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QUELQUES PENSÉES
L'ÉDUCATION
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5579. - PARIS, IMPRIMERIE A. LAHURE
9, Rue de Fleurus, 9
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COLLECTION DES PRINCIPAUX OUVRAGES PEDAGOGIQUES
FRANÇAIS ET ÉTRANGERS
JOHN LOCKE
QUELQUES PENSÉES
SUR
L'ÉDUCATION
TRADUCTION NOUVELLE
AVEC PRÉFACE ET COMMENTAIRES
pai:
GABRIEL COMPAYRE
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G'
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN', 79
BIBLIOTHEQUES
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PRÉFACE DU TRADUCTEUR
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Il n'entre pas dans notre plan de retracer ici, même
sommairement, la vie de Locke, ni de raconter les divers
incidents d'une existence, dont les études médicales, les
affaires politiques, les travaux philosophiques, les voyages
et les relations mondaines ont pris la plus grande part.
Nous voulons seulement recueillir dans la biographie de
l'homme illustre, qu'on appelle en Angleterre « le père de
la philosophie anglaise », tout ce qui l'a préparé à écrire
avec compétence et autorité les Pensées sur l'éducation,
c'est-à-dire le premier ouvrage classique de la pédagogie
anglaise.
En effet la première question qui se pose quand on
ouvre un livre de pédagogie, c'est de savoir comment
l'auteur est devenu pédagogue, et de quels titres il peut
se réclamer pour prendre rang parmi les législateurs de
l'éducation. Quelques-uns sont passés maîtres dans cet art,
uniquement parce qu'ils avaient été élèves : c'est le res-
souvenir de ses propres études, de l'éducation qu'il avait
reçue dans la maison paternelle et plus tard au collège de
ii PRÉFACE Di; TRADliCTEl'R.
Guyenne, qui a surtout inspiré à Montaigne son bel essai
sur l'Institution des enfants. D'autres, tels que Rabelais,
Rousseau et Kant, ont été conduits aux études pédagogiques
par le cours général de leurs pensées et de leurs méditations
abstraites. D'autres et en plus grand nombre doivent leur
compétence à une longue pratique de l'enseignement :
leurs théories ne sont que le résumé de leur expérience.
Certains sont devenus éducateurs pour avoir beaucoup
aimé l'humanité, ou encore pour avoir tendrement chéri
leurs enfants : c'est parce qu'il a passionnément rêvé, dès
sa jeunesse, de la régénération morale du peuple, c'est
aussi parce qu'il a suivi avec une tendre sollicitude les
premiers pas dans la vie de son fils Jaqueli1, que Pes-
talozzi a été un grand instituteur.
De toutes ces influences diverses qui peuvent entre)' dans
la vocation des pédagogues, cherchons celles qui ont agi
sur l'esprit de Locke, et qui font que le livre des Pensées
sur V éducation doit être considéré, non comme une œuvre
de circonstance, une improvisation accidentelle dans la
vie d'un littérateur, mais comme le produit d'une raison
réfléchie, comme la conclusion logique et naturelle de
toute une série d'expériences personnelles.
Locke n'est pas, comme tant d'autres grands hommes,
« le fils de sa mère » : c'est à peine s'il a connu la sienne.
Quant à son père, qui l'éleva jusqu'à sa quatorzième année
(de 1652 à 1646), c'était un homme de loi dont les luttes
civiles firent un homme de guerre. Le capitaine Locke,
enrôlé dans l'armée du Parlement, soumit son fils à une
discipline un peu rude, le tenant à distance, et le formant
surtout aux habitudes de l'obéissance et du respect. Peu
à peu cependant, et à mesure que l'enfant grandissait, le
père se radoucit avec lui, le traita avec familiarité et
comme un véritable ami. Locke s'est évidemment inspiré
1. Voyez le Journal d'un père, cité Clans Y Histoire de Pestalozzi, de
Roger de Guimps.
PRÉFACE DU TRADUCTEUR. m
des souvenirs de son enfance, lorsqu'il demande (g 95) que
les parents commencent par la sévérité pour aboutir insen-
siblement à la douceur^
A quatorze ans, Locke entra au collège de Westminster,
comme « écolier du roi », c'est-à-dire comme boursier.
Westminster est un des plus anciens collèges classiques de
l'Angleterre, le plus ancien même après celui de Win-
chester qui date de 1587, et celui d'Éton qui avait été
établi en 1441. L'école de Westminster fut fondée en 1560
par la reine Elisabeth. Comme dans les autres écoles de
grammaire, on y enseignait, du temps de Locke, le latin et
le grec, un peu d'arabe, un peu d'hébreu ; on y pratiquait
avec passion, comme dans les maisons de la Société de
Jésus, les exercices de prose et de poésie latines. « L'été,
après souper, on apprenait aux élèves les éléments de la
géographie1. » L'histoire était absolument négligée; les
sciences aussi ; on sacrifiait tout à la grammaire et aux
langues anciennes. Il semble que Locke ait suivi avec plus
de résignation que d'enthousiasme le cours d'études de
Westminster. L'écolier réussit convenablement dans les
exercices que lui imposaient les traditions scolaires : mais
le philosophe protesta plus tard avec vivacité contre un
système d'éducation qui faisait de la grammaire et de la
rhétorique le tout de l'instruction et qui ne se souciait
nullement d'être une préparation à la vie réelle (g§ 94,
164, 165, 1 71). Nul doute que Locke à Westminster, comme
Descartes à La Flèche, n'ait conçu dès son jeune âge pour
un enseignement de pure forme et pour l'abus des études
verbales un sentiment de dégoût que l'expérience et les
réflexions de la maturité contribuèrent encore à fortifier.
Les réformateurs de l'éducation ont beau protester :
leurs critiques passent, et les vieilles institutions restent,
fidèles esclaves de la routine. Si l'écolier du dix-septième
1. Voyez pour plus de détails l'excellente biographie de Locke pu-
bliée par M. Fox Bourne (2 volumes, Londres, Henry S. King, 1876).
iv TRÉFACE DU TRADUCTEUR.
siècle revenait de nos jours à l'école de Westminster, il
aurait le regret de constater que le plan d'études, objet de
ses doléances, y subsiste encore, presque invariablement
le même après deux cents ans. « L'école de Westminster
se cache dans l'ombre de la cathédrale. Il y a dans ces
murs, sous ces voûtes, une pénombre du moyen âge et
une sorte d'odeur claustrale.... On n'y enseigne que du
latin et du grec. L'histoire et la géographie sont pres-
que oubliées.... La physique ne figure dans l'enseigne-
ment que comme un simple délassement1. »
Du moins Locke retrouverait aussi à Westminster, avec
les études surannées qu'il condamnait, le goût persistant
et vivacè des exercices physiques, des jeux du corps, qu'il
estimait à si haut prix, et qu'il a contribué, par ses chaudes
recommandations, à mettre en honneur dans son pays.
Dans les collèges anglais, les jeux athlétiques, la paume,
le ballon, le canotage, la course, le cricket, occupent une
partie de la journée et restreignent considérablement le
temps réservé aux éludes. « Le chef des onze au cricket.
le capitaine des huit rameurs est dans l'école un person-
nage plus important que le premier scholar (humanisle) de
la classe 2. » Cette prédilection pour la force physique,
cette culture du corps qui prépare de vigoureuses santés
et de « robustes animaux », selon l'expression de M. Her-
bert Spencer, ce goût de la muscularité fortement dé-
veloppée dès le collège, tout cela convient naturellement
aux instincts de la forte race anglo-saxonne ; et, quoique
malingre et chétif, Locke s'est associé aux tendances de
ses compatriotes (Section I). Les six années qu'il passa à
Westminster, sous une dure discipline, sous un régime qui
.•appelait la rudesse du moyen âge, n'ont probablement pas
été étrangères à la formation de ses idées sur la nécessité
1 Voyez le remarquable Rapport de JIM. Demogeot et Montucci sur
{'Enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse, p. 248 et suiv.
(Paris, 4868).
2. Taine, .\oles sur l'Angleterre, p. 159 (Paris, Hachette, 1872).
PRÉFACE DI TRADUCTEUR. v
de Y endurcissement physique. Aujourd'hui encore à West-
minster, l'éducation est mâle et stoïque. « Si vous voulez
endurcir un enfant pour le service militaire, disait un duc
anglais, envoyez-le à l'école de Westminster. »
En 1652, Locke quitta Westminster pour Oxford, le col-
lège pour l'Université. Envoyé comme étudiant à Christ
Church Collège, il se fit recevoir bachelier es arts en 1650,
maître es arts en 1658. Mais, une fois en possession de ces
grades, il n'abandonna pas pour cela l'Université. D'abord
associé à l'enseignement comme « vieil étudiant » (senior
gtudent, aujourd'hui fellow), il devint en 1660 lecteur ou
répétiteur de grec, en 1662, lecteur ou répétiteur de rhéto-
rique ; enfin, en 1664, « censeur de philosophie morale >>.
En même temps et selon l'usage, il joignait à ces fonctions
celles de « tuteur », et, en cette qualité, surveillait et diri-
geait les études de plusieurs jeunes gens. Cette vie scolaire
et académique dura sans interruption jusqu'en 1665, de
sorte que pendant treize années Locke a été mêlé, soit
comme élève, soit comme professeur, aux expériences pé-
dagogiques de l'Université d'Oxford.
Locke y devint un humaniste accompli, un parfait scho-
lar, malgré les répugnances de son esprit pratique et po-
sitif, que sollicitaient déjà les sciences naturelles et les
recherches de physique ou de médecine. En 1654, il
composait une petite pièce de vers latins en l'honneur de
Cromwell. Il n'est pas le seul qui ait médit de la poésie
latine, après l'avoir beaucoup aimée et pratiquée dans sa
jeunesse. L'enseignement supérieur donné à Oxford n'était
guère au début qu'un renouvellement plus complet de l'en-
seignement secondaire. Les matières de l'instruction étaient
celles du trivitan et du quadrivium du moyen âge : c'est-à-
dire la grammaire, la dialectique, la rhétorique, la musique,
l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie1. La supersti-
1. Les deux vers suivants avaient été imaginés pour remémorer les
diverses parties du trivium et du qualrivium :
G min loquitur, Diu vera docet, Rhe verba colorât,
Mut canit, Ar numerat, Geo pondérât, As colit astra.
vi PRÉFACE DU TRADUCTEUR.]
tion des langues anciennes était poussée si loin que, même
au réfectoire, les étudiants n'avaient le droit de parler
qu'en latin..., ou en grec, si le grec leur était plus com-
mode. En fait d'histoire, on ne lisait que l'abrégé de
Florus ou quelques autres historiens anciens. Le profes-
seur de sciences exactes enseignait à la fois, et toujours
en latin, l'arithmétique, la géométrie d'Euclide, la méca-
nique et les principes de la musique. Pour la physique,
comme pour la morale, on étudiait Aristote. Mais ce qui
était surtout à la mode, c'était la dialectique, la vieille
dialectique, toujours florissante et honorée, même dans la
patrie de Bacon. Chaque jour, dans l'après-midi, les étu-
diants se réunissaient pour s'exercer à des controverses-
publiques, à des discussions solennelles. C'est là sans-
doute, dans ces séances d'apparat, où toute une jeunesse
instruite perdait ses forces et gaspillait son talent à prati-
quer les subtilités de la dispute syllogistique, c'est là, plus
encore que dans la lecture des écrits de Bacon et de Des-
cartes, que Locke sentit naître en lui cette profonde anti-
pathie pour la logique formelle qu'il garda toute sa vie et
qu'il a manifestée en maint endroit des Pensées (§§ 188,
189). Il a toujours eu foi dans la force du raisonnement -
« La faculté du raisonnement, dit-il quelque part, ne
trompe que rarement ou même jamais ceux qui s'y fient. »
Mais le raisonnement tel qu'il l'entendait doit avoir pour
principes l'observation et l'expérience, et n'a rien dé com-
mun avec le maniement des formes syllogistiques.
Locke avait trop d'ouverture d'esprit, trop de curiosité
naturelle pour se contenter des leçons un peu surannées
de l'Université d'Oxford. Sa correspondance témoigne que
par un travail personnel, très varié et assez intense, il
chercha, dés qu'il le put, à enrichir le fonds de ses con-
naissances et à sortir de l'ornière classique. La philosophie
l'avait d'abord rebuté et ennuyé : « J'ai perdu beaucoup
de temps au début de mes études, écrivait-il à son ami Le
Clerc, parce que la seule philosophie connue àOxford était
PREFACE Dl TllADUCTEUK. m
la philosophie d'Àristote, encombrée de noms obscurs et
de questions stériles '. » Le peu de goût qu'il ressentait
pour la pbilosophie traditionnelle, qu'il voyait cultiver
avec succès parles plus médiocres de ses camarades, lui avait
même inspiré je ne sais quelle secrète défiance de ses for-
ces et de la valeur de son esprit. 11 était prêt à se décou-
rager, à douter de lui, quand il lut Descartes, vers 1659.
Cette lecture le réconcilia avec lui-même. Il y trouva grand
plaisir parce que, disait-il, «sans le convaincre toujours»,
Descartes lui paraissait en tout très intelligible. Locke, dans
ses doctrines philosophiques, n'a jamais été un cartésien,
tant s'en faut]: mais Descartes n'en a pas moins été l'éman-
cipateurde son esprit. En lisant le Discours de la méthode,
l'étudiant d'Oxford se retrouva et se ressaisit lui-même du
fond des arguties et des abstractions oiseuses où ses pre-
miers maîtres l'avaient comme égaré ; il négligea le système,
mais il s'imprégna de la méthode et désormais il vécut et
pensa sous l'inspiration du plus net et du plus précis des
philosophes modernes, poursuivant comme lui la vérité par
une recherche indépendante et hardie, comme lui voulant
voir clair en toutes choses et d'abord dans ses propres
pensées.
Une fois bachelier, Locke disposa plus librement de son
temps. Il ne lui fallait plus, comme dans les premières an-
nées de son séjour à Oxford, se rendre le matin dès cinq
heures à la chapelle de Christ Church, pour y faire ses prières
et y entendre un sermon, ni le soir regagner de bonne
heure la chambre de son « tuteur » pour lui rendre compte
du travail de la journée. Locke profita de sa liberté
nouvelle, pour rechercher la société mondaine, pour fré-
quenter des personnes agréables et instruites. Dès cette
époque se développa en lui un goût très prononcé pour la
vie sociale, pour la conversation et le monde, ce qu'on se-
rait presque tenté d'appeler l'unique passion d'un homme
1. Voyez Fox [tourne, o/>. cil., t. I, p. 47.
vin PREFACE DU TRADUCTEUR.
qui ne fui vraiment troublé par aucune. Locke n'a jamais
connu de plaisir plus vif que celui de causer familièrement
entre gens polis et de bon ton, qui échangent doucement
leurs sentiments et leurs idées. Homme sociable avant toul,
causeur aimable et parfois enjoué, il considérait la poli-
tesse comme la première des vertus ; et nous devons à son
expérience consommée d'homme du monde quelques-unes
des pages les plus remarquables du livre des Pensées
(Section XXII!) .
Au nombre des personnes que Locke connut à Oxford, et
qui exercèrent quelque influence sur la destinée de son es-
prit, il faut compter Robert Boyle, physicien fort oublié au-
jourd'hui, mais alors le plus fameux savant de l'Angleterre.
Boyle l'initia aux sciences naturelles, et, sous cette impul-
sion, Locke qui était déjà tout pénétré de l'esprit de Ba-
con, s'éprit de botanique, de chimie, de médecine; si bien
que vers 1665 notre philosophe, que ses fonctions officielles
de l'Université semblaient destiner à l'état ecclésiastique,
était tout prêt à devenir médecin. Il ne prit pourtant pas
ses grades en médecine ; mais la vocation était si forte, la
science si incontestable, quoique non contrôlée par des di-
plômes, qu'il fut, durant le reste de sa vie, le médecin oih-
cieux, toujours écouté et souvent heureux, de ses amis et
de ses protecteurs. Par un étrange caprice de la fortune,
le professeur d'Oxford, qui hésitait encore entre la prédi-
cation évangélique et l'exercice de la médecine, devint tout
à coup un diplomate. En 1665, il suivit àClèves,en qualité
de secrétaire, sir Walter Vanes, ambassadeur d'Angleterre
auprès de l'électeur de Brandebourg. En 1666, appelé auprès
de lord Ashley, le ministre de Charles II, le futur comte
de Shaftesbury, pour une opération délicate de chirurgie
qui réussit, il devint l'ami, le confident intime, le secré-
taire officiel de son client, et associa désormais sa vie à la
fortune politique d'un des hommes d'État les plus considé-
rables de ce temps.
Bien que la vie scolaire de Locke ait eu pour dénoue-
PREFACE DU THADUCTEUB. ix
ment cette brusque rupture avec la science et ce passage
inattendu aux affaires de la diplomatie et de la politique,
il n'en est pas moins certain que l'auteur des Pensées sur
l'éducation emporta de son studieux séjour à Oxford des
germes d'idées pédagogiques qui devaient fructifier, des
principes qu'il ne cessa de méditer et qu'il trouva d'ail-
leurs l'occasion d'appliquer. Outre l'apprentissage de l'é-
tudiant et la pratique du professeur, outre un contact
prolongé avec l'enseignement officiel et classique, Oxford,
qui était alors comme aujourd'hui un centre de vie intel-
lectuelle et une petite ville silencieuse et paisible, Oxford
lui procura les moyens et lui laissa le loisir de développer
librement sa curiosité, en dehors des voies battues, dans
l'étude d'un grand nombre de sciences nouvelles. Quand
Locke quitta l'Université, il avait acquis le droit de juger,
par un commerce intime de treize années, le pédantisme offi-
ciel qui n'avait plus de secrets pour lui. 11 avait pu aussi,
parle libre essor de ses propres recherches, entrevoir la
possibilité d'une réforme de l'instruction. Enfin même, au
point de vue de l'éducation morale, ce n'est pas sans profit
qu'un homme consciencieux, un homme de devoir, tel que
Locke, était devenu, comme tuteur1, le directeur intellec-
tuel, le mentor et le guide de deux ou trois pupilles con-
fiés à ses soins et à sa surveillance.
Rien ne vaut pour former un éducateur l'expérience que
garantit et les réflexions que suggère la direction longue-
i. Le tuteur, clans les collèges anglais, était alors un élève plus âgé,
auquel on contiait la direction intellectuelle et morale de quelques
élèves plus jeunes. Aujourd'hui le tuteur est habituellement un pro-
fesseur ou répétiteur, et le système tutorial comprend autour de
chaque collège un assez grand nombre de maisons particulières, où les
écoliers prennent leurs repas, ont leur chambre et vivent de la vie de
famille. « Le pupille anglais, dit un professeur d'Éton, s'attache à son
tuteur avec un sentiment d'affection et de confiance. Ceux qui voient
tous les jours les élèves d'Éton savent que dans leurs doutes, leurs em-
barras, leurs peines, leur premier mouvement est de dire : « Je parlerai
à mon tuteur! »
xi PREFACE DU TRADUCTEUR.
ment suivie d'une ou de plusieurs éducations particu-
lières. Que de vérités, et des plus précieuses, ne recueille
pas un observateur attentif, auquel il est donné d'assister
jour par jour au développement d'un enfant! Voilà pour-
quoi la paternité est la meilleure des conditions qu'il
faille souhaiter à un apprenti pédagogue. Mais à défaut de
ses propres enfants, c'est quelque chose d'approchant que
d'avoir élevé les enfants des autres ; et Locke, qui n'a pas eu
de famille à lui, a du moins trouvé dans les familles amies
et hospitalières qu'il fréquentait, des enfants d'adoption,
pour ainsi dire, qu'il a aimés, qu'il a vus grandir et dont
il a dirigé les études. Sans être leur précepteur officiel,
il s'est fait volontairement leur conseiller et leur maître,
et c'est en les regardant jouer, en écoutant avec complai-
sance leur bavardage, en suivant d'un œil sagace les pro-
grès de leur tempérament et de leur âme, qu'il a acquis
cette expérience psychologique dont les Pensées sur l'édu-
cation portent la trace à chaque page.
Ce fut d'abord dans la maison de lord Ashley que Locke
exerça ces fonctions délicates de pédagogue amateur. Lord
Ashley avait un fils d'une santé débile et d'un esprit ordi-
naire. Locke se chargea d'achever son éducation. « Lorsque
Locke entra pour la première fois dans la maison de mon
grand-père, raconte le troisième lord Shaftesbury, Shaftes-
bury l'écrivain, l'auteur des Recherches sur la vertu, mon
père était déjà un jeune homme de quinze à seize ans.
C'est sur Locke que mon grand-père s'en remit entièrement
du reste de son éducation1. » Ce fut à Locke aussi que
l'on confia le soin de trouver une femme au jeune comte
trop inexpérimenté pour la choisir lui-même ; et du ma-
riage qu'il réussit à assortir naquit en 1671 le troisième
lord Shaftesbury.
Shaftesbury a été véritablement l'élève de Locke : poli-
tique libéral, et écrivain distingué, il fait honneur à son
1. Veyez Fox Bourne, opcit., 1. 1, p. 203.
PREFACE Dl' TRADl'CTEl'R. x
mail ro. Locke l'éleva d'abord par procuration pour ainsi
dire, pendant Je long séjour qu'il dut faire en France, de
1675 à 1679, dans l'intérêt d'une santé toujours chance-
lante. Il lui donna pour gouvernante une institutrice d'une
rare science, Elisabeth Birch, qui parlait grec et latin, et
qui lui apprit les langues anciennes par l'usage et la pra-
tique, selon la méthode que Montaigne a patronnée et qui
est celle aussi que Locke recommande dans ses Pensées
(g 466j. Pendant son absence même, Locke ne cessa
pas de s'intéresser à l'éducation du jeune Shaftesbury.
En 1677, Lord Ashley, alors prisonnier à la Tour de
Londres, lui écrivait pour lui donner mission de recher-
cher en France « les premiers livres qui avaient été mis
entre les mains de Dauphin pour lui enseigner le latin » .
Mais ce fut surtout à son retour de France que Locke mit
sérieusement la main à l'œuvre. L'enfant avait alors
près de neuf ans. Ses frères et sœurs travaillaient avec
lui, sous la direction immédiate d'Elisabeth Birch, et, pour
ainsi dire, sous l'intendance générale de Locke, qui ne
laissait point passer un jour sans visiter la petite pension
installée à Clapham. Shaftesbury a reconnu formellement
dans ses écrits les obligations qu'il avait à Locke, « Dans
notre éducation, Locke se conformait à ses propres prin-
cipes, ceux-là mêmes qu'il a exposés depuis au public; et
avec un tel succès que nous sommes tous arrivés à un âge
avancé avec de robustes et saines constitutions : la mienne,
moins bonne que celle de mes frères, ne s'est pourtant altérée
que tout récemment. C'est de moi que Locke prenait un soin
particulier ; j'étais le plus âgé, et mon grand-père m'avait
placé sous sa surveillance immédiate. Il avait la direction
absolue de mon éducation, de sorte que, après mes pa-
rents, c'est à lui que je dois le plus d'obligation, de même
que je lui ai toujours témoigné le plus de gratitude et de
déférence l. »
1. Voyez Fox Bourne, op. cit. t. I, p. i-li.
xii PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
11 résulte de ce témoignage que Locke appliquait à l'é-
ducation de Shaftesbury et de ses frères les méthodes et
les principes qui vingt ans plus tard constituèrent le fond
des Pennées. Les Pensées ne sont donc pas une œuvre de
pure théorie, une conception systématique éclose dans le
cerveau d'un penseur solitaire. Locke, on le sait, a tou-
jours eu le culte de l'expérience et de l'observation. Dans
un opuscule intitulé de Arte medica, qu'il écrivit en 1609
sous l'inspiration de son ami Sydenham, le plus illustre
médecin du temps, il prenait vivement à partie les faiseurs
de systèmes, et leurs vaines spéculations, « semblables, di-
sait-il, à ces formes bizarres que l'imagination des hom-
mes croit parfois distinguer dans les nuages du ciel1. »
En pédagogie, comme en philosophie, comme en politi-
que, Locke n'est pas un homme de génie aux intuitions
vives et audacieuses: il est, ce qui vaut mieux pour le ser-
vice de la vérité, le commentateur patient des faits et de
l'expérience, l'observateur prudent et modéré qui ne se
risque à recommander une maxime qu'après l'avoir éprou-
vée lui-même et mise en pratique.
Même pendant qu'il voyageait en France, Locke eut l'oc-
casion de continuer ses observations pédagogiques. En
1677 il recevait à Montpellier une lettre de lord Ashley
qui lui recommandait le fils d'un riche négociant de ses
amis, déjà avancé dans ses études et désireux de les com-
pléter à l'étranger sous la conduite d'un gouverneur.
Locke ne se fit point prier : il rejoignit à Paris son nouveau
pupille, et pendant une couple d'années il fut le compagnon
de route, le pédagogue, dans le vieux sens du mot, de son
jeune compatriote. De cette époque datent probablement
les réflexions sur la nécessité des voyages, et sur les moyens
de les faire avec profit, qui terminent les Pensées stir
V éducation (Section XXVII).
Vers le même temps, Locke composa et inscrivit dans son
t. Voyez Fox Bourne, op. cit., t. I, p. 222 et suiv.
PRÉFACE DC TRADICTEIH. xiii
journal un opuscule intéressant nu* l'Étude1. « La vie tout
entière, y disait-il, ne suffit pas pour apprendre tout cequ'il
nous importe de savoir.» Et il se plaignait avec vivacité de
toutes les façons de perdre son temps que l'usage a mises
en honneur même parmi les gens studieux, notamment la
passion de la dialectique et de ses subtilités stériles, l'am-
bition de connaître toutes les opinions des hommes, la
manie d'écrire purement dans les langues étrangères, l'a-
bus de l'histoire et de l'archéologie, enfin « les questions
inutiles, comme celles-ci : Où était situé le paradis terrestre?
Où se trouvait l'âme de Lazare pendant que son corps gi-
sait inanimé? Quelle espèce de corps aurons-nous au jour
de la résurrection? t> A ces études oiseuses Locke opposait
les études utiles, celles qui tendent à assurer notre bon-
heur dans ce monde et dans l'autre. Locke, malgré sa li-
berté d'esprit et sa hardiesse philosophique, n'a ja-
mais cessé de croire à l'immortalité, et s'il condamnait les
excès de la théologie, il a toujours honoré la religion et
pratiqué un christianisme raisonnable 2.
Nous sommes arrivé au terme du travail préparatoire
d'où sont sorties les Pennées sur l'éducation. En 1685 les
événements politiques obligèrent Locke à s'expatrier. Il se
réfugia en Hollande, où il vécut jusqu'en 1089, jusqu'au
retour de la reine Marie. C'est de là, vers 1684 et 1685,
1. Le petit écrit OfStudy a été publié pour la première lois par
lord King dans sa Vie de Locke (1829).
I.ocke avait composé quelques autres essais pédagogiques qui n'onl
pas, il est vrai, une grande importance : 1° Instructions pour la con-
duite d'un jeune gentleman, où il recommande l'étude de la Bible ;
2° Quel'/ues pensées sur les lectures et les études d'un (jenlleman, où
il célèbre comme un livre de fiction incomparable le Don Quichotte
de Cervantes. Disons aussi qu'on trouverait d'excellents principes
d'éducation intellectuelle dans l'opuscule posthume qui a pour titre :
De la Conduite de l'entendement (composé de 1097 à 1700 et publié
en 1706).
2. C'est le titre même d'un de ses ouvrages : Le Christianisme rai-
sonnable (1695).
XIV l'HÉI ACK IIL TRADUCTEUR.
qu'il adressa à son ami Clarke les lettres qui retouchées et
réunies en volume ont formé le livre des Pensées. Clarke
lui avait demandé conseil, relativement à l'éducation de ses
enfants. Locke, tout plein de son sujet et qu'agitait encore
sans doute le regret de n'avoir pas mené jusqu'au bout
l'éducation de Shaftesbury, engagea avec son ami une cor-
respondance étudiée, où il lui livra le meilleur de son ex-
périence et de ses réflexions. Il garda copie de ces lettres,
et en 1692^ lorsque William Molyneux et quelques autres
de ses amis insistèrent pour qu'il communiquât ses notes
au public, il les fit paraître telles quelles, avec de légères
modifications dans l'ordonnance et dans la forme. Le livre
se ressent an peu de cette origine. Comme le déclare l'au-
teur lui-même, « on reconnaîtra à la simplicité familière
du style que les Pensées sur V éducation sont plutôt l'en-
tretien privé de deux amis qu'un discours destiné au pu-
blic1 ». Un défaut autrement grave, ce sont les redites, les
répétitions monotones de quelques idées favorites. Peut-
être les Pensées eussent-elles gagné à être publiées sous
leur forme absolument originale, comme des lettres déta-
chées, et non comme un discours suivi, comme un traité
qui n'a pas toujours les qualités essentielles du genre, la
rigueur méthodique et la brève précision.
Mais en revanche, comme ces imperfections légères qui
tiennent à un peu de décousu sont rachetées et compensées par
la sincérité profonde de l'idée, par la clarté parfaite de
l'expression ! Avec Locke, nous avons affaire, non à un
auteur qui veut briller, mais à un homme de sens et de
jugement qui raconte ses opinions, qui n'a d'autre préten-
tion que de s'entendre avec lui-même et d'être compris
par les autres. Pour apprécier les Pensées à leur juste va-
leur, il ne faudrait les lire qu'après avoir relu Y Emile qui
leur doit tant. Oui, au sortir d'une lecture de Rousseau, après
le brillant éblouissement et presque le vertige que procure
1 . Voyez plus loin la dédicace à Edouard Clarke.
PREFACE Dl" TRAIMCTEIR. xy
à son lecteur un écrivain de génie dont l'imagination se
monte sans cesse, dont la passion s'emporte, et qui mêle
à tant de hautes vérités des paradoxes impatientants et des
déclamations bruyantes, c'est pour l'esprit comme un re-
pos et une douce détente de se mettre à l'étude de Locke,
et de trouver une pensée toujours égale, un style simple
et calme, un auteur toujours maître de lui-même, toujours
correct, malgré quelques erreurs, un livre enfin, rempli
non d'éclairs et de fumée, mais d'une lumière agréable et
pure.
C'est en 1695 que parurent les Pensées, trois ans après
Y Essai sur l'entendement humain. Locke avait attendu
presque la vieillesse pour oser solliciter l'attention du
public l. Le succès qui accueillit les Pensées l'obligea à
en préparer des éditions nouvelles, qu'il s'efforça d'amé-
liorer par des corrections et des additions assez impor-
tantes2. Jusqu'au jour de sa mort (1704), les Pensées demeu-
rèrent son livre favori. Il ne cessait pas d'ailleurs de
s'occuper d'éducation pratique. Devenu vers 1692 le fami-
lier, l'hôte habituel de la maison de lady Masham, la fille
du philosophe Cudworth , qui vivait à la campagne,
à Oates, dans le comté d'Essex , il expérimenta à nouveau
ses méthodes avec Esther Masham, surtout avec Frank
Masham. C'est ainsi qu'il vécut jusqu'à ses derniers jours,
comme un célibataire entouré d'enfants. En dehors même
du petit cercle de famille où il s'était confiné et où
il avait appelé, comme précepteur des enfants de la
maison, Pierre Coste, le traducteur des Pensées, Locke
1. Avant Y Estai sur l'entendement, Locke n'avait guère publié qu'un
ouvrage anonyme, une Épître sur la tolérance (1686) qui fut suivie de
deux autres lettres sur le même sujet (1690, 1692).
2. Locke dans les éditions postérieures de son livre a ajouté au texte
primitif un grand nombre de paragraphes nouveaux : lesgg 57, 62, 95,
94, 98, 108, 115, 114, 1 15, 117, 126, 176, 205 : il a en outre fait des addi-
tions aux paragraphes 7, 21, 66, 67, 70, 77, 78, 88, 107, 110, 150, 136,
143, 144, 156, 161, 167, 168, 180, 189, 195.
xvi PRÉFACE Dl TRADlCTElK.
méditait des fondations pédagogiques, d'un intérêt général et
populaire. Il rêvait de combattre l'immoralité et le pau-
périsme, en établissant « des maisons de travail » (working
schools) pour les enfants pauvres. Tous les enfants âgés de
plus de trois ans et de moins de quatorze ans devaient
être réunis dans des asiles et y trouver travail et nour-
riture. Dans le rapport remarquable qu'il adressa au gou-
vernement anglais, en 1697, sur son projet de réforme,
Locke se préoccupait surtout de remédier à la paresse et
au vagabondage de l'enfant, d'alléger la surveillance de la
mère absorbée par son travail, enfin de former, par des
habitudes d'ordre et de discipline, des hommes sobres, des
ouvriers laborieux. Par là , par ces idées philanthro-
piques, il est permis de dire que Locke rejoint déjà Pesta-
lozzi, et l'œuvre de régénération morale tentée cent ans
plus tard à Neuhof et à Stanz, de même que par ses
l'ensées il a devancé Rousseau et inspiré Y Emile.
Nous avons raconté l'histoire extérieure des l'ensées. Il
reste à les étudier en elles-mêmes, à en apprécier l'esprit et
la portée pédagogique. Le commentaire perpétuel, dont
nous faisons suivre dans cette édition le texte de l'auteur,
nous dispense d'entrer ici dans de longs détails; il nous
suffira de caractériser brièvement les tendances générales
de Locke, et de mettre en relief les principes essentiels de
.son système.
C'est pour des gentlemen, c'est-à-dire pour les enfants
de la bourgeoisie ou de la noblesse, que Locke a écrit son
livre, et Y enseignement secondaire est l'unique objet de ses
1. Voyez le texte du projet de Locke dans le second volume de Fox
Rourne, p. 381 et suiv.
t'RÈFACE Dr TRADICTEIR. svii
réflexions. Mais les lois fondamentales de la pédagogie
sont les mêmes à tous les degrés de l'instruction, et ce
n'est pas seulement aux professeurs de nos lycées, c'est
aussi aux maîtres de nos écoles primaires que s'adressent,
au moins en partie, les leçons de celui que Rousseau
appelait « le sage Locke ».
bien qu'il date de deux siècles, le livre des Pensées n'a
point vieilli, et on serait tenté de lui appliquer le jugement
que Guizot portait sur les idées de Montaigne en matière
d'éducation : « On pourra avoir à ajouter à ce que Mon-
taigne recommande ; on aura besoin de conduire l'élève
plus loin qu'il ne l'a fait ; mais il faut passer par la route
qu'il a prise; avant de prétendre à le devancer, qu'on
s'applique à l'atteindre1. » Comme tous les écrits qui sont
en avance sur leur temps, les Pensées sur l'éducation
étaient appelées à exercer une influence durable et qui
s'accroît avec les années. Certes les applaudissements ne
lui ont pas manqué dès l'origine : les éloges de Leibnitz,
qui mettait les Pensées au-dessus de Y Essai sur l'entende"
ment, la traduction plusieurs fois rééditée de Pierre Coste,
plus tard, les emprunts de Rousseau -, l'admiration d'Helvé-
tius qui en matière d'éducation se donnait pour un disciple
de Locke3, d'autres témoignages encore, établissent que les
idées pédagogiques du pbilosopbe anglais ne passèrent
1. (iuizot, Méditai ions et études morales, p. 531. Les plus récents
biographes de Locke s'accordent à reconnaître l'importance, et pour
ainsi dire V actualité des Pensées sur l'éducation. « Je suis persuadé,
dit M. Ilarion, dans son excellente élude sur Locke, que si l'on donnait
aujourd'hui chez nous une édition séparée du livre des Pensées le
succès en serait considérable, au milieu de nos discussions ardentes
sur les programmes de l'enseignement public. » (J. Locke, sa rie et son
truvre, par Henri Marion, Paris, 1878).
2. On a dit <|ue f'lutarque et Montaigne avaient fait Rousseau : il faut
y joindre Locke. Voyez notamment dans V Emile les livres I et II.
~>. Ilelvétius, dans son mauvais livre : De l'homme, de ses faculté*
intellectuelles et de son éducation , n'a recueilli d'ailleurs que les
paradoxes de Locke, notamment ses idées sur la toute -puissance de
l'éducation.
b
xviii PREFACE DU TRADUCTEUR.
point inaperçues, et que ses successeurs immédiats, comme
ses propres contemporains, distinguèrent les hautes qua-
lités des Pensées. Mais c'est de notre temps surtout, dans
un siècle qui fait effort pour rompre avec la routine, pour
instituer dans la pratique une réforme de l'éducation depuis
longtemps rêvée en théorie, qu'un livre tout pénétré d'idées
modernes, et presque tout entier consacré à la critique des
vieilles méthodes, devait trouver bon accueil et plein
succès. Tandis qu'on le réimprime nombre de fois en
Angleterre1, avec des annotations judicieuses et savantes,
on le commente en Allemagne2. L'Essai sur l'éducation de
M. Herbert Spencer n'est en grande partie, avec moins de
mesure et avec plus d'éclat, qu'une adaptation, une refonte
au goût du jour, des idées de Locke. Il est vrai que
M. Spencer ne cite Locke qu'une fois3; mais Locke non
plus ne cite presque jamais Montaigne, dont il est plein4.
1. Voyez les deux éditions anglaises publiées il y a deux ans, l'une par
R. Hébert Quick, l'auteur d'un livre estimé qui a pour titre Essays on
Educational Reformers (Cambridge, 1880) ; l'autre par Evan Daniel
(Londres, 4880). Nous nous sommes souvent inspiré dans nos com-
mentaires des notes excellentes que ces deux éditeurs ont jointes à
leur publication.
2. Voyez par exemple Die Pœdarjogik des John Locke, von \Y. Git-
schmann, Kœtben, 1881; et l'ouvrage du DrAmslaedt: François Rabe-
lais und sehi Traité d'éducation mit besonderer Rerucksichtiguny
der pœdagogischen Grundscitze Monlaigne's, Locke's und Rousseau
(Leipzig, 1872).
5. De VÉducation, traduction française de 1878, p. 21 i.
4. Montaigne, Locke et Rousseau, voilà trois noms inséparables dans
l'histoire de l'éducation. Le Dr Arnstaedt, dans le livre que nous avons
cité, a noté avec précision les traits communs à ces trois pédagogues :
1° Ils ne se préoccupent que de l'éducation d'un seul enfant confié à
un précepteur. 2° Ils donnent à l'éducathsn morale et à la formation du
caractère le pas sur l'instruction. 5° Ils attachent une grande impor-
tance à l'éducation physique. 4° Ils condamnent le régime sévère et dur
qu'on impose habituellement à l'enfant et demandent qu'on lui rende
le travail attrayant. 5° Ils condamnent les écoles trop populeuses. 0° 11s-
veulent que le précepteur de l'enfant soit plutôt sage que savant. 7° Ils
condamnent l'instruction de pure mémoire, qui ne donne pas la raison
des choses. 8° Ils demandent que l'on commence par des études sensi-
bles ou d'.expérience directe. 9° Ils recommandent les voyages.
PRÉFACE Dl TRADICTEll;. xn
En France , la réforme récente de l'enseignement secon-
daire n'est sur bien des points que l'application et la mise
en oeuvre des Pensées sur l'éthicntoin.
Cherchons donc par quelles nouveautés un livre qui
date du dix-septième siècle, se recommande encore aujour-
d'hui comme une œuvre d'un intérêt présent et actuel.
Le premier mérite de Locke, c'est d'avoir réagi contre
l'instruction de pure forme, qui substitue à l'acquisition
d'un savoir positif et réel une culture de luxe, pour ainsi
dire, l'apprentissage d'une rhétorique superficielle . et d'un
verbiage élégant. L'auteur des Pensées sur l'éducation est
un pédagogue utilitaire. Il dédaigne et condamne les
études qui ne tendent pas directement à la préparation de
la vie. Sans doute Locke est allé un peu loin dans sa
réaction contre le formalisme alors à la mode et dans sa
prédilection pour le réalisme. Il oublie trop que les
vieilles études classiques, si elles ne sont pas utiles au sens
positif du mot, si elles ne satisfont pas aux besoins ordi-
naires de l'existence, ont cependant une utilité plus haute,
en ce sens qu'elles peuvent devenir, entre des mains habiles
et discrètes, un excellent instrument de discipline intellec-
tuelle et les éducatrices de l'esprit. Mais Locke parlait à
des fanatiques et à des pédants, pour qui le latin et le
grec étaient le tout de l'instruction, et qui, détournant
les lettres de leur vraie destination, faisaient à tort de la
connaissance des langues mortes le but unique, et non,
comme il convient, un des moyens de l'instruction.
Locke n'est pas un utilitaire aveugle, un positiviste brutal
qui songe à éliminer les études désintéressées. Seule-
ment, il veut qu'on les mette à leur rang, qu'on ne
leur sacrifie pas, en les investissant d'une sorte de pri-
vilège exclusif, d'autres enseignements plus essentiels,
plus immédiatement utiles. Il combat, non le latin, mais
l'abus du latin ; non le fonds de l'instruction classique,
mias la façon dont elle est donnée ; non les écoles de gram-
maire elles-mêmes, mais la mode, l'engouement qui y
ix PREFACE DU TRADUCTEUR.
précipite une multitude d'enfants que leur condition et
leur disposition d'esprit destineraient plutôt à d'autres
études. Comme M. Herbert Spencer, Locke pouvait dire dès
le dix-septième siècle : « L'enfant de nos contrées apprend
le latin parce que cela rentre dans l'éducation d'un gentle-
man, de même que l'Indien de l'Orénoque se peint ou se
tatoue, parce que c'est l'usage traditionnel de sa tribu ? «
Parcourons rapidement le programme d'études que
Locke a dressé pour l'usage de son élève, et nous recon-
naîtrons partout une tendance utilitaire très prononcée,
dont la justesse et l'opportunité ne sauraient être contes-
tées, si l'on songe que la pédagogie de ce temps-là sem-
blait absolument vouée aux superfluités.
Dès que l'enfant sait lire et écrire, il faut lui apprendre
à dessiner. Très dédaigneux de la peinture et des arts en
général, dont son esprit un peu froid n'a pas assez com-
pris la douce et profonde influence sur l'âme des enfants,
Locke en revanche, recommande le dessin, parce que le
dessin peut être pratiquement utile ; et il le met presque
sur le même rang que la lecture et l'écriture. Une fois ces
éléments acquis, l'enfant doit être exercé dans sa langue
maternelle, d'abord par des lectures, plus tard par des
exercices de composition, petits récits, lettres fami-
lières, etc. L'étude d'une langue vivante (c'est le français
que Locke propose à ses compatriotes) suivra immédiate-
ment; et c'est seulement quand l'enfant la possédera, qu'on
le mettra au latin. Sauf l'omission des sciences, le plan de
Locke se rapprocbe singulièrement de celui qui depuis
deux ans a été adopté pour nos lycées. Quant au latin,
qui succède à la langue vivante, Locke veut qu'on l'ap-
prenne surtout par l'usage, par la conversation, si l'on
peut trouver un maître qui le parle couramment, par
la lecture des auteurs, quand on n'a pas la même bonne
fortune que Montaigne ou Shaftesbury. Le moins de gram-
maire possible, pas de récitations, pas de compositions
latines, ni en vers, ni en prose, mais, le plus tôt que l'on
PRÉFACE W TRADUCTBUR. tv
pourra, des lectures dans des textes latins faciles, voilà les
recommandations trop peu écoutées de Locke. Il ne s'agit
plus d'apprendre le latin pour l'écrire en perfection :
le seul but vraiment désirable est de comprendre les au-
teurs qui ont écrit dans cette langue. Les partisans obs-
tinés des vers et des discours latins ne liront pas sans
chagrin les vives protestations de Locke contre des exer-
cices dont on abuse, et qui imposent à l'enfant le supplice
décrire dans une langue qu'il manie difficilement, sur des
sujets qu'il connaît à peine. Quant au grec, Locke le
proscrit absolument : non qu'il méconnaisse la beauté
d'une langue dont les chefs-d'œuvre sont, dit-il, la source
originelle de notre littérature et de notre science. Mais
il en réserve la connaissance aux érudits, aux lettrés,
aux savants de profession, et il l'exclut de l'enseigne-
ment secondaire, qui ne doit être que l'école de la vie.
Ainsi allégée, l'instruction classique pourra plus aisé-
ment accueillir les études vraiment utiles et d'une portée
pratique : la géographie que Locke met au premier rang
parce qu'elle est un a exercice de la mémoire et des yeux » ;
l'arithmétique, puis ce qu'il appelle un peu ambitieuse-
ment l'astronomie, et qui n'est au fond que la cosmogra-
phie élémentaire ; les parties de la géométrie qui sont
nécessaires pour« un homme d'affaires » ; la chronologie
et l'histoire, « la plus agréable et la plus instructive
des études » ; la morale, le droit et la législation usuelle»
qui ne figure pas encore dans nos programmes français :
enfin la philosophie naturelle, c'est-à-dire les sciences
physiques ; et pour couronner le tout, un métier manuel
et la tenue des livres.
Ces derniers traits achèvent de caractériser l'idéal pra-
tique et modeste que Locke a conçu en matière d'éduca-
tion. Il veut former, non un homme de lettres ou de
sciences, mais un homme d'affaires, armé pour le combat
de la vie, pourvu de toutes les connaissances dont il aura
besoin pour régler ses comptes, pour diriger sa fortune,
ïxii PREFACE DU TRADUCTEUR.
pour satisfaire aux exigences de sa profession, et aussi
pour remplir ses devoirs d'homme et de citoyen. Cet
homme aux vertus positives aura aussi d'autres qualités :
il parlera sa langue avec facilité et avec correction; il
raisonnera juste et droit; mais c'est par l'exercice sur-
tout, et avec le moins de règles possible, qu'il aura ap-
pris la rhétorique et la logique. En un mot, l'élève de
Locke au sortir du collège sera, non un fort en thème,
un latiniste élégant, un dialecticien subtil, un seliolar enfin,
mais déjà un homme d'action, tout préparé à tenir sa place
dans le monde.
Un second caractère de la pédagogie de Locke, c'est que,
, utilitaire dans son objet, l'instruction qu'il organise sera
attrayante dans ses moyens. Après la haine du pédantisme
qui dépense inutilement les forces de l'enfant dans des
études stériles, l'antipathie la plus vive de Locke est celle
que lui inspire le rigorisme d'un enseignement trop didac-
tique, où les méthodes sont rebutantes, les procédés labo-
rieux, où le professeur n'apparaît aux élèves que comme
un ôpouvantail et un trouble-fête. Ici encore l'écueil est
proche et nous n'affirmerons pas que Locke se soit gardé
de tout excès1. Sans défendre l'éducation déplaisante et les
méthodes rébarbatives que Locke condamne avec raison,
il est permis de penser que l'instruction agréable a aussi
ses inconvénients, qu'elle se trompe quand elle veut sup-
primer l'effort et la peine, et faire de toute étude une ré-
» création et un jeu. Quoi qu'il en soit, et malgré ces ré-
serves, Locke mérite nos éloges pour avoir essayé de mettre
en honneur les procédés engageants et les méthodes at-
trayantes. Sans espérer comme lui, sans désirer même que
l'enfant en vienne à ne pas mettre de différence entre
l'étude et les autres divertissements, nous sommes disposé
à croire qu'il y a quelque chose à faire pour lui adoucir
1. On a vivement reproché à Locke ses exagérations sur ce point.
« Digne émule de Fénelon, il veut le plaisir avant tout. » Voyez Bur-
nier, Histoire de l'Éducation, t. I, p. 252.
PRÉFACE in; TRADUCTEUR. xxm
les premières difficultés de la science, pour séduire l'enfant
et le captiver sans le contraindre, pour lui éviter enfin le
dégoût que ne peuvent manquer d'inspirer des études trop
sévèrement imposées, dont on fait un sujet de tourment et
de gronderie. C'est particulièrement pour la lecture et les
premiers travaux de l'enfant que Locke recommande l'em-
ploi des jeux instructifs. « Il faut lui apprendre à lire sans
qu'il y voie autre chose qu'un divertissement. » Mais à tout
âge l'enfant est jaloux de son indépendance et avide de
plaisir. Personne avant Locke n'avait aussi nettement re-
connu le besoin d'activité et de liberté qui est naturel à
l'enfant, ni aussi fortement insisté sur la nécessité de res-
pecter son humeur indépendante et ses goûts personnels.
Ici encore le pédagogue anglais du dix-septième siècle se
rencontre avec son illustre successeur du dix-neuvième.
M. Herbert Spencer l'a démontré avec force, l'esprit ne
s'approprie bien que les connaissances qui lui procurent
du plaisir et une excitation agréable. Or, il y a plaisir et
excitation agréable partout où il y a développement d'une
activité normale, correspondant à un goût instinctif et
proportionnée aux forces naturelles ; et il n'y a d'instruc-
tion véritable qu'au prix d'un déploiement réel d'activité.
Tels sont les traits essentiels du système de Locke, en
ce qui concerne l'éducation intellectuelle. Il faut se hâter
d'ajouter que, dans sa pensée, elle doit être subordonnée
à l'éducation morale. L'instruction à ses yeux n'est pas la
chose essentielle. « Ce qu'un gentleman, dit -il, doit
souhaiter à son fils, outre la fortune qu'il lui laisse, c'est :
1° la vertu; 2° la prudence: 5° les bonnes manières;
4 " l'instruction. » On voit que l'instruction vient seulement
au dernier rang, après la politesse, après la prudence,
c'est-à-dire l'habileté pratique, après la vertu enfin. « L'in-
truction n'est que la moindre partie de l'éducation. »
Avouons que Locke n'a pas pour l'instruction toute l'es-
time nécessaire, et qu'il ne reconnaît pas assez de quel
secours elle peut être précisément à l'éducation morale
xxiv PREFACE DU TRADUCTEUR.
elle-même. Il y a dans l'espèce de dédain qu'il témoigne à
l'instruction quelque chose du préjugé auquel M. Herbert
Spencer a prêté l'appui inattendu de son autorité, quand
il affirme que les lumières de l'esprit n'ont aucune action
sur le cœur et sur la volonté, et que l'homme instruit n'a
pas plus de chance que l'homme ignorant d'échapper au
je., vice et d'acquérir la vertu. Cela dit, sachons gré à Locke
d'avoir protesté contre les pédagogues qui croient avoir
tout fait quand ils ont orné la mémoire et meublé l'esprit
de leurs élèves de quelques morceaux de littérature et de
quelques bribes de science. La grande affaire, c'est incon-
testablement de développer de bonnes habitudes morales,
de cultiver les sentiments nobles, de former enfin un ca-
ractère vertueux. Locke y revient sans cesse ; et, dans un
livre où il y a tant de redites, il n'y a rien qui soit répété
plus souvent que l'éloge de la vertu.
Mais il ne suffit pas d'indiquer le but et de dire :
« Apprenez aux enfants à maîtriser leurs inclinations, à se
gouverner par leur raison. » Ce qui importe, c'est de
définir les moyens à employer pour en arriver là. On pour-
rait s'attendre, étant donnés les instincts utilitaires de
Locke, à lui voir choisir l'intérêt comme principe de l'édu-
cation morale, et accepter pour devise la règle que Kous-
seau propose à Emile : Cul bono? « A quoi cela est-il bon? »
Il n'en est rien. Ce ne sont pas non plus les sentiments
tendres et affectueux, l'amour des parents, l'affection pour
le maître que Locke donne pour fondements à la vertu
naissante de l'enfant; c'est encore moins la crainte des
punitions et le sentiment servile de la terreur. Locke, qui
peut-être a le tort de traiter trop tôt l'enfant en homme,
qui ne se rend pas compte suffisamment de tout ce qu'il y
•\l£ de faiblesse dans la nature enfantine, Locke fait appel
'dès le début au sentiment de l'honneur et à la crainte de
la honte, c'est-à-dire à des émotions, qui, je le crains, par
leur noblesse même sont un peu au-dessus des facultés de
l'enfant. L'honneur qui n'est à vrai dire qu'un autre mot
PREFACE 1)1 TRAM'CTEUt. kxv
pour dire le devoir, et comme la traduction mondaine de
la vertu, l'honneur peut être assurément le guide d'une
conscience adulte et déjà formée. Mais n'est-il pas chimé-
rique d'espérer que l'enfant dès ses premières années sera
sensible à l'estime et au mépris de ceux qui l'entourent?
S'il était possible d'inspirer à l'enfant le souci de sa
réputation, je reconnais avec Locke que l'on pourrai!
désormais « faire de lui tout ce qu'on voudrait et lui
apprendre à aimer toutes les formes de la vertu ». Mais la
question est de savoir si l'on peut y réussir; et j'en doute,
malgré les assurances de Locke. Il est dupe de la môme
illusion, et quand il attend de l'enfant assez d'énergie
morale pour que le sentiment de l'honneur suffise à le
gouverner, et quand il compte sur ses forces intellectuelles
au point de vouloir raisonner avec lui dès qu'il sait parler.
Pour former de bonnes habitudes chez l'enfant et le pré-
parer à la vertu, il n'est pas trop de toutes les ressource*
que la nature et l'art mettent à la disposition de l'éduca-
teur: la sensibilité, sous ses diverses formes, les calculs
de l'intérêt, les lumières de l'intelligence. C'est peu à peu
seulement, et avec le progrès de l'âge, qu'un principe
élevé comme le sentiment de l'honneur ou le senti-
ment du devoir pourra émerger du milieu des volontés
mobiles de l'enfant et s'imposer à ses actions comme la
loi souveraine. La pédagogie morale de Locke est certai-
nement fautive en ce qu'elle ne s'adresse pas assez au
cœur, à la puissance d'aimer qui est déjà si grande chez
l'enfant, .l'ajoute que, dans sa hâte d'émanciper l'enfant,
de le traiter en créature raisonnable, de développer en lui
les principes du self yovenunent, Locke a eu tort de pro-
scrire presque absolument la peur du châtiment. Il est jjon
de respecter la liberté et la dignité de l'homme dans l'en-
fant, mais il ne faut pas que ce respect dégénère en su-
perstition, et il n'est pas sûr que pour préparer des volontés
fermes et robustes il soit nécessaire de les avoir affranchies
de bonne heure de toute crainte et de toute contrainte.
xxvi PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
Locke n'a donc pas assez élargi les bases de sa théorie
de la discipline morale ; mais s'il est resté incomplet dans
la partie positive de sa tâche, s'il n'a pas conseillé tout ce
qu'il faut faire, il a mieux réussi dans la partie négative,
celle qui consiste à éliminer tout ce qu'il faut ne pas faire.
Les chapitres consacrés aux châtiments en général et en
particulier aux châtiments corporels comptent parmi les
meilleurs des Pensées. Rollin, Rousseau, les ont souvent re-
copiés. Il est vrai que Locke lui-même en a emprunté l'in-
spiration à Montaigne. La « douceur sévère » , qui est la règle
de l'auteur des Essais, est aussi celle des Pensées sur Vé-
diication. Locke a prononcé sur le fouet le jugement défi-
nitif du bon sens : « C'est une discipline servile qui rend le
caractère servile1 ». Il n'a sacrifié aux idées de son temps
que sur un point : lorsqu'il admet une exception à l'inter-
diction absolue des verges et tolère l'usage du fouet dans
les cas extrêmes, pour dompter la résistance opiniâtre e
rebelle de l'enfant. C'était encore trop sans aucun doute; mai
pour rendre justice à la hardiesse des vues de Locke, i
faut considérer combien la coutume était puissante alors,
combien elle l'est encore aujourd'hui en Angleterre, dan:
un pays où les chefs d'institution se croient obligés d'à
vertir le public, dans les réclames publiées par les jour
naux, que l'interdiction des châtiments corporels compt<
parmi les avantages de leurs maisons. « Les étrangers
disent MM. Demogeot et Montucci, dans le Rapport que nou
avons déjà cité, ont peine à concevoir la persévérance av
laquelle les instituteurs anglais conservent le vieil
dégradant usage de la correction par le fouet... Une chos
1. Voyez sur ce sujet une excellente étude de M. Pillon, Les Châti-
ments corporels dans l'éducation , opinion de Locke ( La Critifjii
philosophique, 7e année, n° 55). M. Pillon blâme Uocke d'avoir admis
l'usage du fouet dans certains cas exceptionnels. « Locke, dit-il, aurai
dû conclure d'après ses principes qu'un remède si dangereux ne sai
rait jamais être conseillé, et que la prudence ne permet pas d'en faire
un usage même exceptionnel, puisque nous sommes certain du mal
qu'il peut faire sans l'être du bien qui peut en résulter. »
PBÉFACE M ll;\hl CTEUR. ixvu
plus étonnante, c'est que les écoliers paraissent y tenir au-
tant que les maîtres : du moins s'il faut en juger par un
fait arrivé, il y a un certain nombre d'années, à l'école de
la Chartreuse... En 1818, raconte un des anciens élèves de
ce collège, notre principal, le docteur Russell, qui avait des
idées à lui, voulut abolir le châtiment corporel et y sub-
stituer une amende. Tout le monde regimba contre cette
innovation. Le fouet nous semblait très conciliable avec la
dignité d'un gentleman; mais l'amende, fi donc! L'école se
souleva au cri de : « A bas l'amende ! vive le fouet ! » La
révolte triompha et le fouet fut solennellement restauré.
Alors nous en eûmes à cœur-joie. Le lendemain du jour où
l'amende fut abolie, nous trouvâmes, en entrant en classe,
une superbe forêt de verges, et les deux heures de la leçon
furent consciencieusement employées à en faire usage1. »
.Nous n'insisterons pas plus longtemps sur les principes
de Locke en fait d'éducation morale. Il les a nettement
résumés dans ce passage : « Que l'enfant apprenne sous
votre direction à dominer ses inclinations et à soumettre
ses appétits à la raison. Si vous obtenez cela, et si par
une pratique constante vous lui en faites une habitude,
vous aurez rempli la partie la plus difficile de votre tâche.
Et pour qu'un jeune homme en vienne là, je ne connais
pas de moyen plus efficace que le désir d'être loué et d'être
estimé : c'est donc ce sentiment qu'il faut lui inspirer par
tous les moyens imaginables. Rendez-le sensible à l'hon-
neur et à la honte, autant que possible. Lorsque vous y
serez parvenu, vous aurez jeté dans son esprit un prin-
cipe qui influencera sa conduite, quand vous ne serez
plus auprès de lui, un principe auquel ne peut être com-
parée la crainte du fouet et de la petite douleur que cause
le fouet, et qui sera enfin la tige sur laquelle vous pourrez
ensuite greffer les vrais principes de la moralité et de la
religion2. »
1. De i Enseignement secondaire en Angleterre, etc., p. 41.
2. Voyez plus loin, p. 525.
xxviu l'RKFACE DU TltADUCTEl'lt.
Il y aurait bien d'autres vérités importantes à relevef
dans les chapitres que Locke a consacrés aux récompenses,
aux réprimandes, aux exemples, aux règles, etc.; mais il
nous suffira d'avoir montré que son esprit utilitaire se re-
lève et se corrige par de hautes intentions morales, quand
il touche au grand sujet de la discipline. On peut aller plus
loin que lui, mais il est dans la bonne voie quand il cherche
le principe de cette discipline, non dans une autorité exté-
rieure, mais dans la conscience même de l'enfant. En effet!
le progrès de la pédagogie moderne sur la vieille péd»- ]
gogie, au point de vue de la direction de la volonté comme
au point de vue du développement de l'intelligence, con-
siste surtout en ceci qu'elle fait de plus en plus effort pour
éveiller et mettre eu œuvre les énergies naturelles de l'es-
prit, pour associer l'enfant et son action personnelle à l'ac-
tion de l'éducateur, en un mot, pour faire de l'éducation
une œuvre de développement intérieur, une œuvre du de-
dans, si je puis dire, et non un placage artificiel imposé
du dehors. Locke a d'autant plus de mérite à professer ce
principe pédagogique que les préjugés de sa philosophie
sensualiste semblaient devoir l'égarer dans la voie con-
traire, et l'entraîner à exagérer la part des influences ex-
térieures dans l'éducation. Mais par une contradiction
heureuse le même philosophe qui nie les idées innées,
admet chez l'enfant un principe de volonté et de liberté,
un sentiment instinctif d'amour-propre et d'honneur.
L'éducation physique était un sujet presque neuf du
temps de Locke! 11 l'a traité avec originalité, et il a été
servi sur ce point par sa compétence de médecin. Il est le
premier qui ait disserté avec suite et méthode sur la nour-
riture, sur les vêtements, sur le sommeil de l'enfant.
Rousseau a beaucoup profité de « ses préceptes mâles ei
sensés». C'est Locke qui a posé ce principe: «Laissons à la
nature le soin de former le corps comme elle croit devoir
le faire. » Par suite pas de vêtements étroits; la vie en
plein air, au soleil ; des enfants élevés comme des paysans,
PRÉFACE M TRAM'CTEI R. xmx
aguerris au chaud et au froid, jouant tète nue, pieds nus.
Mans l'alimentation, Locke interdit, le sucre, le vin, les épices,
lia viande, jusqu'à trois ou quatre ans. Quant aux fruits
que les enfants aiment souvent d'un amour désordonné, —
ce qui ne doit pas surprendre, dit-il, puisque « c'est pour
un fruit que nos premiers parents ont perdu le paradis »,
— il fait un choix singulier : il autorise les fraises, les
groseilles, les pommes et les poires ; il interdit les pêches,
les prunes, les raisins. Quelques-unes de ces recomman-
dations, je l'avoue, sont tout à fait paradoxales: lorsqu'il
conseille, par exemple, de donner à l'enfant des chaus- 41
sures si minces « qu'elles laissent passer l'eau, quand les
pieds seront en contact avec elle ». On peut rire de ces
fantaisies hygiéniques; on peut se plaindre aussi de la
rudesse excessive d'un système qui certainement abuse de
l'endurcissement physique. Je ne sais pas si les consé-
• int'iices d'un pareil régime, appliqué à la lettre, ne se-
raient pas désastreuses : beaucoup d'enfants n'en réchap-
peraient pas, surtout s'ils étaient aussi délicats et aussi ajA^V~
souffreteux que Locke l'était lui-même. Mais ce qui défie-^ g/JL' Vh.
toute critique, c'est l'esprit général d'une éducation phy-
sique qui tend à se rapprocher de la nature, qui élimine
les conventions de la mode, qui condamne les raffine-
ments de la mollesse, et où se reflètent enfin les mœurs
viriles de l'Angleterre.
L'élève de Locke, comme il le dit lui-même à la pre-
mière ligne des Pensrrs, sera donc « une âme saine dans
un corps sain ». Le corps, aguerri de bonne heure pai-
lle- habitudes simples et frugales, se fortifiera dans les
jeux de l'enfance, plus tard dans les exercices d'équitation
1 Locke ne parle pas de la gymnastique) ; la danse apprise
le plus tôt possible joindra la grâce des mouvements à la
force de la complexion. Sous la direction d'un précepteur
avisé, plutôt sage que savant, et dont la tête sera « bien faite
plutôt que bien pleine », l'enfant grandira dans la maison
paternelle : Locke ne considère le collège que comme un
xxx PRÉFACE DU TRADUCTEUR.
pis aller. Mais loin d'isoler son élève, loin de le séques-
trer, comme fait le précepteur d'Emile, le précepteur ima-
giné par Locke n'aura pas de plus vif souci que de fami-
liariser son pupille avec le monde et de le former à la
politesse. « Le seul moyen de se défendre contre le monde,
c'est de le connaître à fond. » Aucun pédagogue, je crois,
n'a accordé à la politesse autant d'importance que Locke :
il semble, à l'entendre, qu'elle soit la première des vertus.
Ces exagérations s'expliquent par le caractère du temps où
il vécut. C'est au dix -septième siècle, en effet, h que
s'ouvrit en Europe, surtout en Angleterre et en France, un
genre de vie nouveau, la vie mondaine, qui bientôt prima
et façonna les autres1. » La politesse telle que l'entend
Locke n'est nullement un maniérisme affecté : c'est simple-
ment l'air aisé, prévenant, d'un homme attentif à plaire.
D'ailleurs l'élève de Locke n'a pas seulement des dehors
aimables : il n'est pas un homme à la mode dissimulant la
pauvreté de son esprit et de son cœur par le vernis
agréable de ses paroles et de ses manières. C'est avant
tout un homme de prudence et de réflexion, solide dans
ses jugements et circonspect dans ses actions, un homme
d'affaires doublé d'un homme du monde, incapable des
faire quoi que ce soit contre l'honneur, vertueux sans effort,
parce qu'on lui aura inculqué les principes de la sagesse
assez tôt pour qu'il ne se rappelle même pas les avoir
acquis, et pour qu'ils le gouvernent avec l'autorité des
instincts les plus irrésistibles. Il sera au courant de tout,
sans avoir rien approfondi, un peu comme l'élève de Mon-
taigne, auquel il ressemble fort et qui « n'a gousté de
sciences que la crouste première » . Du moins il achèvera ses
études classiques sans en être dégoûté, avec le désir de
les continuer pendant ses heures de loisir tout le long de
la vie. Son esprit actif et curieux reste prêt et ouvert à
toute occasion de s'instruire... Ne poussons pas plus loin
1. Taine, Histoire de la littérature anglaise, t. III, p. 65.
xxxm PRÉFACE 1)1 TRADUCTEUR.
relations avec Coste pendant son exil en Hollande. Quel-
ques années plus tard, Coste devenait le précepteur du
jeune Frank Masham, et par conséquent le commensal de
Locke, dans la maison de Damans Cudworth, lady Masham.
Malgré ces conditions exceptionnellement favorables pour
un traducteur, Coste, qui était alors fort jeune, n'a guère
réussi dans son travail : il avait, en fait de traduction,
de faux principes. Il ne se piquait nullement de fidélité,
et lui-même, dans une de ses Préfaces, avoue ingénu-
ment ses inexactitudes voulues. « Le style de Locke, dit-iî,
qnoique moins figuré que celui de plusieurs auteurs de
sa nation, l'est encore trop (Coste voulait écrire assez)
pour mettre souvent à la toiture un traducteur français.
qui, pour s'accommoder au génie de sa langue, est obligé
de s'exprimer plus simplement. » En conséquence Coste
supprime souvent les images et les hardiesses du style de
son auteur. En outre il déclare qu'il s'est « servi de tous les
adoucissements dont il a pu s'aviser, pour corriger le dés-
ordre et les redites du texte original. » C'est donc une
Iraduction adoucie et simpliiiée qu'il a donnée au public.
« Il a refondu des pages entières1.» — « Il est vrai, ajoute-
f— il, que malgré les libellés qu'il a prises il s'est toujours
souvenu de ne pas mêler ses pensées à celles de son au-
teur. »
In défaut plus grave et que Coste ne pouvait pas soup-
çonner, ce sont les erreurs matérielles, les contre sens
qui trop souvent déparent son travail. Sans doute il n'est
pas de la force de ce traducteur de Hume qui bravement
interprétait Sextm Empirions par i< Sextus l'Empereur ».
1. Nous regrettons que le même système ait été suivi dans l'édition
publiée il y a un mois à peine par M. Fochier (Paris, Delagrave).
M. Fochier a repris simplement la traduction de Hoste. mais il l'a
abrégée et remaniée; il a modifié en plusieurs endroits la distribution
des matières, il a transposé des développements, de sorte que l'édition
nouvelle est encore bien plus éloignée du texte original que ne l'étaient
les éditions de Coste elles-mêmes.
PREFACE DU TRADUCTEUR. xxxi
le portrait : il est manifeste que l'idéal de Locke est tout
moderne, et que nos contemporains trouveront encore
profita s'en inspirer. La plus grave lacune de sa concep-
tion pédagogique, c'est qu'il n'a pas fait une assez large
place à la culture des sentiments, et particulièrement des
sentiments artistiques. L'élève de Locke ignore ou dédai-
gne les arts. Par ce côté, les Pensées sont d'une inspira-
tion mesquine et un peu vulgaire ; mais pour tout le reste,
elles sont vraiment un livre de bon sens, sinon de génie,
qui ne saurait exciter sans doute des admirations pas-
sionnées comme l'Emile, mais qui, sous sa forme modeste,
peut rendre de grands services et éclairer utilement tous
ceux qui, « dans l'éducation de leurs enfants, aimeront
mieux se risquer à consulter leur propre raison que suivre
docilement la routine des vieilles méthodes ».
111
Préoccupé de remettre sous les yeux du public les Pen-
sées sur l'éducation, nous avons relu la traduction de Coste1.
La conclusion de notre examen a été qu'il était difficile de
s'en contenter et qu'il valait mieux affronter le travail
d'une traduction entièrement nouvelle.
Le plus grand mérite de la traduction de Coste, c'est
qu'elle a été rapidement faite, sous les yeux de Locke et
avec son approbation : elle parut deux ans après la publi-
cation du texte original, en 16952. Locke était entré en
1. Pierre Coste, né à Uzès en 1668 de parents protestants, mort à
Paris en Î747. Il se réfugia en Hollande, puis en Angleterre à la suite
de la révocation de l'édit de Nantes.
2. La première édition de la traduction de Coste date de 1695.
La seconde parut à Amsterdam en 1708 et à Paris en 1711. Une troi-
sième fut donnée en 1721. Enfin en 1757, Coste publia encore une
cinquième édition avec une préface nouvelle et quelques modifications
sans importance.
PREFACE DU TRADUCTEUR. xxxm
Mais pour être moins grossières ses bévues ne sont pas
souvent moins graves '.
Ces défauts, sans compter le tourusé d'une langue vieil-
lie et d'un style parfois incorrect qui alourdit encore
la prose un peu (rainante de Locke, nous ont engagé à
écrire une traduction nouvelle qui, a défaut d'autre mérite,
aura, nous l'espérons, celui de l'exactitude2. L'édition
donnée en 18:21 par Thurot" n'a de nouveau que le nom :
c'est la réimpression pure et simple de la traduction de
Coste. D'autre part, les exemplaires des premières éditions
de Coste se font rares. Il y avait donc quelque utilité à pu-
blier de nouveau, sous une forme accessible à tous les au-
teurs français, un livre qui a sa place marquée dans
toutes les bibliothèques, à côté de YEssai sur l'éducation
de M. 11. Spencer, le second livre classique de la pédagogie
anglaise.
1. Voyez par exemple § 18: Believe it « croyez-le », traduit par je
suis persuade ; % 70, successfully « heureusement. », traduit par succes-
sivement; § loi, They should go without them « ils doivent s'en pas-
ser s, mot à mot « s'en aller sans eux », traduit par H ne faut pas
faire semblant de le voir ; §171, thèmes « dissertation », traduit par
discours, etc., etc.
2. Nous avons suivi le texte de l'excellente édition donnée en 1880
par M. II. Hébert Quick, en lui empruntant les divisions par sections
et par chapitres qu'il a établies dans l'ouvrage.
o. Nouvelle édition revue par M. Thurot (2 volumes). A vrai dire
M. Thurot n'a pas revu une ligne ou un mot.
EDOUARD CLARKE, DE CHIPLEY
ÉCUYEIt
Monsieur,
Ces Pensées sur l'éducation qui vont maintenant
paraître dans le monde vous appartiennent de droit,
puisqu'elles ont été écrites depuis plusieurs années
à votre intention1 : elles ne contiennent pas autre
chose que ce que vous avez déjà reçu de moi dans
mes lettres. Je n'y ai pas apporté de changement,
excepté dans l'ordre des réflexions qui vous ont été
adressées à différentes époques et dans diverses cir-
constances : de sorte que le lecteur reconnaîtra aisé-
ment, à la simplicité familière et à la forme du style,
que ces pensées sont plutôt l'entretien privé de deux
amis qu'un discours destiné au public2.
1. Éd. Clarke, membre du parlement, habitait Chipley, à quelques
milles de Taunton. Locke le connaissait depuis longtemps quand il
publia ses Pensées sur l'éducation. Il avait une affection particulière
pour une de ses lilles, Elisabeth Clarke, lui écrivait souvent, et
l'appelait eu plaisantant « ma femme », ou « madame Locke ».
•1. C'est pendant sou séjour en Hollande, de 1084 à IGS'J, que Locke
avait adressé JfÉd. Clarke ses lettres sur l'éducation.
xxxvi PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
Ce sont les importunités de leurs amis que les
auteurs allèguent généralement pour s'excuser de
publier des livres qu'ils n'osent d'eux-mêmes pro-
duire au grand jour. Mais quant à moi, vous le savez,
je puis le dire avec vérité : si quelques personnes,
ayant entendu parler de mes écrits sur ce sujet,
n'avaient pas insisté pour les lire et ensuite pour les
voir imprimer, ils dormiraient encore dans le secret
de l'intimité pour laquelle ils étaient faits1. Mais ces
personnes, dont le jugement m'inspire une extrême
déférence, m 'ayant dit qu'elles étaient persuadées
que cette simple esquisse pouvait rendre quelques
services si elle était publiée, j'ai cédé à des raisons
qui exerceront toujours un grand empire sur mes
décisions : car je pense que le devoir absolu de tout
homme est de faire pour le service de son pays tout
ce qu'il peut, et je ne vois pas quelle différence pour-
rait établir entre lui-même et les animaux qui l'en-
i. Parmi ces personnes il faut citer un des meilleurs amis de
Locke, William Molyneux. Dans une lettre datée du 2 mars 1692, Moly-
neux écrivait à Locke : « Mon frère m'a dit quelquefois que, du temps
où il avait le bonheur d'être en relation avec vous à Leyde, vous étiez
en train de travailler à un ouvrage sur les méthodes d'enseignement,
et cela à la requête d'un tendre père... Laissez-moi donc vous supplier
instamment de ne pas laisser de côté cette œuvre infiniment utile,
jusqu'à ce que vous l'ayez terminée... » William Molyneux. savant
physicien et mathématicien irlan ais (1G5G-1698), était entré en rela-
tions avec Locke à la suite des éloges publics qu'il avait adressés à
YEssai sur V Entendement Son frère, Thomas Molyneux, étudiait la
médecine à Leyde quand Locke l'y avait connu. William puhlia
en 1G92 une Dioplrique qui resta longtemps classique. C'est lui qui
posa à Locke la question de savoir si un aveugle-né qui recouvrerait
la vue serait en état d'apprécier immédiatement la forme des objets.
C'est ce qu'on appelle le problème de Molyneux. %
DÉDICACE. kxvii
lourent celui qui vivrait sans cotte, pensée. Ce sujet
est d'une si grande importance, une bonne méthode
d'éducation est d'une utilité si générale, que, si mon
talent avait répondu à mes désirs, je n'aurais pas
attendu les exhortations et les importunités de mes
amis. Néanmoins, la médiocrité de cet écrit et la
juste défiance qu'il m'inspire ne doivent pas m'empê-
cher, par la honte de faire trop peu, de faire quelque
chose et d'apporter ma petite pierre à l'édifice1, sur-
tout quand on ne me demande pas autre chose que de
livrer mes idées au public. Et s'il se rencontrait
encore quelques autres personnes du même rang et
du même mérite qui y prissent goût au point de les
juger, elles aussi, dignes de l'impression, je pourrais
me flatter de l'espoir que tous ceux qui les liront ne
perdront pas leur peine 2.
J'ai été si souvent consulté, dans ces derniers
temps, par des personnes qui déclaraient ne pas savoir
comment élever leurs enfants, et, d'autre part, la cor-
ruption de la jeunesse est devenue un sujet si uni-
versel de lamentations, qu'il me semble qu'on ne sau-
rait taxer d'impertinente l'entreprise de celui qui
appelle sur ce sujet l'attention du public et qui pro-
pose quelques réflexions personnelles sur la matière,
dans l'intention d'exciter les efforts des autres et de
1. Le texte anglais est intraduisible : « from contributing my mite,
mol à mot « de contribuer de ma mite. »
'2. Les approbations que Locke souhaitait pour son ouvrage ne se
firent pas attendre et durent dépasser son espoir.
4
xxxviii PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
provoquer les critiques. Car c'est en fait d'éducation
que les erreurs méritent le moins d'être excusées.
Comme les défauts qui proviennent de la première
cuisson d'une faïence et qui ne sauraient être cor-
rigés dans la seconde ou dans la troisième, ces erreurs
laissent après elles une empreinte ineffaçable, dont
la trace subsiste à travers tous les degrés et toutes
les stations de la vie.
Je suis si loin d'être entêté d'aucune des idées que
je présente ici, que je ne serais nullement chagrin,
même à cause de vous, si quelque autre écrivain plus
habile et mieux préparé à ce travail voulait, dans un
traité régulier d'éducation approprié à notre bour-
geoisie anglaise, rectiticr les erreurs que j'aurais pu
commettre : car ce serait une bien plus grande satis-
faction pour moi de voir les jeunes gens suivre pour
leur instruction et leur éducation les méthodes les
meilleures (ce que tout le monde doit désirer), que
d'apprendre le succès de mes opinions sur ce sujet.
Vous devez cependant me rendre ce témoignage que
ma méthode a produit des effets extraordinaires dans
l'éducation d'un jeune gentleman pour laquelle elle
n'avait point été faite expressément1.
1. Il s'agit sans doute du jeune Frank Masham, qui avait pour mère
Damaris Cudworth, fille du philosophe de ce nom, et pour père Fran-
çois Masham, membre du Parlement. Locke, vers 1690. s'installa auprès
de cette famille, à Oates, dans le comté d'Essex. Il avait toujours eu
pour lady Masham une vive affection,, qui prit une grande place
dans ses dernières années. Peut-être aussi le jeune homme que Locke
désigne ici est-il Antoine Shaftesbury, Shaltesbury le philosophe, le
DÉDICACE. mn
Je ne veux pas dire que le bon naturel de l'enfant
n'ait pas contribué à ce succès : mais je crois
que ses parents reconnaîtront comme vous que la
méthode contraire, celle qu'on suit habituellement
dans les écoles, n'aurait point corrigé ses défauts, ni
réussi à lui inspirer l'amour des livres, le goût de
l'instruction et le désir d'apprendre toujours plus de
choses que les personnes qui l'entourent ne jugent
convenable de lui en enseigner.
Mais il ne m'appartient pas de vous recommander
ce traité, à vous dont je connais déjà l'opinion, ni de
le recommander au public, en m'appuyant sur votre
jugement et sur votre patronage. La bonne éducation
des enfants est à tel point le devoir et l'intérêt des
parents, et le bonheur d'une nation y est si fortement
engagé, que je voudrais voir tous les hommes prendre
ces questions sérieusement à cœur; je voudrais que
chacun, après avoir soigneusement examiné et dis-
tingué ce que la fantaisie, la coutume ou la raison
conseillent sur ce point, appliquât tous ses efforts à
répandre la méthode d'éducation qui, en tenant
compte des diverses conditions, est la plus facile, la
plus courte, la plus propre à faire des hommes ver-
tueux, utiles à leurs semblables, capables enfin
chacun dans son état. Mais de tous les états, c'est
celui de gentleman qui mérite le plus d'attention;
petit-fils de lord Ashley, l'ami politique de Locke. Locke avait vu
naître cet enfant, et à la demande de son grand-père il avait dirigé
son éducation dés ses premières années.
xl PENSÉES SUR LKDUCÀTION.
car si l'éducation avait une fois réformé les hommes
de ce rang, ils n'auraient pas de peine à régler,
comme il faut, l'éducation des autres.
J'ignore si, dans ce bref discours, j'ai fait autre
chose que témoigner de mes bonnes intentions ; mais
ce livre, tel qu'il est, appartient maintenant au public,
et s'il contient quelque chose qui mérite d'être bien
accueilli, c'est vous qu'on devra remercier.
C'est en effet mon affection pour vous qui a donné
naissance à cet écrit, et je suis heureux de pouvoir
laisser à la postérité ce témoignage de l'amitié qui
nous unit. Je ne connais pas en effet de plus grand
plaisir dans celte vie, ni de meilleur souvenir à laisser
après soi, que celui d'avoir été longtemps l'ami d'un
homme bon, utile, capable et qui aime son pays. Je
suis,
Monsieur,
Votre très humble et très dévoué serviteur,
John Locke.
Ol ELQUES PENSEES
L ÉDUCATION
1. Un esprit sain dans un corps sain1, telle est la brève,
mais complète, définition du bonheur dans ce monde.
L'homme qui possède ces deux avantages n'a plus grand'-
chose à désirer. Celui auquel manque l'un ou l'autre ne
saurait guère profiter de n'importe quel autre bien. Le
bonheur ou le malheur de l'homme est en grande partie
son œuvre. J^Celui dont l'esprit ne sait pas se diriger avec
sagesse ne suivra jamais le droit chemin; '.et celui dont le
corps est faible et délabré, sera incapable d'y marchera II
y a, je l'avoue, des gens dont, le corps et l'esprit sont natu-
rellement si vigoureux, si bien constitués, qu'ils n'ont
pas grand besoin du secours d'autrui|. Dès le berceau, par
la seule force de leur génie naturel, ils sont portés à tout
ce qui est excellent ; par le seul privilège de leur heu-
reuse organisation, ils sont en élat de faire merveille. Mais les
exemples de ce genre sont rares ; et je crois pouvoir dire
1. Locke s'inspire du vers bien connu de Juvénal :
Orandum est ut sit mens sana in corpore saito.
(Satire x, 356.)
C'est dire très nettement, dès le début, que l'éducation physique
n'est pas moins importante que l'éducation intellectuelle et l'éducation
morale.
I
2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
que les neuf dixièmes des hommes que nous connaissons,
sont ce qu'ils sont, bons ou mauvais, utiles ou nuisibles,
par l'effet de leur éducation *. C'est l'éducation qui fait la
différence entre les hommes. Même des impressions légères,
presque insensibles, quand elles ont été reçues dès la plus
tendre enfance, ont des conséquences importantes et dura-
bles2. Il en est de ces premières impressions, comme des
sources de certaines rivières : il suffit à la main de l'homme
d'un petit effort pour détourner leurs dociles eaux en dif-
férents canaux qui les dirigent dans des sens opposés ; de
sorte que, selon la direction qui leur a été imprimée dans
leur source, ces rivières suivent différents cours, et finis-
sent par aboutir dans des contrées fort éloignées les unes
des autres.
2. J'imagine que l'esprit des enfants pourrait être dirigé
d'un côté ou d'un autre, aussi facilement que l'eau elle-
1. Il y a quelque exagération dans la pensée de Locke, et il est permis
de penser qu'il ne tient pas suffisamment compte, dans ses idées sur
la formation des caractères et des talents, des dispositions naturelles,
innées ou héréditaires. Helvétius qui se donne pour le disciple de Locke
a poussé encore plus loin le paradoxe de la toute-puissance de l'éducation.
« Tous les hommes, dit-il, naissent égaux et avec des aptitudes égales,
et l'éducation seule fait les différences (de l'Esprit, 5e discours; voyez
aussi le traité de l'Homme, de ses facultés intellectuelles et de son
éducation, chap. n). » Locke ne méconnaissait pas au même point les
inégalités naturelles des esprits. Il dit plus loin (§ 66) que « nous ne
pouvons pas avoir la prétention de changer le naturel des enfants ».
Remarquons d'ailleurs que par éducation Locke entend ici autre chose
que l'instruction reçue à l'école : l'éducation est pour lui l'ensemble
des influences qui agissent sur l'âme, de toutes les impressions qui
directement ou indirectement contribuent à former l'homme. Dans un
autre de ses ouvrages (Conduite de l'entendement, § 4), il explique mieux
sa pensée : o Ce qui fait l'esprit ce qu'il est, c'est l'exercice ; bien des
qualités qui passent pour des dons naturels sont les effets de l'exer-
cice. »
2. Tous les pédagogues ont insisté sur l'importance des premières
impressions. « Un homme qui a passé sa vie à faire des voyages de
circumnavigation est moins influencé par toutes les nations qu'il a
visitées que par sa nourrice. » (J.-P. Richter, préface de Lrvana.)
PREAMBULE. 3
môme '.plais bien que l'esprit2 soit la partie principale de
la nature humaine et que l'éducation doive surtout porter
sur le dedans de l'homme, il ne faut pas cependant oublier
de prendre soin de notre maison d'argile (clay cottage).
C'est donc par là que je vais commencer, en traitant de la
santé du corps ; soit parce que ces considérations sont de
celles que vous devez attendre du genre d'études auxquelles
je passe pour m'être particulièrement appliqué5, soit parce
que j'en aurai vite fini avec ce sujet qui, si je ne me
trompe, se réduit à peu de chose.
1. Locke évidemment exagère, mais nous aimons mieux son para-
doxe que le préjugé contraire. Il est bon que les pédagogues se forment,
même au prix de quelques illusions, une haute idée de l'efficacité de
l'éducation.
2. Locke écrit toujours minci (esprit) et jamais soûl (âme).
3. Locke avait été destiné d'abord à l'état ecclésiastique, mais le
jour où il lui fallut prendre un parti, il abandonna la théologie pom
la médecine. 11 est vrai qu'il ne prit jamais ses grades et n'exerça pas
publiquement. Mais il fut le médecin particulier de lord Shaftesbury.
l'ami et le collaborateur de l'illustre Sydenham, et sa compétence était
telle qu'en 1698 il était appelé en consultation par le roi d'Angleterre.
SECTION I (5-50).
L'ÉDUCATION PHYSIQUE
DE LA SANTE.
5. Que la santé est nécessaire à nos affaires et à notre
bonheur, et que pour faire quelque figure dans le monde,
nous ne pouvons nous passer d'un tempérament vigoureux,
qui résiste au travail et à la fatigue : c'est un point évi-
dent, où la preuve est inutile *.
4. En parlant ici de la santé, mon dessein n'est pas de
dire comment un médecin doit soigner un enfant malade
ou débile : je veux seulement indiquer ce que, sans recou-
rir à la médecine, les parents ont à faire pour conserver
et développer chez leurs enfants une constitution saine ou
tout au moins exempte de maladie. Et peut-être tout ce
que j'ai à dire se résumerait dans cette courte maxime :
Les gens du monde doivent élever leurs enfants comme
les bons fermiers et les riches paysans font les leurs 2. Mais
1. Locke savait par expérience ce qu'il en coûte pour avoir une santé
débile. A plusieurs reprises, la maladie de poitrine dont il souffrit toute
sa vie l'empêcha d'accepter de hautes situations politiques ; c'est pour
se soigner qu'il fit en 1G75 son premier voyage en France, et qu'il
séjourna pendant un an à Montpellier. Locke parvint cependant à un
âge avancé (72 ans) : mais ce fut à force de soins, de prudence et de
précaution.
2. Mme de Sévigné était plus dans le vrai que Locke quand elle
écrivait : « Si votre fils est bien fort, l'éducation rustaude est bonne ;
mais, s'il est délicat, je pense qu'en voulant le faire robuste on le fait
mort, »
L'EDUCATION PHYSIQUE. ."»
comme les mères trouveront sans doute cette règle trop
dure et les pères trop courte, je vais expliquer ma pensée
avec plus de détails, après avoir posé en principe, comme
une vérité généralement certaine, recommandée à l'atten-
tion des femmes, que chez la plupart des enfants la santé
est compromise ou tout au moins affaiblie par les gâteries
et l'excès de la tendresse.
LE CHAUD ET LE FROID.
5. La première précaution à prendre, c'est que l'enfant
ne soit pas trop couvert, trop chaudement vêtu, soit en
hiver, soit en été1. Quand nous venons au monde, le visage
n'est pas moins délicat que les autres parties du corps.
C'est l'habitude seule qui endurcit la figure et l'affermit
contre le froid. Aussi rien de plus juste que la réponse du
philosophe scythe à un Athénien qui s'étonnait qu'il pût
marcher nu dans la glace et dans la neige : '« Et vous,
dit le Scythe, comment pouvez-vous supporter que votre
visage soit exposé à l'air froid de l'hiver? » — « C'est que
mon visage y est accoutumé. » — « Eh bien, reprit le
Scythe, imaginez que je suis tout visage 2. » El en effet,
c'est sans souffrance que notre corps supporte tout ce qu'il
a pris de bonne heure l'habitude d'endurer.
Voici encore un exemple remarquable, mais qui se rap-
porte à l'extrême opposé, à l'excès de la chaleur, et qui peut
servir à établir notre thèse sur la puissance de l'habitude.
Je l'emprunte à un récit de voyage récemment paru et plein
1. M. II. Spencer pense, au contraire, qu'il faut tenir compte dans
l'habillement des sensations de chaud et de froid. « L'idée qu'on doit
endurcir le corps est, dit-il, nue illusion fâcheuse. Beaucoup d'enfants
son! si bien endurcis, qu'ils s'en vont de ce monde. »
2. Cette anecdote est empruntée à l'écrivain grec Élien [Histoires
varices, VU, (i).
0 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
d'intérêt l. L'auteur s'exprime ainsi : « Les chaleurs sont
plus violentes dans l'île de Malte que dans aucune autre
contrée de l'Europe. Elles dépassent même celles de Rome.
Elles sont particulièrement étouffantes, d'autant plus que
les brises rafraîchissantes viennent rarement les adoucir.
C'est ce qui fait que les hommes du peuple à Malte sont
noirs comme des Éthiopiens. Mais les paysans n'en bravent
pas moins les ardeurs du soleil : ils travaillent aux heures
les plus chaudes du jour, sans trêve ni relâche, sans songer
à se défendre contre ses rayons brûlants. J'en conclus que
la nature peut se faire à bien des choses, qui sembleraient
d'abord insupportables, pourvu quelle y soit accoutumée
dès l'enfance. C'est ce qui arrive chez les Maltais, qui
endurcissent le corps de leurs enfants et les aguerrissent
à la chaleur, en les habituant à marcher entièrement nus,
sans chaussure ni caleçon, sans aucun couvre-chef, depuis
leur naissance jusqu'à l'âge de dix ans. »
Laissez-moi donc vous conseiller de ne pas prendre trop
de précautions contre les froids de notre climat. Il y a
beaucoup de personnes, en Angleterre, qui portent les
mêmes vêtements en hiver qu'en été2, sans en ressentir
aucun inconvénient, sans avoir phis froid que les autres.
Mais si les mères, de peur d'incommoder l'enfant, si les
pères, pour échapper aux reproches, veulent absolument
avoir égard aux saisons où il gèle et où il neige, que du
moins ils ne donnent pas à leur fils des vêtements trop
chauds. Puisque la nature a elle-même si bien protégé la
tète de l'enfant en la couvrant de cheveux, puisqu'elle
1. L'ouvrage dont parle Locke était intitulé Nouveau Voyage dit
Levant.
2. Locke pensait peut-être à son ami Newton, de qui les biographes
nous apprennent que, quelques années avant sa mort, il portait encore,
hiver comme été, les mêmes vêtements. Malgré cet illustre exemple, on
ne saurait approuver la recommandation de Locke. Ici commence la
série des paradoxes hygiéniques, que Rousseau a empruntés au philo-
sophe anglais en les exagérant encore.
L'ENDURCISSEMENT PHYSIQUE. 7
aguerrit assez un garçon, vers l'âge d'un ou de deux ans,
pour qu'il puisse jouer pendant le jour la tête nue, le
mieux est que la nuit aussi il dorme sans bonnet1. Il n'y
a rien qui nous expose davantage aux rhumes, aux refroi-
dissements, aux catarrhes, à la toux et à d'autres maladies
encore, que de nous tenir la tête chaude.
6. J'ai parlé des garçons, parce que l'objet principal de
mon discours est de montrer comment un jeune gentleman
doit être élevé dès son enfance. Dans certains cas, ce qui
convient aux garçons peut ne pas convenir aux filles; mais
partout où la différence des sexes exigera des soins diffé-
rents, on n'aura pas de peine à le reconnaître.
7. Je conseillerai aussi de laver les pieds aux enfants tous
les jours et dans l'eau froide, et de leur donner des chaus.
sures si minces qu'elles laissent passer l'eau, quand leurs
pieds seront en contact avec elle 2. Ici, je le crains bien,
j'aurai contre moi les mères et les servantes. Les unes
trouveront la chose trop sale ; les autres penseront peut-
être qu'elles auraient trop de peine à nettoyer les bas des
enfants ! Il n'en est pas moins vrai que la santé de l'enfant
importe plus et dix fois plus que toutes ces considérations.
Oui voudra refléchir combien c'est chose dangereuse et
mortelle de sentir de l'humidité aux pieds, quand on a
été élevé trop délicatement, regrettera certainement de n'a-
voir pas marché pieds nus dans son enfance, comme font
les enfants du pauvre peuple, qui s'accoutument si bien
ainsi à avoir les pieds mouillés qu'ils n'en souffrent pas
plus que d'avoir les mains mouillées. D'où vient, je vous le
demande, chez les autres hommes, cette grande différence
1. a Accoutumez vos enfants à demeurer, été et hiver, jour et nuit,
toujours tête nue. » [Emile, livre II.)
2. Locke pousse vraiment trop loin la théorie de l'endurcissement.
Il n'a eu sur ce point d'autre approbateur que Rousseau, qui renchérit
encore sur ses paradoxes, puisqu'il supprime complètement les chaus-
sures. « Qu'Emile coure les matins pieds nus, en toute saison, par la
chambre, par l'escalier, par le jardin : loin de l'en gronder, je l'imi-
terai. »
8 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
de sensibilité pour les pieds et pour les mains, sinon de
l'habitude? Je ne doute pas qu'un homme qui, dès sa nais-
sance, aurait eu toujours les pieds nus et les mains con-
stamment fourrées dans de chaudes mitaines, constamment
couvertes de gants, que les Hollandais appellent les souliers
des mains (Hand-shoes) ; je ne doute pas, dis-je, que sous
l'influence de cette habitude eet homme n'en vînt à souf-
frir de l'humidité aux mains autant que la plupart des
hommes souffrent aujourd'hui de l'humidité aux pieds.
Le moyen de remédier à cet inconvénient est, je le ré-
pète1, d'avoir des chaussures qui fassent eau et aussi de
baigner chaque jour dans l'eau froide les pieds de l'enfant.
Cela serait déjà à recommander pour la propreté; mais ce
que je considère surtout dans cet usage, c'est qu'il profite à
la santé. Aussi je ne tiens pas à fixer pour ce lavage à
l'eau froide telle heure du jour, plutôt que telle autre. Je
sais des gens qui l'ont pratiqué avec succès pendant la nuit,
et cela durant tout l'hiver, sans l'interrompre une seule
nuit, même par de très grands froids. Dans le temps même
où l'eau était recouverte d'une couche de glace, l'enfant y
plongeait ses jambes et ses pieds, quoiqu'il fût encore d'un
âge à ne pouvoir se frotter et s'essuyer lui-même. J'ajoute
qu'au début de ce traitement il était malingre et fort dé-
licat. Mais comme il s'agitde fortifier les membres inférieurs
par un usage fréquent et ordinaire de l'eau froide, et par là
de prévenir les accidents que cause l'humidité aux pieds à
ceux qui ont été élevés d'une autre manière, je pense qu'il
faut laisser à la sagesse et aux convenances des parents
le choix entre le soir et le matin. L'heure est, je crois, in-
différente, pourvu que la chose se fasse. La santé, la force,
4. Locke, on s'en apercevra de plus en plus en lisant la suite du
livre, ne craint pas de se répéter. Il abuse des redites.
2. Rousseau est par exception plus sage que Locke en cet endroit.
11 loue l'usage de l'eau froide, mais il reconnaît qu'il serait dangereux
de soumettre tout d'abord à ce régime des enfants a amollis avant que
de naître ». 11 conseille donc l'eau tiède, au moins pour les premiers
bains.
I.KS BAINS FROIDS. 0
qui eu résulteront, seraient encore une bonne acquisition,
dùt-on les acheter plus chèrement1. J'ajoute que par là
on évite les cors aux pieds, ce qui pour quelques per-
sonnes ne sera pas une considération sans valeur. Il fau-
dra commencer au printemps avec de l'eau tiède, puis
continuer avec de l'eau toujours plus froide, jusqu'à ce
que, au bout de quelques jours, on en vienne à employer de
l'eau tout à fait froide, et cela pendant l'hiver comme pen-
dant l'été. Il faut en effet observer ici, comme dans toutes
les autres modifications que nous apportons à notre régime
de vie ordinaire, que le changement doit se faire par degrés
adoucis et insensibles : c'est ainsi que nous habituerons
notre corps à toute chose sans souffrance et sans danger.
Quel accueil de tendres mères vont-elles faire à cette
doctrine? Il n'est pas difficile de le deviner. Traiter ainsi
leurs pauvres enfants : mais c'est vouloir leur mort. Quoi !
plonger leurs pieds dans l'eau froide, alors qu'il gèle et
qu'il neige, et qu'on a toutes les peines du monde à leur
tenir les pieds chauds !
Essayons de calmer un peu ces alarmes par des exem-
ples, puisque sans exemples les meilleures raisons ont de
la peine à se faire entendre. Sénèque raconte de lui-même
qu'il avait coutume de se baigner dans l'eau froide et l'eau
de source en plein hiver 2. S'il n'avaitpas cru que cette pra-
tique était non seulement tolérable, mais favorable pour
la santé, il n'aurait eu garde de s'y assujettir, dans sa grande
situation de fortune qui pouvait bien, je pense, supporter
la dépense d'un bain chaud, et à un âge (car il était vieux
1. Locke écrivait à Molyneui dans le même sens : « Vous dites que
votre fils n'est pas assez fort : pour le rendre fort, vous devez le traiter
durement... J'en ai un exemple dans la maison où je vis (celle de lady
Masham), où le fils unique d'une tendre mère avait été presque perdu
p:ir la faute d'une éducation trop douce. Il est maintenant habitué à
suivre un système contraire, à supporter le vent et les intempéries des
saisons, à avoir froid aux pieds... » (25 août 1G95).
2. Epitres à Lucilius, 53 et S5... « Me lanlus psychrolute» (ji'i ha-
lendia januarUê in Euripum saltabam.... »
10 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
en ce temps-là) où il aurait été excusable de se ménager.
Mais, dira-t-on, ce sont les principes stoïciens du philosophe
qui lui inspiraient le goût de ce régime sévère ! Admettons
que le stoïcisme lui avait appris à supporter la sensation désa-
gréable de l'eau froide. Il restera à savoir pourquoi l'usage
de l'eau froide était favorable à sa santé qui n'était point
affaiblie par ce rude usage. D'ailleurs que dirons-nous
d'Horace, qui ne se passionnait pour la gloire d'aucune
secte et encore moins pour les austérités affectées du stoï-
cisme? Eh bien! Horace nous apprend qu'il avait coutume
en hiver de se plonger dans l'eau froide l. Mais, dira-t-on
encore, le climat de l'Italie est plus chaud que le climat de
l'Angleterre et l'eau y est moins froide en hiver. Si les
rivières de l'Italie sont plus chaudes que les nôtres, celles
de l'Allemagne et de la Pologne sont beaucoup plus froides
qu'aucune de celles qui arrosent notre pays, et cependant
dans ces contrées les juifs, hommes et femmes, se bai-
gnent dans les rivières pendant toutes les saisons de l'année,
sans aucun préjudice pour leur santé. Tout le monde n'est
pas disposé à croire que c'est par un miracle ou par une
vertu particulière de la fontaine de Saint- Winifred2 que les
personnes les plus délicates peuvent, sans prendre mal,
se baigner dans les eaux glacées de celte source fameuse.
