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Full text of "Questions d'art et de littérature"

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œUVRES    COMPLÈTES 


GEORGE    SAND 


QUESTIONS  D'ART  ET  DE   LITTÉRATURE 


C  A  T.  M  W  V    L  H  V  Y  ,     ÉDITEUR 


ŒUVRES  COMPLÈTES 

GEORGE     SAND 

FOltUAT  GRAND    IN-18 


Lis  Amocrs  de  l'ace  o'or.. 

AOBIAM 

ANDRE 

Antosu 

actoir  dk  l*  table 

Ll   liEAf    l.Al'RB>Cg 

Les  Heacx  Messieurs  de 
bois-dork 

Tadio 

Cbsahi>b  Oiktiucu 

Le  C.hateku  dks  Désertes. 

Le  Château  de  PicroiiDO.. 

Le  (  hène  parlant 

Le  Compaonon  du  tocr  de 
France 

La  Co«itkssb  de  Kuholstadt. 

La  r.oNKkssio?<  d'ikk  jeune 
riixi 

Constance  Vekrier 

consiei.p 

CoMKS  d'l'me  cnAXu'uknK.. 

La  Coite 

Les  D  V  mes  vertes 

La    D^NIfLLA 

La  l)ERMKnB  Ai.niNi 

Le  DEr.MEit   Amour 

DEr.MKRK^   PWiE< 

Les  i»tix  Ki.KHEs 

Le    l)MRI.e    AlX    CHAMPS..  .. 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  Germandre.  . 

La  FiLLiui.K 

Flav grande  

FlAVIE 

Fravcu 

François  le  Champi 

HiSlOIRK  DKUA    VIE 

Un  Hivkr  a  Majorque  — 
Sp.rulion 

L'HoViME  DE    NEmE 

UOHACE 

Impressions  et  Soutenirs.. 

Iniiiana 

Iriuora 

Jacoib» 

Jean  delà  Rocu 


vol. 


-.   7 


Jean  ZisKA  — Gabriel 

Jeanne 

JuLRNaL  d'un  VdYAGtCR  PEN- 
DANT LA  GCEKRE 

Laira 

Légende»  RisTintts 

Lklia  —  .MéU'Ila  —  CoM. .  . 
Ll  TIRES  d'un  Voyageur.... 
Lui:REri  V  •  Flori  vni  -L;n  inia. 
Mademoiselle  LaiJuintinie. 
Mademoiselle  .Msrqueu...  . 
LKi  Maîtres  mosaïstes.... 

J.E^  .MaITHES   SONNEURS 

Mal<;retout 

La  .\t\RB  AU  bikBLE 

Le\Krqui>  ok  Villembr.... 

Ma  Sœur  Jeanne 

Mtl  PKAT 

Lk  Mei  nier  d'Angibadlt.  . . . 

Monsieur  Sylvestub., 

MONT-KSVKCHB 

Nanun 

Narcisse 

Nouvelles 

Norvi.LLES      LETTRES       D'uN 

Voyageur 

Pauline 

La  I'etite  Fadktte 

Le  rEcuB  DE  M.  Antoine.. 

Lrl'i.ciMNO 

Pierre  qui  houle..  .^. ... 
Promenades     autour    d'ow 

VILLAGE 

Le  Secrétaire  intime 

Les  sept  Cordes  dblaLtrb. 

Simon 

Tamaris 

Ti;vi  TiNO  —  Leone Léoni... 

TiikaTRE   ro-irirT 

Theairv:  :s  ■>     iant 

L\     Tm  II    Du  1  tRCEMOKT.  — 

Mahhnne 

l'i'scooub 

Valkntinb 

VALVÉnRK 

La  Ville  noirb 


QUESTIONS  D'ART 


ET    DE 


LITTÉRATURE 


GEORGE    SAND 


CL 


1  n= 


if 


PARIS 

CALMANN    LÉVY,    ÉDITEUR 
ANCIENNE    MAISON    MICHEL    LÉVY    FRÈRES 

RUE  AUBER,  3,  ET  UOULEVAMI  DES  ITALIENS,  13 

A  LA  LIBRAIRIE  NOUVELLE 
Droit»  d9  reproduction  et  d»  traduction  réserréi. 


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• 


QUESTIONS  D'ART 


LITTÉRATURE 


PRÉFACES  GÉNÉRALES ' 


1842. 

Il  se  passe  depuis  dix  ans,  sur  un  tout  petit  coin  de 
la  scène  littéraire,  un  phénomène  étrange,  à  propos 
de  mes  romans.  Ce  ne  serait  pas  la  peine  d'en  parler, 
si,  à  cet  exemple  pris  entre  mille,  ne  se  rapportaient 
pas  tous  les  autres  cas  de  même  nature.  Voici  ce  fait, 
à  moi  personnel  au  premier  abord,  et  auquel  se  rat- 
tachent pourtant  de  grandes  questions  sociales  : 

Depuis  dix  ans,  dans  une  série  de  romans  que  je 

1.  Ces  préfaces  ont  été  écrites,  la  première  pour  Tédition  Per- 
rotin  des  Œuvres  complèles  de  l'auteur,  seize  volumes  in-12,  1842- 
1844,  et  la  seconde  pour  l'édition  Hetzel,  neuf  vol.  in-8o,  1851- 
1856.  Note  de  VÉditeur. 


2  QUESTIONS   D*ART   ET    UE    LITTÉRATURE 

n'ai  pas  pour  cela  la  prétention  de  croire  très-impor- 
tants ni  très-profoncls,  j'ai  adressé  aux  hommes  de 
mon  temps  une  suite  d'interrogations  très-sincères, 
auxquelles  la  critique  n'a  rien  trouvé  à  répondre,  sinon 
que  j'étais  bien  indiscret  de  vouloir  m'enquérir  auprès 
d'elle  de  la  vérité.  J'ai  demandé,  avec  beaucoup  de 
réserve  et  de  soumission  au  début,  dans  deux  romans 
intitulés  îndiana  et  ValentinCj  quelle  était  la  moralité 
du  mariaf^e  tel  qu'on  le  contracte  et  tel  qu'on  le  con- 
sidère aujourd'hui.  Il  me  fut  par  deux  fois  répondu 
que  j'étais  un  questionneur  dangereux,  partant  un  ro- 
mancier immoral. 

Cette  insistance  à  éluder  la  question,  à  la  manière 
des  catholiques,  en  condamnant  l'esprit  d'examen, 
m'étonna  un  peu  de  la  part  de  journalistes  chez  les- 
quels je  cherchais  vainement  la  trace  d'une  religion 
ou  d'une  croyance  quelconque.  Cela  me  fit  penser  que 
l'ignorance  de  la  critique  n'était  pas  seulement  rela- 
tive aux  {juestions  sociales,  mais  s'étendait  encore  aux 
questions  humaines;  et  je  me  permis  de  lui  demander, 
dans  un  roman  intitulé  Li'Iia,  comment  elle  entendait 
et  comment  elle  expliquait  l'amour. 

Cette  nouvelle  demande  mit  la  critique  dans  une 
véritable  fureur.  Jamais  roman  n'avait  déchaîné  de 
tels  anathèmes,  ni  soulevé  d'aussi  farouches  indigna- 
tions. J'étais  un  esprit  pervers,  un  caractère  odieux, 
une  plume  obscène,  pour  avoir  esquissé  le  fantôme 
d'une  femme  qui  cherche  en  vain  l'amour  dans  le 
cœur  des  hommes  de  notre  temps,  et  qui  se  relire  au 
désert  pour  y  rêver  l'amour  dont  brûla  sainte  Thérèse. 
Cependant  je  ne  demeurai  pas  convaincu  (juc  les  Pères 
de  l'Eglise,  dont  j'avais  à  cette  époque  la  tète  remplie, 
m'eussent  inspiré   la  pensée  d'un  livre  abominable. 


PREFACES    GENERALES  S 

Je  fis  un  nouveau  roman  que  j'intitulai  Jacques ^  et 
dans  lequel,  prenant  un  homme  pour  type  principal,  je 
demandai  encore,  et  cette  fois  au  nom  de  l'homme, 
comme  je  l'avais  fait  jusqu'alors  au  nom  de  la  femme, 
quel  était  l'idéal  de  l'amour  dans  le  mariage.  Cette  fois, 
ce  fut  pis  encore.  J'étais  l'ennemi  du  mariage,  l'apolo- 
giste de  la  licence,  le  contempteur  de  la  fidélité,  le 
corrupteur  de  toutes  les  femmes,  le  fléau  de  tous  les 
maris. 

Plus  tard,  dans  un  roman  appelé  Spiridion,  je  de- 
mandai à  mon  siècle  quelle  était  sa  rehgion.  On  m'ob- 
serva que  cette  préoccupation  de  mon  cerveau  man- 
quait d'actualité.  Les  critiques  qui  m'avaient  tant  repro- 
ché de  n'avoir  ni  foi  ni  loi,  de  n'être  qu'un  artiste^ 
c'est-à-dire,  dans  leurs  idées  d'alors,  un  brouillon  et 
un  athée,  m'adressèrent  de  doctes  et  paternels  repro- 
ches sur  ma  prétention  à  une  croyance,  et  m'accusè- 
rent de  vouloir  me  donner  des  airs  de  philosophe. 
«  Restez  artiste  I  »  me  disait-on  alors  de  toutes  parts, 
comme  Voltaire  disait  à  son  perruquier  :  «  Fais  des 
perruques.  » 

Plus  tard  encore,  dans  un  roman  intitulé  le  Compa- 
gnon du  tour  de  France,  je  demandai  ce  que  c'était 
que  le  droit  social  et  le  droit  humain;  quelle  justice  était 
praticable  de  nos  jours,  et  comment  il  fallait  s'y  pren- 
dre pour  persuader  aux  prolétaires  que  l'inégalité  des 
droits  et  des  moyens  de  développement  était  le  dernier 
mot  de  la  forme  sociale  et  de  la  sagesse  des  lois.  Il  me 
fut  répondu  que  j'en  voulais  trop  savoir,  que  j'étais  le 
courtisan  de  la  populace,  le  séide  d'un  certain  Jésus- 
Christ  et  de  plusieurs  autres  raisonneurs  très-scé- 
lérats que  la  justice  de  tous  les  siècles  et  l'intérêt  de 
tous  les  gouvernements  avaient  envoyés  à  la  potence. 


4  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Muni  d'aussi  bons  renseignements,  éclairé,  comme 
on  voit,  par  les  docteurs  de  la  presse,  atteint  et  con- 
vaincu du  délit  de  curiosité,  j'avoue  que  ces  docteurs 
m'ont,  du  moins,  appris  une  chose  :  c'est  que  la  criti- 
que des  journaux  n'a  pas  le  premier  mot  des  énigmes 
sociales  dont  jelui  ai  ingénument  demandé  la  solution. 
C'est  pourquoi  je  continuerai  à  questionner  mes  con- 
temporains, n'acceptant  pas  du  tout  ce  raisonnement 
des  conservateurs,  qu'nji  ne  doit  pas  signaler  le  mal^ 
à  moins  qu  on  en  ait  trouve  le  remède.  Si  les  questions 
sont  des  crimes,  il  y  a  un  moyen  de  les  faire  cesser  : 
c'est  d'y  répondre  ;  et  je  demande  aux  gens  que  ma 
curiosité  scandalise  de  me  mettre  une  bonne  fois  l'es- 
prit en  repos,  en  me  prouvant  (jue  tout  est  clair  et  que 
tout  va  bien.  Mais  jusqu'ici,  hélas t  ils  ne  m'ont  fait 
d'autre  réponse  que  celle  de  la  chanson  du  roi  Dago- 
bert,  ce  grand  politique  des  temps  passés,  s'il  faut  en 
croire  la  légende  : 

a  Api)rcn(ls,  lui  dit  le  roi. 
Que  je  n'aime  pas  les  pourquoi.  » 

Loin  de  moi  l'intention  de  me  présenter  ici  comme  la 
victime  des  opinions  et  des  préjugés,  aiin  de  repousser 
les  critiques  littéraires  dont  mes  livres  ont  été  l'objet. 
En  matière  d'art,  j'admettrai  volontiers  la  compétence 
de  la  criti([ue,  n'attribuant  pas  d'autre  mérite  à  mes 
ouvrages  que  la  sincérité  et  l'ardcurd'investigation  qui 
les  ont  dictés,  et  ne  cherchant  pas  ailleurs  la  cause  de 
la  popularité  qu'ils  ont  acquise,  en  dépit  de  tous  leurs 
défauts  et  des  critiques  qu'on  en  a  faites. 

Car  vous  cherchez  tous  avec  moi,  ô  mes  contempo- 
rains! tous,  vous  avez  besoin  de  la  vérité,  public  et 


PREFACES    GENERALES  O 

juges,  lecteurs  et  critiques.  C'est  en  vain  que  vous  ré- 
sistez aux  voix  qui  s'élèvent  de  toute  part  :  au  fond 
de  vos  consciences  parlent  des  voix  bien  plus  éloquen- 
tes que  la  mienne;  et  tel  de  vous  m'a  condamné  pour 
la  forme,  qui,  dans  son  âme  sentaitlesmêmes  douleurs, 
les  mêmes  révoltes,  les  mêmes  besoins  que  moi.  Mais, 
errant  dans  les  ténèbres  du  doute,  hommes  malheu- 
reux que  nous  sommes  !  il  nous  arrive  souvent  de 
prendre  nos  amis  pour  des  ennemis,  et  réciproque- 
ment. Gela  n'empêchera  pas  ceux  de  nous  qui  com- 
mencent à  distinguer  le  crépuscule  de  la  nuit,  et  à  ai- 
mer l'humanité  malgré  les  erreurs  des  hommes,  de 
chercher  toujours  et  de  tenir  fermes  dans  leurs  mains 
ces  mains  qui  les  repoussent  et  qui  les  méconnais- 
sent. 

Vous  tous  qui  m'avez  tant  de  fois  traduit  au  tribunal 
de  l'opinion  avec  emportement,  avec  dureté,  avec  une 
sorte  de  haine  personnelle,  étrange,  inexplicable!...  je 
ne  vous  traduis  point  au  tribunal  de  la  postérité.  In- 
struite de  tous  les  mystères  qui  nous  épouvantent,  elle 
nous  poussera  tous  ensemble  dans  l'abîme  bienfaisant 
de  l'oubli.  De  nos  manifestations  diverses,  s'il  reste 
une  faible  trace,  nos  enfants  verront  bien  que  tel  d'en- 
tre nous  qui  gourmanda  l'égoïsme  et  l'apathie  des  au- 
tres, les  aima  puissamment  et  n'en  fut  point  sérieuse- 
ment haï.  Nos  pères  furent  incertains  et  malheureux, 
diront  ils  ;  mais  ils  furent  trop  près  de  la  vérité  pour 
ne  point  se  sentir  échauffés  déjà  d'un  rayon  de  la  bonté 
divine. 


QUESTIONS    D    ART    ET    DE    LITTERATURE 


II 


Nohant,  12  avril  ISÔl. 

En  publiant  une  édition  complète  de  mes  ouvrages 
dans  le  format  le  plus  populaire  aujourd'hui  et  au 
plus  bas  prix,  je  n'ai  eu  ni  le  dessein  de  m'enrichir 
en  cas  de  succès,  ni  la  prétention  de  fiure  un  grand 
sacrilice  dans  le  cas  contraire.  Mais  je  puis  dire  que 
ce  (jui  m'a  le  plus  préoccupé,  c'est  le  désir  de  faire 
lire  à  la  classe  pauvre  ou  malaisée  des  ouvrages  dont 
une  grande  partie  a  été  composée  pour  elle.  J'ai 
dû  attendre  pour  m'y  décider  que  l'habitude  générale 
consacrât  l'usage  d'un  format  qui  ne  me  semblait  pas 
commode,  et  qui  néanmoins  l'est  devenu  par  l'habitude 
même. 

J'ai  voulu  encore  essayer  de  donner  au  peuple  une 
édition  aussi  soignée  que  possible,  sans  augmenter 
d'un  centime  le  prix  de  ces  sortes  de  publications,  et 
je  crois  y  avoir  réussi  grâce  aux  soins  généreux  et  in- 
Iclligonls  de  l'ami  qui  s'est  fait  mon  éditeur. 

Enlin,  j'ai  été  heureuse  d'obtenir  le  concours  d'un 
grand  talent  *  pour  l'illustration  de  cette  longue  série 
d'ouvrantes  (pie  j'offre  à  un  peuple  très-artiste  et  très- 
cajjable  d'apprécier  les  choses  d'art. 

Dans  cette  longue  série,  plusieurs  ouvrages  (je  puis 
dire  le  i)lus  grand  nombre)  ont  été  inspirés  par  le  désir 

1.  Touy  Johaunol. 


PREFACES    GENERALES  7 

d'éclairer  le  peuple  sur  ses  devoirs  autant  que  sur  ses 
droits.  Quelques-uns,  les  premiers  surtout,  n'ont  été 
que  le  cri  d'une  âme  fortement  impressionnée,  atteinte 
parfois  de  doute  et  de  découragement;  peu  pressée  de 
conclure  parce  qu'elle  craignait  d'avoir  à  maudire 
l'humanité,  qu'elle  éprouvait  le  besoin  d'aimer.  Peu 
à  peu  la  lumière  s'est  faite  dans  ce  chaos  d'émotions 
diverses  à  mesure  que  l'âge  y  amenait  la  réflexion.  Mes 
instincts  avaient  toujours  été  révolutionnaires,  en  ce 
sens  que  l'injustice  était  un  spectacle  antipathique  pour 
ma  nature,  et  qu'un  immense  besoin,  d'équité  chré- 
tienne avait  rempli  ma  vie  dès  mon  plus  jeune  âge  ; 
mais  la  confiance  dans  mes  instincts  ne  m'est  venue 
que  peu  à  peu  avec  la  certitude  que  le  progrès  est  la 
loi  vitale  de  l'humanité,  et  à  mesure  que  je  sentais  ce 
progrès  s'opérer  en  moi-même.  Qui  se  sent  vivre,  sent 
et  saisit  la  vie  dans  les  autres;  et  cette  vie  des  autres 
vient  alimenter  et  étendre  la  sienne  propre.  Je  suis 
donc  arrivée,  sans  grands  efforts  et  sans  fortes  études, 
à  cet  état  de  lucidité  dans  la. conviction  où  peut  arriver 
toute  âme  sincère,  sans  qu'il  lui  soit  besoin  d'une 
trempe  supérieure.  Ce  que  je  suis,  tout  le  monde  peut 
l'être  ;  ce  que  je  vois,  tout  le  monde  peut  le  voir  ;  ce 
que  j'espère,  tout  le  monde  peut  y  arriver.  Il  ne  s'agit 
que  d'aimer  la  vérité,  et  je  crois  que  tout  le  monde  sent 
le  besoin  de  la  trouver. 

Je  n'ai  point  révélé  de  vérité  nouvelle  dans  mes 
ouvrages.  Je  n'y  ai  jamais  songé,  bien  qu'on  m'ait 
accusé,  avec  une  ironie  de  mauvaise  foi,  d'avoir  vou- 
lu, comme  tant  d'autres,  jouer  à  la  doctrine  et  à  la 
secte.  J'ai  examiné  autant  que  j'ai  pu  les  idées  que 
soulevaient,  autour  de  nous  tous,  les  hommes  de  mon 
temps.  J'ai  chéri  celles  qui  m'ont  semblé  généreuses 


8  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

et  vraies;  je  n'ai  pas  toujours  tout  compris  dans  les 
moyens  pratiques  que  plusieurs  ont  proposés,  soit 
qu'ils  fussent  obscurs,  soit  plutôt  que  mon  cerveau 
fût  impropre  à  saisir  les  combinaisons  et  les  calculs 
des  probabilités.  Je  ne  me  suis  pas  tourmenté  dans 
mon  impuissance  ;  j'ai  trouvé  qu'il  me  restait  bien  as- 
sez à  faire  en  employant  le  genre  de  facultés  qui  m'é- 
tait échu,  au  développement  du  sentiment  de  la  justice 
et  de  l'amour  de  mes  semblables.  J'avais  une  nature 
d'artiste,  et,  quoi  qu'on  en  dise,  je  n'ai  jamais  voulu 
être  autre  chose  qu'un  artiste;  ceux  qui  ont  cru  m'hu- 
milier  et  me  blesser  en  proclamant  que  je  n'étais  pas 
de  taille  à  faire  un  philosophe  m'ont  fait  beaucoup  de 
plaisir,  car  chacun  a  l'amour-propre  d'aimer  sa  pro- 
pre organisation  et  de  s'y  complaire  comme  l'animal 
dans  son  propre  élément.  Mais,  en  prétendant  que 
mon  organisation  et  ma  vocation  d'artiste  s'opposaient 
en  moi  à  Tmlelligence  et  au  développement  des  vérités 
sociales  élémentaires  et  à  l'amour  des  éternelles  véri- 
tés dont  le  christianisme  est  la  philosophie  première, 
on  a  dit  un  sophisme  tout  à  fait  puéril.  A-t-on  jamais 
reproché  aux  peintres  de  la  renaissance  de  se  poser  en 
théologiens  parce  qu'ils  traitaient  des  sujets  sacrés! 
Les  peintres  llamands  avaient-ils  la  prétention  de  se 
dire  savants  naturalistes  parce  qu'ils  étudiaient  et  con- 
naissaient les  lois  de  la  lumière!  Quel  est  donc  l'artiste 
qui  peut  s'abstraire  des  choses  divines  et  humaines, 
se  passer  du  reflet  des  croyances  de  son  époque,  et 
vivre  étranger  au  milieu  oii  il  respire?  Vraiment,  ja- 
mais pédantisme  ne  fut  poussé  aussi  loin  dans  l'ab- 
surde que  cette  théorie  de  l'art  pour  l'art,  qui  ne  ré- 
pond à  rien,  qui  ne  repose  sur  rien,  et  que  personne 
au  monde,  pas  plus  ceux  qui  l'ont  affichée  que  ceux 


PREFACES    GENERALES  ^ 

qui  l'ont  combattue,  n'a  jamais  pu  mettre  en  pratique. 
L'art  pour  l'art  est  un  mot  creux,  absolument  faux  et 
qu'on  a  perdu  bien  du  temps  à  vouloir  définir  sans  en 
venir  à  bout  :  parce  qu'il  est  tout  bonnement  impossi- 
ble de  trouver  un  sens  à  ce  qui  n'en  a  pas. 

Demande^  à  un  poëte,  au  plus  exclusivement  poëte 
de  tous  les  hommes,  de  faire  des  vers,  seulement  pour 
faire  de  beaux  vers,  et  de  n'y  pas  mettre  l'ombre  d'une 
idée  philosophique,  vous  verrez  s'il  en  vient  à  bout,  ou 
bien  vous  verrez  quels  vers  ce  seront.  Prenez  la  pièce 
la  plus  romantique,  la  plus  purement  descriptive  des 
chefs  de  la  prétendue  doctrine  de  l'art  pour  l'art,  et 
vous  verrez  si,  au  bout  de  dix  vers,  l'humanité,  le 
sentiment  et  le  souvenir  de  ses  grandeurs  ou  de  ses 
misères,  ne  viennent  pas  animer,  expliquer,  symboli- 
ser le  tableau. 

Quand  M.  Victor  Hugo  dit:  La  mer  était  désespérée, 
il  met  une  âme  dans  la  mer,  une  âme  orageuse  et  trou- 
blée, une  âme  de  poëfe,  ou  l'âme  collective  de  l'hu- 
manité. 

Les  anciens  disaient  :  Tethys  est  en  fureur  ;  eux  aussi 
personnifiaient  les  tumultes  des  passions  humaines 
jusque  dans  ceux  des  éléments.  C'est  qu'il  n'est  pas 
possible  d'être  poëte  ou  artiste,  dans  aucun  genre  et  à 
quelque  degré  que  ce  soit,  sans  être  un  écho  de  l'hu- 
manité qui  s'agite  ou  se  plaint,  qui  s'exalte  ou  se  dé- 
sespère. 

J'ai  donc  prêché  à  ma  manière,  comme  l'ont  fait 
avant  moi  et  autour  de  moi,  comme  le  feront  toujours 
tous  les  artistes. 

De  tout  temps,  on  a  cherché  querelle  à  ceux  qui 
avaient  le  goût  des  nouveautés,  comme  disaient  les 
anciens  orthodoxes,  c'est-à-dire  la  croyance  au  pro- 

1. 


10  QUESTIONS    D    ART    ET    DE    LITTERATURE 

^Tos,  et  le  désir  de  combattre  les  abus  et  les  erreurs 
(le  leur  siècle. 

On  les  étran^'lait,  on  les  brûlait  au  temps  passé. 
Aujourd'hui,  on  les  exile,  on  les  emprisonne,  s'ils 
sont  hommes  ;  on  les  insulte,  on  essaye  de  les  outra- 
^er,  s'ils  sont  lemmes.  Tout  cela  est  bien  facile  à 
supporter  quand  on  croit;  depuis  l'estrapade  des 
vieux  siècles  jusqu'à  l'ironie  injurieuse  du  nouveau, 
tout  est  fête  et  |)laisir  intérieur,  soyez-en  certains,  ô 
contempteurs  de  l'avenir,  pour  quiconque  a  foi  en 
l'avenir. 

Vous  perdez  donc  vos  peines;  les  hommes  s'in- 
struiront et  travailleront  à  s'instruire  les  uns  les  au- 
tres, sous  toutes  les  formes,  depuis  le  trouvère  avec 
son  vieux  luth,  jusqu'à  l'écrivain  moderne  avec  l'idée 
nouvelle. 

La  vérité  du  temps  a  été  dite  aux  hommes  du  temps. 
Certains  esprits  synthétiques  la  renferment  dans  une 
doctrine  que  l'on  étudie,  que  l'on  discute,  que  l'on 
juge,  et  (jui  laisse  de  grandes  lueurs,  lors  môme 
qu'elle  est  incomplète. 

Les  j)hilosophes,  les  historiens,  les  politi((ues  jet- 
tent la  foi  et  la  lumière  à  pleines  mains,  même  ceux 
qui  se  trompent,  car  l'erreur  des  forts  esprits  est  en- 
core une  instruction  })our  ceux  qui  cherchent  et  choi- 
sissent. 

Les  iU'tistes  vi(Minont  ai)iv.s  eux,  et  sèment  un  peu 
de  blé  mêlé  sans  doute  à  des  herbes  folles.  Mais  ces 
folles  herbes,  le  temps,  le  goût,  la  mode,  qui,  elle 
aussi,  est  une  recherche  du  progrès  dans  le  beau,  en 
feront  aisément  justice.  Le  froment  restera.  Nos  des- 
cendants souriront  certainement  de  la  (piantité  de  pa- 
roles,  de  fictions,    de  ma7\wrrs   qu'il     nous  a   fallu 


PRÉFACES   GÉNÉRALES     "  11 

employer  pour  dire  ces  paroles  banales  ;  mais  ils  ne 
nous  sauront  pas  mauvais  gré  de  la  préoccupation 
sérieuse  qu'Us  retrouveront  au  fond  de  nos  œuvres, 
et  ils  jugeront,  à  l'embarras  de  notre  parole,  de  la  lutte 
que  nous  avons  eu  à  soutenir  pour  préparer  leurs 
conquêtes. 


II 


MARS  ET  DORVAL 


Le  9  février  1833,  madame  Dorval  et  mademoiselle 
Mars  ont  joué  au  Théâtre-Français  un  acte  du  Mariage 
de  Figaro.  Ces  deux  femmes  si  célèbres,  avec  made- 
moiselle Déjazet,  pleine  de  gentillesse  sous  le  costume 
de  Chérubin,  ont  formé,  dans  la  scène  de  la  romance, 
un  tableau  qui  rappelait  le  dessin  spirituel,  l'expres- 
sion enjouée  et  le  riche  coloris  des  meilleures  compo- 
sitions de  l'école  française.  Le  rôle  de  Suzanne  a 
toujours  valu  tant  d'éloges  à  mademoiselle  Mars, 
qu'elle  doit  y  avoir  épuisé  les  émotions  du  triomphe. 
Quant  à  madame  Dorval,  c'était  la  première  fois 
qu'elle  paraissait  sous  la  toque  emplumée  de  la  com- 
tesse Almaviva.  La  partie  super-aristocratique  de 
l'auditoire  témoignait  d'avance  quelque  doute  sur 
l'aptitude  de  l'actrice  à  bien  conserver  la  dignité  de  la 
grande  dame,  à  côté  de  l'inflammable  sensibilité  de 
la   femme.  On  pensait  que  mademoiselle  Mars,  plus 


14  QUESTIONS    d'art    ET   DE    LITTERATURE 

habituée  aux  charmantes  minauderies  de  Téventail, 
serait  une  comtesse  jilus  convenable,  et  que  madame 
Dorval,  douée  d'un  talent  plus  incisif  et  d'une  ima- 
gination plus  jeune,  serait  une  Suzanne  plus  piquante. 
Mais  à  l'intelligence  de  madame  Dorval,   l'étude  et  la 
règle  sont  des  lisières  trop  courtes.  L'inspiration  lui 
révèle  tout  ce  que  l'enseignement  donne  aux  autres. 
Il  a  semblé  qu'en  revêtant   les  nobles  et  frais  atours 
de  la  châtelaine,  en  traînant  la  robe  à  queue,  solennel 
caractère  de   certains  rôles,   dans  les  traditions  du 
théâtre,  elle  se  soit  sentie    investir  de  l'orgueil  du 
rang  sans  dépouiller  cependant  les  entraînements  du 
cœur.  Les  personnes  d'un  jugement  délicat  et  d'une 
observation  éclairée  ont  remarqué  tout  ce  qu'elle  a  su 
étabhr  de  nuances  dans  ce  peu  de  scènes,  ingrat  et 
incomplet  moyen  de  développement  pour  la  puissance 
de  son  àme.  Ces  personnes  ont  néanmoins  eu  le  temps 
de  s'intéresser,  de  s'attacher  à  cette  femme  mélanco- 
lique et  fine,  encore  brisée    par  les   chagrins  d'un 
amour  mal  payé,  déjà  ranimée  par  les  vives  impres- 
sions d'un  amour  nouveau,   nonchalante  au  dehors, 
passionnée  au    dedans  ;   à  cette   femme  incertaine, 
effrayée,  entraînée,  que  l'avenir  et  le  passé  se  dispu- 
tent, (jui  lutte  contre  sa  raison  et  contre  son  cœur,  à 
cette  femme  enfin  qui  a  tant  de  répugnance  et  tant 
d'adresse  à  mentir,  parce  qu'elle  se  sent  comtesse,  et 
parce  qu'elle  se  souvient    d'avoir  été  Rosine.  On  a 
compris  tout  cela  dans  ce  peu  de  temps,  parce  que, 
en  lisant  Beaumarchais,  madame  Dorval  en  a  tout  à 
coup  saisi  la  pensée  intime. 

Ces  mômes  personnes  ont  songé  à  établir  un  paral- 
lèle entre  madame  Dorval  et  mademoiselle  Mars,  et 
nous  avons  entendu  raisonner,  avec  l'impartialité  que 


3IARS    ET   D  OR  VAL  15 

donne  un  vrai  sentiment  de  l'art,  sur  le  mérite  de  ces 
deux  grandes  artistes.  Nous  avons  recueilli  quelques- 
unes  de  ces  causeries  d'entracte,  triomphe  moins 
immédiat  et  moins  enivrant  pour  les  acteurs  que  les 
applaudissements  de  la  représentation  ;  succès  plus 
flatteur  et  plus  solide,  parce  qu'il  est  établi  sur  des 
impressions  plus  profondément  recueillies,  plus  reli- 
gieusement conservées. 

Naturellement  l'esprit  des  juges  s'est  reporté  sur 
les  divers  succès  qu'ont  obtenu,  mademoiselle  Mars 
dans  le  cours  d'une  longue  et  brillante  carrière  ;  ma- 
dame Dorval  dans  la  période  de  quelques  années  de 
triomphes,  récompense  tardive  d'un  talent  trop 
longtemps  ignoré  ou  méconnu.  Parmi  ces  juges, 
soit  délicatesse  d'affection,  soit  sentiment  exquis  de 
la  politesse,  aucun  ingrat  n'a  reproché  à  mademoi- 
selle Mars  d'avoir  usé  trop  longtemps  du  privilège  de 
sa  gloire.  Tous  étaient  pénétrés  d'une  sorte  de  respect 
naïf  pour  cette  grande  renommée  que  tous  n'ont  pas 
vu  briller  dans  son  plus  vif  éclat,  mais  dont  tous  ont 
senti  le  reflet  encore  chaleureux  et  beau.  Nul  n'a  donc 
songé  à  faire  à  madame  Dorval  un  mérite  de  sa 
jeunesse  au  détriment  de  mademoiselle  Mars  :  on 
aime  trop  madame  Dorval  aujourd'hui  pour  ne  pas 
sentir  qu'on  l'aimera  encore  dans  vingt  ans,  et  qu'on 
la  perdra  le  plus  tard  possible.  Ne  désirons-nous 
pas  tous  qu'elle  suive  l'exemple  de  mademoiselle  Mars, 
et  qu'elle  hésite  longtemps  à  recevoir  de  son  public  la 
couronne  des  adieux  ? 

Abstraction  faite  d'une  différence  d'âge  qui  ne 
constitue  de  préséance  à  l'une  qu'au  jugement  des 
yeux,  mais  où  l'esprit  et  le  cœur  n'entrent  pour  rien 
dans  l'arrêt  du  spectateur,   d'assez  chaudes  discus- 


10  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

sions  se  sont  élevées  sur  cette  question  de  supériorité, 
considérée  non  pas  seulement  comme  attrait,  mais 
aussi  comme  mérite.  Les  deux  illustres  rivales  ont 
eu  chacune  une  nombreuse  phalange  de  champions 
courtois  et  honorables,  admirateurs  zélés,  mais  sin- 
cères et  généreux  comme  le  sentiment  qui  doit  exister 
dans  le  cœur  de  ces  deux  femmes.  Car  ces  deux 
femmes  ont  compris  l'art  sous  deux  aspects  diffé- 
rents, et  toutes  deux  ont  marché  à  leur  but  avec  la 
persévérance  que  donnent  l'intelligence  et  la  ré- 
flexion ;  mais  toutes  deux  se  sentent  trop  haut  placées 
dans  leur  gloire  pour  ne  pas  s'admirer  l'une  l'autre,  et 
pour  ne  pas  se  donner  loyalement  la  main  dans  la 
coulisse  comme  sur  la  scène. 

Les  rôles  qu'elles  venaient  de  remplir  dans  la  pièce 
de  Beaumarchais  impliquaient  des  qualités  tellement 
distinctes,  qu'il  a  été  nécessaire  de  se  reporter  à  des 
rôles  analogues  entre  eux,  pour  asseoir  le  système 
de  comparaison.  Ainsi  l'on  a  mis  en  présence  Su- 
zanne avec  Jeanne  Vaubernier,  Clotilde  avec  Adèle 
d'Hervey. 

L'aréopage,  vous  le  voyez,  a  tout  à  fait  mis  de  côté 
le  doute  précédemment  émis  sur  la  compétence  de 
l'une  ou  de  l'autre  actrice  dans  l'une  ou  l'autre  litté- 
rature, drame  ancien  ou  drame  nouveau.  Madame 
Dorval,  en  paraissant  sur  le  Théâtre-Français,  pour 
la  seconde  fois,  venjiit  de  ])rouver  qu'elle  sait  se  re- 
porter à  la  pensée  des  uiaîtrcs  de  l'art  (c'est  ainsi 
que  l'on  dit  encore  au  foyer  des  acteurs  de  la  rue 
Riclielieu).  Mademoiselle  Mars  a  été  une  interprète 
admirable  des  poètes  vivants.  La  jiremière,  elle  nous 
a  révélé  le  drame  de  Dumas  et  le  drame  de  Victor 
Hugo  ;  elle  a  marché  avec  son  siècle,  elle  a  ouvert  le 


MARS    ET   DORVAL  17 

chemin  à  une  littérature  nouvelle,  et  madame  Dorval, 
appelée  à  en  suivre  le  progrès  et  à  en  assurer  le 
triomphe,  a  recueilli  là  où  l'autre  avait  semé.  Elle  a  eu 
tous  les  bénéfices  de  l'époque  qui  l'a  produite  ;  ce 
n'est  pas  à  dire  qu'il  faille  reprocher  à  mademoiselle 
Mars  d'être  venue  trop  tôt. 

Mais  mademoiselle  Mars  a-t-elle  toujours  compris  le 
vrai,  qui  est  de  tous  les  temps,  mieux  ou  moins  bien 
que  madame  Dorval?  That  is  the  question.  Et  la  ques- 
tion n'a  pas  été  jugée  irrévocablement.  On  n'a  pas  été 
aux  voix,  on  n'a  pas  lu  la  sentence  écrite  à  la  foule 
assemblée.  La  foule  émue  s'est  retirée,  emportant  des 
impressions  différentes,  suivant  l'âge,  les  opinions 
et  le  cœur  de  chacun. 

Car,  ne  vous  y  trompez  pas,  ceci  est  une  pierre  de 
touche  à  laquelle  vous  connaîtriez,  si  vous  vouliez  bien 
observer,  des  nuances  de  caractères  habilement  ou 
pudiquement  cachées.  Il  fut  un  temps  oii,  pour  juger 
un  homme,  on  lui  adressait  la  question  qui  remuait 
alors  toutes  les  existences  morales  :  Voltaire  ou  Rous- 
seau? Aujourd'hui  que  ces  questions  fondamentales 
ont  reçu  d'en  haut  beaucoup  de  jour,  et  qu'on  s'amuse, 
en  attendant  mieux,  à  des  questions  d'art  et  de  senti- 
ment, on  peut  deviner  quels  cerveaux  s'allument,  quels 
cœurs  palpitent  sous  le  satin  de  ces  turbans,  sous  le 
velours  de  ces  corsages  que  vous  voyez  briller  au 
premieret  même  au  second  rang  des  loges.  Il  nes'agit 
pour  cela  que  d'entendre  la  réponse  à  une  question  en 
apparence  désintéressée.  Mais  vous,  mesdames,  mé- 
fiez-vousdc  votre  premier  mouvement  lorsqu'un  mari, 
ou  un  autre  homme  encore,  vous  demandera  d'un 
ton  dégagé  :  Pasta  ou  Malibran?  Mars  ou  Dorval? 

Oh!  c'est  que  c'est  bien  différent  !  il  y  a  tant  de  ma- 


IR  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

nières  d'être  belle  et  passionnée  !  il  y  a  de  la  passion 
si  chaste,  si  comprimée,  si  noble  !  Il  y  a  de  la  passion 
si  envahissante,  si  soudaine,  si  profonde  î  Voyez-vous, 
mesflames,  il  ne  faut  pas  laisser  voir  toutes  vos 
larmes  quand  vous  êtes  au  théâtre  avec  votre  mari  ou 
avec  un  autre  homme  encore.  Mais  vous  me  direz 
que  je  me  môle  de  ce  qui  ne  me  regarde  pas. 

Je  répondrai  en  vous  disant  que  je  retarde  le  plus 
possible  à  vous  dire  tout  ce  que  j'ai  entendu  depuis 
l'orchestre  jusqu'au  balcon,  les  loges  inclusivement. 
C'est  (pie  je  n'aime  pas  à  faire  Tautopsie  de  mon  cer- 
veau, pour  savoir  la  raison  de  mes  plaisirs.  Je  suis 
lieurcux  cpiand  je  puis  dire  devant  mademoiselle  Mars  : 
«  C'est  beau!  »  heureux  encore  (juand,  oppressé  par 
le  jeu  jdus  vigoureux  et  plus  hardi  de  madame  Dor- 
val,  je  ne  me  sens  la  force  de  rien  dire.  Mais  pourquoi 
tout  cela  est  si  beau,  je  ne  saurais  le  dire  ni  pondant 
ni  après,  si  l'opinion  du  public  ne  me  formulait  mes 
sensations. 

Voici  ce  que  disaient  les  uns  :  «  Mademoiselle  Mars 
est  plus  correcte  ;  elle  a  un  genre  de  grâce  plus  étu- 
diée, plus  coquette.  Comme  elle  se  donne  plus  de 
peine  pour  plaire,  il  faut  bien  qu'on  lui  en  lienne 
compte.  » 

a  Mais,  disaient  les  autres,  Jeanne  Vaubernier,  in- 
souciante, évaporée,  enfant  sans  soucis,  prête  à 
toutes  les  folies  pourvu  qu'elles  ne  lui  coûtent  pas  do 
peine  et  no  lui  apportent  pas  un  pli  au  front,  cette  fille 
si  folle  et  si  jeune,  ne  l'avcz-vous  pas  vue? C'est  le  seul 
rôle  où  madame  Dorval  puisse  déployer  cette  faculté 
qu'elle  possède  d'imposer  le  rire  aussi  bien  que  les 
larmes,  et  (pi'on  ne  lui  connaissait  pas  avant  (pi'elle 
eût  rendu  à  la  scène  le  personnage  tant   déliguré  de 


MARS    ET   DORVAL  19 

madame  Dubarry.  Pensez-vous  que  mademoiselle  Mars 
ait  aussi  bien  compris  l'esprit  de  Beaumarchais,  dans 
Suzanne,  que  madame  Dorval  a  compris  l'esprit  du 
règne  des  cotillons  dans  la  pièce  de  M.  de  Rouge- 
mont?  Ne  vous  est-il  pas  venu  quelquefois  à  l'esprit, 
en  voyant  cette  Suzanne,  si  aimable,  si  suave,  si 
exquise  dans  tous  ses  mouvements,  qu'elle  était  bien 
plus  française  qu'espagnole  ?  que  son  œil  noir  avait 
trop  de  tendresse  et  pas  assez  d'ardeur?  que  son 
maintien  comme  sa  toilette  n'était  pas  tout  à  fait  aussi 
pétulant,  aussi  fripon,  aussi  malicieux  que  vous 
l'aviez  rêvé  en  vous  introduisant  dans  cette  famille 
d'amoureuses  intrigues  et  de  mignonnes  scélératesses 
domestiques?  Quelquefois  ne  semble-t-il  pas  que 
mademoiselle  Mars  ait  peine  à  se  débarrasser  de  cet 
air  d'urbanité  bienveillante  et  convenable  qu'elle  a 
pris  dans  ses  voles  habillés?  Cette  jolie  et  gracieuse 
camériste  de  madame  Almaviva  n'est-elle  pas  un  peu 
trop  son  égale  et  sa  compagne?  est-ce  bien  là  la  sou- 
brette Suzon  qui  inspire  des  désirs  à  tous  les  hom- 
mes? Il  faut  que  ce  comte  Almaviva  soit  bien  fat  et  bien 
sot  pour  s'être  flatté  de  séduire,  à  la  veille  de  son  ma- 
riage, cette  personne  si  bien  élevée,  si  élégante  de 
manières,  si  pudiquement  modeste  au  miheu  des  plus 
grands  éclats  de  sa  gaieté!  nous  avons  bien  peur  que 
mademoiselle  Mars  ne  sacrifie  parfois  la  vérité  forte 
et  saisissante  d'un  rôle  à  des  habitudes  de  bon  ton  qui 
plaisent  à  une  classe  de  spectateurs  exclusifs,  mais 
qui  diminuent  la  puissance  de  ses  effets  sur  les 
masses  ?  » 

A  cela  les  admirateurs  de  mademoiselle  Mars  ré- 
pondaient :  ((  C'est  possible,  mais  voyez  quelle  justesse 
inimitable  de    gestes!     quelle     exquise    gentillesse 


20  QUESTIONS    d'aHT    ET    DE    LITTERATURE 

(rintention  !  que  de  fraîclieur  dans  cette  voix,  que  de 
finesse  dans  ce  sourire,  que  de  charme  et  que  de  soin 
dans  les  moindres  détails  de  la  pantomime  !  » 

Et  personne  n'apportait  de  contradiction.  Le  moyen, 
s'il  vous  plail  ? 

Alors  ceux  qui  se  sentent  plus  immédiatement  do- 
minés par  la  puissance  théâtrale  de  madame  Dorval 
disaient  que  Jeanne  Vaubernier,  introduite  dans  les 
jardins  de  Louis  XV  sous  le  riche  habit  d'une  com- 
tesse, elle,  la  petite  grisette  à  la  lois  si  gauche  et  si 
décidée,  était  peut-être  plus  dans  l'esprit  de  son  per- 
sonnage que  la  belle  Suzanne  mal  déguisée  en  Suzon. 
Les  enfantillages  de  madame  Dorval  ont  moins  de  sé- 
duction peut-être  que  ceux  de  mademoiselle  Mars, 
mais  il  font  rire  d'un  rire  plus  franc  et  plus  joyeux. 
On  songe  moins  à  l'admirer.  Elle  y  songe  si  peu  elle- 
même  !  elle  est  si  pénétrée  de  la  situation  qu'elle 
retrace!  elle  oublie  tellement  l'amour-propre  de 
la  femme  pour  s'abandonner,  ardente  et  généreuse 
qu'elle  est,  à  la  tache  enthousiaste  de  l'artiste  ! 

Alors  de  belles  femmes  aux  yeux  bleus,  au  front 
droit  et  ferme,  laissèrent  échapper  de  leurs  lèvres 
calmes  et  discrètes  ces  éloges  épurés  que  mademoi- 
selle Mars  aime  sans  doute  à  mériler.  Elles  déclarè- 
rent que  le  personnage  de  Glotilde  *  était  le  plus 
fermement  tracé  (jui  eut  encore  paru  sur  la  scène 
moderne  ;  elles  rappelèrent  tous  ces  mots  si  solennel- 
lement vrais,  toutes  ces  notes  de  l'àme  si  nettement 
at(a(iuées  et  cette  expression  calme,  profonde,  ce 
recueillement  })rcs([ue  religieux  de  la  passion  qui  fer- 
mente, CCS  larmes  du  cu'ur  qui  ne  vont  pas  jusqu'aux 

l.  Dai\s  le  draine  do  Frodi'ric  Soulio  qui  porte  ce  titre. 


MARS    ET    DORVAL 


21 


yeux,  ces  colères  de  femme  outragée,  toujours 
réprimées  dans  leur  élan  par  le  sentiment  intérieur 
d'une  dignité  méconnue,  et  toutes  ces  nuances  délica- 
tes d'une  douleur  immense  que  l'infortunée  Clotilde 
semble  impuissante  à  comprendre,  tant  elle  est  effrayée 
de  la  sentir.  Les  femmes  aiment  particulièrement  à 
s'indigner  des  torts  d'un  homme  envers  une  femme. 
Il  semble  que  tout  cri  de  détresse  et  d'abandon  trouve 
un  écho  dans  leur  âme,  que  la  plainte  arrachée  à  tout 
cœur  blessé  rouvre  une  blessure  du  leur.  Si  beaucoup 
de  femmes  haïssent  Clotilde  à  la  fin  du  quatrième 
acte,  beaucoup  aussi,  davantage  peut-être,  tres- 
saillent d'une  joie  sympathique  au  spectacle  tle  sa 
vengeance. 

Mais  de  jeunes  femmes  aux  cheveux  noirs,  aux 
lèvres  vermeilles  et  mobiles,  dont  les  grands  yeux 
brillaient  au  travers  d'une  humidité  mélancolique, 
dont  la  parole  était  plus  brève  et  l'expression  plus 
pittoresque,  répondirent  à  leurs  pâles  compagnes  en 
refaisant  à  leur  guise  et  à  leur  taille  peut-être  le  per- 
sonnage de  Clotilde.  Elles  détestèrent  sa  délation,  et 
cependant  elles  la  concevaient  ;  elles  comprenaient 
fort  bien  cette  invasion  soudaine  et  terrible  du  dés- 
espoir qui  jette  le  caractère  en  dehors  de  toute  pitié, 
de  toute  tendresse  féminine.  Mais  elles  ne  se  l'expli- 
quaient que  comme  l'effet  du  délire,  et,  si  elles  trou- 
vaient le  délire  de  Clotilde  assez  prouvé  dans  la 
pensée  de  l'écrivain,  elles  le  trouvaient  incomplet 
dans  celle  de  l'actrice  ;  elles  aimaient  à  rendre  justice 
à  cet  éclair  d'emportement  oii  mademoiselle  Mars  jjose 
si  bien  ;  mais  elles  insinuaient  que  cet  état  de  prostra- 
tion morale  oii  tombe  Clotilde  un  instant  après  son 
horrible  effort  ressemble  à  une  extase  de  sublinio  mé- 


22  QUESTIONS    D    AUT    ET    DE    LITTERATURE 

(Ulalion,  plutôt  qu'à  raccablement  d'une  femme  tout  à 
l'heure  en  démence. 

Quelques  hommes  essayèrent  de  trancher  la  ques- 
tion en  disant  que  mademoiselle  Mars  avait  eu  dans  sa 
vie  le  véritable  malheur  d'être  trop  correctement  belle, 
et  de  ne  pouvoir  jamais  abjurer  le  caractère  angéliquo 
de  sa  physionomie.  Peut-être  le  masque  musculaire 
manque-t-il  chez  elle  de  souplesse  et  de  mobilité  ; 
peut-être  y  a-t-ildans  sa  noble  intelligence  des  formes 
trop  arrêtées,  un  type  de  passion  tracé  sur  des  pro- 
portions trop  systématiques,  pas  assez  d'éclectisme  et 
d'ékislicité  morale,  s'il  est  permis  de  parler  ainsi. 

Madame  Dorval,  sans  avoir  étudié  plus  conscien- 
cieusement son  art,  a  peut-être  reçu  du  ciel  des 
lumières  plus  vives;  son  esprit  est  peut-être  plus 
souple  en  même  temps  que  sa  taille  et  ses  traits.  11  y  a 
en  elle  un  plus  sincère  abandon  de  la  théorie,  une 
j)lus  grande  confiance  dans  l'inspiration,  et  cette 
conliance  est  justiiiée  par  une  soudaineté  presque 
magique  dans  toutes  les  situations  de  ses  rôle^.  Le 
l)rincipal  caractère  de  son  jeu,  ce  cpii  la  place  si  en 
dehors  do  toute  imitation  et  doit  la  maintenir  désormais 
au  premier  rang  sur  la  nouvelle  scène  française,  c'est 
le  jet  inattendu  et  toujours  brûlant  de  ses  impressions. 
Jamais  on  ne  devine  le  mot  qu'elle  va  dire.  Il  n'y  a 
pas  dans  l'action  de  ses  muscles,  dans  le  soulèvement 
de  sa  poitrine,  dans  la  contraction  de  ses  traits,  un 
elToit  préparatoire  (jui  révèle  au  spectateur  la  péripé- 
tie prochaine  de  son  drame  intérieur  ;  car  madame 
Dorval  compose  son  drame  elle-même,  elle  s'en 
pénètre,  et,  obéissante  à  l'impulsion  de  son  génie, 
elle  se  trouve  tout  à  coup  jetée  hors  d'elle-même,  au 
delà  de  ce  ((u'elle  avait  prévu  d'heureux,  au  delà  de  ce 


MARS    ET   DORVAL  23 

que  nous  osions  espérer  de  pathétique  et  d'entraînant. 
On  se  rappellera  toujours  ce  cri  d'enthousiasme  et  de 
déchirement  qui  s'échappa  de  toutes  les  poitrines  à  la 
première  représentation  d'Antoiiy,  lorsque  madame 
Dorval,  résumant  dans  un  mot  fort  et  vrai  toute  la 
destinée  d'Adèle,  se  retourna  brusquement  et  froissa 
sans  pitié  sa  robe  de  bal  sur  le  bras  de  son  fauteuil  en 
s'écriant  : 

Mais  je  suis  perdue,  moi  ! 

Un  mot  plus  simple  n'atteignit  jamais  à  une  telle 
puissance  et  ne  produisit  une  sensation  plus  im- 
prévue. 

Entre  ces  deux  grands  talents,  personne  n'osa  se 
décider.  Que  mademoiselle  Mars  se  rassure  ;  elle  est 
arrivée  à  une  telle  légitimité  de  puissance,  que, 
si  l'on  voyait  chanceler  son  diadème,  nul  ne  serait 
assez  impie  pour  y  porter  la  main.  On  se  retira  en 
disant  que  chacune  de  ces  deux  illustrations  régnait 
par  des  moyens  différents  :  l'une  par  des  qualités 
exquises,  par  des  grâces  attractives  et  des  séductions 
dont  la  nature  fut  peut-être  plus  prodigue  envers  elle 
qu'envers  aucune  organisation  physique  de  son  temps; 
l'autre^  par  une  plus  vaste  répartition  d'instinct  dra- 
matique et  de  sensibilité  expansive,  par  une  vigueur 
plus  saisissante  et  une  plus  impérieuse  révélation  de 
sa  spécialité. 

Février  1833. 


Il 


OBERMANN 


E.-P.    DE    SEXAXGOUR 


Si  le  récit  des  guerres,  des  entreprises  et  des  pas- 
sions des  hommes  a  de  tout  temps  possédé  le  privi- 
lège de  captiver  l'attention  du  plus  grand  nombre,  si 
le  côté  épique  de  toute  littérature  est  encore  aujour- 
d'hui le  côté  le  plus  populaire,  il  n'en  est  pas  moins 
avéré,  pour  les  âmes  profondes  et  rêveuses  ou  pour 
les  intelligences  délicates  et  attentives,  que  les  poëmes 
les  plus  importants  et  les  plus  précieux  sont  ceux  qui 
nous  révèlent  les  intimes  souffrances  de  l'âme  hu- 
maine dégagées  de  l'éclat  et  de  la  variété  des  événe- 
ments extérieurs.  Ces  rares  et  austères  productions 
ont  peut-être  une  importance  plus  grande  que  les  faits 
mêmes  de  l'histoire  pour  l'étude  de  la  psychologie  au 
travers  du  mouvement  des  siècles  ;  car  elles  pour- 
raient, en  nous  éclairant  sur  l'état  moral  et  inteilec- 

2 


20  QUESTIONS   d'art   ET   DE    LITTERATURE 

tucl  (les  peuples  aux  divers  âges  de  la  civilisation, 
donner  la  ciel' des  grands  événements  qui  sont  encore 
proposés  pour  énigmes  aux  érudils  de  noire  temps. 

Et  cependant  ces  œuvres  dont  lu  poussière  est 
secouée  avec  empressement  par  les  générations  éclai- 
rées et  mûres  des  temps  postérieurs,  ces  nwnodies 
mystérieuses  et  sévères  où  toutes  les  grandeurs  et 
toutes  les  misères  humaines  se  confessent  et  se  dé- 
voilent, comme  pour  se  soulager,  en  se  jetant  hors 
d'elles-mêmes,  enfantées  souvent  dans  l'ombre  de  la 
cellule  ou  dans  le  silence  des  champs,  ont  passé 
inaperçues  parmi  les  productions  contemporaines. 
Telle  a  été,  on  le  sait,  la  destinée  d'Ohermann. 

A  nos  yeux,  la  plus  haute  et  la  plus  durable  valeur 
de  ce  livre  consiste  dans  la  donnée  psychologique,  et 
c'est  principalement  sous  ce  point  de  vue  qu'il  doit 
être  examiné  et  interrogé. 

Quoique  la  souffrance  morale  puisse  être  divisée  en 
d'innombrables  ordres,  quoique  les  flots  amers  de 
cette  inépuisable  source  se  répandent  en  une  multitude 
de  canaux  pour  embrasser  et  submerger  l'humanité 
entière,  il  y  a  plusieurs  ordres  principaux  dont  toutes 
les  autres  douleurs  dérivent  plus  ou  moins  innnédia- 
tement.  Il  y  a:  1°  la  passion  contrariée  dans  son  déve- 
loppement, c'est-à-dire  la  lutte  de  l'homme  contre  les 
choses  ;  2"  le  sentiment  des  facultés  supérieures,  sans 
volonté  qui  les  puisse  réaliser  ;  3"  le  sentiment  des 
facultés  incomplètes,  clair,  évident,  irrécusable,  as- 
sidu, avoué  :  ces  trois  ordres  de  souffrances  peuvent 
être  expliqués  et  résumés  par  ces  trois  noms;  Werther, 
René,  Obermann. 

Le  premier  tient  à  la  vie  active  de  ITime  et  par  con- 
séquent rentre  dans  la  classe  des  simples  romans.  Il 


0  B  E  R  M  A  N  >'  27 

relève  de  l'amour,  et,  comme  maly  a  pu  être  observé 
dès  les  premiers  siècles  de  l'histoire  humaine.  La  co- 
lère d'Achille  perdant  Briséis  et  le  suicide  de  l'enthou- 
siaste Allemand  s'expliquent  tous  deux  par  l'exaltation 
de  facultés  éminentes,  gênées,  irritées  ou  blessées. 
La  différence  des  génies  grec  et  allemand  et  des  deux 
civilisations  placées  à  tant  de  siècles  de  distance  ne 
trouble  en  rien  la  parenté  psychologique  de  ces  deux 
données.  Les  éclatantes  douleurs,  les  tragiques  infor- 
tunes ont  dû  exciter  de  plus  nombreuses  et  de  plus  pré- 
coces sympathies  que  les  deux  autres  ordres  de  souf- 
france aperçus  et  signalés  plus  lard.  Celles-ci  n'ont 
pu  naître  que  dans  une  civiUsation  très-avancée. 

Et,  pour  parler  d'abord  de  la  mieux  connue  de  ces 
deux  maladies  sourdes  et  desséchantes,  il  faut  nom- 
mer René,  type  d'une  rêverie  douloureuse,  mais  non 
pas  sans  volupté;  car  à  l'amertume  de  son  inaction 
sociale  se  mêle  la  satisfaction  orgueilleuse  et  secrète 
du  dédain.  C'est  le  dédain  qui  établit  la  supériorité  de 
cette  âme  sur  tous  les  hommes,  sur  toutes  les  choses  au 
milieu  desquelles  elle  se  consume,  hautaine  et  solitaire. 

A  côté  de  cette  destinée  à  la  fois  brillante  et  sombre  se 
traîne  en  silence  la  destinée  d'Obermann,  majestueuse 
dans  sa  misère,  sublime  dans  son  infirmité.  A  voir 
la  mélancolie  profonde  de  leur  démarche ,  on  croi- 
rait qu'Obermann  et  René  vont  suivre  la  même  voie  et 
s'enfoncer  dana  les  mêmes  solitudes  pour  y  vivre 
calmes  et  repliés  sur  eux-mêmes.  Il  n'en  sera  pas 
ainsi.  Une  immense  différence  établit  l'individualité 
complète  de  ces  deux  solennelles  figures.  René  si- 
gnifie le  génie  sans  volonté  ;  Obermann  signifie  félé- 
vation  morale  sans  génie ,  la  sensibilité  maladive 
monstrueusement  isolée  en  l'absence  d'une  volonté 


28  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

avide  d'action.  René  dit  :  «  Si  je  pouvais  vouloir,  je 
pourrais  l'aire;  »  Obormann  dit  :  a  A  quoi  bon  vou- 
loir? je  ne  pourrais  pas.  » 

En  voyant  passer  René  si  triste  mais  si  beau,  si 
découragé  mais  si  puissant  encore,  la  foule  a  dû  s'ar- 
rêter, frappée  de  surprise  et  de  respect.  Cette  noble 
misère,  cette  volontaire  indolence,  celle  inappé- 
tence affectée  plutôt  que  sentie,  celte  plainte  éloquente 
et  magnifique  du  génie  qui  s'irrite  et  se  débat  dans  ses 
langes,  ont  excité  le  scnliment  d'une  présomptueuse 
fraternité  chez  une  génération  inquiète  et  jeune. 
Toutes  les  existences  manquées,  toutes  les  supério- 
rités avortées  se  sont  redressées  fièrement,  parce 
qu'elles  se  sont  crues  représentées  dans  cette  poéti- 
que création.  L'incertitude,  la  fermentation  de  René 
en  face  de  la  vie  qui  commence,  ont  ])resque  consolé 
de  leur  impuissance  les  hommes  déjà  brisés  sur  le 
seuil.  Ils  ont  oublié  (jue  René  n'avait  fait  qu'hésiter  à 
vivre,  mais  que  des  cendres  de  l'ami  de  Chactas,  en- 
terré aux  rives  du  Meschacébé,  était  né  l'orateur  et  le 
poëte  qui  a  grandi  parmi  nous. 

Atteint  mais  non  i)as  saignant  de  son  mal,  Ober- 
mann  marchait  par  des  chemins  plus  sombres  vers 
des  lieux  })lus  arides.  Son  voyage  fut  moins  long, 
moins  efTrayanl  en  apparence  ;  mais  René  revint  de 
l'exil,  et  la  trace  d'Obermann  fut  efl'acée  et  perdue. 

Il  est  impossible  de  comparer  Obermann  à  des  types 
de  souffrance  tels  que  Faust,  Manfred,  Childe-Harold, 
Conrad  et  Lara.  Ces  variétés  de  douleur  signifient, 
dans  Gœthe,  le  vertige  de  l'ambition  intellectuelle,  et 
dans  Byron,  successivement,  d'abord  un  vertige  pareil 
(Manfred);  puis  la  saliélé  de  la  débauche  (Childe- 
Harold);  puis  le  dégoût  do  la  vie  sociale  et  le  besoin 


OBERMANN  29 

de  l'activité  matérielle  (Conrad)  ;  puis,  enfin,  la  tris- 
tesse du  remords  dans  une  grande  âme  qui  a  pu  es- 
pérer un  instant  trouver  dans  le  crime  un  déve- 
loppement sublime  de  la  force,  et  qui,  rentrée  en 
elle-même,  se  demande  si  elle  ne  s'est  pas  misérable- 
ment trompée  (Lara). 

Obermann,  au  contraire,  c'est  la  rêverie  dans  l'im- 
puissance, la  perpétuité  du  désir  ébauché.  Une  pareille 
donnée  psychologique  ne  peut  être  confondue  avec 
aucune  autre.  C'est  une  douleur  plus  spéciale,  peu 
éclatante,  assez  difficile  à  observer,  mais  curieuse, 
et  qui  ne  pouvait  être  poétisée  que  par  un  homme  en 
qui  le  souvenir  vivant  de  ses  épreuves  personnelles 
nourrissait  le  feu  de  l'inspiration.  C'est  un  chant 
triste  et  incessant  sur  lui-même,  sur  sa  grandeur  in- 
visible, irrévélable,  sur  sa  perpétuelle  oisiveté.  C'est 
une  mâle  poitrine  avec  de  faibles  bras  ;  c'est  une  âme 
ascétique  avec  un  doute  rongeur  qui  trahit  sa  faiblesse, 
au  lieu  de  marquer  son  audace.  C'est  un  philosophe 
à  qui  la  force  a  manqué  pour  devenir  un  saint.  Wer- 
ther est  le  captif  qui  doit  mourir  étouffé  dans  sa  cage  ; 
René,  l'aigle  blessé  qui  reprendra  son  vol  ;  Obermann 
est  cet  oiseau  des  récifs  à  qui  la  nature  a  refusé  des 
ailes,  et  qui  exhale  sa  plainte  calme  et  mélancolique 
sur  les  grèves  d'où  partent  les  navires  et  où  revien- 
nent les  débris. 

Chez  Obermann,  la  sensibilité  seule  est  active,  l'in- 
telligence est  paresseuse  ou  insuffisance.  S'il  cherche 
la  vérité,  il  la  cherche  mal,  il  la  trouve  péniblement, 
il  la  possède  à  travers  un  voile.  C'est  un  rêveur  pa- 
tient qui  se  laisse  souvent  distraire  par  des  influences 
puériles,  mais  que  la  conscience  de  son  mal  ramène 
à  des  larmes  vraies,  profondes,  saisissantes.  C'est  un 

2. 


SO  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

ergoteur  voltairien  qu'un  poétique  sentiment  de  la  na- 
ture rappelle  à  la  tranquille  majesté  de  l'élégie.  Si  les 
beautés  descriptives  et  lyriques  de  son  poëme  sont 
souvent  troublées  par  l'intervention  de  la  discussion 
philosophique  ou  de  l'ironie  mondaine,  la  gravité  na- 
turelle de  son  caractère,  le  recueillement  auguste  de 
ses  pensées  les  plus  habituelles  lui  inspirent  bientôt 
des  hymnes  nouveaux,  dont  rien  n'égale  la  beauté 
austère  et  la  sauvage  grandeur. 

Cette  diflîculté  de  l'expression  dans  la  dialectique, 
subtile,  cette  mesquinerie  acerbe  dans  la  raillerie,  ré 
vêlent  la  portion  infirme  de  l'àme  où  s'est  agité  et  ac- 
compli le  poème  étrange  et  douloureux  d'Obermann. 
Si  parfois  l'artiste  a  le  droit  de  regretter  le  mélange 
contraint  et  gêné  des  images  sensibles,  symboles  vi- 
vants de  la  pensée,  et  des  idées  abstraites,  résumés  ina- 
nimés de  l'étude  solitaire,  le  psychologiste  plonge  un 
regard  curieux  et  avide  sur  ces  taches  d'une  belle 
œuvre,  et  s'en  empare  avec  la  cruelle  satisfaction  du 
chirurgien  qui  interroge  et  surprend  le  siège  du  mal 
dans  les  entrailles  palpitantes  et  les  organes  hyper- 
trophiés. Son  rôle  est  d'apprendre  et  non  déjuger.  Il 
constate  et  ne  discute  pas.  Il  grossit  son  trésor  d'ob- 
servations de  la  découverte  des  cas  extraordinaires. 
Pour  lui,  il  s'agit  de  connaître  la  maladie  ;  plus  tard,  il 
cherchera  le  remède.  Peut-être  la  race  humaine  en 
trouvera-t-elle  pour  ses  souffrances  morales ,  quand 
elle  les  aura  api)rofondies  et  analysées  comme  ses 
souffrances  physiques. 

Indépendamment  de  ce  mérite  d'utilité  générale,  le 
livre  iVObcnnann  en  possède  un  très-littéraire,  c'est 
la  nouveauté  et  l'é^rangeté  du  sujet.  La  naïve  tristesse 
des  facultés  qui  s'avouent  incomplètes,  la  touchante 


OBERMANN  31 

et  noble  révélation  d'une  impuissance  qui  devient  se- 
reine et  résignée,  n'ont  pu  jaillir  que  d'une  intelli- 
gence élevée^  que  d'une  âme  d'élite  :  la  majorité  des  lec- 
teurs s'est  tournée  vers  l'ambition  des  rôles  plus  sédui- 
sants de  Faust,  de  Werther,  de  René,  de  Saint-Preux. 

Mystérieux,  rêveur,  incertain,  tristement  railleur, 
peureux  par  irrésolution,  amer  par  vertu,  Obermann 
a  peut-être  une  parenté  éloignée  avec  Hamlet,  ce 
type  embrouillé  mais  profond  de  la  faiblesse  hu- 
maine, si  complet  dans  son  avortement ,  si  logi- 
que dans  son  inconséquence.  Mais  la  distance  des 
temps,  les  métamorphoses  de  la  société,  la  différence 
des  conditions  et  des  devoirs  font  d'Obermann  une 
individualité  nette,  une  image  dont  les  traits  bien  ar- 
rêtés n'ont  de  modèle  et  de  copie  nulle  part.  Moins 
puissante  que  belle  et  vraie,  moins  flatteuse  qu'utile 
et  sage,  cette  austère  leçon  donnée  à  la  faiblesse  im- 
patiente et  chagrine  devait  être  acceptée  d'un  très- 
petit  nombre  d'intelligences  dans  une  époque  toute 
d'ambition  et  d'activité.  Obermann,  sentant  son  inca- 
pacité à  prendre  un  rôle  sur  cette  scène  pleine  et 
agitée,  se  retirant  sur  les  Alpes  pour  gémir  seul  au 
sein  de  la  nature,  cherchant  un  coin  de  sol  inculte 
et  vierge  pour  y  souffrir  sans  témoin  et  sans  bruit  ; 
puis  bornant  enfin  son  ambition  à  s'éteindre  et  à  mou- 
rir là,  oublié,  ignoré  de  tous,  devait  trouver  peu  de 
disciples  qui  consentissent  à  s'effacer  ainsi,  dans  le 
seul  dessein  de  désencombrer  la  société  trop  pleine 
de  ces  volontés  inquiètes  et  inutiles  qui  s'agitent  sour- 
dement dans  son  sein  et  le  rongent  en  se  dévorant 
elles-mêmes. 

Si  l'on  exige  dans  un  livre  la  coordination  progres- 
sive des  pensées  et  la  sj'métrie  des  lignes  extérieures, 


82  QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTÉRATURE 

Obermann  n'est  pas  un  livre,  mais  c'en  est  un  vaste 
et  complet,  si  l'on  considère  l'unité  fatale  et  intime 
qui  préside  à  ce  déroulement  d'une  destinée  entière. 
L'analyse  en  est  simple  et  rapide  à  faire.  D'abord 
l'effroi  de  l'âme  en  présence  de  la  vie  sociale  qui  ré- 
clame l'emploi  de  ses  facultés;   tous  les  rôles  trop 
rudes  pour  elle  :  oisiveté,  nullité,  confusion,  aigreur, 
colère,   doute,   énervement,  fatigue,  rassérénement, 
bienveillance  sénilc,    travail  matériel   et  volontaire, 
repos,  oubli,  amitié  douce  et  paisible,  telles  sont  les 
phases  successives  de  la  douleur  croissante  et  décrois- 
sante d'Obermann.  Vieilli  de  bonne  heure  par  le  con- 
tact insupportable  de  la  société,  il  la  fuit,  déjà  épuisé, 
déjà  accablé  du   sentiment  amer  de  la  vie  perdue  ^ 
déjà  obsédé  des  fantômes  de  ses  illusions  trompées, 
des  squelettes  atténués  de  ses  passions  éteintes.  C'est 
une  âme  qui  n'a  pas  pris  le   temps  de  vivre,  parce 
qu'elle  a  manqué  de  force  pour  s'épanouir  et  se  déve- 
lopper.   ((  J'ai   connu  l'enthousiasme  des  vertus  diffi- 
ciles... Je  me  tenais  assuré  d'être  le  plus  heureux  des 
hommes  si  j'en  étais  le  plus  vertueux,  rUlusion  a 
duré  près  d'un  mois  dans  sa  force.  » 

Un  mois  !  ce  terme  rapide  a  sufli  pour  désenchan- 
ter, pour  flétrir  la  jeunesse  d'un  cœur.  Vers  le  com- 
mencement de  son  pèlerinage,  au  bord  d'un  des  lacs 
de  la  Suisse,  il  consume  dix  ans  de  vigueur  dans  une 
nuit  d'insomnie... 

«  Me  sentant  disposé  à  rêver  longtemps,  et  trouvant 
dans  la  chaleur  de  la  nuit  la  facilité  de  la  passer  tout 
entière  au  dehors,  je  pris  la  route  de  Saint-Biaise...  Je 
descendis  une  pente  escarpée,  et  je  me  plaçai  sur  le 
sable  où  venaient  expirer  les  vagues...  La  lune  parut; 
je  restai  longtemps.  Vers  le  matin,  elle  répandait  sur 


OBERMANN  33 

les  terres  et  sur  les  eaux  Tineffable  mélancolie  de  ses 
dernières  lueurs.  La  nature  paraît  bien  grande  à 
l'homme  lorsque,  dans  un  long  recueillement,  il  entend 
le  roulement  des  ondes  sur  la  rive  solitaire,  dans  le 
calme  d'une  nuit  encore  ardente  et  éclairée  par  la  lune 
qui  finit. 

»  Indicible  sensibiUté,  charme  et  tourment  de  nos 
vaines  années,  vaste  conscience  d'une  nature  partout 
accablante  et  partout  impénétrable,  passion  univer- 
selle, indifférence,  sagesse  avancée,  voluptueux  aban- 
don, tout  ce  qu'un  cœur  mortel  peut  contenir  de  be- 
soin et  d'ennui  profond,  j'ai  tout  senti,  tout  éprouvé 
dans  cette  nuit  mémorable.  J'ai  fait  un  pas  sinistre  vers 
l'âge  d'affaiblissement,  j'ai  dévoré  dix  années  de  ma 
vie.  Heureux  l'homme  simple  dont  le  cœur  est  toujours 
jeune  !  » 

Dans  tout  le  livre,  on  retrouve,  comme  dans  cet  ad- 
mirable fragment,  le  déchirement  du  cofur,  adouci  e  t 
comme  attendri  par  la  rêveuse  contemplation  de  la 
nature.  L'âme  d'Obermann  n'est  rétive  et  bornée  qu'en 
face  du  joug  social.  Elle  s'ouvre  immense  et  chaleu- 
reuse aux  splendeurs  du  ciel  étoile,  au  murmure  des 
bouleaux  et  des  torrents,  aux  sons  romantiques  que 
l'on  entend  sous  riicrhe  courte  de  Titlis.  Ce  sentiment 
exquis  de  la  poésie,  cette  grandeur  de  la  méditation 
religieuse  et  solitaire,  sont  les  seules  puissances  qui 
ne  s'altèrent  point  en  elle.  Le  temps  amène  le  refroi- 
dissement progressif  de  ses  facultés  inquiètes  ;  ses 
élans  passionnés  vers  le  but  inconnu  où  tendent  toutes 
les  foroes  de  l'intelligence  se  ralentissent  et  s'apaisent. 
Un  travail  puéril,  mais  naïf  et  patriarcal,  senti  et  ra- 
conté à  la  manière  de  Jean-Jacques,  donne  le  change 
au  travail  funeste  de  sa  pensée,  qui  creusait  incessam- 


34  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

ment  les  abîmes  du  doute.  «  On  devait  le  lendemain 
commencer  à  cueillir  le  raisin  d'un  grand  treillage 
exposé  au  midi  et  qui  regarde  le  bois  d'Armand. ..Dos 
que  le  brouillard  fut  un  peu  dissipé,  je  mis  un  van  sur 
une  brouette,  et  j'allai  le  premier  au  fond  du  clos  com- 
mencer la  récolte.  Je  la  fis  presque  seul,  sans  chercher 
un  moyen  plus  prompt  ;  j'aimais  cette  lenteur,  je  voyais 
à  regret  quelque  autre  y  travailler.  Elle  dura,  je  crois, 
douze  jours.  Ma  brouette  allait  et  revenait  dans  des 
chemins  négligés  et  remplis  d'une  herbe  humide  ;  je 
choisissais  les  moins  unis,  les  plus  difficiles,  et  les 
jours  coulaient  ainsi  dans  l'oubli,  au  milieu  des  brouil- 
lards, parmi  les  fruits,  au  soleil  d'automne,..  J'ai  vu 
les  vanités  de  la  vie,  et  je  porte  en  mon  cœur  l'ardent 
principe  de  ses  plus  vastes  passions.  J'y  porte  aussi 
le  sentiment  des  grandes  choses  sociales  et  de  l'ordre 
philosophique...  Tout  cela  peut  animer  mon  àme  et  ne 
la  remplit  pas.  Celte  brouette,  que  je  charge  de  fruits 
et  pousse  doucement,  la  soutient  mieux.  Il  semble 
qu'elle  voiture  paisiblement  mes  heures,  et  que  son 
mouvement  utile  et  lent,  sa  marche  mesurée,  convien- 
nent à  riiabitude  ordinaire  de  la  vie.  » 

Après  avoir  épuisé  les  désirs  immenses,  irréalisa- 
bles, après  avoir  dit  :  a  II  y  a  l'infini  entre  ce  que  je 
suis  et  ce  que  je  voudrais  être.  Je  ne  veux  point  jouir, 
je  veux  espérer...  Que  m'importe  ce  qui  peut  finir?  » 
Obermann,  fatigué  de  n'être  rien,  se  résigne  à  n'être 
plus.  Il  s'obscurcit,  il  s'eflaco.  «  Je  no  veux  plus  de  dé- 
sirs, dit-il,  ils  ne  me  tronquent  point...  Si  l'espérance 
semble  encore  jeter  une  lueur  dans  la  nuit  qui  m'en- 
vironne ,  elle  n'annonce  rien  cpie  l'amertume  qu'elle 
exhale  en  s'éclips.uit,  elle  n'éclaire  que  l'étendue  de 
ce  vide  où  je  cherchais,  et  où  je  n'ai  rien  trouvé.  » 


OBERMANN  35 

Le  silence  des  vallées,  les  soins  paisibles  de  la  vie 
pastorale,  les  satisfactions  d'une  amitié  durable  et 
partagée,  sentiment  exquis  dont  son  cœur  avait  tou- 
jours caressé  l'espoir,  telle  est  la  dernière  phase  d'O- 
bermann.  Il  ne  réussit  point  à  se  créer  un  bonheur 
romanesque^  il  témoigne  pour  cette  chimère  de  la  jeu- 
nesse un  continuel  mépris.  C'est  la  haine  superbe  des 
malheureux  pour  les  promesses  qui  les  ont  leurrés, 
pour  les  biens  qui  leur  ont  échappé;  mais  il  se  sou- 
met, il  s'affaisse,  sa  douleur  s'endort,  l'habitude  de  la 
vie  domestique  engourdit  ses  agitations  rebelles,  il 
s'abandonne  à  cette  sahitaire  indolence,  qui  est  à  la 
fois  un  progrès  de  la  raison  raffermie  et  un  bienfait 
du  ciel  apaisé.  La  seule  exaltation  qu'Obermann  con- 
serve dans  toute  sa  fraîcheur,  c'est  la  reconnaissance 
et  l'amour  pour  les  dons  et  les  grâces  de  la  nature.  Il 
finit  par  une  grave  et  adorable  oraison  sur  les  fleurs 
champêtres,  et  ferme  doucement  le  livre  où  s'enseve- 
lissent ses  rêves,  ses  illusions  et  ses  douleurs.  «  Si 
j'arrive  à  la  vieillesse;  si,  un  jour,  plein  de  pensées 
encore,  mais  renonçant  à  parler  aux  hommes,  j'ai  au- 
près de  moi  un  ami  pour  recevoir  mes  adieux  à  la  terre, 
qu'on  place  ma  chaise  sur  l'herbe  courte,  et  que  de 
tranquilles  marguerites  soient  là  devant  moi,  sous  le 
soleil,  sous  le  ciel  immense,  afin  qu'en  laissant  la  vie 
qui  passe  je  retrouve  quelque  chose  de  l'illusion  infi- 
nie. )) 

Telle  est  l'histoire  intérieure  et  sans  réserve  d'O- 
bermann.  Il  était  peut-être  dans  la  nature  d'une  pa- 
reille donnée  de  ne  pouvoir  se  poétiser  sous  la  forme 
d'une  action  progressive;  car,  puisque  Obermann  nie 
perpétuellement  non-seulement  la  valeur  des  actions 
et  des  idées,  mais  la  valeur  même  des  désirs,  com- 


36        QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

ment  concevrait-on  qu'il  pût  se  mettre  à  commencer 
quelque  chose? 

Cette  incurie  mélancolique,  qui  encadre  de  lignes 
infranchissables  la  destinée  d'Obermann,  offrait  un 
type  trop  exceptionnel  pour  être  apprécié  lors  de  son 
apparition  en  180i.  A  cette  époque,  la  grande  mystifi- 
cation du  Consulat  venait  enfin  de  se  dénouer.  Mais, 
préparée  depuis  171j9  avec  une  habileté  surhumaine, 
révélée  avec  pompe  au  milieu  du  bruit  des  armes,  des 
fanfares  de  la  victoire  et  des  enivrantes  fumées  du 
triomphe,  il  n'avait  soulevé  que  des  indignations  im- 
puissantes, rencontré  que  des  résistances  muettes  et 
isolées.  Les  préoccupations  de  la  guerre  et  les  rêves 
de  la  gloire  absorbaient  tous  les  esprits.  Le  sentiment 
de  l'énergie  extérieure  se  développait  le  premier  dans 
la  jeunesse;  le  besoin  d'activité  virile  et  martiale  bouil- 
lonnait dans  tous  les  cœurs.  Obermann,  étranger  par 
caractère  chez  toutes  les  nations,  devait,  en  France 
plus  qu'ailleurs,  se  trouver  isolé  dans  sa  vie  de  con- 
templation et  d'oisiveté.  Peu  soucieux  de  connaître  et 
de  comprendiie  les  hommes  de  son  temps,  il  n'en  fut 
ni  connu  ni  compris,  et  traversa  la  foule,  perdu  dans 
le  mouvement  cl  le  bruit  de  cette  cohue,  dont  il  ne 
daigna  pas  même  regarder  l'agitation  tumultueuse. 
Lorsque  la  chute  do  THinpire  introduisit  on  France  la 
discussion  parlementaire,  la  discussion  devint  réelle- 
ment la  monarchie  constitutionnelle,  comme  l'empe- 
reur avait  été  l'Einpiro  à  lui  tout  seul.  En  même  temps 
que  les  institutions  el  les  coutumes,  la  littérature  an- 
glaise passa  le  détroit  el  vint  régner  chez  nous.  La 
poésie  britanni({ue  nous  révéla  le  <loute  incarné  sous 
la  figure  do  Byion  ;  puis  la  littérature  allemande,  quoi- 
(jUG  plus  mystique,  nous  conduisit  au  même  résultat 


OBERMANN  37 

par  un  sentiment  de  rêverie  plus  profond.  Ces  causes, 
et  d'autres,  transformèrent  rapidement  l'esprit  de  notre 
nation,  et  pour  caractère  principal  lui  infligèrent  le 
doute.  Or,  le  doute,  c'est  Obermann,  et  Obermann,  né 
trop  tôt  de  trente  années,  est  réellement  la  traduction 
de  Tesprit  général  depuis  1830. 

Pourtant,  dès  le  temps  de  sa  publication.  Obermann 
excita  des  sympathies  d'autant  plus  fidèles  et  dévouées 
qu'elles  étaient  plus  rares.  Et,  en  ceci,  la  loi  qui  con- 
damne à  de  tièdes  amitiés  les  existences  trop  répan- 
dues fut  accomplie;  la  justice,  qui  dédommage  du  peu 
d'éclat  par  la  solidité  des  affections,  fut  rendue.  Ober- 
mann n'encourut  pas  les  trompeuses  jouissances  d'un 
grand  succès,  il  fut  préservé  de  l'affligeante  insou- 
ciance des  admirations  consacrées  et  vulgaires.  Ses 
adeptes  s'attachèrent  à  lui  avec  force  et  lui  gardèrent 
leur  enthousiasme,  comme  un  trésor  apporté  par  eux 
seuls,  à  l'offrande  duquel  ils  dédaignaient  d'associer 
la  foule.  Ces  âmes  malades,  parentes  de  la  sienne,  por- 
tèrent une  irritabilité  chaleureuse  dans  l'admiration  de 
ses  grandeurs  et  dans  la  négation  de  ses  défauts.  Nous 
avons  été  de  ceux-là,  alors  que,  plus  jeune  et  dévoré 
d'une  plus  énergique  souffrance,  nous  étions  fiers  de 
comprendre  Obermann  et  près  de  haïr  tous  ceux  dont 
le  cœur  lui  était  fermé. 

Mais  le  mal  d'Obermann,  ressenti  jadis  par  un  petit 
nombre  d'organisations  précoces,  s'est  répandu  peu  à 
peu  depuis,  et, au  temps  oiinous  sommes, beaucoup  peut- 
être  en  sont  atteints;  car  notre  époque  se  signale  par 
une  grande  multiplicité  de  maladies  morales,  jusqu'a- 
lors inobservées,  désormais  contagieuses  et  mortelles. 

Durant  les  quinze  premières  années  du  xix^  siècle, 
non-seulement  le  sentiment  de  la  rêverie  fut  gêné  et 

3 


88  QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTÉRATURE 

empêché  par  le  tumulte  des  camps,  mais  encore  le 
sentiment  de  l'ambition  fut  entièrement  dénaturé  dans 
les  âmes  fortes.  Excité,  mais  non  développé,  il  se  res- 
treignit dans  son  essor  en  ne  rencontrant  que  des  ob- 
jets vains  et  puérils.  L'homme  qui  était  tout  dans  l'É- 
tat avait  arrangé  les  choses  de  telle  façon  que  les  plus 
grands  hommes  furent  réduits  à  des  ambitions  d'en- 
fant. Là  où  il  n'y  avait  qu'un  maître  pour  disposer  de 
tout,  il  n'y  avait  pas  d'autre  manière  de  parvenir  que 
de  complaire  au  maître,  et  le  maître  ne  reconnaissait 
qu'un  seul  mérite,  celui  de  l'obéissance  aveugle  ;  cette 
loi  de  fer  eut  le  pouvoir,  propre  à  tous  les  despotis- 
mes,  de  retenir  la  nation  dans  une  perpétuelle  en- 
fance ;  quand  le  despotisme  croula  irrévocablement  en 
France,  les  hommes  eurent  quelque  peine  à  perdre 
cette  habitude  d'asservissement  qui  avait  effacé  et  con- 
fondu tous  les  caractères  politiques  dans  une  seule 
physionomie.  Mais,  rapidement  éclairés  sur  leurs  in- 
térêts, ils  eurent  bientôt  compris  qu'il  ne  s'agissait 
plus  d'être  élevé  par  le  maître,  mais  d'être  choisi  par 
la  nation;  que,  sous  un  gouvernement  représentatif,  il 
nesuHisait  plus  d'être  aveugle  et  ponctuel  dans  l'exer- 
cice de  la  force  brutale  pour  arriver  à  faire  de  l'arbi- 
traire en  sous-ordre,  mais  qu'il  fallait  chercher  désor- 
mais sa  force  dans  son  intelligence,  pour  être  élevé 
par  le  vote  libre  et  populaire  à  la  puissance  et  à  la 
gloire  de  la  tribune.  A  mesure  que  la  monarchie,  en 
s'ébranlant,  vit  ses  faveurs  perdre  de  leur  prix,  à  me- 
sure que  la  véritable  puissance  politique  vint  s'asseoir 
sur  les  bancs  de  l'opposition,  la  culture  de  l'esprit, 
rélu<le  de  la  dialectique,  le  développement  de  la  pen- 
sée devint  le  seul  moyen  de  réaliser  des  ambitions  dé- 
sormais plus  vastes  et  plus  nobles. 


OBERMANN  39 

Mais,  avec  ces  promesses  plus  glorieuses,  avec  ces 
prétentions  plus  hautes,  les  ambitions  ont  pris  un  ca- 
ractère d'intensité  fébrile  qu'elles  n'avaient  pas  encore 
présenté.  Les  âmes,  surexcitées  par  d'énormes  tra- 
vaux, par  l'emploi  de  facultés  immenses,  ont  été 
éprouvées  tout  à  coup  par  de  grandes  fatigues  et  de 
cuisantes  angoisses.  Tous  les  ressorts  de  l'intérêt  per- 
sonnel, toutes  les  puissances  de  l'égoïsme,  tendues  et 
développées  outre  mesure,  ont  donné  naissance  à  des 
maux  mconnus,  à  des  souffrances  monstrueuses,  aux- 
quelles la  psychologie  n'avait  point  encore  assigné  de 
place  dans  ses  annales. 

L'invasion  de  ces  maladies  a  dû  introduire  le  germe 
d'une  poésie  nouvelle.  S'il  est  vrai  que  la  littérature 
soit  et  ne  puisse  être  autre  chose  que  l'expression  de 
faits  accomplissables,  la  peinture  de  traits  visibles,  ou 
la  révélation  de  sentiments  possiblement  vrais,  la  lit- 
térature de  l'Empire  devait  réfléchir  la  physionomie 
de  l'Empire,  reproduire  la  pompe  des  événements  ex- 
térieurs, ignorer  la  science  des  mystérieuses  souf- 
frances de  rame.  L'étude  de  la  conscience  ne  pouvait 
être  approfondie  que  plus  tai'd,  lorsque  la  conscience 
elle-même  jouerait  un  plus  grand  rôle  dans  la  vie, 
c'est-à-dire  lorsque  l'homme,  ayant  un  plus  grand  be- 
soin de  son  intelligence  pour  arriver  aux  choses  exté- 
rieures, serait  forcé  à  un  plus  mûr  examen  de  ses 
facultés  intérieures.  Si  l'étude  de  la  psychologie,  poé- 
tiquement envisagée,  a  été  jusque-là  incomplète  et  su- 
perficielle, c'est  que  les  observations  lui  ont  manqué, 
c'est  que  les  maladies,  aujourd  hui  constatées  et  con- 
nues, hier  encore  n'existaient  pas. 

Ainsi  donc  le  champ  des  douleurs  observées  et  poé- 
tisées s'agrandit  chaque  jour,  et  demaiii  en  saura  plus 


40  QUESTIONS    D    AUX    ET    DE    LITTEHATL'HE 

(ju'aujourd'hui.  Le  mal  de  Werther,  celui  de  René, 
celui  d'Obermann,  ne  sont  pas  les  seuls  que  la  civili- 
sation avancée  nous  ait  apportes,  et  le  livre  où  Dieu  a 
inscrit  le  compte  de  ces  lléaux  n'est  peut-être  encore 
ouvert  qu'à  la  première  page.  Il  en  est  un  qu'on  ne 
nous  a  pas  encore  officiellement  signalé,  quoique 
beaucoup  d'entre  nous  en  aient  été  frappés;  c'est  la 
souffrance  de  la  volupté  dépourvue  de  puissance. 
C'est  un  autre  supplice  que  celui  de  Werther,  se  bri- 
sant contre  la  société  qui  proscrit  sa  passion,  c'est  une 
autre  inquiétude  que  celle  de  René,  trop  puissant  pour 
vouloir;  c'est  une  autre  agonie  que  celle  d'Obermann, 
atterré  do  son  impuissance  ;  c'est  la  souffrance  éner- 
gique, colère,  impie,  de  l'àme  qui  veut  réaliser  une 
destinée,  et  devant  qui  toute  destinée  s'enfuit  comme 
un  rêve;  c'est  l'indignation  de  la  force  qui  voudrait 
tout  saisir,  tout  posséder,  et  à  qui  tout  échappe,  même 
la  volonté,  au  travers  de  fatigues  vaines  et  d'efforts 
inutiles.  C'est  l'épuisement  et  la  contrition  de  la  pas- 
sion désappointée  ;  c'est,  en  un  mot,  le  mal  de  ceux 
qui  ont  vécu. 

René  et  Obermann  sont  jeunes.  L'un  n'a  pas  encore 
employé  sa  i)uissaiice,  l'autre  n'essayera  pas  de  l'em- 
ployer ;  mais  tous  deux  vivent  dans  l'attente  et  l'i- 
gnorance d'un  avenir  (jui  se  réalisera  dans  un  sens 
quelconque.  Comme  le  bourgeon  exposé  au  vent  im- 
pétueux des  jours,  au  souflle  glacé  des  nuits,  René 
résistera  aux  influences  mortelles  et  j)roduira  de  beaux 
fruits.  Obermann  languira  comme  une  Heur  délicate 
qui  exhale  de  plus  suaves  parfums  en  pâlissant  à  l'om- 
bre. Mais  il  est  des  plantes  à  la  fois  trop  vigoureuses 
pour  céder  aux  vains  efforis  des  tempêtes,  et  trop  avi- 
des de  soleil  'pour  fructifier  sous  un  ciel  rigoureux. 


OBERMANN  41 

Fatiguées,  mais  non  brisées,  elles  enfoncent  encore 
leurs  racines  dans  le  roc,  elles  élèvent  encore  leurs 
calices  desséchés  et  flétris  pour  aspirer  la  rosée  du 
ciel;  mais,  courbées  par  les  vents  contraires,  elles 
retombent  et  rampent  sans  pouvoir  vivre  ni  mourir,  et 
le  pied  qui  les  foule  ignore  la  lutte  immense  qu'elles 
ont  soutenue  avant  de  plier. 

Les  âmes  atteintes  de  cette  douloureuse  colère  peu- 
vent avoir  eu  la  jeunesse  de  René.  Elles  peuvent  avoir 
répudié  longtemps  la  vie  réelle,  comme  n'offrant  rien 
qui  ne  fût  trop  grand  ou  trop  petit  pour  elles;  mais  à 
coup  sûr  elles  ont  vécu  la  vie  de  Werther.  Elles  se 
sont  suicidées  comme  lui  par  quelque  passion  violente 
et  opiniâtre,  par  quelque  sombre  divorce  avec  les  es- 
pérances de  la  vie  humaine.  La  faculté  de  croire  et 
d'aimer  est  morte  en  elles.  Le  désir  seul  a  survécu, 
fantasque,  cuisant,  éternel,  mais  irréalisable,  à  cause 
des  avertissements  sinistres  de  l'expérience.  Une  telle 
âme  peut  s'efforcer  à  consoler  Obermann,  en  lui  mon- 
trant une  blessure  plus  envenimée  que  la  sienne,  en 
lui  disant  la  différence  du  doute  à  l'incrédulité,  en  ré- 
pondant à  cette  belle  et  triste  parole  :  «  Qu'un  jour  je 
puisse  dire  à  un  homme  qui  m'entende  :  Si  nous 
avions  vécut  »  — Obermann,  consolez-vous,  nous  au- 
rions vécu  en  vain. 

Il  appartiendra  peut-être  à  quelque  génie  austère,  à 
quelque  psychologue  rigide  et  profond,  de  nous  mon- 
trer la  souffrance  morale  sous  un  autre  aspect  encore, 
de  nous  dire  une  autre  lutte  de  la  volonté  contre  l'im- 
puissance, de  nous  initier  à  l'agitation,  à  l'effroi,  à  la 
confusion  d'une  faiblesse  qui  s'ignore  et  se  nie,  de 
nous  intéresser  au  supplice  perpétuel  d'une  âme  qui 
refuse  de  connaître  son  infirmité,  et  qui,  dans  l'épou- 


42  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

vante  et  la  stupéfaction  de  ses  défaites,  aime  mieux 
s'accuser  de  perversité  que  d'avouer  son  indigence 
primitive.  C'est  une  maladie  plus  répandue  que  toutes 
les  autres,  mais  que  nul  n'a  encore  osé  traiter.  Pour  la 
revêtir  de  grâce  et  de  poésie,  il  fiiudra  une  main  habile 
et  une  science  consommée. 

Ces  créations  viendront  sans  doute.  Le  mouvement 
des  intelligences  entraînera  dans  l'oubli  la  littérature 
réelle,  qui  ne  convient  déjà  plus  à  notre  époque.  Une 
autre  littérature  se  prépare  et  s'avance  à  grands  pas, 
idéale,  intérieure,  ne  relevant  que  de  la  conscience 
humaine,  n'empruntant  au  monde  des  sens  que  la 
forme  et  le  vêlement  de  ses  inspirations,  dédaigneuse, 
à  l'habitude,  de  la  puérile  complication  des  épisodes, 
ne  se  souciant  guère  de  divertir  et  de  distraire  les  ima- 
ginations oisives,  parlant  peu  aux  yeux,  mais  à  l'Ame 
constamment.  Le  rôle  de  cette  littérature  sera  labo- 
rieux et  diflicile,  et  ne  sera  pas  compris  d'emblée.  Elle 
aura  contre  elle  l'impopularité  des  premières  épreuves; . 
elle  aura  de  nombreuses  batadles  à  livrer  pour  intro- 
duire, dans  les  récits  de  la  vie  familière,  dans  l'expres- 
sion scénique  des  passions  éternelles  les  mystérieuses 
tragédies  que  la  pensée  a}>erçoit  et  que  l'œil  ne  voit 
point. 

Cette  réaction  a  déjà  commencé  d'une  façon  écla- 
tante dans  la  poésie  personnelle  ou  lyrique  :  espé- 
rons que  le  roman  et  le  théâtre  ne  l'attendront  pas  en 
vain. 

Mai  1833. 


IV 

A  PROPOS 

DE 

LÉLIA   ET   DE    VALENTINE 

(Préface  de  Romans  et  Nouvelles) 


Voici  deux  volumes  nouveaux^  qui  n'ont  pas,  avec 
les  précédents  ouvrages  de  l'auteur,  une  parenté  bien 
étroite  et  bien  intime;  c'est  au  public  à  décider  cd 
qu'ils  valent  et  la  durée  qui  les  attend.  Il  serait  au 
moins  inutile  maintenant  d'essayer  de  prévenir  les  ju- 
ges avant  l'ouverture  des  débats.  Après  la  lecture,  la 
question  sera  jugée  et  se  résoudra  d'une  façon  décisive 
en  dépit  des  préfaces  et  des  apologies,  mais  aussi,  il 
faut  l'espérer,  en  dépit  des  attaques  et  des  interpréta- 
tions calomnieuses.  D'ordinaire,  il  est  d'assez  mauvais 
goût  d'expliquer  au  lecteur  ce  qu'on  a  voulu  faire;  si 
l'idée  qui  a  inspiré  un  livre  n'est  pas  assez  claire  par 
elle-même  ou  n'est  pas  assez  nettement  expliquée 
dans  le  poëme  ou  le  roman  qui  lui  sert  d'enveloppe  ou 
de  symbole,  les  commentaires  et  les  gloses  ne  servent 

1.  Ces  volumes  contenaient  :  la  Marquise,  Lavinia,  Métella   et 
le  Secrétaire  intime. 


44  QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

de  rien.  Il  faut  accepter  la  condamnation,  si  injuste 
qu*elle  puisse  être;  il  faut  se  résigner  et  attendre  du 
temps  la  justice  lente,  mais  inévitable,  qui  ne  manque 
jamais  aux  pensées  vraies.  Ce  parti,  qui,  dans  le  plus 
grand  nombre  des  cas,  est  à  coup  sûr  le  plus  sage, 
n'est  pourtant  pas  toujours  acceptable.  Depuis  quel- 
ques mois,  les  attaques  dirigées  contre  l'auteur  de  Lé- 
lia  ont  pris  un  caractère  tellement  grossier,  tellement 
personnel,  qu'une  réponse  publique  est  devenue  né- 
cessaire ;  toutefois  il  faut  faire  dans  ces  attaques  deux 
parts  bien  distinctes;  la  part  littéraire,  que  la  discus- 
sion peut  aborder;  la  part  sociale,  qui,  n'ayant  rien  à 
faire  avec  le  raisonnement,  ne  peut  être  le  sujet  d'une 
préface. 

On  a  dit  que  Indiana,  ['aient inc  et  Lc'lia  étaient  trois 
moments  d'une  même  pensée  ,  trois  faces  diverses 
d'une  intention  unique,  trois  expresssions  d'une  môme 
volonté,  et  que  les  deux  premiers  livres  demeuraient 
obscurs  et  inexpliqués  sans  le  troisième.  Sans  doute 
il  y  a  entre  ces  trois  livres  une  fraternité  incontestable; 
mais  celte  fraternité  intellectuelle  n'entraîne  pas  de 
droit  la  solidarité  littéraire.  Il  se  peut  donc  faire  (jue 
l'un  (le  ces  trois  livres  vaille  beaucoup  moins  que  les 
deux  autres,  offre  moins  d'intérêt,  soit  construit  sur 
un  plan  plus  irré^Milier,  sans  que  pour  cela  le  blâme  et 
l'excommunication  doivent  envelopper  dans  un  com- 
mun anatliéuie  toute  la  famille  littéraire  de  l'auteur. 

L'acharncnicnt  inattendu  des  reproches  adressés  à 
Lclia,  et  la  rétractation  inopinée  des  éloges  si  indul- 
geniment  prodigués  jusipie  là  à  ses  sœurs  aînées,  font 
peu  d'iionneiir  à  la  clairvoyance  des  critiques.  Cette 
colère  létroactive,  ([u'on  y  prenne  garde,  ne  va  pas  à 
moins  qu'à  proclamer  tout  haut  que  les  panégyristes 


ROMANS    ET    NOUVELLES  45 

se  savent  mauvais  gré  de  leur  premier  enthousiasme, 
et  qu'ils  n'avaient  pas  compris  les  deux  premières  pa- 
ges du  plaidoyer  avant  de  lire  la  troisième.  Si  cela  est 
vrai,  si  les  choses  se  passent  dans  leur  conscience 
ainsi  qu'ils  le  disent,  peut-être  bien  changeront-ils 
d'avis  à  la  lecture  de  la  quatrième  page;  peut-être  bien, 
dans  un  avenir  très-prochain,  seront-ils  réduits  à  dire 
naïvement  que  cette  fois-ci  encore  ils  se  sont  trompés, 
qu'ils  ont  prononcé  trop  vite,  et  qu'une  réflexion  plus 
patiente  leur  a  révélé  des  intentions  inaperçues. 

L'auteur  s'abstiendra  d'apprécier  publiquement  les 
récriminations  hostiles  dirigées  contre  lui  ;  mais  il 
croit  pouvoir  se  permettre  d'expliquer,  selon  sa  con- 
science, ce  qu'il  a  voulu,  ce  qu'il  a  prétendu  jusqu'ici. 
Et  d'abord  il  doit  déclarer  qu'il  n'a  pas  entendu  écrire 
un  plaidoyer  contre  la  société,  contre  les  institutions 
qui  la  régissent,  contre  l'humanité  entière,  comme  on 
l'a  dit  récemment.  Ces  graves  accusations  iraient  as- 
sez mal  à  sa  taille;  ni  son  talent,  ni  sa  volonté,  ni  ses 
espérances  ne  méritent  une  pareille  accusation.  Il  sait 
très-bien  que  la  majorité  estimée  très-haut  les  institu- 
tions dont  elle  s'accommode,  et.  Dieu  merci,  l'orgueil 
et  la  folie  ne  l'ont  jamais  égaré  au  point  de  lui  faire 
croire  qu'il  suffisait  d'une  parole  pour  renverser  ce 
qui  existe.  Si  les  choses  qui  lui  semblent  mauvaises 
paraissaient  telles  au  plus  grand  nombre,  la  société 
n'aurait  pas  besoin  de  son  conseil  pour  les  détruire  et 
les  réformer. 

IncUana  et  Valentine  ne  sont  pas  un  pamphlet  contre 
le  mariage,  mais  bien  un  tableau  exact  ou  infidèle  : 
c'est  au  lecteur  à  juger  des  souffrances  morales  infli- 
gées à  une  âme  déUcate  et  pure  par  la  brutalité  impé- 
rieuse et  par  l'égoïsme  poU.  Comme  le  mariage  et 

3. 


46  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

l'amour  peuvent  très-bien  exister  en  dehors  de  ces 
deux  conditions,  la  vérité  poétique  du  tableau  n'a  rien 
à  faire  avec  les  institutions  et  les  passions  qui  servent 
à  l'encadrer. 

Il  y  a  sans  nul  doute  des  âmes  nobles  et  généreuses 
qui  s'accommodent  très-bien  d'une  vie  uniforme  et 
paisible,  et  qui  ne  souhaitent  jamais  rien  au  delà,  qui 
étudient  les  défauts  et  les  vices  qu'elles  sont  appelées 
â  subir  pour  les  corriger  et  se  faire,  par  un  travail 
persévérant,  des  journées  plus  sereines  et  plus  douces. 
Que  la  paix  et  le  bonheur  soient  avec  elles,  car  ces 
obscurs  dévouements  méritent  une  récompense  écla- 
tante. Il  y  a  des  passions  sincères  qui  marchent  à  leur 
but  sans  arrière-pensée,  qui  ne  prévoient  pas  l'aban- 
don au  delà  du  plaisir,  qui  ne  rêvent  pas  l'indépen- 
dance dans  la  possession,  qui  voient  dans  l'amour 
autre  chose  que  la  soumission  et  le  commandement, 
qui  ne  conçoivent  pas  le  bonheur  sans  un  échange 
également  prodigue  et  aveugle  des  deux  parts;  ces 
passions-là  sont  grandes,  nobles,  poéti(iues,  dignes 
d'admiration  et  d'enthousiasme.  Dans  le  malheur  et 
l'abaissement,  elles  méritent  encore  l'estime  et  l'am- 
nistie des  âmes  les  plus  calmes  et  les  plus  désintéres- 
sées; elles  peuvent  offrir  aux  regards  du  sage  un 
spectacle  douloureux  et  déchirant,  mais  elles  n'avilis- 
sent pas  celui  qui  les  endure  ;  elles  peuvent  délier  le 
mépris,  et  le  poêle  n'a  pas  à  les  flétrir. 

Est-ce  à  dire  que  l'égoïsme  et  la  brutalité  seront  à 
jamais  protégés  i)ar  un  i)rivilége  inviolable  et  sacré, 
et  que  la  poé>ie  n'aura  pas  le  droit  de  les  atteindre? 
Chose  singulière!  IndiiOia,  i{n' on  a  donnée  pour  un 
plaidoyer  contre  \v  mariage  et  l'amour,  se  résout  dans 
une  aflection  pure  et  sereine,  asse«  sûre  d'elle-même 


ROMANS   ET   NOUVELLES  47 

pour  ne  craindre  ni  la  durée  ni  le  nombre  des  jours 
pareils,  assez  sainte  et  sérieuse  pour  demander  à  Dieu 
de  la  bénir,  assez  dévouée  pour  compter  sur  l'avenir. 
L'union  d'Indiana  et  de  Ralph,  qu'est-ce  autre  chose 
que  l'amour  dans  le  mariage? 

Dans  Valentmey  des  idées  pareilles  se  retrouvent 
en  présence.    Seulement   le  rôle   de  ces   idées   est 
changé,   l'égoïsme  prudent  et  réfléchi  est  représenté 
par  la  Loi.  L'enthousiasme  aveugle  et  l'emportement 
effréné  appartiennent  à  la  jeunesse  ambitieuse,  inex- 
périmentée. Le  cœur  d'une  femme  peut  hésiter  long- 
temps entre  ces  caractères  si  opposés:  il  peut  pro- 
longer sa  défense  et  céder  lentement  le  terrain  qui 
lui  reste.  Mais,  pour  peu  que  l'un  des  deux  adversaires 
qui  se  disputent  la  proie  s'avihsse  aux  yeux  de  son 
juge,  la  victoire  ne  sera  pas  longtemps  indécise.  Tant 
que  la  Loi  était  représentée  par  un  caractère  pur,  si 
odieux  et  si  glacé  qu'il  fût,  le  devoir  pouvait  sembler 
auguste,  la  lutte  était  glorieuse  ;  avec  TaviUssement 
de  la  personne,  le  mépris  et  l'oubli  du  devoir  com- 
mencent. Alors  la  chute  est  inévitable.  Quand  Valen- 
tine  se  donne   à   Bénédict,   elle   n'a    plus  à  choisir 
qu'entre  Dieu  et  lui.  La  spoliation  à  laquelle  elle  se 
résigne  lui  rend  la  liberté  ;  elle  n'a  plus  à  compter 
qu'avec  elle-même.  Sa  faiblesse  ou  sa  résistance  n'en- 
gage plus   l'honneur  de  personne.  Elle  s'appartient, 
elle  peut  se  donner.  Sa  défense,  en  se  prolongeant,  ne 
serait  plus  qu'un  calcul  d'égoïsme  ou  de  vanité.  En 
présence  des    tortures  endurées  pour  elle    par  un 
amant  résigné,  ce  ne  serait  plus  du  courage,  ce  serait 
de  la  lâcheté. 

Avant  la  publication  de  Léliay  ces  explications  pou- 
vaient sembler  surabondantes.  Personne  encore  n'a- 


48  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

vait  sonpré  à  voir  au  fond  de  deux  récits  très-simples 
un  plaidoyer  passionné  contre  les  lois  sociales.  Avec 
Lélia  tout  a  changé  de  face.  El  pourtant  il  semble  que 
les  choses  auraient  dû  prendre  un  tout  autre  cours. 
N'est-ce  pas  en  eflet  un  singulier  avocat  que  ceUii  qui, 
voulant  donner  gain  de  cause  à  l'enthousiasme  irré- 
fléchi contre  la  léalité  positive,  prend  à  partie  Ten- 
thousiasme  lui-même,  le  discute,  le  décompose,  l'in- 
terroge obstinément  pour  lui  faire  avouer  sa  folie? 
N'est-ce  pas  un  étrange  plaidoyer  que  celui  qui, 
voulant  prouver  que  l'entraînement  et  la  passion 
dominent  de  toute  la  tête  la  résignation  et  le  devoir, 
met  le  doute  au-dessus  de  l'entraînement,  la  négation 
au-dessus  de  l'espérance?  Qu'il  y  ait  dans  le  monde 
où  nous  vivons  des  âmes  assez  riches  en  expansions 
et  en  dévouements  pour  ne  pas  se  désabuser  au  pre- 
mier coup,  des  cœurs  assez  magniliquemenl  dotés 
pour  ne  pas  prononcer  à  la  première  déception  l'ana- 
thème  de  la  vieillesse  et  de  l'impuissance,  l'auteur 
ne  le  nie  pas.  Qu'il  se  rencontre  parmi  les  femmes  de 
France  des  caractères  assez  heureux  ou  assez  aveu- 
gles pour  puise»  dans  chaque  nouveau  désabusement. 
dans  chaque  nouvelle  trahison,  une  crédulité  plus 
confiante  et  plus  enfantine,  l'auteur  ne  croit  pas  que 
ce  soit  une  question.  Mais  la  poésie  ne  peut-elle 
franchir  les  limites  de  ces  félicités  paisibles  et  de  ces 
crédulités  persévérantes?  N'a-t-elle  pas  le  droit  de 
prendre  pour  sujet  de  ses  études  les  exceptions  dou- 
loureuses qui  passent  du  désabusement  au  désespoir, 
du  désespoir  au  doute,  du  doute  à  l'ironie,  de  l'ironie 
à  la  pitié,  et  de  la  pitié  à  la  résignation  sereine  et 
impassible,  au  dédain  religieux  et  grave  de  tout  ce 
qui  n'est  pas  Dieu  ou  la  Pensée. 


ROMANS    ET    NOUVELLES  49 

L'espérance,  ardente  et  dévouée  en  présence  même 
de  la  Réalité  qui  la  raille  et  la  délie,  est  une  chose 
grande  et  digne  d'admiration  ;  mais  ce  n'est  que 
l'Espérance^  et,  si  la  Sagesse  n'est  pas  un  vain  mot, 
elle  a  droit  d'estimer  l'Espérance  pour  ce  qu'elle 
vaut,  c'est-à-dire  comme  un  rêve. 

Le  bonheur  des  sens,  le  Plaisir  insoucieux  de  la 
veille  et  du  lendemain,  le  ti-iomphe  du  corps  sur 
l'âme  peut  sembler  à  l'Ironie  elle-même,  si  hautaine 
et  si  lière  qu'elle  soit,  un  sujet  de  regrets  plutôt  que 
de  compassion.  L'isolement  silencieux  et  désert  de  la 
pensée  repliée  sur  elle-même  peut  donner  la  sérénité, 
mais  non  pas  le  bonheur.  En  présence  des  joies  aux- 
quelles elle  ne  saurait  descendre,  il  est  permis  à  la 
Raison  de  s'attrister  sur  l'atmosphère  inhabitée  oii 
elle  s'est  réfugiée.  Il  n'y  a  dans  cette  tristesse  rési- 
gnée rien  qui  ressemble  à  l'apologie  du  libertinage. 
Le  sage  peut  envier  la  courtisane  sans  cesser  d'être 
sage.  Platon  peut  être  jaloux  d'Aspasie  sans  estimer 
moins  haut  les  enseignements  de  Socrate. 

Que  le  Doute  né  du  désabusement  admire  sans  ré- 
serve la  Passion  sanctifiée  par  l'Épreuve  et  par  la 
douleur,  qui  s'agenouille  devant  l'homme  qui  a  tra- 
versé le  vice  et  les  tortures  qu'il  entraîne  pour  s'éle- 
ver laborieusement  à  la  sérénité  du  courage  et  de  hi 
clairvoyance,  est-ce  là  un  sujet  de  scandale?  Il  semble 
que  toutes  ces  idées,  ramenées  à  leur  expression  la 
plus  simple  et  la  plus  nue,  se  défendant  d'elles- 
mêmes  et  n'ont  pas  besoin  d'apologie. 

Que  la  foi  religieuse  qui  sulfit  à  consoler  les  âmes 
énergiques  attise  les  feux  d'un  cœur  faible  au  lieu 
de  les  éteindre,  et  pousse  au  meurtre  un  prêtre  égaré 
par  le  jeûne  et  la  veille,  est-ce  donc  un  si  grand  éton- 


50  QUESTIONS    d'art    ET   DE    LITTERATURE 

nement  pour  la  piété  de  ce  temps-ci?  Si  toutes  ces 
explications  vont  au  fond  des  choses,  comme  l'auteur 
incline  à  le  penser,  il  a  peine  à  deviner  quelle  lu- 
mière inattendue  son  dernier  livre  a  pu  jeter  sur 
Indiana  et  sur  Valentine.  Si  ces  trois  récits  sont  pour 
tous  les  esprits  sérieux  ce  qu'ils  sont  pour  lui,  il  ne 
devine  pas  comment  la  j)einture  des  mœurs  domesti- 
ques, qui  avait  semblé  juste,  comment  le  détail  des 
combats  intérieurs  d'une  femme  hésitant  longtemps 
entre  le  devoir  et  la  passion,  qui  avait  semblé  fidèle, 
peut  cesser  tout  à  coup  d'avoir  les  mérites  qu'on  lui 
attribuait  d'abord,  lorsqu'il  prend  fantaisie  à  la  Pensée 
d'attaquer  l'Enthousiasme  après  avoir  attaqué  l'E- 
goïsme  et  la  Brutalité. 

L'auteur  voit  aujourd'hui  sans  découragement  et 
sans  colère  les  récriminations  de  la  crilique.  Quoiqu'il 
n'ait  pas  la  prétention  de  moraliser  son  siècle,  il 
comprend  très-bien  qu'on  ne  peut  impunément  ef- 
fleurer même  par  la  poésie  les  questions  qui  intéres- 
sent riiumanité  tout  entière.  Il  a  vécu,  il  ne  s'étonne 
pas  de  rencontrer  sur  sa  route  les  vanités  furieuses 
qui  se  croient  insultées,  les  vices  prudents  et  hypo- 
crites qui  se  croient  démascpiés,  les  douleurs  silen- 
cieuses et  lâches  qui  n'osent  s'avouer.  Il  sait  très- 
bien  qu'on  ne  peut  toucher  au  feu  sans  se  brûler  les 
doigts. 

11  n'ignore  pas  qu'il  y  a  dans  la  littérature  purement 
humaine,  qui  prend  le  cœur  avec  ses  extases  et  ses 
tortures  pour  sujet  permanent  de  ses  études  et  de  ses 
inspirations,  quelque  chose  d'austère  et  d'impitoyable 
qui  doit  blesser  au  vif  les  âmes  vulgaires  drapées 
dans  le  mensonge  et  la  pruderie.  Ces  ùmes-là  sont 
volontiers  indulgentes  pour  le  poète  (jui,  dans  son 


ROMANS    ET   NOUVELLES  51 

respect  pour  l'homme,  s'abstient  d'y  toucher.  Elles 
étourdissent  de  leur  bruyante  fanfare  celui  qui  pré- 
fère aux  peintures  de  la  conscience  la  description  des 
costumes  et  des  paysages.  Elles  couronnent  glorieuse- 
ment celui  qui  les  amuse  de  ses  récits  sans  les  trou- 
bler dans  leurs  plaisirs.  Elles  placent  comme  un  demi- 
dieu  sur  un  piédestal  celui  qui  les  laisse  vivre  à  leur 
aise,  et  qui  ne  va  pas  fouiller  au  fond  de  leurs  mé- 
moires pour  remuer  la  fange  qu'elles  y  ont  amassée. 

Sans  doute,  en  éliminant  l'homme  tout  entier  du 
domaine  de  l'imagination,  la  poésie  est  d'une  pra- 
tique plus  facile  et  plus  paisible.  Sans  doute  les  ami- 
tiés sont  plus  durables,  les  admirations  plus  com- 
plaisantes pour  celui  qui  sait  donner  à  ses  récits  un 
caractère  tellement  impersonnel  et  désintéressé,  que 
pas  un  ne  se  reconnaisse  dans  le  portrait  de  ses 
acteurs.  Mais  l'auteur  s'est  depuis  longtemps  résolu  à 
ne  jamais  peindre  que  les  spectacles  qui  ont  éveillé 
ses  sympathies.  Il  laisse  aux  plumes  plus  heureuses 
ou  plus  habiles  le  domaine  de  l'histoire.  11  craindrait 
de  s'égarer  dans  ce  hardi  pèlerinage  au  travers  des 
siècles  passés;  il  s'en  tient  à  ce  qu'il  a  vu,  aux  émo- 
tions dont  il  a  été  le  témoin,  aux  douleurs  et  aux  es- 
pérances qu'il  a  pu  comprendre  ;  il  n'essayera  pas  de 
réchauffer  les  cœurs  qui  battaient  sous  les  armures 
aujourd'hui  rouillées.  Il  se  sent  trop  inhabile  pour  une 
tâche  si  périlleuse. 

Il  ne  se  révoltera  pas  contre  ceux  qui  prennent  la 
vie  autrement  que  lui,  qui  s'arrangent  de  la  réalité 
sans  la  blâmer,  qui  ne  permettent  pas  à  leurs  désirs 
de  s'élancer  au  delà  du  présent,  ni  à  leurs  souvenirs 
de  reculer  dans  un  passé  désormais  impossible.  Il  n'a 
pas  la  prétention,  Dieu  merci,   de  se  mettre  à  la  tête 


o2     QUESTIONS  D  ART  ET  DE  LITTERATURE 

d'une  réaction  littéraire.  Ce  ((u'il  fait,  il  le  fait  pour  son 
compte,  sans  imposer  son  exemple  ou  donner  ses 
livres  pour  des  leçons.  Il  ne  s'est  guère  enquis  jus- 
qu'ici des  systèmes  ou  des  principes  qui  dominent 
l'art  et  la  poésie  de  son  temps.  Ce  qu'il  admire,  il 
l'admire  naïvement  sans  se  demander  pourquoi.  Ce  qui 
lui  répugne,  il  s'en  abstient  plutôt  qu'il  ne  le  blâme. 
Il  n'est  pas  de  ceux  qui  trouvent  au  fond  de  tous  leurs 
sentiments  trois  ou  quatre  idées  très-plausibles  dont 
ils  déduisent  complaisamment  avec  une  érudition 
si^lendide  les  origines  avérées. 

C'est  pourquoi  ses  livres,  quelle  que  soit  la  destinée 
qui  les  attend,  pourront  exciter  des  sympathies  ou 
des  répugnances,  comme  tous  les  poëmes  obscurs  ou 
inachevés  ;  mais  ils  ne  seront  jamais  dignes  de  la 
haine  ou  de  la  discussion,  car  il  ne  plaidera  jamais  au 
profil  d'un  système.  Il  est  de  ceux  p(»ur  qui  sentir 
vaut  mieux  que  savoir.  Il  peut  avoir  tort,  mais  du 
moins  il  est  sincère. 

15  mars  1834. 


V 


SOUVENIRS  DE  MADAME  MERLIN 


Les  avantages  du  progrès  dans  l'éducation  des 
femmes  ont  été  fort  contestés  de  tout  temps;  mais 
nous  avons  ouï  dire  que  la  génération  présente  les 
discutait  de  bonne  foi.  Nous  espérons  qu'il  en  est,  ou 
du  moins  qu'il  en  sera  bientôt  ainsi.  Nous  sommes 
convaincu  que  les  hommes  vraiment  forts,  et,  par 
conséquent,  vraiment  bons  et  sages,  désirent  l'éman- 
cipation intellectuelle  des  femmes.  Nous  croyons  que 
ceux  qui  s'en  effrayent  sont  des  hommes  faibles,  qui 
ont  besoin  de  la  gendarmerie  pour  constater  leur 
supériorité,  et  qui,  à  défaut  de  secours,  retomberaient 
au-dessous  de  leurs  esclaves. 

