Conférez  par  exemple  ce 
passage,  entre  vingt  autres  :  «  Il  ne  faut  pas  attacher  le  sçavoir  à  l'ame, 
il  l'y  fault  incorporer;  il  ne  l'en  fault  pas  arrouser,  il  l'en  fault  teindre; 
et  s'il  ne  la  change  et  méliore  son  estât  imparlait,  certainement  il  vault 
beaucoup  niieulx  le  laisser  là  :  c'est  un  dangereux  glaive,  et  qui  era- 
pesche  et  offense  son  maistre,  s'il  est  en  main  foible  et  qui  n'en  sçache 
î'uïii^e.  t  (Estais.  1.  I,  cl),  xxiv.) 


128  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

servilité.  Enfin  il  n'y  a  pas  de  bonne  qualité  que  la  mauvaise 
éducation  ne  gâte  et  ne  défigure  à  son  désavantage.  Oui, 
la  vertu  et  les  talents,  quoiqu'on  leur  rende  l'hommage 
qui  leur' est  dû,  ne  suffisent  pas  pour  assurer  à  un  homme 
un  bon  accueil  dans  le  monde  et  pour  faire  qu'il  soit  le 
bienvenu  partout  où  il  va.  Des  diamants  bruts  ne  sauraient 
plaire  à  personne1.  Les  femmes  ne  les  portent  pas  dans 
cet  état,  pour  peu  qu'elles  veuillent  se  montrer  avec  tous 
leurs  avantages.  C'est  seulement  quand  ils  sont  polis  et 
montés  qu'ils  peuvent  servir  d'ornements.  Les  bonnes  qua- 
lités sont  les  richesses  essentielles  de  l'esprit,  mais  c'est  la 
bonne  éducation  qui  les  fait  valoir  ;  et  celui  qui  veut 
plaire  doit  donner  à  ses  actions  non  seulement  la  force, 
mais  encore  la  beauté.  Des  qualités  solides  et  même 
utiles  ne  suffisent  pas  :  des  manières  gracieuses  et  polies 
jointes  à  toutes  nos  actions,  voilà  ce  qui  les  embellit  et 
les  rend  vraiment  agréables.  Dans  la  plupart  des  cas,  ce 
qui  importe,  c'est  moins  la  chose  elle-même  que  la  manière 
dont  on  s'en  acquitte  ;  c'est  par  là  que  l'action  plaît  ou 
déplaît.  Cette  politesse,  qui  consiste,  non  à  ôter  son  cha- 
peau avec  grâce,  ni  à  tourner  un  compliment,  mais  à 
régler  avec  convenance,  avec  aisance,  son  langage,  ses 
regards,  ses  mouvements,  son  attitude,  sa  contenance,  selon 
les  personnes  et  selon  les  circonstances,  ne  peut  s'apprendre 
que  par  l'usage  et  l'habitude.  Quoiqu'elle  dépasse  les  facul- 
tés des  enfants  et  qu'il  ne  convienne  pas  de  les  trop  tour- 
menter sur  cet  article,  il  faut  cependant  qu'un  jeune  gent- 
leman s'y  exerce  et  en  soit  instruit  en  grande  partie, 
pendant  qu'il  est  entre  les  mains  de  son  gouverneur,  et 
avant  qu'il  soit  appelé  à  se  conduire  lui-même  dans  le 
monde.  Il  serait  alors  trop  tard  en  effet  pour  corriger  cer- 
taines habitudes  malséantes  qui  dépendent  parfois  d'un  rien. 
Notre  conduite  n'est  pas  ce  quelle  doit  être,  tant  qu'elle 

1.  Passage  copie  par  Rollin  (t.  IV,  p.  487)  :  «  Un  diamant  brut  ne 
saurait  servir  d'ornement;  il  faut  le  polir  pour  le  faire  paraître  avec 
avantage  ».... 


QUALITÉS  NÉCESSAIRES  D'UN  GOUVERNEUR.  12!» 

n'est  pas  devenue  naturelle  et  aisée  en  toutes  choses,  se 
conformant,  comme  [ont  les  doigts  d'un  musicien  habile, 
à  un  ordre  harmonieux,  sans  qu'il  soit  besoin  d'y  penser 
et  de  faire  effort.  Si  dans  la  conversation  un  homme  en 
est  réduit  à  s'observer  avec  inquiétude,  de  peur  de  com- 
mettre quelque  maladresse,  cetle  préoccupation,  loin  de 
le  rendre  plus  correct  dans  ses  manières,  lui  donnera  je 
ne  sais  quel  air  contraint,  gêné  et  disgracieux1. 

11  y  a  une  autre  raison  pour  exiger  que  cette  partie  de 
l'éducation  se  fasse  par  les  soins  et  sous  la  direction  du 
gouverneur,  c'est  que  les  fautes  commises  contre  la  poli- 
tesse, si  elles  sont  les  premières  que  remarauent  les  autres 
personnes,  sont  aussi  les  dernières  dont  on  nous  avertit.  Ce 
n'est  pas  que  la  médisance  des  gens  du  monde  hésite  à  en 
faire  le  sujet  de  son  caquetage  ;  mais  c'est  toujours  en 
l'absence  du  coupable,  qui  ne  peut  profiter  de  ces  juge- 
ments et  s'amender  d'après  ces  critiques.  C'est,  à  vrai  dire, 
un  point  si  délicat  à  toucher  que  même  nos  amis,  qui 
désireraient  le  plus  nous  voir  corrigés  de  ces  défauts, 
osent  à  peine  nous  en  parler  et,  malgré  leur  amitié  pour 
nous,  craignent  de  nous  avertir  que  nous  avons  commis 
quelque  inadvertance  en  matière  de  politesse.  Sur  d'autres 
points,  on  peut  sans  incivilité  reprendre  les  erreurs  d'au- 
trui,  et  on  ne  manque  ni  aux  bonnes  manières,  ni  à 
l'amitié,  en  redressant  quelqu'un  pour  dos  fautes  d'un 
autre  genre;  mais  la  politesse  elle-même  défend  de  tou- 
cher à  ce  sujet  et  de  faire  entendre  à  un  autre  qu'il  a 
manqué  lui-même  de  politesse.  Il  n'est  permis  qu'à  ceux 
qui  ont  de  l'autorité  sur  nous  de  nous  faire  des  observa- 
tions de  cette  espèce;  et  encore  la  remontrance  paraît-elle 
dure  et  rude,  si  elle  s'adresse  à  un  homme  d'un  certain 
âjre.  Quelque  douceur  qu'on  y  mette,  elle  sera  toujours 
pénible  pour    quiconque  a    tant    soit   peu  vécu  dans  le 


1.  Tout  ce  passage,  comme  ce  qui  va  suivre,  est  un  modèle  d'obser- 
vation fine  et  pénétrante. 

«J 


150  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

monde.  Aussi  est-il  nécessaire  que  le  gouverneur  fasse  de 
cette  partie  de  l'éducation  son  soin  principal,  afin  qu'une 
grâce  habituelle,  une  politesse  qui  accompagne  toutes  les 
actions,  devienne  naturelle  à  son  élève,  dans  la  mesure  du 
possible,  pendant  qu'il  est  encore  entre  ses  mains  et  avant 
qu'il  lui  échappe.  Il  faut  qu'il  n'ait  plus  besoin  d'avis,  sur  ce 
point,  lorsqu'il  ne  sera  plus  d'humeur  à  en  recevoir,  et  qu'il 
n'y  aura  plus  personne  auprès  de  lui  pour  lui  en  donner.  Le 
gouverneur  doit  donc  être  avant  tout  un  homme  bien  élevé1, 
et  un  jeune  gentleman,  qui  ne  tiendrait  de  son  gouver- 
neur que  cette  seule  qualité,  entrerait  encore  dans  le 
monde  avec  de  grands  avantages2.  Il  reconnaîtrait  bien  vite 
que  cette  seule  perfection  lui  ouvre  plus  largement  la  voie 
du  succès,  lui  procure  plus  d'amis  et  le  pousse  plus  loin 
dans  le  monde,  que  toutes  les  expressions  techniques  ou 
toutes  les  connaissances  positives  qu'il  aura  acquises  en 
étudiant  les  arts  libéraux3,  ou  en  mettant  à  profit  la  science 
encyclopédique  de  son  gouverneur.  Non  que  ces  choses-là 
doivent  être  négligées,  mais  il  ne  faut  en  aucune  manière 
souffrir  qu'elles  soient  préférées  à  la  politesse,  ni  qu'elles 
l'excluent. 

94.  Le  gouverneur  ne  doit  pas  être  seulement  un  homme 
bien  élevé  :  il  faut  qu'il  connaisse  le  monde,  c'est-à-dire 
les  mœurs,  les  goûts,  les  folies,  les  ruses,  les  défauts  du 
siècle  où  la  destinée  l'a  jeté,  et  surtout  du  pays  où  il  vit. 
Il  faut  qu'il  puisse  faire  connaître  et  découvrir  tout  cela  à 
son  élève,  à  mesure  qu'il  devient  capable  de  le  comprendre  ; 
qu'il  lui  apprenne  à  connaître  les  hommes  et  leurs  carac- 

1.  N'est-ce  pas  peut-être  la  qualité  la  plus  difficile  à  rencontrer  chez 
les  gens  qui  se  résignent  aux  fonctions  du  préceptorat?  Ils  n'ont  pas  en 
général  beaucoup  vécu  dans  le  monde. 

2.  Exagération  évidente.  Locke  pousse  un  peu  loin  le  fanatisme  de 
la  politesse,  jusqu'à  la  préférer  à  la  science,  à  la  vertu.  Il  parle  ici 
comme  les  Jésuites  de  son  temps  qui  disaient  :  «  La  tournure  est 
souvent  la  meilleure  des  recommandations.  » 

5.  Les  a?ts  libéraux,  c'est-à-dire  la  grammaire,  la  rhétorique,  la 
logique,  l'arithmétique,  la  musique,  la  géométrie,  l'astronomie. 


LA  CONNAISSANCE  DU  MONDE.  151 

tères  ;  qu'il  ôte  les  masques  dont  se  couvrent  souvent  leurs 
titres  et  leurs  prétentions;  qu'il  lui  fasse  distinguer  ce 
qui  est  caché  au  fond  sous  ces  apparences,  afin  qu'il  ne  lui 
arrive  pas,  comme  à  la  plupart  des  jeunes  gens  sans  expé- 
rience, de  prendre  une  chose  pour  une  autre,  de  juger  des 
choses  par  le  dehors  et  de  se  laisser  séduire  aux  apparences, 
à  ce  qu'il  y  a  d'insinuant  dans  des  manières  empressées  et 
dans  des  attentions  flatteuses  '.  Un  bon  gouverneur  apprendra 
à  son  élève  à  deviner  les  intentions  des  hommes  auxquels 
il  a  affaire,  à  se  garder  de  leurs  desseins,  sans  être  ni  trop 
défiant,  ni  trop  crédule  :  mais  comme  le  jeune  homme 
a  plutôt  une  propension  naturelle  vers  ce  dernier  excès, 
c'est  sur  ce  point  qu'il  faut  le  redresser,  en  l'inclinant 
dans  l'autre  sens.  Qu'il  l'accoutume  autant  qu'il  le  pourra  à 
juger  sainement  des  hommes,  d'après  les  signes  qui  servent 
le  mieux  à  découvrir  leur  vrai  caractère  et  qui  nous  font 
pénétrer  dans  leur  for  intérieur  :  les  hommes  se  montrent 
tels  qu'ils  sont  dans  les  plus  petites  choses,  surtout  quand 
ils  ne  se  tiennent  pas  sur  leurs  gardes  et  que,  pour  ainsi 
dire,  ils  ne  sont  pas  en  scène.  Qu'il  lui  fasse  connaître  le 
monde  tel  qu'il  est,  et  qu'il  le  dispose  à  penser  que  les 
hommes  ne  sont  ni  meilleurs  ni  pires,  ni  plus  sages  ni  plus 
fous,  qu'ils  ne  sont  en  réalité2.  De  la  sorte,  par  des  degrés 
insensibles  et  sans  le  moindre  danger,  l'élève  d'enfant  de- 
viendra homme  :  ce  qui  est  le  pas  le  plus  périlleux  à 
franchir  dans  le  cours  entier  de  la  vie.  C'est  donc  un 
point  qu'il  faut  surveiller  avec  soin.  C'est  alors  qu'il  con- 
vient de  tendre  la  main  au  jeune  homme  pour  l'aider  à 
franchir  ce  pas.  Mais  d'ordinaire  le  jeune  homme,  arraché 
à  son  gouverneur  pour  être,  sans  préparation,  jeté  dans 

1.  On  voit  que  le  gouverneur  de  l'élève  de  Locke  n'a  pas  pour  mis- 
sion, comme  le  gouverneur  d'Emile,  d'isoler,  de  séquestrer  l'enfant. 

2.  Excellents  principes,  sur  lesquels  tout  le  monde  est  d'accord. 
Montaigne  disait  déjà  :  «  Il  se  tire  une  merveilleuse  clarté  pour  le  juge- 
ment humain,  de  la  fréquentation  du  monde.  »  Fénelon  se  plaignait 
de  l'éducation  des  couvents  qui  dissimule  aux  jeunes  filles  les  réalités 
du  monde,  et  s'écriait  :  «  Le  monde  n'est  pas  un  fantôme  !  » 


1.32  (QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

le  monde  et  y  vivre  sous  sa  propre  responsabilité,  court 
un  danger  manifeste  de  se  perdre  aussitôt.  Il  n'y  a  que  trop 
d'exemples  en  effet  de  jeunes  gens  qui  se  laissent  aller  à 
tous  les  excès  de  la  licence,  de  l'extravagance  et  de  la  dé- 
bauche, dès  qu'ils  ont  élé  délivrés  du  joug  d'une  éducation 
sévère  et  étroite  :  désordre  qui  doit  être  imputé  surtout, 
selon  moi,  à  la  mauvaise  éducation  qu'ils  ont  reçue  sur  ce 
point.  Ayant  grandi  dans  l'ignorance  de  ce  qu'est  réelle- 
ment, le  monde,  ils  reconnaissent,  quand  ils  y  entrent, 
qu'il  ne  ressemble  pas  à  ce  qu'on  leur  en  avait  dit,  et  qu'il 
1  diffère  totalement  de  l'idée  qu'ils  s'en  étaient  faite;  et  alors 
ils  ne  peuvent  manquer  de  rencontrer  des  précepteurs 
j  d'un  nouveau  genre,  qui  n'auront  pas  de  peine  à  leur 
persuader  que  la  discipline  sous  laquelle  ils  ont  vécu 
jusque-là,  que  les  leçons  qu'on  leur  a  faites  ne  sont  que  de 
vaines  formalités  de  l'éducation,  des  ebaînes  bonnes  pour 
les  enfants  ;  que  la  liberté  qui  convient  à  des  hommes 
consiste  à  se  précipiter  dans  la  pleine  jouissance  de  tout 
ce  qu'on  leur  avait  défendu  jusqu'à  ce  jour.  Ces  nouveaux 
conseillers  leur  montrent  que  le  monde  est  plein 
d'exemples  brillants  et  séduisants  de  cette  liberté,  et  le 
jeune  novice  en  est  ébloui.  Par  suite,  mon  jeune  maître,  qui 
ne  peut  manquer  de  vouloir  agir  en  homme,  autant  que 
les  beaux  freluquets  de  son  âge,  se  laisse  aller  à  toutes 
les  irrégularités  de  conduite  dont  les  plus  débauchés  lui 
donnent  l'exemple,  et  ainsi,  pour  se  faire  une  belle  répu- 
tation, pour  se  mettre  hors  de  page,  il  se  hâte  de  rompre 
avec  les  babitudes  de  modestie  et  de  sobriété  qu'il  avait 
gardées  jusque-là;  il  pense  enfin  que  c'est  un  acte  de  bra- 
voure, de  se  signaler,  dès  son  entrée  dans  le  monde,  par 
l'opposition  complète  de  sa  conduite  avec  toutes  les  règles 
de  morale  que  son  gouverneur  lui  avait  prôchées. 

Pour  prévenir  ces  désordres,  le  mieux,  selon  moi,  est 
de  lui  montrer  le  monde  tel  qu'il  est,  avant  qu'il  y  fasse 
définitivement  son  entrée.  Informez-le  peu  à  peu  des  vices 
à  la  mode  ;  prévenez-le  des  procédés  et  des  desseins  de 


LA  CONNAISSANCE  DU  MONDE.  1Ô3 

ceux  qui  pourraient  prendre  à  lâche  de  lu  corrompre'. 
Dites-lui  quels  sont  les  artifices  qu'ils  emploient,  les  pièges 
qu'ils  tendent  :  de  temps  en  temps,  placez  devant  lui  les 
exemples  tragiques  on  ridicules  de  personnes  qui  en  ont 
ruiné  d'autres  ou  qui  se  sont  ruinées  elles-mêmes.  Notre 
siècle  n'est  pas  de  ceux  où  les  exemples  de  ce  genre  sont 
rares.  Qu'on  les  lui  présente  comme  autant  d'écueils,  afin 
qu'à  la  vue  des  disgrâces,  des  maladies,  de  la  misère,  de 
la  honte  où  sont  tombés,  en  se  ruinant  ainsi,  tant  de  jeunes 
gens  qui  donnaient  les  plus  belles  espérances,  il  devienne 
plus  prudent,  et  qu'il  sache  que  ceux  qui  sous  de  beaux 
sémillants  d'amitié  ont  causé  leur  ruine  et  ont  contribué 
à  les  dépouiller,  pendant  qu'ils  étaient  en  train  de  gaspiller 
leur  fortune,  sont  les  premiers  à  les  abandonner  et  à  les 
mépriser,  quand  ils  sont  tombés  dans  la  misère.  Par  là 
le  jeune  homme  saura,  sans  être  obligé  d'acheter  cette 
science  au  prix  d'une  coûteuse  expérience  personnelle, 
que  les  conseillers  qui  l'engagent  à  ne  pas  suivre  les  sages 
avis  qu'il  a  reçus  de  son  précepteur  et  les  conseils  de  sa  pro- 
pre raison,  sous  prétexte  que  ce  serait,  comme  ils  disent, 
se  laisser  gouverner  par  les  autres,  n'ont  d'autre  but  que 
de  parvenir  à  le  gouverner  eux-mêmes.  Ils  lui  font  croire 
qu'il  agit  par  lui-même  et  en  homme,  par  sa  propre 
volonté  et  pour  son  propre  plaisir,  alors  qu'en  réalité  il 
n'est  qu'un  enfant,  qu'ils  entraînent  dans  les  vices  qui 
servent  le  mieux  leurs  projets.  C'est  une  science  que  le 
gouverneur  doit  en  toute  occasion  insinuer  peu  à  peu  dans 
l'esprit  de  son  élève,  et  lui  l'aire  entendre  par  tous  les 
moyens,  jusqu'à  ce  qu'il  en  soit  entièrement  pénétré. 

Je  sais  bien  qu'on  répète  souvent  que  faire  connaître  à 
un  jeune  homme  les  vices  de  son  temps,  c'est  les  lui  en- 

1.  Locke  n'est  pas  do  ceux  qui  croient  que  le  meilleur  moyen  de 
garantir  la  venu  de  l'enfant  est  de  le  maintenir  dans  une  ignorance 
absolue  du  vice.  Voyez  sur  ce  sujet  les  Lettres  sur  l'éducation  de 
H""  Guizot  (Lettre  XLIII).  Um«  Guizot  pense,  comme  Locke,  qu'il  faut 
que  l'enlant  fasse  connaissance  avec  le  mal. 


134  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

seigner!  Cela  est  vrai  en  partie,  je  l'avoue,  et  tout  dépend 
de  la  façon  dont  on  s'y  prend.  Aussi  cet  enseignement 
demande-il  un  homme  discret,  habile,  qui  connaisse  le 
monde,  mais  qui  sache  en  même  temps  apprécier  le 
caractère,  les  inclinations  et  les  côtés  faibles  de  son  élève. 
Remarquons  en  outre  qu'il  n'est  plus  possible  aujourd'hui, 
\  comme  il  l'était  peut-être  autrefois,  de  maintenir  un 
t^  \  jeune  homme  dans  l'ignorance  complète  des  vices,  à  moins 
que  vous  ne  vouliez  le  tenir  enfermé  toute  sa  vie  dans  un 
cabinet  et  lui  interdire  toute  société1.  Plus  longtemps 
vous  le  laisserez  ainsi  les  yeux  bandés,  et  moins  il  sera 
capable  d'y  voir  clair,  lorsqu'il  sera  jeté  en  pleine  lumière, 
plus  il  sera  exposé  à  être  la  proie  de  ses  propres  passions 
et  de  celles  des  autres.  Lorsqu'un  jeune  homme,  resté  en- 
fant malgré  les  progrès  de  l'âge,  apparaîtra  dans  le  monde 
avec  la  gravité  d'un  hibou  qui  sort  de  son  nid,  il  est  sûr 
d'appeler  sur  lui  l'attention  et  le  bavardage  de  tous  les 
étourneaux  de  la  ville,  auxquels  se  joindront  quelques 
oiseaux  de  proie  qui  viendront  infailliblement  s'abattre  sur 
lui. 

Le  seul  moyen  de  se  défendre  contre  le  monde,  c'est  de 
le  connaître  à  fond  :  que  le  jeune  homme  soit  donc  initié 
par  degrés  à  cette  connaissance,  aussitôt  qu'il  en  est  capa- 
ble. Le  plus  tôt  sera  le  mieux,  pourvu  qu'il  soit  dans  les 
mains  d'un  guide  habile  et  sûr.  Ouvrez-lui  doucement  la 
scène  du  monde  ;  introduisez-l'y  pas  à  pas,  en  lui  mon- 
trant les  dangers  qui  l'attendent  auprès  des  hommes,  selon 
leur  condition,  leur  tempérament,  leurs  desseins  et  leurs 
attaches.  Qu'on  le  prépare  à  être  rabroué  par  les  uns, 
choyé  par  les  autres  ;  qu'il  sache  d'avance  quels  gens  se- 
ront disposés  à  lui  tenir  tête,  à  le  tromper,  à  le  miner  sour- 
dement ou  au  contraire  à  le  servir.  Qu'il  apprenne  par 
quels  moyens  on  connaît  et  on  distingue  leurs  caractères, 

^k.  1.  C'est  ce  que  Rousseau  prétendait  faire  en  imposant  à  Emile  un 
isolement  absolu.  Emile  ne  connaît  rien  de  l'humanité,  ni  ses  vices, 
ni  ses  vertus. 


LA  CONNAISSANCE  DU  MONDE.  »    135 

dans  quel  cas  il  doit  leur  laisser  voir,  dans  quel  cas  leur 
cacher,  qu'il  se  rend  compte  de  leurs  desseins  et  de  leurs 
artifices.  Et  s'il  est  trop  impatient  de  mettre  à  l'essai  ses 
forces  et  son  savoir-faire,  il  ne  sera  pas  mauvais  que  de 
temps  en  temps  le  trouble  et  l'embarras  causés  par  quel- 
que mésaventure,  pourvu  qu'elle  ne  porte  pas  atteinte  à  sa 
vertu,  à  sa  santé  et  à  sa  réputation,  viennent  lui  apprendre 
à  être  plus  prudent l. 

C'est  en  cela,  je  le  reconnais,  que  consiste  une  grande 
partie  de  la  sagesse,  et  par  conséquent  il  ne  suffit  pas 
pour  l'acquérir  de  quelques  réflexions  superficielles  ou  de 
beaucoup  de  lectures.  C'est  le  résultat  de  l'expérience,  des 
observations  d'un  homme  qui  a  vécu  dans  le  monde  les 
yeux  bien  ouverts,  et  qui  a  fréquenté  toute  sorte  de  gens. 
C'est  pourquoi  il  me  parait  d'une  extrême  importance  d'in- 
fuser cette  science  dans  l'esprit  du  jeune  homme,  toutes 
les  fois  que  l'occasion  s'en  présente  ;  afin  que  le  jour  où  il 
sera  jeté  en  pleine  mer,  il  ne  soit  pas  comme  un  marin  qui 
n'aurait  à  sa  disposition  ni  plans,  ni  compas,  ni  carte  ma- 
rine ;  il  faut  qu  il  ait  d'avance  quelque  idée  des  rochers  et 
des  bas-fonds,  des  courants  et  des  sables  mouvants,  et  qu'il 
sache  manier  un  gouvernail,  sans  quoi  il  fera  naufrage 
avant  d'avoir  appris  tout  cela  par  sa  propre  expérience.  Le 
père  qui  croit  que  cette  science  n'est  pas  de  toutes  la  plus 
utile  à  son  fils,  et  qu'il  n"a  pas  plus  sérieusement  besoin 
d'un  gouverneur  qui  la  lui  enseigne,  que  d'un  maître  de 
langues  et  d'études  savantes,  oublie  combien  il  est  plus 
profitable  de  biçnjuger  les  hommes,  et.  dn  diriger  sa,gftmpnt 
j}PS  affaires  da,ns  les  rapports  qu'on  a  avec  eux,  que  de  par- 

1.  C'est  la  méthode  expérimentale  appliquée  à  la  morale.  Il  est  cer- 
tain que  les  leçons  de  l'expérience  produisent  d'excellents  eflets,  mais 
il  faut,  comme  le  dit  Locke,  s'assurer  que  la  liberté  laissée  à  l'enfant 
de  s'exposer  à  certains  dangers  n'aura  pas  de  conséquences  graves 
pour  sa  vertu  et  sa  santé.  Coulerez  Montaigne  :  «  Si  nostre  aine  n'en  va 
un  meilleur  bransle,  si  nous  n'en  a\ons  le  jugement  plus  sain,  j'aymerois 
aussi  cher  que  mon  escholier  eust  passé  le  temps  à  jouer  a  la  paulme  : 
au  moins  le  corps  en  serait  plus  allaigre.  »  (Essais,  1.  I,  ch.  xxtv.) 


1.30  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDI  CATIO.V 

1er  grec  etlalin,  el.  d'argumenter  in  modo  et  figura1,  on 
même  d'avoir  la  tête  pleine  des  spéculations  abstraitesde  la 
philosophie  naturelle2  et  de  la  métaphysique,  ou  enfin  de 
connaître  à  fond  les  écrivains  grecs  et  latins,  bien  que  cette 
connaissance  convienne  bien  mieux  à  un  gentleman  que  le 
titre  de  péripatéticien3  ou  de  cartésien1  fidèle.  Les  auteurs 
de  ces  ouvrages  en  effet  ont  admirablement  observé  et  dé- 
crit les  mœurs  des  hommes  et,  sur  ces  matières,  c'est  à  eux. 
qu'il  faut  demander  le  plus  de  lumières.  Le  voyageur  qui 
visite  les  contrées  orientales  de  l'Asie  y  trouve  en  grand 
nombre  des  hommes  civilisés  et  instruits,  qui  ne  possèdent 
pourtant  aucune  des  connaissances  de  l'école  ;  mais  sans  la 
vertu,  sans  la  science  du  monde,  sans  la  politesse,  il  ne 
saurait  y  avoir,  en  aucun  endroit  de  la  terre,  d'homme  ac- 
compli et  digne  d'esîime. 

Une  grande  partie  des  études  qui  sont  maintenant  en 
honneur  dans  les  collèges  de  l'Europe,  et  qui  entrent  ordi- 
nairement dans  les  programmes  de  l'éducation,  sont  telles 
qu'un  gentilhomme  peut  jusqu'à  un  certain  point  s'en 
passer,  sans  que  sa  personne  en  soit  dépréciée,  sans  que  ses 
affaires  en  souffrent  beaucoup.  .Mais  la  prudence,  la  bonne 
éducation,  voilà  ce  qui  est  nécessaire  dans  tout  s  les 
affaiies,  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  La  plu- 
part des  jeunes  <;ens  se  ressentent  de  ce  qui  leur  man- 
que sur  ce  point,  et,  s'ils  arrivent  dans  le  monde  plus 
inexpérimentés,  plus  maladroits  qu'il  ne  faudrait,  c'est 
précisément  parce  que  ces  qualités,  qui  de  toutes  sont 

1.  C'est-à-dire  d'après  les  règles  exactes  du  syllogisme. 

2.  La  «philosophie  naturelle  »  était  alors  l'expression  consacrée  pour 
désigner  la  physique  et  toutes  les  sciences  relatives  à  la  nature. 

5.  C'est-à-dire  disciple  d'Aristote.  On  sait  que  tout  le  moyen  âge 
avait  vécu  dans  l'admiration  superstitieuse  d'Aristote.  «  Il  semblerait, 
dit  ailleurs  Locke,  à  voir  le  culte  des  hommes  du  moyen  âge  pour  ce 
philosophe,  que  Dieu  se  fût  contenté  de  faire  de  l'homme  un  animal  à 
deux  pattes,  en  laissant  à  Arisiote  le  soin  d'en  faire  un  animal  pensant.  » 

4.  C'est  l'influence  de  Descartes  qui  avait  succédé  à  celle  d'Aristote 
dans  les  écoles  de  philosophie. 


QUALITÉS  MCIssMliis  D'UN  GOOtBftHEBR.  131 

les  plus  nécessaires  à  acquérir  et  <|iii  réclament  le  plus 
les  soins  et  l'assistance  d'un  maître,  sont  généralement  né- 
gligées  et  passent  pour  inutiles,  au  point  que  le  précep- 
teur ne  s'en  préoccupe  que  peu  ou  même  pas  du  tout.  Le 
latin el  la  science,  voilà  ce  dont  on  fait  grand  bruit.  On 
alla  lie  tout  le  prix  de  l'éducation  aux  progrès  du  jeune 
homme  dans  (les  études  dont  une  grande  partie  n'a  point 
de  rapports  avec  l'état  du  gentleman.  Çe^jnj/iMuM^W, 
c'est  qu'il  possède  la  connaissance  des  affaires,  que  sacorb. 
duite  soTt  conforme  à  son  rang,  et  qu'il  prenne  dans  son 
P§I§JLne  place  émin_ente_etjitilfi. 

Toutes  les  fois  qu'il  pourra  dérober  à  ses  fonctions 
quelques  heures  de  loisir,  ou  que,  désirant  se  perfection- 
ne)' lui-même  dans  cerlaines  parties  des  sciences  auxquelles 
son  gouverneur  n'aura  pu  que  l'initier  légèrement,  il  s'a- 
donnera à  quelque  élude  particulière,  les  premiers  élé- 
ments qui  lui  auront  été  inculqués  dans  sa  jeunesse  suffiront 
pour  ouvrir  les  voies  à  son  activité  et  le  conduire  aussi 
loin  que  ses  désirs  le  pousseront  ou  que  ses  talents  lui  per- 
mettront d'aller.  Ou  bien,  s'il  croit  pouvoir  économiser  et 
son  temps  et  sa  peine,  en  se  faisant  aider  par  un  maître, 
dans  cerlaines  parties  difficiles  d'une  science,  il  lui  sera  loi- 
sible alors  de  s'adresser  à  un  homme  qui  possède  celte 
science  à  fond,  et  de  choisir  celui  qui  lui  paraîtra  le  plus 
capable  de  servir  son  dessein.  Mais  pour  initier  un  jeune 
homme  à  toutes  les  connaissances,  autant  qu'il  est  néces- 
saire dans  le  cours  ordinaire  des  éludes,  le  gouverneur  n'a 
besoin  que  d'une  instruction  ordinaire  l. 

Il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  soit  un érudit achevé,  ni  qu'il 
possède  en  perfection  toutes  ces  sciences,  dont  il  suffit  qu'il 
donne  au  jeune  gendeman  une  légère  teinture,  par  des 

A  I .  <j  L'éducation  est  le  fort  et  l'instruction  est  le  faible  du  système  de 
Locke  -.  par  suite  il  aUache  trop  peu  d'importance  à  l'instruction  du 
précepteur,  tandis  que  dans  les  écoles  publiques  on  ne  se  préoccupe 
pat  assea  du  caractère  et  d>:s  qualités  morales  .du  maître.  » 

(.Note  du  l)r  Scbuster.) 


138  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

vues  générales  ou  dans  une  esquisse  abrégée1.  Le  gentle- 
man qui  veut  aller  plus  avant  dans  la  science  doit  se  ré- 
server de  le  faire  plus  tard,  d'après  son  génie  propre  et 
par  son  travail  personnel  :  car  personne  n'a  jamais  fait  de 
grands  progrès  dans  une  étude,  ou  n'est  devenu  éminent 
dans  n'importe  quelle  science,  pendant  qu'il  était  encore 
sous  la  direction  et  la  tutelle  de  son  maître. 

La  grande  affaire  du  gouverneur,  c'est  de  façonner  les 
manières  et  de  former  l'esprit  ;  d'établir  chez  son  élève  de 
bonnes  habitudes,  les  principes  de  la  vertu  et  de  la  sa- 
gesse; de  lui  donner  peu  à  peu  une  idée  du  monde,  de  dé- 
velopper en  lui  la  tendance  à  aimer  et  à  imiter  tout  ce  qui 
est  excellent  et  louable  ;  et  pour  atteindre  ce  but,  de  le 
rendre  vigoureux,  actif  et  industrieux.  Les  études  qu'il  lui 
propose  ne  doivent  avoir  d'autre  but  que  d'exercer  ses 
facultés,  et  d'occuper  son  temps,  en  le  détournant  de  la 
paresse  et  de  la  flânerie,  en  lui  apprenante  s'appliquer,  à 
prendre  de  la  peine,  enfin  en  lui  inspirant  quelque  goût 
pour  les  choses  qu'il  doit  ensuite  achever  d'apprendre  par 
son  propre  travail-.  Quel  est  le  père  en  effet  qui  compterait 
que,  sous  la  direction  de  son  précepteur,  un  jeune  gentle- 
man pourra  devenir  un  critique  accompli,  un  orateur  ou 
un  poète,  approfondir  la  métaphysique,  la  philosophie  na- 
turelle ou  les  mathématiques,  être  un  maître  dans  l'histoire 
ou  la  chronologie?  Il  faut  lui  enseigner  sans  doute  quelque 
chose  de  tout  cela,  mais  seulement,  si  je  puis  dire,  pour 
qu'il  entr'ouvre  la  porte  de  la  maison  et  jette  un  regard 

1.  L'instruction  telle  que  l'entend  Locke  est  vraiment  un  peu  super- 
Gcielle  et  un  peu  légère.  Son  idéal  est  bien  celui  de  Montaigne  :  «  Je 
n'ay  gousté  des  sciences  que  la  crouste  première,  et  je  n'en  ay  retenu 
qu'un  gênerai  et  informe  visage  :  un  peu  de  chasque  chose,  et  rien  du 
tout,  à  la  françoise.  » 

2.  Conterez  Montaigne  :  a  Aprez  qu'on  luy  aura  apprins  ce  qui  sert  à 
le  taire  plus  sage  et  meilleur,  on  l'entretiendra  que  c'est  que  logique, 
physique,  géométrie,  rhétorique;  et  la  science  qu'il  choisira,  ayant 
desja  le  jugement  formé,  il  en  viendra  bientôt  à  bout,  s  (Essais,  1.  I, 
ch.  xxv.) 


LES  ETUDES  NECESSAIRES.  139 

dans  l'intérieur,  pour  qu'il  fasse  simplement  connaissance 
avec  l'appartement,  sans  songer  à  s'y  installer.  11  faudrait 
blâmer  un  précepteur  qui  retiendrait  trop  longtemps  et  qui 
pousserait  trop  avant  sou  élève  dans  la  plupart  de  ces  étu- 
des. Il  en  est  autrement  pour  la  bonne  éducation,  la  connais- 
sance du  monde,  la  vertu,  l'activité,  l'amour  de  la  réputa- 
tion :  de  tout  cela  on  ne  s'occupera  jamais  trop,  et  si  le  jeune 
homme  possède  ces  qualités,  il  n'aura  pas  de  peine  à  ac- 
quérir des  autres  tout  ce  qu'il  en  désirera  et  tout  ce  qui  lui 
sera  nécessaire1. 

Puisqu'il  faut  renoncer  à  l'espoir  de  trouver  assez  de 
temps  et  assez  de  force  pour  enseigner  toutes  choses,  ré- 
servons nos  efforts  pour  les  études  les  plus  nécessaires  ; 
et  surtout  ayons  les  yeux  fixés  sur  ce  qui  dans  la  vie  sera 
le  plus  utile  à  notre  élève. 

Sénèque  se  plaint  déjà  que  de  son  temps  on  procédât 
d'une  tout  autre  façon,  et  cependant  les  Burgersdiciusetles 
Scheiblers  2  ne  fourmillaient  pas  dans  son  siècle  comme 
dans  le  nôtre.  Qu'aurait-il  pensé,  s'il  avait  vécu  de  nos  jours, 
dans  un  temps  où  les  précepteurs  s'imaginent  que  leur  grande 
affaire  est  de  farcir  la  tète  de  leurs  érèves  de  livres  pareils 
à  ceux-là?  11  aurait  eu  plus  de  raison  encore  de  s'écrier  : 
Non  vitœ,  sed  scholce  discimns*,  «  nous  apprenons  non  à 
vivre,  mais  à  disputer»,  et  notre  éducation  nous  prépare 
pour  l'université  plus  que  pour  le  monde4.  Mais  il  ne  faut 
pas  être  surpris  que  ceux  qui  font  la  mode,  l'adaptent  à  ce 

i.  Locke  en  d'autres  termes  veut  que  les  études  du  jeune  homme 
développent  ses  facultés  ;  qu'il  sorte  du  collège  moins  instruit  que 
désireux  de  s'instruire.  Sans  doute  le  résultat  le  plus  précieux  de  l'en- 
seignement est  déformer  un  esprit  actif,  éveillé,  capable  d'apprendre; 
nuis  il  ne  faut  pourtant  pas  dédaigner  et  négliger,  autant  que  le  sug- 
gère Locke,  les  connaissances  positives  qu'un  jeune  homme  peut  ac- 
quérir dès  le  collège. 

2.  Burgersdicius  et  Scheibler,  fort  inconnus  aujourd'hui,  étaient  les 
auteurs  de  traités  de  logique  et  de  métaphysique,  très  répandus  dans 
les  écoles  au  temps  de  Locke. 

5.  Sénèque,  lettre  CVI. 

4.  C'est  le  cri  universel  de  tous  les  réformateurs  de  la  pédagogie. 


140  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

qu'ils  savent  et  non  aux  besoins  réels  de  l'élève.  La  mode 
une  fois  établie,  qui  donc  s'étonnerait  que  dans  les  études 
comme  dans  tout  le  reste  elle  exerce  un  souverain  empire, 
et  que  la  majorité  de  ceux  qui  trouvent  leur  compte  à  ce 
qu'on  la  suive  exactement,  soient  prêts  à  crier  à  l'hérésie, 
dès  que  quelqu'un  prétend  s'en  écarter1?  C'est  néanmoins 
un  sujet  d'étonnement  pour  nous  que  des  hommes  de  con- 
dition et  de  talent  se  laissent  à  ce  point  égarer  par  la  cou- 
tume et  par  une  foi  aveugle.  La  raison,  s'ils  la  consultaient, 
leur  dirait  que  leurs  enfants  doivent  employer  leur  temps  à 
acquérir  les  qualités  qui  leur  seront  utiles  dans  la  vie,  plu- 
tôt qu'à  se  bourrer  la  tête  de  toute  cette  friperie  de  connais- 
sances, à  la  plus  grande  partie  desquelles  ils  ne  penseront 
plus  pendant  le  reste  de  leur  existence;  à  tout  le  moins 
ils  n'auront  pas  besoin  d'y  penser,  de  sorte  que  tout  ce 
qu'ils  en  retiennent  ne  sert  qu'à  les  rendre  pires. 

C'est  une  chose  si  certaine  que  j'en  appelle  aux  parents 
eux-mêmes  qui  se  sont  mis  en  frais  pour  procurer  toute 
cette  science  à  leurs  jeunes  héritiers  :  n'est-il  pas  vrai  que 
leurs  fils  se  rendraient  ridicules  dans  le  monde,  s'ils  lais- 
saient seulement  voir  qu'ils  possèdent  quelque  teinture  de 
ces  connaissances?  S'ils  veulent  en  faire  montre,  cela  ne 
diminuera-t-il  pas  leur  crédit  dans  la  société,  en  les  ren- 
dant désagréables- ?  La  belle,  l'admirable  acquisition  vrai- 
ment, bien  digne  d'être  comprise  dans  le  pian  de  l'éduca- 
tion, qu'une  science  dont  les  hommes  rougissent  de  se 
parer,  dans  les  occasions  où  ils  ont  le  plus  intérêt  à  montrer 
leurs  talents  et  leur  mérite  ! 

Il  v  a  une  autre  raison  encore  pour  exiger  avant  tout  du 


1.  Observation  très  juste.  Il  est  difficile  de  demander  à  des  maîtres 
vieillis  dans  l'enseignement  d'une  science  de  se  désavouer  eux-mêmes, 
en  condamnant  celte  science.  Voilà  pourquoi  il  est  presque  impossible 
qu'une  corporation  enseignante  se  réforme  elle-même. 

2.  Locke  exagère.  On  ne  se  rend  ni  ridicule,  ni  désagréable  dans  le 
monde,  en  montrant  à  l'occasion  ses  connaissances  littéraires  et  histo- 
riques. 


QUALITES  NÉCESSAIRES  l)TN  GOUVERNEUR.  1-il 

gouverneur  la  politesse  des  manières,  et  la  connaissance 
du  monde.  C'est  qu'un  homme,  qui  a  de  la  maturité  et  du 
talent,  peut  conduire  un  enfant  assez  loin  dans  lessciences. 
même  quand  il  ne  les  a  pas  approfondies  lui-même1.  Pour 
cela  les  livres  lui  suffiront  et  lui  garantiront  assez  de  lu- 
mières,  assez  d'avance,  pour  qu'il  puisse  guider  le  jeune 
esprit  qui  le  suit-.  Mais  il  ne  sera  jamais  capable  de  for- 
mer son  élève  à  la  connaissance  du  monde,  et  surtout  de 
lui  donner  une  bonne  éducation,  s'il  n'est  lui-même  qu'un 
apprenti  dans  ces  matières. 

C'est  là  une  connaissance  qu'il  doit  posséder  par  lui- 
même,  qu'il  doit  s'être  appropriée  par  l'usage  et  par  la  con- 
versation, en  se  formant  lentement  d'après  ce  qu'il  voit 
pratiquer  et  observer  dans  la  meilleure  société.  S'il  ne 
possède  pas  cette  science  dans  son  propre  fonds,  il  est 
impossible  qu'il  l'emprunte  d'ailleurs  pour  le  service  de 
son  élève  ;  car  à  supposer  qu'il  puisse  trouver  des  traités 
bien  faits  de  civilité,  qui  contiennent  toutes  les  règles 
particulières  de  la  conduite  d'un  gentleman,  ses  mauvais 
exemples,  s'il  est  lui-même  mal  élevé,  détruiront  tout 
l'effet  de  ses  leçons.  Il  est  impossible,  en  effet,  qu'un 
homme  soit  pcli  et  bien  élevé,  s'il  n'a  fréquenté  que  de 
mauvaises  compagnies. 

Si  je  parle  ainsi,  ce  n'est  pas  que  j'imagine  qu'on  puisse 
rencontrer  tous  les  jours  des  gouverneurs  de  ce  caractère, 
ou  se  les  procurer  aux  conditions  ordinaires.  Mais  je  pré- 
tends que  les  parents  qui  sont  en  état  de  le  faire  ne  doi- 
vent épargner  ni  les  recherches,  ni  l'argent,  pour  une  affaire 
de  cette  importance.  Quant  à  ceux  à  qui  leur  conditionne 
permet  pas  de  dépasser  le  prix  ordinaire,  ils  doivent  cepen- 


1  II  ne  faudrait  pas  abuser  de  ce  précepte  qui  nous  conduirait  t on I 
droit  au  paradoxe  de  Jacolot  «  :  Tout  homme  peut  enseigner  et  même 
enseigner  ce  qu'il  ne  sait  \<n<  lui-même.  » 

2.  Locke  a  l'air  de  croire  que  le  maître  peut  enseigner  ce  qu'il  ap- 
prend au  jour  le  jour.  C'est  une  grave  erreur. 


142  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

dant  se  rappeler  ce  qu'il  faut  surtout  avoir  en  vue  dans  le 
choix  du  gouverneur,  auquel  ils  confient  l'éducation  de 
leurs  enfants,  et  de  quoi  il  importe  qu'ils  se  préoccupent 
principalement  eux-mêmes,  tant  qu'ils  les  ont  sous  leur 
garde,  et  qu'ils  ont  occasion  de  les  observer.  Qu'ils  ne 
s'imaginent  pas  que  toute  l'éducation  consiste  dans  l'étude 
du  latin  et  d'une  langue  étrangère,  ou  de  quelques  systèmes 
arides  de  logique  et  de  philosophie. 


SECTION  X    (95-99). 


DE  LA   FAMILIARITE  DES  PARENTS   AVEC    LEURS  ENFANTS1. 

95.  Revenons  à  l'exposition  de  notre  méthode.  J'ai  dit 
que  le  sentiment  de  respect,  qu'un  père  établit  par  la  sé- 
vérité de  son  air  dans  l'esprit  des  jeunes  enfants,  était  la 
condition  essentielle  d'une  bonne  éducation  :  cependant  je 
suis  loin  de  penser  qu'il  faille  continuer  de  les  traiter 
ainsi,  tout  le  temps  qu'ils  étudient  et  qu'ils  restent  en 
tutelle.  Je  crois,  au  contraire,  qu'on  doit  se  relâcher  de 
celte  sévérité  aussitôt  que  leur  âge,  leur  discrétion  et  leur 
bonne  conduite  rendent  la  chose  possible2.  Le  père  fera 
même  bien,  lorsque  son  fils  aura  grandi  et  sera  en  étal  de 
le  comprendre,  de  causer  familièrement  avec  lui,  c'est-à- 
dire,  de  lui  demander  son  avis,  de  le  consulter  sur  les 
choses  qu'il  connaît  et  dont  il  a  quelque  intelligence.  Par 

1.  Ce  chapitre  semble  avoir  été  inspiré  à  Locke  par  l'essai  de  Mon- 
taigne intitulé  :  De  l'affection  des  pères  aux  enfants  (Essais,  liv.  II, 
vnn.  Voyez  sur  le  même  sujet  un  intéressant  chapitre  de  M.  Legouvé  : 
la  Tendresse  et  l'Autorité  dans  les  Pères  et  les  Enfants  au  dix-neu- 
vième siècle. 

2.  Locke  se  ressouvient  ici  do  l'éducation  qu'il  avait  lui-même  reçue. 
«  Tant  que  John  Locke  fut  enfant,  dit  un  de  ses  biographes,  lord  King, 
son  père  exigea  de  lui  un  extrême  respect;  mais  peu  à  peu  il  le  traita 
avec  moins  en  moins  de  réserve,  et  lorsqu'il  eut  grandi,  il  vécut  avec 
lui  dans  les  termes  de  la  plus  parfaite  amitié.  » 


Ht  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

là,  le  père  obtiendra  deux  résultats,  tous  les  deux  fort  im- 
portants. Le  premier  sera  de  disposer  l'esprit  de  l'enfant  à 
des  réflexions  sérieuses,  beaucoup  mieux  qu'on  ne  pourrait 
le  faire  en  lui  donnant  des  règles  ou  des  conseils.  Plus 
vous  vous  hâterez  de  traiter  votre  fils  en  homme,  et  plus 
tôt  il  commencera  à  le  devenir  ;  et  si  vous  l'autorisez 
parfois  à  causer  sérieusement  avec  vous,  vous  élèverez  in- 
sensiblement son  esprit  au-dessus  des  amusements  ordi- 
naires de  la  jeunesse  et  de  ces  occupations  frivoles  où 
d'habitude  elle  dépense  son  temps.  Il  est  facile  de  remar- 
quer, en  effet,  que  beaucoup  de  jeunes  gens  continuent  à 
penser  et  à  parler  en  écoliers  beaucoup  plus  longtemps 
qu'ils  ne  seraient  portés  à  le  faire,  uniquement  parce  que 
leurs  parents  les  tiennent  toujours  à  distance,  et,  par  toutes 
leurs  façons  d'agir  avec  eux,  les  laissent  dans  un  rang 
inférieur  *. 

96.  Mais  un  autre  avantage  considérable  de  la  familia- 
rité que  vous  témoignerez  à  votre  fils,  c'est  qu'elle  vous 
vaudra  son  amitié  2.  Beaucoup  de  pères,  bien  qu'ils  ac- 
cordent libéralement  à  leurs  enfants  les  permissions  qui 
conviennent  à  leur  âge  et  à  leur  condition,  ont  cependant 
le  tort  de  leur  cacher  l'état  de  leurs  affaires,  avec  autant 
de  soin  qu'on  en  mettrait  à  défendre  contre  un  espion  ou 
un  ennemi  la  connaissance  d'un  secret  d'Etat. 

Cette  réserve,  à  supposer  qu'elle  ne  témoigne  pas  d'un 
sentiment  jaloux,  a  du  moins  ce  défaut  qu'elle  exclut  ces 

1.  C'est  plulôt  le  défaut  contraire,  l'excès  de  la  familiarité  que  les 
pédagogues  de  notre  temps  ont  ù  surveiller  et  à  combattre.  Les  habi- 
tudes un  peu  despotiques  d'autrefois  ont  disparu  de  Ja  famille  moderne, 
et  le  tort  des  parents  est  plutôt  de  trop  supprimer  les  distances,  de 
traiter  les  enfants  comme  des  égaux. 

2 «  C'est  folie  et  injustice  de  priver  les  enfants,   qui  sont  en 

aage,  de  la  familiarité  des  pores,  et  vouloir  maintenir  en  leur  endroict 
une  morgue  austère  et  dtsdaigneuse,  espérant  par  là  tenir  en  crainte 
et  obéissance  :  car  c'est  une  farce  très  inutile  et  qui  rend  les  pères 
ennuyeux  aux  enfants  et,  qui  pis  est,  ridicules.  »  (Montaigne,  Essais, 
1.  II,  ch.  vin.) 


|I>E  LÀ  FAMILIARITÉ  DES  Î'AKENÎS  AVEC  LEUfîS  ENFANTS.  145 

marques  de-tendresse  el  (l'intimité  qu'un  père  devrait  pro- 
diguera son  fils,  et  que  sans  aucun  doute  elle  empêche  ou 
réprime  souvent  ces  mouvements  de  confiance  joyeuse  avec 
lesquels  un  fils  s'adresserait  à  son  père  et  se  reposerait 
en  lui.  Je  ne  puis  assez  m'étonner  de  rencontrer  des  pa- 
rents qui,  malgré  leur  tendre  amour  pour  leur  fils,  ne  sa- 
vent jamais  se  départir  d'une  attitude  raide,  et  qui,  pen- 
dant toute  leur  vie,  gardent  avec  eux  un  air  d'autorité 
et  de  fierté,  comme  si  leurs  enfants  ne  devaient  jamais 
éprouver  de  plaisir  ni  attendre  de  bien  de  la  part  des 
personnes  qu'ils  aiment  le  plus  dans  ce  monde,  jusqu'à  ce 
qu'ils  les  aient  perdues  et  que  la  mort  les  ait  reléguées 
dans  l'autre.  Il  n'y  a  rien  qui  cimente,  qui  consolide 
l'amitié  et  la  bonne  intelligence,  comme  la  confidence 
réciproque  de  ses  intérêts  et  de  ses  affaires.  Toute  autre 
marque  d'amitié,  si  celle-là  fait  défaut,  laisse  encore  des 
doutes;  mais  lorsque  votre  fils  verra  que  vous  lui  ouvrez 
votre  cœur,  que  vous  l'intéressez  à  vos  affaires,  comme  à  des 
choses  qui,  selon  votre  désir,  doivent  un  jour  passer  clans 
ses  mains1,  il  y  prendra  part  comme  à  ses  intérêts  propres; 
il  attendra  patiemment  son  tour,  et  en  attendant  il  aimera 
un  père  assez  avisé  et  assez  bon  pour  ne  pas  le  tenir  à  dis- 
tance comme  un  étranger. 

De  plus,  en  agissant  ainsi,  vous  lui  apprendrez  que  la 
jouissance  de  ces  biens  ne  va  pas  sans  beaucoup  de  soucis  ; 
et  plus  vous  lui  aurez  rendu  sensible  cette  vérité,  moins  il 
enviera  votre  fortune,  plus  il  sera  disposé  à  se  croire  heu- 
reux, sous  la  direction  d'un  ami  si  bienveillant  et  d'un 
père  si  attentif.  Il  n'y  a  pas  de  jeune  homme,  si  pauvre 
d'esprit,   si  vide  de  sens  qu'il    soit,   qui  ne  se  réjouisse 

1 «  J'ai  tousjours  jugé  que  ce  rfoibt  estre  un  grand  contente- 
ment à  un  père  vieil,  de  mettre  luy  mesme  ses  enfants  en  train  du 
gouvernement  de  ses  affaires, et  de  pouvoir,  pendant  sa  vie  contrerootJer 
leurs  deportements,  leur  fournissant  d'instruction  et  d'advis  suivant 
l'expérience  qu'il  en  a,  et  d'acheminer  luy  mesme  l'ancien  honneur 
t  ordre  de  sa  maison  en  la  main  de  ses  successeurs.  »  (Montaigne. 
Visais,  1   II,  ch.  vin.) 

il) 


146  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

d'avoir  un  ami  sûr  à  qui  il  puisse  recourir,  et  qu'il  con- 
sulte librement  à  l'occasion. 

La  réserve  et  la  fierté,  que  les  parents  témoignent  à  leurs 
enfanls,  les  privent  souvent  de  cette  ressource  qui  leur  se- 
rait bien  autrement  avantageuse  que  mille  gronderies  ou 
réprimandes.  Si  votre  fils  doit  s'engager  dans  quelque 
aventure  ou  s'éprendre  de  quelque  fantaisie,  ne  vaut-il  pas 
mieux  que  vous  en  soyez  instruit?  Car,  puisqu'il  faut  accor- 
der quelque  liberté  aux  jeunes  gens  en  ces  sortes  de  choses, 
plus  vous  serez  au  courant  de  ses  intrigues  et  de  ses  des- 
seins, et  plus  vous  serez  à  même  de  prévenir  de  grands 
malheurs  ;  plus  sûrement  en  lui  faisant  voir  quelles  sont 
les  conséquences  probables  de  sa  conduite,  vous  prendrez 
le  bon  chemin  pour  obtenir  de  lui  qu'il  évite  même  de 
petites  mésaventures.  Mais  si  vous  voulez  qu'il  vous  ouvre 
son  cœur  et  qu'il  vous  demande  conseil,  commencez  vous- 
même  par  agir  ainsi  avec  lui,  afin  de  gagner  par  là  sa  con- 
fiance. 

97.  Sur  quelque  objet  qu'il  vous  consulte,  à  moins  qu'il 
ne  s'agisse  d'une  chose  qui  doive  conduire  à  un  malheur  ir- 
rémédiable, ayez  bien  soin  de  ne  lui  parler  que  comme  un 
ami  plus  expérimenté;  et  à  vos  avis  ne  mêlez  rien  qui 
sente  le  commandement  ou  l'autorité,  pas  plus  que  vous  ne 
le  feriez  avec  des  égaux  ou  avec  des  étrangers1.  De  la  sorte, 
vous  obtiendrez  qu'il  ne  cessera  jamais  de  vous  demander 
de  nouveaux  avis  et  qu'il  tirera  parti  de  ceux  que  vous  lui 
aurez  déjà  donnés.  Vous  devez  considérer  qu'il  n'est  encore 
qu'un  jeune  homme,  qu'il  a  des  fantaisies,  des  plaisirs, 
dont  l'âge  est  passé  pour  vous.  Vous  ne  pouvez  espérer  que 
ces  inclinations  soient  exactement  pareilles  aux  vôtres,  ni 
qu'à  vingt  ans  il  ait  les  mêmes  pensées  que  vous  à  cin- 
quante. 

Puisqu'il  faut  laisser  prendre  aux  jeunes  gens  quelque 

1.  Nous  ne  pouvons  consentir,  avec  Locke,  à  cette  assimilation  com- 
plète de  la  familiarité  qui  convient  au  père  dans  ses  rapports  avec  son 
fils  et  de  la  familiarité  qui  sied  entre  amis. 


DE  LA  FAMILIARITÉ  DES  PARENTS  AVEC  LEURS -ENFANTS.  147 

liberté  et  leur  permettre  quelques  écarts,  tout  ce  que  vous 
pouvez  exiger,  c'est  que  votre  fils  ne  s'y  abandonne 
qu'avec  l'ingénuité  d'un  enfant  bien  né,  et  comme  s'il  était 
toujours  sous  les  yeux  de  son  père,  cl  alors  il  n'y  a  pas  à 
craindre  que  cette  liberté  ait  de  fâcheuses  conséquences1. 
Pour  mettre  votre  fils  dans  ces  dispositions  d'esprit,  vous 
devez,  je  le  répète,  l'entretenir  de  vos  affaires  (si  du  moins 
vous  le  jugez  digne  de  cette  confiance);  vous  devez  lui 
soumettre  familièrement  certaines  difficultés  et  prendre 
son  avis.  S'il  rencontre  juste,  suivez  son  sentiment  comme 
venant  de  lui,  et  si  l'affaire  réussit,  laissez-lui  l'honneur 
du  succès.  Par  là  vous  n'affaiblirez  pas  le  moins  du 
monde  votre  autorité,  mais  vous  accroîtrez  son  amour,  son 
estime  pour  vous.  Tant  que  vous  garderez  vos  biens,  le 
pouvoir  restera  toujours  dans  vos  mains,  et  votre  autorité 
sera  d'autant  plus  assurée  que  la  confiance  et  la  tendresse 
viendront  la  fortifier.  Vous  ne  pouvez  pas  vous  flatter  d'avoir 
sur  votre  fils  tout  le  pouvoir  qui  vous  appartient,  tant 
qu'il  n'en  est  pas  venu  au  point  d'être  plus  touché  du 
déplaisir  d  offenser  en  vous  un  ami  bienveillant,  que  de 
ia  crainte  de  perdre  une  pariie  de  l'héritage  qu"ii  auena 
de  vous. 

98.  Si  un  père,  dans  ses  entretiens  avec  son  fils,  doit 
user  de  familiarité,  à  plus  forte  raison  convient-il  qu'un 
précepteur  ait  la  même  condescendance  pour  son  élève. 
Le  temps  qu'il  pourra  passer  avec  lui,  qu'il  se  garde  de 
l'employer  à  lui  faire  la  leçon  ou  à  lui  dicter  d'un  ton 
doctoral  ce  qu'il  doit  pratiquer  et  suivre2.  Il  faut  que  le 
précepteur  l'écoute  à  son  tour,  qu'il  l'habitue  à  raisonner 

1.  Passe  pour  les  honnêtes  libertés  dont  parle  Locke.  Mais  que  dire 
des  conseils  de  Montaigne  sur  le  même  sujet  ?  c<  Qu'on  rende  hardi- 
ment un  jeune  homme  commode  à  toutes  nations  et  compagnies,  voire 
au  dérèglement  et  excès,  si  besoin  y  est...  11  rira,  il  follastrera,  il  se 
desbauchera  avec  son  Prince.  Je  veux  qu'en  la  desbauche  mesme,  il 
surpasse  en  vigueur  et  en  fermeté  ses  compagnons.  » 

2.  Dans  toute  cette  partie  de  son  œuvre,  Locke  s'inspire  constamment 
de  Montaigne,  «  On  ne  cesse  de  criailler  à  nos  oreilles  comme  qui  ver- 


148  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

sur  des  sujets  proposés,  et  qu'ainsi  il  rende  plus  facile 
l'intelligence  des  règles,  plus  profonde  leur  impression; 
enfin  qu'il  lui  inspire  le  goût  de  l'étude  et  du  savoir. 
L'enfant  commencera  à  sentir  le  prix  de  la  science,  lors- 
qu'il verra  qu'elle  lui  donne  le  moyen  de  causer,  lorsqu'il 
éprouvera  le  plaisir  et  l'honneur  de  prendre  part  à  la  con- 
versation, de  voir  parfois  ses  raisons  approuvées  et  écou- 
tées '.  C'est  surtout  sur  des  questions  de  moralité,  de  pru- 
dence, de  convenance,  que  l'on  peut  le  mettre  à  l'épreuve 
et  demander  son  jugement2.  Ces  exercices  ouvrent  l'intelli- 
gence plus  sûrement  que  des  maximes,  quelque  clairement 
qu'on  les  expose,  et  gravent  plus  solidement  les  règles  dans 
la  mémoire  pour  l'usage  de  la  vie  pratique.  Cette  méthode, 
en  effet,  introduit  dans  l'esprit  les  choses  elles-mêmes  ; 
elles  s'y  fixent,  avec  l'évidence  qui  les  accompagne,  tandis 
que  les  mots,  n'étant  tout  au  plus  que  de  faibles  repré- 
sentations, les  images  approximatives  des  choses,  sont  par 
conséquent  plus  vite  oubliés.  L'enfant  comprendra  bien 
mieux  les  principes  et  la  mesure  de  ce  qui  convient  et  de 
ce  qui  est  juste,  il  recevra  des  impressions  plus  vives  et 
plus  profondes  de  ce  qu'il  doit  faire,  si  on  l'autorise  à 
donner  son  avis  sur  des  cas  proposés  et  à  raisonner  avec 
son  gouverneur  sur  des  exemples  bien  choisis,  que  s'il 
accorde  seulement  aux  leçons  de  son  maître  une  attention 
silencieuse,  distraite,  paresseuse  ;  ou  encore  s'il  est  con- 
damné à  de  captieuses  discussions  de  logique,  ou  s'il  com- 


seroil  dans  un  entonnoir,  et.  nostre  charge,  ce  n'esl  que  redire  ce  qu'on 
nous  a  dit.  Jedésirerois  que  le  conducteur,  selon  la  portée  de  l'ame  qu'il 
a  en  main,  il  commençait  à  la  mettre  sur  la  montre,  lui  faire  goûter 
les  choses,  les  choisir  et  discerner  de  lui-même;  quelquefois  lui  ouvrant 
le  chemin,  quelquefois  le  lui  laissant  ouvrir  (  I,  xxv  . 

1.  Montaigne  dit  de  même  :  «  Je  ne  veux  pas  qu'il  invente  et  parle 
seul  :  je  veux  qu'il  escoute  son  disciple  parler  à  son  tour.  » 

2.  Conférez  encore  Montaigne,  qui,  à  propos  de  la  pédagogie  Spartiate, 
loue  «  cetle  façon  de  discipline  »  qui  consiste  à  exercer  l'entendement 
en  faisant  des  questions  sur  les  hommes  et  sur  leurs  œuvres. 


DU  RESPECT.  149 

pose  des  dissertations  d'apparat  sur  telle  ou  telle  ques- 
tion '.  Celles-ci  donnent  pour  princi])g_àja  pensée^  non  les 
choses  réelles,  mais  les  inventions  du  bel  esprit  et  défausses 
couleurs  ;  celles-là  sont  une  école  de  sophisme,  de  chicane 
et  d'entêtement.  Les  unes  et  les  autres  corrompent  le  juge- 
ment et  jettent  l'esprit  hors  des  voies  d'un  raisonnement 
simple  et  droit.  Il  faut  donc  les  éviter  soigneusement,  si 
l'on  veut  et  se  perfectionner  soi-même  et  se  rendre 
agréable  aux  autres. 


DU    RESPECT. 

99.  Lorsque  vous  aurez  élabli  votre  autorité,  en  faisant 
comprendre  à  votre  fils  qu'il  dépend  de  vous  et  que  vous 
êtes  son  maître;  lorsque,  par  l'inflexible  sévérité  dont  vous 
aurez  usé  à  son  égard  toutes  les  fois  qu'il  aura  obstiné- 
ment persisté  à  commettre  une  faute  grave,  défendue  par 
vous,  particulièrement  le  mensonge,  vous  lui  aurez  inspiré 
ce  sentiment  de  crainte  qui  est  nécessaire;  lorsque  d'autre 
part  (en  lui  accordant  toute  la  liberté  que  réclame  son 
fige,  en  lui  permettant,  lorsqu'il  est  en  votre  présence,  les 
actions  enfantines  et  cjj^jjiicilè^_de  mouvement  qui  est 
aussi  nécessaire  aux  enfants,  quand  ils  sont  tout  petits,  que 
le  manger  et  le  dormir)  ;  lorsque,  dis-je,  vous  l'aurez  fami- 
liarisé avec  votre  société,  lorsque  vous  lui  aurez  fait  com- 
prendre votre  affection,  votre  sollicitude,  en  lui  témoi- 
gnant beaucoup  d'indulgence  et  de  tendresse,  surtout  en 
le  caressant  toutes  les  fois  qu'il  fait  quelque  chose  de  bien, 

\.  Locke  demande  en  d'autres  ternies  que  l'enseignement  soit  vivant, 
animé,  qu'on  y  lasse  participer  l'élève,  par  des  questions,  par  des  exer- 
cices de  jugemenl.  Il  critique  les  méthodes  purement  didactiques,  qui 
fatiguent  reniant  par  de  monotones  leçons  et  qui  lui  imposent  de  trop 
longs  devoirs.  Il  critique  encore  la  vieille  méthode  scolastique  de  la 
discussion  ei  de  l'argumentation  sans  lin  sur  des  questions  subtiles 
et  abstraites. 


150  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

en  lui  faisant  ces  mille  amitiés  qu'appelle  son  âge  et  que 
la  nature  enseigne  aux  parents  mieux  que  je  ne  saurais  le 
faire;  lorsque,  enfin,  par  cette  conduite  affectueuse  et 
tendre,  qui  est  si  naturelle  aux  parents  dans  leurs  rapports 
avec  leurs  enfants,  vous  aurez  éveillé  dans  son  cœur  un 
sentiment,  particulier  d'affection  pour  vous:  votre  fils  est 
alors  dans  les  dispositions  que  vous  devez,  souhaiter,  et 
vous  avez  fait  naître  dans  son  esprit  ce  sentiment  de  vrai 
respect  qu'il  faudra  avoir  soin  d'entretenir  dans  la  suite, 
et  de  conserver  dans  ses  deux  éléments,  Y  amour  et  la 
crainte1  ,  deux  grands  principes  par  lesquels  vous  aurez 
toujours  prise  sur  lui,  de  façon  à  diriger  son  esprit  dans 
le  chemin  de  la  vertu  et  de  l'honneur. 


1,  Locke  a  raison  de  vouloir  que  dans  l'amour  filial  il  entre  un  peu 
de  crainte.  Nous  n'admirons  pas  sans  réserve  le  joli  mot  de  Montaigne  : 
«  Quand  je  pourrais  me  faire  craindre,  j'aimerois  encore  mieulx  me 
taire  aimer.  » 


SECTION  XI  (100-102. 


LES  DIFFERENTS  TEMPERAMENTS. 

100.  Lorsque  ces  principes  ont  été  solidement  établis 
et  que  vous  constatez  dans  la  conduite  de  l'enfant  l'action 
du  sentiment  de  respect,  la  première  chose  à  faire,  c'est 
d'étu  lier  avec  attention  son  tempérament  et  la  nature 
particulière  de  son  esprit1.  Mais  quel  que  soit  son  tempé- 
rament, l'obstination,  le  mensonge,  toutes  les  actions  vi- 
cieuses doivent  être  réprimées  dès  le  début,  nous  l'avons 
déjà  dit.  Loin  de  laisser  ces  semences  de  vices  prendre  ra- 
cine, il  faut  avoir  soin  de  les  extirper,  aussitôt  qu'elles 
apparaissent,  et  votre  autorité  doit  s'imposer  à  l'esprit  de 
l'enfant  dès  la  première  lueur  de  son  intelligence,  afin 
qu'elle  puisse  agir  sur  lui  comme  un  principe  naturel 
dont  il  ne  se  rappelle  pas  l'origine,  et  sans  qu'il  puisse  se 
douter  que  les  choses  ont  été  ou  pourraient  être  autrement. 
Par  là,  si  le  respect  qu'il  vous  doit  lui  a  été  inspiré  de 
bonne  beure,   ce  sentiment  restera  toujours  pour  lui  une 

1.  Locke  est  un  des  premiers  qui  ait  appelé  l'attention  des  pédagogues 
sur  la  diversité  des  tempéraments,  au  point  de  vue  moral  comme  au 
point  de  vue  physique.  Tout  en  maintenant  la  nécessité  d'un  certain 
nombre  de  règles  communes  à  tous,  Locke  veut  que  les  méthodes  de 
discipline  ou  d'enseignement  s'adaptent,  s'ajustent,  en  bien  des  cas,  à  la 
nature  particulière  de  l'élève. 


152  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

chose  sacrée,  et  il  lui  sera  tout  aussi  difficile  de  résister  à 
ce  sentiment  qu'à  ses  instincts  naturels. 

101.  Si  vous  avez  ainsi  établi  de  très  bonne  heure  votre 
autorité  sur  l'enfant,  et  si,  par  un  usage  modéré  de  cette 
autorité,  vous  lui  faites  bonté  de  tout  ce  qui  pourrait  l'en- 
traîner à  des  habitudes  vicieuses,  aussitôt  que  vous  en 
apercevez  le  premier  germe  (car  je  ne  crois  pas  que  vous 
deviez  recourir  aux  réprimandes,  encore  moins  aux  coups, 
tant  que  l'obstination  incorrigible  n'aura  pas  rendu  ces 
moyens  nécessaires),  il  conviendra  de  considérer  dans  quel 
sens  l'incline  la  fabrique  naturelle  de  son  esprit.  11  y  a  des 
hommes  que  la  structure  immuable  de  leur  tempérament 
destine  à  être  courageux;  d'autres  sont  timides,  d'autres 
confiants,  d'autres  modestes,  dociles  ou  au  contraire  obs- 
tinés, curieux  ou  indifférents,  vifs  ou  lents.  Il  n'y  a  pas 
plus  de  différences  dans  la  physionomie,  dans  la  forme 
extérieure  des  corps,  qu'il  n'y  en  a  dans  la  structure  et  la 
constitution  des  esprits.  Seulement  les  traits  particuliers 
du  visage  et  les  formes  du  corps  s'accentuent  et  deviennent 
plus  marqués  avec  le  temps  et  avec  l'âge  ;  tandis  que  la 
physionomie  propre  de  l'esprit  est  plus  aisée  à  discerner 
chez  les  enfants1,  alors  que  l'artifice  et  la  ruse  ne  leur 
ont  pas  encore  appris  à  dissimuler  leurs  difformités  mo- 
rales et  à  cacher  leurs  inclinations  vicieuses  sous  d'hypo- 
crites apparences. 

102.  Mettez-vous  donc  de  bonne  heure  à  observer  le 
tempérament  de  votre  fils  :  et  cela,  lorsqu'il  est  le  plus 
abandonné  à  lui-même,  dans  ses  jeux,  et  quand  il  se  croit 
hors  de  votre  vue.  Recherchez  quelles  sont  ses  passions 
dominantes,  ses  goûts  favoris  :  s'il  est  farouche  ou  doux, 


\.  Pous  compléter  la  pensée  de  Locke,  il  faut  ajouter  avec  Mme  Xeckor 
de  Saussure  que  tout  est  mobile  dans  la  nature  franche  et  sincère  de 
reniant,  que  de  plus  sa  mémoire  n'est  pas  encore  netlement  fixée  : 
«  Tout  est  chez  l'enfant  si  fugitif  et  si  vague  qu'une  sorte  de  vertige 
gagnerait  bientôt  l'observateur  qui  voudrait  fixer  ses  traits  incertains.  » 
{Éducation  progressive,  1.  il,  ch.  1.) 


LES  TEMPÉRAMENTS.  lôô 

hardi  ou  timide,  compatissant  ou  cruel ,  ouvert  ou  ré- 
servé, etc.  En  effet,  selon  que  ses  inclinations  différeront. 
vos  méthodes  devront  aussi  différer,  et  votre  autorité  doit 
en  quelque  sorte  s'ajuster  sur  ses  inclinations  pour  agir 
de  différentes  manières  sur  son  esprit.  Ces  tendances 
natives,  es  dispositions  prédominantes,  il  ne  s'agit  pas  de 
les  traiter  d'après  des  règles  fixes  ou  de  les  attaquer  de 
-  front,  sut  loul  celles  qui  sont  les  plus  douces  et  les  plus 
modelé'.-,  et  qui  dérivent  de  la  peur,  d'une  sorte  de  fai- 
blesse  d'esprit.  On  peut  cependant  les  corriger  à  force  d'art 
et  les  tourner  au  bien.  Mais,  quoi  que  vous  fassiez,  soyez- 
en  certain,  l'esprit  penchera  toujours  du  côté  vers  lequel 
la  nature  l'a  d'abord  incliné1;  et  si  vous  observez  atten- 
tivement le  caractère  de  l'enfant  dans  les  premières  actions 
de  la  vie,  vous  serez  toujours  en  état  dans  la  suite  de  de- 
viner de  quel  côté  penchent  ses  pensées,  quelles  sont  ses 
vues,  alors  même  que,  devenu  grand,  un  voile  plus  épais 
couvrira  ses  desseins,  et  qu'il  saura,  pour  les  poursuivie, 
employer  une  grande  diversité  de  moyens. 

1.  Locke  est  ici  en  pleine  contradiction  avec  les  doclrines  ordinaires 
de  la  philosophie  sensualiste,  qui  n'admet  rien  d'inné.  Il  affirme  avec 
netteté  que  l'enfant  apporte  avec  lui  des  dispositions  invincibles,  et  au 
lieu  d'admettre  la  vieille  maxime  «  nourriture  passe  nature  »,  il  dé- 
clare que  la  nature  est  souvent  plus  l'orte  que  l'éducation. 


SECTION  XII  (103-110). 


DE  LA  VOLONTÉ  CHEZ  LES  ENFANTS. 

J  05.  Je  vous  ai  déjà  dit  que  les  enfants  aimaient  la  li- 
berté \  et  qu'il  fallait  par  suite  les  amener  doucement  à 
faire  tout  ce  qui  est  approprié  à  leur  âge,  sans  qu'ils  se 
doutent  qu'aucune  contrainte  pèse  sur  eux.  J'ajouterai 
maintenant  qu'ils  aiment  quelque  chose  de  plus  que  la 
liberté,  ils  aiment  la  domination  ;  et  ce  sentiment  est  la 
source  originelle  de  la  plupart  des  habitudes  vicieuses  qui 
leur  sont  le  plus  ordinaires  et  le  plus  naturelles 2.  Cet  amour 
du  pouvoir  et  de  la  domination  éclate  chez  eux  de  très 
bonne  heure,  et  cela  de  deux  manières. 

104. 1°  Nous  voyons  que  les  enfants,  presque  aussitôt  qu'ils 
sont  nés,  ou  tout  au  moins  bien  avant  qu'ils  sachent  parler, 
poussent  des  cris,  deviennent  bourrus,  boudeurs,  témoi- 
gnent de  la  mauvaise  humeur,  pour  cette  unique  raison 
qu'ils  veulent  que  leurs  volontés  soient  satisfaites.  Il  faut 
que  tout  le  monde  se  soumette  à  leurs  désirs.  Ils  exigent 
une  condescendance  empressée  de  tous  ceux  qui  les  appro- 
chent, particulièrement  de  ceux  qui  sont  à  peu  près  du 

1.  Voyez  plus  haut,  §73. 

2.  A  y  bien  regarder,  cet  instinct  de  domination  ne  me  paraît  pas  f" 
aussi  répandu  chez  les  enfants  que  le  prétend  Locke.  Les  effets  qu'il  te 
attribue  à  ce  prétendu  besoin  de  pouvoir  et  de  domination  s'expliquent  p 
par  leurs  sentiments  d'indépendance.  fk 


DE  LA  VOLONTÉ  CHEZ  LES  ENFANTS.         155 

même  Age  ou  de  la  même  condition  qu'eux,  ou  qu'ils 
jugenl  être  leurs  inférieurs  sur  ces  deux  points,  dès  qu'ils 
sont  capables  de  faire  ces  distinctions  à  propos  des  autres 
personnes. 

