m
■1^4
pin
>
^-
œUVRES COMPLÈTES
GEORGE SAND
QUESTIONS D'ART ET DE LITTÉRATURE
C A T. M W V L H V Y , ÉDITEUR
ŒUVRES COMPLÈTES
GEORGE SAND
FOltUAT GRAND IN-18
Lis Amocrs de l'ace o'or..
AOBIAM
ANDRE
Antosu
actoir dk l* table
Ll liEAf l.Al'RB>Cg
Les Heacx Messieurs de
bois-dork
Tadio
Cbsahi>b Oiktiucu
Le C.hateku dks Désertes.
Le Château de PicroiiDO..
Le ( hène parlant
Le Compaonon du tocr de
France
La Co«itkssb de Kuholstadt.
La r.oNKkssio?< d'ikk jeune
riixi
Constance Vekrier
consiei.p
CoMKS d'l'me cnAXu'uknK..
La Coite
Les D V mes vertes
La D^NIfLLA
La l)ERMKnB Ai.niNi
Le DEr.MEit Amour
DEr.MKRK^ PWiE<
Les i»tix Ki.KHEs
Le l)MRI.e AlX CHAMPS.. ..
Elle et Lui
La Famille de Germandre. .
La FiLLiui.K
Flav grande
FlAVIE
Fravcu
François le Champi
HiSlOIRK DKUA VIE
Un Hivkr a Majorque —
Sp.rulion
L'HoViME DE NEmE
UOHACE
Impressions et Soutenirs..
Iniiiana
Iriuora
Jacoib»
Jean delà Rocu
vol.
-. 7
Jean ZisKA — Gabriel
Jeanne
JuLRNaL d'un VdYAGtCR PEN-
DANT LA GCEKRE
Laira
Légende» RisTintts
Lklia — .MéU'Ila — CoM. . .
Ll TIRES d'un Voyageur....
Lui:REri V • Flori vni -L;n inia.
Mademoiselle LaiJuintinie.
Mademoiselle .Msrqueu... .
LKi Maîtres mosaïstes....
J.E^ .MaITHES SONNEURS
Mal<;retout
La .\t\RB AU bikBLE
Le\Krqui> ok Villembr....
Ma Sœur Jeanne
Mtl PKAT
Lk Mei nier d'Angibadlt. . . .
Monsieur Sylvestub.,
MONT-KSVKCHB
Nanun
Narcisse
Nouvelles
Norvi.LLES LETTRES D'uN
Voyageur
Pauline
La I'etite Fadktte
Le rEcuB DE M. Antoine..
Lrl'i.ciMNO
Pierre qui houle.. .^. ...
Promenades autour d'ow
VILLAGE
Le Secrétaire intime
Les sept Cordes dblaLtrb.
Simon
Tamaris
Ti;vi TiNO — Leone Léoni...
TiikaTRE ro-irirT
Theairv: :s ■> iant
L\ Tm II Du 1 tRCEMOKT. —
Mahhnne
l'i'scooub
Valkntinb
VALVÉnRK
La Ville noirb
QUESTIONS D'ART
ET DE
LITTÉRATURE
GEORGE SAND
CL
1 n=
if
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET UOULEVAMI DES ITALIENS, 13
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
Droit» d9 reproduction et d» traduction réserréi.
» f
* (
•
QUESTIONS D'ART
LITTÉRATURE
PRÉFACES GÉNÉRALES '
1842.
Il se passe depuis dix ans, sur un tout petit coin de
la scène littéraire, un phénomène étrange, à propos
de mes romans. Ce ne serait pas la peine d'en parler,
si, à cet exemple pris entre mille, ne se rapportaient
pas tous les autres cas de même nature. Voici ce fait,
à moi personnel au premier abord, et auquel se rat-
tachent pourtant de grandes questions sociales :
Depuis dix ans, dans une série de romans que je
1. Ces préfaces ont été écrites, la première pour Tédition Per-
rotin des Œuvres complèles de l'auteur, seize volumes in-12, 1842-
1844, et la seconde pour l'édition Hetzel, neuf vol. in-8o, 1851-
1856. Note de VÉditeur.
2 QUESTIONS D*ART ET UE LITTÉRATURE
n'ai pas pour cela la prétention de croire très-impor-
tants ni très-profoncls, j'ai adressé aux hommes de
mon temps une suite d'interrogations très-sincères,
auxquelles la critique n'a rien trouvé à répondre, sinon
que j'étais bien indiscret de vouloir m'enquérir auprès
d'elle de la vérité. J'ai demandé, avec beaucoup de
réserve et de soumission au début, dans deux romans
intitulés îndiana et ValentinCj quelle était la moralité
du mariaf^e tel qu'on le contracte et tel qu'on le con-
sidère aujourd'hui. Il me fut par deux fois répondu
que j'étais un questionneur dangereux, partant un ro-
mancier immoral.
Cette insistance à éluder la question, à la manière
des catholiques, en condamnant l'esprit d'examen,
m'étonna un peu de la part de journalistes chez les-
quels je cherchais vainement la trace d'une religion
ou d'une croyance quelconque. Cela me fit penser que
l'ignorance de la critique n'était pas seulement rela-
tive aux {juestions sociales, mais s'étendait encore aux
questions humaines; et je me permis de lui demander,
dans un roman intitulé Li'Iia, comment elle entendait
et comment elle expliquait l'amour.
Cette nouvelle demande mit la critique dans une
véritable fureur. Jamais roman n'avait déchaîné de
tels anathèmes, ni soulevé d'aussi farouches indigna-
tions. J'étais un esprit pervers, un caractère odieux,
une plume obscène, pour avoir esquissé le fantôme
d'une femme qui cherche en vain l'amour dans le
cœur des hommes de notre temps, et qui se relire au
désert pour y rêver l'amour dont brûla sainte Thérèse.
Cependant je ne demeurai pas convaincu (juc les Pères
de l'Eglise, dont j'avais à cette époque la tète remplie,
m'eussent inspiré la pensée d'un livre abominable.
PREFACES GENERALES S
Je fis un nouveau roman que j'intitulai Jacques ^ et
dans lequel, prenant un homme pour type principal, je
demandai encore, et cette fois au nom de l'homme,
comme je l'avais fait jusqu'alors au nom de la femme,
quel était l'idéal de l'amour dans le mariage. Cette fois,
ce fut pis encore. J'étais l'ennemi du mariage, l'apolo-
giste de la licence, le contempteur de la fidélité, le
corrupteur de toutes les femmes, le fléau de tous les
maris.
Plus tard, dans un roman appelé Spiridion, je de-
mandai à mon siècle quelle était sa rehgion. On m'ob-
serva que cette préoccupation de mon cerveau man-
quait d'actualité. Les critiques qui m'avaient tant repro-
ché de n'avoir ni foi ni loi, de n'être qu'un artiste^
c'est-à-dire, dans leurs idées d'alors, un brouillon et
un athée, m'adressèrent de doctes et paternels repro-
ches sur ma prétention à une croyance, et m'accusè-
rent de vouloir me donner des airs de philosophe.
« Restez artiste I » me disait-on alors de toutes parts,
comme Voltaire disait à son perruquier : « Fais des
perruques. »
Plus tard encore, dans un roman intitulé le Compa-
gnon du tour de France, je demandai ce que c'était
que le droit social et le droit humain; quelle justice était
praticable de nos jours, et comment il fallait s'y pren-
dre pour persuader aux prolétaires que l'inégalité des
droits et des moyens de développement était le dernier
mot de la forme sociale et de la sagesse des lois. Il me
fut répondu que j'en voulais trop savoir, que j'étais le
courtisan de la populace, le séide d'un certain Jésus-
Christ et de plusieurs autres raisonneurs très-scé-
lérats que la justice de tous les siècles et l'intérêt de
tous les gouvernements avaient envoyés à la potence.
4 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Muni d'aussi bons renseignements, éclairé, comme
on voit, par les docteurs de la presse, atteint et con-
vaincu du délit de curiosité, j'avoue que ces docteurs
m'ont, du moins, appris une chose : c'est que la criti-
que des journaux n'a pas le premier mot des énigmes
sociales dont jelui ai ingénument demandé la solution.
C'est pourquoi je continuerai à questionner mes con-
temporains, n'acceptant pas du tout ce raisonnement
des conservateurs, qu'nji ne doit pas signaler le mal^
à moins qu on en ait trouve le remède. Si les questions
sont des crimes, il y a un moyen de les faire cesser :
c'est d'y répondre ; et je demande aux gens que ma
curiosité scandalise de me mettre une bonne fois l'es-
prit en repos, en me prouvant (jue tout est clair et que
tout va bien. Mais jusqu'ici, hélas t ils ne m'ont fait
d'autre réponse que celle de la chanson du roi Dago-
bert, ce grand politique des temps passés, s'il faut en
croire la légende :
a Api)rcn(ls, lui dit le roi.
Que je n'aime pas les pourquoi. »
Loin de moi l'intention de me présenter ici comme la
victime des opinions et des préjugés, aiin de repousser
les critiques littéraires dont mes livres ont été l'objet.
En matière d'art, j'admettrai volontiers la compétence
de la criti([ue, n'attribuant pas d'autre mérite à mes
ouvrages que la sincérité et l'ardcurd'investigation qui
les ont dictés, et ne cherchant pas ailleurs la cause de
la popularité qu'ils ont acquise, en dépit de tous leurs
défauts et des critiques qu'on en a faites.
Car vous cherchez tous avec moi, ô mes contempo-
rains! tous, vous avez besoin de la vérité, public et
PREFACES GENERALES O
juges, lecteurs et critiques. C'est en vain que vous ré-
sistez aux voix qui s'élèvent de toute part : au fond
de vos consciences parlent des voix bien plus éloquen-
tes que la mienne; et tel de vous m'a condamné pour
la forme, qui, dans son âme sentaitlesmêmes douleurs,
les mêmes révoltes, les mêmes besoins que moi. Mais,
errant dans les ténèbres du doute, hommes malheu-
reux que nous sommes ! il nous arrive souvent de
prendre nos amis pour des ennemis, et réciproque-
ment. Gela n'empêchera pas ceux de nous qui com-
mencent à distinguer le crépuscule de la nuit, et à ai-
mer l'humanité malgré les erreurs des hommes, de
chercher toujours et de tenir fermes dans leurs mains
ces mains qui les repoussent et qui les méconnais-
sent.
Vous tous qui m'avez tant de fois traduit au tribunal
de l'opinion avec emportement, avec dureté, avec une
sorte de haine personnelle, étrange, inexplicable!... je
ne vous traduis point au tribunal de la postérité. In-
struite de tous les mystères qui nous épouvantent, elle
nous poussera tous ensemble dans l'abîme bienfaisant
de l'oubli. De nos manifestations diverses, s'il reste
une faible trace, nos enfants verront bien que tel d'en-
tre nous qui gourmanda l'égoïsme et l'apathie des au-
tres, les aima puissamment et n'en fut point sérieuse-
ment haï. Nos pères furent incertains et malheureux,
diront ils ; mais ils furent trop près de la vérité pour
ne point se sentir échauffés déjà d'un rayon de la bonté
divine.
QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
II
Nohant, 12 avril ISÔl.
En publiant une édition complète de mes ouvrages
dans le format le plus populaire aujourd'hui et au
plus bas prix, je n'ai eu ni le dessein de m'enrichir
en cas de succès, ni la prétention de fiure un grand
sacrilice dans le cas contraire. Mais je puis dire que
ce (jui m'a le plus préoccupé, c'est le désir de faire
lire à la classe pauvre ou malaisée des ouvrages dont
une grande partie a été composée pour elle. J'ai
dû attendre pour m'y décider que l'habitude générale
consacrât l'usage d'un format qui ne me semblait pas
commode, et qui néanmoins l'est devenu par l'habitude
même.
J'ai voulu encore essayer de donner au peuple une
édition aussi soignée que possible, sans augmenter
d'un centime le prix de ces sortes de publications, et
je crois y avoir réussi grâce aux soins généreux et in-
Iclligonls de l'ami qui s'est fait mon éditeur.
Enlin, j'ai été heureuse d'obtenir le concours d'un
grand talent * pour l'illustration de cette longue série
d'ouvrantes (pie j'offre à un peuple très-artiste et très-
cajjable d'apprécier les choses d'art.
Dans cette longue série, plusieurs ouvrages (je puis
dire le i)lus grand nombre) ont été inspirés par le désir
1. Touy Johaunol.
PREFACES GENERALES 7
d'éclairer le peuple sur ses devoirs autant que sur ses
droits. Quelques-uns, les premiers surtout, n'ont été
que le cri d'une âme fortement impressionnée, atteinte
parfois de doute et de découragement; peu pressée de
conclure parce qu'elle craignait d'avoir à maudire
l'humanité, qu'elle éprouvait le besoin d'aimer. Peu
à peu la lumière s'est faite dans ce chaos d'émotions
diverses à mesure que l'âge y amenait la réflexion. Mes
instincts avaient toujours été révolutionnaires, en ce
sens que l'injustice était un spectacle antipathique pour
ma nature, et qu'un immense besoin, d'équité chré-
tienne avait rempli ma vie dès mon plus jeune âge ;
mais la confiance dans mes instincts ne m'est venue
que peu à peu avec la certitude que le progrès est la
loi vitale de l'humanité, et à mesure que je sentais ce
progrès s'opérer en moi-même. Qui se sent vivre, sent
et saisit la vie dans les autres; et cette vie des autres
vient alimenter et étendre la sienne propre. Je suis
donc arrivée, sans grands efforts et sans fortes études,
à cet état de lucidité dans la. conviction où peut arriver
toute âme sincère, sans qu'il lui soit besoin d'une
trempe supérieure. Ce que je suis, tout le monde peut
l'être ; ce que je vois, tout le monde peut le voir ; ce
que j'espère, tout le monde peut y arriver. Il ne s'agit
que d'aimer la vérité, et je crois que tout le monde sent
le besoin de la trouver.
Je n'ai point révélé de vérité nouvelle dans mes
ouvrages. Je n'y ai jamais songé, bien qu'on m'ait
accusé, avec une ironie de mauvaise foi, d'avoir vou-
lu, comme tant d'autres, jouer à la doctrine et à la
secte. J'ai examiné autant que j'ai pu les idées que
soulevaient, autour de nous tous, les hommes de mon
temps. J'ai chéri celles qui m'ont semblé généreuses
8 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
et vraies; je n'ai pas toujours tout compris dans les
moyens pratiques que plusieurs ont proposés, soit
qu'ils fussent obscurs, soit plutôt que mon cerveau
fût impropre à saisir les combinaisons et les calculs
des probabilités. Je ne me suis pas tourmenté dans
mon impuissance ; j'ai trouvé qu'il me restait bien as-
sez à faire en employant le genre de facultés qui m'é-
tait échu, au développement du sentiment de la justice
et de l'amour de mes semblables. J'avais une nature
d'artiste, et, quoi qu'on en dise, je n'ai jamais voulu
être autre chose qu'un artiste; ceux qui ont cru m'hu-
milier et me blesser en proclamant que je n'étais pas
de taille à faire un philosophe m'ont fait beaucoup de
plaisir, car chacun a l'amour-propre d'aimer sa pro-
pre organisation et de s'y complaire comme l'animal
dans son propre élément. Mais, en prétendant que
mon organisation et ma vocation d'artiste s'opposaient
en moi à Tmlelligence et au développement des vérités
sociales élémentaires et à l'amour des éternelles véri-
tés dont le christianisme est la philosophie première,
on a dit un sophisme tout à fait puéril. A-t-on jamais
reproché aux peintres de la renaissance de se poser en
théologiens parce qu'ils traitaient des sujets sacrés!
Les peintres llamands avaient-ils la prétention de se
dire savants naturalistes parce qu'ils étudiaient et con-
naissaient les lois de la lumière! Quel est donc l'artiste
qui peut s'abstraire des choses divines et humaines,
se passer du reflet des croyances de son époque, et
vivre étranger au milieu oii il respire? Vraiment, ja-
mais pédantisme ne fut poussé aussi loin dans l'ab-
surde que cette théorie de l'art pour l'art, qui ne ré-
pond à rien, qui ne repose sur rien, et que personne
au monde, pas plus ceux qui l'ont affichée que ceux
PREFACES GENERALES ^
qui l'ont combattue, n'a jamais pu mettre en pratique.
L'art pour l'art est un mot creux, absolument faux et
qu'on a perdu bien du temps à vouloir définir sans en
venir à bout : parce qu'il est tout bonnement impossi-
ble de trouver un sens à ce qui n'en a pas.
Demande^ à un poëte, au plus exclusivement poëte
de tous les hommes, de faire des vers, seulement pour
faire de beaux vers, et de n'y pas mettre l'ombre d'une
idée philosophique, vous verrez s'il en vient à bout, ou
bien vous verrez quels vers ce seront. Prenez la pièce
la plus romantique, la plus purement descriptive des
chefs de la prétendue doctrine de l'art pour l'art, et
vous verrez si, au bout de dix vers, l'humanité, le
sentiment et le souvenir de ses grandeurs ou de ses
misères, ne viennent pas animer, expliquer, symboli-
ser le tableau.
Quand M. Victor Hugo dit: La mer était désespérée,
il met une âme dans la mer, une âme orageuse et trou-
blée, une âme de poëfe, ou l'âme collective de l'hu-
manité.
Les anciens disaient : Tethys est en fureur ; eux aussi
personnifiaient les tumultes des passions humaines
jusque dans ceux des éléments. C'est qu'il n'est pas
possible d'être poëte ou artiste, dans aucun genre et à
quelque degré que ce soit, sans être un écho de l'hu-
manité qui s'agite ou se plaint, qui s'exalte ou se dé-
sespère.
J'ai donc prêché à ma manière, comme l'ont fait
avant moi et autour de moi, comme le feront toujours
tous les artistes.
De tout temps, on a cherché querelle à ceux qui
avaient le goût des nouveautés, comme disaient les
anciens orthodoxes, c'est-à-dire la croyance au pro-
1.
10 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
^Tos, et le désir de combattre les abus et les erreurs
(le leur siècle.
On les étran^'lait, on les brûlait au temps passé.
Aujourd'hui, on les exile, on les emprisonne, s'ils
sont hommes ; on les insulte, on essaye de les outra-
^er, s'ils sont lemmes. Tout cela est bien facile à
supporter quand on croit; depuis l'estrapade des
vieux siècles jusqu'à l'ironie injurieuse du nouveau,
tout est fête et |)laisir intérieur, soyez-en certains, ô
contempteurs de l'avenir, pour quiconque a foi en
l'avenir.
Vous perdez donc vos peines; les hommes s'in-
struiront et travailleront à s'instruire les uns les au-
tres, sous toutes les formes, depuis le trouvère avec
son vieux luth, jusqu'à l'écrivain moderne avec l'idée
nouvelle.
La vérité du temps a été dite aux hommes du temps.
Certains esprits synthétiques la renferment dans une
doctrine que l'on étudie, que l'on discute, que l'on
juge, et (jui laisse de grandes lueurs, lors môme
qu'elle est incomplète.
Les j)hilosophes, les historiens, les politi((ues jet-
tent la foi et la lumière à pleines mains, même ceux
qui se trompent, car l'erreur des forts esprits est en-
core une instruction })our ceux qui cherchent et choi-
sissent.
Les iU'tistes vi(Minont ai)iv.s eux, et sèment un peu
de blé mêlé sans doute à des herbes folles. Mais ces
folles herbes, le temps, le goût, la mode, qui, elle
aussi, est une recherche du progrès dans le beau, en
feront aisément justice. Le froment restera. Nos des-
cendants souriront certainement de la (piantité de pa-
roles, de fictions, de ma7\wrrs qu'il nous a fallu
PRÉFACES GÉNÉRALES " 11
employer pour dire ces paroles banales ; mais ils ne
nous sauront pas mauvais gré de la préoccupation
sérieuse qu'Us retrouveront au fond de nos œuvres,
et ils jugeront, à l'embarras de notre parole, de la lutte
que nous avons eu à soutenir pour préparer leurs
conquêtes.
II
MARS ET DORVAL
Le 9 février 1833, madame Dorval et mademoiselle
Mars ont joué au Théâtre-Français un acte du Mariage
de Figaro. Ces deux femmes si célèbres, avec made-
moiselle Déjazet, pleine de gentillesse sous le costume
de Chérubin, ont formé, dans la scène de la romance,
un tableau qui rappelait le dessin spirituel, l'expres-
sion enjouée et le riche coloris des meilleures compo-
sitions de l'école française. Le rôle de Suzanne a
toujours valu tant d'éloges à mademoiselle Mars,
qu'elle doit y avoir épuisé les émotions du triomphe.
Quant à madame Dorval, c'était la première fois
qu'elle paraissait sous la toque emplumée de la com-
tesse Almaviva. La partie super-aristocratique de
l'auditoire témoignait d'avance quelque doute sur
l'aptitude de l'actrice à bien conserver la dignité de la
grande dame, à côté de l'inflammable sensibilité de
la femme. On pensait que mademoiselle Mars, plus
14 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
habituée aux charmantes minauderies de Téventail,
serait une comtesse jilus convenable, et que madame
Dorval, douée d'un talent plus incisif et d'une ima-
gination plus jeune, serait une Suzanne plus piquante.
Mais à l'intelligence de madame Dorval, l'étude et la
règle sont des lisières trop courtes. L'inspiration lui
révèle tout ce que l'enseignement donne aux autres.
Il a semblé qu'en revêtant les nobles et frais atours
de la châtelaine, en traînant la robe à queue, solennel
caractère de certains rôles, dans les traditions du
théâtre, elle se soit sentie investir de l'orgueil du
rang sans dépouiller cependant les entraînements du
cœur. Les personnes d'un jugement délicat et d'une
observation éclairée ont remarqué tout ce qu'elle a su
étabhr de nuances dans ce peu de scènes, ingrat et
incomplet moyen de développement pour la puissance
de son àme. Ces personnes ont néanmoins eu le temps
de s'intéresser, de s'attacher à cette femme mélanco-
lique et fine, encore brisée par les chagrins d'un
amour mal payé, déjà ranimée par les vives impres-
sions d'un amour nouveau, nonchalante au dehors,
passionnée au dedans ; à cette femme incertaine,
effrayée, entraînée, que l'avenir et le passé se dispu-
tent, (jui lutte contre sa raison et contre son cœur, à
cette femme enfin qui a tant de répugnance et tant
d'adresse à mentir, parce qu'elle se sent comtesse, et
parce qu'elle se souvient d'avoir été Rosine. On a
compris tout cela dans ce peu de temps, parce que,
en lisant Beaumarchais, madame Dorval en a tout à
coup saisi la pensée intime.
Ces mômes personnes ont songé à établir un paral-
lèle entre madame Dorval et mademoiselle Mars, et
nous avons entendu raisonner, avec l'impartialité que
3IARS ET D OR VAL 15
donne un vrai sentiment de l'art, sur le mérite de ces
deux grandes artistes. Nous avons recueilli quelques-
unes de ces causeries d'entracte, triomphe moins
immédiat et moins enivrant pour les acteurs que les
applaudissements de la représentation ; succès plus
flatteur et plus solide, parce qu'il est établi sur des
impressions plus profondément recueillies, plus reli-
gieusement conservées.
Naturellement l'esprit des juges s'est reporté sur
les divers succès qu'ont obtenu, mademoiselle Mars
dans le cours d'une longue et brillante carrière ; ma-
dame Dorval dans la période de quelques années de
triomphes, récompense tardive d'un talent trop
longtemps ignoré ou méconnu. Parmi ces juges,
soit délicatesse d'affection, soit sentiment exquis de
la politesse, aucun ingrat n'a reproché à mademoi-
selle Mars d'avoir usé trop longtemps du privilège de
sa gloire. Tous étaient pénétrés d'une sorte de respect
naïf pour cette grande renommée que tous n'ont pas
vu briller dans son plus vif éclat, mais dont tous ont
senti le reflet encore chaleureux et beau. Nul n'a donc
songé à faire à madame Dorval un mérite de sa
jeunesse au détriment de mademoiselle Mars : on
aime trop madame Dorval aujourd'hui pour ne pas
sentir qu'on l'aimera encore dans vingt ans, et qu'on
la perdra le plus tard possible. Ne désirons-nous
pas tous qu'elle suive l'exemple de mademoiselle Mars,
et qu'elle hésite longtemps à recevoir de son public la
couronne des adieux ?
Abstraction faite d'une différence d'âge qui ne
constitue de préséance à l'une qu'au jugement des
yeux, mais où l'esprit et le cœur n'entrent pour rien
dans l'arrêt du spectateur, d'assez chaudes discus-
10 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
sions se sont élevées sur cette question de supériorité,
considérée non pas seulement comme attrait, mais
aussi comme mérite. Les deux illustres rivales ont
eu chacune une nombreuse phalange de champions
courtois et honorables, admirateurs zélés, mais sin-
cères et généreux comme le sentiment qui doit exister
dans le cœur de ces deux femmes. Car ces deux
femmes ont compris l'art sous deux aspects diffé-
rents, et toutes deux ont marché à leur but avec la
persévérance que donnent l'intelligence et la ré-
flexion ; mais toutes deux se sentent trop haut placées
dans leur gloire pour ne pas s'admirer l'une l'autre, et
pour ne pas se donner loyalement la main dans la
coulisse comme sur la scène.
Les rôles qu'elles venaient de remplir dans la pièce
de Beaumarchais impliquaient des qualités tellement
distinctes, qu'il a été nécessaire de se reporter à des
rôles analogues entre eux, pour asseoir le système
de comparaison. Ainsi l'on a mis en présence Su-
zanne avec Jeanne Vaubernier, Clotilde avec Adèle
d'Hervey.
L'aréopage, vous le voyez, a tout à fait mis de côté
le doute précédemment émis sur la compétence de
l'une ou de l'autre actrice dans l'une ou l'autre litté-
rature, drame ancien ou drame nouveau. Madame
Dorval, en paraissant sur le Théâtre-Français, pour
la seconde fois, venjiit de ])rouver qu'elle sait se re-
porter à la pensée des uiaîtrcs de l'art (c'est ainsi
que l'on dit encore au foyer des acteurs de la rue
Riclielieu). Mademoiselle Mars a été une interprète
admirable des poètes vivants. La jiremière, elle nous
a révélé le drame de Dumas et le drame de Victor
Hugo ; elle a marché avec son siècle, elle a ouvert le
MARS ET DORVAL 17
chemin à une littérature nouvelle, et madame Dorval,
appelée à en suivre le progrès et à en assurer le
triomphe, a recueilli là où l'autre avait semé. Elle a eu
tous les bénéfices de l'époque qui l'a produite ; ce
n'est pas à dire qu'il faille reprocher à mademoiselle
Mars d'être venue trop tôt.
Mais mademoiselle Mars a-t-elle toujours compris le
vrai, qui est de tous les temps, mieux ou moins bien
que madame Dorval? That is the question. Et la ques-
tion n'a pas été jugée irrévocablement. On n'a pas été
aux voix, on n'a pas lu la sentence écrite à la foule
assemblée. La foule émue s'est retirée, emportant des
impressions différentes, suivant l'âge, les opinions
et le cœur de chacun.
Car, ne vous y trompez pas, ceci est une pierre de
touche à laquelle vous connaîtriez, si vous vouliez bien
observer, des nuances de caractères habilement ou
pudiquement cachées. Il fut un temps oii, pour juger
un homme, on lui adressait la question qui remuait
alors toutes les existences morales : Voltaire ou Rous-
seau? Aujourd'hui que ces questions fondamentales
ont reçu d'en haut beaucoup de jour, et qu'on s'amuse,
en attendant mieux, à des questions d'art et de senti-
ment, on peut deviner quels cerveaux s'allument, quels
cœurs palpitent sous le satin de ces turbans, sous le
velours de ces corsages que vous voyez briller au
premieret même au second rang des loges. Il nes'agit
pour cela que d'entendre la réponse à une question en
apparence désintéressée. Mais vous, mesdames, mé-
fiez-vousdc votre premier mouvement lorsqu'un mari,
ou un autre homme encore, vous demandera d'un
ton dégagé : Pasta ou Malibran? Mars ou Dorval?
Oh! c'est que c'est bien différent ! il y a tant de ma-
IR QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
nières d'être belle et passionnée ! il y a de la passion
si chaste, si comprimée, si noble ! Il y a de la passion
si envahissante, si soudaine, si profonde î Voyez-vous,
mesflames, il ne faut pas laisser voir toutes vos
larmes quand vous êtes au théâtre avec votre mari ou
avec un autre homme encore. Mais vous me direz
que je me môle de ce qui ne me regarde pas.
Je répondrai en vous disant que je retarde le plus
possible à vous dire tout ce que j'ai entendu depuis
l'orchestre jusqu'au balcon, les loges inclusivement.
C'est (pie je n'aime pas à faire Tautopsie de mon cer-
veau, pour savoir la raison de mes plaisirs. Je suis
lieurcux cpiand je puis dire devant mademoiselle Mars :
« C'est beau! » heureux encore (juand, oppressé par
le jeu jdus vigoureux et plus hardi de madame Dor-
val, je ne me sens la force de rien dire. Mais pourquoi
tout cela est si beau, je ne saurais le dire ni pondant
ni après, si l'opinion du public ne me formulait mes
sensations.
Voici ce que disaient les uns : « Mademoiselle Mars
est plus correcte ; elle a un genre de grâce plus étu-
diée, plus coquette. Comme elle se donne plus de
peine pour plaire, il faut bien qu'on lui en lienne
compte. »
a Mais, disaient les autres, Jeanne Vaubernier, in-
souciante, évaporée, enfant sans soucis, prête à
toutes les folies pourvu qu'elles ne lui coûtent pas do
peine et no lui apportent pas un pli au front, cette fille
si folle et si jeune, ne l'avcz-vous pas vue? C'est le seul
rôle où madame Dorval puisse déployer cette faculté
qu'elle possède d'imposer le rire aussi bien que les
larmes, et (pi'on ne lui connaissait pas avant (pi'elle
eût rendu à la scène le personnage tant déliguré de
MARS ET DORVAL 19
madame Dubarry. Pensez-vous que mademoiselle Mars
ait aussi bien compris l'esprit de Beaumarchais, dans
Suzanne, que madame Dorval a compris l'esprit du
règne des cotillons dans la pièce de M. de Rouge-
mont? Ne vous est-il pas venu quelquefois à l'esprit,
en voyant cette Suzanne, si aimable, si suave, si
exquise dans tous ses mouvements, qu'elle était bien
plus française qu'espagnole ? que son œil noir avait
trop de tendresse et pas assez d'ardeur? que son
maintien comme sa toilette n'était pas tout à fait aussi
pétulant, aussi fripon, aussi malicieux que vous
l'aviez rêvé en vous introduisant dans cette famille
d'amoureuses intrigues et de mignonnes scélératesses
domestiques? Quelquefois ne semble-t-il pas que
mademoiselle Mars ait peine à se débarrasser de cet
air d'urbanité bienveillante et convenable qu'elle a
pris dans ses voles habillés? Cette jolie et gracieuse
camériste de madame Almaviva n'est-elle pas un peu
trop son égale et sa compagne? est-ce bien là la sou-
brette Suzon qui inspire des désirs à tous les hom-
mes? Il faut que ce comte Almaviva soit bien fat et bien
sot pour s'être flatté de séduire, à la veille de son ma-
riage, cette personne si bien élevée, si élégante de
manières, si pudiquement modeste au miheu des plus
grands éclats de sa gaieté! nous avons bien peur que
mademoiselle Mars ne sacrifie parfois la vérité forte
et saisissante d'un rôle à des habitudes de bon ton qui
plaisent à une classe de spectateurs exclusifs, mais
qui diminuent la puissance de ses effets sur les
masses ? »
A cela les admirateurs de mademoiselle Mars ré-
pondaient : (( C'est possible, mais voyez quelle justesse
inimitable de gestes! quelle exquise gentillesse
20 QUESTIONS d'aHT ET DE LITTERATURE
(rintention ! que de fraîclieur dans cette voix, que de
finesse dans ce sourire, que de charme et que de soin
dans les moindres détails de la pantomime ! »
Et personne n'apportait de contradiction. Le moyen,
s'il vous plail ?
Alors ceux qui se sentent plus immédiatement do-
minés par la puissance théâtrale de madame Dorval
disaient que Jeanne Vaubernier, introduite dans les
jardins de Louis XV sous le riche habit d'une com-
tesse, elle, la petite grisette à la lois si gauche et si
décidée, était peut-être plus dans l'esprit de son per-
sonnage que la belle Suzanne mal déguisée en Suzon.
Les enfantillages de madame Dorval ont moins de sé-
duction peut-être que ceux de mademoiselle Mars,
mais il font rire d'un rire plus franc et plus joyeux.
On songe moins à l'admirer. Elle y songe si peu elle-
même ! elle est si pénétrée de la situation qu'elle
retrace! elle oublie tellement l'amour-propre de
la femme pour s'abandonner, ardente et généreuse
qu'elle est, à la tache enthousiaste de l'artiste !
Alors de belles femmes aux yeux bleus, au front
droit et ferme, laissèrent échapper de leurs lèvres
calmes et discrètes ces éloges épurés que mademoi-
selle Mars aime sans doute à mériler. Elles déclarè-
rent que le personnage de Glotilde * était le plus
fermement tracé (jui eut encore paru sur la scène
moderne ; elles rappelèrent tous ces mots si solennel-
lement vrais, toutes ces notes de l'àme si nettement
at(a(iuées et cette expression calme, profonde, ce
recueillement })rcs([ue religieux de la passion qui fer-
mente, CCS larmes du cu'ur qui ne vont pas jusqu'aux
l. Dai\s le draine do Frodi'ric Soulio qui porte ce titre.
MARS ET DORVAL
21
yeux, ces colères de femme outragée, toujours
réprimées dans leur élan par le sentiment intérieur
d'une dignité méconnue, et toutes ces nuances délica-
tes d'une douleur immense que l'infortunée Clotilde
semble impuissante à comprendre, tant elle est effrayée
de la sentir. Les femmes aiment particulièrement à
s'indigner des torts d'un homme envers une femme.
Il semble que tout cri de détresse et d'abandon trouve
un écho dans leur âme, que la plainte arrachée à tout
cœur blessé rouvre une blessure du leur. Si beaucoup
de femmes haïssent Clotilde à la fin du quatrième
acte, beaucoup aussi, davantage peut-être, tres-
saillent d'une joie sympathique au spectacle tle sa
vengeance.
Mais de jeunes femmes aux cheveux noirs, aux
lèvres vermeilles et mobiles, dont les grands yeux
brillaient au travers d'une humidité mélancolique,
dont la parole était plus brève et l'expression plus
pittoresque, répondirent à leurs pâles compagnes en
refaisant à leur guise et à leur taille peut-être le per-
sonnage de Clotilde. Elles détestèrent sa délation, et
cependant elles la concevaient ; elles comprenaient
fort bien cette invasion soudaine et terrible du dés-
espoir qui jette le caractère en dehors de toute pitié,
de toute tendresse féminine. Mais elles ne se l'expli-
quaient que comme l'effet du délire, et, si elles trou-
vaient le délire de Clotilde assez prouvé dans la
pensée de l'écrivain, elles le trouvaient incomplet
dans celle de l'actrice ; elles aimaient à rendre justice
à cet éclair d'emportement oii mademoiselle Mars jjose
si bien ; mais elles insinuaient que cet état de prostra-
tion morale oii tombe Clotilde un instant après son
horrible effort ressemble à une extase de sublinio mé-
22 QUESTIONS D AUT ET DE LITTERATURE
(Ulalion, plutôt qu'à raccablement d'une femme tout à
l'heure en démence.
Quelques hommes essayèrent de trancher la ques-
tion en disant que mademoiselle Mars avait eu dans sa
vie le véritable malheur d'être trop correctement belle,
et de ne pouvoir jamais abjurer le caractère angéliquo
de sa physionomie. Peut-être le masque musculaire
manque-t-il chez elle de souplesse et de mobilité ;
peut-être y a-t-ildans sa noble intelligence des formes
trop arrêtées, un type de passion tracé sur des pro-
portions trop systématiques, pas assez d'éclectisme et
d'ékislicité morale, s'il est permis de parler ainsi.
Madame Dorval, sans avoir étudié plus conscien-
cieusement son art, a peut-être reçu du ciel des
lumières plus vives; son esprit est peut-être plus
souple en même temps que sa taille et ses traits. 11 y a
en elle un plus sincère abandon de la théorie, une
j)lus grande confiance dans l'inspiration, et cette
conliance est justiiiée par une soudaineté presque
magique dans toutes les situations de ses rôle^. Le
l)rincipal caractère de son jeu, ce cpii la place si en
dehors do toute imitation et doit la maintenir désormais
au premier rang sur la nouvelle scène française, c'est
le jet inattendu et toujours brûlant de ses impressions.
Jamais on ne devine le mot qu'elle va dire. Il n'y a
pas dans l'action de ses muscles, dans le soulèvement
de sa poitrine, dans la contraction de ses traits, un
elToit préparatoire (jui révèle au spectateur la péripé-
tie prochaine de son drame intérieur ; car madame
Dorval compose son drame elle-même, elle s'en
pénètre, et, obéissante à l'impulsion de son génie,
elle se trouve tout à coup jetée hors d'elle-même, au
delà de ce ((u'elle avait prévu d'heureux, au delà de ce
MARS ET DORVAL 23
que nous osions espérer de pathétique et d'entraînant.
On se rappellera toujours ce cri d'enthousiasme et de
déchirement qui s'échappa de toutes les poitrines à la
première représentation d'Antoiiy, lorsque madame
Dorval, résumant dans un mot fort et vrai toute la
destinée d'Adèle, se retourna brusquement et froissa
sans pitié sa robe de bal sur le bras de son fauteuil en
s'écriant :
Mais je suis perdue, moi !
Un mot plus simple n'atteignit jamais à une telle
puissance et ne produisit une sensation plus im-
prévue.
Entre ces deux grands talents, personne n'osa se
décider. Que mademoiselle Mars se rassure ; elle est
arrivée à une telle légitimité de puissance, que,
si l'on voyait chanceler son diadème, nul ne serait
assez impie pour y porter la main. On se retira en
disant que chacune de ces deux illustrations régnait
par des moyens différents : l'une par des qualités
exquises, par des grâces attractives et des séductions
dont la nature fut peut-être plus prodigue envers elle
qu'envers aucune organisation physique de son temps;
l'autre^ par une plus vaste répartition d'instinct dra-
matique et de sensibilité expansive, par une vigueur
plus saisissante et une plus impérieuse révélation de
sa spécialité.
Février 1833.
Il
OBERMANN
E.-P. DE SEXAXGOUR
Si le récit des guerres, des entreprises et des pas-
sions des hommes a de tout temps possédé le privi-
lège de captiver l'attention du plus grand nombre, si
le côté épique de toute littérature est encore aujour-
d'hui le côté le plus populaire, il n'en est pas moins
avéré, pour les âmes profondes et rêveuses ou pour
les intelligences délicates et attentives, que les poëmes
les plus importants et les plus précieux sont ceux qui
nous révèlent les intimes souffrances de l'âme hu-
maine dégagées de l'éclat et de la variété des événe-
ments extérieurs. Ces rares et austères productions
ont peut-être une importance plus grande que les faits
mêmes de l'histoire pour l'étude de la psychologie au
travers du mouvement des siècles ; car elles pour-
raient, en nous éclairant sur l'état moral et inteilec-
2
20 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
tucl (les peuples aux divers âges de la civilisation,
donner la ciel' des grands événements qui sont encore
proposés pour énigmes aux érudils de noire temps.
Et cependant ces œuvres dont lu poussière est
secouée avec empressement par les générations éclai-
rées et mûres des temps postérieurs, ces nwnodies
mystérieuses et sévères où toutes les grandeurs et
toutes les misères humaines se confessent et se dé-
voilent, comme pour se soulager, en se jetant hors
d'elles-mêmes, enfantées souvent dans l'ombre de la
cellule ou dans le silence des champs, ont passé
inaperçues parmi les productions contemporaines.
Telle a été, on le sait, la destinée d'Ohermann.
A nos yeux, la plus haute et la plus durable valeur
de ce livre consiste dans la donnée psychologique, et
c'est principalement sous ce point de vue qu'il doit
être examiné et interrogé.
Quoique la souffrance morale puisse être divisée en
d'innombrables ordres, quoique les flots amers de
cette inépuisable source se répandent en une multitude
de canaux pour embrasser et submerger l'humanité
entière, il y a plusieurs ordres principaux dont toutes
les autres douleurs dérivent plus ou moins innnédia-
tement. Il y a: 1° la passion contrariée dans son déve-
loppement, c'est-à-dire la lutte de l'homme contre les
choses ; 2" le sentiment des facultés supérieures, sans
volonté qui les puisse réaliser ; 3" le sentiment des
facultés incomplètes, clair, évident, irrécusable, as-
sidu, avoué : ces trois ordres de souffrances peuvent
être expliqués et résumés par ces trois noms; Werther,
René, Obermann.
Le premier tient à la vie active de ITime et par con-
séquent rentre dans la classe des simples romans. Il
0 B E R M A N >' 27
relève de l'amour, et, comme maly a pu être observé
dès les premiers siècles de l'histoire humaine. La co-
lère d'Achille perdant Briséis et le suicide de l'enthou-
siaste Allemand s'expliquent tous deux par l'exaltation
de facultés éminentes, gênées, irritées ou blessées.
La différence des génies grec et allemand et des deux
civilisations placées à tant de siècles de distance ne
trouble en rien la parenté psychologique de ces deux
données. Les éclatantes douleurs, les tragiques infor-
tunes ont dû exciter de plus nombreuses et de plus pré-
coces sympathies que les deux autres ordres de souf-
france aperçus et signalés plus lard. Celles-ci n'ont
pu naître que dans une civiUsation très-avancée.
Et, pour parler d'abord de la mieux connue de ces
deux maladies sourdes et desséchantes, il faut nom-
mer René, type d'une rêverie douloureuse, mais non
pas sans volupté; car à l'amertume de son inaction
sociale se mêle la satisfaction orgueilleuse et secrète
du dédain. C'est le dédain qui établit la supériorité de
cette âme sur tous les hommes, sur toutes les choses au
milieu desquelles elle se consume, hautaine et solitaire.
A côté de cette destinée à la fois brillante et sombre se
traîne en silence la destinée d'Obermann, majestueuse
dans sa misère, sublime dans son infirmité. A voir
la mélancolie profonde de leur démarche , on croi-
rait qu'Obermann et René vont suivre la même voie et
s'enfoncer dana les mêmes solitudes pour y vivre
calmes et repliés sur eux-mêmes. Il n'en sera pas
ainsi. Une immense différence établit l'individualité
complète de ces deux solennelles figures. René si-
gnifie le génie sans volonté ; Obermann signifie félé-
vation morale sans génie , la sensibilité maladive
monstrueusement isolée en l'absence d'une volonté
28 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
avide d'action. René dit : « Si je pouvais vouloir, je
pourrais l'aire; » Obormann dit : a A quoi bon vou-
loir? je ne pourrais pas. »
En voyant passer René si triste mais si beau, si
découragé mais si puissant encore, la foule a dû s'ar-
rêter, frappée de surprise et de respect. Cette noble
misère, cette volontaire indolence, celle inappé-
tence affectée plutôt que sentie, celte plainte éloquente
et magnifique du génie qui s'irrite et se débat dans ses
langes, ont excité le scnliment d'une présomptueuse
fraternité chez une génération inquiète et jeune.
Toutes les existences manquées, toutes les supério-
rités avortées se sont redressées fièrement, parce
qu'elles se sont crues représentées dans cette poéti-
que création. L'incertitude, la fermentation de René
en face de la vie qui commence, ont ])resque consolé
de leur impuissance les hommes déjà brisés sur le
seuil. Ils ont oublié (jue René n'avait fait qu'hésiter à
vivre, mais que des cendres de l'ami de Chactas, en-
terré aux rives du Meschacébé, était né l'orateur et le
poëte qui a grandi parmi nous.
Atteint mais non i)as saignant de son mal, Ober-
mann marchait par des chemins plus sombres vers
des lieux })lus arides. Son voyage fut moins long,
moins efTrayanl en apparence ; mais René revint de
l'exil, et la trace d'Obermann fut efl'acée et perdue.
Il est impossible de comparer Obermann à des types
de souffrance tels que Faust, Manfred, Childe-Harold,
Conrad et Lara. Ces variétés de douleur signifient,
dans Gœthe, le vertige de l'ambition intellectuelle, et
dans Byron, successivement, d'abord un vertige pareil
(Manfred); puis la saliélé de la débauche (Childe-
Harold); puis le dégoût do la vie sociale et le besoin
OBERMANN 29
de l'activité matérielle (Conrad) ; puis, enfin, la tris-
tesse du remords dans une grande âme qui a pu es-
pérer un instant trouver dans le crime un déve-
loppement sublime de la force, et qui, rentrée en
elle-même, se demande si elle ne s'est pas misérable-
ment trompée (Lara).
Obermann, au contraire, c'est la rêverie dans l'im-
puissance, la perpétuité du désir ébauché. Une pareille
donnée psychologique ne peut être confondue avec
aucune autre. C'est une douleur plus spéciale, peu
éclatante, assez difficile à observer, mais curieuse,
et qui ne pouvait être poétisée que par un homme en
qui le souvenir vivant de ses épreuves personnelles
nourrissait le feu de l'inspiration. C'est un chant
triste et incessant sur lui-même, sur sa grandeur in-
visible, irrévélable, sur sa perpétuelle oisiveté. C'est
une mâle poitrine avec de faibles bras ; c'est une âme
ascétique avec un doute rongeur qui trahit sa faiblesse,
au lieu de marquer son audace. C'est un philosophe
à qui la force a manqué pour devenir un saint. Wer-
ther est le captif qui doit mourir étouffé dans sa cage ;
René, l'aigle blessé qui reprendra son vol ; Obermann
est cet oiseau des récifs à qui la nature a refusé des
ailes, et qui exhale sa plainte calme et mélancolique
sur les grèves d'où partent les navires et où revien-
nent les débris.
Chez Obermann, la sensibilité seule est active, l'in-
telligence est paresseuse ou insuffisance. S'il cherche
la vérité, il la cherche mal, il la trouve péniblement,
il la possède à travers un voile. C'est un rêveur pa-
tient qui se laisse souvent distraire par des influences
puériles, mais que la conscience de son mal ramène
à des larmes vraies, profondes, saisissantes. C'est un
2.
SO QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
ergoteur voltairien qu'un poétique sentiment de la na-
ture rappelle à la tranquille majesté de l'élégie. Si les
beautés descriptives et lyriques de son poëme sont
souvent troublées par l'intervention de la discussion
philosophique ou de l'ironie mondaine, la gravité na-
turelle de son caractère, le recueillement auguste de
ses pensées les plus habituelles lui inspirent bientôt
des hymnes nouveaux, dont rien n'égale la beauté
austère et la sauvage grandeur.
Cette diflîculté de l'expression dans la dialectique,
subtile, cette mesquinerie acerbe dans la raillerie, ré
vêlent la portion infirme de l'àme où s'est agité et ac-
compli le poème étrange et douloureux d'Obermann.
Si parfois l'artiste a le droit de regretter le mélange
contraint et gêné des images sensibles, symboles vi-
vants de la pensée, et des idées abstraites, résumés ina-
nimés de l'étude solitaire, le psychologiste plonge un
regard curieux et avide sur ces taches d'une belle
œuvre, et s'en empare avec la cruelle satisfaction du
chirurgien qui interroge et surprend le siège du mal
dans les entrailles palpitantes et les organes hyper-
trophiés. Son rôle est d'apprendre et non déjuger. Il
constate et ne discute pas. Il grossit son trésor d'ob-
servations de la découverte des cas extraordinaires.
Pour lui, il s'agit de connaître la maladie ; plus tard, il
cherchera le remède. Peut-être la race humaine en
trouvera-t-elle pour ses souffrances morales , quand
elle les aura api)rofondies et analysées comme ses
souffrances physiques.
Indépendamment de ce mérite d'utilité générale, le
livre iVObcnnann en possède un très-littéraire, c'est
la nouveauté et l'é^rangeté du sujet. La naïve tristesse
des facultés qui s'avouent incomplètes, la touchante
OBERMANN 31
et noble révélation d'une impuissance qui devient se-
reine et résignée, n'ont pu jaillir que d'une intelli-
gence élevée^ que d'une âme d'élite : la majorité des lec-
teurs s'est tournée vers l'ambition des rôles plus sédui-
sants de Faust, de Werther, de René, de Saint-Preux.
Mystérieux, rêveur, incertain, tristement railleur,
peureux par irrésolution, amer par vertu, Obermann
a peut-être une parenté éloignée avec Hamlet, ce
type embrouillé mais profond de la faiblesse hu-
maine, si complet dans son avortement , si logi-
que dans son inconséquence. Mais la distance des
temps, les métamorphoses de la société, la différence
des conditions et des devoirs font d'Obermann une
individualité nette, une image dont les traits bien ar-
rêtés n'ont de modèle et de copie nulle part. Moins
puissante que belle et vraie, moins flatteuse qu'utile
et sage, cette austère leçon donnée à la faiblesse im-
patiente et chagrine devait être acceptée d'un très-
petit nombre d'intelligences dans une époque toute
d'ambition et d'activité. Obermann, sentant son inca-
pacité à prendre un rôle sur cette scène pleine et
agitée, se retirant sur les Alpes pour gémir seul au
sein de la nature, cherchant un coin de sol inculte
et vierge pour y souffrir sans témoin et sans bruit ;
puis bornant enfin son ambition à s'éteindre et à mou-
rir là, oublié, ignoré de tous, devait trouver peu de
disciples qui consentissent à s'effacer ainsi, dans le
seul dessein de désencombrer la société trop pleine
de ces volontés inquiètes et inutiles qui s'agitent sour-
dement dans son sein et le rongent en se dévorant
elles-mêmes.
Si l'on exige dans un livre la coordination progres-
sive des pensées et la sj'métrie des lignes extérieures,
82 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
Obermann n'est pas un livre, mais c'en est un vaste
et complet, si l'on considère l'unité fatale et intime
qui préside à ce déroulement d'une destinée entière.
L'analyse en est simple et rapide à faire. D'abord
l'effroi de l'âme en présence de la vie sociale qui ré-
clame l'emploi de ses facultés; tous les rôles trop
rudes pour elle : oisiveté, nullité, confusion, aigreur,
colère, doute, énervement, fatigue, rassérénement,
bienveillance sénilc, travail matériel et volontaire,
repos, oubli, amitié douce et paisible, telles sont les
phases successives de la douleur croissante et décrois-
sante d'Obermann. Vieilli de bonne heure par le con-
tact insupportable de la société, il la fuit, déjà épuisé,
déjà accablé du sentiment amer de la vie perdue ^
déjà obsédé des fantômes de ses illusions trompées,
des squelettes atténués de ses passions éteintes. C'est
une âme qui n'a pas pris le temps de vivre, parce
qu'elle a manqué de force pour s'épanouir et se déve-
lopper. (( J'ai connu l'enthousiasme des vertus diffi-
ciles... Je me tenais assuré d'être le plus heureux des
hommes si j'en étais le plus vertueux, rUlusion a
duré près d'un mois dans sa force. »
Un mois ! ce terme rapide a sufli pour désenchan-
ter, pour flétrir la jeunesse d'un cœur. Vers le com-
mencement de son pèlerinage, au bord d'un des lacs
de la Suisse, il consume dix ans de vigueur dans une
nuit d'insomnie...
« Me sentant disposé à rêver longtemps, et trouvant
dans la chaleur de la nuit la facilité de la passer tout
entière au dehors, je pris la route de Saint-Biaise... Je
descendis une pente escarpée, et je me plaçai sur le
sable où venaient expirer les vagues... La lune parut;
je restai longtemps. Vers le matin, elle répandait sur
OBERMANN 33
les terres et sur les eaux Tineffable mélancolie de ses
dernières lueurs. La nature paraît bien grande à
l'homme lorsque, dans un long recueillement, il entend
le roulement des ondes sur la rive solitaire, dans le
calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune
qui finit.
» Indicible sensibiUté, charme et tourment de nos
vaines années, vaste conscience d'une nature partout
accablante et partout impénétrable, passion univer-
selle, indifférence, sagesse avancée, voluptueux aban-
don, tout ce qu'un cœur mortel peut contenir de be-
soin et d'ennui profond, j'ai tout senti, tout éprouvé
dans cette nuit mémorable. J'ai fait un pas sinistre vers
l'âge d'affaiblissement, j'ai dévoré dix années de ma
vie. Heureux l'homme simple dont le cœur est toujours
jeune ! »
Dans tout le livre, on retrouve, comme dans cet ad-
mirable fragment, le déchirement du cofur, adouci e t
comme attendri par la rêveuse contemplation de la
nature. L'âme d'Obermann n'est rétive et bornée qu'en
face du joug social. Elle s'ouvre immense et chaleu-
reuse aux splendeurs du ciel étoile, au murmure des
bouleaux et des torrents, aux sons romantiques que
l'on entend sous riicrhe courte de Titlis. Ce sentiment
exquis de la poésie, cette grandeur de la méditation
religieuse et solitaire, sont les seules puissances qui
ne s'altèrent point en elle. Le temps amène le refroi-
dissement progressif de ses facultés inquiètes ; ses
élans passionnés vers le but inconnu où tendent toutes
les foroes de l'intelligence se ralentissent et s'apaisent.
Un travail puéril, mais naïf et patriarcal, senti et ra-
conté à la manière de Jean-Jacques, donne le change
au travail funeste de sa pensée, qui creusait incessam-
34 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
ment les abîmes du doute. « On devait le lendemain
commencer à cueillir le raisin d'un grand treillage
exposé au midi et qui regarde le bois d'Armand. ..Dos
que le brouillard fut un peu dissipé, je mis un van sur
une brouette, et j'allai le premier au fond du clos com-
mencer la récolte. Je la fis presque seul, sans chercher
un moyen plus prompt ; j'aimais cette lenteur, je voyais
à regret quelque autre y travailler. Elle dura, je crois,
douze jours. Ma brouette allait et revenait dans des
chemins négligés et remplis d'une herbe humide ; je
choisissais les moins unis, les plus difficiles, et les
jours coulaient ainsi dans l'oubli, au milieu des brouil-
lards, parmi les fruits, au soleil d'automne,.. J'ai vu
les vanités de la vie, et je porte en mon cœur l'ardent
principe de ses plus vastes passions. J'y porte aussi
le sentiment des grandes choses sociales et de l'ordre
philosophique... Tout cela peut animer mon àme et ne
la remplit pas. Celte brouette, que je charge de fruits
et pousse doucement, la soutient mieux. Il semble
qu'elle voiture paisiblement mes heures, et que son
mouvement utile et lent, sa marche mesurée, convien-
nent à riiabitude ordinaire de la vie. »
Après avoir épuisé les désirs immenses, irréalisa-
bles, après avoir dit : a II y a l'infini entre ce que je
suis et ce que je voudrais être. Je ne veux point jouir,
je veux espérer... Que m'importe ce qui peut finir? »
Obermann, fatigué de n'être rien, se résigne à n'être
plus. Il s'obscurcit, il s'eflaco. « Je no veux plus de dé-
sirs, dit-il, ils ne me tronquent point... Si l'espérance
semble encore jeter une lueur dans la nuit qui m'en-
vironne , elle n'annonce rien cpie l'amertume qu'elle
exhale en s'éclips.uit, elle n'éclaire que l'étendue de
ce vide où je cherchais, et où je n'ai rien trouvé. »
OBERMANN 35
Le silence des vallées, les soins paisibles de la vie
pastorale, les satisfactions d'une amitié durable et
partagée, sentiment exquis dont son cœur avait tou-
jours caressé l'espoir, telle est la dernière phase d'O-
bermann. Il ne réussit point à se créer un bonheur
romanesque^ il témoigne pour cette chimère de la jeu-
nesse un continuel mépris. C'est la haine superbe des
malheureux pour les promesses qui les ont leurrés,
pour les biens qui leur ont échappé; mais il se sou-
met, il s'affaisse, sa douleur s'endort, l'habitude de la
vie domestique engourdit ses agitations rebelles, il
s'abandonne à cette sahitaire indolence, qui est à la
fois un progrès de la raison raffermie et un bienfait
du ciel apaisé. La seule exaltation qu'Obermann con-
serve dans toute sa fraîcheur, c'est la reconnaissance
et l'amour pour les dons et les grâces de la nature. Il
finit par une grave et adorable oraison sur les fleurs
champêtres, et ferme doucement le livre où s'enseve-
lissent ses rêves, ses illusions et ses douleurs. « Si
j'arrive à la vieillesse; si, un jour, plein de pensées
encore, mais renonçant à parler aux hommes, j'ai au-
près de moi un ami pour recevoir mes adieux à la terre,
qu'on place ma chaise sur l'herbe courte, et que de
tranquilles marguerites soient là devant moi, sous le
soleil, sous le ciel immense, afin qu'en laissant la vie
qui passe je retrouve quelque chose de l'illusion infi-
nie. ))
Telle est l'histoire intérieure et sans réserve d'O-
bermann. Il était peut-être dans la nature d'une pa-
reille donnée de ne pouvoir se poétiser sous la forme
d'une action progressive; car, puisque Obermann nie
perpétuellement non-seulement la valeur des actions
et des idées, mais la valeur même des désirs, com-
36 QUESTIONS d'art et de littérature
ment concevrait-on qu'il pût se mettre à commencer
quelque chose?
Cette incurie mélancolique, qui encadre de lignes
infranchissables la destinée d'Obermann, offrait un
type trop exceptionnel pour être apprécié lors de son
apparition en 180i. A cette époque, la grande mystifi-
cation du Consulat venait enfin de se dénouer. Mais,
préparée depuis 171j9 avec une habileté surhumaine,
révélée avec pompe au milieu du bruit des armes, des
fanfares de la victoire et des enivrantes fumées du
triomphe, il n'avait soulevé que des indignations im-
puissantes, rencontré que des résistances muettes et
isolées. Les préoccupations de la guerre et les rêves
de la gloire absorbaient tous les esprits. Le sentiment
de l'énergie extérieure se développait le premier dans
la jeunesse; le besoin d'activité virile et martiale bouil-
lonnait dans tous les cœurs. Obermann, étranger par
caractère chez toutes les nations, devait, en France
plus qu'ailleurs, se trouver isolé dans sa vie de con-
templation et d'oisiveté. Peu soucieux de connaître et
de comprendiie les hommes de son temps, il n'en fut
ni connu ni compris, et traversa la foule, perdu dans
le mouvement cl le bruit de cette cohue, dont il ne
daigna pas même regarder l'agitation tumultueuse.
Lorsque la chute do THinpire introduisit on France la
discussion parlementaire, la discussion devint réelle-
ment la monarchie constitutionnelle, comme l'empe-
reur avait été l'Einpiro à lui tout seul. En même temps
que les institutions el les coutumes, la littérature an-
glaise passa le détroit el vint régner chez nous. La
poésie britanni({ue nous révéla le <loute incarné sous
la figure do Byion ; puis la littérature allemande, quoi-
(jUG plus mystique, nous conduisit au même résultat
OBERMANN 37
par un sentiment de rêverie plus profond. Ces causes,
et d'autres, transformèrent rapidement l'esprit de notre
nation, et pour caractère principal lui infligèrent le
doute. Or, le doute, c'est Obermann, et Obermann, né
trop tôt de trente années, est réellement la traduction
de Tesprit général depuis 1830.
Pourtant, dès le temps de sa publication. Obermann
excita des sympathies d'autant plus fidèles et dévouées
qu'elles étaient plus rares. Et, en ceci, la loi qui con-
damne à de tièdes amitiés les existences trop répan-
dues fut accomplie; la justice, qui dédommage du peu
d'éclat par la solidité des affections, fut rendue. Ober-
mann n'encourut pas les trompeuses jouissances d'un
grand succès, il fut préservé de l'affligeante insou-
ciance des admirations consacrées et vulgaires. Ses
adeptes s'attachèrent à lui avec force et lui gardèrent
leur enthousiasme, comme un trésor apporté par eux
seuls, à l'offrande duquel ils dédaignaient d'associer
la foule. Ces âmes malades, parentes de la sienne, por-
tèrent une irritabilité chaleureuse dans l'admiration de
ses grandeurs et dans la négation de ses défauts. Nous
avons été de ceux-là, alors que, plus jeune et dévoré
d'une plus énergique souffrance, nous étions fiers de
comprendre Obermann et près de haïr tous ceux dont
le cœur lui était fermé.
Mais le mal d'Obermann, ressenti jadis par un petit
nombre d'organisations précoces, s'est répandu peu à
peu depuis, et, au temps oiinous sommes, beaucoup peut-
être en sont atteints; car notre époque se signale par
une grande multiplicité de maladies morales, jusqu'a-
lors inobservées, désormais contagieuses et mortelles.
Durant les quinze premières années du xix^ siècle,
non-seulement le sentiment de la rêverie fut gêné et
3
88 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
empêché par le tumulte des camps, mais encore le
sentiment de l'ambition fut entièrement dénaturé dans
les âmes fortes. Excité, mais non développé, il se res-
treignit dans son essor en ne rencontrant que des ob-
jets vains et puérils. L'homme qui était tout dans l'É-
tat avait arrangé les choses de telle façon que les plus
grands hommes furent réduits à des ambitions d'en-
fant. Là où il n'y avait qu'un maître pour disposer de
tout, il n'y avait pas d'autre manière de parvenir que
de complaire au maître, et le maître ne reconnaissait
qu'un seul mérite, celui de l'obéissance aveugle ; cette
loi de fer eut le pouvoir, propre à tous les despotis-
mes, de retenir la nation dans une perpétuelle en-
fance ; quand le despotisme croula irrévocablement en
France, les hommes eurent quelque peine à perdre
cette habitude d'asservissement qui avait effacé et con-
fondu tous les caractères politiques dans une seule
physionomie. Mais, rapidement éclairés sur leurs in-
térêts, ils eurent bientôt compris qu'il ne s'agissait
plus d'être élevé par le maître, mais d'être choisi par
la nation; que, sous un gouvernement représentatif, il
nesuHisait plus d'être aveugle et ponctuel dans l'exer-
cice de la force brutale pour arriver à faire de l'arbi-
traire en sous-ordre, mais qu'il fallait chercher désor-
mais sa force dans son intelligence, pour être élevé
par le vote libre et populaire à la puissance et à la
gloire de la tribune. A mesure que la monarchie, en
s'ébranlant, vit ses faveurs perdre de leur prix, à me-
sure que la véritable puissance politique vint s'asseoir
sur les bancs de l'opposition, la culture de l'esprit,
rélu<le de la dialectique, le développement de la pen-
sée devint le seul moyen de réaliser des ambitions dé-
sormais plus vastes et plus nobles.
OBERMANN 39
Mais, avec ces promesses plus glorieuses, avec ces
prétentions plus hautes, les ambitions ont pris un ca-
ractère d'intensité fébrile qu'elles n'avaient pas encore
présenté. Les âmes, surexcitées par d'énormes tra-
vaux, par l'emploi de facultés immenses, ont été
éprouvées tout à coup par de grandes fatigues et de
cuisantes angoisses. Tous les ressorts de l'intérêt per-
sonnel, toutes les puissances de l'égoïsme, tendues et
développées outre mesure, ont donné naissance à des
maux mconnus, à des souffrances monstrueuses, aux-
quelles la psychologie n'avait point encore assigné de
place dans ses annales.
L'invasion de ces maladies a dû introduire le germe
d'une poésie nouvelle. S'il est vrai que la littérature
soit et ne puisse être autre chose que l'expression de
faits accomplissables, la peinture de traits visibles, ou
la révélation de sentiments possiblement vrais, la lit-
térature de l'Empire devait réfléchir la physionomie
de l'Empire, reproduire la pompe des événements ex-
térieurs, ignorer la science des mystérieuses souf-
frances de rame. L'étude de la conscience ne pouvait
être approfondie que plus tai'd, lorsque la conscience
elle-même jouerait un plus grand rôle dans la vie,
c'est-à-dire lorsque l'homme, ayant un plus grand be-
soin de son intelligence pour arriver aux choses exté-
rieures, serait forcé à un plus mûr examen de ses
facultés intérieures. Si l'étude de la psychologie, poé-
tiquement envisagée, a été jusque-là incomplète et su-
perficielle, c'est que les observations lui ont manqué,
c'est que les maladies, aujourd hui constatées et con-
nues, hier encore n'existaient pas.
Ainsi donc le champ des douleurs observées et poé-
tisées s'agrandit chaque jour, et demaiii en saura plus
40 QUESTIONS D AUX ET DE LITTEHATL'HE
(ju'aujourd'hui. Le mal de Werther, celui de René,
celui d'Obermann, ne sont pas les seuls que la civili-
sation avancée nous ait apportes, et le livre où Dieu a
inscrit le compte de ces lléaux n'est peut-être encore
ouvert qu'à la première page. Il en est un qu'on ne
nous a pas encore officiellement signalé, quoique
beaucoup d'entre nous en aient été frappés; c'est la
souffrance de la volupté dépourvue de puissance.
C'est un autre supplice que celui de Werther, se bri-
sant contre la société qui proscrit sa passion, c'est une
autre inquiétude que celle de René, trop puissant pour
vouloir; c'est une autre agonie que celle d'Obermann,
atterré do son impuissance ; c'est la souffrance éner-
gique, colère, impie, de l'àme qui veut réaliser une
destinée, et devant qui toute destinée s'enfuit comme
un rêve; c'est l'indignation de la force qui voudrait
tout saisir, tout posséder, et à qui tout échappe, même
la volonté, au travers de fatigues vaines et d'efforts
inutiles. C'est l'épuisement et la contrition de la pas-
sion désappointée ; c'est, en un mot, le mal de ceux
qui ont vécu.
René et Obermann sont jeunes. L'un n'a pas encore
employé sa i)uissaiice, l'autre n'essayera pas de l'em-
ployer ; mais tous deux vivent dans l'attente et l'i-
gnorance d'un avenir (jui se réalisera dans un sens
quelconque. Comme le bourgeon exposé au vent im-
pétueux des jours, au souflle glacé des nuits, René
résistera aux influences mortelles et j)roduira de beaux
fruits. Obermann languira comme une Heur délicate
qui exhale de plus suaves parfums en pâlissant à l'om-
bre. Mais il est des plantes à la fois trop vigoureuses
pour céder aux vains efforis des tempêtes, et trop avi-
des de soleil 'pour fructifier sous un ciel rigoureux.
OBERMANN 41
Fatiguées, mais non brisées, elles enfoncent encore
leurs racines dans le roc, elles élèvent encore leurs
calices desséchés et flétris pour aspirer la rosée du
ciel; mais, courbées par les vents contraires, elles
retombent et rampent sans pouvoir vivre ni mourir, et
le pied qui les foule ignore la lutte immense qu'elles
ont soutenue avant de plier.
Les âmes atteintes de cette douloureuse colère peu-
vent avoir eu la jeunesse de René. Elles peuvent avoir
répudié longtemps la vie réelle, comme n'offrant rien
qui ne fût trop grand ou trop petit pour elles; mais à
coup sûr elles ont vécu la vie de Werther. Elles se
sont suicidées comme lui par quelque passion violente
et opiniâtre, par quelque sombre divorce avec les es-
pérances de la vie humaine. La faculté de croire et
d'aimer est morte en elles. Le désir seul a survécu,
fantasque, cuisant, éternel, mais irréalisable, à cause
des avertissements sinistres de l'expérience. Une telle
âme peut s'efforcer à consoler Obermann, en lui mon-
trant une blessure plus envenimée que la sienne, en
lui disant la différence du doute à l'incrédulité, en ré-
pondant à cette belle et triste parole : « Qu'un jour je
puisse dire à un homme qui m'entende : Si nous
avions vécut » — Obermann, consolez-vous, nous au-
rions vécu en vain.
Il appartiendra peut-être à quelque génie austère, à
quelque psychologue rigide et profond, de nous mon-
trer la souffrance morale sous un autre aspect encore,
de nous dire une autre lutte de la volonté contre l'im-
puissance, de nous initier à l'agitation, à l'effroi, à la
confusion d'une faiblesse qui s'ignore et se nie, de
nous intéresser au supplice perpétuel d'une âme qui
refuse de connaître son infirmité, et qui, dans l'épou-
42 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
vante et la stupéfaction de ses défaites, aime mieux
s'accuser de perversité que d'avouer son indigence
primitive. C'est une maladie plus répandue que toutes
les autres, mais que nul n'a encore osé traiter. Pour la
revêtir de grâce et de poésie, il fiiudra une main habile
et une science consommée.
Ces créations viendront sans doute. Le mouvement
des intelligences entraînera dans l'oubli la littérature
réelle, qui ne convient déjà plus à notre époque. Une
autre littérature se prépare et s'avance à grands pas,
idéale, intérieure, ne relevant que de la conscience
humaine, n'empruntant au monde des sens que la
forme et le vêlement de ses inspirations, dédaigneuse,
à l'habitude, de la puérile complication des épisodes,
ne se souciant guère de divertir et de distraire les ima-
ginations oisives, parlant peu aux yeux, mais à l'Ame
constamment. Le rôle de cette littérature sera labo-
rieux et diflicile, et ne sera pas compris d'emblée. Elle
aura contre elle l'impopularité des premières épreuves; .
elle aura de nombreuses batadles à livrer pour intro-
duire, dans les récits de la vie familière, dans l'expres-
sion scénique des passions éternelles les mystérieuses
tragédies que la pensée a}>erçoit et que l'œil ne voit
point.
Cette réaction a déjà commencé d'une façon écla-
tante dans la poésie personnelle ou lyrique : espé-
rons que le roman et le théâtre ne l'attendront pas en
vain.
Mai 1833.
IV
A PROPOS
DE
LÉLIA ET DE VALENTINE
(Préface de Romans et Nouvelles)
Voici deux volumes nouveaux^ qui n'ont pas, avec
les précédents ouvrages de l'auteur, une parenté bien
étroite et bien intime; c'est au public à décider cd
qu'ils valent et la durée qui les attend. Il serait au
moins inutile maintenant d'essayer de prévenir les ju-
ges avant l'ouverture des débats. Après la lecture, la
question sera jugée et se résoudra d'une façon décisive
en dépit des préfaces et des apologies, mais aussi, il
faut l'espérer, en dépit des attaques et des interpréta-
tions calomnieuses. D'ordinaire, il est d'assez mauvais
goût d'expliquer au lecteur ce qu'on a voulu faire; si
l'idée qui a inspiré un livre n'est pas assez claire par
elle-même ou n'est pas assez nettement expliquée
dans le poëme ou le roman qui lui sert d'enveloppe ou
de symbole, les commentaires et les gloses ne servent
1. Ces volumes contenaient : la Marquise, Lavinia, Métella et
le Secrétaire intime.
44 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
de rien. Il faut accepter la condamnation, si injuste
qu*elle puisse être; il faut se résigner et attendre du
temps la justice lente, mais inévitable, qui ne manque
jamais aux pensées vraies. Ce parti, qui, dans le plus
grand nombre des cas, est à coup sûr le plus sage,
n'est pourtant pas toujours acceptable. Depuis quel-
ques mois, les attaques dirigées contre l'auteur de Lé-
lia ont pris un caractère tellement grossier, tellement
personnel, qu'une réponse publique est devenue né-
cessaire ; toutefois il faut faire dans ces attaques deux
parts bien distinctes; la part littéraire, que la discus-
sion peut aborder; la part sociale, qui, n'ayant rien à
faire avec le raisonnement, ne peut être le sujet d'une
préface.
On a dit que Indiana, ['aient inc et Lc'lia étaient trois
moments d'une même pensée , trois faces diverses
d'une intention unique, trois expresssions d'une môme
volonté, et que les deux premiers livres demeuraient
obscurs et inexpliqués sans le troisième. Sans doute
il y a entre ces trois livres une fraternité incontestable;
mais celte fraternité intellectuelle n'entraîne pas de
droit la solidarité littéraire. Il se peut donc faire (jue
l'un (le ces trois livres vaille beaucoup moins que les
deux autres, offre moins d'intérêt, soit construit sur
un plan plus irré^Milier, sans que pour cela le blâme et
l'excommunication doivent envelopper dans un com-
mun anatliéuie toute la famille littéraire de l'auteur.
L'acharncnicnt inattendu des reproches adressés à
Lclia, et la rétractation inopinée des éloges si indul-
geniment prodigués jusipie là à ses sœurs aînées, font
peu d'iionneiir à la clairvoyance des critiques. Cette
colère létroactive, ([u'on y prenne garde, ne va pas à
moins qu'à proclamer tout haut que les panégyristes
ROMANS ET NOUVELLES 45
se savent mauvais gré de leur premier enthousiasme,
et qu'ils n'avaient pas compris les deux premières pa-
ges du plaidoyer avant de lire la troisième. Si cela est
vrai, si les choses se passent dans leur conscience
ainsi qu'ils le disent, peut-être bien changeront-ils
d'avis à la lecture de la quatrième page; peut-être bien,
dans un avenir très-prochain, seront-ils réduits à dire
naïvement que cette fois-ci encore ils se sont trompés,
qu'ils ont prononcé trop vite, et qu'une réflexion plus
patiente leur a révélé des intentions inaperçues.
L'auteur s'abstiendra d'apprécier publiquement les
récriminations hostiles dirigées contre lui ; mais il
croit pouvoir se permettre d'expliquer, selon sa con-
science, ce qu'il a voulu, ce qu'il a prétendu jusqu'ici.
Et d'abord il doit déclarer qu'il n'a pas entendu écrire
un plaidoyer contre la société, contre les institutions
qui la régissent, contre l'humanité entière, comme on
l'a dit récemment. Ces graves accusations iraient as-
sez mal à sa taille; ni son talent, ni sa volonté, ni ses
espérances ne méritent une pareille accusation. Il sait
très-bien que la majorité estimée très-haut les institu-
tions dont elle s'accommode, et. Dieu merci, l'orgueil
et la folie ne l'ont jamais égaré au point de lui faire
croire qu'il suffisait d'une parole pour renverser ce
qui existe. Si les choses qui lui semblent mauvaises
paraissaient telles au plus grand nombre, la société
n'aurait pas besoin de son conseil pour les détruire et
les réformer.
IncUana et Valentine ne sont pas un pamphlet contre
le mariage, mais bien un tableau exact ou infidèle :
c'est au lecteur à juger des souffrances morales infli-
gées à une âme déUcate et pure par la brutalité impé-
rieuse et par l'égoïsme poU. Comme le mariage et
3.
46 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
l'amour peuvent très-bien exister en dehors de ces
deux conditions, la vérité poétique du tableau n'a rien
à faire avec les institutions et les passions qui servent
à l'encadrer.
Il y a sans nul doute des âmes nobles et généreuses
qui s'accommodent très-bien d'une vie uniforme et
paisible, et qui ne souhaitent jamais rien au delà, qui
étudient les défauts et les vices qu'elles sont appelées
â subir pour les corriger et se faire, par un travail
persévérant, des journées plus sereines et plus douces.
Que la paix et le bonheur soient avec elles, car ces
obscurs dévouements méritent une récompense écla-
tante. Il y a des passions sincères qui marchent à leur
but sans arrière-pensée, qui ne prévoient pas l'aban-
don au delà du plaisir, qui ne rêvent pas l'indépen-
dance dans la possession, qui voient dans l'amour
autre chose que la soumission et le commandement,
qui ne conçoivent pas le bonheur sans un échange
également prodigue et aveugle des deux parts; ces
passions-là sont grandes, nobles, poéti(iues, dignes
d'admiration et d'enthousiasme. Dans le malheur et
l'abaissement, elles méritent encore l'estime et l'am-
nistie des âmes les plus calmes et les plus désintéres-
sées; elles peuvent offrir aux regards du sage un
spectacle douloureux et déchirant, mais elles n'avilis-
sent pas celui qui les endure ; elles peuvent délier le
mépris, et le poêle n'a pas à les flétrir.
Est-ce à dire que l'égoïsme et la brutalité seront à
jamais protégés i)ar un i)rivilége inviolable et sacré,
et que la poé>ie n'aura pas le droit de les atteindre?
Chose singulière! IndiiOia, i{n' on a donnée pour un
plaidoyer contre \v mariage et l'amour, se résout dans
une aflection pure et sereine, asse« sûre d'elle-même
ROMANS ET NOUVELLES 47
pour ne craindre ni la durée ni le nombre des jours
pareils, assez sainte et sérieuse pour demander à Dieu
de la bénir, assez dévouée pour compter sur l'avenir.
L'union d'Indiana et de Ralph, qu'est-ce autre chose
que l'amour dans le mariage?
Dans Valentmey des idées pareilles se retrouvent
en présence. Seulement le rôle de ces idées est
changé, l'égoïsme prudent et réfléchi est représenté
par la Loi. L'enthousiasme aveugle et l'emportement
effréné appartiennent à la jeunesse ambitieuse, inex-
périmentée. Le cœur d'une femme peut hésiter long-
temps entre ces caractères si opposés: il peut pro-
longer sa défense et céder lentement le terrain qui
lui reste. Mais, pour peu que l'un des deux adversaires
qui se disputent la proie s'avihsse aux yeux de son
juge, la victoire ne sera pas longtemps indécise. Tant
que la Loi était représentée par un caractère pur, si
odieux et si glacé qu'il fût, le devoir pouvait sembler
auguste, la lutte était glorieuse ; avec TaviUssement
de la personne, le mépris et l'oubli du devoir com-
mencent. Alors la chute est inévitable. Quand Valen-
tine se donne à Bénédict, elle n'a plus à choisir
qu'entre Dieu et lui. La spoliation à laquelle elle se
résigne lui rend la liberté ; elle n'a plus à compter
qu'avec elle-même. Sa faiblesse ou sa résistance n'en-
gage plus l'honneur de personne. Elle s'appartient,
elle peut se donner. Sa défense, en se prolongeant, ne
serait plus qu'un calcul d'égoïsme ou de vanité. En
présence des tortures endurées pour elle par un
amant résigné, ce ne serait plus du courage, ce serait
de la lâcheté.
Avant la publication de Léliay ces explications pou-
vaient sembler surabondantes. Personne encore n'a-
48 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
vait sonpré à voir au fond de deux récits très-simples
un plaidoyer passionné contre les lois sociales. Avec
Lélia tout a changé de face. El pourtant il semble que
les choses auraient dû prendre un tout autre cours.
N'est-ce pas en eflet un singulier avocat que ceUii qui,
voulant donner gain de cause à l'enthousiasme irré-
fléchi contre la léalité positive, prend à partie Ten-
thousiasme lui-même, le discute, le décompose, l'in-
terroge obstinément pour lui faire avouer sa folie?
N'est-ce pas un étrange plaidoyer que celui qui,
voulant prouver que l'entraînement et la passion
dominent de toute la tête la résignation et le devoir,
met le doute au-dessus de l'entraînement, la négation
au-dessus de l'espérance? Qu'il y ait dans le monde
où nous vivons des âmes assez riches en expansions
et en dévouements pour ne pas se désabuser au pre-
mier coup, des cœurs assez magniliquemenl dotés
pour ne pas prononcer à la première déception l'ana-
thème de la vieillesse et de l'impuissance, l'auteur
ne le nie pas. Qu'il se rencontre parmi les femmes de
France des caractères assez heureux ou assez aveu-
gles pour puise» dans chaque nouveau désabusement.
dans chaque nouvelle trahison, une crédulité plus
confiante et plus enfantine, l'auteur ne croit pas que
ce soit une question. Mais la poésie ne peut-elle
franchir les limites de ces félicités paisibles et de ces
crédulités persévérantes? N'a-t-elle pas le droit de
prendre pour sujet de ses études les exceptions dou-
loureuses qui passent du désabusement au désespoir,
du désespoir au doute, du doute à l'ironie, de l'ironie
à la pitié, et de la pitié à la résignation sereine et
impassible, au dédain religieux et grave de tout ce
qui n'est pas Dieu ou la Pensée.
ROMANS ET NOUVELLES 49
L'espérance, ardente et dévouée en présence même
de la Réalité qui la raille et la délie, est une chose
grande et digne d'admiration ; mais ce n'est que
l'Espérance^ et, si la Sagesse n'est pas un vain mot,
elle a droit d'estimer l'Espérance pour ce qu'elle
vaut, c'est-à-dire comme un rêve.
Le bonheur des sens, le Plaisir insoucieux de la
veille et du lendemain, le ti-iomphe du corps sur
l'âme peut sembler à l'Ironie elle-même, si hautaine
et si lière qu'elle soit, un sujet de regrets plutôt que
de compassion. L'isolement silencieux et désert de la
pensée repliée sur elle-même peut donner la sérénité,
mais non pas le bonheur. En présence des joies aux-
quelles elle ne saurait descendre, il est permis à la
Raison de s'attrister sur l'atmosphère inhabitée oii
elle s'est réfugiée. Il n'y a dans cette tristesse rési-
gnée rien qui ressemble à l'apologie du libertinage.
Le sage peut envier la courtisane sans cesser d'être
sage. Platon peut être jaloux d'Aspasie sans estimer
moins haut les enseignements de Socrate.
Que le Doute né du désabusement admire sans ré-
serve la Passion sanctifiée par l'Épreuve et par la
douleur, qui s'agenouille devant l'homme qui a tra-
versé le vice et les tortures qu'il entraîne pour s'éle-
ver laborieusement à la sérénité du courage et de hi
clairvoyance, est-ce là un sujet de scandale? Il semble
que toutes ces idées, ramenées à leur expression la
plus simple et la plus nue, se défendant d'elles-
mêmes et n'ont pas besoin d'apologie.
Que la foi religieuse qui sulfit à consoler les âmes
énergiques attise les feux d'un cœur faible au lieu
de les éteindre, et pousse au meurtre un prêtre égaré
par le jeûne et la veille, est-ce donc un si grand éton-
50 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
nement pour la piété de ce temps-ci? Si toutes ces
explications vont au fond des choses, comme l'auteur
incline à le penser, il a peine à deviner quelle lu-
mière inattendue son dernier livre a pu jeter sur
Indiana et sur Valentine. Si ces trois récits sont pour
tous les esprits sérieux ce qu'ils sont pour lui, il ne
devine pas comment la j)einture des mœurs domesti-
ques, qui avait semblé juste, comment le détail des
combats intérieurs d'une femme hésitant longtemps
entre le devoir et la passion, qui avait semblé fidèle,
peut cesser tout à coup d'avoir les mérites qu'on lui
attribuait d'abord, lorsqu'il prend fantaisie à la Pensée
d'attaquer l'Enthousiasme après avoir attaqué l'E-
goïsme et la Brutalité.
L'auteur voit aujourd'hui sans découragement et
sans colère les récriminations de la crilique. Quoiqu'il
n'ait pas la prétention de moraliser son siècle, il
comprend très-bien qu'on ne peut impunément ef-
fleurer même par la poésie les questions qui intéres-
sent riiumanité tout entière. Il a vécu, il ne s'étonne
pas de rencontrer sur sa route les vanités furieuses
qui se croient insultées, les vices prudents et hypo-
crites qui se croient démascpiés, les douleurs silen-
cieuses et lâches qui n'osent s'avouer. Il sait très-
bien qu'on ne peut toucher au feu sans se brûler les
doigts.
11 n'ignore pas qu'il y a dans la littérature purement
humaine, qui prend le cœur avec ses extases et ses
tortures pour sujet permanent de ses études et de ses
inspirations, quelque chose d'austère et d'impitoyable
qui doit blesser au vif les âmes vulgaires drapées
dans le mensonge et la pruderie. Ces ùmes-là sont
volontiers indulgentes pour le poète (jui, dans son
ROMANS ET NOUVELLES 51
respect pour l'homme, s'abstient d'y toucher. Elles
étourdissent de leur bruyante fanfare celui qui pré-
fère aux peintures de la conscience la description des
costumes et des paysages. Elles couronnent glorieuse-
ment celui qui les amuse de ses récits sans les trou-
bler dans leurs plaisirs. Elles placent comme un demi-
dieu sur un piédestal celui qui les laisse vivre à leur
aise, et qui ne va pas fouiller au fond de leurs mé-
moires pour remuer la fange qu'elles y ont amassée.
Sans doute, en éliminant l'homme tout entier du
domaine de l'imagination, la poésie est d'une pra-
tique plus facile et plus paisible. Sans doute les ami-
tiés sont plus durables, les admirations plus com-
plaisantes pour celui qui sait donner à ses récits un
caractère tellement impersonnel et désintéressé, que
pas un ne se reconnaisse dans le portrait de ses
acteurs. Mais l'auteur s'est depuis longtemps résolu à
ne jamais peindre que les spectacles qui ont éveillé
ses sympathies. Il laisse aux plumes plus heureuses
ou plus habiles le domaine de l'histoire. 11 craindrait
de s'égarer dans ce hardi pèlerinage au travers des
siècles passés; il s'en tient à ce qu'il a vu, aux émo-
tions dont il a été le témoin, aux douleurs et aux es-
pérances qu'il a pu comprendre ; il n'essayera pas de
réchauffer les cœurs qui battaient sous les armures
aujourd'hui rouillées. Il se sent trop inhabile pour une
tâche si périlleuse.
Il ne se révoltera pas contre ceux qui prennent la
vie autrement que lui, qui s'arrangent de la réalité
sans la blâmer, qui ne permettent pas à leurs désirs
de s'élancer au delà du présent, ni à leurs souvenirs
de reculer dans un passé désormais impossible. Il n'a
pas la prétention, Dieu merci, de se mettre à la tête
o2 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
d'une réaction littéraire. Ce ((u'il fait, il le fait pour son
compte, sans imposer son exemple ou donner ses
livres pour des leçons. Il ne s'est guère enquis jus-
qu'ici des systèmes ou des principes qui dominent
l'art et la poésie de son temps. Ce qu'il admire, il
l'admire naïvement sans se demander pourquoi. Ce qui
lui répugne, il s'en abstient plutôt qu'il ne le blâme.
Il n'est pas de ceux qui trouvent au fond de tous leurs
sentiments trois ou quatre idées très-plausibles dont
ils déduisent complaisamment avec une érudition
si^lendide les origines avérées.
C'est pourquoi ses livres, quelle que soit la destinée
qui les attend, pourront exciter des sympathies ou
des répugnances, comme tous les poëmes obscurs ou
inachevés ; mais ils ne seront jamais dignes de la
haine ou de la discussion, car il ne plaidera jamais au
profil d'un système. Il est de ceux p(»ur qui sentir
vaut mieux que savoir. Il peut avoir tort, mais du
moins il est sincère.