Un  temps  viendra  donc,  peut-être,  oià  le  domaine 
des  sciences,  des  arts  et  de  la  philosophie  sera  ou- 
vert aux  deux  sexes.  Jusqu'ici,  nous  n'avons  pas  en- 
core vu  que,  sauf  le  chant,  la  danse  et  la  peinture  en 
miniature,  les  femmes  pussent  prétendre  à  un  rang 


54  QUESTIONS   d'art    ET    DE    LITTERATURE 

égal  à  celui  des  hommes  dans  la  pratique  de  l'art,  et 
nous  ne  voulons  pas  répondre  que  le  progrès  des 
siècles  les  amène  à  ce  point.  C'est  un  problème  qui 
est  peut-être  du  ressort  de  la  plirénologie  plutôt  que 
de  celui  de  la  philosophie.  Il  est  bien  certain  que  leur 
aptitude  une  fois  contestée,  une  forte  direction  ne 
pourra  leur  être  qu'avantageuse.  L'examen  et  l'expé- 
rience résoudront  la  question,  dès  que  cette  question, 
vitale  pour  la  société  future,  sera  devenue  l'objet 
d'une  attention  impartiale  et  consciencieuse. 

Sans  aspirer  à  jeter  du  jour  sur  cette  matière,  nous 
pensons  que  tous  les  essais  hasardés  sur  les  routes 
qui  conduisent  à  la  découverte  du  vrai  doivent  être 
encouragés  par  la  société  présente.  Tous  ceux  de  ses 
membres  qu'un  honteux  intérêt  ne  pousse  pasà  conser- 
ver les  abus  et  les  injustices  dont  souffrent  les  masses, 
désirent  améliorer  l'avenir,  et,  par  conséquent,  dé- 
couvrir la  vérité  dans  le  présent.  Tous  les  hommes 
d'un  vrai  mérite  savent  qu'ils  ne  peuvent  être  dé- 
trônés ni  alïermis  dans  leur  empire  par  l'influence, 
plus  ou  moins  grande,  d'un  sexe  qui  met  tout  son  espoir 
et  qui  cherche  toutes  ses  garanties  dansce  mérite  même. 
Quelles  que  soient  les  imbéciles  résistances  du  vul- 
gaire et  les  haineuses  contradictions  de  la  mauvaise 
foi,  les  hommes  supérieurs  entraînent,  tôt  ou  tard,  les 
siècles  dans  les  voies  ])rovidentielles.  Que  les  fem- 
mes à  qui  les  abus  du  temps  présent  conviennent  ne 
se  réjouissent  donc  pas  trop.  Que  celles  dont  la  fierté 
répugne  à  en  profiter  ne  se  découragent  pas  non  plus. 
Le  travail  s'opère,  et  les  pas  rétrogades  mêmes  ne  sont 
pas    sans    profit    pour   l'instruction    de    l'humanité. 

Nous  en  demandons  bien  pardon  aux  dames  ; 
mais,  si  nous  en  jugions  d'après  ce  que  nous  voyons 


SOUVENIRS    DE   MADAME    MERLIN  DO 

dans  le  présent,  nous  nous  prononcerions  pour  la 
supériorité  intellectuelle  de  l'homme.  Il  est  vrai  que, 
si  nous  partions  du  même  principe  pour  juger  de  la 
progressivité  de  l'homme,  nous  prononcerions  hardi- 
ment qu'il  est  né  pour  l'esclavage,  et  qu'il  faut  lui 
refuser  toute  lumière  et  toute  liberté.  Proportion 
gardée,  nous  croyons  que,  jusqu'au  milieu  du  siècle 
dernier,  l'intelUgence  féminine  s'est  développée,  dans 
son  éternel  ilotisme,  autant  que  celle  de  l'homme  dans 
sa  constante  souveraineté.  Mais,  comme  nous  n'avons 
pas  encore  vu  la  femme  admise  généralement  à  une 
liberté  d'instruction  suffisante,  nous  ne  pouvons  con- 
stater que  des  faits.  Les  plus  grandes  femmes  scienti- 
fiques et  httéraires,  sans  en  excepter  aucune,  n'ont 
été  et  ne  sont  encore  dans  leur  partie  que  des  hommes 
de  seconde  classe,  tout  au  plus.  On  a  eu  égard  à 
l'infirmité  de  leur  sexe  en  leur  donnant  place  au 
milieu  des  premiers  hommes  de  leur  tt^mps  :  on  a 
bien  fait.  C'est  pourquoi  nous  ne  pensons  pas  qu'un 
génie  mâle  puisse  être  envieux  et  inquiet  des  triom- 
phes d'un  génie  femelle  :  il  faui  qu'un  homme  soit 
bien  médiocre  pour  en  être  blessé,  et  pour  vouloir  en 
souiller  l'éclat  inoffensif. 

La  faiblesse  et  la  pâleur  des  productions  littéraires 
féminines,  sans  prouver  irrévocablement  l'infériorité 
intellectuelle  du  sexe,  devraient  trouver  grâce  et 
protection,  en  raison  de  leur  peu  d'importance.  En  au- 
cun temps,  peut-être,  les  femmes  n'ont  été  aussi  peu 
aimées  que  dans  celui-ci.  C'est  une  preuve  certaine 
du  désaccord  qui  règne  entre  l'éducation  de  l'homme 
et  celle  de  la  femme,  entre  le  progrès  énorme  de 
l'une  et  le  progrès  insuffisant  de  l'autre.  Un  jour, 
peut-être,  l'égalité  pourra  être  réclamée  ;  aujourd'hui. 


56  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

sans  aucun  doute,  l'homme  éprouve  le  besoin  de 
rapproclier  la  femme  de  sonàme,  et  la  femme  cherche 
à  communiquer  plus  intimement  avec  la  parcelle 
de  divinité,  dont  l'homme  n'est  peut-être  pas  doté  plus 
largement  qu'elle,  mais  que  les  lois  humaines  ont 
moins  étouffée  en  lui. 

Nous  pensons  que  les  trop  brusques  protestations 
qui  se  sont  élevées  de  nos  jours  ont  été  plus  nuisibles 
qu'avantageuses  à  l'émancipation  des  femmes.  Elles 
se  sont  pressées  de  réclamer  des  droits  dont  il  n'est 
pas  encore  prouvé  qu'elles  soient  aptes  à  jouir,  môme 
dans  une  donnée  de  progrés  considérable.  Si  nous 
avions  un  conseil  à  leur  offrir,  ce  serait  de  se  montrer 
très-modestes  dans  leurs  prétentions  et  très-méri- 
toires dans  leurs  actes.  Jamais  les  bouleversements 
politiques  ne  leur  fourniront  des  chances  d'afiranchis- 
sement,  puisque  l'action  des  forces  physiques  leur 
est  déniée  par  la  nature.  Mais  un  évangile  de  dou- 
ceur, de  sagesse  et  de  persuasion,  une  révélation  de 
la  véritable  dignité  morale,  pourront  améliorer  leur 
sort,  et  les  replacer  à  la  longue  dans  une  position 
honnête  et  supportable. 

Les  écrits  des  femmes  ont  donc  une  très-grande 
importance  psychologiijue,  et  loin  de  les  critiquer  avec 
une  sévérité  qui  n'est  ni  difhcile,  ni  généreuse,  il 
serait  d'un  esprit  sain  et  grave  de  les  examiner  avec 
attention,  de  les  juger  avec  indulgence.  Nous  ne 
voyons  pas  qu'on  l'ait  fait,  et  que  les  décisions  dont 
elles  ont  été  l'objet  aient  été  exemples  d'une  galan- 
terie excessive,  ou  d'une  excessive  dureté.  Les  femmes 
n'ont  pas  droit  de  cité  au  Panthéon,  mais  leur  place 
n'est  pas  celle  que  veulent  leur  assigner  beaucoup 
d'hommes,  plus  femmes  qu'elles. 


SOUVENIRS  DE  MADAME  MERLIN        57 

Espérons  donc  que  la  critique  voudra  bien  con- 
sentir un  jour  à  se  faire  plus  gracieusement  pédago- 
gue, et  à  s'armer  d'une  férule  plus  légère  et  de 
lunettes  moins  microscopiques.  Nous  la  prions,  au 
nom  des  lumières^  au  nom  de  la  philosophie,  au  saint 
nom  de  l'art  poétique,  d'entreprendre  paternellement 
l'éducation  des  femmes  auteurs. 

Le  livre  que  nous  présentons  aujourd'hui  à  son 
examen  est  un  de  ceux  dont  la  modestie  et  le  charme 
portent  le  plus  gracieux  caractère.  Madame  Merlin  le 
fit  imprimer  il  y  a  quelques  années  pour  un  petit 
nombre  de  personnes,  et  cette  timide  apparition  ne 
sauva  point  d'un  véritable  succès  Phumilité  de  l'auteur. 
Encouragée  aujourd'hui  par  des  suffrages  bien  désin- 
téressés, elle  s'est  décidée  à  une  réimpression  du 
joli  volume  intitulé  Mes  douze  premières  années, 
augmenté  d'une  suite  que  nous  désirons  trouver 
digne  du  commencement. 

M,  de  Latouche  a  dit  en  parlant  des  femmes  :  Elles 
ne  sont  pas  poètes^,  elles  sont  la  poésie.  Rien  ne  peut 
être  mieux  appliqué  au  récit  de  l'enfance  de  Mercedes 
Merlin.  Sous  un  ciel  enchanté,  au  bord  d'une  mer  d'or 
et  de  poupre,  au  sein  d'une  nature  vigoureuse,  riche 
en  déhces,  ce  récit  nous  montre  une  enfant  créole, 
chaste,  aimante  et  simple  comme  la  Virginie  des 
Pamplemousses,  mais  solitaire,  et,  par  conséquent,  plus 
fière,  plus  rêveuse  et  plus  forte.  Ce  que  nous  aimons 
le  plus  dans  cette  belle  fille  de  la  nature,  c'est  qu'elle 
sait  lire  à  peine,  c'est  qu'elle  n'apprend  point  des 
Vers  de  Racine  et  de  Boileau  par  cœur  avant  d'èlre 
capable  de  les  comprendre,  c'est  qu'elle  ne  conçoit 
rien  à  la  nécessité  de  la  contrainte,  de  l'hypocrisie  et 
de  l'affection.  C'est  en  vain  que  ses  grands  parents. 


58  QUESTIONS   d'art   ET   DE    LITTÉr'ATUrIe 

eflrayés  du  dévelop])einent  d'une  si  belle  plante, 
veulent  l'élioler  et  la  réduire  à  la  taille  de  la  société. 
Mercedes  s'enfuit  du  couvent  à  neuf  ans,  avec  son 
costume  de  novice,  sa  robe  de  mousseline,  son  léger 
voile  et  ses  bandeaux  de  cheveux  noirs.  Elle  traverse 
les  rues  de  la  Havane  d'un  pas  rapide,  et  va  se  jeter 
dans  le  sein  de  Ma)nita,\)oé[\(\ue  ligure  d'aïeule,  dont 
une  demi-page  de  description  charmante  nous  fait 
aimer  les  longues  tresses  d'argent,  la  beauté  majes- 
tueuse, le  vêtement  toujours  blanc  et  d'une  propreté 
reclierchée,  la  grâce  bienveillante  et  la  bonté  inalté- 
rable. Bientôt  arrachée  aux  tendres  caresses  et  à 
l'indulgente  protection  deMamita,  Mercedes,  reléguée 
à  la  campagne,  chez  une  tante  de  son  père,  estcontîée 
à  la  garde  du  chapelain  de  la  maison  ;  les  malins  tours 
de  la  belle  espiègle,  toujours  occupée  de  projets  d'é- 
vasion et  de  réunion  à  sa  chère  Mamita,  mettent  en 
désarroi  le  pauvre  Fray  Matteo,  et,  un  soir,  tandis 
qu'il  la  suit  à  la  promenade,  en  chantant  son  oflice 
d'un  ton  nazillard,  elle  franchit  le  torrent  sur  une 
planche,  pousse  du  pied  le  pont  fragile,  et  prend  son 
vol  à' travers  champs,  laissant  le  gros  moine  stupé- 
fait, la  bouche  ouverte,  le  livre  à  la  main,  les  lunettes 
sur  le  nez,  la  rivière  à  ses  pieds. 

Connue  peinture  rapide  et  ravissante  des  délices  et 
des  beautés  de  ce  climat  sous  lequel  il  n'y  a  pas  rfVn- 
fanec,  \cs  Souvenirs  de  madame  Merlin  ne  sont  pas 
sans  mérite;  mais  celui  qui  nous  a  frappé  principale- 
ment, c'est  la  simplicité  et  la  bonté  qui  respirent  à 
travers  chatpie  impression  de  cette  vigoureuse  crois- 
sance. 11  y  a  connue  un  parfum  de  bonheur  et  de 
franchise  répandu  sur  ces  premières  années  d'une 
jeune  iille  destinée    à  la  geôle  sociale  comme  les 


SOUVENIRS  DE  MADAME  MERLIN        59 

autres,  mais  qui  proteste  de  toute  sa  force  ingénue 
contre  les  couvents,  les  livres,  l'esclavage  des  noirs, 
les  corsets  et  les  souliers.  Aussi,  un  sentiment  de 
tristesse  et  de  regret  s'empare  de  nous,  lorsque  nous 
la  voyons  arriver  à  Madrid,  jouissant  à  douze  ans  de 
tout  l'éclat  d'une  précoce  jeunesse,  ignorante,  pas- 
sionnée, un  peu  sauvage,  fatiguée  du  poids  de  ses  longs 
cheveux  noirs,  chantant  sans  art  et  sans  méthode  les 
airs  de  son  pays,  à  la  grande  surprise  de  sa  mère,  qui 
ne  soupçonnait  ni  cette  belle  voix,  ni  cette  rare  beauté, 
ni  cette  âme  chaleureuse,  languissante  et  prête  à 
mourir  lorsque  le  froid  et  la  neige  viennent  pour  la 
première  lois  attrister  son  cœur  et  crisper  ses  fibres. 
Ce  premier  hiver,  et  cette  gêne  sociale,  l'étrangetéde 
ces  salons  où  elle  se  sent  isolée,  cette  involontaire  ja- 
lousie contre  une  sœur  (sans  doute  injustement  pré- 
férée), jalousie  qu'elle  combat  avec  force  et  générosité 
dans  son  propre  cœur;  tout  cela  est  d'un  intérêt 
profond,  et  nous  ne  connaissons  pas  de  combinaison 
romanesque  plus  attachante  que  cette  histoire  véri- 
table d'une  destinée  rentrée  dans  les  voies  ordinaires 
du  monde  et  détachée  de  la  liberté  naturelle  comme 
un  fruit  savoureux  arraché  à  un  arbre  des  déserts. 

Le  grand  défaut  des  femmes  qui  racontent  leur 
jeunesse  est  de  se  souvenir  d'elles-mêmes  avec  un 
peu  trop  d'amour.  L'adulation  dont  elles  sont  entou- 
rées les  encourage  trop  à  parler  de  leur  beauté,  de 
leurs  nobles  qualités,  de  leurs  heureuses  dispositions. 
Nous  avouons  qu'en  général  cela  nous  paraît  contraire 
à  la  pudeur  encore  plus  qu'à  la  modestie.  Il  y  a  un 
peu  de  courtisanerie  dans  cette  description  de  leur 
personne  physique  et  morale  qu'un  éditeur  publie. 

Il  y  a  cependant  des  pudeurs  si  vraies  et  des  beautés 


60  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

si  chastes  qu'on  leur  pardonne  leur  nudité  naïve.  La 
mnchacha  havanaise  nageant  dans  le  ruisseau  avec 
ses  compagnes  comme  la  jeune  sauvage  de  Chateau- 
briand dans  le  Meschacébé,  et  rentrant  au  logis  sous 
sa  tunique  légère  comme  la  Chloé  de  Longus,  nous  a 
paru  digne  de  figurer  parmi  ces  chérul»ins  dont  la 
beauté  n'a  pas  encore  de  sexe,  et  qui  apjKir.iissent  aux 
enfants  dans  leurs  prières.  Quand  la  chasteté  des  sou- 
venirs d'enfance  peut  passer  ainsi  au  travers  des 
années  de  la  vie,  sans  rien  perdre  de  sa  limpidité,  et 
se  révéler  sous  la  plume  d'une  femme  sans  subir  d'al- 
tération, on  aime  à  supposer  que  le  cristal  traversé 
par  de  tels  rayons  est  resté  aussi  pur  que  possible. 

Le  livre  de  madame  Merlin  serait  un  petit  poème 
sans  défaut,  si  elle  se  fut  abstenue  des  réflexions 
métaphysiques  faites  après  coup,  et  attribuées  aux 
rêveries  de  ses  premières  années.  Nous  nous  plaisons 
à  la  voir  sur  la  terrasse  de  sa  villa  havanaise,  écoutant 
les  bruits  de  la  mer  qui  vient  mourir  languissammcnt 
sur  le  sable,  contemplant  les  parcelles  de  lumière  que 
chaque  flot  renvoie  au  soleil  couchant;  mais  nous  ai- 
merions mieux  nous  imaginer  à  loisir  les  molles 
rêveries  qui  berçaient  vaguement  son  àme  innocente, 
que  d'en  recevoir  la  conlîdence  arrangée. 

Il  y  a,  dans  cette  forme  arrêtée  d'une  pensée  vapo- 
reuse, un  refroidissement  sensible  des  plus  chaudes 
impressions.  Mais  les  taches  mêmes  de  ce  charmant 
ouvrage  attestent  chez  les  femmes  un  désir  encore 
impuissant,  mais  pourtant  louable,  de  s'élever  au- 
dessus  de  leur  condition  actuelle.  Il  appartient  à  la 
génération  présente  de  relâcher  ou  de  resserrer  leurs 
liens. 

Avril    18i36. 


VI 


MARIE   DORVAL 


....Pour  savoir  l'empire  qu'elle  exerce  sur  moi,  dit- 
il*,  il  faudrait  savoir  à  quel  point  son  organisation  dif- 
fère de  la  mienne. . .  Elle  !  Dieu  lui  a  donné  la  puissance 
d'exprimer  ce  qu'elle  sent  ;  elle  répand  son  âme  au  de- 
hors; elle  sait,  elle  peut  le  faire  ;  elle  est  douée  d'une 
sensibilité  éloquente,  expansive,  puissante  comme  tout 
ce  qui  part  d'un  cœur  ardent  et  d'une  intelligence 
forte.  Cette  femme  si  belle  et  si  simple,  elle  n'a  rien 
appris;  elle  a  tout  deviné.  Pauvre,  abandonnée,  mé- 
connue qu'elle  était,  nul  ne  s'est  occupé  d'orner  son 
esprit  et  de  diriger  ses  sentiments,  et  c'est  pour  cela 
qu'elle  s'est  faite  si  grande,  le  jour  oîi  elle  a  pu  per- 
cer; c'est  pour  cela  qu'elle  est  si  vraie,  si  semblable  à 
elle-même,  si  femme,  la  grande  tragédienne  !  Regar- 

1.  L'auteur  se  cache  ici  sous  le  personnage  de  Marie. 


62  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

dez-la...  écoutez-la,  Évan.  Oh  !  naïve!  naïve  et  pas- 
sionnée !  et  jeune,  et  suave,  et  tremblante,  et  terrible  ! 
Comprenez- vous  à  présent  qu'elle  subjugue  un  pauvre 
cœur  soutirant  et  intirme  comme  le  mien  ! 

—  Je  sais,  Mario,  que  ton  caractère  est  sombre  et 
concentré;  on  te  reproche  d'être  hautain  et  méfiant,  je 
crois  i)lutôt  ([ue  tu  es  timide. 

—  Je  suis  peut-être  tout  cela,  dit  Mario  ;  je  ne  sais 
de  quels  mots  expliquer  ce  qu'il  y  a  de  froid  et  d'in- 
complet dans  ma  nature  ;  je  ne  sais  rien  exprimer, 
moi.  Il  y  a  sur  mon  cerveau,  à  coup  sûr,  une  paralysie 
qui  empêche  mes  sensations  de  prendre  une  forme 
expressive...  Il  y  a  des  jours,  voyez-vous,  où,  si  je 
pouvais  écrire  ce  que  je  refoule  en  moi  d'énergie  pour 
la  douleur,  la  colère,  l'amour  ou  la  haine,  je  consenti- 
rais à  tremper  ma  plume  dans  la  dernière  goutte  de 
mon  sang.  Oh  !  si  l'on  pouvait  dire  ce  que  l'on  souffre, 
peut-être  que  f  on  ne  souffrirait  plus  t  car  un  autre  vous 
comprendrait,  vous  plaindrait  et  vous  consolerait  ; 
mais,  moi,  je  ne  peux  jamais  être  compris  qu'à  demi, 
et  cela  ne  me  suftit  pas.  Ce  que  j'écris  est  terne  et  re- 
froidi comme  les  impressions  du  lendemain.  C'est  un 
si  pâle  rellet  de  la  pensée  que  la  parole  humaine  ! 
Ecrire,  mon  ami,  c'est  le  tourment  de  la  vie,  c'est  le 
supplice  de  quiconque  sent  encore  son  cœur  dans  sa 
poitriue,  c'est  une  lutte  sans  repos  entre  le  désir  et 
l'impuissance,  c'est  l'ambitieux  roulant  toujours  une 
pierre  sur  laiiuelle  ne  s'élève  jamais  le  palais  que 
son  imagination  a  bâti.  O  Sysiphe  !  pauvre  poète! 

»  Mais  tenez,  quand  je  viens  m'asseoir  ici,  quand  je 
me  jette  sur  les  banquettes  de  ce  théâtre,  opprimé  que 
je  suis  par  la  violence  de  mon  mal,  brûlé  par  la  lièvre, 
le  cerveau  douloureux  et  pesant,  avec  l'amertume  cui- 


MARIE    DORVAL  63 

santé  sur  mes  lèvres  de  marbre  et  des  larmes  vitrifiées 
dans  mes  yeiix  arides  ;  alors,  si  cette  femme  paraît  sur 
la  scène  avec  sa  taille  brisée,  sa  marche  nonchalante, 
son  regard  triste  et  pénétrant ,  alors  savez-vous  ce 
que  j'imagine?  —  que  Dieu  me  pardonne  cette  inno- 
cente et  vaniteuse  fiction  !  —  il  me  semble  que  je  vois 
mon  âme;  que  cette  forme  pâle,  et  triste,  et  belle, 
c'est  mon  âme  qui  l'a  revêtue  pour  se  montrer  à  moi, 
pour  se  révéler  à  moi  et  aux  hommes. 

»  Alors  cette  femme  parle  ;  elle  pleure,  elle  maudit, 
elle  invoque,  elle  commande,  elle  se  désole  !  Oh  ! 
comme  elle  crie  !  comme  elle  souffre  !  quel  féroce  plai- 
sir j'éprouve  à  la  voir  pleurer  ainsi! — C'est  qu'elle 
répand  toutes  ces  impressions,  aussi  pures,  aussi  vio- 
lentes qu'elle  les  reçoit;  cette  âme  conçoit  et  elle  pro- 
duit en  même  temps  ;  cette  femme  est  elle-même  ce 
qu'elle  paraît  être  ;  en  elle,  la  passion  et  la  souffrance  ne 
sont  pas  des  reflets,  comme  les  mots  que  je  dis,  comme 
les  phrases  que  je  trace;  c'est  l'inspiration  âpre  et  sai- 
sissante qui  émane  d'elle,  toute  vierge,  comme  elle  y 
est  descendue  ;  c'est  le  souffle  de  Dieu  qui  vient  du 
ciel  tout  en  feu  et  qui  traverse  cette  âme  pour  s'y  re- 
froidir. 

»  Et  ce  n'est  pas  à  cause  des  mots  qu'elle  prononce  ; 
car  ils  sont  au-dessous  d'elle,  tous  ces  poètes  qui  lui 
dictent  sa  passion.  S'ils  la  laissaient  libre  d'improviser 
son  rôle,  elle  dirait  mieux  qu'eux  ce  qu  il  faut  dire. 
Mais  n'importe  !  elle  a  heureusement  une  voix  plus 
puissante  que  leur  génie.  Son  geste,  son  regard  sup- 
pléent à  leur  pensée.  Voyez  ces  cheveux  fins  et  soyeux 
qui  semblent  s'animer  sur  son  vaste  front  !  voyez  sa 
peau  qui  bleuit  et  tout  son  corps  que  la  douleur 
brise  !....  Eh  bien,  voyez-vous,  s'écria-t-il  dans  une 


64  QUESTIONS    D  ART    ET    DE    LITTERATURE 

sorte  d'ivresse,  en  se  levant  brusquement  et  en  éten- 
dant ses  bras  vers  l'objet  de  son  enthousiasme,  c'est 
moi  que  vous  voyez  là  ;  c'est  mon  âme  qui  est  dans 
cette  femme  et  qui  la  fait  se  tordre  et  délirer  ainsi;  ce 
dieu  qui  la  possède,  il  est  en  moi  aussi  ;  c'est  le  même 
dieu;  mais  elle  est  pylhonisse,  et,  moi,  je  ne  le  suis 
pas. 

»  Elle  ne  sait  pas  cela,  elle;  mais,  moi,  je  le  sens 
bien  peut  être!  Ne  voilà-t-il  pas  que  je  tremble,  que 
mon  sang  fermente,  que  mon  écorce  craque  de  tous 
côtés  et  que  je  pleure  comme  elle?  Quel  autre  aurait 
ce  pouvoir?  Pouvez-vous  dire,  Evan,  que  vous  m'avez 
jamais  vu  pleurer?  Eh  bien,  à  l'heure  qu'il  est,  je 
crie,  je  sanglote,  jo  parle  ,  je  m'agite,  j'existe  par 
tous  mes  pores,  je  m'épanche,  je  me  livre,  je  me  com- 
munique, je  sors  de  ma  prison  d'airain,  je  brise  le  sé- 
pulcre glacé  011  la  flamme  divine  a  si  longtemps  dormi. 
Oh  !  donnez-moi  ma  plume,  je  vais  écrire...  faites  si- 
lence, je  vais  parler!...  Attendez,  attendez,  voici  mon 
génie  qui  plane  sur  moi;  écoutez,  je  suis  le  premier 
de  vos  poêles!... 

Mais  le  rideau  venait  de  tomber  entre  l'actrice  et 
Mario ,  le  lustre  s'éteignit ,  et  avec  lui  le  génie  du 
poijte.  Évan  éclata  de  rire;  Mario  resta  consterné  d'a- 
bord, et  puis  il  redevint  inerte  comme  à  l'ordinaire. 

La  puissante  artiste  qui  venait  de  dépenser  tant 
d'énergie  à  son  profit  lui  avait  tout  repris  en  s'eu 
allant. 

JaQvier  1837. 


VII 


INGRES  ET  CALAMATTA 


Après  sept  ans  de  travail,  M.  Galamatta  vient  de  ter- 
miner la  gravure  de  la  plus  grande  page  de  M.  Ingres, 
le  tableau  du  Vœu  de  Louis  Xfll.  Cette  vaste  scène 
est  composée  naïvement,  selon  la  manière  classique 
des  anciens  maîtres.  Le  roi,  à  genoux,  les  bras  levés 
devant  l'autel,  offre  son  sceptre  et  sa  couronne  à  la 
reine  des  cieux  qui  apparaît  dans  sa  gloire,  tenant  le 
fils  de  Thomme  dans  ses  bras.  Deux  anges  adolescents 
soulèvent  les  draperies  du  chœur  et  les  retiennent 
d'une  manière  régulière  pour  découvrir  au  roi  l'appa- 
rition céleste.  Un  groupe  de  petits  anges,  d'une  beauté 
ravissante,  est  comme  plongé  jusqu'aux  épaules  dans 
le  nuage  qui  porte  Marie.  Deux  d'entre  eux  sont  des- 
cendus jusque  sur  le  marbre  du  temple.  Debout  au- 
près de  Louis  XIII,  ils  portent  la  tablette  où  le  prince 
a  inscrit  la  consécration  dévote  du  royaume  de  France. 

Rien  de  plus  simple  que  cette  composition,   mais 

4. 


66  QUESTIONS   D*ART    ET    DE    LITTERATURE 

aussi  rien   de    plus  harmonieux  et  de  plus  noble. 
La  régularité  systématique,  l'extrême  sobriété  des  or- 
nements ne  la  refroidissent  pas,  car  ils  servent  à  appe- 
ler l'attention  et  à  concentrer  l'effet  principal  sur  la  fi- 
gure de  la  Vierge.  Cette  figure  est  incontestablement  la 
plus  belle  création  sacrée  que  notre  siècle  ait  produite 
en  peinture.  Elle  peut  soutenir  la  comparaison  avec 
les  plus  célèbres  des  anciennes  écoles  d'Italie.  C'est 
une  pensée  mixte  entre  le  génie  de  Michel-Ange  et 
celui  de  Raphaël  ;  c'est  une  rivale,  en  puissance,  de 
VAssunta   du  Titien.    Je  crois  qu'elle  seule  suffirait 
pour  placer  M.  Ingres  à  la  tète  des  plus  grands  ar- 
tistes de  nos  jours,  comme  elle  l'eût  placé  à  côté  des 
plus  beaux  noms,  dans  les  jours  fiorissants  de  la  re- 
naissance. 

Pour  la  dimension,  la  composition  et  la  pensée  prin- 
cipale, ce  tableau  formerait  un  admirable  pendant  à 
r Assomption  du  Titien.  En  faisant  ce  rapprochement 
dans  la  pensée,  il  est  impossible  de  ne  pas  déplorer  la 
condition  des  vrais  artistes  de  nos  jours,  et  le  sort  de 
leurs  œuvres.  Titien  fut  à  Venise  plus  puissant  et  plus 
riche  qu'un  doge.  Son  chef-d'œuvre  brille  dans  le 
musée  de  sa  patrie  à  la  place  d'honneur,  vis-à-vis  le 
chef-d'œuvre  du  Tintoret,  entre  le  chef-d'œuvre  du 
Pardenone  et  ceux  de  Giambellino,  de  Véronèze  et 
de  Paris-Bourdon.  L'univers  artiste  traverse  ces  ga- 
leries moins  complètes,  mais  plus  épurées  et  surtout 
plus  'vénérées  que  celles  de  Paris,  de  Vienne,  de 
Londres,  et  c'est  presque  chapeau  bas  qu'il  est  permis 
de  regarder  la  Vierge  du  Titien.  Et  M.  Ingres  ne  jouit 
que  d'une  gloire  contestée  par  l'envie,  ou  méconnue 
par  l'ignorance.  Dans  un  siècle  où  les  traditions  de 
l'art  cèdent  platement  aux  caprices  de  la  mode,  ou 


INGRES   ET   CALAMATIA  67 

follement  aux  dérèglements  de  la  fantaisie,  l'artiste 
que  la  postérité  nous  contestera  le  moins,  soutient 
une  lutte  ardente,  amère ,  interminable  peut-être, 
contre  les  hommes  et  contre  les  choses.  Il  a  subi  pen- 
dant quarante  ans  une  héroïque  misère.  Il  a  vu  ses 
œuvres  sublimes  critiquées  avec  amertume.  Le  public 
lui-même  dévié  de  la  bonne  route  depuis  longtemps, 
privé  de  points  de  comparaison,  perdu  au  milieu  d'un 
débordement  de  mauvais  goût  et  d'ignorance,  s'est 
arrêté  incertain,  étonné  de  cette  rude  simplicité,  et  ne 
sachant  si  cet  homme  au  génie  austère,  à  la  doulou- 
reuse patience,  était  un  grand  homme  ou  un  fou.  — 
Quant  au  chef-d'œuvre  mystique  de  M.  Ingres,  qu'est- 
11  devenu  ?  oii  est-il  ?  qui  s'en  inquiète  ?  Il  est  à  Mon- 
tauban.  Qui  le  possède?  qui  va  le  voir?  qui  le  sait? 
La  France  n'est  point  artiste.  Les  artistes  forment  une 
classe  à  part  dans  l'Etat.  Le  peuple  ne  les  comprend 
pas,  les  nobles  les  oublient,  la  bourgeoisie  les  paye  et 
les  corrompt. 

Qu'il  nous  soit  permis  encore  de  dire  quelques 
mots  sur  cette  figure  de  Vierge  par  M.  Ingres.  Il  nous 
semble  qu'à  l'exemple  de  ses  maîtres  chéris,  M.  Ingres 
a  mis  toute  son  âme,  toute  sa  pensée,  tout  son  génie 
dans  cette  personnification  de  la  foi.  Elle  est  grande, 
elle  est  forte,  elle  est  empreinte  d'une  majesté  un  peu 
froide.  Elle  inspire  peut-être  plus  de  crainte  que  d'a- 
mour. Ce  sentiment  de  fartiste  est  plein  de  profon- 
deur; soit  que  sa  religion  porte  l'empreinte  des  rudes 
labeurs  et  des  longues  épreuves  de  sa  vie,  soit  que, 
faisant  planer  cette  figure  céleste  sur  la  tète  d'un  roi, 
il  ait  voulu  la  montrer  sévère,  sans  pitié  comme  la 
conscience,  sans  indulgence  comme  la  justice.  La 
vierge  de  Raphaël  est  pleine  de  charme,  de  tendresse 


68  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

et  de  mélancolie.  Telle  elle  doit  se  montrer  dans  les 
rêves  du  jeune  artiste ,  symbole  divin  d'espérance, 
d'amour  et  de  pardon.  Dans  la  représentation  du  Vœu 
de  Louis  XII T,  c'est  la  Thémis  chrétienne,  et  elle 
semble  dire  :  «  Vous  aurez  un  grand  compte  à  rendre.  » 
Dans  la  pensée  de  M.  Ingres,  c'est  l'équité  immortelle, 
disant  :  «  Rien  n'est  beau  que  ce  qui  est  grand,  rien 
n*est  durable  que  ce  qui  est  vrai.  »  Si  nous  passons 
de  la  pensée  à  l'exécution,  nous  trouvons  cette  irré- 
prochable pureté  de  dessin,  que  du  moins  personne 
ne  s'est  avisé  jusqu'ici  de  contester  à  M.  Ingres.  Sa 
couleur,  moins  riche  que  celle  du  Titien,  est  pourtant 
distribuée  avec  plus  de  science  dans  le  Vœu  de 
Louis  XIII  que  dans  VAssunta.  Ici,  la  vierge  un  peu 
renversée  et  vue  dans  une  sorte  de  raccourci,  en 
s'élevant  vers  le  foyer  lumineux,  reçoit  la  lumière 
sur  son  front  radieux,  et  la  laisse  comme  couler  en 
s'affaiblissant  jusqu'à  ses  pieds.  Les  personnages 
prosternés  au  premier  plan  sont  donc  éclairés  par  de 
grandes  lames  et  accusés  par  de  fortes  ombres,  ce  qui 
fait  paraître  la  figure  de  la  Vierge  réduite  à  des  pro- 
portions trop  petites  pour  le  peu  d'élévation  où  elle 
se  trouve  ;  et  lui  donne  moins  d'importance  au  pre- 
mier abord  qu'aux  personnages  secondaires,  dont  le 
groupe  n'est  pas  irréprochable.  Dans  le  tableau  de 
M.  Ingres,  la  Vierge  est  dans  une  attitude  perpendicu- 
laire, le  foyer  l'éclair»;  par  derrière  et  la  montre  dans 
un  relief  complet.  Le  groupe  de  la  mère  et  de  l'enfant 
est  accusé  phis  (pie  le  groupe  inférieur  qui,  recevant 
comme  une  réfraction,  a  plus  de  noblesse  et  de  trans- 
parence, (pioicjue  moins  éclairé  en  réalité.  Cette  dis- 
position de  la  lumière  est  d'un  grand  effet  et  la  figure 
principale  en  reçoit  une  solennité  importante.  L'enfant 


INGRES   ET   CALAMATTA  69 

Jésus  est  un  chef-d'œuvre  de  dessin.  La  tête  est  aussi 
régulière,  aussi  divine  que  celle  de  sa  mère.  Mais  ce 
qui  est  incomparable,  c'est  le  mouvement  des  deux 
mains  de  la  Vierge,  qui  posent  avec  le  calme  et  l'ai- 
sance de  la  force  sur  les  flancs  de  Jésus.  Leur  attitude 
a  une  puissance  inexprimable,  et  toute  la  figure  de  la 
Vierge  est  empreinte  d'un  orgueil  divin.  On  voit 
qu'elle  porte  avec  une  joie  muette  la  rédemption  du 
monde,  l'avenir  des  générations. 

Déjà  la  lithographie  avait  popularisé  cette  tête  de 
Vierge,  mais  ce  travail  incomplet  n'avait  même  pas  le 
mérite  de  rendre  fidèlement  le  modèle.  La  Vierge  y 
est  représentée  comme  une  femme  encore  belle,  mais 
déjà  mûrie  par  l'âge,  et  ce  type  conviendrait  mieux  à 
la  mère  de  saint  Augustin  qu'à  la  mère  éternellement 
jeune  du  Christ.  Chez  M.  Ingres  et  chez  Galamatta, 
qui  l'a  fidèlement  reproduite,  Marie  est  aussi  jeune 
que  chez  Raphaël,  bien  qu'au  premier  abord  la  diffé- 
rence des  types  accuse  une  différence  d'âge. 

M.  Galamatta  a  rendu  ce  tableau  avec  une  perfection 
qui  ne  laisse  rien  à  désirer.  Sept  ans  de  travail,  et 
plusieurs  voyages  en  Italie  ont  été  consacrés  à  cette 
œuvre  patiente  et  consciencieuse.  M.  Galamatta  est  le 
Ingres  de  la  gravure.  Le  burin  si  renommé  des  An- 
glais n'a  rien  produit  de  plus  beau  que  le  masque  de 
Napoléon,  dessiné  et  gravé  par  lui.  Le  Vœu  de 
Louis  XIJI  ne  peut  qu'augmenter  cette  réputation  d'é- 
lite. S'il  nous  est  permis  de  poursuivre  le  parallèle 
entre  V Assomption  du  Titien  et  le  tableau  de  M.  Ingres, 
nous  dirons  que  Schiavoni  a  fait  sa  fortune  en  gravant 
VAssunta  et  quelques  autres  tableaux  classiques. 
Schiavoni  fut  dans  la  haute  faveur  de  l'empereur 
d'Autriche,  il  acheta  un  des  plus  beaux  palais  de  Ve- 


70        QUESTio>fS  d'art  et  de  littérature 

nise,  et  tous  les  étrangers  vont  voir  sa  galerie  de 
tableaux.  Nous  ne  blesserons  pas  la  modestie  de  Ca- 
lamatta  en  disant  quelle  stoïque  existence  il  a  embras- 
sée pour  se  consacrer  sans  relâche  à  un  travail  con- 
sciencieux, à  des  études  presque  inconnues  aux  artistes 
de  nos  jours.  Mais  nous  sommes  forcés  de  dire  que 
son  talent  et  son  œuvre  sont,  par  rapport  à  ceux  de 
Schiavoni,  ce  qu'est  Raphaël  à  Bassano.  M.  Calamatta 
conserve  les  traditions  inflexibles  du  dessin  correct 
de  M.  Ingres,  nul  mieux  que  lui  n'a  le  sentiment  du 
beau  et  la  puissance  de  le  reproduire  fidèlement.  L'en- 
thousiasme touchant  qui  le  porte  à  s'efl'acer  sans  cesse 
derrière  ce  grand  maître,  ne  peut  empêcher  les  amis 
de  l'art  d'apprécier  le  mérite  personnel  de  son  travail 
et  de  lui  vouer  une  haute  reconnaissance  pour  la  re- 
production du   Vœu  de  Loifis  XI IL  Pour  Calamatta, 
l'art  est  une  religion.  Il  a  terminé  son  œuvre.  M.Ingres 
est  content.   L'avenir  est  doté  d'une  page  sublime. 
Maintenant,  que  son  travail  le  ruine  ou  l'enrichisse, 
que  le  sujet  soit  populaire  ou  antipathique  à  la  foule, 
que  sept  ans  de  sa  jeunesse  soient  sans  fruit  pour  sa 
fortune  et  pour  sa  gloire,  c'est  de  quoi  Calamatta  n'a 
pas  le  temps  de  s'occuper.  Il  a  d'autres  travaux  à  en- 
treprendre, d'autres  devoirs  à  accomplir.  Dans  sa  man- 
sarde vit  un  autre  grand  artiste,  un  ami  inséparable, 
un  génie  frère  du  sien,  Mercuri,  non  moins  pauvre, 
non  moins  ignoré,  non  moins  indifférent  aux  bruits  du 
monde  et  aux  faveurs  de  la  fortune.  Entre  autres  gra- 
vures d'un  haut   mérite ,  Mercuri  a  reproduit  d'une 
manière  ravissante  le  tableau  des  Moissonneurs  de 
Robert.  Cette  gravure  a  reru  fort  peu  de  publicité,  et 
c'est  une  perle  véritable  pour  les  arts.  Bientôt  il  fera 
paraître  la  gravure  d'un  charmant  petit  tableau  de 


INGRES   ET   CALAMATTA  71 

M.  Paul  Delaroche,  représentant  Sainte  Amélie.  La 
France  artiste  comprendra-t-elle  le  mérite  supérieur 
de  cette  production  et  créera-t-elle  une  patrie  à  ces 
deux  beaux  talents,  dont  le  pape  prohibe  les  œuvres 
sacrées  dans  ses  États,  sous  prétexte  que  le  lion,  l'é- 
toile et  l'aig-le,  qui  ornent  la  vignette  du  masque  de 
Napoléon  sont  des  signes  maçonniques  et  portent 
atteinte  à  la  sûreté  du  saint-siége  f 

Mars  1837. 


VIII 


LES  POETES   POPULAIRES 


Le  public  n'en  est  plus,  nous  le  croyons,  à  s'éton- 
ner qu'un  ouvrier  maçon  puisse  faire  d'assez  beaux 
vers;  ce  serait  s'étonner  qu'un  homme  puisse  joindre 
à  des  sentiments  vifs,  à  des  pensées  profondes,  la  fa- 
culté d'expression.  Sans  parler  d'exemples  anciens, 
Hégésippe  Moreau,  qui,  tout  dernièrement^  a  laissé, 
en  mourant  si  jeune,  un  volume  de  chefs-d'œuvre 
d'une  admirable  perfection,  et  bien  d'autres  encore 
nous  ont  appris  qu'il  y  a  dans  le  peuple,  dans  les  pro- 
létaires, tous  les  talents,  toutes  les  sortes  de  génie. 
Heureuse  la  patrie,  si  elle  savait  tirer  de  tous  ses 
enfants  le  plus  grand  effet  possible,  suivant  les  dons 
que  la  nature  a  départis  à  chacun!  La  pièce  de  Poney, 
intitulée  :  A  la  mer,  est  assurément  empreinte  d'un 
grand  sentiment  du  rhythme.  Les  dernières  strophes 
sont  fort  belles.  Laissons  de  côté  les  imperfections 
nombreuses.  Au  plaisir  naïf  que  l'auteur  prend  à  dé- 


74  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

crire  de  pures  sejisatlons,  on  reconnaîtrait  qu'il  est 
très-jeune,  et  qu'il  a  le  bonheur  de  vivre  sous  un  beau 
ciel.  Les  ouvriers  des  %'illes  industrielles  n'ont  pas  le 
ciel  de  Toulon,  ses  horizons,  le  contraste  de  ses  mon- 
tagnes et  desamer,  pour  les  soutenir  dans  leurs  labeurs. 
Aussi  leurs  accents,  quand  la  poésie  les  inspire,  sont- 
ils  bien  différents.  La  société,  le  malheur  de  leur 
condition,  voilà  leurs  sujets  ordinaires. 

Les  vers  de  Poney,  le  maçon  de  Toulon,  que  la  Re- 
vue Indépendante  vient  de  publier,  nous  ont  remis  en 
mémoire  et  les  poètes  prolétaires  que  cite  M.  Arago 
dans  la  lettre  qui  les  accompagne,  et  bien  d'autres 
encore  dont  les  noms  méritent  d'être  ajoutés  à  la  liste. 
Nous  avons  sous  les  yeux  un  volume  de  beaux  vers 
pleins  de  charme,  de  grâce,  et  de  mélancolie.  L'auteur 
est  une  jeune  ouvrière.  Une  poétesse  (si  nous  pouvons 
employer  ce  mot  qui  mériterait  d'être  dans  le  Diction- 
naire, et  qui  nous  paraît  aussi  nécessaire  maintenant 
que  celui  de  poète),  une  poétesse  justement  célèbre, 
madame  Tastu,  a  bien  voulu  servir  d'introductrice  à 
sa  compagne.  Dans  des  pages  touchantes,  elle  remar- 
que que  la  poésie,  l'instrument  poétique,  est  mainte- 
nant aux  mains  du  peuple,  des  classes  ouvrières,  des 
prolétaires.  Les  poètes  du  xvi»  siècle,  en  effet,  et  ceux 
du  commencement  du  x\ti**  siècle ,  étaient  presque 
tous  sortis  de  la  noblesse  :  Pierre  de  Ronsard,  Jean  et 
Joachim  Du  Bellay,  le  sire  de  Malherbe,  le  marquis  de 
Racan,  le  sieur  de  Segrais,  madame  des  lloulières,  et 
tant  d'autres.  Plus  tard,  les  poètes  sortirent  de  la 
bourgeoisie:  La  Fontaine,  Corneille,  Racine,  Boileau, 
Voltaire,  naissent  en  pleine  bourgeoisie,  dans  la  bour- 
geoisie riche.  Les  poètes  prolétaires  de  ces  deux  siè- 
cles, comme  le  menuisier  de  Nevers,   par  exemple, 


LES    POETES    POPULAIRES  75 

sont  des  anomalies,  des  exceptions  qui  paraissent 
tenir  du  prodige.  Au  xviii^  siècle,  au  contraire,  les 
grands  seigneurs,  les  nobles,  cette  classe  qui  avait 
donné  autrefois  la  fameuse  pléiade,  se  tarit  :  c'est  le 
temps  où  M.  de  Saint- Aulaire  entre  à  l'Académie  et  de- 
vient immortel  pour  un  quatrain.  Déranger,  de  notre 
temps, est  le  premier  exemple  d'un  grand  poète  sorti  des 
classes  populaires.  Les  autres  illustrations  poétiques 
contemporaines  appartiennent  encore  à  la  bourgeoi- 
sie. Ilparaîtrait,  suivant  madameTastu,  dont  nous  avons 
voulu  appuyer  les  prévisions  par  cette  remarque  his- 
torique, que,  le  temps  aidant,  l'inspiration  pourrait 
bien  passer  dans  les  classes  pauvres,  dans  les  classes 
inférieures,  comme  on  dit  encore  par  un  mauvais  lan- 
gage. Écoutons  madame  Tastu  : 

«  La  poésie  se  meurt,  dit-on,  comme  si  rien  mourait 
en  ce  monde  !  —  la  poésie  surtout;  la  poésie,  qui  ré- 
pond à  l'un  des  plus  irrésistibles  besoins  de  l'huma- 
nité; car,  ainsi  que  l'a  dit  la  Parole  divine  :  L'homme 
ne  vit  pas  seulement  de  pain.  Fidèle  à  sa  double  na- 
ture, à  peine  a-t-il  eu  le  temps  de  pourvoir  aux  néces- 
sités de  son  corps,  que  celles  de  son  âme  commencent 
à  se  manifester. 

»  Nos  intrépides  navigateurs,  en  explorant  la  Poly- 
nésie, ont  trouvé  dans  quelques-unes  de  ses  îles  des 
peuplades  barbares  qui  habitent,  comme  les  animaux 
sauvages,  des  tanières  enfumées,  qui  n'ont  pour  vête- 
ment qu'une  peau  de  bête,  pour  aliment  que  les  pro- 
duits de  la  pêche  ou  de  la  chasse,  produits  si  précaires, 
à  cause  de  l'imperfection  des  outils  et  des  instruments 
qu'ils  emploient,  que  souvent  ils  demeurent  plusieurs 
jours  sans  nourriture.  Eh  bien  !  ces  êtres  si  peu  déve- 
loppés encore  ont  déjà  senti  le  besoin  de  joindre  des 


76  QUESTIONS    d'aKT    ET    DE    LITTERATURE 

chants  à  tous  les  actes  de  leur  misérable  vie  :  ils  ont 
des  chants  pour  la  prière,  pour  les  combats,  pour  la 
chasse  ou  pour  la  pêche,  des  chants  rimes  et  rhythmés; 
ainsi,  en  apparence  si  près  de  la  brute,  ils  portent  ce- 
pendant la  marque  indélébile  de  leur  haute  origine, 
et  se  font  reconnaître  de  leurs  frères  en  se  joignant 
à  riiynine  universel  qui  de  la  terre  s'élève  incessam- 
ment vers  le  ciel. 

»  Non,  aucun  des  dons  que  le  Créateur  a  faits  à 
l'homme  n'est  destiné  à  périr;  non,  la  poésie  ne 
meurt  pas;  elle  se  transtigure  ou  se  déplace,  mais  elle 
existe  toujours.  A  l'origine  des  sociétés,  elle  préside 
à  tous  les  actes  faits  en  commun,  elle  n'est  alors 
qu'un  chœur  général.  Plus  tard,  quand  d  un  consen- 
tement unanime  les  hommes  ont  remis  le  pouvoir  aux 
mains  d'un  seul,  il  arrive  qu'à  l'entrée  d'un  siècle  ap- 
paraît quelque  grande  figure  qui  résume  en  soi,  aux 
applaudissements  de  ses  contemporains,  toute  la  poé- 
sie d'un  peuple  ou  d'une  époque.  Puis,  bientôt  l'esprit 
humain  se  lasse  de  cette  sublime  synthèse  :  l'indivi- 
dualité commence  à  se  faire  jour  :  chacun  veut  dire 
son  mot,  expliquer  sa  souffrance,  formuler  son  désir; 
Les  classes  diverses  de  la  société  viennent  l'une  après 
l'autre  figurer  sur  la  scène;  les  classes  élevées,  la 
bourgeoisie,  le  peuple,  les  femmes  enfin,  d'abord  rares 
et  timides,  puis  plus  nombreuses  et  plus  hardies. 
Comme  dans  une  œuvre  savante  de  Beethoven,  la 
phrase  harmonieuse  parcourt  l'orchestre ,  répétée 
tour  à  tour  par  chaijue  instrument.  Quand  le  silence 
se  fait  d'un  côté,  tournez-vous  de  l'autre  et  écoutez  ! 
vous  retrouverez  la  sublime  mélodie.  Vous  vous  plai- 
gnez qu'autour  de  vous  tout  est  aride,  stérile  et  des- 
séché; faites  un  pas  hors  de  l'enclos  qui  borne  vos 


LES    PO     TES   POPULAIRES  il 

regards,  et  vous  verrez  s'épanouir  à  vos  pieds  toutes 
fraîches  et  brillantes  la  foule  des  fleurs  des  champs. 
»  Ainsi  au  moment  où,  dit-on,  la  poésie  ne  trouve 
plus  que  des  oreilles  distraites,  oii  la  politique  envahit 
nos  salons,  oii  les  plus  aimés  de  nos  poètes  se  taisent 
ou  délaissent  la  pensée  pour  l'action,  la  lyre  pour  la 
tribune,  n'est-ce  pas  un  fait  à  remarquer  que  l'appa- 
rition de  cet  essaim  chantant  de  jeunes  filles  surgi 
tout  à  coup  des  rangs  populaires:  Élisa  Mercœur,  qui, 
en  s'élançant  dans  la  carrière,  heurta  si  tôt  contre  la  / 
tombe  ;  ÉUse  Moreau^,  Louise  Grombach^  Antoinette 
Quarré^  Marie  Carpantier  enfin,  dont  les  premiers 
essais  m'ont  inspiré  un  intérêt  que  je  voudrais  faire  ■ 
partager  au  public.  » 

Ce  ne  sont  pas  là,  je  le  répète,  les  seuls  poètes  pro- 
létaires dont  nous  avons  connaissance.  Il  en  est  un 
dont  nous  avons  lu  des  vers  qui  ne  rappellent  pas, 
comme  font  peut-être  ceux  des  auteurs  que  nous  ve- 
nons de  citer,  la  lecture  de  modèles,  des  vers  doués 
d'individualité,  d'originalité  intime  et  profonde.  Si  la 
profession  qu'il  exerce,  celle  d'ouvrier  en  vidanges, 
faisait  reculer  d'horreur  certains  oisifs,  nous  leur  di- 
rions que,  dans  l'enfer  de  Rabelais,  la  belle  reine 
Cléopâtre  est  laveuse  de  vaisselle.  La  société  actuelle 
ressemble  un  peu  à  cet  enfer,  puisqu'un  homme  comme 
M.  Poney  (c'est  le  nom  de  cet  ouvrier),  capable  d'é- 
crire des  vers  que  signeraient  Victor  Hugo  et  Lamar- 
tine, et  qui  ont  le  mérite  de  n'être  pas  une  imitation 
de  leur  école,  a  été,  par  le  hasard  de  sa  naissance,  li- 
vré à  cette  profession. 

Lyon,  la  grande  ville  des  ouvriers,  a  aussi  ses  poè- 
tes, canuts  et  autres,  que  nous  ferons  peut-être  con- 
naître un  jour. 


78  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

Au  surplus,  comme  on  peut  le  croire,  les  prolétai- 
res ne  manient  pas  seulement  le  vers;  ils  écrivent  fort 
bien  de  sages  pensées  en  prose.  Et,  comme  s'il  venait 
à  point  pour  nous  otre  en  aide  et  prouver  notre  asser- 
tion, voici  un  jeune  ouvrier  typographe  et  graveur  qui 
nous  remet,  à  l'instant  même,  une  Notice  sur  l'infor- 
tuné Boyer.  Cette  Notice  ne  peut  être  mieux  annoncée* 
qu'en  compagnie  des  poètes  du  peuple. 

Novembre   184|1. 
1,  Elle  a  été  publiée  dans  la  Revue  Indépendante» 


IX 
LAMARTINE 

UTOPISTE 


On  a  cité,  dans  le  premier  numéro  de  la  Revue  Inde- 
pendante^  de  beaux  vers  faits  par  des  ouvriers.  Au- 
jourd'hui, nous  trouvons,  en  ouvrant  au  hasard  le  der- 
nier recueil  de  poésies  d'un  illustre  écrivain i,  la  sanc- 
tion des  réflexions  que  nous  avaient  suggérées  ces 
heureux  essais  de  la  muse  populaire.  C'est  de  M.  de 
Lamartine  que  nous  recevons  cette  sanction  remarqua- 
ble et  précieuse,  exprimée  dans  les  plus  beaux  élans 
lyriques  qui  aient  peut-être  illustré  cette  plume  fé- 
conde. Lorsque  nous  venons  réclamer  avec  notre  siè- 
cle, au  nom  de  nos  pères  qui  nous  ont  ouvert  la  lice, 
au  nom  de  nos  enfants  qui  veulent  s'y  élancer,  l'éga- 
lité de  développement  pour  les  intelligences  dans 
tous  les  rangs  de  la  société,  voici  un  grand  maître  de 

1.  Recueillements  poétiques,  par  A.  de  Lamartine. 


80  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

l'art,  un  aristocrate  à  divers  titres,  qui  prophétise  har- 
diment l'application  et  le  résultat  de  nos  croyances. 
Ces  croyances  sont  donc  les  siennes.  N'en  doutez  pas, 
ou  plutôt  lisez  la  pièce  intitulée  :  Utopie. 

Quel  admirable  instrument  que  M.  de  Lamartine! 
Comme  il  répond,  comme  il  chante,  quand  la  main 
divine  presse  son  clavier  facile,  et  que  le  souffle  de 
l'inspiration  remplit  ses  tubes  sonores  I  Ce  n'est  point 
à  la  lyre  antique  que  je  voudrais  le  comparer.  Il  a 
moins  de  simplicité  et  plus  d'étendue.  C'est  l'orgue 
chrétien,  avec  toutes  ses  ressources,  sa  puissance  in- 
finie, ses  jeux  divers,  ses  voix  célestes,  ses  grands 
déchirements,  toutes  les  fictions  que  ses  vastes  flancs 
recèlent.  Mais  cette  grande  musique,  que  nous  écou- 
tons dans  l'extase,  n'est-ce  que  la  voix  d'un  instru- 
ment; et,  pour  nous  débarrasser  de  la  métaphore, 
cette  superbe  déclamation  prophétique  n'est-ellc  que 
le  trop-plein  d'une  intelligence  de  poète? 

Eh  bien,  que  nous  importe?  Et  comment  pourrions- 
nous  interroger  sévèrement  le  fond  de  celte  âme  où 
dorment  de  si  magnifiques  instincts,  évoqués  parfois 
et  poussés  dehors  par  cette  volonté  mystérieuse,  in- 
vincible, que  les  chrétiens  appelèrent  la  grâce,  et  que 
les  poètes  appellent  Vinspiration"!  Il  y  a  là  un  grand 
secret  psychologique,  et  ce  n'est  point  ici  le  heu  d'en 
sonder  les  abîmes. 

Que  M.  de  Lamartine  se  contredise  lui-même,  et 
qu'après  avoir  exhalé  toute  cette  vérité  qui  le  presse 
et  le  déborde  aux  heures  de  solitude  et  de  recueille- 
ment, il  rentre,  à  d'autres  heures,  dans  le  monde  des 
conventions  menteuses  et  des  transactions  mesqui- 
nes; (ju'il  s'agite,  noble  et  naïf  impuissant,  dans  la 
petite  politique  du  jour,  où,  faute  d'unité  dans  sa  pro- 


r     '  '  '  LAMARTINE    UTOPISTE  81 

pre  nature,  il  prodigue  de  belles  paroles  qu'on  écoute, 
qu'on  admire,  et  qu'on  oublie  aussitôt  ;  qu'il  s'amuse 
aux  bagatelles  de  la  tribune,  au  lieu  de  concentrer 
toute  cette  force  qu'il  semble  porter  en  lui-même,  et 
de  faire  de  sa  vie  un  monument  homogène,  hardi,  lo- 
gique, comme  nous  le  voudrions,  comme  il  ne  le  peut, 
hélas  !  Dieu  qui  fait  les  grands  hommes  si  incomplets 
sait  seul  pourquoi!  nous  n'avons  ni  le  droit  ni  le  cou- 
rage de  le  prendre  à  partie,  et  de  lui  dire  :  «  0  poëte 
que  nous  aimons  tant,  pourquoi  songez-vous  à  vos 
plaisirs,  tandis  que  vous  avez  charge  d'âmes'?  Pour- 
quoi laissez-vous  aller  la  vôtre  par  mille  fissures,  vase 
d'élection  qui  ne  scellez  pas  plus  les  eaux  de  notre  vie 
qu'une  coupe  d'argile?  Hélas!  que  de  temps  perdu 
dans  cette  belle  vie,  à  resserrer  une  popularité  que 
vous  croyez  étendre,  et  qui  fût  venue  vous  chercher 
plus  vite  et  plus  triomphalement  si  vous  eussiez  moins 
songé  à  elle  !  » 

A  quoi  servirait  d'ailleurs  cette  plainte  indiscrète? 
Le  poëte,  du  fond  de  sa  solitude  de  Saint-Point,  l'é- 
lève vers  le  ciel,  et  la  chante  lui-même,  pour  nous  ini- 
tier à  ses  regrets  et  à  ses  combats.  Mais,  redevenu 
homme  du  monde,  orateur  applaudi,  protecteur  bien- 
veillant et  courtisé,  célébrité  littéraire  adulée,  idole 
des  femmes  brillantes  qui  convoitent  et  qui  boivent 
ses  hommages,  comment  pourrait-il  écouter  les  rudes 
voix  qui  lui  diraient  pour  tout  compliment  :  Vous  êtes 
dans  la  vérité,  et  pour  tout  encouragement  :  Persévé- 
rezt  Non,  les  poètes  de  ce  siècle,  pas  plus  que  les  phi- 
losophes et  les  politiques  de  la  sphère  où  s'agite  M.  de 
Lamartine,  ne  peuvent  avoir  une  vie  si  austère  et  des 
satisfactions  si  sérieuses.  Ce  n'est  pas  toujours  leur 
faute,  nous  en  sommes  convaincus  ;  c'est  celle  du  mi- 

5. 


82  QUESTIONS    D    ART    ET    DE    LITTERATURE 

lieu  où  ils  respirent  et  de  l'époque  qu'ils  traversent. 
Le  plus  loyal  et  le  plus  sincère  de  tous,  c'est  sans 
doute  M.  de  Lamartine.  Car  son  courage  individuel  ne 
l'abandonne  pas  ;  et  il  rachète  toutes  ses  fantaisies 
sans  but  et  sans  résultat  par  de  soudaines  et  fou- 
droyantes proclamations,  soit  en  prose  parlementaire, 
soit  en  vers  pompeux  oii  l'amour  du  beau  et  le  sen- 
timent du  vrai  se  révèlent  sans  détour  et  sans  ré- 
serve à  la  face  de  cette  société  mesquine  et  rusée  qui 
croit  l'avoir  accaparé,  et  qui  reçoit  tout  à  coup  de 
lui  de  grands  coups  de  fouet  et  de  foudre  au  travers 
du  visage.  C'est  ce  qui  nous  console  de  voir  à  ce 
grand  poëte  les  goùls  et  les  allures  d'un  grand  sei- 
gneur. Si  le  barde  souvent  nous  échappe,  nous 
pouvons  nous  dire  que  ceux  qui  nous  l'ont  enlevé 
ne  le  garderont  pas  longtemps.  Collègues  politiques 
qui  croyez  l'enrôler  sérieusement  sous  la  petite  ban- 
nière trouée  de  votre  esprit  de  corps,  il  saura 
bien,  un  beau  matin,  vous  remettre  à  votre  place  en 
s'écriant  : 

Et  tu  veux  qu'au  milieu  de  ce  travail  d'un  monde, 

Le  siècle  de  six  jours,  sur  sa  tâche  inclim\ 

Se  retourne  pour  voir  quelle  âme  a  bourdonné? 

C'est  l'erreur  du  ciron  qui  croit  remplir  l'espace. 

Non  :  pour  tout  contenir  le  temps  n'a  que  sa  place  ; 

La  gloire  a  beau  s'enller.  uans  les  siècles  suivants 

Les  morts  n'usurpent  pas  le  soleil  des  vivants; 

La  même  {jroutle  d'eau  ne  remplit  pas  deux  vases; 

Le  fleuve  en  s'ecoulant  nous  laisse  dans  ses  vases. 

Et  la  postérité  no  suspend  pas  son  cours 

Pour  pécher  nos  orgueils  dans  le  vieux  lit  des  jours. 

Archicritiques,    aristarcpics  littéraires,   (jui  pensez 
l'enivrer  do  vos  llalteried,  ou  \c  faire  saigner  suus  vos 


LAMARTINE   UTOPISTE  83 

piqûres,  il  viendra  pour  persifler  avec  un  enjouement 
bien  philosophique  : 


Quoi  qu'en  disent  là-haut  les  scribes  dans  leurs  sphères, 

L'avenir,  mes  amis,  aura  d'autres  affaires  : 

Il  aura  bien  assez  de  sa  tâche  au  soleil 

Sans  venir  remuer  nos  vers  dans  leur  sommeil. 


Nous  venger?  l'avenir?  lui?  gros  d'un  univers? 

Lui,  dans  ses  grandes  mains  peser  nos  petits  vers? 

Lui,  s'arrêter  un  jour  dans  sa  course  éternelle 

Pour  revoir  ce  qu'une  heure  a  broyé  sous  son  aile? 

Pour  exhumer  du  fond  de  l'insondable  oubli 

La  page  où  du  lecteur  le  doigt  a  fait  un  plil 

Pour  décider,  au  nom  de  la  race  future, 

Si  l'hémistiche  impie  offensa  la  césure? 

Ou  si  d'un  feuilleton  les  arrêts  en  lambeaux 

Ont  fait  tort  d'une  rime  aux  morts  dans  leurs  tombeaux  ' 


Enfin,  si  vous  vous  imaginez  le  tenir,  prêtres  et 
docteurs  de  la  religion  du  passé,  prenez  garde  que 
d'un  coup  de  son  aile  le  cygne  du  christianisme,  de- 
venu aigle  de  la  prophétie  nouvelle,  ne  vous  renverse 
tout  à  plat.  Ce  sont  les  plus  beaux  et  les  plus  forts 
mouvements  lyriques  du  poète,  et  il  en  est  un  qui  mé- 
rite d'être  lu  tout  au  long  c'est  la  pièce  à  M.  de  Ge- 
noude  sur  son  ordination. 

Après  cette  profession  de  foi,  autrement  large  et 
aventureuse  que  celle  du  Vicaire  Savoyard,  ne  croi- 
rait-on pas  qu'au  lieu  de  se  remettre  à  écrire  de  petits 
vers  sur  l'album  des  duchesses,  le  grand  lyrique  va 
chanter  cet  autre  prêtre  qui,  pour  n'avoir  pas  voulu 
rentrer  dans  le  passé,  mais  au  contraire  s'élancer  dans 
l'avenir,  dort  aujourd'hui  sous  les  verrous  de  Sainte- 


8-4  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Pélagie?  Mais  non!  une  jeune  Moldave  passera  par  la 
tête  du  poëte  mobile  et  impressionnable,  et  nous 
aurons  ses  stances  à  la  belle  Moldave.  Puis,  quand  ce 
gracieux  et  innocent  caprice,  ([ui  ne  s'arrête  ni  à  Ange- 
lica,  ni  à  Augustûy  ni  à  l'imprudente  qui  demande  des 
cheveux,  sera  épuisé,  nous  aurons  le  Toast  entre  les 
Gallois  et  les  Bretons,  hymne  humanitaire  magnifique, 
digne  en  plusieurs  endroits  de  Byron  lui-même,  dont 
le  sentiment  relève  de  cette  parole  du  Christ  :  Le 
temps  est  proche  oii  il  n'y  aura  plus  ni  juifs  ni  gen- 
tils^ dont  l'inspiration  a  traversé  le  saint-siraonisme, 
Fourrier,  les  chartistes,  voire  les  idées  communistes  de 
ces  derniers  temps,  et  tjue  Jean-Jacques  Rousseau, 
déjà  si  honteux  d'avoir  publié  la  Polysynodie  de  l'abbé 
de  Saint-Pierre,  n'eût  certes  pas  osé  transcrire  du 
vers  en  prose.  Mais,  après  la  sublime  UtopiCyle  poëte- 
prophète  ne  va-t-il  pas  écrire  le  nouveau  Contrat 
social  du  xix*"  siècle?  Le  voilà  cjui  jette  la  bride  sur  le 
cou  du  lier  destrier,  compagnon  de  ses  courses  roma- 
nesques, et  qui  le  laisse  errer  sous  les  ombrages 
abandonnés  de  son  domaine,  jusqu'à  la  fin  de  la  pro- 
chaine session;  le  voilà  qui  descend  dans  l'arène  des 
intérêts  sociaux  et  dans  la  sphère  de  l'application  ;  il 
étudie  les  lois,  il  les  discute,  il  les  triture.  Il  pourrait 
nous  en  formuler  l'esprit,  grâce  aux  progrès  accom- 
plis dans  l'humanité,  mieux  que  l'illustre  Montesquieu 
ne  put  le  faire  de  son  temps.  Mais  comment  le  ferait-il? 
le  temps  lui  manque  entre  le  travail  éternel  de  décom- 
position et  (le  recomposition  de  cabinets,  et  les 
décrets  de  la  jiolice  sociale  sur  les  besoins  et  les  appé- 
tits de  la  bourgeoisie  industrielle.  Le  détail  absorbera 
toute  celle  illustre  et  futile  existence.  Jamais,  dans  ce 
dédale  de  l'analyse  et  <l'i  travail  à  courtes  séances. 


LAMARTINE    UTOPISTE  85 

comme  eût  dit  Fourrier^  la  synthèse  de  cette  belle 
âme  et  de  ce  noble  génie  ne  pourra  se  dégager  des 
ténèbres  où  elle  lutte  contre  la  lumière.  Oh  !  puis- 
sions-nous être  en  ceci  de  faux  prophètes  !  Puisse-t-il 
entrer  dans  une  nouvelle  phase  de  développement 
moral,  ce  rare  talent,  qui  déjà  se  confesse  avec  tant  de 
grandeur  et  de  simplicité  d'avoir 

(Pardonnez-lui.  mon  Dieu  !  tout  homme  ainsi  commence  !) 

trop  caressé  en  lui  le  sentiment  du  moi  I 

Frère  !  Le  temps  n'est  plus  où  j'écoutais  mon  âme 
Se  plaindre  et  soupirer  comme  une  faible  femme 
Qui  de  sa  propre  voix  soi-même  s'attendrit. 


Ma  personnalité  remplissait  la  nature. 


Puisse-t-il  ne  pas  se  borner  à  sentir,  à  comprendre, 
à  exprimer,  comme  s'il  s'agissait  seulement  d'aimer 
vertu  de  la  même  manière  dont  certains  artistes 
aiment  l'art,  pour  Fart!  Piiisse-t-il  presser  un  peu 

Le  pas  réglé  du  genre  humain, 

et  se  tenir  à  sa  place  entre  ces  deux  natures  qu'il 
décrit  si  bien  : 

Il  est  dans  les  accès  des  fièvres  politiqiies 
Deux  natures  sans  paix  de  cœur  antipathiques; 
Ceux-là  dans  le  roulis,  niant  le  mouvement. 
Pour  végétation  prenant  la  pourriture, 
A  l'immobilité  condamnant  la  nature. 
Et  mesurant,  haineux,  à  leur  courte  ceinture 
Son  gigantesque  accroissement! 


8G  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Ceux-ci  voyant  plus  loin  sur  un  pied  qui  se  dresse, 
Buvant  la  vérité  jusqu'à  l'ardente  ivresse. 
Mêlant  au  jour  di\'in  l'éclair  des  passions, 
Voudraient  pouvoir  ravir  l'étincelle  à  la  foudre, 
Et  que  le  monde  entier  fût  un  monceau  de  poudre. 
Pour  faire  d'un  seul  coup  tout  éclater  en  poudre, 
Lois,  autels,  trônes,  nations! 

Eh  bien,  M.  de  Lamartine  a  raison  :  ces  deux 
natures  existent  et  se  combattent.  Mais  il  se  trompe 
en  croyant  que  la  troisième  nature,  la  nature  du  juste 
et  du  sage,  à  laquelle  il  aspire,  soit  celle  qui  renie  les 
deux  autres  et  s'en  détache  pour  rentrer  dans  le  calme 
auguste  et  agréable  de  la  résignation  et  de  la  patience. 
Non,  grand  poote  !  ce  n'est  pas  là  le  type  du  juste  aux 
jours  où  nous  vivons,  et  nous  ne  voulons  pas  croire 
que  ce  soit  le  vôtre.  C'est  une  philosophie  du  passé, 
plus  ancienne  et  plus  hors  de  cours  que  l'ascétisme 
chrétien,  celle  qui  dit  au  sage  : 

La  résifînaation  est  la  force  du  juste, 
La  patience  est  sa  vertu. 

Non,  non,  cent  fois  non!  le  juste  à  présent  ne  peut 
pas  être  calme  et  résigné  au  fond  de  son  cœur, 
comme  s'il  ne  s'agissait  que  de  se  reposer  ou  de  se 
sauver  tout  seul  en  dehors  de  l'humanité.  Quand  vous 
avez  célébré  Viïidivisihlr  rinitr  humai  ne,  vous  avez 
bien  compris  la  philosophie  autrement  que  l'auteur  de 
l'Imitation  de  J.-C,  dont  vous  avez  dit,  je  ne  sais  par 
quel  caprice,  dans  votre  Prélace,  (ju'il  possède  plus 
de  philosophie  et  de  poésie  à  lui  seul  qu'Homère, 
Virgile,  Cicéron»  Chateaubriand,  Goethe,  Byron,  toua 


LAMARTINE   UTOPISTE  87 

ensemble.  Vous  avez   bien  senti  la  douleur  et  l'indi- 
gnation, quand  vous  avez  dit  : 

Alors,  par  la  vertu,  la  pitié  m'a  fait  homme; 
J'ai  conçu  la  douleur  du  nom  dont  on  la  nomme. 
J'ai  sué  sa  sueur,  et  j'ai  saigné  son  sang. 


Alors  j'ai  bien  compris  par  quel  divin  mystère 
Un  seul  cœur  incarnait  tous  les  maux  de  la  terre. 
Et  comment,  d'une  croix  jusqu'à  l'éternité, 
Du  cri  du  Golgotha  la  tristesse  infinie 
Avait  pu  contenir  seul  assez  d'agonie 
Pour  exprimer  rhumanité  ! 


Oui,  j'ai  trempé  ma  lèvre,  homme,  à  toutes  ces  peines, 
Les  gouttes  de  ton  sang  ont  coulé  de  mes  veines  ; 
Mes  mains  ont  essuyé  sur  mon  front  tous  ces  maux. 
La  douleur  s'est  faite  homme  en  moi  pour  cette  foule  ; 
Et  comme  un  océan  oîi  toute  larme  coule, 
Mon  àme  a  bu  toutes  ces  eaux  ! 

Que  VOUS  dirais-je  que  vous  n'ayez  dit  vous-même 
en  mille  endroits  avec  une  magie  d'expression,  un 
élan  d'enthousiasme  et  de  conviction  qui  n'appartient 
qu'à  vous?  Non,  vous  ne  pensez  pas  que  le  stoïcien 
des  anciens  jours  soit  le  juste  milieu  entre  les  des- 
tructeurs aveugles  et  les  conservateurs  stupides. 
Vous  savez  que  ce  juste  ne  doit  pas  être  un  milieu, 
mais  un  lien,  un  complément,  un  troisième  terme  qui 
féconde  les  deux  autres  ,  retenant  l'un  ,  pressant 
l'autre,  les  vivifiant  tous  deux,  et  que  par  conséquent 
l'homme  politique  ne  doit  pas  passer  tout  seul  dans  sa 
gloire  et  dans  sa  majesté  entre  les  partis,  mais  les 
prendre  et  les  porter  tous  dans   ses  entrailles  pour 


88  QUESTIONS    D*ART   ET   DE    LITTERATURE 

leur  donner  la  vie  en  complétant  la  sienne,  en  la  nour- 
rissant, en  la  développant  au  contact  de  l'humanité. 
Vous  l'avez  dit,  vous  l'avez  senti,  vous  le  savez; 
donc  je  me  tais. 

Mais  à  ceux  qui  pensent  que  U.  de  Lamartine  est 
un  homme  froid  et  personnel,  capable  de  s'assimiler 
toutes  les  vérités  et  de  se  parer  de  toutes  les  gran- 
deurs intellectuelles,  sans  éprouver  aucune  charité, 
aucun  patriotisme,  aucun  zèle  véritable,  nous  dirons  : 
Vous  vous  trompez  ;  ^vous  ne  le  comprenez  pas.  Il 
comprend,  donc  il  sent;  il  sent,  donc  il  aime  ;  il  aime, 
donc  il  agit.  Mais  d'où  viennent  ces  contradictions 
sans  nombre,  cet  éclectisme  sans  issue  et  toute  celte 
agitation  sansrésultat?  D'un  seul  travers,  inhérent  peut- 
être  à  sa  nature  de  pou^  ;  d'une  certaine  frivolité  na- 
turelle, insurmontable,  qui  l'entraîne  à  la  suite  d'un 
billet  doux,  d'un  papillon,  d'un  zéphyr,  de  moins  en- 
core, d'une  distinction  sociale  ou  d'un  succès  immé- 
diat, tout  au  milieu  de  ses  recueillements  philoso- 
phiques et  religieux  ,  qu'il  appelle  modestemeut 
poétiques.  Car  il  est  modeste  aussi,  n'en  doutez  pas, 
et  jamais  plus  que  quand  il  vient  de  céder  à  l'impul- 
sion souveraine  de  la  vanité.  Lisez  sa  Préface  :  c'est 
un  clief-d'cruvre  de  grâce,  de  poésie,  d'incohérence 
et  de  j)uérilité.  Il  n'y  parle  que  de  lui-même  ;  et  c'est 
pour  s'y  placer  toujours  trop  bas  dans  les  choses  où  il 
est  supérieur,  trop  haut  dans  celles  où  il  ne  l'est 
point.  Oui,  c'est  un  enfant  (pie  l'homme  qui  a  écrit  et 
signé  une  telle  PréAice  ;  mais  un  noble  enfant,  un  en- 
fant (le  génie;  et  je  ne  crois  pas  (jue  ce  soit  un  motif 
pour  être  sévère  env(M's  lui,  d'autant  plus  que  cet  en- 
fant a  déjà,  depuis  que  nous  suivons  sa  course  vague 
et  capricieuse,  fait  des  pas  de  géant,  tout  en  ayant  l'air 


LAMARTINE   UTOPISTE  89 

de  se  jouer  parmi  les  fleurs  de  la  poésie.  Il  en  fera 
encore;  et  déjà,  malgré  quelques  strophes  un  peu 
erotiques  sous  un  air  béat,  on  peut  dire  avec  joie  et 
respect  que  l'enfant  se  fait  homme. 

L'attrait  que  nous  éprouvions  à  nous  occuper  de 
lui  nous  a  fait  entrer  dans  cette  longue  divagation 
tout  à  fait  malgré  nous.  Ce  n'était  point  ici  le  lieu  de 
faire  toutes  ces  réflexions  sur  M.  de  Lamartine;  nous 
vouhons  citer  seulement  ces  vers  communistes  dont 
quelques-uns  eussent  peut-être  envoyé  leur  auteur  à 
Sainte-Pélagie,  s'il  les  eût  signés  d'un  autre  nom. 
Nous  voulions  dire  que  le  sentiment  de  la  vie,  de  l'a- 
venir, de  la  perfectibihté,  de  l'égalité  est  à  cette  heure 
dans  toutes  les  nobles  âmes,  poètes  célèbres  ou  ri- 
meurs  prolétaires,  et  la  parole  de  id  vérité  sur  toutes 
les  lèvres  éloquentes,  depuis  M.  de  Lamartine  jus- 
qu'à Savinien  Lapointe. 

Décembre  1841. 


X 


DIALOGUES    FAMILIERS 


POÉSIE  DES   PROLÉTAIRES 


I  1 


J'entendis  l'autre  soir  la  conversation  suivante 
entre  M.  A  et  M.  Z.,  à  l'occasion  de  deux  ouvrages 
qu'ils  trouvèrent  sur  ma  table,  et  qui  leur  inspirèrent 
des  réflexions  fort  différentes. 

M.  A.,  prenant  un  volume.  —  Poésies  de  Magu,  tis- 
serand. —  Ah  !  celui-là  doit  faire  de  bien  mauvaise 
toile!  —  (Posant  le  volume,  et  en  ouvrant  un  autre.) 
Encore  des  vers  t  Poésies  de  Beuzeville.  Qu'est-ce  qu'il 
fait,  celui-là?  des  sonnets  ou  des  perruques? 

M.  Z.  —  Beuzeville  est  potier  d'étain. 

M.  A.  — Diantre!  si  son  étain  est  bien  battu,  ses 
vers  doivent  être  mal  frappés. 

M.  Z.  —  Voulez-vous  me  permettre  de  vous  en  lire 
quelques-uns? 

M.  A,  —  De  tout  mon  cœur. 


92  nUESTIONS    d'aRT   ET   DE   LITTERATURE 

M.  Z.  —  Tenez!  La  première  pièce  du  volume;  un 
compliment  de  bonne  année  adressé  à  de  jeunes  en- 
fants. 


UN   AN  DE  PLUS 


Enfants,  encore  un  an  qui  passe. 
Eh  bien,  vous  voilà  tout  joyeux  ? 
Un  an  de  plus,  enfants,  à  jeter  dans  l'espace, 
Un  an  de  moins  à  voir  les  cieux  ! 


Et  vous  riez  encore,  et  rien  sur  votre  bouche 

Ne  semble  révéler  un  sentiment  chagrin  ! 

Quoi  !  cet  anneau  passé  de  la  chaîne  qui  touche 

Du  soir  de  l'homme  à  son  matin. 
Il  n'a  donc  pas  froissé  votre  petite  main? 


Quoi  !  nen  ne  vous  émeut  î...  Allons,  j'ai  tort  peut-être, 
Moi  qui  veux,  malgré  vous,  ainsi  vous  affliger. 

Oui!...  Pourquoi  vous  faire  connaître 
Des  maux  contre  lesquels  rien  ne  peut  protéger? 

Et  puis  une  année,  à  votre  âge, 
Il  semble  que  cela  ne  doit  jamais  finir; 
C'est  presque  le  passé,  c'est  tout  un  avenir. 

Nous...  nous  savons  que  son  passage 
Laisse  le  souvenir  de  bien  des  jours  perdus  ; 
Un  peu  d'espoir  de  moins,  quelcjues  chagrins  de  plus. 
Nous...  nous  n'attendons  point  avoc  un  œil  d'envie. 
L'heure  où  tombe  une  feuille  à  l'arbre  de  la  vie. 


Cette  chute,  pour  vous,  a  pourtant  des  appas. 
Et  vous  applaudissez,  quand  son  heure  est  venue 


93 


DIALOGUES   FAMILIERS 

Car  si  votre  avenir  jour  à  jour  diminue, 
Nul  ne  vous  le  dit,  n'est-ce  pas  ? 


Quand  le  temps  vous  présente  une  nouvelle  année, 
Il  la  pare  de  fleurs,  la  charge  de  cadeaux; 
Il  fait  exprès  pour  vous  une  heureuse  journée. 
Où  vous  pouvez  saisir  mille  plaisirs  nouveaux. 
Qu'il  porte  suspendus  au  tranchant  de  sa  faux. 
Prenez  ;  l'heure  pour  vous  sera  trop  tôt  venue, 
Où  vous  ne  toucherez  que  la  faux  toute  nue... 


Ici,  M.  A  interrompit  M.  Z. 

M.  A.  — Assez,  mon  ami  ;  je  vois  ce  que  c'est.  De 
très-beaux  vers,  en  vérité  ;  et  je  ne  sais  pas  lequel  de 
nos  poètes  en  vogue  en  ferait  de  meilleurs,  le  sujet 
donné.  Mais  cela  me  met  en  doute  encore  plus  sur  la 
bonne  fabrication  des  ustensiles  qui  sortent  de  la 
main  d'un  tel  lyrique. 

M.  Z.  —  Ne  vous  en  mettez  point  en  peine.  Beuze- 
ville  est  un  bon  ouvrier  ;  et,  pour  vous  convaincre  du 
laborieux  emploi  de  ses  journées  d'artisan,  lisez  sa 
pièce  intitulée  :  Huit  heures  du  soir.  Je  sais  que  vous 
n'aimez  pas  les  longues  lectures  :  mais  jetez-y  les 
yeux;  ce  sera  bientôt  fait. 

M.  A.,  après  avoir  parcouru  les  pages  indiquées 
par  M.  Z.  —  Il  est  certain  que  cette  peinture  est  tou- 
chante. Ce  retour  de  l'atelier  au  foyer  domestique,  ce 
père  qui  embrasse  sa  femme  et  ses  enfants,  pour  ou- 
blier en  un  instant  sa  journée  de  fatigue  ;  cette  apos- 
trophe aux  jeunes  ouvriers  : 

Pauvres  fleurs  qui,  chaque  journée, 
Restent  douze  heures  sans  soleil  ! 

cette  prière  du  soir,  cette  bénédiction  de  la  vieille 


94  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

mère,  cette  effusion  avec  l'ami,  ouvrier  et  poëte aussi: 
tout  cela  est  plein  de  ^râce.  de  mélancolie,  d'amour  et 
de  piété.  Vous  voyez  que  je  ne  porte  pas  de  préven- 
tions dans  mon  juprement,  et  que  je  sympathise  de 
tout  mon  cœur  avec  les  belles  idées  associées  aux 
beaux  sentiments. 

M.  Z.  —  Mais  ne  vous  semble-t-il  pas  que,  lors- 
qu'on sait  goûter  si  noblement  et  si  saintement  une 
heure  de  repos  par  jour,  c'est  qu'on  y  porte  le  témoi- 
gnage dune  journée  consciencieusement  remplie  par 
le  travail?  Un  homme  qui  sent  si  vivement  les  dou- 
ceurs de  la  famille,  en  pourrait- il  méconnaître  les  de- 
voirs? Et  supposez- vous  que  l'ouvrier  qui  ferait  de 
bons  vers  et  de  mauvaise  besogne  trouverait  assez 
d'ouvrage  pour  gagner  son  pain,  celui  de  ses  enfants, 
de  sa  mère,  de  sa  femme? 

M.  A.  —  Allons,  je  vous  passe  celui-là  ;  il  m'a  pris 
par  lo  cœur,  et  je  ne  me  défends  })lus.  J'ai  beau  feuil- 
leter son  recueil,  je  n'y  vois  pas  un  hémistiche  (jui 
trahisse  la  moindre  piqûre  de  vanité,  cette  bète  veni- 
meuse qui  mord  si  avant  dans  le  ventre  des  littéra- 
teurs de  ce  temps-ci  (de  quelque  classe  qu'ils  soient), 
qu'elle  les  rend  (juasi  fous,  et  presque  toujours  imper- 
tinents. 

M.  Z.  —  Je  prends  ado  de  vos  dernières  pa- 
roles. 

M.  A.  —  Quel  piège  me  tendez-vous?  N'importe,  je 
ne  me  retracte  pas,  j'aime  les  hommes  modestes,  et 
j'ai  bien  de  la  peine  à  admirer  les  plus  belles  œuvres 
de  ceux  qui  ne  le  sont  pas. 

M.  Z.  —  Je  me  garderai  bien  de  vous  contredire. 
Voulez-vous  (jue  nous  cherchions  dans  les  poésies  du 
tisserand  si  nous  n'y  trouverons  pas  quelques  traces 


DIALOGUES   FAMILIERS  95 

de  cette  vanité  que  nous  ne  rencontrerons  pas  dans 
le  Potier  d'étain? 

M.  A.  —  Ne  clierchons  pas,  croyez-moi,  nous  trou- 
verions. 

M.  Z.  —  Au  contraire,  cherchons.  Il  serait  bien 
beau  de  rencontrer  dans  de  la  poésie  d'ouvrier  autant 
de  goût  à  cet  égard  qu'il  y  en  a  dans  La  Fontaine  et 
dans  Béranger. 

M.  A.  —  Pourquoi  dites-vous  de  la  poésie  df  ouvrier? 
Je  ne  puis  souffrir  cette  locution  ;  elle  sent  son  char- 
latanisme humanitaire  et  son  outrecuidance  démo- 
cratique. Il  n'y  a  pas  de  poésie  d/ouvriers,  il  y  a  de  la 
poésie  de  poètes.  Je  n'en  connais  point  d'autre, 
quant  à  moi.  Pourquoi  voulez-vous,  vous  autres  égali- 
taires,  monter  la  tête  à  ces  bonnes  gens,  en  leur  faisant 
accroire  qu'ils  créent  une  poésie?  Rien  n'est  moins 
fondé  que  cette  prétention.  Ils  prennent  l'art  poétique 
au  point  oii  leurs  devanciers  et  leurs  contemporains, 
les  versificateurs  des  classes  éclairées,  l'ont  amené 
pour  tout  le  monde  ;  et  comme  il  n'y  a  jamais  eu 
autant  d'écrivains  sur  la  surface  de  cette  pauvre 
terre  qu'on  en  voit,  hélas!  aujourd'hui,  de  proche  en 
proche  la  fureur  de  rimer  se  propage,  et  pénètre 
jusqu'au  fond  des  atehers  et  des  échoppes.  C'est  un 
mouvement  d'activité  pour  l'esprit  humain  qui  ne 
connaît  plus  de  bornes,  et  qu'il  faut  bien  subir. 
Que  les  ouvriers  s'amusent  à  faire  des  vers  ou 
de  la  prose  à  leurs  heures  de  délassements,  cela 
vaut  mieux  que  d'aller  au  cabaret,  d'y  manger  son 
salaire,  et  de  dire  comme  Sganarelle  à  sa  femme 
qui  se  plaint  d'avoir  des  enfants  sur  les  bras; 
Mets-les  à  terre.  Mais  je  trouve  plaisant  que  ces 
honnêtes  gens  s'imaginent  avoir  découvert  le  Par- 


96  QUESTIONS    d'aUT    ET    DE    LITTERATURE 

nasse,  parce  qu'ils  ont  lu  et  compris  les  règles  de  la 
versification. 

M.  Z.  —  N'y  en  a-t-il  pas  quelques-uns  parmi  les 
compagnons  surtout,  qui  ne  connaissent  point  les 
règles,  qui  savent  à  peine  la  langue,  et  chez  qui  l'in- 
stinct poétique  se  révèle  par  des  éclairs  de  sentiment  et 
d'enthousiasme? 

M.  A.  —  Oui,  et  à  vous  dire  le  vrai,  j'aime  mieux 
ces  chansons  populaires,  avec  leurs  incorrections, 
leurs  mauvaises  rimes,  leurs  plaisantes  césures,  mais 
aussi  avec  leur  naïveté  antique,  leur  cordialité  tou- 
chante, et  leur  sainte  bonne  foi,  que  tous  ces  grands 
alexandrins  imités  de  Victor  Hugo  ou  de  Lamartine, 
qui  nous  inondent  déjà  dans  les  journaux  du  peuple 
et  dans  ces  recueils  modestement  intitulés  Poésie 
sociale... 

M.  Z.  —  Pardonnez-moi  de  vous  interrompre.  Il  y 
aurait  beaucoup  à  dire  sur  le  titre  que  vous  raillez. 
Je  ne  prétends  pas  (et  je  pense  que  le  publicateur 
généreux  des  Poésies  sociales  ne  le  prétend  pas  non 
plus)  que  son  recueil  de  poésies  démocratiques  soit 
un  traité  de  réforme  sociale.  Mais  ces  poésies  bonnes 
ou  mauvaises  (vous-même  en  avez  admiré  plusieurs, 
je  m'en  souviens),  peuvent  bien  prendre  leur  qualifi- 
cation de  la  pensée  qui  domine  leur  ensemble,  et  qui 
affecte  le  plus  profondément  l'esprit  des  écrivains 
prolétaires.  —  Vous  ne  prétendez  pas,  vous  ne  vou- 
driez pas  prétendre  que  ces  réformes  si  urgentes,  si 
nécessaires  aient  occupé  beaucoup  le  cœur  ou  le  cer- 
veau des  fio}nmes  cri'^tat  (|ui  nous  dirigent,  i)uisque 
jusqu'ici  ils  n'ont  trouvé  de  solution  au  problème 
social  et  à  la  crise  sociale  (ce  mot  vous  impatiente, 
mais  il  faut   bien  appeler  les  choses  par  leur  nom), 


DIALOGUES    FAMILIERS  97 

que  dans  le  sabre  des  gardes  municipaux  et  le  bâton 
des  assommeurs  de  la  brigade  de  sûreté.  D'ailleurs, 
les  hommes  d'État  ne  font  point  de  poésie,  chacun  le 
sait.  Vous  ne  me  direz  pas  non  plus  qu'excepté  M.  de 
Lamartine  qui  vient  d'en  faire  de  magnifiques,  et 
Déranger  qui  en  a  fait  d'immortelles,  les  lyriques  de 
nos  jours  ^  se  soient  beaucoup  préoccupés  défaire 
des  poésies  où  la  société  humaine  joue  un  rôle  ;  nous 
chercherions  vainement  chez  eux  autre  chose  que  l'in- 
dividualisme le  plus  solennel  et  le  plus  antihumain, 
sous  des  formes  souvent  admirables,  mais  rarement 
sympathiques,  jamais  utiles. 

M.  A.  —  Ils  viendront  à  s'oublier  un  peu  quand  le 
mouvement  social  (puisque  social  il  y  a)  sera  mieux 
marqué.  Ce  sont  des  gens  dont  la  montre  retarde  ; 
tandis  qu'ils  se  regardaient  au  miroir,  ils  ont  oubhé  de 
la  remonter.  Mais  continuez. 

M.  Z.  —  Je  vous  disais  que  puisque  les  poètes  des 
classes  aisées  ne  s'inspirent  pas  des  maux  et  des 
besoins  de  la  société,  soit  qu'ils  les  méconnaissent, 
soit  qu'ils  les  oublient,  les  poètes  prolétaires  ont  bien 
le  droil  de  s'en  inspirer,  eux  qui  les  sentent  si  profon- 
dément, et  qui  pourraient  dire  avec  le  prophète  :  De 
profundis  clamavi  ad  te,  Domine.  Ils  se  plaignent 
donc,  ils  s'effrayent,  ils  se  désespèrent,  a  Eh  quoi  ! 
vous  disent-ils,  cette  misère,  cette  angoisse,  cet  avilis- 
sement, ne  finiront  donc  pas?  »  Il  en  est  même  qui 
menacent  et  qui  osent  dire  (les  insolents!)  :  «  Vous 
nous  condamnez  à  tous  les  maux,  à  tous  les  opprobres  ; 


1.  Il  faut  en  excepter  M.  Auguste  Barbier,  qui  a  fait  dans  La- 
zare une  pièce  intitulée  :  la  Lyre  d'airain,  véritable  chef-d'œu- 
vre comme  art  et  comme  sentiment. 

6 


98  QUESTIONS   d'art  ET   DE   LITTÉRATURE 

VOUS  avilissez  nos  femmes  et  nos  lilles;  vous  aban- 
donnez les  enfiints  dont  vous  les  rendez  mères;  et 
vous  riez  à  toutes  nos  plaintes,  à  toutes  nos  indi- 
gnations? Mais  ne  méritez-vous  donc  pas  que  la  ven- 
geance céleste  vous  atteigne,  et  que  quelque  père 
outragé  vienne  vous  demander  compte  de  vos  crimes  ?  » 
Oui,  je  sais  qu'il  y  a  des  imprécations  de  celte  force 
dans  les  Poésks  sociales ^  et  je  n'en  vois  pas  trop 
l'immoralité,  je  l'avoue  à  ma  honte,  bien  que  je  n'ap- 
prouve en  aucun  cas  la  loi  du  sang  et  la  peine  du 
talion.  Mais  depuis  quand  donc  la  poésie  a-t-elle  perdu 
le  droit  de  forcer  un  peu  l'expression  des  sentiments 
énergiques  ?  Depuis  quand  la  sûreté  publique  exige- 
t-elle  qu'on  mette  un  traité  de  résignation  dans  la 
bouche  d'un  pauvre  dont  un  richç  avait  rendu  la  lille 
infanticide  ?  Ne  dites  donc  pas  que  ces  cris  et  ces 
plaintes  contre  le  désordre  social  auquel  votre  ordre 
conservateur  nous  livre,  sont  une  atteinte  à  la  tou- 
chante union  qui  régnerait  entre  les  classes  de  la 
société,  si  celles  qui  souflVent  voulaient  bien  se  taire. 
C'est  le  gouvernement  qui  provoque  chaque  jour,  à 
toute  lieure,  par  ses  mesures  de  police,  par  les  réqui- 
sitoires de  ses  accusateurs  publics,  avocats  généraux 
et  journaHstes,  les  différentes  classes  de  la  société 
à  une  lutte  barbare,  c'est  lui  qui  est  coupable  du 
délit  d^excUation  à  la  haine,  et  non  ces  poëtes  d'ate- 
lier (}ui,  certes,  font  moins  de  bruit  et  de  mal  que  les 
actes  do  violence  émanés  du  pouvoir. 

M.  A.  —  Mon  cher  ami,  si  vous  vous  emportez,  je 
ne  discute  plus.  Nous  voici  loin  du  sujet  qui  nous  oc- 
cupait d'abord. 

M.  Z.  —  Je  crois  que  nous  y  sommes  en  plein,  au 
contraire.  Vous  ne  voulez  pas  qu'on  publie  de  iapocsie 


DIALOGUES    FAMILIERS  99 

d'ouvriers  sous  le  titre  de  Poésies  sociales;  vous  ne 
voulez  même  pas  qu'on  dise  que  les  ouvriers  font  de 
la  poésie  d'ouvriers.  Elibien^,  je  réponds  en  bloc  à  vos 
deux  reproches.  Il  n'y  a  que  les  ouvriers  pour 
s'occuper  des  maux  de  la  société,  dont  ils  sont,  en 
tant  qu'ouvriers  et  en  tant  qu'hommes,  les  plus  nom- 
breuses et  les  plus  infortunées  victimes.  En  tant  que 
poètes,  ils  ont  le  droit  de  s'en  inspirer,  et  d'appeler 
leurs  poésies  poésies  cVouvriers,  ce  qui  signifie  poé- 
sies d'hommes  qui  souffrent  et  qui  réclament;  poésies 
sociales,  ce  qui  signifie  poésies  d'hommes  qui  veulent 
une  société  et  à  qui  on  refuse  une  existence  sociale. 
Sociale  est  l'adjectif;  ouvrier  est  la  signature. 

M.  A.  —  Moi,  je  répète  et  je  soutiens  que  vous  êtes 
tout  à  fait  sorti  de  la  question.  Avec  votre  manie  de 
discussion  passionnée,  vous  m'avez  adressé  indirecte- 
ment des  reproches  et  des  injures  que  ma  proposition 
ne  provoquait  pas  et  n'eût  pas  dû  m'attirer.  Je  ne 
niais  pas  le  droit  que  l'éditeur  d'un  choix  de  romances 
espagnoles  aurait  d'intituler  son  recueil  :  Poésies  espa- 
gnoles; mais  je  disais  que  s'il  nous  donnait,  au  lieu  de 
traductions  de  textes  authentiques,  des  imitations 
faites  à  plaisir  par  quelques  littérateurs  de  ses  amis, 
ce  publicateur  se  moquerait  de  nous.  Voilà  quelle  était 
ma  pensée,  et  je  ne  sortais  pas  du  point  de  vue  litté- 
raire. Je  persiste  donc  à  dire  qu'il  n'y  a  pas  de  poésies 
d'ouvriers  dans  le  sens  artistique  de  cette  expression. 
Les  ouvriers  naïfs,  les  compagnons  illettrés  qui  font 
des  chansons  populaires  sont  peut-être  aussi  nés 
poètes;  mais  leurs  vers  incorrects  ne  sont  pas  des 
vers.  Et  quant  à  ceux  qui  connaissent,  comme  Beuze- 
ville,  comme  Savinien  Lapointe,  dont  vous  m'avez 
parlé  dernièrement,  les  secrets  de  l'art  poétique,  ce 


100         QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATIRE 

sont  des  ouvriers-poëtes,  et  non  des  portes-ouvriers. 
Ouvrier  ne  peut  pas  être  pris  comme  un  adjectif  ser- 
vant à  qualifier  une  certaine  poésie  différente  de  celle 
qui  se  fait  dans  toutes  les  classes  de  la  société. 
M'entendez-vous  maintenant? 

M.  Z.  —  Votre  objection  a  de  la  profondeur,  et  je 
m'y  rends.  Vous  voudriez  que  la  poésie  de  ces  ou- 
vriers eût  un  cachet  particulier;  qu'elle  nous  révélât 
des  ressources  ignorées  jusqu'ici;  que  ses  licences 
fussent  des  règles  nouvelles,  créées  par  un  sentiment 
poétique  nouveau  ;  qu'enfin  la  vie  du  prolétaire,  sa 
vie  intellectuelle,  morale  et  matérielle,  se  révélât  sous 
ces  différents  aspects  par  une  expression  fidèle  et 
sentie  de  ce  que  cette  vie  est  en  réalité. 

M.  A.  —  \'ous  commencez  à  me  comprendre. 
Entendons-nous  tout  à  fait.  Je  n'aime  ni  le  néo- 
logisme ,  ni  les  vers  sans  rhythme,  ou  les  incor- 
rections grossières;  je  neveux  ni  d'une  ignorance 
épaisse,  ni  d'un  caprice  insensé  dans  la  manière 
de  traiter  la  langue  ,  bien  que,  comme  je  vous 
le  disais  tout  à  l'heure  ,  j'aime  les  chansons  de 
compagnons  avec  leurs  beautés  et  leurs  défauts.  Elles 
me  plaisent,  comme  le  bégaiement  naïf  et  souvent 
énergique  de  l'enfance;  mais  je  n'admire  ceci  qu'en 
passant,  et  veux  que  l'enfance  devienne  virilité.  Je  veux 
donc  qu'à  l'avenir  tout  P^rançais  sache  le  franç^ais  le 
mieux  qu'il  pourra,  et  je  sais  bien  qu'à  cet  égard-là  les 
prolétaires  sont  en  progrès  sensible.  Mais  je  veux  que 
ces  hommes,  qui  ont  certainement,  à  beaucoup  d'é- 
gards, un  autre  sentiment  de  la  vie  que  moi,  senti- 
ment moins  raffiné  })eut-ètre,  mais  plus  mâle;  moins 
étudié,  moins  raisonné,  mais  plus  austère,  plus  large, 
et  plus  audacieux.   Je  veux,    dis-je,   qu'ils  écrivent 


DIALOGUES    FAMILIERS  101 

comme  ils  sentent  ;  qu'ils  ne  se  préoccupent  pas  de  la 
manière  de  tel  ou  tel  modèle  classique  ou  romantique; 
qu'ils  ne  cherchent  pas  leurs  épithètes  dans  les  vo- 
cabulaires trop  savants  de  nos  beaux  esprits  ;  qu'ils 
soient  moins  rêveurs,  moins  contemplatifs  ;  qu'ils  ne 
se  laissent  pas  aller  au  spleen  littéraire,  maladie  de 
l'oisiveté,  plaie  des  gens  inutiles.  La  vie  de  l'ouvrier 
est  une  vie  d'action,  de  force  et  de  simplicité.  Que  sa 
parole  soit  donc  forte,  simple,  et  que  son  mouvement, 
au  lieu  de  m'alanguir  en  rappelant  tout  ce  que  je  con- 
nais, me  ranime,  me  transporte,  m'attendrisse,  et  me 
communique  cette  vigueur  qui  n'appartient  qu'aux 
races  jeunes  en  civilisation.  Qu'il  se  plaigne,  je  le  veux 
bien;  mais  qu'il  tourne  cette  plainte  d'une  certaine 
manière  qui  attire  mes  yeux  et  mon  cœur  vers  lui.  Si 
l'homme  du  peuple  se  présente  à  la  barre  d'une  Con- 
vention nationale  pour  demander  du  pain,  qu'on  l'é- 
coute, de  quelque  façon  qu'il  s'exprime.  Mais  s'il  se 
présente  en  chantant,  je  veux  que  son  chant  soit  autre 
chose  qu'un  orgue  de  Barbarie,  répétant  sans  âme  et 
sans  expression  les  fragments  d'une  belle  musique 
pillée  à  quelque  opéra  nouveau;  car  je  ne  suis  pas 
forcé  d'admirer  la  forme  mauvaise  donnée  à  une  belle 
pensée,  et,  qui  pis  est,  à  la  pensée  d'autrui.  Enfm, 
pour  ne  pas  sortir  des  métaphores,  je  veux  que  le  pro- 
létaire ait  un  habit  propre,  commode,  et  même  bien 
coupé  ;  mais  s'il  s'arrange  en  lion  de  Tortoni,  et  qu'il 
vienne  me  parler  de  réforme  sociale  avec  une  chevelure 
ridiculement  étalée  et  une  rose  sous  la  barbe,  rien  ne 
pourra  m'empêcher  de  dire  qu'il  sacrifie  le  genre  de 
beauté  qui  lui  était  propre  à  une  beauté  d'emprunt 
qui  ne  lui  sied  pas  du  tout.  Je  veux  voir  l'homme  à 
travers  son  œuvre,  afin  de  croire  d'abord  à  l'existence 


102         QUESTIONS   d'art    ET   DE    LITTÉRATURE 

de  cet  homme,  et  puis  afin  de  comprendre  sa  peine, 
sa  passion  et  sa  volonté  ;  afin  de  le  plaindre,  de  l'ai- 
mer et  de  l'aider  si  je  puis.  Qu'il  soit  donc  vrai,  qu'il 
soit  donc  lui-même;  qu'il  ne  me  parle  pas  trop  des 
ancres  et  des  madones  du  moyen  âge,  auxquels  il  ne 
croit  pas  plus  que  moi,  ni  des  forêts  et  des  lacs 
romantiques,  qu'il  n'a  jamais  vus.  Qu'il  me  parle  de 
son  atelier,  de  son  établi,  de  sa  tache,  de  son  salaire, 
de  son  enfant,  du  pot  de  fleurs  qui  jaunit  sur  sa  fe- 
nêtre. J'aime  mieux  tout  cela  que  les  sylphides  et  les 
houris,  dont  sa  mémoire  est  farcie  et  la  mienne  re- 
battue. Qu'il  me  montre,  enfin,  cet  homme  que  Dio- 
gène  chercha  en  vain  ,  et  qu'il  ne  trouverait  pas 
davantage  aujourd'hui. 

M.  Z.  —  Votre  théorie  est  sans  réplique:  mais  l'ap- 
plication est  encore  difficile.  Vous  qui  me  reprochez 
toujours  de  vouloir  marcher  trop  vile,  vous  courez 
au-devant  des  conquêtes  de  l'esprit  humain.  Vous,  un 
peu  trop  patient,  selon  moi,  à  l'égard  de  certaines 
améliorations  plus  pressantes,  vous  voilà  bien  exi- 
geant avec  ce  pauvre  peuple  qui  commence  à  peine  à 
parler  la  langue  de  son  pays,  et  de  qui  vous  réclamez 
bien  vite  une  sagesse,  une  science,  une  supériorité  de 
caractère,  de  jugement  et  de  goût,  que  vous  cherche- 
riez en  vain  dans  les  masses  bourgeoises,  et  même 
dans  le  monde  artiste.  Vous  demandez  la  simplicité, 
l'austérité,  la  foi,  la  grande  parole,  le  cœur  évangé- 
lique  avec  la  forme  biblique;  rien  que  cela  !  Le  natu- 
rel, surtout,  le  naturel!  Oii  le  trouvorez-vous  donc 
dans  ce  temps-ci  ?  Vous  voulez  voir  l'homme  à  travers 
son  œuvre.  Ouvrez  les  poésies  de  tous  ces  jeunes  lit- 
térateurs du  monde  i'*légant.  Ne  croiroz-vous  pas  voir 
dans  celui*ci  un  ûlht^Uo  ;  dans  celui-lù,  un  amant  ea^ 


DIALOGUES   FAMILIERS  103 

pagnol  de  Caldéron;  dans  un  troisième,  un  sombre  et 
féroce  pacha  ?  Quelquefois  tous  ces  personnages,  et 
une  douzaine  d'autres,  s'entassent  dans  l'expression 
et  le  costume  d'un  seul  homme,  qui  pourtant  n'a  rien 
de  commun  avec  ces  passions  échevelées,  cette  domi- 
nation farouche,  ces  intrigues  espagnoles,  et  ce  monde 
fantastique  où  tout  se  montre  et  se  pavane,  excepté 
un  homme  réel  et  une  vie  possible?  En  vérité,  ce  se- 
rait un  grand  miracle  que  le  prolétaire  sans  lettres 
eût  trouvé  ce  qu'une  énorme  consommation  de  littéra- 
ture de  tous  les  pays,  de  tous  les  temps,  n'a  pu  don- 
ner à  un  seul  d'entre  vos  poètes  lettrés,  une  indivi- 
dualité de  talent  ! 

M.  A.  —  En  ce  cas,  puisque  vous  avouez  que  les 
vices  et  les  ridicules  de  la  littérature  prolétaire  sont 
les  mêmes  que  ceux  de  la  littérature  aisée,  avouez 
donc  aussi  que  vous  avez  tort  de  vous  émerveiller  des 
progrès  de  vos  prolétaires,  et  de  les  vanter  comme 
vous  faites.  Car  il  faut  que  je  vous  dise  tout  ce  que 
j'ai  sur  le  cœur.  Vous  nous  les  gâtez  affreusement, 
tous nosbraves ouvriers.  Vous  leur  donnez  les  moyens 
de  se  faire  connaître,  et  vous  les  encouragez  à  affronter 
le  public  !  C'est  bien  !  je  ne  suis  pas,  je  ne  veux  pas 
être  de  ceux  qui  leur  disent  :  «  Faites  des  vers,  mais 
ne  les  publiez  pas.  »  De  quel  droit  leur  interdirais-je 
de  courir  les  aventures,  les  épreuves  et  les  périls 
de  la  vie  littéraire?  Ne  trouverais-je  pas  fort  mauvais 
qu'on  me  fermât  la  carrière,  quand  même  il  me 
serait  prouvé  que  je  n'y  ai  aucune  chance  de  suc- 
cès ?  L'amour-propre  du  poète  est  insensé  ;  je 
veux  qu'on  respecte  cette  foUe,  et  qu'on  laisse  l'ar- 
tiste interroger  le  public  à  son  aise,  fût-ce  pour 
ea  recevoir  les  étrivières*  —  Eh  !  que  diraient  les 


104  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

hommes  qui  écrivent  de  pareilles  sentences,  si,  les 
retournant  contre  eux,  on  leur  demandait  de  quel  droit 
ils  se  posent  en  juges,  et  quelles  preuves  de  sagesse 
et  de  raison  ils  ont  faites  devant  nous,  pour  se  per- 
mettre d'imprimer  leur  opinion  ?Non,  non;  plus  géné- 
reux et  plus  libéral,  je  leur  dirais  :  Ecrivez,  mes- 
sieurs, écrivez  tant  qu'il  vous  plaira,  tant  que  vous  y 
trouverez  plaisir  et  profit.  Vous  serez  assez  avertis, 
si  les  lecteurs  vous  manquent,  et  si  les  libraires  vous 
repoussent.  Que  si  vous  vous  posez  en  arbitres  et  en 
juges  de  la  lice  littéraire,  vous  pourrez  bien,  après 
avoir  exclu  ceux  qui  n'en  savaient  pas  si  long  que 
vous,  trouver  des  juges  plus  habiles  ou  plus  sévères 
qui  vous  mettront  à  la  porte  ;  et  Dieu  nous  garde  de 
vous  voir  perdre  la  liberté  d'être  siffles,  liberté  sainte, 
à  laquelle  nous  aspirons  tous.  Rappelez-vous  que  la 
fureur  déjuger  est  aussi  ardente  que  celle  de  plaider, 
témoin  Perrin  Dandin,  de  respectable  mémoire;  et 
que  le  jour  où  vous  interdirez  les  procès,  vous  per- 
drez votre  magistrature,  à  laquelle  vous  ne  tenez  pas 
moins  que  les  mauvais  écrivains  à  leur  liberté  d'écrire.  » 
Je  dis  donc  (pardon  de  cette  longue  digression,  mon 
cher  monsieur)  que  vous  faites  bien  d'encourager  les 
essais  littéraires  de  mcssicin'S  les  ouvriers;  mais  vous 
avez  tort  de  leur  donner  plus  d'éloges  qu'ils  n'en 
méritent,  de  ne  pas  les  juger  froidement  et  sainement, 
quand  vous  arrivez  à  l'appréciation  de  leurs  œuvres; 
de  ne  pas  faire  enlin  sur  leur  compte  de  la  vraie  et 
brave  critique.  C'est  les  traiter  en  enfiints  qu'on  veut 
gâter,  et  c'est  caresser  leur  amour-propre  que  de 
trier,  comme  vous  faites,  leurs  meilleures  pièces  pour 
les  accabler  d'éloges,  passant  sous  silence  leurs 
défauts,  et  n'ayant  pas  un  conseil,  pas  un  avertisse- 


DIALOGUES    FAMILIERS  105 

ment^  pas  le  moindre  blâme  pour  leurs  erreurs  mo- 
rales ou  littéraires.  Il  en  résulte  que  tous  se  croient 
de  grands  hommes  après  avoir  fait  trois  strophes  ; 
qu'ils  rêvent  une  vie  brillante  ;  qu'ils  recherchent  la 
société  des  gens  de  lettres;  qu'ils  négligent  leur 
travail,  se  croyant  à  la  veille  de  faire  fortune^,  ne  sa- 
chant pas  que  la  poésie  ne  nourrit  personne^  à  moins 
qu'on  ait  la  frugalité  et  la  célébrité  de  Béranger,  et 
que  si  l'on  gagne  quelques  sommes  d'argent  à  publier 
des  livres,  c'est  à  la  condition  de  négliger  ses  affaires 
et  de  mener  une  certaine  vie  qui  absorbe  bien  au  delà 
de  ce  qu'on  recueille.  Voilà  donc  le  mal  que  vous 
leur  faites,  et  je  ne  trouve  pas  qu'on  ait  tort  de  vous 
le  reprocher.  Vous  développez  en  eux  un  orgueil 
puéril  ;  vous  leur  ôtez  leur  noble  caractère  d'austérité  ; 
vous  en  faites,  en  un  mot,  des  gens  comme  nous  ;  et 
s'il  arrive  par  hasard  et  par  exception,  qu'ils  y  gagnent 
quelque  bien-être,  je  trouve  qu'ils  y  laissent  quelqu"e 
chose  de  plus  précieux,  la  grandeur  et  l'originalité  de 
leur  être. 

M.  Z.  — Mon  ami,  toutes  vos  objections  sont  fon- 
dées en  principe,  bien  que  je  nie  un  peu  qu'elles 
soient  méritées  en  fait.  Je  crois  qu'en  causant  ici, 
pressé  de  formuler  de  très-bonnes  idées  qui  vous  sont 
venues,  vous  avez  fait  comme  on  fait  dans  la  plupart 
des  discussions.  Vous  avez  supposé  à  votre  adver- 
saire tous  les  torts  que  vous  vous  sentiez  en  veine  de 
combattre,  et  que  vous  aviez  en  vous  la  puissance  de 
condamner.  Pressentant  les  inconvénients  et  le  dan- 
ger qu'il  y  a  d'inoculer  la  littérature  au  peuple,  vous 
n'avez  pas  trop  voulu  savoir  si  ces  malheureux  symp- 
tômes s'étaient  manifestés  peu  ou  beaucoup,  s'ils  da- 
taient d'hier  ou  de  demain,  si  les  anecdotes  que  l'on 


106         QUESTIONS    d'art    ET   DE    LITTERATURE 

rapporte  naïvement  clans  la  presse  conservatrice  pour 
prouver  que  les  ouvriers  poètes  perdent  le  sens  par 
suite  des  éloges  et  de  la  publicité  qu'on  leur  donne  ne 
pourraient  pas  être  facilement  mises  en  regard  de 
beaucoup  d'exemples  contraires;  manière  de  raison- 
ner très-puérile,  et  indigne  qu'on  s'y  arrête.  Aussi 
n'avez-vous  appuyé  votre  accusation  sur  aucun  fait  de 
ce  genre  ;  vous  avez  trop  de  goût  pour  cela  ;  et  vous 
seriez,  vous,  sceptique  et  spirituel  railleur,  tout  prêt 
à  répondre  à  ceux  qui  les  rapportent  qu'en  vertu  du 
même  raisonnement  qui  détournerait  le  peuple  du 
travail  littéraire,  sous  prétexte  que  la  folie  et  la  sot- 
tise sont  au  bout,  on  devrait  aussi  engager  les  classes 
moyennes  (foyer  de  lumière  et  de  sagesse  qui  doit, 
nous  dit-on,  conserver  pendant  longtemps  encore  le 
droit  d'initier  les  classes  ouvrières  à  toute  espèce  d'é- 
ducation) à  manier  un  peu  la  varlope  et  le  marteau, 
pour  détourner  la  sottise  et  la  folie  qui  sont  au  bout 
d'un  bon  nonil)re  d'essais  littéraires. 

M.  A.  —  Je  vous  interromps  pour  confirmer  que 
c'est  là  ma  pensée.  Je  ne  comprends  pas  que  l'on 
commence  par  dire  au  peuple  :  «  Ne  songez  pas  à  la 
gloire  des  lettres  ;  c'est  elle  qui  nous  rend  malheu- 
reux, insensés,  ridicules,  qui  nous  place  sans  cesse 
entre  le  délire  et  le  génie  »  (je  demande  quel  est  le 
juste  milieu  entre  ces  deux  extrêmes);  et  qu'après  ce 
beau  raisonnement  on  arrive  à  conclure  que  nous 
sommes  la  classe  sage,  la  classe  savante,  la  classe 
grave  et  juste,  qui  doit  conserver  l'empire  de  l'intel- 
ligence et  la  direction  de  la  société.  Je  tenais  à  ne  pas 
endosser  un  pareil  raisonnement.  Poursuivez.  J'é- 
coute votre  défense,  qui  jus(ju'ici  n'est  qu'une  re- 
vanche d'accusation,  ce  semble. 


DIALOGUES   FAMILIERS  107 

M.  Z.  —  Non,  mon  ami;  ou  du  moins  ce  sera  une 
accusation  portant  sur  des  péchés  véniels.  D'abord  je 
vous  défends  de  toute  participation  à  cette  théorie, 
dont  je  veux  vous  dire  en  passant  le  fm  mot 

M.  A.  —  Ce  n'est  pas  la  peine.  Je  m'en  vais  vous  le 
dire  moi-même.  «  Nous  nous  soucions  fort  peu  de  la 
littérature  qui  se  fabrique  dans  les  classes  moyennes, 
et  de  ces  classes  moyennes  elles-mêmes,  pour  les- 
quelles nous  n'avons  pas  plus  de  sympathie  que  nous 
n'avons  de  charité  pour  les  classes  pauvres.  Mais  nous 
sommes  une  poignée  d'hommes  de  tête  qui  avons 
assis  notre  bien-être  et  notre  réputation  sur  un  cer- 
tain statu  qi'.o  social  et  politique.  Or,  il  ne  nous  con- 
vient pas  que  les  choses  se  dérangent.  Nous  avons 
péroré  et  déclamé  pour  le  peuple  autrefois  ;  et  c'est 
parce  que  nous  avons  fait  la  cour  aux  passions  du  mo- 
ment, que  nous  regardons  comme  impossible  qu'on 
s'intéresse  au  peuple  sans  un  motif  d'ambition  ou 
sans  vanité.  Nous  avons  reconnu  qu'il  n'y  avait  pas  la 
plus  petite  chose  à  gagner  avec  lui,  et  nous  l'avons 
lâchéf  pour  être  quelque  chose  à  un  autre  point  de 
vue  et  à  un  autre  échelon  social.  Maintenant  nous  nous 
trouvons  fort  bien  assis  où  nous  sommes,  et  toute 
l'œuvre  de  notre  vie  sera  d'empêcher  que  personne  se 
lève,  à  moins  que  ce  ne  soit  nous  pour  monter,  et  les 
autres  pour  descendre.  Pour  arriver  à  notre  but  , 
comme  nous  avons  du  style,  et  du  savoir-faire,  et  du 
savoir-du^e,  Dieu  merci!  nous  nous  ferons  en  appa- 
rence tout  ce  qu'il  faudra  être  pour  ne  pas  trop  bles- 
ser ceux  d'en  bas  et  pour  complaire  à  ceux  d'en  haut. 
Nous  dirons  aux  uns  que  nous  les  portons  dans  notre 
cœur,  que  nous  les  poussons  au  progrès,  que  nous  ne 
rêvons  jour  et   nuit  que  leur  émancipation,  et  que, 


108         QUESTIONS    D*ART   ET    DE    LITTÉRATURE 

s'ils  nous  en  laissent  le  temps,  nous  finirons  par  ac- 
coucher de  quelque  magnifique  solution  du  problème 
qui  les  trouble  et  les  agite.  A  ceux  d'en  haut  :  Soyez 
tranquilles,  nos  talents  sont  une  digue  qui  arrête  le  flot 
populaire.  Nous  saurons  bien  reculer  la  crise,  car  nous 
viendrons  à  bout  de  faire  croire  i|ue  nous  y  travaillons; 
et,  en  attendant,  récompensez-nous,  car  la  vie  se 
passe,  et  après  nous  la  fin  du  monde.  Et  à  nous-mêmes 
ru)us  disons  :  Parfumons  toujours  nos  discours 
d'assez  belles  phrases  sur  le  i)rogrès  pour  que  nous 
puissions  voguer  sur  ces  petites  planches  de  salut 
si  le  naufrage  nous  surprend  avant  que  nous  péris- 
sions de  vieillesse,  ce  trépas  qu'Arlcciuin  eut  la  pro- 
fonde sagesse  de  choisir  entre  tous  les  genres  de 
mort  ({u'on  lui  proposait,  et  (jue  nous  nous  souhaitons, 
au  nom  du  Tère,  du  Fils,  etc.,  car  nous  sommes 
chiétiens  aussi  dans  l'occasion,  quand  cela  peut  servir 
à  nos  argumentations  ,  sans  oiTenser  ceux  qui  ne 
croient  à  rien. 