105.  2°  L'amour  de  la  domination  se  manifeste  encore 
chez  les  enfants  par  leur  désir  d'avoir  des  choses  à  eux. 
Ils  veulent  être  déjà  propriétaires,  pour  jouir  du  pouvoir 
(pie  la  propriété  semhTë  leur  procurer,  et  pour  avoir  le 

"droit  de  disposer  des  choses  qui  leur  appartiennent,  comme 
bon  leur  semble1.  Celui  qui  n'aurait  pas  remarqué  que 
ces  deux  instincts  agissent  de  très  bonne  heure  chez  les 
enfants,  les  connaîtrait  bien  mal;  et  celui  qui  ne  com- 
prendrait pas  qu'il  est  nécessaire  d'extirper  dès  le  début 
deux  sentiments  qui  sont  la  source  de  presque  toutes  les 
injustices  et  de  presque  toutes  les  luttes  qui  troublent  la  vie 
humaine,  et  de  développer  les  sentiments  contraires,  lais- 
serait passer  le  moment  opportun  qu'il  faut  saisir  pour 
établir  les  fondements  de  la  bonté  et  de  la  vertu.  Je  crois 
que  les  moyens  suivants  aideront  à  atteindre  ce  but  : 

106.  i°  J'avais  dit,  dans  la  première  édition  de  ce  livre, 
qu'il  ne  faut  rien  donner  à  un  enfant  quand  il  le  de- 
mande, encore  moins  quand  il  crie  pour  le  réclamer, 
en  un  mot  toutes  les  fois  qu'il  fait  connaître  par  ses  paroles 
qu'il  en  a  envie.  Mais  comme  ce  précepte  se  prête  à  une 
interprétation  inexacte,  et  qu'on  pourrait  s'imaginer  que 
j'interdis  à  l'enfant  de  demander  quoi  que  ce  soit  à  ses  pa- 
rents, ce  qui  passerait  peut-être  pour  un  excès  de  tyrannie, 
peu  conforme  aux  rapports  d'affection  et  d'amour  qui 
doivent  unir  les  enfants  et  les  parents,  je  vais  m'expliquer 
avec  plus  de  détail.  Il  convient  qu'ils  aient  toute  liberté 
ie  faire  connaître  leurs  besoins  à  leurs  parents,  et  que  les 

1.  «  A  six  mois,  en  général,  l'enfant  ne  se  laisse  plus  enlever  sans 
piaillements  d'impatience  ses  jouets,  auxquels  il  parait  tenir,  soit  en 
ertu  d'un  instinct  inné  de  propriété,  soit  en  raison  des  distractions 
le  plus  en  plus  nombreuses  qu'ils  lui  procurent.  »  (Pérez,  Education 
lès  le  berceau,  p.  246.) 


156  QUELQUES  l'ENSKES  SUB  L'ÉDUGATIOS 

parents   satisfassent  ces  besoins  avec  toute  la  tendresse 
possible,  au  moins  durant  leur  bas  âge.  Mais  autre  chose 
est  dire:  «  J'ai  faim  »  ;  autre  chose:  «  .le  veux  du  rôti.  • 
Lorsque  l'enfant  a  déclaré  s^s  besoins,  ses  besoins  natu- 
rels, la  douleur  que  lui  causent  la  faim,  la  soif,  le  froid, 
ou  quelque  nécessité  naturelle,  le  devoir  des  parents  et 
des  personnes  qui  le  soignent  est  de  l'assister  et  de    e 
satisfaire.  Mais  il  faut  que  l'enfant  laisse  aux  parents  le 
soin  de  décider  et  de  régler  ce  qu'ils  jugent  le  plus  conve- 
nable de  faire  pour  cela,  et  aussi  dans  quelle  mesure.  ©n 
ne  doit  pas  l'autoriser  à  choisir  lui-même,  à  dire  :  «  Je 
veux  du  vin  »  ou  «  du  pain  blanc  •;  au  contraire,  le  seul 
fait  d'avoir  nommé  un  plat  doit  être  une  raison  pour  qu  on 

le  lui  refuse. 

107  Ce  dont  les  parents  doivent  se  préoccuper  surtour, 
c'est  de  distinguer  entre  les  besoins  de  fantaisie  et  les 
besoins  de  nature,  ce  qu'Horace  leur  a  prescrit  de  faire 
dans  le  vers  où  il  parle  des  choses 

Quels  humana  sibi  dolent  natura  negatis1. 
Ce  sont  là  des  besoins  vraiment  naturels:  la  raison  seule, 
sans  autre  secours,  ne  peut  nous  en  défendre  ni  empêcher 
qu'ils  ne  troublent  notre   repos.  Les  douleurs  que  provo- 
quent une  maladie,  une  blessure,  la  faim,  la  soif,  le  froid, 
le  manque  de  sommeil,  le  besoin  de   repos  et  de  relaclu 
pour  les  organes  fatigués,  voilà  ce  que  tous  les  hommes 
ressentent  ;°les  esprits  les  mieux   disposés  «JJ~ 
échapper  à  ces  malaises.  11  faut  donc,  par    des   moyen, 
convenables,  pourvoir  à  la  satisfaction  de  ces  besoins,  mai. 
s  impatience,  sans  trop  se  hâter  lorsqu'ils  commence* 
à  se  montrer,   si  du  moins  le  retard  ne  nous  menace   pa 
de  quelque  mal  irréparable.  Les  douleurs  qu'occasmnnen 
les  besoins  naturels  sont  comme  des   avertissements  qu 
nous  sont  donnés  d'éviter  de  plus  graves  souffrances,  don 
1.  ...  «  Dont  la  privation  est  une  souffrance  pour  la  nature  hu 
maine.  »  (Satire  I,  v.  75.) 


DE  LA  VOLONTÉ  CHEZ  LES  ENFANTS.  ibl 

elU-s  sont  comme  les  signes  avant-coureurs  :  il  ne  l'aut 
donc  p;is  l.'s  négliger  entièrement  ni  les  laisser  aller  trop 
loin.  M ;i i-i  plus  on  habituera  les  curants  à  supporter  ces 
premiers  malaises,  par  le  soin  que  l'on  prendra  de  les  ren- 
dre plus  vigoureux  de  corps  et  d'esprit,  et  mieux  cela 
vaudra  pour  eux1.  Je  n'ai  pas  besoin  de  l'aire  des  recom- 
mandations sur  la  nécessité  de  ne  pas  dépasser  la  mesure, 
d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  leur  faire  du  mal.  de  prendra 
garde  enfin  que  les  privations  qu'on  leur  impose  n'aient 
pour  conséquence  d'abattre  leur  esprit  ou  d'incommoder 
leurs  santé  :  les  parents  ne  sont  que  trop  disposés  d'eux- 
mêmes  à  incliner  plus  qu'il  ne  faudrait  vers  l'excès  con- 
traire de  la  douceur. 

Mais  quelque  complaisance  qu'exigent  les  besoins  de  la 
nature,  il  n'en  est  pus  de  même  pour  les  besoins  de  fan- 
taisie :  ceux-là  il  ne  faut  jamais  les  satisfaire,  ni  même 
permettre  que  les  enfants  en  fassent  mention.  Le  seul  fait 
qu'un  enfant  a  parlé  d'une  ebose  inutile  doit  être  une  rai- 
son pour  l'en  priver.  Donnez-lui  des  vêtements  quand  il 
en  a  besoin;  mais  s'il  demande  telle  couleur,  telle  étoffe, 
qu'il  soit  bien  entendu  qu'il  s'en  passera.  Ce  n'est  pas  que 
selon  moi  les  parents  doivent  de  dessein  prémédité  contre- 
carrer les  désirs  des  enfants,  quand  il  s'agit  de  choses  in- 
différentes. Tout  au  contraire,  quand  ils  le  méritent  par 
leur  conduite,  et  qu'on  ne  court  aucun  risque  de  corrompre 
ou  d'efféminer  leurs  esprits  et  de  les  passionner  pour  des 
bagatelles,  je  pense  que  toutes  choses  doivent  être  combi- 
nées, dans  la  mesure  du  possible,  pour  assurer  leur  salis- 
faction,  afin  qu'ils  trouvent  du  plaisir  à  se  bien  conduire. 
Le  mieux  serait  sans  doute  que  l'enfant  ne  fît  pas  consister 
son  plaisir  dans  des  choses  de  cette  espèce,  qu'il  ne  prit  pas 

1.  Locke  revient  iri  i  -.1  théorie  de  l'endurcissement  physique.  Con- 

f'ci'-z   l'opinion  de  Dumarsais  :  «  Ceux  qui  raisonnent   ainsi,    dit-il, 

n'ont  aucun  égard  au  nombre  infini  d'enfants  qui  succombent  à  ces 

et  qui  sont  la  victime  du  préjugé  que  l'on  peut  »' accoutumer 

a  l>'Hi    Arlicle  Éducation,  dans  Y Encycloptdù 


158  QUELOUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

sa  fantaisie  pour  règle  de  ses  joies  et  qu'il  considérât  comme 
indifférent  tout  ce  qui  l'est  en  effet 1.  C'est  à  ce  but  que  doi- 
vent tendre  les  efforts  des  parents  et  des  précepteurs.  Mais 
en  attendant  qu'on  en  soit  arrivé  là,  ce  que  je  combats 
ici,  c'est  la  liberté  qu'on  laisse  à  l'enfant  de  demander  tout 
ce  qui  lui  plaît.  C'est  par  un  perpétuel  refus  qu'il  faudrait 
le  corriger  de  ce  goût  pour  des  choses  de  fantaisie. 

Je  paraîtrai  peut-être  trop  sévère  à  de  tendres  parents,  na- 
turellement portés  à  l'indulgence  :  je  ne  demande  pourtant 
que  le  nécessaire.  En  effet,  puisque  dans  la  méthode  que  je 
propose  le  fouet  doit  être  banni,  il  sera  d'un  grand  avan- 
tage de  forcer  l'enfant  à  retenir  sa  langue,  si  on  veut  lui 
inspirer  cette  disposition  respectueuse  dont  nous  avons 
parlé  ailleurs,  et  le  maintenir  dans  ces  sentiments  de  respect 
et  de  déférence  qu'il  doit  à  ses  parents.  De  plus,  on  l'ha- 
bituera par  là  à  contenir  et  à  maîtriser  ses  inclinations.  Il 
apprendra  ainsi  l'art  d'étouffer  ses  désirs,  aussitôt  qu'ils 
naîtront  dans  son  cœur,  c'est-à-dire  au  moment  où  il  est 
le  plus  facile  de  les  dominer.  Donnez  libre  cours,  ne  fût-ce 
qu'en  paroles,  à  vos  appétits,  et  vous  leur  donnez  vie  et 
force.  Quiconque  prend  la  liberté  de  convertir  ses  souhaits 
en  demandes,  n'est  pas  éloigné  de  penser  qu'on  est  obligé 
de  les  satisfaire.  En  tout  cas,  ce  dont  je  suis  certain,  c'est 
qu'on  supporte  plus  aisément  le  refus  qu'on  s'oppose  à  soi- 
même  que  le  refus  qui  vous  est  opposé  par  les  autres.  Accou- 
tumez donc  de  bonne  heure  les  enfants  à  consulter  leur 
raison,  à  en  faire  usage  avant  de  s'abandonnera  leurs  incli- 
nations. On  a  déjà  fait  un  grand  pas  pour  se  rendre  maître 
de  ses  désirs,  quand  on  a  réussi  à  n'en  pas  parler  et  à  leur 
opposer  cette  première  barrière  du  silence-.  L'habitude 

1.  Ce  serait  exiger  une  raison  qui  n'est  pas  de  son  âge.  Locke 
demande  ici  à  l'enfant  de  se  comporter  comme  un  petit  stoïcien,  indif- 
férent à  tout  ce  qui  n'est  pas  besoin  naturel. 

2.  Vérité  souvent  exprimée  par  les  moralistes,  et  qui  s'applique  à 
tous  les  âges  :  «  La  discrétion  sur  ses  propres  sentiments  est  le  meil- 
leur moyen  d'en  devenir  le  maître.  »  (Janet*  l'hilosophie  du  Bonheur, 
p.  99.) 


DE  LA  VOLONTÉ  CHEZ  LES  ENFANTS.  159 

prise  par  les  enfants  d'arrêter  l'essor  de  leurs  caprices  et 
de  considérer,  avant  d'en  parler,  s'ils  sont  raisonnables  ou 
non,  sera  un  grand  avantage  pour  eux  durant  la  suite  de 
leur  vie.  dans  des  affaires  d'une  plus  grande  importance. 
Ce  que  je  ne  saurais  trop  souvent  rn'efforcer  de  faire  com- 
prendre, en  efief,  c'est  que,  dans  les  circonstances  les  plus 
insignifiantes  comme  les  plus  graves,  la  question  essen- 
tielle, j'allais  dire  la  seule,  c'est  de  considérer  quelle 
influence  l'action  de  l'enfant  exercera  sur  son  esprit,  quelle 
habitude  elle  tend  vraisemblablement  à  engendrer,  si  cette 
habitude  lui  conviendra  quand  il  sera  plus  grand,  et  où 
elle  le  conduirait  plus  lard,  si  on  en  favorisait  le  dévelop- 
pement. 

Ma  pensée  n'es!  donc  pas  qu'il  faille  de  propos  délibéré 
chagriner  les  enfants.  11  y  aurait  à  agir  ainsi  trop  de  mé- 
chanceté et  de  barbarie,  et  l'on  risquerait  d'ailleurs  de 
leur  communiquer  ces  vices.  Sans  doute  il  faut  apprendre 
aux  enfants  à  dominer  leurs  appétits,  il  faut  donner  à  leur 
esprit,  aussi  bien  qu'à  leur  corps,  de  la  force,  de  la  sou- 
plesse, de  la  vigueur,  en  les  habituant  à  être  les  maîtres  de 
leurs  désirs  et  en  aguerrissant  leur  corps  par  les  priva- 
tions; mais  il  faut  faire  tout  cela  sans  leur  laisser  voir 
aucune  mauvaise  volonté,  sans  qu'ils  puissent  même  la  soup- 
çonner. Le  refus  constant  de  ce  qu'ils  demandent  par 
leurs  cris,  ou  de  ce  qu'ils  essayent  de  prendre  eux-mêmes1, 
doit  leur  enseigner  la  discrétion,  la  soumission,  l'absti- 
nence. Mais  il  faut  les  récompenser  de  leur  discrétion  et 
de  leur  silence,  en  leur  donnant  ce  qu'ils  aiment,  et  les 
porter  par  là  à  aimer  ceux  qui  exigent  rigoureusement 
cette  obéissance.  Le  fait  de  se  résigner  pour  le  moment 
à  la  privation  de  ce  qu'ils  désirent  est  une  vertu  qui  doit 
être  récompensée  plus  tard  par  le  don  des  choses  qui  leur 
conviennent  et  qui  leur  sont  agréables,  à  condition  qu'on 


I.  11  y  a  ici  un  jeu  de  mots  intraduisible  :  «  le  refus  constant  de 
wath  they  craved  or  carved  ». 


iGO  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

les  leur  offre  comme  les  conséquences  naturelles  de  leur 
bonne  conduite,  et  non  comme  les  gages  d'un  marché 
conclu  avec  eux.  Ce  serait  perdre  votre  peine  et,  ce  qui 
serait  plus  grave,  perdre  leur  amour  et  leur  respect,  si 
d'autres  personnes  leur  accordaient  ce  que  vous  leur  avez 
refusé.  Il  faut  pour  prévenir  ce  danger  prendre  toutes  les 
précautions  possibles,  et  ici  encore  les  domestiques  vien- 
nent nous  causer  quelque  embarras. 

108.  Si  vous  vous  mettez  de  bonne  heure  à  diriger  ainsi 
les  enfants,  si  vous  les  accoutumez  à  taire  leurs  désirs, 
cette  excellente  habitude  les  calmera  et  les  modérera;  et 
quand  ils  commenceront  à  grandir  en  âge  et  en  sagesse, 
vous  pourrez  leur  accorder  une  plus  grande  liberté,  dès 
que  la  raison  parlera  dans  leurs  discours  et  non  la  passion  : 
car  partout  où  la  raison  parle,  elle  a  droit  à  être  écoutée. 
S'il  ne  faut  jamais  faire  attention  à  ce  que  disent  les  en- 
fants quand  ils  demandent  ceci  ou  cela,  à  moins  qu'on  ne 
le  leur  ait  déjà  promis,  il  convient  au  contraire  de  les 
écouter  toujours  et  de  leur  répondre  nettement  et  avec 
douceur,  lorsqu'ils  vous  questionnent  sur  quelque  chose 
qu'il  veulent  connaître  et  dont  ils  désirent  s'instruire  l.  11 
faut  prendre  autant  de  soin  d'encourager  la  curiosité  chez 
les  enfants  que  d'étouffer  leurs  autres  appétits  2. 


LES    RECREATIONS. 

Quelque  sévérité  qu'on  doive  mettre  à  réprimer  tous 
les  désirs  de  pure  fantaisie,  il  y  a  cependant  des  cas  où  la 
fantaisie  a  le  droit  de  parler  et  de  se  faire  écouter.  La  ré- 

1.  Locke  reprendra  ce  sujet  plus  loin,  §  118. 

2.  Locke  n'achève  pas  sa  pensée;  il  aurait  dû  écrire  «  leurs  appé- 
tits mauvais»,  lorsqu'il  s'en  manifeste  chez  les  enfants.  Les  inclinations 
en  général,  chez  l'enfant  comme  chez  l'homme,  doivent  être  modérées, 
gouvernées,  mais  non  étouffées.  Locke  parle  ici  comme  ferait  un  jan- 
séniste, convaincu  que  tous  les  appétits  naturels  sont  mauvais,  et  ce 
n'était,  pas  sn  pensée. 


LES  RÉCRÉATIONS.  161 

création  est  aussi  nécessaire  que  le  travail  et  la  nourri- 
ture :  or  comme  il  n'y  a  pas  de  récréation  sans  plaisir,  et 
que  le  plaisir  dépend  plus  souventde  la  fantaisie  que  de  la 
raison,  vous  devez  permettre  aux  enfants,  non  seulement  de 
se  divertir,  mais  encore  de  se  divertir  comme  ils  l'entendent, 
pourvu  que  ce  soit  innocemment  et  sans  dommage  pour 
leur  sauté.  Dans  ce  cas,  par  conséquent,  il  ne  faut  pas  leur 
répondre parmi  refus,  s'ils  demandent  qu'on  leur  permette 
telle  ou  telle  espèce  de  divertissement.  Je  crois  cependant 
que  dans  une  éducation  bien  réglée,  ils  ne  devront  être  que 
rarement  réduits  à  la  nécessité  de  faire  une  pareille  de- 
mande. On  doit  faire  en  sorte  qu'ils  trouvent  toujours 
agréable  tout  ce  qui  leur  est  utile  ;  et  avant  qu'ils  soient  las 
d'une  occupation,  il  faut  les  détourner  à  temps  vers  une 
autre  occupation,  utile  elle  aussi.  Dans  le  cas  où  ils  ne 
seraient  pas  arrivés  à  ce  degré  de  perfection  qu'on  puisse 
leur  faire  d'un  travail  nouveau  un  sujet  de  divertissement, 
laissez-les  s'abandonner  librement  aux  jeux  enfantins 
qu'ils  inventent;  cherchez  seulement  à  les  en  dégoûter  par 
la  satiété.  Pour  les  occupations  utiles  au  contraire,  vous 
devez  les  arrêter,  même  quand  ils  ont  encore  envie  de 
continuer,  tout  au  moins  avant  qu'ils  soient  fatigués  et  dé- 
goûtés de  cet  exercice;  il  faut  en  effet  qu'ils  puissent  y  reve- 
nir comme  à  un  plaisir  qui  les  divertit.  Les  choses  n'iront 
bien  que  lorsqu'ils  éprouveront  du  plaisir  à  faire  les  actions 
louables,  et  lorsque  les  exercices  utiles  du  corps  et  de  l'es 
prit,  alternant  les  uns  avec  les  autres  dans  leur  vie,  leur  fe- 
ront trouver  agréable  de  vivre  et  de  progresser,  pour- ainsi 
dire  dans  une  série  ininterrompue  de  divertissements  qui 
viennent  reposer  et  rafraîchir  tour  à  tour  leurs  organes  fati- 
gués. Qu'il  soit  possible  d'en  arriver  là  avec  tous  les  enfants, 
quel  que  soil  leur  tempérament,  que  tous  les  parents  et 
tous  les  précepteurs  sachent  prendre  les  précautions  né- 

1.  «  Il  nous  suffit,  dit  Fénelon,  de  laisser  l'aire  les  enfants,  de  les 
observer  :\\c.c.  un  visage  gui  et  de  les  modérer,  dès  qu'ils  s'écliaulfent 
trop.  »  (Éducation  des  filles.) 

11 


162  QUELQUES  PENSÉES  SLR  L'ÉDUCATION. 

cessaires,  aient  assez  de  patience  et  d'adresse  pour  attein- 
dre ce  résultat,  je  n'en  sais  rien.  Mais  ce  dont  je  suis  sûr, 
c'est  que  l'on  peut  y  réussir  avec  la  plupart  des  enfants, 
si  l'on  s'y  prend,  comme  il  faut,  en  leur  inspirant  l'amour 
de  l'honneur,  de  l'estime  et  de  la  réputation.  Une  fois 
qu'on  leur  a  inculqué  ainsi  les  vrais  principes  de  la  vie,  on 
peut  leur  parler  librement  des  choses  qu'ils  aiment  le 
plus,  les  diriger  ou  tout  au  moins  leur  permettre  de  se 
diriger  d'eux-mêmes  de  ce  côté  ;  de  façon  qu'ils  compren- 
nent bien  qu'on  les  aime  et  qu'on  les  chérit,  et  que  les 
personnes  qui  veillent  sur  leur  éducation  ne  sont  pas  les  en- 
nemies de  leur  bonheur.  Par  là,  vous  leur  ferez  aimer  à  la 
fois  et  la  main  qui  les  conduit  et  la  vertu  vers  laquelle  on 
les  conduit. 

Un  autre  avantage  de  la  liberté  qu'on  accorde  aux  en- 
fants pendant  leurs  récréations,  c'est  qu'ils  y  découvrent 
leur  tempérament  naturel  ;  ils  y  montrent  leurs  inclina- 
tions et  leurs  aptitudes,  et  par  là  dirigent  le  choix  de 
parents  attentifs,  en  ce  qui  concerne  soit  la  carrière  et  les 
occupations  qui  leur  conviendront  plus  tard,  soit  les 
remèdes  à  employer  en  attendant,  pour  guérir  certains 
penchants  qui  plus  que  d'autres  pourraient  gâter  leur 
naturel. 

109.  2°  Les  enfants  qui  vivent  ensemble  disputent  souvent 
à  qui  sera  le  maître,  à  qui  fera  prédominer  sa  volonté1. 
Dès  que  vous  verrez  poindre  cette  rivalité,  ayez  soin  de  l'ar- 
rêter. Ne  vous  contentez  pas  même  de  cela,  mais  apprenez- 
leur  à  avoir  les  uns  pour  les  autres  toute  la  déférence, 
toute  la  complaisance,  toute  la  politesse  possible.  Lors- 
qu'ils verront  que  cette  conduite  leur  attire  le  respect, 
l'amour  et  l'estime  de  leurs  camarades,  et  qu'elle  ne  leur 
fait  rien  perdre  de  leur  supériorité,  ils  y  trouveront  plus 


1.  Locke  continue  ici  à  montrer  (Voir  §  106)  que  les  enfants  ont  une 
passion  ardente  et  naturelle  pour  la  domination,  et  il  indique  les 
moyens  à  employer  pour  venir  à  bout  de  ce  mauvais  instinct. 


L  INSTINCT  DE  LA  PROPRIÉTÉ.  163 

de  plaisir  qu'à  rechercher  par  des  procédés  contraires  une 
insolente  domination. 

N'écoutez  pas  et  gardez-vous  d'accueillir  avec  faveur 
les  accusations  réciproques  des  enfants  ;  ce  ne  sont  guère 
que  les  cris  de  la  colère  et  de  la  vengeance  qui  invo- 
que le  secours  d'autrui.  C'est  affaiblir  et  efféminer  l'es- 
prit des  enfants  que  leur  permettre  de  se  plaindre.  Si 
vous  savez  les  accoutumer  à  supporter  les  mauvais  trai- 
tements de  leurs  camarades  comme  une  chose  loute  sim- 
ple et  qui  n'a  rien  d'intolérable,  vous  leur  apprendrez 
à  souffrir  sans  rien  dire;  vous  les  aguerrirez  de  bonne 
heure  à  la  douleur.  Mais  bien  qu'il  ne  faille  pas  prêter 
l'oreille  aux  plaintes  des  enfants  grognons,  ayez  soin 
cependant  de  réprimer  l'insolence  et  les  mauvais  instincts 
des  enfants  violents.  Si  vous  êtes  vous-même  témoin  d'une 
violence,  censurez-la  en  présence  de  la  victime.  Et  si  l'on 
vous  fait  rapport  d'une  injure  grave  qui  mérite  que  vous 
en  soyez  informé,  et  que  vous  preniez  des  précautions  pour 
en  empêcher  le  retour,  dans  ce  cas  réprimandez  l'offen- 
seur à  part,  en  l'absence  de  celui  qui  vous  a  porté  plainte, 
et  obligez-le  à  lui  demander  pardon  et  à  lui  faire  répara- 
tion. Cet  acte  de  réparation,  ayant  l'air  d'être  spontané, 
sera  accompli  avec  plus  d'assurance  et  accueilli  avec  plus 
de  faveur;  et  ainsi  l'affection  mutuelle  des  enfants  grandira, 
la  politesse  leur  deviendra  plus  familière. 

110.  5°  Quant  à  La  passion  que  les  enfants  témoignent 
pour   la  propriété1,  apprenez-leur  à  partager  facilement 


1.  L'instinct  tic  la  propriété  est  en  eflet  très  précoce  chez  l'enfant, 
a  II  fait  main  basse  sur  les  jouets,  sur  les  meubles  ou  les  vêtements 
qui  servent  spécialement  à  d'autres,  tout  en  défendant  qu'on  agisse 
de  même  à  son  égard,  b  (Tirez.  VÉducalion  dès  le  berceau,  p.  185.) 
I  L'enfant  que  j'observais,  dit  Tiedemann,  ne  voulait  pas  que  sasœurpût 
s'asseoir  sur  son  siège  ou  mit  un  de  ses  vêtements  :  il  appelait  cela 
ses  affaires.  Quelque  idée  de  propriété  s'était  donc  développée  en 
lui.  Mais  quoique  l'enfant  ne  se  laissât  rien  prendre  de  ses  affaires 
à  lui,  il  prenait  volontiers  celles  de  sa  sœur...  » 


164  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

et  gaiement  tout  ce  qu'ils  ont  avec  leurs  amis1?  Faites- 
leur  comprendre  par  l'expérience  que  le  plus  libéral  est 
toujours  le  mieux  partagé,  en  même  temps  qu'il  ob- 
tient par-dessus  le  marché  vos  louanges  et  votre  estime  : 
vous  les  amènerez  ainsi  sans  effort  à  pratiquer  la  libé- 
ralité. Par  là,  vous  réussirez  bien  mieux  à  rendre  les 
frères  et  les  sœurs  doux  et  polis  entre  eux,  et  par  consé- 
quent aussi  avec  les  autres  personnes,  que  si  vous  les. im- 
portuniez, si  vous  les  accabliez,  comme  on  fait  d'ordi- 
naire, d'une  multitude  de  règles  de  civilité.  La  convoitise, 
le  désir  de  posséder,  d'avoir  en  notre  pouvoir  plus  de 
choses  que  n'en  exigent  nos  besoins,  voilà  le  principe  du 
mal  :  il  faut  donc  de  bonne  heure  extirper  cet  instinct  et 
développer  la  qualité  contraire,  je  veux  dire  l'inclination 
à  partager  avec  les  autres.  Cette  qualité  doit  être  encou- 
ragée par  les  louanges  dont  vous  la  comblerez  et  par  le 
soin  vigilant  que  vous  prendrez  d'empêcher  que  les  libé- 
ralités de  l'enfant  lui  coûtent  rien.  Toutes  les  fois  qu'il 
donnera  des  preuves  de  cette  générosité,  n'oubliez  pas  de 
l'en  récompenser  et  même  avec  usure-.  Prouvez-lui  qu'en 
faisant  du  bien  aux  autres,  il  ne  se  fait  pas  tort  à  lui- 
même;  qu'au  contraire  cela  lui  vaut  en  retour  la  recon- 

1.  Les  enfants  sont  très  diversement  disposés  sous  ce  rapport.  Il  y  en 
a  qui  donnent  facilement,  qui  ne  gardent  rien  de  ce  qu'ils  ont  :  mais 
c'est  le  petit  nombre.  L'enfant  est  généralement  avare,  aussi  peu  en- 
clin à  partager  ce  qu'il  a,  que  prompt  à  s'approprier  ce  qu'ont  les 
autres.  Il  est  cependant  facile  de  remarquer  que  les  enfants  donnent 
volontiers  à  ceux  qu'ils  aiment  ;  d'où  cette  conclusion  que  pour  préparer 
les  enfants  à  la  libéralité  il  faut  développer  préalablement  leurs  sen- 
timents sympathiques,  affectueux.  Locke  toujours  préoccupé,  soit  de 
l'intérêt,  soit  du  point  d'honneur,  oublie  trop  de  chercher  dans  la  sen- 
sibilité de  l'enfant  le  principe  le  plus  sûr  et  le  plus  fécond  de  sa  géné- 
rosité. 

2.  «  C'est  là,  dit  Rousseau,  rendre  un  enfant  libéral  en  apparence, 
avare  en  effet.  Les  enfants,  selon  Locke,  contracteront  ainsi  l'habi- 
tude de  la  libéralité.  Oui,  d'une  libéralité  usurière,  qui  donne  un  œuf 
pour  avoir  un  bœuf.  Mais  quand  il  s'agit  de  donner  tout  de  bon,  adieu 
l'habitude  :  lorsqu'on  cessera  de  leur  rendre,  ils  cesseront  bientôt  de 
donner.  » 


LA   LIBÉRALITÉ.  165 

naissance  de  ceux  qu'il  a  obligés  et  aussi  de  ceux  qui  ont 
été  les  témoins  de  son  obligeance.  Essayez  d'inspirer  aux 
enfants  le  désir  de  se  surpasser  les  uns  les  autres  sur  cet 
article.  Par  ces  moyens,  lorsque,  par  une  pratique  con- 
stante, il  leur  sera  devenu  facile  de  partager  avec  les 
autres  ce  qu'ils  ont,  cette  bonne  disposition  pourra  se  trans- 
former en  habitude,  et  ils  trouveront  plaisir,  ils  mettront 
leur  amour-propre  à  se  montrer  bons,  généreux  et  polis 
envers  les  autres  personnes. 

S'il  est  convenable  d'encourager  la  libéralité,  il  ne  l'est 
pas  moins  de  veiller  à  ce  que  les  enfants  ne  transgressent 
pas  les  lois  de  la  justice.  Toutes  les  fois  qu'il  leur  arri- 
vera de  le  faire,  il  faudra  redresser  leur  erreur  et,  si  les 
circonstances  l'exigent,  les  réprimander  vertement. 

Comme  c'est  l'amour  de  soi  qui  guide  les  premières 
actions  plus  que  la  raison  ou  la  réflexion,  il  n'est  pas 
étonnant  que  les  enfants  soient  très  portés  à  s'écarter  des 
règles  exactes  du  bien  et  du  mal  :  c'est  que  ces  règles  ne 
peuvent  être  dans  l'esprit  que  le  fruit  d'une  raison  déve- 
loppée et  d'une  méditation  réfléchie.  Plus  les  enfants  sont 
exposés  à  se  méprendre  sur  ce  point,  plus  il  importe  de 
faire  bonne  garde  autour  d'eux.  Notez  et  rectifiez  les 
moindres  manquements  qu'ils  commettent  par  rapport  à 
cette  grande  vertu  sociale,  et  cela  dans  les  choses  les  plus 
insignifiantes,  autant  pour  instruire  leur  ignorance  que 
pour  prévenir  les  mauvaises  habitudes.  Si  en  effet  ils 
commencent  à  être  injustes  en  jouant  avec  des  épingles 
ou  des  noyaux  de  cerise,  et  qu'on  les  laisse  faire,  ils  pas- 
seront bientôt  à  des  fraudes  plus  graves,  et  finiront  peut- 
être  par  tomber  dans  une  improbité  complète  et  incorri- 
gible1. La  première  fois  qu'ils  manifestent  leurs  disposi- 

1.  Coulerez  Montaigne  (Essais,  1.  I,  c.  xxn).  «.  C'est  une  très  dan- 
gereuse institution  d'excuser  ces  vilaines  inclinations  par  la  foiblesse 
de  l'aageet  legiereté  du  subject.  Premièrement,  c'est  nature  qui  parle, 
de  qui  la  voix  est  lors  plus  pure  et  plus  naïfve  qu'elle  est  plus  graile 
cl  plus  neufve.  Secondement,  la  laideur  de  la  piperie  ne  despend  pas 


166  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

tions  à  l'injustice,  il  faut  que  les  parents  et  les  gouver- 
neurs combattent  cette  tendance,  en  leur  témoignant  la 
surprise  et  l'horreur  qu'elle  leur  inspire.  Mais  comme  les 
enfants  ne  peuvent  comprendre  ce  que  c'est  que  l'injustice, 
tant  qu'ils  ne  savent  pas  ce  que  c'est  que  la  propriété  et 
comment  on  devient  propriétaire,  le  moyen  le  plus  sûr 
de  garantir  l'honnêteté  des  enfants,  c'est  de  lui  donner 
de  bonne  heure  pour  fondement  la  libéralité,  l'empresse- 
ment à  partager  avec  les  autres  ce  qu'ils  possèdent  ou 
ce  qu'ils  aiment.  C'est  ce  qu'on  peut  leur  enseigner  dès  leurs 
plus 'jeunes  ans,  avant  même  qu'ils  sachent  parler,  avant 
qu'ils  aient  assez  d'intelligence  pour  concevoir  une  idée 
nette  de  la  propriété  et  pour  reconnaître  ce  qui  leur  appar- 
tient en  vertu  d'un  droit  particulier  et  exclusif.  Comme  les 
enfants  ne  possèdent  guère  que  les  choses  qui  leur  ont  été 
données,  et  données  le  plus  souvent  par  leurs  parents,  on 
peut  les  habituer  d'abord  à  n'accepter  et  à  ne  conserver  que 
les  choses  qui  leur  sont  offertes  par  ceux  à  qui  ils  supposent 
qu'elles  appartiennent.  A  mesure  que  leur  esprit  s'étend, 
on  peut  leur  présenter  et  leur  inculquer  d'autres  règles, 
leur  proposer  d'autres  formes  de  justice,  et  les  droits  rela- 
tifs au  mien  et  au  tien.  S'ils  commettent  quelque  acte  d'in- 
justice qui  semble  provenir  non  d'une  inadvertance,  mais 
d'une  volonté  perverse,  et  qu'une  réprimande  légère  et  la 
honte  ne  suffisent  pas  pour  réformer  cette  inclination 
mauvaise  et  égoïste,  employez  alors  des  remèdes  plus 
énergiques.  Que  le  père  ou  le  gouverneur,  par  exemple, 
ôte  à  l'enfant  coupable  et  s'abstienne  de  lui  rendre  tel  ou 

de  la  différence  des  escus  aux  espingles  :  elle  despend  de  soy.  Je 
treuve  plus  juste  de  conclure  ainsi  :  «  Pourquoy  ne  tromperoit-il  pas 
aux  escus,  puisqu'il  trompe  aux  espingles?  »  que,  comme  ils  font  :  «  Ce 
n'est  qu'aux  espingles,  il  n'auroit  garde  de  le  faire  aux  escus.  »  Il  fault 
apprendre  soigneusement  aux  enfants  de  haïr  les  vices  de  leur  propre  ' 
contexture,  et  leur  en  fault  apprendre  la  naturelle  difformité,  à  ce 
qu'ils  les  fuyent  non  en  leur  action  seulement,  mais  surtout  en  leur 
cœur  :  que  la  pensée  mesme  leur  en  soit  odieuse,  quelque  masque 
qu'ils  portent.  » 


LA  JUSTICE.  107 

tel  objet  qu'il  apprécie  et  qu'il  considère  comme  sa  pro- 
priétè,  ou  bien,  qu'il  donne  à  quelqu'un  l'ordre  d'en  faire 
autant.  Par  là  vous  lui  ferez  comprendre  qu'il  ne  lui  ser- 
vira de  rien  il«'  s'emparer  injustement  de  ce  qui  appartient 
aux  autres,  tant  qu'il  y  aura  dans  le  monde  des  hommes 
plus  forts  que  lui.  Mais  si  vous  avez  su  lui  inspirer  de 
bonne  heure  la  haine  sincère  de  ce  vice  déshonorant,  et 
je  crois  que  la  chose  est  possible1,  vous  aurez  suivi  la  vraie 
méthode  pour  le  garantir  de  l'injustice,  et  vous  aurez 
trouvé  un  préservatif  meilleur  que  toutes  les  considéra- 
tions tirées  de  l'intérêt  ;  les  habitudes  en  effet  agissent 
avec  plus  de  constance  et  de  force  que  la  raison,  la 
raison  que  nous  oublions  de  consulter  quand  nous  avons 
besoin  d'elle,  et  plus  souvent  encore  de  suivre. 

1 .  C'est  une  grosse  question  de  savoir  comment  on  peut  faire  entrer 
dans  l'esprit  de  l'enfant  l'idée  de  la  justice,  idée  toute  abstraite,  autre- 
ment difficile  à  concevoir  que  l'idée  de  la  charité.  Locke  tourne  la  diffi- 
culté, en  lui  donnant  pour  principe  et  pour  point  d'appui  les  sentiments 
de  générosité  assez  naturels  à  l'enfant.  Le  mieux  serait  peut-être  de 
provoquer  de  bonne  heure  les  réflexions  de  l'élève,  en  lui  citant  des 
exemples  d'actions  injustes,  et  en  excitant  son  horreur  contre  ces  actions. 
Rousseau  raconte  dans  ses  Confessions  qu'il  puisa  le  vif  sentiment  de 
la  justice  qui  l'inspira  toute  sa  vie,  dans  le  souvenir  d'une  injustice 
dont  il  avait  été  victime  à  l'âge  de  six  ou  sept  ans. 


4 
SECTION  XIII    (111-U4 


DES   CRIS   ET    DES    PLEURS  CHEZ    LES    ENFANTS. 

111.  Les  pleurs  sont  une  habitude  qu'il  ne  faut  pas 
tolérer  chez  les  enfants  :  non  seulement  à  cause  du  bruit 
désagréable  et  désobligeant  dont  les  pleurs  remplissent  la 
maison,  mais  aussi  pour  des  raisons  plus  graves,  rela- 
tives aux  enfants  eux-mêmes  et  au  but  de  l'éducation. 

Les  pleurs  des  enfants  sont  de  deux  sortes  :  ou  bien 
ils  manifestent  l'entêtement  et  l'humeur  impérieuse,  ou 
bien  ce  sont  des  plaintes  et  des  gémissements. 

1°  Les  pleurs  trahissent  souvent  la  prétention  de  l'en- 
fant à  se  faire  obéir;  ils  sont  comme  la  déclaration  de 
son  arrogance  et  de  son  entêtement.  Lorsque  l'enfant  n'a 
pas  le  pouvoir  d'obtenir  ce  qu'il  désire,  il  tâche,  par  ses 
cris  et  par  ses  sanglots,  de  maintenir  ses  titres  et  ses 
droits.  C'est  comme  une  manifestation  prolongée  de  ses 
prétentions,  et  une  espèce  de  protestation  contre  l'injus- 
tice et  la  tyrannie  de  ceux  qui  lui  refusent  ce  qu'il  veut. 

112.  2°  D'autres  fois  les  pleurs  de  l'enfant  sont  seu- 
lement l'effet  de  la  douleur  ou  d'un  vrai  chagrin  qui 
l'oblige  à  se  plaindre. 

Si  on  observe  l'enfant  avec  soin,  il  sera  facile  de  dis- 
tinguer, d'après  son  air,  son  regard,  ses  actes,  et  souvent 


DES  CUIS  ET  DES  PLEURS  CHEZ  LES  ENFANTS.  169 

l'accent  de  ses  cris,  ces  deux  façons  de  pleurer;  mais  ni 
l'une  ni  l'autre  ne  doit  être  supportée  et  encore  moins 
encouragée. 

1°  11  ne  faut  absolument  pas  souffrir  chez  les  enfants 
les  pleurs  d'obstination  ou  de  colère  :  ce  serait  une  autre 
manière  de  flatter  leurs  désirs  et  d'exciter  la  passion  que 
l'éducation  a  précisément  pour  but  de  dompter.  Si,  comme 
il  arrive  souvent,  on  leur  permet  de  pleurer,  pendant  qu'ils 
reçoivent  une  correction,  on  détruit  par  là  tous  les  bons 
effets  que  la  correction  pourrait  produire;  car  tout  châti- 
ment qui  les  laisse  dans  cet  état  de  rébellion  déclarée  ne 
sert  qu'à  les  rendre  pires.  Toutes  les  défenses  et  toutes 
les  punitions  dont  on  charge  les  enfants  ne  serviront  à  rien, 
tant  qu'elles  n'auront  pas  pour  effet  de  dominer  leurs 
volontés,  de  leur  apprendre  à  régler  leurs  passions,  de 
rendre  leurs  esprits  souples  et  obéissants  devant  les  ordres 
que  leur  transmet  la  raison  de  lelirs  parents,  afin  de  les 
préparer  à  suivre  plus  tard  les  avis  que  leur  donnera  leur 
propre  raison.  Mais  si,  après  les  avoir  contrariés  pour  ceci 
ou  cela,  on  leur  permet  de  s'enfuir  en  criant,  ils  s'affermi- 
ront dans  leurs  désirs,  ils  se  complairont  dans  leur  mau- 
vaise humeur,  leurs  pleurs  n'étant,  je  le  répèle,  que  la 
déclaration  de  leurs  droits,  de  la  ferme  intention  qu'ils 
gardent  de  satisfaire  leur  désir  à  la  première  occasion.  Je 
trouve  là  un  nouvel  argument  contre  le  trop  fréquent  usage 
des  châtiments  corporels.  En  effet,  toutes  les  fois  que  vous 
en  venez  à  cette  extrémité,  il  ne  suffit  pas  de  frapper  et  de 
battre  l'enfant.  Vous  devez  continuer  jusqu'à  ce  que  vous 
soyez  assuré  d'avojr  dompté  son  esprit,  jusqu'à  ce  qu'il 
accepte  la  correction  avec  soumission  et  patience  :  ce  que 
vous  reconnaîtrez  facilement  à  ses  cris  et  à  son  empresse- 
ment à  se  taire  dès  que  vous  l'ordonnerez.  Si  elle  ne  pro- 
duit pas  cet  effet,  la  punition  corporelle  n'est  qu'une  tyran- 
nie passionnée,  une  pure  cruauté,  et  non  une  correction  : 
elle  torture  le  corps,  sans  améliorer  l'esprit.  Et  si  tout 
cela  doit  nous  engager  à  bal  lie  rarement  les  enfants,  c'est 


170  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

aussi  une  raison  pour  que  les  enfants  s'exposent  rarement 
à  être  battus. 

En  effet,  si  toutes  les  fois  qu'on  les  châtie,  on  le  fait 
sans  passion,  avec  modération,  mais  cependant  d'une 
manière  efficace;  si  on  administre  les  coups  sans  fureur, 
non  tout  d'une  traite,  mais  lentement  et  par  intervalles,  en 
ayant  soin  d'entremêler  les  raisonnements  et  les  coups,  en 
observant  l'effet  produit,  en  s'arrêtant  dès  que  le  châti- 
ment a  rendu  le  patient  docile,  obéissant  et  souple1,  soyez 
assuré  que  vous  aurez  rarement  besoin  de  recommencer, 
et  que  l'enfant  sera  désormais  attentif  à  éviter  la  faute 
qui  lui  a  mérité  sa  punition.  En  outre,  si  le  châtiment, 
quand  on  procède  ainsi,  ne  risque  pas  d'être  perdu  pour 
avoir  été  trop  doux  et  sans  effet,  il  ne  risque  pas  non  plus 
d'être  poussé  trop  loin,  si  on  l'arrête,  dès  qu'on  reconnaît 
qu'il  a  produit  son  effet  sur  l'esprit  et  qu'il  l'a  amendé. 
Quand  on  réprimande  ou  qu'on  châtie  les  enfants,  il  faut 
toujours  le  faire  avec  le  plus  de  modération  possible.  Or 
celui  qui  punit  dans  la  première  ardeur  d'un  mouvement 
de  colère  n'est  guère  en  état  d'observer  cette  mesure  :  il 
s'emporte  au  delà  des  bornes,  et  cependant  il  n'atteint  pas 
son  but. 

113.  2°  Un  grand  nombre  d'enfants  crient  volontiers  à  la 
moindre  douleur  qu'ils  ont  à  supporter,  et  le  plus  léger  mal 
qui  les  atteint  est  une  occasion  pour  eux  de  se  plaindre  et 
de  brailler.  Il  est  rare  qu'ils  échappent  à  ce  défaut.  Comme 
les  cris  sont  en  effet  le  premier  moyen  que  la  nature  met 
à  leur  disposition  pour  exprimer  leurs  souffrances  ou  leurs 
besoins2,  tant  qu'ils  ne  savent  pas  parler,  la  pitié  que  l'on 

1.  Rien  de  plus  choquant  et  de  plus  ridicule  que  le  tableau  ima- 
giné ici  par  Locke  d'un  père  ou  d'un  maître  qui  fouette  l'enfant  avec 
componction,  ménageant  et  pour  ainsi  dire  distillant  les  coups,  mêlant 
le  raisonnement  au  fouet,  à  la  fois  raisonnant  et  fouettant.  Les  habi- 
tudes du  temps  peuvent  excuser  de  pareilles  idées  ;  mais  il  n'en  faut 
pas  moins  regretter  que  Locke  n'ait  pas  rompu  absolument  avec  la 
tradition  du  fouet. 

2.  Il  est  à  remarquer  que  l'enfant  dispose  de  signes  expressifs  de  la 


DES  CUIS  ET  DES  PLEURS  CHEZ  LES  ENFANTS.  171 

croit  devoir  à  leur  .1  lto ,  ol  qu'on  pousse  jusqu'à  la  folie, 
les  encourage  dans  cette  habitude  et  les  y  maintient  long- 
temps après  qu'ils  ont  appris  à  parler.  C'est  sans  doute 
le  devoir  de  ceux  qui  vivent  auprès  des  enfants  d'avoir 
pitié  d'eux  lorsqu'ils  souffrent  de  quelque  mal  :  mais  il  ne 
faut  pas  le  leur  témoigner1.  Assistez-les,  soulagez-les,  le 
mieux  que  vous  pourrez,  mais  ne  leur  laissez  pas  voir  que 
vous  les  plaignez;  sinon,  vous  amollirez  leur  esprit,  vous 
les  rendrez  sensibles  au  moindre  mal  qui  les  atteindra; 
vous  développerez  en  eux  les  facultés  de  pure  sensibilité  et 
vous  rendrez  les  blessures  de  la  douleur  plus  profondes 
qu'elles  n'auraient  été.  Il  faut  que  les  enfants  soient  en- 
durcis à  toutes  les  souffrances,  surtout  à  celles  du  corps5. 
Ils  ne  doivent  être  sensibles  qu'à  celles  qu'éveillent  dans 
un  cœur  bien  né  la  honte  et  un  vif  sentiment  de  l'hon- 
neur. Le  grand  nombre  d'accidents  fâcheux  auxquels  notre 
vie  nous  expose  exige  que  nous  ne  soyons  pas  trop  sensi- 
bles au  plus  petit  mal  qui  nous  frappe.  Tout  ce  qui  n'at- 
teint pas  l'esprit  ne  fait  qu'une  impression  légère  et  ne 
nous  cause  pas  grand  mal.  C'est  parce  que  notre  esprit 
souffre  que  la  douleur  existe  et  qu'elle  se  prolonge3.  La 

douleur  bien  avant  qu'il  puisse  manifester  son  bien-être  et  sa  joie.  Les 
pleurs  et  les  cris  précèdent  de  beaucoup  le  sourire. 

1.  Jacqueline  Pascal  disait  de  la  même  façon  dans  le  Règlement  pour 
les  enfants  de  Port-Royal  :  «  On  ne  laisse  pas  néanmoins  d'en  avoir 
pitié,  mais  sans  qu'elles  aient  connaissance  qu'on  a  cette  condescen- 
dance. » 

2.  «  Qui  d'un  enfant,  dit  Montaigne,  en  veult  faire  un  homme  de  bien, 
sans  double  il  ne  le  faut  espargner  en  cette  jeunesse...  Ce  n'est  pas 
assez  de  luy  roidir  l'ame,  il  luy  fault  aussi  roidir  les  muscles...  J'ai 
veu  des  hommes,  des  femmes  et  des  enfants,  ainsi  nays  qu'une  bas- 
tonnade leur  est  moins  qu'à  moy  une  chiquenaude,  qui  ne  remuent 
ny  langue,   ny  sourcil  aux  coups  qu'on  leur  donne.  »  (lissais,  liv.  I, 

Cil      XXV.) 

5.  Idées  psychologiques  un  peu  confuses,  au  moins  dans  l'expression. 
La  douleur  n'existe  jamais  que  dans  l'esprit,  puisqu'elle  est  un  phéno- 
mène psychologique,  même  quand  sa  cause  est  toute  physique.  Mais 
par  «  esprit  »  Locke  entend  ici  les  préjugés,  les  fausses  et  vaines  ap- 
préhensions qui  étendent  le  domaine  de  nos  douleurs. 


iT2  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

force  et  l'insensibilité  de  l'esprit  sont  la  meilleure  armure 
que  nous  puissions  opposer  aux  maux  ordinaires  et  aux 
accidents  de  la  vie.  Et  comme  c'est  par  l'exercice  et  l'habi- 
tude que  nous  pouvons  acquérir  cette  vigueur  de  tempéra- 
ment, mieux  que  par  aucun  autre  moyen,  il  est  bon  de  com- 
mencer de  bonne  heure  la  pratique  de  cette  vertu.  Heureux 
celui  qui  l'acquiert  de  bonne  heure  !  Cette  délicatesse  effémi- 
née qu'il  s'agit  de  prévenir  ou  de  guérir,  rien  ne  l'accroît 
chez  les  enfants  comme  l'habitude  de  crier;  de  même 
on  ne  saurait  mieux  la  combattre  et  la  réprimer  qu'en 
les  empêchant  de  s'abandonner  à  cette  sorte  de  plaintes. 
S'ils  se  font  mal  légèrement,  en  tombant  ou  en  se  heurtant, 
ne  les  plaignez  pas  pour  être  tombés,  mais  ordonnez-leur  de 
recommencer.  Par  là,  outre  que  vous  arrêtez  leurs  cris, 
vous  prenez,  pour  les  corriger  de  leur  étourderie  et  pour 
les  empêcher  de  tomber  une  autre  fois,  un  moyen  bien 
plus  sûr  que  si  vous  vous  avisiez  de  les  gronder  ou  de 
les  plaindre.  Mais  quelle  que  soit  la  gravité  des  coups 
qu'ils  reçoivent,  empêchez-les  de  pleurer  :  ils  seront  plus 
tranquilles  et  moins  gênants  pour  le  moment,  et  moins 
sensibles  à  l'avenir. 

H4.  C'est  par  la  sévérité  qu'il  faut  imposer  silence  aux 
enfants,  quand  ils  pleurent  par  obstination;  et  lorsqu'un 
regard,  un  ordre  formel,  ne  suffit  pas  pour  les  apaiser, 
il  faut  recourir  aux  châtiments  corporels  i.  En  effet  ces 
pleurs  procèdent  de  sentiments  d'orgueil,  d'entêtement  et 
décolère;  et  la  volonté,  où  est  la  source  du  mal,  doit  être 
domptée,  assouplie,  par  une  rigueur  qui  suffise  à  la  maî- 
triser. Mais  les  pleurs  qui  ne  sont  que  des  plaintes,  ayant 
ordinairement  pour  principe  une  cause  toute  contraire,  la 
mollesse  du  caractère,  doivent  être  corrigés  d'une  main 
plus  douce.  Les  moyens   persuasifs,  la  diversion  de  la 


1.  Dans  la  Conduite  des  Écoles  chrétiennes,  La  Salle  débute  ainsi 
dans  un  de  ses  chapitres  :  «  Il  faut  toujours  corriger  les  opiniâtres.  » 


DES  CRIS   ET  DES  PLEURS  CHEZ  LES  ENFANTS.  173 

pensée  vers  d'autres  objets1,  le  sourire  moqueur  avec 
lequel  on  accueille  l'enfant,  voilà  peut-être  au  début  la 
méthode  qu'il  convient  d'appliquer.  Mais  en  cela  il  faut 
considérer  les  circonstances  et  aussi  le  tempérament 
particulier  de  l'enfant.  On  ne  peut  établir  de  règles  inva- 
riables sur  ce  point;  il  faut  s'en  rapporter  à  la  sagesse  des 
parents  et  du  gouverneur.  Mais  ce  que  je  crois  pouvoir 
dire  en  général,  c'est  qu'il  faut  combattre  sans  relâche 
les  pleurs  de  cette  espèce,  et  qu'un  père,  par  son  autorité, 
doit  pouvoir  toujours  les  arrêter,  en  mettant  dans  son 
regard  et  dans  ses  paroles  plus  ou  moins  de  sévérité, 
selon  que  les  enfants  seront  plus  ou  moins  avancés  en  âge  et 
d'un  tempérament  plus  ou  moins  opiniâtre.  Sous  ces 
réserves,  il  faut  toujours  imposer  silence  à  leur  manie  de 
pleurnicher  et  les  obliger  à  rentrer  dans  l'ordre. 

I.  liien  ne  vaut,  en  effet,  pour  apaiser  reniant,  la  méthode  des  déri- 
vatifs. Mobile  et  oublieuse,  la  pensée  de  l'enfant  se  laisse  facilement 
divertir  vers  d'autres  objets. 


SECTION  XIV  (H5). 


DE  LA  PEUR  ET  DU  COURAGE  CHEZ  LES  ENFANTS. 

H 5.  Le  courage  et  la  couardise  ont  tant  de  rapport 
avec  les  qualités  dont  nous  "venons  de  parler,  qu'il  ne  sera 
pas  hors  de  propos  d'en  dire  ici  quelques  mots.  La  peur 
est  une  passion  qui,  bien  dirigée,  peut  avoir  son  utilité1. 
Et  quoique  l'instinct  de  la  conservation  manque  rarement 
d'éveiller  et  de  fortifier  cette  passion  en  nous,  il  peut  ar- 
river pourtant  que  l'on  tombe  dans  l'excès  opposé,  dans 
la  témérité.  Or  il  est  aussi  peu  raisonnable  d'être  témé- 
raire et  insensible  au  danger,  que  de  trembler  et  de  fris- 
sonner à  l'approche  du  moindre  péril.  L^a_j)ejni_nQus_  a 
été  donnée  comme  un  nvpi^sgrngrit-r  pour  arrp.tp_c.jmtm 
activité  et  pour  nous  mettre  en  garde  contre  les  aPDrocl.cs 
dujnal.  Par  conséquent,  ne  point  appréhender  le  malheur 
qui  nous  menace,  ne  pas  savoir  apprécier  la  gravité  du 
danger,  et  s'y  exposer  étourdiment,  à  tout  hasard,  sans 
considérer  quelles  peuvent  en  être  les  suites  et  les  consé- 
quences, ce  n'est  pas  se  conduire  en  créature  raisonnable, 

1.  Pensée  contestable  :  on  peut  très  bien  prévoir  le  danger  sans  en 
avoir  peur,  et  la  peur  en  elle-même  n'est  jamais  bonne. 

2.  Ici,  comme  en  beaucoup  d'endroits,  Locke  s'exprime  en  partisan 
des  causes  Anales,  qui  voit  une  intention  et  un  dessein  prémédité  de 
la  nature  dans  l'existence  des  instincts. 


DE  LA  PEUR  ET  DU  COURAGE  CHEZ  LES  ENFANTS.  175 

c'est  agir  avec  la  folie  de  la  brute.  Quand  on  a  des  enfants 
de  ce  caractère,  il  n'y  a  pas  autre  chose  à  faire  qu'à  éveil- 
ler doucement  leur  raison  ;  l'instinct  de  la  conservation 
les  engagera  promptement  à  en  écouter  les  avis,  à  moins 
que  quelque  autre  passion  (comme  il  en  arrive  souvent)  ne 
les  jette  à  corps  perdu  dans  le  danger,  sans  réflexion  et 
sans  examen.  Il  est  si  naturel  à  l'homme  de  détester  le  mal 
que  personne,  je  crois,  n'est  exempt  de  la  peur  qu'il  ins- 
pire :  la  peur  n'étant  que  le  chagrin  causé  par  l'appréhen- 
sion de  voir  fondre  sur  nous  le  mal  que  nous  détestons. 
Aussi  quand  un  homme  s'expose  au  danger,  nous  pouvons 
dire  que  c'est  l'ignorance  qui  en  est  cause,  ou  bien  la  force 
d'une  passion  plus  impérieuse  :  car  il  n'y  a  personne  qui 
soit  assez  l'ennemi  de  lui-même  pour  affronter  le  mal  de 
gaieté  de  cœur  et  rechercher  le  danger  pour  le  danger 
lui-même.  Si  c'est  donc  l'orgeuil,  la  vaine  gloire  ou  la  co- 
lère, qui  imposent  silence  à  la  peur  de  l'enfant  ou  qui 
l'empêchent  d'en  écouter  les  conseils,  il  faut  par  des  moyens 
convenables  refroidir  ces  passions,  afin  qu'un  peu  de  ré- 
flexion puisse  calmer  son  ardeur  et  le  force  à  considérer 
si  l'entreprise  vaut  le  danger  qu'elle  lui  fera  courir.  Mais 
comme  c'est  là  une  faute  dont  les  enfants  se  rendent  rare- 
ment coupables,  je  n'insisterai  pas  plus  longtemps  sur  la 
faconde  la  corriger.  Le  manque  de  courage  est  le  défaut  le 
plus  fréquent,  et  c'est  de  ce  côté  surtout  qu'il  faut  porter 
ses  soins. 

Le  courage  est  comme  le  gardien,  le  tuteur  de  toutes  les 
autres  vertus.  Sans  courage,  c'est  à  peine  si  l'homme  peut 
rester  fermement  attaché  à  son  devoir  et  tenir  l'emploi 
d'un  véritable  honnête  homme. 

LE   COURAGE. 

Le  courage  qui  nous  apprend  à  affronter  les  dangers 
que  nous  redoutons,  et  à  supporter  les  maux  que  nous  su- 
bissons, est  d'un  grand  secours  dans  un  état  tel  que  le 


176  QUELQUES  PENSÉES  SIR  L'ÉDUCATION-. 

nôtre,  exposés  que  nous  sommes  à  tant  d'assauts  de  tous 
les  côtés.  Aussi  est-il  prudent  de  revêtir  les  enfants  aus- 
sitôt que  nous  le  pouvons  de  l'armure  du  courage.  J'avoue 
que  la  nature  et  le  tempérament  jouent  ici  un  grand  rôle  ; 
mais  lors  même  que  la  nature  est  en  défaut,  et  que  le 
cœur  est  de  lui-même  faible  et  craintif,  il  est  possible,  en 
s'y  prenant  bien,  de  le  rendre  plus  ferme  et  plus  résolu. 
Ce  qu'on  doit  faire  pour  éviter  de  briser  le  courage  des 
enfants,  soit  par  les  idées  effrayantes  qu'on  insinue  dans 
leurs  esprits  quand  ils  sont  jeunes,  soit  par  l'habitude 
qu'on  leur  laisse  prendre  de  se  plaindre  au  moindre  mal, 
je  l'ai  déjà  dit1  :  il  reste  à  considérer  les  moyens  de  fortifier 
leur  tempérament  et  d'enhardir  leur  courage,  si  nous  les 
trouvons  trop  disposés  naturellement  à  s'effrayer. 

La  vraie  force  d'âme,  dirai-je,  est  une  tranquille  posses- 
sion de  soi-même,  un  attachement  inébranlable  au  devoir, 
quels  que  soient  les  maux  qui  nous  assiègent  ou  les  dangers 
que  nous  rencontrons  sur  notre  route.  Il  y  a  si  peu  d'hommes 
qui  en  arrivent  à  ce  point  de  perfection  que  nous  ne  devons 
pas  l'attendre  des  enfants.  Cependant  il  y  a  quelque  chose 
à  tenter  en  ce  sens  ;  et  une  habile  direction  peut  par  degrés 
et  insensiblement  les  conduire  beaucoup  plus  loin  qu'on 
ne  l'imagine. 

C'est  peut-être  parce  qu'on  a  négligé  ce  soin  important, 
quand  ils  étaient  enfants,  que  précisément,  quand  ils  sont 
hommes,  il  est  si  rare  qu'ils  possèdent  cette  vertu  dans 
toute  son  étendue.  Je  ne  parlerais  pas  ainsi  au  milieu 
d'un  peuple  aussi  naturellement  brave  que  le  nôtre,  si  je 
croyais  que  la  vraie  force  d'âme  ne  demande  pas  autre 
chose  que  le  courage  sur  les  champs  de  bataille  et  le  mé- 
pris de  la  mort  en  face  de  l'ennemi.  Ce  n'en  est  pas,  je 
l'avoue,  la  moindre  partie,  et  l'on  ne  saurait  refuser  les 
lauriers  et  les  honneurs,  qui  lui  sont  justement  dus,  à 
la  valeur  de  ceux  qui  exposent  leur  vie  pour  la  patrie.  Ce 

1.  Voyez  plus  haut,  §  1  ir>. 


LA  LÂCHETÉ.  177 

courage  ne  suffît  pourtant  pas'.  Les  dangers  nous  attendent 
ailleurs  que  sur  les  champs  de  bataille,  et  quoique  la 
peur  de  la  mort  soit  la  reine  des  peurs,  cependant  d'autres 
maux,  tels  que  la  douleur,  la  disgrâce,  la  pauvreté,  ont 
aussi  un  aspect  effrayant  et  déconcertent  la  plupart  des 
hommes,  quand  ils  font  mine  de  fondre  sur  eux.  On  voit 
des  gens,  que  certains  de  ces  maux  laissent  insensibles, 
fortement  atteints  par  la  crainte  de  certains  autres.  La 
vraie  force  d'âme  est  prèle  à  braver  tous  les  dangers,  de 
quelque  espèce  qu'ils  soient  ;  elle  reste  indifférente,  quel 
que  soit  le  mal  qui  la  menace.  Je  n'entends  pas  d'ailleurs 
que  l'on  puisse  pousser  cette  indifférence  jusqu'à  être  abso- 
lument étranger  à  la  crainte.  Lorsque  le  danger  est  immi- 
nent, à  moins  d'être  stupide,  on  ne  peut  pas  ne  pas  le 
craindre.  Partout  où  il  y  a  danger,  il  doit  y  avoir  sentiment 
du  danger.  Et  la  peur  est  permise,  tant  qu'elle  ne  fait  que 
nous  tenir  en  éveil  et  exciter  notre  attention,  notre  activité, 
notre  vigueur,  sans  troubler  la  calme  possession  de  la 
raison,  et  sans  empêcher  l'accomplissement  de  ce  que  la 
raison  ordonne. 

LA    LÂCHETÉ. 

La  première  chose  à  faire  pour  développer  cette  noble 
et  mâle  fermeté,  c'est,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  d'éviter  aux 
enfants,  quand  ils  sont  en  bas  âge,  toute  espèce  de  peur.  Ne 
permettez  pas  que,  par  de  sots  récits,  on  leur  mette  dans 
l'esprit  d'effrayantes  idées  ni  que  des  objets  terribles  vien- 
nent les  surprendre.  Par  ces  imprudences,  on  risque  parfois 
d'ébranler  et  de  troubler  leur  courage  au  point  qu'ils  ne 
s'en  remettent  jamais.  Pendant  toute  leur  vie,  à  !a  pre- 
mière idée,  à  la  première  apparition  de  quelque  chose 
d'effrayant,  ils  restent  terrifiés  et  confondus  ;  leur  corps 
est  énervé,  leur  esprit  éperdu,  et  même  à  l'âge  d'homme  ils 

t.  «  La  chose  la  plus  importante,  dit  Kant.  est  de  fonder  le  carac- 
tère, c'est-à-dire  la  fermeté  de  résolution,  s 

42 


178  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

sont  à  peine  capables  d'actions  suivies  ou  raisonnables 
Que  ce  soit  le  résultat  d'un  mouvement  habituel  des 
esprits  animaux,  causé  d'une  première  impression  trop 
violente,  ou  par  une  altération  plus  obscure,  mystérieuse- 
ment produite  dans  leur  organisme,  le  fait  est  que  les 
choses  se  passent  ainsi.  Les  exemples  ne  sont  pas  rares  de 
gens  qui,  leur  vie  durant,  sont  restés  timides  et  craintifs, 
pour  avoir  été  effrayés  dans  leur  enfance.  Prévenons  donc 
autant  que  possible  cet  inconvénient. 

En  second  lieu,  nous  accoutumerons  doucement  et  par 
degrés  les  enfants  aux  choses  dont  ils  sont  disposés  à 
s'effrayer.  Mais  sur  ce  point,  il  faut,  user  de  grandes  pré- 
cautions, ne  pas  aller  trop  vite,  ne  pas  entreprendre  la 
cure  trop  tôt,  de  peur  d'augmenter  le  mal  au  lieu  de  le 
guérir.  Les  petits  enfants  qu'on  porte  encore  sur  les  bras 
peuvent  être  aisément  tenus  à  l'écart  de  tout  objet  ef- 
frayant, jusqu'au  jour  où  ils  savent  parler  et  comprendre 
ce  qu'on  leur  dit.  Jusque-là  ils  ne  sont  pas  en  état  de 
profiler  des  raisonnements  et  des  discours  qu'on  leur 
tiendrait,  pour  leur  prouver  qu'il  n'y  a  rien  à  redouter  de 
la  part  des  objets  dont  ils  ont  peur  et  que  nous  voudrions 
leur  rendre  familiers,  en  les  plaçant  toujours  plus  près* 
d'eux.  Ainsi  jusqu'à  ce  qu'ils  puissent  marcher  et  parler, 
il  ne  convient  que  rarement  d'user  de  ces  moyens  avec 
eux.  Si  pourtant  il  arrive  que  l'enfant  soit  choqué  par  un 
objet  qu'il  est  malaisé  d'éloigner  de  sa  vue,  et  qu'il  donne 
des  marques  de  terreur  toutes  les  fois  qu'il  l'aperçoit,  il 
faut  employer  tous  les  moyens  possibles  pour  calmer  son 
effroi,  en  détournant  sa  pensée  ou  en  associant  avec  l'ap- 
parition de  cet  objet  des  choses  plaisantes  et  agréables, 
jusqu'à  ce  qu'il  lui  devienne  familier  et  ne  l'effraie  plus. 

On  peut  constater,  je  crois,  que,  lorsque  les  enfants 
viennent  de  naître,  tous  les  objets  visibles,  qui  ne  blessent 
pas  leurs  yeux,  leur  sont  indifférents  ;  ils  ne  sont  pas  plus 
effrayés,  en  voyant  un  nègre  ou  un  lion,  que  leur  nourrice 
ou  un  chat.    Qu'est-ce  donc  qui  plus  tard  les  épouvante 


L.\  LACHETK.  179 

dans  les  objets  d'une  certaine  forme  et  d'une  certaine  cou- 
leur? Rien  que  l'appréhension  du  mal  que  ces  objets  peu- 
vent leur  faire1.  Si  un  enfant  était  accoutumé  à  prendre 
chaque  jour  le  sein  d'une  nouvelle  nourrice,  j'estime  que 
ces  changements  de  visage  ne  l'effraieraient  pas  plus  à 
six  mois  qu'ils  ne  feraient  à  soixante  ans.  S'il  répugne 
à  frayer  avec  un  étranger,  c'est  que  habitué,  comme  il 
l'est,  à  ne  tenir  sa  nourriture  et  à  ne  recevoir  des  caresses 
que  d'une  ou  deux  personnes  qui  ne  le  quittent  guère,  il  a 
peur,  en  passant  dans  les  bras  d'un  étranger,  d'être  privé 
de  ce  qu'il  aime,  de  ce  qui  le  nourrit,  de  ce  qui  à  chaque 
instant  satisfait  aux  besoins  qu'il  ressent.  Voilà  pourquoi 
il  prend  peur  dès  que  sa  nourrice  s'éloigne. 

La  seule  chose  que  nous  craignions  naturellement,  c'est 
la  douleur  ou  la  privation  du  plaisir.  Et  comme  ces  deux 
choses  ne  sont  attachées  ni  à  la  forme,  ni  à  la  couleur,  ni 
à  la  situation  des  objets  visibles,  aucun  de  ces  objets  ne 
saurait  nous  effrayer  tant  qu'il  ne  nous  aura  pas  fait  de 
mal  ou  qu'on  ne  nous  aura  pas  persuadé  qu'il  peut  nous 
en  faire.  L'éclat  brillant  de  la  flamme  et  du  feu  fait  tant 
de  plaisir  aux  enfants  que  tout  d'abord  ils  ont  toujours 
envie  d'y  toucher.  Mais,  dès  qu'une  expérience  constante 
leur  a  montré,  par  la  vive  douleur  qu'ils  ont  éprouvée, 
combien  l'action  du  feu  est  impitoyable  et  cruelle,  ils  ont 
peur  d'y  toucher  et  s'en  écartent  avec  précaution.  Si  tel 
est  le  principe  de  la  crainte,  il  n'est  pas  difficile  de  décou- 


1.  L'analyse  de  Locke  est  inexacte  sur  ce  point.  L'enfant  s'effraie 
volontiers  de  tout  ce  qui  lui  cause  une  surprise,  de  tous  les  objets 
qui  ne  lui  sont  pas  familiers.  Le  nouveau  et  l'effrayant  sont  souvent 
tout  un  pour  lui.  Mme  de  Saussure  remarque  avec  raison  que  «  les 
aversions  des  enfants  sont  pour  l'ordinaire  l'effet  de  la  surprise  à 
l'aspect  de  quelque  objet  frappant.  Ils  pourront  se  détourner,  par  exem- 
ple, à  l'approche  d'une  personne  vêtue  de  noir,  mais  ils  se  familiarise- 
raient  plus  volontiers  avec  cette  personne  qu'avec  toute  autre,  s'ils 
étaient  ('levés  dans  une  famille  dont  tous  les  membres  portassent  le 
deuil.  En  Afrique  les  petits  nègres  ont  peur  des  blancs...  »  (Eduoalion 
progressive,  I.  Il,  cli.  iv.  i 


180  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

vrir  par  quel  moyens  on  peut  la  guérir,  quand  il  s'agit 
d'objets  dont  on  s'effraie  à  tort.  Une  fois  que  l'esprit  est 
aguerri  contre  ces  vaines  frayeurs,  qu'il  est  parvenu  dans 
de  petites  occasions  à  se  dominer  et  à  dominer  ses  craintes 
habituelles,  il  est  déjà  mieux  préparé  à  affronter  de  réels 
dangers.  Votre  enfant  pousse  des  cris  perçants  et  s'enfuit 
à  la  vue  d'une  grenouille?  Faites  alors  prendre  une  gre- 
nouille aune  autre  personne,  qui  la  tiendra  à  une  distance 
assez  considérable;  accoutumez  d'abord  l'enfant  à  voir  la 
grenouille;  lorsqu'il  pourra  en  supporter  la  vue,  obligez- 
le  à  s'en  approcher,  à  la  regarder  sauter  sans  en  être  ému; 
puis  à  la  toucher  légèrement,  tandis  que  l'autre  personne 
la  tient  dans  ses  mains;  et  ainsi  de  suite  jusqu'à  ce  qu'il 
en  vienne  à  la  manier  avec  autant  d'assurance  qu'il  ferait 
d'un  papillon  ou  d'un  moineau  d.  Toutes  les  autres  vaines 
frayeurs  peuvent  être  guéries  de  cette  façon,  à  condition  que 
l'on  ait  soin  de  ne  pas  aller  trop  vite  et  qu'on  n'exige  pas 
de  l'enfant  un  nouveau  degré  de  courage  avant  de  l'avoir 
solidement  affermi  dans  le  degré  précédent.  C'est  ainsi  que 
vous  préparerez  ce  jeune  soldat  à  la  campagne  de  la  vie. 
Ne  lui  laissez  pas  croire  qu'elle  lui  réserve  plus  de  périls 
qu'elle  n'en  contient  en  effet.  Si  vous  observez  qu'un  dan- 
ger l'effraie  plus  que  déraison,  ayez  soin  de  l'attirer  insen- 
siblement de  ce  côté,  de  sorte,  que  délivré  enfin  de  sa 
peur,  il  triomphe  de  la  difficulté  et  en  sorte  à  son  hon- 
neur. Des  succès  de  ce  genre  souvent  répétés  lui  feront 
comprendre  que  les  maux  ne  sont  pas  toujours  aussi  réels, 
aussi  grands  que  la  peur  les  lui  représente,  et  que  d'ail- 
leurs le  moyen  de  les  éviter  ce  n'est  pas  de  fuir,  ni  de  se 


1.  Rousseau  s'est  inspiré  de  ce  passage  :  «  Je  veux  qu'on  habitue 
Emile  a  voir  des  objets  nouveaux,  des  animaux  laids,  dégoûtants,  bi- 
zarres, mais  peu  à  peu,  de  loin,  jusqu'à  ce  qu'il  y  soit  accoutumé, 
et  qu'à  force  de  les  voir  manier  à  d'autres  il  les  manie  lui-même.  Si 
durant  son  enfance  il  a  vu  sans  effroi  des  crapauds,  des  serpents,  des 
écrevisses,  il  verra  sans  horreur,  étant  plus  grand,  quelque  animal  que 
ce  soit.  Il  n'y  a  plus  d'objets  affreux  pour  qui  en  voit  tous  les  jours.  » 


LA  LÂCHETÉ.  181 

laisser  déconcerter,  abattre  et  détourner  par  la  crainte, 
lorsque  notre  réputation  ou  notre  devoir  exige  que  nous 
allions  de  l'avant. 

.Mais  puisque  le  grand  principe  de  la  peur  chez  les 
enfants  est  la  douleur,  le  moyen  de  les  aguerrir,  de  les 
fortifier  contre  la  crainte  du  danger,  c'est  de  les  accou- 
tumer à  souffrir1.  Des  parents  trop  tendres  trouveront  sans 
doute  ce  procédé  monstrueux,  et  la  plupart  penseront  qu'il 
est  déraisonnable  de  vouloir  réconcilier  un  enfant  avec  le 
sentiment  de  la  douleur  précisément  en  l'exposant  à  la 
douleur.  «  C'est  assurément,  dira-t-on,  le  moyen  d'inspirer 
à  l'enfant  de  l'aversion  pour  celui  qui  le  fait  souffrir;  mais 
nullement  de  l'engager  à  souffrir  sans  répugnance.  L'étrange 
méthode,  en  vérité  !  vous  ne  voulez  pas  qu'on  châtie  et  qu'on 
fouette  les  enfants  pour  leurs  fautes,  et  vous  voulez  les  tour- 
menter quand  ils  se  conduisent  bien  et  pour  le  plaisir  de 
les  tourmenter.  »  Je  m'attends  à  ce  qu'on  m'oppose  ces 
objections,  et  à  ce  qu'on  dise  que  je  me  contredis  moi-même, 
que  j'ai  des  lubies,  quand  je  fais  une  semblable  proposi- 
tion. J'avoue  que  le  procédé  que  je  recommande  doit  être 
employé  avec  ménagement  et  avec  discrétion,  et  il  faut 
se  féliciter  qu'il  ne  soit  approuvé  et  accepté  que  par  ceux 
qui  réfléchissent  et  qui  entrent  dans  la  raison  des  choses. 
Oui,  je  demande  qu'on  ne  fouette  pas  les  enfants  pour 
leurs  fautes,  parce  que  je  ne  veux  pas  qu'ils  regardent  la 
douleur  corporelle  comme  le  plus  grand  des  châtiments  ; 
et  pour  la  même  raison  je  demande  qu'on  les  fasse  souf- 
frir quelquefois,  même  quand  ils  se  conduisent  bien, 
afin  qu'ils  s'habituent  à  supporter  la  douleur  et  à  ne 
plus  la   considérer  comme  le  plus  grand  des  maux.    Ce 


1.  Rousseau  a  repris  de  Locke  toutes  ces  idées.  Lui  aussi  désire  que 
l'éducation  ajoute  l'endurcissement  moral  à  l'endurcissement  physique. 
t  si  Emile  tombe,  s'il  se  coupe  les  doigts,  je  resterai  tranquille.  Loin 
d'être  attentif  à  éviter  qu'Kmile  ne  se  blesse,  je  serai  fort  lâché  qu'il 
De  se  blessât  jamais,  et  qu'il  grandit  sans  connaître  la  douleur.  » 
{Emile,  l.  II). 


182  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

que  peut  faire  l'éducation  pour  accoutumer  les  jeunes  gens 
à  la  douleur  et  à  la  souffrance,  l'exemple  de  Sparte  le 
montre  avec  éclat1,  et  c'est  avoir  fait  un  grand  progrès  dans 
la  vertu  qu'avoir  appris  à  ne  pas  prendre  la  douleur  pour 
le  mal  suprême,  pour  le  mal  qu'il  faut  le  plus  redouter. 
Mais  je  ne  suis  pas  assez  fou  pour  recommander,  dans  notre 
siècle  et  avec  notre  régime  politique,  une  discipline  ana- 
logue à  celle  de  Sparte.  Je  tiens  seulement  à  dire  que, 
en  accoutumant  insensiblement  les  enfants  à  supporter 
quelques  degrés  de  douleur  sans  se  plaindre,  on  emploie 
un  excellent  moyen  pour  fortifier  leur  esprit,  pour  asseoir 
les  fondements  du  courage  et  de  la  fermeté  pour  le  reste 
de  leur  vie. 