15 mars 1834.
V
SOUVENIRS DE MADAME MERLIN
Les avantages du progrès dans l'éducation des
femmes ont été fort contestés de tout temps; mais
nous avons ouï dire que la génération présente les
discutait de bonne foi. Nous espérons qu'il en est, ou
du moins qu'il en sera bientôt ainsi. Nous sommes
convaincu que les hommes vraiment forts, et, par
conséquent, vraiment bons et sages, désirent l'éman-
cipation intellectuelle des femmes. Nous croyons que
ceux qui s'en effrayent sont des hommes faibles, qui
ont besoin de la gendarmerie pour constater leur
supériorité, et qui, à défaut de secours, retomberaient
au-dessous de leurs esclaves.
Un temps viendra donc, peut-être, oià le domaine
des sciences, des arts et de la philosophie sera ou-
vert aux deux sexes. Jusqu'ici, nous n'avons pas en-
core vu que, sauf le chant, la danse et la peinture en
miniature, les femmes pussent prétendre à un rang
54 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
égal à celui des hommes dans la pratique de l'art, et
nous ne voulons pas répondre que le progrès des
siècles les amène à ce point. C'est un problème qui
est peut-être du ressort de la plirénologie plutôt que
de celui de la philosophie. Il est bien certain que leur
aptitude une fois contestée, une forte direction ne
pourra leur être qu'avantageuse. L'examen et l'expé-
rience résoudront la question, dès que cette question,
vitale pour la société future, sera devenue l'objet
d'une attention impartiale et consciencieuse.
Sans aspirer à jeter du jour sur cette matière, nous
pensons que tous les essais hasardés sur les routes
qui conduisent à la découverte du vrai doivent être
encouragés par la société présente. Tous ceux de ses
membres qu'un honteux intérêt ne pousse pasà conser-
ver les abus et les injustices dont souffrent les masses,
désirent améliorer l'avenir, et, par conséquent, dé-
couvrir la vérité dans le présent. Tous les hommes
d'un vrai mérite savent qu'ils ne peuvent être dé-
trônés ni alïermis dans leur empire par l'influence,
plus ou moins grande, d'un sexe qui met tout son espoir
et qui cherche toutes ses garanties dansce mérite même.
Quelles que soient les imbéciles résistances du vul-
gaire et les haineuses contradictions de la mauvaise
foi, les hommes supérieurs entraînent, tôt ou tard, les
siècles dans les voies ])rovidentielles. Que les fem-
mes à qui les abus du temps présent conviennent ne
se réjouissent donc pas trop. Que celles dont la fierté
répugne à en profiter ne se découragent pas non plus.
Le travail s'opère, et les pas rétrogades mêmes ne sont
pas sans profit pour l'instruction de l'humanité.
Nous en demandons bien pardon aux dames ;
mais, si nous en jugions d'après ce que nous voyons
SOUVENIRS DE MADAME MERLIN DO
dans le présent, nous nous prononcerions pour la
supériorité intellectuelle de l'homme. Il est vrai que,
si nous partions du même principe pour juger de la
progressivité de l'homme, nous prononcerions hardi-
ment qu'il est né pour l'esclavage, et qu'il faut lui
refuser toute lumière et toute liberté. Proportion
gardée, nous croyons que, jusqu'au milieu du siècle
dernier, l'intelUgence féminine s'est développée, dans
son éternel ilotisme, autant que celle de l'homme dans
sa constante souveraineté. Mais, comme nous n'avons
pas encore vu la femme admise généralement à une
liberté d'instruction suffisante, nous ne pouvons con-
stater que des faits. Les plus grandes femmes scienti-
fiques et httéraires, sans en excepter aucune, n'ont
été et ne sont encore dans leur partie que des hommes
de seconde classe, tout au plus. On a eu égard à
l'infirmité de leur sexe en leur donnant place au
milieu des premiers hommes de leur tt^mps : on a
bien fait. C'est pourquoi nous ne pensons pas qu'un
génie mâle puisse être envieux et inquiet des triom-
phes d'un génie femelle : il faui qu'un homme soit
bien médiocre pour en être blessé, et pour vouloir en
souiller l'éclat inoffensif.
La faiblesse et la pâleur des productions littéraires
féminines, sans prouver irrévocablement l'infériorité
intellectuelle du sexe, devraient trouver grâce et
protection, en raison de leur peu d'importance. En au-
cun temps, peut-être, les femmes n'ont été aussi peu
aimées que dans celui-ci. C'est une preuve certaine
du désaccord qui règne entre l'éducation de l'homme
et celle de la femme, entre le progrès énorme de
l'une et le progrès insuffisant de l'autre. Un jour,
peut-être, l'égalité pourra être réclamée ; aujourd'hui.
56 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
sans aucun doute, l'homme éprouve le besoin de
rapproclier la femme de sonàme, et la femme cherche
à communiquer plus intimement avec la parcelle
de divinité, dont l'homme n'est peut-être pas doté plus
largement qu'elle, mais que les lois humaines ont
moins étouffée en lui.
Nous pensons que les trop brusques protestations
qui se sont élevées de nos jours ont été plus nuisibles
qu'avantageuses à l'émancipation des femmes. Elles
se sont pressées de réclamer des droits dont il n'est
pas encore prouvé qu'elles soient aptes à jouir, môme
dans une donnée de progrés considérable. Si nous
avions un conseil à leur offrir, ce serait de se montrer
très-modestes dans leurs prétentions et très-méri-
toires dans leurs actes. Jamais les bouleversements
politiques ne leur fourniront des chances d'afiranchis-
sement, puisque l'action des forces physiques leur
est déniée par la nature. Mais un évangile de dou-
ceur, de sagesse et de persuasion, une révélation de
la véritable dignité morale, pourront améliorer leur
sort, et les replacer à la longue dans une position
honnête et supportable.
Les écrits des femmes ont donc une très-grande
importance psychologiijue, et loin de les critiquer avec
une sévérité qui n'est ni difhcile, ni généreuse, il
serait d'un esprit sain et grave de les examiner avec
attention, de les juger avec indulgence. Nous ne
voyons pas qu'on l'ait fait, et que les décisions dont
elles ont été l'objet aient été exemples d'une galan-
terie excessive, ou d'une excessive dureté. Les femmes
n'ont pas droit de cité au Panthéon, mais leur place
n'est pas celle que veulent leur assigner beaucoup
d'hommes, plus femmes qu'elles.
SOUVENIRS DE MADAME MERLIN 57
Espérons donc que la critique voudra bien con-
sentir un jour à se faire plus gracieusement pédago-
gue, et à s'armer d'une férule plus légère et de
lunettes moins microscopiques. Nous la prions, au
nom des lumières^ au nom de la philosophie, au saint
nom de l'art poétique, d'entreprendre paternellement
l'éducation des femmes auteurs.
Le livre que nous présentons aujourd'hui à son
examen est un de ceux dont la modestie et le charme
portent le plus gracieux caractère. Madame Merlin le
fit imprimer il y a quelques années pour un petit
nombre de personnes, et cette timide apparition ne
sauva point d'un véritable succès Phumilité de l'auteur.
Encouragée aujourd'hui par des suffrages bien désin-
téressés, elle s'est décidée à une réimpression du
joli volume intitulé Mes douze premières années,
augmenté d'une suite que nous désirons trouver
digne du commencement.
M, de Latouche a dit en parlant des femmes : Elles
ne sont pas poètes^, elles sont la poésie. Rien ne peut
être mieux appliqué au récit de l'enfance de Mercedes
Merlin. Sous un ciel enchanté, au bord d'une mer d'or
et de poupre, au sein d'une nature vigoureuse, riche
en déhces, ce récit nous montre une enfant créole,
chaste, aimante et simple comme la Virginie des
Pamplemousses, mais solitaire, et, par conséquent, plus
fière, plus rêveuse et plus forte. Ce que nous aimons
le plus dans cette belle fille de la nature, c'est qu'elle
sait lire à peine, c'est qu'elle n'apprend point des
Vers de Racine et de Boileau par cœur avant d'èlre
capable de les comprendre, c'est qu'elle ne conçoit
rien à la nécessité de la contrainte, de l'hypocrisie et
de l'affection. C'est en vain que ses grands parents.
58 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉr'ATUrIe
eflrayés du dévelop])einent d'une si belle plante,
veulent l'élioler et la réduire à la taille de la société.
Mercedes s'enfuit du couvent à neuf ans, avec son
costume de novice, sa robe de mousseline, son léger
voile et ses bandeaux de cheveux noirs. Elle traverse
les rues de la Havane d'un pas rapide, et va se jeter
dans le sein de Ma)nita,\)oé[\(\ue ligure d'aïeule, dont
une demi-page de description charmante nous fait
aimer les longues tresses d'argent, la beauté majes-
tueuse, le vêtement toujours blanc et d'une propreté
reclierchée, la grâce bienveillante et la bonté inalté-
rable. Bientôt arrachée aux tendres caresses et à
l'indulgente protection deMamita, Mercedes, reléguée
à la campagne, chez une tante de son père, estcontîée
à la garde du chapelain de la maison ; les malins tours
de la belle espiègle, toujours occupée de projets d'é-
vasion et de réunion à sa chère Mamita, mettent en
désarroi le pauvre Fray Matteo, et, un soir, tandis
qu'il la suit à la promenade, en chantant son oflice
d'un ton nazillard, elle franchit le torrent sur une
planche, pousse du pied le pont fragile, et prend son
vol à' travers champs, laissant le gros moine stupé-
fait, la bouche ouverte, le livre à la main, les lunettes
sur le nez, la rivière à ses pieds.
Connue peinture rapide et ravissante des délices et
des beautés de ce climat sous lequel il n'y a pas rfVn-
fanec, \cs Souvenirs de madame Merlin ne sont pas
sans mérite; mais celui qui nous a frappé principale-
ment, c'est la simplicité et la bonté qui respirent à
travers chatpie impression de cette vigoureuse crois-
sance. 11 y a connue un parfum de bonheur et de
franchise répandu sur ces premières années d'une
jeune iille destinée à la geôle sociale comme les
SOUVENIRS DE MADAME MERLIN 59
autres, mais qui proteste de toute sa force ingénue
contre les couvents, les livres, l'esclavage des noirs,
les corsets et les souliers. Aussi, un sentiment de
tristesse et de regret s'empare de nous, lorsque nous
la voyons arriver à Madrid, jouissant à douze ans de
tout l'éclat d'une précoce jeunesse, ignorante, pas-
sionnée, un peu sauvage, fatiguée du poids de ses longs
cheveux noirs, chantant sans art et sans méthode les
airs de son pays, à la grande surprise de sa mère, qui
ne soupçonnait ni cette belle voix, ni cette rare beauté,
ni cette âme chaleureuse, languissante et prête à
mourir lorsque le froid et la neige viennent pour la
première lois attrister son cœur et crisper ses fibres.
Ce premier hiver, et cette gêne sociale, l'étrangetéde
ces salons où elle se sent isolée, cette involontaire ja-
lousie contre une sœur (sans doute injustement pré-
férée), jalousie qu'elle combat avec force et générosité
dans son propre cœur; tout cela est d'un intérêt
profond, et nous ne connaissons pas de combinaison
romanesque plus attachante que cette histoire véri-
table d'une destinée rentrée dans les voies ordinaires
du monde et détachée de la liberté naturelle comme
un fruit savoureux arraché à un arbre des déserts.
Le grand défaut des femmes qui racontent leur
jeunesse est de se souvenir d'elles-mêmes avec un
peu trop d'amour. L'adulation dont elles sont entou-
rées les encourage trop à parler de leur beauté, de
leurs nobles qualités, de leurs heureuses dispositions.
Nous avouons qu'en général cela nous paraît contraire
à la pudeur encore plus qu'à la modestie. Il y a un
peu de courtisanerie dans cette description de leur
personne physique et morale qu'un éditeur publie.
Il y a cependant des pudeurs si vraies et des beautés
60 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
si chastes qu'on leur pardonne leur nudité naïve. La
mnchacha havanaise nageant dans le ruisseau avec
ses compagnes comme la jeune sauvage de Chateau-
briand dans le Meschacébé, et rentrant au logis sous
sa tunique légère comme la Chloé de Longus, nous a
paru digne de figurer parmi ces chérul»ins dont la
beauté n'a pas encore de sexe, et qui apjKir.iissent aux
enfants dans leurs prières. Quand la chasteté des sou-
venirs d'enfance peut passer ainsi au travers des
années de la vie, sans rien perdre de sa limpidité, et
se révéler sous la plume d'une femme sans subir d'al-
tération, on aime à supposer que le cristal traversé
par de tels rayons est resté aussi pur que possible.
Le livre de madame Merlin serait un petit poème
sans défaut, si elle se fut abstenue des réflexions
métaphysiques faites après coup, et attribuées aux
rêveries de ses premières années. Nous nous plaisons
à la voir sur la terrasse de sa villa havanaise, écoutant
les bruits de la mer qui vient mourir languissammcnt
sur le sable, contemplant les parcelles de lumière que
chaque flot renvoie au soleil couchant; mais nous ai-
merions mieux nous imaginer à loisir les molles
rêveries qui berçaient vaguement son àme innocente,
que d'en recevoir la conlîdence arrangée.
Il y a, dans cette forme arrêtée d'une pensée vapo-
reuse, un refroidissement sensible des plus chaudes
impressions. Mais les taches mêmes de ce charmant
ouvrage attestent chez les femmes un désir encore
impuissant, mais pourtant louable, de s'élever au-
dessus de leur condition actuelle. Il appartient à la
génération présente de relâcher ou de resserrer leurs
liens.
Avril 18i36.
VI
MARIE DORVAL
....Pour savoir l'empire qu'elle exerce sur moi, dit-
il*, il faudrait savoir à quel point son organisation dif-
fère de la mienne. . . Elle ! Dieu lui a donné la puissance
d'exprimer ce qu'elle sent ; elle répand son âme au de-
hors; elle sait, elle peut le faire ; elle est douée d'une
sensibilité éloquente, expansive, puissante comme tout
ce qui part d'un cœur ardent et d'une intelligence
forte. Cette femme si belle et si simple, elle n'a rien
appris; elle a tout deviné. Pauvre, abandonnée, mé-
connue qu'elle était, nul ne s'est occupé d'orner son
esprit et de diriger ses sentiments, et c'est pour cela
qu'elle s'est faite si grande, le jour oîi elle a pu per-
cer; c'est pour cela qu'elle est si vraie, si semblable à
elle-même, si femme, la grande tragédienne ! Regar-
1. L'auteur se cache ici sous le personnage de Marie.
62 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
dez-la... écoutez-la, Évan. Oh ! naïve! naïve et pas-
sionnée ! et jeune, et suave, et tremblante, et terrible !
Comprenez- vous à présent qu'elle subjugue un pauvre
cœur soutirant et intirme comme le mien !
— Je sais, Mario, que ton caractère est sombre et
concentré; on te reproche d'être hautain et méfiant, je
crois i)lutôt ([ue tu es timide.
— Je suis peut-être tout cela, dit Mario ; je ne sais
de quels mots expliquer ce qu'il y a de froid et d'in-
complet dans ma nature ; je ne sais rien exprimer,
moi. Il y a sur mon cerveau, à coup sûr, une paralysie
qui empêche mes sensations de prendre une forme
expressive... Il y a des jours, voyez-vous, où, si je
pouvais écrire ce que je refoule en moi d'énergie pour
la douleur, la colère, l'amour ou la haine, je consenti-
rais à tremper ma plume dans la dernière goutte de
mon sang. Oh ! si l'on pouvait dire ce que l'on souffre,
peut-être que f on ne souffrirait plus t car un autre vous
comprendrait, vous plaindrait et vous consolerait ;
mais, moi, je ne peux jamais être compris qu'à demi,
et cela ne me suftit pas. Ce que j'écris est terne et re-
froidi comme les impressions du lendemain. C'est un
si pâle rellet de la pensée que la parole humaine !
Ecrire, mon ami, c'est le tourment de la vie, c'est le
supplice de quiconque sent encore son cœur dans sa
poitriue, c'est une lutte sans repos entre le désir et
l'impuissance, c'est l'ambitieux roulant toujours une
pierre sur laiiuelle ne s'élève jamais le palais que
son imagination a bâti. O Sysiphe ! pauvre poète!
» Mais tenez, quand je viens m'asseoir ici, quand je
me jette sur les banquettes de ce théâtre, opprimé que
je suis par la violence de mon mal, brûlé par la lièvre,
le cerveau douloureux et pesant, avec l'amertume cui-
MARIE DORVAL 63
santé sur mes lèvres de marbre et des larmes vitrifiées
dans mes yeiix arides ; alors, si cette femme paraît sur
la scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante,
son regard triste et pénétrant , alors savez-vous ce
que j'imagine? — que Dieu me pardonne cette inno-
cente et vaniteuse fiction ! — il me semble que je vois
mon âme; que cette forme pâle, et triste, et belle,
c'est mon âme qui l'a revêtue pour se montrer à moi,
pour se révéler à moi et aux hommes.
» Alors cette femme parle ; elle pleure, elle maudit,
elle invoque, elle commande, elle se désole ! Oh !
comme elle crie ! comme elle souffre ! quel féroce plai-
sir j'éprouve à la voir pleurer ainsi! — C'est qu'elle
répand toutes ces impressions, aussi pures, aussi vio-
lentes qu'elle les reçoit; cette âme conçoit et elle pro-
duit en même temps ; cette femme est elle-même ce
qu'elle paraît être ; en elle, la passion et la souffrance ne
sont pas des reflets, comme les mots que je dis, comme
les phrases que je trace; c'est l'inspiration âpre et sai-
sissante qui émane d'elle, toute vierge, comme elle y
est descendue ; c'est le souffle de Dieu qui vient du
ciel tout en feu et qui traverse cette âme pour s'y re-
froidir.
» Et ce n'est pas à cause des mots qu'elle prononce ;
car ils sont au-dessous d'elle, tous ces poètes qui lui
dictent sa passion. S'ils la laissaient libre d'improviser
son rôle, elle dirait mieux qu'eux ce qu il faut dire.
Mais n'importe ! elle a heureusement une voix plus
puissante que leur génie. Son geste, son regard sup-
pléent à leur pensée. Voyez ces cheveux fins et soyeux
qui semblent s'animer sur son vaste front ! voyez sa
peau qui bleuit et tout son corps que la douleur
brise !.... Eh bien, voyez-vous, s'écria-t-il dans une
64 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
sorte d'ivresse, en se levant brusquement et en éten-
dant ses bras vers l'objet de son enthousiasme, c'est
moi que vous voyez là ; c'est mon âme qui est dans
cette femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi; ce
dieu qui la possède, il est en moi aussi ; c'est le même
dieu; mais elle est pylhonisse, et, moi, je ne le suis
pas.
» Elle ne sait pas cela, elle; mais, moi, je le sens
bien peut être! Ne voilà-t-il pas que je tremble, que
mon sang fermente, que mon écorce craque de tous
côtés et que je pleure comme elle? Quel autre aurait
ce pouvoir? Pouvez-vous dire, Evan, que vous m'avez
jamais vu pleurer? Eh bien, à l'heure qu'il est, je
crie, je sanglote, jo parle , je m'agite, j'existe par
tous mes pores, je m'épanche, je me livre, je me com-
munique, je sors de ma prison d'airain, je brise le sé-
pulcre glacé 011 la flamme divine a si longtemps dormi.
Oh ! donnez-moi ma plume, je vais écrire... faites si-
lence, je vais parler!... Attendez, attendez, voici mon
génie qui plane sur moi; écoutez, je suis le premier
de vos poêles!...
Mais le rideau venait de tomber entre l'actrice et
Mario , le lustre s'éteignit , et avec lui le génie du
poijte. Évan éclata de rire; Mario resta consterné d'a-
bord, et puis il redevint inerte comme à l'ordinaire.
La puissante artiste qui venait de dépenser tant
d'énergie à son profit lui avait tout repris en s'eu
allant.
JaQvier 1837.
VII
INGRES ET CALAMATTA
Après sept ans de travail, M. Galamatta vient de ter-
miner la gravure de la plus grande page de M. Ingres,
le tableau du Vœu de Louis Xfll. Cette vaste scène
est composée naïvement, selon la manière classique
des anciens maîtres. Le roi, à genoux, les bras levés
devant l'autel, offre son sceptre et sa couronne à la
reine des cieux qui apparaît dans sa gloire, tenant le
fils de Thomme dans ses bras. Deux anges adolescents
soulèvent les draperies du chœur et les retiennent
d'une manière régulière pour découvrir au roi l'appa-
rition céleste. Un groupe de petits anges, d'une beauté
ravissante, est comme plongé jusqu'aux épaules dans
le nuage qui porte Marie. Deux d'entre eux sont des-
cendus jusque sur le marbre du temple. Debout au-
près de Louis XIII, ils portent la tablette où le prince
a inscrit la consécration dévote du royaume de France.
Rien de plus simple que cette composition, mais
4.
66 QUESTIONS D*ART ET DE LITTERATURE
aussi rien de plus harmonieux et de plus noble.
La régularité systématique, l'extrême sobriété des or-
nements ne la refroidissent pas, car ils servent à appe-
ler l'attention et à concentrer l'effet principal sur la fi-
gure de la Vierge. Cette figure est incontestablement la
plus belle création sacrée que notre siècle ait produite
en peinture. Elle peut soutenir la comparaison avec
les plus célèbres des anciennes écoles d'Italie. C'est
une pensée mixte entre le génie de Michel-Ange et
celui de Raphaël ; c'est une rivale, en puissance, de
VAssunta du Titien. Je crois qu'elle seule suffirait
pour placer M. Ingres à la tète des plus grands ar-
tistes de nos jours, comme elle l'eût placé à côté des
plus beaux noms, dans les jours fiorissants de la re-
naissance.
Pour la dimension, la composition et la pensée prin-
cipale, ce tableau formerait un admirable pendant à
r Assomption du Titien. En faisant ce rapprochement
dans la pensée, il est impossible de ne pas déplorer la
condition des vrais artistes de nos jours, et le sort de
leurs œuvres. Titien fut à Venise plus puissant et plus
riche qu'un doge. Son chef-d'œuvre brille dans le
musée de sa patrie à la place d'honneur, vis-à-vis le
chef-d'œuvre du Tintoret, entre le chef-d'œuvre du
Pardenone et ceux de Giambellino, de Véronèze et
de Paris-Bourdon. L'univers artiste traverse ces ga-
leries moins complètes, mais plus épurées et surtout
plus 'vénérées que celles de Paris, de Vienne, de
Londres, et c'est presque chapeau bas qu'il est permis
de regarder la Vierge du Titien. Et M. Ingres ne jouit
que d'une gloire contestée par l'envie, ou méconnue
par l'ignorance. Dans un siècle où les traditions de
l'art cèdent platement aux caprices de la mode, ou
INGRES ET CALAMATIA 67
follement aux dérèglements de la fantaisie, l'artiste
que la postérité nous contestera le moins, soutient
une lutte ardente, amère , interminable peut-être,
contre les hommes et contre les choses. Il a subi pen-
dant quarante ans une héroïque misère. Il a vu ses
œuvres sublimes critiquées avec amertume. Le public
lui-même dévié de la bonne route depuis longtemps,
privé de points de comparaison, perdu au milieu d'un
débordement de mauvais goût et d'ignorance, s'est
arrêté incertain, étonné de cette rude simplicité, et ne
sachant si cet homme au génie austère, à la doulou-
reuse patience, était un grand homme ou un fou. —
Quant au chef-d'œuvre mystique de M. Ingres, qu'est-
11 devenu ? oii est-il ? qui s'en inquiète ? Il est à Mon-
tauban. Qui le possède? qui va le voir? qui le sait?
La France n'est point artiste. Les artistes forment une
classe à part dans l'Etat. Le peuple ne les comprend
pas, les nobles les oublient, la bourgeoisie les paye et
les corrompt.
Qu'il nous soit permis encore de dire quelques
mots sur cette figure de Vierge par M. Ingres. Il nous
semble qu'à l'exemple de ses maîtres chéris, M. Ingres
a mis toute son âme, toute sa pensée, tout son génie
dans cette personnification de la foi. Elle est grande,
elle est forte, elle est empreinte d'une majesté un peu
froide. Elle inspire peut-être plus de crainte que d'a-
mour. Ce sentiment de fartiste est plein de profon-
deur; soit que sa religion porte l'empreinte des rudes
labeurs et des longues épreuves de sa vie, soit que,
faisant planer cette figure céleste sur la tète d'un roi,
il ait voulu la montrer sévère, sans pitié comme la
conscience, sans indulgence comme la justice. La
vierge de Raphaël est pleine de charme, de tendresse
68 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
et de mélancolie. Telle elle doit se montrer dans les
rêves du jeune artiste , symbole divin d'espérance,
d'amour et de pardon. Dans la représentation du Vœu
de Louis XII T, c'est la Thémis chrétienne, et elle
semble dire : « Vous aurez un grand compte à rendre. »
Dans la pensée de M. Ingres, c'est l'équité immortelle,
disant : « Rien n'est beau que ce qui est grand, rien
n*est durable que ce qui est vrai. » Si nous passons
de la pensée à l'exécution, nous trouvons cette irré-
prochable pureté de dessin, que du moins personne
ne s'est avisé jusqu'ici de contester à M. Ingres. Sa
couleur, moins riche que celle du Titien, est pourtant
distribuée avec plus de science dans le Vœu de
Louis XIII que dans VAssunta. Ici, la vierge un peu
renversée et vue dans une sorte de raccourci, en
s'élevant vers le foyer lumineux, reçoit la lumière
sur son front radieux, et la laisse comme couler en
s'affaiblissant jusqu'à ses pieds. Les personnages
prosternés au premier plan sont donc éclairés par de
grandes lames et accusés par de fortes ombres, ce qui
fait paraître la figure de la Vierge réduite à des pro-
portions trop petites pour le peu d'élévation où elle
se trouve ; et lui donne moins d'importance au pre-
mier abord qu'aux personnages secondaires, dont le
groupe n'est pas irréprochable. Dans le tableau de
M. Ingres, la Vierge est dans une attitude perpendicu-
laire, le foyer l'éclair»; par derrière et la montre dans
un relief complet. Le groupe de la mère et de l'enfant
est accusé phis (pie le groupe inférieur qui, recevant
comme une réfraction, a plus de noblesse et de trans-
parence, (pioicjue moins éclairé en réalité. Cette dis-
position de la lumière est d'un grand effet et la figure
principale en reçoit une solennité importante. L'enfant
INGRES ET CALAMATTA 69
Jésus est un chef-d'œuvre de dessin. La tête est aussi
régulière, aussi divine que celle de sa mère. Mais ce
qui est incomparable, c'est le mouvement des deux
mains de la Vierge, qui posent avec le calme et l'ai-
sance de la force sur les flancs de Jésus. Leur attitude
a une puissance inexprimable, et toute la figure de la
Vierge est empreinte d'un orgueil divin. On voit
qu'elle porte avec une joie muette la rédemption du
monde, l'avenir des générations.
Déjà la lithographie avait popularisé cette tête de
Vierge, mais ce travail incomplet n'avait même pas le
mérite de rendre fidèlement le modèle. La Vierge y
est représentée comme une femme encore belle, mais
déjà mûrie par l'âge, et ce type conviendrait mieux à
la mère de saint Augustin qu'à la mère éternellement
jeune du Christ. Chez M. Ingres et chez Galamatta,
qui l'a fidèlement reproduite, Marie est aussi jeune
que chez Raphaël, bien qu'au premier abord la diffé-
rence des types accuse une différence d'âge.
M. Galamatta a rendu ce tableau avec une perfection
qui ne laisse rien à désirer. Sept ans de travail, et
plusieurs voyages en Italie ont été consacrés à cette
œuvre patiente et consciencieuse. M. Galamatta est le
Ingres de la gravure. Le burin si renommé des An-
glais n'a rien produit de plus beau que le masque de
Napoléon, dessiné et gravé par lui. Le Vœu de
Louis XIJI ne peut qu'augmenter cette réputation d'é-
lite. S'il nous est permis de poursuivre le parallèle
entre V Assomption du Titien et le tableau de M. Ingres,
nous dirons que Schiavoni a fait sa fortune en gravant
VAssunta et quelques autres tableaux classiques.
Schiavoni fut dans la haute faveur de l'empereur
d'Autriche, il acheta un des plus beaux palais de Ve-
70 QUESTio>fS d'art et de littérature
nise, et tous les étrangers vont voir sa galerie de
tableaux. Nous ne blesserons pas la modestie de Ca-
lamatta en disant quelle stoïque existence il a embras-
sée pour se consacrer sans relâche à un travail con-
sciencieux, à des études presque inconnues aux artistes
de nos jours. Mais nous sommes forcés de dire que
son talent et son œuvre sont, par rapport à ceux de
Schiavoni, ce qu'est Raphaël à Bassano. M. Calamatta
conserve les traditions inflexibles du dessin correct
de M. Ingres, nul mieux que lui n'a le sentiment du
beau et la puissance de le reproduire fidèlement. L'en-
thousiasme touchant qui le porte à s'efl'acer sans cesse
derrière ce grand maître, ne peut empêcher les amis
de l'art d'apprécier le mérite personnel de son travail
et de lui vouer une haute reconnaissance pour la re-
production du Vœu de Loifis XI IL Pour Calamatta,
l'art est une religion. Il a terminé son œuvre. M.Ingres
est content. L'avenir est doté d'une page sublime.
Maintenant, que son travail le ruine ou l'enrichisse,
que le sujet soit populaire ou antipathique à la foule,
que sept ans de sa jeunesse soient sans fruit pour sa
fortune et pour sa gloire, c'est de quoi Calamatta n'a
pas le temps de s'occuper. Il a d'autres travaux à en-
treprendre, d'autres devoirs à accomplir. Dans sa man-
sarde vit un autre grand artiste, un ami inséparable,
un génie frère du sien, Mercuri, non moins pauvre,
non moins ignoré, non moins indifférent aux bruits du
monde et aux faveurs de la fortune. Entre autres gra-
vures d'un haut mérite , Mercuri a reproduit d'une
manière ravissante le tableau des Moissonneurs de
Robert. Cette gravure a reru fort peu de publicité, et
c'est une perle véritable pour les arts. Bientôt il fera
paraître la gravure d'un charmant petit tableau de
INGRES ET CALAMATTA 71
M. Paul Delaroche, représentant Sainte Amélie. La
France artiste comprendra-t-elle le mérite supérieur
de cette production et créera-t-elle une patrie à ces
deux beaux talents, dont le pape prohibe les œuvres
sacrées dans ses États, sous prétexte que le lion, l'é-
toile et l'aig-le, qui ornent la vignette du masque de
Napoléon sont des signes maçonniques et portent
atteinte à la sûreté du saint-siége f
Mars 1837.
VIII
LES POETES POPULAIRES
Le public n'en est plus, nous le croyons, à s'éton-
ner qu'un ouvrier maçon puisse faire d'assez beaux
vers; ce serait s'étonner qu'un homme puisse joindre
à des sentiments vifs, à des pensées profondes, la fa-
culté d'expression. Sans parler d'exemples anciens,
Hégésippe Moreau, qui, tout dernièrement^ a laissé,
en mourant si jeune, un volume de chefs-d'œuvre
d'une admirable perfection, et bien d'autres encore
nous ont appris qu'il y a dans le peuple, dans les pro-
létaires, tous les talents, toutes les sortes de génie.
Heureuse la patrie, si elle savait tirer de tous ses
enfants le plus grand effet possible, suivant les dons
que la nature a départis à chacun! La pièce de Poney,
intitulée : A la mer, est assurément empreinte d'un
grand sentiment du rhythme. Les dernières strophes
sont fort belles. Laissons de côté les imperfections
nombreuses. Au plaisir naïf que l'auteur prend à dé-
74 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
crire de pures sejisatlons, on reconnaîtrait qu'il est
très-jeune, et qu'il a le bonheur de vivre sous un beau
ciel. Les ouvriers des %'illes industrielles n'ont pas le
ciel de Toulon, ses horizons, le contraste de ses mon-
tagnes et desamer, pour les soutenir dans leurs labeurs.
Aussi leurs accents, quand la poésie les inspire, sont-
ils bien différents. La société, le malheur de leur
condition, voilà leurs sujets ordinaires.
Les vers de Poney, le maçon de Toulon, que la Re-
vue Indépendante vient de publier, nous ont remis en
mémoire et les poètes prolétaires que cite M. Arago
dans la lettre qui les accompagne, et bien d'autres
encore dont les noms méritent d'être ajoutés à la liste.
Nous avons sous les yeux un volume de beaux vers
pleins de charme, de grâce, et de mélancolie. L'auteur
est une jeune ouvrière. Une poétesse (si nous pouvons
employer ce mot qui mériterait d'être dans le Diction-
naire, et qui nous paraît aussi nécessaire maintenant
que celui de poète), une poétesse justement célèbre,
madame Tastu, a bien voulu servir d'introductrice à
sa compagne. Dans des pages touchantes, elle remar-
que que la poésie, l'instrument poétique, est mainte-
nant aux mains du peuple, des classes ouvrières, des
prolétaires. Les poètes du xvi» siècle, en effet, et ceux
du commencement du x\ti** siècle , étaient presque
tous sortis de la noblesse : Pierre de Ronsard, Jean et
Joachim Du Bellay, le sire de Malherbe, le marquis de
Racan, le sieur de Segrais, madame des lloulières, et
tant d'autres. Plus tard, les poètes sortirent de la
bourgeoisie: La Fontaine, Corneille, Racine, Boileau,
Voltaire, naissent en pleine bourgeoisie, dans la bour-
geoisie riche. Les poètes prolétaires de ces deux siè-
cles, comme le menuisier de Nevers, par exemple,
LES POETES POPULAIRES 75
sont des anomalies, des exceptions qui paraissent
tenir du prodige. Au xviii^ siècle, au contraire, les
grands seigneurs, les nobles, cette classe qui avait
donné autrefois la fameuse pléiade, se tarit : c'est le
temps où M. de Saint- Aulaire entre à l'Académie et de-
vient immortel pour un quatrain. Déranger, de notre
temps, est le premier exemple d'un grand poète sorti des
classes populaires. Les autres illustrations poétiques
contemporaines appartiennent encore à la bourgeoi-
sie. Ilparaîtrait, suivant madameTastu, dont nous avons
voulu appuyer les prévisions par cette remarque his-
torique, que, le temps aidant, l'inspiration pourrait
bien passer dans les classes pauvres, dans les classes
inférieures, comme on dit encore par un mauvais lan-
gage. Écoutons madame Tastu :
« La poésie se meurt, dit-on, comme si rien mourait
en ce monde ! — la poésie surtout; la poésie, qui ré-
pond à l'un des plus irrésistibles besoins de l'huma-
nité; car, ainsi que l'a dit la Parole divine : L'homme
ne vit pas seulement de pain. Fidèle à sa double na-
ture, à peine a-t-il eu le temps de pourvoir aux néces-
sités de son corps, que celles de son âme commencent
à se manifester.
» Nos intrépides navigateurs, en explorant la Poly-
nésie, ont trouvé dans quelques-unes de ses îles des
peuplades barbares qui habitent, comme les animaux
sauvages, des tanières enfumées, qui n'ont pour vête-
ment qu'une peau de bête, pour aliment que les pro-
duits de la pêche ou de la chasse, produits si précaires,
à cause de l'imperfection des outils et des instruments
qu'ils emploient, que souvent ils demeurent plusieurs
jours sans nourriture. Eh bien ! ces êtres si peu déve-
loppés encore ont déjà senti le besoin de joindre des
76 QUESTIONS d'aKT ET DE LITTERATURE
chants à tous les actes de leur misérable vie : ils ont
des chants pour la prière, pour les combats, pour la
chasse ou pour la pêche, des chants rimes et rhythmés;
ainsi, en apparence si près de la brute, ils portent ce-
pendant la marque indélébile de leur haute origine,
et se font reconnaître de leurs frères en se joignant
à riiynine universel qui de la terre s'élève incessam-
ment vers le ciel.
» Non, aucun des dons que le Créateur a faits à
l'homme n'est destiné à périr; non, la poésie ne
meurt pas; elle se transtigure ou se déplace, mais elle
existe toujours. A l'origine des sociétés, elle préside
à tous les actes faits en commun, elle n'est alors
qu'un chœur général. Plus tard, quand d un consen-
tement unanime les hommes ont remis le pouvoir aux
mains d'un seul, il arrive qu'à l'entrée d'un siècle ap-
paraît quelque grande figure qui résume en soi, aux
applaudissements de ses contemporains, toute la poé-
sie d'un peuple ou d'une époque. Puis, bientôt l'esprit
humain se lasse de cette sublime synthèse : l'indivi-
dualité commence à se faire jour : chacun veut dire
son mot, expliquer sa souffrance, formuler son désir;
Les classes diverses de la société viennent l'une après
l'autre figurer sur la scène; les classes élevées, la
bourgeoisie, le peuple, les femmes enfin, d'abord rares
et timides, puis plus nombreuses et plus hardies.
Comme dans une œuvre savante de Beethoven, la
phrase harmonieuse parcourt l'orchestre , répétée
tour à tour par chaijue instrument. Quand le silence
se fait d'un côté, tournez-vous de l'autre et écoutez !
vous retrouverez la sublime mélodie. Vous vous plai-
gnez qu'autour de vous tout est aride, stérile et des-
séché; faites un pas hors de l'enclos qui borne vos
LES PO TES POPULAIRES il
regards, et vous verrez s'épanouir à vos pieds toutes
fraîches et brillantes la foule des fleurs des champs.
» Ainsi au moment où, dit-on, la poésie ne trouve
plus que des oreilles distraites, oii la politique envahit
nos salons, oii les plus aimés de nos poètes se taisent
ou délaissent la pensée pour l'action, la lyre pour la
tribune, n'est-ce pas un fait à remarquer que l'appa-
rition de cet essaim chantant de jeunes filles surgi
tout à coup des rangs populaires: Élisa Mercœur, qui,
en s'élançant dans la carrière, heurta si tôt contre la /
tombe ; ÉUse Moreau^, Louise Grombach^ Antoinette
Quarré^ Marie Carpantier enfin, dont les premiers
essais m'ont inspiré un intérêt que je voudrais faire ■
partager au public. »
Ce ne sont pas là, je le répète, les seuls poètes pro-
létaires dont nous avons connaissance. Il en est un
dont nous avons lu des vers qui ne rappellent pas,
comme font peut-être ceux des auteurs que nous ve-
nons de citer, la lecture de modèles, des vers doués
d'individualité, d'originalité intime et profonde. Si la
profession qu'il exerce, celle d'ouvrier en vidanges,
faisait reculer d'horreur certains oisifs, nous leur di-
rions que, dans l'enfer de Rabelais, la belle reine
Cléopâtre est laveuse de vaisselle. La société actuelle
ressemble un peu à cet enfer, puisqu'un homme comme
M. Poney (c'est le nom de cet ouvrier), capable d'é-
crire des vers que signeraient Victor Hugo et Lamar-
tine, et qui ont le mérite de n'être pas une imitation
de leur école, a été, par le hasard de sa naissance, li-
vré à cette profession.
Lyon, la grande ville des ouvriers, a aussi ses poè-
tes, canuts et autres, que nous ferons peut-être con-
naître un jour.
78 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
Au surplus, comme on peut le croire, les prolétai-
res ne manient pas seulement le vers; ils écrivent fort
bien de sages pensées en prose. Et, comme s'il venait
à point pour nous otre en aide et prouver notre asser-
tion, voici un jeune ouvrier typographe et graveur qui
nous remet, à l'instant même, une Notice sur l'infor-
tuné Boyer. Cette Notice ne peut être mieux annoncée*
qu'en compagnie des poètes du peuple.
Novembre 184|1.
1, Elle a été publiée dans la Revue Indépendante»
IX
LAMARTINE
UTOPISTE
On a cité, dans le premier numéro de la Revue Inde-
pendante^ de beaux vers faits par des ouvriers. Au-
jourd'hui, nous trouvons, en ouvrant au hasard le der-
nier recueil de poésies d'un illustre écrivain i, la sanc-
tion des réflexions que nous avaient suggérées ces
heureux essais de la muse populaire. C'est de M. de
Lamartine que nous recevons cette sanction remarqua-
ble et précieuse, exprimée dans les plus beaux élans
lyriques qui aient peut-être illustré cette plume fé-
conde. Lorsque nous venons réclamer avec notre siè-
cle, au nom de nos pères qui nous ont ouvert la lice,
au nom de nos enfants qui veulent s'y élancer, l'éga-
lité de développement pour les intelligences dans
tous les rangs de la société, voici un grand maître de
1. Recueillements poétiques, par A. de Lamartine.
80 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
l'art, un aristocrate à divers titres, qui prophétise har-
diment l'application et le résultat de nos croyances.
Ces croyances sont donc les siennes. N'en doutez pas,
ou plutôt lisez la pièce intitulée : Utopie.
Quel admirable instrument que M. de Lamartine!
Comme il répond, comme il chante, quand la main
divine presse son clavier facile, et que le souffle de
l'inspiration remplit ses tubes sonores I Ce n'est point
à la lyre antique que je voudrais le comparer. Il a
moins de simplicité et plus d'étendue. C'est l'orgue
chrétien, avec toutes ses ressources, sa puissance in-
finie, ses jeux divers, ses voix célestes, ses grands
déchirements, toutes les fictions que ses vastes flancs
recèlent. Mais cette grande musique, que nous écou-
tons dans l'extase, n'est-ce que la voix d'un instru-
ment; et, pour nous débarrasser de la métaphore,
cette superbe déclamation prophétique n'est-ellc que
le trop-plein d'une intelligence de poète?
Eh bien, que nous importe? Et comment pourrions-
nous interroger sévèrement le fond de celte âme où
dorment de si magnifiques instincts, évoqués parfois
et poussés dehors par cette volonté mystérieuse, in-
vincible, que les chrétiens appelèrent la grâce, et que
les poètes appellent Vinspiration"! Il y a là un grand
secret psychologique, et ce n'est point ici le heu d'en
sonder les abîmes.
Que M. de Lamartine se contredise lui-même, et
qu'après avoir exhalé toute cette vérité qui le presse
et le déborde aux heures de solitude et de recueille-
ment, il rentre, à d'autres heures, dans le monde des
conventions menteuses et des transactions mesqui-
nes; (ju'il s'agite, noble et naïf impuissant, dans la
petite politique du jour, où, faute d'unité dans sa pro-
r ' ' ' LAMARTINE UTOPISTE 81
pre nature, il prodigue de belles paroles qu'on écoute,
qu'on admire, et qu'on oublie aussitôt ; qu'il s'amuse
aux bagatelles de la tribune, au lieu de concentrer
toute cette force qu'il semble porter en lui-même, et
de faire de sa vie un monument homogène, hardi, lo-
gique, comme nous le voudrions, comme il ne le peut,
hélas ! Dieu qui fait les grands hommes si incomplets
sait seul pourquoi! nous n'avons ni le droit ni le cou-
rage de le prendre à partie, et de lui dire : « 0 poëte
que nous aimons tant, pourquoi songez-vous à vos
plaisirs, tandis que vous avez charge d'âmes'? Pour-
quoi laissez-vous aller la vôtre par mille fissures, vase
d'élection qui ne scellez pas plus les eaux de notre vie
qu'une coupe d'argile? Hélas! que de temps perdu
dans cette belle vie, à resserrer une popularité que
vous croyez étendre, et qui fût venue vous chercher
plus vite et plus triomphalement si vous eussiez moins
songé à elle ! »
A quoi servirait d'ailleurs cette plainte indiscrète?
Le poëte, du fond de sa solitude de Saint-Point, l'é-
lève vers le ciel, et la chante lui-même, pour nous ini-
tier à ses regrets et à ses combats. Mais, redevenu
homme du monde, orateur applaudi, protecteur bien-
veillant et courtisé, célébrité littéraire adulée, idole
des femmes brillantes qui convoitent et qui boivent
ses hommages, comment pourrait-il écouter les rudes
voix qui lui diraient pour tout compliment : Vous êtes
dans la vérité, et pour tout encouragement : Persévé-
rezt Non, les poètes de ce siècle, pas plus que les phi-
losophes et les politiques de la sphère où s'agite M. de
Lamartine, ne peuvent avoir une vie si austère et des
satisfactions si sérieuses. Ce n'est pas toujours leur
faute, nous en sommes convaincus ; c'est celle du mi-
5.
82 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
lieu où ils respirent et de l'époque qu'ils traversent.
Le plus loyal et le plus sincère de tous, c'est sans
doute M. de Lamartine. Car son courage individuel ne
l'abandonne pas ; et il rachète toutes ses fantaisies
sans but et sans résultat par de soudaines et fou-
droyantes proclamations, soit en prose parlementaire,
soit en vers pompeux oii l'amour du beau et le sen-
timent du vrai se révèlent sans détour et sans ré-
serve à la face de cette société mesquine et rusée qui
croit l'avoir accaparé, et qui reçoit tout à coup de
lui de grands coups de fouet et de foudre au travers
du visage. C'est ce qui nous console de voir à ce
grand poëte les goùls et les allures d'un grand sei-
gneur. Si le barde souvent nous échappe, nous
pouvons nous dire que ceux qui nous l'ont enlevé
ne le garderont pas longtemps. Collègues politiques
qui croyez l'enrôler sérieusement sous la petite ban-
nière trouée de votre esprit de corps, il saura
bien, un beau matin, vous remettre à votre place en
s'écriant :
Et tu veux qu'au milieu de ce travail d'un monde,
Le siècle de six jours, sur sa tâche inclim\
Se retourne pour voir quelle âme a bourdonné?
C'est l'erreur du ciron qui croit remplir l'espace.
Non : pour tout contenir le temps n'a que sa place ;
La gloire a beau s'enller. uans les siècles suivants
Les morts n'usurpent pas le soleil des vivants;
La même {jroutle d'eau ne remplit pas deux vases;
Le fleuve en s'ecoulant nous laisse dans ses vases.
Et la postérité no suspend pas son cours
Pour pécher nos orgueils dans le vieux lit des jours.
Archicritiques, aristarcpics littéraires, (jui pensez
l'enivrer do vos llalteried, ou \c faire saigner suus vos
LAMARTINE UTOPISTE 83
piqûres, il viendra pour persifler avec un enjouement
bien philosophique :
Quoi qu'en disent là-haut les scribes dans leurs sphères,
L'avenir, mes amis, aura d'autres affaires :
Il aura bien assez de sa tâche au soleil
Sans venir remuer nos vers dans leur sommeil.
Nous venger? l'avenir? lui? gros d'un univers?
Lui, dans ses grandes mains peser nos petits vers?
Lui, s'arrêter un jour dans sa course éternelle
Pour revoir ce qu'une heure a broyé sous son aile?
Pour exhumer du fond de l'insondable oubli
La page où du lecteur le doigt a fait un plil
Pour décider, au nom de la race future,
Si l'hémistiche impie offensa la césure?
Ou si d'un feuilleton les arrêts en lambeaux
Ont fait tort d'une rime aux morts dans leurs tombeaux '
Enfin, si vous vous imaginez le tenir, prêtres et
docteurs de la religion du passé, prenez garde que
d'un coup de son aile le cygne du christianisme, de-
venu aigle de la prophétie nouvelle, ne vous renverse
tout à plat. Ce sont les plus beaux et les plus forts
mouvements lyriques du poète, et il en est un qui mé-
rite d'être lu tout au long c'est la pièce à M. de Ge-
noude sur son ordination.
Après cette profession de foi, autrement large et
aventureuse que celle du Vicaire Savoyard, ne croi-
rait-on pas qu'au lieu de se remettre à écrire de petits
vers sur l'album des duchesses, le grand lyrique va
chanter cet autre prêtre qui, pour n'avoir pas voulu
rentrer dans le passé, mais au contraire s'élancer dans
l'avenir, dort aujourd'hui sous les verrous de Sainte-
8-4 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Pélagie? Mais non! une jeune Moldave passera par la
tête du poëte mobile et impressionnable, et nous
aurons ses stances à la belle Moldave. Puis, quand ce
gracieux et innocent caprice, ([ui ne s'arrête ni à Ange-
lica, ni à Augustûy ni à l'imprudente qui demande des
cheveux, sera épuisé, nous aurons le Toast entre les
Gallois et les Bretons, hymne humanitaire magnifique,
digne en plusieurs endroits de Byron lui-même, dont
le sentiment relève de cette parole du Christ : Le
temps est proche oii il n'y aura plus ni juifs ni gen-
tils^ dont l'inspiration a traversé le saint-siraonisme,
Fourrier, les chartistes, voire les idées communistes de
ces derniers temps, et tjue Jean-Jacques Rousseau,
déjà si honteux d'avoir publié la Polysynodie de l'abbé
de Saint-Pierre, n'eût certes pas osé transcrire du
vers en prose. Mais, après la sublime UtopiCyle poëte-
prophète ne va-t-il pas écrire le nouveau Contrat
social du xix*" siècle? Le voilà cjui jette la bride sur le
cou du lier destrier, compagnon de ses courses roma-
nesques, et qui le laisse errer sous les ombrages
abandonnés de son domaine, jusqu'à la fin de la pro-
chaine session; le voilà qui descend dans l'arène des
intérêts sociaux et dans la sphère de l'application ; il
étudie les lois, il les discute, il les triture. Il pourrait
nous en formuler l'esprit, grâce aux progrès accom-
plis dans l'humanité, mieux que l'illustre Montesquieu
ne put le faire de son temps. Mais comment le ferait-il?
le temps lui manque entre le travail éternel de décom-
position et (le recomposition de cabinets, et les
décrets de la jiolice sociale sur les besoins et les appé-
tits de la bourgeoisie industrielle. Le détail absorbera
toute celle illustre et futile existence. Jamais, dans ce
dédale de l'analyse et <l'i travail à courtes séances.
LAMARTINE UTOPISTE 85
comme eût dit Fourrier^ la synthèse de cette belle
âme et de ce noble génie ne pourra se dégager des
ténèbres où elle lutte contre la lumière. Oh ! puis-
sions-nous être en ceci de faux prophètes ! Puisse-t-il
entrer dans une nouvelle phase de développement
moral, ce rare talent, qui déjà se confesse avec tant de
grandeur et de simplicité d'avoir
(Pardonnez-lui. mon Dieu ! tout homme ainsi commence !)
trop caressé en lui le sentiment du moi I
Frère ! Le temps n'est plus où j'écoutais mon âme
Se plaindre et soupirer comme une faible femme
Qui de sa propre voix soi-même s'attendrit.
Ma personnalité remplissait la nature.
Puisse-t-il ne pas se borner à sentir, à comprendre,
à exprimer, comme s'il s'agissait seulement d'aimer
vertu de la même manière dont certains artistes
aiment l'art, pour Fart! Piiisse-t-il presser un peu
Le pas réglé du genre humain,
et se tenir à sa place entre ces deux natures qu'il
décrit si bien :
Il est dans les accès des fièvres politiqiies
Deux natures sans paix de cœur antipathiques;
Ceux-là dans le roulis, niant le mouvement.
Pour végétation prenant la pourriture,
A l'immobilité condamnant la nature.
Et mesurant, haineux, à leur courte ceinture
Son gigantesque accroissement!
8G QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Ceux-ci voyant plus loin sur un pied qui se dresse,
Buvant la vérité jusqu'à l'ardente ivresse.
Mêlant au jour di\'in l'éclair des passions,
Voudraient pouvoir ravir l'étincelle à la foudre,
Et que le monde entier fût un monceau de poudre.
Pour faire d'un seul coup tout éclater en poudre,
Lois, autels, trônes, nations!
Eh bien, M. de Lamartine a raison : ces deux
natures existent et se combattent. Mais il se trompe
en croyant que la troisième nature, la nature du juste
et du sage, à laquelle il aspire, soit celle qui renie les
deux autres et s'en détache pour rentrer dans le calme
auguste et agréable de la résignation et de la patience.
Non, grand poote ! ce n'est pas là le type du juste aux
jours où nous vivons, et nous ne voulons pas croire
que ce soit le vôtre. C'est une philosophie du passé,
plus ancienne et plus hors de cours que l'ascétisme
chrétien, celle qui dit au sage :
La résifînaation est la force du juste,
La patience est sa vertu.
Non, non, cent fois non! le juste à présent ne peut
pas être calme et résigné au fond de son cœur,
comme s'il ne s'agissait que de se reposer ou de se
sauver tout seul en dehors de l'humanité. Quand vous
avez célébré Viïidivisihlr rinitr humai ne, vous avez
bien compris la philosophie autrement que l'auteur de
l'Imitation de J.-C, dont vous avez dit, je ne sais par
quel caprice, dans votre Prélace, (ju'il possède plus
de philosophie et de poésie à lui seul qu'Homère,
Virgile, Cicéron» Chateaubriand, Goethe, Byron, toua
LAMARTINE UTOPISTE 87
ensemble. Vous avez bien senti la douleur et l'indi-
gnation, quand vous avez dit :
Alors, par la vertu, la pitié m'a fait homme;
J'ai conçu la douleur du nom dont on la nomme.
J'ai sué sa sueur, et j'ai saigné son sang.
Alors j'ai bien compris par quel divin mystère
Un seul cœur incarnait tous les maux de la terre.
Et comment, d'une croix jusqu'à l'éternité,
Du cri du Golgotha la tristesse infinie
Avait pu contenir seul assez d'agonie
Pour exprimer rhumanité !
Oui, j'ai trempé ma lèvre, homme, à toutes ces peines,
Les gouttes de ton sang ont coulé de mes veines ;
Mes mains ont essuyé sur mon front tous ces maux.
La douleur s'est faite homme en moi pour cette foule ;
Et comme un océan oîi toute larme coule,
Mon àme a bu toutes ces eaux !
Que VOUS dirais-je que vous n'ayez dit vous-même
en mille endroits avec une magie d'expression, un
élan d'enthousiasme et de conviction qui n'appartient
qu'à vous? Non, vous ne pensez pas que le stoïcien
des anciens jours soit le juste milieu entre les des-
tructeurs aveugles et les conservateurs stupides.
Vous savez que ce juste ne doit pas être un milieu,
mais un lien, un complément, un troisième terme qui
féconde les deux autres , retenant l'un , pressant
l'autre, les vivifiant tous deux, et que par conséquent
l'homme politique ne doit pas passer tout seul dans sa
gloire et dans sa majesté entre les partis, mais les
prendre et les porter tous dans ses entrailles pour
88 QUESTIONS D*ART ET DE LITTERATURE
leur donner la vie en complétant la sienne, en la nour-
rissant, en la développant au contact de l'humanité.
Vous l'avez dit, vous l'avez senti, vous le savez;
donc je me tais.
Mais à ceux qui pensent que U. de Lamartine est
un homme froid et personnel, capable de s'assimiler
toutes les vérités et de se parer de toutes les gran-
deurs intellectuelles, sans éprouver aucune charité,
aucun patriotisme, aucun zèle véritable, nous dirons :
Vous vous trompez ; ^vous ne le comprenez pas. Il
comprend, donc il sent; il sent, donc il aime ; il aime,
donc il agit. Mais d'où viennent ces contradictions
sans nombre, cet éclectisme sans issue et toute celte
agitation sansrésultat? D'un seul travers, inhérent peut-
être à sa nature de pou^ ; d'une certaine frivolité na-
turelle, insurmontable, qui l'entraîne à la suite d'un
billet doux, d'un papillon, d'un zéphyr, de moins en-
core, d'une distinction sociale ou d'un succès immé-
diat, tout au milieu de ses recueillements philoso-
phiques et religieux , qu'il appelle modestemeut
poétiques. Car il est modeste aussi, n'en doutez pas,
et jamais plus que quand il vient de céder à l'impul-
sion souveraine de la vanité. Lisez sa Préface : c'est
un clief-d'cruvre de grâce, de poésie, d'incohérence
et de j)uérilité. Il n'y parle que de lui-même ; et c'est
pour s'y placer toujours trop bas dans les choses où il
est supérieur, trop haut dans celles où il ne l'est
point. Oui, c'est un enfant (pie l'homme qui a écrit et
signé une telle PréAice ; mais un noble enfant, un en-
fant (le génie; et je ne crois pas (jue ce soit un motif
pour être sévère env(M's lui, d'autant plus que cet en-
fant a déjà, depuis que nous suivons sa course vague
et capricieuse, fait des pas de géant, tout en ayant l'air
LAMARTINE UTOPISTE 89
de se jouer parmi les fleurs de la poésie. Il en fera
encore; et déjà, malgré quelques strophes un peu
erotiques sous un air béat, on peut dire avec joie et
respect que l'enfant se fait homme.
L'attrait que nous éprouvions à nous occuper de
lui nous a fait entrer dans cette longue divagation
tout à fait malgré nous. Ce n'était point ici le lieu de
faire toutes ces réflexions sur M. de Lamartine; nous
vouhons citer seulement ces vers communistes dont
quelques-uns eussent peut-être envoyé leur auteur à
Sainte-Pélagie, s'il les eût signés d'un autre nom.
Nous voulions dire que le sentiment de la vie, de l'a-
venir, de la perfectibihté, de l'égalité est à cette heure
dans toutes les nobles âmes, poètes célèbres ou ri-
meurs prolétaires, et la parole de id vérité sur toutes
les lèvres éloquentes, depuis M. de Lamartine jus-
qu'à Savinien Lapointe.
Décembre 1841.
X
DIALOGUES FAMILIERS
POÉSIE DES PROLÉTAIRES
I 1
J'entendis l'autre soir la conversation suivante
entre M. A et M. Z., à l'occasion de deux ouvrages
qu'ils trouvèrent sur ma table, et qui leur inspirèrent
des réflexions fort différentes.
M. A., prenant un volume. — Poésies de Magu, tis-
serand. — Ah ! celui-là doit faire de bien mauvaise
toile! — (Posant le volume, et en ouvrant un autre.)
Encore des vers t Poésies de Beuzeville. Qu'est-ce qu'il
fait, celui-là? des sonnets ou des perruques?
M. Z. — Beuzeville est potier d'étain.
M. A. — Diantre! si son étain est bien battu, ses
vers doivent être mal frappés.
M. Z. — Voulez-vous me permettre de vous en lire
quelques-uns?
M. A, — De tout mon cœur.
92 nUESTIONS d'aRT ET DE LITTERATURE
M. Z. — Tenez! La première pièce du volume; un
compliment de bonne année adressé à de jeunes en-
fants.
UN AN DE PLUS
Enfants, encore un an qui passe.
Eh bien, vous voilà tout joyeux ?
Un an de plus, enfants, à jeter dans l'espace,
Un an de moins à voir les cieux !
Et vous riez encore, et rien sur votre bouche
Ne semble révéler un sentiment chagrin !
Quoi ! cet anneau passé de la chaîne qui touche
Du soir de l'homme à son matin.
Il n'a donc pas froissé votre petite main?
Quoi ! nen ne vous émeut î... Allons, j'ai tort peut-être,
Moi qui veux, malgré vous, ainsi vous affliger.
Oui!... Pourquoi vous faire connaître
Des maux contre lesquels rien ne peut protéger?
Et puis une année, à votre âge,
Il semble que cela ne doit jamais finir;
C'est presque le passé, c'est tout un avenir.
Nous... nous savons que son passage
Laisse le souvenir de bien des jours perdus ;
Un peu d'espoir de moins, quelcjues chagrins de plus.
Nous... nous n'attendons point avoc un œil d'envie.
L'heure où tombe une feuille à l'arbre de la vie.
Cette chute, pour vous, a pourtant des appas.
Et vous applaudissez, quand son heure est venue
93
DIALOGUES FAMILIERS
Car si votre avenir jour à jour diminue,
Nul ne vous le dit, n'est-ce pas ?
Quand le temps vous présente une nouvelle année,
Il la pare de fleurs, la charge de cadeaux;
Il fait exprès pour vous une heureuse journée.
Où vous pouvez saisir mille plaisirs nouveaux.
Qu'il porte suspendus au tranchant de sa faux.
Prenez ; l'heure pour vous sera trop tôt venue,
Où vous ne toucherez que la faux toute nue...
Ici, M. A interrompit M. Z.
M. A. — Assez, mon ami ; je vois ce que c'est. De
très-beaux vers, en vérité ; et je ne sais pas lequel de
nos poètes en vogue en ferait de meilleurs, le sujet
donné. Mais cela me met en doute encore plus sur la
bonne fabrication des ustensiles qui sortent de la
main d'un tel lyrique.
M. Z. — Ne vous en mettez point en peine. Beuze-
ville est un bon ouvrier ; et, pour vous convaincre du
laborieux emploi de ses journées d'artisan, lisez sa
pièce intitulée : Huit heures du soir. Je sais que vous
n'aimez pas les longues lectures : mais jetez-y les
yeux; ce sera bientôt fait.
M. A., après avoir parcouru les pages indiquées
par M. Z. — Il est certain que cette peinture est tou-
chante. Ce retour de l'atelier au foyer domestique, ce
père qui embrasse sa femme et ses enfants, pour ou-
blier en un instant sa journée de fatigue ; cette apos-
trophe aux jeunes ouvriers :
Pauvres fleurs qui, chaque journée,
Restent douze heures sans soleil !
cette prière du soir, cette bénédiction de la vieille
94 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
mère, cette effusion avec l'ami, ouvrier et poëte aussi:
tout cela est plein de ^râce. de mélancolie, d'amour et
de piété. Vous voyez que je ne porte pas de préven-
tions dans mon juprement, et que je sympathise de
tout mon cœur avec les belles idées associées aux
beaux sentiments.
M. Z. — Mais ne vous semble-t-il pas que, lors-
qu'on sait goûter si noblement et si saintement une
heure de repos par jour, c'est qu'on y porte le témoi-
gnage dune journée consciencieusement remplie par
le travail? Un homme qui sent si vivement les dou-
ceurs de la famille, en pourrait- il méconnaître les de-
voirs? Et supposez- vous que l'ouvrier qui ferait de
bons vers et de mauvaise besogne trouverait assez
d'ouvrage pour gagner son pain, celui de ses enfants,
de sa mère, de sa femme?
M. A. — Allons, je vous passe celui-là ; il m'a pris
par lo cœur, et je ne me défends })lus. J'ai beau feuil-
leter son recueil, je n'y vois pas un hémistiche (jui
trahisse la moindre piqûre de vanité, cette bète veni-
meuse qui mord si avant dans le ventre des littéra-
teurs de ce temps-ci (de quelque classe qu'ils soient),
qu'elle les rend (juasi fous, et presque toujours imper-
tinents.
M. Z. — Je prends ado de vos dernières pa-
roles.
M. A. — Quel piège me tendez-vous? N'importe, je
ne me retracte pas, j'aime les hommes modestes, et
j'ai bien de la peine à admirer les plus belles œuvres
de ceux qui ne le sont pas.
M. Z. — Je me garderai bien de vous contredire.
Voulez-vous (jue nous cherchions dans les poésies du
tisserand si nous n'y trouverons pas quelques traces
DIALOGUES FAMILIERS 95
de cette vanité que nous ne rencontrerons pas dans
le Potier d'étain?
M. A. — Ne clierchons pas, croyez-moi, nous trou-
verions.
M. Z. — Au contraire, cherchons. Il serait bien
beau de rencontrer dans de la poésie d'ouvrier autant
de goût à cet égard qu'il y en a dans La Fontaine et
dans Béranger.
M. A. — Pourquoi dites-vous de la poésie df ouvrier?
Je ne puis souffrir cette locution ; elle sent son char-
latanisme humanitaire et son outrecuidance démo-
cratique. Il n'y a pas de poésie d/ouvriers, il y a de la
poésie de poètes. Je n'en connais point d'autre,
quant à moi. Pourquoi voulez-vous, vous autres égali-
taires, monter la tête à ces bonnes gens, en leur faisant
accroire qu'ils créent une poésie? Rien n'est moins
fondé que cette prétention. Ils prennent l'art poétique
au point oii leurs devanciers et leurs contemporains,
les versificateurs des classes éclairées, l'ont amené
pour tout le monde ; et comme il n'y a jamais eu
autant d'écrivains sur la surface de cette pauvre
terre qu'on en voit, hélas! aujourd'hui, de proche en
proche la fureur de rimer se propage, et pénètre
jusqu'au fond des atehers et des échoppes. C'est un
mouvement d'activité pour l'esprit humain qui ne
connaît plus de bornes, et qu'il faut bien subir.
Que les ouvriers s'amusent à faire des vers ou
de la prose à leurs heures de délassements, cela
vaut mieux que d'aller au cabaret, d'y manger son
salaire, et de dire comme Sganarelle à sa femme
qui se plaint d'avoir des enfants sur les bras;
Mets-les à terre. Mais je trouve plaisant que ces
honnêtes gens s'imaginent avoir découvert le Par-
96 QUESTIONS d'aUT ET DE LITTERATURE
nasse, parce qu'ils ont lu et compris les règles de la
versification.
M. Z. — N'y en a-t-il pas quelques-uns parmi les
compagnons surtout, qui ne connaissent point les
règles, qui savent à peine la langue, et chez qui l'in-
stinct poétique se révèle par des éclairs de sentiment et
d'enthousiasme?
M. A. — Oui, et à vous dire le vrai, j'aime mieux
ces chansons populaires, avec leurs incorrections,
leurs mauvaises rimes, leurs plaisantes césures, mais
aussi avec leur naïveté antique, leur cordialité tou-
chante, et leur sainte bonne foi, que tous ces grands
alexandrins imités de Victor Hugo ou de Lamartine,
qui nous inondent déjà dans les journaux du peuple
et dans ces recueils modestement intitulés Poésie
sociale...
M. Z. — Pardonnez-moi de vous interrompre. Il y
aurait beaucoup à dire sur le titre que vous raillez.
Je ne prétends pas (et je pense que le publicateur
généreux des Poésies sociales ne le prétend pas non
plus) que son recueil de poésies démocratiques soit
un traité de réforme sociale. Mais ces poésies bonnes
ou mauvaises (vous-même en avez admiré plusieurs,
je m'en souviens), peuvent bien prendre leur qualifi-
cation de la pensée qui domine leur ensemble, et qui
affecte le plus profondément l'esprit des écrivains
prolétaires. — Vous ne prétendez pas, vous ne vou-
driez pas prétendre que ces réformes si urgentes, si
nécessaires aient occupé beaucoup le cœur ou le cer-
veau des fio}nmes cri'^tat (|ui nous dirigent, i)uisque
jusqu'ici ils n'ont trouvé de solution au problème
social et à la crise sociale (ce mot vous impatiente,
mais il faut bien appeler les choses par leur nom),
DIALOGUES FAMILIERS 97
que dans le sabre des gardes municipaux et le bâton
des assommeurs de la brigade de sûreté. D'ailleurs,
les hommes d'État ne font point de poésie, chacun le
sait. Vous ne me direz pas non plus qu'excepté M. de
Lamartine qui vient d'en faire de magnifiques, et
Déranger qui en a fait d'immortelles, les lyriques de
nos jours ^ se soient beaucoup préoccupés défaire
des poésies où la société humaine joue un rôle ; nous
chercherions vainement chez eux autre chose que l'in-
dividualisme le plus solennel et le plus antihumain,
sous des formes souvent admirables, mais rarement
sympathiques, jamais utiles.
M. A. — Ils viendront à s'oublier un peu quand le
mouvement social (puisque social il y a) sera mieux
marqué. Ce sont des gens dont la montre retarde ;
tandis qu'ils se regardaient au miroir, ils ont oubhé de
la remonter. Mais continuez.
M. Z. — Je vous disais que puisque les poètes des
classes aisées ne s'inspirent pas des maux et des
besoins de la société, soit qu'ils les méconnaissent,
soit qu'ils les oublient, les poètes prolétaires ont bien
le droil de s'en inspirer, eux qui les sentent si profon-
dément, et qui pourraient dire avec le prophète : De
profundis clamavi ad te, Domine. Ils se plaignent
donc, ils s'effrayent, ils se désespèrent, a Eh quoi !
vous disent-ils, cette misère, cette angoisse, cet avilis-
sement, ne finiront donc pas? » Il en est même qui
menacent et qui osent dire (les insolents!) : « Vous
nous condamnez à tous les maux, à tous les opprobres ;
1. Il faut en excepter M. Auguste Barbier, qui a fait dans La-
zare une pièce intitulée : la Lyre d'airain, véritable chef-d'œu-
vre comme art et comme sentiment.
6
98 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
VOUS avilissez nos femmes et nos lilles; vous aban-
donnez les enfiints dont vous les rendez mères; et
vous riez à toutes nos plaintes, à toutes nos indi-
gnations? Mais ne méritez-vous donc pas que la ven-
geance céleste vous atteigne, et que quelque père
outragé vienne vous demander compte de vos crimes ? »
Oui, je sais qu'il y a des imprécations de celte force
dans les Poésks sociales ^ et je n'en vois pas trop
l'immoralité, je l'avoue à ma honte, bien que je n'ap-
prouve en aucun cas la loi du sang et la peine du
talion. Mais depuis quand donc la poésie a-t-elle perdu
le droit de forcer un peu l'expression des sentiments
énergiques ? Depuis quand la sûreté publique exige-
t-elle qu'on mette un traité de résignation dans la
bouche d'un pauvre dont un richç avait rendu la lille
infanticide ? Ne dites donc pas que ces cris et ces
plaintes contre le désordre social auquel votre ordre
conservateur nous livre, sont une atteinte à la tou-
chante union qui régnerait entre les classes de la
société, si celles qui souflVent voulaient bien se taire.
C'est le gouvernement qui provoque chaque jour, à
toute lieure, par ses mesures de police, par les réqui-
sitoires de ses accusateurs publics, avocats généraux
et journaHstes, les différentes classes de la société
à une lutte barbare, c'est lui qui est coupable du
délit d^excUation à la haine, et non ces poëtes d'ate-
lier (}ui, certes, font moins de bruit et de mal que les
actes do violence émanés du pouvoir.
M. A. — Mon cher ami, si vous vous emportez, je
ne discute plus. Nous voici loin du sujet qui nous oc-
cupait d'abord.
M. Z. — Je crois que nous y sommes en plein, au
contraire. Vous ne voulez pas qu'on publie de iapocsie
DIALOGUES FAMILIERS 99
d'ouvriers sous le titre de Poésies sociales; vous ne
voulez même pas qu'on dise que les ouvriers font de
la poésie d'ouvriers. Elibien^, je réponds en bloc à vos
deux reproches. Il n'y a que les ouvriers pour
s'occuper des maux de la société, dont ils sont, en
tant qu'ouvriers et en tant qu'hommes, les plus nom-
breuses et les plus infortunées victimes. En tant que
poètes, ils ont le droit de s'en inspirer, et d'appeler
leurs poésies poésies cVouvriers, ce qui signifie poé-
sies d'hommes qui souffrent et qui réclament; poésies
sociales, ce qui signifie poésies d'hommes qui veulent
une société et à qui on refuse une existence sociale.
Sociale est l'adjectif; ouvrier est la signature.
M. A. — Moi, je répète et je soutiens que vous êtes
tout à fait sorti de la question. Avec votre manie de
discussion passionnée, vous m'avez adressé indirecte-
ment des reproches et des injures que ma proposition
ne provoquait pas et n'eût pas dû m'attirer. Je ne
niais pas le droit que l'éditeur d'un choix de romances
espagnoles aurait d'intituler son recueil : Poésies espa-
gnoles; mais je disais que s'il nous donnait, au lieu de
traductions de textes authentiques, des imitations
faites à plaisir par quelques littérateurs de ses amis,
ce publicateur se moquerait de nous. Voilà quelle était
ma pensée, et je ne sortais pas du point de vue litté-
raire. Je persiste donc à dire qu'il n'y a pas de poésies
d'ouvriers dans le sens artistique de cette expression.
Les ouvriers naïfs, les compagnons illettrés qui font
des chansons populaires sont peut-être aussi nés
poètes; mais leurs vers incorrects ne sont pas des
vers. Et quant à ceux qui connaissent, comme Beuze-
ville, comme Savinien Lapointe, dont vous m'avez
parlé dernièrement, les secrets de l'art poétique, ce
100 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATIRE
sont des ouvriers-poëtes, et non des portes-ouvriers.
Ouvrier ne peut pas être pris comme un adjectif ser-
vant à qualifier une certaine poésie différente de celle
qui se fait dans toutes les classes de la société.
M'entendez-vous maintenant?
M. Z. — Votre objection a de la profondeur, et je
m'y rends. Vous voudriez que la poésie de ces ou-
vriers eût un cachet particulier; qu'elle nous révélât
des ressources ignorées jusqu'ici; que ses licences
fussent des règles nouvelles, créées par un sentiment
poétique nouveau ; qu'enfin la vie du prolétaire, sa
vie intellectuelle, morale et matérielle, se révélât sous
ces différents aspects par une expression fidèle et
sentie de ce que cette vie est en réalité.
M. A. — \'ous commencez à me comprendre.
Entendons-nous tout à fait. Je n'aime ni le néo-
logisme , ni les vers sans rhythme, ou les incor-
rections grossières; je neveux ni d'une ignorance
épaisse, ni d'un caprice insensé dans la manière
de traiter la langue , bien que, comme je vous
le disais tout à l'heure , j'aime les chansons de
compagnons avec leurs beautés et leurs défauts. Elles
me plaisent, comme le bégaiement naïf et souvent
énergique de l'enfance; mais je n'admire ceci qu'en
passant, et veux que l'enfance devienne virilité. Je veux
donc qu'à l'avenir tout P^rançais sache le franç^ais le
mieux qu'il pourra, et je sais bien qu'à cet égard-là les
prolétaires sont en progrès sensible. Mais je veux que
ces hommes, qui ont certainement, à beaucoup d'é-
gards, un autre sentiment de la vie que moi, senti-
ment moins raffiné })eut-ètre, mais plus mâle; moins
étudié, moins raisonné, mais plus austère, plus large,
et plus audacieux. Je veux, dis-je, qu'ils écrivent
DIALOGUES FAMILIERS 101
comme ils sentent ; qu'ils ne se préoccupent pas de la
manière de tel ou tel modèle classique ou romantique;
qu'ils ne cherchent pas leurs épithètes dans les vo-
cabulaires trop savants de nos beaux esprits ; qu'ils
soient moins rêveurs, moins contemplatifs ; qu'ils ne
se laissent pas aller au spleen littéraire, maladie de
l'oisiveté, plaie des gens inutiles. La vie de l'ouvrier
est une vie d'action, de force et de simplicité. Que sa
parole soit donc forte, simple, et que son mouvement,
au lieu de m'alanguir en rappelant tout ce que je con-
nais, me ranime, me transporte, m'attendrisse, et me
communique cette vigueur qui n'appartient qu'aux
races jeunes en civilisation. Qu'il se plaigne, je le veux
bien; mais qu'il tourne cette plainte d'une certaine
manière qui attire mes yeux et mon cœur vers lui. Si
l'homme du peuple se présente à la barre d'une Con-
vention nationale pour demander du pain, qu'on l'é-
coute, de quelque façon qu'il s'exprime. Mais s'il se
présente en chantant, je veux que son chant soit autre
chose qu'un orgue de Barbarie, répétant sans âme et
sans expression les fragments d'une belle musique
pillée à quelque opéra nouveau; car je ne suis pas
forcé d'admirer la forme mauvaise donnée à une belle
pensée, et, qui pis est, à la pensée d'autrui. Enfm,
pour ne pas sortir des métaphores, je veux que le pro-
létaire ait un habit propre, commode, et même bien
coupé ; mais s'il s'arrange en lion de Tortoni, et qu'il
vienne me parler de réforme sociale avec une chevelure
ridiculement étalée et une rose sous la barbe, rien ne
pourra m'empêcher de dire qu'il sacrifie le genre de
beauté qui lui était propre à une beauté d'emprunt
qui ne lui sied pas du tout. Je veux voir l'homme à
travers son œuvre, afin de croire d'abord à l'existence
102 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
de cet homme, et puis afin de comprendre sa peine,
sa passion et sa volonté ; afin de le plaindre, de l'ai-
mer et de l'aider si je puis. Qu'il soit donc vrai, qu'il
soit donc lui-même; qu'il ne me parle pas trop des
ancres et des madones du moyen âge, auxquels il ne
croit pas plus que moi, ni des forêts et des lacs
romantiques, qu'il n'a jamais vus. Qu'il me parle de
son atelier, de son établi, de sa tache, de son salaire,
de son enfant, du pot de fleurs qui jaunit sur sa fe-
nêtre. J'aime mieux tout cela que les sylphides et les
houris, dont sa mémoire est farcie et la mienne re-
battue. Qu'il me montre, enfin, cet homme que Dio-
gène chercha en vain , et qu'il ne trouverait pas
davantage aujourd'hui.
M. Z. — Votre théorie est sans réplique: mais l'ap-
plication est encore difficile. Vous qui me reprochez
toujours de vouloir marcher trop vile, vous courez
au-devant des conquêtes de l'esprit humain. Vous, un
peu trop patient, selon moi, à l'égard de certaines
améliorations plus pressantes, vous voilà bien exi-
geant avec ce pauvre peuple qui commence à peine à
parler la langue de son pays, et de qui vous réclamez
bien vite une sagesse, une science, une supériorité de
caractère, de jugement et de goût, que vous cherche-
riez en vain dans les masses bourgeoises, et même
dans le monde artiste. Vous demandez la simplicité,
l'austérité, la foi, la grande parole, le cœur évangé-
lique avec la forme biblique; rien que cela ! Le natu-
rel, surtout, le naturel! Oii le trouvorez-vous donc
dans ce temps-ci ? Vous voulez voir l'homme à travers
son œuvre. Ouvrez les poésies de tous ces jeunes lit-
térateurs du monde i'*légant. Ne croiroz-vous pas voir
dans celui*ci un ûlht^Uo ; dans celui-lù, un amant ea^
DIALOGUES FAMILIERS 103
pagnol de Caldéron; dans un troisième, un sombre et
féroce pacha ? Quelquefois tous ces personnages, et
une douzaine d'autres, s'entassent dans l'expression
et le costume d'un seul homme, qui pourtant n'a rien
de commun avec ces passions échevelées, cette domi-
nation farouche, ces intrigues espagnoles, et ce monde
fantastique où tout se montre et se pavane, excepté
un homme réel et une vie possible? En vérité, ce se-
rait un grand miracle que le prolétaire sans lettres
eût trouvé ce qu'une énorme consommation de littéra-
ture de tous les pays, de tous les temps, n'a pu don-
ner à un seul d'entre vos poètes lettrés, une indivi-
dualité de talent !
M. A. — En ce cas, puisque vous avouez que les
vices et les ridicules de la littérature prolétaire sont
les mêmes que ceux de la littérature aisée, avouez
donc aussi que vous avez tort de vous émerveiller des
progrès de vos prolétaires, et de les vanter comme
vous faites. Car il faut que je vous dise tout ce que
j'ai sur le cœur. Vous nous les gâtez affreusement,
tous nosbraves ouvriers. Vous leur donnez les moyens
de se faire connaître, et vous les encouragez à affronter
le public ! C'est bien ! je ne suis pas, je ne veux pas
être de ceux qui leur disent : « Faites des vers, mais
ne les publiez pas. » De quel droit leur interdirais-je
de courir les aventures, les épreuves et les périls
de la vie littéraire? Ne trouverais-je pas fort mauvais
qu'on me fermât la carrière, quand même il me
serait prouvé que je n'y ai aucune chance de suc-
cès ? L'amour-propre du poète est insensé ; je
veux qu'on respecte cette foUe, et qu'on laisse l'ar-
tiste interroger le public à son aise, fût-ce pour
ea recevoir les étrivières* — Eh ! que diraient les
104 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
hommes qui écrivent de pareilles sentences, si, les
retournant contre eux, on leur demandait de quel droit
ils se posent en juges, et quelles preuves de sagesse
et de raison ils ont faites devant nous, pour se per-
mettre d'imprimer leur opinion ?Non, non; plus géné-
reux et plus libéral, je leur dirais : Ecrivez, mes-
sieurs, écrivez tant qu'il vous plaira, tant que vous y
trouverez plaisir et profit. Vous serez assez avertis,
si les lecteurs vous manquent, et si les libraires vous
repoussent. Que si vous vous posez en arbitres et en
juges de la lice littéraire, vous pourrez bien, après
avoir exclu ceux qui n'en savaient pas si long que
vous, trouver des juges plus habiles ou plus sévères
qui vous mettront à la porte ; et Dieu nous garde de
vous voir perdre la liberté d'être siffles, liberté sainte,
à laquelle nous aspirons tous. Rappelez-vous que la
fureur déjuger est aussi ardente que celle de plaider,
témoin Perrin Dandin, de respectable mémoire; et
que le jour où vous interdirez les procès, vous per-
drez votre magistrature, à laquelle vous ne tenez pas
moins que les mauvais écrivains à leur liberté d'écrire. »
Je dis donc (pardon de cette longue digression, mon
cher monsieur) que vous faites bien d'encourager les
essais littéraires de mcssicin'S les ouvriers; mais vous
avez tort de leur donner plus d'éloges qu'ils n'en
méritent, de ne pas les juger froidement et sainement,
quand vous arrivez à l'appréciation de leurs œuvres;
de ne pas faire enlin sur leur compte de la vraie et
brave critique. C'est les traiter en enfiints qu'on veut
gâter, et c'est caresser leur amour-propre que de
trier, comme vous faites, leurs meilleures pièces pour
les accabler d'éloges, passant sous silence leurs
défauts, et n'ayant pas un conseil, pas un avertisse-
DIALOGUES FAMILIERS 105
ment^ pas le moindre blâme pour leurs erreurs mo-
rales ou littéraires. Il en résulte que tous se croient
de grands hommes après avoir fait trois strophes ;
qu'ils rêvent une vie brillante ; qu'ils recherchent la
société des gens de lettres; qu'ils négligent leur
travail, se croyant à la veille de faire fortune^, ne sa-
chant pas que la poésie ne nourrit personne^ à moins
qu'on ait la frugalité et la célébrité de Béranger, et
que si l'on gagne quelques sommes d'argent à publier
des livres, c'est à la condition de négliger ses affaires
et de mener une certaine vie qui absorbe bien au delà
de ce qu'on recueille. Voilà donc le mal que vous
leur faites, et je ne trouve pas qu'on ait tort de vous
le reprocher. Vous développez en eux un orgueil
puéril ; vous leur ôtez leur noble caractère d'austérité ;
vous en faites, en un mot, des gens comme nous ; et
s'il arrive par hasard et par exception, qu'ils y gagnent
quelque bien-être, je trouve qu'ils y laissent quelqu"e
chose de plus précieux, la grandeur et l'originalité de
leur être.
M. Z. — Mon ami, toutes vos objections sont fon-
dées en principe, bien que je nie un peu qu'elles
soient méritées en fait. Je crois qu'en causant ici,
pressé de formuler de très-bonnes idées qui vous sont
venues, vous avez fait comme on fait dans la plupart
des discussions. Vous avez supposé à votre adver-
saire tous les torts que vous vous sentiez en veine de
combattre, et que vous aviez en vous la puissance de
condamner. Pressentant les inconvénients et le dan-
ger qu'il y a d'inoculer la littérature au peuple, vous
n'avez pas trop voulu savoir si ces malheureux symp-
tômes s'étaient manifestés peu ou beaucoup, s'ils da-
taient d'hier ou de demain, si les anecdotes que l'on
106 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
rapporte naïvement clans la presse conservatrice pour
prouver que les ouvriers poètes perdent le sens par
suite des éloges et de la publicité qu'on leur donne ne
pourraient pas être facilement mises en regard de
beaucoup d'exemples contraires; manière de raison-
ner très-puérile, et indigne qu'on s'y arrête. Aussi
n'avez-vous appuyé votre accusation sur aucun fait de
ce genre ; vous avez trop de goût pour cela ; et vous
seriez, vous, sceptique et spirituel railleur, tout prêt
à répondre à ceux qui les rapportent qu'en vertu du
même raisonnement qui détournerait le peuple du
travail littéraire, sous prétexte que la folie et la sot-
tise sont au bout, on devrait aussi engager les classes
moyennes (foyer de lumière et de sagesse qui doit,
nous dit-on, conserver pendant longtemps encore le
droit d'initier les classes ouvrières à toute espèce d'é-
ducation) à manier un peu la varlope et le marteau,
pour détourner la sottise et la folie qui sont au bout
d'un bon nonil)re d'essais littéraires.
M. A. — Je vous interromps pour confirmer que
c'est là ma pensée. Je ne comprends pas que l'on
commence par dire au peuple : « Ne songez pas à la
gloire des lettres ; c'est elle qui nous rend malheu-
reux, insensés, ridicules, qui nous place sans cesse
entre le délire et le génie » (je demande quel est le
juste milieu entre ces deux extrêmes); et qu'après ce
beau raisonnement on arrive à conclure que nous
sommes la classe sage, la classe savante, la classe
grave et juste, qui doit conserver l'empire de l'intel-
ligence et la direction de la société. Je tenais à ne pas
endosser un pareil raisonnement. Poursuivez. J'é-
coute votre défense, qui jus(ju'ici n'est qu'une re-
vanche d'accusation, ce semble.
DIALOGUES FAMILIERS 107
M. Z. — Non, mon ami; ou du moins ce sera une
accusation portant sur des péchés véniels. D'abord je
vous défends de toute participation à cette théorie,
dont je veux vous dire en passant le fm mot
M. A. — Ce n'est pas la peine. Je m'en vais vous le
dire moi-même. « Nous nous soucions fort peu de la
littérature qui se fabrique dans les classes moyennes,
et de ces classes moyennes elles-mêmes, pour les-
quelles nous n'avons pas plus de sympathie que nous
n'avons de charité pour les classes pauvres. Mais nous
sommes une poignée d'hommes de tête qui avons
assis notre bien-être et notre réputation sur un cer-
tain statu qi'.o social et politique. Or, il ne nous con-
vient pas que les choses se dérangent. Nous avons
péroré et déclamé pour le peuple autrefois ; et c'est
parce que nous avons fait la cour aux passions du mo-
ment, que nous regardons comme impossible qu'on
s'intéresse au peuple sans un motif d'ambition ou
sans vanité. Nous avons reconnu qu'il n'y avait pas la
plus petite chose à gagner avec lui, et nous l'avons
lâchéf pour être quelque chose à un autre point de
vue et à un autre échelon social. Maintenant nous nous
trouvons fort bien assis où nous sommes, et toute
l'œuvre de notre vie sera d'empêcher que personne se
lève, à moins que ce ne soit nous pour monter, et les
autres pour descendre. Pour arriver à notre but ,
comme nous avons du style, et du savoir-faire, et du
savoir-du^e, Dieu merci! nous nous ferons en appa-
rence tout ce qu'il faudra être pour ne pas trop bles-
ser ceux d'en bas et pour complaire à ceux d'en haut.