M.  Z.  —  Mon  cher  A.,  vous  dites  tant  de  méchance- 
tés, que  j'ai  presque  envie  de  défendre  nos  adver- 
saires. Je  conviens  que  leurs  invectives  provoque- 
raient des  accusations  du  mémo  goût;  mais  je  ne  m'en 
chargerai  i)as,  certain  que  je  suis  qu'il  y  a  chez  ces 
hommes  i)lus  d'ignorance  que  de  malice,  plus  de  fri- 
volité que  deperiidie.  Laissons-les  tranquilles,  je  vous 
en  prie,  et  revenons  à  notre  propos.  Vous  avez 
blâmé  des  fautes  qui  n'ont  pas  été  commises,  que  je 
sache.  La  publication  que  M.  Olinde  Rodrigue  a  faite 
de  ces  Porsics  sociales,  qui  ne  sont  pas  toutes  banales, 
ot  qui  devaient,  à  coup  sur,  lui  attirer  de  la  part  de 
quelques  esprits  forts  des  crilitiues  araères  ,  est  un 
acte  de  courage  dont  ces  esprits  forts  ne  seraient  cer- 


DIALOGUES   FAMILIERS  109 

tainement  pas  capables  envers  leurs  meilleurs  amis. 
Quelques  citations  dans  un  journal  qui  n'a  pas  encore 
entamé  une  critique  approfondie  de  cette  matière,  ne 
peuvent  pas  s'appeler  jusqu'ici  un  système  d'adula- 
tions envers  les  écrivains  prolétaires.  Je  bornerai  là 
la  justification  de  ceux  qui  s'intéressent  au  progrès 
intellectuel  du  peuple,  sans  crainte  des  sarcasmes  et 
des  réquisitions  de  la  presse  conservatrice.  Je  ramè- 
nerai la  discussion  à  son  point  de  vue  théorique,  et 
vous  donnerai  gain  de  cause,  en  vous  disant  que  cer- 
tainement on  peut,  sans  crainte  de  décourager  le  jeune 
talent,  et  on  doit,  par  la  sollicitude  qu'on  lui  porte, 
arriver  à  une  critique  sérieuse  de  ses  productions. 
Cela  arrivera,  je  n'en  doute  pas,  à  mesure  que  les  pu- 
blications prolétaires  prendront  de  l'importance  et  du 
développement.  Et  cela  arrivera  aussi  en  dépit  des  con- 
seils paternels  émanés  de  certaines  capacités  que 
le  peuple  reconnaîtra  quand  elles  auront  trouvé  quel- 
que vérité  utile  au  grand  nombre,  et  non  pas  à  une 
petite  minorité  d'élus.  Le  peuple,  nous  persistons  à  le 
croire,  aura  l'initiative,  en  ce  sens  que  ses  plaintes  et 
ses  réclamations  forceront  enfin  les  sages  et  les  habiles 
à  s'occuper  de  lui  aujoiirdliui^  et  à  ne  plus  répondre  : 
à  demain  les  affaires  sérieuses  !  Le  peuple  aura  l'ini- 
tiative, en  ce  sens  qu'il  saura  bien  démontrer  que  son 
bonheur,  son  instruction  et  sa  moralité  sont  absolu- 
ment nécessaires  au  bonheur,  à  l'instruction  et  à  la 
moralité  des  classes  dites  supérieures.  Mieux  le 
peuple  formulera  ses  réclamations,  mieux  la  bour- 
geoisie arrivera  à  la  notion  du  devoir  religieux,  social 
et  humain.  Ces  notions,  elle  ne  les  a  pas  encore,  mal- 
gré toute  sa  force  et  toute  la  science  des  docteurs  qui 
parlent  en  son  nom.  Et  cette  bourgeoisie  le  sent  bien; 

7 


110         QUESTIONS   d'art   ET   DE   LITTÉRATURE 

car  elle  est  plus  sage,  plus  sincère  et  plus  démocrate 
que  ne  voudraient  le  faire  croire  au  peuple  les  scribes 
qui  prétendent  la  représenter,  et  dont  elle  commence 
à  rougir. 

M.  A.  —  Vous  commencez  à  vous  émouvoir,  vous  f 
Croyez-moi,  riez  de  toutes  les  sottes  prétentions, 
quelque  part  que  vous  les  rencontriez.  Ayez  le  cou- 
rage de  donner  sur  les  doigts  de  vos  ouvriers-poëtes 
quand  ils  le  mériteront;  ce  sera  un  service  à  leur 
rendre. 

M.  Z.  —  Fort  bien.  Je  suis  sûr  que  les  gens  qui 
partagent  mon  sentiment  le  feront  avec  toute  la  sincé- 
rité désirable  ;  car  ce  serait  faire  injure  à  la  raison  po- 
pulaire que  de  ne  pas  oser  lui  dire  ce  qu'on  pense. 
Mais,  à  vous  dire  vrai,  jus(iu'ici  je  ne  vois  pas  que  la 
nécessité  de  cette  crilicjue  se  soit  bien  manifestée.  La 
presse  conservatrice  a  fait  plus  de  bruit  et  donné  plus 
d'éclat  au  sujet  de  la  querelle  que  ne  l'avait  encore 
fait  la  presse  progressive.  Ne  dirait-on  pas,  à  l'en- 
tendre, qu'on  ne  trouvera  plus  ni  tailleurs,  ni  bottiers 
pour  habiller  ces  messieurs,  parce  que  tous  les  ou- 
vriers sont  déjà  absorbés  par  les  Muses?  Ne  dirait-on 
pas  que  chaque  jour  de  nouveaux  suicides  vont  épou- 
vanter la  société  et  décimer  la  classe  prolétaire,  parce 
que  la  Gloire  n'aura  pas  assez  de  couronnes  pour  ses 
exigences?  On  ne  s'inquièle  ni  du  vin,  ni  de  la  dé- 
bauche, seules  distractions  que  l'on  veuille  bien  per- 
mettre à  ses  douleurs.  On  ne  se  demande  pas  si, 
tandis  que  Boycr,  àme  religieuse,  mais  faible,  suc- 
combait sous  le  poids  de  la  réflexion,  les  vices  que 
l'ordre  social  tolère  ou  encourage  ne  conduisaient  pas 
chaque  jour  des  centaines  d'iionnues  à  un  suicide  plus 
lent,  plus  obscur  et  plus  aÛ'reux.  On  accuse,  on  raille, 


DIALOGUES   FAMILIERS  111 

on  condamne,  on  annonce  d'affreuses  calamités,  on 
croit  la  société  menacée  par  une  nouvelle  invasion  des 
Barbares,  parce  que  quelques  artisans  ont  ouvert  des 
livres  en  sortant  de  l'atelier,  et  formulé  quelques  es- 
sais poétiques  plus  ou  moins  heureux  !  En  vérité, 
M.  Olinde  Rodrigue  ne  s'attendait  pas,  j'ensuis  sûr,  à 
être  l'Attila  de  cette  croisade  farouche  contre  la  civi- 
lisation, et  la  modeste  Marie  Carpentier,  en  s'entrete- 
nant  avec  les  anges  gardiens  de  son  chevet,  ne  se 
croyait  point  un  Scythe  enrôlé  sous  les  bannières  de 
la  destruction.  Toute  cette  terreur  est  bien  ridicule, 
convenez-en  ;  mais  elle  est  pourtant  bonne  à  quelque 
chose,  et  nous  devons  rendre  grâce  à  ceux  qui  l'ont  si 
naïvement  manifestée. 

M.  A.  —  Certainement,  dans  votre  sens,  elle  doit 
prouver  beaucoup.  Ces  tentatives  du  peuple  ne  sont 
pas  si  ridicules  et  si  plates  qu'on  veut  bien  le  dire, 
puisqu'elles  sèment  l'alarme  à  ce  point;  et  toute  ma 
crainte^  à  moi,  c'est  que  les  écrivains  prolétaires  n'en 
tirent  plus  de  vanité  que  de  vos  éloges.  C'est  pour- 
quoi je  vous  engage  à  rabattre  cette  vanité  le  plus  que 
vous  pourrez. 

M.  Z.  —Je  ne  l'ai  pas  encore  vue  lever  la  tête; 
c'est  pourquoi  je  ne  vois  pas  la  nécessité  de  dire  à  des 
enfants  qu'on  aime  :  Taisez-vous,  vous  ne  parlez  pas 
encore  assez  bien,  lorsqu'ils  commencent  à  parler 
couramment.  L'important,  c'est  qu'ils  apprennent  à 
parler,  n'est-ce  pas?  Laissez-les  donc  s'y  habituer  par 
un  peu  d'exercice.  Comme  ce  sont  des  enfants  très-in- 
telligents que  les  nombreux  enfants  de  la  France, 
peut-être,  quand  ils  seront  en  âge  d'écouter  de  la  cri- 
tique, auront-ils  cessé  de  mériter  celle  que  nous  leur 
adresserions  maintenant.  Attendez  seulement  quel- 


112         QUESTIONS    d'art   ET   DE   LITTERATURE 

ques  années.  Ce  ne  sont  plus  les  morts  qui  courent 
vite,  ce  sont  les  vivants.  Peut-être  bien  qu'alors  il 
faudra  des  hommes  plus  forts  que  nous  tous,  conser- 
vateurs et  autres,  pour  répondre  aux  problèmes  que 
nous  présenteront  ces  enfants  d'aujourd'iiui.  Je  sais 
un  de  ces  enfants  qui  n'écrivait  pas  l'orthographe  l'an 
passé,  et  qui  cette  année  écrit  et  parle  aussi  correcte- 
ment qu'un  académicien,  sans  avoir  pour  cela  répudié 
son  titre  et  sa  profession  d'ouvrier. 

M.  A. — Vous  allez  tomber  dans  le  raisonnement 
anecdotique  que  vous  reprochiez  tout  à  l'heure  à  vos 
accusateurs. 

M.  Z.  —  C'est  (juc  nous  voici  à  bout  de  notre  dis- 
cours, si  je  ne  me  trompe,  et  (|u'il  nous  faut  bien  re- 
venir à  des  exemples.  C'est  par  là  que  nous  avons 
commencé,  et  nous  tenons  encore  ce  volume  de  vers 
d'un  tisserand  (jue  nous  allions  parcourir,  et  que  nous 
n'avons  pas  ouvert. 

M.  A.  —  Voyons-le  donc.  Puistju'on  m'a  forcé  de 
lire,  dans  les  articles  de  la  presse  conservatrice,  des 
citations  prises  à  dessein  dans  ce  qu'il  y  avait  de  plus 
défectueux  parmi  les  poésies  d'ouvriers  (vous  voyez, 
je  vous  passe  votre  mot  par  anticipation!  ),  je  serai 
bien  aise  de  voir  par  mes  yeux  si,  dansées  produc- 
tions, le  mauvais  l'emporte. 

M.  Z.  —  Laissez-moi,  puiscjuc  vous  n'aimez  pas  à 
perdre  de  tenqjs,  vous  rendre  compte  en  trois  mots 
de  la  destinée  de  cet  homme,  le  plus  naïf  et  le  plus 
individuel  (jue  j'aie  encore  rencontré  dans  l'ordre  d'é- 
crivains et  de  poètes  (pii  nous  occupe. 

M.  A.  —  Voyons!  Est-ce  un  ouvrier  devenu  poète, 
ou  un  poêle  «lui  s'est  ftiil  ouvrier? 

M.  Z.  —  C'est  un  pauvre  paysan  qui  a  reçu  pendant 


DIALOGUES   FAMILIERS  113 

trois  hivers  seulement,  dans  une  école  de  village, 
l'instruction  primaire,  alors  plus  incomplète  de  beau- 
coup que  celle  qu'on  reçoit  aujourd'hui.  Pendant 
l'été,  Magu  ramassait  les  pierres  et  arrachait  les  char- 
dons dans  les  champs.  Il  apprit  l'état  de  tisserand,  lut 
la  Fontaine  et  s'en  pénétra.  Atteint  d'une  ophthalmie 
très-intense,  et  menacé  de  perdre  la  vue,  il  lutta  très- 
longtemps  contre  ses  souffrances,  sans  négliger  ni  ses 
livres,  ni  son  métier.  Mais  il  allait  devenir  aveugle  et 
succomber  à  la  misère,  lorsque  la  publication  de  ses 
poésies,  qui  ont  eu  beaucoup  de  succès  et  plusieurs 
éditions,  ainsi  qu'une  petite  pension  sur  les  fonds 
applicables  aux  secours  et  encouragements  littéraires, 
lui  ont  permis  de  ne  vendre  ni  ses  métiers,  ni  sa 
chaumif^re,  et  de  se  faire  traiter  par  Sichel,  qui  lui  a, 
je  crois,  conservé  la  vue.  Voilà  toute  son  histoire. 
Maintenant,  lisez  la  préface  : 

J'étais  bien  jeune  encore,  quand  ma  rustique  lyre 

Pour  la  premj/^re  fo^s  s^mpira  mon  d«^lire  ; 

Ma  vois  mal  assurée  e«isaya  quelques  sons, 

Mais  l'aiaour  seul  connut  î nés  rustiques  chansons; 

Car  je  t-hautjjis  alors  comme  on  chaute  au  village, 

Et  j'en  avais  les  mœurs,  ainsi  que  le  langage. 

Quelques  livres,  tombés  dans  mes  mains  par  hasard, 

Sont,  venus  m'-clairer,  et  je  soupçonnai  l'art. 

Ce  fut  toi  le  premier,  ô  naif  la  F-mtaine, 

Qui  réglas  les  accords  de  U'a  lyre  incertaine; 

L<mgtemps  mon  seul  ami,  tu  m'étais  suffisant; 

'J  u  sus  former  mon  goût,  m'instruire  en  m' amusant. 

P«.pte  iiisrénieut,  forme  par  la  nature, 

N'as-tu  pas  de  nos  cœurs  deNoilé  l'imposture, 

Sans  blesser  notre  orgueil,  attaqué  nos  travers? 

Je  n'oublierai  jamais  tes  leçons  ni  tes  vers. 

J'appris  en  te  lisant,  homme  snnple  et  sublime, 

A  cadencer  des  mots  pour  y  joindre  une  rime. 


114         QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTERATURE 

J'obéissais  alors  à  mon  puissant  vainqueur, 

Je  chantais  mon  amour,  il  débordait  inuu  cœur. 

L'amour  me  rendait  tier,  il  élevait  mon  àme; 

Il  me  semblait  qu'en  vers  je  peindrais  mieux  ma  flamme. 

Ma  belle  me  comprit,  avec  peine  pourtant; 

Je  sus  l'intéresser,  aussi  je  l'aimais  tant  ! 

Elle  distinguait  bien  un  œillet  d'une  rose. 

Mais  ne  démêlait  point  les  vers  d'avec  la  prose. 

Lecteur  n'en  riez  pas;  on  ignore  au  hameau 

L'art  qu'enseignait  Horace,  et  qu'on  lit  dans  B<'kileaTi. 

Elle  ne  connaissait  que  son  dé,  ses  aiguilles. 

Mais  cela  dura  peu,  l'esprit  vient  vite  aux  fiUes, 

Bientôt  elle  daigna  me  donner  des  avis, 

Elle  m'en  donne  encor;  parfois  ils  sont  suivis. 

Une  fois  marié,  ma  lyre  suspendue 
Resta  pour  quelque  temps  muette  et  détendue, 
•  Un  travail  obstiné  dévorait  tout  mon  temps. 
Un  enfant,  sans  manquer,  marrivait  tous  les  ans. 
On  sait  qu'à  l'indigent  cette  aubaine  est  commune  : 
Il  ne  s'en  plaint  jamais,  bien  loin  :  c'est  sa  fortune  ; 
Économe,  assidu,  borné  dans  ses  besoins. 
C'est  de  tous  les  revers  celui  qu'il  craint  le  moins. 
Sa  famille  s'accroît,  il  n'en  est  pas  plus  triste. 
Il  veille  un  peu  plus  tard,  et  le  boa  Dieu  l'assiste. 

C'est  mon  histoire  à  moi  ;  mais  pendant  les  hivers 
Ma  muse  auprès  du  feu  soupirait  quelques  vers  ; 
Beaucoup  se  sont  perdus,  j'ignorais  que  ma  Wre 
Modulait  des  accords  qu'un  jour  on  voudrait  lire. 
Ils  ne  sont  pas  le  fruit  du  travail,  du  savoir; 
Obscurs  délassements  de  mes  heures  du  soir, 
Je  les  ai  rassemblés  pour  en  former  ce  livre. 
Et  ce  n'est  qu'en  tremblant  qu'au  public  je  le  livre. 

M.  A.  —  A  la  bonne  heure,  ceci  est  simple,  et  par- 
fois d'une  (Mt»g;ancc  (jui  rachète  les  incorrections.  La 
naïveté  m'en  plaît.  Un  caractère  aimant  et  enjoué  s'y 
révèle.  Voyons,  faut-il  continuer? 


DIALOGUES    FAMILIERS  115 

M.  Z.  —  Si  VOUS  jugez  à  l'aune,  je  vous  annonce 
que  vous  trouverez  peut-être  en  longueur  plus  de 
pièces  faibles  dans  ce  recueil  que  de  choses  remar- 
quables. Mais  si  vous  mesurez  d'après  la  qualité,  vous 
trouverez  que  certains  traits,  même  dans  les  pièces 
faibles,  rachètent  de  beaucoup  les  défauts.  Lisez  cette 
lettre  sur  une  pie  : 

Madame,  voyez  ma  pie, 
Je  crois  qu'elle  a  la  pépie  ; 
Vous  feriez  ime  œuvre  pie 
Si  vous  pouviez  la  guérir. 
Malgré  sa  triste  îîgure, 
Je  l'aime,  je  vous  assure,  etc. 

Et  le  chant  funèbre  sur  la  mort  de  cette  même  pie, 
qui  commence  ainsi  : 

Madame,  plaignez-moi. —  Quelle  affreuse  journée  1 
Ma  pie...  elle  n'est  plus,  la  pauvre  infortunée. 


Tout  prouve  qu'ici-bas,  plaisir,  bonheur,  repos, 
Rien  n'est  sûr,  si  ce  n'est  la  mort  et  les  impôts. 

Puis  le  récit  de  la  mort  du  pauvre  oiseau  : 

Voyez-vous  ce  baquet  par  terre, 
Gouffre  béant  comme  un  cratère  ;j 
Margot  veut  sauter  sur  le  bord; 
La  patte  glisse  à  la  pauvrette... 
Nul  ne  peut  éviter  son  sort  ! 

Et  la  description  de  la  pie  morte,  avec  cette  obser- 
vation fine  et  bien  rendue  : 


116         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Ses  yeux  j^c  sont  fermés,  sa  prunelle  est  tendue 
D'un  triste  voile  blanc  ! 

Morte,  je  te  revois  les  deux  ailes  trempées, 
Et  le  bec  entr'ouvert,  et  les  pattes  crispées. 
Quel  log^ogrriphe  que  la  mort  ! 

O  ma  pie,  ô  ma  pauvre  pie! 
Tu  réchappes  de  la  pépie, 
Et  tu  tombes  dans  le  paré. 

(C'est  la  colle  pour  préparer  le  fil.) 

C'était  bien  la  peine  de  naître, 
Pour  vivre  un  mois,  puis  disparaître 
De  ce  globe  si  mal  géré. 

Puis  vient  l'apothéose  de  Margot,  il  espère, 

Qui  sait  du  Créateur  les  mystères  sans  nombre  î 

que  lïime  de  sa  pie  ira  se  percher  sur  un  nuage,  et 
brillera  le  soir 

Dans  sa  céleste  cage. 

Je  t'y  souhaite,  tant  je  t'aime, 
D'excellent  fromage  à  la  crème. 
De  beaux  arbres  pour  te  percher, 
Une  éternité  de  jeunesse. 
Un  beau  mâle  de  ton  espèce, 
Point  d'enfants  pour  vous  dénicher. 

M.  A.  —  Tout  cela  est  d'un  enfant,  mais  d'un  enfant 
bien  lin,  bien  artiste  et  bien  bon. 

M.  Z.  —  Ne  lisez  pas  les  vers  (jui  suivent  :  A 
Broussais,  ni  ceux  Contre  la  peine  de  mort^  ni  plu- 


DIALOGUES   FAMILIERS  117 

sieurs  autres  pièces  dont  les  titres  vous  montrent  que 
cet  enfant  s'est  préoccupé  de  choses  sérieuses,  et  que 
son  âme  est  celle  d'un  homme.  Mais  son  talent  ne  lui 
obéit  que  dans  le  genre  familier,  mêlé  d'une  sensibi- 
lité qui  ressemble  à  celle  des  bons  moments  de 
Sterne  ;  quelquefois  cette  sensibilité  est  plus  pro- 
fonde. Lisez  cette  pièce  : 

Comme  le  cœur  me  bat  quand  j'approche  du  lieu 

Où  cent  fois  par  un  t^-mps  superbe, 
Quand  j'étais  tout  petit,  je  me  roulais  sur  l'herbe  ! 
Maman  venait  me  joindre,  et  disait  :  Prions  Dieu. 

J'avais  quatre  ans  alors,  je  commençais  à  vivre; 

Un  papillon  passait,  après  lui  de  courir  ; 

Et  si  je  l'attrapais,  de  plaisir  j'étais  ivre  ; 

Je  pleurais,  dans  ma  main  s'il  venait  à  mourir. 

C'est  le  temps  du  bonheur  que  celui  de  l'enfance  ; 
Une  pomme,  un  baiser,  avec  le  chien  bondir, 
Tomber  vingt  fois  par  jour,  mettre  une  mère  en  transe, 
Rire  quand  une  bosse  au  front  vient  s'arrondir. 

Affronter  les  frimas  toujours  les  pieds  humides, 
Dans  un  fossé  fangeux  laisser  ses  deux  sabots, 
Braver  mille  dangers,  toux,  et  fièvres  putrides; 
Pour  dénicher  un  nid  mettre  tout  en  lambeaux. 

Je  ne  l'oublierai  pas,  la  chaumière  enfumée. 
Où,  las,  t'jut  haletant,  je  revenais  le  soir. 
Et  puis  sur  les  genoux  d'une  mère  alarmée, 
Je  m'endormais  cont^înt,  en  lui  disant  bonsoir. 

Mais  bien  jeune  au  tombeau  ma  mère  est  descendue, 
Et  son  dernier  adieu  n'ai  pu  le  recevoir! 
Il  ne  me  reste  rien,  ma  chaumière  est  vendue, 
Et  sur  son  seuil  de  bois,  je  n'irai  plus  m'asseoir. 

7. 


ils         QUESTIONS    d'art   ET    DE   LITTÉRATUR'E 

Lisez  les  vers  A  une  abeille  ;  ils  sont  d'une  grrande 
simplicité,  et  ne  manquent  pas  de  charme.  Mais  il  y  a 
plus  de  poésie  encore  dans  les  strophes  que  je  vais 
vous  lire  moi-même  : 


Cours,  devant  moi,  ma  petite  navette, 
Passe,  passe  rapidement. 
C'est  toi  qui  nourris  le  poëte  ; 
Aussi  t'aime-t-il  tendrement. 

Confiant  dans  maintes  promesses, 
Eh  quoi  !  j'ai  pu  te  négliger... 
Va,  je  te  rendrai  mes  caresses. 
Tu  ne  me  verras  plus  changer. 

Il  le  faut,  je  suspends  ma  lyre 
A  la  barre  de  mon  métier; 
La  raison  succède  au  délire, 
Je  reviens  à  toi  tout  entier. 

Quel  plaisir  l'étude  nous  donne  I 
Que  ne  puis-je  suivre  mes  goûts  ! 
Mes  livres,  je  vous  abandonne  ; 
Le  temps  fuit  trop  vite  avec  vous. 

Assis  sur  la  tendre  verdure, 
Quand  revient  la  belle  saison, 
J'aimerais  chanter  la  nature... 
Mais  puis-je  quitter  ma  prison? 

La  nature...  livre  sublime  ! 
Le  sage  y  puise  le  bonheur, 
L'àme  s'y  retrempe  et  sanime, 
En  s'élevant  vers  son  auteur  : 

A  l'astre  qui  fait  tout  renaître,' 
11  faut  que  je  penonoe  encor  ; 


DIALOGUES    FAMILIERS  119 

Jamais  à  ma  triste  fenêtre 
N'arrivent  ses  beaux  rayons  d'or. 

Dans  ce  réduit  tranquille  et  sombre, 
Dans  cet  humide  et  froid  caveau. 
Je  me  résigne  comme  une  ombre 
Qui  ne  peut  quitter  son  tombeau. 

Qui  m'y  soutient?  c'est  l'espérance, 
C'est  Dieu,  je  crois  en  sa  bonté  ; 
Tout  lier  de  mon  indépendance, 
J'y  retrouve  encor  la  gaieté. 

Non,  je  ne  maudis  pas  la  vie. 
Il  peut  venir  des  temps  meilleurs. 


Je  me  soumets  à  mon  étoile. 
Après  l'orage  le  beau  temps. 
Ces  vers  que  j'écris  sur  ma  toile, 
M'ont  délassé  quelques  instants. 

Mais  vite,  reprenons  courage. 
L'heure  s'enfuit  d'un  vol  léger  ; 
Allons  j'ai  promis  d'être  sage, 
Aux  vers  il  ne  faut  plus  songer. 

Cours  devant  moi,  ma  petite  navette 
Passe,  passe  rapidement; 
C'est  toi  qui  nourris  le  poëte. 
Aussi,  t'aime-t-il  tendrement. 


Il  y  a  une  réponse  fort  enjouée  à  une  pièce  de  ver- 
sification, mystérieusement  déposée  un  matin  sur  la 
cheminée  de  Magu  par  un  autre  ouvrier  poëte.  Dans 
cette  pièce,  qui  n'est  remarquable  que  par  d'assez  jo- 


120         QUESTIONS   d'art   ET   DE   LITTERATURE 

lies  métaphores  sur  la  trame  de  la  vie  et  sur  les  fleurs 
que  Mag-u  sème  à  la  fois  sur  ses  indiennes  et  dans  ses 
vers,  il  est  dit  que  Magu  est  digne  de  s'appeler  Ma- 
gus,  parce  qu'il  est  un  sage  véritable,  et  que  la  science 
poétique  peut  évoquer  les  êtres  surnaturels,  tout 
comme  la  baguette  magique.  Magu  répond  avec  une 
douce  moquerie  : 

Je  m'appelle  Magus  ;  je  suis  grand,  je  suis  sage, 

Je  suis  un  être  surhumain. 
A  mes  rares  vertus  chacun  doit  rendre  hommage, 
Vn  S  me  manquait,  je  le  prends,  je  suis  magel 

Et  ne  me  jugez  pas  par  cette  sale  étoffe 

Oui  compose  mes  vêtements; 
Je  suis  magicien,  savant  et  philosophe. 

Et  je  commande  aux  éléments!  etc. 

Une  autre  fois,  au  docteur  D*  qui  lui  demandait  en 
vers  de  mouler  sa  léte,  il  répond,  en  autant  de  vers, 
et  en  se  servant  des  mômes  rimes  : 

De  Gall,  ainsi  que  vous,  je   suis  un  partisan; 
Je  vous  la  livrerai,  ma  tète  d'artisan, 
Que  bien  gi'atuitement  on  trouve  prophétique; 
Je  veux  bion  vous  passer  l'organe  poétique; 
D'où  découlent  ces  vers,  ces  chants  harmonieux. 
Je  suis,  à  vous  entendre,  un  être  merveilleux  ; 
Tout  surgit  sans  effort  de  mon  ample  cervelle... 
Ce  portrait  trop  flatté,  docteur,  n'est  pas  fidèle. 
Vivant  inaper<u,  sans  nom,  sans  avenir. 
Heureux  si  je  sirvis  dans  votre  souvenir. 
Mes  vers...  ils  passt^ront  comme  la  nef  rapide" 
Qui  bientôt  disparaît  sur  lelemeut  perfide. 

Une  autre  réponse  deciualrc-vingts  vers,  faits  selon 
le  môme  procédé  de  rime  à  l'éloge  d'un  professeur  du 


DIALOGUES   FAMILIERS  121 

collège  de  Meaux,  offre  l'exemple  de  la  même  facilité 
ingénieuse  et  de  la  même  modestie.  Dans  cette  pièce^ 
comme  dans  plusieurs  autres,  Magu  raconte  les  com- 
bats de  son  âme,  partagée  entre  le  besoin  de  s'in- 
struire et  celui  de  gagner  sa  vie,  son  effroi  devant  la 
cécité  qui  menace  son  existence  et  celle  de  sa  famille. 
Puis  toujours  la  résignation,  une  résignation  enjouée 
et  pleine  d'espérance  et  de  tendresse,  vient  couronner 
sa  plainte  douce  et  profonde.  i 

Parcourons  ensemble  le  Rêve  du  poète  tisserand  : 


Je  rêvais  cette  nuit  dernière, 
(Les  poètes  rêvent  toujours) 
Que,  possesseur  d'une  chaumière, 
Je  pouvais  y  finir  mes  jours. 
Quoiqu'elle  ne  fût  pas  bien  grande, 
Y  tenait  tout  mon  mobilier, 
C'est  tout  autant  que  j'en  demande; 
Mais  n'allez  pas  me  réveiller. 

Auprès  était  une  fontaine. 
Qu'ombrageaient  des  saules  bien  verts  ; 
Comme  l'eau  de  cet  Hippocrène, 
Bientôt  vous  coulerez  mes  vers. 
Et  déjà  je  choisis  la  place 
Ou  mon  luth  viendra  s'essayer; 
De  la  France  je  suis  l'Horace; 
Mais  n'allez  pas  me  réveiller. 

Au  jardin  (cela  va  sans  dire, 
Point  de  chaumière  sans  jardin) 
J'entre,  quel  parfum  j'y  respire  ! 
Partout  la  rose  et  le  jasmin. 
Pas  de  jets  d'eau,  ni  de  statues; 
La  nuit  ça  pourrait  m'effrayer; 
J'y  vois  des  oignons,  des  laitues; 
Mais  n'allez  pas  me  réveiller. 


122         QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

Lisez  enfin  cette  chanson,  presque  digne  de  Déran- 
ger, dont  les  encouragements  n'ont  pas  manqué  au 
poëte  tisserand,  son  cher  confrère,  ainsi  qu'il  l'ap- 
pelle ^  : 

J'ai  lu  que  Dieu  créa  la  terre. 
Pour  les  hommes  qu'il  fit  égaux; 
C'était  bien  agir  en  bon  père, 
Si  pour  tous  il  eût  fait  des  lots. 
J'arrive,  mais  on  me  repousse, 
Ma  part  est  prise,  entin  je  vois 
Que  je  n'en  aurai  pas  un  pouce; 
Le  bon  Dieu  s'est  moqué  de  moi. 

Quand  les  beaux-arts  et  l'industrie 
Semblent  prendre  un  nouvel  essor. 
Tout  concourt  à  rendre  la  vie 
Plus  douce;  mais  il  faut  de  l'or. 
Pour  moi  qui  n'ai  que  ma  navette. 
Je  n'en  touche  du  bout  du  doigt  ; 
Je  m'en  passe,  mais  je  répète  : 
Le  bon  Dieu  s'est  moqué  de  moi. 

Sans  ambition,  sans  envie, 
Pauvre,  je  me  trouvais  heureux; 
Mais  Dieu  m'envoie  une  ophtalmie. 
Qui  m'a  presque  détruit  les  yeux; 
A  sa  suite,  dame  Misère 
Entre  chez  nous,  quel  désarroi!... 
C'en  est  trop,  je  ne  puis  me  taire  ; 
Le  bon  Dieu  s'est  moqué  de  moi. 

1.  a  J'ai  trouvé  en  vous  le  poëte  artisan,  toi  qu'il  me  semble 
devoir  être  :  occupé  de  rendre  ses  sentiments  intimes  avec  la 
couleur  des  objets  dont  il  est  entouré,  sans  ambition  de  langage 
et  d'idées,  ne  puisant  qu'à  sa  propre  source,  et  n'empruntant 
qu'à  son  cœur,  et  non  aux  livres,  des  jieintures  pleines  d'une 
sensibilité  vraie  et  d'une  philosophie  pratique.  »  {Extrait  d'une 
lettre  de  Béraî^ger  à  Magu.) 


DIALOGUES   FAMILIERS  123 

Seigneur,  quel  caprice  est  le  vôtre! 
Deviez-vous  me  traiter  si  mal? 
Quoi!  tout  d'un  côfeé,  rien  de  l'autre; 
Le  partage  est  trop  inégal. 
A  moi  le  travail  et  la  peine, 
Au  voisin,  l'or,  un  bon  emploi  ; 
Je  m'épuise,  lui  se  promène  : 
Le  bon  Dieu  s'est  moqué  de  moi. 

Un  peu  forte  est  la  pénitence, 
Et  trop  longue  au  moins  de  moitié; 
Une  voix  me  dit  :  «  Patience,  » 
C'était  celle  de  l'amitié. 
Fille  du  ciel,  par  toi  j'éprouve 
Qu'à  grand  tort  je  manquais  de  foi; 
Mon  petit  lot,  je  le  retrouve; 
Dieu  ne  s'est  pas  moqué  de  moi. 


M.  A.  —  Je  me  déclare  très- satisfait  de  votre  tisse- 
rand; et,  tout  en  reconnaissant  qu'il  y  a  du  vrai  génie 
poétique  dans  la  tête  de  cet  homme  qui  se  plaint  de 
manquer  d'instruction, 

A  l'égal  des  sauvages, 

Qui  n'ont  jamais  quitté  leurs  incultes  rivages," 

je  sens  qu'il  y  a  chez  lui  de  la  loyauté,  de  la  modestie, 
de  l'affection,  de  la  force,  toutes  les  qualités  qui  atti- 
rent le  cœur  vers  les  hommes  de  bien.  Allons,  je  vous 
passe  encore  Magu.  Je  ne  trouve  pas  qu'on  ait  à  lui 
adresser  aucune  des  critiques  qui  pleuvent  aujour- 
d'hui sur  les  poètes  ouvriers,  et  que  je  serai  désor- 
mais plus  circonspect  à  répéter.  Les  éloges  n'ont 
point  enivré  ce  brave  homme,  pas  même  ceux  du  plus 
grand  maître  en  son  genre;  et  j'admire  qu'il  n'ait  pas 
quitté  son  métier,  tant  que  ses  yeux  lui  ont  permis  de 


124  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

se  soutenir  par  le  travail.  Car  ce  dégoût  que  la  vanité 
inspire  aux  prolétaires  écrivains,  et  que  vous  leur 
donnez  par  trop  d'indulgence,  est  le  reproche  le  mieux 
fondé  que  je  vous  aie  adressé  ce  soir;  et  il  ne  me  sem- 
ble pas,  mon  cher  Z.,  que  vous  y  ayez  répondu. 

M.  Z.  —Mon  ami,  je  vous  avoue  que  j'ai  éludé  la 
question  en  vous  disant  que  personne,  à  ma  connais- 
sance, n'a  jamais  donné  à  aucun  de  ces  écrivains  pro- 
létaires le  conseil  d'abandonner  le  travail  (jui  le  fiiisait 
vivre  fort  mal  et  fort  tristement  (quoiqu'on  nous  fasse 
d'étranges  pastorales  sur  l'aisance  et  la  joie  que  pro- 
cure en  ce  temps-ci  le  travail  des  bras),  pour  un  tra- 
vail littéraire  qui  ne  le  ferait  peut-être  pas  vivre  du 
tout.  Mais  ceci  n'était,  je  vous  le  répète,  qu'une  ma- 
nière d'éluder  l'attaque,  parce  que  j'aurais,  en  l'accep- 
tant, beaucoup  trop  à  vous  dire.  Il  faudrait  prendre 
les  choses  d'un  peu  loin,  pour  ne  pas  vous  effarou- 
cher; et,  si  vous  voulez,  nous  réserverons  cette  ques- 
tion principale  pour  notre  prochaine  causerie. 

M.  A.  —  Vous  piquez  ma  curiosité,  et  je  crois  que 
vous  reculez  parce  que  vous  avez  quelque  énormité  à 
me  dire. 

M.  Z.  —  C'est  bien  possible  ;  et  puisque  vous  êtes 
en  train  d'accepter  beaucoup  de  témérités  de  ma  part 
aujourd'hui,  je  vous  prouve  que  je  ne  recule  pas,  en 
vous  déclarant  qu'au  premier  jour  où  nous  nous  re- 
verrons, je  vous  soutiendrai,  d'abord,  que  ce  )Vcst  ni 
U7i  tort,  ni  ini  mal  que  les  prolétaires  se  se7itent  le 
courage  de  chercher  la  vie  intellectuelle  au  prix  des  plus 
grandes  souffrances  et  des  plus  grands  désastres,  et 
que,  si  je  n'y  ai  j)our  ma  part  encouragé  aucun  de  ceux 
que  j'ai  rencontrés,  c'est  par  un  sentiment  de  solli- 
citude trop  craintive,  par  un  manque  d'enthousiasme 


DIALOGUES   FAMILIERS  125 

et  de  foi,  que  j'ai  été  retenu.  S'il  y  a  là  de  quoi  se  jus- 
tifier auprès  de  nos  accusateurs,  il  n'y  a  peut-être  pas 
de  quoi  se  vanter  devant  Dieu,  qui  voit  plus  loin  que 
nous.  Car  il  est  dans  ses  desseins  suprêmes  que 
l'homme  nouveau  cherche  à  se  dégager  de  son  linceul, 
ou  plutôt  de  ses  langes.  Il  faudra  qu'il  en  sorte  à  tout 
prix,  qu'il  se  lève  comme  Lazare,  qu'il  marche  et  qu'il 
parle;  car  il  a  bien  assez  attendu,  bien  assez  gémi  et 
assez  rêvé  dans  cette  nuit  du  tombeau  oii  l'on  prétend 
le  retenir  scellé  sous  la  pierre.  Ensuite,  je  vous  sou- 
tiendrai que  la  régénération  de  VintelUgcnce  est  virtuel- 
lement dans  le  peuple^  et  que  les  efforts  encore  très- 
incomplets  de  cette  intelligence  pour  se  manifester 
sont  le  signal  d'une  vie  nouvelle, que  l'on  peut  pro- 
phétiser à  coup  sûr;  vie  nouvelle  qui  n'éclora  pas  dans 
les  classes  moyennes,  parce  qu'elles  ont  accompli  leur 
tâche  et  qu'elles  touchent  à  la  fm  de  leur  mission.  Il 
est  donc  certain  que  le  génie  du  peuple  s'éveille,  tan- 
dis que  celui  des  classes  aisées  va  s'éteignant  chaque 
jour.  La  vie  du  cœur  étant  finie  chez  ces  dernières  (en 
tant  qu'elles  résistent  à  la  loi  de  fraternité),  cette  vie 
de  l'intelligence  qu'elles  prétendent  conserver  isolée 
de  celle  du  sentiment  n'est  que  la  vie  d'un  cadavre 
embaumé  et  paré  pour  la  tombe.  La  vie  de  sensation, 
longtemps  étouffée  ou  comprimée  dans  le  peuple  par 
la  loi  de  la  résignation  chrétienne,  s'est  éveillée.  Le 
peuple  veut  de  l'aisance,  du  bien-être,  une  sorte  de 
luxe,  des  satisfactions  d'amour-propre.  Eh  de  quel 
droit  ceux  qui  disputèrent  si  avidement  ces  avantages 
à  la  noblesse  durant  plusieurs  siècles  viendraient-ils 
empêcher  le  peuple  d'y  aspirer  à  son  tour?  Avec  la 
vie  de  sensation,  la  vie  de  sentiment  s'est  éveillée 
aussi  dans  cette  race  qui  pousse  comme  une  forêt 


126      QUESTIONS  d'Art  et  de  littérature 

vierge.  Et  quelle  admirable  puissance  commence  à 
prendre  cette  vie  du  cœur  !  Il  sera  bien  facile  de  vous 
le  démontrer.  Enfin  de  la  manifestation  de  ces  deux 
vies  dans  le  peuple  doit  naître  la  vie  de  l'intelligence. 
Et  ces  facultés  toutes  jeunes  accompliront  leur  desti- 
née puissante,  ainsi  qu'il  est  écrit  au  livre  éternel,  qui 
garde  toujours  dans  ses  archives,  sous  le  limon  et 
sous  la  cendre  de  la  décomposition  transitoire,  le 
germe  et  l'étincelle  de  l'éternelle  recomposition.  Ainsi, 
quand  nous  nous  reverrons,  je  vous  soutiendrai  ces 
deux  propositions  abominables,  qui  font  jeter  les  hauts 
cris  à  nos  conservateurs,  1°  que  la  rénovation  de  l'être 
humain  est  prête  à  s'opérer,  et  que  c'est  par  le  peuple 
qu'elle  s'opérera  dans  toutes  les  classes  de  la  société 
devenues  unité  sociale;  2°  que  c'est  le  devoir  du  peu- 
ple d'y  travailler,  et  le  devoir  de  toutes  les  autres 
classes  de  l'y  pousser,  fut-ce  au  prix  d'une  infinité  de 
douleurs  et  de  quelques  suicides  de  plus. 

C'est  bien  ainsi,  au  surplus,  que  l'entend  instincti- 
vement notre  poète  Magu,  lorsque,  s'adressant  au 
dernier  rejeton  de  la  race  royale,  il  s'écrie  avec  une 
naïve  et  droite  conviction  : 


Petit  ange,  je  te  salue; 
Digne  rejeton  d'un  bon  roi, 
Que  Dieu  bénisse  ta  venue, 
Et  qu'il  veille  toujours  sur  toi  ! 

Qu'il  t'accorde  bonté,  sagesse, 
Oh  !  ce  sont  là  de  beaux  présents  1 
Et  qu'il  préserve  ta  jeunesse 
Des  mensonges  des  courtisans  f 


Oui,  tu  prendras  notre  défense. 
Petit-tîls  d'un  roi-citoyen, 


DIALOGUES   FAMILIERS  127 

Te  rappelant  qu'en  ton  enfance. 
Tu  suças  du  lait  plébéien. 

Savoure,  cher  enfant,  ce  lait  avec  délice, 
Si  sa  source  est  obscure,  est-il  moins  bienfaisant? 
Le  peuple  est  honoré  du  choix  de  ta  nourrice  ; 
Comme  ma  femme,  elle  est  femme  d'un  tisserand. 

Près  de  mon  petit-fils,  qui  vient  aussi  de  naître, 
J'ai  composé  ces  vers,  en  formant  le  désir 
Qu'il  puisse  un  jour  te  voir,  t'aimer  et  te  connaître, 
Sous  le  même  drapeau  te  défendre  et  mourir  ! 

Vous  voyez  que  mon  cher  poëte  n'est  pas  un  révo- 
lutionnaire, et  qu'il  croit  à  l'avenir  de  la  royauté  dans 
la  simplicité  de  son  cœur.  Je  ne  l'en  blâme  pas,  puis- 
qu'il pense  que  le  lait  plébéien  peut  être  pour  un  prince 
au  berceau  comme  l'influence  magique  de  la  fée,  qui, 
d'un  coup  de  baguette,  assure  les  plus  heureuses  des- 
tinées et  accomplit  les  plus  brillants  prodiges.  L'his- 
toire dit  que  Sa  Majesté  à  fait  remercier  le  poëte  tis- 
serand. La  munificence  royale  a-t-elle  servi  de  pro- 
tection à  Magu  pour  obtenir  du  ministère  la  rente  de 
200  francs  dont  il  jouit  si  légitimement?  Je  l'ignore. 

—  Mais  dans  tous  les  cas,  reprit  en  souriant  M.  A., 
qui  se  levait  pour  s'en  aller,  ni  la  royauté,  ni  le  mi- 
nistère n'ont  trouvé  que  ce  fût  donner  un  encourage- 
ment dangereux  et  un  exemple  immoral  que  de  se- 
courir, entre  tous  ceux  qui  meurent  de  faim  et  qu'on 
ne  peut  pas  aider,  un  pauvre  diable,  parce  qu'il  a  plus 
de  génie  que  ses  confrères.  Est-ce  qu'on  ne  va  point 
par  hasard  accuser  la  royauté  d'être  lasse  des  froideurs 
de  la  classe  moyenne,  et  de  flatter  la  vanité  du  peuple, 
pour  se  faire  un  pubUc  moins  sévère  ? 

Janvier  1842. 


128         QUESTIONS    D*ART   ET    DE    LITTERATURE 


II 


On  nous  apporta  dernièrement  une  nouvelle  et  ma- 
gnifique édition  des  Poésies  de  maître  Adam  Billaut, 
que  M.  Ferdinand  Wagnien,  avocat,  vient  de  coUa- 
tionner  avec  soin,  et  d'offrir  au  public  comme  un  mo- 
nument élevé  à  la  gloire  de  son  compatriote,  le  Virgile 
au  rabotj  comme  on  appelait  jadis  l'illustre  menuisier 
de  Nevers. 

M.  A.  et  M.  Z.,  sY'lant  rencontrés  chez  nous,  repri- 
rent à  ce  propos  leur  ancienne  discussion  sur  l'avè- 
nement des  Prolétaires  à  la  poésie,  en  commençant 
par  admirer  ensemble  ce  beau  volume,  imprimé  à  Ne- 
vers  môme  avec  élégance,  recomplété  par  les  soins 
vigilants  de  sympathiques  admirateurs,  rendu  à  sa  vé- 
ritable orthographe  ancienne,  purgé  des  altérations 
qui  s'étaient  glissées  dans  les  éditions  précédentes,  et 
enrichi  des  portraits  intéressants  et  authentiques  de 
maître  Adam,  du  grand  Condé,  de  Christine  de  Suède, 
des  princesses  de  Gonzague,  etc.  On  y  a  joint  une  vue 
du  vaste  château  des  ducs  de  Nevers,  où  le  poëte  ar- 
tisan porta  si  souvent  ses  stances  et  ses  sonnets,  tan- 
tôt pour  obtenir  un  habit  neuf,  tantôt  pour  moins  en- 
core, une  paire  de  souliers  en  remplacement  de  ses 
sabots  !  et  enlin  la  vue  de  la  maisonnette  plus  que  mo- 
deste où  le  vieux  Adam  acheva  tranquillement  ses 
jours  dans  une  philosophique  pauvreté.  (Celte  maison 
est  telle  qu'il  l'a  laissée.  Une  madonnette  encadrée  de 


DIALOGUES   FAMILIERS  129 

festons  de  vigne  en  fait  tout  l'ornement.)  Une  notice 
fort  bien  faite,  par  M.  Ferdinand  Denis,  ouvre  le  vo- 
lume; et  une  jolie  Épître  en  vers  adressée  à  la  mé- 
moire de  maître  Adam  par  Rouget,  le  tailleur  poète  cle 
Nevers,  le  termine  et  en  complète  l'illustration. 

—  Il  me  semble,  dit  M.  A.  à  son  adversaire  et  ami 
M.  Z.,  que  maître  Adam,  célèbre  il  y  a  deux  cents  ans, 
dérange  un  peu  votre  théorie  d'une  éruption  merveil- 
leuse du  génie  poétique  chez  les  ouvriers  d'aujour- 
d'hui. Moi  qui  chéris  le  vieux  proverbe  :  ((  Il  n'y  a  rien 
de  nouveau  sous  le  soleil,  »  je  tiens  peut-être  ici  une 
preuve  de  mon  sentiment.  Je  dis  peut-être,  parce  que 
j'ignore  absolument,  je  vous  le  confesse,  si  la  réputa- 
tion de  maître  Adam  n'est  point  usurpée.  Je  ne  con- 
nais de  lui  qu'une  chanson  médiocre,  encore  n'est-elle 
pas  authentique  ^. 

M.  Z.  —  Croyez-vouS  que  mon  intention  ait  jamais 
été  de  vous  prouver  que  le  génie  n'était  pas  le  partage 
du  peuple  avant  le  temps  où  nous  vivons?  Ne  sais-je 
pas  aussi  bien  que  vous,  aussi  bien  que  tout  le  monde, 
quels  furent  l'obscure  origine  et  les  humbles  com- 
mencements de  tous  nos  grands  artistes  du  temps 
passé?  Les  artistes  à  Rome,  même  les  artistes  grecs, 
n'étaient  que  des  artisans.  Dans  le  moyen-âge,  avant 
l'époque  de  la  renaissance,  même  prodige  du  bon 
Dieu  !  Les  grands  sculpteurs,  dont  les  chefs-d'œuvre 


1.  C'est  l'ode  bachique  :  Aussitôt  que  la  lumière.  On  Ta  arran- 
gée, c'est-à-dire  dérangée,  pour  l'ajuster  sur  un  air  connu.  Dans 
l'original,  cette  ode,  réellement  belle  de  couleur  et  de  mouve- 
ment, est  composée  de  stances  de  deux  mesures  différentes. 
Dans  la  nouvelle  édition  de  Nevers,  on  l'a  mise  en  regard  cie  la 
fausse  version,  ainsi  que  d'une  traduction  fort  piquante  en  pa- 
tois du  Morvand. 


130         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

vivent  et  dont  les  noms  sont  presque  inconnus,  n'é- 
taient que  (le  simples  ymacjicrs,  auxquels  on  fournis- 
sait le  marbre,  la  pierre,  et  les  outils.  Dans  le  (juator- 
zième  siècle,  les  peintres,  sculpteurs,  et  architectes, 
se  formèrent  en  corporation  de  métiers,  et  pendant 
deux  ou  trois  cents  ans,  en  Italie  et  en  Espagne,  ils 
furent  obligés  de  paraître  en  corps  aux  cérémonies, 
comme  les  orfèvres  et  tous  les  corps  de  métiers  ma- 
nuels. Les  peintres  espagnols  luttaient,  jusque  dans 
le  dix-septième  siècle,  pour  échapper  à  cette  condition 
d'artisans. 

M.  A.  —  Ainsi  vous  n'avez  point  oublié  que  Giotto, 
l'émancipateur  de  l'art,  fut  un  pâtre,  ni  que  Fra  A-n- 
gelico  fut  un  pauvre  moine  ? 

M.  Z.  —  Je  n'ai  oublié  ni  Masaccio  (le  petit  Thomas), 
enfant  sans  nom;  ni  Léonard  de  Vinci,  bâtard  d'un 
notaire  de  village;  ni  Andréa  del  Sarlo,  le  iils  du  tail- 
leur; ni  Gorrège,  le  Iils  du  paysan;  ni  Giorgione,  le 
petit  George;  ni  Tintoret,  le  Iils  du  teinturier  ;  ni  Ti- 
tien, élevé  par  charité  chez  le  père  des  Zuccalis;  ni 
Dominiquin,  iils  d'un  cordonnier. 

M.  A.  —  Et  Murillo,  et  Velasquez,  et  Uibera? 

M.  Z.  —  Tous  gens  de  rien,  je  le  sais;  et  Alonzo 
Cano,  Iils  d'un  menuisier.  Je  sais  aussi  que  Poussin, 
Claude  Gelée,  Lesueur,  Lebrun,  Puget,  Jean  Cousin, 
Germain  Pilon,  et  Philibert  de  Lorme,  naquirent  tous 
dans  le  peuple,  dans  la  rue,  ou  sous  le  chaume  ;  à 
telles  enseignes  que  Jean  Goujon  fut  employé  à  Home 
comme  ouvrier  par  le  cardinal  d'Amboise,  à  raison  de 
six  sous  i)ar  jour. 

M.  A.  — Les  preuves  vous  écrasent  :  Albert  Devrer, 
Hans  Holbein,  Lucas  de  Leyde,  etc.  !  Et  (juintin  iMcs- 
sis,  maréchal-ferrant  à  Anvers;  et  la  plupart  des  ppia- 


DIALOGUES   FAMILIERS  131 

très  hollandais,  qui  exerçaient,  avec  leur  art,  un  mé- 
tier manuel,  tailleurs,  taverniers,  etc. 

M.  Z.  —  Et  dans  l'art  divin,  dans  la  musique,  les 
exemples  m'écraseraient  également,  si  j'osais  dire  que 
le  génie  est  éclos  d'hier  dans  le  peuple.  Palestrina, 
Haendel,  Gluck,  Mozart,  Haydn^  Beethoven,  et  cent 
autres,  seraient  là  pour  me  crier  :  Et  nous  aussi,  en- 
fants de  rien,  noUs  avons  travaillé  dans  les  champs 
comme  nos  pères,  ou  chanté  dans  les  rues  comme  le 
grand  Rossini. 

M.  A.  —  Eh  bien  donc? 

M.  Z.  —  Eh  bien  donc,  le  peuple  est  et  fut  toujours 
artiste.  Mais  il  n'a  pas  encore  été  littérateur,  en  ce 
sens  que  son  génie  poétique,  aidé  de  l'art  littéraire,  ne 
s'était  pas  encore  formulé  d'une  manière  précise  et 
tranchée.  Voilà  qu'il  commence  à  le  faire,  et  que  nous 
approchons  d'une  crise  puissante,  oii  des  idées  neu- 
ves seront  chantées,  développées  et  poétisées  par  des 
esprits  nouveaux,  par  des  imaginations^  des  conscien- 
ces, et  des  génies  prolétaires. 

M.  A.  —  Je  ne  veux  pas  contrarier  votre  croyance, 
quant  à  l'avenir,  bien  que  je  ne  la  partage  pas;  mais 
quant  au  passé,  êtes-vous  bien  sûr  de  ce  que  vous  di- 
tes? N'y  a-t-il  pas  eu  d'écrivains  sortis  du  peuple  dans 
les  siècles  passés? 

M.  Z.  —  Vous  êtes  beaucoup  plus  érudit  que  moi 
sur  ce  chapitre.  Cherchez  vous-même.  Voyez  si  jus- 
qu'au dix-septième  siècle  les  historiens  et  les  poètes 
de  quelque  valeur  ne  sont  pas  sortis  de  la  noblesse  ou 
du  haut  clergé  ?  Voyez  ensuite  les  écrivains  du  grand 
siècle  appartenir  encore  pour  la  plupart  à  la  magistra- 
ture ou  à  la  noblesse,  à  la  robe,  à  l'épée,  ou  à  la  haute 
bourgeoisie,  jusqu'à  l'avènement  de  la  classe  moyenne 


132         QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

dans  les  lettres  à  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième 
siècle. 

M.  A.  — Cette  remarque  ne  m'avait  pas  encore  frap- 
pé, quoiqu'elle  soit  bien  facile  à  faire.  En  effet,  Mon- 
taigne, Ronsard,  Malherbe,  Descartes,  Balzac,  la 
Fontaine,  Corneille,  Molière,  Bossuet,  Fénelon,  Boi- 
leau,  Racine,  Montesquieu,  Buffon,  Voltaire,  apparte- 
naient tous,  par  la  naissance,  soit  à  la  noblesse,  soit 
à  la  riche  bourgeoisie.  Jean-Jacques  est  réellement  le 
premier  penseur  ou  écrivain  sorti  du  peuple. 

M.  Z.  —  Et  combien  n'a-t-il  pas  eu  de  peine  à  en 
sortir  ! 

M.  A.  —  Mais  c'est  précisément  là  ce  que  j'allais 
vous  objecter.  On  conçoit  que  le  peuple,  étant  de 
tout  temps  en  possession  des  métiers,  produise  des 
artistes  remarquables  dans  les  arts  qui  ont  ces  métiers 
pour  support.  Il  y  a  plus;  lui  seul  peut  fournir,  sauf 
de  bien  rares  exceptions,  des  génies  dans  des  profes- 
sions inséparables  d'un  métier;  car  lui  seul  exerce  ces 
métiers.  C'est  son  lot,  il  est  dur;  mais  les  arts  propre- 
ment dits  deviennent,  par  compensation,  son  privi- 
lège. Vous  demandez  au  peuple  des  maisons;  une  fois 
en  train,  il  vous  fait  des  palais  et  des  temples.  Il  est 
comme  la  nature  ;  il  ne  lui  coûte  pas  plus,  étant  forcé 
de  manier  le  ciseau  ou  la  truelle,  de  faire  du  grand  et 
du  beau  que  du  mesquin  et  du  laid.  Mais  il  n'en  est 
pas  ainsi  de  la  littérature,  qui  exige  du  loisir,  de  la 
réllexion,  et  qui  n'a  pour  support  aucun  métier  maté- 
riel. Pendant  (pie  le  peui)le  est  occupé  de  ses  métiers, 
comment  voulez-vous  qu'il  se  livre  à  cet  art  diriicile 
qui  n'a  pour  expression  que  la  parole  ou  l'écriture? 

M.  Z.  —  L'avenir  donnera  peut-être  aux  serfs  de 
l'industrie  un  peu  de  ce  loisir  nécessaire,  alin  qu'a- 


DIALOGUES   FAMILIERS  '  133 

près  avoir  produit  tant  de  grands  peintres,  de  grands 
statuaires,  de  grands  architectes,  de  grands  musiciens, 
le  peuple  produise  encore  tout  ce  qu'il  peut  enfanter 
dans  un  autre  genre.  Convenez  que  l'histoire  nous  pré- 
sente déjà  une  induction  à  cet  égard.  Rousseau,  comme 
vous  le  remarquiez  vous-même,  est  sorti  du  peuple. 
L'enfantement  si  pénible  de  Rousseau,  n'est-ce  pas 
l'enfantement  de  la  démocratie?  Avant  lui,  qui  dans  le 
peuple  s'occupait  de  politique,  ou  du  moins  qui  des 
enfants  du  peuple  a  écrit  avant  lui  sur  ces  matières? 
Mais,  depuis  lui,  combien  s'en  sont  occupés  et  s'en 
occupent  tous  les  jours  1 

M.  A. — Il  est  certain  que  jadis,  pour  écrire  sur 
l'histoire  ou  sur  la  politique,  il  fallait  appartenir  aux 
classes  nobles  qui  seules  avaient  part  aux  affaires  publi- 
ques. Aussi  toutes  nos  chroniques  françaises,  à  partir 
du  treizième  siècle,  ont-elles  été  écrites  par  des  no- 
bles ;  c'est  Ville-Hardouin,  c'est  Joinville,  c'est  En- 
guerrand  de  Monstrelet,  Froissard,  Philippe  de  Gom- 
mines,  Pierre  de  l'Étoile,  Biaise  de  Montluc,  Duples- 
sis-Mornay,  Sully,  Tavannes,  de  Thou,  Michel  de 
l'Hospital,  Etienne  Pasquier.  Le  sire  de  Brantôme  re- 
présente aussi  la  noblesse  cultivant  la  partie  galante 
de  ses  annales.  La  haute  bourgeoisie  ne  commence  à 
s'occuper  d'histoire  et  de  politique  qu'avec  Mézerai,  au 
milieu  du  dix-septième  siècle.  Mais  la  noblesse  con- 
serve encore,  même  au  dix-huitième  siècle,  une  cer- 
taine supériorité  de  vues  et  de  génie  sur  ce  point,  qui 
se  manifeste  par  des  hommes  tels  que  Montesquieu, 
le  duc  de  Saint-Simon,  Boulainvilliers,  et  même  les 
deux  Mirabeau,  le  père  et  le  fils. 

M.  Z.  —  Oui,  mais  là  je  vous  arrête.  De  ces  deux 
Mirabeau,  l'un  est  le  disciple  du  grand  économiste 

8 


134      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

Quesnay,  et  ne  fait  que  répéter  ses  leçons  ;  l'autre  est 
le  disciple  de  Rousseau.  Ainsi  la  noblesse  a  fini  par 
se  mettre  à  l'école  de  deux  prolétaires  ;  car  Quesnay, 
lui  aussi,  était  Iclils  d'un  ouvrier.  Mais  la  poésie  n'of- 
fre-t-elle  pas,  dites-moi,  quelque  chose  d'analogue  ? 

M.  A.  —  Quant  à  la  poésie  française,  j'avoue  qu'à 
l'exception  d'OUivier  Rosselin,  le  bourgeois  du  (juin- 
zième  siècle,  auteur  des  vaux  de  VirCj  et  de  Villon, 
mendiant  et  voleur,  deux  fois  condamné  à  être  pendu, 
à  ce  que  dit  l'histoire,  ce  senties  nobles  qui  ont  d'abord 
cultivé  les  lettres,  puis  les  bourgeois.  Au  quinzième 
et  au  seizième  siècle,  le  clergé  donna  trois  hommes, 
initiateurs  à  des.  titres  divers.  Jean  do  Meung,  l'auteur 
du  roman  de  h  Rose,  Amyot,  le  translateur  des  œuvres 
de  Plutarque  et  de  Daphnis  et  Chlor^  et  le  grand  Rabe- 
lais, le  philosophe.  Puis  comme  s'il  avait  rougi  de 
tous  trois,  ce  clergé  n'en  produisit  pas  d'autres,  du 
moins  pour  longtemps.  Mais  les  nobles,  qui  avaient 
commencé  aussi  à  s'occuper  de  poésie,  continuèrent  à 
fournir  des  poètes.  Il  y  a  même  de  remarquable  que 
ce  furent  les  princes  ijui  donnèrent  le  signal  :  Charles 
d'Orléans  et  Thibaut  de  Champagne  au  treizième  siècle, 
Charles  d'Anjou  au  quatorzième,  le  roi  René  au  quin- 
zième, François  l*^""  et  Charles  IX  au  seizième,  culti- 
vèrent la  poésie;  combien  de i)rincesses alors  faisaient 
dés  vers  et  écrivaient  des  livres  !  On  a  des  œuvres  de 
Jeanne  d'Albret,  de  Marguerite  d'Autriche,  de  Mar- 
guerite de  iNavare,  de  Marguerite  de  Valois,  de  Marie 
Stuart.  La  poésie  prétendait  se  loger  dans  les  cours. 

Jean  Marot,  le  père  de  Clément,  prenait  la  qualité 
de  secrétaire  et  poète  de  la  magnanime  reine  Anne  de 
Bretagne.  On  citerait  diflicilcment  un  poêle  ou  un 
écrivain  un  peu  connu  du  seizième  siècle,  ou  du  com- 


DIALOGUES   FAMILIERS  135 

mencement  du  dix-septième,  qui  ne  tînt  pas  à  la  no- 
blesse. Mathurin  Régnier,  le  satirique  fait  seul  excep- 
tion; mais  l'histoire  littéraire  a  bien  soin  de  remarquer 
que  le  père  de  Régnier  était  qualifié /îonora6fe  homme, 
titre  qui  dans  ce  temps  ne  se  donnait  qu'aux  plus  nota- 
bles bourgeois.  Les  autres  poètes  avaient  tous  des 
blasons.  Les  deux  de  Raïf,  du  Bartas,  d'Aubigné, 
Michel  d'Amboise,  le  seigneur  de  Pibrac,  les  deux 
du  Bellay,  et  le  grand  Ronsard,  et  le  sire  de  Malherbe, 
sans  compter  Racan,  Segrais,  d'Urfé,  mademoiselle 
DeshouiUières,  mademoiselle  de  Scudéry,  madame  de 
Lafayette,  et  tant  d'autres  encore.  Les  prédécesseurs 
de  Corneille,  Jodelle  et  Garnier,  étaient  aussi  de  fa- 
milles nobles.  Mais  avec  Corneille,  Molière,  et 
la  Fontaine,  commence  l'ère  poétique  de  la  bour- 
geoisie. Le  duel  littéraire  de  Richelieu  et  de  Cor- 
neille, à  l'occasion  duCicJ,  fixe  magnifiquement  le  com- 
mencement de  cette  ère.  Ce  duel,  a  un  sens  qu'on 
n'a  pas  compris;  on  s'étonne  de  Richelieu  auteur,  et 
on  admire  qu'un  si  puissant  ministre  fût  jaloux  de 
Corneille.  On  ne  voit  pas  que  Richelieu,  c'est  la  no- 
blesse tout  entière  en  possession  jusque  là  de  la 
littérature,  et  qui  voit  son  sceptre  lui  échapper.  J'avoue 
qu'à  partir  de  cette  époque  la  bourgeoisie  a  remplacé 
la  noblesse  dans  la  culture  des  letti^es.  Quant  à  vous 
accorder  que  cette  classe  moyenne,  si  riche  d'idées  et 
si  pleine  d'action  et  d'influence  pour  faire  la  Révo- 
lution française,  est  aujourd'hui  vide  et  creuse;  qu'elle 
ne  produit  plus  rien  de  neuf,  et  qu'elle  est  réduite  à 
remâcher,  avec  force  sophismes,  les  idées  qui  l'ont 
faite  ce  qu'elle  est... 

M.  Z.  Je  sais  que  vous  n'êtes  pas  récalcitrant  à  cet 
égard-là;  mais  je  ne  vous  demande  pas  encore  d'ac- 


136         QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

quiescer  à  ma  conclusion  générale.  Il  me  suffit  que 
vous  m'accordiez,  quant  à  présent,  que  maître  Adam 
Billaut  façonnant,  comme  dit  Voltaire,  des  couplets 
aussi  lestement  qu'un  escabeau,  était  un  fait  excep- 
tionnel dans  son  temps  ;  et  vous  m'avouerez  tout  à 
l'heure,  quand  vous  aurez  feuilleté  squ  œuvre,  qu'il 
n'a  point  eu,  malgré  sa  grande  intelligence,  et  ses 
éclairs  de  colère  et  de  fierté,  la  révélation  de  son  rôle 
de  pocte  prolétaire,  comme  nos  poëtes  prolétaires 
doivent  et  peuvent  l'avoir  ajourd'hui. 

M.  A.  —  Ma  foi,  tout  en  vous  écoutant,  j'ai  déjà 
feuilleté;  et  je  vous  jure  qu'à  en  juger  par  les  dédi- 
caces et  les  flatteries  sans  nomljre  aux  grands  et  aux 
princes  qui  me  sautent  aux  yeux,  je  ne  vois  rien  Là- 
dedans  qui  m'in>pire  admiration  ou  sympathie.  C'est 
une  collection  de  ilatteries  plates  et  un  cours  de  men- 
dicité adulaloire.  Les  chansons  et  les  épigrammes  ne 
manquent  pas  de  verve,  et  le  tour  est  hardi,  heureux 
souvent;  mais  ce  n'est  pas  autre  chose,  comme  l'a  dit 
Voltaire,  que  de  la  poésie  de  cabaret,  comme  le  reste 
est  de  la  poésie  d'antichambre. 

M.  Z.  —  Admettons  un  instant  que  Voltaire  soit 
infaillible;  je  sais  vos  préférences,  je  devrais  dire 
votre  idolâtrie  pour  lui.  Admettons,  dis-je,  ((u'il  ait 
bien  jugé  maître  Adam,  en  aflirmant  que  ce  n'était 
qu'un  poëte  de  cabaret,  trouvant  une  rime  heureuse 
par  hasard,  comme  il  a  dit,  avec  plus  d'irrévérence 
encore,  de  Shakespeare,  que  ce  n'était  qu'un  sauvage 
ivre,  et  de  Pétrarque  qu'un  chansonnier  inférieur  à 
Quinault.  Avouez,  dans  ce  cas,  qu'un  artisan  poêle 
était,  il  y  a  deux  cents  ans,  une  rare  merveille,  un 
prodige  no)i  pareil,  comme  on  parlait  alors,  une 
exception  inouïe. 


DIALOGUES    FAMILIERS  137 

M.  A.  —  Vous  voulez  me  faire  dire  que  Voltaire 
s'est  trompé.  Je  ne  le  dirai  pas;  j'aime  mieux  avoir 
tort  vis-à-vis  de  vous.  Je  ne  suis  donc  pas  battu  sur 
tous  les  points,  et  le  jugement  démon  maître  n'est  pas 
renversé. 

M.  Z.  Il  m'en  coûte  de  vous  arracher  cette  dernière 
consolation;  mais  il  le  faut.  Permettez-moi  de  vous 
dire  quelques  mots  sur  Voltaire.  Je  les  dirai  sans 
aigreur;  écoutez-les  sans  passion.  Je  vous  ai  confessé 
cent  fois  mon  ardente  préférence  pour  Rousseau  ; 
mais  je  reconnais  en  vieillissant  que  dans  ma  jeunesse 
l'enthousiasme  de  la  partialité  me  rendit  souvent 
injuste  envers  son  tout-puissant  rival.  Je  ne  crois 
plus  à  la  froide  méchanceté  de  Voltaire,  je  crois  même 
à  la  grandeur  de  son  âme  et  à  la  générosité  de  son 
caractère.  Je  me  rappelle  avec  attendrissement  le  trait 
que  rapporte  le  prince  de  Ligne  pour  en  avoir  été 
témoin  <. 

1.  Sur  Voltaire  et  sur  Rousseau,  le  prince  de  Ligne  a  écrit 
quatre  ou  cinq  pages  ravissantes,  qui,  sans  nous  révéler  de 
grandes  particularités,  nous  font  mieux  voir  et  comprendre  ces 
deux  immortels  que  toutes  les  controverses  aveugles  et  amères 
de  leur  époque.  Le  prince  de  Ligne,  général  autrichien,  cour- 
tisan et  seigneur  russe,  mais  véritable  Français  d'esprit  et  de 
caractère,  est  un  des  plus  charmants  écrivains  du  xvme  et  du 
xixe  siècles,  aux  confins  desquels  il  se  trouve  placé.  Il  participe 
du  premier  pour  la  vivacité  et  le  brillant,  du  second  pour  la 
rêverie,  le  talent  descriptif,  et  une  sorte  de  haute  loyauté  phi- 
losophique qui  domine  et  efface  toutes  les  petitesses  de  sa  mi- 
sérable grandeur.  On  sent  qu'il  ferme  ce  siècle  divers  et  fécond, 
et  que,  sans  le  comprendre  bien  sérieusement,  il  a  l'instinct  de 
droiture  et  de  sensibilité  que  nous  devons  avoir  pour  le  bien 
juger  nous-mêmes.  A  le  suivre  dans  sa  correspondance  avec  les 
rois  et  les  empereurs,  on  peut,  au  premier  abord,  penser  de  lui, 
comme  de  maître  Adam,   qu'il  n'est  qu'un  lâche   adulateur.   I 

8. 


138         QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTERATURE 

Voltaire  était  un  jour  entrain  de  déclamer  contre 
Jean-Jacques,  prétendant  qu'on  devrait  le  chasset*  de 
Genève,  de  Lausanne,  et  de  toute  la  terre  :  —  Ah  ! 
itlon  Dieu,  s'écrie  quelqu'un,  soit  par  erreur  de  sa 
vue,  soit  pour  éprouver  Voltaire,  voilà  justement 
M.  Rousseau  qui  entre  dans  votre  cour.  —  Ah  !  le 
malheureux  !  s'écrie  Voltaire  avec  impétuosité  :  ils 
Taufont  encore  chassé  de  Lausanne  I  Où  est-ii  ?  qu'il 
entre  !  Mes  bras,  mon  cœur,  et  ma  maison  lui  sont 
ouverts  !  —  Tel  était  le  grand  Voltaire,  faible,  rancu- 
riëux,  plein  d'injustices,  de  vanités,  et  de  précipita- 
tion; il  n'était  ni  dur,  ni  vindicatif,  ni  orgueilleux.  Le 
fond  de  son  cœur  était  généreux  et  humain,  comme 
le  fond  de  son  intelligence  était  ferme  et  lumi- 
neux. 


écrit  à  Catherine  II,  pendant  notre  prande  révolution,  qu  il  fau- 
drait établir  un  cordon  sanitaire  autour  de  Ui  France,  et  mille 
autres  hérésies.  Mais  ce  que  M.  Z.  dit  plus  loin  à  M.  A.,  qu'il 
faut  juger  une  vie  à  distance  par  l'ensemble  et  non  par  le  détail, 
il  faut  l'appliquer  au  prince  de  Ligne.  Ses  actions,  on  devrait 
dire  ses  occupations  (car  l'action  n'est  ni  libre  ni  volontaire  dans 
certaines  phases  de  la  société),  furent  ce  qu'elles  pouvaient  être. 
Mais  une  bonté  sans  éi.'ale  et  une  équité  supérieure  se  retrouvent 
dans  cet  écrivain  frivole,  sérierx  lorsqu'il  est  seul  avec  sa  con- 
science et  son  instinct.  Ses  Pensées  sont  un  monunjent  de  quel- 
ques pages  dont  la  philosophie  s'ihspir»'  d»'s  plus  pures  lumières 
de  l'ûme.  Une  de  ces  pages,  sur  la  Justice  des  jugem-^nts,  est  plus 
grande  que  tout  Montesquieu.  Mais  il  se  passera  bien  du  temps 
avant  que  ce  qiie  je  dis  là  no  semble  pas  un  impertinefit  para- 
doxe, je  le  sais  de  reste.  Toujours  est-il  que  sa  manière  de  lire 
dans  les  yeux  de  Rousseau  et  dans  le  cœur  de  Voltaire,  aussi 
brièvement  dite  que  rapidement  conçue,  est  une  peinture  noble 
autant  que  saisissante  et  vraie.  Je  pense  que  madame  de  Stni'l 
ne  se  trompait  pas  dans  l'admiration  et  l'affection  qu'elle  lui 
portait. 


DIALOGUES    FAMILIERS  139 

M.  A.  —  Qui  en  doute  ?  vous  êtes  bien  bon  d'en 
convenir  ! 

M.  Z.  — Je  tenais  à  vous  faire  voir  que  je  ne  suis 
pas  de  ceux  qui  le  nient  ;  et  ceci  me  conduit  à  vous 
dire  que  les  jugements  précipités  de  Voltaire  en  litté- 
rature ne  sont  pas  sans  appel  aux  yeux  de  la  postérité, 
puisque  cet  homme  de  génie  cassait  lui-même  les  ar- 
rêts de  sa  haine,  comme  ceux  de  sa  critique,  dans  de 
brûlants  retours  sur  lui-même.  Vous  savez  bien,  vous 
son  Séide,  avec  quelle  adorable  naïveté,  pleine  d'un 
dépit  comique  et  d'une  bonne  foi  grondeuse,  il  se  sen- 
tait parfois  contraint  de  se  rétracter.  Rappelez-vous 
son  obstination  à  condamner  la  Fontaine  comme  un 
plat  auteur,  bon  tout  au  plus  pour  les  vieilles  femmes 
et  les  petits  enfants  ;  et  son  emportement  un  jour  que, 
tenant  le  livre  dans  sa  main,  il  voulait  examiner  les 
fables  une  à  une,  et  démontrer  qu'il  n'y  en  avait  pas 
une  qui  fût  supportable.  Après  en  avoir  lu  une  dou- 
zaine sans  en  pouvoir  trouver  les  défauts,  il  jeta  le 
volume  par  terre  avec  fureur  en  s'écriant  :  Ce  n'est 
qu'un  ramas  de  chefs-d'œuvre  !  Savez-vous  que  ce 
mot  de  Voltaire  prouve  tout  ce  que  je  veux  vous  prou- 
ver ?  C'est  qu'avec  un  goût  sûr  et  une  vive  intelli- 
gence du  beau  et  du  vrai,  il  jugeait  à  la  légère,  et  s'a- 
bandonnait à  des  préventions  qu'il  eût  rétractées,  si, 
pour  chacun  des  hommes  et  chacune  des  choses  ainsi 
condamnés,  on  eût  pu  lui  faire  retrouver  un  de  ces 
moments  d'attention,  de  bonne  foi,  ou  de  sincérité, 
qui  lui  firent  jeter  par  terre  le  ramas  de  chefs-d'œuvre 
et  ouvrir  ses  bras  et  son  cœur  pour  y  recevoir  Vaho- 
minahle  M.  Rousseau,  chassé  ajuste  droit  de  toute  la 
terre  ? 

M.  A.  —  Je  vois  où  vous  voulez  en  venir.  Vous 


140  QUESTIONS    D  ART    ET   DE    LITTERATURE 

pensez  qu'une  seconde  ou  une  troisième  lecture  de 
Shakespeare,  de  Pétrarque,  et  même  de  votre  maître 
Adam,  eii  éclairé  Voltaire,  et  l'eût  fait  repentir  de  ses 
impétueuses  préventions.  Je  n'en  ai  jamais  douté 
quant  à  Shakespeare,  je  n'en  peux  guère  douter  non 
plus  quant  à  Pétrarque;  mais  quant  à  votre  menui- 
sier, fabricant  de  tables  et  de  concetti,  j'oserai  croire, 
jusqu'à  plus  ample  informé,  que  Voltaire  eût  confirmé 
son  premier  jugement. 

M.  Z.  —  Il  est  possible  que  Voltaire  l'eût  fait.  Il  ne 
lui  suffisait  pas  toujours  de  revenir  à  la  bonne  foi  et  à 
l'examen  sérieux  pour  être  comi)étent.  Voltaire,  quoi- 
qu'il fît  d'excellentes  et  de  charmantes  poésies,  n'était 
pas  poète  dans  la  haute  acception  du  mot.  Son  imagi- 
nation était  tournée  vers  la  raillerie,  son  enthousiasme 
vers  la  lutte  polémique.  Pour  être  un  poète,  il  faut 
une  extrême  naïveté  de  cœur,  qui  n'était  pas  le  fond 
de  l'âme  de  Voltaire,  et  qui  eût  été  fort  contraire  à  la 
puissance  de  son  œuvre  critique  sur  le  siècle.  Il  fai- 
sait de  beaux  vers  et  d'admirables  satires,  des  drames 
habilement  conçus,  écrits  avec  élégance  ;  mais  le  feu 
sarré  de  Shakespeare,  mais  la  passion  de  Pétrarque,  il 
ne  pouvait  les  ravir  au  ciel  qui  ne  l'avait  pas  destiné 
à  comprendre  et  à  agir  hors  d'une  certaine  limite  de 
sentiment.  Esprit  analytique  par  excellence,  il  pouvait 
revenir  sur  ses  erreurs  d'analyse,  et  la  Fontaine  de- 
vait subir  victorieusement  une  analyse  approfondie. 
Shakespeare,  avec  le  mauvais  goût  de  son  temps  et  la 
rudesse  de  son  pays,  son  empliase  de  bonne  foi,  tan- 
tôt ridicule,  et  tanlùt  saisissante  ;  Shakespeare,  bour- 
souflé, cynique  et  sublime,  ne  se  fût  peut-être  pas  ré- 
vélé en  entier  à  Voltaire,  (juand  mémo  Voltaire  l'aurait 
voulu.  Ici  pourtant  je  me  sors  de  votre  peut-être,  pour 


DIALOGUES   FAMILIERS  141 

ne  pas  manquer  au  respect  que  je  porte  au  monarque 
de  la  littérature  du  dix-huitième  siècle. 

M.  A.  —  Vous  voilà  dans  une  argumentation  dubi- 
tative qui  ne  conclut  pas. 

M.  Z.  —  Nous  pouvons  cependant  conclure  de  deux 
manières,  dont  je  vous  laisse  le  choix  :  ou  que  Vol- 
taire n'a  pas  pris  toujours  le  temps  de  connaître  ce 
qu'il  condamne,  ou  que  Voltaire  ne  pouvait  pas  con- 
naître et  devait  condamner  certains  génies  dont  le  vol 
s'écartait  de  la  sphère  du  sien. 

M.  A.  —  Voyons  vos  preuves  quant  à  maître  Adam 
Billaut.  Je  doute  qu'il  vaille  la  peine  de  vous  avoir 
pour  avocat  contre  un  juge  tel  que  Voltaire  ;  mais  puis- 
que cela  vous  tient  à  cœur,  je  veux  entendre  votre 
plaidoyer. 

M.  Z.  —  Oui,  cela  me  tient  à  cœur,  comme  tout  ce 
qui  se  rattache  à  la  cause  du  peuple;  et  soyez  sûr 
qu'une  telle  cause  mériterait  un  autre  avocat  que  moi. 
Je  défendrai  le  caractère  de  maître  Adam  en  même 
temps  que  son  talent;  car  ces  deux  choses  sont  étroi- 
tement liées,  et  vous  avez  judicieusement  prononcé, 
en  feuilletant  son  recueil  à  la  hâte  (toujours  à  la  ma- 
nière de  votre  grand  patron),  qu'un  vil  adulateur  ne 
pouvait  pas  être  un  grand  poète.  Vous  auriez  grande- 
ment raison,  si  maître  Adam  eût  été  constamment 
adonné  à  la  flatterie;  et  je  vous  accorde  que  ses  nom- 
breux hommages  aux  princes  et  aux  princesses  qui  le 
protégeaient,  quoique  semés  de  traits  heureux,  n'ont 
pas  toujours  une  valeur  bien  réelle.  Ce  fut  à  eux  ce- 
pendant que  le  pauvre  homme  dut  le  grand  bruit  qu'il 
fit  en  France;  et  on  ne  put  assez  s'émerveiller,  à  la 
cour  et  à  la  ville,  qu'un  rude  manœuvre  eût  trouvé 
l'art  de  tourner  un  compliment  mieux  qu'un  bel  esprit 


142         QUESTIONS   d'art   ET  DE   LITTERATURE 

de  profession.  Il  y  avait  du  moins  dans  sa  manière  de 
les  louer  quelque  chose  d'original,  une  emphase  co- 
mique qui  semble  parfois  voisine  de  la  moquerie,  et 
qu'un  rustique  comme  lui  pouvait  seul  faire  accepter. 
11  invoquait,  en  l'honneur  de  ses  héros  et  de  ses  demi- 
dieux  ^\x  dix-septième  siècle,  un  Jupin,  un  Neptun, 
et  un  Phœbus  qu'il  n'avait  pas  trop  l'air  de  prendre 
plus  au  sérieux  que  les  grands  auxquels  il  s'amusait 
à  les  comparer.  Il  faisait  le  bonhomme  (comme  fait 
souvent  Magu),  et  on  sentait  en  lui,  à  chaque  mot,  le 
puissant  goguenard,  le  Voltairien  anticipé,  le  contem- 
porain du  grand  Bayle;  si  bien  qu'on  l'écoutait  avec 
étonnement,  se  demandant  si  c'était  la  simplicité  de 
sa  condition  et  l'ignorance  des  bonnes  manières,  ou 
bien  la  verve  satirique  et  hardie  d'un  esprit  supérieur, 
qui  le  faisait  parler  si  bassement  et  si  familièrement 
à  la  fois.  Aussi,  après  s'en  être  amusé  un  instant,  et 
lui  avoir  fait  les  plus  belles  promesses,  l'oubliait-on, 
peut-être  par  défaut  de  sympathie,  peut-être  à  dos- 
sein  et  par  une  sorte  de  rancune  qu'on  n'avouait 
pas.  Il  est  certain  que  de  toutes  les  pensions  et  pri- 
vilèges qui  lui  furent  accordés,  peu  furent  réalisés; 
et  (pie,  protégé  par  les  plus  hautes  puissances  de 
l'État,  il  lutta  constamment  contre  la  misère.  Voici 
une  Epître  au  cardinal  de  Hichclieu  qui  prouve  et  le 
peu  d'exactitude  qu'on  niellait  à  lui  payer  la  pension 
promise,  et  l'insistance  narquoise  du  poète  à  la  ré- 
clamer : 


Oraml  princo,  jo  suis  do  retour 
Dans  les  pompes  de  vostre  cour, 
Pour  me  plaindre  h  vostre  ominence 
Que,  par  faute  de  souvenance, 


DIALOGUES  FAMILIERS  143 

Votre  Justubron  m'a  laissé  i. 

Coonme  si  j'étais  trépassé  : 

G'^st-à-dire  pour  mieux  entendre 

Que  je  n'ay  pas  eu  peine  à  prendre 

Le  bien  dont  vos  menus  plaisirs 

Ont  favorisé  mes  désirs. 

Certes,  je  trouve  fort  estrange 

Que  tel  qui  veut  passer  pour  ange 

Chés  les  nimphes  du  double  mont, 

Passe  chés  moi  pour  un  démon. 

Bien  que  mon  discours  soit  champestre. 

Que  mon  âme  ait  trouvé  son  estre 

Dans  un  climat  presque  inconnu, 

Où  Phœbus  n'est  jamais  venu; 

Qu'elle  parle  en  terme  barbare, 

Et  qu'elle  nayt  rien  fait  de  rare, 

Le  faut-il  pour  tant  avouer 

Qu'elle  a  l'honneur  de  vous  louer. 

Et  que  la  vertu  qui  n'aspire 

Qu'à  rendre  bien-tost  notre  empire 

L'étonnement  de  l'univers 

Fit  quelque  estime  de  mes  vers. 

Quand  d'une  bonté  plus  qu'extrême 

La  vostre  dit  à  l'heure  même 

Que  l'on  me  rendist  satisfait, 

Ce  que  pourtant  on  n'a  pas  l'ait. 


Une  estrange  nécessité 
M'oblige  sans  cesse  à  me  plaindre, 
Et  de  tout  dire  sans  rien  craindre  : 
Nécessité  n'a  point  de  loy. 
Beaucoup  de  moins  pauvres  que  moy 
Ont  cherché  dessous  une  corde 
Ce  qu'un  désespoir  nous  accorde. 
Voilà  l'hyver  dont  la  rigueur 
Force  la  plus  masle  vigueur, 

1.  Maître  Adam  avait  adopté  ce  nom  bizarre  pour  désigner  les  payeurs 
désobligeants  qui  se  refusaient  à  acquitter  les  pensions  dont  on  le  grati- 
fiait. On  le  retrouve  fréquemment  dans  ses  épigrammes  épistolaires,  et  à 
propos  de  différents  individus  auxquels  le  même  reproche  s'adresse. 


144         QUESTIONS   d'art   ET   DE    LITTÉRATURE 

Et  que  le  plus  hardy  coura«:e 
Tremble  à  l'aspect  de  son  o.aije; 
Cependant  je  suis  accablé, 
Sans  bois,  sans  vendange,  sans  blé. 
Plus  pauvre  que  vous  n'êtes  riche. 
Tous  mes  habillements  en  friche, 
•    Un  des  pieds  chaussé,  l'autre  nù, 
A  Paris  sans  estre  connu,  etc. 


Je  porte  un  maai^au  sur  l'épaule 
Fait  du  temps  d'Amadis  de  Gaule, 
Si  fort  débisfé  que  l'on  croit 
Qu'il  me  nuit  autant  que  le  froid, 
Montrant  à  quiconque  l'aborde 
Plus  de  mille  toises  de  corde. 
De  qui  Ihorreur  fait  retirer 
Le  filou  qui  le  veut  tirer. 
Enfin,  dans  ce  sensible  outrage. 
Je  suis  désespéré,  j'enrage 
De  voir  que  pour  me  secourir 
Je  ne  peux  vivre  ny  mourir. 


Le  fier  mendiant  termine  son  Épître  en  disant  qu'il 
avait  bien  dessein  de  dépeindre  une  histoire. 


Où  la  propre  main  de  la  gloire 

Eût  rendu  vos  faits  adorés  (les  exploits  de  Richelieu) 

Avecque  des  vers  t<>ut  dorés. 


Mais  qu'il  ne  le  fera  point. 


Veu  que  pour  ces  faits  précieux 

Je  n'ai  point  d'or  que  dans  les  yeux 


Voulant   dire,  d'une   façon  poi)ulaire,  (jue  la   faim 
lui  rend  les  yeux  jaunes,  et  disant  assez  clairement  : 


DIALOGUES    FAMILIERS  145 

Point  d'argent,  point  de  Suisse^  autrement  «  point 
d'argent,  point  de  compliments.  » 

Cette  façon  d'envisager  les  dons  qu'il  implore  et 
qu'il  reçoit  {quand  ils  viennent!)  explique  assez  le 
personnage  rampant  et  insolent  que  notre  menuisier 
fait  auprès  des  grands  seigneurs.  Dans  sa  pensée, 
qui  est  bien  nette  à  cet  égard,  et  qui  est  bien  for- 
mulée dans  une  Epître  que  nous  verrons  tout  à 
l'heure,  les  poètes  sont  les  dispensateurs  de  la  gloire; 
ce  sont  leurs  vers  qui  éternisent  la  splendeur  des 
hauts  faits.  Quiconque  veut  se  voir  buriné  de  leur 
main  dans  le  grand  livre  de  mémoire  doit  les  nourrir 
et  les  vêtir.  Il-  doit  dédommager  surtout  le  pauvre 
manœuvre  du  temps  qu'il  eût  consacré  à  l'exercice 
de  son  métier,  et  qu'il  a  sacrifié  à  raboter  des  lou- 
anges. C'est  entre  le  poète  qui  chante  et  le  héros  qui 
paie  un  échange  légitime,  et  celui  des  deux  qui  y 
manquera  verra  l'autre  déchargé  de  ses  obligations. 
Le  poète  ouvrier  entend  donc  l'art  des  vers  comme 
celui  de  la  menuiserie.  Il  livre  des  stances,  des  sonnets 
et  des  madrigaux  à  ses  pratiques,  comme  il  leur  livre- 
rait des  meubles  commandés  par  eux,  et  frabriqués  de 
sa  main.  Si  la  pratique  lui  fait  banqueroute,  il  retire 
sa  marchandise,  et  flagelle  celui  qu'il  avait  encensé. 
Voilà  ce  qui  m'a  fait  vous  dire,  en  commençant  la  dis- 
cussion, que  maître  Adam  n'a  pas  eu  la  r'îvélation  de  sa 
mission  de  poète,  en  tant  qu'homme  de  progrès  et  d'a- 
venir, destiné  à  chanter  la  cause  du  peuple  et  la  dignité 
de  l'homme,  comme  nos  ouvriers  poètes  le  sentent 
et  le  font  aujourd'hui.  Il  a  tiré  de  son  innéité  pro- 
digieuse dans  l'art  d'écrire  un  métier  assimilable  en 
tout  à  son  métier  manuel,  et  comme  il  eût  fait  de  la 
musique   ou  de  la  peinture,  s'il  en  eût  reçu  le  don. 

9 


146  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Enfin,  il  a  fait  de  l'art;  il  a  été  en  poésie  artiste  et 
artisan,  ce  t[iii  était  réputé  la  mèine  chose  alors, 
comme  nous  l'avons  remarqué  à  propos  des  grands 
maîtres  en  peinture,  en  sculpture,  etc.,  dont  nous 
nous  plaisions  tout  à  l'heure  à  nous  rappeler  les 
noms.  Il  n'a  pas  dit  comme  nos  Prolétaires  inspirés 
d'aujourd'hui  :  «  Leciel  mafait  poëte  :  mais  c'est  pour 
vous  faire  entendre  le  cri  de  la  misère  du  peuple, 
pour  vous  révéler  ses  droits,  ses  forces,  ses  besoins, 
et  ses  espérances,  pour  llétrir  vos  vices,  maudire  votre 
égoïsine,  et  présager  votre  chute,  pour  vous  émou- 
voir de  pitié,  vous  faire  rougir  de  honte,  ou  pâlir  de 
crainte.  »  Non,  maître  Adam  n'a  pas  eu  celte  pensée, 
et  il  ne  pouvait  pas  l'avoir. 

M.  A.  —  Il  eût  pu  l'avoir  si  son  aine  et  son  gcnie 
eussent  été  d'une  trempe  pins  haute.  C'est  parce  qu'il 
ne  l'a  pas  eue,  et  qu'il  a  fait  de  la  poésie  mercenaire, 
que  je  ne  peux  pas  l'estimer  un  grand  poëte,  malgré 
la  bonne  vieille  facture  de  ses  vers  et  la  rudesse  en- 
jouée de  son  cachet. 

M.  Z.  —  Vous  m'accordez  déjà  quelque  chose,  et 
j'aime  votre  sévérité,  qui  part  d'un  noble  sentiment 
sur  le  noble  métier  de  poëte.  Mais  permettez-moi  de 
vous  dire  que  ce  n'est  pas  l'homme  qui  a  manqué  à 
l'idée,  mais  lidée  à  l'homme.  L'idée  d'égalité  n'était 
pas  éclose  dans  le  monde  ;  ou,  du  moins,  elle  ne 
s'y  était  pas  développée  jusqu'à  la  notion  pratique  où 
elle  tente  d'arriver  aujourd'hui  avec  d'incroyables 
efforts,  après  de  formidables  tentatives  et  d'effrayants 
désiislros,  et  la  suite  des  essais  de  réforme  antérieurs 
à  Luther,  que  la  force  et  la  ruse  avaient  étouffés  et 
dénaturés,  la  réforme  luthérienne,  faisant  fausse 
route,  tournait,  conmie  le  catholicisme,  les  rêves  du 


DIALOGUES   FAMILIERS  147 

pauvre  et  de  l'opprimé  vers  les  félicités  du  paradis,  et 
consacrait  l'inégalité  sur  la  terre;  si  bien  que  hugue- 
not, ou  catholique,  l'homme  du  peuple  ne  pouvait 
plus  espérer  qu'un  dédommagement  dans  l'autre  vie, 
après  avoir  lutté  humblement  et  patiemment  contre 
ses  maux  dans  celle-ci.  Plus  l'homme  était  fier,  plus  il 
songeait  au  rétablissement  de  l'égalité  dans  le  ciei  : 
mais  il  ne  songeait  pas  à  la  conquérir  ici-bas,  et  il 
aspirait  à  la  mort  pour  rentrer  nu  dans  la  tombe,  et 
reparaître  nu  à  côté  des  monarques  au  jugement  de 
Dieu.  Telle  fut  la  pensée  dominante  de  maître  Adam. 
C'était  la  plus  populaire,  la  plus  courageuse,  la  plus 
révolutionnaire  qu'il  pût  avoir;  et,  à  la  manière  dont 
il  la  sentit  et  l'exprima,  on  peut-être  assuré  que,  s'il 
eût  chanté  dans  un  siècle  plus  avancé,  il  en  eût  ex- 
primé et  chanté  de  même  l'idée  la  plus  avancée,  la 
plus  courageuse  et  la  plus  révolutionnaire.  L'enthou- 
siasme sauvage  avec  lequel,  dans  ses  revers  et  ses 
humiliations,  il  se  reportait  vers  cette  loi  divine  de 
l'égalité  devant  Dieu,  est  bien  facile  à  prouver.  Il  ne 
faut  pour  cela  que  le  lire.  Vous  le  trouverez,  à  chaque 
page,  cet  enthousiasme  jetant,  comme  un  éclair,  son 
reflet  incorruptible  sur  ces  chants  d'adulation  et  de 
mendicité  dont  la  première  apparence  vous  révolte. 
Mais  voyez-la  dans  la  colère,  cette  pensée  ;  comme 
elle  est  menaçante,  comme  elle  est  rude  et  ftère,  comme 
elle  est  peuple  enfin  !  Voici  les  fragments  d'une  Épître 
à  un  ami,  toujours  à  propos  de  cette  malencontreuse 
pension  du  Cardinal  qu'on  ne  lui  payait  pas  : 

Daphnis,  je  suis  fort  estonné 
Pourquoy  tu  m'as  abandonné; 
Moy  qui  n'aspire  qu'à  la  gloire 
De  vivre  dedans  ta  mémoire. 


148  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

Voicy  pour  la  troisième  fois 

Que  de  mes  lettres  tu  recois, 

Et  la  troisième  fois  de  mesme 

Que  par  un  mespris  plus  qu'extresme 

Tu  ne  m'as  pas  tanL  seulement 

Accorde  ce  contentement 

De  me  mander  si  ma  quittance 

Fournirait  asses  déloquence 

Pour  me  faire  rendre  en  ce  lieu 

La  pension  de  Richelieu. 


Cependant  je  reconnois  bien 
Que  ce  que  tu  dis  n'estoit  rien, 
Quun  peu  de  flamme  et  de  fumée 
Esleinte  aussi  tost  qu'allumé.'; 
Ou,  pour  telle  faire  plus  court, 
Un  peu  d'eau  bénite  de  cour. 


Peut-estre  me  respondras-tu 
Que  ta  plume  a  trop  de  vertu, 
Que  ton  éloquence  est  trop  belle 
Pour  un  raboteur  d'escabelle  ; 
Dès  là  je  te  tiens  au  collet, 
Puis  que  je  scay  que  ton  valet 
N'a  pas  l'esprit  si  plein  d'audace 
Qu'il  n'escrivit  bien  en  ta  place. 

Je  my  trouve  fort  résolu 

Parce  que  le  ciel  l'a  voulu. 

Quand  il  a  fait  une  ordonnance 

Ny  le  Roy,  ny  Son  Eminence, 

Qui  sont  bien  au-dessus  de  moy. 

N'en  scauraient  éviter  la  loy. 

Ils  peuvent  tout  dessus  la  terre, 

Leur  colère  vaut  un  tonnerre; 

Mais  certes,  quand  il  faut  aller 

D'où  l'on  ne  scaurait  appeler, 

Les  grands  ont  beau  faire  et  beau  dire 


DIALOGUES   FAMILIERS  149 

Toutes  les  forces  d'un  empire 

N'ont  pas  le  pouvoir  d'empescher 

Le  coup  qui  nous  vient  dépescher. 

C'est  ce  qui  m'afflige  et  m'estonne. 

Que  cependant  qu'une  couronne 

Les  fait  appeler  en  ces  lieux 

Les  vives  images  des  dieux, 

Ils  font  si  peu  de  récompense 

A  ceux  qui  chantent  leur  puissance, 

Sans  qui  leur  esclat  le  plus  beau, 

Suivant  leur  corps  dans  le  tombeau, 

Ne  laisseroit  à  la  mémoire 

Aucune  marque  de  leur  gloire. 

Que  si  le  ciel  m'eust  ordonné 

Un  empire  quand  je  fus  né 

Je  n'aurais  jamais  esté  chiche. 

Parce  qu'un  prince  est  toujours  riche. 

De  quelque  violent  effort 

Que  les  puisse  agiter  le  sort, 

Ils  n'ont  jamais  l'âme  asservie. 

Que  par  la  perte  de  la  vie. 

Les  princes  ne  peuvent  donner 

Que  ce  qui  leur  doit  retourner. 

Ils  sont  maistres  de  la  fortune 

En  donnant,  ils  semblent  Neptune, 

Qui  fait  les  fleuves  de  la  mer, 

Mais  qui  les  revoit  abismer 

Après  quelque  légère  course 

Dans  leur  inépuisable  source. 


Bref  pour  mieux  le  faire  comprendre 
Il  faut  tout  donner  pour  tout  prendre. 
Mais  certes  il  s'en  trouve  peu 
Qui  soient  embrasés  de  ce  feu. 
Aussi  ce  qui  me  réconforte 
C'est  que  si  jamais,  à  la  porte 
Par  laquelle  il  nous  faut  passer 
Quand  nous  venons  de  trépasser, 
Je  rencontre  par  adventure 


150  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Un  de  ces  mignons  de  nature 
Qui  prennent  tout  sans  donner  rien, 
Ma  foy.  je  m'en  mocquerai  bien. 
Si  jamais  je  suis  en  la  barque 
Avec  un  avare  monarque. 
Tandis  que  le  ^■ieilla^d  Caron 
Nous  passera  sur  l'Achéron, 
Je  luy  ferav  bien  reconnaître 
Qu'il  n'aura  plus  le  nom  de  maistre  ; 
Ne  pouvant  alors  m'abstenir, 
Pour  me  venger  et  le  pnnir. 
De  luy  remettre  en  la  mémoire 
La  décadence  de  sa  gloire. 
Là,  sans  crainte  de  la  grandeur 
Et  de  sa  royale  splendeur 
Dont  il  cherissoit  tant  l'usage. 
Je  luy  rendray  ce  beau  langage; 
Prince  misérable  et  confus 
Qui  n'es>  plus  de  ce  que  tu  fus 
Qu'une  triste  et  malheureuse  oumbre 
Qui  va  multiplier  un  nombre 
Où  tel  qui  ne  t'osoit  parler, 
Lorsque  tu  fesois  tout  trembler 
Sous  ton  orgueilleuse  puissance. 
Mépriser»  la  connaissance, 
Toy  qui  jaiiis,  chez  les  mortels, 
Prenois  l'encens  et  les  autels 
Qu'on  doit  aux  Déités  supresmes. 
Et  qui,  tout  ceint  de  diadesmes 
Tenois  un  pouvoir  en  tes  mains 
Qui  fesoit  trembler  les  humains; 
Dedans  cette  chute  fatale 
Qui  dans  ce  bateau  nous  esgale. 
Ne  sens-tu  pas  que  tu  reçois 
La  mort  une  seconde  fois, 
Par  le  ressouvenir  funeste 
D'en  avoir  tant  laisse  de  reste. 
Et  n'avoir  plus  pour  tout  support 
Qu'un  denier  pour  passer  le  port? 
Lorsque  tu  goutois  en  la  vie 


DIALOGUES    FAMILIERS  151 

Ce  qui  rend  une  âme  assouvie, 
Pourquoy  ne  considérois-tu, 
Ces  ministres  de  la  vertu, 
Ces  escrivains  de  qui  les  plumes 
Te  pouvoient  dresser  des  volumes, 
Ou,  malgré  le  tems  et  son  cours. 
Ta  gloire  auroit  vescu  toujours? 
Peut-estre   avois-tu  la  pensée 
Que,  depuis  que  l'àme  est  passée 
Dedans  l'empire  du  trépas, 
La  mémoire  ne  la  suit  pas. 
Et  que,  dans  ces  ombreuses  plaines 
Qui  sont  les  plaisirs  ou  les  peines, 
L'esprit  en  ce  fatal  revers 
Ne  songe  plus  à  l'univers.... 
Mais  à  propos  de  la  mémoire 
Il  me  semble  que  je  veuille  boire 
Dedans  le  noir  fleuve  d'oubly 
Où  je  suis  presqu'ensevely.... 
Cher  ami  Daphnis,  je  te  prie, 
Pardonne  à  cette  rêverie,  etc. 

M.  A.  —  Je  comprends  maintenant  que  le  cardinal, 
à  qui  le  solliciteur  écrivait  : 

Certes  je  trouve  fort  estrange 
Que  tel  qui  veut  passer  pour  ange 
Chés  les  nymphes  du  double  mont 
Passe  chés  moi  pour  un  démon. 


ne  fût  pas  très-soucieux  de  la  misère  de  son  protégé, 
non  plus  que  le  Daphnis  qui  se  voyait  reprocher  de 
ne  savoir  pas  mieux  écrire  que  son  valet.  Cette  ma- 
nière de  demander  l'aumône,  le  sarcasme  à  la  bouche 
et  le  bâton  à  la  main,  est  d'un  homme  plus  fougueux 
que  sage. 
M.  Z.  —  Dites  plus  orgueilleux  que  rampant.  Exa- 


152  QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTERATURE 

minez,  vous  dis-je,  et  vous  le  verrez,  même  sans  être 
animé  par  le  dépit,  mettre  toujours  le  poëte  au-dessus 
du  prince  et  du  guerrier.  Dans  des  stances  de  remer- 
ciement à  un  marquis,  il  lui  dit  : 

Tous  ces  grands  conquérants  dont  l'histoire  est  armée, 
Pour  qui  Bellonne  a  fait  tant  d'exploits  belliqueux, 
Alcide,  Achille,  Hector,  et  cent  raille  comme  eux,^ 
Auraient  eu  d'un  bouvier  la  mesrae  destinée. 
Si  la  Muse  eût  laissé  leur  mémoire  avec  eux. 

Peu  de  grands  aujourd'hui  sont  dignes  de  ton  bort  : 

le  bonheur  d'être  chanté  par  un  poëte; 

In  avare  désir,  qui  les  ronge  et  les  mord. 

Ne  leur  délaisse  rien,  quand  leur  charogne  est  morte, 

Que  de  vers  animés  par  les  soins  de  la  Mort. 

Ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  qu'auprès  des 
femmes,  oublié  ou  non,  maître  Adam  reste  toujours 
courtoii^  et  tendre.  Il  n'a  (jue  des  louanges  galantes  et 
des  paragons  poétiques  pour  ses  douces  protectrices 
les  princesses  de  Gonzague,  dont  l'une  fut  reine  de 
Pologne.  On  voit  qu'il  les  aime,  non-seulement  d'a- 
mitié, mais  d'amour,  et  qu'il  leur  pardonne  leur  oubli, 
comme  à  des  enfants  chéris.  Il  n'a  point  de  morgue 
avec  elles,  et  ne  les  menace  pas  de  cette  faux  sinistre 
de  la  mort  qu'il  fait  llamboyer  à  tout  propos  sur  des 
ironts  plus  mâles  et  plus  ombrageux.  On  sent  qu'il 
aime  la  jeunesse  et  la  beauté,  comme  un  poëte  et 
comme  un  père,  et  (ju'il  aurait  en  horreur  l'idée  de  la 
destruction  de  ces  beaux  œuvres  de  la  natuj-e. 

Mais  je  ne  vous  ai  point  montré  des  plus  beaux  vers 


DIALOGUES    FAMILIERS  153 

de  maître  Adam,  de  ceux  qui  le  placent  au  rang  que 
ses  contemporains  lui  ont  assigné  avec  acclamations. 
J'étais  occupé  à  justifier  auprès  de  vous  son  carac- 
tère personnel  ;  et  je  vous  l'ai  montré  superbe  et  quasi 
hargneux,  tout  en  faisant  de  son  talent  un  commerce 
vénal  suivant  nos  idées,  légitime  suivant  les  siennes 
et  celles  de  son  temps. 

M.  A.  —  Accordé  !  J'ai  lu  les  dédicaces  et  les  pré- 
faces du  grand  Corneille.  Hélas!  Après  celle  de 
Cinna,  j'étais  tenté  de  m'écrier  :  flolà!  Je  sais  que  les 
hommes  de  lettres  ne  pouvaient  exister  ni  se  faire 
connaître  sans  protection.  On  avait  besoin  d'un  prince 
ou  d'un  roi  comme  on  a  besoin  aujourd'hui  d'un  édi- 
teur, et  le  menuisier  de  Nevers  pouvait  bien  n'être 
pas  plus  hautain  que  ,1e  père  de  la  tragédie  fran- 
çaise. 

M.  Z.  —  Il  l'était  davantage,  écoutez  :  les  vers  que 
je  vais  vous  dire,  il  y  a  longtemps  que  je  les  sais  par 
cœur,  car  ils  sont  dignes  de  ce  temps  de  Corneille 
devant  lequel  nous  restons  prosternés.  J'ai  vu  avec 
plaisir  que,  dans  sa  Notice  sur  Adam  Billaut,  M.  Fer- 
dinand Denis  les  avait  cités  les  premiers.  Ce  sont  des 
stances  adressées  à  un  personnage  qui  sollicitait  notre 
menuisier  de  quitter  son  pays  et  son  état,  pour  venir 
se  fixer  auprès  de  la  cour,  où  il  travaillerait  à  sa 
fortune.  Mais  le  poète  était  désabusé  des  promesses 
de  l'ambition  : 

Pourvu  qu'en  rabotant  ma  diligence  apporte 
De  quoy  faire  rouler  la  course  d'un  vivant, 
Je  serai  plus  content  à  vivre  de  la  sorte, 
Que  si  j'avais  gagné  tous  les  biens  du  Levant. 
S'élesve  qui  voudra  sur  l'inconstante  roue. 
Dont  la  déesse  aveugle  en  nous  trompant  se  joue  ; 

9. 


154       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

Je  ne  m'intripiie  point  dans  son  funeste  accueil. 
Elle  couvre  de  miel  une  pilule  amère. 
Et,  sous  l'ombre  d'un  port  nous  cachant  un  écueil. 
Elle  devient  marastre  aiiv>it.'.t  air.!].-  .-sf  n,t-r,^. 


Je  ne  recherche  point  cet  illustre  avantage 

De  ceux  qui  tous  les  jours  sont  dans  les  différends 

A  disputer  l'honneur  il'un  fameux  parentage. 

Comme  si  les  humains  n'etoient  pas  tous  parens. 

Qu'on  sçache  que  je  suis  dune  tige  champestre^ 

Que  mes  prédécesseurs  menoient  leurs  brebis  paistre, 

Que  la  rusticité  fit  naistre  mes  aveux  ; 

Mais  que  j'ay  ce  bonheur,  en  ce  siècle  où  nous  sommes, 

Que,  bien  que  je  sois  bas  au  langage  des  hommes, 

Je  parle  quand  je  veux  le  langage  des  Dieux. 

La  suite  de  mes  ans  est  presque  terminée  ; 

Et  quand  mes  premiers  ans  reprendroient  leurs  appas, 

La  course  d'un  mortel  se  voit  sitost  bornée. 

Qu'il  m'est  indifférent  d'être  ou  de  n'être  pas. 

Tel  grand  va  s'estonnant  de  voir  que  je  rabote, 
A  qui  je  répondrai,  pour  le  désabuser 
En  son  aveuglement,  que  son  âme  radote 
De  posséder  des  biens  dont  il  ne  srait  user; 
Qu'un  partage  inégal  des  biens  de  la  nature 
Ne  nous  fait  pas  jouyr  d'une  mesrae  adventure  ; 
Mais  que  ma  pauvreté  peut  vaincre  son  orgueil. 
Pour  si  peu  de  secours  que  la  fortune   m'offre, 
Puisque,  pour  ses  trésors  en  pensant  faire  un  coffre, 
Peut-estre  que  du  bois  j'en  feray  im  cercueil. 


Le  destin  qui  préside  aux  grandeurs  les  plus  fermes 
N'a  pas  si  bien  soude  sa  conduite  et  ses  faits. 
Que  le  tems  n'oit  prescrit  des  bornes  et  des  termes 
Aux  fastes  les  plus  grands  que  sa  fav»^ur  a  faits. 
Ce  prince  dont  l'empire  eut  1«>  ci^l  pour  limite, 
Qui  trouvait  à  ses  yeux  la  terre  trop  petite 


DIALOGUES   FAMILIERS  155 

Pour  s'eslever  au  trône  et  construire  une  loy, 
Son  dernier  successeur  se  voit  si  misérable  i 
Que,  pour  vaincre  le  cours  d'une  faim  déplorable, 
Il  s'aida  d'un  rabot  aussi  bien  comme  moy. 

Les  révolutions  font  des  choses  étranges, 
Et,  par  un  saint  discours,  digne  d'estonnement, 
L'ange  le  plus  parfait  qui  fût  parmy  les  anges, 
M'a-t-il  pas  fait  horreur  dedans  son  changement  ? 
Va,  ne  me  parle  plus  des  pompes  de  la  terre  : 
Le  brillant  des  splendeurs  est  un  esclat  de  verre. 
Un  ardent  qui  nous  trompe  aussitôt  qu'on  y  court. 
Ce  n'est  pas  qu'en  passant  je  ne  te  remercie; 
Mais  pourtant  tu  sçauras  que  le  bruit  de  ma  scie 
Me  plaît  mieux,  mille  fois,  que  le  bruit  de  la  cour. 

M.  A.  —  Je  ne  croyais  point  que  maître  Adam  eût 
parlé  un  langage  aussi  élevé;  je  n'avais  remarqué  en 
passant  que  de  jolis  vers  clair-semés,  empreints  d? 
grâce  et  de  bonhomie  : 

N'estimait  la  verve  autre  chose 
Que  le  gay  bouton  d'une  rose 
Qui  dans  Tàme  s'épanouit; 

et   ceux-ci  encore,   qui  me  rappellent  ceux  de  votre 
tisserand  Magu  : 

Je  ne  trouve  rien  de  si  doux 
Qne  la  demeure  de  chez  nous. 

M.  Z.  —  En  voici  qui  sont  encore  plus  proches  pa- 
rents par  le  sentiment  naïf  et  populaire.  C'est  maître 
Adam  qui  parle  : 

1.    Le  fils   de   Perséus,  dernier  successeur  d'Alexandre-le- Grand,  devint 
menuisier  à  Rome.  Voyei  Plutarque. 


i.jtj  mUESIIO.NS    DAHl     LT    b  t    L  11  I  L  1',  A  T  i:  l;  L 

L'avenir  des  enfants,  le  soucy  du  ménage, 
La  crainte  de  jeûner  sur  la  tin  de  mon  âge, 
Ont  tant  d'autorité  sur  ma  condition. 
Que  mon  âme  n'a  plus  aucune  ambition 
Qu'à  borner  seulement  mes  désirs  de  l'envie 
De  vivre  en  menuisier  le  reste  de  ma  vie. 
Suivant  du  rossignol  limage  et  les  leçons, 
LalxTil  de  mes  petits  a  tiny  mes  chansons. 

Je  nainie  a  voir  le  sang  qu'en  la  couleur  des  roses; 

B^t  le  chaui  d'un  vieux  coq  à  la  pointe  du  jour 

Me  plaist  mille  fois  mieux  que  le  bruit  d'un  tambour. 

Le  soufrie  d'un  zé|)hir,  le  frais  d'une  fontaine, 

L'émail  dont  la  nature  enrichit  une  plaine, 

Le  silence  troublé  par  le  bruit  d'un  ruisseau. 

Un  rocher  qui  répond  au  babil  d'un  oiseau,  etc. 

Accordez-moi  donc,  mon  cher  A.,  ou  que  notre 
grand  Vol  (aire  n'a  pas  lu  avec  assez  d'attention,  ou 
bien  qu'il  n'a  pas  su  faire,  dans  son  esprit  malin  et 
brusque,  la  synthèse  de  la  vie  intellectuelle  d'un 
pauvre  poêle  du  dix-septième  siècle.  Il  est  bien 
facile  de  condamner  un  innocent  les  pièces  en  main  : 
phrase  par  phrase,  ])i\'^e  par  page,  rien  ne  supporte 
la  criti(iue  rapide  et  l'interprétation  cruelle.  Mais 
l'ensemble  d'une  œuvre,  comme  l'ensemble  d'une 
vie,  a  un  sens  tout  autre,  et  sur  lequel  il  faut  porter 
un  regard  plus  étendu  et  plus  profond.  Permettez- 
moi  de  vous  chercher  à  la  lin  de  ce  volume  un  sonnet 
dont  j'ai  souvenance,  et  qui  n'est  do  rien  moins  que 
du  grand  Corneille,  lequel  se  connaissait,  je  pense, 
en  poésie  encore  mieux  que  M.  de  Voltaire.  C'est  un 
assez  bon  passe-port  pour  maître  Adam  auprès  do 
la  postérité  : 

Le  Dieu  de  Pythagore  et  sa  Métempsychose, 
Jetant  rame  d'Orph.-.  ..i  un  poëte  françois, 


DIALOGUES    FAMILIERS  157 

a  Par  quel  crime,  dit-elle,  ay-je  offensé  vos  loix. 
»  Digne  du  triste  sort  que  leur  rigueur  m'impose? 

»  Les  vers  font  bruit  en  France;  on  les  loue,  on  en  cause; 
»  Les  miens,  en  un  moment,  auront  toutes  les  voix  : 
»  Mais  j'y  verray  mon  homme  à  toute  heure  aux  abois, 
))  Si  pour  gaigner  du  pain  il  ne  scait  autre  chose.  » 

«  Nous  scaurons.  dirent-ils,  le  pourvoir  d'un  mestier  : 

»  Il  sera  fameux  poëte  et  fameux  menuisier, 

»  Afin  qu'un  peu  de  bien  suive  beaucoup  d'estime.  » 

A  ce  nouveau  party,  l'àme  les  prit  au  mot  ; 
Et,  s'asseurant  bien  plus  au  rabot  qu'à  la  rime. 
Elle  entra  dans  le  corps  de  maître  Adam  Billot. 

Ceci  ne  justifie-t-il  pas  bien  la  manière  dont  maître 
Adam  envisageait  son  métier  de  poëte,  le  plus  mau- 
vais des  métiers,  au  dire  de  Corneille  lui-même?  Ce 
n'était  donc  pour  eux  qu'un  métier;  et,  malgré  une 
plus  haute  manière  de  l'envisager,  c'en  est  un  encore 
aujourd'hui.  On  a  mieux  constitué  la  propriété  des 
produits  du  génie,  et  nos  ouvriers  poètes  y  trouvent 
un  petit  allégement  à  leur  misère.  Mais,  croyez-moi, 
nos  descendants  s'étonneront  (et  peut-être  avant  que 
deux  siècles  soient  écoulés),  de  ce  trafic  que  nous  fai- 
sons aujourd'hui  de  l'inspiration  et  de  la  réflexion.  La 
vénalité  des  plumes  du  dix-septième  siècle  ne  les 
scandahsera  pas  beaucoup  plus  que  ce  que  nous 
sommes  forcés  de  faire  à  l'égard  du  public;  et  s'ils 
ne  font  pas  un  effort  pour  se  représenter  notre  con- 
stitution sociale,  ils  se  demanderont  comment,  avec  des 
sentiments  élevés  et  des  intentions  pures,  nous 
avons  fait  de  notre  intellect  un  fonds  de  commerce. 
une  manufacture  de  denrées  mercantiles.  Ceci  nous 


158         QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTÉRATURE 

mènera  un  peu  loin,  si  vous  voulez  bien  examiner  la 

question  avec  moi,  et  répondra  au  reproche  que  l'on 

adresse  aux  ouvriers  de  négliger  leur  profession  pour 

se  faire  littérateurs,  d'un  peu  plus  haut  qu'on  ne  peut 

répondre  à  cet  injuste  reproche  en  demeurant  dans 

l'étroit  horizon  des  choses  présentes. 

< 

Septembre  1842. 


XI 


PRÉFACE  DU  CHANTIER 

PAR 

P  0  N  G  Y 


Nous  avons  jadis  soutenu  une  thèse  sur  la  poésie 
des  prolétaires;  jadis,  c'est-à-dire  il  y  a  un  an  ou 
dix- huit  mois.  Au  train  dont  vont  les  idées  en  France, 
c'est  déjà  si  loin  de  nous,  que  je  crains  fort  que  per- 
sonne ne  s'en  souvienne. 