Tout le monde sait aujourd'hui quels merveilleux effets
produisent les bains froids sur des tempéraments faibles
ou délabrés, pour leur rendre la santé et la force ; ils ne
sauraient par conséquent passer pour intolérables ou im-
praticables, quand il s'agit seulement de fortifier et d'amé-
liorer des constitutions plus robustes3.
Mais on pensera peut-être que des exemples empruntés
à ce qui arrive chez les adultes ne peuvent tirer à consé-
1. ... Gelida quum perluor unda Per médium frigut... (Lib. 1, Epit-
tola xv, 4.)
2. A Holyweli, dans le Flintshire.
5. C'est vers le milieu du dix-septième siècle que la mode des bains
froids se généralisa en Angleterre. Elle venait, dit-on, de Hollande.
LA NATATION. 11
quence pour des enfants, les enfants étant trop délicats
pour supporter un pareil régime. Qu'on veuille bien alors
considérer comment les Germains autrefois traitaient leurs
enfants, comment les Irlandais les traitent aujourd'hui, et
l'on reconnaîtra que les enfants aussi, quelque délicats
qu'on les suppose, peuvent sans aucun danger se baigner
non seulement les pieds, mais le corps tout entier, dans
l'eau froide. Il y a aujourd'hui même, dans les montagnes
d'Ecosse, des dames qui au cours de l'hiver soumettent
leurs enfants à ce régime, sans que l'eau froide leur fasse
mal, même quand elle est pleine déglaçons.
8. Je n'ai guère besoin d'insister sur la natation : il faut
l'apprendre à l'enfant sitôt qu'il est assez âgé pour cela et
quand on a quelqu'un qui puisse l'exercer1. C'est un art
qui sauve la vie de bien des gens. Les Romains le considé-
raient comme si nécessaire qu'ils le plaçaient au même
rang que les lettres2. Ils avaient une espèce de proverbe
pour désigner un homme sans éducation et qui n'est bon à
rien. Ils disaient de lui : « Il n'a appris ni les lettres ni
la natation, » nec litteras didicit nec natare. Mais outre le
protit d'acquérir un art qui peut rendre service à l'occa-
sion, il y a de si grands avantages pour la santé à se baigner
fréquemment dans l'eau froide pendant les chaleurs de
l'été, que je ne pense pas qu'il soit nécessaire de discourir
longuement pour recommander cet exercice. Seulement on
doit avoir soin de ne jamais entrer dans l'eau quand on est
1. « Gargantua nageoit en profonde eaue, à l'endroit, à l'envers, de
cousté, de tout le corps, des seuls pieds, une main en l'aer, en laquelle
tenant nng livre, transpassoit toute la Seine sans iceluy mouiller... »
[Rabelais, livre I, ch. xxiii.) — « Dans l'eau, si l'on ne nage, on se
noie, et l'on ne nage point sans l'avoir appris... Emile sera dans l'eau
ci mime sur la terre ». (Emile, 1. II).
2. Locke aurait dû nommer les Grecs avant les Romains. « Quand les
anciens Grecs vouloient accuser quelqu'un d'extrême insuflisance, ils
disoient eu commun proverbe « qu'il ne sçavoit ny lire ny nager ».
(Montaigne, II, xxxiv.) Le proverbe grec était fi^zs v£îv, //•/■;?£ ypiij.fj.uix
12 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
encore (oui échauffé par la marche, ou qu'on a le sang et
le pouls troublés par quelque émotion.
L'AIR.
9. Une autre habitude très favorable à la santé de tout
le monde et surtout à la santé des enfants, c'est de rester
souvent en plein air, et de se tenir le moins possible auprès
du feu, même en hiver. L'enfant s'habituera par là à sup-
porter le froid et le chaud, le soleil et la pluie. Sans cette
habitude, l'homme ne saurait attendre de grands services
de son corps dans les affaires de ce monde, et, quand on
a atteint l'âge mûr, il est trop tard pour s'y faire. Il faut
s'y accoutumer de bonne heure et par degrés. C'est en
procédant ainsi que le corps s'habitue à tout1. Si je re-
commandais qu'on laissât l'enfant jouer au vent et au soleil
sans chapeau, je doute fort qu'on suivit ce conseil2. On
me ferait là -dessus mille objections, qui reviendraient
toutes à ceci, c'est que l'enfant aurait le teint brûlé par le
soleil. Et cependant, si notre jeune homme reste toujours
à l'ombre, si on ne l'envoie jamais au soleil et au vent de
peur de lui gâter le tempérament, ce sera sans doute la
vraie manière de faire de lui un beau garçon, mais nulle-
ment un homme d'action5. Et bien qu'il faille avoir plus
1. Évidemment il est des choses contraires à notre constitution, et
auxquelles le corps ne peut s'accoutumer. Goldsmith, dans sou Essai
sur l'éducation, n'a pas eu de peine à ridiculiser les exagérations de
Locke sur la toute-puissance de l'habitude. « Pierre le Grand, raconte-
t-il, pensa un jour qu'il conviendrait que tous les marins prissent
l'habitude de boire de l'eau salée. Aussitôt il promulgua un édit qui
ordonnait que tous les apprentis marins ne boiraient désormais que de
l'eau de mer. Les enfants moururent tous, et l'expérience en resta là. »
2. « Platon conseille merveilleusement, pour la santé de tout le corps,
de ne donner aux pieds et à la teste aultre couverture que celle que
nature y a mise. » (Montaigne, I, xxxv.)
3. t Endurcissez l'enfant à la sueur et au froid, au vent, au soleil et
aux hasards qu'il luy fault mespriser : ostez luy toute mollesse et déli-
catesse au vestir et coucher, au manger et au boire : accoustumez le à
LE JEU EN PLEIN AIR. 15
d'égards pour la beauté des femmes, je prendrai la liberté
de dire que plus elles seront exposées à l'air, sans que leur
visage en soit incommodé, et plus elles seront vigou-
reuses; plus on rapprochera l'éducation des sœurs de la
dure éducation de leurs frères, et mieux cela vaudra pour
elles, durant le reste de leur vie.
10. Le jeu en plein air n'offre, à ma connaissance, qu'un
seul danger : c'est que l'enfant, tout échauffé d'avoir couru
à droite e-t à gauche, n'aille aussitôt après s'asseoir ou se
coucher sur le sol froid et humide1. Je conviens de cela,
et je reconnais aussi que l'habitude de boire de l'eau froide,
alors qu'on est échauffé par le travail ou par l'exercice,
conduit plus de gens au tombeau ou aux portes du tom-
beau, que ne font les fièvres ou d'autres maladies, et toutes
les autres causes de mort. Mais ces inconvénients seront
assez facilement évités avec un petit enfant qu'on perd ra-
rement de vue. Et si, pendant son enfance, on l'a toujours
sévèrement empêché de s'asseoir par terre ou de boire
quelque chose de froid lorsqu'il a chaud, cette interdiction
prolongée se changera en habitude qui l'aidera à s'abstenir
de lui-même lorsqu'il ne sera plus sous les yeux de sa
bonne ou de son gouverneur. C'est, je crois, tout ce qu'on
doit faire à cet égard. Car, à mesure que les années
s'ajoutent aux années, la liberté doit venir avec elles; et,
pour beaucoup de choses, il faut savoir confier l'enfant à
lui-même2, puisqu'il est impossible de maintenir autour
tout; que ce no soit pas un beau garson et dameret, mais un garson
vert et vigoureux... » (Montaigne, I, ixv.)
1. Rousseau n'admet pas ces sages ménagements, a Locke, dit-il, au
milieu des préceptes mâles et sévères qu'il nous donne, retombe dans
des contradictions qu'on n'attendrait pas d'un raisonneur aussi exact...
Puisqu'il veut que les souliers des enfants prennent l'eau dans tous les
temps, la prendront-ils moins quand l'enfant aura chaud? »
Jj. Il ne faut jamais oublier en effet que le but de l'éducation est
d'apprendre à l'enfant à se gouverner lui-même. L'idée, tout anglaise,
du self çovermnent (du gouvernement par soi-même) doit présider à
toute éducation libérale.
14 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
de lui une surveillance de tous les instants, excepté celle
qu'il exercera sur lui-même, si vous lui avez donné de
bons principes et de fermes habitudes; celle-là est la
meilleure et la plus sûre, et celle, par conséquent, dont il
faut le plus se préoccuper. En effet, de la répétition des
mêmes règles et des mêmes maximes, quelque effort que
vous fassiez pour les inculquer, vous ne devez rien at-
tendre, ni dans ce cas, ni dans aucun autre, tant que la
pratique ne les aura pas changées en habitudes.
LES VETEMENTS.
11. Ce que j'ai dit des jeunes filles me remet en mémoire
une chose qu'il ne faut pas oublier : c'est que les vête-
ments de votre enfant ne doivent jamais être trop étroits,
surtout autour de la poitrine1. Laissons à la nature le soin
de former le corps comme elle croit devoir le faire. Elle
travaille spontanément beaucoup mieux, avec beaucoup
plus d'art, que nous ne pourrions faire nous-mêmes si nous
prétendions la diriger. Et si les femmes avaient le pou-
voir de façonner dans leur sein le corgs de leurs enfants,
de même qu'elles s'efforcent souvent de refaire leur taille
quand ils sont nés, il y aurait certainement aussi peu de
nouveau-nés bien conformés qu'il y a beaucoup d'enfants
contrefaits pour avoir été trop étroitement lacés, ou pour
avoir pris trop de remèdes. Cette considération, ce semble,
devrait empêcher beaucoup de gens (je ne parle pas des
1. Tous les pédagogues sont d'accord avec Locke sur la nécessité
des vêtements larges. « Il est prouvé par les recherches d'un grand
nombre de savants écrivains que les corsets ne servent qu'à empêcher
la circulation du sang et le développement si nécessaire des par-
ties extérieures et intérieures du corps » (Kant, Ueber Pœdagogik).
M. Fonssagrives, de son côté, proteste contre la tunique des lycéens,
contre « ce vêtement rigide et rembourré qui comprime la poitrine et
gêne la liberté des mouvements » {Éducation physique des garçons,
p. 57). Voyez aussi Riant, l'Hygiène et l'éducation dans les internats,
p. 200.
LES VÊTEMENTS. 15
nourrices ignorantes ni des faiseurs de corsets) de se mêler
d'une affaire qu'ils n'entendent point ; ils devraient craindre
de détourner la nature de ses voies, en essayant de façonner
eux-mêmes les membres et les organes, alors qu'ils ne
savent seulement pas comment est faite la plus petite, la
plus simple partie du corps1. Et cependant j'ai vu en si
grand nombre des exemples d'enfants auxquels on avait
fait beaucoup de mal pour les avoir trop serrés dans leurs
vêtements, que je ne puis m'empêcher de conclure qu'il y
a d'autres créatures que les singes, qui, avec aussi peu de
sagesse, font périr leurs enfants par une tendresse aveugle
et en les embrassant trop.
12. Une poitrine étroite, une respiration courte, une
mauvaise haleine, des poumons malades, un corps voûté,
tels sont les effets naturels et presque constants de l'usage
des corsets et des vêtements qui serrent. Les moyens em-
ployés pour donner aux enfants une taille fine et svelte ont
précisément pour résultat de la leur gâter. En effet, il se
fait nécessairement un partage inégal de la nourriture
préparée pour les différentes fonctions du corps, quand
elle ne peut se distribuer selon le plan de la nature. Et par
conséquent comment s'étonner si, la nourriture se portant
où elle peut, dans quelque partie du corps moins com-
primée, il arrive qu'une hanche ou une épaule soit plus
haute ou plus grosse que ne le voudraient de justes pro-
portions? On sait généralement que les Chinois, qui voient
1. M. H. Spencer a vivement critiqué chez les parents l'ignorance de
tout de ce qui a rapport aux conditions physiques de la vie. « Les mil-
lions d'êtres humains qui sont lues, les centaines de millions qui sur-
vivent pour traîner des santés alfaiblies, les millions qui grandissent
ivec des constitutions moins fortes qu'elles n'auraient dû l'être, nous
ionnent l'idée du mal fait par des parents qui ignorent les lois de la
vie. » (Education, etc., ch. i.)
2. Il se produit dans le corps, sous l'effet d'une contrainte partielle.
;e qui se produit dans l'àme sous l'influence d'une culture exclusive :
pendant que certains organes se développent, les autres s'atrophient,
"est que, comme le dit Gœthe, la nature est un comptable sévère, qui
économise d'un côté ce qu'il dépense de l'autre.
16 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
en cela je ne sais quel idéal de beauté, parviennent à se
rendre le pied très petit en le couvrant dès leur enfance
de liens fortement serrés. J'ai vu récemment une paire de
souliers chinois, qui, disait-on, étaient faits pour une
femme d'un âge avancé: ils étaient à tel point dispropor-
tionnés avec le pied d'une femme de notre pays qui serait
du même âge, qu'ils auraient pu à peine convenir pour
chausser une petite fille. On a remarqué en outre que les
Chinoises sont très petites de taille et qu'elles vivent peu ;
tandis que les Chinois ont la même stature que les autres
hommes et vivent le même nombre d'années. Les infirmi-
tés propres aux femmes de ces contrées ont été quelquefois
attribuées à leur absurde coutume de comprimer leurs
pieds : par là, en effet, la libre circulation du sang est
gênée, et le corps entier en souffre dans sa croissance et
sa santé. Combien de fois ne voyons-nous pas, lorsque le
pied, en quelque endroit, a souffert d'un effort ou d'une
blessure, que toute la jambe ou la cuisse s'en ressent,
perd ses forces et s'amaigrit! A quels inconvénients plus
graves ne doit-on pas s'attendre quand la poitrine, où est
placé le cœur, le siège de la vie, est comprimée d'une
façon anormale et gênée dans sa libre expansion !
LA NOURRITURE.
13. Quant à la nourriture de l'enfant, elle doit être
commune et fort simple, et si l'on m'en croyait, on lui
interdirait l'usage de la viande, tant qu'il est au maillot
ou tout au moins jusqu'à deux ou trois ans1. Mais quelque
1. Grosse question. A quel âge convient-il que l'enfant commence à
manger de la viande ? Voici l'opinion exprimée par M. Donné dans ses
Conseils aux Mères (p. 198) : « Convaincu par expérience du désavan-
tage d'un régime exclusivement végétal pour les enfants de notre pays,
je recommande la viande après le sevrage et dès que les enfants ont
assez de dents pour broyer le blanc de poulet ou quelque autre chair
aussi tendre. »
LA NOURRITURE. 17
avantage que celte habitude puisse avoir pour sa santé
présente comme pour sa force future, je crains que les
parents n'y consentent pas; trompés par l'habitude qu'ils
ont de manger eux-mêmes beaucoup de viande, ils se lais-
sent aller à croire qu'il arriverait à leurs enfants, comme à
eux-mêmes, de mourir de faim, s'ils n'en mangeaient pas
au moins deux fois par jour1. Ce dont je suis sûr pourtant,
c'est que les enfants courraient moins de dangers quand
ils mettent les dents, qu'ils seraient plus à l'abri des
maladies pendant leurs premières années , qu'enfin ils
établiraient plus sûrement en eux les principes d'une con-
stitution saine et vigoureuse, s'ils n'étaient pas gorgés,
comme ils le sont, par des mères faibles et par des domes-
tiques imprudents, et s'ils s'abstenaient entièrement de
viande pendant les trois ou quatre premières années de
leur vie.
Mais s'il faut absolument que notre petit homme mange
de la viande, ayez soin au moins de ne lui en donner qu'une
fois par jour, et d'une seule sorte par repas. Du bœuf au
naturel, du mouton, du veau, etc., sans autre assaisonne-
mont que l'appétit, voilà ce qui convient le mieux. Il faut
aussi qu'il mange beaucoup de pain2, soit du pain sec, soit
avec les autres mets, et qu'il mâche bien tous les aliments
solides3 . En Angleterre nous négligeons très souvent ce soin :
de là des indigestions et d'autres incommodités graves.
14. Pour le déjeuner et le souper, le lait, les soupes au
1. On sait combien les Anglais ont peu profité des conseils de Locke.
C'est chez eux un régime continuel de viandes saignantes.
2. Je ne connais qu'un livre d'éducation qui se plaigne de l'habitude
de manger beaucoup de pain ; c'est l'École jiaroissiale, qui est comme
le programme des écoles de la ville de Paris au commencement du dix-
huitième siècle : « Les enfants de Paris, y est-il dit, mangent ordi-
nairement beaucoup de pain : cette nourriture leur abêtit l'esprit et
les rend ineptes bien souvent, à l'âge de neuf à dix ans, à apprendre.
Omni» repletio mala, pants vero pessima. »
5. On connaît la formule de salutation qu'un médecin célèbre em-
ployait avec ses amis. Au lieu de leur dire : « Portez-vous bien », il
leur disait : a Mâchez bien. »
2
18 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
lait, les bouillies de gruau d'avoine, et vingt autres nids
qui sont en usage chez nous, conviennent parfaitement aux
enfants. Seulement pour tous ces aliments il faut veiller à
ce qu'ils soient purs, sans grand mélange, très modéré-
ment assaisonnés de sucre, ou mieux encore sans sucre
du tout1 : les épices en particulier, comme tout ce qui peut
échauffer le sang, doivent être soigneusement interdites.
Soyez aussi ménager du sel dans l'assaisonnement de tous
leurs plats, et n'en mettez pas du tout dans le6 viandes d'un
goût relevé. Nos palais prennent goût aux assaisonnements
et à la cuisine dont ils font ordinairement usage ; et un
usage immodéré du sel, outre qu'il excite la soif et force
à boire avec excès, produit sur le corps d'autres effets per-
nicieux. J'inclinerais à croire qu'un gros morceau de pain
bis, bien pétri et bien cuit, tantôt sec, tantôt avec du
beurre ou du fromage, sera souvent pour l'enfant le meil-
leur des déjeuners.
Je suis sûr que ce sont là des repas sains, qui feraient
de lui un homme robuste, au moins aussi bien que des
mets plus délicats; et si on l'y accoutumait de bonne heure,
il y prendrait goût autant qu'à autre chose. S'il lui arrive
de demander à manger entre les repas, ne lui donnez que du
pain sec. Si c'est la faim qui le pousse en effet, et non un
pur caprice, le pain lui suffira; et s'il n'a pas faim, il n'est
pas nécessaire qu'il mange. Par là vous obtiendrez deux
1. Locke condamne absolument le sucre. H. II. Spencer est d'un avis
contraire, et, avec un optimisme aussi imprudent que complaisant, il
croit qu'on doit satisfaire aux goûts de l'enfant, particulièrement à sou
appétit pour le sucre. « Le goût des sucreries est très marqué et pres-
que universel chez les enfants. Probablement quatre-vingt-dix-neuf per-
sonnes sur cent, s'imaginent qu'il n'y a rien là qu'une sensualité du
palais, et que, de même que d'autres plaisirs sensuels, elle doit être
réprimée. Le physiologiste, cependant, qui est conduit par ses décou-
vertes à révérer de plus en plus l'ordre de la nature..., a reconnu au-
jourd'hui que le sucre joue un rôle important dans le développement
de l'organisme. Le sucre est une nourriture productive de calorique....
c'est la forme sous laquelle plusieurs autres composés doivent passer
avant que de pouvoir nous fournir de la chaleur animale. »
LA NOURRITURE. li>
bons résultats : 1° d'abord par L'habitude il prendra goût
à Ranger du pain; car, je l'ai déjà dit, il suffit, pour que
nos palais et nos estomacs trouvent un aliment agréable,
qu'ils s'y soient accoutumés; 2° un autre bénéfice, c'est
qu'il ne sera plus nécessaire de lui apprendre à s'abstenir
de manger plus copieusement et plus fréquemment que
la nature ne l'exige. Je ne crois pas sans doute que tout le
monde ait le même appétit : les uns ont l'estomac natu-
rellement plus exigeant, les autres moins. Mais ce que je
crois, c'est que beaucoup de gens sont devenus gloutons
et gourmands par habitude, qui par nature ne l'étaient
pas. Je vois dans certains pays des hommes, qui ne font
que deux repas, devenir aussi robustes que d'autres per-
sonnes, que, sous l'empire de l'habitude, leur estomac,
comme une sonnette d'alarme, appelle à table quatre ou
cinq fois par jour. Les Romains jeûnaient ordinairement
jusqu'au souper, qui d'ailleurs était alors le seul repas ré-
glé, même de ceux qui mangeaient plus d'une fois par
jour1. Quant à ceux qui avaient l'habitude de déjeuner
(ce qu'ils faisaient, les uns à huit heures, les autres à dix,
d'autres à midi, et quelques-uns même plus tard), ils ne
mangeaient jamais de viande, et il n'y avait rien de pré-
paré pour ce repas. Auguste, du temps où il était le plus
grand monarque de la terre, n'emportait, nous dit-il, qu'un
morceau de pain sec, pour le manger dans sa voiture 2. De
mêmeSénèque (dans la lxxxiiic lettre à Lucilius,où il donne
une idée de la façon dont il se traitait, même pendant sa
vieillesse, et alors que l'âge eût autorisé plus de complai-
sance), raconte qu'il avait coutume de manger pour son dîner
un morceau de pain sec, sans prendre même la peine de s'as-
1. Les usages varièrent à Rome selon les temps. Ce que dit Locke
s'applique surtout à l'époque de la République. Sous l'Empire, les
Romains furent moins sobres. Chez les Grecs, même du temps d'Ho-
mère, on faisait généralement trois et même quatre repas par jour.
2. ... Dum lectica ex rcr/ia domum. redeo, pains unciam cum paucii
acinis uvœ duracinœ comedi (Suétone, II, 76).
20 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
seoir ' ; et cependant, si sa santé l'eût exigé, il avait les
moyens de s'offrir de somptueux repas, autant que les plus
riches de nos compatriotes, même à les supposer deux fois
plus riches qu'ils ne sont.
Les maîtres du monde suivaient ce frugal régime, et les
jeunes patriciens de Rome ne manquaient de force ni
d'esprit, pour être habitués à ne manger qu'une fois par
jour. S'il arrivait par hasard que quelqu'un d'entre eux
ne pût prolonger son jeûne jusqu'au souper, leur seul
repas réglé, il ne prenait qu'un morceau de pain sec, ou
tout au plus quelques raisins, ou quelque aliment léger
de ce genre, pour soutenir son estomac. Les Romains
jugeaient ces habitudes de tempérance si nécessaires à la
fois pour la santé et pour les affaires, que l'usage d'un seul
repas par jour se maintint malgré le luxe excessif qui s'in-
troduisit parmi eux, à la suite de leurs conquêtes et de
leurs pillages dans l'Orient; et ceux d'entre eux qui, re-
nonçant à leurs vieilles habitudes de frugalité, se plon-
geaient dans les fêtes, ne les commençaient du moins que
le soir. Faire plus d'un repas par jour était chose si mons-
trueuse que, jusqu'au temps de César on était blâmé pour
avoir célébré un festin ou fait un repas en forme avant le
coucher du soleil.
C'est. pourquoi, si je ne craignais pas de paraître trop
sévère, je demanderais que mon petit homme n'eût pas
autre chose que du pain pour son déjeuner. Vous ne
pouvez vous imaginer quelle est la force de l'habitude, et
d'ailleurs j'attribue une grande partie de nos maladies à ce
que, en Angleterre, nous mangeons trop de viande et pas
assez de pain.
LES REPAS.
15. Quant aux repas de l'enfant, j'estime que le mieux
1. Panis deindc siccus et sine mensaprandium, posl quod non sunt
lavandœ ma nus (Sénèque, ép. lxxxiii).
LES REPAS. 21
serait, autant qu'on pourra le faire commodément, de oe
pas les fixer toujours à une même heure1. En effet si
l'habitude est prise de manger à des intervalles parfaite-
ment réglés, l'estomac réclamera des aliments à l'heure
ordinaire ; l'enfant sera de mauvaise humeur, si l'heure
passe sans qu'il ait mangé, et son estomac, ou bien sera en
proie à un violent accès de faim, ou bien s'engourdira dans
un manque complet d'appétit. Je voudrais donc qu'il n'y
eût pas d'heure fixe pour son déjeuner, son dîner et son
souper, et qu'au contraire on changeât l'heure de ses re-
pas presque chaque jour. Si, dans l'intervalle des repas
proprement dits, l'enfant demande à manger, donnez-lui,
aussi souvent qu'il le voudra, des morceaux de pain sec. Si
quelqu'un s'imaginait qu'un pareil régime est trop sévère
ou insuffisant pour un enfant, qu'il sache bien qu'un enfant
ne mourra jamais de faim ni ne dépérira par inanition,
lorsque, outre la viande au diner, le potage, ou quelque
autre chose au souper, on lui donnera encore à discrétion,
et aussi souvent qu'il aura faim, du bon pain et de la bière 2.
C'est ainsi, en effet, que je juge après réflexion qu'on de-
vrait régler la nourriture des enfants. Le matin est géné-
ralement destiné à l'étude, et un estomac trop chargé pré-
pare mal au travail de l'esprit. Le pain sec est la meil-
leure des nourritures; c'est en même temps celle qui
excite le moins de tentations. Tous les parents soucieux
de la santé physique et morale de leurs enfants, et qui dé-
sirent qu'ils ne soient ni inintelligents, ni maladifs, ne
doivent pas permettre qu'ils aient l'estomac allourdi après
1 . Fénelon dit tout au contraire : « Ce qui est le plus utile dans le?
premières .innées de l'enfant..., c'est de régler ses repas, en sorte qu'il
mange toujours à peu près aux mêmes heures » {Éducation des filles).
Les médecins et les pédagogues modernes sont du même avis que Fé-
nelon. La régularité dans les repas est une condition des bonnes di-
gestions.
2. Môme en Angleterre, où l'usage de la bière est si général, on a
critiqué cette opinion de Locke. Dans nos pays il est évident qu'il faut
se garder de donner à l'enfant l'habitude de la bière.
22 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
leur déjeuner. Et qu'on n'aille pas croire que ce traite-
ment ne convient pas à un enfant riche et de bonne famille.
11 faut qu'à tout âge le gentleman suive un régime qui le
prépare à porter les armes et à être soldat. Les parents
qui de notre temps élèvent leurs fils comme s'ils étaient
destinés à rester oisifs toute leur vie, dans l'abondance et
dans la jouissance des richesses qu'ils ont l'intention de
leur laisser, ne réfléchissent pas aux exemples qu'ils ont
eus sous les veux ni au siècle où nous vivons1.
LES BOISSONS.
16. Pour boisson, il faut donner seulement à l'enfant de
la petite bière 2, et encore avec cette réserve qu'il n'en
boira jamais entre les repas, à moins qu'il n'ait mangé
auparavant un morceau de pain 3. Voici les raisons qui me
font parler ainsi :
17. 1° Il n'y a rien qui détermine plus de fièvres et
d'indigestions chez les gens du peuple que l'imprudence
de boire lorsqu'on a chaud. Si donc l'enfant s'est échauffé
en jouant, et s'il a soif, il ne mangera son pain qu'avec
répugnance : de sorte que s'il ne lui est permis de boire
1. Locke fait sans doute allusion à la guerre civile et a la Révolution
de 1688. qui eurent pour conséquence de déplacer les fortunes et de rui-
ner un grand nombre de familles.
2. La bière, telle qu'on la fabrique aujourd'hui, doit être considérée
comme une do ces boissons fortes que Locke interdit à l'enfant. L'effet
de la bière, dit le médecin allemand Fricdlander, est « de rendre l'en-
fant lourd, à un âge où l'on trouve beaucoup de vivacité dans les pays
de vignobles. » (Guizot, Annales de l'éducation, t. Il, p. 20.) Le même
auteur écrit : « Que la boisson ordinaire ne soit que de l'eau, à moins
que des circonstances particulières n'engagent à donner de lu bière ou
un mélange d'eau et de vin. » (Ibid., 29.)
5. Opinion critiquée par Rousseau, qui trouve étrange que, quand
l'enfant a soif, il faille lui donnera manger. « J'aimerais mieux, quand
il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos
premiers appétits soient si déréglés qu'on ne puisse les satisfaire sans
nous exposer à périr. »
LES BOISSONS, 25
qu'à la condition do manger du pain, il aimera mieux
s'abstenir déboire1. S'il a très chaud, il ne devrait pas boire
du tout; mais du moins, si on a soin de lui faire manger
d'abord un bon morceau de pain, on gagnera du temps
pour laisser la bière se réchauffer, et il pourra alors en
boire sans danger. S'il a très soif, la bière ainsi réchauffée
sera mieux digérée et étanchera mieux sa soif, et s'il ne
veut pas en boire, il n'y aura pas de mal à ce qu'il s'abs-
tienne. En outre, il apprendra par là à se contraindre, ce
qui est une habitude d'un grand prix, aussi bien pour la
santé du corps que pour la santé de l'esprit.
18. 2° En interdisant à l'enfant de boire sans avoir
mangé, vous préviendrez la mauvaise coutume d'avoir
toujours le verre aux lèvres, coutume dangereuse qui ne
dispose que trop l'enfant à rechercher plus tard les parties
de plaisir. On voit des hommes qui par l'habilude se
créent un besoin artificiel de manger et de boire2. Et si
vous voulez en faire l'essai, vous vous convaincrez qu'il
dépend de vous d'accoutumer de nouveau des enfants déjà
sevrés à avoir un tel besoin de boire pendant la nuit qu'ils
ne puissent plus s'endormir sans cela. Comme les nour-
rices, pour apaiser leur nourrisson qui crie, n'emploient
guère d'autre chanson que celle-là, je ne m'étonne pas
que les mères trouvent généralement quelque difficulté à
déshabituer leurs enfants de boire pendant la nuit, dans
les premiers temps qu'elles les reprennent à la maison3.
\. Rousseau n'admet pas qu'on prive l'enfant de boire quand il a
soif. « Toutes les Ibis qu'Emile aura soif, je veux qu'on lui donne à
Loire; je veux qu'on lui donne de l'eau pure et sans aucune prépara-
tion, pas même de la faire dégourdir, lût-il tout en nage et fût-on
dans le cœur de l'hiver. » On a presque envie de se féliciter que Rous-
seau n'ait pas eu l'occasion d'appliquer à ses enlants des maximes
aussi meurtrières : il les aurait tués, ce qui eût été pire encore que
de les abandonner.
'1. Si Locke avait connu l'usage du tabac, il l'aurait certainement cité
comme exemple de ces habitudes artificielles qui Reviennent aussi im-
périeuses que les besoins de la nature. f- £. f
3. On voit, d'après ce passage, que, en Angleterre, du temps dp
DOC(J*
24 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
Réfléchissons-y, l'habitude a autant de force le jour que
la nuit, et vous pouvez, s'il vous plaît de l'expérimenter,
habituer n'importe qui à avoir soif à toute heure.
J'ai vécu dans une maison où, pour apaiser un enfant
indocile, on lui donnait à boire toutes les fois qu'il pous-
sait des cris, de sorte qu'il avait toujours le biberon à la
bouche. Et bien qu'il ne fût pas encore en Age de parler,
il buvait certainement dans ses vingt-quatre heures plus
que je n'aurais pu le faire moi-même. Expérimentez la chose
sur vous-même, si vous voulez, et en buvant de la bière
légère, ou de la bière forte, vous en viendrez à avoir
une soif ardente. La grande affaire dans l'éducation, c'est
de considérer quelles habitudes vous faites prendre à l'en-
fant, et par conséquent, pour la boisson comme pour tout le
reste, vous ne devez pas commencer par rendre habituelle
une pratique que vous n'avez pas l'intention de prolonger
et de développer. Ce qui convient pour la santé et pour la
tempérance, c'est de ne pas boire plus souvent que la
nature ne l'exige, et quiconque s'abstiendra de manger des
mets salés, ou de boire des boissons fortes, aura rarement
soif entre ses repas, à moins qu'il ne se soit accoutumé,
comme nous venons de le voir, à boire à tout propos.
i9. Surtout, prenez-y bien garde, l'enfant ne doit boire
que rarement, sinon jamais, du vin ou toute autre boisson
forte *. Or il n'y a rien qu'on soit plus ordinairement dis-
posé à donner aux enfants en Angleterre, rien qui leur soit
plus pernicieux. Ils ne devraient jamais prendre de liqueurs
fortes, à moins qu'ils n'en aient besoin comme d'un cordial
Locke, comme en France, du temps de Rousseau, l'allaitement maternel
n'était pas à la mode. Mais Locke constate le fait sans le blâmer, el il
a laissé à Rousseau l'honneur de rappeler les mères à leurs devoirs.
1. Platon disait de même dans les Lois (L. II) que l'entant ne doit
pas boire de vin avant l'âge de dix-huit ans. L'hygiène moderne ne sau-
rait souscrire à ces interdictions que rien n'explique. Il faut d'ailleurs
remarquer que Locke est d'un pays où le vin est très rare; mais son
cireur est de le confondre avec les boissons fortes. Ajoutons enfin que
Locke ne s'explique pas sur l'usage du thé et du café.
LES FRUITS. 25
et que le médecin l'ait prescrit. Et c'est sur ce point que les
domestiques doivent être le plus rigoureusement surveillés
et le plus sévèrement grondés, quand ils sont en faute.
En effet, comme ces gens-là, qui appartiennent à une con-
dition inférieure, font consister en grande partie leur plai-
sir à boire des liqueurs fortes, ils sont souvent tentés, pour
faire la cour à leur petit maître, de lui offrir ce qu'ils
aiment le plus eux-mêmes; et comme ils savent que ces
boissons les mettent eux-mêmes en gaieté, ils s'imaginent
sottement qu'elles ne peuvent faire de mal aux enfants.
Vous aurez donc l'œil ouvert sur ce danger, et vous y veil-
lerez avec tout le soin et tout le zèle possibles : car il n'y
a rien qui, pour le corps comme pour l'esprit de l'enfant,
soit une source plus certaine de maux que l'habitude de
boire des boissons fortes, surtout de boire en particulier
avec les domestiques1.
LES FRUITS.
20. Dans un traité sur le régime sanitaire de l'enfance,
la question des fruits est un des chapitres les plus délicats.
C'est pour un fruit que nos premiers parents ont perdu le
paradis. Il ne faut donc pas s'étonner que nos enfants ne
puissent pas résister à cette tentation, même au prix de
leur santé. Je ne crois pas possible d'établir des lois géné-
rales pour régler l'usage des fruits : car je ne suis nulle-
ment de l'avis de ceux qui voudraient les interdire presque
absolument aux enfants, comme quelque chose qui serait
tout à fait malsain pour eux. Le seul résultat de cette sé-
vère prohibition, c'est de rendre les enfants plus avides et
de faire qu'ils mangent tous ceux qu'ils peuvent attraper,
t. Les recommandations que Locke fait ici, pour le régime des en-
fants, l'illustre médecin Sydenliam, son ami, les lui avait faites à lui-
même, dans l'intérêt de sa santé délicate et compromise. Vers KiTi,
il lui écrivait : « Couchez-vous dé très bonne heure, à huit heures s'il
se peut ; mangez des viandes légères et non épicées; abstenez-vous de
traita et de crudités; buvez, au lieu de vin. une bière très douce... v
Il — 0
96 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
bons ou mauvais, mûrs ou pas mûrs1. Les melons, les pê-
ches, la plupart des prunes, et toutes les espèces de raisin
qui croissent en Angleterre, voilà, je crois, les fruits qu'il
faut absolument défendre aux enfants 2; avec un goût très
agréable, ils ont un suc très malsain, de sorte que. s'il
était possible, il serait bon que les enfants n'en vissent ja-
mais, qu'ils n'en connussent même pas l'existence. Mais les
fraises, les cerises, les groseilles, les groseilles à maque-
reau, quand elles sont bien mûres, je crois qu'on peut, en
toute sécurité, en permettre l'usage aux enfants, et cela
très largement, pourvu qu'ils les mangent avec les précau-
tions suivantes : 1° Jamais après les repas, comme nous
faisons d'ordinaire, alors que l'estomac est déjà plein d'une
autre nourriture 5. Il vaudrait mieux en manger avant ou
pendant les repas, et il faut les servir aux enfants pour leur
déjeuner. 2° Manger du pain avec les fruits. 3° Qu'ils soient
parfaitement mûrs. Si l'on suit ces prescriptions, je crois
qu'ils feront plus de bien que de mal à la santé. Les fruits
d'été, appropriés à la chaude saison où ils mûrissent,
rafraîchissent l'estomac que la chaleur alanguit et affaiblit.
Aussi ne serai-je pas aussi rigoureux sur ce point que le
sont beaucoup de parents. Qu'arrive-t-il? C'est que les
1. Il est certain que les interdictions absolues ont presque toujours
de mauvais résultats chez les entants, qui se rattrapent dès qu'ils le
peuvent, par des excès fâcheux, de leurs privations forcées. Les indi-
gestions, comme le dit M. H. Spencer, « ne sont souvent que les réac-
tions sensuelles du régime ascétique. Quand on permet aux enfants
de courir librement dans un verger, alors le désir trop longtemps
comprimé conduit à de grands excès. C'est un carnaval impromptu, dû
en partie à ce que la contrainte cesse, en partie à ce qu'on prévoit un
carême prolongé. »
'2. Pour excuser le préjugé de Locke contre le raisin, le plus sain
de tous les fruits, il faut se rappeler que la vigne croit difficile-
ment en Angleterre et que le raisin y mûrit mal. Un Italien disait
plaisamment : « Le seul fruit mûr que j'aie vu en Angleterre, ce sont
des pommes cuites au four. »
3. En d'autres termes, Locke exclut les fruits du dessert et se met en
contradiction avec un usage presque universel. La raison qu'il invoque
ne paraît pas suffisante pour justifier son opinion.
LE SOMMEIL. 27
enfants trop sévèrement tenus, au lieu d'une petite quantité
de fruits bien choisis, dont ils se contenteraient, si on les
leur donnait, satisfont leur envie aussi gloutonnement
qu'ils le peuvent, et les dévorent jusqu'à se donner des in-
digestions, toutes les fois qu'ils en trouvent à leur portée
ou qu'ils peuvent corrompre un domestique pour s'en
procurer.
Quant aux poires et aux pommes, lorsqu'elles sont bien
mûres et cueillies depuis quelque temps, je pense que les
enfants peuvent en manger sans danger, en toute saison,
et en très grande quantité : surtout les pommes, qui, à
ma connaissance, n'ont jamais fait de mal après le mois
d'octobre.
Les fruits secs sans sucre sont aussi, je crois, un ali-
ment très sain. Mais il faut s'abstenir de toute espèce de
confitures, : dont il est malaisé de dire qui elles incom-
modent le plus, celui qui les fait 2 ou celui qui les mange.
Ce dont je suis sûr, c'est qu'elles sont une des plus folles
dépenses que le luxe ait inventées : il faut les laisser aux
dames.
LE SOMMEIL.
21. De tout ce qui a un caractère efféminé et mou, il n'est
rien que l'on doive permettre aux enfants avec plus d'indul-
gence que le sommeil5. C'est la seule chose où il faille leur
donner pleine et entière satisfaction : car rien ne contribue
davantage à leur force et à leur santé. La seule chose qu'il
faille régler dans le sommeil des enfants, c'est dans quelle
partie des vingt-quatre heures de la journée ils doivent
1. Exagération que rien ne justifie.
2. « Par les exhalaisons du charbon que respirent sans cesse les
personnes qui font les confitures liquides dont il s'agit ici. »
(Note de l'auteur.)
3. c II faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils font un extrême
exercice. » (Rousseau.)
28 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
s'y livrer : question que nous résoudrons simplement en
disant qu'il est très utile de les habituer à se lever de
bonne heure. Cela est meilleur pour la santé ; et de plus
celui qui, dès son enfance, se sera fait une habitude régu-
lière et facile du lever matinal, une fois devenu homme, ne
perdra pas la meilleure et la plus utile partie de sa vie à
rester nonchalamment couché dans. son lit. S'il faut éveil-
ler les enfants de bon matin, il s'ensuit naturellement qu'ils
doivent aller au lit de bonne heure : par là ils échappe-
ront aux heures peu sûres et malsaines de la dissipation,
c'est-à-dire aux heures de la soirée. Quant aux heures
saines du jour, il est rare qu'on se rende alors coupable
de graves désordres. Je ne veux pourtant pas dire que votre
fils, une fois devenu grand, ne doive jamais se trouver en
compagnie passé huit heures, ni causer à côté d'un verre
de vin jusqu'à minuit. Vous devez seulement, par la façon
dont vous dirigerez ses jeunes années, le détourner le plus
possible de ces irrégularités, et ce ne sera pas un médio-
cre avantage, si l'habitude de se coucher de bonne heure
lui inspire de l'aversion pour les longues veilles, et a pour
résultat qu'il évite le plus souvent et qu'il ne recherche
que rarement les fêtes bruyantes de minuit. Mais à sup-
poser même que vous ne puissiez pas en arriver là, que la
mode, que le goût de la société doive l'emporter, et que
votre fils soit destiné, quand il aura vingt ans, à vivre
comme les autres jeunes gens, il vaut la peine cependant
de l'accoutumer à se lever et à se coucher de bonne heure,
au moins jusqu'à cet âge, dans l'intérêt présent de sa santé
et pour d'autres avantages l.
Bien que j'aie dit qu'il fallait accorder aux enfants,
tant qu'ils sont petits, une large ration de sommeil et
mêmeles laisser dormir tout le temps qu'ils veulent, je
n'entends pas cependant qu'on doive toujours le hur per-
mettre avec la même complaisance, et qu'on les autorise,
I. Rabelais (ail lever Gargantua h quatre heures du matin.
LE SOMMEIL. 29
lorsqu'ils sont devenus plus grands, à satisfaire, en restant
trop longtemps couchés, les instincts nonchalants de leur
paresse. Est-ce à sept ans, ou à dix, ou plus tard, qu'il faut
commencer à leur imposer quelque restriction ? C'est ce
qu'il est impossible de déterminer avec précision1. Il faut
en effet tenir compte de leur tempérament, de leurs
forces et de leur constitution. Mais, à un moment ou un
autre, entre la septième et la quatorzième année, s'ils ai-
ment trop le lit, je pense qu'il est à propos de les réduire
par degrés à une durée de sommeil qui ne dépasse pas
huit heures, ce qui est en général un repos suffisant pour
des adultes bien portants. Si vous les avez accoutumés
comme vous deviez le faire, à se lever régulièrement de
bonne heure chaque matin, le défaut de rester trop long-
temps au lit sera facilement corrigé, et la plupart des en-
fants seront suffisamment disposés d'eux-mêmes à abréger
leur sommeil par leur désir de passer la soirée en votre
compagnie. Il est vrai que, si l'on n'y prenait pas garde, ils
pourraient avoir envie de se rattraper le matin, chose qu'il
faut absolument empêcher. Réveillez-les régulièrement et
forcez-les à se lever à la même heure matinale; mais ayez
grand soin, en les éveillant, de ne pas le faire trop brusque-
ment, avec un ton de voix trop fort ou trop perçant, ou
quelque autre bruit trop violent 2. Par là en effet on ris-
1. Quelques médecins ont essayé pourtant de déterminer, année par
année, le nombre d'heures de sommeil qu'il fallait accorder aux enfants.
Stanley Jevons donne, d'après un hygiéniste anglais, le tableau sui-
vant : sept ans, neuf ou dix heures de sommeil; huit ans, neuf; neuf
ans, neuf; dix ans, huit ou neuf; onze ans, huit; douze ans, huit; treize
ans. huit: quatorze ans, sept; quinze ans, sept. Ce qui est certain, c'est
que les enfants ont un plus grand besoin de sommeil que les adultes.
2. Locke s'inspire ici de Montaigne qui raconte que son père le faisait
éveiller au son de quelque instrument, « parce qu'aulcuns tiennent
que cela trouble la cervelle tendre des enfants de les esveiller le matin
en sursault et de les arracher du sommeil (auquel ils sont plongez
beaucoup plus que nous ne sommes) tout à coup et par violence. »
(Essais, I, xxv.) Rousseau, moins respectueux du sommeil d'Kinile,
dit qu'il faut l'accoutumer à tout, même à être éveillé brusquement.
30 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
querait d'effrayer l'enfant et de lui faire du mal. 11 n'est
personne en effet qui ne soit déconcerté, si une soudaine
alarme rompt brusquement son sommeil. Lors donc que
vous éveillerez vos enfants, ayez soin de commencer par les
appeler doucement; ne les secouez qu'avec précaution, afin
de les tirer peu à peu de leur assoupissement; enfin dans
vos paroles et dans vos procédés, soyez plein de ménage-
ments, jusqu'au moment où, ayant pris complètement pos-
session d'eux-mêmes, ils auront achevé de s'habiller, et
que vous serez sûr qu'ils sont tout à fait éveillés. Les
forcer à se lever du lit, quelque douceur que vous y met-
tiez, c'est déjà bien assez dur pour eux ; et il faut avoir
soin de ne pas y joindre d'autres désagréments, ni surtout
rien qui puisse les effrayer.
22. Il faut que le lit soit dur, fait de matelas plutôt
que de plumes. Une couche dure fortifie les membres ;
tandis que l'habitude de s'ensevelir chaque nuit dans la
plume, en amollissant et énervant le corps, a souvent pour
résultat des faiblesses qui sont comme les signes précur-
seurs d'une mort prématurée. Outre la pierre qui provient
fréquemment de ce que les reins ont été ainsi enveloppés
de trop de chaleur1, plusieurs autres incommodités, et en
particulier celle qui est le principe de toutes les autres,
une complexion faible et délicate, sont dues en grande
partie aux lits de plumes. De plus celui qui s'est accou-
tumé chez lui à coucher sur la dure, ne perdra pas le
sommeil (alors que le sommeil lui est le plus nécessaire)
dans ses voyages au dehors, faute d'avoir un lit moelleux
et un oreiller bien placé. Aussi je crois qu'il ne serait pas
mauvais de faire le lit de l'enfant de différentes façons.
1 . Rousseau copie presque textuellement ce passage de Locke : « Un
lit mollet où l'on s'ensevelit dans la plume ou dans l'édredon, fond
et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaude*
ment s'échauffent. De là résultent souvent la pierre ou d'autres incom-
modités, et infailliblement une complexion délicate qui les nourrit
toutes. »
LA CONSTIPATION. .",1
Mettez-lui la tète tantôt plus haute, tantôt plus basse, afin
qu'il ne soit pas sensible au moindre petit changement, à
(|Uoi est nécessairement exposé quiconque n'est pas des-
tiné à coucher toujours dans un bon lit, comme mon petit
maître, ni à avoir à ses côtés une gouvernante qui mette
ses effets en ordre et prenne soin de le tenir chaudement.
Le grand cordial de la nature, c'est le sommeil. Celui qui
perd le sommeil, en souffrira ; et il est bien malheureux
l'enfant qui, pour ainsi dire, ne peut prendre ce cordial
que dans la belle coupe dorée de sa mère, et non dans
une vulgaire tasse de bois. Par cela seul qu'on dort d'un
profond sommeil, le cordial est pris, et il importe peu
que ce soit sur un lit moelleux ou sur des planches dures.
C'est le sommeil seulement qui est la chose nécessaire.
LA CONSTIPATION1.
23. Il y a encore une chose qui a une grande influence
sur la santé, c'est d'aller à la garde-robe régulièrement2 :
il est rare que les gens dont le ventre est relâché aient l'es-
prit solide ou le corps vigoureux. Mais comme il est beau-
coup plus aisé de remédier à ce mal qu'au mal contraire,
soit par le régime, soit par des médicaments, il n'est pas
besoin d'y insister. En effet dans le cas où, par sa violence
ou par sa durée, une indisposition de ce genre réclamerait
des soins, il sera toujours assez tôt, et par fois trop tôt,
pour appeler un médecin ; si elle est légère ou de peu de
durée, le mieux ordinairement sera de s'en rapporter à
la nature. D'autre part la constipation a aussi de fâcheux
effets, et il est beaucoup plus difficile d'y remédier par
les soins de la médecine ; les purgatifs, qui semblent
1. On voit que Locke, en bon médecin qu'il est, ne recule pas devant
le mot propre.
2. Rabelais, qui était médecin comme Locke, accorde la même atten-
tion ù ces questions et ne dédaigne pas les détails les plus répugnants.
32 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
donner du soulagement, ont pour conséquence d'accroître
plutôt que de supprimer le mal.
24. C'est donc une incommodité qui mérite particulière-
ment l'attention, et comme je n'ai pas trouvé dans les
livres les moyens de la guérir, je vais exposer mes vues
sur le sujet, persuadé que de bien plus grands change-
ments que celui-là peuvent être accomplis dans notre corps,
si nous prenons le bon chemin et si nous procédons ra-
tionnellement et par degrés.
1° J'ai donc considéré qu'aller à la selle élait l'effet
d'un certain mouvement du corps : particulièrement du
mouvement péristaltique des intestins1.
2° J'ai remarqué aussi que plusieurs mouvements, qui
ne sont pas entièrement volontaires, peuvent cependant,
par l'usage, par une pratique constante, se changer en
habitudes, si régulièrement et constamment on les pro-
voque à se produire à certains moments du jour.
5° J'avais observé encore que quelques personnes, pour
avoir fumé après souper une pipe de tabac, ne manquaient
jamais d'aller à la selle. J'en vins à me demander si ce n'était
pas plutôt à l'habitude qu'au tabac qu'elles devaient ce bé-
néfice de nature ; ou tout au moins, au cas où le tabac en
eût été la cause, s'il agissait par le mouvement violent qu'il
déterminait dans les intestins, plutôt que par une action
purgative : car, dans cette dernière hypothèse, il aurait
produit d'autres effets. Ayant ainsi acquis la conviction
qu'il était possible de créer une habitude de ce genre, ce
que j'avais à examiner, c'était de quels moyens on devait
le plus vraisemblablement se servir pour en arriver là.
4° Je conjecturai alors que si un homme, après son
premier repas du matin, voulait bien solliciter la nature
1. Le mouvement péristaltique [qui contracté), dit aussi mouvement
vcrmiculaire, est la contraction successive des fibres circulaires de la
tunique musculeuse de l'estomac et de l'intestin, quand elle s'exécute
de haut en bas; il a pour but de taire marcher les substances ingérées
tout le long de l'intestin, jusqu'à l'expulsion.
LA CONSTIPATION. 33
ot essayer de se forcer à décharger son ventre, il en vien-
drait par une pratique constante à s'en l'aire une habitude'.
*2h. Voici les raisons qui m'ont déterminé à choisir ce
moment-là : 1 " D'abord, à cette heure, l'estomac est vide ; de
sorte que recevant des aliments qui lui plaisent (car je ne
vomirais pas que jamais, sauf dans le cas de nécessité,
l'enfant mangeât ce qu'il n'aime pas et quand il n'a pas
faim), il se trouve en état de produire une forte contraction
de ses fibres; et cette contraction, je crois, se continuant
dans les intestins, accroît ainsi leur mouvement péristalti-
que, de même qu'il arrive dans les coliques qu'un mouve-
ment inverse, qui a commencé plus bas dans l'intestin, se
continue le long du tube intestinal et force l'estomac lui-
même à obéir à ce mouvement anormal.
2° l>e plus, lorsqu'on mange, on relâche d'habitude ses
pensées, et alors les esprits 2, libres de tout autre emploi »
sont distribués avec plus de force dans le bas ventre, ce
qui contribue au même résultat.
o,J Enfin, toutes les fois qu'une personne a le loisir de
1. Montaigne a truite le même sujet à peu près dans les mêmes
termes : « 11 est besoing de renvoyer cette action à certaines heures
prescriptes.., et s'y forcer par coutume et assubjectir comme j'ay faict...
au sault du lict... » (III, xin). Conférez aussi la Philosophie et la pra-
tique de l'éducation , par Roger de Guimps, p. 345 : « Locke, qui
n'a pas craint de s'occuper beaucoup de ce sujet, recommande aux
parents d'envoyer leurs enfants à la garde-robe chaque matin, après
le déjeuner... Nous croyons que le moment choisi par Locke n'est pas
le plus favorable. Diverses circonstances, entre autres les voyages ou
la société, peuvent nous priver de notre liberté au moment où nous sor-
tons de table; alors l'habitude que nous nous étions faite est rompue,
et elle l'est rarement sans inconvénient. Le moment où la journée est
finie, <>ù nous niions nuus coucher, est certainement celui dont tou-
jours nous pouvons le mieux disposer ; c'est celui dont nous voudrions
qu'on donnât l'habitude aux enfants. »
•1. Les esprits s ce qu'on appelait alors, dans la philosophie et dans
la médecine du dix-septième siècle, les esprits animaux, agents obcurs
des opérations que L'âme exerce sur le corps ou le corps sur l'âme.
C'e-t à peu près ce que nous appellerions aujourd'hui la force nerveuse*
34 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
manger, elle a aussi le loisir de rendre visite à Mmc Cloa-
cine1, aussi longuement qu'il le faut pour atteindre notre
but. Autrement dans la variété des affaires humaines et
des accidents de la vie, il serait impossible de fixer pour
ce soin une heure déterminée, et par suite l'habitude ne
pourrait plus être aussi régulière; au lieu que les per-
sonnes bien portantes manquant rarement de manger une
fois par jour, à supposer même que l'heure change, l'ha-
bitude pourra être maintenue.
26. D'après ces principes, mes expériences ont commencé,
et en voici le résultat : toutes les fois qu'on y met quelque
persévérance et qu'on s'impose l'obligation d'aller régu-
lièrement au cabinet après son premier déjeuner, qu'on
en ait envie ou non, et de faire quelques efforts pour
mettre la nature en train, on ne saurait manquer de réussir,
au bout de quelques mois, à atteindre le succès désiré, et
à acquérir une habitude réglée d'aller à la selle après
le premier repas, à moins que par négligence on ne laisse
échapper l'occasion. En effet, si l'on se met en posture,
qu'on se sente pressé ou non, et si l'on fait les efforts voulus,
la nature obéit.
27. Je conseillerai donc de suivre ce train-là avec l'enfant.
Aussitôt après son déjeuner, mettez-le sur sa chaise percée,
comme s'il avait le pouvoir de décharger son ventre aussi
bien que de le remplir, et ne lui laissez pas croire, pas plus
qu'à sa bonne, qu'il puisse en être autrement. Maintenez-
le dans cette opinion, et si vous l'obligez à faire efforl, en
l'empêchant de jouer ou de manger de nouveau avant qu'il
ait réussi, ou du moins qu'il ait fait tout son possible, je
ne doute pas qu'il n'en vienne avant peu de temps à en
prendre l'habitude régulière. 11 est facile d'observer en
1. Euphémisme bizarre, tiré du mot latin cloaca, égout. A Rome la
cloaca maxima était un énorme égout construit par Tarquin l'Ancien
et qui déversait dans le Tibre toutes les ordures de la ville. Les Ro-
mains, qui attribuaient une divinité même aux choses les plus dégoû-
tantes, adoraient une déesse Cloacine qui présidait aux égouts.
IA MÉDECINE. 35
effet que les enfants, préoccupés de leurs jeux, comme ils
sont d'ordinaire, et très étourdis pour tout le reste, lais-
sent souvent passer les besoins naturels quand ces besoins
ne se font sentir que modérément; de telle sorte que négli-
geant ces occasions qui s'offrent d'elles-mêmes, ils en vien-
nent bientôt à souffrir d'une constipation chronique. Que
par la méthode indiquée on peut prévenir la constipation,
je fais plus que de le conjecturer, ayant expérimenté par
une pratique constante et prolongée qu'un enfant peut
être habitué à aller régulièrement à la selle chaque malin
après son déjeuner.
28. Jusqu'à quel point les personnes âgées jugeront
convenable de faire l'essai de cette méthode, cela les re-
garde : mais je ne puis m'empêcher de dire que, consi-
dérant les maux qui résultent de la constipation, je ne
connais pas d'habitude qui soit plus favorable au maintien
de la santé *. Une fois par vingt-quatre heures, je crois
que c'est assez ; personne, je suppose, ne trouvera que c'est
trop. Et par cette méthode on arrivera à ce résultat, sans re-
courir à la médecine, qui le plus souvent est impuissante
à guérir une constipation invétérée et chronique.
DE LA MÉDECINE.
29. Voilà tout ce que j'avais à vous recommander, tou-
chant les soins à prendre de l'enfant dans le cours normal
de sa santé. Peut-être attendiez-vous de moi que je pres-
crivisse ici quelques règles médicales pour prévenir les
maladies : je n'en ai qu'une à donner, et celle-là doit être
rigoureusement observée, c'est de ne jamais faire prendre
de remède à l'enfant comme moyen préventif. La méthode
1. Il y a dos exceptions même aux règles les mieux établies. «Nous
ne devons pas tani nous dépiter, écrivait Voltaire à Mmedu Deffand,
d'être un peu constipés : c'est ce qui m'a fait vivre quatre-vingt et un
ans, ii e'esl ce qui vous fera vivre beaucoup plus longtemps. »
(Lettre du 19 avril 1775.)
36 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
que j'ai déjà, fait connaître sera, je crois, plus efficace que
toutes les potions à la mode chez les dames, que toutes
les médecines des apothicaires. Soyez d'une extrême pru-
dence sur ce point, sans quoi, au lieu de prévenir les
maladies, vous les provoqueriez. N'allez pas non plus, à tout
propos et pour la moindre indisposition, donner des re-
mèdes à vos enfants ou appeler le médecin, surtout si le
médecin est un homme empressé, qui se hâte de remplir
vos fenêtres de fioles, de potions amères, et leur estomac
de drogues. Il est plus sage de confier les enfants à la
seule conduite de la nature, que de les mettre dans les
mains d'un médecin trop disposé à les droguer et à croire
que dans les indispositions ordinaires la diète ou un régime
qui s'en rapproche n'est pas le meilleur des remèdes1.
Pour moi, par raison et par expérience, je crois que les
tempéraments délicats des enfants doivent être médica-
mentés aussi peu que possible et seulement dans le cas
de nécessité absolue. Un peu d'eau fraîche mêlée avec de
l'eau de pavot rouge 2, qui est le vrai remède contre
l'indigestion, le repos, l'abstinence de la viande : voilà les
meilleurs moyens d'arrêter dès le début des indispositions
qui, par l'emploi trop prompt des remèdes, pourraient de-
venir des maladies graves. Lorsque ce traitement modéré
ne suffira pas à couper court à l'indisposition naissante
et à l'empêcher de dégénérer en maladie caractérisée,
il sera temps alors de demander conseil à un médecin sage
et discret. Sur ce point j'espère obtenir aisément créance:
personne ne pouvant songer à se défier de l'opinion d'un
homme qui a consacré à l'étude de la médecine une partie
de sa vie, lorsqu'il est le premier à conseiller de ne pas
recourir trop vite à la médecine et aux médecins.
1. Les pharmaciens modernes n'emploient pins l'eau de pavot rouge
que comme matière colorante.
2. Ces conseils, toujours bons à méditer, l'étaient surtout du temps
de Locke. .Conférez le Malade imaginaire de Molière.
I Ihl CATION PHYSIQUE.
30. J'en ai fini avec ce qui concerne le corps et la saule :
(oui se réduit à un petit nombre de règles faciles à ob-
server : beaucoup d'air, d'exercice, de sommeil ; un régime
simple, pas de vin ni de liqueurs fortes ; peu ou même
pas du tout de médecines; des vêtements qui ne soient ni
trop étroits ni trop chauds; enfin et surtout l'habitude de
tenir la tète et les pieds froids, de baigner souvent les pieds
dans l'eau froide et de les exposer à L'humidité '.
1. Locke résume dans ce paragraphe (ont ce qu'il a dit sur l'éduca-
tion physique, avant de passer à l'éducation morale.
SECTION II (51-4H).
L'ESPRIT.
31 . Quand on a pris les soins nécessaires pour conserver
au corps sa force et sa vigueur, pour le mettre en état
d'obéir aux ordres de l'esprit, l'affaire principale est en-
suite de bien élever l'esprit lui-même, afin que, en toute
occasion, il ne donne son consentement qu'à ce qui est
conforme à la dignité et à l'excellence d'une créature rai-
sonnable'.
52. S'il est vrai, comme je l'ai dit au» début de ce dis-
cours-, et comme je ne saurais en douter, que les diffé-
rences qui existent dans les mœurs et les talents des
hommes proviennent de leur éducation plus que d'aucune
autre cause, nous avons le droit de conclure qu'il faut
mettre un grand soin à former l'esprit des enfants et à lui
donner de bonne heure cette première façon qui doit in-
fluer sur le reste de la vie. En effet, si plus tard les enfants
1. L'éducation, aux yeux de Locke, a avant tout un caractère moral;
elle a pour but de former des hommes ayant conscience de leur
dignité, pourvus de bonnes habitudes, sages encore plus qu'instruits.
Locke appartient à cette école de pédagogues qui mot les qualités mo-
rales au-dessus des qualités intellectuelles.
2. Voyez plus haut, page 2.
L'ÉDUCATION MORALE. 59
agissent bien ou mal, c'est sur leur éducation que portera
l'éloge ou le blâme; et lorsqu'ils commettront quelque
faute, on no manquera pas de leur appliquer le dicton or-
dinaire : « C'est la faute de leur éducation. »
55. Si la vigueur du corps consiste surtout à supporter
la opine et l'effort, il en est de même pour la force d'esprit.
Le grand principe, le fondement de toute vertu, de tout
mérite, c'est que l'homme soit capable de se refuser à lui-
même la satisfaction de ses propres désirs, de contrarier
ses propres inclinations, et de suivre uniquement la voie
que la raison lui indique comme la meilleure, quoique ses
appétits l'inclinent d'un tout autre côté1.
34. La grande faute où l'on tombe d'ordinaire dans
l'éducation des enfants, c'est qu'on ne prend pas soin
d'eux au moment voulu ; c'est qu'on ne sait pas former
leurs esprits à la discipline, les habituer à plier devant la
raison, à l'âge où ils sont le plus dociles, le plus en état
do recevoir un pli. Les parents que la nature a sagement
disposés à aimer leurs enfants ne sont que trop portés, si
la raison ne modère pas leur affection naturellement si
forte, à la laisser dégénérer en aveugle tendresse. Ils
aiment leurs petits, et c'est leur devoir; mais trop souvent
aussi avec leurs personnes ils aiment leurs défauts. Il ne
faut pas contrarier les enfants, disent-ils. Il faut leur per-
mettre d'avoir leur volonté en toutes choses; et comme
dans leur enfance ils ne se rendent guère coupables de
grands crimes, leurs parents pensent qu'ils peuvent sans
danger tolérer leurs désobéissances, et se faire un jeu de
l'aimable malice qui leur paraît convenir à cet âge inno-
cent. Ils se trompent, et c'est avec raison que Solon répon-
dait à un père trop faible, qui ne voulait pas châtier son
fils pour un trait de méchanceté, et qui l'excusait en disant :
1 . On voit quelle importance Locke attache au développement de la
volonté, <!<• l'énergie morale. Il pense sur ce point comme Kant, qui
disail : a !1 n'y a qu'une seule chose qu'on puisse tenir pour bonne
sans restriction, c'est la bonne volonté. •>
40 QUELIJHKS PENSEES SUR L'EDUCATION.
« C'est peu de chose. » — « Assurément, c'est peu de chose
que cela : mais c'est une grande chose que l'habitude1. »
55. Le petit mignon doit savoir donner des coups, dire des
injures; il faut lui donner tout ce qu'il demande en criant;
qu'il fasse tout ce qu'il voudra. C'est ainsi que les parents,
en flattant, en choyant leurs enfants quand ils sont petits,
_çjarxoœpefl4i£sJnstincts de la.nature2. Ils viendront plus
tard se plaindre de f amertume des eaux qu'ils boivent, et
ce sont eux qui en ont empoisonné la source ! En effet,
lorsque les enfants ont grandi, et avec eux leurs mauvaises
habitudes, lorsqu'ils sont trop âgés pour être dorlotés, et
que les parents ne peuvent plus en faire leurs jouets, alors
on n'entend plus que des plaintes. Les parents les trouvent
indociles et pervers; ils sont choqués de leur opiniâtreté;
ils sont effrayés de leurs mauvaises inclinations : mais ne
les ont-ils pas eux-mêmes excitées et entretenues! Alors,
et peut-être trop tard, ils voudraient bien pouvoir arracher
ces mauvaises herbes qu'ils ont plantées de leurs propres
mains, et qui maintenant ont poussé de trop profondes ra-
cines pour être aisément extirpées. Si l'enfant, en effet, a été
1. Montaigne raconte, en d'autres termes, le même Irait : « Platon
lansa un enfant qui jouoit aux noix. Il lui répondit : « Tu me tanses
de peu de chose. » — « L'accoustumance, répliqua Platon, n'est pas
chose de peu. » (Montaigne, I, xxu). L'anecdote est rapportée par Dio-
gène Laerte (III. 58), qui attribue Le mot à Platon, et qui parle d'un
enfant qui jouait aux dés.
2. Conférez Montaigne : « Je treuve que nos plus grands vices pren-
nent leur ply dez nostre plus tendre enfance, et que nostre principal
gouvernement est entre les mains des nourrices. C'est passe-temps aux
mères de veoir un enfant tordre le col à un poulet, et s'esbattre à blecer
un chien et un chat ; et tel père est si sot de prendre à bon augure
d'une ame martiale, quand il veoid son fils gourmer injurieusement un
païsan ou un laquay qui ne se deffend point; et à gentillesse, quand il
le veoid affiner son compagnon par quelque malicieuse desloyauté et
tromperie. Ce sont pourtant les vrayes semences et racines, de la
cruauté, de la tyrannie, de la trahison : elles se germent là ; et s'esle-
vant aprez gaillardement, et proufitent à force entre les mains de la
coustume. Et est une très dangereuse institution d'excuser ces vilaines
inclinations par la foiblesse de l'aage et legiereté du subject... (I, xxu);
I \ PREMIERS ÈD1 CATION. il
accoutumé à faire sa volonté eu tontes choses, du temps où
il était en robe, comment être surpris qu'il veuille conti-
nuer encore et qu'il défende les droits de sa volonté, une
fois qu'il esl en culottes? Sans doute, à mesure qu'il se
rapproche de l'âge d'homme, ses fautes frappent davan-
tage : de sorte qu'il y a peu de parents assez aveugles pour
ne pas les apercevoir, et assez insensibles pour ne pas souf-
frir des mauvais effets de leur., propre indulgence. I. 'cillant
a fait de sa gouvernante tout ce qu'il lui a plu, avant de
savoir parler ou marcher; il a régenté ses parents depuis
qu'il sait babiller : et maintenant qu'il a grandi, mainte-
nant qu'il est plus fort et plus intelligent qu'il n'était alors ,
pourquoi voudriez-vous qu'il fût tout d'un coup gêné dans
puces el qu'il se courbât sous la volonté d'autrui?
Pourquoi devrait-il, à sept, à quatorze ou à vingt ans,
perdre le privilège que l'indulgence de ses parents lui a
accordé jusqu'à cet âge? Kaites-en l'essai sur un chien,
sur un cheval ou sur tout autre animal, et vous verrez s'il
est facile de leur faire passer, quand ils sont grands, les
mauvaises et tenaces habitudes qu'ils ont contractées étant
petits. Et cependant aucun de ces animaux n:est de moitié
aussi volontaire, aussi fougueux, aussi avide de conquérir
Le gouvernement de soi-même et des autres que le sont les
créatures humaines.
56. Nous sommes généralement assez avisés pour com-
mencer l'éducation des animaux quand ils sont jeunes,
pour les discipliner de bonne heure, si nous voulons les
employer à notre usage1. 11 n'y a que nos propres enfants
que nous négligeons sur ce point. Après en avoir fait de
i. Conférez le développement analogue de M. Herbert Spencer sur
cotte i<l.'e que l'on se préoccupe généralement beaucoup plus de l'éle-
vage des animaux que de l'éducation tirs hommes. « A la table du
squire, après que les (lame, se sont retirées, au^si bien qu'à l'auberge
de la ville on jour de foire, el au cabaret du village le dimanche, le
sujet qui après la question politique* du jour excite généralement l'in-
térêt, c'est l'élevage des animaux, etc... » (Éducation, etc., cli. IV.)
42 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
méchants enfants, nous avons la naïveté d'espérer qu'ils
deviendront des hommes bons. S'il faut donner à l'enfant,
toutes les fois qu'il en a envie, des raisins et des dragées,
plutôt que de laisser le pauvre baby crier ou se désoler,
comment une fois grand renoncerait-il à obtenir la même
satisfaction, quand ses désirs l'entraîneront vers le vin ou
vers les femmes? Ce sont là les objets naturels des incli-
nations d'un jeune homme, au même degré que les frian-
dises, qu'il demandait en criant quand il était petit, sont
les objets naturels des désirs de l'enfant. Le mal n'est pas
d'avoir des désirs appropriés aux goûts et aux idées de
chaque âge : le mal est de ne pas savoir soumettre ces dé-
sirs aux règles et aux restrictions de la raison. La diffé-
rence ne consiste pas à avoir ou à ne pas avoir de passions,
mais à pouvoir ou non se gouverner, se contrarier soi-
même dans la satisfaction de ses passions. Celui qu_i__n'a
pas pris l'habitude de soumettre sa volonté à la raison des
autres., quand il était jeune, aura quelque peine à se sou-
mettre à sa propre raison, quand il sera à l'âge d'en faire
usage. Et quelle espèce d'homme fera un enfant ainsi élevé'/
il est aisé de le prévoir.
37. Ce sont là les méprises ordinaires de ceux-là mêmes
qui paraissent avoir le plus grand soin de l'éducation de
leurs enfants. Mais si nous observons la manière dont on
se comporte communément, nous aurons le droit de nous
étonner que dans ce grand dérèglement de mœurs dont
tout le monde se plaint, il puisse subsister encore quelque
principe de vertu. Je voudrais bien que l'on me citât un
défaut que les parents et ceux qui entourent les enfants ne
leur enseignent pas, et dont ils ne jettent pas les semences
dans leur esprit aussitôt qu'ils sont en état de les recevoir,
•le n'entends pas seulement par là les exemples qu'on leur
donne, les modèles qu'on leur met sous les yeux, qui sont
déjà un encouragement suffisant : mais ce que je veux ob-
server ici, c'est qu'on leur enseigne directement le vice,
c'est qu'on les détourne du chemin delà vertu. Avant qu'ils
IM LUENCE DES l'AliK.vrs. 45
puissenl même marcher, on leur inculque des principes de
violence, de ressentiment, de cruauté. Ftappe-mci, pour
(pie je le le rende : c'est une leçon que la [dupait dos en-
fants entendent chaque jour; et l'on s'imagine que cela
ne signifie rien, parce que leurs mains n'ont pas encore
de force pour faire du mal. Mais je le demande, ne
corrompt-on pas ainsi leur esprit? N'est-ce pas la pratique
de la force et de la violence qu'on leur rne'tlTevant les
yeux*.' Et si on leur a appris, dans leur enfance, à frapper,
à Battre leurs camarades par procuration, pour ainsi dire,
si on les a encouragés à se réjouir du mal qu'ils leur ont
causé, si on les a habitués à les voir souffrir, ne les a-t-on
pas préparés à agir eux-mêmes de la même façon lorsqu'ils
seront assez forts pour faire sentir leurs coups et pourront
frapper tout de bon?
Les vêtements ont naturellement pour raison d'être la
pudeur, le besoin d'avoir chaud et de protéger notre corps,
mais les parents sont assez sots et assez fous pour les re-
commander en vue d'usages tout différents. Ils en font un
objet de vanité et d'envie. On inspire à un garçon une véri-
table passion pour un nouvel habit, parce que cet habit
sera beau. Lorsqu'une petite lîlle est ajustée dans sa robe
neuve, et attifée d'une coiffure à la mode, sa mère peut-
elle faire moins que lui apprendre à s'admirer elle-même,
en l'appelant ma petite reine, ma princesse? C'est ainsi que
les petits enfants apprennent à tirer vanité de leurs habits,
avant qu'ils soient capables de les mettre eux-mêmes. Et
comment ne continueraient-ils pas à être glorieux de l'élé-
gance extérieure, dont le mérite revient à leur tailleur
ou à leur habilleuse, alors que leurs parents leur ont en-
seigné de si bonne heure à faire ainsi ?
De même les mensonges et les équivoques, les excuses
qui diffèrent si peu des mensonges, on les met sur les
lèvres des enfants1. On loue d'y recourir les enfants et les
1. i Les mensonges, dit Rousseau, sont tous l'ouvrage des maîtres ».
ration évidente.
44 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
apprentis, quand l'intérêt des parents on des patrons y
trouve son compte. Et comment supposer que l'enfant qui
a vu qu'on autorisait, qu'on encourageait même l'altération
de la vérité, quand c'était pour le bien de son honnête
patron, ne profitera pas de la même permission pour lui-
même, quand il y trouvera son compte?
C'est seulement la médiocrité de leur fortune qui em-
pêche les gens du peuple d'encourager l'intempérance chez
leurs enfants, de les provoquer par des friandises, de les
inviter à boire ou à manger au delà du nécessaire. Leur
propre mauvais exemple, quand ils trouvent l'occasion de
festoyer, montre bien que ce n'est point par aversion pour
l'ivrognerie ou la gloutonnerie, que c'est seulement faute
de ressources qu'ils s'abstiennent de ces excès. Si, d'autre
part, nous jetons les yeux sur les maisons de ceux qui
sont un peu plus favorisés de la fortune, le boire et le
manger y sont à tel point la grande affaire et le grand
bonheur de la vie, que les enfants passent pour négligés
s'ils n'en ont point leur bonne part1. Les sauces et les ra-
goûts, les aliments de toute espèce relevés par les artifices
de la cuisine, voilà ce qu'on emploie pour exciter leur
palais quand ils ont déjà le ventre plein; et alors, de peur
que leur estomac ne soit surchargé, le prétexte est tout
Irouvé pour leur offrir un autre verre de vin, histoire d'ai-
der la digestion, tandis qu'en réalité cela sert seulement
à accroître l'indigestion.
Si mon petit maître est légèrement indisposé, la pre-
mière question qu'on lui fait est celle-ci : « Mon ami,
que veux-tu manger? Que pourrions-nous inventer pour te
satisfaire? » On le presse instamment de boire et de man-
ger; on met en œuvre toute espèce d'artifices, afin de
1. Locke a parfaitement raison. L'enfant gourmand ne l'est sou-
vent que par imitation. Il veut seulement partager avec ses parents les
friandises, les mets recherchés qui chargent leur table. Si on ne lui
donnait pas l'exemple de l'intempérance, il serait plus sobre qu'on ne
le croit.
INFLUENCE DU MILIEU. 45
trouver quelque chose d'assez exquis, d'assez délicat, qui
triomphe de ce défaut d'appétit, que la nature a sagement
placé au début des maladies, comme un moyen d'en empê-
cher l'accroissement : afin que, débarrassée du travail
ordinaire de la digestion et déchargée de tout nouveau
poids sur l'estomac, elle puisse à loisir corriger et maî-
triser les humeurs peccantes1.
Lors même que les enfants sont assez heureux pour
avoir des parents avisés, dont la prudence les préserve des
excès de leur table et les soumet à la sobriété d'un régime
simple et frugal, il est difficile que leur esprit échappe
aux influences empoisonnées qui le corrompent. Grâce au
régime sobre qu'ils suivent lorsqu'ils sont surveillés, leur
santé peut être garantie ; mais leurs désirs en général doi-
vent nécessairement se conformer aux leçons d'épicurisme
qu'on leur donne partout sur ce sujet. L'éloge que l'on fait
partout devant eux de la bonne chère ne peut manquer
d'être le stimulant actif d'une passion d'ailleurs naturelle,
et de les disposer bien vite à aimer une table bien servie,
quelque dispendieuse qu'elle soit. N'est-ce pas là, en effet,
ce que tout le monde, même ceux qui réprouvent ce vice,
appellent bien vivre? Qu'est-ce qu'une raison chagrine
pourrait objecter contre le témoignage général de l'opinion
publique? Peut-on espérer qu'elle sera entendue, si elle
dénonce ces habitudes comme des habitudes de luxe, alors
que le luxe est si fort applaudi et universellement en hon-
neur chez les gens de qualité?
C'est maintenant un vice si invétéré, et qui a de si puis-
sants partisans, que je ne sais s'il ne prétend pas même au
titre de vertu, et si on ne passerait point pour fou ou pour
ignorant des choses du monde, à vouloir seulement ouvrir
la bouche pour l'attaquer. Et je soupçonne que mes discours
sur ce sujet pourraient bien être critiqués comme une
1. Expression de la vieille physiologie. Les humeurs peccantes sont
allées rejoindre les esprits animaux.
46 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
petite satire étrangère à mon propos, si je n'en avais parlé
avec l'intention d'exciter et d'accroître le soin et la vigi-
lance des parents dans l'éducation de leurs enfants, en
leur faisant voir combien ils sont assiégés de tous côtés,
non seulement par des tentations propres à les corrompre,
mais par des professeurs de vice, qui peut-être se rencon-
trent précisément parmi les personnes qu'ils considèrent
comme les garants de leur sécurité1.
Je ne veux pas m'étendre plus longtemps sur ce sujet,
encore moins insister sur tous les détails qui montreraient
quel mal on se donne pour gâter les enfants et leur incul-
quer les principes du vice; mais je prie les parents de
considérer sérieusement s'il y a un seul vice ou un seul
défaut qu'on n'enseigne pas aux enfants, et s'il n'est pas de
leur devoir et de leur sagesse de leur procurer d'autres
enseignements.
LES FANTAISIES DE L'ENFANT.
58. Il me paraît évident que le principe de toute vertu
et de toute excellence morale consiste dans le pouvoir de
nous refuser à nous-même la satisfaction de nos propres
désirs, lorsque la raison ne les autorise pas. Ce pouvoir,
on l'acquiert et on le développe par l'habitude, on en
rend l'exercice aisé et familier, en le pratiquant de bonne
heure. Si donc je pouvais me faire écouter, je dirais que,
contrairement à la méthode ordinaire, les enfants doivent
être accoutumés à dominer leurs désirs et à se passer de
leurs fantaisies, même dès le berceau 2. La première cbose
qu'il faudrait leur apprendre, c'est que, toutes les choses
1. Dans ces réclamations de Locke contre les mauvais exemples et
les influences fâcheuses du milieu social, se trouve peut-être le germe
du paradoxe pédagogique de llousseau, qui. dans Y Emile, isole absolu-
ment son élève et lui interdit tout contact avec la société.
2. Il est bien difficile et il serait peut-êlrc rigoureux d'appliquer à
la lettre ce précepte de Locke.
LES FANTAISIES DE I.EMANT. M
qu'on leur donne, ils ne les obtiennent pas parce qu'elles
leur sont agréables, niais parce qu'on juge qu'elles leur
sont utiles. Si l'on avait soin, après leur avoir accordé
tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, de ne jamais leur
donner ce qu'ils réclament par des cris, ils apprendraient
à s'en passer; ils ne s'aviseraient plus de vouloir être les
maîtres à force de brailler ou de se dépiter; ils ne se-
raient pas enfin de moitié aussi importuns à eux-mêmes et
aux autres, qu'ils le sont d'ordinaire, pour n'avoir pas été
ainsi traités dés le début de leur éducation. Si l'on n'ac-
cordait jamais la satisfaction de leurs désirs à l'impatience
qu'ils témoignent, ils ne crieraient pas plus pour avoir
ceci ou cela, qu'ils ne crient pour avoir la lune *.
59. Ce n'est pas qu'il faille, selon moi, n'avoir aucune
complaisance pour l'enfant, ou espérer qu'il se comportera
avec la sagesse d'un parfait magistrat. Je prends l'enfant
pour ce qu'il est, pour un enfant qu'il faut traiter avec
douceur, qui doit jouer et avoir des jouets. Ce que je veux
dire, c'est que toutes les fois qu'il veut obtenir une chose
ou faire une action qui ne lui convient pas, on ne doit pas
le lui accorder sous prétexte qu'il est petit, et parce qu'il
le désire ; il faut, au contraire, toutes les fois qu'il réclamera
quelque chose avec importunité, lui faire comprendre que
pour cette raison même elle lui sera refusée 2. J'ai vu à
1. "On ne doit jamais céder aux cris des enfants, même dans leur
première jeunesse, et leur laisser ce moyen d'obtenir ce qu'ils veu-
lent. » (Kant.)
-1. M. Molyneux, à qui Locke avait communiqué son ouvrage avant
l'impression, lui écrivait : « 11 y a un point dans votre livre où vous
me semblez trop rigoureux... Pour enseigner aux enfants la modéra-
tion et la tempérance, est-il nécessaire de résister à tous leurs désirs
quand il s'agit de choses indifférentes et innocentes?-.. Je ne puis là-
dessus être d'accord avec vous : ce serait supprimer la liberté qui doit
régner dans les rapports des parents et des enfants. Une autre raison
pour accorder aux enfants la liberté d'exprimer leurs désirs innocents
c'est que le contraire est impraticable... » Le père a peut-être raison
ici contre le philosophe. Bien que nous soyons de ceux qui croient
qu'il ne faut pas faire l'éducation trop douce et trop molle, à la ma-
4S QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
table des enfants, qui, quelques plats qu'il y eût devant
eux, ne demandaient jamais rien, mais se contentaient de
prendre ce qu'on leur donnait. J'en ai vu d'autres qui
criaient pour avoir de tout ce qu'ils voyaient sur la table;
il fallait leur donner de chaque plat, et encore les servir
les premiers. D'où provenait une telle différence? De ce
que les uns avaient été accoutumés à obtenir tout ce qu'ils
demandaient avec des cris et les autres à s'en passer. Plus
ils sont petits, et plus je crois nécessaire de résister à
leurs appétits déréglés et désordonnés. Moins ils ont de
raison par eux-mêmes, et plus ils doivent être soumis au
pouvoir absolu et à la direction de ceux qui en ont la
garde. Ce qui résulte de là, j'en conviens, c'est qu'il ne
faut laisser auprès d'eux que des personnes sages. Si en
général les choses se passent autrement, je n'y puis rien.
Je dis ce que je crois nécessaire qu'on fasse. Si la mode
était déjà à le faire, je n'aurais pas besoin d'importuner les
gens par mes sermons. Cependant, je n'en doute pas, si
l'on veut bien y réfléchir, je ne serai pas seul à penser
que plus tôt on commencera à faire prendre ce pli aux
enfants, mieux cela vaudra pour leurs maîtres et pour eux-
mêmes, et qu'il faut observer comme une maxime invio-
lable de ne jamais accorder à leurs cris ou à leurs impor-
tunités ce qu'on leur a une fois refusé, à moins qu'on ne
veuille leur apprendre à être impatients et fâcheux, en les
récompensant de leur impatience et de leur fâcherie *.
nière des parents modernes qui ne sont que les serviteurs empressés
des volontés de leurs enfants; bien qu'il soit nécessaire de réprimer de
bonne heure les caprices et pour cela d'en interdire l'expression, on
peut penser qu'il y aurait une tyrannie fâcheuse, diln'cile d'ailleurs à
exercer, un véritable despotisme, à ne jamais tolérer chez l'enfant la
libre et franchise manifestation de ce qu'il aime et de ce qu'il désire.
1. Ceci est une rè^le excellente et malheureusement trop oubliée.
« Si l'on a des raisons pour ne pas céder aux prières de l'enfant, on ne
dois pas se laisser toucher par beaucoup de prières. Tout refus doit
être irrévocable. C'est un moyen infaillible de n'avoir pas besoin de
refuser souvent. » (Kant.) Mme Guizot nous paraît se tromper quand
elle critique, avec esprit d'ailleurs, la maxime des « refus irrévoca-
NÉCESSITÉ DE L'OIÎÉISSA.NCE. 4U
40. Ceux donc qui prétendent gouverner leurs fils, doivent
commencer, quand ils sont tout petits, à obtenir d'eux une
soumission complète à leur volonté. Voulez-vous avoir un
fils qui vous obéisse, une fois l'âge de l'enfance écoulé,
ayez soin alors d'établir votre autorité de père, aussitôt
que l'enfant est capable de soumission et peut comprendre
de qui il dépend. Si vous voulez qu'il ait du respect pour
vous, inculquez-lui ce sentiment dès son enfance; et à
mesure qu'il s'avancera vers l'âge viril, admettez-le plus
intimement dans votre familiarité. De cette façon vous aurez
en lui un sujet obéissant (comme il convient), pendant qu'il
est petit, et un ami affectueux quand il sera devenu un
homme M Car, à mon avis, c'est se tromper gravement sur
la conduite à tenir avec les enfants, que de se montrer
indulgent et familier avec eux lorsqu'ils sont petits, et d'être
sévère au contraire, de les tenir à distance, lorsqu'ils sont
grandsA La liberté et la complaisance ne peuvent être
bonnes pour des enfants. Comme ils manquent de juge-
ment, ils ont besoin de direction et de discipline. Au con-
traire une sévérité impérieuse est une mauvaise manière de
se conduire avec des hommes, qui ont par eux-mêmes
assez de raison pour se diriger. Je ne suppose pas qu'il
vous convienne d'avoir des enfants qui, une fois qu'ils
auront grandi, seront fatigués de vous et diront tout bas :
« Mon père, quand mourrez-vous donc? »
blés ». Cette méthode, trop autoritaire d'après elle, n'accorde pas assez
à la crainte. « Le pouvoir, dit-elle, cherche ses aises, et il est entre
dans la tête des souverains législateurs de l'éducation qu'il pouvait être
plus commode de défendre la prière que d'avoir à y résister »
"1. Locke, en parlant ainsi, se ressouvenait de l'éducation qu'il avait
lui-même reçue. Comme Stuart llill, il avait été élevé sévèrement par
son père, qui le tenait à distance et qui le forma de bonne heure à
l'obéissance et au respect. Mais à mesure que l'entant devint homme,
la familiarité succéda à la rigueur, et son père le traita en « parfait
ami », au point de lui demander solennellement pardon pour l'avoir
une fois frappé tout petit dans un accès de colère. Voyez l'ouvrage
anglais Ihe Life of John Locke, par Fox Bourne, t. I, p. 15.
4
50 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
M. J'imagine que, de l'aveu de tout le monde, il est rai-
sonnable que les enfants, tant qu'ils sont en bas âge,
tiennent leurs parents pour leurs seigneurs, pour leurs
maîtres absolus, et qu'en cette qualité ils les craignent, que
d'autre part, à un âge plus avancé, ils ne voient en eux que
leurs meilleurs amis, les seuls qui soient sûrs, et que par
conséquent ils les aiment et les respectent. La méthode que
j'ai proposée est, si je ne me trompe, le seul moyen d'ob-
tenir ces résultats. Nous devons nous rappeler que nos
enfants, une fois devenus grands, sont en tous points sem-
blables à nous, qu'ils ont les mêmes passions, les mêmes
désirs que nous. Or nous voulons être pris pour des créatures
raisonnables ; nous voulons jouir de notre liberté ; nousdétes-
tons d'être gênés par de perpétuelles réprimandes, par un
ton plein de morgue; nous ne saurions supporter chez ceux
que nous fréquentons l'humeur sévère, l'habitude de nous
tenir à distance. Quiconque est ainsi traité, une fois arrivé
à l'âge d'homme, s'empresse de chercher une autre so-
ciété, d'autres amis, d'autres relations avec qui il puisse
vivre plus librement. Si donc, dès les commencements, on
tient de court les enfants qui sont faciles à gouverner
durant leur bas âge, ils se soumettront sans murmure à
ce régime, n'en ayant pas connu d'autre. Et si, à mesure
qu'ils acquièrent l'usage de la raison, on a soin de relâcher
doucement la rigueur de la discipline, si, à mesure qu'ils
s'en rendent dignes, leur père les regarde d'un front
moins sévère et peu à peu rapproche les distances, alors
la contrainte où on les aura tenus d'abord ne fera qu'ac-
croitre leur amour pour leurs parents, parce qu'ils com-
prendront qu'elle n'avait pas d'autre cause que la ten-
dresse, et qu'elle n'était qu'une précaution prise pour les
rendre capables de mériter la faveur de leurs parents et
l'estime de tout le monde.
42. Telles sont les règles générales à suivre pour établir
votre autorité sur vos enfants. VC'est par la crainte et le
respect que vous devez d'abord prendre de l'empire sur
L'AUTORITÉ PÀTERNKLLK. 51
leurs esprits l; c'est par l'amour et l'amitié que plus tard
vous devez le conserver. Le moment viendra, en effet, où les
enfants échapperont au fouet et aux châtiments, et alors si
l'affection qu'ils ont pour vous ne suffit pas pour les rendre
obéissants et les attacher à leurs devoirs, si l'amour de la
vertu, si l'amour-propre ne les maintient pas dans la
bonne voie, sur quelle influence comptez-vous donc, je
vous prie, pour les obliger à se bien conduire? Sans
doute la crainte d'être mal partagés dans votre héritage,
s'ils venaient à vous déplaire, peut les rendre en apparence
les esclaves de vos désirs : mais cela ne les empêchera pas
de se conduire mal dans leur particulier, et d'ailleurs cette
contrainte ne durera pas toujours. Il faudra bien que tôt
ou tard l'homme suit livré à lui-même et à sa propre con-
duite, et celui-là seul est vraiment bon, vertueux et capable,
qui est tout cela par le dedans. Aussi faut-il commencer de
bonne heure à inspirer à l'enfant les dispositions qui doi-
vent être le résultat de son éducation, qui agiront et qui
régneront sur toute sa vie : je veux dire des habitudes
qui deviennent les vrais principes de ses actes, et non
ces apparences hypocrites, ces dehors plâtrés, que la peur
seule maintient chez les enfants, parce qu'ils veulent éviter
pour le moment la colère du père qui peut-être les déshé-
ritera.
1. C'est une grave question de savoir s'il convient d'inspirer d'abord
aux enfants la crainte ou l'amour. L'affection semble être la clef d'or
qui ouvre le cœur de l'enfant, et on peut juger dangereux le système
de Locke qui veut commencer par la crainte et qui n'appelle l'affection
à son aide qu'un peu plus tard.
SECTION 111 (45-51).
DES CHATIMENTS.
43. Après ces explications générales sur la méthode à
suivre, il convient d'examiner maintenant avec plus de
détail les moyens de discipline à employer. J'ai tant parlé
de la nécessité de diriger les enfants d'une main ferme, que
vous me soupçonnerez peut-être de ne pas tenir compte
suffisamment des exigences de leur jeune âge et de leur
faible constitution. Mais ce soupçon s'évanouira de votre
esprit, si vous voulez bien me prêter encore quelque atten-
tion. Je suis en effet très porté à penser que, dans l'édu-
cation des enfants, des châtiments trop sévères ne font
pas beaucoup de bien et font au contraire beaucoup de
mal; et je crois que, cœteris paribus, les enfants qui ont
été les plus châtiés sont les moins aptes à devenir de braves
gens *. Tout ce que j'ai prétendu établir jusqu'ici, c'est
que, quel que soit le degré de rigueur nécessaire, il con-
vient d'en user d'autant plus volontiers que l'enfant est
plus jeune. Une fois que cette sévérité, convenablement
1. Tous les pédagogues seront ici d'accord avec Locke. La vraie dis-
cipline est celle qui se fonde sur les bons sentiments inculqués de boum;
heure à l'enfant. La discipline extérieure, celle qui procède par châti-
ments, n'est bonne, comme dit Montaigne « qu'à rendre les âmes plus
lasches ou plus malicieusement opiniastres ». fil, vin»)
LES CHATIMENTS. 53
appliquée, a produit son effet, il est bon de la modérer et
de lui substituer une forme de discipline plus douce.
\ i. Si par une direction ferme les parents ont su rendre
complaisante et souple la volonté de leurs enfants, avant
qu'ils aient assez de mémoire pour se rappeler comment
on les a traités, ces dispositions leur paraîtront naturelles,
et elles agiront désormais en eux comme si elles l'étaient
en effet ; elles préviendront toute tentative de résistance
ou de révolte. Il faut seulement avoir soin de commencer
de bonne heure, et se montrer inflexible, jusqu'à ce que la
crainte~et le respect soient devenus des sentiments fami-
liers à l'enfant, et qu'on ne sente plus le moindre effort
dans la soumission, dans l'obéissance spontanée de leur
esprit. Une fois que cette habitude du respect est prise
(et elle doit l'être de bonne heure, sans quoi, pour la réta-
blir, il faudra prendre beaucoup de peine et ne pas mé-
nager les coups, et la difficulté sera d'autant plus grande
qu'on aura différé davantage), c'est par cette habitude, en
y mêlant toujours autant d'indulgence qu'en méritera l'en-
fant par le bon usage qu'il saura en faire, ce n'est point
par les coups, par les gronderies et autres châtiments ser-
viles, qu'il faudra désormais le gouverner à mesure qu'il
acquiert plus d'intelligence *.
45. Qu'il faille se conduire ainsi, c'est ce qu'on ne peut
manquer d'accorder, si l'on veut bien considérer ce qu'est
une éducation libérale et à quel but elle tend. 1° L'homme
doit avoir la maîtrise de ses inclinations; il faut qu'il
sache résister à l'impression importune d'un plaisir pré-
sent ou d'une peine, et se conformer à ce que la raison lui
dit qu'il est convenable de faire, s'il ne veut pas manquer
des vrais principes de la vertu et de la prudence, et s'ex-
poser à n'être jamais bon à rien. 11 faut donc cultiver à
t. Conférez Montaigne Essais (II, vm). « J'accuse toule violence en
l'éducation d'une aine tendre qu'on dresse pour l'honneur et la liberté.
On m'a ainsi eslevé : ils disent qu'en tout mon premier aag-e, jen'ay
tasté des verges qu'à deux coups et bien mollement. »
V
54 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
temps ces dispositions, qui sont contraires à la nature
livrée à elle-même ; il faut faire de ces habitudes les vrais
fondements du bonheur et du savoir-vivre dans la suite de
l'existence ; il faut les inculquer dans l'esprit aussitôt que
possible, dès que paraissent les premières lueurs de l'in-
telligence; il faut enfin que ceux qui dirigent l'éducation
d'un enfant les fortifient en lui par tous les soins, par tous
les moyens imaginables.
46. 2° D'autre part, si l'esprit des enfants est trop humilié,
trop asservi, si leurs facultés sont comme' abattues et
énervées par l'excès d'une discipline trop rigoureuse, ils
perdent toute leur vigueur, toute leur activité, et tombent
dans un état pire que le précédent. En effet, de jeunes
étourdis, qui ont de la vivacité et de l'esprit, peuvent par-
fois se réformer et devenir des hommes capables, même
de grands hommes ; mais des esprits abattus, timides et
mous, des esprits bas et faibles, ne peuvent que difficile-
ment se redresser, et il est rare qu'ils parviennent à quelque
chose. Éviter à la fois les deux écueils, c'est le grand art.
Celui qui a trouvé le moyen de conserver à l'enfant un
esprit facile, actif et libre, tout en le détournant d'un grand
nombre de choses dont il aurait envie et en le disposant à
des actions qui lui sont désagréables : celui-là, dis-je, qui
a su réconcilier ces contradictions apparentes, a, selon moi,
découvert le secret de l'éducation.
47. La méthode ordinaire, méthode expéditive et com-
mode pour la paresse des maîtres, celle qui procède par
châtiments et coups de fouet \ et qui est à peu près la
seule que les précepteurs emploient, la seule même qu'ils
croient possible, est de toutes la moins propre au service
de l'éducation, parce qu'elle tend à produire deux maux
contraires, ce Charybde et ce Scylla, contre lesquels, je
1. Les châtiments corporels étaient alors extrêmement répandus.
Locke lui-même ne les condamne pas absolument; il les admet dans
des cas extrêmes et d'impérieuse nécessité (voyez plus bas § 78).
LES CHATIMENTS CORPORELS. 55
l'ai montré, viennent d'un côté ou de l'autre échouer
toutes les éducations mal dirigées l.
48. 1° Les châtiments de ce genre ont le tort de ne pas
nous exercer à vaincre l'inclination naturelle qui fait que
nous recherchons le plaisir sensible et immédiat, et que
nous voulons éviter la peine coûte que coûte ; tout au con-
traire ils l'encouragent, et par suite fortifient en nous la
disposition d'où jaillissent toutes les actions vicieuses,
toutes les irrégularités de la vie. Quel est en effet le senti-
ment qui gouverne alors l'enfant, sinon l'amour du plaisir
ou l'aversion de la peine sensible, quand il étudie sa leçon
contre son gré, ou s'abstient de manger un fruit malsain
qui lui est agréable pour cette seule raison qu'il a peur
d'être fouetté? 11 ne fait en ce cas que préférer le plus
grand plaisir, ou éviter la plus grande peine sensible. Et
qu'est-ce, je le demande, que proposer de pareils motifs
à sa conduite et à ses actions, sinon cultiver en lui la
disposition que nous devons précisément déraciner et dé-
truire? Je ne saurais donc croire qu'une correction soit
utile à un enfant, quand la honte de la subir pour avoir
commis quelque faute n'a pas plus de pouvoir sur son
esprit que la peine elle-même2.
49. 2U Les châtiments de cette espèce ont pour résultat
nécessaire de faire haïr à l'enfant des choses que le devoir
des précepteurs serait précisément de lui faire aimer. En
effet rien de plus ordinaire que de voir des enfants se
mettre à détester des choses qui ne leur répugnaient pas
tout d'abord, uniquement parce qu'elles leur ont valu des
réprimandes, des coups de fouet, de mauvais traitements.
1. Les doux conséquences que Locke attribue avec raison à la disci-
pline des châtiments corporels, c'est que : 1° elle encourage chez ren-
iant le sentiment naturel qui le porte à aimer le plaisir et à redouter
la douleur; 2° elle abat et énerve sa volonté.
'2. Locke a bien raison de penser que ce qui importe dans le châti-
ment, ce n'est pas le châtiment lui-même, c'est le sentiment que le
châtiment excite.
56 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
Et comment s'étonner qu'il en soit ainsi, alors que les
hommes faits eux-mêmes ne sauraient prendre goût à rien,
si on employait avec eux des méthodes semhlahles? Quel
est l'homme qui ne prendrait en dégoût un divertissement
innocent et par lui-même indifférent, si à force de coups
et d'injures on prétendait l'y contraindre, quand il n'y est
pas disposé; ou si, à raison de certaines circonstances,
toutes les fois qu'il s'y livrerait il était traité de la sorte?