La  première  chose  à  faire  pour  en  venir  là,  c'est  de  ne 
pas  les  plaindre,  ni  de  permettre  qu'ils  se  plaignent  eux- 
mêmes,  au  moindre  mal  qu'ils  ont  à  souffrir.  Mais  j'ai  parlé 
de  cela  ailleurs  2. 

Le  second  moyen,  c'est  de  temps  en  temps  de  les  sou- 
mettre volontairement  à  la  douleur.  Mais  il  faut  avoir  soin 
de  ne  le  faire  que  lorsque  l'enfant  est  en  belle  humeur, 
lorsqu'il  est  convaincu  de  la  bienveillance  et  de  la  douceur 
de  celui  qui  le  frappe,  au  moment  même  où  il  le  frappe5. 
De  plus  on  doit  ne  laisser  paraître  aucune  marque  de 
colère  ou  de  chagrin,  de  compassion  ou  de  repentir,  et 
avoir  soin  de  ne  pas  dépasser  la  mesure  de  ce  que  l'enfant 
peut  endurer  sans  se  plaindre,  sans  prendre  le  traitement 


1.  Voyez  sur  l'éducation  Spartiate  ce  que  dit  Montaigne  (I,  xxn).  Rous- 
seau est  lui  aussi  plein  d'admiration  pour  L'éducation  de  Sparte. 

2.  Voyez  plus  haut,  §  115.  Conférez  Rousseau  :  a  Si  l'enfant  est  déli- 
cat, sensible,  que  naturellement  il  se  mette  à  crier  pour  rien,  en  rendant 
ses  cris  inutiles  et  sans  effet,  j'en  taris  bientôt  la  source.  Tant  qu'ils 
pleure,  je  ne  vais  point  à  lui  ;  j'y  cours,  sitôt  qu'il  s'est  tu  !  (Emile,  L.  II.) 

3.  J'admets  qu'on  n'épargne  pas  aux  enfants  les  occasions  de  souffrir 
et  qu'on  les  empêche  de  se  plaindre  quand  ils  se  sont  l'ait  mal.  Mais  je 
ne  puis  comprendre  cette  méthode  préconisée  par  Locke  qui  consisterait 
à  organiser  un  système  de  douleurs  préméditées  qu'on  imposerait  à 
l'enfant.  Contentons-nous  des  douleurs  qu'impose  la  nature. 


LA  LACHETE.  183 

qu" il  subit  en  mauvaise  pari  et  pour  une  punition.  Avec 
ces  ménagements  et  ces  précautions,  j'ai  vu  un  entant  s'en 
aller  en  riant,  avec  les  marques  toutes  cuisantes  encore  des 
coups  de  gaule  qu'il  avait  reçus  sur  le  dos  ;  tandis  que  le 
même  enfant  aurait  certainement  crié  pour  une  parole  trop 
dure,  et  se  serait  montré  fort  sensible  à  un  simple  regard 
un  peu  froid  de  la  part  de  la  même  personne.  Prouvez  à 
votre  enfant  par  des  témoignages  assidus  de  sollicitude  et 
de  douceur  que  vous  l'aimez  tendrement,  et  il  s'accoutu- 
mera peu  à  peu  à  accepter  de  vous  un  traitement  désa- 
gréable et  dur,  sans  vous  résister  et  sans  se  plaindre.  Ne 
voyons-nous  pas  tous  les  jours  que  les  eboses  se  passent 
ainsi  entre  enfants  qui  jouent?  Plus  votre  enfant  vous  paraît 
délicat,  et  plus  vous  devez  chercher  les  occasions  de 
l'aguerrir  de  cette  façon,  en  choisissant  les  moments  favo- 
rables. En  cette  affaire,  le  grand  art  est  de  commencer  par 
quelque  chose  qui  ne  soit  pas  très  pénible,  et  de  procéder 
par  degrés  insensibles,  pendant  que  vous  êtes  précisément 
en  train  de  jouer,  de  badiner  avec  lui  et  de  faire  son  éloge. 
Lorsque  vous  aurez  obtenu  de  lui  qu'il  se  croit  suffisam- 
ment récompensé  de  sa  souffrance  par  les  louanges  que 
vous  décernez  à  son  courage;  lorsqu'il  mettra  sa  gloire  à 
donner  de  semblables  preuves  de  sa  fermeté;  lorsqu'il  pré- 
férera passer  pour  brave  et  courageux  que  se  dérober  à 
une  petite  douleur,  ou  se  laisser  aller  à  frissonner  sous  ses 
atteintes:  alors  vous  ne  devez  pas  désespérer  que,  avec  le 
temps  et  avec  l'aide  de  sa  raison  grandissante,  il  n'en  vienne 
à  maîtriser  sa  timidité  et  à  corriger  la  faiblesse  de  son 
tempérament.  A  mesure  qu'il  avancera  en  âge,  engagez-le 
dans  des  entreprises  plus  hardies  que  ne  le  comporterait 
sa  nature,  et  si  vous  remarquez  qu'il  recule  devant  une 
action,  dont  vous  avez  quelque  raison  de  croire  qu'il  vien- 
drait à  bout,  s'il  avait  seulement  le  courage  de  l'entre- 
prendre, aidez-le  d'abord  à  l'accomplir,  et  peu  à  peu 
faites-lui  honte  de  son  manque  d'audace,  jusqu'à  ce  que 
la  pratique  lui  donne  plus  d'assurance  et  en  même  temps 


iU  QUELQUES  PENSÉES  SUR  I/MiU CATION. 

plus  d'habileté  ;  alors  vous  le  récompenserez  de  son  exploit 
par  de  grandes  louanges,  et  en  lui  faisant  comprendre 
qu'il  a  mérité  votre  estime.  Lorsqu'il  aura  acquis,  de 
degré  en  degré,  assez  de  résolution  pour  n'être  pas  dé- 
tourné de  ce  qu'il  doit  faire  par  l'appréhension  du  danger; 
lorsque  la  peur  ne  viendra  plus,  dans  les  rencontres  im- 
prévues ou  hasardeuses,  troubler  son  esprit,  agiter  son 
corps  d'un  tremblement  convulsif,  le  rendre  incapable 
d'agir  ou  le  faire  reculer,  alors  il  aura  le  courage  qui 
convient  à  une  créature  raisonnable,  et  c'est  cette  har- 
diesse que  nous  devons  nous  efforcer  d'inspirer  à  nos* 
enfants  par  la  coutume  et  par  la  pratique,  toutes  les  fois 
que  des  occasions  favorables  se  présentent. 


SECTION   XV    (116-117). 


L'INSTINCT  DE   LA  CRUAUTÉ  CHEZ  L'ENFANT. 


116.  Un  fait  que  j'ai  souvent  observé  chez  les  enfants, 
c'est  qu'ils  sont  enclins  à  maltraiter  toutes  les  pauvres 
créatures  qui  sont  en  leur  pouvoir.  Ils  tourmentent,  ils 
traitent  cruellement  les  oiseaux,  les  papillons  et  autres 
petites  bêtes  qui  tombent  entre  leurs  mains,  et  cela  avec 
une  sorte  de  plaisir  l.  11  faut,  je  crois,  les  surveiller  atten- 
tivement sur  ce  point,  et,  s'ils  sont  portés  à  ce  genre  de 
cruauté,  leur  inspirer  de  tout  autres  dispositions.  L'habi- 
tude de  tourmenter  et  de  tuer  des  bêtes  peut  en  effet  les 
rendre  durs  et  cruels  à  l'égard  des  hommes2;  et  ceux  qui 
se  plaisent  à  faire  souffrir,  à  détruire  des  créatures  d'une 
espèce  inférieure,  ne  sont  guère  préparés  à  se  montrer 
compatissants  et  bons  envers  celles  de  leur  propre  espèce. 
Notre  droit  anglais  a  tenu  compte  de  cette  observation, 
lorsqu'il  a  exclu  les  bouchers  des  jurys  qui  prononcent 
sur  la  vie  et  sur  la  mort.  Élevons  donc  les  enfants,  dès  le 


1.  >  Cet  âge  est  sans  pitié  »  (Lafontaine). 

-.  On  raconte  que  le  tribunal  de  l'Aréopage,  à  Athènes,  condamna 
une  fois  à  mort  un  enfant  convaincu  d'une  incorrigible  disposition  à 
maltraiter  des  animaux,  pour  celle  raison  que  le  petit  criminel,  une 
fois  qu'il  serait  devenu  plus  fort,  aurait  exercé  les  mêmes  cruautés  sur 
les  hommes.  »  (S.  Jevons.) 


486  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

principe,  dans  l'horreur  de  tuer  ou  de  tourmenter  toute 
créature  vivante.  Apprenons-leur  même  à  ne  rien  gâter,  à 
ne  rien  détruire,  à  rnoii]s  que  ce  ne  soit  pour  la  préserva- 
tion ou  pour  le  bien  d'un  être  plus  élevé.  Et  certainement, 
si  chaque  homme  se  croyait  tenu  de  contribuer  pour  sa 
part  à  la  conservation  du  genre  humain,  comme  c'est  en 
effet  son  devoir,  et  le  vrai  principe  qui  doit  régler  notre 
religion,  notre  politique  et  notre  morale,  le  inonde  serait 
plus  tranquille  et  plus  civilisé  qu'il  ne  l'est.  Mais  pour  reve- 
nir à  notre  propos,  je  ne  puis  m'empêcher  de  louer  ici  la 
douceur  et  la  prudence  d'une  mère  de  ma  connaissance, 
qui  avait  coutume  de  satisfaire  tous  les  désirs  de  ses  filles, 
lorsqu'elles  voulaient  des  chiens,  des  écureuils,  des  oiseaux 
ou  quelque  autre  de  ces  petites  bêles  qui  font  ordinaire- 
ment les  délices  des  enfants.  Seulement  une  fois  qu'elle 
les  leur  avait  données,  il  était  entendu  qu'elles  devaient 
les  soigner,  et  veiller  à  ce  que  rien  ne  leur  manquât  et 
que  personne  ne  les  maltraitât.  Si  elles  négligeaient  d'en 
prendre  soin,  cela  leur  était  compté  comme  une  faute 
grave,  qui  entraînait  souvent  la  confiscation  de  l'animal, 
ou  tout  au  moins  une  réprimande  certaine.  Par  là  ces 
jeunes  filles  apprenaient  de  bonne  heure  à  être  soigneuses 
et  douces.  Et  je  crois  qu'en  effet  on  devrait  accoutumer 
les  enfants,  dès  le  berceau,  à  avoir  de  la  tendresse  pour 
toutes  les  créatures  sensibles,  et  ne  leur  laisser  gâter  ou 
détruire  quoi  que  ce  soit. 

Ce  plaisir  qu'ils  trouvent  à  faire  du  mal,  c'est-à-dire  à 
détruire  les  choses  sans  raison,  et  plus  particulièrement 
le  plaisir  de  faire  souffrir  un  être  sensible,  ne  saurait  être 
selon  moi  autre  chose  qu'une  inclination  acquise  et  étran- 
gère à  la  nature,  une  habitude  qui  résulte  de  l'exemple  et 
de  la  société  l.  Nous  encourageons  les  enfants  à  frapper 

1.  L'enfant  martyrise  les  animaux,  le  plus  souvent,  sans  se  douter 
qu'il  leur  fait  mal.  Il  torture  un  chat,  comme  il  éventre  sa  poupée, 
pour  exercer  son  besoin  d'activité  et  pour  satisfaire  sa  curiosité.  Tout 
enfant  est  un  petit  cartésien  sans  le  savoir. 


L'INSTINCT  PE  LA  CRUAUTÉ  CHEZ  L'ENFANT.  187 

et  à  rire  quand  ils  ont    l'ait  du   mal  aux  autres  ou  qu'ils 
voient  qu'il  leur  en  arrive;  et  pour  les  affermir  dans  cette 
disposition,  ils  ont  les  exemples  de  la  plupart  des  gens  qui 
les  entourent.  Tout  ce  qu'on  leur  apprend  de  l'histoire  ne 
consiste  qu'en  récits  de  batailles  et  de  massacres.  L'hon- 
neur et  la  gloire  qu'on  accorde  aux  conquérants  (qui  ne 
sont  pour  la  plupart  que  les  grands  bouchers  de  l'humanité), 
achèvent  d'égarer  l'esprit  des  jeunes  gens;  et  ils  en  viennent 
\  regarder  l'art  de  tuer  les  hommes  comme  la  grande  affaire 
du  genre  humain  et  comme  la  plus  héroïque  des  vertus. 
Test  par  ces  degrés  que  la   cruauté,   quelque  contraire 
ju'elle  soit  à  la  nature,  s'insinue  dans  nos  cœurs;  et  ce 
jue  l'humanité  abhorre,  la  coutume  le  rend  acceptable  et 
nème  louable  à  nos  yeux,  en  nous  le  montrant  comme  le 
diemin  de  la  gloire.  C'est  ainsi  que  la  mode  et  l'opinion 
ont  un  plaisir  de  ce  qui  naturellement  n'en  est  pas  un,  et 
[ui  ne  saurait  l'être  '.  Il  faudrait  donc  veiller  avec  soin 
ur  cette  tendance  et  y  porter  remède  de  bonne  heure,  de 
açon  à  lui  substituer,  en  la  développant  et  en  l'encoura- 
geant, la  disposition  contraire  et  beaucoup  plus  naturelle 
ui  nous  porte  à  la  bonté  et  à  la  compassion,  mais  toujours 
ar  ces  méthodes  lentes  et  douces  qui  ont  déjà  été  appli- 
uées  aux  deux  autres  défauts2,  dont  nous  avons  parlé  plus 
aut.  Il  ne  sera  peut-être  pas  hors  de  propos  d'ajouter 
u'il  y  a  une  autre  précaution  à  prendre  :  c'est  que,  quand 
s  enfants  font  du  mal  à  leurs  camarades  en  jouant,  par 
îadvertance  ou  par  ignorance,  et  que  ces  actions  ne  peu- 
mt  passer  pour  des  méchancetés  accomplies  avec  l'inten- 
on  de  faire  du  mal,  alors  même  qu'elles  amènent  des 
aites  fâcheuses,  il  convient  de  ne  pas  y  faire  attention  du 
■ut  ou  tout  au  moins  de  ne  les  relever  qu'avec  douceur. 

1.  L'instinct  de  cruauté  est  rare  chez  les  enfants.  Ce  qui  se  manifeste 
contraire  chez  la   plupart  d'entre  eux,  c'est  une  grande  sympathie 

ur  les  animaux  (Voyez  les  intéressantes  observations  de  M.  Pércz  sur 
sujet,  Les  trois  premières  années  tir,  l'Enfant,  p.  28). 

2.  C'est-à-dire  la  mollesse  et  la  peur. 


{88  'QUELQUES  PENSÉES  SUT,  L'ÉDUCATION. 

Je  ne  saurais  trop  souvent  le  répéter  en  effet,  quelque 
faute  que  commette  un  enfant,  et  quelles  qu'en  soient  les 
conséquences,  ce  qu'il  faut  considérer,  lorsqu'on  en  prend 
connaissance,  c'est  le  principe  d'où  elle  dérive  et  l'habi- 
tude qu'elle  peut  contribuer  à  établir  ;  c'est  d'après  cela 
qu'il  faut  régler  la  correction,  et  l'enfant  ne  doit  pas  être 
puni  pour  le  mal  qu'il  a  fait  en  jouant  et  par  inadver- 
tance. Les  fautes  punissables  ont  leur  principe  dans  la 
volonté  J,  et  si  elles  sont  de  telle  nature  que  l'âge  seul 
puisse  les  guérir  ou  qu'elles  ne  préparent  pas  le  développe- 
ment des  mauvaises  habitudes,  il  faut  laisser  passer  la] 
faute,  de  quelques  circonstances  'fâcheuses  qu'elle  soit 
accompagnée,  sans  la  remarquer  ni  la  blâmer. 

117.  Un  autre  moyen  d"exciter  des  sentiments  d'huma- 
nité et  de  les  maintenir  vivants  chez  les  enfants,  ce  sera  dej 
les  habituer  à  être  polis,  dans  leur  langage  et  dans  leur 
conduite,  à  l'égard  de  leurs  inférieurs  et  des  gens  de  basse! 
condition,  particulièrement  à  l'égard  des  domestiques.  IB 
n'est  pas  rare  d'observer,  chez  les  familles  riches,  des  enfants 
qui,  dans  leurs  rapports  avec  les  serviteurs  de  la  maison, 
usent  de  paroles  arrogantes,  de  termes  de  mépris,  et  lei 
traitent  enfin  avec  hauteur,  comme  s'ils  étaient  en  vérité! 
d'une  autre  race  et  d'une  espèce  supérieure.  Que  ce  soient 
les  mauvais  exemples,  les  avantages  de  la  fortune,  ou  leurs 
sentiments  de  vanité  naturelle,  qui  leur  inspirent  cette 
arrogance,  peu  importe!  11  faut  la  prévenir  ou  la  corriger 
et  les  habituer  tout  au  contraire  à  une  conduite  affable 
courtoise  et  douce,  à  l'égard  des  hommes  d'un  rang  infé- 
rieur-. Ils  ne  perdront  rien  de  leur  supériorité  en  agissan 


1.  Combien  de  fois  les  parents  et.  les  maîtres  ne  violent  ils  pas  cett 
judicieuse  règle  de  discipline!  Ils  ne  regardent  qu'aux  conséquence 
de  la  faute,  au  tracas  qu'elle  leur  cause,  sans  regarder  au  principe. 

2.  C'est  ce  que  Montaigne  nous  dit  avoir  appris  de  son  père  :  «  So" 
humeur,  dit-il,  visoit  à  me  r'allier  avecques  le  peuple  et  celte  condi 
tion  d'hommes  qui  a  besoing  de  nostre  ayde.  »  (Essais,  III,  xm.)  Loct 
parle  ici  un  langage  fort  démocratique  et  fort  sage. 


I  INSTINCT  DE  LA  CRI  \l  TK  CHEZ  L'ENFANT.  180 

ainsi  :  au  contraire,  la  distinction  sera  plus  marquée  et  leur 
autorité  y  gagnera.  En  effet,  l'affection  s'ajoutera  dans  l'es- 
prit dos  inférieurs  aux  marques  extérieures  du  respect,  el 
l'estime  pour  la  personne  sera  un  élément  de  leur  soumis- 
sion. Les  domestiques  feront  leur  service  avec  plus  d'em- 
pressement et  de  plaisir,  lorsqu'ils  verront  qu'ils  ne  sont 
pas  méprisés,  pour  avoir  été  placés  par  la  fortune  au-des- 
sous du  niveau  des  autres  et  aux  pieds  de  leur  mai  Ire. 
Il  ne  faut  pas  souffrir  que  les  différences  établies  par  le 
hasard  dans  les  conditions  extérieures  des  hommes  fassent 
perdreaux  enfants  le  respect  de  la  nature  humaine.  Plus 
ils  sont  fortunés,  et  plus  il  faut  leur  apprendre  à  être  bons, 
à  se  montrer  compatissants  et  doux  pour  ceux  de  leurs 
frères  qui  ont  été  placés  à  un  rang  inférieur,  et  qui  ont 
reçu  de  la  fortune  une  portion  plus  exiguë.  Si  on  les  a 
laissé  dés  le  berceau  traiter  durement  et  grossièrement  ces 
hommes,  sous  prétexte  que  les  titres  de  leur  père  leur 
donnaient  une  petite  autorité  sur  eux,  c'est  tout  au  moins 
une  marque  de  mauvaise  éducation;  et  de  plus,  si  l'on  n'y 
prend  garde,  c'est  le  moyen  de  développer  peu  à  peu  leur 
orgueil  naturel. \m  point  qu'ils  n'aient  plus  que  du  mépris 
pour  tous  ceux  qui  sont  au-dessous  d'eux.  Et  quelle  est  la 
conclusion  probable?  C'est  qu'ils  deviendront  oppresseurs 
et  cruels. 


SECTION    XVI    (118-122). 


LA  CURIOSITE. 

118.  La  curiosité  des  enfants  (j'ai  déjà  eu  occasion  d'en 
dire  un  mot1)  n'est  que  le  désir  de  connaître2.  Elle  mé- 
rite donc  d'être  encouragée,  non  seulement  comme  un 
excellent  symptôme,  mais  comme  le  grand  instrument 
dont  la  nature  se  sert  pour  remédier  à  notre  ignorance 
native,  ignorance,  qui  sans  l'aiguillon  de  cette  humeur 
inquisitive,  ferait  de  nous  des  créatures  stupides  et  inuti- 
les. Pour  encourager  cet  instinct,  pour  le  maintenir  actif 
et  en  éveil,  voici,  je  crois,  les  moyens  qu'il  faut  employer  : 

1°  Ne  rejetez,  ne  dédaignez  aucune  des  questions  de 
l'enfant  ;  ne  souffrez  point  qu'on  s'en  moque  ;  répondez  à 
toutes  ses  demandes3;  expliquez-lui  ce  qu'il  veut  connaî- 

1.  Voyez  plus  haut  g  108. 

2.  «  La  curiosité  est  un  penchant  de  la  nature  qui  va  comme  au- 
devant  de  l'instruction;  ne  manquez  pas  d'en  profiter.  »  (Fénelon.) 

3.  Un  écrivain  que  nous  avons  souvent  cité,  M.  Pérez,  n'est  pas  de 
cet  avis.  «  Je  commence  par  déclarer,  dit-il,  qu'on  pose  trop  de  ques- 
tions aux  enfants,  et  qu'on  répond  trop  à  lotîtes  celles  qu'ils  posent 
eux-mêmes.  (L'Education  dès  le  berceau,  p.  40).  Il  vaudrait  mieux 
qu'ils  interrogeassent  moins  et  qu'ils  observassent  davantage.  »  On 
peut  penser  en  effet  qu'il  y  a  quelque  inconvénient  à  tolérer  toujours 
le  babil  importun  des  enfants.  Comme  l'a  observé  M.  Bain  :  «  La  curio- 
sité des  enfants  est  souvent  de  mauvais  aloi.  Ce  peut  être  simplement 


LA  CURIOSITÉ.  11*1 

Ire,  (!«•  façon  à  le  lui  rendre  aussi  intelligible  que  le  per- 

mettenl  el  son  âge  el    - «prit.   Mais  ne   lui  brouillez 

pas  L'intelligence  par  des  explications,  par  des  idées  qui 
seraient1  au-dessus  de  son  âge,  ou  par  une  grande  variété 
de  notions  qui  n'auraient  pas  de  rapport  avec  l'objet  dont 
il  s'agit.  Notez  dans  sa  question  le  point  qu'il  veut  pré- 
cisément connaître,  et  ne  faites  pas  attention  aux  mots 
qu'il  emploie  pour  s'exprimer.  Lorsque  vous  l'aurez  ren- 
seigné et  satisfait  là-dessus,  vous  verrez  combien  ses  pen- 
sées s'agrandiront  d'elles-mêmes,  et,  par  des  réponses 
justes  et  appropriées,  vous  pourrez  conduire  son  intelli- 
gence beaucoup  plus  loin  que  vous  ne  l'imaginiez  peut-être. 
C'est  que  la  connaissance  plaît  à  l'esprit,  comme  la  lu- 
mière plaît  aux  yeux.  Les  enfants  l'aiment  avec  passion  et 
trouvent  plaisir  à  l'acquérir,  s'ils  voient  surtout  qu'on  tient 
compte  de  leurs  questions  et  que  leur  désir  de  savoir  est 
encouragé  et  apprécié.  Et  je  ne  doute  pas  que  la  grande 
raison  qui  fait  que  les  enfants  s'oublient  dans  des  diver- 
tissements frivoles  et  gâcbent  leur  temps  à  des  jeux  insi- 
pides, c'est  qu'ils  ont  affaire  à  des  parents  maladroits,  qui 
blâment  leur  curiosité  et  qui  négligent  de  répondre  à 
leurs  demandes.  Mais  si  on  traite  les  enfants  avec  plus  de 
soin  et  de  tendresse,  si  on  répond  à  leurs  questions 
comme  on  doit  et  de  façon  à  les  satisfaire,  je  suis  con- 
vaincu qu'ils  trouveront  plus  de  plaisir  à  apprendre,  à  ac- 
croître leurs  connaissances  dans  les  sujets  qui  leur  offrent 
de  la  variété  et  de  la  nouveauté,  clgst-à-dire  ce  qui  leur 
jalajtjrvant  toutes  choses,  qu'ils  n'en  ont  à  recommencer 
toujours  le  même  jeu  et  à  reprendre  les  mêmes  jouets. 

119.  2"  Non  seulement  il  faut  répondre  sérieusement  aux 
questions  des  enfants  et  les  instruire  de  ce  qu'ils  désirent 

un  mouvement  d'égoïsme,  un  désir  de  déranger,  de  se  faire  écouter  et 
servir.  <La  Science  de  l'Education,  p.  67.)  Il  y  a  certainement  un 
j  uste  milieu  à  chercher  entre  la  condescendance  excessive  de  Locke  qui 
veut  qu'on  réponde  à  tout,  et  la  rigueur  maladroite  des  parents  qui  ne 
répondenl  à  rien  ou  à  presque  rien. 


192  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

savoir,  comme  si  c'était  quelque  chose  qu'il  leur  importât 
réellement  de  connaître,  mais  il  faut  encore  encourager 
leur  curiosité  d'une  autre  façon.  11  faut  louer  devant  eux 
les  personnes  qu'ils  estiment,  pour  les  connaissances 
qu'elles  possèdent  sur  tel  ou  tel  sujet.  Et  puisque  l'homme 
est  dés  le  berceau  un  être  vain  et  orgueilleux,  ne  craignez 
pas  de  flatter  leur  vanité  pour  des  choses  qui  les  rendront 
meilleurs.  Laissez  leur  petit  orgueil  se  porter  vers  tout  ce 
qui  peut  tourner  à  leur  avantage.  D'après  ces  principes, 
vous  reconnaîtrez  qu'il  n'y  a  pas  d'aiguillon  plus  puissant 
pour  exciter  votre  fils  aîné  à  apprendre  ce  que  vous  désirez 
qu'il  apprenne,  que  de  lui  confier  le  soin  de  l'enseigner 
lui-même  à  ses  frères  et  à  ses  sœurs  puînés1. 

120.  o°  Si  l'on  doit  ne  jamais  négliger  les  questions  des 
enfants,  on  doit  aussi  avoir  grand  soin  de  ne  leur  faire  ja- 
mais de  réponses  trompeuses  et  illusoires  *.  Ils  s'aperçoi- 
vent bien  vite  qu'on  les  néglige  et  qu'on  les  trompe  ;  et  ils 
ne  tardent  pas  à  devenir  négligents,  dissimulés  et  men- 
teurs, s'ils  observent  qu'on  est  tout  cela  avec  eux.  C'est 
notre  devoir  de  respecter  la  vérité  dans  tous  nos  discours, 
mais  surtout  quand  nous  causons  avec  les  enfants  :  car  si 
nous  nous  amusons  à  les  tromper,  non  seulement  nous  ne 
répondons  pas  à  leur  attente,  nous  empêchons  qu'ils  ne 
s'instruisent,  mais  nous  corrompons  leur  innocence  et 
nous  leur  enseignons  le  pire  de  tous  les  défauts.  Ce  sont 
des  voyageurs  nouvellement  arrivés  dans  un  pays  étrange 
dont  ils  ne  connaissent  rien  :  nous  devons  par  conséquent 
nous  faire  scrupule  de  les  tromper.  Et  bien  que  leurs  ques- 
tions puissent  nous  paraître  parfois  insignifiantes,  il  n'en 


1.  C'est  à  cet  instinct,  qui  porte  l'enfant  à  communiquer  ce  qu'il  sait, 
qu'était  dû  en  partie  le  succès  qu'ont  obtenu  en  leur  temps  les  mé- 
thodes d'enseignement  mutuel. 

2.  C'est  en  effet  une  faute,  «  un  crime  de  lèse-innocence  »,  que  de 
tromper  l'enfant  et  d'abuser  de  sa  crédulité.  Ce  n'est  que  dans  des  cas 
exceptionnels  qu'il  est  permis  aux  parents  de  déguiser  la  vérité  dans 
leurs  réponses  à  des  questions  indiscrètes  et  inopportunes. 


LA  Cl  RIOSITE  193 

faul  pas  moins  leur  faire  des  réponses  sérieuses;  car  elles 
ont  beau  nous  paraître  indignes  d'être  faites,  à  nous 
qui  en  connaissons  depuis  longtemps  la  solution,  elles 
n'en  sont  pas  moins  importantes  pour  un  enfantqui  ignore 
toutes  choses-  Les  enfants  sont  étrangers  à  ce  qui  nous  est 
le  plus  familier,  et  toutes  les  choses  qui  s'offrent  à  eux  leur 
sont  inconnues,  comme  elles  l'ont  été  pour  nous-mêmes. 
Heureux  ceux  qui  trouvent  des  gais  polis,  disposés  à  tenir 
compte  de  leur  ignorance,  et  qui  les  aident  à  en  sortir! 

Si  vous  ou  moi  nous  étions  tout  d'un  coup  transportés 
ou  Japon,  avec  toute  notre  sagesse  et  toute  notre  science, 
qui  nous  disposent  précisément  à  mépriser  les  pensées  et 
les  questions  des  enfants;  si,  dis-je,  nous  étions  transpor- 
tés au  Japon,  nous  serions  forcés  (au  cas  où  nous  voudrions 
nous  informer  de  tout  ce  que  nous  ne  connaissons  pas)  de 
poser  mille  questions,  qu'un  Japonais  hautain  ou  inconsi- 
déré pourrait  trouver  sottes  et  absurdes,  quoique  pour 
nous  il  fût  très  important  et  très  utile  de  les  voir  résolues; 
et  nous  serions  bien  aises  alors  de  rencontrer  un  homme 
assez  complaisant  et  assez  poli  pour  satisfaire  notre  curio- 
sité et  éclairer  notre  ignorance. 

Lorsque  quelque  chose  de  nouveau  s'offre  à  leurs  yeux, 
les  enfants  posent  ordinairement  la  question  familière  aux 
étrangers  :  «  Qu'est-ce  que  cela?  .  Kt  par  là  ils  n'entendent 
le  plus  souvent  demander  que  le  nom  de  la  chose.  11  suffira 
donc  de  leur  dire  comment  elle  s'appelle,  pour  répondre 
exactement  à  leur  demande.  La  question  qui  d'habitude 
suit  celle-là,  c'est  :  a  A  quoi  cela  sert-il?  »  A  cette  de- 
mande aussi  vous  devez  répondre  franchement  et  directe- 
meni.  Expliquez  à  l'enfant  les  usages  de  l'objet  dont  il 
B'agil  :  montrez-lui  comment  on  s'en  sert,'  dans  la  mesure 
où  ses  facultés  pourront  le  comprendre.  Procédez  de 
même  pour  toutes  les  autres  circonstances  qui  provoque- 
ront ses  questions  et  ne  le  laissez  jamais  s'éloigner,  sans  les 
avoir  satisfaites,  autant  que  possible,  par  une  explication. 
F.t  peut-être  pour  un  homme  mûr  lui-même  ces  conversa- 
is 


1!M  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

lions  enfantines  ne  seront  pas  aussi  vaines,  aussi  insigni- 
fiantes que  nous  serions  portés  à  le  croire.  Les  questions 
spontanées  et  imprévues  d'un  enfant  curieux  et  chercheur 
présentent  parfois  à  l'esprit  de  quoi  faire  travailler  la  pen- 
sée d'un  homme  réfléchi.  Je  croirais  volontiers  qu'il  y  a 
plus  à  apprendre  dans  les  questions  inattendues  des  en- 
fants, que  dans  les  discours  des  hommes  faits  qui  tournent 
toujours  dans  le  même  cercle,  qui  obéissent  à  des  notions 
d'emprunt  et  aux  préjugés  de  l'éducation1. 

121.  4°  Ce  ne  sera  peut-être  pas  un  mal,  pour  exciter  la 
curiosité  des  enfants  de  leur  mettre  quelquefois  sous  les 
yeux  des  choses  étranges  et  nouvelles,  afin  de  provoquer 
leurs  recherches  et  de  leur  donner  l'occasion  de  s'enqué- 
rir à  ce  sujet.  Si  par  hasard  leur  curiosité  les  porte  à  de- 
mander quelque  chose  qu'ils  ne  doivent  point  savoir,  il  vaut 
beaucoup  mieux  leur  dire  nettement  que  c'est  une  chose 
qu'il  ne  leur  appartient  pas  encore  de  comprendre,  que 
de  détourner  leur  curiosité  par  un  mensonge  ou  par  une 
réponse  frivole  -. 

1.  Observations  très  fines  et  très  justes.  Les  enfants,  précisément  parce 
qu'ils  ne  savent  rien,  voient  les  choses  autrement  que  nous,  et  parfois 
avec  plus  de  justesse.  Leur  logique  déroute  souvent  nos  préjugés.  Il  en 
est  du  reste  pour  leur  langage  comme  pour  leurs  idées.  M.  Max  Muller 
a  pu  dire  :  «  Ce  sont  les  enfants  qui  épurent  les  langues  :  ils  ont  éliminé 
peu  à  peu  un  grand  nombre  de  formes  irrégulières.  » 

2.  C'est  une  grave  queslion  de  savoir  comment  on  doit  répondre  à 
certaines  questions  embarrassantes  des  enfants.  «  La  curiosité  des 
enfants,  dit  Kant,  demande,  par  exemple,  d'où  viennent  les  enfants  ; 
mais  on  les  satisfait  aisément,  ou  bien  en  leur  faisant  des  réponses 
qui  ne  signifient  rien,  ou  bien  en  leur  répondant  que  c'est  là  une  ques- 
tion d'enfant.  »  Mme  Campan  veut,  comme  Locke,  qu'on  leur  dise  : 
«  Vous  ne  pouvez  comprendre  cela  pour  le  moment.  »  D'autres  sont 
d'avis  qu'il  n'y  a  qu'à  arguer  de  sa  propre  ignorance,  et  à  dire  :  «  Je 
ne  sais  pas.  »  Ils  font  valoir,  pour  justifier  ce  dernier  moyen,  qu'il  est 
bon  que  l'enfant  s'habitue  de  bonne  heure  à  reconnaître  les  limites  de 
notre  science.  Mais  on  peut  dire,  à  rencontre  de  ce  système,  que  la 
curiosité  de  l'enfant  ne  se  laisse  pas  si  vite  désarmer,  qu'elle  ne  se 
rend  pas  aisément  à  cette  prétention  d'ignorance,  et  qu'alors  l'enfant 
qui  n'est  pas  satisfait,  ou  bien  cherchera  par  lui-même  la  réponse 
désirée,  ou  bien  s'adressera  à  d'autres  personnes  dont  la  discrétion  ne 


LA  CURIOSITÉ.  195 

lk22.  La  pétulance  d'esprit,  qui  parfois  se  manifeste  de  si 
bonne  heure  chez  les  enfants,  procède  de  causes  qui  rarement 
accompagnent  une  forte  constitution  du  corps,  et  rarement 
aboutissent  à  former  un  jugement  solide.  S'il  était  désira- 
ble de  rendre  un  enfant  plus  vif  et  plus  parleur  qu'il  ne 
l'est,  je  crois  qu'on  en  trouverait  aisément  le  moyen; mais 
je  suppose  qu'un  père  avisé  préférera  que  son  fils  devienne 
un  homme  capable  et  utile  à  la  société,  quand  il  sera 
grand,  et  qu'il  ne  soit  pas  un  amusement  et  une  agréable 
compagnie  pour  ceux  qui  l'entourent,  quand  il  est  petit; 
sans  compter  que,  à  considérer  même  les  choses  ainsi,  je 
crois  pouvoir  affirmer  qu'il  n'y  a  pas  autant  de  plaisir  à 
entendre  un  enfant  bavarder  avec  agrément  qu'à  l'entendre 
raisonner  avec  justesse.  Encouragez  donc  en  toutes  choses 
son  humeur  curieuse,  et  pour  cela  donnez  satisfaction  à 
ses  questions  ;  éclairez  son  jugement  autant  qu'il  peut  être 
éclairé.  Lorsque  l'explication  qu'il  imagine  lui-même  est 
admissible  à  quelque  égard,  laissez-le  jouir  des  éloges  et  de 
l'estime  qu'elle  lui  vaut;  mais  lorsqu'elle  est  tout  à  fait 
déraisonnable,  sans  vous  moquer  de  sa  méprise,  remet- 
tez-le doucement  dans  le  droit  chemin.  Et  s'il  montre  quel- 
que disposition  à  raisonner  sur  les  choses  qui  s'offrent  à 
lui,  faites  tous  vos  efforts  pour  que  personne  ne  le  con- 
trarie dans  cette  tendance  ou  ne  l'égaré  par  des  réponses 
captieuses  et  illusoires.  Car  après  tout,  le  raisonnement, 
qui  est  la  plus  haute  et  la  plus  importante  faculté  de  l'es- 
prit, mérite  les  plus  grands  soins  et  doit  être  cultivé  avec 
attention,  puisque  le  développement  régulier,  l'exercice  de 
la  raison  est  la  perfection  la  plus  haute  que  l'homme  puisse 
atteindre  dans  la  vit*. 


sera  pas  la  même.  Nous  serions  d'avis  pour  notre  part  qu'il  convient 
de  biaiser  sur  ses  questions,  et  que  les  «  réponses  frivoles  »  dont 
Locke  ne  veut  pas.  ne  sont  pas  sans  prix  en  pareil  cas.  L'enfant  se 
contente  vite;  ses  questions  n'ont  pas  d'ailleurs  toujours  tout  le  sens 
qu'elles  semblent  avoir,  et  une  explication  quelconque  pourra  satisfaire 
sa  naïve  curiosité. 


SECTION  XVII    (123-127). 


DE  LA  NONCHALANCE  ET  DE   LA  FLANERIE. 


125.  On  observe  parfois  chez  les  enfants  une  disposi- 
tion toute  contraire  à  cette  humeur  active  et  curieuse 
dont  nous  venons  de  parler,  une  insouciance  distraite, 
une  sorte  d'indifférence  pour  toutes  choses,  une  tendance  à 
lanterner  en  toute  affaire.  Cette  nonchalance  d'humeur  est 
selon  moi  le  pire  défaut  qui  puisse  se  manifester  chez  un 
enfant,  le  plus  difficile  à  corriger,  quand  il  a  son  principe 
dans  le  tempérament.  Mais  comme  on  peut  s'y  tromper 
dans  certains  cas,  il  faut  avoir  soin  d'apprécier  exactement 
les  causes  de  cette  indifférence  pour  la  lectureou  pour  foute 
autre  occupation,  quand  il  arrive  qu'on  ait  à  la  reprendre 
chez  les  enfants.  Lorsqu'un  père  soupçonnera  que  son  fils 
est  d'un  naturel  nonchalant,  qu'il  l'observe  avec  attention, 
pour  reconnaître  s'il  est  distrait  et  indifférent  dans  toutes 
ses  actions,  ou  au  contraire  s'il  ne  se  montre  lent  et  pares- 
seux que  dans  quelques-unes  de  ces  occupations,  restant 
énergique  et  ardent  dans  toutes  les  autres.  Car  il  a  beau 
flâner  avec  ses  livres,  et  s'oublier  à  ne  rien  faire  pendant 
une  bonne  partie  du  temps  qu'il  passe  dans  sa  chambre  ou 
dans  la  salle  d'étude  :  gardez-vous  d'en  conclure  aussitôt 
qu'il  est  indolent  de  caractère   ou  de  tempérament.  Cel 


DE  LA  NONCHALANCE  Kl   DE  LA  I  LANERIE.  1!)7 

peut  être  l'effet,  ou  de  son  jeune  âge, ou- de  ce  qu'il  préfère 
à  l'étude  une  autre  occupation  qui  absorbe  toutes  ses  pen- 
Peut-étre  ne  déteste-t-il  les  livres,  que  par  cette  rai- 
son toute  simple  qu'on  lui  fait  une  obligation  de  les  lire. 
Pour  Bavoir  exactement  ce  qu'il  en  est,  vous  le  surveillerez 
dans  ses  jeux,  quand  il  n'est  plus  dans  la  salle  d'étude, 
quand  l'heure  de  la  leçon  est  passée,  et  qu'il  s'abandonne 
librement  à  ses  propres  goûts.  Voyez  alors  s'il  est  remuant 
et  actif,  s'il  conçoit  des  desseins,  s'il  est  capable  de  les 
poursuivre  avec  vigueur  et  ardeur,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  at- 
teint l'objet  de  son  désir,  ou  s'il  laisse  au  contraire  passer 
le  temps  paresseusement  et  d'un  air  distrait.  S'il  n'est  pa- 
resseux qu'avec  les  livres,  je  pense  qu'on  pourra  facilement 
le  guérir  de  son  indolence  ;  mais  si  l'indolence  est  le  fond 
de  sa  nature,  il  faudra  pour  y  remédier  plus  d'attention  et 
plus  d'efforts. 

12-4.  Si  l'ardeur  qu'il  déploie  dans  ses  jeux,  et  pour 
toutes  les  choses  qu'il  se  met  en  fantaisie  de  faire,  dans 
l'intervalle  de  ses  heures  de  travail,  vous  est  une  preuve 
qu'il  n'est  pas  d'un  tempérament  paresseux,  mais  que  le 
défaut  de  goût  pour  les  livres  est  la  seule  chose  qui  le 
rende  négligent  et  peu  appliqué  dans  ses  études,  la  pre- 
mière chose  à  faire,  c'est  de  lui  représenter  doucement  la 
folie  et  l'inconséquence  de  sa  conduite,  puisqu'il  perd  une 
bonne  partie  du  temps  qu'il  pourrait  employer  à  ses  plai- 
sirs. Mais  il  faudra  lui  faire  ces  représentations  dans  un 
langage  doux  et  calme,  sans  insister  beaucoup  la  première 
fois,  et  en  se  contentant  de  lui  présenter  brièvement  ces 
simples  raisons '.  Si  parce  moyen  vous  réussissez,  vous 
aurez  triomphé  de  la  difficulté  parles  voies  les  meilleures, 
celles  de  la  raison  et  de  la  douceur.  Si  ce  premier  effort 
n'a  pas  de  résultat,  essayez  de  faire  honte  à  l'enfant  de  sa 

1.  Peut-être  au  l'GU  d°  raisonner  avec  l'enfant  sur  l'inconséquence 
et  la  folie  de  sa  conduite,  vaudrait-il  mieux  lui  présenter  des  objets 
sensibles,  intéressants,  en  rapport  avec  ses  goûts,  et  qui  puissent 
éveiller  sa  curiosité. 


498  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

paresse,  en  le  raillant  sur  ce  défaut.  Lorsqu'il  s'assoit  à  ta- 
ble, s'il  n'y  a  pas  d'étrangers  présents,  demandez  lui  cha- 
que jour  combien  de  temps  il  a  mis  à  ses  devoirs;  et  s'il 
ne  les  a  pas  achevés  dans  lelaps  detemps  raisonnablement 
nécessaire  pour  les  expédier,  tournez-le  en  ridicule  pour 
sa  lenteur,  mais  sans  mêler  à  vos  railleries  aucune  répri- 
mande1. Contentez-vous  de  le  traiter  avec  froideur,  et  persé- 
vérez dans  cette  attitude  jusqu'à  ce  qu'il  soit  corrigé.  Ayez 
soin  d'ailleurs  que  sa  mère,  son  précepteur  et  tous  ceux 
qui  l'entourent  agissent  de  même  avec  lui.  Si  cette  con- 
duite n'a  pas  l'effet  que  vous  souhaitez,  dites-lui  alors  qu'il 
ne  sera  pas  plus  longtemps  tourmenté  par  un  précepteur 
dans  l'intérêt  de  son  instruction,  qu'il  ne  vous  convient  plus 
de  dépenser  inutilement  votre  argent  pour  qu'il  fasse  le  pa- 
resseux malgré  la  présence  de  son  maitre  ;  et  que,  puis- 
qu'il préfère  à  ses  livres  tel  ou  tel  amusement  (celui  qui 
lui  plaît  le  plus),  il  est  libre  désormais  de  ne  pas  faire 
autre  chose'2.  Dès  lors  obligez-le  de  se  consacrer  exclusive- 
ment à  son  jeu  favori,  occupez-l'y  sans  relâche  et  le  plus 
possible,  le  matin,  l'après-midi,  jusqu'à  ce  qu'il  en  soit  ras- 
sasié et  dégoûté3,  et  qu'il  désire  à  n'importe  quel  prix  pren- 
dre quelques  heures  sur  son  amusement  pour  revenir  à  ses 
livres.  Mais  quand  vous  lui  faites  ainsi  de  son  jeu  une  lâche, 
vous  devez  l'observer  vous-même,  ou  confier  ce  soin  à  une 
autre  personne,  afin  de  vous  assurer  qu'il  s'emploie  cons- 
tamment à  cet  amusement  et  qu'il  ne  lui  est  pas  permis 
d'être  paresseux  là  aussi.  Oui,  observez-le  vous-même,  car  la 
chose  vaut  bien  la  peine  qu'un  père,  quelles  que  soient 
ses  occupations,  consacre  deux  ou  trois  heures  par  jour  à 


1.  Le  ridicule  a-t-il  beaucoup  de  chance  d'émouvoir  des  esprits 
indolents  et  mous,  comme  ceux  dont  il  s'agit? 

l2.  Locke  recommande  ici  des  expériences  dangereuses  et  qui  se 
tourneraient  peut-être,  si  elles  étaient  réalisées,  contre  le  but  qu'il 
veut  atteindre. 

3.  C'est  là  encore  un  remède  dangereux,  qui  pourrait  produire  des 
résultats  contraires  à  celui  que  Locke  veut  atteindre. 


DE  LÀ  NONCHALANCE  ET  DE  LA  FLANERIE.  190 

son  fils  pour  le  guérir  d'un  défaut  aussi  grave  que  la  non- 
chalance. 

lc25.  Tel  est  le  remède  que  je  propose,  si  la  paresse  de 
l'enfant  est  l'effet  non  de  son  tempérament  général,  mais 
d'une  aversion  particulière  pour  l'étude,  aversion  naturelle 
ou  acquise  ;  et  il  faut  avant  tout  par  un  examen  attentif 
démêler  à  quel  cas  on  a  affaire1.  Mais  bien  qu'il  faille  avoir 
les  yeux  sur  lui  pour  épier  ce  qu'il  fait,  pendant  le  temps 
qu'il  est  livré  à  lui-même,  vous  devez  cependant  vous  y 
prendre  de  façon  à  ne  pas  lui  laisser  voir  qu'il  est  sur- 
veillé, soit  par  vous,  soit  par  une  autre  personne:  car  cela 
pourrait  l'empêcher  de  s'abandonner  à  son  inclination. 
En  effet,  préoccupé  qu'il  est  d'une  seule  pensée  et  n'osant 
pas,  à  raison  de  la  crainte  que  vous  lui  inspirez,  faire  ce 
qu'il  a  dans  la  tête  ou  dans  le  cœur,  il  négligera  toutes  les 
occupations  pour  lesquelles  il  n'a  aucun  goût,  et  il  vous  sem- 
blera  paresseux  et  distrait,  alors  qu'en  réalité  il  a  l'esprit 
attentif  et  appliqué  à  quelque  chose  qu'il  n'ose  pas  faire,  de 
crainte  que  vous  le  voyiez  ou  que  vous  le  sachiez.  Pour  bien 
éclaircir  ce  point,  l'épreuve  doit  être  faite  en  votre  absence, 
quand  il  n'est  pas  retenu  et  gêné  par  l'idée  que  quelqu'un 
a  les  yeux  fixés  sur  lui.  Dans  ces  moments  de  pleine  liberté, 
chargez  une  personne  sûre  d'observer  comment  il  emploie 
son  temps  et  sil  continue  à  flâner  paresseusement,  lorsque, 
débarrassé  de  tout  contrôle,  il  est  entièrement  livré  à  lui- 

I.  La  paresse  n'est  le  plus  souvent  que  le  dégoût  causé  par  une  étude 
qu'on  n'a  pas  su  rendre  agréable  à  l'enfant  ou  qui  n'était  pas  encore 
appropriée  à  ses  facultés.  Toutes  les  fois  que  l'étude  fera  véritablement 
agir  l'esprit  de  l'enfant,  on  peut  espérer  qu'il  ne  sera  plus  paresseux  : 
car  partout  où  il  y  a  activité,  il  y  a  plaisir,  et  l'enfant  n'est  paresseux 
pour  l'étude  que  parce  qu'il  n'y  trouve  pas  du  plaisir,  Il  y  a  cependant 
des  enfants  dont  le  tempérament  nonchalant  semble  réfractaire  à  toute 
'le  travail.  C'est  avec  ceux-là  qu'il  faut  suivre  les  précautions 
que  Locke  indique  ici,  sans  se  décourager  si  l'on  ne  réussit  pas  du 
premier  coup.  A  part  quelques  natures  absolument  ingrates  et  rebelles, 
dwnt  rien  ne  saurait  vaincre  la  torpeur,  il  arrive  presque  toujours  que 
\ta  esprits  les  plus  nonchalants  se  réveillent,  grâce  au  progrès  de  l'âge 
qui  dénoue  leurs  lacultés. 


200  QUELOUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

même.  Alors,  à  la  façon  dont  il  emploiera  ces  heures  de 
liberté,  vous  discernerez  aisément  si  c'est  une  nonchalance 
de  nature,  ou  simplement  l'aversion  pour  les  livres  qui  le 
rend  paresseux  aux  heures  d'étude. 

126.  Si  c'est  une  faiblesse  de  tempérament  qui  lui  abat 
et  appesantit  d'esprit,  s'il  est  naturellement  indolent  et 
rêveur,  cette  disposition  ne  promet  rien  de  bon.  et  de  toutes 
elle  est  peut-être  lapins  difficile  à  guérir  :  car  elle  a  géné- 
ralement pour  conséquence  l'indifférence  de  l'avenir,  et  par 
conséquent  elle  supprime  les  deux  grands  ressorts  des 
actions  humaines,  la  prévoyance  et  le  désir.  Et  la  difficulté 
est  précisément  de  faire  naître  et  de  développer  ces  deux 
qualités,  lorsque  la  nature  a  formé  un  caractère  froid  et  qui 
leur  est  opposé.  Dès  que  vous  vous  êtes  assuré  que  tel  est  le 
cas  de  voire  enfant,  vous  devez  examiner  avec  soin  s'il  n'y  a 
pas  de  choses  qui  excitent  ses  préférences.  Si  vous  pouvez 
découvrir  dans  son  esprit  un  goûtparticulier l,  cultivez  cette 
disposition  de  toutes  vos  forces,  et  servez-vous-en  pour  le 
faire  agir,  pour  exercer  son  activité.  S'il  aime  la  louange, 
ou  le  jeu,  ou  les  beaux  habits,  etc.;  ou  si  d'autre  part  il 
redoute  la  douleur,  s'il  a  peur  de  tomber  en  disgrâce  ou 
de  vous  déplaire,  etc.:  quelle  que  soit  enfin  la  chose  qu'il 
aime  le  plus  (hormis  la  paresse  qui  ne  saurait  jamais  être 
un  ressort  d'action),  mettez  celte  inclination  en  œuvrepour 
éveiller  son  esprit,  pour  l'obliger  à  se  secouer  lui-même. 
En  effet,  avec  un  tempérament  indolent  vous  n'avez  pas  à 
redouter,  ce  qu'il  faudrait  craindre  ailleurs,  d'exalter  une 
tendance  quelconque  par  des  encouragements  immodérés. 
C'est  la  vivacité  des  désirs  qui  fait  défaut;  c'est  par  consé- 
quent ce  que  vous  devez  vous  efforcer  d'exciter  et  d'accroi- 
tre  :  car  partout  où  il  n'y  a  pas  de  désir,  il  n'y  a  pas 
d'activité  2. 


1.  A  une  condition  pourtant,  c'est  que  ce  «  goût   particulier  »  soit 
innocent  et  inoffensif. 

2.  Excellents  principes  psychologiques.    L'activité  consciente  n'est 


m:  la  nonchalance  et  de  la  FLANERIE.  201 

127.  Si  par  ces  moyens  vous  ne  parvenez  point  encore  à 
dominer  votre  enfant,  à  exciter  son  ardeur  et  son  activité 
vous  devez  l'occuper  constamment  à  quelque  travail  cor- 
porel, et  lui  donner  ainsi  l'habitude  de  faire  quelque 
chose,  n'importe  quoi.  Sans  doute,  si  l'on  pouvait  l'appli- 
quer rigoureusement  à  une  étude  quelconque,  ce  serait  le 
meilleur  moyen  de  l'accoutumer  à  exercer  et  à  captiver 
son  esprit.  Mais  comme  l'attention  de  l'esprit  est  chose 
invisible,  et  que  personne  ne  peut  savoir  si  l'enfant  est 
attentif  ou  ne  l'est  pas,  vous  devez  lui  imposer  des  occupa- 
tions corporelles  auxquelles  vous  l'appliquerez  sans  relâ- 
che ;  et  si  ces  travaux  sont  pénibles  ou  grossiers,  cela  ne 
sera  pas  un  mal:  il  s'en  fatiguera  plus  vite  et  n'aura  qu'une 
plus  grande  envie  de  retourner  à  ses  livres.  Mais  ayez  bien 
soin,  quand  vous  lui  faites  échanger  l'étude  contre  un  autre 
genre  de  travail,  de  lui  imposer  une  tâche  déterminée  , 
qui  doit  être  achetée  dans  un  temps  déterminé,  de  façon  à 
ne  lui  offrir  aucune  occasion  de  paresse.  Quand  vous 
aurez  obtenu  par  ce  moyen  qu'il  soit  attentif  et  laborieux 
dans  ses  études,  vous  pouvez  le  récompenser  d'avoir  terminé 
sou  devoir  avant  l'heure  fixée,  en  le  déchargeant  d'une  par- 
tie du  reste  de  sontravail  ;  vous  diminuerez  ce  travail  peu 
à  peu,  à  mesure  que  vous  trouverez  son  application  plus 
grjnde  et  plus  zélée,  et  enfin  vous  le  supprimerez  tout  à 
fait,  quand  il  sera  entièrement  guéri  de  son  indifférence 
pour  les  livres. 

que  la  recherche  du  plaisir.  Elle  suppose  par  conséquent  le  désir  et 
sera  d'autanl  plus  énergique  que  le  désir  fera  plus  vif. 


SECTION  XVIII    (128-129). 


FAUT-IL  CONTRAINDRE  LES  ENFANTS? 

128.  Nous  avons  déjà  fait  remarquer  que  la  variété  et  la 
liberté  sont  les  choses  qui  plaisent  le  plus  aux  enfants  et 
qui  les  attachent  à  leurs  jeux,  et  que  par  conséquent  il 
ne  faut  pas  leur  imposer  comme  une  obligation  forcée, 
soit  la  lecture,  soit  toute  autre  étude1. 

C'est  ce  que  les  parents,  les  précepteurs  et  les  maîtres 
sont  généralement  trop  portés  à  oublier.  L'impatience  qu'ils 
ont  de  voir  l'enfant  occupé  aux  études  qui  lui  conviennent 
ne  leur  laisse  pas  le  temps  de  recourir  au  moindre  artifice, 
et  l'enfant,  de  son  côté,  averti  par  les  ordres  réitérés  qu'on 
lui  adresse,  distingue  bien  vite  ce  qu'on  exige  et  ce  qu'on 
n'exige  pas  de  lui.  Une  fois  que,  par  ces  imprudences,  on 
l'a  dégoûté  des  livres,  il  faut  pour  remédier  au  mal  pren- 
dre un  autre  tour.  Et  comme  il  est  trop  tard  pour  essayer 
directement  de  lui  présenter  l'étude  comme  un  diver- 
tissement, il  faut  procéder  en  sens  inverse.  Observez  le  jeu 

1 .  Locke  appartient  sur  ce  point  à  l'école  des  pédagogues  trop  com- 
plaisants, qui,  comme  Fénelon,  veulent  que  l'enfant  apprenne  tout  en 
jouant,  liant  a  vigoureusement  réfuté  cette  erreur.  «  On  dit  toujours 
qu'il  faut  tout  présenter  aux  enfants,  de  telle  sorte  qu'ils  le  fassent 
par  inclination.  Dans  beaucoup  de  cas,  sans  doute,  cela  est  bon,  mais  il 
y  a  beaucoup  de  choses  qu'il  faut  leur  prescrire  comme  des  devoirs.  » 


FMT-IL  CONTRAINDRE  LES  EHFANTSV 

qui  lui  plait  le  plus,  et  ordonnez-lui  de  s'y  appliquer  un 
certain  nombre  d'heures  par  jour,  non  pour  le  punir  d'ai- 
mer ce  jeu,  mais  en  lui  laissant  croire  que  c'est  là  le 
devoir  que  vous  lui  imposez.  Par  là,  si  je  ne  me  trompe, 
l'enfant  au  bout  de  quelques  jours  sera  si  fatigué  de  son 
jeu  favori,  qu'il  préférera  ses  livres  à  n'importe  quoi, 
surtout  s'il  peut  en  s'y  appliquant,  se  racheter  d'une  par- 
tie de  la  tâche  que  vous  lui  avez  imposée,  et  si  vous  lui 
permettez  de  consacrer  à  la  lecture  ou  à  quelque  autre 
exercice  réellement  utile  une  .partie  du  temps  que  vous 
lui  avez  ordonné  d'employer  au  jeu  l.  C'est  là  en  tout  cas 
une  méthode  meilleure  que  celle  qui  consiste  à  défendre 
(elle  ne  fait  en  général  qu'accroître  le  désir),  ou  qui  a 
recours  aux  châtiments.  En  effet  une  fois  que  vous  avez  ras- 
sasié son  appétit  (ce  qui  peut  se  faire  sans  danger  pour  toutes 
choses,  excepté  le  manger  et  le  boire),  et  que  vous  l'avez 
dégoûté  par  la  satiété  de  ce  que  vous  vouliez  lui  faire  évi- 
ter, vous  avez  semé  dans  son  esprit  un  germe  d'aversion,  et 
vous  n'avez  guère  plus  à  craindre  qu'il  se  reprenne  à  aimer 
le  même  jeu. 

129.  C'est,  je  crois,  une  vérité  banale  que  les  enfants  en 
général  n'aiment  pas  à  rester  inactifs-.  Il  s'agit  donc 
seulement  d'employer  leur  activité  à  quelque  chose 
qui  leur  soit  utile.  Si  vous  voulez  en  arriver  là,  vous 
devez  leur  présenter  comme  une  récréation  et  non 
comme  une  tâche  à  remplir  tout  ce  que  vous  désirez  qu'ils 
fassent".  A  cet  effet,  et  pour  qu'ils  ne  s'aperçoivent  pas 

1.  A  moins  qu'il  ne  préfère  un  autre  jeu,  ce  qui  arrivera  plus  sou- 
vent que  Locke  ne  le  croit. 

2.  Voyez  sur  ce  sujet.  M.  Necker  de  Saussure,  Éducation  progressive. 
1.  III,  ch.  m.  Activité.  C'est  surtout  Frœbet  qui  a  mis  eu  lumière  le 
caractère  actif  de  l'enfant.  L'activité  est,  à  ses  yeux,  avec  la  curiosité  et 
la  personnalité,  un  des  trois  caractères  essentiels  de  l'enfance.  Les 
anciens  pédagogues  avaient  de  singuliers  préjugés  à  ce  sujet.  l'iollin, 
par  exemple,  n'hésite  pas  à  dire  :  «  Nous  naissons  paresseux,  ennemis 
du  travail.  » 

~>.  Abu-  de  l'éducation  attrayante. 


204  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

que  vous  y  êtes  pour  quelque  chose,  voici  comment  vous 
devez  procéder:  dégoûtez-les  de  tout  ce  que  vous  ne  voulez 
pas  qu'ils  fassent,  en  les  forçant  à  le  faire,  sous  un  prétexte 
ou  sous  un  autre,  jusqu'à  ce  qu'ils  en  soient  fatigués.  Par 
exemple,  trouvez-vous  que  votre  enfant  s'oublie  trop  long- 
temps à  jouer  à  la  toupie  ou  au  sabot  ?  Ordonnez-lui  d'y 
jouer  un  certain  nombre  d'heures  par  jour,  et  voyez  ce  qui 
arrivera  :  il  ne  tardera  pas  à  en  avoir  assez  et  à  désirer  la 
fin  de  cet  amusement.  Si  de  cette  manière  vous  avez  su  lui 
imposer  comme  une  tâche  les  jeux  qui  vous  déplaisent,  vous 
le  verrez  bientôt  de  lui-même  se  retourner  avec  joie  vers  les 
choses  que  vous  désirez  qu'il  aime;  surtout  si  vous  les  lui 
annoncez  comme  une  récompense,  pour  s'être  acquitté  de  sa 
tâche  au  jeu  que  vous  lui  avez  imposé.  Si  en  efel  il  reçoit 
l'ordre  chaque  jour  de  fouetter  sa  toupie,  assez  de  temps 
pour  qu'il  s'en  fatigue,  ne  pensez-vous  pas  qu'il  s'appli- 
quera spontanément  et  avec  ardeur  à  ses  livres,  qu'il  les 
réclamera  même,  si  vous  les  lui  promettez  comme  le  prix 
de  l'empressement  qu'il  aura  mis  à  fouetter  sa  toupie  pen- 
dant tout  le  temps  prescrit?1.  Les  enfants  ne  font  pas 
grande  différence  entre  les  choses,  pourvu  qu'elles  soient 
appropriées  à  leur -âge.  Ce  qui  leur  importe,  c'est  d'agir. 
Quand  ils  préfèrent  une  occupation  à  une  autre,  c'est  sur 
l'opinion  d'autrui  qu'ils  se  règlent,  de  sorte  qu'ils  sont 
tout  disposés  à  regarder  effectivement  comme  une  récom- 
pense tout  ce  que  les  gens  qui  les  entourent  leur  présentent 
comme  une  récompense. 

Grâce  à  cet  artifice,  il  dépend  de  la  volonté  de  leur  gou- 
verneur de  leur  faire  prendre  le  jeu  de  sauter  à  cloche-pied 
comme  la  récompense  de  leur  leçon  de  danse,  ou  vice  versa  ; 
il  dépend  de  lui  de  leur  faire  trouver  le  même  plaisir  à 
lire  ou  à  fouetter  leur  toupie,  à  étudier  la  sphère  ou  à 
jouer  à  la  fossette.    Tout  ce  qu'ils  désirent,  c'est  d'être 


1.  Locke  caresse  sa  fantaisie  et  se  laisse  aller  à  de  dangereuses 
cl  li  mères. 


FAI  TU   CONTRAINDRE  I  ES  ENFANTS!  205 

occupés,  pourvu  que  ce  soit  à  des  occupations  de  leur 
choix  ou  qu'ils  croient  telles,  pouvu  qu'ils  puissent  regar- 
der le  droit  de  s\  appliquer  comme  une  faveur  qui  leur 
est  faite  pas  leurs  parents,  ou  par  des  personnes  qu'ils  res- 
pectent  et  dont  ils  veulent  mériter  l'estime.  Des  enfants 
qu'on  élèverait  d'après  ces  méthodes  et  qu'on  protégerait 
contre  les  mauvais  exemples  des  autres,  seraient  tous  dis- 
posés, je  crois,  à  lire,  à  écrire,  à  faire  enfin  ce  qu'où  vou- 
drait, avec  autant  d'empressement  et  d'ardeur  que  les 
autres  en  mettent  à  leurs  jeux  ordinaires.  Et  une  fois  que 
l'aîné  de  la  famille  aura  été  formé  d'après  ces  principes, 
que  ces  méthodes  seront  devenues  comme  la  règle  de  la 
maison,  il  sera  aussi  impossible  de  les  détourner  de 
l'étude  qu'il  l'est  ordinairement  de  les  détourner  du  jeu. 


SFXTION  XIX  (130 


DES   JOUETS 

150.  Quant  aux  jouets  1,  je  suis  d'avis  que  les  enfants  doi- 
vent en  avoir  et  de  diverses  sortes  ;  mais  il  faut  toujours  lais- 
ser ces  jouets  aux  mains  de  leurs  précepteurs  ou  d'une  autre 
personne,  de  sorte  que  l'enfant  n'en  ail  jamais  en  sa  pos- 
session qu'un  seul  à  la  fois,  et  qu'il  ne  soit  jamais  autorisé 
à  en  avoir  un  second  qu'après  avoir  rendu  le  premier.  Par  ce 
moyen,  on  lui  apprendra  de  bonne  heure  à  être  soigneux, 
à  ne  pas  perdre,  à  ne  pas  gâter,  les  choses  qu'on  lui  met  entre 
les  mains.  Au  contraire,  si  l'on  met  à  sa  disposition  une 
grande  quantité  de  jouets  de  touteespèce,  on  le  rend  capri- 
cieux et  négligent,  on  l'habitue  de  bonne  heure  à  devenir 
dissipateur  et  prodigue.  Ce  sont  là, je  l'avoue,  de  petites 
choses,  et  qui  peuvent  paraître  indignes  du  souci  d'un  pré- 
cepteur, mais  il  ne  faut  rien  négliger  ni  dédaigner  de  ce 
qui  peut  former  l'esprit  des  enfants.  Tout  ce  qui  contribue 
à  leur  faire  prendre  des  habitudes  mérite  l'attention  et  les 
soins  de  ceux  qui  les  dirigent,  et,  à  raison  des  conséquences 

1.  Il  faut  savoir  gré  à  Locke  de  traiter  la  question  des  jouets,  trop 
négligée  par  les  pédagogues.  Il  en  a  compris  l'importance.  Montaigne 
avait  déjà  dit  :  «  Il  fault  croire  que  les  jeux  des  entants  ne  sont  pas 
jeux,  et  les  fault  juger  en  eulx  comme  leurs  plus  sérieuses  actions.  » 
(Essais,  I,  xxn  )  Frœbel  qui,  mieux  que  personne,  a  compris  la  néces- 
sité de  fane  jouer  l'enfant,  disait  :  «  L'enfant  qui  joue  e^t  chose 
sacrée.  » 


DES   Jnl  l  I-  '207 

possibles,  ne  saurai!  passer  pour  une  chose  insignifiante. 
Il  y  a  une  chose  encore  qu'on  doit  recommander  à  l'at- 
tention des  parents,  à  propos  des  jouels  de  leurs  enfants. 
Bien  que  j'accorde  qu'ils  doiventen  avoir  de  diverses  sortes, 
je  ne  crois  pourtant  pas  qu'il  faille  leur  en  acheter l.  On  évi- 
tera par  là  cette  grande  variété  d'amusements  qui  trop 
souvent  les  encombre,  qui  n'a  d'autre  résultat  que  de 
disposer  les  esprit  au  goût  du  changement,  à  l'amour  des 
inutilités,  à  une  perpétuelle  inquiétude;  qui  enfin  les  habi- 
tue à  désirer  toujours  quelque  chose  de  nouveau,  sans 
savoir  quoi,  et  à  n'être  jamais  contents  de  ce  qu'ils  ont. 
Dans  le  grand  monde,  on  fait  à  ces  pauvres  petits  plus  de  mal 
qu'on  ne  pense  parles  cadeaux  qu'on  leur  offre,  pour  faire 
la  cour  à  leurs  parents.  Parla  ils  apprennent  l'orgueil, 
la  vanité,  la  convoitise,  même  avant  de  savoir  parler.  J'ai 
connu  un  jeune  enfant  à  tel  point  affolé  par  le  nombre  et 
la  variété  de  ses  jouets  qu'il  forçait  chaque  jour  sa  bonne 
à  les  passer  en  revue  ;  il  était  si  amoureux  de  cette 
abondance  qu'il  ne  croyait  jamais  en  avoir  assez  et  qu'il  ne 
cessait  de  répéter:  «  Et  après?  Et  après  ?  Que  me  donnera- 
t-on  encore?  »  La  belle  manière  vraiment  de  lui  appren- 
dre à  modérer  ses  désirs,  la  bonne  méthode  pour  former  un 
homme  heureux  et  content  de  ce  qu'il  a  ! 

«  Mais,  dira-t-on,  quels  jouets  auront  donc  les  enfants, 
si  on  ne  leur  en  achète  pas?  »  Je  répondrai  qu'ils  doivent 
se  les  faire  à  eux-mêmes,  ou  du  moins  s'y  essayer,  s'appli- 
quer à  ce  travail  ;  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  acquis  ce  talent, 
il  ne  faut  pas  leur  donner  de  jouets  du  tout,  ou  du  moins 
ne  leur  donner  que  ceux  qui  n'exigent  pas  un  grand  artifice. 


1.  Locke,  évidemment  exagère.  Il  n'y  a  aucun  inconvénient  à  acheter 
à  l'enfant  des  jouets  simples,  comme  une  balle,  des  billes,  une  toupie. 
Mais  il  ne  faut  pas  tomber  non  plus  dans  l'excès  des  parents  qui  com- 
blent leurs  enfants  de  joujoux  artificiels  et  qui  ne  leur  laissent  par 
suite  aucune  initiative  dans  leurs  amusements.  Conférez  Rolliii  :  «  Il  ne 
faut  pas  se  mettre  beaucoup  en  peine  pour  leur  procurer  des  plaisirs  : 
ils  en  inventent  assez  d'eux-mêmes.  » 


iiis  OUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

De  petits  cailloux,  une  feuille  depapier,  le  trousseau  de  clés 
de  leur  mère,  enfin  tout  objet  qu'ils  peuvent  manier  sans 
se  faire  mal,  tout  cela  convient  beaucoup  mieux  pour  amu- 
ser les  enfants  que  ces  joujoux  coûteux  et  recherchés  qu'on 
va  acheter  dans  les  boutiques  et  qui  sont  presque  aussitôt 
dérangés  et  brisés1.  Les  enfants  ne  sont  jamais  affligés  ou 
de  mauvaise  humeur  pourn'avoirpasde  ces  joujoux,  àmoins 
qu'on  neleurenait  déjà  donné.  Tant  qu'ils  sontpetits,  tout 
ce  qui  leur  tombe  sous  la  main  suffit  pour  les  divertir  ;  et 
lorsqu'ils  sont  plus  grands,  si  l'on  n'a  pas  commis  la  faute 
de  se  mettre  follement  en  dépense  pour  leur  fournir  des 
jouets,  ils  sauront  bien  en  fabriquer  eux-mêmes2  .A  la  vérité, 
lorsqu'ils  ont  commencé  à  travailler  à  quelqu'une  de  leurs 
inventions,  il  convient  que  vous  les  aidiez,  que  vous  les  diri- 
giez dans  leur  travail.  Mais  il  ne  faut  rien  leur  donner  tant 
qu'ils  restent  sans  rien  faire,  attendant  du  travail  des  autres 
ce  qu'ils  ne  veulent  pas  fabriquer  de  leurs  propres  mains.  Si, 
clans  leur  travail  une  difficulté  les  arrête,  aidez-les  à  la  sur- 
monter, et  ils  vous  chériront  plus  pour  cela  que  pour  tous 
les  jouets  de  luxe  que  vous  auriez  pu  leur  acheter.  Cepen- 
dant vous  pouvez  leur  donner  certains  jouets  qu'ils  n'ont  pas 
le  talent  de  fabriquer  eux-mêmes,  tels  que  les  toupies,  les 
sabots,  les  raquettes,  et  autres  semblables,  avec  lesquels  on 
ne  peut  jouer  sans  prendre  quelque  peine.  Ces  jouets-là,  il 
convient  qu'ils  les  possèdent,  non  pour  varier  leurs  amusc- 

1.  Conférez  le  passage  suivant  de  Rousseau:  ...  «  Point  de  grelots, 
point  de  hochets;  de  petites  branches  d'arbre  avec  leurs  fruits  ot 
leurs  feuilles,  une  tète  de  pavot  dans  la  quelle  on  entend  sonner  les 
graines,  un  bâton  de  réglisse  qu'il  peut  sucer  et  mâcher,  amuseront 
autant  l'enfant  que  de  magnifiques  colifichets,  et  n'auront  pas  l'in- 
convénient de  l'accoutumer  au  luxe  dès  sa  naissance.  » 

2.  Tous  les  observateurs  de  l'enfant  sont  d'accord  pour  reconnaître  la 
merveilleuse  aptitude  à  se  trouver  lui-même  des  amusements  et  des 
jeux.  L'enfant  veut  créer  sans  cesse.  C'est  une  création  qu'un  trou  en 
terre.  De  cette  même  terre  qui  sort  du  trou  et  qu'il  tasse  avec  ses 
mains,  l'enfant  élève  des  montagries  qui  lui  paraissent  d'une  hauteur 
incalculable;  un  tas  de  poussière  représente  des  architectures  féeriques. 
(Champfleury,  les  Enfants,  p.  55.) 


DES  JGTETS.  20«J 

ments,  mais  pour  qu'ils  soient  forcés  do  prendre  de  l'exer- 
cice: encore  doit-un  les  leur  donner  aussi  simples  que  pos- 
sible. S'ils  mit  par  exemple  une  toupie,  laissez-leur  le  soin 
de  fabriquer  et  de  préparer  le  fouet  et  la  courroie  dont  ils 
ont  besoin  pour  la  fouetter.  Si  [es bras  croisés  ils  attendent 
que  tous  ces  jouets  leur  tombent  des  nues,  il  faut  qu'ils  s'en 
passent.  Vous  les  habituerez  ainsi  à  se  procurer  par  eux- 
mêmes  et  par  leurs  propres  efforts  tout  ce  qui  leur  manque. 
En  même  temps  ils  apprendront  à  être  modérés  clans  leurs 
désirs,  appliqués,  actifs,  industrieux,  inventifs, économes  : 
qualités  qui  leur  seront  utiles  une  fois  qu'ils  auront  atteint 
d'homme,  et  qu'on  ne  saurait  leur  enseigner  trop 
tùt,  ni  trop  profondément  leur  inculquer.  Tous  les  jeux,  tous 
les  divertissements  des  enfants  doivent  tendre  à  former  de 
bonnes,  d'utilcshabitudes,  sans  quoi  ils  leur  en  donneront 
de  mauvaises.  Tout  ce  que  fait  l'enfant  laisse  une  impres- 
sion dans  sa  tendre  nature,  et  parla  il  contracte  une  dispo- 
sition pour  le  bien  ou  pour  le  mal;  rien  de  ce  qui  a  une 
telle  influence  ne  doit  être  négligé  '. 

1.  On  peut  dire  que  Locke  entrevoit  dans  ce  passage  les  idées  que 
Fio-bel  a  expliquées,  lorsqu'il  a  systématiquement  organisé  les  jeux  de 
l'enlant  de  laçon  à  développer  ses  facultés  et  à  former  ses  habitudes. 


14 


SECTION    XX    (151-135). 


DU  MENSONGE  CHEZ  LES  ENFANTS. 

.  151.  Le  mensonge  est  un  moyen  si  commode  et  si  simple 
pour  couvrir  une  faute  commise,  et,  d'autre  part,  il  est  si 
fort  à  la  mode  parmi  les  personnes  de  toute  condition,  qu'un 
enfant  ne  peut  manquer  de  remarquer  l'usage  qu'on  en 
fait  en  toute  occasion,  et  qu'on  ne  peut,  sans  une  sévère  sur- 
veillance, l'empêcher  d'y  recourir  à  son  tour.  Mais  c'est  un 
si  vilain  défaut,  et  il  y  a  tant  de  mauvaises  qualités  qui  en 
découlent,  et  qui,  pour  ainsi  dire,  grandissent  à  l'ombre 
du  mensonge,  qu'on  doit  inspirer  à  l'enfant  pour  ce  vice  le 
plus  d'horreur  possible.  Il  ne  faut  en  parler  devant  lui  (si 
l'occasion  se  présente  d'en  faire  mention)  qu'avec  les 
marques  de  l'exécration  la  plus  vive,  comme  d'un  défaut 
incompatible  avec  le  nom  et  le  caractère  d'un  gentleman, 
à  ce  point  qu'un  homme  honorable  ne  saurait  souffrir 
qu'on  l'accusât  d'avoir  menti1.  Montrez  à  l'enfant  que  le 
mensonge  passe  pour  un  déshonneur  suprême,  qui  ravale 
l'homme  au  rang  le  plus  infime  et  le  plus  bas,  qui  le  con- 

1.  Kant  parle  du  mensonge  avec  la  même  vivacité  que  Locke 
«  C'est  par  le  mensonge  que  l'enfant  se  rabaisse  au-dessous  de  la 
dignité  humaine...  Le  mensonge  fait  de  l'homme  un  objet  de  mépris 
général,  et  il  lui  enlève  à  ses  propres  yeux  l'estime  et  la  confiance  que 
chacun  devrait  avoir  à  l'égard  de  soi-même.  » 


Dl    MENSONGE  CHEZ  LES  ENFANTS.  211 

fond  avec  les  hommes  les  plus  méprisables,  avec  la  vile 
canaille.  i'n  De  saurait  donc  le  tolérer  chez  ceux  qui 
«veulent  garder  leur  rang  dans  la  société  et  mériter  dans 
le  monde  quelque  estime  et  quelque  crédit.  La  première 
l'ois  qu'un  enfant  sera  pris  en  flagrant  délit  de  mensonge, 
on  doit  plutôt  témoigner  de  la  surprise  comme  en  présence 
d'une  monstruosité,  que  le  reprendre  comme  pour  une 
faute  ordinaire  '.  Si  cela  ne  suffit  pas  pour  empêcher  la  réci- 
dive, il  faut  la  seconde  fois  le  réprimander  durement,  et 
lui  faire  sentir  qu'il  est  en  disgrâce  complète  auprès  de 
son  père,  de  sa  mère  et  de  tous  ceux,  qui  connaissent  sa 
faute.  Enfin,  si  vous  ne  réussissez  pas  à  le  corriger  par 
ces  moyens,  il  faut  recourir  au  fouet  :  car,  après  tous  les 
avertissements  que  vous  lui  avez  donnés,  un  mensonge 
prémédité  doit  être  toujours  considéré  comme  un  acte  de 
rébellion  qui  ne  peut  rester  impuni2. 