Nous dirons aux uns que nous les portons dans notre
cœur, que nous les poussons au progrès, que nous ne
rêvons jour et nuit que leur émancipation, et que,
108 QUESTIONS D*ART ET DE LITTÉRATURE
s'ils nous en laissent le temps, nous finirons par ac-
coucher de quelque magnifique solution du problème
qui les trouble et les agite. A ceux d'en haut : Soyez
tranquilles, nos talents sont une digue qui arrête le flot
populaire. Nous saurons bien reculer la crise, car nous
viendrons à bout de faire croire i|ue nous y travaillons;
et, en attendant, récompensez-nous, car la vie se
passe, et après nous la fin du monde. Et à nous-mêmes
ru)us disons : Parfumons toujours nos discours
d'assez belles phrases sur le i)rogrès pour que nous
puissions voguer sur ces petites planches de salut
si le naufrage nous surprend avant que nous péris-
sions de vieillesse, ce trépas qu'Arlcciuin eut la pro-
fonde sagesse de choisir entre tous les genres de
mort ({u'on lui proposait, et (jue nous nous souhaitons,
au nom du Tère, du Fils, etc., car nous sommes
chiétiens aussi dans l'occasion, quand cela peut servir
à nos argumentations , sans oiTenser ceux qui ne
croient à rien.
M. Z. — Mon cher A., vous dites tant de méchance-
tés, que j'ai presque envie de défendre nos adver-
saires. Je conviens que leurs invectives provoque-
raient des accusations du mémo goût; mais je ne m'en
chargerai i)as, certain que je suis qu'il y a chez ces
hommes i)lus d'ignorance que de malice, plus de fri-
volité que deperiidie. Laissons-les tranquilles, je vous
en prie, et revenons à notre propos. Vous avez
blâmé des fautes qui n'ont pas été commises, que je
sache. La publication que M. Olinde Rodrigue a faite
de ces Porsics sociales, qui ne sont pas toutes banales,
ot qui devaient, à coup sur, lui attirer de la part de
quelques esprits forts des crilitiues araères , est un
acte de courage dont ces esprits forts ne seraient cer-
DIALOGUES FAMILIERS 109
tainement pas capables envers leurs meilleurs amis.
Quelques citations dans un journal qui n'a pas encore
entamé une critique approfondie de cette matière, ne
peuvent pas s'appeler jusqu'ici un système d'adula-
tions envers les écrivains prolétaires. Je bornerai là
la justification de ceux qui s'intéressent au progrès
intellectuel du peuple, sans crainte des sarcasmes et
des réquisitions de la presse conservatrice. Je ramè-
nerai la discussion à son point de vue théorique, et
vous donnerai gain de cause, en vous disant que cer-
tainement on peut, sans crainte de décourager le jeune
talent, et on doit, par la sollicitude qu'on lui porte,
arriver à une critique sérieuse de ses productions.
Cela arrivera, je n'en doute pas, à mesure que les pu-
blications prolétaires prendront de l'importance et du
développement. Et cela arrivera aussi en dépit des con-
seils paternels émanés de certaines capacités que
le peuple reconnaîtra quand elles auront trouvé quel-
que vérité utile au grand nombre, et non pas à une
petite minorité d'élus. Le peuple, nous persistons à le
croire, aura l'initiative, en ce sens que ses plaintes et
ses réclamations forceront enfin les sages et les habiles
à s'occuper de lui aujoiirdliui^ et à ne plus répondre :
à demain les affaires sérieuses ! Le peuple aura l'ini-
tiative, en ce sens qu'il saura bien démontrer que son
bonheur, son instruction et sa moralité sont absolu-
ment nécessaires au bonheur, à l'instruction et à la
moralité des classes dites supérieures. Mieux le
peuple formulera ses réclamations, mieux la bour-
geoisie arrivera à la notion du devoir religieux, social
et humain. Ces notions, elle ne les a pas encore, mal-
gré toute sa force et toute la science des docteurs qui
parlent en son nom. Et cette bourgeoisie le sent bien;
7
110 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
car elle est plus sage, plus sincère et plus démocrate
que ne voudraient le faire croire au peuple les scribes
qui prétendent la représenter, et dont elle commence
à rougir.
M. A. — Vous commencez à vous émouvoir, vous f
Croyez-moi, riez de toutes les sottes prétentions,
quelque part que vous les rencontriez. Ayez le cou-
rage de donner sur les doigts de vos ouvriers-poëtes
quand ils le mériteront; ce sera un service à leur
rendre.
M. Z. — Fort bien. Je suis sûr que les gens qui
partagent mon sentiment le feront avec toute la sincé-
rité désirable ; car ce serait faire injure à la raison po-
pulaire que de ne pas oser lui dire ce qu'on pense.
Mais, à vous dire vrai, jus(iu'ici je ne vois pas que la
nécessité de cette crilicjue se soit bien manifestée. La
presse conservatrice a fait plus de bruit et donné plus
d'éclat au sujet de la querelle que ne l'avait encore
fait la presse progressive. Ne dirait-on pas, à l'en-
tendre, qu'on ne trouvera plus ni tailleurs, ni bottiers
pour habiller ces messieurs, parce que tous les ou-
vriers sont déjà absorbés par les Muses? Ne dirait-on
pas que chaque jour de nouveaux suicides vont épou-
vanter la société et décimer la classe prolétaire, parce
que la Gloire n'aura pas assez de couronnes pour ses
exigences? On ne s'inquièle ni du vin, ni de la dé-
bauche, seules distractions que l'on veuille bien per-
mettre à ses douleurs. On ne se demande pas si,
tandis que Boycr, àme religieuse, mais faible, suc-
combait sous le poids de la réflexion, les vices que
l'ordre social tolère ou encourage ne conduisaient pas
chaque jour des centaines d'iionnues à un suicide plus
lent, plus obscur et plus aÛ'reux. On accuse, on raille,
DIALOGUES FAMILIERS 111
on condamne, on annonce d'affreuses calamités, on
croit la société menacée par une nouvelle invasion des
Barbares, parce que quelques artisans ont ouvert des
livres en sortant de l'atelier, et formulé quelques es-
sais poétiques plus ou moins heureux ! En vérité,
M. Olinde Rodrigue ne s'attendait pas, j'ensuis sûr, à
être l'Attila de cette croisade farouche contre la civi-
lisation, et la modeste Marie Carpentier, en s'entrete-
nant avec les anges gardiens de son chevet, ne se
croyait point un Scythe enrôlé sous les bannières de
la destruction. Toute cette terreur est bien ridicule,
convenez-en ; mais elle est pourtant bonne à quelque
chose, et nous devons rendre grâce à ceux qui l'ont si
naïvement manifestée.
M. A. — Certainement, dans votre sens, elle doit
prouver beaucoup. Ces tentatives du peuple ne sont
pas si ridicules et si plates qu'on veut bien le dire,
puisqu'elles sèment l'alarme à ce point; et toute ma
crainte^ à moi, c'est que les écrivains prolétaires n'en
tirent plus de vanité que de vos éloges. C'est pour-
quoi je vous engage à rabattre cette vanité le plus que
vous pourrez.
M. Z. —Je ne l'ai pas encore vue lever la tête;
c'est pourquoi je ne vois pas la nécessité de dire à des
enfants qu'on aime : Taisez-vous, vous ne parlez pas
encore assez bien, lorsqu'ils commencent à parler
couramment. L'important, c'est qu'ils apprennent à
parler, n'est-ce pas? Laissez-les donc s'y habituer par
un peu d'exercice. Comme ce sont des enfants très-in-
telligents que les nombreux enfants de la France,
peut-être, quand ils seront en âge d'écouter de la cri-
tique, auront-ils cessé de mériter celle que nous leur
adresserions maintenant. Attendez seulement quel-
112 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
ques années. Ce ne sont plus les morts qui courent
vite, ce sont les vivants. Peut-être bien qu'alors il
faudra des hommes plus forts que nous tous, conser-
vateurs et autres, pour répondre aux problèmes que
nous présenteront ces enfants d'aujourd'iiui. Je sais
un de ces enfants qui n'écrivait pas l'orthographe l'an
passé, et qui cette année écrit et parle aussi correcte-
ment qu'un académicien, sans avoir pour cela répudié
son titre et sa profession d'ouvrier.
M. A. — Vous allez tomber dans le raisonnement
anecdotique que vous reprochiez tout à l'heure à vos
accusateurs.
M. Z. — C'est (juc nous voici à bout de notre dis-
cours, si je ne me trompe, et (|u'il nous faut bien re-
venir à des exemples. C'est par là que nous avons
commencé, et nous tenons encore ce volume de vers
d'un tisserand (jue nous allions parcourir, et que nous
n'avons pas ouvert.
M. A. — Voyons-le donc. Puistju'on m'a forcé de
lire, dans les articles de la presse conservatrice, des
citations prises à dessein dans ce qu'il y avait de plus
défectueux parmi les poésies d'ouvriers (vous voyez,
je vous passe votre mot par anticipation! ), je serai
bien aise de voir par mes yeux si, dansées produc-
tions, le mauvais l'emporte.
M. Z. — Laissez-moi, puiscjuc vous n'aimez pas à
perdre de tenqjs, vous rendre compte en trois mots
de la destinée de cet homme, le plus naïf et le plus
individuel (jue j'aie encore rencontré dans l'ordre d'é-
crivains et de poètes (pii nous occupe.
M. A. — Voyons! Est-ce un ouvrier devenu poète,
ou un poêle «lui s'est ftiil ouvrier?
M. Z. — C'est un pauvre paysan qui a reçu pendant
DIALOGUES FAMILIERS 113
trois hivers seulement, dans une école de village,
l'instruction primaire, alors plus incomplète de beau-
coup que celle qu'on reçoit aujourd'hui. Pendant
l'été, Magu ramassait les pierres et arrachait les char-
dons dans les champs. Il apprit l'état de tisserand, lut
la Fontaine et s'en pénétra. Atteint d'une ophthalmie
très-intense, et menacé de perdre la vue, il lutta très-
longtemps contre ses souffrances, sans négliger ni ses
livres, ni son métier. Mais il allait devenir aveugle et
succomber à la misère, lorsque la publication de ses
poésies, qui ont eu beaucoup de succès et plusieurs
éditions, ainsi qu'une petite pension sur les fonds
applicables aux secours et encouragements littéraires,
lui ont permis de ne vendre ni ses métiers, ni sa
chaumif^re, et de se faire traiter par Sichel, qui lui a,
je crois, conservé la vue. Voilà toute son histoire.
Maintenant, lisez la préface :
J'étais bien jeune encore, quand ma rustique lyre
Pour la premj/^re fo^s s^mpira mon d«^lire ;
Ma vois mal assurée e«isaya quelques sons,
Mais l'aiaour seul connut î nés rustiques chansons;
Car je t-hautjjis alors comme on chaute au village,
Et j'en avais les mœurs, ainsi que le langage.
Quelques livres, tombés dans mes mains par hasard,
Sont, venus m'-clairer, et je soupçonnai l'art.
Ce fut toi le premier, ô naif la F-mtaine,
Qui réglas les accords de U'a lyre incertaine;
L<mgtemps mon seul ami, tu m'étais suffisant;
'J u sus former mon goût, m'instruire en m' amusant.
P«.pte iiisrénieut, forme par la nature,
N'as-tu pas de nos cœurs deNoilé l'imposture,
Sans blesser notre orgueil, attaqué nos travers?
Je n'oublierai jamais tes leçons ni tes vers.
J'appris en te lisant, homme snnple et sublime,
A cadencer des mots pour y joindre une rime.
114 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
J'obéissais alors à mon puissant vainqueur,
Je chantais mon amour, il débordait inuu cœur.
L'amour me rendait tier, il élevait mon àme;
Il me semblait qu'en vers je peindrais mieux ma flamme.
Ma belle me comprit, avec peine pourtant;
Je sus l'intéresser, aussi je l'aimais tant !
Elle distinguait bien un œillet d'une rose.
Mais ne démêlait point les vers d'avec la prose.
Lecteur n'en riez pas; on ignore au hameau
L'art qu'enseignait Horace, et qu'on lit dans B<'kileaTi.
Elle ne connaissait que son dé, ses aiguilles.
Mais cela dura peu, l'esprit vient vite aux fiUes,
Bientôt elle daigna me donner des avis,
Elle m'en donne encor; parfois ils sont suivis.
Une fois marié, ma lyre suspendue
Resta pour quelque temps muette et détendue,
• Un travail obstiné dévorait tout mon temps.
Un enfant, sans manquer, marrivait tous les ans.
On sait qu'à l'indigent cette aubaine est commune :
Il ne s'en plaint jamais, bien loin : c'est sa fortune ;
Économe, assidu, borné dans ses besoins.
C'est de tous les revers celui qu'il craint le moins.
Sa famille s'accroît, il n'en est pas plus triste.
Il veille un peu plus tard, et le boa Dieu l'assiste.
C'est mon histoire à moi ; mais pendant les hivers
Ma muse auprès du feu soupirait quelques vers ;
Beaucoup se sont perdus, j'ignorais que ma Wre
Modulait des accords qu'un jour on voudrait lire.
Ils ne sont pas le fruit du travail, du savoir;
Obscurs délassements de mes heures du soir,
Je les ai rassemblés pour en former ce livre.
Et ce n'est qu'en tremblant qu'au public je le livre.
M. A. — A la bonne heure, ceci est simple, et par-
fois d'une (Mt»g;ancc (jui rachète les incorrections. La
naïveté m'en plaît. Un caractère aimant et enjoué s'y
révèle. Voyons, faut-il continuer?
DIALOGUES FAMILIERS 115
M. Z. — Si VOUS jugez à l'aune, je vous annonce
que vous trouverez peut-être en longueur plus de
pièces faibles dans ce recueil que de choses remar-
quables. Mais si vous mesurez d'après la qualité, vous
trouverez que certains traits, même dans les pièces
faibles, rachètent de beaucoup les défauts. Lisez cette
lettre sur une pie :
Madame, voyez ma pie,
Je crois qu'elle a la pépie ;
Vous feriez ime œuvre pie
Si vous pouviez la guérir.
Malgré sa triste îîgure,
Je l'aime, je vous assure, etc.
Et le chant funèbre sur la mort de cette même pie,
qui commence ainsi :
Madame, plaignez-moi. — Quelle affreuse journée 1
Ma pie... elle n'est plus, la pauvre infortunée.
Tout prouve qu'ici-bas, plaisir, bonheur, repos,
Rien n'est sûr, si ce n'est la mort et les impôts.
Puis le récit de la mort du pauvre oiseau :
Voyez-vous ce baquet par terre,
Gouffre béant comme un cratère ;j
Margot veut sauter sur le bord;
La patte glisse à la pauvrette...
Nul ne peut éviter son sort !
Et la description de la pie morte, avec cette obser-
vation fine et bien rendue :
116 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Ses yeux j^c sont fermés, sa prunelle est tendue
D'un triste voile blanc !
Morte, je te revois les deux ailes trempées,
Et le bec entr'ouvert, et les pattes crispées.
Quel log^ogrriphe que la mort !
O ma pie, ô ma pauvre pie!
Tu réchappes de la pépie,
Et tu tombes dans le paré.
(C'est la colle pour préparer le fil.)
C'était bien la peine de naître,
Pour vivre un mois, puis disparaître
De ce globe si mal géré.
Puis vient l'apothéose de Margot, il espère,
Qui sait du Créateur les mystères sans nombre î
que lïime de sa pie ira se percher sur un nuage, et
brillera le soir
Dans sa céleste cage.
Je t'y souhaite, tant je t'aime,
D'excellent fromage à la crème.
De beaux arbres pour te percher,
Une éternité de jeunesse.
Un beau mâle de ton espèce,
Point d'enfants pour vous dénicher.
M. A. — Tout cela est d'un enfant, mais d'un enfant
bien lin, bien artiste et bien bon.
M. Z. — Ne lisez pas les vers (jui suivent : A
Broussais, ni ceux Contre la peine de mort^ ni plu-
DIALOGUES FAMILIERS 117
sieurs autres pièces dont les titres vous montrent que
cet enfant s'est préoccupé de choses sérieuses, et que
son âme est celle d'un homme. Mais son talent ne lui
obéit que dans le genre familier, mêlé d'une sensibi-
lité qui ressemble à celle des bons moments de
Sterne ; quelquefois cette sensibilité est plus pro-
fonde. Lisez cette pièce :
Comme le cœur me bat quand j'approche du lieu
Où cent fois par un t^-mps superbe,
Quand j'étais tout petit, je me roulais sur l'herbe !
Maman venait me joindre, et disait : Prions Dieu.
J'avais quatre ans alors, je commençais à vivre;
Un papillon passait, après lui de courir ;
Et si je l'attrapais, de plaisir j'étais ivre ;
Je pleurais, dans ma main s'il venait à mourir.
C'est le temps du bonheur que celui de l'enfance ;
Une pomme, un baiser, avec le chien bondir,
Tomber vingt fois par jour, mettre une mère en transe,
Rire quand une bosse au front vient s'arrondir.
Affronter les frimas toujours les pieds humides,
Dans un fossé fangeux laisser ses deux sabots,
Braver mille dangers, toux, et fièvres putrides;
Pour dénicher un nid mettre tout en lambeaux.
Je ne l'oublierai pas, la chaumière enfumée.
Où, las, t'jut haletant, je revenais le soir.
Et puis sur les genoux d'une mère alarmée,
Je m'endormais cont^înt, en lui disant bonsoir.
Mais bien jeune au tombeau ma mère est descendue,
Et son dernier adieu n'ai pu le recevoir!
Il ne me reste rien, ma chaumière est vendue,
Et sur son seuil de bois, je n'irai plus m'asseoir.
7.
ils QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATUR'E
Lisez les vers A une abeille ; ils sont d'une grrande
simplicité, et ne manquent pas de charme. Mais il y a
plus de poésie encore dans les strophes que je vais
vous lire moi-même :
Cours, devant moi, ma petite navette,
Passe, passe rapidement.
C'est toi qui nourris le poëte ;
Aussi t'aime-t-il tendrement.
Confiant dans maintes promesses,
Eh quoi ! j'ai pu te négliger...
Va, je te rendrai mes caresses.
Tu ne me verras plus changer.
Il le faut, je suspends ma lyre
A la barre de mon métier;
La raison succède au délire,
Je reviens à toi tout entier.
Quel plaisir l'étude nous donne I
Que ne puis-je suivre mes goûts !
Mes livres, je vous abandonne ;
Le temps fuit trop vite avec vous.
Assis sur la tendre verdure,
Quand revient la belle saison,
J'aimerais chanter la nature...
Mais puis-je quitter ma prison?
La nature... livre sublime !
Le sage y puise le bonheur,
L'àme s'y retrempe et sanime,
En s'élevant vers son auteur :
A l'astre qui fait tout renaître,'
11 faut que je penonoe encor ;
DIALOGUES FAMILIERS 119
Jamais à ma triste fenêtre
N'arrivent ses beaux rayons d'or.
Dans ce réduit tranquille et sombre,
Dans cet humide et froid caveau.
Je me résigne comme une ombre
Qui ne peut quitter son tombeau.
Qui m'y soutient? c'est l'espérance,
C'est Dieu, je crois en sa bonté ;
Tout lier de mon indépendance,
J'y retrouve encor la gaieté.
Non, je ne maudis pas la vie.
Il peut venir des temps meilleurs.
Je me soumets à mon étoile.
Après l'orage le beau temps.
Ces vers que j'écris sur ma toile,
M'ont délassé quelques instants.
Mais vite, reprenons courage.
L'heure s'enfuit d'un vol léger ;
Allons j'ai promis d'être sage,
Aux vers il ne faut plus songer.
Cours devant moi, ma petite navette
Passe, passe rapidement;
C'est toi qui nourris le poëte.
Aussi, t'aime-t-il tendrement.
Il y a une réponse fort enjouée à une pièce de ver-
sification, mystérieusement déposée un matin sur la
cheminée de Magu par un autre ouvrier poëte. Dans
cette pièce, qui n'est remarquable que par d'assez jo-
120 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
lies métaphores sur la trame de la vie et sur les fleurs
que Mag-u sème à la fois sur ses indiennes et dans ses
vers, il est dit que Magu est digne de s'appeler Ma-
gus, parce qu'il est un sage véritable, et que la science
poétique peut évoquer les êtres surnaturels, tout
comme la baguette magique. Magu répond avec une
douce moquerie :
Je m'appelle Magus ; je suis grand, je suis sage,
Je suis un être surhumain.
A mes rares vertus chacun doit rendre hommage,
Vn S me manquait, je le prends, je suis magel
Et ne me jugez pas par cette sale étoffe
Oui compose mes vêtements;
Je suis magicien, savant et philosophe.
Et je commande aux éléments! etc.
Une autre fois, au docteur D* qui lui demandait en
vers de mouler sa léte, il répond, en autant de vers,
et en se servant des mômes rimes :
De Gall, ainsi que vous, je suis un partisan;
Je vous la livrerai, ma tète d'artisan,
Que bien gi'atuitement on trouve prophétique;
Je veux bion vous passer l'organe poétique;
D'où découlent ces vers, ces chants harmonieux.
Je suis, à vous entendre, un être merveilleux ;
Tout surgit sans effort de mon ample cervelle...
Ce portrait trop flatté, docteur, n'est pas fidèle.
Vivant inaper<u, sans nom, sans avenir.
Heureux si je sirvis dans votre souvenir.
Mes vers... ils passt^ront comme la nef rapide"
Qui bientôt disparaît sur lelemeut perfide.
Une autre réponse deciualrc-vingts vers, faits selon
le môme procédé de rime à l'éloge d'un professeur du
DIALOGUES FAMILIERS 121
collège de Meaux, offre l'exemple de la même facilité
ingénieuse et de la même modestie. Dans cette pièce^
comme dans plusieurs autres, Magu raconte les com-
bats de son âme, partagée entre le besoin de s'in-
struire et celui de gagner sa vie, son effroi devant la
cécité qui menace son existence et celle de sa famille.
Puis toujours la résignation, une résignation enjouée
et pleine d'espérance et de tendresse, vient couronner
sa plainte douce et profonde. i
Parcourons ensemble le Rêve du poète tisserand :
Je rêvais cette nuit dernière,
(Les poètes rêvent toujours)
Que, possesseur d'une chaumière,
Je pouvais y finir mes jours.
Quoiqu'elle ne fût pas bien grande,
Y tenait tout mon mobilier,
C'est tout autant que j'en demande;
Mais n'allez pas me réveiller.
Auprès était une fontaine.
Qu'ombrageaient des saules bien verts ;
Comme l'eau de cet Hippocrène,
Bientôt vous coulerez mes vers.
Et déjà je choisis la place
Ou mon luth viendra s'essayer;
De la France je suis l'Horace;
Mais n'allez pas me réveiller.
Au jardin (cela va sans dire,
Point de chaumière sans jardin)
J'entre, quel parfum j'y respire !
Partout la rose et le jasmin.
Pas de jets d'eau, ni de statues;
La nuit ça pourrait m'effrayer;
J'y vois des oignons, des laitues;
Mais n'allez pas me réveiller.
122 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
Lisez enfin cette chanson, presque digne de Déran-
ger, dont les encouragements n'ont pas manqué au
poëte tisserand, son cher confrère, ainsi qu'il l'ap-
pelle ^ :
J'ai lu que Dieu créa la terre.
Pour les hommes qu'il fit égaux;
C'était bien agir en bon père,
Si pour tous il eût fait des lots.
J'arrive, mais on me repousse,
Ma part est prise, entin je vois
Que je n'en aurai pas un pouce;
Le bon Dieu s'est moqué de moi.
Quand les beaux-arts et l'industrie
Semblent prendre un nouvel essor.
Tout concourt à rendre la vie
Plus douce; mais il faut de l'or.
Pour moi qui n'ai que ma navette.
Je n'en touche du bout du doigt ;
Je m'en passe, mais je répète :
Le bon Dieu s'est moqué de moi.
Sans ambition, sans envie,
Pauvre, je me trouvais heureux;
Mais Dieu m'envoie une ophtalmie.
Qui m'a presque détruit les yeux;
A sa suite, dame Misère
Entre chez nous, quel désarroi!...
C'en est trop, je ne puis me taire ;
Le bon Dieu s'est moqué de moi.
1. a J'ai trouvé en vous le poëte artisan, toi qu'il me semble
devoir être : occupé de rendre ses sentiments intimes avec la
couleur des objets dont il est entouré, sans ambition de langage
et d'idées, ne puisant qu'à sa propre source, et n'empruntant
qu'à son cœur, et non aux livres, des jieintures pleines d'une
sensibilité vraie et d'une philosophie pratique. » {Extrait d'une
lettre de Béraî^ger à Magu.)
DIALOGUES FAMILIERS 123
Seigneur, quel caprice est le vôtre!
Deviez-vous me traiter si mal?
Quoi! tout d'un côfeé, rien de l'autre;
Le partage est trop inégal.
A moi le travail et la peine,
Au voisin, l'or, un bon emploi ;
Je m'épuise, lui se promène :
Le bon Dieu s'est moqué de moi.
Un peu forte est la pénitence,
Et trop longue au moins de moitié;
Une voix me dit : « Patience, »
C'était celle de l'amitié.
Fille du ciel, par toi j'éprouve
Qu'à grand tort je manquais de foi;
Mon petit lot, je le retrouve;
Dieu ne s'est pas moqué de moi.
M. A. — Je me déclare très- satisfait de votre tisse-
rand; et, tout en reconnaissant qu'il y a du vrai génie
poétique dans la tête de cet homme qui se plaint de
manquer d'instruction,
A l'égal des sauvages,
Qui n'ont jamais quitté leurs incultes rivages,"
je sens qu'il y a chez lui de la loyauté, de la modestie,
de l'affection, de la force, toutes les qualités qui atti-
rent le cœur vers les hommes de bien. Allons, je vous
passe encore Magu. Je ne trouve pas qu'on ait à lui
adresser aucune des critiques qui pleuvent aujour-
d'hui sur les poètes ouvriers, et que je serai désor-
mais plus circonspect à répéter. Les éloges n'ont
point enivré ce brave homme, pas même ceux du plus
grand maître en son genre; et j'admire qu'il n'ait pas
quitté son métier, tant que ses yeux lui ont permis de
124 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
se soutenir par le travail. Car ce dégoût que la vanité
inspire aux prolétaires écrivains, et que vous leur
donnez par trop d'indulgence, est le reproche le mieux
fondé que je vous aie adressé ce soir; et il ne me sem-
ble pas, mon cher Z., que vous y ayez répondu.
M. Z. —Mon ami, je vous avoue que j'ai éludé la
question en vous disant que personne, à ma connais-
sance, n'a jamais donné à aucun de ces écrivains pro-
létaires le conseil d'abandonner le travail (jui le fiiisait
vivre fort mal et fort tristement (quoiqu'on nous fasse
d'étranges pastorales sur l'aisance et la joie que pro-
cure en ce temps-ci le travail des bras), pour un tra-
vail littéraire qui ne le ferait peut-être pas vivre du
tout. Mais ceci n'était, je vous le répète, qu'une ma-
nière d'éluder l'attaque, parce que j'aurais, en l'accep-
tant, beaucoup trop à vous dire. Il faudrait prendre
les choses d'un peu loin, pour ne pas vous effarou-
cher; et, si vous voulez, nous réserverons cette ques-
tion principale pour notre prochaine causerie.
M. A. — Vous piquez ma curiosité, et je crois que
vous reculez parce que vous avez quelque énormité à
me dire.
M. Z. — C'est bien possible ; et puisque vous êtes
en train d'accepter beaucoup de témérités de ma part
aujourd'hui, je vous prouve que je ne recule pas, en
vous déclarant qu'au premier jour où nous nous re-
verrons, je vous soutiendrai, d'abord, que ce )Vcst ni
U7i tort, ni ini mal que les prolétaires se se7itent le
courage de chercher la vie intellectuelle au prix des plus
grandes souffrances et des plus grands désastres, et
que, si je n'y ai j)our ma part encouragé aucun de ceux
que j'ai rencontrés, c'est par un sentiment de solli-
citude trop craintive, par un manque d'enthousiasme
DIALOGUES FAMILIERS 125
et de foi, que j'ai été retenu. S'il y a là de quoi se jus-
tifier auprès de nos accusateurs, il n'y a peut-être pas
de quoi se vanter devant Dieu, qui voit plus loin que
nous. Car il est dans ses desseins suprêmes que
l'homme nouveau cherche à se dégager de son linceul,
ou plutôt de ses langes. Il faudra qu'il en sorte à tout
prix, qu'il se lève comme Lazare, qu'il marche et qu'il
parle; car il a bien assez attendu, bien assez gémi et
assez rêvé dans cette nuit du tombeau oii l'on prétend
le retenir scellé sous la pierre. Ensuite, je vous sou-
tiendrai que la régénération de VintelUgcnce est virtuel-
lement dans le peuple^ et que les efforts encore très-
incomplets de cette intelligence pour se manifester
sont le signal d'une vie nouvelle, que l'on peut pro-
phétiser à coup sûr; vie nouvelle qui n'éclora pas dans
les classes moyennes, parce qu'elles ont accompli leur
tâche et qu'elles touchent à la fm de leur mission. Il
est donc certain que le génie du peuple s'éveille, tan-
dis que celui des classes aisées va s'éteignant chaque
jour. La vie du cœur étant finie chez ces dernières (en
tant qu'elles résistent à la loi de fraternité), cette vie
de l'intelligence qu'elles prétendent conserver isolée
de celle du sentiment n'est que la vie d'un cadavre
embaumé et paré pour la tombe. La vie de sensation,
longtemps étouffée ou comprimée dans le peuple par
la loi de la résignation chrétienne, s'est éveillée. Le
peuple veut de l'aisance, du bien-être, une sorte de
luxe, des satisfactions d'amour-propre. Eh de quel
droit ceux qui disputèrent si avidement ces avantages
à la noblesse durant plusieurs siècles viendraient-ils
empêcher le peuple d'y aspirer à son tour? Avec la
vie de sensation, la vie de sentiment s'est éveillée
aussi dans cette race qui pousse comme une forêt
126 QUESTIONS d'Art et de littérature
vierge. Et quelle admirable puissance commence à
prendre cette vie du cœur ! Il sera bien facile de vous
le démontrer. Enfin de la manifestation de ces deux
vies dans le peuple doit naître la vie de l'intelligence.
Et ces facultés toutes jeunes accompliront leur desti-
née puissante, ainsi qu'il est écrit au livre éternel, qui
garde toujours dans ses archives, sous le limon et
sous la cendre de la décomposition transitoire, le
germe et l'étincelle de l'éternelle recomposition. Ainsi,
quand nous nous reverrons, je vous soutiendrai ces
deux propositions abominables, qui font jeter les hauts
cris à nos conservateurs, 1° que la rénovation de l'être
humain est prête à s'opérer, et que c'est par le peuple
qu'elle s'opérera dans toutes les classes de la société
devenues unité sociale; 2° que c'est le devoir du peu-
ple d'y travailler, et le devoir de toutes les autres
classes de l'y pousser, fut-ce au prix d'une infinité de
douleurs et de quelques suicides de plus.
C'est bien ainsi, au surplus, que l'entend instincti-
vement notre poète Magu, lorsque, s'adressant au
dernier rejeton de la race royale, il s'écrie avec une
naïve et droite conviction :
Petit ange, je te salue;
Digne rejeton d'un bon roi,
Que Dieu bénisse ta venue,
Et qu'il veille toujours sur toi !
Qu'il t'accorde bonté, sagesse,
Oh ! ce sont là de beaux présents 1
Et qu'il préserve ta jeunesse
Des mensonges des courtisans f
Oui, tu prendras notre défense.
Petit-tîls d'un roi-citoyen,
DIALOGUES FAMILIERS 127
Te rappelant qu'en ton enfance.
Tu suças du lait plébéien.
Savoure, cher enfant, ce lait avec délice,
Si sa source est obscure, est-il moins bienfaisant?
Le peuple est honoré du choix de ta nourrice ;
Comme ma femme, elle est femme d'un tisserand.
Près de mon petit-fils, qui vient aussi de naître,
J'ai composé ces vers, en formant le désir
Qu'il puisse un jour te voir, t'aimer et te connaître,
Sous le même drapeau te défendre et mourir !
Vous voyez que mon cher poëte n'est pas un révo-
lutionnaire, et qu'il croit à l'avenir de la royauté dans
la simplicité de son cœur. Je ne l'en blâme pas, puis-
qu'il pense que le lait plébéien peut être pour un prince
au berceau comme l'influence magique de la fée, qui,
d'un coup de baguette, assure les plus heureuses des-
tinées et accomplit les plus brillants prodiges. L'his-
toire dit que Sa Majesté à fait remercier le poëte tis-
serand. La munificence royale a-t-elle servi de pro-
tection à Magu pour obtenir du ministère la rente de
200 francs dont il jouit si légitimement? Je l'ignore.
— Mais dans tous les cas, reprit en souriant M. A.,
qui se levait pour s'en aller, ni la royauté, ni le mi-
nistère n'ont trouvé que ce fût donner un encourage-
ment dangereux et un exemple immoral que de se-
courir, entre tous ceux qui meurent de faim et qu'on
ne peut pas aider, un pauvre diable, parce qu'il a plus
de génie que ses confrères. Est-ce qu'on ne va point
par hasard accuser la royauté d'être lasse des froideurs
de la classe moyenne, et de flatter la vanité du peuple,
pour se faire un pubUc moins sévère ?
Janvier 1842.
128 QUESTIONS D*ART ET DE LITTERATURE
II
On nous apporta dernièrement une nouvelle et ma-
gnifique édition des Poésies de maître Adam Billaut,
que M. Ferdinand Wagnien, avocat, vient de coUa-
tionner avec soin, et d'offrir au public comme un mo-
nument élevé à la gloire de son compatriote, le Virgile
au rabotj comme on appelait jadis l'illustre menuisier
de Nevers.
M. A. et M. Z., sY'lant rencontrés chez nous, repri-
rent à ce propos leur ancienne discussion sur l'avè-
nement des Prolétaires à la poésie, en commençant
par admirer ensemble ce beau volume, imprimé à Ne-
vers môme avec élégance, recomplété par les soins
vigilants de sympathiques admirateurs, rendu à sa vé-
ritable orthographe ancienne, purgé des altérations
qui s'étaient glissées dans les éditions précédentes, et
enrichi des portraits intéressants et authentiques de
maître Adam, du grand Condé, de Christine de Suède,
des princesses de Gonzague, etc. On y a joint une vue
du vaste château des ducs de Nevers, où le poëte ar-
tisan porta si souvent ses stances et ses sonnets, tan-
tôt pour obtenir un habit neuf, tantôt pour moins en-
core, une paire de souliers en remplacement de ses
sabots ! et enlin la vue de la maisonnette plus que mo-
deste où le vieux Adam acheva tranquillement ses
jours dans une philosophique pauvreté. (Celte maison
est telle qu'il l'a laissée. Une madonnette encadrée de
DIALOGUES FAMILIERS 129
festons de vigne en fait tout l'ornement.) Une notice
fort bien faite, par M. Ferdinand Denis, ouvre le vo-
lume; et une jolie Épître en vers adressée à la mé-
moire de maître Adam par Rouget, le tailleur poète cle
Nevers, le termine et en complète l'illustration.
— Il me semble, dit M. A. à son adversaire et ami
M. Z., que maître Adam, célèbre il y a deux cents ans,
dérange un peu votre théorie d'une éruption merveil-
leuse du génie poétique chez les ouvriers d'aujour-
d'hui. Moi qui chéris le vieux proverbe : (( Il n'y a rien
de nouveau sous le soleil, » je tiens peut-être ici une
preuve de mon sentiment. Je dis peut-être, parce que
j'ignore absolument, je vous le confesse, si la réputa-
tion de maître Adam n'est point usurpée. Je ne con-
nais de lui qu'une chanson médiocre, encore n'est-elle
pas authentique ^.
M. Z. — Croyez-vouS que mon intention ait jamais
été de vous prouver que le génie n'était pas le partage
du peuple avant le temps où nous vivons? Ne sais-je
pas aussi bien que vous, aussi bien que tout le monde,
quels furent l'obscure origine et les humbles com-
mencements de tous nos grands artistes du temps
passé? Les artistes à Rome, même les artistes grecs,
n'étaient que des artisans. Dans le moyen-âge, avant
l'époque de la renaissance, même prodige du bon
Dieu ! Les grands sculpteurs, dont les chefs-d'œuvre
1. C'est l'ode bachique : Aussitôt que la lumière. On Ta arran-
gée, c'est-à-dire dérangée, pour l'ajuster sur un air connu. Dans
l'original, cette ode, réellement belle de couleur et de mouve-
ment, est composée de stances de deux mesures différentes.
Dans la nouvelle édition de Nevers, on l'a mise en regard cie la
fausse version, ainsi que d'une traduction fort piquante en pa-
tois du Morvand.
130 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
vivent et dont les noms sont presque inconnus, n'é-
taient que (le simples ymacjicrs, auxquels on fournis-
sait le marbre, la pierre, et les outils. Dans le (juator-
zième siècle, les peintres, sculpteurs, et architectes,
se formèrent en corporation de métiers, et pendant
deux ou trois cents ans, en Italie et en Espagne, ils
furent obligés de paraître en corps aux cérémonies,
comme les orfèvres et tous les corps de métiers ma-
nuels. Les peintres espagnols luttaient, jusque dans
le dix-septième siècle, pour échapper à cette condition
d'artisans.
M. A. — Ainsi vous n'avez point oublié que Giotto,
l'émancipateur de l'art, fut un pâtre, ni que Fra A-n-
gelico fut un pauvre moine ?
M. Z. — Je n'ai oublié ni Masaccio (le petit Thomas),
enfant sans nom; ni Léonard de Vinci, bâtard d'un
notaire de village; ni Andréa del Sarlo, le iils du tail-
leur; ni Gorrège, le Iils du paysan; ni Giorgione, le
petit George; ni Tintoret, le Iils du teinturier ; ni Ti-
tien, élevé par charité chez le père des Zuccalis; ni
Dominiquin, iils d'un cordonnier.
M. A. — Et Murillo, et Velasquez, et Uibera?
M. Z. — Tous gens de rien, je le sais; et Alonzo
Cano, Iils d'un menuisier. Je sais aussi que Poussin,
Claude Gelée, Lesueur, Lebrun, Puget, Jean Cousin,
Germain Pilon, et Philibert de Lorme, naquirent tous
dans le peuple, dans la rue, ou sous le chaume ; à
telles enseignes que Jean Goujon fut employé à Home
comme ouvrier par le cardinal d'Amboise, à raison de
six sous i)ar jour.
M. A. — Les preuves vous écrasent : Albert Devrer,
Hans Holbein, Lucas de Leyde, etc. ! Et (juintin iMcs-
sis, maréchal-ferrant à Anvers; et la plupart des ppia-
DIALOGUES FAMILIERS 131
très hollandais, qui exerçaient, avec leur art, un mé-
tier manuel, tailleurs, taverniers, etc.
M. Z. — Et dans l'art divin, dans la musique, les
exemples m'écraseraient également, si j'osais dire que
le génie est éclos d'hier dans le peuple. Palestrina,
Haendel, Gluck, Mozart, Haydn^ Beethoven, et cent
autres, seraient là pour me crier : Et nous aussi, en-
fants de rien, noUs avons travaillé dans les champs
comme nos pères, ou chanté dans les rues comme le
grand Rossini.
M. A. — Eh bien donc?
M. Z. — Eh bien donc, le peuple est et fut toujours
artiste. Mais il n'a pas encore été littérateur, en ce
sens que son génie poétique, aidé de l'art littéraire, ne
s'était pas encore formulé d'une manière précise et
tranchée. Voilà qu'il commence à le faire, et que nous
approchons d'une crise puissante, oii des idées neu-
ves seront chantées, développées et poétisées par des
esprits nouveaux, par des imaginations^ des conscien-
ces, et des génies prolétaires.
M. A. — Je ne veux pas contrarier votre croyance,
quant à l'avenir, bien que je ne la partage pas; mais
quant au passé, êtes-vous bien sûr de ce que vous di-
tes? N'y a-t-il pas eu d'écrivains sortis du peuple dans
les siècles passés?
M. Z. — Vous êtes beaucoup plus érudit que moi
sur ce chapitre. Cherchez vous-même. Voyez si jus-
qu'au dix-septième siècle les historiens et les poètes
de quelque valeur ne sont pas sortis de la noblesse ou
du haut clergé ? Voyez ensuite les écrivains du grand
siècle appartenir encore pour la plupart à la magistra-
ture ou à la noblesse, à la robe, à l'épée, ou à la haute
bourgeoisie, jusqu'à l'avènement de la classe moyenne
132 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
dans les lettres à la seconde moitié du dix-neuvième
siècle.
M. A. — Cette remarque ne m'avait pas encore frap-
pé, quoiqu'elle soit bien facile à faire. En effet, Mon-
taigne, Ronsard, Malherbe, Descartes, Balzac, la
Fontaine, Corneille, Molière, Bossuet, Fénelon, Boi-
leau, Racine, Montesquieu, Buffon, Voltaire, apparte-
naient tous, par la naissance, soit à la noblesse, soit
à la riche bourgeoisie. Jean-Jacques est réellement le
premier penseur ou écrivain sorti du peuple.
M. Z. — Et combien n'a-t-il pas eu de peine à en
sortir !
M. A. — Mais c'est précisément là ce que j'allais
vous objecter. On conçoit que le peuple, étant de
tout temps en possession des métiers, produise des
artistes remarquables dans les arts qui ont ces métiers
pour support. Il y a plus; lui seul peut fournir, sauf
de bien rares exceptions, des génies dans des profes-
sions inséparables d'un métier; car lui seul exerce ces
métiers. C'est son lot, il est dur; mais les arts propre-
ment dits deviennent, par compensation, son privi-
lège. Vous demandez au peuple des maisons; une fois
en train, il vous fait des palais et des temples. Il est
comme la nature ; il ne lui coûte pas plus, étant forcé
de manier le ciseau ou la truelle, de faire du grand et
du beau que du mesquin et du laid. Mais il n'en est
pas ainsi de la littérature, qui exige du loisir, de la
réllexion, et qui n'a pour support aucun métier maté-
riel. Pendant (pie le peui)le est occupé de ses métiers,
comment voulez-vous qu'il se livre à cet art diriicile
qui n'a pour expression que la parole ou l'écriture?
M. Z. — L'avenir donnera peut-être aux serfs de
l'industrie un peu de ce loisir nécessaire, alin qu'a-
DIALOGUES FAMILIERS ' 133
près avoir produit tant de grands peintres, de grands
statuaires, de grands architectes, de grands musiciens,
le peuple produise encore tout ce qu'il peut enfanter
dans un autre genre. Convenez que l'histoire nous pré-
sente déjà une induction à cet égard. Rousseau, comme
vous le remarquiez vous-même, est sorti du peuple.
L'enfantement si pénible de Rousseau, n'est-ce pas
l'enfantement de la démocratie? Avant lui, qui dans le
peuple s'occupait de politique, ou du moins qui des
enfants du peuple a écrit avant lui sur ces matières?
Mais, depuis lui, combien s'en sont occupés et s'en
occupent tous les jours 1
M. A. — Il est certain que jadis, pour écrire sur
l'histoire ou sur la politique, il fallait appartenir aux
classes nobles qui seules avaient part aux affaires publi-
ques. Aussi toutes nos chroniques françaises, à partir
du treizième siècle, ont-elles été écrites par des no-
bles ; c'est Ville-Hardouin, c'est Joinville, c'est En-
guerrand de Monstrelet, Froissard, Philippe de Gom-
mines, Pierre de l'Étoile, Biaise de Montluc, Duples-
sis-Mornay, Sully, Tavannes, de Thou, Michel de
l'Hospital, Etienne Pasquier. Le sire de Brantôme re-
présente aussi la noblesse cultivant la partie galante
de ses annales. La haute bourgeoisie ne commence à
s'occuper d'histoire et de politique qu'avec Mézerai, au
milieu du dix-septième siècle. Mais la noblesse con-
serve encore, même au dix-huitième siècle, une cer-
taine supériorité de vues et de génie sur ce point, qui
se manifeste par des hommes tels que Montesquieu,
le duc de Saint-Simon, Boulainvilliers, et même les
deux Mirabeau, le père et le fils.
M. Z. — Oui, mais là je vous arrête. De ces deux
Mirabeau, l'un est le disciple du grand économiste
8
134 QUESTIONS d'art et de littérature
Quesnay, et ne fait que répéter ses leçons ; l'autre est
le disciple de Rousseau. Ainsi la noblesse a fini par
se mettre à l'école de deux prolétaires ; car Quesnay,
lui aussi, était Iclils d'un ouvrier. Mais la poésie n'of-
fre-t-elle pas, dites-moi, quelque chose d'analogue ?
M. A. — Quant à la poésie française, j'avoue qu'à
l'exception d'OUivier Rosselin, le bourgeois du (juin-
zième siècle, auteur des vaux de VirCj et de Villon,
mendiant et voleur, deux fois condamné à être pendu,
à ce que dit l'histoire, ce senties nobles qui ont d'abord
cultivé les lettres, puis les bourgeois. Au quinzième
et au seizième siècle, le clergé donna trois hommes,
initiateurs à des. titres divers. Jean do Meung, l'auteur
du roman de h Rose, Amyot, le translateur des œuvres
de Plutarque et de Daphnis et Chlor^ et le grand Rabe-
lais, le philosophe. Puis comme s'il avait rougi de
tous trois, ce clergé n'en produisit pas d'autres, du
moins pour longtemps. Mais les nobles, qui avaient
commencé aussi à s'occuper de poésie, continuèrent à
fournir des poètes. Il y a même de remarquable que
ce furent les princes ijui donnèrent le signal : Charles
d'Orléans et Thibaut de Champagne au treizième siècle,
Charles d'Anjou au quatorzième, le roi René au quin-
zième, François l*^"" et Charles IX au seizième, culti-
vèrent la poésie; combien de i)rincesses alors faisaient
dés vers et écrivaient des livres ! On a des œuvres de
Jeanne d'Albret, de Marguerite d'Autriche, de Mar-
guerite de iNavare, de Marguerite de Valois, de Marie
Stuart. La poésie prétendait se loger dans les cours.
Jean Marot, le père de Clément, prenait la qualité
de secrétaire et poète de la magnanime reine Anne de
Bretagne. On citerait diflicilcment un poêle ou un
écrivain un peu connu du seizième siècle, ou du com-
DIALOGUES FAMILIERS 135
mencement du dix-septième, qui ne tînt pas à la no-
blesse. Mathurin Régnier, le satirique fait seul excep-
tion; mais l'histoire littéraire a bien soin de remarquer
que le père de Régnier était qualifié /îonora6fe homme,
titre qui dans ce temps ne se donnait qu'aux plus nota-
bles bourgeois. Les autres poètes avaient tous des
blasons. Les deux de Raïf, du Bartas, d'Aubigné,
Michel d'Amboise, le seigneur de Pibrac, les deux
du Bellay, et le grand Ronsard, et le sire de Malherbe,
sans compter Racan, Segrais, d'Urfé, mademoiselle
DeshouiUières, mademoiselle de Scudéry, madame de
Lafayette, et tant d'autres encore. Les prédécesseurs
de Corneille, Jodelle et Garnier, étaient aussi de fa-
milles nobles. Mais avec Corneille, Molière, et
la Fontaine, commence l'ère poétique de la bour-
geoisie. Le duel littéraire de Richelieu et de Cor-
neille, à l'occasion duCicJ, fixe magnifiquement le com-
mencement de cette ère. Ce duel, a un sens qu'on
n'a pas compris; on s'étonne de Richelieu auteur, et
on admire qu'un si puissant ministre fût jaloux de
Corneille. On ne voit pas que Richelieu, c'est la no-
blesse tout entière en possession jusque là de la
littérature, et qui voit son sceptre lui échapper. J'avoue
qu'à partir de cette époque la bourgeoisie a remplacé
la noblesse dans la culture des letti^es. Quant à vous
accorder que cette classe moyenne, si riche d'idées et
si pleine d'action et d'influence pour faire la Révo-
lution française, est aujourd'hui vide et creuse; qu'elle
ne produit plus rien de neuf, et qu'elle est réduite à
remâcher, avec force sophismes, les idées qui l'ont
faite ce qu'elle est...
M. Z. Je sais que vous n'êtes pas récalcitrant à cet
égard-là; mais je ne vous demande pas encore d'ac-
136 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
quiescer à ma conclusion générale. Il me suffit que
vous m'accordiez, quant à présent, que maître Adam
Billaut façonnant, comme dit Voltaire, des couplets
aussi lestement qu'un escabeau, était un fait excep-
tionnel dans son temps ; et vous m'avouerez tout à
l'heure, quand vous aurez feuilleté squ œuvre, qu'il
n'a point eu, malgré sa grande intelligence, et ses
éclairs de colère et de fierté, la révélation de son rôle
de pocte prolétaire, comme nos poëtes prolétaires
doivent et peuvent l'avoir ajourd'hui.
M. A. — Ma foi, tout en vous écoutant, j'ai déjà
feuilleté; et je vous jure qu'à en juger par les dédi-
caces et les flatteries sans nomljre aux grands et aux
princes qui me sautent aux yeux, je ne vois rien Là-
dedans qui m'in>pire admiration ou sympathie. C'est
une collection de ilatteries plates et un cours de men-
dicité adulaloire. Les chansons et les épigrammes ne
manquent pas de verve, et le tour est hardi, heureux
souvent; mais ce n'est pas autre chose, comme l'a dit
Voltaire, que de la poésie de cabaret, comme le reste
est de la poésie d'antichambre.
M. Z. — Admettons un instant que Voltaire soit
infaillible; je sais vos préférences, je devrais dire
votre idolâtrie pour lui. Admettons, dis-je, ((u'il ait
bien jugé maître Adam, en aflirmant que ce n'était
qu'un poëte de cabaret, trouvant une rime heureuse
par hasard, comme il a dit, avec plus d'irrévérence
encore, de Shakespeare, que ce n'était qu'un sauvage
ivre, et de Pétrarque qu'un chansonnier inférieur à
Quinault. Avouez, dans ce cas, qu'un artisan poêle
était, il y a deux cents ans, une rare merveille, un
prodige no)i pareil, comme on parlait alors, une
exception inouïe.
DIALOGUES FAMILIERS 137
M. A. — Vous voulez me faire dire que Voltaire
s'est trompé. Je ne le dirai pas; j'aime mieux avoir
tort vis-à-vis de vous. Je ne suis donc pas battu sur
tous les points, et le jugement démon maître n'est pas
renversé.
M. Z. Il m'en coûte de vous arracher cette dernière
consolation; mais il le faut. Permettez-moi de vous
dire quelques mots sur Voltaire. Je les dirai sans
aigreur; écoutez-les sans passion. Je vous ai confessé
cent fois mon ardente préférence pour Rousseau ;
mais je reconnais en vieillissant que dans ma jeunesse
l'enthousiasme de la partialité me rendit souvent
injuste envers son tout-puissant rival. Je ne crois
plus à la froide méchanceté de Voltaire, je crois même
à la grandeur de son âme et à la générosité de son
caractère. Je me rappelle avec attendrissement le trait
que rapporte le prince de Ligne pour en avoir été
témoin <.
1. Sur Voltaire et sur Rousseau, le prince de Ligne a écrit
quatre ou cinq pages ravissantes, qui, sans nous révéler de
grandes particularités, nous font mieux voir et comprendre ces
deux immortels que toutes les controverses aveugles et amères
de leur époque. Le prince de Ligne, général autrichien, cour-
tisan et seigneur russe, mais véritable Français d'esprit et de
caractère, est un des plus charmants écrivains du xvme et du
xixe siècles, aux confins desquels il se trouve placé. Il participe
du premier pour la vivacité et le brillant, du second pour la
rêverie, le talent descriptif, et une sorte de haute loyauté phi-
losophique qui domine et efface toutes les petitesses de sa mi-
sérable grandeur. On sent qu'il ferme ce siècle divers et fécond,
et que, sans le comprendre bien sérieusement, il a l'instinct de
droiture et de sensibilité que nous devons avoir pour le bien
juger nous-mêmes. A le suivre dans sa correspondance avec les
rois et les empereurs, on peut, au premier abord, penser de lui,
comme de maître Adam, qu'il n'est qu'un lâche adulateur. I
8.
138 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Voltaire était un jour entrain de déclamer contre
Jean-Jacques, prétendant qu'on devrait le chasset* de
Genève, de Lausanne, et de toute la terre : — Ah !
itlon Dieu, s'écrie quelqu'un, soit par erreur de sa
vue, soit pour éprouver Voltaire, voilà justement
M. Rousseau qui entre dans votre cour. — Ah ! le
malheureux ! s'écrie Voltaire avec impétuosité : ils
Taufont encore chassé de Lausanne I Où est-ii ? qu'il
entre ! Mes bras, mon cœur, et ma maison lui sont
ouverts ! — Tel était le grand Voltaire, faible, rancu-
riëux, plein d'injustices, de vanités, et de précipita-
tion; il n'était ni dur, ni vindicatif, ni orgueilleux. Le
fond de son cœur était généreux et humain, comme
le fond de son intelligence était ferme et lumi-
neux.
écrit à Catherine II, pendant notre prande révolution, qu il fau-
drait établir un cordon sanitaire autour de Ui France, et mille
autres hérésies. Mais ce que M. Z. dit plus loin à M. A., qu'il
faut juger une vie à distance par l'ensemble et non par le détail,
il faut l'appliquer au prince de Ligne. Ses actions, on devrait
dire ses occupations (car l'action n'est ni libre ni volontaire dans
certaines phases de la société), furent ce qu'elles pouvaient être.
Mais une bonté sans éi.'ale et une équité supérieure se retrouvent
dans cet écrivain frivole, sérierx lorsqu'il est seul avec sa con-
science et son instinct. Ses Pensées sont un monunjent de quel-
ques pages dont la philosophie s'ihspir»' d»'s plus pures lumières
de l'ûme. Une de ces pages, sur la Justice des jugem-^nts, est plus
grande que tout Montesquieu. Mais il se passera bien du temps
avant que ce qiie je dis là no semble pas un impertinefit para-
doxe, je le sais de reste. Toujours est-il que sa manière de lire
dans les yeux de Rousseau et dans le cœur de Voltaire, aussi
brièvement dite que rapidement conçue, est une peinture noble
autant que saisissante et vraie. Je pense que madame de Stni'l
ne se trompait pas dans l'admiration et l'affection qu'elle lui
portait.
DIALOGUES FAMILIERS 139
M. A. — Qui en doute ? vous êtes bien bon d'en
convenir !
M. Z. — Je tenais à vous faire voir que je ne suis
pas de ceux qui le nient ; et ceci me conduit à vous
dire que les jugements précipités de Voltaire en litté-
rature ne sont pas sans appel aux yeux de la postérité,
puisque cet homme de génie cassait lui-même les ar-
rêts de sa haine, comme ceux de sa critique, dans de
brûlants retours sur lui-même. Vous savez bien, vous
son Séide, avec quelle adorable naïveté, pleine d'un
dépit comique et d'une bonne foi grondeuse, il se sen-
tait parfois contraint de se rétracter. Rappelez-vous
son obstination à condamner la Fontaine comme un
plat auteur, bon tout au plus pour les vieilles femmes
et les petits enfants ; et son emportement un jour que,
tenant le livre dans sa main, il voulait examiner les
fables une à une, et démontrer qu'il n'y en avait pas
une qui fût supportable. Après en avoir lu une dou-
zaine sans en pouvoir trouver les défauts, il jeta le
volume par terre avec fureur en s'écriant : Ce n'est
qu'un ramas de chefs-d'œuvre ! Savez-vous que ce
mot de Voltaire prouve tout ce que je veux vous prou-
ver ? C'est qu'avec un goût sûr et une vive intelli-
gence du beau et du vrai, il jugeait à la légère, et s'a-
bandonnait à des préventions qu'il eût rétractées, si,
pour chacun des hommes et chacune des choses ainsi
condamnés, on eût pu lui faire retrouver un de ces
moments d'attention, de bonne foi, ou de sincérité,
qui lui firent jeter par terre le ramas de chefs-d'œuvre
et ouvrir ses bras et son cœur pour y recevoir Vaho-
minahle M. Rousseau, chassé ajuste droit de toute la
terre ?
M. A. — Je vois où vous voulez en venir. Vous
140 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
pensez qu'une seconde ou une troisième lecture de
Shakespeare, de Pétrarque, et même de votre maître
Adam, eii éclairé Voltaire, et l'eût fait repentir de ses
impétueuses préventions. Je n'en ai jamais douté
quant à Shakespeare, je n'en peux guère douter non
plus quant à Pétrarque; mais quant à votre menui-
sier, fabricant de tables et de concetti, j'oserai croire,
jusqu'à plus ample informé, que Voltaire eût confirmé
son premier jugement.
M. Z. — Il est possible que Voltaire l'eût fait. Il ne
lui suffisait pas toujours de revenir à la bonne foi et à
l'examen sérieux pour être comi)étent. Voltaire, quoi-
qu'il fît d'excellentes et de charmantes poésies, n'était
pas poète dans la haute acception du mot. Son imagi-
nation était tournée vers la raillerie, son enthousiasme
vers la lutte polémique. Pour être un poète, il faut
une extrême naïveté de cœur, qui n'était pas le fond
de l'âme de Voltaire, et qui eût été fort contraire à la
puissance de son œuvre critique sur le siècle. Il fai-
sait de beaux vers et d'admirables satires, des drames
habilement conçus, écrits avec élégance ; mais le feu
sarré de Shakespeare, mais la passion de Pétrarque, il
ne pouvait les ravir au ciel qui ne l'avait pas destiné
à comprendre et à agir hors d'une certaine limite de
sentiment. Esprit analytique par excellence, il pouvait
revenir sur ses erreurs d'analyse, et la Fontaine de-
vait subir victorieusement une analyse approfondie.
Shakespeare, avec le mauvais goût de son temps et la
rudesse de son pays, son empliase de bonne foi, tan-
tôt ridicule, et tanlùt saisissante ; Shakespeare, bour-
souflé, cynique et sublime, ne se fût peut-être pas ré-
vélé en entier à Voltaire, (juand mémo Voltaire l'aurait
voulu. Ici pourtant je me sors de votre peut-être, pour
DIALOGUES FAMILIERS 141
ne pas manquer au respect que je porte au monarque
de la littérature du dix-huitième siècle.
M. A. — Vous voilà dans une argumentation dubi-
tative qui ne conclut pas.
M. Z. — Nous pouvons cependant conclure de deux
manières, dont je vous laisse le choix : ou que Vol-
taire n'a pas pris toujours le temps de connaître ce
qu'il condamne, ou que Voltaire ne pouvait pas con-
naître et devait condamner certains génies dont le vol
s'écartait de la sphère du sien.
M. A. — Voyons vos preuves quant à maître Adam
Billaut. Je doute qu'il vaille la peine de vous avoir
pour avocat contre un juge tel que Voltaire ; mais puis-
que cela vous tient à cœur, je veux entendre votre
plaidoyer.
M. Z. — Oui, cela me tient à cœur, comme tout ce
qui se rattache à la cause du peuple; et soyez sûr
qu'une telle cause mériterait un autre avocat que moi.
Je défendrai le caractère de maître Adam en même
temps que son talent; car ces deux choses sont étroi-
tement liées, et vous avez judicieusement prononcé,
en feuilletant son recueil à la hâte (toujours à la ma-
nière de votre grand patron), qu'un vil adulateur ne
pouvait pas être un grand poète. Vous auriez grande-
ment raison, si maître Adam eût été constamment
adonné à la flatterie; et je vous accorde que ses nom-
breux hommages aux princes et aux princesses qui le
protégeaient, quoique semés de traits heureux, n'ont
pas toujours une valeur bien réelle. Ce fut à eux ce-
pendant que le pauvre homme dut le grand bruit qu'il
fit en France; et on ne put assez s'émerveiller, à la
cour et à la ville, qu'un rude manœuvre eût trouvé
l'art de tourner un compliment mieux qu'un bel esprit
142 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
de profession. Il y avait du moins dans sa manière de
les louer quelque chose d'original, une emphase co-
mique qui semble parfois voisine de la moquerie, et
qu'un rustique comme lui pouvait seul faire accepter.
11 invoquait, en l'honneur de ses héros et de ses demi-
dieux ^\x dix-septième siècle, un Jupin, un Neptun,
et un Phœbus qu'il n'avait pas trop l'air de prendre
plus au sérieux que les grands auxquels il s'amusait
à les comparer. Il faisait le bonhomme (comme fait
souvent Magu), et on sentait en lui, à chaque mot, le
puissant goguenard, le Voltairien anticipé, le contem-
porain du grand Bayle; si bien qu'on l'écoutait avec
étonnement, se demandant si c'était la simplicité de
sa condition et l'ignorance des bonnes manières, ou
bien la verve satirique et hardie d'un esprit supérieur,
qui le faisait parler si bassement et si familièrement
à la fois. Aussi, après s'en être amusé un instant, et
lui avoir fait les plus belles promesses, l'oubliait-on,
peut-être par défaut de sympathie, peut-être à dos-
sein et par une sorte de rancune qu'on n'avouait
pas. Il est certain que de toutes les pensions et pri-
vilèges qui lui furent accordés, peu furent réalisés;
et (pie, protégé par les plus hautes puissances de
l'État, il lutta constamment contre la misère. Voici
une Epître au cardinal de Hichclieu qui prouve et le
peu d'exactitude qu'on niellait à lui payer la pension
promise, et l'insistance narquoise du poète à la ré-
clamer :
Oraml princo, jo suis do retour
Dans les pompes de vostre cour,
Pour me plaindre h vostre ominence
Que, par faute de souvenance,
DIALOGUES FAMILIERS 143
Votre Justubron m'a laissé i.
Coonme si j'étais trépassé :
G'^st-à-dire pour mieux entendre
Que je n'ay pas eu peine à prendre
Le bien dont vos menus plaisirs
Ont favorisé mes désirs.
Certes, je trouve fort estrange
Que tel qui veut passer pour ange
Chés les nimphes du double mont,
Passe chés moi pour un démon.
Bien que mon discours soit champestre.
Que mon âme ait trouvé son estre
Dans un climat presque inconnu,
Où Phœbus n'est jamais venu;
Qu'elle parle en terme barbare,
Et qu'elle nayt rien fait de rare,
Le faut-il pour tant avouer
Qu'elle a l'honneur de vous louer.
Et que la vertu qui n'aspire
Qu'à rendre bien-tost notre empire
L'étonnement de l'univers
Fit quelque estime de mes vers.
Quand d'une bonté plus qu'extrême
La vostre dit à l'heure même
Que l'on me rendist satisfait,
Ce que pourtant on n'a pas l'ait.
Une estrange nécessité
M'oblige sans cesse à me plaindre,
Et de tout dire sans rien craindre :
Nécessité n'a point de loy.
Beaucoup de moins pauvres que moy
Ont cherché dessous une corde
Ce qu'un désespoir nous accorde.
Voilà l'hyver dont la rigueur
Force la plus masle vigueur,
1. Maître Adam avait adopté ce nom bizarre pour désigner les payeurs
désobligeants qui se refusaient à acquitter les pensions dont on le grati-
fiait. On le retrouve fréquemment dans ses épigrammes épistolaires, et à
propos de différents individus auxquels le même reproche s'adresse.
144 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
Et que le plus hardy coura«:e
Tremble à l'aspect de son o.aije;
Cependant je suis accablé,
Sans bois, sans vendange, sans blé.
Plus pauvre que vous n'êtes riche.
Tous mes habillements en friche,
• Un des pieds chaussé, l'autre nù,
A Paris sans estre connu, etc.
Je porte un maai^au sur l'épaule
Fait du temps d'Amadis de Gaule,
Si fort débisfé que l'on croit
Qu'il me nuit autant que le froid,
Montrant à quiconque l'aborde
Plus de mille toises de corde.
De qui Ihorreur fait retirer
Le filou qui le veut tirer.
Enfin, dans ce sensible outrage.
Je suis désespéré, j'enrage
De voir que pour me secourir
Je ne peux vivre ny mourir.
Le fier mendiant termine son Épître en disant qu'il
avait bien dessein de dépeindre une histoire.
Où la propre main de la gloire
Eût rendu vos faits adorés (les exploits de Richelieu)
Avecque des vers t<>ut dorés.
Mais qu'il ne le fera point.
Veu que pour ces faits précieux
Je n'ai point d'or que dans les yeux
Voulant dire, d'une façon poi)ulaire, (jue la faim
lui rend les yeux jaunes, et disant assez clairement :
DIALOGUES FAMILIERS 145
Point d'argent, point de Suisse^ autrement « point
d'argent, point de compliments. »
Cette façon d'envisager les dons qu'il implore et
qu'il reçoit {quand ils viennent!) explique assez le
personnage rampant et insolent que notre menuisier
fait auprès des grands seigneurs. Dans sa pensée,
qui est bien nette à cet égard, et qui est bien for-
mulée dans une Epître que nous verrons tout à
l'heure, les poètes sont les dispensateurs de la gloire;
ce sont leurs vers qui éternisent la splendeur des
hauts faits. Quiconque veut se voir buriné de leur
main dans le grand livre de mémoire doit les nourrir
et les vêtir. Il- doit dédommager surtout le pauvre
manœuvre du temps qu'il eût consacré à l'exercice
de son métier, et qu'il a sacrifié à raboter des lou-
anges. C'est entre le poète qui chante et le héros qui
paie un échange légitime, et celui des deux qui y
manquera verra l'autre déchargé de ses obligations.
Le poète ouvrier entend donc l'art des vers comme
celui de la menuiserie. Il livre des stances, des sonnets
et des madrigaux à ses pratiques, comme il leur livre-
rait des meubles commandés par eux, et frabriqués de
sa main. Si la pratique lui fait banqueroute, il retire
sa marchandise, et flagelle celui qu'il avait encensé.
Voilà ce qui m'a fait vous dire, en commençant la dis-
cussion, que maître Adam n'a pas eu la r'îvélation de sa
mission de poète, en tant qu'homme de progrès et d'a-
venir, destiné à chanter la cause du peuple et la dignité
de l'homme, comme nos ouvriers poètes le sentent
et le font aujourd'hui. Il a tiré de son innéité pro-
digieuse dans l'art d'écrire un métier assimilable en
tout à son métier manuel, et comme il eût fait de la
musique ou de la peinture, s'il en eût reçu le don.
9
146 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Enfin, il a fait de l'art; il a été en poésie artiste et
artisan, ce t[iii était réputé la mèine chose alors,
comme nous l'avons remarqué à propos des grands
maîtres en peinture, en sculpture, etc., dont nous
nous plaisions tout à l'heure à nous rappeler les
noms. Il n'a pas dit comme nos Prolétaires inspirés
d'aujourd'hui : « Leciel mafait poëte : mais c'est pour
vous faire entendre le cri de la misère du peuple,
pour vous révéler ses droits, ses forces, ses besoins,
et ses espérances, pour llétrir vos vices, maudire votre
égoïsine, et présager votre chute, pour vous émou-
voir de pitié, vous faire rougir de honte, ou pâlir de
crainte. » Non, maître Adam n'a pas eu celte pensée,
et il ne pouvait pas l'avoir.
M. A. — Il eût pu l'avoir si son aine et son gcnie
eussent été d'une trempe pins haute. C'est parce qu'il
ne l'a pas eue, et qu'il a fait de la poésie mercenaire,
que je ne peux pas l'estimer un grand poëte, malgré
la bonne vieille facture de ses vers et la rudesse en-
jouée de son cachet.
M. Z. — Vous m'accordez déjà quelque chose, et
j'aime votre sévérité, qui part d'un noble sentiment
sur le noble métier de poëte. Mais permettez-moi de
vous dire que ce n'est pas l'homme qui a manqué à
l'idée, mais lidée à l'homme. L'idée d'égalité n'était
pas éclose dans le monde ; ou, du moins, elle ne
s'y était pas développée jusqu'à la notion pratique où
elle tente d'arriver aujourd'hui avec d'incroyables
efforts, après de formidables tentatives et d'effrayants
désiislros, et la suite des essais de réforme antérieurs
à Luther, que la force et la ruse avaient étouffés et
dénaturés, la réforme luthérienne, faisant fausse
route, tournait, conmie le catholicisme, les rêves du
DIALOGUES FAMILIERS 147
pauvre et de l'opprimé vers les félicités du paradis, et
consacrait l'inégalité sur la terre; si bien que hugue-
not, ou catholique, l'homme du peuple ne pouvait
plus espérer qu'un dédommagement dans l'autre vie,
après avoir lutté humblement et patiemment contre
ses maux dans celle-ci. Plus l'homme était fier, plus il
songeait au rétablissement de l'égalité dans le ciei :
mais il ne songeait pas à la conquérir ici-bas, et il
aspirait à la mort pour rentrer nu dans la tombe, et
reparaître nu à côté des monarques au jugement de
Dieu. Telle fut la pensée dominante de maître Adam.
C'était la plus populaire, la plus courageuse, la plus
révolutionnaire qu'il pût avoir; et, à la manière dont
il la sentit et l'exprima, on peut-être assuré que, s'il
eût chanté dans un siècle plus avancé, il en eût ex-
primé et chanté de même l'idée la plus avancée, la
plus courageuse et la plus révolutionnaire. L'enthou-
siasme sauvage avec lequel, dans ses revers et ses
humiliations, il se reportait vers cette loi divine de
l'égalité devant Dieu, est bien facile à prouver. Il ne
faut pour cela que le lire. Vous le trouverez, à chaque
page, cet enthousiasme jetant, comme un éclair, son
reflet incorruptible sur ces chants d'adulation et de
mendicité dont la première apparence vous révolte.
Mais voyez-la dans la colère, cette pensée ; comme
elle est menaçante, comme elle est rude et ftère, comme
elle est peuple enfin ! Voici les fragments d'une Épître
à un ami, toujours à propos de cette malencontreuse
pension du Cardinal qu'on ne lui payait pas :
Daphnis, je suis fort estonné
Pourquoy tu m'as abandonné;
Moy qui n'aspire qu'à la gloire
De vivre dedans ta mémoire.
148 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Voicy pour la troisième fois
Que de mes lettres tu recois,
Et la troisième fois de mesme
Que par un mespris plus qu'extresme
Tu ne m'as pas tanL seulement
Accorde ce contentement
De me mander si ma quittance
Fournirait asses déloquence
Pour me faire rendre en ce lieu
La pension de Richelieu.
Cependant je reconnois bien
Que ce que tu dis n'estoit rien,
Quun peu de flamme et de fumée
Esleinte aussi tost qu'allumé.';
Ou, pour telle faire plus court,
Un peu d'eau bénite de cour.
Peut-estre me respondras-tu
Que ta plume a trop de vertu,
Que ton éloquence est trop belle
Pour un raboteur d'escabelle ;
Dès là je te tiens au collet,
Puis que je scay que ton valet
N'a pas l'esprit si plein d'audace
Qu'il n'escrivit bien en ta place.
Je my trouve fort résolu
Parce que le ciel l'a voulu.
Quand il a fait une ordonnance
Ny le Roy, ny Son Eminence,
Qui sont bien au-dessus de moy.
N'en scauraient éviter la loy.
Ils peuvent tout dessus la terre,
Leur colère vaut un tonnerre;
Mais certes, quand il faut aller
D'où l'on ne scaurait appeler,
Les grands ont beau faire et beau dire
DIALOGUES FAMILIERS 149
Toutes les forces d'un empire
N'ont pas le pouvoir d'empescher
Le coup qui nous vient dépescher.
C'est ce qui m'afflige et m'estonne.
Que cependant qu'une couronne
Les fait appeler en ces lieux
Les vives images des dieux,
Ils font si peu de récompense
A ceux qui chantent leur puissance,
Sans qui leur esclat le plus beau,
Suivant leur corps dans le tombeau,
Ne laisseroit à la mémoire
Aucune marque de leur gloire.
Que si le ciel m'eust ordonné
Un empire quand je fus né
Je n'aurais jamais esté chiche.
Parce qu'un prince est toujours riche.
De quelque violent effort
Que les puisse agiter le sort,
Ils n'ont jamais l'âme asservie.
Que par la perte de la vie.
Les princes ne peuvent donner
Que ce qui leur doit retourner.
Ils sont maistres de la fortune
En donnant, ils semblent Neptune,
Qui fait les fleuves de la mer,
Mais qui les revoit abismer
Après quelque légère course
Dans leur inépuisable source.
Bref pour mieux le faire comprendre
Il faut tout donner pour tout prendre.
Mais certes il s'en trouve peu
Qui soient embrasés de ce feu.
Aussi ce qui me réconforte
C'est que si jamais, à la porte
Par laquelle il nous faut passer
Quand nous venons de trépasser,
Je rencontre par adventure
150 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Un de ces mignons de nature
Qui prennent tout sans donner rien,
Ma foy. je m'en mocquerai bien.
Si jamais je suis en la barque
Avec un avare monarque.
Tandis que le ^■ieilla^d Caron
Nous passera sur l'Achéron,
Je luy ferav bien reconnaître
Qu'il n'aura plus le nom de maistre ;
Ne pouvant alors m'abstenir,
Pour me venger et le pnnir.
De luy remettre en la mémoire
La décadence de sa gloire.
Là, sans crainte de la grandeur
Et de sa royale splendeur
Dont il cherissoit tant l'usage.
Je luy rendray ce beau langage;
Prince misérable et confus
Qui n'es> plus de ce que tu fus
Qu'une triste et malheureuse oumbre
Qui va multiplier un nombre
Où tel qui ne t'osoit parler,
Lorsque tu fesois tout trembler
Sous ton orgueilleuse puissance.
Mépriser» la connaissance,
Toy qui jaiiis, chez les mortels,
Prenois l'encens et les autels
Qu'on doit aux Déités supresmes.
Et qui, tout ceint de diadesmes
Tenois un pouvoir en tes mains
Qui fesoit trembler les humains;
Dedans cette chute fatale
Qui dans ce bateau nous esgale.
Ne sens-tu pas que tu reçois
La mort une seconde fois,
Par le ressouvenir funeste
D'en avoir tant laisse de reste.
Et n'avoir plus pour tout support
Qu'un denier pour passer le port?
Lorsque tu goutois en la vie
DIALOGUES FAMILIERS 151
Ce qui rend une âme assouvie,
Pourquoy ne considérois-tu,
Ces ministres de la vertu,
Ces escrivains de qui les plumes
Te pouvoient dresser des volumes,
Ou, malgré le tems et son cours.
Ta gloire auroit vescu toujours?
Peut-estre avois-tu la pensée
Que, depuis que l'àme est passée
Dedans l'empire du trépas,
La mémoire ne la suit pas.
Et que, dans ces ombreuses plaines
Qui sont les plaisirs ou les peines,
L'esprit en ce fatal revers
Ne songe plus à l'univers....
Mais à propos de la mémoire
Il me semble que je veuille boire
Dedans le noir fleuve d'oubly
Où je suis presqu'ensevely....
Cher ami Daphnis, je te prie,
Pardonne à cette rêverie, etc.
M. A. — Je comprends maintenant que le cardinal,
à qui le solliciteur écrivait :
Certes je trouve fort estrange
Que tel qui veut passer pour ange
Chés les nymphes du double mont
Passe chés moi pour un démon.
ne fût pas très-soucieux de la misère de son protégé,
non plus que le Daphnis qui se voyait reprocher de
ne savoir pas mieux écrire que son valet. Cette ma-
nière de demander l'aumône, le sarcasme à la bouche
et le bâton à la main, est d'un homme plus fougueux
que sage.
M. Z. — Dites plus orgueilleux que rampant. Exa-
152 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
minez, vous dis-je, et vous le verrez, même sans être
animé par le dépit, mettre toujours le poëte au-dessus
du prince et du guerrier. Dans des stances de remer-
ciement à un marquis, il lui dit :
Tous ces grands conquérants dont l'histoire est armée,
Pour qui Bellonne a fait tant d'exploits belliqueux,
Alcide, Achille, Hector, et cent raille comme eux,^
Auraient eu d'un bouvier la mesrae destinée.
Si la Muse eût laissé leur mémoire avec eux.
Peu de grands aujourd'hui sont dignes de ton bort :
le bonheur d'être chanté par un poëte;
In avare désir, qui les ronge et les mord.
Ne leur délaisse rien, quand leur charogne est morte,
Que de vers animés par les soins de la Mort.
Ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'auprès des
femmes, oublié ou non, maître Adam reste toujours
courtoii^ et tendre. Il n'a (jue des louanges galantes et
des paragons poétiques pour ses douces protectrices
les princesses de Gonzague, dont l'une fut reine de
Pologne. On voit qu'il les aime, non-seulement d'a-
mitié, mais d'amour, et qu'il leur pardonne leur oubli,
comme à des enfants chéris. Il n'a point de morgue
avec elles, et ne les menace pas de cette faux sinistre
de la mort qu'il fait llamboyer à tout propos sur des
ironts plus mâles et plus ombrageux. On sent qu'il
aime la jeunesse et la beauté, comme un poëte et
comme un père, et (ju'il aurait en horreur l'idée de la
destruction de ces beaux œuvres de la natuj-e.
Mais je ne vous ai point montré des plus beaux vers
DIALOGUES FAMILIERS 153
de maître Adam, de ceux qui le placent au rang que
ses contemporains lui ont assigné avec acclamations.
J'étais occupé à justifier auprès de vous son carac-
tère personnel ; et je vous l'ai montré superbe et quasi
hargneux, tout en faisant de son talent un commerce
vénal suivant nos idées, légitime suivant les siennes
et celles de son temps.
M. A. — Accordé ! J'ai lu les dédicaces et les pré-
faces du grand Corneille. Hélas! Après celle de
Cinna, j'étais tenté de m'écrier : flolà! Je sais que les
hommes de lettres ne pouvaient exister ni se faire
connaître sans protection. On avait besoin d'un prince
ou d'un roi comme on a besoin aujourd'hui d'un édi-
teur, et le menuisier de Nevers pouvait bien n'être
pas plus hautain que ,1e père de la tragédie fran-
çaise.
M. Z. — Il l'était davantage, écoutez : les vers que
je vais vous dire, il y a longtemps que je les sais par
cœur, car ils sont dignes de ce temps de Corneille
devant lequel nous restons prosternés. J'ai vu avec
plaisir que, dans sa Notice sur Adam Billaut, M. Fer-
dinand Denis les avait cités les premiers. Ce sont des
stances adressées à un personnage qui sollicitait notre
menuisier de quitter son pays et son état, pour venir
se fixer auprès de la cour, où il travaillerait à sa
fortune. Mais le poète était désabusé des promesses
de l'ambition :
Pourvu qu'en rabotant ma diligence apporte
De quoy faire rouler la course d'un vivant,
Je serai plus content à vivre de la sorte,
Que si j'avais gagné tous les biens du Levant.
S'élesve qui voudra sur l'inconstante roue.
Dont la déesse aveugle en nous trompant se joue ;
9.
154 QUESTIONS d'art et de littérature
Je ne m'intripiie point dans son funeste accueil.
Elle couvre de miel une pilule amère.
Et, sous l'ombre d'un port nous cachant un écueil.
Elle devient marastre aiiv>it.'.t air.!].- .-sf n,t-r,^.
Je ne recherche point cet illustre avantage
De ceux qui tous les jours sont dans les différends
A disputer l'honneur il'un fameux parentage.
Comme si les humains n'etoient pas tous parens.
Qu'on sçache que je suis dune tige champestre^
Que mes prédécesseurs menoient leurs brebis paistre,
Que la rusticité fit naistre mes aveux ;
Mais que j'ay ce bonheur, en ce siècle où nous sommes,
Que, bien que je sois bas au langage des hommes,
Je parle quand je veux le langage des Dieux.
La suite de mes ans est presque terminée ;
Et quand mes premiers ans reprendroient leurs appas,
La course d'un mortel se voit sitost bornée.
Qu'il m'est indifférent d'être ou de n'être pas.
Tel grand va s'estonnant de voir que je rabote,
A qui je répondrai, pour le désabuser
En son aveuglement, que son âme radote
De posséder des biens dont il ne srait user;
Qu'un partage inégal des biens de la nature
Ne nous fait pas jouyr d'une mesrae adventure ;
Mais que ma pauvreté peut vaincre son orgueil.
Pour si peu de secours que la fortune m'offre,
Puisque, pour ses trésors en pensant faire un coffre,
Peut-estre que du bois j'en feray im cercueil.
Le destin qui préside aux grandeurs les plus fermes
N'a pas si bien soude sa conduite et ses faits.
Que le tems n'oit prescrit des bornes et des termes
Aux fastes les plus grands que sa fav»^ur a faits.
Ce prince dont l'empire eut 1«> ci^l pour limite,
Qui trouvait à ses yeux la terre trop petite
DIALOGUES FAMILIERS 155
Pour s'eslever au trône et construire une loy,
Son dernier successeur se voit si misérable i
Que, pour vaincre le cours d'une faim déplorable,
Il s'aida d'un rabot aussi bien comme moy.
Les révolutions font des choses étranges,
Et, par un saint discours, digne d'estonnement,
L'ange le plus parfait qui fût parmy les anges,
M'a-t-il pas fait horreur dedans son changement ?
Va, ne me parle plus des pompes de la terre :
Le brillant des splendeurs est un esclat de verre.
Un ardent qui nous trompe aussitôt qu'on y court.
Ce n'est pas qu'en passant je ne te remercie;
Mais pourtant tu sçauras que le bruit de ma scie
Me plaît mieux, mille fois, que le bruit de la cour.
M. A. — Je ne croyais point que maître Adam eût
parlé un langage aussi élevé; je n'avais remarqué en
passant que de jolis vers clair-semés, empreints d?
grâce et de bonhomie :
N'estimait la verve autre chose
Que le gay bouton d'une rose
Qui dans Tàme s'épanouit;
et ceux-ci encore, qui me rappellent ceux de votre
tisserand Magu :
Je ne trouve rien de si doux
Qne la demeure de chez nous.
M. Z. — En voici qui sont encore plus proches pa-
rents par le sentiment naïf et populaire. C'est maître
Adam qui parle :
1. Le fils de Perséus, dernier successeur d'Alexandre-le- Grand, devint
menuisier à Rome. Voyei Plutarque.
i.jtj mUESIIO.NS DAHl LT b t L 11 I L 1', A T i: l; L
L'avenir des enfants, le soucy du ménage,
La crainte de jeûner sur la tin de mon âge,
Ont tant d'autorité sur ma condition.
Que mon âme n'a plus aucune ambition
Qu'à borner seulement mes désirs de l'envie
De vivre en menuisier le reste de ma vie.
Suivant du rossignol limage et les leçons,
LalxTil de mes petits a tiny mes chansons.
Je nainie a voir le sang qu'en la couleur des roses;
B^t le chaui d'un vieux coq à la pointe du jour
Me plaist mille fois mieux que le bruit d'un tambour.
Le soufrie d'un zé|)hir, le frais d'une fontaine,
L'émail dont la nature enrichit une plaine,
Le silence troublé par le bruit d'un ruisseau.
Un rocher qui répond au babil d'un oiseau, etc.
Accordez-moi donc, mon cher A., ou que notre
grand Vol (aire n'a pas lu avec assez d'attention, ou
bien qu'il n'a pas su faire, dans son esprit malin et
brusque, la synthèse de la vie intellectuelle d'un
pauvre poêle du dix-septième siècle. Il est bien
facile de condamner un innocent les pièces en main :
phrase par phrase, ])i\'^e par page, rien ne supporte
la criti(iue rapide et l'interprétation cruelle. Mais
l'ensemble d'une œuvre, comme l'ensemble d'une
vie, a un sens tout autre, et sur lequel il faut porter
un regard plus étendu et plus profond. Permettez-
moi de vous chercher à la lin de ce volume un sonnet
dont j'ai souvenance, et qui n'est do rien moins que
du grand Corneille, lequel se connaissait, je pense,
en poésie encore mieux que M. de Voltaire. C'est un
assez bon passe-port pour maître Adam auprès do
la postérité :
Le Dieu de Pythagore et sa Métempsychose,
Jetant rame d'Orph.-. ..i un poëte françois,
DIALOGUES FAMILIERS 157
a Par quel crime, dit-elle, ay-je offensé vos loix.
» Digne du triste sort que leur rigueur m'impose?
» Les vers font bruit en France; on les loue, on en cause;
» Les miens, en un moment, auront toutes les voix :
» Mais j'y verray mon homme à toute heure aux abois,
)) Si pour gaigner du pain il ne scait autre chose. »
« Nous scaurons. dirent-ils, le pourvoir d'un mestier :
» Il sera fameux poëte et fameux menuisier,
» Afin qu'un peu de bien suive beaucoup d'estime. »
A ce nouveau party, l'àme les prit au mot ;
Et, s'asseurant bien plus au rabot qu'à la rime.
Elle entra dans le corps de maître Adam Billot.
Ceci ne justifie-t-il pas bien la manière dont maître
Adam envisageait son métier de poëte, le plus mau-
vais des métiers, au dire de Corneille lui-même? Ce
n'était donc pour eux qu'un métier; et, malgré une
plus haute manière de l'envisager, c'en est un encore
aujourd'hui. On a mieux constitué la propriété des
produits du génie, et nos ouvriers poètes y trouvent
un petit allégement à leur misère. Mais, croyez-moi,
nos descendants s'étonneront (et peut-être avant que
deux siècles soient écoulés), de ce trafic que nous fai-
sons aujourd'hui de l'inspiration et de la réflexion. La
vénalité des plumes du dix-septième siècle ne les
scandahsera pas beaucoup plus que ce que nous
sommes forcés de faire à l'égard du public; et s'ils
ne font pas un effort pour se représenter notre con-
stitution sociale, ils se demanderont comment, avec des
sentiments élevés et des intentions pures, nous
avons fait de notre intellect un fonds de commerce.
une manufacture de denrées mercantiles. Ceci nous
158 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
mènera un peu loin, si vous voulez bien examiner la
question avec moi, et répondra au reproche que l'on
adresse aux ouvriers de négliger leur profession pour
se faire littérateurs, d'un peu plus haut qu'on ne peut
répondre à cet injuste reproche en demeurant dans
l'étroit horizon des choses présentes.
<
Septembre 1842.