Il est naturel qu'il en soit ainsi. Les choses les plus indif-
férentes deviennent désagréables par le fait des circon-
stances désagréables qui les accompagnent : la seule vue
de la coupe, où l'on prend d'habitude des médecines répu-
gnantes, soulève l'estomac, et l'on ne saurait y rien boire
avec plaisir, alors même que la coupe serait des plus
propres, des plus élégantes, et faite de la plus riche ma-
tière.
50. 5° Enfin une discipline servile fait des caractères
serviles1. L'enfant se soumet et feint d'obéir, tant que la
crainte du fouet agit sur lui : mais dès qu'il en est dé-
livré et que, n'étant plus sous les yeux de son maître, il
peut se permettre l'impunité, il donne libre carrière à ses
inclinations naturelles, qui loin d'être affaiblies par cette
méthode se sont au contraire accrues et fortifiées en lui, et
qui, un instant contraintes, éclatent avec d'autant plus de
violence. Reste une autre hypothèse.
51. 4° Si la sévérité poussée jusqu'à ses extrêmes limites
parvient à dominer l'enfant et à corriger pour le moment
son caractère désordonné, elle met souvent à la place une
maladie pire encore et plus dangereuse, qui est de briser
1. Il est impossible do prononcer plus nettement et avec plus de force
la condamnation des châtiments corporels. On oublie trop dans la
discipline que le but n'est pas seulement de faire régner l'ordre dans
la classe et dans l'école, d'obtenir la droiture apparente et le travail du
moment. Le but à atteindre est plus élevé : il s'agit de préparer des
caractères libres et droits, sachant se gouverner eux-mêmes, et le
problème de la discipline peut être formulé ainsi : o Préparer la liberté
par l'obéissance ».
LA DISCIPLINE DU FOUET. .7
les ressorts de son esprit. Alors au lieu d'un jeune homme
turbulent, vous avez une pauvre créature sans énergie,
capable encore de plaire avec sa sagesse forcée aux sots qui
aiment les entants mous et indolents, parce qu'ils ne font
pas de bruit et ne causent aucun ennui1, mais qui ne
manquera probablement pas de paraître à ses amis un être
incommode, et qui en effet, pendant toute sa vie, sera pour
lui-même et pour les autres un être inutile.
1. Conférrt cotte boutade de M. Pape-Carpantier : « S'il y a des enfants
tranquilles et muets, qui restent sages, comme on le dit avec une irré-
flexion ou une ignorance dont je m étonne, qui ne crient, ni ne rient,
ni ne remuent, ce sont des enfants morts, enterrez-les. ' onfSrences
fini Instituteurs, etc.)
SECTION IV (52-631.
DES RECOMPENSES.
52. Les coups et les autres sortes de châtiments serviles
et corporels ne conviennent donc pas comme moyens de
discipline dans l'éducation d'un enfant dont nous voulons
faire un homme sage, bon et libre ; aussi ne faut-il y recourir
que rarement et surtout dans les grandes occasions, dans les
cas extrêmes1. D'un autre côté, il faut éviter avec le même
soin de flatter les enfants en les récompensant par des
choses qui leur plaisent 8. Celui qui donne à son fils des
pommes, ou des dragées, ou quelque autre chose du même
genre, pour le décider à apprendre sa leçon, ne fait qu'en-
courager son inclination pour lé plaisir, et choyer cette
t. On verra plus loin qu'il est difficile d'être de l'avis de Locke sur
ce poinl et de légitimer l'emploi des châtiments corporels, même dans
des cas exceptionnels.
2. Locke est. bien rigoureux et demande l'impossible quand il exige
que l'on sèvre absolument l'enfant des choses qui lui sonl agréables.
Sans tomber dans les excès de Y enseignement attrayant, sans vouloir
avec Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, « qu'on mette une dragée
sous chacune des lettres qu'on apprend à l'enfant », il est permis de
croire que les récompenses agréables doivent avoir leur place dans une
éducation bien dirigée. Locke les admet, il est vrai (voyez § 53), mais
non comme choses agréables : il veut qu'elles soient en quelque sorte
les symboles de l'estime que les enfants ont méritée.
LES RÉCOMPENSES. 51)
dangereuse tendance qu'il devrait par tous les moyens
vaincre el étouffer en lui. Vous ne pouvez avoir l'espoir
de Phabituer à la maîtriser, si vous compromettez la résis-
tance <jue vous lui opposez sur un point par la satisfac-
tion que vous lui accordez sur un autre point.
Pour devenir un homme bon, sage et vertueux, il est
nécessaire que l'enfant apprenne à dominer ses appétits, à
triompher de son inclination pour la richesse, la parure,
pour tout ce qui flatte le palais, etc., toutes les fois que
sa raison conseille le contraire et que son devoir l'exige.
Mais si vous l'engagez à faire quelque chose de raisonnable
en lui offrant de l'argent, si vous le dédommagez de la peine
d'apprendre sa leçon par le plaisir de manger un morceau
friand ; si vous lui promettez une cravate à dentelles ou
un bel habit neuf, pour le récompenser de quelques-uns
de ses petits devoirs d'écolier, n'est- il pas vrai que lui
proposer ces récompenses c'est reconnaître qu'elles sont
de fort désirables choses qu'il faut rechercher, c'est l'en-
courager à les aimer, c'est l'accoutumer à y placer son bon-
heur1. C'est ainsi que, en général, pour obtenir des enfants
qu'ils apprennent avec zèle la grammaire, la danse, ou
quelque autre chose du même genre, de peu d'importance
pour le bonheur et l'utilité de leur vie, les parents em-
ploient mal à propos les récompenses et les châtiments; ils
compromettent la vertu, renversent les principes de l'édu-
1. En résumé Locke ne veut pas de récompenses sensibles, ni de pu-
nitions sensibles, parce qu'elles habituent selon lui l'enfant à l'aire du
plaisir ou de la douleur le principe de sa conduite. C'est dans le même
sens que Kant a dit : Si on punit l'enfant quand il l'ait mal, et si on
le récompense quand il fait bien, il l'ait alors le bien pour être bien
traité. » Il faudrait cependant se décider à prendre l'homme pour ce
qu'il est, pour un ètrr que le plaisir et l'intérêt gouverneront toujours
en partie, surtout quand il est enfant, et que le seul sentiment de
l'honneur, pas plus que l'idée du devoir, ne peut suffire à guider. Il
est a remarquer qu'un contemporain de Locke, l'idéaliste Kalebranche,
se rencontre sur ce point avec le sensualiste anglais et proscrit les
récompenses sensibles, parce qu'il veut développer de bonne heure
chez l'eniant le goût des idées abstraites.
00 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
cation, et enseignent à. leurs enfants le luxe, l'orgueil ou
la convoitise, etc. En effet, par leur complaisance pour de
mauvaises inclinations qu'ils flattent au lieu de les modé-
rer, ils jettent les fondements de tous les vices futurs, vices
qu'il est impossible de combattre autrement qu'en pliant
les désirs de l'enfant et en l'habituant de bonne heure à se
soumettre à la raison.
53. Je n'entends pas cependant qu'il faille priver les
enfants des agréments ou des plaisirs de la vie, toutes les
fois que ces plaisirs ne portent pas préjudice à leur santé
ou à leur vertu. Au contraire je voudrais que leur vie fût
aussi douce, aussi agréable que possible, qu'elle s'écoulât
dans la pleine jouissance de tout ce qui peut innocemment
les charmer : à cette condition pourtant qu'ils ne voient
dans ces plaisirs que les suites naturelles de l'estime qu'ils
ont méritée *. Il ne faut jamais les leur offrir ou les leur
accorder comme les récompenses de tel ou tel devoir par-
ticulier pour lequel ils éprouvent de la répugnance, ou
auquel ils ne se décideraient pas à s'appliquer, s'ils n'y
étaient engagés par l'espoir de cette récompense.
54. Mais, dira-t-on, si d'un côté on doit renoncer au
fouet, et de l'autre à ces petits encouragements qui plai-
sent et séduisent, comment faut-il alors gouverner les en-
fants? Otez l'espérance et la crainte, il n'y a plus de dis-
cipline. J'accorde que le bien et le mal, la récompense et
la punition, sont les seuls motifs d'action pour une créa-
ture raisonnable; ce sont comme les aiguillons qui excitent
à l'action et comme les rênes qui guident le genre humain
tout entier. Par conséquent il faut aussi s'en servir avec les
enfants, qui — je prie les parents et les maîtres de se le
mettre bien dans l'esprit — doivent être traités comme des
créatures raisonnables-?
1. En d'autres termes, l'enfant, d'après Locke, ne doit pas connaître
d'autre récompense que l'estime de ses parents.
2. « Les plus petits entants, «lit Malcbranclie, ont de la raison, aussi
bien que les hommes faits. » Conlre ces exagérations, Rousseau pro-
LES RÉCOMPENSÉS. 61
So. Oui, je l'avoue, les récompenses et les punitions doi-
vent être employées avec les enfants, si l'on veut agir sur
eux. Mais l'erreur que je combats, c'est qu'à mon avis on
choisit mal celles que l'on met généralement en usage. Les
plaisirs et les peines du corps sont, je crois, d'un funeste
effet, quand on en l'ait des récompenses et des punitions
destinées à assurer l'autorité des parents sur leurs enfants;
par là, comme je l'ai dit plus haut, on ne l'ait qu'augmenter
l,i force de ces inclinations qu'il s'agit précisément de do-
miner et de maîtriser l. Quel principe de vertu avez-vous
jeté dans l'esprit d'un enfant, si vous ne parvenez à le dé-
tourner de désirer un plaisir qu'en lui proposant un autre
plaisir? Vous ne faites ainsi que donner plus de force à ses
appétits et égarer son désir sur un grand nombre d'objets.
Si un enfant crie pour avoir un fruit malsain et dangereux,
vous essayez de le faire tenir tranquille en lui donnant
une sucrerie plus inoffensive. Par là peut-être vous pré-
servez sa santé, mais vous gâtez son esprit, vous le pré-
cipitez dans un plus grand désordre encore. Ici en effet
vous changez seulement l'objet; vous n'en flattez pas moins
ses appétits; vous lui permettez de se satisfaire, etc'estlà,
comme je l'ai montré, la racine du mal. Jusqu'à ce que
vous l'ayez mis en état de supporter le refus de cette satis-
faction, vous pouvez avoir réussi à le rendre pour le mo-
ment sage et tranquille, mais vous n'avez pas guéri la ma-
ladie. Par cette manière de procéder, vous fomentez, vous
caressez en lui l'instinct qui est la source d'où jaillissent
tous les maux, et vous pouvez être certain qu'à la première
teste avec force : « De toutes les facultés de l'homme la raison esL celle
qui se développe le plus difficilement et le plus tard, et c'est de celle-là
qu'on veut se servir pour développer les premières! Le chef-d'œuvre
d'une bonne éducation est de faire un homme raisonnable, et l'on pré-
tend élever un enfant par la raison!... La nature veut que les enfants
soient enfants avant que d'être hommes. »
1. Locke insiste à satiété sur cette idée qui r.e tau fpas dans la
discipline exciter les inclinations que l'éducation a pour but de com-
i i omme, par exemple, l'amour du plaisir.
62 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
occasion cet instinct éclatera de nouveau avec plus de vio-
lence, lui inspirera une plus ardente passion et vous cau-
sera plus d'ennui.
LE SENTIMENT DE L'HONNEUR.
56. Les récompenses et les punitions qui vous serviront
à tenir vos enfants dans le devoir sont d'une nature toute
différente1, et leur action est si puissante qu'une fois que
nous avons réussi à les mettre en œuvre il ne restera plus,
je crois, rien à faire : toutes les difficultés seront aisément
surmontées. L'honneur et le déshonneur (esteem and dis-
grace) sont de tous les aiguillons ceux qui stimulent le
plus l'esprit, dès qu'il peut y être sensible. Si vous pouvez
inspirer à vos enfants le sentiment de l'honneur, la crainte
de la honte et du déshonneur, vous aurez établi dans leurs
esprits les vrais principes qui ne cesseront plus de les dis-
poser au bien2. Mais, dira-t-on, que (aire pour y réussir?
Je confesse que la chose, à première vue, ne parait pas
exempte de difficulté ; mais j'estime qu'il vaut la peine de
1. Locke ne veut ni de la crainte des châtiments corporels, ni de
l'appât des récompenses sensibles, comme moyen essentiel de discipline;
c'est donc dans le sentiment de l'honneur seul qu'il compte trouver le
principe de la direction des volontés.
2. Locke a toujours considéré le sentiment de l'honneur comme le
principal ressort des actions humaines. Voici ce qu'il écrivait à Paris,
dans son journal, en 1678. « La principale source des actions des
hommes, la règle par laquelle ils se conduisent, et la fin à laquelle ils
tendent, semble être l'honneur et la réputation, et ce qu'ils veulent à
tout prix éviter, c'est surtout le déshonneur et la honte. C'est ce qui
t'ait que les Hurons et d'autres peuples du Canada endurent avec tant
de constance d'incroyables tortures. C'est ce qui fait les marchands
dans un pays, les soldats dans un autre. C'est ce qui fait qu'on étudie
ici l'astrologie, là les mathématiques et la physique. C'est ce qui déter-
mine la forme des vêtements pour les femmes, les modes pour les
hommes La honte d'être méprisé par ceux avec qui l'on a vécu et
auprès desquels on voudrait se rendre recommandable est le grand
principe qui dirige les actions des hommes. »
LE SENTIMENT DE L'HONNEUR. 63
rechercher (et de mettre on pratique une fois qu'un les
aura découverts) les moyens d'atteindre à an résultat où
est renfermé, selon moi, le grand secret de l'art de l'édu-
cation.
57. D'abord, les enfants (plus tôt peut être que nous ne
pensons) sont très sensibles à la louange et aux compli-
ments. Ils trouvent du plaisir à être estimés et appréciés
surtout par leurs parents et par tous ceux dont ils dépen-
dent. Si, par conséquent, le père les caresse et les loue,
lorsqu'ils ont fait quelque chose de bien, s'il leur montre
au contraire un air froid et indifférent, lorsqu'ils ont fait
quelque chose de mal, si en même temps leur mère et tou-
tes les personnes qui les entourent les traitent de même,
il ne faudra pas beaucoup de temps pour qu'ils saisissent la
différence. De tels moyens, si on les emploie constamment,
feront plus d'effet sur leurs esprits, je n'en doute pas, que
les coups et les menaces, qui perdent leur force pour peu
qu'ils deviennent communs, qui ne servent à rien, s'ils
ne sont pas accompagnés d'un sentiment de honte, et qu'il
faut par conséquent s'interdire de jamais employer, ex-
cepté clans les cas extrêmes que nous avons mentionnés
plus loin.
58. Mais, en second lieu, pour rendre plus profond le
sentiment de l'honneur et du déshonneur, pour lui donner
plus d'autorité, il faut que d'autres choses agréables ou
désagréables soient constamment jointes à ces deux états
différents : non comme des récompenses ou des punitions
particulières attribuées à telle ou telle action particulière,
mais comme des conséquences nécessaires qui attendent
infailliblement tout enfant, lorsque par sa propre faute il a
mérité le blâme ou la louange1. Par cette façon d'agir, les
1. La théorie de Locke se rapproche ici de celle de M. Spencer, qui
n'admet guère d'autres châtiments que ceux qui sont les conséquences
inévitables de leurs actes, les inévitables réactions des actions de ren-
iant. Il y a cependant cette différence que pour M. Spencer ces consé-
G4 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
enfants en viendront facilement à comprendre que tous
ceux qui ont mérité d'être loués et estimés, pour leurappli-
cation à bien faire, sont nécessairement aimés et choyés
par tout le monde, et qu'ils obtiennent tous les avantages
qui sont les conséquences de leur bonne conduite; tandis
que d'autre part l'enfant qui par quelque faute a perdu
l'amitié de ses parents et n'a pas pris soin de conserver in-
tacte sa bonne réputation, doit immanquablement s'atten-
dre à l'indifférence et au mépris, et par suite se verra privé
de tout ce qui pourrait le satisfaire ou le réjouir. De cette
façon les objets du désir deviennent pour l'enfant les auxi-
liaires de sa vertu, pour peu qu'une expérience constante
lui ait appris, dés le début de la vie, que les choses qui lui
sont agréables appartiennent et sont réservées uniquement
à ceux qui ont gardé leur bonne réputation. Si par ces
moyens vous avez réussi une seule fois à leur faire honte
de leurs fautes (et je serais d'avis qu'on ne recourût pas à
d'autre châtiment que celui-là), si vous les avez rendus
sensibles au plaisir d'être estimés, vous pourrez faire d'eux
tout ce que vous voudrez, et ils aimeront toutes les formes
de la vertu.
59. La grande difficulté provient, je crois, de la sottise
et de la folie des domestiques, qu'on a beaucoup de peine
à empêcher de se mettre en travers des intentions du père
et de la mère1. Les enfants, rebutés par leurs parents pour
quences doivent apparaître aux enfanté comme les suites naturelles,
fatales, de leurs actes, comme les résultais d'une nécessité inévitable;
tandis que Locke introduit un élément moral dans ces châtiments
inévitables et infaillibles qu'il présente comme l'expression, non d'une
nécessité de la nature, mais de la satisfaction et du mécontentement
de leurs parents.
1. Il n'arrive que trop souvent que les parents se contredisent eux-
mêmes, que la mère se met en travers des intentions du père et réci-
proquement. On connaît la boutade de J.-P. Richter : « L'éducation
actuelle ressemble à l'Arlequin de la comédie italienne, qui arrive sur
la scène avec un paquet de papiers sous chaque bras. « Que portez- vous
suus le bras droit? lui deinande-t-on. — Des ordres! répond-il. —
Et ?ous le bras gauche? — Des contre-ordres! »
LA REPUTATION ET L'AMOUR-PROPRE. tir»
la faute qu'ils ont commise, trouvent d'ordinaire un refuge
et une consolation dans les caresses de ces flatteurs impru-
dents, qui défont ainsi tout ce que les parents s'efforcent
de faire. Lorsque le père ou la mère bat froid à son enfant,
tout le monde devrait garder avec lui la même réserve ;
personne ne devrait lui donner d'encouragements, jusqu'à ce
qite, ayant demandé pardon et s'étant amendé, il soit ren-
tré dans la bonne voie et mérite de nouveau les bonnes
grâces de ses parents. Si l'on s'en tenait fermement à cette
méthode, j'imagine qu'on n'aurait guère besoin d'employer
les coups ou les réprimandes. Leur propre plaisir et leur
propre intérêt disposeraient bien vite les enfants à recher-
cher l'approbation de leurs parents et à éviter des actions
qu'ils verraient condamner par tout le monde et dont ils
seraient sûrs de porter la peine, sans qu'il fût nécessaire
de les gronder ou de les battre. Us apprendraient ainsi à
être modestes, à connaître le sentiment de la honte et ils
en viendraient bien vite à éprouver une horreur naturelle
pour des actions qui les exposent, ils le savent, à l'indiffé-
rence et au mépris de tout le monde. Mais quant à cher-
cher les moyens de remédier aux maux dont les domesti-
ques sont la cause, c'est un soin que je dois laisser à
l'examen des parents. Mon seul but était de dire que la
chose est d'une importance extrême, et qu'il faut estimer
très heureux ceux qui ont réussi à entourer leurs enfants
de personnes sages et discrètes*
60. Qu'on évite donc avec soin de battre ou de gronder
fréquemment les enfants. De l'emploi des châtiments de
cette espèce on ne peut espérer d'autre profit que d'exci-
ter chez l'enfant un sentiment de honte et d'aversion pour
les actes qui lui ont mérité ces punitions, et si son cha-
grin ne consiste pas surtout dans le déplaisir d'avoir mal
fait et dans la crainte de s'être attiré par là les légitimes
colères de ses meilleurs amis, les coups de fouet n'au-
ront produit qu'une cure imparfaite. Ils ne guérissent le
mal que pour le moment et par une cicatrisation superfi-
5
66 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
cielle; ils ne pénètrent pas au fond de la plaie. Un géné-
reux sentiment de honte et la crainte d'avoir déplu, voilà
les vrais principes pour gouverner l'enfant, les seuls qui
puissent tenir son caractère en bride et l'obliger à rester
dans l'ordre. Les châtiments, s'ils se renouvellent fré-
quemment, cessent de produire cet effet et ne lardent pas
à user le sentiment de la honte. 11 en est de ce sentiment
cbcz l'enfant comme de la pudeur chez les femmes : elles
la perdent, si elles en violent fréquemment les lois. Quant
à la crainte de causer du déplaisir à ses parents, ce senti-
ment ne peut manquer lui aussi de devenir insignifiant,
si les marques de ce déplaisir disparaissent trop vite, et s'il
suffit de quelques coups reçus pour que la faute soit pleine-
ment expiée. Les parents devraient examiner attentivement
quelles sont chez leurs enfants les fautes assez graves pour
mériter l'expression de leur colère; mais une fois qu'ils
ont manifesté un déplaisir assez vif pour qu'une punition
s'ensuive, il ne faut pas qu'ils radoucissent tout de suite la
sévérité de leur air ; il faut, au contraire, qu'ils fassent
quelque difficulté de rendre leurs bonnes grâces au cou-
pable, et qu'ils ajournent la réconciliation complète jusqu'à
ce que l'enfant, redevenu sage et même plus sage qu'il n'est
d'habitude, ait prouvé la sincérité dans son repentir. Si
les choses ne sont pas réglées ainsi, la punition, par son re-
nouvellement même, devient une chose vulgaire et com-
mune qui perd toute influence ; la faute, la punition et le
pardon forment alors aux yeux de l'enfant une série aussi
naturelle, aussi nécessaire que la succession du jour, de la
nuit et du matin.
61. À propos de la réputation je n'ajouterai qu'une seule
remarque. Sans doute la réputation n'est pas le vrai prin-
cipe ni la mesure de la vertu, car ce principe consiste dans
la connaissance que l'homme a de son devoir, d;ins le
plaisir qu'il trouve à obéir à son Créateur, en suivant les
indications de la lumière naturelle qu'il tient de Dieu, et
L'ELOGE El LE BLAME. 67
clans L'espoir de lui plaire et d'eu recevoir une récompense1.
Cependant l'amour de la réputation est de tous les prin-
cipes d'action celui qui se rapproche le plus de la vertu2.
La réputation en effet, puisqu'elle est le témoignage d'ap-
probation que la raison des autres hommes, par un con-
sentement unanime en quelque sorte, accorde aux actions
vertueuses et conformes à l'ordre, la réputation doit être
considérée comme le véritable guide, comme l'aiguillon le
plus puissant de l'enfance, jusqu'au jour où les enfants ont
assez grandi pour être capables de se juger eux-mêmes et
de trouver dans leur propre raison les principes de l'hon-
nêteté.
62. Cette observation peut servir à diriger les parents
dans leur façon de louer ou de blâmer leurs enfants. Les
réprimandes, que leurs fautes rendent parfois difficiles à
éviter, doivent non seulement être faites dans des termes
sobres, graves et sans passion, mais aussi en particulier et en
tête-à-léte; tandis que les éloges que peuvent mériter les
enfants, doivent leur être adressés devant d'autres person-
nes3. C'est doubler en effet la récompense que publier l'é-
loge ; et d'autre part si les parents témoignent de la répu-
gnance à divulguer les fautes commises, cela disposera da-
vantage les enfants à désirer le maintien de leur réputa-
1. Il est permis de penser que Locke défigure ici les principes de la
morale naturelle, en ajoutant à l'idée du bien et au sentiment de la
dignité, qui sont les vrais principes de la vertu, le devoir de plaire à
Dieu et surtout l'espoir d'une récompense.
2. Locke abuse un peu de l'aïuour-propre et du désir de la réputation.
Il semble qu'il n'ait pas l'ait une place assez large dans son système aux
affections du cour, à l'amour des parents, par exemple. Combien d'en-
fants resteront froids et insensibles, si vous prétendez les gouverner
par le sentiment de l'honneur! Y en a-t-il beaucoup au contraire qui
résistent aux volontés d'un père ou d'une mère qu'ils chérissent, ou
même d'un maître qu'ils aiment?
3. A Port-Royal, où l'on se défiait trop de l'amour-propre, il était
défendu au contraire de décerner des éloges publics ou privés. « Si
Dieu a mis quelque bien dans l'âme d'un enfant, il faut l'eu louer (en
louer Dieu) et garder le silence. »
68 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
lion ; cela leur apprendra à être plus soucieux de conserver
l'estitne des autres, parce qu'ils croiront encore la posséder.
Si au contraire on les a couverts de honte en publiant
leurs fautes et s'ils croient avoir perdu cette estime, ce
moyen n'a plus d'action sur eux, et ils se montreront d'au-
tant moins désireux de mériter l'approbation d'autrui,
qu'ils seront plus portés à croire que leur réputation est
déjà compromise.
65. Mais si l'on suit avec les enfants les bonnes métho-
des, il ne sera pas nécessaire d'appliquer le système ordi-
naire des punitions et des récompenses, aussi souvent qu'on
se l'imagine ou qu'on a coutume de le faire. En effet les
folies innocentes, les jeux, les amusements puérils, tout
cela doit être permis à l'enfant, librement et sans restric-
tion, au moins dans la mesure où ces actions peuvent se
concilier avec le respect qui est dû aux personnes pré-
sentes; et on ne saurait sur ce point être trop indulgent.
Ces défauts sont les défauts de l'âge plutôt que les défauts
des enfants eux-mêmes; et si, comme on devrait le faire,
on laissait au temps, à l'exemple, au progrès des années, le
soin de les corriger, on épargnerait à l'enfant beaucoup de
corrections appliquées mal à propos et sans profit. Ces cor-
rections en effet, ou bien ne parviennent pas à dominer les
dispositions naturelles de l'enfance; et alors de leur renou-
vellement inutile il résulte seulement que, dans des cas où
elle serait nécessaire, la correction a perdu toute sa force ;
ou bien si elles sont assez puissantes pour réprimer la gaieté
naturelle de cet âge, elles ne servent qu'à gâter -à la fois le
corps et l'esprit. Si le bruit, si le désordre que les en-
fants font en jouant, causent parfois quelque dérangement,
si le lieu, si les personnes présentes ne peuvent s'en accom-
moder (ce qui n'arrive que quand leurs parents sont là),
un regard ou un mot du père ou de la mère, si du moins
ils ont su prendre l'autorité qui leur appartient, suffira soit
pour les éloigner, soit pour les faire tenir tranquilles
quelque temps. Mais cette humeur folâtre que la nature
L'ÉLOGE ET LE BLAME. 69
a sagement départie à leur âge et à leur tempérament, il
vaut mieux l'encourager que la combattre et la réprimer,
si l'on veut exciter leurs esprits, accroître leur force et
leur santé. L'art suprême est de faire que tout ce qu'ils ont
à faire soit pour eux un jeu et un divertissement *,
1. Cette règle n'est bonne que pour les tout petits enfants, auxquels
il ne faut en effel rien imposer qui les gêne ou qui les ennuie. Mais
de l">nne heure il est bon d'habituer l'enfant qui a déjà quelques
années à connaître l'effort et la peine. L'éducation se trahirait elle-
même, si elle supprimait le travail, si elle effaçait toutes les difficultés,
si elle transformait toutes choses en divertissement et en jeu.
SECTION V ( «4-66
DES REGLES.
64. Laissez-moi noter ici une chose que je considère
comme un vice de la méthode ordinairement suivie dans
l'éducation : c'est qu'on charge la mémoire de l'enfant, en
toute occasion, de règles et de préceptes que souvent il
ne comprend point, et que toujours il oublie aussitôt qu'on
les lui a enseignés1. S'il s'agit d'une action que vous vou-
lez qu'il fasse, ou qu'il fasse autrement : toutes les fois qu'il
oubliera de la faire ou qu'il la fera mal, forcez-le à la
refaire, à la répéter jusqu'à ce qu'il y réussisse parfaite-
ment8. Parla vous obtiendrez deux avantages : celui d'abord
de reconnaître si c'est une* action dont il soit déjà capable
ou que l'on puisse attendre de lui ; car il arrive quelque-
fois que l'on demande aux enfants des choses dont on
s'aperçoit qu'ils sont incapables, quand on les met à l'é-
preuve, de sorte qu'il est nécessaire de leur enseigner à lcsLj
faire et de les y exercer, avant de les exiger d'eux. Mais
I*
1. Locke développe ici une pensée familière aux pédagogues et que
Ramus formulait dans cette maxime célèbre, louée par Lancelot : « Peu
de préceptes et beaucoup d'usage. »
2. Conférez la maxime des Jésuites : Bepetilio muter stndiorum. « Ces
la répétition qui est le principe des bonnes études. »
LES RÈGLES ET LES PRÉCEPTES. 71
un précepteur trouve plus facile de donner des ordres que
les enseignements! Un autre avantage qui en résultera,
e'csi que, en répétant la même action jusqu'à ce qu'il s'en
soit fait une habitude, l'enfant, pour l'accomplir, n'aura
plus besoin d'un effort de mémoire ou de réflexion, effort
qui n'est pas de son âge et qui suppose plus de sagesse et
de maturité qu'il n'en a : l'action lui sera devenue natu-
relle. C'est ainsi que s'incliner devant la personne qui vous
salue, regarder en face celui qui vous parle, tout cela,
gi âce à une habitude constante, est pour l'homme bien élevé
rhose aussi naturelle que l'acte de respirer ; il le fait sans
réflexion, sans y penser. Si par cette méthode vous corrigez
un enfant d'un défaut, il en est guéri pour toujours, et en
prenant ses défauts un à un, vous pouvez les extirper tous,
pour semer à la place les habitudes que vous voudrez.
Go. J'ai vu des parents qui chargeaient leurs enfants de
tant de règles que les pauvres petits pouvaient à peine en
retenir la dixième partie, et encore moins les appliquer.
Cependant, soit par des paroles dures, soit même par des
coups, on les punissait de manquer à des règles si nom-
breuses et souvent fort peu raisonnables. D'où il résultait
naturellement que les enfants ne réfléchissaient plus à ce
qu'on leurdisait, une fois qu 'ils avaient la preuve que toute
l'attention dont ils étaient capables ne les préserverait
pas d'un manquement et du châtiment qui devait le sui-
vre.
N'imposez donc à votre fds que le moins de règles pos-
sible, et plutôt moins que plus, même de celles qui
paraissent absolument nécessaires. En effet si vous l'acca-
blez de trop de règles, il arrivera nécessairement une de
ces deux choses : ou bien il faudra le punir très souvent,
ce qui sera de fâcheuse conséquence en rendant la puni-
tion trop fréquente et trop familière ; ou bien vous le lais-
serez transgresser quelques-uns de vos préceptes sans le
punir, et par là il prendra l'habitude de les mépriser et
votre autorité perdra son prestige. N'établissez donc qu'un
ri QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
petit nombre de lois, mais, une fois établies, veillez à ce
qu'elles soient rigoureusement observées1. Il ne faut que
peu de règles pour un enfant qui n'a que peu d'années; à
mesure qu'il grandira, et lorsque la pratique aura solide-
ment établi une première loi, vous pourrez en ajouter une
autre.
DES HABITUDES.
66. Mais, je vous en prie, rappelez-vous qu'on n'instruit
pas les enfants par des règles qui glissent sans cesse de
leur mémoire. Tout ce que vous jugez nécessaire qu'ils
fassent, apprenez-leur à le faire par une pratique constante,
toutes les fois que l'occasion se présentera; et même, s'il
est possible, faites naître les occasions. Cela leur donnera
des habitudes qui, une fois établies, agiront d'elles-mêmes,
facilement et spontanément, sans le secours de la mé-
moire2. Mais laissez -moi vous avertir d'une précaution à
prendre : 1° ayez soin d'abord de former les enfants aux
habitudes que vous voulez leur donner, par d'insinuantes
paroles et de douces exhortations, comme si vous vouliez
simplement leur rappeler quelque chose qu'ils oublie-
raient; plutôt que par de sévères réprimandes, par des
gronderies, comme s'ils étaient volontairement coupables
de leur oubli ; 2° une autre précaution à prendre, c'est de
ne pas essayer de leur faire prendre plusieurs habitudes à
la fois ; sans cela, par la diversité des choses, vous brouil-
lerez leur esprit et vous n'arriverez à rien. C'est seulement!
quand une habitude constante leur a rendu quelque action
1. Mm0 Necker de Saussure dit dans le même sens : « On ne doi
d'abord interdire que ce qu'on peut empêcher, mais on doit toujonr:
empêcher ce qu'on a commencé par interdire. »
2. Locke semble attribuer à la mémoire un caractère qu'elle n';
pas. Il l'oppose aux habitudes, et la mémoire, à vrai dire, n'est elle-mêm:
qu'une habitude.
LES JJABITUDES. 73
facile el naturelle, et qu'ils la font sans réflexion, qu'il
convient de passer à l'éducation d'une autre habitude'.
Cette méthode, qui consiste à instruire les enfants par
une pratique constante, par la répétition du môme exercice,
plusieurs fois renouvelé en présence et sous la direction
de leur maître, jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'habitude
de le bien faire, et non par des règles confiées à leur mé-
moire, a de si grands avantages, par quelque côté qu'on la
considère, que je ne puis m'empêcher de m'étonner (si
tant est qu'on puisse s'étonner de n'importe quelle mau-
vaise coutume) qu'où l'ait à ce point négligée. Je ferai sur
ce point une autre remarque qui me vient présentement à
l'esprit. Par cette méthode, nous constaterons si ce qu'on
exige de l'enfant est à sa portée et convient par quelque
endroit à ses talents naturels et à son tempérament : chose
qu'il importe de considérer clans une éducation bien diri-
gée. Nous ne pouvons pas avoir la prétention de changer le
naturel des enfants sans nous exposer à leur faire du tort,
de rendre pensifs et graves ceux qui sont gais, folâtres
ceux qui sont mélancoliques. Dieu a marqué les esprits
des hommes de certains caractères, qui, comme les défauts
de leurs corps, peuvent être légèrement amendés, mais
qu'on ne saurait entièrement réformer et changer en
caractères tout contraires.
Quiconque prend soin de l'éducation des enfants doit
donc étudier avec soin leur nature et leurs aptitudes, re-
1. L'éducation n'est en grande partie que l'art de former de bonnes
habitudes. Aussi ne comprend-on pas que Rousseau ait dit avec plus
d'esprit que de sens « qu'il ne faut laisser prendre à Emile aucune
habitude, si ce n'est de n'en avoir aucune ». Kant, lui aussi, condamne
les habitudes, pour cette raison : que plus un homme a d'habitudes,
moins il est libre et indépendant. L'idéal de Kant et de Rousseau
serait une liberté toujours prête, que rien ne gênerait. Or, l'habitude
est une « obéissance» puisqu'elle nous enchaîne au passé. Mais l'idéal
de Rousseau et de Kant est irréalisable, et la faiblesse humaine est fort
heureuse de pouvoir s'appuyer sur de bonnes habitudes, qui la dis-
pensent d'efforts nouveaux, et lui rendent facile, aisé, presque instinctif,
^accomplissement du devoir.
74 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
connaître, par de fréquentes expériences, leur tour d'esprit
naturel et ce qui leur convient, observer enfin quel est leur
fonds naturel, comment on peut l'accroître, et ce qu'ils
sont capables de faire1. Il doit considérer ce qui leur
manque et s'ils sont en état de l'acquérir par le travail, de
se l'approprier par la pratique, s'il vaut la peine d'en faire
l'essai. Dans beaucoup de cas, en effet, tout ce que nous
pouvons faire, tout ce que nous pouvons tenter, c'est de
tirer le meilleur parti possible des dons de la nature, soit
en prévenant les vices et les défauts auxquels est enclin tel
ou tel tempérament, soit en développant les qualités qui
lui sont naturelles. Poussons aussi loin que possible le
génie naturel de chaque enfant-; mais ne nous astreignons
pas au vain travail de lui imposer un caractère qui n'est
pas le sien3 : tous ces dehors plâtrés auront toujours mau-
vaise grâce et cet air gauche qui est la conséquence de la
contrainte et de l'affectation.
f/affectation, j'en conviens, n'est pas le défaut familier
de la première enfance, ni l'effet de la nature livrée ;'i
elle-même. Elle est de la famille de ces plantes qui ne
croissent pas dans les landes sauvages et sans culture, mais
qui grandissent dans les jardins parles soins maladroits et
sous la main négligente d'un jardinier. Il faut de l'art et
1. Locke so préoccupe iivec raison de l'étude individuelle du carac-
tère et des aptitudes nalurelles de chaque enfant. Mais il ne semble
pas avoir enlrevu le profit que la pédagogie peut attendre de l'étude
de la nature humaine, considérée moins dans ses particularités indivi-
duelles, que dans ses traits généraux et universels. Il étail réservé à
Rousseau de Caire le premier valoir avec éloquence l'intérêt pédago-
gique de la psychologie de l'enfant.
2. Sous ce rapport, l'éducation privée est supérieure à l'éducation
publique : car n'ayant, affaire qu'à un seul enfant, elle peut plus aisé-
ment reconnaître ses aptitudes propres et adapter les méthodes qu'elle
emploie à sa nature.
5. Montaigne dit dans le même sens : « Faulte d'avoir Lien choisi
la route des enfants, pour néant se travaille-t-on souvent, et employe-t-
on beaucoup d'aage à dresser des enfants aux choses auxquelles ils
ne peuvent prendre pied. » (Essais, T, xxv.)
L'AFFECTATION ET I.A GRACE. 75
de l'instruction, il faut un certain sentiment de La néces-
sité de L'éducation, pour devenir capable de cette affecta-
tion, qui essaye de corriger les défauts naturels et qui a du
moins le mérite de chercher à plaire, bien qu'elle n'y
parvienne pas. Plus on s'efforce, en effet, d'être agréable,
et moins on y réussit. Il faut donc s'armer de toutes les
précautions possibles contre un défaut qui a sa source
dans l'éducation, dans une éducation mal entendue sans
doute, mais auquel les jeunes gens sont trop sujets, soit
par leur propre faute, soit par la faute de ceux qui les di-
rigent.
Si l'on examine en quoi consiste la grâce1, la grâce qui
est sûre de plaire, on constatera qu'elle a pour principe
l'accord naturel qui se montre entre l'action accomplie et
un certain état d'esprit approprié aux circonstances, et qui,
par suite, ne peut manquer d'être agréable. Nous ne pou-
vons pas ne pas aimer, dès que nous le rencontrons, un
caractère humain, amical, poli. Un esprit libre, maître de
lui-même et de ses actions, qui, sans être humble ni bas,
n'est ni fier ni insolent, que ne gâte aucun défaut grave,
est sûr de faire bonne impression sur tout le monde. Les
actions qui émanent naturellement de cet esprit bien fait,
nous plaisent elles aussi, parce qu'elles en sont l'expres-
sion sincère : manifestation naturelle des dispositions inté-
rieures de l'esprit, elles n'ont rien de forcé ni de con-
traint. C'est, en cela que consiste à mon sens cette
beauté qui brille dans les actions de certains hommes, qui
embellit tout ce qu'ils font, et qui séduit tous ceux qui les
approchent. Ils ont par une habitude constante si bien
réglé leur conduite, ils ont su rendre si naturelles toutes
les plus petites manifestations de politesse et de respect,
établies par la nature ou par la mode dans la société des
1. Le morceau qui suit est un de ceux où Locke excelle. C'est une
fine analyse des qualités qui rendent un homme naturellement agréa-
ble et gracieux. Notre philosophe avait beaucoup vécu dans la sociélé
polie, cl v avait appris l'art de plaire.
7G QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
hommes, que leurs actions paraissent être, non des façons
artificielles ou étudiées, mais les conséquences naturelles
d'un caractère doux et d'un esprit bien fait.
D'un autre côté, l'affectation est une imitation gauche et
forcée de ce qui doit être naturel et aisé; elle manque de
la beauté qui accompagne ce qui est naturel, parce qu'elle
laisse toujours voir un désaccord entre l'action extérieure
et les dispositions secrètes de l'esprit. Ce désaccord se pro-
duit de deux manières : 1° dans certains cas, on s'efforce
de faire paraître des sentiments qu'on n'a pas. On essaye
d'en faire montre par des actions forcées; mais la con-
trainte se trahit toujours. C'est ainsi que des personnes
affectent parfois de paraître tristes, ou gaies ou aimables,
bien qu'en réalité elles ne le soient point.
2° L'autre cas, c'est quand on s'essaye, non à faire pa-
raître des sentiments qu'on n'éprouve pas, mais à donner
aux sentiments qu'on éprouve une expression qui ne leur
convient pas. Tels sont, dans la conversation, toutes ces
actions contraintes, ces mouvements, ces paroles, ces
regards qui, destinés à témoigner ou bien le respect et laj
politesse dont nous devrions être animés à l'égard de la so-
ciété que nous fréquentons, ou bien le plaisir et l'agrément
qu'elle nous procure, ne sont pas cependant l'expression
vraie et naturelle de l'un ou l'autre de ces sentiments, mais
prouvent tout au contraire qu'il y a quelque chose qui y
manque. Ces défauts dérivent en grande partie de ce qu'on
se travaille à imiter les autres, sans prendre la peine de
distinguer ce qu'il y a de réellement gracieux dans leurs
manières de ce qui est propre à leur caractère. Mais l'affec-
tation en toutes choses, quel que soit son principe, est
toujours déplaisante, parce que tout ce qui est contrefait
nous inspire une aversion naturelle ; nous ne saurions esti-
mer ceux qui n'ont pas d'autres moyens de se recommander
à nous.
La simple et grossière nature, livrée à elle-même, vautj
bien mieux que la grâce affectée et toutes les manières j
L'AFFECTATION. 77
étudiées d'un homme qui veut paraître bien élevé. On ne
remarquera pas toujours qu'il nous manque quelque
qualité, qu'il y a quelque défaut dans notre conduite, et
que nous n'avons pas atteint la perfection suprême de la
politesse : on ne nous blâmera pas toujours pour cela.
Mais l'affectation, dans n'importe quelle partie de notre
conduite, est comme un flambeau qui éclaire nos défauts
et qui infailliblement nous fait passer pour des gens sans
jugement ou sans sincérité. Le gouverneur doit donc sur-
veiller ce défaut avec d'autant plus de vigilance que c'est,
comme je l'ai déjà dit, une laideur acquise, le résultat
d'une éducation mal entendue, un défaut peu fréquent, et
auquel sont sujets uniquement ceux qui se piquent d'être
bien élevés, et qui ne veulent point passer pour ignorer
ce qui est conforme à la mode et aux bonnes manières de
la vie sociale. Si je ne me trompe, ce défaut provient
souvent de l'insuffisance des recommandations d'un maître
qui donne négligemment des règles et propose des exem-
ples, sans joindre la pratique à ses instructions, sans
forcer son élève à répéter l'action sous ses yeux, afin d'y
reprendre ce qui serait inconvenant ou qui paraîtrait forcé,
jusqu'à ce que l'enfant ait acquis l'habitude de la faire
sans effort et avec une aisance parfaite.
SECTION VI («7-69).
DES MANIERES.
07. Les manières S comme on les appelle, pour lesquelles
on tracasse tant les enfants, et qui inspirent à la sagesse de
leur bonnes et de leur gouvernantes tant de beaux serinons,
c'est, selon moi, par des exemples plus que par des règles
qu'il convient de les enseigner. Les enfants, si l'on a soin
de les éloigner de la mauvaise compagnie, mettront leur
amour-propre à acquérir des manières élégantes, par imi-
tation des personnes qui les entourent, lorsqu'ils verront
qu'ils s'attirent par là l'estime et les louanges de tout le
monde, et si, par une légère négligence sur cet article,
l'enfant oublie d'ôter son chapeau ou de faire la révérence
avec grâce, il suffira d'un maître à danser pour corriger
ce défaut, et pour faire disparaître cette simplicité de ma-
nières que les gens à la mode appellent rusticité. Comme
la danse me parait le meilleur moyen de donner aux en-
fants une honnête assurance, une bonne tenue, et de les
encourager à rechercher la société des personnes au-des-
sus de leur âge, je crois qu'il faut leur apprendre à danser
dés qu'on le peut. Bien que la danse en effet ne consiste
i. Locke revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Voyez plus loin, !
Sec ions IX et XXIII.
LES BONNES MANIÈRES. 79
que dans la grâce extérieure des mouvements, elle donne
à l'enfant, je ne sais comment, les pensées et la démarche
d'un homme *, mieux que ne ferait toute autre chose. À part
cela, je ne crois pas qu'il faille trop tourmenter les enfants
sur les inimitiés d'une politesse pointilleuse à l'excès.
Ne vous inquiétez jamais pour des fautes dont vous
savez «pie L'âge les guérira. La chose dont les parents doi-
vent avoir le moins de souci, tant que l'enfant est jeune,
c'est qu'il manque de cette politesse extérieure, pourvu
(ju'il ait la politesse du cœur* (car pour celle-là on ne
saurait la^TuTënseigner de trop bonne heure). Si vous
avez su remplir son esprit encore tendre d'un sentiment
de vénération pour ses parents et pour ses maîtres, si vous
lui avez appris à les aimer, à les estimer, et à craindre de
les offenser ; si vous lui avez encore inspiré un sentiment
de bienveillance r' pour tout le monde, ces sentiments sau-
ront bien d'eux-mêmes trouver l'expression la plus conve-
nable. Ayez donc soin d'entretenir dans son coeur les
principes de la bienveillance et de la douceur, rendez-les-
lui aussi familiers que vous pourrez, par l'estime et les éloges
que vous lui accorderez et par les avantages qui en seront
la conséquence. Une fois que ces sentiments auront pris
racine dans son esprit et qu'ils lui seront devenus habituels,
grâce à une pratique constante, n'ayez crainte : les qua-
lités et tout l'apparat extérieur des manières polies vien-
dront en leur temps, pourvu que, le jour où vous le
retirerez des mains des femmes, vous le confiiez à un
homme bien élevé dont vous ferez son gouverneur.
1. Pane pour la démarche: mais « les pensées d'un homme ». on ne
voit pas trop comment l'exercice de la danse peut les inspirer à des
enfants. Locke parle ici comme le maître à danser du Bourgeois gen-
tilhomme.
2. La politesse du cœur, celle qui est inspirée par la bonté.
3. La vraie politesse, en effet, n'est que L'image extérieurede la bonté
du cœur. Mais, comme le fait remarquer La Bruyère, il arrive que la
politesse « donne seulement les apparences de la bonté et fait paraître
l'homme au dehors comme il devrait être intérieurement ».
80 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
Tant que les enfants sont jeunes, il faut leur passer
toutes les négligences qui ne témoignent ni d'un sentiment
d'orgueil ni d'un mauvais naturel. C'est seulement quand
ces sentiments-là se montrent dans quelques-unes de leurs
actions que vous devez les corriger immédiatement par les
moyens que j'ai déjà indiqués *. De ce que je viens de dire
je ne voudrais pourtant pas qu'on tirât cette conclusion
que je désapprouve les parents qui, ayant pris le parti
de donner de bonne heure à leurs enfants des habitudes
de politesse, s'efforceraient de façonner doucement leurs
mouvements et leur tenue. Ce serait certainement un grand
avantage pour les enfants qu'il y eût de bonne heure
auprès d'eux, et dès qu'ils sont capables de marcher,
quelqu'un qui eût le talent de leur enseigner les bonnes
manières et qui sût prendre les bons moyens pour cela.
Ce que je critique, c'est la mauvaise méthode que l'on suit
d'ordinaire en pareille matière. Il arrive souvent qu'on
gronde des enfants qui n'ont jamais reçu la moindre
leçon de politesse (et on le fait surtout en présence des
étrangers), pour avoir manqué, de façon ou d'autre, aux
règles de la civilité2. Ils reçoivent des reproches, ils sont
accablés de sermons, sur la façon dont ils doivent tenir
leur chapeau, ou faire une révérence, etc. Bien qu'en ce
cas les parents dont nous parlons prétendent n'avoir en
vue que de corriger leurs enfants, cependant c'est en
grande partie pour couvrir leur propre honte qu'ils se fâ-
chent contre eux. Ils rejettent le blâme sur les pauvres
petits, et quelquefois non sans passion, pour le détourner
de leur propre personne; ils craignent que les assistants
n'attribuent à leur incurie et à leur maladresse la mauvaise
tenue de leurs enfants.
I. Voyez plus haut, Section III.
2 Remarque bien juste. On demande tout d'un coup à un enfant, en
présence des étrangers, une tenue et des manières qu'on ne lui
impose nullement dans la vie ordinaire, alors qu'il n'a d'autre com-
pagnie que celle de ses parents.
I \ POLITESSE. 81
Quoi qu'il on soit, en ce qui concerne les enfants eux-
mêmes, il esl évident qu'ils ne tirent pas un iola de profit
de ces remontrances accidentelles. C'est dans d'autres mo-
ments qu'il faudrait leur montrer ce qu'ils ont à faire; il
faudrait par un exercice réitéré les former d'avance à la
pratique de ce qui est convenable et bienséant, et non leur
faire accidentellement mille reproches pour une chose qu'ils
n'ont pas l'habitude de faire et dont ils ne savent même
pas comment elle se fait. Harer ! l'enfant comme un
chien et le réprimander à tout bout de champ, ce n'est
pas l'instruire, c'est le tracasser et le chagriner sans pro-
fit. Il vaudrait mieux le laisser en repos que de le gronder
pour une faute qui n'en est pas une à son âge, et qu'il ne
dépend pas de lui d'éviter pour en avoir seulement entendu
parler. 11 serait bien préférable de laisser au progrès de
l'âge la lâche de corriger la négligence et la simplicité
qui sont naturelles aux enfants. Ne les soumettez pas à ces
censures déplacées qui ne servent ni ne sauraient servir à
leur enseigner des manières élégantes. Si leur cœur est
bien disposé, s'il est réellement pénétré du sentiment de la
politesse, la grossièreté, qui paraît dans leur tenue, faute
d'éducation, disparaîtra d'elle-même avec l'âge et l'expé-
rience, à mesure que les enfants grandiront, si du moins
ils fréquentent la bonne compagnie. S'ils fréquentent la
mauvaise, toutes les règles du monde, toutes les correc-
tions imaginables ne parviendront pas à leur apprendre la
politesse. Car, tenez-le pour certain, quelles que soient les
instructions que vous donniez à vos enfants, quelles que
soient les leçons de civilité, de bonne éducation, qu'ils
reçoivent tous les jours, rien n'aura sur leur conduite au-
tant d'influence que la société qu'ils fréquentent et les ma-
nières des personnes qui les entourent. Les enfants (et aussi
les hommes) agissent beaucoup par imitation2. Nous res-
1. Terme de chasse, qui signifie exciter, appeler.
2. Les pédagogues et les psychologues surtout n'ont pas encore ac-
cordé assez d'importance à l'instinct d'imitation. Voyez sur ce sujet
82 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
scrablons aux caméléons qui reflètent toujours quelque
chose de la couleur des objets environnants ; et il ne faut
pas s'étonner qu'il en soit ainsi chez les enfants qui com-
prennent mieux ce qu'ils voient que ce qu'ils entendent.
LA SOCIÉTÉ DES DOMESTIQUES.
68. J'ai déjà dit que les domestiques pouvaient faire
beaucoup de mal aux enfants lorsque, par leurs flatteries,
ils détruisent l'effet et la force des réprimandes des pa-
rents et amoindrissent leur autorité1. Mais il y a un autre
inconvénient non moins grave qui résulte des mauvais
exemples que les enfants ont devant les yeux, quand ils
vivent dans la société des domestiques les plus humbles.
Il faut autant que possible interdire aux enfants toute
société de ce genre. En effet, la contagion de ces mauvais
exemples, au point de vue de la politesse, comme au point
de vue de la vertu, corrompt profondément les enfants,
toutes les fois qu'ils y sont exposés. A l'école de serviteurs
mal élevés ou débauchés, ils apprennent un langage gros-
sier, des manières inconvenantes, des vices enfin que sans
cela ils auraient peut-être ignorés toute leur vie.
69. Il est fort difficile de prévenir tout à fait ce mal.
Vous serez un mortel fortuné, s'il vous échoit de n'avoir
jamais à votre service de domestiques grossiers ou vi-
Vinet, l'Education, la Famille et la Société, p. 337. Vinet considère
l'imitation et l'habitude comme les deux éléments non rationnels qui
entrent dans la composition de nos destinées. « L'imitation et l'habitude,
dit-il, sont deux obéissances. L'imitation instinctive et irréfléchie peut
seule expliquer la communauté parfaite de langage, d'accentuation,
d'habitudes physiques, de mœurs et de préjugés, qui se prononce entre
les membres d'une même famille, les habitants d'une même ville et les
citoyens d'un même État. Il est étrange et pourtant indubitable que les
opinions se contractent comme les maladies, (pion prend une idée
comme on prend la fièvre... »
I. Voyez plus haut, § 59.
LES DOMKSTIQUKS. 83
cieux, et si vos enfants ne se corrompent jamais à leur
contact. Il n'en faut pas moins faire tous vos efforts pour
combattre ce danger. Les enfants doivent rester le plus
qu'il est possible dans la compagnie de leurs parents et
des personnes à la garde desquelles on les a confiés1. Pour
cela, il faut s'efforcer de leur rendre celte société agréable.
leur accorder toutes les libertés, toutes les permissions
que leur âge réclame, ne pas leur imposer une contrainte
inutile, quand ils sont sous les yeux de leurs parents ou de
leur précepteur. Si cette société est comme une prison
pour eux, comment s'étonner qu'ils ne s'y plaisent point?
Ne les empêchez donc pas d'être enfants, de badiner, de
jouer, comme des enfants; ne leur défendez que de mal-
faire : tout le reste doit leur être permis. De plus, pour
leur faire aimer votre compagnie,' c'est seulement quand ils
sont avec vous, c'est de vos propres mains qu'ils doivent
recevoir les choses qui leur sont agréables. En même
temps, qu'on empêche les domestiques de leur faire la
cour en leur offrant des boissons fortes, du vin, des fruits,
des jouets, et toutes les choses de ce genre qui pourraient
leur inspirer le goût de cette société.
1. « On peut voir chez Suétone (Auguste, § 64), chez Plutarque
(dans la Vie de Caton le Censeur) et chez Diodore de Sicile (1. II, c. un,
jusqu'à quel point les Romains considéraient l'éducation des enfants
cnmine une affaire qui regardait spécialement les parents eux-mêmes. »
Cette note est de Locke, et c'est à peu près la seule qu'il ait jointe à
son ouvrage. Locke d'ailleurs généralise trop vite, d'après les exemples
qu'il emprunte aux auteurs cités. Dans les familles romaines l'éduca-
tion était le plus souvent confiée à des esclaves. Caton, Paul-Émile, Au-
guste, qui élevèrent eux-mêmes leurs fils et leurs petits-fils étaient des
exceptions. Plutarque prétend même que les parents de son temps
chOÎBMsaient pour élever leurs enfants les plus incapables de leurs
esclaves, ceux qu'ils ne pouvaient employer à autre chose. « S'il s'en
trouve quelqu'un qui soit ivrogne, gourmand et inutile à tous les ser-
vices, c'est à celui-là qu'ils commettront leurs enfants. » (Plutarrçue,
de l'Éducation des enfants.)
SECTION VII (70-71).
LES AVANTAGES DE L'ÉDUCATION DOMESTIQUE.
70. Comme j'ai déjà dit quelle société convenait aux en-
fants, j'ai presque envie d'en rester là et de ne pas vous
importuner plus longtemps sur ce sujet. Puisque l'exem-
ple et la société, en effet, ont plus d'influence que tous les
préceptes, que toutes les règles et toutes les instructions,
il semble qu'il soit tout à fait superflu de faire un plus
long discours et de donner sans utilité d'autres raisons.
Mais je vous vois prêt à me dire : « Que ferai-jc donc de
mon enfant? Si je le garde toujours chez moi, il est à
craindre qu'il n'y prenne des airs de maître; et si je l'en-
voie au collège, comment faire pour le protéger contre
la contagion de la grossièreté et du vice, qui sont partout
à la mode? S'il reste à la maison, il sera peut-être plus ver-
tueux, mais en revanche il ignorera le monde ; accoutumé
à ne pas changer de société et à voir toujours les mêmes
visages, il sera, lorsqu'il entrera dans le monde, un être
timide ou entêté. »
1. Montaigne met les parents dans le même embarras. Il condamne
l'éducation publique parce qu'elle est trop dure, l'éducation domestique
parce qu'elle est trop douce. Où faut-il donc élever son enfant? Mon-
L'EDUCATION DOMESTIQUE. s:,
Je l'avoue, il y a de part et d'autre des inconvénients.
Elevé hors de chez lui, l'enfant deviendra, il est vrai,
plus hardi ; il saura se remuer, se tirer d'affaire parmi
les enfants de son âge. Ajoutons que l'émulation excitée
par la présence des camarades donne souvent plus de vie,
plus d'entrain aux jeunes garçons1. Mais jusqu'à ce que
vous ayez trouvé une école où le maître ait le temps de
surveiller les mœurs de ses élèves, et où l'expérience vous
prouve qu'il prend autant de soin de leur donner une Donne
éducation et de former leur esprit à la vertu, que de for-
mer leur langue aux idiomes savants, vous aurez, il faut
en convenir, un étrange amour pour les mots, si, préfé-
rant le langage des Grecs et des Romains aux qualités qui
faisaient d'eux de si braves gens, vous estimez qu'il vaut
la peine, pour un peu de grec et' de latin, d'exposer à tous
les hasards de la vie commune l'innocence et la vertu de
votre fils-. Quant à la hardiesse et à l'assurance que les
taigne conclut, autrement que Locke, en faveur du collège, mais d'un
collège où la discipline est adoucie et les méthodes d'enseignement per-
fectionnées.
1. Il est dommage que Locke, ne s'occupant que de l'éducation privée,
n'ait rien à nous apprendre sur les questions d'éducation publique,
par exemple sur l'émulation. Du moins Locke ne la condamne pas
comme fait Rousseau. Sur l'émulation, voyez les Annales de l'éduca-
tion, par F. Guizot (1811), tome I, p. 521, et t. II, p. 5, 65, 129. Le même
sujet a été mis au concours par l'Institut au commencement de ce
siècle sous ce titre : L'émulation est-elle un bon moyen d'e'duralion ?
(voyez le mémoire couronné par l'Institut, de M. L. Feuillet, 1801).
2. Locke, on le voit, se prononce tout à fait contre l'éducation pu-
blique. Rousseau le suivra dans cette voie et ne tarira pas en injures
contre ces « risibles établissements qu'on appelle collèges ». Sans dis-
cuter à fond la question, nous rappellerons simplement que la plupart
des pédagogues sont d'un avis contraire, et que sans méconnaître les
avantages propres à l'éducation domestique, ils mettent au-dessus les
avantages de l'éducation publique. Parmi ceux qui ont fait valoir avec
le plus de force les mérites de l'éducation publique, nous citerons chez
les anciens, Quintilien (Institution oratoire, livre I, c. n), chez les
modernes, Rollin {Traité des Etudes, t. IV. p. 411), l'abbé de S;iinl-
Pierre, qui trouve douze raisons tout juste pour préférer le collège à
l'éducation domestique, etc.
86 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION
enfants peuvent acquérir au collège dans la société de leurs
camarades, il s'y mêle ordinairement tant de grossièreté
et de sotte présomption, qu'ils sont par la suite obligés
de désapprendre toutes ces façons d'agir peu convenables
et malséantes. Dès qu'ils entrent dans le inonde, les habi-
tudes prises au collège doivent disparaître et faire place à
de meilleurs usages, à des manières vraiment dignes d'un
homme bien élevé. Si l'on considère combien l'art de vivre
et de conduire, comme on le doit, ses affaires dans le
inonde, est radicalement opposé à ces habitudes d'effron-
terie, de malice et de violence que l'on prend au collège,
on se convaincra que les défauts d'une éducation privée
valent infiniment mieux que des qualités de ce genre,
et l'on n'hésitera plus à garder son fils à la maison,
pour préserver son innocence et sa modestie, comme
des vertus qui se rapprochent davantage de celles d'un
homme utile et capable, et qui y préparent mieux. Per-
sonne n'a jamais pensé, ni même soupçonné que la vie ti-
mide et retirée, que l'on impose aux jeunes filles, fasse
d'elles des femmes moins instruites ou moins capables1. Le
commerce des hommes donnera bien vite aux jeunes gens,
quand ils entreront dans le monde, l'assurance qui sied;
et tout ce que le caractère peut comporter en outre de
rude et de violent, il vaudrait autant que les hommes en
fussent toujours exempts; car le courage et la fermeté
n'ont jamais consisté, je pense, dans la rudesse et la mau-
vaise éducation.
La vertu est chose plus difficile à acquérir que la con-
naissance du monde. Si le jeune homme en a une fois perdu
le goût, il est rare qu'il puisse réparer cette perte. La
pusillanimité, l'ignorance du monde, qui sont les défauts
1. Locke raisonne mal sur ce point. Ce qui est bon pour les Qfles,
étant donnés le caractère de leur sexe et leur destination dans la vie, peut
être mauvais pour les garçons, qui ont d'autres aptitudes et qui sont
appelés à jouer un autre rôle. Il n'est pas prouvé que l'éducation en
commun ait pour les filles les mêmes avantages que pour les garçons.
L'EDUCATION DOMESTIQUE. 87
imputés à l'éducation domestique, ne sont pas les consé-
quences nécessaires de la vie de famille, et, en tout cas, le
seraient-elles, elles ne constitueraient pas des maux incu-
rables. Le vice est un mal autrement opiniâtre et autre-
ment dangereux : c'est le vice, par conséquent, qu'il faut
combattre avant tout. S'il convient de prévenir avec soin
celle mollesse pusillanime, qui énerve souvent le caractère
des enfants élevés mignardement à la maison, c'est préci-
sément dans l'intérêt de leur vertu. 11 faut craindre, en
effet, que ce caractère faible ne soit trop facilement la
proie des impressions vicieuses et qu'il n'expose le jeune
bomme novice aux tentations mauvaises. Il faut qu'un jeune
homme, avant de quitter l'abri de la maison paternelle,
avant qu'il soit soustrait à la tutelle de son précepteur, ait
acquis une certaine fermeté de caractère, qu'il ait été mis
en rapport avec les hommes1 : sans cela, ses vertus ne seront
point en sûreté, et l'enfant sera exposé à se lancer dans un
train de vie ruineux, à tomber peut-être dans un abime
fatal, avant d'être suffisamment prémuni contre les dan-
gers de la société, avant de posséder la force nécessaire pour
ne pas céder à toutes les tentations. S'il n'y avait pas ce
péril à redouter, il ne serait pas si nécessaire de combattre
de bonne heure chez l'enfant la timidité et l'ignorance du
monde. Ces défauts, en effet, la fréquentation des hommes
les corrige en grande partie, et si elle ne doit pas y réussir
assez vite, c'est une raison de plus pour donner à l'enfant
un bon précepteur à la maison-. Si l'on doit, en effet, se
1. La vérité triomphe ici des préjugés de Locke, et l'auteur en de-
mandant que le jeune homme, avant d'entrer dans le monde, « soit
mis en rapport avec les hommes », fait lui-même le procès, sans s'en
apercevoir, à l'éduculion domestique.
2. Locke raisonne mal et sa conclusion est tout à fait inattendue. Le
commerce du monde, dit-il, ne guérira peut-être pas tout de suite la
timidité du jeune homme : « raison de plus pour lui donner un bon
précepteur à la maison. » La conclusion logique serait : raison de plus
pour le mettre de bonne heure en contact avec les hommes, et je ne
vois pas de meilleur moyen pour cela que l'éducation publique.
<S8 QUELQUES PENSÉES SUK L'ÉDUCATION.
donner du mal pour faire acquérir à l'enfant un air viril
et une assurance convenable, c'est, je le répète, afin que
ces qualités soient comme le rempart de sa vertu, quand
il sera appelé à se diriger lui-même dans le monde.
11 est donc absurde de sacrifier son innocence à l'assu-
rance et à l'adresse qu'on acquiert dans la compagnie d'en-
fants mal élevés et vicieux1; alors que le but principal
qu'on poursuit, en lui apprenant à être ferme et, si je puis
dire, à se tenir sur ses jambes, est seulement de conserver
sa vertu. Car s'il en vient une fois à joindre à ses vices la
confiance et la finesse, et à se servir de ces qualités pour
couvrir ses torts, il n'en est que plus sûrement perdu ; de
sorte qu'il vous faudra ou bien défaire toutes les habitudes
qu'il aura prises avec ses camarades, et l'en débarrasser
au plus vite, ou bien le laisser courir à sa perte. Les jeunes
gens ne sauraient manquer d'acquérir de l'assurance, grâce
au commerce des hommes, quand ils vivront avec eux, et
ce sera assez tôt. Jusque-là, la modestie, la soumission, sont
des qualités qui les préparent mieux à l'instruction; et, par
conséquent, il n'est pas nécessaire, tant qu'ils sont jeunes,
de se mettre en peine de leur donner de l'assurance. Ce
qui réclame le plus notre temps et nos soins assidus, c'est
d'établir dans leur esprit les principes et la pratique de
la vertu, de la bonne éducation. Voilà la culture qui leur
convient, et qu'il faut rendre telle que les impressions
reçues ne puissent plus aisément s'effacer. C'est de ces
qualités-là qu'ils doivent être richement pourvus. Le com-
merce des hommes, en effet, lorsqu'ils arriveront dans le
monde, ajoutera certainement à leur savoir et à leur assu-
rance, mais il n'est que trop à craindre qu'il diminue leur
vertu. Il faut donc qu'ils en aient une abondante provision,
et que leur esprit en soit profondément pénétré.
Comment ils peuvent être préparés à la vie sociale, et
1. D'autres pédagogues, Quintilien par exemple, ont fait remarquer
avec raison que l'éducation domestique ne garantit pas toujours Ips
mœurs de l'enfant mieux que l'éducation publique.
CRITIQUE DES COLLÈGES. 8'J
disposés à faire leur entrée dans le monde, lorsqu'ils seront
mûrs pour cela, c'est ce que nous examinerons plus tard'.
Mais qu'un enfant puisse acquérir le talent de la conver-
sation, l'art de faire ses affaires dans le monde, pour avoir
été placé au milieu d'une troupe d'enfants dissipés, de
camarades de toute espèce, pour y avoir appris à se que-
reller à propos de toupies, et à tricher au jeu pour un liard,
c'est ce qu'il m'est impossible de comprendre2. Il m'est
difficile de deviner quelles sont les qualités si enviables
qu'un père compte voir acquérir à son fils dans la société
de ces enfants de toute condition que l'école assemble
d'ordinaire. Ce dont je suis sûr, c'est que quiconque pourra
faire la dépense d'un précepteur, et élever son fils à la mai-
son, lui assurera mieux que toute école ne pourrait le
faire, dos manières gentilles, des pensées viriles3, le sen-
timent de ce qui est digne et convenable; sans compter
qu'il lui fera faire de plus grands progrès dans ses études4,
et aussi qu'il fera plus vile mûrir l'homme dans l'enfant.
Ce n'est pas que j'entende blâmer en cela les hommes qui
dirigent de grandes écoles, et que je songe à m'en prendre
à eux. Il y a une grande différence entre deux ou trois
enfants élevés dans la même maison, et plusieurs vingtaines
d'élèves logés çà et là dans un collège. Quelles que soient
l'habileté et l'activité du maître, il est impossible qu'il ait
1. Voyez plus loin. .3 fti.
2. Locke se fait vraiment la partie trop belle. Personne n'a songé à
faire consister les avantages de l'éducation publique précisément dans
les défaut^ qui résultent nécessairement de la réunion d'un grand
nombre d'élèves.
5. Ceci est absolument faux. Nous ne contestons pas les défauts et les
inconvénients des internats: mais il y a une qualité au moins qu'ils
oui seuls le privilège de développer, c'est la virilité. Comme le dit
M™6 Necker de Saussure : « L'éducation publique où l'on gouverne
par des lois immuables est plus favorable au développement de l'énergie
que l'éducation domestique. •
4. Affirmation contestable. Au point de vue des études, l'éducation
publique qui excite l'émulation, qui a recours à un grand nombre de
maîtres, a des avantages évidents sur l'éducation domestique.
KO QUELQUES PENSEES SUR LÉDUCATIUN.
l'œil ouvert sur ses soixante ou cent élèves en dehors des
heures de classe qui les réunissent tous. On ne peut espérer
qu'il réussisse .à leur apprendre autre chose que ce qui est
contenu dans leurs livres d'études. Pour former leur esprit
et leurs manières, il faudrait une attention constante, et
des soins particuliers donnés à chaque enfant : ce qui est
impossible avec une population scolaire aussi nombreuse;
ce qui d'ailleurs serait sans résultat (à supposer que le
maître eût le temps d'étudier et de reprendre les défauts
individuels et les inclinations mauvaises de chaque éco-
lier), puisque l'enfant, durant la plus grande partie des
vingt-quatre heures de chaque jour, est nécessairement
livré à lui-même ou à l'influence pernicieuse de ses cama-
rades, influence plus forte que toutes les leçons du maître1-
Mais les parents, ayant remarqué que la fortune accorde
le plus souvent ses faveurs aux hommes intrigants et har-
dis, se réjouissent que leurs enfants aient de bonne heure
de la vivacité et une humeur entreprenante. Us y voient un
heureux présage qui leur promet des hommes à succès;
ils regardent avec complaisance les tours qu'ils jouent à
leurs camarades ou qu'ils apprennent d'eux, comme si par
là ils faisaient un progrès dans l'art de vivre et de réussir
dans le monde. Mais je prendrai la liberté de dire que la
vertu et la bonne éducation sont les seuls principes sur
lesquels un père puisse faire reposer la fortune de son fils,
s'il veut prendre la bonne voie et celle où le succès est
vraiment certain. Non, ce ne sont pas les espiègleries et
les malices en honneur parmi les écoliers, ni leurs ma-
nières grossières, ni leur adresse à s'entendre pour dévas-
ter un verger, qui font un habile homme ; ce sont les
principes de justice2, de générosité et de tempérance joints
1. L'instinct d'imitation porte l'enfant à imiter ceux qui le touchent
de près, ceux avec lesquels il sympathise le plus par l'âge, par le ca-
ractère, par la condition. Par suite, l'exemple des camarades est plus
puissant que l'exemple du maître.
2. C'est cependant au collège, ce semble, et dans la vie commune
LA CAMILLE Kl II. COLLÈGE. 0\
à la réflexion et à l'activité, qualités que les écoliers ne
me paraissent guère apprendre les uns des autres. Et si un
jeune huinnie élevé chez lui n'est pas pins instruit dans
ces vertus-là qu'il ne le serait au collège, j'en conclurai
que son père n'a pas été fort heureux dans le choix de son
précepteur. Prenez un enfant dans les premiers rangs
d'une classe de grammaire, et un autre enfant du même
âge élevé comme il a dû l'être dans la maison de son père ;
introduisez -les tous deux dans la bonne société : et voyez
quel est celui qui a le plus les manières d'un homme et
qui s'adresse aux étrangers avec le plus d'aisance1. J'ima-
gine que l'assurance prétendue de l'écolier ou bien le com-
promettra ou bien lui fera défaut; et s'il ne peut en faire
usage que dans une conversation d'enfants, mieux vaudrait
qu'il n'en eût pas.
Le vice, si nous en croyons les plaintes générales, se
développe si vite de notre temps, et grandit de si bonne
heure chez les jeunes gens, qu'il est impossible de protéger
un garçon contre la contagion envahissante du mal, si vous
l'abandonnez à lui-même dans un troupeau d'enfants, et si
vous laissez au hasard ou à son inclination le soin de choisir
ses compagnons. Par quelles causes fatales le vice, dans ces
dernières années, a fait de si grands progrès parmi nous,
et par les mains de quels hommes il a été élevé à cette
domination souveraine, que d'autres le recherchent. Pour
que l'eniant peut le mieux s'initier à la pratique de la justice. Sans
souscrire aux inventions ridicules de quelques pédagogues qui, comme
l'abbé de Saint-Pierre, veulent que les enfants se rendent la justice'
à eux-mêmes, qu'ils forment des tribunaux chargés déjuger les défauts
de leurs camarades (cela a été pratiqué dans les écoles d'enseignement
mutuel), il est permis de croire que l'école est un apprentissage des
vertus sociales.
1. Il semble que Locke ait ici un ressouvenir de la délicieuse scène
où Rabelais met en présence Gargantua et Eudémon: Gargantua l'élève
des anciennes méthodes, bourré de latin et de logique, mais incapable
de figurer dans une conversation, el Eudémon qui, élevé par d'autres
méthodes, <• la face ouverte, les yeute asseurez ■■■ n'éprouve dans le
monde aucun embarras.
92 QUELQUES PESSEES SUR L'EDUCATION.
moi. ce que je désire, c'est que les personnes qui se
plaignent de la décadence de la piété chrétienne et en gé-
néral de toutes les vertus, et aussi de l'insuffisance de
l'instruction, du manque de savoir qui caractérise les
jeunes gens de cette génération, fassent un effort pour
chercher les moyens de rétablir toutes ces qualités avec les
générations suivantes. Et je suis assuré que si le fonde-
ment de cette réforme ne repose pas sur l'éducation de la
jeunesse et sur les bons principes qu'on lui donne, tous
les autres efforts seront superflus1. Si l'on ne prend pas
soin de préserver l'innocence, les mœurs sobres et l'acti-
vité des générations nouvelles, il serait ridicule d'espérer
que ceux qui doivent nous succéder sur la scène du monde
seront abondamment pourvus de ces qualités d'habileté et
de science qui, jusqu'à ce jour, ont fait à l'Angleterre une
place considérable dans le monde. J'allais ajouter le cou-
rage à cette liste de qualités, mais il a toujours été regardé
comme l'apanage naturel de notre nation. Cependant, ce
qu'on a raconté de quelques affaires maritimes qui se sont
accomplies récemment, dans des conditions inconnues à
nos ancêtres s, me donne l'occasion de dire que la débauche
est le tombeau du courage, et que, des mœurs dissolues
ayant une fois étouffé le vrai sentiment de l'honneur, la
bravoure ne peut guère se maintenir dans les cœurs des
hommes. Je pense qu'il serait impossible de citer un seul
exemple d'une nation qui, quelque fameuse qu'elle fût par
son courage, ait conservé son crédit militaire et soit restée
redoutable à ses voisins, une fois que la corruption y a
1. Locke, on le voit, attribue à l'éducation une haute influence sur les
destinées des peuples. Sur ce point il était d'accord avec son contra-
dicteur Leibnitz qui disait lui, aussi, que les maîtres de l'éducation
tiennent dans leurs mains l'avenir du monde.
2. Locke écrivait ceci pendant la guerre que l'Angleterre soutenait
contre la France et qui se termina en 1697 par la paix de Ryswick.
Dans son patriotisme froissé et inquiet, il fait allusion sans doute aux
défaites que les Anglais avaient subies, notamment en 1690, à Beachy-
Head, où Tourville mit en déroute la flotte anglo-hollandaise.
L'AMOUR DE LA VEKTU. M
brisé et dissous les ressorts de la discipline, et que le vice
y .1 grandi au point d'oser se montrer à visage découvert
et sans perdre contenance.
C'est donc la vertu, la vertu seule, qui est la chose dif-
ficile et essentielle dans l'éducation, et non une pétulance
hardie ou quelques légers progrés dans l'art de se tirer
d'affaire. Toute autre considération, toute autre qualité
doit céder le pas à la poursuite de la vertu. C'est là le bien
solide et substantiel, dont le précepteur doit faire l'objet
de ses leçons et de ses entretiens. Que l'éducation emploie
tout son art et toutes ses forces à en enrichir l'esprit;
qu'elle s'attache à ce but, et qu'elle ne se relâche pas sur
ce point jusqu'à ce que le jeune homme ait réellement
acquis le goût de la vertu, et qu'il place en elle sa force,
sa gloire et son plaisir.
Plus un enfant aura fait de progrés dans la vertu, et
plus il aura d'aptitudes à acquérir les autres qualités. Une
fois disposé, en effet, à se soumettre aux lois de la vertu,
il n'y a plus à craindre qu'il se montre réfractaire ou rétif
dans l'accomplissement de ses autres devoirs. Voilà pour-
quoi j'accorde toutes mes préférences à l'éducation domes-
tique qui se fait sous les yeux du père, avec l'aide d'un bon
gouverneur; c'est le meilleur moyen et le plus sûr d'at-
teindre la grande fin de l'éducation, toutes les fois que la
chose est possible et qu'on suit d'ailleurs les bonnes mé-
thodes. 11 est rare qu'une maison ne soit pas fréquentée par
un grand nombre de personnes: le père habituera son fils à
toutes les physionomies qui se présentent, et, dans la mesure
du possible, il le mettra en rapport avec des hommes de
talent et de bonne éducation. Et je ne vois pas pourquoi,
si l'on habite la campagne, on ne prendrait pas les enfants
avec soi, quand on rend à ses voisins des "visites de poli-
tesse. Ce que je sais bien, c'est qu'un père qui élève son fils
chez lui a plus d'occasions de l'avoir dans sa compagnie,
de lui donner des encouragements quand il le juge à propos,
de le garantir du contact dangereux des domestiques et
des personnes de condition inférieure, qu'il ne pourrait le
faire si son enfant était élevé au dehors. Je reconnais qu'il
appartient aux parents de prendre une décision sur ce
ppint, d'après leurs convenances, et en tenant compte des
circonstances1. Je crois seulement que c'est pour un père
un calcul bien mauvais de ne pas se gêner un peu pour
l'éducation de son fils : car l'éducation, dans quelque situa-
tion de fortune qu'il soit placé, est la meilleure part de
l'héritage qu'il lui laissera. Que si, après loul, certaines
gens croient que l'éducation domestique a le tort de ne pas
assurer à l'enfant assez de relations sociales, et que l'édu-
cation publique lui en donne ordinairement qui ne con-
viennent pas à un jeune gentleman, il y aurait encore moyen,
je crois, d'éviter les inconvénients que l'on rencontre de
l'un et de l'autre côté2.
L'EXEMPLE.
71. Après avoir remarqué combien est puissante l'action
de la société, et combien nous sommes disposés, surtout
quand nous sommes enfants, à imiter les autres hommes",
je dois prendre ici la liberté de donner aux parents un
avis : c'est que, pour obtenir de votre fils qu'il vous res-
pecte et qu'il respecte vos ordres, il faut commencer par
le respecter lui-même. Maxima debetur piieris reverentia'* .
1. Le bon Rollin, qui copie les modernes quand il ne traduit pas
les anciens, conclut de la même façon que Locke... « C'est aux parents
à bien examiner devant Dieu quel parti ils devront prendre, à balancer
équitablement les avantages et les inconvénients qui se rencontrent
de part et d'autres. » (T. IV, p. 425.)
2. La pensée de Locke reste un peu indécise. Peut être veut-il dire
que l'idéal de l'éducation serait, à ce point de vue, une sorte de juste
milieu, une voie moyenne entre l'éducation privée et l'éducation publi-
que, quelque chose d'analogue à l'externat de nos lycées.
7,. L'instinct d'imitation est puissant surtout chez l'enfant, parce que
l'enfant est faible, parce qu'il n'a pas encore de personnalité déter-
minée, parce que, à raison de son ignorance et de l'absence d'habi-
tudes, il suit le courant où on l'entraîne.
4. « On doit aux enfants le plus grand respect. » (Juvénal, Sat. xiv).
[/EXEMPLE. 98
Ne faites point devant lui ce que vous ne voudriez pas qu'il
fit par imitation. S'il vous échappe de faire quelque chose
que chez lui vous considéreriez comme une faute, vous
pouvez être certains que, pour s'excuser, il se couvrira de
votre exemple; il s'en couvrira si bien qu'il ne vous sera
pas facile de l'atteindre et de le corriger sur ce point par
des moyens efficaces. Si vous le punissez pour une action
qu'il vous a vu accomplir vous-même, n'espérez pas qu'il
prenne votre sévérité pour une preuve de votre tendresse,
et du souci que vous avez de corriger ses défauts. Non, il
n'y verra qu'un effet de l'humeur chagrine et impérieuse
d'un père qui sans raison veut priver son fils des libertés
et des plaisirs qu'il s'accorde à lui-même. Et si vous pré-
tendez revendiquer pour vous-même ces libertés comme
un privilège qui n'appartient qu'à l'âge mûr et sur lequel
l'enfant n'a aucun droit, vous ne ferez que donner plus de
force encore à votre exemple et vous rendrez votre action
plus recommandable à ses yeux. Ne l'oubliez pas, en effet,
les enfants se piquent d'être des hommes plus tôt qu'on ne
le croit; et s'ils se montrent si impatients de porter
culottes, ce n'est point à cause de la coupe de ce vêtement,
ni pour leur commodité, c'est parce que le jour où ils
portent culottes il leur semble qu'ils deviennent des
hommes. Tout ce que j'ai dit par rapport à la conduite
d'un père devant ses enfants s'applique aussi à toutes les
personnes qui ont quelque autorité sur eux ou que leur
père leur a ordonné de respecter.
SECTION VIII* (72-87).
LES RECOMPENSES ET LES CHATIMENTS.
72. Mais revenons à la question des récompenses et des
châtiments l. Puisque tousles enfantillages, toutes les fautes
contre la politesse, enfin toutes les actions que l'âge et le
temps réformeront sûrement d'eux-mêmes doivent échap-
per, comme je l'ai déjà dit, à la discipline du fouet, il ne
sera plus nécessaire de battre les enfants aussi souvent qu'on
le fait. Si nous ajoutons que le même privilège doit être ac-
cordé aux fautes commises dans les leçons de lecture,
d'écriture, de danse, de langues étrangères, etc., il ne
restera dans une éducation libérale que peu d'occasions de
recourir aux coups et d'employer la force 2. La vraie ma-
nière d'enseigner ces choses, c'est d'inspirer aux enfants
le goût et l'amour des études qu'on leur propose; c'est
1. Locke a déjà traité la question des châtiments et des récompenses
(dans les sections III et IV).
l2. Rollin s'est approprié tout ce passage de Locke : « Je mets au
même rang des fautes qui doivent être pardonnées toutes les fautes
de légèreté et d'enfance, dont le temps et l'âge les corrigeront infail-
liblement. Je ne crois pas non plus qu'on doive employer le châtiment
des verges pour les manquements où les enfants peuvent tomber en
apprenant à lire, à écrire, à danser, en apprenant même les langues,
le latin, le grec, etc., sinon dans certains cas dont je parlerai, etc..
(T. IV, p. 462.)
^^^l^HM
LA DISCIPLINE. 07
d'exciter par là leur activité et leur application '. Or je ne
pense pas qu'il soit difficile d'obtenir ce résultat, si les
enfants sont traités comme ils doivent l'être, si l'on use
avec prudence des récompenses et des châtiments dont
j'ai déjà parlé, si enfin on observe en les instruisant un
petit nombre de règles que je vais indiquer.
7.". 1° N'obligez jamais les enfants à une étude qui se-
rait un fardeau pour eux et qu'il faudrait leur imposer
comme une tâche 2. Toute étude faite dans ces conditions
leur devient immédiatement déplaisante. Ils la prennent
en dégoût, alors même qu'elle leur eût étéjusque-là indif-
férente ou même agréable. Ainsi donnez l'ordre à un en-
fant de fouetter sa toupie chaque jour à la même heure,
qu'il en ait ou non envie; imposez-lui ce jeu comme une
obligation à laquelle il devra consacrer plusieurs heures
matin et soir, et vous verrez s'il ne sera pas bientôt dé-
goûté de ce divertissement comme de tout autre qui lui
serait imposé aux mêmes conditions. N'en est-il pas de
même pour les hommes faits ? Ce qu'ils font d'eux-mêmes
avec, plaisir ne leur devient-il pas à charge dès qu'on
l'exige d'eux comme un devoir? Pensez des enfants ce que
vous voudrez, mais il est certain qu'ils ont au même degré
que le plus orgueilleux des hommes faits l'ambition de
montrer qu'ils sont libres, que leurs bonnes actions sont
leur œuvre et que leur indépendance est absolue.
74. 2° Une conséquence de ce qui vient d'être dit, c'est
qu'il ne faut obliger les enfants à faire les choses mêmes
1. On n'a pas attendu notre siècle pour comprendre que le vrai
principe de la discipline scolaire était l'amour de l'étude.
2. Locke tombe dans une exagération fâcheuse. Sans doute M. Her-
bert Spencer a raison de dire que l'opportunité d'un enseignement se
mesure au degré d'attrait qu'il inspire à l'enfant : « Veut-on juger,
dit-il, de l'excellence d'un plan d'éducation? Demandez-vous s'il y a chez
l'enfant excitation agréable. » Néanmoins et tout en s'efforçant de pro-
portionner les études à l'âge et au goût des enfants, il est évident
qu'on n'irait pas loin en matière d'instruction, si on n'imposait jamais
l'étude comme une tâche, si on ne provoquait parfois par un travail
forcé une inclination qui d'elle-même ne se manifeste pas.
7
98 QUELQUES PENSKES SUR L'EDUCATION.
dont vous avez réussi à leur inspirer le goût que dans les
moments où ils y sont disposés1. Les personnes qui se plai-
sent à lire, à écrire, à faire de la musique, etc., savent
bien qu'il y a des moments où elles n'ont elles-mêmes
aucun goût pour ces occupations ; et si elles veulent mal-
gré tout s'y astreindre par force, elles ne réussissent qu'à
se fatiguer et à se tourmenter sans profit, llenestdemême
des enfants. Observons donc avec attention tous leurs chan-
gements d'humeur, et empressons-nous de saisir les mo-
ments favorables, où ils sont bien disposés et en état de
comprendre ce que nous leur enseignons. Si d'eux-mêmes
ils sont trop rarement prêts à se mettre au travail, vous
pouvez par des paroles faire naitre cette disposition dans
leur esprit, avant qu'ils se soient mis en train de faire autre
chose.
Je ne crois pas que cela soit difficile pour un précepteur
habile, qui a étudié le caractère de son élève. Il n'aura
pas beaucoup de peine à lui remplir l'esprit d'idées ap-
propriées qui lui inspirent le goût de l'étude dont il s'agit2.
De la sorte on économisera beaucoup de temps et beaucoup
de peine : car un enfant qui est en belle humeur fera
trois fois plus de progrès dans ses études, que s'il y em-
ployait deux fois plus de temps et d'efforts, en travaillant
à contre-cœur et malgré lui. Si l'on prenait sur ce point
les précautions convenables, on pourrait laisser les enfants
jouer jusqu'à satiété : ils auraient encore assez de temps
1. Observation très juste. Il y a des moments où l'attention est
rétive; ne la forcez pas. Attendez que l'élève soit mieux disposé. Ton les
ces règles d'ailleurs ne conviennent que dans une certaine mesure à
l'enseignement public où les exercices sont nécessairement forcés à
l'avance et se succèdent dans un ordre presque immuable.
2. Conférez M. H. Spencer : « Le plaisir immédiat que cause l'activité
est le stimulant ordinaire de l'élude, et, si l'on s'y prend bien, le seul
stimulant nécessaire. Quand nous sommes obligés d'en employer ira
autre, nous devons y voir la preuve que nous sommes dans une fausse
voie. L'expérience montre tous les jours plus clairement qu'il y a tou-
jours une manière d'intéresser, d'intéresser même délicieusement les
enfants. » {De V Éducation, p. 127.)
1
L'EDUCATION MIHAVA.M'i:. 90
pour apprendre ce qui esl ;'i la portée de leur âge. Mais
dans la méthode qu'on suit ordinairement, on no prend pas,,
on ne peut pas prendre de pareils soins. La rude discipline
du fouet est fondée sur de tout autres principes. Elle ne
cherche pas à plaire ; elle ne s'inquiète pas de L'humeur
des enfants: elle n'étudie pas les moments favorables où
leur inclination se réveille. Et en effet quand on a par la
contrainte et par les coups excité l'aversion de l'enfant pour
l'étude, il serait ridicule d'espérer qu'il abandonnera le jeu
volontairement et de son plein gré, et qu'il recherchera de
lui-même les occasions d'étudier. Et cependant, si l'on s'y
prenait bien, quelle que soit la dusse à lui apprendre,
l'étude pourrait le divertir de sesjeux, autant que les jeux
le divertissent de l'étude. Le travail est le même des deux
côtés, et ce n'est pas le travail qui ennuie les enfants, car
Us aiment à être occupés1 ; le changement, la variété leur
fait naturellement plaisir. Le charme du jeu, à leurs yeux,
c'est qu'ils y agissent en liberté ; c'est qu'ils y dépensent
leurs efforts comme ils veulent (et vous pouvez remarquer
qu'il ne les ménagent pas). Au contraire, ce qu'on leur fait
apprendre leur est imposé : on les appelle, on les contraint,
on les pousse de force à l'étude. C'est ce qui, dès le début,
les trouble et les refroidit: ils regrettent leur liberté. Ob-
tenez qu'ils demandent eux-mêmes à leurs maîtres de les
faire étudier, comme il leur arrive souvent, de le deman-
der à leurs camarades de jeu ; que ce ne soit plus le maî-
tre qui leur rappelle l'heure de la leçon2, et alors satisfaits
1. C'est aujourd'hui une vérité universellement reqnrtntio que
l'enfant est actif, qu'il aime à agir. Frœbel a mis à profi/ mieux que
personne ce besoin spontané d'activité. Fellemberg a «lit : - L'expc
rience m'a appris que l'indolence chez les jeunes gens esç g contraire
à leur besoin naturel d'activité qu'à moins d'être l'effet d'une mauvaise
éducation, c'est presque toujours la marque d'un défaut cmistituiinu-
nel. » La question est seulement d'employer utilement ce fy-soin d'acti-
vité, et de l'intéresser peu à peu aux études nécessaires. »
'1. Tous ces préceptes ne conviennedîque pour une éducation [
culiére, telle que la décrit Locke. «A ^ .
L 814
*>'^
100 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
d'agir aussi librement dans leurs études que dans leurs
autres occupations, ils se mettront au travail avec le même
entrain qu'au jeu; ils ne feront pas de différence entre
l'étude et leurs autres divertissements1. Si vous pratiquez
cette méthode avec soin, vous pouvez amener l'enfant à
désirer apprendre tout ce que vous avez l'intention de lui'
enseigner. J'avoue que le plus difficile est d'arriver à ce
résultat avec le premier-né de la famille, mais une fois
que l'aîné aura été mis au pas, il sera facile, grâce à lui, de
mener tout le reste de la famille comme on voudra2.
75. Bien qu'il soit hors de doute qu'il convient de choisir,
pour faire étudier les enfants, le moment où ils sont en
belle humeur et bien disposés, où rien ne les détourne
et les refroidit, ni une indolence paresseuse, ni la préoccu-
pation d'un autre objet, il y a cependant deux précautions
à prendre : 1° d'abord, soit qu'on n'observe pas assez atten-
tivement cesoccasions et qu'on ne sache pas les saisirtoutes
les fois qu'elles se présentent, soit qu'elles ne reviennent
pas assez souvent, il ne faut pourtant pas négliger de faire
travailler reniant3, ni le laisser grandir dans des habitu-
des de paresse et s'endurcir dans ses mauvaises dispositions.
2° En outre, bien que l'esprit apprenne mal ce qu'il ap-
prend, lorsqu'il est mal disposé et s'occupe d'autre chose,
c'est chose cependant très importante et digne de nos ef-
forts, d'habituer l'esprit à se dominer, à pouvoir, quand il
le veut, renoncer à la poursuite ardente d'un objet pour s'ap-
pliquer à un autre avec plaisir et sans difficulté, à vaincre
enfin en tout temps sa paresse, pour s'occuper vigoureuse-
1. Conférez Rollin (tome IV, p. 494). « Un maître habile, pour rendre
l'étude agréable aux enfants, prend leur temps; il étudie leur goût
il consulte leur humeur; il mêle le jeu au travail, il parait leur en
donner le choix ; il ne fait point une règle de l'étude.
2. Locke avait vu de près des familles nombreuses, celle de lady
Masham, par exemple.
3. Locke corrige ici ce qu'il y avait de chimérique dans le conseil
qu'il donnait tout à l'heure d'attendre, pour faire travailler l'enfant,
qu'il se montrât disposé à le (aire.
^■H
I
LA CONTRAINTE. 101
ment do ce que lui proposent ou sa propre raison ou les
sages conseils d'autrui. C'est à cela qu'il faut habituer les
enfants, en les mettant parfois à l'épreuve, lorsqu'ils ont
l'esprit indolent et paresseux, ou au contraire fortement
appliqué à quelque autre chose; et en s'efforçant d'atta-
cher leurs pensées à l'objet qu'on leur présente. Si par ce
moyen l'esprit peut acquérir l'habitude de se diriger, de
laisser là ses préoccupations et ses affaires, quand les cir-
constances l'exigent, et de se mettre sans difficulté, sans
embarras, à des occupations nouvelles et moins agréables,
cela sera un avantage autrement important que d'avoir ap-
pris le latin ou la logique, ou la plupart des choses que
l'on enseigne d'ordinaire aux enfants.
DE LA CONTRAINTE.
76. Les enfants sont plus actifs qu'on ne l'est à aucun
autre âge de la vie. Peu leur importe ce qu'ils ont à faire :
apprendre à danser ou à jouer à cloche-pied, ce serait
pour eux la même chose, si pour les y engager ou les en
détourner on employait les mêmes moyens. Mais quand il
s'agit de leurs études, la grande et unique raison qui les en
dégoûte, c'est qu'on les y contraint, on leur en fait une
obligation, un sujet de tourment et de gronderie. Ils ne s'y
appliquent, par suite, qu'avec crainte et en tremblant; ou
bien s'ils s'y mettent volontiers, on les y retient trop long-
temps, jusqu'à ce qu'ils soient fatigués et lassés : par là on
retranche trop de cette liberté naturelle qu'ils aiment pas-
sionnément1. C'est cette liberté seule qui fait le charme et
les délices de leurs divertissements ordinaires. Changez de
méthode, et vous verrez qu'ils tourneront aussitôt leur ap-
plication du côté que vous voudrez ; surtout s'ils voient que
i. Conférez Rollin : « Il ne faut jamais perdre de vue ce grand prin-
cipe que l'étude dépend de la volonté qui ne souffre point de con-
trainte. » (T. IV, p. 495.)
tO'2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
l'exemple leur est donné par les autres, par ceux qu'ils
estiment et qu'ils considèrent comme leurs supérieurs. Si
vous avez soin surtout de leur présenter les choses qu'ils
voient faire à autrui comme le privilège d'un âge plus
avancé ou d'une condition plus relevée que la leur, alors
l'ambition, le désir de s'élever toujours plus haut, de res-
sembler à ceux qui sont au-dessus d'eux animera leur
ardeur et les disposera à agir avec entrain et avec plai-
sir. Ce plaisir sera d'autant plus vif que leur propre désir
les aura engagés dans l'étude, et que de cette façon ils con-
tinueront à jouir de cette liberté bien-aimée dont la posses-
sion est pour eux le plus grand des encouragements. Si à
tout cela se joint la satisfaction d'être estimés et loués, je
suis disposé à croire qu'il ne sera pas besoin de recourir
à d'autres aiguillons pour exciter, autant qu'il est néces-
saire, leur zèle et leur application. Il faut, au début, je le
reconnais, pour atteindre ce résultat, beaucoup de patience
et d'adresse, de douceur et d'attention. Mais pourquoi donc
auriez-vous un gouverneur, s'il n'y avait aucune peine à
prendre ? Une fois que ce premier résultat sera atteint,
tout le reste ira de soi, bien plus sûrement que si vous
aviez employé une discipline plus rude et plus sévère. Je
ne crois pas que la cbose soit difficile, et je suis certain
qu'elle ne le sera pas, toutes les fois que l'enfant n'aura
pas de mauvais exemples devant lui. Le seul danger que
j'appréhende, par conséquent, c'est l'influence des domesti-
ques, des enfants mal élevés, enfin de toutes les personnes
vicieuses ou peu sensées, qui gâtent les enfants, d'abord
par le mauvais exemple qu'elles leur donnent dans leur con-
duite, ensuite parce qu'elles les encouragent à rechercher
des plaisirs illicites et les louent de s'y être livrés, deux
choses qui ne devraient jamais aller ensemble.
DES RÉPRIMANDES.
77. S'il est vrai qu'il ne faut que rarement recourir aux
lis REPRIMANDES. 103
coups pour corriger les enfants, il ne l'est pas moins que
les réprimandes, quand elles sont fréquentes, et surtout
quand on y mel de la passion, produisent des conséquences
presque aussi fâcheuses1. Elles amoindrissent l'autorité
des parents el le respect des enfants : car, je vous prie
de ne pas l'oublier, les enfants distinguent vite entre
la passion et la raison. S'ils ne peuvent avoir que du
respect pour tout ce que la raison inspire, ils en viennent
bien vite à mépriser ce que dicte la passion ; ou s'ils
éprouvent tout d'abord un sentiment de terreur, cette im-
pression s'efface rapidement, et leur naturel les dispose aisé-
ment à dédaigner de vains éclats de colère, quelque bruyants
qu'ils soient, s'ils ne sont pas inspirés par la raison. Les
enfants ne devant être corrigés que pour leurs actions vi-
cieuses, qui, dans leurs tendres années, ne sauraient être
fort nombreuses, un regard ou un signe suffira pour les
reprendre, lorsqu'ils sont en faute; ou bien s'il faut parfois
recourir aux paroles, elles doivent être graves, douces et dis-
crètes 9. On doit souvent représenter à l'enfant ce qu'il y a de
mauvais et de méchant dans sa faute, plutôt que se hâter
de le gronder : car la gronderie fait qu'il ne distingue pas
suffisamment si c'est à sa personne ou à sa faute que
s'adresse votre mécontentement. La passion dans la répri-
mande entraine d'ordinaire avec elle un langage rude et
violent, ce qui produit encore ce fâcheux effet d'en donner
l'exemple à l'enfant et de le justifier à ses yeux. Les noms
que leurs parents ou leurs précepteurs leur donnent, ils
ne rougissent pas, ils ne craignent pas de les appliquer à
1. « Il ne faut jih- user fréquemment de? réprimandes un peu vives.
Une médecine donnée mal à propos aggrave le mal au lieu de le sou-
lager, et si on l'emploie continuellement, elle cesse d'être une médecine
el n'opère pas plus que ne ferait on mets désagréable et peu salubre. »
(Érasme, Sur l'éducation des enfants.)
•1. Cest un défaut assrz ordinaire d'employer la réprimande pour les
fautes les plus légères, et qui sont presque inévitables aux enfants ; et
c'est ce qui leur ôte toute la force et en fait perdre tout le fruit. » (Rollin,
t. IV. p. 170.)