15...  Les  enfants,  pour  ne  pas  laisser  apparaître  leurs 
fautes  dans  toute  leur  nudité,  sont  disposés,  comme  tous 
les  fils  d'Adam,  à  chercher  des  excuses.  C'est  un  travers 
qui  avoisine  le  mensonge  et  qui  y  conduit;  il  ne  faut  donc 
pas  le  leur  passer;  mais  on  doit  les  en  corriger  plutôt  en 
leur  faisant  honte  qu'en  les  rudoyant.  Si  donc,  quand  vous 
interrogez  votre  enfant,  sa  première  réponse  est  une  ex- 
cuse, exhortez-le  simplement  à  dire  la  vérité.   S'il  persiste 


1.  «  Lorsqu'un  enfant  ment,  on  doit  non  le  punir,  mais  le  traiter 
avec  mépris,  lui  dire  qu'on  ne  le  croira  plus  à  l'avenir  ».  (Kant.) 

2.  «  En  vérité  le  mentir  est  un  mauldict  vice  :  nous  ne  sommes 
hommes  et  ne  nous  tenons  les  uns  aux  aultres  que  par  la  parole.  Si  nous 
en  cognoissions  l'horreur  et  le  poids,  nous  le  poursuivrions  à  le  i,  plus 
justement  que  d'aultres  crimes.  Je  trouve  qu'on  s'amuse  ordinairement 
à  chasroi  auv  enfants  des  erreurs  innocentes,  tremal  à  propos,  et  qu'on 
les  tourmente  pour  des  actions  téméraires  qui  n'ont  ny  impression  ny 
suilte.  La  menterie  seule,  et,  un  peu  en  dessoubs,  l'opiniastreté,  me 
semblent  estre  celles  desquelles  on  delvroit  à  toute  instance  combattre 
la  naissance  et  le  progrès  :  elles  arrivent  quand  et  eulx,  et  depuis  qu'on 
a  donné  ce  fauls  train  à  la  langue,  c'est  merveille.  Combien  il  esl 
impossible  de  l'en  retirer,  o  [Montaigne,  I.  ix.) 


212  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

à  se  tirer  d'affaire  par  une  fausseté,  'châtiez-le.  Mais,  s'il 
avoue  sans  délour,  louez-le  pour  sa  franchise,  et  pardon- 
nez-lui sa  faute,  quelle  qu'en  soit  la  gravité;  pardonnez-lui 
absolument  sans  jamais  lui  faire  de  reproche  sur  ce  peint, 
sans  jamais  lui  en  reparler.  En  effet,  si  vous  voulez  lui 
l'aire  aimer  la  franchise  et  la  lui  rendre  habituelle  par  une 
pratique  constante,  ayez  soin  qifelle  ne  lui  cause  jamais  le 
plus  léger  préjudice,  bien  au  contraire,  son  aveu  spontané, 
outre  qu'il  doit  lui  valoir  une  entière  impunité,  mérite  d'être 
récompensé  de  quelques  marques  d'approbation.  Si  parfois 
son  excuse  est  telle  qu'il  vous  soit  impossible  d'en  établir 
la  fausseté,  acceptez-la  pour  vraie,  et  ne  laissez  voir  aucune 
défiance.  Laissez  l'enfant  maintenir  avec  un  soin  jaloux  la 
bonne   opinion  que   vous  avez  de  lui  :  car  le  jour  où  il 
s'apercevra  que  vous  lui   avez  retiré  votre  estime,  vous 
aurez  perdu  un  puissant  moyen  d'action  sur  lui,  le  plus 
puissant  peut-être.    C'est  pourquoi  ne  lui   laissez  point 
croire  qu'il  passe  à  vos  yeux  pour  Un  menteur,  tant  que 
vous  pouvez  vous  en  empêcher,  sans  le  flatter.  Pardonnez-lui 
donc  quelques  légères  offenses  à  la  vérité.  Mais  une  fois 
qu'il  aura  été  puni  pour  un  mensonge,  ayez  bien  soin  de 
ne  plus  lui  pardonner  la  même  faute,  toutes  les  fois  que 
vous  observe!  ez  et  que  vous  lui  aurez  fail  connaître  qu'il 
s'en  est  rendu  coupable  :  car  le  mensonge  lui  ayant  été 
défendu,  comme  une  faute  qu'il  peut  éviter,  s'il  le  veut,  la 
récidive  témoigne  d'une  perversité  complète,  qui  doit  rece- 
voir le  châtiment  mérité. 

155.  Voilà  ce  que  j'avais  à  dire  sur  la  méthode  générale 
de  l'éducation  d'un  jeune  gentleman;  et  bien  que,  selon 
moi,  cette  méthode  soit  appelée  à  avoir  quelque  influence 
sur  l'ensemble  de  son  éducation,  je  suis  loin  de  sup- 
poser cependant  qu'elle  renferme  tout  ce  que  peut  ré- 
clamer de  soins  particuliers  l'âge  grandissant  ou  le  tempé- 
rament propre  de  l'enfant.  Mais  après  avoir  exposé  ces 
prémisses  générales,    nous  devons   maintenant  passer  à 


ItU  MENSONGE  CHEZ  LES  ENFANTS.  215 

l'examen  plus  particulier  dos  diverses  parties   de  l'édu- 
cation '. 


I.  Locke  va  examiner  successivement,  dans  les  sections   suivantes, 
l'éducation  morale  et  religieuse,  la  civilité  et  enfin  l'instruction. 


SECTION    XXI    (131-157). 


LA  CROYANCE  A  DIEU  ET  LE  PRINCIPE  DE  LA  MORALE. 

154.  Ce  qu'un  gentleman,  qui  a  quelque  souci  de  l'édu- 
cation de  son  fils,  doit  lui  souhaiter,  outre  la  fortune  qu'il 
lui  laisse,  se  réduit,  je  crois,  à  ces  quatre  choses  :  la  vertu, 
la  prudence,  les  honnes  manières,  l'instruction1.  Peu 
m'importe  que  quelques-uns  de  ces  mots  soient  parfois 
employés  pour  exprimer  la  même  chose  ou  que  chacun 
d'eux  signifie  réellement  plusieurs  qualités2.  Il  me  suffit 
de  les  prendre  ici  clans  leur  acception  populaire,  qui,  je 
le  présume,  est  assez  claire  pour  que  je  sois  compris,  et 
qu'on  n'éprouve  aucune  difficulté  à  entendre  ma  pensée. 

155.  Je  mets  la  vertu  au  premier  rang  des  qualités  né- 
cessaires à  un  homme  et  à  un  gentilhomme  :  elle  est  abso- 
lument indispensable  pour  lui  assurer  l'estime  et  l'affection 
des  autres  hommes,  pour  qu'il  soit  agréable  ou  même  sup- 
portable à  lui-même.  Sans  elle,  je  crois  qu'il  ne  saurait 
être  heureux,  ni  dans  ce  monde  ni  dans  l'autre. 

1.  On  remarquera  que  Locke  met  au  dernier  rang  l'instruction.  Une 
voit  peut-être  pas  assez  que  l'instruction  est  en  grande  partie  la  source 
de  la  vertu  et  de  la  sagesse. 

2.  En  effet  sagesse  et  vertu  sont  à  peu  près  synonymes  :  mais  Locke 
prend  ici  le  nom  de  sagesse  dans  le  sens  de  prudence,  savoir-faire 
pratique. 


LA  CROYANCE  A  DIEI  .  2tr> 

ir.f».  Pour  donner  un  principe  à  la  vertu,  il  faut  de  très 
bonne  heurt'  imprimer  dans  l'esprit  de  l'enfant  une  notion 
vraie  de  Dieu1,  en  le  lui  présentant  comme  l'Être  indé- 
pendant et  suprême,  comme  l'auteur  et  le  créateur  de 
toutes  choses,  de  qui  nous  tenons  tout  notre  bonheur,  qui 
nous  aime  et  nous  a  donné  toutes  choses2.  Par  suite,  vous 
inspirerez  à  l'enfant  l'amour  et  le  respect  de  cet  Être  su- 
prême.  Cela  suffira  pour  commencer,  sans  qu'il  soit  néces- 
saire de  lui  donner  sur  ce  sujet  de  plus  amples  explica- 
tions. Craignez,  en  effet,  si  vous  lui  parlez  trop  tôt  des 
existences  spirituelles,  si  vous  vous  efforcez  mal  à  propos 
de  lui  faire  comprendre  l'incompréhensible  nature  de 
l'Être  infini,  craignez  de  remplir  son  esprit  d'idées  fausses 
ou  de  le  troubler  par  des  notions  inintelligibles.  Contentez- 
vous  à  l'occasion  de  lui  dire  que  Dieu  a  fait  et  gouverne 
tout  ce  qui  est,  qu'il  entend  et  qu'il  voit  tout,  qu'il  comble 
de  toute  espèce  de  biens  ceux  qui  l'aiment  et  qui  lui 
obéissent.  Une  fois  que  vous  aurez  appris  à  votre  enfant  à 
concevoir  de  Dieu  cette  idée,  vous  le  verrez  de  lui-même 
se  former  bien  assez  tôt  d'autres  idées  sur  sa  nature.  Si 
ces  idées  renferment  quelques  erreurs,  hâtez-vous  de  les 
redresser-.  Selon  moi,  il  vaudrait  beaucoup  mieux  en  gé- 


1.  Locke  n'hésite  pas,  on  le  voit,  à  faire  de  l'idée  de  Dieu  le  fon- 
dement de  la  morale. 

2.  Kant,  qui  a  discuté  assez  longuement  la  question  de  l'éducation 
religieuse,  et  qui  est  de  l'avis  de  Locke  sur  la  convenance  de  la  com- 
meneer  de  bonne  heure,  introduit  dans  la  religion  de  l'enfant  un 
élément  de  moralité  plus  caractérisé  encore,  et  se  sépare  du  philo- 
sophe anglais,  en  ce  qu'il  veut  que  «  la  moralité  précède  et  que  la 
théologie  suive  ».  Dieu  doit  être  représenté  à  l'enfant  comme  le 
législateur,  comme  le  juge  suprême.  «  Le  meilleur  moyen  de  rendre 
d'abord  claire  l'idée  de  Dieu,  ce  serait  d'y  chercher  une  analogie  dans 
celle  d'un  père  de  famille  sous  la  surveillance  duquel  nous  serions 
placés.  »  (Op.  cit',  p.  241-244.) 

5.  Combien  les  vues  de  Locke  sont  plus  sages  que  celles  de  Rousseau 
qui  exclut  de  l'éducation  jusqu'à  dix-huit  ans  toute  notion  de  Dieu,  et 
que  celles  de  Fénelon  qui  ne  craint  pas  de  présenter  à  l'enfant  une 
image  superstitieuse  de  la  divinité! 


216  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

néral  que  les  hommes  s'arrêtassent  à  cette  notion  de  Dieu, 
sans  être  trop  curieux  d'approfondir  leurs  idées  sur  la 
nature  d'un  Être  dont  tout  le  inonde  devrait  accorder  le 
caractère  incompréhensible.  Mais  il  y  a  quantité  de  gens 
qui,  n'ayant  ni  assez  de  force  ni  assez  de  netteté  d'esprit 
pour  distinguer  ce  qu'ils  peuvent  et  ce  qu'ils  ne  peuvent 
pas  connaître,  se  jettent  ou  dans  la  superstition  ou  dans 
l'athéisme,  tantôt  faisant  Dieu  à  leur  image,  tantôt  (parce 
qu'ils  ne  peuvent  s'en  faire  une  idée)  n'en  admettant  plus 
du  tout.  Je  suis  disposé  à  croire  que  si  l'on  habitue  les 
enfants  à  faire  régulièrement,  le  matin  et  le  soir,  des  actes 
de  dévotion  à  Dieu,  comme  à  leur  créateur,  leur  bienfaiteur 
et  leur  providence,  sous  la  forme  d'une  prière  simple  et 
courte,  appropriée  à  leur  âge  et  à  leur  intelligence,  cela 
leur  profitera  beaucoup  plus  en  fait  de  religion,  de  science 
et  de  vertu,  que  si  on  leur  troublait  l'esprit  par  de  cu- 
rieuses recherches  sur  l'essence  impénétrable  de  Dieu. 

DIS  ESPRITS  ET  DES  FANTOMES- 

157.  Après  que,  insensiblement  et  par  degrés,  et  à  me- 
sure que  vous  l'en  jugerez  capable,  vous  aurez  développé 
dans  l'esprit  de  l'enfant  une  semblable  notion  de  Dieu  ; 
après  que  vous  lui  aurez  appris  à  prier  Dieu,  et  à  le  prier 
comme  l'auteur  de  son  être  et  de  tous  les  biens  dont  il 
jouit  ou  dont  il  peut  jouir,  vous  devez  éviter  toute  conver- 
sation sur  les  autres  existences  spirituelles,  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  amené  à  s'en  enquérir  dans  des  occasions  que 
nous  marquerons  plus  tard1  et  par  la  lecture  de  l'histoire 
sainte. 

158.  Mais  même  alors,  et  tout  le  temps  qu'il  est  jeune, 
il  faut  avoir  soin  de  proléger  sa  tendre  imagination  contre 
toute  impression,  contre  toute  notion  d'esprit,  de  fantôme, 
ou  de  n'importe  quelle  autre  apparition  effrayante  de  la 

1.  Voyez  plus  loin,  §§  158  et  suivants. 


DRS  KSI'lilTS  KT  DES  PANTOMES.  217 

nuit1.  C'est  un  danger  auquel  l'expose  l'imprudence  des 
domestiques  dont  la  méthode  ordinaire  est  d'effrayer  les 
enfants,  et  de  s'assurer  de  leur  obéissance  en  leur  parlant 
de  loups-garous,  de  cadavres  sanglants  et  d'autres  fan- 
tômes, dont  les  noms  entraînent  l'idée  de  quelque  chose  de 
terrible  et  de  dangereux,  dont  ils  ont  raison  d'avoir  peur, 
quand  ils  sont  seuls el  surtout  dans  les  ténèbres -.Prévenons 
soigneusement  ce  danger;  car,  bien  que  par  cet  absurde 
moyen  on  puisse  empêcher  quelques  petites  fautes,  le  re- 
mède est  certainement  pire  que  le  mal.  Par  là,  en  effet, 
on  jette  dans  leurs  esprits  des  idées  qui  les  suivront  par- 
lent, avec  leur  cortège  de  frissons  et  de  terreurs.  Ces 
pensées  pleines  d'épouvante,  une  fois  introduites  dans  la 
délicate  imagination  des  enfants,  et  y  étant  fortement  em- 
preintes par  la  terreur  qui  les  accompagne,  s'y  enracinent 
profondément,  et  s'y  fixent  au  point  qu'il  est  très  difficile, 
sinon  impossible,  de  les  arracher  de  l'esprit.  Et  tant 
qu'elles  subsistent,  elles  hantent  souvent  l'imagination  par 
(\v^  visions  étranges,  qui  rendent  l'enfant  poltron,  quand 
il  esl  seul,  et  qui  ont  pour  résultat  qu'il  a  peur  de  son 
ombre  et  qu'il  redoute  l'obscurité  pendant  toute  sa  vie. 
J'ai  connu  des  hommes  faits  qui  se  plaignaient  d'avoir  été 
■levés  ainsi  dans  leur  enfance.  Pieu  que  leur  raison  eût 
corrigé  les  fausses  idées  qu'ils  s'étaient  faites  alors,  bien 


1.  Il  imporle  extrêmement  à  un  jeune  homme  que  dès  qu'il  com- 
mence à  juger,  il  n'acquiesce  qu'à  ce  qui  est  vrai,  c'est-à-dire  qu'à  ce 
qui  est.  Aussi  loin  do  lui  toutes  1rs  histoires  fabuleuses,  tous  ces  contes 
puérils  de  fées,  de  loup-garou,  d'esprits  follets,  etc.  <•  (Dumarsais, 
article  Education  d,in<  Y  Encyclopédie.] 

2.  Voyez  sur  la  peur  des  ténèbres  les  excellentes  observations  de 
Rou??eau  dans  le  livre  II  de  Y  Emile.  Rousseau  demande  pour  la  com- 
battre <<  beaucoup  de  jeux  de  nuit  ».  Il  ne  croit  pas,  comme  Locke, 
quelle  soit  l'effet  des  contes  de  nourrices.  Il  estime  qu'elle  est  natu- 
relle, héréditaire,  comme  disait  Darwin.  Il  l'explique  par  l'interruption 

-.itions  :  ne  voyant  rien,  n'entendant  rien,  nous  sommes  iuvin- 
Iciblement  disposés  à  peupler  de  lanternes  ces  ténèbres  où  nos  sens  ne 
)euvent  saisir  aucun  obiet  réel. 


218  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

qu'ils  fussent  convaincus  qu'il  n'y  avait  pas  plus  de  raison 
pour  craindre  les  êtres  invisibles  pendant  la  nuit  que  pen- 
dant le  jour,  ils  avouaient  néanmoins  qu'à  la  moindre 
occasion  ces  mêmes  idées,  toujours  prêtes  à  se  réveiller, 
les  rejetaient  dans  les  préjugés  de  leur  imagination  et  qu'ils 
ne  pouvaient  s'en  débarrasser  qu'avec  peine.  Et  pour  vous 
faire  bien  voir  combien  ces  images  sont  tenaces  et  effrayantes 
lorsqu'elles  ont  été  imprimées  dans  l'esprit  de  l'enfant, 
laissez-moi  vous  raconter  ici  une  histoire  extraordinaire, 
mais  vraie.  Il  y  avait  dans  une  ville  de  l'Ouest  un  homme 
au  cerveau  dérangé,  que  les  enfants  avaient  coutume  de 
taquiner,  quand  ils  le  rencontraient  sur  leur  route.  Un 
jour,  ce  fou  ayant  aperçu  dans  la  rue  un  des  garçons  qui 
le  persécutaient,  entre  dans  la  boutique  d'un  armurier 
voisin,  et,  saisissant  une  épée,  court  sur  l'enfant.  Celui-ci 
se  voyant  poursuivi  par  un  homme  armé,  se  sauve  à  toutes 
jambes  pour  échapper  au  danger  ;  par  bonheur,  il  trouve 
assez  de  force  et  assez  de  talons  pour  atteindre  la  maison 
de  son  père,  avant  que  le  fou  ait  pu  le  rejoindre.  La  porte 
n'était  fermée  qu'au  loquet;  et  lorsque  l'enfant  a  le  loquet 
dans  la  main,  il  retourne  la  tête,  pour  voir  à  quelle  dis- 
tance se  trouve  son  ennemi.  Le  fou  était  précisément  sur 
le  seuil,  l'épée  à  la  main,  prêt  à  frapper,  et  l'enfant  n'a 
que  le  temps  d'entrer  et  de  refermer  la  porte  pour  parer  le 
coup...  Mais  si  son  corps  échappa  au  danger,  il  ne  devait 
pas  en  être  de  même  de  son  esprit.  L'image  effrayante  lui 
fît  une  si  profonde  impression,  qu'elle  subsista  plusieurs 
années,  sinon  toute  sa  vie.  En  effet,  racontant  lui-même 
cette  histoire  lorsqu'il  était  homme  fait,  il  disait  que,  den 
puis  ce  jour,  il  ne  se  souvenait  pas  d'être  passé  par  cettd 
porte,  sans  être  tenté  de  regarder  derrière  lui,  quelque 
affaire  qu'il  eût  en  tête,  ou  tout  au  moins  sans  penser  à  cej 
fou,  avant  d'entrer  dans  la  maison. 

Si  les  enfants  étaient  laissés  à  leurs  propres  inspirations, 
ils  ne  seraient  pas  plus  effrayés  dans  les  ténèbres  qu'ils  m 


DES  ESPRITS  1.1   Dl  S  FANTOMES.  21« 

le  sont  en  plein  jour1.  La  nuit  et  le  jour  seraient  également 
les  bienvenus  auprès  d'eux,  l'une  pour  dormir,  l'autre 
pour  jouer.  Ils  n'apprendraient  p;is  par  les  discours  des 
autres  à  taire  uni'  différence  entre  le  jour  et  la  nuit,  et  à 

croire  que  les  heures  de  ténèbres  présentent  plus  de  dan- 
gers, plus  de  choses  effrayantes.  Mais  si  quelqu'une  des 
personnes  qui  vivent  auprès  d'eux  est  assez  sotte  pour  leur 
faire  peur,  pour  leur  faire  croire  qu'il  y  a  quelque  diffé- 
rence entre  le  fait  d'être  dans  les  ténèbres  et  le  fait  de 
fermer  les  yeux,  vous  devez  les  débarrasser  de  ce  préjugé 
le  plus  tut  que  vous  pourrez.  Vous  devez  leur  apprendre 
que  Dieu  qui  a  fait  toutes  choses  pour  leur  bien  a  fait  la 
nuit  pour  qu'ils  puissent  dormir  plus  tranquillement:  et 
qu'étant  alors  comme  toujours  sous  sa  protection,  il  n'y  a 
rien  dans  les  ténèbres  qui  puisse  leur  faire  du  mai.  Quant 
à  de  plus  amples  explications  sur  la  nature  de  Dieu  et  des 
esprits  bienfaisants,  il  faut  les  remettre  à  l'époque  que  nous 
avons  déjà  indiquée  ;  et  pour  les  esprits  malins,  ce  sera 
un  bien  que  les  enfants  échappent  à  toute  fausse  imagina- 
tion sur  ce  sujet,  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  l'esprit  assez  mûr 
pour  cette  sorte  de  connaissance*. 

139.  Après  que  vous  aurez  établi  les  fondements  de  la 
vertu  sur  une  notion  exacte  de  la  divinité,  telle  que  le 
Credo  nous  l'enseigne,  et  aussi  dans  la  mesure  que  com- 
porte l'âge  de  l'enfant,  sur  l'habitude  de  la  prière,  ce  qui  doit 
tous  préoccuper,  c'est  de  l'obliger  rigoureusement  à  dire 
la  vérité,  et  par  tous  les  moyens  imaginables  de  l'encoura- 
ger à  la  bonté.  Faites-lui  comprendre  qu'on  lui  pardon- 
nera  plutôt    vingt    fautes   qu'un  mensonge   qu'il    aurait 


1.  Locke  se  trompe.  Il  croit  que  les  suggestions  extérieures  sont  la 
seule  cause  de  frayeur  enfantine.  Il  oublie  que  l'enfant  apporte  avec 
lui  des  tendances  héréditaires. 

.'.  Il  faut  songer  que  Locke  est  du  dix-septième  siècle,  c'est-à-dire 
d'une  époque  où  le<  esprits  les  plus  éclairés  n'hésitaient  pas  à  ad- 
mettre l'existence  des  dénions.  Voyez,  par  exemple,  les  dissertations  de 
Halebranche  sur  le-;  sorciers  dans  la  Recherche  delà  vérité. 


22U  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

commis  pour  en  déguiser  une  seule.  Et  d'autre  part  en 
lui  apprenant  de  bonne  heure  à  aimer  ses  semblables,  à 
être  bon  pour  eux,  vous  fondez  en  lui  les  vrais  principes 
de  l'honnêteté  :  car  les  injuslices  proviennent  en  général 
de  ce  que  nous  nous  aimons  trop  nous-mêmes  et  de  ce  que 
nous  n'aimons  pas  assez  les  autres  hommes1. 

C'est  tout  ce  que  j'avais  à  dire  sur  ce  sujet  :  ces  pré- 
ceptes suffisent  pour  établir  les  premiers  fondements  de 
la  vertu  chez  l'enfant.  Mais  à  mesure  qu'il  grandit,  il 
faut  observer  les  tendances  particulières  de  sa  nature  : 
car  si  son  tempérament  l'incline  plus  qu'il  ne  conviendrait 
dans  un  sens  ou  dans  un  autre,  hors  du  droit  chemin  de 
la  vertu,  vous  devez  intervenir  et  appliquer  les  remèdes 
appropriés.  Parmi  les  fils  d'Adam,  il  y  en  a  peu  en 
effet  qui  soient  assez  favorisés  pour  n'être  pas  nés 
avec  quelque  tendance  qui  prédomine  dans  leur  tem- 
pérament, et  c'est  l'œuvre  de  l'éducation,  soit  de  la  détruire, 
soit  de  la  contrebalancer2. 

Mais  pour  entrer  dans  les  détails  de  ce  sujet,  il  faudrait 
sortir  des  limites  que  je  me  suis  fixées  dans  cette  brève 
esquisse  sur  l'éducation.  Mon  dessein  n'est  pas  de  discou- 
rir sur  tous  les  vices,  sur  toutes  les  vertus,  ni  de  dire 
comment  chaque  vertu  peut  être  acquise,  chaque  vice 
guéri,  par  des  moyens  appropriés.  J'ai  voulu  mentionner 
seulement  quelques-uns  des  défauts  les  plus  ordinaires  à 
l'enfance  et  indiquer  la  méthode  à  suivre  pour  les  corri- 
ger3. 

\.  Vérité  profonde.  C'est  l'amour  des  autres  qui  est  le  principe,  non 
seulement  de  la  charité,  mais  aussi  de  la  justice. 

2.  Locl<e,  ici  encore,  est  résolument  en  opposition  avec  la  doctrine 
sensualiste,  qui  n'admet  pas  de  tendances  innées  ou  héréditaires.  Ce 
n'est  pas  qu'il  accepte  le  dogme  du  péché  originel. 

3.  Locke  n'a  fait  qu'effleurer  la  question  de  l'éducation  morale.  On 
peut  s'étonner  à  bon  droit  qu'il  ait  été  si  bref  sur  ce  sujet,  surtout 
quand  on  compare  à  cette  brièveté  la  longueur  des  développements 
qu'il  consacre  plus  loin  à  la  politesse  et  aux  bonnes  manières. 


SECTION    XXII    (140). 


DE  LA  PRUDENCE  OU  SAGESSE. 

140.  J'appelle  prudence,  dans  son  sens  populaire,  la  qua- 
lité d'un  homme  qui  dans  le  monde  conduit  ses  affaires 
avec  habileté  et  prévoyance  '.  Elle  est  l'effet  d'une  consti- 
tution heureuse,  de  l'application  de  l'esprit  et  surtout  de 
l'expérience;  elle  estdonc  hors  de  la  portée  des  enfants.  A 
ce  point  de  vue,  ce  qu'on  peut  faire  de  mieux  avec  eux, 
c'est  de  les  empêcher  autant  que  possible  d'user  de  finesse-'. 
La  finesse,  en  effet,  bien  qu'elle  singe  la  prudence,  en 
est  aussi  éloignée  que  possible  ;  comme  le  singe  qui,  mal- 
gré sa  ressemblance  avec  l'homme,  privé  de  ce  qui  ferait  de 
lui  réellement  un  homme,  n'en  est  que  plus  laid.  La 
finesse  n'est  qu'une  insuffisance  d'intelligence  :  ne  pouvant 

1.  La  prudence  ou  sagesse  (Wisdom)  qui  est  la  seconde  qualité  essen- 
tielle de  l'homme  d'après  Locke,  consiste  surtout  dans  le  savoir-faire, 
dans  l'habileté  pratique,  et  elle  a  pour  source  l'expérience.  Il  ne  peut 
donc  être  question  chez  l'entant  que  de  préparer  une  qualité  qui  n'ap- 
partient qu'à  l'àgc  mûr. 

2.  La  iinesse  est  prise  ici  dans  son  mauvais  sens  ;  c'est  celle  dont 
La  Bruyère  a  dit  :  «  La  finesse  est  l'occasion  prochaine  de  la  four- 
berie ;  de  l'une  à  l'autre  le  pas  est  glissant  »  [Caractères,  VIII).  Féne- 
lon  distingue  de  même  que  Locke  la  finesse  et  la  prudence.  «  Les 
filles,  dit-il,  estiment  la  finesse  ;  et  comment  ne  l'estimeraient-elles  pas, 
puisqu'elles  ne  connaissent  pas  de  meilleure  prudence?  »  (Éducation 
do  filles,  th.  ix.) 


222  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

atteindre  son  but  par  le  droit  chemin,  elle  essaie  d'y  par- 
venir par  la  ruse  et  par  un  détour  ;  et  le  malheur  est  que 
ses  artifices  ne  servent  qu'une  fois  ;  ils  ne  peuvent  que 
nuire  si  l'on  y  a  recours  de  nouveau.  On  n'a  jamais  fait  de 
couverture  si  épaisse  ou  si  fine  qu'elle  se  couvre  elle- 
même.  Personne  n'est  assez  fin  pour  dissimuler  qu'il  l'est  ; 
et  une  fois  qu'il  est  reconnu  pour  tel,  chacun  le  fuit,  cha- 
cun se  méfie    de  lui.  Le  monde  entier  se  ligue  avec  em- 
pressement pour  le  combattre  et  le  déjouer;    tandis  que 
l'homme  franc,  honnête  et  sage,  ne  rencontre  que  des  gens 
disposés  à  marcher  avec  lui,  et  va  droit  à  son  but.  Habituer 
un  enfant  à  avoir  sur  ces  choses  des  notions  exactes,  et  à  ne 
pas  se  tenir  pour  satisfait  tant  qu'il  ne  les  a  pas  ;    élever 
son  esprit  aux  pensées  grandes  et  nobles  ;  le  mettre  en 
garde  contre  la  fausseté  et  contre  la  finesse  qui  est  toujours 
mêlée  de    quelques  grains  de  fausseté  :  telle  est  pour  un 
enfant  la  meilleure  préparation  à  la  prudence.  Le  reste, 
qui  s'apprend  avec  le  temps,  par  l'expérience,  par  l'obser- 
vation, par  la  fréquentation  des  hommes,  par  la  connais- 
sance de  leurs  tempéraments  et  de  leurs  desseins,  il  ne 
faut  pas  l'attendre  de  l'ignorance  et  de  l'étourderie  des 
cillants,  ni  de  la   chaleur  irréfléchie   et    fougueuse  des 
jeunes  gens.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  avant  la  maturité,  au 
point  de  vue  de  cette  vertu,  c'est  d'accoutumer  les  enfants 
à  être  francs  et  sincères,    à   se  soumettre  à  la  raison,  et, 
autant  que  possible,  à  réfléchir  sur  leurs  propres  actions. 


SECTION   XXIII    (141-140). 


SUR  LES  BONNES    MANIERES. 

1  il.  La  qualité  qui  en  troisième  lieu  convient  à  un  gentle- 
man, c'est  la  bonne  éducation1.  Il  y  a  deux  façons  d'être 
mal  élevé  :  la  première  a  pour  effet  une  timidité  sotte  ;  la 
seconde  se  manifeste  par  le  manque  de  tenue,  par  un  dé- 
faut choquant  de  respect  à  l'égard  des  autres.  On  évitera 
ces  deux  défauts  par  la  pratique  rigoureuse  de  cette  seule 
règle  :  n'avoir  mauvaise  opinion  ni  de  soi  ni  des  autres. 

142.  La  première  partie  de  cette  règle  tend  à  nous 
mettre  en  garde,  non  contre  la  modestie,  mais  contre 
le  défaut  d'assurance.  Sans  doute  nous  ne  devons  pas 
avoir  de  nous-mêmes  une  opinion  si  avantageuse  que  nous 
soyons  seulement  occupés  de  notre  propre  mérite,  et  que 
nous  nous  préférions  aux  autres  à  raison  de  la  supériorité 
que  nous  pouvons  avoir  sur  eux.  Recevons  modestement 
les  hommages  qu'on  nous  rend  quand  ils  sont  légitimes. 
Mais  il  faut  cependant  nous  estimer  assez  pour  accomplir 
sans  trouble  et  sans  embarras,  quelle  que  soit  l'assistance, 


1.  (l'est  un  véritable  traité  sur  la  politesse  «jue  Locke  écrit  ici,  en 
homme  qui  s'y  connaissait,  et  avec  une  finesse  digne  d'un  La  Bruyère. 
On  verra  qu'il  y  oublie  parfois  les  entants  et  parle  pour  les  hommes 
faits.  .Notons  que  Locke  revient  pour  la  troisième  lois  sur  ce  sujet. 


824  QUELQUES  l'ENSÊES  SUR  L'ÉDtXATlO.V 

les  actions  qui  nous  incombent  et  qu'on  attend  de  nous, 
sans  oublier  d'ailleurs  de  témoigner  aux  personnes  le 
respect  et  les  égards  auxquels  leur  donnent  droit  leur 
ang  et  leur  qualité.  11  n'est  pas  rare  que  les  gens  du 
euple  et  surtout  les  enfants  quand  ils  se  trouvent  devant 
des  étrangers  ou  devant  des  supérieurs,  soient  pris  d'un 
accès  de  timidité  rustique.  Le  désordre  paraît  dans  leurs 
pensées, dans  leurs  paroles,  dans  leurs  regards  ;  ils  perdent 
à  ce  point  la  tête,  dans  leur  confusion,  qu'ils  ne  sont  plus 
en  état  de  faire  quoi  que  ce  soit,  ou  du  moins  de  le  faire 
avec  celte  liberté  et  cette  grâce  qui  plaît  et  qui  rend  les 
gens  agréables.  Pour  remédier  à  ce  défaut,  comme  à  tout 
autre,  il  n'y  a  qu'un  moyen,  c'est  d'établir  par  l'usage  l'ha- 
bitude contraire.  Mais  comme  il  est  impossible  de  prendre 
l'habitude  de  converser  avec  des  étrangers  et  des  personnes 
de  qualité,  si  l'on  ne  fréquente  pas  la  société,  rien  ne  peut 
guérir  de  ce  défaut  d'éducation,  sinon  de  changer  souvent 
de  compagnie  et  de  rechercher  la  sociélé  des  personnes 
qui  sont  au-dessus  de  nous. 

145.  Si  le  défaut  précédent  provient  de  ce  que  nous  nous 
mettons  trop  en  peine  de  la  conduite  que  nous  devons 
tenir  avec  les  autres  hommes,  l'autre  façon  d'être  mal  élevé 
consiste  au  contraire  en  de  que  nous  ne  paraissons  pas 
nous  soucier  assez  de  plaire  ou  de  témoigner  du  respect 
aux  personnes  avec  qui  nous  avons  affaire.  Pour  éviter  ce 
second  défaut,  deux  choses  sont  nécessaires  :  d'abord  que 
nous  soyons  disposés  à  ne  jamais  offenser  les  autres,  en- 

1.  Locke  qui  connaissait  les  moralistes  français,  qui  a  traduit  eu 
partie  les  Essais  de  Nicole,  s'est  évidemment  inspiré  de  La  Bruyère. 
«  L'on  pi  ut  définir  l'esprit  de  politesse,  dit  l'auteur  des  Caractères  : 
L'on  ne  ptUt  en  lixer  la  pratique;  elle  suit  l'usage  et  les  coutumes  re- 
çues; elle  est  attachée  aux  temps,  aux  lieux,  aux  personnes,  et  n'est 
point  la  même  dans  les  deux  sexes,  ni  dans  les  différentes  conditions  : 
l'esprit  tout  seul  ne  la  l'ait  pas  deviner;  il  fait  qu'on  la  suit  par  imi- 
tation et  que  l'on  s'y  perfectionne...  L'esprit  de  politesse  est  une  cer- 
taine attention  à  faire  que,  par  nos  paroles  et  par  nos  manières,  les 
autres  soient  contents  de  nous  et  d'eux-mêmes  »  (en.  v,  De  la  sociélé 
et  <lc  la  i  onversai  ■  ■ 


S!  R  LES  P.iiNNES  MANIÈRES.  225 

suite,  que  nous  sachions  trouver  le  moyen  le  plus  agréable, 
le  plus  expressif,  de  manifester  cette  disposition.  La  pre- 
mière de  ces  qualités  fait  les  hommes  civils  ;  la  seconde, 
les  hommes  polis.  La  politesse  est  cette  grâce,  cette  con- 
venance dans  le  regard,  danslavoix,  dans  les  paroles,  dans 
les  mouvements,  dans  les  gestes,  dans  toute  l'attitude,  qui 
fait  qu'on  réussit  dans  le  monde,  et  qui  met  à  l'aise,  en 
même  temps  qu'elle  charme,  les  personnes  avec  qui  nous 
conversons.  C'est,  pour  ainsi  dire,  le  langage  par  lequel  on 
exprime  les  sentiments  de  civilité  qu'on  a  dans  le  cœur,  et 
qui,  comme  tous  les  autres  langages,  soumis  qu'il  est  à 
la  mode  et  aux  usages  de  chaque  pays,  ne  peut  être  appris, 
soit  dans  ses  règles,  soit  dans  sa  pratique,  que  par  l'ob- 
servation et  l'imitation  de  ceux  qui  passent  pour  être  tout 
à  fait  bien  élevés.  L'autre  qualité,  qui  ne  consiste  pas  seule- 
ment en  manifestations  extérieures,  c'est  cette  bienveillance 
générale,  cette  attention  témoignée  à  tout  le  monde,  qui 
fait  que  dans  sa  conduite  on  évite  de  paraître  dédaigneux, 
négligent  ou  indifférent  pour  autrui,  et  qu'au  contraire  on 
accorde  à  chaque  personne,  selon  les  usages  et  la  coutume 
des  différents  pays,  le  respect  et  la  considération  que  lui 
valent  sa  condition  et  son  rang.  C'est  une  disposition  de 
l'esprit  qui  se  traduit  dans  les  actes,  toutes  les  fois  qu'on 
évite  dans  la  conversation  démettre  mal  à  l'aise  son  inter- 
locuteur. 

Je  distinguerai  quatre  défauts,  qui  sont  le  plus  directe- 
ment contraires  à  la  politesse,  c'est-à-dire  à  la  première  et 
à  la  plus  engageante  de  toutes  les  vertus  sociales1.  C'est 
de  l'un  ou  l'autre  de  ces  quatre  défauts  que  dérive  d'or- 
dinaire l'incivilité.  Je  les  exposerai  ici,  afin  que  les  en- 
fants soient  ou  préservés  ou  tout  au  moins  affranchis  de 
leur  fâcheuse  influence. 


1.  Kxagération  manifeste.  Locke  attribue'  à  la  politesse  une  importance 
telle  que  la  justice  et  la  chariti':,  les  deux  grandes  vertus  sociales,  ne 
viendraient  qu'après  elle,  en  second  rang. 

15 


226  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

1°  Lepremier,  c'est  cette  rudesse1  naturelle,  qui  fait  que 
l'on  manque  de  complaisance  pour  les  autres  hommes, 
qu'on  n'a  aucun  égard  pour  leurs  inclinations,  leur  tempé- 
rament, ou  leur  condition.  C'est  sûrement  le  fait  d'un 
rustre  de  ne  pas  considérer  ce  qui  plaît  ou  déplaît  aux 
personnes  qu'il  fréquente  ;  et  cependant  il  n'est  pas 
rare  de  rencontrer  des  hommes  du  monde,  vêtus  à  la  der- 
nière mode,  qui  ne  se  gênent  pas  pour  donner  librement 
cours  à  leur  humeur,  et  pour  heurter 2,  pour  contrecarrer 
les  sentiments  de  tous  ceux  qu'ils  accostent,  sans  s'inquiéter 
de  savoir  comment  ils  le  prendront".  C'est  là  une  brutalité 
qui  choque,  qui  irrite  tout  le  monde,  et  dont  personne  ne 
saurait  s'accommoder  :  aussi  ne  peut-on  la  tolérer  chez 
quiconque  veut  passer  pour  avoir  la  plus  légère  teinture  de 
politesse.  Le  but  en  effet,  la  fin  de  la  politesse  est  de  corriger 
cette  raideur  naturelle1,  et  d'adoucir  assez  le  caractère  des 
hommes  pour  qu'ils  puissent  se  prêter  avec  quelque  com- 
plaisance au  caractère  de  ceux  avec  qui  ils  ont  affaire. 

2°  Un  second  défaut,  c'est  le  mépris,  le  manque  de  res- 
pect qui  se  trahit  dans  les  regards,  les  discours,  ou  les 
gestes,  et  qui,  de  quelque  part  qu'il  vienne,  est  toujours 
désagréable.  Il  n'est  en  effet  personne  qui  puisse  suppor- 
ter avec  plaisir  l'expression  du  mépris. 

1.  Coste  traduit  étrangement  par  férocité  le  mot  anglais  roughness. 
Il  est  vrai  que  Rollin  parle,  dans  le  même  sens,  d'une  «  conduite  féroce 
et  rustique  ». 

2.  Conférez  La  Bruyère  :  «  Parler  et  offenser  pour  de  certaines  per- 
sonnes est  précisément  la  même  chose.  Ils  ne  se  contentent  pas  de  ré- 
pliquer avec  aigreur;  ils  attaquent  souvent  avec  insolence;  ils  frappent 
sur  tout  ce  qui  se  trouve  sous  la  langue,  etc.  »  (Caractères,  V.) 

5.  Le  défaut  que  Locke  constatait  de  son  temps  est  encore  plus  fré- 
quent aujourd'hui,  à  une  époque  où  la  diversité  des  opinions  s'est 
sensiblement  accrue.  C'est  le  cas  de  répéter  ce  que  Montaigne  disait 
déjà,  à  propos  de  la  contradiction  :  «  Nous  n'y  tendons  pas  seulement 
les  bras,  nous  y  tendons  les  griffes.  »  Il  serait  bon  cependant  de  se 
rappeler  que  le  respect  des  opinions  d'autrui  est  une  des  conditions 
essentielles  de  l'exercice  de  la  liberté  de  conscience,  el  que  la  politesse 
en  ce  sens  est  une  des  formes  de  la  tolérance  et  de  la  charité. 

4.  Coste  traduit  encore  par  férocité  le  mot  anglais  stiffncss. 


BDR  LES  BONNES  MANIÈRES.  227 

3°  L'esprit  critique.  la  disposition  à  trouver  en  faute  les 
autres  personnes  voilà  encore  un  travers  entièrement  con- 
traire à  la  politesse.  Les  hommes,  qu'ils  soient  ou  non 
coupables,  n'aiment  pas  à  voir  leurs  fautes  divulguées 
et  exposées  au  grand  jour,  en  pleine  lumière,  devant  eux 
et  devant  d'autres  personnes.  Les  défauts  qu'on  reproche 
à  quelqu'un  lui  causent  toujours  quelque  honte,  et  un 
homme  ne  saurait  supporter  sans  déplaisir  que  l'on 
divulgue  un  défaut  qu'il  a,  ni  même  qu'on  lui  impute  un 
défaut  qu'il  n'a  pas.  La  raillerie  n'est  qu'un  moyen  raffiné 
de  faire  ressortir  les  défauts  d'autrui.  Mais  comme  elle 
se  présente  généralement  sous  des  formes  spirituelles  et 
dans  un  langage  élégant,  comme  elle  divertit  la  compagnie, 
on  se  laisse  aller  à  l'erreur  de  croire  que,  maintenue  dans 
certaines  limites,  elle  n'a  rien  d'incivil.  Aussi  cette  forme 
de  plaisanterie  est-elle  fréquemment  introduite  dans  la 
conversation  des  personnes  les  plus  distinguées  ;  les  rail- 
leurs sont  écoutés  avec  faveur  ;  ils  sont  généralement 
encouragés  par  les  éclats  de  rire  de  ceux  de  leurs  audi- 
teurs qui  se  rangent  de  leur  côté.  Ils  devraient  cependant 
considérer  que  s'ils  amusent  le  reste  de  la  compagnie, 
c'est  aux  dépens  de  la  personne  qu'ils  représentent  sous 
des  couleurs  burlesques,  et  que  cette  personne  par  consé- 
quent n'est  pas  à  son  aise  pendant  qu'ils  parlent,  à  moins 
que  le  sujet  pour  lequel  on  la  raille  ne  soit  précisément 
une  chose  dont  elle  peut  tirer  vanité  :  car  dans  ce  cas  les 
images  plaisantes,  et  les  traits  qu'emploie  le  railleur,  n'étant 
pas  moins  flatteurs  que  divertissants,  la  personne  raillée 
y  trouve  son  compte  et  prend  sa  part  du  divertissement 
des  autres.  Mais  comme  tout  le  monde  n'a  pas  le  talent  de 
manier  avec  prudence  un  art  aussi  délicat,  aussi  difficile 
que  la  plaisanterie,  et  que  le  plus  léger  écart  peut  tout 
gâter,  j'estime  que  ceux  qui  veulent  éviter  de  blesser  autrui, 
et  particulièrement  les  jeunes  gens,  doivent  s'abstenir 
avec  soin  de  toute  raillerie,  puisque  la  moindre  méprise, 
la  moindre  déviation  dans  la  plaisanterie,  peut  laisser  dans 


228  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

l'esprit  de  ceux  qu'elle  a  contrariés  le  souvenir  ineffa- 
çable d'avoir  été  insultés  d'une  façon  piquante,  bien  que 
spirituelle,  pour  quelqu'un  de  leurs  défauts1. 

Outre  la  raillerie,  il  y  a  une  autre  forme  de  critique  où 
la  mauvaise  éducation  se  manifeste  souvent,  c'est  la  con- 
tradiction. Sans  doute  la  complaisance  n'exige  pas  que 
nous  admettions  toujours  les  raisonnements  ou  les  récits 
qui  sont  débités  devant  nous,  non  ;  ni  que  nous  laissions 
passer  sans  rien  dire  tout  ce  qui  arrive  à  nos  oreilles. 
Contredire  les  opinions,  rectifier  les  erreurs  d'autrui,  c'est 
au  contraire  ce  que  la  vérité  et  la  charité  demandent  parfois, 
et  la  politesse  ne  s'y  oppose  pas,  si  on  le  fait  avec  pré- 
caution et  en  tenant  compte  des  circonstances.  Mais  il  y  a 
des  gens,  comme  chacun  sait,  qui  sont  pour  ainsi  dire  pos- 
sédés par  l'esprit  de  contradiction  et  qui  se  mettent  perpé- 
tuellement en  opposition  avec  les  opinions  d'une  des  per- 
sonnes ou  même  de  toutes  les  personnes  qu'ils  fréquentent, 
sans  s'inquiéter  si  ces  opinions  sont  bonnes  ou  mau- 
vaises2. C'est  là  une  forme  de  critique  si  visiblement  inju- 
rieuse qu'il  n'y  a  personne  qui  n'en  soit  choqué.  11  est  si 
naturel  d'attribuer  la  contradiction  à  l'esprit  de  critique, 
et  il  est  si  difficile  de  l'accepter  sans  en  être  humilié  que, 
s'il  nous  arrive  de  contredire,  nous  devons  le  faire  le 
plus  doucemement  possible,  avec  les  termes  les  plus  polis 
que  nous  pourrons  trouver,  de  façon  enfin  à  témoigner  par 
toute  notre  attitude  que  nous  ne  mettons  dans  notre  con- 
tradiction aucune  passion.  Accompagnons  notre  opposition 
de  toutes  les  marques  de  respect  et  de  bienveillance,  afin 

1.  «  Il  ne  faut  jamais  hasarder  la  plaisanterie,  même  la  plus  douce 
et  la  plus  permise  qu'avec  des  gens  polis  ou  qui  ont  de  l'esprit  ».  (La 
Bruyère,  V.) 

2.  a  Le  silence  et  la  modestie  son!  qualitez  très  commodes  à  la  conver- 
sation. On  dressera  l'enfant  à  estre  espargnant  et  mesnagier  de  sa  suf- 
fisance, quand  il  l'aura  acquise;  à  ne  se  formalizer  point  des  sottises 
et  fables  qui  se  diront  en  sa  présence  :  car  c'est  une  incivile  importu- 
nité  de  chocquer  tout  ce  qui  n'est  pas  de  notre  appétit,  etc.».  (Mon- 
taigne, I,  xxv.) 


SUR  LES  BONNES  MANIERES.  229 

que  tout  en  faisant  triompher  notre  opinion,  nous  ne  per- 
dions pas  l'estime  de  ceux  qui  nous  écoutent. 

4°  L'humeur  querelleuse  est  encore  un  défaut  contraire 
à  la  politesse,  non  seulement  parce  qu'elle  nous  entraine 
dans  nos  paroles  et  dans  notre  conduite  à  des  inconve- 
nances et  à  des  grossièretés,  mais  aussi  parce  qu'elle 
semhle  indiquer  que  nous  avons  à  nous  plaindre  de 
quelque  faute  de  la  part  de  ceux  qui  sont  l'objet  de  notre 
colère.  Or  il  n'est  personne  qui  supporte  sans  déplaisir  le 
moindre  soupçon,  la  plus  légère  insinuation  sur  ce  point. 
De  plus  il  suffit  d'une  personne  querelleuse  pour  troubler 
toute  la  compagnie,  et  pour  y  détruire  toute  harmonie. 

Comme  le  bonheur,  qui  est  le  but  constant  des  hommes, 
consiste  dans  le  plaisir,  il  est  facile  de  comprendre  pour- 
quoi les  hommes  polis  sont  mieux  accueillis  dans  le  monde 
que  les  hommes  utiles.  L'habileté,  la  sincérité,  les  bonnes 
intentions  d'un  homme  de  poids  et  de  mérite  sont  rare- 
ment une  compensation  à  l'ennui  qu'il  cause  par  ses  repré- 
sentations graves  et  solides.  Le  pouvoir,  la  richesse,  la 
vertu  elle-même,  on  ne  les  apprécie  que  comme  des 
instruments  de  bonheur.  Aussi  c'est  mal  se  recommander 
à  une  personne  que  de  prétendre  travailler  à  son  bonheur, 
en  lui  causant  de  l'ennui  pour  les  services  qu'on  lui  rend. 
Celui  qui  sait  être  agréable  aux  personnes  qu'il  fréquente, 
sans  s'abaisser  à  des  flatteries  humbles  et  serviles,  a  trouvé 
le  secret  de  l'art  de  vivre  dans  le  monde,  de  se  faire  par- 
tout apprécier,  d'être  partout  le  bienvenu.  C'est  pourquoi  il 
faudrait  avant  toute  chose  habituer  à  la  politesse  les  enfants 
et  les  jeunes  gens. 

iii.  Il  y  a  une  autre  manière  de  manquer  de  politesse, 
c'est  d'être  trop  cérémonieux  ,  c'est  de  s'opiniâtrer  à 
imposer  à  certaines  personnes  des  hommages  qui  ne  leur 
sont  pas  dus  et  qu'elles  ne  peuvent  accepter  sans  folie  et 
sans  se  couvrir  de  honte1.  11  semble  en  effet  qu'en  cela  on 

1.  Conférez  Montaigne,  Essais,  I,  xin,  «  J'ai  ven  souvent  des  hommes 
incivils  par  trop  de  civilité,  et  importuns  de  courtoisie. 


230  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

ait  plutôt  en  Vue  de  compromettre  les  gens  que  de  les  obli- 
ger, qu'on  veuille  tout  au  moins  leur  disputer  le  droit  de 
parler  en  maîtres1  ;  en  tout  cas  il  n'est  rien  qui  soit  plus 
importun  et  par  conséquent  plus  contraire  à  la  bonne 
éducation,  puisqu'elle  n'a  d'autre  but  ni  d'autre  fin  que  de 
mettre  à  l'aise  les  personnes  avec  qui  nous  causons  et  de 
leur  plaire.  Sans  doute  les  jeunes  gens  sont  rarement 
enclins  à  ce  défaut;  mais  s'ils  s'en  rendent  coupables,  ou 
s'ils  paraissaient  avoir  quelque  disposition  à  le  faire,  il  faut 
les  avertir  et  les  mettre  en  garde  contre  cette  civilité  mal 
entendue.  Ce  qu'ils  doivent  se  proposer  et  avoir  en  vue 
dans  la  conversation,  c'est  de  faire  paraître  du  respect,  de 
l'estime,  de  la  bienveillance  pour  les  personnes,  en 
accordant  à  chacun  les  égards  et  les  prévenances  qu'exigent 
les  règles  ordinaires  de  la  civilité.  Réussir  à  cela  en  échap- 
pant à  toute  apparence  de  flatterie,  d'hypocrisie  ou 
d'humilité,  c'est  un  grand  art,  que  la  raison,  le  bon  sens 
et  la  fréquentation  de  la  bonne  société  peuvent  seuls  ensei- 
gner ;  mais  en  même  temps,  c'est  une  qualité  si  précieuse 
dans  la  vie  pratique,  qu'il  vaut  la  peine  de  s'y  exercer. 
145.  Bien  que  l'art  de  se  conformer  aux  règles  dans 
cette  partie  de  notre  conduite  porte  le  nom  de  bonne 
éducation,  —  d'où  l'on  pourrait  conclure  qu'elle  est  spé- 
cialement l'effet  de  l'éducation,  —  il  ne  faut  pas,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  que  l'on  tourmente  trop  les  enfants  sur 
cet  article:  j'entends  quand  il  s'agit  d'ôter  son  chapeau  et 
de  faire  la  révérence  selon  les  règles2.  Apprenez-leur  si 

1.  La  pensée  de  Locke  est  assez  subtile  :  il  veut  dire  qu'en  imposant 
par  force  aux  gens  des  politesses  dont  ils  ne  veulent  pas,  on  a  l'air 
de  déclarer  qu'on  leur  est  supérieur,  qu'on  sait  mieux  qu'eux  ce  qui 
leur  convient. 

2.  Conférez  un  passage  presque  identique  de  Rollin.  '«  Il  ne  faut  pas 
tourmenter  les  enfants,  ni  les  chagriner  pour  des  fautes  qui  leur 
échappent  en  cette  matière.  Un  abord  peu  gracieux,  une  révérence  mal 
faite,  un  chapeau  ôté  de  mauvaise  grâce  :  tout  cela  ne  mérite  pas 
qu'on  les  gronde...  L'usage  du  monde  aura  bientôt  corrigé  ces  dé- 
fauts, etc.  »  {Traité...,  IV,  p.  587.) 


SUR  LES  BONNES  MANIÈRES.  231 

vous  pouvez,  à  être  modérés,  à  avoir  bon  caractère,  et  ils 
De  manqueront  pas  à  ces  devoirs  :  la  civilité  ne  consistant 
à  vrai  dire  qu'à  éviter  dans  la  conversation  de  paraître 
dédaigneux  ou  indifférent  pour  les  autres  personnes.  Nous 
avons  déjà  fait  connaître  les  formes  les  plus  accréditées 
de  la  politesse.  Mais  ces  formes  sont  aussi  particulières, 
aussi  changeantes,  selon  les  différents  pays,  que  les 
langues  qu'on  y  parle.  C'est  pourquoi,  à  bien  prendre 
les  choses,  il  est  aussi  inutile,  aussi  inopportun  de  donner 
des  règles  et  de  faire  des  discours  aux  enfants  sur  ce  sujet, 
qu'il  le  serait  de  faire  apprendre  par-ci,  par-là,  une  ou 
deux  règles  de  grammaire  espagnole  à  quelqu'un  qui  n'est 
destiné  à  fréquenter  que  des  Anglais1.  Vous  aurez  beau 
discourir  avec  votre  fils  sur  les  obligations  de  la  politesse  : 
telle  sera  la  compagnie  qu'il  fréquentera,  telles  seront  ses 
manières.  Prenez  un  paysan  de  votre  voisinage,  qui  n'est 
jamais  sorti  de  sa  paroisse  ;  faites-lui  toutes  les  lectures 
qu'il  vous  plaira  :  vous  aurez  aussitôt  fait  de  lui  apprendre 
le  langage  que  les  manières  de  la  cour.  Je  veux  dire  que 
pour  les  unes  comme  pour  l'autre,  il  n'aura  jamais  plus  de 
politesse  que  n'en  ont  ceux  avec  qui  il  a  coutume  de 
vivre.  Il  n'y  a  donc  pas  à  se  préoccuper  autrement  de 
l'éducation  de  la  politesse  chez  l'enfant,  jusqu'au  jour  où 
il  est  d'âge  à  avoir  auprès  de  lui  un  précepteur,  qui  de 
toute  nécessité  doit  être  un  homme  bien  élevé.  Et  pour 
dire  toute  ma  pensée,  si  les  enfants  ne  font  rien  qui 
décèle  de^l'entêtement,  de  l'orgueil,  et  une  mauvaise  nature, 
il  importe  peu  qu'ils  sachent  ôter  leur  chapeau  et  faire 
la  révérence.  Si  vous  avez  réussi  à  leur  inspirer  l'amour  et 
le  respect  d'autrui,  ils  sauront  bien,  dans  la  mesure  où 
leur  âge  l'exige,  trouver  pour  manifester  ces  sentiments 
des  procédés  d'expression  dont  tout  le  monde  se  conten- 

1.  Peut-être  Locke  aurait-il  dû  lui-même  tirer  profit  de  ces  excel- 
lentes réflexions  sur  l'inutilité  des  leçons  et  des  discours  en  matière  de 
politesse,  et  considérer  qu'il  avait  tort  de  disserter  si  longuement  sur 
ce  sujet. 


232  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

tera  et  qui  seront  d'accord  avec  la  mode  régnante. 
Quant  aux  mouvements  et  à  l'attitude  du  corps,  le  maître 
à  danser,  comme  nous  l'avons  dit1,  leur  apprendra,  le 
moment  venu,  ce  qui  sied  le  mieux  à  cet  égard.  En  atten- 
dant, et  tant  qu'ils  sont  tout  petits,  personne  ne  leur 
demandera  d'être  fort  exacts  sur  le  chapitre  des  céré- 
monies. La  négligence  est  permise  à  cet  âge;  elle  sied  aux 
enfants,  autant  que  les  façons  complimenteuses  aux 
grandes  personnes.  Si  quelques  esprits  pointilleux  consi- 
dèrent cette  négligence  comme  une  faute,  c'est  du  moins, 
J'en  suis  assuré,  une  faute  qu'il  faut  pardonner,  et  qu'on 
doit  laisser  au  temps,  au  précepteur  et  à  la  vie  sociale,  le 
soin  de  corriger.  Je  ne  crois  donc  pas  que  vous  deviez 
(comme  il  arrive  trop  souvent)  molester  ou  gronder  votre 
fils  sur  ce  point.  C'est  seulement  dans  le  cas  où  il  laisse- 
rait voir  dans  sa  conduite  de  l'orgueil  et  une  mauvaise 
nature,  qu'il  conviendrait  de  lui  faire  comprendre  sa  faute 
et  de  le  forcer  à  en  rougir. 

Bien  qu'il  ne  faille  pas  trop  tracasser  les  enfants,  tant 
qu'ils  sont  petits,  à  propos  des  règles  et  des  cérémonies  de 
la  politesse,  il  y  a  lieu  cependant  de  les  surveiller  pour  une 
sorte  d'incivilité  qu'ils  sont  très  enclins  à  se  permettre, 
si  on  ne  les  corrige  pas  de  bonne  heure  :  c'est  la  disposi- 
tion à  interrompre  les  gens,  quand  ils  parlent,  et  à  les 
arrêter  dans  leurs  discours  par  une  contradiction.  C'est 
peut-être  l'habitude  de  discuter,  avec  la  réputation  d'esprit 
et  de  savoir  qui  s'y  attache,  (comme  si  l'art  de  la  discussion 
était  le  seul  moyen  qu'on  eût  de  prouver  son  habileté),  qui 
rend  les  jeunes  gens  si  disposés  à  épier  l'occasion  de 
reprendre  ce  qui  se  dit  en  leur  présence,  et  à  faire  montre 
à  tout  propos  de  leur  talent.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est 
surtout  chez  les  hommes  d'école  que  se  rencontre  ce 
défaut.  Or  il  n'y  a  rien  de  plus  grossier  que  d'interrompre 
dans  son  discours  un  homme  qui  parle.   Et  sans  compter 

1.  Voyez  plus  haut,  §  67. 


SUR  LES  BONNES  MANIKKES.  233 

que  c'est  une  impertinente  folie  de  prétendre  répondre  à 
quelqu'un  avant  de  savoir  ce  qu'il  veut  dire,  c'est  lais- 
ser clairement  entendre  que  nous  sommes  fatigués  de 
l'écouter,  que  nous  faisons  peu  de  cas  de  ce  qu'il  dit,  et 
que,  le  jugeant  incapable  d'intéresser  la  société,  nous 
demandons  audience  pour  nos  propres  discours,  seuls 
dignes  qu'on  les  écoute.  Rien  ne  saurait  témoigner  plus 
hautement  de  notre  manque  de  respect,  et  il  est  impos- 
sible qu'on  n'en  soit  pas  choqué;  et,  cependant,  c'est  bien 
là  presque  toujours  le  sens  de  toute  interruption.  Si, 
comme  il  arrive,  on  ne  se  contente  pas  d'interrompre, 
si  l'on  prend  la  parole  pour  relever  quelque  erreur  ou 
pour  contredire  ce  qui  a  été  dit,  c'est  afficher  plus  ouver- 
tement encore  son  orgueil  et  sa  suffisance,  puisque  dans 
ce  cas  nous  nous  érigeons  nous-mêmes  en  docteurs,  et 
prenons  sur  nous  soit  de  redresser  notre  interlocuteur 
dans  son  récit,  soit  de  montrer  les  inexactitudes  de  son 
jugement. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  dire  que  la  diversité  des  opinions 
doit  être  bannie  delà  conversation,  ni  la  contradiction  des 
discours  des  hommes.  Ce  serait  se  priver  du  plus  grand 
avantage  de  la  société  ;  ce  serait  renoncer  aux  progrès  que 
l'on  fait  dans  la  compagnie  des  hommes  éclairés,  alors 
que  la  lumière  jaillit  du  choc  des  opinions,  et  que  des  es- 
prits distingués  font  ressortir  tour  à  tourles  divers  côtés 
des  choses. Les  différents  aspects  delà  question,  les  proba- 
bilités qu'elle  comporte,  tout  cela  serait  perdu  pour  nous, 
si  chaque  interlocuteur  était  obligé  de  souscrire  à  la 
première  opinion  qui  a  été  exprimée.  Ce  que  je  con- 
damne, ce  n'est  pas  que  l'on  contredise  les  sentiments 
d'autrui,  c'est  la  façon  dont  on  les  contredit.  Que  les 
jeunes  gens  s'habituent  donc  à  ne  pas  jeter  leur  propre 
opinion  à  la  traverse  des  opinions  des  autres,  jusqu'à  ce 
qu'on  les  ait  priés  de  donner  leur  avis,  ou  que  les  inter- 
locuteurs, ayant  achevé  de  parler,  gardent  le  silence  ; 
et  encore  qu'ils  n'interviennent  que  par  des  questions, 


234  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

pour  s'instruire  eux-mêmes,  sans  prétendre  instruire  les 
autres.  Il  faut  éviter  les  affirmations  dogmatiques  et  les 
allures  magistrales l.  C'est  seulement  quand  une  pause,  sur- 
venue dans  la  conversation  générale,  leur  en  offre  l'occa- 
sion, qu'ils  peuvent  modestement  poser  leurs  questions  en 
hommes  qui  veulent  s'éclairer. 

Cette  modestie  décente  ne  fera  pas  tort  à  leurs  talents 
et  n'affaiblira  pas  la  portée  de  leurs  raisons.  Au  contraire 
elle  leur  garantit  l'attention  la  plus  bienveillante  ;  elle 
donne  à  leur  discours  tous  ses  avantages.  Même  avec  de 
mauvais  arguments,  avec  des  observations  triviales,  "s'ils 
les  présentent  sous  cette  forme  modeste,  après  quelques 
mots  de  préambule  pour  témoigner  qu'ils  respectent  l'opi- 
nion des  autres,  ils  se  feront  plus  d'honneur  que  par  les  traits 
de  l'esprit  le  plus  vif,  de  la  science  la  plus  profonde,  s'ils  y 
mêlaient  des  manières  rudes,  insolentes,  bruyantes,  qui  ne 
manquent  jamais  de  choquer  les  auditeurs  et  qui  laissent 
une  mauvaise  opinion  de  l'homme,  alors  même  qu'il  aurait 
raison  dans  son  argumentation. 

Il  faut  donc  surveiller  avec  soin  chez  les  enfants  la  dis- 
position à  interrompre,  la  combattre  dès  le  début,  et  les 
soumettre  à  l'habitude  contraire  dans  toutes  leurs  con- 
versations. Cela  est  d'autant  plus  nécessaire  que  l'impa- 
tience de  prendre  la  parole,  la  manie  d'interrompre  dans 
les  discussions,  et  le  goût  des  querelles  bruyantes  ne  sont 
que  des  défauts  trop  fréquents  chez  les  grandes  personnes, 
même  dans  la  meilleure  société.  Les  Indiens,  que  nous  trai- 

1.  On  me  faict  haïr  les  choses  vraysemblables,  quand  on  me  les 
plante  pour  infaillibles  ;  j'ayme  cesjnots  qui  amollissent  et  modèrent 
la  témérité  de  nos  propositions  :  «  A  l'adventure,  Aulcunement,  Quel- 
que, Ou  dict,  Je  pense»,  et  semblables;  et  si  j'eusse  eu  à  dresser  des 
enfants,  je  leur  eusse  tant  mis  à  la  bouche  cette  façon  de  respondre, 
enquestante,  non  resolutifve  :  «  Je  ne  l'entends  pas,  Il  pourroit  estre, 
Est-il  vray?  »  qu'ils  eussent  plutôt  gardé  la  forme  d'apprentis  à 
soixante  ans  que  de  représenter  des  docteurs  à  dix  ans,  comme  ils 
font.  Qui  veult  guarir  de  l'ignorance,  il  fault  la  confesser.  »  (Mon- 
taigne, III,  XI.) 


SIR  LES  IIONNES  MANIÈRES.  235 

tons  de  barbares,  observent  plus  de  convenance  et  de  poli- 
tessedans  leara  discours  et  dans  leurs  entretiens  -.ils  écou- 
tent celui  qui  parle,  avec  attention,  et  sans  rien  dire, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  fini  de  parler,  et  alors  seulement  ils 
répondent  avec  calme,  sans  fracas  et  sans  passion.  Et  s'il 
n'en  est  pas  ainsi  dans  cette  partie  civilisée  du  monde,  la 
faute  en  es!  à  l'éducation  qui  n'a  pas  encore  réformé  chez 
nous  ce  vieux  reste  de  barbarie.  N'est-ce  pas,  dites-moi, 
un  spectacle  bien  plaisant  que  celui-ci?  Deux  dames  de  qua- 
lité, qui  d'abord  étaient  assises  aux  deux  extrémités  d'un  sa- 
lon, où  une  nombreuse  compagnie  fait  cercle,  entrent  en  dis- 
cussion, et  s'emportent  au  point  que,  dans  la  chaleur  de  la 
dispute,  elles  avancent  peu  à  peu  leurs  sièges  l'une  vers  l'au- 
tre, finissent  par  se  trouver  côte  à  côte  au  beau  milieu  de  la 
pièce,  et  là,  pendant  un  bon  moment,  continuent  leur  discus- 
sion, avec  autant  de  furie  que  feraient  deux  coqs  dans  un  cir- 
que, sans  se  préoccuper  le  moins  du  monde  du  reste  de  la 
société  qui  ne  peut  s'empêcher  de  sourire.  Je  tiens  ce  récit 
d'une  personne  de  qualité  qui  avait  assisté  à  ce  singulier 
duel,  et  qui  ne  manqua  pas  de  me  faire  remarquer  toutes  les 
inconvenances  auxquelles  peut  entraîner  la  chaleur  de  la 
dispute.  Puisquela  coutume  en  fournit  tant  d'exemples,  c'est 
une  raison  pour  que  l'éducation  y  mette  ordre.  Il  n'y  a  per- 
sonne qui  ne  blâme  ces  travers  chez  les  autres,  bien  qu'il 
ne  les  reconnaisse  pas  chez  lui-même  ;  même  ceux  qui  les 
ont  reconnus,  et  qui  voudraient  s'en  corriger,  ne  peuvent  se 
débarrasser  d'une  fâcheuse  disposition  que  la  négligence 
de  l'éducation  a  laissé  se  transformer  en  habitude. 

146.  Ce  que  nous  venons  de  dire  sur  la  société  pourrait 
peut-être,  si  l'on  y  réfléchissait  bien,  nous  ouvrir  de« 
vues  plus  larges  et  nous  montrer  combien  l'influence  du 
milieu  ou  l'on  vit  s'étend  plus  loin.  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment des  manières  polies  que  l'on  prend  dans  la  société  des 
hommes  ;  son  influence  ne  s'étend  pas  qu'aux  dehors  et  va 
plus  loin.  Peut-être  à  bien  considérer  les  mœurs  et  les  reli- 
gions de  ce  monde,  reconnaîtrions-nous  que  la  plus  grande 


236  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

partie  des  hommes  tiennent  ces  opinions  et  ces  rites,  pour 
lesquels  ils  sont  prêts  â  donner  leur  vie,  plutôt  de  la  cou- 
tume de  leur  pays,  de  la  pratique  constante  de  leurs  conci- 
toyens, que  d'une  conviction  raisonnée.  Je  ne  fais  cette  re- 
marque que  pour  vous  laisser  voir  quelle  est  pour  votre 
fils,  dans  toutes  les  parties  de  sa  vie,  l'importance  de  la 
société  qu'il  fréquente,  et  par  suite  combien  il  faut  être  cir- 
conspect et  prudent  sur  ce  chapitre.  La  société  agit  sur  lui 
avec  bien  plus  de  force  que  tout  ce  que  vous  pourrez  faire 
d'ailleurs. 


SECTION  XXIV    (147-195 


DE  L'INSTRUCTION. 

147.  Vous  vous  étonnerez  peut-être  que  je  parle  de 
l'instruction  en  dernier  lieu,  surtout  si  j'ajoute  qu'elle 
est  à  mes  yeux  la  moindre  partie  de  l'éducation1.  Cette 
assertion  pourra  paraître  étrange  dans  la  bouche  d'un 
homme  d'études  ;  et  le  paradoxe  semblera  d'autant  plus 
hardi  que  l'instruction  est  ordinairement  la  principale 
affaire,  sinon  la  seule,  dont  on  prenne  souci  en  élevant 
des  enfants.  Quand  on  parle  d'éducation,  l'instruction  est 
presque  la  seule  chose  qu'on  ait  en  vue.  Quand  je  consi- 
dère quelle  peine  on  se  donne  pour  apprendre  un  peu  de 
latin  et  de  grec,  combien  d'années  on  emploie  à  ce  tra- 
vail, que  de  bruit  on  fait  et  quel  mal  on  se  donne  pour  un 
résultat  nul,  je  ne  puis  m'empêcher  de  penser  que  les 
parents  vivent  encore  eux-mêmes  dans  la  crainte  du  maître 
d'école  et  de  ses  verges,  et  que  le  fouet  reste  à  leurs  yeux  le 
seul  instrument  d'une  éducation  dont  le  seul  but   serait 

1.  Il  n'est  pas  contestable  que  l'éducation,  c'est-à-dire  le  développe- 
ni'iit  des  honnos  habitudes,  la  culture  des  sentiments  nobles,  la  forma- 
tion d'un  caractère  vertueux, 'est  chose  plus  importante  que  l'instruction 
proprement  dite,  c'est-à-dire  la  simple  culture  intellectuelle.  Mais  il 
semble  cependant  que  Locke,  préoccupé  des  mauvaises  méthodes  d'in- 
struction en  honneur  parmi  ses  contemporains,  n'ait  pas  assez  vu  les 
avantages  de  l'instruction.  L'éducation  est  sans  doute  la  fin,  et  l'in- 
struction n'est  qu'un  moyen,  mais  c'est  un  moyen  essentiel. 


238  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

l'acquisition  d'une  ou  deux  langues  l.  Comment  s'expliquer 
autrement  qu'ils  mettent  leurs  enfants  à  la  chaîne 
comme  des  galériens,  pendant  sept,  huit  ou  dix  des  plus 
belles  années  de  leur  vie,  pour  apprendre  une  ou  deux 
langues,  qu'ils  pourraient  acquérir,  je  crois,  à  bien  meilleur 
marché,  avec  bien  moins  d'efforts  et  de  temps,  et  presque 
en  badinant 2  ? 

Pardonnez-moi  donc  sfje  dis  que  la  patience  m'échappe, 
quand  je  vois  un  jeune  gentleman  enrôlé  dans  un  troupeau 
où  on  le  mène  à  la  baguette,  comme  s'il  devait  faire  toutes  ses 
classes  à  coups  de  fouet,  ad  capiendum  ingenii  cidtum 5.  — 
Mais  quoi,  dira-t-on,  voulez-vous  donc  qu'il  ne  sache  ni  lire  ni 
écrire?  Faut-il  qu'il  soit  plus  ignorant  que  le  clerc  de  notre 
paroisse,  qui  prend  Hopkins  et  Sternhold'pour  les  plus  grands 
poètes  du  monde,  et  qui  cependant  les  rend  encore  plus  mau- 
vais qu'ils  ne  sont  par  sa  détestable  façon  de  les  lire?  —  N'al- 
lez pas,  n'allez  pas  si  vite,  je  vous  prie.  La  lecture,  l'écriture, 
l'instruction,  je  crois  tout  cela  nécessaire,  mais  je  ne  pense 
pas  que  ce  soit  la  principale  affaire  de  l'éducation.  J'imagine 
que  vous  prendriez  pour  un  fou  celui  qui  n'estimerait  pas 
infiniment  plus  un  homme  vertueux  et  sage  que  le  plus 
accompli  des  scholars3.  Ce  n'est  pas  qu'à  mon  sens  l'in- 
struction ne  soit  d'un  grand  secours  aux  esprits  bien  dispo- 
sés, pour  les  rendre  sages  et  vertueux;  mais,  selon  moi,  il 
faut  reconnaître  aussi  que,  chez  les  esprits  dont  les  dispo- 


1.  On  remarquera  que  toute  l'argumentation  de  Locke  porte  contre 
une  certaine  manière,  bonne  ou  mauvaise,  d'entendre  l'instruction,  et 
non  contre  l'instruction  elle-même. 

2.  Conférez  Montaigne  (I.  XXV)  :  «  C'est  un  bel  et  grand  adgencement 
sansdoubte  que  le  grec  et  latin,  mais  on  l'acheté  trop  cher.  Jediray  icy 
une  façon  d'en  avoir  meilleur  marché  que  de  coustume...  »  El  Mon- 
taigne raconte  comment  son  père  lui  fît  apprendre  le  latin  en  plaçant 
auprès  de  lui  des  domestiques  qui  ne  lui  parlaient  que  latin. 

5.  «  ..   Pour  assurer  la  culture  de  l'esprit.  » 

4.  Poètes  anglais  à  peu  près  inconnus. 

5.  Le  mot  anglais  acholar  commence  à  devenir  français,  et  désigne 
très  expressivement  un  homme  d'école,  un  pédant. 


DE  L'INSTRUCTION.  259 

sitions  sont  moins  bonnes,  elle  ne  sert  qu'à  les  rendre 
plus  sots  ou  plus  méchants  ».  Je  dis  ceci  afin  que  le  jour 
venu  où,  préoccupé  de  l'éducation  de  votre  enfant,  vous 
chercherez  un  maître  d'école  ou  un  précepteur,  vous  ne  lui 
demandiez  pas  seulement,  comme  c'est  l'usage,  de  savoir  le 
latin  et  la  logique  i.  L'instruction  est  nécessaire,  mais  elle 
ne  doit  être  placée  qu'au  second  rang,  comme  un  moyen 
d'acquérir  de  plus  grandes  qualités.  Cherchez  donc  quel- 
qu'un qui  sache  discrètement  former  les  mœurs  de  son 
élève  ;  mettez  enfin  votre  enfant  en  telles  mains  que  vous 
puissiez,  dans  la  mesure  du  possible,  garantir  son  inno- 
cence, développer  et  nourrir  ses  bonnes  inclinations,  cor- 
riger doucement  et  guérir  les  mauvaises,  et  lui  faire  prendre 
de  bonnes  habitudes.  C'est  là  le  point  important.  Une  fois 
qu'on  y  a  pourvu,  l'instruction  peut  être  acquise  par-dessus 
le  marché,  et,  selon  moi,  dans  des  conditions  aisées,  par  des 
méthodes  qu'il  est  facile  d'imaginer. 