XI
PRÉFACE DU CHANTIER
PAR
P 0 N G Y
Nous avons jadis soutenu une thèse sur la poésie
des prolétaires; jadis, c'est-à-dire il y a un an ou
dix- huit mois. Au train dont vont les idées en France,
c'est déjà si loin de nous, que je crains fort que per-
sonne ne s'en souvienne.
En ce temps-là, quelques prolétaires inspirés, dont
les noms ont grandi depuis, Magu le tisserand, Beu-
zeville le potier d'étain, Savinien Lapointe, cordon-
nier, enfin dix ou douze poëtes-ouvriers remarquables,
venaient de surgir tout à coup pour partager la gloire
déjà acquise à Reboul, le boulanger de Nîmes, et à
Jasmin, le célèbre coiffeur gascon. Nous ne rappelle-
rons pas ici Lebreton, Ponty, Durand, Vinçard, Roly,
Magen, mademoiselle Garpentier, et plusieurs autres,
dont nous nous réservons de parler peut-être ailleurs
160 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
avec l'attention qu'ils méritent. Ce fut une véritable
explosion du génie poétique de la France prolétaire ;
et ces natures d'exception, dont maître Adam avait
été le chef et le père en d'autres temps, devinrent si
nombreuses, (jue force fut de s'écrier : « Le Parnasse
est envahi ! les illettrés en ont forcé la porte ; et cet
audacieux peuple, qui ne son{?eait naguère qu'à raser
châteaux et bastilles, vient maintenant bâtir des tem-
ples aux Muses sur le sol fécondé de son sang et de
ses sueurs. »
Que le peuple fût poëte, nul n'en doutait de bonne
foi; tous les grands artistes étaient sortis de son sein ;
et, pour être grand artiste, il faut bien avoir de la
grande poésie dans l'àme. Peintres et sculpteurs,
musiciens et virtuoses, avaient été produits par cen-
taines, et dans tous les siècles, par cette race puis-
sante, foyer inépuisable de génie, de force et de
jeunesse morale. Mais les professions manuelles,
conduisant naturellement au développement du génie
spécial dont ces professions sont le point de départ,
le peuple n'avait guère produit que des artistcSj mot
presque synonyme autrefois de celui d'artisan. Le
domaine de la littérature, le roman, la versification,
l'histoire, étaient restés aux mains des classes nobles,
riches, érudiles. Le peuple avait ses chants et ses
légendes, empreints souvent d'une génie poétique in-
contestable, mais enveloppés de formes si barbares,
que le bel esprit des hautes classes s'en détournait
avec mépris, et ne daignait pas y voir l'étincelle jaillis-
sant du caillou. La forme épurée, la connaissance
exquise de la langue, l'usage facile des règles delà
versification, semblaient généralement inaccessibles à
cette race qui ne savait pas lire, écrire encore moins.
PRÉFACE DU CHANTIER 161
Depuis la Révolution, l'instruction s'étant répandue
davantage, les enfants du pauvre ont pu comprendre
et goûter la poésie soumise à des règles sévères. Dé-
ranger fut le premier et le plus étonnant prodige de
cette initiation rapide du peuple. A son tour, il fut
initiateur ; et ses chants admirables, grâce à leur
forme heureuse, concise et facile, passant dans toutes
les bouches, éveillèrent tous les esprits, embrasèrent
toutes les âmes. Les chants énergiques et sauvages
des Compagnons s'adoucirent, les couplets obscènes
des régiments firent place à des hymnes patriotiques ;
la fille du peuple les porta de l'atelier à la mansarde ;
toute la France sut Déranger par cœur ; et, si les
classes lettrées ont apprécié plus catégoriquement les
beautés de son œuvre, c'est toujours dans le peuple
que la grandeur de son sentiment et le charme de sa
forme lyrique ont éveillé le plus d'enthousiasme et
d'émulation. C'est là qu'est le plus utile, le plus du-
rable, le plus glorieux succès du grand chansonnier
de la France révolutionnaire.
Mais faire des vers comme Déranger n'était pas
donné à tous. Ce ne fut même, littéralement parlant,
l'héritage d'aucun. On ne refait pas les œuvres indi-
viduelles du génie, mais chacun en profite pour fé-
conder et développer sa propre individualité. Vinrent
les poètes de l'école moderne, avec leurs grandeurs
et leurs défauts ; ils n'avaient pas travaillé pour le
peuple, ils n'en furent pas compris d'abord. Tandis
qu'une ode de Déranger, à peine échappée de son cer-
veau, avait volé de bouche en bouche, les grands vers
romantiques, durs à chanter et difficiles à retenir,
restèrent longtemps dans les régions de la bourgeoi-
sie lettrée. Les quelques poëtes prolétaires remarqua-
162 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
bles qui surgirent de 1830 à 1840, Reboul, Hégésippe
Moreau, s'inspirèrent d'eux-mêmes, de Déranger, en-
core, ou de M. de Lamartine, dont la forme hTique
avait, dans sa suavité, plus de chances que les autres
innovations pour devenir populaire.
Et puis, tout d'un coup, dix, quinze, vingt et trente
poètes ouvriers se sont mis à écrire et à chanter sur
tous les points de la France, et jusque dans les tristes
rues de Paris. On s'étonna du premier et du second ;
et puis il en vint tant qu'on ne les compta plus, et que
certaines gens, ennemis, non du peuple, mais du
changement, et par conséquent du progrès, par nature
et par position, se bouchèrent les oreilles, en décré-
tant que cela devait faire de mauvais poètes ou de
mauvais ouvriers. Les journaux conservateurs déni-
grèrent surtout certaine pléiade prolétaire que
M. Olinde Rodrigue eut le courage de faire connaître,
en publiant un volume de poésies d'ouvriers, sous le
titre un peu ambitieux, mais juste au fond, de Poésies
sociales.
Sans doute ces chants prolétaires n'étaient pas
exempts de défauts ; l'inexpérience s'y faisait sentir ;
une certaine rudesse d'expression, énergique stigmate
de l'indignation populaire, y paraissait souvent, et ré-
voltait à bon droit les nerfs délicats de l'élégante cri-
tique. Mais la bourgeoisie ne s'en émut pas autant que
le lui conseillaient ses lettrés. Bon nombre de bour-
geois avouèrent naïvement qu'ils n'eussent pas fait
si bien ; et se rappelant les habitudes et le langage de
leur enfimce, cette classe, récemment émancipée, qui
n'est pas toute corrompue, ne se joignit pas à la presse
aristocratifjue pour consjuier les pauvres poëtes de
l'échoppe et de l'atelier. Leur livre passa donc, sans
PRÉFACE DU CHANTIER 163
faire grand bruit, à travers la cohue élégante des
livres nouveaux ; et les in-octavo satinés de la quin-
zaine, qui virent le jour en cette compagnie, ne se
fermèrent pas d'horreur au contact de ces muses un
peu viriles, un ipeu filles de Rébecca. On n'osa pas trop
les regarder en face, le beau monde n'en parla guère,
et le peuple seul s'émut de cet événement littéraire.
Cependant l'esprit conservateur était si peu sûr de
lui-même en cette circonstance, si peu fixé sur le rôle
délicat et scabreux qu'il avait à jouer avec Vinvasion^
qu'on vit presque à la même époque la Revue des Deux
Mondes^ qui avait fort dénigré la phalange des poètes
prolétaires, publier un article fort bien fait et fort élo-
gieux sur le poète Jasmin. Plus tard. Jasmin fut admis
à l'honneur de réciter ses vers devant la famille royale,
et il en reçut de grands compliments et de petits ca-
deaux. D'un autre côté, Magu recevait du ministère
une rente de deux cents francs, et le ministre de
l'Instruction publique faisait parvenir une petite bi-
bliothèque à Poney le maçon. Sa Majesté Louis-Phi-
lippe daignait saluer Durand, le menuisier de Fontai-
nebleau, lorsqu'elle passait devant sa boutique. Enfm
on voulait bien donner du pain et des éloges aux
poètes plébéiens, mais on voulait que leur gloire ne
prît pas son vol trop loin du clocher natal ; on ne
voulait pas que la presse indépendante se mêlât de
les signaler à la bienveillance d'un public plus étendu.
On désirait surtout, on espérait peut-être, en leur dis-
tribuant quelques aumônes et quelques flatteries,
qu'ils ne s'aviseraient pas de chanter la liberté et la
fraternité. Ces bons poètes naïfs et probes ne se mê-
laient point de pohtique ; ils continuèrent à chanter le
peuple, à demander pour lui, avec plus ou moins de
164 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
vigueur et d'impatience, du pain et de l'instruction...
C'est ce qu'ils venaient d'obtenir pour eux, c'est ce
qu'ils ne pouvaient pas obtenir pour leurs frères.
Ceci est l'historique des petites émotions que sou-
leva dans le monde littéraire et administratif l'appa-
rition de ces poëtes-artisans : débats éphémères qui
furent oubliés avant d'avoir reçu une conclusion, ainsi
que tous les événements quotidiens dont s'alimente et
re,£corge la presse parisienne.
Heureusement la province est moins oublieuse et
moins blasée que la capitale. Chaque ville, chaque
département resta iidèle à l'humble ouvrier qui lui
avait donné du plaisir et de la gloire. Rouen continua
à être fière de son potier d'étain et de son calicotier ;
le département de Seine-et-Marne, de son tisserand ;
Nevers, de son tailleur; Fontainebleau, de son me-
nuisier ; Agen, de ses deux coiffeurs ; Nîmes de son
boulanger; Dijon, de sa couturière*; Toulon, de son
maçon, et ainsi des autres : car la liste en serait lon-
gue, et chaque année y ajoute de nouveaux noms. La
province montre en ceci son bon sens et sa force mo-
rale. Tandis que Paris lui enlève tous ses autres pro-
duits intellectuels, ses penseurs et ses écrivains de la
classe bourgeoise, ses acteurs, ses musiciens, ses
sculpteurs et ses peintres, au moins ses poètes de la
classe laborieuse lui restent, et trouvent sur le sol
natal leur succès et leur récompense. Ils y trouvent
aussi leur inspiration ; et comme la province ne leur
esi c)oint ingrate, ils ne sont pas ingrats envers elle :
ils lui versent le charme de leur poésie, en même
temps qu'ils lui offrent les services de leur industrie.
1. Marie Carpentior.
PRÉFACE DU CHANTIER 165
Doublement utiles, ils sont doublement aimés et ré-
compensés. A Paris, où si peu d'élus se font jour
parmi la foule, on n'entend que des plaintes et des
malédictions planer sur ce chœur des poètes méconnus
que chaque année voit naître et mourir sur l'arène lit-
téraire. Combien de noms sont proclamés chaque an-
née, chaque mois, chaque semaine, dans les réclames
et dans les annonces de la librairie ! combien aspirent
vainement à cet inutile et dangereux honneur I Autant
de noms que l'oubU dévore en un jour, ou que l'obs-
curité engloutit à jamais.
Dans les provinces, il en est tout autrement : le
poète de la localité est l'objet d'un culte ; toutes les
classes applaudissent à son triomphe, tous les voya-
geurs lui portent leur tribut, toutes les mémoires re-
tiennent ses chants. Chaque citoyen est généreuse-
ment fier de la gloire du poète son compatriote ; et
comme tous ces poètes sont des prolétaires, vu que
dans les autres classes on méprise l'ovation locale, ai-
mant mieux échouer à Paris que régner chez soi, il en
résulte qu'aux hommes du peuple seuls appartient le
noble rôle de régénérer la vie intellectuelle sur tous
les points de la France. Ils y sont les gardiens du feu
sacré, longtemps assoupi, qu'ils viennent enfin de ré-
veiller. Gloire à ces bardes prolétaires I honneur aux
sympathies locales qui leur prodiguent cette gloire
méritée !
Elle est donc très-grande, beaucoup plus grande
qu'on ne le pense à Paris, cette mission des poètes-
ouvriers. Qu'ils ne s'en dégoûtent point, et qu'ils ne
la croient jamais au-dessous de leur génie ! N'eussent-
ils rien de mieux à faire que d'initier leurs compa-
triotes des classes pauvres à la beauté des formes du
1(36 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
langage, ce serait encore un rôle très-élevé. Mais ils
font i)lus, car ils sentent que le peuple a plus à faire.
Le peuple est l'initiateur providentiel, fatal, néces-
saire et prochain, aux principes d'égalité" contre les-
quels le vieux monde lutte encore. Lui seul est le dé-
positaire du feu sacré qui doit réchaulïer et renouve-
ler, par la coaviction de l'enthousiasme, cette société
malade et mourante d' Inégal itr. Le peuple est virtuel-
lement, depuis la naissance des sociétés, le Messie
promis aux nations. C'est lui qui accomplit et qui doit
continuer l'œuvre du Christ, cette voix du ciel des-
cendue dans le sein d'un prolétaire, ce Verbe divin
qui sortit de l'atelier d'un pauvre charpentier pour
éclairerle inonde et prophétiser le royauiru^ descioux,
c'est-à-dire le règne de a fraternité parmi les hommes.
Ce n'était pas dans la poitrine ambitieuse d'un pro-
consul 'omain, ni dans le sein desséché d'un docteur
juif, que cette pensée de Dieu pouvait s'incarner. Elle
passa de l'àme du prolétaire Jésus dans l'àme des pro-
létaires de son école. De pauvres travailleurs la ré-
pandirent sur le monde, et leur génie fut inspiré d'en
haut pour la féconder et l'expliquer. Ou l'avenir du
monde est brisé et la race humaine finie, ou bien un
avenir prochain nous réserve quelque miracle de ce
genre. Les scribes et les pharisiens d'aujourd'hui
n'ont pas plus l'insjiiration divine que ne l'avaient
ceux de l'antique Judée. Les administrateuvs des pro-
vinces de France ne sont pas plus animés de l'esprit
saint que les préteurs de l'empire romain ne l'étaient
au temps de la révélation évangélique ; et comme
Hérodc, iU .le savent plus que se laver les mains de
toutes les iniquités sociales dont ils ne peuvent conte-
nir le débordement. Les docteurs de la loi n'ont plus à
PRÉFACE DU CHANTIER 167
interpréter qu'une loi inique, à laquelle leurs sophis-
mes ne peuvent rendre la vie. Les heureux de la terre,
les privilégiés de l'inégalité, eussent-ils l'intention
d'alléger la misère publique, qui les menace d'une
guerre d'extermination, ne trouveront pas dans les
suggestions de la peur l'inspiration divine, qui seule
peut résoudre les problèmes réputés insolubles. La
prudence, le remords ou la crainte, n'enfantent que
des palliatifs ; et un moment vient, dans la vie des
sociétés, oii tous les palliatifs sont insufiisants, par
conséquent impuissants. L'enthousiasme de la foi im-
provise seul les grands dénoûments de l'histoire ; et
si le peuple n'a pas encore vu la lumière embraser ses
masses compactes, du moins il aperçoit sur les som-
mités où montent ses pensées, et il voit par les yeux
de ses poètes et de ses philosophes (car il en a aussi),
les lueurs qui pointent à l'horizon. Sans qu'il soit be-
soin de devancer la marche du temps pour lui attri-
buer un génie et des vertus encore impossibles à tous,
le peuple a en lui les éléments naturels et vivaces qui
conduisent aux grandes inspirations politiques, aux
grandes révélations religieuses : c'est tout un dans
l'avenir ! Il a le profond sentiment de sa dignité mé-
connue^ l'amère souffrance de son orgueil blessé ;
c'est l'indignation, et l'indignation fondée enfante la
force héroïque. Il a les atroces douceurs de la misère,
qui éveillent dans chaque être infortuné une pitié dé-
chirante, une tendre sympathie pour les maux de tous ;
c'est la commisération, et la commisération bien sen-
tie conduit à la charité brûlante. Il a la liberté d'esprit
(dangereuse pour les gouvernements), à laquelle le
condamme l'absence de droits pohtiques ; et cette oi-
siveté politique engendre les rêves profonds, l'aspira-
168 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
lion continuelle et dévorante d'un idéal de société,
idéal qui ne satisfait en rien et qu'irrite amèrement au
contraire l'œuvre égoïste et puérile de ses législateurs
privilégiés, de ses prétendus représentants. Cette as-
piration, c'est la méditation qui commence, c'est la
révélation qui s'approche. Oui, le Ciirist va naître,
oui, Jésus va tenir ses promesses, et revenir parmi
nous ; et ces poètes prolétaires, qui ne font que surgir,
vont bientôt nous le prophétiser, comme Jean-Bap-
tiste et d'autres, avant lui, avaient annoncé la venue
du Sauveur. Ce Sauveur s'incarnera -t-il dans un
homme ou dans plusieurs, ou dans tous spontané-
ment ? S'appellera-t-il encore le Messie, ou s'appelle-
ra-t-il milliony comme s'exprime le poi'te Mickiewicz ?
Peu importe 1 ce n'est pas une question à résoudre
aujourd'hui; mais il est évident que l'esprit du peuple
enfantera une grande religion sociale, laquelle ne peut
pas sortir directement des classes qui ne souffrent
pas, qui n'aspirent pas, qui ne réclament pas avec la
môme énergie.
Ce n'est pas à dire que ces classes opprimantes,
malheureuses aussi par l'inégalité et les monstruo-
sités qui on résultent, no cherchent pas la pensée du
salut, et n'aideront pas, dans un temps donné, à la
réaliser. Mais maintenant elles ne sont pas sur la voie;
elles ne cherchent pas avec assez d'ardeur, elles n'ont
point la lumière, elles ne peuvent pas l'avoir : elles
ne souffrent pas assez pour cela. Elles ont des motifs
personnels erronés de craindre d'une révolution plus
de maux quelles n'en connaissent. Elles iront donc
ainsi dans les ténèbres, cherchant mal, ne trouvant
pas, recevant tout au plus, et peut être à contre-cœur,
la lumière du peuple, on acquiesçant pacitiqueraent,
PRÉFACE DU CHANTIER 169
j'aime aie croire, mais sans enthousiasme et sans joie,
aux nécessités de l'avenir. Telles sont les probabilités
que déroule à nos yeux la logique des causes, et il
n'est pas besoin de se faire de grandes illusions pour
les apprécier et les signaler.
Et cependant, nous dit-on, il y a plus de talent et
de savoir dans la bourgeoisie que dans le peuple. Elle
est encore dépositaire des trésors de la science politi-
que ; l'intelligence est chez elle à l'état de développe-
ment illimité, tandis que dans le peuple elle est encore
enveloppée des langes de Tenfance. Que cette igno-
rance des classes pauvres soit ou non le résultat des
lois d'inégalité et des systèmes personnels des gou-
vernements, il faut bien la reconnaître, nous crie-t-on,
il faut bien en tenir compte; longtemps encore, ce
sont les propres expressions de la presse conserva-
trice, la classe bourgeoise est destinée à initier au
progrès les classes inférieures !
Telle est la prétention de la bourgoisie régnante ;
tel est, au reste, le langage d'une portion de la bour-
geoisie démocratique, du parti qu'on appelle l'opposi-
tion. Et dans la bouche de ces derniers, le doute est
sincère; il n'est point dicté, j'aime à le croire, par
l'ambition hypocrite de régner un jour à la place de
la bourgeoisie monarchique ; il est inspiré par une
impatience généreuse de l'avenir, par une douleur
vraie des maux présents. Certains hommes du peuple,
parmi les meilleurs et les plus intelligents, partagent
aussi cette erreur, à la vue des préjugés et des vices
qui régnent encore parmi leurs frères. Ils pleurent
sur les égarements que le malheur produit, sur la
dégradation attachée forcément à la misère. Ils ne
peuvent encore toucher du doigt des progrès assez
10
170 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
marqués, assez j^'énéraux dans le peuple, pour croire
que l'heure de son émancipation soit prochaine : « Ils
ont encore grand besoin de guides, disent-ils, ces en-
fants qui ne connaissent pas leur propre chemin. Il
faut que d'autres yeux voient pour eux ; ces aveugles
se briseraient contre les écueils! » Ainsi, d'une part,
les conservateurs s'arrogent fièrement le droit de
conduire le peuple où ils veulent, fût-ce dans l'abîme ;
de l'autre, les démocrates sincères mais craintifs
attribuent dans les destinées du peuple une impor-
tance exagérée au parti de l'opposition groupé selon
les nécessités constitutionnelles, c'est-à-dire composé
de bourgeois moins riches i^l nlus humains que les
autres.
Que ces derniers aient mtiniinoiit plus de cœur et
d'inteUigence que les privilégiés du monopole, nous
n'en douions aucunement ; que ce parti de l'opposition
soit généralement conqjosé d'hommes éclairés, cou-
rageux et sincères, nous aimons à le proclamer; qu'il
y ait même de hautes lumières dans les régions heu-
reuses de la société, de grandes âmes qui ont une vue
prophétique de l'avenir, nous en sommes intimement
persuadé; mais ces dernières individualités géné-
reuses et puissantes sont des exceptions, et, comme
on le dit proverbialement, servent à confirmer la
règle. On peut dire de l'opposition bourgeoise en gé-
néral (ju'elle a encore une grande valeur morale pour
le présent, puisqu'elle seule peut et veut quelque
chose pour amener par les moyens constitutionnels
l'émancipation du peuple, mais qu'elle n'a plus une
grande valeur poiiti(jue et sociale ; car le système
constitutionnel est précisément bâti tout exprès, et le
plus prudemment possible, pour lui ôter tous ses
PRÉFACE DU CHA^JTIER 171
moyens d'action sur le gouvernement du pays, et
presque tous ses moyens d'action sur le peuple. Aussi
chaque jour amène-t-il une indifférence plus profonde
et plus fâcheuse entre le peuple et cette opposition
qui lui a promis plus qu'elle ne pouvait tenir. Mécon-
tente des mécontentements qu'elle inspire, blessée et
irritée de la méfiance qu'elle a rencontrée, elle-même
commence à ne plus croire au peuple et à désespérer
de son prochain avènement.
Sans railler l'insuffisance involontaire et doulou-
reuse de ces hommes respectables, sans douter de
leur dévouement, obscurci seulement en apparence
par une funeste période de scepticisme et de décou-
ragement, la voix du peuple pourrait leur crier
comme celle de Jésus sur le lac de Génézareth :
« Pourquoi avez-vous douté de moi, ô hommes de peu
de foi? En moi est la source cachée, mais large et
frémissante, de l'enthousiasme que vous n'avez plus;
en moi est la force calme et patiente dont vous ne
pouvez pas sentir l'étreinte ; en moi fermente l'ave-
nir, auquel vous ne croyez pas. »
Allons, poètes prolétaires, à l'œuvre ! répondez,
accordez vos lyres ; car vous parlez encore de la lyre
sans crainte de passer pour classiques, et vous avez
bien raison. Chantez vos hymnes de vérité, dites vos
paroles de conviction à ces amis dont le cœur vous
appelle, à ces démocrates de la bourgeoisie qui pour la
plupart sont nés parmi vous, et dont aucun ne peut
chercher bien loin dans la nuit des temps l'heure oii
sa tige s'écarta de la souche populaire. Le même sang
coule dans vos veines, les intérêts seuls vous divisent
en apparence. Trouvez-la donc cette loi religieuse,
sociale et politique qui réunira tous les intérêts en un
172 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
seul, et qui mêlera de nouveau le sang de toutes les ra-
ces dans une seule Tamille. Et si vous ne la trouvez pas
aujourd'hui, celte loi sublime de l'avenir, si le secret
de Dieu ne veut pas encore descendre de son sein
dans le vôtre, ne cessez pas de l'annoncer ; car votre
mission est prophétique, et quand tout, au-dessus de
vous, semble vouloir desespérer de vous, ne déses-
pérez pas de vous-mêmes. Il me semble que vous
devez sentir déjà dans vos larges poitrines ce tres-
saillement mystérieux auquel les mères reconnais-
sent, au milieu de la joie et de la souffrance, la
présence bien-aimée de l'enfant de leurs entrailles.
Oui, le secret de Dieu, ce que dans notre langue pro-
saïque nous appelons aujourd'hui la solution du pro-
blème social, gronde sourdement dans vos seins
oppressés. C'est vous qui l'enfanterez cette Sagesse
divine qui sortira de vos fronts armée de toutes pièces
comme l'antique Pallas; c'esivous, ou les fils qui gran-
dissent autour de vous, ou les frères que vos chants
exaltent; c'est vous tous, ce sont vos amis réunis à la
veillée, ce sont vos filles et vos femmes qui rêvent, a
tête penchée, en travaillant et en vous écoutant, qui
feront descendre le Messie sur la terre ; non pas en
fabriquant, cliacun de son côté, quelque savante et in-
génieuse mécanique sociale, mais en produisante vous
tous le grand moyen (la vertu, la foi) sans lequel
toutes les théories sont creuses et tous les systèmes
inapplicables. N'espérez pas que les hommes d'État,
les publicistes, les économistes, les orateurs, trou-
vent dans leur système constitutionnel des modifica-
tions assez habiles pour vous donner la lumière et la
force, comme Dieu, suivant les (juiétistes, donne la
grâce aux béats, même à ceux qui ne la cherchent ni
PRÉFACE DU CHANTIER 173
ne la désirent. Il faut que vous demandiez à Dieu la
vérité, et à vous-mêmes l'amour et la vertu néces-
saires pour en suivre les inspirations. Quand vous en
serez là, soyez sûrs que les réformes sociales s'accom-
pliront pour ainsi dire d'elles-mêmes, que vos enne-
mis seront impuissants pour vous les refuser, qu'ils
ne l'essaieront même pas ; tandis que vos amis, ces
hommes de l'opposition, qui ne peuvent rien ou
presque rien aujourd'hui, inspirés alors et enflammés
par vous, trouveront facilement ces moyens politiques
qui doivent vous faire asseoir tous ensemble au
banquet de l'égalité.
Mais on dit que ce sera si long cette éclosion du
germe divin dans vos âmes ! on dit que vous êtes si
loin de savoir vous servir de la force sans en abuser!
on dit qu'il faudra tant de siècles avant que vous
n'ayez plus besoin d'être conseillés et conduits par les
classes aujourd'hui réputées supérieures ! Le croyez-
vous? moi je ne crois pas, et vous ne devez pas le
croire. Il me semble que votre cœur bat dans ma poi-
trine, et je sens bien qu'il a des pulsations si fortes et
si rapides, que l'aiguille des heures a peine à la suivre
sur le cadran du siècle.
Non, non, le jour du Seigneur n'est pas si loin qu'on
vous le dit, n'en croyez pas les apparences sinistres
et passagères. L'âme voit dans l'avenir, les yeux n'y
voient pas. Ne vous laissez glacer d'effroi ni par les
vices d'en haut ni par ceux d'en bas. Le mal tend à
disparaître de la terre, et il ne faut pas tant de travail
qu'on se l'imagine pour le mettre en fuite. Un jour
d'enthousiasme divin, un élan de charité fraternelle
suffisent pour faire crouler l'œuvre des siècles mau-
dits. L'Évangile se produisit dans l'ombre ; il marcha
10.
174 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
inaperçu dans la poussière des chemins. Il lui fallut, à
la vérité, des siècles pour se produire au jour ;-.mais
vous savez bien que la loi des temps n'a pas une
marche régulière. A certaines époques de la vie des
nations, un siècle est parcouru dans une heure ; et
quand l'humanité a péniblement accompli son œuvre
prèi)araloire, elle se précipite, et fait son étape en
moins de temps qu'il ne lui en a fallu pour se lever et
se mettre en marche.
Voyez, poètes plébéiens, chantres prophétiques
des villes et des campagnes, quel mystère s'est ac-
comph en vous-mêmes depuis si peu de jours que
l'inspiration s'est révélée t\ vous I Qui vous a faits ce
que vous êtes, vous qui avez à peine appris à lire, et
que rien ne destinait aux émotions de la pensée ?
Quel Dieu vous a soufflé le don de rendre vos senti-
ments et vos idées dans cette langik3 épurée que vos
pères ne comprenaient pas, et que nul ne vous a en-
seignée? Quelques semaines, quelques mois tout au
plus, sur les bancs d'une école élémentaire, ont sufii
pour vous faire deviner cet art poétique, ces richesses
du langage, ces combinaisons recherchées de la pen-
sée, ces jeux de l'imagination qui constituent le ta-
lent d'écrire et que dans les classes lettrées on apprend
si longuement, si péniblement. Ny a-t-il pas là une
sorte de miracle que vous-mêmes ne sauriez pas nous
expliquer? Cette subite préoccupation des choses les
plus élevées, et ce don de les exprimer sous la forme la
plus ex(iuise, accordés simultanément à un nombre
chaque ^ur croissant de prolétaires voués aux plus
humbles 'professions manuelles, n'est-ce pas un des
signes précurseurs de (pielque grande révolution dans
l'esprit humain ? Non, co n'est pas sans dessein que
PRÉFACE DU CHANTIER 175
la Providence délie ainsi tout à coup les langues con-
damnées jusqu'ici à bégayer la poésie. Elle avait
donné toujours cette faveur, comme la récompense
des studieuses éducations, à des natures rêveuses, dé-
licates, vouées à l'oisiveté du corps, aux patients
labeurs de l'esprit. Il semblait que le poëte dût être
une âme essentiellement contemplative, qu'il dût
avoir au moins, à ses heures d'inspiration, une exis-
tence errante et solitaire, qu'il eût besoin de recueil-
lement et de silence pour fixer les images déUcates et
fugitives de ses magiques tableaux. Et voilà que des
hommes cloués à un travail abrutissant, des hommes
de peine, comme on les appelle, de robustes ou-
vriers à la main de fer, à la voix tonnante, se mettent
à rêver au bruit de l'enclume et du marteau, au cri
de la scie et du métier, dans le tumulte du chantier
ou dans l'air fétide de l'échoppe, des chants purs et
suaves, des formes exquises, des sentiments sublimes!
Oh ! qu'ils durent en être étonnés, ceux qui ne com-
prennent pas la dignité de l'homme et les desseins
de Dieu sur le peuple ! et que nous devons en être
reconnaissant, nous qui attendions avec impatience
cette conséquence de la logique divine, cette mani-
festation prophétique de la virilité populaire ! Nous
ne savons rien encore des combinaisons politiques qui
vont amener l'affranchissement des prolétaires; mais
nous savons déjà quels droits divins le peuple saura
bientôt faire valoir pour être affranchi. Et nous fai-
sons mieux que de le savoir, nous le sentons. L'air
autour de nous est embrasé de cette vérité, comme
de l'approche d'un soleil nouveau ; elle nous embrase
nous-mêmes. Elle nous embraserait tous, si, parmi
nous, quelques-uns n'étaient tombés en paralysie, si
176 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
d'autres ne s'étaient couverts d'une cuirasse. Mais
ceux qui se portent bien sentent ce feu d'une vie
nouvelle circuler dans leurs veines.
Un des prodiges les plus frappants, parmi toutes
ces prodigieuses innéités récemment signalées dans
le peuple, c'est le génie poétique de Charles Poney,
ouvrier maçon de vingt-deux ans, (jui manie à Toulon,
en ce moment, avec une égale aisance, avec une égale
ardeur, la truelle et la plume. Un premier volume de
vers de ce jeune homme a déjà paru en 1842, précédé
d'une notice et publié par les soins de M. Ortolan. Ce
premier recueil annonçait des facultés éminentes ;
elles se sont rapidement développées avec une lar-
geur, avec une énergie que les lecteurs apprécieront.
L'année dernière, la Revue indépendante a publié une
nouvelle pièce de vers de Poney, adressée à Déran-
ger, qui marquait, entre ses premiers essais et ceux
que nous publions aujourd'hui, une phase de progrès
bien remarquable. Déranger en jugea ainsi, et lui ré-
pondit la lettre touchante et noble que voici :
« Mon jeune confrère, combien je suis touché de
l'honneur que me fait la belle ode que vous m'adres-
sez! Votre recueil, que j'ai lu avec une scrupuleuse
attention, contient d'excellents morceaux, et il n'y en a
pas un qui n'ait causé ma surprise. Eh bien, je ne sais
si votre nouvelle ode n'est pas supérieure à toutes ses
aînées. C'est l'avis de plusieurs bons juges à q\ii je l'ai
fait voir avec un sentiment d'orgueil, entre autres de
notre vénérable Lamennais, (jui, par Arago, a eu, un
des premiers, la révélation de votre mérite poétique.
Tous ont admiré le travail facile et élégant de votre
versification chaude et colorée. Mais, vous le dirai-je?
PRÉFACE DU CHANTIER 177
déjà habitué à ce qu'il y a de remarquable, de surpre-
nant même dans votre talent, éclos si loin de tous les
centres littéraires, ce qui m'a ravi dans vos strophes,
c'est l'expression des choses les plus familières de
votre vie laborieuse, mêlée aux plus nobles et aux
plus généreux sentiments, et tout cela sans recherche
aucune^ sans ambition de pensée ni de style.
» Ne croyez pas, mon jeune ami, que je veuille
ici vous payer en éloges les éloges que vous me
prodiguez , quoiqu'ils soient de ceux qui me tou-
chent davantage. Non, je vous parle sincèrement,
comme mon caractère doit vous en répondre ; seule-
ment je me laisse peut-être un peu entraîner par l'es-
pérance du bel avenir que j'entrevois pour vous, et
auquel vous atteindrez sans doute si rien ne vient al-
térer votre heureux instinct, et si vous pouvez vous
entourer d'amis sévères et éclairés.
» Je ne rime plus pour le public ; mais je rime encore
pour moi des chants qu'il n'aura qu'à ma mort. Or, je
viens d'adresser ma chanson aux ouvriers-poëtes, et
vous jugez si j'ai dû penser à vous. Dans un des cou-
plets, je les engage à rester fidèles à leurs outils. Se
faire de la littérature un poste pour déserter son mé-
tier, c'est faire croire qu'on méprise la classe dans la-
quelle on est né, c'est ne plus vouloir être peuple ; et
ce peuple, comment le relèvera-t-on si, dès qu'on s'en
distingue par quelque rare talent, on se hâte de s'en
séparer ? Si cela vous est possible, mon enfant, restez
maçon, sans rien négliger pour devenir grand poëte.
Sachez que toute m'a vie j'ai regretté d'avoir été forcé
par mes parents de quitter la profession d'imprimeur ;
cet état eût assuré mon indépendance, et il faut être
indépendant pour être poëte. En vous parlant ainsi.
178 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
je me mets au nombre de ces amis que je vous recom-
mande de rechercher. Je ne pense pas que cela vous
fasse peine ; moi, je m'en fais honneur.
» A vous de tout cœur,
. bp:ranoer. .
Passy, 19 août 1842.
Nous joindrons A ce précieux certificat de Bérançrer
les fragments dune lettre que M. Arago adressait à la
Revue indépendante en 1841, pour lui recommander
es poésies de Poney :
fl[ Voici les vers dont je vous ai parlé; je les re-
us l'an dernier des mains de leur auteur, M. Poney,
jeune ouvrier maçon de Toulon. Si vous jugez que je
ne m'abuse pas en fondant d'assez grandes espérances
sur ces premiers essais, je pourrai vous communiquer
d'autres pièces. M. Poney, je m'empresse de vous en
avertir, n'a jamais suivi ,les cours d'aucun collège, il
a seulement fréquenté pendant quelques mois Texcel-
lente école primaire de Toulon. Le catalogue de sa
bibliolhè(iue ne sera pas long : elle se compose de
deux tragédies de Racine, des fables de la Fontaine,
et du Maijasin pittoresque.
» Dans (piehpie direction qu'on porte ses regards,
on est frappé du mouvement intellectuel qui s'opère
au sein de la classe ouvrière. Pour ne parler ici que
de poésie, la F'rance avait déjà remarqué les vers du
boulanger de Nîmes, du perruquier d'Agen, du me-
nuisier de Fontainebleau, du tisserand de Lisy-sur-
PRÉFACE DU CHANTIER 179
Ourcq, du calicotier de Rouen, du cordonnier de Pa-
ris, de la couturière de Dijon.
» Le jeune maçon de Toulon ne déparera pas,
j'espère, cette intéressante pléiade.
)) Ce sont là des signes précurseurs et infaillibles
d'une émancipation politique prochaine, contre la-
quelle de prétendus hommes d'État roidiront vaine-
ment leurs petits bras. »
A la rapide analyse de cette vie de poète tracée par
M. Arago, nous ajouterons celle que M. Ortolan a
donnée dans la préface du premier volume des Ma-
rines de Poney ; elle n'est pas plus longue que l'autre,
La vie de Poney est une courte journée, mais elle est
déjà bien rempUe :
(( Pauvre enfant, venu à de pauvres parents (en
1821). Jusqu'à neuf ans, la vie de la rue ou des
champs ; ou bien gardé avec des enfants de son âge,
en petit troupeau, au prix d'un franc par mois pour
chaque tête.
)) A neuf ans, la vie de travail qui commence ; ma-
nœuvre au service des maçons.
» Puis, au temps de la première communion, un
essai cV apparition à l'école mutuelle, suivi d'un an
et demi d'études chez les frères de la doctrine chré-
tienne; plus tard, quelques mois à l'école communale
supérieure. De là, revenu au plâtre pour toujours. »
Quelques mois à l'école primaire, les leçons des
frères ignorantins, c'est peu ; et pourtant c'est mieux
que rien. Dans un temps oh les progrès eussent pu
480 QUESTIONS d'aux ET UE LITTÉRATURE
être si rapides, où la révolution de Juillet les avait si
bien préparés, où le peuple en eût si bien profité,
c'est peu, je le répète, pour l'éducation du pauvre
que l'école primaire, trop chère d'ailleurs pour être
suivie longtemps, et forcément remplacée bientôt par
l'école ignoranline. Ainsi, attribuer principalement
au bienfait des écoles primaires ce développement gé-
néral de l'intelligence dans le peuple et ces exemples
frappants de sa puissance morale, serait s'abuserétrnn-
gement. Le peuple a marché avec les moyens crées
par le gouvernement et malgré l'insuffisance déplo-
rable de ces moyens. Qu'eût-cedonc été si les moyens
avaient été proportionnés aux aptitudes ? Le gouver-
nement se le demande peut-être avec effroi, nous
nous le demandons avec tristesse : car les gouverne-
ments doivent compte à Dieu du temps perdu pour
l'éducation des peuples.
Mais ce n'est pas ici le cas de nous affliger. Il est
des organisations prédestinées, si vigoureuses et si
impressionnables, que tout leur est bon, tout les aide
dans leur marche brûlante. Celle de Poney est de ce
nombre. D'ailleurs, une source d'instruction que le
gouvernement n'a ni créée ni favorisée fut mise à sa
portée. Le Magasin pittoresque fut son cours d'études,
son école amusante, variée et quasi gratuite. Il y
puisa la notion de la grandeur de l'univers et de ses
merveilles, de l'histoire du monde et de ses enseigne-
ments ; et cette notion élémentaire, aidée de la seconde
vue du génie, devint chez lui uuc véritable divination
poétique. Qu'on parcoure ses vers, on y verra que ce
jeune ouvrier, occupé tout le jour à construire ou à
renverser des maisons, a parcouru le monde et les
temps sur les ailes de son imagination, et (|u'il en a
PREFACE DU CHANTIER
181
senti les beautés et les horreurs en grand artiste, en |
vrai poëte. Il décrit les glaciers de la Suisse, les dol-
mens de la Bretagne, les rivages de la Grèce, les fo-
rêts vierges du Nouveau-Monde, les phénomènes des
mers polaires, et le tout de main de maître. Dévoré du
besoin de tout voir, il n'a rien vu que dans ses rêves ;
son plus long voyage a été de Toulon à Marseille. Et
c'est heureux pour lui peut-être, car la poésie descrip-
tive, dans laquelle il brille, eût peut-être absorbé trop
de ses facultés. Les enchantements de la vision, l'eni-
vrement continuel de scènes variées de la nature,
l'eussent détourné de la méditation, de l'aspiration re-
ligieuse, des joies et des douleurs de la famille, des
profondes leçons de la misère et du travail, de la piété
fraternelle, des lectures sérieuses qu'il commence à
faire et à comprendre, de la vie de sentiment et de ré-
flexion, en un mot : nous eussions eu seulement un
poëte pittoresque, et nous avons un poëte complet. Il
est bon que la vie se révèle au poëte sous tous ses as-
pects enchanteurs ou cruels ; il est nécessaire que le
poëte soit homme avant tout. —
En restant fidèle au genre descriptif, qui est une
des faces les plus riches et les plus vigoureuses de
son talent, Poney a su faire planer sur tous ses ta-
bleaux une idée forte et une émotion profonde. Dans
son premier recueil, qu'il appelle déjà les essais de sa
jeunesse, on ne sentait pas toujours assez, sous ce
miroir ardent et limpide de sa description, la vie in-
time et mâle du poëte. La pensée a grandi chez lui
depuis ; et le talent, en s'épurant, en devenant un peu
plus sobre, n'a rien perdu, n'a pas encore assez perdu
peut-être de sa fougue et de sa prodigalité. Ses tableaux
sont parfois encore un peu trop éblouissants ; et dans
11
182 QUESTIONS d'art ET DE LITTEUATLRE
certaines pièces, écloses sans aucun cloute sous le
prisme éclatant de l'école romantique, il y a encore
débauche de puissance, excès de couleurs et de dé-
tails. L'ensemble y perd, la synthèse en est moins sai-
sissante; et c'est grand dommage, car cette synthèse
est toujours dans la pensée forte et sérieuse de Poney.
Nous lui conseillons donc encore plus d'efforts sur
lui-même pour arriver à la sobriété. Mais nous serions
bien surpris si une telle imagination avait déjà perdu,
à vingt-deux ans, cette exubérance magnifique qui
signale le début des maîtres. Pour que la maturité du
talent ait assez d'ami)leur, il faut que sa jeunesse en
ait eu de trop. Heureux défaut que je souhaite à tous
les jeunes poètes, et que, dans leur intérêt, je ne leur
conseillerais pas de railler!
Au reste, il y aurait pédantisme à s'arrêter plus
longtemps sur ces critiques. Malgré tout notre désir
d'être sévère envers ce noble enfant, comme on doit
'être envers tous ceux dont on a le droit d'attendre et
4' exiger beaucoup, nous sommes réduit au silence par
es ressources étonnantes de son talent naturel. Ainsi
es poètes qui le liront avec l'attention dont il est
digne remarqueront cette facile puissance qui lui fait
racheter souvent le défaut de proportion de son œu-
vre par un trait tinal d'une netteté et d'une concision
heureuses. Dans la pièce intitulée Aurore boréale^
étourdissante description d'une image toute maté-
rielle, la dernière strophe résume en quehjues vers,
avec une élévation et une précision remarquables, la
pensée jus(jue-là inaj)erçue et comme ixTdue dans la
splendeur du spectacle. Si notre poète a quelquefois,
à son insu, la manière excessive de Victor Hugo, il a
plus souvent encore la touclie nette et juste do ce
PRÉFACE DU CHANTIER 183
maître admirable et bizarre. Dans une autre pièce sur I
la fumée du tabac, élégante fantaisie aussi légère que i
le sujet, les deux derniers vers vous saisissent et 1
vous foi'cent à ranger ce morceau parmi les meilleurs, ^
au moment où vous alliez l'oublier pour en chercher
un plus sérieux et plus ferme. Certaines pièces sont
presque des chefs-d'œuvre, nous ne craignons pas de
l'affirmer : le petit poëme intitulé l'Ange et le Poëte,
les pièces intitulées un Soir de frte, le Rossignol, Aux
i|faço?î 6-, et plusieurs autres encore. Je ne crois pas,
au reste, que, dans tout ce recueil, il y en ait une
seule insignifiante, une seule où l'on ne trouve des
beautés de premier ordre.
Maintenant, quel est le sens moral, quelle est l'im-
portance philosophique de cette vie de poète et d'ou-
vrier, de cette âme d'artiste et de citoyen ? Quelques
amis austères de cette florissante jeunesse se sont de-
mandé s'il convenait qu'un poète prolétaire rendît un
culte si passionné à la beauté de la forme, et touchât
sans façon à tant de sujets étrangers à la vie obscure
et recueillie d'un saint et d'un martyr : car c'est avec
cette grandeur que ces hommes sérieux conçoivent et
définissent la mission du poëte-ouvrier. Ils le veulent
martyr dévoué et obstiné du travail et de la misère
tant que leurs frères souffriront des mêmes maux ; ils
le veulent rigide dans ses mœurs et rehgieux dans
toutes ses pensées comme un apôtre de l'Évangile
primitif. La loi est dure, mais qu'elle est belle ! Com-
bien elle signale de force et d'enthousiasme dans ces
esprits profonds et rudes ! Prophètes de la plèbe, ne
vous plaignez pas du sort farouche que vos frères
veulent vous imposer. Du haut de la société absurde
qui vous condamne à d'éternels travaux et à d'éter-
184 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉHATURE
nelles souffrances, on vous a crié aussi : « Restez ou-
vriers ! ne tentez pas la fortune, » c'est-à-dire : « Don-
nez l'exemple d'une résignation qui lait nos affaires,
sinon les vôtres. » Si vous vouliez répondre à ces con-
seillers hyi)0crites, la partie serait belle pour vous.
Que n'auriez-vous pas à leur dire pour leur prouver
le droit divin ({ue vous avez au bonheur, à la liberté,
à un doux repos sagement alterné avec un travail mo-
déré, à la santé, enfin à la sécurité de l'existence,
sans laciuelle les joies de la famille sont empoisonnées,
à une vieillesse honorée et trampiille, à des jouiss:m-
ces délicates même, quand votre ame délicate, votre
âme de poëte et d'artiste , les appelle impérieusement?
Mais ce serait chose trop aisée que de jeter dans la
poussière ces mensonges insultants et ces exhortaticms
cyni^iues ; vous ne daignez pas le faire, parce que vous
savez bien que Dieu et l'avenir s'en chargeront.
Répondre aux conseils rigides de vos frères est
plus grave et plus diflicile. Ils vous placent sur un
piédestal, en vous interdisant d'en descendre. Ils vous
défendent de respirer, d'aimer, de vivre hors de l'at-
mosphère desséchante où la société vous tient plongés.
Ils vous blâment presque d'avoir des relations avec les
classes aisées. Ils s'effraient des amitiés et des admira-
tions que vous inspirez à des riches, à des gens heu-
reux et libres. Ils craignent que le spectacle de leur
bien-être ne vous tente, ([ue leurs louanges ne vous
enivrent, et que vous (juiltiez le travail et la famille,
pour courir après leurs joies égoïstes, après leur liberté
liberticide de celle du ])auvre. Suivrez-vous cette loi
pesante? consommerez-vous ce suicide? prononcerez-
vous ces voHix fanatiques et sublimes ? p]coutez ,
jeunes précurseurs (hi nouvel l^vangile : si vous ne
PRÉFACE DU CHANTIER 185
sentez point en vous assez de force et de calme pour
résister aux tentations du monde; si vous ne pouvez
le traverser avec la dignité sérieuse qui vous convient;
si ses coupables plaisirs vous entraînent ; si, au lieu
de lui porter vos vertus, vous en rapportez ses vices,
vous êtes trois fois coupables, et vous dégradez l'hon-
neur du peuple dans vos personnes , plus que ne
font ces hommes grossiers de la dernière plèbe que
l'ignorance livre à des vices moins raffinés et plus
excusables. Vous avez la lumière, et ils ne l'ont pas.
Au lieu de les plaindre et de les convertir par vos
paroles et vos exemples, vous les abandonnez pour
faire cause commune avec les bourreaux de leur di-
gnité, avec les assassins de leurs âmes. En ce cas vous
êtes criminels, et vous mériteriez que Dieu éteignît le
flambeau de l'intelligence qu'il a mis dans vos mains.
En ce cas vos frères ont raison de vous crier : Arrête
et reviens ! En ce cas vous devez faire pénitence dans
la misère et dans la retraite, dans le sac et dans la
cendre.
Mais il n'en est pas ainsi, grâce au ciel ! Vous
n'êtes pas assez faibles, assez lâches, vous, les enfants
de la forte race, pour vous laisser entraîner par d'im-
purs délires, par d'infâmes sophismes. Le poëte pro-
létaire doit ennoblir tout ce qu'il approche, sanctifier
tout ce qu'il touche ; il a la vue des choses célestes,
comment n'aurait-il pas le discernement des choses
terrestres ? Il doit avoir l'horreur naturelle du laid,
par conséquent du vice. Autrement, serait-il poëte ?
chanterait-il la vertu, la beauté et l'amour? Répondez
donc à vos sévères amis, à vos frères pieux, que vous
continuerez à être sévères pour vous-mêmes et pieux
comme doit l'être la race appelée à régénérer le
186 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
monde. Prouvez-leur, en restant fidèles à la probité,
à la famille, au travail honorable qui se présentera,
et fermes dans la foi que vous devez faire triompher,
que votre vertu est invulnérable. Si vous êtes recher-
chés par de nobles amitiés et qu'elles ne vous détour-
nent pas de vos devoirs, quel que soit le ran^ de ces
nouveaux amis, montrez-leur la figure respectable et
l'àme pure d'un homme du peuple accomplissant sa
grande mission sans morgue et sans faiblesse. Est-ce
(jue la noblesse, est-ce que la bourgeoisie n'ont pas
de grands enseignements à recevoir de vous? Est-ce
qu'il n'y a pas là aussi quelques âmes pures, prêtes à
profiter du spectacle touchant de vos vertus ? Il y en
a sans doute, et vous ne devez pas détourner d'elles
votre large front, dont elles viennent peut-être inter-
roger pieusement le mystère.
Mais écartez sans crainte et sans pitié de vos chastes
demeures l'oisiveté insolente et la flatterie dange-
reuse. Ne laissez pas dévorer votre temps précieux
par de vaines satisfactions d'amour-propre ; dominez
tous les éléments de bien et de mal que votre renom-
mée attire autour de vous, et faites un noble usage de
cette gloire qui n'enivre que de sots enfants.
Eh ! qu'est-il besoin de vous tracer votre route ?
ne la connaissez-vous pas mieux que moi ? Ne savez-
vous pas ce que vous pouvez admettre et retrancher
dans ces avantages auxquels la volonté de Dieu vous
donne dos droits légitimes ? Ne savoz-vous pas que,
dans vos rapports avec les classes riches, vous devez
fraterniser en tant ([u'hnmmes et citoyens, sans jamais
pactiser ni transiger avec leurs principes, quand ces
ju'incipes ne cherchent pas sincèrement à se rapprocher
des vôtres? Vous agissez et vous pensez ainsi; nous le
PRÉFACE DU CHANTIER 187
voyons bien aux inspirations de vosmuses. Vous, jeune
maçon, qui, en prenant aux classes lettrées ce qu'elles
ont, et plus qu'elles n'ont, dans leur langage et dans
leurs idées de choisi et d'élevé, continuez pourtant à
chanter l'avenir, le progrès, le peuple, la fraternité, l'a-
mour, la pureté des cieux,labeauté de la nature, la poé-
sie et la noblesse du travail ; vous qui trouvez dans les
fatigues et les dangers de votre métier d'artisan, dans
l'amour de votre jeune femme, et dans la charité fra-
ternelle de vos compagnons de travail et de pauvreté,
vos plus belles, vos plus saintes inspirations, vous
n'êtes pas corrompu, vous ne pouvez pas vous cor-
rompre. Portez donc toujours bien haut cette tête que
Dieu a bénie, et gardez toujours aussi pur ce cœur
qu'il a choisi pour un des sanctuaires de ses futurs
oracles. Vos frères, les nobles puritains de la vertu plé-
béienne, ne vous accuseront pas ; ils vous pardonne-
ront de soigner avec amour la forme heureuse dans
laquelle vous manifestez votre vie intime et brûlante.
Ils seront d'autant plus fiers de vous, que vous serez
plus fier de votre mission, et que vous la ferez res-
pecter davantage.
Février 1844.
XII
PRÉFACE DES POÉSIES DE MAGU
Le plus naïf et le plus aimable de ces poètes nou-
vellement éclos au sein du peuple, dont nous avons
déjà plus d'une fois signalé l'avènement, c'est le bon-
homme Magu. Artisan rustique né au village, sachant
à peine lire, il précéda de beaucoup d'années Beuzeville
et Lebreton, Poney, Savinien Lapointe et même, je
crois, Durand, qui est de plusieurs années plus jeune
que lui. Magu, tout jeune garçon, amoureux de sa
cousine, qui est aujourd'hui la mère Magu aux qua-
torze enfants, rimait avant que l'on songeât à la nom-
breuse postérité que notre époque vient de donner à
maître Adam, le menuisier nivernais. Il s'inspirait de
la Fontaine ; il avait deviné Déranger ; et, sans attein-
dre ni l'un ni l'autre, il ne restait en arrière de per-
sonne dans la sphère de ses idées et dans la nature de
son talent. Moins habile à manier la langue nouvelle
c^ue Poney et Lapointe, brillants produits de l'école
11.
190 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
romantique, il chantait dans la vieille bonne langue
française, dont il a conservé le tour naïf et clair, l'heu-
reuse concision et la grâce enjouée. On a t'eproché
quelquefois avec raison à nos jeunes poëtes prolétaires
de manquer de cette originalité qu'on devait attendre
de la race nouvellement initiée aux mystères de la
poésie. On exigeait de ceux-là, à la vérité, plus que
le progrès des idées ne pouvait leur inspirer encore.
On voulait des miracles, un langage à la fois énergi-
que et grandiose, des formes toutes nouvelles, un élé-
ment inconnu jusqu'ici, apporté d'emblée par eux dans
la poésie dès le premier essai. Trop sévères envers
eux, on ne se contentait pas de leur voir peindre et
manifester leur vie populaire dans un langage extraor-
dinairemenl pur, élevé et savant par rapport à leur
éducation; on les accusait de se traîner dans la route
tracée par les poëtes des autres classes, d'imiter leur
manière, de se servir des mêmes formes. Ce reproche
n'était ni généreux ni juste, bien qu'à certains égards
il fût assez fondé. Il faudrait plus d'espace que nous
n'en avons ici pour développer notre sentiment sur
celte question, et pour prouver ijue, si le peuple
n'a pu produire encore un génie entièrement neuf,
ce n'est point qu'il manque virtuellement de la
puissance de le produire. Nous prouverions (|uo le
milieu social oii il vit lui refuse cette inspiration que
n'ont pas encore eue et que n'auront pas de sitôt non
plus les poëtes du monde des riches. Mais ce n'est pas
ici le lieu de soulever de si chaudes questions : elles
seraient hors de place. Magu est un esprit calme, qui
se venge de l'inégalité sociale par une malice si char-
mante, ijue nul ne peut s'en offenser, et (jui se résigne
à son sort avec une patience, une modestie et une dou-
PRÉFACE DES POESIES DE MAGU 191
ceur pleines de grâces touchantes et fines. Nous au-
rions donc mauvaise grâce nous-même à secouer sur
son chemin paisible la poussière et les cailloux, et à
donner pour frontispice à son œuvre une discussion
où sa personnalité humble et souriante serait comme
défigurée par nos tristes pensées et nos pénibles ré-
flexions.
Cela serait d'autant plus hors de saison que per-
sonne n'a pu adresser à Magu les reproches dont
nous voudrions excuser comme il convient ses con-
frères, les nobles poètes ouvriers. Tout le monde a
remarqué, au contraire, que Magu était, dans ses vers
comme dans sa vie, un véritable ouvrier ; qu'il ne fai-
sait aucun effort pour parler la langue des hommes
savants et que celle des muses naïves lui arrivait toute
naturelle, tout appropriée à sa condition, à ses ha-
bitudes, à son mode d'existence. La poésie s'est ré-
vélée à lui sous la véritable forme qu'elle devait
prendre au village, au foyer rustique, au métier du
tisserand. Cette muse aimable ne s'est point trop
parée, et, comme il est homme de grand sens et de
tact parfait, il l'a trouvée belle dans sa simplicité ; il
'l'a reconnue pour sa véritable lumière; il l'a accueillie
et fêtée d'un cœur hospitalier et reconnaissant. Aussi
ne l'a-t-elle pas égaré, et lui a-t-elle dicté des chants
si purs et si vrais, que le plus simple paysan de son
hameau peut les comprendre aussi bien que les let-
trés de la ville. La mère Magu, cette digne femme qui,
lorsqu'elle n'était que la cousine et la fiancée du poète,
Distinguait bien un œillet d'une rose.
Mais ne démêlait point les vers d'avec la prose,
est aujourd'hui un fort bon juge que son mari aime à
consulter. C'est un ^'rand mérite et un ^^rand art que
d'obéir à ce genre d'inspiration qui porte avec soi le
don d'initier toutes les intelligences aux grâces bien-
faisantes de la poésie.
La vie de Ma;^u a été racontée dans diverses notices
biographiques qui ont orné les précédentes éditions de
SCS (l'uvres. On peut la résumer en peu de mots. Pen-
dant trois hivers, cet enfant du j)auvre reçut au village
de Tancrou (canton de Lizy) , l'instruction primaire ,
l)eaucoup plus humble alors qu'aujourd'hui. L'été
il travaillait à ôter des champs les cailloux et les
chardons. Dès l'âge de vingt ans, atteint d'une
ophthalmie cruelle et devenu peu à peu presque aveu-
gle, il n'en continua pas moins son état de tisserand
et sa lecture favorite de la Fontaine dans ses inter-
valles de santé. Il aima tendrement sa compagne, il
éleva une nombreuse famille, et supporta beaucoup de
misère. Depuis quelques années seulement il est de-
venu célèbre sans savoir comment, et en s'étonnant
beaucoup que ses pauvres rimes, comme il les appe-
lait, eussent trouvé de nombreux admirateurs et con-
quis un public. Fêté et choyé dans plusieurs salons
de Paris, visité dans sa maisonnette par de beaux es-
l)rits et de belles dames, il n'en fut pas plus lier.
IMcin de goût, de gaieté, de naturel et de droiture, le
bonhomme frappa tout le monde par l'entrain spirituel
de sa conversation, et par le charme de ses lettres af-
fectueuses et remplies de la divination des véritables
convenances. 11 ne faut pas voir plus de dix minutes
le tisserand de Lizy, pour être convaincu de la supé-
riorité (le son intelligence, non-seulement comme
poète, mais comme homme de vie pratique. Il n'a dé-
pouillé ni les habits, ni les manières de l'artisan ; mais
PRÉFACE DES l'OÉSIES DE MAGU lU^
il sait donner tant de distinction à son naturel, qu'on*
s'imagine voir un de ces personnages qu'on n'avait
rencontrés que dans les romans ou sur le théâtre, par-
lant à la fois comme un paysan et comme un homme
du monde, et raisonnant presque toujours mieux que
l'un et que l'autre.
Les lecteurs les plus récalcitrants à la poésie du
peuple ont été presque tous désarmés par les vers de
Magu, et peu de poètes ont inspiré autant de bien-
veillance et de sympathie. C'est que ses vers respirent
l'un et l'autre sentiment. Ils ?ont si coulants, si bon-
nement malins, si affectueux et si convaincants, qu'on
est forcé de les aimer, et qu'on ne s'aperçoit pas de
quelques défauts d'élégance ou de correction. Il y en a
de si vraiment adorables qu'on est attendri et qu'on
n'a pas le courage de rien critiquer.
4 janvier 1845.
XIII
HAMLET
0 Hamlet, dis-nous le secret de ta douleur im-
mense, et pourquoi nous nous sentons vibrer autour
de toi, comme autant d'échos de ta plainte mystérieuse?
Est-ce seulement parce qu'on a assassiné ton père,
et que tu ne te sens pas la force de le venger? C'est
là une destinée tragique, mais exceptionnelle et
bizarre, qui se peint seulement à notre imagination
et qui ne remuerait guère nos cœurs, s'il n'y avait
pas en toi autre chose qu'un souvenir, une vision et
un serment. Hamlet le danois i, que nous importe à
nous, hommes d'aujourd'hui, le crime d'une reine, le
meurtre d'un roi, et la colère d'un prince dépossédé?
Nous avons vu bien d'autres drames de sang que ce
drame imaginaire où ton prestige nous entraîne. Quel
mystère de poignante sympathie le poète qui t'a
1. Thisis I Hamlet the dane!...
190 QUESTIONS d'aUT ET DE LITTÉRATURE
donné l'être, a-t-il donc enfermé dans ton sein et
comme attaché à ton nom?
Création sublime, n'est-ce donc pas que tu ré-
sumes en toi toutes les souflrances d'une àme pure
jetée au milieu de la corruption et condamnée à lutter
contre le mal qui l'étreint et la brise? 11 n'y a pas
d'autre fatalité dans ta vie, Hamlet, et ton délire n'a
pas d'autre cause. Jeune, tendre et confiant, IVune ou-
verte à l'amour et à l'amitié, la découverte du crime
commis dans ta maison vient bouleverser toutes les
affections, toutes tes croyances. Tu pleurais un mort
chéri, et tu t'étonnais de le pleurer seul. Un va^^^ue
soupçon planait à peine sur ton esprit : tout à coup ce
soupçon devient certitude ; une vision déchirante, un
sonj^^e peut-être, t'a éclairé, et dès lors, frappé de ver-
tige, tu sens ta raison ébranlée, et ta vie n'est plus
qu'un accès de délire amer et sombre.
Car tu es fou, Hamlet, et tu ne mens pas quand tu
dis :
His madness is poor llamlet's ennemy.
On ne se joue pas impunément avec la folie, et,
d'ailleurs, le choix de ton rôle de fou atteste (juc tu
es dominé par la préoccupation , l'angoisse et la ter-
reur de la démence. Tu ne feins pas à la manière de
Brutus, car tu n'es })as l'austère Brutus. Amoureux
et poète, rêveur tendre et studieux écolier, tu n'as
rien de celle nature implacable et patiente du conspi-
rateur. Pauvre llamlct, ton àme est trop fière et trop
aimante pour supporler la douleur et couver la ven-
geance. To voilà forcé de haïr les hommes, toi qui
naquis pour les aimer, et dès ce premier choc te voilà
HAMLET 197
brisé sans retour. C'est l'horreur du crime, le mépris
du mensonge et l'effroi du mal, qui mettent tous les
éléments de ton être en guerre les uns contre les
autres. Oh! qui ne te plaindrait d'être ainsi détourné
de tes voies et lancé sur une pente fatale!
L'harmonie de tes facultés est bien amèrement
troublée, ô victime de l'iniquité! Aux heures où tu
philosophes sur la vie et sur la mort, sur le mystère
de la tombe et la peur de l'inconnu, tu semblés avoir
retrouvé toutes les lumières de toninteUigence : mais
c'est à ces heures-là même que nous devinons
mieux ton désastre, ce désastre moral dont tu ne peux
plus mesurer l'étendue, et qui se voile en vain sous
de brillantes et solennelles paroles. Plus que jamais
divisé contre toi-même, peut-on dire que, dans ces
moments de rêverie oii ton àme quitte la terre, tu
t'appartiennes réellement? Non, car alors le souvenir
de tes maux et de tes excès est comme effacé de ta
mémoire affaibhe, et la moitié de ton âme est para-
lysée. Lorsque tu te demandes ce que c'est qu'rtre ou
n'i'tre pas, mourir ou dormir... ou rêver!... tu ne
vois pas Ophélia agenouillée près de toi ; et lorsque
tu songes au destin d'Alexandre et au néant de la
gloire, en soulevant le crâne d'Yorick, tu ne te sou-
viens pas du meurtre que tu as commis, et de ton
amante que tu as rendue folle. Tu n'as même pas
songé à l'enquérir de son sort ; tu ne te doutes pas
que c'est sa fosse que tu regardes creuser. Il est donc
des heures oi^i ton pauvre cœur est mort, et alors ton
intelligence se perd dans des abstractions où tu n'as
pas la notion distincte de ton propre malheur. Est-ce
un état de raison que celui où le cerveau fonctionne
dans l'oubli absolu des déchirements du cœur?
198 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
L'homme n'est-il pas décomplété quand il ne peut
plus penser et sentir que séparément et tour à tour?
Qu'on ne nous dise donc plus que tu n'es pas fou,
car tu serais odieux, et nous sentons si bien au con-
traire que tu ne t'appartiens plus, que ta violence et
ta cruauté nous font plus souffrir que toi-même.
Le noble Ilamlet brise la frêle Ophélia en brisant
l'amour dans son propre sein, et il ne comprend pas
qu'il la tue. Il ne la reconnaît que dans son linceul,
et ses regrets disent sa surprise et son repentir. Le
noble Hamlet brise l'orgueil impuni de sa mère, et
son propre cœur se brise de remords et de pitié en
accomplissant ce devoir effroyable. Le noble Hamlet
raille et insulte Laërte, et bientôt il s'accuse et se
repent devant lui, mais sans paraître se rendre compte
du mal qu'il lui a fait, et en lui disant : « Le ciel
m'est témoin que je vous ai toujours aimé. » Partout
Hamlet est noble et bon, mais aussi partout Hamlet
est hors de lui et gouverné par la démence, démence
rêveuse et accablante quand il est seul ou avec Hora-
tio, démence furieuse et méprisante quand il est en
contact avec les sots et les méchants de ce monde.
La folie est toujours ou si repoussante, ou si na-
vrante, que nous en détournons les yeux avec effroi.
La pauvre Ophélia elle-même, si pure, si douce et si
belle, n'a le don de nous intéresser qu'un instant,
après que sa raison l'a abandonnée. Son délire est
trop complet, bien qu'inoffensif. Ce n'est là qu'une
douleur toute personnelle. D'où vient donc, ô triste
Hamlet, que ta folie, à toi, nous attache et nous pas-
sionne du commencement à la iin ? C'est à cause que ta
douleur est la nôtre à tous, et c'est cola qui la fait si
humaine et si vraie. C'est ce dessèchement qui se fait
HAMLET 199
en toi de toutes les sources de la vie, l'amour, la con-
fiance, la franchise et la bonté. C'est ce déplorable
adieu que tu es forcé de dire à la paix de ta con-
science et aux instincts de ta tendresse. C'est cette
nécessité de devenir ombrageux, hautain, violent, iro-
nique, vindicatif et cruel. C'est cette fatalité qui arme
contre ton semblable ta main loyale et brave. C'est
cet amour même du vrai et du juste qui te condamne
à devenir stupide ou méchant; et, ne pouvant être ni
l'un ni l'autre, tu te sens devenir fou :
They fool me to the top of my hent;
They compell me toplay the fool till I can endure to do U no longer.
Hélas! cette amertume de ta vie, ce désespoir tour
à tour furieux et morne se résument en un cri inté-
rieur dont le retentissement se fait en nous tous, et
qui peut se traduire ainsi : « Mon Dieu, pourquoi des
méchants parmi nous? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
le mal dans ton œuvre? »
Oui, te voilà tout entier, Hamlet, dans ce cri de
l'humanité révoltée contre elle-même. Voilà le secret
de tes larmes, de tes fureurs et de tes épouvantes.
Voilà le secret de notre pitié, de notre tendresse et de
notre effroi pour ton mal. Lequel de nous oserait dire,
quand il comtemple l'étendue de ce mal auquel la
terre est livrée, qu'il sera plus fort, plus juste et plus
patient que toi? Lequel de nous, quand il s'égare aux
abstractions de la métaphysique, ou quand il s'aban-
donne aux entraînements de la réalité, aux jouissances
de l'esprit, aux amusements de la jeunesse, aux espé-
rances de l'amour, oserait s'assurer qu'il n'est pas
un fou, un esprit débile et troublé en qui le souvenir
'200 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
de l'inévitable fatalité s'efface trop aisément, en qui
le moi égoïste ou frivole étouffe le sentiment de la
vérité et le culte de la sagesse? Soit que nous cher-
chions dans les livres la cause du malheur et de l'im-
puissance de l'homme, soit que nous demandions ce
secret fatal à la rêverie, soit que nous tachions de nous
y soustraire par Télourdissement du plaisir, nous
sommes toujours des infirmes de corps et d'esprit,
dominés par d'insondables mystères, épouvantés avec
excès, oublieux avec ivresse, poltrons ou fanfarons,
prompts à épuiser la coupe de nos joies, prompts à
nous lasser de la recherche du vrai, et tristes surtout,
toujours tristes!
Pleure, Hamlet, pleure! Il n'y a vraiment que des
sujets de larmes ici-bas ! Tremble aussi ; car il n'est
rien de si effrayant que notre destinée en ce monde.
Tue et meurs, détruis et disparais : c'est le sort de
l'homme. Depuis le berceau jusqu'à la tombe, depuis
Adam jusqu'à toi, Hamlet, depuis tes jours juscju'aux
nôtres, la voix de la terre est un éternel sanglot qui
se perd dans l'éfernel silence des cieux.
Femer |f43.
XIV
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE
A l'académik française
RÉPONSE DE M. VICTOR HUGO
En théorie, ce serait un acte grave, patriotique et
quasi-religieux que la cérémonie dont nous avons été
témoin : l'admission d'un "nouveau membre à l'Aca-
démie française. Le corps vénérable représentant la
doctrine publique, l'individu, modeste et brave, venant
lui faire hommage de ses idées nouvelles, car toute
véritable intelligence est novatrice.
En théorie, le corps constitué, gardien des doctri-
nes, offrirait à la fois au récipiendaire le trépied de la
libre inspiration personnelle, et l'autel où son union
avec la foi publique serait jurée sincèrement. Et il n'y
aurait rien d'impossible dans ce contraste, le novateur
ayant d'avance réagi assez sur l'assemblée et sur le
sentiment public pour qu'il pût noblement, et sans se
parjurer, faire serment de maintenir la foi publique»
202 QUESTIONS D A'RT ET DE LITTÉRATURE
épurée et éclairée par la lumière de son inspiration
individuelle.
En pratique, il y a bien, sous un certain rapport,
quelque cliose de cela dans la réconciliation ap-
parente qui se proclame entre le corps et le nou-
veau membre ; mais le lien qui se renoue entre eux em-
brasse si peu de chose que ce n'est guère la peine d'en
parler.
C'est une réconciliation littéraire, et rien de plus.
Qu'elle soit sincère, j'aime mieux le croire que d'en
douter. Mais qu'elle soit très-importante pour la gloire
du siècle et du pays, il m'est bien permis de ne pas le
croire.
Qu'importe au pays, en effet, que les divergences
d'opinion sur la forme littéraire cessent à un moment
donné dans l'enceinte de l'Institut ? 11 y a tant de gens
qui ne savent pas lire, qui n'ont pas de quoi manger,
et qui, grâce à la paix fccomle préconisée par le di-
recteur de l'Académie, n'ont ni foi ni loi, en aucune
chose, pas même en littérature ! Ces pauvres gens,
c'est le pays, quoi qu'on en dise, et je demande ce
que la majorité des Franç^'ais a recueilli d'instruction
à la querelle des classiques et des romantiques, ce
qu'elle va gagner en bonheur intellectuel et matériel
à la réunion de ces deux fameuses écoles sous la cou-
pole de l'institut.
Camille Desmoulins et ses émules en ont plus ap-
pris à la majorité des Français que ne lui en appren-
draient aujourd'liui (|uarante discours à propos de
quarante iauteuils.
Est-ce à dire que l'Académie ne devrait parler que
la langue du peuple, et à l'heure qu'il est, faire appel
à (le li-rnbles nécessités? Non, ce n'est point là sa
RECEPTION DE M. SAINTE-BEUVE 203
mission. Mais il y aurait bien d'autres points de con-
tact entre cette illustre assemblée et ce qu'on appelle
sans doute là la papulace, si nous ne vivions pas dans
un temps de scepticisme et d'indifférence philosophi-
que, 011 le littérateur croit tout au plus à la littérature,
tandis que le peuple ne peut croire, lui, qu'à la misère
et au désespoir.
D'où vient donc cet abîme qui sépare l'ignorance de
l'art, la gloire du néant intellectuel? Pourquoi ce
sanctuaire dont le peuple ignore jusqu'à l'existence,
lui^ qui ne connaît les royautés que par le mal qu'el-
les lui font, et qui ne connaît pas l'Académie vu qu'elle
ne lui fait pas de bien? Demandez au cocher de louage,
voire à votre cocher si vous en avez un à vous, ce
que c'est que cet édifice où il vous mène. C'est, vous
dira-t-il, un endroit où il y a des livres. Il ne sait pas
seulement s'il y a là des hommes.
Pourtant, nommez-lui quelques-uns de ces hommes,
il les connaît; car ces hommes ont écrit des pièces
qu'il a vu jouer, des livres qu'il a peut-être lus, des
vers dont le refrain a frappé son oreille.
Ce ne sont pas les travaux individuels des lettrés
qui sont étrangers et indifférents au peuple ; c'est le
sens, le but et l'effet de cette constitution de la répu-
blique des lettres^ qui sont pour lui des énigmes, et
que vous ne pourrez jamais lui expliquer sans qu'il
vous réponde, dans son rude bon sens : « A quoi cela
nous sert-il? »
Et, en effet, à quoi cela est-il bon? Est-ce une ré-
compense pour le talent? Toute récompense sociale
devrait être utile à qui la donne autant qu'à celui qui
la reçoit. Autrement, c'est une aumône, un hospice
ouvert par la charité publique.
204 QUESTIONS DAHT ET DE LITTÉHATUKE
Et pourtant, ce ne sont pas des invalides qui se pré-
sentent, ce sont des iionimes dont le talent fiiit l'hon-
neur de la France. D'où vient que leur réunion ne
produit rien de ^rave, et que, de la fusion de ces in-
telligences ne résultent que de stériles travaux sur la
langue, la(|uelle va son train, se moque des diction-
naires et progresse ou se pervertit quand même, sûre
de les entraîner un jour ou l'autre ?
C'est qu'apparemment il n'y a point d'idée mère qui
relie chacun de ces talents à tous les autres. C'est que
la littérature, considérée seulement comme la forme de
la pensée ne peut pas être une étude qui passionne
des hommes intelligents. C'est que la vie n'est pas
dans cette institution. C'est que ses statuts même sont
inféconds et se ressentent trop du passé. Une époque
vivante et croyante saurait les rajeunir. Une foi poli-
tique et religieuse serait l'àme d'une assemblée
d'hommes supérieurs. Elle y attirerait tous ceux qui
le sont, elle en repousserait tous ceux qui ne le sont
pas. Elle réagirait, par le sentiment et les idées, sur
ces formes académiipies, dont la (jualification prover-
biale est le synonyme d'inutile et de compassé. Elle
rendrait les discussions sincères, animées, instructives,
profitables, et ce serait là l'enseignement de tous les
artistes, de tous les poètes, do tous les écrivains, du pu-
blic parcontre-coup, c'est-à-dire du peuple, et le peu-
ple a})prondrait la langue franraise, du moment que la
langue représenterait autre chose que le culte des mots.
En attendant, on peut s'écrier, à la lecture ou à
l'audition de la plupart de ces beaux discours : wonlSy
xvords^ ii'oiih !
M. Sainte-Beuve a fait un lourde force en pronon-
(;aiit un discours plein de charme et d'intérêt. 11 fallait
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE 205
entendre surtout sa manière naturelle, son ton de cau-
serie, accentué sans déclamation et animé sans em-
phase, un laisser aller modeste et de bon goût, qui
sauvait ce que son style a parfois d'obscur à force
d'être délié. Ce style, plein d'idées et de nuances dé-
licates, a pourtant un défaut très-rare, indice d'un esprit
qui approfondit peut-être trop son sujet et d'un doute
intérieur consciencieux, mais excessif. Nous voulons
dire le défaut de laisser du vague dans la pensée et de
souffrir diverses interprétations de la même sentence.
Tout réloge bibliographique de Casimir Delavigne a
été charmant. On ne pouvait rendre plus aimable et
plus touchante la jeunesse de ce caractère de poëte
exclusivement poëte, incapable de faire des chiffres,
se trompant de 9,000 francs sur le prix d'un cheval et
répondant avec naïveté aux observations : Ce devait
être un bien beau cheval ! En accusant le peu d'apti-
tude du poëte à se mêler aux travaux de l'Académie,
et s'engageant à le remplacer, sur ce point seulement,
sans trop de désavantage, M. Sainte-Beuve a com-
muniqué à l'auditoire un rire de sympathique et mali-
cieuse bonhomie.
Le récipiendaire touchait, en parlant de la première
manière de Casimir Delavigne à une question jadis
brûlante, aujourd'hui bien refroidie, la querelle des
classiques et des romantiques. Il a sauvé avec une
rare habileté tout ce que l'appréciation impartiale eût
pu réveiller de ressentiments assoupis. Il y avait pour-
tant un courage caché sous quelques réflexions per-
sonnelles qui méritent d'être citées :
« Nous autres critiques qui, à défaut d'ouvrages,
nous faisons souvent des questions (car c'est notre
devoir comme aussi notre plaisir), nous nous deman-
12
206 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
dons, ou, pour parler plus simplement, messieurs, je
me suis demandé quelquefois : que serait-il arrivé si
un poëte dramatique éminent, de cette école que
vous m'accorderez la permission de ne pas délinir,
mais que j'appellerai franchement Vccole classique^ si,
au moment du plus grand assaut contraire, et jusqu'au
plus fort d'un entraînement (ju'on jugera comme on
voudra, mais qui certainement a lieu; si. dis-je, ce
lioi'te dramatique, en possessionjusque-làde la faveur
publique, avait résisté plutôt que cédé, s'il n'en avait
tiré occasion et motif que pour remonter davantage à
ses sources, à lui, et redoubler de netteté dans la
couleur, de smiplicité dans les moyens, d'unité dans
l'action, attentif à creuser de plus en plus, pour nous
les rendre grandioses, ennoblies et dans l'austère at-
titude tragique, les passions vraies de la nature hu-
maine : si ce poëte n'avait usé du changement dalen-
lour (pie pour se modilier, lui, en ce sens-là, en ce sens
unique, de plus en plus classique (dans la franche
acception du mot), je me le suis demandé souvent, que
serait -il arrivé?
• Certes, il aurait pu y avoir quelques mauvais jours
à passer, quelques luttes pénibles à soutenir contre le
ilôt. Mais il me semble, ne vous semble-t-il pas égale-
ment, messieurs? qu'après quelques années, peut-être,
après des orages bien moindres sans doute que n'en
eurent à supporter les vaillants adversaires, et durant
lesquels se serait achevée cette lenle épuration idéale,
telle que je la conçois, le poëte tragique, perfectionné
et persistant, aurait retrouvé un public reconnaissant
et lidèle, un public grossi, et bien mieux qu'un niveau
l)aisible, je veux dire un Ilot remontant qui l'aurait
pris et porto plus haut. Car c'a été le caractère ma-
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE 207
nifeste du public en ses derniers retours, après tant
d'épreuves éclatantes et contradictoires, de se mon-
trer ouvert, accueillant, de puiser l'émotion où il la
trouve, de reconnaître la beauté si elle se rencontre
et de subordonner en tout les questions des genres à
celles du talent. »
Quoi de plus élevé que ce jugement, et de plus digne
d'un artiste que ce regret ? Pourtant, ce n'était pas le
lieu et le moment d'accuser sévèrement Casimir De-
lavigne d'avoir manqué à la mission qui lui était
tracée. Aussi M. Sainte-Beuve a-t-il vite sauvé l'allu-
sion avec cette adresse et cette tolérance sans res-
triction qu'il faut apporter à l'Académie. Alors, la
difficulté, l'impossibilité de son rôle de critique en
pareille occurrence s'est fait sentir malgré tout son
talent et son bon goût. Il a fallu ménager les vivants
et les morts, respecter tous les efforts qui vont grossir
le trésor commun ;href, nous dire que tout chemin
mène à Rome, c'est-à-dire à l'Académie. La conclusion
est restée un peu vague, à force d'être richement ha-
billée sous les formes du langage et la bonne intention
de tout concilier. Nous espérons que M. Sainte-Beuve
prendra ailleurs sa revanche, et qu'il n'abandonnera
pas la défense de ses opinions littéraires. Mais nous
nous disions en l'applaudissant : « Voilà donc à quoi
sert le laurier académique? à montrer, ne fût-ce qu'une
fois en sa vie, que l'on peut être habile et contraint
sous un air affable et dégagé? »
Quoique ce discours de réception nous ait charmé
en tant que travail littéraire, nous ne renonçons pas
au droit de dire que certaines expressions appliquées
au caractère et aux écrits du jeune auteur des Messé-
niennes ne nous ont point paru exactes. Dire qu'il
I^U'S gL'ESIIÛ.NS D'AIIT LT DE L1TTLI;ATU llE
appartenait alors à ces opinions mixtes, prudentes el
sagement modérées qui sont celles de tous les bons
esprits ne nous satisfait pas et nous persuade
peu. Nous n'avons pas à juger ici la vie entière du
poëte, nous ne parlerons pas des opinions de son
âge mûr.
Laissons-le dormir sous les lauriers dont on vient
de couvrir sa cendre, elle appartient aux opinions de
l'Académie, si toutefois l'Académie a des opinions.
Nous ne la réclamons pas. Mais nous avons tous quel-
(jues droits sur sa vie, sur le souvenir que nous avons
gardé de la jeunesse de son ame, de ses premières
inspirations, qui nous ont remué aussi et bien vive-
ment, jeunes que nous étions nous-mêmes alors. Le
libéralisme de ce temps-là, c'était l'opinion avancée,
l'esprit de liberté rajeuni au sortir de l'Empire. C'é-
tait, pour la majorité, le drapeau courageux et péril-
leux à porter. Il y avait bien des nuances dans le
libéralisme; puisque ni les débris de la Montagne, ni
M. de Chateaubriand, ne reniaient cette qualiiication.
Le libéralisme, c'était la résistance, et on n'y faisait
pas trop de catégories. De tous ceux qui s'enrôlèrent,
plusieurs ont marché en avant, d'autres se sont
arrêtés. Nous ne parlons pas de ceux qui ont reculé.
Mais qu'il y ait toujours lumière et vérité dans la
prudence ou la lassitude, c'est un point très-contro-
versable, cl (ju'il nous est permis de ne pas adopter,
nous qui regardons Socrate et Jésus-Christ, avec tout
leur cortège de martyrs et de révolutionnaires, comme
de très-bons esprits, bien (pie leur libéralisme fût
très-peu mitigé et ne gardai nullement le milieu du
pavé.
Nous ne ferons pas plus longue guerre à M. Sainte-
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE liO'ii
Beuve. Il n'est point, lui, un de ces esprits frivoles et
superbes qui se raillent avec plaisir des douloureuses
et sincères aspirations. Il est lui-même un douteur,
sincère et mélancolique, et nous ne le flétrirons pas du
nom de sceptique. Le sceptique par nature est froid
et dédaigneux. Il ne peut pas croire parce qu'il ne
peut pas aimer, parce qu'il ne peut pas comprendre.
11 est vain et borné ; mais il est d'autres natures éle-
vées et tendres qui arrivent à la négation par la
souffrance, au dégoût par la facilité, à l'enthousiasme,
à la fatigue par l'excès du travail et de la réflexion.
Leur incertitude est une maladie dont ils peuvent
guérir un jour, puisqu'ils ont eu la foi ; et s'ils n'en
guérissaient pas, on devrait les respecter encore et
les regarder comme une sorte de martyrs de la pen-
sée. M. Sainte-Beuve tient à ce type-là, et si sa cha-
grine gaîté prend parfois le ton de l'autre, ceux qui
le connaissent, au lieu de rire de sa malice, le plai-
gnent de ce qu'il lui a fallu souffrir dans le secret de
ses rêveries pour avoir tant d'esprit à propos de
choses si sérieuses et si tristes.
Les esprits forts de notre temps aiment à répéter
fièrement le que sais-je? de Montaigne. Je ne crois pas
que Montaigne eut cette lierté-là quand il l'écrivit.
La sécurité du triomphe de Victor Hugo sur les
résistances de l'Académie, et la sérénité de son front,
nous laissent moins do scrupule, et nous ne crain-
drons pas de réveiller en lui le moindre regret en
parlant de ses opinions présentes. M. Victor Hugo
n'est ni un sceptique par impuissance, ni un sceptique
par déception; ce n'est même pas im sceptique du
tout, puisqu'il croit à la puissance de la phrase, à la
régénération sociale par la métaphore, et à l'avenir
12.
210 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
de l'humanité par l'antithèse ; puisqu'enfin il lui plaît
d'appeler ces choses-là du génie, et qu'il nous pro-
met depuis longtemps à tous la lumière de la pensée,
à la condition que nous croirons à l'importance pre-
mière et absolue de la forme.
Nous ne sommes pas de ceux que la métaphore in-
digne et que l'antithèse révolte. M. Hugo s'en sert si
bien, que, de très-bonne foi, nous admirons sa ma-
nière sans conseiller à personne de l'imiter. On perd
toujours le peu qu'on a en soi en voulant copier les
maîtres, on ne prend que leurs défauts, et si nous
allions tous parler par antithèse, nous serions fort
maussades. Mais je demande qu'on laisse tranquille-
ment M. Hugo parler comme il lui plaît, puisqu'avec
sa tendance naturelle, ou son système arrêté il parle
admirablement. Loin de nous donc la pensée do con-
tester son talent littéraire. Assez l'ont fait par jalou-
sie. Il a eu parfois le droit de le constester et de
traiter d'ennemis tous ceux qui ne l'admiraient pas
sans réserve. Tout grand artiste a ses originalités
qu'il faut admettre, parce (pie en tant (|ue grand
artiste il fait une qualité de ce qui serait défaut chez
tout autre. Le bon esprit de la critique consisterait
peut-être à dire en pareil cas : «Laissez à cet homme
ses théories si elles sont exclusives. Elles l'ont élevé
très-haut, mais elles vous feraient tomber très-bas. »
Nous ne voudrions donc pas qu'on le dérangeât si
souvent dans sa glou'o de poète ; mais nous voudrions
tort qu'on lui demandât ce qu'il entend par le génie,
et (ju'il daignât prendre un jour la peine de s'expli-
(jucr sur ce pouvoir mystérieux devant lequel, selon
lui, Ihumanité, consolée de tous ses maux, doit s'age-
nouiller en silence. Dans son discours à M. Saint-
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE 211
Marc-Girardin, il avait déjà promis au récipiendaire
monts et merveilles de son contact avec les intelli-
gences académiques, des vues saines, des horizons
immenses, une sérénité d'âme à toute épreuve, enfin
tant de lumières et de consolations que le cathécu-
mène en serait lui-même étonné. Si nous osions de-
mander à M. Saint-Marc-Girardin comment il se
trouve à cette heure, peut-être nous apprendrait-il
des choses étranges, des résultats miraculeux de son
initiation.