104 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
d'autres personnes, ayant d'aussi bonnes autorités pour
en justifier l'usage.
L'OBSTINATION.
78. Je prévois l'objection qu'on va me faire : « Quoi!
dira-t-on, n'y a-t-il donc aucune faute qui mérite que l'on
fouette ou que l'on gronde l'enfant? Mais ce serait ouvrir
la porte à tous les désordres. » Non, le mal ne serait pas
si grand qu'on se l'imagine, si du moins on a suivi une
bonne méthode dans la première éducation morale de l'en-
fant, si on lui a inspiré pour ses parents le respect dont nous
avons déjà parlé. Les coups, comme le prouve une expé-
rience constante, ne font que peu d'effet, quand la douleur
cuisante qu'ils produisent est tout le châtiment que l'en-
fant redoute et qu'il sent : l'influence de cette douleur
s'efface vite, en même temps que le souvenir. Mais il y a
une faute, et il n'y en a qu'une, pour laquelle, selon moi,
les enfants doivent être battus : c'est l'obstination ou la
rébellion1. Et même dans ce cas je voudrais, s'il était
possible, que l'on s'arrangeât de telle manièreque la bonté
d'être fouetté, et non la douleur physique, devint l'élé-
ment principal du châtiment. La honte d'avoir mal fait,
d'avoir mérité une punition, c'est la seule discipline qui ait
des rapports avec la vertu. La douleur causée par le fouet,
si la honte ne l'accompagne pas, est vite passée, vite
oubliée, et par la répétition elle cesse d'être effrayante. J'ai
1. Voilà l'exception admise par Locke. Toute faute où se manifeste
une volonté rebelle, opiniâtre, révoltée, doit être punie par le fouet.
Il est évident, que cette exception doit être rejetée, elle aussi, d'abord
parce qu'on en abuserait facilement: un maître sévère trouverait par-
tout des signes de révolte. En second lieu les châtiments corporels
sont toujours mauvais en eux-mêmes. Et enfin, comme effet produit,
on peut douter que le fouet puisse venir à bout de l'obstination de
l'enfant. Il paraîtra céder, mais il emportera au fond du cœur, avec
la honte du châtiment, je ne sais quel ressentiment et quel désir de
se venger.
L'OBSTINATION. 10r,
connu les enfants d'une personne de qualité, qui étaient
tenus en respect par la crainte d'être condamnés à marcher
sans souliers, aussi bien que d'autres le sont par la crainte
du fouet. Des punitions de ce genre vaudraient mieux, je
crois, que les coups. Si vous voulez en effet développer
chez l'enfant des sentiments dignes d'un homme libre, c'est
de la honte de la faute, c'est de la disgrâce qui en est la
conséquence, qu'il faut lui faire peur, plus que de la peine
elle-même. C'est seulement l'opiniâtreté, la désobéissance
obstinée, qui doit être réprimée par la force et par les
coups: car dans ce cas il n'y a pas d'autre remède1. Quel
que soit l'ordre ou la défense que vous adressez à l'enfant,
veillez à être obéi : pas de quartier sur ce point. M'admettez
pas de résistance : car si une fois vous laissez se produire
entre vous deux comme un combat de ruse, si vous en
êtes à disputer avec lui pour savoir qui sera le maître, ce
qui arrive quand vous lui donnez un ordre et qu'il refuse
d'obéir, il faut que vous l'emportiez, à quelque prix que ce
soit, dussiez-vous en venir aux coups, si un signe de tête
ou les paroles ne suffisent pas ; autrement il faudra vous
résigner à vivre le reste de votre vie dans la dépendance de
votre fils. J'ai connu une mère douce et prudente, qui, dans
une occasion semblable, la première fois que sa fille revint
de chez sa nourrice à la maison, fut obligée de la battre
huit fois de suite, dans la même matinée, avant de réussir
à vaincre son opiniâtreté et d'obtenir qu'elle lui obéît pour
une chose très facile en elle-même et indifférente2. Si elle
s'était arrêtée plus tôt, si elle avait suspendu le châtiment
1. La question est d'abord de savoir si le fouet lui-même est un
remède efficace en pareil cas. Ce n'était pas l'avis de Montaigne qui
disait : « Je tiens que ce qui ne peult se faire par la raison, et par
prudence et addresse, ne se faict jamais par la force.... Je n'ay veu
aultre effect aux verges, sinon de rendre les aines plus lasches ou plus
malicieusement opiniastres . » (Essais, 1. II, ch. vin.)
2. On peut s'étonner que Locke appelle douce et prudente une mère
qui se laisse aller à battre sa petite lille « huit fois de suite », la pre-
mière fois qu'elle la revoit, et pour « une chose indifférente ».
106 QUELQUES PENSEES SUR LTDUCATIOX.
à la septième fois, l'enfant était perdue pour toujours l. Par
un châtiment qui aurait manqué son effet, elle n'eût fait
que fortifier chez sa fille l'instinct de l'opiniâtreté, qu'il
eût été fort difficile de guérir dans la suite. Mais ayant eu
la sagesse de persévérer jusqu'à ce qu'elle eût plié son es-
prit et assoupli sa volonté, ce qui est le seul but de la cor-
rection et du châtiment, elle établit son autorité dès la pre-
mière occasion, et désormais elle obtint de sa fille en
toutes choses une prompte et docile obéissance. Comme ce
fut la première fois qu'elle la fouetta, ce fut aussi, je
crois, la dernière.
La première fois qu'on a recours aux châtiments corpo-
rels, il faudrait prolonger et redoubler la punition, jusqu'à
ce qu'elle eût entièrement triomphé de la résistance,
que l'esprit de l'enfant fût assoupli, et l'autorité des parents
établie : dès lors, pour la maintenir, il suffira d'une gravité
mêlée de douceur.
Tout cela, si l'on y réfléchissait, inspirerait aux parents
plus de modération dans l'emploi du fouet et du gourdin,
et les détournerait de croire aussi aisément que les coups
sont un remède sûr et universel, qu'on peut appliquer
au hasard dans n'importe quel cas. Ce qui est certain,
c'est que les châtiments corporels, quand ils ne font
pas de bien, font beaucoup de mal. S'ils n'atteignent pas
l'esprit et n'assouplissent pas la volonté, ils endurcis-
sent le coupable; et quelque douleur qu'il ait soufferte
pour sa faute, il n'en chérit que plus son opiniâtreté,
ce péché mignon qui lui a déjà donné la victoire; il n'en
est que plus disposé à rechercher, à espérer pour l'avenir
de nouveaux triomphes. C'est, je n'en doute pas, par
l'effet de ces corrections mal entendues qu'un grand
nombre d'enfants sont devenus obstinés et réfrattaires, qui,
1. Exagération évidente. M. Pérez, qui cite ce passage de Locke
[VÉclucalion dès le berceau, p. 178) dit à ce propos : « On peut se de-
mander si les coups peuvenl avoir jamais la vertu de corriger en un
jour et pour toujours une tendance ou une habitude quelconque. »
■HM^MBM
L'OBSTINATION. 107
autrement gouvernés, auraient été très souples et très ma-
niables. Si vous ne punissez votre enfant que pour vous
venger de la faute passée qui a excité votre colère, quel
effet pensez-vous produire ainsi sur son esprit, qui est pré-
cisément ce qu'il "s'agit d'amender? S'il n'y a dans sa taule
aucun mélange d'opiniâtreté ou de volonté obstinée, elle
ne renferme rien qui réclame le sévère châtiment du fouet.
Des observations douces et graves suffisent pour remédier
aux fautes qui ont pour principes la faiblesse, l'inattention
ou i'étourderie, et c'est tout ce que méritent de pareilles
fautes. Mais si vous reconnaissez une perversité réelle de
volonté, si vous avez affaire à une désobéissance prémé-
ditée et intentionnelle : alors vous ne devez pas mesurer
le degré de la punition d'après la grandeur ou la petitesse
apparente de la faute, mais d'après l'esprit d'opiniâtreté
qu'elle révèle et la résistance que l'enfant oppose à ses de-
voirs de soumission et de respect vis-à-vis de son père.
L'obéissance en effet est de rigueur, et il ne faut pas hésiter
à employer les châtiments corporels, en les administrant
par intervalles jusqu'à ce qu'ils aient fait impression sur
l'esprit, et que vous distinguiez les marques d'un vrai
chagrin, de la honte et du désir d'obéir1.
Mais, d'après moi, il ne suffira pas que vous ayez fixé
une tâche à l'enfant, et qu'il ne l'ait pas remplie à votre fan-
taisie, pour qu'il vous soit permis de le frapper sans autre
façon. Il faut, avec beaucoup d'attention, de soin et de
finesse, observer le tempérament particulier des enfants,
et apprécier exactement la nature de leurs fautes, avant
d'en arriver à une correction de ce genre. Mais cela ne
vaut-il pas mieux que d'avoir toujours le fouet dans les
mains, comme le seul instrument de votre autorité, et de
vous exposer, par le trop fréquent usage des verges, à
1. On risque d'attendre toujours ce moment-là, ci en l'attendanl de
faire grand mal à L'enfant. Beaucoup se laisseront rouer de coups
plutôt que de céder même eu apparence. D'ailleurs à quel signe dis-
tinguerait-on le vrai chagrin dont parle Locke?
108 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
rendre ce suprême remède inefficace et inutile dans les
cas où il devient nécessaire ? C'est ce qui arrive en effet
lorsqu'on emploie sans discrétion le fouet pour les fautes
les plus légères. Lorsque pour une faute contre les règles
d'accord \ ou pour une syllabe mal placée dans un vers, on
frappe de la peine sévère du fouet un enfant laborieux et
d'un bon naturel, comme on ferait pour une action crimi-
nelle ou volontaire un enfant obstiné et pervers, comment
espérer qu'une semblable méthode de correction fasse du
bien à l'esprit et le redresse? Et c'est là cependant l'unique
but qu'il faut avoir en vue : car si une fois l'esprit est droit,
tout ce que vous pouvez désirer suivra naturellement.
79. Ainsi, lorsqu'il n'y a dans la volonté aucun mauvais
penchant à corriger, il n'est pas besoin de recourir au
fouet. Toutes les fautes qui ne témoignent pas d'une mau-
vaise disposition d'esprit, qui ne trahissent pas l'intention
de résister à l'autorité et au gouvernement d'un père ou
d'un précepteur, ne sont que des méprises, et l'on peut
souvent ne pas en tenir compte. En tout cas, si l'on s'y
arrête, il ne faut employer d'abord que de doux remèdes:
avis, directions, remontrances ; jusqu'à ce que le mépris
persistant et prémédité de ces avis prouve que le principe
de la faute réside dans les mauvaises dispositions de l'es-
prit, et qu'une perversité manifeste de la volonté est la
source de la désobéissance. Partout où l'obstination, qui
est une révolte ouverte, s'est révélée au point qu'elle ne
peut plus être négligée ou dédaignée, et qu'il est néces-
saire dès le début de la réprimer et de la vaincre, notre
seule préoccupation doit être de ne pas nous tromper, de
nous assurer que nous avons affaire à une obstination
réelle2, et pas à autre chose.
1. Des bévues et des erreurs grammaticales ne sauraient être punies
de la même façon que des fautes contre la morale. H convient donc
que dans les punitions le maître tienne compte de cette différence.
Ce serait donner à l'enfant de fausses idées que de le châtier pour un
solécisme autant que pour un mensonge.
2. « Les enfants perdent souvent leur présence d'esprit au point
LES FAUTES PERMISES. 109
80. Mais puisque l'on doit éviter le plus possible les
occasions de punir, surtout de punir par des coups, vous
aurez soin d'en venir rarement à ces extrémités. Si vous
avez inspiré à votre (ils les sentiments de respect dont j'ai
parlé, un simple regard suffira dans le plus grand nombre
des cas pour l'arrêter. Il ne faut pas assurément demander
à de jeunes enfants autant de tenue, de sérieux ou d'appli-
cation, qu'à des jeunes gens plus avancés en âge. On doit
leur permettre, je l'ai déjà dit, tous les enfantillages,
toutes les folies qui sont en rapport avec leur âge, sans y
faire la moindre attention. L'étourderie, l'imprévoyance,
la gaieté, sont les caractères de l'enfance. La sévérité ne doit
pas s'étendre à ces actions et imposer sur ce point d'inop-
portunes restrictions. Ne nous pressons pas non plus de voir
de l'obstination, de la mauvaise volonté, dans des actes
qui ne sont que l'effet naturel de l'âge et du tempéra-
ment. Dans ce cas, il faut simplement venir en aide aux
enfants, leur tendre la main, pour les ramener doucement,
comme à des personnes faibles qui souffrent d'une infirmité
naturelle ; et bien qu'une fois avertis ils retombent dans
les mêmes fautes, il ne faut pas cependant que chaque
rechute soit comptée pour un mépris formel de vos ordres,
et considérée tout de suite comme un acte de révolte l. Les
fautes qui proviennent de la faiblesse de l'âge, il ne faut
pas sans doute les négliger, les laisser passer sans la moin-
dre attention; mais à moins que la volonté n'y soit mêlée,
on ne doit jamais en exagérer la gravité, ni les reprendre
trop rigoureusement. Redressez-les seulement d'une main
douce, comme l'exige leur âge. De cette façon les enfants
d'être pendant quelque temps incapables de toute concentration men-
tale. Il semble qu'ils soient obstinés, alors qu'en réalité ils sont simple-
ment éperdus et bors d'eux-mêmes. Dans d'autres cas ils ne parais-
sent obstinés que parce qu'ils se sont mépris sur le sens des paroles
de leur maître. » (Note du R. Even Daniel.)
t. Il y a dans ces lignes un sentiment touchant de la faiblesse de
l'enfance, quelque chose comme la bonté profonde qui inspirait les
maîtres de Port-Roval.
110 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
comprendront ce qu'il y a de véritablement répréhensible
dans chacune de leurs actions et s'habitueront à l'éviter.
Par là aussi vous les encouragerez, ce qui est la grande
affaire, à n'avoir jamais que de bonnes intention», puis-
qu'ils auront reconnu que leur bonne volonté les meta
l'abri de tout désagrément grave, et que, dans les fautes
qu'ils laissent échapper, au lieu de subir les reproches pas-
sionnés et irrités de leur gouverneur ou de leurs parents,
ils sont traités avec ménagement et avec douceur. Dé-
tournez vos enfants du vice et des dispositions vicieuses,
et avec chaque progrès des années vous les verrez prendre
les manières qui conviennent à leur âge et à la société
qu'ils fréquentent. A mesure qu'ils grandiront en âge, iis
grandiront aussi en application et en sagesse. Mais afin que
vos paroles aient toujours de l'autorité et de la force, s'il
arrive à l'occasion que vous leur ayez enjoint de laisser
ceci ou cela, dans leurs amusements enfantins, ayez grand
soin d'avoir toujours le dernier mot, et ne leur laissez ja-
mais prendre l'avantage. Mais, je le répète, je voudrais
que le père ne fit que rarement intervenir son autorité et
ses commandements dans ces occasions-là, et qu'il se ré-
servât pour les cas où les enfants sont sur le point de con-
tracter quelque habitude vicieuse. 11 y a, selon moi, de
meilleurs moyens de diriger leur esprit, et lorsqu'une
fois vous aurez gagné ce premier point de les soumettre à
votre volonté, vous réussirez mieux le plus souvent en rai-
sonnant doucement avec eux.
IL FAUT RAISONNER AVEC LES ENFANTS.
81. On s'étonnera peut-être que je recommande de rai-
sonner avec les enfants, et cependant je nepuis m'empêcher
de penser que c'est la vraie manière de se comporter avec
eux1. Ils entendent raison dès qu'ils savent parler et, si je
1. Rousseau a critiqué vivement les idées de Locke sur ce point :
« Raisonner avec les entants était la grande maxime de Locke; c'est la
IL l'Ali RAISONNER AVEC LES ENFANTS. 111
ne me trompe, ils aiment à être traités en créatures rai-
sonnables plus tôt qu'on ne se l'imagine. C'est une sorte
d'orgueil qu'il faut développer en eux, et dont on doit se
servir autant que possible, comme d'un puissant instru-
ment pour les conduire.
Mais quand je parle de raisonnements, j'entends seule-
ment ceux qui sont appropriés à l'intelligence, qui sont à
la portée d'esprit de l'enfant. Personne ne suppose qu'on
puisse argumenter avec un enfant de trois ou même de sepl
ans comme avec un homme mûr. De longs discours, des rai-
sonnements philosophiques étonnent tout au plus et confon-
dent l'esprit de l'enfant, mais ne l'instruisent pas. Quandje
dis qu'il faut les traiter comme des créatures raisonnables,
j'entends donc que vous devez leur faire comprendre par
la douceur de vos manières, par l'air tranquille que vous
gardez jusque dans vos corrections, que ce que vous faites
estraisonnableen soi, en même temps qu'utile et nécessaire
pour eux; que ce n'est point par caprice, par passion ou
fantaisie, que vous leur ordonnez ou leur défendez ceci
ou cela. C'est ce qu'ils sont parfaitement en état de com-
plus en vogue aujourd'hui; son succès ne me parait pourtant pas fort
propre à la mettre en crédit, et pour moi je ne vois rien de plus sot
que des enfants avec qui l'on a tant raisonné. » En d'autres termes,
Rousseau n'admet pas que pour gouverner les enfants on essaye de la
persuasion. « En leur parlant dès leur bas âge une langue qu'ils n'en-
tendent point, on les accoutume à se payer de mots, à contrôler tout
ce qu'on leur dit, à se croire aussi sages que leur maître, à devenir
disputeurs et mutins. » L'enfant, d'après Rousseau, doit obéir à la
nécessité, à la force. Il ne faut pas essayer de lui donner la raison du
joug qui pèse sur lui. — Rousseau n'a raison que contre l'exagération
possible de l'excellent principe de Locke. Sans doute il ne faut pas se
flatter de pouvoir toujours parler raison à l'enfant. 11 est nécessaire
bien souvent de 1 ecourir à l'autorité que Rousseau proscrivait, elle aussi .
Dupont de Nemours distinguait les commandements utilitaires qui
exigent une obéissance aveugle, absolue, et les commandements pater-
nels qui demandent seulement une obéissance raisonnée. Il est évi-
dent que l'ordre et la discipline dans la famille ne peuvent se passer
des premiers, mais l'idéal n'en est pas moins de généraliser le plus tôt
possible l'usage des commandements paternels.
112 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
prendre, et il n'y a pas de vertu ni de vice dont on ne puisse
leur faire entendre pourquoi on leur recommande l'une et
pourquoi on leur interdit l'autre : seulement il faut pour
cela choisir des raisons appropriées à leur âge et à leur in-
telligence, et les leur proposer toujours clairement et en
peu de mots1. Les principes sur lesquels reposent la plu-
part des devoirs, les sources du bien et du mal d'où ces
devoirs jaillissent, il n'estpas toujours aisé de les expliquer
même aux hommes faits, quand ils ne sont pas habitués à
abstraire leurs pensées des opinions communément reçues.
A plus forte raison les enfants sont-ils incapables de raison-
ner sur des principes un peu élevés. Ils ne sentent pas la
force d'une longue déduction. Les raisons qui les touchent
sont des raisons familières, au niveau de leurs pensées,
des raisons sensibles et palpables, si je puis ainsi parler.
Mais si l'on a égard à leur âge, à leur tempérament, à leurs
goûts, on ne manquera jamais de trouver des motifs de ce
genre propres à les convaincre. Et si l'on ne trouvait pas
d'autre raison plus particulière, ce qu'ils comprendront
toujours, ce qui suffira pour les détourner d'une faute du
genre de celles qu'ils peuvent commettre : c'est que cette
faute les discrédite et les déshonore, c'est qu'elle vous
déplaît.
LES EXEMPLES.
82. Mais de tous les moyens à employer pour instruire
1. Condillac, qui s'inspire de Locke en pédagogie autant qu'en psy-
chologie, croit aussi à la nécessité de raisonner de bonne heure avec
les enfants. Il va jusqu'à dire que « la faculté de raisonner commence
aussitôt que nos sens commencent à se développer », ce qu'aucun
observateur attentif de l'enfance ne saurait accorder. Il est plus près
de la vérité quand il ajoute : « Ne confondons pas le raisonnement et
les choses sur lesquelles on raisonne » (Œuvres, t. VI, p. 293); ce qui
revient à dire, comme Locke le fait remarquer ici, que l'enfant, s'il
raisonne, ne peut du moins raisonner sur les mêmes idées que l'homme
fait.
LES EXEMPLES. 115
les enfants, pour former leurs mœurs, le plus simple, le
plus aisé et le plus efficace, c'est de leur mettre devant les
yeux les exemples des choses que vous voulez leur faire
pratiquer ou éviter'. Si vous avez soin de leur présenter
ces exemples dans la vie des personnes qu'ils connaissent, en
y joignant quelques réflexions sur la beauté ou sur la lai-
deur de ces actions, vous aurez plus fait pour exciter ou
décourager leur instinct d'imitation, qu'en leur tenant les
plus beaux discours du monde. Il n'y a pas de mots, si
forts qu'ils soient, qui leur donnent l'idée des vertus et des
vices aussi bien que le feront les actions des autres hommes
qui leur en présentent l'image, si vous avez soin de
diriger leurs observations, et si vous leur enjoignez d'exa-
miner telle ou telle qualité bonne ou mauvaise chez les
gens qui la mettent en pratique. La beauté ou la laideur
de bien des choses, en fait de bonne ou de mauvaise édu-
cation, fera une plus profonde impression sur leurs esprits,
si elle leur est révélée par les exemples d'autrui, que si
elle leur est enseignée par des règles ou par des instruc-
tions-.
C'est une méthode qu'il ne faut pas seulement suivre
avec les enfants tout jeunes, mais qu'il faut continuer tant
qu'ils restent sous la surveillance ou la direction d'une
autre personne. Je crois que c'est le meilleur moyen qu'un
père puisse employer, tant qu'il pourra avoir à réformer
quelque défaut dans la conduite de son fils. 11 n'y a rien,
1. Conférez Horace (Satires, livre I, liv. IV) :
... Insuevit pater optimus hoc me
Ut jugèrent e.iemplis vitiorum quœque notando.
Quum me hortaretur, parce, frugaliter, alque
Viverem uti content us co quod mi ipse parasset :
Nonne vides, Albi ut maie vivat filius, utque
liarrus inops : magnum dot unientum ne patriam rem
Perdere quis relit...
2. C'est la vieille maxime : Longum iter per prcecepla, brève per
exempta.
8
114 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
en effet, qui pénètre l'esprit des hommes aussi doucement
et aussi profondément que l'exemple. Les défauts mêmes
qu'ils sont disposés à excuser ou à ne pas voir en eux-
mêmes, ils ne sauraient s'empêcher de les désapprouver
et d'en rougir, quand ils les découvrent chez d'autres per-
sonnes.
L'USAGE DU FOUET.
83. Lorsque l'usage du fouet devient nécessaire comme
remède suprême, on peut se demander à quel moment
et par qui la punition doit être administrée1. Est-ce immé-
diatement après la faute commise, quand elle est toute
récente et pour ainsi dire toute chaude, qu'il convient de
sévir? Et faut-il que les parents eux-mêmes châtient leurs
enfants2? Sur le premier point, mon avis est que la puni-
tion ne doit pas être appliquée tout de suite, de peur que
la passion ne s'en mêle, et que le châtiment, par consé-
quent, tout en dépassant les bornes convenables, ne con-
serve pas son efficacité légitime. Les enfants savent parfai-
tement discerner quand nous agissons par passion. Gomme
je l'ai déjà dit, ce qui leur fait le plus d'impression, c'est
ce qui émane de la raison calme et froide de leurs parents :
la distinction ne leur échappe pas. Sur le second point, je
1. Locke, malgré ses protestations contre l'usage du fouet en géné-
ral, le maintient, comme on sait, dans certains cas exceptionnels. C'est
Vu/lima ralio applicable aux fautes les plus graves.
"2. Ces questions ne nous intéressent plus aujourd'hui, puisque le
fouet est absolument condamné par la pédagogie moderne. Mais elles
étaient à l'ordre du jour du temps de Locke. Les Regulœ des Jésuites
interdisaient aux Pères d'infliger de leurs mains les corrections phy-
siques. Dans certains collèges on avait un correcteur attaché à la mai-
son, un cuisinier, un portier. Ailleurs on recourait au service d'un
pauvre artisan du voisinage qui recevait tant par mois ou par an pour
venir instrumenter dans les classe?. Quelquefois on s'adressait à un
écolier bien planté, gaillard so!ide,*qui fouettait ses camarades toutes les
fois que le régent lui en donnait l'ordre. C'était sous une forme spéciale,
un commencement d'enseignement mutuel. (Voyez notre brochure sur
l'Orbilianisme ou l'usage du Jouet chez les Jésuites.)
L'USAGE DU FOUET. 115
crois que si vous avez à votre service un domestique dis-
civt », qui puisse tenir auprès de votre enfant la place d'un
gouverneur (si vous avez un gouverneur, il n'y a plus de
difficulté), il vaut mieux que la douleur de la punition soit
directement infligée à l'enfant par une autre main que la
vôtre, mais avec votre permission et en votre présence. De
cette façon, l'autorité des parents est mieux sauvegardée,
et te ressentiment de l'enfant, pour la douleur qu'il a sup-
portée, se retourne sur la personne qui la lui a directe-
ment causée. Car je veux, on le sait, que le père n'en vienne
que rarement aux châtiments corporels, et cela, quand il
y a nécessité pressante, quand il n'y a plus d'autre remède;
et alors il convient peut-être que le châtiment soit infligé
de telle sorte que l'enfant ne puisse l'oublier-.
84. Mais, je le. répète, les châtiments corporels sont de
toutes les corrections !a plus mauvaise ; c'est par consé-
quent la dernière qu'il faille employer, et seulement dans
les cas extrêmes, après qu'on aura essayé de tous les
moyens plus doux et qu'on en aura reconnu l'impuissance.
Si l'on suit exactement ces règles, on n'aura que rarement
besoin d'en venir aux coups. Il n'est pas à supposer en
effet qu'un enfant veuille souvent résister dans une circon-
stance particulière à l'ordre que lui donne son père, et il
est probable qu'il ne le voudra jamais. D'autre part, si le
père a soin de ne pas interposer son autorité absolue et ses
ordres péremptoires, soit dans les actions puériles et indif-
férentes, où l'enfant doit jouir de sa liberté3, soit à pro-
pos de ses études et de ses progrès, en quoi il ne faut
jamais lui faire violence, il ne reste que la prohibition
de quelques actions vicieuses qui puisse donner lieu à dea
1. C'était la méthode ordinaire des collèges des Jésuites.
'2. C'est-à-dire aussi durement que possible.
3. Il faut craindre, en effet, d'amoindrir et de compromettre son
autorité en l'exerçant trop souvent et sans cause suffisante. Combien
de parents et de maîtres perdent leur empire sur les enfants pour les
avoir fatigués à tout propos par des réprimandes et par des menaces
inutiles!
116 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
actes de rébellion, et par suite mériter le fouet à l'en-
fant. Il n'y aura donc qu'un très petit nombre d'occasions
où un père attentif, qui dirige comme il convient l'édu-
cation de son fils, se verra forcé de recourir à ce moyen
de discipline. Pendant les sept premières années en effet,
quels sont les vices dont un enfant peut se rendre coupa-
ble, sinon le mensonge ou quelques traits de malice?
C'est quand il est retombé plusieurs fois dans ces fautes,
malgré la défense formelle de son père, que l'enfant doit
être puni pour son obstination et qu'il mérite d'être battu.
Si toutes les dispositions vicieuses de l'enfant sont, dès le
début, traitées comme elles doivent l'être; si on lui en té-
moigne d'abord de la surprise ; si, dans le cas de récidive,
l'enfant est décontenancé par l'air sévère de son père, de
son précepteur et de tous ceux qui l'approchent, et par une
façon d'agir conforme à l'état de disgrâce où il est tombé ;
si enfin on sait persévérer dans cette attitude assez long-
temps pour qu'il devienne sensible à la honte de sa faute,
j'imagine qu'il ne sera pas besoin de recourir à une autre
espèce de correction, et que l'occasion ne se présentera pas
d'en venir aux coups. Ce sont seulement les négligences
de la première éducation, et l'excès de douceur qu'on a té-
moigné d'abord aux enfants, qui rendent nécessaire dans
la suite l'emploi des corrections physiques1. Si l'on avait
surveillé à leur naissance les inclinations vicieuses et les
premières irrégularités qu'elles engendrent, si on les avait
corrigées doucement, on aurait rarement plus d'un défaut
à la fois à combattre, et on en viendrait facilement à bout,
sans bruit ni fracas, sans avoir besoin de recourir à une
discipline aussi brutale que le fouet.
1. Il vaut mieux, en effet, prévenir les fautes qu'avoir à les punir, et
si on ne peut les prévenir entièrement, les corriger doucement quand
elles sont encore légères, que les châtier avec dureté quand elles sont
devenues graves. Voilà pourquoi la sévérité est nécessaire dans une
certaine mesure au début de l'éducation. Ce sont les parents sévères
dans les commencements qui peuvent le plus aisément se montrer
doux et indulgents dans la suite.
LTJSAGE DU FOUET. 117
Ainsi tous les vices, combattus un à un, dès leur pre-
mière apparition, seraient aisément extirpés, sans qu'il
subsistât la moindre trace et même le souvenir de leur
existence. Mais par complaisance, par faiblesse pour nos
chers petits, nous laissons leurs défauts grandir jusqu'à
ce qu'ils aient pris racine et se soient multipliés, et que
la laideur morale de nos enfants nous couvre de honte et
de confusion. Alors il faut bien employer la charrue et la
herse, il faut recourir à la bêche et à la pioche pour at-
teindre le fond des racines, et ce n'est pas trop de toute
notre force, de toute notre habileté et de tout notre zèle,
pour nettoyer cette pépinière infestée de mauvaises herbes,
ce champ couvert de ronces, et pour retrouver l'espé-
rance des fruits qui, la saison venue, nous récompenseront
de nos labeurs.
85. Cette méthode, si on l'observe, épargnera à la fois
au père et à l'enfant l'ennui des mômes injonctions sans
cesse répétées et des règles impératives ou prohibitives in-
définiment multipliées l. Je crois en effet que les actions
qui tendent à produire de mauvaises habitudes (et ce sont
les seules qui exigent que le père interpose son autorité
et ses commandements) ne doivent pas être défendues à
l'enfant avant qu'il s'en soit rendu coupable. La défense
faite avant la faute, si elle n'a pas de résultats plus fâ-
cheux, a du moins celui d'apprendre à l'enfant la possibi-
lité de la faute, puisqu'elle suppose que l'enfant peut la
commettre, et puisqu'il y aurait moins de risque qu'il la
commît, s'il en ignorait l'existence2. Le meilleur moyen
d'enrayer une disposition vicieuse, c'est, comme je l'ai déjà
dit, de paraître étonné et surpris à la première action qui
la révèle chez l'enfant. Par exemple la première fois qu'il
1. Tous les pédagogues sont d'accord sur le danger que fait courir à
la discipline la multiplicité des règles impératives ou prohibitives.
2. Locke a parfaitement raison. Mais ne se met-il pas en contradic-
tion avec ce qu'il a dit un peu plus haut sur la convenance de mettre
devant les yeux de l'enfant même les exemples du vice?
lis QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
est pris en flagrant délit de mensonge ou d'un acte de mé-
chanceté, le premier remède à employer, c'est de lui par-
ler de cette action comme de quelque chose d'étrange et
de monstrueux, dont on ne le croyait point capable, et
ainsi de lui en faire honte.
86. On objectera sans doute que je me fais illusion sur
la docilité des enfants, et que, en dépit de la préférence
que j'accorde à la voie plus douce de l'éloge et du blâme,
il y aura toujours beaucoup d'enfants qui ne s'applique-
ront pas à leurs études et à ce qu'ils doivent apprendre, tant
qu'on ne les aura point fouettés. C'est là le langage ordinaire
des gens d'école et de tous ceux qui, entêtés des vieilles
méthodes, ne laissent jamais expérimenter les autres dans
les occasions où l'on pourrait en faire l'essai. En effet,
comment expliquer autrement qu'on ait besoin du fouet
pour enseigner le latin et le grec, et qu'on s'en passe
pour le français et l'italien? Les enfants apprennent la
danse et l'escrime, sans qu'on ait besoin de les fouetter ;
de même pour l'arithmétique, le dessin. Cela ne donne-
t-il pas le droit de soupçonner qu'il y a quelque chose d'é-
trange, de contre nature, d'antipathique à l'enfance, dans
les programmes d'études des écoles de grammaire, ou
dans les méthodes qu'on y emploie, puisque les enfants
ne s'appliquent pas du tout à ces études, quand on ne les
fouette pas, et ne s'y appliquent qu'à contre-cœur lorsqu'on
les fouette ; ou sinon, que l'on se trompe, quand on croit
ne pouvoir apprendre les langues anciennes aux enfants
qu'à coups de fouet ?
87. Mais à supposer qu'il se rencontre des enfants si
indifférents et si paresseux qu'on ne puisse les décider
à étudier par les voies de la douceur, — et il faut recon-
naître qu'il y a en effet des enfants de toute nature, — ce
n'est pas une raison cependant pour qu'on pratique avec
tous le dur régime du fouet. 11 n'y en a aucun dont il soit
permis de dire qu'il ne peut être gouverné par la douceur
et la modération, tant qu'on n'en a pas fait avec lui l'essai
L'USAGE m FOUET. 119
complot. Si ces moyens ne le déterminent pas à travailler
de tontes ses forces, à faire tout ce qu'il est capable de
faire, alors il n'y a plus à chercher d'excuses pour un ca-
ractère aussi obstiné. Le fouet est le remède convenable
en pareil cas, mais le fouet administré selon d'autres
procédés que les procédés ordinaires. L'enfant qui volon-
tairement néglige ses livres, qui se refuse obstinément à
une chose qu'il peut faire et que son père lui enjoint de
faire par un ordre positif et formel, cet enfant-là, il ne
faut pas se contenter de lui appliquer deux ou trois coups
de fouet, pour n'avoir pas fait son devoir, et de recommen-
cer à lui infliger la même punition chaque fois qu'il re-
tombe dans la même faute. Non, lorsque les choses en
sont venues à ce point, lorsque l'entêtement est manifeste
et rend la correction nécessaire, je pense qu'on doit châ-
tier l'enfant avec plus de calme et aussi avec plus de sévé-
rité; on doit le frapper (en ayant soin de mêler les ad-
monestations aux coups) jusqu'à ce qu'on puisse lire sur
son visage, dans sa voix, dans son attitude soumise, que le
châtiment a fait impression sur son esprit, et qu'il est
moins sensible à la douleur même des coups qu'à la honte
de la faute dont il s'est rendu coupable et qui lui cause
maintenant un vrai chagrin. Si une correction de ce genre,
répétée plusieurs fois à des intervalles convenables, et
poussée jusqu'aux limites extrêmes de la sévérité, accom-
pagnée d'ailleurs des marques non équivoques du mécon-
tentement paternel, ne produit pas d'effet et ne réussit pas
à modifier les dispositions de l'enfant, à le rendre souple
et docile, quel profit peut-on désormais espérer de l'usage
des châtiments corporels, et à quoi bon les employer plus
longtemps ? Fouetter un enfant, lorsqu'on ne peut plus
compter que cette correction produise aucun bien, c'est
plutôt se comporter avec la fureur d'un ennemi plein de
rage qu'avec la sagesse d'un ami compatissant; et le châ-
timent n'est plus alors qu'une provocation inutile, qui n'a
aucune chance d'amender le coupable. Si un père est
120 UUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
assez malheureux pour avoir un fils aussi pervers, aussi
intraitable, je ne vois pas ce qui lui reste à faire, sinon
à prier Dieu pour lui. Mais, selon moi, si dès le début
ou emploie avec les enfants les bonnes méthodes, il s'en
rencontrera peu de ce caractère ; et après tout, s'il y en a
de tels, ce n'est pas d'après ces exceptions qu'il faut régler
l'éducation des autres, de ceux qui ont un meilleur natu-
rel et qui peuvent èlrc gouvernés par des voies plus douces.
SECTION IX (88-94).
QUALITÉS NÉCESSAIRES D'UN GOUVERNEUR.
88. Si vous pouvez rencontrer un gouverneur qui se
mette en pensée à la place du père l, qui se charge des
mêmes soins que lui, et qui, approuvant les méthodes dont
je viens de parler, sache les pratiquer dès le déhut, la
tâche lui deviendra facile clans la suite ; et vous ne tar-
derez pas à reconnaître, je crois, que votre fils a fait en
peu de temps, pour la science et pour la sagesse, plus de
progrès que vous ne l'imaginiez. Mais ne permettez jamais
au gouverneur de hattre votre fils, sans votre consentement
et en votre absence 2, au moins jusqu'au jour où l'expé-
1. Conférez Rollin : « Les précepteurs tiennent la place des pères et
des mères : ils doivent donc en prendre les sentiments, et en avoir la
douceur et la tendresse, mais une douceur qui ne dégénère point en
mollesse, et une tendresse qui soit réglée par la raison... » (T. IV,
p. 669.) Quintilien avait dit la même chose avant Locke et avant Rolliu
[h>sl t. oral., IV, 2).
2. Louis XIV ne suivait pas cette règle avec son fils, le grand Dau-
phin. On sait qu'il avait délégué officiellement le droit de correction
au gouverneur «lu prince, le duc de Montausier. Celui-ci, homme dur
et hrnsque, usait largement de son droit, en présence de Bossuet qui
laissait faire.
l'2;2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
rience vous aura garanti sa modération et sa prudence.
I)e plus, pour qu'il conserve toute son autorité sur son
élève, laissez ignorer qu'il n'a pas le pouvoir d'user du
fouet, et ayez soin de le traiter vous-même avec le plus grand
respect, en obligeant toute votre famille à agir de même f.
Ne comptez pas que votre fils respecte son gouverneur, s'il
le voit mépriser par vous, ou par sa mère, ou par d'autres
personnes. Si vous le jugez digne de votre mépris, c'est
que vous aurez fait un mauvais choix. Et pour peu que
vous laissiez voir votre mépris, votre fils ne manquera pas
d'en faire autant; et, dans ce cas, quel que soit le mérite
du précepteur, quelques talents qu'il ait pour réussir dans
son emploi, tout cela sera perdu pour votre fils et ne lui
sera jamais plus d'aucun profit.
89. De même que l'exemple du père doit enseigner à
l'enfant le respect de son gouverneur, de même l'exemple
du gouverneur doit engager l'enfant aux actions dont il
veut lui inculquer l'habitude 2. Sa conduite ne doit jamais
démentir ses préceptes, sans quoi il ne fera que pervertir
son élève. Il ne servira de rien que le gouverneur lui
adresse des sermons sur le devoir de réprimer ses passions,
si lui-même lâche la bride à quelqu'une des siennes. C'est
en vain qu'il s'efforcerait de corriger un défaut ou une
inconvenance qu'il se permettrait à lui-même. Les mauvais
exemples sont plus sûrement suivis que les bonnes maximes.
Le gouverneur doit donc protéger avec soin son élève
contre l'influence des mauvais exemples, et surtout des
plus dangereux de tous, ceux qui viennent des domes-
tiques. Pour éloigner les enfants de leur société, il ne
faudra pas d'ailleurs procéder par prohibition, ce qui ne
ferait qu'irriter le désir qu'ils ont naturellement de les
1. Règle importante et trop peu suivie.
2. L'énuméralion des qualités qui conviennent à un gouverneur va
être pour Locke l'occasion de faire connaître ses vues générales sur
l'éducation.
LE CHOIX D'UN GOUVERNER EL ljr,
fréquenter: on aura recours aux moyens que j'ai déjà
indiqués '.
90. Dans l'art de l'éducation, il n'est rien dont on se
préoccupe moins, ni qui soit plus difficile à observer que
la règle dont je suis entrain de vous entretenir: c'est qu'il
faut avoir soin, dès que les enfants commencent à parler,
de tenir auprès d'eux une personne prudente, modérée,
sage enfin, qui ait pour mission de les former comme il
convient, et de les préserver de tout mal, surtout de la con-
tagion des mauvaises compagnies. Je pense que cet emploi
demande beaucoup de modération, de mesure, de ten-
dresse, de zèle et de discrétion : qualités qu'il n'est pas
facile de trouver réunies en la même personne, surtout
parmi des gens à qui l'on n'offre qu'un maigre salaire.
Quant à la dépense, je crois que vous ne sauriez faire un
meilleur emploi de votre argent, dans l'intérêt de vos
enfants, et par conséquent, dût-il vous en coûter beaucoup
plus qu'il n'est coutume, vous ne devez pas regretter la
dépense 2. Celui qui à n'importe quel prix procure à son
fils un esprit sain, de bons principes, le goût de tout ce qui
est honnête et utile, la politesse et la bonne éducation, a
fait une bien meilleure acquisition que s'il avait employé
son argent à ajouter quelques champs de plus aux arpents
qu'il possédait déjà.
Epargnez tant que vous voudrez pour les bagatelles et
les jouets, pour les étoffes de soie et les rubans, pour les
dentelles et les autres dépenses inutiles; mais n'économisez
pas votre argent quand il s'agit d'une affaire aussi impor-
tante. C'est un très mauvais calcul de faire votre fils riche
d'argent et pauvre d'esprit. C'est avec un profond ètônne-
1. Voyez § 71.
2. Rousseau, toujours chimérique, voudrait un précepteur qu'on ne
!>ayàt pas. « La première qualité que j'exigerais d'un gouverneur,
'est de n'être point un homme à vendre... » Comme si l'on ne pouvait
ttendre de son travail une juste rémunération, sans pour cela être un
Lomme à vendre '
124 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
ment que j'ai vu souvent des parents, qui prodiguaient leur
fortune pour donner à leurs enfants de beaux ajustements,
pour les loger et les nourrir avec luxe, pour leur procurer
plus de serviteurs qu'il n'était nécessaire, et qui en même
temps affamaient leurs esprits et ne prenaient aucun soin
de couvrir la plus honteuse des nudités, je veux dire leur
ignorance et leurs mauvais penchants. Je ne puis m'em-
pècher de croire qu'en cela les parents ne font que com-
plaire à leur propre vanité : leur conduite témoigne de plus
d'orgueil que d'un vrai souci du bien de leurs enfants.
Toutes les dépenses que vous ferez dans l'intérêt de votre
fils prouveront la vivacité de votre amour pour lui, quand
bien môme elles amoindriraient son héritage. Un homme
sage et bon ne peut manquer de paraître ou d'être grand
et heureux; mais celui qui est fou et vicieux ne saurait
prétendre ni à la grandeur ni au bonheur, quelque
richesse que vous lui laissiez en héritage. Et je vous le
demande, n'aimeriez-vous pas mieux que votre fils ressem-
blât à certaines personnes qui n'ont qu'un revenu de cinq
cents livres par an qu'à quelques autres de votre connais-
sance qui en ont cinq mille ?
91. 11 ne faut donc pas que le chiffre de la dépense
décourage ceux qui ont les moyens de la faire. Mais la dif-
ficulté sera de trouver un bon gouverneur : car les hommes
qui ont peu d'âge, peu de talent, peu de vertu, ne sont pas
propres à remplir cet emploi, et ceux qui en ont beaucoup
ne se décideront que malaisément à s'en charger l. Vous ;
devez donc aviser de bonne heure et porter partout vos
recherches : car le monde contient des gens de toute
1. Ces difficultés trop réelles, n'auraient-elles pas dû donner à ré-
fléchir à Locke, et lui prouver que l'éducation publique est préférable
à l'éducation domestique ? Où trouver, en effet, le précepteur parfait
dont Locke, comme Montaigne, comme Rousseau, trace complai-
samment le modèle? Quand le père n'a ni le temps, ni le talent néces- j
saire pour diriger lui-même l'éducation de son fils, — ce qui est l'idéal ;
peut-être, — je ne crois pas que l'éducation domestique, dirigée par un
précepteur puisse être mise en comparaison avec l'éducation publique.
LE CHOIX D'UN GOUVERNEUR. 125
espèce. Je me rappelle que Montaigne dit quelque part
dans ses Essais que le savant Castalion fut réduit à Bàle,
pour ne pas mourir de faim, à fabriquer des tranchoirs, alors
que le père de Montaigne eût donné beaucoup d'argent
pour donner à sou fils un gouverneur de ce mérite, et que
Castalion lui-même eût accepté cette charge à des condi-
tions fort raisonnables : mais il n'en fut rien, faute défor-
mations l.
92. Si vous avez de la peine à mettre la main sur un
gouverneur tel que nous le désirons, n'en soyez pas surpris.
Je n'ai qu'une chose à vous dire, c'est qu'il ne faut épar-
gner ni peine ni argent pour le trouver. Toutes les choses
du monde s'acquièrent à ce prix-là 2; et j'ose vous pro-
mettre que vous ne vous repentirez jamais de ce que vous
aura coûté un bon gouverneur, si vous parvenez à le ren-
contrer. Vous aurez au contraire la satisfaction de penser
que de toutes les manières de dépenser votre argent, celle-ci
est la meilleure. Mais ayez bien soin de ne pas vous laisser
guider dans ce choix par vos amis, ni par des motifs de
charité, ni par le nombre de recommandations. Si vous
voulez faire tout votre devoir et atteindre votre but, vous ne
devez pas vous déterminer en faveur d'un homme, sur la
seule réputation qu'il a d'avoir des mœurs sobres et d'être
bien pourvu sous le rapport de la science : ce qui est tout
ce qu'on demande d'habitude à un gouverneur. Dans ce
choix vous devez être aussi circonspect que vous le seriez
dans le choix d'une femme pour votre enfant 3 : car il ne
1. Sébastien Castalion ou Chastellon, né dans le Dauphiné en 1515,
mort en 1565, avait traduit la Bible en langue cicéronienne. Montaigne
dit de lui qu'il mourut <i en estât de n'avoir pas son saoul à manger ».
(I, xxxiv.) On ne trouve pas dans les Essais d'autre mention de Castalion,
et Locke a probablement recueilli chez quelque commentateur le récit
qu'il attribue ici à Montaigne. (Voyez l'article Castalion dans le Diction-
naire de Bayle.)
2. Locke, on le voit, ne vit pas dans la chimère et, avec un bon sens
tout pratique et tout anglais, il sait avouer le prix de l'argent.
3. Locke va s'apercevoir lui-même que ses exigences sont si grandes
126 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
peut être question de prendre un gouverneur à l'essai, pour
le changer dans la suite, ce qui serait extrêmement fâ-
cheux pour vous et plus encore pour votre fils. Quand je
considère tous les scrupules, toutes les précautions dont
j'encombre votre route, il me semble que mes avis ont
tout l'air d'être de ces conseils que l'on donne aux gens
sans espérer qu'ils puissent être suivis. Cependant, si vous
considérez combien l'emploi de gouverneur, quand il est
bien tenu, diffère des habitudes reçues, et combien sont
loin de s'en faire une idée même ceux qui se proposent
pour cette charge, vous serez peut-être de mon avis, et
vous reconnaîtrez qu'un homme capable d'élever et de
former l'esprit d'un jeune gentleman n'est pas de ceux qui
courent les rues, et qu'il faut plus que des soins ordinaires
pour le trouver, si vous ne voulez pas vous tromper dans
votre choix.
93. Des mœurs sobres, de l'instruction, c'est, je l'ai déjà
remarqué, tout ce qu'on exige ordinairement d'un gouver-
neur. On croit que cela suffit, et les parents ne songent pas
d'habitude à demander autre chose '. Mais lorsqu'un gou-
verneur de cette espèce aura rempli la tète de son élève de
tout le latin et de toute la logique 2 qu'il a rapportés de
l'Université, croit-on que pour lui avoir ainsi meublé l'esprit
il en aura fait un homme distingué, et peut-on espérer
que l'enfant sera mieux élevé, mieux dressé pour le monde,
mieux pourvu de principes solides de générosité et de vertu
que ne l'est son jeune précepteur?
Pour former comme il faut un jeune gentleman, il est
qu'elles tendent à rendre impossible le choix d'un gouverneur aussi
parfait.
1. Conférez Montaigne : « Je vouldrois qu'on feust soingneux de
choisir à l'enfant un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte
que bien pleine, et qu'on y requist touts les deux, mais plus les mœurs
et l'entendement que la science. »
2. « Le latin et la logique s : ces deux mots résument assez bien l'in-
struction qui se donnait alors dans les universités.
LE CHOIX H'L'N GOUVERNEUR. 121
tir.' que son gouverneur soit lui-même un homme
bien élevé, qu'il connaisse les usages, qu'il sache à
quelles formes diverses de politesse obligent les qualités
des personnes, les temps et les lieux, et qu'il engage son
élève, autant que son âge le comporte, à observer constam-
ment ces règles1. C'est un art qu'on ne peut apprendre
dans l<s livres ni enseigner par les livres. Rien ne peut
le iaire acquérir, sinon la bonne compagnie et l'esprit
d'observation. Un tailleur peut vous faire des habits à la
mode; un maître à danser donnera de la grâce aux mou-
vements du corps : mais ces agréments extérieurs, quoi-
qu'ils, donnent bon air, ne font pas l'homme bien élevé.
Non : pas même si l'on y joint la science par-dessus le mar-
ché. Car la science, si l'on ne s'en sert pas habilement, n'a
d'autre résultat que de rendre un homme plus impertinent
et plus insupportable dans la société2. L'éducation est ce
qui donne leur lustre à toutes les autres qualités; c'est
elle qui les rend utiles à celui qui les possède, en lui
assuurant l'estime et la bienveillance de tous ceux qui l'ap-
prochent. Sans la bonne éducation, tous les autres talents
d'un homme n'aboutissent qu'à le faire passer pour un
homme orgueilleux, suffisant, vain ou fier.
Chez un homme mal élevé, le courage passe pour de la
brutalité, dont il a toutes les apparences. Le savoir devient
pédanterie; l'esprit, bouffonnerie; des mœurs simples
passent pour de la rusticité; un bon naturel, pour delà
1. Locke est bien du dix-septième siècle, où, en Angleterre comme
en France, on mettait au-dessus de tout les qualilés d'urbanité, de
politesse, qui l'ont ce qu'on appelait alors l'honnête homme.
'2. On croirait entendre ici Montaigne et ses attaques si vives contre
la pédanterie, contre la science mal digérée. Conférez par exemple ce
passage, entre vingt autres : « Il ne faut pas attacher le sçavoir à l'ame,
il l'y fault incorporer; il ne l'en fault pas arrouser, il l'en fault teindre;
et s'il ne la change et méliore son estât imparlait, certainement il vault
beaucoup niieulx le laisser là : c'est un dangereux glaive, et qui era-
pesche et offense son maistre, s'il est en main foible et qui n'en sçache
î'uïii^e. t (Estais. 1. I, cl), xxiv.)
128 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
servilité. Enfin il n'y a pas de bonne qualité que la mauvaise
éducation ne gâte et ne défigure à son désavantage. Oui,
la vertu et les talents, quoiqu'on leur rende l'hommage
qui leur' est dû, ne suffisent pas pour assurer à un homme
un bon accueil dans le monde et pour faire qu'il soit le
bienvenu partout où il va. Des diamants bruts ne sauraient
plaire à personne1. Les femmes ne les portent pas dans
cet état, pour peu qu'elles veuillent se montrer avec tous
leurs avantages. C'est seulement quand ils sont polis et
montés qu'ils peuvent servir d'ornements. Les bonnes qua-
lités sont les richesses essentielles de l'esprit, mais c'est la
bonne éducation qui les fait valoir ; et celui qui veut
plaire doit donner à ses actions non seulement la force,
mais encore la beauté. Des qualités solides et même
utiles ne suffisent pas : des manières gracieuses et polies
jointes à toutes nos actions, voilà ce qui les embellit et
les rend vraiment agréables. Dans la plupart des cas, ce
qui importe, c'est moins la chose elle-même que la manière
dont on s'en acquitte ; c'est par là que l'action plaît ou
déplaît. Cette politesse, qui consiste, non à ôter son cha-
peau avec grâce, ni à tourner un compliment, mais à
régler avec convenance, avec aisance, son langage, ses
regards, ses mouvements, son attitude, sa contenance, selon
les personnes et selon les circonstances, ne peut s'apprendre
que par l'usage et l'habitude. Quoiqu'elle dépasse les facul-
tés des enfants et qu'il ne convienne pas de les trop tour-
menter sur cet article, il faut cependant qu'un jeune gent-
leman s'y exerce et en soit instruit en grande partie,
pendant qu'il est entre les mains de son gouverneur, et
avant qu'il soit appelé à se conduire lui-même dans le
monde. Il serait alors trop tard en effet pour corriger cer-
taines habitudes malséantes qui dépendent parfois d'un rien.
Notre conduite n'est pas ce quelle doit être, tant qu'elle
1. Passage copie par Rollin (t. IV, p. 487) : « Un diamant brut ne
saurait servir d'ornement; il faut le polir pour le faire paraître avec
avantage »....
QUALITÉS NÉCESSAIRES D'UN GOUVERNEUR. 12!»
n'est pas devenue naturelle et aisée en toutes choses, se
conformant, comme [ont les doigts d'un musicien habile,
à un ordre harmonieux, sans qu'il soit besoin d'y penser
et de faire effort. Si dans la conversation un homme en
est réduit à s'observer avec inquiétude, de peur de com-
mettre quelque maladresse, cetle préoccupation, loin de
le rendre plus correct dans ses manières, lui donnera je
ne sais quel air contraint, gêné et disgracieux1.
11 y a une autre raison pour exiger que cette partie de
l'éducation se fasse par les soins et sous la direction du
gouverneur, c'est que les fautes commises contre la poli-
tesse, si elles sont les premières que remarauent les autres
personnes, sont aussi les dernières dont on nous avertit. Ce
n'est pas que la médisance des gens du monde hésite à en
faire le sujet de son caquetage ; mais c'est toujours en
l'absence du coupable, qui ne peut profiter de ces juge-
ments et s'amender d'après ces critiques. C'est, à vrai dire,
un point si délicat à toucher que même nos amis, qui
désireraient le plus nous voir corrigés de ces défauts,
osent à peine nous en parler et, malgré leur amitié pour
nous, craignent de nous avertir que nous avons commis
quelque inadvertance en matière de politesse. Sur d'autres
points, on peut sans incivilité reprendre les erreurs d'au-
trui, et on ne manque ni aux bonnes manières, ni à
l'amitié, en redressant quelqu'un pour dos fautes d'un
autre genre; mais la politesse elle-même défend de tou-
cher à ce sujet et de faire entendre à un autre qu'il a
manqué lui-même de politesse. Il n'est permis qu'à ceux
qui ont de l'autorité sur nous de nous faire des observa-
tions de cette espèce; et encore la remontrance paraît-elle
dure et rude, si elle s'adresse à un homme d'un certain
âjre. Quelque douceur qu'on y mette, elle sera toujours
pénible pour quiconque a tant soit peu vécu dans le
1. Tout ce passage, comme ce qui va suivre, est un modèle d'obser-
vation fine et pénétrante.
«J
150 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
monde. Aussi est-il nécessaire que le gouverneur fasse de
cette partie de l'éducation son soin principal, afin qu'une
grâce habituelle, une politesse qui accompagne toutes les
actions, devienne naturelle à son élève, dans la mesure du
possible, pendant qu'il est encore entre ses mains et avant
qu'il lui échappe. Il faut qu'il n'ait plus besoin d'avis, sur ce
point, lorsqu'il ne sera plus d'humeur à en recevoir, et qu'il
n'y aura plus personne auprès de lui pour lui en donner. Le
gouverneur doit donc être avant tout un homme bien élevé1,
et un jeune gentleman, qui ne tiendrait de son gouver-
neur que cette seule qualité, entrerait encore dans le
monde avec de grands avantages2. Il reconnaîtrait bien vite
que cette seule perfection lui ouvre plus largement la voie
du succès, lui procure plus d'amis et le pousse plus loin
dans le monde, que toutes les expressions techniques ou
toutes les connaissances positives qu'il aura acquises en
étudiant les arts libéraux3, ou en mettant à profit la science
encyclopédique de son gouverneur. Non que ces choses-là
doivent être négligées, mais il ne faut en aucune manière
souffrir qu'elles soient préférées à la politesse, ni qu'elles
l'excluent.
94. Le gouverneur ne doit pas être seulement un homme
bien élevé : il faut qu'il connaisse le monde, c'est-à-dire
les mœurs, les goûts, les folies, les ruses, les défauts du
siècle où la destinée l'a jeté, et surtout du pays où il vit.
Il faut qu'il puisse faire connaître et découvrir tout cela à
son élève, à mesure qu'il devient capable de le comprendre ;
qu'il lui apprenne à connaître les hommes et leurs carac-
1. N'est-ce pas peut-être la qualité la plus difficile à rencontrer chez
les gens qui se résignent aux fonctions du préceptorat? Ils n'ont pas en
général beaucoup vécu dans le monde.
2. Exagération évidente. Locke pousse un peu loin le fanatisme de
la politesse, jusqu'à la préférer à la science, à la vertu. Il parle ici
comme les Jésuites de son temps qui disaient : « La tournure est
souvent la meilleure des recommandations. »
5. Les a?ts libéraux, c'est-à-dire la grammaire, la rhétorique, la
logique, l'arithmétique, la musique, la géométrie, l'astronomie.
LA CONNAISSANCE DU MONDE. 151
tères ; qu'il ôte les masques dont se couvrent souvent leurs
titres et leurs prétentions; qu'il lui fasse distinguer ce
qui est caché au fond sous ces apparences, afin qu'il ne lui
arrive pas, comme à la plupart des jeunes gens sans expé-
rience, de prendre une chose pour une autre, de juger des
choses par le dehors et de se laisser séduire aux apparences,
à ce qu'il y a d'insinuant dans des manières empressées et
dans des attentions flatteuses '. Un bon gouverneur apprendra
à son élève à deviner les intentions des hommes auxquels
il a affaire, à se garder de leurs desseins, sans être ni trop
défiant, ni trop crédule : mais comme le jeune homme
a plutôt une propension naturelle vers ce dernier excès,
c'est sur ce point qu'il faut le redresser, en l'inclinant
dans l'autre sens. Qu'il l'accoutume autant qu'il le pourra à
juger sainement des hommes, d'après les signes qui servent
le mieux à découvrir leur vrai caractère et qui nous font
pénétrer dans leur for intérieur : les hommes se montrent
tels qu'ils sont dans les plus petites choses, surtout quand
ils ne se tiennent pas sur leurs gardes et que, pour ainsi
dire, ils ne sont pas en scène. Qu'il lui fasse connaître le
monde tel qu'il est, et qu'il le dispose à penser que les
hommes ne sont ni meilleurs ni pires, ni plus sages ni plus
fous, qu'ils ne sont en réalité2. De la sorte, par des degrés
insensibles et sans le moindre danger, l'élève d'enfant de-
viendra homme : ce qui est le pas le plus périlleux à
franchir dans le cours entier de la vie. C'est donc un
point qu'il faut surveiller avec soin. C'est alors qu'il con-
vient de tendre la main au jeune homme pour l'aider à
franchir ce pas. Mais d'ordinaire le jeune homme, arraché
à son gouverneur pour être, sans préparation, jeté dans
1. On voit que le gouverneur de l'élève de Locke n'a pas pour mis-
sion, comme le gouverneur d'Emile, d'isoler, de séquestrer l'enfant.
2. Excellents principes, sur lesquels tout le monde est d'accord.
Montaigne disait déjà : « Il se tire une merveilleuse clarté pour le juge-
ment humain, de la fréquentation du monde. » Fénelon se plaignait
de l'éducation des couvents qui dissimule aux jeunes filles les réalités
du monde, et s'écriait : « Le monde n'est pas un fantôme ! »
1.32 (QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
le monde et y vivre sous sa propre responsabilité, court
un danger manifeste de se perdre aussitôt. Il n'y a que trop
d'exemples en effet de jeunes gens qui se laissent aller à
tous les excès de la licence, de l'extravagance et de la dé-
bauche, dès qu'ils ont élé délivrés du joug d'une éducation
sévère et étroite : désordre qui doit être imputé surtout,
selon moi, à la mauvaise éducation qu'ils ont reçue sur ce
point. Ayant grandi dans l'ignorance de ce qu'est réelle-
ment, le monde, ils reconnaissent, quand ils y entrent,
qu'il ne ressemble pas à ce qu'on leur en avait dit, et qu'il
1 diffère totalement de l'idée qu'ils s'en étaient faite; et alors
ils ne peuvent manquer de rencontrer des précepteurs
j d'un nouveau genre, qui n'auront pas de peine à leur
persuader que la discipline sous laquelle ils ont vécu
jusque-là, que les leçons qu'on leur a faites ne sont que de
vaines formalités de l'éducation, des ebaînes bonnes pour
les enfants ; que la liberté qui convient à des hommes
consiste à se précipiter dans la pleine jouissance de tout
ce qu'on leur avait défendu jusqu'à ce jour. Ces nouveaux
conseillers leur montrent que le monde est plein
d'exemples brillants et séduisants de cette liberté, et le
jeune novice en est ébloui. Par suite, mon jeune maître, qui
ne peut manquer de vouloir agir en homme, autant que
les beaux freluquets de son âge, se laisse aller à toutes
les irrégularités de conduite dont les plus débauchés lui
donnent l'exemple, et ainsi, pour se faire une belle répu-
tation, pour se mettre hors de page, il se hâte de rompre
avec les babitudes de modestie et de sobriété qu'il avait
gardées jusque-là; il pense enfin que c'est un acte de bra-
voure, de se signaler, dès son entrée dans le monde, par
l'opposition complète de sa conduite avec toutes les règles
de morale que son gouverneur lui avait prôchées.
Pour prévenir ces désordres, le mieux, selon moi, est
de lui montrer le monde tel qu'il est, avant qu'il y fasse
définitivement son entrée. Informez-le peu à peu des vices
à la mode ; prévenez-le des procédés et des desseins de
LA CONNAISSANCE DU MONDE. 1Ô3
ceux qui pourraient prendre à lâche de lu corrompre'.
Dites-lui quels sont les artifices qu'ils emploient, les pièges
qu'ils tendent : de temps en temps, placez devant lui les
exemples tragiques on ridicules de personnes qui en ont
ruiné d'autres ou qui se sont ruinées elles-mêmes. Notre
siècle n'est pas de ceux où les exemples de ce genre sont
rares. Qu'on les lui présente comme autant d'écueils, afin
qu'à la vue des disgrâces, des maladies, de la misère, de
la honte où sont tombés, en se ruinant ainsi, tant de jeunes
gens qui donnaient les plus belles espérances, il devienne
plus prudent, et qu'il sache que ceux qui sous de beaux
sémillants d'amitié ont causé leur ruine et ont contribué
à les dépouiller, pendant qu'ils étaient en train de gaspiller
leur fortune, sont les premiers à les abandonner et à les
mépriser, quand ils sont tombés dans la misère. Par là
le jeune homme saura, sans être obligé d'acheter cette
science au prix d'une coûteuse expérience personnelle,
que les conseillers qui l'engagent à ne pas suivre les sages
avis qu'il a reçus de son précepteur et les conseils de sa pro-
pre raison, sous prétexte que ce serait, comme ils disent,
se laisser gouverner par les autres, n'ont d'autre but que
de parvenir à le gouverner eux-mêmes. Ils lui font croire
qu'il agit par lui-même et en homme, par sa propre
volonté et pour son propre plaisir, alors qu'en réalité il
n'est qu'un enfant, qu'ils entraînent dans les vices qui
servent le mieux leurs projets. C'est une science que le
gouverneur doit en toute occasion insinuer peu à peu dans
l'esprit de son élève, et lui l'aire entendre par tous les
moyens, jusqu'à ce qu'il en soit entièrement pénétré.
Je sais bien qu'on répète souvent que faire connaître à
un jeune homme les vices de son temps, c'est les lui en-
1. Locke n'est pas do ceux qui croient que le meilleur moyen de
garantir la venu de l'enfant est de le maintenir dans une ignorance
absolue du vice. Voyez sur ce sujet les Lettres sur l'éducation de
H"" Guizot (Lettre XLIII). Um« Guizot pense, comme Locke, qu'il faut
que l'enlant fasse connaissance avec le mal.
134 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
seigner! Cela est vrai en partie, je l'avoue, et tout dépend
de la façon dont on s'y prend. Aussi cet enseignement
demande-il un homme discret, habile, qui connaisse le
monde, mais qui sache en même temps apprécier le
caractère, les inclinations et les côtés faibles de son élève.
Remarquons en outre qu'il n'est plus possible aujourd'hui,
\ comme il l'était peut-être autrefois, de maintenir un
t^ \ jeune homme dans l'ignorance complète des vices, à moins
que vous ne vouliez le tenir enfermé toute sa vie dans un
cabinet et lui interdire toute société1. Plus longtemps
vous le laisserez ainsi les yeux bandés, et moins il sera
capable d'y voir clair, lorsqu'il sera jeté en pleine lumière,
plus il sera exposé à être la proie de ses propres passions
et de celles des autres. Lorsqu'un jeune homme, resté en-
fant malgré les progrès de l'âge, apparaîtra dans le monde
avec la gravité d'un hibou qui sort de son nid, il est sûr
d'appeler sur lui l'attention et le bavardage de tous les
étourneaux de la ville, auxquels se joindront quelques
oiseaux de proie qui viendront infailliblement s'abattre sur
lui.
Le seul moyen de se défendre contre le monde, c'est de
le connaître à fond : que le jeune homme soit donc initié
par degrés à cette connaissance, aussitôt qu'il en est capa-
ble. Le plus tôt sera le mieux, pourvu qu'il soit dans les
mains d'un guide habile et sûr. Ouvrez-lui doucement la
scène du monde ; introduisez-l'y pas à pas, en lui mon-
trant les dangers qui l'attendent auprès des hommes, selon
leur condition, leur tempérament, leurs desseins et leurs
attaches. Qu'on le prépare à être rabroué par les uns,
choyé par les autres ; qu'il sache d'avance quels gens se-
ront disposés à lui tenir tête, à le tromper, à le miner sour-
dement ou au contraire à le servir. Qu'il apprenne par
quels moyens on connaît et on distingue leurs caractères,
^k. 1. C'est ce que Rousseau prétendait faire en imposant à Emile un
isolement absolu. Emile ne connaît rien de l'humanité, ni ses vices,
ni ses vertus.
LA CONNAISSANCE DU MONDE. » 135
dans quel cas il doit leur laisser voir, dans quel cas leur
cacher, qu'il se rend compte de leurs desseins et de leurs
artifices. Et s'il est trop impatient de mettre à l'essai ses
forces et son savoir-faire, il ne sera pas mauvais que de
temps en temps le trouble et l'embarras causés par quel-
que mésaventure, pourvu qu'elle ne porte pas atteinte à sa
vertu, à sa santé et à sa réputation, viennent lui apprendre
à être plus prudent l.
C'est en cela, je le reconnais, que consiste une grande
partie de la sagesse, et par conséquent il ne suffit pas
pour l'acquérir de quelques réflexions superficielles ou de
beaucoup de lectures. C'est le résultat de l'expérience, des
observations d'un homme qui a vécu dans le monde les
yeux bien ouverts, et qui a fréquenté toute sorte de gens.
C'est pourquoi il me parait d'une extrême importance d'in-
fuser cette science dans l'esprit du jeune homme, toutes
les fois que l'occasion s'en présente ; afin que le jour où il
sera jeté en pleine mer, il ne soit pas comme un marin qui
n'aurait à sa disposition ni plans, ni compas, ni carte ma-
rine ; il faut qu il ait d'avance quelque idée des rochers et
des bas-fonds, des courants et des sables mouvants, et qu'il
sache manier un gouvernail, sans quoi il fera naufrage
avant d'avoir appris tout cela par sa propre expérience. Le
père qui croit que cette science n'est pas de toutes la plus
utile à son fils, et qu'il n"a pas plus sérieusement besoin
d'un gouverneur qui la lui enseigne, que d'un maître de
langues et d'études savantes, oublie combien il est plus
profitable de biçnjuger les hommes, et. dn diriger sa,gftmpnt
j}PS affaires da,ns les rapports qu'on a avec eux, que de par-
1. C'est la méthode expérimentale appliquée à la morale. Il est cer-
tain que les leçons de l'expérience produisent d'excellents eflets, mais
il faut, comme le dit Locke, s'assurer que la liberté laissée à l'enfant
de s'exposer à certains dangers n'aura pas de conséquences graves
pour sa vertu et sa santé. Coulerez Montaigne : « Si nostre aine n'en va
un meilleur bransle, si nous n'en a\ons le jugement plus sain, j'aymerois
aussi cher que mon escholier eust passé le temps à jouer a la paulme :
au moins le corps en serait plus allaigre. » (Essais, 1. I, ch. xxtv.)
1.30 QUELQUES PENSEES SUR L'EDI CATIO.V
1er grec etlalin, el. d'argumenter in modo et figura1, on
même d'avoir la tête pleine des spéculations abstraitesde la
philosophie naturelle2 et de la métaphysique, ou enfin de
connaître à fond les écrivains grecs et latins, bien que cette
connaissance convienne bien mieux à un gentleman que le
titre de péripatéticien3 ou de cartésien1 fidèle. Les auteurs
de ces ouvrages en effet ont admirablement observé et dé-
crit les mœurs des hommes et, sur ces matières, c'est à eux.
qu'il faut demander le plus de lumières. Le voyageur qui
visite les contrées orientales de l'Asie y trouve en grand
nombre des hommes civilisés et instruits, qui ne possèdent
pourtant aucune des connaissances de l'école ; mais sans la
vertu, sans la science du monde, sans la politesse, il ne
saurait y avoir, en aucun endroit de la terre, d'homme ac-
compli et digne d'esîime.
Une grande partie des études qui sont maintenant en
honneur dans les collèges de l'Europe, et qui entrent ordi-
nairement dans les programmes de l'éducation, sont telles
qu'un gentilhomme peut jusqu'à un certain point s'en
passer, sans que sa personne en soit dépréciée, sans que ses
affaires en souffrent beaucoup. .Mais la prudence, la bonne
éducation, voilà ce qui est nécessaire dans tout s les
affaiies, dans toutes les circonstances de la vie. La plu-
part des jeunes <;ens se ressentent de ce qui leur man-
que sur ce point, et, s'ils arrivent dans le monde plus
inexpérimentés, plus maladroits qu'il ne faudrait, c'est
précisément parce que ces qualités, qui de toutes sont
1. C'est-à-dire d'après les règles exactes du syllogisme.
2. La «philosophie naturelle » était alors l'expression consacrée pour
désigner la physique et toutes les sciences relatives à la nature.
5. C'est-à-dire disciple d'Aristote. On sait que tout le moyen âge
avait vécu dans l'admiration superstitieuse d'Aristote. « Il semblerait,
dit ailleurs Locke, à voir le culte des hommes du moyen âge pour ce
philosophe, que Dieu se fût contenté de faire de l'homme un animal à
deux pattes, en laissant à Arisiote le soin d'en faire un animal pensant. »
4. C'est l'influence de Descartes qui avait succédé à celle d'Aristote
dans les écoles de philosophie.
QUALITÉS MCIssMliis D'UN GOOtBftHEBR. 131
les plus nécessaires à acquérir et <|iii réclament le plus
les soins et l'assistance d'un maître, sont généralement né-
gligées et passent pour inutiles, au point que le précep-
teur ne s'en préoccupe que peu ou même pas du tout. Le
latin el la science, voilà ce dont on fait grand bruit. On
alla lie tout le prix de l'éducation aux progrès du jeune
homme dans (les études dont une grande partie n'a point
de rapports avec l'état du gentleman. Çe^jnj/iMuM^W,
c'est qu'il possède la connaissance des affaires, que sacorb.
duite soTt conforme à son rang, et qu'il prenne dans son
P§I§JLne place émin_ente_etjitilfi.
Toutes les fois qu'il pourra dérober à ses fonctions
quelques heures de loisir, ou que, désirant se perfection-
ne)' lui-même dans cerlaines parties des sciences auxquelles
son gouverneur n'aura pu que l'initier légèrement, il s'a-
donnera à quelque élude particulière, les premiers élé-
ments qui lui auront été inculqués dans sa jeunesse suffiront
pour ouvrir les voies à son activité et le conduire aussi
loin que ses désirs le pousseront ou que ses talents lui per-
mettront d'aller. Ou bien, s'il croit pouvoir économiser et
son temps et sa peine, en se faisant aider par un maître,
dans cerlaines parties difficiles d'une science, il lui sera loi-
sible alors de s'adresser à un homme qui possède celte
science à fond, et de choisir celui qui lui paraîtra le plus
capable de servir son dessein. Mais pour initier un jeune
homme à toutes les connaissances, autant qu'il est néces-
saire dans le cours ordinaire des éludes, le gouverneur n'a
besoin que d'une instruction ordinaire l.
Il n'est pas nécessaire qu'il soit un érudit achevé, ni qu'il
possède en perfection toutes ces sciences, dont il suffit qu'il
donne au jeune gendeman une légère teinture, par des
A I . <j L'éducation est le fort et l'instruction est le faible du système de
Locke -. par suite il aUache trop peu d'importance à l'instruction du
précepteur, tandis que dans les écoles publiques on ne se préoccupe
pat assea du caractère et d>:s qualités morales .du maître. »
(.Note du l)r Scbuster.)
138 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
vues générales ou dans une esquisse abrégée1. Le gentle-
man qui veut aller plus avant dans la science doit se ré-
server de le faire plus tard, d'après son génie propre et
par son travail personnel : car personne n'a jamais fait de
grands progrès dans une étude, ou n'est devenu éminent
dans n'importe quelle science, pendant qu'il était encore
sous la direction et la tutelle de son maître.
La grande affaire du gouverneur, c'est de façonner les
manières et de former l'esprit ; d'établir chez son élève de
bonnes habitudes, les principes de la vertu et de la sa-
gesse; de lui donner peu à peu une idée du monde, de dé-
velopper en lui la tendance à aimer et à imiter tout ce qui
est excellent et louable ; et pour atteindre ce but, de le
rendre vigoureux, actif et industrieux. Les études qu'il lui
propose ne doivent avoir d'autre but que d'exercer ses
facultés, et d'occuper son temps, en le détournant de la
paresse et de la flânerie, en lui apprenante s'appliquer, à
prendre de la peine, enfin en lui inspirant quelque goût
pour les choses qu'il doit ensuite achever d'apprendre par
son propre travail-. Quel est le père en effet qui compterait
que, sous la direction de son précepteur, un jeune gentle-
man pourra devenir un critique accompli, un orateur ou
un poète, approfondir la métaphysique, la philosophie na-
turelle ou les mathématiques, être un maître dans l'histoire
ou la chronologie? Il faut lui enseigner sans doute quelque
chose de tout cela, mais seulement, si je puis dire, pour
qu'il entr'ouvre la porte de la maison et jette un regard
1. L'instruction telle que l'entend Locke est vraiment un peu super-
Gcielle et un peu légère. Son idéal est bien celui de Montaigne : « Je
n'ay gousté des sciences que la crouste première, et je n'en ay retenu
qu'un gênerai et informe visage : un peu de chasque chose, et rien du
tout, à la françoise. »
2. Conterez Montaigne : a Aprez qu'on luy aura apprins ce qui sert à
le taire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que logique,
physique, géométrie, rhétorique; et la science qu'il choisira, ayant
desja le jugement formé, il en viendra bientôt à bout, s (Essais, 1. I,
ch. xxv.)
LES ETUDES NECESSAIRES. 139
dans l'intérieur, pour qu'il fasse simplement connaissance
avec l'appartement, sans songer à s'y installer. 11 faudrait
blâmer un précepteur qui retiendrait trop longtemps et qui
pousserait trop avant sou élève dans la plupart de ces étu-
des. Il en est autrement pour la bonne éducation, la connais-
sance du monde, la vertu, l'activité, l'amour de la réputa-
tion : de tout cela on ne s'occupera jamais trop, et si le jeune
homme possède ces qualités, il n'aura pas de peine à ac-
quérir des autres tout ce qu'il en désirera et tout ce qui lui
sera nécessaire1.
Puisqu'il faut renoncer à l'espoir de trouver assez de
temps et assez de force pour enseigner toutes choses, ré-
servons nos efforts pour les études les plus nécessaires ;
et surtout ayons les yeux fixés sur ce qui dans la vie sera
le plus utile à notre élève.
Sénèque se plaint déjà que de son temps on procédât
d'une tout autre façon, et cependant les Burgersdiciusetles
Scheiblers 2 ne fourmillaient pas dans son siècle comme
dans le nôtre. Qu'aurait-il pensé, s'il avait vécu de nos jours,
dans un temps où les précepteurs s'imaginent que leur grande
affaire est de farcir la tète de leurs érèves de livres pareils
à ceux-là? 11 aurait eu plus de raison encore de s'écrier :
Non vitœ, sed scholce discimns*, « nous apprenons non à
vivre, mais à disputer», et notre éducation nous prépare
pour l'université plus que pour le monde4. Mais il ne faut
pas être surpris que ceux qui font la mode, l'adaptent à ce
i. Locke en d'autres termes veut que les études du jeune homme
développent ses facultés ; qu'il sorte du collège moins instruit que
désireux de s'instruire. Sans doute le résultat le plus précieux de l'en-
seignement est déformer un esprit actif, éveillé, capable d'apprendre;
nuis il ne faut pourtant pas dédaigner et négliger, autant que le sug-
gère Locke, les connaissances positives qu'un jeune homme peut ac-
quérir dès le collège.
2. Burgersdicius et Scheibler, fort inconnus aujourd'hui, étaient les
auteurs de traités de logique et de métaphysique, très répandus dans
les écoles au temps de Locke.
5. Sénèque, lettre CVI.
4. C'est le cri universel de tous les réformateurs de la pédagogie.
140 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
qu'ils savent et non aux besoins réels de l'élève. La mode
une fois établie, qui donc s'étonnerait que dans les études
comme dans tout le reste elle exerce un souverain empire,
et que la majorité de ceux qui trouvent leur compte à ce
qu'on la suive exactement, soient prêts à crier à l'hérésie,
dès que quelqu'un prétend s'en écarter1? C'est néanmoins
un sujet d'étonnement pour nous que des hommes de con-
dition et de talent se laissent à ce point égarer par la cou-
tume et par une foi aveugle. La raison, s'ils la consultaient,
leur dirait que leurs enfants doivent employer leur temps à
acquérir les qualités qui leur seront utiles dans la vie, plu-
tôt qu'à se bourrer la tête de toute cette friperie de connais-
sances, à la plus grande partie desquelles ils ne penseront
plus pendant le reste de leur existence; à tout le moins
ils n'auront pas besoin d'y penser, de sorte que tout ce
qu'ils en retiennent ne sert qu'à les rendre pires.
C'est une chose si certaine que j'en appelle aux parents
eux-mêmes qui se sont mis en frais pour procurer toute
cette science à leurs jeunes héritiers : n'est-il pas vrai que
leurs fils se rendraient ridicules dans le monde, s'ils lais-
saient seulement voir qu'ils possèdent quelque teinture de
ces connaissances? S'ils veulent en faire montre, cela ne
diminuera-t-il pas leur crédit dans la société, en les ren-
dant désagréables- ? La belle, l'admirable acquisition vrai-
ment, bien digne d'être comprise dans le pian de l'éduca-
tion, qu'une science dont les hommes rougissent de se
parer, dans les occasions où ils ont le plus intérêt à montrer
leurs talents et leur mérite !
Il v a une autre raison encore pour exiger avant tout du
1. Observation très juste. Il est difficile de demander à des maîtres
vieillis dans l'enseignement d'une science de se désavouer eux-mêmes,
en condamnant celte science. Voilà pourquoi il est presque impossible
qu'une corporation enseignante se réforme elle-même.
2. Locke exagère. On ne se rend ni ridicule, ni désagréable dans le
monde, en montrant à l'occasion ses connaissances littéraires et histo-
riques.
QUALITES NÉCESSAIRES l)TN GOUVERNEUR. 1-il
gouverneur la politesse des manières, et la connaissance
du monde. C'est qu'un homme, qui a de la maturité et du
talent, peut conduire un enfant assez loin dans lessciences.
même quand il ne les a pas approfondies lui-même1. Pour
cela les livres lui suffiront et lui garantiront assez de lu-
mières, assez d'avance, pour qu'il puisse guider le jeune
esprit qui le suit-. Mais il ne sera jamais capable de for-
mer son élève à la connaissance du monde, et surtout de
lui donner une bonne éducation, s'il n'est lui-même qu'un
apprenti dans ces matières.
C'est là une connaissance qu'il doit posséder par lui-
même, qu'il doit s'être appropriée par l'usage et par la con-
versation, en se formant lentement d'après ce qu'il voit
pratiquer et observer dans la meilleure société. S'il ne
possède pas cette science dans son propre fonds, il est
impossible qu'il l'emprunte d'ailleurs pour le service de
son élève ; car à supposer qu'il puisse trouver des traités
bien faits de civilité, qui contiennent toutes les règles
particulières de la conduite d'un gentleman, ses mauvais
exemples, s'il est lui-même mal élevé, détruiront tout
l'effet de ses leçons. Il est impossible, en effet, qu'un
homme soit pcli et bien élevé, s'il n'a fréquenté que de
mauvaises compagnies.
Si je parle ainsi, ce n'est pas que j'imagine qu'on puisse
rencontrer tous les jours des gouverneurs de ce caractère,
ou se les procurer aux conditions ordinaires. Mais je pré-
tends que les parents qui sont en état de le faire ne doi-
vent épargner ni les recherches, ni l'argent, pour une affaire
de cette importance. Quant à ceux à qui leur conditionne
permet pas de dépasser le prix ordinaire, ils doivent cepen-
1 II ne faudrait pas abuser de ce précepte qui nous conduirait t on I
droit au paradoxe de Jacolot « : Tout homme peut enseigner et même
enseigner ce qu'il ne sait \<n< lui-même. »
2. Locke a l'air de croire que le maître peut enseigner ce qu'il ap-
prend au jour le jour. C'est une grave erreur.
142 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
dant se rappeler ce qu'il faut surtout avoir en vue dans le
choix du gouverneur, auquel ils confient l'éducation de
leurs enfants, et de quoi il importe qu'ils se préoccupent
principalement eux-mêmes, tant qu'ils les ont sous leur
garde, et qu'ils ont occasion de les observer. Qu'ils ne
s'imaginent pas que toute l'éducation consiste dans l'étude
du latin et d'une langue étrangère, ou de quelques systèmes
arides de logique et de philosophie.
SECTION X (95-99).
DE LA FAMILIARITE DES PARENTS AVEC LEURS ENFANTS1.
95. Revenons à l'exposition de notre méthode. J'ai dit
que le sentiment de respect, qu'un père établit par la sé-
vérité de son air dans l'esprit des jeunes enfants, était la
condition essentielle d'une bonne éducation : cependant je
suis loin de penser qu'il faille continuer de les traiter
ainsi, tout le temps qu'ils étudient et qu'ils restent en
tutelle. Je crois, au contraire, qu'on doit se relâcher de
celte sévérité aussitôt que leur âge, leur discrétion et leur
bonne conduite rendent la chose possible2. Le père fera
même bien, lorsque son fils aura grandi et sera en étal de
le comprendre, de causer familièrement avec lui, c'est-à-
dire, de lui demander son avis, de le consulter sur les
choses qu'il connaît et dont il a quelque intelligence. Par
1. Ce chapitre semble avoir été inspiré à Locke par l'essai de Mon-
taigne intitulé : De l'affection des pères aux enfants (Essais, liv. II,
vnn. Voyez sur le même sujet un intéressant chapitre de M. Legouvé :
la Tendresse et l'Autorité dans les Pères et les Enfants au dix-neu-
vième siècle.
2. Locke se ressouvient ici do l'éducation qu'il avait lui-même reçue.
« Tant que John Locke fut enfant, dit un de ses biographes, lord King,
son père exigea de lui un extrême respect; mais peu à peu il le traita
avec moins en moins de réserve, et lorsqu'il eut grandi, il vécut avec
lui dans les termes de la plus parfaite amitié. »
Ht QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
là, le père obtiendra deux résultats, tous les deux fort im-
portants. Le premier sera de disposer l'esprit de l'enfant à
des réflexions sérieuses, beaucoup mieux qu'on ne pourrait
le faire en lui donnant des règles ou des conseils. Plus
vous vous hâterez de traiter votre fils en homme, et plus
tôt il commencera à le devenir ; et si vous l'autorisez
parfois à causer sérieusement avec vous, vous élèverez in-
sensiblement son esprit au-dessus des amusements ordi-
naires de la jeunesse et de ces occupations frivoles où
d'habitude elle dépense son temps. Il est facile de remar-
quer, en effet, que beaucoup de jeunes gens continuent à
penser et à parler en écoliers beaucoup plus longtemps
qu'ils ne seraient portés à le faire, uniquement parce que
leurs parents les tiennent toujours à distance, et, par toutes
leurs façons d'agir avec eux, les laissent dans un rang
inférieur *.
96. Mais un autre avantage considérable de la familia-
rité que vous témoignerez à votre fils, c'est qu'elle vous
vaudra son amitié 2. Beaucoup de pères, bien qu'ils ac-
cordent libéralement à leurs enfants les permissions qui
conviennent à leur âge et à leur condition, ont cependant
le tort de leur cacher l'état de leurs affaires, avec autant
de soin qu'on en mettrait à défendre contre un espion ou
un ennemi la connaissance d'un secret d'Etat.
Cette réserve, à supposer qu'elle ne témoigne pas d'un
sentiment jaloux, a du moins ce défaut qu'elle exclut ces
1. C'est plulôt le défaut contraire, l'excès de la familiarité que les
pédagogues de notre temps ont ù surveiller et à combattre. Les habi-
tudes un peu despotiques d'autrefois ont disparu de Ja famille moderne,
et le tort des parents est plutôt de trop supprimer les distances, de
traiter les enfants comme des égaux.
2 « C'est folie et injustice de priver les enfants, qui sont en
aage, de la familiarité des pores, et vouloir maintenir en leur endroict
une morgue austère et dtsdaigneuse, espérant par là tenir en crainte
et obéissance : car c'est une farce très inutile et qui rend les pères
ennuyeux aux enfants et, qui pis est, ridicules. » (Montaigne, Essais,
1. II, ch. vin.)
|I>E LÀ FAMILIARITÉ DES Î'AKENÎS AVEC LEUfîS ENFANTS. 145
marques de-tendresse el (l'intimité qu'un père devrait pro-
diguera son fils, et que sans aucun doute elle empêche ou
réprime souvent ces mouvements de confiance joyeuse avec
lesquels un fils s'adresserait à son père et se reposerait
en lui. Je ne puis assez m'étonner de rencontrer des pa-
rents qui, malgré leur tendre amour pour leur fils, ne sa-
vent jamais se départir d'une attitude raide, et qui, pen-
dant toute leur vie, gardent avec eux un air d'autorité
et de fierté, comme si leurs enfants ne devaient jamais
éprouver de plaisir ni attendre de bien de la part des
personnes qu'ils aiment le plus dans ce monde, jusqu'à ce
qu'ils les aient perdues et que la mort les ait reléguées
dans l'autre. Il n'y a rien qui cimente, qui consolide
l'amitié et la bonne intelligence, comme la confidence
réciproque de ses intérêts et de ses affaires. Toute autre
marque d'amitié, si celle-là fait défaut, laisse encore des
doutes; mais lorsque votre fils verra que vous lui ouvrez
votre cœur, que vous l'intéressez à vos affaires, comme à des
choses qui, selon votre désir, doivent un jour passer clans
ses mains1, il y prendra part comme à ses intérêts propres;
il attendra patiemment son tour, et en attendant il aimera
un père assez avisé et assez bon pour ne pas le tenir à dis-
tance comme un étranger.
De plus, en agissant ainsi, vous lui apprendrez que la
jouissance de ces biens ne va pas sans beaucoup de soucis ;
et plus vous lui aurez rendu sensible cette vérité, moins il
enviera votre fortune, plus il sera disposé à se croire heu-
reux, sous la direction d'un ami si bienveillant et d'un
père si attentif. Il n'y a pas de jeune homme, si pauvre
d'esprit, si vide de sens qu'il soit, qui ne se réjouisse
1 « J'ai tousjours jugé que ce rfoibt estre un grand contente-
ment à un père vieil, de mettre luy mesme ses enfants en train du
gouvernement de ses affaires, et de pouvoir, pendant sa vie contrerootJer
leurs deportements, leur fournissant d'instruction et d'advis suivant
l'expérience qu'il en a, et d'acheminer luy mesme l'ancien honneur
t ordre de sa maison en la main de ses successeurs. » (Montaigne.
Visais, 1 II, ch. vin.)
il)
146 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
d'avoir un ami sûr à qui il puisse recourir, et qu'il con-
sulte librement à l'occasion.
La réserve et la fierté, que les parents témoignent à leurs
enfanls, les privent souvent de cette ressource qui leur se-
rait bien autrement avantageuse que mille gronderies ou
réprimandes. Si votre fils doit s'engager dans quelque
aventure ou s'éprendre de quelque fantaisie, ne vaut-il pas
mieux que vous en soyez instruit? Car, puisqu'il faut accor-
der quelque liberté aux jeunes gens en ces sortes de choses,
plus vous serez au courant de ses intrigues et de ses des-
seins, et plus vous serez à même de prévenir de grands
malheurs ; plus sûrement en lui faisant voir quelles sont
les conséquences probables de sa conduite, vous prendrez
le bon chemin pour obtenir de lui qu'il évite même de
petites mésaventures. Mais si vous voulez qu'il vous ouvre
son cœur et qu'il vous demande conseil, commencez vous-
même par agir ainsi avec lui, afin de gagner par là sa con-
fiance.
97. Sur quelque objet qu'il vous consulte, à moins qu'il
ne s'agisse d'une chose qui doive conduire à un malheur ir-
rémédiable, ayez bien soin de ne lui parler que comme un
ami plus expérimenté; et à vos avis ne mêlez rien qui
sente le commandement ou l'autorité, pas plus que vous ne
le feriez avec des égaux ou avec des étrangers1. De la sorte,
vous obtiendrez qu'il ne cessera jamais de vous demander
de nouveaux avis et qu'il tirera parti de ceux que vous lui
aurez déjà donnés. Vous devez considérer qu'il n'est encore
qu'un jeune homme, qu'il a des fantaisies, des plaisirs,
dont l'âge est passé pour vous. Vous ne pouvez espérer que
ces inclinations soient exactement pareilles aux vôtres, ni
qu'à vingt ans il ait les mêmes pensées que vous à cin-
quante.
Puisqu'il faut laisser prendre aux jeunes gens quelque
1. Nous ne pouvons consentir, avec Locke, à cette assimilation com-
plète de la familiarité qui convient au père dans ses rapports avec son
fils et de la familiarité qui sied entre amis.
DE LA FAMILIARITÉ DES PARENTS AVEC LEURS -ENFANTS. 147
liberté et leur permettre quelques écarts, tout ce que vous
pouvez exiger, c'est que votre fils ne s'y abandonne
qu'avec l'ingénuité d'un enfant bien né, et comme s'il était
toujours sous les yeux de son père, cl alors il n'y a pas à
craindre que cette liberté ait de fâcheuses conséquences1.
Pour mettre votre fils dans ces dispositions d'esprit, vous
devez, je le répète, l'entretenir de vos affaires (si du moins
vous le jugez digne de cette confiance); vous devez lui
soumettre familièrement certaines difficultés et prendre
son avis. S'il rencontre juste, suivez son sentiment comme
venant de lui, et si l'affaire réussit, laissez-lui l'honneur
du succès. Par là vous n'affaiblirez pas le moins du
monde votre autorité, mais vous accroîtrez son amour, son
estime pour vous. Tant que vous garderez vos biens, le
pouvoir restera toujours dans vos mains, et votre autorité
sera d'autant plus assurée que la confiance et la tendresse
viendront la fortifier. Vous ne pouvez pas vous flatter d'avoir
sur votre fils tout le pouvoir qui vous appartient, tant
qu'il n'en est pas venu au point d'être plus touché du
déplaisir d offenser en vous un ami bienveillant, que de
ia crainte de perdre une pariie de l'héritage qu"ii auena
de vous.
98. Si un père, dans ses entretiens avec son fils, doit
user de familiarité, à plus forte raison convient-il qu'un
précepteur ait la même condescendance pour son élève.
Le temps qu'il pourra passer avec lui, qu'il se garde de
l'employer à lui faire la leçon ou à lui dicter d'un ton
doctoral ce qu'il doit pratiquer et suivre2. Il faut que le
précepteur l'écoute à son tour, qu'il l'habitue à raisonner
1. Passe pour les honnêtes libertés dont parle Locke. Mais que dire
des conseils de Montaigne sur le même sujet ? c< Qu'on rende hardi-
ment un jeune homme commode à toutes nations et compagnies, voire
au dérèglement et excès, si besoin y est... 11 rira, il follastrera, il se
desbauchera avec son Prince. Je veux qu'en la desbauche mesme, il
surpasse en vigueur et en fermeté ses compagnons. »
2. Dans toute cette partie de son œuvre, Locke s'inspire constamment
de Montaigne, « On ne cesse de criailler à nos oreilles comme qui ver-
148 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
sur des sujets proposés, et qu'ainsi il rende plus facile
l'intelligence des règles, plus profonde leur impression;
enfin qu'il lui inspire le goût de l'étude et du savoir.
L'enfant commencera à sentir le prix de la science, lors-
qu'il verra qu'elle lui donne le moyen de causer, lorsqu'il
éprouvera le plaisir et l'honneur de prendre part à la con-
versation, de voir parfois ses raisons approuvées et écou-
tées '. C'est surtout sur des questions de moralité, de pru-
dence, de convenance, que l'on peut le mettre à l'épreuve
et demander son jugement2. Ces exercices ouvrent l'intelli-
gence plus sûrement que des maximes, quelque clairement
qu'on les expose, et gravent plus solidement les règles dans
la mémoire pour l'usage de la vie pratique. Cette méthode,
en effet, introduit dans l'esprit les choses elles-mêmes ;
elles s'y fixent, avec l'évidence qui les accompagne, tandis
que les mots, n'étant tout au plus que de faibles repré-
sentations, les images approximatives des choses, sont par
conséquent plus vite oubliés. L'enfant comprendra bien
mieux les principes et la mesure de ce qui convient et de
ce qui est juste, il recevra des impressions plus vives et
plus profondes de ce qu'il doit faire, si on l'autorise à
donner son avis sur des cas proposés et à raisonner avec
son gouverneur sur des exemples bien choisis, que s'il
accorde seulement aux leçons de son maître une attention
silencieuse, distraite, paresseuse ; ou encore s'il est con-
damné à de captieuses discussions de logique, ou s'il com-
seroil dans un entonnoir, et. nostre charge, ce n'esl que redire ce qu'on
nous a dit. Jedésirerois que le conducteur, selon la portée de l'ame qu'il
a en main, il commençait à la mettre sur la montre, lui faire goûter
les choses, les choisir et discerner de lui-même; quelquefois lui ouvrant
le chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir ( I, xxv .
1. Montaigne dit de même : « Je ne veux pas qu'il invente et parle
seul : je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. »
2. Conférez encore Montaigne, qui, à propos de la pédagogie Spartiate,
loue « cetle façon de discipline » qui consiste à exercer l'entendement
en faisant des questions sur les hommes et sur leurs œuvres.
DU RESPECT. 149
pose des dissertations d'apparat sur telle ou telle ques-
tion '. Celles-ci donnent pour princi])g_àja pensée^ non les
choses réelles, mais les inventions du bel esprit et défausses
couleurs ; celles-là sont une école de sophisme, de chicane
et d'entêtement. Les unes et les autres corrompent le juge-
ment et jettent l'esprit hors des voies d'un raisonnement
simple et droit. Il faut donc les éviter soigneusement, si
l'on veut et se perfectionner soi-même et se rendre
agréable aux autres.
DU RESPECT.
99. Lorsque vous aurez élabli votre autorité, en faisant
comprendre à votre fils qu'il dépend de vous et que vous
êtes son maître; lorsque, par l'inflexible sévérité dont vous
aurez usé à son égard toutes les fois qu'il aura obstiné-
ment persisté à commettre une faute grave, défendue par
vous, particulièrement le mensonge, vous lui aurez inspiré
ce sentiment de crainte qui est nécessaire; lorsque d'autre
part (en lui accordant toute la liberté que réclame son
fige, en lui permettant, lorsqu'il est en votre présence, les
actions enfantines et cjj^jjiicilè^_de mouvement qui est
aussi nécessaire aux enfants, quand ils sont tout petits, que
le manger et le dormir) ; lorsque, dis-je, vous l'aurez fami-
liarisé avec votre société, lorsque vous lui aurez fait com-
prendre votre affection, votre sollicitude, en lui témoi-
gnant beaucoup d'indulgence et de tendresse, surtout en
le caressant toutes les fois qu'il fait quelque chose de bien,
\. Locke demande en d'autres ternies que l'enseignement soit vivant,
animé, qu'on y lasse participer l'élève, par des questions, par des exer-
cices de jugemenl. Il critique les méthodes purement didactiques, qui
fatiguent reniant par de monotones leçons et qui lui imposent de trop
longs devoirs. Il critique encore la vieille méthode scolastique de la
discussion ei de l'argumentation sans lin sur des questions subtiles
et abstraites.
150 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
en lui faisant ces mille amitiés qu'appelle son âge et que
la nature enseigne aux parents mieux que je ne saurais le
faire; lorsque, enfin, par cette conduite affectueuse et
tendre, qui est si naturelle aux parents dans leurs rapports
avec leurs enfants, vous aurez éveillé dans son cœur un
sentiment, particulier d'affection pour vous: votre fils est
alors dans les dispositions que vous devez, souhaiter, et
vous avez fait naître dans son esprit ce sentiment de vrai
respect qu'il faudra avoir soin d'entretenir dans la suite,
et de conserver dans ses deux éléments, Y amour et la
crainte1 , deux grands principes par lesquels vous aurez
toujours prise sur lui, de façon à diriger son esprit dans
le chemin de la vertu et de l'honneur.
1, Locke a raison de vouloir que dans l'amour filial il entre un peu
de crainte. Nous n'admirons pas sans réserve le joli mot de Montaigne :
« Quand je pourrais me faire craindre, j'aimerois encore mieulx me
taire aimer. »
SECTION XI (100-102.
LES DIFFERENTS TEMPERAMENTS.