LA  LECTURE. 

148.  Lorsque  l'enfant  sait  parler,  c'est  le  moment  de 
commencer  à  lui  apprendre  à  lire7'.  Mais  sur  ce  point, 
laissez-moi  répéter  ici  ce  qu'on  est  très  disposé  à  oublier  : 


\.  Quoiqu'il  faille  savoir  gré  à  Locke  d'avoir  repris  eu  Angleterre 
au  dix-septième  siècle  la  guerre  que  Montaigne  avait  déjà  faite  au  sei- 
zième contre  le  pédantisme  et  les  pédants,  «  dont  la  teste  est  plustost 
bien  pleine  que  bien  i'aicte  »,  nous  ferons  observer  qu'il  méconnaît  à 
tort  l'efficacité  morale  de  l'instruction  ;  elle  ne  moraliserait  d'après 
lui  que  les  esprits  naturellement  Lien  disposés,  comme  la  géométrie, 
a-t-on  dit,  ne  redresse  que  les  esprits  droits.  Je  crois  au  contraire  que 
Bnstruction  aux  mains  d'un  maître  habile  est  une  arme  puissante 
conin-  les  mauvais  instincts. 

'J.  Le  latin  et  la  logique  étaient  alors  l'alpha  et  l'oméga  de  la  science  ; 
cepiiidaiit  c'est  surtout  le  moyen  âge  qui  avait  cultivé  la  logique,  c'est 
la  Renaissance  qui  avait  mis  en  honneur  l'étude  du  latin. 

5.  Grave  question  :  à  quel  moment  convient-il  de  commencer  l'étude 
d>'  la  lecture? 


240  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

il  faut  bien  prendre  garde  que  la  lecture  ne  devienne  un  tra- 
vail pour  lui  et  que  l'enfant  ne  la  considère  comme  une 
tâche.  Nous  aimons  naturellement  la  liberté,  comme  je  l'ai 
dit,  et  cela  dès  le  berceau.  Il  y  a  quantité  de  choses  qui  ne 
nous  inspirent  de  l'aversion  que  parce  qu'elles  nous  ont  été 
imposées.  J'ai  toujours  pensé  que  l'étude  pouvait  devenir  un 
jeu,  une  récréation  pour  les  enfants,  et  qu'il  y  avait  moyen 
de  leur  inspirer  le  désir  d'apprendre,  si  on  leur  présentait 
l'instruction  comme  une  chose  honorable,  agréable,  récréa- 
tive, ou  comme  une  récompense  qu'ils  méritent  pour  avoir 
fait  autre  chose,  si  enfin  on  avait  soin  de  ne  jamais  les  gron- 
der ou  les  corriger  pour  s'être  négligés  sur  ce  point.  Ce  qui 
me  confirme  dans  cette  opinion,  c'est  que,  chez  les  Portugais, 
apprendre  à  lire  et  à  écrire  est  à  tel  point  une  mode,  un^ 
objet  d'émulation  pour  les  enfants,  qu'on  ne  peut  les  empê- 
cher d'y  travailler.  On  les  voit  s'apprendre  à  lire  les  uns  aux 
autres,  et  y  mettre  autant  d'ardeur  que  si  cela  leur  était  dé- 
fendu. Je  me  rappelle  qu'un  jour,  me  trouvant  dans  la  maison 
d'un  de  mes  amis,  dont  le  plus  jeune  fils,  un  enfant  encore 
en  robe,  répugnait  à  prendre  sa  leçon  (c'est  sa  mère  qui  lui 
montrait  à  lire),  je  m'avisais  de  chercher  s'il  n'y  aurait 
pas  moyen  de  lui  présenter  la  lecture  autrement  que  comme 
un  devoir.  A  cet  effet,  après  nous  être  concertés,  dans  une 
conversation  tenue  à  ses  oreilles,  mais  sans  avoir  l'air  de 
nous  occuper  de  lui,  nous  déclarâmes  que  c'était  le  privi- 
lège et  l'avantage  des  fils  aînés  d'aller  à  l'école;  que  l'étude 
faisait  d'eux  des  hommes  accomplis  et  que  tout  le  monde 
aimait;  que  pour  les  cadets  c'était  par  faveur  qu'on  les 
autorisait  à  s'instruire  ;  que  leur  apprendre  à  lire  et  à 
écrire,  c'était  leur  accorder  plus  qu'il  ne  leur  était  dû  ; 
qu'ils  pouvaient,  s'ils  le  voulaient,  rester  ignorants  comme 
des  paysans  et  des  rustres  l.  Cela  fit  une  telle  impression 
sur  l'enfant  que  dès  lors  il  désira  s'instruire  ;  il  allait  de 

1.  N'est-il  pas  à  craindre  que  beaucoup  d'enfants  à  qui  l'on  tiendrait 
ce  langage  ne  nous  prissent  au  mot? 


LA  LECTIMK  '-".I 

lui-môme  trouver  sa  mère  pour  apprendre,  et  ne  laissait 
pas  sa  bonne  tranquille  qu'elle  no  lui  eût  fait  répéter  sa  le- 
çon. Je  ne  doute  pas  qu'on  ne  puisse  employer  avec  d'autres 
enfants  des  inoyons  analogues,  et,  une  fois  leur  caractère 
connu,  insinuer  dans  leur  esprit  certaines  idées  qui  les  dis- 
posent à  désirer  d'eux-mêmes  l'étude,  à  la  rechercher 
comme  une  sorte  de  jeu  ou  de  récréation.  Mais  alors,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  il  ne  faut  jamais  leur  imposer  l'étude  comme 
une  tâche,  ni  en  faire  un  trouble-fête.  On  peut  employer 
des  dés  ou  autres  jouets,  sur  lesquels  seront  gravées  les  let- 
tres, pour  apprendre  l'alphabet  aux  enfants  tout  en  jouant  ; 
et  trente  autres  méthodes  peuvent  être  imaginées,  qui,  ap- 
propriées au  caractère  particulier  des  enfants,  font  de  cette 
étude  un  jeu  pour  eux1. 

1  19.  C'est  ainsi  qu'on  peut,  sans  qu'ils  s'en  doutent,  faire 
connaître  les  lettres  aux  enfants,  leur  apprendre  à  lire  sans 
qu'ils  y  voient  autre  chose  qu'uirjeïïpet _jês  divertir  par 
une  étude  pouf  laquelle  les  autres  enfants  de  leur  âge  sont 
fouettés.  11  ne  faut  rien  imposer  aux  enfants  qui  ressemble 
à  un  travail  ou  à  une  chose  sérieuse  :  ni  leur  esprit,  ni 
leur  corps,  ne  sauraient  s'en  accommoder.  Leur  santé  s'en 
trouve  mal,  et  d'autre  part,  c'est  parce  qu'on  les  a  forcés, 
parce  qu'on  les  a  assujettis  à  la  lecture,  à  un  âge  ennemi  de 
toute  gêne,  que  la  plupart  d'entre  eux,  je  n'en  doute  pas, 
conçoivent  pour  les  livres  et  pour  l'étude  une  haine  qui 
dure  toute  leur  vie.  C'est  comme  une  indigestion,  qui  laisse 
après  elle  un  dégoût  que  rien  n'effacera  jamais. 

150.  J'ai  donc  pensé  que  si  les  jouets,  au  lieu  de  ne 
tendre  à  rien  comme  maintenant,  tendaient  à  ce  but  d'in- 
struction, on  pourrait  trouver  des  expédients  pour  apprendre 
à  lire  aux  enfants  sans  qu'ils  crussent  faire  autre  chose  que 
jouer  2.  Par  exemple,  pourquoi  ne  fabriquerait-on  pas  une 

t.  Quintilien  recommandait  déjà  comme  moyen  d'apprendre  à  lire 
l'emploi  des  lettres  en  ivoire. 

'2.  C'est  ce  que  conseillait  déjà  Érasme  :  «  Quant  à  la  lecture  et  à 
l'écriture,  dont  l'apprentissage  est   quelque  peu  fastidieux,  le  maître 

16 


242  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

boule  d'ivoire,  comme  celle  dont  on  se  sert  dans  le  jeu  de  la 
loterie  du  Royal-Oak  l,  une  boule  qui  aurait  trente-deux 
faces,  ou  plutôt  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ;  sur  plusieurs 
côtés  on  collerait  un  A,  sur  d'autres  un  B,  sur  d'autres  un 
C,  sur  d'autres  enfin  un  D.  Je  voudrais  que  l'on  commençât 
par  ces  quatre  lettres,  ou  peut-être  par  deux  seulement. 
Lorsque  l'enfant  les  connaîtrait  parfaitement,  on  en  ajoute- 
rait une  autre,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que,  chaque 
côté  contenant  sa  lettre,  l'alphabet  entier  y  eût  passé.  Je 
voudrais  que  d'autres  personnes  jouassent  avec  cette  boule 
devant  lui,  et  qu'il  fût  convenu,  en  manière  de  jeu,  que 
celui-là  aurait  gagné  qui  tirerait  le  premier  un  A  ou  un  B, 
comme  avec  les  dés  on  tire  six  ou  sept.  Jouez  donc  à  ce  jeu 
devant  l'enfant,  mais  sans  l'engager  à  y  prendre  part,  de 
peur  qu'il  n'y  voie  un  travail.  Je  voudrais  même  qu'il 
n'eût  jamais  entendu  parler  de  ce  jeu  que  comme  d'un  jeu 
de  grandes  personnes,  et  je  ne  doute  pas  qu'alors  il  ne  s'y 
mît  de  lui-même.  Et  pour  qu'il  ait  le  plus  de  raisons  pos- 
sibles de  n'y  voir  qu'un  jeu,  auquel  on  lui  fait  quelquefois  la 
faveur  de  l'admettre,  ayez  soin,  la  partie  terminée,  de  mettre 
la  boule  en  lieu  sûr,  hors  de  sa  portée  :  de  la  sorte  il  ne 
s'en  dégoûtera  pas,  comme  d'une  chose  qu'il  aurait  sans 
cesse  à  sa  disposition  2. 

151.  Afin  de  maintenir  son  goût  pour  ce  jeu,  laissez-lui 

en  atténuera  ingénieusement  l'ennui  par  l'artifice  d'une  méthode  at- 
trayante... Les  anciens  nous  en  ont  montré  les  moyens.  Ils  moulaient 
en  forme  de  lettres  des  friandises  aimées  des  enfants  et  leur  faisaient 
ainsi  avaler  l'alphabet.  «Dis-moi  le  nom  de  cette  lettre  et  je  te  la  don- 
nerai. »  Ou  bien  on  faisait  sculpter  des  lettres  en  ivoire  qui  servaient 
de  jouet  à  l'enfant,  ou  bien  on  destinait  à  cette  lin  telle  autre  chose 
dont  l'enfant  faisait  son  amusement.  » 

1.  La  loterie  du  Royal-Ôak  avait  été  autorisée  par  Charles  II. 

2.  On  ne  peut  s'empêcher  de  penser  que  Locke  abuse  des  artifices,  et 
qu'il  n'est  pas  nécessaire,  pour  apprendre  à  lire  aux  enfants,  de  recourir 
à  des  moyens  aussi  bizarres.  Ces  moyens-là  d'ailleurs  ne  sauraient  étr 
employés  que  dans  l'éducation  domestique,  et  ne  conviennent  qu'à  d( 
tout  petits  enfants  de  trois  ou  quatre  ans  qui  ont  besoin  d'être  mé 
nages. 


LA  LECTURE.  243 

croire  que  c'est  un  jeu  de  personnes  au-dessus  de  son  âge  ; 
el  lorsque,  par  ce  moyen,  il  saura  ses  lettres,  vous  pourrez, 
en  les  remplaçant  par  des  syllabes,  achever  de  lui  ap- 
prendre à  lire,  sans  qu'il  sache  comment  il  y  est  parvenu, 
sans  que  cela  lui  ait  valu  la  moindre  réprimande  ou  causé 
la  moindre  peine,  surtout  sans  qu'il  ait  pris  en  aversion  les 
livres,  pour  les  mauvais  traitements  et  les  ennuis  dont  ils 
auraient  été  la  source.  Les  enfants,  si  vous  voulez  bien 
les  observer,  se  donnent  beaucoup  de  mal  pour  apprendre 
plusieurs  jeux,  qu'ils  détesteraient  comme  une  occupation 
et  une  tâche,  si  on  les  contraignait  à  s'y  appliquer.  Je  con- 
nais une  personne  de  qualité  (plus  honorable  encore  par 
sa  science  et  sa  vertu,  que  par  sa  naissance  et  sa  haute 
situation),  qui  en  collant  les  six  voyelles  (car  Y  est  une 
voyelle  dans  la  langue  anglaise)  sur  les  six  côtés  d'un  dé, 
et  les  dix-huit  consonnes  sur  les  côtés  de  trois  autres  dés, 
a  fait  pour  ses  enfants  un  jeu,  où  celui-là  gagne  qui,  à 
chaque  coup,  jette  le  plus  de  mots  avec  ces  quatre  dés. 
De  cette  façon  le  plus  jeune  de  ses  fds,  un  enfant  encore 
en  robe,  s'est  fait  un  divertissement  d'apprendre  à  épeler 
avec  la  plus  grande  ardeur,  et  sans  avoir  été  une  seule  fois 
grondé  ou  contraint. 

152.  J'ai  vu  des  petites  fdles  qui  employaient  plusieurs 
heures  et  se  donnaient  beaucoup  de  mal  pour  devenir  ha- 
biles au  jeu  de  Dibslone1,  comme  elles  l'appellent.  Pen- 
dant que  je  les  regardais,  je  vis  qu'il  aurait  suffi  d'un 
léger  artifice  pour  leur  faire  mettre  toute  cette  activité  au 
service  d'une  occupation  plus  utile  ;  et  il  me  semblait  que, 
s'il  n'en  était  pas  ainsi,  la  faute  en  retombait  sur  la  négli- 
gence des  parents.  Les  enfants  sont  beaucoup  moins  dis- 
posés à  la  paresse  que  les  hommes,  et  c'est  aux  hommes 
qu'il  faut  faire  le  reproche  de  n'avoir  pas  su  tourner  une 
partie  au  moins  de  ce  goût  d'activité  vers  des  occupations 

1.  C'est  le  jeu  qui  consiste  à  ramasser  par  terre  une  pierre  avec 
assez  de  rapidité  pour  avoir  le  temps  de  saisir  une  autre  pierre  qu'on 
a  déjà  jetée  en  l'air. 


244  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

utiles,  qui  peuvent  généralement  devenir  aussi  attrayantes 
pour  les  enfants  que  le  sont  celles  qui  prennent,  leur  temps, 
si  les  hommes  étaient  seulement  de  moitié  aussi  empressés 
à  leur  montrer  la  route  que  ces  petits  singes  le  sont  à  les 
suivre.  J'imagine  que  quelques  sages  portugais  ont  autre- 
fois mis  en  honneur  chez  eux  ces  méthodes  :  ce  qui  fait, 
comme  on  le  raconte  et  comme  je  l'ai  déjà  dit,  que  les 
enfants  de  ce  pays  sont  si  impatients  d'apprendre  à  lire  et 
à  écrire,  qu'il  est  impossible  de  les  en  empêcher.  De  même 
dans  certaines  provinces  de  France  on  voit  les  enfants, 
presque  dès  le  berceau,  s'exercer  les  uns  les  autres  à  danser 
et  à  chanter  l . 

153.  Quant  aux  lettres  que  l'on  collera  sur  les  côtés  des 
dés  ou  des  polygones,  le  mieux  sera  qu'elles  aient  la  di- 
mension de  celles  d'une  bible  in-folio;  et  il  ne  faut  y  mêler 
aucune  lettre  majuscule  2.  Une  fois  que  l'enfant  pourra 
lire  ce  qui  est  imprimé  en  caractères  de  ce  genre,  il  ne 
mettra  pas  beaucoup  de  temps  à  apprendre  les  autres 
lettres.  Au  début  il  est  bon  de  ne  pas  l'embarrasser  par  la 
variété  des  caractères.  Avec  ces  sorles  de  dés  vous  pouvez 
avoir  aussi  un  jeu  tel  que  le  Royal-Oak,  ce  qui  introduira 
un  nouvel  élément  de  plaisir,  et  l'y  faire  jouer  pour  des 
cerises,  pour  des  pommes3,  etc. 

154.  Ceux  qui  approuvent  cette  méthode  pourront  en- 
core avec  les  lettres  inventer  vingt  autres  jeux,  et  les 
appliquer  au  même  usage,  s'ils  le  veulent.  Mais  le  jeu 
des  quatre  dés,  tel  que  je  l'ai  exposé,  me  paraît  si  commode 
et  si  utile,  qu'il  serait  peut-être  difficile  d'en  trouver  un 
meilleur,  et  qu'il  est  à  peine  nécessaire  d'en  chercher  un 
autre. 

1.  C'est  sans  doute  un  souvenir  recueilli  par  Locke  durant  ses  voya 
ges  en  France. 

2.  En  d'autres  termes  Locke  ne  veut  pas  accroître  les  difficultés  de 
la  leçon  de  lecture,  en  faisant  apprendre  à  la  fois  à  l'enfant  l'alphabet 
majuscule  et  l'alphabet  minuscule. 

5.  «  Si  vous  voulez  promptement  apprendre  à  lire  aux  enfants,  mettez 
une  dragée  sous  chacune  de  leurs  lettres.  »  (Bernardin  de  Saint-Pierre). 


LA  1,1. CM  RE.  245 

155.  J'en  ai  assez  dit  sur  les  méthodes  de  lecture. 
Mais  n'oubliez  pas  qu'il  ne  faut  pas  contraindre  les  enfants 
à  lire  par  force,  ni  les  gronder  pour  cela.  Attirez-les,  si 
vous  pouvez,  par  quelque  artifice  ;  mais  ne  leur  faites  pas 
de  la  lecture  un  devoir  forcé.  Il  vaut  mieux  leur  laisser 
mettre  un  an  de  plus  pourapprendre  à  lire  que  de  s'exposer, 
en  les  pressant  trop,  à  les  dégoûter  pour  jamais  de  l'étude. 
Si  vous  avez  quelque  reproche  à  leur  adresser,  que  ce  soit 
pour  des  choses  importantes,  relatives  à  la  véracité  ou  aux 
bons  sentiments,  mais  ne  les  tourmentez  pas  pour  l'ABC. 
Employez  votre  adresse  à  rendre  leur  volonté  souple,  docile 
à  la  raison;  apprenez-leur  à  aimer  l'honneur  et  la  louange; 
à  s'offenser  d'être  traités  avec  mépris  ou  avec  indifférence, 
surtout  par  leur  mère,  par  vous  :  et  tout  le  reste  ira  de  soi. 
Mais,  si  vous  voulez  atteindre  ce  résultat,  vous  ne  devez 
pas,  selon  moi,  les  fatiguer  et  les  troubler  par  des  règles  qui 
portent  sur  des  choses  indifférentes,  ni  les  réprimander 
pour  des  fautes  légères  ou  même  pour  quelques-unes  de 
celles  qui  pourraient  paraître  graves  à  d'autres  personnes. 
Mais  je  me  suis  déjà  assez  étendu  sur  ce  sujet. 

156.  Lorsque,  grâce  à  ces  méthodes  attrayantes,  l'enfant 
commence  à  savoir  lire,  mettez-lui  dans  les  mains  quelque 
ouvrage  agréable,  proportionné  à  son  intelligence,  dont 
l'agrément  puisse  attirer  le  petit  lecteur  et  le  récompenser 
de  sa  peine,  mais  qui  cependant  ne  lui  farcisse  pas  la 
tète  de  fictions  absolument  vaines,  et  surtout  ne  lui  insinue 
pas  dans  l'esprit  des  germes  de  vice  et  de  folie.  A  cet 
effet,  je  pense  que  le  meilleur  livre  sera  le  recueil  des 
Fables  d'Ésope1.  Ce  sont  là  en  effet  des  histoires  propres 


1.  I.ocke  n'est  pas  de  l'avis  de  Rousseau,  qui  condamne  absolument 
l'usage  des  fables,  et  qui  proscrit  même  celles  de  La  Fontaine,  «  toutes 
naïves,  toutes  charmantes  qu'elles  sont  ».  Rousseau  prétend  que  l'apo- 
logue «.  en  amusant  les  enfants  les  abuse,  que  séduits  par  le  mensonge 
ils  laissent  échapper  la  vérité,  et  que  ce  qu'on  fait  pour  leur  rendre 
l'instruction  agréable,  les  empêche  d'en  profiter...  Il  faut  dire  la  vérité 
nue  aux  enfants  »  {Emile,  liv.  II). 


246  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION 

à  charmer  et  à  amuser  l'enfant,  et  qui  en  même  temps 
contiennent  des  réflexions  utiles  pour  un  homme  fait.  S'il 
les  garde  dans  sa  mémoire  pendant  le  reste  de  sa  vie,  il  ne 
sera  pas  fâché  de  les  y  retrouver,  parmi  ses  pensées 
d'homme  et  ses  graves  préoccupations.  Si  son  exemplaire 
d'Ésope  contient  des  illustrations,  cela  l'amusera  encore 
plus,  et  l'encouragera  à  lire,  à  condition  pourtant  que  ces 
images  soient  de  nature  à  accroître  ses  connaissances  l.  Car 
c'est  en  vain  et  sans  aucun  intérêt  que  les  enfants  enten- 
dent parler  des  objets  visibles,  s'ils  n'en  ont  pas  l'idée;  et 
cette  idée,  ce  ne  sont  pas  les  mots  qui  peuvent  la  leur 
donner,  ce  sont  les  choses  elles-mêmes  ou  les  images  des 
choses 2.  Dès  que  l'enfant  commence  à  épeler,  il  convient 
donc  de  lui  montrer  autant  de  figures  d'animaux  qu'on 
peut  en  trouver,  avec  leurs  noms  inscrits  au-dessous  de 
l'image,  ce  qui  à  la  fois  l'excite  à  lire  et  lui  donne  l'occasion 
de  questionner  et  de  s'instruire.  Le  livre  anglais  intitulé 
Reynard  the  Fox  3,  peut  aussi,  je  crois,  servir  au  même 
but.  Si  de  plus  ceux  qui  l'entourent  lui  parlent  souvent 
des  histoires  qu'il  a  lues,  etl'écoutent  quand  il  en  parle,  ce 
sera,  sans  compter  d'autres  avantages,  un  nouvel  encou- 

1.  Comme  Coménius,  l'auteur  de  ïOrbis  jnctus  (1657),  le  premier 
livre  élémentaire  d'images  qui  ait  été  mis  entre  les  mains  des  enfants, 
Locke  recommande  les  illustrations.  Seulement  il  ne  dit  pas  qu'elles 
ont,  outre  le  mérite  d'accroître  nos  connaissances,  celui  de  récréer  l'i- 
magination et  de  développer  les  facultés  esthétiques.  »  (Préface  du  Janua 
linguarum.) 

2.  Conférez  Coménius.  «  Puisque  les  mots  sont  les  signes  des  choses, 
si  on  ne  cognoit  pas  les  choses,  que  signifieront-ils?  Qu'un  enfant  me 
sçache  réciter  un  million  de  mots,  s'il  ne  les  sçait  pas  appliquer  aux 
choses,  à  quoy  lui  servira  tout  ce  grand  appareil?  » 

3.  Reynard  le  Renard.  Imitation  anglaise  du  fameux  poème  allé- 
gorique qui  sous  des  formes  diverses,  en  France,  en  Allemagne,  eut 
tant  de  succès  au  moyen  âge.  C'était  une  satire  de  la  vie  humaine  et 
de  la  société  féodale.  Elle  date  dans  sa  rédaction  primitive  du  onzième 
siècle.  Mais  une  multitude  de  versions  parurent  dans  les  siècles  sui- 
vants. Le  héros  du  poème  s'appelait  Reinhard  ;  il  symbolisait  la  ruse, 
l'astuce,  la  fourberie,  et  c'est  de  là  qu'est  venu  notre  mot  français  de 
renard. 


LA  LECTURE.  247 

ragement  qui  lui  rendra  la  lecture  plus  attrayante,  puis- 
qu'il v  trouvera  plaisir  et  profit.  Ces  procédés  engageants 
sont  complètement  négligés  dans  la  méthode  ordinaire; 
il  faut  par  suite  beaucoup  de  temps  pour  que  les  enfants 
reconnaissent  l'agrément  ou  l'utilité  de  la  lecture  et  qu'ils 
s'y  sentent  attirés  par  ces  raisons,  de  sorte  qu'ils  ne  voient 
au  début  dans  les  livres  que  des  amusements  à  la  mode, 
ou  des  objets  ennuyeux  qui  ne  servent  à  rien. 

157.  Il  est  nécessaire  assurément  que  l'enfant  apprenne 
par  cœur  le  Pater  Noster,  le  Credo  et  les  dix  comman- 
dements, mais  non  en  les  lisant  lui-même  dans  un 
alphabet;  il  vaut  mieux,  selon  moi,  crujl  les  apprenne  en_ 
lesjmtendant  répéter  par  quelqu'un,  avant  même  de  savoir 
lire.  Apprendre  par  cœur  et  apprendre  à  lire  sont  deux 
choses  qu'il  ne  faut  pas  mêler,  de  peur  que  l'une  ne  nuise 
à  l'autre.  Il  faut  que  cette  étude  de  la  lecture  lui  cause 
le  moins  de  peine,  le  moins  d'ennui  qu'il  se  pourra.  Je 
ne  sais  pas  s'il  y  a  d'autres  livres  anglais  du  genre  de  ceux 
que  j'ai  cités,  et  qui  puissent  exciter  l'intérêt  des  enfants, 
les  engager  à  lire.  Mais  je  suis  disposé  à  croire  que,  les 
enfants  ayant  été  généralement  soumis  aux  méthodes  des 
écoles,  où  Ton  emploie  le  fouet  pour  les  contraindre  par  la 
peur,  où  l'on  ne  se  préoccupe  pas  de  leur  rendre  le  travail 
agréable  et  engageant,  les  bons  livres  de  ce  genre,  con- 
fondus avec  un  tas  d'autres  livres  ridicules,  et  il  y  en  a 
de  toutes  espèce,  ont  eu  jusqu'à  présent  la  mauvaise  for- 
tune de  n'être  pas  remarqués  l.  Je  ne  sache  pas  que  l'on  ait 
fait  usage  jusqu'à  présent  d'aucun  livre  de  ce  genre,  en 
dehors  du  Syllabaire,  du  Psautier,  du  nouveau  Testament 
et  de  la  Bible. 

158.  Pour  la  Bible,  qu'on  emploie  d'ordinaire  avec  les 
enfants,  afin  d'exercer  et  de  développer  leur  talent  de  lec- 
teurs, je  pense  que  la  lecture  complète  et  indiscrète  de  ce 

1.  11  serait  plus  juste  et  plus  vrai  de  dire  que  l'influence  des  mé- 
thodes a  fait  qu'on  n'a  pas  écrit  de  semblables  livres.  C'est  de  nos  jours 
seulement  qu'on  a  songé  à  écrire  pour  les  petits  entants. 


248  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

livre,  dans  la  suite  de  ces  chapitres,  est  si  loin  d'être  avan- 
tageuse aux  enfants,  soit  pour  les  perfectionner  dans  la 
lecture,  soit  au  point  de  vue  des  principes  de  la  religion, 
que  peut-être  il  serait  impossible  de  trouver  un  livre  pire. 
En  effet,  quel  encouragement  peut-il  y  avoir  pour  un 
enfant  à  lire  dans  un  livre  où  il  y  a  tant  de  parties  qu'il 
ne  comprend  point  ?  Combien  sont  peu  proportionnées  à 
l'esprit  des  enfants  des  lectures  telles  que  les  Lois  de  Moïse, 
le  Cantique  de  Salomon,  les  Prophéties  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau  Testament,  les  Épître3  et  l'Apocalypse?  Et  les 
Quatre  Evangiles  eux-mêmes,  avec  les  Actes  des  Apôtres, 
bien  qu'ils  soient  plus  aisés  à  comprendre,  sont  tout  à  fait 
disproportionnés  à  l'intelligence  enfantine.  J'accorde  que 
les  principes  de  la  religion  doivent  être  recueillis  dans  ces 
livres,  et  dans  les  termes  mêmes  dont  se  sert  l'Écriture  : 
mais  rien  ne  doit  être  proposé  à  un  enfant  qui  ne  soit  à  sa 
portée  et  approprié  à  sesconnaissances.  Combien  on  s'écarte 
de  cette  règle  quand  on  fait  lire  la  Bible  en  entier,  et 
cela  pour  apprendre  à  lire  !  Quel  étrange  chaos  de  pensées 
doit  contenir  le  cerveau  d'un  enfant,  en  supposant  même 
qu'il  soit  capable  à  cet  âge  d'avoir  des  pensées  exactes  sur 
les  choses  de  la  religion,  lorsque,  dès  ses  plus  tendres  an- 
nées, il  a  lu  toutes  les  parties  de  la  Bible  indistinctement. 
159.  Puisque  j'ai  abordé  cette  question,  laissez-moi 
ajouter  qu'il  y  a  assurément  dans  l'Écriture  certaines  par- 
ties qui  sont  très  propres  à  être  mises  dans  les  mains  des 
enfants,  pour  leur  faire  aimer  la  lecture  :  de  ce  nombre 
sont  les  histoires  de  Joseph  et  de  ses  frères,  de  David  et  de 
Goliath,  de  David  et  de  Jonathan  *  etc.  Il  en  est  d'autres 
qu'ils  doivent  lire  pour  leur  instruction,  comme  cette 
maxime  :  «  Faites  aux  autres  ce  que  vous  voudriez  qu'on 
vous  fit  à  vous-même2  »,  et  tant  d'autres  règles  morales, 

i.  Il  est  certain  que  les  histoires  de  la  Bible,  si  on  les  expurge  de 
quelques  détails,  sont  de  nature  à  intéresser  l'imagination  des  enfants, 
comme  tous  les  récits  empruntés  aux  peuples  primitifs. 

2.  «  L'Université,  dit  Rollin,  a  ordonné  que  dans  toutes  les  classes  les 


LA  LECTURE.  249 

simples  et  claires,  qui,  convenablement  choisies,  peuvent 
être  souvent  employées,  soit  pour  la  lecture  soit  pour  l'in- 
struction. Qu'ils  les  lisent  jusqu'à  ce  qu'elles  soient  pro- 
fondément gravées  dans  leur  mémoire  ;  et  alors,  quand  leur 
esprit  sera  mûr  pour  les  comprendre,  qu'on  les  leur  re- 
présente, dans  des  occasions  convenables,  comme  les  règles 
sacrées  et  immuables  de  leurs  actions  et  de  leur  vie.  Mais 
lire  indifféremment  toutes  les  parties  de  l'Écriture,  voilà 
ce  qui  serait  je  crois  tout  à  fait  déplacé  dans  la  première 
instruction  de  l'enfant,  jusqu'à  ce  que,  ayant  été  instruits 
de  ce  qu'elle  contient  de  plus  essentiel  et  de  plus  clair, 
ils  aient  une  idée  générale  de  ce  qu'ils  doivent  principale- 
ment croire  et  pratiquer.  C'est  d'ailleurs  dans  les  termes 
mêmes  de  l'Écriture  qu'il  faut  leur  apprendre  ces  choses, 
et  non  dans  les  paraphrases  que  des  hommes,  préoccupés 
par  l'esprit  de  système  et  par  de  vaines  analogies,  peuvent 
être  tentés  d'employer  dans  ce  cas  et  de  leur  imposer  comme 
articles  de  foi.  Pour  échapper  à  cet  inconvénient  le  doc- 
teur Worthington  a  composé  un  catéchisme,  où  toutes  les 
réponses  sont  faites  dans  les  propres  termes  de  l'Écriture1. 
C'est  un  bon  exemple  qu'il  a  donné,  et  dans  son  travail  les 
mots  ont  une  telle  précision,  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  chré- 
tien qui  veuille  se  dérober  au  devoir  de  le  faire  apprendre 
à  son  enfant.  Dès  que  l'enfant  saura  la  prière  dominicale, 
le  credo  et  les  dix  commandements,  il  faudra  lui  poser  une 
des  questions  de  ce  catéchisme,  chaque  jour  ou  chaque 
semaine,  selon  qu'il  sera  plus  ou  moins  capable  de  la 
comprendre  et  de  la  retenir.  Lorsqu'il  saura  parfaitement 
par  cœur  ce  catéchisme,  de  façon  à  répondre  aisément  et 


Icoliers  réciteraient  chaque  jour  quelques  sentences  tirées  de  l'Écri- 
Imv  Sainte,  afin  que  les  autres  études  soient  assaisonnées  par  ce  divin 
sel.  » 

1.  Coste  fait  remarquer  avec  raison  que  la  composition  de  ce  caté- 
chisme, telle  que  Locke  nous  l'indique,  n'est  pas  encore  une  garantie 
absolue  d'impartialité  théologique.  Tout  dépend  en  effet  de  la  nature 
des  questions  posées. 


250  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION . 

rondement  à  toutes  les  questions  qui  y  sont  contenues,  il  con- 
viendra de  lui  enseigner  les  autres  préceptes  de  morale 
semés  çà  et  là  dans  la  Bible.  Ce  sera  pour  sa  mémoire  le 
meilleur  des  exercices  ;  ce  seront  aussi  des  règles  qui  de- 
vront toujours  le  guider,  et  qu'il  aura  toujours  sous  la  main 
pour  la  conduite  de  toute  sa  vie. 


L'ÉCRITURE. 

160.  Lorsque  l'enfant  sait  bien  lire  l'anglais,  il  est  temps 
qu'il  apprenne  à  écrire l.  Et  ici  la  première  chose  à  lui  en- 
seigner, c'est  de  bien  tenir  sa  plume.  Il  faut  même  exiger 
qu'il  fasse  cela  parfaitement,  avant  de  lui  permettre  de 
tracer  sur  le  papier  aucun  caractère.  Car  non  seulement 
les  enfants,  mais  toutes  les  personnes  qui  veulent  bien  faire 
une  chose,  ne  devraient  jamais  en  trop  faire  à  la  fois,  ni 
prétendre  se  perfectionner  en  même  temps  dans  les  deux 
parties  d'une  action,  quand  il  est  possible  de  les  séparer. 
Je  pense  que  la  manière  italienne,  qui  est  de  tenir  la  plume 
entre  le  pouce  et  le  doigt  d'après  seulement,  est  la  meilleure 
de  toutes.  Mais  sur  ce  point  vous  pouvez  consulter  quelque 
bon  maître  d'écriture,  ou  toute  autre  personne  qui  écrit 
bien  et  vite.  Lorsque  l'enfant  sait  bien  tenir  la  plume,  le 
second  degré  est  de  lui  apprendre  comment  il  doit  placer 
son  papier,  tenir  son  bras  et  le  reste  du  corps.  Ces  prati- 

1.  Il  n'est  nullement  nécessaire  d'attendre  que  l'enfant  sache  parfai- 
tement lire  pour  commencer  les  leçons  d'écriture.  Les  deux  études 
peuvent  être  simultanées.  Sous  le  nom  d'Écriture- Lecture,  on  désigne 
souvent  aujourd'hui  la  méthode  de  l'enseignement  simultané  des  deux 
choses,  et  cette  méthode  pratiquée  dès  le  dernier  siècle  par  quelques 
novateurs,  gagne  rapidement  du  terrain. 

Mais  Locke  obéissait  ici  aux  habitudes  de  son  temps.  Il  n'était  permis 
alors  d'aborder  l'étude  de  l'écriture  que  quand  on  avait  passé  par  tous 
les  degrés  de  la  lecture.  «  Il  est  nécessaire,  dit  La  Salle,  que  les 
écoliers  sachent  très  parfaitement  lire,  tant  le  français  que  le  latin, 
avant  que  de  leur  faire  apprendre  à  écrire.  »  (Conduite  des  Écoles  chré- 
tiennes, 1722.) 


L'ÉCRITURE.  2M 


ques  une  ibis  acquises,  le  moyen  d'apprendre  à  l'enfant  à 
écrire  sans  trop  de  peine,  c'est  d'avoir  une  planche  où 
soient  gravées  les  lettres  dans  le  caractère  que  vous  aime- 
rez le  mieux;  à  condition  pourtant,  ne  l'oubliez  pas,  que 
ce  caractère  soit  un  peu  plus  gros  que  celui  dont  l'enfant  se 
servira  ordinairement  en  écrivant.  En  effet  on  se  fait  bien 
par  degrés  à  écrire  d'un  caractère  plus  fin  que  celui  qu'on 
avait  d'abord  appris  à  former,  mais  jamais  à  écrire  plus 
gros.  De  cette  planche  ainsi  gravée  tirez  plusieurs  exem- 
plaires avec  de  l'encre  rouge  sur  du  bon  papier  à  écrire, 
de  sorte  que  l'enfant  n'ait  qu'à  repasser  sur  ces  caractères 
avec  une  bonne  plume  trempée  dans  de  l'encre  noire1.  Par 
là  sa  main  s'habituera  vite  à  tracer  ces  caractères,  si  l'on  a 
soin  de  lui  montrer  d'abord  par  où  il  doit  commencer  et 
comment  se  forme  chaque  lettre.  Lorsqu'il  saura  bien  faire 
cela,  il  faudra  l'exercer  à  écrire  sur  du  beau  papier  blanc, 
et  de  cette  façon,  il  arrivera  vite  à  écrire  dans  le  caractère 
que  vous  voudrez. 

ou  DESSIN. 

101.  Lorsque  l'enfant  écrit  bien  et  vite,  je  pense  qu'il 
est  à  propos,  non  seulement  de  continuer  à  exercer  sa 
main  par  l'écriture,  mais  encore  de  porter  plus  loin  son 
habileté  en  lui  apprenant  le  dessin2.  C'est  chose  très  utile 
pour  un  gentleman  en  maintes  occasions,  mais  surtout 
quand  il  voyage  :  le  dessin  lui  permettra  en  effet  d'expri- 
mer en  quelques  traits  bien  assemblés  ce  qu'il  ne  pourrait 

1.  Ce  procédé  rappelle  celui  que  pratiquaient  les  anciens.  A  Athènes, 
les  maîtres  d'écritures  traçaient  des  lettres  avec  un  poinçon  sur  des 
tablettes  de  cire,  et  l'élève,  prenant  à  son  tour  le  poinçon,  suivait  à 
plusieurs  reprises  les  contours  tracés  dans  la  cire.  Quintilien  recom- 
mande de  même  l'usage  des  tables  de  bois,  où  les  lettres  étaient  tracées 
en  creux,  de  sorte  que  la  main  de  l'enfant  ne  risquait  pas  de  s'égarer. 

•-'.  Coste  traduit  à  tort  par  le  mot  français  «peinture  »  le  mol  an- 
glais «  drawimj,  »  dessin.  Locke  parlera  de  la  peinture  plus  loin,  §  '203. 


2r>2  QUELQUES  PENSÉES  SDR  L'ÉDUCATION. 

représenter  et  rendre  intelligible,  même  en  couvrant  de 
son  écriture  toute  une  feuille  de  papier1.  De  combien  de 
monuments,  de  machines,  de  costumes,  un  voyageur  peut 
aisément  retenir  et  transmettre  l'idée,  grâce  à  un  talent 
même  médiocre  dans  l'art  du  dessin,  tandis  que  tous  ces 
souvenirs  risquent  souvent  de  se  perdre  ou  tout  au  moins 
de  s'altérer,  s'il  se  contente  de  les  décrire  par  des  mots, 
la  description  fût-elle  des  plus  exactes  !  Je  n'entends  pas 
vous  conseiller  pourtant  de  faire  de  votre  fils  un  peintre 
consommé  :  car  pour  parvenir  dans  cet  art  même  à  la  mé- 
diocrité, il  faudrait  plus  de  temps  qu'un  gentleman  ne 
peut  en  dérober  à  d'autres  occupations  dont  l'importance 
est  autrement  sérieuse.  Mais  je  crois,  qu'il  peut,  en  fort 
peu  de  temps,  acquérir  dans  l'art  de  la  perspective  et  du 
dessin  tout  ce  qu'il  faut  pour  représenter  passablement  sur 
le  papier  tous  les  objets  qu'il  voit,  à  l'exception  des  figures  : 
surtout  s'il  a  quelque  talent  naturel  qui  l'y  dispose.  Par- 
tout où  ce  talent  fait  défaut,  il  vaut  mieux,  à  moins  qu'il 
ne  s'agisse  d'études  absolument  nécessaires,  laisser  l'en- 
fant tranquille  que  le  tourmenter  inutilement.  Pour  le 
dessin  comme  pour  toutes  les  choses  qni  ne  sont  pas  ab- 
solument nécessaires,  la  règle  est  NU  invita  Minerva2. 

LA  STÉNOGRAPHIE. 

La  sténographie,  cet  art  qui,  à  ce  que  j'entends  dire, 
n'est  connu  qu'en  Angleterre3,  mérite  peut-être  qu'on  l'ap- 

1.  Locke  pour  recommander  le  dessin  se  place  à  un  point  de  vue 
tout  à  fait  mesquin,  celui  du  touriste  qui  trouve  plaisir  et  profit  à 
crayonner  les  sites,  à  reproduire  les  monuments  de  la  contrée  qu'il 
visite.  Rousseau  voyait  déjà  les  choses  de  plus  haut.  Le  dessin,  d'après 
lui,  doit  servir  à  développer  la  justesse  de  l'œil  et  l'habileté  de  la 
main. 

2.  «  Ne  faites  rien  malgré  Minerve,  »  c'est-à-dire  malgré  la  nature. 

3.  Locke  se  trompe.  La  sténographie  a  été  en  usage  de  temps  immé- 
morial chez  les  peuples  de  l'antiquité.  Chez  les  Grecs  on  en  attribuait 
l'invention  à  Xénophon,  mais  on  dit  aussi  que  Pythagore  et  Ennius 


LA  STENOGRAPHE.  253 

prenne  aux  enfants.  Par  là,  ils  pourront  à  la  fois  écrire 
rapidement  ce  qu'ils  ne  veulent  pas  oublier  et  cacher  ce 
qu'il  ne  leur  convient  pas  de  divulguer  à  autrui.  Quand 
on  a  en  effet  appris  les  règles  générales  de  cet  art,  on 
peut  à  son  gré  en  varier  les  procédés  pour  son  propre 
usage,  et  y  introduire  des  abréviations  plus  appropriées  au 
but  que  l'on  poursuit.  La  méthode  de  M.  Richestla  mieux 
imaginée  de  toutes  celles  que  j'ai  vues  ;  mais  je  crois  que 
quelqu'un  qui  connaîtrait  et  appliquerait  bien  les  règles 
de  la  grammaire  n'aurait  pas  de  peine  à  la  rendre  encore 
plus  expéditive  et  plus  facile.  Il  n'est  d'ailleurs  pas  néces- 
saire de  se  hâter  d'apprendre  à  l'enfant  cette  façon  abré- 
viative  d'écrire.  Il  sera  assez  tôt  de  le  faire  quand  une 
occasion  favorable  se  présentera  d'elle-même ,  et  que  de- 
puis quelque  temps  déjà  sa  main  sera  habituée  à  écrire 
couramment  et  en  beaux  caractères.  Les  jeunes  gens  n'ont 
guère  besoin  de  la  sténographie,  et  il  est  d'ailleurs  indis- 
pensable qu'ils  n'en  fassent  usage  que  quand  ils  savent 
parfaitement  écrire,  et  qu'ils  ont  la  main  rompue  à  l'écri- 
ture. 

avant  lui  avaient  imaginé  un  système  d'écriture  qui  permettait  de 
6uivre  le  parler  rapide  de  l'orateur.  D'autres  écrivains  font  honneur 
de  cette  découverte  à  Cicéron,  qui  certainement  employait  des  signes 
abréviatifs  pour  son  usage  personnel,  et  les  faisait  employer  autour  de 
lui.  Dans  une  lettre  à  Atticus,  (L. XIII,  ép.  XXXII  ,  il  rappelle  lui-même 
qu'il  écrivait  quelquefois  «  par  signes  »  ,  où  ay/iitm.  Dans  les  temps 
modernes,  l'un  des  premiers  traités'  de  sténographie  fut  publié  en 
Angleterre  par  le  Dr  Timothée  Bright  (15881.  E.i  1002,  John  YYilJis 
publia  lui  aussi  son  Art  de  la  Sténographie.  La  méthode  dont  parle 
Locke,  et  qui  avait  pour  auteur  l'Anglais  Ricb,  date  de  1(354.  L'Anglais 
Shelton  publia  en  1059  un  nouveau  système  de  tachygraphie  qui  fut 
introduit  en  Fiance  par  le  chevalier  Ramsay,  dès  1681.  Mais  avant 
Ramsay,  un  abbé  français,  Cossart,  avait  déjà  donné  un  traité  Sur  l'art 
d'écrire  aussi  vite  que  l'on  parle. 


254  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION 


LES  LANGUES  ÉTRANGÈRES. 

162.  Quand  l'enfant  sait  parler  sa  langue  maternelle1, 
il  est  temps  de  lui  apprendre  quelque  autre  langue.  Chez 
nous,  personne  n'en  doute,  c'est  le  français  qu'il  faut  choi- 
sir 2.  La  raison  en  est  que  dans  notre  pays  on  est  généra- 
lement familiarisé  avec  la  véritable  méthode  qui  convient 
pour  enseigner  cette  langue,  et  qui  consiste  à  la  parler 
avec  les  enfants,  toutes  les  fois  qu'on  s'entretient  avec  eux, 
sans  faire  intervenir  les  règles  grammaticales.  On  pour- 
rait apprendre  aisément  la  langue  latine  par  les  mêmes 
procédés,  si  le  maître,  restant  constamment  avec  l'enfant, 
ne  lui  parlait  que  latin  et  l'obligeait  aussi  à  répondre  en 
latin.  Mais  comme  le  français  est  une  langue  vivante,  qui 
sert  davantage  dans  la  conversation,  c'est  par  elle  qu'il 
faut  commencer,  afin  que  les  organes  de  la  parole,  alors 
qu'ils  sont  encore  souples,  puissent  être  dressés  à  bien  for- 
mer les  sons  de  cette  langue,  et  s'habituent  à  bien  pro- 
noncer le  français,  chose  qui  devient  plus  difficile,  plus 
elle  est  différée. 

LE  LATIN. 

165.  Lorsque  l'enfant  sait  bien  parler  et  bien  lire  en 
français,  résultat  qui  peut  être  atteint  d'après  cette  mé- 
thode en  un  an  ou  deux,  il  faut  le  mettre  au  latin  ;  et  l'on 
peut  s'étonner  que  les  parents,  qui  ont  vu  par  expérience 
comment  on  apprenait  le  français,   ne  sachent  pas  com- 

1.  Locke  qui  ne  songe  guère  aux  enfants  du  peuple  et  qui  n'écrit 
que  pour  l'éducation  du  gentleman,  passe  trop  légèrement  sur  l'étude 
de  la  langue  maternelle.  Son  élève  l'apprend  sans  effort,  parce  qu'il 
est  entouré  dès  le  berceau  de  gens  qui  la  parlent  avec  pureté  et  cor- 
rection. 

2.  On  voit  que  Locke  place  l'étude  d'une  langue  vivante  immédia- 
tement après  l'étude  de  la  langue  maternelle  et  avant  l'étude  du  latin. 


LE  LATIN.  255 

prendre  qu'on  doit  apprendre  le  latin  de  la  même  ma- 
nière, c'est-à-dire  en  causant  et  en  lisant.  Il  faut  seule- 
ment prendre  garde  que  l'enfant,  pendant  qu'il  apprend 
les  langues  étrangères,  en  les  parlant,  en  ne  lisant  avec 
son  précepteur  que  des  ouvrages  écrits  dans  ces  langues, 
n'en  vienne  à  oublier  de  lire  l'anglais  :  inconvénient  que 
sa  mère  ou  tout  autre  personne  préviendra  en  lui  faisant 
lire  chaque  jour  quelques  morceaux  choisis  de  l'Écriture 
ou  d'un  autre  livre  anglais. 

i64.  Je  considère  le  latin  comme  absolument  néces- 
saire à  l'éducation  d'un  gentleman l.  La  mode,  qui  règne 
en  toutes  choses,  en  a  si  bien  fait  une  partie  essentielle  de 
l'éducation  qu'on  oblige  à  l'étudier  à  coups  de  fouet,  en 
y  consacrant  péniblement  beaucoup  d'heures  d'un  temps 
précieux,  même  les  enfants  qui  une  fois  sortis  de  l'école 
n'auront  plus  rien  à  démêler  avec  le  latin  pendant  le  reste 
de  leur  vie.  Peut-il  y  avoir  rien  de  plus  ridicule  que  de 
voir  un  père  dépenser  son  argent  et  le  temps  de  son  fds, 
pour  lui  faire  apprendre  la  langue  des  Romains,  alors  qu'il 
le  destine  au  commerce,  à  une  profession  où,  ne  faisant 
aucun  usage  du  latin,  il  ne  peut  manquer  d'oublier  le  peu 
qu'il  en  a  appris  au  collège  et  que  neuf  fois  sur  dix  il  a 
pris  en  dégoût,  à  cause  des  mauvais  traitements  que  cette 
élude  lui  a  valus2?  Pourrait-on  imaginer,  si  nous  n'en  trou- 
vions à  chaque  instant  des  exemples  parmi  nous,  qu'un 
enfant  fût  contraint  à  apprendre  les  éléments  d'une  langue 
dont  il  n'aura  jamais  à  se  servir  dans  l'avenir  qui  lui  est  ré- 
servé, et  à  négliger  pendant  ce  temps-là  des  connaissances 

1.  Locke  ne  songe  donc  nullement  à  exclure  le  latin  de  l'éducation  : 
ce  sont  seulement  les  méthodes  classiques  qu'il  condamne.  Il  demande 
que  le  latin  soit  enseigné  comme  une  langue  vivante,  par  l'usage  et 
non  par  les  règles. 

2.  Locke  critique  avec  raison  la  manie,  trop  répandue  encore  de 
nos  jours,  de  rechercher  le  luxe  des  études  latines  pour  des  jeunes  gens 
que  leur  intelligence  ou  leur  condition  appellerait  plutôt  aux  études 
pratiques  et  nécessaires  d'un  bon  collège  d'enseignement  industriel  ou 
spécial. 


256  QUELQUES  TENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

acquérir  la  connaissance  d'une  langue  que  les  autres  en- 
fants n'apprennent  d'ordinaire  qu'à  force  de  coups  et  au 
prix  de  six  ou  sept  ans  de  collège;  mais  je  la  recommande 
encore  parce  qu'en  la  suivant  l'enfant  peut  en  même  temps 
former  son  esprit  et  ses  manières,  et  faire  des  progrès 
dans  plusieurs  sciences,  telles  que  la  géographie,  l'astro- 
nomie, la  chronologie,  l'anatomie,  sans  compter  certaines 
parties  de  l'histoire  et  en  général  toutes  les  connaissances 
concrètes  qui  tombent  sous  les  sens  et  n'exigent  guère 
d'autre  faculté  que  la  mémoire1.  C'est  par  là  en  effet  que 
devrait  commencer  l'instruction,  si  l'on  avait  souci  de  sui- 
vre la  bonne  voie;  c'est  là,  dans  ces  études  de  choses, 
qu'il  faudrait  asseoir  les  bases  de  l'éducation,  et  non  dans 
ces  notions  abstraites  de  logique  et  de  métaphysique,  qui 
sont  plus  propres  à  amuser  qu'à  former  l'intelligence, 
au  moins  dans  son  premier  effort  vers  la  connaissance  K 

Lorsque  les  jeunes  gens  se  sont  quelque  temps  fatigué 
le  cerveau  à  suivre  ces  spéculations  abstraites,  sans  suc- 
cès et  sans  progrès,  ou  tout  au  moins  sans  y  trouver  le 
profit  qu'ils  en  attendaient,  ils  ne  sont  que  trop  disposés  à 
tenir  en  piètre  estime  soit  la  science,  soit  leurs  propres 
forces;  et  alors  ils  sont  tentés  de  laisser  là  leurs  études, 
de  renoncer  aux  livres  qui  ne  contiennent,  leur  semble-t-il, 

1.  C'est  l'éducation  des  choses  substituée  à  l'éducation  des  mots. 
Locke  devance  les  pédagogues  modernes  qu'on  appelle  réalistes  et 
qui  se  préoccupent  surtout  de  présenter  à  l'intelligence  naissante  de 
l'enfant  des  objets  concrets  et  sensibles.  Coménius  était  entré  dans  cette 
voie  dès  le  dix-septième  siècle.  Dans  la  préface  du  Janua  linguarum 
(1651)  il  disait  :  «  C'est  une  chose  qui  parle  de  soy  mesme  que  la  vraye 
et  propre  façon  d'enseigner  les  langues  n'a  pas  esté  bien  recognue  es  es- 
coles  jusques  à  présent.  La  pluspart  de  ceux  qui  s'adonnoyent  aux 
ettres  s'enviellissoyent  en  l'estude  des  mots,  et  on  mettoit  dix  ans  et 
davantage  à  l'estude  de  la  seule  langue  latine  :  voire  mesme  on  y  em- 
ployoit  toute  sa  vie,  avec  un  avancement  fort  long  et  fort  petit,  et  qui 
ne  respondoit  pas  à  la  peine  et  au  travail  qu'on  y  prenoit.  »  Mais  il 
n'est  pas  probable  que  Locke  ait  connu  Coménius. 

2.  Conférez  l'exclamation  de  Rousseau  :  «  Des  choses!  Des  choses  ! 
trop  de  mots.  » 


LE  LATIN.  257 

que  des  mots  difficiles  et  des  sons  vides  de  sens,  ou  tout 
au  moins  de  conclure  que  les  livres  renferment  des  con- 
naissances réelles  qu'ils  n'ont  pas  eux-mêmes  assez  d'in- 
telligence pour  comprendre.  Que  les  choses  se  passent 
ainsi,  c'est  ce  que  je  puis  vous  affirmer  d'après  ma  propre 
expérience.  Entre  autres  connaissances  qu'il  est  possible 
d'inculquer  à  un  jeune  homme  d'après  cette  méthode, 
tandis  que  les  autres  enfants  de  son  âge  sont  entièrement 
absorbés  par  l'étude  du  latin  et  des  langues,  je  dois  comp- 
ter aussi  la  géométrie  :  car  j'ai  connu  un  jeune  homme, 
élevé  à  peu  près  de  cette  manière,  qui  était  capable  de 
démontrer  plusieurs  propositions  d'Euclide,  bien  qu'il 
n'eût  pas  treize  ans  '. 

167.  Mais  si  vous  ne  pouvez  mettre  la  main  sur  un  pré- 
cepteur qui  parle  bien  le  latin,  qui  soit  en  état  d'ensei- 
gner à  votre  fils  toutes  les  connaissances  dont  j'ai  parlé  et 
qui  enfin  puisse  l'élever  d'après  la  méthode  que  j'ai  indi- 
quée, le  mieux  sera  de  suivre  la  méthode  qui  s'en  rappro- 
che le  plus  :  c'est-à-dire  de  prendre  un  livre  facile  et 
agréable,  par  exemple  les  Fables  d'Ésope,  et  d'écrire  sur 
deux  lignes,  l'une  au-dessus  de  l'autre,  d'une  part  la  tra- 
duction anglaise,  aussi  littérale  que  possible,  de  l'autre  le 
mot  latin  qui  correspond  à  chacun  des  mots  anglais. 
Faites  lire  à  l'enfant  chaque  jour  cette  traduction,  en  y  re- 
venant plusieurs  fois,  jusqu'à  ce  qu'il  comprenne  parfaite- 
ment le  sens  des  mots  latins;  passez  ensuite  à  une  autre 
fable,  jusqu'à  ce  qu'il  la  possède  aussi  parfaitement,  sans 
négliger  de  revenir  sur  celle  qu'il  a  déjà  apprise,  afin  de 
lui  rafraîchir  la  mémoire*.  Lorsqu'il  prend  sa  leçon  d'écri- 

1.  La  géométrie  est  devenue  un  objet  d'études  plus  familier  et  plus 
élémentaire  qu'elle  ne  l'était  du  temps  de  Locke  ;  et  nous  ne  songerions 
plus  aujourd'hui  à  citer  comme  un  prodige  un  enfant  de  treize  ans  qui 
démontre  quelques  propositions  d'Euclide 

'2.  La  méthode  que  recommande  Locke  rappelle  celle  que  suivait  un 
siècle  auparavantleprolesseur  delà  reine  Elisabeth,  R.  Ascliam.  D'après 
Ascham,  l'enfant  apprenait  d'abord  les  huit  parties  du  discours  et  les 
règles  d'accord  ;  cela  fait,  il  fermait  sa  grammaire  et  prenait  un  livre 


258  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

ture,  donnez-lui  ces  traductions  à  copier,  de  sorte  que, 
tout  en  exerçant  sa  main,  il  fasse  aussi  des  progrès  dans 
la  connaissance  de  la  langue  latine.  Comme  cette  mé- 
thode est  plus  imparfaite  que  celle  qui  consisterait  à  lui 
parler  latin,  il  sera  nécessaire  de  lui  faire  apprendre  exac- 
tement par  cœur,  d'abord  la  formation  des  verbes,  ensuite 
les  déclinaisons  des  noms  et.  des  pronoms,  et  de  l'aider 
ainsi  à  se  familiariser  avec  le  génie  et  les  usages  delà  lan- 
gue latine,  qui,  pour  marquer  les  diverses  significations  des 
verbes  et  des  noms,  a  recours,  non  pas  comme  les  lan- 
gues modernes,  à  des  particules  et  à  des  préfixes,  mais  à 
des  terminaisons  différentes  des  mots.  C'est  tout  ce  qu'il 
lui  faut  de  grammaire,  selon  moi,  jusqu'au  temps  où  il 
pourra  lire  lui-même  la  Minerve1  de  Sanctius  avec  les  no- 
ies de  Scioppius  et  de  Périzonius. 

Une  autre  règle,  qui,  je  crois,  doit  être  observée  dans 
l'instruction  des  enfants,  c'est,  s'ils  viennent  à  rencontrer 
quelque  difficulté,  de  ne  pas  les  embarrasser  davantage, 
en  les  obligeant  à  se  tirer  d'affaire  eux-mêmes.  Par  exem- 
ple, ne  leur  posez  pas  des  questions  comme  celles-ci,  à  pro- 


latin facile,  les  Éptlres  de  Cicéron  par  exemple.  Le  maître  expliquait 
le  sujet  d'une  épitre;  puis  il  la  traduisait  en  anglais  aussi  souvent  qu'il 
était  nécessaire  pour  tpie  l'entant  se  rendit  compte  de  tous  les  nuits. 
L'enfant  répétait  l'exercice;  puis  quand  il  le  possédait  parfaitement,  il 
transcrivait  sur  son  cahier  la  traduction  anglaise  du  mot  latin.  Au 
bout  d'une  heure  on  lui  enlevait  le  texte  et  il  remettait  en  latin  son 
propre  anglais.  Locke  semble  s'être  inspiré  de  cette  méthode  el  y 
ajoute  le  système  de  la  traduction  juxta  linéaire.  C'est  ce  procédé  de 
traduction  mot  à  mot  que  recommandait  aussi  Dumarsais,  dans  sa 
Mil/iode  rai  sonnée  pour  apprendre  la  langue  latine,  \1±1. 

1.  La  Minerve  de  Sanctius,  qui  parut  en  1587,  à  Salamanque,  est  une 
grammaire  latine  remarquable  pour  l'époque,  et  dont  le  succès  lut 
durable.  Son  auteur,  Sanchez  ou  Sanctius,  professait  le  grec  et  la  rhé- 
torique à  l'Université  de  Salamanque.  Le  titre  exact  de  sa  grammaire 
est  :  Minrrr/i  seu  tic  caitsis  linguœ  lalinœ.  Sioppius,  philologue  alle- 
mand (1576-1649),  et  Périzonius,  professeur  d'histoire  el  d'éloquence  à 
Francfort  (11)51-1715)  ont  donné  l'un  et  l'autre  des  éditions,  revues  et 
augmentées  de  la  Minerve  de  Sanctius.  Celle  de  Périzonius,  qui  date  de 
1G87,  venait  de  paraître  à  l'époque  où  Locke  écrivait. 


LE  LATIN.  259 

pos  de  la  phrase  qu'ils  sont  en  train  de  construire  :  «Quel 
est  le  cas  nominatif?  »  Ne  leur  demandez  pas  ce  que  signi- 
fie  aufer,   pour  les  amener  a  comprendre  le  sens  de  aba- 
tutcre,  etc.,  alors  qu'ils  ne  sont  pas  encore  en  état  de  ré- 
pondre sans  effort.  C'est  leur  faire  perdre  du  temps  et  en 
même  temps  les  troubler  :   car,    lorsque  les  enfants  sont 
en  train  d'étudier  et  s'appliquent  au  travail  de  toutes  les 
forces  de  leur  attention,  il  faut  avoir  souci  de  les  tenir 
en  belle  humeur1;  il  faut  leur  rendre    l'étude  facile  et 
aussi  agréable  que  possible.  C'est  pourquoi,  s'il  leur  arrive 
d'être  arrêtés  par  une  difficulté  et  qu'ils  veuillent  aller 
plus  loin,  aidez-les  tout  de  tuite   à  la  surmonter,  sans  les 
rebuter  ni  les  gronder2.  Rappelez-vous  que  des  procédés 
plus  sévères,  toutes  les  fois  qu'on  les  emploie,  témoignent 
seulement  de  l'orgueil  ou  de  la  mauvaise  humeur  d'un 
maître,  qui  exige  que  des  enfants  comprennent  les  choses 
à  l'instant  et  aussi  bien  que  lui,  tandis  qu'il  devrait  plutôt 
considérer  que  son  rôle  est  de  leur  donner  de  bonnes  ha- 
bitudes, et  non  de  leur  inculquer  avec  colère  des  règles  qui 
servent  à  peu  de  chose  dans  la  conduite  de  la  vie,  qui  sur- 
tout ne  servent  de  rien  aux  enfants,   puisque  les  enfants 
ne  les  ont  pas  plutôt  entendues  qu'ils  les  oublient.  Dans 
les  sciences  où  il  s'agit  d'exercer  la  raison,  je  ne  nie  pas 
qu'on  puisse  parfois  changer  quelque  chose  à  cette  mé- 
thode et  proposer  des  difficultés  à  l'enfant,  afin  d'exciter 
son  activité  et  d'accoutumer  l'esprit  à  déployer  ses  pro- 


1.  C'est  le  mot  de  Lancelol  et  des  jansénistes  qui  s'efforçaient  aussi 
d'égayer  les  entants,  de  les  mettre  en  «  belle  humeur  ». 

2.  Locke  est  ici  en  contradiction  avec  la  plupart  des  pédagogues. 
M.  Bréal  par  exemple  déclare  que  «  la  tâche  du  maître  (dans  l'ensei- 
gnement du  latin)  n'est  pas  d'écarter  les  difficultés  de  la  route,  mais 
seulement  de  les  disposer  d'une  façon  méthodique  et  graduée.  Il  ne 
s'agit  pas  d'abréger  le  chemin;  car  c'est  le  chemin  qui  est  en  quelque 
sorte  la  fin  qu'on  se  propose.  »  (Quelques  mois  sur  l'instruction  pu- 
blique, p.  lui.)  Locke  lui-même,  quelques  lignes  plus  bas,  accorde 
qu'il  ne  faut  pas  supprimer  les  difficultés  dans  les  études  où  il  s'agit 
d'exercer  la  raison  de  l'enfant. 


260  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

près  forces,  sa  sagacité  de  raisonnement.  Mais  je  crois 
qu'il  ne  faut  pas  procéder  ainsi  avec  les  enfants,  tant 
qu'ils  sont  très  jeunes  et  lorsqu'ils  abordent  pour  la 
première  fois  un  ordre  nouveau  de  connaissances  ;  dans  ce 
cas  en  effet,  chaque  chose  est  déjà  difficile  par  elle-même, 
et  le  grand  art,  l'habileté  du  maître,  est  de  leur  rendre  tou- 
tes choses  aussi  aisées  qu'il  le  peut.  Or  l'étude  des  lan- 
gues est  de  celles  qui  offrent  le  moins  d'occasions  d'em- 
barrasser l'enfant.  Les  langues  en  effet  s'apprennent  par 
routine,  par  habitude,  par  mémoire,  et  on  ne  les  parle 
parfaitement  bien  que  lorsqu'on  a  entièrement  oublié  les 
règles  de  la  grammaire1.  J'accorde  qu'il  faut  quelquefois 
étudier  avec  grand  soin  la  grammaire  d'une  langue,  mais 
cela  ne  convient  qu'à  des  hommes  faits  qui  veulent  com- 
prendre une  langue  en  philosophes  et  en  critiques,  ce  qui 
n'est  guère  l'affaire  que  des  seuls  érudits2.  Quant  à  im 
gentleman,  on  accordera,  je  pense,  que,  s'il  doit  étudier  à 
fond  une  langue,  cela  ne  peut  être  que  la  langue  de  son 
pays,  afin  qu'il  puisse  se  rendre  compte  avec  une  exacti- 
tude parfaite  de  la  langue  dont  il  se  sert  constamment. 

Il  y  a  une  autre  raison  pour  que  les  professeurs  et  les 
maîtres  ne  multiplient  pas  les  difficultés  sous  les  pas  de 
leurs  élèves,  pour  que,  au  contraire,  ils  leur  aplanissent  les 
voies  et  les  aident  à  franchir  les  obstacles.  L'esprit  des  en- 
fants est  faible,  étroit,  et  ne  peut  en  général  contenir  qu'une 
idée  à  la  fois.  Tout  ce  qui  occupe  l'esprit  des  enfants  les 

1.  Mais  pour  «  oublier  »  les  règles  de  la  grammaire,  il  faut  les  avoir 
sues. 

2.  «  L'enseignement  du  français  est  peu  goûté,  aujourd'hui  encore, 
dans  quelques-unes  de  nos  écoles,  et  cela  parce  que  l'instituteur 
enseigne  le  plus  souvent  la  langue  française  comme  il  enseignerait  une 
langue  morte.  Il  oublie  que  l'enfant  parle  déjà  le  français  à  l'école  et 
que  bien  longtemps  avant  de  savoir  ce  qu'est  un  verbe,  un  substantif 
ou  un  pronom,  il  faisait  usage  de  tous  ces  mots.  Le  maître  doit  par- 
tir du  point  où  est  arrivé  l'enfant,  et  lui  inspirer,  en  se  servant  de  ce 
qu'il  sait  déjà,  le  désir  de  connaître  davantage  ».  (M.Bréal  :  Conférence 
sur  V étude  du  français,  faite  à  l'École  normale  supérieure  de  Fon- 
tenay.)  ..y.* 


LE  LATIN.  '201 

absorbe  entièrement  pour  un  temps,  surtout  si  la  passion 
s'en  mêle.  Il  appartient  donc  à  l'habileté  et  à  l'art  du  pro- 
fesseur de  débarrasser  leur  cerveau  de  toute  autre  pen- 
sée, avant  de  leur  donner  quelque  chose  à  étudier  et  de 
faire  la  place  nette  pour  les  connaissances  qu'il  veut  leur 
communiquer,  afin  qu'elles  soient  reçues  par  un  esprit 
attentif  et  appliqué.  Si  cette  condition  n'est  pas  remplie , 
elles  ne  laisseront  pas  d'impression.  La  nature  des  enfants 
les  dispose  à  laisser  flotter  leurs  pensées1.  C'est  la  nou- 
veauté seule  qui  leur  plaît2;  toute  chose  nouvelle  qui 
s'offre  à  eux,  ils  veulent  immédiatement  en  jouir,  mais 
ils  s'en  fatiguent  aussi  vite.  Ils  se  dégoûtent  promptement 
d'une  même  occupation,  et  le  plaisir  consiste  presque  ex- 
clusivement pour  eux  dans  le  changement  et  la  variété. 
C'est  donc  contrarier  évidemment  les  dispositions  natu- 
relles de  l'enfance  que  de  vouloir  fixer  ses  pensées  erran- 
tes. Que  ce  soit  l'effet  de  l'état  du  cerveau,  ou  de  l'in- 
constance et  de  la  mobilité  des  esprits  animaux,  sur  les- 
quels l'intelligence  n'exerce  pas  encore  un  empire  absolu, 
il  est  certain,  en  tout  cas,  que  c'est  chose  pénible  pour 
l'enfant  de  retenir  sa  pensée  sur  le  même  objet.  Une  at- 
tention prolongée  est  la  tâche  la  plus  rude  qu'on  puisse 
lui  imposer7"- ,  et  par  conséquent,  si  l'on  veut  exiger  de  lui 
qu'il  applique  son  esprit,  il  faut  s'efforcer  de  lui  rendre 
aussi  agréable  que  possible  l'étude  qu'on  lui  propose;  tout 
au  moins  faut-il  prendre  garde  qu'il  ne  s'y  mêle  aucune 

1.  Tous  les  observateurs  de  l'enfance  ont  insisté  sur  cette  mobilité, 
cette  fragilité  de  l'attention  chez  l'enfant.  Conférez,  par  exemple,  Féne- 
lon.  [Édite,  des  filles,  c.  V.)  «  Le  cerveau  des  enfants  est  comme  une 
bougie  allumée  dans  un  lieu  exposé  au  vent  :  sa  lumière  vacille  tou- 

OOTS.S 

2.  En  cela  les  enfants  ressemblent  aux  hommes,  et  il  n'est  pas  vrai 
de  dire  qu'ils  se  dégoûtent  tout  de  suite  de  la  même  occupation. 

3.  L'attention,  étant  en  effet  un  effort  de  l'esprit,  une  manifestation 
de  la  volonté,  ne  peut  guère  se  prolonger  chez  l'enfant.  C'est  le  degré 
de  l'attention  qui  mesure  la  force  de  l'intelligence.  Les  aliénistes  ont 
remarqué  que  la  faiblesse  d'esprit,  l'imbécillité,  l'idiotie,  correspon- 
daient toujours  à  une  grande  impuissance  d'attention. 


202  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

idée  déplaisante  ou  effrayante.  S'il  n'a  aucun  goût  à 
prendre  ses  livres  et  n'y  trouve  aucun  plaisir,  on  ne 
doit  pas  s'étonner  que  ses  pensées  tendent  constamment  à 
se  détourner  d'une  étude  qui  le  dégoûte,  et  qu'elles  cher- 
chent à  se  distraire  en  se  reportant  sur  des  objets  plus 
agréables  et  autour  desquels  son  imagination  ne  peut 
s  empêcher  de  rôder. 

C'est,  je  le  sais,  une  méthode  familière  aux  précep- 
teurs, pour  essayer  d'obtenir  l'attention  des  écoliers  et  de 
fixer  leurs  esprits  sur  ce  qu'ils  leur  enseignent,  de  recou- 
rir aux  réprimandes  et  aux  châtiments,  pour  peu  qu'ils 
les  surprennent  en  flagrant  délit  de  distraction.  Mais  de 
pareils  procédés  produisent  nécessairement  l'effet  con- 
traire. Les  coups,  les  paroles  violentes  du  précepteur  rem- 
plissent de  terreur  et  d'effroi  l'esprit  des  enfants,  et  ces 
sentiments  s'emparent  de  leur  pensée  tout  entière,  n'y 
laissant  point  de  place  pour  d'autres  impressions.  Je  suis 
persuadé  que  tous  mes  lecteurs  se  rappelleront  quel  dé- 
sordre causaient  dans  leurs  esprits  les  paroles  vives  ou 
impérieuses  de  leurs  parents  ou  de  leurs  maîtres,  et  com- 
ment ils  en  étaient  si  troublés  que  pendant  plusieurs  mi- 
nutes ils  pouvaient  à  peine  comprendre  ce  qu'on  leur 
disait  ou  ce  qu'ils  disaient  eux-mêmes.  Ils  perdaient  pour 
un  moment  la  vue  de  l'objet  qui  les  occupait  ;  leur  esprit 
s'emplissait  de  désordre  et  de  confusion,  et  dans  cet  état 
ils  n'étaient  plus  capables  de  faire  attention  à  quoi  que  ce 
soit. 

Sans  doute  les  parents  et  les  gouverneurs  doivent  don- 
ner pour  base  à  leur  autorité  les  sentiments  de  crainte 
qu'ils  inspirent  à  leurs  enfants  ou  à  leurs  élèves,  et  les 
gouverner  par  là.  Mais  lorsqu'ils  ont  acquis  quelque  as- 
cendant sur  eux,  il  convient  qu'ils  n'en  usent  qu'avec  une 
extrême  modération,  et  qu'ils  ne  se  transforment  pas  en 
épouvantail  que  les  écoliers  ne  puissent  voir  sans  trem- 
bler. Cette  rigueur  peut  rendre  le  gouvernement  plus  fa- 
cile aux  maîtres,  mais  elle  rend  peu  de  service  aux  en- 


LE  LATIN.  205 

fants.  Il  est  impossible  que  les  enfants  apprennent  quelque 
chose,  lorsque  leurs  pensées  sont  dominées  et  troublées 
par  quelque  passion,  notamment  par  la  peur  qui,  plus 
qu'aucun  autre  sentiment,  fait  une  profonde  impression 
sur  leurs  tendres  et  faibles  esprits.  Maintenez  l'esprit  de 
l'enfant  dans  un  état  de  calme  et  de  paix,  si  vous  voulez 
qu'il  profite  de  vos  instructions  et  qu'il  acquière  de  nou- 
velles connaissances.  Il  n'est  pas  moins  impossible  de  tra- 
cer des  caractères  réguliers  dans  un  esprit  que  la  terreur 
agite  qu'il  ne  le  serait  d'écrire  sur  une  feuille  de  papier 
qui  tremble1. 

Le  grand  art  du  professeur  est  d'obtenir  et  de  garder 
1  attention  de  son  élève  ;  avec  elle  il  est  sûr  d'aller  aussi 
loin  que  le  permettront  les  aptitudes  de  l'écolier;  sans 
i  Ile  ;  il  aura  beau  se  donner  du  mal  et  crier,  il  n'obtiendra 
lien  ou  pas  grand' chose8.  Pour  gagner  l'attention,  il  doit 
faire  comprendre  à  l'enfant  (autant  qu'il  est  possible)  l'u- 
lilité  de  ce  qu'il  lui  enseigne,  et  lui  prouver,  par  les  pro- 
grès qu'il  a  déjà  faits,  qu'il  peut  faire  maintenant  ce  qu'il 
n"  pouvait  faire  auparavant;  qu'il  a  acquis  une  science  qui 
1  îi  assure  quelque  autorité  et  des  avantages  réels  sur 
ceux  qui  sont  encore  dans  l'ignorance.  A  cela  il  faut  join- 
t!.e  beaucoup  de  douceur  dans  toutes  les  instructions;  il 
faut,  par  je  ne  sais  quelle  tendresse  manifestée  dans  toute 
la  conduite,  faire  comprendre  à  l'enfant  qu'on  l'aime, 
cju'on  n'a  en  vue  que  son  bien.  C'est  le  seul  moyen  d'exciter 
en  retour  l'affection  de  l'enfant,  affection  qui  l'engagera  à 

i.  Le  passage  qui  précède  et  celui  qui  suit  sont  des  plus  remarqua- 
bles et  méritent  d'être  médités  avec  soin. 

'1.  L'inattention  est  le  grand  (léau  des  études.  Conférez  le  portrait 
que  Bossuet  trace  de  l'homme  inattentif,  d'après  les  souvenirs  que  lui 
avait  laissés  sans  doute  son  élève,  le  Dauphin,  dont  la  distraction  était 
extrême.  «  L'homme  inattentif  jette  deçà  et  delà,  pendant  qu'on  lui 
parle,  des  regards  inconsidérés;  son  esprit  est  loin  de  vous;  il  ne  vous 
écoute  pas,  il  ne  s'écoule  pas  lui-môme,  il  n'a  rien  de  suivi  ;  ses 
regards  égarés  font  voir  combien  ses  pensées  sont  vagues  ».  (Politi- 
que, V,  n.) 


264  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

écouter  les  leçons  de  son  maître  et  à  aimer  ce  qu'il  lui 
enseigne. 