Car enfin cela serait bon à savoir, dans ces jours
011 l'on souffre tant, oii la misère est si grande, les
mœurs publiques si corrompues^ l'honneur national
si compromis. /S'il ne s'agissait que de prendre
d'assaut le palais de l'Institut et de s'asseoir sur les
banquettes (on dit fauteuils) du docte corps^ le
peuple ferait une révolution, je le parie, pour sentir
dans son âme, ne fût-ce qu'un instant, ces ineffables
voluptés de la quiétude intellectuelle, et cette foi au
génie des gens de lettres, qui doit régénérer l'espèce
humaine.
Quant à moi, pauvret, je me suis demandé naïve-
ment, en écoutant ces belles promesses, quels effets
produirait sur moi le philtre académique? Y a-t-il
donc là-dedans une doctrine, une révélation, ou quelque
chose comme' le sommeil d'Épiménide? Voyons, me
disais-je, une fois que je me serai bien persuadé que
Rousseau et Voltaire n'étaient bons qu'à faire le mal,
que toute opinion hardie, tout désir de réforme so-
ciale est une maladie enragée, que nous avons été bien
vexés de voir le jardin des Tuileries mangé parles
chevaux des Cosaques, mais qu'à force de courbettes
devant l'étranger, on peut et on doit, à coup sûr, se
212 QUESTIONS d'aHT ET DE LITTÉRATURE
préserver du retour d'un pareil malheur; que nous
vivons, Dieu merci, sous un prince... (Voir aux éloges
de rigueur décernés par tous les discours de récep-
tion) ; qu'enfin l'Académie est Dieu, et que tout écri-
vain passe à l'état de Dieu en s'y incorporant; quand,
en un mot, je me serai bien convaincu que, pour avoir
été imprimé, je suis un penseur, une puissance, un
génie, que m'arrivera-t-il et quel plaisir trouverai-je
à cela? Je n'ai jamais pu me le figurer, je l'avoue.
Il s'élevait en moi des contradictions comme celles
qu'on nous présente quand on nous demande, ce que
nous autres rêveurs, nous ferons, dans l'humanité
future, des vices du temps présent. A quoi nous som-
mes toujours embarrassés de répondre, puisqu'il
nous faut supposer la disparition de ces vices, et
que ceux qui les ont y tiennent trop pour souffrir
qu'on parle de les extirper. Je ne pouvais donc venir
à bout de me déj)Ouiller du sentiment de ma simplici-
té, j'y tenais, je le confesse, et je ne me représentais
en aucune façon l'état de l'àme d'un (j€)iie. Mais quoi,
me dis-je, quand j'aurai le génie, j'aurai par cela
même, la bonté, la commisération, le dévouement à
l'humanité, l'abnégation de toute personnalité; je
ferai très-peu de cas de mon génie, Les autres le
verront, mais je ne l'apercevrai pas moi-même, tant
je serai occupé affectueusemAit et douloureusement
de tous les pauvres d'esprit ipii sont dans l'univers.
Toujours penché, les mains étendues, vers l'igno-
rance, la faiblesse, et le mal engendré chez mes
semblables par l'erreur, je n'aurai d'autre souci que
de les consoler, de les éclairer, de les redresser. Il
faudra d'abord que je les relève à leurs propres yeux,
tous ces mortels délaissés et avilis; il faudra que je
RÉCEPTION DE M. SAINTE-BEUVE 213
leur enseigne l'amour de l'égalité, et, pour ce faire,
il faudra, de toute force, que je commence par m'an-
nihiler moi-même devant ma doctrine. Car si j'allais
débuter par leur dire : « Respectez-moi, adorez-moi,
prosternez-vous devant le membre de l'Académie et
devant l'Académie en masse, » ils me riraient au nez et
me demanderaient où je prends la liberté, l'égalité, la
philosophie, la pensée, l'esprit de Dieu, toute ma
prétendue puissance, toute ma prétendue inspiration...
Là, je fus arrêté court au milieu de mon rêve, par
des applaudissements enthousiastes, je demandai ce
que l'orateur venait de dire, et sa phrase me fut
répétée. Elle était belle et je l'ai retenue.
(( Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de gran-
des idées et faire de grandes chose ? croyez, ayez foi.
Ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi
littéraire. Croyez à l'humanité, au génie, à l'avenir, à
vous-même. »
Et je me demandais en relisant cette belle sentence,
si ce n'était pas un peu vague et s'il y avait autant
d'ordre dans l'enchaînement des pensées que dans
celui des mots; foi religieuse — croire à l'humanité?
Bien, vous nous parlerez de Dieu sans doute un
autre jour. — Foi patriotique — croire au génie ? Gé-
nie de qui? A celui de la nation, ou à celui du roi?
à celui des chambreS;, ou peut-être à celui de l'Aca-
démie? — Foi littéraire — croire en soi-même? Par-
don! cela n'est pas donné à tout le monde. Il faut
pour cela passer académicien. Si c'est aux académi-
ciens seulement que vous parlez, soit ! mais nous
autres, si par malheur nous ne croyons point en vous,
que nous arrivera-t-il ?
Gomme je rêvais encore, on applaudit encore, et
214 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
M. Victor Hugo prononçait sa dernière sentence que
j'applaudis, comme faisaient les autres, a Heureux, di-
sait-il, le lils dont on peut dire : « Il a consolé sa
D mère! » Heureux le poëte dont on peut dire : « Il a
> consolé sa patrie ! »
Oui, sans doute, cela est beau, et si c'est encore une
antithèse, tant mieux! elle est heureuse. Mais en m'en
allant, je nie demandais si la mission du poëte se
borne toujours et dans tous les temps à cnnsnln-j et si
parfois il n'aurait pas mieux à faire qu'à prêcher la
résignation à ceux qui souffrent, la sérénité à ceux qui
ne souffrent pas; si, en face des iniquités d'une épo-
que comme la nôtre, il n'y aurait pas quelque part un
fouet et une verge à ramasser, surtout quand on sait
si bien s'en servir pour confondre des ennemis per-
sonnels; si cnfm, le voyou, qui arrachait en 1H80 un
fusil de la main d'un soldat pour chasser une royauté,
n'était pas aussi utile à l'humanité que le poëte qui
arrangeait un hémistiche pour consoler la monarchie
déchue. Bref, je m'en allais, répétant cette parole peu
académique :
Bienheureux les pauvres d'esprit
2 mars lS4r>.
XV
DEBURAU
Dans l'histoire naïve de Fart populaire, chaque type
a sa personnification dans un masque plus ou moins
comique. Pulcinella est depuis des siècles en posses-
sion de représenter le Napolitain, Arlequin le Berga-
masque, Brighella le Vénitien, etc. ; car toutes ces
joyeuses inventions qui, sur nos théâtres de la foire,
faisaient autrefois le divertissement de toutes les clas-
ses de la société, nous viennent de l'Italie. Aujour-
d'hui ces farces méridionales n'ont gardé chez nous le
droit de cité qu'aux boulevards, et sur une seule
scène; exclusivement fréquentée par le peuple. Ce
n'est qu'au théâtre des Funambules que vous pouvez
aller contempler ces antiques figures de Pierrot, de
Gassandre, d'Arlequin et de Golombine, qui bientôt
peut-être vont reprendre leur vol vers l'Italie, car on
nous annonce la prochaine fermeture du dernier théâ-
tre de la foire, et la retraite de l'artiste eminent au-
216 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
quel la farce a dû chez nous cette i)rolonp:ation d'exis-
tence.
Mais ce bruit est-il fondé, et l'éclipse de Pierrot est-
elle croyable? N'est-ce pas là une de ces prédictions
sinistres comme il en a tant couru sur la lin du
monde?
Espérons encore (juc, quel que soit l'arrùl ])orté ])ar
le destin contre le théâtre des Funambules, la scène
parisienne ne laissera pas disparaître le dernier des
Pierrots au point de vue de l'histoire, le premier des
Pierrots au point de vue de l'ait et du talent.
Je ne saurais, mal^rré ma bonne volonté, vous ra-
conter la véritable histoire de Deburau. Jules Janin lui
en a inventé une fort spirituelle, mais l'illustre Pier-
rot m'a dit lui-même que c'était pure invention. De-
burau est un homme réservé, doux, poli, sérieux, so-
bre, modeste, rempli de tact et do bons sens; voilà ce
que je puis vous affirmer, ayant tii le plaisir de causer
une fois avec lui.
Quelques journaux ont publié en France et môme à
l'étranger qu'il avait mystifié en ma présence un
grand seigneur crédule... Il n'en est rien. Le grand
seigneur était de mes amis, et on ne laisse pas mysti-
fier ses amis. Deburau est homme de bonne compa-
gnie autant qu'un grand seigneur, et ne se fût pas
prêté à une scène ridicule et méchante. Enfin, la vé-
rité est que cette anecdote n'a pas même un fond de
vraisemblance, le grand seigneur et le grand artiste
ne s'étant jamais rencontrés nulle part que je sache.
J'ai dit le grand artiste et ne m'en dédis point. On
peut être un maître dans la farce comme dans la tra-
gédie, et il n'y a pas d'emploi dans les arts (pie le goût
♦M rintelligence individuels ne jniisscnt élever au pre-
DEBURAU :lil
mier rang. Peut-être faut-il être très-artisle soi-même
pour comprendre cela; mais qu'y a-t-il de plus artiste
que le peuple de Paris? Allez voir avec quel sérieux
tous ces gamins des faubourgs regardent la pantomime
inimitable de leur Pierrot bien-aimé 1 Ils ne rient pas
beaucoup; ils examinent, ils étudient, ils sentent la
fmesse, la grâce, l'élégance, la sobriété et la justesse
d'effet de tous ses gestes et du moindre jeu de cette
physionomie si délicatement dessinée sous son masque
de plâtre, qu'on la prendrait pour un de ces charmants
camées grotesques retrouvés à Herculanum. C'est
que, en effet, il y a, dans l'exécution parfaiet d'une fan-
taisie quelconque, quelque chose de sérieux qui pro-
voque plus d'étonnement et de satisfaction que de
grosse gaîté.
Vous connaissez cette race particulière aux fau-
bourgs de notre grande ville, race intelligente, active,
railleuse, à la fois débile et forte, frivole et terrible ;
faible d'organisation, pâle, fiévreuse; des têtes préma-
turément dépourvues de la fraîcheur de l'enfance, et
prématurément pourvues de barbe et de longs che-
veux noirs, avec des corps grêles, souples et petits.
Là, il n'y a pas de santé . La misère, les privations, le
travail ou l'oisiveté forcés, également destructifs pour
la jeunesse, un climat malsain, des habitations méphy-
tiques, de père en fils un étiolement marqué, des con-
ditions d'existence déplorables, c'en est bien assez
pour ruiner la sève la plus généreuse. Et pourtant il
y a là aussi une énergie fébrile, une habitude de souf-
frir, une insouciance moqueuse, une perpétuelle exci-
tation des nerfs, qui font que ces pauvres enfants ré-
sistent à la maladie et à la mort, mieux que l'épais
John Bull, gorgé de viande et de vin. Irritez cette po-
13
218 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
pulation, et vous la voyez héroïque jusqu'à la folie sur
les barricades; idéalisez-la un peu, et vous aurez le
gamin de Paris, admirable création de Bouft'é. Mais
voulez-vous la voir dans le calme de la réalité ? Allez
aux petits théâtres du boulevard, iillez la voir en face
de son maître de grâces, de son professeur de belles
manières plaisantes, de son l\ pe d'insouciance déga-
gée, de perspicacité soudaine et de sang-froid, superbe
en face de son idéal entin, Pierrot Deburau ! Dans une
étroite enceinte oii la scène est à peine séparée de
l'auditoire, où aucun des linéaments de la physionomie
délicate d'un mime n'échappe aux regards avides de
ses élèves, oii tout est homogène, artistes et specta-
teurs, où alternativement ils s'étudient et s'inspirent
les uns des autres à force de se lire mutuellement dans
les yeux; allez voir, d'un côté, ces milliers de tètes
crépues qui se pressent, l'œil lixeet la bouche béante,
le long des balustrades de fer ; de l'autre ces joyeux
saltimbanques qui s'amusent pour leur compte et s'en-
tassent jusque dans la coulisse, tous fascinés ou élec-
trisés par l'activité calme et l'entrain majestueux de
Pierrot. L'entr" acte a été orageux. Malheur à qui ose
promener un impertinent lorgnon sur ces groupes
pittoresques entassés et suspendus d'une manière ef-
frayante aux grilles du pourtour. Malheur aux toilettes
ridicules qui se risqueraient à l'avant-scène, ou aux
gens délicats qui porteraient trop visiblement un fla-
con à leurs narines I
Mille quolibets inouïs, un hourra impétueux, des-
cris d'animaux, un luxe incroyable d'imagination, de
tapage et de sonorité imitative auraient bientôt fait
justice de la moindre inconvenance. Mais que Debu-
rau paraisse, et, aux premières acclamations d'enlhou-
DEBURAU 219
siasme, succède le silence du recueillement. Lui aussi
semble recueilli, le maître ! Sa face blafarde est im-
passible. Il est renfermé dans la majesté de son rôle,
et il semble en méditer toute la profondeur.
Pierrot n'est pas un êlre vulgaire, éternel et patient
ennemi d'Arlequin, cet enfant gâté des fées et des
belles, il est_, lui, protégé aussi par certains génies
qui l'assistent dans sa longue lutte. Mais, comme il
n'est que le serviteur de Gassandre, et l'allié naturel
du rival d'Arlequin, il ne daigne pas disputer Colom-
bine pour son propre compte, et l'on voit qu'il ne va
combattre que pour l'acquit de sa conscience. Or, la
conscience de Pierrot est aussi large que son pour-
point flottant. Il entre dans l'arène, il la traverse et en
sort en amateur, certain qu'au dénouement tout s'ar-
rangera pour le mieux, et que les fées l'admettront à
la noce de Golombine, oii il achèvera enfin ce repas
commencé et interrompu, dans toutes les fantastiques
régions du ciel et de l'enfer où le démon le promène.
Pierrot fait donc la guerre en amateur. Peut-être,
dans la pensée des poètes qui le créèrent, est-il né
gourmand, libertin, colère et fourbe ; mais Deburau a
mis la distinction de sa nature à la place de cette créa-
tion grossière. Il n'est point vorace, mais friand. Au
lieu d'être débauché, il est galant, un peu volage à la
vérité ; mais il faut tant de philosophie dans une vie
agitée et traversée comme la sienne! Il n'est point
fourbe, mais railleur et plaisant ; il n'est pas colère
non plus ; il est équitable, et quand il administre ses
admirables coups de pied, c'est avec l'impartialité
d'un juge éclairé et la grâce d'un marquis. Il est es-
sentiellement gentilhomme jusqu'au bout de ses lon-
gues manches, et il n'est point une chiquenaude qu'il
220 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
ne détache poliment et avec des façons de cour.
Le poëme est bouffon, le rôle cavalier et les situa-
tions scabreuses. Il sauve tout ce qui pourrait révolter
la pudeur de son auditoire par sa manière exquise et
sa dir^nité charmante, et je dis : son auditoire, bien
qu'il soit lui, un personnage muet. Mais on l'écoute
pourtant, on croit qu'il parle, on pourrait écrire tous
les bons mots de son rôle, toutes ses réparties causti-
(jues, toutes ses formules de conciliation éloquentes et
persuasives. Quand les machinistes et les comparses
s'agitent derrière le théâtre, le public, qui craint de
perdre un mot du rôle de Pierrot, s'écrie avec indi-
gnation : Silence dans la coulisse! Et Pierrot qui est
dans un rapport continuel et intime avec son public,
le remercie par un de ces regards affectueux et nobles
qui disent tant de choses !
Très-sérieusement Deburau est dans son genre un
artiste parfait, un de ces talents accomplis et surs,
(jui se possèdent et se contiennent, (pii ne négligent
et n'outrepassent aucun effet. A combien de tragédiens
ampoulés et braillards ne faudrait-il pas conseiller
d'aller étudier le goût, la mesure et la précision chez
ce Pierrot enfariné ! Pour les artistes en tous genres,
kl sobriété d'effets et la justesse d'intention, c'est
l'idéal, c'est l'apogée. Talma et Rachel sont des mo-
dèles dans leur sphère... et Deburau aussi dans la
sienne, n'en déplaise à ceux qui se croient placés plus
haut parce (ju ils estropient des rôles plus sérieux sur
de plus vastes théâtres.
Hier, le théâtre des P^mambules avait monté un su-
perbe si)ectacle pour le bénéfice de Deburau. Parmi
les décors, une fontaine lançait une masse d'eau lim-
pide et jaillissante, un véritable lavoir champêtre d'un
DEBURAU
221
effet charmant. Il n'y a pas que l'acteur et le public qui
aient du go ut aux Funambules. Il faut louer aussi la
mise en scène.
Un accident est venu attrister les dernières scènes.
Deburau, rapidement englouti dans une trappe, s'est
blessé. La représentation n'a été interrompue qu'un
instant. Un morne silence accusait l'attente résignée
et la sincère inquiétude de ce public si impatient et si
bruyant è. l'ordinaire. La souffrance se lisait à travers
son masque de farine, et les généreux enfants du
faubourg l'ont supplié d'une voix attendrie, de ne
pas se sacrifier à leurs plaisirs. Mais lui, les remerciant
d'un geste et d'un sourire sympathiques, a repris sa
verve et achevé la pièce aux grands transports d'un
public reconnaissant, qui l'a rappelé et applaudi avec
transport. Il n'y a pas de place pour les claqueurs aux
fêtes du peuple, et l'incomparable Pierrot des Fu-
nambules n'en a jamais eu besoin.
S'il est vrai que ce théâtre soit supprimé et que
Deburau prenne sa retraite, n'est-il aucun autre théâ-
tre qui ne s'efforce de l'arracher aux douceurs du
repos? Le peuple l'a possédé assez longtemps pour
n'avoir pas lieu de l'accuser d'ingratitude. S'il se
montre enfin au public des artistes de l'autre moitié
de Paris, il y serait nouveau, car le boulevard du
Temple est loin, et on ne pénètre pas aisément dans
un théâtre toujours rempli comme celui des Funam-
bules. Deburau, quoique bien ancien du côté de la
Bastille^ est encore inconnu du côté de la Madeleine à
bien des gens capables de l'apprécier. Je sais qu'il
serait difficile de transporter ce cadre qui lui est né-
cessaire, mais on peut peut-être lui en créer un
modifié à son usage, et inventer pour lui quelque in-
222 QUESTIONS d'art et de littérature
termède renouvelé de nos anciennes traditions bouffon-
nes. H y a tant d'esprit, d'imagination et de savoir-
faire chez nous, à l'heure qu'il est ! On ne laissera
pas disparaître un talent de premier ordre, sans que
tous les gens de goût l'aient applaudi.
Février 1846.
XVI
ARTS
THEATRE DE LA REPUBLIQUE
Ce journal* n'est point une Revue et ne s'engage
pas à rendre compte de tout. Il s'engage, au con-
traire, à ne s'occuper que d'un très-petit nombre d'ou-
vrages d'art, tant que la politique sera l'objet essentiel
des préoccupations générales et particulières. Ce n'est
pas qu'en principe nous regardions les arts comme
des manifestations secondaires de l'esprit public.
L'art est pour nous une forme de la vérité, une ex-
pression de la vie, tout aussi utile, tout aussi impor-
tante, tout aussi nécessaire au progrès que la polé-
mique politique et la discussion parlementaire.
Mais, d'ici à quelque temps, nous ne nous attendons
pas à voir l'art exprimer bien directement la pensée ac-
1. La Cause du peuple.
224 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
tive du moment. L'art n'étant jamais qu'une forme
plus ou moins nette, plus ou moins arrangée de la
vérité sociale, et la vérité sociale ayant besoin de se
formuler elle-même dans la politique, les artistes et
les poètes n'auront guère à procéder que par de ra-
pides improvisations, pour frapper l'attention pu-
blique. Les œuvres patientes et soignées ont besoin
de calme et de temps. Les artistes, les vrais artistes,
du moins, sont des hommes et des citoyens. Ils par-
tageront l'émotion générale, anxiété ou enthousiasme,
et, jusqu'à ce que la société soit assise, le sentiment
agira plus que l'esprit.
Or, comme l'art est le travail de l'esprit sur le sen-
timent, et, pour ainsi dire l'enthousiasme réfléchi,
nous pensons qu'il lui faut quelques semaines pour
se raviver. Si nous nous trompons, tant mieux! Si
l'art se transforme avec rapidité et s'élance dans la
voie nouvelle que nous présentons, comme le peuple
s'est élancé dans la voie politique, nous serons en-
chantés d'avoir à nous rétracter, et aussi prompts à le
féliciter qu'il l'aura été à se produire.
Nous avouons que, pour notre compte, le temps
nous a absolument mancpié depuis un mois pour suivre
les théâtres, la littérature et le Musée. Ce que nous
avons vu, nous l'avons vu un peu par hasard. Et le
temps nous manque encore cette semaine pour en
parler comme il conviendrait.
Nous citerons pourtant une bonne fortune que nous
avons saisie au vol au théâtre de la République. C'est
VAvcnhiricrCj pièce nouvelle de M. Emile Augier.
Une versiiicalion facile et pourtant colorée, un heu-
reux choix d'expressions, un dialogue excellent, une
langue accentuée et coulante, alliance bien rare au-
ARTS 225
jourd'hui et qu'il a fallu conquérir au prix d'un en-
gouement exagéré pour le romantisme et d'une réac-
tion exagérée contre le romantisme depuis vingt ans ;
un ton comique très-chaud et ne franchissant jamais
la limite du goût, un ton pathétique très-tendre ou
très-passionné qui ne tombe jamais dans le niais ou
qui ne s'égare jamais dans le faux et le forcé, voilà
les qualités de style qui, au bout de dix vers, saisissent
et rassurent dans la manière de M. Augier.
L'action est simple et sage, grand mérite à nos
yeux. Elle se pose naïvement comme une comédie de
Molière, et se comprend tout d'abord : autre mérite
bien vieux et redevenu bien nouveau ! C'est un tableau
d'intérieur, une famille troublée par un de ces mal-
heurs que tout le monde a vus, que tout le monde peut
apprécier. Les types sont connus, parce qu'ils sont
vrais et de tous les temps.
Peu à peu l'action se développe sans se compliquer
et l'intérêt n'a pas besoin, pour grandir, de recruter
des figures inattendues ou d'accumuler des incidents
invraisemblables. Cette action suit le principe qui
nous a toujours paru le seul vrai , le seul utile dans
l'art dramatique ; c'est-à-dire que la progression de
l'intérêt ne naît pas d'une suite de changements dans
la situation antérieure des personnages, mais d'une
suite de modifications dans leurs idées, dans leur
affections, dans leur être moral en un mot. On
s'attache d'autant plus à leurs passions qu'on
est moins distrait par leurs aventures, et le spec-
tateur aime à se demander naïvement à la fin de
chaque acte ce qu'ils vont penser et ce qu'ils
vont résoudre. Il y a là un imprévu et une surprise
beaucoup plus saisissants que l'attente de ces sur-
is.
226 QUESTIONS d'art et de littérature
prises du fait , si compliquées, si brusques, si fati-
gantes et si usées déjà, grâce aux prodigieuses res-
sources des faiseurs en renom. Et comment ne se
lasserait-on pas de ce qui n'a aucune signification
morale ? Que nous importent ces incidents dra-
matiques (car ce ne sont pas même des accidents) qui
tombent du ciel comme des caprices de la destinée, et
qui pourraient tout aussi bien arriver d'une manière
que de l'autre ? On a dépensé souvent, pour entre-
croiser tous ces hasards dans une seule pièce et pour
les débrouiller au dénouement, plus de talent et de
savoir-faire qu'il n'en eût fallu pour faire cent actions
suffisantes chacune pour une bonne pièce. Il n'y a
rien de plus affligeant (jue celte habileté; c'est la dé-
cadence et la mort de Tart, et, ce qui désole, c'est que
ce sont de grands artistes qui ont travaillé pendant
vingt ans à commettre ce parricide.
Dans la pièce dont nous rendons compte, tout se
passe autrement, et l'unité de l'action ne laisse pas
l'action languir le moins du monde. Il n'y a pas une
scène qui n'ait sa raison d'être. Le plan de campagne
des principaux personnages se fait, se défait et se
refait, non parce qu'il a plu à l'auteur que cela fût ainsi,
mais parce que ces .personnages, bien conçus et par-
faitement vrais et vivants, ne devaient pas, ne pou-
vaient pas échapper à ces doutes, à ces irrésolutions,
à ces projets, à ces colères, à ces réactions, à ces dou-
leurs et à ces résolutions nouvelles. Enfin, c'est la
nature qui suit sa pente irrésistible, et la fatalité des
événements est parfaitement logique.
Ce n'est pas tout que d'avoir cette forme excellente
et ces notions vraies de l'intérêt dramatique. Avec tout
cela, on pourrait faire encore de mauvaises pièces, si.
ARTS 227
l'esprit étant juste, le cœur était froid, sceptique ou
haineux. Mais comme cette comédie de VAventurière
est bonne, très-bonne, très-attachante et très-salutaire
à entendre^ apparemment l'auteur a beaucoup de cœur
et de moralité. Nous ne le connaissons pas, mais nous
sommes sûrs de lui. No,us ne lui dirons pas, avec ce
ton paternel et pédant de la critique brevetée : « Con-
tinuez dans cette voie, mon cher monsieur, nous vous
conseillons de vous y tenir. Xe vous en détournez pas,
et vous aurez notre estime. » Non, nous ne lui dirons
pas de ces choses-là ; nous ne lui prescrirons et ne lui
conseillerons rien. Nous sommes très-nouveaux et
très-naïfs dans le métier de critiques, et nous ne cher-
cherons pas à en faire accroire. Nous sommes très-
contents et très-attendris, et nous voyons bien qu'un
homme de cœur et de talent ira droit son chemin sans
notre protection. Nous ne conseillons qu'une chose,
c'est au public d'aller voir sa pièce, d'autant plus
qu'elle est admirablement jouée. Samson y est, comme
toujours, un véritable maître. Régnier y développe
un talent supérieur, et qui le place désormais au pre-
mier rang des comiques. Sa scène d'ivresse est d'une
vérité incomparable. L'acteur a compris cette scène
comme l'auteur, c'est-à-dire qu'il a été aussi loin qu'on
peut aller dans le réel et le bouffon, sans jamais ou-
tre-passer la mesure du goût de l'épaisseur d'un che-
veu. La mesure I tout l'art est là; tirer du sujet tout
ce qu'il comporte, n'en rien perdre, n'en rien négli-
ger, et ne jamais faire dire, c'est trop! Il y a des artis-
tes remarquables, des génies même, qui se perdent
pour ne pas voir ce mince cheveu dont nous parlons,
ce cheveu qui sépare le sublime du ridicule, le naïf du
niais, le gracieux du maniéré, le plaisant du grotesque.
228 QUESTIONS d'art et de littérature
qui tracera la limite? qui posera le cheveu? qui défi-
nira le goûtf Le goût, c'est un grand mystère, et qui
n'a pas de critérium palpable. 11 échappe absolument
à l'arbitraire de la critique. Il ne peut être jugé que
par lui-même.
Mademoiselle Anaïs aussi est un maître. Si on pou-
vait désirer mieux qu'elle quand on est sous le charme
do sa grâce accomplie et de son intelligence supé-
rieure, on s'imaginerait une aventurière un peu plus
accentuée, un peu moins digne et convenable, bien
peu plus, bien peu moins.
Mademoiselle Anaïs ne peut pas donner à faux. Ainsi
lorsqu'elle n'atteint pas la limite du cheveu, elle n'en
est séparée que par l'épaisseur d'un autre cheveu.
L'ouverture des représentations gratuites du théâ-
tre de la République a eu lieu jeudi avec tous les hon-
neurs dus au peuple. Le nouveau directeur, M. Lo-
ckroy, aimé du public autrefois comme artiste, ensuite
comme auteur dramatique, sera aimé maintenant du
vrai, du grand public, pour le soin intelligent et le
zèle qu'il apporte à ces représentations patriotiques,
qu'on pourrait appeler les fêtes de l'esprit. Le specta-
cle a été ouvert par le Chant du De part y cette belle
inspiration de Méhul, devenue populaire, et chantée
par les chœurs du Conservatoire. Un prologue, Le Roi
attcndy sorte de pastiche où l'auteur a exprimé ses
bonnes intentions, en s'attachant le plus possible à
faire parler les maîtres mis en scène ; un chant patrio-
tique admirable de madame Pauline Garcia-Viardot,
sur les paroles de Pierre Dupont, chanté largement
par Roger; madame Rachel dans Les Horaces ; Pvo"
vost, Régnier, Samson, mademoiselle Brohan dans Le
Malade imaghmirc; enlin, Hachel encore, Rachel, su-
ARTS 229
blime cratlitude, de geste et d'accent dans La Marseil-
laise, telle était la composition du spectacle. Bien des
gens s'attendaient à voir la salle remplie de Messieurs.
a Les hommes du peuple vendraient tous leurs billets,
disait-on.» D'autres s'attendaient à voir reparaître les
pommes et les cervelas des anciennes représentations
gratis. On se promettait de se préserver des projecti-
les et de s'amuser des lazzis du peuple. On s'est beau-
coup trompé, Dieu merci, et nous allons dire la vérité.
Quelques hommes du peuple ont, en effet, vendu
leurs billets. Ils en avaient le droit : Qui pourrait s'in-
digner sérieusement de voir un pauvre père de famille
ne pas résister à l'offre de vingt ou trente francs? Mais
il faut qu'on sache bien que, sur neuf cents specta-
teurs, il n'y en a pas cinquante qui aient cédé à cette
tentation. La masse repoussait avec énergie les bro-
canteurs, et ces réflexions circulaient textuellement
dans la foule : « C'est mal de venir tenter les pauvres
gens; plaignons ceux qui ne peuvent résister; mais,
quant à nous, nous ne vendrions pas nos places pour
cent mille francs. Puisque la République nous invite
à une fête, oublions nos estomacs et secondons les
efforts qu'on fait pour satisfaire nos esprits! » — Nous
voilà donc plus grands que les anciens. Il n'est plus
question d'avoir du pain et des cirques ; on se passe
de pain pour aller au spectacle.
Quant aux rumeurs et aux désordres attendus par
certaines gens, il y a eu désappointement complet.
Jamais le beau public des Italiens ou de l'Opéra n'a
écouté, goûté, senti, applaudi à propos comme les ou-
vriers, et les ouvriers de Paris savent le faire. Jamais
nos grands artistes n'ont trouvé un public plus sym-
pathique et plus inteUigent. Il n'y a pas eu une pelure
280 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
de pomme ou d'orange dans les loges, pas une parole
échangée pendant les vers de Corneille ou la prose de
Molière. Un silence religieux, une douceur de ma-
nières, une délicatesse d'applaudissements dont on
chercherait en vain l'exemple ailleurs. Des épisodes
touchants ont marqué cette solennité dramatique. Le
peuple s'est cotisé pour ofl'rir un bouquet à mademoi-
selle Rachel. A la fin de la Marseillaise^ un jeune ou-
vrier est monté sur la scène, et, lui présentant des
fleurs (les dandies les jetaient à la figure des actrices),
il l'a priée, au nom du peuple, de vouloir bien recom-
mencer le dernier couplet. Les dandies crient bis d'un
ton impérieux et habituent les femmes à regarder un
commandement brutal comme un hommage. Le peuple
regarde un comédien comme un homme, et une grande
actrice non pas seulement comme une femme, mais
comme une muse. Le peuple est délicat et plus gen-
tilhomme que tous les gentilshommes d'hier.
A la sortie, le peuple, en acceptant les fêtes de
l'État, a voulu prouver qu'il ne regardait pas ce noble
divertissement comme une aumône. Il l'a montré en
faisant l'aumône lui-même. Chacun donnait son of-
frande pour les pauvres, en disant : « N'oublions pas
que pendant que nous nous amusions d'autres souf-
fraient! » Admirable peuple, comme tu sais te venger
de ceux (jui to méconnaissent !
8 avril 1848.
ARTS 281
II
THEATRE DE L OPERA
L'Opéra a donné à son tour une représentation na-
tionale où le peuple a entendu le chef-d'œuvre d'Auber,
La Muette de Portici^ei les chants patriotiques de notre
première révolution . La Muette a vivement impres-
sionné l'auditoire. Cet auditoire-là écoute à la fois les
paroles et la musique. Il a raison. Dans un drame ly-
rique, s'il y a contre-sens entre la pensée littéraire et
la pensée musicale, l'œuvre est manquée de part et
d'autre. L'art est pour le peuple une question de sen-
timent, et son instinct arrive de primesaut à ce qui est
le but le plus complet et le plus élevé de l'art ; c'est
que, dans toutes les choses humaines, le point de dé-
part comme le point définitif, est le simple et le vrai.
Tout travail intermédiaire est une suite de déviations
qui finissent toujours par un retour au principe de la
logique, ou une suite de confirmations successives du
principe même.
Le peuple est, par rapport aux arts, comme un en-
fant bien doué et bien organisé, qui ne connaît pas le
beau, mais qui le devine, parce qu'il le porte en germe
en lui-même. Il ne sait pas pourquoi l'œuvre est belle,
il ne la soupçonne pas difficile, bien qu'elle lui pa-
raisse mystérieuse. Mais elle l'impressionne ou le
laisse froid, selon qu'elle est émanée du sentiment ou
purement de la science.
232 QUESTIONS d'art et de littérature
Qu'on ne (îise donc pas que c'est une barbarie de
vouloir associer ces prétendus barbares aux grandes
jouissances de l'art. C'est calomnier la nature humaine
dans ce qu'elle a de plus pur. Il faut initier le peuple
comme on initie un enfant de grande espérance, objet
d'une grande sollicitude. Il ne faut lui donner que de
belles choses, et ne jamais croire qu'il y ait rien de
trop beau ou de trop sérieux pour lui.
Ce peuple de France, surtout, est né artiste. Chez
nous l'artisan n'est pas seulement un ouvrier; il porte
du goût, de l'harmonie et de l'idéal dans les plus hum-
bles travaux de l'industrie. Les étrangers le savent
bien, et les produits de nos arts industriels servent de
modèles dans toute l'Europe.
Artistes, ouvrez vos trésors, et ne vous méfiez pas
des âmes où ils vont se répandre. Chaque jour vous
serez surpris et charmés d'avoir dans les masses un
élève collectif, instrument aux innombrables cordes,
dont aucune ne sera muette au souffle de votre génie.
C'est là qu'avec le temps vous trouverez des juges
sûrs et des critiques impartiaux. C'est là où vous ren-
contrerez des sympathies qui vous dédommageront
do l'injustice ou de l'ingratitude de votre ancien pu-
blic.
13 avril 1848.
XVII
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS
GILLAND
AUX OUVRIERS
Lorsque je vis Gilland pour la première fois, il me
fut amicalement présenté par le poëte Magu, comme
son futur gendre. Il était à la veille de l'unir à sa fille
Félicie, une délicate enfant de seize ans, blonde, gaie
intelligente et sensible comme son père. Elle apporte
en dot, me disait le vieux tisserand, deux jolis yeux
bleus, une aiguille à coudre, assez d'esprit et un bon
cœur. Quanta lui, ajoutait-il tout bas, en me montrant
Gilland, c'est un gros capitaliste. Il possède un grand
cœur et une belle intelligence. Causez un peu avec
lui, et vous verrez si ma Félicie ne fait pas un riche
mariage. En effet, ces deux enfants n'avaient rien que
leurs bras, selon le monde, mais, devant Dieu, ils
s*apportaient l'un à l'autre la vraie richesse.
234 QUESTIONS d'art et de littérature
J'étais, à cette époque, très-occupé, ou, pour
mieux dire, préoccupé par trop de soins. J'aurais
voulu voir Gilland plus souvent et plus longtemps :
mais lui-même manquait de temps, et demeurait
loin. Cependant la connaissance fut bientôt faite.
Pardonnez-moi, amis et frères, de vous raconter un
détail qui ne sera point puéril à vos yeux. C'était
un soir d'hiver, entre chien et loup, comme on dit. Je
questionnais Gilland sur la situation des ouvriers des
faubourgs. Il me parlait simplement, dans un langage
correct, mais sans art et sans prétention. Sa voix n'a-
vait pas d'éclat, et, à la lueur d'un feu mourant dans
l'âtre, je ne voyais pas même sa figure. Il n'exerçait
donc autour de lui aucun des prestiges de l'éloquence
habile, et il ne songeait même pas à rendre sa parole
insinuante et persuasive. Il parlait comme quelqu'un
qui a le cœur plein, et qui pense tout haut. Il disait
les souffrances du prolétaire, l'abandon des pauvres
enfants au milieu de la corruption des villes, le mar-
tyre de l'apprentissage, l'égarement de ceux que l'in-
dignation transporte, le désespoir calme de ceux que
le malheur abrutit, les mérites surhumains de ceux
qui restent purs et résignés dans cet enfer, enfm tout
ce que l'homme dévore ou subit dans sa lutte avec la
misère et l'oppression. Tout cela n'était pas nouveau
pour moi, comme vous pouvez bien le croire, et
Gilland ne m'apprenait rien. Je suis de ceux qui ont
eu la douleur de voir la douleur de près, et j'ai été
appelé à contempler tant de souffrances dans le cours
de ma vie, que si le sentiment de la compassion pou-
vait s'éteindre dans le cœur humain, le mien serait
endurci. Et, cependant, à mesure que Gilland parlait,
les larmes me gagnaient, et quand il fut parti, je
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 235
pleurai comme cela ne m'était pas arrivé depuis long-
temps. C'était des pleurs amers et pourtant je me sen-
tais plus de courage et d'espérance qu'auparavant, car
je me disais : quand des hommes si sensibles et si
dévoués naissent dans les rangs de la misère, de meil-
leurs jours s'approchent. Le peuple jusqu'à présent
n'a pas senti son malheur, ou il ne l'a pas senti à
propos et comme il convient. Il l'a senti dans l'abat-
tement ou dans la colère, pour se laisser écraser, ou
pour secouer son joug, en brisant son front avec.
A présent le peuple va prendre une voix pour se
plaindre avec chaleur, pour réclamer avec modestie,
pour se venger en pardonnant. Oui, c'est la voix du
peuple que je viens enfin d'entendre, c'est sa voix
juste et vraie, ce n'est plus le cri de son agonie im-
puissante, ni celui de sa fureur déchaînée et meur-
trière. Ce n'est pas l'accent enflammé du tribun. Le
monde a entendu ces accents, ils ont brisé, ils n'ont
pas édifié. Ce n'est pas non plus le chant prophétique
de l'inspiration qui élève des autels à un Dieu encore
irrévélé au vulgaire. Les poëies et les philosophes
ont chanté ces hymnes et ils se sont perdus en mon-
tant vers les cieux. La terre a été sourde et rien n'a
été renouvelé parmi les hommes. Mais cette voix,
c'est celle de la conviction persuasive, de la raison
attendrie^ de la dignité humaine, volontairement et
chrétiennement humble, mais d'autant plus ferme
qu'elle est plus douce. Et ainsi je repris courage,
comptant sur la Providence pour faire passer peu à
peu dans tous les cœurs ce beau et pur sentiment
que, sans le savoir, un ouvrier venait de manifester
dans quelques simples discours sortis de son âme.
Et pourtant Gilland n'est point un orateur et ne se
236 QUESTIONS d'art et de littérature
pique pas de l'être. H parle hien, parce cpi'il pense
bien, parce qu'il sent vivement. J'ai peu rencontré
d'âmes aussi sympathiques et aussi tendrement dé-
vouées à l'humanité que la sienne, et je mets en fait
que quiconque l'écoutera attentivement, même avec
des préventions contre l'homme et sa race, sera
vaincu par sa douceur et pénétré de sa sincérité.
C'est que Gilland est l'homme de son langage, le fi-
dèle observateur des vertus qu'il enseigne. Il n'existe
pas de cœur plus pur. Voilà ce qu'avant tout, je vou-
lais dire à ses frères. Son petit livre prouvera qu'il y
a en lui de l'intelligence, du talent et de véritables
instincts poétiques ; mais il n'est point de ceux en qui
l'on peut séparer le talent de l'homme. Non, Dieu
merci, l'intelligence de cet homme-là c'est une belle
âme, un esprit qui voit clair parce qu'il cherche la
lumière en Dieu, un cœur ouvert à tous et qui se ma-
nifeste ave<î chaleur et simplicité par la parole, par
les chants, par le travinl des bras, par le style, par le
dévouement, par l'amitié, par l'amour de la famille,
par toutes les faces de son existence.
Lorsqu'un littérateur de la classe aisée jette son
premier livre au public, c'est parfois sous le voile de
l'anonyme ou du pseudonyme. Dans tous les cas, c'est
toujours avec une certaine méfiance de soi ou du pu-
blic. La modestie et la vanité trouvent également leur
compte à présenter l'œuvre en cachant la personne de
l'auteur. Tantôt c'est une mystérieuse coquetterie,
tantôt c'est une crainte excessive de la critique,
tantôt, enfin, c'est quelque motif plus sérieux tiré
d'une situation particulière (|ui commande la réserve.
En général, il est réputé do mauvais goût, dans les
mœurs littéraires du beau monde, de parler de soi, et
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 237
un débutant de ce monde-là, qui laisserait placer son
éloge personnel et le compte-rendu de son existence
en tête de son ouvrage, ferait rire et non sans rai-
son.
Mais les choses prennent un autre sens et produi-
sent un autre effet en se déplaçant. Les usages du
peuple sont à la fois plus naïfs et plus sérieux que
ceux de la bourgeoisie. Le peuple a peu de temps à
perdre, et il ne veut pas se livrer à un inconnu. Il a
quelque méfiance de cette chose excellente et funeste,
attrayante et trompeuse, un livre î II faut donc lui
présenter l'auteur, lui servir de parrain en quelque
sorte, et pouvoir dire : « Lisez-le, il est moral ; il est
honnête et sincère. Il écrit comme il pense, et il pense
ce qu il écrit. »
Cet usage a quelque chose de patriarcal dans son
principe, et nous nous y conformerons de bon cœur,
frères et amis, en vous racontant la vie de Gilland. Il
me l'a racontée lui-même dans cette manière simple,
qui est la meilleure de toutes, et c'est pourquoi je vous
transcrirai ses propres paroles.
« Je suis né (Gilland, Jérôme Pierre) le 18 août
» 1815, à Sainte-Aulde, petite commune du départe-
» ment de Seine-et-Marne. Mes aïeux furent tous ber-
3) gers de père en fils. Je suis le premier de la famille
» qui ait rompu la tradition, non que le métier me
» déplût en lui-même, au contraire : encore enfant,
» j'en aimais l'austérité, l'isolement et la poésie, que
)) je comprenais fort bien. Mais il s'attachait à cette
)) condition de mes parents une servitude, qui dégé-
» nérait peu à peu en véritable esclavage ; et si jeune
3) que je fusse, la dégradation humaine m'a toujours
ï> fait horreur. Vous trouverez presque tous les dé-
238 QUESTIONS D*AHT ET DE LITTERATURE
» tails de mon premier âge, dans le conte intitulé les
» Avniturcs (lu petit Guillaume ; sauf le chapitre de
» la domesticité chez les Anglais, qui est une fiction,
D tout le reste est de V histoire.
» Mon éducation a été celle de tous les enfants
> pauvres des campagnes, je ne suis allé que trois
» hivers à l'école de mon village, et encore j'ai été
» forcé de la quitter pour le travail des bras, avant
» de savoir écrire. Afin de mieux nous abrutir, appa-
» remment, on nous apprenait à lire le latin, comme
» je fai dit dans mon conte.
» Pendant cette étude absurde, le temps se passait,
)) l'âge du travail arrivait on quittait la classe et on
» n'y rentrait plus. La génération des hommes de mon
D âge doit pour cela bien des actions de grâce à la
» mémoire de Louis XVIII, ce bon roi de France et
1 de Navarre, qui a tant souffert pour nous dans son
» exil, comme chacun sait, et qui le montrait si bien
» par sa figure.
p Le goût de la lecture me vint aussitôt que je pus
» comprendre ce que je lisais . Mes pauvres parents ne
» connaissaient ni a ni ^ : mais j'avais un oncle sabo-
j> tier, qui possédait quelques livres et qui me les prô-
» tait. Il me les donna môme tous un jour, quand il vit
» que j'en avais soin et que j'en faisais mon profit.
» J'allais avoir onze ans, et je travaillais déjà depuis
» trois ans, lorsque mon père eut à la main un mal
» 0,'aventure qui le força de quitter son état. Il vint à
» Paris, résolu à se faire couper le bras; mais, par
j> bonheur, on le guérit. Nous étions six enfants à lui
j> demander du j)ain. Il se fit })ortier pour nous en
» donner. En arrivant à Paris, je fus immédiatement
» mis en apprentissage chez un bijoutier. Le métier
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 289
» me convenait assez, mais j'en rêvais un autre.
» J'aurais voulu être peintre. En faisant mes messa-
» ges, je ne pouvais m'empêcher de m' arrêter et de
» m'extasier devant les magasins de tableaux et de gra-
» vures. Vous ne sauriez croire combien Gérard, Gros,
» Bellangé, Horace Vernet m'ont valu de coups.
» A cet âge, avec les quelques pièces de pourboire
» que je recevais de temps en temps en allant livrer
» de l'ouvrage, j'achetais de ces petits livres à six sous
» que l'on voit étalés sur les ponts et sur les murailles.
» C'étaient les abrégés de Robinson, de Télémaque, de
» Paul et Virginie, de la vie du chevalier Bayard sans
» peur et sans reproche! Que cette devise me semblait
» belle 1 Et puis la Lampe merveilleuse, et puis Clau-
» dine, et puis Estelle et Némorin. C'était bien ; mais il
» y avait aussi des histoires de Cartouche et de Maii-
» drin^ et nombre d'autres histoires fort peu édi-
» fiantes, même obscènes, que l'on me vendait sans
» scrupule et que j'achetais sans défiance. On devrait
» mettre au pilori ceux qui font commerce de ce poi-
» son et qui le livrent à de malheureux enfants.
» Ces dangereuses lectures, jointes au séjour de
» l'atelier, aussi mauvais alors qu'aujourd'hui, trou-
» blêrent mon esprit et je faillis me corrompre comme
» bien d'autres que le ciel n'avait pourtant pas faits
» méchants. Mais vint l'époque oii l'on vendait de grands
» ouvrages par livraisons. J'étais ouvrier alors, et je
» souscrivais à tout. Pour cela, je vivais de pain sec
)) une partie de l'année; mais je lisais, et mon pain
» me paraissait délicieux. Ces lectures sérieuses me
» faisaient grand bien et me ramenaient peu à peu à
» ma première nature. Un jour j'ouvris Jean-Jacques
» et je fus tout à fait sauvé.
240 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
» Je pris dès lors la vie et la verlii au sérieux. Plus
» tard j'eus encore quelques accès de doutes et de
> trouble, mais grâce à ces grands modèles de Thu-
j) inanité que nous pouvons invoquer, depuis Marc-
» Aurèle jusqu'à Fénelon , depuis Socrate jusqu'à
» Saint-Vincent-de-Paul, j'ai toujours ramené ma vie
» au bien et au vrai. »
Ce que Gilland m'a confié de sa vie intime et des
atïections de son cœur est aussi pur et aussi bon que
sa vie intellectuelle. J'ai été frappé d'une circonstance
particulière. C'est qu'il a aimé une femme égarée et
qu'il a voulu la réhabiliter par son amour. Ce sentiment
où la passion prend la forme de la charité chrétienne,
et se sanctifie en ])ro})ortion de la dégradation de son
objet, a traversé le cœur de plusieurs hommes de ce
temps-ci, et y a laissé une trace de douloureuse pitié.
Tous n'ont pas eu le bonheur d'arracher au mal la
malheureuse proie de la corruption sociale, mais, du
moins, presque tous ceux qui l'ont tenté sérieusement
étaient, à ma connaissance, des hommes d'élite, soit
par le cœur, soit par l'esprit. Gilland échoua dans sa
généreuse entreprise.
a Je venais, dit-il, d'échapper à la conscription,
s J'étais libre. J'aurais voulu me marier avec cette
9 femme pour la retirer de l'abîme, la sauver d'une
0 vie (le turpitude, car elle ne faisait que de commen-
» cer. Elle était si jeune, si frêle 1 en la regardant, il
> me semblait lire dans son àine le remords et le dé-
» sespoir. Je voulais lui donner mon nom, un nom
D honnête à la place de son nom souillé, la réhabiliter
j» aux yeux des autres et aux siens. Elle était pâle
» Je me disais : C'est son alTreuse position qui la tor-
1) turc, le pain ([u'elle mange est si amerl
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 241
» Mais avant de lui faire connaître mon amour, je
» voulais qu'elle se purifiât par quelque sainte action,
» et voici ce que j'imaginai. Un de mes camarades ve-
» nait de partir soldat; il avait laissé un enfant à une
» pauvre ouvrière qui venait de mourir. Je voulais
» adopter cet enfant pour le donner à la malheureuse
)) que j'aimais d'un amour à la fois chrétien et roma-
» nesque; je voulais qu'elle l'aimât comme son fils,
» afin qu'en lui voyant cet enfant dans les bras, tout
» le monde la respectât, comme je voulais la respecter
» moi-même. Ma mère était ma confidente. Je l'enga-
» geais, en bonne âme qu'elle était, à aller chercher
» l'enfant. Mais elle me fit un doux sermon. Elle me
» dit que celle dont je voulais faire ma compagne ne
» m'aimerait pas, qu'elle ne comprendrait point mon
j> sacrifice, qu'elle m'abandonnerait pour le premier
» débauché qui aurait de l'argent ; que le monde était
9 méchant, que l'enfant me serait reproché comme le
» fruit de mon inconduite. Les mères sont toujours
» un peu égoïstes dans leur tendre prévoyance. La
» mienne parlait le langage de la raison, et pourtant
» elle pleurait en me grondant, et elle pleure encore
j> lorsqu'elle raconte cette folie de ma jeunesse, que
» je ne saurais me reprocher. »
Force fut bien à Gilland d'écouter sa mère, car la
pauvre fille égarée, après avoir hésité entre le vice et
la vertu, se rejeta dans l'ivresse et partit avec un nou-
veau riche.
Après avoir oublié, non sans peine, cette infortunée,
Gilland s'attacha sérieusement à une ouvrière, sa
sœur de condition, sa compagne de labeur.
.... « Si l'on peut donner le nom d'Ange à quel-
» qu'un pour exprimer la beauté, la douceur et l'intel-
14
242 QUESTIONS d'art et de LITTERATURE
» ligence, certes celle-là le méritait. Nous travaillions
» à côté l'un de l'autre, presque dans le même atelier ;
» moi chez le patron, de mon état de serrurier (état
» que j'avais définitivement adopté et que j'aime, quoi-
» qu'il me fatigue beaucoup) ; elle chez la dame comme
;) couturière. Nous nous aimions sans nous le dire et
» plus certains l'un de l'autre que si nous avions
» échangé des serments. Notre amour se manifestait
» par sa réserve même. Cette jeune fille n'avait que
» dix-sept ans. Depuis que je l'aimais, je travaillais
)) comme dix nègres, le jour, à mes serrures, pour me
» faire quelques épargnes et pour acheter un ménage,
j) la nuit, à l'étude de la grammaire que j'apprenais seul
)) et que je n'ai jamais pu mener plus loin que ce que
» vous voyez. Pendant ce temps, la jeune ouvrière
j) travaillait aussi de son côté et avec des motifs sem-
)) blables aux miens. Pauvre enfant ! Elle succomba
» sous la faliguc. Elle devint malade, elle s'affaiblit,
j) elle languit, elle mourut ! Cette mort qui me frap-
» pait au cœur, aurait dû le fermer à jamais aux senti-
» ments tendres ; mais j 'étais né pour vivre de toutes les
» affections et pour souffrir de toutes les douleurs.
1 J*ai souvent entendu dire que les morts s'oublient
D vite. Quant à moi, mon souvenir reste fidèle à ceux
» que j'ai mis dans la tombe. Je voile aux regards in-
» différents le deuil que je porte, mais il y a toujours
j) quelque chose qui les pleure au fond de mon àme.
» Je restai quelque temps sous le coup d'un décou-
D ragement sombre, d'un désespoir qui tenait de l'hé-
» bêtement. Ma famille n'en savait rien. Dieu merci!
» Mes camara<les ne me comprenaient pas, et au lieu
1) de me consoler, ils m'emmenaient boire avec eux;
» mais le vin ne m'était d'aucune ressource, il m'a-
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 243
j) battait davantage et ne m'enivrait pas. J'y renonçai
» résolument, honteux même d'avoir espéré trouver
» l'oubli au cabaret et le courage dans ce délire abru-
» tissant que des poètes ont osé nous vanter comme
)) le premier des biens. Le temps que j'avais passé à
» cet essai ne fut pourtant pas perdu absolument pour
j> moi. J'y observai, j'y pénétrai la nature humaine
j> que je me serais laissé aller à mépriser, à détester
» peut-être, si je n'avais vu que la surface grossière.
» Plus curieux de la vérité, ou plus attentif que la
» plupart de mes compagnons, je les amenais en choi-
jt sissant bien le moment, à s'épancher, à me faire
9 leur confession, à se montrer à moi tels qu'ils
» étaient, et tels que Dieu nous voit tous. Mes expéri-
j> mentations me prouvèrent ceci : que tous les hom-
» mes étaient malheureux ; qu'ils nourrissaient tous,
» soit pour une cause, soit pour une autre, une grande
» tristesse au-dedans d'eux-mêmes ; que l'on découvre
» ce mal jusque chez ceux qui le nient avec le plus
» d'obstination et de prétendue insouciance; que leur
» misère morale dépasse de beaucoup leur misère ma-
» térielle, quelque grande qu'elle soit. Enfin qu'il y
» avait un grand mal au milieu de nous tous, et que
3> ce mal pouvait se soulager, diminuer, disparaître I
» De là au travail de rénovation morale que j'entrepris
» comme fondateur de l'Atelier, il n'y avait plus qu'un
» pas. Au moyen âge, après mes premières décep-
» tiens, je me serais fait religieux indubitablement.
j> Je me serais jeté tout entier dans la vie ascétique.
» En ces temps-ci, j'ai visé sinon plus haut, du moins
j) plus juste. J'ai compris l'utilité de la vie, j'ai eu en
» vue l'apostolat de l'égalité, et j'ai commencé par
» prêcher d'exemple, afin de donner plus de force à
'2ii QUESTIONS d'art et de littérature
n inos enseignements. Je suis devenu sage, sage rela-
» tivement à beaucoup criiommes auxqut-ls je suis à
» môme de me comparer ; mais je suis encore loin
» d'atteindre ce que je voudrais être, car j'ai toujours
» devant les yeux un idéal de perfection sainte, que je
» rùve pour les hommes en le cherchant pour moi. »
Gilland, en effet, consacra ses rares heures de loi-
sir à la prédication fraternelle d'ami à ami, de cœur à
cœur. Il rédigea dans VAtelier quelques articles d'une
touchante moralité et se lia avec l'élite des ouvriers
instruits de Paris*. Il a épousé, ainsi que je l'ai dit, ma-
demoiselle Magu. «La connaissance que j'avais faite du
» vieux poëte à notre village me procura, dit-il, le bon-
)) heur déposséder une compagne intelligente et douce
» telle qu'il m'en fallait une, et telle que bien peu
» de gens peuvent se vanter d'en posséder. Vous con-
» naissez nos amis, notre intérieur. Noti-e ménage est
» tel qu'on pourrait le souhaiter à bien du monde dans
» notre malheureuse société. Mon père et ma mère
» sont encore vivants, Dieu merci. Ils ne gagnen
)) plus rien, et sans nous seraient depuis longtemps à
» l'hùpilal. Ei cela après avoir été les plus honnêtes
» gens et les meilleurs travailleurs du monde. Je
V pourrais vous citer d'eux des traits de probité et de
» désintéressement admirables.
)) J'aurais pu, à une certaine époque, m'établir et
» devenir maître à mon tour. Il m'a été plusieurs fois
» olfert de l'argent pour cela ; mais j'ai voulu rester
» ouvrier. J'ai toujours pensé que l'association éman-
» cipcrait les travailleurs, et qu'elle seule devait être
» soutenue et préconisée. J'y ai fait de grands sacri-
1. Avpr Atrirnl Po^(lip^lie'r •■■ntr.' autr<»s.
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 245
j) tices. Après avoir prêché, j'ai expérimenté. J'ai
» beaucoup perdu pour arriver à des résultats nuls,
D mais je n'en persiste pas moins à rêver et à deman-
j) der l'association, et j'ai la certitude qu'elle prospè-
» rera tôt ou tard. Plus que jamais je veux rester
» ouvrier. Si j'avais dix fois plus de talent et de res-
» sources que je n'en ai, je persisterais, je tiendrais
» d'autant plus à mon idée, afm de prouver à tous les
» vaniteux égoïstes que le travail doit être sanctifié,
» qu'il élève et rend indépendants ceux qui l'aiment,
» et qu'il n'est incompatible avec aucune des positions
» de notre société actuelle. »
Voilà pourtant l'homme que l'esprit de parti et l'a-
veuglement populaire ont qualifié de factieux et d'a-
narchiste , et traité comme tel , dans ces derniers
temps.
Après la révolution de février, Gilland, dont la mo-
ralité et le caractère étaient connus, reçut la mission
délicate d'apporter des paroles de conciliation au sein
des populations de Buzançais,chez lesquelles le récent
événement de la République avait remué de tristes et
sanglants souvenirs. Grâce à l'influence salutaire qu'il
sut exercer, de nouveaux malheurs furent évités, et
lorsque les esprits, éclairés par de sages conseils,
furent calmés, Gilland revint à Paris plus pauvre en-
core qu'il n'en était parti.
Porté à la candidature pour la députation dans le
département de Seine-et-Marne, il échoua avec plus
de vingt mille voix. Il avait été sur le point d'en réu-
nir un plus grand nombre encore, mais là, comme
partout, à la veille du scrutin, la réaction répandit
soudain les bruits les plus absurdes, les calomnies les
phis odieuses : Gilland était un buveur de sang, un
14.
246 QUESTIONS d'art et de littérature
débauché, un mauvais citoyen, un mauvais père, un
mauvais fils ; il battait sa femme, il prêchait le meur-
tre et le pillaj^e, etc. La réaction n'a pa^ fait de grands
frais d'imagination dans ses intrigues électorales, car,
sur tous les points de la France, le même jour, à la
même heure, les mêmes calomnies ont été lancées
contre les républicains. Quant à Gilland, personne ne
poiAait avoir de haine politique contre lui, et ceux qui
s'attachaient à le calomnier ne le connaissaient même
j)as. Mais c'était un homme du peuple, un homme
de progrès, et il ne fallait pas de ces hommes-là.
Gilland était rentré dans son faubourg el gagnait
sa vie tant bien que mal, l'ouvrage n'abondant plus,
lorsque éclatèrent les événements de Juui. Au milieu
de la mêlée, voyant le faubourg envahi, sa maison me-
nacée par les boulets, son rcMe impossible, car il ne
pouvait ni se mêler à l'insurrection qu'il ne compre-
nait même pas, ni marcher contre ses frères égarés,
il prit ses enfants dans ses bras, et, suivi de sa jeune
femme, il sortit de Paris, avec des peines el des dan-
gers extrêmes. Il se rendait à Lizy auprès de son
beau-père, le poète Magu, auquel il voulait conlier
les objets de son affection. Mais à peine arrivé à
Meaux, des groupes de furieux s'élancent sur lui, des
hommes exaspérés par l'horrible malentendu qui, en
ce moment, avait saisi la population de vertige il'un
bout de la France à l'autre, s'écrient : « Le voilà, ce
républicain, ce factieux, cet ennemi de la famille et de
la propriété ! Il fuit, c'est un chef d'insurgés, ce ne
peut être qu'un communiste. » On arrache ses
enfants de ses bras, on l'insulte, on l'aurait tué si la
garde nationale ne fût intervenue et ne l'eût arrêté
pour le sauver. En toute autre circonstance, il eût été
PRÉFACE DES CONTEURS OUVRIERS 247
relâché le lendemain. Mais il n'en fut point ainsi. La
réaction qui sait si bien exploiter les évéaements, ne
lâcha point la proie qui lui tombait sous la main, et
Gilland dut s'estimer heureux d'être gardé cinq mois
en prison sans savoir pourquoi, et de ne pas être
transporté sans jugement. Il supporta cette épreuve
avec une angélique résignation et enfin il passa de-
vant le conseil de guerre qui le renvoya acquitté.
Mais quel dédommagement nos lois donnent-elles à
l'innocent qui a subi les rigueurs de l'arrestation pré-
ventive? Un pauvre ouvrier est arraché à sa famille, à
son travail, sa femme reste sans protection, ses en-
fants peuvent mourir de faim. Au bout d'une demi-
a nnée de captivité, où souvent la santé s'est perdue,
on le met sur le pavé en lui disant : « Allez en paix.
On s'était trompé. »
Gilland a occupé les tristes loisirs de sa prison à
revoir et à compléter une série de contes populaires
qu'il publie aujourd'hui dans le même but d'instruire
et de moraliser le peuple, qui a dirigé toute sa vie :
écrits naïfs et touchants oii se reflètent la clarté dé*son
intelligence, la poésie de ses instincts et la beauté de
son âme. Lisez-les, vous qui aimez, priez et souffrez.
Vous y trouverez de bons conseils, des consolations
fraternelles, et l'amour de l'humanité.
Nobant. février 1849.
XVIII
LA COMÉDIE ITALIENNE
La comédie italienne est, pour ainsi dire, le lien
qui unit notre théâtre moderne au théâtre des anciens.
Elle continue, depuis les premiers temps du moyen
âge jusqu'au milieu du xvni^ siècle, la tradition des
improvisateurs comiques de l'antiquité. Lorsqu'elle
parvient en France, au temps de Louis XIV, à cette
perfection , présage certain de la décadence dans
toutes les formes de l'art, Molière est déjà là pour re-
cueillir son héritage.
La comédie italienne ne se compose point, comme
notre théâtre, de l'ensemble des pièces écrites par les
meilleurs auteurs. Le répertoire du théâtre italien
existe à peine. Le recueil de Gherardi, composé de
pièces écrites au xvm^ siècle, publié au moment où
les meilleurs auteurs n'existaient plus, ne peut donner
qu'une idée très-insuffisante du genre qu'il devait sau-
ver de l'oubli. Ce qui est original dans la comédie ita-
250 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
lienne, ce qui lui appartient et n'appartient qu'à elle,
c'est la création de ces types variés, dont l'esprit, la
vérité, le naturel, ont fait les délices de plusieurs gé-
nérations d'hommes. Aujourd'hui encore leur nom est
dans la bouche de tout le monde, quoiqu'on ignore
leur origine, leur histoire, et même leur caractère vé-
ritable. Qui le premier inventa ces personnages sans
pareils : Polichinelle, Arlequin, Pantalon, Isabelle,
Golombine, le Docteur?... La généalogie de ces noms
illustres est à peine ébauchée. Personne cependant ne
peut contester l'antiquité de leur race. Quelques-uns
d'entre eux sont nés certainement avant le christia-
nisme ; ils ont traversé le moyen âge dans la voiture
du charlatan ou sur les tréteaux des saltimbanques.
On les voit grandir, se perfectionner, se transformer
avec les nations mêmes qu'ils réjouissent de leurs
quolibets et de leurs lazzis.
Le plus ancien de tous, c'est le Polichinelle napo-
litain. Il descend en ligne droite du Maccus de la
Gampanie, ou plutôt c'est le même personnage»
Maccus, en langue oste, signifie la même chose que
Pulcinclla en italien. Le Maccus antique ne figurait
point dans la comédie régulière, mais dans ces espèces
de drames satiritiues fort anciens qui s'appelaient atrl-
laiieSf du nom de la ville iVAtclla, où ils avaient pris
naissance. Une statue de bronze, retrouvée à Home
en 1727, ne peut laisser de doute sur l'identité de
Maccus et de Polichinelle. Le Polichinelle des atel-
Janes porte, comme son descendant, deux énormes
bosses, un nez crochu comme le bec d'un oiseau de
proie, et de grosses chaussures reliées sur le cou-de-
pied, qui ne s'éloignent pas trop de nos sabots mo-
dernes. Il a l'air railleur, sceptique et méchant; deux
LA COMÉDIE ITALIENNE 251
boules d'argent, placées aux coins de ses lèvres, lui
agrandissent la bouche, et donnent à sa physionomie
quelque chose de bas et de faux, expression complè-
tement étrangère à la tigure du Polichinelle moderne.
Cette différence dans l'extérieur des deux personnages
me paraît accuser une différence plus profonde entre
les caractères. L'acteur des anciens devait être quelque
chose de plus bas, de plus haineux que le Polichinelle
moderne : comique surtout par ses difformités, je me
ligure voir de lom une espèce de Thersite populaire
aux prises avec l'oppression de l'esclavage et de la lai-
deur. Polichinelle, c'est déjà la révolte; il est affreux,
mais il est terrible, rigoureux et vindicatif ; il n'y a
ni Dieu ni diablejqui le fasse trembler quand il tient
son gros bâton. A l'aide de cet instrument, qu'il pro-
mène volontiers sur les épaules de son maître et sur
la nuque des officiers publics, il exerce une espèce de
justice sommaire et individuelle, qui venge le faible
des iniquités de la justice officielle. Ce qui me con-
firme dans cette opinion, c'est que, dans les farces na-
politaines, on trouve deux Polichinelles, l'un, bas et
niais, véritable fils de Maccus ; l'autre, hardi, voleur,
batailleur, bohémien, et de création plus moderne.
Les recherches de Ménage et de Louis Riccoboni
ont prouvé que le caractère et le costume d'Arlequin
se retrouvaient également dans la comédie de second
ordre des Romains. On appelait les acteurs chargés
de ce personnage, planîpèdes, parce qu'ils paraissaient
pieds nus sur la scène. Ainsi, l'Arlequin moderne ne
porte que de légers chaussons. — Comme les plani-
pèdes, il a la tète rasée, et son habit n'est qu'un ramas
de guenilles de toutes couleurs. Arlequin est Lom-
bard, de la ville de Bergame. — Jusqu'au xvii° siècle,
252 QUESTIONS d'aht et de littéhature
c'était un paysan balourd, pauvre valet d'un pauvre
maître, obligé, pour se vêtir, de quêter les haillons du
voisinage. Dominique, qui succéda à Trévelin dans ce
rôle, transforma complètement ce personnage. Arle-
quin devint spirituel, fourbe, rusé, grand diseur de
bons mots ; et nous ne l'imaginons pas autrement au-
jourd'hui. — De cette transformation de l'Arlequin
résulta une lacune dans les caractères : le personnage
de niais n'existait plus. C'est alors qu'un certain Su-
reton, gagiste de la comédie, s'avisa d'arranger le
costume du Polichinelle napolitain et d'en faire le
Pierrot moderne, résurrection d'Arlequins ignorants.
Mais ce type, né en France, créé par un Français, a
un caractère national et universel en même temps.
a Pierrot est un villageois railleur à la manière du
])aysan, faisant volontiers la bête, mais assez subtil
dans ses idées, en même temps qu'il est candide dans
ses instincts et dans ses sentiments; Pierrot, le cousin
germain des Gilles, est le contraste récréatif, avec le
jargon des Prccicuscs ridicules et des soubrettes ma-
drées; ce n'est pas un paillasse (pii fait la cabriole,
c'est un grand raisonneur (jui procède par questions
et embarrasse l'esprit des autres sans être embarrassé
dans le sien propre. 11 est logique dans la sphère
étroite de ses i)ensées, et il pousse celte logique jus-
qu'à l'absurde, jusqu'à l'Hupossible. Les objets exté-
rieurs l'étonnent ou le fatiguent. Mais il est artiste à
sa manière, et raisonne du connu à l'inconnu avec
cette liberté d'esprit qui est le fait des enfants et des
âmes rustiques. »
Arloijuin, et Polichinelle lui-même, doivent céder
l'honneur de la priniogcniture à Scapin, modèle pri-
mitif de tous les valets tle Molière, (iclui-ci est l'image
LA COMEDIE ITALIENNE 253
fidèle de l'esclave de la comédie antique. 11 vient en
aide au fils dissolu qui trompe et vole son père; il se
tire des plus mauvais pas à force d'effronterie et de
mensonge. C'est le Dave de la comédie de Plante et
de Térence, emprunté lui-même du théâtre de la
Grèce, dont les Romains ne furent que les imitateurs.
L'étude des divers types de la comédie italienne,
de leurs nombreuses transformations, des idées et
des sentiments qu'ils représentent, serait certaine-
ment la partie la plus intéressante d'une bonne histoire
de la comédie italienne. Mon dessein n'est pas de ten-
ter, pour aujourd'hui, une tâche aussi difficile. J'en ai
dit assez pour faire comprendre au lecteur combien
des caractères qui s'étaient ainsi formés par le travail
lent et sûr d-'une longue suite de générations, devaient
être parfaits, nettement accusés , et quel effet ils
étaient susceptibles de produire quand ils étaient
maniés par de grands acteurs.
Or, fes grands acteurs ne manquaient point à la co-
médie italienne. On sait que, dans les pièces jouées
au théâtre italien, l'auteur n'avait à fournir qu'une in-
trigue, l'ordre dans lequel les scènes devaient se suc-
céder, et l'indication succincte de ce que les person-
nages avaient à se dire. Les acteurs se chargeaient
du reste. On conçoit aisément qu'un pareil système de
composition exigeait d'excellents comédiens et contri-
buait singulièrement au développement de leurs fa-
cultés dramatiques. Quelle verve, quelle connaissance
de la scène, quelle présence d'esprit ne fallait-il pas
pour n'être ni plat, ni exagéré, pour amuser le public
de mots piquants placés à propos, pour s'abandonner
librement à tous les caprices de l'esprit, sans sortir
de la situation, sans nuire au développement de fin-
ir)
:i54 QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
tri^'ue I C'était peu que de se préparer à l'avance :
l'acteur, excité par les rires et les applaudissements
du public, inventait chaque jour des saillies inatten-
dues, qui obligeaient son camarade à trouver sur-le-
champ la répartie. Quand on jette les yeux sur les
plus anciens canevas imprimés de la comédie italienne,
on a peine à comprendre qu'il ait existé des artistes
assez habiles pour improviser le dialogue de scènes
vaguement indiquées en quelques mots. Si l'on pro-
posait aujourd'hui à nos meilleurs comédiens déjouer,
comme les Italiens, le plus mince vaudeville, sans
autre secours qu'un scénario pendu aux murailles du
théâtre, derrière la coulisse, ils n'oseraient aborder
une pareille entreprise.
Faut-il donc croire que tous les acteurs de la co-
médie italienne fussent des hommes prodigieux? Ils
eurent sans doute parmi eux quelques artistes de
génie. Fiorelli, Dominique, Bertinazzi, furent, à n'en
pas douter, des acteurs inimitables. Mais ils ne pos-
sédèrent pas seuls ce don singulier d'improviser tout
un rôle et de le soutenir, sans perdre haleine, pen-
dant plusieurs actes. Leurs caramades, et ceux qui les
avaient précédés, acteurs souvent médiocres et igno-
rants, avaient, sans posséder le môme génie, accom-
pli la même tache. Elle devait donc être moins diffi-
cile qu'elle ne paraît au premier abord. Sans doute,
le genre de la comédie italienne offrait à l'acteur des
ressources tout à fait étrangères aux habitudes du
théâtre moderne. En effet, dans la comédie italienne,
l'intrigue change au gré de l'imagination de l'auteur,
mais les caractères ne varient jamais. Quelle que soit
la partie engagée, Arlecpiin, Tantalon, Ginthio, Isa-
belle, Golombine, Balvurdo, doivent y prendre part.
LA COMÉDIE ITALIENNE 255
Ces types, parfaitemeat dessinés, ont chacun leur cos-
tume, leurs gestes traditionnels, et même leur langue
particulière ; car, jadis en Italie, et même en France,
l'Arlequin parlait le bergamasque, Pantalon le véni-
tien, le Docteur le bolonais, etc.. Le même acteur
représentait constamment le même personnage, et
s'identifiait complètement avec lui. Il léguait à son
successeur les formes de langage, les attitudes, les
lazzis qu'il avait appris de ses devanciers. Chaque
rôle était écrit d'avance, pour ainsi dire ; c'était l'œu-
vre du temps à laquelle les comédiens ajoutaient, de
génération en génération leurs inspirations person-
nelles.
Si Fart de jouer la comédie à l'itaUenne n'était point
un miracle, il demandait néanmoins des talents supé-
rieurs, et la plupart des comédiens français ne les
ont point égalés. Molière, auditeur assidu et admira-
teur fidèle de Scaramouche, s'était formé à l'école des
improvisateurs italiens. Un siècle plus tard, la comé-
die italienne, à son déclin, excitait encore l'enthou-
siasme des hommes^ de Grimm, le critique ofiiciel des
princes d'Allemagne : « Si vous voulez savoir quels
sont les meilleurs acteurs de Paris, je ne mommerai
ni le Kain, ni mademoiselle Clairon ; mais je vous
enverrai voir Camille, et l'acteur qui joue ordinaire-
ment le rôle de Pantalon, et vous direz : « Voilà des
» acteurs I »
La comédie improvisée formait de grands comé-
diens; elle développait de plus, dans les auteurs, cer-
taines qualités importantes, quoique secondaires,
de la composition dramatique. Comme des caractères
donnés à l'avance laissaient peu de ressources aux
hommes de génie qui auraient pu en créer de nou-
256 QUESTIONS d'art et de littérature
veaux, les écrivains tournèrent toutes leurs facultés
vers ce côté de l'art qui consiste à inventer des évé-
nements, à multiplier les situations, à les trouver
fortes et intéressantes. Aussi plusieurs scénarios ita-
liens sont-ils des modèles dans ce genre.
Lorsque la comédie régulière et la tragédie clas-
sique eurent pris possession de notre scène, on apprit
à dédaigner le mérite de ces canevas et le talent des
acteurs qui les faisaient valoir. Aujourd'hui que l'en-
gouement pour les classiques est banni de toutes les
têtes, on croit encore au jugement du dix-septième
siècle sur les pièces de théâtre où l'on avait osé man-
quer à la règle des trois unités. Bon nombre de gens
s'imaginent que les comédies italiennes n'étaient que
des farces de baladins, des parents dont le goût épuré
de notre âge ne pourrait supporter le spectacle. C'est
une erreur, que la lecture attentive de quelques scé-
narios italiens suflirait à dissiper ; la plupart de nos
vaudevilles ne valent pas les bonnes pièces de la
comédie italienne. Bien souvent ils n'en diffèrent que
par les noms des personnages, empruntés de la vie
contemporaine. Comme dans les comédies italiennes,
leur principal mérite consiste dans la manière dont
ils sont intrigués. Si nous avions des auteurs capables
de l'impromptu, j'imagine que ces pièces ne perdraient
rien à être livrées en scénarios aux comédiens, et que
le public prendrait encore plaisir aux vivacités impré-
vues d'un dialogue improvisé.
Juin 1852.
•XIX
BOUQUETS DE MARGUERITES
PAR
CHARLES PONGY
Séduit par les lieds de Goethe, Charles Poney, après
en avoir traduit et imité quelques-uns, a laissé courir
sa fantaisie dans ce livre. Il a composé une série de
pièces qu'on peut, qu'on doit hre, comme un poëme
complet. C'est une heureuse idée qu'il a eue de ratta-
cher ainsi chaque perle au collier, et c'est grâce à ce
procédé qu'on peut lire son volume sans interruption
et sans fatigue, comme on lit un beau roman de cœur.
En général, quelque belles que soient les pièces
d'un recueil de poésies, l'absence de lien entre elles
produit une lassitude étrange. On n'a pas plus tôt pris
goût à un sujet qu'il faut passer à un autre. Et il en
coûte d'entrer ainsi à chaque page dans un nouveau
point de vue pour les yeux, l'esprit ou l'imagination.
C'est peut-être ce qui explique la défaveur où est tom-
258 QUESTIONS d'art et de littérature
bée la poésie proprement dite dans la consommation
publicpje. Ces élans isolés, cette prodipralité descrip-
tive, ces rêveries vagues que chacun s'est cru en droit
de rimer, sont devenus à la longue ou monotones, ou
chatoyants à l'excès.
L'esprit positif du moment veut que la pensée se
fixe et s'individualise. On a tant écrit, on a tant lu
d'œuvres où la forme l'emporte sur le fond, qu'on en
est fort rassasié. La forme a gagné à cet abus. Elle
s'est répandue, elle est devenue accessible à un très-
grand nombre d'adeptes. Il faut en savoir gré aux maî-
tres, car c'est là un progrès réel. Mais enfin, nous
avons tous bu comme des éponges à ces sources abon-
\i dantes, et voilà que nous n'avons plus soif.
\ Pourquoi s'est-on moins lassé du roman et du théâ-
tre, malgré l'abus qu'on a fait aussi de cette denrée ?
C'est que, bon ou mauvais, le roman, dans les livres
ou sur la scène, est une histoire de l'homme. Impos-
sible ou vraisemblable, intéressant ou révoltant, c'est
quelque chose qui veut ressembler ou qui ressemble
à sa vie, et chacun de nous lit cela, un peu comme les
j malades qui cherchent l'analyse et la description de
leurs maux réels ou imaginaires dans les livres de
nJ médecine.
^ Le poëte purement lyrique est un type trop isolé et
souvent insaisissable. Ce n'est plus personne, parce
que c'est trop tout le monde. Il admire le ciel, les
fleurs, les étoiles ; nous pouvons tous en faire autant.
Il les chante parfois mieux que nous ne saurions les
chanter; soiti Mais nous avons tous, à tort ou à rai-
son, la prétention de sentir les beautés de la nature,
et cette faculté, si répandue, ne nous semble plus
constituer une puissance particulière suffisante pour
BOUQUETS DE MARGUERITES 259
exciter notre curiosité blasée, pour éveiller notre sym-
pathie avare ou paresseuse.
Qui donc lirait aujourd'hui, avec le respect et l'in-
térêt qu'elles méritent, les Méditations^ les Harmo-
nies, les Odes et Ballades^ toutes ces belles choses qui
nous ont passionnés hier, si elles nous apparaissaient
pour la première fois après les innombrables imita-
tions de l'école? Sans doute, les lettrés y reconnaî-
traient la main des maîtres ; mais le public, hélas I ne
voudrait peut-être pas savoir que cela existe. II dirait
brutalement au volume : « Description, que me veux-
tu? Rêverie, oii veux-tu que je prenne le temps de te
suivre ? Extase, où veux-tu que je trouve l'état de
rame oij je peux te ressentir ? Méditation, sur quels
sujets prétends-tu que je m'absorbe? » Pauvre public
que nous sommes, nous vivons trop, nous n'avons
plus le loisir d'exister!
Et les poètes, les maîtres eux-mêmes, pourraient-
ils recommencer leur phase de pur lyrisme? Non! ils
sont hommes comme n.ouS;, ils vivent, ils s'agitent,
ils souffrent ou réfléchissent, ils ne rêvent plus. C'est
ce qui est arrivé à Charles Poney. A son insu peut-
être, et sans grande préméditation, il a fait, d'un re-
cueil de poésies détachées, une histoire individuelle.
Une passion a dominé son caprice. Elle a commencé
avec l'œuvre par un sentiment vif, jeune et riant. Elle
est devenue une ivresse, puis elle s'est faite violente,
douloureuse, désespérée. Chaque phase de cette pas-
sion est devenue un chant du poëme, un chapitre du
roman, un acte du drame. Fiction de poète, ou dou-
leur d'homme, peu importe : le cri de l'âme s'est
exhalé, et le volume de vers, c'est l'histoire saisis-
sante d'un cœur brisé.
260 QUESTIONS d'art ET UE LITTÉRATURE
J'ai dit un roman et un drame. C'est plutôt un
drame ; un drame à deux personnages, rendu par un
monologue ardent, passionné, hardi dans le délire du
bonheur et de la colère, souvent admirable, toujours
vrai, et tout à fait déchirant à la fm. En un mot, et
c'est une chose rare, on est ému jusqu'au fond des
entrailles en fermant ce livre au titre modeste et quel-
que peu sournois,, et on songe moins à dire : « Voilà
de beaux vers, » qu'à s'écrier : « Voilà une terrible
passion! »
Il faudrait en faire l'analyse; mais c'est froid, une
analyse en prose. C'est impuissant à communiquer
l'émotion que, cette fois, la forme sait tirer du sujet.
J'aime mieux en indiquera la hâte le résumé, en pre-
nant quelques vers un peu partout et comme au ha-
sard, mais en suivant, dans l'ordre des divers mor-
ceaux, la progression de la passion sentie. On se fera
au moins une idée de cette manière nouvelle, qui est
un immense progrès dans le talent de Poney, et je
crois que le meilleur éloge à lui donner n'est pas tant
d'approuver que de j)rouver.
Dans la première partie :
Qu'as-tu, mon pauvre cœur? Quoi donc t'oppresse ainsi l
Quelle vie étrange et nouvelle!
Pourquoi tant de langrueur, de trouble et de souci?
Quoi ! l'avoir vue à peine et te rendre à merci,
Esclave d'un amour avant qu'il se révèle!
Enfant, quand sous mon toit je io dis de me suivre.
Tu réponds qu'il te faut la liberté pour vivre!
BOUQUETS DE MARGUERITES 261
Comme la fleur des bois que mon jardin abrite,
Sous mon toit, sur mon sein, fleuris, ô Marguerite l
Comme elle, à mes baisers, fleurira ta beauté.
Viens, le cœur vit d'amour plus que de liberté !
Maintenant nous avons du bonheur jusqu'à l'aube,
Jusqu'à l'heure où le jour à tes yeux me dérobe,
Et que le long des murs je fuis comme un voleur.
... Vous rêviez d'amour lorsque je vous vis;
Alors vos beaux yeux dont l'éclat m'inspire.
Levés sur les miens, semblèrent me dire :
« Suis-moi, mon poëte, » et je vous suivis.
Depuis ce beau jour, enfant, je vous aime
Autant qu'ici-bas cœur peut aimer.
0 muses 1 vous m'avez fait un destin bien doux
J'ai des ailes aux pieds, la vie en moi palpite!
Dans la deuxième partie :
Ohî si je la perdais, l'ange de mes tendresses!
Dont le sourire d'or éclaire tout en moi !
Quelque heureux que je sois, toujours à mes ivresses
Se mêle cet effroi î
0 dieux, qui savez tout! si l'amour qui m'engage
Doit être un jour trahi
Oh! oui, je le déplore; oui, j'ai mal fait sans doute
D'écrire un jour plus tôt que vous ne l'attendiez ;
15.
262 QUESTIONS d'art et de littérature
Ma le'tre impatiente a dévoré la route,
Ainsi que l'eussent fait et mon cœur et mes pieds!
Vosdoijis crispés l'ont mise en lambeaux sans la lire
C'est moi, moi tout entier qu'ainsi vous déchiriez.
Puis, votre cœur injuste, hélas! jusqu'au délire,
M'a maudit!,.. Qui m'eût dit que vous me maudiriez!
Maudissez-moi toujours, je vous ai trop aimée.
Et mes pleurs en font foi ! Vous m'en punissez bien
Mais toute la rigueur dont vous êtes armée
Prouvera votre tort encor plus que le mien.
Vous le voulez! adieu! vous n'avez plus d'amant.
Hélas! c'est donc bien doux de trahir un serment?
Si quelque amour nouveau vers d'autres bras m'entraîne,
Je veux qu'on puisse dire, en voyant cette chaîne :
Ce cœur, qu'on croyait libre, appartient à quelqu'un!
Arrière, arrière, amour, désir inassouvi,
Songe-creux dévorant, bulle qu'un souffle crève.
Mon cœur, que tu brisas, t'oublie enfin. . . .
Qu'as-tu donc fait pour être ainsi repoussé d'elle,
O mon naïf et noble amour?
Il n'est plus (lo retour possible vers cette ange I
Du haut de mon rêv<< enehant^^,
.Te suis tombé mourant dans les plenrs et la fange.
Mais Dieu, que j'oubliais, m'en retire et m'en venge.
Elle a brisé mon cœur : il brise sa beauté.
BOUQUETS DÉ MARGUERITES 263
Vainement sa prière invoque le Dieu juste,
Dieu n'exauce pas les ingrats.
n a mis, comme im ver dans le cœur de l'arbuste,
Le remords dans son sein, et mon amour robuste
Contre son désespoir ne lui tend plus les bras.
Te voilà laide enfin, laide, ô ma bien-aimée,
Autant que je suis triste, autant que je suis lasî
Oh ! cet amour sans fin dont je brûle pour elle.
Ne pouvez-vous, Seigneur, de mon cœur l'arracher?
Oubliez donc, Seigneur, que j'allais la maudire;
N'exaucez pas mon vœu, laissez-moi mon tourment.
Je n'ai de goût à rien. Je ne vis que d'amour.
Oh! dans mon sein brisé, qui le chante ou le pleure,
Que ne peut-il mourir avant que je ne nieure.
Ce poëme éternel, ce poëme d'un jour !
Ainsi, l'aimer sans fin, voilà ma destinée ;
Il faut à mes poumons l'air qu'elle a respiré.
Quand je ne la vois pas, le soir, tout éploré,
Je dis comme Titus : J'ai perdu ma journée !
0 ma jeunesse en fleur, effeuillée en ses bras!
Oh ! ses baisers que m'ont volé de plus habiles !
Et vous, âpres soucis, désespoirs immobiles.
D'où vient qu'aussi le temps ne vous emporte pas!
Idéal, idéal ! homicide chimère !
Dans la foule pour toi j'ai toujours vécu seul;
Seul comme je l'étais dans le sein de ma mère,
Comme je le serai bientôt dans un linceul.
264 QUESTIONS d'art et de littérature
— Ton secret, je l'ai su, sans doute avant de naître,
Mais jamais dans un homme il ne s'est incarné.
Si ce n'est qu'au tombeau que je dois te connaître,
Idéal, idéal, pourquoi donc suis-je né?
Quel oiseau de malheur plane ainsi sur nos tètes?
Quel vent effeuille, ô Dieu l les roses de nos fét€S?
Pourquoi tant de sueurs, pourquoi tant de misères?
Tant d'affreux désespoirs, tant d'immondes ulcères,
Tant de pervers instincts, et tant d'affliction?
Pourquoi le mal, enfin? dans ton œuvre immortelle.
En est-ce ainsi partout? ou la terre n'est-elle
Rien que l'arrière-faix de la création?
Comment l'aimerons-nous, puisqu'il faut qu'à chaque heure.