100. Lorsque ces principes ont été solidement établis
et que vous constatez dans la conduite de l'enfant l'action
du sentiment de respect, la première chose à faire, c'est
d'étu lier avec attention son tempérament et la nature
particulière de son esprit1. Mais quel que soit son tempé-
rament, l'obstination, le mensonge, toutes les actions vi-
cieuses doivent être réprimées dès le début, nous l'avons
déjà dit. Loin de laisser ces semences de vices prendre ra-
cine, il faut avoir soin de les extirper, aussitôt qu'elles
apparaissent, et votre autorité doit s'imposer à l'esprit de
l'enfant dès la première lueur de son intelligence, afin
qu'elle puisse agir sur lui comme un principe naturel
dont il ne se rappelle pas l'origine, et sans qu'il puisse se
douter que les choses ont été ou pourraient être autrement.
Par là, si le respect qu'il vous doit lui a été inspiré de
bonne beure, ce sentiment restera toujours pour lui une
1. Locke est un des premiers qui ait appelé l'attention des pédagogues
sur la diversité des tempéraments, au point de vue moral comme au
point de vue physique. Tout en maintenant la nécessité d'un certain
nombre de règles communes à tous, Locke veut que les méthodes de
discipline ou d'enseignement s'adaptent, s'ajustent, en bien des cas, à la
nature particulière de l'élève.
152 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
chose sacrée, et il lui sera tout aussi difficile de résister à
ce sentiment qu'à ses instincts naturels.
101. Si vous avez ainsi établi de très bonne heure votre
autorité sur l'enfant, et si, par un usage modéré de cette
autorité, vous lui faites bonté de tout ce qui pourrait l'en-
traîner à des habitudes vicieuses, aussitôt que vous en
apercevez le premier germe (car je ne crois pas que vous
deviez recourir aux réprimandes, encore moins aux coups,
tant que l'obstination incorrigible n'aura pas rendu ces
moyens nécessaires), il conviendra de considérer dans quel
sens l'incline la fabrique naturelle de son esprit. 11 y a des
hommes que la structure immuable de leur tempérament
destine à être courageux; d'autres sont timides, d'autres
confiants, d'autres modestes, dociles ou au contraire obs-
tinés, curieux ou indifférents, vifs ou lents. Il n'y a pas
plus de différences dans la physionomie, dans la forme
extérieure des corps, qu'il n'y en a dans la structure et la
constitution des esprits. Seulement les traits particuliers
du visage et les formes du corps s'accentuent et deviennent
plus marqués avec le temps et avec l'âge ; tandis que la
physionomie propre de l'esprit est plus aisée à discerner
chez les enfants1, alors que l'artifice et la ruse ne leur
ont pas encore appris à dissimuler leurs difformités mo-
rales et à cacher leurs inclinations vicieuses sous d'hypo-
crites apparences.
102. Mettez-vous donc de bonne heure à observer le
tempérament de votre fils : et cela, lorsqu'il est le plus
abandonné à lui-même, dans ses jeux, et quand il se croit
hors de votre vue. Recherchez quelles sont ses passions
dominantes, ses goûts favoris : s'il est farouche ou doux,
\. Pous compléter la pensée de Locke, il faut ajouter avec Mme Xeckor
de Saussure que tout est mobile dans la nature franche et sincère de
reniant, que de plus sa mémoire n'est pas encore netlement fixée :
« Tout est chez l'enfant si fugitif et si vague qu'une sorte de vertige
gagnerait bientôt l'observateur qui voudrait fixer ses traits incertains. »
{Éducation progressive, 1. il, ch. 1.)
LES TEMPÉRAMENTS. lôô
hardi ou timide, compatissant ou cruel , ouvert ou ré-
servé, etc. En effet, selon que ses inclinations différeront.
vos méthodes devront aussi différer, et votre autorité doit
en quelque sorte s'ajuster sur ses inclinations pour agir
de différentes manières sur son esprit. Ces tendances
natives, es dispositions prédominantes, il ne s'agit pas de
les traiter d'après des règles fixes ou de les attaquer de
- front, sut loul celles qui sont les plus douces et les plus
modelé'.-, et qui dérivent de la peur, d'une sorte de fai-
blesse d'esprit. On peut cependant les corriger à force d'art
et les tourner au bien. Mais, quoi que vous fassiez, soyez-
en certain, l'esprit penchera toujours du côté vers lequel
la nature l'a d'abord incliné1; et si vous observez atten-
tivement le caractère de l'enfant dans les premières actions
de la vie, vous serez toujours en état dans la suite de de-
viner de quel côté penchent ses pensées, quelles sont ses
vues, alors même que, devenu grand, un voile plus épais
couvrira ses desseins, et qu'il saura, pour les poursuivie,
employer une grande diversité de moyens.
1. Locke est ici en pleine contradiction avec les doclrines ordinaires
de la philosophie sensualiste, qui n'admet rien d'inné. Il affirme avec
netteté que l'enfant apporte avec lui des dispositions invincibles, et au
lieu d'admettre la vieille maxime « nourriture passe nature », il dé-
clare que la nature est souvent plus l'orte que l'éducation.
SECTION XII (103-110).
DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS.
J 05. Je vous ai déjà dit que les enfants aimaient la li-
berté \ et qu'il fallait par suite les amener doucement à
faire tout ce qui est approprié à leur âge, sans qu'ils se
doutent qu'aucune contrainte pèse sur eux. J'ajouterai
maintenant qu'ils aiment quelque chose de plus que la
liberté, ils aiment la domination ; et ce sentiment est la
source originelle de la plupart des habitudes vicieuses qui
leur sont le plus ordinaires et le plus naturelles 2. Cet amour
du pouvoir et de la domination éclate chez eux de très
bonne heure, et cela de deux manières.
104. 1° Nous voyons que les enfants, presque aussitôt qu'ils
sont nés, ou tout au moins bien avant qu'ils sachent parler,
poussent des cris, deviennent bourrus, boudeurs, témoi-
gnent de la mauvaise humeur, pour cette unique raison
qu'ils veulent que leurs volontés soient satisfaites. Il faut
que tout le monde se soumette à leurs désirs. Ils exigent
une condescendance empressée de tous ceux qui les appro-
chent, particulièrement de ceux qui sont à peu près du
1. Voyez plus haut, §73.
2. A y bien regarder, cet instinct de domination ne me paraît pas f"
aussi répandu chez les enfants que le prétend Locke. Les effets qu'il te
attribue à ce prétendu besoin de pouvoir et de domination s'expliquent p
par leurs sentiments d'indépendance. fk
DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. 155
même Age ou de la même condition qu'eux, ou qu'ils
jugenl être leurs inférieurs sur ces deux points, dès qu'ils
sont capables de faire ces distinctions à propos des autres
personnes.
105. 2° L'amour de la domination se manifeste encore
chez les enfants par leur désir d'avoir des choses à eux.
Ils veulent être déjà propriétaires, pour jouir du pouvoir
(pie la propriété semhTë leur procurer, et pour avoir le
"droit de disposer des choses qui leur appartiennent, comme
bon leur semble1. Celui qui n'aurait pas remarqué que
ces deux instincts agissent de très bonne heure chez les
enfants, les connaîtrait bien mal; et celui qui ne com-
prendrait pas qu'il est nécessaire d'extirper dès le début
deux sentiments qui sont la source de presque toutes les
injustices et de presque toutes les luttes qui troublent la vie
humaine, et de développer les sentiments contraires, lais-
serait passer le moment opportun qu'il faut saisir pour
établir les fondements de la bonté et de la vertu. Je crois
que les moyens suivants aideront à atteindre ce but :
106. i° J'avais dit, dans la première édition de ce livre,
qu'il ne faut rien donner à un enfant quand il le de-
mande, encore moins quand il crie pour le réclamer,
en un mot toutes les fois qu'il fait connaître par ses paroles
qu'il en a envie. Mais comme ce précepte se prête à une
interprétation inexacte, et qu'on pourrait s'imaginer que
j'interdis à l'enfant de demander quoi que ce soit à ses pa-
rents, ce qui passerait peut-être pour un excès de tyrannie,
peu conforme aux rapports d'affection et d'amour qui
doivent unir les enfants et les parents, je vais m'expliquer
avec plus de détail. Il convient qu'ils aient toute liberté
ie faire connaître leurs besoins à leurs parents, et que les
1. « A six mois, en général, l'enfant ne se laisse plus enlever sans
piaillements d'impatience ses jouets, auxquels il parait tenir, soit en
ertu d'un instinct inné de propriété, soit en raison des distractions
le plus en plus nombreuses qu'ils lui procurent. » (Pérez, Education
lès le berceau, p. 246.)
156 QUELQUES l'ENSKES SUB L'ÉDUGATIOS
parents satisfassent ces besoins avec toute la tendresse
possible, au moins durant leur bas âge. Mais autre chose
est dire: « J'ai faim » ; autre chose: « .le veux du rôti. •
Lorsque l'enfant a déclaré s^s besoins, ses besoins natu-
rels, la douleur que lui causent la faim, la soif, le froid,
ou quelque nécessité naturelle, le devoir des parents et
des personnes qui le soignent est de l'assister et de e
satisfaire. Mais il faut que l'enfant laisse aux parents le
soin de décider et de régler ce qu'ils jugent le plus conve-
nable de faire pour cela, et aussi dans quelle mesure. ©n
ne doit pas l'autoriser à choisir lui-même, à dire : « Je
veux du vin » ou « du pain blanc •; au contraire, le seul
fait d'avoir nommé un plat doit être une raison pour qu on
le lui refuse.
107 Ce dont les parents doivent se préoccuper surtour,
c'est de distinguer entre les besoins de fantaisie et les
besoins de nature, ce qu'Horace leur a prescrit de faire
dans le vers où il parle des choses
Quels humana sibi dolent natura negatis1.
Ce sont là des besoins vraiment naturels: la raison seule,
sans autre secours, ne peut nous en défendre ni empêcher
qu'ils ne troublent notre repos. Les douleurs que provo-
quent une maladie, une blessure, la faim, la soif, le froid,
le manque de sommeil, le besoin de repos et de relaclu
pour les organes fatigués, voilà ce que tous les hommes
ressentent ;°les esprits les mieux disposés «JJ~
échapper à ces malaises. 11 faut donc, par des moyen,
convenables, pourvoir à la satisfaction de ces besoins, mai.
s impatience, sans trop se hâter lorsqu'ils commence*
à se montrer, si du moins le retard ne nous menace pa
de quelque mal irréparable. Les douleurs qu'occasmnnen
les besoins naturels sont comme des avertissements qu
nous sont donnés d'éviter de plus graves souffrances, don
1. ... « Dont la privation est une souffrance pour la nature hu
maine. » (Satire I, v. 75.)
DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. ibl
elU-s sont comme les signes avant-coureurs : il ne l'aut
donc p;is l.'s négliger entièrement ni les laisser aller trop
loin. M ;i i-i plus on habituera les curants à supporter ces
premiers malaises, par le soin que l'on prendra de les ren-
dre plus vigoureux de corps et d'esprit, et mieux cela
vaudra pour eux1. Je n'ai pas besoin de l'aire des recom-
mandations sur la nécessité de ne pas dépasser la mesure,
d'éviter tout ce qui pourrait leur faire du mal. de prendra
garde enfin que les privations qu'on leur impose n'aient
pour conséquence d'abattre leur esprit ou d'incommoder
leurs santé : les parents ne sont que trop disposés d'eux-
mêmes à incliner plus qu'il ne faudrait vers l'excès con-
traire de la douceur.
Mais quelque complaisance qu'exigent les besoins de la
nature, il n'en est pus de même pour les besoins de fan-
taisie : ceux-là il ne faut jamais les satisfaire, ni même
permettre que les enfants en fassent mention. Le seul fait
qu'un enfant a parlé d'une ebose inutile doit être une rai-
son pour l'en priver. Donnez-lui des vêtements quand il
en a besoin; mais s'il demande telle couleur, telle étoffe,
qu'il soit bien entendu qu'il s'en passera. Ce n'est pas que
selon moi les parents doivent de dessein prémédité contre-
carrer les désirs des enfants, quand il s'agit de choses in-
différentes. Tout au contraire, quand ils le méritent par
leur conduite, et qu'on ne court aucun risque de corrompre
ou d'efféminer leurs esprits et de les passionner pour des
bagatelles, je pense que toutes choses doivent être combi-
nées, dans la mesure du possible, pour assurer leur salis-
faction, afin qu'ils trouvent du plaisir à se bien conduire.
Le mieux serait sans doute que l'enfant ne fît pas consister
son plaisir dans des choses de cette espèce, qu'il ne prit pas
1. Locke revient iri i -.1 théorie de l'endurcissement physique. Con-
f'ci'-z l'opinion de Dumarsais : « Ceux qui raisonnent ainsi, dit-il,
n'ont aucun égard au nombre infini d'enfants qui succombent à ces
et qui sont la victime du préjugé que l'on peut »' accoutumer
a l>'Hi Arlicle Éducation, dans Y Encycloptdù
158 QUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
sa fantaisie pour règle de ses joies et qu'il considérât comme
indifférent tout ce qui l'est en effet 1. C'est à ce but que doi-
vent tendre les efforts des parents et des précepteurs. Mais
en attendant qu'on en soit arrivé là, ce que je combats
ici, c'est la liberté qu'on laisse à l'enfant de demander tout
ce qui lui plaît. C'est par un perpétuel refus qu'il faudrait
le corriger de ce goût pour des choses de fantaisie.
Je paraîtrai peut-être trop sévère à de tendres parents, na-
turellement portés à l'indulgence : je ne demande pourtant
que le nécessaire. En effet, puisque dans la méthode que je
propose le fouet doit être banni, il sera d'un grand avan-
tage de forcer l'enfant à retenir sa langue, si on veut lui
inspirer cette disposition respectueuse dont nous avons
parlé ailleurs, et le maintenir dans ces sentiments de respect
et de déférence qu'il doit à ses parents. De plus, on l'ha-
bituera par là à contenir et à maîtriser ses inclinations. Il
apprendra ainsi l'art d'étouffer ses désirs, aussitôt qu'ils
naîtront dans son cœur, c'est-à-dire au moment où il est
le plus facile de les dominer. Donnez libre cours, ne fût-ce
qu'en paroles, à vos appétits, et vous leur donnez vie et
force. Quiconque prend la liberté de convertir ses souhaits
en demandes, n'est pas éloigné de penser qu'on est obligé
de les satisfaire. En tout cas, ce dont je suis certain, c'est
qu'on supporte plus aisément le refus qu'on s'oppose à soi-
même que le refus qui vous est opposé par les autres. Accou-
tumez donc de bonne heure les enfants à consulter leur
raison, à en faire usage avant de s'abandonnera leurs incli-
nations. On a déjà fait un grand pas pour se rendre maître
de ses désirs, quand on a réussi à n'en pas parler et à leur
opposer cette première barrière du silence-. L'habitude
1. Ce serait exiger une raison qui n'est pas de son âge. Locke
demande ici à l'enfant de se comporter comme un petit stoïcien, indif-
férent à tout ce qui n'est pas besoin naturel.
2. Vérité souvent exprimée par les moralistes, et qui s'applique à
tous les âges : « La discrétion sur ses propres sentiments est le meil-
leur moyen d'en devenir le maître. » (Janet* l'hilosophie du Bonheur,
p. 99.)
DE LA VOLONTÉ CHEZ LES ENFANTS. 159
prise par les enfants d'arrêter l'essor de leurs caprices et
de considérer, avant d'en parler, s'ils sont raisonnables ou
non, sera un grand avantage pour eux durant la suite de
leur vie. dans des affaires d'une plus grande importance.
Ce que je ne saurais trop souvent rn'efforcer de faire com-
prendre, en efief, c'est que, dans les circonstances les plus
insignifiantes comme les plus graves, la question essen-
tielle, j'allais dire la seule, c'est de considérer quelle
influence l'action de l'enfant exercera sur son esprit, quelle
habitude elle tend vraisemblablement à engendrer, si cette
habitude lui conviendra quand il sera plus grand, et où
elle le conduirait plus lard, si on en favorisait le dévelop-
pement.
Ma pensée n'es! donc pas qu'il faille de propos délibéré
chagriner les enfants. 11 y aurait à agir ainsi trop de mé-
chanceté et de barbarie, et l'on risquerait d'ailleurs de
leur communiquer ces vices. Sans doute il faut apprendre
aux enfants à dominer leurs appétits, il faut donner à leur
esprit, aussi bien qu'à leur corps, de la force, de la sou-
plesse, de la vigueur, en les habituant à être les maîtres de
leurs désirs et en aguerrissant leur corps par les priva-
tions; mais il faut faire tout cela sans leur laisser voir
aucune mauvaise volonté, sans qu'ils puissent même la soup-
çonner. Le refus constant de ce qu'ils demandent par
leurs cris, ou de ce qu'ils essayent de prendre eux-mêmes1,
doit leur enseigner la discrétion, la soumission, l'absti-
nence. Mais il faut les récompenser de leur discrétion et
de leur silence, en leur donnant ce qu'ils aiment, et les
porter par là à aimer ceux qui exigent rigoureusement
cette obéissance. Le fait de se résigner pour le moment
à la privation de ce qu'ils désirent est une vertu qui doit
être récompensée plus tard par le don des choses qui leur
conviennent et qui leur sont agréables, à condition qu'on
I. 11 y a ici un jeu de mots intraduisible : « le refus constant de
wath they craved or carved ».
iGO QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
les leur offre comme les conséquences naturelles de leur
bonne conduite, et non comme les gages d'un marché
conclu avec eux. Ce serait perdre votre peine et, ce qui
serait plus grave, perdre leur amour et leur respect, si
d'autres personnes leur accordaient ce que vous leur avez
refusé. Il faut pour prévenir ce danger prendre toutes les
précautions possibles, et ici encore les domestiques vien-
nent nous causer quelque embarras.
108. Si vous vous mettez de bonne heure à diriger ainsi
les enfants, si vous les accoutumez à taire leurs désirs,
cette excellente habitude les calmera et les modérera; et
quand ils commenceront à grandir en âge et en sagesse,
vous pourrez leur accorder une plus grande liberté, dès
que la raison parlera dans leurs discours et non la passion :
car partout où la raison parle, elle a droit à être écoutée.
S'il ne faut jamais faire attention à ce que disent les en-
fants quand ils demandent ceci ou cela, à moins qu'on ne
le leur ait déjà promis, il convient au contraire de les
écouter toujours et de leur répondre nettement et avec
douceur, lorsqu'ils vous questionnent sur quelque chose
qu'il veulent connaître et dont ils désirent s'instruire l. 11
faut prendre autant de soin d'encourager la curiosité chez
les enfants que d'étouffer leurs autres appétits 2.
LES RECREATIONS.
Quelque sévérité qu'on doive mettre à réprimer tous
les désirs de pure fantaisie, il y a cependant des cas où la
fantaisie a le droit de parler et de se faire écouter. La ré-
1. Locke reprendra ce sujet plus loin, § 118.
2. Locke n'achève pas sa pensée; il aurait dû écrire « leurs appé-
tits mauvais», lorsqu'il s'en manifeste chez les enfants. Les inclinations
en général, chez l'enfant comme chez l'homme, doivent être modérées,
gouvernées, mais non étouffées. Locke parle ici comme ferait un jan-
séniste, convaincu que tous les appétits naturels sont mauvais, et ce
n'était, pas sn pensée.
LES RÉCRÉATIONS. 161
création est aussi nécessaire que le travail et la nourri-
ture : or comme il n'y a pas de récréation sans plaisir, et
que le plaisir dépend plus souventde la fantaisie que de la
raison, vous devez permettre aux enfants, non seulement de
se divertir, mais encore de se divertir comme ils l'entendent,
pourvu que ce soit innocemment et sans dommage pour
leur sauté. Dans ce cas, par conséquent, il ne faut pas leur
répondre parmi refus, s'ils demandent qu'on leur permette
telle ou telle espèce de divertissement. Je crois cependant
que dans une éducation bien réglée, ils ne devront être que
rarement réduits à la nécessité de faire une pareille de-
mande. On doit faire en sorte qu'ils trouvent toujours
agréable tout ce qui leur est utile ; et avant qu'ils soient las
d'une occupation, il faut les détourner à temps vers une
autre occupation, utile elle aussi. Dans le cas où ils ne
seraient pas arrivés à ce degré de perfection qu'on puisse
leur faire d'un travail nouveau un sujet de divertissement,
laissez-les s'abandonner librement aux jeux enfantins
qu'ils inventent; cherchez seulement à les en dégoûter par
la satiété. Pour les occupations utiles au contraire, vous
devez les arrêter, même quand ils ont encore envie de
continuer, tout au moins avant qu'ils soient fatigués et dé-
goûtés de cet exercice; il faut en effet qu'ils puissent y reve-
nir comme à un plaisir qui les divertit. Les choses n'iront
bien que lorsqu'ils éprouveront du plaisir à faire les actions
louables, et lorsque les exercices utiles du corps et de l'es
prit, alternant les uns avec les autres dans leur vie, leur fe-
ront trouver agréable de vivre et de progresser, pour- ainsi
dire dans une série ininterrompue de divertissements qui
viennent reposer et rafraîchir tour à tour leurs organes fati-
gués. Qu'il soit possible d'en arriver là avec tous les enfants,
quel que soil leur tempérament, que tous les parents et
tous les précepteurs sachent prendre les précautions né-
1. « Il nous suffit, dit Fénelon, de laisser l'aire les enfants, de les
observer :\\c.c. un visage gui et de les modérer, dès qu'ils s'écliaulfent
trop. » (Éducation des filles.)
11
162 QUELQUES PENSÉES SLR L'ÉDUCATION.
cessaires, aient assez de patience et d'adresse pour attein-
dre ce résultat, je n'en sais rien. Mais ce dont je suis sûr,
c'est que l'on peut y réussir avec la plupart des enfants,
si l'on s'y prend, comme il faut, en leur inspirant l'amour
de l'honneur, de l'estime et de la réputation. Une fois
qu'on leur a inculqué ainsi les vrais principes de la vie, on
peut leur parler librement des choses qu'ils aiment le
plus, les diriger ou tout au moins leur permettre de se
diriger d'eux-mêmes de ce côté ; de façon qu'ils compren-
nent bien qu'on les aime et qu'on les chérit, et que les
personnes qui veillent sur leur éducation ne sont pas les en-
nemies de leur bonheur. Par là, vous leur ferez aimer à la
fois et la main qui les conduit et la vertu vers laquelle on
les conduit.
Un autre avantage de la liberté qu'on accorde aux en-
fants pendant leurs récréations, c'est qu'ils y découvrent
leur tempérament naturel ; ils y montrent leurs inclina-
tions et leurs aptitudes, et par là dirigent le choix de
parents attentifs, en ce qui concerne soit la carrière et les
occupations qui leur conviendront plus tard, soit les
remèdes à employer en attendant, pour guérir certains
penchants qui plus que d'autres pourraient gâter leur
naturel.
109. 2° Les enfants qui vivent ensemble disputent souvent
à qui sera le maître, à qui fera prédominer sa volonté1.
Dès que vous verrez poindre cette rivalité, ayez soin de l'ar-
rêter. Ne vous contentez pas même de cela, mais apprenez-
leur à avoir les uns pour les autres toute la déférence,
toute la complaisance, toute la politesse possible. Lors-
qu'ils verront que cette conduite leur attire le respect,
l'amour et l'estime de leurs camarades, et qu'elle ne leur
fait rien perdre de leur supériorité, ils y trouveront plus
1. Locke continue ici à montrer (Voir § 106) que les enfants ont une
passion ardente et naturelle pour la domination, et il indique les
moyens à employer pour venir à bout de ce mauvais instinct.
L INSTINCT DE LA PROPRIÉTÉ. 163
de plaisir qu'à rechercher par des procédés contraires une
insolente domination.
N'écoutez pas et gardez-vous d'accueillir avec faveur
les accusations réciproques des enfants ; ce ne sont guère
que les cris de la colère et de la vengeance qui invo-
que le secours d'autrui. C'est affaiblir et efféminer l'es-
prit des enfants que leur permettre de se plaindre. Si
vous savez les accoutumer à supporter les mauvais trai-
tements de leurs camarades comme une chose loute sim-
ple et qui n'a rien d'intolérable, vous leur apprendrez
à souffrir sans rien dire; vous les aguerrirez de bonne
heure à la douleur. Mais bien qu'il ne faille pas prêter
l'oreille aux plaintes des enfants grognons, ayez soin
cependant de réprimer l'insolence et les mauvais instincts
des enfants violents. Si vous êtes vous-même témoin d'une
violence, censurez-la en présence de la victime. Et si l'on
vous fait rapport d'une injure grave qui mérite que vous
en soyez informé, et que vous preniez des précautions pour
en empêcher le retour, dans ce cas réprimandez l'offen-
seur à part, en l'absence de celui qui vous a porté plainte,
et obligez-le à lui demander pardon et à lui faire répara-
tion. Cet acte de réparation, ayant l'air d'être spontané,
sera accompli avec plus d'assurance et accueilli avec plus
de faveur; et ainsi l'affection mutuelle des enfants grandira,
la politesse leur deviendra plus familière.
110. 5° Quant à La passion que les enfants témoignent
pour la propriété1, apprenez-leur à partager facilement
1. L'instinct tic la propriété est en eflet très précoce chez l'enfant,
a II fait main basse sur les jouets, sur les meubles ou les vêtements
qui servent spécialement à d'autres, tout en défendant qu'on agisse
de même à son égard, b (Tirez. VÉducalion dès le berceau, p. 185.)
I L'enfant que j'observais, dit Tiedemann, ne voulait pas que sasœurpût
s'asseoir sur son siège ou mit un de ses vêtements : il appelait cela
ses affaires. Quelque idée de propriété s'était donc développée en
lui. Mais quoique l'enfant ne se laissât rien prendre de ses affaires
à lui, il prenait volontiers celles de sa sœur... »
164 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
et gaiement tout ce qu'ils ont avec leurs amis1? Faites-
leur comprendre par l'expérience que le plus libéral est
toujours le mieux partagé, en même temps qu'il ob-
tient par-dessus le marché vos louanges et votre estime :
vous les amènerez ainsi sans effort à pratiquer la libé-
ralité. Par là, vous réussirez bien mieux à rendre les
frères et les sœurs doux et polis entre eux, et par consé-
quent aussi avec les autres personnes, que si vous les. im-
portuniez, si vous les accabliez, comme on fait d'ordi-
naire, d'une multitude de règles de civilité. La convoitise,
le désir de posséder, d'avoir en notre pouvoir plus de
choses que n'en exigent nos besoins, voilà le principe du
mal : il faut donc de bonne heure extirper cet instinct et
développer la qualité contraire, je veux dire l'inclination
à partager avec les autres. Cette qualité doit être encou-
ragée par les louanges dont vous la comblerez et par le
soin vigilant que vous prendrez d'empêcher que les libé-
ralités de l'enfant lui coûtent rien. Toutes les fois qu'il
donnera des preuves de cette générosité, n'oubliez pas de
l'en récompenser et même avec usure-. Prouvez-lui qu'en
faisant du bien aux autres, il ne se fait pas tort à lui-
même; qu'au contraire cela lui vaut en retour la recon-
1. Les enfants sont très diversement disposés sous ce rapport. Il y en
a qui donnent facilement, qui ne gardent rien de ce qu'ils ont : mais
c'est le petit nombre. L'enfant est généralement avare, aussi peu en-
clin à partager ce qu'il a, que prompt à s'approprier ce qu'ont les
autres. Il est cependant facile de remarquer que les enfants donnent
volontiers à ceux qu'ils aiment ; d'où cette conclusion que pour préparer
les enfants à la libéralité il faut développer préalablement leurs sen-
timents sympathiques, affectueux. Locke toujours préoccupé, soit de
l'intérêt, soit du point d'honneur, oublie trop de chercher dans la sen-
sibilité de l'enfant le principe le plus sûr et le plus fécond de sa géné-
rosité.
2. « C'est là, dit Rousseau, rendre un enfant libéral en apparence,
avare en effet. Les enfants, selon Locke, contracteront ainsi l'habi-
tude de la libéralité. Oui, d'une libéralité usurière, qui donne un œuf
pour avoir un bœuf. Mais quand il s'agit de donner tout de bon, adieu
l'habitude : lorsqu'on cessera de leur rendre, ils cesseront bientôt de
donner. »
LA LIBÉRALITÉ. 165
naissance de ceux qu'il a obligés et aussi de ceux qui ont
été les témoins de son obligeance. Essayez d'inspirer aux
enfants le désir de se surpasser les uns les autres sur cet
article. Par ces moyens, lorsque, par une pratique con-
stante, il leur sera devenu facile de partager avec les
autres ce qu'ils ont, cette bonne disposition pourra se trans-
former en habitude, et ils trouveront plaisir, ils mettront
leur amour-propre à se montrer bons, généreux et polis
envers les autres personnes.
S'il est convenable d'encourager la libéralité, il ne l'est
pas moins de veiller à ce que les enfants ne transgressent
pas les lois de la justice. Toutes les fois qu'il leur arri-
vera de le faire, il faudra redresser leur erreur et, si les
circonstances l'exigent, les réprimander vertement.
Comme c'est l'amour de soi qui guide les premières
actions plus que la raison ou la réflexion, il n'est pas
étonnant que les enfants soient très portés à s'écarter des
règles exactes du bien et du mal : c'est que ces règles ne
peuvent être dans l'esprit que le fruit d'une raison déve-
loppée et d'une méditation réfléchie. Plus les enfants sont
exposés à se méprendre sur ce point, plus il importe de
faire bonne garde autour d'eux. Notez et rectifiez les
moindres manquements qu'ils commettent par rapport à
cette grande vertu sociale, et cela dans les choses les plus
insignifiantes, autant pour instruire leur ignorance que
pour prévenir les mauvaises habitudes. Si en effet ils
commencent à être injustes en jouant avec des épingles
ou des noyaux de cerise, et qu'on les laisse faire, ils pas-
seront bientôt à des fraudes plus graves, et finiront peut-
être par tomber dans une improbité complète et incorri-
gible1. La première fois qu'ils manifestent leurs disposi-
1. Coulerez Montaigne (Essais, 1. I, c. xxn). «. C'est une très dan-
gereuse institution d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse
de l'aageet legiereté du subject. Premièrement, c'est nature qui parle,
de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve qu'elle est plus graile
cl plus neufve. Secondement, la laideur de la piperie ne despend pas
166 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
tions à l'injustice, il faut que les parents et les gouver-
neurs combattent cette tendance, en leur témoignant la
surprise et l'horreur qu'elle leur inspire. Mais comme les
enfants ne peuvent comprendre ce que c'est que l'injustice,
tant qu'ils ne savent pas ce que c'est que la propriété et
comment on devient propriétaire, le moyen le plus sûr
de garantir l'honnêteté des enfants, c'est de lui donner
de bonne heure pour fondement la libéralité, l'empresse-
ment à partager avec les autres ce qu'ils possèdent ou
ce qu'ils aiment. C'est ce qu'on peut leur enseigner dès leurs
plus 'jeunes ans, avant même qu'ils sachent parler, avant
qu'ils aient assez d'intelligence pour concevoir une idée
nette de la propriété et pour reconnaître ce qui leur appar-
tient en vertu d'un droit particulier et exclusif. Comme les
enfants ne possèdent guère que les choses qui leur ont été
données, et données le plus souvent par leurs parents, on
peut les habituer d'abord à n'accepter et à ne conserver que
les choses qui leur sont offertes par ceux à qui ils supposent
qu'elles appartiennent. A mesure que leur esprit s'étend,
on peut leur présenter et leur inculquer d'autres règles,
leur proposer d'autres formes de justice, et les droits rela-
tifs au mien et au tien. S'ils commettent quelque acte d'in-
justice qui semble provenir non d'une inadvertance, mais
d'une volonté perverse, et qu'une réprimande légère et la
honte ne suffisent pas pour réformer cette inclination
mauvaise et égoïste, employez alors des remèdes plus
énergiques. Que le père ou le gouverneur, par exemple,
ôte à l'enfant coupable et s'abstienne de lui rendre tel ou
de la différence des escus aux espingles : elle despend de soy. Je
treuve plus juste de conclure ainsi : « Pourquoy ne tromperoit-il pas
aux escus, puisqu'il trompe aux espingles? » que, comme ils font : « Ce
n'est qu'aux espingles, il n'auroit garde de le faire aux escus. » Il fault
apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre '
contexture, et leur en fault apprendre la naturelle difformité, à ce
qu'ils les fuyent non en leur action seulement, mais surtout en leur
cœur : que la pensée mesme leur en soit odieuse, quelque masque
qu'ils portent. »
LA JUSTICE. 107
tel objet qu'il apprécie et qu'il considère comme sa pro-
priétè, ou bien, qu'il donne à quelqu'un l'ordre d'en faire
autant. Par là vous lui ferez comprendre qu'il ne lui ser-
vira de rien il«' s'emparer injustement de ce qui appartient
aux autres, tant qu'il y aura dans le monde des hommes
plus forts que lui. Mais si vous avez su lui inspirer de
bonne heure la haine sincère de ce vice déshonorant, et
je crois que la chose est possible1, vous aurez suivi la vraie
méthode pour le garantir de l'injustice, et vous aurez
trouvé un préservatif meilleur que toutes les considéra-
tions tirées de l'intérêt ; les habitudes en effet agissent
avec plus de constance et de force que la raison, la
raison que nous oublions de consulter quand nous avons
besoin d'elle, et plus souvent encore de suivre.
1 . C'est une grosse question de savoir comment on peut faire entrer
dans l'esprit de l'enfant l'idée de la justice, idée toute abstraite, autre-
ment difficile à concevoir que l'idée de la charité. Locke tourne la diffi-
culté, en lui donnant pour principe et pour point d'appui les sentiments
de générosité assez naturels à l'enfant. Le mieux serait peut-être de
provoquer de bonne heure les réflexions de l'élève, en lui citant des
exemples d'actions injustes, et en excitant son horreur contre ces actions.
Rousseau raconte dans ses Confessions qu'il puisa le vif sentiment de
la justice qui l'inspira toute sa vie, dans le souvenir d'une injustice
dont il avait été victime à l'âge de six ou sept ans.
4
SECTION XIII (111-U4
DES CRIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS.
111. Les pleurs sont une habitude qu'il ne faut pas
tolérer chez les enfants : non seulement à cause du bruit
désagréable et désobligeant dont les pleurs remplissent la
maison, mais aussi pour des raisons plus graves, rela-
tives aux enfants eux-mêmes et au but de l'éducation.
Les pleurs des enfants sont de deux sortes : ou bien
ils manifestent l'entêtement et l'humeur impérieuse, ou
bien ce sont des plaintes et des gémissements.
1° Les pleurs trahissent souvent la prétention de l'en-
fant à se faire obéir; ils sont comme la déclaration de
son arrogance et de son entêtement. Lorsque l'enfant n'a
pas le pouvoir d'obtenir ce qu'il désire, il tâche, par ses
cris et par ses sanglots, de maintenir ses titres et ses
droits. C'est comme une manifestation prolongée de ses
prétentions, et une espèce de protestation contre l'injus-
tice et la tyrannie de ceux qui lui refusent ce qu'il veut.
112. 2° D'autres fois les pleurs de l'enfant sont seu-
lement l'effet de la douleur ou d'un vrai chagrin qui
l'oblige à se plaindre.
Si on observe l'enfant avec soin, il sera facile de dis-
tinguer, d'après son air, son regard, ses actes, et souvent
DES CUIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 169
l'accent de ses cris, ces deux façons de pleurer; mais ni
l'une ni l'autre ne doit être supportée et encore moins
encouragée.
1° 11 ne faut absolument pas souffrir chez les enfants
les pleurs d'obstination ou de colère : ce serait une autre
manière de flatter leurs désirs et d'exciter la passion que
l'éducation a précisément pour but de dompter. Si, comme
il arrive souvent, on leur permet de pleurer, pendant qu'ils
reçoivent une correction, on détruit par là tous les bons
effets que la correction pourrait produire; car tout châti-
ment qui les laisse dans cet état de rébellion déclarée ne
sert qu'à les rendre pires. Toutes les défenses et toutes
les punitions dont on charge les enfants ne serviront à rien,
tant qu'elles n'auront pas pour effet de dominer leurs
volontés, de leur apprendre à régler leurs passions, de
rendre leurs esprits souples et obéissants devant les ordres
que leur transmet la raison de lelirs parents, afin de les
préparer à suivre plus tard les avis que leur donnera leur
propre raison. Mais si, après les avoir contrariés pour ceci
ou cela, on leur permet de s'enfuir en criant, ils s'affermi-
ront dans leurs désirs, ils se complairont dans leur mau-
vaise humeur, leurs pleurs n'étant, je le répèle, que la
déclaration de leurs droits, de la ferme intention qu'ils
gardent de satisfaire leur désir à la première occasion. Je
trouve là un nouvel argument contre le trop fréquent usage
des châtiments corporels. En effet, toutes les fois que vous
en venez à cette extrémité, il ne suffit pas de frapper et de
battre l'enfant. Vous devez continuer jusqu'à ce que vous
soyez assuré d'avojr dompté son esprit, jusqu'à ce qu'il
accepte la correction avec soumission et patience : ce que
vous reconnaîtrez facilement à ses cris et à son empresse-
ment à se taire dès que vous l'ordonnerez. Si elle ne pro-
duit pas cet effet, la punition corporelle n'est qu'une tyran-
nie passionnée, une pure cruauté, et non une correction :
elle torture le corps, sans améliorer l'esprit. Et si tout
cela doit nous engager à bal lie rarement les enfants, c'est
170 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
aussi une raison pour que les enfants s'exposent rarement
à être battus.
En effet, si toutes les fois qu'on les châtie, on le fait
sans passion, avec modération, mais cependant d'une
manière efficace; si on administre les coups sans fureur,
non tout d'une traite, mais lentement et par intervalles, en
ayant soin d'entremêler les raisonnements et les coups, en
observant l'effet produit, en s'arrêtant dès que le châti-
ment a rendu le patient docile, obéissant et souple1, soyez
assuré que vous aurez rarement besoin de recommencer,
et que l'enfant sera désormais attentif à éviter la faute
qui lui a mérité sa punition. En outre, si le châtiment,
quand on procède ainsi, ne risque pas d'être perdu pour
avoir été trop doux et sans effet, il ne risque pas non plus
d'être poussé trop loin, si on l'arrête, dès qu'on reconnaît
qu'il a produit son effet sur l'esprit et qu'il l'a amendé.
Quand on réprimande ou qu'on châtie les enfants, il faut
toujours le faire avec le plus de modération possible. Or
celui qui punit dans la première ardeur d'un mouvement
de colère n'est guère en état d'observer cette mesure : il
s'emporte au delà des bornes, et cependant il n'atteint pas
son but.
113. 2° Un grand nombre d'enfants crient volontiers à la
moindre douleur qu'ils ont à supporter, et le plus léger mal
qui les atteint est une occasion pour eux de se plaindre et
de brailler. Il est rare qu'ils échappent à ce défaut. Comme
les cris sont en effet le premier moyen que la nature met
à leur disposition pour exprimer leurs souffrances ou leurs
besoins2, tant qu'ils ne savent pas parler, la pitié que l'on
1. Rien de plus choquant et de plus ridicule que le tableau ima-
giné ici par Locke d'un père ou d'un maître qui fouette l'enfant avec
componction, ménageant et pour ainsi dire distillant les coups, mêlant
le raisonnement au fouet, à la fois raisonnant et fouettant. Les habi-
tudes du temps peuvent excuser de pareilles idées ; mais il n'en faut
pas moins regretter que Locke n'ait pas rompu absolument avec la
tradition du fouet.
2. Il est à remarquer que l'enfant dispose de signes expressifs de la
DES CUIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 171
croit devoir à leur .1 lto , ol qu'on pousse jusqu'à la folie,
les encourage dans cette habitude et les y maintient long-
temps après qu'ils ont appris à parler. C'est sans doute
le devoir de ceux qui vivent auprès des enfants d'avoir
pitié d'eux lorsqu'ils souffrent de quelque mal : mais il ne
faut pas le leur témoigner1. Assistez-les, soulagez-les, le
mieux que vous pourrez, mais ne leur laissez pas voir que
vous les plaignez; sinon, vous amollirez leur esprit, vous
les rendrez sensibles au moindre mal qui les atteindra;
vous développerez en eux les facultés de pure sensibilité et
vous rendrez les blessures de la douleur plus profondes
qu'elles n'auraient été. Il faut que les enfants soient en-
durcis à toutes les souffrances, surtout à celles du corps5.
Ils ne doivent être sensibles qu'à celles qu'éveillent dans
un cœur bien né la honte et un vif sentiment de l'hon-
neur. Le grand nombre d'accidents fâcheux auxquels notre
vie nous expose exige que nous ne soyons pas trop sensi-
bles au plus petit mal qui nous frappe. Tout ce qui n'at-
teint pas l'esprit ne fait qu'une impression légère et ne
nous cause pas grand mal. C'est parce que notre esprit
souffre que la douleur existe et qu'elle se prolonge3. La
douleur bien avant qu'il puisse manifester son bien-être et sa joie. Les
pleurs et les cris précèdent de beaucoup le sourire.
1. Jacqueline Pascal disait de la même façon dans le Règlement pour
les enfants de Port-Royal : « On ne laisse pas néanmoins d'en avoir
pitié, mais sans qu'elles aient connaissance qu'on a cette condescen-
dance. »
2. « Qui d'un enfant, dit Montaigne, en veult faire un homme de bien,
sans double il ne le faut espargner en cette jeunesse... Ce n'est pas
assez de luy roidir l'ame, il luy fault aussi roidir les muscles... J'ai
veu des hommes, des femmes et des enfants, ainsi nays qu'une bas-
tonnade leur est moins qu'à moy une chiquenaude, qui ne remuent
ny langue, ny sourcil aux coups qu'on leur donne. » (lissais, liv. I,
Cil XXV.)
5. Idées psychologiques un peu confuses, au moins dans l'expression.
La douleur n'existe jamais que dans l'esprit, puisqu'elle est un phéno-
mène psychologique, même quand sa cause est toute physique. Mais
par « esprit » Locke entend ici les préjugés, les fausses et vaines ap-
préhensions qui étendent le domaine de nos douleurs.
iT2 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
force et l'insensibilité de l'esprit sont la meilleure armure
que nous puissions opposer aux maux ordinaires et aux
accidents de la vie. Et comme c'est par l'exercice et l'habi-
tude que nous pouvons acquérir cette vigueur de tempéra-
ment, mieux que par aucun autre moyen, il est bon de com-
mencer de bonne heure la pratique de cette vertu. Heureux
celui qui l'acquiert de bonne heure ! Cette délicatesse effémi-
née qu'il s'agit de prévenir ou de guérir, rien ne l'accroît
chez les enfants comme l'habitude de crier; de même
on ne saurait mieux la combattre et la réprimer qu'en
les empêchant de s'abandonner à cette sorte de plaintes.
S'ils se font mal légèrement, en tombant ou en se heurtant,
ne les plaignez pas pour être tombés, mais ordonnez-leur de
recommencer. Par là, outre que vous arrêtez leurs cris,
vous prenez, pour les corriger de leur étourderie et pour
les empêcher de tomber une autre fois, un moyen bien
plus sûr que si vous vous avisiez de les gronder ou de
les plaindre. Mais quelle que soit la gravité des coups
qu'ils reçoivent, empêchez-les de pleurer : ils seront plus
tranquilles et moins gênants pour le moment, et moins
sensibles à l'avenir.
H4. C'est par la sévérité qu'il faut imposer silence aux
enfants, quand ils pleurent par obstination; et lorsqu'un
regard, un ordre formel, ne suffit pas pour les apaiser,
il faut recourir aux châtiments corporels i. En effet ces
pleurs procèdent de sentiments d'orgueil, d'entêtement et
décolère; et la volonté, où est la source du mal, doit être
domptée, assouplie, par une rigueur qui suffise à la maî-
triser. Mais les pleurs qui ne sont que des plaintes, ayant
ordinairement pour principe une cause toute contraire, la
mollesse du caractère, doivent être corrigés d'une main
plus douce. Les moyens persuasifs, la diversion de la
1. Dans la Conduite des Écoles chrétiennes, La Salle débute ainsi
dans un de ses chapitres : « Il faut toujours corriger les opiniâtres. »
DES CRIS ET DES PLEURS CHEZ LES ENFANTS. 173
pensée vers d'autres objets1, le sourire moqueur avec
lequel on accueille l'enfant, voilà peut-être au début la
méthode qu'il convient d'appliquer. Mais en cela il faut
considérer les circonstances et aussi le tempérament
particulier de l'enfant. On ne peut établir de règles inva-
riables sur ce point; il faut s'en rapporter à la sagesse des
parents et du gouverneur. Mais ce que je crois pouvoir
dire en général, c'est qu'il faut combattre sans relâche
les pleurs de cette espèce, et qu'un père, par son autorité,
doit pouvoir toujours les arrêter, en mettant dans son
regard et dans ses paroles plus ou moins de sévérité,
selon que les enfants seront plus ou moins avancés en âge et
d'un tempérament plus ou moins opiniâtre. Sous ces
réserves, il faut toujours imposer silence à leur manie de
pleurnicher et les obliger à rentrer dans l'ordre.
I. liien ne vaut, en effet, pour apaiser reniant, la méthode des déri-
vatifs. Mobile et oublieuse, la pensée de l'enfant se laisse facilement
divertir vers d'autres objets.
SECTION XIV (H5).
DE LA PEUR ET DU COURAGE CHEZ LES ENFANTS.
H 5. Le courage et la couardise ont tant de rapport
avec les qualités dont nous "venons de parler, qu'il ne sera
pas hors de propos d'en dire ici quelques mots. La peur
est une passion qui, bien dirigée, peut avoir son utilité1.
Et quoique l'instinct de la conservation manque rarement
d'éveiller et de fortifier cette passion en nous, il peut ar-
river pourtant que l'on tombe dans l'excès opposé, dans
la témérité. Or il est aussi peu raisonnable d'être témé-
raire et insensible au danger, que de trembler et de fris-
sonner à l'approche du moindre péril. L^a_j)ejni_nQus_ a
été donnée comme un nvpi^sgrngrit-r pour arrp.tp_c.jmtm
activité et pour nous mettre en garde contre les aPDrocl.cs
dujnal. Par conséquent, ne point appréhender le malheur
qui nous menace, ne pas savoir apprécier la gravité du
danger, et s'y exposer étourdiment, à tout hasard, sans
considérer quelles peuvent en être les suites et les consé-
quences, ce n'est pas se conduire en créature raisonnable,
1. Pensée contestable : on peut très bien prévoir le danger sans en
avoir peur, et la peur en elle-même n'est jamais bonne.
2. Ici, comme en beaucoup d'endroits, Locke s'exprime en partisan
des causes Anales, qui voit une intention et un dessein prémédité de
la nature dans l'existence des instincts.
DE LA PEUR ET DU COURAGE CHEZ LES ENFANTS. 175
c'est agir avec la folie de la brute. Quand on a des enfants
de ce caractère, il n'y a pas autre chose à faire qu'à éveil-
ler doucement leur raison ; l'instinct de la conservation
les engagera promptement à en écouter les avis, à moins
que quelque autre passion (comme il en arrive souvent) ne
les jette à corps perdu dans le danger, sans réflexion et
sans examen. Il est si naturel à l'homme de détester le mal
que personne, je crois, n'est exempt de la peur qu'il ins-
pire : la peur n'étant que le chagrin causé par l'appréhen-
sion de voir fondre sur nous le mal que nous détestons.
Aussi quand un homme s'expose au danger, nous pouvons
dire que c'est l'ignorance qui en est cause, ou bien la force
d'une passion plus impérieuse : car il n'y a personne qui
soit assez l'ennemi de lui-même pour affronter le mal de
gaieté de cœur et rechercher le danger pour le danger
lui-même. Si c'est donc l'orgeuil, la vaine gloire ou la co-
lère, qui imposent silence à la peur de l'enfant ou qui
l'empêchent d'en écouter les conseils, il faut par des moyens
convenables refroidir ces passions, afin qu'un peu de ré-
flexion puisse calmer son ardeur et le force à considérer
si l'entreprise vaut le danger qu'elle lui fera courir. Mais
comme c'est là une faute dont les enfants se rendent rare-
ment coupables, je n'insisterai pas plus longtemps sur la
faconde la corriger. Le manque de courage est le défaut le
plus fréquent, et c'est de ce côté surtout qu'il faut porter
ses soins.
Le courage est comme le gardien, le tuteur de toutes les
autres vertus. Sans courage, c'est à peine si l'homme peut
rester fermement attaché à son devoir et tenir l'emploi
d'un véritable honnête homme.
LE COURAGE.
Le courage qui nous apprend à affronter les dangers
que nous redoutons, et à supporter les maux que nous su-
bissons, est d'un grand secours dans un état tel que le
176 QUELQUES PENSÉES SIR L'ÉDUCATION-.
nôtre, exposés que nous sommes à tant d'assauts de tous
les côtés. Aussi est-il prudent de revêtir les enfants aus-
sitôt que nous le pouvons de l'armure du courage. J'avoue
que la nature et le tempérament jouent ici un grand rôle ;
mais lors même que la nature est en défaut, et que le
cœur est de lui-même faible et craintif, il est possible, en
s'y prenant bien, de le rendre plus ferme et plus résolu.
Ce qu'on doit faire pour éviter de briser le courage des
enfants, soit par les idées effrayantes qu'on insinue dans
leurs esprits quand ils sont jeunes, soit par l'habitude
qu'on leur laisse prendre de se plaindre au moindre mal,
je l'ai déjà dit1 : il reste à considérer les moyens de fortifier
leur tempérament et d'enhardir leur courage, si nous les
trouvons trop disposés naturellement à s'effrayer.
La vraie force d'âme, dirai-je, est une tranquille posses-
sion de soi-même, un attachement inébranlable au devoir,
quels que soient les maux qui nous assiègent ou les dangers
que nous rencontrons sur notre route. Il y a si peu d'hommes
qui en arrivent à ce point de perfection que nous ne devons
pas l'attendre des enfants. Cependant il y a quelque chose
à tenter en ce sens ; et une habile direction peut par degrés
et insensiblement les conduire beaucoup plus loin qu'on
ne l'imagine.
C'est peut-être parce qu'on a négligé ce soin important,
quand ils étaient enfants, que précisément, quand ils sont
hommes, il est si rare qu'ils possèdent cette vertu dans
toute son étendue. Je ne parlerais pas ainsi au milieu
d'un peuple aussi naturellement brave que le nôtre, si je
croyais que la vraie force d'âme ne demande pas autre
chose que le courage sur les champs de bataille et le mé-
pris de la mort en face de l'ennemi. Ce n'en est pas, je
l'avoue, la moindre partie, et l'on ne saurait refuser les
lauriers et les honneurs, qui lui sont justement dus, à
la valeur de ceux qui exposent leur vie pour la patrie. Ce
1. Voyez plus haut, § 1 ir>.
LA LÂCHETÉ. 177
courage ne suffît pourtant pas'. Les dangers nous attendent
ailleurs que sur les champs de bataille, et quoique la
peur de la mort soit la reine des peurs, cependant d'autres
maux, tels que la douleur, la disgrâce, la pauvreté, ont
aussi un aspect effrayant et déconcertent la plupart des
hommes, quand ils font mine de fondre sur eux. On voit
des gens, que certains de ces maux laissent insensibles,
fortement atteints par la crainte de certains autres. La
vraie force d'âme est prèle à braver tous les dangers, de
quelque espèce qu'ils soient ; elle reste indifférente, quel
que soit le mal qui la menace. Je n'entends pas d'ailleurs
que l'on puisse pousser cette indifférence jusqu'à être abso-
lument étranger à la crainte. Lorsque le danger est immi-
nent, à moins d'être stupide, on ne peut pas ne pas le
craindre. Partout où il y a danger, il doit y avoir sentiment
du danger. Et la peur est permise, tant qu'elle ne fait que
nous tenir en éveil et exciter notre attention, notre activité,
notre vigueur, sans troubler la calme possession de la
raison, et sans empêcher l'accomplissement de ce que la
raison ordonne.
LA LÂCHETÉ.
La première chose à faire pour développer cette noble
et mâle fermeté, c'est, comme je l'ai déjà dit, d'éviter aux
enfants, quand ils sont en bas âge, toute espèce de peur. Ne
permettez pas que, par de sots récits, on leur mette dans
l'esprit d'effrayantes idées ni que des objets terribles vien-
nent les surprendre. Par ces imprudences, on risque parfois
d'ébranler et de troubler leur courage au point qu'ils ne
s'en remettent jamais. Pendant toute leur vie, à !a pre-
mière idée, à la première apparition de quelque chose
d'effrayant, ils restent terrifiés et confondus ; leur corps
est énervé, leur esprit éperdu, et même à l'âge d'homme ils
t. « La chose la plus importante, dit Kant. est de fonder le carac-
tère, c'est-à-dire la fermeté de résolution, s
42
178 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
sont à peine capables d'actions suivies ou raisonnables
Que ce soit le résultat d'un mouvement habituel des
esprits animaux, causé d'une première impression trop
violente, ou par une altération plus obscure, mystérieuse-
ment produite dans leur organisme, le fait est que les
choses se passent ainsi. Les exemples ne sont pas rares de
gens qui, leur vie durant, sont restés timides et craintifs,
pour avoir été effrayés dans leur enfance. Prévenons donc
autant que possible cet inconvénient.
En second lieu, nous accoutumerons doucement et par
degrés les enfants aux choses dont ils sont disposés à
s'effrayer. Mais sur ce point, il faut, user de grandes pré-
cautions, ne pas aller trop vite, ne pas entreprendre la
cure trop tôt, de peur d'augmenter le mal au lieu de le
guérir. Les petits enfants qu'on porte encore sur les bras
peuvent être aisément tenus à l'écart de tout objet ef-
frayant, jusqu'au jour où ils savent parler et comprendre
ce qu'on leur dit. Jusque-là ils ne sont pas en état de
profiler des raisonnements et des discours qu'on leur
tiendrait, pour leur prouver qu'il n'y a rien à redouter de
la part des objets dont ils ont peur et que nous voudrions
leur rendre familiers, en les plaçant toujours plus près*
d'eux. Ainsi jusqu'à ce qu'ils puissent marcher et parler,
il ne convient que rarement d'user de ces moyens avec
eux. Si pourtant il arrive que l'enfant soit choqué par un
objet qu'il est malaisé d'éloigner de sa vue, et qu'il donne
des marques de terreur toutes les fois qu'il l'aperçoit, il
faut employer tous les moyens possibles pour calmer son
effroi, en détournant sa pensée ou en associant avec l'ap-
parition de cet objet des choses plaisantes et agréables,
jusqu'à ce qu'il lui devienne familier et ne l'effraie plus.
On peut constater, je crois, que, lorsque les enfants
viennent de naître, tous les objets visibles, qui ne blessent
pas leurs yeux, leur sont indifférents ; ils ne sont pas plus
effrayés, en voyant un nègre ou un lion, que leur nourrice
ou un chat. Qu'est-ce donc qui plus tard les épouvante
L.\ LACHETK. 179
dans les objets d'une certaine forme et d'une certaine cou-
leur? Rien que l'appréhension du mal que ces objets peu-
vent leur faire1. Si un enfant était accoutumé à prendre
chaque jour le sein d'une nouvelle nourrice, j'estime que
ces changements de visage ne l'effraieraient pas plus à
six mois qu'ils ne feraient à soixante ans. S'il répugne
à frayer avec un étranger, c'est que habitué, comme il
l'est, à ne tenir sa nourriture et à ne recevoir des caresses
que d'une ou deux personnes qui ne le quittent guère, il a
peur, en passant dans les bras d'un étranger, d'être privé
de ce qu'il aime, de ce qui le nourrit, de ce qui à chaque
instant satisfait aux besoins qu'il ressent. Voilà pourquoi
il prend peur dès que sa nourrice s'éloigne.
La seule chose que nous craignions naturellement, c'est
la douleur ou la privation du plaisir. Et comme ces deux
choses ne sont attachées ni à la forme, ni à la couleur, ni
à la situation des objets visibles, aucun de ces objets ne
saurait nous effrayer tant qu'il ne nous aura pas fait de
mal ou qu'on ne nous aura pas persuadé qu'il peut nous
en faire. L'éclat brillant de la flamme et du feu fait tant
de plaisir aux enfants que tout d'abord ils ont toujours
envie d'y toucher. Mais, dès qu'une expérience constante
leur a montré, par la vive douleur qu'ils ont éprouvée,
combien l'action du feu est impitoyable et cruelle, ils ont
peur d'y toucher et s'en écartent avec précaution. Si tel
est le principe de la crainte, il n'est pas difficile de décou-
1. L'analyse de Locke est inexacte sur ce point. L'enfant s'effraie
volontiers de tout ce qui lui cause une surprise, de tous les objets
qui ne lui sont pas familiers. Le nouveau et l'effrayant sont souvent
tout un pour lui. Mme de Saussure remarque avec raison que « les
aversions des enfants sont pour l'ordinaire l'effet de la surprise à
l'aspect de quelque objet frappant. Ils pourront se détourner, par exem-
ple, à l'approche d'une personne vêtue de noir, mais ils se familiarise-
raient plus volontiers avec cette personne qu'avec toute autre, s'ils
étaient ('levés dans une famille dont tous les membres portassent le
deuil. En Afrique les petits nègres ont peur des blancs... » (Eduoalion
progressive, I. Il, cli. iv. i
180 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
vrir par quel moyens on peut la guérir, quand il s'agit
d'objets dont on s'effraie à tort. Une fois que l'esprit est
aguerri contre ces vaines frayeurs, qu'il est parvenu dans
de petites occasions à se dominer et à dominer ses craintes
habituelles, il est déjà mieux préparé à affronter de réels
dangers. Votre enfant pousse des cris perçants et s'enfuit
à la vue d'une grenouille? Faites alors prendre une gre-
nouille aune autre personne, qui la tiendra à une distance
assez considérable; accoutumez d'abord l'enfant à voir la
grenouille; lorsqu'il pourra en supporter la vue, obligez-
le à s'en approcher, à la regarder sauter sans en être ému;
puis à la toucher légèrement, tandis que l'autre personne
la tient dans ses mains; et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il
en vienne à la manier avec autant d'assurance qu'il ferait
d'un papillon ou d'un moineau d. Toutes les autres vaines
frayeurs peuvent être guéries de cette façon, à condition que
l'on ait soin de ne pas aller trop vite et qu'on n'exige pas
de l'enfant un nouveau degré de courage avant de l'avoir
solidement affermi dans le degré précédent. C'est ainsi que
vous préparerez ce jeune soldat à la campagne de la vie.
Ne lui laissez pas croire qu'elle lui réserve plus de périls
qu'elle n'en contient en effet. Si vous observez qu'un dan-
ger l'effraie plus que déraison, ayez soin de l'attirer insen-
siblement de ce côté, de sorte, que délivré enfin de sa
peur, il triomphe de la difficulté et en sorte à son hon-
neur. Des succès de ce genre souvent répétés lui feront
comprendre que les maux ne sont pas toujours aussi réels,
aussi grands que la peur les lui représente, et que d'ail-
leurs le moyen de les éviter ce n'est pas de fuir, ni de se
1. Rousseau s'est inspiré de ce passage : « Je veux qu'on habitue
Emile a voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bi-
zarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé,
et qu'à force de les voir manier à d'autres il les manie lui-même. Si
durant son enfance il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des
écrevisses, il verra sans horreur, étant plus grand, quelque animal que
ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. »
LA LÂCHETÉ. 181
laisser déconcerter, abattre et détourner par la crainte,
lorsque notre réputation ou notre devoir exige que nous
allions de l'avant.
.Mais puisque le grand principe de la peur chez les
enfants est la douleur, le moyen de les aguerrir, de les
fortifier contre la crainte du danger, c'est de les accou-
tumer à souffrir1. Des parents trop tendres trouveront sans
doute ce procédé monstrueux, et la plupart penseront qu'il
est déraisonnable de vouloir réconcilier un enfant avec le
sentiment de la douleur précisément en l'exposant à la
douleur. « C'est assurément, dira-t-on, le moyen d'inspirer
à l'enfant de l'aversion pour celui qui le fait souffrir; mais
nullement de l'engager à souffrir sans répugnance. L'étrange
méthode, en vérité ! vous ne voulez pas qu'on châtie et qu'on
fouette les enfants pour leurs fautes, et vous voulez les tour-
menter quand ils se conduisent bien et pour le plaisir de
les tourmenter. » Je m'attends à ce qu'on m'oppose ces
objections, et à ce qu'on dise que je me contredis moi-même,
que j'ai des lubies, quand je fais une semblable proposi-
tion. J'avoue que le procédé que je recommande doit être
employé avec ménagement et avec discrétion, et il faut
se féliciter qu'il ne soit approuvé et accepté que par ceux
qui réfléchissent et qui entrent dans la raison des choses.
Oui, je demande qu'on ne fouette pas les enfants pour
leurs fautes, parce que je ne veux pas qu'ils regardent la
douleur corporelle comme le plus grand des châtiments ;
et pour la même raison je demande qu'on les fasse souf-
frir quelquefois, même quand ils se conduisent bien,
afin qu'ils s'habituent à supporter la douleur et à ne
plus la considérer comme le plus grand des maux. Ce
1. Rousseau a repris de Locke toutes ces idées. Lui aussi désire que
l'éducation ajoute l'endurcissement moral à l'endurcissement physique.
t si Emile tombe, s'il se coupe les doigts, je resterai tranquille. Loin
d'être attentif à éviter qu'Kmile ne se blesse, je serai fort lâché qu'il
De se blessât jamais, et qu'il grandit sans connaître la douleur. »
{Emile, l. II).
182 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
que peut faire l'éducation pour accoutumer les jeunes gens
à la douleur et à la souffrance, l'exemple de Sparte le
montre avec éclat1, et c'est avoir fait un grand progrès dans
la vertu qu'avoir appris à ne pas prendre la douleur pour
le mal suprême, pour le mal qu'il faut le plus redouter.
Mais je ne suis pas assez fou pour recommander, dans notre
siècle et avec notre régime politique, une discipline ana-
logue à celle de Sparte. Je tiens seulement à dire que,
en accoutumant insensiblement les enfants à supporter
quelques degrés de douleur sans se plaindre, on emploie
un excellent moyen pour fortifier leur esprit, pour asseoir
les fondements du courage et de la fermeté pour le reste
de leur vie.
La première chose à faire pour en venir là, c'est de ne
pas les plaindre, ni de permettre qu'ils se plaignent eux-
mêmes, au moindre mal qu'ils ont à souffrir. Mais j'ai parlé
de cela ailleurs 2.
Le second moyen, c'est de temps en temps de les sou-
mettre volontairement à la douleur. Mais il faut avoir soin
de ne le faire que lorsque l'enfant est en belle humeur,
lorsqu'il est convaincu de la bienveillance et de la douceur
de celui qui le frappe, au moment même où il le frappe5.
De plus on doit ne laisser paraître aucune marque de
colère ou de chagrin, de compassion ou de repentir, et
avoir soin de ne pas dépasser la mesure de ce que l'enfant
peut endurer sans se plaindre, sans prendre le traitement
1. Voyez sur l'éducation Spartiate ce que dit Montaigne (I, xxn). Rous-
seau est lui aussi plein d'admiration pour L'éducation de Sparte.
2. Voyez plus haut, § 115. Conférez Rousseau : a Si l'enfant est déli-
cat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant
ses cris inutiles et sans effet, j'en taris bientôt la source. Tant qu'ils
pleure, je ne vais point à lui ; j'y cours, sitôt qu'il s'est tu ! (Emile, L. II.)
3. J'admets qu'on n'épargne pas aux enfants les occasions de souffrir
et qu'on les empêche de se plaindre quand ils se sont l'ait mal. Mais je
ne puis comprendre cette méthode préconisée par Locke qui consisterait
à organiser un système de douleurs préméditées qu'on imposerait à
l'enfant. Contentons-nous des douleurs qu'impose la nature.
LA LACHETE. 183
qu" il subit en mauvaise pari et pour une punition. Avec
ces ménagements et ces précautions, j'ai vu un entant s'en
aller en riant, avec les marques toutes cuisantes encore des
coups de gaule qu'il avait reçus sur le dos ; tandis que le
même enfant aurait certainement crié pour une parole trop
dure, et se serait montré fort sensible à un simple regard
un peu froid de la part de la même personne. Prouvez à
votre enfant par des témoignages assidus de sollicitude et
de douceur que vous l'aimez tendrement, et il s'accoutu-
mera peu à peu à accepter de vous un traitement désa-
gréable et dur, sans vous résister et sans se plaindre. Ne
voyons-nous pas tous les jours que les eboses se passent
ainsi entre enfants qui jouent? Plus votre enfant vous paraît
délicat, et plus vous devez chercher les occasions de
l'aguerrir de cette façon, en choisissant les moments favo-
rables. En cette affaire, le grand art est de commencer par
quelque chose qui ne soit pas très pénible, et de procéder
par degrés insensibles, pendant que vous êtes précisément
en train de jouer, de badiner avec lui et de faire son éloge.
Lorsque vous aurez obtenu de lui qu'il se croit suffisam-
ment récompensé de sa souffrance par les louanges que
vous décernez à son courage; lorsqu'il mettra sa gloire à
donner de semblables preuves de sa fermeté; lorsqu'il pré-
férera passer pour brave et courageux que se dérober à
une petite douleur, ou se laisser aller à frissonner sous ses
atteintes: alors vous ne devez pas désespérer que, avec le
temps et avec l'aide de sa raison grandissante, il n'en vienne
à maîtriser sa timidité et à corriger la faiblesse de son
tempérament. A mesure qu'il avancera en âge, engagez-le
dans des entreprises plus hardies que ne le comporterait
sa nature, et si vous remarquez qu'il recule devant une
action, dont vous avez quelque raison de croire qu'il vien-
drait à bout, s'il avait seulement le courage de l'entre-
prendre, aidez-le d'abord à l'accomplir, et peu à peu
faites-lui honte de son manque d'audace, jusqu'à ce que
la pratique lui donne plus d'assurance et en même temps
iU QUELQUES PENSÉES SUR I/MiU CATION.
plus d'habileté ; alors vous le récompenserez de son exploit
par de grandes louanges, et en lui faisant comprendre
qu'il a mérité votre estime. Lorsqu'il aura acquis, de
degré en degré, assez de résolution pour n'être pas dé-
tourné de ce qu'il doit faire par l'appréhension du danger;
lorsque la peur ne viendra plus, dans les rencontres im-
prévues ou hasardeuses, troubler son esprit, agiter son
corps d'un tremblement convulsif, le rendre incapable
d'agir ou le faire reculer, alors il aura le courage qui
convient à une créature raisonnable, et c'est cette har-
diesse que nous devons nous efforcer d'inspirer à nos*
enfants par la coutume et par la pratique, toutes les fois
que des occasions favorables se présentent.
SECTION XV (116-117).
L'INSTINCT DE LA CRUAUTÉ CHEZ L'ENFANT.
116. Un fait que j'ai souvent observé chez les enfants,
c'est qu'ils sont enclins à maltraiter toutes les pauvres
créatures qui sont en leur pouvoir. Ils tourmentent, ils
traitent cruellement les oiseaux, les papillons et autres
petites bêtes qui tombent entre leurs mains, et cela avec
une sorte de plaisir l. 11 faut, je crois, les surveiller atten-
tivement sur ce point, et, s'ils sont portés à ce genre de
cruauté, leur inspirer de tout autres dispositions. L'habi-
tude de tourmenter et de tuer des bêtes peut en effet les
rendre durs et cruels à l'égard des hommes2; et ceux qui
se plaisent à faire souffrir, à détruire des créatures d'une
espèce inférieure, ne sont guère préparés à se montrer
compatissants et bons envers celles de leur propre espèce.
Notre droit anglais a tenu compte de cette observation,
lorsqu'il a exclu les bouchers des jurys qui prononcent
sur la vie et sur la mort. Élevons donc les enfants, dès le
1. > Cet âge est sans pitié » (Lafontaine).
-. On raconte que le tribunal de l'Aréopage, à Athènes, condamna
une fois à mort un enfant convaincu d'une incorrigible disposition à
maltraiter des animaux, pour celle raison que le petit criminel, une
fois qu'il serait devenu plus fort, aurait exercé les mêmes cruautés sur
les hommes. » (S. Jevons.)
486 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
principe, dans l'horreur de tuer ou de tourmenter toute
créature vivante. Apprenons-leur même à ne rien gâter, à
ne rien détruire, à rnoii]s que ce ne soit pour la préserva-
tion ou pour le bien d'un être plus élevé. Et certainement,
si chaque homme se croyait tenu de contribuer pour sa
part à la conservation du genre humain, comme c'est en
effet son devoir, et le vrai principe qui doit régler notre
religion, notre politique et notre morale, le inonde serait
plus tranquille et plus civilisé qu'il ne l'est. Mais pour reve-
nir à notre propos, je ne puis m'empêcher de louer ici la
douceur et la prudence d'une mère de ma connaissance,
qui avait coutume de satisfaire tous les désirs de ses filles,
lorsqu'elles voulaient des chiens, des écureuils, des oiseaux
ou quelque autre de ces petites bêles qui font ordinaire-
ment les délices des enfants. Seulement une fois qu'elle
les leur avait données, il était entendu qu'elles devaient
les soigner, et veiller à ce que rien ne leur manquât et
que personne ne les maltraitât. Si elles négligeaient d'en
prendre soin, cela leur était compté comme une faute
grave, qui entraînait souvent la confiscation de l'animal,
ou tout au moins une réprimande certaine. Par là ces
jeunes filles apprenaient de bonne heure à être soigneuses
et douces. Et je crois qu'en effet on devrait accoutumer
les enfants, dès le berceau, à avoir de la tendresse pour
toutes les créatures sensibles, et ne leur laisser gâter ou
détruire quoi que ce soit.
Ce plaisir qu'ils trouvent à faire du mal, c'est-à-dire à
détruire les choses sans raison, et plus particulièrement
le plaisir de faire souffrir un être sensible, ne saurait être
selon moi autre chose qu'une inclination acquise et étran-
gère à la nature, une habitude qui résulte de l'exemple et
de la société l. Nous encourageons les enfants à frapper
1. L'enfant martyrise les animaux, le plus souvent, sans se douter
qu'il leur fait mal. Il torture un chat, comme il éventre sa poupée,
pour exercer son besoin d'activité et pour satisfaire sa curiosité. Tout
enfant est un petit cartésien sans le savoir.
L'INSTINCT PE LA CRUAUTÉ CHEZ L'ENFANT. 187
et à rire quand ils ont l'ait du mal aux autres ou qu'ils
voient qu'il leur en arrive; et pour les affermir dans cette
disposition, ils ont les exemples de la plupart des gens qui
les entourent. Tout ce qu'on leur apprend de l'histoire ne
consiste qu'en récits de batailles et de massacres. L'hon-
neur et la gloire qu'on accorde aux conquérants (qui ne
sont pour la plupart que les grands bouchers de l'humanité),
achèvent d'égarer l'esprit des jeunes gens; et ils en viennent
\ regarder l'art de tuer les hommes comme la grande affaire
du genre humain et comme la plus héroïque des vertus.
Test par ces degrés que la cruauté, quelque contraire
ju'elle soit à la nature, s'insinue dans nos cœurs; et ce
jue l'humanité abhorre, la coutume le rend acceptable et
nème louable à nos yeux, en nous le montrant comme le
diemin de la gloire. C'est ainsi que la mode et l'opinion
ont un plaisir de ce qui naturellement n'en est pas un, et
[ui ne saurait l'être '. Il faudrait donc veiller avec soin
ur cette tendance et y porter remède de bonne heure, de
açon à lui substituer, en la développant et en l'encoura-
geant, la disposition contraire et beaucoup plus naturelle
ui nous porte à la bonté et à la compassion, mais toujours
ar ces méthodes lentes et douces qui ont déjà été appli-
uées aux deux autres défauts2, dont nous avons parlé plus
aut. Il ne sera peut-être pas hors de propos d'ajouter
u'il y a une autre précaution à prendre : c'est que, quand
s enfants font du mal à leurs camarades en jouant, par
îadvertance ou par ignorance, et que ces actions ne peu-
mt passer pour des méchancetés accomplies avec l'inten-
on de faire du mal, alors même qu'elles amènent des
aites fâcheuses, il convient de ne pas y faire attention du
■ut ou tout au moins de ne les relever qu'avec douceur.
1. L'instinct de cruauté est rare chez les enfants. Ce qui se manifeste
contraire chez la plupart d'entre eux, c'est une grande sympathie
ur les animaux (Voyez les intéressantes observations de M. Pércz sur
sujet, Les trois premières années tir, l'Enfant, p. 28).
2. C'est-à-dire la mollesse et la peur.
{88 'QUELQUES PENSÉES SUT, L'ÉDUCATION.
Je ne saurais trop souvent le répéter en effet, quelque
faute que commette un enfant, et quelles qu'en soient les
conséquences, ce qu'il faut considérer, lorsqu'on en prend
connaissance, c'est le principe d'où elle dérive et l'habi-
tude qu'elle peut contribuer à établir ; c'est d'après cela
qu'il faut régler la correction, et l'enfant ne doit pas être
puni pour le mal qu'il a fait en jouant et par inadver-
tance. Les fautes punissables ont leur principe dans la
volonté J, et si elles sont de telle nature que l'âge seul
puisse les guérir ou qu'elles ne préparent pas le développe-
ment des mauvaises habitudes, il faut laisser passer la]
faute, de quelques circonstances 'fâcheuses qu'elle soit
accompagnée, sans la remarquer ni la blâmer.
117. Un autre moyen d"exciter des sentiments d'huma-
nité et de les maintenir vivants chez les enfants, ce sera dej
les habituer à être polis, dans leur langage et dans leur
conduite, à l'égard de leurs inférieurs et des gens de basse!
condition, particulièrement à l'égard des domestiques. IB
n'est pas rare d'observer, chez les familles riches, des enfants
qui, dans leurs rapports avec les serviteurs de la maison,
usent de paroles arrogantes, de termes de mépris, et lei
traitent enfin avec hauteur, comme s'ils étaient en vérité!
d'une autre race et d'une espèce supérieure. Que ce soient
les mauvais exemples, les avantages de la fortune, ou leurs
sentiments de vanité naturelle, qui leur inspirent cette
arrogance, peu importe! 11 faut la prévenir ou la corriger
et les habituer tout au contraire à une conduite affable
courtoise et douce, à l'égard des hommes d'un rang infé-
rieur-. Ils ne perdront rien de leur supériorité en agissan
1. Combien de fois les parents et. les maîtres ne violent ils pas cett
judicieuse règle de discipline! Ils ne regardent qu'aux conséquence
de la faute, au tracas qu'elle leur cause, sans regarder au principe.
2. C'est ce que Montaigne nous dit avoir appris de son père : « So"
humeur, dit-il, visoit à me r'allier avecques le peuple et celte condi
tion d'hommes qui a besoing de nostre ayde. » (Essais, III, xm.) Loct
parle ici un langage fort démocratique et fort sage.
I INSTINCT DE LA CRI \l TK CHEZ L'ENFANT. 180
ainsi : au contraire, la distinction sera plus marquée et leur
autorité y gagnera. En effet, l'affection s'ajoutera dans l'es-
prit dos inférieurs aux marques extérieures du respect, el
l'estime pour la personne sera un élément de leur soumis-
sion. Les domestiques feront leur service avec plus d'em-
pressement et de plaisir, lorsqu'ils verront qu'ils ne sont
pas méprisés, pour avoir été placés par la fortune au-des-
sous du niveau des autres et aux pieds de leur mai Ire.
Il ne faut pas souffrir que les différences établies par le
hasard dans les conditions extérieures des hommes fassent
perdreaux enfants le respect de la nature humaine. Plus
ils sont fortunés, et plus il faut leur apprendre à être bons,
à se montrer compatissants et doux pour ceux de leurs
frères qui ont été placés à un rang inférieur, et qui ont
reçu de la fortune une portion plus exiguë. Si on les a
laissé dés le berceau traiter durement et grossièrement ces
hommes, sous prétexte que les titres de leur père leur
donnaient une petite autorité sur eux, c'est tout au moins
une marque de mauvaise éducation; et de plus, si l'on n'y
prend garde, c'est le moyen de développer peu à peu leur
orgueil naturel. \m point qu'ils n'aient plus que du mépris
pour tous ceux qui sont au-dessous d'eux. Et quelle est la
conclusion probable? C'est qu'ils deviendront oppresseurs
et cruels.
SECTION XVI (118-122).
LA CURIOSITE.
118. La curiosité des enfants (j'ai déjà eu occasion d'en
dire un mot1) n'est que le désir de connaître2. Elle mé-
rite donc d'être encouragée, non seulement comme un
excellent symptôme, mais comme le grand instrument
dont la nature se sert pour remédier à notre ignorance
native, ignorance, qui sans l'aiguillon de cette humeur
inquisitive, ferait de nous des créatures stupides et inuti-
les. Pour encourager cet instinct, pour le maintenir actif
et en éveil, voici, je crois, les moyens qu'il faut employer :
1° Ne rejetez, ne dédaignez aucune des questions de
l'enfant ; ne souffrez point qu'on s'en moque ; répondez à
toutes ses demandes3; expliquez-lui ce qu'il veut connaî-
1. Voyez plus haut g 108.
2. « La curiosité est un penchant de la nature qui va comme au-
devant de l'instruction; ne manquez pas d'en profiter. » (Fénelon.)
3. Un écrivain que nous avons souvent cité, M. Pérez, n'est pas de
cet avis. « Je commence par déclarer, dit-il, qu'on pose trop de ques-
tions aux enfants, et qu'on répond trop à lotîtes celles qu'ils posent
eux-mêmes. (L'Education dès le berceau, p. 40). Il vaudrait mieux
qu'ils interrogeassent moins et qu'ils observassent davantage. » On
peut penser en effet qu'il y a quelque inconvénient à tolérer toujours
le babil importun des enfants. Comme l'a observé M. Bain : « La curio-
sité des enfants est souvent de mauvais aloi. Ce peut être simplement
LA CURIOSITÉ. 11*1
Ire, (!«• façon à le lui rendre aussi intelligible que le per-
mettenl el son âge el - «prit. Mais ne lui brouillez
pas L'intelligence par des explications, par des idées qui
seraient1 au-dessus de son âge, ou par une grande variété
de notions qui n'auraient pas de rapport avec l'objet dont
il s'agit. Notez dans sa question le point qu'il veut pré-
cisément connaître, et ne faites pas attention aux mots
qu'il emploie pour s'exprimer. Lorsque vous l'aurez ren-
seigné et satisfait là-dessus, vous verrez combien ses pen-
sées s'agrandiront d'elles-mêmes, et, par des réponses
justes et appropriées, vous pourrez conduire son intelli-
gence beaucoup plus loin que vous ne l'imaginiez peut-être.
C'est que la connaissance plaît à l'esprit, comme la lu-
mière plaît aux yeux. Les enfants l'aiment avec passion et
trouvent plaisir à l'acquérir, s'ils voient surtout qu'on tient
compte de leurs questions et que leur désir de savoir est
encouragé et apprécié. Et je ne doute pas que la grande
raison qui fait que les enfants s'oublient dans des diver-
tissements frivoles et gâcbent leur temps à des jeux insi-
pides, c'est qu'ils ont affaire à des parents maladroits, qui
blâment leur curiosité et qui négligent de répondre à
leurs demandes. Mais si on traite les enfants avec plus de
soin et de tendresse, si on répond à leurs questions
comme on doit et de façon à les satisfaire, je suis con-
vaincu qu'ils trouveront plus de plaisir à apprendre, à ac-
croître leurs connaissances dans les sujets qui leur offrent
de la variété et de la nouveauté, clgst-à-dire ce qui leur
jalajtjrvant toutes choses, qu'ils n'en ont à recommencer
toujours le même jeu et à reprendre les mêmes jouets.
119. 2" Non seulement il faut répondre sérieusement aux
questions des enfants et les instruire de ce qu'ils désirent
un mouvement d'égoïsme, un désir de déranger, de se faire écouter et
servir. <La Science de l'Education, p. 67.) Il y a certainement un
j uste milieu à chercher entre la condescendance excessive de Locke qui
veut qu'on réponde à tout, et la rigueur maladroite des parents qui ne
répondenl à rien ou à presque rien.
192 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
savoir, comme si c'était quelque chose qu'il leur importât
réellement de connaître, mais il faut encore encourager
leur curiosité d'une autre façon. 11 faut louer devant eux
les personnes qu'ils estiment, pour les connaissances
qu'elles possèdent sur tel ou tel sujet. Et puisque l'homme
est dés le berceau un être vain et orgueilleux, ne craignez
pas de flatter leur vanité pour des choses qui les rendront
meilleurs. Laissez leur petit orgueil se porter vers tout ce
qui peut tourner à leur avantage. D'après ces principes,
vous reconnaîtrez qu'il n'y a pas d'aiguillon plus puissant
pour exciter votre fils aîné à apprendre ce que vous désirez
qu'il apprenne, que de lui confier le soin de l'enseigner
lui-même à ses frères et à ses sœurs puînés1.
120. o° Si l'on doit ne jamais négliger les questions des
enfants, on doit aussi avoir grand soin de ne leur faire ja-
mais de réponses trompeuses et illusoires *. Ils s'aperçoi-
vent bien vite qu'on les néglige et qu'on les trompe ; et ils
ne tardent pas à devenir négligents, dissimulés et men-
teurs, s'ils observent qu'on est tout cela avec eux. C'est
notre devoir de respecter la vérité dans tous nos discours,
mais surtout quand nous causons avec les enfants : car si
nous nous amusons à les tromper, non seulement nous ne
répondons pas à leur attente, nous empêchons qu'ils ne
s'instruisent, mais nous corrompons leur innocence et
nous leur enseignons le pire de tous les défauts. Ce sont
des voyageurs nouvellement arrivés dans un pays étrange
dont ils ne connaissent rien : nous devons par conséquent
nous faire scrupule de les tromper. Et bien que leurs ques-
tions puissent nous paraître parfois insignifiantes, il n'en
1. C'est à cet instinct, qui porte l'enfant à communiquer ce qu'il sait,
qu'était dû en partie le succès qu'ont obtenu en leur temps les mé-
thodes d'enseignement mutuel.
2. C'est en effet une faute, « un crime de lèse-innocence », que de
tromper l'enfant et d'abuser de sa crédulité. Ce n'est que dans des cas
exceptionnels qu'il est permis aux parents de déguiser la vérité dans
leurs réponses à des questions indiscrètes et inopportunes.
LA Cl RIOSITE 193
faul pas moins leur faire des réponses sérieuses; car elles
ont beau nous paraître indignes d'être faites, à nous
qui en connaissons depuis longtemps la solution, elles
n'en sont pas moins importantes pour un enfantqui ignore
toutes choses- Les enfants sont étrangers à ce qui nous est
le plus familier, et toutes les choses qui s'offrent à eux leur
sont inconnues, comme elles l'ont été pour nous-mêmes.
Heureux ceux qui trouvent des gais polis, disposés à tenir
compte de leur ignorance, et qui les aident à en sortir!
Si vous ou moi nous étions tout d'un coup transportés
ou Japon, avec toute notre sagesse et toute notre science,
qui nous disposent précisément à mépriser les pensées et
les questions des enfants; si, dis-je, nous étions transpor-
tés au Japon, nous serions forcés (au cas où nous voudrions
nous informer de tout ce que nous ne connaissons pas) de
poser mille questions, qu'un Japonais hautain ou inconsi-
déré pourrait trouver sottes et absurdes, quoique pour
nous il fût très important et très utile de les voir résolues;
et nous serions bien aises alors de rencontrer un homme
assez complaisant et assez poli pour satisfaire notre curio-
sité et éclairer notre ignorance.
Lorsque quelque chose de nouveau s'offre à leurs yeux,
les enfants posent ordinairement la question familière aux
étrangers : « Qu'est-ce que cela? . Kt par là ils n'entendent
le plus souvent demander que le nom de la chose. 11 suffira
donc de leur dire comment elle s'appelle, pour répondre
exactement à leur demande. La question qui d'habitude
suit celle-là, c'est : a A quoi cela sert-il? » A cette de-
mande aussi vous devez répondre franchement et directe-
meni. Expliquez à l'enfant les usages de l'objet dont il
B'agil : montrez-lui comment on s'en sert,' dans la mesure
où ses facultés pourront le comprendre. Procédez de
même pour toutes les autres circonstances qui provoque-
ront ses questions et ne le laissez jamais s'éloigner, sans les
avoir satisfaites, autant que possible, par une explication.
F.t peut-être pour un homme mûr lui-même ces conversa-
is
1!M QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
lions enfantines ne seront pas aussi vaines, aussi insigni-
fiantes que nous serions portés à le croire. Les questions
spontanées et imprévues d'un enfant curieux et chercheur
présentent parfois à l'esprit de quoi faire travailler la pen-
sée d'un homme réfléchi. Je croirais volontiers qu'il y a
plus à apprendre dans les questions inattendues des en-
fants, que dans les discours des hommes faits qui tournent
toujours dans le même cercle, qui obéissent à des notions
d'emprunt et aux préjugés de l'éducation1.
121. 4° Ce ne sera peut-être pas un mal, pour exciter la
curiosité des enfants de leur mettre quelquefois sous les
yeux des choses étranges et nouvelles, afin de provoquer
leurs recherches et de leur donner l'occasion de s'enqué-
rir à ce sujet. Si par hasard leur curiosité les porte à de-
mander quelque chose qu'ils ne doivent point savoir, il vaut
beaucoup mieux leur dire nettement que c'est une chose
qu'il ne leur appartient pas encore de comprendre, que
de détourner leur curiosité par un mensonge ou par une
réponse frivole -.
1. Observations très fines et très justes. Les enfants, précisément parce
qu'ils ne savent rien, voient les choses autrement que nous, et parfois
avec plus de justesse. Leur logique déroute souvent nos préjugés. Il en
est du reste pour leur langage comme pour leurs idées. M. Max Muller
a pu dire : « Ce sont les enfants qui épurent les langues : ils ont éliminé
peu à peu un grand nombre de formes irrégulières. »
2. C'est une grave queslion de savoir comment on doit répondre à
certaines questions embarrassantes des enfants. « La curiosité des
enfants, dit Kant, demande, par exemple, d'où viennent les enfants ;
mais on les satisfait aisément, ou bien en leur faisant des réponses
qui ne signifient rien, ou bien en leur répondant que c'est là une ques-
tion d'enfant. » Mme Campan veut, comme Locke, qu'on leur dise :
« Vous ne pouvez comprendre cela pour le moment. » D'autres sont
d'avis qu'il n'y a qu'à arguer de sa propre ignorance, et à dire : « Je
ne sais pas. » Ils font valoir, pour justifier ce dernier moyen, qu'il est
bon que l'enfant s'habitue de bonne heure à reconnaître les limites de
notre science. Mais on peut dire, à rencontre de ce système, que la
curiosité de l'enfant ne se laisse pas si vite désarmer, qu'elle ne se
rend pas aisément à cette prétention d'ignorance, et qu'alors l'enfant
qui n'est pas satisfait, ou bien cherchera par lui-même la réponse
désirée, ou bien s'adressera à d'autres personnes dont la discrétion ne
LA CURIOSITÉ. 195
lk22. La pétulance d'esprit, qui parfois se manifeste de si
bonne heure chez les enfants, procède de causes qui rarement
accompagnent une forte constitution du corps, et rarement
aboutissent à former un jugement solide. S'il était désira-
ble de rendre un enfant plus vif et plus parleur qu'il ne
l'est, je crois qu'on en trouverait aisément le moyen; mais
je suppose qu'un père avisé préférera que son fils devienne
un homme capable et utile à la société, quand il sera
grand, et qu'il ne soit pas un amusement et une agréable
compagnie pour ceux qui l'entourent, quand il est petit;
sans compter que, à considérer même les choses ainsi, je
crois pouvoir affirmer qu'il n'y a pas autant de plaisir à
entendre un enfant bavarder avec agrément qu'à l'entendre
raisonner avec justesse. Encouragez donc en toutes choses
son humeur curieuse, et pour cela donnez satisfaction à
ses questions ; éclairez son jugement autant qu'il peut être
éclairé. Lorsque l'explication qu'il imagine lui-même est
admissible à quelque égard, laissez-le jouir des éloges et de
l'estime qu'elle lui vaut; mais lorsqu'elle est tout à fait
déraisonnable, sans vous moquer de sa méprise, remet-
tez-le doucement dans le droit chemin. Et s'il montre quel-
que disposition à raisonner sur les choses qui s'offrent à
lui, faites tous vos efforts pour que personne ne le con-
trarie dans cette tendance ou ne l'égaré par des réponses
captieuses et illusoires. Car après tout, le raisonnement,
qui est la plus haute et la plus importante faculté de l'es-
prit, mérite les plus grands soins et doit être cultivé avec
attention, puisque le développement régulier, l'exercice de
la raison est la perfection la plus haute que l'homme puisse
atteindre dans la vit*.
sera pas la même. Nous serions d'avis pour notre part qu'il convient
de biaiser sur ses questions, et que les « réponses frivoles » dont
Locke ne veut pas. ne sont pas sans prix en pareil cas. L'enfant se
contente vite; ses questions n'ont pas d'ailleurs toujours tout le sens
qu'elles semblent avoir, et une explication quelconque pourra satisfaire
sa naïve curiosité.
SECTION XVII (123-127).
DE LA NONCHALANCE ET DE LA FLANERIE.
125. On observe parfois chez les enfants une disposi-
tion toute contraire à cette humeur active et curieuse
dont nous venons de parler, une insouciance distraite,
une sorte d'indifférence pour toutes choses, une tendance à
lanterner en toute affaire. Cette nonchalance d'humeur est
selon moi le pire défaut qui puisse se manifester chez un
enfant, le plus difficile à corriger, quand il a son principe
dans le tempérament. Mais comme on peut s'y tromper
dans certains cas, il faut avoir soin d'apprécier exactement
les causes de cette indifférence pour la lectureou pour foute
autre occupation, quand il arrive qu'on ait à la reprendre
chez les enfants. Lorsqu'un père soupçonnera que son fils
est d'un naturel nonchalant, qu'il l'observe avec attention,
pour reconnaître s'il est distrait et indifférent dans toutes
ses actions, ou au contraire s'il ne se montre lent et pares-
seux que dans quelques-unes de ces occupations, restant
énergique et ardent dans toutes les autres. Car il a beau
flâner avec ses livres, et s'oublier à ne rien faire pendant
une bonne partie du temps qu'il passe dans sa chambre ou
dans la salle d'étude : gardez-vous d'en conclure aussitôt
qu'il est indolent de caractère ou de tempérament. Cel
DE LA NONCHALANCE Kl DE LA I LANERIE. 1!)7
peut être l'effet, ou de son jeune âge, ou- de ce qu'il préfère
à l'étude une autre occupation qui absorbe toutes ses pen-
Peut-étre ne déteste-t-il les livres, que par cette rai-
son toute simple qu'on lui fait une obligation de les lire.
Pour Bavoir exactement ce qu'il en est, vous le surveillerez
dans ses jeux, quand il n'est plus dans la salle d'étude,
quand l'heure de la leçon est passée, et qu'il s'abandonne
librement à ses propres goûts. Voyez alors s'il est remuant
et actif, s'il conçoit des desseins, s'il est capable de les
poursuivre avec vigueur et ardeur, jusqu'à ce qu'il ait at-
teint l'objet de son désir, ou s'il laisse au contraire passer
le temps paresseusement et d'un air distrait. S'il n'est pa-
resseux qu'avec les livres, je pense qu'on pourra facilement
le guérir de son indolence ; mais si l'indolence est le fond
de sa nature, il faudra pour y remédier plus d'attention et
plus d'efforts.
12-4. Si l'ardeur qu'il déploie dans ses jeux, et pour
toutes les choses qu'il se met en fantaisie de faire, dans
l'intervalle de ses heures de travail, vous est une preuve
qu'il n'est pas d'un tempérament paresseux, mais que le
défaut de goût pour les livres est la seule chose qui le
rende négligent et peu appliqué dans ses études, la pre-
mière chose à faire, c'est de lui représenter doucement la
folie et l'inconséquence de sa conduite, puisqu'il perd une
bonne partie du temps qu'il pourrait employer à ses plai-
sirs. Mais il faudra lui faire ces représentations dans un
langage doux et calme, sans insister beaucoup la première
fois, et en se contentant de lui présenter brièvement ces
simples raisons '. Si parce moyen vous réussissez, vous
aurez triomphé de la difficulté parles voies les meilleures,
celles de la raison et de la douceur. Si ce premier effort
n'a pas de résultat, essayez de faire honte à l'enfant de sa
1. Peut-être au l'GU d° raisonner avec l'enfant sur l'inconséquence
et la folie de sa conduite, vaudrait-il mieux lui présenter des objets
sensibles, intéressants, en rapport avec ses goûts, et qui puissent
éveiller sa curiosité.
498 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
paresse, en le raillant sur ce défaut. Lorsqu'il s'assoit à ta-
ble, s'il n'y a pas d'étrangers présents, demandez lui cha-
que jour combien de temps il a mis à ses devoirs; et s'il
ne les a pas achevés dans lelaps detemps raisonnablement
nécessaire pour les expédier, tournez-le en ridicule pour
sa lenteur, mais sans mêler à vos railleries aucune répri-
mande1. Contentez-vous de le traiter avec froideur, et persé-
vérez dans cette attitude jusqu'à ce qu'il soit corrigé. Ayez
soin d'ailleurs que sa mère, son précepteur et tous ceux
qui l'entourent agissent de même avec lui. Si cette con-
duite n'a pas l'effet que vous souhaitez, dites-lui alors qu'il
ne sera pas plus longtemps tourmenté par un précepteur
dans l'intérêt de son instruction, qu'il ne vous convient plus
de dépenser inutilement votre argent pour qu'il fasse le pa-
resseux malgré la présence de son maitre ; et que, puis-
qu'il préfère à ses livres tel ou tel amusement (celui qui
lui plaît le plus), il est libre désormais de ne pas faire
autre chose'2. Dès lors obligez-le de se consacrer exclusive-
ment à son jeu favori, occupez-l'y sans relâche et le plus
possible, le matin, l'après-midi, jusqu'à ce qu'il en soit ras-
sasié et dégoûté3, et qu'il désire à n'importe quel prix pren-
dre quelques heures sur son amusement pour revenir à ses
livres. Mais quand vous lui faites ainsi de son jeu une lâche,
vous devez l'observer vous-même, ou confier ce soin à une
autre personne, afin de vous assurer qu'il s'emploie cons-
tamment à cet amusement et qu'il ne lui est pas permis
d'être paresseux là aussi. Oui, observez-le vous-même, car la
chose vaut bien la peine qu'un père, quelles que soient
ses occupations, consacre deux ou trois heures par jour à
1. Le ridicule a-t-il beaucoup de chance d'émouvoir des esprits
indolents et mous, comme ceux dont il s'agit?
l2. Locke recommande ici des expériences dangereuses et qui se
tourneraient peut-être, si elles étaient réalisées, contre le but qu'il
veut atteindre.
3. C'est là encore un remède dangereux, qui pourrait produire des
résultats contraires à celui que Locke veut atteindre.
DE LÀ NONCHALANCE ET DE LA FLANERIE. 190
son fils pour le guérir d'un défaut aussi grave que la non-
chalance.
lc25. Tel est le remède que je propose, si la paresse de
l'enfant est l'effet non de son tempérament général, mais
d'une aversion particulière pour l'étude, aversion naturelle
ou acquise ; et il faut avant tout par un examen attentif
démêler à quel cas on a affaire1. Mais bien qu'il faille avoir
les yeux sur lui pour épier ce qu'il fait, pendant le temps
qu'il est livré à lui-même, vous devez cependant vous y
prendre de façon à ne pas lui laisser voir qu'il est sur-
veillé, soit par vous, soit par une autre personne: car cela
pourrait l'empêcher de s'abandonner à son inclination.
En effet, préoccupé qu'il est d'une seule pensée et n'osant
pas, à raison de la crainte que vous lui inspirez, faire ce
qu'il a dans la tête ou dans le cœur, il négligera toutes les
occupations pour lesquelles il n'a aucun goût, et il vous sem-
blera paresseux et distrait, alors qu'en réalité il a l'esprit
attentif et appliqué à quelque chose qu'il n'ose pas faire, de
crainte que vous le voyiez ou que vous le sachiez. Pour bien
éclaircir ce point, l'épreuve doit être faite en votre absence,
quand il n'est pas retenu et gêné par l'idée que quelqu'un
a les yeux fixés sur lui. Dans ces moments de pleine liberté,
chargez une personne sûre d'observer comment il emploie
son temps et sil continue à flâner paresseusement, lorsque,
débarrassé de tout contrôle, il est entièrement livré à lui-
I. La paresse n'est le plus souvent que le dégoût causé par une étude
qu'on n'a pas su rendre agréable à l'enfant ou qui n'était pas encore
appropriée à ses facultés. Toutes les fois que l'étude fera véritablement
agir l'esprit de l'enfant, on peut espérer qu'il ne sera plus paresseux :
car partout où il y a activité, il y a plaisir, et l'enfant n'est paresseux
pour l'étude que parce qu'il n'y trouve pas du plaisir, Il y a cependant
des enfants dont le tempérament nonchalant semble réfractaire à toute
'le travail. C'est avec ceux-là qu'il faut suivre les précautions
que Locke indique ici, sans se décourager si l'on ne réussit pas du
premier coup. A part quelques natures absolument ingrates et rebelles,
dwnt rien ne saurait vaincre la torpeur, il arrive presque toujours que
\ta esprits les plus nonchalants se réveillent, grâce au progrès de l'âge
qui dénoue leurs lacultés.
200 QUELOUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
même. Alors, à la façon dont il emploiera ces heures de
liberté, vous discernerez aisément si c'est une nonchalance
de nature, ou simplement l'aversion pour les livres qui le
rend paresseux aux heures d'étude.
126. Si c'est une faiblesse de tempérament qui lui abat
et appesantit d'esprit, s'il est naturellement indolent et
rêveur, cette disposition ne promet rien de bon. et de toutes
elle est peut-être lapins difficile à guérir : car elle a géné-
ralement pour conséquence l'indifférence de l'avenir, et par
conséquent elle supprime les deux grands ressorts des
actions humaines, la prévoyance et le désir. Et la difficulté
est précisément de faire naître et de développer ces deux
qualités, lorsque la nature a formé un caractère froid et qui
leur est opposé. Dès que vous vous êtes assuré que tel est le
cas de voire enfant, vous devez examiner avec soin s'il n'y a
pas de choses qui excitent ses préférences. Si vous pouvez
découvrir dans son esprit un goûtparticulier l, cultivez cette
disposition de toutes vos forces, et servez-vous-en pour le
faire agir, pour exercer son activité. S'il aime la louange,
ou le jeu, ou les beaux habits, etc.; ou si d'autre part il
redoute la douleur, s'il a peur de tomber en disgrâce ou
de vous déplaire, etc.: quelle que soit enfin la chose qu'il
aime le plus (hormis la paresse qui ne saurait jamais être
un ressort d'action), mettez celte inclination en œuvrepour
éveiller son esprit, pour l'obliger à se secouer lui-même.