En  ce  temps-là,  quelques  prolétaires  inspirés,  dont 
les  noms  ont  grandi  depuis,  Magu  le  tisserand,  Beu- 
zeville  le  potier  d'étain,  Savinien  Lapointe,  cordon- 
nier, enfin  dix  ou  douze  poëtes-ouvriers  remarquables, 
venaient  de  surgir  tout  à  coup  pour  partager  la  gloire 
déjà  acquise  à  Reboul,  le  boulanger  de  Nîmes,  et  à 
Jasmin,  le  célèbre  coiffeur  gascon.  Nous  ne  rappelle- 
rons pas  ici  Lebreton,  Ponty,  Durand,  Vinçard,  Roly, 
Magen,  mademoiselle  Garpentier,  et  plusieurs  autres, 
dont  nous  nous  réservons  de  parler  peut-être  ailleurs 


160         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

avec  l'attention  qu'ils  méritent.  Ce  fut  une  véritable 
explosion  du  génie  poétique  de  la  France  prolétaire  ; 
et  ces  natures  d'exception,  dont  maître  Adam  avait 
été  le  chef  et  le  père  en  d'autres  temps,  devinrent  si 
nombreuses,  (jue  force  fut  de  s'écrier  :  «  Le  Parnasse 
est  envahi  !  les  illettrés  en  ont  forcé  la  porte  ;  et  cet 
audacieux  peuple,  qui  ne  son{?eait  naguère  qu'à  raser 
châteaux  et  bastilles,  vient  maintenant  bâtir  des  tem- 
ples aux  Muses  sur  le  sol  fécondé  de  son  sang  et  de 
ses  sueurs.  » 

Que  le  peuple  fût  poëte,  nul  n'en  doutait  de  bonne 
foi;  tous  les  grands  artistes  étaient  sortis  de  son  sein  ; 
et,  pour  être  grand  artiste,  il  faut  bien  avoir  de  la 
grande  poésie  dans  l'àme.  Peintres  et  sculpteurs, 
musiciens  et  virtuoses,  avaient  été  produits  par  cen- 
taines, et  dans  tous  les  siècles,  par  cette  race  puis- 
sante, foyer  inépuisable  de  génie,  de  force  et  de 
jeunesse  morale.  Mais  les  professions  manuelles, 
conduisant  naturellement  au  développement  du  génie 
spécial  dont  ces  professions  sont  le  point  de  départ, 
le  peuple  n'avait  guère  produit  que  des  artistcSj  mot 
presque  synonyme  autrefois  de  celui  d'artisan.  Le 
domaine  de  la  littérature,  le  roman,  la  versification, 
l'histoire,  étaient  restés  aux  mains  des  classes  nobles, 
riches,  érudiles.  Le  peuple  avait  ses  chants  et  ses 
légendes,  empreints  souvent  d'une  génie  poétique  in- 
contestable, mais  enveloppés  de  formes  si  barbares, 
que  le  bel  esprit  des  hautes  classes  s'en  détournait 
avec  mépris,  et  ne  daignait  pas  y  voir  l'étincelle  jaillis- 
sant du  caillou.  La  forme  épurée,  la  connaissance 
exquise  de  la  langue,  l'usage  facile  des  règles  delà 
versification,  semblaient  généralement  inaccessibles  à 
cette  race  qui  ne  savait  pas  lire,  écrire  encore  moins. 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  161 

Depuis  la  Révolution,  l'instruction  s'étant  répandue 
davantage,  les  enfants  du  pauvre  ont  pu  comprendre 
et  goûter  la  poésie  soumise  à  des  règles  sévères.  Dé- 
ranger fut  le  premier  et  le  plus  étonnant  prodige  de 
cette  initiation  rapide  du  peuple.  A  son  tour,  il  fut 
initiateur  ;  et  ses  chants  admirables,  grâce  à  leur 
forme  heureuse,  concise  et  facile,  passant  dans  toutes 
les  bouches,  éveillèrent  tous  les  esprits,  embrasèrent 
toutes  les  âmes.  Les  chants  énergiques  et  sauvages 
des  Compagnons  s'adoucirent,  les  couplets  obscènes 
des  régiments  firent  place  à  des  hymnes  patriotiques  ; 
la  fille  du  peuple  les  porta  de  l'atelier  à  la  mansarde  ; 
toute  la  France  sut  Déranger  par  cœur  ;  et,  si  les 
classes  lettrées  ont  apprécié  plus  catégoriquement  les 
beautés  de  son  œuvre,  c'est  toujours  dans  le  peuple 
que  la  grandeur  de  son  sentiment  et  le  charme  de  sa 
forme  lyrique  ont  éveillé  le  plus  d'enthousiasme  et 
d'émulation.  C'est  là  qu'est  le  plus  utile,  le  plus  du- 
rable, le  plus  glorieux  succès  du  grand  chansonnier 
de  la  France  révolutionnaire. 

Mais  faire  des  vers  comme  Déranger  n'était  pas 
donné  à  tous.  Ce  ne  fut  même,  littéralement  parlant, 
l'héritage  d'aucun.  On  ne  refait  pas  les  œuvres  indi- 
viduelles du  génie,  mais  chacun  en  profite  pour  fé- 
conder et  développer  sa  propre  individualité.  Vinrent 
les  poètes  de  l'école  moderne,  avec  leurs  grandeurs 
et  leurs  défauts  ;  ils  n'avaient  pas  travaillé  pour  le 
peuple,  ils  n'en  furent  pas  compris  d'abord.  Tandis 
qu'une  ode  de  Déranger,  à  peine  échappée  de  son  cer- 
veau, avait  volé  de  bouche  en  bouche,  les  grands  vers 
romantiques,  durs  à  chanter  et  difficiles  à  retenir, 
restèrent  longtemps  dans  les  régions  de  la  bourgeoi- 
sie lettrée.  Les  quelques  poëtes  prolétaires  remarqua- 


162  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

bles  qui  surgirent  de  1830  à  1840,  Reboul,  Hégésippe 
Moreau,  s'inspirèrent  d'eux-mêmes,  de  Déranger,  en- 
core, ou  de  M.  de  Lamartine,  dont  la  forme  hTique 
avait,  dans  sa  suavité,  plus  de  chances  que  les  autres 
innovations  pour  devenir  populaire. 

Et  puis,  tout  d'un  coup,  dix,  quinze,  vingt  et  trente 
poètes  ouvriers  se  sont  mis  à  écrire  et  à  chanter  sur 
tous  les  points  de  la  France,  et  jusque  dans  les  tristes 
rues  de  Paris.  On  s'étonna  du  premier  et  du  second  ; 
et  puis  il  en  vint  tant  qu'on  ne  les  compta  plus,  et  que 
certaines  gens,  ennemis,  non  du  peuple,  mais  du 
changement,  et  par  conséquent  du  progrès,  par  nature 
et  par  position,  se  bouchèrent  les  oreilles,  en  décré- 
tant que  cela  devait  faire  de  mauvais  poètes  ou  de 
mauvais  ouvriers.  Les  journaux  conservateurs  déni- 
grèrent surtout  certaine  pléiade  prolétaire  que 
M.  Olinde  Rodrigue  eut  le  courage  de  faire  connaître, 
en  publiant  un  volume  de  poésies  d'ouvriers,  sous  le 
titre  un  peu  ambitieux,  mais  juste  au  fond,  de  Poésies 
sociales. 

Sans  doute  ces  chants  prolétaires  n'étaient  pas 
exempts  de  défauts  ;  l'inexpérience  s'y  faisait  sentir  ; 
une  certaine  rudesse  d'expression,  énergique  stigmate 
de  l'indignation  populaire,  y  paraissait  souvent,  et  ré- 
voltait à  bon  droit  les  nerfs  délicats  de  l'élégante  cri- 
tique. Mais  la  bourgeoisie  ne  s'en  émut  pas  autant  que 
le  lui  conseillaient  ses  lettrés.  Bon  nombre  de  bour- 
geois avouèrent  naïvement  qu'ils  n'eussent  pas  fait 
si  bien  ;  et  se  rappelant  les  habitudes  et  le  langage  de 
leur  enfimce,  cette  classe,  récemment  émancipée,  qui 
n'est  pas  toute  corrompue,  ne  se  joignit  pas  à  la  presse 
aristocratifjue  pour  consjuier  les  pauvres  poëtes  de 
l'échoppe  et  de  l'atelier.  Leur  livre  passa  donc,  sans 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  163 

faire  grand  bruit,  à  travers  la  cohue  élégante  des 
livres  nouveaux  ;  et  les  in-octavo  satinés  de  la  quin- 
zaine, qui  virent  le  jour  en  cette  compagnie,  ne  se 
fermèrent  pas  d'horreur  au  contact  de  ces  muses  un 
peu  viriles,  un  ipeu  filles  de  Rébecca.  On  n'osa  pas  trop 
les  regarder  en  face,  le  beau  monde  n'en  parla  guère, 
et  le  peuple  seul  s'émut  de  cet  événement  littéraire. 
Cependant  l'esprit  conservateur  était  si  peu  sûr  de 
lui-même  en  cette  circonstance,  si  peu  fixé  sur  le  rôle 
délicat  et  scabreux  qu'il  avait  à  jouer  avec  Vinvasion^ 
qu'on  vit  presque  à  la  même  époque  la  Revue  des  Deux 
Mondes^  qui  avait  fort  dénigré  la  phalange  des  poètes 
prolétaires,  publier  un  article  fort  bien  fait  et  fort  élo- 
gieux  sur  le  poète  Jasmin.  Plus  tard.  Jasmin  fut  admis 
à  l'honneur  de  réciter  ses  vers  devant  la  famille  royale, 
et  il  en  reçut  de  grands  compliments  et  de  petits  ca- 
deaux. D'un  autre  côté,  Magu  recevait  du  ministère 
une  rente  de  deux  cents  francs,  et  le  ministre  de 
l'Instruction  publique  faisait  parvenir  une  petite  bi- 
bliothèque à  Poney  le  maçon.  Sa  Majesté  Louis-Phi- 
lippe daignait  saluer  Durand,  le  menuisier  de  Fontai- 
nebleau, lorsqu'elle  passait  devant  sa  boutique.  Enfm 
on  voulait  bien  donner  du  pain  et  des  éloges  aux 
poètes  plébéiens,  mais  on  voulait  que  leur  gloire  ne 
prît  pas  son  vol  trop  loin  du  clocher  natal  ;  on  ne 
voulait  pas  que  la  presse  indépendante  se  mêlât  de 
les  signaler  à  la  bienveillance  d'un  public  plus  étendu. 
On  désirait  surtout,  on  espérait  peut-être,  en  leur  dis- 
tribuant quelques  aumônes  et  quelques  flatteries, 
qu'ils  ne  s'aviseraient  pas  de  chanter  la  liberté  et  la 
fraternité.  Ces  bons  poètes  naïfs  et  probes  ne  se  mê- 
laient point  de  pohtique  ;  ils  continuèrent  à  chanter  le 
peuple,  à  demander  pour  lui,  avec  plus  ou  moins  de 


164         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

vigueur  et  d'impatience,  du  pain  et  de  l'instruction... 
C'est  ce  qu'ils  venaient  d'obtenir  pour  eux,  c'est  ce 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  obtenir  pour  leurs  frères. 

Ceci  est  l'historique  des  petites  émotions  que  sou- 
leva dans  le  monde  littéraire  et  administratif  l'appa- 
rition de  ces  poëtes-artisans  :  débats  éphémères  qui 
furent  oubliés  avant  d'avoir  reçu  une  conclusion,  ainsi 
que  tous  les  événements  quotidiens  dont  s'alimente  et 
re,£corge  la  presse  parisienne. 

Heureusement  la  province  est  moins  oublieuse  et 
moins  blasée  que  la  capitale.  Chaque  ville,  chaque 
département  resta  iidèle  à  l'humble  ouvrier  qui  lui 
avait  donné  du  plaisir  et  de  la  gloire.  Rouen  continua 
à  être  fière  de  son  potier  d'étain  et  de  son  calicotier  ; 
le  département  de  Seine-et-Marne,  de  son  tisserand  ; 
Nevers,  de  son  tailleur;  Fontainebleau,  de  son  me- 
nuisier ;  Agen,  de  ses  deux  coiffeurs  ;  Nîmes  de  son 
boulanger;  Dijon,  de  sa  couturière*;  Toulon,  de  son 
maçon,  et  ainsi  des  autres  :  car  la  liste  en  serait  lon- 
gue, et  chaque  année  y  ajoute  de  nouveaux  noms.  La 
province  montre  en  ceci  son  bon  sens  et  sa  force  mo- 
rale. Tandis  que  Paris  lui  enlève  tous  ses  autres  pro- 
duits intellectuels,  ses  penseurs  et  ses  écrivains  de  la 
classe  bourgeoise,  ses  acteurs,  ses  musiciens,  ses 
sculpteurs  et  ses  peintres,  au  moins  ses  poètes  de  la 
classe  laborieuse  lui  restent,  et  trouvent  sur  le  sol 
natal  leur  succès  et  leur  récompense.  Ils  y  trouvent 
aussi  leur  inspiration  ;  et  comme  la  province  ne  leur 
esi  c)oint  ingrate,  ils  ne  sont  pas  ingrats  envers  elle  : 
ils  lui  versent  le  charme  de  leur  poésie,  en  même 
temps  qu'ils  lui  offrent  les  services  de  leur  industrie. 

1.  Marie  Carpentior. 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  165 

Doublement  utiles,  ils  sont  doublement  aimés  et  ré- 
compensés. A  Paris,  où  si  peu  d'élus  se  font  jour 
parmi  la  foule,  on  n'entend  que  des  plaintes  et  des 
malédictions  planer  sur  ce  chœur  des  poètes  méconnus 
que  chaque  année  voit  naître  et  mourir  sur  l'arène  lit- 
téraire. Combien  de  noms  sont  proclamés  chaque  an- 
née, chaque  mois,  chaque  semaine,  dans  les  réclames 
et  dans  les  annonces  de  la  librairie  !  combien  aspirent 
vainement  à  cet  inutile  et  dangereux  honneur  I  Autant 
de  noms  que  l'oubU  dévore  en  un  jour,  ou  que  l'obs- 
curité engloutit  à  jamais. 

Dans  les  provinces,  il  en  est  tout  autrement  :  le 
poète  de  la  localité  est  l'objet  d'un  culte  ;  toutes  les 
classes  applaudissent  à  son  triomphe,  tous  les  voya- 
geurs lui  portent  leur  tribut,  toutes  les  mémoires  re- 
tiennent ses  chants.  Chaque  citoyen  est  généreuse- 
ment fier  de  la  gloire  du  poète  son  compatriote  ;  et 
comme  tous  ces  poètes  sont  des  prolétaires,  vu  que 
dans  les  autres  classes  on  méprise  l'ovation  locale,  ai- 
mant mieux  échouer  à  Paris  que  régner  chez  soi,  il  en 
résulte  qu'aux  hommes  du  peuple  seuls  appartient  le 
noble  rôle  de  régénérer  la  vie  intellectuelle  sur  tous 
les  points  de  la  France.  Ils  y  sont  les  gardiens  du  feu 
sacré,  longtemps  assoupi,  qu'ils  viennent  enfin  de  ré- 
veiller. Gloire  à  ces  bardes  prolétaires  I  honneur  aux 
sympathies  locales  qui  leur  prodiguent  cette  gloire 
méritée  ! 

Elle  est  donc  très-grande,  beaucoup  plus  grande 
qu'on  ne  le  pense  à  Paris,  cette  mission  des  poètes- 
ouvriers.  Qu'ils  ne  s'en  dégoûtent  point,  et  qu'ils  ne 
la  croient  jamais  au-dessous  de  leur  génie  !  N'eussent- 
ils  rien  de  mieux  à  faire  que  d'initier  leurs  compa- 
triotes des  classes  pauvres  à  la  beauté  des  formes  du 


1(36  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

langage,  ce  serait  encore  un  rôle  très-élevé.  Mais  ils 
font  i)lus,  car  ils  sentent  que  le  peuple  a  plus  à  faire. 
Le  peuple  est  l'initiateur  providentiel,  fatal,  néces- 
saire et  prochain,  aux  principes  d'égalité"  contre  les- 
quels le  vieux  monde  lutte  encore.  Lui  seul  est  le  dé- 
positaire du  feu  sacré  qui  doit  réchaulïer  et  renouve- 
ler, par  la  coaviction  de  l'enthousiasme,  cette  société 
malade  et  mourante  d' Inégal itr.  Le  peuple  est  virtuel- 
lement, depuis  la  naissance  des  sociétés,  le  Messie 
promis  aux  nations.  C'est  lui  qui  accomplit  et  qui  doit 
continuer  l'œuvre  du  Christ,  cette  voix  du  ciel  des- 
cendue dans  le  sein  d'un  prolétaire,  ce  Verbe  divin 
qui  sortit  de  l'atelier  d'un  pauvre  charpentier  pour 
éclairerle  inonde  et  prophétiser  le  royauiru^  descioux, 
c'est-à-dire  le  règne  de  a  fraternité  parmi  les  hommes. 
Ce  n'était  pas  dans  la  poitrine  ambitieuse  d'un  pro- 
consul 'omain,  ni  dans  le  sein  desséché  d'un  docteur 
juif,  que  cette  pensée  de  Dieu  pouvait  s'incarner.  Elle 
passa  de  l'àme  du  prolétaire  Jésus  dans  l'àme  des  pro- 
létaires de  son  école.  De  pauvres  travailleurs  la  ré- 
pandirent sur  le  monde,  et  leur  génie  fut  inspiré  d'en 
haut  pour  la  féconder  et  l'expliquer.  Ou  l'avenir  du 
monde  est  brisé  et  la  race  humaine  finie,  ou  bien  un 
avenir  prochain  nous  réserve  quelque  miracle  de  ce 
genre.  Les  scribes  et  les  pharisiens  d'aujourd'hui 
n'ont  pas  plus  l'insjiiration  divine  que  ne  l'avaient 
ceux  de  l'antique  Judée.  Les  administrateuvs  des  pro- 
vinces de  France  ne  sont  pas  plus  animés  de  l'esprit 
saint  que  les  préteurs  de  l'empire  romain  ne  l'étaient 
au  temps  de  la  révélation  évangélique  ;  et  comme 
Hérodc,  iU  .le  savent  plus  que  se  laver  les  mains  de 
toutes  les  iniquités  sociales  dont  ils  ne  peuvent  conte- 
nir le  débordement.  Les  docteurs  de  la  loi  n'ont  plus  à 


PRÉFACE    DU   CHANTIER  167 

interpréter  qu'une  loi  inique,  à  laquelle  leurs  sophis- 
mes  ne  peuvent  rendre  la  vie.  Les  heureux  de  la  terre, 
les  privilégiés  de  l'inégalité,    eussent-ils   l'intention 
d'alléger  la  misère   publique,    qui   les  menace  d'une 
guerre  d'extermination,  ne  trouveront  pas  dans   les 
suggestions  de  la  peur  l'inspiration  divine,  qui  seule 
peut  résoudre  les  problèmes  réputés  insolubles.  La 
prudence,  le  remords  ou  la  crainte,   n'enfantent  que 
des  palliatifs  ;   et  un  moment  vient,  dans  la  vie  des 
sociétés,  oii  tous  les  palliatifs  sont  insufiisants,  par 
conséquent  impuissants.  L'enthousiasme  de  la  foi  im- 
provise seul  les  grands  dénoûments  de  l'histoire  ;  et 
si  le  peuple  n'a  pas  encore  vu  la  lumière  embraser  ses 
masses  compactes,  du  moins  il  aperçoit  sur  les  som- 
mités où  montent  ses  pensées,  et  il  voit  par  les  yeux 
de  ses  poètes  et  de  ses  philosophes  (car  il  en  a  aussi), 
les  lueurs  qui  pointent  à  l'horizon.  Sans  qu'il  soit  be- 
soin de  devancer  la  marche  du  temps  pour  lui  attri- 
buer un  génie  et  des  vertus  encore  impossibles  à  tous, 
le  peuple  a  en  lui  les  éléments  naturels  et  vivaces  qui 
conduisent  aux  grandes  inspirations  politiques,  aux 
grandes  révélations  religieuses  :  c'est  tout  un  dans 
l'avenir  !  Il  a  le  profond  sentiment  de  sa  dignité  mé- 
connue^  l'amère  souffrance  de   son  orgueil  blessé  ; 
c'est  l'indignation,  et  l'indignation  fondée  enfante  la 
force  héroïque.  Il  a  les  atroces  douceurs  de  la  misère, 
qui  éveillent  dans  chaque  être  infortuné  une  pitié  dé- 
chirante, une  tendre  sympathie  pour  les  maux  de  tous  ; 
c'est  la  commisération,  et  la  commisération  bien  sen- 
tie conduit  à  la  charité  brûlante.  Il  a  la  liberté  d'esprit 
(dangereuse  pour  les  gouvernements),  à  laquelle  le 
condamme  l'absence  de  droits  pohtiques  ;  et  cette  oi- 
siveté politique  engendre  les  rêves  profonds,  l'aspira- 


168  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

lion  continuelle  et  dévorante  d'un  idéal  de  société, 
idéal  qui  ne  satisfait  en  rien  et  qu'irrite  amèrement  au 
contraire  l'œuvre  égoïste  et  puérile  de  ses  législateurs 
privilégiés,  de  ses  prétendus  représentants.  Cette  as- 
piration, c'est  la  méditation  qui  commence,  c'est  la 
révélation  qui  s'approche.  Oui,  le  Ciirist  va  naître, 
oui,  Jésus  va  tenir  ses  promesses,  et  revenir  parmi 
nous  ;  et  ces  poètes  prolétaires,  qui  ne  font  que  surgir, 
vont  bientôt  nous  le  prophétiser,  comme  Jean-Bap- 
tiste et  d'autres,  avant  lui,  avaient  annoncé  la  venue 
du  Sauveur.  Ce  Sauveur  s'incarnera -t-il  dans  un 
homme  ou  dans  plusieurs,  ou  dans  tous  spontané- 
ment ?  S'appellera-t-il  encore  le  Messie,  ou  s'appelle- 
ra-t-il  milliony  comme  s'exprime  le  poi'te  Mickiewicz  ? 
Peu  importe  1  ce  n'est  pas  une  question  à  résoudre 
aujourd'hui;  mais  il  est  évident  que  l'esprit  du  peuple 
enfantera  une  grande  religion  sociale,  laquelle  ne  peut 
pas  sortir  directement  des  classes  qui  ne  souffrent 
pas,  qui  n'aspirent  pas,  qui  ne  réclament  pas  avec  la 
môme  énergie. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  ces  classes  opprimantes, 
malheureuses  aussi  par  l'inégalité  et  les  monstruo- 
sités qui  on  résultent,  no  cherchent  pas  la  pensée  du 
salut,  et  n'aideront  pas,  dans  un  temps  donné,  à  la 
réaliser.  Mais  maintenant  elles  ne  sont  pas  sur  la  voie; 
elles  ne  cherchent  pas  avec  assez  d'ardeur,  elles  n'ont 
point  la  lumière,  elles  ne  peuvent  pas  l'avoir  :  elles 
ne  souffrent  pas  assez  pour  cela.  Elles  ont  des  motifs 
personnels  erronés  de  craindre  d'une  révolution  plus 
de  maux  quelles  n'en  connaissent.  Elles  iront  donc 
ainsi  dans  les  ténèbres,  cherchant  mal,  ne  trouvant 
pas,  recevant  tout  au  plus,  et  peut  être  à  contre-cœur, 
la  lumière  du  peuple,  on  acquiesçant  pacitiqueraent, 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  169 

j'aime  aie  croire,  mais  sans  enthousiasme  et  sans  joie, 
aux  nécessités  de  l'avenir.  Telles  sont  les  probabilités 
que  déroule  à  nos  yeux  la  logique  des  causes,  et  il 
n'est  pas  besoin  de  se  faire  de  grandes  illusions  pour 
les  apprécier  et  les  signaler. 

Et  cependant,  nous  dit-on,  il  y  a  plus  de  talent  et 
de  savoir  dans  la  bourgeoisie  que  dans  le  peuple.  Elle 
est  encore  dépositaire  des  trésors  de  la  science  politi- 
que ;  l'intelligence  est  chez  elle  à  l'état  de  développe- 
ment illimité,  tandis  que  dans  le  peuple  elle  est  encore 
enveloppée  des  langes  de  Tenfance.  Que  cette  igno- 
rance des  classes  pauvres  soit  ou  non  le  résultat  des 
lois  d'inégalité  et  des  systèmes  personnels  des  gou- 
vernements, il  faut  bien  la  reconnaître,  nous  crie-t-on, 
il  faut  bien  en  tenir  compte;  longtemps  encore,  ce 
sont  les  propres  expressions  de  la  presse  conserva- 
trice, la  classe  bourgeoise  est  destinée  à  initier  au 
progrès  les  classes  inférieures  ! 

Telle  est  la  prétention  de  la  bourgoisie  régnante  ; 
tel  est,  au  reste,  le  langage  d'une  portion  de  la  bour- 
geoisie démocratique,  du  parti  qu'on  appelle  l'opposi- 
tion. Et  dans  la  bouche  de  ces  derniers,  le  doute  est 
sincère;  il  n'est  point  dicté,  j'aime  à  le  croire,  par 
l'ambition  hypocrite  de  régner  un  jour  à  la  place  de 
la  bourgeoisie  monarchique  ;  il  est  inspiré  par  une 
impatience  généreuse  de  l'avenir,  par  une  douleur 
vraie  des  maux  présents.  Certains  hommes  du  peuple, 
parmi  les  meilleurs  et  les  plus  intelligents,  partagent 
aussi  cette  erreur,  à  la  vue  des  préjugés  et  des  vices 
qui  régnent  encore  parmi  leurs  frères.  Ils  pleurent 
sur  les  égarements  que  le  malheur  produit,  sur  la 
dégradation  attachée  forcément  à  la  misère.  Ils  ne 
peuvent  encore  toucher  du  doigt  des  progrès  assez 

10 


170         QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

marqués,  assez  j^'énéraux  dans  le  peuple,  pour  croire 
que  l'heure  de  son  émancipation  soit  prochaine  :  «  Ils 
ont  encore  grand  besoin  de  guides,  disent-ils,  ces  en- 
fants qui  ne  connaissent  pas  leur  propre  chemin.  Il 
faut  que  d'autres  yeux  voient  pour  eux  ;  ces  aveugles 
se  briseraient  contre  les  écueils!  »  Ainsi,  d'une  part, 
les  conservateurs  s'arrogent  fièrement  le  droit  de 
conduire  le  peuple  où  ils  veulent,  fût-ce  dans  l'abîme  ; 
de  l'autre,  les  démocrates  sincères  mais  craintifs 
attribuent  dans  les  destinées  du  peuple  une  impor- 
tance exagérée  au  parti  de  l'opposition  groupé  selon 
les  nécessités  constitutionnelles,  c'est-à-dire  composé 
de  bourgeois  moins  riches  i^l  nlus  humains  que  les 
autres. 

Que  ces  derniers  aient  mtiniinoiit  plus  de  cœur  et 
d'inteUigence  que  les  privilégiés  du  monopole,  nous 
n'en  douions  aucunement  ;  que  ce  parti  de  l'opposition 
soit  généralement  conqjosé  d'hommes  éclairés,  cou- 
rageux et  sincères,  nous  aimons  à  le  proclamer;  qu'il 
y  ait  même  de  hautes  lumières  dans  les  régions  heu- 
reuses de  la  société,  de  grandes  âmes  qui  ont  une  vue 
prophétique  de  l'avenir,  nous  en  sommes  intimement 
persuadé;  mais  ces  dernières  individualités  géné- 
reuses et  puissantes  sont  des  exceptions,  et,  comme 
on  le  dit  proverbialement,  servent  à  confirmer  la 
règle.  On  peut  dire  de  l'opposition  bourgeoise  en  gé- 
néral (ju'elle  a  encore  une  grande  valeur  morale  pour 
le  présent,  puisqu'elle  seule  peut  et  veut  quelque 
chose  pour  amener  par  les  moyens  constitutionnels 
l'émancipation  du  peuple,  mais  qu'elle  n'a  plus  une 
grande  valeur  poiiti(jue  et  sociale  ;  car  le  système 
constitutionnel  est  précisément  bâti  tout  exprès,  et  le 
plus   prudemment  possible,  pour  lui  ôter  tous  ses 


PRÉFACE    DU   CHA^JTIER  171 

moyens  d'action  sur  le  gouvernement  du  pays,  et 
presque  tous  ses  moyens  d'action  sur  le  peuple.  Aussi 
chaque  jour  amène-t-il  une  indifférence  plus  profonde 
et  plus  fâcheuse  entre  le  peuple  et  cette  opposition 
qui  lui  a  promis  plus  qu'elle  ne  pouvait  tenir.  Mécon- 
tente des  mécontentements  qu'elle  inspire,  blessée  et 
irritée  de  la  méfiance  qu'elle  a  rencontrée,  elle-même 
commence  à  ne  plus  croire  au  peuple  et  à  désespérer 
de  son  prochain  avènement. 

Sans  railler  l'insuffisance  involontaire  et  doulou- 
reuse de  ces  hommes  respectables,  sans  douter  de 
leur  dévouement,  obscurci  seulement  en  apparence 
par  une  funeste  période  de  scepticisme  et  de  décou- 
ragement, la  voix  du  peuple  pourrait  leur  crier 
comme  celle  de  Jésus  sur  le  lac  de  Génézareth  : 
«  Pourquoi  avez-vous  douté  de  moi,  ô  hommes  de  peu 
de  foi?  En  moi  est  la  source  cachée,  mais  large  et 
frémissante,  de  l'enthousiasme  que  vous  n'avez  plus; 
en  moi  est  la  force  calme  et  patiente  dont  vous  ne 
pouvez  pas  sentir  l'étreinte  ;  en  moi  fermente  l'ave- 
nir, auquel  vous  ne  croyez  pas.  » 

Allons,  poètes  prolétaires,  à  l'œuvre  !  répondez, 
accordez  vos  lyres  ;  car  vous  parlez  encore  de  la  lyre 
sans  crainte  de  passer  pour  classiques,  et  vous  avez 
bien  raison.  Chantez  vos  hymnes  de  vérité,  dites  vos 
paroles  de  conviction  à  ces  amis  dont  le  cœur  vous 
appelle,  à  ces  démocrates  de  la  bourgeoisie  qui  pour  la 
plupart  sont  nés  parmi  vous,  et  dont  aucun  ne  peut 
chercher  bien  loin  dans  la  nuit  des  temps  l'heure  oii 
sa  tige  s'écarta  de  la  souche  populaire.  Le  même  sang 
coule  dans  vos  veines,  les  intérêts  seuls  vous  divisent 
en  apparence.  Trouvez-la  donc  cette  loi  religieuse, 
sociale  et  politique  qui  réunira  tous  les  intérêts  en  un 


172  QUESTIONS  d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

seul,  et  qui  mêlera  de  nouveau  le  sang  de  toutes  les  ra- 
ces dans  une  seule  Tamille.  Et  si  vous  ne  la  trouvez  pas 
aujourd'hui,  celte  loi  sublime  de  l'avenir,  si  le  secret 
de  Dieu  ne  veut  pas  encore  descendre  de  son  sein 
dans  le  vôtre,  ne  cessez  pas  de  l'annoncer  ;  car  votre 
mission  est  prophétique,  et  quand  tout,  au-dessus  de 
vous,  semble  vouloir  desespérer  de  vous,  ne  déses- 
pérez pas  de  vous-mêmes.  Il  me  semble  que  vous 
devez  sentir  déjà  dans  vos  larges  poitrines  ce  tres- 
saillement mystérieux  auquel  les  mères  reconnais- 
sent, au  milieu  de  la  joie  et  de  la  souffrance,  la 
présence  bien-aimée  de  l'enfant  de  leurs  entrailles. 
Oui,  le  secret  de  Dieu,  ce  que  dans  notre  langue  pro- 
saïque nous  appelons  aujourd'hui  la  solution  du  pro- 
blème social,  gronde  sourdement  dans  vos  seins 
oppressés.  C'est  vous  qui  l'enfanterez  cette  Sagesse 
divine  qui  sortira  de  vos  fronts  armée  de  toutes  pièces 
comme  l'antique  Pallas;  c'esivous,  ou  les  fils  qui  gran- 
dissent autour  de  vous,  ou  les  frères  que  vos  chants 
exaltent;  c'est  vous  tous,  ce  sont  vos  amis  réunis  à  la 
veillée,  ce  sont  vos  filles  et  vos  femmes  qui  rêvent,  a 
tête  penchée,  en  travaillant  et  en  vous  écoutant,  qui 
feront  descendre  le  Messie  sur  la  terre  ;  non  pas  en 
fabriquant,  cliacun  de  son  côté,  quelque  savante  et  in- 
génieuse mécanique  sociale,  mais  en  produisante  vous 
tous  le  grand  moyen  (la  vertu,  la  foi)  sans  lequel 
toutes  les  théories  sont  creuses  et  tous  les  systèmes 
inapplicables.  N'espérez  pas  que  les  hommes  d'État, 
les  publicistes,  les  économistes,  les  orateurs,  trou- 
vent dans  leur  système  constitutionnel  des  modifica- 
tions assez  habiles  pour  vous  donner  la  lumière  et  la 
force,  comme  Dieu,  suivant  les  (juiétistes,  donne  la 
grâce  aux  béats,  même  à  ceux  qui  ne  la  cherchent  ni 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  173 

ne  la  désirent.  Il  faut  que  vous  demandiez  à  Dieu  la 
vérité,  et  à  vous-mêmes  l'amour  et  la  vertu  néces- 
saires pour  en  suivre  les  inspirations.  Quand  vous  en 
serez  là,  soyez  sûrs  que  les  réformes  sociales  s'accom- 
pliront pour  ainsi  dire  d'elles-mêmes,  que  vos  enne- 
mis seront  impuissants  pour  vous  les  refuser,  qu'ils 
ne  l'essaieront  même  pas  ;  tandis  que  vos  amis,  ces 
hommes  de  l'opposition,  qui  ne  peuvent  rien  ou 
presque  rien  aujourd'hui,  inspirés  alors  et  enflammés 
par  vous,  trouveront  facilement  ces  moyens  politiques 
qui  doivent  vous  faire  asseoir  tous  ensemble  au 
banquet  de  l'égalité. 

Mais  on  dit  que  ce  sera  si  long  cette  éclosion  du 
germe  divin  dans  vos  âmes  !  on  dit  que  vous  êtes  si 
loin  de  savoir  vous  servir  de  la  force  sans  en  abuser! 
on  dit  qu'il  faudra  tant  de  siècles  avant  que  vous 
n'ayez  plus  besoin  d'être  conseillés  et  conduits  par  les 
classes  aujourd'hui  réputées  supérieures  !  Le  croyez- 
vous?  moi  je  ne  crois  pas,  et  vous  ne  devez  pas  le 
croire.  Il  me  semble  que  votre  cœur  bat  dans  ma  poi- 
trine, et  je  sens  bien  qu'il  a  des  pulsations  si  fortes  et 
si  rapides,  que  l'aiguille  des  heures  a  peine  à  la  suivre 
sur  le  cadran  du  siècle. 

Non,  non,  le  jour  du  Seigneur  n'est  pas  si  loin  qu'on 
vous  le  dit,  n'en  croyez  pas  les  apparences  sinistres 
et  passagères.  L'âme  voit  dans  l'avenir,  les  yeux  n'y 
voient  pas.  Ne  vous  laissez  glacer  d'effroi  ni  par  les 
vices  d'en  haut  ni  par  ceux  d'en  bas.  Le  mal  tend  à 
disparaître  de  la  terre,  et  il  ne  faut  pas  tant  de  travail 
qu'on  se  l'imagine  pour  le  mettre  en  fuite.  Un  jour 
d'enthousiasme  divin,  un  élan  de  charité  fraternelle 
suffisent  pour  faire  crouler  l'œuvre  des  siècles  mau- 
dits. L'Évangile  se  produisit  dans  l'ombre  ;  il  marcha 

10. 


174  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

inaperçu  dans  la  poussière  des  chemins.  Il  lui  fallut,  à 
la  vérité,  des  siècles  pour  se  produire  au  jour  ;-.mais 
vous  savez  bien  que  la  loi  des  temps  n'a  pas  une 
marche  régulière.  A  certaines  époques  de  la  vie  des 
nations,  un  siècle  est  parcouru  dans  une  heure  ;  et 
quand  l'humanité  a  péniblement  accompli  son  œuvre 
prèi)araloire,  elle  se  précipite,  et  fait  son  étape  en 
moins  de  temps  qu'il  ne  lui  en  a  fallu  pour  se  lever  et 
se  mettre  en  marche. 

Voyez,  poètes  plébéiens,  chantres  prophétiques 
des  villes  et  des  campagnes,  quel  mystère  s'est  ac- 
comph  en  vous-mêmes  depuis  si  peu  de  jours  que 
l'inspiration  s'est  révélée  t\  vous  I  Qui  vous  a  faits  ce 
que  vous  êtes,  vous  qui  avez  à  peine  appris  à  lire,  et 
que  rien  ne  destinait  aux  émotions  de  la  pensée  ? 
Quel  Dieu  vous  a  soufflé  le  don  de  rendre  vos  senti- 
ments et  vos  idées  dans  cette  langik3  épurée  que  vos 
pères  ne  comprenaient  pas,  et  que  nul  ne  vous  a  en- 
seignée? Quelques  semaines,  quelques  mois  tout  au 
plus,  sur  les  bancs  d'une  école  élémentaire,  ont  sufii 
pour  vous  faire  deviner  cet  art  poétique,  ces  richesses 
du  langage,  ces  combinaisons  recherchées  de  la  pen- 
sée, ces  jeux  de  l'imagination  qui  constituent  le  ta- 
lent d'écrire  et  que  dans  les  classes  lettrées  on  apprend 
si  longuement,  si  péniblement.  Ny  a-t-il  pas  là  une 
sorte  de  miracle  que  vous-mêmes  ne  sauriez  pas  nous 
expliquer?  Cette  subite  préoccupation  des  choses  les 
plus  élevées,  et  ce  don  de  les  exprimer  sous  la  forme  la 
plus  ex(iuise,  accordés  simultanément  à  un  nombre 
chaque  ^ur  croissant  de  prolétaires  voués  aux  plus 
humbles 'professions  manuelles,  n'est-ce  pas  un  des 
signes  précurseurs  de  (pielque  grande  révolution  dans 
l'esprit  humain  ?  Non,  co  n'est  pas  sans  dessein  que 


PRÉFACE    DU   CHANTIER  175 

la  Providence  délie  ainsi  tout  à  coup  les  langues  con- 
damnées jusqu'ici  à  bégayer  la  poésie.  Elle  avait 
donné  toujours  cette  faveur,  comme  la  récompense 
des  studieuses  éducations,  à  des  natures  rêveuses,  dé- 
licates, vouées  à  l'oisiveté  du  corps,  aux  patients 
labeurs  de  l'esprit.  Il  semblait  que  le  poëte  dût  être 
une  âme  essentiellement  contemplative,  qu'il  dût 
avoir  au  moins,  à  ses  heures  d'inspiration,  une  exis- 
tence errante  et  solitaire,  qu'il  eût  besoin  de  recueil- 
lement et  de  silence  pour  fixer  les  images  déUcates  et 
fugitives  de  ses  magiques  tableaux.  Et  voilà  que  des 
hommes  cloués  à  un  travail  abrutissant,  des  hommes 
de  peine,  comme  on  les  appelle,  de  robustes  ou- 
vriers à  la  main  de  fer,  à  la  voix  tonnante,  se  mettent 
à  rêver  au  bruit  de  l'enclume  et  du  marteau,  au  cri 
de  la  scie  et  du  métier,  dans  le  tumulte  du  chantier 
ou  dans  l'air  fétide  de  l'échoppe,  des  chants  purs  et 
suaves,  des  formes  exquises,  des  sentiments  sublimes! 
Oh  !  qu'ils  durent  en  être  étonnés,  ceux  qui  ne  com- 
prennent pas  la  dignité  de  l'homme  et  les  desseins 
de  Dieu  sur  le  peuple  !  et  que  nous  devons  en  être 
reconnaissant,  nous  qui  attendions  avec  impatience 
cette  conséquence  de  la  logique  divine,  cette  mani- 
festation prophétique  de  la  virilité  populaire  !  Nous 
ne  savons  rien  encore  des  combinaisons  politiques  qui 
vont  amener  l'affranchissement  des  prolétaires;  mais 
nous  savons  déjà  quels  droits  divins  le  peuple  saura 
bientôt  faire  valoir  pour  être  affranchi.  Et  nous  fai- 
sons mieux  que  de  le  savoir,  nous  le  sentons.  L'air 
autour  de  nous  est  embrasé  de  cette  vérité,  comme 
de  l'approche  d'un  soleil  nouveau  ;  elle  nous  embrase 
nous-mêmes.  Elle  nous  embraserait  tous,  si,  parmi 
nous,  quelques-uns  n'étaient  tombés  en  paralysie,  si 


176  QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTERATURE 

d'autres  ne  s'étaient  couverts  d'une  cuirasse.  Mais 
ceux  qui  se  portent  bien  sentent  ce  feu  d'une  vie 
nouvelle  circuler  dans  leurs  veines. 

Un  des  prodiges  les  plus  frappants,  parmi  toutes 
ces  prodigieuses  innéités  récemment  signalées  dans 
le  peuple,  c'est  le  génie  poétique  de  Charles  Poney, 
ouvrier  maçon  de  vingt-deux  ans,  (jui  manie  à  Toulon, 
en  ce  moment,  avec  une  égale  aisance,  avec  une  égale 
ardeur,  la  truelle  et  la  plume.  Un  premier  volume  de 
vers  de  ce  jeune  homme  a  déjà  paru  en  1842,  précédé 
d'une  notice  et  publié  par  les  soins  de  M.  Ortolan.  Ce 
premier  recueil  annonçait  des  facultés  éminentes  ; 
elles  se  sont  rapidement  développées  avec  une  lar- 
geur, avec  une  énergie  que  les  lecteurs  apprécieront. 
L'année  dernière,  la  Revue  indépendante  a  publié  une 
nouvelle  pièce  de  vers  de  Poney,  adressée  à  Déran- 
ger, qui  marquait,  entre  ses  premiers  essais  et  ceux 
que  nous  publions  aujourd'hui,  une  phase  de  progrès 
bien  remarquable.  Déranger  en  jugea  ainsi,  et  lui  ré- 
pondit la  lettre  touchante  et  noble  que  voici  : 

«  Mon  jeune  confrère,  combien  je  suis  touché  de 
l'honneur  que  me  fait  la  belle  ode  que  vous  m'adres- 
sez! Votre  recueil,  que  j'ai  lu  avec  une  scrupuleuse 
attention,  contient  d'excellents  morceaux,  et  il  n'y  en  a 
pas  un  qui  n'ait  causé  ma  surprise.  Eh  bien,  je  ne  sais 
si  votre  nouvelle  ode  n'est  pas  supérieure  à  toutes  ses 
aînées.  C'est  l'avis  de  plusieurs  bons  juges  à  q\ii  je  l'ai 
fait  voir  avec  un  sentiment  d'orgueil,  entre  autres  de 
notre  vénérable  Lamennais,  (jui,  par  Arago,  a  eu,  un 
des  premiers,  la  révélation  de  votre  mérite  poétique. 
Tous  ont  admiré  le  travail  facile  et  élégant  de  votre 
versification  chaude  et  colorée.  Mais,  vous  le  dirai-je? 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  177 

déjà  habitué  à  ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  de  surpre- 
nant même  dans  votre  talent,  éclos  si  loin  de  tous  les 
centres  littéraires,  ce  qui  m'a  ravi  dans  vos  strophes, 
c'est  l'expression  des  choses  les  plus  familières  de 
votre  vie  laborieuse,  mêlée  aux  plus  nobles  et  aux 
plus  généreux  sentiments,  et  tout  cela  sans  recherche 
aucune^  sans  ambition  de  pensée  ni  de  style. 

»  Ne  croyez  pas,  mon  jeune  ami,  que  je  veuille 
ici  vous  payer  en  éloges  les  éloges  que  vous  me 
prodiguez ,  quoiqu'ils  soient  de  ceux  qui  me  tou- 
chent davantage.  Non,  je  vous  parle  sincèrement, 
comme  mon  caractère  doit  vous  en  répondre  ;  seule- 
ment je  me  laisse  peut-être  un  peu  entraîner  par  l'es- 
pérance du  bel  avenir  que  j'entrevois  pour  vous,  et 
auquel  vous  atteindrez  sans  doute  si  rien  ne  vient  al- 
térer votre  heureux  instinct,  et  si  vous  pouvez  vous 
entourer  d'amis  sévères  et  éclairés. 

»  Je  ne  rime  plus  pour  le  public  ;  mais  je  rime  encore 
pour  moi  des  chants  qu'il  n'aura  qu'à  ma  mort.  Or,  je 
viens  d'adresser  ma  chanson  aux  ouvriers-poëtes,  et 
vous  jugez  si  j'ai  dû  penser  à  vous.  Dans  un  des  cou- 
plets, je  les  engage  à  rester  fidèles  à  leurs  outils.  Se 
faire  de  la  littérature  un  poste  pour  déserter  son  mé- 
tier, c'est  faire  croire  qu'on  méprise  la  classe  dans  la- 
quelle on  est  né,  c'est  ne  plus  vouloir  être  peuple  ;  et 
ce  peuple,  comment  le  relèvera-t-on  si,  dès  qu'on  s'en 
distingue  par  quelque  rare  talent,  on  se  hâte  de  s'en 
séparer  ?  Si  cela  vous  est  possible,  mon  enfant,  restez 
maçon,  sans  rien  négliger  pour  devenir  grand  poëte. 
Sachez  que  toute  m'a  vie  j'ai  regretté  d'avoir  été  forcé 
par  mes  parents  de  quitter  la  profession  d'imprimeur  ; 
cet  état  eût  assuré  mon  indépendance,  et  il  faut  être 
indépendant  pour  être  poëte.  En  vous  parlant  ainsi. 


178  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

je  me  mets  au  nombre  de  ces  amis  que  je  vous  recom- 
mande de  rechercher.  Je  ne  pense  pas  que  cela  vous 
fasse  peine  ;  moi,  je  m'en  fais  honneur. 

»  A  vous  de  tout  cœur, 

.  bp:ranoer.  . 

Passy,  19  août  1842. 

Nous  joindrons  A  ce  précieux  certificat  de  Bérançrer 
les  fragments  dune  lettre  que  M.  Arago  adressait  à  la 
Revue  indépendante  en  1841,  pour  lui  recommander 
es  poésies  de  Poney  : 

fl[  Voici  les  vers  dont  je  vous  ai  parlé;  je  les  re- 
us  l'an  dernier  des  mains  de  leur  auteur,  M.  Poney, 
jeune  ouvrier  maçon  de  Toulon.  Si  vous  jugez  que  je 
ne  m'abuse  pas  en  fondant  d'assez  grandes  espérances 
sur  ces  premiers  essais,  je  pourrai  vous  communiquer 
d'autres  pièces.  M.  Poney,  je  m'empresse  de  vous  en 
avertir,  n'a  jamais  suivi  ,les  cours  d'aucun  collège,  il 
a  seulement  fréquenté  pendant  quelques  mois  Texcel- 
lente  école  primaire  de  Toulon.  Le  catalogue  de  sa 
bibliolhè(iue  ne  sera  pas  long  :  elle  se  compose  de 
deux  tragédies  de  Racine,  des  fables  de  la  Fontaine, 
et  du  Maijasin  pittoresque. 

»  Dans  (piehpie  direction  qu'on  porte  ses  regards, 
on  est  frappé  du  mouvement  intellectuel  qui  s'opère 
au  sein  de  la  classe  ouvrière.  Pour  ne  parler  ici  que 
de  poésie,  la  F'rance  avait  déjà  remarqué  les  vers  du 
boulanger  de  Nîmes,  du  perruquier  d'Agen,  du  me- 
nuisier de  Fontainebleau,  du  tisserand  de  Lisy-sur- 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  179 

Ourcq,  du  calicotier  de  Rouen,  du  cordonnier  de  Pa- 
ris, de  la  couturière  de  Dijon. 

»  Le  jeune  maçon  de  Toulon  ne  déparera  pas, 
j'espère,  cette  intéressante  pléiade. 

))  Ce  sont  là  des  signes  précurseurs  et  infaillibles 
d'une  émancipation  politique  prochaine,  contre  la- 
quelle de  prétendus  hommes  d'État  roidiront  vaine- 
ment leurs  petits  bras.  » 

A  la  rapide  analyse  de  cette  vie  de  poète  tracée  par 
M.  Arago,  nous  ajouterons  celle  que  M.  Ortolan  a 
donnée  dans  la  préface  du  premier  volume  des  Ma- 
rines de  Poney  ;  elle  n'est  pas  plus  longue  que  l'autre, 
La  vie  de  Poney  est  une  courte  journée,  mais  elle  est 
déjà  bien  rempUe  : 

((  Pauvre  enfant,  venu  à  de  pauvres  parents  (en 
1821).  Jusqu'à  neuf  ans,  la  vie  de  la  rue  ou  des 
champs  ;  ou  bien  gardé  avec  des  enfants  de  son  âge, 
en  petit  troupeau,  au  prix  d'un  franc  par  mois  pour 
chaque  tête. 

))  A  neuf  ans,  la  vie  de  travail  qui  commence  ;  ma- 
nœuvre au  service  des  maçons. 

»  Puis,  au  temps  de  la  première  communion,  un 
essai  cV apparition  à  l'école  mutuelle,  suivi  d'un  an 
et  demi  d'études  chez  les  frères  de  la  doctrine  chré- 
tienne; plus  tard,  quelques  mois  à  l'école  communale 
supérieure.  De  là,  revenu  au  plâtre  pour  toujours.  » 

Quelques  mois  à  l'école  primaire,  les  leçons  des 
frères  ignorantins,  c'est  peu  ;  et  pourtant  c'est  mieux 
que  rien.  Dans  un  temps  oh  les  progrès  eussent  pu 


480  QUESTIONS    d'aux    ET    UE   LITTÉRATURE 

être  si  rapides,  où  la  révolution  de  Juillet  les  avait  si 
bien  préparés,  où  le  peuple  en  eût  si  bien  profité, 
c'est  peu,  je  le  répète,  pour  l'éducation  du  pauvre 
que  l'école  primaire,  trop  chère  d'ailleurs  pour  être 
suivie  longtemps,  et  forcément  remplacée  bientôt  par 
l'école  ignoranline.  Ainsi,  attribuer  principalement 
au  bienfait  des  écoles  primaires  ce  développement  gé- 
néral de  l'intelligence  dans  le  peuple  et  ces  exemples 
frappants  de  sa  puissance  morale,  serait  s'abuserétrnn- 
gement.  Le  peuple  a  marché  avec  les  moyens  crées 
par  le  gouvernement  et  malgré  l'insuffisance  déplo- 
rable de  ces  moyens.  Qu'eût-cedonc  été  si  les  moyens 
avaient  été  proportionnés  aux  aptitudes  ?  Le  gouver- 
nement se  le  demande  peut-être  avec  effroi,  nous 
nous  le  demandons  avec  tristesse  :  car  les  gouverne- 
ments doivent  compte  à  Dieu  du  temps  perdu  pour 
l'éducation  des  peuples. 

Mais  ce  n'est  pas  ici  le  cas  de  nous  affliger.  Il  est 
des  organisations  prédestinées,  si  vigoureuses  et  si 
impressionnables,  que  tout  leur  est  bon,  tout  les  aide 
dans  leur  marche  brûlante.  Celle  de  Poney  est  de  ce 
nombre.  D'ailleurs,  une  source  d'instruction  que  le 
gouvernement  n'a  ni  créée  ni  favorisée  fut  mise  à  sa 
portée.  Le  Magasin  pittoresque  fut  son  cours  d'études, 
son  école  amusante,  variée  et  quasi  gratuite.  Il  y 
puisa  la  notion  de  la  grandeur  de  l'univers  et  de  ses 
merveilles,  de  l'histoire  du  monde  et  de  ses  enseigne- 
ments ;  et  cette  notion  élémentaire,  aidée  de  la  seconde 
vue  du  génie,  devint  chez  lui  uuc  véritable  divination 
poétique.  Qu'on  parcoure  ses  vers,  on  y  verra  que  ce 
jeune  ouvrier,  occupé  tout  le  jour  à  construire  ou  à 
renverser  des  maisons,  a  parcouru  le  monde  et  les 
temps  sur  les  ailes  de  son  imagination,   et   (|u'il  en  a 


PREFACE    DU    CHANTIER 


181 


senti  les  beautés  et  les  horreurs  en  grand  artiste,  en  | 
vrai  poëte.  Il  décrit  les  glaciers  de  la  Suisse,  les  dol- 
mens de  la  Bretagne,  les  rivages  de  la  Grèce,  les  fo- 
rêts vierges  du  Nouveau-Monde,  les  phénomènes  des 
mers  polaires,  et  le  tout  de  main  de  maître.  Dévoré  du 
besoin  de  tout  voir,  il  n'a  rien  vu  que  dans  ses  rêves  ; 
son  plus  long  voyage  a  été  de  Toulon  à  Marseille.  Et 
c'est  heureux  pour  lui  peut-être,  car  la  poésie  descrip- 
tive, dans  laquelle  il  brille,  eût  peut-être  absorbé  trop 
de  ses  facultés.  Les  enchantements  de  la  vision,  l'eni- 
vrement continuel  de  scènes  variées  de  la  nature, 
l'eussent  détourné  de  la  méditation,  de  l'aspiration  re- 
ligieuse, des  joies  et  des  douleurs  de  la  famille,  des 
profondes  leçons  de  la  misère  et  du  travail,  de  la  piété 
fraternelle,  des  lectures  sérieuses  qu'il  commence  à 
faire  et  à  comprendre,  de  la  vie  de  sentiment  et  de  ré- 
flexion, en  un  mot  :  nous  eussions  eu  seulement  un 
poëte  pittoresque,  et  nous  avons  un  poëte  complet.  Il 
est  bon  que  la  vie  se  révèle  au  poëte  sous  tous  ses  as- 
pects enchanteurs  ou  cruels  ;  il  est  nécessaire  que  le 
poëte  soit  homme  avant  tout.  — 

En  restant  fidèle  au  genre  descriptif,  qui  est  une 
des  faces  les  plus  riches  et  les  plus  vigoureuses  de 
son  talent,  Poney  a  su  faire  planer  sur  tous  ses  ta- 
bleaux une  idée  forte  et  une  émotion  profonde.  Dans 
son  premier  recueil,  qu'il  appelle  déjà  les  essais  de  sa 
jeunesse,  on  ne  sentait  pas  toujours  assez,  sous  ce 
miroir  ardent  et  limpide  de  sa  description,  la  vie  in- 
time et  mâle  du  poëte.  La  pensée  a  grandi  chez  lui 
depuis  ;  et  le  talent,  en  s'épurant,  en  devenant  un  peu 
plus  sobre,  n'a  rien  perdu,  n'a  pas  encore  assez  perdu 
peut-être  de  sa  fougue  et  de  sa  prodigalité.  Ses  tableaux 
sont  parfois  encore  un  peu  trop  éblouissants  ;  et  dans 

11 


182         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTEUATLRE 

certaines  pièces,  écloses  sans  aucun  cloute  sous  le 
prisme  éclatant  de  l'école  romantique,  il  y  a  encore 
débauche  de  puissance,  excès  de  couleurs  et  de  dé- 
tails. L'ensemble  y  perd,  la  synthèse  en  est  moins  sai- 
sissante; et  c'est  grand  dommage,  car  cette  synthèse 
est  toujours  dans  la  pensée  forte  et  sérieuse  de  Poney. 
Nous  lui  conseillons  donc  encore  plus  d'efforts  sur 
lui-même  pour  arriver  à  la  sobriété.  Mais  nous  serions 
bien  surpris  si  une  telle  imagination  avait  déjà  perdu, 
à  vingt-deux  ans,  cette  exubérance  magnifique  qui 
signale  le  début  des  maîtres.  Pour  que  la  maturité  du 
talent  ait  assez  d'ami)leur,  il  faut  que  sa  jeunesse  en 
ait  eu  de  trop.  Heureux  défaut  que  je  souhaite  à  tous 
les  jeunes  poètes,  et  que,  dans  leur  intérêt,  je  ne  leur 
conseillerais  pas  de  railler! 

Au  reste,  il  y  aurait  pédantisme  à  s'arrêter  plus 
longtemps  sur  ces  critiques.  Malgré  tout  notre  désir 
d'être  sévère  envers  ce  noble  enfant,  comme  on  doit 
'être  envers  tous  ceux  dont  on  a  le  droit  d'attendre  et 
4' exiger  beaucoup,  nous  sommes  réduit  au  silence  par 
es  ressources  étonnantes  de  son  talent  naturel.  Ainsi 
es  poètes  qui  le  liront  avec  l'attention  dont  il  est 
digne  remarqueront  cette  facile  puissance  qui  lui  fait 
racheter  souvent  le  défaut  de  proportion  de  son  œu- 
vre par  un  trait  tinal  d'une  netteté  et  d'une  concision 
heureuses.  Dans  la  pièce  intitulée  Aurore  boréale^ 
étourdissante  description  d'une  image  toute  maté- 
rielle, la  dernière  strophe  résume  en  quehjues  vers, 
avec  une  élévation  et  une  précision  remarquables,  la 
pensée  jus(jue-là  inaj)erçue  et  comme  ixTdue  dans  la 
splendeur  du  spectacle.  Si  notre  poète  a  quelquefois, 
à  son  insu,  la  manière  excessive  de  Victor  Hugo,  il  a 
plus  souvent  encore  la   touclie  nette  et  juste  do  ce 


PRÉFACE   DU   CHANTIER  183 

maître  admirable  et  bizarre.  Dans  une  autre  pièce  sur  I 
la  fumée  du  tabac,  élégante  fantaisie  aussi  légère  que  i 
le  sujet,   les  deux  derniers  vers  vous  saisissent  et  1 
vous  foi'cent  à  ranger  ce  morceau  parmi  les  meilleurs,    ^ 
au  moment  où  vous  alliez  l'oublier  pour  en  chercher 
un  plus  sérieux  et  plus  ferme.   Certaines  pièces  sont 
presque  des  chefs-d'œuvre,  nous  ne  craignons  pas  de 
l'affirmer  :  le  petit  poëme  intitulé  l'Ange  et  le  Poëte, 
les  pièces  intitulées  un  Soir  de  frte,  le  Rossignol,  Aux 
i|faço?î 6-,  et  plusieurs  autres  encore.   Je  ne  crois  pas, 
au  reste,  que,  dans  tout  ce  recueil,  il  y  en  ait  une 
seule  insignifiante,  une  seule  où  l'on  ne  trouve   des 
beautés  de  premier  ordre. 

Maintenant,  quel  est  le  sens  moral,  quelle  est  l'im- 
portance philosophique  de  cette  vie  de  poète  et  d'ou- 
vrier, de  cette  âme  d'artiste  et  de  citoyen  ?  Quelques 
amis  austères  de  cette  florissante  jeunesse  se  sont  de- 
mandé s'il  convenait  qu'un  poète  prolétaire  rendît  un 
culte  si  passionné  à  la  beauté  de  la  forme,  et  touchât 
sans  façon  à  tant  de  sujets  étrangers  à  la  vie  obscure 
et  recueillie  d'un  saint  et  d'un  martyr  :  car  c'est  avec 
cette  grandeur  que  ces  hommes  sérieux  conçoivent  et 
définissent  la  mission  du  poëte-ouvrier.  Ils  le  veulent 
martyr  dévoué  et  obstiné  du  travail  et  de  la  misère 
tant  que  leurs  frères  souffriront  des  mêmes  maux  ;  ils 
le  veulent  rigide  dans  ses  mœurs  et  rehgieux  dans 
toutes  ses  pensées  comme  un  apôtre  de  l'Évangile 
primitif.  La  loi  est  dure,  mais  qu'elle  est  belle  !  Com- 
bien elle  signale  de  force  et  d'enthousiasme  dans  ces 
esprits  profonds  et  rudes  !  Prophètes  de  la  plèbe,  ne 
vous  plaignez  pas  du  sort  farouche  que  vos  frères 
veulent  vous  imposer.  Du  haut  de  la  société  absurde 
qui  vous  condamne  à  d'éternels  travaux  et  à  d'éter- 


184  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉHATURE 

nelles  souffrances,  on  vous  a  crié  aussi  :  «  Restez  ou- 
vriers !  ne  tentez  pas  la  fortune,  »  c'est-à-dire  :  «  Don- 
nez l'exemple  d'une  résignation  qui  lait  nos  affaires, 
sinon  les  vôtres.  »  Si  vous  vouliez  répondre  à  ces  con- 
seillers hyi)0crites,   la  partie  serait  belle  pour  vous. 
Que  n'auriez-vous  pas  à  leur  dire  pour  leur  prouver 
le  droit  divin  ({ue  vous  avez  au  bonheur,  à  la  liberté, 
à  un  doux  repos  sagement  alterné  avec  un  travail  mo- 
déré, à  la  santé,    enfin   à  la  sécurité  de  l'existence, 
sans  laciuelle  les  joies  de  la  famille  sont  empoisonnées, 
à  une  vieillesse  honorée  et  trampiille,  à  des  jouiss:m- 
ces  délicates  même,  quand  votre  ame  délicate,  votre 
âme  de  poëte  et  d'artiste  ,  les  appelle  impérieusement? 
Mais  ce  serait  chose  trop  aisée  que  de  jeter  dans  la 
poussière  ces  mensonges  insultants  et  ces  exhortaticms 
cyni^iues  ;  vous  ne  daignez  pas  le  faire,  parce  que  vous 
savez  bien  que  Dieu  et  l'avenir  s'en  chargeront. 

Répondre  aux  conseils  rigides  de  vos  frères  est 
plus  grave  et  plus  diflicile.  Ils  vous  placent  sur  un 
piédestal,  en  vous  interdisant  d'en  descendre.  Ils  vous 
défendent  de  respirer,  d'aimer,  de  vivre  hors  de  l'at- 
mosphère desséchante  où  la  société  vous  tient  plongés. 
Ils  vous  blâment  presque  d'avoir  des  relations  avec  les 
classes  aisées.  Ils  s'effraient  des  amitiés  et  des  admira- 
tions que  vous  inspirez  à  des  riches,  à  des  gens  heu- 
reux et  libres.  Ils  craignent  que  le  spectacle  de  leur 
bien-être  ne  vous  tente,  ([ue  leurs  louanges  ne  vous 
enivrent,  et  que  vous  (juiltiez  le  travail  et  la  famille, 
pour  courir  après  leurs  joies  égoïstes,  après  leur  liberté 
liberticide  de  celle  du  ])auvre.  Suivrez-vous  cette  loi 
pesante?  consommerez-vous  ce  suicide?  prononcerez- 
vous  ces  voHix  fanatiques  et  sublimes  ?  p]coutez , 
jeunes  précurseurs  (hi   nouvel  l^vangile  :  si  vous  ne 


PRÉFACE    DU    CHANTIER  185 

sentez  point  en  vous  assez  de  force  et  de  calme  pour 
résister  aux  tentations  du  monde;  si  vous  ne  pouvez 
le  traverser  avec  la  dignité  sérieuse  qui  vous  convient; 
si  ses  coupables  plaisirs  vous  entraînent  ;  si,  au  lieu 
de  lui  porter  vos  vertus,  vous  en  rapportez  ses  vices, 
vous  êtes  trois  fois  coupables,  et  vous  dégradez  l'hon- 
neur du  peuple  dans  vos  personnes ,  plus  que  ne 
font  ces  hommes  grossiers  de  la  dernière  plèbe  que 
l'ignorance  livre  à  des  vices  moins  raffinés  et  plus 
excusables.  Vous  avez  la  lumière,  et  ils  ne  l'ont  pas. 
Au  lieu  de  les  plaindre  et  de  les  convertir  par  vos 
paroles  et  vos  exemples,  vous  les  abandonnez  pour 
faire  cause  commune  avec  les  bourreaux  de  leur  di- 
gnité, avec  les  assassins  de  leurs  âmes.  En  ce  cas  vous 
êtes  criminels,  et  vous  mériteriez  que  Dieu  éteignît  le 
flambeau  de  l'intelligence  qu'il  a  mis  dans  vos  mains. 
En  ce  cas  vos  frères  ont  raison  de  vous  crier  :  Arrête 
et  reviens  !  En  ce  cas  vous  devez  faire  pénitence  dans 
la  misère  et  dans  la  retraite,  dans  le  sac  et  dans  la 
cendre. 

Mais  il  n'en  est  pas  ainsi,  grâce  au  ciel  !  Vous 
n'êtes  pas  assez  faibles,  assez  lâches,  vous,  les  enfants 
de  la  forte  race,  pour  vous  laisser  entraîner  par  d'im- 
purs délires,  par  d'infâmes  sophismes.  Le  poëte  pro- 
létaire doit  ennoblir  tout  ce  qu'il  approche,  sanctifier 
tout  ce  qu'il  touche  ;  il  a  la  vue  des  choses  célestes, 
comment  n'aurait-il  pas  le  discernement  des  choses 
terrestres  ?  Il  doit  avoir  l'horreur  naturelle  du  laid, 
par  conséquent  du  vice.  Autrement,  serait-il  poëte  ? 
chanterait-il  la  vertu,  la  beauté  et  l'amour?  Répondez 
donc  à  vos  sévères  amis,  à  vos  frères  pieux,  que  vous 
continuerez  à  être  sévères  pour  vous-mêmes  et  pieux 
comme  doit  l'être  la   race  appelée  à  régénérer  le 


186         QUESTIONS   d'art   ET   DE    LITTERATURE 

monde.  Prouvez-leur,  en  restant  fidèles  à  la  probité, 
à  la  famille,  au  travail  honorable  qui  se  présentera, 
et  fermes  dans  la  foi  que  vous  devez  faire  triompher, 
que  votre  vertu  est  invulnérable.  Si  vous  êtes  recher- 
chés par  de  nobles  amitiés  et  qu'elles  ne  vous  détour- 
nent pas  de  vos  devoirs,  quel  que  soit  le  ran^  de  ces 
nouveaux  amis,  montrez-leur  la  figure  respectable  et 
l'àme  pure  d'un  homme  du  peuple  accomplissant  sa 
grande  mission  sans  morgue  et  sans  faiblesse.  Est-ce 
(jue  la  noblesse,  est-ce  que  la  bourgeoisie  n'ont  pas 
de  grands  enseignements  à  recevoir  de  vous?  Est-ce 
qu'il  n'y  a  pas  là  aussi  quelques  âmes  pures,  prêtes  à 
profiter  du  spectacle  touchant  de  vos  vertus  ?  Il  y  en 
a  sans  doute,  et  vous  ne  devez  pas  détourner  d'elles 
votre  large  front,  dont  elles  viennent  peut-être  inter- 
roger pieusement  le  mystère. 

Mais  écartez  sans  crainte  et  sans  pitié  de  vos  chastes 
demeures  l'oisiveté  insolente  et  la  flatterie  dange- 
reuse. Ne  laissez  pas  dévorer  votre  temps  précieux 
par  de  vaines  satisfactions  d'amour-propre  ;  dominez 
tous  les  éléments  de  bien  et  de  mal  que  votre  renom- 
mée attire  autour  de  vous,  et  faites  un  noble  usage  de 
cette  gloire  qui  n'enivre  que  de  sots  enfants. 

Eh  !  qu'est-il  besoin  de  vous  tracer  votre  route  ? 
ne  la  connaissez-vous  pas  mieux  que  moi  ?  Ne  savez- 
vous  pas  ce  que  vous  pouvez  admettre  et  retrancher 
dans  ces  avantages  auxquels  la  volonté  de  Dieu  vous 
donne  dos  droits  légitimes  ?  Ne  savoz-vous  pas  que, 
dans  vos  rapports  avec  les  classes  riches,  vous  devez 
fraterniser  en  tant  ([u'hnmmes  et  citoyens,  sans  jamais 
pactiser  ni  transiger  avec  leurs  principes,  quand  ces 
ju'incipes  ne  cherchent  pas  sincèrement  à  se  rapprocher 
des  vôtres?  Vous  agissez  et  vous  pensez  ainsi;  nous  le 


PRÉFACE    DU   CHANTIER  187 

voyons  bien  aux  inspirations  de  vosmuses.  Vous,  jeune 
maçon, qui,  en  prenant  aux  classes  lettrées  ce  qu'elles 
ont,  et  plus  qu'elles  n'ont,  dans  leur  langage  et  dans 
leurs  idées  de  choisi  et  d'élevé,  continuez  pourtant  à 
chanter  l'avenir,  le  progrès,  le  peuple,  la  fraternité,  l'a- 
mour, la  pureté  des  cieux,labeauté  de  la  nature,  la  poé- 
sie et  la  noblesse  du  travail  ;  vous  qui  trouvez  dans  les 
fatigues  et  les  dangers  de  votre  métier  d'artisan,  dans 
l'amour  de  votre  jeune  femme,  et  dans  la  charité  fra- 
ternelle de  vos  compagnons  de  travail  et  de  pauvreté, 
vos  plus  belles,  vos  plus  saintes  inspirations,  vous 
n'êtes  pas  corrompu,  vous  ne  pouvez  pas  vous  cor- 
rompre. Portez  donc  toujours  bien  haut  cette  tête  que 
Dieu  a  bénie,  et  gardez  toujours  aussi  pur  ce  cœur 
qu'il  a  choisi  pour  un  des  sanctuaires  de  ses  futurs 
oracles.  Vos  frères,  les  nobles  puritains  de  la  vertu  plé- 
béienne, ne  vous  accuseront  pas  ;  ils  vous  pardonne- 
ront de  soigner  avec  amour  la  forme  heureuse  dans 
laquelle  vous  manifestez  votre  vie  intime  et  brûlante. 
Ils  seront  d'autant  plus  fiers  de  vous,  que  vous  serez 
plus  fier  de  votre  mission,  et  que  vous  la  ferez  res- 
pecter davantage. 

Février  1844. 


XII 


PRÉFACE  DES  POÉSIES  DE  MAGU 


Le  plus  naïf  et  le  plus  aimable  de  ces  poètes  nou- 
vellement éclos  au  sein  du  peuple,  dont  nous  avons 
déjà  plus  d'une  fois  signalé  l'avènement,  c'est  le  bon- 
homme Magu.  Artisan  rustique  né  au  village,  sachant 
à  peine  lire,  il  précéda  de  beaucoup  d'années  Beuzeville 
et  Lebreton,  Poney,  Savinien  Lapointe  et  même,  je 
crois,  Durand,  qui  est  de  plusieurs  années  plus  jeune 
que  lui.  Magu,  tout  jeune  garçon,  amoureux  de  sa 
cousine,  qui  est  aujourd'hui  la  mère  Magu  aux  qua- 
torze enfants,  rimait  avant  que  l'on  songeât  à  la  nom- 
breuse postérité  que  notre  époque  vient  de  donner  à 
maître  Adam,  le  menuisier  nivernais.  Il  s'inspirait  de 
la  Fontaine  ;  il  avait  deviné  Déranger  ;  et,  sans  attein- 
dre ni  l'un  ni  l'autre,  il  ne  restait  en  arrière  de  per- 
sonne dans  la  sphère  de  ses  idées  et  dans  la  nature  de 
son  talent.  Moins  habile  à  manier  la  langue  nouvelle 
c^ue  Poney  et  Lapointe,  brillants  produits  de  l'école 

11. 


190         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

romantique,  il  chantait  dans  la  vieille  bonne  langue 
française,  dont  il  a  conservé  le  tour  naïf  et  clair,  l'heu- 
reuse concision  et  la  grâce  enjouée.  On  a  t'eproché 
quelquefois  avec  raison  à  nos  jeunes  poëtes  prolétaires 
de  manquer  de  cette  originalité  qu'on  devait  attendre 
de  la  race  nouvellement  initiée  aux  mystères  de  la 
poésie.  On  exigeait  de  ceux-là,  à  la  vérité,  plus  que 
le  progrès  des  idées  ne  pouvait  leur  inspirer  encore. 
On  voulait  des  miracles,  un  langage  à  la  fois  énergi- 
que et  grandiose,  des  formes  toutes  nouvelles,  un  élé- 
ment inconnu  jusqu'ici,  apporté  d'emblée  par  eux  dans 
la  poésie  dès  le  premier  essai.  Trop  sévères  envers 
eux,  on  ne  se  contentait  pas  de  leur  voir  peindre  et 
manifester  leur  vie  populaire  dans  un  langage  extraor- 
dinairemenl  pur,  élevé  et  savant  par  rapport  à  leur 
éducation;  on  les  accusait  de  se  traîner  dans  la  route 
tracée  par  les  poëtes  des  autres  classes,  d'imiter  leur 
manière,  de  se  servir  des  mêmes  formes.  Ce  reproche 
n'était  ni  généreux  ni  juste,  bien  qu'à  certains  égards 
il  fût  assez  fondé.  Il  faudrait  plus  d'espace  que  nous 
n'en  avons  ici  pour  développer  notre  sentiment  sur 
celte  question,  et  pour  prouver  ijue,  si  le  peuple 
n'a  pu  produire  encore  un  génie  entièrement  neuf, 
ce  n'est  point  qu'il  manque  virtuellement  de  la 
puissance  de  le  produire.  Nous  prouverions  (|uo  le 
milieu  social  oii  il  vit  lui  refuse  cette  inspiration  que 
n'ont  pas  encore  eue  et  que  n'auront  pas  de  sitôt  non 
plus  les  poëtes  du  monde  des  riches.  Mais  ce  n'est  pas 
ici  le  lieu  de  soulever  de  si  chaudes  questions  :  elles 
seraient  hors  de  place.  Magu  est  un  esprit  calme,  qui 
se  venge  de  l'inégalité  sociale  par  une  malice  si  char- 
mante, ijue  nul  ne  peut  s'en  offenser,  et  (jui  se  résigne 
à  son  sort  avec  une  patience,  une  modestie  et  une  dou- 


PRÉFACE  DES  POESIES  DE  MAGU       191 

ceur  pleines  de  grâces  touchantes  et  fines.  Nous  au- 
rions donc  mauvaise  grâce  nous-même  à  secouer  sur 
son  chemin  paisible  la  poussière  et  les  cailloux,  et  à 
donner  pour  frontispice  à  son  œuvre  une  discussion 
où  sa  personnalité  humble  et  souriante  serait  comme 
défigurée  par  nos  tristes  pensées  et  nos  pénibles  ré- 
flexions. 

Cela  serait  d'autant  plus  hors  de  saison  que  per- 
sonne n'a  pu  adresser  à  Magu  les  reproches  dont 
nous  voudrions  excuser  comme  il  convient  ses  con- 
frères, les  nobles  poètes  ouvriers.  Tout  le  monde  a 
remarqué,  au  contraire,  que  Magu  était,  dans  ses  vers 
comme  dans  sa  vie,  un  véritable  ouvrier  ;  qu'il  ne  fai- 
sait aucun  effort  pour  parler  la  langue  des  hommes 
savants  et  que  celle  des  muses  naïves  lui  arrivait  toute 
naturelle,  tout  appropriée  à  sa  condition,  à  ses  ha- 
bitudes, à  son  mode  d'existence.  La  poésie  s'est  ré- 
vélée à  lui  sous  la  véritable  forme  qu'elle  devait 
prendre  au  village,  au  foyer  rustique,  au  métier  du 
tisserand.  Cette  muse  aimable  ne  s'est  point  trop 
parée,  et,  comme  il  est  homme  de  grand  sens  et  de 
tact  parfait,  il  l'a  trouvée  belle  dans  sa  simplicité  ;  il 
'l'a  reconnue  pour  sa  véritable  lumière;  il  l'a  accueillie 
et  fêtée  d'un  cœur  hospitalier  et  reconnaissant.  Aussi 
ne  l'a-t-elle  pas  égaré,  et  lui  a-t-elle  dicté  des  chants 
si  purs  et  si  vrais,  que  le  plus  simple  paysan  de  son 
hameau  peut  les  comprendre  aussi  bien  que  les  let- 
trés de  la  ville.  La  mère  Magu,  cette  digne  femme  qui, 
lorsqu'elle  n'était  que  la  cousine  et  la  fiancée  du  poète, 

Distinguait  bien  un  œillet  d'une  rose. 

Mais  ne  démêlait  point  les  vers  d'avec  la  prose, 

est  aujourd'hui  un  fort  bon  juge  que  son  mari  aime  à 


consulter.  C'est  un  ^'rand  mérite  et  un  ^^rand  art  que 
d'obéir  à  ce  genre  d'inspiration  qui  porte  avec  soi  le 
don  d'initier  toutes  les  intelligences  aux  grâces  bien- 
faisantes de  la  poésie. 

La  vie  de  Ma;^u  a  été  racontée  dans  diverses  notices 
biographiques  qui  ont  orné  les  précédentes  éditions  de 
SCS  (l'uvres.  On  peut  la  résumer  en  peu  de  mots.  Pen- 
dant trois  hivers,  cet  enfant  du  j)auvre  reçut  au  village 
de  Tancrou  (canton  de  Lizy) ,  l'instruction  primaire , 
l)eaucoup  plus  humble  alors  qu'aujourd'hui.  L'été 
il  travaillait  à  ôter  des  champs  les  cailloux  et  les 
chardons.  Dès  l'âge  de  vingt  ans,  atteint  d'une 
ophthalmie  cruelle  et  devenu  peu  à  peu  presque  aveu- 
gle, il  n'en  continua  pas  moins  son  état  de  tisserand 
et  sa  lecture  favorite  de  la  Fontaine  dans  ses  inter- 
valles de  santé.  Il  aima  tendrement  sa  compagne,  il 
éleva  une  nombreuse  famille,  et  supporta  beaucoup  de 
misère.  Depuis  quelques  années  seulement  il  est  de- 
venu célèbre  sans  savoir  comment,  et  en  s'étonnant 
beaucoup  que  ses  pauvres  rimes,  comme  il  les  appe- 
lait, eussent  trouvé  de  nombreux  admirateurs  et  con- 
quis un  public.  Fêté  et  choyé  dans  plusieurs  salons 
de  Paris,  visité  dans  sa  maisonnette  par  de  beaux  es- 
l)rits  et  de  belles  dames,  il  n'en  fut  pas  plus  lier. 
IMcin  de  goût,  de  gaieté,  de  naturel  et  de  droiture,  le 
bonhomme  frappa  tout  le  monde  par  l'entrain  spirituel 
de  sa  conversation,  et  par  le  charme  de  ses  lettres  af- 
fectueuses et  remplies  de  la  divination  des  véritables 
convenances.  11  ne  faut  pas  voir  plus  de  dix  minutes 
le  tisserand  de  Lizy,  pour  être  convaincu  de  la  supé- 
riorité (le  son  intelligence,  non-seulement  comme 
poète,  mais  comme  homme  de  vie  pratique.  Il  n'a  dé- 
pouillé ni  les  habits,  ni  les  manières  de  l'artisan  ;  mais 


PRÉFACE    DES    l'OÉSIES    DE    MAGU  lU^ 

il  sait  donner  tant  de  distinction  à  son  naturel,  qu'on* 
s'imagine  voir  un  de  ces  personnages  qu'on  n'avait 
rencontrés  que  dans  les  romans  ou  sur  le  théâtre,  par- 
lant à  la  fois  comme  un  paysan  et  comme  un  homme 
du  monde,  et  raisonnant  presque  toujours  mieux  que 
l'un  et  que  l'autre. 

Les  lecteurs  les  plus  récalcitrants  à  la  poésie  du 
peuple  ont  été  presque  tous  désarmés  par  les  vers  de 
Magu,  et  peu  de  poètes  ont  inspiré  autant  de  bien- 
veillance et  de  sympathie.  C'est  que  ses  vers  respirent 
l'un  et  l'autre  sentiment.  Ils  ?ont  si  coulants,  si  bon- 
nement malins,  si  affectueux  et  si  convaincants,  qu'on 
est  forcé  de  les  aimer,  et  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de 
quelques  défauts  d'élégance  ou  de  correction.  Il  y  en  a 
de  si  vraiment  adorables  qu'on  est  attendri  et  qu'on 
n'a  pas  le  courage  de  rien  critiquer. 

4  janvier  1845. 


XIII 


HAMLET 


0  Hamlet,  dis-nous  le  secret  de  ta  douleur  im- 
mense, et  pourquoi  nous  nous  sentons  vibrer  autour 
de  toi,  comme  autant  d'échos  de  ta  plainte  mystérieuse? 
Est-ce  seulement  parce  qu'on  a  assassiné  ton  père, 
et  que  tu  ne  te  sens  pas  la  force  de  le  venger?  C'est 
là  une  destinée  tragique,  mais  exceptionnelle  et 
bizarre,  qui  se  peint  seulement  à  notre  imagination 
et  qui  ne  remuerait  guère  nos  cœurs,  s'il  n'y  avait 
pas  en  toi  autre  chose  qu'un  souvenir,  une  vision  et 
un  serment.  Hamlet  le  danois  i,  que  nous  importe  à 
nous,  hommes  d'aujourd'hui,  le  crime  d'une  reine,  le 
meurtre  d'un  roi,  et  la  colère  d'un  prince  dépossédé? 
Nous  avons  vu  bien  d'autres  drames  de  sang  que  ce 
drame  imaginaire  où  ton  prestige  nous  entraîne.  Quel 
mystère  de  poignante  sympathie    le  poète    qui   t'a 

1.  Thisis  I  Hamlet  the  dane!... 


190         QUESTIONS    d'aUT    ET    DE   LITTÉRATURE 

donné  l'être,  a-t-il  donc  enfermé  dans  ton  sein  et 
comme  attaché  à  ton  nom? 

Création  sublime,  n'est-ce  donc  pas  que  tu  ré- 
sumes en  toi  toutes  les  souflrances  d'une  àme  pure 
jetée  au  milieu  de  la  corruption  et  condamnée  à  lutter 
contre  le  mal  qui  l'étreint  et  la  brise?  11  n'y  a  pas 
d'autre  fatalité  dans  ta  vie,  Hamlet,  et  ton  délire  n'a 
pas  d'autre  cause.  Jeune,  tendre  et  confiant,  IVune  ou- 
verte à  l'amour  et  à  l'amitié,  la  découverte  du  crime 
commis  dans  ta  maison  vient  bouleverser  toutes  les 
affections,  toutes  tes  croyances.  Tu  pleurais  un  mort 
chéri,  et  tu  t'étonnais  de  le  pleurer  seul.  Un  va^^^ue 
soupçon  planait  à  peine  sur  ton  esprit  :  tout  à  coup  ce 
soupçon  devient  certitude  ;  une  vision  déchirante,  un 
sonj^^e  peut-être,  t'a  éclairé,  et  dès  lors,  frappé  de  ver- 
tige, tu  sens  ta  raison  ébranlée,  et  ta  vie  n'est  plus 
qu'un  accès  de  délire  amer  et  sombre. 

Car  tu  es  fou,  Hamlet,  et  tu  ne  mens  pas  quand  tu 
dis  : 

His  madness  is  poor  llamlet's  ennemy. 

On  ne  se  joue  pas  impunément  avec  la  folie,  et, 
d'ailleurs,  le  choix  de  ton  rôle  de  fou  atteste  (juc  tu 
es  dominé  par  la  préoccupation  ,  l'angoisse  et  la  ter- 
reur de  la  démence.  Tu  ne  feins  pas  à  la  manière  de 
Brutus,  car  tu  n'es  })as  l'austère  Brutus.  Amoureux 
et  poète,  rêveur  tendre  et  studieux  écolier,  tu  n'as 
rien  de  celle  nature  implacable  et  patiente  du  conspi- 
rateur. Pauvre  llamlct,  ton  àme  est  trop  fière  et  trop 
aimante  pour  supporler  la  douleur  et  couver  la  ven- 
geance. To  voilà  forcé  de  haïr  les  hommes,  toi  qui 
naquis  pour  les  aimer,  et  dès  ce  premier  choc  te  voilà 


HAMLET  197 

brisé  sans  retour.  C'est  l'horreur  du  crime,  le  mépris 
du  mensonge  et  l'effroi  du  mal,  qui  mettent  tous  les 
éléments  de  ton  être  en  guerre  les  uns  contre  les 
autres.  Oh!  qui  ne  te  plaindrait  d'être  ainsi  détourné 
de  tes  voies  et  lancé  sur  une  pente  fatale! 

L'harmonie  de  tes  facultés  est  bien  amèrement 
troublée,  ô  victime  de  l'iniquité!  Aux  heures  où  tu 
philosophes  sur  la  vie  et  sur  la  mort,  sur  le  mystère 
de  la  tombe  et  la  peur  de  l'inconnu,  tu  semblés  avoir 
retrouvé  toutes  les  lumières  de  toninteUigence  :  mais 
c'est  à  ces  heures-là  même  que  nous  devinons 
mieux  ton  désastre,  ce  désastre  moral  dont  tu  ne  peux 
plus  mesurer  l'étendue,  et  qui  se  voile  en  vain  sous 
de  brillantes  et  solennelles  paroles.  Plus  que  jamais 
divisé  contre  toi-même,  peut-on  dire  que,  dans  ces 
moments  de  rêverie  oii  ton  àme  quitte  la  terre,  tu 
t'appartiennes  réellement?  Non,  car  alors  le  souvenir 
de  tes  maux  et  de  tes  excès  est  comme  effacé  de  ta 
mémoire  affaibhe,  et  la  moitié  de  ton  âme  est  para- 
lysée. Lorsque  tu  te  demandes  ce  que  c'est  qu'rtre  ou 
n'i'tre  pas,  mourir  ou  dormir...  ou  rêver!...  tu  ne 
vois  pas  Ophélia  agenouillée  près  de  toi  ;  et  lorsque 
tu  songes  au  destin  d'Alexandre  et  au  néant  de  la 
gloire,  en  soulevant  le  crâne  d'Yorick,  tu  ne  te  sou- 
viens pas  du  meurtre  que  tu  as  commis,  et  de  ton 
amante  que  tu  as  rendue  folle.  Tu  n'as  même  pas 
songé  à  l'enquérir  de  son  sort  ;  tu  ne  te  doutes  pas 
que  c'est  sa  fosse  que  tu  regardes  creuser.  Il  est  donc 
des  heures  oi^i  ton  pauvre  cœur  est  mort,  et  alors  ton 
intelligence  se  perd  dans  des  abstractions  où  tu  n'as 
pas  la  notion  distincte  de  ton  propre  malheur.  Est-ce 
un  état  de  raison  que  celui  où  le  cerveau  fonctionne 
dans    l'oubli     absolu    des    déchirements   du   cœur? 


198         QUESTIONS   d'art   ET   DE    LITTÉRATURE 

L'homme  n'est-il  pas  décomplété  quand  il  ne  peut 
plus  penser  et  sentir  que  séparément  et  tour  à  tour? 

Qu'on  ne  nous  dise  donc  plus  que  tu  n'es  pas  fou, 
car  tu  serais  odieux,  et  nous  sentons  si  bien  au  con- 
traire que  tu  ne  t'appartiens  plus,  que  ta  violence  et 
ta  cruauté  nous  font  plus  souffrir  que  toi-même. 

Le  noble  Ilamlet  brise  la  frêle  Ophélia  en  brisant 
l'amour  dans  son  propre  sein,  et  il  ne  comprend  pas 
qu'il  la  tue.  Il  ne  la  reconnaît  que  dans  son  linceul, 
et  ses  regrets  disent  sa  surprise  et  son  repentir.  Le 
noble  Hamlet  brise  l'orgueil  impuni  de  sa  mère,  et 
son  propre  cœur  se  brise  de  remords  et  de  pitié  en 
accomplissant  ce  devoir  effroyable.  Le  noble  Hamlet 
raille  et  insulte  Laërte,  et  bientôt  il  s'accuse  et  se 
repent  devant  lui,  mais  sans  paraître  se  rendre  compte 
du  mal  qu'il  lui  a  fait,  et  en  lui  disant  :  «  Le  ciel 
m'est  témoin  que  je  vous  ai  toujours  aimé.  »  Partout 
Hamlet  est  noble  et  bon,  mais  aussi  partout  Hamlet 
est  hors  de  lui  et  gouverné  par  la  démence,  démence 
rêveuse  et  accablante  quand  il  est  seul  ou  avec  Hora- 
tio,  démence  furieuse  et  méprisante  quand  il  est  en 
contact  avec  les  sots  et  les  méchants  de  ce  monde. 

La  folie  est  toujours  ou  si  repoussante,  ou  si  na- 
vrante, que  nous  en  détournons  les  yeux  avec  effroi. 
La  pauvre  Ophélia  elle-même,  si  pure,  si  douce  et  si 
belle,  n'a  le  don  de  nous  intéresser  qu'un  instant, 
après  que  sa  raison  l'a  abandonnée.  Son  délire  est 
trop  complet,  bien  qu'inoffensif.  Ce  n'est  là  qu'une 
douleur  toute  personnelle.  D'où  vient  donc,  ô  triste 
Hamlet,  que  ta  folie,  à  toi,  nous  attache  et  nous  pas- 
sionne du  commencement  à  la  iin  ?  C'est  à  cause  que  ta 
douleur  est  la  nôtre  à  tous,  et  c'est  cola  qui  la  fait  si 
humaine  et  si  vraie.  C'est  ce  dessèchement  qui  se  fait 


HAMLET  199 

en  toi  de  toutes  les  sources  de  la  vie,  l'amour,  la  con- 
fiance, la  franchise  et  la  bonté.  C'est  ce  déplorable 
adieu  que  tu  es  forcé  de  dire  à  la  paix  de  ta  con- 
science et  aux  instincts  de  ta  tendresse.  C'est  cette 
nécessité  de  devenir  ombrageux,  hautain,  violent,  iro- 
nique, vindicatif  et  cruel.  C'est  cette  fatalité  qui  arme 
contre  ton  semblable  ta  main  loyale  et  brave.  C'est 
cet  amour  même  du  vrai  et  du  juste  qui  te  condamne 
à  devenir  stupide  ou  méchant;  et,  ne  pouvant  être  ni 
l'un  ni  l'autre,  tu  te  sens  devenir  fou  : 

They  fool  me  to  the  top  of  my  hent; 
They  compell  me  toplay  the  fool  till  I  can  endure  to  do  U  no  longer. 

Hélas!  cette  amertume  de  ta  vie,  ce  désespoir  tour 
à  tour  furieux  et  morne  se  résument  en  un  cri  inté- 
rieur dont  le  retentissement  se  fait  en  nous  tous,  et 
qui  peut  se  traduire  ainsi  :  «  Mon  Dieu,  pourquoi  des 
méchants  parmi  nous?  Mon  Dieu,  mon  Dieu,  pourquoi 
le  mal  dans  ton  œuvre?  » 

Oui,  te  voilà  tout  entier,  Hamlet,  dans  ce  cri  de 
l'humanité  révoltée  contre  elle-même.  Voilà  le  secret 
de  tes  larmes,  de  tes  fureurs  et  de  tes  épouvantes. 
Voilà  le  secret  de  notre  pitié,  de  notre  tendresse  et  de 
notre  effroi  pour  ton  mal.  Lequel  de  nous  oserait  dire, 
quand  il  comtemple  l'étendue  de  ce  mal  auquel  la 
terre  est  livrée,  qu'il  sera  plus  fort,  plus  juste  et  plus 
patient  que  toi?  Lequel  de  nous,  quand  il  s'égare  aux 
abstractions  de  la  métaphysique,  ou  quand  il  s'aban- 
donne aux  entraînements  de  la  réalité,  aux  jouissances 
de  l'esprit,  aux  amusements  de  la  jeunesse,  aux  espé- 
rances de  l'amour,  oserait  s'assurer  qu'il  n'est  pas 
un  fou,  un  esprit  débile  et  troublé  en  qui  le  souvenir 


'200         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

de  l'inévitable  fatalité  s'efface  trop  aisément,  en  qui 
le  moi  égoïste  ou  frivole  étouffe  le  sentiment  de  la 
vérité  et  le  culte  de  la  sagesse?  Soit  que  nous  cher- 
chions dans  les  livres  la  cause  du  malheur  et  de  l'im- 
puissance de  l'homme,  soit  que  nous  demandions  ce 
secret  fatal  à  la  rêverie,  soit  que  nous  tachions  de  nous 
y  soustraire  par  Télourdissement  du  plaisir,  nous 
sommes  toujours  des  infirmes  de  corps  et  d'esprit, 
dominés  par  d'insondables  mystères,  épouvantés  avec 
excès,  oublieux  avec  ivresse,  poltrons  ou  fanfarons, 
prompts  à  épuiser  la  coupe  de  nos  joies,  prompts  à 
nous  lasser  de  la  recherche  du  vrai,  et  tristes  surtout, 
toujours  tristes! 

Pleure,  Hamlet,  pleure!  Il  n'y  a  vraiment  que  des 
sujets  de  larmes  ici-bas  !  Tremble  aussi  ;  car  il  n'est 
rien  de  si  effrayant  que  notre  destinée  en  ce  monde. 
Tue  et  meurs,  détruis  et  disparais  :  c'est  le  sort  de 
l'homme.  Depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe,  depuis 
Adam  jusqu'à  toi,  Hamlet,  depuis  tes  jours  juscju'aux 
nôtres,  la  voix  de  la  terre  est  un  éternel  sanglot  qui 
se  perd  dans  l'éfernel  silence  des  cieux. 

Femer  |f43. 


XIV 
RÉCEPTION  DE  M.  SAINTE-BEUVE 

A   l'académik   française 
RÉPONSE   DE  M.   VICTOR  HUGO 


En  théorie,  ce  serait  un  acte  grave,  patriotique  et 
quasi-religieux  que  la  cérémonie  dont  nous  avons  été 
témoin  :  l'admission  d'un  "nouveau  membre  à  l'Aca- 
démie française.  Le  corps  vénérable  représentant  la 
doctrine  publique,  l'individu,  modeste  et  brave,  venant 
lui  faire  hommage  de  ses  idées  nouvelles,  car  toute 
véritable  intelligence  est  novatrice. 

En  théorie,  le  corps  constitué,  gardien  des  doctri- 
nes, offrirait  à  la  fois  au  récipiendaire  le  trépied  de  la 
libre  inspiration  personnelle,  et  l'autel  où  son  union 
avec  la  foi  publique  serait  jurée  sincèrement.  Et  il  n'y 
aurait  rien  d'impossible  dans  ce  contraste,  le  novateur 
ayant  d'avance  réagi  assez  sur  l'assemblée  et  sur  le 
sentiment  public  pour  qu'il  pût  noblement,  et  sans  se 
parjurer,  faire  serment  de  maintenir  la  foi  publique» 


202        QUESTIONS   D   A'RT   ET   DE   LITTÉRATURE 

épurée  et  éclairée  par  la  lumière  de  son  inspiration 
individuelle. 

En  pratique,  il  y  a  bien,  sous  un  certain  rapport, 
quelque  cliose  de  cela  dans  la  réconciliation  ap- 
parente qui  se  proclame  entre  le  corps  et  le  nou- 
veau membre  ;  mais  le  lien  qui  se  renoue  entre  eux  em- 
brasse si  peu  de  chose  que  ce  n'est  guère  la  peine  d'en 
parler. 

C'est  une  réconciliation  littéraire,  et  rien  de  plus. 
Qu'elle  soit  sincère,  j'aime  mieux  le  croire  que  d'en 
douter.  Mais  qu'elle  soit  très-importante  pour  la  gloire 
du  siècle  et  du  pays,  il  m'est  bien  permis  de  ne  pas  le 
croire. 

Qu'importe  au  pays,  en  effet,  que  les  divergences 
d'opinion  sur  la  forme  littéraire  cessent  à  un  moment 
donné  dans  l'enceinte  de  l'Institut  ?  11  y  a  tant  de  gens 
qui  ne  savent  pas  lire,  qui  n'ont  pas  de  quoi  manger, 
et  qui,  grâce  à  la  paix  fccomle  préconisée  par  le  di- 
recteur de  l'Académie,  n'ont  ni  foi  ni  loi,  en  aucune 
chose,  pas  même  en  littérature  !  Ces  pauvres  gens, 
c'est  le  pays,  quoi  qu'on  en  dise,  et  je  demande  ce 
que  la  majorité  des  Franç^'ais  a  recueilli  d'instruction 
à  la  querelle  des  classiques  et  des  romantiques,  ce 
qu'elle  va  gagner  en  bonheur  intellectuel  et  matériel 
à  la  réunion  de  ces  deux  fameuses  écoles  sous  la  cou- 
pole de  l'institut. 

Camille  Desmoulins  et  ses  émules  en  ont  plus  ap- 
pris à  la  majorité  des  Français  que  ne  lui  en  appren- 
draient aujourd'liui  (|uarante  discours  à  propos  de 
quarante  iauteuils. 

Est-ce  à  dire  que  l'Académie  ne  devrait  parler  que 
la  langue  du  peuple,  et  à  l'heure  qu'il  est,  faire  appel 
à  (le  li-rnbles  nécessités?  Non,  ce   n'est  point  là  sa 


RECEPTION    DE   M.    SAINTE-BEUVE  203 

mission.  Mais  il  y  aurait  bien  d'autres  points  de  con- 
tact entre  cette  illustre  assemblée  et  ce  qu'on  appelle 
sans  doute  là  la  papulace,  si  nous  ne  vivions  pas  dans 
un  temps  de  scepticisme  et  d'indifférence  philosophi- 
que, 011  le  littérateur  croit  tout  au  plus  à  la  littérature, 
tandis  que  le  peuple  ne  peut  croire,  lui,  qu'à  la  misère 
et  au  désespoir. 

D'où  vient  donc  cet  abîme  qui  sépare  l'ignorance  de 
l'art,  la  gloire  du  néant  intellectuel?  Pourquoi  ce 
sanctuaire  dont  le  peuple  ignore  jusqu'à  l'existence, 
lui^  qui  ne  connaît  les  royautés  que  par  le  mal  qu'el- 
les lui  font,  et  qui  ne  connaît  pas  l'Académie  vu  qu'elle 
ne  lui  fait  pas  de  bien? Demandez  au  cocher  de  louage, 
voire  à  votre  cocher  si  vous  en  avez  un  à  vous,  ce 
que  c'est  que  cet  édifice  où  il  vous  mène.  C'est,  vous 
dira-t-il,  un  endroit  où  il  y  a  des  livres.  Il  ne  sait  pas 
seulement  s'il  y  a  là  des  hommes. 

Pourtant,  nommez-lui  quelques-uns  de  ces  hommes, 
il  les  connaît;  car  ces  hommes  ont  écrit  des  pièces 
qu'il  a  vu  jouer,  des  livres  qu'il  a  peut-être  lus,  des 
vers  dont  le  refrain  a  frappé  son  oreille. 

Ce  ne  sont  pas  les  travaux  individuels  des  lettrés 
qui  sont  étrangers  et  indifférents  au  peuple  ;  c'est  le 
sens,  le  but  et  l'effet  de  cette  constitution  de  la  répu- 
blique des  lettres^  qui  sont  pour  lui  des  énigmes,  et 
que  vous  ne  pourrez  jamais  lui  expliquer  sans  qu'il 
vous  réponde,  dans  son  rude  bon  sens  :  «  A  quoi  cela 
nous  sert-il?  » 

Et,  en  effet,  à  quoi  cela  est-il  bon?  Est-ce  une  ré- 
compense pour  le  talent?  Toute  récompense  sociale 
devrait  être  utile  à  qui  la  donne  autant  qu'à  celui  qui 
la  reçoit.  Autrement,  c'est  une  aumône,  un  hospice 
ouvert  par  la  charité  publique. 


204         QUESTIONS    DAHT    ET    DE    LITTÉHATUKE 

Et  pourtant,  ce  ne  sont  pas  des  invalides  qui  se  pré- 
sentent, ce  sont  des  iionimes  dont  le  talent  fiiit  l'hon- 
neur de  la  France.  D'où  vient  que  leur  réunion  ne 
produit  rien  de  ^rave,  et  que,  de  la  fusion  de  ces  in- 
telligences ne  résultent  que  de  stériles  travaux  sur  la 
langue,  la(|uelle  va  son  train,  se  moque  des  diction- 
naires et  progresse  ou  se  pervertit  quand  même,  sûre 
de  les  entraîner  un  jour  ou  l'autre  ? 

C'est  qu'apparemment  il  n'y  a  point  d'idée  mère  qui 
relie  chacun  de  ces  talents  à  tous  les  autres.  C'est  que 
la  littérature,  considérée  seulement  comme  la  forme  de 
la  pensée  ne  peut  pas  être  une  étude  qui  passionne 
des  hommes  intelligents.  C'est  que  la  vie  n'est  pas 
dans  cette  institution.  C'est  que  ses  statuts  même  sont 
inféconds  et  se  ressentent  trop  du  passé.  Une  époque 
vivante  et  croyante  saurait  les  rajeunir.  Une  foi  poli- 
tique et  religieuse  serait  l'àme  d'une  assemblée 
d'hommes  supérieurs.  Elle  y  attirerait  tous  ceux  qui 
le  sont,  elle  en  repousserait  tous  ceux  qui  ne  le  sont 
pas.  Elle  réagirait,  par  le  sentiment  et  les  idées,  sur 
ces  formes  académiipies,  dont  la  (jualification  prover- 
biale est  le  synonyme  d'inutile  et  de  compassé.  Elle 
rendrait  les  discussions  sincères,  animées,  instructives, 
profitables,  et  ce  serait  là  l'enseignement  de  tous  les 
artistes,  de  tous  les  poètes,  do  tous  les  écrivains,  du  pu- 
blic parcontre-coup,  c'est-à-dire  du  peuple,  et  le  peu- 
ple a})prondrait  la  langue  franraise,  du  moment  que  la 
langue  représenterait  autre  chose  que  le  culte  des  mots. 

En  attendant,  on  peut  s'écrier,  à  la  lecture  ou  à 
l'audition  de  la  plupart  de  ces  beaux  discours  :  wonlSy 
xvords^  ii'oiih  ! 

M.  Sainte-Beuve  a  fait  un  lourde  force  en  pronon- 
(;aiit  un  discours  plein  de  charme  et  d'intérêt.  11  fallait 


RÉCEPTION   DE   M.    SAINTE-BEUVE  205 

entendre  surtout  sa  manière  naturelle,  son  ton  de  cau- 
serie, accentué  sans  déclamation  et  animé  sans  em- 
phase, un  laisser  aller  modeste  et  de  bon  goût,  qui 
sauvait  ce  que  son  style  a  parfois  d'obscur  à  force 
d'être  délié.  Ce  style,  plein  d'idées  et  de  nuances  dé- 
licates, a  pourtant  un  défaut  très-rare,  indice  d'un  esprit 
qui  approfondit  peut-être  trop  son  sujet  et  d'un  doute 
intérieur  consciencieux,  mais  excessif.  Nous  voulons 
dire  le  défaut  de  laisser  du  vague  dans  la  pensée  et  de 
souffrir  diverses  interprétations  de  la  même  sentence. 
Tout  réloge  bibliographique  de  Casimir  Delavigne  a 
été  charmant.  On  ne  pouvait  rendre  plus  aimable  et 
plus  touchante  la  jeunesse  de  ce  caractère  de  poëte 
exclusivement  poëte,  incapable  de  faire  des  chiffres, 
se  trompant  de  9,000  francs  sur  le  prix  d'un  cheval  et 
répondant  avec  naïveté  aux  observations  :  Ce  devait 
être  un  bien  beau  cheval  !  En  accusant  le  peu  d'apti- 
tude du  poëte  à  se  mêler  aux  travaux  de  l'Académie, 
et  s'engageant  à  le  remplacer,  sur  ce  point  seulement, 
sans  trop  de  désavantage,  M.  Sainte-Beuve  a  com- 
muniqué à  l'auditoire  un  rire  de  sympathique  et  mali- 
cieuse bonhomie. 

Le  récipiendaire  touchait,  en  parlant  de  la  première 
manière  de  Casimir  Delavigne  à  une  question  jadis 
brûlante,  aujourd'hui  bien  refroidie,  la  querelle  des 
classiques  et  des  romantiques.  Il  a  sauvé  avec  une 
rare  habileté  tout  ce  que  l'appréciation  impartiale  eût 
pu  réveiller  de  ressentiments  assoupis.  Il  y  avait  pour- 
tant un  courage  caché  sous  quelques  réflexions  per- 
sonnelles qui  méritent  d'être  citées  : 

«  Nous  autres  critiques  qui,  à  défaut  d'ouvrages, 
nous  faisons  souvent  des  questions  (car  c'est  notre 
devoir  comme  aussi  notre  plaisir),  nous  nous  deman- 

12 


206         QUESTIONS   d'art  ET   DE   LITTÉRATURE 

dons,  ou,  pour  parler  plus  simplement,  messieurs,  je 
me  suis  demandé  quelquefois  :  que  serait-il  arrivé  si 
un  poëte  dramatique  éminent,  de  cette  école  que 
vous  m'accorderez  la  permission  de  ne  pas  délinir, 
mais  que  j'appellerai  franchement  Vccole  classique^  si, 
au  moment  du  plus  grand  assaut  contraire,  et  jusqu'au 
plus  fort  d'un  entraînement  (ju'on  jugera  comme  on 
voudra,  mais  qui  certainement  a  lieu;  si.  dis-je,  ce 
lioi'te  dramatique,  en  possessionjusque-làde  la  faveur 
publique,  avait  résisté  plutôt  que  cédé,  s'il  n'en  avait 
tiré  occasion  et  motif  que  pour  remonter  davantage  à 
ses  sources,  à  lui,  et  redoubler  de  netteté  dans  la 
couleur,  de  smiplicité  dans  les  moyens,  d'unité  dans 
l'action,  attentif  à  creuser  de  plus  en  plus,  pour  nous 
les  rendre  grandioses,  ennoblies  et  dans  l'austère  at- 
titude tragique,  les  passions  vraies  de  la  nature  hu- 
maine :  si  ce  poëte  n'avait  usé  du  changement  dalen- 
lour  (pie  pour  se  modilier,  lui,  en  ce  sens-là,  en  ce  sens 
unique,  de  plus  en  plus  classique  (dans  la  franche 
acception  du  mot),  je  me  le  suis  demandé  souvent,  que 
serait -il  arrivé? 

•  Certes,  il  aurait  pu  y  avoir  quelques  mauvais  jours 
à  passer,  quelques  luttes  pénibles  à  soutenir  contre  le 
ilôt.  Mais  il  me  semble,  ne  vous  semble-t-il  pas  égale- 
ment, messieurs?  qu'après  quelques  années,  peut-être, 
après  des  orages  bien  moindres  sans  doute  que  n'en 
eurent  à  supporter  les  vaillants  adversaires,  et  durant 
lesquels  se  serait  achevée  cette  lenle  épuration  idéale, 
telle  que  je  la  conçois,  le  poëte  tragique,  perfectionné 
et  persistant,  aurait  retrouvé  un  public  reconnaissant 
et  lidèle,  un  public  grossi,  et  bien  mieux  qu'un  niveau 
l)aisible,  je  veux  dire  un  Ilot  remontant  qui  l'aurait 
pris  et  porto  plus  haut.  Car  c'a  été  le  caractère  ma- 


RÉCEPTION   DE   M.    SAINTE-BEUVE  207 

nifeste  du  public  en  ses  derniers  retours,  après  tant 
d'épreuves  éclatantes  et  contradictoires,  de  se  mon- 
trer ouvert,  accueillant,  de  puiser  l'émotion  où  il  la 
trouve,  de  reconnaître  la  beauté  si  elle  se  rencontre 
et  de  subordonner  en  tout  les  questions  des  genres  à 
celles  du  talent.  » 

Quoi  de  plus  élevé  que  ce  jugement,  et  de  plus  digne 
d'un  artiste  que  ce  regret  ?  Pourtant,  ce  n'était  pas  le 
lieu  et  le  moment  d'accuser  sévèrement  Casimir  De- 
lavigne  d'avoir  manqué  à  la  mission  qui  lui  était 
tracée.  Aussi  M.  Sainte-Beuve  a-t-il  vite  sauvé  l'allu- 
sion avec  cette  adresse  et  cette  tolérance  sans  res- 
triction qu'il  faut  apporter  à  l'Académie.  Alors,  la 
difficulté,  l'impossibilité  de  son  rôle  de  critique  en 
pareille  occurrence  s'est  fait  sentir  malgré  tout  son 
talent  et  son  bon  goût.  Il  a  fallu  ménager  les  vivants 
et  les  morts,  respecter  tous  les  efforts  qui  vont  grossir 
le  trésor  commun ;href,  nous  dire  que  tout  chemin 
mène  à  Rome,  c'est-à-dire  à  l'Académie.  La  conclusion 
est  restée  un  peu  vague,  à  force  d'être  richement  ha- 
billée sous  les  formes  du  langage  et  la  bonne  intention 
de  tout  concilier.  Nous  espérons  que  M.  Sainte-Beuve 
prendra  ailleurs  sa  revanche,  et  qu'il  n'abandonnera 
pas  la  défense  de  ses  opinions  littéraires.  Mais  nous 
nous  disions  en  l'applaudissant  :  «  Voilà  donc  à  quoi 
sert  le  laurier  académique?  à  montrer,  ne  fût-ce  qu'une 
fois  en  sa  vie,  que  l'on  peut  être  habile  et  contraint 
sous  un  air  affable  et  dégagé?  » 

Quoique  ce  discours  de  réception  nous  ait  charmé 
en  tant  que  travail  littéraire,  nous  ne  renonçons  pas 
au  droit  de  dire  que  certaines  expressions  appliquées 
au  caractère  et  aux  écrits  du  jeune  auteur  des  Messé- 
niennes  ne  nous  ont  point  paru  exactes.  Dire  qu'il 


I^U'S  gL'ESIIÛ.NS    D'AIIT    LT    DE    L1TTLI;ATU  llE 

appartenait  alors  à  ces  opinions  mixtes,  prudentes  el 
sagement  modérées  qui  sont  celles  de  tous  les  bons 
esprits  ne  nous  satisfait  pas  et  nous  persuade 
peu.  Nous  n'avons  pas  à  juger  ici  la  vie  entière  du 
poëte,  nous  ne  parlerons  pas  des  opinions  de  son 
âge  mûr. 

Laissons-le  dormir  sous  les  lauriers  dont  on  vient 
de  couvrir  sa  cendre,  elle  appartient  aux  opinions  de 
l'Académie,  si  toutefois  l'Académie  a  des  opinions. 
Nous  ne  la  réclamons  pas.  Mais  nous  avons  tous  quel- 
(jues  droits  sur  sa  vie,  sur  le  souvenir  que  nous  avons 
gardé  de  la  jeunesse  de  son  ame,  de  ses  premières 
inspirations,  qui  nous  ont  remué  aussi  et  bien  vive- 
ment, jeunes  que  nous  étions  nous-mêmes  alors.  Le 
libéralisme  de  ce  temps-là,  c'était  l'opinion  avancée, 
l'esprit  de  liberté  rajeuni  au  sortir  de  l'Empire.  C'é- 
tait, pour  la  majorité,  le  drapeau  courageux  et  péril- 
leux à  porter.  Il  y  avait  bien  des  nuances  dans  le 
libéralisme;  puisque  ni  les  débris  de  la  Montagne,  ni 
M.  de  Chateaubriand,  ne  reniaient  cette  qualiiication. 
Le  libéralisme,  c'était  la  résistance,  et  on  n'y  faisait 
pas  trop  de  catégories.  De  tous  ceux  qui  s'enrôlèrent, 
plusieurs  ont  marché  en  avant,  d'autres  se  sont 
arrêtés.  Nous  ne  parlons  pas  de  ceux  qui  ont  reculé. 
Mais  qu'il  y  ait  toujours  lumière  et  vérité  dans  la 
prudence  ou  la  lassitude,  c'est  un  point  très-contro- 
versable,  cl  (ju'il  nous  est  permis  de  ne  pas  adopter, 
nous  qui  regardons  Socrate  et  Jésus-Christ,  avec  tout 
leur  cortège  de  martyrs  et  de  révolutionnaires,  comme 
de  très-bons  esprits,  bien  (pie  leur  libéralisme  fût 
très-peu  mitigé  et  ne  gardai  nullement  le  milieu  du 
pavé. 

Nous  ne  ferons  pas  plus  longue  guerre  à  M.  Sainte- 


RÉCEPTION    DE    M.    SAINTE-BEUVE  liO'ii 

Beuve.  Il  n'est  point,  lui,  un  de  ces  esprits  frivoles  et 
superbes  qui  se  raillent  avec  plaisir  des  douloureuses 
et  sincères  aspirations.  Il  est  lui-même  un  douteur, 
sincère  et  mélancolique,  et  nous  ne  le  flétrirons  pas  du 
nom  de  sceptique.  Le  sceptique  par  nature  est  froid 
et  dédaigneux.  Il  ne  peut  pas  croire  parce  qu'il  ne 
peut  pas  aimer,  parce  qu'il  ne  peut  pas  comprendre. 
11  est  vain  et  borné  ;  mais  il  est  d'autres  natures  éle- 
vées et  tendres  qui  arrivent  à  la  négation  par  la 
souffrance,  au  dégoût  par  la  facilité,  à  l'enthousiasme, 
à  la  fatigue  par  l'excès  du  travail  et  de  la  réflexion. 
Leur  incertitude  est  une  maladie  dont  ils  peuvent 
guérir  un  jour,  puisqu'ils  ont  eu  la  foi  ;  et  s'ils  n'en 
guérissaient  pas,  on  devrait  les  respecter  encore  et 
les  regarder  comme  une  sorte  de  martyrs  de  la  pen- 
sée. M.  Sainte-Beuve  tient  à  ce  type-là,  et  si  sa  cha- 
grine gaîté  prend  parfois  le  ton  de  l'autre,  ceux  qui 
le  connaissent,  au  lieu  de  rire  de  sa  malice,  le  plai- 
gnent de  ce  qu'il  lui  a  fallu  souffrir  dans  le  secret  de 
ses  rêveries  pour  avoir  tant  d'esprit  à  propos  de 
choses  si  sérieuses  et  si  tristes. 

Les  esprits  forts  de  notre  temps  aiment  à  répéter 
fièrement  le  que  sais-je?  de  Montaigne.  Je  ne  crois  pas 
que  Montaigne  eut  cette  lierté-là  quand  il  l'écrivit. 

La  sécurité  du  triomphe  de  Victor  Hugo  sur  les 
résistances  de  l'Académie,  et  la  sérénité  de  son  front, 
nous  laissent  moins  do  scrupule,  et  nous  ne  crain- 
drons pas  de  réveiller  en  lui  le  moindre  regret  en 
parlant  de  ses  opinions  présentes.  M.  Victor  Hugo 
n'est  ni  un  sceptique  par  impuissance,  ni  un  sceptique 
par  déception;  ce  n'est  même  pas  im  sceptique  du 
tout,  puisqu'il  croit  à  la  puissance  de  la  phrase,  à  la 
régénération  sociale  par  la  métaphore,  et  à  l'avenir 

12. 


210         QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTERATURE 

de  l'humanité  par  l'antithèse  ;  puisqu'enfin  il  lui  plaît 
d'appeler  ces  choses-là  du  génie,  et  qu'il  nous  pro- 
met depuis  longtemps  à  tous  la  lumière  de  la  pensée, 
à  la  condition  que  nous  croirons  à  l'importance  pre- 
mière et  absolue  de  la  forme. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  que  la  métaphore  in- 
digne et  que  l'antithèse  révolte.  M.  Hugo  s'en  sert  si 
bien,  que,  de  très-bonne  foi,  nous  admirons  sa  ma- 
nière sans  conseiller  à  personne  de  l'imiter.  On  perd 
toujours  le  peu  qu'on  a  en  soi  en  voulant  copier  les 
maîtres,  on  ne  prend  que  leurs  défauts,  et  si  nous 
allions  tous  parler  par  antithèse,  nous  serions  fort 
maussades.  Mais  je  demande  qu'on  laisse  tranquille- 
ment M.  Hugo  parler  comme  il  lui  plaît,  puisqu'avec 
sa  tendance  naturelle,  ou  son  système  arrêté  il  parle 
admirablement.  Loin  de  nous  donc  la  pensée  do  con- 
tester son  talent  littéraire.  Assez  l'ont  fait  par  jalou- 
sie. Il  a  eu  parfois  le  droit  de  le  constester  et  de 
traiter  d'ennemis  tous  ceux  qui  ne  l'admiraient  pas 
sans  réserve.  Tout  grand  artiste  a  ses  originalités 
qu'il  faut  admettre,  parce  (pie  en  tant  (|ue  grand 
artiste  il  fait  une  qualité  de  ce  qui  serait  défaut  chez 
tout  autre.  Le  bon  esprit  de  la  critique  consisterait 
peut-être  à  dire  en  pareil  cas  :  «Laissez  à  cet  homme 
ses  théories  si  elles  sont  exclusives.  Elles  l'ont  élevé 
très-haut,  mais  elles  vous  feraient  tomber  très-bas.  » 

Nous  ne  voudrions  donc  pas  qu'on  le  dérangeât  si 
souvent  dans  sa  glou'o  de  poète  ;  mais  nous  voudrions 
tort  qu'on  lui  demandât  ce  qu'il  entend  par  le  génie, 
et  (ju'il  daignât  prendre  un  jour  la  peine  de  s'expli- 
(jucr  sur  ce  pouvoir  mystérieux  devant  lequel,  selon 
lui,  Ihumanité,  consolée  de  tous  ses  maux,  doit  s'age- 
nouiller en  silence.  Dans  son  discours  à  M.   Saint- 


RÉCEPTION   DE    M.    SAINTE-BEUVE  211 

Marc-Girardin,  il  avait  déjà  promis  au  récipiendaire 
monts  et  merveilles  de  son  contact  avec  les  intelli- 
gences académiques,  des  vues  saines,  des  horizons 
immenses,  une  sérénité  d'âme  à  toute  épreuve,  enfin 
tant  de  lumières  et  de  consolations  que  le  cathécu- 
mène  en  serait  lui-même  étonné.  Si  nous  osions  de- 
mander à  M.  Saint-Marc-Girardin  comment  il  se 
trouve  à  cette  heure,  peut-être  nous  apprendrait-il 
des  choses  étranges,  des  résultats  miraculeux  de  son 
initiation. 

Car  enfin  cela  serait  bon  à  savoir,  dans  ces  jours 
011  l'on  souffre  tant,  oii  la  misère  est  si  grande,  les 
mœurs  publiques  si  corrompues^  l'honneur  national 
si  compromis.  /S'il  ne  s'agissait  que  de  prendre 
d'assaut  le  palais  de  l'Institut  et  de  s'asseoir  sur  les 
banquettes  (on  dit  fauteuils)  du  docte  corps^  le 
peuple  ferait  une  révolution,  je  le  parie,  pour  sentir 
dans  son  âme,  ne  fût-ce  qu'un  instant,  ces  ineffables 
voluptés  de  la  quiétude  intellectuelle,  et  cette  foi  au 
génie  des  gens  de  lettres,  qui  doit  régénérer  l'espèce 
humaine. 