Nous pleurions sur quelqu'un, ou que sur nous on pleure?
Qui de nous, désormais, la truelle à la main.
Viendra pour l'avenir bâtir sur cette argile.
Si le sol sous nos pieds est toujours plus fragile,
Si l'œuvre et l'ouvrier n'ont pas de lendemain?
Sa victoire sur moi fut complète, absolue,
Tout ce qui n'était pas elle fut oublié;
Et dès que mon amour pour reine l'eut élue,
Mon sort, docile esclave, à son sort fut lié.
A ses divins baisers je suspendis mes lè\Te8;
Mais je ne croyais pas qu'une telle liqueur
Put allumer en moi de si terribles fièvres
Ni que ce feu si doux piit consumer mon cœur.
Un jour, tout cet amour, en ime étrange haine
S'est transforme : pourquoi?
Non, non! ce n'est pas moit j'en atteste mes larmes f
Mou dégoût Uâ la vie et mou louj; dobespoir,
BOUQUETS DE MARGUERITES 265
Le culte douloureux que je voue à ses charmes,
Et le trouble mortel que j'éprouve à la voir.
J'ai vainement cherché le mot de ce mystère;
Mon cœur n'a rien trouvé qu'il dût se reprocher.
Oh! cet affreux néant des choses de la terre
Prouve bien qu'à Dieu seul l'homme doit s'attacher!
Poëte malgré moi, je sais qu'à ses merveilles
Je ne puis pas fermer mes yeux et mes oreilles,
Que cet adieu n'est pas absolu; mais je sens
Qu'elles n'ont plus pour moi des attraits si puissants,
Et qu'il faut qu'à mon cœur un cœur aimé réponde,
Pour qu'il s'enthousiasme au spectacle du monde.
L'homme seul ne vit pas t Dans son isolement
Comme dans un cachot il s'éteint lentement.
Si robuste qu'on soit, la solitude tue,
Et la création n'est plus qu'une statue.
Qu'en froid admirateur nous allons visiter,
Mais que notre cœur mort ne sent plus palpiter.
J'accomplis à cette heure un sacrifice immense.
Il le fauti Cette lutte engendrait la démence!...
Si mon amour s'était en haine transformé,
J'aurais beaucoup haï, car j'ai beaucoup aimél
J'ai préféré toujours vous aimer, ô mon angel
Mais en moi cet amour se modifie et change :
Dieu l'apaise et l'empreint d'une chaste douceur;
Vous étiez mon amante, et vous serez ma sœur.
Il est bien difficile que de si courts fragments com-
muniquent l'émotion du livre. Ils donnent pourtant
ridée du fond et de la forme. Disciple des lyriques
modernes, Poney s'est assimilé les qualités et les dé*
266 QUESTIONS d'art et de littérature
fauts de cette brillante école dans la première phase
de son talent ; mais chacune de ses publications at-
teste un combat contre lui-même.
Porté à l'abus des images et au clinquant de la
forme, chaque pas de sa muse a été une victoire dis-
putée à la fantaisie par la volonté du vrai et l'amour
du beau. Son horizon rétrospectif s'est agrandi, et il
nous paraît certain que, dans ces derniers temps, sans
déserter le culte des romantiques, il a compris mieux
qu'il n'avait encore fait les richesses du passé. Peut-
être a-t-il relu le doux Pétrarque avec attendrisse-
ment ; peut-être a-t-il médité avec effroi et douleur sur
l'amour du misanthrope Alceste ; peut-être s'est-il
senti grandir et brûler en s'essayant à traduire les
chants de la jeunesse de Goethe; peut-être encore
n'a-t-il rien fait de tout cela ; peut-être a-t-il tout sim-
plement ressenti les douleurs qu'il exprime. Mais alors
nos grands classiques d'autrefois sont donc bien vrais,
puisque l'émotion \Taie donne à la couleur des vers
que j'ai cités un air de vague parenté avec leur ma-
nière, qu'on ne s'attendait certes pas à trouver dans
celle du romantique et méridional Poney.
Il n'est pas besoin de rappclordésormais que Poney
est né ouvrier ; qu'il a été privé d'éducation première ;
qu'il n'a appris qu'à manier la truelle, et qu'il a tout
deviné, tout découvert, tout inventé dans sa propre
poésie avant de savoir lire, c'est-cà-dire juger, compa-
rer et apprécier. Aujourd'hui, c'est un lettré qui n'a
plus besoin d'excuses et qui ne s'abrite plus derrière
son titre de maçon pour réclamer l'indulgence.
On peut être sévère avec lui. Il connaît et manie la
langue comme n'importe quel ciseleur littéraire. C'est
tout au plus s'il aurait le droit, en abordant le public
BOUQUETS DE MARGUERITES 267
parisien, de demander grâce pour cet accent de la
Méditerranée qui laisse parfois son empreinte sur
quelques rimes plus fidèles pour l'œil que pour l'o-
reille. Parfois aussi la musique de ses chants paraît
un peu dure, un peu ronflante, et la recherche des
images sent le voisinage de l'Italie, la terre du con-
cetto.
Défauts et qualités, tout a son cachet et sa valeur
dans ce talent vigoureux et jeune qui a devant lui,
nous le croyons, un grand avenir. Cette voix restera
sur les rivages du Midi comme un écho des brises et
des tempêtes d'une mer à la fois riante et fougueuse.
Que ses compatriotes soient fiers de l'entendre, car
Poney eût marché plus vite comme renommée au
centre des arts et du mouvement des idées ; mais son
âme eût peut-être perdu de son énergie et de sa sim-
plicité ; et pour être laborieux, son essor ne sera que
plus vaste. /
Un travail manuel, âpre et absorbant, a retardé sans
doute les progrès de son art. Un peu plus de doux
loisir lui était dû par la providence humaine, mais il
vaincra tout avec l'aide de Dieu, avec ou sans celle
des hommes. Il est de la vraie race des poètes, dont
le destin est de grandir dans la souffrance.
Nûhant, 29 décembre 1854.
XX
PRÉFACE DE:
LE MONDE DES PAPILLONS
MAURICE SAND
Ce petit ouvrage est, en résumé, sous forme de
conversation et, sous prétexte de promenade, un ma-
nuel et un index, au moyen duquel on peut entrer, en
deux heures de lecture, dans le plus joli des mondes
animés, le monde des papillons, oii l'auteur prétend
avoir été initié, en deux jours, à tous les mystères.
La chose est possible si l'on a beaucoup de mémoire,
et l'auteur prétend encore que la mémoire vient
comme d'elle-même avec le goût que l'on prend pour
une étude.
L'auteur, épris de cette spécialité, a voulu en faci-
liter l'accès à quiconque en sentirait le goût. Cela est
naturel.
On ne lit pas les méthodes : on les étudie et on les
consulte. En général, les ouvrages spéciaux ne se
270 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
recommandent à la généralité des lecteurs que par les
chapitres qui en résument l'aperçu général.
D'excellents ouvrages ont été publiés sur le monde
des lépidoptères; mais, entre ceux qui remplissent
d'études assidues plusieurs années de la vie des ama-
teurs sérieux, et ceux qui amusent les enfants pendant
une saison de vacances, il y a un vide. L'auteur l'a senti
en le traversant. Il Ta rempli pour son usage propre et
par sa propre expérience, comme il a pu, et, après en
être sorti, il a voulu le combler, dit-il, par un de ces
ouvrages faciles et courts, que non-seulement tout le
monde peut comprendre, mais que tout le monde peut
se procurer.
En effet, le goût des papillons exige une certaine
aisance et beaucoup de loisirs. Les livres à gravures
coloriées sont d'un prix élevé, les livres sans gravu-
res ne suffisent pas. Les papillons desséchés et pré-
parés qui peuvent servir de types, sont une denrée
plus chère que ne se l'imaginent les gens frivoles
(ainsi parlent les amateurs), qui ne les connaissent
que pour les avoir vus voler dans les jardins.
Il est rare qu'un jeune homme occupé à faire son
éducation, ait le temps de suivre une étude si minu-
tieuse, si étendue, et qui ne peut être intéressante
qu'à la campagne. Il est rare qu'un petit propriétaire
assujetti à la vie des champs, ait le superflu sans lequel
on ne peut se procurer des ouvrages de six ou huit
cents francs.
L'entomologie, et même cette simple branche, l'é-
tude des papillons, est donc une science à l'usage des
riches: ou bien elle doit absorber une partie de la vie
d'un homme spécialement consacré aux sciences et
vivant des sciences.
LE MONDE DES PAPILLONS 271
Voilà pourquoi ce vaste monde de petites merveilles
est fermé à la plupart des personnes qui en goûte-
raient volontiers l'amusement et l'intérêt , et qui
s'étonnent naïvement, quand on leur montre une
cinquantaine de sujets dans un cadre, en leur disant
que ce n'est peut-être pas la cent-millième partie de
ceux qu'elles n'ont jamais vus, bien qu'ils vivent dans
l'air qu'elles respirent à toute heure.
Tout le monde connaît une vingtaine de types, les
plus apparents, les plus répandus aux heures du jour
où Ton se promène. On apprend aux enfants à les
connaître sous leurs noms vulgaires, car on se sou-
vient vaguement d'avoir été initié de même^ et on
pense que cela suffit à quiconque ne se destine pas
aux études naturelles.
Eh bien I cela ne suffit pas. Sans devenir ni chas-
seur, ni préparateur, ni collectionneur de papillons,
il serait bon d'avoir une notion générale et précise de
cette branche de l'histoire naturelle, comme on l'a des
animaux, plus apparents dans la création, comme on
devrait l'avoir de toutes les classes d'êtres qui compo-
sent la faune environnante.
Un ouvrage qui, sans prétendre à révéler des se-
crets nouveaux, ni même à établir une méthode nou-
velle, tend, sous forme facile et enjouée, à initier tout
le monde à toute l'existence d'un genre, peut donc
avoir son utilité, comme il a son intérêt très-réel pour
les amants de la nature, qu'ils le soient au point de
vue de l'observation, de l'art ou de la poésie.
Mais à quoi bon, disent certains poètes, savoir tous
ces noms barbares, qui dépoétisent la nature et qui
mettent l'observation, chose froide et têtue, à la place
de la contemplation, chose vive et mobile ?
272 QUESTIONS d'art et de littérature
C'est là un raisonnement de paresseux, que j*ai fait
souvent pour mon compte. J'ai passé ma jeunesse à
me révolter contre les noms grecs et latins, et pour
n'avoir pas voulu donner, de temps en temps, cinq
minutes d'attention au sens de ces noms tirés des lan-
gues mortes devenues langues universelles, et par là
indispensables à la science, j'ai laissé s'atrophier en
moi le sens de la mémoire, si utile, si nécessaire, si
agréable dans l'examen de la nature.
Beaucoup de lecteurs à qui je m'adresse sont tombés
par leur faute dans la même infirmité. Aussi, disent-
ils, après avoir dit comme moi : à quoi bon les noms?
— à quoi bon les classifications f
C'est là où nous sommes tous vraiment très-coupa-
bles et très-ingrats envers le divin auteur des choses ;
car sans croire qu'il les ait faites absolument pour nous,
nous devrions sentir qu'en nous donnant la faculté de
comprendre la richesse et la beauté de son œuvre, il
nous a fait un très-beau présent; etc*est toujours être
ingrat et mal appris que de laisser dans un coin, sans
y regarder jamais, une magnifique chose qui nous a
été magniilquement donnée.
Donc il faut connaître la création, et comme nous
n'avons pas les yeux de Dieu pour la voir d'emblée à
à la fois dans son ensemble et dans son détail, nous
sommes obligés pour la comprendre, de procéder par
la synthèse et par l'analyse séparément ; par consé-
quent nous sommes forcés de diviser et de classer
sans cesse, sous peine de marcher à talons et de
perdre notre vie entière en de stériles recherches.
La magniiicence de la création consiste dans sa sa-
gesse, dans l'unité de son plan et dans la variété de
ses combinaisons. Ces combinaisons ingénieuses, ad-
LE MONDE DES PAPILLONS 273
mirables de beauté ou de fécondité, nous échappent si
nous ne voyons qu'un petit nombre de types et si nous
ignorons combien d'autres types s'enchaînent et se
rattachent à ceux-là, en s'enchaînant à d'autres types
encore, sans interruption, sans défaillance dans le gé-
nie inventif qui a présidé aux lois de la vie.
Vous ne comprenez donc Dieu, autant qu'il est
donné à l'homme de le comprendre, qu'à la condition
de laisser en vous le moins de lacunes possible dans
la connaissance du monde que vous habitez. C'est par
cette connaissance approfondie , c'est tout au moins
par une compréhension nette de cette connaissance
acquise à la science, que, pouvant procéder avec lo-
gique du connu à l'inconnu, vous arriverez à vous
faire une idée douce, consolante et sage des mondes
qui peuplent cet univers dont l'immensité vous écrase
et dont le mutisme vous épouvante.
Pour monter, non pas jusqu'au sublime architecte,
mais du moins vers le foyer de sa pensée oii le pro-
grès (sa loi d'amour), nous attire sans cesse, il nous
faut graviter le long des spirales de l'infini. La science
est une rampe qui nous préserve du vertige, et ses clas-
sifications sont autant de paliers commodes oii nous
pouvons reprendre haleine avant de monter plus haut.
Telle est, si nous l'avons bien comprise, la pensée
du petit livre que nous avons sous les yeux, et, pour en
suivre l'esprit en vulgarisant notre propre pensée, nous
dirons, en d'autres termes, à l'artiste et au poète que
les nomenclatures et les dénominations épouvantent :
— Vous êtes les amants romanesques, les cheva-
liers errants de la nature. C'est là une belle mission,
et je conviens avec vous que l'étude scientifique de la
nature est une sorte de dissection que les artistes doi-
274 QtJESTiONS d'art et de littérature
vent éviter de présenter à nos regards. Mais faites at-
tention que notre procédé consiste dans un choix et
dans une combinaison d'objets, d'images, d'émotions
à votre usage, et que plus vous enrichirez le fond de
votre examen positif, plus il vous sera facile d'y pui-
ser à coup sûr, avec discernement, avec ampleur,
avec goût.
C'est ainsi que les peintres sérieux apprennent l'a-
natomie du corps humain, non pour en rendre servile-
ment, hors de propos, toute la musculature, mais
pour en accuser les principales beautés, et môme pour
faire sentir, sous les plis qui les revêtent, la grâce et
la logique des mouvements. Plus vous ferez l'anato-
mie de la nature, plus vous aimerez les œuvres du
créateur. Et même, en poursuivant cette analyse dans
ses moindres détails, loin de vous sentir rebuté du
champ immense déroulé sous vos yeux, vous trouve-
rez chaque jour plus d'attrait et moins de fatigue à le
parcourir. Vous vous apercevrez vile que plus on y
découvre de richesses, mieux on apprécie chaque
pierre précieuse de ce trésor. Vous reconnaîtrez
même qu'avant de voir, et qu'avant d'avoir examiné,
au moyen de la classification, les espèces et les va-
riétés d'individus, vous n'aviez qu'une vue confuse
des différences de formes et de nuances qui caracté-
risent chaque genre de beauté.
Donc le i)oële et l'artiste ne peuvent que gagner
dans les études naturelles, et les lois de la vie sont
tellement harmonieuses dans leur enchaînement, que,
pour bien comprendre l'énigme do la vie humaine, il
faut comprendre celle du moindre atome admis au
privilège de la vie.
Nohant, 29 décembre liv>4.
LE MONDE DES PAPILLONS 275
A MAURICE SAND »
Mon cher fils,
Je viens de recevoir pour toi, de notre ami Edmond
Plauchut, un magnifique envoi de papillons des îles
Philippines.
Autrefois, quand tu étais le disciple de M. Desparelles^
tu craignais de nager en pleine mer et de te lancer
dans l'étude des exotiques. Depuis que lu en as pris
toi-même et que tu as recueilli des larves et des
chrysalides dans les forêts vierges de l'Amérique,
tu apprécies davantage cette faune éblouissante
des régions privilégiées ; et moi, en attendant que
tu viennes nommer et classer ces nouveaux arri-
vants, j'admire et je compare tout ce merveilleux
petit monde. Gela donne bien à penser sur ce
profond et sublime mystère que tu appelais le rôle
du luxe dans la création. Pourquoi en effet cette pro-
digalité inouïe, presque folle de la nature dans les
plus minutieux détails? Je regarde dans tes collec-
tions une Cincide du Brésil, un Yponomente, jecrois?
et je découvre, à la loupe, au bas de sa courte jupe
plumeuse, une bordure d'anneaux d'or rouge enca-
drés de noir. Au reste, nos micros indigènes ont aussi
de ces coquetteries insensées, presque invisibles à
l'œil nu, tu me l'as fait remarquer souvent. Ce que
1. Cette lettre a paru aussi en 18G7 dans : Le Monde des pa-
pillons, 1 volume in-4», par Maurice Sand.
276 QUESTIONS d'art et de littérature
tu ne me diras pas, mon cher enfant, c'est le pourquoi
de cette ostentation d'ornements cliez des êtres dont
l'utilité ne nous est pas encore bien démontrée, puis-
que plus d'une espèce, parmi ces infiniments petits,
est même très-nuisible à l'emménagement de l'homme
sur la planète. L'homme veut faire des provisions,
la mite et la teigne en font leur profit. L'homme ne
peut atteindre ces misérables ennemis qui le dépouil-
lent ; et quand, armé du microscope, il en saisit quel-
ques-uns, le voilà forcé de s'extasier sur l'armure de
parade de ces ravageurs liliputiens. Si la mite de nos
armoires et l'alucite de nos blés n'ont pas été créés,
comme il semble bien, pour le plus grand avantage
de nos denrées, la nature proteste donc contre le roi
de la création, et, rieuse et fantasque jetant à pleines
mains sur ces nuisibles micros l'or et les pierreries,
elle s'est donc plu à leur dire : «Vous serez beaux, bien
faits, admirablement organisés et habillés, par-dessus
le marché, des tissus les plus précieux! Gela sera
parce que tel est mon caprice de vous élever, par le
vol et par la beauté, au-dessus du bipède sans ailes,
sans plumes et sans écailles, qui prétend avoir acca-
paré mes prédilections et mes faveurs.
N'allons pas plus loin, nous n'en sortirons pas,
nous qui adorons quand même une providence et con-
tentons-nous de dire que le beau est un mystère dont
la raison d'être échappe à toute investigation. C'est
évidemment quelque chose de tout-puissant et de sa-
cré, et l'homme, le roi des destructeurs au bout du
compte, ne peut empêcher l'éternelle reproduction de
cet élément superflu, mais probablement nécessaire,
de l'équilibre universel.
Encore, si nous pouvions savoir comment se pro-
LE MONDE DES PAPILLONS 277
duit le beau dans la nature ? Mais là nos questions
restent également sans réponses. La Chimie aura
beau constater en quoi c'est fait, comme disent les
enfants, jamais elle ne saisira le mode des mysté-
rieuses opérations qui désagrègent ceci ou cela, pour
le réagréger et le transformer à d'autres fins. Com-
ment les Morpho, ces lépidoptères métalliques de la
Nouvelle-Grenade, qui volent sur les mines de cuivre,
prennent-ils l'éclat et les reflets chatoyants de l'azu-
rite et des diverses combinaisons de couleur que le
minerai cache au sein de la terre? Tu as fait une
étude de ces affinités frappantes ou plutôt de ces réac-
tions du milieu de l'être qui s'y produit. Me diras-tu
comment le métal semble transmuer ses oxydes aisés
en tissus squalleux, en laque gommeuse, en plumes
imperceptibles, pour dorer en vert, en bleu, en rouge,
enjaune, en orange, en violetétincelant, la chrysalide,
la chenille, et la robe de ces incomparables papillons?
Tu dis que les Indiens ne s'en cassent pas la tête et
qu'ils supposent tout bonnement que c'est le vert-de-
gris qui les colore de la sorte. Mais moi, je crois qu'ils
ont raison, ces bons sauvages, et que la nature tire
tous ses matériaux de travail du même alambic. Seu-
lement, comment s'y prend-elle? Comment, dans les
froides régions où elle n'a plus le concours d'un gé-
néreux soleil pour faire pleuvoir diamants et rubis
sur ses créatures, compose-t-elle, avec les purs reflets
de la neige, les sombres couleurs des lichens et les
satins des écorces, ces douces harmonies des espèces
boréales?
Pourquoi Pantherode pardalaria, si bien nommée,
offre-t-elle l'image frappante de la robe de la pan-
thère ?
278 QUESTIONS d'art et de littérature
Pourquoi la CallUhca Leprieuri, du lleuve des
Amazones, est-elle un résumé de toutes les nuances
du vert disposées en ondes, comme les reflets empor-
tés et brouillés par les Ilots rapides ?
Pourquoi ces Ilcliconiens à ailes de gaze complète-
ment diaphanes, VlJetcraplera par exemple, avec
ces formes élégantes qui semblent chercher Tinima-
térialité ?
Pourquoi ces Lcpt oc ire us à ailes transparentes aussi,
ces Erycines et ces Argus bleus à longues queues
doubles ou quadruples imitant celles des Lyrcs^ des
Vcicvcs et autres oiseaux des mêmes climats?
Pourquoi et comment toutes choses? Il n'y a que
cela qui nous embarrasse 1
Mais ce qui n'embarrasse ni toi ni moi, cusl de
savoir si nous nous aimons. A cela point de doute, et
que Dieu débrouille le reste.
1867.
XXI
A PROPOS
LA PETITE FADE T TE
Et, tout en parlant de la République que nous rê-
vons et de celle que. nous subissons, nous étions ar-
rivés à l'endroit du chemin ombragé où le serpolet
invite au repos.
— Te souviens-tu, me dit-il, que nous passions ici,
il y a un an, et que nous nous y sommes arrêtés tout
un soir ? Car c'est ici que tu me racontas l'histoire du
Champi, et que je te conseillai de l'écrire dans le style
familier dont tu t'étais servi avec moi.
— Et que j'imitais de la manière de notre Cîian-
vreur? Je m'en souviens, et il me semble que, depuis
ce jour-là, nous avons vécu dix ans.
— Et pourtant la nature n'a pas changé, reprit mon
ami : la nuit est toujours pure, les étoiles brillent tou-
jours, le thym sauvage sent toujours bon.
280 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
— Mais les hommes ont empiré, et nous comme
les autres. Les bons sont devenus faibles, les faibles
poltrons, les poltrons lâches, les généreux téméraires,
les sceptiques pervers, les égoïstes féroces.
— Et nous, dit-il, qu'étions-nous, et que sommes-
nous devenus?
— Nous étions tristes, nous sommes devenus mal-
heureux, lui répondis-je.
Il me blâma de mon découragement et voulut me
prouver que les révolutions ne sont point des lits de
roses. Je le savais bien et ne m'en souciais guère,
quant à moi; mais il voulut aussi me prouver que
l'école du malheur était bonne et développait des
forces que le calme finit par engourdir. Je n'étais
point de son avis dans ce moment-là; je ne pouvais
pas si aisément prendre mon parti sur les mauvais
instincts, les mauvaises passions, et les mauvaises
actions que les révolutions font remonter à la sur-
face.
— Un peu de gêne et de surcroît de travail peut
être fort salutaire aux gens de notre condition, lui
disais-je; mais un surcroît de misère, c'est la mort
du pauvre. Et puis, mettons de côté la souffrance ma-
térielle : il y a dans l'humanité, à l'heure qu'il est, j
une souffrance morale qui ne peut rien amener de bon.
Le méchant souffre, et la souffrance du méchant, c'est
la rage; le juste souffre, et la souffrance du juste,
c'est le martyre auijuel peu d'hommes survivent.
— Tu perds donc la foi ? me demanda mon ami
scandalisé.
— C'est le moment do ma vie, au contraire, lui
dis-je, où j'ai eu le plus de foi à l'avenir des idées, à
la bonté de Dieu, aux destinées de la révolution. Mais
A PROPOS DE LA PETITE FADETTE 281
la foi compte par siècles, et l'idée embrasse le temps
et l'espace, sans tenir compte des jours et des heures ;
et nous, pauvres humains, nous comptons les instants
de notre rapide passage, et nous en savourons la joie
ou l'amertume sans pouvoir nous défendre de vivre
par le cœur et par la pensée avec nos contemporains.
Quand ils s'égarent, nous sommes troublés; quand
ils se perdent, nous désespérons ; quand ils souffrent,
nous ne pouvons être tranquilles et heureux. La nuit
est belle, dis-tu, et les étoiles brillent. Sans doute, et
cette sérénité des cieux et de la terre est l'image de
l'impérissable vérité dont les hommes ne peuvent
tarir ni troubler la source divine. Mais, tandis que nous
contemplons l'éther et les astres, tandis que nous res-
pirons le parfum des plantes sauvages, et que la na-
ture chante autour de nous son éternelle idylle ,
on étouffe, on languit, on pleure, on râle, on expire
dans les mansardes et dans les cachots. Jamais
la race humaine n'a fait entendre une plainte plus
sourde, plus rauque et plus menaçante. Tout cela
passera et l'avenir est à nous, je le sais ; mais le pré-
sent nous décime. Dieu règne toujours; mais, à cette
heure, il ne gouverne pas.
— Fais un effort pour sortir de cet abattement, me
dit mon ami. Songe à ton art et tâche de retrouver
quelque charme pour toi-même dans les loisirs qu'il
t'impose.
— L'art est comme la nature, lui dis-je : il est tou-
jours beau. Il est comme Dieu, qui est toujours bon;
mais il est des temps où il se contente d'exister à l'état
d'abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses
adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors
les lyres longtemps muettes; mais pourra-t-il faire
16.
282 QUESTIONS d'art et de littérature
vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ?
L'art est aujourd'hui en travail de décomposition pour
une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses
humaines, en temps de révolution, comme les plantes
qui meurent en hiver pour renaître au printemps.
Mais le mauvais temps fait périr beaucoup de germes.
Qu'importent dans la nature quelques fleurs ou quel-
ques fruits de moins? Qu'importent dans l'humanité
quelques voix éteintes, quelques cœurs glacés par la
douleur ou parla mort? Non, l'art ne saurait me con-
soler de ce que souffrent aujourd'hui sur la terre la
justice et la vérité. L'art vivra bien sans nous. Su-
perbe et immortel comme la poésie, comme la nature,
il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traver-
sons ces jours néfastes, avant d'être artistes, tachons
d'être hommes ; nous avons bien autre chose à déplo-
rer que le silence des muses.
— Écoute le chant du labourage, me dit mon ami ;
celui-là, du moins, n'insulte à aucune douleur, et il y
a peut-être plus de mille ans que le bon vin de nos
campagnes sème et consacre^ comme les sorcières de
Faust, sous l'influence de cette cantilêne simple et so-
lennelle.
J'écoutai le récitatif du laboureur, ontrocoupé de
longs silences , j'admirai la variété inlinio que le grave
caprice de son improvisation imposait au vieux thème
sacramentel. C'était comme ime rêverie de la nature
elle-même, ou comme une mystérieuse formule par
laquelle la terre proclamait chaque phase de l'union
de sa force avec le travail de l'homme.
La rêverie où je tombai moi-même, cl à laquelle ce
chant vous dispose i)ar une irrésistible fascination,
changea le cours de mes idées.
A PROPOS DE LA PETITE FADETTE 283
— Ce que tu me disais ici l'an dernier, est bien cer-
tain, dis-je à mon ami. La poésie est quelque chose de
plus que les poêles, c'est en dehors d'eux, au-dessus
d'eux. Les révolutions n'y peuvent rien. 0 prison-
niers ! ô agonisants ! captifs et vaincus de toutes les
nations, martyrs de tous les progrès I II y aura toujours,
dans le souffle de Tair que la voix humaine fait vi-
brer, une harmonie bienfaisante qui pénétrera vos
âmes d'un religieux soulagement. Il n'en faut même
pas tant ; le chant de l'oiseau, le bruissement de
l'insecte, le murmure de la brise, le silence même de
la nature, toujours entrecoupé de quelques mystérieux
sons d'une indicible éloquence. Si ce langage furtif
peut arriver jusqu'à votre oreille, ne fût-ce qu'un ins-
tant, vous échappez par la pensée au joug cruel de
l'homme, et votre âme plane librement dans la créa-
tion . C'est là que règne ce charme souverain qui est
véritablement la possession commune, dont le pauvre
jouit souvent plus que le riche, et qui se révèle à la
victime plus volontiers qu'au bourreau.
— Tu vois bien, me dit mon ami, que, tout affligés
et malheureux que nous sommes, on ne peut nous
ôter cette douceur d'aimer la nature et de nous repo-
ser dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons
plus donner que cela aux malheureux, faisons encore
de l'art comme nous l'entendions naguère, c'est-à-dire
célébrons tout doucement cette poésie si douce; ex-
primons-la, comme le suc d'une plante bienfaisante,
sur les blessures de l'humanité. Sans doute, il y au-
rait dans la recherche des vérités applicables à son
salut matériel, bien d'autres remèdes à trouver. Mais
d'autres que nous s'en occuperont mieux que nous ;
et comme la question vitale immédiate de la société
284 QUESTIONS d'art et de littérature
est une question de fait en ce moment, tâchons d'a-
doucir la fièvre de l'action en nous et dans les autres
par quelque innocente distraction. Si nous étions à
Paris, nous ne nous reprocherions pas d'aller écouter
de temps en temps de la musique pour nous rafraîchir
l'àme. Puisque nous voici aux champs, écoutons la
musique de la nature.
— Puisqu'il en est ainsi, dis-je à mon ami, reve-
nons à nos moutons, c'est-à-dire à nos bergeries. Te
souviens-tu qu'avant la révolution , nous philoso-
phions précisément sur l'attrait qu'ont éprouvé de tout
temps les esprits fortement frappés des malheurs pu-
blics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans
un certain idéal delà vie champêtre d'autant plus naïf
et plus enfantin que les mœurs étaient plus brutales
et les pensées plus sombres dans le monde réel?
— C'est vrai, et jamais je ne l'ai mieux senti. Je
t'avoue que je suis si las de tourner dans un cercle
vicieux en politique, si ennuyé d'accuser la minorité
qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de recon-
naître que cette minorité est l'élue de la majorité, que
je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant
une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout
à l'heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de
ces contes que le chanvreur de ton village t'apprend
durant les veillées d'automne.
— Le laboureur ne chantera plus d'aujourd'hui,
répondis-je, car le soleil est couché, et le voilà qui
rentre ses bœufs, laissant l'arçon dans le sillon. Le
chanvre trempe encore dans la rivière, et ce n'est pas
même le temps oii on le dresse en javelles, qui res-
semblent à do petits fantômes rangés on bataille au
clair de la lune, le long des enclos et des chaumières.
A PROPOS DE LA PETITE FADETTE 285
Mais je connais le chanvreur ; il ne demande qu'à ra-
conter des histoires, et il ne demeure pas loin d'ici.
Nous pouvons bien aller l'inviter à souper ; et, pour
n'avoir point broyé depuis longtemps, pour n'avoir
point avalé de poussière, il n'en sera que plus disert
et de plus longue haleine.
— Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout
réjoui d'avance ; et demain tu écriras son récit pour
faire suite, avec la Mare au diable et François le
Cliampi, à une série de contes villageois, que nous
intitulerons classiquement les Veillées du Chanvreur.
— Et nous dédierons ce recueil à nos amis prison-
niers; puisqu'il nous est défendu de leur parler poli-
tique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour
les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en par-
ticulier, à Armand...
— Inutile de le nommer, reprit mon ami : on ver-
rait un sens caché dans ton apologue, et on découvri-
rait là-dessous quelque abominable conspiration. Je
sais bien qui tu veux dire, et il le saura bien aussi,
lui, sans que tu traces seulement la première lettre de
son nom.
Le chanvreur ayant bien soupe, et voyant à sa
droite un grand pichet de vin blanc, à sa gauche un
pot de tabac pour charger sa pipe à discrétion toute
la soirée, nous raconta l'histoire suivante.
Septembre 1848, à Nohant.
XXII
LE RÉALISME
La conversation tomba sur le Réalisme. Il nous
sembla qu'il n'avait pas assez sa raison d'être. Le ro-
mantisme a, dans son temps, soutenu les mêmes as-
sauts, et il était plus solide, parce qu'il entrait plus
franchement dans une voie plus tranchée. On lui re-
prochait, à lui aussi, alors, d'être la hideuse réalité,
la peinture dégoûtante du laid et la forme prétentieuse
du trivial.
Il a mérité une partie de ces accusations, mais il a
eu les reins très-forts pour faire accepter ses côtés
sains et vigoureux. Le réalisme n'a pas encore fait
ses preuves. Il promettait, je ne dis pas plus de talent,
mais plus d'excentricités heureuses qu'il n'en a tenu.
M. Ghampfleury, à l'entendre, allait rompre avec tout
le passé et faire les choses d'une manière si nouvelle
qu'on se battrait sur son œuvre.
Il n'en a pas été ainsi : M. Cliainpfleury a plu à tout
288 QUESTIONS d'art et de littérature
le monde. Il a été suffisamment original pour un élève
de Balzac ; mais enfin il ne faisait que marcher dans
la voie du maître, et ceux qui s'attendaient à des énor-
mités ont trouvé chez lui l'heureuse et charmante
fantaisie, le romanesque dans le roman et l'hyperbole
dans la satire. Ils n'ont pas lu sans une surprise
agréable la Vie d'Iloffnian, avec des lettres et frag-
ments inédits de ce génie fantastique, recueillis et
commentés avec amour par l'apôtre du réalisme.
Donc M. Champfleury n'est pas bien d'accord avec
lui-même, et disons-le, comme nous le pensons, son
talent spirituellement satirique n'est pas net dans la
critique de fond. Il y manque de clarté. On sent qu'il
s'efforce de prouver ce qui n'a pas besoin de l'être, à
savoir que l'étude du vrai, beau ou laid, est une étude
difficile et nécessaire.
On a reproché aux réalistes d'affecter un style par
trop incorrect, sous prétexte de form.e facile, natu-
relle et positive. Il est certain (pi'ils pourraient écrire
mieux s'ils le voulaient. Quand M. Champfleury
oublie de se négliger, et cela arrive fort souvent.
Dieu merci, sa forme devient charmante et forte en
môme temps.
M. Max Buchon, qui a traduit les excellents contes
réalistes ou non de M. Auerbach (Scènes villageoises
de la Foret noire), aurait pu, si son texte était obscur
et d'un dialogue difficile à suivre, l'éclaircir un peu
par cliarité pour ceux (jui ne devinent pas la forme
allemande. M. Max Buchon est très-clair quand il
parle lui-même. Quand il traduit en vers les adorables
poésies de llébel, il est aussi limpide que son maître,
et quand il fait des vers pour son compte, il les fait
très-fermes et très-soignés.
LE REALISME 289
On avait donc raison de dire à ces Messieurs qu'ils
se trompaient sinon dans leur faire, du moins dans
leur dire. On le leur a quelquefois trop durement re-
proché, à mon avis. Ils cherchaient quelque chose, et
il est toujours bon de chercher; car il y a toujours
quelque chose à trouver, le plus souvent à côté de
ce que l'on cherche.
Quant à eux, ils s'attiraient ces duretés par des pro-
vocations inutiles, et l'on eût dit que quelques-uns des
leurs les cherchaient pour se faire un nom. C'était
leur droit, mais le moyen n'était pas bon. Ils en trou-
veront un meilleur, qui est de faire preuve de grand
talent. Mais que cherchaient-ils? Ils ont eu beaucoup
de peine à le dire, ils le sentaient plus qu'ils ne le
savaient. Ils cherchaient le naturel, et ils recommen-
çaient, un peu tard, une campagne contre le mauvais
classique vaincu et enterré. Ils voulaient qu'on appe-
lât un chat un chat. Le romantisme l'avait voulu avant
eux, et il avait bien et dûment gagné son procès.
Mais le romantisme, ayant fait son temps comme école,
avait laissé ses défauts, moins ses qualités, dans cer-
tains esprits prétentieux dont ils firent bien de se
moquer. Mais c'était du luxe : le public n'avait pas le
moindre engouement pour cette manière ainsi mise
en œuvre.
Que le réalisme fasse donc la guerre au mauvais
goût, il aura fort raison ; mais il ne sera pas neuf pour
cela. Alceste, il y a deux cents ans, préférait Ma mie,
6 gué! au sonnet d'Oronte, et rangeait le public à son
avis. Mais de ce que Molière raillait le mauvais goût
de son temps, il n'en résulte pas qu'il fît le procès
aux vers de Corneille, sous prétexte que tout est co-
médie dans la vie et que la tragédie est une conven-
17
290 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
tion. Les grands esprits ne peuvent pas être exclusifs;
ils sentent tout ce qui est beau, et peu leur importent
les manières pourvu que le génie ou le talent s'en
serve. Shakespeare, qui est le grand pan de la litté-
rature, a chanté sur tous les modes, depuis l'obscène
jusqu'au sublime.
Les réalistes prenaient donc à tâche de s'amoindrir,
en voulant amoindrir tout ce qui n'était pas à leur
gré.
Quand ils ont raillé le style de certains maîtres et
le point de vue réaliste en général, ils ont soulevé
une question que ni eux ni personne ne pourra résou-
dre, et e^tte question la voici : doit-on dorer et dia-
manter le style, ou doit-on le laisser aller à l'imprévu
et à l'entrain négligent de la conversation ? On ne
peut répondre qu'en passant à côté de toute théorie.
Je crois, pour ma part, que l'on doit dorer et diaman-
ter quand on sait le faire et quand on le fait bien; de
même, on doit être simple (juand on sait l'être, et l'un
n'est pas plus facile que l'autre.
Quoi? vous voudriez faire passer toutes les indivi-
dualités sous la toise? Vous déclarez qu'on ne peut
peindre qu'avec un seul ton? Vous dressez un voca-
bulaire, et on est hors du vrai si on n'élague pas des
langues tout ce que le génie et la passion des races
humaines y ont apporté de nuances fortes et brillan-
tes? Vous déclarez que le beau n'existe pas dans les
arts et qu'il n'y a que le terre à terre!
Vous le dites, mais vous ne le pensez pas, car vous
vous laissez aller à admirer le beau dans la nature, et,
s'il est dans la nature, il est dans l'ame de l'homme et
dans le sentiment de l'artiste.
Tel fut le résumé do la conservation de la Châtre à
LE RÉALISME 291
Gluis. De Cluis au Châtelier , on parla d'un livre
qui a fait grande sensation dernièrement, madame
Bovary, roman de M. Gustave Flaubert.
Dès l'apparition de ce livre remarquable, dans notre
petit coin, comme partout, je crois, on s'écria: —
Voici un spécimen très-frappant et très-fort de l'école
réaliste. Le réaliste existe donc, car ceci est très-
neuf.
Mais, en y réfléchissant, nous trouvâmes que c'était
encore du Balzac (tant mieux assurément pour l'au-
teur), du Balzac expurgé de toute concession à la
bienveillance romanesque, du Balzac Apre et centriste,
du Balzac concentré, si l'on peut parler ainsi. Il y a
là des pages que certainement Balzac eût signées
avec joie. Mais il ne se fût peut-être pas défendu du
besoin de placer une figure aimable ou une situation
douce dans cette énergique et désolante peinture de
la réalité. M. Gustave Flaubert s'est défendu cruelle-
ment jusqu'au bout.
Il a voulu que la femme dédaigneuse du réel fût
folle et méprisable ; que le mari voué au réel fût
d'une déplorable stupidité, et que la réalité ambiante,
maison, ville, campagne, voisins, amis, tout fut écœu-
rant de bêtise, de laideur et de tristesse, autour de ces
deux personnages infortunés.
La chose est exécutée de main de maître, et pareil
coup d'essai est digne d'admiration. Il y a dans ce
livre un douloureux parti pris qui ne se dément pas
un instant, preuve d'une grande force d'esprit ou de
caractère, preuve, à coup sûr, d'une grande netteté
de talent. Est-ce un parti pris à jamais et à tous
égards? Nous n'en savons rien, car est-il croyable
que l'auteur ne soit pas emporté par lui- môme dans
292 QUESTIONS d'art et de littérature
une sphère moins désolée, et qu'il ne fasse point agir
et parler la passion vraie, la bonté intelligente, les
sentiments généreux? Nous espérons bien qu'il le fera.
Mais il est certain que son brillant début le place, je
ne dirai pas à la tête d'une école nouvelle, mais sur
le pied d'une individualité très-entière et très-pronon-
cée, dont l'action^ semble vouloir se porter sur la re-
cherche du fatalisme. Il l'analyse dans ses causes,
dans sa marche et dans ses résultats avec une rare
puissance. Il semble qu'il raconte une histoire arrivée
sous ses yeux, et que son unique but soit de vous faire
dire : il ne pouvait en être autrement.
On s'est alarmé à tort, suivant nous, de la moralité
de l'œuvre. Tout au contraire, le livre nous a paru
utile, et tous, en famille, nous avons jugé que la lec-
ture en était bonne pour les innombrables madame
Bovary en herbe que des circonstances analogues font
germer en province, à savoir les appétits de luxe, de
fausse poésie et de f.uisse passion qui développent les
éducations mal assorties à l'existence future, inévi-
table.
La leçon sera-t-elle aussi utile aux maris imbéciles,
aux amants frivoles, aux bourgeois prétentieux, à
toutes les caricatures provinciales si hardiment dessi-
nées par M. Flaubert ? Hélas non ! Madame Dovary
est seule intelligente au milieu de cette réunion de
crétins. Elle seule eût pu se reconnaître. Les autres
s'en garderont bien. On ne corrige pas ce qui ne
pense pas. 11 est d'ailleurs évident que le livre n'a pas
été fait en vue d'une moralité quelconque; ce qui, en-
tendons-le bien, ne prouve pas qu'il soit immoral;
car, ce qui est beau ne nuit jamais, et avec cette
peinture du mal, M. Flaubert a su faire un très-beau
LE RÉALISME 293
livre. On ne sent pas, dit-on, son indignation contre
le mal. Qu'importe, s'il vous la fait sentir à vous-
même ? Il s'abstient de juger. Cela est tout à fait per-
mis à qui met le lecteur à même d'être bon juge.
D'autres ont dit : a Cette femme coupable a trop d'ex-
cuses dans son ennui, et cet ennui est trop fondé. Au
sein d'une vie si plate et de gens si lourds, que vou-
liez vous qu'elle fît? Pouvait-elle ne pas s'égarer?
Donc ses égarements sont présentés comme inévita-
bles, et le livre est dangereux. »
Je crois que l'auteur pourrait répondre tout simple-
ment : (( Si vous croyez au libre arbitre, dites-vous à
vous-même que cette femme était libre de choisir :
mourir d'ennui ou de remords. Elle a choisi la plus
douloureuse fm. Femmes ennuyées, choisissez. »
Et nous ajouterions volontiers : « Ne mourez ni de
remords ni d'ennui, vous qui êtes mères. Pour vos en-
fants, sachez résister à l'un comme à l'autre. »
Tout en causant, nous n'avons donc pas voulu con-
clure que l'auteur fût rivé à tout jamais à la doctrine
du fatalisme, et nous avons conclu seulement que, s'il
en est ainsi, ses livres ne feront pas école pour cela,
à cause du talent qu'ils révèlent. Quand les réalistes
ont proclamé qu'il fallait peindre les choses telles
qu'elles sont, ils n'ont rien prouvé pour ou contre la
beauté et la bonté des choses de ce monde. S'il leur
arrivait de faire avec ensemble, et de parti pris, la
peinture d'un monde sans accord et sans lumière, ce
ne serait encore qu'un monde de fantaisie, car le monde
vrai est sans relâche enveloppé de nuages et de rayons
qui l'éclairent ou le ternissent avec une merveilleuse va-
riété d'effets. Qu'il soit donc permis à chacun et à tous
de voir avec les yeux qu'ils ont. Laissons les réaUsles
294 QUESTIONS d'art et de littérature
proclamer, si bon leur semble, que tout est prose, et
les idéalistes que tout est poésie. Les uns seront bien
forcés d'avoir leurs jours de pluie, et les autres leurs
jours de soleil. Dnas tous les arts, la victoire sera
toujours à quelques privilégiés qui se laisseront aller
eux-mêmes, et les discussions d'école passeront comme
passent les modes.
8 Juillet 1857.
XXIII
PRÉFACE DE MASQUES ET BOUFFONS
PAR
MAURICE SAND
Un travail d'érudition à propos de masques et de
travestissements burlesques , c'est peut-être une idée
bizarre au premier abord. Mais la grande raison qui
lait que tout est dans tout, en d'autres termes, que
tout se tient et se commande, dans l'art comme dans
la nature, fait qu'ici beaucoup de points de vue seront
éclairés et beaucoup de goûts satisfaits par des recher-
ches qui touchent à tout l'art du théâtre, et qui resti-
tuent à l'histoire de cet art toute une face peu connue.
On peut même dire que l'auteur n'a pas reculé de-
vant l'inconnu : il a cherché à ressaisir un monde de
fantaisie dont la trace réelle avait, en grande partie,
disparu. L'improvisation, cotte fugitive étincelle du
génie italien, avait prodigué son brillant impromptu
et tenu haut pendant des siècles le drapeau de la sa-
296 QUESTIONS d'art et de littérature
tire à travers toutes les vicissitudes de l'histoire poli-
tique et religieuse, sans que personne se préoccupât
d'en transmettre le texte d'un siècle à l'autre, soit que
l'on se fiât à l'éternelle tradition des choses gaies, soit
que la riche Italie se fût dit, une fois pour toutes, que,
chez elle, ce fonds-là ne tarirait jamais. Mais s'il est cer-
tain que rien ne s'épuise, il est évident aussi que tout
s'use ;[les transformations deviennent parfois des créa-
tions nouvelles, si complètes en apparence, qu'on serait
tenté de les croire isolées les unes des autres. Il n'en
est pourtant rien, et toute étude conduit à se convain-
cre que rien n'est absolument nouveau sous le soleil*
L'Italie classique a été remuée de fond en comble.
Elle le sera encore, elle le sera toujours, son passé
est inépuisable en monuments sublimes ou char-
mants. Mais on s'est moins attaché à fouiller méthodi-
(jucment son côté burlesque, et les documents au
moyen desquels on peut en reconstruire la raison
d'être sont rares et difficiles à rassembler. Il y avait
donc là une lacune dans les travaux de notre siècle,
siècle de classement, de comi)ilation si l'on veut. La
compilation intelligente est une œuvre toute moderne,
et le fond même de la vraie critique.
L'histoire de la commcdia dclV artc *, c'est-à-dire
de l'improvisation théâtrale, n'appartient pas seule-
ment à l'histoire de l'art ; elle appartient surtout à
celle de la psychologie de doux nations : l'Italie où elle
a pris naissance , et la France qui l'a reçue et qui ,
après s'être divertie de ses types, s'en est approprié
plusieurs, on a créé do nouveaux, et en a fait à son
tour l'expression des grâces et des ridicules, des pas-
1. On écrivait aussi Comcdia anciounc orthographe.
PRÉFACE DE M'ASQUES ET BOUFFONS 297
siens et des fantaisies, des qualités et des travers de
son peuple.
Ce besoin de personnifier les divers instincts naïfs
ou faussés de l'être humain dans des types qui se sont
appelés Arlequin^ Polichinelle, Cassandre, le Capitan,
Pierrot, etc., est donc devenu commun aux deux na-
tions à une certaine époque, à ce point qu'on a pu
dire et qu'on a dit : « la comédie italienne-française ».
Mais nous ne devons jamais oublier que la priorité de
ce calque ingénieux et piquant de la nature appartient
à l'Italie, et que, sans ce riche et curieux précédent,
Molière n'eût pas créé la véritable comédie française.
C'est que la commedia deWarte n'est pas seulement
l'étude du grostesque et du facétieux. Ce n'est pas
seulement non plus l'école des grâces et des gentil-
lesses populaires représentées par certains types aima-
bles ; c'est surtout l'étude des caractères réels^ pour-
suivie depuis l'antiquité la plus reculée jusqu'à nos
jours, par une tradition ininterrompue de fantaisies
humoristiques j très-sérieuses au fond, et l'on pourrait
dire même très-mélancoliques, comme tout ce qui met
à nu les misères de l'homme moral. Il semble que Dé-
mocrite n'ait ri que pour justifier les pleurs d'Heraclite.
Il y a donc toujours eu enseignement de mœurs
dans toute représentation scénique, tragédie ou atel-
lane, œuvre littéraire ou farce de tréteaux. On peut
même croire que la forme la plus efficace a dû être la
forme la plus populaire, celle qui, appelant toutes les
classes par la franchise de sa gaieté et la simplicité de
ses données, a signalé de la manière la plus saisis-
sante à la risée publique, les travers de tous les âges
de la vie et de toutes les conditions sociales.
Tout en s'aidant des excellentes recherches de ses
17.
QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
contemp )rains, l'auteur a complété et reconstruit au-
tant que possible, par des investigations personnelles
et par des documents transmis oralement, l'histoire
des types de la comédie italienne, avant et depuis
l'apparition de certains d'entre eux en France. Ses
dessins sont le résultat de minutieuses recherches,
et devront, à ce titre, intéresser les amateurs de
théâtre et le public, devenu savant sur tous ces dé-
tails dont nos pères faisaient si bon marché, alors
qu'on représentait les héros de l'antiquité en poudre
et en talons rouges. Ce qui, pour notre compte, nous
a vivement intéressé dans l'œuvre de M. Maurice
Sand, c'est la découverte d'un personnage qui nous
était absolument inconnu, et qui, probablement, sera
nouveau pour un certain nombre de lecteurs. Nous
voulons parler de Ruzzantc, type d'un personnage
burlesque, créé, porté et joué par un bouffon de la
Renaissance, qui avait en lui, à son insu, du Shakes-
peare et du Molière. Nous nous sommes beaucoup
plu aussi à la filiation établie entre les divers masques
de la comédie italienne, et, par conséquent, à un clas-
sement ingénieux des personnages de cette œuvre
mystérieuse appelée les Petits danseurs de Gallot. En
somme, nous avons appris là beaucoup de choses, et
nous ne croyons pas être les seuls qui trouveront du
profita cette lecture, si agréablement illustrée par un
artiste que nous aimons.
Nohant, novembre 1859.
, XXIV
PREFACE DE:
SIX MILLE LIEUES A TOUTE VAPEUR
PAB
MAURICE SAND
Ce journal de voyage n'était destiné qu'à moi et à
quelques amis intimes. Mon fils, n'ayant eu ni le temps
ni le projet d'approfondir ses observations, ne pou-
vait se préoccuper d'aucune fantaisie de publicité. Il
m'a semblé pourtant, après avoir relu l'ensemble des
divers envois, griffonnés Dieu sait comme ! que la ra-
pidité extrême et l'imprévu complet de ce voyage of-
fraient précisément un attrait assez vif. Sauf un mois
de flânerie d'artiste et de naturaliste autour d'Alger,
tout a été saisi au vol, aperçu plutôt que contemplé
ou observé dans cette excursion à toute vapeur.
La situation singulière du voyageur lui a créé un
genre d'appréciation tout particulier. Enlevé à l'im-
proviste par le gracieux appel d'un personnage émi-
nent auquel nous lie depuis longtemps une affection
800 QUESTIONS d'art ET UE LITTERATURE
aussi sérieuse que désintéressée, il a pour ainsi dire
sauté d'Aller à Brest, en passant par Oran, Gibraltar,
Tanger, Cadix, Séville, Lisbonne, les Açores, Terre-
Neuve, la Nouvelle-Ecosse, New-York, Washington,
les camps de BuU's-Hun, les grands lacs du nord jus-
qu'au fond du Supcrior, les 7:)miri>5 jusqu'à la limite
de la civilisation, le Mississipi juscju'à Saint-Louis, le
Niagara, le Saint Laurent jusqu'à Québec ; puis, après
le retour à New- York, Boston, Saint- Jean, et l'Atlan-
tique par la route du nord. Six mille et quelques cents
lieues de terre ou de mer en trois mois et vingt jours,
sans presque jamais savoir vers quel but on marche,
c'est un spectacle assez émouvant quand, la veille du
départ, on n'y avait jamais songé.
Le prince Napoléon, en fixant l'époque de sa tour-
née d'agrément et d'instruction, avait en lui-même la
somme voulue des notions acciuises, raisonnées et
spécialement applicables à chaque point de son obser-
vation personnelle. Il lui suflisait donc de consacrer
quel([ues jours, et parfois quelques heures, à l'exa-
men des hommes et des choses ([u'il savait d'avance,
et à l'égard descjnels son jugement avait })our se fixer
des bases toutes préparées.
En outre, le désir exprimé pnr la princesse Glo-
tilde de faire avec le prince la traversée tout entière
dut modilîer les i)rojets. ('omme, malgré la vaillance
d'esprit et de CdMir (pii caractérise si vivement la
fille de Victor-Emmanuel, il eut été imprudent de
l'exposer à des fatigues au-dessus de son sexe, on dut,
en la laissanl à New- York, li.lh^r la «'ourse à travers
le nouveau-monde, afin d'abrégtM' autant (jue pos-
sible les jours d'attente qu'elle avait bravement voulu
supporter.
SIX MILLE LIEUES A TOUTE VAPEUR SOI
Celte précipitation amena aussi probablement l'im-
prévu de l'itinéraire,, ou bien le prince ne voulut pas
soumettre celui qu'il s'était tracé aux commentaires
de tous ses compagnons de route : en quoi il fit bien
dans l'intérêt de leurs plaisirs, car un itinéraire an-
noncé égare presque toujours l'imagination et l'expose
à de nombreux désenchantements. — Enfin, dans cer-
taines positions, on ne veut pas rendre des amis dé-
voués responsables des fatigues ou des obstacles qui
se peuvent rencontrer, et ces amis, délicatement dé-
livrés de tout scrupule, font volontiers le sacrifice de
leur initiative.
Nul plus que mon fils ne trouvait cela légitime.
Laissé à lui-même autant que le permettait le risque
de se voir séparé de ses compagnons par une pointe
irréfléchie à travers les solitudes ou à travers les fou-
les, n'ayant aucun caractère et aucun emploi officiels,
jugeant et notant avec l'indépendance la plus absolue,
il entendait toujours avec joie la formule : liberté de
manœuvre, cest-k-dire en style de marine: «que
chacun aille où bon lui semble ». Il en profitait pour se
lancer comme un oiseau dans l'espace, sans s'affliger
du retour nécessaire et prévu de sa promenade, et tout
entier à la jouissance romanesque d'être ainsi em-
porté dans l'ivresse du présent avec l'inconnu du len-
demain.
Il y a donc eu pour lui, et il y aura peut-être pour le
lecteur, un certain charme dans cette absence totale
de préparation aux impressions reçues. On y sentira la
spontanéité et la sincérité pour ainsi dire passives d'un
esprit tout grand ouvert aux objets du dehors.
Consultée naturellement par mon cher voyageur,
j'ai cru devoir l'engager à ne rien changer à sa ma-
/ QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
>(ere de dire, pleine de jeunesse et d'abandon. Il m'a
/ semblé que si à quelques égards il avait pu se tromper
il n'en était pas rigoureusement responsable, n'ayant
jamais formé le hardi dessein d'aller comprendre et
juger la grande crise de la société américaine. Dans
une de ses lettres plus intimes qui n'ont d'intérêt que
pour moi, il me disait : a J'écris mon journal sans me
préoccuper d'e'cnre. Je ne saurais me poser vis-à-vis
de toi en esprit fort. Je ne suis qu'une /?aîre d'yeux et
une paire d'oreilles au service des réflexions que tu
voudrais faire. »
Je crois que la question américaine est assez à jour
maintenant, pour que tout lecteur soit à même de faire
les réflexions que mon fils m'invitait à faire pour mon
compte.
Quant à lui, une seule série d'observations a été
enregistrée avec certitude, c'est celle des recher-
ches et des rencontres entomologiques. Cette partie
techniciue, j'ai conseillé de ne l'abréger ni dissimuler.
Bien qu'elle ait été notée par mémoire, en vue d'une
satisfaction toute personnelle, elle a sa valeur, à
cause des localités, pour les naturalistes, et sera aisé-
ment passée parles personnes indiflërentes à ce genre
d'étude.
Quelque déhcate que soit la situation d'une mère
en pareille circonstance, j'avoue que je ne suis pas
embarrassée dans ma modestie, parfaitement sincère
et parfaitement partagée. 11 suflira, je crois, d'ouvrir
ce journal de voyage pour y reconnaître l'absence de
toute prétention comme de toute contrainte. Aucun
dogmatisme, aucune pose d'aspirant à l'effet, beaucoup
de choses vues et senties sous forme d'interrogation
naïve et sensée, une promptitude de coup d'œil so-
SIX MILLE LIEUES A TOUTE VAPEUR S03
brement exprimée, une gaieté soutenue sans effort,
et qui se communique même aux sujets de peu d'im-
portance, voilà, je crois, les mérites d'un travail dont
une critique trop sévère eût emporté les qualités avec
les défauts.
Nohant, Janvier 1862.
XXV
LETTRE SUR SALAMMBO
Oui, mon cher ami, j'aime Salammbô ^ parce que
j'aime les tentatives et parce que... j'aime Salammbô.
J'aime qu'un écrivain, lorsqu'il n'est pas forcé par les
circonstances ou entraîné par son activité à produire
sans relâche, mette des années à faire une étude ap-
profondie d'un sujet difficile, et le mène à bien sans
se demander si le succès couronnera ses efforts. Rien
n'est moins fait pour caresser les habitudes d'esprit
des gens du monde, des gens superficiels, des gens
pressés, des insouciants en un mot, c'est-à-dire de la
majorité des lecteurs, que le sujet de Salammbô.
L'homme qui a conçu et achevé la chose a toutes les
aspirations et toutes les ferveurs d'un grand artiste.
En a-t-il la puissance? Oui, je trouve; je ne fais pas
métier de juger; mais j'ai le droit de trouver, et je
dis oui, cela est étrange et magnifique, c'est plein de
ténèbres et d'éclats. Ce n'est dans le genre et sous
80G QUESTIONS d'aUT ET DE LITTERATURE
l'influence de personne ; cela n'appartient à aucune
école, quoi que vous en disiez. C'est marqué d'un ca-
chet bien déterminé, et cela entre dans une manière
qui est toute une personnalité d'une étonnante énerj^ie.
Je sens donc là une œuvre complètement originale, et
là 011 elle me surprend et me choque, je ne me recon-
nais pas le droit de blâmer.
En effet, est-on bien autorisé à étourdir d'avertis-
sements et de conseils un homme qui gravit une mon-
tagne inexplorée? Toute œuvre originale est cette
montagne-là. Elle n'a pas de chemin connu. L'auda-
cieux qui s'y aventure cause un peu de stupeur aux
timides, un peu de dépit aux habiles, un peu de colère
aux ignorants. Ce sont ces derniers qui blâment le
plus toutes les hardiesses. Qu'allait-il faire sur cette
montagne? Qui l'y obligeait? Qu'en rapportera-t-il?
A quoi bon gravir les cimes quand il y a plus bas
de la place pour tout le monde, et des chemins do
plaine si carrossables?
Mais (juclquos-uns pourtant, parmi ces ignorants,
aiment ces sommets, et, quand ils n'y peuvent aller,
ils aiment ceux qui en reviennent. Je suis de ceux-là,
moi. Je n'ai pas gravi l'Himalaya, mais j'ai vu sa tète
dans mes rêves, et, loin de blâmer ceux qui l'ont tou-
chée, j'écouterais leurs récits jusqu'à demain matin.
L'Himalaya, ici, c'était quehiue chose d'évanoui et
de conjectural. Garthage au temps d'IIamilcar ; Gar-
thage, dont on sait à peine l'emplacement aujourd'hui,
il fallait la faire revivre justju'à la réalité du roman
historique ! C'est donc une relation de ce voyage dans
le passé qui m'arrive, à moi lran([uillement assis dans
une i)otife serre chaude, et cela arrive sous le nom
fantasti(iuc de Salammbô. Oui-da! un nom carlhagi-
LETTRE SUR SALAMMBO 307
nois! C'est loin, Garthage; le passé encore plus. Je
suis bien sûr de n'y jamais aller. Le sujet ne peut pas
être bien gai, ni bien doux! Certes, ce n'est pas Bou-
cher qui aurait choisi pour sujet les scènes d'amour
de ce temps-là, et l'intérieur de ces personnages ne
doit rappeler en rien un tableau de Greuze. Il faut
donc que j'oublie Greuze, Boucher et ma petite serre
chaude, et que je m'attende à voir des mœurs barbares
et des hommes atroces, puisque j'aperçois dans le
lointain des dieux Kabyres. Je n'en sais pas bien long,
mais je sais qu'il y aura des sacrifices humains, des
tortures, des épouvantes, toutes choses qui, adoucies
et enjolivées, ne seraient plus ce qu'elles ont dû être.
Ce livre-là doit être terrible s'il est bien fait. Le lirai-
je ? Je suis aussi libre de ne pas le lire que de n'al-
ler pas à Garthage si je n'ai pas le courage d'y
aller. C'est si discret, un Hvre ! C'est muet, cela dort
dans un coin; cela ne court point après vous. C'est
autrement modeste que la musique, qu'il faut entendre,
bonne ou mauvaise, et même que le tableau qui flambe
ou qui grimace sur la muraille. — Vous voulez abso-
lument le lire? Donc, vous voulez aller à Garthage...
Eh bien ! vous y voilà. Vous ne vous y plaisez guère?
Je le comprends. Vous avez peur, dégoût, vertige,
indignation? Donc, le voyage a été fait. Le narrateur
n'a pas menti, et si les cheveux vous dressent à la tête,
c'est qu'il est à la hauteur de son sujet, c'est qu'il est
de force à vous dépeindre vigoureusement ce qu'il
a vu.
Mais vous avez le cœur sucré, comme disent nos
paysans d'ici. Il vous fallait du bonbon et on vous
a donné du 'piment. Vous pouviez rester à votre ordi-
naire : que diable alliez-vous faire à Garthage ?
308 ouESTioNS d'art et de littérature
J'ai voulu y aller, moi, je ne me plains de rien. Je
me suis embarqué de ma petite serre chaude dans le
cerveau de l'auteur. C'est aussi facile que d'aller dans
la lune avec le ballon de la fantaisie ; mais, en raison
de cette grande facilité et de cette certitude d'arriver
en un clin d'œil, je ne me suis pas mis en route sans
faire mes réflexions et sans me préparer à de grands
étonnements, à de grandes émotions peut-être. J'en
ai eu pour mon argent, comme on dit, et maintenant,
je pense comme tous ceux qui descendent les hautes
cimes : je me dis que je ne voudrais pas retourner y
finir mes jours, mais que je suis fort aise d'y avoir été.
C'était monstrueux, cette Babylone africaine, ce
monde punique, atroce, ce grand Hamilcar, un scélé-
rat, ce culte, ces temples, ces batailles, ces supplices,
ces vengeances, ces festins, ces trahisons; tout cela,
poésie de cannibales, quelque chose comme l'enfer
du Dante.
A propos, mon cher ami, vous avez fait ce voyage-
là? Qu'est-ce que vous en dites, de l'enfer du Dante?
Il paraît que la chose a quelque valeur et n'a pas
manqué d'un certain succùs dans son temps, puisque
cela dure encore? Le sujet n'est pas joli, cependant,
et le poëte ne sacrifiait point aux Grâces. Dites-moi
que c'est un paltoquet et n'en parlons plus. Je vous
pardonnerai de proscrire Salammbô.
Moi, je ne sais pas si l'on ne peut pas comparer.
La forme de Flaubert est aussi belle, aussi frappante,
aussi concise, aussi grandiose dans sa prose fran-
çaise que n'importe quels beaux vers connus en quol-
(jue langue (jue ce soit. Son imagination est aussi fé-
conde, sa peinture est aussi terrible que celle du
Dante. Sa colère intérieure est aussi froide de parti
LETTRE SUR SALAMMBO 309
pris. Il n'épargne pas davantage les délicatesses du
spectateur, parce qu'il ne veut point farder l'horreur
de sa vision. Il est formidable comme l'abîme.
Mais vous me dites : Ce n'est point là l'histoire telle
que je la connaissais. Ce monde atroce n'a jamais
existé. Cette couleur est forcée. L'homme n'a pas
été si puissant pour le mal.
Hélas ! quant au dernier point, je crois que vous
vous trompez bien, et qu'il est dans la fatalité de tous
les cultes d'engendrer les forfaits. Sans remonter jus-
qu'aux dieux Kabyres, la douce loi du Christ n'a-t-elle
pas enfanté l'inquisition et la Saint-Barthélémy?
Quant à la couleur locale, il est d'usage de la re-
composer à l'aide de la science, et permis de la com-
pléter par les forces de la logique d'induction. C'est
avec des fragments incomplets que la paléontologie a
reconstruit des mondes plus anciens que le monde
punique. Ceci exige de grandes études que tout le
monde n'est pas en état de vérifier, et ni vous ni moi
ne pouvons nous permettre de dire que l'auteur de
Salammbô a forcé ou atténué sa peinture. Il nous fau-
drait peut-être, à nous comme à lui, une dizaine d'an-
nées consacrées à en étudier l'objet et les moyens.
D'ailleurs, cette vérification n'a rien à faire avec
la question d'art. Est-ce de la belle et bonne peinture?
Voilà ce dont il s'agit et ce que tout le monde est ap-
pelé à juger. Je ne crois pas que l'on puisse nier la
beauté de la couleur et du dessin. Faut-il vous rappe-
ler qu'on peut, comme les maîtres espagnols, faire de
la peinture admirable avec des sujets atroces ?
Elle est un peu chatoyante, cette peinture, j'en con-
viens. Toute chose a son défaut, si réussie qu'elle
soit. Il y a peut-être trop de lumière répartie avec une
310 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
égale richesse sur tous les détails. La composition
trop brillante devient confuse par moments. L'œil se
fatigue, et l'effet général s'obscurcit tout à coup,
comme ces paysages africains dont Fromentin a ex-
primé en peu de mots et d'une manière saisissante,
l'intensité de rayonnement produisant la sensation du
noir. C'est que, de même que Fromentin se sentit un
jour complètement aveugle, Flaubert, regardant son
sujet par l'œil de l'imagination, s'est ébloui pour avoir
trop vu. Je ne hais pas ces défauts qui sont l'abus
d'une force. Défauts, oui, mais excès d'une grande fa-
culté comme tous les défauts des maîtres : défaut du
Dante particulièrement.
Quant à l'histoire, vous dites avec raison que le
roman doit en conserver l'esprit. Eh bien, l'histoire
fait planer sur l'obscurité, sur l'insuffisance de ses
détails à l'endroit de ce monde évanoui, deux mots
terribles : Culte des dieux Kabyres. — Notoriété pro-
verbiale de la f(ti piiniquCy synonyme de trahison. En
voilà bien assez, selon moi, pour autoriser l'interpré-
tation des choses et des hommes développée dans
Salammbô.
Nos souvenirs clas&iques nous ont laissé dans l'es-
prit comme une œuvre de titans, et nous avons vécu
d'une notion de force extraordinaire, sans nous de-
mander apparemment à quel prix ces forces d'expan-
sion, de richesse, de commerce, de conquête et de do-
mination étaient achetées dans l'antiquité sur le sol
de l'Afrique. L'auteur de Salammbô nous le rappelle,
et nous en voilà tout froissés, tout éperdus, comme
s'il l'avait inventé ! Si nous sommes partis avec lui
pour Cartilage, croyant aller à Vaugirard, vous m'a-
vouerez que co n'est passa faute.
LETTRE SUR SALAMMBO 311
On ne doit point se courroucer contre les emporte-
ments de la fantaisie, et pourtant, dans Salammbô, il
en est un que je regrette. L'épisode est aussi magni-
fiquement raconté que tous les autres, mais il trahit
trop la fantaisie, qui, jusque-là, profondément habile,
s'était fait accepter comme une réalité victorieuse de
toute invraisemblance; je veux parler du Défilé de la
Hache, oii nous quittons la couleur de l'histoire pour
entrer dans le conte oriental à pleines voiles. Nous
avons accepté le siège de Carthage et la rapidité de
ces travaux de géants intra et extra muros. Mais ici
on nous met aux prises avec la nature, et la nature ne
se prête point aux suppositions. Il n'y a pas de sites
inaccessibles à quarante mille hommes qui ont tous
des armes pour entailler la roche quelle qu'elle soit,
des cordes probablement pour leurs chariots, ou tout
au moins des animaux dont la peau peut faire des
courroies, mille engins pour fabriquer des crampons,
enfin les simples moyens que quelques pauvres sa-
vants, aidés de quelques hardis montagnards, ont em-
ployés de tout temps pour escalader les sommets les
plus effrayants de la terre, pour descendre ou re-
monter des abîmes encore vierges de pas humains.
Ces quarante mille mercenaires, restes de l'armée qui
déployait naguère tant d'audace et de prodigieuse in-
vention pour prendre Carthage, sont démoralisés ici
pour les besoins de la cause, car ils le sont au delà de
tout raisonnement. Hamilcar, qui ne daigne pas les
écraser d'en haut, qui les sait trop stupides pour se
creuser des escaliers dans une paroi quelconque du
précipice, devient lui-même complètement fantastique
et légendaire. C'est bien dans la couleur du temps oii
l'on racontait qu'Annibal perçait les roches avec du
312 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
vinaigre ; mais la géologie ne connaît plus ces roches
qu'on ne pouvait entailler ou briser autrement. 11 ne
s'en fuit plus.
La légende est permise, mais l'art du conteur avait
été, jusqu'à cette page, de la déguiser admirablement.
On pouvait véritablement croii*e que tout ceci était
arrivé. On ne le croit plus dès qu'on est entré dans ce
défilé fabuleux ; mais que de qualités grandioses ra-
chètent cet écart poétique! Quel style sobre et puis-
sant à contenir l'exhubérance de l'invention ! Quel
savant et persistant procédé pour présenter des ima-
ges saisisantes avec des mots tout simples, mais dont
la netteté d'appropriation ne souffre pas le moindre
essai de dérangement et de remplacement pour la
critique ! Quels personnages, même les moins mon-
trés, ce procédé magistral vous incruste dans la
pensée, éclairés d'un jour ineffaçable ! C'est comme
un défi jeté à tous les procédés connus et à toutes les
impuissances du langage, car il se sert rarement de la
comparaison. Il la dédaigne; il n'a besoin que du fait
même pour en faire jaillir l'impression complète. —
Allons, allons, mon ami, cet auteur-là est un mulin,
comme disent les enfants de Paris, et on le verra à
l'œuvre, quoi qu'il fasse !
Janvi.T ISjVî.
XXVI
LA VIERGE A LA CHAISE DE RAPHAËL
La Vierge à la chaise est une de ces grandes pen-
sées qui viennent d'un seul jet aux grands maîtres,
parce qu'elles sont simples et nettes. Une belle femme
et deux beaux enfants, voilà ce que Raphaël a voulu
faire, sans s'inquiéter à l'avance de la majesté du su-
jet et du prestige du symbole. Il savait que la divinité
rayonnerait dans l'expression, et il pensait qu'il n'y
avait pas lieu d'idéaliser la forme dans le sens ascéti-
que. On n'était plus au temps du mysticisme austère,
on nageait en pleine poésie et en pleine civilisation.
On cherchait la vérité, on réhabilitait la nature. Il cher-
cha et trouva tout simplement le type de la vierge de
Judée dans une de ces belles créatures qu'on voit en-
core à Albano, à Laricia, à Gensano. Il fut frappé ou
il rêva d'un superbe enfant déjà en possession d'une
de ces physionomies hardiment accentuées qui pro-
mettent une beauté mâle, et il se dit qu'ils seraient
18
)5l4 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
arfaitement divins, s'ils étaient parfaitement beaux.
Sont-ils divins en effet? Au point de vue du chris-
tianisme primitif, non. Ils sont trop splendides de jeu-
nesse et de force. Au point de vue moderne, ils man-
quent à la couleur historiciue religieuse. Ils n'appar-
tiennent pas à la race sémitique. Ils sont Romains pur
sang. Ni le costume ni le type de la Vierge ne donnent
l'idée de la foi austère des premiers chrétiens. Cette
madone italienne n'est pas la Vierge extatique du my-
the; ce robuste bambino n'est pas le futur mission-
naire du renoncement, le prophète de l'idéal, le cru-
cifié volontaire, pas plus que le terrible maudisscur
du Jiiijemcnt dernier de Michel-Ange n'est la victime
exi)iatoire de l'Evangile. Ce (jui caractérise les maîtres
de la renaissance, c'est la puissance et la liljerté de
leur interprétation ; c'est leur volonté de réhabiliter
le culte de la forme. Sans aucun souci de la tradition,
des détails légendaires et des attributs symboliiiues
consacrés par les siècles, ils suppriment les nimbes
d'or et ne craignent pas d'attenter à la majesté du sujet
en indiquant à peine un léger rayonnement autour des
tètes sacrées. Ils sont artistes avant tout, artistes plus
libres que ceux d'aujourd'hui vis-à-vis de leur sujet,
tantôt plus recherchés, tantôt i)lus naïfs, selon leur
disposition du moment, et variant leur idée au gré de
leur inspiration. Kien dans l'œuvre de Michel-Ange
ne ressemble moins au Christ du Jugement dernier
que celui de la Pieiù; rien, dans l'œuvre de Raphaël,
ne dilïère ])lus de la Vierjc au vcile de notre musée
que la Vienje à la ehaisc. La première, agenouillée
devant l'enfant endormi, le préserve du soleil avec
une grâce un peu maniérée et un air de sollicitude
plutôt religieux que maternel. L'autre, complètement
LA VIERGE A LA CHAISE DE RAPHAËL 315
femme et mère, le tient assis sur ses genoux, et de
ses mains enlacées le serre doucement contre sa poi-
trine. Marie n'est point là l'inspirée qui adore le futur
Sauveur, c'est la mère qui possède son fils sans au-
cune terreur religieuse, sans aucun pressentiment de
l'avenir. La tête expressive de l'autre enfant, le futur
précurseur Jean-Baptiste^ est d'une naïveté souriante.
Le seul reproche à faire à cette composition si simple
et si heureuse, c'est l'attitude de prière donnée aux
mains jointes du petit saint; encore est-ce une criti-
que de l'idée, et non de l'arrangenrjent, qui est excel-
lent et nécessaire à l'harmonie parfaite du groupe;
mais cette supplication des mains nuit à la grande sé-
rénité de la scène et divise l'intérêt entre un groupe
parfaitement impassible et un enfant qui supplie sans
émouvoir les objets de son adoration. En outre, Ra-
phaël a fait une toute petite concession aux mesqui-
neries de l'usage, en passant au bras de cet enfant
une petite croix de bois, joujou prophétique d'un effet
fort puéril. Je n'aime pas ces fioritures apocryphes
dans les sujets proposés à la piété du chrétien ou au
respect du penseur philosophique. Elles prêtent à la
plaisanterie ou elles égarent l'imagination dans le ca-
price des légendes. La peau de mouton et la petite
croix de Jean-Baptiste enfant sont devenus des attri-
buts classiques, à ce point que certaines bonnes femmes
s'imaginent qu'il est venu au monde avec cette peau
cousue à l'épaule et cette croix passée au bras. Dans
les mauvaises reproductions de la Vierge à la chaise^
l'exagération puérile de l'expression des têtes donne
lieu à une explication du sujet que j'ai entendu donner
par une petite fdle de bonne foi parlant à son frère.
— Vois-tu, lui disait-elle, la maman est triste parce
316 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
que le petit Baptiste a montré à l'enfant Jésus une
croix qu'il ne voulait pas regarder. L'enfant Jésus est
en colère et il boude; le petit Baptiste pleure et de-
mande pardon.
Celte naïve critique disparaît entièrement devant la
peinture originale et devant la reproduction fidèle et
sincère due au burin de Calamatta. Ici le traducteur
n'a point cherché à exagérer la puissante personnalité
de Tenfant Jésus par une expression de fierté sauvage.
Haphaël et les grands maîtres de son temps ne con-
naissaient pas ces recherches de la pensée, et ils arri-
vaient au but par les simples moyens de la vérité.
L'enfant Jésus de Raphaël n'est pas tourmenté de l'es-
prit prophèti(iue sur le sein chaste et paisible de sa
mère. C'est un véritable enfant du peuple dont le re-
gard clair et pur reflète l'innocence céleste du premier
Age, et, malgré cette réalité complète, l'idéal divin
émane de lui, grâce à ce je ne sais quoi d'insaisissable
et d'inexprimable qui est le cachet du génie. L'enfant
Baptiste n'est ni pleureur, ni extatique; il est enfant
aussi, il sourit à son bicn-aimé avec une naïveté char-
mante, et sans ses mains jointes il ne détruirait en
rien la placidité rêveuse de rensemblc. Quant à la
mère, elle n'a aucune mélancolie, aucun pressenti-
ment, aucune extase. Elle est la candeur personnifiée;
elle ne réclame aucune vénération, elle est bien plus
forte (jue cela, elle l'inspire.
Voilà le grand mérite de cette nouvelle production
de Calamatta ; c'est de mettre devant nos yeux et de
faire entrer dans notre esprit la véritable pensée de
Raphaël, si indignement travestie par la foule des
imilak'urs de ce chef-d'œuvre.
Passavant, dans son minutieux catalogue de l'œu-
LA VIERGE A LA CHAISE DE RAPHAËL SU
vre de Raphaël, compte plus de soixante gravures
faites d'après le tableau de la Vierge à la chaise, et il
en a omis beaucoup : quant au nombre des lithogra-
phies, il est incalculable; mais, il faut bien le dire,
presque toutes ces reproductions sont déplorables, et
elles expliquent parfaitement l'indignation de M. Viar-
dot demandant, avec une sainte douleur d'artiste
[Musées d'Italie), qu'il soit fait défense absolue de
reproduire cette inimitable peinture. Au fond et en
théorie, M. Viardot a bien raison : la popularisation
imparfaite des chefs-d'œuvres et un outrage à la mé-
moire des maîtres, et à la vue de ces reproductions de
pacotille, tous ces grands génies, s'ils revenaient au
monde, briseraient leurs pinceaux avec désespoir,
sans compter que la foule des saints personnages re-
présentés par eux prêcheraient de nouveau contre le
culte des images.
Mais il faudrait pourtant faire quelques exceptions
et laisser certaines copies à l'étude des artistes. Ainsi,
et pour ne parler que de la Vierge à. la chaise, la gra-
vure de Morghen a un grand mérite de tacture; il en
est de même de celle de M. Desnoyers; celle de Ga-
ravaglia (1828) se rapproche du caractère de l'original;
une autre gravure de plus grande dimension a eu en
1851 un succès en Allemagne. Néanmoins rien dans
tout cela n'a donné le véritable sentiment et le véri-
table effet du tableau, et quiconque se le rappelle
verra avec une satisfaction sérieuse la gravure de
Galamatta. Comme caractère en effet, elle est sans
pareille. Elle rend avec une conscience sans détour la
manière large et môme jusqu'aux libertés de pinceau
du modèle, libertés qui vont très loin, puisqu'on a
remarqué que l'aspect du tableau était celui d'une
18.
318
QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
peinture à fresque, et que le pied de l'enfant et la main
de la mère étaient à peine faits. Galamatta n'a point
cherché à dissimuler cette liberté, et il a fort bien fait,
selon nous : qui donc se permettrait de terminer les
marbres inachevés de Michel-Ange?
Quant au mérite du procédé de gravure employé
par Galamatta, je demanderai la permission de l'indi-
quer d'après l'appréciation d'un connaisseur exquis.
« J'ai pour principe, m'écrit-il, que tous les procédés
sont bons, s'ils amènent un heureux effet, et je m'in-
quiète peu de savoir s'ils sont ou non conformes aux
règles. D'ailleurs, ce qui me paraît caractériser le ta-
lent de Galamatta, c'est l'absence de procédé parti-
culier. Le burin lui obéit comme à un autre le crayon,
n se pénètre tellement d'avance du dessin, du carac-
tère et du sentiment de son modèle, qu'il grave comme
s'il dessinait, avec une sûreté, une facihté de main
incomparables. Voyez dans sa Vierge, presque par-
tout une simple taille qui suit et épouse lu forme, qui
s'infléchit, s'engraisse, s'atténue, pour indiciuer ou
côtoyer le modèle, quelquefois un pointa côté pour la
soutenir, très-peu de hachures croisées et d 'entre-
tailles. Voilà ce qui me frappe par dessus tout : un
grand effet obtenu par les moyens les plus simples.
Certes on ne pourrait rendre ainsi un Meissonier, un
sujet dont le mérite principal serait dans le fini pré-
cieux; mais j)Our traduire une œuvre aussi largement
conçue ([ue celle de la Vierge à la rliaisc, je crois (ju'il
fallait une allure aussi franche, un coup de burin
aussi gras et aussi sincère que le coup d« brosse do
l'original. »
Mars 1863.
XXVII
POURQUOI
LES FEMMES A L'ACADÉMIE?
Sous ce titre piquant : les Femmes à- V Académie,
un écrivain dont les initiales cachent un nom qui
nous a été révélé, et qui, jusqu'à ce jour, nous était
resté inconnu, présente agréablement la fiction d'une
femme anonyme prononçant son discours de réception
à l'Académie française, en l'an de grâce... IJn acadé-
micien, également anonyme et fictif, M. *** répond à
madame'**; et ces deux discours, élégants, sérieux,
aimables, fournissent l'étendue d'une jolie brochure
qui se publie chez Dentu, et qui mérite d'attirer un
instant l'attention du monde littéraire.
Donnons de sincères éloges à ce travail très-réussi,
en ce sens qu'il soulève d'utiles réflexions, tout en
récréant l'esprit. S'il ne fait pas triompher sa thèse,
l'auteur prouve du moins qu'il peut fort bien aspirer
un jour pour son compte aux honneurs qu'il appelle
QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
/ourd'hui avec désintéressement sur d'autres têtes.
Lnalysons ensuite en peu de mots la séance imagi-
(ire où madame ***^, appelée par un vote una7iime
de l'illustre corps, accepte avec une dignité modeste
la situation sans précédent qui lui est offerte. Elle re-
mercie ses nouveaux confrères au nom du progrès
que son élection signale dans les mœurs de son temps
et que l'Académie de son temps est jalouse de servir
et de proclamer.
M. ***, prenant la parole, déclare « que, plus heu-
reusement inspirée qu'elle ne le fut en d'autres temps
où, dominée par de fâcheux préjugés et d'injustes
préventions, elle commit la faute de repousser de son
sein de puissantes renommées, l'Académie, cette fois,
n'a pas voulu s'exposer de nouveau à d'éternels re-
grets, s> et qu'elle a rompu, en faveur des femmes,
une tradition séculaire fondée sur un préjugé désormais
évanoui.
Après avoir rappelé comme quoi, à l'époque de sa
fondation, l'Académie, fort embarrassée de compléter
son nombre voulu de quarante immortels, fut forcée
de prendre, « pour décoration de son sanctuaire, » les
grands seigneurs dont chaque homme de lettres était
alors plus ou moins l'obligé, M. *** déplore l'article
de loi porté par le vieux ('hapelain contre l'admission
des femmes. 11 rappelle la sérieuse et bienfaisante in-
fluence de l'hôtel de Rambouillet, c Tous, dit-il en
parlant des plus illustres écrivains du grand siècle,
doivent quelque chose à cette société de femmes cé-
lèbres, la délicatesse de l'expression, la noblesse et
la pureté des sentiments, la passion du beau, de l'i-
déal, de riiéroisine. »
Après avoir nommé mademoiselle de Scudéry, mes-
POURQUOI LES FEMMES A l'aCADÉMIE? 321
dames de Sévigné, de la Fayette, de Motteville, de
Tencin, de Staël, de Girardin, Amable Tastu, etc., et
avoir omis, on ne sait pourquoi, mesdames de Genlis,
de Souza^ Cottin, Charles Reybaud, Louise Collet,
Valmore, et plusieurs autres femmes dont la prose ou
les vers ont fait plus de bruit et de besogne que bon
nombre d'académiciens déjà oubliés dans le court es-
pace de deux siècles, M. *** fait ressortir la véritable
question préparée par tant d'exemples : c'est que l'é-
lément féminin est absolument nécessaire à la régéné-
ration de l'esprit et des mœurs en France; c'est que
l'homme tend de plus en plus à s'isoler, à devenir posi-
tif, et à concentrer son activité dans le développement
d'une faculté unique, l'art de tripler les capitaux.
<£ Nous ne voulons point, dit-il, faire ici le procès à
ce siècle, qui, lui aussi, a sa grandeur ; mais tout, ici-
bas, a son expiation ; et cette grandeur matérielle
dont on ne cesse de nous vanter les merveilles, nous
ne l'avons déjà que trop cruellement achetée au
prix d'une décroissance morale aussi rapide qu'ef-
frayante. »
Tout est là, en effet. Il est bien avéré que les hom-
mes sont aux prises avec la question matérielle qui
domine notre époque.
Mais quoi ! leur mission n'est-elle pas de suivre ce
courant? Ce monde des faits industriels et financiers
où s'accomplissent des progrès nécessaires au déve-
loppement de la civihsation dans l'avenir, faut-il le
maudire comme un fléau qui passe, et ne s'agirait-il
pas plutôt de soutenir des énergies qui préparent à
l'esprit la conquête du monde? Si l'homme, pris de
fièvre en présence des prodiges promis à son activité,
redevient un peu brutal et un peu sauvage, le devoir
<.
322 QUESTIONS d'art et de littérature
de la femme n'est-il pas d'adoucir sa tâche sans para-
lyser ses forces *?
Toute grande dépense d'énergie a ses besoins de
réaction, ne le sait-on pas? Ne peut-on pas dire que,
si jamais époque n'eut plus d'essor vers le travail, ja-
mais époque n'eut aussi plus d'aspirations vers les
jouissances du repos? Ceci est une conséquence toute
logique, toute légitime et naturelle.
D'où vient que l'aspiration aux jouissances du mo-
ment a tourné à la corruption et qu'elle menace de
rompre tous les liens de la sociabilité, de l'amour, de
l'amitié, de la famille? N'est-ce i)as un peu la faute de
l'autre sexe? Est-il vrai qu'il ait, comme le pense ap-
paremment l'académicien de M. J. S..., conservé dans
quelques sanctuaires la tradition de l'idéal héroïque
professé jadis à l'hôtel de Rambouillet?