En effet, avec un tempérament indolent vous n'avez pas à
redouter, ce qu'il faudrait craindre ailleurs, d'exalter une
tendance quelconque par des encouragements immodérés.
C'est la vivacité des désirs qui fait défaut; c'est par consé-
quent ce que vous devez vous efforcer d'exciter et d'accroi-
tre : car partout où il n'y a pas de désir, il n'y a pas
d'activité 2.
1. A une condition pourtant, c'est que ce « goût particulier » soit
innocent et inoffensif.
2. Excellents principes psychologiques. L'activité consciente n'est
m: la nonchalance et de la FLANERIE. 201
127. Si par ces moyens vous ne parvenez point encore à
dominer votre enfant, à exciter son ardeur et son activité
vous devez l'occuper constamment à quelque travail cor-
porel, et lui donner ainsi l'habitude de faire quelque
chose, n'importe quoi. Sans doute, si l'on pouvait l'appli-
quer rigoureusement à une étude quelconque, ce serait le
meilleur moyen de l'accoutumer à exercer et à captiver
son esprit. Mais comme l'attention de l'esprit est chose
invisible, et que personne ne peut savoir si l'enfant est
attentif ou ne l'est pas, vous devez lui imposer des occupa-
tions corporelles auxquelles vous l'appliquerez sans relâ-
che ; et si ces travaux sont pénibles ou grossiers, cela ne
sera pas un mal: il s'en fatiguera plus vite et n'aura qu'une
plus grande envie de retourner à ses livres. Mais ayez bien
soin, quand vous lui faites échanger l'étude contre un autre
genre de travail, de lui imposer une tâche déterminée ,
qui doit être achetée dans un temps déterminé, de façon à
ne lui offrir aucune occasion de paresse. Quand vous
aurez obtenu par ce moyen qu'il soit attentif et laborieux
dans ses études, vous pouvez le récompenser d'avoir terminé
sou devoir avant l'heure fixée, en le déchargeant d'une par-
tie du reste de sontravail ; vous diminuerez ce travail peu
à peu, à mesure que vous trouverez son application plus
grjnde et plus zélée, et enfin vous le supprimerez tout à
fait, quand il sera entièrement guéri de son indifférence
pour les livres.
que la recherche du plaisir. Elle suppose par conséquent le désir et
sera d'autanl plus énergique que le désir fera plus vif.
SECTION XVIII (128-129).
FAUT-IL CONTRAINDRE LES ENFANTS?
128. Nous avons déjà fait remarquer que la variété et la
liberté sont les choses qui plaisent le plus aux enfants et
qui les attachent à leurs jeux, et que par conséquent il
ne faut pas leur imposer comme une obligation forcée,
soit la lecture, soit toute autre étude1.
C'est ce que les parents, les précepteurs et les maîtres
sont généralement trop portés à oublier. L'impatience qu'ils
ont de voir l'enfant occupé aux études qui lui conviennent
ne leur laisse pas le temps de recourir au moindre artifice,
et l'enfant, de son côté, averti par les ordres réitérés qu'on
lui adresse, distingue bien vite ce qu'on exige et ce qu'on
n'exige pas de lui. Une fois que, par ces imprudences, on
l'a dégoûté des livres, il faut pour remédier au mal pren-
dre un autre tour. Et comme il est trop tard pour essayer
directement de lui présenter l'étude comme un diver-
tissement, il faut procéder en sens inverse. Observez le jeu
1 . Locke appartient sur ce point à l'école des pédagogues trop com-
plaisants, qui, comme Fénelon, veulent que l'enfant apprenne tout en
jouant, liant a vigoureusement réfuté cette erreur. « On dit toujours
qu'il faut tout présenter aux enfants, de telle sorte qu'ils le fassent
par inclination. Dans beaucoup de cas, sans doute, cela est bon, mais il
y a beaucoup de choses qu'il faut leur prescrire comme des devoirs. »
FMT-IL CONTRAINDRE LES EHFANTSV
qui lui plait le plus, et ordonnez-lui de s'y appliquer un
certain nombre d'heures par jour, non pour le punir d'ai-
mer ce jeu, mais en lui laissant croire que c'est là le
devoir que vous lui imposez. Par là, si je ne me trompe,
l'enfant au bout de quelques jours sera si fatigué de son
jeu favori, qu'il préférera ses livres à n'importe quoi,
surtout s'il peut en s'y appliquant, se racheter d'une par-
tie de la tâche que vous lui avez imposée, et si vous lui
permettez de consacrer à la lecture ou à quelque autre
exercice réellement utile une .partie du temps que vous
lui avez ordonné d'employer au jeu l. C'est là en tout cas
une méthode meilleure que celle qui consiste à défendre
(elle ne fait en général qu'accroître le désir), ou qui a
recours aux châtiments. En effet une fois que vous avez ras-
sasié son appétit (ce qui peut se faire sans danger pour toutes
choses, excepté le manger et le boire), et que vous l'avez
dégoûté par la satiété de ce que vous vouliez lui faire évi-
ter, vous avez semé dans son esprit un germe d'aversion, et
vous n'avez guère plus à craindre qu'il se reprenne à aimer
le même jeu.
129. C'est, je crois, une vérité banale que les enfants en
général n'aiment pas à rester inactifs-. Il s'agit donc
seulement d'employer leur activité à quelque chose
qui leur soit utile. Si vous voulez en arriver là, vous
devez leur présenter comme une récréation et non
comme une tâche à remplir tout ce que vous désirez qu'ils
fassent". A cet effet, et pour qu'ils ne s'aperçoivent pas
1. A moins qu'il ne préfère un autre jeu, ce qui arrivera plus sou-
vent que Locke ne le croit.
2. Voyez sur ce sujet. M. Necker de Saussure, Éducation progressive.
1. III, ch. m. Activité. C'est surtout Frœbet qui a mis eu lumière le
caractère actif de l'enfant. L'activité est, à ses yeux, avec la curiosité et
la personnalité, un des trois caractères essentiels de l'enfance. Les
anciens pédagogues avaient de singuliers préjugés à ce sujet. l'iollin,
par exemple, n'hésite pas à dire : « Nous naissons paresseux, ennemis
du travail. »
~>. Abu- de l'éducation attrayante.
204 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
que vous y êtes pour quelque chose, voici comment vous
devez procéder: dégoûtez-les de tout ce que vous ne voulez
pas qu'ils fassent, en les forçant à le faire, sous un prétexte
ou sous un autre, jusqu'à ce qu'ils en soient fatigués. Par
exemple, trouvez-vous que votre enfant s'oublie trop long-
temps à jouer à la toupie ou au sabot ? Ordonnez-lui d'y
jouer un certain nombre d'heures par jour, et voyez ce qui
arrivera : il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la
fin de cet amusement. Si de cette manière vous avez su lui
imposer comme une tâche les jeux qui vous déplaisent, vous
le verrez bientôt de lui-même se retourner avec joie vers les
choses que vous désirez qu'il aime; surtout si vous les lui
annoncez comme une récompense, pour s'être acquitté de sa
tâche au jeu que vous lui avez imposé. Si en efel il reçoit
l'ordre chaque jour de fouetter sa toupie, assez de temps
pour qu'il s'en fatigue, ne pensez-vous pas qu'il s'appli-
quera spontanément et avec ardeur à ses livres, qu'il les
réclamera même, si vous les lui promettez comme le prix
de l'empressement qu'il aura mis à fouetter sa toupie pen-
dant tout le temps prescrit?1. Les enfants ne font pas
grande différence entre les choses, pourvu qu'elles soient
appropriées à leur -âge. Ce qui leur importe, c'est d'agir.
Quand ils préfèrent une occupation à une autre, c'est sur
l'opinion d'autrui qu'ils se règlent, de sorte qu'ils sont
tout disposés à regarder effectivement comme une récom-
pense tout ce que les gens qui les entourent leur présentent
comme une récompense.
Grâce à cet artifice, il dépend de la volonté de leur gou-
verneur de leur faire prendre le jeu de sauter à cloche-pied
comme la récompense de leur leçon de danse, ou vice versa ;
il dépend de lui de leur faire trouver le même plaisir à
lire ou à fouetter leur toupie, à étudier la sphère ou à
jouer à la fossette. Tout ce qu'ils désirent, c'est d'être
1. Locke caresse sa fantaisie et se laisse aller à de dangereuses
cl li mères.
FAI TU CONTRAINDRE I ES ENFANTS! 205
occupés, pourvu que ce soit à des occupations de leur
choix ou qu'ils croient telles, pouvu qu'ils puissent regar-
der le droit de s\ appliquer comme une faveur qui leur
est faite pas leurs parents, ou par des personnes qu'ils res-
pectent et dont ils veulent mériter l'estime. Des enfants
qu'on élèverait d'après ces méthodes et qu'on protégerait
contre les mauvais exemples des autres, seraient tous dis-
posés, je crois, à lire, à écrire, à faire enfin ce qu'où vou-
drait, avec autant d'empressement et d'ardeur que les
autres en mettent à leurs jeux ordinaires. Et une fois que
l'aîné de la famille aura été formé d'après ces principes,
que ces méthodes seront devenues comme la règle de la
maison, il sera aussi impossible de les détourner de
l'étude qu'il l'est ordinairement de les détourner du jeu.
SFXTION XIX (130
DES JOUETS
150. Quant aux jouets 1, je suis d'avis que les enfants doi-
vent en avoir et de diverses sortes ; mais il faut toujours lais-
ser ces jouets aux mains de leurs précepteurs ou d'une autre
personne, de sorte que l'enfant n'en ail jamais en sa pos-
session qu'un seul à la fois, et qu'il ne soit jamais autorisé
à en avoir un second qu'après avoir rendu le premier. Par ce
moyen, on lui apprendra de bonne heure à être soigneux,
à ne pas perdre, à ne pas gâter, les choses qu'on lui met entre
les mains. Au contraire, si l'on met à sa disposition une
grande quantité de jouets de touteespèce, on le rend capri-
cieux et négligent, on l'habitue de bonne heure à devenir
dissipateur et prodigue. Ce sont là, je l'avoue, de petites
choses, et qui peuvent paraître indignes du souci d'un pré-
cepteur, mais il ne faut rien négliger ni dédaigner de ce
qui peut former l'esprit des enfants. Tout ce qui contribue
à leur faire prendre des habitudes mérite l'attention et les
soins de ceux qui les dirigent, et, à raison des conséquences
1. Il faut savoir gré à Locke de traiter la question des jouets, trop
négligée par les pédagogues. Il en a compris l'importance. Montaigne
avait déjà dit : « Il fault croire que les jeux des entants ne sont pas
jeux, et les fault juger en eulx comme leurs plus sérieuses actions. »
(Essais, I, xxn ) Frœbel qui, mieux que personne, a compris la néces-
sité de fane jouer l'enfant, disait : « L'enfant qui joue e^t chose
sacrée. »
DES Jnl l I- '207
possibles, ne saurai! passer pour une chose insignifiante.
Il y a une chose encore qu'on doit recommander à l'at-
tention des parents, à propos des jouels de leurs enfants.
Bien que j'accorde qu'ils doiventen avoir de diverses sortes,
je ne crois pourtant pas qu'il faille leur en acheter l. On évi-
tera par là cette grande variété d'amusements qui trop
souvent les encombre, qui n'a d'autre résultat que de
disposer les esprit au goût du changement, à l'amour des
inutilités, à une perpétuelle inquiétude; qui enfin les habi-
tue à désirer toujours quelque chose de nouveau, sans
savoir quoi, et à n'être jamais contents de ce qu'ils ont.
Dans le grand monde, on fait à ces pauvres petits plus de mal
qu'on ne pense parles cadeaux qu'on leur offre, pour faire
la cour à leurs parents. Parla ils apprennent l'orgueil,
la vanité, la convoitise, même avant de savoir parler. J'ai
connu un jeune enfant à tel point affolé par le nombre et
la variété de ses jouets qu'il forçait chaque jour sa bonne
à les passer en revue ; il était si amoureux de cette
abondance qu'il ne croyait jamais en avoir assez et qu'il ne
cessait de répéter: « Et après? Et après ? Que me donnera-
t-on encore? » La belle manière vraiment de lui appren-
dre à modérer ses désirs, la bonne méthode pour former un
homme heureux et content de ce qu'il a !
« Mais, dira-t-on, quels jouets auront donc les enfants,
si on ne leur en achète pas? » Je répondrai qu'ils doivent
se les faire à eux-mêmes, ou du moins s'y essayer, s'appli-
quer à ce travail ; jusqu'à ce qu'ils aient acquis ce talent,
il ne faut pas leur donner de jouets du tout, ou du moins
ne leur donner que ceux qui n'exigent pas un grand artifice.
1. Locke, évidemment exagère. Il n'y a aucun inconvénient à acheter
à l'enfant des jouets simples, comme une balle, des billes, une toupie.
Mais il ne faut pas tomber non plus dans l'excès des parents qui com-
blent leurs enfants de joujoux artificiels et qui ne leur laissent par
suite aucune initiative dans leurs amusements. Conférez Rolliii : « Il ne
faut pas se mettre beaucoup en peine pour leur procurer des plaisirs :
ils en inventent assez d'eux-mêmes. »
iiis OUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
De petits cailloux, une feuille depapier, le trousseau de clés
de leur mère, enfin tout objet qu'ils peuvent manier sans
se faire mal, tout cela convient beaucoup mieux pour amu-
ser les enfants que ces joujoux coûteux et recherchés qu'on
va acheter dans les boutiques et qui sont presque aussitôt
dérangés et brisés1. Les enfants ne sont jamais affligés ou
de mauvaise humeur pourn'avoirpasde ces joujoux, àmoins
qu'on neleurenait déjà donné. Tant qu'ils sontpetits, tout
ce qui leur tombe sous la main suffit pour les divertir ; et
lorsqu'ils sont plus grands, si l'on n'a pas commis la faute
de se mettre follement en dépense pour leur fournir des
jouets, ils sauront bien en fabriquer eux-mêmes2 .A la vérité,
lorsqu'ils ont commencé à travailler à quelqu'une de leurs
inventions, il convient que vous les aidiez, que vous les diri-
giez dans leur travail. Mais il ne faut rien leur donner tant
qu'ils restent sans rien faire, attendant du travail des autres
ce qu'ils ne veulent pas fabriquer de leurs propres mains. Si,
clans leur travail une difficulté les arrête, aidez-les à la sur-
monter, et ils vous chériront plus pour cela que pour tous
les jouets de luxe que vous auriez pu leur acheter. Cepen-
dant vous pouvez leur donner certains jouets qu'ils n'ont pas
le talent de fabriquer eux-mêmes, tels que les toupies, les
sabots, les raquettes, et autres semblables, avec lesquels on
ne peut jouer sans prendre quelque peine. Ces jouets-là, il
convient qu'ils les possèdent, non pour varier leurs amusc-
1. Conférez le passage suivant de Rousseau: ... « Point de grelots,
point de hochets; de petites branches d'arbre avec leurs fruits ot
leurs feuilles, une tète de pavot dans la quelle on entend sonner les
graines, un bâton de réglisse qu'il peut sucer et mâcher, amuseront
autant l'enfant que de magnifiques colifichets, et n'auront pas l'in-
convénient de l'accoutumer au luxe dès sa naissance. »
2. Tous les observateurs de l'enfant sont d'accord pour reconnaître la
merveilleuse aptitude à se trouver lui-même des amusements et des
jeux. L'enfant veut créer sans cesse. C'est une création qu'un trou en
terre. De cette même terre qui sort du trou et qu'il tasse avec ses
mains, l'enfant élève des montagries qui lui paraissent d'une hauteur
incalculable; un tas de poussière représente des architectures féeriques.
(Champfleury, les Enfants, p. 55.)
DES JGTETS. 20«J
ments, mais pour qu'ils soient forcés do prendre de l'exer-
cice: encore doit-un les leur donner aussi simples que pos-
sible. S'ils mit par exemple une toupie, laissez-leur le soin
de fabriquer et de préparer le fouet et la courroie dont ils
ont besoin pour la fouetter. Si [es bras croisés ils attendent
que tous ces jouets leur tombent des nues, il faut qu'ils s'en
passent. Vous les habituerez ainsi à se procurer par eux-
mêmes et par leurs propres efforts tout ce qui leur manque.
En même temps ils apprendront à être modérés clans leurs
désirs, appliqués, actifs, industrieux, inventifs, économes :
qualités qui leur seront utiles une fois qu'ils auront atteint
d'homme, et qu'on ne saurait leur enseigner trop
tùt, ni trop profondément leur inculquer. Tous les jeux, tous
les divertissements des enfants doivent tendre à former de
bonnes, d'utilcshabitudes, sans quoi ils leur en donneront
de mauvaises. Tout ce que fait l'enfant laisse une impres-
sion dans sa tendre nature, et parla il contracte une dispo-
sition pour le bien ou pour le mal; rien de ce qui a une
telle influence ne doit être négligé '.
1. On peut dire que Locke entrevoit dans ce passage les idées que
Fio-bel a expliquées, lorsqu'il a systématiquement organisé les jeux de
l'enlant de laçon à développer ses facultés et à former ses habitudes.
14
SECTION XX (151-135).
DU MENSONGE CHEZ LES ENFANTS.
. 151. Le mensonge est un moyen si commode et si simple
pour couvrir une faute commise, et, d'autre part, il est si
fort à la mode parmi les personnes de toute condition, qu'un
enfant ne peut manquer de remarquer l'usage qu'on en
fait en toute occasion, et qu'on ne peut, sans une sévère sur-
veillance, l'empêcher d'y recourir à son tour. Mais c'est un
si vilain défaut, et il y a tant de mauvaises qualités qui en
découlent, et qui, pour ainsi dire, grandissent à l'ombre
du mensonge, qu'on doit inspirer à l'enfant pour ce vice le
plus d'horreur possible. Il ne faut en parler devant lui (si
l'occasion se présente d'en faire mention) qu'avec les
marques de l'exécration la plus vive, comme d'un défaut
incompatible avec le nom et le caractère d'un gentleman,
à ce point qu'un homme honorable ne saurait souffrir
qu'on l'accusât d'avoir menti1. Montrez à l'enfant que le
mensonge passe pour un déshonneur suprême, qui ravale
l'homme au rang le plus infime et le plus bas, qui le con-
1. Kant parle du mensonge avec la même vivacité que Locke
« C'est par le mensonge que l'enfant se rabaisse au-dessous de la
dignité humaine... Le mensonge fait de l'homme un objet de mépris
général, et il lui enlève à ses propres yeux l'estime et la confiance que
chacun devrait avoir à l'égard de soi-même. »
Dl MENSONGE CHEZ LES ENFANTS. 211
fond avec les hommes les plus méprisables, avec la vile
canaille. i'n De saurait donc le tolérer chez ceux qui
«veulent garder leur rang dans la société et mériter dans
le monde quelque estime et quelque crédit. La première
l'ois qu'un enfant sera pris en flagrant délit de mensonge,
on doit plutôt témoigner de la surprise comme en présence
d'une monstruosité, que le reprendre comme pour une
faute ordinaire '. Si cela ne suffit pas pour empêcher la réci-
dive, il faut la seconde fois le réprimander durement, et
lui faire sentir qu'il est en disgrâce complète auprès de
son père, de sa mère et de tous ceux, qui connaissent sa
faute. Enfin, si vous ne réussissez pas à le corriger par
ces moyens, il faut recourir au fouet : car, après tous les
avertissements que vous lui avez donnés, un mensonge
prémédité doit être toujours considéré comme un acte de
rébellion qui ne peut rester impuni2.
15... Les enfants, pour ne pas laisser apparaître leurs
fautes dans toute leur nudité, sont disposés, comme tous
les fils d'Adam, à chercher des excuses. C'est un travers
qui avoisine le mensonge et qui y conduit; il ne faut donc
pas le leur passer; mais on doit les en corriger plutôt en
leur faisant honte qu'en les rudoyant. Si donc, quand vous
interrogez votre enfant, sa première réponse est une ex-
cuse, exhortez-le simplement à dire la vérité. S'il persiste
1. « Lorsqu'un enfant ment, on doit non le punir, mais le traiter
avec mépris, lui dire qu'on ne le croira plus à l'avenir ». (Kant.)
2. « En vérité le mentir est un mauldict vice : nous ne sommes
hommes et ne nous tenons les uns aux aultres que par la parole. Si nous
en cognoissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à le i, plus
justement que d'aultres crimes. Je trouve qu'on s'amuse ordinairement
à chasroi auv enfants des erreurs innocentes, tremal à propos, et qu'on
les tourmente pour des actions téméraires qui n'ont ny impression ny
suilte. La menterie seule, et, un peu en dessoubs, l'opiniastreté, me
semblent estre celles desquelles on delvroit à toute instance combattre
la naissance et le progrès : elles arrivent quand et eulx, et depuis qu'on
a donné ce fauls train à la langue, c'est merveille. Combien il esl
impossible de l'en retirer, o [Montaigne, I. ix.)
212 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
à se tirer d'affaire par une fausseté, 'châtiez-le. Mais, s'il
avoue sans délour, louez-le pour sa franchise, et pardon-
nez-lui sa faute, quelle qu'en soit la gravité; pardonnez-lui
absolument sans jamais lui faire de reproche sur ce peint,
sans jamais lui en reparler. En effet, si vous voulez lui
l'aire aimer la franchise et la lui rendre habituelle par une
pratique constante, ayez soin qifelle ne lui cause jamais le
plus léger préjudice, bien au contraire, son aveu spontané,
outre qu'il doit lui valoir une entière impunité, mérite d'être
récompensé de quelques marques d'approbation. Si parfois
son excuse est telle qu'il vous soit impossible d'en établir
la fausseté, acceptez-la pour vraie, et ne laissez voir aucune
défiance. Laissez l'enfant maintenir avec un soin jaloux la
bonne opinion que vous avez de lui : car le jour où il
s'apercevra que vous lui avez retiré votre estime, vous
aurez perdu un puissant moyen d'action sur lui, le plus
puissant peut-être. C'est pourquoi ne lui laissez point
croire qu'il passe à vos yeux pour Un menteur, tant que
vous pouvez vous en empêcher, sans le flatter. Pardonnez-lui
donc quelques légères offenses à la vérité. Mais une fois
qu'il aura été puni pour un mensonge, ayez bien soin de
ne plus lui pardonner la même faute, toutes les fois que
vous observe! ez et que vous lui aurez fail connaître qu'il
s'en est rendu coupable : car le mensonge lui ayant été
défendu, comme une faute qu'il peut éviter, s'il le veut, la
récidive témoigne d'une perversité complète, qui doit rece-
voir le châtiment mérité.
155. Voilà ce que j'avais à dire sur la méthode générale
de l'éducation d'un jeune gentleman; et bien que, selon
moi, cette méthode soit appelée à avoir quelque influence
sur l'ensemble de son éducation, je suis loin de sup-
poser cependant qu'elle renferme tout ce que peut ré-
clamer de soins particuliers l'âge grandissant ou le tempé-
rament propre de l'enfant. Mais après avoir exposé ces
prémisses générales, nous devons maintenant passer à
ItU MENSONGE CHEZ LES ENFANTS. 215
l'examen plus particulier dos diverses parties de l'édu-
cation '.
I. Locke va examiner successivement, dans les sections suivantes,
l'éducation morale et religieuse, la civilité et enfin l'instruction.
SECTION XXI (131-157).
LA CROYANCE A DIEU ET LE PRINCIPE DE LA MORALE.
154. Ce qu'un gentleman, qui a quelque souci de l'édu-
cation de son fils, doit lui souhaiter, outre la fortune qu'il
lui laisse, se réduit, je crois, à ces quatre choses : la vertu,
la prudence, les honnes manières, l'instruction1. Peu
m'importe que quelques-uns de ces mots soient parfois
employés pour exprimer la même chose ou que chacun
d'eux signifie réellement plusieurs qualités2. Il me suffit
de les prendre ici clans leur acception populaire, qui, je
le présume, est assez claire pour que je sois compris, et
qu'on n'éprouve aucune difficulté à entendre ma pensée.
155. Je mets la vertu au premier rang des qualités né-
cessaires à un homme et à un gentilhomme : elle est abso-
lument indispensable pour lui assurer l'estime et l'affection
des autres hommes, pour qu'il soit agréable ou même sup-
portable à lui-même. Sans elle, je crois qu'il ne saurait
être heureux, ni dans ce monde ni dans l'autre.
1. On remarquera que Locke met au dernier rang l'instruction. Une
voit peut-être pas assez que l'instruction est en grande partie la source
de la vertu et de la sagesse.
2. En effet sagesse et vertu sont à peu près synonymes : mais Locke
prend ici le nom de sagesse dans le sens de prudence, savoir-faire
pratique.
LA CROYANCE A DIEI . 2tr>
ir.f». Pour donner un principe à la vertu, il faut de très
bonne heurt' imprimer dans l'esprit de l'enfant une notion
vraie de Dieu1, en le lui présentant comme l'Être indé-
pendant et suprême, comme l'auteur et le créateur de
toutes choses, de qui nous tenons tout notre bonheur, qui
nous aime et nous a donné toutes choses2. Par suite, vous
inspirerez à l'enfant l'amour et le respect de cet Être su-
prême. Cela suffira pour commencer, sans qu'il soit néces-
saire de lui donner sur ce sujet de plus amples explica-
tions. Craignez, en effet, si vous lui parlez trop tôt des
existences spirituelles, si vous vous efforcez mal à propos
de lui faire comprendre l'incompréhensible nature de
l'Être infini, craignez de remplir son esprit d'idées fausses
ou de le troubler par des notions inintelligibles. Contentez-
vous à l'occasion de lui dire que Dieu a fait et gouverne
tout ce qui est, qu'il entend et qu'il voit tout, qu'il comble
de toute espèce de biens ceux qui l'aiment et qui lui
obéissent. Une fois que vous aurez appris à votre enfant à
concevoir de Dieu cette idée, vous le verrez de lui-même
se former bien assez tôt d'autres idées sur sa nature. Si
ces idées renferment quelques erreurs, hâtez-vous de les
redresser-. Selon moi, il vaudrait beaucoup mieux en gé-
1. Locke n'hésite pas, on le voit, à faire de l'idée de Dieu le fon-
dement de la morale.
2. Kant, qui a discuté assez longuement la question de l'éducation
religieuse, et qui est de l'avis de Locke sur la convenance de la com-
meneer de bonne heure, introduit dans la religion de l'enfant un
élément de moralité plus caractérisé encore, et se sépare du philo-
sophe anglais, en ce qu'il veut que « la moralité précède et que la
théologie suive ». Dieu doit être représenté à l'enfant comme le
législateur, comme le juge suprême. « Le meilleur moyen de rendre
d'abord claire l'idée de Dieu, ce serait d'y chercher une analogie dans
celle d'un père de famille sous la surveillance duquel nous serions
placés. » (Op. cit', p. 241-244.)
5. Combien les vues de Locke sont plus sages que celles de Rousseau
qui exclut de l'éducation jusqu'à dix-huit ans toute notion de Dieu, et
que celles de Fénelon qui ne craint pas de présenter à l'enfant une
image superstitieuse de la divinité!
216 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
néral que les hommes s'arrêtassent à cette notion de Dieu,
sans être trop curieux d'approfondir leurs idées sur la
nature d'un Être dont tout le inonde devrait accorder le
caractère incompréhensible. Mais il y a quantité de gens
qui, n'ayant ni assez de force ni assez de netteté d'esprit
pour distinguer ce qu'ils peuvent et ce qu'ils ne peuvent
pas connaître, se jettent ou dans la superstition ou dans
l'athéisme, tantôt faisant Dieu à leur image, tantôt (parce
qu'ils ne peuvent s'en faire une idée) n'en admettant plus
du tout. Je suis disposé à croire que si l'on habitue les
enfants à faire régulièrement, le matin et le soir, des actes
de dévotion à Dieu, comme à leur créateur, leur bienfaiteur
et leur providence, sous la forme d'une prière simple et
courte, appropriée à leur âge et à leur intelligence, cela
leur profitera beaucoup plus en fait de religion, de science
et de vertu, que si on leur troublait l'esprit par de cu-
rieuses recherches sur l'essence impénétrable de Dieu.
DIS ESPRITS ET DES FANTOMES-
157. Après que, insensiblement et par degrés, et à me-
sure que vous l'en jugerez capable, vous aurez développé
dans l'esprit de l'enfant une semblable notion de Dieu ;
après que vous lui aurez appris à prier Dieu, et à le prier
comme l'auteur de son être et de tous les biens dont il
jouit ou dont il peut jouir, vous devez éviter toute conver-
sation sur les autres existences spirituelles, jusqu'à ce
qu'il soit amené à s'en enquérir dans des occasions que
nous marquerons plus tard1 et par la lecture de l'histoire
sainte.
158. Mais même alors, et tout le temps qu'il est jeune,
il faut avoir soin de proléger sa tendre imagination contre
toute impression, contre toute notion d'esprit, de fantôme,
ou de n'importe quelle autre apparition effrayante de la
1. Voyez plus loin, §§ 158 et suivants.
DRS KSI'lilTS KT DES PANTOMES. 217
nuit1. C'est un danger auquel l'expose l'imprudence des
domestiques dont la méthode ordinaire est d'effrayer les
enfants, et de s'assurer de leur obéissance en leur parlant
de loups-garous, de cadavres sanglants et d'autres fan-
tômes, dont les noms entraînent l'idée de quelque chose de
terrible et de dangereux, dont ils ont raison d'avoir peur,
quand ils sont seuls el surtout dans les ténèbres -.Prévenons
soigneusement ce danger; car, bien que par cet absurde
moyen on puisse empêcher quelques petites fautes, le re-
mède est certainement pire que le mal. Par là, en effet,
on jette dans leurs esprits des idées qui les suivront par-
lent, avec leur cortège de frissons et de terreurs. Ces
pensées pleines d'épouvante, une fois introduites dans la
délicate imagination des enfants, et y étant fortement em-
preintes par la terreur qui les accompagne, s'y enracinent
profondément, et s'y fixent au point qu'il est très difficile,
sinon impossible, de les arracher de l'esprit. Et tant
qu'elles subsistent, elles hantent souvent l'imagination par
(\v^ visions étranges, qui rendent l'enfant poltron, quand
il esl seul, et qui ont pour résultat qu'il a peur de son
ombre et qu'il redoute l'obscurité pendant toute sa vie.
J'ai connu des hommes faits qui se plaignaient d'avoir été
■levés ainsi dans leur enfance. Pieu que leur raison eût
corrigé les fausses idées qu'ils s'étaient faites alors, bien
1. Il imporle extrêmement à un jeune homme que dès qu'il com-
mence à juger, il n'acquiesce qu'à ce qui est vrai, c'est-à-dire qu'à ce
qui est. Aussi loin do lui toutes 1rs histoires fabuleuses, tous ces contes
puérils de fées, de loup-garou, d'esprits follets, etc. <• (Dumarsais,
article Education d,in< Y Encyclopédie.]
2. Voyez sur la peur des ténèbres les excellentes observations de
Rou??eau dans le livre II de Y Emile. Rousseau demande pour la com-
battre << beaucoup de jeux de nuit ». Il ne croit pas, comme Locke,
quelle soit l'effet des contes de nourrices. Il estime qu'elle est natu-
relle, héréditaire, comme disait Darwin. Il l'explique par l'interruption
-.itions : ne voyant rien, n'entendant rien, nous sommes iuvin-
Iciblement disposés à peupler de lanternes ces ténèbres où nos sens ne
)euvent saisir aucun obiet réel.
218 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
qu'ils fussent convaincus qu'il n'y avait pas plus de raison
pour craindre les êtres invisibles pendant la nuit que pen-
dant le jour, ils avouaient néanmoins qu'à la moindre
occasion ces mêmes idées, toujours prêtes à se réveiller,
les rejetaient dans les préjugés de leur imagination et qu'ils
ne pouvaient s'en débarrasser qu'avec peine. Et pour vous
faire bien voir combien ces images sont tenaces et effrayantes
lorsqu'elles ont été imprimées dans l'esprit de l'enfant,
laissez-moi vous raconter ici une histoire extraordinaire,
mais vraie. Il y avait dans une ville de l'Ouest un homme
au cerveau dérangé, que les enfants avaient coutume de
taquiner, quand ils le rencontraient sur leur route. Un
jour, ce fou ayant aperçu dans la rue un des garçons qui
le persécutaient, entre dans la boutique d'un armurier
voisin, et, saisissant une épée, court sur l'enfant. Celui-ci
se voyant poursuivi par un homme armé, se sauve à toutes
jambes pour échapper au danger ; par bonheur, il trouve
assez de force et assez de talons pour atteindre la maison
de son père, avant que le fou ait pu le rejoindre. La porte
n'était fermée qu'au loquet; et lorsque l'enfant a le loquet
dans la main, il retourne la tête, pour voir à quelle dis-
tance se trouve son ennemi. Le fou était précisément sur
le seuil, l'épée à la main, prêt à frapper, et l'enfant n'a
que le temps d'entrer et de refermer la porte pour parer le
coup... Mais si son corps échappa au danger, il ne devait
pas en être de même de son esprit. L'image effrayante lui
fît une si profonde impression, qu'elle subsista plusieurs
années, sinon toute sa vie. En effet, racontant lui-même
cette histoire lorsqu'il était homme fait, il disait que, den
puis ce jour, il ne se souvenait pas d'être passé par cettd
porte, sans être tenté de regarder derrière lui, quelque
affaire qu'il eût en tête, ou tout au moins sans penser à cej
fou, avant d'entrer dans la maison.
Si les enfants étaient laissés à leurs propres inspirations,
ils ne seraient pas plus effrayés dans les ténèbres qu'ils m
DES ESPRITS 1.1 Dl S FANTOMES. 21«
le sont en plein jour1. La nuit et le jour seraient également
les bienvenus auprès d'eux, l'une pour dormir, l'autre
pour jouer. Ils n'apprendraient p;is par les discours des
autres à taire uni' différence entre le jour et la nuit, et à
croire que les heures de ténèbres présentent plus de dan-
gers, plus de choses effrayantes. Mais si quelqu'une des
personnes qui vivent auprès d'eux est assez sotte pour leur
faire peur, pour leur faire croire qu'il y a quelque diffé-
rence entre le fait d'être dans les ténèbres et le fait de
fermer les yeux, vous devez les débarrasser de ce préjugé
le plus tut que vous pourrez. Vous devez leur apprendre
que Dieu qui a fait toutes choses pour leur bien a fait la
nuit pour qu'ils puissent dormir plus tranquillement: et
qu'étant alors comme toujours sous sa protection, il n'y a
rien dans les ténèbres qui puisse leur faire du mai. Quant
à de plus amples explications sur la nature de Dieu et des
esprits bienfaisants, il faut les remettre à l'époque que nous
avons déjà indiquée ; et pour les esprits malins, ce sera
un bien que les enfants échappent à toute fausse imagina-
tion sur ce sujet, jusqu'à ce qu'ils aient l'esprit assez mûr
pour cette sorte de connaissance*.
139. Après que vous aurez établi les fondements de la
vertu sur une notion exacte de la divinité, telle que le
Credo nous l'enseigne, et aussi dans la mesure que com-
porte l'âge de l'enfant, sur l'habitude de la prière, ce qui doit
tous préoccuper, c'est de l'obliger rigoureusement à dire
la vérité, et par tous les moyens imaginables de l'encoura-
ger à la bonté. Faites-lui comprendre qu'on lui pardon-
nera plutôt vingt fautes qu'un mensonge qu'il aurait
1. Locke se trompe. Il croit que les suggestions extérieures sont la
seule cause de frayeur enfantine. Il oublie que l'enfant apporte avec
lui des tendances héréditaires.
.'. Il faut songer que Locke est du dix-septième siècle, c'est-à-dire
d'une époque où le< esprits les plus éclairés n'hésitaient pas à ad-
mettre l'existence des dénions. Voyez, par exemple, les dissertations de
Halebranche sur le-; sorciers dans la Recherche delà vérité.
22U QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
commis pour en déguiser une seule. Et d'autre part en
lui apprenant de bonne heure à aimer ses semblables, à
être bon pour eux, vous fondez en lui les vrais principes
de l'honnêteté : car les injuslices proviennent en général
de ce que nous nous aimons trop nous-mêmes et de ce que
nous n'aimons pas assez les autres hommes1.
C'est tout ce que j'avais à dire sur ce sujet : ces pré-
ceptes suffisent pour établir les premiers fondements de
la vertu chez l'enfant. Mais à mesure qu'il grandit, il
faut observer les tendances particulières de sa nature :
car si son tempérament l'incline plus qu'il ne conviendrait
dans un sens ou dans un autre, hors du droit chemin de
la vertu, vous devez intervenir et appliquer les remèdes
appropriés. Parmi les fils d'Adam, il y en a peu en
effet qui soient assez favorisés pour n'être pas nés
avec quelque tendance qui prédomine dans leur tem-
pérament, et c'est l'œuvre de l'éducation, soit de la détruire,
soit de la contrebalancer2.
Mais pour entrer dans les détails de ce sujet, il faudrait
sortir des limites que je me suis fixées dans cette brève
esquisse sur l'éducation. Mon dessein n'est pas de discou-
rir sur tous les vices, sur toutes les vertus, ni de dire
comment chaque vertu peut être acquise, chaque vice
guéri, par des moyens appropriés. J'ai voulu mentionner
seulement quelques-uns des défauts les plus ordinaires à
l'enfance et indiquer la méthode à suivre pour les corri-
ger3.
\. Vérité profonde. C'est l'amour des autres qui est le principe, non
seulement de la charité, mais aussi de la justice.
2. Locl<e, ici encore, est résolument en opposition avec la doctrine
sensualiste, qui n'admet pas de tendances innées ou héréditaires. Ce
n'est pas qu'il accepte le dogme du péché originel.
3. Locke n'a fait qu'effleurer la question de l'éducation morale. On
peut s'étonner à bon droit qu'il ait été si bref sur ce sujet, surtout
quand on compare à cette brièveté la longueur des développements
qu'il consacre plus loin à la politesse et aux bonnes manières.
SECTION XXII (140).
DE LA PRUDENCE OU SAGESSE.
140. J'appelle prudence, dans son sens populaire, la qua-
lité d'un homme qui dans le monde conduit ses affaires
avec habileté et prévoyance '. Elle est l'effet d'une consti-
tution heureuse, de l'application de l'esprit et surtout de
l'expérience; elle estdonc hors de la portée des enfants. A
ce point de vue, ce qu'on peut faire de mieux avec eux,
c'est de les empêcher autant que possible d'user de finesse-'.
La finesse, en effet, bien qu'elle singe la prudence, en
est aussi éloignée que possible ; comme le singe qui, mal-
gré sa ressemblance avec l'homme, privé de ce qui ferait de
lui réellement un homme, n'en est que plus laid. La
finesse n'est qu'une insuffisance d'intelligence : ne pouvant
1. La prudence ou sagesse (Wisdom) qui est la seconde qualité essen-
tielle de l'homme d'après Locke, consiste surtout dans le savoir-faire,
dans l'habileté pratique, et elle a pour source l'expérience. Il ne peut
donc être question chez l'entant que de préparer une qualité qui n'ap-
partient qu'à l'àgc mûr.
2. La iinesse est prise ici dans son mauvais sens ; c'est celle dont
La Bruyère a dit : « La finesse est l'occasion prochaine de la four-
berie ; de l'une à l'autre le pas est glissant » [Caractères, VIII). Féne-
lon distingue de même que Locke la finesse et la prudence. « Les
filles, dit-il, estiment la finesse ; et comment ne l'estimeraient-elles pas,
puisqu'elles ne connaissent pas de meilleure prudence? » (Éducation
do filles, th. ix.)
222 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
atteindre son but par le droit chemin, elle essaie d'y par-
venir par la ruse et par un détour ; et le malheur est que
ses artifices ne servent qu'une fois ; ils ne peuvent que
nuire si l'on y a recours de nouveau. On n'a jamais fait de
couverture si épaisse ou si fine qu'elle se couvre elle-
même. Personne n'est assez fin pour dissimuler qu'il l'est ;
et une fois qu'il est reconnu pour tel, chacun le fuit, cha-
cun se méfie de lui. Le monde entier se ligue avec em-
pressement pour le combattre et le déjouer; tandis que
l'homme franc, honnête et sage, ne rencontre que des gens
disposés à marcher avec lui, et va droit à son but. Habituer
un enfant à avoir sur ces choses des notions exactes, et à ne
pas se tenir pour satisfait tant qu'il ne les a pas ; élever
son esprit aux pensées grandes et nobles ; le mettre en
garde contre la fausseté et contre la finesse qui est toujours
mêlée de quelques grains de fausseté : telle est pour un
enfant la meilleure préparation à la prudence. Le reste,
qui s'apprend avec le temps, par l'expérience, par l'obser-
vation, par la fréquentation des hommes, par la connais-
sance de leurs tempéraments et de leurs desseins, il ne
faut pas l'attendre de l'ignorance et de l'étourderie des
cillants, ni de la chaleur irréfléchie et fougueuse des
jeunes gens. Tout ce qu'on peut faire avant la maturité, au
point de vue de cette vertu, c'est d'accoutumer les enfants
à être francs et sincères, à se soumettre à la raison, et,
autant que possible, à réfléchir sur leurs propres actions.
SECTION XXIII (141-140).
SUR LES BONNES MANIERES.
1 il. La qualité qui en troisième lieu convient à un gentle-
man, c'est la bonne éducation1. Il y a deux façons d'être
mal élevé : la première a pour effet une timidité sotte ; la
seconde se manifeste par le manque de tenue, par un dé-
faut choquant de respect à l'égard des autres. On évitera
ces deux défauts par la pratique rigoureuse de cette seule
règle : n'avoir mauvaise opinion ni de soi ni des autres.
142. La première partie de cette règle tend à nous
mettre en garde, non contre la modestie, mais contre
le défaut d'assurance. Sans doute nous ne devons pas
avoir de nous-mêmes une opinion si avantageuse que nous
soyons seulement occupés de notre propre mérite, et que
nous nous préférions aux autres à raison de la supériorité
que nous pouvons avoir sur eux. Recevons modestement
les hommages qu'on nous rend quand ils sont légitimes.
Mais il faut cependant nous estimer assez pour accomplir
sans trouble et sans embarras, quelle que soit l'assistance,
1. (l'est un véritable traité sur la politesse «jue Locke écrit ici, en
homme qui s'y connaissait, et avec une finesse digne d'un La Bruyère.
On verra qu'il y oublie parfois les entants et parle pour les hommes
faits. .Notons que Locke revient pour la troisième lois sur ce sujet.
824 QUELQUES l'ENSÊES SUR L'ÉDtXATlO.V
les actions qui nous incombent et qu'on attend de nous,
sans oublier d'ailleurs de témoigner aux personnes le
respect et les égards auxquels leur donnent droit leur
ang et leur qualité. 11 n'est pas rare que les gens du
euple et surtout les enfants quand ils se trouvent devant
des étrangers ou devant des supérieurs, soient pris d'un
accès de timidité rustique. Le désordre paraît dans leurs
pensées, dans leurs paroles, dans leurs regards ; ils perdent
à ce point la tête, dans leur confusion, qu'ils ne sont plus
en état de faire quoi que ce soit, ou du moins de le faire
avec celte liberté et cette grâce qui plaît et qui rend les
gens agréables. Pour remédier à ce défaut, comme à tout
autre, il n'y a qu'un moyen, c'est d'établir par l'usage l'ha-
bitude contraire. Mais comme il est impossible de prendre
l'habitude de converser avec des étrangers et des personnes
de qualité, si l'on ne fréquente pas la société, rien ne peut
guérir de ce défaut d'éducation, sinon de changer souvent
de compagnie et de rechercher la sociélé des personnes
qui sont au-dessus de nous.
145. Si le défaut précédent provient de ce que nous nous
mettons trop en peine de la conduite que nous devons
tenir avec les autres hommes, l'autre façon d'être mal élevé
consiste au contraire en de que nous ne paraissons pas
nous soucier assez de plaire ou de témoigner du respect
aux personnes avec qui nous avons affaire. Pour éviter ce
second défaut, deux choses sont nécessaires : d'abord que
nous soyons disposés à ne jamais offenser les autres, en-
1. Locke qui connaissait les moralistes français, qui a traduit eu
partie les Essais de Nicole, s'est évidemment inspiré de La Bruyère.
« L'on pi ut définir l'esprit de politesse, dit l'auteur des Caractères :
L'on ne ptUt en lixer la pratique; elle suit l'usage et les coutumes re-
çues; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est
point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions :
l'esprit tout seul ne la l'ait pas deviner; il fait qu'on la suit par imi-
tation et que l'on s'y perfectionne... L'esprit de politesse est une cer-
taine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les
autres soient contents de nous et d'eux-mêmes » (en. v, De la sociélé
et <lc la i onversai ■ ■
S! R LES P.iiNNES MANIÈRES. 225
suite, que nous sachions trouver le moyen le plus agréable,
le plus expressif, de manifester cette disposition. La pre-
mière de ces qualités fait les hommes civils ; la seconde,
les hommes polis. La politesse est cette grâce, cette con-
venance dans le regard, danslavoix, dans les paroles, dans
les mouvements, dans les gestes, dans toute l'attitude, qui
fait qu'on réussit dans le monde, et qui met à l'aise, en
même temps qu'elle charme, les personnes avec qui nous
conversons. C'est, pour ainsi dire, le langage par lequel on
exprime les sentiments de civilité qu'on a dans le cœur, et
qui, comme tous les autres langages, soumis qu'il est à
la mode et aux usages de chaque pays, ne peut être appris,
soit dans ses règles, soit dans sa pratique, que par l'ob-
servation et l'imitation de ceux qui passent pour être tout
à fait bien élevés. L'autre qualité, qui ne consiste pas seule-
ment en manifestations extérieures, c'est cette bienveillance
générale, cette attention témoignée à tout le monde, qui
fait que dans sa conduite on évite de paraître dédaigneux,
négligent ou indifférent pour autrui, et qu'au contraire on
accorde à chaque personne, selon les usages et la coutume
des différents pays, le respect et la considération que lui
valent sa condition et son rang. C'est une disposition de
l'esprit qui se traduit dans les actes, toutes les fois qu'on
évite dans la conversation démettre mal à l'aise son inter-
locuteur.
Je distinguerai quatre défauts, qui sont le plus directe-
ment contraires à la politesse, c'est-à-dire à la première et
à la plus engageante de toutes les vertus sociales1. C'est
de l'un ou l'autre de ces quatre défauts que dérive d'or-
dinaire l'incivilité. Je les exposerai ici, afin que les en-
fants soient ou préservés ou tout au moins affranchis de
leur fâcheuse influence.
1. Kxagération manifeste. Locke attribue' à la politesse une importance
telle que la justice et la chariti':, les deux grandes vertus sociales, ne
viendraient qu'après elle, en second rang.
15
226 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
1° Lepremier, c'est cette rudesse1 naturelle, qui fait que
l'on manque de complaisance pour les autres hommes,
qu'on n'a aucun égard pour leurs inclinations, leur tempé-
rament, ou leur condition. C'est sûrement le fait d'un
rustre de ne pas considérer ce qui plaît ou déplaît aux
personnes qu'il fréquente ; et cependant il n'est pas
rare de rencontrer des hommes du monde, vêtus à la der-
nière mode, qui ne se gênent pas pour donner librement
cours à leur humeur, et pour heurter 2, pour contrecarrer
les sentiments de tous ceux qu'ils accostent, sans s'inquiéter
de savoir comment ils le prendront". C'est là une brutalité
qui choque, qui irrite tout le monde, et dont personne ne
saurait s'accommoder : aussi ne peut-on la tolérer chez
quiconque veut passer pour avoir la plus légère teinture de
politesse. Le but en effet, la fin de la politesse est de corriger
cette raideur naturelle1, et d'adoucir assez le caractère des
hommes pour qu'ils puissent se prêter avec quelque com-
plaisance au caractère de ceux avec qui ils ont affaire.
2° Un second défaut, c'est le mépris, le manque de res-
pect qui se trahit dans les regards, les discours, ou les
gestes, et qui, de quelque part qu'il vienne, est toujours
désagréable. Il n'est en effet personne qui puisse suppor-
ter avec plaisir l'expression du mépris.
1. Coste traduit étrangement par férocité le mot anglais roughness.
Il est vrai que Rollin parle, dans le même sens, d'une « conduite féroce
et rustique ».
2. Conférez La Bruyère : « Parler et offenser pour de certaines per-
sonnes est précisément la même chose. Ils ne se contentent pas de ré-
pliquer avec aigreur; ils attaquent souvent avec insolence; ils frappent
sur tout ce qui se trouve sous la langue, etc. » (Caractères, V.)
5. Le défaut que Locke constatait de son temps est encore plus fré-
quent aujourd'hui, à une époque où la diversité des opinions s'est
sensiblement accrue. C'est le cas de répéter ce que Montaigne disait
déjà, à propos de la contradiction : « Nous n'y tendons pas seulement
les bras, nous y tendons les griffes. » Il serait bon cependant de se
rappeler que le respect des opinions d'autrui est une des conditions
essentielles de l'exercice de la liberté de conscience, el que la politesse
en ce sens est une des formes de la tolérance et de la charité.
4. Coste traduit encore par férocité le mot anglais stiffncss.
BDR LES BONNES MANIÈRES. 227
3° L'esprit critique. la disposition à trouver en faute les
autres personnes voilà encore un travers entièrement con-
traire à la politesse. Les hommes, qu'ils soient ou non
coupables, n'aiment pas à voir leurs fautes divulguées
et exposées au grand jour, en pleine lumière, devant eux
et devant d'autres personnes. Les défauts qu'on reproche
à quelqu'un lui causent toujours quelque honte, et un
homme ne saurait supporter sans déplaisir que l'on
divulgue un défaut qu'il a, ni même qu'on lui impute un
défaut qu'il n'a pas. La raillerie n'est qu'un moyen raffiné
de faire ressortir les défauts d'autrui. Mais comme elle
se présente généralement sous des formes spirituelles et
dans un langage élégant, comme elle divertit la compagnie,
on se laisse aller à l'erreur de croire que, maintenue dans
certaines limites, elle n'a rien d'incivil. Aussi cette forme
de plaisanterie est-elle fréquemment introduite dans la
conversation des personnes les plus distinguées ; les rail-
leurs sont écoutés avec faveur ; ils sont généralement
encouragés par les éclats de rire de ceux de leurs audi-
teurs qui se rangent de leur côté. Ils devraient cependant
considérer que s'ils amusent le reste de la compagnie,
c'est aux dépens de la personne qu'ils représentent sous
des couleurs burlesques, et que cette personne par consé-
quent n'est pas à son aise pendant qu'ils parlent, à moins
que le sujet pour lequel on la raille ne soit précisément
une chose dont elle peut tirer vanité : car dans ce cas les
images plaisantes, et les traits qu'emploie le railleur, n'étant
pas moins flatteurs que divertissants, la personne raillée
y trouve son compte et prend sa part du divertissement
des autres. Mais comme tout le monde n'a pas le talent de
manier avec prudence un art aussi délicat, aussi difficile
que la plaisanterie, et que le plus léger écart peut tout
gâter, j'estime que ceux qui veulent éviter de blesser autrui,
et particulièrement les jeunes gens, doivent s'abstenir
avec soin de toute raillerie, puisque la moindre méprise,
la moindre déviation dans la plaisanterie, peut laisser dans
228 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
l'esprit de ceux qu'elle a contrariés le souvenir ineffa-
çable d'avoir été insultés d'une façon piquante, bien que
spirituelle, pour quelqu'un de leurs défauts1.
Outre la raillerie, il y a une autre forme de critique où
la mauvaise éducation se manifeste souvent, c'est la con-
tradiction. Sans doute la complaisance n'exige pas que
nous admettions toujours les raisonnements ou les récits
qui sont débités devant nous, non ; ni que nous laissions
passer sans rien dire tout ce qui arrive à nos oreilles.
Contredire les opinions, rectifier les erreurs d'autrui, c'est
au contraire ce que la vérité et la charité demandent parfois,
et la politesse ne s'y oppose pas, si on le fait avec pré-
caution et en tenant compte des circonstances. Mais il y a
des gens, comme chacun sait, qui sont pour ainsi dire pos-
sédés par l'esprit de contradiction et qui se mettent perpé-
tuellement en opposition avec les opinions d'une des per-
sonnes ou même de toutes les personnes qu'ils fréquentent,
sans s'inquiéter si ces opinions sont bonnes ou mau-
vaises2. C'est là une forme de critique si visiblement inju-
rieuse qu'il n'y a personne qui n'en soit choqué. 11 est si
naturel d'attribuer la contradiction à l'esprit de critique,
et il est si difficile de l'accepter sans en être humilié que,
s'il nous arrive de contredire, nous devons le faire le
plus doucemement possible, avec les termes les plus polis
que nous pourrons trouver, de façon enfin à témoigner par
toute notre attitude que nous ne mettons dans notre con-
tradiction aucune passion. Accompagnons notre opposition
de toutes les marques de respect et de bienveillance, afin
1. « Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce
et la plus permise qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit ». (La
Bruyère, V.)
2. a Le silence et la modestie son! qualitez très commodes à la conver-
sation. On dressera l'enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suf-
fisance, quand il l'aura acquise; à ne se formalizer point des sottises
et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importu-
nité de chocquer tout ce qui n'est pas de notre appétit, etc.». (Mon-
taigne, I, xxv.)
SUR LES BONNES MANIERES. 229
que tout en faisant triompher notre opinion, nous ne per-
dions pas l'estime de ceux qui nous écoutent.
4° L'humeur querelleuse est encore un défaut contraire
à la politesse, non seulement parce qu'elle nous entraine
dans nos paroles et dans notre conduite à des inconve-
nances et à des grossièretés, mais aussi parce qu'elle
semhle indiquer que nous avons à nous plaindre de
quelque faute de la part de ceux qui sont l'objet de notre
colère. Or il n'est personne qui supporte sans déplaisir le
moindre soupçon, la plus légère insinuation sur ce point.
De plus il suffit d'une personne querelleuse pour troubler
toute la compagnie, et pour y détruire toute harmonie.
Comme le bonheur, qui est le but constant des hommes,
consiste dans le plaisir, il est facile de comprendre pour-
quoi les hommes polis sont mieux accueillis dans le monde
que les hommes utiles. L'habileté, la sincérité, les bonnes
intentions d'un homme de poids et de mérite sont rare-
ment une compensation à l'ennui qu'il cause par ses repré-
sentations graves et solides. Le pouvoir, la richesse, la
vertu elle-même, on ne les apprécie que comme des
instruments de bonheur. Aussi c'est mal se recommander
à une personne que de prétendre travailler à son bonheur,
en lui causant de l'ennui pour les services qu'on lui rend.
Celui qui sait être agréable aux personnes qu'il fréquente,
sans s'abaisser à des flatteries humbles et serviles, a trouvé
le secret de l'art de vivre dans le monde, de se faire par-
tout apprécier, d'être partout le bienvenu. C'est pourquoi il
faudrait avant toute chose habituer à la politesse les enfants
et les jeunes gens.
iii. Il y a une autre manière de manquer de politesse,
c'est d'être trop cérémonieux , c'est de s'opiniâtrer à
imposer à certaines personnes des hommages qui ne leur
sont pas dus et qu'elles ne peuvent accepter sans folie et
sans se couvrir de honte1. 11 semble en effet qu'en cela on
1. Conférez Montaigne, Essais, I, xin, « J'ai ven souvent des hommes
incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie.
230 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
ait plutôt en Vue de compromettre les gens que de les obli-
ger, qu'on veuille tout au moins leur disputer le droit de
parler en maîtres1 ; en tout cas il n'est rien qui soit plus
importun et par conséquent plus contraire à la bonne
éducation, puisqu'elle n'a d'autre but ni d'autre fin que de
mettre à l'aise les personnes avec qui nous causons et de
leur plaire. Sans doute les jeunes gens sont rarement
enclins à ce défaut; mais s'ils s'en rendent coupables, ou
s'ils paraissaient avoir quelque disposition à le faire, il faut
les avertir et les mettre en garde contre cette civilité mal
entendue. Ce qu'ils doivent se proposer et avoir en vue
dans la conversation, c'est de faire paraître du respect, de
l'estime, de la bienveillance pour les personnes, en
accordant à chacun les égards et les prévenances qu'exigent
les règles ordinaires de la civilité. Réussir à cela en échap-
pant à toute apparence de flatterie, d'hypocrisie ou
d'humilité, c'est un grand art, que la raison, le bon sens
et la fréquentation de la bonne société peuvent seuls ensei-
gner ; mais en même temps, c'est une qualité si précieuse
dans la vie pratique, qu'il vaut la peine de s'y exercer.
145. Bien que l'art de se conformer aux règles dans
cette partie de notre conduite porte le nom de bonne
éducation, — d'où l'on pourrait conclure qu'elle est spé-
cialement l'effet de l'éducation, — il ne faut pas, comme
je l'ai déjà dit, que l'on tourmente trop les enfants sur
cet article: j'entends quand il s'agit d'ôter son chapeau et
de faire la révérence selon les règles2. Apprenez-leur si
1. La pensée de Locke est assez subtile : il veut dire qu'en imposant
par force aux gens des politesses dont ils ne veulent pas, on a l'air
de déclarer qu'on leur est supérieur, qu'on sait mieux qu'eux ce qui
leur convient.
2. Conférez un passage presque identique de Rollin. '« Il ne faut pas
tourmenter les enfants, ni les chagriner pour des fautes qui leur
échappent en cette matière. Un abord peu gracieux, une révérence mal
faite, un chapeau ôté de mauvaise grâce : tout cela ne mérite pas
qu'on les gronde... L'usage du monde aura bientôt corrigé ces dé-
fauts, etc. » {Traité..., IV, p. 587.)
SUR LES BONNES MANIÈRES. 231
vous pouvez, à être modérés, à avoir bon caractère, et ils
De manqueront pas à ces devoirs : la civilité ne consistant
à vrai dire qu'à éviter dans la conversation de paraître
dédaigneux ou indifférent pour les autres personnes. Nous
avons déjà fait connaître les formes les plus accréditées
de la politesse. Mais ces formes sont aussi particulières,
aussi changeantes, selon les différents pays, que les
langues qu'on y parle. C'est pourquoi, à bien prendre
les choses, il est aussi inutile, aussi inopportun de donner
des règles et de faire des discours aux enfants sur ce sujet,
qu'il le serait de faire apprendre par-ci, par-là, une ou
deux règles de grammaire espagnole à quelqu'un qui n'est
destiné à fréquenter que des Anglais1. Vous aurez beau
discourir avec votre fils sur les obligations de la politesse :
telle sera la compagnie qu'il fréquentera, telles seront ses
manières. Prenez un paysan de votre voisinage, qui n'est
jamais sorti de sa paroisse ; faites-lui toutes les lectures
qu'il vous plaira : vous aurez aussitôt fait de lui apprendre
le langage que les manières de la cour. Je veux dire que
pour les unes comme pour l'autre, il n'aura jamais plus de
politesse que n'en ont ceux avec qui il a coutume de
vivre. Il n'y a donc pas à se préoccuper autrement de
l'éducation de la politesse chez l'enfant, jusqu'au jour où
il est d'âge à avoir auprès de lui un précepteur, qui de
toute nécessité doit être un homme bien élevé. Et pour
dire toute ma pensée, si les enfants ne font rien qui
décèle de^l'entêtement, de l'orgueil, et une mauvaise nature,
il importe peu qu'ils sachent ôter leur chapeau et faire
la révérence. Si vous avez réussi à leur inspirer l'amour et
le respect d'autrui, ils sauront bien, dans la mesure où
leur âge l'exige, trouver pour manifester ces sentiments
des procédés d'expression dont tout le monde se conten-
1. Peut-être Locke aurait-il dû lui-même tirer profit de ces excel-
lentes réflexions sur l'inutilité des leçons et des discours en matière de
politesse, et considérer qu'il avait tort de disserter si longuement sur
ce sujet.
232 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
tera et qui seront d'accord avec la mode régnante.
Quant aux mouvements et à l'attitude du corps, le maître
à danser, comme nous l'avons dit1, leur apprendra, le
moment venu, ce qui sied le mieux à cet égard. En atten-
dant, et tant qu'ils sont tout petits, personne ne leur
demandera d'être fort exacts sur le chapitre des céré-
monies. La négligence est permise à cet âge; elle sied aux
enfants, autant que les façons complimenteuses aux
grandes personnes. Si quelques esprits pointilleux consi-
dèrent cette négligence comme une faute, c'est du moins,
J'en suis assuré, une faute qu'il faut pardonner, et qu'on
doit laisser au temps, au précepteur et à la vie sociale, le
soin de corriger. Je ne crois donc pas que vous deviez
(comme il arrive trop souvent) molester ou gronder votre
fils sur ce point. C'est seulement dans le cas où il laisse-
rait voir dans sa conduite de l'orgueil et une mauvaise
nature, qu'il conviendrait de lui faire comprendre sa faute
et de le forcer à en rougir.
Bien qu'il ne faille pas trop tracasser les enfants, tant
qu'ils sont petits, à propos des règles et des cérémonies de
la politesse, il y a lieu cependant de les surveiller pour une
sorte d'incivilité qu'ils sont très enclins à se permettre,
si on ne les corrige pas de bonne heure : c'est la disposi-
tion à interrompre les gens, quand ils parlent, et à les
arrêter dans leurs discours par une contradiction. C'est
peut-être l'habitude de discuter, avec la réputation d'esprit
et de savoir qui s'y attache, (comme si l'art de la discussion
était le seul moyen qu'on eût de prouver son habileté), qui
rend les jeunes gens si disposés à épier l'occasion de
reprendre ce qui se dit en leur présence, et à faire montre
à tout propos de leur talent. Quoi qu'il en soit, c'est
surtout chez les hommes d'école que se rencontre ce
défaut. Or il n'y a rien de plus grossier que d'interrompre
dans son discours un homme qui parle. Et sans compter
1. Voyez plus haut, § 67.
SUR LES BONNES MANIKKES. 233
que c'est une impertinente folie de prétendre répondre à
quelqu'un avant de savoir ce qu'il veut dire, c'est lais-
ser clairement entendre que nous sommes fatigués de
l'écouter, que nous faisons peu de cas de ce qu'il dit, et
que, le jugeant incapable d'intéresser la société, nous
demandons audience pour nos propres discours, seuls
dignes qu'on les écoute. Rien ne saurait témoigner plus
hautement de notre manque de respect, et il est impos-
sible qu'on n'en soit pas choqué; et, cependant, c'est bien
là presque toujours le sens de toute interruption. Si,
comme il arrive, on ne se contente pas d'interrompre,
si l'on prend la parole pour relever quelque erreur ou
pour contredire ce qui a été dit, c'est afficher plus ouver-
tement encore son orgueil et sa suffisance, puisque dans
ce cas nous nous érigeons nous-mêmes en docteurs, et
prenons sur nous soit de redresser notre interlocuteur
dans son récit, soit de montrer les inexactitudes de son
jugement.
Ce n'est pas que je veuille dire que la diversité des opinions
doit être bannie delà conversation, ni la contradiction des
discours des hommes. Ce serait se priver du plus grand
avantage de la société ; ce serait renoncer aux progrès que
l'on fait dans la compagnie des hommes éclairés, alors
que la lumière jaillit du choc des opinions, et que des es-
prits distingués font ressortir tour à tourles divers côtés
des choses. Les différents aspects delà question, les proba-
bilités qu'elle comporte, tout cela serait perdu pour nous,
si chaque interlocuteur était obligé de souscrire à la
première opinion qui a été exprimée. Ce que je con-
damne, ce n'est pas que l'on contredise les sentiments
d'autrui, c'est la façon dont on les contredit. Que les
jeunes gens s'habituent donc à ne pas jeter leur propre
opinion à la traverse des opinions des autres, jusqu'à ce
qu'on les ait priés de donner leur avis, ou que les inter-
locuteurs, ayant achevé de parler, gardent le silence ;
et encore qu'ils n'interviennent que par des questions,
234 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
pour s'instruire eux-mêmes, sans prétendre instruire les
autres. Il faut éviter les affirmations dogmatiques et les
allures magistrales l. C'est seulement quand une pause, sur-
venue dans la conversation générale, leur en offre l'occa-
sion, qu'ils peuvent modestement poser leurs questions en
hommes qui veulent s'éclairer.
Cette modestie décente ne fera pas tort à leurs talents
et n'affaiblira pas la portée de leurs raisons. Au contraire
elle leur garantit l'attention la plus bienveillante ; elle
donne à leur discours tous ses avantages. Même avec de
mauvais arguments, avec des observations triviales, "s'ils
les présentent sous cette forme modeste, après quelques
mots de préambule pour témoigner qu'ils respectent l'opi-
nion des autres, ils se feront plus d'honneur que par les traits
de l'esprit le plus vif, de la science la plus profonde, s'ils y
mêlaient des manières rudes, insolentes, bruyantes, qui ne
manquent jamais de choquer les auditeurs et qui laissent
une mauvaise opinion de l'homme, alors même qu'il aurait
raison dans son argumentation.
Il faut donc surveiller avec soin chez les enfants la dis-
position à interrompre, la combattre dès le début, et les
soumettre à l'habitude contraire dans toutes leurs con-
versations. Cela est d'autant plus nécessaire que l'impa-
tience de prendre la parole, la manie d'interrompre dans
les discussions, et le goût des querelles bruyantes ne sont
que des défauts trop fréquents chez les grandes personnes,
même dans la meilleure société. Les Indiens, que nous trai-
1. On me faict haïr les choses vraysemblables, quand on me les
plante pour infaillibles ; j'ayme cesjnots qui amollissent et modèrent
la témérité de nos propositions : « A l'adventure, Aulcunement, Quel-
que, Ou dict, Je pense», et semblables; et si j'eusse eu à dresser des
enfants, je leur eusse tant mis à la bouche cette façon de respondre,
enquestante, non resolutifve : « Je ne l'entends pas, Il pourroit estre,
Est-il vray? » qu'ils eussent plutôt gardé la forme d'apprentis à
soixante ans que de représenter des docteurs à dix ans, comme ils
font. Qui veult guarir de l'ignorance, il fault la confesser. » (Mon-
taigne, III, XI.)
SIR LES IIONNES MANIÈRES. 235
tons de barbares, observent plus de convenance et de poli-
tessedans leara discours et dans leurs entretiens -.ils écou-
tent celui qui parle, avec attention, et sans rien dire,
jusqu'à ce qu'il ait fini de parler, et alors seulement ils
répondent avec calme, sans fracas et sans passion. Et s'il
n'en est pas ainsi dans cette partie civilisée du monde, la
faute en es! à l'éducation qui n'a pas encore réformé chez
nous ce vieux reste de barbarie. N'est-ce pas, dites-moi,
un spectacle bien plaisant que celui-ci? Deux dames de qua-
lité, qui d'abord étaient assises aux deux extrémités d'un sa-
lon, où une nombreuse compagnie fait cercle, entrent en dis-
cussion, et s'emportent au point que, dans la chaleur de la
dispute, elles avancent peu à peu leurs sièges l'une vers l'au-
tre, finissent par se trouver côte à côte au beau milieu de la
pièce, et là, pendant un bon moment, continuent leur discus-
sion, avec autant de furie que feraient deux coqs dans un cir-
que, sans se préoccuper le moins du monde du reste de la
société qui ne peut s'empêcher de sourire. Je tiens ce récit
d'une personne de qualité qui avait assisté à ce singulier
duel, et qui ne manqua pas de me faire remarquer toutes les
inconvenances auxquelles peut entraîner la chaleur de la
dispute. Puisquela coutume en fournit tant d'exemples, c'est
une raison pour que l'éducation y mette ordre. Il n'y a per-
sonne qui ne blâme ces travers chez les autres, bien qu'il
ne les reconnaisse pas chez lui-même ; même ceux qui les
ont reconnus, et qui voudraient s'en corriger, ne peuvent se
débarrasser d'une fâcheuse disposition que la négligence
de l'éducation a laissé se transformer en habitude.
146. Ce que nous venons de dire sur la société pourrait
peut-être, si l'on y réfléchissait bien, nous ouvrir de«
vues plus larges et nous montrer combien l'influence du
milieu ou l'on vit s'étend plus loin. Ce ne sont pas seule-
ment des manières polies que l'on prend dans la société des
hommes ; son influence ne s'étend pas qu'aux dehors et va
plus loin. Peut-être à bien considérer les mœurs et les reli-
gions de ce monde, reconnaîtrions-nous que la plus grande
236 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
partie des hommes tiennent ces opinions et ces rites, pour
lesquels ils sont prêts â donner leur vie, plutôt de la cou-
tume de leur pays, de la pratique constante de leurs conci-
toyens, que d'une conviction raisonnée. Je ne fais cette re-
marque que pour vous laisser voir quelle est pour votre
fils, dans toutes les parties de sa vie, l'importance de la
société qu'il fréquente, et par suite combien il faut être cir-
conspect et prudent sur ce chapitre. La société agit sur lui
avec bien plus de force que tout ce que vous pourrez faire
d'ailleurs.
SECTION XXIV (147-195
DE L'INSTRUCTION.
147. Vous vous étonnerez peut-être que je parle de
l'instruction en dernier lieu, surtout si j'ajoute qu'elle
est à mes yeux la moindre partie de l'éducation1. Cette
assertion pourra paraître étrange dans la bouche d'un
homme d'études ; et le paradoxe semblera d'autant plus
hardi que l'instruction est ordinairement la principale
affaire, sinon la seule, dont on prenne souci en élevant
des enfants. Quand on parle d'éducation, l'instruction est
presque la seule chose qu'on ait en vue. Quand je consi-
dère quelle peine on se donne pour apprendre un peu de
latin et de grec, combien d'années on emploie à ce tra-
vail, que de bruit on fait et quel mal on se donne pour un
résultat nul, je ne puis m'empêcher de penser que les
parents vivent encore eux-mêmes dans la crainte du maître
d'école et de ses verges, et que le fouet reste à leurs yeux le
seul instrument d'une éducation dont le seul but serait
1. Il n'est pas contestable que l'éducation, c'est-à-dire le développe-
ni'iit des honnos habitudes, la culture des sentiments nobles, la forma-
tion d'un caractère vertueux, 'est chose plus importante que l'instruction
proprement dite, c'est-à-dire la simple culture intellectuelle. Mais il
semble cependant que Locke, préoccupé des mauvaises méthodes d'in-
struction en honneur parmi ses contemporains, n'ait pas assez vu les
avantages de l'instruction. L'éducation est sans doute la fin, et l'in-
struction n'est qu'un moyen, mais c'est un moyen essentiel.
238 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
l'acquisition d'une ou deux langues l. Comment s'expliquer
autrement qu'ils mettent leurs enfants à la chaîne
comme des galériens, pendant sept, huit ou dix des plus
belles années de leur vie, pour apprendre une ou deux
langues, qu'ils pourraient acquérir, je crois, à bien meilleur
marché, avec bien moins d'efforts et de temps, et presque
en badinant 2 ?
Pardonnez-moi donc sfje dis que la patience m'échappe,
quand je vois un jeune gentleman enrôlé dans un troupeau
où on le mène à la baguette, comme s'il devait faire toutes ses
classes à coups de fouet, ad capiendum ingenii cidtum 5. —
Mais quoi, dira-t-on, voulez-vous donc qu'il ne sache ni lire ni
écrire? Faut-il qu'il soit plus ignorant que le clerc de notre
paroisse, qui prend Hopkins et Sternhold'pour les plus grands
poètes du monde, et qui cependant les rend encore plus mau-
vais qu'ils ne sont par sa détestable façon de les lire? — N'al-
lez pas, n'allez pas si vite, je vous prie. La lecture, l'écriture,
l'instruction, je crois tout cela nécessaire, mais je ne pense
pas que ce soit la principale affaire de l'éducation. J'imagine
que vous prendriez pour un fou celui qui n'estimerait pas
infiniment plus un homme vertueux et sage que le plus
accompli des scholars3. Ce n'est pas qu'à mon sens l'in-
struction ne soit d'un grand secours aux esprits bien dispo-
sés, pour les rendre sages et vertueux; mais, selon moi, il
faut reconnaître aussi que, chez les esprits dont les dispo-
1. On remarquera que toute l'argumentation de Locke porte contre
une certaine manière, bonne ou mauvaise, d'entendre l'instruction, et
non contre l'instruction elle-même.
2. Conférez Montaigne (I. XXV) : « C'est un bel et grand adgencement
sansdoubte que le grec et latin, mais on l'acheté trop cher. Jediray icy
une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume... » El Mon-
taigne raconte comment son père lui fît apprendre le latin en plaçant
auprès de lui des domestiques qui ne lui parlaient que latin.
5. « .. Pour assurer la culture de l'esprit. »
4. Poètes anglais à peu près inconnus.
5. Le mot anglais acholar commence à devenir français, et désigne
très expressivement un homme d'école, un pédant.
DE L'INSTRUCTION. 259
sitions sont moins bonnes, elle ne sert qu'à les rendre
plus sots ou plus méchants ». Je dis ceci afin que le jour
venu où, préoccupé de l'éducation de votre enfant, vous
chercherez un maître d'école ou un précepteur, vous ne lui
demandiez pas seulement, comme c'est l'usage, de savoir le
latin et la logique i. L'instruction est nécessaire, mais elle
ne doit être placée qu'au second rang, comme un moyen
d'acquérir de plus grandes qualités. Cherchez donc quel-
qu'un qui sache discrètement former les mœurs de son
élève ; mettez enfin votre enfant en telles mains que vous
puissiez, dans la mesure du possible, garantir son inno-
cence, développer et nourrir ses bonnes inclinations, cor-
riger doucement et guérir les mauvaises, et lui faire prendre
de bonnes habitudes. C'est là le point important. Une fois
qu'on y a pourvu, l'instruction peut être acquise par-dessus
le marché, et, selon moi, dans des conditions aisées, par des
méthodes qu'il est facile d'imaginer.
LA LECTURE.
148. Lorsque l'enfant sait parler, c'est le moment de
commencer à lui apprendre à lire7'. Mais sur ce point,
laissez-moi répéter ici ce qu'on est très disposé à oublier :
\. Quoiqu'il faille savoir gré à Locke d'avoir repris eu Angleterre
au dix-septième siècle la guerre que Montaigne avait déjà faite au sei-
zième contre le pédantisme et les pédants, « dont la teste est plustost
bien pleine que bien i'aicte », nous ferons observer qu'il méconnaît à
tort l'efficacité morale de l'instruction ; elle ne moraliserait d'après
lui que les esprits naturellement Lien disposés, comme la géométrie,
a-t-on dit, ne redresse que les esprits droits. Je crois au contraire que
Bnstruction aux mains d'un maître habile est une arme puissante
conin- les mauvais instincts.
'J. Le latin et la logique étaient alors l'alpha et l'oméga de la science ;
cepiiidaiit c'est surtout le moyen âge qui avait cultivé la logique, c'est
la Renaissance qui avait mis en honneur l'étude du latin.
5. Grave question : à quel moment convient-il de commencer l'étude
d>' la lecture?
240 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
il faut bien prendre garde que la lecture ne devienne un tra-
vail pour lui et que l'enfant ne la considère comme une
tâche. Nous aimons naturellement la liberté, comme je l'ai
dit, et cela dès le berceau. Il y a quantité de choses qui ne
nous inspirent de l'aversion que parce qu'elles nous ont été
imposées. J'ai toujours pensé que l'étude pouvait devenir un
jeu, une récréation pour les enfants, et qu'il y avait moyen
de leur inspirer le désir d'apprendre, si on leur présentait
l'instruction comme une chose honorable, agréable, récréa-
tive, ou comme une récompense qu'ils méritent pour avoir
fait autre chose, si enfin on avait soin de ne jamais les gron-
der ou les corriger pour s'être négligés sur ce point. Ce qui
me confirme dans cette opinion, c'est que, chez les Portugais,
apprendre à lire et à écrire est à tel point une mode, un^
objet d'émulation pour les enfants, qu'on ne peut les empê-
cher d'y travailler. On les voit s'apprendre à lire les uns aux
autres, et y mettre autant d'ardeur que si cela leur était dé-
fendu. Je me rappelle qu'un jour, me trouvant dans la maison
d'un de mes amis, dont le plus jeune fils, un enfant encore
en robe, répugnait à prendre sa leçon (c'est sa mère qui lui
montrait à lire), je m'avisais de chercher s'il n'y aurait
pas moyen de lui présenter la lecture autrement que comme
un devoir. A cet effet, après nous être concertés, dans une
conversation tenue à ses oreilles, mais sans avoir l'air de
nous occuper de lui, nous déclarâmes que c'était le privi-
lège et l'avantage des fils aînés d'aller à l'école; que l'étude
faisait d'eux des hommes accomplis et que tout le monde
aimait; que pour les cadets c'était par faveur qu'on les
autorisait à s'instruire ; que leur apprendre à lire et à
écrire, c'était leur accorder plus qu'il ne leur était dû ;
qu'ils pouvaient, s'ils le voulaient, rester ignorants comme
des paysans et des rustres l. Cela fit une telle impression
sur l'enfant que dès lors il désira s'instruire ; il allait de
1. N'est-il pas à craindre que beaucoup d'enfants à qui l'on tiendrait
ce langage ne nous prissent au mot?
LA LECTIMK '-".I
lui-môme trouver sa mère pour apprendre, et ne laissait
pas sa bonne tranquille qu'elle no lui eût fait répéter sa le-
çon. Je ne doute pas qu'on ne puisse employer avec d'autres
enfants des inoyons analogues, et, une fois leur caractère
connu, insinuer dans leur esprit certaines idées qui les dis-
posent à désirer d'eux-mêmes l'étude, à la rechercher
comme une sorte de jeu ou de récréation. Mais alors, comme
je l'ai déjà dit, il ne faut jamais leur imposer l'étude comme
une tâche, ni en faire un trouble-fête. On peut employer
des dés ou autres jouets, sur lesquels seront gravées les let-
tres, pour apprendre l'alphabet aux enfants tout en jouant ;
et trente autres méthodes peuvent être imaginées, qui, ap-
propriées au caractère particulier des enfants, font de cette
étude un jeu pour eux1.
1 19. C'est ainsi qu'on peut, sans qu'ils s'en doutent, faire
connaître les lettres aux enfants, leur apprendre à lire sans
qu'ils y voient autre chose qu'uirjeïïpet _jês divertir par
une étude pouf laquelle les autres enfants de leur âge sont
fouettés. 11 ne faut rien imposer aux enfants qui ressemble
à un travail ou à une chose sérieuse : ni leur esprit, ni
leur corps, ne sauraient s'en accommoder. Leur santé s'en
trouve mal, et d'autre part, c'est parce qu'on les a forcés,
parce qu'on les a assujettis à la lecture, à un âge ennemi de
toute gêne, que la plupart d'entre eux, je n'en doute pas,
conçoivent pour les livres et pour l'étude une haine qui
dure toute leur vie. C'est comme une indigestion, qui laisse
après elle un dégoût que rien n'effacera jamais.
150. J'ai donc pensé que si les jouets, au lieu de ne
tendre à rien comme maintenant, tendaient à ce but d'in-
struction, on pourrait trouver des expédients pour apprendre
à lire aux enfants sans qu'ils crussent faire autre chose que
jouer 2. Par exemple, pourquoi ne fabriquerait-on pas une
t. Quintilien recommandait déjà comme moyen d'apprendre à lire
l'emploi des lettres en ivoire.
'2. C'est ce que conseillait déjà Érasme : « Quant à la lecture et à
l'écriture, dont l'apprentissage est quelque peu fastidieux, le maître
16
242 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
boule d'ivoire, comme celle dont on se sert dans le jeu de la
loterie du Royal-Oak l, une boule qui aurait trente-deux
faces, ou plutôt vingt-quatre ou vingt-cinq ; sur plusieurs
côtés on collerait un A, sur d'autres un B, sur d'autres un
C, sur d'autres enfin un D. Je voudrais que l'on commençât
par ces quatre lettres, ou peut-être par deux seulement.
Lorsque l'enfant les connaîtrait parfaitement, on en ajoute-
rait une autre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que, chaque
côté contenant sa lettre, l'alphabet entier y eût passé. Je
voudrais que d'autres personnes jouassent avec cette boule
devant lui, et qu'il fût convenu, en manière de jeu, que
celui-là aurait gagné qui tirerait le premier un A ou un B,
comme avec les dés on tire six ou sept. Jouez donc à ce jeu
devant l'enfant, mais sans l'engager à y prendre part, de
peur qu'il n'y voie un travail. Je voudrais même qu'il
n'eût jamais entendu parler de ce jeu que comme d'un jeu
de grandes personnes, et je ne doute pas qu'alors il ne s'y
mît de lui-même. Et pour qu'il ait le plus de raisons pos-
sibles de n'y voir qu'un jeu, auquel on lui fait quelquefois la
faveur de l'admettre, ayez soin, la partie terminée, de mettre
la boule en lieu sûr, hors de sa portée : de la sorte il ne
s'en dégoûtera pas, comme d'une chose qu'il aurait sans
cesse à sa disposition 2.
151. Afin de maintenir son goût pour ce jeu, laissez-lui
en atténuera ingénieusement l'ennui par l'artifice d'une méthode at-
trayante... Les anciens nous en ont montré les moyens. Ils moulaient
en forme de lettres des friandises aimées des enfants et leur faisaient
ainsi avaler l'alphabet. «Dis-moi le nom de cette lettre et je te la don-
nerai. » Ou bien on faisait sculpter des lettres en ivoire qui servaient
de jouet à l'enfant, ou bien on destinait à cette lin telle autre chose
dont l'enfant faisait son amusement. »
1. La loterie du Royal-Ôak avait été autorisée par Charles II.
2. On ne peut s'empêcher de penser que Locke abuse des artifices, et
qu'il n'est pas nécessaire, pour apprendre à lire aux enfants, de recourir
à des moyens aussi bizarres. Ces moyens-là d'ailleurs ne sauraient étr
employés que dans l'éducation domestique, et ne conviennent qu'à d(
tout petits enfants de trois ou quatre ans qui ont besoin d'être mé
nages.
LA LECTURE. 243
croire que c'est un jeu de personnes au-dessus de son âge ;
el lorsque, par ce moyen, il saura ses lettres, vous pourrez,
en les remplaçant par des syllabes, achever de lui ap-
prendre à lire, sans qu'il sache comment il y est parvenu,
sans que cela lui ait valu la moindre réprimande ou causé
la moindre peine, surtout sans qu'il ait pris en aversion les
livres, pour les mauvais traitements et les ennuis dont ils
auraient été la source. Les enfants, si vous voulez bien
les observer, se donnent beaucoup de mal pour apprendre
plusieurs jeux, qu'ils détesteraient comme une occupation
et une tâche, si on les contraignait à s'y appliquer. Je con-
nais une personne de qualité (plus honorable encore par
sa science et sa vertu, que par sa naissance et sa haute
situation), qui en collant les six voyelles (car Y est une
voyelle dans la langue anglaise) sur les six côtés d'un dé,
et les dix-huit consonnes sur les côtés de trois autres dés,
a fait pour ses enfants un jeu, où celui-là gagne qui, à
chaque coup, jette le plus de mots avec ces quatre dés.
De cette façon le plus jeune de ses fds, un enfant encore
en robe, s'est fait un divertissement d'apprendre à épeler
avec la plus grande ardeur, et sans avoir été une seule fois
grondé ou contraint.
152. J'ai vu des petites fdles qui employaient plusieurs
heures et se donnaient beaucoup de mal pour devenir ha-
biles au jeu de Dibslone1, comme elles l'appellent. Pen-
dant que je les regardais, je vis qu'il aurait suffi d'un
léger artifice pour leur faire mettre toute cette activité au
service d'une occupation plus utile ; et il me semblait que,
s'il n'en était pas ainsi, la faute en retombait sur la négli-
gence des parents. Les enfants sont beaucoup moins dis-
posés à la paresse que les hommes, et c'est aux hommes
qu'il faut faire le reproche de n'avoir pas su tourner une
partie au moins de ce goût d'activité vers des occupations
1. C'est le jeu qui consiste à ramasser par terre une pierre avec
assez de rapidité pour avoir le temps de saisir une autre pierre qu'on
a déjà jetée en l'air.
244 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
utiles, qui peuvent généralement devenir aussi attrayantes
pour les enfants que le sont celles qui prennent, leur temps,
si les hommes étaient seulement de moitié aussi empressés
à leur montrer la route que ces petits singes le sont à les
suivre. J'imagine que quelques sages portugais ont autre-
fois mis en honneur chez eux ces méthodes : ce qui fait,
comme on le raconte et comme je l'ai déjà dit, que les
enfants de ce pays sont si impatients d'apprendre à lire et
à écrire, qu'il est impossible de les en empêcher. De même
dans certaines provinces de France on voit les enfants,
presque dès le berceau, s'exercer les uns les autres à danser
et à chanter l .
153. Quant aux lettres que l'on collera sur les côtés des
dés ou des polygones, le mieux sera qu'elles aient la di-
mension de celles d'une bible in-folio; et il ne faut y mêler
aucune lettre majuscule 2. Une fois que l'enfant pourra
lire ce qui est imprimé en caractères de ce genre, il ne
mettra pas beaucoup de temps à apprendre les autres
lettres. Au début il est bon de ne pas l'embarrasser par la
variété des caractères. Avec ces sorles de dés vous pouvez
avoir aussi un jeu tel que le Royal-Oak, ce qui introduira
un nouvel élément de plaisir, et l'y faire jouer pour des
cerises, pour des pommes3, etc.
154. Ceux qui approuvent cette méthode pourront en-
core avec les lettres inventer vingt autres jeux, et les
appliquer au même usage, s'ils le veulent. Mais le jeu
des quatre dés, tel que je l'ai exposé, me paraît si commode
et si utile, qu'il serait peut-être difficile d'en trouver un
meilleur, et qu'il est à peine nécessaire d'en chercher un
autre.
1. C'est sans doute un souvenir recueilli par Locke durant ses voya
ges en France.
2. En d'autres termes Locke ne veut pas accroître les difficultés de
la leçon de lecture, en faisant apprendre à la fois à l'enfant l'alphabet
majuscule et l'alphabet minuscule.
5. « Si vous voulez promptement apprendre à lire aux enfants, mettez
une dragée sous chacune de leurs lettres. » (Bernardin de Saint-Pierre).
LA 1,1. CM RE. 245
155. J'en ai assez dit sur les méthodes de lecture.
Mais n'oubliez pas qu'il ne faut pas contraindre les enfants
à lire par force, ni les gronder pour cela. Attirez-les, si
vous pouvez, par quelque artifice ; mais ne leur faites pas
de la lecture un devoir forcé. Il vaut mieux leur laisser
mettre un an de plus pourapprendre à lire que de s'exposer,
en les pressant trop, à les dégoûter pour jamais de l'étude.
Si vous avez quelque reproche à leur adresser, que ce soit
pour des choses importantes, relatives à la véracité ou aux
bons sentiments, mais ne les tourmentez pas pour l'ABC.
Employez votre adresse à rendre leur volonté souple, docile
à la raison; apprenez-leur à aimer l'honneur et la louange;
à s'offenser d'être traités avec mépris ou avec indifférence,
surtout par leur mère, par vous : et tout le reste ira de soi.
Mais, si vous voulez atteindre ce résultat, vous ne devez
pas, selon moi, les fatiguer et les troubler par des règles qui
portent sur des choses indifférentes, ni les réprimander
pour des fautes légères ou même pour quelques-unes de
celles qui pourraient paraître graves à d'autres personnes.
Mais je me suis déjà assez étendu sur ce sujet.
156. Lorsque, grâce à ces méthodes attrayantes, l'enfant
commence à savoir lire, mettez-lui dans les mains quelque
ouvrage agréable, proportionné à son intelligence, dont
l'agrément puisse attirer le petit lecteur et le récompenser
de sa peine, mais qui cependant ne lui farcisse pas la
tète de fictions absolument vaines, et surtout ne lui insinue
pas dans l'esprit des germes de vice et de folie. A cet
effet, je pense que le meilleur livre sera le recueil des
Fables d'Ésope1. Ce sont là en effet des histoires propres
1. I.ocke n'est pas de l'avis de Rousseau, qui condamne absolument
l'usage des fables, et qui proscrit même celles de La Fontaine, « toutes
naïves, toutes charmantes qu'elles sont ». Rousseau prétend que l'apo-
logue «. en amusant les enfants les abuse, que séduits par le mensonge
ils laissent échapper la vérité, et que ce qu'on fait pour leur rendre
l'instruction agréable, les empêche d'en profiter... Il faut dire la vérité
nue aux enfants » {Emile, liv. II).
246 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION
à charmer et à amuser l'enfant, et qui en même temps
contiennent des réflexions utiles pour un homme fait. S'il
les garde dans sa mémoire pendant le reste de sa vie, il ne
sera pas fâché de les y retrouver, parmi ses pensées
d'homme et ses graves préoccupations. Si son exemplaire
d'Ésope contient des illustrations, cela l'amusera encore
plus, et l'encouragera à lire, à condition pourtant que ces
images soient de nature à accroître ses connaissances l. Car
c'est en vain et sans aucun intérêt que les enfants enten-
dent parler des objets visibles, s'ils n'en ont pas l'idée; et
cette idée, ce ne sont pas les mots qui peuvent la leur
donner, ce sont les choses elles-mêmes ou les images des
choses 2. Dès que l'enfant commence à épeler, il convient
donc de lui montrer autant de figures d'animaux qu'on
peut en trouver, avec leurs noms inscrits au-dessous de
l'image, ce qui à la fois l'excite à lire et lui donne l'occasion
de questionner et de s'instruire. Le livre anglais intitulé
Reynard the Fox 3, peut aussi, je crois, servir au même
but. Si de plus ceux qui l'entourent lui parlent souvent
des histoires qu'il a lues, etl'écoutent quand il en parle, ce
sera, sans compter d'autres avantages, un nouvel encou-
1. Comme Coménius, l'auteur de ïOrbis jnctus (1657), le premier
livre élémentaire d'images qui ait été mis entre les mains des enfants,
Locke recommande les illustrations. Seulement il ne dit pas qu'elles
ont, outre le mérite d'accroître nos connaissances, celui de récréer l'i-
magination et de développer les facultés esthétiques. » (Préface du Janua
linguarum.)
2. Conférez Coménius. « Puisque les mots sont les signes des choses,
si on ne cognoit pas les choses, que signifieront-ils? Qu'un enfant me
sçache réciter un million de mots, s'il ne les sçait pas appliquer aux
choses, à quoy lui servira tout ce grand appareil? »
3. Reynard le Renard. Imitation anglaise du fameux poème allé-
gorique qui sous des formes diverses, en France, en Allemagne, eut
tant de succès au moyen âge. C'était une satire de la vie humaine et
de la société féodale. Elle date dans sa rédaction primitive du onzième
siècle. Mais une multitude de versions parurent dans les siècles sui-
vants. Le héros du poème s'appelait Reinhard ; il symbolisait la ruse,
l'astuce, la fourberie, et c'est de là qu'est venu notre mot français de
renard.
LA LECTURE. 247
ragement qui lui rendra la lecture plus attrayante, puis-
qu'il v trouvera plaisir et profit. Ces procédés engageants
sont complètement négligés dans la méthode ordinaire;
il faut par suite beaucoup de temps pour que les enfants
reconnaissent l'agrément ou l'utilité de la lecture et qu'ils
s'y sentent attirés par ces raisons, de sorte qu'ils ne voient
au début dans les livres que des amusements à la mode,
ou des objets ennuyeux qui ne servent à rien.
157. Il est nécessaire assurément que l'enfant apprenne
par cœur le Pater Noster, le Credo et les dix comman-
dements, mais non en les lisant lui-même dans un
alphabet; il vaut mieux, selon moi, crujl les apprenne en_
lesjmtendant répéter par quelqu'un, avant même de savoir
lire. Apprendre par cœur et apprendre à lire sont deux
choses qu'il ne faut pas mêler, de peur que l'une ne nuise
à l'autre. Il faut que cette étude de la lecture lui cause
le moins de peine, le moins d'ennui qu'il se pourra. Je
ne sais pas s'il y a d'autres livres anglais du genre de ceux
que j'ai cités, et qui puissent exciter l'intérêt des enfants,
les engager à lire. Mais je suis disposé à croire que, les
enfants ayant été généralement soumis aux méthodes des
écoles, où Ton emploie le fouet pour les contraindre par la
peur, où l'on ne se préoccupe pas de leur rendre le travail
agréable et engageant, les bons livres de ce genre, con-
fondus avec un tas d'autres livres ridicules, et il y en a
de toutes espèce, ont eu jusqu'à présent la mauvaise for-
tune de n'être pas remarqués l. Je ne sache pas que l'on ait
fait usage jusqu'à présent d'aucun livre de ce genre, en
dehors du Syllabaire, du Psautier, du nouveau Testament
et de la Bible.
158. Pour la Bible, qu'on emploie d'ordinaire avec les
enfants, afin d'exercer et de développer leur talent de lec-
teurs, je pense que la lecture complète et indiscrète de ce
1. 11 serait plus juste et plus vrai de dire que l'influence des mé-
thodes a fait qu'on n'a pas écrit de semblables livres. C'est de nos jours
seulement qu'on a songé à écrire pour les petits entants.
248 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
livre, dans la suite de ces chapitres, est si loin d'être avan-
tageuse aux enfants, soit pour les perfectionner dans la
lecture, soit au point de vue des principes de la religion,
que peut-être il serait impossible de trouver un livre pire.
En effet, quel encouragement peut-il y avoir pour un
enfant à lire dans un livre où il y a tant de parties qu'il
ne comprend point ? Combien sont peu proportionnées à
l'esprit des enfants des lectures telles que les Lois de Moïse,
le Cantique de Salomon, les Prophéties de l'Ancien et du
Nouveau Testament, les Épître3 et l'Apocalypse? Et les
Quatre Evangiles eux-mêmes, avec les Actes des Apôtres,
bien qu'ils soient plus aisés à comprendre, sont tout à fait
disproportionnés à l'intelligence enfantine. J'accorde que
les principes de la religion doivent être recueillis dans ces
livres, et dans les termes mêmes dont se sert l'Écriture :
mais rien ne doit être proposé à un enfant qui ne soit à sa
portée et approprié à sesconnaissances. Combien on s'écarte
de cette règle quand on fait lire la Bible en entier, et
cela pour apprendre à lire ! Quel étrange chaos de pensées
doit contenir le cerveau d'un enfant, en supposant même
qu'il soit capable à cet âge d'avoir des pensées exactes sur
les choses de la religion, lorsque, dès ses plus tendres an-
nées, il a lu toutes les parties de la Bible indistinctement.
159. Puisque j'ai abordé cette question, laissez-moi
ajouter qu'il y a assurément dans l'Écriture certaines par-
ties qui sont très propres à être mises dans les mains des
enfants, pour leur faire aimer la lecture : de ce nombre
sont les histoires de Joseph et de ses frères, de David et de
Goliath, de David et de Jonathan * etc. Il en est d'autres
qu'ils doivent lire pour leur instruction, comme cette
maxime : « Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on
vous fit à vous-même2 », et tant d'autres règles morales,
i. Il est certain que les histoires de la Bible, si on les expurge de
quelques détails, sont de nature à intéresser l'imagination des enfants,
comme tous les récits empruntés aux peuples primitifs.
2. « L'Université, dit Rollin, a ordonné que dans toutes les classes les
LA LECTURE. 249
simples et claires, qui, convenablement choisies, peuvent
être souvent employées, soit pour la lecture soit pour l'in-
struction. Qu'ils les lisent jusqu'à ce qu'elles soient pro-
fondément gravées dans leur mémoire ; et alors, quand leur
esprit sera mûr pour les comprendre, qu'on les leur re-
présente, dans des occasions convenables, comme les règles
sacrées et immuables de leurs actions et de leur vie. Mais
lire indifféremment toutes les parties de l'Écriture, voilà
ce qui serait je crois tout à fait déplacé dans la première
instruction de l'enfant, jusqu'à ce que, ayant été instruits
de ce qu'elle contient de plus essentiel et de plus clair,
ils aient une idée générale de ce qu'ils doivent principale-
ment croire et pratiquer. C'est d'ailleurs dans les termes
mêmes de l'Écriture qu'il faut leur apprendre ces choses,
et non dans les paraphrases que des hommes, préoccupés
par l'esprit de système et par de vaines analogies, peuvent
être tentés d'employer dans ce cas et de leur imposer comme
articles de foi. Pour échapper à cet inconvénient le doc-
teur Worthington a composé un catéchisme, où toutes les
réponses sont faites dans les propres termes de l'Écriture1.
C'est un bon exemple qu'il a donné, et dans son travail les
mots ont une telle précision, qu'il ne peut y avoir de chré-
tien qui veuille se dérober au devoir de le faire apprendre
à son enfant. Dès que l'enfant saura la prière dominicale,
le credo et les dix commandements, il faudra lui poser une
des questions de ce catéchisme, chaque jour ou chaque
semaine, selon qu'il sera plus ou moins capable de la
comprendre et de la retenir. Lorsqu'il saura parfaitement
par cœur ce catéchisme, de façon à répondre aisément et
Icoliers réciteraient chaque jour quelques sentences tirées de l'Écri-
Imv Sainte, afin que les autres études soient assaisonnées par ce divin
sel. »
1. Coste fait remarquer avec raison que la composition de ce caté-
chisme, telle que Locke nous l'indique, n'est pas encore une garantie
absolue d'impartialité théologique. Tout dépend en effet de la nature
des questions posées.
250 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION .
rondement à toutes les questions qui y sont contenues, il con-
viendra de lui enseigner les autres préceptes de morale
semés çà et là dans la Bible. Ce sera pour sa mémoire le
meilleur des exercices ; ce seront aussi des règles qui de-
vront toujours le guider, et qu'il aura toujours sous la main
pour la conduite de toute sa vie.
L'ÉCRITURE.
160. Lorsque l'enfant sait bien lire l'anglais, il est temps
qu'il apprenne à écrire l. Et ici la première chose à lui en-
seigner, c'est de bien tenir sa plume. Il faut même exiger
qu'il fasse cela parfaitement, avant de lui permettre de
tracer sur le papier aucun caractère. Car non seulement
les enfants, mais toutes les personnes qui veulent bien faire
une chose, ne devraient jamais en trop faire à la fois, ni
prétendre se perfectionner en même temps dans les deux
parties d'une action, quand il est possible de les séparer.