Quant  à  moi,  pauvret,  je  me  suis  demandé  naïve- 
ment, en  écoutant  ces  belles  promesses,  quels  effets 
produirait  sur  moi  le  philtre  académique?  Y  a-t-il 
donc  là-dedans  une  doctrine,  une  révélation,  ou  quelque 
chose  comme' le  sommeil  d'Épiménide?  Voyons,  me 
disais-je,  une  fois  que  je  me  serai  bien  persuadé  que 
Rousseau  et  Voltaire  n'étaient  bons  qu'à  faire  le  mal, 
que  toute  opinion  hardie,  tout  désir  de  réforme  so- 
ciale est  une  maladie  enragée,  que  nous  avons  été  bien 
vexés  de  voir  le  jardin  des  Tuileries  mangé  parles 
chevaux  des  Cosaques,  mais  qu'à  force  de  courbettes 
devant  l'étranger,  on  peut  et  on  doit,  à  coup  sûr,  se 


212         QUESTIONS    d'aHT    ET    DE    LITTÉRATURE 

préserver  du  retour  d'un  pareil  malheur;  que  nous 
vivons,  Dieu  merci,  sous  un  prince...  (Voir  aux  éloges 
de  rigueur  décernés  par  tous  les  discours  de  récep- 
tion) ;  qu'enfin  l'Académie  est  Dieu,  et  que  tout  écri- 
vain passe  à  l'état  de  Dieu  en  s'y  incorporant;  quand, 
en  un  mot,  je  me  serai  bien  convaincu  que,  pour  avoir 
été  imprimé,  je  suis  un  penseur,  une  puissance,  un 
génie,  que  m'arrivera-t-il  et  quel  plaisir  trouverai-je 
à  cela?  Je  n'ai  jamais  pu  me  le  figurer,  je  l'avoue. 
Il  s'élevait  en  moi  des  contradictions  comme  celles 
qu'on  nous  présente  quand  on  nous  demande,  ce  que 
nous  autres  rêveurs,  nous  ferons,  dans  l'humanité 
future,  des  vices  du  temps  présent.  A  quoi  nous  som- 
mes toujours  embarrassés  de  répondre,  puisqu'il 
nous  faut  supposer  la  disparition  de  ces  vices,  et 
que  ceux  qui  les  ont  y  tiennent  trop  pour  souffrir 
qu'on  parle  de  les  extirper.  Je  ne  pouvais  donc  venir 
à  bout  de  me  déj)Ouiller  du  sentiment  de  ma  simplici- 
té, j'y  tenais,  je  le  confesse,  et  je  ne  me  représentais 
en  aucune  façon  l'état  de  l'àme  d'un  (j€)iie.  Mais  quoi, 
me  dis-je,  quand  j'aurai  le  génie,  j'aurai  par  cela 
même,  la  bonté,  la  commisération,  le  dévouement  à 
l'humanité,  l'abnégation  de  toute  personnalité;  je 
ferai  très-peu  de  cas  de  mon  génie,  Les  autres  le 
verront,  mais  je  ne  l'apercevrai  pas  moi-même,  tant 
je  serai  occupé  affectueusemAit  et  douloureusement 
de  tous  les  pauvres  d'esprit  ipii  sont  dans  l'univers. 
Toujours  penché,  les  mains  étendues,  vers  l'igno- 
rance, la  faiblesse,  et  le  mal  engendré  chez  mes 
semblables  par  l'erreur,  je  n'aurai  d'autre  souci  que 
de  les  consoler,  de  les  éclairer,  de  les  redresser.  Il 
faudra  d'abord  que  je  les  relève  à  leurs  propres  yeux, 
tous  ces  mortels  délaissés  et  avilis;  il  faudra  que  je 


RÉCEPTION    DE    M.    SAINTE-BEUVE  213 

leur  enseigne  l'amour  de  l'égalité,  et,  pour  ce  faire, 
il  faudra,  de  toute  force,  que  je  commence  par  m'an- 
nihiler  moi-même  devant  ma  doctrine.  Car  si  j'allais 
débuter  par  leur  dire  :  «  Respectez-moi,  adorez-moi, 
prosternez-vous  devant  le  membre  de  l'Académie  et 
devant  l'Académie  en  masse,  »  ils  me  riraient  au  nez  et 
me  demanderaient  où  je  prends  la  liberté,  l'égalité,  la 
philosophie,  la  pensée,  l'esprit  de  Dieu,  toute  ma 
prétendue  puissance,  toute  ma  prétendue  inspiration... 
Là,  je  fus  arrêté  court  au  milieu  de  mon  rêve,  par 
des  applaudissements  enthousiastes,  je  demandai  ce 
que  l'orateur  venait  de  dire,  et  sa  phrase  me  fut 
répétée.  Elle  était  belle  et  je  l'ai  retenue. 

((  Qui  que  vous  soyez,  voulez-vous  avoir  de  gran- 
des idées  et  faire  de  grandes  chose  ?  croyez,  ayez  foi. 
Ayez  une  foi  religieuse,  une  foi  patriotique,  une  foi 
littéraire.  Croyez  à  l'humanité,  au  génie,  à  l'avenir,  à 
vous-même.  » 

Et  je  me  demandais  en  relisant  cette  belle  sentence, 
si  ce  n'était  pas  un  peu  vague  et  s'il  y  avait  autant 
d'ordre  dans  l'enchaînement  des  pensées  que  dans 
celui  des  mots;  foi  religieuse  —  croire  à  l'humanité? 
Bien,  vous  nous  parlerez  de  Dieu  sans  doute  un 
autre  jour.  —  Foi  patriotique  —  croire  au  génie  ?  Gé- 
nie de  qui?  A  celui  de  la  nation,  ou  à  celui  du  roi? 
à  celui  des  chambreS;,  ou  peut-être  à  celui  de  l'Aca- 
démie? —  Foi  littéraire  —  croire  en  soi-même?  Par- 
don! cela  n'est  pas  donné  à  tout  le  monde.  Il  faut 
pour  cela  passer  académicien.  Si  c'est  aux  académi- 
ciens seulement  que  vous  parlez,  soit  !  mais  nous 
autres,  si  par  malheur  nous  ne  croyons  point  en  vous, 
que  nous  arrivera-t-il  ? 

Gomme  je  rêvais  encore,  on  applaudit  encore,  et 


214         QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

M.  Victor  Hugo  prononçait  sa  dernière  sentence  que 
j'applaudis,  comme  faisaient  les  autres,  a  Heureux,  di- 
sait-il, le  lils  dont  on  peut  dire  :  «  Il  a  consolé  sa 
D  mère!  »  Heureux  le  poëte  dont  on  peut  dire  :  «  Il  a 
>  consolé  sa  patrie  !  » 

Oui,  sans  doute,  cela  est  beau,  et  si  c'est  encore  une 
antithèse,  tant  mieux!  elle  est  heureuse.  Mais  en  m'en 
allant,  je  nie  demandais  si  la  mission  du  poëte  se 
borne  toujours  et  dans  tous  les  temps  à  cnnsnln-j  et  si 
parfois  il  n'aurait  pas  mieux  à  faire  qu'à  prêcher  la 
résignation  à  ceux  qui  souffrent,  la  sérénité  à  ceux  qui 
ne  souffrent  pas;  si,  en  face  des  iniquités  d'une  épo- 
que comme  la  nôtre,  il  n'y  aurait  pas  quelque  part  un 
fouet  et  une  verge  à  ramasser,  surtout  quand  on  sait 
si  bien  s'en  servir  pour  confondre  des  ennemis  per- 
sonnels; si  cnfm,  le  voyou,  qui  arrachait  en  1H80  un 
fusil  de  la  main  d'un  soldat  pour  chasser  une  royauté, 
n'était  pas  aussi  utile  à  l'humanité  que  le  poëte  qui 
arrangeait  un  hémistiche  pour  consoler  la  monarchie 
déchue.  Bref,  je  m'en  allais,  répétant  cette  parole  peu 
académique  : 

Bienheureux  les  pauvres  d'esprit 

2  mars  lS4r>. 


XV 


DEBURAU 


Dans  l'histoire  naïve  de  Fart  populaire,  chaque  type 
a  sa  personnification  dans  un  masque  plus  ou  moins 
comique.  Pulcinella  est  depuis  des  siècles  en  posses- 
sion de  représenter  le  Napolitain,  Arlequin  le  Berga- 
masque,  Brighella  le  Vénitien,  etc.  ;  car  toutes  ces 
joyeuses  inventions  qui,  sur  nos  théâtres  de  la  foire, 
faisaient  autrefois  le  divertissement  de  toutes  les  clas- 
ses de  la  société,  nous  viennent  de  l'Italie.  Aujour- 
d'hui ces  farces  méridionales  n'ont  gardé  chez  nous  le 
droit  de  cité  qu'aux  boulevards,  et  sur  une  seule 
scène;  exclusivement  fréquentée  par  le  peuple.  Ce 
n'est  qu'au  théâtre  des  Funambules  que  vous  pouvez 
aller  contempler  ces  antiques  figures  de  Pierrot,  de 
Gassandre,  d'Arlequin  et  de  Golombine,  qui  bientôt 
peut-être  vont  reprendre  leur  vol  vers  l'Italie,  car  on 
nous  annonce  la  prochaine  fermeture  du  dernier  théâ- 
tre de  la  foire,  et  la  retraite  de  l'artiste  eminent  au- 


216         QUESTIONS    D   ART    ET    DE    LITTERATURE 

quel  la  farce  a  dû  chez  nous  cette  i)rolonp:ation  d'exis- 
tence. 

Mais  ce  bruit  est-il  fondé,  et  l'éclipse  de  Pierrot  est- 
elle  croyable?  N'est-ce  pas  là  une  de  ces  prédictions 
sinistres  comme  il  en  a  tant  couru  sur  la  lin  du 
monde? 

Espérons  encore  (juc,  quel  que  soit  l'arrùl  ])orté  ])ar 
le  destin  contre  le  théâtre  des  Funambules,  la  scène 
parisienne  ne  laissera  pas  disparaître  le  dernier  des 
Pierrots  au  point  de  vue  de  l'histoire,  le  premier  des 
Pierrots  au  point  de  vue  de  l'ait  et  du  talent. 

Je  ne  saurais,  mal^rré  ma  bonne  volonté,  vous  ra- 
conter la  véritable  histoire  de  Deburau.  Jules  Janin  lui 
en  a  inventé  une  fort  spirituelle,  mais  l'illustre  Pier- 
rot m'a  dit  lui-même  que  c'était  pure  invention.  De- 
burau est  un  homme  réservé,  doux,  poli,  sérieux,  so- 
bre, modeste,  rempli  de  tact  et  do  bons  sens;  voilà  ce 
que  je  puis  vous  affirmer,  ayant  tii  le  plaisir  de  causer 
une  fois  avec  lui. 

Quelques  journaux  ont  publié  en  France  et  môme  à 
l'étranger  qu'il  avait  mystifié  en  ma  présence  un 
grand  seigneur  crédule...  Il  n'en  est  rien.  Le  grand 
seigneur  était  de  mes  amis,  et  on  ne  laisse  pas  mysti- 
fier ses  amis.  Deburau  est  homme  de  bonne  compa- 
gnie autant  qu'un  grand  seigneur,  et  ne  se  fût  pas 
prêté  à  une  scène  ridicule  et  méchante.  Enfin,  la  vé- 
rité est  que  cette  anecdote  n'a  pas  même  un  fond  de 
vraisemblance,  le  grand  seigneur  et  le  grand  artiste 
ne  s'étant  jamais  rencontrés  nulle  part  que  je  sache. 

J'ai  dit  le  grand  artiste  et  ne  m'en  dédis  point.  On 
peut  être  un  maître  dans  la  farce  comme  dans  la  tra- 
gédie, et  il  n'y  a  pas  d'emploi  dans  les  arts  (pie  le  goût 
♦M  rintelligence  individuels  ne  jniisscnt  élever  au  pre- 


DEBURAU  :lil 

mier  rang.  Peut-être  faut-il  être  très-artisle  soi-même 
pour  comprendre  cela;  mais  qu'y  a-t-il  de  plus  artiste 
que  le  peuple  de  Paris?  Allez  voir  avec  quel  sérieux 
tous  ces  gamins  des  faubourgs  regardent  la  pantomime 
inimitable  de  leur  Pierrot  bien-aimé  1  Ils  ne  rient  pas 
beaucoup;  ils  examinent,  ils  étudient,  ils  sentent  la 
fmesse,  la  grâce,  l'élégance,  la  sobriété  et  la  justesse 
d'effet  de  tous  ses  gestes  et  du  moindre  jeu  de  cette 
physionomie  si  délicatement  dessinée  sous  son  masque 
de  plâtre,  qu'on  la  prendrait  pour  un  de  ces  charmants 
camées  grotesques  retrouvés  à  Herculanum.  C'est 
que,  en  effet,  il  y  a,  dans  l'exécution  parfaiet  d'une  fan- 
taisie quelconque,  quelque  chose  de  sérieux  qui  pro- 
voque plus  d'étonnement  et  de  satisfaction  que  de 
grosse  gaîté. 

Vous  connaissez  cette  race  particulière  aux  fau- 
bourgs de  notre  grande  ville,  race  intelligente,  active, 
railleuse,  à  la  fois  débile  et  forte,  frivole  et  terrible  ; 
faible  d'organisation,  pâle,  fiévreuse;  des  têtes  préma- 
turément dépourvues  de  la  fraîcheur  de  l'enfance,  et 
prématurément  pourvues  de  barbe  et  de  longs  che- 
veux noirs,  avec  des  corps  grêles,  souples  et  petits. 
Là,  il  n'y  a  pas  de  santé .  La  misère,  les  privations,  le 
travail  ou  l'oisiveté  forcés,  également  destructifs  pour 
la  jeunesse,  un  climat  malsain,  des  habitations  méphy- 
tiques,  de  père  en  fils  un  étiolement  marqué,  des  con- 
ditions d'existence  déplorables,  c'en  est  bien  assez 
pour  ruiner  la  sève  la  plus  généreuse.  Et  pourtant  il 
y  a  là  aussi  une  énergie  fébrile,  une  habitude  de  souf- 
frir, une  insouciance  moqueuse,  une  perpétuelle  exci- 
tation des  nerfs,  qui  font  que  ces  pauvres  enfants  ré- 
sistent à  la  maladie  et  à  la  mort,  mieux  que  l'épais 
John  Bull,  gorgé  de  viande  et  de  vin.  Irritez  cette  po- 

13 


218         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

pulation,  et  vous  la  voyez  héroïque  jusqu'à  la  folie  sur 
les  barricades;  idéalisez-la  un  peu,  et  vous  aurez  le 
gamin  de  Paris,  admirable  création  de  Bouft'é.  Mais 
voulez-vous  la  voir  dans  le  calme  de  la  réalité  ?  Allez 
aux  petits  théâtres  du  boulevard,  iillez  la  voir  en  face 
de  son  maître  de  grâces,  de  son  professeur  de  belles 
manières  plaisantes,  de  son  l\  pe  d'insouciance  déga- 
gée, de  perspicacité  soudaine  et  de  sang-froid,  superbe 
en  face  de  son  idéal  entin,  Pierrot  Deburau  !  Dans  une 
étroite  enceinte  oii  la  scène  est  à  peine  séparée  de 
l'auditoire,  où  aucun  des  linéaments  de  la  physionomie 
délicate  d'un  mime  n'échappe  aux  regards  avides  de 
ses  élèves,  oii  tout  est  homogène,  artistes  et  specta- 
teurs, où  alternativement  ils  s'étudient  et  s'inspirent 
les  uns  des  autres  à  force  de  se  lire  mutuellement  dans 
les  yeux;  allez  voir,  d'un  côté,  ces  milliers  de  tètes 
crépues  qui  se  pressent,  l'œil  lixeet  la  bouche  béante, 
le  long  des  balustrades  de  fer  ;  de  l'autre  ces  joyeux 
saltimbanques  qui  s'amusent  pour  leur  compte  et  s'en- 
tassent jusque  dans  la  coulisse,  tous  fascinés  ou  élec- 
trisés  par  l'activité  calme  et  l'entrain  majestueux  de 
Pierrot.  L'entr" acte  a  été  orageux.  Malheur  à  qui  ose 
promener  un  impertinent  lorgnon  sur  ces  groupes 
pittoresques  entassés  et  suspendus  d'une  manière  ef- 
frayante aux  grilles  du  pourtour.  Malheur  aux  toilettes 
ridicules  qui  se  risqueraient  à  l'avant-scène,  ou  aux 
gens  délicats  qui  porteraient  trop  visiblement  un  fla- 
con à  leurs  narines  I 

Mille  quolibets  inouïs,  un  hourra  impétueux,  des- 
cris d'animaux,  un  luxe  incroyable  d'imagination,  de 
tapage  et  de  sonorité  imitative  auraient  bientôt  fait 
justice  de  la  moindre  inconvenance.  Mais  que  Debu- 
rau paraisse,  et,  aux  premières  acclamations  d'enlhou- 


DEBURAU  219 

siasme,  succède  le  silence  du  recueillement.  Lui  aussi 
semble  recueilli,  le  maître  !  Sa  face  blafarde  est  im- 
passible. Il  est  renfermé  dans  la  majesté  de  son  rôle, 
et  il  semble  en  méditer  toute  la  profondeur. 

Pierrot  n'est  pas  un  êlre  vulgaire,  éternel  et  patient 
ennemi  d'Arlequin,  cet  enfant  gâté  des  fées  et  des 
belles,  il  est_,  lui,  protégé  aussi  par  certains  génies 
qui  l'assistent  dans  sa  longue  lutte.  Mais,  comme  il 
n'est  que  le  serviteur  de  Gassandre,  et  l'allié  naturel 
du  rival  d'Arlequin,  il  ne  daigne  pas  disputer  Colom- 
bine  pour  son  propre  compte,  et  l'on  voit  qu'il  ne  va 
combattre  que  pour  l'acquit  de  sa  conscience.  Or,  la 
conscience  de  Pierrot  est  aussi  large  que  son  pour- 
point flottant.  Il  entre  dans  l'arène,  il  la  traverse  et  en 
sort  en  amateur,  certain  qu'au  dénouement  tout  s'ar- 
rangera pour  le  mieux,  et  que  les  fées  l'admettront  à 
la  noce  de  Golombine,  oii  il  achèvera  enfin  ce  repas 
commencé  et  interrompu,  dans  toutes  les  fantastiques 
régions  du  ciel  et  de  l'enfer  où  le  démon  le  promène. 
Pierrot  fait  donc  la  guerre  en  amateur.  Peut-être, 
dans  la  pensée  des  poètes  qui  le  créèrent,  est-il  né 
gourmand,  libertin,  colère  et  fourbe  ;  mais  Deburau  a 
mis  la  distinction  de  sa  nature  à  la  place  de  cette  créa- 
tion grossière.  Il  n'est  point  vorace,  mais  friand.  Au 
lieu  d'être  débauché,  il  est  galant,  un  peu  volage  à  la 
vérité  ;  mais  il  faut  tant  de  philosophie  dans  une  vie 
agitée  et  traversée  comme  la  sienne!  Il  n'est  point 
fourbe,  mais  railleur  et  plaisant  ;  il  n'est  pas  colère 
non  plus  ;  il  est  équitable,  et  quand  il  administre  ses 
admirables  coups  de  pied,  c'est  avec  l'impartialité 
d'un  juge  éclairé  et  la  grâce  d'un  marquis.  Il  est  es- 
sentiellement gentilhomme  jusqu'au  bout  de  ses  lon- 
gues manches,  et  il  n'est  point  une  chiquenaude  qu'il 


220         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

ne  détache   poliment  et  avec    des   façons   de  cour. 

Le  poëme  est  bouffon,  le  rôle  cavalier  et  les  situa- 
tions scabreuses.  Il  sauve  tout  ce  qui  pourrait  révolter 
la  pudeur  de  son  auditoire  par  sa  manière  exquise  et 
sa  dir^nité  charmante,  et  je  dis  :  son  auditoire,  bien 
qu'il  soit  lui,  un  personnage  muet.  Mais  on  l'écoute 
pourtant,  on  croit  qu'il  parle,  on  pourrait  écrire  tous 
les  bons  mots  de  son  rôle,  toutes  ses  réparties  causti- 
(jues,  toutes  ses  formules  de  conciliation  éloquentes  et 
persuasives.  Quand  les  machinistes  et  les  comparses 
s'agitent  derrière  le  théâtre,  le  public,  qui  craint  de 
perdre  un  mot  du  rôle  de  Pierrot,  s'écrie  avec  indi- 
gnation :  Silence  dans  la  coulisse!  Et  Pierrot  qui  est 
dans  un  rapport  continuel  et  intime  avec  son  public, 
le  remercie  par  un  de  ces  regards  affectueux  et  nobles 
qui  disent  tant  de  choses  ! 

Très-sérieusement  Deburau  est  dans  son  genre  un 
artiste  parfait,  un  de  ces  talents  accomplis  et  surs, 
(jui  se  possèdent  et  se  contiennent,  (pii  ne  négligent 
et  n'outrepassent  aucun  effet.  A  combien  de  tragédiens 
ampoulés  et  braillards  ne  faudrait-il  pas  conseiller 
d'aller  étudier  le  goût,  la  mesure  et  la  précision  chez 
ce  Pierrot  enfariné  !  Pour  les  artistes  en  tous  genres, 
kl  sobriété  d'effets  et  la  justesse  d'intention,  c'est 
l'idéal,  c'est  l'apogée.  Talma  et  Rachel  sont  des  mo- 
dèles dans  leur  sphère...  et  Deburau  aussi  dans  la 
sienne,  n'en  déplaise  à  ceux  qui  se  croient  placés  plus 
haut  parce  (ju  ils  estropient  des  rôles  plus  sérieux  sur 
de  plus  vastes  théâtres. 

Hier,  le  théâtre  des  P^mambules  avait  monté  un  su- 
perbe si)ectacle  pour  le  bénéfice  de  Deburau.  Parmi 
les  décors,  une  fontaine  lançait  une  masse  d'eau  lim- 
pide et  jaillissante,  un  véritable  lavoir  champêtre  d'un 


DEBURAU 


221 


effet  charmant.  Il  n'y  a  pas  que  l'acteur  et  le  public  qui 
aient  du  go  ut  aux  Funambules.  Il  faut  louer  aussi  la 
mise  en  scène. 

Un  accident  est  venu  attrister  les  dernières  scènes. 
Deburau,  rapidement  englouti  dans  une  trappe,  s'est 
blessé.  La  représentation  n'a  été  interrompue  qu'un 
instant.  Un  morne  silence  accusait  l'attente  résignée 
et  la  sincère  inquiétude  de  ce  public  si  impatient  et  si 
bruyant  è.  l'ordinaire.  La  souffrance  se  lisait  à  travers 
son  masque  de  farine,  et  les  généreux  enfants  du 
faubourg  l'ont  supplié  d'une  voix  attendrie,  de  ne 
pas  se  sacrifier  à  leurs  plaisirs.  Mais  lui,  les  remerciant 
d'un  geste  et  d'un  sourire  sympathiques,  a  repris  sa 
verve  et  achevé  la  pièce  aux  grands  transports  d'un 
public  reconnaissant,  qui  l'a  rappelé  et  applaudi  avec 
transport.  Il  n'y  a  pas  de  place  pour  les  claqueurs  aux 
fêtes  du  peuple,  et  l'incomparable  Pierrot  des  Fu- 
nambules n'en  a  jamais  eu  besoin. 

S'il  est  vrai  que  ce  théâtre  soit  supprimé  et  que 
Deburau  prenne  sa  retraite,  n'est-il  aucun  autre  théâ- 
tre qui  ne  s'efforce  de  l'arracher  aux  douceurs  du 
repos?  Le  peuple  l'a  possédé  assez  longtemps  pour 
n'avoir  pas  lieu  de  l'accuser  d'ingratitude.  S'il  se 
montre  enfin  au  public  des  artistes  de  l'autre  moitié 
de  Paris,  il  y  serait  nouveau,  car  le  boulevard  du 
Temple  est  loin,  et  on  ne  pénètre  pas  aisément  dans 
un  théâtre  toujours  rempli  comme  celui  des  Funam- 
bules. Deburau,  quoique  bien  ancien  du  côté  de  la 
Bastille^  est  encore  inconnu  du  côté  de  la  Madeleine  à 
bien  des  gens  capables  de  l'apprécier.  Je  sais  qu'il 
serait  difficile  de  transporter  ce  cadre  qui  lui  est  né- 
cessaire, mais  on  peut  peut-être  lui  en  créer  un 
modifié  à  son  usage,  et  inventer  pour  lui  quelque  in- 


222       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

termède  renouvelé  de  nos  anciennes  traditions  bouffon- 
nes. H  y  a  tant  d'esprit,  d'imagination  et  de  savoir- 
faire  chez  nous,  à  l'heure  qu'il  est  !  On  ne  laissera 
pas  disparaître  un  talent  de  premier  ordre,  sans  que 
tous  les  gens  de  goût  l'aient  applaudi. 

Février  1846. 


XVI 


ARTS 


THEATRE    DE    LA    REPUBLIQUE 


Ce  journal*  n'est  point  une  Revue  et  ne  s'engage 
pas  à  rendre  compte  de  tout.  Il  s'engage,  au  con- 
traire, à  ne  s'occuper  que  d'un  très-petit  nombre  d'ou- 
vrages d'art,  tant  que  la  politique  sera  l'objet  essentiel 
des  préoccupations  générales  et  particulières.  Ce  n'est 
pas  qu'en  principe  nous  regardions  les  arts  comme 
des  manifestations  secondaires  de  l'esprit  public. 
L'art  est  pour  nous  une  forme  de  la  vérité,  une  ex- 
pression de  la  vie,  tout  aussi  utile,  tout  aussi  impor- 
tante, tout  aussi  nécessaire  au  progrès  que  la  polé- 
mique politique  et  la  discussion  parlementaire. 

Mais,  d'ici  à  quelque  temps,  nous  ne  nous  attendons 
pas  à  voir  l'art  exprimer  bien  directement  la  pensée  ac- 

1.  La  Cause  du  peuple. 


224  QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

tive  du  moment.  L'art  n'étant  jamais  qu'une  forme 
plus  ou  moins  nette,  plus  ou  moins  arrangée  de  la 
vérité  sociale,  et  la  vérité  sociale  ayant  besoin  de  se 
formuler  elle-même  dans  la  politique,  les  artistes  et 
les  poètes  n'auront  guère  à  procéder  que  par  de  ra- 
pides improvisations,  pour  frapper  l'attention  pu- 
blique. Les  œuvres  patientes  et  soignées  ont  besoin 
de  calme  et  de  temps.  Les  artistes,  les  vrais  artistes, 
du  moins,  sont  des  hommes  et  des  citoyens.  Ils  par- 
tageront l'émotion  générale,  anxiété  ou  enthousiasme, 
et,  jusqu'à  ce  que  la  société  soit  assise,  le  sentiment 
agira  plus  que  l'esprit. 

Or,  comme  l'art  est  le  travail  de  l'esprit  sur  le  sen- 
timent, et,  pour  ainsi  dire  l'enthousiasme  réfléchi, 
nous  pensons  qu'il  lui  faut  quelques  semaines  pour 
se  raviver.  Si  nous  nous  trompons,  tant  mieux!  Si 
l'art  se  transforme  avec  rapidité  et  s'élance  dans  la 
voie  nouvelle  que  nous  présentons,  comme  le  peuple 
s'est  élancé  dans  la  voie  politique,  nous  serons  en- 
chantés d'avoir  à  nous  rétracter,  et  aussi  prompts  à  le 
féliciter  qu'il  l'aura  été  à  se  produire. 

Nous  avouons  que,  pour  notre  compte,  le  temps 
nous  a  absolument  mancpié  depuis  un  mois  pour  suivre 
les  théâtres,  la  littérature  et  le  Musée.  Ce  que  nous 
avons  vu,  nous  l'avons  vu  un  peu  par  hasard.  Et  le 
temps  nous  manque  encore  cette  semaine  pour  en 
parler  comme  il  conviendrait. 

Nous  citerons  pourtant  une  bonne  fortune  que  nous 
avons  saisie  au  vol  au  théâtre  de  la  République.  C'est 
VAvcnhiricrCj  pièce  nouvelle  de  M.  Emile  Augier. 
Une  versiiicalion  facile  et  pourtant  colorée,  un  heu- 
reux choix  d'expressions,  un  dialogue  excellent,  une 
langue  accentuée  et  coulante,  alliance  bien  rare  au- 


ARTS  225 

jourd'hui  et  qu'il  a  fallu  conquérir  au  prix  d'un  en- 
gouement exagéré  pour  le  romantisme  et  d'une  réac- 
tion exagérée  contre  le  romantisme  depuis  vingt  ans  ; 
un  ton  comique  très-chaud  et  ne  franchissant  jamais 
la  limite  du  goût,  un  ton  pathétique  très-tendre  ou 
très-passionné  qui  ne  tombe  jamais  dans  le  niais  ou 
qui  ne  s'égare  jamais  dans  le  faux  et  le  forcé,  voilà 
les  qualités  de  style  qui,  au  bout  de  dix  vers,  saisissent 
et  rassurent  dans  la  manière  de  M.  Augier. 

L'action  est  simple  et  sage,  grand  mérite  à  nos 
yeux.  Elle  se  pose  naïvement  comme  une  comédie  de 
Molière,  et  se  comprend  tout  d'abord  :  autre  mérite 
bien  vieux  et  redevenu  bien  nouveau  !  C'est  un  tableau 
d'intérieur,  une  famille  troublée  par  un  de  ces  mal- 
heurs que  tout  le  monde  a  vus,  que  tout  le  monde  peut 
apprécier.  Les  types  sont  connus,  parce  qu'ils  sont 
vrais  et  de  tous  les  temps. 

Peu  à  peu  l'action  se  développe  sans  se  compliquer 
et  l'intérêt  n'a  pas  besoin,  pour  grandir,  de  recruter 
des  figures  inattendues  ou  d'accumuler  des  incidents 
invraisemblables.  Cette  action  suit  le  principe  qui 
nous  a  toujours  paru  le  seul  vrai  ,  le  seul  utile  dans 
l'art  dramatique  ;  c'est-à-dire  que  la  progression  de 
l'intérêt  ne  naît  pas  d'une  suite  de  changements  dans 
la  situation  antérieure  des  personnages,  mais  d'une 
suite  de  modifications  dans  leurs  idées,  dans  leur 
affections,  dans  leur  être  moral  en  un  mot.  On 
s'attache  d'autant  plus  à  leurs  passions  qu'on 
est  moins  distrait  par  leurs  aventures,  et  le  spec- 
tateur aime  à  se  demander  naïvement  à  la  fin  de 
chaque  acte  ce  qu'ils  vont  penser  et  ce  qu'ils 
vont  résoudre.  Il  y  a  là  un  imprévu  et  une  surprise 
beaucoup  plus  saisissants  que  l'attente  de  ces  sur- 
is. 


226      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

prises  du  fait  ,  si  compliquées,  si  brusques,  si  fati- 
gantes et  si  usées  déjà,  grâce  aux  prodigieuses  res- 
sources des  faiseurs  en  renom.  Et  comment  ne  se 
lasserait-on  pas  de  ce  qui  n'a  aucune  signification 
morale  ?  Que  nous  importent  ces  incidents  dra- 
matiques (car  ce  ne  sont  pas  même  des  accidents)  qui 
tombent  du  ciel  comme  des  caprices  de  la  destinée,  et 
qui  pourraient  tout  aussi  bien  arriver  d'une  manière 
que  de  l'autre  ?  On  a  dépensé  souvent,  pour  entre- 
croiser tous  ces  hasards  dans  une  seule  pièce  et  pour 
les  débrouiller  au  dénouement,  plus  de  talent  et  de 
savoir-faire  qu'il  n'en  eût  fallu  pour  faire  cent  actions 
suffisantes  chacune  pour  une  bonne  pièce.  Il  n'y  a 
rien  de  plus  affligeant  (jue  celte  habileté;  c'est  la  dé- 
cadence et  la  mort  de  Tart,  et,  ce  qui  désole,  c'est  que 
ce  sont  de  grands  artistes  qui  ont  travaillé  pendant 
vingt  ans  à  commettre  ce  parricide. 

Dans  la  pièce  dont  nous  rendons  compte,  tout  se 
passe  autrement,  et  l'unité  de  l'action  ne  laisse  pas 
l'action  languir  le  moins  du  monde.  Il  n'y  a  pas  une 
scène  qui  n'ait  sa  raison  d'être.  Le  plan  de  campagne 
des  principaux  personnages  se  fait,  se  défait  et  se 
refait,  non  parce  qu'il  a  plu  à  l'auteur  que  cela  fût  ainsi, 
mais  parce  que  ces  .personnages,  bien  conçus  et  par- 
faitement vrais  et  vivants,  ne  devaient  pas,  ne  pou- 
vaient pas  échapper  à  ces  doutes,  à  ces  irrésolutions, 
à  ces  projets,  à  ces  colères,  à  ces  réactions,  à  ces  dou- 
leurs et  à  ces  résolutions  nouvelles.  Enfin,  c'est  la 
nature  qui  suit  sa  pente  irrésistible,  et  la  fatalité  des 
événements  est  parfaitement  logique. 

Ce  n'est  pas  tout  que  d'avoir  cette  forme  excellente 
et  ces  notions  vraies  de  l'intérêt  dramatique.  Avec  tout 
cela,  on  pourrait  faire  encore  de  mauvaises  pièces,  si. 


ARTS  227 

l'esprit  étant  juste,  le  cœur  était  froid,  sceptique  ou 
haineux.  Mais  comme  cette  comédie  de  VAventurière 
est  bonne,  très-bonne,  très-attachante  et  très-salutaire 
à  entendre^  apparemment  l'auteur  a  beaucoup  de  cœur 
et  de  moralité.  Nous  ne  le  connaissons  pas,  mais  nous 
sommes  sûrs  de  lui.  No,us  ne  lui  dirons  pas,  avec  ce 
ton  paternel  et  pédant  de  la  critique  brevetée  :  «  Con- 
tinuez dans  cette  voie,  mon  cher  monsieur,  nous  vous 
conseillons  de  vous  y  tenir.  Xe  vous  en  détournez  pas, 
et  vous  aurez  notre  estime.  »  Non,  nous  ne  lui  dirons 
pas  de  ces  choses-là  ;  nous  ne  lui  prescrirons  et  ne  lui 
conseillerons  rien.  Nous  sommes  très-nouveaux  et 
très-naïfs  dans  le  métier  de  critiques,  et  nous  ne  cher- 
cherons pas  à  en  faire  accroire.  Nous  sommes  très- 
contents  et  très-attendris,  et  nous  voyons  bien  qu'un 
homme  de  cœur  et  de  talent  ira  droit  son  chemin  sans 
notre  protection.  Nous  ne  conseillons  qu'une  chose, 
c'est  au  public  d'aller  voir  sa  pièce,  d'autant  plus 
qu'elle  est  admirablement  jouée.  Samson  y  est,  comme 
toujours,  un  véritable  maître.  Régnier  y  développe 
un  talent  supérieur,  et  qui  le  place  désormais  au  pre- 
mier rang  des  comiques.  Sa  scène  d'ivresse  est  d'une 
vérité  incomparable.  L'acteur  a  compris  cette  scène 
comme  l'auteur,  c'est-à-dire  qu'il  a  été  aussi  loin  qu'on 
peut  aller  dans  le  réel  et  le  bouffon,  sans  jamais  ou- 
tre-passer  la  mesure  du  goût  de  l'épaisseur  d'un  che- 
veu. La  mesure I  tout  l'art  est  là;  tirer  du  sujet  tout 
ce  qu'il  comporte,  n'en  rien  perdre,  n'en  rien  négli- 
ger, et  ne  jamais  faire  dire,  c'est  trop!  Il  y  a  des  artis- 
tes remarquables,  des  génies  même,  qui  se  perdent 
pour  ne  pas  voir  ce  mince  cheveu  dont  nous  parlons, 
ce  cheveu  qui  sépare  le  sublime  du  ridicule,  le  naïf  du 
niais,  le  gracieux  du  maniéré,  le  plaisant  du  grotesque. 


228       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

qui  tracera  la  limite?  qui  posera  le  cheveu?  qui  défi- 
nira le  goûtf  Le  goût,  c'est  un  grand  mystère,  et  qui 
n'a  pas  de  critérium  palpable.  11  échappe  absolument 
à  l'arbitraire  de  la  critique.  Il  ne  peut  être  jugé  que 
par  lui-même. 

Mademoiselle  Anaïs  aussi  est  un  maître.  Si  on  pou- 
vait désirer  mieux  qu'elle  quand  on  est  sous  le  charme 
do  sa  grâce  accomplie  et  de  son  intelligence  supé- 
rieure, on  s'imaginerait  une  aventurière  un  peu  plus 
accentuée,  un  peu  moins  digne  et  convenable,  bien 
peu  plus,  bien  peu  moins. 

Mademoiselle  Anaïs  ne  peut  pas  donner  à  faux.  Ainsi 
lorsqu'elle  n'atteint  pas  la  limite  du  cheveu,  elle  n'en 
est  séparée  que  par  l'épaisseur  d'un  autre  cheveu. 

L'ouverture  des  représentations  gratuites  du  théâ- 
tre de  la  République  a  eu  lieu  jeudi  avec  tous  les  hon- 
neurs dus  au  peuple.  Le  nouveau  directeur,  M.  Lo- 
ckroy,  aimé  du  public  autrefois  comme  artiste,  ensuite 
comme  auteur  dramatique,  sera  aimé  maintenant  du 
vrai,  du  grand  public,  pour  le  soin  intelligent  et  le 
zèle  qu'il  apporte  à  ces  représentations  patriotiques, 
qu'on  pourrait  appeler  les  fêtes  de  l'esprit.  Le  specta- 
cle a  été  ouvert  par  le  Chant  du  De  part  y  cette  belle 
inspiration  de  Méhul,  devenue  populaire,  et  chantée 
par  les  chœurs  du  Conservatoire.  Un  prologue,  Le  Roi 
attcndy  sorte  de  pastiche  où  l'auteur  a  exprimé  ses 
bonnes  intentions,  en  s'attachant  le  plus  possible  à 
faire  parler  les  maîtres  mis  en  scène  ;  un  chant  patrio- 
tique admirable  de  madame  Pauline  Garcia-Viardot, 
sur  les  paroles  de  Pierre  Dupont,  chanté  largement 
par  Roger;  madame  Rachel  dans  Les  Horaces ;  Pvo" 
vost,  Régnier,  Samson,  mademoiselle  Brohan  dans  Le 
Malade  imaghmirc;  enlin,  Hachel  encore,  Rachel,  su- 


ARTS  229 

blime  cratlitude,  de  geste  et  d'accent  dans  La  Marseil- 
laise, telle  était  la  composition  du  spectacle.  Bien  des 
gens  s'attendaient  à  voir  la  salle  remplie  de  Messieurs. 
a  Les  hommes  du  peuple  vendraient  tous  leurs  billets, 
disait-on.»  D'autres  s'attendaient  à  voir  reparaître  les 
pommes  et  les  cervelas  des  anciennes  représentations 
gratis.  On  se  promettait  de  se  préserver  des  projecti- 
les et  de  s'amuser  des  lazzis  du  peuple.  On  s'est  beau- 
coup trompé,  Dieu  merci,  et  nous  allons  dire  la  vérité. 

Quelques  hommes  du  peuple  ont,  en  effet,  vendu 
leurs  billets.  Ils  en  avaient  le  droit  :  Qui  pourrait  s'in- 
digner sérieusement  de  voir  un  pauvre  père  de  famille 
ne  pas  résister  à  l'offre  de  vingt  ou  trente  francs?  Mais 
il  faut  qu'on  sache  bien  que,  sur  neuf  cents  specta- 
teurs, il  n'y  en  a  pas  cinquante  qui  aient  cédé  à  cette 
tentation.  La  masse  repoussait  avec  énergie  les  bro- 
canteurs, et  ces  réflexions  circulaient  textuellement 
dans  la  foule  :  «  C'est  mal  de  venir  tenter  les  pauvres 
gens;  plaignons  ceux  qui  ne  peuvent  résister;  mais, 
quant  à  nous,  nous  ne  vendrions  pas  nos  places  pour 
cent  mille  francs.  Puisque  la  République  nous  invite 
à  une  fête,  oublions  nos  estomacs  et  secondons  les 
efforts  qu'on  fait  pour  satisfaire  nos  esprits!  »  —  Nous 
voilà  donc  plus  grands  que  les  anciens.  Il  n'est  plus 
question  d'avoir  du  pain  et  des  cirques  ;  on  se  passe 
de  pain  pour  aller  au  spectacle. 

Quant  aux  rumeurs  et  aux  désordres  attendus  par 
certaines  gens,  il  y  a  eu  désappointement  complet. 
Jamais  le  beau  public  des  Italiens  ou  de  l'Opéra  n'a 
écouté,  goûté,  senti,  applaudi  à  propos  comme  les  ou- 
vriers, et  les  ouvriers  de  Paris  savent  le  faire.  Jamais 
nos  grands  artistes  n'ont  trouvé  un  public  plus  sym- 
pathique et  plus  inteUigent.  Il  n'y  a  pas  eu  une  pelure 


280  QUESTIONS    d'art    ET   DE    LITTERATURE 

de  pomme  ou  d'orange  dans  les  loges,  pas  une  parole 
échangée  pendant  les  vers  de  Corneille  ou  la  prose  de 
Molière.  Un  silence  religieux,  une  douceur  de  ma- 
nières, une  délicatesse  d'applaudissements  dont  on 
chercherait  en  vain  l'exemple  ailleurs.  Des  épisodes 
touchants  ont  marqué  cette  solennité  dramatique.  Le 
peuple  s'est  cotisé  pour  ofl'rir  un  bouquet  à  mademoi- 
selle Rachel.  A  la  fin  de  la  Marseillaise^  un  jeune  ou- 
vrier est  monté  sur  la  scène,  et,  lui  présentant  des 
fleurs  (les  dandies  les  jetaient  à  la  figure  des  actrices), 
il  l'a  priée,  au  nom  du  peuple,  de  vouloir  bien  recom- 
mencer le  dernier  couplet.  Les  dandies  crient  bis  d'un 
ton  impérieux  et  habituent  les  femmes  à  regarder  un 
commandement  brutal  comme  un  hommage.  Le  peuple 
regarde  un  comédien  comme  un  homme,  et  une  grande 
actrice  non  pas  seulement  comme  une  femme,  mais 
comme  une  muse.  Le  peuple  est  délicat  et  plus  gen- 
tilhomme que  tous  les  gentilshommes  d'hier. 

A  la  sortie,  le  peuple,  en  acceptant  les  fêtes  de 
l'État,  a  voulu  prouver  qu'il  ne  regardait  pas  ce  noble 
divertissement  comme  une  aumône.  Il  l'a  montré  en 
faisant  l'aumône  lui-même.  Chacun  donnait  son  of- 
frande pour  les  pauvres,  en  disant  :  «  N'oublions  pas 
que  pendant  que  nous  nous  amusions  d'autres  souf- 
fraient! »  Admirable  peuple,  comme  tu  sais  te  venger 
de  ceux  (jui  to  méconnaissent  ! 

8  avril  1848. 


ARTS  281 


II 


THEATRE  DE  L  OPERA 


L'Opéra  a  donné  à  son  tour  une  représentation  na- 
tionale où  le  peuple  a  entendu  le  chef-d'œuvre  d'Auber, 
La  Muette  de  Portici^ei  les  chants  patriotiques  de  notre 
première  révolution .  La  Muette  a  vivement  impres- 
sionné l'auditoire.  Cet  auditoire-là  écoute  à  la  fois  les 
paroles  et  la  musique.  Il  a  raison.  Dans  un  drame  ly- 
rique, s'il  y  a  contre-sens  entre  la  pensée  littéraire  et 
la  pensée  musicale,  l'œuvre  est  manquée  de  part  et 
d'autre.  L'art  est  pour  le  peuple  une  question  de  sen- 
timent, et  son  instinct  arrive  de  primesaut  à  ce  qui  est 
le  but  le  plus  complet  et  le  plus  élevé  de  l'art  ;  c'est 
que,  dans  toutes  les  choses  humaines,  le  point  de  dé- 
part comme  le  point  définitif,  est  le  simple  et  le  vrai. 
Tout  travail  intermédiaire  est  une  suite  de  déviations 
qui  finissent  toujours  par  un  retour  au  principe  de  la 
logique,  ou  une  suite  de  confirmations  successives  du 
principe  même. 

Le  peuple  est,  par  rapport  aux  arts,  comme  un  en- 
fant bien  doué  et  bien  organisé,  qui  ne  connaît  pas  le 
beau,  mais  qui  le  devine,  parce  qu'il  le  porte  en  germe 
en  lui-même.  Il  ne  sait  pas  pourquoi  l'œuvre  est  belle, 
il  ne  la  soupçonne  pas  difficile,  bien  qu'elle  lui  pa- 
raisse mystérieuse.  Mais  elle  l'impressionne  ou  le 
laisse  froid,  selon  qu'elle  est  émanée  du  sentiment  ou 
purement  de  la  science. 


232       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

Qu'on  ne  (îise  donc  pas  que  c'est  une  barbarie  de 
vouloir  associer  ces  prétendus  barbares  aux  grandes 
jouissances  de  l'art.  C'est  calomnier  la  nature  humaine 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  pur.  Il  faut  initier  le  peuple 
comme  on  initie  un  enfant  de  grande  espérance,  objet 
d'une  grande  sollicitude.  Il  ne  faut  lui  donner  que  de 
belles  choses,  et  ne  jamais  croire  qu'il  y  ait  rien  de 
trop  beau  ou  de  trop  sérieux  pour  lui. 

Ce  peuple  de  France,  surtout,  est  né  artiste.  Chez 
nous  l'artisan  n'est  pas  seulement  un  ouvrier;  il  porte 
du  goût,  de  l'harmonie  et  de  l'idéal  dans  les  plus  hum- 
bles travaux  de  l'industrie.  Les  étrangers  le  savent 
bien,  et  les  produits  de  nos  arts  industriels  servent  de 
modèles  dans  toute  l'Europe. 

Artistes,  ouvrez  vos  trésors,  et  ne  vous  méfiez  pas 
des  âmes  où  ils  vont  se  répandre.  Chaque  jour  vous 
serez  surpris  et  charmés  d'avoir  dans  les  masses  un 
élève  collectif,  instrument  aux  innombrables  cordes, 
dont  aucune  ne  sera  muette  au  souffle  de  votre  génie. 
C'est  là  qu'avec  le  temps  vous  trouverez  des  juges 
sûrs  et  des  critiques  impartiaux.  C'est  là  où  vous  ren- 
contrerez des  sympathies  qui  vous  dédommageront 
do  l'injustice  ou  de  l'ingratitude  de  votre  ancien  pu- 
blic. 

13  avril  1848. 


XVII 


PRÉFACE  DES  CONTEURS   OUVRIERS 


GILLAND 


AUX     OUVRIERS 

Lorsque  je  vis  Gilland  pour  la  première  fois,  il  me 
fut  amicalement  présenté  par  le  poëte  Magu,  comme 
son  futur  gendre.  Il  était  à  la  veille  de  l'unir  à  sa  fille 
Félicie,  une  délicate  enfant  de  seize  ans,  blonde,  gaie 
intelligente  et  sensible  comme  son  père.  Elle  apporte 
en  dot,  me  disait  le  vieux  tisserand,  deux  jolis  yeux 
bleus,  une  aiguille  à  coudre,  assez  d'esprit  et  un  bon 
cœur.  Quanta  lui,  ajoutait-il  tout  bas,  en  me  montrant 
Gilland,  c'est  un  gros  capitaliste.  Il  possède  un  grand 
cœur  et  une  belle  intelligence.  Causez  un  peu  avec 
lui,  et  vous  verrez  si  ma  Félicie  ne  fait  pas  un  riche 
mariage.  En  effet,  ces  deux  enfants  n'avaient  rien  que 
leurs  bras,  selon  le  monde,  mais,  devant  Dieu,  ils 
s*apportaient  l'un  à  l'autre  la  vraie  richesse. 


234      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

J'étais,  à  cette  époque,  très-occupé,  ou,  pour 
mieux  dire,  préoccupé  par  trop  de  soins.  J'aurais 
voulu  voir  Gilland  plus  souvent  et  plus  longtemps  : 
mais  lui-même  manquait  de  temps,  et  demeurait 
loin.  Cependant  la  connaissance  fut  bientôt  faite. 
Pardonnez-moi,  amis  et  frères,  de  vous  raconter  un 
détail  qui  ne  sera  point  puéril  à  vos  yeux.  C'était 
un  soir  d'hiver,  entre  chien  et  loup,  comme  on  dit.  Je 
questionnais  Gilland  sur  la  situation  des  ouvriers  des 
faubourgs.  Il  me  parlait  simplement,  dans  un  langage 
correct,  mais  sans  art  et  sans  prétention.  Sa  voix  n'a- 
vait pas  d'éclat,  et,  à  la  lueur  d'un  feu  mourant  dans 
l'âtre,  je  ne  voyais  pas  même  sa  figure.  Il  n'exerçait 
donc  autour  de  lui  aucun  des  prestiges  de  l'éloquence 
habile,  et  il  ne  songeait  même  pas  à  rendre  sa  parole 
insinuante  et  persuasive.  Il  parlait  comme  quelqu'un 
qui  a  le  cœur  plein,  et  qui  pense  tout  haut.  Il  disait 
les  souffrances  du  prolétaire,  l'abandon  des  pauvres 
enfants  au  milieu  de  la  corruption  des  villes,  le  mar- 
tyre de  l'apprentissage,  l'égarement  de  ceux  que  l'in- 
dignation transporte,  le  désespoir  calme  de  ceux  que 
le  malheur  abrutit,  les  mérites  surhumains  de  ceux 
qui  restent  purs  et  résignés  dans  cet  enfer,  enfm  tout 
ce  que  l'homme  dévore  ou  subit  dans  sa  lutte  avec  la 
misère  et  l'oppression.  Tout  cela  n'était  pas  nouveau 
pour  moi,  comme  vous  pouvez  bien  le  croire,  et 
Gilland  ne  m'apprenait  rien.  Je  suis  de  ceux  qui  ont 
eu  la  douleur  de  voir  la  douleur  de  près,  et  j'ai  été 
appelé  à  contempler  tant  de  souffrances  dans  le  cours 
de  ma  vie,  que  si  le  sentiment  de  la  compassion  pou- 
vait s'éteindre  dans  le  cœur  humain,  le  mien  serait 
endurci.  Et,  cependant,  à  mesure  que  Gilland  parlait, 
les  larmes  me  gagnaient,    et  quand  il  fut  parti,  je 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS     235 

pleurai  comme  cela  ne  m'était  pas  arrivé  depuis  long- 
temps. C'était  des  pleurs  amers  et  pourtant  je  me  sen- 
tais plus  de  courage  et  d'espérance  qu'auparavant,  car 
je    me  disais  :  quand  des  hommes   si  sensibles  et  si 
dévoués  naissent  dans  les  rangs  de  la  misère,  de  meil- 
leurs jours  s'approchent.  Le  peuple  jusqu'à  présent 
n'a  pas  senti  son  malheur,   ou  il  ne  l'a  pas  senti  à 
propos  et  comme  il  convient.  Il  l'a  senti  dans  l'abat- 
tement ou  dans  la  colère,  pour  se  laisser  écraser,  ou 
pour  secouer  son  joug,  en  brisant  son  front  avec. 
A  présent  le  peuple  va  prendre  une  voix  pour  se 
plaindre  avec  chaleur,  pour  réclamer  avec  modestie, 
pour  se  venger  en  pardonnant.  Oui,  c'est  la  voix  du 
peuple  que  je  viens  enfin  d'entendre,  c'est  sa  voix 
juste  et  vraie,  ce  n'est  plus  le  cri  de  son  agonie  im- 
puissante, ni  celui  de  sa  fureur  déchaînée  et  meur- 
trière. Ce  n'est  pas  l'accent  enflammé  du  tribun.  Le 
monde  a  entendu  ces  accents,  ils  ont  brisé,  ils  n'ont 
pas  édifié.  Ce  n'est  pas  non  plus  le  chant  prophétique 
de  l'inspiration  qui  élève  des  autels  à  un  Dieu  encore 
irrévélé  au  vulgaire.  Les  poëies  et  les  philosophes 
ont  chanté  ces  hymnes  et  ils  se  sont  perdus  en  mon- 
tant vers  les  cieux.  La  terre  a  été  sourde  et  rien  n'a 
été  renouvelé  parmi  les  hommes.  Mais  cette  voix, 
c'est  celle  de  la  conviction  persuasive,  de   la  raison 
attendrie^  de  la  dignité  humaine,   volontairement  et 
chrétiennement  humble,   mais   d'autant    plus  ferme 
qu'elle  est  plus  douce.  Et  ainsi  je  repris  courage, 
comptant  sur  la  Providence  pour  faire  passer  peu  à 
peu  dans  tous  les  cœurs  ce  beau  et  pur  sentiment 
que,  sans  le  savoir,  un  ouvrier  venait  de  manifester 
dans  quelques  simples  discours  sortis  de  son  âme. 
Et  pourtant  Gilland  n'est  point  un  orateur  et  ne  se 


236       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

pique  pas  de  l'être.  H  parle  hien,  parce  cpi'il  pense 
bien,  parce  qu'il  sent  vivement.  J'ai  peu  rencontré 
d'âmes  aussi  sympathiques  et  aussi  tendrement  dé- 
vouées à  l'humanité  que  la  sienne,  et  je  mets  en  fait 
que  quiconque  l'écoutera  attentivement,  même  avec 
des  préventions  contre  l'homme  et  sa  race,  sera 
vaincu  par  sa  douceur  et  pénétré  de  sa  sincérité. 
C'est  que  Gilland  est  l'homme  de  son  langage,  le  fi- 
dèle observateur  des  vertus  qu'il  enseigne.  Il  n'existe 
pas  de  cœur  plus  pur.  Voilà  ce  qu'avant  tout,  je  vou- 
lais dire  à  ses  frères.  Son  petit  livre  prouvera  qu'il  y 
a  en  lui  de  l'intelligence,  du  talent  et  de  véritables 
instincts  poétiques  ;  mais  il  n'est  point  de  ceux  en  qui 
l'on  peut  séparer  le  talent  de  l'homme.  Non,  Dieu 
merci,  l'intelligence  de  cet  homme-là  c'est  une  belle 
âme,  un  esprit  qui  voit  clair  parce  qu'il  cherche  la 
lumière  en  Dieu,  un  cœur  ouvert  à  tous  et  qui  se  ma- 
nifeste ave<î  chaleur  et  simplicité  par  la  parole,  par 
les  chants,  par  le  travinl  des  bras,  par  le  style,  par  le 
dévouement,  par  l'amitié,  par  l'amour  de  la  famille, 
par  toutes  les  faces  de  son  existence. 

Lorsqu'un  littérateur  de  la  classe  aisée  jette  son 
premier  livre  au  public,  c'est  parfois  sous  le  voile  de 
l'anonyme  ou  du  pseudonyme.  Dans  tous  les  cas,  c'est 
toujours  avec  une  certaine  méfiance  de  soi  ou  du  pu- 
blic. La  modestie  et  la  vanité  trouvent  également  leur 
compte  à  présenter  l'œuvre  en  cachant  la  personne  de 
l'auteur.  Tantôt  c'est  une  mystérieuse  coquetterie, 
tantôt  c'est  une  crainte  excessive  de  la  critique, 
tantôt,  enfin,  c'est  quelque  motif  plus  sérieux  tiré 
d'une  situation  particulière  (|ui  commande  la  réserve. 

En  général,  il  est  réputé  do  mauvais  goût,  dans  les 
mœurs  littéraires  du  beau  monde,  de  parler  de  soi,  et 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      237 

un  débutant  de  ce  monde-là,  qui  laisserait  placer  son 
éloge  personnel  et  le  compte-rendu  de  son  existence 
en  tête  de  son  ouvrage,  ferait  rire  et  non  sans  rai- 
son. 

Mais  les  choses  prennent  un  autre  sens  et  produi- 
sent un  autre  effet  en  se  déplaçant.  Les  usages  du 
peuple  sont  à  la  fois  plus  naïfs  et  plus  sérieux  que 
ceux  de  la  bourgeoisie.  Le  peuple  a  peu  de  temps  à 
perdre,  et  il  ne  veut  pas  se  livrer  à  un  inconnu.  Il  a 
quelque  méfiance  de  cette  chose  excellente  et  funeste, 
attrayante  et  trompeuse,  un  livre  î  II  faut  donc  lui 
présenter  l'auteur,  lui  servir  de  parrain  en  quelque 
sorte,  et  pouvoir  dire  :  «  Lisez-le,  il  est  moral  ;  il  est 
honnête  et  sincère.  Il  écrit  comme  il  pense,  et  il  pense 
ce  qu  il  écrit.  » 

Cet  usage  a  quelque  chose  de  patriarcal  dans  son 
principe,  et  nous  nous  y  conformerons  de  bon  cœur, 
frères  et  amis,  en  vous  racontant  la  vie  de  Gilland.  Il 
me  l'a  racontée  lui-même  dans  cette  manière  simple, 
qui  est  la  meilleure  de  toutes,  et  c'est  pourquoi  je  vous 
transcrirai  ses  propres  paroles. 

«  Je  suis  né  (Gilland,  Jérôme  Pierre)  le  18  août 
»  1815,  à  Sainte-Aulde,  petite  commune  du  départe- 
»  ment  de  Seine-et-Marne.  Mes  aïeux  furent  tous  ber- 
3)  gers  de  père  en  fils.  Je  suis  le  premier  de  la  famille 
»  qui  ait  rompu  la  tradition,  non  que  le  métier  me 
»  déplût  en  lui-même,  au  contraire  :  encore  enfant, 
»  j'en  aimais  l'austérité,  l'isolement  et  la  poésie,  que 
))  je  comprenais  fort  bien.  Mais  il  s'attachait  à  cette 
))  condition  de  mes  parents  une  servitude,  qui  dégé- 
»  nérait  peu  à  peu  en  véritable  esclavage  ;  et  si  jeune 
3)  que  je  fusse,  la  dégradation  humaine  m'a  toujours 
ï>  fait  horreur.  Vous  trouverez  presque  tous  les  dé- 


238         QUESTIONS    D*AHT  ET   DE    LITTERATURE 

»  tails  de  mon  premier  âge,  dans  le  conte  intitulé  les 
»  Avniturcs  (lu  petit  Guillaume  ;  sauf  le  chapitre  de 
»  la  domesticité  chez  les  Anglais,  qui  est  une  fiction, 
D  tout  le  reste  est  de  V histoire. 

»  Mon  éducation  a  été  celle  de  tous  les  enfants 
>  pauvres  des  campagnes,  je  ne  suis  allé  que  trois 
»  hivers  à  l'école  de  mon  village,  et  encore  j'ai  été 
»  forcé  de  la  quitter  pour  le  travail  des  bras,  avant 
»  de  savoir  écrire.  Afin  de  mieux  nous  abrutir,  appa- 
»  remment,  on  nous  apprenait  à  lire  le  latin,  comme 
»  je  fai  dit  dans  mon  conte. 

»  Pendant  cette  étude  absurde,  le  temps  se  passait, 
))  l'âge  du  travail  arrivait  on  quittait  la  classe  et  on 
»  n'y  rentrait  plus.  La  génération  des  hommes  de  mon 
D  âge  doit  pour  cela  bien  des  actions  de  grâce  à  la 
»  mémoire  de  Louis  XVIII,  ce  bon  roi  de  France  et 
1  de  Navarre,  qui  a  tant  souffert  pour  nous  dans  son 
»  exil,  comme  chacun  sait,  et  qui  le  montrait  si  bien 
»  par  sa  figure. 

p  Le  goût  de  la  lecture  me  vint  aussitôt  que  je  pus 
»  comprendre  ce  que  je  lisais .  Mes  pauvres  parents  ne 
»  connaissaient  ni  a  ni  ^  :  mais  j'avais  un  oncle  sabo- 
j>  tier,  qui  possédait  quelques  livres  et  qui  me  les  prô- 
»  tait.  Il  me  les  donna  môme  tous  un  jour,  quand  il  vit 
»  que  j'en  avais  soin  et  que  j'en  faisais  mon  profit. 

»  J'allais  avoir  onze  ans,  et  je  travaillais  déjà  depuis 
»  trois  ans,  lorsque  mon  père  eut  à  la  main  un  mal 
»  0,'aventure  qui  le  força  de  quitter  son  état.  Il  vint  à 
»  Paris,  résolu  à  se  faire  couper  le  bras;  mais,  par 
j>  bonheur,  on  le  guérit.  Nous  étions  six  enfants  à  lui 
j>  demander  du  j)ain.  Il  se  fit  })ortier  pour  nous  en 
»  donner.  En  arrivant  à  Paris,  je  fus  immédiatement 
»  mis  en  apprentissage  chez  un  bijoutier.  Le  métier 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      289 

»  me  convenait  assez,  mais  j'en  rêvais  un  autre. 
»  J'aurais  voulu  être  peintre.  En  faisant  mes  messa- 
»  ges,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  m' arrêter  et  de 
»  m'extasier  devant  les  magasins  de  tableaux  et  de  gra- 
»  vures.  Vous  ne  sauriez  croire  combien  Gérard,  Gros, 
»  Bellangé,  Horace  Vernet  m'ont  valu  de  coups. 

»  A  cet  âge,  avec  les  quelques  pièces  de  pourboire 
»  que  je  recevais  de  temps  en  temps  en  allant  livrer 
»  de  l'ouvrage,  j'achetais  de  ces  petits  livres  à  six  sous 
»  que  l'on  voit  étalés  sur  les  ponts  et  sur  les  murailles. 
»  C'étaient  les  abrégés  de  Robinson,  de  Télémaque,  de 
»  Paul  et  Virginie,  de  la  vie  du  chevalier  Bayard  sans 
»  peur  et  sans  reproche!  Que  cette  devise  me  semblait 
»  belle  1  Et  puis  la  Lampe  merveilleuse,  et  puis  Clau- 
»  dine,  et  puis  Estelle  et  Némorin.  C'était  bien  ;  mais  il 
»  y  avait  aussi  des  histoires  de  Cartouche  et  de  Maii- 
»  drin^  et  nombre  d'autres  histoires  fort  peu  édi- 
»  fiantes,  même  obscènes,  que  l'on  me  vendait  sans 
»  scrupule  et  que  j'achetais  sans  défiance.  On  devrait 
»  mettre  au  pilori  ceux  qui  font  commerce  de  ce  poi- 
»  son  et  qui  le  livrent  à  de  malheureux  enfants. 

»  Ces  dangereuses  lectures,  jointes  au  séjour  de 
»  l'atelier,  aussi  mauvais  alors  qu'aujourd'hui,  trou- 
»  blêrent  mon  esprit  et  je  faillis  me  corrompre  comme 
»  bien  d'autres  que  le  ciel  n'avait  pourtant  pas  faits 
»  méchants.  Mais  vint  l'époque  oii  l'on  vendait  de  grands 
»  ouvrages  par  livraisons.  J'étais  ouvrier  alors,  et  je 
»  souscrivais  à  tout.  Pour  cela,  je  vivais  de  pain  sec 
))  une  partie  de  l'année;  mais  je  lisais,  et  mon  pain 
»  me  paraissait  délicieux.  Ces  lectures  sérieuses  me 
»  faisaient  grand  bien  et  me  ramenaient  peu  à  peu  à 
»  ma  première  nature.  Un  jour  j'ouvris  Jean-Jacques 
»  et  je  fus  tout  à  fait  sauvé. 


240         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

»  Je  pris  dès  lors  la  vie  et  la  verlii  au  sérieux.  Plus 
»  tard  j'eus  encore  quelques  accès  de  doutes  et  de 

>  trouble,  mais  grâce  à  ces  grands  modèles  de  Thu- 
j)  inanité  que  nous  pouvons  invoquer,  depuis  Marc- 
»  Aurèle  jusqu'à  Fénelon ,  depuis  Socrate  jusqu'à 
»  Saint-Vincent-de-Paul,  j'ai  toujours  ramené  ma  vie 
»  au  bien  et  au  vrai.  » 

Ce  que  Gilland  m'a  confié  de  sa  vie  intime  et  des 
atïections  de  son  cœur  est  aussi  pur  et  aussi  bon  que 
sa  vie  intellectuelle.  J'ai  été  frappé  d'une  circonstance 
particulière.  C'est  qu'il  a  aimé  une  femme  égarée  et 
qu'il  a  voulu  la  réhabiliter  par  son  amour.  Ce  sentiment 
où  la  passion  prend  la  forme  de  la  charité  chrétienne, 
et  se  sanctifie  en  ])ro})ortion  de  la  dégradation  de  son 
objet,  a  traversé  le  cœur  de  plusieurs  hommes  de  ce 
temps-ci,  et  y  a  laissé  une  trace  de  douloureuse  pitié. 
Tous  n'ont  pas  eu  le  bonheur  d'arracher  au  mal  la 
malheureuse  proie  de  la  corruption  sociale,  mais,  du 
moins,  presque  tous  ceux  qui  l'ont  tenté  sérieusement 
étaient,  à  ma  connaissance,  des  hommes  d'élite,  soit 
par  le  cœur,  soit  par  l'esprit.  Gilland  échoua  dans  sa 
généreuse  entreprise. 

a  Je  venais,  dit-il,  d'échapper  à  la  conscription, 
s  J'étais  libre.  J'aurais  voulu  me  marier  avec  cette 
9  femme  pour  la  retirer  de  l'abîme,  la  sauver  d'une 
0  vie  (le  turpitude,  car  elle  ne  faisait  que  de  commen- 
»  cer.  Elle  était  si  jeune,  si  frêle  1  en  la  regardant,  il 

>  me  semblait  lire  dans  son  àine  le  remords  et  le  dé- 
»  sespoir.  Je  voulais  lui  donner  mon  nom,  un  nom 
D  honnête  à  la  place  de  son  nom  souillé,  la  réhabiliter 

j»  aux  yeux  des  autres  et  aux  siens.  Elle  était  pâle 

»  Je  me  disais  :  C'est  son  alTreuse  position  qui  la  tor- 
1)  turc,  le  pain  ([u'elle  mange  est  si  amerl 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      241 

»  Mais  avant  de  lui  faire  connaître  mon  amour,  je 
»  voulais  qu'elle  se  purifiât  par  quelque  sainte  action, 
»  et  voici  ce  que  j'imaginai.  Un  de  mes  camarades  ve- 
»  nait  de  partir  soldat;  il  avait  laissé  un  enfant  à  une 
»  pauvre  ouvrière  qui  venait  de  mourir.  Je  voulais 
»  adopter  cet  enfant  pour  le  donner  à  la  malheureuse 
))  que  j'aimais  d'un  amour  à  la  fois  chrétien  et  roma- 
»  nesque;  je  voulais  qu'elle  l'aimât  comme  son  fils, 
»  afin  qu'en  lui  voyant  cet  enfant  dans  les  bras,  tout 
»  le  monde  la  respectât,  comme  je  voulais  la  respecter 
»  moi-même.  Ma  mère  était  ma  confidente.  Je  l'enga- 
»  geais,  en  bonne  âme  qu'elle  était,  à  aller  chercher 
»  l'enfant.  Mais  elle  me  fit  un  doux  sermon.  Elle  me 
»  dit  que  celle  dont  je  voulais  faire  ma  compagne  ne 
»  m'aimerait  pas,  qu'elle  ne  comprendrait  point  mon 
j>  sacrifice,  qu'elle  m'abandonnerait  pour  le  premier 
»  débauché  qui  aurait  de  l'argent  ;  que  le  monde  était 
9  méchant,  que  l'enfant  me  serait  reproché  comme  le 
»  fruit  de  mon  inconduite.  Les  mères  sont  toujours 
»  un  peu  égoïstes  dans  leur  tendre  prévoyance.  La 
»  mienne  parlait  le  langage  de  la  raison,  et  pourtant 
»  elle  pleurait  en  me  grondant,  et  elle  pleure  encore 
j>  lorsqu'elle  raconte  cette  folie  de  ma  jeunesse,  que 
»  je  ne  saurais  me  reprocher.  » 

Force  fut  bien  à  Gilland  d'écouter  sa  mère,  car  la 
pauvre  fille  égarée,  après  avoir  hésité  entre  le  vice  et 
la  vertu,  se  rejeta  dans  l'ivresse  et  partit  avec  un  nou- 
veau riche. 

Après  avoir  oublié,  non  sans  peine,  cette  infortunée, 
Gilland  s'attacha  sérieusement  à  une  ouvrière,  sa 
sœur  de  condition,  sa  compagne  de  labeur. 

....  «  Si  l'on  peut  donner  le  nom  d'Ange  à  quel- 
»  qu'un  pour  exprimer  la  beauté,  la  douceur  et  l'intel- 

14 


242  QUESTIONS    d'art   et   de    LITTERATURE 

»  ligence,  certes  celle-là  le  méritait.  Nous  travaillions 
»  à  côté  l'un  de  l'autre,  presque  dans  le  même  atelier  ; 
»  moi  chez  le  patron,  de  mon  état  de  serrurier  (état 
»  que  j'avais  définitivement  adopté  et  que  j'aime,  quoi- 
»  qu'il  me  fatigue  beaucoup)  ;  elle  chez  la  dame  comme 
;)  couturière.  Nous  nous  aimions  sans  nous  le  dire  et 
»  plus  certains  l'un  de  l'autre  que  si  nous  avions 
»  échangé  des  serments.  Notre  amour  se  manifestait 
»  par  sa  réserve  même.  Cette  jeune  fille  n'avait  que 
»  dix-sept  ans.  Depuis  que  je  l'aimais,  je  travaillais 
))  comme  dix  nègres,  le  jour,  à  mes  serrures,  pour  me 
»  faire  quelques  épargnes  et  pour  acheter  un  ménage, 
j)  la  nuit,  à  l'étude  de  la  grammaire  que  j'apprenais  seul 
))  et  que  je  n'ai  jamais  pu  mener  plus  loin  que  ce  que 
»  vous  voyez.  Pendant  ce  temps,  la  jeune  ouvrière 
j)  travaillait  aussi  de  son  côté  et  avec  des  motifs  sem- 
))  blables  aux  miens.  Pauvre  enfant  !  Elle  succomba 
»  sous  la  faliguc.  Elle  devint  malade,  elle  s'affaiblit, 
j)  elle  languit,  elle  mourut  !  Cette  mort  qui  me  frap- 
»  pait  au  cœur,  aurait  dû  le  fermer  à  jamais  aux  senti- 
»  ments  tendres  ;  mais  j 'étais  né  pour  vivre  de  toutes  les 
»  affections  et  pour  souffrir  de  toutes  les  douleurs. 

1  J*ai  souvent  entendu  dire  que  les  morts  s'oublient 
D  vite.  Quant  à  moi,  mon  souvenir  reste  fidèle  à  ceux 
»  que  j'ai  mis  dans  la  tombe.  Je  voile  aux  regards  in- 
»  différents  le  deuil  que  je  porte,  mais  il  y  a  toujours 
j)  quelque  chose  qui  les  pleure  au  fond  de  mon  àme. 

»  Je  restai  quelque  temps  sous  le  coup  d'un  décou- 
D  ragement  sombre,  d'un  désespoir  qui  tenait  de  l'hé- 
»  bêtement.  Ma  famille  n'en  savait  rien.  Dieu  merci! 
»  Mes  camara<les  ne  me  comprenaient  pas,  et  au  lieu 
1)  de  me  consoler,  ils  m'emmenaient  boire  avec  eux; 
»  mais  le  vin  ne  m'était  d'aucune  ressource,  il  m'a- 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      243 

j)  battait  davantage  et  ne  m'enivrait  pas.  J'y  renonçai 
»  résolument,  honteux  même  d'avoir  espéré  trouver 
»  l'oubli  au  cabaret  et  le  courage  dans  ce  délire  abru- 
»  tissant  que  des  poètes  ont  osé  nous  vanter  comme 
))  le  premier  des  biens.  Le  temps  que  j'avais  passé  à 
»  cet  essai  ne  fut  pourtant  pas  perdu  absolument  pour 
j>  moi.  J'y  observai,  j'y  pénétrai  la  nature  humaine 
j>  que  je  me  serais  laissé  aller  à  mépriser,  à  détester 
»  peut-être,  si  je  n'avais  vu  que  la  surface  grossière. 
»  Plus  curieux  de  la  vérité,  ou  plus  attentif  que  la 
»  plupart  de  mes  compagnons,  je  les  amenais  en  choi- 
jt  sissant  bien  le  moment,  à  s'épancher,  à  me  faire 
9  leur  confession,  à  se  montrer  à  moi  tels  qu'ils 
»  étaient,  et  tels  que  Dieu  nous  voit  tous.  Mes  expéri- 
j>  mentations  me  prouvèrent  ceci  :  que  tous  les  hom- 
»  mes  étaient  malheureux  ;  qu'ils  nourrissaient  tous, 
»  soit  pour  une  cause,  soit  pour  une  autre,  une  grande 
»  tristesse  au-dedans  d'eux-mêmes  ;  que  l'on  découvre 
»  ce  mal  jusque  chez  ceux  qui  le  nient  avec  le  plus 
»  d'obstination  et  de  prétendue  insouciance;  que  leur 
»  misère  morale  dépasse  de  beaucoup  leur  misère  ma- 
»  térielle,  quelque  grande  qu'elle  soit.  Enfin  qu'il  y 
»  avait  un  grand  mal  au  milieu  de  nous  tous,  et  que 
3>  ce  mal  pouvait  se  soulager,  diminuer,  disparaître  I 
»  De  là  au  travail  de  rénovation  morale  que  j'entrepris 
»  comme  fondateur  de  l'Atelier,  il  n'y  avait  plus  qu'un 
»  pas.  Au  moyen  âge,  après  mes  premières  décep- 
»  tiens,  je  me  serais  fait  religieux  indubitablement. 
j>  Je  me  serais  jeté  tout  entier  dans  la  vie  ascétique. 
»  En  ces  temps-ci,  j'ai  visé  sinon  plus  haut,  du  moins 
j)  plus  juste.  J'ai  compris  l'utilité  de  la  vie,  j'ai  eu  en 
»  vue  l'apostolat  de  l'égalité,  et  j'ai  commencé  par 
»  prêcher  d'exemple,  afin  de  donner  plus  de  force  à 


'2ii       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

n  inos  enseignements.  Je  suis  devenu  sage,  sage  rela- 
»  tivement  à  beaucoup  criiommes  auxqut-ls  je  suis  à 
»  môme  de  me  comparer  ;  mais  je  suis  encore  loin 
»  d'atteindre  ce  que  je  voudrais  être,  car  j'ai  toujours 
»  devant  les  yeux  un  idéal  de  perfection  sainte,  que  je 
»  rùve  pour  les  hommes  en  le  cherchant  pour  moi.  » 

Gilland,  en  effet,  consacra  ses  rares  heures  de  loi- 
sir à  la  prédication  fraternelle  d'ami  à  ami,  de  cœur  à 
cœur.  Il  rédigea  dans  VAtelier  quelques  articles  d'une 
touchante  moralité  et  se  lia  avec  l'élite  des  ouvriers 
instruits  de  Paris*.  Il  a  épousé,  ainsi  que  je  l'ai  dit,  ma- 
demoiselle Magu.  «La  connaissance  que  j'avais  faite  du 
»  vieux  poëte  à  notre  village  me  procura,  dit-il,  le  bon- 
))  heur  déposséder  une  compagne  intelligente  et  douce 
»  telle  qu'il  m'en  fallait  une,  et  telle  que  bien  peu 
»  de  gens  peuvent  se  vanter  d'en  posséder.  Vous  con- 
»  naissez  nos  amis,  notre  intérieur.  Noti-e  ménage  est 
»  tel  qu'on  pourrait  le  souhaiter  à  bien  du  monde  dans 
»  notre  malheureuse  société.  Mon  père  et  ma  mère 
»  sont  encore  vivants,  Dieu  merci.  Ils  ne  gagnen 
))  plus  rien,  et  sans  nous  seraient  depuis  longtemps  à 
»  l'hùpilal.  Ei  cela  après  avoir  été  les  plus  honnêtes 
»  gens  et  les  meilleurs  travailleurs  du  monde.  Je 
V  pourrais  vous  citer  d'eux  des  traits  de  probité  et  de 
»  désintéressement  admirables. 

))  J'aurais  pu,  à  une  certaine  époque,  m'établir  et 
»  devenir  maître  à  mon  tour.  Il  m'a  été  plusieurs  fois 
»  olfert  de  l'argent  pour  cela  ;  mais  j'ai  voulu  rester 
»  ouvrier.  J'ai  toujours  pensé  que  l'association  éman- 
»  cipcrait  les  travailleurs,  et  qu'elle  seule  devait  être 
»  soutenue  et  préconisée.  J'y  ai  fait  de  grands  sacri- 

1.   Avpr  Atrirnl  Po^(lip^lie'r  •■■ntr.'  autr<»s. 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      245 

j)  tices.  Après  avoir  prêché,  j'ai  expérimenté.  J'ai 
»  beaucoup  perdu  pour  arriver  à  des  résultats  nuls, 
D  mais  je  n'en  persiste  pas  moins  à  rêver  et  à  deman- 
j)  der  l'association,  et  j'ai  la  certitude  qu'elle  prospè- 
»  rera  tôt  ou  tard.  Plus  que  jamais  je  veux  rester 
»  ouvrier.  Si  j'avais  dix  fois  plus  de  talent  et  de  res- 
»  sources  que  je  n'en  ai,  je  persisterais,  je  tiendrais 
»  d'autant  plus  à  mon  idée,  afm  de  prouver  à  tous  les 
»  vaniteux  égoïstes  que  le  travail  doit  être  sanctifié, 
»  qu'il  élève  et  rend  indépendants  ceux  qui  l'aiment, 
»  et  qu'il  n'est  incompatible  avec  aucune  des  positions 
»  de  notre  société  actuelle.  » 

Voilà  pourtant  l'homme  que  l'esprit  de  parti  et  l'a- 
veuglement populaire  ont  qualifié  de  factieux  et  d'a- 
narchiste ,  et  traité  comme  tel ,  dans  ces  derniers 
temps. 

Après  la  révolution  de  février,  Gilland,  dont  la  mo- 
ralité et  le  caractère  étaient  connus,  reçut  la  mission 
délicate  d'apporter  des  paroles  de  conciliation  au  sein 
des  populations  de  Buzançais,chez  lesquelles  le  récent 
événement  de  la  République  avait  remué  de  tristes  et 
sanglants  souvenirs.  Grâce  à  l'influence  salutaire  qu'il 
sut  exercer,  de  nouveaux  malheurs  furent  évités,  et 
lorsque  les  esprits,  éclairés  par  de  sages  conseils, 
furent  calmés,  Gilland  revint  à  Paris  plus  pauvre  en- 
core qu'il  n'en  était  parti. 

Porté  à  la  candidature  pour  la  députation  dans  le 
département  de  Seine-et-Marne,  il  échoua  avec  plus 
de  vingt  mille  voix.  Il  avait  été  sur  le  point  d'en  réu- 
nir un  plus  grand  nombre  encore,  mais  là,  comme 
partout,  à  la  veille  du  scrutin,  la  réaction  répandit 
soudain  les  bruits  les  plus  absurdes,  les  calomnies  les 
phis  odieuses  :  Gilland  était  un  buveur  de  sang,  un 

14. 


246      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

débauché,  un  mauvais  citoyen,  un  mauvais  père,  un 
mauvais  fils  ;  il  battait  sa  femme,  il  prêchait  le  meur- 
tre et  le  pillaj^e,  etc.  La  réaction  n'a  pa^  fait  de  grands 
frais  d'imagination  dans  ses  intrigues  électorales,  car, 
sur  tous  les  points  de  la  France,  le  même  jour,  à  la 
même  heure,  les  mêmes  calomnies  ont  été  lancées 
contre  les  républicains.  Quant  à  Gilland,  personne  ne 
poiAait  avoir  de  haine  politique  contre  lui,  et  ceux  qui 
s'attachaient  à  le  calomnier  ne  le  connaissaient  même 
j)as.  Mais  c'était  un  homme  du  peuple,  un  homme 
de  progrès,  et  il  ne  fallait  pas  de  ces  hommes-là. 

Gilland  était  rentré  dans  son  faubourg  el  gagnait 
sa  vie  tant  bien  que  mal,  l'ouvrage  n'abondant  plus, 
lorsque  éclatèrent  les  événements  de  Juui.  Au  milieu 
de  la  mêlée,  voyant  le  faubourg  envahi,  sa  maison  me- 
nacée par  les  boulets,  son  rcMe  impossible,  car  il  ne 
pouvait  ni  se  mêler  à  l'insurrection  qu'il  ne  compre- 
nait même  pas,  ni  marcher  contre  ses  frères  égarés, 
il  prit  ses  enfants  dans  ses  bras,  et,  suivi  de  sa  jeune 
femme,  il  sortit  de  Paris,  avec  des  peines  el  des  dan- 
gers extrêmes.  Il  se  rendait  à  Lizy  auprès  de  son 
beau-père,  le  poète  Magu,  auquel  il  voulait  conlier 
les  objets  de  son  affection.  Mais  à  peine  arrivé  à 
Meaux,  des  groupes  de  furieux  s'élancent  sur  lui,  des 
hommes  exaspérés  par  l'horrible  malentendu  qui,  en 
ce  moment,  avait  saisi  la  population  de  vertige  il'un 
bout  de  la  France  à  l'autre,  s'écrient  :  «  Le  voilà,  ce 
républicain,  ce  factieux,  cet  ennemi  de  la  famille  et  de 
la  propriété  !  Il  fuit,  c'est  un  chef  d'insurgés,  ce  ne 
peut  être  qu'un  communiste.  »  On  arrache  ses 
enfants  de  ses  bras,  on  l'insulte,  on  l'aurait  tué  si  la 
garde  nationale  ne  fût  intervenue  et  ne  l'eût  arrêté 
pour  le  sauver.  En  toute  autre  circonstance,  il  eût  été 


PRÉFACE  DES  CONTEURS  OUVRIERS      247 

relâché  le  lendemain.  Mais  il  n'en  fut  point  ainsi.  La 
réaction  qui  sait  si  bien  exploiter  les  évéaements,  ne 
lâcha  point  la  proie  qui  lui  tombait  sous  la  main,  et 
Gilland  dut  s'estimer  heureux  d'être  gardé  cinq  mois 
en  prison  sans  savoir  pourquoi,  et  de  ne  pas  être 
transporté  sans  jugement.  Il  supporta  cette  épreuve 
avec  une  angélique  résignation  et  enfin  il  passa  de- 
vant le  conseil  de  guerre  qui  le  renvoya  acquitté. 
Mais  quel  dédommagement  nos  lois  donnent-elles  à 
l'innocent  qui  a  subi  les  rigueurs  de  l'arrestation  pré- 
ventive? Un  pauvre  ouvrier  est  arraché  à  sa  famille,  à 
son  travail,  sa  femme  reste  sans  protection,  ses  en- 
fants peuvent  mourir  de  faim.  Au  bout  d'une  demi- 
a  nnée  de  captivité,  où  souvent  la  santé  s'est  perdue, 
on  le  met  sur  le  pavé  en  lui  disant  :  «  Allez  en  paix. 
On  s'était  trompé.  » 

Gilland  a  occupé  les  tristes  loisirs  de  sa  prison  à 
revoir  et  à  compléter  une  série  de  contes  populaires 
qu'il  publie  aujourd'hui  dans  le  même  but  d'instruire 
et  de  moraliser  le  peuple,  qui  a  dirigé  toute  sa  vie  : 
écrits  naïfs  et  touchants  oii  se  reflètent  la  clarté  dé*son 
intelligence,  la  poésie  de  ses  instincts  et  la  beauté  de 
son  âme.  Lisez-les,  vous  qui  aimez,  priez  et  souffrez. 
Vous  y  trouverez  de  bons  conseils,  des  consolations 
fraternelles,  et  l'amour  de  l'humanité. 

Nobant.  février  1849. 


XVIII 


LA  COMÉDIE  ITALIENNE 


La  comédie  italienne  est,  pour  ainsi  dire,  le  lien 
qui  unit  notre  théâtre  moderne  au  théâtre  des  anciens. 
Elle  continue,  depuis  les  premiers  temps  du  moyen 
âge  jusqu'au  milieu  du  xvni^  siècle,  la  tradition  des 
improvisateurs  comiques  de  l'antiquité.  Lorsqu'elle 
parvient  en  France,  au  temps  de  Louis  XIV,  à  cette 
perfection ,  présage  certain  de  la  décadence  dans 
toutes  les  formes  de  l'art,  Molière  est  déjà  là  pour  re- 
cueillir son  héritage. 

La  comédie  italienne  ne  se  compose  point,  comme 
notre  théâtre,  de  l'ensemble  des  pièces  écrites  par  les 
meilleurs  auteurs.  Le  répertoire  du  théâtre  italien 
existe  à  peine.  Le  recueil  de  Gherardi,  composé  de 
pièces  écrites  au  xvm^  siècle,  publié  au  moment  où 
les  meilleurs  auteurs  n'existaient  plus,  ne  peut  donner 
qu'une  idée  très-insuffisante  du  genre  qu'il  devait  sau- 
ver de  l'oubli.  Ce  qui  est  original  dans  la  comédie  ita- 


250         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

lienne,  ce  qui  lui  appartient  et  n'appartient  qu'à  elle, 
c'est  la  création  de  ces  types  variés,  dont  l'esprit,  la 
vérité,  le  naturel,  ont  fait  les  délices  de  plusieurs  gé- 
nérations d'hommes.  Aujourd'hui  encore  leur  nom  est 
dans  la  bouche  de  tout  le  monde,  quoiqu'on  ignore 
leur  origine,  leur  histoire,  et  même  leur  caractère  vé- 
ritable. Qui  le  premier  inventa  ces  personnages  sans 
pareils  :  Polichinelle,  Arlequin,  Pantalon,  Isabelle, 
Golombine,  le  Docteur?...  La  généalogie  de  ces  noms 
illustres  est  à  peine  ébauchée.  Personne  cependant  ne 
peut  contester  l'antiquité  de  leur  race.  Quelques-uns 
d'entre  eux  sont  nés  certainement  avant  le  christia- 
nisme ;  ils  ont  traversé  le  moyen  âge  dans  la  voiture 
du  charlatan  ou  sur  les  tréteaux  des  saltimbanques. 
On  les  voit  grandir,  se  perfectionner,  se  transformer 
avec  les  nations  mêmes  qu'ils  réjouissent  de  leurs 
quolibets  et  de  leurs  lazzis. 

Le  plus  ancien  de  tous,  c'est  le  Polichinelle  napo- 
litain. Il  descend  en  ligne  droite  du  Maccus  de  la 
Gampanie,  ou  plutôt  c'est  le  même  personnage» 
Maccus,  en  langue  oste,  signifie  la  même  chose  que 
Pulcinclla  en  italien.  Le  Maccus  antique  ne  figurait 
point  dans  la  comédie  régulière,  mais  dans  ces  espèces 
de  drames  satiritiues  fort  anciens  qui  s'appelaient  atrl- 
laiieSf  du  nom  de  la  ville  iVAtclla,  où  ils  avaient  pris 
naissance.  Une  statue  de  bronze,  retrouvée  à  Home 
en  1727,  ne  peut  laisser  de  doute  sur  l'identité  de 
Maccus  et  de  Polichinelle.  Le  Polichinelle  des  atel- 
Janes  porte,  comme  son  descendant,  deux  énormes 
bosses,  un  nez  crochu  comme  le  bec  d'un  oiseau  de 
proie,  et  de  grosses  chaussures  reliées  sur  le  cou-de- 
pied,  qui  ne  s'éloignent  pas  trop  de  nos  sabots  mo- 
dernes. Il  a  l'air  railleur,  sceptique  et  méchant;  deux 


LA   COMÉDIE    ITALIENNE  251 

boules  d'argent,  placées  aux  coins  de  ses  lèvres,  lui 
agrandissent  la  bouche,  et  donnent  à  sa  physionomie 
quelque  chose  de  bas  et  de  faux,  expression  complè- 
tement étrangère  à  la  tigure  du  Polichinelle  moderne. 
Cette  différence  dans  l'extérieur  des  deux  personnages 
me  paraît  accuser  une  différence  plus  profonde  entre 
les  caractères.  L'acteur  des  anciens  devait  être  quelque 
chose  de  plus  bas,  de  plus  haineux  que  le  Polichinelle 
moderne  :  comique  surtout  par  ses  difformités,  je  me 
ligure  voir  de  lom  une  espèce  de  Thersite  populaire 
aux  prises  avec  l'oppression  de  l'esclavage  et  de  la  lai- 
deur. Polichinelle,  c'est  déjà  la  révolte;  il  est  affreux, 
mais  il  est  terrible,  rigoureux  et  vindicatif  ;  il  n'y  a 
ni  Dieu  ni  diablejqui  le  fasse  trembler  quand  il  tient 
son  gros  bâton.  A  l'aide  de  cet  instrument,  qu'il  pro- 
mène volontiers  sur  les  épaules  de  son  maître  et  sur 
la  nuque  des  officiers  publics,  il  exerce  une  espèce  de 
justice  sommaire  et  individuelle,  qui  venge  le  faible 
des  iniquités  de  la  justice  officielle.  Ce  qui  me  con- 
firme dans  cette  opinion,  c'est  que,  dans  les  farces  na- 
politaines, on  trouve  deux  Polichinelles,  l'un,  bas  et 
niais,  véritable  fils  de  Maccus  ;  l'autre,  hardi,  voleur, 
batailleur,  bohémien,  et  de  création  plus  moderne. 

Les  recherches  de  Ménage  et  de  Louis  Riccoboni 
ont  prouvé  que  le  caractère  et  le  costume  d'Arlequin 
se  retrouvaient  également  dans  la  comédie  de  second 
ordre  des  Romains.  On  appelait  les  acteurs  chargés 
de  ce  personnage,  planîpèdes,  parce  qu'ils  paraissaient 
pieds  nus  sur  la  scène.  Ainsi,  l'Arlequin  moderne  ne 
porte  que  de  légers  chaussons.  —  Comme  les  plani- 
pèdes,  il  a  la  tète  rasée,  et  son  habit  n'est  qu'un  ramas 
de  guenilles  de  toutes  couleurs.  Arlequin  est  Lom- 
bard, de  la  ville  de  Bergame.  —  Jusqu'au  xvii°  siècle, 


252      QUESTIONS  d'aht  et  de  littéhature 

c'était  un  paysan  balourd,  pauvre  valet  d'un  pauvre 
maître,  obligé,  pour  se  vêtir,  de  quêter  les  haillons  du 
voisinage.  Dominique,  qui  succéda  à  Trévelin  dans  ce 
rôle,  transforma  complètement  ce  personnage.  Arle- 
quin devint  spirituel,  fourbe,  rusé,  grand  diseur  de 
bons  mots  ;   et  nous  ne  l'imaginons  pas  autrement  au- 
jourd'hui. —  De  cette  transformation  de  l'Arlequin 
résulta  une  lacune  dans  les  caractères  :  le  personnage 
de  niais  n'existait  plus.  C'est  alors  qu'un  certain  Su- 
reton,  gagiste  de  la  comédie,  s'avisa  d'arranger   le 
costume  du  Polichinelle  napolitain  et  d'en   faire  le 
Pierrot  moderne,  résurrection  d'Arlequins  ignorants. 
Mais  ce  type,  né  en  France,  créé  par  un  Français,  a 
un  caractère  national  et  universel   en  même  temps. 
a  Pierrot  est  un  villageois  railleur  à  la   manière  du 
])aysan,  faisant  volontiers  la  bête,  mais  assez  subtil 
dans  ses  idées,  en  même  temps  qu'il  est  candide  dans 
ses  instincts  et  dans  ses  sentiments;  Pierrot,  le  cousin 
germain  des  Gilles,  est  le  contraste  récréatif,  avec  le 
jargon  des  Prccicuscs  ridicules  et  des  soubrettes  ma- 
drées; ce  n'est  pas  un  paillasse  (pii  fait  la  cabriole, 
c'est  un  grand  raisonneur  (jui  procède  par  questions 
et  embarrasse  l'esprit  des  autres  sans  être  embarrassé 
dans  le   sien  propre.   11  est  logique  dans  la  sphère 
étroite  de  ses  i)ensées,  et  il  pousse  celte  logique  jus- 
qu'à l'absurde,  jusqu'à  l'Hupossible.   Les  objets  exté- 
rieurs l'étonnent  ou  le  fatiguent.  Mais  il  est  artiste  à 
sa  manière,  et  raisonne  du   connu  à  l'inconnu  avec 
cette  liberté  d'esprit  qui  est  le  fait  des  enfants  et  des 
âmes  rustiques.  » 

Arloijuin,  et  Polichinelle  lui-même,  doivent  céder 
l'honneur  de  la  priniogcniture  à  Scapin,  modèle  pri- 
mitif de  tous  les  valets  tle  Molière,  (iclui-ci  est  l'image 


LA    COMEDIE    ITALIENNE  253 

fidèle  de  l'esclave  de  la  comédie  antique.  11  vient  en 
aide  au  fils  dissolu  qui  trompe  et  vole  son  père;  il  se 
tire  des  plus  mauvais  pas  à  force  d'effronterie  et  de 
mensonge.  C'est  le  Dave  de  la  comédie  de  Plante  et 
de  Térence,  emprunté  lui-même  du  théâtre  de  la 
Grèce,  dont  les  Romains  ne  furent  que  les  imitateurs. 

L'étude  des  divers  types  de  la  comédie  italienne, 
de  leurs  nombreuses  transformations,  des  idées  et 
des  sentiments  qu'ils  représentent,  serait  certaine- 
ment la  partie  la  plus  intéressante  d'une  bonne  histoire 
de  la  comédie  italienne.  Mon  dessein  n'est  pas  de  ten- 
ter, pour  aujourd'hui,  une  tâche  aussi  difficile.  J'en  ai 
dit  assez  pour  faire  comprendre  au  lecteur  combien 
des  caractères  qui  s'étaient  ainsi  formés  par  le  travail 
lent  et  sûr  d-'une  longue  suite  de  générations,  devaient 
être  parfaits,  nettement  accusés  ,  et  quel  effet  ils 
étaient  susceptibles  de  produire  quand  ils  étaient 
maniés  par  de  grands  acteurs. 

Or,  fes  grands  acteurs  ne  manquaient  point  à  la  co- 
médie italienne.  On  sait  que,  dans  les  pièces  jouées 
au  théâtre  italien,  l'auteur  n'avait  à  fournir  qu'une  in- 
trigue, l'ordre  dans  lequel  les  scènes  devaient  se  suc- 
céder, et  l'indication  succincte  de  ce  que  les  person- 
nages avaient  à  se  dire.  Les  acteurs  se  chargeaient 
du  reste.  On  conçoit  aisément  qu'un  pareil  système  de 
composition  exigeait  d'excellents  comédiens  et  contri- 
buait singulièrement  au  développement  de  leurs  fa- 
cultés dramatiques.  Quelle  verve,  quelle  connaissance 
de  la  scène,  quelle  présence  d'esprit  ne  fallait-il  pas 
pour  n'être  ni  plat,  ni  exagéré,  pour  amuser  le  public 
de  mots  piquants  placés  à  propos,  pour  s'abandonner 
librement  à  tous  les  caprices  de  l'esprit,  sans  sortir 
de  la  situation,  sans  nuire  au  développement  de  fin- 
ir) 


:i54    QUESTIONS  D  ART  ET  DE  LITTERATURE 

tri^'ue  I  C'était  peu  que  de  se  préparer  à  l'avance  : 
l'acteur,  excité  par  les  rires  et  les  applaudissements 
du  public,  inventait  chaque  jour  des  saillies  inatten- 
dues, qui  obligeaient  son  camarade  à  trouver  sur-le- 
champ  la  répartie.  Quand  on  jette  les  yeux  sur  les 
plus  anciens  canevas  imprimés  de  la  comédie  italienne, 
on  a  peine  à  comprendre  qu'il  ait  existé  des  artistes 
assez  habiles  pour  improviser  le  dialogue  de  scènes 
vaguement  indiquées  en  quelques  mots.  Si  l'on  pro- 
posait aujourd'hui  à  nos  meilleurs  comédiens  déjouer, 
comme  les  Italiens,  le  plus  mince  vaudeville,  sans 
autre  secours  qu'un  scénario  pendu  aux  murailles  du 
théâtre,  derrière  la  coulisse,  ils  n'oseraient  aborder 
une  pareille  entreprise. 

Faut-il  donc  croire  que  tous  les  acteurs  de  la  co- 
médie italienne  fussent  des  hommes  prodigieux?  Ils 
eurent  sans  doute  parmi  eux  quelques  artistes  de 
génie.  Fiorelli,  Dominique,  Bertinazzi,  furent,  à  n'en 
pas  douter,  des  acteurs  inimitables.  Mais  ils  ne  pos- 
sédèrent pas  seuls  ce  don  singulier  d'improviser  tout 
un  rôle  et  de  le  soutenir,  sans  perdre  haleine,  pen- 
dant plusieurs  actes.  Leurs  caramades,  et  ceux  qui  les 
avaient  précédés,  acteurs  souvent  médiocres  et  igno- 
rants, avaient,  sans  posséder  le  môme  génie,  accom- 
pli la  même  tache.  Elle  devait  donc  être  moins  diffi- 
cile qu'elle  ne  paraît  au  premier  abord.  Sans  doute, 
le  genre  de  la  comédie  italienne  offrait  à  l'acteur  des 
ressources  tout  à  fait  étrangères  aux  habitudes  du 
théâtre  moderne.  En  effet,  dans  la  comédie  italienne, 
l'intrigue  change  au  gré  de  l'imagination  de  l'auteur, 
mais  les  caractères  ne  varient  jamais.  Quelle  que  soit 
la  partie  engagée,  Arlecpiin,  Tantalon,  Ginthio,  Isa- 
belle, Golombine,  Balvurdo,  doivent  y  prendre  part. 


LA   COMÉDIE   ITALIENNE  255 

Ces  types,  parfaitemeat  dessinés,  ont  chacun  leur  cos- 
tume, leurs  gestes  traditionnels,  et  même  leur  langue 
particulière  ;  car,  jadis  en  Italie,  et  même  en  France, 
l'Arlequin  parlait  le  bergamasque,  Pantalon  le  véni- 
tien, le  Docteur  le  bolonais,  etc..  Le  même  acteur 
représentait  constamment  le  même  personnage,  et 
s'identifiait  complètement  avec  lui.  Il  léguait  à  son 
successeur  les  formes  de  langage,  les  attitudes,  les 
lazzis  qu'il  avait  appris  de  ses  devanciers.  Chaque 
rôle  était  écrit  d'avance,  pour  ainsi  dire  ;  c'était  l'œu- 
vre du  temps  à  laquelle  les  comédiens  ajoutaient,  de 
génération  en  génération  leurs  inspirations  person- 
nelles. 

Si  Fart  de  jouer  la  comédie  à  l'itaUenne  n'était  point 
un  miracle,  il  demandait  néanmoins  des  talents  supé- 
rieurs, et  la  plupart  des  comédiens  français  ne  les 
ont  point  égalés.  Molière,  auditeur  assidu  et  admira- 
teur fidèle  de  Scaramouche,  s'était  formé  à  l'école  des 
improvisateurs  italiens.  Un  siècle  plus  tard,  la  comé- 
die italienne,  à  son  déclin,  excitait  encore  l'enthou- 
siasme des  hommes^  de  Grimm,  le  critique  ofiiciel  des 
princes  d'Allemagne  :  «  Si  vous  voulez  savoir  quels 
sont  les  meilleurs  acteurs  de  Paris,  je  ne  mommerai 
ni  le  Kain,  ni  mademoiselle  Clairon  ;   mais  je  vous 
enverrai  voir  Camille,  et  l'acteur  qui  joue  ordinaire- 
ment le  rôle  de  Pantalon,  et  vous  direz  :   «  Voilà  des 
»  acteurs  I  » 

La  comédie  improvisée  formait  de  grands  comé- 
diens; elle  développait  de  plus,  dans  les  auteurs,  cer- 
taines qualités  importantes,  quoique  secondaires, 
de  la  composition  dramatique.  Comme  des  caractères 
donnés  à  l'avance  laissaient  peu  de  ressources  aux 
hommes  de  génie  qui  auraient  pu  en  créer  de  nou- 


256      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

veaux,  les  écrivains  tournèrent  toutes  leurs  facultés 
vers  ce  côté  de  l'art  qui  consiste  à  inventer  des  évé- 
nements, à  multiplier  les  situations,  à  les  trouver 
fortes  et  intéressantes.  Aussi  plusieurs  scénarios  ita- 
liens sont-ils  des  modèles  dans  ce  genre. 

Lorsque  la  comédie  régulière  et  la  tragédie  clas- 
sique eurent  pris  possession  de  notre  scène,  on  apprit 
à  dédaigner  le  mérite  de  ces  canevas  et  le  talent  des 
acteurs  qui  les  faisaient  valoir.  Aujourd'hui  que  l'en- 
gouement pour  les  classiques  est  banni  de  toutes  les 
têtes,  on  croit  encore  au  jugement  du  dix-septième 
siècle  sur  les  pièces  de  théâtre  où  l'on  avait  osé  man- 
quer à  la  règle  des  trois  unités.  Bon  nombre  de  gens 
s'imaginent  que  les  comédies  italiennes  n'étaient  que 
des  farces  de  baladins,  des  parents  dont  le  goût  épuré 
de  notre  âge  ne  pourrait  supporter  le  spectacle.  C'est 
une  erreur,  que  la  lecture  attentive  de  quelques  scé- 
narios italiens  suflirait  à  dissiper  ;  la  plupart  de  nos 
vaudevilles  ne  valent  pas  les  bonnes  pièces  de  la 
comédie  italienne.  Bien  souvent  ils  n'en  diffèrent  que 
par  les  noms  des  personnages,  empruntés  de  la  vie 
contemporaine.  Comme  dans  les  comédies  italiennes, 
leur  principal  mérite  consiste  dans  la  manière  dont 
ils  sont  intrigués.  Si  nous  avions  des  auteurs  capables 
de  l'impromptu,  j'imagine  que  ces  pièces  ne  perdraient 
rien  à  être  livrées  en  scénarios  aux  comédiens,  et  que 
le  public  prendrait  encore  plaisir  aux  vivacités  impré- 
vues d'un  dialogue  improvisé. 

Juin  1852. 


•XIX 


BOUQUETS  DE  MARGUERITES 

PAR 

CHARLES  PONGY 


Séduit  par  les  lieds  de  Goethe,  Charles  Poney,  après 
en  avoir  traduit  et  imité  quelques-uns,  a  laissé  courir 
sa  fantaisie  dans  ce  livre.  Il  a  composé  une  série  de 
pièces  qu'on  peut,  qu'on  doit  hre,  comme  un  poëme 
complet.  C'est  une  heureuse  idée  qu'il  a  eue  de  ratta- 
cher ainsi  chaque  perle  au  collier,  et  c'est  grâce  à  ce 
procédé  qu'on  peut  lire  son  volume  sans  interruption 
et  sans  fatigue,  comme  on  lit  un  beau  roman  de  cœur. 

En  général,  quelque  belles  que  soient  les  pièces 
d'un  recueil  de  poésies,  l'absence  de  lien  entre  elles 
produit  une  lassitude  étrange.  On  n'a  pas  plus  tôt  pris 
goût  à  un  sujet  qu'il  faut  passer  à  un  autre.  Et  il  en 
coûte  d'entrer  ainsi  à  chaque  page  dans  un  nouveau 
point  de  vue  pour  les  yeux,  l'esprit  ou  l'imagination. 
C'est  peut-être  ce  qui  explique  la  défaveur  où  est  tom- 


258      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

bée  la  poésie  proprement  dite  dans  la  consommation 
publicpje.  Ces  élans  isolés,  cette  prodipralité  descrip- 
tive, ces  rêveries  vagues  que  chacun  s'est  cru  en  droit 
de  rimer,  sont  devenus  à  la  longue  ou  monotones,  ou 
chatoyants  à  l'excès. 

L'esprit  positif  du  moment  veut  que  la  pensée  se 
fixe  et  s'individualise.  On  a  tant  écrit,  on  a  tant  lu 
d'œuvres  où  la  forme  l'emporte  sur  le  fond,  qu'on  en 
est  fort  rassasié.  La  forme  a  gagné  à  cet  abus.  Elle 
s'est  répandue,  elle  est  devenue  accessible  à  un  très- 
grand  nombre  d'adeptes.  Il  faut  en  savoir  gré  aux  maî- 
tres, car  c'est  là  un  progrès  réel.  Mais  enfin,  nous 
avons  tous  bu  comme  des  éponges  à  ces  sources  abon- 

\i  dantes,  et  voilà  que  nous  n'avons  plus  soif. 
\  Pourquoi  s'est-on  moins  lassé  du  roman  et  du  théâ- 
tre, malgré  l'abus  qu'on  a  fait  aussi  de  cette  denrée  ? 
C'est  que,  bon  ou  mauvais,  le  roman,  dans  les  livres 
ou  sur  la  scène,  est  une  histoire  de  l'homme.  Impos- 
sible ou  vraisemblable,  intéressant  ou  révoltant,  c'est 
quelque  chose  qui  veut  ressembler  ou  qui  ressemble 
à  sa  vie,  et  chacun  de  nous  lit  cela,  un  peu  comme  les 
j  malades  qui  cherchent  l'analyse  et  la  description  de 
leurs  maux  réels  ou  imaginaires  dans  les  livres  de 

nJ  médecine. 

^  Le  poëte  purement  lyrique  est  un  type  trop  isolé  et 
souvent  insaisissable.  Ce  n'est  plus  personne,  parce 
que  c'est  trop  tout  le  monde.  Il  admire  le  ciel,  les 
fleurs,  les  étoiles  ;  nous  pouvons  tous  en  faire  autant. 
Il  les  chante  parfois  mieux  que  nous  ne  saurions  les 
chanter;  soiti  Mais  nous  avons  tous,  à  tort  ou  à  rai- 
son, la  prétention  de  sentir  les  beautés  de  la  nature, 
et  cette  faculté,  si  répandue,  ne  nous  semble  plus 
constituer  une  puissance  particulière  suffisante  pour 


BOUQUETS  DE  MARGUERITES         259 

exciter  notre  curiosité  blasée,  pour  éveiller  notre  sym- 
pathie avare  ou  paresseuse. 

Qui  donc  lirait  aujourd'hui,  avec  le  respect  et  l'in- 
térêt qu'elles  méritent,  les  Méditations^  les  Harmo- 
nies, les  Odes  et  Ballades^  toutes  ces  belles  choses  qui 
nous  ont  passionnés  hier,  si  elles  nous  apparaissaient 
pour  la  première  fois  après  les  innombrables  imita- 
tions de  l'école?  Sans  doute,  les  lettrés  y  reconnaî- 
traient la  main  des  maîtres  ;  mais  le  public,  hélas  I  ne 
voudrait  peut-être  pas  savoir  que  cela  existe.  II  dirait 
brutalement  au  volume  :  «  Description,  que  me  veux- 
tu?  Rêverie,  oii  veux-tu  que  je  prenne  le  temps  de  te 
suivre  ?  Extase,  où  veux-tu  que  je  trouve  l'état  de 
rame  oij  je  peux  te  ressentir  ?  Méditation,  sur  quels 
sujets  prétends-tu  que  je  m'absorbe?  »  Pauvre  public 
que  nous  sommes,  nous  vivons  trop,  nous  n'avons 
plus  le  loisir  d'exister! 

Et  les  poètes,  les  maîtres  eux-mêmes,  pourraient- 
ils  recommencer  leur  phase  de  pur  lyrisme?  Non!  ils 
sont  hommes  comme  n.ouS;,  ils  vivent,  ils  s'agitent, 
ils  souffrent  ou  réfléchissent,  ils  ne  rêvent  plus.  C'est 
ce  qui  est  arrivé  à  Charles  Poney.  A  son  insu  peut- 
être,  et  sans  grande  préméditation,  il  a  fait,  d'un  re- 
cueil de  poésies  détachées,  une  histoire  individuelle. 
Une  passion  a  dominé  son  caprice.  Elle  a  commencé 
avec  l'œuvre  par  un  sentiment  vif,  jeune  et  riant.  Elle 
est  devenue  une  ivresse,  puis  elle  s'est  faite  violente, 
douloureuse,  désespérée.  Chaque  phase  de  cette  pas- 
sion est  devenue  un  chant  du  poëme,  un  chapitre  du 
roman,  un  acte  du  drame.  Fiction  de  poète,  ou  dou- 
leur d'homme,  peu  importe  :  le  cri  de  l'âme  s'est 
exhalé,  et  le  volume  de  vers,  c'est  l'histoire  saisis- 
sante d'un  cœur  brisé. 


260  QUESTIONS    d'art    ET   UE    LITTÉRATURE 

J'ai  dit  un  roman  et  un  drame.  C'est  plutôt  un 
drame  ;  un  drame  à  deux  personnages,  rendu  par  un 
monologue  ardent,  passionné,  hardi  dans  le  délire  du 
bonheur  et  de  la  colère,  souvent  admirable,  toujours 
vrai,  et  tout  à  fait  déchirant  à  la  fm.  En  un  mot,  et 
c'est  une  chose  rare,  on  est  ému  jusqu'au  fond  des 
entrailles  en  fermant  ce  livre  au  titre  modeste  et  quel- 
que peu  sournois,,  et  on  songe  moins  à  dire  :  «  Voilà 
de  beaux  vers,  »  qu'à  s'écrier  :  «  Voilà  une  terrible 
passion!  » 

Il  faudrait  en  faire  l'analyse;  mais  c'est  froid,  une 
analyse  en  prose.  C'est  impuissant  à  communiquer 
l'émotion  que,  cette  fois,  la  forme  sait  tirer  du  sujet. 
J'aime  mieux  en  indiquera  la  hâte  le  résumé,  en  pre- 
nant quelques  vers  un  peu  partout  et  comme  au  ha- 
sard, mais  en  suivant,  dans  l'ordre  des  divers  mor- 
ceaux, la  progression  de  la  passion  sentie.  On  se  fera 
au  moins  une  idée  de  cette  manière  nouvelle,  qui  est 
un  immense  progrès  dans  le  talent  de  Poney,  et  je 
crois  que  le  meilleur  éloge  à  lui  donner  n'est  pas  tant 
d'approuver  que  de  j)rouver. 

Dans  la  première  partie  : 

Qu'as-tu,  mon  pauvre  cœur?  Quoi  donc  t'oppresse  ainsi l 

Quelle  vie  étrange  et  nouvelle! 
Pourquoi  tant  de  langrueur,  de  trouble  et  de  souci? 
Quoi  !  l'avoir  vue  à  peine  et  te  rendre  à  merci, 
Esclave  d'un  amour  avant  qu'il  se  révèle! 


Enfant,  quand  sous  mon  toit  je  io  dis  de  me  suivre. 
Tu  réponds  qu'il  te  faut  la  liberté  pour  vivre! 


BOUQUETS  DE  MARGUERITES         261 

Comme  la  fleur  des  bois  que  mon  jardin  abrite, 
Sous  mon  toit,  sur  mon  sein,  fleuris,  ô  Marguerite  l 
Comme  elle,  à  mes  baisers,  fleurira  ta  beauté. 
Viens,  le  cœur  vit  d'amour  plus  que  de  liberté  ! 


Maintenant  nous  avons  du  bonheur  jusqu'à  l'aube, 
Jusqu'à  l'heure  où  le  jour  à  tes  yeux  me  dérobe, 
Et  que  le  long  des  murs  je  fuis  comme  un  voleur. 


...  Vous  rêviez  d'amour  lorsque  je  vous  vis; 
Alors  vos  beaux  yeux  dont  l'éclat  m'inspire. 
Levés  sur  les  miens,  semblèrent  me  dire  : 
«  Suis-moi,  mon  poëte,  »  et  je  vous  suivis. 


Depuis  ce  beau  jour,  enfant,  je  vous  aime 
Autant  qu'ici-bas  cœur  peut  aimer. 


0  muses  1  vous  m'avez  fait  un  destin  bien  doux 
J'ai  des  ailes  aux  pieds,  la  vie  en  moi  palpite! 


Dans  la  deuxième  partie  : 


Ohî  si  je  la  perdais,  l'ange  de  mes  tendresses! 
Dont  le  sourire  d'or  éclaire  tout  en  moi  ! 
Quelque  heureux  que  je  sois,  toujours  à  mes  ivresses 
Se  mêle  cet  effroi  î 


0  dieux,  qui  savez  tout!  si  l'amour  qui  m'engage 
Doit  être  un  jour  trahi 


Oh!  oui,  je  le  déplore;  oui,  j'ai  mal  fait  sans  doute 
D'écrire  un  jour  plus  tôt  que  vous  ne  l'attendiez  ; 

15. 


262      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

Ma  le'tre  impatiente  a  dévoré  la  route, 

Ainsi  que  l'eussent  fait  et  mon  cœur  et  mes  pieds! 

Vosdoijis  crispés  l'ont  mise  en  lambeaux  sans  la  lire 
C'est  moi,  moi  tout  entier  qu'ainsi  vous  déchiriez. 
Puis,  votre  cœur  injuste,  hélas!  jusqu'au  délire, 
M'a  maudit!,..  Qui  m'eût  dit  que  vous  me  maudiriez! 


Maudissez-moi  toujours,  je  vous  ai  trop  aimée. 
Et  mes  pleurs  en  font  foi  !  Vous  m'en  punissez  bien 
Mais  toute  la  rigueur  dont  vous  êtes  armée 
Prouvera  votre  tort  encor  plus  que  le  mien. 

Vous  le  voulez!  adieu!  vous  n'avez  plus  d'amant. 
Hélas!  c'est  donc  bien  doux  de  trahir  un  serment? 


Si  quelque  amour  nouveau  vers  d'autres  bras  m'entraîne, 
Je  veux  qu'on  puisse  dire,  en  voyant  cette  chaîne  : 
Ce  cœur,  qu'on  croyait  libre,  appartient  à  quelqu'un! 


Arrière,  arrière,  amour,  désir  inassouvi, 
Songe-creux  dévorant,  bulle  qu'un  souffle  crève. 
Mon  cœur,  que  tu  brisas,  t'oublie  enfin.    .   .   . 


Qu'as-tu  donc  fait  pour  être  ainsi  repoussé  d'elle, 
O  mon  naïf  et  noble  amour? 


Il  n'est  plus  (lo  retour  possible  vers  cette  ange  I 

Du  haut  de  mon  rêv<<  enehant^^, 
.Te  suis  tombé  mourant  dans  les  plenrs  et  la  fange. 
Mais  Dieu,  que  j'oubliais,  m'en  retire  et  m'en  venge. 
Elle  a  brisé  mon  cœur  :  il  brise  sa  beauté. 


BOUQUETS  DÉ  MARGUERITES         263 

Vainement  sa  prière  invoque  le  Dieu  juste, 

Dieu  n'exauce  pas  les  ingrats. 
n  a  mis,  comme  im  ver  dans  le  cœur  de  l'arbuste, 
Le  remords  dans  son  sein,  et  mon  amour  robuste 
Contre  son  désespoir  ne  lui  tend  plus  les  bras. 


Te  voilà  laide  enfin,  laide,  ô  ma  bien-aimée, 
Autant  que  je  suis  triste,  autant  que  je  suis  lasî 


Oh  !  cet  amour  sans  fin  dont  je  brûle  pour  elle. 
Ne  pouvez-vous,  Seigneur,  de  mon  cœur  l'arracher? 


Oubliez  donc,  Seigneur,  que  j'allais  la  maudire; 
N'exaucez  pas  mon  vœu,  laissez-moi  mon  tourment. 


Je  n'ai  de  goût  à  rien.  Je  ne  vis  que  d'amour. 
Oh!  dans  mon  sein  brisé,  qui  le  chante  ou  le  pleure, 
Que  ne  peut-il  mourir  avant  que  je  ne  nieure. 
Ce  poëme  éternel,  ce  poëme  d'un  jour  ! 

Ainsi,  l'aimer  sans  fin,  voilà  ma  destinée  ; 
Il  faut  à  mes  poumons  l'air  qu'elle  a  respiré. 
Quand  je  ne  la  vois  pas,  le  soir,  tout  éploré, 
Je  dis  comme  Titus  :  J'ai  perdu  ma  journée  ! 

0  ma  jeunesse  en  fleur,  effeuillée  en  ses  bras! 
Oh  !  ses  baisers  que  m'ont  volé  de  plus  habiles  ! 
Et  vous,  âpres  soucis,  désespoirs  immobiles. 
D'où  vient  qu'aussi  le  temps  ne  vous  emporte  pas! 

Idéal,  idéal  !  homicide  chimère  ! 
Dans  la  foule  pour  toi  j'ai  toujours  vécu  seul; 
Seul  comme  je  l'étais  dans  le  sein  de  ma  mère, 
Comme  je  le  serai  bientôt  dans  un  linceul. 


264       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

—  Ton  secret,  je  l'ai  su,  sans  doute  avant  de  naître, 
Mais  jamais  dans  un  homme  il  ne  s'est  incarné. 
Si  ce  n'est  qu'au  tombeau  que  je  dois  te  connaître, 
Idéal,  idéal,  pourquoi  donc  suis-je  né? 


Quel  oiseau  de  malheur  plane  ainsi  sur  nos  tètes? 
Quel  vent  effeuille,  ô  Dieu  l  les  roses  de  nos  fét€S? 

Pourquoi  tant  de  sueurs,  pourquoi  tant  de  misères? 

Tant  d'affreux  désespoirs,  tant  d'immondes  ulcères, 

Tant  de  pervers  instincts,  et  tant  d'affliction? 

Pourquoi  le  mal,  enfin?  dans  ton  œuvre  immortelle. 

En  est-ce  ainsi  partout?  ou  la  terre  n'est-elle 

Rien  que  l'arrière-faix  de  la  création? 

Comment  l'aimerons-nous,  puisqu'il  faut  qu'à  chaque  heure. 

Nous  pleurions  sur  quelqu'un,  ou  que  sur  nous  on  pleure? 

Qui  de  nous,  désormais,  la  truelle  à  la  main. 

Viendra  pour  l'avenir  bâtir  sur  cette  argile. 

Si  le  sol  sous  nos  pieds  est  toujours  plus  fragile, 

Si  l'œuvre  et  l'ouvrier  n'ont  pas  de  lendemain? 


Sa  victoire  sur  moi  fut  complète,  absolue, 
Tout  ce  qui  n'était  pas  elle  fut  oublié; 
Et  dès  que  mon  amour  pour  reine  l'eut  élue, 
Mon  sort,  docile  esclave,  à  son  sort  fut  lié. 
A  ses  divins  baisers  je  suspendis  mes  lè\Te8; 
Mais  je  ne  croyais  pas  qu'une  telle  liqueur 
Put  allumer  en  moi  de  si  terribles  fièvres 
Ni  que  ce  feu  si  doux  piit  consumer  mon  cœur. 