Il  n'y  a  que  la  perversité  opiniâtre  qui  doive  être  châtiée 
par  un  traitement  impérieux  et  dur.  Toutes  les  autres  fau- 
tes, corrigez-les  d'une  main  douce.  Des  paroles  aimables  et 
engageantes  produiront  sur  une  bonne  nature  un  effet 
meilleur  et  plus  sûr,  et  même  préviendront  le  plus  sou- 
vent cette  perversité  qu'une  discipline  autoritaire  et  rigou- 
reuse a  pour  effet  d'engendrer  parfois  même  chez  les 
esprits  bien  faits  et  généreux.  Oui,  l'obstination  et  les  fau- 
tes volontaires  doivent  être  réprimées,  coûte  que  coûte  et 
par  les  coups  au  besoin.  Mais  j'incline  à  croire  que  la  per- 
versité chez  l'élève  n'est  bien  souvent  que  le  résultat  de  la 
mauvaise  humeur  chez  le  maître,  et  que  la  plupart  des 
enfants  mériteraient  rarement  d'être  battus,  si  une  sévérité 
inutile  et  déplacée  n'avait  pas  développé  leurs  mauvais  sen- 
timents, en  leur  inspirant  une  secrète  aversion  pour  leur 
maître  et  pour  tout  ce  qui  vient  de  lui. 

L'étourderie,  la  distraction,  l'inconstance,  la  mobilité 
de  la  pensée,  voilà  les  défauts  naturels  de  l'enfance.  Par 
conséquent  quand  ils  n'y  mettent  pas  d'intention,  il  faut  ne 
leur  parler  qu'avec  douceur  et  compter  sur  le  temps  pour 
triompher  de  ces  défauts.  Si  chaque  faute  de  cette  espèce 
provoquait  une  explosion  de  colère  et  de  réprimandes,  les 
occasions  de  châtier  et  de  gronder  reviendraient  si  sou- 
vent que  le  gouverneur  serait  un  objet  de  terreur  et  d'é- 
moi pour  ses  élèves;  et  cela  suffirait  pour  les  empêcher 
de  profiter  de  ses  leçons,  pour  neutraliser  tout  l'effet  de 
son  enseignement. 

Il  faut  donc  que  le  maître  tempère  la  crainte  qu'il  leur 
inspire  par  des  marques  constantes  de  tendresse  et  de 
bonté,  afin  que  l'affection  les  excite  à  faire  leur  devoir  et 
les  dispose  à  suivre  avec  plaisir  ses  volontés.  On  les  verra 
alors  rejoindre  leur  gouverneur  aveft  empressement  ;  ils 
l'écouteront  comme  un  ami,  qui  prend  de  la  peine  pour 
leur  faire  du  bien.  Tout  le  temps  qu'ils  resteront  avec  lui, 


LE  LATIN.  265 

leur  esprit  sera  libre  et  calme  :  dispositions  nécessaires 
pour  qu'ils  puissent  acquérir  de  nouvelles  connaissances, 
et  pour  recevoir  ces  fortes  et  durables  impressions  sans 
lesquelles  tout  ce  qu'ils  font,  eux  et  leurs  maîtres,  serait 
peine  perdue;  ils  se  seraient  donné  beaucoup  de  mal  pour 
un  mince  profit. 

168.  Lorsque,  par  l'application  de  la  méthode  qui  mêle 
l'étude  du  latin  à  celle  de  l'anglais,  l'enfant  a  acquis  quel- 
que connaissance  de  la  langue  latine,  on  peut  alors  le 
pousser  un  peu  plus  loin,  en  lui  faisant  lire  quelque  autre 
auteur  latin,  par  exemple  Justin  ou  Eutrope1.  Pour  que  la 
lecture  et  l'intelligence  de  ces  auteurs  lui  causent  le  moins 
d'ennui  et  le  moins  de  travail  possible,  vous  pouvez  lui 
permettre,  s'il  le  veut,  de  s'aider  de  la  traduction  anglaise2. 
Ne  vous  laissez  point  troubler  par  cette  objection  que 
de  la  sorte  il  ne  saura  le  latin  que  par  routine.  Si  l'on 
y  refléchit  en  effet,  cette  raison,  loin  d'être  contraire  à  la 
métbode  que  nous  recommandons  pour  l'étude  des  lan- 
gues, est  tout  à  fait  en  sa  faveur.  Les  langues  en  effet  ne 
peuvent  être  apprises  que  par  routine,  et  un  homme  qui  ne 
parle  pas  l'anglais  et  le  latin  par  routine,  assez  parfaite- 
ment pour  que,  pensant  à  la  chose  qu'il  veut  dire,  il  trouve 
tout  de  suite  l'expression  propre  et  la  construction  conve- 
nable, sans  qu'il  ait  besoin  de  réfléchir  aux  règles  de  la 
grammaire,  ne  parle  pas  bien  ces  langues,  et  on  ne  saurait 
dire  qu'il  les  possède.  Et  je  voudrais  bien  qu'on  me  dési- 
gnât une  langue  que  l'on  pût  apprendre  et  parler  comme 
il  faut  par  les  seules  règles  de  la  grammaire.  Les  langues 
ne  sont  pas  le  produit  des  règles  ni  de  l'art,  elles  pro- 
viennent du  basard  et  de  l'usage  commun  du  peuple.  Ceux 
qui  les  parlent  bien  ne  suivent  pas  d'autre  règle  que  l'u- 


1.  Justin,  écrivain  du  deuxième  siècle,  abrévialeur  de  Trogue  Pom- 
pée; Eutrope,  écrivain  latin  du  quatrième  siècle,  auteur  d'un  Breviarium 
historiée  Itumanœ.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  méritent  guère  l'honneur  que 
Locke  leur  lait  ici.  Justin  cependant  est  resté  longtemps  classique. 


260  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

sage1,  et  ils  n'ont  pas  à  s'en  rapporter  à  d'autre  faculté 
qu'à  leur  mémoire,  et  à  l'habitude  de  parler  comme  par- 
lent ceux  qui  passent  pour  s'exprimer  avec  précision. 
Or  tout  cela,  en  d'autres  termes,  c'est  parler  par  rou- 
tine. 

On  me  demandera  peut-être,  si,  d'après  moi,  la  gram- 
maire ne  sert  à  rien2.  Ceux  qui  ont  pris  tant  de  peine 
pour  ramener  les  diverses  langues  à  des  règles  et  à  des 
lois,  qui  ont  tant  écrit  sur  les  déclinaisons  et  les  conju- 
gaisons, sur  les  règles  d'accord  et  sur  la  syntaxe,  ont-ils 
donc  perdu  leur  temps  et  inutilement  travaillé  ?  Je  ne  dis 
pas  cela.  La  grammaire  a  aussi  son  rôle*.  Mais  je  crois  pou- 
voir affirmer  qu'on  s'en  embarrasse  beaucoup  plus  qu'il 
n'est  besoin,  et  qu'elle  ne  convient  pas  du  tout  à  ceux  que 
l'on  accable  de  celte  étude,  j'entends  les  enfants  de  l'âge 
de  ceux  qui  sont  ordinairement  soumis  à  ces  épreuves, 
dans  les  écoles  de  grammaire 4. 

Il  est  de  toute  évidence  qu'il  suffit  d'avoir  appris  une 
langue  par  routine,  pour  satisfaire  aux  exigences  du  com- 
merce ordinaire  de  la  vie  et  des  affaires  communes. 
L'exemple  des  dames  de  haute  naissance,  et  des  personnes 
qui  ont  vécu  dans  la  bonne  société,  nous  prouve  que  cette 
méthode  simple  et  naturelle,  qui  se  passe  de  l'étude  ou  de 

1.  Tout  cela  est  un  peu  exagéré,  et  Locke  va  trop  loin  dans  sa  réac- 
tion contre  l'abus  de  la  grammaire. 

2.  Conférez  sur  l'utilité  de  la  grammaire  les  idées  analogues  des 
grammairiens  de  Port-Royal,  notamment  l'opinion  de  Nicole  [Éduca- 
tion d'un  prince,  p.  45  et  suivantes). 

5.  «  La  pensée  de  ceux  qui  ne  veulent  pas  du  tout  de  grammaire  est 
une  pensée  de  gens  paresseux  qui  veulent  s'épargner  la  peine  de  la 
montrer,  et  bien  loin  de  soulager  les  enfants,  elle  les  ebarge  infini- 
ment plus  que  les  règles,  puisqu'elle  leur  ôte  me  lumière  qui  leur 
faciliterait  l'intelligence  des  livres,  et  qu'elle  les  oblige  d'apprendre 
cent  fois  ce  qu'il  suffirait  d'apprendre  une  seule.  »  (Nicole). 

4.  Écoles  de  grammaire,  c'est  encore  le  nom  que  l'on  donne  aujour- 
d'hui en  Angleterre  aux  écoles  anciennes,  où  le  latin  et  le  grec  for- 
ment la  base  des  études.  Voyez  le  Rapport  de  MM.  Demogeot  et  Mon- 
tucci  sur  Y  Enseignement  secondaire  en  Angleterre  et  en  Ecosse  (1808). 


LE  UTIIf.  267 

la  connaissance  de  la  grammaire,  peut  conduire  à  un  haut 
degré  d'élégance  et  de  politesse.  Les  dames  qui  n'enten- 
dent rien  aux  temps  et  aux,  modes,  aux  participes,  aux 
adverbes  et  aux  prépositions,  parlent  aussi  purement  et 
aussi  correctement  —  je  ne  leur  ferai  pas  le  mauvais  com- 
pliment de  dire  —  qu'un  maître  d'école,  mais  que  la  plu- 
part des  gentilshommes  qui  ont  été  élevés  d'après  les  mé- 
thodes ordinaires  des  écoles  de  grammaire  l.  On  voit  donc 
que  l'on  peut  dans  certains  cas  se  dispenser  de  l'étude  de 
la  grain  maire.  Il  s'agit  par  conséquent  de  savoir  à  qui  il 
faut  enseigner  la  grammaire,  et  à  quel  âge.  A  ces  ques- 
tions je  répondrai  : 

1"  Il  y  a  des  hommes  qui  étudient  les  langues  pour  le 
commerce  ordinaire  de  la  société,  pour  la  communication 
de  leurs  pensées  dans  la  vie  commune,  sans  avoir  le  des- 
sein de  les  faire  servir  à  d'autres  usages.  A  ce  point  de 
vue,  la  méthode  naturelle,  qui  consiste  à  apprendre  une 
langue  par  l'usage,  non  seulement  suffit,  mais  doit  être 
préférée  à  toute  autre,  parce  qu'elle  est  la  plus  courte  et 
la  plus  simple.  On  peut  donc  répondre  que,  pour  ceux  qui 
ne  font  d'une  langue  que  cet  emploi-là,  l'étude  de  la 
grammaire  n'est  pas  nécessaire.  C'est  ce  que  seront  obligés 
d'accordfer  un  grand  nombre  de  mes  lecteurs,  puisqu'ils 
comprennent  ci-  que  je  dis,  puisque  dans  leurs  conversa- 
tions ils  comprennent  ce  que  disent  leurs  interlocuteurs, 
bien  qu'ils  n'aient  jamais  appris  la  grammaire-.  Et  c'est 
là,  j'imagine,  le  cas  de  la  plus  grande  partie  des  hommes; 

1.  Locke,  sans  doute,  exagère  l'ignorance  des  dames  de  son  temps, 
qui,  sans  être  bien  instruite?,  devaient  cependant  connaître,  il  faut 
l'espérer,  les  diverses  parties  du  discours.  Rapprochez  cependant  le 
passage  de  Fénelon  cû  il  est  «lit  :  «  Il  faudrait  aussi  qu'une  fille  sût  la 
grammaire  »;  ce  qui  semble  indiquer  que  de  ce  temps-là  les  femmes 
ne  l'apprenaient  guère. 

i.  Il  est  peu  probable,  quoi  qu'en  dise  Locke,  qu'il  ait  beaucoup  de 
lecteurs  parmi  ceux  qui  n'ont  pas  étudié  la  grammaire. 


208  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

je  ne  sais  pas  même  s'il  y  en   a  un  seul  qui  ait  appris  sa 
langue  maternelle  par  principes1. 

2°  Il  y  a  d'autres  personnes  qui  ont  pour  principale 
affaire  dans  ce  monde  de  se  servir  de  leur  langue  et  de 
leur  plume.  Pour  celles-là,  il  est  convenable,  sinon  néces- 
saire, qu'elles  sachent  parler  purement  et  correctement, 
afin  qu'elles  puissent  faire  pénétrer  leurs  pensées  dans 
l'esprit  des  autres  hommes  avec  le  plus  de  facilité  et  de 
force  possible.  C'est  pour  cela  que  des  façons  de  parler 
qui  n'ont  que  cette  qualité  de  se  faire  comprendre,  ne  pas- 
sent pas  pour  suffire  à  un  gentleman.  Il  faut  donc  qu'il 
étudie  la  grammaire,  entre  autres  moyens  d'apprendre  à 
bien  parler  ;  mais  ce  doit  être  la  grammaire  de  sa  propre 
langue,  de  la  langue  dont  il  se  sert,  afin  qu'il  puisse 
comprendre  exactement  les  discours  de  ses  compatriotes, 
et  parler  lui-même  avec  pureté,  sans  choquer  les  oreilles 
de  ceux  auxquels  il  s'adresse,  par  des  solécismes  et  par  des 
irrégularités  déplaisantes.  Pour  cela  la  grammaire  est  né- 
cessaire, mais  c'est  seulement,  je  le  répèle,  la  grammaire  de 
notre  propre  langue,  et  elle  ne  l'est  que  pour  ceux  qui  doi- 
vent prendre  la  peine  de  cultiver  leur  langage  et  de  perfec- 
tionner leur  style.  Je  laisse  à  juger  si  tout  gentleman  n'est 
pas  de  ce  nombre,  puisque  le  manque  de  précision  et 
d'exactitude  grammaticale  dans  le  langage  passe  pour  un 
défaut  très  malséant  chez  les  personnes  de  cette  condition, 
et  que  généralement  il  expose  ceux  qui  commettent  ces 
fautes  au  reproche  d'avoir  reçu  une  éducation  ou  fréquenté 
une  compagnie  indigne  de  leur  rang.  S'il  en  est  ainsi 
(comme  je  suis  disposé  à  le  croire)  il  y  a  lieu  de  s'étonner 
que  nos  jeunes  gens  soient  obligés  d'apprendre  la  gram- 
maire des  langues  mortes  et  des  langues  étrangères,  et 
qu'on  ne  leur  parle  pas  même  une  fois  de  la  grammaire 
de  leur  propre  langue  i.  Ils  ne  savent  même  pas  qu'il  y  ait 

1.  On  apprend  en  effet  sa  langue  par  l'usage,  avant  de  l'apprendre 
par  la  grammaire. 

2.  Les  pédagogues  français  du  temps  de  Locke,  et  surtout  ceux  des 


LE  LATIN.  209 

une  grammaire  anglaise,  tant  s'en  faut  qu'on  leur  fasse 
un  devoir  d'en  apprendre  les  règles.  On  ne  leur  propose 
jamais  la  langue  maternelle  comme  digne  de  leur  soin  et 
de  leur  étude,  bien  qu'ils  s'en  servent  tous  les  jours,  et 
que  plus  d'une  fois,  dans  la  suite  de  leur  vie,  ils  soient 
exposés  à  être  jugés  d'après  leur  habileté  ou  leur  mala- 
dresse à  s'exprimer  dans  cette  langue.  Cependant  on  leur 
fait  employer  beaucoup  de  temps  à  apprendre  les  gram- 
maires des  langues  dont  ils  n'auront  probablement  pas  à  se 
servir  une  fois,  soit  pour  les  parler,  soit  pour  les  écrire, 
sans  compter  que  si  par  hasard  cela  leur  arrivait,  on  leur 
pardonnerait  aisément  les  erreurs  ou  les  fautes  qu'ils  pour- 
raient commettre.  Un  chinois  qui  serait  informé  de  cette 
méthode  d'éducation  serait  sans  doute  disposé  à  s'imagi- 
ner que  tous  nos  jeunes  gens  sont  destinés  à  être  professeurs 
de  langues  mortes  et  de  langues  étrangères,  et  non  à  être 
des  hommes  d'affaires  dans  leur  propre  pays. 

5°  Il  y  a  une  troisième  catégorie  de  gens  qui  s'appli- 
quent à  deux  ou  trois  langues  étrangères,  mortes,  et 
(comme  on  les  appelle  chez  nous)  savantes,  qui  les  pren- 
nent, pour  objet  d'étude  et  qui  se  font  gloire  de  les  con- 
naître à  fond.  On  n'en  saurait  douter,  ceux  qui  se  propo- 
sent l'étude  d'une  langue  à  ce  point  de  vue,  et  qui  veulent 
l'approfondir  en  critiques,  doivent  étudier  avec  soin  la 
grammaire  de  cette  langue.  Je  ne  voudrais  pas  qu'on  se 
méprit  sur  le  sens  de  mes  paroles,  et  qu'on  m'accusât  de 
mépriser  le  grec  ou  le  latin  '.  J'accorde  que  ce  sont  là  des 

siècles  suivants,  se  plaignent  également  que  l'on  néglige  trop  l'étude  de 
la  langue  maternelle,  qui  est  le  vrai  principe  de  toute  instruction. 

1.  Locke  avait  appris  beaucoup  de  latin  et  de  grec  à  l'école  de 
AVestminster,  où  il  était  «  écolier  du  roi  »,  c'est-à-dire  boursier.  Les 
langues  anciennes,  les  versions  et  les  thèmes,  les  vers  latins,  à  la  lin 
un  peu  d'hébreu  et  d'arabe,  mais  point  de  connaissances  positives,  sauf 
un  peu  de  géographie  en  été,  voilà  quel  avait  été  le  programme  de 
son  éducation  classique.  Bien  qu'il  dût  critiquer  plus  tard  l'instruc- 
tion ainsi  comprise  qui  n'enseigne  à  peu  près  rien  «  de  ce  qu'il  faut 
savoir  dans  la  vie  »,  il  avait  été  un  parfait  écolier. 


270  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

langues  excellentes  et  d'une  grande  utilité;  j'accorde  que 
dans  cette  partie  du  monde  habité  un  homme  ne  peut  être 
compté  parmi  les  hommes  instruits,  si  elles  lui  sont  étran- 
gères. Mais  toutes  les  connaissances  qu'un  gentleman  doit 
recueillir  pour  son  usage  chez  les  écrivains  grecs  et  latins, 
je  crois  qu'il  peut  les  obtenir  sans  étudier  les  grammaires 
de  ces  langues  ;  je  crois  que  par  la  lecture  seule  il  arrivera 
à  comprendre  ces  auteurs  autant  qu'il  lui  est  nécessaire. 
S'il  doit  plus  tard  et  dans  certaines  occasions  aller  plus  loin, 
s'il  doit  approfondir  la  grammaire  et  les  finesses  de  l'une 
de  ces  deux  langues,  c'est  ce  qu'il  décidera  lui-même, 
lorsqu'il  aura  à  étudier  une  question  qui  exige  celte  con- 
naissance. Mais  j'arrive  ainsi  à  la  seconde  partie  de  la 
question,  à  savoir  :  En  quel  temps  doit-on  enseigner  la 
grammaire  ?  D'après  les  principes  déjà  posés,  la  réponse 
est  claire. 

Si  la  grammaire  d'une  langue  doit  être  enseignée,  c'est 
à  ceux  qui  savent  déjà  parler  cette  langue:  car  autrement 
comment  pourrait-on  la  leur  enseigner  '  ?  C'est  ce  qui  ré» 
suite  évidemment  de  la  pratique  en  usage  chez  les  peu- 
ples sages  et  civilisés  de  l'antiquité.  C'était  pour  étudier 
leur  propre  langue  et  non  les  langues  étrangères  qu'ils  fai- 
saient de  la  grammaire  une  partie  de  l'éducation.  Les 
Grecs  considéraient  comme  barbares  toutes  les  autres  na- 
tions et  méprisaient  leurs  langues.  Et  bien  que  les  lettres 
grecques  aient  été  en  grand  honneur  cliez  les  Romains, 
vers  la  fin  de  la  République,  c'est  cependant  la  langue 
romaine  que  les  jeunes  gens  étudiaient  ;  c'est  dans  la  lan- 
gue dont  ils  étaient  appelés  à  faire  usage  qu'on  les  ins- 
truisait et  qu'on  les  exerçait. 

Mais  pour  déterminer  avec  plus  de  précision  l'époque 
qui  convient  à  l'étude  de  la  grammaire,  je  dirai  qu'il  n'est 


1.  Locke  insinue  ici  cette  vérité  que,  dans  l'étude  de  la  grammaire, 
l'usage  doit  précéder  les  principes  et  l'exemple  être  placé  avant  la 
règle. 


LE  LATIN.  271 

pas  raisonnable  d'en  faire  antre  chose  qu'une  introduction  à 
l'étude  de  la  rhétorique.    Lorsqu'on  croit  le  moment  venu 
d'exercer  un  jeune  homme  à  polir  son  langage  et  à  parler 
plus  purement  que  les  gens  illettrés,   c'est  alors  qu'il  est 
temps  de  L'instruire  des  règles  de  la  grammaire  et  non 
auparavant.  La  grammaire  en  effet  apprend,  non  à  parler, 
mais  à  parler  correctement  et  selon  les  règles  exactes  de 
la  langue.  Cette  correction  est  un  élément  de   l'élégance 
du  langage;  mais  quand  on  n'a  pas  grand  besoin  de  l'une, 
il  est  évident  que  l'autre  est  inutile.  En  d'autres  termes, 
partout  où  la  rhétorique  n'est  pas  nécessaire,  la  grammaire 
peut  être  laissée  de  côté1.  Je  ne  vois  pas  pourquoi  on  irait 
perdre  son  temps  et  se  fatiguer  le  cerveau  à  apprendre  la 
grammaire  latine,  quand  on  n'a  pas  l'intention  de  devenir 
un  érudit,  ou  d'écrire  des  discours  et  des  lettres  en  latin. 
Si  quelqu'un  se  trouve  engagé  par  nécessité  ou   par  incli- 
nation à  approfondir  l'étude   d'une  langue  étrangère,  à  en 
apprendre  exactement  toutes  les  délicatesses,  il  sera  temps 
alors  qu'il  l'étudié   au    point   de  vue  grammatical.    Mais 
tous  ceux  qui  ont  seulement  pour  objectif  de  comprendre 
quelques  livres  écrits  en  cette  langue,  sans  prétendre  à  une 
connaissance    critique  de   la  langue  elle-même,  parvien- 
dront à  leur  but  par  la  lecture  seule  i,  comme  je  l'ai  déjà 
dit,  sans  avoir  besoin  de  charger  leur  mémoire  des  règles 
nombreuses  et  subtiles  de  la  grammaire. 

109.  Pour  exercer  votre  élève  à  écrire,  faites  lui   de 


1.  Locke  n'admet  la  nécessité  de  l'étude  de  la  grammaire  que  pour 
ceux  qui  ont  besoin  de  parler  une  langue  pure  et  correcte.  Mais 
n'est-ce  pas  là  un  besoin  universel?  Tous  les  hommes,  même  ceux  qui 
n'auront  jamais  à  prononcer  de  discours,  auront  des  lettres  à  écrire, 
et  pour  les  écrire  correctement,  il  est  difficile  de  croire  qu'ils  puis- 
sent se  passer  de  l'étude  préalable  de  la  grammaire.  Rien  que  pour 
l'orthographe  la  grammaire  est  nécessaire. 

2.  Ce  sont  ces  idées  qui  ont  prévalu  dans  la  dernière  réforme  de 
l'enseignement  secondaire  en  France,  réforme  qui  a  pour  caractère 
principal  de  restreindre  les  exercices  écrits  et  d'accroître  d'autant  la 
part  faite  à  la  lecture,  à  l'explication  des  auteurs. 

18 


in  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

temps  en  temps  traduire  en  anglais  un  texte  latin. 
Mais  comme  l'étude  du  latin  n'est  qu'une  étude  de  mots, 
chose  déplaisante  à  tout  âge,  joignez-y  autant  de  connais- 
sances réelles  que  vous  pourrez,  en  commençant  par  les 
objets  qui  frappent  le  plus  les  sens  :  par  exemple  les  mi- 
néraux, les  plantes,  et  particulièrement  les  bois  de  con- 
struction et  les  arbres  fruitiers,  en  indiquant  leurs  usa- 
ges et  la  façon  de  les  planter;  par  là  vous  apprendrez  à 
l'enfant  bien  des  choses  qui  ne  seront  pas  inutiles  à 
l'homme.  Enseignez-lui  plus  spécialement  encore  la  géo- 
graphie, l'astronomie,  et  l'anatomie.  Mais  quel  que  soit 
votre  enseignement,  ayez  soin  de  ne  pas  le  charger  de 
trop  de  choses  à  la  fois,  de  ne  pas  lui  faire  une  affaire  de 
ce  qui  ne  se  rapporte  pas  directement  à  la  vertu,  de  ne 
pas  le  punir  pour  ce  qui  n'est  pas  un  vice  ou  une  disposi- 
tion vicieuse. 

170.  Si,  après  tout,  la  destinée  de  votre  enfant  est 
d'aller  au  collège  pour  y  apprendre  le  latin,  il  est  bien 
inutile  de  vous  dire  quelle  est,  selon  moi,  la  meilleure 
méthode  à  suivre  dans  les  écoles  :  vous  devez  en  effet  vous 
résigner  aux  méthodes  qui  y  sont  en  usage,  et  vous  ne  pouvez 
espérer  qu'on  les  modifie  pour  votre  fils.  Cependant,  si 
vous  le  pouvez,  obtenez  au  moins  qu'on  ne  l'occupe  pas  à 
écrire  des  dissertations  latines,  et  surtout  des  vers  de  quel- 
que espèce  qu'ils  soient.  Faites  valoir  avec  insistance,  si 
vous  avez  quelque  chance  de  succès,  que  vous  n'avez  pas 
l'intention  de  faire  de  lui  un  orateur  ou  un  poète  latin,  que 
vous  désirez  simplement  qu'il  soit  en  état  de  comprendre 
parfaitement  un  auteur  latin.  Ajoutez  que  vous  n'avez 
jamais  vu  les  professeurs  de  langues  modernes,  et  même 
les  plus  habiles,  obliger  leurs  élèves  à  composer  des  dis- 
cours ou  des  vers  en  français  ou  en  italien,  leur  but  étant 
d'enseigner  la  langue  et  non  de  rendre  l'esprit  inventif. 


LES  DISSERTATIONS  '2T 


LES    DISSERTATIONS 


171.  Mais  expliquons  un  peu  plus  au  long  pourquoi  il  ne 
faut  pas,  selon  moi,  faire  composer  à  l'enfant  des  disserta- 
tions et  des  vers2.  lu  Pour  les  dissertations,  on  prétend,  je 
le  sais,  qu'elles  sont  utiles,  parce  qu'elles  apprennent  à 
parler  avec  convenance  et  élégance  sur  n'importe  quel 
sujet  :  ce  qui,  je  l'avoue,  serait  un  grand  avantage,  s'il 
était  vrai  qu'on  pût  l'acquérir  par  ce  moyen.  Il  n'y  a  rien 
en  effet  qui  convienne  mieux  à  un  gentleman,  ni  qui  lui 
soit  plus  utile  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie,  que 
desavoir,  en  toute  occasion,  bien  parler  et  parler  à  propos. 
Mais  je  prétends  qu'à  faire  des  dissertations,  selon  la  mé- 
thode des  collèges,  on  ne  profite  pas  d'un  iota  en  ce  sens. 
Considérez  en  effet  à  quoi  est  occupé  un  jeune  enfant,  quand 
on  lui  propose  un  exercice  de  ce  genre  :  on  le  force  à  dis- 
courir sur  quelque  maxime  latine,  comme  Omnia  vincit 
amor*,  ou  Non  licet  in  bello  bis  peccare'1,  etc..  Et  alors  le 
pauvre  enfant,  qui  n'a  aucune  connaissance  des  choses 
dont  il  doit  parler  (connaissance  qui  ne  s'acquiert  qu'avec 
le  temps  et  l'expérience),  doit  mettre  son  imagination  à  la 

4.  Nous  traduisons  par  le  mot  «  dissertation  »  le  mot  anglais  thème. 
Coste  traduit  à  tort  par  discours.  On  verra,  par  les  exemples  que 
donne  Locke,  qu'il  s'agit  bien  de  dissertations  et  non  de  discours.  Les 
Anglais  ne  connaissent  pas  le  genre  d'amplification  qui  consiste  à  faire 
parler  un  personnage  historique.  Aujourd'hui  encore,  dans  les  écoles 
de  grammaire,  on  ne  demande  à  l'élève  que  le  développement  person- 
nel d'une  maxime  morale  ou  d'un  sujet  général  :  la  Navigation  chez 
les  anciens,  {'Esclavage  ancien  et  moderne,  etc. 

2.  Locke  est  un  des  premiers  pédagogues  qui  aient  protesté  contre 
les  compositions  latines,  exercices  que  les  humanistes  du  seizième 
siècle  et  les  jésuites  surtout  ont  mis  à  la  mode  dans  les  collèges. 

5.  o  L'amour  triomphe  de  tout.  » 

4.  «  Il  n'est  pas  permis  à  la  guerre  de  commettre  deux  fautes  de 
suite.  » 


274  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

torture  pour  dire  quelque  chose,  alors  qu'il  ne  pense  rien  : 
ce  qui  rappelle  la  tyrannie  du  Pharaon  d'Egypte,  ordonnant 
aux  Israélites  de  faire  des  briques  sans  leur  fournir  aucun 
des  matériaux  nécessaires.  Et  aussi,  en  pareil  cas,  voit-on 
d'ordinaire  les  pauvres  petits  s'adresser  à  leurs  camarades 
plus  avancés,  et  leur  dire:  «Je  vous  prie,  donnez-moi  une  pe- 
tite idée.  »  Et  il  est  difficile  de  décider  sien  cela  ils  sont  rai- 
sonnables ou  ridicules.  Pour  qu'un  élève  ait  le  moyen  de  dis- 
courir sur  un  sujet  quelconque,  il  faut  qu'il  connaisse  ce 
sujet,  sans  quoi  il  est  aussi  absurde  de  l'obliger  à  en  par- 
ler, qu'il  le  serait  de  contraindre  un  aveugle  à  disserter 
sur  les  couleurs  ou  un  sourd  sur  la  musique.  Ne  diriez- 
vous  pas  qu'il  a  l'esprit  un  peu  dérangé,  celui  qui  voudrait 
forcer  à  discuter  sur  un  point  de  droit  controversé  une 
personne  qui  ne  connaîtrait  pas  un  mot  de  nos  lois? 
Et  que  connaissent,  je  vous  le  demande,  nos  écoliers  aux 
sujets  qu'il  est  d'usage  de  leur  proposer  dans  leurs  disser- 
talions,  comme  matière  à  traiter,  sous  prétexte  d'aiguiser 
et  d'exercer  leur  imagination? 

172.  En  second  lieu,  considérez  quelle  langue  ils  sont 
appelés  à  employer  dans  ces  dissertations:  c'est  le  latin, 
une  langue  étrangère,  une  langue  morte  depuis  longtemps  ; 
une  langue  dont  votre  fils  (et  il  y  en  a  mille  contre  un  qui 
sont  dans  le  même  cas)  n'aura  jamais  occasion  de  se  servir, 
aussi  longtemps  qu'il  vivra,  une  fois  devenu  homme;  une 
langue  enfin  où  les  façons  de  s'exprimer  sont  si  différentes 
des  nôtres,  que,  la  sût-il  parfaitement,  cela  ne  profiterait 
que  très  peu  à  la  pureté  et  à  la  facilité  de  son  style  an- 
glais1. De  plus,  dans  quelque  partie  que  ce  soit  de  nos  af- 
faires   anglaises,  il  y  a  si  peu  d'occasions  de  faire  des  dis 

1.  Locke  persiste  à  voir  dans  l'utilité  seule,  dans  l'utilité  pratique 
et  directe,  le  critérium  du  choix  des  études.  Il  est  bien  évident  que  les 
langues  anciennes  sont  inutiles  à  la  presque  totalité  de  ceux  qui  les 
étudient,  si  l'on  se  place  à  ce  point  de  vue.  Mais  il  reste  à  savoir  si, 
pour  les  enfants  au  moins  que  leur  éducation  appelle  à  une  culture 
générale,  elles  ne  sont  pas  nécessaires  comme  instrument  de  disci- 
yïine  intellectuelle. 


LES  DISSERTATIONS.  2.75 

cours  d'apparat  da;is  notre  propre  langue,  queje  ne  voisau- 
cunc  raison  d'admettre  des  exercices  de  ce  genre  dans  nos 
écoles,  à  moins  que  vous  ne  supposiez  que  composer  des 
discours  latins  d'apparat  soit  le  moyen  d'apprendre  à 
bien  parler  en  anglaiser  lempore1.  Le  moyen,  je  crois,  est 
plutôt  celui-ci  :  proposez  au  jeune  gentleman  des  questions 
raisonnables  et  pratiques,  appropriées  à  son  âge  et  à  ses 
facultés,  sur  des  sujets  qui  ne  lui  soient  pas  totalement  in- 
connus ni  endeborsde  son  expérience;  de  sorte  que,  quand 
il  est  mûr  pour  des  exercices  de  cette  nature,  il  puisse 
après  une  courte  méditation,  parler  ex  lempore  sur  ce 
sujet,  sans  avoir  pris  aucune  note.  Je  vous  le  demande  en 
eftet,  si  vous  voulez  examiner  les  elfets  de  celte  mé- 
thode d'apprendre  à  bien  parler,  qui  est-ce  qui  parle  le 
mieux  dans  une  affaire,  lorsque  dans  une  discussion  l'oc- 
casion s'en  présente:  eeus  qui2  ont  pris  l'habitude  de 
composer,  d'écrire  par  avance  ce  qu'ils  ont  à  dire;  ou  ceux 
qui,  se  contentant  de  réfléchir  à  la  question,  pour  la  com- 
prendre le  mieux  possible,  se  sont  accoutumés  à  parler  ex 
tempore.  Si  l'on  en  juge  d'après  cela,  on  sera  peu  porté  à 
croire  que  l'habitude  des  discours  étudiés  et  des  composi- 
tions d'apparat  soit  le  vrai  moyen  de  préparer  un  gentle- 
man au  langage  des  affaires. 

175.  Mais  peut-être  on  nous  dira  que  la  dissertation  a 
pour  but  de  perfectionner  et  de  faire  avancer  les  enfants 
dans  la  connaissance  de  la  langue  latine.  C'est  là,  il  est 
vrai,  leur  principale  étude  au  collège,  mais  la  composition 
des  dissertations  n'y  sert  de  rien.  Cet  exercice,  en  effet, 
dirige  l'effort  de  leur  esprit  sur  l'invention  des  choses 
qu'il  faut  dire,  non  sur  la  signification  des  mots  qu'il  faut 

1 .  C'est-à-dire  «  en  improvisant.  » 

•l.  Ou  les  évêques,  par  exemple,  dans  la  Chambre  haute,  ou  les 
ducs,  les  comtes,  les  barons,  etc.,  qui  font  souvent  dans  celte  Chambre 
des  discours  plus  éloquenls  et  plus  suivis  que  les  évêques,  tout  accou- 
tumés qu'ils  sont  à  composer  et  à  écrire  des  sermons  qu'ils  récitent  en 
en  chaire  devant  de  nombreuses  assemblées  ».  (Note  de  Cosle) 


276  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

apprendre.  Lorsqu'ils  font  un  dissertation,  ce  sont  les  pen- 
sées, non  la  langue,  qui  les  occupent,  qui  les  forcent  à  se 
battre  les  flancs.  Mais  l'étude  et  l'acquisition  d'une  langue 
est  d'elle-même  chose  assez  difficile,  assez  désagréable, 
pour  qu'on  ne  l'aggrave  pas  encore  par  d'autres  difficultés, 
comme  on  le  fait  dans  la  méthode  ordinaire.  Enfin,  si  la 
composition  des  dissertations  a  pour  effet  d'exciter  les 
facultés  inventives  des  jeunes  gens,  c'est  en  anglais  qu'il 
faut  les  leur  faire  écrire,  dans  la  langue  dont  ils  usent  avec 
facilité  et  où  ils  commandent  aux  mots1.  Ils  verront  bien 
mieux  de  quelles  pensées  ils  disposent,  quand  ils  les 
exprimeront  dans  leur  langue  maternelle,  et,  s'il  s'agit 
d'apprendre  le  latin,  laissez-leur  suivre  pour  cela  la  mé- 
thode la  plus  commode,  sans  fatiguer  et  rebuter  leur  esprit 
par  des  exercices  aussi  laborieux  que  celui  d'écrire  des 
dissertations  en  cette  langue. 


LES    VERS. 

174.  S'il  y  a  de  bonnes  raisons  à  donner  contre  l'usage 
établi  dans  les  collèges  de  faire  composer  des  dissertations 
latines  aux  enfants,  il  y  en  a  de  plus  nombreuses  encore  et 
de  plus  fortes  à  faire  valoir  contre  les  vers  latins,  et  même 
contre  les  vers  de  toute  sorte2.  En  effet  si  l'enfant  n'a  pas 

1.  Les  maîtres  de  Port-Royal  disaient  de  même:  «  Avant  de  faire 
écrire  les  élèves  en  latin,  on  pourra  exercer  les  enfants  à  écrire  en 
français,  en  leur  donnant  à  composer  de  petits  dialogues,  de  petites 
narrations  ou  histoires,  de  petites  lettres,  et  en  leur  laissant  choisir 
les  sujets  dans  les  souvenirs  de  leurs  lectures.  » 

2.  Locke  n'est  pas  le  seul  pédagogue  du  dix-septième  siècle  qui  ait 
condamné  les  vers  latins  comme  exercice  scolaire.  Le  P.  Lamy,  de 
l'Oratoire,  se  plaint,  dans  ses  Entretiens  sur  les  sciences,  du  temps  que 
l'on  perd  à  ce  travail  le  plus  souvent  stérile.  Les  jansénistes  avant  lui 
avaient  formulé  les  mêmes  critiques.  «  C'est  ordinairement  un  temps 
perdu,  dit  judicieusement  Arnauld,  que  de  donner  des  vers  à  composer. 
De  soixante-dix  ou  quatre-vingts  écoliers,  il  y  en  peut  avoir  deux  ou 
trois  de  qui  on  arrache  quelque  chose,  le  reste  se  morfond  et  se  tour- 
mente pour  ne  rien  faire  qui  vaiUe.  » 


LES  VERS.  277 

le  génie  de  la  poésie,  c'est  la  chose  la  plus  déraisonnable 
du  monde  que  de  le  tourmenter  et  de  lui  faire  perdre  son 
temps  en  lui  imposant  un  travail  où  il  ne  saurait  réussir;  et 
s'il  a  quelque  talent  poétique,  je  trouve  étrange  que  son 
père  désire  ou  même  supporte  qu'il  cultive  et  développe  ce 
talent  '.  Il  me  semble  que  les  parents  devraient  au  contraire 
avoir  à  cœur  d'étouffer  et  de  réprimer  cette  disposition 
poétique  autant  qu'ils  le  pourront  ;  et  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi un  père  désirerait  faire  de  son  fils  un  poète,  si  du 
moins  ilne  veut  pas  lui  inspirer ledégoût  des  occupations  et 
des  affaires  de  la  vie.  Mais  ce  n'est  pas  là  le  plus  grand  mal  ; 
en  effet  le  si  jeune  homme  devient  un  rimeur  heureux,  et 
s'il  réussit  à  acquérir  la  réputation  de  bel  esprit,  je  de- 
mande que  l'on  considère,  dans  quelle  société,  dans  quels 
lieux,  il  est  probable  qu'il  ira  perdre  son  temps,  et  aussi 
son  argent;  car  il  s'est  vu  bien  rarement  qu'on  découvrit 
des  mines  dor  et  d'argent  sur  le  mont  Parnasse2.  L'air  y  est 
agréable,  mais  le  sol  en  est  infertile  ;  et  il  y  a  très  peu 
d'exemples  de  gens  qui  aient  accru  leur  patrimoine  avec 
ce  qu'ils  ont  pu  y  moissonner.  La  poésie  et  le  jeu,  qui  vont 
habituellement  ensemble,  ont  aussi  cette  ressemblance 
qu'ils  neprofitent  en  général  qu'à  ceux  qui  n'ont  pas  autre 
chose  pour  vivre5.  Quant  aux  personnes  riches,  elles  y  per- 
dent toujours,  et  tout  est  bien  s'il  ne  leur  en  coûte  pas  plus 
que  la  perte  de  toute  leur  fortune  ou  de  la  plus  grande 

1.  Locke  attaquo  la  poésie  en  général,  et  il  a  tort  de  condamner  le 
talent  poétique.  Mais  il  a  raison  de  dire  que  le  but  de  l'éducation  n'est 
pas  de  faire  des  poètes.  Au  collège  on  doit  se  préoccuper  de  l'instruc- 
tion générale,  propre  à  tous,  non  des  études  qui  ne  conviennnent  qu'à 
quelques  esprits  particulièrement  doués. 

2.  Conférez  lîoileau  {Art  Poétique,  IV,  174)  : 

Si  l'or  a  pour  vous  seul  d'invincibles  appas, 
Fuyez  ces  lieux  charmants  qu'arrose  le  Permesse 
Ce  n'est  point  sur  ses  bords  qu'habite  la  richesse. 

5.  On  voit  jusqu'où  Locke  pousse  l'exagération,  jusqu'à  mettre  sur 
le  même  rang  le  poète  et  le  joueur.  Il  est  difficile  d'être  plus  injuste. 
Locke  a  l'esprit  prosaïque. 


278  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

partie.  Si  donc  vous  ne  voulez  pas  que  voire  fils  devienne 
pour  toules  les  joyeuses  compagnies  un  homme  indispen- 
sable, sans  lequel  les  débauchés  ne  sauraient  aller  au  ca- 
baret ni  passer  agréablement  l'après-midi  ;  si  vous  ne  vou- 
lez pas  qu'il  emploie  son  temps  et  sa  fortune  à  divertir  les 
autres  et  à  dédaigner  le  patrimoine  rustique  que  lui  ont 
légué  ses  ancêtres,  je  ne  pense  pas  que  vous  deviez  tenir 
beaucoup  à  ce  qu'il  soit  un  poète  ou  à  ce  que  son  profes- 
seur l'exerce  à  rimer1.  Mais  enfin  s'il  se  trouve  quelqu'un 
qui  considère  la  poésie  comme  une  qualité  désirable  pour 
son  fils,  parce  que  cette  étude  excitera  son  imagination  et 
ses  talents,  il  reconnaîtra  du  moins  qu'il  vaut  mieux  pour 
cela  lire  les  bons  poètes  grecs  et  latins  que  faire  de  mau- 
vais vers  de  lui-même  dans  une  langue  qui  n'est  pas  la 
sienne-.  Et  celui  qui  prétend  exceller  dans  la  poésie  anglaise 
n'ira  pas  s'imaginer  que  le  meilleur  moyen  d'y  réussir, 
c'est  de  faire  ses  premiers  essais  en  vers  latins3. 


1.  Il  va  vraiment  quelque  naïveté  dans  ce  passage.  Que  de  catas- 
trophes, que  de  ruines,  morales  ou  matérielles,  attribuées  par  Locke  à 
la  poésie?  Peut-être  le  manque  de  tenue  de  certains  poètes  anglais  du 
dix-septième  siècle  et  notamment  du  plus  grand  d'entre  eux,  de 
Skakespeare,  leur  vie  un  peu  décousue,  leurs  mœurs  presque  équi- 
voques, tout  cela  a  influencé  la  pensée  de  Locke,  et  l'a  disposé  à  croire 
que  poésie  et  mauvaises  mœurs  allaient  toujours  de  pair. 

2.  Locke  aurait  dû  insister  sur  l'utilité  de  la  lecture  des  poésies.  Rien 
ne  convient  mieux  à  l'enfant  que  la  poésie.  Quant  à  la  composition  des 
vers  en  langues  étrangères,  Locke  n'a  pas  réussi  à  en  dégoûter  ses 
compatriotes.  Aujourd'hui  encore  dans  les  collèges  anglais  une  part 
considérable  du  temps  des  élèves  est  consacrée  à  la  composition  des 
vers  latins  et  même  des  vers  grecs. 

5.  Locke,  en  critiquant  les  vers  latins,  s'en  prenait  à  un  exercice  qu'il 
avait  lui-même  pratiqué  avec  succès  et  qui  lui  avait  pris  beaucoup  de 
temps  dans  sa  jeunesse.  A  vingt-deux  ans  il  composait  une  pièce  de 
vers  latins  en  l'honneur  de  Cromwell. 


FAUT-IL  APPRENDRE  PAR  CŒUR?  279 


FAUT  IL  APPRENDRE  PAR  CŒUR? 

175.  Il  y  a  un  autre  usage  habituellement  suivi  dans  les 
écoles  de  grammaire,  et  dont  je  ne  vois  pas  l'utilité,  à  moins 
qu'on  ne  prétende  par  là  aider  les  enfants  dans  l'étude  les 
langues,  étude  qu'il  faut,  selon  moi,  rendre  aussi  facile, 
aussi  agréable  que  possible,  en  écartant  soigneusement  tout 
ce  qui  la  rendrait  pénible.  Je  veux  parler  et  je  me  plains 
de  l'obligation  qu'on  impose  aux  élèves  d'apprendre  par 
coeur  de  grands  morceaux  des  auteurs  qu'ils  étudient1.  Je 
n'y  vois  absolument  aucun  avantage,  surtout  au  point  de 
vue  de  l'étude  qui  les  occupe.  On  n'apprend  leslangues  que 
par  la  lecture  et  par  la  conversation,  et  non  avec  des  bri- 
bes d'auteurs  dont  on  aura  chargé  sa  mémoire.  Lorsque  la 
tète  d'un  homme  en  est  farcie,  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour 
faire  un  pédant,  et  c'est  le  meilleur  moyen  de  le  devenir  en 
effet  :  or  il  n'y  a  rien  qui  convienne  moins  à  un  gentleman. 
Que  peut-il  y  avoir  en  effet  de  plus  ridicule  que  de  coudre 
les  riches  pensées,  les  élégantes  paroles  des  bons  auteurs 
avec  la  pauvre  étoffe  dont  nous  disposons  nous-mêmes? 
Cela  ne  fait  que  mieux  ressortir  notre  indigence;  cela  n'a 
aucune  grâce  ;  enfin  celui  qui  parle  ainsi  n'en  tire  pas  plus 
d'honneur  que  s'il  voulait  embellir  un  méchant  habit  usé 
en  le  rapiéçant  avec  de  larges  morceaux  d'écarlate 
et  de  brocart.  Sans  doute,  lorsqu'on  rencontre  chez 
un  auteur  un  passage  dont  les  pensées  méritent  qu'on  se 
le  rappelle,  et  dont  l'expression  est  exacte  et  parfaite  —  et  il 

i.  Locke  aborde  ici  la  grande  question  des  exercices  de  mémoire  et 
des  récitations  par  cœur.  Sans  doute  on  en  abuse,  et  chacun  de  nous 
se  rappelle  avec  ennui  quelle  torture  lui  imposaient  au  collège  les 
longues  et  interminables  leçons  qui  occupaient  une  bonne  partie  des 
heures  d'étude.  Mais  Locke  se  laisse  entraîner  par  réaction  à  un  excès 
contraire;  il  s'en  faut  de  peu  qu'il  ne  proscrive  absolument  tout  exer- 
cice de  mémoire. 


280  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'EDUCATION. 

y  a  beaucoup  de  passages  de  ce  genre  chez  les  écrivains  de 
l'antiquité  —  ce  ne  sera  pas  un  mal  de  le  loger  dans  le  sou- 
venir des  écoliers, et  d'exercer  de  temps  en  temps  leur  mé- 
moire avec  ces  fragments  admirables  des  grands  maîtres 
dans  l'art  d'écrire.  Mais  leur  faire  apprendre  leurs  leçons 
par  cœur,  sans  choix,  au  hasard,  au  fur  et  à  mesure  qu'el- 
les se  présentent  dans  leurs  livres,  je  ne  sais  à  quoi  cela 
leur  sert,  sinon  à  leur  faire  perdre  leur  temps  et  leur» 
peine,  et  à  leur  inspirer  aversion  et  dégoût  pour  des  li- 
vres où  ils  ne  trouvent  que  sujets  d'ennui. 

176.  Je  sais  bien  qu'on  prétend  qu'il  faut  obliger  les 
enfants  à  apprendre  des  leçons  par  cœur,  afin  d'exercer  et 
de  développer  leur  mémoire;  mais  je  voudrais  que  cela  fût 
dit  avec  autant  d'autorité  et  de  raison  qu'on  met  d'assurance 
à  l'affirmer,  et  que  cette  pratique  fût  justifiée  par  des  ob- 
servations exactes  plutôt  que  par  un  vieil  usage.  Il  est  évi- 
dent en  effet  que  la  force  de  la  mémoire  est  due  à  une  cons- 
titution heureuse  et  non  à  des  progrès  obtenus  par  l'habi- 
tude et  l'exercice1.  Il  est  vrai  que  l'esprit  est  apte  à  retenir 
les  choses  auxquelles  il  applique  son  attention,  et  que, 
pour  ne  pas  les  laisser  échapper,  il  doit  les  imprimer  souvent 
à  nouveau  dans  son  souvenir  par  de  fréquentes  réflexions  ; 
mais  c'est  toujours  à  proportion  de  la  force  naturelle  de 
sa  mémoire.  Une  empreinte  ne  persiste  pas  aussi  long- 
temps sur  la  cire  et  sur  le  plomb  que  sur  le  cuivre  ou  sur 
l'acier.  Sans  doute  une  impression  durera  plus  longtemps 
que  tout  autre,  si  elle  est  fréquemment  renouvelée,  mais 
chaque  nouvel  acte  de  réflexion  qui  se  porte  sur  cette  im- 
pression est  lui-même  une  nouvelle  impression,  et  c'est  le 

4.  Locke  se  trompe  et  obéit  ici  à  des  préjugés  sensualistes.  Pour 
lui,  l'esprit  n'est  qu'une  table  rase  :  il  ne  possède  ni  facultés  innées  ni 
facultés  acquises.  L'esprit  n'est  qu'une  succession  d'impressions.  La 
mémoire,  par  conséquent,  ne  peut  pas  être  considérée  comme  une 
faculté  indépendante;  elle  n'est  rien  en  dehors  des  souvenirs  parti- 
culiers qui  se  gravent  successivement  dans  l'esprit.  On  se  rappelle  ce 
qu'on  a  appris  par  cœur,  mais  on  n'acquiert  point  par  là  plus  de  faci- 
lité à  apprendre  autre  chose.  Toutes  ces  affirmations  sont  fausses. 


faut-il  apprendre  par  cœur?  281 

nombre  do  ces  impressions  qu'il  faut  considérer,  si  l'on 
veut  savoir  combien  de  temps  l'esprit  pourra  la  retenir. 
Mais  en  faisant  apprendre  par  cœur  des  pages  de  latin,  on 
ne  dispose  pas  plus  la  mémoire  à  retenir  autre  chose  que, 
en  gravant  une  pensée  sur  une  lame  de  plomb,  on  ne  ren- 
drait ce  métal  plus  capable  de  retenir  solidement  d'autres 
empreintes1.  Si  de  tels  exercices  avaient  pour  effet  de 
donner  à  la  mémoire  plus  de  force  et  d'accroître  le  talent, 
les  comédiens  devraient  être  de  tous  les  hommes  les  mieux 
doués  sous  le  rapport  de  la  mémoire,  ceux  dont  la  société 
serait  le  plus  désirable.  Mais  consultez  l'expérience,  et 
vous  verrez  si  les  morceaux  que  les  acteurs  se  mettent 
dans  la  tête  les  rendent  plus  capables  de  se  rappeler  les 
autres  choses,  et  si  leur  talent  grandit  en  proportion  du 
mal  qu'ils  se  donnent  pour  apprendre  par  cœur  les  dis- 
cours d'autrui*.  La  mémoire  est  si  nécessaire  dans  toutes 
les  actions  de  la  vie  et  dans  toutes  les  conditions,  il  y  a  si 
peu  de  choses  qui  puissent  se  passer  d'elle,  qu'il  n'y  au- 
rait pas  à  redouter  qu'elle  s'affaiblît,  qu'elle  s'émoussât, 
faute  d'exercice,  si  l'exercice  était  véritablement  la  condi- 
tion de  sa  force.  Mais  je  crains  fort  que  l'exercice  en  gé- 
néral, que  l'effort,  ne  soient  de  peu  de  secours  pour  dé- 
velopper cette  faculté  de  l'esprit  ;  en  tout  cas  ce  ne  sont 
pas  les  exercices  qu'on  pratique  à  cette  intention  dans  les 
collèges.  Si  Xerxés  pouvait  désigner  par  leurs  noms  tous 
les  simples  soldats  de  son  armée,   qui  ne  comptait  pas 


1.  C'est  une  erreur  manifeste.  En  faisant  apprendre  par  cœur  des 
morceaux  d'ailleurs  bien  choisis  et  que  l'élève  comprend  bien,  on 
développe  toutes  les  facultés  qui  assurent  l'exercice  de  la  mémoire; 
l'attention,  l'association  des  idées,  la  conscience  nette  et  claire,  l'asso- 
ciation de  l'idée  el  du  mot,  etc.  ;  on  développe  la  mémoire  elle-même 
qui  est  la  résultante  de  ces  diverses  facultés. 

2.  Locke  confond  ici  deux  questions  :  le  progrès  de  l'esprit  et  le 
développement  de  la  mémoire.  La  mémoire  peut  être  devenue  plus 
forte,  plus  riche,  sans  que  le  talent  grandisse  en  proportion.  Quant 
aux  acteurs  eux-mêmes,  il  y  en  a  qui  ne  méritent  pas  le  dédain  que 
leur  témoigne  Locke  et  qui  sont  des  hommes  vraiment  distingués. 


282  QUELQUES  PENSÉES  SUR  I/ÉDUCATÏON. 

moins  de  cent  mille  hommes  l.  je  pense  qu'on  m'accordera 
qu'il  ne  tenait  pas  cette  merveilleuse  faculté  de  l'habitude 
d'apprendre  des  leçons  par  cœur  quand  il  était  enfant*.  Je 
suppose  qu'on  n'a  guère  recours  dans  l'éducation  des 
princes5  à  cotte  méthode,  qui  prétend  exercer  et  déve- 
lopper la  mémoire  par  la  fastidieuse  répétition  de  ce  qu'on 
a  lu  dans  un  livre,  sans  le  secours  du  livre  ;  et  cependant 
si  elle  avait  les  avantages  qu'on  lui  attribue,  il  faudrait 
aussi  peu  la  négliger  avec  les  princes  que  dans  les  plus 
humbles  écoles.  Les  princes  en  effet  n'ont  pas  un  moindre 
besoin  d'une  bonne  mémoire  que  les  autres  hommes,  et 
ils  sont  en  général  aussi  bien  partagés  que  personne  sous  le 
rapport  de  cette  faculté,  bien  que  l'on  n'ait  jamais  pris  soin 
de  la  perfectionner  chez  eux  de  cette  manière4.  Les  choses 
auxquelles  notre  esprit  applique  son  attention,  et  qui 
excitent  son  intérêt,  sont  celles  dont  il  se  souvient  le  mieux, 
par  la  raison  que  j'ai  déjà  dite.  Si  vous  joignez  à  cela 
l'ordre  et  la  méthode,  vous  aurez  fait,  je  crois,  tout  le  pos- 
sible pour  aider  une  mémoire  faible;  et  quiconque  voudra 
employer  d'autres  moyens,  particulièrement  celui  de  char- 
ger la  mémoire  de  l'élève  d'une  multitude  de  mots  étran- 
gers qu'il  apprend  sans  goût,  reconnaîtra,  je  crois,  qu'il 
en  retirera  à  peine  la  moitié  du  profil  qui  compenserait 
temps  qu'il  a  employé  à  ce  travail. 

t.  Le  fait  est  plus  légendaire  qu'historique,  et  Locke  a  tort  de  s'y 
arrêter. 

2.  Locke  sophistique  un  peu.  Personne  ne  prétend  que  les  mémoires 
merveilleuses  dont  on  cite  quelques  exemples  aient  leur  origine  dans 
des  exercices  de  récitation.  Il  est  évident  que  la  nature  seule  a  pu 
doter  certains  hommes  de  cette  merveilleuse  puissance.  Mais  il  ne 
s'agit  pas  des  mémoires  extraordinaires  ;  il  s'agit  de  la  mémoire  en 
général  qui  chez  tout  homme  a  besoin  d'être  cultivée  et  exercée. 

3.  Locke  est  décidément  en  train  de  mal  raisonner  :  il  est  probable! 
que  les  princes  sont  soumis  à  la  loi  commune  dans  le  développement 
de  leurs  facultés,  et  que  leurs  précepteurs  ont  besoin  d'exercer  leur 
mémoire  tout  autant  que  l'instituteur  celle  des  entants  du  peuple. 

4.  Affirmation  tout  à  fait  arbitraire.  Bossuet,  Fénelon,  n'ont  jamais 
négligé  les  exercices  de  mémoire  avec  leurs  élèves  princiers. 


FAUT-IL  APPRENDRE  PAR  CŒUR?  285 

Je  ne  veux  pourtant  pas  dire  qu'on  ne  doive  pas  exercer 
la  mémoire  des  enfants.  Je  crois  qu'il  faut  occuper  leur 
mémoire,  mais  que  ce  ne  soit  pas  à  apprendre  par  routine 
les  pages  entières  de  leurs  livres.  Une  fois  qu'il  lesontréci- 
tées  <'t  que  leur  tâche  est  finie,  ces  leçons  rentrent  dans 
l'oubli,  et  ils  n'y  pensent  plus1.  On  ne  cultive  ainsi  ni  la  mé- 
moire ni  l'esprit.  Ce  que  les  élèves  doivent  apprendre  par 
cœur  dans  leurs  auteurs,  je  l'ai  déjà  dit.  Ces  solides  et  excel- 
lentes pensées,  une  fois  qu'elles  ont  été  confiées  à  la  garde 
de  leur  mémoire,  il  ne  faut  plus  souffrir  qu'ils  les  oublient  ; 
il  faut  au  contraire  les  engager  souvent  à  les  répéter.  Par 
là,  outre  le  profit  qu'ils  peuvent  retirer  de  ces  maximes  dans 
la  suite  de  leur  vie,  comme  d'autant  de  règles  et  d'obser- 
vations exactes,  ils  s'habitueront  à  réfléchir  souvent,  et 
à  méditer  d'eux-mêmes  tout  ce  qu'ils  peuvent  se  rappeler. 
C'est  là  le  seul  moyen  de  rendre  la  mémoire  prompte 
et  d'en  tirer  parti.  L'habitude  de  réfléchir  souvent  empê- 
chera leur  esprit  de  vaguer  à  la  dérive  et  elle  rappellera 
pour  ainsi  dire  leur  pensée  chez  elle,  en  la  détournant  des 
rêveries  capricieuses  et  inutiles.  Je  crois  par  conséquent 
qu'il  sera  bon  de  leur  donner  tous  les  jours  quelque  chose 
à  apprendre,  mais  quelque  chose  qui  vaille  en  effet  la  peine 
d'être  appris,  et  que  vous  serez  bien  aises  qu'ils  retrouvent 
toujours  dans  leur  mémoire,  lorsque  vous  le  leur  deman- 
derez ou  que  d'eux-mêmes  ils  voudront  le  retrouver.  Vous 
obligerez  ainsi  leur  pensée  à  se  replier  souvent  sur  elle- 
même,  ce  qui  est  la  meilleure  habitude  intellectuelle  qu'on 
puisse  leur  donner. 

177.  Mais  quelle  que  soit  la  personne  à  qui  vous  confiez 
l'éducation  de  l'enfant,  à  l'âge  où  il  a  l'esprit  tendre  et 
flexible,  ce  qui  est  certain,  c'est  que  ce  doit  être  une  per- 

1.  Malgré  les  sages  avis  de  Locke,  on  n'a  pas  renoncé  en  Angleterre 
aux  longues  récitations,  «  A  Winchester  on  a  vu  des  élèves  réciter 
22000  vers  à  l'époque  des  examens.  J'ai  connu  un  enfant,  dit  le  docteur 
vMoberly,  qui  récitait  une  tragédie  de  Sophocle  sans  manquer  un  mot.  s 
[Rapport  de  il.  Demogeot,  etc.,  p.  108;. 


284  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

sonne  aux  yeux  de  laquelle  le  latin  et  les  langues  ne  soient 
que  la  moindre  partie  de  l'éducation  ;  une  personne  qui, 
sachant  combien  la  vertu  et  l'équilibre  du  caractère  sont 
chose  préférable  à  toute  espèce  de  science,  à  toute  con- 
naissance des  langues,  s'attache  surtout  à  former  l'esprit 
de  ses  élèves,  à  leur  inculquer  de  bonnes  dispositions.  En 
effet,  ce  résultat  une  fois  acquis,  tout  le  reste  peut  être 
négligé  ;  tout  le  reste  viendra  en  son  temps.  Et  au  con- 
traire, si  ces  bonnes  dispositions  manquent  ou  ne  sont 
pas  fortement  établies,  de  façon  à  écarter  toute  habitude 
mauvaise  ou  vicieuse,  les  langues,  les  sciences  et  toutes 
les  qualités  d'un  homme  instruit  n'aboutissent  à  faire  de 
lui  qu'un  homme  méchant  et  plus  dangereux1.  Au  fond, 
quelque  bruit  qu'on  ait  fait  autour  de  l'élude  du  latin  et 
de  la  difficulté  qu'il  y  aurait  à  l'apprendre,  il  est  incon- 
testable qu'une  mère  pourrait  l'enseigner  elle-même  à  son 
enfant,  si  seulement  elle  voulait  y  consacrer  deux  ou  trois 
heures  par  jour,  si  elle  lui  faisait  lire  les  Évangiles  en 
latin.  Pour  cela  elle  n'a  qu'à  acheter  un  nouveau  Testa- 
ment latin,  en  priant  quelqu'un  de  marquer  d'un  signe, 
lorsqu'elle  est  longue,  la  pénultième  syllabe,  dans  les 
mots  qui  en  ont  plus  de  deux  (ce  qui  suffira  pour  la  gui- 
der dans  la  prononciation  et  l'accentuation  des  mots)2; 
il  suffira  ensuite  qu'elle  lise  chaque  jour  les  Évangiles  tra- 

1.  On  retrouve  ici  quelque  chose  du  préjugé  contre  l'instruction 
que  M.  II.  Spencer  a  développé  avec  tant  de  vivacité  dans  son  Intro- 
duction à  la  science  sociale.  Ce  sont  d'ailleurs  les  sentiments  ordi- 
naires des  parents  anglais.  «  Dans  l'éducation  anglaise,  dit  M.  Taine,  la 
science  et  la  culture  de  l'esprit  viennent  en  dernière  ligne  :  le  carac- 
tère, le  cœur,  le  cournge,  la  force  et  l'adresse  du  corps  sont  au  pre- 
mier rang.  (Notes  sur  l'Angleterre,  p.  143).  » 

2.  Locke  se  préoccupait,  on  le  voit,  de  la  prononciation  exacte  du 
latin.  Les  Allemands  de  nos  jours  sont  aussi  fort  sévères  sur  ce  point. 
«  Je  mentionnerai,  dit  M.  Bréal,  un  point  qui  appellera  peut-être  le 
sourire  sur  les  lèvres  de  mes  lecteurs,  mais  qui  a  provoqué  chez  moi 
un  sentiment  d'envie  que  je  ne  crains  pas  d'avouer  :  c'est  la  manière 
dont  les  écoliers  allemands  marquaient  dans  leur  prononciation  l'ac- 
cent tonique.  »  (Excursions  pédagogiques,  p.  26.) 


FAliT-IL  APPRENDRE  PAR  CŒUR?  285 

duits  dans  sa  propre  langue  et  qu'elle  essaie  de  les  com- 
prendre en  latin.  Une  fois  qu'elle  sera  en  état  de  les  com- 
prendre, qu'elle  lise  de  la  même  manière  les  fables  d'Esope, 
jusqu'à  ce  qu'elle  puisse  en  venir  à  Eutrope,  à  Justin  ou 
à  d'autres  auteurs  de  ce  genre.  Je  ne  parle,  pas  de  cela 
comme  d'une  fantaisie  que  j'imagine,  j'en  parle  comme 
d'une  méthode  que  je  sais  avoir  été  expérimentée;  et  qui 
a  servi  à  enseigner  le  latin  sans  aucune  peine  à  un  enfant. 

Mais  pour  en  revenir  à  ce  que  je  disais,  la  personne  qui 
se  charge  d'élever  un  jeune  homme,  surtout  un  jeune 
gentleman,  doit  savoir  quelque  chose  de  plus  que  le  latin, 
et  posséder  autre  chose  que  la  connaissance  des  sciences 
libérales  elles-mêmes.  Il  faut  que  ce  soit  une  personne 
d'une  haute  moralité,  de  bon  sens,  de  bonne  humeur,  qui 
sache,  dans  ses  raports  constants  avec  son  disciple,  se  con- 
duire avec  gravité,  avec  aisance,  avec  douceur  aussi.  Mais 
j'ai  parlé  de  tout  cela  ailleurs  et  fort  au  long1. 

178.  En  même  temps  que  l'enfant  apprend  le  français  et 
le  latin,  il  peut  aussi,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  commencer 
l'étude  de  l'arithmétique,  de  la  géographie,  de  la  chrono- 
logie, de  l'histoire  et  de  la  géométrie.  Si  on  lui  enseigne 
en  effet  ces  choses  en  français  ou  en  latin,  dès  qu'il  a 
quelque  intelligence  de  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  lan- 
gues, il  aura  le  bénéfice  d'acquérir  la  connaissance  de  ces 
sciences  et  par-dessus  le  marché  d'apprendre  la  langue 
elle-même  -. 


1.  Voyez  en  effet  Section  IX.  Locke  s'aperçoit  lui-même  qu'il  se 
répète. 

2.  Erreur  pédagogique.  Il  est  imprudent  de  vouloir  apprendre  à  l'en- 
fant plusieurs  choses  à  la  fois,  et  surtout  de  lui  enseigner  une  science 
qu'il  ignore  absolument  dans  une  langue  étrangère  qu'il  ignore 
Presque. 


286  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 


LA  GEOGRAPHIE. 

C'est  par  la  géographie  qu'il  conviendrait,  je  crois,  de 
commencer  :  en  effet,  l'étude  de  la  configuration  du  globe, 
la  situation  et  les  limites  des  quatre  parties  du  monde, 
celles  des  différents  royaumes  et  des  contrées  de  l'univers, 
tout  cela  n'est  qu'un  exercice  de  la  mémoire  et  des  yeux; 
et  un  enfant  par  conséquent  est  apte  à  apprendre  avec 
plaisir  et  à  retenir  ces  connaissances  *.  Cela  est  si  vrai  que, 
en  ce  moment  même,  dans  la  maison  que  j'habite,  je  vis 
avec  un  enfant  à  qui  sa  mère  a  donné  de  si  bonnes  leçons 
de  géographie  qu'il  connaît  les  limites  des  quatre  parties 
du  monde,  qu'il  peut  montrer  sans  hésiter  sur  le  globe 
ou  sur  la  carte  d'Angleterre  le  pays  qu'on  lui  demande  ;  il 
sait  les  noms  de  toutes  les  grandes  rivières,  des  promon- 
toires, des  détroits,  des  baies,  dans  tout  l'univers  ;  il  peut 
déterminer  la  longitude  et  la  latitude  de  chaque  pays,  et 
cependant  il  n'a  pas  encore  dix  ans  2.  Ces  connaissances 
qu'un  enfant  acquiert  par  les  yeux,  et  que  la  routine  fixe 
dans  sa  mémoire,  ne  sont  pas  sans  doute  tout  ce  qu'il  lui 
faut  apprendre  sur  le  globe  terrestre.  Mais  c'est  tout 
de  même  un  premier  pas  de  fait;  c'est  une  excellente  pré- 


1.  Presque  tous  les  pédagogues  modernes  sont  d'accord  pour  mettre 
la  géographie  au  premier  rang  des  études  de  l'enfant.  Mais  c'était  une 
nouveauté  au  temps  de  Locke,  où  l'enfant  pâlissait  d'abord  sur  les  subti- 
lités de  la  grammaire.  Nicole,  dans  le  livre  de  Y  Education  d'un  prince, 
recommandait  déjà  l'étude  de  la  géographie  comme  très  propre  aux 
enfants  «  dont  les  lumières  sont  toujours  très  dépendantes  des  sens.  » 
Kant  est  du  même  avis  :  «  Les  cartes  géographiques,  dit-il,  ont  quelque 
chose  qui  séduit  tous  les  enfants,  même  les  plus  petits.  Lorsqu'ils  sont 
fatigués  de  toute  autre  étude,  ils  apprennent  encore  quelque  chose  au 
moyen  des  cartes.  Et  cela  est  pour  les  enfants  une  excellente  distrac- 
tion où  leur  imagination,  sans  s'égarer,  trouve  à  s'arrêter  sur  certaines 
ligures.  On  pourrait  réellement  les  faire  commencer  par  la  géogra- 
phie. » 

2.  C'est  sans  doute  du  jeune  Franck  Masham  qu'il  s'agit. 


LA  GÉOGRAPHIE.  281 

paration  qui  rendra  les  autres  études  géographiques  beau- 
coup plus  faciles,  lorsque  son  jugement  aura  suffisamment 
mûri  pour  les  aborder  avec,  profit.  En  outre,  il  gagne  ainsi 
du  temps,  et  par  le  plaisir  qu'il  trouve  à  connaître  les 
choses,  il  esl  insensiblement  conduit  à  apprendre  les 
langues. 


L'ARITHMETIQUE  ET  L'ASTRONOMIE. 

17!).  Lorsque  l'enfant  a  fixé  clans  son  souvenir  les  divi- 
sions naturelles  du  globe,  on  peut  commencer  à  lui  ap- 
prendre l'arithmétique1,  l'ar  divisions  naturelles  du  globe 
j'entends  les  diverses  positions  et  la  distribution  des  terres 
et  des  mers,  avec  les  différents  noms  des  contrées  dis- 
tinctes, sans  en  venir  encore  à  ces  lignes  artificielles  et 
imaginaires2,  qu'on  a  inventées  et  supposées  uniquement 
pour  faciliter  et  assurer  les  progrès  de  la  géographie. 

180.  De  toutes  les  sciences  de  raisonnement  abstrait 
l'arithmétique  est  la  plus  facile  :  elle  doit  donc  être  étudiée 
la  première.  L'esprit  en  général  supporte  aisément  celte 
étude,  ou  n'a  pas  de  peine  à  s'y  habituer.  L'arithmétique 
est  d'ailleurs  d'une  utilité  si  générale  dans  toutes  les 
affaires  de  la  vie,  qu'il  n'est  pour  ainsi  dire  rien  qu'on 
puisse  faire  sans  elle5.  Aussi  est-il  certain   qu'un  homme 

1.  Il  est  permis  de  s'étonner  que  Locke,  infidèle  a  son  principe  qui 
est  de  s'adresser  d'abord  aux  yeux  et  à  la  mémoire,  place  immédiate- 
ment après  la  géographie  l'étude  de  l'arithmétique,  c'est-à-dire  d'une 
science  abstraite.  C'est  l'histoire  qu'on  s'attendait  à  voir  figurer  à  cette 
place,  et  avec  l'histoire  les  sciences  naturelles.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille 
beaucoup  retarder  l'élude  de  l'arithmétique.  Sans  compter  qu'il  y  a 
moyen  d'en  rendre  les  premières  notions  sensibles  aux  yeux,  il  y  a  dans 
les  opérations  numériques  quelque  chose  de  mécanique  qui  attire  et 
séduit  L'enfant. 

2  Les  cercles  parallèles,  b-s  méridiens,  etc.,  dont  il  va  être  question 
quelques  lignes  plus  loin. 

3.  C'est  toujours  le  point  de  vue  utilitaire  qui  domine  l'esprit  de 
Locke.  Il  faut  étudier  l'arithmétique,  parce  qu'on  en  a  besoin  à  chaque 
instant  dans  les  affaires  de  la  vie.  Locke  ne  considère  pas  l'influence 

' 


288  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

ne  saurait  trop  l'étudier  ni  la  savoir  trop  bien.  Il  faut  donc 
exercer  l'enfant  à  compter,  aussitôt  et  autant  qu'il  en  est 
capable,  et  l'y  appliquer  un  peu  chaque  jour  jusqu'à  ce 
qu'il  soit  passé  maître  dans  l'art  des  nombres.  Lorsque 
l'enfant  sait  additionner  et  soustraire,  il  peut  alors  avancer 
plus  loin  dans  l'étude  de  la  géographie  ;  il  peut,  quand  il 
connaît  les  pôles,  les  zones,  les  cercles  parallèles  et  les 
méridiens,  étudier  la  longitude  et  la  latitude,  se  rendre 
compte  par  là  de  l'usage  des  cartes,  et,  par  les  nombres 
placés  sur  leurs  côtés,  distinguer  la  position  relative  des 
diverses  contrées,  en  même  temps  qu'apprendre  à  la  re- 
trouver sur  les  globes  terrestres.  Lorsque  ce  travail  lui 
sera  devenu  familier,  il  sera  temps  de  lui  montrer  le  globe 
céleste,  et  alors  on  lui  fera  repasser  tous  les  cercles,  en 
appelant  particulièrement  son  attention  sur  l'écliptique  '  ou 
le  zodiaque 2,  afin  que  son  esprit  se  les  représente  claire- 
ment et  distinctement  ;  on  lui  enseignera  la  figure  et  la 
situation  des  différentes  constellations,  en  les  lui  montrant 
d'abord  sur  le  globe,  ensuite  dans  le  ciel5. 

Cela  fait,  lorsque  l'enfant  connaîtra  assez  bien  les  cons- 
tellations de  notre  hémisphère,  il  sera  à  propos  de  lui 
donner  quelque  idée  de  notre  monde  planétaire.  Pour 
cela  on  ne  fera  pas  mal  de  lui  présenter  une  esquisse  du 
système  de  Copernic  \  et  alors  de  lui  expliquer  les  positions 

heureuse  que  cette  étude  peut  exercer  sur  l'esprit  pour  développer  et 
fortifier  les  facultés  d'abstraction,  d'attention,  etc. 

4.  L'écliptiqne,  grand  cercle  de  la  sphère  céleste  que  le  soleil  parait 
parcourir,  et  que  la  terre  parcourt  réellement  en  une  année. 

2.  Le  zodiaque,  zone  ou  bande  imaginée  dans  le  ciel,  et  dont  l'éclip- 
tique occupe  le  milieu. 

5.  Ne  serait-il  pas  plus  logique  de  suivre  l'ordre  inverse  et  de  com- 
mencer par  le  ciel?  Gargantua  et  son  maître  aussitôt  levés  «  conside- 
roient  Testât  du  ciel,  si  tel  estoit  comme  l'avoisent  noté  au  soir  précé- 
dent; en  quels  signes  entroit  le  soleil,  aussi  la  lune,  pour  icelle 
journée.  »  (Rabelais,  I,  xxm.) 

4.  Copernic,  célèbre  astronome  polonais  (1475-1545).  Son  système, 
universellement  adopté  aujourd'hui,  rencontra  au  seizième  et  même  au 
dix-seplième  siècle  une  opposition  très  vive.  C'est  lui  qui,  le  premier, 


h 


L'ARITHMÉTIQUE  ET  L'ASTRONOMIE.  289 

des  planètes,  la  distance  qui  sépare  chacune  d'elles  du  so- 
leil, le  centre  de  leurs  révolutions.  Ainsi  on  le  préparera, 
de  la  façon  la  plus  naturelle  et  la  plus  facile,  à  comprendre 
le  mouvement  et  la  théorie  des  planètes.  En  effet,  puisque 
'  les  astronomes  ne  doutent  plus  du  mouvement  des  planètes 
autour  du  soleil,  il  est  bon  qu'il  suive  cette  hypothèse  qui 
n'est  pas  seulement  la  plus  simple,  celle  qui  embarrasse 
le  moins  les  écoliers,  mais  qui  est  aussi  la  plus  probable- 
ment vraie  '.  Mais  ici,  comme  dans  toutes  les  autres  par- 
ties de  l'instruction,  il  faut  avoir  grand  soin  de  commen- 
cer par  les  notions  les  plus  simples  et  les  plus  claires,  de 
n'enseigner  que  le  moins  possible  de  choses  à  la  fois,  et  de 
bien  fixer  chaque  connaissance  dans  la  tête  de  l'enfant, 
avant  de  passer  à  ce  qui  suit  ou  d'aborder  un  point  nou- 
veau de  la  même  étude.  Présentez -lui  d'abord  une  simple 
notion,  et,  avant  d'aller  plus  loin,  assurez-vous  qu'il  l'a 
prise  dans  le  bon  sens,  qu'il  l'entend  parfaitement;  alors 
vous  pourrez  lui  proposer  une  autre  idée  simple,  immédia- 
tement liée  à  la  précédente,  et  qui  tende  au  même  but  ; 
et  ainsi,  grâce  à  ces  progrés  insensibles  et  graduels,  vous 
verrez  son  esprit,  sans  trouble  ni  confusion,  s'ouvrir  à  la 
science,  et  s'étendre  plus  loin  que  vous  n'auriez  cru.  D'ail- 
leurs quand  un  enfant  a  appris  quelque  chose,  il  y  a  un 
excellent  moyen  d'en  fixer  le  souvenir  dans  sa  mémoire  et 
de  l'encourager  à  aller  plus  loin,  c'est  de  l'engager  à 
l'enseigner  lui-même  à  d'autres  enfants-. 

eut  nettement  l'idée  que  le  soleil  était  immobile  et  occupait  le  centre 
de  notre  univers,  tandis  que  la  terre  et  les  autres  planètes  tournent 
autour  de"  lui. 