Je pense que la manière italienne, qui est de tenir la plume
entre le pouce et le doigt d'après seulement, est la meilleure
de toutes. Mais sur ce point vous pouvez consulter quelque
bon maître d'écriture, ou toute autre personne qui écrit
bien et vite. Lorsque l'enfant sait bien tenir la plume, le
second degré est de lui apprendre comment il doit placer
son papier, tenir son bras et le reste du corps. Ces prati-
1. Il n'est nullement nécessaire d'attendre que l'enfant sache parfai-
tement lire pour commencer les leçons d'écriture. Les deux études
peuvent être simultanées. Sous le nom d'Écriture- Lecture, on désigne
souvent aujourd'hui la méthode de l'enseignement simultané des deux
choses, et cette méthode pratiquée dès le dernier siècle par quelques
novateurs, gagne rapidement du terrain.
Mais Locke obéissait ici aux habitudes de son temps. Il n'était permis
alors d'aborder l'étude de l'écriture que quand on avait passé par tous
les degrés de la lecture. « Il est nécessaire, dit La Salle, que les
écoliers sachent très parfaitement lire, tant le français que le latin,
avant que de leur faire apprendre à écrire. » (Conduite des Écoles chré-
tiennes, 1722.)
L'ÉCRITURE. 2M
ques une ibis acquises, le moyen d'apprendre à l'enfant à
écrire sans trop de peine, c'est d'avoir une planche où
soient gravées les lettres dans le caractère que vous aime-
rez le mieux; à condition pourtant, ne l'oubliez pas, que
ce caractère soit un peu plus gros que celui dont l'enfant se
servira ordinairement en écrivant. En effet on se fait bien
par degrés à écrire d'un caractère plus fin que celui qu'on
avait d'abord appris à former, mais jamais à écrire plus
gros. De cette planche ainsi gravée tirez plusieurs exem-
plaires avec de l'encre rouge sur du bon papier à écrire,
de sorte que l'enfant n'ait qu'à repasser sur ces caractères
avec une bonne plume trempée dans de l'encre noire1. Par
là sa main s'habituera vite à tracer ces caractères, si l'on a
soin de lui montrer d'abord par où il doit commencer et
comment se forme chaque lettre. Lorsqu'il saura bien faire
cela, il faudra l'exercer à écrire sur du beau papier blanc,
et de cette façon, il arrivera vite à écrire dans le caractère
que vous voudrez.
ou DESSIN.
101. Lorsque l'enfant écrit bien et vite, je pense qu'il
est à propos, non seulement de continuer à exercer sa
main par l'écriture, mais encore de porter plus loin son
habileté en lui apprenant le dessin2. C'est chose très utile
pour un gentleman en maintes occasions, mais surtout
quand il voyage : le dessin lui permettra en effet d'expri-
mer en quelques traits bien assemblés ce qu'il ne pourrait
1. Ce procédé rappelle celui que pratiquaient les anciens. A Athènes,
les maîtres d'écritures traçaient des lettres avec un poinçon sur des
tablettes de cire, et l'élève, prenant à son tour le poinçon, suivait à
plusieurs reprises les contours tracés dans la cire. Quintilien recom-
mande de même l'usage des tables de bois, où les lettres étaient tracées
en creux, de sorte que la main de l'enfant ne risquait pas de s'égarer.
•-'. Coste traduit à tort par le mot français «peinture » le mol an-
glais « drawimj, » dessin. Locke parlera de la peinture plus loin, § '203.
2r>2 QUELQUES PENSÉES SDR L'ÉDUCATION.
représenter et rendre intelligible, même en couvrant de
son écriture toute une feuille de papier1. De combien de
monuments, de machines, de costumes, un voyageur peut
aisément retenir et transmettre l'idée, grâce à un talent
même médiocre dans l'art du dessin, tandis que tous ces
souvenirs risquent souvent de se perdre ou tout au moins
de s'altérer, s'il se contente de les décrire par des mots,
la description fût-elle des plus exactes ! Je n'entends pas
vous conseiller pourtant de faire de votre fils un peintre
consommé : car pour parvenir dans cet art même à la mé-
diocrité, il faudrait plus de temps qu'un gentleman ne
peut en dérober à d'autres occupations dont l'importance
est autrement sérieuse. Mais je crois, qu'il peut, en fort
peu de temps, acquérir dans l'art de la perspective et du
dessin tout ce qu'il faut pour représenter passablement sur
le papier tous les objets qu'il voit, à l'exception des figures :
surtout s'il a quelque talent naturel qui l'y dispose. Par-
tout où ce talent fait défaut, il vaut mieux, à moins qu'il
ne s'agisse d'études absolument nécessaires, laisser l'en-
fant tranquille que le tourmenter inutilement. Pour le
dessin comme pour toutes les choses qni ne sont pas ab-
solument nécessaires, la règle est NU invita Minerva2.
LA STÉNOGRAPHIE.
La sténographie, cet art qui, à ce que j'entends dire,
n'est connu qu'en Angleterre3, mérite peut-être qu'on l'ap-
1. Locke pour recommander le dessin se place à un point de vue
tout à fait mesquin, celui du touriste qui trouve plaisir et profit à
crayonner les sites, à reproduire les monuments de la contrée qu'il
visite. Rousseau voyait déjà les choses de plus haut. Le dessin, d'après
lui, doit servir à développer la justesse de l'œil et l'habileté de la
main.
2. « Ne faites rien malgré Minerve, » c'est-à-dire malgré la nature.
3. Locke se trompe. La sténographie a été en usage de temps immé-
morial chez les peuples de l'antiquité. Chez les Grecs on en attribuait
l'invention à Xénophon, mais on dit aussi que Pythagore et Ennius
LA STENOGRAPHE. 253
prenne aux enfants. Par là, ils pourront à la fois écrire
rapidement ce qu'ils ne veulent pas oublier et cacher ce
qu'il ne leur convient pas de divulguer à autrui. Quand
on a en effet appris les règles générales de cet art, on
peut à son gré en varier les procédés pour son propre
usage, et y introduire des abréviations plus appropriées au
but que l'on poursuit. La méthode de M. Richestla mieux
imaginée de toutes celles que j'ai vues ; mais je crois que
quelqu'un qui connaîtrait et appliquerait bien les règles
de la grammaire n'aurait pas de peine à la rendre encore
plus expéditive et plus facile. Il n'est d'ailleurs pas néces-
saire de se hâter d'apprendre à l'enfant cette façon abré-
viative d'écrire. Il sera assez tôt de le faire quand une
occasion favorable se présentera d'elle-même , et que de-
puis quelque temps déjà sa main sera habituée à écrire
couramment et en beaux caractères. Les jeunes gens n'ont
guère besoin de la sténographie, et il est d'ailleurs indis-
pensable qu'ils n'en fassent usage que quand ils savent
parfaitement écrire, et qu'ils ont la main rompue à l'écri-
ture.
avant lui avaient imaginé un système d'écriture qui permettait de
6uivre le parler rapide de l'orateur. D'autres écrivains font honneur
de cette découverte à Cicéron, qui certainement employait des signes
abréviatifs pour son usage personnel, et les faisait employer autour de
lui. Dans une lettre à Atticus, (L. XIII, ép. XXXII , il rappelle lui-même
qu'il écrivait quelquefois « par signes » , où ay/iitm. Dans les temps
modernes, l'un des premiers traités' de sténographie fut publié en
Angleterre par le Dr Timothée Bright (15881. E.i 1002, John YYilJis
publia lui aussi son Art de la Sténographie. La méthode dont parle
Locke, et qui avait pour auteur l'Anglais Ricb, date de 1(354. L'Anglais
Shelton publia en 1059 un nouveau système de tachygraphie qui fut
introduit en Fiance par le chevalier Ramsay, dès 1681. Mais avant
Ramsay, un abbé français, Cossart, avait déjà donné un traité Sur l'art
d'écrire aussi vite que l'on parle.
254 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION
LES LANGUES ÉTRANGÈRES.
162. Quand l'enfant sait parler sa langue maternelle1,
il est temps de lui apprendre quelque autre langue. Chez
nous, personne n'en doute, c'est le français qu'il faut choi-
sir 2. La raison en est que dans notre pays on est généra-
lement familiarisé avec la véritable méthode qui convient
pour enseigner cette langue, et qui consiste à la parler
avec les enfants, toutes les fois qu'on s'entretient avec eux,
sans faire intervenir les règles grammaticales. On pour-
rait apprendre aisément la langue latine par les mêmes
procédés, si le maître, restant constamment avec l'enfant,
ne lui parlait que latin et l'obligeait aussi à répondre en
latin. Mais comme le français est une langue vivante, qui
sert davantage dans la conversation, c'est par elle qu'il
faut commencer, afin que les organes de la parole, alors
qu'ils sont encore souples, puissent être dressés à bien for-
mer les sons de cette langue, et s'habituent à bien pro-
noncer le français, chose qui devient plus difficile, plus
elle est différée.
LE LATIN.
165. Lorsque l'enfant sait bien parler et bien lire en
français, résultat qui peut être atteint d'après cette mé-
thode en un an ou deux, il faut le mettre au latin ; et l'on
peut s'étonner que les parents, qui ont vu par expérience
comment on apprenait le français, ne sachent pas com-
1. Locke qui ne songe guère aux enfants du peuple et qui n'écrit
que pour l'éducation du gentleman, passe trop légèrement sur l'étude
de la langue maternelle. Son élève l'apprend sans effort, parce qu'il
est entouré dès le berceau de gens qui la parlent avec pureté et cor-
rection.
2. On voit que Locke place l'étude d'une langue vivante immédia-
tement après l'étude de la langue maternelle et avant l'étude du latin.
LE LATIN. 255
prendre qu'on doit apprendre le latin de la même ma-
nière, c'est-à-dire en causant et en lisant. Il faut seule-
ment prendre garde que l'enfant, pendant qu'il apprend
les langues étrangères, en les parlant, en ne lisant avec
son précepteur que des ouvrages écrits dans ces langues,
n'en vienne à oublier de lire l'anglais : inconvénient que
sa mère ou tout autre personne préviendra en lui faisant
lire chaque jour quelques morceaux choisis de l'Écriture
ou d'un autre livre anglais.
i64. Je considère le latin comme absolument néces-
saire à l'éducation d'un gentleman l. La mode, qui règne
en toutes choses, en a si bien fait une partie essentielle de
l'éducation qu'on oblige à l'étudier à coups de fouet, en
y consacrant péniblement beaucoup d'heures d'un temps
précieux, même les enfants qui une fois sortis de l'école
n'auront plus rien à démêler avec le latin pendant le reste
de leur vie. Peut-il y avoir rien de plus ridicule que de
voir un père dépenser son argent et le temps de son fds,
pour lui faire apprendre la langue des Romains, alors qu'il
le destine au commerce, à une profession où, ne faisant
aucun usage du latin, il ne peut manquer d'oublier le peu
qu'il en a appris au collège et que neuf fois sur dix il a
pris en dégoût, à cause des mauvais traitements que cette
élude lui a valus2? Pourrait-on imaginer, si nous n'en trou-
vions à chaque instant des exemples parmi nous, qu'un
enfant fût contraint à apprendre les éléments d'une langue
dont il n'aura jamais à se servir dans l'avenir qui lui est ré-
servé, et à négliger pendant ce temps-là des connaissances
1. Locke ne songe donc nullement à exclure le latin de l'éducation :
ce sont seulement les méthodes classiques qu'il condamne. Il demande
que le latin soit enseigné comme une langue vivante, par l'usage et
non par les règles.
2. Locke critique avec raison la manie, trop répandue encore de
nos jours, de rechercher le luxe des études latines pour des jeunes gens
que leur intelligence ou leur condition appellerait plutôt aux études
pratiques et nécessaires d'un bon collège d'enseignement industriel ou
spécial.
256 QUELQUES TENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
acquérir la connaissance d'une langue que les autres en-
fants n'apprennent d'ordinaire qu'à force de coups et au
prix de six ou sept ans de collège; mais je la recommande
encore parce qu'en la suivant l'enfant peut en même temps
former son esprit et ses manières, et faire des progrès
dans plusieurs sciences, telles que la géographie, l'astro-
nomie, la chronologie, l'anatomie, sans compter certaines
parties de l'histoire et en général toutes les connaissances
concrètes qui tombent sous les sens et n'exigent guère
d'autre faculté que la mémoire1. C'est par là en effet que
devrait commencer l'instruction, si l'on avait souci de sui-
vre la bonne voie; c'est là, dans ces études de choses,
qu'il faudrait asseoir les bases de l'éducation, et non dans
ces notions abstraites de logique et de métaphysique, qui
sont plus propres à amuser qu'à former l'intelligence,
au moins dans son premier effort vers la connaissance K
Lorsque les jeunes gens se sont quelque temps fatigué
le cerveau à suivre ces spéculations abstraites, sans suc-
cès et sans progrès, ou tout au moins sans y trouver le
profit qu'ils en attendaient, ils ne sont que trop disposés à
tenir en piètre estime soit la science, soit leurs propres
forces; et alors ils sont tentés de laisser là leurs études,
de renoncer aux livres qui ne contiennent, leur semble-t-il,
1. C'est l'éducation des choses substituée à l'éducation des mots.
Locke devance les pédagogues modernes qu'on appelle réalistes et
qui se préoccupent surtout de présenter à l'intelligence naissante de
l'enfant des objets concrets et sensibles. Coménius était entré dans cette
voie dès le dix-septième siècle. Dans la préface du Janua linguarum
(1651) il disait : « C'est une chose qui parle de soy mesme que la vraye
et propre façon d'enseigner les langues n'a pas esté bien recognue es es-
coles jusques à présent. La pluspart de ceux qui s'adonnoyent aux
ettres s'enviellissoyent en l'estude des mots, et on mettoit dix ans et
davantage à l'estude de la seule langue latine : voire mesme on y em-
ployoit toute sa vie, avec un avancement fort long et fort petit, et qui
ne respondoit pas à la peine et au travail qu'on y prenoit. » Mais il
n'est pas probable que Locke ait connu Coménius.
2. Conférez l'exclamation de Rousseau : « Des choses! Des choses !
trop de mots. »
LE LATIN. 257
que des mots difficiles et des sons vides de sens, ou tout
au moins de conclure que les livres renferment des con-
naissances réelles qu'ils n'ont pas eux-mêmes assez d'in-
telligence pour comprendre. Que les choses se passent
ainsi, c'est ce que je puis vous affirmer d'après ma propre
expérience. Entre autres connaissances qu'il est possible
d'inculquer à un jeune homme d'après cette méthode,
tandis que les autres enfants de son âge sont entièrement
absorbés par l'étude du latin et des langues, je dois comp-
ter aussi la géométrie : car j'ai connu un jeune homme,
élevé à peu près de cette manière, qui était capable de
démontrer plusieurs propositions d'Euclide, bien qu'il
n'eût pas treize ans '.
167. Mais si vous ne pouvez mettre la main sur un pré-
cepteur qui parle bien le latin, qui soit en état d'ensei-
gner à votre fils toutes les connaissances dont j'ai parlé et
qui enfin puisse l'élever d'après la méthode que j'ai indi-
quée, le mieux sera de suivre la méthode qui s'en rappro-
che le plus : c'est-à-dire de prendre un livre facile et
agréable, par exemple les Fables d'Ésope, et d'écrire sur
deux lignes, l'une au-dessus de l'autre, d'une part la tra-
duction anglaise, aussi littérale que possible, de l'autre le
mot latin qui correspond à chacun des mots anglais.
Faites lire à l'enfant chaque jour cette traduction, en y re-
venant plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il comprenne parfaite-
ment le sens des mots latins; passez ensuite à une autre
fable, jusqu'à ce qu'il la possède aussi parfaitement, sans
négliger de revenir sur celle qu'il a déjà apprise, afin de
lui rafraîchir la mémoire*. Lorsqu'il prend sa leçon d'écri-
1. La géométrie est devenue un objet d'études plus familier et plus
élémentaire qu'elle ne l'était du temps de Locke ; et nous ne songerions
plus aujourd'hui à citer comme un prodige un enfant de treize ans qui
démontre quelques propositions d'Euclide
'2. La méthode que recommande Locke rappelle celle que suivait un
siècle auparavantleprolesseur delà reine Elisabeth, R. Ascliam. D'après
Ascham, l'enfant apprenait d'abord les huit parties du discours et les
règles d'accord ; cela fait, il fermait sa grammaire et prenait un livre
258 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
ture, donnez-lui ces traductions à copier, de sorte que,
tout en exerçant sa main, il fasse aussi des progrès dans
la connaissance de la langue latine. Comme cette mé-
thode est plus imparfaite que celle qui consisterait à lui
parler latin, il sera nécessaire de lui faire apprendre exac-
tement par cœur, d'abord la formation des verbes, ensuite
les déclinaisons des noms et. des pronoms, et de l'aider
ainsi à se familiariser avec le génie et les usages delà lan-
gue latine, qui, pour marquer les diverses significations des
verbes et des noms, a recours, non pas comme les lan-
gues modernes, à des particules et à des préfixes, mais à
des terminaisons différentes des mots. C'est tout ce qu'il
lui faut de grammaire, selon moi, jusqu'au temps où il
pourra lire lui-même la Minerve1 de Sanctius avec les no-
ies de Scioppius et de Périzonius.
Une autre règle, qui, je crois, doit être observée dans
l'instruction des enfants, c'est, s'ils viennent à rencontrer
quelque difficulté, de ne pas les embarrasser davantage,
en les obligeant à se tirer d'affaire eux-mêmes. Par exem-
ple, ne leur posez pas des questions comme celles-ci, à pro-
latin facile, les Éptlres de Cicéron par exemple. Le maître expliquait
le sujet d'une épitre; puis il la traduisait en anglais aussi souvent qu'il
était nécessaire pour tpie l'entant se rendit compte de tous les nuits.
L'enfant répétait l'exercice; puis quand il le possédait parfaitement, il
transcrivait sur son cahier la traduction anglaise du mot latin. Au
bout d'une heure on lui enlevait le texte et il remettait en latin son
propre anglais. Locke semble s'être inspiré de cette méthode el y
ajoute le système de la traduction juxta linéaire. C'est ce procédé de
traduction mot à mot que recommandait aussi Dumarsais, dans sa
Mil/iode rai sonnée pour apprendre la langue latine, \1±1.
1. La Minerve de Sanctius, qui parut en 1587, à Salamanque, est une
grammaire latine remarquable pour l'époque, et dont le succès lut
durable. Son auteur, Sanchez ou Sanctius, professait le grec et la rhé-
torique à l'Université de Salamanque. Le titre exact de sa grammaire
est : Minrrr/i seu tic caitsis linguœ lalinœ. Sioppius, philologue alle-
mand (1576-1649), et Périzonius, professeur d'histoire el d'éloquence à
Francfort (11)51-1715) ont donné l'un et l'autre des éditions, revues et
augmentées de la Minerve de Sanctius. Celle de Périzonius, qui date de
1G87, venait de paraître à l'époque où Locke écrivait.
LE LATIN. 259
pos de la phrase qu'ils sont en train de construire : «Quel
est le cas nominatif? » Ne leur demandez pas ce que signi-
fie aufer, pour les amener a comprendre le sens de aba-
tutcre, etc., alors qu'ils ne sont pas encore en état de ré-
pondre sans effort. C'est leur faire perdre du temps et en
même temps les troubler : car, lorsque les enfants sont
en train d'étudier et s'appliquent au travail de toutes les
forces de leur attention, il faut avoir souci de les tenir
en belle humeur1; il faut leur rendre l'étude facile et
aussi agréable que possible. C'est pourquoi, s'il leur arrive
d'être arrêtés par une difficulté et qu'ils veuillent aller
plus loin, aidez-les tout de tuite à la surmonter, sans les
rebuter ni les gronder2. Rappelez-vous que des procédés
plus sévères, toutes les fois qu'on les emploie, témoignent
seulement de l'orgueil ou de la mauvaise humeur d'un
maître, qui exige que des enfants comprennent les choses
à l'instant et aussi bien que lui, tandis qu'il devrait plutôt
considérer que son rôle est de leur donner de bonnes ha-
bitudes, et non de leur inculquer avec colère des règles qui
servent à peu de chose dans la conduite de la vie, qui sur-
tout ne servent de rien aux enfants, puisque les enfants
ne les ont pas plutôt entendues qu'ils les oublient. Dans
les sciences où il s'agit d'exercer la raison, je ne nie pas
qu'on puisse parfois changer quelque chose à cette mé-
thode et proposer des difficultés à l'enfant, afin d'exciter
son activité et d'accoutumer l'esprit à déployer ses pro-
1. C'est le mot de Lancelol et des jansénistes qui s'efforçaient aussi
d'égayer les entants, de les mettre en « belle humeur ».
2. Locke est ici en contradiction avec la plupart des pédagogues.
M. Bréal par exemple déclare que « la tâche du maître (dans l'ensei-
gnement du latin) n'est pas d'écarter les difficultés de la route, mais
seulement de les disposer d'une façon méthodique et graduée. Il ne
s'agit pas d'abréger le chemin; car c'est le chemin qui est en quelque
sorte la fin qu'on se propose. » (Quelques mois sur l'instruction pu-
blique, p. lui.) Locke lui-même, quelques lignes plus bas, accorde
qu'il ne faut pas supprimer les difficultés dans les études où il s'agit
d'exercer la raison de l'enfant.
260 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
près forces, sa sagacité de raisonnement. Mais je crois
qu'il ne faut pas procéder ainsi avec les enfants, tant
qu'ils sont très jeunes et lorsqu'ils abordent pour la
première fois un ordre nouveau de connaissances ; dans ce
cas en effet, chaque chose est déjà difficile par elle-même,
et le grand art, l'habileté du maître, est de leur rendre tou-
tes choses aussi aisées qu'il le peut. Or l'étude des lan-
gues est de celles qui offrent le moins d'occasions d'em-
barrasser l'enfant. Les langues en effet s'apprennent par
routine, par habitude, par mémoire, et on ne les parle
parfaitement bien que lorsqu'on a entièrement oublié les
règles de la grammaire1. J'accorde qu'il faut quelquefois
étudier avec grand soin la grammaire d'une langue, mais
cela ne convient qu'à des hommes faits qui veulent com-
prendre une langue en philosophes et en critiques, ce qui
n'est guère l'affaire que des seuls érudits2. Quant à im
gentleman, on accordera, je pense, que, s'il doit étudier à
fond une langue, cela ne peut être que la langue de son
pays, afin qu'il puisse se rendre compte avec une exacti-
tude parfaite de la langue dont il se sert constamment.
Il y a une autre raison pour que les professeurs et les
maîtres ne multiplient pas les difficultés sous les pas de
leurs élèves, pour que, au contraire, ils leur aplanissent les
voies et les aident à franchir les obstacles. L'esprit des en-
fants est faible, étroit, et ne peut en général contenir qu'une
idée à la fois. Tout ce qui occupe l'esprit des enfants les
1. Mais pour « oublier » les règles de la grammaire, il faut les avoir
sues.
2. « L'enseignement du français est peu goûté, aujourd'hui encore,
dans quelques-unes de nos écoles, et cela parce que l'instituteur
enseigne le plus souvent la langue française comme il enseignerait une
langue morte. Il oublie que l'enfant parle déjà le français à l'école et
que bien longtemps avant de savoir ce qu'est un verbe, un substantif
ou un pronom, il faisait usage de tous ces mots. Le maître doit par-
tir du point où est arrivé l'enfant, et lui inspirer, en se servant de ce
qu'il sait déjà, le désir de connaître davantage ». (M.Bréal : Conférence
sur V étude du français, faite à l'École normale supérieure de Fon-
tenay.) ..y.*
LE LATIN. '201
absorbe entièrement pour un temps, surtout si la passion
s'en mêle. Il appartient donc à l'habileté et à l'art du pro-
fesseur de débarrasser leur cerveau de toute autre pen-
sée, avant de leur donner quelque chose à étudier et de
faire la place nette pour les connaissances qu'il veut leur
communiquer, afin qu'elles soient reçues par un esprit
attentif et appliqué. Si cette condition n'est pas remplie ,
elles ne laisseront pas d'impression. La nature des enfants
les dispose à laisser flotter leurs pensées1. C'est la nou-
veauté seule qui leur plaît2; toute chose nouvelle qui
s'offre à eux, ils veulent immédiatement en jouir, mais
ils s'en fatiguent aussi vite. Ils se dégoûtent promptement
d'une même occupation, et le plaisir consiste presque ex-
clusivement pour eux dans le changement et la variété.
C'est donc contrarier évidemment les dispositions natu-
relles de l'enfance que de vouloir fixer ses pensées erran-
tes. Que ce soit l'effet de l'état du cerveau, ou de l'in-
constance et de la mobilité des esprits animaux, sur les-
quels l'intelligence n'exerce pas encore un empire absolu,
il est certain, en tout cas, que c'est chose pénible pour
l'enfant de retenir sa pensée sur le même objet. Une at-
tention prolongée est la tâche la plus rude qu'on puisse
lui imposer7"- , et par conséquent, si l'on veut exiger de lui
qu'il applique son esprit, il faut s'efforcer de lui rendre
aussi agréable que possible l'étude qu'on lui propose; tout
au moins faut-il prendre garde qu'il ne s'y mêle aucune
1. Tous les observateurs de l'enfance ont insisté sur cette mobilité,
cette fragilité de l'attention chez l'enfant. Conférez, par exemple, Féne-
lon. [Édite, des filles, c. V.) « Le cerveau des enfants est comme une
bougie allumée dans un lieu exposé au vent : sa lumière vacille tou-
OOTS.S
2. En cela les enfants ressemblent aux hommes, et il n'est pas vrai
de dire qu'ils se dégoûtent tout de suite de la même occupation.
3. L'attention, étant en effet un effort de l'esprit, une manifestation
de la volonté, ne peut guère se prolonger chez l'enfant. C'est le degré
de l'attention qui mesure la force de l'intelligence. Les aliénistes ont
remarqué que la faiblesse d'esprit, l'imbécillité, l'idiotie, correspon-
daient toujours à une grande impuissance d'attention.
202 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
idée déplaisante ou effrayante. S'il n'a aucun goût à
prendre ses livres et n'y trouve aucun plaisir, on ne
doit pas s'étonner que ses pensées tendent constamment à
se détourner d'une étude qui le dégoûte, et qu'elles cher-
chent à se distraire en se reportant sur des objets plus
agréables et autour desquels son imagination ne peut
s empêcher de rôder.
C'est, je le sais, une méthode familière aux précep-
teurs, pour essayer d'obtenir l'attention des écoliers et de
fixer leurs esprits sur ce qu'ils leur enseignent, de recou-
rir aux réprimandes et aux châtiments, pour peu qu'ils
les surprennent en flagrant délit de distraction. Mais de
pareils procédés produisent nécessairement l'effet con-
traire. Les coups, les paroles violentes du précepteur rem-
plissent de terreur et d'effroi l'esprit des enfants, et ces
sentiments s'emparent de leur pensée tout entière, n'y
laissant point de place pour d'autres impressions. Je suis
persuadé que tous mes lecteurs se rappelleront quel dé-
sordre causaient dans leurs esprits les paroles vives ou
impérieuses de leurs parents ou de leurs maîtres, et com-
ment ils en étaient si troublés que pendant plusieurs mi-
nutes ils pouvaient à peine comprendre ce qu'on leur
disait ou ce qu'ils disaient eux-mêmes. Ils perdaient pour
un moment la vue de l'objet qui les occupait ; leur esprit
s'emplissait de désordre et de confusion, et dans cet état
ils n'étaient plus capables de faire attention à quoi que ce
soit.
Sans doute les parents et les gouverneurs doivent don-
ner pour base à leur autorité les sentiments de crainte
qu'ils inspirent à leurs enfants ou à leurs élèves, et les
gouverner par là. Mais lorsqu'ils ont acquis quelque as-
cendant sur eux, il convient qu'ils n'en usent qu'avec une
extrême modération, et qu'ils ne se transforment pas en
épouvantail que les écoliers ne puissent voir sans trem-
bler. Cette rigueur peut rendre le gouvernement plus fa-
cile aux maîtres, mais elle rend peu de service aux en-
LE LATIN. 205
fants. Il est impossible que les enfants apprennent quelque
chose, lorsque leurs pensées sont dominées et troublées
par quelque passion, notamment par la peur qui, plus
qu'aucun autre sentiment, fait une profonde impression
sur leurs tendres et faibles esprits. Maintenez l'esprit de
l'enfant dans un état de calme et de paix, si vous voulez
qu'il profite de vos instructions et qu'il acquière de nou-
velles connaissances. Il n'est pas moins impossible de tra-
cer des caractères réguliers dans un esprit que la terreur
agite qu'il ne le serait d'écrire sur une feuille de papier
qui tremble1.
Le grand art du professeur est d'obtenir et de garder
1 attention de son élève ; avec elle il est sûr d'aller aussi
loin que le permettront les aptitudes de l'écolier; sans
i Ile ; il aura beau se donner du mal et crier, il n'obtiendra
lien ou pas grand' chose8. Pour gagner l'attention, il doit
faire comprendre à l'enfant (autant qu'il est possible) l'u-
lilité de ce qu'il lui enseigne, et lui prouver, par les pro-
grès qu'il a déjà faits, qu'il peut faire maintenant ce qu'il
n" pouvait faire auparavant; qu'il a acquis une science qui
1 îi assure quelque autorité et des avantages réels sur
ceux qui sont encore dans l'ignorance. A cela il faut join-
t!.e beaucoup de douceur dans toutes les instructions; il
faut, par je ne sais quelle tendresse manifestée dans toute
la conduite, faire comprendre à l'enfant qu'on l'aime,
cju'on n'a en vue que son bien. C'est le seul moyen d'exciter
en retour l'affection de l'enfant, affection qui l'engagera à
i. Le passage qui précède et celui qui suit sont des plus remarqua-
bles et méritent d'être médités avec soin.
'1. L'inattention est le grand (léau des études. Conférez le portrait
que Bossuet trace de l'homme inattentif, d'après les souvenirs que lui
avait laissés sans doute son élève, le Dauphin, dont la distraction était
extrême. « L'homme inattentif jette deçà et delà, pendant qu'on lui
parle, des regards inconsidérés; son esprit est loin de vous; il ne vous
écoute pas, il ne s'écoule pas lui-môme, il n'a rien de suivi ; ses
regards égarés font voir combien ses pensées sont vagues ». (Politi-
que, V, n.)
264 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
écouter les leçons de son maître et à aimer ce qu'il lui
enseigne.
Il n'y a que la perversité opiniâtre qui doive être châtiée
par un traitement impérieux et dur. Toutes les autres fau-
tes, corrigez-les d'une main douce. Des paroles aimables et
engageantes produiront sur une bonne nature un effet
meilleur et plus sûr, et même préviendront le plus sou-
vent cette perversité qu'une discipline autoritaire et rigou-
reuse a pour effet d'engendrer parfois même chez les
esprits bien faits et généreux. Oui, l'obstination et les fau-
tes volontaires doivent être réprimées, coûte que coûte et
par les coups au besoin. Mais j'incline à croire que la per-
versité chez l'élève n'est bien souvent que le résultat de la
mauvaise humeur chez le maître, et que la plupart des
enfants mériteraient rarement d'être battus, si une sévérité
inutile et déplacée n'avait pas développé leurs mauvais sen-
timents, en leur inspirant une secrète aversion pour leur
maître et pour tout ce qui vient de lui.
L'étourderie, la distraction, l'inconstance, la mobilité
de la pensée, voilà les défauts naturels de l'enfance. Par
conséquent quand ils n'y mettent pas d'intention, il faut ne
leur parler qu'avec douceur et compter sur le temps pour
triompher de ces défauts. Si chaque faute de cette espèce
provoquait une explosion de colère et de réprimandes, les
occasions de châtier et de gronder reviendraient si sou-
vent que le gouverneur serait un objet de terreur et d'é-
moi pour ses élèves; et cela suffirait pour les empêcher
de profiter de ses leçons, pour neutraliser tout l'effet de
son enseignement.
Il faut donc que le maître tempère la crainte qu'il leur
inspire par des marques constantes de tendresse et de
bonté, afin que l'affection les excite à faire leur devoir et
les dispose à suivre avec plaisir ses volontés. On les verra
alors rejoindre leur gouverneur aveft empressement ; ils
l'écouteront comme un ami, qui prend de la peine pour
leur faire du bien. Tout le temps qu'ils resteront avec lui,
LE LATIN. 265
leur esprit sera libre et calme : dispositions nécessaires
pour qu'ils puissent acquérir de nouvelles connaissances,
et pour recevoir ces fortes et durables impressions sans
lesquelles tout ce qu'ils font, eux et leurs maîtres, serait
peine perdue; ils se seraient donné beaucoup de mal pour
un mince profit.
168. Lorsque, par l'application de la méthode qui mêle
l'étude du latin à celle de l'anglais, l'enfant a acquis quel-
que connaissance de la langue latine, on peut alors le
pousser un peu plus loin, en lui faisant lire quelque autre
auteur latin, par exemple Justin ou Eutrope1. Pour que la
lecture et l'intelligence de ces auteurs lui causent le moins
d'ennui et le moins de travail possible, vous pouvez lui
permettre, s'il le veut, de s'aider de la traduction anglaise2.
Ne vous laissez point troubler par cette objection que
de la sorte il ne saura le latin que par routine. Si l'on
y refléchit en effet, cette raison, loin d'être contraire à la
métbode que nous recommandons pour l'étude des lan-
gues, est tout à fait en sa faveur. Les langues en effet ne
peuvent être apprises que par routine, et un homme qui ne
parle pas l'anglais et le latin par routine, assez parfaite-
ment pour que, pensant à la chose qu'il veut dire, il trouve
tout de suite l'expression propre et la construction conve-
nable, sans qu'il ait besoin de réfléchir aux règles de la
grammaire, ne parle pas bien ces langues, et on ne saurait
dire qu'il les possède. Et je voudrais bien qu'on me dési-
gnât une langue que l'on pût apprendre et parler comme
il faut par les seules règles de la grammaire. Les langues
ne sont pas le produit des règles ni de l'art, elles pro-
viennent du basard et de l'usage commun du peuple. Ceux
qui les parlent bien ne suivent pas d'autre règle que l'u-
1. Justin, écrivain du deuxième siècle, abrévialeur de Trogue Pom-
pée; Eutrope, écrivain latin du quatrième siècle, auteur d'un Breviarium
historiée Itumanœ. Ni l'un ni l'autre ne méritent guère l'honneur que
Locke leur lait ici. Justin cependant est resté longtemps classique.
260 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
sage1, et ils n'ont pas à s'en rapporter à d'autre faculté
qu'à leur mémoire, et à l'habitude de parler comme par-
lent ceux qui passent pour s'exprimer avec précision.
Or tout cela, en d'autres termes, c'est parler par rou-
tine.
On me demandera peut-être, si, d'après moi, la gram-
maire ne sert à rien2. Ceux qui ont pris tant de peine
pour ramener les diverses langues à des règles et à des
lois, qui ont tant écrit sur les déclinaisons et les conju-
gaisons, sur les règles d'accord et sur la syntaxe, ont-ils
donc perdu leur temps et inutilement travaillé ? Je ne dis
pas cela. La grammaire a aussi son rôle*. Mais je crois pou-
voir affirmer qu'on s'en embarrasse beaucoup plus qu'il
n'est besoin, et qu'elle ne convient pas du tout à ceux que
l'on accable de celte étude, j'entends les enfants de l'âge
de ceux qui sont ordinairement soumis à ces épreuves,
dans les écoles de grammaire 4.
Il est de toute évidence qu'il suffit d'avoir appris une
langue par routine, pour satisfaire aux exigences du com-
merce ordinaire de la vie et des affaires communes.
L'exemple des dames de haute naissance, et des personnes
qui ont vécu dans la bonne société, nous prouve que cette
méthode simple et naturelle, qui se passe de l'étude ou de
1. Tout cela est un peu exagéré, et Locke va trop loin dans sa réac-
tion contre l'abus de la grammaire.
2. Conférez sur l'utilité de la grammaire les idées analogues des
grammairiens de Port-Royal, notamment l'opinion de Nicole [Éduca-
tion d'un prince, p. 45 et suivantes).
5. « La pensée de ceux qui ne veulent pas du tout de grammaire est
une pensée de gens paresseux qui veulent s'épargner la peine de la
montrer, et bien loin de soulager les enfants, elle les ebarge infini-
ment plus que les règles, puisqu'elle leur ôte me lumière qui leur
faciliterait l'intelligence des livres, et qu'elle les oblige d'apprendre
cent fois ce qu'il suffirait d'apprendre une seule. » (Nicole).
4. Écoles de grammaire, c'est encore le nom que l'on donne aujour-
d'hui en Angleterre aux écoles anciennes, où le latin et le grec for-
ment la base des études. Voyez le Rapport de MM. Demogeot et Mon-
tucci sur Y Enseignement secondaire en Angleterre et en Ecosse (1808).
LE UTIIf. 267
la connaissance de la grammaire, peut conduire à un haut
degré d'élégance et de politesse. Les dames qui n'enten-
dent rien aux temps et aux, modes, aux participes, aux
adverbes et aux prépositions, parlent aussi purement et
aussi correctement — je ne leur ferai pas le mauvais com-
pliment de dire — qu'un maître d'école, mais que la plu-
part des gentilshommes qui ont été élevés d'après les mé-
thodes ordinaires des écoles de grammaire l. On voit donc
que l'on peut dans certains cas se dispenser de l'étude de
la grain maire. Il s'agit par conséquent de savoir à qui il
faut enseigner la grammaire, et à quel âge. A ces ques-
tions je répondrai :
1" Il y a des hommes qui étudient les langues pour le
commerce ordinaire de la société, pour la communication
de leurs pensées dans la vie commune, sans avoir le des-
sein de les faire servir à d'autres usages. A ce point de
vue, la méthode naturelle, qui consiste à apprendre une
langue par l'usage, non seulement suffit, mais doit être
préférée à toute autre, parce qu'elle est la plus courte et
la plus simple. On peut donc répondre que, pour ceux qui
ne font d'une langue que cet emploi-là, l'étude de la
grammaire n'est pas nécessaire. C'est ce que seront obligés
d'accordfer un grand nombre de mes lecteurs, puisqu'ils
comprennent ci- que je dis, puisque dans leurs conversa-
tions ils comprennent ce que disent leurs interlocuteurs,
bien qu'ils n'aient jamais appris la grammaire-. Et c'est
là, j'imagine, le cas de la plus grande partie des hommes;
1. Locke, sans doute, exagère l'ignorance des dames de son temps,
qui, sans être bien instruite?, devaient cependant connaître, il faut
l'espérer, les diverses parties du discours. Rapprochez cependant le
passage de Fénelon cû il est «lit : « Il faudrait aussi qu'une fille sût la
grammaire »; ce qui semble indiquer que de ce temps-là les femmes
ne l'apprenaient guère.
i. Il est peu probable, quoi qu'en dise Locke, qu'il ait beaucoup de
lecteurs parmi ceux qui n'ont pas étudié la grammaire.
208 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
je ne sais pas même s'il y en a un seul qui ait appris sa
langue maternelle par principes1.
2° Il y a d'autres personnes qui ont pour principale
affaire dans ce monde de se servir de leur langue et de
leur plume. Pour celles-là, il est convenable, sinon néces-
saire, qu'elles sachent parler purement et correctement,
afin qu'elles puissent faire pénétrer leurs pensées dans
l'esprit des autres hommes avec le plus de facilité et de
force possible. C'est pour cela que des façons de parler
qui n'ont que cette qualité de se faire comprendre, ne pas-
sent pas pour suffire à un gentleman. Il faut donc qu'il
étudie la grammaire, entre autres moyens d'apprendre à
bien parler ; mais ce doit être la grammaire de sa propre
langue, de la langue dont il se sert, afin qu'il puisse
comprendre exactement les discours de ses compatriotes,
et parler lui-même avec pureté, sans choquer les oreilles
de ceux auxquels il s'adresse, par des solécismes et par des
irrégularités déplaisantes. Pour cela la grammaire est né-
cessaire, mais c'est seulement, je le répèle, la grammaire de
notre propre langue, et elle ne l'est que pour ceux qui doi-
vent prendre la peine de cultiver leur langage et de perfec-
tionner leur style. Je laisse à juger si tout gentleman n'est
pas de ce nombre, puisque le manque de précision et
d'exactitude grammaticale dans le langage passe pour un
défaut très malséant chez les personnes de cette condition,
et que généralement il expose ceux qui commettent ces
fautes au reproche d'avoir reçu une éducation ou fréquenté
une compagnie indigne de leur rang. S'il en est ainsi
(comme je suis disposé à le croire) il y a lieu de s'étonner
que nos jeunes gens soient obligés d'apprendre la gram-
maire des langues mortes et des langues étrangères, et
qu'on ne leur parle pas même une fois de la grammaire
de leur propre langue i. Ils ne savent même pas qu'il y ait
1. On apprend en effet sa langue par l'usage, avant de l'apprendre
par la grammaire.
2. Les pédagogues français du temps de Locke, et surtout ceux des
LE LATIN. 209
une grammaire anglaise, tant s'en faut qu'on leur fasse
un devoir d'en apprendre les règles. On ne leur propose
jamais la langue maternelle comme digne de leur soin et
de leur étude, bien qu'ils s'en servent tous les jours, et
que plus d'une fois, dans la suite de leur vie, ils soient
exposés à être jugés d'après leur habileté ou leur mala-
dresse à s'exprimer dans cette langue. Cependant on leur
fait employer beaucoup de temps à apprendre les gram-
maires des langues dont ils n'auront probablement pas à se
servir une fois, soit pour les parler, soit pour les écrire,
sans compter que si par hasard cela leur arrivait, on leur
pardonnerait aisément les erreurs ou les fautes qu'ils pour-
raient commettre. Un chinois qui serait informé de cette
méthode d'éducation serait sans doute disposé à s'imagi-
ner que tous nos jeunes gens sont destinés à être professeurs
de langues mortes et de langues étrangères, et non à être
des hommes d'affaires dans leur propre pays.
5° Il y a une troisième catégorie de gens qui s'appli-
quent à deux ou trois langues étrangères, mortes, et
(comme on les appelle chez nous) savantes, qui les pren-
nent, pour objet d'étude et qui se font gloire de les con-
naître à fond. On n'en saurait douter, ceux qui se propo-
sent l'étude d'une langue à ce point de vue, et qui veulent
l'approfondir en critiques, doivent étudier avec soin la
grammaire de cette langue. Je ne voudrais pas qu'on se
méprit sur le sens de mes paroles, et qu'on m'accusât de
mépriser le grec ou le latin '. J'accorde que ce sont là des
siècles suivants, se plaignent également que l'on néglige trop l'étude de
la langue maternelle, qui est le vrai principe de toute instruction.
1. Locke avait appris beaucoup de latin et de grec à l'école de
AVestminster, où il était « écolier du roi », c'est-à-dire boursier. Les
langues anciennes, les versions et les thèmes, les vers latins, à la lin
un peu d'hébreu et d'arabe, mais point de connaissances positives, sauf
un peu de géographie en été, voilà quel avait été le programme de
son éducation classique. Bien qu'il dût critiquer plus tard l'instruc-
tion ainsi comprise qui n'enseigne à peu près rien « de ce qu'il faut
savoir dans la vie », il avait été un parfait écolier.
270 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
langues excellentes et d'une grande utilité; j'accorde que
dans cette partie du monde habité un homme ne peut être
compté parmi les hommes instruits, si elles lui sont étran-
gères. Mais toutes les connaissances qu'un gentleman doit
recueillir pour son usage chez les écrivains grecs et latins,
je crois qu'il peut les obtenir sans étudier les grammaires
de ces langues ; je crois que par la lecture seule il arrivera
à comprendre ces auteurs autant qu'il lui est nécessaire.
S'il doit plus tard et dans certaines occasions aller plus loin,
s'il doit approfondir la grammaire et les finesses de l'une
de ces deux langues, c'est ce qu'il décidera lui-même,
lorsqu'il aura à étudier une question qui exige celte con-
naissance. Mais j'arrive ainsi à la seconde partie de la
question, à savoir : En quel temps doit-on enseigner la
grammaire ? D'après les principes déjà posés, la réponse
est claire.
Si la grammaire d'une langue doit être enseignée, c'est
à ceux qui savent déjà parler cette langue: car autrement
comment pourrait-on la leur enseigner ' ? C'est ce qui ré»
suite évidemment de la pratique en usage chez les peu-
ples sages et civilisés de l'antiquité. C'était pour étudier
leur propre langue et non les langues étrangères qu'ils fai-
saient de la grammaire une partie de l'éducation. Les
Grecs considéraient comme barbares toutes les autres na-
tions et méprisaient leurs langues. Et bien que les lettres
grecques aient été en grand honneur cliez les Romains,
vers la fin de la République, c'est cependant la langue
romaine que les jeunes gens étudiaient ; c'est dans la lan-
gue dont ils étaient appelés à faire usage qu'on les ins-
truisait et qu'on les exerçait.
Mais pour déterminer avec plus de précision l'époque
qui convient à l'étude de la grammaire, je dirai qu'il n'est
1. Locke insinue ici cette vérité que, dans l'étude de la grammaire,
l'usage doit précéder les principes et l'exemple être placé avant la
règle.
LE LATIN. 271
pas raisonnable d'en faire antre chose qu'une introduction à
l'étude de la rhétorique. Lorsqu'on croit le moment venu
d'exercer un jeune homme à polir son langage et à parler
plus purement que les gens illettrés, c'est alors qu'il est
temps de L'instruire des règles de la grammaire et non
auparavant. La grammaire en effet apprend, non à parler,
mais à parler correctement et selon les règles exactes de
la langue. Cette correction est un élément de l'élégance
du langage; mais quand on n'a pas grand besoin de l'une,
il est évident que l'autre est inutile. En d'autres termes,
partout où la rhétorique n'est pas nécessaire, la grammaire
peut être laissée de côté1. Je ne vois pas pourquoi on irait
perdre son temps et se fatiguer le cerveau à apprendre la
grammaire latine, quand on n'a pas l'intention de devenir
un érudit, ou d'écrire des discours et des lettres en latin.
Si quelqu'un se trouve engagé par nécessité ou par incli-
nation à approfondir l'étude d'une langue étrangère, à en
apprendre exactement toutes les délicatesses, il sera temps
alors qu'il l'étudié au point de vue grammatical. Mais
tous ceux qui ont seulement pour objectif de comprendre
quelques livres écrits en cette langue, sans prétendre à une
connaissance critique de la langue elle-même, parvien-
dront à leur but par la lecture seule i, comme je l'ai déjà
dit, sans avoir besoin de charger leur mémoire des règles
nombreuses et subtiles de la grammaire.
109. Pour exercer votre élève à écrire, faites lui de
1. Locke n'admet la nécessité de l'étude de la grammaire que pour
ceux qui ont besoin de parler une langue pure et correcte. Mais
n'est-ce pas là un besoin universel? Tous les hommes, même ceux qui
n'auront jamais à prononcer de discours, auront des lettres à écrire,
et pour les écrire correctement, il est difficile de croire qu'ils puis-
sent se passer de l'étude préalable de la grammaire. Rien que pour
l'orthographe la grammaire est nécessaire.
2. Ce sont ces idées qui ont prévalu dans la dernière réforme de
l'enseignement secondaire en France, réforme qui a pour caractère
principal de restreindre les exercices écrits et d'accroître d'autant la
part faite à la lecture, à l'explication des auteurs.
18
in QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
temps en temps traduire en anglais un texte latin.
Mais comme l'étude du latin n'est qu'une étude de mots,
chose déplaisante à tout âge, joignez-y autant de connais-
sances réelles que vous pourrez, en commençant par les
objets qui frappent le plus les sens : par exemple les mi-
néraux, les plantes, et particulièrement les bois de con-
struction et les arbres fruitiers, en indiquant leurs usa-
ges et la façon de les planter; par là vous apprendrez à
l'enfant bien des choses qui ne seront pas inutiles à
l'homme. Enseignez-lui plus spécialement encore la géo-
graphie, l'astronomie, et l'anatomie. Mais quel que soit
votre enseignement, ayez soin de ne pas le charger de
trop de choses à la fois, de ne pas lui faire une affaire de
ce qui ne se rapporte pas directement à la vertu, de ne
pas le punir pour ce qui n'est pas un vice ou une disposi-
tion vicieuse.
170. Si, après tout, la destinée de votre enfant est
d'aller au collège pour y apprendre le latin, il est bien
inutile de vous dire quelle est, selon moi, la meilleure
méthode à suivre dans les écoles : vous devez en effet vous
résigner aux méthodes qui y sont en usage, et vous ne pouvez
espérer qu'on les modifie pour votre fils. Cependant, si
vous le pouvez, obtenez au moins qu'on ne l'occupe pas à
écrire des dissertations latines, et surtout des vers de quel-
que espèce qu'ils soient. Faites valoir avec insistance, si
vous avez quelque chance de succès, que vous n'avez pas
l'intention de faire de lui un orateur ou un poète latin, que
vous désirez simplement qu'il soit en état de comprendre
parfaitement un auteur latin. Ajoutez que vous n'avez
jamais vu les professeurs de langues modernes, et même
les plus habiles, obliger leurs élèves à composer des dis-
cours ou des vers en français ou en italien, leur but étant
d'enseigner la langue et non de rendre l'esprit inventif.
LES DISSERTATIONS '2T
LES DISSERTATIONS
171. Mais expliquons un peu plus au long pourquoi il ne
faut pas, selon moi, faire composer à l'enfant des disserta-
tions et des vers2. lu Pour les dissertations, on prétend, je
le sais, qu'elles sont utiles, parce qu'elles apprennent à
parler avec convenance et élégance sur n'importe quel
sujet : ce qui, je l'avoue, serait un grand avantage, s'il
était vrai qu'on pût l'acquérir par ce moyen. Il n'y a rien
en effet qui convienne mieux à un gentleman, ni qui lui
soit plus utile dans toutes les circonstances de la vie, que
desavoir, en toute occasion, bien parler et parler à propos.
Mais je prétends qu'à faire des dissertations, selon la mé-
thode des collèges, on ne profite pas d'un iota en ce sens.
Considérez en effet à quoi est occupé un jeune enfant, quand
on lui propose un exercice de ce genre : on le force à dis-
courir sur quelque maxime latine, comme Omnia vincit
amor*, ou Non licet in bello bis peccare'1, etc.. Et alors le
pauvre enfant, qui n'a aucune connaissance des choses
dont il doit parler (connaissance qui ne s'acquiert qu'avec
le temps et l'expérience), doit mettre son imagination à la
4. Nous traduisons par le mot « dissertation » le mot anglais thème.
Coste traduit à tort par discours. On verra, par les exemples que
donne Locke, qu'il s'agit bien de dissertations et non de discours. Les
Anglais ne connaissent pas le genre d'amplification qui consiste à faire
parler un personnage historique. Aujourd'hui encore, dans les écoles
de grammaire, on ne demande à l'élève que le développement person-
nel d'une maxime morale ou d'un sujet général : la Navigation chez
les anciens, {'Esclavage ancien et moderne, etc.
2. Locke est un des premiers pédagogues qui aient protesté contre
les compositions latines, exercices que les humanistes du seizième
siècle et les jésuites surtout ont mis à la mode dans les collèges.
5. o L'amour triomphe de tout. »
4. « Il n'est pas permis à la guerre de commettre deux fautes de
suite. »
274 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
torture pour dire quelque chose, alors qu'il ne pense rien :
ce qui rappelle la tyrannie du Pharaon d'Egypte, ordonnant
aux Israélites de faire des briques sans leur fournir aucun
des matériaux nécessaires. Et aussi, en pareil cas, voit-on
d'ordinaire les pauvres petits s'adresser à leurs camarades
plus avancés, et leur dire: «Je vous prie, donnez-moi une pe-
tite idée. » Et il est difficile de décider sien cela ils sont rai-
sonnables ou ridicules. Pour qu'un élève ait le moyen de dis-
courir sur un sujet quelconque, il faut qu'il connaisse ce
sujet, sans quoi il est aussi absurde de l'obliger à en par-
ler, qu'il le serait de contraindre un aveugle à disserter
sur les couleurs ou un sourd sur la musique. Ne diriez-
vous pas qu'il a l'esprit un peu dérangé, celui qui voudrait
forcer à discuter sur un point de droit controversé une
personne qui ne connaîtrait pas un mot de nos lois?
Et que connaissent, je vous le demande, nos écoliers aux
sujets qu'il est d'usage de leur proposer dans leurs disser-
talions, comme matière à traiter, sous prétexte d'aiguiser
et d'exercer leur imagination?
172. En second lieu, considérez quelle langue ils sont
appelés à employer dans ces dissertations: c'est le latin,
une langue étrangère, une langue morte depuis longtemps ;
une langue dont votre fils (et il y en a mille contre un qui
sont dans le même cas) n'aura jamais occasion de se servir,
aussi longtemps qu'il vivra, une fois devenu homme; une
langue enfin où les façons de s'exprimer sont si différentes
des nôtres, que, la sût-il parfaitement, cela ne profiterait
que très peu à la pureté et à la facilité de son style an-
glais1. De plus, dans quelque partie que ce soit de nos af-
faires anglaises, il y a si peu d'occasions de faire des dis
1. Locke persiste à voir dans l'utilité seule, dans l'utilité pratique
et directe, le critérium du choix des études. Il est bien évident que les
langues anciennes sont inutiles à la presque totalité de ceux qui les
étudient, si l'on se place à ce point de vue. Mais il reste à savoir si,
pour les enfants au moins que leur éducation appelle à une culture
générale, elles ne sont pas nécessaires comme instrument de disci-
yïine intellectuelle.
LES DISSERTATIONS. 2.75
cours d'apparat da;is notre propre langue, queje ne voisau-
cunc raison d'admettre des exercices de ce genre dans nos
écoles, à moins que vous ne supposiez que composer des
discours latins d'apparat soit le moyen d'apprendre à
bien parler en anglaiser lempore1. Le moyen, je crois, est
plutôt celui-ci : proposez au jeune gentleman des questions
raisonnables et pratiques, appropriées à son âge et à ses
facultés, sur des sujets qui ne lui soient pas totalement in-
connus ni endeborsde son expérience; de sorte que, quand
il est mûr pour des exercices de cette nature, il puisse
après une courte méditation, parler ex lempore sur ce
sujet, sans avoir pris aucune note. Je vous le demande en
eftet, si vous voulez examiner les elfets de celte mé-
thode d'apprendre à bien parler, qui est-ce qui parle le
mieux dans une affaire, lorsque dans une discussion l'oc-
casion s'en présente: eeus qui2 ont pris l'habitude de
composer, d'écrire par avance ce qu'ils ont à dire; ou ceux
qui, se contentant de réfléchir à la question, pour la com-
prendre le mieux possible, se sont accoutumés à parler ex
tempore. Si l'on en juge d'après cela, on sera peu porté à
croire que l'habitude des discours étudiés et des composi-
tions d'apparat soit le vrai moyen de préparer un gentle-
man au langage des affaires.
175. Mais peut-être on nous dira que la dissertation a
pour but de perfectionner et de faire avancer les enfants
dans la connaissance de la langue latine. C'est là, il est
vrai, leur principale étude au collège, mais la composition
des dissertations n'y sert de rien. Cet exercice, en effet,
dirige l'effort de leur esprit sur l'invention des choses
qu'il faut dire, non sur la signification des mots qu'il faut
1 . C'est-à-dire « en improvisant. »
•l. Ou les évêques, par exemple, dans la Chambre haute, ou les
ducs, les comtes, les barons, etc., qui font souvent dans celte Chambre
des discours plus éloquenls et plus suivis que les évêques, tout accou-
tumés qu'ils sont à composer et à écrire des sermons qu'ils récitent en
en chaire devant de nombreuses assemblées ». (Note de Cosle)
276 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
apprendre. Lorsqu'ils font un dissertation, ce sont les pen-
sées, non la langue, qui les occupent, qui les forcent à se
battre les flancs. Mais l'étude et l'acquisition d'une langue
est d'elle-même chose assez difficile, assez désagréable,
pour qu'on ne l'aggrave pas encore par d'autres difficultés,
comme on le fait dans la méthode ordinaire. Enfin, si la
composition des dissertations a pour effet d'exciter les
facultés inventives des jeunes gens, c'est en anglais qu'il
faut les leur faire écrire, dans la langue dont ils usent avec
facilité et où ils commandent aux mots1. Ils verront bien
mieux de quelles pensées ils disposent, quand ils les
exprimeront dans leur langue maternelle, et, s'il s'agit
d'apprendre le latin, laissez-leur suivre pour cela la mé-
thode la plus commode, sans fatiguer et rebuter leur esprit
par des exercices aussi laborieux que celui d'écrire des
dissertations en cette langue.
LES VERS.
174. S'il y a de bonnes raisons à donner contre l'usage
établi dans les collèges de faire composer des dissertations
latines aux enfants, il y en a de plus nombreuses encore et
de plus fortes à faire valoir contre les vers latins, et même
contre les vers de toute sorte2. En effet si l'enfant n'a pas
1. Les maîtres de Port-Royal disaient de même: « Avant de faire
écrire les élèves en latin, on pourra exercer les enfants à écrire en
français, en leur donnant à composer de petits dialogues, de petites
narrations ou histoires, de petites lettres, et en leur laissant choisir
les sujets dans les souvenirs de leurs lectures. »
2. Locke n'est pas le seul pédagogue du dix-septième siècle qui ait
condamné les vers latins comme exercice scolaire. Le P. Lamy, de
l'Oratoire, se plaint, dans ses Entretiens sur les sciences, du temps que
l'on perd à ce travail le plus souvent stérile. Les jansénistes avant lui
avaient formulé les mêmes critiques. « C'est ordinairement un temps
perdu, dit judicieusement Arnauld, que de donner des vers à composer.
De soixante-dix ou quatre-vingts écoliers, il y en peut avoir deux ou
trois de qui on arrache quelque chose, le reste se morfond et se tour-
mente pour ne rien faire qui vaiUe. »
LES VERS. 277
le génie de la poésie, c'est la chose la plus déraisonnable
du monde que de le tourmenter et de lui faire perdre son
temps en lui imposant un travail où il ne saurait réussir; et
s'il a quelque talent poétique, je trouve étrange que son
père désire ou même supporte qu'il cultive et développe ce
talent '. Il me semble que les parents devraient au contraire
avoir à cœur d'étouffer et de réprimer cette disposition
poétique autant qu'ils le pourront ; et je ne vois pas pour-
quoi un père désirerait faire de son fils un poète, si du
moins ilne veut pas lui inspirer ledégoût des occupations et
des affaires de la vie. Mais ce n'est pas là le plus grand mal ;
en effet le si jeune homme devient un rimeur heureux, et
s'il réussit à acquérir la réputation de bel esprit, je de-
mande que l'on considère, dans quelle société, dans quels
lieux, il est probable qu'il ira perdre son temps, et aussi
son argent; car il s'est vu bien rarement qu'on découvrit
des mines dor et d'argent sur le mont Parnasse2. L'air y est
agréable, mais le sol en est infertile ; et il y a très peu
d'exemples de gens qui aient accru leur patrimoine avec
ce qu'ils ont pu y moissonner. La poésie et le jeu, qui vont
habituellement ensemble, ont aussi cette ressemblance
qu'ils neprofitent en général qu'à ceux qui n'ont pas autre
chose pour vivre5. Quant aux personnes riches, elles y per-
dent toujours, et tout est bien s'il ne leur en coûte pas plus
que la perte de toute leur fortune ou de la plus grande
1. Locke attaquo la poésie en général, et il a tort de condamner le
talent poétique. Mais il a raison de dire que le but de l'éducation n'est
pas de faire des poètes. Au collège on doit se préoccuper de l'instruc-
tion générale, propre à tous, non des études qui ne conviennnent qu'à
quelques esprits particulièrement doués.
2. Conférez lîoileau {Art Poétique, IV, 174) :
Si l'or a pour vous seul d'invincibles appas,
Fuyez ces lieux charmants qu'arrose le Permesse
Ce n'est point sur ses bords qu'habite la richesse.
5. On voit jusqu'où Locke pousse l'exagération, jusqu'à mettre sur
le même rang le poète et le joueur. Il est difficile d'être plus injuste.
Locke a l'esprit prosaïque.
278 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
partie. Si donc vous ne voulez pas que voire fils devienne
pour toules les joyeuses compagnies un homme indispen-
sable, sans lequel les débauchés ne sauraient aller au ca-
baret ni passer agréablement l'après-midi ; si vous ne vou-
lez pas qu'il emploie son temps et sa fortune à divertir les
autres et à dédaigner le patrimoine rustique que lui ont
légué ses ancêtres, je ne pense pas que vous deviez tenir
beaucoup à ce qu'il soit un poète ou à ce que son profes-
seur l'exerce à rimer1. Mais enfin s'il se trouve quelqu'un
qui considère la poésie comme une qualité désirable pour
son fils, parce que cette étude excitera son imagination et
ses talents, il reconnaîtra du moins qu'il vaut mieux pour
cela lire les bons poètes grecs et latins que faire de mau-
vais vers de lui-même dans une langue qui n'est pas la
sienne-. Et celui qui prétend exceller dans la poésie anglaise
n'ira pas s'imaginer que le meilleur moyen d'y réussir,
c'est de faire ses premiers essais en vers latins3.
1. Il va vraiment quelque naïveté dans ce passage. Que de catas-
trophes, que de ruines, morales ou matérielles, attribuées par Locke à
la poésie? Peut-être le manque de tenue de certains poètes anglais du
dix-septième siècle et notamment du plus grand d'entre eux, de
Skakespeare, leur vie un peu décousue, leurs mœurs presque équi-
voques, tout cela a influencé la pensée de Locke, et l'a disposé à croire
que poésie et mauvaises mœurs allaient toujours de pair.
2. Locke aurait dû insister sur l'utilité de la lecture des poésies. Rien
ne convient mieux à l'enfant que la poésie. Quant à la composition des
vers en langues étrangères, Locke n'a pas réussi à en dégoûter ses
compatriotes. Aujourd'hui encore dans les collèges anglais une part
considérable du temps des élèves est consacrée à la composition des
vers latins et même des vers grecs.
5. Locke, en critiquant les vers latins, s'en prenait à un exercice qu'il
avait lui-même pratiqué avec succès et qui lui avait pris beaucoup de
temps dans sa jeunesse. A vingt-deux ans il composait une pièce de
vers latins en l'honneur de Cromwell.
FAUT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 279
FAUT IL APPRENDRE PAR CŒUR?
175. Il y a un autre usage habituellement suivi dans les
écoles de grammaire, et dont je ne vois pas l'utilité, à moins
qu'on ne prétende par là aider les enfants dans l'étude les
langues, étude qu'il faut, selon moi, rendre aussi facile,
aussi agréable que possible, en écartant soigneusement tout
ce qui la rendrait pénible. Je veux parler et je me plains
de l'obligation qu'on impose aux élèves d'apprendre par
coeur de grands morceaux des auteurs qu'ils étudient1. Je
n'y vois absolument aucun avantage, surtout au point de
vue de l'étude qui les occupe. On n'apprend leslangues que
par la lecture et par la conversation, et non avec des bri-
bes d'auteurs dont on aura chargé sa mémoire. Lorsque la
tète d'un homme en est farcie, il a tout ce qu'il faut pour
faire un pédant, et c'est le meilleur moyen de le devenir en
effet : or il n'y a rien qui convienne moins à un gentleman.
Que peut-il y avoir en effet de plus ridicule que de coudre
les riches pensées, les élégantes paroles des bons auteurs
avec la pauvre étoffe dont nous disposons nous-mêmes?
Cela ne fait que mieux ressortir notre indigence; cela n'a
aucune grâce ; enfin celui qui parle ainsi n'en tire pas plus
d'honneur que s'il voulait embellir un méchant habit usé
en le rapiéçant avec de larges morceaux d'écarlate
et de brocart. Sans doute, lorsqu'on rencontre chez
un auteur un passage dont les pensées méritent qu'on se
le rappelle, et dont l'expression est exacte et parfaite — et il
i. Locke aborde ici la grande question des exercices de mémoire et
des récitations par cœur. Sans doute on en abuse, et chacun de nous
se rappelle avec ennui quelle torture lui imposaient au collège les
longues et interminables leçons qui occupaient une bonne partie des
heures d'étude. Mais Locke se laisse entraîner par réaction à un excès
contraire; il s'en faut de peu qu'il ne proscrive absolument tout exer-
cice de mémoire.
280 QUELQUES PENSÉES SUR L'EDUCATION.
y a beaucoup de passages de ce genre chez les écrivains de
l'antiquité — ce ne sera pas un mal de le loger dans le sou-
venir des écoliers, et d'exercer de temps en temps leur mé-
moire avec ces fragments admirables des grands maîtres
dans l'art d'écrire. Mais leur faire apprendre leurs leçons
par cœur, sans choix, au hasard, au fur et à mesure qu'el-
les se présentent dans leurs livres, je ne sais à quoi cela
leur sert, sinon à leur faire perdre leur temps et leur»
peine, et à leur inspirer aversion et dégoût pour des li-
vres où ils ne trouvent que sujets d'ennui.
176. Je sais bien qu'on prétend qu'il faut obliger les
enfants à apprendre des leçons par cœur, afin d'exercer et
de développer leur mémoire; mais je voudrais que cela fût
dit avec autant d'autorité et de raison qu'on met d'assurance
à l'affirmer, et que cette pratique fût justifiée par des ob-
servations exactes plutôt que par un vieil usage. Il est évi-
dent en effet que la force de la mémoire est due à une cons-
titution heureuse et non à des progrès obtenus par l'habi-
tude et l'exercice1. Il est vrai que l'esprit est apte à retenir
les choses auxquelles il applique son attention, et que,
pour ne pas les laisser échapper, il doit les imprimer souvent
à nouveau dans son souvenir par de fréquentes réflexions ;
mais c'est toujours à proportion de la force naturelle de
sa mémoire. Une empreinte ne persiste pas aussi long-
temps sur la cire et sur le plomb que sur le cuivre ou sur
l'acier. Sans doute une impression durera plus longtemps
que tout autre, si elle est fréquemment renouvelée, mais
chaque nouvel acte de réflexion qui se porte sur cette im-
pression est lui-même une nouvelle impression, et c'est le
4. Locke se trompe et obéit ici à des préjugés sensualistes. Pour
lui, l'esprit n'est qu'une table rase : il ne possède ni facultés innées ni
facultés acquises. L'esprit n'est qu'une succession d'impressions. La
mémoire, par conséquent, ne peut pas être considérée comme une
faculté indépendante; elle n'est rien en dehors des souvenirs parti-
culiers qui se gravent successivement dans l'esprit. On se rappelle ce
qu'on a appris par cœur, mais on n'acquiert point par là plus de faci-
lité à apprendre autre chose. Toutes ces affirmations sont fausses.
faut-il apprendre par cœur? 281
nombre do ces impressions qu'il faut considérer, si l'on
veut savoir combien de temps l'esprit pourra la retenir.
Mais en faisant apprendre par cœur des pages de latin, on
ne dispose pas plus la mémoire à retenir autre chose que,
en gravant une pensée sur une lame de plomb, on ne ren-
drait ce métal plus capable de retenir solidement d'autres
empreintes1. Si de tels exercices avaient pour effet de
donner à la mémoire plus de force et d'accroître le talent,
les comédiens devraient être de tous les hommes les mieux
doués sous le rapport de la mémoire, ceux dont la société
serait le plus désirable. Mais consultez l'expérience, et
vous verrez si les morceaux que les acteurs se mettent
dans la tête les rendent plus capables de se rappeler les
autres choses, et si leur talent grandit en proportion du
mal qu'ils se donnent pour apprendre par cœur les dis-
cours d'autrui*. La mémoire est si nécessaire dans toutes
les actions de la vie et dans toutes les conditions, il y a si
peu de choses qui puissent se passer d'elle, qu'il n'y au-
rait pas à redouter qu'elle s'affaiblît, qu'elle s'émoussât,
faute d'exercice, si l'exercice était véritablement la condi-
tion de sa force. Mais je crains fort que l'exercice en gé-
néral, que l'effort, ne soient de peu de secours pour dé-
velopper cette faculté de l'esprit ; en tout cas ce ne sont
pas les exercices qu'on pratique à cette intention dans les
collèges. Si Xerxés pouvait désigner par leurs noms tous
les simples soldats de son armée, qui ne comptait pas
1. C'est une erreur manifeste. En faisant apprendre par cœur des
morceaux d'ailleurs bien choisis et que l'élève comprend bien, on
développe toutes les facultés qui assurent l'exercice de la mémoire;
l'attention, l'association des idées, la conscience nette et claire, l'asso-
ciation de l'idée el du mot, etc. ; on développe la mémoire elle-même
qui est la résultante de ces diverses facultés.
2. Locke confond ici deux questions : le progrès de l'esprit et le
développement de la mémoire. La mémoire peut être devenue plus
forte, plus riche, sans que le talent grandisse en proportion. Quant
aux acteurs eux-mêmes, il y en a qui ne méritent pas le dédain que
leur témoigne Locke et qui sont des hommes vraiment distingués.
282 QUELQUES PENSÉES SUR I/ÉDUCATÏON.
moins de cent mille hommes l. je pense qu'on m'accordera
qu'il ne tenait pas cette merveilleuse faculté de l'habitude
d'apprendre des leçons par cœur quand il était enfant*. Je
suppose qu'on n'a guère recours dans l'éducation des
princes5 à cotte méthode, qui prétend exercer et déve-
lopper la mémoire par la fastidieuse répétition de ce qu'on
a lu dans un livre, sans le secours du livre ; et cependant
si elle avait les avantages qu'on lui attribue, il faudrait
aussi peu la négliger avec les princes que dans les plus
humbles écoles. Les princes en effet n'ont pas un moindre
besoin d'une bonne mémoire que les autres hommes, et
ils sont en général aussi bien partagés que personne sous le
rapport de cette faculté, bien que l'on n'ait jamais pris soin
de la perfectionner chez eux de cette manière4. Les choses
auxquelles notre esprit applique son attention, et qui
excitent son intérêt, sont celles dont il se souvient le mieux,
par la raison que j'ai déjà dite. Si vous joignez à cela
l'ordre et la méthode, vous aurez fait, je crois, tout le pos-
sible pour aider une mémoire faible; et quiconque voudra
employer d'autres moyens, particulièrement celui de char-
ger la mémoire de l'élève d'une multitude de mots étran-
gers qu'il apprend sans goût, reconnaîtra, je crois, qu'il
en retirera à peine la moitié du profil qui compenserait
temps qu'il a employé à ce travail.
t. Le fait est plus légendaire qu'historique, et Locke a tort de s'y
arrêter.
2. Locke sophistique un peu. Personne ne prétend que les mémoires
merveilleuses dont on cite quelques exemples aient leur origine dans
des exercices de récitation. Il est évident que la nature seule a pu
doter certains hommes de cette merveilleuse puissance. Mais il ne
s'agit pas des mémoires extraordinaires ; il s'agit de la mémoire en
général qui chez tout homme a besoin d'être cultivée et exercée.
3. Locke est décidément en train de mal raisonner : il est probable!
que les princes sont soumis à la loi commune dans le développement
de leurs facultés, et que leurs précepteurs ont besoin d'exercer leur
mémoire tout autant que l'instituteur celle des entants du peuple.
4. Affirmation tout à fait arbitraire. Bossuet, Fénelon, n'ont jamais
négligé les exercices de mémoire avec leurs élèves princiers.
FAUT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 285
Je ne veux pourtant pas dire qu'on ne doive pas exercer
la mémoire des enfants. Je crois qu'il faut occuper leur
mémoire, mais que ce ne soit pas à apprendre par routine
les pages entières de leurs livres. Une fois qu'il lesontréci-
tées <'t que leur tâche est finie, ces leçons rentrent dans
l'oubli, et ils n'y pensent plus1. On ne cultive ainsi ni la mé-
moire ni l'esprit. Ce que les élèves doivent apprendre par
cœur dans leurs auteurs, je l'ai déjà dit. Ces solides et excel-
lentes pensées, une fois qu'elles ont été confiées à la garde
de leur mémoire, il ne faut plus souffrir qu'ils les oublient ;
il faut au contraire les engager souvent à les répéter. Par
là, outre le profit qu'ils peuvent retirer de ces maximes dans
la suite de leur vie, comme d'autant de règles et d'obser-
vations exactes, ils s'habitueront à réfléchir souvent, et
à méditer d'eux-mêmes tout ce qu'ils peuvent se rappeler.
C'est là le seul moyen de rendre la mémoire prompte
et d'en tirer parti. L'habitude de réfléchir souvent empê-
chera leur esprit de vaguer à la dérive et elle rappellera
pour ainsi dire leur pensée chez elle, en la détournant des
rêveries capricieuses et inutiles. Je crois par conséquent
qu'il sera bon de leur donner tous les jours quelque chose
à apprendre, mais quelque chose qui vaille en effet la peine
d'être appris, et que vous serez bien aises qu'ils retrouvent
toujours dans leur mémoire, lorsque vous le leur deman-
derez ou que d'eux-mêmes ils voudront le retrouver. Vous
obligerez ainsi leur pensée à se replier souvent sur elle-
même, ce qui est la meilleure habitude intellectuelle qu'on
puisse leur donner.
177. Mais quelle que soit la personne à qui vous confiez
l'éducation de l'enfant, à l'âge où il a l'esprit tendre et
flexible, ce qui est certain, c'est que ce doit être une per-
1. Malgré les sages avis de Locke, on n'a pas renoncé en Angleterre
aux longues récitations, « A Winchester on a vu des élèves réciter
22000 vers à l'époque des examens. J'ai connu un enfant, dit le docteur
vMoberly, qui récitait une tragédie de Sophocle sans manquer un mot. s
[Rapport de il. Demogeot, etc., p. 108;.
284 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
sonne aux yeux de laquelle le latin et les langues ne soient
que la moindre partie de l'éducation ; une personne qui,
sachant combien la vertu et l'équilibre du caractère sont
chose préférable à toute espèce de science, à toute con-
naissance des langues, s'attache surtout à former l'esprit
de ses élèves, à leur inculquer de bonnes dispositions. En
effet, ce résultat une fois acquis, tout le reste peut être
négligé ; tout le reste viendra en son temps. Et au con-
traire, si ces bonnes dispositions manquent ou ne sont
pas fortement établies, de façon à écarter toute habitude
mauvaise ou vicieuse, les langues, les sciences et toutes
les qualités d'un homme instruit n'aboutissent à faire de
lui qu'un homme méchant et plus dangereux1. Au fond,
quelque bruit qu'on ait fait autour de l'élude du latin et
de la difficulté qu'il y aurait à l'apprendre, il est incon-
testable qu'une mère pourrait l'enseigner elle-même à son
enfant, si seulement elle voulait y consacrer deux ou trois
heures par jour, si elle lui faisait lire les Évangiles en
latin. Pour cela elle n'a qu'à acheter un nouveau Testa-
ment latin, en priant quelqu'un de marquer d'un signe,
lorsqu'elle est longue, la pénultième syllabe, dans les
mots qui en ont plus de deux (ce qui suffira pour la gui-
der dans la prononciation et l'accentuation des mots)2;
il suffira ensuite qu'elle lise chaque jour les Évangiles tra-
1. On retrouve ici quelque chose du préjugé contre l'instruction
que M. II. Spencer a développé avec tant de vivacité dans son Intro-
duction à la science sociale. Ce sont d'ailleurs les sentiments ordi-
naires des parents anglais. « Dans l'éducation anglaise, dit M. Taine, la
science et la culture de l'esprit viennent en dernière ligne : le carac-
tère, le cœur, le cournge, la force et l'adresse du corps sont au pre-
mier rang. (Notes sur l'Angleterre, p. 143). »
2. Locke se préoccupait, on le voit, de la prononciation exacte du
latin. Les Allemands de nos jours sont aussi fort sévères sur ce point.
« Je mentionnerai, dit M. Bréal, un point qui appellera peut-être le
sourire sur les lèvres de mes lecteurs, mais qui a provoqué chez moi
un sentiment d'envie que je ne crains pas d'avouer : c'est la manière
dont les écoliers allemands marquaient dans leur prononciation l'ac-
cent tonique. » (Excursions pédagogiques, p. 26.)
FAliT-IL APPRENDRE PAR CŒUR? 285
duits dans sa propre langue et qu'elle essaie de les com-
prendre en latin. Une fois qu'elle sera en état de les com-
prendre, qu'elle lise de la même manière les fables d'Esope,
jusqu'à ce qu'elle puisse en venir à Eutrope, à Justin ou
à d'autres auteurs de ce genre. Je ne parle, pas de cela
comme d'une fantaisie que j'imagine, j'en parle comme
d'une méthode que je sais avoir été expérimentée; et qui
a servi à enseigner le latin sans aucune peine à un enfant.
Mais pour en revenir à ce que je disais, la personne qui
se charge d'élever un jeune homme, surtout un jeune
gentleman, doit savoir quelque chose de plus que le latin,
et posséder autre chose que la connaissance des sciences
libérales elles-mêmes. Il faut que ce soit une personne
d'une haute moralité, de bon sens, de bonne humeur, qui
sache, dans ses raports constants avec son disciple, se con-
duire avec gravité, avec aisance, avec douceur aussi. Mais
j'ai parlé de tout cela ailleurs et fort au long1.
178. En même temps que l'enfant apprend le français et
le latin, il peut aussi, comme je l'ai déjà dit, commencer
l'étude de l'arithmétique, de la géographie, de la chrono-
logie, de l'histoire et de la géométrie. Si on lui enseigne
en effet ces choses en français ou en latin, dès qu'il a
quelque intelligence de l'une ou l'autre de ces deux lan-
gues, il aura le bénéfice d'acquérir la connaissance de ces
sciences et par-dessus le marché d'apprendre la langue
elle-même -.
1. Voyez en effet Section IX. Locke s'aperçoit lui-même qu'il se
répète.
2. Erreur pédagogique. Il est imprudent de vouloir apprendre à l'en-
fant plusieurs choses à la fois, et surtout de lui enseigner une science
qu'il ignore absolument dans une langue étrangère qu'il ignore
Presque.
286 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
LA GEOGRAPHIE.
C'est par la géographie qu'il conviendrait, je crois, de
commencer : en effet, l'étude de la configuration du globe,
la situation et les limites des quatre parties du monde,
celles des différents royaumes et des contrées de l'univers,
tout cela n'est qu'un exercice de la mémoire et des yeux;
et un enfant par conséquent est apte à apprendre avec
plaisir et à retenir ces connaissances *. Cela est si vrai que,
en ce moment même, dans la maison que j'habite, je vis
avec un enfant à qui sa mère a donné de si bonnes leçons
de géographie qu'il connaît les limites des quatre parties
du monde, qu'il peut montrer sans hésiter sur le globe
ou sur la carte d'Angleterre le pays qu'on lui demande ; il
sait les noms de toutes les grandes rivières, des promon-
toires, des détroits, des baies, dans tout l'univers ; il peut
déterminer la longitude et la latitude de chaque pays, et
cependant il n'a pas encore dix ans 2. Ces connaissances
qu'un enfant acquiert par les yeux, et que la routine fixe
dans sa mémoire, ne sont pas sans doute tout ce qu'il lui
faut apprendre sur le globe terrestre. Mais c'est tout
de même un premier pas de fait; c'est une excellente pré-
1. Presque tous les pédagogues modernes sont d'accord pour mettre
la géographie au premier rang des études de l'enfant. Mais c'était une
nouveauté au temps de Locke, où l'enfant pâlissait d'abord sur les subti-
lités de la grammaire. Nicole, dans le livre de Y Education d'un prince,
recommandait déjà l'étude de la géographie comme très propre aux
enfants « dont les lumières sont toujours très dépendantes des sens. »
Kant est du même avis : « Les cartes géographiques, dit-il, ont quelque
chose qui séduit tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu'ils sont
fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose au
moyen des cartes. Et cela est pour les enfants une excellente distrac-
tion où leur imagination, sans s'égarer, trouve à s'arrêter sur certaines
ligures. On pourrait réellement les faire commencer par la géogra-
phie. »
2. C'est sans doute du jeune Franck Masham qu'il s'agit.
LA GÉOGRAPHIE. 281
paration qui rendra les autres études géographiques beau-
coup plus faciles, lorsque son jugement aura suffisamment
mûri pour les aborder avec, profit. En outre, il gagne ainsi
du temps, et par le plaisir qu'il trouve à connaître les
choses, il esl insensiblement conduit à apprendre les
langues.
L'ARITHMETIQUE ET L'ASTRONOMIE.
17!). Lorsque l'enfant a fixé clans son souvenir les divi-
sions naturelles du globe, on peut commencer à lui ap-
prendre l'arithmétique1, l'ar divisions naturelles du globe
j'entends les diverses positions et la distribution des terres
et des mers, avec les différents noms des contrées dis-
tinctes, sans en venir encore à ces lignes artificielles et
imaginaires2, qu'on a inventées et supposées uniquement
pour faciliter et assurer les progrès de la géographie.
180. De toutes les sciences de raisonnement abstrait
l'arithmétique est la plus facile : elle doit donc être étudiée
la première. L'esprit en général supporte aisément celte
étude, ou n'a pas de peine à s'y habituer. L'arithmétique
est d'ailleurs d'une utilité si générale dans toutes les
affaires de la vie, qu'il n'est pour ainsi dire rien qu'on
puisse faire sans elle5. Aussi est-il certain qu'un homme
1. Il est permis de s'étonner que Locke, infidèle a son principe qui
est de s'adresser d'abord aux yeux et à la mémoire, place immédiate-
ment après la géographie l'étude de l'arithmétique, c'est-à-dire d'une
science abstraite. C'est l'histoire qu'on s'attendait à voir figurer à cette
place, et avec l'histoire les sciences naturelles. Ce n'est pas qu'il faille
beaucoup retarder l'élude de l'arithmétique. Sans compter qu'il y a
moyen d'en rendre les premières notions sensibles aux yeux, il y a dans
les opérations numériques quelque chose de mécanique qui attire et
séduit L'enfant.
2 Les cercles parallèles, b-s méridiens, etc., dont il va être question
quelques lignes plus loin.
3. C'est toujours le point de vue utilitaire qui domine l'esprit de
Locke. Il faut étudier l'arithmétique, parce qu'on en a besoin à chaque
instant dans les affaires de la vie. Locke ne considère pas l'influence
'
288 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
ne saurait trop l'étudier ni la savoir trop bien. Il faut donc
exercer l'enfant à compter, aussitôt et autant qu'il en est
capable, et l'y appliquer un peu chaque jour jusqu'à ce
qu'il soit passé maître dans l'art des nombres. Lorsque
l'enfant sait additionner et soustraire, il peut alors avancer
plus loin dans l'étude de la géographie ; il peut, quand il
connaît les pôles, les zones, les cercles parallèles et les
méridiens, étudier la longitude et la latitude, se rendre
compte par là de l'usage des cartes, et, par les nombres
placés sur leurs côtés, distinguer la position relative des
diverses contrées, en même temps qu'apprendre à la re-
trouver sur les globes terrestres. Lorsque ce travail lui
sera devenu familier, il sera temps de lui montrer le globe
céleste, et alors on lui fera repasser tous les cercles, en
appelant particulièrement son attention sur l'écliptique ' ou
le zodiaque 2, afin que son esprit se les représente claire-
ment et distinctement ; on lui enseignera la figure et la
situation des différentes constellations, en les lui montrant
d'abord sur le globe, ensuite dans le ciel5.
Cela fait, lorsque l'enfant connaîtra assez bien les cons-
tellations de notre hémisphère, il sera à propos de lui
donner quelque idée de notre monde planétaire. Pour
cela on ne fera pas mal de lui présenter une esquisse du
système de Copernic \ et alors de lui expliquer les positions
heureuse que cette étude peut exercer sur l'esprit pour développer et
fortifier les facultés d'abstraction, d'attention, etc.
4. L'écliptiqne, grand cercle de la sphère céleste que le soleil parait
parcourir, et que la terre parcourt réellement en une année.
2. Le zodiaque, zone ou bande imaginée dans le ciel, et dont l'éclip-
tique occupe le milieu.
5. Ne serait-il pas plus logique de suivre l'ordre inverse et de com-
mencer par le ciel? Gargantua et son maître aussitôt levés « conside-
roient Testât du ciel, si tel estoit comme l'avoisent noté au soir précé-
dent; en quels signes entroit le soleil, aussi la lune, pour icelle
journée. » (Rabelais, I, xxm.)
4. Copernic, célèbre astronome polonais (1475-1545). Son système,
universellement adopté aujourd'hui, rencontra au seizième et même au
dix-seplième siècle une opposition très vive. C'est lui qui, le premier,
h
L'ARITHMÉTIQUE ET L'ASTRONOMIE. 289
des planètes, la distance qui sépare chacune d'elles du so-
leil, le centre de leurs révolutions. Ainsi on le préparera,
de la façon la plus naturelle et la plus facile, à comprendre
le mouvement et la théorie des planètes. En effet, puisque
' les astronomes ne doutent plus du mouvement des planètes
autour du soleil, il est bon qu'il suive cette hypothèse qui
n'est pas seulement la plus simple, celle qui embarrasse
le moins les écoliers, mais qui est aussi la plus probable-
ment vraie '. Mais ici, comme dans toutes les autres par-
ties de l'instruction, il faut avoir grand soin de commen-
cer par les notions les plus simples et les plus claires, de
n'enseigner que le moins possible de choses à la fois, et de
bien fixer chaque connaissance dans la tête de l'enfant,
avant de passer à ce qui suit ou d'aborder un point nou-
veau de la même étude. Présentez -lui d'abord une simple
notion, et, avant d'aller plus loin, assurez-vous qu'il l'a
prise dans le bon sens, qu'il l'entend parfaitement; alors
vous pourrez lui proposer une autre idée simple, immédia-
tement liée à la précédente, et qui tende au même but ;
et ainsi, grâce à ces progrés insensibles et graduels, vous
verrez son esprit, sans trouble ni confusion, s'ouvrir à la
science, et s'étendre plus loin que vous n'auriez cru. D'ail-
leurs quand un enfant a appris quelque chose, il y a un
excellent moyen d'en fixer le souvenir dans sa mémoire et
de l'encourager à aller plus loin, c'est de l'engager à
l'enseigner lui-même à d'autres enfants-.
eut nettement l'idée que le soleil était immobile et occupait le centre
de notre univers, tandis que la terre et les autres planètes tournent
autour de" lui.
1. Ne nous étonnons pas que Locke n'ose affirmer avec certitude.
Descartes, quoique rallié à l'opinion de Copernic et de Galilée, ne prit
amais sur lui de se prononcer publiquement sur ce sujet.
2. Rien n'intéresse plus l'entant, en effet, rien ne fixe mieux ses idées
que cette espèce d'enseignement mutuel.
290 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
LA GÉOMÉTRIE.
181. Une fois que l'enfant s'est familiarisé avec l'étude
des sphères, comme nous venons de le voir, il est en état
d'apprendre quelque peu de géométrie ; et ici je crois
qu'il suffira de lui enseigner les six premiers livres
d'Euclide l. Je ne sais en effet si ce n'est pas là tout ce qui
est nécessaire ou utile pour un homme d'affaires. D'ail-
leurs, dans le cas où un enfant aurait le génie et le goût
de cette science, après être allé jusque-là sous la conduite
de son précepteur, il lui sera loisible d'aller plus loin de
lui-même sans le secours d'aucun maître.
Il faut donc que l'enfant étudie les sphères et qu'il les
étudie avec soin ; et je crois qu'il peut le faire de bonne
heure, pourvu que le précepteur ait soin de distinguer ce
que l'enfant est on n'est pas capable de comprendre. Sur ce
point, voici une règle qui peut suffire à nous guider : les
entants sont capables d'apprendre tout ce qui tombe sous
les sens, particulièrement sous le sens de la vue, tant que
leur mémoire est seule à être exercée2. C'est ainsi qu'un
enfant, même très jeune, peut apprendre sur la sphère ce
que c'est que l'équateur, le méridien, etc.; ce qu'on ap-
pelle l'Europe, l'Angleterre, aussitôt qu'il connaît les di-
vers appartements de la maison qu'il habite, à cette con-
dition qu'on ne lui enseigne pas trop de choses à la fois,
et qu'on ne l'engage pas dans l'étude d'un nouvel objet,
avant qu'il n'ait parfaitement appris et gravé dans sa mé-
moire celui qu'on lui a précédemment mis sous les yeux.
LA CHRONOLOGIE.
182. La chronologie et la géographie doivent marcher
\. Euclide, géomètre d'Alexandrie, vivait vers 500 avant Jésus-Cluist.
2. C'est sur ce principe que reposent la méthode intuitive et les
leçons de choses.
LA CHRONOLOGIE. 291
de pair, et, pour ainsi dire, la main dans la main : j'en-
tends la partie générale de la chronologie, afin que l'en-
fant ait dans l'esprit une idée du cours universel des
siècles et des principales époques que l'on distingue dans
l'histoire. Sans la chronologie et la géographie, l'histoire,
qui est la grande école de la sagesse et de la science so-
ciale, et qui doit être l'étude privilégiée d'un gentleman
et d'un homme d'affaires, l'histoire, dis-je, se fixe mal dans
la mémoire et n'est que médiocrement utile ' : elle n'est
alors en effet qu'un amas de faits, confusément entassés,
sans ordre et sans intérêt. C'est seulement par le secours
de ces deux sciences que les actions des hommes se rat-
tachent à leur date dans le temps, à leur place dans le
monde; et dans ces conditions, non seulement elles se
gravent plus facilement dans le souvenir, mais c'est seu-
lement alors que, présentées dans l'ordre naturel des faits,
elles peuvent suggérer ces observations qui rendent le lec-
teur plus habile et meilleur.
183. Lorsque je parle de la chronologie, comme d'une
science que l'enfant doit parfaitement savoir, je n'entends
pas faire allusion aux controverses qu'elle engendre 2. Les
disputes de ce genre sont sans fin, et en général elles offrent
si peu d'importance pour un gentleman, qu'elles ne méri-
teraient pas encore qu'il s'en occupât, quand bien même
il serait possible d'arriver à une solution. Qu'on n'accorde
donc aucune attention à tout ce fracas d'érudition, à toute
cette poussière soulevée par les discussions des chronolo-
gistes. Le livre le plus utile que je connaisse en ce genre
est un petit traité de Strauchius, publié dans le format
\. La chronologie et la géographie sont, en effet, comme on l'a répété
plusieurs fois, les deux yeux de l'histoire. Mais quand il s'agit des pre-
mières études historiques, c'est une question de savoir s'il est possible
de présenter d'abord à l'enfant les cadres nus de l'histoire, c'est-à-dire
les tableaux chronologiques.
2. Les discussions relatives à l'origine du monde.
292 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
in-12, sous le titre de Breviarïum chronologicum1. On peut y
prendre tout ce qu'il est nécessaire d'enseigner, en fait de
chronologie, à un jeune gentleman : car il n'est pas besoin
d'encombrer l'esprit d'un écolier de tous les détails que ce
petit livre renferme. L'enfant y trouvera les époques les plus
remarquables et qu'il est d'usage de distinguer, ramenées
à la période Julienne2 ; et cette méthode est la plus facile,
la plus claire, la plus sûre, dont on puisse faire usage en
chronologie. A ce traité de Strauchius, on peut joindre
les Tables d'Iielvicus, comme un livre à consulter en toute
occasion 3.
L'HISTOIRE.
184. S'il n'y a rien qui soit plus instructif, il n'y a rien
d'autre part qui soit plus agréable que l'histoire. De ces
deux mérites, le premier est une raison pour qu'on en re-
commande l'étude aux hommes faits; le second me donne
à penser que l'histoire est la science qui convient le mieux
à l'esprit des jeunes enfants4. Dés qu'ils auront appris
la chronologie, dès qu'ils auront fait connaissance avec les
époques historiques qu'il est d'usage de distinguer dans
cette partie civilisée du monde, dès qu'ils sauront enfin
réduire ces époques à la période Julienne, mettez-leur dans
les mains quelque historien latin5. Ce qui nous réglera dans
1. Le liwe de Strauchius est aujourd'hui tombé dans l'oubli.
2. La période Julienne : une période de 7980 ans, qui aurait com-
mencé 4715 ans avant notre ère.
7>. Helvicus, né à Francfort eu 1581, mort en 1617, humaniste et
professeur, qui s'était rendu célèbre dès l'âge de quinze ans par ses
poésies grecques. Il fut un des professeurs chargés d'examiner les mé-
thodes pédagogiques de Ratich.
4. Pourquoi donc alors Locke ne place-t-il pas l'histoire au premier
rang 'avec la géographie? Dans le programme qu'il trace, l'histoire ne
vient qu'en troisième ou quatrième lieu, après l'arithmétique, l'as-
tronomie et la géométrie.
5. Bien qu'il ne soit pas plus favorable qu'il ne faut aux études la-
tines, Locke obéit encore au préjugé et à la l'outine, puisqu'il conseille
I/HISTOIllE. 2'J3
le choix do cet auteur, ce sera la clarlé du style. En effet,
quelle que soit l'époque que l'enfant étudiera d'abord, la
chronologie le mettra à l|abri de toute confusion, et, en-
gagé à continuer sa lecture par l'agrément du sujet, il se
familiarisera peu à peu avec le langage, sans éprouver ce
ennui et ces tortures qu'on lui fait endurer, quand on lui
propose des livres de lecture qui dépassent son intelli-
gence: tels sont, par exemple, les ouvrages des orateurs
et des poètes latins, quand on s'en sert pour faire apprendre
la langue latine. Une fois que, par des lectures suivies, il
sera venu à bout des auteurs les plus faciles, tels que Justin,
Eutrope, Quinte-Curce, etc., ceux qui viennent après ceux-
là ne lui donneront pas beaucoup de mal, et ainsi par un
progrès graduel, après avoir lu les historiens les plus clairs
et les plus faciles, il parviendra à lire les plus difficiles et
les plus sublimes des écrivains latins, tels que Cicéron,
Virgile et Horace1.
LA MORALE.
180. Comme, dès le début de ses études et dans tous les
cas où la chose est possible, on apprend à l'enfant à con-
naître la vertu, et cela par la pratique plutôt que par des
règles-; comme on lui enseigne chaque jour à mettre
comme première lecture d'histoire, non un livre moderne, écrit dans la
langue maternelle de l'élève, mais un historien latin. Il n'eu est plus
certainement, comme c'était l'usage alors, à vouloir que l'enfant
apprenne à lire dans un texte latin auquel il ne comprend rien, mais
c'est tout de même une erreur grave que de faire commencer l'étude
de l'histoire par l'histoire ancienne, et encore dans un texte latin.
1. On trouvera un peu sec ce chapitre sur l'histoire. Locke vers la
fin oublie même son sujet et nomme un orateur et deux poètes latins,
et non des historiens. 11 ne parle pas de l'histoire nationale, de l'his-
toire moderne, et de tous les avantages qu'on peut tirer de cette étude.
L'enseignement de l'histoire n'a pas d'ailleurs dans les écoles anglaises,
même aujourd'hui, la place qui lui est due.
2. Excellent principe. La morale doit être enseignée par l'exemple,
par la pratique, plutôt que par des leçons en forme et par des pré-
ceptes.
204 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
l'amour de la réputation au-dessus de la satisfaction de ses
désirs, je ne sais s'il sera utile qu'on lui fasse lire sur la
morale aulrechosc que cequ'il trouve danslaBible.ou qu'on
lui mette entre les mains quelque traité de morale, jusqu'à
l'âge où il pourra lire les Devoirs de Gicéron, non plus
comme un écolier qui apprend le latin, mais comme quel-
qu'un qui veut, pour la conduite de sa vie, s'instruire des
principes et des régies de la vertu '.
LA LOI CIVILE.
18G. Lorsque l'enfant aura suffisamment étudié les
Devoirs de Cicéron, et qu'on y aura joint le livre de Puffen-
dorf : de Offîcio hominis et civis 2, il sera peut-être temps de
lui faire lire l'ouvrage de Jure belli et pacis de Grotius3,
ou quelque chose qui peul-élre vaudra mieux encore, le
traité de Puffendorf, de Jure naturali et gentium*. 11 y ap-
prendra les droits naturels de l'homme, l'origine et la fon-
dation des sociétés et les devoirs qui en résultent. Ces
questions générales/ de droit civil et d'histoire sont des
études qu'un gentleman ne doit passe contenter d'effleurer :
il faut qu'il s'en occupe sans cesse, il faut qu'il n'ait ja-
mais fini de les étudier. Un jeune homme vertueux et bien
élevé, qui est versé dans cette partie générale du droit
1. En fait, dans la pratique scolaire, nous ne sommes guère allés
jusqu'ici au delà du programme tracé par Locke, puisqu'on attend la
fin des études et la classe de philosophie, pour enseigner aux élèves de
nos lycées les principes de la morale, et leur faire lire les grands mo-
ralistes.
2. Puffendorf, célèbre publiciste, né en 1652, mort à Berlin en 1694.
Il publia, en 1675, l'ouvrage dont il est question ici : Des devoirs de
l'ltonunc et du citoyen.
5. Grotius (1585-1646), célère érudit hollandais. Son plus laineux
ouvrage est précisément le traité dont parle ici Locke, Du droit de
guerre et de paix (1624), qui fut traduit en français par Barbey-
rac (1724).
4. L'ouvrage de Puffendorf, Du droit naturel et du droit des gens,
parut en 1670. Il fut traduit dans toutes les langues de l'Europe.
LA LOI CIVILE. 295
civil (où il n'est question ni de chicanes ni de cas parti-
culiers, mais où l'on traite des affaires et des rapports des
Dations civilisées, en se fondant sur les principes de la
raison), qui en outre entend le latin et sait l'écrire, peut
en toute sûreté courir le monde : il trouvera partout des
gens qui seront disposés à l'employer et qui sauront l'es-
timer.
LA LOI.
187. Ce serait une hypothèse étrange quecclle d'un gent-
leman anglais qui ignorerait les lois de son pays1. Dans
foules les conditions, c'est une connaissance si nécessaire
que, depuis le juge de paix jusqu'au ministre d'Etat, je
ne vois pas quel homme pourrait s'en passer, s'il veut tenir
dignement son rang. Je n'entends pas parler de la chicane,
de tout ce qu'il y a de captieux et de subtil dans la loi. Un
gentleman, dont le devoir est de connaître les règles pré-
cises du bien et du mal, mais non de rechercher les
moyens d'esquiver l'obligation de faire le bien ou de ga-
rantir sa sécurité touten faisant le mal, un gentleman, dis-je,
doit dédaigner l'étude de la chicane autant que s'appli-
quer diligemment à l'étude de la loi, afin de rendre parla
des services à son pays. A cet effet, je crois que pour un
gentleman la bonne méthode d'étudier nos lois, quand il
n'a pas à en faire une étude spéciale en vue de sa profes-
sion, c'est de prendre une idée de la constitution et du gou-
vernement de l'Angleterre dans les anciens livres de droit
commun, et chez quelques écrivains modernes qui après
eux ont dressé le tableau de ce gouvernement. Quand il
s'en sera fait une idée exacte, qu'il lise alors l'histoire de
son pays, en associant à l'étude de chaque roi celles des
lois faites sous son règne. Par là il pénétrera dans l'esprit de
1. L'hypothèse n'est, hélasl que trop vraisemblable, au moins en
France, bans nos lycées, la législation n'est enseignée qu'aux élèves
de l'enseignement dit spécial.