Un  jour,  tout  cet  amour,  en  ime  étrange  haine 
S'est  transforme  :  pourquoi? 

Non,  non!  ce  n'est  pas  moit  j'en  atteste  mes  larmes f 
Mou  dégoût  Uâ  la  vie  et  mou  louj;  dobespoir, 


BOUQUETS  DE  MARGUERITES         265 

Le  culte  douloureux  que  je  voue  à  ses  charmes, 
Et  le  trouble  mortel  que  j'éprouve  à  la  voir. 


J'ai  vainement  cherché  le  mot  de  ce  mystère; 
Mon  cœur  n'a  rien  trouvé  qu'il  dût  se  reprocher. 
Oh!  cet  affreux  néant  des  choses  de  la  terre 
Prouve  bien  qu'à  Dieu  seul  l'homme  doit  s'attacher! 


Poëte  malgré  moi,  je  sais  qu'à  ses  merveilles 
Je  ne  puis  pas  fermer  mes  yeux  et  mes  oreilles, 
Que  cet  adieu  n'est  pas  absolu;  mais  je  sens 
Qu'elles  n'ont  plus  pour  moi  des  attraits  si  puissants, 
Et  qu'il  faut  qu'à  mon  cœur  un  cœur  aimé  réponde, 
Pour  qu'il  s'enthousiasme  au  spectacle  du  monde. 
L'homme  seul  ne  vit  pas  t  Dans  son  isolement 
Comme  dans  un  cachot  il  s'éteint  lentement. 
Si  robuste  qu'on  soit,  la  solitude  tue, 
Et  la  création  n'est  plus  qu'une  statue. 
Qu'en  froid  admirateur  nous  allons  visiter, 
Mais  que  notre  cœur  mort  ne  sent  plus  palpiter. 


J'accomplis  à  cette  heure  un  sacrifice  immense. 
Il  le  fauti  Cette  lutte  engendrait  la  démence!... 

Si  mon  amour  s'était  en  haine  transformé, 
J'aurais  beaucoup  haï,  car  j'ai  beaucoup  aimél 

J'ai  préféré  toujours  vous  aimer,  ô  mon  angel 
Mais  en  moi  cet  amour  se  modifie  et  change  : 
Dieu  l'apaise  et  l'empreint  d'une  chaste  douceur; 
Vous  étiez  mon  amante,  et  vous  serez  ma  sœur. 


Il  est  bien  difficile  que  de  si  courts  fragments  com- 
muniquent l'émotion  du  livre.  Ils  donnent  pourtant 
ridée  du  fond  et  de  la  forme.  Disciple  des  lyriques 
modernes,  Poney  s'est  assimilé  les  qualités  et  les  dé* 


266      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

fauts  de  cette  brillante  école  dans  la  première  phase 
de  son  talent  ;  mais  chacune  de  ses  publications  at- 
teste un  combat  contre  lui-même. 

Porté  à  l'abus  des  images  et  au  clinquant  de  la 
forme,  chaque  pas  de  sa  muse  a  été  une  victoire  dis- 
putée à  la  fantaisie  par  la  volonté  du  vrai  et  l'amour 
du  beau.  Son  horizon  rétrospectif  s'est  agrandi,  et  il 
nous  paraît  certain  que,  dans  ces  derniers  temps,  sans 
déserter  le  culte  des  romantiques,  il  a  compris  mieux 
qu'il  n'avait  encore  fait  les  richesses  du  passé.  Peut- 
être  a-t-il  relu  le  doux  Pétrarque  avec  attendrisse- 
ment ;  peut-être  a-t-il  médité  avec  effroi  et  douleur  sur 
l'amour  du  misanthrope  Alceste  ;  peut-être  s'est-il 
senti  grandir  et  brûler  en  s'essayant  à  traduire  les 
chants  de  la  jeunesse  de  Goethe;  peut-être  encore 
n'a-t-il  rien  fait  de  tout  cela  ;  peut-être  a-t-il  tout  sim- 
plement ressenti  les  douleurs  qu'il  exprime.  Mais  alors 
nos  grands  classiques  d'autrefois  sont  donc  bien  vrais, 
puisque  l'émotion  \Taie  donne  à  la  couleur  des  vers 
que  j'ai  cités  un  air  de  vague  parenté  avec  leur  ma- 
nière, qu'on  ne  s'attendait  certes  pas  à  trouver  dans 
celle  du  romantique  et  méridional  Poney. 

Il  n'est  pas  besoin  de  rappclordésormais  que  Poney 
est  né  ouvrier  ;  qu'il  a  été  privé  d'éducation  première  ; 
qu'il  n'a  appris  qu'à  manier  la  truelle,  et  qu'il  a  tout 
deviné,  tout  découvert,  tout  inventé  dans  sa  propre 
poésie  avant  de  savoir  lire,  c'est-cà-dire  juger,  compa- 
rer et  apprécier.  Aujourd'hui,  c'est  un  lettré  qui  n'a 
plus  besoin  d'excuses  et  qui  ne  s'abrite  plus  derrière 
son  titre  de  maçon  pour  réclamer  l'indulgence. 

On  peut  être  sévère  avec  lui.  Il  connaît  et  manie  la 
langue  comme  n'importe  quel  ciseleur  littéraire.  C'est 
tout  au  plus  s'il  aurait  le  droit,  en  abordant  le  public 


BOUQUETS  DE  MARGUERITES         267 

parisien,  de  demander  grâce  pour  cet  accent  de  la 
Méditerranée  qui  laisse  parfois  son  empreinte  sur 
quelques  rimes  plus  fidèles  pour  l'œil  que  pour  l'o- 
reille. Parfois  aussi  la  musique  de  ses  chants  paraît 
un  peu  dure,  un  peu  ronflante,  et  la  recherche  des 
images  sent  le  voisinage  de  l'Italie,  la  terre  du  con- 
cetto. 

Défauts  et  qualités,  tout  a  son  cachet  et  sa  valeur 
dans  ce  talent  vigoureux  et  jeune  qui  a  devant  lui, 
nous  le  croyons,  un  grand  avenir.  Cette  voix  restera 
sur  les  rivages  du  Midi  comme  un  écho  des  brises  et 
des  tempêtes  d'une  mer  à  la  fois  riante  et  fougueuse. 
Que  ses  compatriotes  soient  fiers  de  l'entendre,  car 
Poney  eût  marché  plus  vite  comme  renommée  au 
centre  des  arts  et  du  mouvement  des  idées  ;  mais  son 
âme  eût  peut-être  perdu  de  son  énergie  et  de  sa  sim- 
plicité ;  et  pour  être  laborieux,  son  essor  ne  sera  que 
plus  vaste.  / 

Un  travail  manuel,  âpre  et  absorbant,  a  retardé  sans 
doute  les  progrès  de  son  art.  Un  peu  plus  de  doux 
loisir  lui  était  dû  par  la  providence  humaine,  mais  il 
vaincra  tout  avec  l'aide  de  Dieu,  avec  ou  sans  celle 
des  hommes.  Il  est  de  la  vraie  race  des  poètes,  dont 
le  destin  est  de  grandir  dans  la  souffrance. 


Nûhant,  29  décembre  1854. 


XX 

PRÉFACE  DE: 
LE  MONDE  DES  PAPILLONS 

MAURICE    SAND 


Ce  petit  ouvrage  est,  en  résumé,  sous  forme  de 
conversation  et,  sous  prétexte  de  promenade,  un  ma- 
nuel et  un  index,  au  moyen  duquel  on  peut  entrer,  en 
deux  heures  de  lecture,  dans  le  plus  joli  des  mondes 
animés,  le  monde  des  papillons,  oii  l'auteur  prétend 
avoir  été  initié,  en  deux  jours,  à  tous  les  mystères. 

La  chose  est  possible  si  l'on  a  beaucoup  de  mémoire, 
et  l'auteur  prétend  encore  que  la  mémoire  vient 
comme  d'elle-même  avec  le  goût  que  l'on  prend  pour 
une  étude. 

L'auteur,  épris  de  cette  spécialité,  a  voulu  en  faci- 
liter l'accès  à  quiconque  en  sentirait  le  goût.  Cela  est 
naturel. 

On  ne  lit  pas  les  méthodes  :  on  les  étudie  et  on  les 
consulte.  En  général,  les  ouvrages  spéciaux  ne  se 


270  QUESTIONS   d'art    ET    DE    LITTERATURE 

recommandent  à  la  généralité  des  lecteurs  que  par  les 
chapitres  qui  en  résument  l'aperçu  général. 

D'excellents  ouvrages  ont  été  publiés  sur  le  monde 
des  lépidoptères;  mais,  entre  ceux  qui  remplissent 
d'études  assidues  plusieurs  années  de  la  vie  des  ama- 
teurs sérieux,  et  ceux  qui  amusent  les  enfants  pendant 
une  saison  de  vacances,  il  y  a  un  vide.  L'auteur  l'a  senti 
en  le  traversant.  Il  Ta  rempli  pour  son  usage  propre  et 
par  sa  propre  expérience,  comme  il  a  pu,  et,  après  en 
être  sorti,  il  a  voulu  le  combler,  dit-il,  par  un  de  ces 
ouvrages  faciles  et  courts,  que  non-seulement  tout  le 
monde  peut  comprendre,  mais  que  tout  le  monde  peut 
se  procurer. 

En  effet,  le  goût  des  papillons  exige  une  certaine 
aisance  et  beaucoup  de  loisirs.  Les  livres  à  gravures 
coloriées  sont  d'un  prix  élevé,  les  livres  sans  gravu- 
res ne  suffisent  pas.  Les  papillons  desséchés  et  pré- 
parés qui  peuvent  servir  de  types,  sont  une  denrée 
plus  chère  que  ne  se  l'imaginent  les  gens  frivoles 
(ainsi  parlent  les  amateurs),  qui  ne  les  connaissent 
que  pour  les  avoir  vus  voler  dans  les  jardins. 

Il  est  rare  qu'un  jeune  homme  occupé  à  faire  son 
éducation,  ait  le  temps  de  suivre  une  étude  si  minu- 
tieuse, si  étendue,  et  qui  ne  peut  être  intéressante 
qu'à  la  campagne.  Il  est  rare  qu'un  petit  propriétaire 
assujetti  à  la  vie  des  champs,  ait  le  superflu  sans  lequel 
on  ne  peut  se  procurer  des  ouvrages  de  six  ou  huit 
cents  francs. 

L'entomologie,  et  même  cette  simple  branche,  l'é- 
tude des  papillons,  est  donc  une  science  à  l'usage  des 
riches:  ou  bien  elle  doit  absorber  une  partie  de  la  vie 
d'un  homme  spécialement  consacré  aux  sciences  et 
vivant  des  sciences. 


LE   MONDE   DES   PAPILLONS  271 

Voilà  pourquoi  ce  vaste  monde  de  petites  merveilles 
est  fermé  à  la  plupart  des  personnes  qui  en  goûte- 
raient volontiers  l'amusement  et  l'intérêt ,  et  qui 
s'étonnent  naïvement,  quand  on  leur  montre  une 
cinquantaine  de  sujets  dans  un  cadre,  en  leur  disant 
que  ce  n'est  peut-être  pas  la  cent-millième  partie  de 
ceux  qu'elles  n'ont  jamais  vus,  bien  qu'ils  vivent  dans 
l'air  qu'elles  respirent  à  toute  heure. 

Tout  le  monde  connaît  une  vingtaine  de  types,  les 
plus  apparents,  les  plus  répandus  aux  heures  du  jour 
où  Ton  se  promène.  On  apprend  aux  enfants  à  les 
connaître  sous  leurs  noms  vulgaires,  car  on  se  sou- 
vient vaguement  d'avoir  été  initié  de  même^  et  on 
pense  que  cela  suffit  à  quiconque  ne  se  destine  pas 
aux  études  naturelles. 

Eh  bien  I  cela  ne  suffit  pas.  Sans  devenir  ni  chas- 
seur, ni  préparateur,  ni  collectionneur  de  papillons, 
il  serait  bon  d'avoir  une  notion  générale  et  précise  de 
cette  branche  de  l'histoire  naturelle,  comme  on  l'a  des 
animaux,  plus  apparents  dans  la  création,  comme  on 
devrait  l'avoir  de  toutes  les  classes  d'êtres  qui  compo- 
sent la  faune  environnante. 

Un  ouvrage  qui,  sans  prétendre  à  révéler  des  se- 
crets nouveaux,  ni  même  à  établir  une  méthode  nou- 
velle, tend,  sous  forme  facile  et  enjouée,  à  initier  tout 
le  monde  à  toute  l'existence  d'un  genre,  peut  donc 
avoir  son  utilité,  comme  il  a  son  intérêt  très-réel  pour 
les  amants  de  la  nature,  qu'ils  le  soient  au  point  de 
vue  de  l'observation,  de  l'art  ou  de  la  poésie. 

Mais  à  quoi  bon,  disent  certains  poètes,  savoir  tous 
ces  noms  barbares,  qui  dépoétisent  la  nature  et  qui 
mettent  l'observation,  chose  froide  et  têtue,  à  la  place 
de  la  contemplation,  chose  vive  et  mobile  ? 


272       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

C'est  là  un  raisonnement  de  paresseux,  que  j*ai  fait 
souvent  pour  mon  compte.  J'ai  passé  ma  jeunesse  à 
me  révolter  contre  les  noms  grecs  et  latins,  et  pour 
n'avoir  pas  voulu  donner,  de  temps  en  temps,  cinq 
minutes  d'attention  au  sens  de  ces  noms  tirés  des  lan- 
gues mortes  devenues  langues  universelles,  et  par  là 
indispensables  à  la  science,  j'ai  laissé  s'atrophier  en 
moi  le  sens  de  la  mémoire,  si  utile,  si  nécessaire,  si 
agréable  dans  l'examen  de  la  nature. 

Beaucoup  de  lecteurs  à  qui  je  m'adresse  sont  tombés 
par  leur  faute  dans  la  même  infirmité.  Aussi,  disent- 
ils,  après  avoir  dit  comme  moi  :  à  quoi  bon  les  noms? 
—  à  quoi  bon  les  classifications  f 

C'est  là  où  nous  sommes  tous  vraiment  très-coupa- 
bles et  très-ingrats  envers  le  divin  auteur  des  choses  ; 
car  sans  croire  qu'il  les  ait  faites  absolument  pour  nous, 
nous  devrions  sentir  qu'en  nous  donnant  la  faculté  de 
comprendre  la  richesse  et  la  beauté  de  son  œuvre,  il 
nous  a  fait  un  très-beau  présent;  etc*est  toujours  être 
ingrat  et  mal  appris  que  de  laisser  dans  un  coin,  sans 
y  regarder  jamais,  une  magnifique  chose  qui  nous  a 
été  magniilquement  donnée. 

Donc  il  faut  connaître  la  création,  et  comme  nous 
n'avons  pas  les  yeux  de  Dieu  pour  la  voir  d'emblée  à 
à  la  fois  dans  son  ensemble  et  dans  son  détail,  nous 
sommes  obligés  pour  la  comprendre,  de  procéder  par 
la  synthèse  et  par  l'analyse  séparément  ;  par  consé- 
quent nous  sommes  forcés  de  diviser  et  de  classer 
sans  cesse,  sous  peine  de  marcher  à  talons  et  de 
perdre  notre  vie  entière  en  de  stériles  recherches. 

La  magniiicence  de  la  création  consiste  dans  sa  sa- 
gesse, dans  l'unité  de  son  plan  et  dans  la  variété  de 
ses  combinaisons.  Ces  combinaisons  ingénieuses,  ad- 


LE   MONDE    DES   PAPILLONS  273 

mirables  de  beauté  ou  de  fécondité,  nous  échappent  si 
nous  ne  voyons  qu'un  petit  nombre  de  types  et  si  nous 
ignorons  combien  d'autres  types  s'enchaînent  et  se 
rattachent  à  ceux-là,  en  s'enchaînant  à  d'autres  types 
encore,  sans  interruption,  sans  défaillance  dans  le  gé- 
nie inventif  qui  a  présidé  aux  lois  de  la  vie. 

Vous  ne  comprenez  donc  Dieu,  autant  qu'il  est 
donné  à  l'homme  de  le  comprendre,  qu'à  la  condition 
de  laisser  en  vous  le  moins  de  lacunes  possible  dans 
la  connaissance  du  monde  que  vous  habitez.  C'est  par 
cette  connaissance  approfondie ,  c'est  tout  au  moins 
par  une  compréhension  nette  de  cette  connaissance 
acquise  à  la  science,  que,  pouvant  procéder  avec  lo- 
gique du  connu  à  l'inconnu,  vous  arriverez  à  vous 
faire  une  idée  douce,  consolante  et  sage  des  mondes 
qui  peuplent  cet  univers  dont  l'immensité  vous  écrase 
et  dont  le  mutisme  vous  épouvante. 

Pour  monter,  non  pas  jusqu'au  sublime  architecte, 
mais  du  moins  vers  le  foyer  de  sa  pensée  oii  le  pro- 
grès (sa  loi  d'amour),  nous  attire  sans  cesse,  il  nous 
faut  graviter  le  long  des  spirales  de  l'infini.  La  science 
est  une  rampe  qui  nous  préserve  du  vertige,  et  ses  clas- 
sifications sont  autant  de  paliers  commodes  oii  nous 
pouvons  reprendre  haleine  avant  de  monter  plus  haut. 

Telle  est,  si  nous  l'avons  bien  comprise,  la  pensée 
du  petit  livre  que  nous  avons  sous  les  yeux,  et,  pour  en 
suivre  l'esprit  en  vulgarisant  notre  propre  pensée,  nous 
dirons,  en  d'autres  termes,  à  l'artiste  et  au  poète  que 
les  nomenclatures  et  les  dénominations  épouvantent  : 

—  Vous  êtes  les  amants  romanesques,  les  cheva- 
liers errants  de  la  nature.  C'est  là  une  belle  mission, 
et  je  conviens  avec  vous  que  l'étude  scientifique  de  la 
nature  est  une  sorte  de  dissection  que  les  artistes  doi- 


274       QtJESTiONS  d'art  et  de  littérature 

vent  éviter  de  présenter  à  nos  regards.  Mais  faites  at- 
tention que  notre  procédé  consiste  dans  un  choix  et 
dans  une  combinaison  d'objets,  d'images,  d'émotions 
à  votre  usage,  et  que  plus  vous  enrichirez  le  fond  de 
votre  examen  positif,  plus  il  vous  sera  facile  d'y  pui- 
ser à  coup  sûr,  avec  discernement,  avec  ampleur, 
avec  goût. 

C'est  ainsi  que  les  peintres  sérieux  apprennent  l'a- 
natomie  du  corps  humain,  non  pour  en  rendre  servile- 
ment, hors  de  propos,  toute  la  musculature,  mais 
pour  en  accuser  les  principales  beautés,  et  môme  pour 
faire  sentir,  sous  les  plis  qui  les  revêtent,  la  grâce  et 
la  logique  des  mouvements.  Plus  vous  ferez  l'anato- 
mie  de  la  nature,  plus  vous  aimerez  les  œuvres  du 
créateur.  Et  même,  en  poursuivant  cette  analyse  dans 
ses  moindres  détails,  loin  de  vous  sentir  rebuté  du 
champ  immense  déroulé  sous  vos  yeux,  vous  trouve- 
rez chaque  jour  plus  d'attrait  et  moins  de  fatigue  à  le 
parcourir.  Vous  vous  apercevrez  vile  que  plus  on  y 
découvre  de  richesses,  mieux  on  apprécie  chaque 
pierre  précieuse  de  ce  trésor.  Vous  reconnaîtrez 
même  qu'avant  de  voir,  et  qu'avant  d'avoir  examiné, 
au  moyen  de  la  classification,  les  espèces  et  les  va- 
riétés d'individus,  vous  n'aviez  qu'une  vue  confuse 
des  différences  de  formes  et  de  nuances  qui  caracté- 
risent chaque  genre  de  beauté. 

Donc  le  i)oële  et  l'artiste  ne  peuvent  que  gagner 
dans  les  études  naturelles,  et  les  lois  de  la  vie  sont 
tellement  harmonieuses  dans  leur  enchaînement,  que, 
pour  bien  comprendre  l'énigme  do  la  vie  humaine,  il 
faut  comprendre  celle  du  moindre  atome  admis  au 
privilège  de  la  vie. 

Nohant,  29  décembre  liv>4. 


LE    MONDE   DES   PAPILLONS  275 


A  MAURICE  SAND  » 


Mon  cher  fils, 

Je  viens  de  recevoir  pour  toi,  de  notre  ami  Edmond 
Plauchut,  un  magnifique  envoi  de  papillons  des  îles 
Philippines. 

Autrefois,  quand  tu  étais  le  disciple  de  M.  Desparelles^ 
tu  craignais  de  nager  en  pleine  mer  et  de  te  lancer 
dans  l'étude  des  exotiques.  Depuis  que  lu  en  as  pris 
toi-même  et  que  tu  as  recueilli  des  larves  et  des 
chrysalides  dans  les  forêts  vierges  de  l'Amérique, 
tu  apprécies  davantage  cette  faune  éblouissante 
des  régions  privilégiées  ;  et  moi, en  attendant  que 
tu  viennes  nommer  et  classer  ces  nouveaux  arri- 
vants, j'admire  et  je  compare  tout  ce  merveilleux 
petit  monde.  Gela  donne  bien  à  penser  sur  ce 
profond  et  sublime  mystère  que  tu  appelais  le  rôle 
du  luxe  dans  la  création.  Pourquoi  en  effet  cette  pro- 
digalité inouïe,  presque  folle  de  la  nature  dans  les 
plus  minutieux  détails?  Je  regarde  dans  tes  collec- 
tions une  Cincide  du  Brésil,  un  Yponomente,  jecrois? 
et  je  découvre,  à  la  loupe,  au  bas  de  sa  courte  jupe 
plumeuse,  une  bordure  d'anneaux  d'or  rouge  enca- 
drés de  noir.  Au  reste,  nos  micros  indigènes  ont  aussi 
de  ces  coquetteries  insensées,  presque  invisibles  à 
l'œil  nu,  tu  me  l'as  fait  remarquer  souvent.   Ce  que 

1.  Cette  lettre  a  paru  aussi  en  18G7  dans  :  Le  Monde  des  pa- 
pillons, 1  volume  in-4»,  par  Maurice  Sand. 


276       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

tu  ne  me  diras  pas,  mon  cher  enfant,  c'est  le  pourquoi 
de  cette  ostentation  d'ornements  cliez  des  êtres  dont 
l'utilité  ne  nous  est  pas  encore  bien  démontrée,  puis- 
que plus  d'une  espèce,  parmi  ces  infiniments  petits, 
est  même  très-nuisible  à  l'emménagement  de  l'homme 
sur  la  planète.  L'homme  veut  faire  des  provisions, 
la  mite  et  la  teigne  en  font  leur  profit.   L'homme  ne 
peut  atteindre  ces  misérables  ennemis  qui  le  dépouil- 
lent ;  et  quand,  armé  du  microscope,  il  en  saisit  quel- 
ques-uns, le  voilà  forcé  de  s'extasier  sur  l'armure  de 
parade  de  ces  ravageurs  liliputiens.  Si  la  mite  de  nos 
armoires  et  l'alucite  de  nos  blés  n'ont  pas  été  créés, 
comme  il  semble  bien,  pour  le  plus  grand  avantage 
de  nos  denrées,  la  nature  proteste  donc  contre  le  roi 
de  la  création,  et,  rieuse  et  fantasque  jetant  à  pleines 
mains  sur  ces  nuisibles  micros  l'or  et  les  pierreries, 
elle  s'est  donc  plu  à  leur  dire  :  «Vous  serez  beaux,  bien 
faits, admirablement  organisés  et  habillés,  par-dessus 
le  marché,  des  tissus  les  plus   précieux!    Gela  sera 
parce  que  tel  est  mon  caprice  de  vous  élever,  par  le 
vol  et  par  la  beauté,  au-dessus  du  bipède  sans  ailes, 
sans  plumes  et  sans  écailles,  qui  prétend  avoir  acca- 
paré mes  prédilections  et  mes  faveurs. 

N'allons  pas  plus  loin,  nous  n'en  sortirons  pas, 
nous  qui  adorons  quand  même  une  providence  et  con- 
tentons-nous de  dire  que  le  beau  est  un  mystère  dont 
la  raison  d'être  échappe  à  toute  investigation.  C'est 
évidemment  quelque  chose  de  tout-puissant  et  de  sa- 
cré, et  l'homme,  le  roi  des  destructeurs  au  bout  du 
compte,  ne  peut  empêcher  l'éternelle  reproduction  de 
cet  élément  superflu,  mais  probablement  nécessaire, 
de  l'équilibre  universel. 
Encore,  si  nous  pouvions  savoir  comment  se  pro- 


LE   MONDE    DES  PAPILLONS  277 

duit  le  beau  dans  la  nature  ?  Mais  là  nos  questions 
restent  également  sans  réponses.  La  Chimie  aura 
beau  constater  en  quoi  c'est  fait,  comme  disent  les 
enfants,  jamais  elle  ne  saisira  le  mode  des  mysté- 
rieuses opérations  qui  désagrègent  ceci  ou  cela,  pour 
le  réagréger  et  le  transformer  à  d'autres  fins.  Com- 
ment les  Morpho,  ces  lépidoptères  métalliques  de  la 
Nouvelle-Grenade,  qui  volent  sur  les  mines  de  cuivre, 
prennent-ils  l'éclat  et  les  reflets  chatoyants  de  l'azu- 
rite  et  des  diverses  combinaisons  de  couleur  que  le 
minerai  cache  au  sein  de  la  terre?  Tu  as  fait  une 
étude  de  ces  affinités  frappantes  ou  plutôt  de  ces  réac- 
tions du  milieu  de  l'être  qui  s'y  produit.  Me  diras-tu 
comment  le  métal  semble  transmuer  ses  oxydes  aisés 
en  tissus  squalleux,  en  laque  gommeuse,  en  plumes 
imperceptibles,  pour  dorer  en  vert,  en  bleu,  en  rouge, 
enjaune,  en  orange,  en violetétincelant,  la  chrysalide, 
la  chenille,  et  la  robe  de  ces  incomparables  papillons? 
Tu  dis  que  les  Indiens  ne  s'en  cassent  pas  la  tête  et 
qu'ils  supposent  tout  bonnement  que  c'est  le  vert-de- 
gris  qui  les  colore  de  la  sorte.  Mais  moi,  je  crois  qu'ils 
ont  raison,  ces  bons  sauvages,  et  que  la  nature  tire 
tous  ses  matériaux  de  travail  du  même  alambic.  Seu- 
lement, comment  s'y  prend-elle?  Comment,  dans  les 
froides  régions  où  elle  n'a  plus  le  concours  d'un  gé- 
néreux soleil  pour  faire  pleuvoir  diamants  et  rubis 
sur  ses  créatures,  compose-t-elle,  avec  les  purs  reflets 
de  la  neige,  les  sombres  couleurs  des  lichens  et  les 
satins  des  écorces,  ces  douces  harmonies  des  espèces 
boréales? 

Pourquoi  Pantherode  pardalaria,  si  bien  nommée, 
offre-t-elle  l'image  frappante  de  la  robe  de  la  pan- 
thère ? 


278       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

Pourquoi  la  CallUhca  Leprieuri,  du  lleuve  des 
Amazones,  est-elle  un  résumé  de  toutes  les  nuances 
du  vert  disposées  en  ondes,  comme  les  reflets  empor- 
tés et  brouillés  par  les  Ilots  rapides  ? 

Pourquoi  ces  Ilcliconiens  à  ailes  de  gaze  complète- 
ment diaphanes,  VlJetcraplera  par  exemple,  avec 
ces  formes  élégantes  qui  semblent  chercher  Tinima- 
térialité  ? 

Pourquoi  ces  Lcpt  oc  ire  us  à  ailes  transparentes  aussi, 
ces  Erycines  et  ces  Argus  bleus  à  longues  queues 
doubles  ou  quadruples  imitant  celles  des  Lyrcs^  des 
Vcicvcs  et  autres  oiseaux  des  mêmes  climats? 

Pourquoi  et  comment  toutes  choses?  Il  n'y  a  que 
cela  qui  nous  embarrasse  1 

Mais  ce  qui  n'embarrasse  ni  toi  ni  moi,  cusl  de 
savoir  si  nous  nous  aimons.  A  cela  point  de  doute,  et 
que  Dieu  débrouille  le  reste. 

1867. 


XXI 


A  PROPOS 


LA  PETITE  FADE T TE 


Et,  tout  en  parlant  de  la  République  que  nous  rê- 
vons et  de  celle  que.  nous  subissons,  nous  étions  ar- 
rivés à  l'endroit  du  chemin  ombragé  où  le  serpolet 
invite  au  repos. 

—  Te  souviens-tu,  me  dit-il,  que  nous  passions  ici, 
il  y  a  un  an,  et  que  nous  nous  y  sommes  arrêtés  tout 
un  soir  ?  Car  c'est  ici  que  tu  me  racontas  l'histoire  du 
Champi,  et  que  je  te  conseillai  de  l'écrire  dans  le  style 
familier  dont  tu  t'étais  servi  avec  moi. 

—  Et  que  j'imitais  de  la  manière  de  notre  Cîian- 
vreur?  Je  m'en  souviens,  et  il  me  semble  que,  depuis 
ce  jour-là,  nous  avons  vécu  dix  ans. 

—  Et  pourtant  la  nature  n'a  pas  changé,  reprit  mon 
ami  :  la  nuit  est  toujours  pure,  les  étoiles  brillent  tou- 
jours, le  thym  sauvage  sent  toujours  bon. 


280         QUESTIONS    d'art   ET    DE   LITTÉRATURE 

—  Mais  les  hommes  ont  empiré,  et  nous  comme 
les  autres.  Les  bons  sont  devenus  faibles,  les  faibles 
poltrons,  les  poltrons  lâches,  les  généreux  téméraires, 
les  sceptiques  pervers,  les  égoïstes  féroces. 

—  Et  nous,  dit-il,  qu'étions-nous,  et  que  sommes- 
nous  devenus? 

—  Nous  étions  tristes,  nous  sommes  devenus  mal- 
heureux, lui  répondis-je. 

Il  me  blâma  de  mon  découragement  et  voulut  me 
prouver  que  les  révolutions  ne  sont  point  des  lits  de 
roses.  Je  le  savais  bien  et  ne  m'en  souciais  guère, 
quant  à  moi;  mais  il  voulut  aussi  me  prouver  que 
l'école  du  malheur  était  bonne  et  développait  des 
forces  que  le  calme  finit  par  engourdir.  Je  n'étais 
point  de  son  avis  dans  ce  moment-là;  je  ne  pouvais 
pas  si  aisément  prendre  mon  parti  sur  les  mauvais 
instincts,  les  mauvaises  passions,  et  les  mauvaises 
actions  que  les  révolutions  font  remonter  à  la  sur- 
face. 

—  Un  peu  de  gêne  et  de  surcroît  de  travail  peut 
être  fort  salutaire  aux  gens  de  notre  condition,  lui 
disais-je;  mais  un  surcroît  de  misère,  c'est  la  mort 
du  pauvre.  Et  puis,  mettons  de  côté  la  souffrance  ma- 
térielle :  il  y  a  dans  l'humanité,  à  l'heure  qu'il  est,  j 
une  souffrance  morale  qui  ne  peut  rien  amener  de  bon. 
Le  méchant  souffre,  et  la  souffrance  du  méchant,  c'est 
la  rage;  le  juste  souffre,  et  la  souffrance  du  juste, 
c'est  le  martyre  auijuel  peu  d'hommes  survivent. 

—  Tu  perds  donc  la  foi  ?  me  demanda  mon  ami 
scandalisé. 

—  C'est  le  moment  do  ma  vie,  au  contraire,  lui 
dis-je,  où  j'ai  eu  le  plus  de  foi  à  l'avenir  des  idées,  à 
la  bonté  de  Dieu,  aux  destinées  de  la  révolution.  Mais 


A   PROPOS   DE    LA   PETITE    FADETTE  281 

la  foi  compte  par  siècles,  et  l'idée  embrasse  le  temps 
et  l'espace,  sans  tenir  compte  des  jours  et  des  heures  ; 
et  nous,  pauvres  humains,  nous  comptons  les  instants 
de  notre  rapide  passage,  et  nous  en  savourons  la  joie 
ou  l'amertume  sans  pouvoir  nous  défendre  de  vivre 
par  le  cœur  et  par  la  pensée  avec  nos  contemporains. 
Quand  ils  s'égarent,  nous  sommes  troublés;  quand 
ils  se  perdent,  nous  désespérons  ;  quand  ils  souffrent, 
nous  ne  pouvons  être  tranquilles  et  heureux.  La  nuit 
est  belle,  dis-tu,  et  les  étoiles  brillent.  Sans  doute,  et 
cette  sérénité  des  cieux  et  de  la  terre  est  l'image  de 
l'impérissable  vérité  dont  les  hommes  ne  peuvent 
tarir  ni  troubler  la  source  divine.  Mais,  tandis  que  nous 
contemplons  l'éther  et  les  astres,  tandis  que  nous  res- 
pirons le  parfum  des  plantes  sauvages,  et  que  la  na- 
ture chante  autour  de  nous  son  éternelle  idylle , 
on  étouffe,  on  languit,  on  pleure,  on  râle,  on  expire 
dans  les  mansardes  et  dans  les  cachots.  Jamais 
la  race  humaine  n'a  fait  entendre  une  plainte  plus 
sourde,  plus  rauque  et  plus  menaçante.  Tout  cela 
passera  et  l'avenir  est  à  nous,  je  le  sais  ;  mais  le  pré- 
sent nous  décime.  Dieu  règne  toujours;  mais,  à  cette 
heure,  il  ne  gouverne  pas. 

—  Fais  un  effort  pour  sortir  de  cet  abattement,  me 
dit  mon  ami.  Songe  à  ton  art  et  tâche  de  retrouver 
quelque  charme  pour  toi-même  dans  les  loisirs  qu'il 
t'impose. 

—  L'art  est  comme  la  nature,  lui  dis-je  :  il  est  tou- 
jours beau.  Il  est  comme  Dieu,  qui  est  toujours  bon; 
mais  il  est  des  temps  où  il  se  contente  d'exister  à  l'état 
d'abstraction,  sauf  à  se  manifester  plus  tard  quand  ses 
adeptes  en  seront  dignes.  Son  souffle  ranimera  alors 
les  lyres  longtemps  muettes;  mais  pourra-t-il  faire 

16. 


282       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

vibrer  celles  qui  se  seront  brisées  dans  la  tempête  ? 
L'art  est  aujourd'hui  en  travail  de  décomposition  pour 
une  éclosion  nouvelle.  Il  est  comme  toutes  les  choses 
humaines,  en  temps  de  révolution,  comme  les  plantes 
qui  meurent  en  hiver  pour  renaître  au  printemps. 
Mais  le  mauvais  temps  fait  périr  beaucoup  de  germes. 
Qu'importent  dans  la  nature  quelques  fleurs  ou  quel- 
ques fruits  de  moins?  Qu'importent  dans  l'humanité 
quelques  voix  éteintes,  quelques  cœurs  glacés  par  la 
douleur  ou  parla  mort?  Non,  l'art  ne  saurait  me  con- 
soler de  ce  que  souffrent  aujourd'hui  sur  la  terre  la 
justice  et  la  vérité.  L'art  vivra  bien  sans  nous.  Su- 
perbe et  immortel  comme  la  poésie,  comme  la  nature, 
il  sourira  toujours  sur  nos  ruines.  Nous  qui  traver- 
sons ces  jours  néfastes,  avant  d'être  artistes,  tachons 
d'être  hommes  ;  nous  avons  bien  autre  chose  à  déplo- 
rer que  le  silence  des  muses. 

—  Écoute  le  chant  du  labourage,  me  dit  mon  ami  ; 
celui-là,  du  moins,  n'insulte  à  aucune  douleur,  et  il  y 
a  peut-être  plus  de  mille  ans  que  le  bon  vin  de  nos 
campagnes  sème  et  consacre^  comme  les  sorcières  de 
Faust,  sous  l'influence  de  cette  cantilêne  simple  et  so- 
lennelle. 

J'écoutai  le  récitatif  du  laboureur,  ontrocoupé  de 
longs  silences  ,  j'admirai  la  variété  inlinio  que  le  grave 
caprice  de  son  improvisation  imposait  au  vieux  thème 
sacramentel.  C'était  comme  ime  rêverie  de  la  nature 
elle-même,  ou  comme  une  mystérieuse  formule  par 
laquelle  la  terre  proclamait  chaque  phase  de  l'union 
de  sa  force  avec  le  travail  de  l'homme. 

La  rêverie  où  je  tombai  moi-même,  cl  à  laquelle  ce 
chant  vous  dispose  i)ar  une  irrésistible  fascination, 
changea  le  cours  de  mes  idées. 


A  PROPOS   DE  LA  PETITE   FADETTE  283 

—  Ce  que  tu  me  disais  ici  l'an  dernier,  est  bien  cer- 
tain, dis-je  à  mon  ami.  La  poésie  est  quelque  chose  de 
plus  que  les  poêles,  c'est  en  dehors  d'eux,  au-dessus 
d'eux.  Les  révolutions  n'y  peuvent  rien.  0  prison- 
niers !  ô  agonisants  !  captifs  et  vaincus  de  toutes  les 
nations,  martyrs  de  tous  les  progrès  I  II  y  aura  toujours, 
dans  le  souffle  de  Tair  que  la  voix  humaine  fait  vi- 
brer, une  harmonie  bienfaisante  qui  pénétrera  vos 
âmes  d'un  religieux  soulagement.  Il  n'en  faut  même 
pas  tant  ;  le  chant  de  l'oiseau,  le  bruissement  de 
l'insecte,  le  murmure  de  la  brise,  le  silence  même  de 
la  nature,  toujours  entrecoupé  de  quelques  mystérieux 
sons  d'une  indicible  éloquence.  Si  ce  langage  furtif 
peut  arriver  jusqu'à  votre  oreille,  ne  fût-ce  qu'un  ins- 
tant, vous  échappez  par  la  pensée  au  joug  cruel  de 
l'homme,  et  votre  âme  plane  librement  dans  la  créa- 
tion .  C'est  là  que  règne  ce  charme  souverain  qui  est 
véritablement  la  possession  commune,  dont  le  pauvre 
jouit  souvent  plus  que  le  riche,  et  qui  se  révèle  à  la 
victime  plus  volontiers  qu'au  bourreau. 

—  Tu  vois  bien,  me  dit  mon  ami,  que,  tout  affligés 
et  malheureux  que  nous  sommes,  on  ne  peut  nous 
ôter  cette  douceur  d'aimer  la  nature  et  de  nous  repo- 
ser dans  sa  poésie.  Eh  bien,  puisque  nous  ne  pouvons 
plus  donner  que  cela  aux  malheureux,  faisons  encore 
de  l'art  comme  nous  l'entendions  naguère,  c'est-à-dire 
célébrons  tout  doucement  cette  poésie  si  douce;  ex- 
primons-la, comme  le  suc  d'une  plante  bienfaisante, 
sur  les  blessures  de  l'humanité.  Sans  doute,  il  y  au- 
rait dans  la  recherche  des  vérités  applicables  à  son 
salut  matériel,  bien  d'autres  remèdes  à  trouver.  Mais 
d'autres  que  nous  s'en  occuperont  mieux  que  nous  ; 
et  comme  la  question  vitale  immédiate  de  la  société 


284       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

est  une  question  de  fait  en  ce  moment,  tâchons  d'a- 
doucir la  fièvre  de  l'action  en  nous  et  dans  les  autres 
par  quelque  innocente  distraction.  Si  nous  étions  à 
Paris,  nous  ne  nous  reprocherions  pas  d'aller  écouter 
de  temps  en  temps  de  la  musique  pour  nous  rafraîchir 
l'àme.  Puisque  nous  voici  aux  champs,  écoutons  la 
musique  de  la  nature. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  dis-je  à  mon  ami,  reve- 
nons à  nos  moutons,  c'est-à-dire  à  nos  bergeries.  Te 
souviens-tu  qu'avant  la  révolution ,  nous  philoso- 
phions précisément  sur  l'attrait  qu'ont  éprouvé  de  tout 
temps  les  esprits  fortement  frappés  des  malheurs  pu- 
blics, à  se  rejeter  dans  les  rêves  de  la  pastorale,  dans 
un  certain  idéal  delà  vie  champêtre  d'autant  plus  naïf 
et  plus  enfantin  que  les  mœurs  étaient  plus  brutales 
et  les  pensées  plus  sombres  dans  le  monde  réel? 

—  C'est  vrai,  et  jamais  je  ne  l'ai  mieux  senti.  Je 
t'avoue  que  je  suis  si  las  de  tourner  dans  un  cercle 
vicieux  en  politique,  si  ennuyé  d'accuser  la  minorité 
qui  gouverne,  pour  être  forcé  tout  aussitôt  de  recon- 
naître que  cette  minorité  est  l'élue  de  la  majorité,  que 
je  voudrais  oublier  tout  cela,  ne  fût-ce  que  pendant 
une  soirée,  pour  écouter  ce  paysan  qui  chantait  tout 
à  l'heure,  ou  toi-même,  si  tu  voulais  me  dire  un  de 
ces  contes  que  le  chanvreur  de  ton  village  t'apprend 
durant  les  veillées  d'automne. 

—  Le  laboureur  ne  chantera  plus  d'aujourd'hui, 
répondis-je,  car  le  soleil  est  couché,  et  le  voilà  qui 
rentre  ses  bœufs,  laissant  l'arçon  dans  le  sillon.  Le 
chanvre  trempe  encore  dans  la  rivière,  et  ce  n'est  pas 
même  le  temps  oii  on  le  dresse  en  javelles,  qui  res- 
semblent à  do  petits  fantômes  rangés  on  bataille  au 
clair  de  la  lune,  le  long  des  enclos  et  des  chaumières. 


A   PROPOS   DE    LA   PETITE   FADETTE  285 

Mais  je  connais  le  chanvreur  ;  il  ne  demande  qu'à  ra- 
conter des  histoires,  et  il  ne  demeure  pas  loin  d'ici. 
Nous  pouvons  bien  aller  l'inviter  à  souper  ;  et,  pour 
n'avoir  point  broyé  depuis  longtemps,  pour  n'avoir 
point  avalé  de  poussière,  il  n'en  sera  que  plus  disert 
et  de  plus  longue  haleine. 

—  Eh  bien,  allons  le  chercher,  dit  mon  ami,  tout 
réjoui  d'avance  ;  et  demain  tu  écriras  son  récit  pour 
faire  suite,  avec  la  Mare  au  diable  et  François  le 
Cliampi,  à  une  série  de  contes  villageois,  que  nous 
intitulerons  classiquement  les  Veillées  du  Chanvreur. 

—  Et  nous  dédierons  ce  recueil  à  nos  amis  prison- 
niers; puisqu'il  nous  est  défendu  de  leur  parler  poli- 
tique, nous  ne  pouvons  que  leur  faire  des  contes  pour 
les  distraire  ou  les  endormir.  Je  dédie  celui-ci  en  par- 
ticulier, à  Armand... 

—  Inutile  de  le  nommer,  reprit  mon  ami  :  on  ver- 
rait un  sens  caché  dans  ton  apologue,  et  on  découvri- 
rait là-dessous  quelque  abominable  conspiration.  Je 
sais  bien  qui  tu  veux  dire,  et  il  le  saura  bien  aussi, 
lui,  sans  que  tu  traces  seulement  la  première  lettre  de 
son  nom. 

Le  chanvreur  ayant  bien  soupe,  et  voyant  à  sa 
droite  un  grand  pichet  de  vin  blanc,  à  sa  gauche  un 
pot  de  tabac  pour  charger  sa  pipe  à  discrétion  toute 
la  soirée,  nous  raconta  l'histoire  suivante. 

Septembre  1848,  à  Nohant. 


XXII 


LE   RÉALISME 


La  conversation  tomba  sur  le  Réalisme.  Il  nous 
sembla  qu'il  n'avait  pas  assez  sa  raison  d'être.  Le  ro- 
mantisme a,  dans  son  temps,  soutenu  les  mêmes  as- 
sauts, et  il  était  plus  solide,  parce  qu'il  entrait  plus 
franchement  dans  une  voie  plus  tranchée.  On  lui  re- 
prochait, à  lui  aussi,  alors,  d'être  la  hideuse  réalité, 
la  peinture  dégoûtante  du  laid  et  la  forme  prétentieuse 
du  trivial. 

Il  a  mérité  une  partie  de  ces  accusations,  mais  il  a 
eu  les  reins  très-forts  pour  faire  accepter  ses  côtés 
sains  et  vigoureux.  Le  réalisme  n'a  pas  encore  fait 
ses  preuves.  Il  promettait,  je  ne  dis  pas  plus  de  talent, 
mais  plus  d'excentricités  heureuses  qu'il  n'en  a  tenu. 
M.  Ghampfleury,  à  l'entendre,  allait  rompre  avec  tout 
le  passé  et  faire  les  choses  d'une  manière  si  nouvelle 
qu'on  se  battrait  sur  son  œuvre. 

Il  n'en  a  pas  été  ainsi  :  M.  Cliainpfleury  a  plu  à  tout 


288      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

le  monde.  Il  a  été  suffisamment  original  pour  un  élève 
de  Balzac  ;  mais  enfin  il  ne  faisait  que  marcher  dans 
la  voie  du  maître,  et  ceux  qui  s'attendaient  à  des  énor- 
mités  ont  trouvé  chez  lui  l'heureuse  et  charmante 
fantaisie,  le  romanesque  dans  le  roman  et  l'hyperbole 
dans  la  satire.  Ils  n'ont  pas  lu  sans  une  surprise 
agréable  la  Vie  d'Iloffnian,  avec  des  lettres  et  frag- 
ments inédits  de  ce  génie  fantastique,  recueillis  et 
commentés  avec  amour  par  l'apôtre  du  réalisme. 
Donc  M.  Champfleury  n'est  pas  bien  d'accord  avec 
lui-même,  et  disons-le,  comme  nous  le  pensons,  son 
talent  spirituellement  satirique  n'est  pas  net  dans  la 
critique  de  fond.  Il  y  manque  de  clarté.  On  sent  qu'il 
s'efforce  de  prouver  ce  qui  n'a  pas  besoin  de  l'être,  à 
savoir  que  l'étude  du  vrai,  beau  ou  laid,  est  une  étude 
difficile  et  nécessaire. 

On  a  reproché  aux  réalistes  d'affecter  un  style  par 
trop  incorrect,  sous  prétexte  de  form.e  facile,  natu- 
relle et  positive.  Il  est  certain  (pi'ils  pourraient  écrire 
mieux  s'ils  le  voulaient.  Quand  M.  Champfleury 
oublie  de  se  négliger,  et  cela  arrive  fort  souvent. 
Dieu  merci,  sa  forme  devient  charmante  et  forte  en 
môme  temps. 

M.  Max  Buchon,  qui  a  traduit  les  excellents  contes 
réalistes  ou  non  de  M.  Auerbach  (Scènes  villageoises 
de  la  Foret  noire),  aurait  pu,  si  son  texte  était  obscur 
et  d'un  dialogue  difficile  à  suivre,  l'éclaircir  un  peu 
par  cliarité  pour  ceux  (jui  ne  devinent  pas  la  forme 
allemande.  M.  Max  Buchon  est  très-clair  quand  il 
parle  lui-même.  Quand  il  traduit  en  vers  les  adorables 
poésies  de  llébel,  il  est  aussi  limpide  que  son  maître, 
et  quand  il  fait  des  vers  pour  son  compte,  il  les  fait 
très-fermes  et  très-soignés. 


LE    REALISME  289 

On  avait  donc  raison  de  dire  à  ces  Messieurs  qu'ils 
se  trompaient  sinon  dans  leur  faire,  du  moins  dans 
leur  dire.  On  le  leur  a  quelquefois  trop  durement  re- 
proché, à  mon  avis.  Ils  cherchaient  quelque  chose,  et 
il  est  toujours  bon  de  chercher;  car  il  y  a  toujours 
quelque  chose  à  trouver,  le  plus  souvent  à  côté  de 
ce  que  l'on  cherche. 

Quant  à  eux,  ils  s'attiraient  ces  duretés  par  des  pro- 
vocations inutiles,  et  l'on  eût  dit  que  quelques-uns  des 
leurs  les  cherchaient  pour  se  faire  un  nom.  C'était 
leur  droit,  mais  le  moyen  n'était  pas  bon.  Ils  en  trou- 
veront un  meilleur,  qui  est  de  faire  preuve  de  grand 
talent.  Mais  que  cherchaient-ils?  Ils  ont  eu  beaucoup 
de  peine  à  le  dire,  ils  le  sentaient  plus  qu'ils  ne  le 
savaient.  Ils  cherchaient  le  naturel,  et  ils  recommen- 
çaient, un  peu  tard,  une  campagne  contre  le  mauvais 
classique  vaincu  et  enterré.  Ils  voulaient  qu'on  appe- 
lât un  chat  un  chat.  Le  romantisme  l'avait  voulu  avant 
eux,  et  il  avait  bien  et  dûment  gagné  son  procès. 
Mais  le  romantisme,  ayant  fait  son  temps  comme  école, 
avait  laissé  ses  défauts,  moins  ses  qualités,  dans  cer- 
tains esprits  prétentieux  dont  ils  firent  bien  de  se 
moquer.  Mais  c'était  du  luxe  :  le  public  n'avait  pas  le 
moindre  engouement  pour  cette  manière  ainsi  mise 
en  œuvre. 

Que  le  réalisme  fasse  donc  la  guerre  au  mauvais 
goût,  il  aura  fort  raison  ;  mais  il  ne  sera  pas  neuf  pour 
cela.  Alceste,  il  y  a  deux  cents  ans,  préférait  Ma  mie, 
6  gué!  au  sonnet  d'Oronte,  et  rangeait  le  public  à  son 
avis.  Mais  de  ce  que  Molière  raillait  le  mauvais  goût 
de  son  temps,  il  n'en  résulte  pas  qu'il  fît  le  procès 
aux  vers  de  Corneille,  sous  prétexte  que  tout  est  co- 
médie dans  la  vie  et  que  la  tragédie  est  une  conven- 

17 


290         QUESTIONS   d'art   ET    DE    LITTERATURE 

tion.  Les  grands  esprits  ne  peuvent  pas  être  exclusifs; 
ils  sentent  tout  ce  qui  est  beau,  et  peu  leur  importent 
les  manières  pourvu  que  le  génie  ou  le  talent  s'en 
serve.  Shakespeare,  qui  est  le  grand  pan  de  la  litté- 
rature, a  chanté  sur  tous  les  modes,  depuis  l'obscène 
jusqu'au  sublime. 

Les  réalistes  prenaient  donc  à  tâche  de  s'amoindrir, 
en  voulant  amoindrir  tout  ce  qui  n'était  pas  à  leur 
gré. 

Quand  ils  ont  raillé  le  style  de  certains  maîtres  et 
le  point  de  vue  réaliste  en  général,  ils  ont  soulevé 
une  question  que  ni  eux  ni  personne  ne  pourra  résou- 
dre, et  e^tte  question  la  voici  :  doit-on  dorer  et  dia- 
manter  le  style,  ou  doit-on  le  laisser  aller  à  l'imprévu 
et  à  l'entrain  négligent  de  la  conversation  ?  On  ne 
peut  répondre  qu'en  passant  à  côté  de  toute  théorie. 
Je  crois,  pour  ma  part,  que  l'on  doit  dorer  et  diaman- 
ter  quand  on  sait  le  faire  et  quand  on  le  fait  bien;  de 
même,  on  doit  être  simple  (juand  on  sait  l'être,  et  l'un 
n'est  pas  plus  facile  que  l'autre. 

Quoi?  vous  voudriez  faire  passer  toutes  les  indivi- 
dualités sous  la  toise?  Vous  déclarez  qu'on  ne  peut 
peindre  qu'avec  un  seul  ton?  Vous  dressez  un  voca- 
bulaire, et  on  est  hors  du  vrai  si  on  n'élague  pas  des 
langues  tout  ce  que  le  génie  et  la  passion  des  races 
humaines  y  ont  apporté  de  nuances  fortes  et  brillan- 
tes? Vous  déclarez  que  le  beau  n'existe  pas  dans  les 
arts  et  qu'il  n'y  a  que  le  terre  à  terre! 

Vous  le  dites,  mais  vous  ne  le  pensez  pas,  car  vous 
vous  laissez  aller  à  admirer  le  beau  dans  la  nature,  et, 
s'il  est  dans  la  nature,  il  est  dans  l'ame  de  l'homme  et 
dans  le  sentiment  de  l'artiste. 

Tel  fut  le  résumé  do  la  conservation  de  la  Châtre  à 


LE    RÉALISME  291 

Gluis.  De  Cluis  au  Châtelier ,  on  parla  d'un  livre 
qui  a  fait  grande  sensation  dernièrement,  madame 
Bovary,  roman  de  M.  Gustave  Flaubert. 

Dès  l'apparition  de  ce  livre  remarquable,  dans  notre 
petit  coin,  comme  partout,  je  crois,  on  s'écria:  — 
Voici  un  spécimen  très-frappant  et  très-fort  de  l'école 
réaliste.  Le  réaliste  existe  donc,  car  ceci  est  très- 
neuf. 

Mais,  en  y  réfléchissant,  nous  trouvâmes  que  c'était 
encore  du  Balzac  (tant  mieux  assurément  pour  l'au- 
teur), du  Balzac  expurgé  de  toute  concession  à  la 
bienveillance  romanesque,  du  Balzac  Apre  et  centriste, 
du  Balzac  concentré,  si  l'on  peut  parler  ainsi.  Il  y  a 
là  des  pages  que  certainement  Balzac  eût  signées 
avec  joie.  Mais  il  ne  se  fût  peut-être  pas  défendu  du 
besoin  de  placer  une  figure  aimable  ou  une  situation 
douce  dans  cette  énergique  et  désolante  peinture  de 
la  réalité.  M.  Gustave  Flaubert  s'est  défendu  cruelle- 
ment jusqu'au  bout. 

Il  a  voulu  que  la  femme  dédaigneuse  du  réel  fût 
folle  et  méprisable  ;  que  le  mari  voué  au  réel  fût 
d'une  déplorable  stupidité,  et  que  la  réalité  ambiante, 
maison,  ville,  campagne,  voisins,  amis,  tout  fut  écœu- 
rant de  bêtise,  de  laideur  et  de  tristesse,  autour  de  ces 
deux  personnages  infortunés. 

La  chose  est  exécutée  de  main  de  maître,  et  pareil 
coup  d'essai  est  digne  d'admiration.  Il  y  a  dans  ce 
livre  un  douloureux  parti  pris  qui  ne  se  dément  pas 
un  instant,  preuve  d'une  grande  force  d'esprit  ou  de 
caractère,  preuve,  à  coup  sûr,  d'une  grande  netteté 
de  talent.  Est-ce  un  parti  pris  à  jamais  et  à  tous 
égards?  Nous  n'en  savons  rien,  car  est-il  croyable 
que  l'auteur  ne  soit  pas  emporté  par  lui- môme  dans 


292      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

une  sphère  moins  désolée,  et  qu'il  ne  fasse  point  agir 
et  parler  la  passion  vraie,  la  bonté  intelligente,  les 
sentiments  généreux?  Nous  espérons  bien  qu'il  le  fera. 
Mais  il  est  certain  que  son  brillant  début  le  place,  je 
ne  dirai  pas  à  la  tête  d'une  école  nouvelle,  mais  sur 
le  pied  d'une  individualité  très-entière  et  très-pronon- 
cée, dont  l'action^  semble  vouloir  se  porter  sur  la  re- 
cherche du  fatalisme.  Il  l'analyse  dans  ses  causes, 
dans  sa  marche  et  dans  ses  résultats  avec  une  rare 
puissance.  Il  semble  qu'il  raconte  une  histoire  arrivée 
sous  ses  yeux,  et  que  son  unique  but  soit  de  vous  faire 
dire  :  il  ne  pouvait  en  être  autrement. 

On  s'est  alarmé  à  tort,  suivant  nous,  de  la  moralité 
de  l'œuvre.  Tout  au  contraire,  le  livre  nous  a  paru 
utile,  et  tous,  en  famille,  nous  avons  jugé  que  la  lec- 
ture en  était  bonne  pour  les  innombrables  madame 
Bovary  en  herbe  que  des  circonstances  analogues  font 
germer  en  province,  à  savoir  les  appétits  de  luxe,  de 
fausse  poésie  et  de  f.uisse  passion  qui  développent  les 
éducations  mal  assorties  à  l'existence  future,  inévi- 
table. 

La  leçon  sera-t-elle  aussi  utile  aux  maris  imbéciles, 
aux  amants  frivoles,  aux  bourgeois  prétentieux,  à 
toutes  les  caricatures  provinciales  si  hardiment  dessi- 
nées par  M.  Flaubert  ?  Hélas  non  !  Madame  Dovary 
est  seule  intelligente  au  milieu  de  cette  réunion  de 
crétins.  Elle  seule  eût  pu  se  reconnaître.  Les  autres 
s'en  garderont  bien.  On  ne  corrige  pas  ce  qui  ne 
pense  pas.  11  est  d'ailleurs  évident  que  le  livre  n'a  pas 
été  fait  en  vue  d'une  moralité  quelconque;  ce  qui,  en- 
tendons-le bien,  ne  prouve  pas  qu'il  soit  immoral; 
car,  ce  qui  est  beau  ne  nuit  jamais,  et  avec  cette 
peinture  du  mal,  M.  Flaubert  a  su  faire  un  très-beau 


LE    RÉALISME  293 

livre.  On  ne  sent  pas,  dit-on,  son  indignation  contre 
le  mal.  Qu'importe,  s'il  vous  la  fait  sentir  à  vous- 
même  ?  Il  s'abstient  de  juger.  Cela  est  tout  à  fait  per- 
mis à  qui  met  le  lecteur  à  même  d'être  bon  juge. 

D'autres  ont  dit  :  a  Cette  femme  coupable  a  trop  d'ex- 
cuses dans  son  ennui,  et  cet  ennui  est  trop  fondé.  Au 
sein  d'une  vie  si  plate  et  de  gens  si  lourds,  que  vou- 
liez vous  qu'elle  fît?  Pouvait-elle  ne  pas  s'égarer? 
Donc  ses  égarements  sont  présentés  comme  inévita- 
bles, et  le  livre  est  dangereux.  » 

Je  crois  que  l'auteur  pourrait  répondre  tout  simple- 
ment :  ((  Si  vous  croyez  au  libre  arbitre,  dites-vous  à 
vous-même  que  cette  femme  était  libre  de  choisir  : 
mourir  d'ennui  ou  de  remords.  Elle  a  choisi  la  plus 
douloureuse  fm.  Femmes  ennuyées,  choisissez.  » 

Et  nous  ajouterions  volontiers  :  «  Ne  mourez  ni  de 
remords  ni  d'ennui,  vous  qui  êtes  mères.  Pour  vos  en- 
fants, sachez  résister  à  l'un  comme  à  l'autre.  » 

Tout  en  causant,  nous  n'avons  donc  pas  voulu  con- 
clure que  l'auteur  fût  rivé  à  tout  jamais  à  la  doctrine 
du  fatalisme,  et  nous  avons  conclu  seulement  que,  s'il 
en  est  ainsi,  ses  livres  ne  feront  pas  école  pour  cela, 
à  cause  du  talent  qu'ils  révèlent.  Quand  les  réalistes 
ont  proclamé  qu'il  fallait  peindre  les  choses  telles 
qu'elles  sont,  ils  n'ont  rien  prouvé  pour  ou  contre  la 
beauté  et  la  bonté  des  choses  de  ce  monde.  S'il  leur 
arrivait  de  faire  avec  ensemble,  et  de  parti  pris,  la 
peinture  d'un  monde  sans  accord  et  sans  lumière,  ce 
ne  serait  encore  qu'un  monde  de  fantaisie,  car  le  monde 
vrai  est  sans  relâche  enveloppé  de  nuages  et  de  rayons 
qui  l'éclairent  ou  le  ternissent  avec  une  merveilleuse  va- 
riété d'effets.  Qu'il  soit  donc  permis  à  chacun  et  à  tous 
de  voir  avec  les  yeux  qu'ils  ont.  Laissons  les  réaUsles 


294      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

proclamer,  si  bon  leur  semble,  que  tout  est  prose,  et 
les  idéalistes  que  tout  est  poésie.  Les  uns  seront  bien 
forcés  d'avoir  leurs  jours  de  pluie,  et  les  autres  leurs 
jours  de  soleil.  Dnas  tous  les  arts,  la  victoire  sera 
toujours  à  quelques  privilégiés  qui  se  laisseront  aller 
eux-mêmes,  et  les  discussions  d'école  passeront  comme 
passent  les  modes. 


8  Juillet  1857. 


XXIII 


PRÉFACE  DE  MASQUES  ET  BOUFFONS 

PAR 

MAURICE  SAND 


Un  travail  d'érudition  à  propos  de  masques  et  de 
travestissements  burlesques  ,  c'est  peut-être  une  idée 
bizarre  au  premier  abord.  Mais  la  grande  raison  qui 
lait  que  tout  est  dans  tout,  en  d'autres  termes,  que 
tout  se  tient  et  se  commande,  dans  l'art  comme  dans 
la  nature,  fait  qu'ici  beaucoup  de  points  de  vue  seront 
éclairés  et  beaucoup  de  goûts  satisfaits  par  des  recher- 
ches qui  touchent  à  tout  l'art  du  théâtre,  et  qui  resti- 
tuent à  l'histoire  de  cet  art  toute  une  face  peu  connue. 

On  peut  même  dire  que  l'auteur  n'a  pas  reculé  de- 
vant l'inconnu  :  il  a  cherché  à  ressaisir  un  monde  de 
fantaisie  dont  la  trace  réelle  avait,  en  grande  partie, 
disparu.  L'improvisation,  cotte  fugitive  étincelle  du 
génie  italien,  avait  prodigué  son  brillant  impromptu 
et  tenu  haut  pendant  des  siècles  le  drapeau  de  la  sa- 


296      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

tire  à  travers  toutes  les  vicissitudes  de  l'histoire  poli- 
tique et  religieuse,  sans  que  personne  se  préoccupât 
d'en  transmettre  le  texte  d'un  siècle  à  l'autre,  soit  que 
l'on  se  fiât  à  l'éternelle  tradition  des  choses  gaies,  soit 
que  la  riche  Italie  se  fût  dit,  une  fois  pour  toutes,  que, 
chez  elle,  ce  fonds-là  ne  tarirait  jamais.  Mais  s'il  est  cer- 
tain que  rien  ne  s'épuise,  il  est  évident  aussi  que  tout 
s'use  ;[les  transformations  deviennent  parfois  des  créa- 
tions nouvelles,  si  complètes  en  apparence,  qu'on  serait 
tenté  de  les  croire  isolées  les  unes  des  autres.  Il  n'en 
est  pourtant  rien,  et  toute  étude  conduit  à  se  convain- 
cre que  rien  n'est  absolument  nouveau  sous  le  soleil* 

L'Italie  classique  a  été  remuée  de  fond  en  comble. 
Elle  le  sera  encore,  elle  le  sera  toujours,  son  passé 
est  inépuisable  en  monuments  sublimes  ou  char- 
mants. Mais  on  s'est  moins  attaché  à  fouiller  méthodi- 
(jucment  son  côté  burlesque,  et  les  documents  au 
moyen  desquels  on  peut  en  reconstruire  la  raison 
d'être  sont  rares  et  difficiles  à  rassembler.  Il  y  avait 
donc  là  une  lacune  dans  les  travaux  de  notre  siècle, 
siècle  de  classement,  de  comi)ilation  si  l'on  veut.  La 
compilation  intelligente  est  une  œuvre  toute  moderne, 
et  le  fond  même  de  la  vraie  critique. 

L'histoire  de  la  commcdia  dclV  artc  *,  c'est-à-dire 
de  l'improvisation  théâtrale,  n'appartient  pas  seule- 
ment à  l'histoire  de  l'art  ;  elle  appartient  surtout  à 
celle  de  la  psychologie  de  doux  nations  :  l'Italie  où  elle 
a  pris  naissance ,  et  la  France  qui  l'a  reçue  et  qui , 
après  s'être  divertie  de  ses  types,  s'en  est  approprié 
plusieurs,  on  a  créé  do  nouveaux,  et  en  a  fait  à  son 
tour  l'expression  des  grâces  et  des  ridicules,  des  pas- 

1.  On  écrivait  aussi  Comcdia  anciounc  orthographe. 


PRÉFACE   DE   M'ASQUES   ET   BOUFFONS  297 

siens  et  des  fantaisies,  des  qualités  et  des  travers  de 
son  peuple. 

Ce  besoin  de  personnifier  les  divers  instincts  naïfs 
ou  faussés  de  l'être  humain  dans  des  types  qui  se  sont 
appelés  Arlequin^  Polichinelle,  Cassandre,  le  Capitan, 
Pierrot,  etc.,  est  donc  devenu  commun  aux  deux  na- 
tions à  une  certaine  époque,  à  ce  point  qu'on  a  pu 
dire  et  qu'on  a  dit  :  «  la  comédie  italienne-française  ». 
Mais  nous  ne  devons  jamais  oublier  que  la  priorité  de 
ce  calque  ingénieux  et  piquant  de  la  nature  appartient 
à  l'Italie,  et  que,  sans  ce  riche  et  curieux  précédent, 
Molière  n'eût  pas  créé  la  véritable  comédie  française. 

C'est  que  la  commedia  deWarte  n'est  pas  seulement 
l'étude  du  grostesque  et  du  facétieux.  Ce  n'est  pas 
seulement  non  plus  l'école  des  grâces  et  des  gentil- 
lesses populaires  représentées  par  certains  types  aima- 
bles ;  c'est  surtout  l'étude  des  caractères  réels^  pour- 
suivie depuis  l'antiquité  la  plus  reculée  jusqu'à  nos 
jours,  par  une  tradition  ininterrompue  de  fantaisies 
humoristiques j  très-sérieuses  au  fond,  et  l'on  pourrait 
dire  même  très-mélancoliques,  comme  tout  ce  qui  met 
à  nu  les  misères  de  l'homme  moral.  Il  semble  que  Dé- 
mocrite  n'ait  ri  que  pour  justifier  les  pleurs  d'Heraclite. 

Il  y  a  donc  toujours  eu  enseignement  de  mœurs 
dans  toute  représentation  scénique,  tragédie  ou  atel- 
lane,  œuvre  littéraire  ou  farce  de  tréteaux.  On  peut 
même  croire  que  la  forme  la  plus  efficace  a  dû  être  la 
forme  la  plus  populaire,  celle  qui,  appelant  toutes  les 
classes  par  la  franchise  de  sa  gaieté  et  la  simplicité  de 
ses  données,  a  signalé  de  la  manière  la  plus  saisis- 
sante à  la  risée  publique,  les  travers  de  tous  les  âges 
de  la  vie  et  de  toutes  les  conditions  sociales. 

Tout  en  s'aidant  des  excellentes  recherches  de  ses 

17. 


QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTERATURE 

contemp  )rains,  l'auteur  a  complété  et  reconstruit  au- 
tant que  possible,  par  des  investigations  personnelles 
et  par  des  documents  transmis  oralement,  l'histoire 
des  types  de  la  comédie  italienne,  avant  et  depuis 
l'apparition  de  certains  d'entre  eux  en  France.  Ses 
dessins  sont  le  résultat  de  minutieuses  recherches, 
et  devront,  à  ce  titre,  intéresser  les  amateurs  de 
théâtre  et  le  public,  devenu  savant  sur  tous  ces  dé- 
tails dont  nos  pères  faisaient  si  bon  marché,  alors 
qu'on  représentait  les  héros  de  l'antiquité  en  poudre 
et  en  talons  rouges.  Ce  qui,  pour  notre  compte,  nous 
a  vivement  intéressé  dans  l'œuvre  de  M.  Maurice 
Sand,  c'est  la  découverte  d'un  personnage  qui  nous 
était  absolument  inconnu,  et  qui,  probablement,  sera 
nouveau  pour  un  certain  nombre  de  lecteurs.  Nous 
voulons  parler  de  Ruzzantc,  type  d'un  personnage 
burlesque,  créé,  porté  et  joué  par  un  bouffon  de  la 
Renaissance,  qui  avait  en  lui,  à  son  insu,  du  Shakes- 
peare et  du  Molière.  Nous  nous  sommes  beaucoup 
plu  aussi  à  la  filiation  établie  entre  les  divers  masques 
de  la  comédie  italienne,  et,  par  conséquent,  à  un  clas- 
sement ingénieux  des  personnages  de  cette  œuvre 
mystérieuse  appelée  les  Petits  danseurs  de  Gallot.  En 
somme,  nous  avons  appris  là  beaucoup  de  choses,  et 
nous  ne  croyons  pas  être  les  seuls  qui  trouveront  du 
profita  cette  lecture,  si  agréablement  illustrée  par  un 
artiste  que  nous  aimons. 

Nohant,  novembre  1859. 


,  XXIV 

PREFACE    DE: 
SIX  MILLE  LIEUES  A  TOUTE  VAPEUR 

PAB 

MAURICE   SAND 


Ce  journal  de  voyage  n'était  destiné  qu'à  moi  et  à 
quelques  amis  intimes.  Mon  fils,  n'ayant  eu  ni  le  temps 
ni  le  projet  d'approfondir  ses  observations,  ne  pou- 
vait se  préoccuper  d'aucune  fantaisie  de  publicité.  Il 
m'a  semblé  pourtant,  après  avoir  relu  l'ensemble  des 
divers  envois,  griffonnés  Dieu  sait  comme  !  que  la  ra- 
pidité extrême  et  l'imprévu  complet  de  ce  voyage  of- 
fraient précisément  un  attrait  assez  vif.  Sauf  un  mois 
de  flânerie  d'artiste  et  de  naturaliste  autour  d'Alger, 
tout  a  été  saisi  au  vol,  aperçu  plutôt  que  contemplé 
ou  observé  dans  cette  excursion  à  toute  vapeur. 

La  situation  singulière  du  voyageur  lui  a  créé  un 
genre  d'appréciation  tout  particulier.  Enlevé  à  l'im- 
proviste  par  le  gracieux  appel  d'un  personnage  émi- 
nent  auquel  nous  lie  depuis  longtemps  une  affection 


800         QUESTIONS    d'art    ET    UE    LITTERATURE 

aussi  sérieuse  que  désintéressée,  il  a  pour  ainsi  dire 
sauté  d'Aller  à  Brest,  en  passant  par  Oran,  Gibraltar, 
Tanger,  Cadix,  Séville,  Lisbonne,  les  Açores,  Terre- 
Neuve,  la  Nouvelle-Ecosse,  New-York,  Washington, 
les  camps  de  BuU's-Hun,  les  grands  lacs  du  nord  jus- 
qu'au fond  du  Supcrior,  les  7:)miri>5  jusqu'à  la  limite 
de  la  civilisation,  le  Mississipi  juscju'à  Saint-Louis,  le 
Niagara,  le  Saint  Laurent  jusqu'à  Québec  ;  puis,  après 
le  retour  à  New- York,  Boston,  Saint- Jean,  et  l'Atlan- 
tique par  la  route  du  nord.  Six  mille  et  quelques  cents 
lieues  de  terre  ou  de  mer  en  trois  mois  et  vingt  jours, 
sans  presque  jamais  savoir  vers  quel  but  on  marche, 
c'est  un  spectacle  assez  émouvant  quand,  la  veille  du 
départ,  on  n'y  avait  jamais  songé. 

Le  prince  Napoléon,  en  fixant  l'époque  de  sa  tour- 
née d'agrément  et  d'instruction,  avait  en  lui-même  la 
somme  voulue  des  notions  acciuises,  raisonnées  et 
spécialement  applicables  à  chaque  point  de  son  obser- 
vation personnelle.  Il  lui  suflisait  donc  de  consacrer 
quel([ues  jours,  et  parfois  quelques  heures,  à  l'exa- 
men des  hommes  et  des  choses  ([u'il  savait  d'avance, 
et  à  l'égard  descjnels  son  jugement  avait  })our  se  fixer 
des  bases  toutes  préparées. 

En  outre,  le  désir  exprimé  pnr  la  princesse  Glo- 
tilde  de  faire  avec  le  prince  la  traversée  tout  entière 
dut  modilîer  les  i)rojets.  ('omme,  malgré  la  vaillance 
d'esprit  et  de  CdMir  (pii  caractérise  si  vivement  la 
fille  de  Victor-Emmanuel,  il  eut  été  imprudent  de 
l'exposer  à  des  fatigues  au-dessus  de  son  sexe,  on  dut, 
en  la  laissanl  à  New- York,  li.lh^r  la  «'ourse  à  travers 
le  nouveau-monde,  afin  d'abrégtM'  autant  (jue  pos- 
sible les  jours  d'attente  qu'elle  avait  bravement  voulu 
supporter. 


SIX   MILLE   LIEUES   A   TOUTE   VAPEUR  SOI 

Celte  précipitation  amena  aussi  probablement  l'im- 
prévu de  l'itinéraire,,  ou  bien  le  prince  ne  voulut  pas 
soumettre  celui  qu'il  s'était  tracé  aux  commentaires 
de  tous  ses  compagnons  de  route  :  en  quoi  il  fit  bien 
dans  l'intérêt  de  leurs  plaisirs,  car  un  itinéraire  an- 
noncé égare  presque  toujours  l'imagination  et  l'expose 
à  de  nombreux  désenchantements.  — Enfin,  dans  cer- 
taines positions,  on  ne  veut  pas  rendre  des  amis  dé- 
voués responsables  des  fatigues  ou  des  obstacles  qui 
se  peuvent  rencontrer,  et  ces  amis,  délicatement  dé- 
livrés de  tout  scrupule,  font  volontiers  le  sacrifice  de 
leur  initiative. 

Nul  plus  que  mon  fils  ne  trouvait  cela  légitime. 
Laissé  à  lui-même  autant  que  le  permettait  le  risque 
de  se  voir  séparé  de  ses  compagnons  par  une  pointe 
irréfléchie  à  travers  les  solitudes  ou  à  travers  les  fou- 
les, n'ayant  aucun  caractère  et  aucun  emploi  officiels, 
jugeant  et  notant  avec  l'indépendance  la  plus  absolue, 
il  entendait  toujours  avec  joie  la  formule  :  liberté  de 
manœuvre,  cest-k-dire  en  style  de  marine:  «que 
chacun  aille  où  bon  lui  semble  ».  Il  en  profitait  pour  se 
lancer  comme  un  oiseau  dans  l'espace,  sans  s'affliger 
du  retour  nécessaire  et  prévu  de  sa  promenade,  et  tout 
entier  à  la  jouissance  romanesque  d'être  ainsi  em- 
porté dans  l'ivresse  du  présent  avec  l'inconnu  du  len- 
demain. 

Il  y  a  donc  eu  pour  lui,  et  il  y  aura  peut-être  pour  le 
lecteur,  un  certain  charme  dans  cette  absence  totale 
de  préparation  aux  impressions  reçues.  On  y  sentira  la 
spontanéité  et  la  sincérité  pour  ainsi  dire  passives  d'un 
esprit  tout  grand  ouvert  aux  objets  du  dehors. 

Consultée  naturellement  par  mon  cher  voyageur, 
j'ai  cru  devoir  l'engager  à  ne  rien  changer  à  sa  ma- 


/    QUESTIONS    d'art   ET    DE   LITTERATURE 

>(ere  de  dire,  pleine  de  jeunesse  et  d'abandon.  Il  m'a 
/  semblé  que  si  à  quelques  égards  il  avait  pu  se  tromper 
il  n'en  était  pas  rigoureusement  responsable,  n'ayant 
jamais  formé  le  hardi  dessein  d'aller  comprendre  et 
juger  la  grande  crise  de  la  société  américaine.  Dans 
une  de  ses  lettres  plus  intimes  qui  n'ont  d'intérêt  que 
pour  moi,  il  me  disait  :  a  J'écris  mon  journal  sans  me 
préoccuper  d'e'cnre.  Je  ne  saurais  me  poser  vis-à-vis 
de  toi  en  esprit  fort.  Je  ne  suis  qu'une /?aîre  d'yeux  et 
une  paire  d'oreilles  au  service  des  réflexions  que  tu 
voudrais  faire.  » 

Je  crois  que  la  question  américaine  est  assez  à  jour 
maintenant,  pour  que  tout  lecteur  soit  à  même  de  faire 
les  réflexions  que  mon  fils  m'invitait  à  faire  pour  mon 
compte. 

Quant  à  lui,  une  seule  série  d'observations  a  été 
enregistrée  avec  certitude,  c'est  celle  des  recher- 
ches et  des  rencontres  entomologiques.  Cette  partie 
techniciue,  j'ai  conseillé  de  ne  l'abréger  ni  dissimuler. 
Bien  qu'elle  ait  été  notée  par  mémoire,  en  vue  d'une 
satisfaction  toute  personnelle,  elle  a  sa  valeur,  à 
cause  des  localités,  pour  les  naturalistes,  et  sera  aisé- 
ment passée  parles  personnes  indiflërentes  à  ce  genre 
d'étude. 

Quelque  déhcate  que  soit  la  situation  d'une  mère 
en  pareille  circonstance,  j'avoue  que  je  ne  suis  pas 
embarrassée  dans  ma  modestie,  parfaitement  sincère 
et  parfaitement  partagée.  11  suflira,  je  crois,  d'ouvrir 
ce  journal  de  voyage  pour  y  reconnaître  l'absence  de 
toute  prétention  comme  de  toute  contrainte.  Aucun 
dogmatisme,  aucune  pose  d'aspirant  à  l'effet,  beaucoup 
de  choses  vues  et  senties  sous  forme  d'interrogation 
naïve  et  sensée,  une  promptitude  de  coup  d'œil  so- 


SIX   MILLE   LIEUES   A   TOUTE    VAPEUR  S03 

brement  exprimée,  une  gaieté  soutenue  sans  effort, 
et  qui  se  communique  même  aux  sujets  de  peu  d'im- 
portance, voilà,  je  crois,  les  mérites  d'un  travail  dont 
une  critique  trop  sévère  eût  emporté  les  qualités  avec 
les  défauts. 

Nohant,  Janvier  1862. 


XXV 


LETTRE  SUR  SALAMMBO 


Oui,  mon  cher  ami,  j'aime  Salammbô ^  parce  que 
j'aime  les  tentatives  et  parce  que...  j'aime  Salammbô. 
J'aime  qu'un  écrivain,  lorsqu'il  n'est  pas  forcé  par  les 
circonstances  ou  entraîné  par  son  activité  à  produire 
sans  relâche,  mette  des  années  à  faire  une  étude  ap- 
profondie d'un  sujet  difficile,  et  le  mène  à  bien  sans 
se  demander  si  le  succès  couronnera  ses  efforts.  Rien 
n'est  moins  fait  pour  caresser  les  habitudes  d'esprit 
des  gens  du  monde,  des  gens  superficiels,  des  gens 
pressés,  des  insouciants  en  un  mot,  c'est-à-dire  de  la 
majorité  des  lecteurs,  que  le  sujet  de  Salammbô. 
L'homme  qui  a  conçu  et  achevé  la  chose  a  toutes  les 
aspirations  et  toutes  les  ferveurs  d'un  grand  artiste. 

En  a-t-il  la  puissance?  Oui,  je  trouve;  je  ne  fais  pas 
métier  de  juger;  mais  j'ai  le  droit  de  trouver,  et  je 
dis  oui,  cela  est  étrange  et  magnifique,  c'est  plein  de 
ténèbres  et  d'éclats.  Ce  n'est  dans  le  genre  et  sous 


80G         QUESTIONS    d'aUT    ET    DE    LITTERATURE 

l'influence  de  personne  ;  cela  n'appartient  à  aucune 
école,  quoi  que  vous  en  disiez.  C'est  marqué  d'un  ca- 
chet bien  déterminé,  et  cela  entre  dans  une  manière 
qui  est  toute  une  personnalité  d'une  étonnante  énerj^ie. 
Je  sens  donc  là  une  œuvre  complètement  originale,  et 
là  011  elle  me  surprend  et  me  choque,  je  ne  me  recon- 
nais pas  le  droit  de  blâmer. 

En  effet,  est-on  bien  autorisé  à  étourdir  d'avertis- 
sements et  de  conseils  un  homme  qui  gravit  une  mon- 
tagne inexplorée?  Toute  œuvre  originale  est  cette 
montagne-là.  Elle  n'a  pas  de  chemin  connu.  L'auda- 
cieux qui  s'y  aventure  cause  un  peu  de  stupeur  aux 
timides,  un  peu  de  dépit  aux  habiles,  un  peu  de  colère 
aux  ignorants.  Ce  sont  ces  derniers  qui  blâment  le 
plus  toutes  les  hardiesses.  Qu'allait-il  faire  sur  cette 
montagne?  Qui  l'y  obligeait?  Qu'en  rapportera-t-il? 
A  quoi  bon  gravir  les  cimes  quand  il  y  a  plus  bas 
de  la  place  pour  tout  le  monde,  et  des  chemins  do 
plaine  si  carrossables? 

Mais  (juclquos-uns  pourtant,  parmi  ces  ignorants, 
aiment  ces  sommets,  et,  quand  ils  n'y  peuvent  aller, 
ils  aiment  ceux  qui  en  reviennent.  Je  suis  de  ceux-là, 
moi.  Je  n'ai  pas  gravi  l'Himalaya,  mais  j'ai  vu  sa  tète 
dans  mes  rêves,  et,  loin  de  blâmer  ceux  qui  l'ont  tou- 
chée, j'écouterais  leurs  récits  jusqu'à  demain  matin. 

L'Himalaya,  ici,  c'était  quehiue  chose  d'évanoui  et 
de  conjectural.  Garthage  au  temps  d'IIamilcar  ;  Gar- 
thage,  dont  on  sait  à  peine  l'emplacement  aujourd'hui, 
il  fallait  la  faire  revivre  justju'à  la  réalité  du  roman 
historique  !  C'est  donc  une  relation  de  ce  voyage  dans 
le  passé  qui  m'arrive,  à  moi  lran([uillement  assis  dans 
une  i)otife  serre  chaude,  et  cela  arrive  sous  le  nom 
fantasti(iuc  de  Salammbô.  Oui-da!  un  nom  carlhagi- 


LETTRE   SUR   SALAMMBO  307 

nois!  C'est  loin,  Garthage;  le  passé  encore  plus.  Je 
suis  bien  sûr  de  n'y  jamais  aller.  Le  sujet  ne  peut  pas 
être  bien  gai,  ni  bien  doux!  Certes,  ce  n'est  pas  Bou- 
cher qui  aurait  choisi  pour  sujet  les  scènes  d'amour 
de  ce  temps-là,  et  l'intérieur  de  ces  personnages  ne 
doit  rappeler  en  rien  un  tableau  de  Greuze.  Il  faut 
donc  que  j'oublie  Greuze,  Boucher  et  ma  petite  serre 
chaude,  et  que  je  m'attende  à  voir  des  mœurs  barbares 
et  des  hommes  atroces,  puisque  j'aperçois  dans  le 
lointain  des  dieux  Kabyres.  Je  n'en  sais  pas  bien  long, 
mais  je  sais  qu'il  y  aura  des  sacrifices  humains,  des 
tortures,  des  épouvantes,  toutes  choses  qui,  adoucies 
et  enjolivées,  ne  seraient  plus  ce  qu'elles  ont  dû  être. 
Ce  livre-là  doit  être  terrible  s'il  est  bien  fait.  Le  lirai- 
je  ?  Je  suis  aussi  libre  de  ne  pas  le  lire  que  de  n'al- 
ler pas  à  Garthage    si  je  n'ai   pas    le    courage  d'y 
aller.  C'est  si  discret,  un  Hvre  !  C'est  muet,  cela  dort 
dans  un  coin;  cela  ne  court  point  après  vous.  C'est 
autrement  modeste  que  la  musique,  qu'il  faut  entendre, 
bonne  ou  mauvaise,  et  même  que  le  tableau  qui  flambe 
ou  qui  grimace  sur  la  muraille.  —  Vous  voulez  abso- 
lument le  lire?  Donc,  vous  voulez  aller  à  Garthage... 
Eh  bien  !  vous  y  voilà.  Vous  ne  vous  y  plaisez  guère? 
Je  le  comprends.  Vous  avez  peur,  dégoût,  vertige, 
indignation?  Donc,  le  voyage  a  été  fait.  Le  narrateur 
n'a  pas  menti,  et  si  les  cheveux  vous  dressent  à  la  tête, 
c'est  qu'il  est  à  la  hauteur  de  son  sujet,  c'est  qu'il  est 
de  force  à  vous  dépeindre  vigoureusement  ce  qu'il 
a  vu. 

Mais  vous  avez  le  cœur  sucré,  comme  disent  nos 
paysans  d'ici.  Il  vous  fallait  du  bonbon  et  on  vous 
a  donné  du 'piment.  Vous  pouviez  rester  à  votre  ordi- 
naire :  que  diable  alliez-vous  faire  à  Garthage  ? 


308      ouESTioNS  d'art  et  de  littérature 

J'ai  voulu  y  aller,  moi,  je  ne  me  plains  de  rien.  Je 
me  suis  embarqué  de  ma  petite  serre  chaude  dans  le 
cerveau  de  l'auteur.  C'est  aussi  facile  que  d'aller  dans 
la  lune  avec  le  ballon  de  la  fantaisie  ;  mais,  en  raison 
de  cette  grande  facilité  et  de  cette  certitude  d'arriver 
en  un  clin  d'œil,  je  ne  me  suis  pas  mis  en  route  sans 
faire  mes  réflexions  et  sans  me  préparer  à  de  grands 
étonnements,  à  de  grandes  émotions  peut-être.  J'en 
ai  eu  pour  mon  argent,  comme  on  dit,  et  maintenant, 
je  pense  comme  tous  ceux  qui  descendent  les  hautes 
cimes  :  je  me  dis  que  je  ne  voudrais  pas  retourner  y 
finir  mes  jours,  mais  que  je  suis  fort  aise  d'y  avoir  été. 

C'était  monstrueux,  cette  Babylone  africaine,  ce 
monde  punique,  atroce,  ce  grand  Hamilcar,  un  scélé- 
rat, ce  culte,  ces  temples,  ces  batailles,  ces  supplices, 
ces  vengeances,  ces  festins,  ces  trahisons;  tout  cela, 
poésie  de  cannibales,  quelque  chose  comme  l'enfer 
du  Dante. 

A  propos,  mon  cher  ami,  vous  avez  fait  ce  voyage- 
là?  Qu'est-ce  que  vous  en  dites,  de  l'enfer  du  Dante? 
Il  paraît  que  la  chose  a  quelque  valeur  et  n'a  pas 
manqué  d'un  certain  succùs  dans  son  temps,  puisque 
cela  dure  encore?  Le  sujet  n'est  pas  joli,  cependant, 
et  le  poëte  ne  sacrifiait  point  aux  Grâces.  Dites-moi 
que  c'est  un  paltoquet  et  n'en  parlons  plus.  Je  vous 
pardonnerai  de  proscrire  Salammbô. 

Moi,  je  ne  sais  pas  si  l'on  ne  peut  pas  comparer. 
La  forme  de  Flaubert  est  aussi  belle,  aussi  frappante, 
aussi  concise,  aussi  grandiose  dans  sa  prose  fran- 
çaise que  n'importe  quels  beaux  vers  connus  en  quol- 
(jue  langue  (jue  ce  soit.  Son  imagination  est  aussi  fé- 
conde, sa  peinture  est  aussi  terrible  que  celle  du 
Dante.  Sa  colère  intérieure  est  aussi  froide  de  parti 


LETTRE   SUR   SALAMMBO  309 

pris.  Il  n'épargne  pas  davantage  les  délicatesses  du 
spectateur,  parce  qu'il  ne  veut  point  farder  l'horreur 
de  sa  vision.  Il  est  formidable  comme  l'abîme. 

Mais  vous  me  dites  :  Ce  n'est  point  là  l'histoire  telle 
que  je  la  connaissais.  Ce  monde  atroce  n'a  jamais 
existé.  Cette  couleur  est  forcée.  L'homme  n'a  pas 
été  si  puissant  pour  le  mal. 

Hélas  !  quant  au  dernier  point,  je  crois  que  vous 
vous  trompez  bien,  et  qu'il  est  dans  la  fatalité  de  tous 
les  cultes  d'engendrer  les  forfaits.  Sans  remonter  jus- 
qu'aux dieux  Kabyres,  la  douce  loi  du  Christ  n'a-t-elle 
pas  enfanté  l'inquisition  et  la  Saint-Barthélémy? 

Quant  à  la  couleur  locale,  il  est  d'usage  de  la  re- 
composer à  l'aide  de  la  science,  et  permis  de  la  com- 
pléter par  les  forces  de  la  logique  d'induction.  C'est 
avec  des  fragments  incomplets  que  la  paléontologie  a 
reconstruit  des  mondes  plus  anciens  que  le  monde 
punique.  Ceci  exige  de  grandes  études  que  tout  le 
monde  n'est  pas  en  état  de  vérifier,  et  ni  vous  ni  moi 
ne  pouvons  nous  permettre  de  dire  que  l'auteur  de 
Salammbô  a  forcé  ou  atténué  sa  peinture.  Il  nous  fau- 
drait peut-être,  à  nous  comme  à  lui,  une  dizaine  d'an- 
nées consacrées  à  en  étudier  l'objet  et  les  moyens. 

D'ailleurs,  cette  vérification  n'a  rien  à  faire  avec 
la  question  d'art.  Est-ce  de  la  belle  et  bonne  peinture? 
Voilà  ce  dont  il  s'agit  et  ce  que  tout  le  monde  est  ap- 
pelé à  juger.  Je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  nier  la 
beauté  de  la  couleur  et  du  dessin.  Faut-il  vous  rappe- 
ler qu'on  peut,  comme  les  maîtres  espagnols,  faire  de 
la  peinture  admirable  avec  des  sujets  atroces  ? 

Elle  est  un  peu  chatoyante,  cette  peinture,  j'en  con- 
viens. Toute  chose  a  son  défaut,  si  réussie  qu'elle 
soit.  Il  y  a  peut-être  trop  de  lumière  répartie  avec  une 


310         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

égale  richesse  sur  tous  les  détails.  La  composition 
trop  brillante  devient  confuse  par  moments.  L'œil  se 
fatigue,  et  l'effet  général  s'obscurcit  tout  à  coup, 
comme  ces  paysages  africains  dont  Fromentin  a  ex- 
primé en  peu  de  mots  et  d'une  manière  saisissante, 
l'intensité  de  rayonnement  produisant  la  sensation  du 
noir.  C'est  que,  de  même  que  Fromentin  se  sentit  un 
jour  complètement  aveugle,  Flaubert,  regardant  son 
sujet  par  l'œil  de  l'imagination,  s'est  ébloui  pour  avoir 
trop  vu.  Je  ne  hais  pas  ces  défauts  qui  sont  l'abus 
d'une  force.  Défauts,  oui,  mais  excès  d'une  grande  fa- 
culté comme  tous  les  défauts  des  maîtres  :  défaut  du 
Dante  particulièrement. 

Quant  à  l'histoire,  vous  dites  avec  raison  que  le 
roman  doit  en  conserver  l'esprit.  Eh  bien,  l'histoire 
fait  planer  sur  l'obscurité,  sur  l'insuffisance  de  ses 
détails  à  l'endroit  de  ce  monde  évanoui,  deux  mots 
terribles  :  Culte  des  dieux  Kabyres.  —  Notoriété  pro- 
verbiale de  la  f(ti  piiniquCy  synonyme  de  trahison.  En 
voilà  bien  assez,  selon  moi,  pour  autoriser  l'interpré- 
tation des  choses  et  des  hommes  développée  dans 
Salammbô. 

Nos  souvenirs  clas&iques  nous  ont  laissé  dans  l'es- 
prit comme  une  œuvre  de  titans,  et  nous  avons  vécu 
d'une  notion  de  force  extraordinaire,  sans  nous  de- 
mander apparemment  à  quel  prix  ces  forces  d'expan- 
sion, de  richesse,  de  commerce,  de  conquête  et  de  do- 
mination étaient  achetées  dans  l'antiquité  sur  le  sol 
de  l'Afrique.  L'auteur  de  Salammbô  nous  le  rappelle, 
et  nous  en  voilà  tout  froissés,  tout  éperdus,  comme 
s'il  l'avait  inventé  !  Si  nous  sommes  partis  avec  lui 
pour  Cartilage,  croyant  aller  à  Vaugirard,  vous  m'a- 
vouerez que  co  n'est  passa  faute. 


LETTRE   SUR    SALAMMBO  311 

On  ne  doit  point  se  courroucer  contre  les  emporte- 
ments de  la  fantaisie,  et  pourtant,  dans  Salammbô,  il 
en  est  un  que  je  regrette.  L'épisode  est  aussi  magni- 
fiquement raconté  que  tous  les  autres,  mais  il  trahit 
trop  la  fantaisie,  qui,  jusque-là,  profondément  habile, 
s'était  fait  accepter  comme  une  réalité  victorieuse  de 
toute  invraisemblance;  je  veux  parler  du  Défilé  de  la 
Hache,  oii  nous  quittons  la  couleur  de  l'histoire  pour 
entrer  dans  le  conte  oriental  à  pleines  voiles.  Nous 
avons  accepté  le  siège  de  Carthage  et  la  rapidité  de 
ces  travaux  de  géants  intra  et  extra  muros.  Mais  ici 
on  nous  met  aux  prises  avec  la  nature,  et  la  nature  ne 
se  prête  point  aux  suppositions.  Il  n'y  a  pas  de  sites 
inaccessibles  à  quarante  mille  hommes  qui  ont  tous 
des  armes  pour  entailler  la  roche  quelle  qu'elle  soit, 
des  cordes  probablement  pour  leurs  chariots,  ou  tout 
au  moins  des  animaux  dont  la  peau  peut  faire  des 
courroies,  mille  engins  pour  fabriquer  des  crampons, 
enfin  les  simples  moyens  que  quelques  pauvres  sa- 
vants, aidés  de  quelques  hardis  montagnards,  ont  em- 
ployés de  tout  temps  pour  escalader  les  sommets  les 
plus  effrayants  de  la  terre,  pour  descendre  ou  re- 
monter des  abîmes  encore  vierges  de  pas  humains. 
Ces  quarante  mille  mercenaires,  restes  de  l'armée  qui 
déployait  naguère  tant  d'audace  et  de  prodigieuse  in- 
vention pour  prendre  Carthage,  sont  démoralisés  ici 
pour  les  besoins  de  la  cause,  car  ils  le  sont  au  delà  de 
tout  raisonnement.  Hamilcar,  qui  ne  daigne  pas  les 
écraser  d'en  haut,  qui  les  sait  trop  stupides  pour  se 
creuser  des  escaliers  dans  une  paroi  quelconque  du 
précipice,  devient  lui-même  complètement  fantastique 
et  légendaire.  C'est  bien  dans  la  couleur  du  temps  oii 
l'on  racontait  qu'Annibal  perçait  les  roches  avec  du 


312         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

vinaigre  ;  mais  la  géologie  ne  connaît  plus  ces  roches 
qu'on  ne  pouvait  entailler  ou  briser  autrement.  11  ne 
s'en  fuit  plus. 

La  légende  est  permise,  mais  l'art  du  conteur  avait 
été,  jusqu'à  cette  page,  de  la  déguiser  admirablement. 
On  pouvait  véritablement  croii*e  que  tout  ceci  était 
arrivé.  On  ne  le  croit  plus  dès  qu'on  est  entré  dans  ce 
défilé  fabuleux  ;  mais  que  de  qualités  grandioses  ra- 
chètent cet  écart  poétique!  Quel  style  sobre  et  puis- 
sant à  contenir  l'exhubérance  de  l'invention  !  Quel 
savant  et  persistant  procédé  pour  présenter  des  ima- 
ges saisisantes  avec  des  mots  tout  simples,  mais  dont 
la  netteté  d'appropriation  ne  souffre  pas  le  moindre 
essai  de  dérangement  et  de  remplacement  pour  la 
critique  !  Quels  personnages,  même  les  moins  mon- 
trés, ce  procédé  magistral  vous  incruste  dans  la 
pensée,  éclairés  d'un  jour  ineffaçable  !  C'est  comme 
un  défi  jeté  à  tous  les  procédés  connus  et  à  toutes  les 
impuissances  du  langage,  car  il  se  sert  rarement  de  la 
comparaison.  Il  la  dédaigne;  il  n'a  besoin  que  du  fait 
même  pour  en  faire  jaillir  l'impression  complète.  — 
Allons,  allons,  mon  ami,  cet  auteur-là  est  un  mulin, 
comme  disent  les  enfants  de  Paris,  et  on  le  verra  à 
l'œuvre,  quoi  qu'il  fasse  ! 

Janvi.T  ISjVî. 


XXVI 


LA  VIERGE  A  LA  CHAISE  DE  RAPHAËL 


La  Vierge  à  la  chaise  est  une  de  ces  grandes  pen- 
sées qui  viennent  d'un  seul  jet  aux  grands  maîtres, 
parce  qu'elles  sont  simples  et  nettes.  Une  belle  femme 
et  deux  beaux  enfants,  voilà  ce  que  Raphaël  a  voulu 
faire,  sans  s'inquiéter  à  l'avance  de  la  majesté  du  su- 
jet et  du  prestige  du  symbole.  Il  savait  que  la  divinité 
rayonnerait  dans  l'expression,  et  il  pensait  qu'il  n'y 
avait  pas  lieu  d'idéaliser  la  forme  dans  le  sens  ascéti- 
que. On  n'était  plus  au  temps  du  mysticisme  austère, 
on  nageait  en  pleine  poésie  et  en  pleine  civilisation. 
On  cherchait  la  vérité,  on  réhabilitait  la  nature.  Il  cher- 
cha et  trouva  tout  simplement  le  type  de  la  vierge  de 
Judée  dans  une  de  ces  belles  créatures  qu'on  voit  en- 
core à  Albano,  à  Laricia,  à  Gensano.  Il  fut  frappé  ou 
il  rêva  d'un  superbe  enfant  déjà  en  possession  d'une 
de  ces  physionomies  hardiment  accentuées  qui  pro- 
mettent une  beauté  mâle,  et  il  se  dit  qu'ils  seraient 

18 


)5l4         QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

arfaitement  divins,  s'ils  étaient  parfaitement  beaux. 
Sont-ils  divins  en  effet?  Au  point  de  vue  du  chris- 
tianisme primitif,  non.  Ils  sont  trop  splendides  de  jeu- 
nesse et  de  force.  Au  point  de  vue  moderne,  ils  man- 
quent à  la  couleur  historiciue  religieuse.  Ils  n'appar- 
tiennent pas  à  la  race  sémitique.  Ils  sont  Romains  pur 
sang.  Ni  le  costume  ni  le  type  de  la  Vierge  ne  donnent 
l'idée  de  la  foi  austère  des  premiers  chrétiens.  Cette 
madone  italienne  n'est  pas  la  Vierge  extatique  du  my- 
the; ce  robuste  bambino  n'est  pas  le  futur  mission- 
naire du  renoncement,  le  prophète  de  l'idéal,  le  cru- 
cifié volontaire,  pas  plus  que  le  terrible  maudisscur 
du  Jiiijemcnt  dernier  de  Michel-Ange  n'est  la  victime 
exi)iatoire  de  l'Evangile.  Ce  (jui  caractérise  les  maîtres 
de  la  renaissance,  c'est  la  puissance  et  la  liljerté  de 
leur  interprétation  ;  c'est  leur  volonté  de  réhabiliter 
le  culte  de  la  forme.  Sans  aucun  souci  de  la  tradition, 
des  détails  légendaires  et  des  attributs  symboliiiues 
consacrés  par  les  siècles,  ils  suppriment  les  nimbes 
d'or  et  ne  craignent  pas  d'attenter  à  la  majesté  du  sujet 
en  indiquant  à  peine  un  léger  rayonnement  autour  des 
tètes  sacrées.  Ils  sont  artistes  avant  tout,  artistes  plus 
libres  que  ceux  d'aujourd'hui  vis-à-vis  de  leur  sujet, 
tantôt  plus  recherchés,  tantôt  i)lus  naïfs,  selon  leur 
disposition  du  moment,  et  variant  leur  idée  au  gré  de 
leur  inspiration.  Kien  dans  l'œuvre  de  Michel-Ange 
ne  ressemble  moins  au  Christ  du  Jugement  dernier 
que  celui  de  la  Pieiù;  rien,  dans  l'œuvre  de  Raphaël, 
ne  dilïère  ])lus  de  la  Vierjc  au  vcile  de  notre  musée 
que  la  Vienje  à  la  ehaisc.  La  première,  agenouillée 
devant  l'enfant  endormi,  le  préserve  du  soleil  avec 
une  grâce  un  peu  maniérée  et  un  air  de  sollicitude 
plutôt  religieux  que  maternel.  L'autre,  complètement 


LA   VIERGE   A   LA   CHAISE    DE    RAPHAËL  315 

femme  et  mère,  le  tient  assis  sur  ses  genoux,  et  de 
ses  mains  enlacées  le  serre  doucement  contre  sa  poi- 
trine. Marie  n'est  point  là  l'inspirée  qui  adore  le  futur 
Sauveur,  c'est  la  mère  qui  possède  son  fils  sans  au- 
cune terreur  religieuse,  sans  aucun  pressentiment  de 
l'avenir.  La  tête  expressive  de  l'autre  enfant,  le  futur 
précurseur  Jean-Baptiste^  est  d'une  naïveté  souriante. 
Le  seul  reproche  à  faire  à  cette  composition  si  simple 
et  si  heureuse,  c'est  l'attitude  de  prière  donnée  aux 
mains  jointes  du  petit  saint;  encore  est-ce  une  criti- 
que de  l'idée,  et  non  de  l'arrangenrjent,  qui  est  excel- 
lent et  nécessaire  à  l'harmonie  parfaite  du  groupe; 
mais  cette  supplication  des  mains  nuit  à  la  grande  sé- 
rénité de  la  scène  et  divise  l'intérêt  entre  un  groupe 
parfaitement  impassible  et  un  enfant  qui  supplie  sans 
émouvoir  les  objets  de  son  adoration.  En  outre,  Ra- 
phaël a  fait  une  toute  petite  concession  aux  mesqui- 
neries de  l'usage,  en  passant  au  bras  de  cet  enfant 
une  petite  croix  de  bois,  joujou  prophétique  d'un  effet 
fort  puéril.  Je  n'aime  pas  ces  fioritures  apocryphes 
dans  les  sujets  proposés  à  la  piété  du  chrétien  ou  au 
respect  du  penseur  philosophique.  Elles  prêtent  à  la 
plaisanterie  ou  elles  égarent  l'imagination  dans  le  ca- 
price des  légendes.  La  peau  de  mouton  et  la  petite 
croix  de  Jean-Baptiste  enfant  sont  devenus  des  attri- 
buts classiques,  à  ce  point  que  certaines  bonnes  femmes 
s'imaginent  qu'il  est  venu  au  monde  avec  cette  peau 
cousue  à  l'épaule  et  cette  croix  passée  au  bras.  Dans 
les  mauvaises  reproductions  de  la  Vierge  à  la  chaise^ 
l'exagération  puérile  de  l'expression  des  têtes  donne 
lieu  à  une  explication  du  sujet  que  j'ai  entendu  donner 
par  une  petite  fdle  de  bonne  foi  parlant  à  son  frère. 
—  Vois-tu,  lui  disait-elle,  la  maman  est  triste  parce 


316         QUESTIONS    d'art   ET    DE    LITTÉRATURE 

que  le  petit  Baptiste  a  montré  à  l'enfant  Jésus  une 
croix  qu'il  ne  voulait  pas  regarder.  L'enfant  Jésus  est 
en  colère  et  il  boude;  le  petit  Baptiste  pleure  et  de- 
mande pardon. 

Celte  naïve  critique  disparaît  entièrement  devant  la 
peinture  originale  et  devant  la  reproduction  fidèle  et 
sincère  due  au  burin  de  Calamatta.  Ici  le  traducteur 
n'a  point  cherché  à  exagérer  la  puissante  personnalité 
de  Tenfant  Jésus  par  une  expression  de  fierté  sauvage. 
Haphaël  et  les  grands  maîtres  de  son  temps  ne  con- 
naissaient pas  ces  recherches  de  la  pensée,  et  ils  arri- 
vaient au  but  par  les  simples  moyens  de  la  vérité. 
L'enfant  Jésus  de  Raphaël  n'est  pas  tourmenté  de  l'es- 
prit prophèti(iue  sur  le  sein  chaste  et  paisible  de  sa 
mère.  C'est  un  véritable  enfant  du  peuple  dont  le  re- 
gard clair  et  pur  reflète  l'innocence  céleste  du  premier 
Age,  et,  malgré  cette  réalité  complète,  l'idéal  divin 
émane  de  lui,  grâce  à  ce  je  ne  sais  quoi  d'insaisissable 
et  d'inexprimable  qui  est  le  cachet  du  génie.  L'enfant 
Baptiste  n'est  ni  pleureur,  ni  extatique;  il  est  enfant 
aussi,  il  sourit  à  son  bicn-aimé  avec  une  naïveté  char- 
mante, et  sans  ses  mains  jointes  il  ne  détruirait  en 
rien  la  placidité  rêveuse  de  rensemblc.  Quant  à  la 
mère,  elle  n'a  aucune  mélancolie,  aucun  pressenti- 
ment, aucune  extase.  Elle  est  la  candeur  personnifiée; 
elle  ne  réclame  aucune  vénération,  elle  est  bien  plus 
forte  (jue  cela,  elle  l'inspire. 

Voilà  le  grand  mérite  de  cette  nouvelle  production 
de  Calamatta  ;  c'est  de  mettre  devant  nos  yeux  et  de 
faire  entrer  dans  notre  esprit  la  véritable  pensée  de 
Raphaël,  si  indignement  travestie  par  la  foule  des 
imilak'urs  de  ce  chef-d'œuvre. 

Passavant,  dans  son  minutieux  catalogue  de  l'œu- 


LA    VIERGE    A    LA    CHAISE    DE    RAPHAËL  SU 

vre  de  Raphaël,  compte  plus  de  soixante  gravures 
faites  d'après  le  tableau  de  la  Vierge  à  la  chaise,  et  il 
en  a  omis  beaucoup  :  quant  au  nombre  des  lithogra- 
phies, il  est  incalculable;  mais,  il  faut  bien  le  dire, 
presque  toutes  ces  reproductions  sont  déplorables,  et 
elles  expliquent  parfaitement  l'indignation  de  M.  Viar- 
dot  demandant,  avec  une  sainte  douleur  d'artiste 
[Musées  d'Italie),  qu'il  soit  fait  défense  absolue  de 
reproduire  cette  inimitable  peinture.  Au  fond  et  en 
théorie,  M.  Viardot  a  bien  raison  :  la  popularisation 
imparfaite  des  chefs-d'œuvres  et  un  outrage  à  la  mé- 
moire des  maîtres,  et  à  la  vue  de  ces  reproductions  de 
pacotille,  tous  ces  grands  génies,  s'ils  revenaient  au 
monde,  briseraient  leurs  pinceaux  avec  désespoir, 
sans  compter  que  la  foule  des  saints  personnages  re- 
présentés par  eux  prêcheraient  de  nouveau  contre  le 
culte  des  images. 

Mais  il  faudrait  pourtant  faire  quelques  exceptions 
et  laisser  certaines  copies  à  l'étude  des  artistes.  Ainsi, 
et  pour  ne  parler  que  de  la  Vierge  à.  la  chaise,  la  gra- 
vure de  Morghen  a  un  grand  mérite  de  tacture;  il  en 
est  de  même  de  celle  de  M.  Desnoyers;  celle  de  Ga- 
ravaglia  (1828)  se  rapproche  du  caractère  de  l'original; 
une  autre  gravure  de  plus  grande  dimension  a  eu  en 
1851  un  succès  en  Allemagne.  Néanmoins  rien  dans 
tout  cela  n'a  donné  le  véritable  sentiment  et  le  véri- 
table effet  du  tableau,  et  quiconque  se  le  rappelle 
verra  avec  une  satisfaction  sérieuse  la  gravure  de 
Galamatta.  Comme  caractère  en  effet,  elle  est  sans 
pareille.  Elle  rend  avec  une  conscience  sans  détour  la 
manière  large  et  môme  jusqu'aux  libertés  de  pinceau 
du  modèle,  libertés  qui  vont  très  loin,  puisqu'on  a 
remarqué  que  l'aspect  du  tableau  était  celui  d'une 

18. 


318 


QUESTIONS    D   ART    ET   DE    LITTERATURE 


peinture  à  fresque,  et  que  le  pied  de  l'enfant  et  la  main 
de  la  mère  étaient  à  peine  faits.  Galamatta  n'a  point 
cherché  à  dissimuler  cette  liberté,  et  il  a  fort  bien  fait, 
selon  nous  :  qui  donc  se  permettrait  de  terminer  les 
marbres  inachevés  de  Michel-Ange? 

Quant  au  mérite  du  procédé  de  gravure  employé 
par  Galamatta,  je  demanderai  la  permission  de  l'indi- 
quer d'après  l'appréciation  d'un  connaisseur  exquis. 
«  J'ai  pour  principe,  m'écrit-il,  que  tous  les  procédés 
sont  bons,  s'ils  amènent  un  heureux  effet,  et  je  m'in- 
quiète peu  de  savoir  s'ils  sont  ou  non  conformes  aux 
règles.  D'ailleurs,  ce  qui  me  paraît  caractériser  le  ta- 
lent de  Galamatta,  c'est  l'absence  de  procédé  parti- 
culier. Le  burin  lui  obéit  comme  à  un  autre  le  crayon, 
n  se  pénètre  tellement  d'avance  du  dessin,  du  carac- 
tère et  du  sentiment  de  son  modèle,  qu'il  grave  comme 
s'il  dessinait,  avec  une  sûreté,  une  facihté  de  main 
incomparables.  Voyez  dans  sa  Vierge,  presque  par- 
tout une  simple  taille  qui  suit  et  épouse  lu  forme,  qui 
s'infléchit,  s'engraisse,  s'atténue,  pour  indiciuer  ou 
côtoyer  le  modèle,  quelquefois  un  pointa  côté  pour  la 
soutenir,  très-peu  de  hachures  croisées  et  d 'entre- 
tailles.  Voilà  ce  qui  me  frappe  par  dessus  tout  :  un 
grand  effet  obtenu  par  les  moyens  les  plus  simples. 
Certes  on  ne  pourrait  rendre  ainsi  un  Meissonier,  un 
sujet  dont  le  mérite  principal  serait  dans  le  fini  pré- 
cieux; mais  j)Our  traduire  une  œuvre  aussi  largement 
conçue  ([ue  celle  de  la  Vierge  à  la  rliaisc,  je  crois  (ju'il 
fallait  une  allure  aussi  franche,  un  coup  de  burin 
aussi  gras  et  aussi  sincère  que  le  coup  d«  brosse  do 


l'original.  » 


Mars  1863. 


XXVII 

POURQUOI 

LES  FEMMES  A  L'ACADÉMIE? 


Sous  ce  titre  piquant  :  les  Femmes  à-  V Académie, 
un  écrivain  dont  les  initiales  cachent  un  nom  qui 
nous  a  été  révélé,  et  qui,  jusqu'à  ce  jour,  nous  était 
resté  inconnu,  présente  agréablement  la  fiction  d'une 
femme  anonyme  prononçant  son  discours  de  réception 
à  l'Académie  française,  en  l'an  de  grâce...  IJn  acadé- 
micien, également  anonyme  et  fictif,  M.  ***  répond  à 
madame'**;  et  ces  deux  discours,  élégants,  sérieux, 
aimables,  fournissent  l'étendue  d'une  jolie  brochure 
qui  se  publie  chez  Dentu,  et  qui  mérite  d'attirer  un 
instant  l'attention  du  monde  littéraire. 

Donnons  de  sincères  éloges  à  ce  travail  très-réussi, 
en  ce  sens  qu'il  soulève  d'utiles  réflexions,  tout  en 
récréant  l'esprit.  S'il  ne  fait  pas  triompher  sa  thèse, 
l'auteur  prouve  du  moins  qu'il  peut  fort  bien  aspirer 
un  jour  pour  son  compte  aux  honneurs  qu'il  appelle 


QUESTIONS    D   ART   ET    DE    LITTERATURE 

/ourd'hui  avec  désintéressement  sur  d'autres  têtes. 

Lnalysons  ensuite  en  peu  de  mots  la  séance  imagi- 
(ire  où  madame  ***^,  appelée  par  un  vote  una7iime 
de  l'illustre  corps,  accepte  avec  une  dignité  modeste 
la  situation  sans  précédent  qui  lui  est  offerte.  Elle  re- 
mercie ses  nouveaux  confrères  au  nom  du  progrès 
que  son  élection  signale  dans  les  mœurs  de  son  temps 
et  que  l'Académie  de  son  temps  est  jalouse  de  servir 
et  de  proclamer. 

M.  ***,  prenant  la  parole,  déclare  «  que,  plus  heu- 
reusement inspirée  qu'elle  ne  le  fut  en  d'autres  temps 
où,  dominée  par  de  fâcheux  préjugés  et  d'injustes 
préventions,  elle  commit  la  faute  de  repousser  de  son 
sein  de  puissantes  renommées,  l'Académie,  cette  fois, 
n'a  pas  voulu  s'exposer  de  nouveau  à  d'éternels  re- 
grets, s>  et  qu'elle  a  rompu,  en  faveur  des  femmes, 
une  tradition  séculaire  fondée  sur  un  préjugé  désormais 
évanoui. 

Après  avoir  rappelé  comme  quoi,  à  l'époque  de  sa 
fondation,  l'Académie,  fort  embarrassée  de  compléter 
son  nombre  voulu  de  quarante  immortels,  fut  forcée 
de  prendre,  «  pour  décoration  de  son  sanctuaire,  »  les 
grands  seigneurs  dont  chaque  homme  de  lettres  était 
alors  plus  ou  moins  l'obligé,  M.  ***  déplore  l'article 
de  loi  porté  par  le  vieux  ('hapelain  contre  l'admission 
des  femmes.  11  rappelle  la  sérieuse  et  bienfaisante  in- 
fluence de  l'hôtel  de  Rambouillet,  c  Tous,  dit-il  en 
parlant  des  plus  illustres  écrivains  du  grand  siècle, 
doivent  quelque  chose  à  cette  société  de  femmes  cé- 
lèbres, la  délicatesse  de  l'expression,  la  noblesse  et 
la  pureté  des  sentiments,  la  passion  du  beau,  de  l'i- 
déal, de  riiéroisine.  » 

Après  avoir  nommé  mademoiselle  de  Scudéry,  mes- 


POURQUOI    LES    FEMMES   A    l'aCADÉMIE?         321 

dames  de  Sévigné,  de  la  Fayette,  de  Motteville,  de 
Tencin,  de  Staël,  de  Girardin,  Amable  Tastu,  etc.,  et 
avoir  omis,  on  ne  sait  pourquoi,  mesdames  de  Genlis, 
de  Souza^  Cottin,  Charles  Reybaud,  Louise  Collet, 
Valmore,  et  plusieurs  autres  femmes  dont  la  prose  ou 
les  vers  ont  fait  plus  de  bruit  et  de  besogne  que  bon 
nombre  d'académiciens  déjà  oubliés  dans  le  court  es- 
pace de  deux  siècles,  M.  ***  fait  ressortir  la  véritable 
question  préparée  par  tant  d'exemples  :  c'est  que  l'é- 
lément féminin  est  absolument  nécessaire  à  la  régéné- 
ration de  l'esprit  et  des  mœurs  en  France;  c'est  que 
l'homme  tend  de  plus  en  plus  à  s'isoler,  à  devenir  posi- 
tif, et  à  concentrer  son  activité  dans  le  développement 
d'une  faculté  unique,  l'art  de  tripler  les  capitaux. 

<£  Nous  ne  voulons  point,  dit-il,  faire  ici  le  procès  à 
ce  siècle,  qui,  lui  aussi,  a  sa  grandeur  ;  mais  tout,  ici- 
bas,  a  son  expiation  ;  et  cette  grandeur  matérielle 
dont  on  ne  cesse  de  nous  vanter  les  merveilles,  nous 
ne  l'avons  déjà  que  trop  cruellement  achetée  au 
prix  d'une  décroissance  morale  aussi  rapide  qu'ef- 
frayante. » 

Tout  est  là,  en  effet.  Il  est  bien  avéré  que  les  hom- 
mes sont  aux  prises  avec  la  question  matérielle  qui 
domine  notre  époque. 

Mais  quoi  !  leur  mission  n'est-elle  pas  de  suivre  ce 
courant?  Ce  monde  des  faits  industriels  et  financiers 
où  s'accomplissent  des  progrès  nécessaires  au  déve- 
loppement de  la  civihsation  dans  l'avenir,  faut-il  le 
maudire  comme  un  fléau  qui  passe,  et  ne  s'agirait-il 
pas  plutôt  de  soutenir  des  énergies  qui  préparent  à 
l'esprit  la  conquête  du  monde?  Si  l'homme,  pris  de 
fièvre  en  présence  des  prodiges  promis  à  son  activité, 
redevient  un  peu  brutal  et  un  peu  sauvage,  le  devoir 


<. 


322      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

de  la  femme  n'est-il  pas  d'adoucir  sa  tâche  sans  para- 
lyser ses  forces  *? 

Toute  grande  dépense  d'énergie  a  ses  besoins  de 
réaction,  ne  le  sait-on  pas?  Ne  peut-on  pas  dire  que, 
si  jamais  époque  n'eut  plus  d'essor  vers  le  travail,  ja- 
mais époque  n'eut  aussi  plus  d'aspirations  vers  les 
jouissances  du  repos?  Ceci  est  une  conséquence  toute 
logique,  toute  légitime  et  naturelle. 

D'où  vient  que  l'aspiration  aux  jouissances  du  mo- 
ment a  tourné  à  la  corruption  et  qu'elle  menace  de 
rompre  tous  les  liens  de  la  sociabilité,  de  l'amour,  de 
l'amitié,  de  la  famille?  N'est-ce  i)as  un  peu  la  faute  de 
l'autre  sexe?  Est-il  vrai  qu'il  ait,  comme  le  pense  ap- 
paremment l'académicien  de  M.  J.  S...,  conservé  dans 
quelques  sanctuaires  la  tradition  de  l'idéal  héroïque 
professé  jadis  à  l'hôtel  de  Rambouillet? 