Ces sanctuaires, en tout cas, sont rares, ou leur
influence est médiocre, car la majorité des femmes
de la génération présente se partage en deux camps :
les dévotes et les mondaines. Les nulles ne comptent
pas et n'ont jamais compté. Parmi celles-ci, beaucoup
s'arrangent pour résoudre le problème de concilier le
Dieu jaloux et lemonde tentateur. Rien n'est plus facile,
du moment qu'on fciit de la logique et qu'on ne se pique
pas d'être bien d'accord avec soi-même. Mais tout ce
qui a de l'élan et de la vitalité chez les femmes tend
aussi à se manifester par quebjue chose d'excessif,
intolérance religieuse ou enivrement de luxe et de
coquetterie. 11 est évident ([ue la femme suit le cou-
rant (lu siècle, (ju'elle renonce à entretenir le feu sacré
de l'idéal ou (prelle le cherclie dans une interprétation
religieuse ([ui n'est pas celle de l'homme éclairé de
son temps.
POURQUOI LES FEMMES A l'aCADÉMIE? 323
De là un divorce intellectuel produit par la même
cause, par une cause que j'appellerai l'àpreté du siècle,
une soif ardente de sécurité en même temps qu'une
ardente audace d'entreprises, toutes les forces entraî-
nées irrésistiblement vers l'avenir en se cramponnant
au passé qui échappe, le présent trouble et un peu
malsain, dévoré comme un mets sans saveur et dont
on semble vouloir se repaître à la hâte entre la crainte
et l'espérance.
Il est bien certain que, si les femmes pouvaient se
préserver de cette fièvre et se faire anges pour puri-
fier et ennoblir la société, tout serait pour le mieux;
mais nous craignons bien que le généreux appel de
M. J. S... ne soit pas entendu de sitôt, et que l'Aca-
démie elle-même n'encourage en aucune façon les
femmes à se faire apôtres du progrès.
Et, après tout, l'Académie a raison de ne pas le
faire, car elle n'a pas mission de réformer les mœurs
d'une manière directe, et elle n'a déjà que trop outre-
passé son mandat en laissant certain esprit de dis-
cussion pénétrer dans son sanctuaire. L'Académie
française est, en principe, une institution purement
littéraire et nullement philosophique ou religieuse.
D'où vient qu'elle s'est détournée de son but? Cher-
chons-en la cause.
Nous ne sommes pas de ceux qui pensent que FAca-
démie française a perdu son capital de talent ou de
génie, puisqu'elle compte encore sur la liste tant de
noms que, sous le rapport littéraire, tout le monde
estime ou admire. En aucun temps la France n'a pro-
duit à la fois quarante génies de haut vol, et, dans
tous les temps, quelques-uns de ces esprits de premier
ordre ont mieux aimé se tenir à l'écart et conserver
324 QUESTIONS d'art et de littérature
une entière indépendance que de se faire classer dans
une série quelconque. Qu'ils aient eu tort ou raison,
qu'ils se soient isolés par orgueil mal entendu ou par
un véritable sentiment de leur dignité, là n'est pas la
question. L'Académie a sa fierté et son orgueil aussi.
Elle n'offre pas ses fauteuils ; elle veut qu'on se les
dispute et qu'on les prenne d'assaut. Il n'y a donc pas
de sérieux reproches à lui faire, quand elle laisse
dehors les gens qui ne désirent pas entrer.
Lui reprocliera-t-on, avec plus de justice, la ten-
dance que, sans la lui reprocher, nous signalions tout
à l'heure? Dira-t-on qu'elle est fort coupable d'avoir
laissé troubler sa sereine atmosplière par des ques-
tions religieuses et politiques? Non, en vérité. Elle a
subi la fatalité du progrès qui ne permet plus à l'esprit
humain le cullc étroit de l'art pour l'art. Au temps de
sa fondation, lAculémie ne se trouva point aux j^rises
avec des problèmes sociaux trop compliqués. La
royauté héréditaire n'avait pas été contestée. La no-
blesse était encore un titre (jue les gens de lettres ne
révoquaient pas en doute, puisqu'elle était leur pro-
tectrice et l'appui du développement de leur renom-
mée. La religion officielle n'était en lutte qu'avec
d'autres programmes religieux, appartenant comme
elle au christianisme. La philosophie indépendante
n'avait pas encore arboré son drapeau. On pouvait
donc se dire et se persuader que certaines questions
ne seraient jamais soulevées dans le monde des lettres
et que les opinions ])C'rsonnellcs n'y seraient repré-
sentées que j)ar des nuances. Dès lors la mission d'un
jury })uromenl littéraire était |)ossible. La tolérance
mutuelle pouvait s'exercer sans trop (rcITorls. On
pouvait, sans grand mérite, se dire que l'on passerait,
POURQUOI LES FEMMES A l'aCADÉMIE? 825
à l'occasion, sur le fond pour juger seulement la
question de forme.
Combien de temps l'Académie française put-elle
vivre sur cette illusion? L'étude de son histoire nous
mènerait trop loin ; franchissons les temps écoulés et
voyons-la aujourd'hui en face de l'esprit du xix^ siècle.
Peut-elle s'abstenir de prendre part aux affirmations
et aux négations tranchées qui l'agitent? Ne serait-
elle pas déjà morte de belle mort dans l'opinion, si
elle s'était bornée à mesurer des alexandrins et à ne
pas faire un dictionnaire ? Ne faut-il pas qu'elle aussi
vive de la vie qui circule, et qu'en dépit de ses pro-
pres théories, elle s'inspire du milieu qu'elle traverse
et qui la féconde ?
Ne lui demandons donc pas, nous qui lui repro-
chons d'être souvent en arrière du mouvement des
idées, sa tendance irrésistible à se mêler au mouve-
ment social. Qu'elle s'y mêle pour le retenir ou pour
le pousser en avant, ceci est une question passagère,
une question d'actualité : la véritable question dé-
battue dans ces derniers temps par la critique est de
savoir si l'Académie doit ou ne doit pas s'abstenir de
juger les opinions, les tendances, la conscience des
écrivains et des poètes.
Pour nous, il ne s'agit pas de savoir ce que doit
faire et ce que doit être l'Académie, mais bien de
savoir ce qu'elle peut être, et ce qu'elle peut faire.
Accordons-lui ce que souvent elle a refusé aux esprits
indépendants, et reconnaissons qu'elle est forcée d'être
ce qu'elle est, de faire ce qu'elle fait. Il lui est abso-
lument impossible de séparer l'art des éléments qui
le font éclore et qui le font vivre, et ces éléments
constitutifs, ces éléments vitaux c'est la religion, c'est
■ 19
32G QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
la société, c'est la philosophie, c'est la politique, c'est
l'ensemble et le détail des fermentations de l'histoire
contemporaine.
Les choses en sont venues à ce point, et ce n'est
pas la faute de l'Académie. Elle a résisté, on dit qu'elle
résiste encore ; du moins, elle nous révèle de temps
en temps, par la bouche de ses élégants coryphées,
le désir naïf de nous parquer dans l'aimable forteresse
du vieux bon goût, et dans le jardin fleuri des douces
habitudes. En d'autres termes, c'est le programme de
certains éditeurs timorés qui, dans les temps de crise,
proposent aux écrivains, — je n'invente pas, — des
traités ainsi con^'us : M.'" s'engagera à nous faire un
roman de mœurs qui ne traitera 7ii de la religion, ni
de la propriété, ni de la polit ique, ni de la famille, ni
d*aucune question sociale à l'ordre du jour. Mais,
comme les coryphées de l'Académie ne sont pas des
éditeurs responsables, leur opinion personnelle perce
à travers les conseils de leur prudence, et ils se hâtent
d'ajouter à cet arrêt : Prcservez-vous d'avoir une
opinion nouvelle, ce corollaire très-significatif : L'ab-
scnce d'opinion nouvelle, voilà ^opinion des honnêtes
gens.
Le mot Cihonnvtes gens revient souvent et textuel-
lement en cette rencontre. Que tous les écrivains qui
attaquent quoi que ce soit dans l'ordonnance actuelle
de la société, abus, préjugés, erreurs, mauvaises cou-
tumes ou idées fausses, se le tiennent donc pour dit.
Ils sont de maUwnnvtes gens. Certains académiciens
l'ont j)roclaméavec toute la courtoisie de stylo «pii les
caractérise, et la majorité a opiné du bonnet dans ce
sens : Amen !
On pourrait rcniar(}U(^r (pie. dans cet anathèmc
POURQUOI LES FEMMES A l'aCADÉMIE? ^:27
lancé sur les esprits passionnés pour le progrès, il y
a beaucoup de passion, puisqu'on en vient aux gros
mots sous-entendus. Mais que personne ne s'en fâche!
L'Académie,, tout en se cramponnant à la mort, fait
encore preuve de vie, et ce qu'elle compte encore
d'âmes jeunes et de talents généreux proteste contre
la majorité actuelle par des œuvres d'une vitalité
féconde. La lutte règne donc là comme ailleurs^, comme
partout ! Quelque damasquinées et parées de rubans
que soient les armes, on s'y porte des coups très-pré-
médités et très-âpres. Les élections académiques,
aujourd'hui dirigées dans le sens conservateur, peu-
vent demain prendre le courant contraire : qu'en fau-
dra-t-il conclure ?
Ce que nous avons conclu d'avance. Il n'est plus
possible que l'Académie soit un jury purement litté-
raire. Le progrès s'y oppose. Il n'y aplusde littérature,
si l'esprit s'interdit la lutte et si le goût prétend pros-
crire la liberté de lutter. Donc, l'Académie est ou sera
un corps politique, religieux, socialiste ou philoso-
phique. — Elle est ou sera tout ce qu'on voudra,
excepté l'Académie française, instituée pour distin-
guer, encourager et récompenser le talent. L'impar-
tialité est une région inaccessible, une terre promise
qu'elle ne saluera point avant l'accomplissement des
temps, c'est-à-dire avant l'épuisement de nos incer-
titudes et de nos combats, de nos impatiences et de
nos résistances, eniin avant le triomphe d'une cer-
taine unité de tendances et de convictions comme il
s'en rencontre de loin en loin dans l'histoire.
La place des femmes n'est donc pas plus à l'Aca-
démie de nos jours qu'elle n'est au Sénat, au Corps
k'f'islatif ou dans les armées, et l'on nous accordera
328 QUESTIONS d'art et de littérature
que ce ne sont point là des milieux bien appropriés
au développement du genre de progrès qu'on les
somme de réaliser.
Puisqu'il s'agit pour elles de ramener les bonnes
mœurs et le charme de l'urbanité française par les
grâces de l'esprit, par l'empire de la raison et par la
douceur des relations, voyons si l'Académie française
doit leur prêter l'appui de son autorité morale. Eh
bien, nous pensons qu'il est trop tard et que l'Acadé-
mie ne peut donner ce qu'elle n'a plus. Elle a perdu
l'occasion en n'appelant pas à elle madame de Staël et
ensuite Delpliine Gay, cette jeune et belle muse qui
réalisa un peu le type de Corinne. L'Empire et la
Restauration permettaient encore ces quelques heures
de recueillement, où l'on pouvait juger, sans passion,
des ouvrages inspirés par le sentiment pur. Aujour-
d'hui, l'Académie éprouve le besoin de contenir tout
ce qui lui paraît belli(iueux ; demain peut-être, elle
éprouvera celui de se rajeunir par des aspirations
contraires ; mais, dans cette balance agitée par les
orages du dehors, elle ne peut })lus peser le mérite
intrinsèque de l'art, et elle y renonce avec une cer-
taine vaillance dont nous ne lui savons pas mauvais
gré, puisqu'elle nous alTranchit en s'affranchissant
elle-même.
Que gagneraient donc les femmes à être enrôlées
dans cette i)halango, dont le drapeau est un drapeau
de guerre? Si leur mission est mission de concorde et
d'amour, laissons-leur l'illusion de la pureté des eaux
de Caslalie, ou disons-leur franchement que cette
source ne i)eut i)lus couler pour elles. Ils faut (ju'elles
rêvent encore un paradis poétique en dehors de ce
monde, ou (ju'ellos abordent rcsohunont le problême
POURQUOI LES FEMMES A l'aCADÉMIE? 329
delà philosophie pratique. Dès qu'elles l'auront com-
pris, elles verront clairement que les lettres sont une
véritable république et que les sénats littéraires sont
condamnés à disparaître dans un temps donné. Quand
la poésie languit, c'est qu'elle est étouffée par des in-
fluences prosaïques et qu'elle a la poitrine oppressée
par quelque ambition étrangère à sa nature. Quand
elle s'épanouit, c'est qu'elle a entendu sonner l'heure
de l'indépendance et qu'elle a senti dans le public, son
seul juge, le frémissement de la liberté rénovatrice.
Jamais le désir d'arriver à l'Académie ne fera surgir
un talent nouveau. Les dons de l'intelligence sont le
produit plus ou moins spontané d'une culture sid
generis que personne ne peut réglementer, et les tradi-
tions se brisent comme le verre là où le génie com-
mence. Aucune récompense, aucun encouragement
ne sert là oii le feu sacré ne brûle pas. Le privilège
d'appartenir à une assemblée d'élite n'est qu'un sti-
mulant très- secondaire pour celui que stimule avant
tout le besoin d'éclairer ou de charmer la multitude.
Les lauriers du Parnasse sont passés de mode et
l'homme n'a plus affaire aux dieux de l'Olympe, mais
bien aux hommes de son temps, car les gloires consa-
crées par décret ne relèvent en somme que du public
et de l'histoire.
L'horizon des gens de lettres s'est donc élargi,
depuis le grand siècle, dans une proportion que l'A-
cadémie a dû suivre sans être enchaînée par l'esprit
de corps. Recrutée précisément parmi ceux que le
succès lui impose, elle a dû renoncer à tout privilège
de maîtrise intellectuelle, et c'est bien en vain qu'elle
prétendrait assurer le règne de la tradition, conserver
les lois du langage et régler les formes de l'art. Elle
330 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
n'y peut vraiment plus rien. L'école romantique lui
ayant fait violence, elle s'est jetée dès lors en pleine
révolution, et, comme la liberté est une mère féconde
qui eng-cndre toutes les formes de l'avenir, il est bien
évident que, si l'élément romantique avait conservé
la majorité dans celte illustre assemblée, il lui fau-
drait déjà lutter aujourd'hui contre un élément nou-
veau, ou lui ouvrir les bras franchement. — Et cet
élément nouveau, en supposant qu'il produisît encore
une forte pléiade, comme celle dont Victor Hu^o fut
le chef géant, ne serait-il pas bientôt contesté dans
ses arrêts et dans ses tendances par une école plus
nouvelle encore? Le vrai beau, le moins beau, le plus,
le moins, le peu et le beaucoup dans l'échelle de mé-
rite des personnalités, toutes ces distinctions n*ont
rien à voir devant la condition vitale et absolue, le
droit de vivre et la liberté de marcher. Non, non ! le
temps n'est plus où quarante hommes célèbres, si
imposants qu*on les supposât, pourraient diminuer la
valeur d'un seul homme do talent secondaire, s'il plai-
sait à Dieu que cet homme émît, tant bien que mal,
une idée neuve et généreuse.
(^.onoluons de tout ceci que comme bien d'autres
grandeurs du passé, l'Académie française est une
grandeur inutile et dès lors placée devant nous comme
une lampe (jui acliève de brûler. Nous ne sommes
point tenté de porter sur elle une main impie. Elle est
un monument jadis dédié à la civilisation et qui la
représente encore à certains égards, i)uis(prelle abrite*
encore de nobles et grands csi)rits ; mais elle n'a plus
sa raison d'ètro dans l'avenir, car elle est un reste de
féodalité littéraire, et il ne lui suffirait plus de se bor-
ner à un rôle purement littéraire pour faire accepter
POURQUOI LES FEMMES A l' ACADEMIE? 331
son autorité. Le moindre écrivain a le droit de protes-
ter contre elle et de proposer au public une manière
d'émettre sa pensée que le public est seul compétent
pour admettre ou pour rejeter. On a dit, dans les hau-
tes régions de la philosophie nouvelle, qu'un jour
viendrait où chaque homme serait son propre Pape et
son propre César. On peut dire dès aujourd'hui que
chaque esprit un peu sérieux porte en soi sa propre
Académie.
Et pourtant la fiction d'un de ces vénérables fau-
teuils est encore un objet d'envie, un sujet de dépit et
d'amertume pour quelques hommes qui désirent cette
faveur sans l'espérer, et qui crient que ces raisins-là
sont trop verts. Pour tous ceux qui voient le progrès
sous son véritable aspect, et pour les femmes, qu'il
s'agit d'initier à la notion saine de ce progrès en voie
de formation, il y a une formule plus respectueuse :
c'est que ces raisins-là sont trop mûrs.
Nohant, 20 mai 186.3.
XXVIII
LES MIETTES DE L HISTOIRE
AUGUSTE VACQUERIE
Ce ne sont point des miettes, c'est un livre composé
de solides morceaux appartenant bien, si l'on veut,
au même pain, mais offrant à l'appétit du lecteur un
goût varié, souvent agréable, toujours nourrissant.
Dans les scènes terribles que ce livre évoque avec
une énergie virile et une amertume poignante, il y a
une véritable instruction pour l'esprit, parce qu'il y a
unité de point de vue et netteté de conclusion. Dans
la dernière partie consacrée à des souvenirs person-
nels, il y a une grande mélancolie qui n'exclut pas
un grand charme.
C'est, en somme, l'histoire de Jersey, dans ce
qu'elle a d'intéressant, — nous voudrions dire de res-
pectable, — dans sa qualité de lieu de refuge pour les
exilés de tous les temps et de tous les partis. Après
19.
334 QUESTIONS D*ART ET DE LITTERATURE
avoir lu ces Miettes importantes qui sont la seule im-
portant.^ histoire de cette île, nous sommes tenté de
partager le dépit et le dédain des exilés qui ont dû, à
un moment donné, la quitter en secouant la poussière
de leurs pieds pour ne rien emporter d'elle, pas
même un souvenir. Mais à distance, l'exilé lui-même
se prend à regretter cette belle nature et les amis
qu'il y a laissés. Il se dit sans doute, qu'au temps où
nous vivons^ les minorités seules sont appelées à
compter dans l'avenir, puisqu'elles seules auront agi
et pensé en Vue de l'avenir. Elles méritent donc bien
que ceux qui en font })artie dans le présent s'appré-
cient les uns les autres, et c'est à cause de la minorité
qui protesta à Jersey contre l'exclusion des réfugiés,
qutî nous pardonnons à la majorité jersiaise, aujour-
d'hui repentante, un jour d'aveuglement, de colère et
de lâcheté.
Cette histoire de Jersey commence par une légende,
puis elle entre dans les faits, de plus en plus authen-
tiques, qui amenèrent sur cet îlot et sur les îlots voi-
sins tantôt des écumeurs de mer, tantôt de célèbres
pirates polili(|ues, et tantôt d'illustres fugitifs. Juvé-
nal, Rabelais ou Michelet ne désavoueraient pas cer-
taines pages de cette narration violente et maligne
qui résume, dans leurs traits les plus saillants et les
plus concluants, les crimes des forts et les misères
des faibles. Tout le Moyen Age et toute la Renais-
sance passent là sous les yeux, à propos de (jueKiues
noms célèbres qui ont été enregistrés dans les annales
de Jersey, comme des voyageurs sur le livret (f une
hôtellerie : Jersey est là comme un prétexte (un ux-
cellent prétexte, il faut le dire), pour nous présenter
les biographies largement dessinées de Gabriel de
LES MIETTES DE l'hISTOIRE 335
Montgommery, des Bandinelli, de Charles II, de
Jacques II, de Jean Cavalier, de Chateaubriand, du
duc de Berry, etc. Il n'est pas jusqu'à une simple
visite à Victor Hugo qui n'autorise parfaitement l'au-
teur à tracer un portrait de madame de Girardin,
portrait excellent» et d'une sympathique chaleur, où
nous la retrouvons telle que nous l'avons connue
dans ses dernières années, les plus belles de son
esprit et de son âme. Enfm ce livre, à la fois terrible
et attendrissant, finit par des appréciations dont le
badinage spirituel se ressent du souvenir de profondes
tristesses.
L'analyse d'un livre ainsi conçu est impossible, et
ce qu'il y a de mieux à en dire, c'est qu'il n'y a rien
à passer. Chaque chapitre historique est un drame
presque charpenté, comme on dit élégamment en ce
temps-ci, pour la scène : chaque chapitre de souvenir
personnel est un cri de patriotisme ou une moquerie
tout à la fois attendrie et amère.
Et que faut-il conclure de ce livre ? C'est que l'exil
grandit les noms que la politique voudrait rayer, à de
certaines heures. Malheureux humains que^ nous
sommes! eût dit J.-J. Rousseau. Nos luttes farouches
n'auront-elles jamais pour résultat que le meurtre, la
prison et le bannissement ? Vous le voyez, l'homme
est fait pour vivre seul. Il ne peut soulever aucune
question de principes, sans que la guerre éclate, sans
que la haine s'assouvisse, sans que la proscription
décimO; sans que le bourreau fauche, sans que les
grands esprits soient persécutés ou sacrifiés : un jour
c'est Napoléon à Sainte-Hélène, un autre jour, après
Chateaubriand, c'est Victor Hugo à Jersey ; ailleurs
Louis Blanc, Pierre Leroux, Quinet, Mazzini, Gari-
336 nUESTIONS d'aRT ET DE LITTÉUATLUE
baldi, que sais-je? Tout ce qui a manifesté la vie à un
degré éminent dans les lettres, dans la politique, dans
la philosophie, dans les arts, dans la guerre, depuis
le commencement de ce siècle n'a-t-il pas été brisé de
fait ou d'intention par la brutalité des révolutions,
et par la sombre fatalité qui préside aux choses hu-
maines?
Ainsi penserait Rousseau, s'il revenait en ce
monde, ou bien... ou bien Rousseau éclairé d'une
lumière nouvelle, — pourrait-il ne pas l'être? —
Rousseau dirait : — « L'homme est encore bien sau-
vage, mais il a fait un pas depuis cent ans que je l'ai
perdu de vue. Plusieurs voient plus loin que je ne
pouvais voir, et c'est là un progrès immense, car
j'étais bien un de ceux (jui voyaient le mieux en mon
temps. Des esprits qui ne s'attribuent d'autre mérite
que d'être logiques, ont conçu une espérance que
mon génie repoussait avec amertume. Ces esprits-là
ont prolité des terribles expériences de l'histoire, ils
ont reconnu que ce qui est frappé se relève, que ce
qui est mutilé repousse, que le génie humain n'est
pas un arbre qu'on peut abattre et brûler, mais cette
hydre fabuleuse dont l'amputation centuple l'exis-
tence. Dès lors, voyant l'inulilité des sévices que la
vieille raison d'Etat appelle des répressions néces-
saires, ces hommes sages ont rayé de leur catéchisme
philosophique et politique les mots bannissemcïit,
prisofij èchalaudy mots que l'avenir traitera de crimi-
nels et de slupides, et que le présent doit déjà re-
garder avec dégoût et condamner dans sa conscience
comme appartenant à une nation barbare de la civili-
sation.
Donc, (ju'un gouvernement s'a])pcllc royauté, répu-
LES MIETTES DE l'hISTOIRE 337
blique ou dictature, dès qu'il entre dans cette voie de
la répression brutale qui autorise l'attentat sur les
personnes au nom d'une prétendue sécurité publique,
— Vordre à Varsovie^ — ce gouvernement aiguise
l'arme qui se tournera tôt ou tard contre l'idée qu'il
représente ; il sème les dents du dragon qui, au con-
tact de la terre, c'est-à-dire après un moment d'ense-
velissement où s'opère la gestation féconde, se re-
dresseront sous la forme de combattants innombrables
et invincibles. Il en est ainsi de tout ce que l'on tue.
Le sang de l'humanité est une source de renouvelle-
ment. Les hommes forts renaissent de leurs cendres
et guérissent de leurs plaies. Et cette loi est si ab-
solue et si fatale que les faibles eux-mêmes trouvent
une force et une vertu dans le martyre. Tout comme
Robespierre et Danton, Louis XVI, sa femme et son
fils sont des victimes qui, en passant sous le niveau
fatal de l'échafaud, ont acquis le droit de revivre dans
des partis avec lesquels l'histoire aura peut-être en-
core à compter, — à moins que la notion de la véri-
table civilisation n'entre enfin dans toutes les Ames,
en commençant par celles des hommes appelés à l'ap-
plication des idées dominantes, et qu'on nomme,
chacun en son temps, les hommes du pouvoir. Et
cette notion est si simple qu'on s'étonne de la voir
encore méconnue. Elle se formule en deux mots : La
persécution crée la résistance et la force humaine
sort de l'écrasement.
Qui le sait mieux que... Mais ne faisons point d'ap-
plication particulière. Le principe est debout et s'ap-
plique à toutes les situations^ à toutes les nations, à
tous les hommes. Quand on vient de lire ce livre
rapide et fort, les Miettes de l'Histoire, si l'on osait
338 QUESTIONS d'art et de littérature
faire la liste des mutuelles persécutions et des mu-
tuels égor^i^ements qui sont le véritable festin d'A-
Irides de riiisloire, on serait épouvanté de voir une
moitié de la race humaine, dans les pays relativement
les plus civilisés du monde, occupée à torturer, à
ruiner, à poursuivre, à massacrer l'autre moitié, sans
que ces meurtres et ces vengeances aboutissent à
assurer le triomphe durable d'un seul homme. L'o-
dieux moyen est donc usé jusqu'à la corde, et aussi
puéril que repoussant. Il n'a jamais servi qu'à faire
surgir de nouvelles luttes, et, en somme, à obscurcir
les idées que l'on doit se faire du progrès, car il est
impossible de ne pas s'intéresser aux victimes ; et
quand même elles représentent une idée qui n'est
pas la notre, le jour où elles souffrent et saignent, le
cœur de riiomme, qui n'est pas moins digne de
compter (jue son esprit, souffre et saigne profondé-
ment aussi. Sortons donc de cette politique de haine
qui met en contradiction notre cœur et notre jugement.
Nous ne serons vraiment des honunes, nous ne sau-
rons faire une vraie société que le jour où nous pour-
rons proclamer l'accord de la logique, de la con-
science cl des entrailles.
XXIX
THÉOSOPHIE ET PHILOSOPHIE *
A PROPOS DE MADELON
PAR
EDMOND ABOUT
Nous lisions dernièrement, dans un article de cri-
tique très-obligeant pour nous, quelques bizarreries
de raisonnement qui nous ont paru caractériser la
situation de certains esprits à l'heure où nous
sommes.
Pour résumer cet article en peu de lignes, il y est
dit : que les adeptes d'une certaine philosophie, bonne
seulement pour les esprits dJ élites sont dans les don-
1. En nous servant du mot théosophie, nous devons l'expli-
quer. Nous n'appartenons à aucune secte et nous ne connaissons
pas assez celle des théosophes proprement dits, pour vouloir pré-
juger quoi que ce soit pour ou contre elle, en nous servant du
mot qui la caractérise. Le mot religion ayant plusieurs sens,
nous prenons celui de théosophie dans la même acception rela-
tive que celui de philosophie.
340 QUESTIONS DAUT ET DE LITTERATURE
nées très-vagues du Vicaire savoyard, de J.-J. Rous-
seau, programme aujfainVhxd dépasse; — que cette
philosophie est trùs-johe, mais qu'elle manque abso-
lument de casuistique ; — qu'un curé de villag^e occupé
à sauver vin(]t âmes de paysans est bien préférable;
— que la raison ne peut plus souffrir le joug des doC'
trilles oppressives du passé; — que toute doctrine a
du bon, et qu'il faut être juste envers tout le monde.
Autant que j'ai pu comprendre les nombreuses
contradictions de cet article, je crois voir que l'auteur
ne se soucie absolument d'aucune religion et d'aucune
philosophie; qu'il voudrait à la fois renouer et con-
server; que son sentiment est catholi([ue, mais que sa
raison est progressiste ; qu'il considère Rousseau
comme un petit garçon, mais que l'éclectisme et la
tolérance lui semblent plus commodes que l'examen.
C'est une manière de voir comme une autre. Nous
sommes bien d'avis qu'il y a du bon dans tout : mais
il n'y en a pas du tout dans le mauvais coté des meil-
leures choses, et mettre ouvertement toutes les opinions
au môme plan sans en défendre aucune ouvertement
me paraît une maxime de casuistitjue poussée à l'ex-
cès. La tolérance ecclectique a sa valeur, sans aucun
doute, mais il y a manière de l'entendre, et nous nous
expli(juerons tout à l'heure sur ce qu'elle doit être
pour devenir une vertu, c'est-à-dire un eflort fraternel
vers l'union, et non une habitude d'indifférence au
profit du néant.
Heureusement, celte indill'érence dt; certains esprits
n*est qu'un détail dans le fort courant d'idées qui
pousse le sièolc, et l'ouvrage dont nous voulons rendre
compte, le roman de Madelon, n'appartient pas à celte
catégorie d'idées négatives.
A PROPOS DE MADELON 341
A propos de nous, l'article que nous venons de ré-
sumer disait : Il faut être juste envers tout le monde;
nous voudrions V être envers George Sand... L'intention
est bonne, mais le mot est d'une naïveté tant soit peu
féroce : Nous voudrions! il y a là-dessous une casuis-
tique qui n'est pas nouvelle et à laquelle nous ne sau-
rions nous convertir.
La preuve, c'est que nous allons examiner la pensée
d'un livre qui diffère beaucoup de la nôtre, et nous
n'aurons pas la moindre peine à être juste envers l'au-
teur. Notre pauvre casuistique si dédaignée nous en
fournira très-aisément les moyens.
Nous ne ferons pas l'analyse d'un roman dont le
grand charme est l'imprévu. Madelon est dans toutes
les mains. Le public lui fait un immense succès, et
c'est justice. C'est un des livres les plus attachants
que nous connaissions en ce genre. Nous l'avons lu
une première fois d'un bout à l'autre, et nos amis
nous ayant reproché de l'avoir lu seul, nous le leur
avons relu tout haut sans passer une ligne et sans
éprouver un moment de fatigue ou d'ennui. Peu de
livres supportent une pareille épreuve.
C'est que Madelon est l'œuvre d'un talent véritable.
Tout y est brillant, incisif, coloré, saisissant. Ce n'est
pas seulement l'esprit qui y coule à pleins bords, c'est
aussi l'émotion. Il y a une scène qui nous a paru un
chef-d'œuvre : l'inondation qui surprend dans la nuit
une maison en fête et qui frappe à la porte du bal
comme un coup de canon. Le trouble, l'effroi, la dou-
leur, le tumulte, le péril, le drame général immense,
terrible, les détails attendrissants et déchirants, la na-
ture sobrement et largement décrite, suivie pas à pas
dans son déchaînement au milieu de cette inextricable
342 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
mêlée des personnap^es : c'est là un tableau qui donne
froid, qui serre le cœur, et où l'on sent l'artiste puis-
sant et simple, toujours maître de son sujet.
D'autres scènes sont racontées avec ce réalisme
élevé qui n'a que faire de la forme lyrique pour arri-
ver au beau, parce que le vrai est toujours beau. Il y
a une certaine querelle entre deux usuriers : le père,
qui meurt de rage en se voyant dépouillé ; le fils, qui
en devient fou et qui court les rues, jetant son or et
jusqu'à ses vêtements aux curieux attroupés sur son
passage : cela est rude, violent, affreux, et littéraire-
ment magnifique.
La composition du livre, à un certain point de vue,
n'existe pas : au nôtre , elle existe suffisamment.
M. Edmond About a le brillant défaut de la jeunesse,
qui est de mettre tous les personnages et tous les in-
cidents en pleine lumière, sans sacrifier aucun détail
à l'barmonie de l'ensemble. Dans le sujet qu'il traite
ici, le défaut est presque une qualité, car le livre n'est
pas fait en vue de deux ou trois personnages chargés
de produire un effet principal. Le personnel est nom-
breux, et représente deux camps, les honnêtes gens
et les fripons. Entre les belligérants se meuvent les
faibles et les indécis qui vont de l'un à l'autre, atten-
dris par le bien, entraînés par le mal. Tel d'entre eux
qui, au début, semblait devoir concentrer sur lui l'in-
térêt, recule au troisième plan. Cela est fait sans art
et sans que pourtant l'autour cesse d'être grand ar-
tiste, car il sait forcer l'attention à se porter où il lui
plaît et à ne pas s'apercevoir des brusques transi-
lions qu'il lui impose. Enfin, il a ce grand secret
«jui se résume en un mot vulgaire, mais sans ré-
plique : 11 sait amuser son hîcteur, ce qui n'est point
A PROPOS DE MADELON 343
du tout facile avec un sujet profondément triste.
Qu'on nous permette, à propos de la manière de
composer de M. About. de dire ce que nous pensons
de la composition en général. Nous savons qu'elle a
des règles et qu'elles sont bonnes. Pourtant nous con-
fessons que pour les autres, comme pour nous-mêmes,
nous en faisons souvent bon marché. Nous suivons
en cela l'exemple des maîtres, et nous ne voj'ons pas
qu'ils consentent à sacrifier à la règle des proportions
l'abondance et l'utilité des détails. Les Misérables en
offrent la preuve. Le roman est là comme une trame
très-lâche que l'auteur complète de larges broderies
d'un effet très-puissant et d'un travail très-fmi. Tour
à tour poëte, historien, artiste et philosophe, qu'il s'en-
gage dans le labyrinthe souterrain d'une grande ville,
ou dans celui de la conscience d'un homme, qu'il raconte
une grande catastrophe historique ou le combat de
quelques obscurs bandits, il ne sacrifie rien à l'impa-
tiente curiosité de son lecteur; il n'y a même aucun
égard. Il fait de son œuvre une sorte de brillant ar-
chipel semé d'îles merveilleuses, où il faut bien l'ac-
cepter pour guide, sans compter les heures de station
du navire, et sans avoir bonne grâce à vouloir passer
les yeux fermés. Quel autre cicérone vous les mon-
trerait avec plus de science, d'éclat et de profit pour
vous-même ?
Je sais qu'à ce degré de puissance on passe par-
dessus tous les règlements, et que toutes les libertés
ne siéent pas à tout le monde. Mais si l'on veut bien y
réfléchir, on reconnaîtra que le roman est une con-
quête très-nouvelle de la littérature, conquête assez
sérieuse et assez importante pour être reconnue par
l'Académie elle-même.
344 QUESTIONS b'AUT ET DE LITTERATURE
Or, comme toutes les conquêtes soudaines, celle-ci
apporte des éléments très-divers, un peu confus, et
dont la richesse échappe encore à des calculs bien
positifs. Nous sommes, sous le rapport de la liberté
d'initiative, dans l'âge d'or de cette conquête, et c'est
là une liberté dont la limite n'est pas facile à poser.
Jusqu'à nouvel ordre, le roman ne doit pas s'astrein-
dre aux usages qui régissent le théâtre. Certainement
un temps viendra où les lois de la composition seront
plus rigidement tracées, et où le public plus critique
sera plus exigeant. Mais, hélas ! gare à ce temps où la
sobriété farouclie rognera les ailes de la fantaisie et
dira à l'artiste : Halte-là! vous avez rempli le nombre
de pages, occupé le nombre de minutes que la règle
accorde à l'élan de votre passion et au développement
de votre pensée. Eussiez-vous à nous dire encore de
meilleures choses, nous ne lirons pas une ligne, nous
ne permettrons pas un mot de plus.
En ce temps-là, nous aurons sans doute des romans
très-bien faits, comme nous avons déjà des pièces de
théâtre très-bien faites dans la mesure exacte de l'at-
tention du spectateur. Mais aurons-nous beaucoup do
beaux romans? Avons-nous beaucoup de belles pièces
de théâtre? Aurons-nous des Balzac et des Hugo?
Avons-nous des Shakespeare et des Molière?
La Nouvelle I k'ioï se esi-eWe un roman bien composé?
et Manon Lescaut?.., Mais laissons les exemples,
nous n'en finirions pas. Tous les romans de Waltcr-
Scott ont la tète trop grosse pour le corps, Wilhom
Meister a des jambes qui ne finissent point. Permet-
tons donc à tous les modernes de jouir du privilège
que réclame une sève encore trop abondante et de
parcourir un peu à l'aventure cet éden de jeunesse,
A PROPOS DE MADELON 345
dont Tesprit critique, ce législateur si savant et si
meurtrier, ne les fera que trop tôt sortir.
Et puis, il faut qu'on nous autorise à avoir les dé-
fauts et les qualités de notre temps. Ne traversons-
nous pas une époque de controverse universelle?
Nous ne faisons qu'enjamber des ravins et côtoyer
des précipices. C'est un dur voyage, mais il est beau,
et, quoi qu'on en dise, il y a encore des forces vives,
des jeunesses puissantes. C'est un peu la mode de dire
que depuis la première moitié du siècle, aucun talent
bien original ne s'est révélé. Ce n'est pas notre avis.
Nous trouvons le public ingrat et difficile envers les
nouveaux venus. S'il était vrai que le sol littéraire,
fatigué et appauvri, exigeât quelques soins pour se
couvrir de fleurs nouvelles, ne serait-ce pas que le
public, chargé de son entretien, se montre, comme
certains capitalistes, trop défiant ou trop avare?
Pour nous, nous n'aimons pas ce dédain, ces pré-
ventions contre ceux qui labourent le champ que nous
quitterons demain. Les anciens croyaient au destin
plus puissant que les dieux : nous croyons au progrès
qui est l'attribut vital de la Divinité. Cette grande loi
qui pousse l'homme en avant malgré tout, travaille
tout aussi bien aujourd'hui qu'elle travaillait hier.
Mais l'homme veut des prodiges à toute heure, sans
s'apercevoir que les germes encore enfouis sur les-
quels il marche sont des prodiges qui couvent, et que
de siècle en siècle, tout en maudissant le présent et
désespérant du lendemain, chaque génération a eu sa
jeunesse, ses forces, son riant avenir et son passé
fructueux.
Ce que l'on croit pouvoir reprocher à la jeunesse
actuelle, — ce que nous- même avons été tenté dere-
3-46 QUESTIONS d'aiit et de littérature
procher à l'écrivain dont nons parlons ici, — c'est de
ne croire à rien.
Mais je me souviens, moi, d'avoir entendu dire cela
dans mon enfance : je me souviens d'avoir moi-même
beaucoup douté de tout, et je vois que toute ma vie,
comme celle de mes contemporains, a été la poursuite
du vrai. Nous avons donc tous et toujours cru au vrai,
et nous y croyons plus que jamais, puisque plus que
jamais nous le cherchons.
Est-ce que la jeunesse ne cherche rien ? La jeunesse
est l'élément vivace de la conscience publique; elle
sent qu'elle a beaucoup d'erreurs à rejeter dès au-
jourd'hui afin d'être en mesure de les détruire un
jour. Le doute qui nous fit tristes et forts, il y a trente
ans, n'existe plus pour elle. La génération qui a trente
ans aujourd'hui ne pleure plus les douces croyances
que nous avons arrachées de nos àmcs; elle nie ce passé
avec lequel il nous a été si amer de rompre, et elle le
nie sans douleur et sans regret. Elle le nie fièrement!
Nous sommes, grâce à vous, plus forts que vous, nous
dit-elle ; nés sur les ruines que vous avez faites, nous
jouons avec, nous les regardons sans surprise et sans
effroi, car nous voulons nous en servir pour rebâtir
quelque chose que vous ne savez point. Pour vous, il
est toujours question de relever des temples : nous ne
voulons plus de temples; ce ([u'il nous faut, c'est une
forteresse, en attendant que nous ayons une cité.
Eh bien, pourquoi non? Ce qui effraie nos imagina-
tions nourries d'un certain idéal, est encore l'idéal
sous un autre aspect. La jeunesse veut s'affranchir de
nos méthodes et se fortifier contre ce qu'elle appelle
nos illusions. Qu'elle use de son droil. Elle arrivera
par un autre chemin.
A PROPOS DE MADELON 847
Cette grande recherche qui est celle de tous les
temps et de tous les âges, ce vrai relatif tant désiré
par l'homme et si longtemps présenté à son aspiration
sous la forme absolue des dogmes religieux, que sera-
t-il pour les esprits du prochain siècle? On peut pré-
dire à coup sûr qu'il n'aura plus de forme exclusive,
puisque déjà il n'a plus de culte obligatoire en dehors
des Etats du pape, et puisque nous voici arrivés à
cette formule officielle : « Les vérités morales qui sont
le fonds commun de V humanité, et dont vivent les
sociétés laïques^ la religion les présente sous la forme
qui lui est propre; il est bon, il est nécessaire que la
raison, elle aussi, les enseigne, afin qic'aucun esprit
n'y échappe. »
Ces paroles du nouveau ministre de l'instruction
publique ont une grande portée. Quelque limitée que
puisse être leur application, elles expriment une pen-
sée acquise au progrès, car c'est bien en vain que les
pouvoirs changent et que les règlements se succèdent :
ce qu'en tout temps et en tous pays les gouvernements
consacrent par des formules de ce genre est l'expres-
sion d'une conviction sociale qu'il ne leur est plus
possible de retirer en retirant l'institution protectrice.
Le public souffre beaucoup d'atteintes à sa liberté
d'action, il ne rend jamais la moindre parcelle de sa
liberté morale.
Donc, la formule de la croyance publique c'est une
somme de vérités morales, qu'il est plus simple de
nommer sommairement la morale. C'est la formule
indiscutable, indiscutée de tout temps, mais essentiel-
lement liée autrefois au dogme religieux, aujourd'hui
affranchie de ce dogme et subsistant par elle-même,
se développant par elle-même, n'acceptant enfin l'en-
•i48 QUESTIONS u'aht et de littérature
seignement religieux qu'autant qu'il favorisera les as-
pirations légitimes de la raison.
Ceci nous mène loin, grâce au ciel! Je ne sais si le
ministre a prévu le moment de choc terrible oii la rai-
son publique et la religion officielle se trouveront li-
bres en face l'une de l'autre et voudront poser l'impos-
sible limite de leurs droits respectifs! N'importe, il
faut marcher, l'impossible absolu, c'est de s'arrêter
quoique part.
Si excellents qu'ils puissent être, les ministres n'ont
jamais la prétention d'être des dieux. Ils savent bien
que c'est à la conscience publique de les aider en les
éclairant sur ses véritables besoins. Notre époque,
encore indécise, doit à présent s'exprimer par toutes
ses voix, dans les sciences comme dans les arts. Il
n'est plus permis de dire : Que sais-je? il n'est pas
possible de dire : Attendons! Il s'agit pour le xix*" siè-
cle d'arriver à une solution philosophique, comme il
s'est agi pour le wuf d'arriver à une solution sociale.
La majorité veut arrêter cette solution du passé à l'é-
poque mémorable de 89. On n'arrête pas les solutions,
à moins de supposer (pi'ellcs sont applicables à une
sorte de genre humain sans développement continu,
et nous ne connaissons point ce genre-là. Mais pas-
sons! 11 s'agit d'arriver à noire 89 philosophique et
religieux et de savoir si une majorité se prononcera
pour V accord ou i)onr la séparation de ces deux mé-
thodes intellectuelles i^ue le pouvoir se flatte aujour^
d'hui d'amener à une entenlo cordiale : la raison, la
foi.
Nous n'ai)porl(;ns pas ici nohv^ sohilion personnelle;
ce n'est i)as pour parler de nous (jue nous avons pris
la plume; c'est pour rtMidre conjple de la tendance
A PROPOS DE MADELOiN 319
d'un écrivain de grande valeur, et, à propos de lui, il
nous a été nécessaire de parler des tendances d'une
partie de nos jeunes contemporains. Mettre ces ten-
dances en lumière, en rechercher les causes et le but,
nous a semblé intéressant, à nous qui demandons avec
tout le monde d'où vient et où va le talent, ce qu'il
prouve et ce qu'il annonce, enfm ce qu'il révèle aux
penseurs de notre époque, aux ministres comme aux
particuliers, aux croyants de toutes les écoles comme
aux sceptiques de toutes les classes.
Ce que nous trouvons au fond de l'œuvre d'art qui
nous occupe, — et Madclon est un spécimen très -tran-
ché et très-brillant de la tendance séparatiste, — c'est
un divorce audacieux entre l'homme et le ciel ; c'est
plus que le doute, c'est la négation.
Nous nous trompons peut-être et nous ne préten-
dons pas engager la conscience de l'écrivain; mais
nous croyons voir dans sa manière de peindre la na-
ture humaine une désespérance religieuse prononcée.
Son étude de mœurs actuelles est aussi bien la néga-
tion des forces morales de l'homme d'aujourd'hui, que
la satire du vice impudent et impuni. Un seul des
personnages qu'il met en scène est pur de toute souil-
lure : rien ne peut sauver cet homme de bien de sa
ruine, de la persécution des méchants, de l'abandon
des faibles et de son propre dégoût de la vie, ni son
travail utile et fécond, ni son intelligence élevée, ni sa
philosophie stoïque, ni ses vertus réelles, ni sa géné-
rosité inépuisable. En proie à une douleur muette et
profonde, il se décourage et se tue. Il semble qu'après
nous avoir fait pénétrer dans le sanctuaire d'une ado-
rable famille, M. Edmond About n'ait songé qu'à faire
ressortir l'insolent triomphe d'une prostituée et d'une
•20
ïJ5U tjUESTlOXS D ART ET DE LITTERATUHE
hnnile de lâches asservis par elle, ou à nous monlrer
que s'il sait peindre la vie infâme et corrompue, il sait
aussi bien, quand il lui plaît, présenter l'idéal d'une
vie pure et saine.
Le blAmerons-nous d'avoir fait un tableau si som-
bre? Non; si les mœurs d'un certain monde sont-là
fidèlement décrites, — et on le dit, — c'est toujours
une bonne action (jue d'en avoir révélé la laideur et la
honte. Le ton amèrement léger du narrateur donne à
cette révélation une force d'amusement — nous main-
tenons le mot — qui en décuple l'effet. Ces turpitudes
racontées sérieusement ne seraient pas supportables.
Présentées sous la forme vive et limpide de l'ironie,
elles sont comme ilaj^ellées et déjà punies [)ar l'autour
en arrivant sous nos yeux. C'est un terrible pampldet
contre le vice, que cette analyse enjouée des âmes in-
fectes, et rindif,'-nalion fju'elles nous causent est satis-
faite par le sani^-lant mépris (pii les dévoile. Sous ce
rapport, le livn; est bon. Il y a pour le mal une im-
mense llétrissuro, un châtiment exemplaire à passer
sous la verge d'un railleur inqiitoyable comme M. Ed-
mond About.
Mais le blâmerons-nous, quand même, de ne point
avoir conçu la (i^L;uro d'un seul homme vraiment hon-
nête et vraiment fort, écrasant tous ces bandits, ou
du moins survivant à IcMirs coups, et trouvant le
bonheur encore dans la joie de sa conscience?
L'artiste nous répondra (pi'il a voulu pousser la
démonstration justpi'à ses dernières consécpiences,
que son sujet l'a emporté, et (ju'il a usé de toutes les
ressources de son inspiration ; ou mieux encore : il
nous dira que la vertu étant la vertu, elle n'a pas be-
soin d'être prouvée par le bonheur, et que ceux qui
 PROPOS DE MADELON 351
ont besoin, pour croire en elle, de la voir triomphante
ou récompensée, ne sont pas dignes de la compren-
dre.
Sans doute voilà ce qu'il nous dirait, et ce serait
bien dit I Nous voyons de reste qu'il croit au bien
puisqu'il fustige si énergiquement le mal ; mais nous
pensons qu'il ne croit qu'à la morale, qu'il nie la pro-
vidence, et qu'il ne voit poindre dans l'avenir aucune
sorte de théosophie que la raison puisse jamais ac-
cepter.
Nous qui pensons autrement, nous ne lui ferons
pourtant pas la guerre ; nous n'imiterons pas certain
public enfiévré, oublieux des immenses services ren-
dus par M. About à la cause de la liberté de cons-
cience^ Nous savons d'ailleurs que le public d'un jour
s'éclaire et se retrempe vite dans la conscience géné-
rale. De grandes réparations sont donc réservées,
nous n'en doutons pas, à M. About. Sans devancer
l'heure que sa puissance littéraire et sa passion pour
la liberté sauront bien amener sans le secours de per-
sonne , nous sommes contents de n'avoir pas à le
compter parmi les indifférents à la cause du progrès.
S'il n'est pas entré dans cette voie muni de toutes les
armes que nous croyons nécessaires, du moins celles
qu'il a sont si brillantes, si bien éprouvées, et il les
manie si bien, que ce serait grand dommage de le lais-
ser s'exposer tout seul à l'ennemi commun.
Qu'il soit donc séparatiste si c'est son opinion t Un
si beau talent ne peut jamais être inutile, et puisque
nous voici quitte envers lui de ce que la critique lui
devait, disons sur le séparatisme en général ce qui
nous reste à dire. Sans doute l'idéal intellectuel serait
d'arriver à concilier toutes les inspirations divines du
352 QUESTIONS d'art et de littéhatlke
passé avec toutes les aspirations également divines du
présent, tout ce qui dans la philosophie, dans la
science sociale comme dans toutes les sciences, dans
le naturalisme glacé comme dans les ardeurs de l'in-
vestigation religieuse, dans les arts comme dans l'in-
dustrie, enfin dans toutes les grandes manifestations
de la raison, du sentiment et du génie, a élevé, em-
brasé et fécondé l'humanité. Tout ce que nous rejette-
rons du trésor commun sera éternellement regretta-
ble, si tant est qu'il nous soit possible de le rejeter
éternellement, ce que je ne crois point.
Mais si le temps de concilier tous nos éléments de
certitude à l'aide d'une méthode supérieure n'est pas
encore venu ; si la grande synthèse est encore en tra-
vail ; ou si déjà dégagée elle n'est pas encore entrée
dans les conditions de vulgarisation qui peuvent la
rendre populaire , n'y a-t-il pas moyen d'aider le
monde, de nous aider nous-mêmes à la recevoir, à la
comprendre, à l'examiner et à la développer?
Cette synthèse sera désormais l'ouvrage des hom-
mes. N'appartient-il pas à tous les hommes d'y contri-
buer? Voilà pourquoi je disais, ponsons-y et ne crions
pas que peu nous importe, car tous nos maux viennent
d'avoir des croyances que nous n'avons pas tous
songé à remplacer.
Notre grande plaie actuelle, c'est la paresse méta-
physique. De là vient que nous acceptons chacun un
aspect de la vérité, et prétendons qu'elle n'a (jue
celui-là, celui que nous avons choisi paraissant
toujours à notre vanité le meilleur, le seul digne de
respect. C'est une grave erreur. Nous ne serons vrai-
ment des hommes que le jour où nous verrons la con-
cordance de toutes les faces du vrai. C'est alors (pic
A PROPOS DE MADELON 353
remettant les symboles à leur place, nous en saisirons
le vrai sens et pourrons nous dire parfaitement reli-
gieux sans cesser d'être parfaitement raisonnables.
Mais, en attendant ce jour-là, que ferons-nous vis-
à-vis de toutes les offres de vérité définitive qui circu-
lent sur la place? Chacun prétend nous fournir
le dernier mot de la sagesse, et pourtant nous sommes
très-peu sages. Nous rejetons sans examen tout ce
qui nous vient des autres et ne croyons qu'en nous.
Soyons moins absolus et surtout moins prompts à
repousser ce qui ne répond d'emblée à notre idéal in-
térieur. Si nous ne croyons qu'à la morale, ne raillons
pas ceux qui regardent comme incomplet l'homme qui
ne se sent pas en rapport avec l'éternelle conscience
de l'univers. Si, au contraire, nous sentons ce rapport
avec Dieu, qui constitue à lui seul, quoi qu'on en dise,
une théosophie sérieuse, ne condamnons pas ceux qui,
encore inattentifs à ce rapport, se croient ou se pré-
tendent théophobes. Cette divergence n'est pas réelle
au fond. Paris du même point, qui est l'amour du
vrai et la recherche du bien, ceux (jui se sentent aidés
par la Providence et ceux qui la nient ne peuvent
manquer de se rencontrer un jour au but.
Mais si cela n'arrivait pas ? diront les pessimisfes.
— Si cela ne doit point arriver, si le monde doit per-
sister à scinder ses croyances, c'est une raison de
plus pour nous arranger fraternellement en ce monde
d'aujourd'hui. Si l'accord des quatre termes qui, selon
nous, constituent l'homme complet : morale et liberté,
philosophie et théosophie, est à jamais impossible,
associons-nous dans l'universelle Église de la frater-
nelle tolérance. S'il en est parmi nous qui rejettent un
de ces quatre termes, ne le querellons pas : les trois
354 QUESTIONS d'art et de littérature
qui lui restent lui donnant encore droit à nos respects.
N'en admet-il que deux? il est encore un frère. N'en
admet-il qu'un seul ? il est encore un homme ; car si
l'on interprète avec grandeur et loyauté un seul des
quatre termes ci-dessus, il implique nécessairement
la meilleure part du sens des trois autres. Il n'y aurait
et il n'y a aujourd'hui de vraiment funeste que ce que
l'on veut entendre dans un sens exclusif : la religion
repoussant la raison, par exemple.
Mais la raison sans la foi n'est-elle pas également
exclusive? Nous oserons dire non; car la raison, c'est
la morale, et la morale est encore une religion. Fille
des civilisations auxquelles ont puissamment contribué
les idées religieuses, elle est pour les hommes d'au-
jourd'hui comme le pain qu'ds inanjient, sans savoir
d'où leur vient le blé, car le blé primitif n'existe plus
dans la nature, et les botanistes lui cherchent un aïeul
type dans la famille des graminées, sans être bien
d'accord jusqu'ici sur ses titres généalogiques. Le blé
est-il donc une création de l'homme ? Non, ce n'est
qu'une conquête. La nature est toujours le mystérieux
artisan du monde primitif, perfectionné ensuite par la
culture. C'est ainsi que la morale vient de la foi et
qu'elle peut fleurir et fructiiier sans que la foi ait à in-
tervenir de nouveau, de même que le blé fleurit et fruc-
tifie sans que la nature ait besoin d'un nouveau procédé.
La morale est donc une religion transitoire, mais
éternelle. Elle ne s'inquiète pas de ses origines, elle
ne se tourmente de sa forme à venir; elle apparaît
dans le monde pour combler les lacunes que les
croyances exclusives laissent entre elles, et elle a pris
tant de force dans l'esprit humain qu'elle se pique
parfois de tout remplacer.
A PROPOS DE MADELON 355
Que l'on nous permette de citer cette courte pro-
fession de foi d'un moraliste très-net :
a Nous n'avons plus cette illusion d'un autre monde
» qui consolait, dit-on, nos grands parents. Quelques
» années rapides et rarement heureuses entre deux
» absolus, voilà notre lot. Eh bien, qu'importe? Le
» mal a beau être impuni dans la vie et après la vie,
)) il est le mal, et nous devons l'éviter pour lui-même,
» comme nous devons faire le bien pour lui-même et
» sans espoir d'aucune rétribution. On peut, on doit
» tirer parti de cette vie si courte et si tourmentée, pour
» le progrès général. Tâchons d'améliorer l'homme
» en nous et autour de nous, et de pousser le siècle
» en avant, au risque de nous casser les bras. »
Certes, voilà un programme qui montre l'énergie
du cœur et le bon service que la bonne cause peut
attendre de la morale moderne. Il s'y mêle une sorte
de fanatisme assez piquant, car les hommes généreux
qui raisonnent ainsi, ressembleraient volontiers à des
martyrs. Eh quoi! ils ont tant d'orgueil qu'ils ne veu-
lent pas de récompense, même après la vie, et tant
de charité qu'ils se casseraient les deux bras pour ces
frères d'un jour qu'ils ne retrouveront jamais ailleurs!
Mettons-nous à la place de ce souverain juge que les
religions nous représentent si sévère et si casuiste.
Ne dirions-nous pas aux moralistes sans espoir : Vous
aurez la meilleure place aux champs uraniens, vous
qui avez voulu labourer pour rien la terre ingrate d'où
vous venez?
Que d'autres condamnent à l'enfer ceux qui croient
au néant. Nous qui ne croyons ni à l'un m à l'autre,
estimons avant tout le dévouement courageux. Sur ce
terrain-là, il y a encore une belle communion à faire.
^b^ QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Notre idéal plus étendu et plus doux ne peut froisser
ces âmes ^'•énéreuses et timides, et leur stoïque déses-
pérance ne peut détruire en nous ie iVuit de l'étude et
de la réflexion. Pourquoi nous disputerions-nous?
Nous sommes bien d'accord sur ce point que l'exis-
tence du mal n'est pas absolue, puisqu'ils travaillent
autant que nous à le détruire. Gomme nous, ils savent
que le mal est une déviation accidentelle du bien gé-
néral, car la vie par elle-même est un bien, un état di-
vin. Ce bien ne peut être troublé que par quelque chose
(jui est encore bien, mais qui se produit d'une façon
anormale. C'est ainsi que par un excès de sève, gênée
et mal départie, les monstruosités se produisent dans
l'ordre physi(iue. Le mal n'a passa cause en lui-môme,
il est toujours le résultat d'une atteinte portée à la vie.
Même (juand il se présente sous la forme d'un excès
de vie locale, il est une aberration ou plutôt un mancjue
de vie normale. Étendons les forces générales de la
vie, comme nous donnons l'air et la lumière à nos
nouveaux-nés. Écartons tout ce qui étoulTe et obscur-
cit le corps et Tàme. Si nous travaillons tous à ce but
commun. Dieu ne nous demandera pas compte de
la notion plus ou moins complète que nous aurons
eue de son rôle dans l'univers. Il nous jugera sur ce
que nous aurons fait })our assainir et embellir ce
monde- ci.
Nohaiil, i.'> juillet 1N(>.'3.
XXX
VICTOR HUGO
RACONTÉ PAR UN TEMOIN DE SA VIE *
Voici un livre charmant, d'un goût parfait et d'un
intérêt soutenu. L'histoire Uttéraire de Victor Hugo,
c'est celle de notre siècle. Veut-on savoir comment le
romantisme est né, comment il s'est développé, quelles
luttes il a dû traverser, quels préjugés, quels obsta-
cles il a dû vaincre? Il faut lire l'enfance, l'adoles-
cence et la jeunesse d'un grand poëte, et nul ne ca-
ractérise mieux l'époque romantique que l'auteur de
Notre-Dame de Paris. On peut dire que s'il n'est pas
le créateur de cette école, il en est du moins le père,
comme, dans l'ordre de la nature^ le rôle du père est
1. Pendant que M. Paul de Saint-Victor publiait dans son
beau style ses excellentes réflexions sur ce livre, notre envoi à
la Presse s'est croisé avec la publication de son article. Le nôtre
devenait superflu. Mais la Presse a désiré le faire paraître quand
même, comme un témoignage de plus en faveur du livre.
358 QUESTIONS d'art et de littérature
(le donner corps à une pensée qui vient de plus haut
que lui. Les pensées, en effet, les idées, si l'on veut,
sont dans tout ce qui constitue la vie intellectuelle
d'un peuple ; elles viennent de lui, elles viennent aussi
de Dieu ; elles sont le besoin impérieux d'un nouveau
mode d'existence dont les manifestations attendent la
consécration de la science ou de l'art. Victor Hu^o fut
dés sa jeunesse un grand consécrateur, très-naïf, très-
croyant à son but et très-confiant en lui-même. Cette
absence de doute fit sa force. Il imposa sa fantaisie,
et elle fit loi pour la jeunesse. On s'étonne aujour-
d'hui de l'importance que prit ce combat et de l'ani-
mosité que rencontra le jeune poôto. En racontant
toutes les péripéties de ce drame littéraire, madame
Hugo, — nous la devinons et nous la nommons au
risque de lui désobéir, — nous remet sous les yeux
tout un monde de faits qui sont déjà assez loin pour
étonner les jeunes gens d'aujourd'hui, mais qui pour-
tant expliquent admirablement les causes et les effets
de la croisade anti-classique. C'était le temps où cer-
tain vocabulaire consacré prétendait exclure tout sen-
timent individuel, bien plus, toute simplicité dans le
sentiment général. C'était le temps où la romance ex-
primait ainsi l'effet du clair de lune :
Laslre des nuits, dans son i»aisible éclat.
Darde ses feux...
Et ainsi du reste, car aucune chose ne s'appelait plus
par son nom, sous peine de grossièreté, et les senti-
ments étaient aussi pompeux et aussi glacés que la
parole dans cet art officiel qui prétendait être un
dogme indiscutable. Or, on sait à quelle intolérance
VICTOR HUGO 359
arrivent les dogmes qui ont fait leur temps. C'est au
moment où ils ne sont plus que des fantômes, qu'ils
veulent terrifier et chasser les vivants de la scène du
monde. De là la passion que mettent les vivants à
combattre et à effacer les spectres. Quand la bataille
est gagnée, quand les morts dorment dans la tombe,
on ne se rappelle plus ou bien l'on n'imagine pas ce
qu'il a fallu d'audace et de persévérance pour se dé-
barrasser d'eux.
On a beaucoup reproché, dans ce temps-là, au ro-
mantisme de s'être imposé presque à main armée dans
les théâtres. Il faut lire dans le récit de madame Hugo
tout ce que la tyrannie classique suscita d'obstacles à
l'auteur de Hernani, pour reconnaître que ses amis ne
firent que leur devoir d'hommes en rendant colère
pour colère.
Ce récit est vraiment curieux, et il est vrai, car nous
avons été témoin de plusieurs de ces faits retracés
par elle avec une sincérité charmante et un enjouement
plein de générosité. Les deux premiers volumes de
cette intéressante biographie s'arrêtent à l'époque où
M. Victor Hugo entra à l'Académie (1841). Rien d'em-
phatique ; rien de trop flatteur et de trop partial dans
cette première série, qui est, en son genre, un chef-
d'œuvre, où l'auteur ne s'est pas écarté un seul ins-
tant du modeste programme qu'il nous révèle inci-
demment vers la fin... Si mon livre était un livre de
critique, il y aurait des lacunes considérables. Je parle
à peine de l'œuvre lyrique de M. Victor Hugo; mais je
ne juge pas ses œuvres, je les raconte, et le lecteur a pu-
re^narquer avec quel scrupule je m'abstiens de toute
appréciation et de tout éloge. Dans cette biographie pure
et simple des créations de M. Victor Hvgo, je dois m'é-
â60 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
tendre plus longuement sur celles qui ont eu plus d'a-
ventures...
C'est, en etïet, une suite d'aventures que nous révèle
ici l'existence intellectuelle du poëte, les premières
impressions de sa vie, l'influence des milieux qu'il dut
traverser, les variations politiques de sa première jeu-
nesse, la bonne foi de ses premières aspirations vers
un Lut social et littéraire éclos en lui-même au jour le
jour. Rien de plus discret, de plus touchant et de plus
saintement voilé que l'histoire de sa première affection
et de son mariage. Madame Hugo, dont l'esprit est
jeune et franc, raconte tout ce qui est de la vie pu-
L)li(iue de son mari avec l'entrain et la liberté de cu'ur
d'un brave et aimable gairon. Dès qu'elle touche à sa
vie privée, on la sent redevenir femme ; aussi aimable
et aussi brave, mais tendrement discrète et comme
jalouse de cacher son orgueil et son bonheur dans un
doux rayonnement de sérénité modeste. C'est une
digne femme, on le voit, on le sent et on l'aime à
chaque page, à chaiiue ligne. Le livre est bien d'elle,
n'y a pas à s'y tromper. Il a cette sobriété de déve-
loppements et cette netteté de résumés qui trahit la
mère de famille occupée avant tout de ses devoirs de
tous les jours, n'écrivant qu'à ses rares moments de
loisir ou de repos, avec une conscience calme, un es-
prit de synthèse puisé dans les nobles habitudes d'un
rare bon sens, enfin avec cette grâce saine et douce
dont le sens maternel et féminin est incontestable.
Celte couleur sobre n'emi)èclie pas la force et l'esprit.
Le livre est gai, car il amuse d'un bout à l'autre. Il
est fort, car il prouve tout ce (ju'il veut prouver.
Et ce qu'il prouve, c'est cpie les grands génies no
sont pas des malades ou des monstres, comme cer-
VICTOR HUGO 361
taines bonnes gens aiment à se les représenter. Ils sont,
au contraire, les mieux venus et les mieux portants du
monde; ils naissent et se développent comme le com-
mun des hommes ; seulement, ce qui passe devant les
regards de l'enfant vulgaire comme un vain et fugitif
spectacle, ce qui s'entasse comme un bagage infécond
dans la mémoire de l'écolier vulgaire, l'enfant de gé-
nie le contemple, le savoure ou le juge, et un matin,
il s'éveille artiste. Il se révèle homme avant l'heure.
Si on en est tout surpris autour de lui, c'est qu'on n a
pas pressenti ce travail intérieur, durant lequel il s'em-
parait en silence des grandes forces de la vie.
Nohant, 31 juillet 1863.
21
XXXI
VEISTOIRE DE JULES CESAR *
Quand Jules César apparut dans le monde, les grands
jours de la république finissaient. La conquête avait
corrompu les conquérants, l'anarchie régnait à Rome.
Deux idées de salut étaient en présence : celle de
Gaton qui voulait faire revivre le passé de toutes piè-
ces ; celle de César qui voulait tenter les choses nou-
velles sans détruire les abus du présent. Une idée po-
sitive, pratique, en lutte contre une idée noble et gé-
néreuse, mais devenue irréalisable dans son intégra-
lité.
C'est au monde moderne à chercher la solution sans
laquelle l'iiistoire des hommes tournera toujours dans
un cercle vicieux : l'accord de la raison, c'est-à-dire du
possible immédiat, avec l'idéal, c'est-à-dire avec le
possible futur. Cet accord est peut-être tout simple-
ment dans l'application de l'idéal visible, c'est-à-dire
i. Tome I'^^ Pion. 1S(m,
364 QUESTIONS d'art et de littérature
du possible prochain. Qui le redoute et le néglige pèche
contre la destinée.
Plus on regarde en arrière, plus on voit que celte
solution était impossible à des hommes qui manquaient
de la foi au progrès. L'idéal de Galon était une oligar-
chie avec des esclaves ; la vertu pour quelques privi-
légiés, régalité pour un groupe d'hommes choisis,
l'oppression et l'abrutissement pour le grand nombre.
L'ambition de César c'était l'énergie politique, le dé-
veloppement de l'agitation sociale à tout prix ; Tordre
et le désordre, la paix et la guerre, les réformes enche-
vêtrées aux abus, tous les biens et tous les maux,
plutôt que la dissolution de la Rome matérielle et l'ex-
tinction de sa vitalité.
Au premier abord, le génie aventureux de César
séduit beaucoup plus que la rigide obstination de Ca-
ton, et même il semble cpie César représente la foi au
progrés, l'estime de riiumanité. tandis que Caton re-
présente l'éternelle défiance du développement humain
et l'amour de la règle beaucoup plus que celui de ses
semblables.
Il n'en est point ainsi pourtant. Caton place la vertu
dans le passé, mais il y croit et il l'aime. César s'en rit
et la supprime. L'idéal moral lui manque absolument,
il méprise profondément les hommes, et c'est pour
cela qu'il est pratique, il sait se servir d'eux. Caton
conserve un idéal sublime, mais d'une étroite applica-
tion, et tro}) inconscient des besoins de la vie nou-
velle.
César, sceptique, attente légalement à la liberté ;
mais il l'indroduil dans les mœurs par le fait. Caton,
socialiste aveuglé, veut enchaîner l'individu à l'État, et
il sacrifierait volontiers; la liberté au devoir.
l'histoire de JULES CÉSAK 365
Tous deux devaient succomber sur leur tâche, celui-
ci, en s'ensevelissant avec héroïsme sous les ruines
de sa petite éghse ; celui-là, en tombant victime de sa
fastueuse magnanimité, ce qui n'empêche pas sa fin
d'être misérable. Elle ne consacre pas un principe
comme celle de Caton ; elle constate la destruction de
tout principe chez les autres et chez lui-mêmO;, puis-
que cette démoralisation politique et sociale est son
ouvrage.
César est une grande intelligence, une admirable
organisation : mais aucune séduction de raisonnement
ou de langage ne nous le fera accepter comme un
beau caractère. S'il peut être considéré comme le sau-
veur de Rome, ce n'est que dans le sens matériel de
sa richesse et de sa puissance extérieure. Il n'en est
pas moins un des agents les plus énergiques qui aient
travaillé à sa décomposition morale et au déclin de son
légitime ascendant sur le vieux monde. Qu'est-ce donc
que de relever la fortune d'une nation et d'agrandir
son territoire, si on avilit son âme? un empire n'est
pas grand parce qu'il est vaste.
Croit-on qu'il faille bénir César pour avoir rétabli
l'ordre dnns une société troublée? Il ne Ta jamais réta-
bli, il ne pouvait pas le rétablir. Il est faux qu'on fasse
de l'ordre avec le désordre dans les mœurs publiques
Quand on a fait le silence dans les rues, on n'a pas mis
la paix dans les maisons, et quand, dans ces mêmes
rues, on a déchaîné les bacchanales du plaisir, on n'y
a pas fait circuler la joie.
Le rêve de César ne pouvait se réaliser par les mo-
yens que proposait Caton, rêves également stériles!
Rome voulait la vie, elle en avait besoin, elle y avait
droit. La vertu ne pouvait satisfaire que son âme. Son
QUESTIONS D ART ET DE LITTERATURE
existence physique, trop longtemps comprimée par
Sylla, voulait se manifester. Gaton, fanatique, mourut
en lui criant : « Tu n'as plus d'âme, donc tu n'es plus ! »
César, athée, lui dit : « Laisse là ton âme, et vis avec
tes appétits. »
Quand il s'agit de ces répuhliques du passé qui ne
représentent rien du monde moderne, nous avouons
que nous faisons assez bon marché d'un mot. fùt-il
vénérable. Un changement de forme ne nous préoc-
cuppe pas si le fond y gagne. Qu'un héros joignant
l'énergie de César (monstrum activitatis) à l'austérité
des Caton et au patriotisme des Gracques, eût mérité
l'autorité d'une suprême dictature en ces temps diffi-
ciles, nous n'eussions pas défendu avec acharnement
les ruines souillées du passé. Mais César est-il cet être
divin qui mérite de s'emparer des destinées d'un peuple,
lui qui commence par l'acheter, c'est-à-dire par flatter
et dévetopper le plus lâche de tous ses vices, la véna-
lité des consciences ? Là où Sylla venait de régner par
la crainte, César règne par la corruption.
La véritable grandeur de Rome avait été de porter
la civilisation avec la conquête sur toutes les rives de
la Méditerranée et jusqu'aux limites du monde alors
connu. Elle avait réellement alors initié les peuples
aux idées du droit, telles qu'elles étaient admises en
ce temps, dans ce meilleur des mondes possible. Par
un patriotisme héroïque, elle était devenue le soleil
des nations et nulle n'existait si Rome n'avait daigné la
foudroyer de ses victoires et lilluminerde son alliance.
Mais l'orgueil et la vertu fondirent au contact du luxe
oriental, et, au temps de César, on ne se battait que
pour s'enrichir. César fit comme les autres, mais, plus
grand seigneur et plus habile cpie le vulgaire des am-
l'histoire de JULES CÉSAR 367
bitieux, il n'aima l'argent que pour se faire des amis.
Acheter l'amitié, payer les suffrages, gorger la plèbe,
voilà toute la vie de César, et c'est dans l'art de placer
utilement ses largesses qu'il faut, avant tout, chercher
le secret de son influence et de son prestige. Telles
étaient les mœurs romaines ; tels étaient, nous dit-on,
les moyens de ce temps corrompu. César s'en servit
avec profusion ; nul n'avait jamais su s'en servir comme
lui, il reconnut que c'était les meilleurs^ il crut qu'il n'y
en avait pas d'autres. Eh bien, je ne puis admettre que
l'on porte en soi une ambition vraiment noble quand
on est, à ce point, l'homme de son temps, quand on
personnifie en quelque sorte le mal qui règne, le fléau
qui sévit.
Je ne vois pas pour cela dans César un hypocrite
voué au mal de parti pris et se le proposant comme le
but de ses intrigues. Non, je vois en lui une sponta-
néité continuelle pour le mal et pour le bien, une na-
ture excitée et sollicitée dans tous les sens ; doux par
caractère, cruel sans plaisir et sans pitié, d'un cœur
vide et froid avec de l'imagination ; une immense va-
nité, un goût exquis pour n'en laisser paraître que le
côté aimable ; tour à tour dissimulé et abandonné, vo-
luptueux sans amour, débauché sans ivresse, vindicatif
à la manière des orgueilleux, sous une habitude de
générosité exubérante, et trouvant son plus grand
plaisir à avihr ses ennemis en les caressant : enfin un
caractère beaucoup moins profond qu'on ne le sup-
pose, mais doué d'instincts très-vivaces et toujours en
éveil ; assez bien trempé pour les satisfaire tous,
même les plus contraires, ne sachant guère dompter
ceux qui pourraient user ses forces, ne le voulant
peut-être pas, et pourtant se ménageant tout à coup
368 QUESTIONS d'art et de littérature
pour le plaisir de se mén-iger et pour se reposer d'une
situation desprit par une autre ; passant sa vie à vou-
loir être aimé, et à n'aimer personne, ne rêvant nul-
lement d'avance la gloire et la prospérité de sa pa-
trie, mais s'adonnant à cette plus noble tache, le jour
où sa tâche personnelle est accomplie et son ambition
de pouvoir satisfaite. Alors il n'a plus rien à désirer
pour lui-même, il lève la tête, ses délicates narines
se dilatent, sa bouche perfide et sensuelle frémit, son
bel œil limpide se remplit de lumière, il regarde et
embrasse l'horizon. Il est artiste en politique, il voit
le beau côté de la puissance, et dans l'orgueil calme
et profond d'un triomphe si longtemps attendu et
cherché, il se dit onlin : Rome, c'est moi ! C'est
alors qu'il se met à l'aimer, mais comme une maî-
tresse qu'on a eue pour esclave et dont le charme a
triomphé de l'avilissement où on l'avait plongée.
A ce moment, César grandit, mais il ne se rachète
pas. La grande ambition remplace la petite, mais il
est trop tard. C'est juste à ce moment qu'on le redoute
et le soupçonne. Poursuivant un but étroit et person-
nel, il séduisait les esprits ; on le laissait arriver dans
l'espoir qui! ferait de grandes choses. 11 met la main à
l'œuvre, il ne veut plus le pouvoir que pour rendre sa
patrie orgueilleuse, triomphante et magnifique comme
lui. Hélas! c'est maintenant. César, qu'il faut mourir!
c'est maintenant que ton passé se dresse pour t'accu-
ser et te perdre, c'est maintenant que ce qui reste de
la vieille Rome de Caton se consulte, éperdu. Le dé-
sespoir est entré dans les Ames fières que tu as cru
dompter en les souillant de tes bienfaits, et le patrio-
tisme que tu as voulu dénaturer reprend ses errements
sauvages et fanatiques. Tu te disais en vain : Le temps
l'histoire de JULES CÉSAR 369
n'est plus où le poignard armait les mains de la vertu.
J'ai adouci ces mœurs barbares, j'ai civilisé le monde,
je l'ai rendu aimable, fastueux, élégant, libéral, et sé-
duisant comme moi ; je ne craindrai pas les ides de
marse, je laisserai les conjurés baiser le bas de ma
robe. A présent que je représente la patrie, ils n'ose-
raient me frapper.
Et eux, ils disaient : Que va donc faire César? que
peut-il vouloir encore ? N'a-t-il pas obtenu tout ce
qu'il souhaitait ? Et pourtant il n'est pas rassasié, car
le voilà qui couve de mystérieux projets et qui cher-
che plus que jamais à se faire aimer. Plus que jamais
il nous élève et nous caresse, plus que jamais il fait
grâce à ses anciens ennemis. Sans doute il veut per-
dre la république et nous réduire tous en esclavage,
car on sait bien que tout ce que César a fait, il l'a fait
pour lui-même. On sait bien qu'il n'aime que lui et ne
travaille que pour lui, et quand il parle des hautes des-
tinées de la patrie, on sait bien qu'il ne songe qu'au
brillant destin de César.
Et ces liommes l'ont tué lâchement, croyant faire
une action héroïque, racheter leur honneur et sauver
la patrie ! Et la patrie a laissé tuer César sans com-
prendre qu'elle lui devait beaucoup, puisqu'elle avait
voulu ce qu'il lui avait donné. La patrie est restée
muette de terreur et de surprise, sentant bien qu'elle
ne valait pas mieux que le césar de la veille, et ne
pouvant pas deviner le césar du lendemain. Comment
l'eût elle deviné ? Quand un homme d'intelligence s'est
longtemps appliqué à détériorer les esprits par l'in-
trigue, il peut se relever et se purifier jusqu'à un cer-
tain point, lui que la nature avait doué d'une grande
vitalité ; mais la foule ne peut le suivre, elle ne se
370 QUESTIONS d'art et de littérature
transforme pas subitement ; son ivresse est lourde^
elle ne peut la secouer comme un mauvais rêve, et
tandis (jue César monte au Capitole pour invoquer les
dieux de l'avenir, le peuple repu s'endort pour n'avoir
plus à s'occuper du lendemain.
Donc il ne fallait pas tuer César, cela est certain ;
car il pouvait au moins mûrir son œuvre de matéria-
lisme et préparer peut-être ainsi le règne de l'esprit.
Mais, telle qu'elle est, sa vie marque une époque de
décadence morale dont Rome ne se relèvera pas. C'est
en vain que l'empire, préparé et rendu inévitable par
ses soins, aura ses jours de splendeur apparente:
Rome est frappée au cœur. Elle est cupide, elle est
dissolue, elle n'a plus soif de liberté ; elle défie ses
maîtres ne pouvant plus s'estimer elle-même : elle fi-
nira dans l'orgie.
Le remarquable travail dont on nous invite ici à
rendre compte ne porte pas d'épigraphe; mais il en
a une qu'il doit nous être permis de lui attribuer sans
entrer dans le domaine de la politique. L'appréciation
du rôle de César soulève une question d'histoire et
de philosophie, et il serait impossible d'en parler sé-
rieusement sans se reporter à l'histoire des idées mo-
dernes.
Cette épigraphe, qui par sa récente publicité nous
semble le couronnement des réflexions suscitées par
l'étude de la vie de César, la voici :
« Le progrès n'est point la réalisation d'une théorie
» plus ou moins ingénieuse ; c'est l'application des ré-
» sultats de rexi)ériencc consacrés par le temps et ac-
» ceptés par l'opinion publique. »
Ce t^Dînt de vue trop modeste selon nous, cette sorte
l'histoire de JULES CÉSAR 371
d'abdication delà gloire de l'initiative dévolue comme
un droit, comme un devoir peut-être dans certaines
situations, cette appréciation réfléchie du rôle de l'expé-
rience dans la marche du progrès nous apparaît comme
une protestation contre toute imitation de la manière
de César, puisque, bien loin d'attendre le vœu de l'o-
pinion publique. César s'évertua, il s'ingénia, il s'a-
charna à l'émouvoir et à la provoquer afm de s'en ren-
dre le maître souverain et de substituer sa volonté à
celle de Rome. Il y a loin de ce rôle fiévreux et per-
sonnel à la mission de patience et de désintéressement
que la parole citée plus haut semble tracer à l'ambition
humaine.
Nous pensons donc que, dans les volumes qui
suivront nous trouverons, une critique raisonnée
des témérités plus ou moins légitimes de César ,
car l'impartialité de l'historien n'exige pas qu'il
accepte comme bons et justes tous les faits accom-
plis. Ce serait le fatalisme dans l'histoire, et telle
ne peut être la doctrine d'un esprit sérieux et médi-
tatif.
Comme nous ne pouvons juger que le premier vo-
lume, nous sommes forcé de dire que l'absence de
cette critique nous a rendu plus sévère pour César
que nous ne l'eussions été si, en avouant davantage les
fautes de son héros, l'historien nous l'eût montré aux
prises avec les terribles entraînements de son milieu
social et politique. Obligé de compter avec les obsta-
cles que ses meilleurs desseins rencontraient chez les
autres, César en rencontra d'aussi grands en lui-même.
11 y trouva ses propres idées, résultat d'une époque
sans principes, ses propres attaches au passé qui de-
vaient paralyser ses aspirations vers l'avenir, sa pro-
37'2 QUESTIONS d'aut et de littéuatuhe
pre corruption qui le ferrait non-seulement d'admet-
tre celle d'autrui, mais encore d'en faire la base prin-
cipale de son système, enfin ses propres appétits que
le déchaînement des autres appétits sollicitait autour
de lui. Tout cela peut être dit pour atténuer ce qui
nous révolte dans l'audace ou dans l'inertie de sa con-
science, et même l'esprit critique et analytique de notre
époque nous a donné un sens qui manquait à nos de-
vanciers ; nous savons maintenant beaucoup pardon-
ner aux hommes du passé. Nous leur tenons compte
précisément de l'influence de ce passé, que nous con-
naissons mieux. Si nous ne déifions plus les météores,
nous leur sommes aussi plus imlulgents et le scepti-
cisme nous a conduits à une équité remarquable. Il
n'y a pas à douter de l'esprit moderne sur ce point,
et il n'est pas nécessaire de dissimuler les ombres
d'un tableau pour que nous en saisissions les lu-
mières.
Ce n'est pas que la louange soit décernée à César
avec emportement dans ce premier volume. Rien n'y
choque le pfoùt, rien n'y dépasse la mesure. C'est une
démonstration et non une apothéose. L'esprit de
modération resplendit dans ces pages parfaitement
pures d'esjirit de parti et d'aversions systématicpies.
Elles sont vierges d'emphase et on peut en dire
ce que Cicéron disait du style de César lui-même :
« Il est pur, coulant, dépouillé de toute parure ora-
» toirc et pour ainsi dire nu. Peut-être quelques
» sots écrivains croiront pouvoir broder ce cane-
» vas, mais les gens de goût se garderont bien d'y
» toucher.
Far cette sobriété de moyens et cette discrétion de
sentiments, le livre ne réalisera probablement pas l'at-
l'histoire de JULES CESAR 373
tente de ceux qui croyaient avoir à se passionner pour
ou contre un ardent panégyrique. Le foudre et le
glaive, symboliques ornements de la couverture, sont
tout étonnés de se trouver là sur une prose si sage,
si respectueuse envers tous les mérites et si simple-
ment belle par elle-même. C'est la froide limpidité
d'une source, mais c'est aussi l'éclat du casque de Mi-
nerve que nous préférons de beaucoup à celui du front
de Jupiter tonnant.
Dans une organisation aussi savante et aussi com-
pliquée que celle de César, il y a plus d'un aspect à
saisir, et tout historien a le droit de s'attacher à celui
qui lui semble le plus net, le plus accessible, le plus
sûr à dégager. Donc, la haute prudence et la sereine
capacité du personnage ont trouvé ici un interprète
attentif, sage et particulièrement habile à résumer sa
pensée sans en jamais subir l'entraînement. Ce
sera la qualité essentielle du livre ; il n'aura pas la
qualité opposée, il faut sans doute s'y attendre ; mais
il faut aussi savoir prendre les œuvres sérieuses telles
qu'elles sont et apprécier la victoire qu'une convic-
tion nette sait remporter sur les émotions qui la solli-
citent.
Au point de vue littéraire, l'ouvrage est sans dé-
fauts, ce qui ne veut pas dire qu'il soit sans couleur
et sans attrait. Tout lecteur indépendant peut bien se
laisser faire quand on le parque dans une situation
d'esprit où il ne se sent pas enfermé sans moyen de
contrôle. Un appel à la raison pratique ne révolte
que ceux qui ne veulent jamais faire usage de leur
raison, et quand cette raison vient à vous avec amé-
nité et dignité, on peut, on doit écouter avec déférence
tout ce qu'elle a à vous dire.
'S74 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Ici l'attention est facile, le livre est extrêmement
bien fait. Toute la moitié du premier volume est con-
sacrée au résumé de la situation où César doit appa-
raître. C'est l'histoire de la république rapidement es-
quissée et très-suffisamment appréciée. Les faits nom-
breux de cette période, l'action multiple de Rome sur
les colonies, le but et l'effet de ses conquêtes, la por-
tée de ses alliances, l'esprit graduellement modifié de
ses institutions, les causes de sa décadence morale,
la réaction fatale du monde extérieur sur cette cité
modèle, tout cela est merveilleusement clair et sobre,
rapide et plein. C'est sans doute le résultat d'un très-
grand travail, mais nulle part on ne sent l'effort ni la
confusion. Cela semble venu tout d'une haleine sur les
lèvres d'un penseur érudit qui résume l'œuvre de tous
les anciens historiens avec tant de facilité qu'on pour-
rait croire les entendre se résumer eux-mêmes. Les
jugements personnels sont très-courls, mais d'une
formule excellente, et si la couleur en est sobre, le des-
sin n'en est que plus ferme et la portée plus franche.
Il en faudrait citer plusieurs, car jamais personne n'a
mieux dit.
La seconde partie du premier volume, consacrée au
récit dos (juarantepremières années de la vie de César,
nous plaît moins. Elle n'est ni moins bien faite ni
moins bien dite. Mais elle entre dans le développement
d'une théorie historique que, jusqu'ici, nous trouvons
trop sévèrement enchaînée à la lo^icpie du fait. César y
est représenté comme ayant toujours agi aus^i bien
qu'il était possible d'agir, les circonstances données.
Ce n'est pas lA notre croyance ; nous estimons qu'il a
été aussi habile que possible, son tempérament étant
donné, et ce tempérament laissant beaucoup à désirer
l'histoire de JULES CÉSAU 375
sous le rapport moral, nous n'acceptons pas la com-
plète et réelle sagesse de Gésir. Nous ne voulons pas
confondre l'adresse avec la véritable habileté, et l'am-
bition de la puissance avec celle de la véritable civili-
sation.
On nous invite pourtant à ne pas le croire égoïste.
On invoque les plus nobles mobiles des actions hu-
maines ; on nous demande avec une conviction cour-
toise et généreuse, s'il est probable qu'un vaste es-
prit, un caractère héroïque, ait tout sacrifié aux étroits
calculs d'une mesquine ambition. C'est presque nous
dire : Aimez-vous à croire le mal, à profaner les mar-
bres, à chercher la tache dans le soleil ?