1.  Ne  nous  étonnons  pas  que  Locke  n'ose  affirmer  avec  certitude. 
Descartes,  quoique  rallié  à  l'opinion  de  Copernic  et  de  Galilée,  ne  prit 

amais  sur  lui  de  se  prononcer  publiquement  sur  ce  sujet. 

2.  Rien  n'intéresse  plus  l'entant,  en  effet,  rien  ne  fixe  mieux  ses  idées 
que  cette  espèce  d'enseignement  mutuel. 


290  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

LA  GÉOMÉTRIE. 

181.  Une  fois  que  l'enfant  s'est  familiarisé  avec  l'étude 
des  sphères,  comme  nous  venons  de  le  voir,  il  est  en  état 
d'apprendre  quelque  peu  de  géométrie  ;  et  ici  je  crois 
qu'il  suffira  de  lui  enseigner  les  six  premiers  livres 
d'Euclide l.  Je  ne  sais  en  effet  si  ce  n'est  pas  là  tout  ce  qui 
est  nécessaire  ou  utile  pour  un  homme  d'affaires.  D'ail- 
leurs, dans  le  cas  où  un  enfant  aurait  le  génie  et  le  goût 
de  cette  science,  après  être  allé  jusque-là  sous  la  conduite 
de  son  précepteur,  il  lui  sera  loisible  d'aller  plus  loin  de 
lui-même  sans  le  secours  d'aucun  maître. 

Il  faut  donc  que  l'enfant  étudie  les  sphères  et  qu'il  les 
étudie  avec  soin  ;  et  je  crois  qu'il  peut  le  faire  de  bonne 
heure,  pourvu  que  le  précepteur  ait  soin  de  distinguer  ce 
que  l'enfant  est  on  n'est  pas  capable  de  comprendre.  Sur  ce 
point,  voici  une  règle  qui  peut  suffire  à  nous  guider  :  les 
entants  sont  capables  d'apprendre  tout  ce  qui  tombe  sous 
les  sens,  particulièrement  sous  le  sens  de  la  vue,  tant  que 
leur  mémoire  est  seule  à  être  exercée2.  C'est  ainsi  qu'un 
enfant,  même  très  jeune,  peut  apprendre  sur  la  sphère  ce 
que  c'est  que  l'équateur,  le  méridien,  etc.;  ce  qu'on  ap- 
pelle l'Europe,  l'Angleterre,  aussitôt  qu'il  connaît  les  di- 
vers appartements  de  la  maison  qu'il  habite,  à  cette  con- 
dition qu'on  ne  lui  enseigne  pas  trop  de  choses  à  la  fois, 
et  qu'on  ne  l'engage  pas  dans  l'étude  d'un  nouvel  objet, 
avant  qu'il  n'ait  parfaitement  appris  et  gravé  dans  sa  mé- 
moire celui  qu'on  lui  a  précédemment  mis  sous  les  yeux. 

LA  CHRONOLOGIE. 

182.  La  chronologie  et  la  géographie  doivent  marcher 

\.  Euclide,  géomètre  d'Alexandrie,  vivait  vers  500  avant  Jésus-Cluist. 
2.  C'est  sur  ce  principe  que  reposent  la  méthode  intuitive  et  les 
leçons  de  choses. 


LA  CHRONOLOGIE.  291 

de  pair,  et,  pour  ainsi  dire,  la  main  dans  la  main  :  j'en- 
tends la  partie  générale  de  la  chronologie,  afin  que  l'en- 
fant ait  dans  l'esprit  une  idée  du  cours  universel  des 
siècles  et  des  principales  époques  que  l'on  distingue  dans 
l'histoire.  Sans  la  chronologie  et  la  géographie,  l'histoire, 
qui  est  la  grande  école  de  la  sagesse  et  de  la  science  so- 
ciale, et  qui  doit  être  l'étude  privilégiée  d'un  gentleman 
et  d'un  homme  d'affaires,  l'histoire,  dis-je,  se  fixe  mal  dans 
la  mémoire  et  n'est  que  médiocrement  utile  '  :  elle  n'est 
alors  en  effet  qu'un  amas  de  faits,  confusément  entassés, 
sans  ordre  et  sans  intérêt.  C'est  seulement  par  le  secours 
de  ces  deux  sciences  que  les  actions  des  hommes  se  rat- 
tachent à  leur  date  dans  le  temps,  à  leur  place  dans  le 
monde;  et  dans  ces  conditions,  non  seulement  elles  se 
gravent  plus  facilement  dans  le  souvenir,  mais  c'est  seu- 
lement alors  que,  présentées  dans  l'ordre  naturel  des  faits, 
elles  peuvent  suggérer  ces  observations  qui  rendent  le  lec- 
teur plus  habile  et  meilleur. 

183.  Lorsque  je  parle  de  la  chronologie,  comme  d'une 
science  que  l'enfant  doit  parfaitement  savoir,  je  n'entends 
pas  faire  allusion  aux  controverses  qu'elle  engendre  2.  Les 
disputes  de  ce  genre  sont  sans  fin,  et  en  général  elles  offrent 
si  peu  d'importance  pour  un  gentleman,  qu'elles  ne  méri- 
teraient pas  encore  qu'il  s'en  occupât,  quand  bien  même 
il  serait  possible  d'arriver  à  une  solution.  Qu'on  n'accorde 
donc  aucune  attention  à  tout  ce  fracas  d'érudition,  à  toute 
cette  poussière  soulevée  par  les  discussions  des  chronolo- 
gistes.  Le  livre  le  plus  utile  que  je  connaisse  en  ce  genre 
est  un  petit  traité  de  Strauchius,  publié  dans  le  format 


\.  La  chronologie  et  la  géographie  sont,  en  effet,  comme  on  l'a  répété 
plusieurs  fois,  les  deux  yeux  de  l'histoire.  Mais  quand  il  s'agit  des  pre- 
mières études  historiques,  c'est  une  question  de  savoir  s'il  est  possible 
de  présenter  d'abord  à  l'enfant  les  cadres  nus  de  l'histoire,  c'est-à-dire 
les  tableaux  chronologiques. 

2.  Les  discussions  relatives  à  l'origine  du  monde. 


292  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

in-12,  sous  le  titre  de  Breviarïum  chronologicum1.  On  peut  y 
prendre  tout  ce  qu'il  est  nécessaire  d'enseigner,  en  fait  de 
chronologie,  à  un  jeune  gentleman  :  car  il  n'est  pas  besoin 
d'encombrer  l'esprit  d'un  écolier  de  tous  les  détails  que  ce 
petit  livre  renferme.  L'enfant  y  trouvera  les  époques  les  plus 
remarquables  et  qu'il  est  d'usage  de  distinguer,  ramenées 
à  la  période  Julienne2  ;  et  cette  méthode  est  la  plus  facile, 
la  plus  claire,  la  plus  sûre,  dont  on  puisse  faire  usage  en 
chronologie.  A  ce  traité  de  Strauchius,  on  peut  joindre 
les  Tables  d'Iielvicus,  comme  un  livre  à  consulter  en  toute 
occasion  3. 

L'HISTOIRE. 

184.  S'il  n'y  a  rien  qui  soit  plus  instructif,  il  n'y  a  rien 
d'autre  part  qui  soit  plus  agréable  que  l'histoire.  De  ces 
deux  mérites,  le  premier  est  une  raison  pour  qu'on  en  re- 
commande l'étude  aux  hommes  faits;  le  second  me  donne 
à  penser  que  l'histoire  est  la  science  qui  convient  le  mieux 
à  l'esprit  des  jeunes  enfants4.  Dés  qu'ils  auront  appris 
la  chronologie,  dès  qu'ils  auront  fait  connaissance  avec  les 
époques  historiques  qu'il  est  d'usage  de  distinguer  dans 
cette  partie  civilisée  du  monde,  dès  qu'ils  sauront  enfin 
réduire  ces  époques  à  la  période  Julienne,  mettez-leur  dans 
les  mains  quelque  historien  latin5.  Ce  qui  nous  réglera  dans 

1.  Le  liwe  de  Strauchius  est  aujourd'hui  tombé  dans  l'oubli. 

2.  La  période  Julienne  :  une  période  de  7980  ans,  qui  aurait  com- 
mencé 4715  ans  avant  notre  ère. 

7>.  Helvicus,  né  à  Francfort  eu  1581,  mort  en  1617,  humaniste  et 
professeur,  qui  s'était  rendu  célèbre  dès  l'âge  de  quinze  ans  par  ses 
poésies  grecques.  Il  fut  un  des  professeurs  chargés  d'examiner  les  mé- 
thodes pédagogiques  de  Ratich. 

4.  Pourquoi  donc  alors  Locke  ne  place-t-il  pas  l'histoire  au  premier 
rang 'avec  la  géographie?  Dans  le  programme  qu'il  trace,  l'histoire  ne 
vient  qu'en  troisième  ou  quatrième  lieu,  après  l'arithmétique,  l'as- 
tronomie et  la  géométrie. 

5.  Bien  qu'il  ne  soit  pas  plus  favorable  qu'il  ne  faut  aux  études  la- 
tines, Locke  obéit  encore  au  préjugé  et  à  la  l'outine,  puisqu'il  conseille 


I/HISTOIllE.  2'J3 

le  choix  do  cet  auteur,  ce  sera  la  clarlé  du  style.  En  effet, 
quelle  que  soit  l'époque  que  l'enfant  étudiera  d'abord,  la 
chronologie  le  mettra  à  l|abri  de  toute  confusion,  et,  en- 
gagé à  continuer  sa  lecture  par  l'agrément  du  sujet,  il  se 
familiarisera  peu  à  peu  avec  le  langage,  sans  éprouver  ce 
ennui  et  ces  tortures  qu'on  lui  fait  endurer,  quand  on  lui 
propose  des  livres  de  lecture  qui  dépassent  son  intelli- 
gence: tels  sont,  par  exemple,  les  ouvrages  des  orateurs 
et  des  poètes  latins,  quand  on  s'en  sert  pour  faire  apprendre 
la  langue  latine.  Une  fois  que,  par  des  lectures  suivies,  il 
sera  venu  à  bout  des  auteurs  les  plus  faciles,  tels  que  Justin, 
Eutrope,  Quinte-Curce,  etc.,  ceux  qui  viennent  après  ceux- 
là  ne  lui  donneront  pas  beaucoup  de  mal,  et  ainsi  par  un 
progrès  graduel,  après  avoir  lu  les  historiens  les  plus  clairs 
et  les  plus  faciles,  il  parviendra  à  lire  les  plus  difficiles  et 
les  plus  sublimes  des  écrivains  latins,  tels  que  Cicéron, 
Virgile  et  Horace1. 

LA  MORALE. 

180.  Comme,  dès  le  début  de  ses  études  et  dans  tous  les 
cas  où  la  chose  est  possible,  on  apprend  à  l'enfant  à  con- 
naître la  vertu,  et  cela  par  la  pratique  plutôt  que  par  des 
règles-;    comme   on   lui  enseigne   chaque  jour  à  mettre 

comme  première  lecture  d'histoire, non  un  livre  moderne,  écrit  dans  la 
langue  maternelle  de  l'élève,  mais  un  historien  latin.  Il  n'eu  est  plus 
certainement,  comme  c'était  l'usage  alors,  à  vouloir  que  l'enfant 
apprenne  à  lire  dans  un  texte  latin  auquel  il  ne  comprend  rien,  mais 
c'est  tout  de  même  une  erreur  grave  que  de  faire  commencer  l'étude 
de  l'histoire  par  l'histoire  ancienne,  et  encore  dans  un  texte  latin. 

1.  On  trouvera  un  peu  sec  ce  chapitre  sur  l'histoire.  Locke  vers  la 
fin  oublie  même  son  sujet  et  nomme  un  orateur  et  deux  poètes  latins, 
et  non  des  historiens.  11  ne  parle  pas  de  l'histoire  nationale,  de  l'his- 
toire moderne,  et  de  tous  les  avantages  qu'on  peut  tirer  de  cette  étude. 
L'enseignement  de  l'histoire  n'a  pas  d'ailleurs  dans  les  écoles  anglaises, 
même  aujourd'hui,  la  place  qui  lui  est  due. 

2.  Excellent  principe.  La  morale  doit  être  enseignée  par  l'exemple, 
par  la  pratique,  plutôt  que  par  des  leçons  en  forme  et  par  des  pré- 
ceptes. 


204  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

l'amour  de  la  réputation  au-dessus  de  la  satisfaction  de  ses 
désirs,  je  ne  sais  s'il  sera  utile  qu'on  lui  fasse  lire  sur  la 
morale  aulrechosc que  cequ'il  trouve  danslaBible.ou  qu'on 
lui  mette  entre  les  mains  quelque  traité  de  morale,  jusqu'à 
l'âge  où  il  pourra  lire  les  Devoirs  de  Gicéron,  non  plus 
comme  un  écolier  qui  apprend  le  latin,  mais  comme  quel- 
qu'un qui  veut,  pour  la  conduite  de  sa  vie,  s'instruire  des 
principes  et  des  régies  de  la  vertu  '. 

LA  LOI  CIVILE. 

18G.  Lorsque  l'enfant  aura  suffisamment  étudié  les 
Devoirs  de  Cicéron,  et  qu'on  y  aura  joint  le  livre  de  Puffen- 
dorf :  de  Offîcio  hominis  et  civis 2,  il  sera  peut-être  temps  de 
lui  faire  lire  l'ouvrage  de  Jure  belli  et  pacis  de  Grotius3, 
ou  quelque  chose  qui  peul-élre  vaudra  mieux  encore,  le 
traité  de  Puffendorf,  de  Jure  naturali  et  gentium*.  11  y  ap- 
prendra les  droits  naturels  de  l'homme,  l'origine  et  la  fon- 
dation des  sociétés  et  les  devoirs  qui  en  résultent.  Ces 
questions  générales/  de  droit  civil  et  d'histoire  sont  des 
études  qu'un  gentleman  ne  doit  passe  contenter  d'effleurer  : 
il  faut  qu'il  s'en  occupe  sans  cesse,  il  faut  qu'il  n'ait  ja- 
mais fini  de  les  étudier.  Un  jeune  homme  vertueux  et  bien 
élevé,  qui  est  versé  dans  cette  partie  générale  du  droit 

1.  En  fait,  dans  la  pratique  scolaire,  nous  ne  sommes  guère  allés 
jusqu'ici  au  delà  du  programme  tracé  par  Locke,  puisqu'on  attend  la 
fin  des  études  et  la  classe  de  philosophie,  pour  enseigner  aux  élèves  de 
nos  lycées  les  principes  de  la  morale,  et  leur  faire  lire  les  grands  mo- 
ralistes. 

2.  Puffendorf,  célèbre  publiciste,  né  en  1652,  mort  à  Berlin  en  1694. 
Il  publia,  en  1675,  l'ouvrage  dont  il  est  question  ici  :  Des  devoirs  de 
l'ltonunc  et  du  citoyen. 

5.  Grotius  (1585-1646),  célère  érudit  hollandais.  Son  plus  laineux 
ouvrage  est  précisément  le  traité  dont  parle  ici  Locke,  Du  droit  de 
guerre  et  de  paix  (1624),  qui  fut  traduit  en  français  par  Barbey- 
rac  (1724). 

4.  L'ouvrage  de  Puffendorf,  Du  droit  naturel  et  du  droit  des  gens, 
parut  en  1670.  Il  fut  traduit  dans  toutes  les  langues  de  l'Europe. 


LA  LOI  CIVILE.  295 

civil  (où  il  n'est  question  ni  de  chicanes  ni  de  cas  parti- 
culiers, mais  où  l'on  traite  des  affaires  et  des  rapports  des 
Dations  civilisées,  en  se  fondant  sur  les  principes  de  la 
raison),  qui  en  outre  entend  le  latin  et  sait  l'écrire,  peut 
en  toute  sûreté  courir  le  monde  :  il  trouvera  partout  des 
gens  qui  seront  disposés  à  l'employer  et  qui  sauront  l'es- 
timer. 

LA  LOI. 

187.  Ce  serait  une  hypothèse  étrange  quecclle  d'un  gent- 
leman anglais  qui  ignorerait  les  lois  de  son  pays1.  Dans 
foules  les  conditions,  c'est  une  connaissance  si  nécessaire 
que,  depuis  le  juge  de  paix  jusqu'au  ministre  d'Etat,  je 
ne  vois  pas  quel  homme  pourrait  s'en  passer,  s'il  veut  tenir 
dignement  son  rang.  Je  n'entends  pas  parler  de  la  chicane, 
de  tout  ce  qu'il  y  a  de  captieux  et  de  subtil  dans  la  loi.  Un 
gentleman,  dont  le  devoir  est  de  connaître  les  règles  pré- 
cises  du  bien  et  du  mal,  mais  non  de  rechercher  les 
moyens  d'esquiver  l'obligation  de  faire  le  bien  ou  de  ga- 
rantir sa  sécurité  touten  faisant  le  mal,  un  gentleman,  dis-je, 
doit  dédaigner  l'étude  de  la  chicane  autant  que  s'appli- 
quer diligemment  à  l'étude  de  la  loi,  afin  de  rendre  parla 
des  services  à  son  pays.  A  cet  effet,  je  crois  que  pour  un 
gentleman  la  bonne  méthode  d'étudier  nos  lois,  quand  il 
n'a  pas  à  en  faire  une  étude  spéciale  en  vue  de  sa  profes- 
sion, c'est  de  prendre  une  idée  de  la  constitution  et  du  gou- 
vernement de  l'Angleterre  dans  les  anciens  livres  de  droit 
commun,  et  chez  quelques  écrivains  modernes  qui  après 
eux  ont  dressé  le  tableau  de  ce  gouvernement.  Quand  il 
s'en  sera  fait  une  idée  exacte,  qu'il  lise  alors  l'histoire  de 
son  pays,  en  associant  à  l'étude  de  chaque  roi  celles  des 
lois  faites  sous  son  règne.  Par  là  il  pénétrera  dans  l'esprit  de 

1.  L'hypothèse  n'est,  hélasl  que  trop  vraisemblable,  au  moins  en 
France,  bans  nos  lycées,  la  législation  n'est  enseignée  qu'aux  élèves 
de  l'enseignement  dit  spécial. 


2&6  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

nos  lois;  il  verra  sur  quels  principes  elles  ont  été  établies, 
et  en  comprendra  mieux  l'autorité1. 

LA   RHÉTORIQUE  ET  LA  LOGIQUE. 

188.  La  rhétorique  et  la  logique  étant  des  arts  que  l'an- 
cienne méthode  plaçait  immédiatement  après  la  grammaire2, 
on  s'étonnera  peut-être  que  j'en  aie  si  peu  parlé!  La  raison 
en  est  que  les  jeunes  gens  n'en  tirent  qu'un  mince  profit  ; 
car  j'ai  rarement  vu  ou  plutôt  je  n'ai  jamais  vu  quelqu'un 
qui  eût  appris  à  bien  raisonner  ou  à  parler  avec  élégance, 
en  étudiant  les  règles  qui  prétendent  l'enseigner5.  Aussi  je 
désirerais  que  le  jeune  gentleman  prît  seulement  une  tein- 
ture de  ces  arts,  dans  les  traités  les  plus  courts  qu'on 
puisse  trouver,  sans  s'arrêter  trop  longtemps  à  considérer 
et  à  étudier  ce  vain  formalisme.  Le  bon  raisonnement  se 
fonde  sur  autre  chose  que  sur  la  théorie  des  prédicaments 
ou  des  prédicats4 ,  et  ne  consiste  pas  à  parler  in  modo  et 

1.  Locke  recommande  ici  quelque  chose  d'analogue  à  ce  que  l'on 
appelle  aujourd'hui  l'instruction  civique. 

2.  Avec  la  grammaire,  la  rhétorique  et  la  logique  formaient  ce  qu'au 
moyen  âge  on  appelait  le  trivium,  la  première  partie  des  études;  le 
quadrivium,  qui  lui  succédait,  comprenait  l'arithmétique,  la  musique, 
la  géométrie,  l'astronomie. 

5.  Il  y  a  beaucoup  à  dire  sur  l'utilité  de  la  logique  et  Locke  ne  re- 
connaît pas  suffisamment  les  avantages  de  cette  étude.  Mais  pour  l'ex- 
cuser, il  faut  songer  qu'on  abusait  alors  de  la  logique,  que  la  logique 
de  ce  temps-là  était  purement  déductive  et  se  réduisait  à  la  fastidieuse 
étude  des  règles  du  syllogisme.  Quand  les  modernes  font  l'éloge  de  la 
logique,  ils  ont  affaire  à  une  logique  tout  autrement  complète,  qui 
comprend  l'observation,  l'induction  et  toutes  les  opérations  de  l'esprit, 
à  une  logique  pratique  et  positive  qui  ne  s'oublie  p»s  dans  les  subti- 
lités du  formalisme  syïlogistique.  C'est  de  cette  logique  que  parle,  par 
exemple,  Stuart  Miïl  quand  il  dit  :  «  La  plus  ample  connaissance  des 
sciences  de  raisonnement  et  d'expérience  ne  nous  dispense  pas  d'étu- 
dier les  règles  de  la  logique.  Nous  avons  beau  entendre  toute  notre  vie 
des  raisonnements  corrects,  et  voir  des  expériences  exactes  :  nous 
n'apprendrons  point  par  la  seule  imitation  à  en  faire  autant.  » 

4.  Les  prédicaments  ou  catégories  sont  au  nombre  de  dix,  d'après  la 
théorie  d'Aristote  :  la  substance,  la  qualité,  la  quantité,  la  relation,  la 


LA  l'.HLTOUlnl  i:  ET  LA  LOGIQUE.  207 

in  figura* .  Mais  il  serai!  hors  de  mon  propos  d'insister  sur 
celte  idée.  Pour  en  venir  donc  à  ce  qui  nous  occupe,  je 
vous  conseillerai,  si  vous  voulez  que  votre  fils  raisonne 
bien,  de  lui  faire  lire  Chillingworlh'.  Si  vous  voulez  qu'il 
parle  bien,  familiarisez-le  avec  la  lecture  de  Cicéron  l,  pour 
qu'il  se  fasse  une  idée  vraie  de  l'éloquence,  et  donnez-lui  à 
lire  des  ouvrages  anglais  bien  écrits,  pour  qu'il  y  per- 
fectionne son  style  et  la  pureté  de  son  langage  maternel. 
189.  Puisque  le  profit  et  le  but  d'un  raisonnement  droit, 
c'est  d'avoir  des  idées  droites,  déporter  un  jugement  droit 
sur  les  choses,  de  distinguer  la  vérité  de  l'erreur,  le  bien 
du  mal,  et  d'agir  en  conséquence,  ne  nourrissez  pas  votre 
iils  du  vain  et  artificiel  formalisme  de  la  dialectique  \  Ne 
souffrez  pas  qu'il  s'y  exerce  lui-même,  ni  qu'il  l'admire 
chez  les  autres,  àmoinsque  vous  ne  vouliez  faire  de  lui,  au 
lieu  d'un  homme  de  sens,  un  chicaneur  sans  jugement, 


situation  dans  l'espace,  la  situation  clans  le  temps,  l'attitude,  la  posses- 
sion, l'action,  la  passion.  C'est  un  catalogue,  d'ailleurs  incomplet  el 
inexact,  des  différentes  classes  auxquelles  peuvent  être  rattachés  les 
divers  objets  de  la  connaissance.  «  Cette  division,  dit  Stuart  Hilt,  res- 
semble à  une  classification  des  animaux  qui  distinguerait  les  hommes, 
les  quadrupèdes,  les  chevaux  et  les  poneys.  » 

Les  cinq  prédicats  sont  :  le  genre,  l'espèce,  la  différence,  le  propre 
et  l'accident;  c'est-à-dire  les  cinq  idées  générales  essentielles. 

I.  In  modo  et  in  figura,  «  selon  le  mode  et  la  figure,  »  c'est-à-dire 
selon  les  règles  du  syllogisme.  Locke  critique  ici.  après  Rabelais,  après 
Montaigne,  après  Pascal,  l'erreur  du  moyen  âge,  où  l'on  croyait  avoir 
appris  à  l'enfant  à  raisonner,  parce  qu'on  lui  avait  appris  à  distinguer 
les  modes  et  les  ligures  du  syllogisme. 

'_'.  OnllingTorth,  controversiste  anglais  (1GO2-1044).  Il  exerça  une 
grande  influence  sur  l'esprit  de  Locke.  Son  grand  ouvrage,  la  Hcligiou 
des  protestants,  date  de  1657.  et  c'est,  dit-on,  un  modèle  de  raison- 
nement solide  et  serré. 

3.  En  d'autres  termes,  apprenez-lui  à  bien  raisonner  et  à  bien  écrire, 
par  la  pratique  et  par  l'étude  familière  des  auteurs  qui  savent  rai- 
sonner et  écrire. 

■i.  Conférez  les  passages  analogues  des  Essais  de  Montaigne  (fil,  vin.): 
«  Qui  a  pris  l'entendement  en  la  logique?  Où  sont  ses  belles  pro- 
messes? Yeoid  on  plus  de  barbouillage  au  caquet  des  harengieres 
qu'aux  disputes  publiques  des  dialecticiens?  » 


298  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

entête  dans  ses  discours,  qui  se  fera  un  point  d'honneur  de 
contredire  les  autres,  ou,  ce  qui  serait  encore  pire,  qui 
mettra  tout  en  question  ;  un  de  ces  hommes  enfin  que  pré- 
occupe, non  la  recherche  de  la  verilé,  mais  simplement  le 
plaisir  de  triompher  clans  la  discussion.  Il  n'y  a  rien  qui 
soit  plus  déplacé,  plus  mal  séant  chez  un  gentleman,  ou 
chez  tout  homme  qui  prétend  au  titre  de  créature  raison- 
nable, que  de  ne  pas  vouloir  céder  à  l'évidence  de  la  raison 
et  à  la  force  d'un  argument  clair  et  convaincant.  Y  a-t-il, 
je  le  demande,  quelque  chose  qui  s'accorde  moins  avec  la 
politesse  de  la  société  et  avec  le  but  de  la  discussion,  que 
la  conduite  de  ces  personnes  qui  ne  se  contentent  jamais 
d'une  réponse,  quelque  complète  et  satisfaisante  qu'elle  soit, 
mais  qui  s'entêtent  dans  la  dispute,  aussi  longtemps  que  des 
mots  équivoques  leur  permettent  de  chicaner,  soit  à  l'aide 
d'un  médius  terminus1,  soit  à  la  faveur  d'une  distinction 
frivole,  sans  qu'elles  se  mettent  en  peine  d'être  logiques  ou 
illogiques,  sensées  ou  absurdes,  conséquentes  ou  non  avec 
ce  qui  a  été  dit  précédemment?  C'est  en  effet  le  grand  art  et 
la  souveraine  perfection  d'une  dispute  logique,  que  jamais 
l'opposant  ne  se  contente  d'une  réponse,  que  jamais  le  ré- 
pondant ne  se  rende  à  un  argument.  Ce  que  devient  en  tout 
cela  la  vérité  et  la  science,  aucun  des  deux  adversaires  ne 
s'en  soucie.  Ce  qui  importe  à  chacun  d'eux,  c'est  de  ne  point 
passer  pour  un  pauvre  nigaud  qui  se  laisse  confondre;  c'est 
de  ne  point  subir  l'affron'  de  désavouer  ce  qu'on  a  d'abord 
affirmé  :  car  c'est  en  cela  que  consiste  la  gloire  de  la  dis- 
cussion. Pour  découvrir  la  vérité  et  pour  la  défendre,  c'est 
à  un  examen  sérieux  et  attentif  des  choses  elles-mêmes 
qu'il  faut  recourir,  et  non  à  des  termes  artificiels,  à  de 
vains  procédés  d'argumentation.  Le  formalisme  logique 

1.  Le  moyen  terme  est  celui  qui  dans  un  syllogisme  sert  de  terme  de 
comparaison  avec  les  deux  autres  termes;  de  sorte  que  l'on  peut  équi- 
voquer  et  faire  un  raisonnement  faux  si  le  moyen  terme  étant  un  mot 
à  double  sens,  on  le  compare  pris  dans  un  sens  avec  le  grand  terme  et 
pris  dans  l'autre  sens  avec  le  petit  terme. 


LA  RHÉTORIQUE  ET  LA  LOGIQOE.  299 

conduit  moins  à  la  découverte  de  la  vérité,  qu'à  l'emploi 
subtil  et  sophistique  de  mois  équivoques1  :  or,  c'est  de 
toutes  les  façons  de  parler,  celle  qui  est  la  moins  utile  et 
la  plus  désagréable,  et  il  n'y  a  pas  de  chose  au  monde  qui 
convienne  moins  à  un  gentleman  ou  à  un  ami  de.  la  vérité. 
Sans  doute,  il  n'y  a  guère  de  plus  grand  défaut  pour  un 
gentleman  que  de  ne  pas  savoir  s'exprimer,  soit  par  écrit, 
soit  en  paroles,  .le  demanderai  cependant  à  mon  lecteur 
s'il  ne  connait  pas  un  grand  nombre  de  gens,  assez  riches 
pour  vivre  de  leurs  revenus,  possédant  à  la  fois  et  le  titre  et 
les  qualités  du  gentilhomme  qui  pourtant  ne  sont  pas  capa- 
bles de  raconter  une  histoire  comme  il  faut,  et  encore 
moins  de  parler  dans  un  langage  clair  et  persuasif,  sur  n'im- 
porte quelle  affaire.  Mais  ce  n'est  pas  tant  leur  faute  que 
la  faute  de  leur  éducation  :  car,  sans  y  mettre  de  partia- 
lité, je  dois  rendre  à  mes  compatriotes  cette  justice  que,  à 
quelque  étude  qu'ils  s'appliquent,  ils  ne  s'y  laissent  sur- 
passer par  aucun  de  leurs  voisins.  Mais  on  se  contente  de 
leur  enseigner  les  règles  de  la  rhétorique,  sans  leur  ap- 
prendre à  s'exprimer  avec  élégance,  soit  en  paroles,  soit 
par  écrit,  dans  la  langue  dont  ils  auront  toujours  à  se  ser- 
vir. On  dirait  que  les  noms  des  figures,  qui  embellissent  les 
discours  des  orateurs  passés  maîtres  dans  l'art  de  parler, 
sont  uniquement  ce  qui  constitue  l'art  et  le  talent  de  bien 
parler. Comme  toutes  les  choses  qui  dépendent  de  laprali- 
que,  l'art  de  la  parole  s'enseigne,  non  par  un  petit  ou  un 
grand  nombre  de  règles,  mais  par  l'exercice  et  par  l'appli- 
cation, en  se  conformant  d'ailleurs  à  des  règles  justes,  ou 
plutôt  à  de  bons  modèles,  jusqu'à  ce  que  l'habitude  soit 
prise ,  et  qu'on  ait  acquis  une  certaine  aptitude  à  bien 
l'aire. 

t.  Locke,  comme  Bacon,  dont  il  s'inspire  ici,  comme  Descaries, 
comme  tous  les  réformateurs  de  la  philosophie,  ne  croit  pas  que  le 
syllogisme  conduise  à  la  découverte  de  la  vérité.  Il  a  traité  le  môme 
sujet  avec  pins  de  <!élail  dons  {'Essai  sur  l'entendement  (IV,  xvn). 


:>00  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 


LE  STYLE. 

D'après  cela,  il  ne  sera  peut-être  pas  mauvais  d'engager 
souvent  les  enfants,  aussitôt  qu'ils  en  seront  capables,  à 
raconter  d'eux-mêmes  une  histoire  sur  deschosesqu'ils  con- 
naissent bien.  On  commencera  par  corriger  dans  leurs  ré- 
cits la  faute  la  plus  grave  qu'ils  auront  commise  dans 
l'arrangement  de  leur  sujet.  Quand  on  aura  remédié  à  cette 
faute,  on  passera  à  une  autre;  et  ainsi  de  suite,  de  l'une  à 
l'autre,  jusqu'à  ce  qu'elles  soient  toutes  corrigées,  au 
moins  celles  qui  ont  de  la  gravité1.  Lorsqu'ils  se  tirent  bien 
de  leurs  narrations  orales,  on  peut  alors  leur  demander  des 
narrations  écrites.  Les  Fables  d'Ésope,  le  seul  livre  peut- 
être  qui  convienne  pour  des  enfants 2,  peuvent  fournir  des 
sujets  d'exercice  pour  apprendre  à  écrire  en  anglais,  comme 
aussi  pour  lire  et  pour  traduire,  afin  de  se  familiariser  avec 
la  langue  latine.  Lorsque  les  enfants  en  sont  venus  à  ne  plus 
l'aire  de  faute  contre  la  grammaire,  et  qu'ils  savent  combi- 
ner dans  un  discours  suivi  et  continu  les  différentes  parties 
d'une  histoire,  sans  user  de  ces  transitions  lourdes  et  mala- 
droites qu'ils  ont  coutume  de  multiplier,  vous  pouvez,  si 
vous  désirez  les  perfectionner  plus  complètement  dans  ce 
talent  qui  est  le  premier  degré  de  l'art  de  parler  et  qui 
n'exige  pas  d'invention,  vous  pouvez,  dis-je,  avoir  recours  à 
Cicéron,  et  en  leur  faisant  mettre  en  pratique  les  règles  que 
le  maître  de  l'éloquence  donne  dans  son  premier  ouvrage 
(delnventione,  '£  20)3,  leur  montrer  en  quoi  consistent  l'art 
et  les  grâces  d'une  narration  élégante,  selon  les  sujets   et 


1.  Locke  a  raison  de  penser  qu'il  faut  diviser  et  pour  ainsi  dira 
émietter  les  critiques.  Trop  de  corrections  à  la  fois  embrouillent  l'en- 
fant. 

2.  Locke  ignore  La  Fontaine  ou  ne  l'apprécie  pas. 

.".  Le  traité  de  l'Invention  recommandé  par  Locke  n'a  jamais  clé 
classique  en  France. 


LE  STYLE.  30] 

selon  le  but  qu'on  veul  atteindre.  De  chacune  de  ces  règles 
on  peut  trouver  dos  exemples  appropriés  et  montrer  ainsi 
aux  enfants  comment  d'autres  les  ont  appliquées.  Les  an- 
ciens auteurs  classiques  contiennent  en  abondance  des 
exemples  de  ce  genre  qu'il  faut  leur  mettre  sous  les  yeux, 
non  seulement  pour  qu'ils  les  traduisent,  niais  comme  des 
modèles  à  imiter  chaque  jour. 

Lorsque  les  enfants  savent  écrire  en  anglais  avec  suite, 
avec  propriété,  avec  ordre,  et  qu'ils  disposent  d'un  style 
narratif  passable,  vous  pouvez  les  exercer  à  écrire  des  let- 
tres; mais  ne  leur  faites  pas  rechercher  les  traits  d'esprit,  ni 
les  compliments  affectés;  apprenez-leur  à  exprimer  simple- 
ment leurs  pensées,  sans  incohérence,  sans  désordre  et  avec 
politesse.  Lorsqu'ils  en  seront  là,  vous  pouvez,  pour  exci- 
t'T  leur  imagination,  leur  proposer  l'exemple  de  Voiture  *, 
pour  leur  apprendre  comment  à  distance  on  cause  avec  ses 
amis  dans  des  lettres  complimenteuses,  enjouées,  rail- 
leuses, pleines  de  variété.  Faites-leur  lire  ainsi  les  lettres 
de  Cicéron,  comme  le  meilleur,  modèle  pour  les  lettres 
d'affaires  ou  de  pure  conversation2.  L'art  d'écrire  une 
lettre  est  d'un  si  grand  usage  dans  toutes  les  affaires  de 
la  vie,  qu'il  n'est  personne  qui  puisse  échapper  à  l'obli- 
gation de  montrer  ce  qu'il  sait  faire  en  ce  genre.  Des 
occasions  de  tous  les  jours  le  forceront  à  mettre  la 
plume  à  la  main,  et  sans  compter  que  dans  ses  affaires 
il  se  ressentira  souvent  de  la   façon  habile  ou  non  dont 

1.  Voiture  ne  mérite  guère  l'honneur  que  lui  fait  Locke.  Il  était  très 
admiré  au  dix-septième  siècle,  et  Locke,  en  le  louant  comme  un 
modèle  à  suivre,  obéit  aux  préjugés  de  son  temps.  On  s'étonne  d'au- 
tant plus  que  Locke  recommande  Voiture,  qu'il  vient  de  demander  de 
proscrire  des  premiers  exercices  littéraires  de  l'enfant  toute  affecta- 
tion, toute  vaine  recherche  d'esprit.  Les  lettres  de  Voiture  ont  des 
qualités,  mais  elles  sont  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  affecté  et  de  moins 
simple. 

2.  Locke  rencontre  plus  juste  quand  il  recommande  les  lettres  de 
Cicéron,  lettres  réelles,  que  l'auteur  n'a  pas  écrites  pour  la  postérité, 
qu'il  a  adressées  à  ses  contemporains  et  à  ses  amis,  et  où  il  s'exprime 
avec  la  simplicité  d'un  homme  d'IJtat  ou  d'un  homme  d'affaires. 


£02  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

il  écrira  ses  lettres,  il  est  certain  que  son  éducation, 
son  jugement,  ses  talents,  seront  dans  ses  lettres  soumis  à 
un  examen  plus  sévère  que  dans  ses  discours  oraux.  Ici  en 
effet  les  fautes  sont  fugitives,  et  s'évanouissent  le  plus  sou- 
vent avec  le  son  qui  leur  a  donné  naissance;  elles  ne  sont 
pas  exposées  aune  révision  rigoureuse  et  par  conséquent 
elles  échappent  plus  facilement  à  l'observation  et  à  la  cri- 
tique. 

Si  les  méthodes  de  l'éducation  étaient  bien  conduites  et 
bien  dirigées,  il  ne  viendrait  à  l'esprit  de  personne  de  sup- 
poser qu'on  néglige  une  partie  si  importante  de  l'instruc- 
tion, surtout  quand  on  met  tant  d'acharnement  à  imposer 
des  exercices  qui  ne  sont  absolument  d'aucune  utilité, 
comme  les  dissertations  et  les  vers  latins  :  véritables  ins- 
truments de  torture  pour  les  enfants,  qu'ils  condamnent 
à  des  efforts  d'invention  au-dessus  de  leur  force,  et  qu'ils 
empêchent  d'avancer  agréablement  dans  l'élude  des  lan- 
gues en  leur  imposant  des  difficultés  contre  nature.  Mais  la 
coutume  l'ordonne  ainsi;  et  qui  oserait  lui  désobéir?  Et  ne 
serait-il  pas  déraisonnable  de  demander  qu'un  professeur 
de  collège  (qui  sait  sur  le  bout  du  doigt  les  tropes  et  les 
figures  de  la  Rhétorique  de  Farnaby1),  apprît  à  son  élève 
à  s'exprimer  élégamment  en  anglais,  alors  qu'il  semble 
si  peu  s'en  soucier  ou  s'en  occuper  pour  lui-même  ?  La 
mère  de  l'enfant  lui  en  remontrerait  sur  ce  point,  elle 
qu'il  inéprise  sans  doute  comme  une  personne  illettrée, 
parce  qu'elle  n'a  lu  ni  logique  ni  rhétorique. 

La  correction  dans  le  style  parlé  ou  écrit  donne  je  ne 
sais  quelle  grâce  à  ce  que  l'on  dit,  et  ménagé  une  attention 
favorable  ;  et  puisque  c'est  de  l'anglais  qu'un  anglais  fera 
constamment  usage,  c'est  cette  langue  qu'il  doit  principa- 
lement cultiver  ;  c'est  en  anglais  surtout  qu'il  prendra  soin 
de  polir  et  de  perfectionner  son  style.  Parler  ou  écrire  le 


1.  Farnaby,  humaniste  anglais,  né  à  Londres  en  1575,  mort  en  lGi7. 
Il  professa  avec  grand  succès.  Sa  Rhétorique  date  de  1625. 


F.E  STYLE.  303 

latin  mieux  que  sa  langue  maternelle,  cela  peut  rendre  un 
homme  célèbre;  mais  il  lui  sera  bien  plus  avantageux  d'ap- 
prendre à  bien  s'exprimer  dans  sa  propre  langue,  dont  il 
fait  usage  à  chaque  instant,  que  de  rechercher  de  vains 
applaudissements  pour  une  qualité  tout  à  fait  inutile.  Et 
cependant  je  vois  qu'on  néglige  partout  cette  partie  de  l'ins- 
truction. On  ne  prend  aucun  soin  de  perfectionner  lesjeu- 
nes  gens  dans  la  connaissance  de  leur  langue,  de  leur  en 
donner  ia  parfaite  intelligence,  de  faire  enfin  qu'ils  en 
soient  maitres.  S'il  va  quelqu'un  parmi  nous  qui  s'exprime 
dans  sa  langue  maternelle  avec  plus  de  facilité  et  de  pu- 
reté que  les  autres,  c'est  au  hasard  qu'il  le  doit  ou  à  son 
talent,  en  tout  cas  à  de  tout  autres  causes  que  son  édu- 
cation ou  les  soins  de  son  précepteur.  S'inquiéter  de  savoir 
comment  son  élève  parle  ou  écrit  en  anglais,  c'est  un  souci 
au  dessus  de  la  dignité  d'un  homme  nourri  de  grec  et  de 
latin,  bien  que  souvent  il  n'y  soit  pas  fort  habile  lui- 
même.  Le  grec  et  le  latin  sont  des  langues  savantes,  les 
seules  dignes  que  des  hommes  savants  s'en  mêlent  et  les 
enseignent.  L'anglais  n'est  que  le  langage  du  vulgaire 
illettré.  Et  cependant  nous  voyons  que,  chez  quelques- 
uns  de  nos  voisins,  l'État  n'a  pas  cru  qu'il  fût  indif- 
férent à  l'intérêt  public  de  favoriser  et  de  récompenser 
les  progrès  de  la  langue  nationale'.  Chez  eux  ce  n'est 
pas  une  petite  affaire  que  de  polir  et  d'enrichir  la  lan- 
gue; ils  ont  établi  des  académies  et  distribuent  des  pen- 
sions pour  cela,  de  sjrte  qu'il  y  a  parmi  leurs  écrivains 
une  grande  ambition,  une  grande  émulation  pour  écrire 
correctement.  Et  l'on  voit  où  ils  en  sont  venus  par  ces 
moyens-là,  et  comme  ils  ont  répandu  au  loin  leur  langue, 
qui  était  la  plus  imparfaite  peut-être  de  l'Europe,  du  moins 
il  y  a  quelque  temps,  et  quelque  jugement  qu'on  porte  sur 


1.  Locke  parle  ici  de  la  France,  sans  la  nommer,  et  fait  allusion  à 
la  fondation  de  l'Académie  française,  aux  pensions  que  Louis  XIV  dis- 
tribuait aux  hommes  de  lettres. 

20 


304  QUELQUES  PENSEES  SUC.  L'EDUCATION. 

elle  aujourd'hui1.  Chez  les  Romains,  les  plus  grands  hom- 
mes s'exerçaient  chaque  jour  dans  leur  langue  maternelle, 
et  nous  trouvons  encore  dans  l'histoire  les  noms  des  ora- 
teurs qui  ont  appris  le  latin  aux  Empereurs,  bien  que  le 
latin  fût  leur  langue  maternelle. 

Les  grecs,  on  le  sait,  étaient  encore  plus  avisés.  Toute 
langue  qui  n'était  pas  la  leur  était  à  leurs  yeux  une  langue 
barbare,  et  l'on  ne  voit  pas  que  ce  peuple  lin  et  savant  ait 
jamais  étudié  ni  même  apprécié  les  langues  étrangères, 
bien  qu'il  soit  hors  de  doute  qu'il  emprunta  d'ailleurs  sa 
science  et  sa  philosophie2. 

Je  ne  veux  pas  ici  décrier  le  grec  et  le  latinr>  ;  je  crois  né- 
cessaire l'étude  de  ces  deux  langues,  de  la  langue  latine 
au  moins:  il  faut  qu'un  gentleman  l'entende  bien.  Mais 
quelles  que  soient  les  langues  étrangères  dont  un  jeune 
homme  s'occupe  (et  plus  tôt  il  .les  saura,  mieux  cela  vau- 
dra), il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  sa  propre  langue 
qu'il  doit  étudier  avec  le  plus  de  critique  ;  c'est  dans  sa 
propre  langue  qu'il  doit  travailler  à  acquérir  la  facilité, 
la  clarté  et  l'élégance  de  l'expression,  et  pour  cela  il 
faut  un  exercice  de  tous  les  jours. 

LA  PHILOSOPHIE  NATURELLE. 

190.  Il  me  paraît  que  la  philosophie  naturelle4,  enten- 
due comme  science  spéculative,  n'existe  pas  encore,  et  peut- 
être  puis-je  penser  que  j'ai  des  raisons  de  dire  que  nous 
ne  serons  jamais  en  état  d'en  faire  une  science  5.   La  na- 

1.  Locke  est  trop  sévère  pour  la  langue  française  du  seizième  siècle. 

2.  Locke  s'aventure  un  peu.  Les  Grecs  ont  été  plus  inventeurs,  plus 
initiateurs  qu'il  ne  le  dit. 

3.  Voyez  plus  loin,  §  195. 

4.  La  philosophie  naturelle,  au  temps  de  Locke,  était  la  science  de  la 
nature  en  général;  elle  comprenait  aussi  bien  la  connaissance  de  l'es- 
prit, ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  psychologie  ou  métaphysique, 
que  la  connaissance  des  corps,  qui  depuis  a  donné  lieu  ,ï  tant  do 
sciences  distinctes,  physique,  chimie,  sciences  naturelles,  etc. 

5.  On  remarquera  dans  quel  style  contourné,  et  avec  quelles  précau- 


LA  PHILOSOPHIE  NAT1  RELLE.  GUj 

turc  a  combiné  ses  œuvres  avec  tant  de  sagesse,  elle  agit 
par  des  voies  qui  dépassent  tellement  nos  facultés  de  dé- 
couverte et  notre  puissance  de  conception,  qu'il  ne  nous 
sera  jamais  possible  de  les  ramener  à  des  lois  scientifiques. 
La  philosophie  naturelle  étudie  les  principes,  les  proprié- 
tés, les  opérations  des  choses,  telles  qu'elles  sont  en  elles- 
mêmes.  Je  crois  donc  qu'on  peut  la  diviser  en  deux  par- 
ties: l'une  comprend  les  esprits,  avec  leur  nature  et  leurs 
qualités;  l'autre,  les  corps.  C'est  à  la  métaphysique  que 
l'on  rattache  habituellement  la  première1.  Mais  quelque  soit 
le  nom  que  l'on  donne  à  l'étude  des  esprits,  je  crois  qu'elle 
doit  venir  avant  l'étude  de  la  matière  et  des  corps2;  non 
comme  une  science  qui  puisse  être  méthodiquement  ré- 
duite en  système,  et  traitée  d'après  des  principes  certains 
de  connaissance,  mais  comme  une  étude  qui  élargit  l'espn 
et  qui  le  prépare  à  une  intelligence  plus  complète  et  plus 
claire  de  ce  monde  immatériel  où  nous  font  pénétrer  à 
la  fois  la  raison  et  la  révélation.  Et  puisque  c'est  du  ciel 
que  nous  tenons,  par  la  révélation,  nos  idées  les  plus  claires 
et  les  plus  complètes  sur  les  esprits  autres  que  Dieu  et  nos 
âmes  ',  je  pense  que  c'est  à  la  révélation  qu'il  faut  emprun- 


tions Locke  hasarde  son  opinion  sur  l'impossibilité  d'arriver  à  la  science 
et  à  la  certitude  dans  le  domaine  de  la  philosophie  naturelle.  Au  moins 
en  ce  qui  concerne  les  phénomènes  matériels,  et  aussi  les  phénomènes 
moraux,  les  progrès  accomplis  depuis  trois  siècles  n'ont  pas  donné 
raison  à  sa  déflance.  Ce  qui  reste  en  dehors  de  la  science,  ce  sont  les 
conceptions  des  philosophes  sur  1  essence  des  choses,  sur  l'origine  et  la 
lin  des  êtres. 

1.  Le  mot  de  métaphysique  a  été  longtemps  synonyme  de  science  de 
l'esprit,  de  science  de  l'âme.  Mais  aujourd'hui  que  la  critique  philoso- 
phique a  nettement  distingué  l'ordre  des  phénomènes,  des  laits  positifs 
et  l'ordre  des  substances,  des  causes,  des  essences  cachées,  on  ne 
rattache  plus  à  la  métaphysique  la  description  phénoménale  des  laits 
qui  s'accomplissent  dans  l'âme.  La  métaphysique  comprend  exclusi- 
vement les  questions  relatives  aux  principes  des  choses  et  dont  la 
solution  dépasse  la  portée  du  l'expérience  sensible  ou  de  l'expérience 
psychologique. 

'J.  Voyez  plus  loin,  ^  192. 


QUELQUES  PEKSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

ter  ce  qu'on  veut  sur  ce  point  faire  connaître  aux  enfants1. 
A  cet  effet  je  conclus  qu'il  serait  bon  de  faire  lire  aux  en- 
fants une  bonne  histoire  sainte,  où  l'on  rangerait,  selon 
l'ordre  exact  des  temps,  toutes  les  choses  qu'il  serait  à  pro- 
pos d'y  faire  entrer,  en  omettant  celles  qui  ne  conviennent 
que  pour  un  âge  [-lus  avancé  :  on  éviterait  par  là  ceite  con- 
fusion qui  se  produit  dans  l'esprit  quand  on  lit  indistinc- 
tement tous  les  livres  de  l'Écriture,  tels  qu'ils  sont  réunis 
dans  la  Bible.  On  retirerait  encore  de  là  cet  autre  avan- 
tage, que  la  lecture  assidue  de  l'histoire  sainte  familiari- 
serait l'esprit  des  enfants  avec  l'idée  des  esprits  et  la 
croyance  à  leur  existence,  puisqu'ils  jouent  un  si  grand 
rôle  dans  tous  les  événements  de  cette  histoire  :  ce  qui 
serait  une  excellente  préparation  à  l'étude  des  corps2.  Lu 
effet,  sans  la  notion  de  l'esprit,  notre  philosophie  sera  boi- 
teuse et  restera  incomplète  dans  une  de  ses  parties  essen- 
tielles, puisqu'elle  laissera  de  côté  la  considération  dos 
êtres  les  plus  puissants  et  les  plus  excellents  de  la  créa- 
tion \ 

191.  Je  crois  aussi  qu'on  pourrait  faire  de  celte  histoire 
sainle  un  abrégé  simple  et  court  qui  contiendrait  les  faits 
principaux  et  lesplus  importants,  et  que  l'on  mettrait  entre 
les  mains  des  enfants,  dès  qu'ils  savent  lire.  Bien  que  celte 

1.  C'est-à-dire  les  anges  et  les  dénions.  Locke,  quoique  médecin  et 
philosophe,  était  chrétien  sincère  et  pieux,  et  sa  foi  n'était  pas  sans 
quelque  naïveté. 

•1.  On  voit  que  Locke  propose  pour  l'initiation  de  l'enfant  aux  vérités 
religieuses  un  ordre  contraire  à  celui  que  recommande  la  raison  et 
qu'ont  préconisé,  par  exemple,  Rousseau  et  Kant.  C'e^t  la  lévélation 
qu'il  prend  comme  point  de  départ  et  non  les  lumières  naturelles,  de  la 
conscience. 

T..  En  religion,  Locke  était  fort  large,  et  selon  l'expression  consacrée 
de  son  temps,  latitudinaire.  <s  l.e  latitudinarjsme,  dit-il  lui-même,  dans 
son  Essai  sur  In  Tolérance,  consiste  à  avoir  des  lois  strictes  touchant 
Ja  vertu  et  le  vice,  mais  à  élargir  autant  que  possible  les  termes  des 
Credo  religieux,  d'est-à-dire  à  faire  en  sorte  que  les  articles  de 
croyance  spéculative  soient  peu  nombreux  et  larges,  les  cérémonies 
peu  nombreuses  et  faciles.  » 


LA  PHILOSOPHIE  NATURELLE.  501 

lecture  dût  avoir  pour  résultat  de  leur  donner  de  bonne 
heure  quelque  notion  des  esprils,  je  ne  crois  pas  que  cela 
soit  en  contradiction  avec  le  conseil  que  j'ai  déjà  donné 
de  r-e  pas  troubler  l'imagination  des  enfants,  quand  ils 
sont  tout  petits,  en  leur  parlant  des  esprits1  :  car  je  voulais 
seulement  dire  par  là  qu'il  y  a  des  inconvénients  à  faire 
entrer  dans  leur  pensée  ces  images  de  fantômes,  de  spec- 
tres, d'apparitions  fantastiques,  que  les  gouvernantes  et 
tous  cpuï  qui  entourent  les  enfants  leur  présentent  pour 
les  effrayer  et  s'assurer  de  leur  obéissance.  C'est  là  une 
faute  dont  les  enfants  souffrent  durant  toute  leur  vie,  parce 
qu'elle  asservit  leurs  esprits  à  des  craintes,  à  des  appréhen- 
sions terribles,  à  la  faiblesse  et  à  la  superstition.  Lorsque 
plus  tard  ils  entrent  dans  le  monde  et  dans  la  société,  fatigués 
qu'ils  sont  de  ces  idées  dont  ils  rougissent,  il  arrive  sou- 
vent que,  pour  opérer  une  cure  radicale  et  pour  se  débarras- 
ser d'un  fardeau  qui  pèse  si  lourdement  sur  eux,  ils  rejet- 
tent en  bloc  toute  croyance  aux  esprits,  et  se  jettent  ainsi 
dans   l'extrême  opposé,  qui  est  plus  regrettable  encore. 

192.  Si  je  désire  que  l'on  commence  par  l'étude  des  es- 
prits, et  que  la  doctrine  de  l'Écriture  ait  profondément 
pénétré  l'esprit  du  jeune  homme  avant  qu'il  aborde  la 
philosophie  naturelle,  c'est  que  tous  nos  sens  étant  con- 
stamment en  rapport  avec  la  matière,  l'idée  de  la  matière 
tend  à  accaparer  l'esprit  tout  entier  et  à  en  exclure  l'idée 
de  tout  ce  qui  n'est  pas  matière  :  de  iorte  que  bien  souvent 
ce  préjugé,  aussi  fortement  appuyé,  ne  laisse  plus  la  li- 
berté de  croire  aux  esprits  et  d'admettre  qu'il  y  ait  rien, 
in  rerum  natura,  qui  ressemble  à  des  êtres  immatériels2. 

I.  Voyez  plus  haut,  p.  137. 

II.  En  d'autres  termes,  Locke  veut  que  la  métaphysique  précède  la 
physique,  parce  qu'il  craint  que  l'esprit  ne  s'habitue  au  matérialisme, 
s'il  étudie  la  nature  sensible  avant  défaire  connaissance  avec  les  réalités 
immatérielles.  Cette  théorie  irrite  Rousseau  :  «  Locke,  dit-il,  veut  que 
l'on  commence  par  l'étude  des  esprits.  Cette  méthode  est  celle  de  la 
superstition,  des  préjugés,  de  l'erreur.  »  Et  sans  justifier  son  affirmation 


308  .    QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

Et  cependant  il  est  évident  que  par  la  matière  et  le  mou- 
vement seul  on  ne  peut  expliquer  aucun  des  grands  phéno- 
mènes de  la  nature,  et  par  exemple,  pour  ne  citer  que  celui- 
là,  le  phénomène  si  commun  de  la  pesanteur.  Je  crois  qu'il 
est  impossible  d'en  rendre  compte  par  les  opérations  natu- 
relles de  la  matière  ou  par  les  lois  du  mouvement  :  c'est  la  vo- 
lonté positive  d'un  être  supérieur  qui  l'a  réglé  ainsi.  Ainsi 
puisqu'on  ne  peut  expliquer  convenablement  le  déluge  sans 
admettre  quelque  chose  qui  soit  en  dehors  du  cours  ordi- 
naire des  choses,  je  demanderai  si,  en  admettant  que  Dieu 
a  déplacé  pour  un  temps  le  centre  de  gravité  de  la  terre 
(chose  aussi  intelligible  que  la  pesanteur-elle  même,  et 
qui  peut  avoir  été  le  résultat  d'une  petite  modification  de 
causes  inconnues),  on  ne  rendrait  pas  aussi  bien  compte  du 
déluge  de  Noé  que  par  aucune  des  hypothèses  qu'on  a  pro- 
posées  jusqu'à  ce  jour.  Je  sais  bien  qu'on  me  fera  une  objec- 
tion sérieuse  :  ce  déplacement  du  centre  de  gravité  n'aurait 
pu  produire,  me  dira-t-on,  qu'un  déluge  partiel.  Mais  le  dé- 
placement une  fois  accordé,  il  n'est  pas  difficile  de  conce- 
voir que  la  puissance  divine  a  pu  placer  le  centre  de  gra- 
vité à  une  distance  convenable  du  centre  de  la  terre,  et 
qu'elle  l'a  fait  se  mouvoir  en  rond  pendant  tout  le  temps 
qu'il  a  fallu  pour  que  le  déluge  devint  universel.  Parla, 
je  crois,  on  expliquera  tous  les  phénomènes  du  déluge,  tels 
que  Moïse  les  a  racontés,  plus  aisément  que  par  toutes  loo 
suppositions  étranges  dont  on  s'est  servi  pour  en  rendre 
raison  *. 

Mais  ce  n'est  pas  le  moment  d'insister  sur  cet  argument 
que  j'ai  voulu  seulement  indiquer  en  passant,  afin  de 
montrer  qu'il  est  nécessaire,  dans  l'explication  de  la  na- 

qui  étonne,  il  conclut  :  «  L'ordre  suivi  par  Locke  ne  sert  qu'à  établir  le 
matérialisme.  »  (Emile,  livre  IV.) 

1.  Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  critiquer  la  bizarre  et  naïve  con- 
ception de  Locke  sur  la  pesanteur  et  sur  le  déluge.  Si  on  enseigne 
l'histoire  sainte  à  l'entant,  il  faut  renoncer,  quoi  qu'en  dise  Locke,  à 
en  expliquer  les  légendes  par  des  l'aisons  scientifiques. 


LA  PHILOSOPHIE  NATURELLE.  300 

ture,  de  recourir  à  autre  chose  qu'à  la  matière  et  au  mou- 
vement  !  :  vérité  qu'on  sera  parfaitement  préparé  à 
comprendre,  si  l'on  est  familiarisé  avec  la  notion  des 
esprits,  au  pouvoir  desquels  la  Bible  attribue  de  si  grands 
effets.  Je  réserve  pour  une  occasion  meilleure  le  dévelop- 
pement  plus  complet  de  mon  hypothèse,  et  l'application 
qu'on  en  peut  faire  à  toutes  les  parties  de  l'histoire  du  dé- 
luge, àtoutes  les  difficultés  que  soulève  cet  événement  tel 
qu'il  est  raconté  dans  l'Écriture. 

195.  Mais  revenons  à  l'étude  de  la  philosophie  naturelle. 
Bien  qu'elle  ait  rempli  le  monde  de  systèmes,  je  ne  saurais 
dire  que  j'en  connaisse  aucun  qui  puisse  être  enseigné  à 
un  jeune  homme,  comme  une  science  où  il  soit  assuré 
de  trouver  la  vérité  et  la  certitude,  c'est-à-dire  ce  que 
promettent  toutes  les  sciences  dignes  de  ce  nom.  Je  ne  veux 
pas  dire  pour  cela  qu'il  ne  doive  étudier  aucun  de  ces  sys- 
tèmes. Dans  un  siècle  de  lumières  comme  le  nôtre,  il  est 
nécessaire  qu'un  gentleman  en  ait  quelque  idée,  ne  serait- 
ce  que  pour  le  préparer  aux  conversations  du  monde.  Mais 
soit  qu'on  lui  fasse  connaître  en  entier  le  système  de  Des- 
cartes, comme  celui  qui  est  le  plus  à  la  mode  aujourd'hui  -; 
soit  qu'on  juge  préférable  de  lui  présenter  une  courte 
esquisse  de  ce  système  et  de  plusieurs  autres,  j'estime  que 


1.  En  d'autres  termes,  il  serait  nécessaire  d'admettre  des  miracles, 
c'est-à-dire  l'intervention  particulière  de  la  puissance  divine,  pour  ex- 
pliquer certains  phénomènes  naturels.  On  s'étonne  de  trouver  ces  idées 
chez  un  ami  et  un  admirateur  de  Newton. 

2.  Locke  avait  lu  Descartes  à  l'âge  de  vingt-sept  ans,  et  il  se  plaisait 
à  répéter  que  cette  lecture  avait  été  pour  lui  une  véritable  révélation. 
Il  n'est  pas  cependant  cartésien  en  philosophie.  Outre  qu'il  se  sépare 
absolument  de  Descartes  sur  des  questions  importantes,  notamment 
celle  des  idées  innées,  il  est  par  tempérament  d'une  humeur  pliiloso- 
phique  qui  n'a  rien  d'analogue  avec  celle  de  l'auteur  du  Discours  de 
lu  méthode.  Prudent  et  timide,  circonspect  en  fait  de  spéculation, 
Locke  ne  pouvait  que  se  défier  des  témérités  de  Descartes.  On  sait 
d'ailleurs  que  le  cartésianisme  n'a  jamais  eu  beaucoup  de  succès 
auprès  des  philosophes  anglais  qui  sont  restés  en  général  fidèles  à  la 
tradition  empirique  do  Dacon. 


510  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

les  systèmes  de  philosophie  naturelle  qui  ont  eu  du  succès 
dans  cette  partie  du  monde  doivent  être  étudiés  plutôt 
dans  l'intention  de  connaître  les  hypothèses,  de  compren- 
dre les  termes  et  les  façons  de  parler  des  différentes  écoles, 
que  dans  l'espoir  d'y  trouver  une  connaissance  satisfaisante, 
complète  et  scientifique,  des  œuvres  de  la  nature.  Tout  ce 
qu'on  peut  dire,  c'est  que  les  atomistes  modernes1  parlent 
en  général  un  langage  plus  intelligible  que  celui  des  péri- 
patéticiens  qui  avant  eux  régnaient  dans  les  écoles.  Si  l'on 
veut  remonter  plus  haut  et  se  mettre  au  courant  des  opi- 
nions des  anciens,  on  pourra  consulter  avec  fruit  le  Système 
intellectuel  de  Cudworlh2,  où  ce  très  savant  auteur  a  exposé 
et  critiqué  les  opinions  des  philosophes  grecs  avec  tant 
de  justesse  et  de  soin  ;  les  principes  sur  lesquels  ils  se 
fondaient  et  les  principales  hypothèses  qui  les  divisaient 
y  peuvent  être  étudiés  avec  plus  de  profit  que  dans  aucun 
autre  livre  que  je  connaisse.  Mais  je  ne  prétends  détourner 
personne  de  l'élude  de  la  nature,  sous  prétexte  qu'il  sera 
toujours  impossible  de  constituer  une  science  avec  les  con- 
naissances que  nous  en  avons  ou  que  nous  pouvons  en 
avoir.  Il  y  a  dans  cette  étude  beaucoup  de  choses  dont  la 
connaissance  est  convenable  et  même  nécessaire  pour  un 
gentleman,  et  un  grand  nombre  d'autres  qui,  par  le  plaisir 
ou  le  profit  qu'elles  procurent,  récompensent  largement  de 
leurs  peines  les  curieux  qui  les  étudient.  Mais  je  crois 
qu'on  trouvera  tout  cela  plutôt  dans  les  écrits  des  savants 
qui  ont  fait  des  expériences  méthodiques  et  des  observa- 
tions, que  chez  ceux  qui  ont  construit  des  systèmes  de 
pure  spéculation  s.  Ce  sont  ces  écrits,  comme  par  exemple 

4.  Les  atomisles  modernes,  c'est-à-dire  les  philosophes  qui  excluent 
de  la  matière  les  tonnes  substantielles  et  les  qualités  occultes,  que  le 
moyen  âge  avaient  mises  à  la  mode,  et  qui,  comme  Descartes,  expli- 
quent le  monde  mnlénel  par  l'étendue  et  le  mouvement. 

2.  Cudworlh,  célèbre  philosophe  anglais  (1017-1688).  Le  Système 
intellectuel  avait  été  publié  en  1578.  Cudworth  était  le  père  de  lady 
Masliam,  l'amie  de  Locke,  dont  nous  avons  parlé  plusieurs  fois. 

3.  Locke  accuse  ici  nettement  les  tendances  de  son  esprit  observateur 


I  A  PHILOSOPHIE  MÏTIWXLE.  3H 

jdiisi.'ins  ouvrages  deM.  Boylo  l,  ainsi  que  d'autres  qui  ont 
été  composés  but  l'agriculture,  l'arboriculture,  le  jardinage 
et  des  sujets  semblables,  qui  peuvent  convenir  pour  un 
gentleman, une  fois  qu'il  a  acquis  quelque  idée  des  systèmes 
de  philosophie  naturelle  aujourd'hui  en  vogue. 

194.  Quoique  les  systèmes  de  physique  que  je  puis  con- 
naître ne  me  laissent  guère  l'espoir  de  trouver  la  certitude 
et  la  vérité  dans  un  traité  quelconque,  qui  se  donne  pour 
un  système  de  philosophie  naturelle  relatif  aux  premiers 
principes  des  corps,  cependant  l'incomparable  If.  Newton 
nous  a  montré  combien  les  mathématiques,  appliquées  à 
certaines  parties  de  la  nature,  d'après  des  principes  véri- 
liés  par  l'expérience,  pouvaient  nous  mener  loin  dans  la 
connaissance  de  ce  que  j'appellerai  quelques-unes  des  pro- 
vinces de  cet  incompréhensible  univers.  Et  si  d'autres  sa- 
vant pouvaient  nous  donner,  sur  les  autres  parties  de  la 
nature,  des  explications  aussi  sûres  et  aussi  claires  que 
celles  que  contient,  sur  notre  monde  planétaire  et  les 
principaux  phénomènes  qu'on  y  observe,  son  admirable  livre 
l'hilosophiœ  naturalis  principia  mathematica2 ,  nous  pour 
rions  concevoir  l'espoir  légitime  d'avoir  un  jour,  sur  plu- 
sieurs parties  de  cette  stupéfiante  machine  du  monde,  des 
connaissances  plus  vraies  et  plus  certaines  qu'on  n'avait 
jusqu'ici  le  droit  d'y  compter. 

Et  quoiqu'il  y  ait  très  peu  de  gens  qui  sachent  assez  de 
mathématiques  pour  comprendre  de  telles  démonstrations, 
cependant,  les  mathématiciens  les  plus   exacts  qui  les  ont 


et  de  sa  philosophie  expérimentale.  Il  relève  de  Bacon  plus  que  de 
Descartes. 

1.  Boyle  (1027-1697)  jouissait  d'une  réputation  immense  au  dix-sep- 
tième siècle,  pour  ses  travaux  de  physique  et  de  chimie.  Ses  principaux 
ouvrages  sont  :  l'Histoire  générale  de  l'air,  le  Chrétien  naturaliste,  etc. 
Il  était  au  nomhre  des  amis  et  des  correspondants  de  Locke. 

-.  L'ouvrage  de  Newton,  Principes  mathématiques  de  la  philoso- 
p/iie  naturelle,  parut  en  IG87,  six  ans  avant  la  publication  des  Pensées 
sur  l'éducation. 


312  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

examinées  en  ayant  reconnu  la  valeur,  son  livre  mérite 
d'être  lu  ;  il  procurera  autant  de  plaisir  qu'il  apportera 
de  lumières  à  tous  ceux  qui  veulent  se  rendre  compte  des 
mouvements,  des  propriétés  et  des  opérations  de  ces  gran- 
des masses  de  matière  dont  est  formé  notre  système  solaire, 
et  qui  méditeront  attentivement  des  conclusions  qui  dépen- 
dent toutes  de  propositions  bien  prouvées. 

LE  GREC. 


195.  Voilà,  en  résumé,  le  plan  d'études  que  j'ai  conçu 
pourun  jeune  gentleman.  On  s'étonnera  peut-être  de  l'omis- 
sion du  grec  \  et  l'on  me  fera  remarquer  que  la  Grèce  est 
précisément  le  pays  où  il  faut  chercher  la  source  originelle, 
les  fondements  de  toute  la  science  qui  s'est  développée 
dans  notre  partie  du  monde.  Je  suis  tout  à  fait  de  cet  avis, 
et  j'ajouterai  qu'un  homme  ne  peut  passer  pour  savant  s'il 
ignore  la  langue  grecque.  Mais  je  ne  veux  pas  considérer 
ici  l'éducation  d'un  savant  de  profession  ;  je  ne  m'occupe 
que  de  l'éducation  d'un  gentleman,  auquel  tout  le  monde 
convient  que  le  latin  et  le  français  sont  nécessaires,  vu 
l'état  présent  des  choses2.  Si  notre  gentleman,  une  fois 
devenu  homme,  a  la  fantaisie  de  pousser  plus  loin  ses 
études,  et  de  pénétrer  dans  le  monde  grec,  il  lui  sera 
facile  d'apprendre  cette  langue  de  lui-même.  Si,  au  con- 
traire, il  n'a  pas  de  goût  pour  cette  élude,  tout  ce  que 
lui  en  aura  appris  son  maître  sera  peine  perdue;   il  aura 


1.  Rollin  se  plaint  du  dédain  que  Locke  témoigne  pour  l'étude  des 
langues  anciennes.  «  Je  ne  sais  si  Locke,  dit-il,  était  bien  versé  dans  la 
connaissance  de  la  langue  grecque  et  des  belles-lettres.  Il  ne  paraît 
pas  au  moins  en  faire  assez  de  cas  ».  (T.  IV.  p.  451.) 

2.  Locke  ne  complète  pas  sa  pensée  qui  reste  un  peu  obscure.  Il  veut 
dire  que  le  latin  et  les  langues  vivantes,  qui  sont  des  é  udes  nécessaires, 
ne  laissent  pas  de  place  pour  le  grec  qui  est  une  étude  de  luxe.  Ne 
sommes-nous  pas  en  train  dans  les  programmes  de  notre  enseignement 
secondaire  de  nous  rapprocher  sensiblement  du  plan  de  Locke? 


I  i:  GREC.  313 

dépensé  beaucoup  <Ie  temps  et  d'efforts  pour  une  étude 
(pi'il  se  hâtera  de  délaisser  et  d'oublier,  dès  qu'il  disposera 
de  sa  liberté.  En  effet,  même  parmi  les  gens  de  lettres, 
combien  y  en  a-t-il  sur  cent  qui  retiennent  ce  qu'on  leur 
a  appris  de  grec  dans  les  collèges,  ou  qui  y  fassent  assez  de 
progrès  pour  parvenir  à  une  lecture  familière  et  à  une 
intelligence  parfaite  des  auteurs  gréés1? 

Pour  conclure  sur  ce  point,  cl  sur  les  études  du  jeune 
gentleman,  je  dirai  que  son  précepteur  doit  se  rappeler 
que  son  rôle  n'est  pas  tant  de  lui  enseigner  toutes  les 
sciences  connues,  que  de  lui  inspirer  le  goût  et  l'amour  de 
la  science,  et  de  le  mettre  en  état  d'acquérir  de  nouvelles 
connaissances,  quand  il  en  aura  envie. 

Je  transcrirai  ici  pour  le  lecteur  les  pensées  que  la  ques- 
tion de  l'élude  des  langues  a  suggérées  à  un  judicieux  écri- 
vain1 : 

«  L'on  ne  peut  guère  charger  l'enfance  de  la  connaissance 
de  trop  de  langues2....  Elles  sont  utiles  à  toutes  les  condi- 
tions des  hommes,  et  elles  leur  ouvrent  également  l'en- 
trée ou  à  une  profonde  ou  à  une  facile  et  agréable  érudi- 
tion. Si  l'on  remet  cette  étude  si  pénible  à  un  âge  un  peu 
plus  avancé,  et  qu'on  appelle  la  jeunesse,  ou  l'on  n'a  pas 
la  force  de  l'embrasser  par  eboix,  ou  l'on  n'a  pas  celle  d'y 
persévérer  ;  et  si  l'on  y  persévère,  c'est  consumer  à  la 
recberche  des  langues  le  môme  temps  qui  est  consacré  à 


1,  Rollin  avoue  lui-même  la  médiocrité  et  l'insuffisance  des  résultats 
ordinaires  des  études  grecques.  «  Les  parents,  dit-il,  sont  peu  disposés, 
en  général,  en  laveur  du  grec...  Ils  ont,  prétendent-ils,  appris  le  grec 
eux  aussi  dans  leur  jeunesse,  et  ils  n'en  ont  rien  retenu.  C'est  le  lan- 
gage ordinaire  qui  marque  qu'on  n'en  a  pas  beaucoup  oublié  !  » 

'1.  La  Bruyère.  Caractères,  etc.,  en.  xiv.  On  reconnaîtra  dans  ces 
citations  de  La  Bruyère  antre  chose  que  la  pénétration  d'un  esprit  lin 
et  délicat  :  on  y  saisira  1  accent  d'une  véritable  expérience  pédago- 
gique. La  Bruyère,  en  effet,  a  dirigé  en  partie  les  études  du  duc  'le 
Bourbon,  petit-fils  du  grand  Condé,  et  quoiqu'il  fût  spécialement 
chargé  de  lui  enseigner  L'histoire,  il  expliquait  avec  lui  les  Métamor- 
phoses d'Ovide. 


344  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

l'usage  que  l'on  en  doit  faire,  c'est  borner  à  la  science  des 
mots  un  âge  qui  veut  déjà  aller  plus  loin  et  qui  demande 
des  choses,  c'est  au  moins  avoir  perdu  les  premières  et 
les  plus  belles  années  de  sa  vie.  Un  si  grand  fonds  ne  se 
peut  bien  faire  que  lorsque  tout  s'imprime  dans  l'âme  natu- 
rellement et  profondément,  que  la  mémoire  est  neuve, 
prompte  et  fidèle,  que  l'esprit  et  le  cœur  sont  encore 
vides  de  passions,  de  soins  et  de  désirs,  et  que  l'on  est  dé- 
terminé à  de  longs  travaux  par  ceux  de  qui  l'on  dépend.  Je 
suis  persuadé  que  le  petit  nombre  d'habiles,  ou  le  grand 
nombre  de  gens  superficiels,  vient  de  l'oubli  de  cette 
pratique.  » 

Tout  le  monde,  je  pense,  reconnaîtra  avec  cet  auteur 
pénétrant  que  l'étude  des  langues  est  celle  qui  convient  le 
mieux  à  nos  premières  années.  Mais  c'est  aux  parents  et 
aux  professeurs  à  considérer  quelles  sont  les  langues  que 
l'enfant  doit  apprendre.  Il  faut  avouer  en  effet  que  c'est 
peine  inutile  et  temps  perdu  que  d'apprendre  une  langue 
dont  on  ne  fera  probablement  aucun  usage  dans  la  vie  ; 
une  langue  que  l'enfant,  à  en  juger  par  son  tempérament, 
s'empressera  de  négliger  et  d'oublier,  dès  qu'il  approchera 
de  la  maturité,  dès  que,  débarrassé  de  son  gouverneur,  il 
pourra  s'abandonner  à  ses  propres  instincts.  Et  comment 
supposer  que  ses  instincts  le  portent  à  employer  une  partie 
de  son  temps  à  i'étude  des  langues  savantes,  ou  à  se  préoc- 
cuper d'une  langue  autre  que  celle  dont  la  connaissance 
lui  sera  imposée  par  un  usage  journalier  ou  par  quelque 
nécessité  de  métier? 

Mais  dans  l'intérêt  de  ceux  que  leur  condition  destine  à 
être  des  hommes  de  lettres,  je  citerai  encore  les  réflexions 
que  le  même  auteur  ajoute  aux  précédentes  afin  de  les 
justifier.  Ces  observations  méritent  l'examen  de  tous  ceux 
qui  désirent  véritablement  s'instruire  ;  elles  sont  de  na- 
ture à  constituer  une  règle  que  les  précepteurs  auront 
à  fixer  dans  l'esprit  de  leurs  élèves,  et  à  leur  transmettre, 
comme  le  principe  directeur  du  reste  de  leurs  études. 