Ces  sanctuaires,  en  tout  cas,  sont  rares,  ou  leur 
influence  est  médiocre,  car  la  majorité  des  femmes 
de  la  génération  présente  se  partage  en  deux  camps  : 
les  dévotes  et  les  mondaines.  Les  nulles  ne  comptent 
pas  et  n'ont  jamais  compté.  Parmi  celles-ci,  beaucoup 
s'arrangent  pour  résoudre  le  problème  de  concilier  le 
Dieu  jaloux  et  lemonde  tentateur.  Rien  n'est  plus  facile, 
du  moment  qu'on  fciit  de  la  logique  et  qu'on  ne  se  pique 
pas  d'être  bien  d'accord  avec  soi-même.  Mais  tout  ce 
qui  a  de  l'élan  et  de  la  vitalité  chez  les  femmes  tend 
aussi  à  se  manifester  par  quebjue  chose  d'excessif, 
intolérance  religieuse  ou  enivrement  de  luxe  et  de 
coquetterie.  11  est  évident  ([ue  la  femme  suit  le  cou- 
rant (lu  siècle,  (ju'elle  renonce  à  entretenir  le  feu  sacré 
de  l'idéal  ou  (prelle  le  cherclie  dans  une  interprétation 
religieuse  ([ui  n'est  pas  celle  de  l'homme  éclairé  de 
son  temps. 


POURQUOI    LES    FEMMES    A    l'aCADÉMIE?        323 

De  là  un  divorce  intellectuel  produit  par  la  même 
cause,  par  une  cause  que  j'appellerai  l'àpreté  du  siècle, 
une  soif  ardente  de  sécurité  en  même  temps  qu'une 
ardente  audace  d'entreprises,  toutes  les  forces  entraî- 
nées irrésistiblement  vers  l'avenir  en  se  cramponnant 
au  passé  qui  échappe,  le  présent  trouble  et  un  peu 
malsain,  dévoré  comme  un  mets  sans  saveur  et  dont 
on  semble  vouloir  se  repaître  à  la  hâte  entre  la  crainte 
et  l'espérance. 

Il  est  bien  certain  que,  si  les  femmes  pouvaient  se 
préserver  de  cette  fièvre  et  se  faire  anges  pour  puri- 
fier et  ennoblir  la  société,  tout  serait  pour  le  mieux; 
mais  nous  craignons  bien  que  le  généreux  appel  de 
M.  J.  S...  ne  soit  pas  entendu  de  sitôt,  et  que  l'Aca- 
démie elle-même  n'encourage  en  aucune  façon  les 
femmes  à  se  faire  apôtres  du  progrès. 

Et,  après  tout,  l'Académie  a  raison  de  ne  pas  le 
faire,  car  elle  n'a  pas  mission  de  réformer  les  mœurs 
d'une  manière  directe,  et  elle  n'a  déjà  que  trop  outre- 
passé son  mandat  en  laissant  certain  esprit  de  dis- 
cussion pénétrer  dans  son  sanctuaire.  L'Académie 
française  est,  en  principe,  une  institution  purement 
littéraire  et  nullement  philosophique  ou  religieuse. 
D'où  vient  qu'elle  s'est  détournée  de  son  but?  Cher- 
chons-en la  cause. 

Nous  ne  sommes  pas  de  ceux  qui  pensent  que  FAca- 
démie  française  a  perdu  son  capital  de  talent  ou  de 
génie,  puisqu'elle  compte  encore  sur  la  liste  tant  de 
noms  que,  sous  le  rapport  littéraire,  tout  le  monde 
estime  ou  admire.  En  aucun  temps  la  France  n'a  pro- 
duit à  la  fois  quarante  génies  de  haut  vol,  et,  dans 
tous  les  temps,  quelques-uns  de  ces  esprits  de  premier 
ordre  ont  mieux  aimé  se  tenir  à  l'écart  et  conserver 


324      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

une  entière  indépendance  que  de  se  faire  classer  dans 
une  série  quelconque.  Qu'ils  aient  eu  tort  ou  raison, 
qu'ils  se  soient  isolés  par  orgueil  mal  entendu  ou  par 
un  véritable  sentiment  de  leur  dignité,  là  n'est  pas  la 
question.  L'Académie  a  sa  fierté  et  son  orgueil  aussi. 
Elle  n'offre  pas  ses  fauteuils  ;  elle  veut  qu'on  se  les 
dispute  et  qu'on  les  prenne  d'assaut.  Il  n'y  a  donc  pas 
de  sérieux  reproches  à  lui  faire,  quand  elle  laisse 
dehors  les  gens  qui  ne  désirent  pas  entrer. 

Lui  reprocliera-t-on,  avec  plus  de  justice,  la  ten- 
dance que,  sans  la  lui  reprocher,  nous  signalions  tout 
à  l'heure?  Dira-t-on  qu'elle  est  fort  coupable  d'avoir 
laissé  troubler  sa  sereine  atmosplière  par  des  ques- 
tions religieuses  et  politiques?  Non,  en  vérité.  Elle  a 
subi  la  fatalité  du  progrès  qui  ne  permet  plus  à  l'esprit 
humain  le  cullc  étroit  de  l'art  pour  l'art.  Au  temps  de 
sa  fondation,  lAculémie  ne  se  trouva  point  aux  j^rises 
avec    des    problèmes   sociaux  trop    compliqués.   La 
royauté  héréditaire  n'avait  pas  été  contestée.  La  no- 
blesse était  encore  un  titre  (jue  les  gens  de  lettres  ne 
révoquaient  pas  en  doute,  puisqu'elle  était  leur  pro- 
tectrice et  l'appui  du  développement  de  leur  renom- 
mée. La  religion  officielle  n'était  en  lutte   qu'avec 
d'autres  programmes  religieux,  appartenant  comme 
elle  au  christianisme.   La  philosophie  indépendante 
n'avait  pas  encore  arboré  son  drapeau.   On  pouvait 
donc  se  dire  et  se  persuader  que  certaines  questions 
ne  seraient  jamais  soulevées  dans  le  monde  des  lettres 
et  que  les  opinions  ])C'rsonnellcs  n'y  seraient  repré- 
sentées que  j)ar  des  nuances.  Dès  lors  la  mission  d'un 
jury  })uromenl  littéraire   était  |)ossible.  La  tolérance 
mutuelle   pouvait   s'exercer   sans   trop   (rcITorls.  On 
pouvait,  sans  grand  mérite,  se  dire  que  l'on  passerait, 


POURQUOI    LES    FEMMES   A    l'aCADÉMIE?        825 

à  l'occasion,  sur  le  fond  pour  juger  seulement  la 
question  de  forme. 

Combien  de  temps  l'Académie  française  put-elle 
vivre  sur  cette  illusion?  L'étude  de  son  histoire  nous 
mènerait  trop  loin  ;  franchissons  les  temps  écoulés  et 
voyons-la  aujourd'hui  en  face  de  l'esprit  du  xix^  siècle. 
Peut-elle  s'abstenir  de  prendre  part  aux  affirmations 
et  aux  négations  tranchées  qui  l'agitent?  Ne  serait- 
elle  pas  déjà  morte  de  belle  mort  dans  l'opinion,  si 
elle  s'était  bornée  à  mesurer  des  alexandrins  et  à  ne 
pas  faire  un  dictionnaire  ?  Ne  faut-il  pas  qu'elle  aussi 
vive  de  la  vie  qui  circule,  et  qu'en  dépit  de  ses  pro- 
pres théories,  elle  s'inspire  du  milieu  qu'elle  traverse 
et  qui  la  féconde  ? 

Ne  lui  demandons  donc  pas,  nous  qui  lui  repro- 
chons d'être  souvent  en  arrière  du  mouvement  des 
idées,  sa  tendance  irrésistible  à  se  mêler  au  mouve- 
ment social.  Qu'elle  s'y  mêle  pour  le  retenir  ou  pour 
le  pousser  en  avant,  ceci  est  une  question  passagère, 
une  question  d'actualité  :  la  véritable  question  dé- 
battue dans  ces  derniers  temps  par  la  critique  est  de 
savoir  si  l'Académie  doit  ou  ne  doit  pas  s'abstenir  de 
juger  les  opinions,  les  tendances,  la  conscience  des 
écrivains  et  des  poètes. 

Pour  nous,  il  ne  s'agit  pas  de  savoir  ce  que  doit 
faire  et  ce  que  doit  être  l'Académie,  mais  bien  de 
savoir  ce  qu'elle  peut  être,  et  ce  qu'elle  peut  faire. 
Accordons-lui  ce  que  souvent  elle  a  refusé  aux  esprits 
indépendants,  et  reconnaissons  qu'elle  est  forcée  d'être 
ce  qu'elle  est,  de  faire  ce  qu'elle  fait.  Il  lui  est  abso- 
lument impossible  de  séparer  l'art  des  éléments  qui 
le  font  éclore  et  qui  le  font  vivre,  et  ces  éléments 
constitutifs,  ces  éléments  vitaux  c'est  la  religion,  c'est 

■    19 


32G         QUESTIONS    D    ART    ET    DE    LITTERATURE 

la  société,  c'est  la  philosophie,  c'est  la  politique,  c'est 
l'ensemble  et  le  détail  des  fermentations  de  l'histoire 
contemporaine. 

Les  choses  en  sont  venues  à  ce  point,  et  ce  n'est 
pas  la  faute  de  l'Académie.  Elle  a  résisté,  on  dit  qu'elle 
résiste  encore  ;  du  moins,  elle  nous  révèle  de  temps 
en  temps,  par  la  bouche  de  ses  élégants  coryphées, 
le  désir  naïf  de  nous  parquer  dans  l'aimable  forteresse 
du  vieux  bon  goût,  et  dans  le  jardin  fleuri  des  douces 
habitudes.  En  d'autres  termes,  c'est  le  programme  de 
certains  éditeurs  timorés  qui,  dans  les  temps  de  crise, 
proposent  aux  écrivains,  —  je  n'invente  pas,  —  des 
traités  ainsi  con^'us  :  M.'"  s'engagera  à  nous  faire  un 
roman  de  mœurs  qui  ne  traitera  7ii  de  la  religion,  ni 
de  la  propriété,  ni  de  la  polit ique,  ni  de  la  famille,  ni 
d*aucune  question  sociale  à  l'ordre  du  jour.  Mais, 
comme  les  coryphées  de  l'Académie  ne  sont  pas  des 
éditeurs  responsables,  leur  opinion  personnelle  perce 
à  travers  les  conseils  de  leur  prudence,  et  ils  se  hâtent 
d'ajouter  à  cet  arrêt  :  Prcservez-vous  d'avoir  une 
opinion  nouvelle,  ce  corollaire  très-significatif  :  L'ab- 
scnce  d'opinion  nouvelle,  voilà  ^opinion  des  honnêtes 
gens. 

Le  mot  Cihonnvtes  gens  revient  souvent  et  textuel- 
lement en  cette  rencontre.  Que  tous  les  écrivains  qui 
attaquent  quoi  que  ce  soit  dans  l'ordonnance  actuelle 
de  la  société,  abus,  préjugés,  erreurs,  mauvaises  cou- 
tumes ou  idées  fausses,  se  le  tiennent  donc  pour  dit. 
Ils  sont  de  maUwnnvtes  gens.  Certains  académiciens 
l'ont  j)roclaméavec  toute  la  courtoisie  de  stylo  «pii  les 
caractérise,  et  la  majorité  a  opiné  du  bonnet  dans  ce 
sens  :  Amen  ! 

On   pourrait   rcniar(}U(^r    (pie.    dans    cet  anathèmc 


POURQUOI    LES    FEMMES    A    l'aCADÉMIE?         ^:27 

lancé  sur  les  esprits  passionnés  pour  le  progrès,  il  y 
a  beaucoup  de  passion,  puisqu'on  en  vient  aux  gros 
mots  sous-entendus.  Mais  que  personne  ne  s'en  fâche! 
L'Académie,,  tout  en  se  cramponnant  à  la  mort,  fait 
encore  preuve  de  vie,  et  ce  qu'elle  compte  encore 
d'âmes  jeunes  et  de  talents  généreux  proteste  contre 
la  majorité  actuelle  par  des  œuvres  d'une  vitalité 
féconde.  La  lutte  règne  donc  là  comme  ailleurs^,  comme 
partout  !  Quelque  damasquinées  et  parées  de  rubans 
que  soient  les  armes,  on  s'y  porte  des  coups  très-pré- 
médités  et  très-âpres.  Les  élections  académiques, 
aujourd'hui  dirigées  dans  le  sens  conservateur,  peu- 
vent demain  prendre  le  courant  contraire  :  qu'en  fau- 
dra-t-il  conclure  ? 

Ce  que  nous  avons  conclu  d'avance.  Il  n'est  plus 
possible  que  l'Académie  soit  un  jury  purement  litté- 
raire. Le  progrès  s'y  oppose.  Il  n'y  aplusde  littérature, 
si  l'esprit  s'interdit  la  lutte  et  si  le  goût  prétend  pros- 
crire la  liberté  de  lutter.  Donc,  l'Académie  est  ou  sera 
un  corps  politique,  religieux,  socialiste  ou  philoso- 
phique. —  Elle  est  ou  sera  tout  ce  qu'on  voudra, 
excepté  l'Académie  française,  instituée  pour  distin- 
guer, encourager  et  récompenser  le  talent.  L'impar- 
tialité est  une  région  inaccessible,  une  terre  promise 
qu'elle  ne  saluera  point  avant  l'accomplissement  des 
temps,  c'est-à-dire  avant  l'épuisement  de  nos  incer- 
titudes et  de  nos  combats,  de  nos  impatiences  et  de 
nos  résistances,  eniin  avant  le  triomphe  d'une  cer- 
taine unité  de  tendances  et  de  convictions  comme  il 
s'en  rencontre  de  loin  en  loin  dans  l'histoire. 

La  place  des  femmes  n'est  donc  pas  plus  à  l'Aca- 
démie de  nos  jours  qu'elle  n'est  au  Sénat,  au  Corps 
k'f'islatif  ou  dans  les  armées,  et  l'on  nous  accordera 


328      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

que  ce  ne  sont  point  là  des  milieux  bien  appropriés 
au  développement  du  genre  de  progrès  qu'on  les 
somme  de  réaliser. 

Puisqu'il  s'agit  pour  elles  de  ramener  les  bonnes 
mœurs  et  le  charme  de  l'urbanité  française  par  les 
grâces  de  l'esprit,  par  l'empire  de  la  raison  et  par  la 
douceur  des  relations,  voyons  si  l'Académie  française 
doit  leur  prêter  l'appui  de  son  autorité  morale.  Eh 
bien,  nous  pensons  qu'il  est  trop  tard  et  que  l'Acadé- 
mie ne  peut  donner  ce  qu'elle  n'a  plus.  Elle  a  perdu 
l'occasion  en  n'appelant  pas  à  elle  madame  de  Staël  et 
ensuite  Delpliine  Gay,  cette  jeune  et  belle  muse  qui 
réalisa  un  peu  le  type  de  Corinne.  L'Empire  et  la 
Restauration  permettaient  encore  ces  quelques  heures 
de  recueillement,  où  l'on  pouvait  juger,  sans  passion, 
des  ouvrages  inspirés  par  le  sentiment  pur.  Aujour- 
d'hui, l'Académie  éprouve  le  besoin  de  contenir  tout 
ce  qui  lui  paraît  belli(iueux  ;  demain  peut-être,  elle 
éprouvera  celui  de  se  rajeunir  par  des  aspirations 
contraires  ;  mais,  dans  cette  balance  agitée  par  les 
orages  du  dehors,  elle  ne  peut  })lus  peser  le  mérite 
intrinsèque  de  l'art,  et  elle  y  renonce  avec  une  cer- 
taine vaillance  dont  nous  ne  lui  savons  pas  mauvais 
gré,  puisqu'elle  nous  alTranchit  en  s'affranchissant 
elle-même. 

Que  gagneraient  donc  les  femmes  à  être  enrôlées 
dans  cette  i)halango,  dont  le  drapeau  est  un  drapeau 
de  guerre?  Si  leur  mission  est  mission  de  concorde  et 
d'amour,  laissons-leur  l'illusion  de  la  pureté  des  eaux 
de  Caslalie,  ou  disons-leur  franchement  que  cette 
source  ne  i)eut  i)lus  couler  pour  elles.  Ils  faut  (ju'elles 
rêvent  encore  un  paradis  poétique  en  dehors  de  ce 
monde,  ou  (ju'ellos  abordent  rcsohunont  le  problême 


POURQUOI    LES    FEMMES    A    l'aCADÉMIE?         329 

delà  philosophie  pratique.  Dès  qu'elles  l'auront  com- 
pris, elles  verront  clairement  que  les  lettres  sont  une 
véritable  république  et  que  les  sénats  littéraires  sont 
condamnés  à  disparaître  dans  un  temps  donné.  Quand 
la  poésie  languit,  c'est  qu'elle  est  étouffée  par  des  in- 
fluences prosaïques  et  qu'elle  a  la  poitrine  oppressée 
par  quelque  ambition  étrangère  à  sa  nature.  Quand 
elle  s'épanouit,  c'est  qu'elle  a  entendu  sonner  l'heure 
de  l'indépendance  et  qu'elle  a  senti  dans  le  public,  son 
seul  juge,  le  frémissement  de  la  liberté  rénovatrice. 
Jamais  le  désir  d'arriver  à  l'Académie  ne  fera  surgir 
un  talent  nouveau.  Les  dons  de  l'intelligence  sont  le 
produit  plus  ou  moins  spontané  d'une  culture  sid 
generis  que  personne  ne  peut  réglementer,  et  les  tradi- 
tions se  brisent  comme  le  verre  là  où  le  génie  com- 
mence. Aucune  récompense,  aucun  encouragement 
ne  sert  là  oii  le  feu  sacré  ne  brûle  pas.  Le  privilège 
d'appartenir  à  une  assemblée  d'élite  n'est  qu'un  sti- 
mulant très- secondaire  pour  celui  que  stimule  avant 
tout  le  besoin  d'éclairer  ou  de  charmer  la  multitude. 
Les  lauriers  du  Parnasse  sont  passés  de  mode  et 
l'homme  n'a  plus  affaire  aux  dieux  de  l'Olympe,  mais 
bien  aux  hommes  de  son  temps,  car  les  gloires  consa- 
crées par  décret  ne  relèvent  en  somme  que  du  public 
et  de  l'histoire. 

L'horizon  des  gens  de  lettres  s'est  donc  élargi, 
depuis  le  grand  siècle,  dans  une  proportion  que  l'A- 
cadémie a  dû  suivre  sans  être  enchaînée  par  l'esprit 
de  corps.  Recrutée  précisément  parmi  ceux  que  le 
succès  lui  impose,  elle  a  dû  renoncer  à  tout  privilège 
de  maîtrise  intellectuelle,  et  c'est  bien  en  vain  qu'elle 
prétendrait  assurer  le  règne  de  la  tradition,  conserver 
les  lois  du  langage  et  régler  les  formes  de  l'art.  Elle 


330  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

n'y  peut  vraiment  plus  rien.  L'école  romantique  lui 
ayant  fait  violence,  elle  s'est  jetée  dès  lors  en  pleine 
révolution,  et,  comme  la  liberté  est  une  mère  féconde 
qui  eng-cndre  toutes  les  formes  de  l'avenir,  il  est  bien 
évident  que,  si  l'élément  romantique  avait  conservé 
la  majorité  dans  celte  illustre  assemblée,  il  lui  fau- 
drait déjà  lutter  aujourd'hui  contre  un  élément  nou- 
veau, ou  lui  ouvrir  les  bras  franchement.  —  Et  cet 
élément  nouveau,  en  supposant  qu'il  produisît  encore 
une  forte  pléiade,  comme  celle  dont  Victor  Hu^o  fut 
le  chef  géant,  ne  serait-il  pas  bientôt  contesté  dans 
ses  arrêts  et  dans  ses  tendances  par  une  école  plus 
nouvelle  encore?  Le  vrai  beau,  le  moins  beau,  le  plus, 
le  moins,  le  peu  et  le  beaucoup  dans  l'échelle  de  mé- 
rite des  personnalités,  toutes  ces  distinctions  n*ont 
rien  à  voir  devant  la  condition  vitale  et  absolue,  le 
droit  de  vivre  et  la  liberté  de  marcher.  Non,  non  !  le 
temps  n'est  plus  où  quarante  hommes  célèbres,  si 
imposants  qu*on  les  supposât,  pourraient  diminuer  la 
valeur  d'un  seul  homme  do  talent  secondaire,  s'il  plai- 
sait à  Dieu  que  cet  homme  émît,  tant  bien  que  mal, 
une  idée  neuve  et  généreuse. 

(^.onoluons  de  tout  ceci  que  comme  bien  d'autres 
grandeurs  du  passé,  l'Académie  française  est  une 
grandeur  inutile  et  dès  lors  placée  devant  nous  comme 
une  lampe  (jui  acliève  de  brûler.  Nous  ne  sommes 
point  tenté  de  porter  sur  elle  une  main  impie.  Elle  est 
un  monument  jadis  dédié  à  la  civilisation  et  qui  la 
représente  encore  à  certains  égards,  i)uis(prelle  abrite* 
encore  de  nobles  et  grands  csi)rits  ;  mais  elle  n'a  plus 
sa  raison  d'ètro  dans  l'avenir,  car  elle  est  un  reste  de 
féodalité  littéraire,  et  il  ne  lui  suffirait  plus  de  se  bor- 
ner à  un  rôle  purement  littéraire  pour  faire  accepter 


POURQUOI  LES  FEMMES  A  l' ACADEMIE?    331 

son  autorité.  Le  moindre  écrivain  a  le  droit  de  protes- 
ter contre  elle  et  de  proposer  au  public  une  manière 
d'émettre  sa  pensée  que  le  public  est  seul  compétent 
pour  admettre  ou  pour  rejeter.  On  a  dit,  dans  les  hau- 
tes régions  de  la  philosophie  nouvelle,  qu'un  jour 
viendrait  où  chaque  homme  serait  son  propre  Pape  et 
son  propre  César.  On  peut  dire  dès  aujourd'hui  que 
chaque  esprit  un  peu  sérieux  porte  en  soi  sa  propre 
Académie. 

Et  pourtant  la  fiction  d'un  de  ces  vénérables  fau- 
teuils est  encore  un  objet  d'envie,  un  sujet  de  dépit  et 
d'amertume  pour  quelques  hommes  qui  désirent  cette 
faveur  sans  l'espérer,  et  qui  crient  que  ces  raisins-là 
sont  trop  verts.  Pour  tous  ceux  qui  voient  le  progrès 
sous  son  véritable  aspect,  et  pour  les  femmes,  qu'il 
s'agit  d'initier  à  la  notion  saine  de  ce  progrès  en  voie 
de  formation,  il  y  a  une  formule  plus  respectueuse  : 
c'est  que  ces  raisins-là  sont  trop  mûrs. 

Nohant,  20  mai  186.3. 


XXVIII 


LES  MIETTES  DE  L HISTOIRE 


AUGUSTE   VACQUERIE 


Ce  ne  sont  point  des  miettes,  c'est  un  livre  composé 
de  solides  morceaux  appartenant  bien,  si  l'on  veut, 
au  même  pain,  mais  offrant  à  l'appétit  du  lecteur  un 
goût  varié,  souvent  agréable,  toujours  nourrissant. 
Dans  les  scènes  terribles  que  ce  livre  évoque  avec 
une  énergie  virile  et  une  amertume  poignante,  il  y  a 
une  véritable  instruction  pour  l'esprit,  parce  qu'il  y  a 
unité  de  point  de  vue  et  netteté  de  conclusion.  Dans 
la  dernière  partie  consacrée  à  des  souvenirs  person- 
nels, il  y  a  une  grande  mélancolie  qui  n'exclut  pas 
un  grand  charme. 

C'est,  en  somme,  l'histoire  de  Jersey,  dans  ce 
qu'elle  a  d'intéressant,  —  nous  voudrions  dire  de  res- 
pectable, —  dans  sa  qualité  de  lieu  de  refuge  pour  les 
exilés  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  partis.  Après 

19. 


334         QUESTIONS    D*ART   ET    DE    LITTERATURE 

avoir  lu  ces  Miettes  importantes  qui  sont  la  seule  im- 
portant.^ histoire  de  cette  île,  nous  sommes  tenté  de 
partager  le  dépit  et  le  dédain  des  exilés  qui  ont  dû,  à 
un  moment  donné,  la  quitter  en  secouant  la  poussière 
de  leurs  pieds  pour  ne  rien  emporter  d'elle,  pas 
même  un  souvenir.  Mais  à  distance,  l'exilé  lui-même 
se  prend  à  regretter  cette  belle  nature  et  les  amis 
qu'il  y  a  laissés.  Il  se  dit  sans  doute,  qu'au  temps  où 
nous  vivons^  les  minorités  seules  sont  appelées  à 
compter  dans  l'avenir,  puisqu'elles  seules  auront  agi 
et  pensé  en  Vue  de  l'avenir.  Elles  méritent  donc  bien 
que  ceux  qui  en  font  })artie  dans  le  présent  s'appré- 
cient les  uns  les  autres,  et  c'est  à  cause  de  la  minorité 
qui  protesta  à  Jersey  contre  l'exclusion  des  réfugiés, 
qutî  nous  pardonnons  à  la  majorité  jersiaise,  aujour- 
d'hui repentante,  un  jour  d'aveuglement,  de  colère  et 
de  lâcheté. 

Cette  histoire  de  Jersey  commence  par  une  légende, 
puis  elle  entre  dans  les  faits,  de  plus  en  plus  authen- 
tiques, qui  amenèrent  sur  cet  îlot  et  sur  les  îlots  voi- 
sins tantôt  des  écumeurs  de  mer,  tantôt  de  célèbres 
pirates  polili(|ues,  et  tantôt  d'illustres  fugitifs.  Juvé- 
nal,  Rabelais  ou  Michelet  ne  désavoueraient  pas  cer- 
taines pages  de  cette  narration  violente  et  maligne 
qui  résume,  dans  leurs  traits  les  plus  saillants  et  les 
plus  concluants,  les  crimes  des  forts  et  les  misères 
des  faibles.  Tout  le  Moyen  Age  et  toute  la  Renais- 
sance passent  là  sous  les  yeux,  à  propos  de  (jueKiues 
noms  célèbres  qui  ont  été  enregistrés  dans  les  annales 
de  Jersey,  comme  des  voyageurs  sur  le  livret  (f  une 
hôtellerie  :  Jersey  est  là  comme  un  prétexte  (un  ux- 
cellent  prétexte,  il  faut  le  dire),  pour  nous  présenter 
les  biographies  largement  dessinées  de  Gabriel  de 


LES   MIETTES   DE   l'hISTOIRE  335 

Montgommery,  des  Bandinelli,  de  Charles  II,  de 
Jacques  II,  de  Jean  Cavalier,  de  Chateaubriand,  du 
duc  de  Berry,  etc.  Il  n'est  pas  jusqu'à  une  simple 
visite  à  Victor  Hugo  qui  n'autorise  parfaitement  l'au- 
teur à  tracer  un  portrait  de  madame  de  Girardin, 
portrait  excellent»  et  d'une  sympathique  chaleur,  où 
nous  la  retrouvons  telle  que  nous  l'avons  connue 
dans  ses  dernières  années,  les  plus  belles  de  son 
esprit  et  de  son  âme.  Enfm  ce  livre,  à  la  fois  terrible 
et  attendrissant,  finit  par  des  appréciations  dont  le 
badinage  spirituel  se  ressent  du  souvenir  de  profondes 
tristesses. 

L'analyse  d'un  livre  ainsi  conçu  est  impossible,  et 
ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  en  dire,  c'est  qu'il  n'y  a  rien 
à  passer.  Chaque  chapitre  historique  est  un  drame 
presque  charpenté,  comme  on  dit  élégamment  en  ce 
temps-ci,  pour  la  scène  :  chaque  chapitre  de  souvenir 
personnel  est  un  cri  de  patriotisme  ou  une  moquerie 
tout  à  la  fois  attendrie  et  amère. 

Et  que  faut-il  conclure  de  ce  livre  ?  C'est  que  l'exil 
grandit  les  noms  que  la  politique  voudrait  rayer,  à  de 
certaines  heures.  Malheureux  humains  que^  nous 
sommes!  eût  dit  J.-J.  Rousseau.  Nos  luttes  farouches 
n'auront-elles  jamais  pour  résultat  que  le  meurtre,  la 
prison  et  le  bannissement  ?  Vous  le  voyez,  l'homme 
est  fait  pour  vivre  seul.  Il  ne  peut  soulever  aucune 
question  de  principes,  sans  que  la  guerre  éclate,  sans 
que  la  haine  s'assouvisse,  sans  que  la  proscription 
décimO;  sans  que  le  bourreau  fauche,  sans  que  les 
grands  esprits  soient  persécutés  ou  sacrifiés  :  un  jour 
c'est  Napoléon  à  Sainte-Hélène,  un  autre  jour,  après 
Chateaubriand,  c'est  Victor  Hugo  à  Jersey  ;  ailleurs 
Louis  Blanc,  Pierre  Leroux,  Quinet,  Mazzini,  Gari- 


336  nUESTIONS    d'aRT    ET    DE    LITTÉUATLUE 

baldi,  que  sais-je?  Tout  ce  qui  a  manifesté  la  vie  à  un 
degré  éminent  dans  les  lettres,  dans  la  politique,  dans 
la  philosophie,  dans  les  arts,  dans  la  guerre,  depuis 
le  commencement  de  ce  siècle  n'a-t-il  pas  été  brisé  de 
fait  ou  d'intention  par  la  brutalité  des  révolutions, 
et  par  la  sombre  fatalité  qui  préside  aux  choses  hu- 
maines? 

Ainsi  penserait  Rousseau,  s'il  revenait  en  ce 
monde,  ou  bien...  ou  bien  Rousseau  éclairé  d'une 
lumière  nouvelle,  —  pourrait-il  ne  pas  l'être?  — 
Rousseau  dirait  :  —  «  L'homme  est  encore  bien  sau- 
vage, mais  il  a  fait  un  pas  depuis  cent  ans  que  je  l'ai 
perdu  de  vue.  Plusieurs  voient  plus  loin  que  je  ne 
pouvais  voir,  et  c'est  là  un  progrès  immense,  car 
j'étais  bien  un  de  ceux  (jui  voyaient  le  mieux  en  mon 
temps.  Des  esprits  qui  ne  s'attribuent  d'autre  mérite 
que  d'être  logiques,  ont  conçu  une  espérance  que 
mon  génie  repoussait  avec  amertume.  Ces  esprits-là 
ont  prolité  des  terribles  expériences  de  l'histoire,  ils 
ont  reconnu  que  ce  qui  est  frappé  se  relève,  que  ce 
qui  est  mutilé  repousse,  que  le  génie  humain  n'est 
pas  un  arbre  qu'on  peut  abattre  et  brûler,  mais  cette 
hydre  fabuleuse  dont  l'amputation  centuple  l'exis- 
tence. Dès  lors,  voyant  l'inulilité  des  sévices  que  la 
vieille  raison  d'Etat  appelle  des  répressions  néces- 
saires, ces  hommes  sages  ont  rayé  de  leur  catéchisme 
philosophique  et  politique  les  mots  bannissemcïit, 
prisofij  èchalaudy  mots  que  l'avenir  traitera  de  crimi- 
nels et  de  slupides,  et  que  le  présent  doit  déjà  re- 
garder avec  dégoût  et  condamner  dans  sa  conscience 
comme  appartenant  à  une  nation  barbare  de  la  civili- 
sation. 

Donc,  (ju'un  gouvernement  s'a])pcllc  royauté,  répu- 


LES    MIETTES    DE    l'hISTOIRE  337 

blique  ou  dictature,  dès  qu'il  entre  dans  cette  voie  de 
la  répression  brutale  qui  autorise  l'attentat  sur  les 
personnes  au  nom  d'une  prétendue  sécurité  publique, 
—  Vordre  à  Varsovie^  —  ce  gouvernement  aiguise 
l'arme  qui  se  tournera  tôt  ou  tard  contre  l'idée  qu'il 
représente  ;  il  sème  les  dents  du  dragon  qui,  au  con- 
tact de  la  terre,  c'est-à-dire  après  un  moment  d'ense- 
velissement où  s'opère  la  gestation  féconde,  se  re- 
dresseront sous  la  forme  de  combattants  innombrables 
et  invincibles.  Il  en  est  ainsi  de  tout  ce  que  l'on  tue. 
Le  sang  de  l'humanité  est  une  source  de  renouvelle- 
ment. Les  hommes  forts  renaissent  de  leurs  cendres 
et  guérissent  de  leurs  plaies.  Et  cette  loi  est  si  ab- 
solue et  si  fatale  que  les  faibles  eux-mêmes  trouvent 
une  force  et  une  vertu  dans  le  martyre.  Tout  comme 
Robespierre  et  Danton,  Louis  XVI,  sa  femme  et  son 
fils  sont  des  victimes  qui,  en  passant  sous  le  niveau 
fatal  de  l'échafaud,  ont  acquis  le  droit  de  revivre  dans 
des  partis  avec  lesquels  l'histoire  aura  peut-être  en- 
core à  compter,  —  à  moins  que  la  notion  de  la  véri- 
table civilisation  n'entre  enfin  dans  toutes  les  Ames, 
en  commençant  par  celles  des  hommes  appelés  à  l'ap- 
plication des  idées  dominantes,  et  qu'on  nomme, 
chacun  en  son  temps,  les  hommes  du  pouvoir.  Et 
cette  notion  est  si  simple  qu'on  s'étonne  de  la  voir 
encore  méconnue.  Elle  se  formule  en  deux  mots  :  La 
persécution  crée  la  résistance  et  la  force  humaine 
sort  de  l'écrasement. 

Qui  le  sait  mieux  que...  Mais  ne  faisons  point  d'ap- 
plication particulière.  Le  principe  est  debout  et  s'ap- 
plique à  toutes  les  situations^  à  toutes  les  nations,  à 
tous  les  hommes.  Quand  on  vient  de  lire  ce  livre 
rapide  et  fort,  les  Miettes  de  l'Histoire,  si  l'on  osait 


338      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

faire  la  liste  des  mutuelles  persécutions  et  des  mu- 
tuels égor^i^ements  qui  sont  le  véritable  festin  d'A- 
Irides  de  riiisloire,  on  serait  épouvanté  de  voir  une 
moitié  de  la  race  humaine,  dans  les  pays  relativement 
les  plus  civilisés  du  monde,  occupée  à  torturer,  à 
ruiner,  à  poursuivre,  à  massacrer  l'autre  moitié,  sans 
que  ces  meurtres  et  ces  vengeances  aboutissent  à 
assurer  le  triomphe  durable  d'un  seul  homme.  L'o- 
dieux moyen  est  donc  usé  jusqu'à  la  corde,  et  aussi 
puéril  que  repoussant.  Il  n'a  jamais  servi  qu'à  faire 
surgir  de  nouvelles  luttes,  et,  en  somme,  à  obscurcir 
les  idées  que  l'on  doit  se  faire  du  progrès,  car  il  est 
impossible  de  ne  pas  s'intéresser  aux  victimes  ;  et 
quand  même  elles  représentent  une  idée  qui  n'est 
pas  la  notre,  le  jour  où  elles  souffrent  et  saignent,  le 
cœur  de  riiomme,  qui  n'est  pas  moins  digne  de 
compter  (jue  son  esprit,  souffre  et  saigne  profondé- 
ment aussi.  Sortons  donc  de  cette  politique  de  haine 
qui  met  en  contradiction  notre  cœur  et  notre  jugement. 
Nous  ne  serons  vraiment  des  honunes,  nous  ne  sau- 
rons faire  une  vraie  société  que  le  jour  où  nous  pour- 
rons proclamer  l'accord  de  la  logique,  de  la  con- 
science cl  des  entrailles. 


XXIX 

THÉOSOPHIE    ET    PHILOSOPHIE  * 

A  PROPOS    DE    MADELON 

PAR 

EDMOND  ABOUT 


Nous  lisions  dernièrement,  dans  un  article  de  cri- 
tique très-obligeant  pour  nous,  quelques  bizarreries 
de  raisonnement  qui  nous  ont  paru  caractériser  la 
situation  de  certains  esprits  à  l'heure  où  nous 
sommes. 

Pour  résumer  cet  article  en  peu  de  lignes,  il  y  est 
dit  :  que  les  adeptes  d'une  certaine  philosophie,  bonne 
seulement  pour  les  esprits  dJ élites  sont  dans  les  don- 

1.  En  nous  servant  du  mot  théosophie,  nous  devons  l'expli- 
quer. Nous  n'appartenons  à  aucune  secte  et  nous  ne  connaissons 
pas  assez  celle  des  théosophes  proprement  dits,  pour  vouloir  pré- 
juger quoi  que  ce  soit  pour  ou  contre  elle,  en  nous  servant  du 
mot  qui  la  caractérise.  Le  mot  religion  ayant  plusieurs  sens, 
nous  prenons  celui  de  théosophie  dans  la  même  acception  rela- 
tive que  celui  de  philosophie. 


340  QUESTIONS    DAUT    ET    DE    LITTERATURE 

nées  très-vagues  du  Vicaire  savoyard,  de  J.-J.  Rous- 
seau, programme  aujfainVhxd  dépasse;  —  que  cette 
philosophie  est  trùs-johe,  mais  qu'elle  manque  abso- 
lument de  casuistique  ;  —  qu'un  curé  de  villag^e  occupé 
à  sauver  vin(]t  âmes  de  paysans  est  bien  préférable; 
—  que  la  raison  ne  peut  plus  souffrir  le  joug  des  doC' 
trilles  oppressives  du  passé;  — que  toute  doctrine  a 
du  bon,  et  qu'il  faut  être  juste  envers  tout  le  monde. 

Autant  que  j'ai  pu  comprendre  les  nombreuses 
contradictions  de  cet  article,  je  crois  voir  que  l'auteur 
ne  se  soucie  absolument  d'aucune  religion  et  d'aucune 
philosophie;  qu'il  voudrait  à  la  fois  renouer  et  con- 
server; que  son  sentiment  est  catholi([ue,  mais  que  sa 
raison  est  progressiste  ;  qu'il  considère  Rousseau 
comme  un  petit  garçon,  mais  que  l'éclectisme  et  la 
tolérance  lui  semblent  plus  commodes  que  l'examen. 

C'est  une  manière  de  voir  comme  une  autre.  Nous 
sommes  bien  d'avis  qu'il  y  a  du  bon  dans  tout  :  mais 
il  n'y  en  a  pas  du  tout  dans  le  mauvais  coté  des  meil- 
leures choses,  et  mettre  ouvertement  toutes  les  opinions 
au  môme  plan  sans  en  défendre  aucune  ouvertement 
me  paraît  une  maxime  de  casuistitjue  poussée  à  l'ex- 
cès. La  tolérance  ecclectique  a  sa  valeur,  sans  aucun 
doute,  mais  il  y  a  manière  de  l'entendre,  et  nous  nous 
expli(juerons  tout  à  l'heure  sur  ce  qu'elle  doit  être 
pour  devenir  une  vertu,  c'est-à-dire  un  eflort  fraternel 
vers  l'union,  et  non  une  habitude  d'indifférence  au 
profit  du  néant. 

Heureusement,  celte  indill'érence  dt;  certains  esprits 
n*est  qu'un  détail  dans  le  fort  courant  d'idées  qui 
pousse  le  sièolc,  et  l'ouvrage  dont  nous  voulons  rendre 
compte,  le  roman  de  Madelon,  n'appartient  pas  à  celte 
catégorie  d'idées  négatives. 


A    PROPOS    DE   MADELON  341 

A  propos  de  nous,  l'article  que  nous  venons  de  ré- 
sumer disait  :  Il  faut  être  juste  envers  tout  le  monde; 
nous  voudrions V être  envers  George Sand...  L'intention 
est  bonne,  mais  le  mot  est  d'une  naïveté  tant  soit  peu 
féroce  :  Nous  voudrions!  il  y  a  là-dessous  une  casuis- 
tique qui  n'est  pas  nouvelle  et  à  laquelle  nous  ne  sau- 
rions nous  convertir. 

La  preuve,  c'est  que  nous  allons  examiner  la  pensée 
d'un  livre  qui  diffère  beaucoup  de  la  nôtre,  et  nous 
n'aurons  pas  la  moindre  peine  à  être  juste  envers  l'au- 
teur. Notre  pauvre  casuistique  si  dédaignée  nous  en 
fournira  très-aisément  les  moyens. 

Nous  ne  ferons  pas  l'analyse  d'un  roman  dont  le 
grand  charme  est  l'imprévu.  Madelon  est  dans  toutes 
les  mains.  Le  public  lui  fait  un  immense  succès,  et 
c'est  justice.  C'est  un  des  livres  les  plus  attachants 
que  nous  connaissions  en  ce  genre.  Nous  l'avons  lu 
une  première  fois  d'un  bout  à  l'autre,  et  nos  amis 
nous  ayant  reproché  de  l'avoir  lu  seul,  nous  le  leur 
avons  relu  tout  haut  sans  passer  une  ligne  et  sans 
éprouver  un  moment  de  fatigue  ou  d'ennui.  Peu  de 
livres  supportent  une  pareille  épreuve. 

C'est  que  Madelon  est  l'œuvre  d'un  talent  véritable. 
Tout  y  est  brillant,  incisif,  coloré,  saisissant.  Ce  n'est 
pas  seulement  l'esprit  qui  y  coule  à  pleins  bords,  c'est 
aussi  l'émotion.  Il  y  a  une  scène  qui  nous  a  paru  un 
chef-d'œuvre  :  l'inondation  qui  surprend  dans  la  nuit 
une  maison  en  fête  et  qui  frappe  à  la  porte  du  bal 
comme  un  coup  de  canon.  Le  trouble,  l'effroi,  la  dou- 
leur, le  tumulte,  le  péril,  le  drame  général  immense, 
terrible,  les  détails  attendrissants  et  déchirants,  la  na- 
ture sobrement  et  largement  décrite,  suivie  pas  à  pas 
dans  son  déchaînement  au  milieu  de  cette  inextricable 


342  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

mêlée  des  personnap^es  :  c'est  là  un  tableau  qui  donne 
froid,  qui  serre  le  cœur,  et  où  l'on  sent  l'artiste  puis- 
sant et  simple,  toujours  maître  de  son  sujet. 

D'autres  scènes  sont  racontées  avec  ce  réalisme 
élevé  qui  n'a  que  faire  de  la  forme  lyrique  pour  arri- 
ver au  beau,  parce  que  le  vrai  est  toujours  beau.  Il  y 
a  une  certaine  querelle  entre  deux  usuriers  :  le  père, 
qui  meurt  de  rage  en  se  voyant  dépouillé  ;  le  fils,  qui 
en  devient  fou  et  qui  court  les  rues,  jetant  son  or  et 
jusqu'à  ses  vêtements  aux  curieux  attroupés  sur  son 
passage  :  cela  est  rude,  violent,  affreux,  et  littéraire- 
ment magnifique. 

La  composition  du  livre,  à  un  certain  point  de  vue, 
n'existe  pas  :  au  nôtre  ,  elle  existe  suffisamment. 
M.  Edmond  About  a  le  brillant  défaut  de  la  jeunesse, 
qui  est  de  mettre  tous  les  personnages  et  tous  les  in- 
cidents en  pleine  lumière,  sans  sacrifier  aucun  détail 
à  l'barmonie  de  l'ensemble.  Dans  le  sujet  qu'il  traite 
ici,  le  défaut  est  presque  une  qualité,  car  le  livre  n'est 
pas  fait  en  vue  de  deux  ou  trois  personnages  chargés 
de  produire  un  effet  principal.  Le  personnel  est  nom- 
breux, et  représente  deux  camps,  les  honnêtes  gens 
et  les  fripons.  Entre  les  belligérants  se  meuvent  les 
faibles  et  les  indécis  qui  vont  de  l'un  à  l'autre,  atten- 
dris par  le  bien,  entraînés  par  le  mal.  Tel  d'entre  eux 
qui,  au  début,  semblait  devoir  concentrer  sur  lui  l'in- 
térêt, recule  au  troisième  plan.  Cela  est  fait  sans  art 
et  sans  que  pourtant  l'autour  cesse  d'être  grand  ar- 
tiste, car  il  sait  forcer  l'attention  à  se  porter  où  il  lui 
plaît  et  à  ne  pas  s'apercevoir  des  brusques  transi- 
lions  qu'il  lui  impose.  Enfin,  il  a  ce  grand  secret 
«jui  se  résume  en  un  mot  vulgaire,  mais  sans  ré- 
plique :  11  sait  amuser  son  hîcteur,  ce  qui  n'est  point 


A    PROPOS    DE    MADELON  343 

du  tout  facile  avec    un  sujet    profondément   triste. 

Qu'on  nous  permette,  à  propos  de  la  manière  de 
composer  de  M.  About.  de  dire  ce  que  nous  pensons 
de  la  composition  en  général.  Nous  savons  qu'elle  a 
des  règles  et  qu'elles  sont  bonnes.  Pourtant  nous  con- 
fessons que  pour  les  autres,  comme  pour  nous-mêmes, 
nous  en  faisons  souvent  bon  marché.  Nous  suivons 
en  cela  l'exemple  des  maîtres,  et  nous  ne  voj'ons  pas 
qu'ils  consentent  à  sacrifier  à  la  règle  des  proportions 
l'abondance  et  l'utilité  des  détails.  Les  Misérables  en 
offrent  la  preuve.  Le  roman  est  là  comme  une  trame 
très-lâche  que  l'auteur  complète  de  larges  broderies 
d'un  effet  très-puissant  et  d'un  travail  très-fmi.  Tour 
à  tour  poëte,  historien,  artiste  et  philosophe,  qu'il  s'en- 
gage dans  le  labyrinthe  souterrain  d'une  grande  ville, 
ou  dans  celui  de  la  conscience  d'un  homme,  qu'il  raconte 
une  grande  catastrophe  historique  ou  le  combat  de 
quelques  obscurs  bandits,  il  ne  sacrifie  rien  à  l'impa- 
tiente curiosité  de  son  lecteur;  il  n'y  a  même  aucun 
égard.  Il  fait  de  son  œuvre  une  sorte  de  brillant  ar- 
chipel semé  d'îles  merveilleuses,  où  il  faut  bien  l'ac- 
cepter pour  guide,  sans  compter  les  heures  de  station 
du  navire,  et  sans  avoir  bonne  grâce  à  vouloir  passer 
les  yeux  fermés.  Quel  autre  cicérone  vous  les  mon- 
trerait avec  plus  de  science,  d'éclat  et  de  profit  pour 
vous-même  ? 

Je  sais  qu'à  ce  degré  de  puissance  on  passe  par- 
dessus tous  les  règlements,  et  que  toutes  les  libertés 
ne  siéent  pas  à  tout  le  monde.  Mais  si  l'on  veut  bien  y 
réfléchir,  on  reconnaîtra  que  le  roman  est  une  con- 
quête très-nouvelle  de  la  littérature,  conquête  assez 
sérieuse  et  assez  importante  pour  être  reconnue  par 
l'Académie  elle-même. 


344  QUESTIONS    b'AUT    ET    DE    LITTERATURE 

Or,  comme  toutes  les  conquêtes  soudaines,  celle-ci 
apporte  des  éléments  très-divers,  un  peu  confus,  et 
dont  la  richesse  échappe  encore  à  des  calculs  bien 
positifs.  Nous  sommes,  sous  le  rapport  de  la  liberté 
d'initiative,  dans  l'âge  d'or  de  cette  conquête,  et  c'est 
là  une  liberté  dont  la  limite  n'est  pas  facile  à  poser. 
Jusqu'à  nouvel  ordre,  le  roman  ne  doit  pas  s'astrein- 
dre aux  usages  qui  régissent  le  théâtre.  Certainement 
un  temps  viendra  où  les  lois  de  la  composition  seront 
plus  rigidement  tracées,  et  où  le  public  plus  critique 
sera  plus  exigeant.  Mais,  hélas  !  gare  à  ce  temps  où  la 
sobriété  farouclie  rognera  les  ailes  de  la  fantaisie  et 
dira  à  l'artiste  :  Halte-là!  vous  avez  rempli  le  nombre 
de  pages,  occupé  le  nombre  de  minutes  que  la  règle 
accorde  à  l'élan  de  votre  passion  et  au  développement 
de  votre  pensée.  Eussiez-vous  à  nous  dire  encore  de 
meilleures  choses,  nous  ne  lirons  pas  une  ligne,  nous 
ne  permettrons  pas  un  mot  de  plus. 

En  ce  temps-là,  nous  aurons  sans  doute  des  romans 
très-bien  faits,  comme  nous  avons  déjà  des  pièces  de 
théâtre  très-bien  faites  dans  la  mesure  exacte  de  l'at- 
tention du  spectateur.  Mais  aurons-nous  beaucoup  do 
beaux  romans?  Avons-nous  beaucoup  de  belles  pièces 
de  théâtre?  Aurons-nous  des  Balzac  et  des  Hugo? 
Avons-nous  des  Shakespeare  et  des  Molière? 

La  Nouvelle  I k'ioï se  esi-eWe  un  roman  bien  composé? 
et  Manon  Lescaut?..,  Mais  laissons  les  exemples, 
nous  n'en  finirions  pas.  Tous  les  romans  de  Waltcr- 
Scott  ont  la  tète  trop  grosse  pour  le  corps,  Wilhom 
Meister  a  des  jambes  qui  ne  finissent  point.  Permet- 
tons donc  à  tous  les  modernes  de  jouir  du  privilège 
que  réclame  une  sève  encore  trop  abondante  et  de 
parcourir  un  peu  à  l'aventure  cet  éden  de  jeunesse, 


A    PROPOS    DE    MADELON  345 

dont  Tesprit  critique,   ce  législateur  si  savant  et   si 
meurtrier,  ne  les  fera  que  trop  tôt  sortir. 

Et  puis,  il  faut  qu'on  nous  autorise  à  avoir  les  dé- 
fauts et  les  qualités  de  notre  temps.  Ne  traversons- 
nous  pas  une  époque  de  controverse  universelle? 
Nous  ne  faisons  qu'enjamber  des  ravins  et  côtoyer 
des  précipices.  C'est  un  dur  voyage,  mais  il  est  beau, 
et,  quoi  qu'on  en  dise,  il  y  a  encore  des  forces  vives, 
des  jeunesses  puissantes.  C'est  un  peu  la  mode  de  dire 
que  depuis  la  première  moitié  du  siècle,  aucun  talent 
bien  original  ne  s'est  révélé.  Ce  n'est  pas  notre  avis. 
Nous  trouvons  le  public  ingrat  et  difficile  envers  les 
nouveaux  venus.  S'il  était  vrai  que  le  sol  littéraire, 
fatigué  et  appauvri,  exigeât  quelques  soins  pour  se 
couvrir  de  fleurs  nouvelles,  ne  serait-ce  pas  que  le 
public,  chargé  de  son  entretien,  se  montre,  comme 
certains  capitalistes,  trop  défiant  ou  trop  avare? 

Pour  nous,  nous  n'aimons  pas  ce  dédain,  ces  pré- 
ventions contre  ceux  qui  labourent  le  champ  que  nous 
quitterons  demain.  Les  anciens  croyaient  au  destin 
plus  puissant  que  les  dieux  :  nous  croyons  au  progrès 
qui  est  l'attribut  vital  de  la  Divinité.  Cette  grande  loi 
qui  pousse  l'homme  en  avant  malgré  tout,  travaille 
tout  aussi  bien  aujourd'hui  qu'elle  travaillait  hier. 
Mais  l'homme  veut  des  prodiges  à  toute  heure,  sans 
s'apercevoir  que  les  germes  encore  enfouis  sur  les- 
quels il  marche  sont  des  prodiges  qui  couvent,  et  que 
de  siècle  en  siècle,  tout  en  maudissant  le  présent  et 
désespérant  du  lendemain,  chaque  génération  a  eu  sa 
jeunesse,  ses  forces,  son  riant  avenir  et  son  passé 
fructueux. 

Ce  que  l'on  croit  pouvoir  reprocher  à  la  jeunesse 
actuelle,  —  ce  que  nous- même  avons  été  tenté  dere- 


3-46       QUESTIONS  d'aiit  et  de  littérature 

procher  à  l'écrivain  dont  nons  parlons  ici,  —  c'est  de 
ne  croire  à  rien. 

Mais  je  me  souviens,  moi,  d'avoir  entendu  dire  cela 
dans  mon  enfance  :  je  me  souviens  d'avoir  moi-même 
beaucoup  douté  de  tout,  et  je  vois  que  toute  ma  vie, 
comme  celle  de  mes  contemporains,  a  été  la  poursuite 
du  vrai.  Nous  avons  donc  tous  et  toujours  cru  au  vrai, 
et  nous  y  croyons  plus  que  jamais,  puisque  plus  que 
jamais  nous  le  cherchons. 

Est-ce  que  la  jeunesse  ne  cherche  rien  ?  La  jeunesse 
est  l'élément  vivace  de  la  conscience  publique;  elle 
sent  qu'elle  a  beaucoup  d'erreurs  à  rejeter  dès  au- 
jourd'hui afin  d'être  en  mesure  de  les  détruire  un 
jour.  Le  doute  qui  nous  fit  tristes  et  forts,  il  y  a  trente 
ans,  n'existe  plus  pour  elle.  La  génération  qui  a  trente 
ans  aujourd'hui  ne  pleure  plus  les  douces  croyances 
que  nous  avons  arrachées  de  nos  àmcs;  elle  nie  ce  passé 
avec  lequel  il  nous  a  été  si  amer  de  rompre,  et  elle  le 
nie  sans  douleur  et  sans  regret.  Elle  le  nie  fièrement! 
Nous  sommes,  grâce  à  vous,  plus  forts  que  vous,  nous 
dit-elle  ;  nés  sur  les  ruines  que  vous  avez  faites,  nous 
jouons  avec,  nous  les  regardons  sans  surprise  et  sans 
effroi,  car  nous  voulons  nous  en  servir  pour  rebâtir 
quelque  chose  que  vous  ne  savez  point.  Pour  vous,  il 
est  toujours  question  de  relever  des  temples  :  nous  ne 
voulons  plus  de  temples;  ce  ([u'il  nous  faut,  c'est  une 
forteresse,  en  attendant  que  nous  ayons  une  cité. 

Eh  bien,  pourquoi  non?  Ce  qui  effraie  nos  imagina- 
tions nourries  d'un  certain  idéal,  est  encore  l'idéal 
sous  un  autre  aspect.  La  jeunesse  veut  s'affranchir  de 
nos  méthodes  et  se  fortifier  contre  ce  qu'elle  appelle 
nos  illusions.  Qu'elle  use  de  son  droil.  Elle  arrivera 
par  un  autre  chemin. 


A    PROPOS    DE    MADELON  847 

Cette  grande  recherche  qui  est  celle  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  âges,  ce  vrai  relatif  tant  désiré 
par  l'homme  et  si  longtemps  présenté  à  son  aspiration 
sous  la  forme  absolue  des  dogmes  religieux,  que  sera- 
t-il  pour  les  esprits  du  prochain  siècle?  On  peut  pré- 
dire à  coup  sûr  qu'il  n'aura  plus  de  forme  exclusive, 
puisque  déjà  il  n'a  plus  de  culte  obligatoire  en  dehors 
des  Etats  du  pape,  et  puisque  nous  voici  arrivés  à 
cette  formule  officielle  :  «  Les  vérités  morales  qui  sont 
le  fonds  commun  de  V humanité,  et  dont  vivent  les 
sociétés  laïques^  la  religion  les  présente  sous  la  forme 
qui  lui  est  propre;  il  est  bon,  il  est  nécessaire  que  la 
raison,  elle  aussi,  les  enseigne,  afin  qic'aucun  esprit 
n'y  échappe.  » 

Ces  paroles  du  nouveau  ministre  de  l'instruction 
publique  ont  une  grande  portée.  Quelque  limitée  que 
puisse  être  leur  application,  elles  expriment  une  pen- 
sée acquise  au  progrès,  car  c'est  bien  en  vain  que  les 
pouvoirs  changent  et  que  les  règlements  se  succèdent  : 
ce  qu'en  tout  temps  et  en  tous  pays  les  gouvernements 
consacrent  par  des  formules  de  ce  genre  est  l'expres- 
sion d'une  conviction  sociale  qu'il  ne  leur  est  plus 
possible  de  retirer  en  retirant  l'institution  protectrice. 
Le  public  souffre  beaucoup  d'atteintes  à  sa  liberté 
d'action,  il  ne  rend  jamais  la  moindre  parcelle  de  sa 
liberté  morale. 

Donc,  la  formule  de  la  croyance  publique  c'est  une 
somme  de  vérités  morales,  qu'il  est  plus  simple  de 
nommer  sommairement  la  morale.  C'est  la  formule 
indiscutable,  indiscutée  de  tout  temps,  mais  essentiel- 
lement liée  autrefois  au  dogme  religieux,  aujourd'hui 
affranchie  de  ce  dogme  et  subsistant  par  elle-même, 
se  développant  par  elle-même,  n'acceptant  enfin  l'en- 


•i48       QUESTIONS  u'aht  et  de  littérature 

seignement  religieux  qu'autant  qu'il  favorisera  les  as- 
pirations légitimes  de  la  raison. 

Ceci  nous  mène  loin,  grâce  au  ciel!  Je  ne  sais  si  le 
ministre  a  prévu  le  moment  de  choc  terrible  oii  la  rai- 
son publique  et  la  religion  officielle  se  trouveront  li- 
bres en  face  l'une  de  l'autre  et  voudront  poser  l'impos- 
sible limite  de  leurs  droits  respectifs!  N'importe,  il 
faut  marcher,  l'impossible  absolu,  c'est  de  s'arrêter 
quoique  part. 

Si  excellents  qu'ils  puissent  être,  les  ministres  n'ont 
jamais  la  prétention  d'être  des  dieux.  Ils  savent  bien 
que  c'est  à  la  conscience  publique  de  les  aider  en  les 
éclairant  sur  ses  véritables  besoins.  Notre  époque, 
encore  indécise,  doit  à  présent  s'exprimer  par  toutes 
ses  voix,  dans  les  sciences  comme  dans  les  arts.  Il 
n'est  plus  permis  de  dire  :  Que  sais-je?  il  n'est  pas 
possible  de  dire  :  Attendons!  Il  s'agit  pour  le  xix*"  siè- 
cle d'arriver  à  une  solution  philosophique,  comme  il 
s'est  agi  pour  le  wuf  d'arriver  à  une  solution  sociale. 
La  majorité  veut  arrêter  cette  solution  du  passé  à  l'é- 
poque mémorable  de  89.  On  n'arrête  pas  les  solutions, 
à  moins  de  supposer  (pi'ellcs  sont  applicables  à  une 
sorte  de  genre  humain  sans  développement  continu, 
et  nous  ne  connaissons  point  ce  genre-là.  Mais  pas- 
sons! 11  s'agit  d'arriver  à  noire  89  philosophique  et 
religieux  et  de  savoir  si  une  majorité  se  prononcera 
pour  V accord  ou  i)onr  la  séparation  de  ces  deux  mé- 
thodes intellectuelles  i^ue  le  pouvoir  se  flatte  aujour^ 
d'hui  d'amener  à  une  entenlo  cordiale  :  la  raison,  la 
foi. 

Nous  n'ai)porl(;ns  pas  ici  nohv^  sohilion  personnelle; 
ce  n'est  i)as  pour  parler  de  nous  (jue  nous  avons  pris 
la  plume;  c'est  pour  rtMidre  conjple  de   la  tendance 


A    PROPOS    DE    MADELOiN  319 

d'un  écrivain  de  grande  valeur,  et,  à  propos  de  lui,  il 
nous  a  été  nécessaire  de  parler  des  tendances  d'une 
partie  de  nos  jeunes  contemporains.  Mettre  ces  ten- 
dances en  lumière,  en  rechercher  les  causes  et  le  but, 
nous  a  semblé  intéressant,  à  nous  qui  demandons  avec 
tout  le  monde  d'où  vient  et  où  va  le  talent,  ce  qu'il 
prouve  et  ce  qu'il  annonce,  enfm  ce  qu'il  révèle  aux 
penseurs  de  notre  époque,  aux  ministres  comme  aux 
particuliers,  aux  croyants  de  toutes  les  écoles  comme 
aux  sceptiques  de  toutes  les  classes. 

Ce  que  nous  trouvons  au  fond  de  l'œuvre  d'art  qui 
nous  occupe,  —  et  Madclon  est  un  spécimen  très -tran- 
ché et  très-brillant  de  la  tendance  séparatiste,  —  c'est 
un  divorce  audacieux  entre  l'homme  et  le  ciel  ;  c'est 
plus  que  le  doute,  c'est  la  négation. 

Nous  nous  trompons  peut-être  et  nous  ne  préten- 
dons pas  engager  la  conscience  de  l'écrivain;  mais 
nous  croyons  voir  dans  sa  manière  de  peindre  la  na- 
ture humaine  une  désespérance  religieuse  prononcée. 
Son  étude  de  mœurs  actuelles  est  aussi  bien  la  néga- 
tion des  forces  morales  de  l'homme  d'aujourd'hui,  que 
la  satire  du  vice  impudent  et  impuni.  Un  seul  des 
personnages  qu'il  met  en  scène  est  pur  de  toute  souil- 
lure :  rien  ne  peut  sauver  cet  homme  de  bien  de  sa 
ruine,  de  la  persécution  des  méchants,  de  l'abandon 
des  faibles  et  de  son  propre  dégoût  de  la  vie,  ni  son 
travail  utile  et  fécond,  ni  son  intelligence  élevée,  ni  sa 
philosophie  stoïque,  ni  ses  vertus  réelles,  ni  sa  géné- 
rosité inépuisable.  En  proie  à  une  douleur  muette  et 
profonde,  il  se  décourage  et  se  tue.  Il  semble  qu'après 
nous  avoir  fait  pénétrer  dans  le  sanctuaire  d'une  ado- 
rable famille,  M.  Edmond  About  n'ait  songé  qu'à  faire 
ressortir  l'insolent  triomphe  d'une  prostituée  et  d'une 

•20 


ïJ5U  tjUESTlOXS    D   ART    ET    DE    LITTERATUHE 

hnnile  de  lâches  asservis  par  elle,  ou  à  nous  monlrer 
que  s'il  sait  peindre  la  vie  infâme  et  corrompue,  il  sait 
aussi  bien,  quand  il  lui  plaît,  présenter  l'idéal  d'une 
vie  pure  et  saine. 

Le  blAmerons-nous  d'avoir  fait  un  tableau  si  som- 
bre? Non;  si  les  mœurs  d'un  certain  monde  sont-là 
fidèlement  décrites,  —  et  on  le  dit,  —  c'est  toujours 
une  bonne  action  (jue  d'en  avoir  révélé  la  laideur  et  la 
honte.  Le  ton  amèrement  léger  du  narrateur  donne  à 
cette  révélation  une  force  d'amusement  —  nous  main- 
tenons le  mot  —  qui  en  décuple  l'effet.  Ces  turpitudes 
racontées  sérieusement  ne  seraient  pas  supportables. 
Présentées  sous  la  forme  vive  et  limpide  de  l'ironie, 
elles  sont  comme  ilaj^ellées  et  déjà  punies  [)ar  l'autour 
en  arrivant  sous  nos  yeux.  C'est  un  terrible  pampldet 
contre  le  vice,  que  cette  analyse  enjouée  des  âmes  in- 
fectes, et  rindif,'-nalion  fju'elles  nous  causent  est  satis- 
faite par  le  sani^-lant  mépris  (pii  les  dévoile.  Sous  ce 
rapport,  le  livn;  est  bon.  Il  y  a  pour  le  mal  une  im- 
mense llétrissuro,  un  châtiment  exemplaire  à  passer 
sous  la  verge  d'un  railleur  inqiitoyable  comme  M.  Ed- 
mond About. 

Mais  le  blâmerons-nous,  quand  même,  de  ne  point 
avoir  conçu  la  (i^L;uro  d'un  seul  homme  vraiment  hon- 
nête et  vraiment  fort,  écrasant  tous  ces  bandits,  ou 
du  moins  survivant  à  IcMirs  coups,  et  trouvant  le 
bonheur  encore  dans  la  joie  de  sa  conscience? 

L'artiste  nous  répondra  (pi'il  a  voulu  pousser  la 
démonstration  justpi'à  ses  dernières  consécpiences, 
que  son  sujet  l'a  emporté,  et  (ju'il  a  usé  de  toutes  les 
ressources  de  son  inspiration  ;  ou  mieux  encore  :  il 
nous  dira  que  la  vertu  étant  la  vertu,  elle  n'a  pas  be- 
soin d'être  prouvée  par  le  bonheur,  et  que  ceux  qui 


    PROPOS    DE    MADELON  351 

ont  besoin,  pour  croire  en  elle,  de  la  voir  triomphante 
ou  récompensée,  ne  sont  pas  dignes  de  la  compren- 
dre. 

Sans  doute  voilà  ce  qu'il  nous  dirait,  et  ce  serait 
bien  dit  I  Nous  voyons  de  reste  qu'il  croit  au  bien 
puisqu'il  fustige  si  énergiquement  le  mal  ;  mais  nous 
pensons  qu'il  ne  croit  qu'à  la  morale,  qu'il  nie  la  pro- 
vidence, et  qu'il  ne  voit  poindre  dans  l'avenir  aucune 
sorte  de  théosophie  que  la  raison  puisse  jamais  ac- 
cepter. 

Nous  qui  pensons  autrement,  nous  ne  lui  ferons 
pourtant  pas  la  guerre  ;  nous  n'imiterons  pas  certain 
public  enfiévré,  oublieux  des  immenses  services  ren- 
dus par  M.  About  à  la  cause  de  la  liberté  de  cons- 
cience^ Nous  savons  d'ailleurs  que  le  public  d'un  jour 
s'éclaire  et  se  retrempe  vite  dans  la  conscience  géné- 
rale. De  grandes  réparations  sont  donc  réservées, 
nous  n'en  doutons  pas,  à  M.  About.  Sans  devancer 
l'heure  que  sa  puissance  littéraire  et  sa  passion  pour 
la  liberté  sauront  bien  amener  sans  le  secours  de  per- 
sonne ,  nous  sommes  contents  de  n'avoir  pas  à  le 
compter  parmi  les  indifférents  à  la  cause  du  progrès. 
S'il  n'est  pas  entré  dans  cette  voie  muni  de  toutes  les 
armes  que  nous  croyons  nécessaires,  du  moins  celles 
qu'il  a  sont  si  brillantes,  si  bien  éprouvées,  et  il  les 
manie  si  bien,  que  ce  serait  grand  dommage  de  le  lais- 
ser s'exposer  tout  seul  à  l'ennemi  commun. 

Qu'il  soit  donc  séparatiste  si  c'est  son  opinion  t  Un 
si  beau  talent  ne  peut  jamais  être  inutile,  et  puisque 
nous  voici  quitte  envers  lui  de  ce  que  la  critique  lui 
devait,  disons  sur  le  séparatisme  en  général  ce  qui 
nous  reste  à  dire.  Sans  doute  l'idéal  intellectuel  serait 
d'arriver  à  concilier  toutes  les  inspirations  divines  du 


352       QUESTIONS  d'art  et  de  littéhatlke 

passé  avec  toutes  les  aspirations  également  divines  du 
présent,  tout  ce  qui  dans  la  philosophie,  dans  la 
science  sociale  comme  dans  toutes  les  sciences,  dans 
le  naturalisme  glacé  comme  dans  les  ardeurs  de  l'in- 
vestigation religieuse,  dans  les  arts  comme  dans  l'in- 
dustrie, enfin  dans  toutes  les  grandes  manifestations 
de  la  raison,  du  sentiment  et  du  génie,  a  élevé,  em- 
brasé et  fécondé  l'humanité.  Tout  ce  que  nous  rejette- 
rons du  trésor  commun  sera  éternellement  regretta- 
ble, si  tant  est  qu'il  nous  soit  possible  de  le  rejeter 
éternellement,  ce  que  je  ne  crois  point. 

Mais  si  le  temps  de  concilier  tous  nos  éléments  de 
certitude  à  l'aide  d'une  méthode  supérieure  n'est  pas 
encore  venu  ;  si  la  grande  synthèse  est  encore  en  tra- 
vail ;  ou  si  déjà  dégagée  elle  n'est  pas  encore  entrée 
dans  les  conditions  de  vulgarisation  qui  peuvent  la 
rendre  populaire ,  n'y  a-t-il  pas  moyen  d'aider  le 
monde,  de  nous  aider  nous-mêmes  à  la  recevoir,  à  la 
comprendre,  à  l'examiner  et  à  la  développer? 

Cette  synthèse  sera  désormais  l'ouvrage  des  hom- 
mes. N'appartient-il  pas  à  tous  les  hommes  d'y  contri- 
buer? Voilà  pourquoi  je  disais,  ponsons-y  et  ne  crions 
pas  que  peu  nous  importe,  car  tous  nos  maux  viennent 
d'avoir  des  croyances  que  nous  n'avons  pas  tous 
songé  à  remplacer. 

Notre  grande  plaie  actuelle,  c'est  la  paresse  méta- 
physique. De  là  vient  que  nous  acceptons  chacun  un 
aspect  de  la  vérité,  et  prétendons  qu'elle  n'a  (jue 
celui-là,  celui  que  nous  avons  choisi  paraissant 
toujours  à  notre  vanité  le  meilleur,  le  seul  digne  de 
respect.  C'est  une  grave  erreur.  Nous  ne  serons  vrai- 
ment des  hommes  que  le  jour  où  nous  verrons  la  con- 
cordance de  toutes  les  faces  du  vrai.  C'est  alors  (pic 


A    PROPOS    DE    MADELON  353 

remettant  les  symboles  à  leur  place,  nous  en  saisirons 
le  vrai  sens  et  pourrons  nous  dire  parfaitement  reli- 
gieux sans  cesser  d'être  parfaitement  raisonnables. 

Mais,  en  attendant  ce  jour-là,  que  ferons-nous  vis- 
à-vis  de  toutes  les  offres  de  vérité  définitive  qui  circu- 
lent sur  la  place?  Chacun  prétend  nous  fournir 
le  dernier  mot  de  la  sagesse,  et  pourtant  nous  sommes 
très-peu  sages.  Nous  rejetons  sans  examen  tout  ce 
qui  nous  vient  des  autres  et  ne  croyons  qu'en  nous. 

Soyons  moins  absolus  et  surtout  moins  prompts  à 
repousser  ce  qui  ne  répond  d'emblée  à  notre  idéal  in- 
térieur. Si  nous  ne  croyons  qu'à  la  morale,  ne  raillons 
pas  ceux  qui  regardent  comme  incomplet  l'homme  qui 
ne  se  sent  pas  en  rapport  avec  l'éternelle  conscience 
de  l'univers.  Si,  au  contraire,  nous  sentons  ce  rapport 
avec  Dieu,  qui  constitue  à  lui  seul,  quoi  qu'on  en  dise, 
une  théosophie  sérieuse,  ne  condamnons  pas  ceux  qui, 
encore  inattentifs  à  ce  rapport,  se  croient  ou  se  pré- 
tendent théophobes.  Cette  divergence  n'est  pas  réelle 
au  fond.  Paris  du  même  point,  qui  est  l'amour  du 
vrai  et  la  recherche  du  bien,  ceux  (jui  se  sentent  aidés 
par  la  Providence  et  ceux  qui  la  nient  ne  peuvent 
manquer  de  se  rencontrer  un  jour  au  but. 

Mais  si  cela  n'arrivait  pas  ?  diront  les  pessimisfes. 
—  Si  cela  ne  doit  point  arriver,  si  le  monde  doit  per- 
sister à  scinder  ses  croyances,  c'est  une  raison  de 
plus  pour  nous  arranger  fraternellement  en  ce  monde 
d'aujourd'hui.  Si  l'accord  des  quatre  termes  qui,  selon 
nous,  constituent  l'homme  complet  :  morale  et  liberté, 
philosophie  et  théosophie,  est  à  jamais  impossible, 
associons-nous  dans  l'universelle  Église  de  la  frater- 
nelle tolérance.  S'il  en  est  parmi  nous  qui  rejettent  un 
de  ces  quatre  termes,  ne  le  querellons  pas  :  les  trois 


354       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

qui  lui  restent  lui  donnant  encore  droit  à  nos  respects. 
N'en  admet-il  que  deux?  il  est  encore  un  frère.  N'en 
admet-il  qu'un  seul  ?  il  est  encore  un  homme  ;  car  si 
l'on  interprète  avec  grandeur  et  loyauté  un  seul  des 
quatre  termes  ci-dessus,  il  implique  nécessairement 
la  meilleure  part  du  sens  des  trois  autres.  Il  n'y  aurait 
et  il  n'y  a  aujourd'hui  de  vraiment  funeste  que  ce  que 
l'on  veut  entendre  dans  un  sens  exclusif  :  la  religion 
repoussant  la  raison,  par  exemple. 

Mais  la  raison  sans  la  foi  n'est-elle  pas  également 
exclusive?  Nous  oserons  dire  non;  car  la  raison,  c'est 
la  morale,  et  la  morale  est  encore  une  religion.  Fille 
des  civilisations  auxquelles  ont  puissamment  contribué 
les  idées  religieuses,  elle  est  pour  les  hommes  d'au- 
jourd'hui comme  le  pain  qu'ds  inanjient,  sans  savoir 
d'où  leur  vient  le  blé,  car  le  blé  primitif  n'existe  plus 
dans  la  nature,  et  les  botanistes  lui  cherchent  un  aïeul 
type  dans  la  famille  des  graminées,  sans  être  bien 
d'accord  jusqu'ici  sur  ses  titres  généalogiques.  Le  blé 
est-il  donc  une  création  de  l'homme  ?  Non,  ce  n'est 
qu'une  conquête.  La  nature  est  toujours  le  mystérieux 
artisan  du  monde  primitif,  perfectionné  ensuite  par  la 
culture.  C'est  ainsi  que  la  morale  vient  de  la  foi  et 
qu'elle  peut  fleurir  et  fructiiier  sans  que  la  foi  ait  à  in- 
tervenir de  nouveau,  de  même  que  le  blé  fleurit  et  fruc- 
tifie sans  que  la  nature  ait  besoin  d'un  nouveau  procédé. 

La  morale  est  donc  une  religion  transitoire,  mais 
éternelle.  Elle  ne  s'inquiète  pas  de  ses  origines,  elle 
ne  se  tourmente  de  sa  forme  à  venir;  elle  apparaît 
dans  le  monde  pour  combler  les  lacunes  que  les 
croyances  exclusives  laissent  entre  elles,  et  elle  a  pris 
tant  de  force  dans  l'esprit  humain  qu'elle  se  pique 
parfois  de  tout  remplacer. 


A   PROPOS   DE   MADELON  355 

Que  l'on  nous  permette  de  citer  cette  courte  pro- 
fession de  foi  d'un  moraliste  très-net  : 

a  Nous  n'avons  plus  cette  illusion  d'un  autre  monde 
»  qui  consolait,  dit-on,  nos  grands  parents.  Quelques 
»  années  rapides  et  rarement  heureuses  entre  deux 
»  absolus,  voilà  notre  lot.  Eh  bien,  qu'importe?  Le 
»  mal  a  beau  être  impuni  dans  la  vie  et  après  la  vie, 
))  il  est  le  mal,  et  nous  devons  l'éviter  pour  lui-même, 
»  comme  nous  devons  faire  le  bien  pour  lui-même  et 
»  sans  espoir  d'aucune  rétribution.  On  peut,  on  doit 
»  tirer  parti  de  cette  vie  si  courte  et  si  tourmentée,  pour 
»  le  progrès  général.  Tâchons  d'améliorer  l'homme 
»  en  nous  et  autour  de  nous,  et  de  pousser  le  siècle 
»  en  avant,  au  risque  de  nous  casser  les  bras.  » 

Certes,  voilà  un  programme  qui  montre  l'énergie 
du  cœur  et  le  bon  service  que  la  bonne  cause  peut 
attendre  de  la  morale  moderne.  Il  s'y  mêle  une  sorte 
de  fanatisme  assez  piquant,  car  les  hommes  généreux 
qui  raisonnent  ainsi,  ressembleraient  volontiers  à  des 
martyrs.  Eh  quoi!  ils  ont  tant  d'orgueil  qu'ils  ne  veu- 
lent pas  de  récompense,  même  après  la  vie,  et  tant 
de  charité  qu'ils  se  casseraient  les  deux  bras  pour  ces 
frères  d'un  jour  qu'ils  ne  retrouveront  jamais  ailleurs! 
Mettons-nous  à  la  place  de  ce  souverain  juge  que  les 
religions  nous  représentent  si  sévère  et  si  casuiste. 
Ne  dirions-nous  pas  aux  moralistes  sans  espoir  :  Vous 
aurez  la  meilleure  place  aux  champs  uraniens,  vous 
qui  avez  voulu  labourer  pour  rien  la  terre  ingrate  d'où 
vous  venez? 

Que  d'autres  condamnent  à  l'enfer  ceux  qui  croient 
au  néant.  Nous  qui  ne  croyons  ni  à  l'un  m  à  l'autre, 
estimons  avant  tout  le  dévouement  courageux.  Sur  ce 
terrain-là,  il  y  a  encore  une  belle  communion  à  faire. 


^b^         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Notre  idéal  plus  étendu  et  plus  doux  ne  peut  froisser 
ces  âmes  ^'•énéreuses  et  timides,  et  leur  stoïque  déses- 
pérance ne  peut  détruire  en  nous  ie  iVuit  de  l'étude  et 
de  la  réflexion.  Pourquoi  nous  disputerions-nous? 
Nous  sommes  bien  d'accord  sur  ce  point  que  l'exis- 
tence du  mal  n'est  pas  absolue,  puisqu'ils  travaillent 
autant  que  nous  à  le  détruire.  Gomme  nous,  ils  savent 
que  le  mal  est  une  déviation  accidentelle  du  bien  gé- 
néral, car  la  vie  par  elle-même  est  un  bien,  un  état  di- 
vin. Ce  bien  ne  peut  être  troublé  que  par  quelque  chose 
(jui  est  encore  bien,  mais  qui  se  produit  d'une  façon 
anormale.  C'est  ainsi  que  par  un  excès  de  sève,  gênée 
et  mal  départie,  les  monstruosités  se  produisent  dans 
l'ordre  physi(iue.  Le  mal  n'a  passa  cause  en  lui-môme, 
il  est  toujours  le  résultat  d'une  atteinte  portée  à  la  vie. 
Même  (juand  il  se  présente  sous  la  forme  d'un  excès 
de  vie  locale,  il  est  une  aberration  ou  plutôt  un  mancjue 
de  vie  normale.  Étendons  les  forces  générales  de  la 
vie,  comme  nous  donnons  l'air  et  la  lumière  à  nos 
nouveaux-nés.  Écartons  tout  ce  qui  étoulTe  et  obscur- 
cit le  corps  et  Tàme.  Si  nous  travaillons  tous  à  ce  but 
commun.  Dieu  ne  nous  demandera  pas  compte  de 
la  notion  plus  ou  moins  complète  que  nous  aurons 
eue  de  son  rôle  dans  l'univers.  Il  nous  jugera  sur  ce 
que  nous  aurons  fait  })our  assainir  et  embellir  ce 
monde- ci. 

Nohaiil,   i.'>  juillet  1N(>.'3. 


XXX 
VICTOR   HUGO 

RACONTÉ  PAR  UN  TEMOIN  DE  SA  VIE  * 


Voici  un  livre  charmant,  d'un  goût  parfait  et  d'un 
intérêt  soutenu.  L'histoire  Uttéraire  de  Victor  Hugo, 
c'est  celle  de  notre  siècle.  Veut-on  savoir  comment  le 
romantisme  est  né,  comment  il  s'est  développé,  quelles 
luttes  il  a  dû  traverser,  quels  préjugés,  quels  obsta- 
cles il  a  dû  vaincre?  Il  faut  lire  l'enfance,  l'adoles- 
cence et  la  jeunesse  d'un  grand  poëte,  et  nul  ne  ca- 
ractérise mieux  l'époque  romantique  que  l'auteur  de 
Notre-Dame  de  Paris.  On  peut  dire  que  s'il  n'est  pas 
le  créateur  de  cette  école,  il  en  est  du  moins  le  père, 
comme,  dans  l'ordre  de  la  nature^  le  rôle  du  père  est 

1.  Pendant  que  M.  Paul  de  Saint-Victor  publiait  dans  son 
beau  style  ses  excellentes  réflexions  sur  ce  livre,  notre  envoi  à 
la  Presse  s'est  croisé  avec  la  publication  de  son  article.  Le  nôtre 
devenait  superflu.  Mais  la  Presse  a  désiré  le  faire  paraître  quand 
même,  comme  un  témoignage  de  plus  en  faveur  du  livre. 


358      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

(le  donner  corps  à  une  pensée  qui  vient  de  plus  haut 
que  lui.  Les  pensées,  en  effet,  les  idées,  si  l'on  veut, 
sont  dans  tout  ce  qui  constitue  la  vie  intellectuelle 
d'un  peuple  ;  elles  viennent  de  lui,  elles  viennent  aussi 
de  Dieu  ;  elles  sont  le  besoin  impérieux  d'un  nouveau 
mode  d'existence  dont  les  manifestations  attendent  la 
consécration  de  la  science  ou  de  l'art.  Victor  Hu^o  fut 
dés  sa  jeunesse  un  grand  consécrateur,  très-naïf,  très- 
croyant  à  son  but  et  très-confiant  en  lui-même.  Cette 
absence  de  doute  fit  sa  force.  Il  imposa  sa  fantaisie, 
et  elle  fit  loi  pour  la  jeunesse.  On  s'étonne  aujour- 
d'hui de  l'importance  que  prit  ce  combat  et  de  l'ani- 
mosité  que  rencontra  le  jeune  poôto.  En  racontant 
toutes  les  péripéties  de  ce  drame  littéraire,  madame 
Hugo,  —  nous  la  devinons  et  nous  la  nommons  au 
risque  de  lui  désobéir,  —  nous  remet  sous  les  yeux 
tout  un  monde  de  faits  qui  sont  déjà  assez  loin  pour 
étonner  les  jeunes  gens  d'aujourd'hui,  mais  qui  pour- 
tant expliquent  admirablement  les  causes  et  les  effets 
de  la  croisade  anti-classique.  C'était  le  temps  où  cer- 
tain vocabulaire  consacré  prétendait  exclure  tout  sen- 
timent individuel,  bien  plus,  toute  simplicité  dans  le 
sentiment  général.  C'était  le  temps  où  la  romance  ex- 
primait ainsi  l'effet  du  clair  de  lune  : 


Laslre  des  nuits,  dans  son  i»aisible  éclat. 
Darde  ses  feux... 


Et  ainsi  du  reste,  car  aucune  chose  ne  s'appelait  plus 
par  son  nom,  sous  peine  de  grossièreté,  et  les  senti- 
ments étaient  aussi  pompeux  et  aussi  glacés  que  la 
parole  dans  cet  art  officiel  qui  prétendait  être  un 
dogme  indiscutable.  Or,  on  sait  à  quelle  intolérance 


VICTOR   HUGO  359 

arrivent  les  dogmes  qui  ont  fait  leur  temps.  C'est  au 
moment  où  ils  ne  sont  plus  que  des  fantômes,  qu'ils 
veulent  terrifier  et  chasser  les  vivants  de  la  scène  du 
monde.  De  là  la  passion  que  mettent  les  vivants  à 
combattre  et  à  effacer  les  spectres.  Quand  la  bataille 
est  gagnée,  quand  les  morts  dorment  dans  la  tombe, 
on  ne  se  rappelle  plus  ou  bien  l'on  n'imagine  pas  ce 
qu'il  a  fallu  d'audace  et  de  persévérance  pour  se  dé- 
barrasser d'eux. 

On  a  beaucoup  reproché,  dans  ce  temps-là,  au  ro- 
mantisme de  s'être  imposé  presque  à  main  armée  dans 
les  théâtres.  Il  faut  lire  dans  le  récit  de  madame  Hugo 
tout  ce  que  la  tyrannie  classique  suscita  d'obstacles  à 
l'auteur  de  Hernani,  pour  reconnaître  que  ses  amis  ne 
firent  que  leur  devoir  d'hommes  en  rendant  colère 
pour  colère. 

Ce  récit  est  vraiment  curieux,  et  il  est  vrai,  car  nous 
avons  été  témoin  de  plusieurs  de  ces  faits  retracés 
par  elle  avec  une  sincérité  charmante  et  un  enjouement 
plein  de  générosité.  Les  deux  premiers  volumes  de 
cette  intéressante  biographie  s'arrêtent  à  l'époque  où 
M.  Victor  Hugo  entra  à  l'Académie  (1841).  Rien  d'em- 
phatique ;  rien  de  trop  flatteur  et  de  trop  partial  dans 
cette  première  série,  qui  est,  en  son  genre,  un  chef- 
d'œuvre,  où  l'auteur  ne  s'est  pas  écarté  un  seul  ins- 
tant du  modeste  programme  qu'il  nous  révèle  inci- 
demment vers  la  fin...  Si  mon  livre  était  un  livre  de 
critique,  il  y  aurait  des  lacunes  considérables.  Je  parle 
à  peine  de  l'œuvre  lyrique  de  M.  Victor  Hugo;  mais  je 
ne  juge  pas  ses  œuvres,  je  les  raconte,  et  le  lecteur  a  pu- 
re^narquer  avec  quel  scrupule  je  m'abstiens  de  toute 
appréciation  et  de  tout  éloge.  Dans  cette  biographie  pure 
et  simple  des  créations  de  M.  Victor  Hvgo,  je  dois  m'é- 


â60  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

tendre  plus  longuement  sur  celles  qui  ont  eu  plus  d'a- 
ventures... 

C'est,  en  etïet,  une  suite  d'aventures  que  nous  révèle 
ici  l'existence  intellectuelle  du  poëte,  les  premières 
impressions  de  sa  vie,  l'influence  des  milieux  qu'il  dut 
traverser,  les  variations  politiques  de  sa  première  jeu- 
nesse, la  bonne  foi  de  ses  premières  aspirations  vers 
un  Lut  social  et  littéraire  éclos  en  lui-même  au  jour  le 
jour.  Rien  de  plus  discret,  de  plus  touchant  et  de  plus 
saintement  voilé  que  l'histoire  de  sa  première  affection 
et  de  son  mariage.  Madame  Hugo,  dont  l'esprit  est 
jeune  et  franc,  raconte  tout  ce  qui  est  de  la  vie  pu- 
L)li(iue  de  son  mari  avec  l'entrain  et  la  liberté  de  cu'ur 
d'un  brave  et  aimable  gairon.  Dès  qu'elle  touche  à  sa 
vie  privée,  on  la  sent  redevenir  femme  ;  aussi  aimable 
et  aussi  brave,  mais  tendrement  discrète  et  comme 
jalouse  de  cacher  son  orgueil  et  son  bonheur  dans  un 
doux  rayonnement  de  sérénité  modeste.  C'est  une 
digne  femme,  on  le  voit,  on  le  sent  et  on  l'aime  à 
chaque  page,  à  chaiiue  ligne.  Le  livre  est  bien  d'elle, 

n'y  a  pas  à  s'y  tromper.  Il  a  cette  sobriété  de  déve- 
loppements et  cette  netteté  de  résumés  qui  trahit  la 
mère  de  famille  occupée  avant  tout  de  ses  devoirs  de 
tous  les  jours,  n'écrivant  qu'à  ses  rares  moments  de 
loisir  ou  de  repos,  avec  une  conscience  calme,  un  es- 
prit de  synthèse  puisé  dans  les  nobles  habitudes  d'un 
rare  bon  sens,  enfin  avec  cette  grâce  saine  et  douce 
dont  le  sens  maternel  et  féminin  est  incontestable. 
Celte  couleur  sobre  n'emi)èclie  pas  la  force  et  l'esprit. 
Le  livre  est  gai,  car  il  amuse  d'un  bout  à  l'autre.  Il 
est  fort,  car  il  prouve  tout  ce  (ju'il  veut  prouver. 

Et  ce  qu'il  prouve,  c'est  cpie  les  grands  génies  no 
sont  pas  des  malades  ou  des  monstres,  comme  cer- 


VICTOR    HUGO  361 

taines  bonnes  gens  aiment  à  se  les  représenter.  Ils  sont, 
au  contraire,  les  mieux  venus  et  les  mieux  portants  du 
monde;  ils  naissent  et  se  développent  comme  le  com- 
mun des  hommes  ;  seulement,  ce  qui  passe  devant  les 
regards  de  l'enfant  vulgaire  comme  un  vain  et  fugitif 
spectacle,  ce  qui  s'entasse  comme  un  bagage  infécond 
dans  la  mémoire  de  l'écolier  vulgaire,  l'enfant  de  gé- 
nie le  contemple,  le  savoure  ou  le  juge,  et  un  matin, 
il  s'éveille  artiste.  Il  se  révèle  homme  avant  l'heure. 
Si  on  en  est  tout  surpris  autour  de  lui,  c'est  qu'on  n  a 
pas  pressenti  ce  travail  intérieur,  durant  lequel  il  s'em- 
parait en  silence  des  grandes  forces  de  la  vie. 

Nohant,  31  juillet  1863. 


21 


XXXI 


VEISTOIRE  DE  JULES  CESAR   * 


Quand  Jules  César  apparut  dans  le  monde,  les  grands 
jours  de  la  république  finissaient.  La  conquête  avait 
corrompu  les  conquérants,  l'anarchie  régnait  à  Rome. 

Deux  idées  de  salut  étaient  en  présence  :  celle  de 
Gaton  qui  voulait  faire  revivre  le  passé  de  toutes  piè- 
ces ;  celle  de  César  qui  voulait  tenter  les  choses  nou- 
velles sans  détruire  les  abus  du  présent.  Une  idée  po- 
sitive, pratique,  en  lutte  contre  une  idée  noble  et  gé- 
néreuse, mais  devenue  irréalisable  dans  son  intégra- 
lité. 

C'est  au  monde  moderne  à  chercher  la  solution  sans 
laquelle  l'iiistoire  des  hommes  tournera  toujours  dans 
un  cercle  vicieux  :  l'accord  de  la  raison,  c'est-à-dire  du 
possible  immédiat,  avec  l'idéal,  c'est-à-dire  avec  le 
possible  futur.  Cet  accord  est  peut-être  tout  simple- 
ment dans  l'application  de  l'idéal  visible,  c'est-à-dire 

i.  Tome  I'^^  Pion.  1S(m, 


364      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

du  possible  prochain.  Qui  le  redoute  et  le  néglige  pèche 
contre  la  destinée. 

Plus  on  regarde  en  arrière,  plus  on  voit  que  celte 
solution  était  impossible  à  des  hommes  qui  manquaient 
de  la  foi  au  progrès.  L'idéal  de  Galon  était  une  oligar- 
chie avec  des  esclaves  ;  la  vertu  pour  quelques  privi- 
légiés, régalité  pour  un  groupe  d'hommes  choisis, 
l'oppression  et  l'abrutissement  pour  le  grand  nombre. 
L'ambition  de  César  c'était  l'énergie  politique,  le  dé- 
veloppement de  l'agitation  sociale  à  tout  prix  ;  Tordre 
et  le  désordre,  la  paix  et  la  guerre,  les  réformes  enche- 
vêtrées aux  abus,  tous  les  biens  et  tous  les  maux, 
plutôt  que  la  dissolution  de  la  Rome  matérielle  et  l'ex- 
tinction de  sa  vitalité. 

Au  premier  abord,  le  génie  aventureux  de  César 
séduit  beaucoup  plus  que  la  rigide  obstination  de  Ca- 
ton,  et  même  il  semble  cpie  César  représente  la  foi  au 
progrés,  l'estime  de  riiumanité.  tandis  que  Caton  re- 
présente l'éternelle  défiance  du  développement  humain 
et  l'amour  de  la  règle  beaucoup  plus  que  celui  de  ses 
semblables. 

Il  n'en  est  point  ainsi  pourtant.  Caton  place  la  vertu 
dans  le  passé,  mais  il  y  croit  et  il  l'aime.  César  s'en  rit 
et  la  supprime.  L'idéal  moral  lui  manque  absolument, 
il  méprise  profondément  les  hommes,  et  c'est  pour 
cela  qu'il  est  pratique,  il  sait  se  servir  d'eux.  Caton 
conserve  un  idéal  sublime,  mais  d'une  étroite  applica- 
tion, et  tro})  inconscient  des  besoins  de  la  vie  nou- 
velle. 

César,  sceptique,  attente  légalement  à  la  liberté  ; 
mais  il  l'indroduil  dans  les  mœurs  par  le  fait.  Caton, 
socialiste  aveuglé,  veut  enchaîner  l'individu  à  l'État,  et 
il  sacrifierait  volontiers;  la  liberté  au  devoir. 


l'histoire    de    JULES    CÉSAK  365 

Tous  deux  devaient  succomber  sur  leur  tâche,  celui- 
ci,  en  s'ensevelissant  avec  héroïsme  sous  les  ruines 
de  sa  petite  éghse  ;  celui-là,  en  tombant  victime  de  sa 
fastueuse  magnanimité,  ce  qui  n'empêche  pas  sa  fin 
d'être  misérable.  Elle  ne  consacre  pas  un  principe 
comme  celle  de  Caton  ;  elle  constate  la  destruction  de 
tout  principe  chez  les  autres  et  chez  lui-mêmO;,  puis- 
que cette  démoralisation  politique  et  sociale  est  son 
ouvrage. 

César  est  une  grande  intelligence,  une  admirable 
organisation  :  mais  aucune  séduction  de  raisonnement 
ou  de  langage  ne  nous  le  fera  accepter  comme  un 
beau  caractère.  S'il  peut  être  considéré  comme  le  sau- 
veur de  Rome,  ce  n'est  que  dans  le  sens  matériel  de 
sa  richesse  et  de  sa  puissance  extérieure.  Il  n'en  est 
pas  moins  un  des  agents  les  plus  énergiques  qui  aient 
travaillé  à  sa  décomposition  morale  et  au  déclin  de  son 
légitime  ascendant  sur  le  vieux  monde.  Qu'est-ce  donc 
que  de  relever  la  fortune  d'une  nation  et  d'agrandir 
son  territoire,  si  on  avilit  son  âme?  un  empire  n'est 
pas  grand  parce  qu'il  est  vaste. 

Croit-on  qu'il  faille  bénir  César  pour  avoir  rétabli 
l'ordre  dnns  une  société  troublée?  Il  ne  Ta  jamais  réta- 
bli, il  ne  pouvait  pas  le  rétablir.  Il  est  faux  qu'on  fasse 
de  l'ordre  avec  le  désordre  dans  les  mœurs  publiques 
Quand  on  a  fait  le  silence  dans  les  rues,  on  n'a  pas  mis 
la  paix  dans  les  maisons,  et  quand,  dans  ces  mêmes 
rues,  on  a  déchaîné  les  bacchanales  du  plaisir,  on  n'y 
a  pas  fait  circuler  la  joie. 

Le  rêve  de  César  ne  pouvait  se  réaliser  par  les  mo- 
yens que  proposait  Caton,  rêves  également  stériles! 
Rome  voulait  la  vie,  elle  en  avait  besoin,  elle  y  avait 
droit.  La  vertu  ne  pouvait  satisfaire  que  son  âme.  Son 


QUESTIONS  D  ART  ET  DE  LITTERATURE 

existence  physique,  trop  longtemps  comprimée  par 
Sylla,  voulait  se  manifester.  Gaton,  fanatique,  mourut 
en  lui  criant  :  «  Tu  n'as  plus  d'âme,  donc  tu  n'es  plus  !  » 
César,  athée,  lui  dit  :  «  Laisse  là  ton  âme,  et  vis  avec 
tes  appétits.  » 

Quand  il  s'agit  de  ces  répuhliques  du  passé  qui  ne 
représentent  rien  du  monde  moderne,  nous  avouons 
que  nous  faisons  assez  bon  marché  d'un  mot.  fùt-il 
vénérable.  Un  changement  de  forme  ne  nous  préoc- 
cuppe  pas  si  le  fond  y  gagne.  Qu'un  héros  joignant 
l'énergie  de  César  (monstrum  activitatis)  à  l'austérité 
des  Caton  et  au  patriotisme  des  Gracques,  eût  mérité 
l'autorité  d'une  suprême  dictature  en  ces  temps  diffi- 
ciles, nous  n'eussions  pas  défendu  avec  acharnement 
les  ruines  souillées  du  passé.  Mais  César  est-il  cet  être 
divin  qui  mérite  de  s'emparer  des  destinées  d'un  peuple, 
lui  qui  commence  par  l'acheter,  c'est-à-dire  par  flatter 
et  dévetopper  le  plus  lâche  de  tous  ses  vices,  la  véna- 
lité des  consciences  ?  Là  où  Sylla  venait  de  régner  par 
la  crainte,  César  règne  par  la  corruption. 

La  véritable  grandeur  de  Rome  avait  été  de  porter 
la  civilisation  avec  la  conquête  sur  toutes  les  rives  de 
la  Méditerranée  et  jusqu'aux  limites  du  monde  alors 
connu.  Elle  avait  réellement  alors  initié  les  peuples 
aux  idées  du  droit,  telles  qu'elles  étaient  admises  en 
ce  temps,  dans  ce  meilleur  des  mondes  possible.  Par 
un  patriotisme  héroïque,  elle  était  devenue  le  soleil 
des  nations  et  nulle  n'existait  si  Rome  n'avait  daigné  la 
foudroyer  de  ses  victoires  et  lilluminerde  son  alliance. 
Mais  l'orgueil  et  la  vertu  fondirent  au  contact  du  luxe 
oriental,  et,  au  temps  de  César,  on  ne  se  battait  que 
pour  s'enrichir.  César  fit  comme  les  autres,  mais,  plus 
grand  seigneur  et  plus  habile  cpie  le  vulgaire  des  am- 


l'histoire   de    JULES    CÉSAR  367 

bitieux,  il  n'aima  l'argent  que  pour  se  faire  des  amis. 
Acheter  l'amitié,  payer  les  suffrages,  gorger  la  plèbe, 
voilà  toute  la  vie  de  César,  et  c'est  dans  l'art  de  placer 
utilement  ses  largesses  qu'il  faut,  avant  tout,  chercher 
le  secret  de  son  influence  et  de  son  prestige.  Telles 
étaient  les  mœurs  romaines  ;  tels  étaient,  nous  dit-on, 
les  moyens  de  ce  temps  corrompu.  César  s'en  servit 
avec  profusion  ;  nul  n'avait  jamais  su  s'en  servir  comme 
lui,  il  reconnut  que  c'était  les  meilleurs^  il  crut  qu'il  n'y 
en  avait  pas  d'autres.  Eh  bien,  je  ne  puis  admettre  que 
l'on  porte  en  soi  une  ambition  vraiment  noble  quand 
on  est,  à  ce  point,  l'homme  de  son  temps,  quand  on 
personnifie  en  quelque  sorte  le  mal  qui  règne,  le  fléau 
qui  sévit. 

Je  ne  vois  pas  pour  cela  dans  César  un  hypocrite 
voué  au  mal  de  parti  pris  et  se  le  proposant  comme  le 
but  de  ses  intrigues.  Non,  je  vois  en  lui  une  sponta- 
néité continuelle  pour  le  mal  et  pour  le  bien,  une  na- 
ture excitée  et  sollicitée  dans  tous  les  sens  ;  doux  par 
caractère,  cruel  sans  plaisir  et  sans  pitié,  d'un  cœur 
vide  et  froid  avec  de  l'imagination  ;  une  immense  va- 
nité, un  goût  exquis  pour  n'en  laisser  paraître  que  le 
côté  aimable  ;  tour  à  tour  dissimulé  et  abandonné,  vo- 
luptueux sans  amour,  débauché  sans  ivresse,  vindicatif 
à  la  manière  des  orgueilleux,  sous  une  habitude  de 
générosité  exubérante,  et  trouvant  son  plus  grand 
plaisir  à  avihr  ses  ennemis  en  les  caressant  :  enfin  un 
caractère  beaucoup  moins  profond  qu'on  ne  le  sup- 
pose, mais  doué  d'instincts  très-vivaces  et  toujours  en 
éveil  ;  assez  bien  trempé  pour  les  satisfaire  tous, 
même  les  plus  contraires,  ne  sachant  guère  dompter 
ceux  qui  pourraient  user  ses  forces,  ne  le  voulant 
peut-être  pas,  et  pourtant  se  ménageant  tout   à  coup 


368      QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

pour  le  plaisir  de  se  mén-iger  et  pour  se  reposer  d'une 
situation  desprit  par  une  autre  ;  passant  sa  vie  à  vou- 
loir être  aimé,  et  à  n'aimer  personne,  ne  rêvant  nul- 
lement d'avance  la  gloire  et  la  prospérité  de  sa  pa- 
trie, mais  s'adonnant  à  cette  plus  noble  tache,  le  jour 
où  sa  tâche  personnelle  est  accomplie  et  son  ambition 
de  pouvoir  satisfaite.  Alors  il  n'a  plus  rien  à  désirer 
pour  lui-même,  il  lève  la  tête,  ses  délicates  narines 
se  dilatent,  sa  bouche  perfide  et  sensuelle  frémit,  son 
bel  œil  limpide  se  remplit  de  lumière,  il  regarde  et 
embrasse  l'horizon.  Il  est  artiste  en  politique,  il  voit 
le  beau  côté  de  la  puissance,  et  dans  l'orgueil  calme 
et  profond  d'un  triomphe  si  longtemps  attendu  et 
cherché,  il  se  dit  onlin  :  Rome,  c'est  moi  !  C'est 
alors  qu'il  se  met  à  l'aimer,  mais  comme  une  maî- 
tresse qu'on  a  eue  pour  esclave  et  dont  le  charme  a 
triomphé  de  l'avilissement  où  on  l'avait  plongée. 

A  ce  moment,  César  grandit,  mais  il  ne  se  rachète 
pas.  La  grande  ambition  remplace  la  petite,  mais  il 
est  trop  tard.  C'est  juste  à  ce  moment  qu'on  le  redoute 
et  le  soupçonne.  Poursuivant  un  but  étroit  et  person- 
nel, il  séduisait  les  esprits  ;  on  le  laissait  arriver  dans 
l'espoir  qui!  ferait  de  grandes  choses.  11  met  la  main  à 
l'œuvre,  il  ne  veut  plus  le  pouvoir  que  pour  rendre  sa 
patrie  orgueilleuse,  triomphante  et  magnifique  comme 
lui.  Hélas!  c'est  maintenant.  César,  qu'il  faut  mourir! 
c'est  maintenant  que  ton  passé  se  dresse  pour  t'accu- 
ser  et  te  perdre,  c'est  maintenant  que  ce  qui  reste  de 
la  vieille  Rome  de  Caton  se  consulte,  éperdu.  Le  dé- 
sespoir est  entré  dans  les  Ames  fières  que  tu  as  cru 
dompter  en  les  souillant  de  tes  bienfaits,  et  le  patrio- 
tisme que  tu  as  voulu  dénaturer  reprend  ses  errements 
sauvages  et  fanatiques.  Tu  te  disais  en  vain  :  Le  temps 


l'histoire    de    JULES    CÉSAR  369 

n'est  plus  où  le  poignard  armait  les  mains  de  la  vertu. 
J'ai  adouci  ces  mœurs  barbares,  j'ai  civilisé  le  monde, 
je  l'ai  rendu  aimable,  fastueux,  élégant,  libéral,  et  sé- 
duisant comme  moi  ;  je  ne  craindrai  pas  les  ides  de 
marse,  je  laisserai  les  conjurés  baiser  le  bas  de  ma 
robe.  A  présent  que  je  représente  la  patrie,  ils  n'ose- 
raient me  frapper. 

Et  eux,  ils  disaient  :  Que  va  donc  faire  César?  que 
peut-il  vouloir  encore  ?  N'a-t-il  pas  obtenu  tout  ce 
qu'il  souhaitait  ?  Et  pourtant  il  n'est  pas  rassasié,  car 
le  voilà  qui  couve  de  mystérieux  projets  et  qui  cher- 
che plus  que  jamais  à  se  faire  aimer.  Plus  que  jamais 
il  nous  élève  et  nous  caresse,  plus  que  jamais  il  fait 
grâce  à  ses  anciens  ennemis.  Sans  doute  il  veut  per- 
dre la  république  et  nous  réduire  tous  en  esclavage, 
car  on  sait  bien  que  tout  ce  que  César  a  fait,  il  l'a  fait 
pour  lui-même.  On  sait  bien  qu'il  n'aime  que  lui  et  ne 
travaille  que  pour  lui,  et  quand  il  parle  des  hautes  des- 
tinées de  la  patrie,  on  sait  bien  qu'il  ne  songe  qu'au 
brillant  destin  de  César. 

Et  ces  liommes  l'ont  tué  lâchement,  croyant  faire 
une  action  héroïque,  racheter  leur  honneur  et  sauver 
la  patrie  !  Et  la  patrie  a  laissé  tuer  César  sans  com- 
prendre qu'elle  lui  devait  beaucoup,  puisqu'elle  avait 
voulu  ce  qu'il  lui  avait  donné.  La  patrie  est  restée 
muette  de  terreur  et  de  surprise,  sentant  bien  qu'elle 
ne  valait  pas  mieux  que  le  césar  de  la  veille,  et  ne 
pouvant  pas  deviner  le  césar  du  lendemain.  Comment 
l'eût  elle  deviné  ?  Quand  un  homme  d'intelligence  s'est 
longtemps  appliqué  à  détériorer  les  esprits  par  l'in- 
trigue, il  peut  se  relever  et  se  purifier  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  lui  que  la  nature  avait  doué  d'une  grande 
vitalité  ;  mais  la  foule  ne  peut  le  suivre,   elle  ne  se 


370       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

transforme  pas  subitement  ;  son  ivresse  est  lourde^ 
elle  ne  peut  la  secouer  comme  un  mauvais  rêve,  et 
tandis  (jue  César  monte  au  Capitole  pour  invoquer  les 
dieux  de  l'avenir,  le  peuple  repu  s'endort  pour  n'avoir 
plus  à  s'occuper  du  lendemain. 

Donc  il  ne  fallait  pas  tuer  César,  cela  est  certain  ; 
car  il  pouvait  au  moins  mûrir  son  œuvre  de  matéria- 
lisme et  préparer  peut-être  ainsi  le  règne  de  l'esprit. 
Mais,  telle  qu'elle  est,  sa  vie  marque  une  époque  de 
décadence  morale  dont  Rome  ne  se  relèvera  pas.  C'est 
en  vain  que  l'empire,  préparé  et  rendu  inévitable  par 
ses  soins,  aura  ses  jours  de  splendeur  apparente: 
Rome  est  frappée  au  cœur.  Elle  est  cupide,  elle  est 
dissolue,  elle  n'a  plus  soif  de  liberté  ;  elle  défie  ses 
maîtres  ne  pouvant  plus  s'estimer  elle-même  :  elle  fi- 
nira dans  l'orgie. 

Le  remarquable  travail  dont  on  nous  invite  ici  à 
rendre  compte  ne  porte  pas  d'épigraphe;  mais  il  en 
a  une  qu'il  doit  nous  être  permis  de  lui  attribuer  sans 
entrer  dans  le  domaine  de  la  politique.  L'appréciation 
du  rôle  de  César  soulève  une  question  d'histoire  et 
de  philosophie,  et  il  serait  impossible  d'en  parler  sé- 
rieusement sans  se  reporter  à  l'histoire  des  idées  mo- 
dernes. 

Cette  épigraphe,  qui  par  sa  récente  publicité  nous 
semble  le  couronnement  des  réflexions  suscitées  par 
l'étude  de  la  vie  de  César,  la  voici  : 

«  Le  progrès  n'est  point  la  réalisation  d'une  théorie 
»  plus  ou  moins  ingénieuse  ;  c'est  l'application  des  ré- 
»  sultats  de  rexi)ériencc  consacrés  par  le  temps  et  ac- 
»  ceptés  par  l'opinion  publique.  » 

Ce  t^Dînt  de  vue  trop  modeste  selon  nous,  cette  sorte 


l'histoire   de   JULES    CÉSAR  371 

d'abdication  delà  gloire  de  l'initiative  dévolue  comme 
un  droit,  comme  un  devoir  peut-être  dans  certaines 
situations,  cette  appréciation  réfléchie  du  rôle  de  l'expé- 
rience dans  la  marche  du  progrès  nous  apparaît  comme 
une  protestation  contre  toute  imitation  de  la  manière 
de  César,  puisque,  bien  loin  d'attendre  le  vœu  de  l'o- 
pinion publique.  César  s'évertua,  il  s'ingénia,  il  s'a- 
charna à  l'émouvoir  et  à  la  provoquer  afm  de  s'en  ren- 
dre le  maître  souverain  et  de  substituer  sa  volonté  à 
celle  de  Rome.  Il  y  a  loin  de  ce  rôle  fiévreux  et  per- 
sonnel à  la  mission  de  patience  et  de  désintéressement 
que  la  parole  citée  plus  haut  semble  tracer  à  l'ambition 
humaine. 

Nous  pensons  donc  que,  dans  les  volumes  qui 
suivront  nous  trouverons,  une  critique  raisonnée 
des  témérités  plus  ou  moins  légitimes  de  César , 
car  l'impartialité  de  l'historien  n'exige  pas  qu'il 
accepte  comme  bons  et  justes  tous  les  faits  accom- 
plis. Ce  serait  le  fatalisme  dans  l'histoire,  et  telle 
ne  peut  être  la  doctrine  d'un  esprit  sérieux  et  médi- 
tatif. 

Comme  nous  ne  pouvons  juger  que  le  premier  vo- 
lume, nous  sommes  forcé  de  dire  que  l'absence  de 
cette  critique  nous  a  rendu  plus  sévère  pour  César 
que  nous  ne  l'eussions  été  si,  en  avouant  davantage  les 
fautes  de  son  héros,  l'historien  nous  l'eût  montré  aux 
prises  avec  les  terribles  entraînements  de  son  milieu 
social  et  politique.  Obligé  de  compter  avec  les  obsta- 
cles que  ses  meilleurs  desseins  rencontraient  chez  les 
autres,  César  en  rencontra  d'aussi  grands  en  lui-même. 
11  y  trouva  ses  propres  idées,  résultat  d'une  époque 
sans  principes,  ses  propres  attaches  au  passé  qui  de- 
vaient paralyser  ses  aspirations  vers  l'avenir,  sa  pro- 


37'2       QUESTIONS  d'aut  et  de  littéuatuhe 

pre  corruption  qui  le  ferrait  non-seulement  d'admet- 
tre celle  d'autrui,  mais  encore  d'en  faire  la  base  prin- 
cipale de  son  système,  enfin  ses  propres  appétits  que 
le  déchaînement  des  autres  appétits  sollicitait  autour 
de  lui.  Tout  cela  peut  être  dit  pour  atténuer  ce  qui 
nous  révolte  dans  l'audace  ou  dans  l'inertie  de  sa  con- 
science, et  même  l'esprit  critique  et  analytique  de  notre 
époque  nous  a  donné  un  sens  qui  manquait  à  nos  de- 
vanciers ;  nous  savons  maintenant  beaucoup  pardon- 
ner aux  hommes  du  passé.  Nous  leur  tenons  compte 
précisément  de  l'influence  de  ce  passé,  que  nous  con- 
naissons mieux.  Si  nous  ne  déifions  plus  les  météores, 
nous  leur  sommes  aussi  plus  imlulgents  et  le  scepti- 
cisme nous  a  conduits  à  une  équité  remarquable.  Il 
n'y  a  pas  à  douter  de  l'esprit  moderne  sur  ce  point, 
et  il  n'est  pas  nécessaire  de  dissimuler  les  ombres 
d'un  tableau  pour  que  nous  en  saisissions  les  lu- 
mières. 

Ce  n'est  pas  que  la  louange  soit  décernée  à  César 
avec  emportement  dans  ce  premier  volume.  Rien  n'y 
choque  le  pfoùt,  rien  n'y  dépasse  la  mesure.  C'est  une 
démonstration  et  non  une  apothéose.  L'esprit  de 
modération  resplendit  dans  ces  pages  parfaitement 
pures  d'esjirit  de  parti  et  d'aversions  systématicpies. 
Elles  sont  vierges  d'emphase  et  on  peut  en  dire 
ce  que  Cicéron  disait  du  style  de  César  lui-même  : 
«  Il  est  pur,  coulant,  dépouillé  de  toute  parure  ora- 
»  toirc  et  pour  ainsi  dire  nu.  Peut-être  quelques 
»  sots  écrivains  croiront  pouvoir  broder  ce  cane- 
»  vas,  mais  les  gens  de  goût  se  garderont  bien  d'y 
»  toucher. 

Far  cette  sobriété  de  moyens  et  cette  discrétion  de 
sentiments,  le  livre  ne  réalisera  probablement  pas  l'at- 


l'histoire    de    JULES    CESAR  373 

tente  de  ceux  qui  croyaient  avoir  à  se  passionner  pour 
ou  contre  un  ardent  panégyrique.  Le  foudre  et  le 
glaive,  symboliques  ornements  de  la  couverture,  sont 
tout  étonnés  de  se  trouver  là  sur  une  prose  si  sage, 
si  respectueuse  envers  tous  les  mérites  et  si  simple- 
ment belle  par  elle-même.  C'est  la  froide  limpidité 
d'une  source,  mais  c'est  aussi  l'éclat  du  casque  de  Mi- 
nerve que  nous  préférons  de  beaucoup  à  celui  du  front 
de  Jupiter  tonnant. 

Dans  une  organisation  aussi  savante  et  aussi  com- 
pliquée que  celle  de  César,  il  y  a  plus  d'un  aspect  à 
saisir,  et  tout  historien  a  le  droit  de  s'attacher  à  celui 
qui  lui  semble  le  plus  net,  le  plus  accessible,  le  plus 
sûr  à  dégager.  Donc,  la  haute  prudence  et  la  sereine 
capacité  du  personnage  ont  trouvé  ici  un  interprète 
attentif,  sage  et  particulièrement  habile  à  résumer  sa 
pensée  sans  en  jamais  subir  l'entraînement.  Ce 
sera  la  qualité  essentielle  du  livre  ;  il  n'aura  pas  la 
qualité  opposée,  il  faut  sans  doute  s'y  attendre  ;  mais 
il  faut  aussi  savoir  prendre  les  œuvres  sérieuses  telles 
qu'elles  sont  et  apprécier  la  victoire  qu'une  convic- 
tion nette  sait  remporter  sur  les  émotions  qui  la  solli- 
citent. 

Au  point  de  vue  littéraire,  l'ouvrage  est  sans  dé- 
fauts, ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'il  soit  sans  couleur 
et  sans  attrait.  Tout  lecteur  indépendant  peut  bien  se 
laisser  faire  quand  on  le  parque  dans  une  situation 
d'esprit  où  il  ne  se  sent  pas  enfermé  sans  moyen  de 
contrôle.  Un  appel  à  la  raison  pratique  ne  révolte 
que  ceux  qui  ne  veulent  jamais  faire  usage  de  leur 
raison,  et  quand  cette  raison  vient  à  vous  avec  amé- 
nité et  dignité,  on  peut,  on  doit  écouter  avec  déférence 
tout  ce  qu'elle  a  à  vous  dire. 


'S74         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

Ici  l'attention  est  facile,  le  livre  est  extrêmement 
bien  fait.  Toute  la  moitié  du  premier  volume  est  con- 
sacrée au  résumé  de  la  situation  où  César  doit  appa- 
raître. C'est  l'histoire  de  la  république  rapidement  es- 
quissée et  très-suffisamment  appréciée.  Les  faits  nom- 
breux de  cette  période,  l'action  multiple  de  Rome  sur 
les  colonies,  le  but  et  l'effet  de  ses  conquêtes,  la  por- 
tée de  ses  alliances,  l'esprit  graduellement  modifié  de 
ses  institutions,  les  causes  de  sa  décadence  morale, 
la  réaction  fatale  du  monde  extérieur  sur  cette  cité 
modèle,  tout  cela  est  merveilleusement  clair  et  sobre, 
rapide  et  plein.  C'est  sans  doute  le  résultat  d'un  très- 
grand  travail,  mais  nulle  part  on  ne  sent  l'effort  ni  la 
confusion.  Cela  semble  venu  tout  d'une  haleine  sur  les 
lèvres  d'un  penseur  érudit  qui  résume  l'œuvre  de  tous 
les  anciens  historiens  avec  tant  de  facilité  qu'on  pour- 
rait croire  les  entendre  se  résumer  eux-mêmes.  Les 
jugements  personnels  sont  très-courls,  mais  d'une 
formule  excellente,  et  si  la  couleur  en  est  sobre,  le  des- 
sin n'en  est  que  plus  ferme  et  la  portée  plus  franche. 
Il  en  faudrait  citer  plusieurs,  car  jamais  personne  n'a 
mieux  dit. 

La  seconde  partie  du  premier  volume,  consacrée  au 
récit  dos  (juarantepremières  années  de  la  vie  de  César, 
nous  plaît  moins.  Elle  n'est  ni  moins  bien  faite  ni 
moins  bien  dite.  Mais  elle  entre  dans  le  développement 
d'une  théorie  historique  que,  jusqu'ici,  nous  trouvons 
trop  sévèrement  enchaînée  à  la  lo^icpie  du  fait.  César  y 
est  représenté  comme  ayant  toujours  agi  aus^i  bien 
qu'il  était  possible  d'agir,  les  circonstances  données. 
Ce  n'est  pas  lA  notre  croyance  ;  nous  estimons  qu'il  a 
été  aussi  habile  que  possible,  son  tempérament  étant 
donné,  et  ce  tempérament  laissant  beaucoup  à  désirer 


l'histoire   de    JULES    CÉSAU  375 

sous  le  rapport  moral,  nous  n'acceptons  pas  la  com- 
plète et  réelle  sagesse  de  Gésir.  Nous  ne  voulons  pas 
confondre  l'adresse  avec  la  véritable  habileté,  et  l'am- 
bition de  la  puissance  avec  celle  de  la  véritable  civili- 
sation. 

On  nous  invite  pourtant  à  ne  pas  le  croire  égoïste. 
On  invoque  les  plus  nobles  mobiles  des  actions  hu- 
maines ;  on  nous  demande  avec  une  conviction  cour- 
toise et  généreuse,  s'il  est  probable  qu'un  vaste  es- 
prit, un  caractère  héroïque,  ait  tout  sacrifié  aux  étroits 
calculs  d'une  mesquine  ambition.  C'est  presque  nous 
dire  :  Aimez-vous  à  croire  le  mal,  à  profaner  les  mar- 
bres, à  chercher  la  tache  dans  le  soleil  ? 