2&6 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
nos lois; il verra sur quels principes elles ont été établies,
et en comprendra mieux l'autorité1.
LA RHÉTORIQUE ET LA LOGIQUE.
188. La rhétorique et la logique étant des arts que l'an-
cienne méthode plaçait immédiatement après la grammaire2,
on s'étonnera peut-être que j'en aie si peu parlé! La raison
en est que les jeunes gens n'en tirent qu'un mince profit ;
car j'ai rarement vu ou plutôt je n'ai jamais vu quelqu'un
qui eût appris à bien raisonner ou à parler avec élégance,
en étudiant les règles qui prétendent l'enseigner5. Aussi je
désirerais que le jeune gentleman prît seulement une tein-
ture de ces arts, dans les traités les plus courts qu'on
puisse trouver, sans s'arrêter trop longtemps à considérer
et à étudier ce vain formalisme. Le bon raisonnement se
fonde sur autre chose que sur la théorie des prédicaments
ou des prédicats4 , et ne consiste pas à parler in modo et
1. Locke recommande ici quelque chose d'analogue à ce que l'on
appelle aujourd'hui l'instruction civique.
2. Avec la grammaire, la rhétorique et la logique formaient ce qu'au
moyen âge on appelait le trivium, la première partie des études; le
quadrivium, qui lui succédait, comprenait l'arithmétique, la musique,
la géométrie, l'astronomie.
5. Il y a beaucoup à dire sur l'utilité de la logique et Locke ne re-
connaît pas suffisamment les avantages de cette étude. Mais pour l'ex-
cuser, il faut songer qu'on abusait alors de la logique, que la logique
de ce temps-là était purement déductive et se réduisait à la fastidieuse
étude des règles du syllogisme. Quand les modernes font l'éloge de la
logique, ils ont affaire à une logique tout autrement complète, qui
comprend l'observation, l'induction et toutes les opérations de l'esprit,
à une logique pratique et positive qui ne s'oublie p»s dans les subti-
lités du formalisme syïlogistique. C'est de cette logique que parle, par
exemple, Stuart Miïl quand il dit : « La plus ample connaissance des
sciences de raisonnement et d'expérience ne nous dispense pas d'étu-
dier les règles de la logique. Nous avons beau entendre toute notre vie
des raisonnements corrects, et voir des expériences exactes : nous
n'apprendrons point par la seule imitation à en faire autant. »
4. Les prédicaments ou catégories sont au nombre de dix, d'après la
théorie d'Aristote : la substance, la qualité, la quantité, la relation, la
LA l'.HLTOUlnl i: ET LA LOGIQUE. 207
in figura* . Mais il serai! hors de mon propos d'insister sur
celte idée. Pour en venir donc à ce qui nous occupe, je
vous conseillerai, si vous voulez que votre fils raisonne
bien, de lui faire lire Chillingworlh'. Si vous voulez qu'il
parle bien, familiarisez-le avec la lecture de Cicéron l, pour
qu'il se fasse une idée vraie de l'éloquence, et donnez-lui à
lire des ouvrages anglais bien écrits, pour qu'il y per-
fectionne son style et la pureté de son langage maternel.
189. Puisque le profit et le but d'un raisonnement droit,
c'est d'avoir des idées droites, déporter un jugement droit
sur les choses, de distinguer la vérité de l'erreur, le bien
du mal, et d'agir en conséquence, ne nourrissez pas votre
iils du vain et artificiel formalisme de la dialectique \ Ne
souffrez pas qu'il s'y exerce lui-même, ni qu'il l'admire
chez les autres, àmoinsque vous ne vouliez faire de lui, au
lieu d'un homme de sens, un chicaneur sans jugement,
situation dans l'espace, la situation clans le temps, l'attitude, la posses-
sion, l'action, la passion. C'est un catalogue, d'ailleurs incomplet el
inexact, des différentes classes auxquelles peuvent être rattachés les
divers objets de la connaissance. « Cette division, dit Stuart Hilt, res-
semble à une classification des animaux qui distinguerait les hommes,
les quadrupèdes, les chevaux et les poneys. »
Les cinq prédicats sont : le genre, l'espèce, la différence, le propre
et l'accident; c'est-à-dire les cinq idées générales essentielles.
I. In modo et in figura, « selon le mode et la figure, » c'est-à-dire
selon les règles du syllogisme. Locke critique ici. après Rabelais, après
Montaigne, après Pascal, l'erreur du moyen âge, où l'on croyait avoir
appris à l'enfant à raisonner, parce qu'on lui avait appris à distinguer
les modes et les ligures du syllogisme.
'_'. OnllingTorth, controversiste anglais (1GO2-1044). Il exerça une
grande influence sur l'esprit de Locke. Son grand ouvrage, la Hcligiou
des protestants, date de 1657. et c'est, dit-on, un modèle de raison-
nement solide et serré.
3. En d'autres termes, apprenez-lui à bien raisonner et à bien écrire,
par la pratique et par l'étude familière des auteurs qui savent rai-
sonner et écrire.
■i. Conférez les passages analogues des Essais de Montaigne (fil, vin.):
« Qui a pris l'entendement en la logique? Où sont ses belles pro-
messes? Yeoid on plus de barbouillage au caquet des harengieres
qu'aux disputes publiques des dialecticiens? »
298 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
entête dans ses discours, qui se fera un point d'honneur de
contredire les autres, ou, ce qui serait encore pire, qui
mettra tout en question ; un de ces hommes enfin que pré-
occupe, non la recherche de la verilé, mais simplement le
plaisir de triompher clans la discussion. Il n'y a rien qui
soit plus déplacé, plus mal séant chez un gentleman, ou
chez tout homme qui prétend au titre de créature raison-
nable, que de ne pas vouloir céder à l'évidence de la raison
et à la force d'un argument clair et convaincant. Y a-t-il,
je le demande, quelque chose qui s'accorde moins avec la
politesse de la société et avec le but de la discussion, que
la conduite de ces personnes qui ne se contentent jamais
d'une réponse, quelque complète et satisfaisante qu'elle soit,
mais qui s'entêtent dans la dispute, aussi longtemps que des
mots équivoques leur permettent de chicaner, soit à l'aide
d'un médius terminus1, soit à la faveur d'une distinction
frivole, sans qu'elles se mettent en peine d'être logiques ou
illogiques, sensées ou absurdes, conséquentes ou non avec
ce qui a été dit précédemment? C'est en effet le grand art et
la souveraine perfection d'une dispute logique, que jamais
l'opposant ne se contente d'une réponse, que jamais le ré-
pondant ne se rende à un argument. Ce que devient en tout
cela la vérité et la science, aucun des deux adversaires ne
s'en soucie. Ce qui importe à chacun d'eux, c'est de ne point
passer pour un pauvre nigaud qui se laisse confondre; c'est
de ne point subir l'affron' de désavouer ce qu'on a d'abord
affirmé : car c'est en cela que consiste la gloire de la dis-
cussion. Pour découvrir la vérité et pour la défendre, c'est
à un examen sérieux et attentif des choses elles-mêmes
qu'il faut recourir, et non à des termes artificiels, à de
vains procédés d'argumentation. Le formalisme logique
1. Le moyen terme est celui qui dans un syllogisme sert de terme de
comparaison avec les deux autres termes; de sorte que l'on peut équi-
voquer et faire un raisonnement faux si le moyen terme étant un mot
à double sens, on le compare pris dans un sens avec le grand terme et
pris dans l'autre sens avec le petit terme.
LA RHÉTORIQUE ET LA LOGIQOE. 299
conduit moins à la découverte de la vérité, qu'à l'emploi
subtil et sophistique de mois équivoques1 : or, c'est de
toutes les façons de parler, celle qui est la moins utile et
la plus désagréable, et il n'y a pas de chose au monde qui
convienne moins à un gentleman ou à un ami de. la vérité.
Sans doute, il n'y a guère de plus grand défaut pour un
gentleman que de ne pas savoir s'exprimer, soit par écrit,
soit en paroles, .le demanderai cependant à mon lecteur
s'il ne connait pas un grand nombre de gens, assez riches
pour vivre de leurs revenus, possédant à la fois et le titre et
les qualités du gentilhomme qui pourtant ne sont pas capa-
bles de raconter une histoire comme il faut, et encore
moins de parler dans un langage clair et persuasif, sur n'im-
porte quelle affaire. Mais ce n'est pas tant leur faute que
la faute de leur éducation : car, sans y mettre de partia-
lité, je dois rendre à mes compatriotes cette justice que, à
quelque étude qu'ils s'appliquent, ils ne s'y laissent sur-
passer par aucun de leurs voisins. Mais on se contente de
leur enseigner les règles de la rhétorique, sans leur ap-
prendre à s'exprimer avec élégance, soit en paroles, soit
par écrit, dans la langue dont ils auront toujours à se ser-
vir. On dirait que les noms des figures, qui embellissent les
discours des orateurs passés maîtres dans l'art de parler,
sont uniquement ce qui constitue l'art et le talent de bien
parler. Comme toutes les choses qui dépendent de laprali-
que, l'art de la parole s'enseigne, non par un petit ou un
grand nombre de règles, mais par l'exercice et par l'appli-
cation, en se conformant d'ailleurs à des règles justes, ou
plutôt à de bons modèles, jusqu'à ce que l'habitude soit
prise , et qu'on ait acquis une certaine aptitude à bien
l'aire.
t. Locke, comme Bacon, dont il s'inspire ici, comme Descaries,
comme tous les réformateurs de la philosophie, ne croit pas que le
syllogisme conduise à la découverte de la vérité. Il a traité le môme
sujet avec pins de <!élail dons {'Essai sur l'entendement (IV, xvn).
:>00 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
LE STYLE.
D'après cela, il ne sera peut-être pas mauvais d'engager
souvent les enfants, aussitôt qu'ils en seront capables, à
raconter d'eux-mêmes une histoire sur deschosesqu'ils con-
naissent bien. On commencera par corriger dans leurs ré-
cits la faute la plus grave qu'ils auront commise dans
l'arrangement de leur sujet. Quand on aura remédié à cette
faute, on passera à une autre; et ainsi de suite, de l'une à
l'autre, jusqu'à ce qu'elles soient toutes corrigées, au
moins celles qui ont de la gravité1. Lorsqu'ils se tirent bien
de leurs narrations orales, on peut alors leur demander des
narrations écrites. Les Fables d'Ésope, le seul livre peut-
être qui convienne pour des enfants 2, peuvent fournir des
sujets d'exercice pour apprendre à écrire en anglais, comme
aussi pour lire et pour traduire, afin de se familiariser avec
la langue latine. Lorsque les enfants en sont venus à ne plus
l'aire de faute contre la grammaire, et qu'ils savent combi-
ner dans un discours suivi et continu les différentes parties
d'une histoire, sans user de ces transitions lourdes et mala-
droites qu'ils ont coutume de multiplier, vous pouvez, si
vous désirez les perfectionner plus complètement dans ce
talent qui est le premier degré de l'art de parler et qui
n'exige pas d'invention, vous pouvez, dis-je, avoir recours à
Cicéron, et en leur faisant mettre en pratique les règles que
le maître de l'éloquence donne dans son premier ouvrage
(delnventione, '£ 20)3, leur montrer en quoi consistent l'art
et les grâces d'une narration élégante, selon les sujets et
1. Locke a raison de penser qu'il faut diviser et pour ainsi dira
émietter les critiques. Trop de corrections à la fois embrouillent l'en-
fant.
2. Locke ignore La Fontaine ou ne l'apprécie pas.
.". Le traité de l'Invention recommandé par Locke n'a jamais clé
classique en France.
LE STYLE. 30]
selon le but qu'on veul atteindre. De chacune de ces règles
on peut trouver dos exemples appropriés et montrer ainsi
aux enfants comment d'autres les ont appliquées. Les an-
ciens auteurs classiques contiennent en abondance des
exemples de ce genre qu'il faut leur mettre sous les yeux,
non seulement pour qu'ils les traduisent, niais comme des
modèles à imiter chaque jour.
Lorsque les enfants savent écrire en anglais avec suite,
avec propriété, avec ordre, et qu'ils disposent d'un style
narratif passable, vous pouvez les exercer à écrire des let-
tres; mais ne leur faites pas rechercher les traits d'esprit, ni
les compliments affectés; apprenez-leur à exprimer simple-
ment leurs pensées, sans incohérence, sans désordre et avec
politesse. Lorsqu'ils en seront là, vous pouvez, pour exci-
t'T leur imagination, leur proposer l'exemple de Voiture *,
pour leur apprendre comment à distance on cause avec ses
amis dans des lettres complimenteuses, enjouées, rail-
leuses, pleines de variété. Faites-leur lire ainsi les lettres
de Cicéron, comme le meilleur, modèle pour les lettres
d'affaires ou de pure conversation2. L'art d'écrire une
lettre est d'un si grand usage dans toutes les affaires de
la vie, qu'il n'est personne qui puisse échapper à l'obli-
gation de montrer ce qu'il sait faire en ce genre. Des
occasions de tous les jours le forceront à mettre la
plume à la main, et sans compter que dans ses affaires
il se ressentira souvent de la façon habile ou non dont
1. Voiture ne mérite guère l'honneur que lui fait Locke. Il était très
admiré au dix-septième siècle, et Locke, en le louant comme un
modèle à suivre, obéit aux préjugés de son temps. On s'étonne d'au-
tant plus que Locke recommande Voiture, qu'il vient de demander de
proscrire des premiers exercices littéraires de l'enfant toute affecta-
tion, toute vaine recherche d'esprit. Les lettres de Voiture ont des
qualités, mais elles sont tout ce qu'il y a de plus affecté et de moins
simple.
2. Locke rencontre plus juste quand il recommande les lettres de
Cicéron, lettres réelles, que l'auteur n'a pas écrites pour la postérité,
qu'il a adressées à ses contemporains et à ses amis, et où il s'exprime
avec la simplicité d'un homme d'IJtat ou d'un homme d'affaires.
£02 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
il écrira ses lettres, il est certain que son éducation,
son jugement, ses talents, seront dans ses lettres soumis à
un examen plus sévère que dans ses discours oraux. Ici en
effet les fautes sont fugitives, et s'évanouissent le plus sou-
vent avec le son qui leur a donné naissance; elles ne sont
pas exposées aune révision rigoureuse et par conséquent
elles échappent plus facilement à l'observation et à la cri-
tique.
Si les méthodes de l'éducation étaient bien conduites et
bien dirigées, il ne viendrait à l'esprit de personne de sup-
poser qu'on néglige une partie si importante de l'instruc-
tion, surtout quand on met tant d'acharnement à imposer
des exercices qui ne sont absolument d'aucune utilité,
comme les dissertations et les vers latins : véritables ins-
truments de torture pour les enfants, qu'ils condamnent
à des efforts d'invention au-dessus de leur force, et qu'ils
empêchent d'avancer agréablement dans l'élude des lan-
gues en leur imposant des difficultés contre nature. Mais la
coutume l'ordonne ainsi; et qui oserait lui désobéir? Et ne
serait-il pas déraisonnable de demander qu'un professeur
de collège (qui sait sur le bout du doigt les tropes et les
figures de la Rhétorique de Farnaby1), apprît à son élève
à s'exprimer élégamment en anglais, alors qu'il semble
si peu s'en soucier ou s'en occuper pour lui-même ? La
mère de l'enfant lui en remontrerait sur ce point, elle
qu'il inéprise sans doute comme une personne illettrée,
parce qu'elle n'a lu ni logique ni rhétorique.
La correction dans le style parlé ou écrit donne je ne
sais quelle grâce à ce que l'on dit, et ménagé une attention
favorable ; et puisque c'est de l'anglais qu'un anglais fera
constamment usage, c'est cette langue qu'il doit principa-
lement cultiver ; c'est en anglais surtout qu'il prendra soin
de polir et de perfectionner son style. Parler ou écrire le
1. Farnaby, humaniste anglais, né à Londres en 1575, mort en lGi7.
Il professa avec grand succès. Sa Rhétorique date de 1625.
F.E STYLE. 303
latin mieux que sa langue maternelle, cela peut rendre un
homme célèbre; mais il lui sera bien plus avantageux d'ap-
prendre à bien s'exprimer dans sa propre langue, dont il
fait usage à chaque instant, que de rechercher de vains
applaudissements pour une qualité tout à fait inutile. Et
cependant je vois qu'on néglige partout cette partie de l'ins-
truction. On ne prend aucun soin de perfectionner lesjeu-
nes gens dans la connaissance de leur langue, de leur en
donner ia parfaite intelligence, de faire enfin qu'ils en
soient maitres. S'il va quelqu'un parmi nous qui s'exprime
dans sa langue maternelle avec plus de facilité et de pu-
reté que les autres, c'est au hasard qu'il le doit ou à son
talent, en tout cas à de tout autres causes que son édu-
cation ou les soins de son précepteur. S'inquiéter de savoir
comment son élève parle ou écrit en anglais, c'est un souci
au dessus de la dignité d'un homme nourri de grec et de
latin, bien que souvent il n'y soit pas fort habile lui-
même. Le grec et le latin sont des langues savantes, les
seules dignes que des hommes savants s'en mêlent et les
enseignent. L'anglais n'est que le langage du vulgaire
illettré. Et cependant nous voyons que, chez quelques-
uns de nos voisins, l'État n'a pas cru qu'il fût indif-
férent à l'intérêt public de favoriser et de récompenser
les progrès de la langue nationale'. Chez eux ce n'est
pas une petite affaire que de polir et d'enrichir la lan-
gue; ils ont établi des académies et distribuent des pen-
sions pour cela, de sjrte qu'il y a parmi leurs écrivains
une grande ambition, une grande émulation pour écrire
correctement. Et l'on voit où ils en sont venus par ces
moyens-là, et comme ils ont répandu au loin leur langue,
qui était la plus imparfaite peut-être de l'Europe, du moins
il y a quelque temps, et quelque jugement qu'on porte sur
1. Locke parle ici de la France, sans la nommer, et fait allusion à
la fondation de l'Académie française, aux pensions que Louis XIV dis-
tribuait aux hommes de lettres.
20
304 QUELQUES PENSEES SUC. L'EDUCATION.
elle aujourd'hui1. Chez les Romains, les plus grands hom-
mes s'exerçaient chaque jour dans leur langue maternelle,
et nous trouvons encore dans l'histoire les noms des ora-
teurs qui ont appris le latin aux Empereurs, bien que le
latin fût leur langue maternelle.
Les grecs, on le sait, étaient encore plus avisés. Toute
langue qui n'était pas la leur était à leurs yeux une langue
barbare, et l'on ne voit pas que ce peuple lin et savant ait
jamais étudié ni même apprécié les langues étrangères,
bien qu'il soit hors de doute qu'il emprunta d'ailleurs sa
science et sa philosophie2.
Je ne veux pas ici décrier le grec et le latinr> ; je crois né-
cessaire l'étude de ces deux langues, de la langue latine
au moins: il faut qu'un gentleman l'entende bien. Mais
quelles que soient les langues étrangères dont un jeune
homme s'occupe (et plus tôt il .les saura, mieux cela vau-
dra), il n'en est pas moins vrai que c'est sa propre langue
qu'il doit étudier avec le plus de critique ; c'est dans sa
propre langue qu'il doit travailler à acquérir la facilité,
la clarté et l'élégance de l'expression, et pour cela il
faut un exercice de tous les jours.
LA PHILOSOPHIE NATURELLE.
190. Il me paraît que la philosophie naturelle4, enten-
due comme science spéculative, n'existe pas encore, et peut-
être puis-je penser que j'ai des raisons de dire que nous
ne serons jamais en état d'en faire une science 5. La na-
1. Locke est trop sévère pour la langue française du seizième siècle.
2. Locke s'aventure un peu. Les Grecs ont été plus inventeurs, plus
initiateurs qu'il ne le dit.
3. Voyez plus loin, § 195.
4. La philosophie naturelle, au temps de Locke, était la science de la
nature en général; elle comprenait aussi bien la connaissance de l'es-
prit, ce que nous appelons aujourd'hui psychologie ou métaphysique,
que la connaissance des corps, qui depuis a donné lieu ,ï tant do
sciences distinctes, physique, chimie, sciences naturelles, etc.
5. On remarquera dans quel style contourné, et avec quelles précau-
LA PHILOSOPHIE NAT1 RELLE. GUj
turc a combiné ses œuvres avec tant de sagesse, elle agit
par des voies qui dépassent tellement nos facultés de dé-
couverte et notre puissance de conception, qu'il ne nous
sera jamais possible de les ramener à des lois scientifiques.
La philosophie naturelle étudie les principes, les proprié-
tés, les opérations des choses, telles qu'elles sont en elles-
mêmes. Je crois donc qu'on peut la diviser en deux par-
ties: l'une comprend les esprits, avec leur nature et leurs
qualités; l'autre, les corps. C'est à la métaphysique que
l'on rattache habituellement la première1. Mais quelque soit
le nom que l'on donne à l'étude des esprits, je crois qu'elle
doit venir avant l'étude de la matière et des corps2; non
comme une science qui puisse être méthodiquement ré-
duite en système, et traitée d'après des principes certains
de connaissance, mais comme une étude qui élargit l'espn
et qui le prépare à une intelligence plus complète et plus
claire de ce monde immatériel où nous font pénétrer à
la fois la raison et la révélation. Et puisque c'est du ciel
que nous tenons, par la révélation, nos idées les plus claires
et les plus complètes sur les esprits autres que Dieu et nos
âmes ', je pense que c'est à la révélation qu'il faut emprun-
tions Locke hasarde son opinion sur l'impossibilité d'arriver à la science
et à la certitude dans le domaine de la philosophie naturelle. Au moins
en ce qui concerne les phénomènes matériels, et aussi les phénomènes
moraux, les progrès accomplis depuis trois siècles n'ont pas donné
raison à sa déflance. Ce qui reste en dehors de la science, ce sont les
conceptions des philosophes sur 1 essence des choses, sur l'origine et la
lin des êtres.
1. Le mot de métaphysique a été longtemps synonyme de science de
l'esprit, de science de l'âme. Mais aujourd'hui que la critique philoso-
phique a nettement distingué l'ordre des phénomènes, des laits positifs
et l'ordre des substances, des causes, des essences cachées, on ne
rattache plus à la métaphysique la description phénoménale des laits
qui s'accomplissent dans l'âme. La métaphysique comprend exclusi-
vement les questions relatives aux principes des choses et dont la
solution dépasse la portée du l'expérience sensible ou de l'expérience
psychologique.
'J. Voyez plus loin, ^ 192.
QUELQUES PEKSÉES SUR L'ÉDUCATION.
ter ce qu'on veut sur ce point faire connaître aux enfants1.
A cet effet je conclus qu'il serait bon de faire lire aux en-
fants une bonne histoire sainte, où l'on rangerait, selon
l'ordre exact des temps, toutes les choses qu'il serait à pro-
pos d'y faire entrer, en omettant celles qui ne conviennent
que pour un âge [-lus avancé : on éviterait par là ceite con-
fusion qui se produit dans l'esprit quand on lit indistinc-
tement tous les livres de l'Écriture, tels qu'ils sont réunis
dans la Bible. On retirerait encore de là cet autre avan-
tage, que la lecture assidue de l'histoire sainte familiari-
serait l'esprit des enfants avec l'idée des esprits et la
croyance à leur existence, puisqu'ils jouent un si grand
rôle dans tous les événements de cette histoire : ce qui
serait une excellente préparation à l'étude des corps2. Lu
effet, sans la notion de l'esprit, notre philosophie sera boi-
teuse et restera incomplète dans une de ses parties essen-
tielles, puisqu'elle laissera de côté la considération dos
êtres les plus puissants et les plus excellents de la créa-
tion \
191. Je crois aussi qu'on pourrait faire de celte histoire
sainle un abrégé simple et court qui contiendrait les faits
principaux et lesplus importants, et que l'on mettrait entre
les mains des enfants, dès qu'ils savent lire. Bien que celte
1. C'est-à-dire les anges et les dénions. Locke, quoique médecin et
philosophe, était chrétien sincère et pieux, et sa foi n'était pas sans
quelque naïveté.
•1. On voit que Locke propose pour l'initiation de l'enfant aux vérités
religieuses un ordre contraire à celui que recommande la raison et
qu'ont préconisé, par exemple, Rousseau et Kant. C'e^t la lévélation
qu'il prend comme point de départ et non les lumières naturelles, de la
conscience.
T.. En religion, Locke était fort large, et selon l'expression consacrée
de son temps, latitudinaire. <s l.e latitudinarjsme, dit-il lui-même, dans
son Essai sur In Tolérance, consiste à avoir des lois strictes touchant
Ja vertu et le vice, mais à élargir autant que possible les termes des
Credo religieux, d'est-à-dire à faire en sorte que les articles de
croyance spéculative soient peu nombreux et larges, les cérémonies
peu nombreuses et faciles. »
LA PHILOSOPHIE NATURELLE. 501
lecture dût avoir pour résultat de leur donner de bonne
heure quelque notion des esprils, je ne crois pas que cela
soit en contradiction avec le conseil que j'ai déjà donné
de r-e pas troubler l'imagination des enfants, quand ils
sont tout petits, en leur parlant des esprits1 : car je voulais
seulement dire par là qu'il y a des inconvénients à faire
entrer dans leur pensée ces images de fantômes, de spec-
tres, d'apparitions fantastiques, que les gouvernantes et
tous cpuï qui entourent les enfants leur présentent pour
les effrayer et s'assurer de leur obéissance. C'est là une
faute dont les enfants souffrent durant toute leur vie, parce
qu'elle asservit leurs esprits à des craintes, à des appréhen-
sions terribles, à la faiblesse et à la superstition. Lorsque
plus tard ils entrent dans le monde et dans la société, fatigués
qu'ils sont de ces idées dont ils rougissent, il arrive sou-
vent que, pour opérer une cure radicale et pour se débarras-
ser d'un fardeau qui pèse si lourdement sur eux, ils rejet-
tent en bloc toute croyance aux esprits, et se jettent ainsi
dans l'extrême opposé, qui est plus regrettable encore.
192. Si je désire que l'on commence par l'étude des es-
prits, et que la doctrine de l'Écriture ait profondément
pénétré l'esprit du jeune homme avant qu'il aborde la
philosophie naturelle, c'est que tous nos sens étant con-
stamment en rapport avec la matière, l'idée de la matière
tend à accaparer l'esprit tout entier et à en exclure l'idée
de tout ce qui n'est pas matière : de iorte que bien souvent
ce préjugé, aussi fortement appuyé, ne laisse plus la li-
berté de croire aux esprits et d'admettre qu'il y ait rien,
in rerum natura, qui ressemble à des êtres immatériels2.
I. Voyez plus haut, p. 137.
II. En d'autres termes, Locke veut que la métaphysique précède la
physique, parce qu'il craint que l'esprit ne s'habitue au matérialisme,
s'il étudie la nature sensible avant défaire connaissance avec les réalités
immatérielles. Cette théorie irrite Rousseau : « Locke, dit-il, veut que
l'on commence par l'étude des esprits. Cette méthode est celle de la
superstition, des préjugés, de l'erreur. » Et sans justifier son affirmation
308 . QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
Et cependant il est évident que par la matière et le mou-
vement seul on ne peut expliquer aucun des grands phéno-
mènes de la nature, et par exemple, pour ne citer que celui-
là, le phénomène si commun de la pesanteur. Je crois qu'il
est impossible d'en rendre compte par les opérations natu-
relles de la matière ou par les lois du mouvement : c'est la vo-
lonté positive d'un être supérieur qui l'a réglé ainsi. Ainsi
puisqu'on ne peut expliquer convenablement le déluge sans
admettre quelque chose qui soit en dehors du cours ordi-
naire des choses, je demanderai si, en admettant que Dieu
a déplacé pour un temps le centre de gravité de la terre
(chose aussi intelligible que la pesanteur-elle même, et
qui peut avoir été le résultat d'une petite modification de
causes inconnues), on ne rendrait pas aussi bien compte du
déluge de Noé que par aucune des hypothèses qu'on a pro-
posées jusqu'à ce jour. Je sais bien qu'on me fera une objec-
tion sérieuse : ce déplacement du centre de gravité n'aurait
pu produire, me dira-t-on, qu'un déluge partiel. Mais le dé-
placement une fois accordé, il n'est pas difficile de conce-
voir que la puissance divine a pu placer le centre de gra-
vité à une distance convenable du centre de la terre, et
qu'elle l'a fait se mouvoir en rond pendant tout le temps
qu'il a fallu pour que le déluge devint universel. Parla,
je crois, on expliquera tous les phénomènes du déluge, tels
que Moïse les a racontés, plus aisément que par toutes loo
suppositions étranges dont on s'est servi pour en rendre
raison *.
Mais ce n'est pas le moment d'insister sur cet argument
que j'ai voulu seulement indiquer en passant, afin de
montrer qu'il est nécessaire, dans l'explication de la na-
qui étonne, il conclut : « L'ordre suivi par Locke ne sert qu'à établir le
matérialisme. » (Emile, livre IV.)
1. Nous ne nous attarderons pas à critiquer la bizarre et naïve con-
ception de Locke sur la pesanteur et sur le déluge. Si on enseigne
l'histoire sainte à l'entant, il faut renoncer, quoi qu'en dise Locke, à
en expliquer les légendes par des l'aisons scientifiques.
LA PHILOSOPHIE NATURELLE. 300
ture, de recourir à autre chose qu'à la matière et au mou-
vement ! : vérité qu'on sera parfaitement préparé à
comprendre, si l'on est familiarisé avec la notion des
esprits, au pouvoir desquels la Bible attribue de si grands
effets. Je réserve pour une occasion meilleure le dévelop-
pement plus complet de mon hypothèse, et l'application
qu'on en peut faire à toutes les parties de l'histoire du dé-
luge, àtoutes les difficultés que soulève cet événement tel
qu'il est raconté dans l'Écriture.
195. Mais revenons à l'étude de la philosophie naturelle.
Bien qu'elle ait rempli le monde de systèmes, je ne saurais
dire que j'en connaisse aucun qui puisse être enseigné à
un jeune homme, comme une science où il soit assuré
de trouver la vérité et la certitude, c'est-à-dire ce que
promettent toutes les sciences dignes de ce nom. Je ne veux
pas dire pour cela qu'il ne doive étudier aucun de ces sys-
tèmes. Dans un siècle de lumières comme le nôtre, il est
nécessaire qu'un gentleman en ait quelque idée, ne serait-
ce que pour le préparer aux conversations du monde. Mais
soit qu'on lui fasse connaître en entier le système de Des-
cartes, comme celui qui est le plus à la mode aujourd'hui -;
soit qu'on juge préférable de lui présenter une courte
esquisse de ce système et de plusieurs autres, j'estime que
1. En d'autres termes, il serait nécessaire d'admettre des miracles,
c'est-à-dire l'intervention particulière de la puissance divine, pour ex-
pliquer certains phénomènes naturels. On s'étonne de trouver ces idées
chez un ami et un admirateur de Newton.
2. Locke avait lu Descartes à l'âge de vingt-sept ans, et il se plaisait
à répéter que cette lecture avait été pour lui une véritable révélation.
Il n'est pas cependant cartésien en philosophie. Outre qu'il se sépare
absolument de Descartes sur des questions importantes, notamment
celle des idées innées, il est par tempérament d'une humeur pliiloso-
phique qui n'a rien d'analogue avec celle de l'auteur du Discours de
lu méthode. Prudent et timide, circonspect en fait de spéculation,
Locke ne pouvait que se défier des témérités de Descartes. On sait
d'ailleurs que le cartésianisme n'a jamais eu beaucoup de succès
auprès des philosophes anglais qui sont restés en général fidèles à la
tradition empirique do Dacon.
510 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
les systèmes de philosophie naturelle qui ont eu du succès
dans cette partie du monde doivent être étudiés plutôt
dans l'intention de connaître les hypothèses, de compren-
dre les termes et les façons de parler des différentes écoles,
que dans l'espoir d'y trouver une connaissance satisfaisante,
complète et scientifique, des œuvres de la nature. Tout ce
qu'on peut dire, c'est que les atomistes modernes1 parlent
en général un langage plus intelligible que celui des péri-
patéticiens qui avant eux régnaient dans les écoles. Si l'on
veut remonter plus haut et se mettre au courant des opi-
nions des anciens, on pourra consulter avec fruit le Système
intellectuel de Cudworlh2, où ce très savant auteur a exposé
et critiqué les opinions des philosophes grecs avec tant
de justesse et de soin ; les principes sur lesquels ils se
fondaient et les principales hypothèses qui les divisaient
y peuvent être étudiés avec plus de profit que dans aucun
autre livre que je connaisse. Mais je ne prétends détourner
personne de l'élude de la nature, sous prétexte qu'il sera
toujours impossible de constituer une science avec les con-
naissances que nous en avons ou que nous pouvons en
avoir. Il y a dans cette étude beaucoup de choses dont la
connaissance est convenable et même nécessaire pour un
gentleman, et un grand nombre d'autres qui, par le plaisir
ou le profit qu'elles procurent, récompensent largement de
leurs peines les curieux qui les étudient. Mais je crois
qu'on trouvera tout cela plutôt dans les écrits des savants
qui ont fait des expériences méthodiques et des observa-
tions, que chez ceux qui ont construit des systèmes de
pure spéculation s. Ce sont ces écrits, comme par exemple
4. Les atomisles modernes, c'est-à-dire les philosophes qui excluent
de la matière les tonnes substantielles et les qualités occultes, que le
moyen âge avaient mises à la mode, et qui, comme Descartes, expli-
quent le monde mnlénel par l'étendue et le mouvement.
2. Cudworlh, célèbre philosophe anglais (1017-1688). Le Système
intellectuel avait été publié en 1578. Cudworth était le père de lady
Masliam, l'amie de Locke, dont nous avons parlé plusieurs fois.
3. Locke accuse ici nettement les tendances de son esprit observateur
I A PHILOSOPHIE MÏTIWXLE. 3H
jdiisi.'ins ouvrages deM. Boylo l, ainsi que d'autres qui ont
été composés but l'agriculture, l'arboriculture, le jardinage
et des sujets semblables, qui peuvent convenir pour un
gentleman, une fois qu'il a acquis quelque idée des systèmes
de philosophie naturelle aujourd'hui en vogue.
194. Quoique les systèmes de physique que je puis con-
naître ne me laissent guère l'espoir de trouver la certitude
et la vérité dans un traité quelconque, qui se donne pour
un système de philosophie naturelle relatif aux premiers
principes des corps, cependant l'incomparable If. Newton
nous a montré combien les mathématiques, appliquées à
certaines parties de la nature, d'après des principes véri-
liés par l'expérience, pouvaient nous mener loin dans la
connaissance de ce que j'appellerai quelques-unes des pro-
vinces de cet incompréhensible univers. Et si d'autres sa-
vant pouvaient nous donner, sur les autres parties de la
nature, des explications aussi sûres et aussi claires que
celles que contient, sur notre monde planétaire et les
principaux phénomènes qu'on y observe, son admirable livre
l'hilosophiœ naturalis principia mathematica2 , nous pour
rions concevoir l'espoir légitime d'avoir un jour, sur plu-
sieurs parties de cette stupéfiante machine du monde, des
connaissances plus vraies et plus certaines qu'on n'avait
jusqu'ici le droit d'y compter.
Et quoiqu'il y ait très peu de gens qui sachent assez de
mathématiques pour comprendre de telles démonstrations,
cependant, les mathématiciens les plus exacts qui les ont
et de sa philosophie expérimentale. Il relève de Bacon plus que de
Descartes.
1. Boyle (1027-1697) jouissait d'une réputation immense au dix-sep-
tième siècle, pour ses travaux de physique et de chimie. Ses principaux
ouvrages sont : l'Histoire générale de l'air, le Chrétien naturaliste, etc.
Il était au nomhre des amis et des correspondants de Locke.
-. L'ouvrage de Newton, Principes mathématiques de la philoso-
p/iie naturelle, parut en IG87, six ans avant la publication des Pensées
sur l'éducation.
312 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
examinées en ayant reconnu la valeur, son livre mérite
d'être lu ; il procurera autant de plaisir qu'il apportera
de lumières à tous ceux qui veulent se rendre compte des
mouvements, des propriétés et des opérations de ces gran-
des masses de matière dont est formé notre système solaire,
et qui méditeront attentivement des conclusions qui dépen-
dent toutes de propositions bien prouvées.
LE GREC.
195. Voilà, en résumé, le plan d'études que j'ai conçu
pourun jeune gentleman. On s'étonnera peut-être de l'omis-
sion du grec \ et l'on me fera remarquer que la Grèce est
précisément le pays où il faut chercher la source originelle,
les fondements de toute la science qui s'est développée
dans notre partie du monde. Je suis tout à fait de cet avis,
et j'ajouterai qu'un homme ne peut passer pour savant s'il
ignore la langue grecque. Mais je ne veux pas considérer
ici l'éducation d'un savant de profession ; je ne m'occupe
que de l'éducation d'un gentleman, auquel tout le monde
convient que le latin et le français sont nécessaires, vu
l'état présent des choses2. Si notre gentleman, une fois
devenu homme, a la fantaisie de pousser plus loin ses
études, et de pénétrer dans le monde grec, il lui sera
facile d'apprendre cette langue de lui-même. Si, au con-
traire, il n'a pas de goût pour cette élude, tout ce que
lui en aura appris son maître sera peine perdue; il aura
1. Rollin se plaint du dédain que Locke témoigne pour l'étude des
langues anciennes. « Je ne sais si Locke, dit-il, était bien versé dans la
connaissance de la langue grecque et des belles-lettres. Il ne paraît
pas au moins en faire assez de cas ». (T. IV. p. 451.)
2. Locke ne complète pas sa pensée qui reste un peu obscure. Il veut
dire que le latin et les langues vivantes, qui sont des é udes nécessaires,
ne laissent pas de place pour le grec qui est une étude de luxe. Ne
sommes-nous pas en train dans les programmes de notre enseignement
secondaire de nous rapprocher sensiblement du plan de Locke?
I i: GREC. 313
dépensé beaucoup <Ie temps et d'efforts pour une étude
(pi'il se hâtera de délaisser et d'oublier, dès qu'il disposera
de sa liberté. En effet, même parmi les gens de lettres,
combien y en a-t-il sur cent qui retiennent ce qu'on leur
a appris de grec dans les collèges, ou qui y fassent assez de
progrès pour parvenir à une lecture familière et à une
intelligence parfaite des auteurs gréés1?
Pour conclure sur ce point, cl sur les études du jeune
gentleman, je dirai que son précepteur doit se rappeler
que son rôle n'est pas tant de lui enseigner toutes les
sciences connues, que de lui inspirer le goût et l'amour de
la science, et de le mettre en état d'acquérir de nouvelles
connaissances, quand il en aura envie.
Je transcrirai ici pour le lecteur les pensées que la ques-
tion de l'élude des langues a suggérées à un judicieux écri-
vain1 :
« L'on ne peut guère charger l'enfance de la connaissance
de trop de langues2.... Elles sont utiles à toutes les condi-
tions des hommes, et elles leur ouvrent également l'en-
trée ou à une profonde ou à une facile et agréable érudi-
tion. Si l'on remet cette étude si pénible à un âge un peu
plus avancé, et qu'on appelle la jeunesse, ou l'on n'a pas
la force de l'embrasser par eboix, ou l'on n'a pas celle d'y
persévérer ; et si l'on y persévère, c'est consumer à la
recberche des langues le môme temps qui est consacré à
1, Rollin avoue lui-même la médiocrité et l'insuffisance des résultats
ordinaires des études grecques. « Les parents, dit-il, sont peu disposés,
en général, en laveur du grec... Ils ont, prétendent-ils, appris le grec
eux aussi dans leur jeunesse, et ils n'en ont rien retenu. C'est le lan-
gage ordinaire qui marque qu'on n'en a pas beaucoup oublié ! »
'1. La Bruyère. Caractères, etc., en. xiv. On reconnaîtra dans ces
citations de La Bruyère antre chose que la pénétration d'un esprit lin
et délicat : on y saisira 1 accent d'une véritable expérience pédago-
gique. La Bruyère, en effet, a dirigé en partie les études du duc 'le
Bourbon, petit-fils du grand Condé, et quoiqu'il fût spécialement
chargé de lui enseigner L'histoire, il expliquait avec lui les Métamor-
phoses d'Ovide.
344 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
l'usage que l'on en doit faire, c'est borner à la science des
mots un âge qui veut déjà aller plus loin et qui demande
des choses, c'est au moins avoir perdu les premières et
les plus belles années de sa vie. Un si grand fonds ne se
peut bien faire que lorsque tout s'imprime dans l'âme natu-
rellement et profondément, que la mémoire est neuve,
prompte et fidèle, que l'esprit et le cœur sont encore
vides de passions, de soins et de désirs, et que l'on est dé-
terminé à de longs travaux par ceux de qui l'on dépend. Je
suis persuadé que le petit nombre d'habiles, ou le grand
nombre de gens superficiels, vient de l'oubli de cette
pratique. »
Tout le monde, je pense, reconnaîtra avec cet auteur
pénétrant que l'étude des langues est celle qui convient le
mieux à nos premières années. Mais c'est aux parents et
aux professeurs à considérer quelles sont les langues que
l'enfant doit apprendre. Il faut avouer en effet que c'est
peine inutile et temps perdu que d'apprendre une langue
dont on ne fera probablement aucun usage dans la vie ;
une langue que l'enfant, à en juger par son tempérament,
s'empressera de négliger et d'oublier, dès qu'il approchera
de la maturité, dès que, débarrassé de son gouverneur, il
pourra s'abandonner à ses propres instincts. Et comment
supposer que ses instincts le portent à employer une partie
de son temps à i'étude des langues savantes, ou à se préoc-
cuper d'une langue autre que celle dont la connaissance
lui sera imposée par un usage journalier ou par quelque
nécessité de métier?
Mais dans l'intérêt de ceux que leur condition destine à
être des hommes de lettres, je citerai encore les réflexions
que le même auteur ajoute aux précédentes afin de les
justifier. Ces observations méritent l'examen de tous ceux
qui désirent véritablement s'instruire ; elles sont de na-
ture à constituer une règle que les précepteurs auront
à fixer dans l'esprit de leurs élèves, et à leur transmettre,
comme le principe directeur du reste de leurs études.
Le cr.Lc. sis
« L'étude des textes, dit La Bruyère, ne peut jamais être
assez recommandée : c'est le chemin le plus court, le plus
BÛr et le plus agréable pour tout genre d'érudition. Ayez les
• luises de la première main, puisez à la source; maniez,
remaniez le texte, apprenez-le de mémoire, citez-le dans les
occasions, songez surtout à en pénétrer le sens dans toute
son étendue et dans ses circonstances ; conciliez un auteur
original, ajustez ses principes, tirez vous-même les con-
clusions. Les premiers commentateurs se sont trouvés dans'
le cas où je déiire que vous soyez : n'empruntez leurs
lumières et ne suivez leurs vues qu'où les vôtres seraient
trop courtes; leurs explications ne sont pas à vous, et peu-
vent aisément vous échapper : vos observations au contraire
naissent de votre esprit, et y demeurent; vous les retrou-
vez plus ordinairement dans la conversation, dans la con-
sultation et dans la dispute. Ayez le plaisir de voir que
vous n'êtes arrêté dans la lecture que par les difficultés
qui sont invincibles, où les commentateurs et les scoliastes
eux-mêmes demeurent court, si fertiles d'ailleurs, si abon-
dants et si charges d'une vainc et fastueuse érudition, dans
les endroits clairs et qui ne fout de peine ni à eux ni aux
autres; achevez ainsi de vous convaincre, par cette mé-
thode d'étudier, que c'est la paresse des hommes qui a
encouragé le pédantisme à grossir plus qu'à enrichir les
bibliothèques , à faire périr le lexte sous le poids des
commentaires : et qu'elle a en cela agi contre soi-même
el contre ses plus chers intérêts, en multipliant les lec-
tures, les recherches el le travail qu'elle cherchait à
éviter. »
Quoique ces conseils ne semblent s'adresser directement
qu'aux seuls gens de lettres, ils sont d'une si grande portée
pniiiMa bonne direction de leur éducation et de leurs
études que je ne serai pas blâmé, je pense, de les avoir
ici, surtout si l'on considère qu'ils peuvent être de
quelque secours même à un gentleman, si parfois il lui
prend fantaisie de pénétrer plus avant que la simple sur-
310 QUELQUES t»ENSÊES bUh L'ÉDUCATION.
face des. choses, et d'acquérir des connaissances solides,
complètes, qui le fassent passer maître dans telle ou telle
science particulière.
On dit que ce qui met le plus de différence entre les
hommes, c'est l'ordre et la constance1. Ce dont je suis sûr,
c'est que pour éclairer la roule d'un écolier, pour le soute-
nir dans sa marche, pour lui permettre de marcher d'un pas
aisé et d'avancer très loin dans n'importe quelle recherche,
rien ne vaut une bonne méthode. Son précepteur doit donc
s'efforcer de lui en faire comprendre l'utilité, de l'accou-
tumer à l'ordre, de lui enseigner la méthode dans tous les
emplois de la pensée. Qu'il lui montre en quoi elle con-
siste, et quels en sont les avantages ; qu'il le familiarise
avec ses diverses formes, avec celle qui va du général au
particulier ou de choses particulières à quelque chose de-
plus général "2 ; qu'il l'exerce à l'une et à l'autre, et qu'il
lui fasse voir à quels objets chacune de ces méthodes
est la plus appropriée, et à quelles fins elle peut le mieux
servir.
Dans l'étude de l'histoire, c'est l'ordre chronologique qu'il
faut suivre; dans les recherches philosophiques, c'estl'ordre
de la nature, qui dans toutes ses démarches va du point
qu'elle occupe au point qui est immédiatement juxtaposé.
De même l'esprit doit passer de la connaissance qu'il pos-
sède déjà à celle qui vient après et qui se rattache à la pre-
mière, et marcher ainsi vers son but, en considérant les
parties les plus simples, les moins complexes du sujet qu'il
étudie5. A cet effet, il sera d'une grande utilité que le maître
habitue son élève à faire des distinctions nettes, c'est-à-
dire à avoir des idées distinctes, partout où l'esprit peut
1. Souvenir de Descartes qui déclare que « le principal n'est pas d'a-
voir l'esprit bon : ce qui importe, c'est de l'appliquer bien. »
'2. C'est-à-dire à la méthode déductive et à la méthode iuductive.
5. C'est le principe qu'ont développé tous les pédagogues modernes.
Voyez, par exemple, le beau chapitre de M. II. Spencer : Quel est le
s ivoir le plus utile?
i.i; GftEC. r.17
saisir une différence réelle ; mais il doit éviter avec le
même soin d'admettre des distinctions de mois, partout où il
n'a pas clairement l'idée d'une distinction et d'une diffé-
rence.
SECTION XXV (196-209).
ARTS D'AGREMENT. — LA DANSE.
19G. Outre ce qu'il doit apprendre par l'étude et dans
les livres, il y a d'autres qualités nécessaires à un gentle-
man, qualités qu'il faut acquérir par l'exercice, en y con-
sacrant un certain temps et sous la direction de maîtres
particuliers.
Comme c'est la danse qui donne pour toute la vie l'ha-
bitude des mouvements gracieux, qui surtout procure l'air
mâle et cette assurance qui convient aux jeunes gens, je
crois qu'on ne saurait trop tôt leur apprendre à danser,
une fois qu'ils ont l'âge et la vigueur nécessaires. Mais il
faut s'assurer d'un bon maître qui sache et qui puisse en-
seigner ce qui est vraiment gracieux et convenable, ce qui
donne à tous les mouvements du corps une allure libre et
aisée. Si un maître n'enseigne pas cela, il vaut mieux n'en
avoir pas du tout! La gaucherie naturelle, en effet, est pré-
férable à ces poses affectées qui font qu'un enfant ressemble
à un singe, et je pense qu'il vaut bien mieux saluer et
faire la révérence, comme un brave gentilhomme de cam-
pagne, que comme un maître à danser aux mauvaises fa-
çons. Quant aux figures diverses de la danse, je compte
cela pour rien ou pour peu de chose, excepté dans la me-
sure où ces exercices tendent à donner à la contenance une
grâce parfaite.
I.A MUSIQUE.
LA MUSIQUE.
197. La musique passe pour avoir certains rapports avec
la danse, et beaucoup de gens considèrent comme un
talent précieux' l'habileté à jouer de certains instrument».
Mais la musique prend tellement de temps à un jeune
homme, même pour n'arriver qu'à un talent médiocre, et
elle l'engage souvent dans de si étranges compagnies, qu'il
fera mieux d'employer sen temps à autre chose *. Il m'est
si rarement arrivé, dans la société des hommes sensés et
pratiques, d'entendre louer ou estimer quelqu'un pour
L'exellenee de son talent musical, que, parmi les choses qui
peuvent figurer dans la liste des arts d'agrément, c'est à la
musique (pie j'attribuerais volontiers le dernier rang. La
brièveté de noire vie ne nous permet pas d'apprendre toutes
choses; et d'ailleurs nous ne pouvons être constamment
astreints à l'étude. La faiblesse de notre constitution, au
point de vue du corps comme au point de vue de l'esprit.
exige que nous prenions souvent du repos; et atout âge, si
nous voulons faire un bon emploi de notre vie, nous devons
en consacrer une bonne partie aux récréations. Tout au
moins cette nécessité s'impose pour les enfants. Sans cela,
tandis que vous les faites vieillir avant l'âge par un excès de
précipitation, vous aurez le chagrin de les conduire pré-
maturément au tombeau, ou de les plonger dansune seconde
enfance, plus tôt que vous ne pensez. C'est pourquoi, selon
1. Locke parle de la musique, comme de la poésie, avec une sévérité
injuste, en homme positif et superficiel. Ce sont les modernes seuls qui
ont retrouvé le sentiment de la musique .perdu, semble-t-il, depuis les
Grecs. Les contemporains de Locke étaient du même avis que lui.
Fénelon, tout en reconnaissant combien la musique a été puissante
chez les peuples grecs pour élever l'àme au-dessus des sentiments vul-
gaires, déclare que « le goût de la musique, comme celui de la poésie,
n'est guère sans danger s. Kollin disait, lui aussi : « Une expérience
presque universelle montre que l'étude de la musique dissipe extraordi-
nairement les jeunes Glles.
-I
322 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
moi, tout le temps et tous les efforts qu'on destine à des
progrès sérieux doivent être réservés pour des choses plus
utiles et plus importantes que la musique, et en même
temps employés d'après les méthodes les plus rapides et
les plus aisées qu'il est possible d'imaginer. Peut-être,
comme je l'ai déjà dit, n'est-ce pas un des moindres secrets
de l'art de l'éducation, de savoir faire des exercices du corps
la récréation des exercices de l'esprit et réciproquement.
Je ne doute pas qu'un homme habile ne pût faire quelque
chose dans cette voie, s'il prenait soin de bien étudier le
tempérament et les inclinations de son élève, car l'enfant
qui est las de l'étude ou de la danse ne désire pas pour cela
d'aller au lit tout de suite : il veut seulement laire autre
chose qui le récrée et le divertisse. Mais qu'on n'oublie
jamais qu'une chose qui n'est pas faite avec plaisir ne sau-
rait tenir lieu de récréation.
L'ESCRIME. — L'ÉQUITATION.
198. L'escrime et l'art de monter à cheval passent pour
des parties si nécessaires d'une bonne éducation, que l'on
me reprocherait comme unegraveomissionde n'en pas par-
ler. L'équitalion qu'on ne peut guère apprendre que
dans les grandes villes \ est pour la santé un des meil-
leurs exercices qu'on puisse se procurer dans ces foyers de
plaisir et de luxe ; et pour cette raison un jeune gentle-
man, pendant le séjour qu'il y fait, doit y consacrer une
bonne partie de son temps. Tant que l'équitation n'a pour
but que de donner au cavalier une altitude solide et aisée,
de le mettre en état de dresser son cheval à s'arrêter, à
tourner court, enfin de lui apprendre à être ferme sur ses
hanches, c'est un exercice utile à un gentleman, dans la
1. Locke oublie que dans les campagnes on apprend l'équitation,
sans méthode, il est vrai, et sans règles, mais par la pratique et par
l'usage.
L'ESCRIME. — L'EQDITATION. 523
paix comme dans la guerre. Mais si cet exercice mérite
ou uou que les jeunes gens s'en fessent une affaire, el s'il a
assez d'importance pour qu'ils lui consacrent plus de temps
qu'ils n'en devraient employer, par intervalles, à ces sortes
d'exercices violents, dans le seul intérêt de leur santé, c'est
une question que je laisse le soin de résoudre à la sagesse
des parents et des gouverneurs. Qu'ils se rappellent seule-
ment que, dans toutes les parties de l'éducation, ce qui ré-
clame le plus de temps et le plus d'efforts, ce sont les con-
naissances qui vraisemblablement seront de la plusgrande
conséquence, et du plus fréquent usage, dans le cours ordi-
naire el dans les circonstances de la vie à laquelle est des-
tiné le jeune homme.
19(J. Quanta l'escrime1, elle peut être un bon exercice
pour la santé, mais elle est dangereuse pour la vie, parce
que la conscience d'y être habile peut engager dans des
querelles les jeunes gens qui croient avoir appris à bien
manier le fer. Cette confiance présomptueuse les rend plus
sensibles qu'il ne faudrait sur le point d'honneur, pour
des provocations légères ou même absolument insignifian-
tes. Les jeunes gens, dans la chaleur de leur sang, sont
disposés à croire qu'ils ont inutilement appris l'escrime,
s'ils ne trouvent pas l'occasion de déployer dans un duel
leur adresse et leur courage, et il semble qu'ils aient rai-
son. Mais de combien de tristes tragédies cette disposition
d'esprit a été l'occasion, c'est ce dont pourraient témoigner
les larmes de beaucoup de mères. Un homme qui ne s'entend
pas aux armes, sera plus disposé à éviter la société des
joueurs el des brelteurs, et ne sera pas de moitié aussi poin-
tilleux sur les questions d'honneur, ni aussi prompt à faire
affront aux autres ou à soutenir fièrement son opinion, ce qui
est la cause ordinaire des querelles. D'autre part quand un
1. Sur les avantages de l'escrime, voyez l'intéressante étude de
M. Legouvé, Le piano el le fleuret, dans le livre Les pères el les enfanU
au dix-neuvième siècle.
324 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
homme est sur le terrain, une adresse médiocre à manier les
armes l'exposera plutôt aux coups de son adversaire qu'elle
ne servira à l'en garantir. Et certainement un homme de
courage, qui n'entend absolument rien à l'escrime, et qui,
par conséquent, ne s'amusant pas à parer, met toute sa con-
fiance dans un seul coup vigoureusement poussé, a l'avan-
tage sur un ferrailleur médiocrement habile, surtout s'il
est adroit à la lutte. Par conséquent, s'il faut prendre
quelques précautions contre de tels accidents, et si un père
doit préparer son fils à soutenir des duels, j'aimerais
mieux de beaucoup que mon fils fût un habile lutteur qu'un
ferrailleur médiocre, et c'est tout ce que peut être un gent-
leman, à moins qu'il ne passe sa vie à la salle d'armes et
qu'il ne s'exerce chaque jour. Toutefois, l'escrime et l'é-
quitation étant généralement regardées comme des qualités
nécessaire à un gentleman bien élevé, il serait peut-être
trop rigoureux de refuser complètement à un jeune homme
de ce rang ces marques de distinction. Je laisserai donc à
son père le soin de décider jusqu'à quel point le tempéra-
ment de son fils et le poste qu'il doit occuper dans la vie,
lui permettent ou l'obligent de condescendre à des usages
qui d'une part ne servent pas à grand'chose dans la vie ci-
vile, qui d'autre part étaient autrefois inconnus aux na-
tions les plus belliqueuses, qui enfin semblent n'accroître
que peu la force ou le courage de celles qui s'y sont sou-
mises, à moins qu'on ne s'imagine que la valeur, la bra-
voure militaire a été favorisée et accrue par la mode des
duels, avec laquelle l'escrime a fait son entrée dans le
monde, et avec laquelle aussi j'espère qu'elle en sortira.
200. Telles sont pour le moment mes pensées sur les
études et sur les arts d'agrément qui doivent s'y ajouter.
Mais la grande affaire c'est par-dessus tout la vertu et la
sagesse :
JSullum numen abest si sit prudent in'.
\. « F» ion ne manque à l'homme qui possède la prudence. »
L'ESCRIME. — L'ÉQDITATION. 5*5
Que l'enfanl apprenne sous vôtre-direction à dominer ses
inclinations, .-t à soumettre ses appétits à la raison. Si vous
obtenez cela, et si par une pratique constante vous lui en
faites une habitude, vous aurez rempli la partie la plus dif-
ficile de votre tâche. El pour qu'un jeune homme en vienne
là. je ne connais pas de moyen plus efficace que le désir
d'être loué et d'être estimé : c'est donc ce sentiment qu'il
faut lui inspirer par tous les moyens imaginables. Rendez-
le sensible à l'honneur et à la honte, autant que possible.
Lorsque vous y serez parvenu, vous aurez jeté dans son es-
prit un principe qui influencera sa conduite, quand vous ne
serez plus auprès de lui, un principe auquel ne peut être
comparé la crainte du fouet et de la petite douleur que
cause le fouet, et qui sera enfin la tige sur laquelle vous
pourez ensuite greffer les vrais principes de la moralité et
de la religion1.
IL FAUT APPRENDRE UN MÉTIER.
201. Il me reste encore quelque chose à ajouter, et je
sais bien qu'en faisant connaître ma pensée, je cours le
risque de paraître oublier mon sujet et tout ce que j'ai
précédemment écrit sur l'éducation: car je vais parler de
la nécessité d'un métier, et je n'ai prétendu élever qu'un
gentleman dont la condition ne parait pas compatible avec
un métier. Et cependant je n'hésite pas à le dire, je vou-
drais que mon gentilhomme apprit un métier, oui, un mé-
tier manuel; je voudrais même qu'il en sût deux ou trois,
mais un particulièrement2.
t. Locke en revient à sa maxime fondamentale qui fait de l'amour-
propre le principe de l'éducation.
2. C'est l'idée que Rousseau devait reprendre dans l'Emile avec tant
d'insistance et d'énergie, i Souvenez-vous que ce n'est point un talent
que je vous demande; c'est un métier, un vrai métier, un art purement
îin-canique, où les mains travaillent plus que la tète ». Locke et Rous-
seau sont donc d'accord sur la nécessité d'un métier : mais les raisons
qui les décident sont fort différentes. Locke, en faisant apprendre à
326 QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION.
202. Puisqu'il faut toujours diriger vers quelque chose
qui leur soit utile l'humeur active des enfants, les avan-
tages qu'ils tirent des exercices qu'on leur propose peu-
vent être ramenés à deux catégories : 1° Il y a des cas où
l'habileté qu'ils acquièrent par l'exercice est estimable en
elle-même ; il en est ainsi non seulement de l'étude des
langues et des sciences, mais de la peinture, de l'art de
tourner, du jardinage, de l'art de tremper le fer et de le
travailler, et de tous les autres arts utiles. 2° Il y a_des_
caj[ où l'exercice, en dehors de toute autre considéra-
tion, est utile ou nécessaire pour la santé. Les premières
de ces connaissances, il est si nécessaire que les enfants
les acquièrent durant leur jeune âge qu'une bonne partie
de leur temps doit être consacré à y faire des progrès, bien
que ces occupations ne contribuent en rien à leur santé.
Telles sont la lecture, l'écriture, toutes les études séden-
taires qui ont pour but la culture de l'esprit, et qui pren-
nent nécessairement une grande partie du temps du gent-
leman, presque aussitôt qu'il est né. Mais Jgs_arts manuels,
qui pour être appris et pour être pratiqués exigent le tra-
vail du corps, ont pour résultat non-seulement d'accroître
notre dextérité et notre adresse par l'exercice, mais aussi
de fortifier notre santé, surtout ceux auxquels on travaille
en plein air. Dans ces occupations-là, par conséquent, la
santé et l'habileté progressent conjointement, et l'on peut
en choisir quelques-unes pour en faire les récréations d'un
enfant dont l'affaire principale est l'étude des livres. Ce
son gentleman la menuiserie ou l'agriculture, voulait surtout que ce
travail physique offrit à l'esprit un divertissement, une occasion de
relâche et de repos, et procurât ;<u corps un exercice utile.
Rousseau est dirigé par de tout autres idées. Ce qu'il veut d'abord,
c'est que, par l'apprentissage d'un métier, Emile se mette à l'abri du
besoin le jour où une crise révolutionnaire lui ôterait la richesse. En
second lieu, Rousseau obéit à des préoccupations sociales, nous dirions
aujourd'hui socialistes. Le travail est à ses yeux un devoir strict auquel
personne ne peut se soustraire. « Riche ou pauvre, tout citoyen oisif
est un fripon. »
11. FAUT APPRENDRE IN MÉTIER. 327
<|ui doit nous guider dans ce choix, c'est Page, c'est l'in-
clination de la personne ; la contrainte doit toujours être
bannie et il ne faut pasappliquer l'enfant de force à ces tra-
vaux. La contrainte en effet et la force engendrent sou-
vent, mais ne guérissent jamais l'aversion. Tout ce qu'on
fait malgré soi et par violence, on se hâte de l'abandonner,
dès qu'on le peut; et tant qu'on le fait, on n'y trouve ni
profit ni plaisir.
LA PEINTURE
203. De tous les arts, celui qui me plairait le plus à ce
point de vue, ce serait la peinture, n'étaient une ou deux
objections auxquelles il n'est pas facile de répondre.
D'abord, mal peindre est une des cboses les plus détes-
tables de ce monde ; et pour atteindre un degré de talent
supportable, il y faut employer trop de temps. Si l'enfant
a un goût naturel pour la peinture, il est à craindre qu'il
ne néglige toutes les autres études plus utiles, pour s'y
adonner entièrement; et s'il n'a pas de goût pour cet art,
on aura beau employer le temps, la peine, l'argent : rien
n'y fera. Une autre raison qui me fait écarter la peinture
de l'éducation d'un gentleman, c'est qu'elle est une récréa-
tion sédentaire, qui occupe l'esprit plus que le corps.
C'est l'étude qui doit être l'occupation la plus sérieuse d'un
gentleman, et quand il a besoin de relâche et de diver-
tissement, il faut qu'il les cherche dans quelque exercice
corporel, qui détende son esprit, et en même temps for-
tifie sa santé et son tempérament. Pour ces deux raisons,
je ne suis pus pour la peinture1.
1. Locke est sévère pour la peinture, comme pour la musique et Ja
poésie. Il est évident que le sens des arts lui manque; il ne songe pas
assez à développer chez son élève les facultés artistiques.
QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDI'CATIOS.
LES RECREATIONS.
204. En second lieu, je proposerai pour un jeune homme
qui habite la campagne, je proposerai, dis-je, une de
ces deux choses ou plutôt les deux à la fois : d'abord
le jardinage ou l'agriculture1 en général, ensuite le travail
sur bois, à la façon d'un charpentier, d'un menuisier ou
d'un tourneur2. Ce sont là des récréations saines qui con-
viennent à l'homme d'études ou à l'homme d'affaires.
Puisque l'esprit en effet ne supporte pas d'être constam-
ment employé à la même chose, et que les hommes séden-
taires et studieux ont besoin de^quelque exercice ciuià la
ftjîs~flîvert.isse leur esprit et occupe leur corps^je ne con-
nais TÎéTf^ùr^ïïmsermeu~x réunir ces avantages pour un
gentleman campagnard que les deux exercices dont j'ai
parlé : si la saison ou le mauvais temps en effet l'empêche
de se livrer à l'un, il peut passer à l'autre. En outre, s'il
devient habile dans le premier, il aura les moyens de gou-
verner et d'instruire son jardinier; s'il est habile dans le
second, il inventera et façonnera un grand nombre d'objets
tout ensemble agréables et utiles. Ce n^st pas que je
considère ce dernier avantage comme le but principal de
son travail, mais c'est un attrait qui peut l'y engager. Ce
que je demande surtout à ces occupations, c'est qu'elles
i. Conférez Rousseau : « L'agriculture est le premier métier de
l'homme : c'est le plus honnête, le plus utile, et par conséquent le plus
noble qu'il puisse exercer. Je ne dis pas à Emile : Apprends l'agricul-
ture, il la sait. Tous les travaux rustiques lui sont familiers. » {Emile,
liv. III.)
2. « Tout bien considéré, dit Rousseau, le métier que j'aimerais le
mieux qui fût du goùl de mon élève est celui de menuisier. Il est pro-
pre, il est utile, il peut s'exercer dans la maison ; il tient suffisamment
le corps en haleine; il exige dans l'ouvrier de l'adresse et de l'industrie,
et dans la forme des ouvrages que l'utilité détermine, l'élégance et le
goût ne sont pas exclus ». (Emile, III.)
LA PEINTURE. 3*29
le divertissent par un exercice manuel, utile et sain, de
ses autres pensées et de ses affaires plus sérieuses.
205. (liiez les anciens, les grands hommes savaient très
bien accorder le travail des mains avec les affaires de
l'État, et ils ne pensaient pas compromettre leur dignité en
faisant de l'un la récréation des autres. C'est à l'agricul-
ture qu'ils semblent avoir employé et diverti le plus ordi-
nairement leurs heures de loisir. Chez les Juifs, Gédéon
quitta l'aire où il battait le blé. chez les Komains, Cincin-
natus quitta la charrue, pour commander et conduire à
l'ennemi les armées de leur patrie, et l'on sait que leur
habileté à manier le soc ou le fléau ne les empêcha pas
de réussir au métier des armes. Pour avoir été de bons
ouvriers dans leurs travaux manuels, ils ne furent pas des
généraux et des politiques moins habiles. lisse montrèrent
aussi grands capitaines, aussi grands hommes d'État qu'ils
avaient été bons laboureurs. Caton l'Ancien, qui avait
exercé avec gloire toutes les charges de la République,
nous a laissé un écrit qui prouve combien il était versé
dans l'art de l'agriculture1; et autant qu'il m'en sou-
vient, Cyrus- croyait si peu que le jardinage fût au-dessous
de la dignité et de la grandeur du trône qu'il montra à
Xénophon" un vaste champ d'arbres fruitiers tous plantés
de sa main. L'histoire des anciens, des Juifs aussi bien
que des Gentils, est pleine de faits de ce genre, qui pour-
raient être cités, s'il était nécessaire de recommander par
des exemples l'usage des récréations utiles.
206. tt qu'on ne s'imagine pas que je commets une
méprise lorsque je donne le nom de divertissement et de
récréation à ces arts manuels et à tous les autres exercices
du même genre: car la récréation consiste, non à rester
1. Wlusion à l'ouvrage île Caton, De rc rustica.
2. Cyrus le Jeune, celui dont Xénophon parle dans VAnabase.
5. Non pas à Xénophon, comme dit à tort Locke, mais à Lysandre,
comme Xénophon le raconte dans ses Economiques.
330 QUELQUES PENSÉES SUR L'ÉDUCATION.
sans rien faire (comme tout le monde peut le remarquer),
mais à soulager par la variété de l'exercice l'organe
fatigué. Et celui qui penserait que le divertissement ne
peut provenir d'un travail dur et pénible, oublierait que
les chasseurs se lèvent matin, se iaiiguent à cheval,
souffrent du chaud, du froid, de la faim, et que cepen-
dant la chasse est le plaisir familier des hommes du plus
haut rang. Bêcher, planter, greffer, et tous les travaux de
ce genre ne procureraient pas moins de divertissement aux
hommes que les jeux inutiles consacrés par la mode, s'ils
pouvaient une fois être disposés à s'y plaire; et l'habitude,
l'habileté acquise les attacherait bien vite à n'importe
lequel de ces exercices. On trouverait, je n'en doute pas,
beaucoup de gens qui, invités trop souvent à jouer aux
cartes ' où à d'autres jeux par des personnes auxquelles
ils ne peuvent rien refuser, se sont ennuyés à ces sortes
de divertissements plus qu'ils n'auraient fait en se livrant
aux occupations les plus sérieuses de la vie, quoiqu'ils
n'aient pas naturellement d'aversion pour ces jeux-là, et
qu'ils soient même disposés à s'y divertir de temps en
temps l.
207. Le jeu, auquel les personnes de qualité et notam-
ment les dames, perdent une si grande partie de leur
temps, est pour moi la preuve évidente que les hommes
ne peuvent pas rester sans rien faire. Il faut toujours qu'ils
s'occupent à quelque chose. Comment s'expliquer autre-
ment qu'ils consacrent tant d'heures à des occupations
qui causent généralement plus de peine que de plaisir à
la plupart des hommes, pendant le temps qu'ils y sont
engagés5? 11 est certain, pour ceux qui réfléchissent
• 1. Dans les collèges anglais de notre temps, jouer aux cartes peut
devenir un cas d'expulsion.
2. Rollin. parlant de ces jeux-là, s'exprime ainsi : « Comme le jeu
est destiné à délasser, je ne sais si l'on devrait communément per-
mettre aux enfants ceux qui appliquent presque autant que l'étude. »
5. L'opinion de Locke est très contestable. Les jeux de hasard dont
LES RÉCRÉATIONS. 331
après avoir fini de jouer, que le jeu ne laisse pas de satis-
faction après lui et qu'il ne profite en rien ni au corps
ni à l'esprit Quant à la question d'argent, si le jeu est assez
groa pour toucher à leurs intérêts, ce n'est plus une récréa-
tion, rosi an commerce, qui enrichit rarement les per-
sonnes qui on! pour vivre d'autres ressources; et en tout
cas. si l'on s'y enrichit, le joueur heureux fait un triste
métier puisqu'il ne remplit ses poches qu'aux dépens de
sn réputation '.
Les récréations ne sont pas faites pour les hommes qui
ne connaissent pas le^^travaij^des affaires et qui_ne_sont
pas fatigués et épuisés parjes occupations de leur charge.
Le grand art serait de disposer des heures de récréation
de telle manière qu'on pût y reposer et y rafraîchir les
facultés qui ont été exercées et fatiguées, et en même temps
faire quelque chose qui, outre le plaisir et le repos du
moment, nous assurât quelque avantage à venir. C'est la
vanité seule, c'est l'orgueil de la grandeur et de la richesse
qui a répandu et mis à la mode ces vains et dangereux
passe-temps (comme on les appelle), et qui a accrédité cette
opinion que pour un gentleman l'élude ou le travail des
mains n'est pas un divertissement convenable. C'est ce qui
a donné aux cartes, aux dés, aux parties de plaisir, un
si grand crédit dans le monde. Beaucoup de gens y
emploient leurs heures de loisir, plutôt sous l'influence de
la mode et parce qu'ils ne connaissent pas d'occupation
meilleure pour remplir le vide de leur temps inoccupé,
que parce qu'ils y trouvent un réel plaisir. Ils ne peuvent
suppoiter le poids si lourd d'un loisir absolu, l'ennui de
il parle ont des attraits qu'on ne peut nier, en dehors de toute consi-
dération de gain. Ils occupent et exercent l'esprit en l'obligeant à cal-
culer, à combiner, à agir enfin.
1. « Les jeux de hasard, dit Rollin, tels que ceux des cartes et
des dés, devenus fort à la mode dans le monde, méritent bien plus
d't'tre interdits aux jeunes gens. C'est une honte pour notre siècle que
des personnes raisonnables ne puissent passer ensemble quelques
heures si ollesn'ont les cartes à la main . (IV, p. 500.)
5Ô2 QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
ne rien faire; et comme ils n'ont jamais appris d'art
manuel utile qui puisse les divertir, ils ont recours, pour
passer leur temps, à ces amusements frivoles ou mauvais,
auxquels un homme raisonnable qui n'aurait pas été gâté
par la coutume ne pourrait trouver que bien peu de
plaisir.
208. Je ne dis pas cependant qu'un jeune gentleman ne
doive jamais se prêter aux distractions innocentes que
l'usage a mises à la mode parmi les jeunes gens de son âge
et de sa condition. Je suis si loin de vouloir qu'il soit
austère et morose à ce point, que je désirerais au contraire
le voir entrer, avec une complaisance marquée, dans tous
les plaisirs, dans toutes les joies de ceux qu'il fréquente, et
ne montrer aucune répugnance, aucune aversion pour les
choses qu'ils attendent de lui, à condition qu'elles con-
viennent à un gentleman et à un honnête homme1. Pour
les cartes cependant et les dés, je crois que le plus sage
et le plus sûr est de ne jamais apprendre à y jouer, et, grâce
à cette ignorance, d'être mis à l'abri de ces tentations dan-
gereuses et de ces façons de perdre un temps précieux.
Mais tout en autorisant les conversations paresseuses, les
entretiens joyeux, et toutes les récréations convenables
que l'usage recommande, je crois qu'un jeune homme
trouvera encore assez de temps, en dehors de ses occupa-
tions sérieuses et essentielles, pour apprendre à peu près-
tel ou tel métier. C'est faute d'application, ce n'est pas faute
de loisir, que les hommes ne deviennent pas experts en plus
d'un art. Une heure par jour, régulièrement employée à un
divertissement de ce genre, suffira pour faire acquérir à
un homme en fort peu de temps un degré d'habileté qu'il
ne peut soupçonner; et quand bien même il n'y aurait
d'autre avantage à cela que d'écarter et de discréditer les
passe-temps ordinaires, les jeux vicieux, inutiles et dange-
1. Locke demande ici, non sans largeur d'esprit, que l'homme ait
l'esprit ouvert à toutes les bonnes émotions, à tous les nobles senti-
ments.
LES RECREATIONS.
reux, et Je montrer qu'on peut s'en passer, ce serait
eneore une chose à encourager. Si dès leur jeunesse les
hommes étaient guéris de cette humeur indolente, qui fail
que parfois ils laissent s'écouler inutilement une bonne
partit- de leur vie sans occupations et même sans plaisirs,
ils trouveraient assez de temps pour devenir habiles et
expérimentés en un grand nombre de choses qui, bien
qu'éloignées de leur profession réelle, ne seraient pour-
tant pas incompatibles avec elle. Et pour cette raison,
comme pour toutes celles que j'ai déjà dites1, l'humeur
indolente et distraite d'un esprit qui.se complaît à rêver
tout le jour est la chose qu'on doit le moins permettre et
tolérer chez les jeunes gens. Cette disposition est le propre
d'un homme malade, dont la santé est en désordre; mais
hors de là, elle ne doit être supportée chez personne, à
n'importe quel âge et dans n'importe quelle condition.
209. Aux arts que j'ai mentionnés plus haut peuvent
être ajoutés l'art de préparer des parfums3, le vernissage,
la gravure et plusieurs sortes d'ouvrages en fer, en cui-
vre ou en argent. Si, comme il arrive le plus souvent,
notre jeune gentleman passe une partie considérable de
son temps dans une grande ville, on pourra lui apprendre
à tailler, à polir, à enchâsser des pierres précieuses, ou
l'occuper à polir et h préparer des verres de lunettes".
Parmi tant d'arts manuels si ingénieux, il est impossible
qu'il ne s'en rencontre pas quelqu'un qui lui plaise et qui
le charme, à moins qu'il ne soit paresseux ou débauché ;
et il ne saurait l'être, si son éducation a été bien conduite.
Et puisqu'on ne peut l'employer constamment à étudier, à
lire, à causer, il lui restera, en dehors du temps que
1 . Voyez plus haut, section XVII.
'2 Au temps de Locke, la préparation des parfums était un art à la
mode, notamment chez les daines, qui fabriquaient pour leur usage de
l'eau de menthe, de l'eau de lavande.
3. C'est à ce dernier travail que Spinoza employait ses journées.
M;ii< c'était pour lui un gagne-pain, non un divertissement.
oo'i QUELQUES PENSEES SUR L'ÉDUCATION.
lui prennent ces exercices, plusieurs heures qu'il risque-
rait d'employer mal s'il ne les employait pas à ces sortes
de travaux. En effet, et je conclus par là, il est rare qu'un
jeune homme consente à rester absolument oisif et les
bras croisés ; et si par hasard il était de cette humeur-là,
ce serait un défaut à combattre énergiquement.
SECTION XXVI (210-211).
LA TENUE DES LIVRES.
210. Si les parents, égarés par les préjugés, se laissent
effrayer par ces mots de métier et d'arts mécaniques, et s'ils
répugnent à voir leurs enfants se livrer à une occupation
de ce. genre, il y a cependant une chose relative au com-
merce, dont ils reconnaîtront, après réflexion, que la con-
naissance est absolument nécessaire à leur fils1.
La tenue des livres n'est pas sans doute une science
dont un gentleman ait besoin pour acquérir des richesses,
mais il n'y a peut-être rien qui contribue plus utilement à
lui faire conserver celles qu'il possède2. On voit rarement
qu'une personne qui tient exactement le compte de ses re-
venus et de ses dépenses, et qui, par conséquent, a con-
stamment l'œil ouvert sur la marche de ses affaires do-
mestiques, en vienne à se ruiner; et j'ai la certitude que
bien des gens ne compromettent leurs affaires avant de s'en
apercevoir, ou ne précipitent leur ruine, une fois qu'elle
1. On reconnaît ici l'esprit commercial des Anglais.
2. Il est permis de penser que la tenue des livres n'a pas besoin d'une
étude spéciale, quand il s agit simplement de l'éducation d'un homme
que sa position ne destine pas au commerce Ou peut être économe et
tenir exactement ses comptes sans avoir appris la tenue des livres.
356 QUELQUES PENSEES SUPt L'EDUCATION".
est commencée, qiie faute de vouloir ou de savoir prendre
cette peine. Je donnerai donc à tout gentleman le conseil
d'apprendre parfaitement la tenue des livres et de ne pas
s'imaginer que cette science n'est pas faite pour lui, sous
ce prétexte qu'elle a pris naissance et qu'elle est surtout
en usage chez les gens de négoce.
211. Lorsque mon jeune gentleman aura appris à tenir
les livres de comptes (ce qui est une affaire de jugement
plus que d'arithmétique), il ne sera peut-être pas mauvais
que son père, dès de ce moment, l'oblige à faire usage
de sa science pour ses petites affaires. Ce n'est pas que
je veuille qu'il note sur son livre par le menu toutes
les dépenses qu'il fait, tout l'argent qu'il emploie à boire
ou à se divertir : la rubrique dépenses générales suffira
pour toutes ces choses. Je ne veux pas non plus que son
père surveille trop minutieusement ses comptes, pour en
prendre occasion de critiquer ses dépenses. Il doit se rap-
peler qu'il a été jeune lui aussi, de quelles pensées il était
alors animé, et ne pas oublier que son fils a le droit d'avoir
les mêmes idées et de les satisfaire à son tour. Sï donc je de-
mande que le jeune homme soit obligé de tenir fes comptes,
ce n'est pas du tout pour que le père puisse par ce moyen
contrôler ses dépenses (car tout l'argent qu'il lui donne, il
doit lui en laisser la libre et entière disposition) ; c'est pour
qu'il prenne de bonne heure l'habitude de le faire, pour
que cet usage, qu'il lui sera si utile et si nécessaire de pra-
tiquer toute sa vie, lui devienne familier dès sa jeunesse.
Un noble Vénitien, dont le fils roulait sur l'or et gaspillait
la fortune paternelle, trouvant que les dépenses de son fils
devenaient énormes et extravagantes, ordonna à son cais-
sier de ne plus lui donner à l'avenir qu'autant d'argent
qu'il voudrait en compter en le recevant1. On pensera sans
doute que ce n'était pas un moyen bien efficace de modérer
les dépenses du jeune homme, puisqu'il restait libre de
1. On ne sait d'où Locke a tiré cette histoire un peu naïve.
i \ n. mi; des livres. 331
prendre autant d'argent qu'il en voulait; cependant cet
expédient, employé avec un jeune étourdi qui ne s'était
jamais préoccupé que de la poursuite de ses plaisirs, lui
causa un grand embarras et le disposa enfin à faire cette
sage et utile réflexion : « S'il me faut prendre tant de peine
simplement pour compter l'argent que je veux dépenser,
quel soin et quelle peine mes ancêtres ne doivent-ils pas
avoir pris quand il s'agissait, non de le compter, mais
de le gagner? » Cette pensée raisonnable, suggérée parle
petit travail qu'on lui imposait, agit si puissamment sur
son esprit, qu'elle l'arrêta dans ses dépenses et qu'il se
conduisit désormais en homme économe. En tout cas, ce
que tout le monde accordera, c'est que rien n'est plus
propre à maintenir nos dépenses dans de justes limites,
que l'habitude d'avoir toujours sous les yeux l'état de nos
affaires dans des comptes exacts et bien tenus.
22
SFXTION XXVII (212-215)
DES VOYAGES.
21'2. La dernière partie de l'éducation, ce sont les
voyages, qui passent généralement pour couronner l'œuvre
et rendre un gentleman accompli. Je reconnais que les
voyages en pays étrangers offrent de grands avantages :
mais l'âge que l'on choisit communément pour envoyer les
jeunes gens hors de leur pays et de tous, selon moi, celui
où ils sont le moins capables d'en retirer ces avantages.
Les résultats que l'on se propose d'atteindre et qui sont les
plus importants peuvent être ramenés à deux : le premier
consiste à étudier les langues étrangères; le second à de-
venir plus sage et plus prudent, en fréquentant les hommes,
en conversant avec des gens qui, par le tempérament, les
coutumes et les mœurs, diffèrent les uns des autres et
surtout diffèrent des personnes de notre paroisse et de
notre voisinage1. Mais l'âge de seize à vingt et un ans,
qu'on choisit ordinairement rçour les voyages, est de tous
1. Montaigne recommande les voyages pour les mêmes motifs : a A
cetle cause (l'exercice du jugement), le commerce des hommes y est
merveilleusement propre et la visite des pays estrangiers...: pour en
rapporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons,
et pour frotler et limer nosfre cervelle contre celle d'aultruy. » (Es-
sais, I. xxv.)
DES VOYAGES. 339
les âges de la vie celui qui est le moins propre à assurer
ces avantages. Le premier âge où l'enfant peut apprendre
1rs langues étrangères et s'habituer à les prononcer avec
leur véritable accent, c'est, je crois, de sept à quatorze ou
seize ans. En outre, il sérail utile et même nécessaire qu'un
enfant de cet âge fût accompagné d'un précepteur, qui, en
même temps qu'il étudierait la langue du pays, lui appren-
drait autre chose. Mais séparer les jeunes gens de leur fa-
mille par de grandes distances, sous la seule direction d'un
gouverneur, à un âge où ils se croient déjà Irop grands gar-
çons pour être gouvernés par autrui, et où ils n'ont cependant
ni assez de prudence ni assez d'expérience pour se gou-
verner eux-mêmes, n'est-ce pas les exposer aux plus grands
dangers de la vie, à l'époque où ils peuvent le moins se dé-
fendre contre ces dangers? Lorsque l'enfant n'est pas encore
parvenu à l'âge bouillant des passions, on peut espérer
que le gouverneur aura sur lui quelque autorité. Jusqu'à
quinze ou seize ans, ni l'opiniâtreté qui se développe avec
l'âge, ni la tentation de suivre les exemples d'autrui, ne
le détournera d'écouter son gouverneur. Mais l'adoles-
cent, quand il commence à fréquenter les hommes et
qu'il croit déjà être lui-même un homme, quand il s'est
mis à goûter les plaisirs des hommes et à en tirer vanité,
quand il considère comme une honte de rester plus long-
temps sous la conduite et le contrôle d'un maître : peut-on
espérer qu'il se soumette même au g"uverneurle plus atten-
tif et le plus habile'.' Celui-ci n'a plus l'autorité nécessaire
pour commander, et son disciple n'a plus de disposition à
obéir. Tout au contraire, le jeune homme est ••ntrainé par la
chaleur du sang et par l'autorité de la mode à suivre l'exem-
ple tentateur de camarades qui ne sont pas plus sages
que lui. plutôt que les conseils d'un gouverneur, qui lui
apparaît maintenant comme l'ennemi de sa liberté. i\"est-ce
pas quand il est à la fois indocile et inexpérimenté qu'un
homme risque le plus de se perdre? C'est l'âge de la vie où
il a le plus besoin de rester sous les yeux, sous l'autorité
340 QUELQUES PENSÉES SUP, L'ÉDUCATION.
de ses parents et de ses amis, et de se laisser conduire par
eux. Dans le premier âge, alors que l'enfant n'est pas en-
core assez grand pour vouloir faire à sa tête, la souplesse
de son caractère le rend plus traitable et le met à l'abri du
danger. Plus tard, la raison et la prévoyance commencent
à se faire jour, et avertissent l'homme d'avoir à considérer
ses intérêts et son perfectionnement. L'époque donc que je
crois la plus convenable pour envoyer un jeune gentleman
à l'étranger, c'est ou bien quand il est très jeune1, mais
alors avec un gouverneur, le plus sûr qu'on puisse trouver
pour cet emploi; ou bien quand il est plus âgé, seul et
sans gouverneur. Alors, en effet, il est en état de se gou-
verner lui-même, de faire des observations sur ce qui, dans
les autres pays, lui paraîtra digne de remarque, et dont il
croira pouvoir tirer parti quand il sera de retour dans sa
patrie; et de plus, à cet âge, instruit qu'il est des lois et
des mœurs de son propre pays, de ses avantages naturels,
de ses qualités morales comme de ses défauts, il a quelque
chose à échanger avec les étrangers, dont la conversation
lui fournit à lui-même quelques connaissances nouvelles.
213. C'est, j'imagine, parce qu'on règle autrement les
voyages qu'un aussi grand nombre de jeunes gens revien-
nent de leurs excursions sans en avoir retiré aucun profit.
S'ils rapportent dans leur patrie quelque connaissance des
contrées et des peuples qu'ils ont visités, ce n'est le plus
souvent que l'admiration des pratiques les plus mauvaises
et les plus vaines qu'ils y ont observées. Ils gardent le
souvenir et le goût des choses qui ont donné à leur liberté
son premier essor, plutôt que de celles qui les auraient
rendus meilleurs et plus sages après leur retour. Et le
moyen qu'il en soit autrement lorsqu'ils voyagent à l'âge
où ils le font d'ordinaire, sous la direction d'un gouver-
1 . Montaigne veut aussi que l'on fasse voyager l'enfant de très bonne
heure : « Je vouldrois qu'on commenceast à le promener dez sa tendre
enfance. » {Essais, I, xxv.)
ItLS VOYAGES. "-il
neur, qui est chargé de pourvoir à leurs besoins et de
faire des observations pour eux1? Sous la conduite d'un
toi guide, ils pensent avoir le droit de rester les bras
croisés, ils ne se croient pas responsables de leur con-
duite, et par suite ils se donnent rarement la peine de
taire par eux-mêmes des recherches ou des observations
utiles. Leurs pensées s'élancent à la poursuite des amuse-
ments et des plaisirs, et ils considèrent comme un affront
qu'on veuille les contrôler à ce sujet. Mais il est rare
qu'ils se mettent en peine d'examiner les mœurs, d'observer
les talents, de considérer les arts, les tempéraments et les
inclinations des hommes qu'ils fréquentent, afin de savoir
comment ils doivent se comporter à leur égard. Celui qui
voyage avec eux n'est-il pas là pour les mettre à couvert,
pour les tirer d'affaire quand ils se sont jetés dans quelque
embarras, et pour répondre pour eux dans toutes leurs
mésaventures?
2 14. La connaissance des hommes est, je l'avoue, un si
grand talent qu'un jeune homme ne saurait y passer maître
du premier coup. Mais cependant les voyages serviraient à
peu de chose, s'ils ne lui ouvraient pas quelquefois les
yeux, s'ils ne le rendaient pas prudent et circonspect, s'ils
ne l'accoutumaient pas à regarder par delà les apparences,
s'ils ne lui apprenaient pas, enfin, sous la garde inof-
fensive d'une conduite polie et obligeante, à conserver
sa liberté et à sauvegarder ses intérêts dans la société
des étrangers et de toute espèce de gens, sans jamais
perdre leur estime. Celui qui voyage à l'âge convena-
ble, avec les pensées d'un homme qui veut se perfec-
tionner lui-même, peut entrer en relations, partout où
il va, avec des personnes de qualité : chose de grand
avantage pour un gentleman qui voyage. Cependant, je le
demande, parmi nos jeunes gens qui vont à l'étranger sous
la conduite d'un précepteur, y en a-t-il un sur cent qui
1. On sait tjue Locke avait beaucoup voyagé lui-même.
~i-l QUELQUES PENSEES SUR L'EDUCATION-
rende visite à quelque personne de qualité? Encore moins
font-ils connaissance avec les personnes dont la comersa-
tion pourrait leur apprendre quels sont les principes de la
bonne éducation dans chaque pays, et ce qui mérite d'y
être observé. Et cependant, en causant avec ces personnes,
ils pourraient apprendre en un jour plus qu'en courant
pendant une année d'une hôtellerie à une autre. Et la chose
après tout n'est pas surprenante : car des hommes de mé-
rite et de talent ne peuvent guère être disposés à recevoir
dans leur intimité des jeunes gens qui ont encore besoin
de la garde d'un gouverneur. Mais un gentleman, quoique
jeune encore et étranger, s'il se présente comme un homme,
et s'il manifeste le désir de s'informer des coutumes, des
manières, des lois et du gouvernement du pays qu'il visite,
sera partout le bienvenu ; il trouvera aide et bon accueil
auprès des personnes les plus distinguées et les plus
instruites de chaque pays, qui seront toujours prêtes à
recevoir, à encourager, à protéger le voyageur bien élevé
et d'un esprit curieux.
215. Quelle que soit la justesse de ces observations, elles
ne changeront rien, j'en ai peur, à la coutume qu'on a
prise de faire voyager les jeunes gens à l'âge qui est préci-
sément le moins propice; et cela pour des raisons qui
n'ont rien à voir avec l'intérêt de leurs progrès. 11 ne faut
pas, dit on, aventurer le jeune enfant dans des voyages,
quand il n'a que huit ou dix ans, de peur de ce qui pour-
rait lui arriver dans un âge aussi tendre ; et cependant, il
court alors dix fois moins de risques que dans sa seizième
ou dix -huitième année. 11 ne faut pas non plus, à ce qu'on
croit, le garder à la maison jusqu'à ce qu'il ait passé
l'âge dangereux et indiscipliné des passions; on veut qu'il
soit de retour à la maison vers vingt et un ans, afin de se
marier et d'avoir des enfants. Son père ne peut attendre
plus longtemps pour le doter, et sa mère a besoin d'une
nouvelle nichée de babys pour en faire ses jouets. De sorte
que mon jeune homme, quoi qu'il puisse en résulter, doit
DES VOYAGES. 543
épouser la femme qu'on lui a choisie, dès qu'il a l'âge
requis1. Et cependant, ce ne serait pas un mal pour sa
santé, pour son talent, ou pour son bonheur, que la chose
fût retardée de quelque temps, et qu'on le laissât, pour
l'âge et pour l'expérience, prendre quelque avance sur ses
enfants. H arrive souvent en effet que les enfants marchent
de trop près sur les talons de leur père, et cela contre leur
propre intérêt et contre l'intérêt du père. Mais puisque
notre jeune homme est sur le point de se marier, il est
temps de le laisser à sa maîtresse -.
1. C'est-à-dire la majorité, vingt et un ans en Angleterre comme
chez nous.
2. Rousseau, api es avoir reproduit cette phrase de Locke, ajoute :
« ... Et là-dessus Locke finit son ouvrage. Pour moi, je n'ai pas l'hon-
neur d'élever un gentilhomme, je me garderai d'imiter Locke en cela.»
(Emile, 1. V.) Rousseau aurait peut-être hien fait d'imiter Locke; car
le ve livre de l'Emile, intitulé Sophie ou la femme, se perd dans le
romanesque et n'est pas digne du reste de l'ouvrage.
CONCLUSION.
216. Bien que je sois maintenant arrivé au terme de ce
que des observations familières m'ont suggéré sur l'édu-
cation, je ne voudrais pas laisser croire que je considère
ce travail comme un traité en forme sur le sujet. Il y a
mille autres choses qui mériteraient l'attention; surtout
si l'on voulait étudier les divers tempéraments, les diffé-
rentes inclinations, les défauts particuliers que l'on ren-
contre chez les enfants, et rechercher les remèdes appro-
priés. La variété des caractères est si grande que ce sujet
demanderait un volume : encore n'y suffirait-il pas1. Chaque
homme a ses qualités propres qui, aussi bien que sa phy-
sionomie, le distinguent de tous les autres hommes; et il
n'y a peut-être pas deux enfants qui puissent être élevés
par des méthodes absolument semblables2. De plus, j'es-
time qu'un prince, un noble et un gentleman de condition
ordinaire doivent recevoir des éducations un peu diffé-
rentes. Mais je n'ai voulu exposer ici que quelques vuet»
générales, qui se rapportent au but principal de l'éduca-
tion. Elles étaient d'ailleurs destinées au fils d'un gentleman
\. L'étude que Locke réclamait ici n'a pas encore été faite.
2, C'est pousser un peu loin les choses. La science de l'éducation
n'existerait pas si on acceptait à la lettre l'affirmation de Locke. En
dépit de la diversité des tempéraments, il y a chez tous les enfants une
certaine communauté de nature; il y a aussi par conséquent des lois
pédagogiques générales qui s'appliquent à tous.
Ci INCLUSION. 545
• le mes amis1, que je considérais, à raison de son jeune
Age, comme une page blanche ou comme un morceau de
cire que je pouvais façonner et mouler à mon gré2. Je n'ai
guère fait que toucher, par conséquent, aux points essen-
tiels, et à ce que je jugeais nécessaire en général pour
l'éducation d'un jeune gentleman de sa condition. Et
maintenant je publie ces pensées que l'occasion a l'ait
naître; je les publie, bien qu'elles soient loin de consti-
tuer un traité complet sur la matière, et sans prétendre
que chaque père y trouvera ce qui conviendrait précisément
à son enfant, mais avec l'espoir qu'elles apporteront cepen-
dant quelques faibles lumières à tous ceux qui sont préoccu-
pés de leurs chers petits, et qui, dans l'éducation de leurs
enfants, aimeront mieux se risquer à consulter leur propre
raison que suivre docilement la routine des vieilles mé-
thodes.
1. Voyez la dédicace de l'ouvrape.
2. Locke se contredit ici. Il a dit tout à l'heure que chaque homme
avait son caractère propre et qu'il n'y avait peut-être pas deux en-
tants qu'on pût élever par des méthodes identiques : ce qui implique
la diversité originelle des tendances et des dispositions innées. Et
maintenant, dominé par le système sensualiste qui l'ait de l'esprit une
lubie rase, quelque chose d'indéterminé, il a l'air de croire que l'édu-
cation peut tout pour façonner un caractère.
TABLE DES MATIERES
Dédicace de l'auteur i
Préface du traducteur ix
Préambule 1
SECTION I (3-30). L'éducation physique.
De la santé 4
Le chaud et le froid 5
I/air 12
Les vêtements 14
La nourriture 16
Les repas 20
Les boissons 22
Les fruits 25
Le sommeil 27
La constipation 31
De la médecinu 35
SECTION II (31-42).
L'esprit 38
Les fantaisies de l'enfant 40
SECTION 111(43-51). /
Des châtiments 52 ^
SECTION IV (52-03;. y
Des récompenses 54
Le sentiment de l'honneur 62
348 TADLE DES MATIERES.
SECTION V (64-66).
Des règles 70
Des habitudes 72
SECTION VI (67-69; . .
Des manières 7S
La société des domestique? 82
SECTION VII (70-71).
Les avantages de l'éducation domestique Si
L'exemple 94
SECTION VIII (72-87) .
V Les récompense* el les châtiments 9G
De la contrainte 101
Des réprimandes 102
L'obstination 104
Il faut raisonner avec les enfants 110
Les exemples 1 1-2
L'usage du fouet Il i
SECTION IX (88-94).
Qualités nécessaires d'un gouverneur 1-1
SECTION X (95-99).
De la familiarité des parents avec leurs enfants ! 43
Du respect 149
SECTION XI (100-102).
Les différents tempéraments loi
SECTION XII (103-110).
De la volonté chez les enfants . . 134
La récréation 100
SECTION XIII (li 1-1 14).
Des cil» et des pleurs chez les enfants. .......... 108
SECTION XIV (115).
I De la peur et du courage chez les enfants. 174
Le courage 1 75
La lâcheté 177
TABLE DES MATIERES. 349
SECTION W 110-117).
l'instinct de la cruauté chez l'enfant 185
SECTION XVI (118-122).
La curiosité 190
SECTION XVII ,123-127).
Delà nonchalance et de la flânerie 190
SECTION XVIII (128-129).
Faut-il contraindre les enfants? 202
SECTION XIX (13
Des jouets. 200
SECTION XX [131-133
Du mensonge chez les enfants 210
SECTION XXI (154-139 .
La crcAance à Dieu et le principe do la morale 214
Des esprit? et des fantômes 210
SECTION WII (140).
De la prudence ou sagesse 221
SECTION XXIII (111 140).
Sur les bonnes manières 223
SECTION XXIV (147-195).
De l'instruction 237
La lecture 259
Lecrilure 240
Du dussin 249
La sténographia 251
Les langues étrangères 252
Le latin 252
Les dissertations 'J72
Les vers 270
Faut-il apprendre par cœur? 279
La géographie 280
L'arithmétique et l'astronomie 287
La géométrie 290
La chronologie 290
350 TABLE DES MATIERES
L'histoire 293
La morale 295
La loi civile 29 i
La loi 295
La rhétorique et la logique 296
Le style 300
La philosophie naturelle 30 i
Le grec 5 1 '2
SECTION XXV (196-209).
Arts d'agrément. — La danse. . 520
La musique 521
L'escrime et l'équitation 322
Il faut apprendre un métier . 329
La peinture 327
Les récréations 528
SECTION XXVI (210-211).
La tenue des livres 535
SECTION XXVII (212-215).
Des voyages 538
Conclusion . .... 544
55!79. _ PARIS, IMPRIMERIE A. LAHURE
'i. Rue de Fleuru-. 0
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