Le  cr.Lc.  sis 

«  L'étude  des  textes,  dit  La  Bruyère,  ne  peut  jamais  être 
assez  recommandée  :  c'est  le  chemin  le  plus  court,  le  plus 
BÛr  et  le  plus  agréable  pour  tout  genre  d'érudition.  Ayez  les 
•  luises  de  la  première  main,  puisez  à  la  source;  maniez, 
remaniez  le  texte,  apprenez-le  de  mémoire,  citez-le  dans  les 
occasions,  songez  surtout  à  en  pénétrer  le  sens  dans  toute 
son  étendue  et  dans  ses  circonstances  ;  conciliez  un  auteur 
original,  ajustez  ses  principes,  tirez  vous-même  les  con- 
clusions. Les  premiers  commentateurs  se  sont  trouvés  dans' 
le  cas  où  je  déiire  que  vous  soyez  :  n'empruntez  leurs 
lumières  et  ne  suivez  leurs  vues  qu'où  les  vôtres  seraient 
trop  courtes;  leurs  explications  ne  sont  pas  à  vous,  et  peu- 
vent aisément  vous  échapper  :  vos  observations  au  contraire 
naissent  de  votre  esprit,  et  y  demeurent;  vous  les  retrou- 
vez plus  ordinairement  dans  la  conversation,  dans  la  con- 
sultation et  dans  la  dispute.  Ayez  le  plaisir  de  voir  que 
vous  n'êtes  arrêté  dans  la  lecture  que  par  les  difficultés 
qui  sont  invincibles,  où  les  commentateurs  et  les  scoliastes 
eux-mêmes  demeurent  court,  si  fertiles  d'ailleurs,  si  abon- 
dants et  si  charges  d'une  vainc  et  fastueuse  érudition,  dans 
les  endroits  clairs  et  qui  ne  fout  de  peine  ni  à  eux  ni  aux 
autres;  achevez  ainsi  de  vous  convaincre,  par  cette  mé- 
thode d'étudier,  que  c'est  la  paresse  des  hommes  qui  a 
encouragé  le  pédantisme  à  grossir  plus  qu'à  enrichir  les 
bibliothèques  ,  à  faire  périr  le  lexte  sous  le  poids  des 
commentaires  :  et  qu'elle  a  en  cela  agi  contre  soi-même 
el  contre  ses  plus  chers  intérêts,  en  multipliant  les  lec- 
tures, les  recherches  el  le  travail  qu'elle  cherchait  à 
éviter.  » 

Quoique  ces  conseils  ne  semblent  s'adresser  directement 
qu'aux  seuls  gens  de  lettres,  ils  sont  d'une  si  grande  portée 
pniiiMa  bonne  direction  de  leur  éducation  et  de  leurs 
études  que  je  ne  serai  pas  blâmé,  je  pense,  de  les  avoir 
ici,  surtout  si  l'on  considère  qu'ils  peuvent  être  de 
quelque  secours  même  à  un  gentleman,  si  parfois  il  lui 
prend  fantaisie  de  pénétrer  plus  avant  que   la  simple  sur- 


310  QUELQUES  t»ENSÊES  bUh  L'ÉDUCATION. 

face  des.  choses,  et  d'acquérir  des  connaissances  solides, 
complètes,  qui  le  fassent  passer  maître  dans  telle  ou  telle 
science  particulière. 

On  dit  que  ce  qui  met  le  plus  de  différence  entre  les 
hommes,  c'est  l'ordre  et  la  constance1.  Ce  dont  je  suis  sûr, 
c'est  que  pour  éclairer  la  roule  d'un  écolier,  pour  le  soute- 
nir dans  sa  marche,  pour  lui  permettre  de  marcher  d'un  pas 
aisé  et  d'avancer  très  loin  dans  n'importe  quelle  recherche, 
rien  ne  vaut  une  bonne  méthode.  Son  précepteur  doit  donc 
s'efforcer  de  lui  en  faire  comprendre  l'utilité,  de  l'accou- 
tumer à  l'ordre,  de  lui  enseigner  la  méthode  dans  tous  les 
emplois  de  la  pensée.  Qu'il  lui  montre  en  quoi  elle  con- 
siste, et  quels  en  sont  les  avantages  ;  qu'il  le  familiarise 
avec  ses  diverses  formes,  avec  celle  qui  va  du  général  au 
particulier  ou  de  choses  particulières  à  quelque  chose  de- 
plus  général  "2  ;  qu'il  l'exerce  à  l'une  et  à  l'autre,  et  qu'il 
lui  fasse  voir  à  quels  objets  chacune  de  ces  méthodes 
est  la  plus  appropriée,  et  à  quelles  fins  elle  peut  le  mieux 
servir. 

Dans  l'étude  de  l'histoire,  c'est  l'ordre  chronologique  qu'il 
faut  suivre;  dans  les  recherches  philosophiques,  c'estl'ordre 
de  la  nature,  qui  dans  toutes  ses  démarches  va  du  point 
qu'elle  occupe  au  point  qui  est  immédiatement  juxtaposé. 
De  même  l'esprit  doit  passer  de  la  connaissance  qu'il  pos- 
sède déjà  à  celle  qui  vient  après  et  qui  se  rattache  à  la  pre- 
mière, et  marcher  ainsi  vers  son  but,  en  considérant  les 
parties  les  plus  simples,  les  moins  complexes  du  sujet  qu'il 
étudie5.  A  cet  effet,  il  sera  d'une  grande  utilité  que  le  maître 
habitue  son  élève  à  faire  des  distinctions  nettes,  c'est-à- 
dire  à  avoir  des  idées  distinctes,  partout  où  l'esprit  peut 

1.  Souvenir  de  Descartes  qui  déclare  que  «  le  principal  n'est  pas  d'a- 
voir l'esprit  bon  :  ce  qui  importe,  c'est  de  l'appliquer  bien.  » 

'2.  C'est-à-dire  à  la  méthode  déductive  et  à  la  méthode  iuductive. 

5.  C'est  le  principe  qu'ont  développé  tous  les  pédagogues  modernes. 
Voyez,  par  exemple,  le  beau  chapitre  de  M.  II.  Spencer  :  Quel  est  le 
s  ivoir  le  plus  utile? 


i.i;  GftEC.  r.17 

saisir  une  différence  réelle  ;  mais  il  doit  éviter  avec  le 
même  soin  d'admettre  des  distinctions  de  mois,  partout  où  il 
n'a  pas  clairement  l'idée  d'une  distinction  et  d'une  diffé- 
rence. 


SECTION  XXV   (196-209). 


ARTS  D'AGREMENT.  —  LA  DANSE. 

19G.  Outre  ce  qu'il  doit  apprendre  par  l'étude  et  dans 
les  livres,  il  y  a  d'autres  qualités  nécessaires  à  un  gentle- 
man, qualités  qu'il  faut  acquérir  par  l'exercice,  en  y  con- 
sacrant un  certain  temps  et  sous  la  direction  de  maîtres 
particuliers. 

Comme  c'est  la  danse  qui  donne  pour  toute  la  vie  l'ha- 
bitude des  mouvements  gracieux,  qui  surtout  procure  l'air 
mâle  et  cette  assurance  qui  convient  aux  jeunes  gens,  je 
crois  qu'on  ne  saurait  trop  tôt  leur  apprendre  à  danser, 
une  fois  qu'ils  ont  l'âge  et  la  vigueur  nécessaires.  Mais  il 
faut  s'assurer  d'un  bon  maître  qui  sache  et  qui  puisse  en- 
seigner ce  qui  est  vraiment  gracieux  et  convenable,  ce  qui 
donne  à  tous  les  mouvements  du  corps  une  allure  libre  et 
aisée.  Si  un  maître  n'enseigne  pas  cela,  il  vaut  mieux  n'en 
avoir  pas  du  tout!  La  gaucherie  naturelle,  en  effet,  est  pré- 
férable à  ces  poses  affectées  qui  font  qu'un  enfant  ressemble 
à  un  singe,  et  je  pense  qu'il  vaut  bien  mieux  saluer  et 
faire  la  révérence,  comme  un  brave  gentilhomme  de  cam- 
pagne, que  comme  un  maître  à  danser  aux  mauvaises  fa- 
çons. Quant  aux  figures  diverses  de  la  danse,  je  compte 
cela  pour  rien  ou  pour  peu  de  chose,  excepté  dans  la  me- 
sure où  ces  exercices  tendent  à  donner  à  la  contenance  une 
grâce  parfaite. 


I.A  MUSIQUE. 


LA   MUSIQUE. 


197.  La  musique  passe  pour  avoir  certains  rapports  avec 
la  danse,  et  beaucoup  de  gens  considèrent  comme  un 
talent  précieux' l'habileté  à  jouer  de  certains  instrument». 
Mais  la  musique  prend  tellement  de  temps  à  un  jeune 
homme,  même  pour  n'arriver  qu'à  un  talent  médiocre,  et 
elle  l'engage  souvent  dans  de  si  étranges  compagnies,  qu'il 
fera  mieux  d'employer  sen  temps  à  autre  chose  *.  Il  m'est 
si  rarement  arrivé,  dans  la  société  des  hommes  sensés  et 
pratiques,  d'entendre  louer  ou  estimer  quelqu'un  pour 
L'exellenee  de  son  talent  musical,  que,  parmi  les  choses  qui 
peuvent  figurer  dans  la  liste  des  arts  d'agrément,  c'est  à  la 
musique  (pie  j'attribuerais  volontiers  le  dernier  rang.  La 
brièveté  de  noire  vie  ne  nous  permet  pas  d'apprendre  toutes 
choses;  et  d'ailleurs  nous  ne  pouvons  être  constamment 
astreints  à  l'étude.  La  faiblesse  de  notre  constitution,  au 
point  de  vue  du  corps  comme  au  point  de  vue  de  l'esprit. 
exige  que  nous  prenions  souvent  du  repos;  et  atout  âge,  si 
nous  voulons  faire  un  bon  emploi  de  notre  vie,  nous  devons 
en  consacrer  une  bonne  partie  aux  récréations.  Tout  au 
moins  cette  nécessité  s'impose  pour  les  enfants.  Sans  cela, 
tandis  que  vous  les  faites  vieillir  avant  l'âge  par  un  excès  de 
précipitation,  vous  aurez  le  chagrin  de  les  conduire  pré- 
maturément au  tombeau,  ou  de  les  plonger  dansune  seconde 
enfance,  plus  tôt  que  vous  ne  pensez.  C'est  pourquoi,  selon 

1.  Locke  parle  de  la  musique,  comme  de  la  poésie,  avec  une  sévérité 
injuste,  en  homme  positif  et  superficiel.  Ce  sont  les  modernes  seuls  qui 
ont  retrouvé  le  sentiment  de  la  musique  .perdu,  semble-t-il,  depuis  les 
Grecs.  Les  contemporains  de  Locke  étaient  du  même  avis  que  lui. 
Fénelon,  tout  en  reconnaissant  combien  la  musique  a  été  puissante 
chez  les  peuples  grecs  pour  élever  l'àme  au-dessus  des  sentiments  vul- 
gaires, déclare  que  «  le  goût  de  la  musique,  comme  celui  de  la  poésie, 
n'est  guère  sans  danger  s.  Kollin  disait,  lui  aussi  :  «  Une  expérience 
presque  universelle  montre  que  l'étude  de  la  musique  dissipe  extraordi- 
nairement  les  jeunes  Glles. 

-I 


322  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

moi,  tout  le  temps  et  tous  les  efforts  qu'on  destine  à  des 
progrès  sérieux  doivent  être  réservés  pour  des  choses  plus 
utiles  et  plus  importantes  que  la  musique,  et  en  même 
temps  employés  d'après  les  méthodes  les  plus  rapides  et 
les  plus  aisées  qu'il  est  possible  d'imaginer.  Peut-être, 
comme  je  l'ai  déjà  dit,  n'est-ce  pas  un  des  moindres  secrets 
de  l'art  de  l'éducation,  de  savoir  faire  des  exercices  du  corps 
la  récréation  des  exercices  de  l'esprit  et  réciproquement. 
Je  ne  doute  pas  qu'un  homme  habile  ne  pût  faire  quelque 
chose  dans  cette  voie,  s'il  prenait  soin  de  bien  étudier  le 
tempérament  et  les  inclinations  de  son  élève,  car  l'enfant 
qui  est  las  de  l'étude  ou  de  la  danse  ne  désire  pas  pour  cela 
d'aller  au  lit  tout  de  suite  :  il  veut  seulement  laire  autre 
chose  qui  le  récrée  et  le  divertisse.  Mais  qu'on  n'oublie 
jamais  qu'une  chose  qui  n'est  pas  faite  avec  plaisir  ne  sau- 
rait tenir  lieu  de  récréation. 


L'ESCRIME.  —  L'ÉQUITATION. 

198.  L'escrime  et  l'art  de  monter  à  cheval  passent  pour 
des  parties  si  nécessaires  d'une  bonne  éducation,  que  l'on 
me  reprocherait  comme  unegraveomissionde  n'en  pas  par- 
ler. L'équitalion  qu'on  ne  peut  guère  apprendre  que 
dans  les  grandes  villes  \  est  pour  la  santé  un  des  meil- 
leurs exercices  qu'on  puisse  se  procurer  dans  ces  foyers  de 
plaisir  et  de  luxe  ;  et  pour  cette  raison  un  jeune  gentle- 
man, pendant  le  séjour  qu'il  y  fait,  doit  y  consacrer  une 
bonne  partie  de  son  temps.  Tant  que  l'équitation  n'a  pour 
but  que  de  donner  au  cavalier  une  altitude  solide  et  aisée, 
de  le  mettre  en  état  de  dresser  son  cheval  à  s'arrêter,  à 
tourner  court,  enfin  de  lui  apprendre  à  être  ferme  sur  ses 
hanches,  c'est  un  exercice  utile  à  un  gentleman,  dans  la 

1.  Locke  oublie  que  dans  les  campagnes  on  apprend  l'équitation, 
sans  méthode,  il  est  vrai,  et  sans  règles,  mais  par  la  pratique  et  par 
l'usage. 


L'ESCRIME.  —  L'EQDITATION.  523 

paix  comme  dans  la  guerre.  Mais  si  cet  exercice  mérite 
ou  uou  que  les  jeunes  gens  s'en  fessent  une  affaire,  el  s'il  a 
assez  d'importance  pour  qu'ils  lui  consacrent  plus  de  temps 
qu'ils  n'en  devraient  employer,  par  intervalles,  à  ces  sortes 
d'exercices  violents,  dans  le  seul  intérêt  de  leur  santé,  c'est 
une  question  que  je  laisse  le  soin  de  résoudre  à  la  sagesse 
des  parents  et  des  gouverneurs.  Qu'ils  se  rappellent  seule- 
ment que,  dans  toutes  les  parties  de  l'éducation,  ce  qui  ré- 
clame le  plus  de  temps  et  le  plus  d'efforts,  ce  sont  les  con- 
naissances qui  vraisemblablement  seront  de  la  plusgrande 
conséquence,  et  du  plus  fréquent  usage,  dans  le  cours  ordi- 
naire el  dans  les  circonstances  de  la  vie  à  laquelle  est  des- 
tiné le  jeune  homme. 

19(J.  Quanta  l'escrime1,  elle  peut  être  un  bon  exercice 
pour  la  santé,  mais  elle  est  dangereuse  pour  la  vie,  parce 
que  la  conscience  d'y  être  habile  peut  engager  dans  des 
querelles  les  jeunes  gens  qui  croient  avoir  appris  à  bien 
manier  le  fer.  Cette  confiance  présomptueuse  les  rend  plus 
sensibles  qu'il  ne  faudrait  sur  le  point  d'honneur,  pour 
des  provocations  légères  ou  même  absolument  insignifian- 
tes. Les  jeunes  gens,  dans  la  chaleur  de  leur  sang,  sont 
disposés  à  croire  qu'ils  ont  inutilement  appris  l'escrime, 
s'ils  ne  trouvent  pas  l'occasion  de  déployer  dans  un  duel 
leur  adresse  et  leur  courage,  et  il  semble  qu'ils  aient  rai- 
son. Mais  de  combien  de  tristes  tragédies  cette  disposition 
d'esprit  a  été  l'occasion,  c'est  ce  dont  pourraient  témoigner 
les  larmes  de  beaucoup  de  mères.  Un  homme  qui  ne  s'entend 
pas  aux  armes,  sera  plus  disposé  à  éviter  la  société  des 
joueurs  el  des  brelteurs,  et  ne  sera  pas  de  moitié  aussi  poin- 
tilleux sur  les  questions  d'honneur,  ni  aussi  prompt  à  faire 
affront  aux  autres  ou  à  soutenir  fièrement  son  opinion,  ce  qui 
est  la  cause  ordinaire  des  querelles.  D'autre  part  quand  un 


1.  Sur  les  avantages  de  l'escrime,  voyez  l'intéressante  étude  de 
M.  Legouvé,  Le  piano  el  le  fleuret,  dans  le  livre  Les  pères  el  les  enfanU 
au  dix-neuvième  siècle. 


324  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

homme  est  sur  le  terrain,  une  adresse  médiocre  à  manier  les 
armes  l'exposera  plutôt  aux  coups  de  son  adversaire  qu'elle 
ne  servira  à  l'en  garantir.  Et  certainement  un  homme  de 
courage,  qui  n'entend  absolument  rien  à  l'escrime,  et  qui, 
par  conséquent,  ne  s'amusant  pas  à  parer,  met  toute  sa  con- 
fiance dans  un  seul  coup  vigoureusement  poussé,  a  l'avan- 
tage sur  un  ferrailleur  médiocrement  habile,  surtout  s'il 
est  adroit  à  la  lutte.  Par  conséquent,  s'il  faut  prendre 
quelques  précautions  contre  de  tels  accidents,  et  si  un  père 
doit  préparer  son  fils  à  soutenir  des  duels,  j'aimerais 
mieux  de  beaucoup  que  mon  fils  fût  un  habile  lutteur  qu'un 
ferrailleur  médiocre,  et  c'est  tout  ce  que  peut  être  un  gent- 
leman, à  moins  qu'il  ne  passe  sa  vie  à  la  salle  d'armes  et 
qu'il  ne  s'exerce  chaque  jour.  Toutefois,  l'escrime  et  l'é- 
quitation  étant  généralement  regardées  comme  des  qualités 
nécessaire  à  un  gentleman  bien  élevé,  il  serait  peut-être 
trop  rigoureux  de  refuser  complètement  à  un  jeune  homme 
de  ce  rang  ces  marques  de  distinction.  Je  laisserai  donc  à 
son  père  le  soin  de  décider  jusqu'à  quel  point  le  tempéra- 
ment de  son  fils  et  le  poste  qu'il  doit  occuper  dans  la  vie, 
lui  permettent  ou  l'obligent  de  condescendre  à  des  usages 
qui  d'une  part  ne  servent  pas  à  grand'chose  dans  la  vie  ci- 
vile, qui  d'autre  part  étaient  autrefois  inconnus  aux  na- 
tions les  plus  belliqueuses,  qui  enfin  semblent  n'accroître 
que  peu  la  force  ou  le  courage  de  celles  qui  s'y  sont  sou- 
mises, à  moins  qu'on  ne  s'imagine  que  la  valeur,  la  bra- 
voure militaire  a  été  favorisée  et  accrue  par  la  mode  des 
duels,  avec  laquelle  l'escrime  a  fait  son  entrée  dans  le 
monde,  et  avec  laquelle  aussi  j'espère  qu'elle  en  sortira. 

200.  Telles  sont  pour  le  moment  mes  pensées  sur  les 
études  et  sur  les  arts  d'agrément  qui  doivent  s'y  ajouter. 
Mais  la  grande  affaire  c'est  par-dessus  tout  la  vertu  et  la 
sagesse  : 

JSullum  numen  abest  si  sit  prudent  in'. 

\.  «  F» ion  ne  manque  à  l'homme  qui  possède  la  prudence.  » 


L'ESCRIME.  —  L'ÉQDITATION.  5*5 

Que  l'enfanl  apprenne  sous  vôtre-direction  à  dominer  ses 

inclinations,  .-t  à  soumettre  ses  appétits  à  la  raison.  Si  vous 
obtenez  cela,  et  si  par  une  pratique  constante  vous  lui  en 
faites  une  habitude,  vous  aurez  rempli  la  partie  la  plus  dif- 
ficile de  votre  tâche.  El  pour  qu'un  jeune  homme  en  vienne 
là.  je  ne  connais  pas  de  moyen  plus  efficace  que  le  désir 
d'être  loué  et  d'être  estimé  :  c'est  donc  ce  sentiment  qu'il 
faut  lui  inspirer  par  tous  les  moyens  imaginables.  Rendez- 
le  sensible  à  l'honneur  et  à  la  honte,  autant  que  possible. 
Lorsque  vous  y  serez  parvenu,  vous  aurez  jeté  dans  son  es- 
prit un  principe  qui  influencera  sa  conduite,  quand  vous  ne 
serez  plus  auprès  de  lui,  un  principe  auquel  ne  peut  être 
comparé  la  crainte  du  fouet  et  de  la  petite  douleur  que 
cause  le  fouet,  et  qui  sera  enfin  la  tige  sur  laquelle  vous 
pourez  ensuite  greffer  les  vrais  principes  de  la  moralité  et 
de  la  religion1. 

IL  FAUT  APPRENDRE   UN   MÉTIER. 

201.  Il  me  reste  encore  quelque  chose  à  ajouter,  et  je 
sais  bien  qu'en  faisant  connaître  ma  pensée,  je  cours  le 
risque  de  paraître  oublier  mon  sujet  et  tout  ce  que  j'ai 
précédemment  écrit  sur  l'éducation:  car  je  vais  parler  de 
la  nécessité  d'un  métier,  et  je  n'ai  prétendu  élever  qu'un 
gentleman  dont  la  condition  ne  parait  pas  compatible  avec 
un  métier.  Et  cependant  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  je  vou- 
drais que  mon  gentilhomme  apprit  un  métier,  oui,  un  mé- 
tier manuel;  je  voudrais  même  qu'il  en  sût  deux  ou  trois, 
mais  un  particulièrement2. 

t.  Locke  en  revient  à  sa  maxime  fondamentale  qui  fait  de  l'amour- 
propre  le  principe  de  l'éducation. 

2.  C'est  l'idée  que  Rousseau  devait  reprendre  dans  l'Emile  avec  tant 
d'insistance  et  d'énergie,  i  Souvenez-vous  que  ce  n'est  point  un  talent 
que  je  vous  demande;  c'est  un  métier,  un  vrai  métier,  un  art  purement 
îin-canique,  où  les  mains  travaillent  plus  que  la  tète  ».  Locke  et  Rous- 
seau sont  donc  d'accord  sur  la  nécessité  d'un  métier  :  mais  les  raisons 
qui  les  décident  sont  fort  différentes.  Locke,  en  faisant  apprendre  à 


326  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION. 

202.  Puisqu'il  faut  toujours  diriger  vers  quelque  chose 
qui  leur  soit  utile  l'humeur  active  des  enfants,  les  avan- 
tages qu'ils  tirent  des  exercices  qu'on  leur  propose  peu- 
vent être  ramenés  à  deux  catégories  :  1°  Il  y  a  des  cas  où 
l'habileté  qu'ils  acquièrent  par  l'exercice  est  estimable  en 
elle-même  ;  il  en  est  ainsi  non  seulement  de  l'étude  des 
langues  et  des  sciences,  mais  de  la  peinture,  de  l'art  de 
tourner,  du  jardinage,  de  l'art  de  tremper  le  fer  et  de  le 
travailler,  et  de  tous  les  autres  arts  utiles.  2°  Il  y  a_des_ 
caj[  où  l'exercice,  en  dehors  de  toute  autre  considéra- 
tion, est  utile  ou  nécessaire  pour  la  santé.  Les  premières 
de  ces  connaissances,  il  est  si  nécessaire  que  les  enfants 
les  acquièrent  durant  leur  jeune  âge  qu'une  bonne  partie 
de  leur  temps  doit  être  consacré  à  y  faire  des  progrès,  bien 
que  ces  occupations  ne  contribuent  en  rien  à  leur  santé. 
Telles  sont  la  lecture,  l'écriture,  toutes  les  études  séden- 
taires qui  ont  pour  but  la  culture  de  l'esprit,  et  qui  pren- 
nent nécessairement  une  grande  partie  du  temps  du  gent- 
leman, presque  aussitôt  qu'il  est  né.  Mais  Jgs_arts  manuels, 
qui  pour  être  appris  et  pour  être  pratiqués  exigent  le  tra- 
vail du  corps,  ont  pour  résultat  non-seulement  d'accroître 
notre  dextérité  et  notre  adresse  par  l'exercice,  mais  aussi 
de  fortifier  notre  santé,  surtout  ceux  auxquels  on  travaille 
en  plein  air.  Dans  ces  occupations-là,  par  conséquent,  la 
santé  et  l'habileté  progressent  conjointement,  et  l'on  peut 
en  choisir  quelques-unes  pour  en  faire  les  récréations  d'un 
enfant  dont  l'affaire  principale  est  l'étude  des  livres.    Ce 

son  gentleman  la  menuiserie  ou  l'agriculture,  voulait  surtout  que  ce 
travail  physique  offrit  à  l'esprit  un  divertissement,  une  occasion  de 
relâche  et  de  repos,  et  procurât  ;<u  corps  un  exercice  utile. 

Rousseau  est  dirigé  par  de  tout  autres  idées.  Ce  qu'il  veut  d'abord, 
c'est  que,  par  l'apprentissage  d'un  métier,  Emile  se  mette  à  l'abri  du 
besoin  le  jour  où  une  crise  révolutionnaire  lui  ôterait  la  richesse.  En 
second  lieu,  Rousseau  obéit  à  des  préoccupations  sociales,  nous  dirions 
aujourd'hui  socialistes.  Le  travail  est  à  ses  yeux  un  devoir  strict  auquel 
personne  ne  peut  se  soustraire.  «  Riche  ou  pauvre,  tout  citoyen  oisif 
est  un  fripon.  » 


11.  FAUT  APPRENDRE  IN  MÉTIER.  327 

<|ui  doit  nous  guider  dans  ce  choix,  c'est  Page,  c'est  l'in- 
clination de  la  personne  ;  la  contrainte  doit  toujours  être 
bannie  et  il  ne  faut  pasappliquer  l'enfant  de  force  à  ces  tra- 
vaux. La  contrainte  en  effet  et  la  force  engendrent  sou- 
vent, mais  ne  guérissent  jamais  l'aversion.  Tout  ce  qu'on 
fait  malgré  soi  et  par  violence,  on  se  hâte  de  l'abandonner, 
dès  qu'on  le  peut;  et  tant  qu'on  le  fait,  on  n'y  trouve  ni 
profit  ni  plaisir. 


LA  PEINTURE 


203.  De  tous  les  arts,  celui  qui  me  plairait  le  plus  à  ce 
point  de  vue,  ce  serait  la  peinture,  n'étaient  une  ou  deux 
objections  auxquelles  il  n'est  pas  facile  de  répondre. 
D'abord,  mal  peindre  est  une  des  cboses  les  plus  détes- 
tables de  ce  monde  ;  et  pour  atteindre  un  degré  de  talent 
supportable,  il  y  faut  employer  trop  de  temps.  Si  l'enfant 
a  un  goût  naturel  pour  la  peinture,  il  est  à  craindre  qu'il 
ne  néglige  toutes  les  autres  études  plus  utiles,  pour  s'y 
adonner  entièrement;  et  s'il  n'a  pas  de  goût  pour  cet  art, 
on  aura  beau  employer  le  temps,  la  peine,  l'argent  :  rien 
n'y  fera.  Une  autre  raison  qui  me  fait  écarter  la  peinture 
de  l'éducation  d'un  gentleman,  c'est  qu'elle  est  une  récréa- 
tion sédentaire,  qui  occupe  l'esprit  plus  que  le  corps. 
C'est  l'étude  qui  doit  être  l'occupation  la  plus  sérieuse  d'un 
gentleman,  et  quand  il  a  besoin  de  relâche  et  de  diver- 
tissement, il  faut  qu'il  les  cherche  dans  quelque  exercice 
corporel,  qui  détende  son  esprit,  et  en  même  temps  for- 
tifie sa  santé  et  son  tempérament.  Pour  ces  deux  raisons, 
je  ne  suis  pus  pour  la  peinture1. 


1.  Locke  est  sévère  pour  la  peinture,  comme  pour  la  musique  et  Ja 
poésie.  Il  est  évident  que  le  sens  des  arts  lui  manque;  il  ne  songe  pas 
assez  à  développer  chez  son  élève  les  facultés  artistiques. 


QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDI'CATIOS. 


LES  RECREATIONS. 

204.  En  second  lieu,  je  proposerai  pour  un  jeune  homme 
qui  habite  la  campagne,  je  proposerai,  dis-je,  une  de 
ces  deux  choses  ou  plutôt  les  deux  à  la  fois  :  d'abord 
le  jardinage  ou  l'agriculture1  en  général,  ensuite  le  travail 
sur  bois,  à  la  façon  d'un  charpentier,  d'un  menuisier  ou 
d'un  tourneur2.  Ce  sont  là  des  récréations  saines  qui  con- 
viennent à  l'homme  d'études  ou  à  l'homme  d'affaires. 
Puisque  l'esprit  en  effet  ne  supporte  pas  d'être  constam- 
ment employé  à  la  même  chose,  et  que  les  hommes  séden- 
taires  et  studieux  ont  besoin  de^quelque exercice  ciuià  la 
ftjîs~flîvert.isse  leur  esprit  et  occupe  leur  corps^je  ne  con- 
nais TÎéTf^ùr^ïïmsermeu~x  réunir  ces  avantages  pour  un 
gentleman  campagnard  que  les  deux  exercices  dont  j'ai 
parlé  :  si  la  saison  ou  le  mauvais  temps  en  effet  l'empêche 
de  se  livrer  à  l'un,  il  peut  passer  à  l'autre.  En  outre,  s'il 
devient  habile  dans  le  premier,  il  aura  les  moyens  de  gou- 
verner et  d'instruire  son  jardinier;  s'il  est  habile  dans  le 
second,  il  inventera  et  façonnera  un  grand  nombre  d'objets 
tout  ensemble  agréables  et  utiles.  Ce  n^st  pas  que  je 
considère  ce  dernier  avantage  comme  le  but  principal  de 
son  travail,  mais  c'est  un  attrait  qui  peut  l'y  engager.  Ce 
que  je  demande  surtout  à  ces  occupations,  c'est  qu'elles 

i.  Conférez  Rousseau  :  «  L'agriculture  est  le  premier  métier  de 
l'homme  :  c'est  le  plus  honnête,  le  plus  utile,  et  par  conséquent  le  plus 
noble  qu'il  puisse  exercer.  Je  ne  dis  pas  à  Emile  :  Apprends  l'agricul- 
ture, il  la  sait.  Tous  les  travaux  rustiques  lui  sont  familiers.  »  {Emile, 
liv.  III.) 

2.  «  Tout  bien  considéré,  dit  Rousseau,  le  métier  que  j'aimerais  le 
mieux  qui  fût  du  goùl  de  mon  élève  est  celui  de  menuisier.  Il  est  pro- 
pre, il  est  utile,  il  peut  s'exercer  dans  la  maison  ;  il  tient  suffisamment 
le  corps  en  haleine;  il  exige  dans  l'ouvrier  de  l'adresse  et  de  l'industrie, 
et  dans  la  forme  des  ouvrages  que  l'utilité  détermine,  l'élégance  et  le 
goût  ne  sont  pas  exclus  ».  (Emile,  III.) 


LA  PEINTURE.  3*29 

le  divertissent  par  un  exercice   manuel,  utile  et  sain,  de 
ses  autres  pensées  et  de  ses  affaires  plus  sérieuses. 

205.  (liiez  les  anciens,  les  grands  hommes  savaient  très 
bien  accorder  le  travail  des  mains  avec  les  affaires  de 
l'État,  et  ils  ne  pensaient  pas  compromettre  leur  dignité  en 
faisant  de  l'un  la  récréation  des  autres.  C'est  à  l'agricul- 
ture qu'ils  semblent  avoir  employé  et  diverti  le  plus  ordi- 
nairement leurs  heures  de  loisir.  Chez  les  Juifs,  Gédéon 
quitta  l'aire  où  il  battait  le  blé.  chez  les  Komains,  Cincin- 
natus  quitta  la  charrue,  pour  commander  et  conduire  à 
l'ennemi  les  armées  de  leur  patrie,  et  l'on  sait  que  leur 
habileté  à  manier  le  soc  ou  le  fléau  ne  les  empêcha  pas 
de  réussir  au  métier  des  armes.  Pour  avoir  été  de  bons 
ouvriers  dans  leurs  travaux  manuels,  ils  ne  furent  pas  des 
généraux  et  des  politiques  moins  habiles.  lisse  montrèrent 
aussi  grands  capitaines,  aussi  grands  hommes  d'État  qu'ils 
avaient  été  bons  laboureurs.  Caton  l'Ancien,  qui  avait 
exercé  avec  gloire  toutes  les  charges  de  la  République, 
nous  a  laissé  un  écrit  qui  prouve  combien  il  était  versé 
dans  l'art  de  l'agriculture1;  et  autant  qu'il  m'en  sou- 
vient, Cyrus-  croyait  si  peu  que  le  jardinage  fût  au-dessous 
de  la  dignité  et  de  la  grandeur  du  trône  qu'il  montra  à 
Xénophon"  un  vaste  champ  d'arbres  fruitiers  tous  plantés 
de  sa  main.  L'histoire  des  anciens,  des  Juifs  aussi  bien 
que  des  Gentils,  est  pleine  de  faits  de  ce  genre,  qui  pour- 
raient être  cités,  s'il  était  nécessaire  de  recommander  par 
des  exemples  l'usage  des  récréations  utiles. 

206.  tt  qu'on  ne  s'imagine  pas  que  je  commets  une 
méprise  lorsque  je  donne  le  nom  de  divertissement  et  de 
récréation  à  ces  arts  manuels  et  à  tous  les  autres  exercices 
du  même  genre:  car  la  récréation  consiste,  non  à  rester 


1.  Wlusion  à  l'ouvrage  île  Caton,  De  rc  rustica. 

2.  Cyrus  le  Jeune,  celui  dont  Xénophon  parle  dans  VAnabase. 

5.  Non  pas  à  Xénophon,  comme  dit  à  tort  Locke,  mais  à  Lysandre, 
comme  Xénophon  le  raconte  dans  ses  Economiques. 


330  QUELQUES  PENSÉES  SUR  L'ÉDUCATION. 

sans  rien  faire  (comme  tout  le  monde  peut  le  remarquer), 
mais  à  soulager  par  la  variété  de  l'exercice  l'organe 
fatigué.  Et  celui  qui  penserait  que  le  divertissement  ne 
peut  provenir  d'un  travail  dur  et  pénible,  oublierait  que 
les  chasseurs  se  lèvent  matin,  se  iaiiguent  à  cheval, 
souffrent  du  chaud,  du  froid,  de  la  faim,  et  que  cepen- 
dant la  chasse  est  le  plaisir  familier  des  hommes  du  plus 
haut  rang.  Bêcher,  planter,  greffer,  et  tous  les  travaux  de 
ce  genre  ne  procureraient  pas  moins  de  divertissement  aux 
hommes  que  les  jeux  inutiles  consacrés  par  la  mode,  s'ils 
pouvaient  une  fois  être  disposés  à  s'y  plaire;  et  l'habitude, 
l'habileté  acquise  les  attacherait  bien  vite  à  n'importe 
lequel  de  ces  exercices.  On  trouverait,  je  n'en  doute  pas, 
beaucoup  de  gens  qui,  invités  trop  souvent  à  jouer  aux 
cartes  '  où  à  d'autres  jeux  par  des  personnes  auxquelles 
ils  ne  peuvent  rien  refuser,  se  sont  ennuyés  à  ces  sortes 
de  divertissements  plus  qu'ils  n'auraient  fait  en  se  livrant 
aux  occupations  les  plus  sérieuses  de  la  vie,  quoiqu'ils 
n'aient  pas  naturellement  d'aversion  pour  ces  jeux-là,  et 
qu'ils  soient  même  disposés  à  s'y  divertir  de  temps  en 
temps  l. 

207.  Le  jeu,  auquel  les  personnes  de  qualité  et  notam- 
ment les  dames,  perdent  une  si  grande  partie  de  leur 
temps,  est  pour  moi  la  preuve  évidente  que  les  hommes 
ne  peuvent  pas  rester  sans  rien  faire.  Il  faut  toujours  qu'ils 
s'occupent  à  quelque  chose.  Comment  s'expliquer  autre- 
ment qu'ils  consacrent  tant  d'heures  à  des  occupations 
qui  causent  généralement  plus  de  peine  que  de  plaisir  à 
la  plupart  des  hommes,  pendant  le  temps  qu'ils  y  sont 
engagés5?   11  est  certain,    pour   ceux    qui   réfléchissent 

•  1.  Dans  les  collèges  anglais  de  notre  temps,  jouer  aux  cartes  peut 
devenir  un  cas  d'expulsion. 

2.  Rollin.  parlant  de  ces  jeux-là,  s'exprime   ainsi  :  «  Comme  le  jeu 
est  destiné  à  délasser,  je  ne  sais  si  l'on  devrait   communément   per- 
mettre aux  enfants  ceux  qui  appliquent  presque  autant  que  l'étude.  » 
5.  L'opinion  de  Locke  est  très  contestable.  Les  jeux  de  hasard  dont 


LES  RÉCRÉATIONS.  331 

après  avoir  fini  de  jouer,  que  le  jeu  ne  laisse  pas  de  satis- 
faction après  lui  et  qu'il  ne  profite  en  rien  ni  au  corps 
ni  à  l'esprit  Quant  à  la  question  d'argent,  si  le  jeu  est  assez 
groa  pour  toucher  à  leurs  intérêts,  ce  n'est  plus  une  récréa- 
tion, rosi  an  commerce,  qui  enrichit  rarement  les  per- 
sonnes qui  on!  pour  vivre  d'autres  ressources;  et  en  tout 
cas.  si  l'on  s'y  enrichit,  le  joueur  heureux  fait  un  triste 
métier  puisqu'il  ne  remplit  ses  poches  qu'aux  dépens  de 
sn  réputation  '. 

Les  récréations  ne  sont  pas  faites  pour  les  hommes  qui 
ne  connaissent  pas  le^^travaij^des  affaires  et  qui_ne_sont 
pas  fatigués  et  épuisés  parjes  occupations  de  leur  charge. 
Le  grand  art  serait  de  disposer  des  heures  de  récréation 
de  telle  manière  qu'on  pût  y  reposer  et  y  rafraîchir  les 
facultés  qui  ont  été  exercées  et  fatiguées,  et  en  même  temps 
faire  quelque  chose  qui,  outre  le  plaisir  et  le  repos  du 
moment,  nous  assurât  quelque  avantage  à  venir.  C'est  la 
vanité  seule,  c'est  l'orgueil  de  la  grandeur  et  de  la  richesse 
qui  a  répandu  et  mis  à  la  mode  ces  vains  et  dangereux 
passe-temps  (comme  on  les  appelle),  et  qui  a  accrédité  cette 
opinion  que  pour  un  gentleman  l'élude  ou  le  travail  des 
mains  n'est  pas  un  divertissement  convenable.  C'est  ce  qui 
a  donné  aux  cartes,  aux  dés,  aux  parties  de  plaisir,  un 
si  grand  crédit  dans  le  monde.  Beaucoup  de  gens  y 
emploient  leurs  heures  de  loisir,  plutôt  sous  l'influence  de 
la  mode  et  parce  qu'ils  ne  connaissent  pas  d'occupation 
meilleure  pour  remplir  le  vide  de  leur  temps  inoccupé, 
que  parce  qu'ils  y  trouvent  un  réel  plaisir.  Ils  ne  peuvent 
suppoiter  le  poids  si  lourd  d'un  loisir  absolu,  l'ennui  de 

il  parle  ont  des  attraits  qu'on  ne  peut  nier,  en  dehors  de  toute  consi- 
dération de  gain.  Ils  occupent  et  exercent  l'esprit  en  l'obligeant  à  cal- 
culer, à  combiner,  à  agir  enfin. 

1.  «  Les  jeux  de  hasard,  dit  Rollin,  tels  que  ceux  des  cartes  et 
des  dés,  devenus  fort  à  la  mode  dans  le  monde,  méritent  bien  plus 
d't'tre  interdits  aux  jeunes  gens.  C'est  une  honte  pour  notre  siècle  que 
des  personnes  raisonnables  ne  puissent  passer  ensemble  quelques 
heures  si  ollesn'ont  les  cartes  à  la  main    .  (IV,  p.  500.) 


5Ô2  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

ne  rien  faire;  et  comme  ils  n'ont  jamais  appris  d'art 
manuel  utile  qui  puisse  les  divertir,  ils  ont  recours,  pour 
passer  leur  temps,  à  ces  amusements  frivoles  ou  mauvais, 
auxquels  un  homme  raisonnable  qui  n'aurait  pas  été  gâté 
par  la  coutume  ne  pourrait  trouver  que  bien  peu  de 
plaisir. 

208.  Je  ne  dis  pas  cependant  qu'un  jeune  gentleman  ne 
doive  jamais  se  prêter  aux  distractions  innocentes  que 
l'usage  a  mises  à  la  mode  parmi  les  jeunes  gens  de  son  âge 
et  de  sa  condition.  Je  suis  si  loin  de  vouloir  qu'il  soit 
austère  et  morose  à  ce  point,  que  je  désirerais  au  contraire 
le  voir  entrer,  avec  une  complaisance  marquée,  dans  tous 
les  plaisirs,  dans  toutes  les  joies  de  ceux  qu'il  fréquente,  et 
ne  montrer  aucune  répugnance,  aucune  aversion  pour  les 
choses  qu'ils  attendent  de  lui,  à  condition  qu'elles  con- 
viennent à  un  gentleman  et  à  un  honnête  homme1.  Pour 
les  cartes  cependant  et  les  dés,  je  crois  que  le  plus  sage 
et  le  plus  sûr  est  de  ne  jamais  apprendre  à  y  jouer,  et,  grâce 
à  cette  ignorance,  d'être  mis  à  l'abri  de  ces  tentations  dan- 
gereuses et  de  ces  façons  de  perdre  un  temps  précieux. 
Mais  tout  en  autorisant  les  conversations  paresseuses,  les 
entretiens  joyeux,  et  toutes  les  récréations  convenables 
que  l'usage  recommande,  je  crois  qu'un  jeune  homme 
trouvera  encore  assez  de  temps,  en  dehors  de  ses  occupa- 
tions sérieuses  et  essentielles,  pour  apprendre  à  peu  près- 
tel  ou  tel  métier.  C'est  faute  d'application,  ce  n'est  pas  faute 
de  loisir,  que  les  hommes  ne  deviennent  pas  experts  en  plus 
d'un  art.  Une  heure  par  jour,  régulièrement  employée  à  un 
divertissement  de  ce  genre,  suffira  pour  faire  acquérir  à 
un  homme  en  fort  peu  de  temps  un  degré  d'habileté  qu'il 
ne  peut  soupçonner;  et  quand  bien  même  il  n'y  aurait 
d'autre  avantage  à  cela  que  d'écarter  et  de  discréditer  les 
passe-temps  ordinaires,  les  jeux  vicieux,  inutiles  et  dange- 

1.  Locke  demande  ici,  non  sans  largeur  d'esprit,  que  l'homme  ait 
l'esprit  ouvert  à  toutes  les  bonnes  émotions,  à  tous  les  nobles  senti- 
ments. 


LES  RECREATIONS. 

reux,  et  Je  montrer  qu'on  peut  s'en  passer,  ce  serait 
eneore  une  chose  à  encourager.  Si  dès  leur  jeunesse  les 
hommes  étaient  guéris  de  cette  humeur  indolente,  qui  fail 
que  parfois  ils  laissent  s'écouler  inutilement  une  bonne 
partit- de  leur  vie  sans  occupations  et  même  sans  plaisirs, 
ils  trouveraient  assez  de  temps  pour  devenir  habiles  et 
expérimentés  en  un  grand  nombre  de  choses  qui,  bien 
qu'éloignées  de  leur  profession  réelle,  ne  seraient  pour- 
tant pas  incompatibles  avec  elle.  Et  pour  cette  raison, 
comme  pour  toutes  celles  que  j'ai  déjà  dites1,  l'humeur 
indolente  et  distraite  d'un  esprit  qui.se  complaît  à  rêver 
tout  le  jour  est  la  chose  qu'on  doit  le  moins  permettre  et 
tolérer  chez  les  jeunes  gens.  Cette  disposition  est  le  propre 
d'un  homme  malade,  dont  la  santé  est  en  désordre;  mais 
hors  de  là,  elle  ne  doit  être  supportée  chez  personne,  à 
n'importe  quel  âge  et  dans  n'importe  quelle  condition. 

209.  Aux  arts  que  j'ai  mentionnés  plus  haut  peuvent 
être  ajoutés  l'art  de  préparer  des  parfums3,  le  vernissage, 
la  gravure  et  plusieurs  sortes  d'ouvrages  en  fer,  en  cui- 
vre ou  en  argent.  Si,  comme  il  arrive  le  plus  souvent, 
notre  jeune  gentleman  passe  une  partie  considérable  de 
son  temps  dans  une  grande  ville,  on  pourra  lui  apprendre 
à  tailler,  à  polir,  à  enchâsser  des  pierres  précieuses,  ou 
l'occuper  à  polir  et  h  préparer  des  verres  de  lunettes". 
Parmi  tant  d'arts  manuels  si  ingénieux,  il  est  impossible 
qu'il  ne  s'en  rencontre  pas  quelqu'un  qui  lui  plaise  et  qui 
le  charme,  à  moins  qu'il  ne  soit  paresseux  ou  débauché  ; 
et  il  ne  saurait  l'être,  si  son  éducation  a  été  bien  conduite. 
Et  puisqu'on  ne  peut  l'employer  constamment  à  étudier,  à 
lire,  à  causer,  il    lui  restera,   en  dehors  du   temps  que 

1 .  Voyez  plus  haut,  section  XVII. 

'2  Au  temps  de  Locke,  la  préparation  des  parfums  était  un  art  à  la 
mode,  notamment  chez  les  daines,  qui  fabriquaient  pour  leur  usage  de 
l'eau  de  menthe,  de  l'eau  de  lavande. 

3.  C'est  à  ce  dernier  travail  que  Spinoza  employait  ses  journées. 
M;ii<  c'était  pour  lui  un  gagne-pain,  non  un  divertissement. 


oo'i  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'ÉDUCATION. 

lui  prennent  ces  exercices,  plusieurs  heures  qu'il  risque- 
rait d'employer  mal  s'il  ne  les  employait  pas  à  ces  sortes 
de  travaux.  En  effet,  et  je  conclus  par  là,  il  est  rare  qu'un 
jeune  homme  consente  à  rester  absolument  oisif  et  les 
bras  croisés  ;  et  si  par  hasard  il  était  de  cette  humeur-là, 
ce  serait  un  défaut  à  combattre  énergiquement. 


SECTION   XXVI    (210-211). 


LA  TENUE  DES  LIVRES. 

210.  Si  les  parents,  égarés  par  les  préjugés,  se  laissent 
effrayer  par  ces  mots  de  métier  et  d'arts  mécaniques,  et  s'ils 
répugnent  à  voir  leurs  enfants  se  livrer  à  une  occupation 
de  ce.  genre,  il  y  a  cependant  une  chose  relative  au  com- 
merce, dont  ils  reconnaîtront,  après  réflexion,  que  la  con- 
naissance est  absolument  nécessaire  à  leur  fils1. 

La  tenue  des  livres  n'est  pas  sans  doute  une  science 
dont  un  gentleman  ait  besoin  pour  acquérir  des  richesses, 
mais  il  n'y  a  peut-être  rien  qui  contribue  plus  utilement  à 
lui  faire  conserver  celles  qu'il  possède2.  On  voit  rarement 
qu'une  personne  qui  tient  exactement  le  compte  de  ses  re- 
venus et  de  ses  dépenses,  et  qui,  par  conséquent,  a  con- 
stamment l'œil  ouvert  sur  la  marche  de  ses  affaires  do- 
mestiques, en  vienne  à  se  ruiner;  et  j'ai  la  certitude  que 
bien  des  gens  ne  compromettent  leurs  affaires  avant  de  s'en 
apercevoir,  ou  ne  précipitent  leur  ruine,  une  fois  qu'elle 

1.  On  reconnaît  ici  l'esprit  commercial  des  Anglais. 

2.  Il  est  permis  de  penser  que  la  tenue  des  livres  n'a  pas  besoin  d'une 
étude  spéciale,  quand  il  s  agit  simplement  de  l'éducation  d'un  homme 
que  sa  position  ne  destine  pas  au  commerce  Ou  peut  être  économe  et 
tenir  exactement  ses  comptes  sans  avoir  appris  la  tenue  des  livres. 


356  QUELQUES  PENSEES  SUPt  L'EDUCATION". 

est  commencée,  qiie  faute  de  vouloir  ou  de  savoir  prendre 
cette  peine.  Je  donnerai  donc  à  tout  gentleman  le  conseil 
d'apprendre  parfaitement  la  tenue  des  livres  et  de  ne  pas 
s'imaginer  que  cette  science  n'est  pas  faite  pour  lui,  sous 
ce  prétexte  qu'elle  a  pris  naissance  et  qu'elle  est  surtout 
en  usage  chez  les  gens  de  négoce. 

211.  Lorsque  mon  jeune  gentleman  aura  appris  à  tenir 
les  livres  de  comptes  (ce  qui  est  une  affaire  de  jugement 
plus  que  d'arithmétique),  il  ne  sera  peut-être  pas  mauvais 
que  son  père,  dès  de  ce  moment,  l'oblige  à  faire  usage 
de  sa  science  pour  ses  petites  affaires.  Ce  n'est  pas  que 
je  veuille  qu'il  note  sur  son  livre  par  le  menu  toutes 
les  dépenses  qu'il  fait,  tout  l'argent  qu'il  emploie  à  boire 
ou  à  se  divertir  :  la  rubrique  dépenses  générales  suffira 
pour  toutes  ces  choses.  Je  ne  veux  pas  non  plus  que  son 
père  surveille  trop  minutieusement  ses  comptes,  pour  en 
prendre  occasion  de  critiquer  ses  dépenses.  Il  doit  se  rap- 
peler qu'il  a  été  jeune  lui  aussi,  de  quelles  pensées  il  était 
alors  animé,  et  ne  pas  oublier  que  son  fils  a  le  droit  d'avoir 
les  mêmes  idées  et  de  les  satisfaire  à  son  tour.  Sï  donc  je  de- 
mande que  le  jeune  homme  soit  obligé  de  tenir  fes  comptes, 
ce  n'est  pas  du  tout  pour  que  le  père  puisse  par  ce  moyen 
contrôler  ses  dépenses  (car  tout  l'argent  qu'il  lui  donne,  il 
doit  lui  en  laisser  la  libre  et  entière  disposition)  ;  c'est  pour 
qu'il  prenne  de  bonne  heure  l'habitude  de  le  faire,  pour 
que  cet  usage,  qu'il  lui  sera  si  utile  et  si  nécessaire  de  pra- 
tiquer toute  sa  vie,  lui  devienne  familier  dès  sa  jeunesse. 
Un  noble  Vénitien,  dont  le  fils  roulait  sur  l'or  et  gaspillait 
la  fortune  paternelle,  trouvant  que  les  dépenses  de  son  fils 
devenaient  énormes  et  extravagantes,  ordonna  à  son  cais- 
sier de  ne  plus  lui  donner  à  l'avenir  qu'autant  d'argent 
qu'il  voudrait  en  compter  en  le  recevant1.  On  pensera  sans 
doute  que  ce  n'était  pas  un  moyen  bien  efficace  de  modérer 
les  dépenses  du  jeune  homme,  puisqu'il  restait  libre  de 

1.  On  ne  sait  d'où  Locke  a  tiré  cette  histoire  un  peu  naïve. 


i  \  n. mi;  des  livres.  331 

prendre  autant  d'argent  qu'il  en  voulait;  cependant  cet 
expédient,  employé  avec  un  jeune  étourdi  qui  ne  s'était 
jamais  préoccupé  que  de  la  poursuite  de  ses  plaisirs,  lui 
causa  un  grand  embarras  et  le  disposa  enfin  à  faire  cette 
sage  et  utile  réflexion  :  «  S'il  me  faut  prendre  tant  de  peine 
simplement  pour  compter  l'argent  que  je  veux  dépenser, 
quel  soin  et  quelle  peine  mes  ancêtres  ne  doivent-ils  pas 
avoir  pris  quand  il  s'agissait,  non  de  le  compter,  mais 
de  le  gagner?  »  Cette  pensée  raisonnable,  suggérée  parle 
petit  travail  qu'on  lui  imposait,  agit  si  puissamment  sur 
son  esprit,  qu'elle  l'arrêta  dans  ses  dépenses  et  qu'il  se 
conduisit  désormais  en  homme  économe.  En  tout  cas,  ce 
que  tout  le  monde  accordera,  c'est  que  rien  n'est  plus 
propre  à  maintenir  nos  dépenses  dans  de  justes  limites, 
que  l'habitude  d'avoir  toujours  sous  les  yeux  l'état  de  nos 
affaires  dans  des  comptes  exacts  et  bien  tenus. 


22 


SFXTION   XXVII   (212-215) 


DES  VOYAGES. 

21'2.  La  dernière  partie  de  l'éducation,  ce  sont  les 
voyages,  qui  passent  généralement  pour  couronner  l'œuvre 
et  rendre  un  gentleman  accompli.  Je  reconnais  que  les 
voyages  en  pays  étrangers  offrent  de  grands  avantages  : 
mais  l'âge  que  l'on  choisit  communément  pour  envoyer  les 
jeunes  gens  hors  de  leur  pays  et  de  tous,  selon  moi,  celui 
où  ils  sont  le  moins  capables  d'en  retirer  ces  avantages. 
Les  résultats  que  l'on  se  propose  d'atteindre  et  qui  sont  les 
plus  importants  peuvent  être  ramenés  à  deux  :  le  premier 
consiste  à  étudier  les  langues  étrangères;  le  second  à  de- 
venir plus  sage  et  plus  prudent,  en  fréquentant  les  hommes, 
en  conversant  avec  des  gens  qui,  par  le  tempérament,  les 
coutumes  et  les  mœurs,  diffèrent  les  uns  des  autres  et 
surtout  diffèrent  des  personnes  de  notre  paroisse  et  de 
notre  voisinage1.  Mais  l'âge  de  seize  à  vingt  et  un  ans, 
qu'on  choisit  ordinairement  rçour  les  voyages,  est  de  tous 

1.  Montaigne  recommande  les  voyages  pour  les  mêmes  motifs  :  a  A 
cetle  cause  (l'exercice  du  jugement),  le  commerce  des  hommes  y  est 
merveilleusement  propre  et  la  visite  des  pays  estrangiers...:  pour  en 
rapporter  principalement  les  humeurs  de  ces  nations  et  leurs  façons, 
et  pour  frotler  et  limer  nosfre  cervelle  contre  celle  d'aultruy.  »  (Es- 
sais, I.  xxv.) 


DES  VOYAGES.  339 

les  âges  de  la  vie  celui  qui  est  le  moins  propre  à  assurer 
ces  avantages.  Le  premier  âge  où  l'enfant  peut  apprendre 
1rs  langues  étrangères  et  s'habituer  à  les  prononcer  avec 
leur  véritable  accent,  c'est,  je  crois,  de  sept  à  quatorze  ou 
seize  ans.  En  outre,  il  sérail  utile  et  même  nécessaire  qu'un 
enfant  de  cet  âge  fût  accompagné  d'un  précepteur,  qui,  en 
même  temps  qu'il  étudierait  la  langue  du  pays,  lui  appren- 
drait autre  chose.  Mais  séparer  les  jeunes  gens  de  leur  fa- 
mille par  de  grandes  distances,  sous  la  seule  direction  d'un 
gouverneur,  à  un  âge  où  ils  se  croient  déjà  Irop  grands  gar- 
çons pour  être  gouvernés  par  autrui,  et  où  ils  n'ont  cependant 
ni  assez  de  prudence  ni  assez  d'expérience  pour  se  gou- 
verner eux-mêmes,  n'est-ce  pas  les  exposer  aux  plus  grands 
dangers  de  la  vie,  à  l'époque  où  ils  peuvent  le  moins  se  dé- 
fendre contre  ces  dangers?  Lorsque  l'enfant  n'est  pas  encore 
parvenu  à  l'âge  bouillant  des  passions,  on  peut  espérer 
que  le  gouverneur  aura  sur  lui  quelque  autorité.  Jusqu'à 
quinze  ou  seize  ans,  ni  l'opiniâtreté  qui  se  développe  avec 
l'âge,  ni  la  tentation  de  suivre  les  exemples  d'autrui,  ne 
le  détournera  d'écouter  son  gouverneur.  Mais  l'adoles- 
cent, quand  il  commence  à  fréquenter  les  hommes  et 
qu'il  croit  déjà  être  lui-même  un  homme,  quand  il  s'est 
mis  à  goûter  les  plaisirs  des  hommes  et  à  en  tirer  vanité, 
quand  il  considère  comme  une  honte  de  rester  plus  long- 
temps sous  la  conduite  et  le  contrôle  d'un  maître  :  peut-on 
espérer  qu'il  se  soumette  même  au  g"uverneurle  plus  atten- 
tif et  le  plus  habile'.'  Celui-ci  n'a  plus  l'autorité  nécessaire 
pour  commander,  et  son  disciple  n'a  plus  de  disposition  à 
obéir.  Tout  au  contraire,  le  jeune  homme  est  ••ntrainé  par  la 
chaleur  du  sang  et  par  l'autorité  de  la  mode  à  suivre  l'exem- 
ple tentateur  de  camarades  qui  ne  sont  pas  plus  sages 
que  lui.  plutôt  que  les  conseils  d'un  gouverneur,  qui  lui 
apparaît  maintenant  comme  l'ennemi  de  sa  liberté.  i\"est-ce 
pas  quand  il  est  à  la  fois  indocile  et  inexpérimenté  qu'un 
homme  risque  le  plus  de  se  perdre?  C'est  l'âge  de  la  vie  où 
il  a  le  plus  besoin  de  rester  sous  les  yeux,  sous  l'autorité 


340  QUELQUES  PENSÉES  SUP,  L'ÉDUCATION. 

de  ses  parents  et  de  ses  amis,  et  de  se  laisser  conduire  par 
eux.  Dans  le  premier  âge,  alors  que  l'enfant  n'est  pas  en- 
core assez  grand  pour  vouloir  faire  à  sa  tête,  la  souplesse 
de  son  caractère  le  rend  plus  traitable  et  le  met  à  l'abri  du 
danger.  Plus  tard,  la  raison  et  la  prévoyance  commencent 
à  se  faire  jour,  et  avertissent  l'homme  d'avoir  à  considérer 
ses  intérêts  et  son  perfectionnement.  L'époque  donc  que  je 
crois  la  plus  convenable  pour  envoyer  un  jeune  gentleman 
à  l'étranger,  c'est  ou  bien  quand  il  est  très  jeune1,  mais 
alors  avec  un  gouverneur,  le  plus  sûr  qu'on  puisse  trouver 
pour  cet  emploi;  ou  bien  quand  il  est  plus  âgé,  seul  et 
sans  gouverneur.  Alors,  en  effet,  il  est  en  état  de  se  gou- 
verner lui-même,  de  faire  des  observations  sur  ce  qui,  dans 
les  autres  pays,  lui  paraîtra  digne  de  remarque,  et  dont  il 
croira  pouvoir  tirer  parti  quand  il  sera  de  retour  dans  sa 
patrie;  et  de  plus,  à  cet  âge,  instruit  qu'il  est  des  lois  et 
des  mœurs  de  son  propre  pays,  de  ses  avantages  naturels, 
de  ses  qualités  morales  comme  de  ses  défauts,  il  a  quelque 
chose  à  échanger  avec  les  étrangers,  dont  la  conversation 
lui  fournit  à  lui-même  quelques  connaissances  nouvelles. 
213.  C'est,  j'imagine,  parce  qu'on  règle  autrement  les 
voyages  qu'un  aussi  grand  nombre  de  jeunes  gens  revien- 
nent de  leurs  excursions  sans  en  avoir  retiré  aucun  profit. 
S'ils  rapportent  dans  leur  patrie  quelque  connaissance  des 
contrées  et  des  peuples  qu'ils  ont  visités,  ce  n'est  le  plus 
souvent  que  l'admiration  des  pratiques  les  plus  mauvaises 
et  les  plus  vaines  qu'ils  y  ont  observées.  Ils  gardent  le 
souvenir  et  le  goût  des  choses  qui  ont  donné  à  leur  liberté 
son  premier  essor,  plutôt  que  de  celles  qui  les  auraient 
rendus  meilleurs  et  plus  sages  après  leur  retour.  Et  le 
moyen  qu'il  en  soit  autrement  lorsqu'ils  voyagent  à  l'âge 
où  ils  le  font  d'ordinaire,  sous  la  direction  d'un  gouver- 


1 .  Montaigne  veut  aussi  que  l'on  fasse  voyager  l'enfant  de  très  bonne 
heure  :  «  Je  vouldrois  qu'on  commenceast  à  le  promener  dez  sa  tendre 
enfance.  »  {Essais,  I,  xxv.) 


ItLS  VOYAGES.  "-il 

neur,  qui  est  chargé  de  pourvoir  à  leurs  besoins  et  de 
faire  des  observations  pour  eux1?  Sous  la  conduite  d'un 
toi  guide,  ils  pensent  avoir  le  droit  de  rester  les  bras 
croisés,  ils  ne  se  croient  pas  responsables  de  leur  con- 
duite, et  par  suite  ils  se  donnent  rarement  la  peine  de 
taire  par  eux-mêmes  des  recherches  ou  des  observations 
utiles.  Leurs  pensées  s'élancent  à  la  poursuite  des  amuse- 
ments et  des  plaisirs,  et  ils  considèrent  comme  un  affront 
qu'on  veuille  les  contrôler  à  ce  sujet.  Mais  il  est  rare 
qu'ils  se  mettent  en  peine  d'examiner  les  mœurs,  d'observer 
les  talents,  de  considérer  les  arts,  les  tempéraments  et  les 
inclinations  des  hommes  qu'ils  fréquentent,  afin  de  savoir 
comment  ils  doivent  se  comporter  à  leur  égard.  Celui  qui 
voyage  avec  eux  n'est-il  pas  là  pour  les  mettre  à  couvert, 
pour  les  tirer  d'affaire  quand  ils  se  sont  jetés  dans  quelque 
embarras,  et  pour  répondre  pour  eux  dans  toutes  leurs 
mésaventures? 

2 14.  La  connaissance  des  hommes  est,  je  l'avoue,  un  si 
grand  talent  qu'un  jeune  homme  ne  saurait  y  passer  maître 
du  premier  coup.  Mais  cependant  les  voyages  serviraient  à 
peu  de  chose,  s'ils  ne  lui  ouvraient  pas  quelquefois  les 
yeux,  s'ils  ne  le  rendaient  pas  prudent  et  circonspect,  s'ils 
ne  l'accoutumaient  pas  à  regarder  par  delà  les  apparences, 
s'ils  ne  lui  apprenaient  pas,  enfin,  sous  la  garde  inof- 
fensive d'une  conduite  polie  et  obligeante,  à  conserver 
sa  liberté  et  à  sauvegarder  ses  intérêts  dans  la  société 
des  étrangers  et  de  toute  espèce  de  gens,  sans  jamais 
perdre  leur  estime.  Celui  qui  voyage  à  l'âge  convena- 
ble, avec  les  pensées  d'un  homme  qui  veut  se  perfec- 
tionner lui-même,  peut  entrer  en  relations,  partout  où 
il  va,  avec  des  personnes  de  qualité  :  chose  de  grand 
avantage  pour  un  gentleman  qui  voyage.  Cependant,  je  le 
demande,  parmi  nos  jeunes  gens  qui  vont  à  l'étranger  sous 
la  conduite  d'un  précepteur,  y  en  a-t-il  un  sur  cent  qui 

1.  On  sait  tjue  Locke  avait  beaucoup  voyagé  lui-même. 


~i-l  QUELQUES  PENSEES  SUR  L'EDUCATION- 

rende  visite  à  quelque  personne  de  qualité?  Encore  moins 
font-ils  connaissance  avec  les  personnes  dont  la  comersa- 
tion  pourrait  leur  apprendre  quels  sont  les  principes  de  la 
bonne  éducation  dans  chaque  pays,  et  ce  qui  mérite  d'y 
être  observé.  Et  cependant,  en  causant  avec  ces  personnes, 
ils  pourraient  apprendre  en  un  jour  plus  qu'en  courant 
pendant  une  année  d'une  hôtellerie  à  une  autre.  Et  la  chose 
après  tout  n'est  pas  surprenante  :  car  des  hommes  de  mé- 
rite et  de  talent  ne  peuvent  guère  être  disposés  à  recevoir 
dans  leur  intimité  des  jeunes  gens  qui  ont  encore  besoin 
de  la  garde  d'un  gouverneur.  Mais  un  gentleman,  quoique 
jeune  encore  et  étranger,  s'il  se  présente  comme  un  homme, 
et  s'il  manifeste  le  désir  de  s'informer  des  coutumes,  des 
manières,  des  lois  et  du  gouvernement  du  pays  qu'il  visite, 
sera  partout  le  bienvenu  ;  il  trouvera  aide  et  bon  accueil 
auprès  des  personnes  les  plus  distinguées  et  les  plus 
instruites  de  chaque  pays,  qui  seront  toujours  prêtes  à 
recevoir,  à  encourager,  à  protéger  le  voyageur  bien  élevé 
et  d'un  esprit  curieux. 

215.  Quelle  que  soit  la  justesse  de  ces  observations,  elles 
ne  changeront  rien,  j'en  ai  peur,  à  la  coutume  qu'on  a 
prise  de  faire  voyager  les  jeunes  gens  à  l'âge  qui  est  préci- 
sément le  moins  propice;  et  cela  pour  des  raisons  qui 
n'ont  rien  à  voir  avec  l'intérêt  de  leurs  progrès.  11  ne  faut 
pas,  dit  on,  aventurer  le  jeune  enfant  dans  des  voyages, 
quand  il  n'a  que  huit  ou  dix  ans,  de  peur  de  ce  qui  pour- 
rait lui  arriver  dans  un  âge  aussi  tendre  ;  et  cependant,  il 
court  alors  dix  fois  moins  de  risques  que  dans  sa  seizième 
ou  dix -huitième  année.  11  ne  faut  pas  non  plus,  à  ce  qu'on 
croit,  le  garder  à  la  maison  jusqu'à  ce  qu'il  ait  passé 
l'âge  dangereux  et  indiscipliné  des  passions;  on  veut  qu'il 
soit  de  retour  à  la  maison  vers  vingt  et  un  ans,  afin  de  se 
marier  et  d'avoir  des  enfants.  Son  père  ne  peut  attendre 
plus  longtemps  pour  le  doter,  et  sa  mère  a  besoin  d'une 
nouvelle  nichée  de  babys  pour  en  faire  ses  jouets.  De  sorte 
que  mon  jeune  homme,  quoi  qu'il  puisse  en  résulter,  doit 


DES  VOYAGES.  543 

épouser  la  femme  qu'on  lui  a  choisie,  dès  qu'il  a  l'âge 
requis1.  Et  cependant,  ce  ne  serait  pas  un  mal  pour  sa 
santé,  pour  son  talent,  ou  pour  son  bonheur,  que  la  chose 
fût  retardée  de  quelque  temps,  et  qu'on  le  laissât,  pour 
l'âge  et  pour  l'expérience,  prendre  quelque  avance  sur  ses 
enfants.  H  arrive  souvent  en  effet  que  les  enfants  marchent 
de  trop  près  sur  les  talons  de  leur  père,  et  cela  contre  leur 
propre  intérêt  et  contre  l'intérêt  du  père.  Mais  puisque 
notre  jeune  homme  est  sur  le  point  de  se  marier,  il  est 
temps  de  le  laisser  à  sa  maîtresse  -. 

1.  C'est-à-dire  la  majorité,  vingt  et  un  ans  en  Angleterre  comme 
chez  nous. 

2.  Rousseau,  api  es  avoir  reproduit  cette  phrase  de  Locke,  ajoute  : 
«  ...  Et  là-dessus  Locke  finit  son  ouvrage.  Pour  moi,  je  n'ai  pas  l'hon- 
neur d'élever  un  gentilhomme,  je  me  garderai  d'imiter  Locke  en  cela.» 
(Emile,  1.  V.)  Rousseau  aurait  peut-être  hien  fait  d'imiter  Locke;  car 
le  ve  livre  de  l'Emile,  intitulé  Sophie  ou  la  femme,  se  perd  dans  le 
romanesque  et  n'est  pas  digne  du  reste  de  l'ouvrage. 


CONCLUSION. 


216.  Bien  que  je  sois  maintenant  arrivé  au  terme  de  ce 
que  des  observations  familières  m'ont  suggéré  sur  l'édu- 
cation, je  ne  voudrais  pas  laisser  croire  que  je  considère 
ce  travail  comme  un  traité  en  forme  sur  le  sujet.  Il  y  a 
mille  autres  choses  qui  mériteraient  l'attention;  surtout 
si  l'on  voulait  étudier  les  divers  tempéraments,  les  diffé- 
rentes inclinations,  les  défauts  particuliers  que  l'on  ren- 
contre chez  les  enfants,  et  rechercher  les  remèdes  appro- 
priés. La  variété  des  caractères  est  si  grande  que  ce  sujet 
demanderait  un  volume  :  encore  n'y  suffirait-il  pas1.  Chaque 
homme  a  ses  qualités  propres  qui,  aussi  bien  que  sa  phy- 
sionomie, le  distinguent  de  tous  les  autres  hommes;  et  il 
n'y  a  peut-être  pas  deux  enfants  qui  puissent  être  élevés 
par  des  méthodes  absolument  semblables2.  De  plus,  j'es- 
time qu'un  prince,  un  noble  et  un  gentleman  de  condition 
ordinaire  doivent  recevoir  des  éducations  un  peu  diffé- 
rentes. Mais  je  n'ai  voulu  exposer  ici  que  quelques  vuet» 
générales,  qui  se  rapportent  au  but  principal  de  l'éduca- 
tion. Elles  étaient  d'ailleurs  destinées  au  fils  d'un  gentleman 

\.  L'étude  que  Locke  réclamait  ici  n'a  pas  encore  été  faite. 

2,  C'est  pousser  un  peu  loin  les  choses.  La  science  de  l'éducation 
n'existerait  pas  si  on  acceptait  à  la  lettre  l'affirmation  de  Locke.  En 
dépit  de  la  diversité  des  tempéraments,  il  y  a  chez  tous  les  enfants  une 
certaine  communauté  de  nature;  il  y  a  aussi  par  conséquent  des  lois 
pédagogiques  générales  qui  s'appliquent  à  tous. 


Ci  INCLUSION.  545 

•  le  mes  amis1,  que  je  considérais,  à  raison  de  son  jeune 
Age,  comme  une  page  blanche  ou  comme  un  morceau  de 
cire  que  je  pouvais  façonner  et  mouler  à  mon  gré2.  Je  n'ai 
guère  fait  que  toucher,  par  conséquent,  aux  points  essen- 
tiels, et  à  ce  que  je  jugeais  nécessaire  en  général  pour 
l'éducation  d'un  jeune  gentleman  de  sa  condition.  Et 
maintenant  je  publie  ces  pensées  que  l'occasion  a  l'ait 
naître;  je  les  publie,  bien  qu'elles  soient  loin  de  consti- 
tuer un  traité  complet  sur  la  matière,  et  sans  prétendre 
que  chaque  père  y  trouvera  ce  qui  conviendrait  précisément 
à  son  enfant,  mais  avec  l'espoir  qu'elles  apporteront  cepen- 
dant quelques  faibles  lumières  à  tous  ceux  qui  sont  préoccu- 
pés de  leurs  chers  petits,  et  qui,  dans  l'éducation  de  leurs 
enfants,  aimeront  mieux  se  risquer  à  consulter  leur  propre 
raison  que  suivre  docilement  la  routine  des  vieilles  mé- 
thodes. 


1.  Voyez  la  dédicace  de  l'ouvrape. 

2.  Locke  se  contredit  ici.  Il  a  dit  tout  à  l'heure  que  chaque  homme 
avait  son  caractère  propre  et  qu'il  n'y  avait  peut-être  pas  deux  en- 
tants qu'on  pût  élever  par  des  méthodes  identiques  :  ce  qui  implique 
la  diversité  originelle  des  tendances  et  des  dispositions  innées.  Et 
maintenant,  dominé  par  le  système  sensualiste  qui  l'ait  de  l'esprit  une 
lubie  rase,  quelque  chose  d'indéterminé,  il  a  l'air  de  croire  que  l'édu- 
cation peut  tout  pour  façonner  un  caractère. 


TABLE  DES  MATIERES 


Dédicace  de  l'auteur i 

Préface  du  traducteur ix 

Préambule 1 

SECTION  I  (3-30).  L'éducation  physique. 

De  la  santé 4 

Le  chaud  et  le  froid 5 

I/air 12 

Les  vêtements 14 

La  nourriture 16 

Les  repas 20 

Les  boissons 22 

Les  fruits 25 

Le  sommeil 27 

La  constipation 31 

De  la  médecinu 35 

SECTION  II  (31-42). 

L'esprit 38 

Les  fantaisies  de  l'enfant 40 

SECTION  111(43-51).  / 

Des  châtiments 52    ^ 

SECTION  IV  (52-03;.  y 

Des  récompenses 54 

Le  sentiment  de  l'honneur 62 


348  TADLE  DES  MATIERES. 

SECTION  V  (64-66). 

Des  règles 70 

Des  habitudes 72 

SECTION  VI  (67-69; .  . 

Des  manières 7S 

La  société  des  domestique? 82 

SECTION  VII  (70-71). 

Les  avantages  de  l'éducation  domestique Si 

L'exemple 94 

SECTION  VIII  (72-87) . 

V  Les  récompense*  el  les  châtiments 9G 

De  la  contrainte 101 

Des  réprimandes 102 

L'obstination 104 

Il  faut  raisonner  avec  les  enfants 110 

Les  exemples 1 1-2 

L'usage  du  fouet Il  i 

SECTION  IX  (88-94). 

Qualités  nécessaires  d'un  gouverneur 1-1 

SECTION  X  (95-99). 

De  la  familiarité  des  parents  avec  leurs  enfants !  43 

Du  respect 149 

SECTION  XI  (100-102). 

Les  différents  tempéraments loi 

SECTION  XII  (103-110). 

De  la  volonté  chez  les  enfants .   .  134 

La  récréation 100 

SECTION  XIII  (li  1-1 14). 

Des  cil»  et  des  pleurs  chez  les  enfants.   ..........  108 

SECTION  XIV  (115). 

I  De  la  peur  et  du  courage  chez  les  enfants. 174 

Le  courage 1 75 

La  lâcheté 177 


TABLE  DES  MATIERES.  349 
SECTION  W    110-117). 

l'instinct  de  la  cruauté  chez  l'enfant 185 

SECTION  XVI  (118-122). 

La  curiosité 190 

SECTION  XVII  ,123-127). 

Delà  nonchalance  et  de  la  flânerie 190 

SECTION  XVIII  (128-129). 

Faut-il  contraindre  les  enfants? 202 

SECTION  XIX  (13 

Des  jouets. 200 

SECTION  XX  [131-133 

Du  mensonge  chez  les  enfants 210 

SECTION  XXI  (154-139  . 

La  crcAance  à  Dieu  et  le  principe  do  la  morale 214 

Des  esprit?  et  des  fantômes 210 

SECTION  WII  (140). 

De  la  prudence  ou  sagesse 221 

SECTION  XXIII  (111  140). 

Sur  les  bonnes  manières 223 

SECTION  XXIV  (147-195). 

De  l'instruction 237 

La  lecture 259 

Lecrilure 240 

Du  dussin 249 

La  sténographia 251 

Les  langues  étrangères 252 

Le  latin 252 

Les  dissertations 'J72 

Les  vers 270 

Faut-il  apprendre  par  cœur? 279 

La  géographie 280 

L'arithmétique  et  l'astronomie 287 

La  géométrie 290 

La  chronologie 290 


350  TABLE  DES  MATIERES 

L'histoire 293 

La  morale 295 

La  loi  civile 29  i 

La  loi 295 

La  rhétorique  et  la  logique 296 

Le  style 300 

La  philosophie  naturelle 30  i 

Le  grec 5 1  '2 

SECTION  XXV  (196-209). 

Arts  d'agrément.   —  La  danse.   . 520 

La  musique 521 

L'escrime  et  l'équitation 322 

Il  faut  apprendre  un  métier .  329 

La  peinture 327 

Les  récréations 528 

SECTION  XXVI  (210-211). 

La  tenue  des  livres 535 

SECTION  XXVII  (212-215). 

Des  voyages 538 

Conclusion . ....  544 


55!79.  _  PARIS,  IMPRIMERIE  A.  LAHURE 

'i.  Rue  de  Fleuru-.  0 


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