Non  certes,  nous  n'aimons  pas  cela  ;  et  il  nous  plai- 
rait fort  de  trouver  quelque  part  dans  l'histoire  des 
audacieux,  un  type  sans  reproche,  un  idéal  incorrup- 
tible. Mais  nous  ne  croyons  plus  à  l'homme  d'action 
proprement  dit.  Notre  temps  repousse  les  colosses 
d'intelligence  et  de  volonté,  s'ils  ne  sont  pas  fécondés 
par  le  véritable  amour  de  l'humanité.  Nous  ne  les  com- 
prenons plus.  Ils  ont  en  eux  je  ne  sais  quoi  de  surhu- 
main dans  un  sens  et  de  sauvage  dans  l'autre  qui  ne 
nous  enseigne  rien,  et  ce  qui  nous  instruira  le  plus 
dans  l'histoire  de  César,  ce  sera  le  néant  de  sa  fortune 
s'écroulant  sous  l'ingratitude  des  hommes  que  son 
mépris  avait  achetés.  C'est  ici  la  grande  leçon  dont 
nous  profiterons  tous,  en  ce  temps  où  l'intérêt  géné- 
ral devient  une  vérité  palpable,  et  où  le  siège  de  la 
force  n'est  plus  dans  le  nombre  des  légions  ni  dans  l'or 
de  la  conquête,  ni  même  dans  le  génie  d'un  seul,  mais 
dans  le  vif  sentiment  de  la  solidarité  humaine,  et 
dans  le  rapide  développement  de  l'esprit  d'associa- 
tion. 


376  QUESTIONS    d'aIIT    et    de    LITTÉRATUIIE 

Nous  souhaitons  quand  même  que  cette  importante 
publication  n'ait  que  de  bons  résultats,  car  un  ouvrage 
si  éminent  comme  talent  d'exécution  et  rempli  de  sen- 
timents si  élevés,  doit  tendre  à  élever  le  niveau  des 
idées  et  à  servir  l'œuvre  du  progrès.  C'est,  à  coup  sûr, 
la  pensée  qui  l'a  dicté,  et  non  celle  de  soutenir  une 
thèse  ou  de  montrer  une  capacité  intellectuelle  qui 
avait  lait  ses  preuves. 

Aussi  nous  espérons  que  la  suite  du  travail  entrera 
un  peu  plus  dans  le  sentiment  de  la  génération  nou- 
velle, et  ne  sera  pas  une  apologie  sans  restriction  des 
coups  d'P^tat  quelconques  de  Thistoire.  Il  en  est  dans 
la  vie  de  César  qui  méritent  plus  d'indulgence  que  d'ad- 
miration, et  le  mouvement  des  idées  philosophiques 
modernes,  mouvement  qui  doit  toujours  sanctionner 
les  aperçus  de  l'histoire  dans  ses  mouvements  dura- 
bles, ne  nous  emporte  pas  dans  le  sens  du  droit  absolu 
de  l'individu  sur  les  masses,  quelque  bien  doué  ou 
quelque  bien  intentionné  (jue  soit  le  privilégié  du  des- 
tin. On  ne  peut  plus  resteindre  la  légitimité  des  dicta- 
teurs aux  époques  de  transition,  car  nous  n'entendons 
plus  (jue  le  progrès  s'arrèle  et  désormais  tout  sera 
époque  de  transition  dans  le  flot  rapide  de  l'avenir. 
Donc,  si  on  accepte  encore  les  dictatures,  ce  sera  à  la 
condition  qu'elles  ne  s'érigeront  pas  en  principe  et  en 
droit  applicable  à  tous  les  moments  de  notre  vie.  Dans 
la  science  comme  dans  l'art,  dans  l'action  comme  dans 
la  réflexion,  dans  l'histoire  comme  dans  la  critique,  la 
liberté  individuelle  est  nécessaire  à  nos  manifesta- 
tions sérieuses.  Nous  aimerions  donc  à  voir  circuler 
bien  vite  cet  air  vital  dans  V Histoire  de  Crs<n\  et  nous 
regretterions  (jue  l'historien,  au  nom  de  la  logique,  se 
le  fût  retiré  à  lui-même.  Osons  lui  direuu'il  a  le  droit 


l'histoire   de    JULES    CESAR  377 

de  critique  sur  son  héros.  C'est  un  droit  bien  acquis 
à  celui  qui  manie  la  discussion  avec  une  généreuse  dé- 
férence et  une  évidente  bonne  foi,  quand  il  s'agit  de 
juger  les  adversaires  de  la  doctrine  et  de  la  fortune  de 
César. 


Mars  1865. 


XXXII 
LE  COQ  A  UX  CHEVEUX  D'OR 

RÉCIT    DES    TEMPS    FABULEUX 
PAR 

MAURICE  SAND  i 


Voici  un  livre  étrange,  un  fougueux  caprice  d'ar- 
tiste enté  sur  l'érudition  d'un  chercheur  patient.  S'il 
y  a  anomalie,  il  n'y  a  pas  bizarrerie.  Le  bizarre  est  ce 
qui  n'a  pas  raison  d'être.  La  logique  de  l'esprit,  quel- 
que dissimulée  qu'elle  soit  sous  la  fiction,  donne  tou- 
jours une  réelle  solidité  à  un  ouvrage  d'art,  et  consti- 
tue l'originalité  sans  s'égarer  dans  le  burlesque. 

Il  y  a  pourtant  du  comique  dans  ce  livre,  mais  il  y 

1.  Au  moment  où  nous  corrigeons  cette  épreuve,  des  amis 
bienveillants  nous  font  observer  que  nous  allons  contre  l'usage, 
peut-être  contre  la  modestie,  en  signant  George  Sand  l'analyse 
d'un  livre  signé  Maurice  Sand.  Nous  n'avons  pas  voulu  nous 
rendre  à  cette  opinion.  Il  ne  nous  paraît  pas  juste  <îue,  seul 
entre  tous,  noua  n'ayons  pas  le  droit  de  dire  notre  pensée  sur  un 
ouvrage  soumis  à  la  critique  de  tous.   Nous   accusera-t-on   de 


380  QUESTIONS    d'aHT    ET    DE    LITTERATURE 

a  surtout  de  la  terreur  et  de  la  poésie,  du  savoir  et  de 
l'invention.  Il  lallait  tout  inventer  en  efTet  sur  ces  âges 
fabuleux,  mais  en  même  temps  il  ne  fallait  rien  inven- 
ter qui  ne  fût  dans  la  donnée,  dans  la  forme  et  dans  la 
couleur  de  la  légende. 

Grand  et  aride  travail  en  apparence,  travail  abon- 
dant et  facile  pour  celui  qui,  nourri  d'études  substan- 
tielles et  doué  d'une  heureuse  mémoire,  puise  dans 
son  propre  fonds  et  y  trouve  les  matériaux  tout  prêts 
pour  construire  en  se  jouant  l'édilice  de  la  fantaisie. 

La  fantaisie!  n'y  a-t-il  pas  un  point  par  lequel  elle 
touche  à  la  connaissance  positive,  comme  la  fable  con- 
fine à  l'histoire?  Les  mythologues  ne  sont-il  pas  déjà 
des  historiens?  S'ils  racontent  des  faits  erronés,  s'ils 
affirment  des  choses  impossibles,  ne  font-ils  pas  à  leur 
insu  le  récit  fidèle  des  idées  et  des  émotions  que  su- 
bissait avec  eux  le  monde  de  leur  temps?  La  légende 
est  bien  la  peinture  intellectuelle  de  nos  existences, 
comme  les  créations  de  l'artiste  sont  l'histoire  de  sa 
pensée. 

Le  Coq  aux  cheveux  iVur  est  la  reconstruction  de 
toutes  pièces  d'un  monde  ipii  n'est  plus.  A-t-il  jamais 
existé,  ce  monde  perdu  de  l'Atlantide,  dont  toute  l'an- 
tiquité atteste  la  splendeur  et  déplore  le  désastre?  Les 
érudits  de  nos  jours,  frappés  de  la  coïncidence  de  ces 
chroniques  traditionnelles,  cherchent  encore  la  trace 

partialité?  On  pourrait  nous  en  accuser  aussi  à  Tépard  de  tout 
autre  livre  dont  nous  aurions  à  rendre  compte,  Croira-t-on  que 
l'auteur  manque  de  modestie  parce  qu'il  est  content  d'avoir  notre 
avis  sur  son  travail?  Il  nous  semble  au  contraire  qu'il  y  aurait 
de  l'orgueil  de  sa  part  à  vouloir  s'en  passer,  et  que,  de  la  nôtre, 
il  y  aurait  une  fausse  timidité  à  craindre  l'accusation  de  népo- 
tisme littéraire. 


LE    COQ   AUX    CHEVEUX   d'OR  381 

évanouie  du  royaume  des  Atlantes  à  travers  les  bru- 
mes obscures  de  l'âge  antéhistorique  et  les  dislocations 
géologiques  qui  révèlent  l'histoire  de  la  planète. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  en  attendant  une  découverte 
toujours  possible,  le  rêve  d'une  civilisation  disparue 
est  toujours  dans  les  notions  de  l'homme  qui  se  re- 
porte à  la  contemplation  de  ses  origines  religieuses  et 
sociales,  et  il  n'y  a  rien  là  qui  choque  la  raison.  Les 
derniers  bouleversemens  considérables  de  l'écorce 
terrestre  ont  pu  engloutir  une  contrée  vaste  ou  floris- 
sante, une  antique  Albion  de  l'Orient,  ou  une  petite 
république  comme  celles  de  la  Grèce,  qui  firent  tant 
de  bruit  en  occupant  si  peu  de  place.  A  cet  écroule- 
ment d'un  monde,  centre  relatif  des  lumières  de  nos 
ancêtres,  a  pu  succéder  une  longue  période  de  barba- 
rie au  sortir  de  laquelle  l'homme,  croyant  commencer 
son  histoire,  ne  fit  que  la  recommencer,  et  se  nourrir 
des  mythes  vaguement  conservés  dans  ses  traditions, 
en  s'imaginant  fonder  des  dogmes  et  se  servir  de  sym- 
boles nouveaux. 

De  tous  les  sujets  qui  piquent  la  curiosité  et  font 
travailler  l'imagination,  la  catastrophe  de  l'Atlantide 
est  peut-être  le  plus  saisissant.  Les  anciens  avaient 
esquissé  ce  drame  horrible  et  prodigieux.  Notre  dé- 
luge de  Noé  en  est  une  version  merveilleusement  em- 
preinte du  caractère  positif  de  la  race  sémitique.  Le 
patriarche  emmagasine  dans  son  arche  les  dons  et  les 
lléaux  de  Dieu,  sans  autre  motif  qu'un  esprit  d'ordre 
qui  va  jusqu'à  la  passion  de  l'inventaire.  Dans  la  lé- 
gende du  Coq,  le  mage  Xizouthros  exprime  des  idées 
plus  hautes  et  des  vues  plus  profondes  : 

«  Gomme  les  laboureurs  et  les  femmes  se  plai- 
gnaient de  ce  lléau  (les  rats  et  les  souris  qui  avaient 


382       QUESTiu.NS  d'art  et  de  littérature 

pénétré  dans  l'arche  et  menaçaient  les  provisions)  : 

—  Sachez,  leur  dit  le  mage,  que  j'ai  embarqué  le 
tigre,  le  vautour  et  le  serpent  qui  sont  des  ennemis 
plus  redoutables. 

»  —  Pourquoi  as-tu  fait  cela?  lui  dit  Pyrrha,  la 
femme  de  Deucalion. 

j>  —  Apprends,  répondit  Xizouthros,  qu'Ahoura- 
Mazda  n'a  rien  créé  d'inutile,  et  que  nul  n'a  le  droit 
de  lui  dire  :  «  Ceci  est  nuisible,  »  ou  :  «  Cela  est  de 
trop.  »  Le  sage  qui  se  voue  à  la  connaissance  des  se- 
crets divins  arrive  à  découvrir  dans  les  venins  et  les 
poisons  de  puissants  remèdes;  si  vous  ne  savez  pas 
encore  tirer  le  bien  du  mil  apparent,  ne  vous  en  pre- 
nez qu'à  vous-même,  et  n'accusez  pas  le  souverain 
bien  de  n'avoir  pas  su  ce  qu'il  faisait.  » 

S'il  y  avait  déjà  de  tels  rayons  de  lumière  dans  l'es- 
prit des  sages,  —  nous  ne  voulons  pas  chicaner  l'au- 
teur après  avoir  cité  cette  courte  et  forte  leçon,  —  il 
était  bien  permis  de  ressusciter  un  instant  l'empire 
des  Atlantes  pour  nous  y  faire  pénétrer,  de  le  placer 
au  pied  du  Caucase,  puisque  c'est  la  région  où  la  vrai- 
semblance géographique  le  fait  apparaître,  et  d'y  in- 
troduire des  personnages  doués  des  éternelles  aspira- 
tions et  assujettis  aux  éternels  appétits  de  l'homme. 
D'ailleurs  le  plus  grand  nombre  des  personnages  de 
ce  livre  appartient  au  monde  qui  a  survécu.  Alliés, 
voisins  ou  ennemis  des  Atlantes,  ils  ont  le  droit  de 
représenter  les  mu'urs,  les  idées,  les  costumes,  les 
croyances  des  peuples  qui  ont  laissé  non-seulement 
des  traces  contuses  de  leurs  origines,  mais  des  té- 
moignages éclataus  de  leur  existence. 

Selon  nous,  Maurice  Saiid  a  tiré  de  ce  sujet  un  parti 
des  plus  heureux.  Il  a  su  être  intéressant,  dramatique 


LE   COQ   AUX    CHEVEUX   d'or  383 

et  amusant  en  peignant  des  sites,  des  monuments  ,des 
êtres  qui  ont  leur  physionomie  réelle  au  sein  d'un  mi- 
lieu fantastique.  On  en  jugera  par  une  rapide  analyse. 

Disons  d'abord  que  l'auteur  place  son  récit  dans  la 
bouche  d'un  narrateur  relativement  moderne,  un  cer- 
tain PsammoSj  qui  occupe  une  des  charges  de  l'em- 
pire à  Trébizonde  sous  Valentinien.  Psammos  s'est 
trouvé  en  rapports  fréquents  avec  les  prêtres  et  les 
mages  de  l'Arménie  et  de  la  Ghaldée,  qui  prétendent 
descendre  des  Atlantes.  Depuis  dix  ans,  il  parcourt 
l'extrême  Orient  de  l'empire  romain,  les  monts  Gau- 
cace  ou  de  Kaf,  la  Golchide  ou  pays  de  Gos^  la  Gher- 
sonèse  taurique,  les  bords  du  Palus-Meotis,  les  rives 
de  l'Hypanis  et  du  Tanaïs.  Il  est  convaincu  que  «  ces 
contrées  firent  jadis  partie  de  l'Atlantide  dont  l'île 
principale  est  maintenant  au  fond  du  Pont-Euxin  ».  Il 
est  curieux  et  très-érudit  pour  son  temps.  Il  a  lu  avec 
amour  tous  les  auteurs  qui  parlent  de  l' Atlantide  ;  il  a 
peut-être  surpris,  sans  vouloir  avouer  son  sacrilège, 
quelques  indices  dans  les  archives  sacrées  des  mages; 
enfin  il  a  a  recueilli,  dit-il,  assez  de  fragments  et  de 
légendes  ayant  rapport  à  cette  antique  civilisation,  » 
pour  se  croire  capable  «  de  recoudre  une  fable  dont 
par  la  suite  les  héros  sont  devenus  des  dieux  chez  les 
peuples  issus  des  races  échappées  au  désastre  ».  «Tel, 
ajoute-t-il^  Satourann,  qui  doit  être  Saturne,  —  Bol- 
kaï,  Vulcain;  Thor,  divinisé  chez  les  Scythes,  Né- 
meith,  le  père  de  la  race  celtique,  etc.  G'est  assez  te 
dire,  ô  lecteur,  que  ce  récit  est  antérieur  à  ce  que  nous 
connaissons  de  plus  ancien.  » 

Voyons  le  récit  attribué  à  ce  Psammos. 

L'Atlantide  est  la  terre  des  prodiges  qu'enfante  la 
richesse.  On  croit  voir  l'agglomération  des  satrapies 


884       QUESTIONS  d'art  et  de  littérature 

d'Orient  sous  la  pression  d'un  prince  absolu.  La  cor- 
ruption règne  sur  ce  monde  gorgé  d'or,  et  son  roi  Sa- 
tourann  est  le  type  de  la  ruse  et  de  la  cruauté.  Hemla 
est  la  fdle  unique  de  ce  roi  des  rois.  Elle  a  seule  sur- 
vécu aux  quatorze  enfants  nés  du  mariage  de  Satourann 
et  de  Bahavani.  Pour  préserver  ses  jours,  sa  mère  l'a 
fait  sacrer  ziris,  c'est-à-àire  euménide,  vouée  au  culte 
du  feu.  Par  ce  vœu,  Hemla  est  fiancée  au  redoutable 
Ptah,  le  dieu  des  feux  souterrains,  qui  réside  dans  le 
temple  Atanor,  merveilleux  édifice  bâti  ou  plutôt  forgé 
par  les  cyclopes  du  roi  sur  le  cratère  même  du  volcan, 
au  centre  de  l'opulente  cité  de  Sisparis,  capitale  de 
l'Atlantide.  Ptah,  malgré  ses  rugissements  et  ses  flam- 
mes, est  adoré  comme  une  divinité  secourable,  dont 
la  lueur  entretient,  en  l'absence  du  soleil,  l'éternité 
du  jour  sur  l'heureuse  ville  des  Atlantes. 

Cependant  la  politique  de  Satourann  s'accorde  mal 
avec  le  célibat  imposé  à  sa  fille.  Dès  que  la  reine  est 
morte,  il  déclare  à  la  ziris  qu'elle  ait  à  faire  choix  d'un 
époux  parmi  les  plus  puissants  rois  ses  alliés.  De 
grandes  fêtes  sont  ordonnées,  tous  les  chefs  des  na- 
tions environnantes  y  sont  conviés.  Les  prétendants 
arrivent  au  milieu  de  bizarres  splendeurs.  L'un  oiïro 
à  la  ziris  cent  coursiers  anoplothêres,  portant  chacun 
un  collier  d'or;  un  autre  cent  mammouths  à  longs 
poils,  montés  par  des  sagittaires  qui  sèment  l'épou- 
vante ;  un  troisième  croit  lui  plaire  en  lui  montrant 
ses  cent  concubines  couronnées  do  Heurs. 

Mais  un  autre  a  touché  le  cœur  (rilomla,  c'est  le 
Gète  aux  cheveux  roux,  Némeith  le  monothéiste,  le 
preux,  le  chevalier  des  temps  primitifs,  celui  qui  ne 
possède  rien  que  la  confiance  et  l'amour  de  sa  tribu, 
el  qui,  i>our  tout  luxe,  a  planté  sur  la  table  du  festin 


LE    COQ   AUX    CHEVEUX   d'or  385 

l'emblème  de  sa  race,  un  coq  de  bois  peint  en  rouge 
au  bout  d'un  bâton.  Némeith  rêve  aussi  de  la  ziris, 
mais  il  a  juré  amitié  à  Thor,  le  chef  des  Scythes,  son 
frère  d'armes.  Ils  ont  bu  le  sang  l'un  de  l'autre.  Thor, 
emporté,  farouche,  s'est  pris  d'une  violente  passion 
pour  la  jeune  Atlante,  et  Némeith  le  généreux  a  re- 
noncé à  elle. 

Après  le  festin,  la  ziris  doit  déclarer  son  choix  en 
envoyant  une  corbeille  de  feuilles  de  palmier  à  cha- 
cun de  ses  prétendants.  Toutes  ces  corbeilles  contien- 
nent des  cadeaux,  une  seule  renfermera  l'anneau  des 
fiançailles.  Thor  ne  trouve  dans  la  sienne  qu'une 
hache  de  fer,  don  précieux  pour  un  homme  qui  ne 
connaît  encore  que  la  lame  de  pierre,  mais  dont  il 
s'indigne  comme  d'un  affront  ;  Némeith  a  reçu  l'an- 
neau, et,  craignant  la  douleur  de  son  ami,  il  a  caché 
ce  gage  dans  sa  ceinture.  Il  retourne  sa  corbeille  pour 
faire  croire  qu'elle  était  vide. 

—  Que  lui  as-tu  donc  envové?  dit  le  Scythe  jaloux 
à  Hemla. 

—  Ma  haine,  répond  la  princesse  irritée. 

Tous  les  prétendants  se  croient  joués.  Le  noir  Sur- 
tur,  roi  de  Cos,  Arhimaz,  prince  d'Our,  le  louche  Kaïs, 
roi  des  Ombos,  se  querellent  avec  les  Scythes  et  les 
Gètes.  Thor  veut  enlever  la  ziris.  On  se  bat,  le  sani; 
coule.  Les  éléphants  effarouchés  foulent  aux  pieds  les 
vases  d'or  et  les  femmes  éperdues.  Un  personnage 
vénérable  se  présente,  c'est  le  grand-mage  qui  prédit 
la  colère  céleste,  c'est  Xizouthros  qui  construit  l'arche 
du  salut.  Il  menace  et  commande.  A  sa  voix,  tout  se 
calme  ou  se  tait. 

Dans  la  nuit,  Hemla,  voyant  son  père  décidé  à  la 
contraindre  pour  qu'elle  épouse  le  noir  Surtur,  prend 


SHQ  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉHATUKE 

la  fuite  et  tombe  dans  les  mains  de  ïlior,  qui  l'enlève  ; 
le  Gète  est  avec  eux. 

Poursuivi,  on  se  réfugie  sur  les  montagnes  d'Our. 
Après  mille  dangers  et  mille  désastres,  la  ziris  se 
trouve  seule  sous  la  protection  du  coq  aux  cheveux 
d'or,  et  plus  que  jamais  elle  l'aime  et  se  sent  aimée; 
mais  ils  ne  peuvent  être  l'un  à  l'autre  :  Némeilh  res- 
pecte le  serment  de  l'amitié,  et  le  dieu  Ptah,  jaloux  de 
sa  fiancée,  secoue  la  terre,  déchaîne  les  vents,  vomit 
des  monstres  et  apparaît  sous  la  forme  d'un  cône  de 
laves  ardentes  qui  surgit  du  sein  de  la  mer  bouleversée 
et  furieuse.  liemla,  pour  l'apaiser,  lui  jette  l'anneau 
que  le  Gète  lui  a  rendu,  et  lui  jure  de  retourner  dans 
Atanor.  A  ce  prix,  le  volcan  épargne  son  rival. 

Mais  le  Gète,  qui  ne  croit  qu'à  Ileimdall,  le  dieu  père, 
méprise  les  forces  brutales  de  la  nature.  Il  obéit  à  sa 
conscience  en  reconduisant  la  ziris  à  son  temple.  Là, 
au  moment  de  renoncer  à  elle,  il  est  saisi  de  colère  et 
de  douleur.  Il  pénètre  dans  Atanor,  et,  de  sa  hache  de 
jaspe,  il  coupe  audacieusement  la  flamme  qui  s'exhale 
du  cratère  sacré,  puis  il  s'éloigne  pour  rejoindre  Thor, 
qui  revient  assiéger  Sisparis. 

Le  rois  alliés  de  Satourann  sont  vaincus  et  décou- 
ragés. Le  peuple  attribue  les  désastres  de  l'empire  à 
l'impiété  du  roi,  qui  a  offensé  le  dieu  Ptah.  On  se  ré- 
volte, le  roi  comble  de  victimes  humaines  la  gueule 
béante  du  volcan. 

La  fureur  et  le  désespoir  régnent  dans  Sisparis. 
Thor  y  pénétre  et  réclame  la  main  d'Hemla,  que  son 
père  épouvanté  lui  a  promise.  La  ziris  le  hait  et  le 
repousKC.  Alors  le  Scythe  accuse  son  ami,  l'insulte  et 
le  frappe.  Ils  se  battent.  La  hache  de  fer  du  Scythe 
pénètre  dans  le  flanc  de  Némeith.  Ses  guerriers  l'em- 


LE    COQ   AUX   CHEVEUX   d'or  387 

portent  sur  la  montagne,  où  ils  le  placent  à  la  manière 
de  leur  pays,  dans  un  cercueil  de  pierre,  la  face  tour- 
née vers  l'Orient. 

Thor  exaspéré  veut  contraindre  la  ziris  à  le  suivre. 
Il  viole  l'enceinte  du  temple  et  crache  à  la  figure  de 
Ptah,  l'idole  aux  yeux  de  verre.  Un  bruit  formidable 
répond  à  cette  insulte.  La  grande  tour  des  astres,  oii 
Hemla  s'était  réfugiée,  croule,  engloutit  le  Scythe  et  le 
broie  sous  les  décombres. 

Hemla  reste  cramponnée  au  chambranle  d'une  porte 
d'airain  qui  s'ouvre  maintenant  sur  le  vide,  au  flanc 
de  la  muraille  éventrée.  Elle  est  perdue,  elle  va  céder 
au  vertige,  elle  va  lâcher  prise.  Un  inconnu  sorti  de 
la  foule  gravit  le  long  de  cette  ruine  qui  chancelle 
comme  un  homme  ivre.  Il  saisit  Hemla,  la  sauve,  l'em- 
porte et  disparaît  avec  elle  au  milieu  de  la  confusion 
où  se  débat  dans  les  horreurs  de  l'agonie  la  ville  dé- 
plorable des  Atlantes. 

Cette  secousse  de  tremblement  déterre,  c'est  la  fin  de 
Satourann  et  de  son  peuple,  et  cet  homme  prodigieux 
qui  emporte  la  ziris,  c'estNémeith  revenu  à  lui.Gorgo, 
la  belle  fille  aux  dents  pointues,  l'avait  déterré  pour  le 
dévorer.Ellel'acachédanslesprofondeurs  des  cavernes 
où  vivent  encore  de  leurs  hideuses  rapines  quelques- 
unes  de  ces  goules  ou  kères,  derniers  restes  des  gor- 
gones qui  suçaient  le  sang  des  blessés  sur  les  champs 
de  bataille  et  rongeaient  les  os  des  morts.  Elles  avaient 
jadis  ravagé  l'Atlantide.  Vaincues  par  les  vaillantes 
Amazones,  elles  erraient  encore  autour  des  mourants 
et  enlevaient  les  nouveaux-nés  dans  leurs  berceaux. 
Némeith  a  pu  échapper  aux  effroyables  embrassements 
delakère;  mais  une  autre  femme  aussi  féroce  aux 
vivants  que  Gorgo  l'est  aux  cadavres,  c'est  Arthémis, 


388       ouESTioNS  d'aiit  et  de  littékature 

la  reine  des  Amazones,  qui  est  éprise  de  Némeilh  et 
jalouse  d'Hemla.  Elle  rencontre  et  poursuit  le  couple 
fu{?itif.  Némeitli  lui  échappe,  emportant  sur  son  cheval 
la  ziris  percée  d'une  flèche  et  mourante.  Ils  fuient  tou- 
jours au  hasard,  poussés  par  l'ouragan  qui  souffle 
derrière  eux  et  renverse  les  forêts  sur  leur  route.  La 
terre  s'enfonce  et  disparaît  à  mesure  tju'ils  franchissent 
les  hois  et  les  plaines.  Ils  cherchent  la  montagne;  mais 
Hemla  se  sent  mourir.  Elle  dit  à  Némeith  de  la  con- 
duire vers  le  fleuve  Lélhé,  qui  guérit  tous  les  maux. 

Némeith  ohéit,  quoique  le  déluge  commence,  et, 
quand  il  arrive  au  Léthé  un  brouillard  épais  enveloppe 
la  terre  et  se  résout  en  pluie  chaude.  Pourtant  Hemla 
est  glacée,  et  cette  fois  Némeith  la  crut  morte. 

«  Il  s'élança  dans  l'eau  avec  son  cheval  et  plongea 
la  ziris  à  trois  reprises.  Elle  but  Tonde  bienfaisante, 
respira,  ouvrit  les  yeux  et  parla. 

jD  —  Sortonsd'ici,  dit  elle.Qui  es-tu,  toi  qui  me  liens 
dans  tes  bras?  » 

Elle  avait  perdu  la  mémoire.  Ils  gagnèrent  le  rivage, 
et,  sousla  pluiequi  tombait  toujours,  lourde,  incessante, 
Némeith  s'écria  en  se  roulant  de  désespoir  sur  la  terre 
détrcmi)éo  : 

((  —  Ileiindall  lui  a  envoyé  la  folie  ! 

))  _  Que  fais-tu  là?  lui  dit  la  ziris  en  riant!  » 

Queh|ues-uns  des  compagnons  et  amis  du  Gète  l'a- 
vaient rejoint  avec  leurs  guerriers. 

»  —  Coq,  lui  dit  Hu-Gadarn,  prends  courage  et  par- 
tons. La  plaine  se  remplit  d'eau,  et  la  lumière  du  jour 
s'éteint  dans  des  nuages  de  cendre. 

>  —Ce  fleuve  d'oubli  va-t-il  déborder  et  nous  priver 
tous  de  raison?  dit  Némeith. 

»  11  reprit  Ucnda  sur  son  cheval,  et  tous  s'éloigne- 


LE    COU    AUX    CHEVEUX    d'oR  389 

rent  dans  la  direction  des  montagnes  de  la  Scythie. 

»  Elles  sont  loin,  et  les  terraftis  délayés  par  le  pluie 
deviennent  impraticables. 

»  Les  chevaux  enfoncent  dans  une  vase  toujours  plus 
profonde.  Exténués  de  fatigue,  ils  ne  peuvent  lutter 
contre  les  courants  de  boue  qui  bientôt  les  entraînent 
avec  les  rochers,  les  prairies  et  les  forêts. 

»  Un  cavalier  s'enfonce,  puis  quatre,  puis  vingt,  puis 
cent. 

»  Hu-Gadarn  crie  : 

»  —  Némeith  !  si  lu  revois  nos  steppes,  fais  de  mon 
fils  un  guerrier. 

»  Et  il  disparaît. 

»  Le  Gèle  sent  son  cheval  s'engloutir,  il  s'empare 
d'Hemla,  il  nage  et  fend  les  flots  impitoyables. 

))  Ils  sont  seuls  au  milieu  d'un  océan  sans  rivages. 

»  —  Hemla,  te  souviendras-tu  au  moins  de  ce  que  tu 
vois  là,  si  nous  en  sortons? 

»  —  Je  ne  comprends  pas,  mais  j'ai  peur. 

»  Il  rencontre  le  cadavre  flottant  d'un  mammouth.  Il 
s'y  cramponne  et  reprend  haleine  ;  le  mammouth  dis- 
paraît, » 

Némeith  heurte  un  autre  cadavre,  c'est  celui  d'Her- 
ser, son  ami.  Les  torrents  l'entraînent.  La  nuit  vint 
longue  et  cruelle. 

Ils  ont  trouvé  une  poutre,  puis  un  tronc  d'arbre  : 

«  La  pluie  qui  la  veille  est  tombée  en  gouttes  plus 
grosses  que  le  poing,  tombait  en  gouttes  plus  grosses 
que  la  tête  d'un  taureau..  Le  froid  les  perçait  de  ses 
flèches.  La  faim  se  fit  sentir  impérieuse,  dévorante. 

wLejoursuivant,  une  troupe  de  léviathansleur barra 
le  passage  et  menaça  de  les  engloutir.  Némeith  cher- 


390         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

cha  par  habitude  sa  hache  de  caillou  à  son  flanc,  il 
l'avait  laissée  dans  sa  tombe. 

»  —  0  Dieu  père,  dit-il,  quand  pourrai-je  façonner 
une  nouvelle  arme  dans  mes  montagnes? 

»  Pendant  trois  jours,  ils  furent  le  jouet  des  flots. 

»  —  Il  n'y  a  donc  plusde  terre?  disait  Némeithavec 
désespoir. 

»  Une  nef  passa  dans  le  lointain ,  elle  était  haute 
comme  un  palais.  Il  rconnut  l'arche  de  Xizouthros.  U 
appela,  mais  la  maison  llotlante  disparut  dans  les 
brouillards. 

»  La  ziris  pleura. 

»  Si  les  hommes  nous  abandonnent,  lui  dit  Némeith, 
le  grand  Dieu  nous  voit. 

»  Encore  six  jours,  et  Némeith,  prêt  à  défaillir,  se 
rappela  le  talisman  que  portait  Hemla. 

»  —  Qu'y  a-t-il  dans  ce  sachet  doré? 

»  Elle  ne  s'en  souvenait  pas.  » 

Némeith  l'ouvrit.  C'était  un  amulette  donné  à  la 
ziris  par  sa  mère  mourante.  Que  contenait-elle?  Cher- 
chez, lecteur.  —  C'est  une  des  plus  jolies  inventions 
de  ce  poème  rempli  d'idées  originales  et  brillantes. 

Mais  pourquoi  ne  vous  le  dirais-pas?  Le  livre  est  si 
riche  d'événements  et  de  personnages  dont  je  ne  vous 
ai  rien  dit,  que  mon  analyse  ne  vous  privera  pas  de 
mille  autres  surprises. 

Le  talisman  de  la  reine  des  Atlantes  contenait  un 
rayon  de  soleil.  Ils  ne  trouvèrent  rien  dans  le  sachet 
doré,  mais  «  à  l'instant  même,  le  rayon  pevçn  les  nua- 
ges et  vint  réchaufl"er  le  couple  perdu  au  sein  des 
eaux  ». 


LE   COQ   AUX   CHEVEUX   d'oR  391 

Quand  ils  abordèrent,  le  jeune  guerrier  cueillit  une 
petite  plante. 

»  —  C'est  une  fleur  des  montagnes  de  Kaf,  dit- il, 
nous  sommes  en  Scythie. 

»  —  Quel  dieu  dois-je  remercier,  Némeith  ?  N'es-tu 
pas  dieu  toi-même,  et  n'est-ce  pas  toi  seul  que  je  dois 
adorer? 

»  Némeith  n'osa  lui  rappeler  la  colère  de  Ptah 
et  les  serments  dont  le  fleuve  Léthé  l'avait  enfin 
déliée. 

»  Un  an  après,  lorsque  les  anciens  guerriers  de  Né- 
meith et  ceux  qui  avaient  échappé  aux  feux  de  Ptah 
eurent  rejoint  leur  chef,  deux  beaux  jumeaux  aux 
cheveux  d'or  voyaient  le  jour  devant  la  hutte  de  feuil- 
lage, sous  les  grands  arbres  de  la  forêt. 

»  La  première  fois  qu'ils  sourirent  à  leur  mère^  elle 
se  souvint  confusément  du  passé  et  dit  à  Némeith  : 

»  —  Ai-je  rêvé  que  j'étais  une  grande  princesse  et 
qu'un  peuple  immense  m'adorait  comme  une  divi- 
nité? 

»  Hemla,  qui,  dès  son  enfance,  avait  lu  dans  les 
livres  sacrés,  recouvra  peu  à  peu  la  mémoire  des  évé- 
nements; mais  les  mystères  du  temple  Atanor  lui 
furent  à  jamais  voilés,  et  le  dieu  unique  des  géants  et 
titans  barbares,  qui  avait  béni  son  amour,  fut  celui 
qu'elle  transmit  à  sa  postérité. 

»  ...  Elle  enseigna  à  ses  fils  les  arts  de  la  civilisa- 
tion, et  tandis  que  Némeith  détruisait  les  monstres 
vomis  par  le  déluge,  Amphion  bâtissait  une  ville  en 
pierres  blanches  qui  fut  appelée  Ataba  ou  Thèbes,  la 
ville  mère.  Zéthus  retrouva  dans  l'herbe  les  débris 


f]'d2         QUESTIONS    d'AHT    ET    DE    LITTÉKATLUE 

du  vieux  monde  et  releva  au  pays  d'Our  la  ville  d'As- 
gard  oîi  avait  régné  Arhimaz.   » 

On  voit  par  ces  fragments  avec  quelle  simplicité  de 
formes  l'auteur  raconte  ce  drame  immense.  La  vision 
terriiiante  d'un  monde  qui  s'écroule  gagne,  selon 
nous,  à  n'être  pas  chargée  de  détails  et  d'épithètes. 
Où  Psammos,  écrivain  de  la  décadence,  a-t-il  puisé 
ce  mélange  d'élégance  grecque  et  de  sobriété  bibli- 
que? Dans  les  traditions  recueillies  chez  les  barbares 
ou  dans  la  fréquentation  des  pâtres  de  la  Chaldée  ?  Je 
l'ignore,  mais  il  me  semble  qu'il  a  dû  lire  souvent 
aussi  le  ferme  et  pur  récit  des  prêtres  de  Sais  rapporté 
par  Platon.  A  cette  salutaire  étude  de  la  forme  anti- 
que, l'auteur  a  joint  adroitement,  et  sans  qu'on  sente 
l'intrusion,  les  qualités  de  l'art  moderne,  l'habileté  de 
composition,  la  rapidité  des  événements,  l'heureuse 
influence  du  sentiment  de  la  peinture  sur  le  procédé 
descriptif. 

Nons  avons  suivi  la  ligne  principale  du  roman  ;  à 
cette  arête  se  rattachent  les  rainilications  de  nombreu- 
ses aventures,  et  une  foule  de  personnages  indiqués 
avec  une  grande  fermeté  de  main.  Une  figure  neuve, 
horrible  et  charmante  est  celle  d'ized,  l'Atalante  qui 
remporte  tous  les  prix  dans  les  jeux  publics,  et  qui  a 
été  vaincue  à  la  couse  par  le  coq  de  la  Gélie.  Ized  vit 
avec  les  péris  qui,  au  pays  allante,  ne  sont  nullement 
méprisées  ;  mais  elle  vit  chaste,  fière  et  triste.  Elle 
vide  d'un  trait  les  larges  coupes  de  vin  et  reste  impas- 
sible et  froide.  Quel  secret  amer  cache  donc  sa  dou- 
leur? Il  semble  (lu'elle  aime  Némeith  ;  mais  elle  aime 
aussi  la  belle  et  douce  Ilanaïd,  dont  elle  a  voulu  être 
la  servante  et  qu'elle  fait  périr  dans  un  accès  de 
fureur  et  de  désespoir.  Elle  l'ensevelit  et  fuit  en  déro- 


LE    COQ   AUX   CHEVEUX    D  OR  393 

bant  ses  longs  cheveux  qu'elle  a  coupés  et  réunis  en 
une  seule  tresse.  Elle  va  se  cacher  dans  la  grotte 
d'Our  et  roule  un  rocher  à  l'entrée.  Là  elle  ralluma  le 
feu,  monta  sur  une  pierre,  passa  la  tête  dans  le  nœud 
coulant  formé  par  la  tresse,  «  et,  ayant  appelé  trois 
fois  Hanaïd,  elle  s'élança  dans  le  vide.  Un  instant  le 
bout  de  ses  pieds  agiles  effleura  le  sable  comme  si  elle 
eût  voulu  fuir  devant  la  mort  ;  mais  bientôt  ils  pen- 
dirent immobiles  et  glacés.  Le  feu  de  genévrier  pétilla 
une  dernière  fois  et  s'éteignit. 

«  Tout  rentra  dans  l'ombre  et  le  silence. 

))  Elle  avait  vingt  ans  et  avait  reçu  le  jour  dans  cet 
antre.  » 

Qu'était-ce  donc  qu'Ized? 

Une  descendante  de  l'antique  race  androgyne  issue 
des  anges,  persécutée  par  les  hommes  et  qui  passait 
pour  disparue. 

Cette  figure,  celle  de  la  gorgone,  celle  de  Mouza 
l'avaleuse  de  gemmes  et  plusieurs  autres  non  moins 
étranges  semblent  nous  faire  assister  à  une  époque  de 
crise  oii  l'humanité  veut  en  vain  se  dégager  du  cycle 
antérieur  des  créations  divines  devenues  impossi- 
bles et  monstrueuses.  L'Atlantide  est  encore  le  refuge 
des  fantômes  que  rêve,  ébauche,  lance  et  abandonne 
au  destin  la  force  créatrice  exubérante,  goules,  her- 
maphrodites, géants,  peuples  lithophages,  plantes 
colossales,  animaux  indomptables,  constructions 
extravagantes,  ouvrages  délirants  de  l'homme  et  de  la 
nature,  c'est  un  monde  où  le  grotesque  et  l'horrible 
élreignent  sans  solution  possible  le  beau  et  le  vrai. 
Il  faut  que  ce  monde  mixte  entre  le  ciel  et  l'enfer 
linisse  sans  retour  on  en  éprouve  le  besoin.  11  faut 
({ue  l'androgyne,  ange  ou  bête,  se  donne  la  mort,  <|ue 


39i       QUESTIONS  d'aut  et  de  littérature 

la  ç:oule  voie  les  cadavres  se  ranimer  sous  sa  dent 
venimeuse,  que  les  mangeurs  de  salamandres  crèvent 
d'intempérance,  que  le  peuple  abruti  par  la  peur  des 
feux  souterrains  soit  dévoré  par  son  dieu,  que  les 
tours  de  Babel  s'écroulent  sans  avoir  touché  aux 
astres  ;  il  faut  que  la  mer  passe  son  niveau  sans  pitié 
sur  toutes  les  énormités  d'une  société  aux  prises  avec 
les  énormités  de  la  création  primitive.  C'est  aux  peu- 
ples réputés  barbares  qu'ils  appartient,  là  comme 
partout  dans  l'histoire  des  civilisations  corrompues, 
de  régénérer  la  race  condamnée  et  d'infuser  dans  ses 
veines  un  sang  jeune  et  vivace. 

llemla  est  l'emblème  de  cet  hyménoe  rédempteur. 
Par  une  fiction  ingénieuse,  l'auteur  lui  ôte  la  mémoi- 
re de  ses  croyances  manichéennes.  Elle  échappe  ain- 
si à  la  vengeance  de  ses  dieux  cruels  et  stupides.  Elle 
oubliera  jusqu'à  leur  nom,  et  c'est  en  vain  que  quel- 
ques survivants  de  sa  race  jureront  encore  devant 
elle  par  I\iroutf\a,  rnncien  dieu. 

Elle  a  perdu  ses  titres  et  son  prestige;  elle  n'est 
plus  la  ziris,  la  fille  sacrée,  la  vierge  du  feu,  la  gran- 
de euménide.  Plus  de  richesse,  plus  de  })uissance 
tyranni(pie.  Elle  vit  sous  la  hutte  de  feuillage.  Déga- 
gée de  ses  vœux  impies,  elle  est  aimée,  elle  est  mère, 
elle  s'est  élevée  à  la  dignité  de  femme.  Elle  est  utile, 
elle  enseigne,  elle  travaille,  elle  existe.  La  nature 
humaine  est  réhabilitée,  purgée  de  ses  aberrations, 
délivrée  de  ses  épouvantes.  La  notion  d'une  provi- 
dence intelligente,  ou  tout  au  moins  d'une  volonté 
humaine  capable  de  braver  et  de  dominer  les  forces 
aveugles  de  la  matière,  est  entrée  dans  son  esprit. 
Les  éléments  ne  sont  plus  déifiés.  L'homme  n'est 
plus  ni  dieu  ni  esclave.  La   femme,  s(rur  et  compa- 


LE   COQ   AUX    CHEVEUX   d'or  395 

gne ,  n'est  plus  fatalement  vestale  ou  courtisane. 
La  Gaule  continuera  et  développera  ces  préceptes 
longtemps  gardés  dans  les  chariots  de  voyage  et 
enseignés  autour  des  feux  de  bivac  de  la  race  noma- 
de celtique. 

Février  1867. 


I 


XXXIII 


A    PROPOS 


IDEES  DE  MADAME  A  UBRA  Y  * 


Quand  on  parle  d'un  ouvrage  de  cette  valeur  et  de 
cette  importance,  il  faut,  au  risque  de  paraître  lourd, 
aller  franchement  au  fond  des  choses. 

Madame  Aubray  est  un  type  idéal  et  pourtant  hu- 
main. Elle  est  bonne  et  maternelle  par  nature,  enthou- 
siaste, héroïque  par  conviction.  Elle  est  humaine  en  ce 
sens  qu'elle  va  quelquefois  trop  loin,  sa  témérité  gé- 
néreuse est  essentiellement  femme.  Vous  voyez  que 
ce  n'est  pas  une  créature  impossible  ;  tous  vous  con- 
naissez quelque  type  auquel  celui-ci  se  rapporte,  quel- 
que sainte  de  bonne  foi,  bien  vivante  parmi  nous,  mais 
plongée  dans  les  rêves  du  ciel,  et  dont  vous  dites  : 
«  C'est  une  tète  exaltée,  mais  c'est  un  ange  !  » 

Ce  type  rare  n'est  donc  pas  de  fantaisie.  Il  ne  faut 

l.  Comédie,  par  A.  Dumas  lîls. 

:>3 


Îiy8         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

pas  traiter  d'exception  les  caractères  qui  résument  en 
eux  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  en  nous,  et  qui  nous  mon- 
trent une  image  à  laquelle  nous  voudrions  ressembler. 

Madame  Aubh^y,  ainsi  faite,  soulève  un  problème 
qui  date  de  loin,  et  qui  paraît  toujours  nouveau  dans 
notre  monde  païen  mal  converti  à  la  doctrine  évangé- 
lique.  Elle  croit  tout  simplement  à  la  conversion  du 
pécheur.  Nous  appelons  cela  aujourd'hui  la  réhabili- 
tation, et  toutes  les  écoles  socialistes  de  notre  siècle 
cherchent  un  idéal  renouvelé  de  l'idéal  chrétien. 
Toutes,  comme  madame  Aubray,  marchent  dans  les 
pas  sacrés  qu'un  doux  et  divin  maître  a  laissas  inefTa- 
cables  sur  la  poussière  des  siècles.  Quels  que  soient 
le  nom  et  la  tendance  de  l'école,  il  y  a  toujours  au  Ibnd 
ce  mot  d'ordre  :  tolérance  ou  pardon,  excuse  ou  ré- 
habilitation. 

Celte  ligure  d'ange  pouvait-elle  devenir  dramatique 
au  théâtre?  S'intéresse-t-on  à  l'être  qui  ne  peut  pas 
faillir? 

L'auteur  a  vaincu  cette  difficulté  effrayante.  Ma- 
dame Aubray  se  précipite  elle-même  par  la  spontanéité 
de  son  instinct,  par  la  sublimité  de  sa  doctrine,  dans 
une  situation  terrible.  Son  iils  unique,  un  ange  comme 
elle,  l'être  qu'elle  adore  par  dessus  tout,  et  dont  à  bon 
droit  elle  est  lière,  a  trop  profité  de  ses  leçons,  trop 
épousé  ses  croyances.  Il  aime  une  fille  déchue,  il  veut 
en  faire  sa  femme. 

Madame  Aubray  reconnaît  alors,  ou  qu'elle  a  mal 
conseillé  son  iils,  ou  qu'elle  n'est  pas  à  la  hauteur  des 
eiiseigneinenls  qu'elle  lui  a  donnés.  Ce  jeune  homme 
si  pur  va  donc  courir  les  risques  d'une  vie  de  honte  et 
de  désespoir?  Jeannineest  éclairée  et  convertie,  il  est 
vrai  :  mais  si  elle  retombait  dans  le  péché  ?  Et,  d'ailleurs, 


LES    IDÉES    DE    MADAME    AUBRAY  399 

l'union  d'une  yme  vierge  comme  celle  du  jeune  Au- 
bray  avec  l'âme  froissée  et  déflorée  de  Jeannine,  n'est- 
ce  pas  là  une  mésalliance  morale?  Ce  jeune  saint,  ce 
jeune  apôtre  a-t-il  mérité  les  souffrances  attachées  à 
une  telle  situation?  Madame  Aubray  qui  voulait  marier 
Jeannine  à  un  autre,  à  un  voisin  converti  par  elle,  re- 
cule devant  le  danger  d'imposer  à  son  fils  une  expia- 
tion qu'aucune  faute  de  lui  n'a  provoquée,  et  qu'au- 
cune obligation  contractée  ne  justifie.  Jeannine, 
humble,  sincère,  presque  innocente  du  mal  qu'elle  a 
commis  sans  le  comprendre,  se  soumet  et  s'accuse. 
Le  jeune  Aubray,  mortellement  blessé  dans  sa  croyance 
et  dans  sa  passion,  n'épousera  pourtant  jamais  la  femme 
que  sa  mère  bien-aimée  n'aura  pas  bénie.  La  foi  triom- 
phe dans  le  cœur  de  la  mère  :  Camille  Aubray  épou- 
sera Jeannine  pardonnée.  Telle  est,  en  peu  de  mots, 
la  donnée  de  ce  drame  intime  et  puissant  que  tout 
Paris  aspire  à  entendre,  et  dont  l'analyse  faite  déjà  par 
tout  le  monde  est  inutile  à  faire  ici.  Le  succès  éclatant 
de  l'œuvre  est-il  dû  à  l'idée  de  l'œuvre  —  aux  idées  de 
madam.e  Aubray  —  ou  au  talent  irrésistiblement  per- 
suasif et  saisissant  de  M.  Dumas  fils? 

Au  talent  d'abord  et  par-dessus  tout,  car  il  n'est  pas 
de  sujet,  si  excellent  qu'il  soit,  qui  puisse  se  passer  de 
l'art  de  le  présenter.  Celui-ci  était  difficile  et  dange- 
reux entre  tous.  Il  s'agissait  de  forcer  le  public  à  don- 
ner raison  à  une  personne  qui,  aux  yeux  de  la  raison, 
a  absolument  tort.  Il  fallait  battre  en  brèche  tous  les 
arguments,  —  et  les  plus  forts  arguments  —  de  cette 
raison  pratique  et  courante  qui  est  la  moitié  de  notre 
àme. 

Oui, —  mais  ce  n'est  que  la  moitié.  Le  sentiment  est 
l'autre  moitié  de  nous-mêmes,  et,  en  somme,  c'est  lui 


400         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTEKATUHE 

qui,  bon  ou  mauvais,  l'emporte  presque  toujours  dans 
la  vie,  dans  la  société,  dans  l'histoire.  Ce  qui  est  sage, 
prudent,  logique,  nous  le  comprenons  tous,  et  tous 
nous  nous  proposons  de  n'en  pas  sortir.  Une  passion 
bonne  ou  mauvaise  souffle  sur  nos  dignes  résolutions  : 
et  ce  souffle  de  tempête  en  fait  de  la  cendre.  La  raison 
d'État  nous  criait:  «  Ne  fais  pas  cette  guerre  ».  Mais  on 
a  offensé  notre  orgueil  national,  et  le  sentiment  national 
nous  fait  courir  aux  armes.  La  raison  individuelle 
nous  disait  :  «  Ne  fais  pas  cette  dépense.  »  Mais  la  cha- 
rité ou  l'amour  de  l'art,  le  sentiment  de  l'ostentation, 
ou  de  l'admiration,  ou  de  la  bonté  ont  parlé  plus  haut 
que  la  prudence.  «Je  n'épouserai  jamais  une  veuve!  v 
Elle  passe,  elle  est  belle,  elle  me  plaît,  je  l'aime,  je 
l'épouse.  J'ai  amassé  des  trésors  en  surmontant  toutes 
mes  passions.  Un  beau  matin,  je  deviens  joueur  ou 
libertin  —ou  mieux  encore  ;  l'amour  de  l'or  est  revenu 
passion  en  moi  :  je  veux  tripler  ma  fortune  dont  la 
raison  m'ordonnait  de  me  contenter,  —  je  spécule,  je 
risque  tout,  je  me  ruine.  —  En  vérité,  je  vois  bien  que 
la  raison  gouverne  nos  esprits;  mais  je  vois  qu'à  tous 
les  instants  de  la  vie  notre  conduite  lui  échappe,  et  que 
si  le  sentiment  nous  a  préeipés  dans  mille  désastres 
et  dans  mille  folies,  lui  seul  nous  a  fait  faire  les  gran- 
des choses  qui  marquent  les  viclorieuses  phases  de  la 
civilisation.  Donc,  madame  Aubray,  c'est  la  lutte  de 
ce  qui  constitue  notre  propre  nature  à  tous.  Ce  n'est 
pas  un  problème  social  soulevé  pour  le  plaisir  du  pa- 
radoxe, c'est  une  élude  des  deux  forces  qui  se  com- 
battent en  nous  :  le  doute  éclairé  d'en  bas  et  l'espé- 
rance éclairée  iVcn  haut,  Otez-nous  un  de  ces  élé- 
ments, nous  n'existons  plus,  nous  n'imaginons  plus. 
Le  chimiste  ne  tentera  aucune  expérience,  ou  il  n'en 


LES    IDÉES    DE    MADAME    AUBRAY  401 

fera  que  d'impossibles.  Supprimez  la  foi  :  le  monde 
acceptera  aveuglément  ce  qui  est  aujourd'hui,  sous 
prétexte  que  demain  n'est  pas  à  nous,  proposition  ad- 
mirablement raisonnable,  mais  stupide,  parce  qu'elle 
paralyse.  Supprimez  la  raison,  nous  marcherons,  oui, 
et  très -vite,  mais  comme  une  locomotive  livrée  à  elle- 
même. 

C'est  ave€  un  art  infini,  une  adresse  merveilleuse 
et  surtout  avec  une  bonne  foi  complète,  une  équité 
vraiement  victorieuse,  que  l'auteur  des  fdccs  de  ma- 
dame  Aubray  a  exposé  cette  lutte  universelle,  résumée 
par  les  agitations  intérieures  de  quelques  person- 
nages pris  dans  le  milieu  le  plus  actuel  et  le  mieux 
connu.  Rien  d'exceptionnel  dans  leurs  caractères, 
pas  même  dans  celui  de  madame  Aubray,  qui  repré- 
sente l'élément  sincèrement  religieux,  et  qui  le  repré- 
sente de  la  manière  la  plus  féminine  :  logique  poussée 
à  l'extrême,  nulle  prévision  des  obstacles,  nul  doute, 
nul  souci  du  danger,  l'héroïsme  de  l'enfant  sur  la 
barricade.  Pour  soutenir  le  choc  de  cette  nature 
ardente,  il  fallait  une  force  de  résistance  bien  trempée. 
Ce  choix  a  été  fait  de  main  de  maître.  Le  vieux  ami 
de  la  maison,  M.  Barantin,  est  l'avocat  de  la  raison, 
avocat  aussi  excellent  (aussi  fort)  aussi  sympathique 
que  madame  Aubray  elle-même.  Point  de  déclama- 
tion  entre  ces  deux  personnages  d'élite.  Une  causerie 
serrée,  affectueuse,  nette,  bien  motivée,  vissée,  pour 
ainsi  dire,  à  l'action  de  la  pièce,  et  s'emparant  de 
vous  comme  par  des  liens  de  fer.  Ces  deux  person- 
nages assis  qui  discutent  sans  quereller,  et  qui  vous 
forcent  à  écouter  l'exposé  de  leurs  idées  en  même 
temps  que  celui  de  leur  situation  personnelle,  c'est 
im  tour  de  force  tout  à  fait  neuf  au  théâtre,  et  devant 


402  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

lequel  le  public  étonné,  saisi  comme  dans  un  élau, 
s'est  passionné  au  moment  où  il  craiprnait  d'être 
ennuyé. 

C'est  que  l'auteur  apprécie  apparemment  le  bon 
sens  autant  que  l'enthousiasme  ;  c'est  que  son  intel- 
ligence heureusement  équilibrée  contemple  avec 
amour  les  deux  faces  du  vrai.  —  Nous  savons  bien 
qu'il  y  en  a  une  troisième.  Le  cerveau  humain  cher- 
che à  se  compléter  en  découvrant  la  souveraine 
sagesse  qui  accorderait  les  deux  contraires  et  trace- 
rait à  chacun  sa  limite  d'action.  Il  ne  l'a  pas  trouvée. 
La  trouvera-t-il  ? 

Nous  n'y  sommes  pas,  mais  nous  y  aspirons  sans 
cesse,  et  s'il  existe  un  chemin  pour  nous  y  conduire, 
c'est  l'analyse  désintéressée  et  l'examen  courageux 
du  pour  et  du  contre.  Toute  autre  élude  est  vaine,  et 
si  l'on  y  fait  bien  attention,  cette  recherche  de  la 
sagesse  est  au  fond  de  toutes  les  œuvres  réussies  et 
vraiment  solides.  Elle  est  dans  le  Misanthrope  com- 
me elle  est  dans  flamlct,  elle  est  dans  tout  le  théâtre 
sérieux,  et,  comme  le  théâtre  n'est  pas  une  chaire  où 
les  révélations  s'affirment,  mais  une  tribune  où  les 
aspirations  se  manifestent  c'est  par  l'exposé  des  pas- 
sions que  la  vérité,  un  peu  livrée  à  elle-même,  se 
dégage  et  va  frapper  les  yeux  et  toucher  les  cœurs. 
La  science  de  ce  grand  art  consiste  donc  à  faire  aimer 
le  vrai,  à  le  rendre  palpable,  pour  ainsi  dire,  à  le 
livrer  pour  ce  qu'il  vaut  à  ceux  qui  le  cherchent  aussi 
et  qui  sont  capables  de  l'apprécier. 

Le  pul)lic  a  généreusement  prouvé  en  celte  rencon- 
tre qu'il  n'avait  pas  arboré  la  pale  bannière  du  scepti- 
cisme. Un  succès  d'enthousiasme  a  consacré  les  géné- 
reux élans  de  madame  Aubray,  des  flots  de  larmes  ont 


LES   IDÉES   DE    MADAME   AUBRAY  403 

absous  Jeannine.  La  raison  satisfaite  a  acclamé  les 
résistances  de  Barantin,  et  puis  elle  a  exigé  le  dénoû- 
ment  que  lui  ménageait  l'auteur,  car  un  mouvement 
de  douloureuse  impatience  s'est  manifesté  à  la  pre- 
mière représentation  durant  la  terrible  expiation  que 
s'impose  Jeannine  en  s'accusant  devant  celui  qu'elle 
aime  de  hontes  et  de  lâchetés  imaginaires.  Si  l'auteur 
eût  faibli  là,  s'il  n'eût  pas  osé  l'absoudre,  ce  public 
exalté  par  la  compassion  l'eût  abandonné.  Il  était  si 
monté,  si  convaincu,  si  impérieux,  qu'il  se  fût  indigné 
du  triomphe  de  la  raison. 

C'est  là  un  bon  symptôme,  un  de  ces  embrasements 
de  l'esprit  qui  prouve  que  le  feu  sacré  vit  encore  et 
que  la  France  est  le  pays  du  sentiment  par  excellence. 
Ceux  dont  l'opinion  résiste  à  la  morale  de  la  pièce,  di- 
sent aujourd'hui  que,  sans  l'immense  habileté  de  l'au- 
teur, elle  n'eût  pas  été  acceptée.  Soit  !  qu'est-ce  que 
cela  prouve,  sinon  que  l'habileté  mise  au  service  du 
bien  et  du  bon  trouve  sa  véritable  puissance  et  frappe 
comme  le  fluide  électrique?  C'est  alors  qu'elle  change 
de  nom,  s'il  vous  plaît,  et  qu'elle  devient  quelque 
chose  de  plus  que  le  talent. 

On  est  convenu  d'appeler  autrement  en  littérature 
l'emportement  lyrique  qui  touche  aux  nuages.  Oui, 
certes,  le  génie  est  là,  mais  il  est  aussi  dans  l'examen 
attentif  et  profond  des  mouvements  de  l'àme  humaine, 
et  dans  l'art  de  porter  la  conviction  en  s'emparant  de 
l'intérêt.  Habile,  tout  ce  que  vous  voudrez,  M.  Dumas 
fils  est  plus  qu'ingénieux  et  adroit.  Il  est  une  force  de 
premier  ordre  àpartir  de  madame  Auhray.  On  ne  sou- 
lève pas  des  montagnes  avec  de  l'esprit  seulement. 

Il  a  eu  —  et  il  méritait  de  les  avoir  —  d'excellents 
nterprètes  :  Arnal,  un  des  plus  grands  comédiens  qui 


40i  QUESTIONS    d'aUT    et    de    LITTÉUATUUE 

aient  illustré  la  scène  ;  mademoiselle  Delaporte,  angé- 
lique  de  candeur  et  de  sensibilité;  madame  Pasca, 
belle  comme  la  vertu  de  madame  Aubray.  Les  autres 
artistes  pleins  de  charme,  de  convenance  ou  de  con- 
viction, ont  bien  montré  qu'ils  sentaient  la  portée  de 
l'œuvre  qui  leur  était  confiée. 

Mars  t867. 


XXXIV 
LES  BEAUX  MESSIEURS  DE  ROIS-DORÉ 

AU   THEATRE   DE   L'ODEON 


A    MONSIEUR    EMILE    DE    G III  AUDI  N 


Mon  cher  ami, 

Vous  m'écrivez  que  votre  rédacteur  dramatique  est 
en  ce  moment  malade,  et  vous  me  demandez  de  faire 
moi-môme  le  rendu-compte  de  la  représentation  des 
Beaux  Messieurs  de  Bois-Doré.  J'ai  dit  d'abord  :  «  Non, 
ce  serait  une  réclame.  »  Vous  m'avez  répondu  :  «  Par- 
lez de  Bocage,  à  propos  de  l'autre  grand  artiste  qui  le 
remplace  dans  le  personnage  principal  de  la  pièce.  » 
Je  ne  dois  pas  reculer;  car  l'un  a  accepté  le  rôle  avec 
une  crainte  modeste  qui  l'honore,  et  l'autre,  —je  n'en 
ai  jamais  parlé  au  public  depuis  sa  mort. 

Dans  les  commencements  de  cette  séparation  cruelle, 
je  voulais  lui  payer  mon  tribut,  cela  m'a  été  impossi- 
ble. En  vieillissant  on  se  dessèche  :  telle  est  la  croyance 

•23. 


406         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTERATURE 

générale  des  jeunes.  Hélas  non!  La  vieillesse  n'a  pas 
toujours  ce  bénéfice  de  l'indifférence  ou  de  l'impuis- 
sance du  cœur!  En  vieillissant  ceux  qui  ont  aimé  beau- 
coup deviennent  plus  sensibles  à  la  douleur.  Tant  de 
coups  frappés  par  la  mort  sur  leur  àine  fatiguée  ren- 
dent leur  sensibilité  plus  irritable,  leur  plaie  plus 
saignante,  et  ce  n'est  qu'après  des  années  de  silence 
qu'ils  trouvent  le  courage  de  parler  de  ceux  qu'ils  ont 
vus  partir.  Malgré  soi  on  mettrait  trop  de  personnalité 
dans  les  regrets,  et  le  public  n'a  que  faire  de  nos  lar- 
mes ;  il  a  les  siennes,  et  son  ftirdeau  n'est  pas  plus  léger 
que  le  nôtre! 

Bocage  était  le  représentant  en  chair  et  en  os  de  la 
littérature  exubérante  de  son  temps.  Sa  personne,  sa 
ligure  avaient  les  beautés  et  les  étrangetés  de  l'école. 
Il  avait  l'aspect  soulTrant,  gauche  ou  excessif;  mais  son 
visage  avait  la  beauté  intellectuelle  de  la  forte  inspira- 
tion, et  son  regard  brillait  du  feu  sacré. 

Son  intelligence  répondait  à  son  aspect.  Il  parlait  trop, 
il  s'épuisait  en  détails,  il  composait  mal  ses  récits  cl 
ses  discussions,  il  s'y  perdait;  mais  l'éclair  y  revenait 
à  chaque  instant,  et  au  moment  où  l'on  se  croyait  fati- 
gué de  l'entendre,  on  se  sentait  repris  par  une  clarté 
éblouissante  de  l'esprit  ou  de  la  passion. 

Ses  lettres  complétaient  cet  ensemble  do  contrastes. 
Il  écrivait  beaucoup  et  longuement,  insistant  sur  des 
redites  et  disséminant  ses  observations  fouillées  avec 
excès;  miis  quand  ce  trop  plein  d'inquiétude  et  d'ac- 
tivité fiévreuse  était  épuisé,  la  lumière  se  faisait,  et  on 
voyait  apparaître  l'artiste  do  premier  ordre,  net,  logi- 
que, et  merveilleusement  simple  au  sortir  J'im.'  id  i- 
lyse  vague  et  compliquée. 

Je  ne  sais  si  d'autres  que  moi  ont  pu  l'appiccit^rau- 


LES    BEAUX   MESSIEURS   DE   BOIS-DORÉ  407 

tant  SOUS  ce  rapport.  Peut-être  avais-jeplus  besoin  de 
conseil  que  tout  autre.  Les  siens  m'ont  ranimé  et  re- 
trempé vingt  fois  et  non  pas  seulement  par  rapport 
aux  choses  de  l'art  :  il  avait,  au  milieu  de  beaucoup 
d'erreurs  et  de  préventions,  un  sens  profond  et  admi- 
rablement généreux  des  choses  de  la  vie.  Son  idéal 
était  chevaleresque.  Il  avait  représenté  beaucoup  de 
héros;  il  était,  à  ses  heures  bonnes  et  vraies,  le  héros 
qu'il  avait  joué. 

Tel  je  l'ai  connu  pendant  trente  ans.  Il  était  difficile 
de  ne  pas  se  brouiller  avec  lui  ;  il  était  susceptible  et 
violent.  Il  était  impossible  de  ne  pas  se  réconcilier  vite  ; 
il  était  fidèle  et  magnanime.  Il  vous  pardonnait  admi- 
rablement les  torts  qu'on  n'avait  pas  eus  envers  lui, 
et  cela  était  aussi  bon  et  aussi  beau  qu'un  pardon  réel 
et  fondé,  puisque  son  imagination  y  allait  de  bonne 
foi. 

C'est  en  réalité  pour  Bocage  que  la  pièce  des  Beaux 
Messieurs  de  Bois-Doré  fut  faite,  il  y  a  six  ans. 

Pauvre  grand  artiste!  depuis  des  années  il  souf- 
frait, il  végétait.  Il  avait  toujour  autant  de  talent,  il  l'a 
bien  prouvé!  mais  il  n'avait  plus  de  bonheur.  Frappé 
dans  sa  fortune,  vaincu  dans  ses' idées,  il  ne  se  plai- 
gnait qu'en  secret  à  de  rares  amis.  Ce  n'était  pas  assez 
pour  ce  pur  caractère  de  ne  demander  rien,  il  refusait 
tout.  Ce  grand  citoyen,  car  c'était  réellement  un  grand 
citoyen  que  Bocage,  portait  la  douleur  et  la  détresse 
avec  une  sorte  de  majesté  théâtrale  qui  imposait  le 
respect  par  sa  sincérité. 

Souvent  ironique,  mais  d'une  ironie  faite  d'enthou- 
siasme, parfois  misanthrope,  mais  d'une  misanthropie 
faite  d'amour,  épris  d'un  sévère  idéal,  s'il  exigeait 
beaucoup  de  ses  amis,  il  exigeait  trop  de  lui-même.  H 


408       QUESTIONS  i-'akt  et  de  littérature 

voulait  qu'on  devinât  les  chagrins  qu'il  cachait,  et  il 
s'irritait  quand  on  les  avait  découverts. 

Le  romantisme  ne  l'avait  pas  rendu  exclusif.  Il  ado- 
rait tout  ce  qui  est  grand  et  beau.  Nul  n'a  compris 
comme  lui  le  Tartuffe  de  Molière. 

Sa  mort  a  caractérisé  sa  vie;  sa  maladie  était  ce 
souille  haletant  et  pénible  (pie  l'on  appelle  l'asthme, 
et  (jui  était  bien  sensible  dans  sa  diction  nerveuse  et 
entrecoupée.  L'émotion  l'étouflait,  et  dans  les  scènes  de 
passion  il  avait  je  ne  sais  (pioi  de  convulsif  et  de  ren- 
tré dans  le  gosier,  qui  portait  l'émotion  du  spectateur 
jusqu'au  déchirement.  Il  semblait  que  l'air  de  ce  temps 
fut  impossible  à  respirer  à   cette   noble  poitrine. 

A  la  fin,  les  rôles  lui  manquaient  ;  tous  les  directeurs 
doutaient  de  lui. 

Quand  Paul  Meurice  et  moi  lui  avons  offert  son  der- 
nier rôle,  Sylvain  de  Bois-Doré,  ce  ne  fut  pas  sans 
peine  qu'on  l'accepta  au  théâtre  de  l'Ambigu.  Beau- 
coup de  gens  disaient  avec  raison  :  a  Hélas  t  prenez 
garde,  il  en  mourra;  il  est  fini.  » 

C'est  alors  qu'il  m'écrivit  :  —  «  Jesaisceciu'on  vous 
dit  de  moi,  mon  amie;  mais  prenez  garde!  si  je  joue 
ce  rôle,  j'en  mourrai  peut-être  ;  mais  si  je  ne  le  joue 
pas,  j'en  mourrai  à  coup  sûr!  » 

On  avait  pensé  à  Lafont  alors.  J'ignore  si  on  avait 
fait  une  démarclie  auprès  de  lui;  mais  devant  le  cri  de 
désespoir  de  Bocage,  j'insistai.  Il  joua  le  rôle,  il  le 
joua  jusqu'au  bout. 

Je  le  vis  un  soir  dans  sa  loge;  il  me  dit-:  «  C'est  ma 
fin,  mais  je  tondtc  au  champ  d'hountMir  connue  un  bon 
soldat.  • 

La  première  l'cprèscnlation  avait  oie  pour  lui  une 
véritable  ovalion.  Les  jeunes  gens  des  écoles  et  une 


LES   BEAUX    MESSIEURS    DE   BOIS-DORE         409 

foule  d'hommes  de  toutes  les  classes  du  peuple  et  de  la 
bourgeoisie  l'avaient  ramené  chez  lui.  Il  les  avait  remer- 
ciés, m'a-t-on  dit,  en  les  priant  avec  douceur  de  ne  pas 
s'exposer  à  cause  de  lui  aux  brutalités  de  la  police 
qui  eût  pu  prendre  ce  rassemblement  pour  une'émeute. 

Il  ne  joua  pas  le  vieux  marquis  de  Bois-Doré,  il  fut  le 
personnagemême,  tel  que  l'auteur  du  roman  l'avaitrêvé, 
tel  que  l'auteur  de  la  pièce  l'avait  réellement  créé. 

xl'ai  le  droit  de  dire  ici  que  le  type  est  éminemment 
intéressant  et  dramatique,  puisqu'on  rassemblant  des 
traits  épars  dans  la  longue  et  facile  analyse  d'un  livre, 
Paul  Meurice  a  modelé  de  ses  propres  mains  une  fi- 
gure qui  se  pose  en  quelques  mots  et  se  manifeste 
vivante  en  quelques  scènes.  C'est  ainsi  qu'avec  la 
légende  du  Juif  errant.,  Quinet  a  fait  Ahasvérus^  et 
que  beaucoup  d'autres  maîtres  ont  donné  la  per- 
sonnalité à  des  figures  entrevues  à  travers  le  récit  et 
la  tradition,  bonne  ou  mauvaise,  qui  leur  en  avait 
donné  F  idée  première. 

La  mort  tenait  Bocage,  mais  le  personnage,  le  type, 
la  création  de  l'artiste,  Sylvain  de  Bois-Doré,  échap- 
pait à  la  mort  et  semblait  la  tenir  à  distance.  Pendant 
trois  mois,  cloué  tous  le  jour  sur  son  lit^  ne  parlant 
pas,  ne  dormant  pas,  Bocage  se  relevait  le  soir  et  fai- 
sait revivre  fhéroïque  et  chimérique  vieillard. 

Dans  la  première  partie  du  rôle,  il  se  moquait  peut- 
être  un  peu  trop  de  lui-môme,  comme  un  enfant  qui 
sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  ses  poupées.  Il  était,  à  mon 
sens  plus  spirituel  que  naïf,  etLafont  me  semble  avoir 
mis  plus  de  naïveté  dans  la  conception,  partant  plus  de 
comique.  Mais  Lafont  estfcien  portant  et  bien  vivant, 
et  le  pauvre  Bocage  avait  bien  de  la  peine  à  faire  sou- 
rire la  mort  ! 


410         QUESTIONS    d'art   ET   DE    LITTERATURE 

Dans  la  seconde  partie,  où  Bois-Doré  revient  à 
l'humanilé  par  le  sentiment  paternel,  Bocap^e  a  laissé 
à  tous  ceux  qui  l'ont  vu  l'impression  d'une  apparition 
sublime,  ineffaçable.  Son  masque  blême,  ses  cheveux 
blancs  rojetés  en  touffes  sur  son  vaste  front  transpa- 
rent, son  altitude  royale,  sa  noble  sénilité,  c'était  bien 
là  sa  chose  et  son  œuvre.  En  ne  disant  rien,  en  ne 
faisant  rien  que  se  montrer,  il  souleva  des  tempêtes 
d'applaudissements. 

Le  reste  du  rôle  fut  l'apogée  de  son  talent  dramati- 
(lue.  Quel  justicier!  quel  punisseur  augruste!  Tout  ce 
que  la  vieillesse  a  de  prestigieux  et  de  sacré  dans  une 
grande  âme  fut  dans  son  geste,  dans  sa  parole  et  dans 
cesyeux  limpides,  admirables,  où  rayonnaient  l'indigna- 
tion contre  le  meurtrier  et  la  tendresse  pour  l'enfant. 

Lafont  n'a  pas  fait  oublier  Bocage,  et  c'est  tant 
mieux;  car  Lafont  est  un  autre  type  admirable  qui 
s'altérerait  en  copiant.  Puiscjue  l'occasion  m'y  entraîne, 
je  veux  dire  qu'il  sert  la  pièce  autrement.  Il  la  rend 
plus  douce  et  plus  consolante.  On  sent  que  ce  beau 
vieillard  solide  vivra  pour  bénir  les  enfants  de  Mario. 
Il  a  le  bras  ferme  pour  punir  le  traître.  Ce  n'est  pas  le 
duel  convulsif  et  désespéré  qui  provoque  l'effroi,  c'est 
la  majesté  vaillante  d'un  paladin  qui  vivra  cent  ans, 
redoutable. 

Lafont  joue  dans  sa  nature  et  il  fait  bien.  Il  ne  trom- 
perait personne  en  courbant  sa  taille  imposante  et  en 
faisant  trembler  sa  main  vigoureuse.  Il  a  toute  la  ten- 
dresse de  la  situation,  et  il  joue  merveilleusement  la 
scène  où  il  croit  reconnaître  Mario  ;  mieux  encore  celle 
où  il  est  certain  de  l'avoir  reconnu. 

Me  voilà  entraîné  à  parler  des  autres  artistes,  je  se- 
rais trop  injuste  si  je  ne  le  faisais  pas. 


LES    BEAUX   MESSIEURS    DE    BOIS-DORÉ  411 

Mario,  tel  que  l'a  compris  et  tracé  Paul  Meurice,  est 
double  aussi.  Il  n'était  pas  facile  de  se  passer  ici  des 
développements  que  le  conteur  peut  donner  à  un  per- 
sonnage qu'il  prend  au  berceau  et  conduit  jusqu'au 
mariage.  Il  fallait  résumer  en  quelques  heures  le  passé 
et  l'avenir  de  l'enfant  sans  le  vieillir  d'un  jour. 

L'auteur  de  la  pièce  s'en  est  tiré  avec  une  habileté 
simple  si  l'on  peut  ainsi  parler.  Il  en  a  fait  un  enfant 
caressant  et  ,tendre,  innocent  surtout.  Mario  sert  de 
messager  d'amour,  d'un  amour  aussi  pur  d'ailleurs 
que  lui-même,  sans  savoir,  sans  comprendre,  comme 
une  bible  oia  l'on  cacherait  un  billet  doux. 

L'enfant  ne  demanderait  pas  mieux  que  d'être  gai, 
joueur  et  moqueur.  Il  voudrait  être  de  son  âge,  et  par 
moment  il  en  est  comme  malgré  lui  ;  mais  il  a  une 
lourde  tâche,  un  devoir  terrible  à  remplir  :  il  faut  qu'il 
trouve,  il  faut  qu'il  punisse  l'assassin  de  son  père. 
Mademoiselle  Jane  Essler  rend  ces  deux  aspects  avec 
une  puissance  et  un  charme  extraordinaires. 

Quand  Mario  raille  doucement  Jovelin,  ou  contrefait 
Clindor,  ou  dit  la  bonne  aventure  au  marquis,  Jane 
Essler  a  la  grâce  naïve  et  mutine  dans  sa  plus  sincère 
fraîcheur.  Mais,  quand  le  débile  vengeur  devine  le 
meurtrier,  quand  il  le  suit,  le  guettte  et  le  dépiste, 
quand  il  lit  son  crime  dans  les  cartes,  comme  un  jeune 
servant  inspiré  du  temple  Delphique,  quand  surtout 
témoin  du  premier  duel  oii  son  père  a  succombé,  il 
devient  le  témoin  redoutable  du  second  qui  le  venge. 
—  sa  figure  énergique  et  charmante,  son  accent  ner- 
veux, son  geste  ardent  et  jeune,  font  penser  à  ce  que 
pouvait  être  Hamlet  enfant. 

Quant  à  Berton,  notre  ami  Louis  Ulbach,  dont  l'ar- 
"cle  m'arrive  en  ce  moment,  l'a  apprécié  d'une  ma* 


412  QUESTIONS    Ii'aRT    ET    DE    LITTÉRATURE 

nière  exquise  :  «  Il  combine  la  tète  de  Molière  et  la 
tète  de  Shakespeare.  Chose  singulière,  c'est  peut-être 
moins  le  caprice  du  comédien  que  la  logique  de  son 
rôle  qui  lui  a  donné  cette  physionomie  touchante  ! 
N'est-il  pas  le  disciple  du  génie,  l'élève  de  Galilée,  le 
proscrit,  le  représentant  de  tout  ce  qui  est  grand  et 
beau,  mais  de  tout  ce  qui  fait  souffrir  ;  et  n'est-il  pas 
juste  dès  lors  qu'il  ait  le  sourire,  le  regard,  la  mélan- 
colie d'aspect,  les  résignations  superbes,  les  fiertés 
tendres  de  ce  martyr  qui  s'appelait  Molière,  de  ce  rival 
de  Dieu  qui  s'appelait  Shakespeare?  » 

Nul  acteur  n'est  mieux  doué  que  Berton.  Sa  voix  est 
une  mélodie,  comme  sa  personne  est  la  grâce  et  l'élé- 
gance même.  Joignez  à  cette  diction  et  à  cette  tenue 
qui  charment  l'œil  et  rorcille  un  sens  délicat  et  profond 
des  nuances.  La  chose  la  plus  difficile  au  théâtre  est 
peut-être  de  faire  parler  l'amour  avec  conviction  et 
sans  emphase,  car  dans  la  vie  réelle  l'amour  parle  i>eu 
ou  mal.  11  faut  qu'il  soit  éloquent  et  persuasif  sur  la 
scène.  C'est  pounjuoi  les  amniorux  sont  si  rares  et  si 
recherchés. 

La  direction  del'Odéon  n'a  reculé  devant  aucun  sa- 
crifice pour  associer  les  rtoilcs  de  première  grandeur 
à  sa  pléiade.  Elle  a  mis  pour  la  première  fois  en  pré- 
sence Lafont  et  Berton. 

Paul  Deshayes  est  un  superbe  aventurier,  après 
avoir  été,  la  veille,  un  Jean  Bonnin  parlait  de  comique 
et  de  naïveté.  Mademoiselle  Antonine  est  gracieuse  et 
jolie.  M.  Heynald,  qui  a  si  généreusement  accepté  un 
petit  rôle,  est  d'une  distinction  rare.  Tous  les  autres 
artistes  méritent  des  éloges  et  des  remerciements. 
Clcrh  est  un  vieux  serviteur  toujours  distingué  aussi, 
et  qui  dit  bien.  L'Odéou  pourrait  le  mettre  plus  en  vue  ; 


LES    BEAUX    MESSIEURS    DE    BOIS-DORÉ  413 

nous  savons  qu'il  a  des  cordes  qui  n'attendent  qu'un 
souffle  d'encouragement  pour  vibrer. 

Je  remercie  tous  ces  bons  artistes  ici,  comme  je 
ferais  dans  une  préface . 

La  mise  en  scène  est  splendide  ;  les  meubles,  de 
vrais  meubles  du  temps  ont  été  trouvés  et  choisis  avec 
le  goût  d'un  artiste  et  la  science  d'un  antiquaire;  les 
costumes  sont  d'une  beauté  et  d'une  exactitude  qui 
font  plaisir  aux  peintres. 

Je  pensais  n'avoir  à  parler  que  de  Bocage,  de 
Lafont  par  conséquent.  J'ai  fait  innocemment  ma  ré- 
dame, on  me  la  pardonnera.  J'aime  les  comédiens; 
cela  scandalise  pourtant  quelques  esprits  austères.  On 
m'a  reproché  aussi  d'aimer  les  paysans.  Ce  sont  deux 
travers  dont  je  ne  rougis  pas  et  que  j'ai  le  droit  de  me 
permettre. 

Je  les  connais  bien;  j'ai  passé  ma  vie  avec  eux,  et 
je  les  ai  dépeints  comme  je  les  ai  vus.  Les  uns  nous 
donnent,  au  grand  soleil, le  pain  du  corps;  les  autres, 
à  la  lueur  du  gaz,  nous  donnent  le  pain  quotidien  de 
la  fiction,  si  nécessaire  à  l'esprit  inquiet  et  troublé  par 
la  réalité.  Parmi  ces  derniers,  il  y  a  de  grands  ei 
nobles  caractères  qui  ont  conscience  d'eux-mêmes. 
Bocage  était  de  ceux-là,  et  le  temps  est  venu  où  un 
comédien  peut  laisser  dans  le  souvenir  de  ses  contem- 
porains la  trace  sérieuse  d'une  belle  vie  couronnant  im 
grand  talent. 

Septembre  [Hu. 


XXXV 


L'EDUCATION  SENTIMENTALE 

PAR 

GUSTAVE   FLAUBERT  i 


Gustave  Flaubert  est  un  grand  chercheur,  et  ses 
tentatives  sont  de  celles  qui  soulèvent  de  vives  dis- 
cussions dans  le  public,  parce  qu'elles  étendent  et  font 
reculer  devant  elles  les  limites  de  la  convention. 

Ce  qui  nous  a  vivement  frappé  dans  son  nouveau 
livre,  c'est  un  plan  très-original,  et  qui  eût  semblé 
irréalisable  à  tout  autre.  Il  a  voulu  peindre  un  repré- 
sentant de  la  plupart  des  types  qui  s'agitent  dans  le 
monde  moderne.  Le  roman  a  pour  habitude  de  n'en 
peindre  que  deux  ou  trois,  de  les  destiner  à  certaines 
aventures,  de  ne  mettre  sur  leur  chemin  que  des  per- 
sonnages de  second  et  de  troisième  ordre  ;  de  compo- 
ser l'action  comme  un  peintre  compose  son  tableau, 
laissant  dans  l'ombre  ou  dans  le  vague  certaines  par- 

1.  Chez  Michel  Lévy,  me  Vivienne,  2  bis. 


il6         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

ties  dites  sacrifiées,  concentrant  les  effets  de  lumière, 
mettant  ainsi  en  relief  ce  qu'il  jug^e  avoir  l'importance 
principale.  Ce  procédé  très-connu  et  très  répandu  doit- 
il  être  arbitraire?  Nous  ne  le  pensons  pas;  du  moins 
devant  un  tableau  conru  autrement  et  magpistralement 
réussi,  il  est  permis  d'en  douter. 

Et  puis,  nous  l'avons  déjà  dit  ailleurs,  et  nous 
rroyons  ne  pas  devoir  chanjrer  d'avis,  le  roman  étant 
uuc  conquête  nouvelle  de  l'esprit,  doit  rester  une  con- 
quête libre.  Il  perdrait  sa  raison  d'être  le  jour  où  il  ne 
suivrait  pas  le  mouvement  des  époques  qu'il  est  des- 
tiné à  peindre  ou  à  exprimer.  Il  doit  se  transformer 
sans  cesse,  forme  et  couleur.  On  en  a  fini  avec  les 
données  classifjues  absolues  ;  le  roman  y  a  contribué 
autant  que  le  théâtre  ;  il  est  le  terrain  neutre  et  indé- 
pendant par  excellence. 

Plus  nous  avançons  dans  l'histoire  dont  nous  som- 
mes les  éléments  vivants,  plus  la  diversité  de  vues, 
qui  n'est  autre  chose  que  la  liberté  de  conscience,  veut 
être  et  se  manifester. 

Ce  n'est  donc  pas  au  nom  des  théories  ri^'ides  qui 
ont  si  longtemps  tyrannisé  la  littérature  qu'on  peut  avec 
équité  et  avec  lumière  jujjrer  les  maîtres  nouveaux. 
Vieux  écoliers,  je  n'aime  pas  les  pédagogues.  Avant 
de  comparer  un  ouvrage  d'art  à  ceux  qui  ont  pris 
place  dans  les  panthéons,  je  me  rappelle  que  les  pan- 
théons ne  se  sont  jamais  ouverts  qu'à  regret  aux  nova- 
teurs, et  après  des  luttes  obstinées.  Je  vois  que  les 
chefs-d'œuvre  ne  se  ressemblent  pas,  et  que  quand  on 
a  dit  avec  emphase  :  le  procède  des  maitres,  on  a  dit 
une  chose  vide  de  sens.  Chaque  maître,  digne  de  ce 
titre,  a  eu  son  procédé.  Toutes  les  manifestations  du 
beau  et  du  vrai  ont  été  bouleversées  par  le  temps  et 


l'éducation  sentimentale  417- 

le  milieu    qui  ont  produit    les    individualités    puis- 
santes. 

Heureusement  !  car  s'il  nous  fallait  rester  pétrifiés 
dans  l'admiration  des  premières  révélations  de  l'art, 
nous  n'aurions  pas  un  portrait  historique  ressemblant. 
La  figure  léonine  de  Condé  serait  une  reproduction  du 
Jupiter  antique.  Nous  n'aurions  pas  non  plus  l'expres- 
sion historique  de  l'art.  La  Diane  de  Goujon  ne  nous 
eût  pas  transmis  l'idéal  si  particulier  de  la  renaissance. 
Le  maître  nous  eût  donné  une  copie  servile  de  l'art 
grec,  c'est-à-dire  qu'il  n'eut  pas  été  un  maître. 

Voilà  bien  des  raisons  qu'on  ne  conteste  plus,  et  on 
s'étonne  pourtant  encore  des  choses  nouvelles,  on 
hésite  avant  de  les  admettre,  Gustave  Flaubert  a  dû 
débuter  par  un  ouvrage  de  premier  ordre  pour  vain- 
cre certains  préjugés.  Le  plus  curieux  de  ces  préju- 
gés, c'est  celui  qui  consiste  à  vouloir  que  la  morale 
d'un  livre  soit  présentée  de  telle  ou  telle  façon,  con- 
sacrée par  l'usage.  Si  elle  se  présente  autrement,  fût- 
ce  d'une  manière  encore  plus  frappante  et  plus  inci- 
sive, le  livre  est  déclaré  immoral.  0  r.angaine  !  que  ton 
règne  est  difiicile  à  détruire  ! 

Après  madame  Bovary,  Gustave  Flaubert  a  produit 
un  terrible  et  magnifique  poème,  qui  a  été  moins 
compris  par  tout  le  monde,  mais  que  les  lettrés  ont 
apprécié  à  sa  valeur.  Salammbô  est  l'œuvre  d'une 
puissance  énorme,  effrayante.  C'est  un  monde  gigan- 
tesque qui  se  meut  et  rugit  en  masse  autour  de  figures 
monumentales.  L'auteur  aime  à  manier  des  légions.  Il 
joue  avec  les  foules.  Après  s'être  concentré  dans  l'é- 
tude d'une  bourgeoise  pervertie,  il  a  mis  en  scène  les 
nations,  les  races  qui  s'entre-dévorcnt.  Nous  avouons 
que  notre  admiration  est  surtout,  pour  ce  côté  hardi 


418  QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉHATURE 

et  grandiose  de  son  imagination  ;  mais  quand,  par  un 
de  ces  contrastes  qui  lui  sont  propres,  il  redescend 
dans  le  monde  de  l'observation,  nous  le  suivons  avec 
la  certitude  qu'il  ne  s'y  comportera  pas  comme  le  pre- 
mier venu. 

Le  voici  qui  nous  conduit  dans  la  vie  vulgaire  et 
qui  semble  avoir  résolu  de  nous  la  montrer  si  fidèle- 
ment que  nous  en  soyons  aussi  eflrayés  que  de  la 
chute  de  madame  Bovary  ou  du  supplice  de  Matho.  Il 
a  réussi  à  produire  une  sensation  nouvelle  :  le  rire 
indigné  contre  la  perversité  et  la  lâcheté  des  choses 
humaines,  quand,  à  des  époques  données,  elles  vont 
à  la  dérive  toutes  ensemble. 

Epris  de  ces  vues  d'ensemble  qui  avaient  éclairé  si 
fortement  l'histoire  de  Salammbô,  il  a  exprimé  cette 
fois  l'état  général  qni  marque  les  heures  de  transition 
sociale.  Entre  ce  qui  est  épuisé  et  ce  qui  n'est  pas 
encore  développé,  il  y  a  un  mal  inconnu,  qui  pèse  de 
diverses  manières  sur  toutes  les  existences,  qui  dété- 
riore les  aptitudes  et  fait  tourner  au  mal  ce  (jui  eût  pu 
être  le  bien;  qui  fait  avorter  les  grandes  comme  les 
petites  ambitions,  cpii  use,  trahit,  fait  tout  dévier,  et 
finit  par  anéantir  les  moins  mauvais  dans  l'égoïsme 
inolTensif.  C'est  la  fin  de  l'aspiration  romantique  de 
1840  se  brisant  aux  réalités  bourgeoises,  aux  roueries 
de  la  si)éculation,  aux  facilités  menteuses  de  la  vie 
terre  à  terre  aux  difficultés  du  travail  et  de  la  lutte. 
Enfin,  comme  le  sous-titre  du  livre  l'annonce,  c'est 
l'histoire  d'un  jeune  homme,  —  d'un  jeune  homme 
qui,  comme  tant  d'autres,  eùl  volontiers  contribué  à 
l'histoire  de  son  temps,  mais  qui  a  été  condamné  à  en 
faire  partie  comme  chacjue  fiot  qui  s'enfie  et  s'écroule 
fait  partie  de  rOcéan.  Tou  do  ces  lames  sans  nom  oki 


l'éducation  sentimentale  419 

la  chance  de  porter  un  navire  ou  de  déraciner  un  ro- 
cher :  ainsi  de  la  foule  humaine  :  elle  s'agite  et  re- 
tombe quand  elle  ne  rencontre  pas  les  grands  cou- 
rants, ou  elle  tourne  sans  but  sur  elle-même  quand 
elle  plie  sous  les  vents  contraires. 

Le  jeune  homme  dont  nous  suivons  l'éducation  sen- 
timentale à  travers  les  déceptions  d'une  triste  expé- 
rience ne  serait  pas  un  type  complet  s'il  n'échouait 
pas  par  sa  faute.  11  n'a  pas  l'énergique  constance  des 
exceptions,  les  circonstances  ne  l'aident  point  et  il  ne 
réagit  pas  sur  elles.  Le  romancier  dispose  comme  il 
l'entend  des  événements  de  son  poëme  ;  celui-ci  ne 
veut  rien  demander  à  la  fantaisie  pure.  Il  peint  le  cou- 
rant brutal,  l'obstacle,  la  faiblesse  ou  l'inconstance 
des  lutteurs,  la  vie  comme  elle  est  dans  la  plupart  des 
cas,  c'est-à-dire  médiocre.  Son  héros  est,  par  un  point 
essentiel,  semblable  au  milieu  qu'il  traverse;  il  est 
tour  à  tour  trop  au-dessus  ou  trop  au-dessous  de  son 
aspiration.  Il  la  quitte  et  la  reprend  pour  la  perdre 
encore.  11  conçoit  un  idéal  et  ne  le  saisit  jamais  ;  la 
réalité  l'empoigne  et  le  roule  sans  pouvoir  l'abrutir. 
Il  ne  trouve  pas  son  courant  et  s'épuise  à  ne  pas  agir. 
Vrai  jusqu'au  bout,  il  ne  Unit  rien  et  ne  finit  pas.  Il 
trouve  que  le  meilleur  de  sa  vie  a  été  d'échapper  à 
une  première  souillure,  et  il  se  demande  s'il  a  échoué 
dans  son  rcve  de  bonheur  par  sa  faute  ou  par  celle  des 
autres. 

Ce  type  si  frappant  de  vérité  est  le  pivot  sur  lequel 
s'enroule  le  vaste  plan  que  l'auteur  s'est  tracé  ;  et  c'est 
ici  que  le  dessin  de  l'action  nous  a  paru  ingénieux  et 
neuf.  Ce  moi  du  personnage  qui  subit  toutes  les  in- 
fluences et  traverse  toutes  les  chances  du  non  moi,  ne 
pouvait  exister  sans  une  corrélation  continue  avec  de 


420         gUESTIONS    DAHT    ET    DE    LITTERATURE 

nombreux  personnages.  Il  y  a  là  l'étude  approfondie 
de  tous  les  types  et  de  tous  les  actes  bons  et  mauvais 
qui  inllucnt  fatalement  sur  une  situation  particulière. 
Dès  lors  le  scénario  du  roman,  multiple  comme  la 
réalité  vivante,  se  croise  et  s'enlace  avec  un  art  re- 
marquable. Tout  vient  au  premier  plan,  mais  chacun 
y  vient  à  son  tour,  et  ce  n'est  pas  une  froide  photogra- 
phie que  vous  avez  sous  les  yeux,  c'est  une  représen- 
tation animée,  changeante,  où  chaque  type  agit  en 
passant  avec  son  groupe  de  complices  ou  de  dupes, 
avec  le  cortège  de  ses  intérêts,  de  ses  passions,  de  ses 
instincts.  Ils  traversent  rapidement  la  scène,  mais  en 
accusant  chaque  fois  un  pas  de  plus  dans  la  voie  qu'ils 
suivent,  et  en  jetant  un  résumé  énergique,  un  court 
dialogue,  parfois  une  phrase,  un  mot  qui  condense, 
avec  une  force  de  naïveté  terrible,  la  préoccupation 
de  leur  cerveau. 

Gustave  Flaubert  excelle  dans  ces  détails,  (fu'on  di- 
rait saisis  sur  nature,  dans  ces  mots  (jne  Ton  croit 
avoir  entendus,  tant  ils  parlent  juste  du  caractère  et 
de  la  situation.  Sous  ce  rapport,  il  est  logicien  comme 
Balzac,  qui  inventait  des  choses  plus  vraies  que  la 
vérité  même. 

L'analyse  d'un  ouvrage  si  complet  est  impossible. 
A  la  lecture,  la  complication  dis])araît,  tant  l'action  de 
cliacun  est  bien  placée  sur  son  rail.  On  s'inquiéterait 
à  tort  d'avoir  à  faire  connaissance  non  avec  cinq  ou 
six  personnages,  mais  avec  un  groupe  nombreux,  une 
petite  foule.  L'auteur  vous  présente  et  vous  ramène 
adroitement  tous  ses  types.  Ils  marchent  sous  la  tour- 
mente qui  les  pousse  au  dévouement,  au  mcnson.i^e, 
au  mal,  au  ridicule,  à  l'impuissance  ou  au  désenchan- 
tement. 11  faudrait  les  ciler  tous,  car  tous  ont  une  va- 


l'éducation  sentimentale  421 

leur  d'étude  sérieuse.  Tous  représentent  un  souvenir 
frappant,  qui,  en  réalité,  l'a  peut-être  navré  ou  obsédé, 
mais  qui,  refondu  et  remanié  par  une  forte  et  habile 
main  d'artiste,  lui  apparaît  excusable  ou  comique. 
C'est  ainsi  que  le  théâtre  nous  fait  rire  des  travers 
qui,  dans  la  vie,  nous  font  bailler,  et  nous  porte  à  ju- 
ger philosophiquement  les  torts  qui  nous  ont  froissés. 

Il  n'y  a  pas  de  question  morale  comme  on  l'entend 
soulevée  dans  ce  livre.  Toutes  les  questions,  solidai- 
res les  unes  des  autres,  s'y  présentent  en  bloc  à  l'es- 
prit, et  chaque  opinion  s'y  juge  d'elle-même.  Quand 
il  sait  si  bien  faire  vivre  les  figures  de  sa  création, 
Tauteur  n'a  que  faire  de  montrer  la  sienne.  Chaque 
pensée,  chaque  parole,  chaque  geste  de  chaque  rôle 
exprime  clairement  à  chaque  conscience  l'erreur  ou  la 
vérité  qu'il  porte  en  soi.  Dans  un  travail  si  bien  fouillé, 
la  lumière  jaillit  de  partout  et  se  passe  d'un  résumé 
dogmatique.  Ce  n'est  pas  être  sceptique  que  de  se 
dispenser  d'être  pédant. 

Ce  livre  appartient-il  au  réalisme?  Nous  confessons 
n'avoir  jamais  compris  oi^i  commençait  le  réel,  com- 
paré au  vrai.  Le  vrai  n'est  vrai  qu'à  la  condition  de 
s'appuyer  sur  la  réahté.  Celle-ci  est  la  base,  le  vrai 
est  la  statue.  On  peut  soigner  les  détails  de  cette  base, 
c'est  encore  de  l'art.  Tout  le  monde  sait  que  le  piédes- 
tal du  Persée  de  Benvenuto  Cellini,  à  Florence,  est  un 
bijou  ;  on  regrette  que  la  statue  ne  soit  pas  un  chef- 
d'œuvre.  On  avait  le  droit  de  l'exiger.  Nous  donne- 
rions volontiers  au  réalisme  le  simple  nom  de  science 
des  détails.  Le  vrai  y  dont  il  ne  peut  se  passer,  et  dont 
il  ne  se  passe  pas  quand  il  est  manié  avec  talent,  c'est 
la  science  de  l'ensemble,  c'est  la  synthèse  de  la  vie, 
c'est  le  sentiment  qui  ressort  de  la  recherche  des  faits. 


422      QUESTIONS  d'art  et  de  littéhatuhe 

Nous  ne  savons  donc  pas  du  tout  si  Balzac  était  réa- 
liste et  si  Flaubert  est  réaliste.  On  les  a  souvent  com- 
parés l'un  à  l'aiilre  parce  qu'ils  ont  le  môme  procédé. 
Ils  établissent  leur  fiction  sur  une  grande  étude  de  la 
vie  réelle.  Mais  ils  diffèrent  par  des  qualités  essentiel- 
les, et  là  s'arrête  la  comparaison.  Flaubert  est  grand 
poète  et  excellent  écrivain.  Balzac,  moins  correct  on 
fait  de  goût,  a  plus  de  feu  et  de  fécondité. 

Ce  qui  nous  est  arrivé  en  aclicvant  la  lecture  de 
V/ùliiC((tion  sontunoitalc  arrive  à  quiconque  ferme  un 
livre  lu  avec  plaisir  ou  avec  émotion.  Nous  avons  dit  : 
Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Cette  réilexion  est  stupide 
quand  elle  s'applique  à  une  étude  simple,  car  il  y  a  des 
études  simi)les  comme  il  va  des  corps  simples.  Mais 
devant  une  étude  de  la  vie  multiple,  de  la  combinaison, 
de  la  vie  sociale  en  un  mot,  on  a  le  droit  do  demander 
à  l'auteur  où  il  nous  mène  et  ce  que  nous  devons  pen- 
ser de  cette  vie  qu'il  met  sous  nos  yeux,  et  ([ui  est 
censée  la  nôtre. 

Ici  l'auteur  se  tait-il? 

Il  a  mis  devant  nos  yeux  un  miroir  en  disant  :  «  Re- 
gardez-vous; si  votre  image  n'est  pas  ressemblante, 
celle  de  votre  voisin  le  sera  peut-être.  »  Et,  en  eflet, 
nous  avons  tous  trouvé  le  voisin  ressemblant.  C'est  à 
nous  de  conclure  et  de  nous  demander  si  notre  épo- 
que est  offcctivcment  médiocre,  ridicule,  et  condam- 
née à  l'éternel  avortement  de  ses  aspirations. 

La  majorité  des  opinions,  qui  a  disposé  de  nos  des- 
tinées jusipi'à  ce  jour,  et  qui  n'a  pas  su  nous  donner 
un  état  social  libre  et  logique,  a  été  médiocre  en  eflet, 
et  c'est  une  douce  punition  cjue  de  la  vouer  au  riili- 
cule  ;  m;iis  rélernel  avorlcment  n'est  jnis  dans  la  na- 
ture matérielle,  il  ne  saurait  être  dans  la  nature  pen- 


l'éducation  sentimentale  423 

santé.  Nous  ne  pouvons  exiger  qu'un  artiste  nous 
raconte  l'avenir,  mais  nous  pouvons  le  remercier  de 
nous  faire,  d'une  main  ferme,  la  critique  du  passé. 
Donc,  la  réponse  est  simple  et  facile  :  Que  prouve  ton 
livre,  écrivain  humoristique,  railleur  sévère  et  pro- 
fond ?  —  Ne  dis  rien.  Je  le  sais,  je  le  vois.  11  prouve 
que  cet  état  social  est  arrivé  à  sa  décomposition  et 
qu'il  faudra  le  changer  très-radicalement.  Il  le  prouve 
si  bien  qu'on  ne  te  croirait  pas  si  tu  disais  le  con- 
traire I 

Nohant,  10  décembre  1869. 


XXXVI 


REPRISE  DE  LUCRECE  RORGIA 


A    VlGTOIl    HUGO,    A    GUEIINESEY 


Mon  grand  ami,  je  sors  de  la  représentation  de  Lu- 
crèce  Borgia,  le  cœur  tout  rempli  d'émotion  et  de  joie. 
J'ai  encore  dans  la  pensée  toutes  ces  scènes  poignan- 
tes, tous  ces  mots  charmants  ou  terribles,  le  sourire 
anrer  d'Alfonse  d'Esté,  l'arrêt  effrayant  de  Gennaro, 
le  cri  maternel  de  Lucrèce;  j'ai  dans  les  oreilles  les 
acclamations  de  cette  foule  qui  criait  :  Vive  Victor 
Hugol  et  qui  vous  appelait,  hélas  I  comme  si  vous  al- 
liez venir,  comme  si  vous  pouviez  l'entendre. 

On  ne  peut  pas  dire,  quand  on  parle  d'une  œuvre 
consacrée  telle  que  Lucrèce  Borgia  :  «  Le  drame  a  eu 
un  immense  succès;  »  mais  je  dirai  :  vous  avez  eu  un 
magnifique  triomphe.  Vos  amis  du  Rappel,  qui  sont 
mes  amis,  me  demandent  si  je  veux  être  la  première 


426  QUESTIONS    d'à  HT    ET    DE    LITTERATURE 

à  VOUS  donner  la  nouvelle  de  ce  triomphe.  Je  le  crois 
bien  que  je  le  veux!  Que  cette  lettre  vous  porte  donc, 
cher  absent,  l'écho  de  cette  belle  soirée. 

Cette  soirée  m'en  a  rappelé  une  autre,  non  moins 
belle.  Vous  ne  savez  pas  que  j'assistais  à  la  première 
représentation  de  Lucrèce  Bnrgia^—  il  y  a  aujourd'hui, 
me  dit-on,  trente-sept  ans,  jour  pour  jour? 

Je  me  souviens  que  j'étais  au  balcon,  et  le  hasard 
m'avait  placée  à  côté  de  Bocaj^e,  que  je  voyais  ce 
jour-là  pour  la  première  fois.  Nous  étions,  lui  et  moi, 
des  étrangers  l'un  pour  l'autre  :  l'enthousiasme  com- 
mun nous  fit  amis.  Nous  applaudissions  ensemble  ; 
nous  disions  ensemble  :  «  Est-ce  beaut  »  Dans  les 
entr'actes,  nous  ne  pouvions  nous  empêcher  de  nous 
parler,  de  nous  extasier,  de  nous  rappeler  réciproque- 
ment tel  passage  ou  telle  scène. 

Il  y  avait  alors  dans  les  esprits  une  conviction  et 
une  passion  littéraires  qui  tout  de  suite  vous  donnaient 
la  même  Ame  et  créaient  comme  une  fraternité  de  l'art. 
A  la  lin  du  drame,  quand  le  rideau  se  baissa  sur  le  cri 
tragique  :  «  Je  suis  ta  mère  !  »  Nos  mains  furent  vite 
l'une  dans  Taulie.  Elles  y  sont  restées  jusqu'à  la  mort 
de  ce  grand  artiste,  de  ce  cher  ami. 

J  ai  revu  aujourd'hui  Lucrèce  Borgia^  telle  que  je 
l'ai  vue  alors.  Le  drame  n'a  pas  vieilli  d'un  jour  ;*il 
n'a  pas  un  pli,  [)as  une  ride.  Cette  belle  forme,  aussi 
nette  et  aussi  ferme  ((?ie  du  marbre  de  Paros,  est  res- 
tée absolument  intacte  et  pure. 

Et  puis,  vous  avez  IoucIk*  là,  vous  avez  exprimé  là 
avec  votre  incomparable  magie  le  sentiment  qui  nous 
prend  le  plus  aux  entrailles;  vous  avez  incarné  et  réa- 
lisé «  la  mère  o.  C'est  éternel  comme  le  cuhu'. 

•,ucrèce  Borgia  est  peul-èlre,  dans  tout  votre  théâ- 


REPRISE    DE    LUCRÈCE    BORGIA  427 

tre,  l'œuvre  la  plus  puissante  et  la  plus  haute.  Si  Ruy 
Blas  est  par  excellence  le  drame  heureux  et  hrillant, 
l'idée  de  Lucrèce  Borgia  est  plus  pathétique,  plus  sai- 
sissante et  plus  profondément  humaine. 

Ce  que  j'admire  surtout,  c'est  la  simplicité  hardie 
qui  sur  les  robustes  assises  de  trois  situations  capita- 
les a  bâti  ce  grand  drame.  Le  théâtre  antique  procé- 
dait avec  cette  largeur  calme  et  forte. 

Trois  actes,  trois  scènes,  suffisent  à  poser,  à  nouer 
et  à  dénouer  cette  étonnante  action  : 

La  mère  insultée  en  présence  du  fds  ; 

Le  fils  empoisonné  par  la  mère; 

La  mère  punie  et  tuée  par  le  fils; 

La  superbe  trilogie  a  dû  être  coulée  d'un  seul  jet, 
comme  un  groupe  de  bronze.  Elle  l'a  été,  n'est-ce  pas  ? 
Je  crois  même  me  rappeler  comment  elle  l'a  été. 

Je  me  rappelle  dans  quelles  conditions  et  dans 
quelles  circonstances  Lucrèce  Borgia  fut  en  quelque 
sorte  improvisée,  au  commencement  de  1833. 

Le  Théâtre-Français  avait  donné,  à  la  lin  de  1832, 
la  première  et  unique  représentation  du  Roi  s'amuse. 
Cette  représentation  avait  été  une  rude  bataille  et  s'é- 
tait continuée  et  achevée  entre  une  tempête  de  sifflets 
et  une  tempête  de  bravos.  Aux  représentations  sui- 
vantes, qu'est-ce  qui  allait  l'emporter,  des  bravos  ou 
des  sifflets?  Grande  question,  importante  épreuve 
pour  l'auteur.... 

Il  n*yeut  pas  de  représentations  suivantes. 

Le  lendemain  de  la  première  représentation,  le  Rm 
s'amuse  était  interdit  a  par  ordre  )>,  et  attend  encore, 
je  crois,  sa  seconde  représentation.  Il  est  vrai  qu'on 
joue  tous  les  jours  Bignletto. 

Cette  confiscation  brutale  portait  au  poëte  un  pré- 


i28         QUESTIOXS    DAHT    ET    IJE    LITTÉRATURE 

judice  immense.  Il  dut  y  avoir  là  pour  vous,  mon  ami, 
un  cruel  moment  de  douleur  et  de  colère. 

Mais,  dans  ce  même  temps,  Harel.  le  directeur  de  la 
Porle-Saint-Martin,  vient  vous  demander  un  drame 
pour  son  tliéàtre  et  pour  mademoiselle  Georges.  Seu- 
lement, ce  drame,  il  le  lui  faut  tout  de  suite,  et  Ln- 
crrcc  Borr/ia  n'est  construite  cpie  dans  votre  cerveau, 
l'exécution  n'en  est  pas  même  commencée. 

N'imi)orte!  vous  aussi,  vous  voulez  tout  de  suite 
votre  revanche.  Vous  vous  dites  à  vous-même  ce  que 
vous  avez  dit  depuis  au  public  dans  la  préface  même 
de  Lucrèce  Dorgia  : 

<(  Mettre  au  jour  un  nouveau  drame,  six  semaines 
après  le  drame  proscrit,  ce  sera  encore  une  manière 
de  dire  son  fait  au  gouvernement.  Ce  sera  lui  montrer 
qu'il  perd  sa  peine.  Ce  sera  lui  j)rouver  ijue  fart  et  la 
liberté  peuvent  repousser  en  une  nuit  sous  le  i)ied 
maladroit  qui  les  écrase.  » 

Vous  vous  mettez  aussitôt  à  l'œuvre.  En  six  semai- 
nes, votre  nouveau  drame  est  écrit,  appris,  répété, 
joué.  Et,  le  2  février  1S88,  deux  mois  après  la  bataille 
{\n  Roi  s' amuse,  \^  première  représentation  de  Lucrèce 
Borrjia  est  la  plus  éclatante  victoire  de  votre  carrière 
dramatique. 

11  est  tout  simple  «pie  cette  oeuvre  d'une  seule  ve- 
nue, soit  solide,  indestructible  et  à  jamais  durable,  et 
(pi'on  l'ait  aj)i)laudie  hier  comme  on  l'a  applaudie  il  y 
a  quarante  ans,  comme  on  l'applaudira  dans  quarante 
ans  encore,  comme  on  l'applaudira  toujours. 

L'effet,  très-grand  dès  le  premier  acte,  a  grandi  de 
scène  en  scène,  et  a  eu,  au  dernier  acte,  toute  son 
explosion. 

Chose  étrange  !  ce  dt^-nior  ;\r[c,  on  le  connaît. on  le 


REPRISE    DE    LUCRÈCE    BORGIA  420 

sait  par  cœur,  on  attend  l'entrée  des  moines,  on  at- 
tend l'apparition  de  Lucrèce  Borgia,  on  attend  le  coup 
de  couteau  de  Gennaro. 

Eh  bien  !  on  est  pourtant  saisi,  terrifié,  haletant, 
comme  si  on  ignorait  tout  ce  qui  va  se  passer  ;  la  pre- 
mière note  du  De  Profundis  coupant  la  chanson  à 
boire  vous  fait  passer  un  frisson  dans  les  veines;  on 
espère  que  Lucrèce  Borgia  sera  reconnue  et  pardon- 
née  par  son  fds,  on  espère  que  Gennaro  ne  tuera  pas 
sa  mère.  Mais  non,  vous  ne  le  voudrez  pas,  maître  in- 
flexible ;  il  faut  que  le  crime  soit  expié,  il  faut  que  le 
parricide  aveugle  châtie  et  venge  tous  ces  forfaits, 
aveugles  aussi  peut-être. 

Le  drame  a  été  admirablement  monté  et  joué  sur  ce 
théâtre,  où  il  se  retrouvait  chez  lui. 

Madame  Laurent  a  été  vraiment  superbe  dans  Lu- 
crèce. Je  ne  méconnais  pas  les  grandes  qualités  de 
beauté,  de  force  et  de  race  que  possédait  mademoi- 
selle Georges;  mais  j'avouerai  que  son  talent  ne  m'é- 
mouvait que  quand  j'étais  émue  parla  situation  même. 
Il  me  semble  que  Marie  Laurent  me  ferait  pleurer  à 
elle  seule.  Elle  a  eu  comme  mademoiselle  Georges,  au 
premier  acte,  son  cri  terrible  de  lionne  blessée  : 
(f  Assez!  assez!  »  Mais,  au  dernier  acte,  quand  elle  se 
traîne  aux  pieds  de  Gennaro,  elle  est  si  humble,  si 
tendre,  si  suppliante,  elle  a  si  peur,  non  d'être  tuée, 
mais  d'être  tuée  par  son  fils,  (juo  tous  les  cœurs  se 
fondent  comme  le  sien  et  avec  le  sien.  On  n'osait  })as 
applaudir,  on  n'osait  pas  bouger,  on  retenait  son  souf- 
fle. Et  puis  toute  la  salle  s'est  levée  pour  la  rappeler 
et  pour  l'acclamer  en  même  temps  que  vous. 

Vous  n'avez  eu  jamais  un  Alfonse  d'Esté  aussi  vrai 
et  aussi  beau  que  Mélinguc.  C'est  un  Bonington,  ou 


430         QUESTIONS    d'art    ET    DE    LITTÉRATURE 

mieux,  c'est  un  Titien  vivant.  On  n'est  pas  plus  prince, 
et  prince  italien,  prince  du  xvi'  siècle.  Il  est  féroce  et 
il  est  raffiné.  Il  prépare,  il  compose  et  il  savoure  sa 
vengeance  en  artiste,  avec  autant  d'élégance  que  de 
cruauté.  On  l'admire  avec  épouvante  faisant  griffe  do 
velours  comme  un  beau  tigre  royal. 

Taillade  a  bien  la  figure  ingique  et  fatale  de  Gen- 
naro.  Il  a  trouvé  de  beaux  accents  d'àpreté  hautaine  et 
farouche,  dans  la  scène  où  Gennaro  est  exécuteur  et 
juge. 

Brésil,  admirablement  costumé  en  faux  hidalgo,  a 
une  grande  allure  dans  le  personnage  méphistophéli- 
que de  Gubetta. 

Les  cinq  jeunes  seigneurs,  que  des  artistes  de  réelle 
valeur,  Charles  Lemaître  en  tète,  ont  tenu  à  honneur 
de  jouer,  —  avaient  l'air  d'être  descendus  de  quelque 
toile  de  Giorgione  ou  de  Bonifazio. 

La  mise  en  scène  est  d'une  exactitude,  c'est-à-dire 
d'une  richesse  qui  fait  revivre  à  souhait  pour  le  plai- 
sir des  yeux  toute  cette  splendide  Italie  de  la  renais- 
sance. M.  Raphaël  Félix  vous  a  traité  —  bien  plus  que 
royalement  —  artistement. 

Mais  —  il  ne  m'en  voudra  pas  de  vous  le  dire  —  il 
y  a  quelqu'un  qui  vous  a  fêté  encore  mieux  que  lui, 
c'est  le  public,  ou  plutôt  le  peuple. 

Quelle  ovation  à  votre  n^m  et  à  votre  œuvre  ! 

J'étais  tout  heureuse  et  hère  pour  vous  de  cette 
juste  et  légitime  ovation.  Vous  la  méritez  cent  fois, 
cher  grand  ami.  Je  n'entends  pas  louer  ici  votre  puis- 
sance et  votre  génie,  mais  on  peut  vous  remercier 
d'être  le  bon  ouvrier  et  l'infatigable  travailleur  ciue 
vous  êtes. 

Quand  on   pense  à  ce  que  vous  avez  fait  déjà  en 


REPRISE    DE    LUCRÈCE    BORGIA  431 

1833  !  Vous  aviez  renouvelé  l'ode  ;  vous  aviez,  dans  la 
préface  de  Cromivell,  donné  le  mot  d'ordre  à  la  révo- 
lution dramatique  ;  vous  aviez  le  premier  révélé  l'O- 
rient dans  les  Orientales,  le  moyen -âge  dans  Notre- 
Dame  de  Paris. 

Et,  depuis,  que  d'œuvres  et  que  de  chefs-d'œuvre  I 
que  d'idées  remuées,  que  de  formes  inventées  !  que  de 
tentatives,  d'audaces  et  de  découvertes  ! 

Et  vous  ne  vous  reposez  pas  !  Vous  saviez  hier  là- 
bas  à  Guei'nesey  (|u'on  reprenait  Lucrèce  Borgia  à  Pa- 
ris, vous  avez  causé  doucement  et  paisiblement  des 
chances  de  cette  représentation  ,  puis  à  dix  heures,  au 
moment  où  toute  la  salle  rappelait  Mélingue  et  ma- 
dame Laurent  après  le  troisième  acte,  vous  vous  en- 
dormiez afm  de  pouvoir  vous  lever  selon  votre  habi- 
tude à  la  première  heure,  et  on  me  dit  que,  dans  le 
même  instant  où  j'achève  cette  lettre,  vous  allumez 
votre  lampe,  et  vous  vous  remettez  tranquille  à  votre 
œuvre  commencée. 

4  février    1870. 


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TABLE 


Pages 

I.   --  Préfaces  générales.  1842-1851 1 

II.  —  Mars  et  Dorval 13 

III.  —  Obermann,  par  de  Sénancour 25 

IV.  —  A  propos  de  Romans  et  Nouvelles 43 

V.  —  Souvenirs  de  madame  Merlin 53 

VI.  —  Marie  Dorval 61 

VII.  —  Ingres  et  Calamatta 65 

VIII.  —  Les  Poëtes  populaires 73 

IX.  —  Lamartine,  utopiste 79 

X.   —  Dialogues  familiers  sur  la  poésie  des  prolétaires.  91 

XI.  —  Préface  du  Chantier,  par  Charles  Poney.    .   .  159 

XII.  —  Préface  des  Poésies  de  Magu 189 

XIII.  —  Hamlet lîB 

XIV.  —  Réception  de  Sainte-Beuve  à  rAcadémie  fran- 

çaise   201 

XV.  —  Deburau 215 


4S4  TABLE 

XVI.  —  Arts.  —  Thé.Mre  de  la  Réinihlirpif».  théâtre  do 

rOpéra ^^y^K 

XVII.   —  Préface  des  Cu/iteur5  outrifrs.  j>ar  Gillaud.    .   .  iîo^î 

XVIII.  —  La  Comédie  italienne 240 

XIX.  —  Bouquet  de  marguerites,  par  Charles  Poney.   .  STiT 
XX.  —  Préface  de  :  Le  Monde  des  papillons,  parMaurice 

Sand 269 

XXI.  —  A  propos  de  La  petite  Fadette 279 

XXII.  —  Le  Réalisme 287 

XXIII.  —  Préface  de   Hlasques  et  Bouffons,   par  Maurice 

Sand 29:> 

XXIV.  —  Préface  de  Six  mille  lieues  à  toute  vapeur,  par 

Maurice  Sand 200 

XXV,  —  Lettre  sur  Salammbô 3(X> 

La  Vierge  à  la  chaise  de  Raphaël ."îi:» 

Pourquoi  les  femmes  à  l'Académie? ,U0 

XXVIII .  —  Les  Miettes  de  l'Histoire,  par  Auguste  Vacquerie.  33r> 

XXIX.  —  A  i-ropos  de  Ma.delon,  par  Edmond  About.  .  330 

XXX.  —   Victor  Hugo,  raconte  par  un  témoin  de  sa  vie.   .  3r)7 

XXXI.  —  L'Histoire  de  Jnlet  C»sar o<>> 

XXXII.  —  Le  Coq  aux  du  veux  d'or,  par  Maurice  Sand.    .  370 

XXXIII.  —  A  propos  dts  Idées  de  viadamt'  Aulnratj 397 

XXXIV.  —  Les  Beaux  Messieurs  de  Buis-Hirè,  au  théâtre  de 

rOdeon 405 

XXX^■.   —  L'Éducation  sentimentale.  \^av  Ciusthve  Vliwheri.  415 

X.XXVI.   —  Reprise  de  Lucrèce  Dorgia A^ 


^  XXV.  - 


Imprimerie  de  Poissy  —  S.  Lf.'ay  et  C»' 


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