Non certes, nous n'aimons pas cela ; et il nous plai-
rait fort de trouver quelque part dans l'histoire des
audacieux, un type sans reproche, un idéal incorrup-
tible. Mais nous ne croyons plus à l'homme d'action
proprement dit. Notre temps repousse les colosses
d'intelligence et de volonté, s'ils ne sont pas fécondés
par le véritable amour de l'humanité. Nous ne les com-
prenons plus. Ils ont en eux je ne sais quoi de surhu-
main dans un sens et de sauvage dans l'autre qui ne
nous enseigne rien, et ce qui nous instruira le plus
dans l'histoire de César, ce sera le néant de sa fortune
s'écroulant sous l'ingratitude des hommes que son
mépris avait achetés. C'est ici la grande leçon dont
nous profiterons tous, en ce temps où l'intérêt géné-
ral devient une vérité palpable, et où le siège de la
force n'est plus dans le nombre des légions ni dans l'or
de la conquête, ni même dans le génie d'un seul, mais
dans le vif sentiment de la solidarité humaine, et
dans le rapide développement de l'esprit d'associa-
tion.
376 QUESTIONS d'aIIT et de LITTÉRATUIIE
Nous souhaitons quand même que cette importante
publication n'ait que de bons résultats, car un ouvrage
si éminent comme talent d'exécution et rempli de sen-
timents si élevés, doit tendre à élever le niveau des
idées et à servir l'œuvre du progrès. C'est, à coup sûr,
la pensée qui l'a dicté, et non celle de soutenir une
thèse ou de montrer une capacité intellectuelle qui
avait lait ses preuves.
Aussi nous espérons que la suite du travail entrera
un peu plus dans le sentiment de la génération nou-
velle, et ne sera pas une apologie sans restriction des
coups d'P^tat quelconques de Thistoire. Il en est dans
la vie de César qui méritent plus d'indulgence que d'ad-
miration, et le mouvement des idées philosophiques
modernes, mouvement qui doit toujours sanctionner
les aperçus de l'histoire dans ses mouvements dura-
bles, ne nous emporte pas dans le sens du droit absolu
de l'individu sur les masses, quelque bien doué ou
quelque bien intentionné (jue soit le privilégié du des-
tin. On ne peut plus resteindre la légitimité des dicta-
teurs aux époques de transition, car nous n'entendons
plus (jue le progrès s'arrèle et désormais tout sera
époque de transition dans le flot rapide de l'avenir.
Donc, si on accepte encore les dictatures, ce sera à la
condition qu'elles ne s'érigeront pas en principe et en
droit applicable à tous les moments de notre vie. Dans
la science comme dans l'art, dans l'action comme dans
la réflexion, dans l'histoire comme dans la critique, la
liberté individuelle est nécessaire à nos manifesta-
tions sérieuses. Nous aimerions donc à voir circuler
bien vite cet air vital dans V Histoire de Crs<n\ et nous
regretterions (jue l'historien, au nom de la logique, se
le fût retiré à lui-même. Osons lui direuu'il a le droit
l'histoire de JULES CESAR 377
de critique sur son héros. C'est un droit bien acquis
à celui qui manie la discussion avec une généreuse dé-
férence et une évidente bonne foi, quand il s'agit de
juger les adversaires de la doctrine et de la fortune de
César.
Mars 1865.
XXXII
LE COQ A UX CHEVEUX D'OR
RÉCIT DES TEMPS FABULEUX
PAR
MAURICE SAND i
Voici un livre étrange, un fougueux caprice d'ar-
tiste enté sur l'érudition d'un chercheur patient. S'il
y a anomalie, il n'y a pas bizarrerie. Le bizarre est ce
qui n'a pas raison d'être. La logique de l'esprit, quel-
que dissimulée qu'elle soit sous la fiction, donne tou-
jours une réelle solidité à un ouvrage d'art, et consti-
tue l'originalité sans s'égarer dans le burlesque.
Il y a pourtant du comique dans ce livre, mais il y
1. Au moment où nous corrigeons cette épreuve, des amis
bienveillants nous font observer que nous allons contre l'usage,
peut-être contre la modestie, en signant George Sand l'analyse
d'un livre signé Maurice Sand. Nous n'avons pas voulu nous
rendre à cette opinion. Il ne nous paraît pas juste <îue, seul
entre tous, noua n'ayons pas le droit de dire notre pensée sur un
ouvrage soumis à la critique de tous. Nous accusera-t-on de
380 QUESTIONS d'aHT ET DE LITTERATURE
a surtout de la terreur et de la poésie, du savoir et de
l'invention. Il lallait tout inventer en efTet sur ces âges
fabuleux, mais en même temps il ne fallait rien inven-
ter qui ne fût dans la donnée, dans la forme et dans la
couleur de la légende.
Grand et aride travail en apparence, travail abon-
dant et facile pour celui qui, nourri d'études substan-
tielles et doué d'une heureuse mémoire, puise dans
son propre fonds et y trouve les matériaux tout prêts
pour construire en se jouant l'édilice de la fantaisie.
La fantaisie! n'y a-t-il pas un point par lequel elle
touche à la connaissance positive, comme la fable con-
fine à l'histoire? Les mythologues ne sont-il pas déjà
des historiens? S'ils racontent des faits erronés, s'ils
affirment des choses impossibles, ne font-ils pas à leur
insu le récit fidèle des idées et des émotions que su-
bissait avec eux le monde de leur temps? La légende
est bien la peinture intellectuelle de nos existences,
comme les créations de l'artiste sont l'histoire de sa
pensée.
Le Coq aux cheveux iVur est la reconstruction de
toutes pièces d'un monde ipii n'est plus. A-t-il jamais
existé, ce monde perdu de l'Atlantide, dont toute l'an-
tiquité atteste la splendeur et déplore le désastre? Les
érudits de nos jours, frappés de la coïncidence de ces
chroniques traditionnelles, cherchent encore la trace
partialité? On pourrait nous en accuser aussi à Tépard de tout
autre livre dont nous aurions à rendre compte, Croira-t-on que
l'auteur manque de modestie parce qu'il est content d'avoir notre
avis sur son travail? Il nous semble au contraire qu'il y aurait
de l'orgueil de sa part à vouloir s'en passer, et que, de la nôtre,
il y aurait une fausse timidité à craindre l'accusation de népo-
tisme littéraire.
LE COQ AUX CHEVEUX d'OR 381
évanouie du royaume des Atlantes à travers les bru-
mes obscures de l'âge antéhistorique et les dislocations
géologiques qui révèlent l'histoire de la planète.
Quoi qu'il en soit, et en attendant une découverte
toujours possible, le rêve d'une civilisation disparue
est toujours dans les notions de l'homme qui se re-
porte à la contemplation de ses origines religieuses et
sociales, et il n'y a rien là qui choque la raison. Les
derniers bouleversemens considérables de l'écorce
terrestre ont pu engloutir une contrée vaste ou floris-
sante, une antique Albion de l'Orient, ou une petite
république comme celles de la Grèce, qui firent tant
de bruit en occupant si peu de place. A cet écroule-
ment d'un monde, centre relatif des lumières de nos
ancêtres, a pu succéder une longue période de barba-
rie au sortir de laquelle l'homme, croyant commencer
son histoire, ne fit que la recommencer, et se nourrir
des mythes vaguement conservés dans ses traditions,
en s'imaginant fonder des dogmes et se servir de sym-
boles nouveaux.
De tous les sujets qui piquent la curiosité et font
travailler l'imagination, la catastrophe de l'Atlantide
est peut-être le plus saisissant. Les anciens avaient
esquissé ce drame horrible et prodigieux. Notre dé-
luge de Noé en est une version merveilleusement em-
preinte du caractère positif de la race sémitique. Le
patriarche emmagasine dans son arche les dons et les
lléaux de Dieu, sans autre motif qu'un esprit d'ordre
qui va jusqu'à la passion de l'inventaire. Dans la lé-
gende du Coq, le mage Xizouthros exprime des idées
plus hautes et des vues plus profondes :
« Gomme les laboureurs et les femmes se plai-
gnaient de ce lléau (les rats et les souris qui avaient
382 QUESTiu.NS d'art et de littérature
pénétré dans l'arche et menaçaient les provisions) :
— Sachez, leur dit le mage, que j'ai embarqué le
tigre, le vautour et le serpent qui sont des ennemis
plus redoutables.
» — Pourquoi as-tu fait cela? lui dit Pyrrha, la
femme de Deucalion.
j> — Apprends, répondit Xizouthros, qu'Ahoura-
Mazda n'a rien créé d'inutile, et que nul n'a le droit
de lui dire : « Ceci est nuisible, » ou : « Cela est de
trop. » Le sage qui se voue à la connaissance des se-
crets divins arrive à découvrir dans les venins et les
poisons de puissants remèdes; si vous ne savez pas
encore tirer le bien du mil apparent, ne vous en pre-
nez qu'à vous-même, et n'accusez pas le souverain
bien de n'avoir pas su ce qu'il faisait. »
S'il y avait déjà de tels rayons de lumière dans l'es-
prit des sages, — nous ne voulons pas chicaner l'au-
teur après avoir cité cette courte et forte leçon, — il
était bien permis de ressusciter un instant l'empire
des Atlantes pour nous y faire pénétrer, de le placer
au pied du Caucase, puisque c'est la région où la vrai-
semblance géographique le fait apparaître, et d'y in-
troduire des personnages doués des éternelles aspira-
tions et assujettis aux éternels appétits de l'homme.
D'ailleurs le plus grand nombre des personnages de
ce livre appartient au monde qui a survécu. Alliés,
voisins ou ennemis des Atlantes, ils ont le droit de
représenter les mu'urs, les idées, les costumes, les
croyances des peuples qui ont laissé non-seulement
des traces contuses de leurs origines, mais des té-
moignages éclataus de leur existence.
Selon nous, Maurice Saiid a tiré de ce sujet un parti
des plus heureux. Il a su être intéressant, dramatique
LE COQ AUX CHEVEUX d'or 383
et amusant en peignant des sites, des monuments ,des
êtres qui ont leur physionomie réelle au sein d'un mi-
lieu fantastique. On en jugera par une rapide analyse.
Disons d'abord que l'auteur place son récit dans la
bouche d'un narrateur relativement moderne, un cer-
tain PsammoSj qui occupe une des charges de l'em-
pire à Trébizonde sous Valentinien. Psammos s'est
trouvé en rapports fréquents avec les prêtres et les
mages de l'Arménie et de la Ghaldée, qui prétendent
descendre des Atlantes. Depuis dix ans, il parcourt
l'extrême Orient de l'empire romain, les monts Gau-
cace ou de Kaf, la Golchide ou pays de Gos^ la Gher-
sonèse taurique, les bords du Palus-Meotis, les rives
de l'Hypanis et du Tanaïs. Il est convaincu que « ces
contrées firent jadis partie de l'Atlantide dont l'île
principale est maintenant au fond du Pont-Euxin ». Il
est curieux et très-érudit pour son temps. Il a lu avec
amour tous les auteurs qui parlent de l' Atlantide ; il a
peut-être surpris, sans vouloir avouer son sacrilège,
quelques indices dans les archives sacrées des mages;
enfin il a a recueilli, dit-il, assez de fragments et de
légendes ayant rapport à cette antique civilisation, »
pour se croire capable « de recoudre une fable dont
par la suite les héros sont devenus des dieux chez les
peuples issus des races échappées au désastre ». «Tel,
ajoute-t-il^ Satourann, qui doit être Saturne, — Bol-
kaï, Vulcain; Thor, divinisé chez les Scythes, Né-
meith, le père de la race celtique, etc. G'est assez te
dire, ô lecteur, que ce récit est antérieur à ce que nous
connaissons de plus ancien. »
Voyons le récit attribué à ce Psammos.
L'Atlantide est la terre des prodiges qu'enfante la
richesse. On croit voir l'agglomération des satrapies
884 QUESTIONS d'art et de littérature
d'Orient sous la pression d'un prince absolu. La cor-
ruption règne sur ce monde gorgé d'or, et son roi Sa-
tourann est le type de la ruse et de la cruauté. Hemla
est la fdle unique de ce roi des rois. Elle a seule sur-
vécu aux quatorze enfants nés du mariage de Satourann
et de Bahavani. Pour préserver ses jours, sa mère l'a
fait sacrer ziris, c'est-à-àire euménide, vouée au culte
du feu. Par ce vœu, Hemla est fiancée au redoutable
Ptah, le dieu des feux souterrains, qui réside dans le
temple Atanor, merveilleux édifice bâti ou plutôt forgé
par les cyclopes du roi sur le cratère même du volcan,
au centre de l'opulente cité de Sisparis, capitale de
l'Atlantide. Ptah, malgré ses rugissements et ses flam-
mes, est adoré comme une divinité secourable, dont
la lueur entretient, en l'absence du soleil, l'éternité
du jour sur l'heureuse ville des Atlantes.
Cependant la politique de Satourann s'accorde mal
avec le célibat imposé à sa fille. Dès que la reine est
morte, il déclare à la ziris qu'elle ait à faire choix d'un
époux parmi les plus puissants rois ses alliés. De
grandes fêtes sont ordonnées, tous les chefs des na-
tions environnantes y sont conviés. Les prétendants
arrivent au milieu de bizarres splendeurs. L'un oiïro
à la ziris cent coursiers anoplothêres, portant chacun
un collier d'or; un autre cent mammouths à longs
poils, montés par des sagittaires qui sèment l'épou-
vante ; un troisième croit lui plaire en lui montrant
ses cent concubines couronnées do Heurs.
Mais un autre a touché le cœur (rilomla, c'est le
Gète aux cheveux roux, Némeith le monothéiste, le
preux, le chevalier des temps primitifs, celui qui ne
possède rien que la confiance et l'amour de sa tribu,
el qui, i>our tout luxe, a planté sur la table du festin
LE COQ AUX CHEVEUX d'or 385
l'emblème de sa race, un coq de bois peint en rouge
au bout d'un bâton. Némeith rêve aussi de la ziris,
mais il a juré amitié à Thor, le chef des Scythes, son
frère d'armes. Ils ont bu le sang l'un de l'autre. Thor,
emporté, farouche, s'est pris d'une violente passion
pour la jeune Atlante, et Némeith le généreux a re-
noncé à elle.
Après le festin, la ziris doit déclarer son choix en
envoyant une corbeille de feuilles de palmier à cha-
cun de ses prétendants. Toutes ces corbeilles contien-
nent des cadeaux, une seule renfermera l'anneau des
fiançailles. Thor ne trouve dans la sienne qu'une
hache de fer, don précieux pour un homme qui ne
connaît encore que la lame de pierre, mais dont il
s'indigne comme d'un affront ; Némeith a reçu l'an-
neau, et, craignant la douleur de son ami, il a caché
ce gage dans sa ceinture. Il retourne sa corbeille pour
faire croire qu'elle était vide.
— Que lui as-tu donc envové? dit le Scythe jaloux
à Hemla.
— Ma haine, répond la princesse irritée.
Tous les prétendants se croient joués. Le noir Sur-
tur, roi de Cos, Arhimaz, prince d'Our, le louche Kaïs,
roi des Ombos, se querellent avec les Scythes et les
Gètes. Thor veut enlever la ziris. On se bat, le sani;
coule. Les éléphants effarouchés foulent aux pieds les
vases d'or et les femmes éperdues. Un personnage
vénérable se présente, c'est le grand-mage qui prédit
la colère céleste, c'est Xizouthros qui construit l'arche
du salut. Il menace et commande. A sa voix, tout se
calme ou se tait.
Dans la nuit, Hemla, voyant son père décidé à la
contraindre pour qu'elle épouse le noir Surtur, prend
SHQ QUESTIONS d'art ET DE LITTÉHATUKE
la fuite et tombe dans les mains de ïlior, qui l'enlève ;
le Gète est avec eux.
Poursuivi, on se réfugie sur les montagnes d'Our.
Après mille dangers et mille désastres, la ziris se
trouve seule sous la protection du coq aux cheveux
d'or, et plus que jamais elle l'aime et se sent aimée;
mais ils ne peuvent être l'un à l'autre : Némeilh res-
pecte le serment de l'amitié, et le dieu Ptah, jaloux de
sa fiancée, secoue la terre, déchaîne les vents, vomit
des monstres et apparaît sous la forme d'un cône de
laves ardentes qui surgit du sein de la mer bouleversée
et furieuse. liemla, pour l'apaiser, lui jette l'anneau
que le Gète lui a rendu, et lui jure de retourner dans
Atanor. A ce prix, le volcan épargne son rival.
Mais le Gète, qui ne croit qu'à Ileimdall, le dieu père,
méprise les forces brutales de la nature. Il obéit à sa
conscience en reconduisant la ziris à son temple. Là,
au moment de renoncer à elle, il est saisi de colère et
de douleur. Il pénètre dans Atanor, et, de sa hache de
jaspe, il coupe audacieusement la flamme qui s'exhale
du cratère sacré, puis il s'éloigne pour rejoindre Thor,
qui revient assiéger Sisparis.
Le rois alliés de Satourann sont vaincus et décou-
ragés. Le peuple attribue les désastres de l'empire à
l'impiété du roi, qui a offensé le dieu Ptah. On se ré-
volte, le roi comble de victimes humaines la gueule
béante du volcan.
La fureur et le désespoir régnent dans Sisparis.
Thor y pénétre et réclame la main d'Hemla, que son
père épouvanté lui a promise. La ziris le hait et le
repousKC. Alors le Scythe accuse son ami, l'insulte et
le frappe. Ils se battent. La hache de fer du Scythe
pénètre dans le flanc de Némeith. Ses guerriers l'em-
LE COQ AUX CHEVEUX d'or 387
portent sur la montagne, où ils le placent à la manière
de leur pays, dans un cercueil de pierre, la face tour-
née vers l'Orient.
Thor exaspéré veut contraindre la ziris à le suivre.
Il viole l'enceinte du temple et crache à la figure de
Ptah, l'idole aux yeux de verre. Un bruit formidable
répond à cette insulte. La grande tour des astres, oii
Hemla s'était réfugiée, croule, engloutit le Scythe et le
broie sous les décombres.
Hemla reste cramponnée au chambranle d'une porte
d'airain qui s'ouvre maintenant sur le vide, au flanc
de la muraille éventrée. Elle est perdue, elle va céder
au vertige, elle va lâcher prise. Un inconnu sorti de
la foule gravit le long de cette ruine qui chancelle
comme un homme ivre. Il saisit Hemla, la sauve, l'em-
porte et disparaît avec elle au milieu de la confusion
où se débat dans les horreurs de l'agonie la ville dé-
plorable des Atlantes.
Cette secousse de tremblement déterre, c'est la fin de
Satourann et de son peuple, et cet homme prodigieux
qui emporte la ziris, c'estNémeith revenu à lui.Gorgo,
la belle fille aux dents pointues, l'avait déterré pour le
dévorer.Ellel'acachédanslesprofondeurs des cavernes
où vivent encore de leurs hideuses rapines quelques-
unes de ces goules ou kères, derniers restes des gor-
gones qui suçaient le sang des blessés sur les champs
de bataille et rongeaient les os des morts. Elles avaient
jadis ravagé l'Atlantide. Vaincues par les vaillantes
Amazones, elles erraient encore autour des mourants
et enlevaient les nouveaux-nés dans leurs berceaux.
Némeith a pu échapper aux effroyables embrassements
delakère; mais une autre femme aussi féroce aux
vivants que Gorgo l'est aux cadavres, c'est Arthémis,
388 ouESTioNS d'aiit et de littékature
la reine des Amazones, qui est éprise de Némeilh et
jalouse d'Hemla. Elle rencontre et poursuit le couple
fu{?itif. Némeitli lui échappe, emportant sur son cheval
la ziris percée d'une flèche et mourante. Ils fuient tou-
jours au hasard, poussés par l'ouragan qui souffle
derrière eux et renverse les forêts sur leur route. La
terre s'enfonce et disparaît à mesure tju'ils franchissent
les hois et les plaines. Ils cherchent la montagne; mais
Hemla se sent mourir. Elle dit à Némeith de la con-
duire vers le fleuve Lélhé, qui guérit tous les maux.
Némeith ohéit, quoique le déluge commence, et,
quand il arrive au Léthé un brouillard épais enveloppe
la terre et se résout en pluie chaude. Pourtant Hemla
est glacée, et cette fois Némeith la crut morte.
« Il s'élança dans l'eau avec son cheval et plongea
la ziris à trois reprises. Elle but Tonde bienfaisante,
respira, ouvrit les yeux et parla.
jD — Sortonsd'ici, dit elle.Qui es-tu, toi qui me liens
dans tes bras? »
Elle avait perdu la mémoire. Ils gagnèrent le rivage,
et, sousla pluiequi tombait toujours, lourde, incessante,
Némeith s'écria en se roulant de désespoir sur la terre
détrcmi)éo :
(( — Ileiindall lui a envoyé la folie !
)) _ Que fais-tu là? lui dit la ziris en riant! »
Queh|ues-uns des compagnons et amis du Gète l'a-
vaient rejoint avec leurs guerriers.
» — Coq, lui dit Hu-Gadarn, prends courage et par-
tons. La plaine se remplit d'eau, et la lumière du jour
s'éteint dans des nuages de cendre.
> —Ce fleuve d'oubli va-t-il déborder et nous priver
tous de raison? dit Némeith.
» 11 reprit Ucnda sur son cheval, et tous s'éloigne-
LE COU AUX CHEVEUX d'oR 389
rent dans la direction des montagnes de la Scythie.
» Elles sont loin, et les terraftis délayés par le pluie
deviennent impraticables.
» Les chevaux enfoncent dans une vase toujours plus
profonde. Exténués de fatigue, ils ne peuvent lutter
contre les courants de boue qui bientôt les entraînent
avec les rochers, les prairies et les forêts.
» Un cavalier s'enfonce, puis quatre, puis vingt, puis
cent.
» Hu-Gadarn crie :
» — Némeith ! si lu revois nos steppes, fais de mon
fils un guerrier.
» Et il disparaît.
» Le Gèle sent son cheval s'engloutir, il s'empare
d'Hemla, il nage et fend les flots impitoyables.
)) Ils sont seuls au milieu d'un océan sans rivages.
» — Hemla, te souviendras-tu au moins de ce que tu
vois là, si nous en sortons?
» — Je ne comprends pas, mais j'ai peur.
» Il rencontre le cadavre flottant d'un mammouth. Il
s'y cramponne et reprend haleine ; le mammouth dis-
paraît, »
Némeith heurte un autre cadavre, c'est celui d'Her-
ser, son ami. Les torrents l'entraînent. La nuit vint
longue et cruelle.
Ils ont trouvé une poutre, puis un tronc d'arbre :
« La pluie qui la veille est tombée en gouttes plus
grosses que le poing, tombait en gouttes plus grosses
que la tête d'un taureau.. Le froid les perçait de ses
flèches. La faim se fit sentir impérieuse, dévorante.
wLejoursuivant, une troupe de léviathansleur barra
le passage et menaça de les engloutir. Némeith cher-
390 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
cha par habitude sa hache de caillou à son flanc, il
l'avait laissée dans sa tombe.
» — 0 Dieu père, dit-il, quand pourrai-je façonner
une nouvelle arme dans mes montagnes?
» Pendant trois jours, ils furent le jouet des flots.
» — Il n'y a donc plusde terre? disait Némeithavec
désespoir.
» Une nef passa dans le lointain , elle était haute
comme un palais. Il rconnut l'arche de Xizouthros. U
appela, mais la maison llotlante disparut dans les
brouillards.
» La ziris pleura.
» Si les hommes nous abandonnent, lui dit Némeith,
le grand Dieu nous voit.
» Encore six jours, et Némeith, prêt à défaillir, se
rappela le talisman que portait Hemla.
» — Qu'y a-t-il dans ce sachet doré?
» Elle ne s'en souvenait pas. »
Némeith l'ouvrit. C'était un amulette donné à la
ziris par sa mère mourante. Que contenait-elle? Cher-
chez, lecteur. — C'est une des plus jolies inventions
de ce poème rempli d'idées originales et brillantes.
Mais pourquoi ne vous le dirais-pas? Le livre est si
riche d'événements et de personnages dont je ne vous
ai rien dit, que mon analyse ne vous privera pas de
mille autres surprises.
Le talisman de la reine des Atlantes contenait un
rayon de soleil. Ils ne trouvèrent rien dans le sachet
doré, mais « à l'instant même, le rayon pevçn les nua-
ges et vint réchaufl"er le couple perdu au sein des
eaux ».
LE COQ AUX CHEVEUX d'oR 391
Quand ils abordèrent, le jeune guerrier cueillit une
petite plante.
» — C'est une fleur des montagnes de Kaf, dit- il,
nous sommes en Scythie.
» — Quel dieu dois-je remercier, Némeith ? N'es-tu
pas dieu toi-même, et n'est-ce pas toi seul que je dois
adorer?
» Némeith n'osa lui rappeler la colère de Ptah
et les serments dont le fleuve Léthé l'avait enfin
déliée.
» Un an après, lorsque les anciens guerriers de Né-
meith et ceux qui avaient échappé aux feux de Ptah
eurent rejoint leur chef, deux beaux jumeaux aux
cheveux d'or voyaient le jour devant la hutte de feuil-
lage, sous les grands arbres de la forêt.
» La première fois qu'ils sourirent à leur mère^ elle
se souvint confusément du passé et dit à Némeith :
» — Ai-je rêvé que j'étais une grande princesse et
qu'un peuple immense m'adorait comme une divi-
nité?
» Hemla, qui, dès son enfance, avait lu dans les
livres sacrés, recouvra peu à peu la mémoire des évé-
nements; mais les mystères du temple Atanor lui
furent à jamais voilés, et le dieu unique des géants et
titans barbares, qui avait béni son amour, fut celui
qu'elle transmit à sa postérité.
» ... Elle enseigna à ses fils les arts de la civilisa-
tion, et tandis que Némeith détruisait les monstres
vomis par le déluge, Amphion bâtissait une ville en
pierres blanches qui fut appelée Ataba ou Thèbes, la
ville mère. Zéthus retrouva dans l'herbe les débris
f]'d2 QUESTIONS d'AHT ET DE LITTÉKATLUE
du vieux monde et releva au pays d'Our la ville d'As-
gard oîi avait régné Arhimaz. »
On voit par ces fragments avec quelle simplicité de
formes l'auteur raconte ce drame immense. La vision
terriiiante d'un monde qui s'écroule gagne, selon
nous, à n'être pas chargée de détails et d'épithètes.
Où Psammos, écrivain de la décadence, a-t-il puisé
ce mélange d'élégance grecque et de sobriété bibli-
que? Dans les traditions recueillies chez les barbares
ou dans la fréquentation des pâtres de la Chaldée ? Je
l'ignore, mais il me semble qu'il a dû lire souvent
aussi le ferme et pur récit des prêtres de Sais rapporté
par Platon. A cette salutaire étude de la forme anti-
que, l'auteur a joint adroitement, et sans qu'on sente
l'intrusion, les qualités de l'art moderne, l'habileté de
composition, la rapidité des événements, l'heureuse
influence du sentiment de la peinture sur le procédé
descriptif.
Nons avons suivi la ligne principale du roman ; à
cette arête se rattachent les rainilications de nombreu-
ses aventures, et une foule de personnages indiqués
avec une grande fermeté de main. Une figure neuve,
horrible et charmante est celle d'ized, l'Atalante qui
remporte tous les prix dans les jeux publics, et qui a
été vaincue à la couse par le coq de la Gélie. Ized vit
avec les péris qui, au pays allante, ne sont nullement
méprisées ; mais elle vit chaste, fière et triste. Elle
vide d'un trait les larges coupes de vin et reste impas-
sible et froide. Quel secret amer cache donc sa dou-
leur? Il semble (lu'elle aime Némeith ; mais elle aime
aussi la belle et douce Ilanaïd, dont elle a voulu être
la servante et qu'elle fait périr dans un accès de
fureur et de désespoir. Elle l'ensevelit et fuit en déro-
LE COQ AUX CHEVEUX D OR 393
bant ses longs cheveux qu'elle a coupés et réunis en
une seule tresse. Elle va se cacher dans la grotte
d'Our et roule un rocher à l'entrée. Là elle ralluma le
feu, monta sur une pierre, passa la tête dans le nœud
coulant formé par la tresse, « et, ayant appelé trois
fois Hanaïd, elle s'élança dans le vide. Un instant le
bout de ses pieds agiles effleura le sable comme si elle
eût voulu fuir devant la mort ; mais bientôt ils pen-
dirent immobiles et glacés. Le feu de genévrier pétilla
une dernière fois et s'éteignit.
« Tout rentra dans l'ombre et le silence.
)) Elle avait vingt ans et avait reçu le jour dans cet
antre. »
Qu'était-ce donc qu'Ized?
Une descendante de l'antique race androgyne issue
des anges, persécutée par les hommes et qui passait
pour disparue.
Cette figure, celle de la gorgone, celle de Mouza
l'avaleuse de gemmes et plusieurs autres non moins
étranges semblent nous faire assister à une époque de
crise oii l'humanité veut en vain se dégager du cycle
antérieur des créations divines devenues impossi-
bles et monstrueuses. L'Atlantide est encore le refuge
des fantômes que rêve, ébauche, lance et abandonne
au destin la force créatrice exubérante, goules, her-
maphrodites, géants, peuples lithophages, plantes
colossales, animaux indomptables, constructions
extravagantes, ouvrages délirants de l'homme et de la
nature, c'est un monde où le grotesque et l'horrible
élreignent sans solution possible le beau et le vrai.
Il faut que ce monde mixte entre le ciel et l'enfer
linisse sans retour on en éprouve le besoin. 11 faut
({ue l'androgyne, ange ou bête, se donne la mort, <|ue
39i QUESTIONS d'aut et de littérature
la ç:oule voie les cadavres se ranimer sous sa dent
venimeuse, que les mangeurs de salamandres crèvent
d'intempérance, que le peuple abruti par la peur des
feux souterrains soit dévoré par son dieu, que les
tours de Babel s'écroulent sans avoir touché aux
astres ; il faut que la mer passe son niveau sans pitié
sur toutes les énormités d'une société aux prises avec
les énormités de la création primitive. C'est aux peu-
ples réputés barbares qu'ils appartient, là comme
partout dans l'histoire des civilisations corrompues,
de régénérer la race condamnée et d'infuser dans ses
veines un sang jeune et vivace.
llemla est l'emblème de cet hyménoe rédempteur.
Par une fiction ingénieuse, l'auteur lui ôte la mémoi-
re de ses croyances manichéennes. Elle échappe ain-
si à la vengeance de ses dieux cruels et stupides. Elle
oubliera jusqu'à leur nom, et c'est en vain que quel-
ques survivants de sa race jureront encore devant
elle par I\iroutf\a, rnncien dieu.
Elle a perdu ses titres et son prestige; elle n'est
plus la ziris, la fille sacrée, la vierge du feu, la gran-
de euménide. Plus de richesse, plus de })uissance
tyranni(pie. Elle vit sous la hutte de feuillage. Déga-
gée de ses vœux impies, elle est aimée, elle est mère,
elle s'est élevée à la dignité de femme. Elle est utile,
elle enseigne, elle travaille, elle existe. La nature
humaine est réhabilitée, purgée de ses aberrations,
délivrée de ses épouvantes. La notion d'une provi-
dence intelligente, ou tout au moins d'une volonté
humaine capable de braver et de dominer les forces
aveugles de la matière, est entrée dans son esprit.
Les éléments ne sont plus déifiés. L'homme n'est
plus ni dieu ni esclave. La femme, s(rur et compa-
LE COQ AUX CHEVEUX d'or 395
gne , n'est plus fatalement vestale ou courtisane.
La Gaule continuera et développera ces préceptes
longtemps gardés dans les chariots de voyage et
enseignés autour des feux de bivac de la race noma-
de celtique.
Février 1867.
I
XXXIII
A PROPOS
IDEES DE MADAME A UBRA Y *
Quand on parle d'un ouvrage de cette valeur et de
cette importance, il faut, au risque de paraître lourd,
aller franchement au fond des choses.
Madame Aubray est un type idéal et pourtant hu-
main. Elle est bonne et maternelle par nature, enthou-
siaste, héroïque par conviction. Elle est humaine en ce
sens qu'elle va quelquefois trop loin, sa témérité gé-
néreuse est essentiellement femme. Vous voyez que
ce n'est pas une créature impossible ; tous vous con-
naissez quelque type auquel celui-ci se rapporte, quel-
que sainte de bonne foi, bien vivante parmi nous, mais
plongée dans les rêves du ciel, et dont vous dites :
« C'est une tète exaltée, mais c'est un ange ! »
Ce type rare n'est donc pas de fantaisie. Il ne faut
l. Comédie, par A. Dumas lîls.
:>3
Îiy8 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
pas traiter d'exception les caractères qui résument en
eux tout ce qu'il y a de bon en nous, et qui nous mon-
trent une image à laquelle nous voudrions ressembler.
Madame Aubh^y, ainsi faite, soulève un problème
qui date de loin, et qui paraît toujours nouveau dans
notre monde païen mal converti à la doctrine évangé-
lique. Elle croit tout simplement à la conversion du
pécheur. Nous appelons cela aujourd'hui la réhabili-
tation, et toutes les écoles socialistes de notre siècle
cherchent un idéal renouvelé de l'idéal chrétien.
Toutes, comme madame Aubray, marchent dans les
pas sacrés qu'un doux et divin maître a laissas inefTa-
cables sur la poussière des siècles. Quels que soient
le nom et la tendance de l'école, il y a toujours au Ibnd
ce mot d'ordre : tolérance ou pardon, excuse ou ré-
habilitation.
Celte ligure d'ange pouvait-elle devenir dramatique
au théâtre? S'intéresse-t-on à l'être qui ne peut pas
faillir?
L'auteur a vaincu cette difficulté effrayante. Ma-
dame Aubray se précipite elle-même par la spontanéité
de son instinct, par la sublimité de sa doctrine, dans
une situation terrible. Son iils unique, un ange comme
elle, l'être qu'elle adore par dessus tout, et dont à bon
droit elle est lière, a trop profité de ses leçons, trop
épousé ses croyances. Il aime une fille déchue, il veut
en faire sa femme.
Madame Aubray reconnaît alors, ou qu'elle a mal
conseillé son iils, ou qu'elle n'est pas à la hauteur des
eiiseigneinenls qu'elle lui a donnés. Ce jeune homme
si pur va donc courir les risques d'une vie de honte et
de désespoir? Jeannineest éclairée et convertie, il est
vrai : mais si elle retombait dans le péché ? Et, d'ailleurs,
LES IDÉES DE MADAME AUBRAY 399
l'union d'une yme vierge comme celle du jeune Au-
bray avec l'âme froissée et déflorée de Jeannine, n'est-
ce pas là une mésalliance morale? Ce jeune saint, ce
jeune apôtre a-t-il mérité les souffrances attachées à
une telle situation? Madame Aubray qui voulait marier
Jeannine à un autre, à un voisin converti par elle, re-
cule devant le danger d'imposer à son fils une expia-
tion qu'aucune faute de lui n'a provoquée, et qu'au-
cune obligation contractée ne justifie. Jeannine,
humble, sincère, presque innocente du mal qu'elle a
commis sans le comprendre, se soumet et s'accuse.
Le jeune Aubray, mortellement blessé dans sa croyance
et dans sa passion, n'épousera pourtant jamais la femme
que sa mère bien-aimée n'aura pas bénie. La foi triom-
phe dans le cœur de la mère : Camille Aubray épou-
sera Jeannine pardonnée. Telle est, en peu de mots,
la donnée de ce drame intime et puissant que tout
Paris aspire à entendre, et dont l'analyse faite déjà par
tout le monde est inutile à faire ici. Le succès éclatant
de l'œuvre est-il dû à l'idée de l'œuvre — aux idées de
madam.e Aubray — ou au talent irrésistiblement per-
suasif et saisissant de M. Dumas fils?
Au talent d'abord et par-dessus tout, car il n'est pas
de sujet, si excellent qu'il soit, qui puisse se passer de
l'art de le présenter. Celui-ci était difficile et dange-
reux entre tous. Il s'agissait de forcer le public à don-
ner raison à une personne qui, aux yeux de la raison,
a absolument tort. Il fallait battre en brèche tous les
arguments, — et les plus forts arguments — de cette
raison pratique et courante qui est la moitié de notre
àme.
Oui, — mais ce n'est que la moitié. Le sentiment est
l'autre moitié de nous-mêmes, et, en somme, c'est lui
400 QUESTIONS d'art ET DE LITTEKATUHE
qui, bon ou mauvais, l'emporte presque toujours dans
la vie, dans la société, dans l'histoire. Ce qui est sage,
prudent, logique, nous le comprenons tous, et tous
nous nous proposons de n'en pas sortir. Une passion
bonne ou mauvaise souffle sur nos dignes résolutions :
et ce souffle de tempête en fait de la cendre. La raison
d'État nous criait: « Ne fais pas cette guerre ». Mais on
a offensé notre orgueil national, et le sentiment national
nous fait courir aux armes. La raison individuelle
nous disait : « Ne fais pas cette dépense. » Mais la cha-
rité ou l'amour de l'art, le sentiment de l'ostentation,
ou de l'admiration, ou de la bonté ont parlé plus haut
que la prudence. «Je n'épouserai jamais une veuve! v
Elle passe, elle est belle, elle me plaît, je l'aime, je
l'épouse. J'ai amassé des trésors en surmontant toutes
mes passions. Un beau matin, je deviens joueur ou
libertin —ou mieux encore ; l'amour de l'or est revenu
passion en moi : je veux tripler ma fortune dont la
raison m'ordonnait de me contenter, — je spécule, je
risque tout, je me ruine. — En vérité, je vois bien que
la raison gouverne nos esprits; mais je vois qu'à tous
les instants de la vie notre conduite lui échappe, et que
si le sentiment nous a préeipés dans mille désastres
et dans mille folies, lui seul nous a fait faire les gran-
des choses qui marquent les viclorieuses phases de la
civilisation. Donc, madame Aubray, c'est la lutte de
ce qui constitue notre propre nature à tous. Ce n'est
pas un problème social soulevé pour le plaisir du pa-
radoxe, c'est une élude des deux forces qui se com-
battent en nous : le doute éclairé d'en bas et l'espé-
rance éclairée iVcn haut, Otez-nous un de ces élé-
ments, nous n'existons plus, nous n'imaginons plus.
Le chimiste ne tentera aucune expérience, ou il n'en
LES IDÉES DE MADAME AUBRAY 401
fera que d'impossibles. Supprimez la foi : le monde
acceptera aveuglément ce qui est aujourd'hui, sous
prétexte que demain n'est pas à nous, proposition ad-
mirablement raisonnable, mais stupide, parce qu'elle
paralyse. Supprimez la raison, nous marcherons, oui,
et très -vite, mais comme une locomotive livrée à elle-
même.
C'est ave€ un art infini, une adresse merveilleuse
et surtout avec une bonne foi complète, une équité
vraiement victorieuse, que l'auteur des fdccs de ma-
dame Aubray a exposé cette lutte universelle, résumée
par les agitations intérieures de quelques person-
nages pris dans le milieu le plus actuel et le mieux
connu. Rien d'exceptionnel dans leurs caractères,
pas même dans celui de madame Aubray, qui repré-
sente l'élément sincèrement religieux, et qui le repré-
sente de la manière la plus féminine : logique poussée
à l'extrême, nulle prévision des obstacles, nul doute,
nul souci du danger, l'héroïsme de l'enfant sur la
barricade. Pour soutenir le choc de cette nature
ardente, il fallait une force de résistance bien trempée.
Ce choix a été fait de main de maître. Le vieux ami
de la maison, M. Barantin, est l'avocat de la raison,
avocat aussi excellent (aussi fort) aussi sympathique
que madame Aubray elle-même. Point de déclama-
tion entre ces deux personnages d'élite. Une causerie
serrée, affectueuse, nette, bien motivée, vissée, pour
ainsi dire, à l'action de la pièce, et s'emparant de
vous comme par des liens de fer. Ces deux person-
nages assis qui discutent sans quereller, et qui vous
forcent à écouter l'exposé de leurs idées en même
temps que celui de leur situation personnelle, c'est
im tour de force tout à fait neuf au théâtre, et devant
402 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
lequel le public étonné, saisi comme dans un élau,
s'est passionné au moment où il craiprnait d'être
ennuyé.
C'est que l'auteur apprécie apparemment le bon
sens autant que l'enthousiasme ; c'est que son intel-
ligence heureusement équilibrée contemple avec
amour les deux faces du vrai. — Nous savons bien
qu'il y en a une troisième. Le cerveau humain cher-
che à se compléter en découvrant la souveraine
sagesse qui accorderait les deux contraires et trace-
rait à chacun sa limite d'action. Il ne l'a pas trouvée.
La trouvera-t-il ?
Nous n'y sommes pas, mais nous y aspirons sans
cesse, et s'il existe un chemin pour nous y conduire,
c'est l'analyse désintéressée et l'examen courageux
du pour et du contre. Toute autre élude est vaine, et
si l'on y fait bien attention, cette recherche de la
sagesse est au fond de toutes les œuvres réussies et
vraiment solides. Elle est dans le Misanthrope com-
me elle est dans flamlct, elle est dans tout le théâtre
sérieux, et, comme le théâtre n'est pas une chaire où
les révélations s'affirment, mais une tribune où les
aspirations se manifestent c'est par l'exposé des pas-
sions que la vérité, un peu livrée à elle-même, se
dégage et va frapper les yeux et toucher les cœurs.
La science de ce grand art consiste donc à faire aimer
le vrai, à le rendre palpable, pour ainsi dire, à le
livrer pour ce qu'il vaut à ceux qui le cherchent aussi
et qui sont capables de l'apprécier.
Le pul)lic a généreusement prouvé en celte rencon-
tre qu'il n'avait pas arboré la pale bannière du scepti-
cisme. Un succès d'enthousiasme a consacré les géné-
reux élans de madame Aubray, des flots de larmes ont
LES IDÉES DE MADAME AUBRAY 403
absous Jeannine. La raison satisfaite a acclamé les
résistances de Barantin, et puis elle a exigé le dénoû-
ment que lui ménageait l'auteur, car un mouvement
de douloureuse impatience s'est manifesté à la pre-
mière représentation durant la terrible expiation que
s'impose Jeannine en s'accusant devant celui qu'elle
aime de hontes et de lâchetés imaginaires. Si l'auteur
eût faibli là, s'il n'eût pas osé l'absoudre, ce public
exalté par la compassion l'eût abandonné. Il était si
monté, si convaincu, si impérieux, qu'il se fût indigné
du triomphe de la raison.
C'est là un bon symptôme, un de ces embrasements
de l'esprit qui prouve que le feu sacré vit encore et
que la France est le pays du sentiment par excellence.
Ceux dont l'opinion résiste à la morale de la pièce, di-
sent aujourd'hui que, sans l'immense habileté de l'au-
teur, elle n'eût pas été acceptée. Soit ! qu'est-ce que
cela prouve, sinon que l'habileté mise au service du
bien et du bon trouve sa véritable puissance et frappe
comme le fluide électrique? C'est alors qu'elle change
de nom, s'il vous plaît, et qu'elle devient quelque
chose de plus que le talent.
On est convenu d'appeler autrement en littérature
l'emportement lyrique qui touche aux nuages. Oui,
certes, le génie est là, mais il est aussi dans l'examen
attentif et profond des mouvements de l'àme humaine,
et dans l'art de porter la conviction en s'emparant de
l'intérêt. Habile, tout ce que vous voudrez, M. Dumas
fils est plus qu'ingénieux et adroit. Il est une force de
premier ordre àpartir de madame Auhray. On ne sou-
lève pas des montagnes avec de l'esprit seulement.
Il a eu — et il méritait de les avoir — d'excellents
nterprètes : Arnal, un des plus grands comédiens qui
40i QUESTIONS d'aUT et de LITTÉUATUUE
aient illustré la scène ; mademoiselle Delaporte, angé-
lique de candeur et de sensibilité; madame Pasca,
belle comme la vertu de madame Aubray. Les autres
artistes pleins de charme, de convenance ou de con-
viction, ont bien montré qu'ils sentaient la portée de
l'œuvre qui leur était confiée.
Mars t867.
XXXIV
LES BEAUX MESSIEURS DE ROIS-DORÉ
AU THEATRE DE L'ODEON
A MONSIEUR EMILE DE G III AUDI N
Mon cher ami,
Vous m'écrivez que votre rédacteur dramatique est
en ce moment malade, et vous me demandez de faire
moi-môme le rendu-compte de la représentation des
Beaux Messieurs de Bois-Doré. J'ai dit d'abord : « Non,
ce serait une réclame. » Vous m'avez répondu : « Par-
lez de Bocage, à propos de l'autre grand artiste qui le
remplace dans le personnage principal de la pièce. »
Je ne dois pas reculer; car l'un a accepté le rôle avec
une crainte modeste qui l'honore, et l'autre, —je n'en
ai jamais parlé au public depuis sa mort.
Dans les commencements de cette séparation cruelle,
je voulais lui payer mon tribut, cela m'a été impossi-
ble. En vieillissant on se dessèche : telle est la croyance
•23.
406 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
générale des jeunes. Hélas non! La vieillesse n'a pas
toujours ce bénéfice de l'indifférence ou de l'impuis-
sance du cœur! En vieillissant ceux qui ont aimé beau-
coup deviennent plus sensibles à la douleur. Tant de
coups frappés par la mort sur leur àine fatiguée ren-
dent leur sensibilité plus irritable, leur plaie plus
saignante, et ce n'est qu'après des années de silence
qu'ils trouvent le courage de parler de ceux qu'ils ont
vus partir. Malgré soi on mettrait trop de personnalité
dans les regrets, et le public n'a que faire de nos lar-
mes ; il a les siennes, et son ftirdeau n'est pas plus léger
que le nôtre!
Bocage était le représentant en chair et en os de la
littérature exubérante de son temps. Sa personne, sa
ligure avaient les beautés et les étrangetés de l'école.
Il avait l'aspect soulTrant, gauche ou excessif; mais son
visage avait la beauté intellectuelle de la forte inspira-
tion, et son regard brillait du feu sacré.
Son intelligence répondait à son aspect. Il parlait trop,
il s'épuisait en détails, il composait mal ses récits cl
ses discussions, il s'y perdait; mais l'éclair y revenait
à chaque instant, et au moment où l'on se croyait fati-
gué de l'entendre, on se sentait repris par une clarté
éblouissante de l'esprit ou de la passion.
Ses lettres complétaient cet ensemble do contrastes.
Il écrivait beaucoup et longuement, insistant sur des
redites et disséminant ses observations fouillées avec
excès; miis quand ce trop plein d'inquiétude et d'ac-
tivité fiévreuse était épuisé, la lumière se faisait, et on
voyait apparaître l'artiste do premier ordre, net, logi-
que, et merveilleusement simple au sortir J'im.' id i-
lyse vague et compliquée.
Je ne sais si d'autres que moi ont pu l'appiccit^rau-
LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ 407
tant SOUS ce rapport. Peut-être avais-jeplus besoin de
conseil que tout autre. Les siens m'ont ranimé et re-
trempé vingt fois et non pas seulement par rapport
aux choses de l'art : il avait, au milieu de beaucoup
d'erreurs et de préventions, un sens profond et admi-
rablement généreux des choses de la vie. Son idéal
était chevaleresque. Il avait représenté beaucoup de
héros; il était, à ses heures bonnes et vraies, le héros
qu'il avait joué.
Tel je l'ai connu pendant trente ans. Il était difficile
de ne pas se brouiller avec lui ; il était susceptible et
violent. Il était impossible de ne pas se réconcilier vite ;
il était fidèle et magnanime. Il vous pardonnait admi-
rablement les torts qu'on n'avait pas eus envers lui,
et cela était aussi bon et aussi beau qu'un pardon réel
et fondé, puisque son imagination y allait de bonne
foi.
C'est en réalité pour Bocage que la pièce des Beaux
Messieurs de Bois-Doré fut faite, il y a six ans.
Pauvre grand artiste! depuis des années il souf-
frait, il végétait. Il avait toujour autant de talent, il l'a
bien prouvé! mais il n'avait plus de bonheur. Frappé
dans sa fortune, vaincu dans ses' idées, il ne se plai-
gnait qu'en secret à de rares amis. Ce n'était pas assez
pour ce pur caractère de ne demander rien, il refusait
tout. Ce grand citoyen, car c'était réellement un grand
citoyen que Bocage, portait la douleur et la détresse
avec une sorte de majesté théâtrale qui imposait le
respect par sa sincérité.
Souvent ironique, mais d'une ironie faite d'enthou-
siasme, parfois misanthrope, mais d'une misanthropie
faite d'amour, épris d'un sévère idéal, s'il exigeait
beaucoup de ses amis, il exigeait trop de lui-même. H
408 QUESTIONS i-'akt et de littérature
voulait qu'on devinât les chagrins qu'il cachait, et il
s'irritait quand on les avait découverts.
Le romantisme ne l'avait pas rendu exclusif. Il ado-
rait tout ce qui est grand et beau. Nul n'a compris
comme lui le Tartuffe de Molière.
Sa mort a caractérisé sa vie; sa maladie était ce
souille haletant et pénible (pie l'on appelle l'asthme,
et (jui était bien sensible dans sa diction nerveuse et
entrecoupée. L'émotion l'étouflait, et dans les scènes de
passion il avait je ne sais (pioi de convulsif et de ren-
tré dans le gosier, qui portait l'émotion du spectateur
jusqu'au déchirement. Il semblait que l'air de ce temps
fut impossible à respirer à cette noble poitrine.
A la fin, les rôles lui manquaient ; tous les directeurs
doutaient de lui.
Quand Paul Meurice et moi lui avons offert son der-
nier rôle, Sylvain de Bois-Doré, ce ne fut pas sans
peine qu'on l'accepta au théâtre de l'Ambigu. Beau-
coup de gens disaient avec raison : a Hélas t prenez
garde, il en mourra; il est fini. »
C'est alors qu'il m'écrivit : — « Jesaisceciu'on vous
dit de moi, mon amie; mais prenez garde! si je joue
ce rôle, j'en mourrai peut-être ; mais si je ne le joue
pas, j'en mourrai à coup sûr! »
On avait pensé à Lafont alors. J'ignore si on avait
fait une démarclie auprès de lui; mais devant le cri de
désespoir de Bocage, j'insistai. Il joua le rôle, il le
joua jusqu'au bout.
Je le vis un soir dans sa loge; il me dit-: « C'est ma
fin, mais je tondtc au champ d'hountMir connue un bon
soldat. •
La première l'cprèscnlation avait oie pour lui une
véritable ovalion. Les jeunes gens des écoles et une
LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORE 409
foule d'hommes de toutes les classes du peuple et de la
bourgeoisie l'avaient ramené chez lui. Il les avait remer-
ciés, m'a-t-on dit, en les priant avec douceur de ne pas
s'exposer à cause de lui aux brutalités de la police
qui eût pu prendre ce rassemblement pour une'émeute.
Il ne joua pas le vieux marquis de Bois-Doré, il fut le
personnagemême, tel que l'auteur du roman l'avaitrêvé,
tel que l'auteur de la pièce l'avait réellement créé.
xl'ai le droit de dire ici que le type est éminemment
intéressant et dramatique, puisqu'on rassemblant des
traits épars dans la longue et facile analyse d'un livre,
Paul Meurice a modelé de ses propres mains une fi-
gure qui se pose en quelques mots et se manifeste
vivante en quelques scènes. C'est ainsi qu'avec la
légende du Juif errant., Quinet a fait Ahasvérus^ et
que beaucoup d'autres maîtres ont donné la per-
sonnalité à des figures entrevues à travers le récit et
la tradition, bonne ou mauvaise, qui leur en avait
donné F idée première.
La mort tenait Bocage, mais le personnage, le type,
la création de l'artiste, Sylvain de Bois-Doré, échap-
pait à la mort et semblait la tenir à distance. Pendant
trois mois, cloué tous le jour sur son lit^ ne parlant
pas, ne dormant pas, Bocage se relevait le soir et fai-
sait revivre fhéroïque et chimérique vieillard.
Dans la première partie du rôle, il se moquait peut-
être un peu trop de lui-môme, comme un enfant qui
sait à quoi s'en tenir sur ses poupées. Il était, à mon
sens plus spirituel que naïf, etLafont me semble avoir
mis plus de naïveté dans la conception, partant plus de
comique. Mais Lafont estfcien portant et bien vivant,
et le pauvre Bocage avait bien de la peine à faire sou-
rire la mort !
410 QUESTIONS d'art ET DE LITTERATURE
Dans la seconde partie, où Bois-Doré revient à
l'humanilé par le sentiment paternel, Bocap^e a laissé
à tous ceux qui l'ont vu l'impression d'une apparition
sublime, ineffaçable. Son masque blême, ses cheveux
blancs rojetés en touffes sur son vaste front transpa-
rent, son altitude royale, sa noble sénilité, c'était bien
là sa chose et son œuvre. En ne disant rien, en ne
faisant rien que se montrer, il souleva des tempêtes
d'applaudissements.
Le reste du rôle fut l'apogée de son talent dramati-
(lue. Quel justicier! quel punisseur augruste! Tout ce
que la vieillesse a de prestigieux et de sacré dans une
grande âme fut dans son geste, dans sa parole et dans
cesyeux limpides, admirables, où rayonnaient l'indigna-
tion contre le meurtrier et la tendresse pour l'enfant.
Lafont n'a pas fait oublier Bocage, et c'est tant
mieux; car Lafont est un autre type admirable qui
s'altérerait en copiant. Puiscjue l'occasion m'y entraîne,
je veux dire qu'il sert la pièce autrement. Il la rend
plus douce et plus consolante. On sent que ce beau
vieillard solide vivra pour bénir les enfants de Mario.
Il a le bras ferme pour punir le traître. Ce n'est pas le
duel convulsif et désespéré qui provoque l'effroi, c'est
la majesté vaillante d'un paladin qui vivra cent ans,
redoutable.
Lafont joue dans sa nature et il fait bien. Il ne trom-
perait personne en courbant sa taille imposante et en
faisant trembler sa main vigoureuse. Il a toute la ten-
dresse de la situation, et il joue merveilleusement la
scène où il croit reconnaître Mario ; mieux encore celle
où il est certain de l'avoir reconnu.
Me voilà entraîné à parler des autres artistes, je se-
rais trop injuste si je ne le faisais pas.
LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ 411
Mario, tel que l'a compris et tracé Paul Meurice, est
double aussi. Il n'était pas facile de se passer ici des
développements que le conteur peut donner à un per-
sonnage qu'il prend au berceau et conduit jusqu'au
mariage. Il fallait résumer en quelques heures le passé
et l'avenir de l'enfant sans le vieillir d'un jour.
L'auteur de la pièce s'en est tiré avec une habileté
simple si l'on peut ainsi parler. Il en a fait un enfant
caressant et ,tendre, innocent surtout. Mario sert de
messager d'amour, d'un amour aussi pur d'ailleurs
que lui-même, sans savoir, sans comprendre, comme
une bible oia l'on cacherait un billet doux.
L'enfant ne demanderait pas mieux que d'être gai,
joueur et moqueur. Il voudrait être de son âge, et par
moment il en est comme malgré lui ; mais il a une
lourde tâche, un devoir terrible à remplir : il faut qu'il
trouve, il faut qu'il punisse l'assassin de son père.
Mademoiselle Jane Essler rend ces deux aspects avec
une puissance et un charme extraordinaires.
Quand Mario raille doucement Jovelin, ou contrefait
Clindor, ou dit la bonne aventure au marquis, Jane
Essler a la grâce naïve et mutine dans sa plus sincère
fraîcheur. Mais, quand le débile vengeur devine le
meurtrier, quand il le suit, le guettte et le dépiste,
quand il lit son crime dans les cartes, comme un jeune
servant inspiré du temple Delphique, quand surtout
témoin du premier duel oii son père a succombé, il
devient le témoin redoutable du second qui le venge.
— sa figure énergique et charmante, son accent ner-
veux, son geste ardent et jeune, font penser à ce que
pouvait être Hamlet enfant.
Quant à Berton, notre ami Louis Ulbach, dont l'ar-
"cle m'arrive en ce moment, l'a apprécié d'une ma*
412 QUESTIONS Ii'aRT ET DE LITTÉRATURE
nière exquise : « Il combine la tète de Molière et la
tète de Shakespeare. Chose singulière, c'est peut-être
moins le caprice du comédien que la logique de son
rôle qui lui a donné cette physionomie touchante !
N'est-il pas le disciple du génie, l'élève de Galilée, le
proscrit, le représentant de tout ce qui est grand et
beau, mais de tout ce qui fait souffrir ; et n'est-il pas
juste dès lors qu'il ait le sourire, le regard, la mélan-
colie d'aspect, les résignations superbes, les fiertés
tendres de ce martyr qui s'appelait Molière, de ce rival
de Dieu qui s'appelait Shakespeare? »
Nul acteur n'est mieux doué que Berton. Sa voix est
une mélodie, comme sa personne est la grâce et l'élé-
gance même. Joignez à cette diction et à cette tenue
qui charment l'œil et rorcille un sens délicat et profond
des nuances. La chose la plus difficile au théâtre est
peut-être de faire parler l'amour avec conviction et
sans emphase, car dans la vie réelle l'amour parle i>eu
ou mal. 11 faut qu'il soit éloquent et persuasif sur la
scène. C'est pounjuoi les amniorux sont si rares et si
recherchés.
La direction del'Odéon n'a reculé devant aucun sa-
crifice pour associer les rtoilcs de première grandeur
à sa pléiade. Elle a mis pour la première fois en pré-
sence Lafont et Berton.
Paul Deshayes est un superbe aventurier, après
avoir été, la veille, un Jean Bonnin parlait de comique
et de naïveté. Mademoiselle Antonine est gracieuse et
jolie. M. Heynald, qui a si généreusement accepté un
petit rôle, est d'une distinction rare. Tous les autres
artistes méritent des éloges et des remerciements.
Clcrh est un vieux serviteur toujours distingué aussi,
et qui dit bien. L'Odéou pourrait le mettre plus en vue ;
LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ 413
nous savons qu'il a des cordes qui n'attendent qu'un
souffle d'encouragement pour vibrer.
Je remercie tous ces bons artistes ici, comme je
ferais dans une préface .
La mise en scène est splendide ; les meubles, de
vrais meubles du temps ont été trouvés et choisis avec
le goût d'un artiste et la science d'un antiquaire; les
costumes sont d'une beauté et d'une exactitude qui
font plaisir aux peintres.
Je pensais n'avoir à parler que de Bocage, de
Lafont par conséquent. J'ai fait innocemment ma ré-
dame, on me la pardonnera. J'aime les comédiens;
cela scandalise pourtant quelques esprits austères. On
m'a reproché aussi d'aimer les paysans. Ce sont deux
travers dont je ne rougis pas et que j'ai le droit de me
permettre.
Je les connais bien; j'ai passé ma vie avec eux, et
je les ai dépeints comme je les ai vus. Les uns nous
donnent, au grand soleil, le pain du corps; les autres,
à la lueur du gaz, nous donnent le pain quotidien de
la fiction, si nécessaire à l'esprit inquiet et troublé par
la réalité. Parmi ces derniers, il y a de grands ei
nobles caractères qui ont conscience d'eux-mêmes.
Bocage était de ceux-là, et le temps est venu où un
comédien peut laisser dans le souvenir de ses contem-
porains la trace sérieuse d'une belle vie couronnant im
grand talent.
Septembre [Hu.
XXXV
L'EDUCATION SENTIMENTALE
PAR
GUSTAVE FLAUBERT i
Gustave Flaubert est un grand chercheur, et ses
tentatives sont de celles qui soulèvent de vives dis-
cussions dans le public, parce qu'elles étendent et font
reculer devant elles les limites de la convention.
Ce qui nous a vivement frappé dans son nouveau
livre, c'est un plan très-original, et qui eût semblé
irréalisable à tout autre. Il a voulu peindre un repré-
sentant de la plupart des types qui s'agitent dans le
monde moderne. Le roman a pour habitude de n'en
peindre que deux ou trois, de les destiner à certaines
aventures, de ne mettre sur leur chemin que des per-
sonnages de second et de troisième ordre ; de compo-
ser l'action comme un peintre compose son tableau,
laissant dans l'ombre ou dans le vague certaines par-
1. Chez Michel Lévy, me Vivienne, 2 bis.
il6 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
ties dites sacrifiées, concentrant les effets de lumière,
mettant ainsi en relief ce qu'il jug^e avoir l'importance
principale. Ce procédé très-connu et très répandu doit-
il être arbitraire? Nous ne le pensons pas; du moins
devant un tableau conru autrement et magpistralement
réussi, il est permis d'en douter.
Et puis, nous l'avons déjà dit ailleurs, et nous
rroyons ne pas devoir chanjrer d'avis, le roman étant
uuc conquête nouvelle de l'esprit, doit rester une con-
quête libre. Il perdrait sa raison d'être le jour où il ne
suivrait pas le mouvement des époques qu'il est des-
tiné à peindre ou à exprimer. Il doit se transformer
sans cesse, forme et couleur. On en a fini avec les
données classifjues absolues ; le roman y a contribué
autant que le théâtre ; il est le terrain neutre et indé-
pendant par excellence.
Plus nous avançons dans l'histoire dont nous som-
mes les éléments vivants, plus la diversité de vues,
qui n'est autre chose que la liberté de conscience, veut
être et se manifester.
Ce n'est donc pas au nom des théories ri^'ides qui
ont si longtemps tyrannisé la littérature qu'on peut avec
équité et avec lumière jujjrer les maîtres nouveaux.
Vieux écoliers, je n'aime pas les pédagogues. Avant
de comparer un ouvrage d'art à ceux qui ont pris
place dans les panthéons, je me rappelle que les pan-
théons ne se sont jamais ouverts qu'à regret aux nova-
teurs, et après des luttes obstinées. Je vois que les
chefs-d'œuvre ne se ressemblent pas, et que quand on
a dit avec emphase : le procède des maitres, on a dit
une chose vide de sens. Chaque maître, digne de ce
titre, a eu son procédé. Toutes les manifestations du
beau et du vrai ont été bouleversées par le temps et
l'éducation sentimentale 417-
le milieu qui ont produit les individualités puis-
santes.
Heureusement ! car s'il nous fallait rester pétrifiés
dans l'admiration des premières révélations de l'art,
nous n'aurions pas un portrait historique ressemblant.
La figure léonine de Condé serait une reproduction du
Jupiter antique. Nous n'aurions pas non plus l'expres-
sion historique de l'art. La Diane de Goujon ne nous
eût pas transmis l'idéal si particulier de la renaissance.
Le maître nous eût donné une copie servile de l'art
grec, c'est-à-dire qu'il n'eut pas été un maître.
Voilà bien des raisons qu'on ne conteste plus, et on
s'étonne pourtant encore des choses nouvelles, on
hésite avant de les admettre, Gustave Flaubert a dû
débuter par un ouvrage de premier ordre pour vain-
cre certains préjugés. Le plus curieux de ces préju-
gés, c'est celui qui consiste à vouloir que la morale
d'un livre soit présentée de telle ou telle façon, con-
sacrée par l'usage. Si elle se présente autrement, fût-
ce d'une manière encore plus frappante et plus inci-
sive, le livre est déclaré immoral. 0 r.angaine ! que ton
règne est difiicile à détruire !
Après madame Bovary, Gustave Flaubert a produit
un terrible et magnifique poème, qui a été moins
compris par tout le monde, mais que les lettrés ont
apprécié à sa valeur. Salammbô est l'œuvre d'une
puissance énorme, effrayante. C'est un monde gigan-
tesque qui se meut et rugit en masse autour de figures
monumentales. L'auteur aime à manier des légions. Il
joue avec les foules. Après s'être concentré dans l'é-
tude d'une bourgeoise pervertie, il a mis en scène les
nations, les races qui s'entre-dévorcnt. Nous avouons
que notre admiration est surtout, pour ce côté hardi
418 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉHATURE
et grandiose de son imagination ; mais quand, par un
de ces contrastes qui lui sont propres, il redescend
dans le monde de l'observation, nous le suivons avec
la certitude qu'il ne s'y comportera pas comme le pre-
mier venu.
Le voici qui nous conduit dans la vie vulgaire et
qui semble avoir résolu de nous la montrer si fidèle-
ment que nous en soyons aussi eflrayés que de la
chute de madame Bovary ou du supplice de Matho. Il
a réussi à produire une sensation nouvelle : le rire
indigné contre la perversité et la lâcheté des choses
humaines, quand, à des époques données, elles vont
à la dérive toutes ensemble.
Epris de ces vues d'ensemble qui avaient éclairé si
fortement l'histoire de Salammbô, il a exprimé cette
fois l'état général qni marque les heures de transition
sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n'est pas
encore développé, il y a un mal inconnu, qui pèse de
diverses manières sur toutes les existences, qui dété-
riore les aptitudes et fait tourner au mal ce (jui eût pu
être le bien; qui fait avorter les grandes comme les
petites ambitions, cpii use, trahit, fait tout dévier, et
finit par anéantir les moins mauvais dans l'égoïsme
inolTensif. C'est la fin de l'aspiration romantique de
1840 se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries
de la si)éculation, aux facilités menteuses de la vie
terre à terre aux difficultés du travail et de la lutte.
Enfin, comme le sous-titre du livre l'annonce, c'est
l'histoire d'un jeune homme, — d'un jeune homme
qui, comme tant d'autres, eùl volontiers contribué à
l'histoire de son temps, mais qui a été condamné à en
faire partie comme chacjue fiot qui s'enfie et s'écroule
fait partie de rOcéan. Tou do ces lames sans nom oki
l'éducation sentimentale 419
la chance de porter un navire ou de déraciner un ro-
cher : ainsi de la foule humaine : elle s'agite et re-
tombe quand elle ne rencontre pas les grands cou-
rants, ou elle tourne sans but sur elle-même quand
elle plie sous les vents contraires.
Le jeune homme dont nous suivons l'éducation sen-
timentale à travers les déceptions d'une triste expé-
rience ne serait pas un type complet s'il n'échouait
pas par sa faute. 11 n'a pas l'énergique constance des
exceptions, les circonstances ne l'aident point et il ne
réagit pas sur elles. Le romancier dispose comme il
l'entend des événements de son poëme ; celui-ci ne
veut rien demander à la fantaisie pure. Il peint le cou-
rant brutal, l'obstacle, la faiblesse ou l'inconstance
des lutteurs, la vie comme elle est dans la plupart des
cas, c'est-à-dire médiocre. Son héros est, par un point
essentiel, semblable au milieu qu'il traverse; il est
tour à tour trop au-dessus ou trop au-dessous de son
aspiration. Il la quitte et la reprend pour la perdre
encore. 11 conçoit un idéal et ne le saisit jamais ; la
réalité l'empoigne et le roule sans pouvoir l'abrutir.
Il ne trouve pas son courant et s'épuise à ne pas agir.
Vrai jusqu'au bout, il ne Unit rien et ne finit pas. Il
trouve que le meilleur de sa vie a été d'échapper à
une première souillure, et il se demande s'il a échoué
dans son rcve de bonheur par sa faute ou par celle des
autres.
Ce type si frappant de vérité est le pivot sur lequel
s'enroule le vaste plan que l'auteur s'est tracé ; et c'est
ici que le dessin de l'action nous a paru ingénieux et
neuf. Ce moi du personnage qui subit toutes les in-
fluences et traverse toutes les chances du non moi, ne
pouvait exister sans une corrélation continue avec de
420 gUESTIONS DAHT ET DE LITTERATURE
nombreux personnages. Il y a là l'étude approfondie
de tous les types et de tous les actes bons et mauvais
qui inllucnt fatalement sur une situation particulière.
Dès lors le scénario du roman, multiple comme la
réalité vivante, se croise et s'enlace avec un art re-
marquable. Tout vient au premier plan, mais chacun
y vient à son tour, et ce n'est pas une froide photogra-
phie que vous avez sous les yeux, c'est une représen-
tation animée, changeante, où chaque type agit en
passant avec son groupe de complices ou de dupes,
avec le cortège de ses intérêts, de ses passions, de ses
instincts. Ils traversent rapidement la scène, mais en
accusant chaque fois un pas de plus dans la voie qu'ils
suivent, et en jetant un résumé énergique, un court
dialogue, parfois une phrase, un mot qui condense,
avec une force de naïveté terrible, la préoccupation
de leur cerveau.
Gustave Flaubert excelle dans ces détails, (fu'on di-
rait saisis sur nature, dans ces mots (jne Ton croit
avoir entendus, tant ils parlent juste du caractère et
de la situation. Sous ce rapport, il est logicien comme
Balzac, qui inventait des choses plus vraies que la
vérité même.
L'analyse d'un ouvrage si complet est impossible.
A la lecture, la complication dis])araît, tant l'action de
cliacun est bien placée sur son rail. On s'inquiéterait
à tort d'avoir à faire connaissance non avec cinq ou
six personnages, mais avec un groupe nombreux, une
petite foule. L'auteur vous présente et vous ramène
adroitement tous ses types. Ils marchent sous la tour-
mente qui les pousse au dévouement, au mcnson.i^e,
au mal, au ridicule, à l'impuissance ou au désenchan-
tement. 11 faudrait les ciler tous, car tous ont une va-
l'éducation sentimentale 421
leur d'étude sérieuse. Tous représentent un souvenir
frappant, qui, en réalité, l'a peut-être navré ou obsédé,
mais qui, refondu et remanié par une forte et habile
main d'artiste, lui apparaît excusable ou comique.
C'est ainsi que le théâtre nous fait rire des travers
qui, dans la vie, nous font bailler, et nous porte à ju-
ger philosophiquement les torts qui nous ont froissés.
Il n'y a pas de question morale comme on l'entend
soulevée dans ce livre. Toutes les questions, solidai-
res les unes des autres, s'y présentent en bloc à l'es-
prit, et chaque opinion s'y juge d'elle-même. Quand
il sait si bien faire vivre les figures de sa création,
Tauteur n'a que faire de montrer la sienne. Chaque
pensée, chaque parole, chaque geste de chaque rôle
exprime clairement à chaque conscience l'erreur ou la
vérité qu'il porte en soi. Dans un travail si bien fouillé,
la lumière jaillit de partout et se passe d'un résumé
dogmatique. Ce n'est pas être sceptique que de se
dispenser d'être pédant.
Ce livre appartient-il au réalisme? Nous confessons
n'avoir jamais compris oi^i commençait le réel, com-
paré au vrai. Le vrai n'est vrai qu'à la condition de
s'appuyer sur la réahté. Celle-ci est la base, le vrai
est la statue. On peut soigner les détails de cette base,
c'est encore de l'art. Tout le monde sait que le piédes-
tal du Persée de Benvenuto Cellini, à Florence, est un
bijou ; on regrette que la statue ne soit pas un chef-
d'œuvre. On avait le droit de l'exiger. Nous donne-
rions volontiers au réalisme le simple nom de science
des détails. Le vrai y dont il ne peut se passer, et dont
il ne se passe pas quand il est manié avec talent, c'est
la science de l'ensemble, c'est la synthèse de la vie,
c'est le sentiment qui ressort de la recherche des faits.
422 QUESTIONS d'art et de littéhatuhe
Nous ne savons donc pas du tout si Balzac était réa-
liste et si Flaubert est réaliste. On les a souvent com-
parés l'un à l'aiilre parce qu'ils ont le môme procédé.
Ils établissent leur fiction sur une grande étude de la
vie réelle. Mais ils diffèrent par des qualités essentiel-
les, et là s'arrête la comparaison. Flaubert est grand
poète et excellent écrivain. Balzac, moins correct on
fait de goût, a plus de feu et de fécondité.
Ce qui nous est arrivé en aclicvant la lecture de
V/ùliiC((tion sontunoitalc arrive à quiconque ferme un
livre lu avec plaisir ou avec émotion. Nous avons dit :
Qu'est-ce que cela prouve? Cette réilexion est stupide
quand elle s'applique à une étude simple, car il y a des
études simi)les comme il va des corps simples. Mais
devant une étude de la vie multiple, de la combinaison,
de la vie sociale en un mot, on a le droit do demander
à l'auteur où il nous mène et ce que nous devons pen-
ser de cette vie qu'il met sous nos yeux, et ([ui est
censée la nôtre.
Ici l'auteur se tait-il?
Il a mis devant nos yeux un miroir en disant : « Re-
gardez-vous; si votre image n'est pas ressemblante,
celle de votre voisin le sera peut-être. » Et, en eflet,
nous avons tous trouvé le voisin ressemblant. C'est à
nous de conclure et de nous demander si notre épo-
que est offcctivcment médiocre, ridicule, et condam-
née à l'éternel avortement de ses aspirations.
La majorité des opinions, qui a disposé de nos des-
tinées jusipi'à ce jour, et qui n'a pas su nous donner
un état social libre et logique, a été médiocre en eflet,
et c'est une douce punition cjue de la vouer au riili-
cule ; m;iis rélernel avorlcment n'est jnis dans la na-
ture matérielle, il ne saurait être dans la nature pen-
l'éducation sentimentale 423
santé. Nous ne pouvons exiger qu'un artiste nous
raconte l'avenir, mais nous pouvons le remercier de
nous faire, d'une main ferme, la critique du passé.
Donc, la réponse est simple et facile : Que prouve ton
livre, écrivain humoristique, railleur sévère et pro-
fond ? — Ne dis rien. Je le sais, je le vois. 11 prouve
que cet état social est arrivé à sa décomposition et
qu'il faudra le changer très-radicalement. Il le prouve
si bien qu'on ne te croirait pas si tu disais le con-
traire I
Nohant, 10 décembre 1869.
XXXVI
REPRISE DE LUCRECE RORGIA
A VlGTOIl HUGO, A GUEIINESEY
Mon grand ami, je sors de la représentation de Lu-
crèce Borgia, le cœur tout rempli d'émotion et de joie.
J'ai encore dans la pensée toutes ces scènes poignan-
tes, tous ces mots charmants ou terribles, le sourire
anrer d'Alfonse d'Esté, l'arrêt effrayant de Gennaro,
le cri maternel de Lucrèce; j'ai dans les oreilles les
acclamations de cette foule qui criait : Vive Victor
Hugol et qui vous appelait, hélas I comme si vous al-
liez venir, comme si vous pouviez l'entendre.
On ne peut pas dire, quand on parle d'une œuvre
consacrée telle que Lucrèce Borgia : « Le drame a eu
un immense succès; » mais je dirai : vous avez eu un
magnifique triomphe. Vos amis du Rappel, qui sont
mes amis, me demandent si je veux être la première
426 QUESTIONS d'à HT ET DE LITTERATURE
à VOUS donner la nouvelle de ce triomphe. Je le crois
bien que je le veux! Que cette lettre vous porte donc,
cher absent, l'écho de cette belle soirée.
Cette soirée m'en a rappelé une autre, non moins
belle. Vous ne savez pas que j'assistais à la première
représentation de Lucrèce Bnrgia^— il y a aujourd'hui,
me dit-on, trente-sept ans, jour pour jour?
Je me souviens que j'étais au balcon, et le hasard
m'avait placée à côté de Bocaj^e, que je voyais ce
jour-là pour la première fois. Nous étions, lui et moi,
des étrangers l'un pour l'autre : l'enthousiasme com-
mun nous fit amis. Nous applaudissions ensemble ;
nous disions ensemble : « Est-ce beaut » Dans les
entr'actes, nous ne pouvions nous empêcher de nous
parler, de nous extasier, de nous rappeler réciproque-
ment tel passage ou telle scène.
Il y avait alors dans les esprits une conviction et
une passion littéraires qui tout de suite vous donnaient
la même Ame et créaient comme une fraternité de l'art.
A la lin du drame, quand le rideau se baissa sur le cri
tragique : « Je suis ta mère ! » Nos mains furent vite
l'une dans Taulie. Elles y sont restées jusqu'à la mort
de ce grand artiste, de ce cher ami.
J ai revu aujourd'hui Lucrèce Borgia^ telle que je
l'ai vue alors. Le drame n'a pas vieilli d'un jour ;*il
n'a pas un pli, [)as une ride. Cette belle forme, aussi
nette et aussi ferme ((?ie du marbre de Paros, est res-
tée absolument intacte et pure.
Et puis, vous avez IoucIk* là, vous avez exprimé là
avec votre incomparable magie le sentiment qui nous
prend le plus aux entrailles; vous avez incarné et réa-
lisé « la mère o. C'est éternel comme le cuhu'.
•,ucrèce Borgia est peul-èlre, dans tout votre théâ-
REPRISE DE LUCRÈCE BORGIA 427
tre, l'œuvre la plus puissante et la plus haute. Si Ruy
Blas est par excellence le drame heureux et hrillant,
l'idée de Lucrèce Borgia est plus pathétique, plus sai-
sissante et plus profondément humaine.
Ce que j'admire surtout, c'est la simplicité hardie
qui sur les robustes assises de trois situations capita-
les a bâti ce grand drame. Le théâtre antique procé-
dait avec cette largeur calme et forte.
Trois actes, trois scènes, suffisent à poser, à nouer
et à dénouer cette étonnante action :
La mère insultée en présence du fds ;
Le fils empoisonné par la mère;
La mère punie et tuée par le fils;
La superbe trilogie a dû être coulée d'un seul jet,
comme un groupe de bronze. Elle l'a été, n'est-ce pas ?
Je crois même me rappeler comment elle l'a été.
Je me rappelle dans quelles conditions et dans
quelles circonstances Lucrèce Borgia fut en quelque
sorte improvisée, au commencement de 1833.
Le Théâtre-Français avait donné, à la lin de 1832,
la première et unique représentation du Roi s'amuse.
Cette représentation avait été une rude bataille et s'é-
tait continuée et achevée entre une tempête de sifflets
et une tempête de bravos. Aux représentations sui-
vantes, qu'est-ce qui allait l'emporter, des bravos ou
des sifflets? Grande question, importante épreuve
pour l'auteur....
Il n*yeut pas de représentations suivantes.
Le lendemain de la première représentation, le Rm
s'amuse était interdit a par ordre )>, et attend encore,
je crois, sa seconde représentation. Il est vrai qu'on
joue tous les jours Bignletto.
Cette confiscation brutale portait au poëte un pré-
i28 QUESTIOXS DAHT ET IJE LITTÉRATURE
judice immense. Il dut y avoir là pour vous, mon ami,
un cruel moment de douleur et de colère.
Mais, dans ce même temps, Harel. le directeur de la
Porle-Saint-Martin, vient vous demander un drame
pour son tliéàtre et pour mademoiselle Georges. Seu-
lement, ce drame, il le lui faut tout de suite, et Ln-
crrcc Borr/ia n'est construite cpie dans votre cerveau,
l'exécution n'en est pas même commencée.
N'imi)orte! vous aussi, vous voulez tout de suite
votre revanche. Vous vous dites à vous-même ce que
vous avez dit depuis au public dans la préface même
de Lucrèce Dorgia :
<( Mettre au jour un nouveau drame, six semaines
après le drame proscrit, ce sera encore une manière
de dire son fait au gouvernement. Ce sera lui montrer
qu'il perd sa peine. Ce sera lui j)rouver ijue fart et la
liberté peuvent repousser en une nuit sous le i)ied
maladroit qui les écrase. »
Vous vous mettez aussitôt à l'œuvre. En six semai-
nes, votre nouveau drame est écrit, appris, répété,
joué. Et, le 2 février 1S88, deux mois après la bataille
{\n Roi s' amuse, \^ première représentation de Lucrèce
Borrjia est la plus éclatante victoire de votre carrière
dramatique.
11 est tout simple «pie cette oeuvre d'une seule ve-
nue, soit solide, indestructible et à jamais durable, et
(pi'on l'ait aj)i)laudie hier comme on l'a applaudie il y
a quarante ans, comme on l'applaudira dans quarante
ans encore, comme on l'applaudira toujours.
L'effet, très-grand dès le premier acte, a grandi de
scène en scène, et a eu, au dernier acte, toute son
explosion.
Chose étrange ! ce dt^-nior ;\r[c, on le connaît. on le
REPRISE DE LUCRÈCE BORGIA 420
sait par cœur, on attend l'entrée des moines, on at-
tend l'apparition de Lucrèce Borgia, on attend le coup
de couteau de Gennaro.
Eh bien ! on est pourtant saisi, terrifié, haletant,
comme si on ignorait tout ce qui va se passer ; la pre-
mière note du De Profundis coupant la chanson à
boire vous fait passer un frisson dans les veines; on
espère que Lucrèce Borgia sera reconnue et pardon-
née par son fds, on espère que Gennaro ne tuera pas
sa mère. Mais non, vous ne le voudrez pas, maître in-
flexible ; il faut que le crime soit expié, il faut que le
parricide aveugle châtie et venge tous ces forfaits,
aveugles aussi peut-être.
Le drame a été admirablement monté et joué sur ce
théâtre, où il se retrouvait chez lui.
Madame Laurent a été vraiment superbe dans Lu-
crèce. Je ne méconnais pas les grandes qualités de
beauté, de force et de race que possédait mademoi-
selle Georges; mais j'avouerai que son talent ne m'é-
mouvait que quand j'étais émue parla situation même.
Il me semble que Marie Laurent me ferait pleurer à
elle seule. Elle a eu comme mademoiselle Georges, au
premier acte, son cri terrible de lionne blessée :
(f Assez! assez! » Mais, au dernier acte, quand elle se
traîne aux pieds de Gennaro, elle est si humble, si
tendre, si suppliante, elle a si peur, non d'être tuée,
mais d'être tuée par son fils, (juo tous les cœurs se
fondent comme le sien et avec le sien. On n'osait })as
applaudir, on n'osait pas bouger, on retenait son souf-
fle. Et puis toute la salle s'est levée pour la rappeler
et pour l'acclamer en même temps que vous.
Vous n'avez eu jamais un Alfonse d'Esté aussi vrai
et aussi beau que Mélinguc. C'est un Bonington, ou
430 QUESTIONS d'art ET DE LITTÉRATURE
mieux, c'est un Titien vivant. On n'est pas plus prince,
et prince italien, prince du xvi' siècle. Il est féroce et
il est raffiné. Il prépare, il compose et il savoure sa
vengeance en artiste, avec autant d'élégance que de
cruauté. On l'admire avec épouvante faisant griffe do
velours comme un beau tigre royal.
Taillade a bien la figure ingique et fatale de Gen-
naro. Il a trouvé de beaux accents d'àpreté hautaine et
farouche, dans la scène où Gennaro est exécuteur et
juge.
Brésil, admirablement costumé en faux hidalgo, a
une grande allure dans le personnage méphistophéli-
que de Gubetta.
Les cinq jeunes seigneurs, que des artistes de réelle
valeur, Charles Lemaître en tète, ont tenu à honneur
de jouer, — avaient l'air d'être descendus de quelque
toile de Giorgione ou de Bonifazio.
La mise en scène est d'une exactitude, c'est-à-dire
d'une richesse qui fait revivre à souhait pour le plai-
sir des yeux toute cette splendide Italie de la renais-
sance. M. Raphaël Félix vous a traité — bien plus que
royalement — artistement.
Mais — il ne m'en voudra pas de vous le dire — il
y a quelqu'un qui vous a fêté encore mieux que lui,
c'est le public, ou plutôt le peuple.
Quelle ovation à votre n^m et à votre œuvre !
J'étais tout heureuse et hère pour vous de cette
juste et légitime ovation. Vous la méritez cent fois,
cher grand ami. Je n'entends pas louer ici votre puis-
sance et votre génie, mais on peut vous remercier
d'être le bon ouvrier et l'infatigable travailleur ciue
vous êtes.
Quand on pense à ce que vous avez fait déjà en
REPRISE DE LUCRÈCE BORGIA 431
1833 ! Vous aviez renouvelé l'ode ; vous aviez, dans la
préface de Cromivell, donné le mot d'ordre à la révo-
lution dramatique ; vous aviez le premier révélé l'O-
rient dans les Orientales, le moyen -âge dans Notre-
Dame de Paris.
Et, depuis, que d'œuvres et que de chefs-d'œuvre I
que d'idées remuées, que de formes inventées ! que de
tentatives, d'audaces et de découvertes !
Et vous ne vous reposez pas ! Vous saviez hier là-
bas à Guei'nesey (|u'on reprenait Lucrèce Borgia à Pa-
ris, vous avez causé doucement et paisiblement des
chances de cette représentation , puis à dix heures, au
moment où toute la salle rappelait Mélingue et ma-
dame Laurent après le troisième acte, vous vous en-
dormiez afm de pouvoir vous lever selon votre habi-
tude à la première heure, et on me dit que, dans le
même instant où j'achève cette lettre, vous allumez
votre lampe, et vous vous remettez tranquille à votre
œuvre commencée.
4 février 1870.
b i \
TABLE
Pages
I. -- Préfaces générales. 1842-1851 1
II. — Mars et Dorval 13
III. — Obermann, par de Sénancour 25
IV. — A propos de Romans et Nouvelles 43
V. — Souvenirs de madame Merlin 53
VI. — Marie Dorval 61
VII. — Ingres et Calamatta 65
VIII. — Les Poëtes populaires 73
IX. — Lamartine, utopiste 79
X. — Dialogues familiers sur la poésie des prolétaires. 91
XI. — Préface du Chantier, par Charles Poney. . . 159
XII. — Préface des Poésies de Magu 189
XIII. — Hamlet lîB
XIV. — Réception de Sainte-Beuve à rAcadémie fran-
çaise 201
XV. — Deburau 215
4S4 TABLE
XVI. — Arts. — Thé.Mre de la Réinihlirpif». théâtre do
rOpéra ^^y^K
XVII. — Préface des Cu/iteur5 outrifrs. j>ar Gillaud. . . iîo^î
XVIII. — La Comédie italienne 240
XIX. — Bouquet de marguerites, par Charles Poney. . STiT
XX. — Préface de : Le Monde des papillons, parMaurice
Sand 269
XXI. — A propos de La petite Fadette 279
XXII. — Le Réalisme 287
XXIII. — Préface de Hlasques et Bouffons, par Maurice
Sand 29:>
XXIV. — Préface de Six mille lieues à toute vapeur, par
Maurice Sand 200
XXV, — Lettre sur Salammbô 3(X>
La Vierge à la chaise de Raphaël ."îi:»
Pourquoi les femmes à l'Académie? ,U0
XXVIII . — Les Miettes de l'Histoire, par Auguste Vacquerie. 33r>
XXIX. — A i-ropos de Ma.delon, par Edmond About. . 330
XXX. — Victor Hugo, raconte par un témoin de sa vie. . 3r)7
XXXI. — L'Histoire de Jnlet C»sar o<>>
XXXII. — Le Coq aux du veux d'or, par Maurice Sand. . 370
XXXIII. — A propos dts Idées de viadamt' Aulnratj 397
XXXIV. — Les Beaux Messieurs de Buis-Hirè, au théâtre de
rOdeon 405
XXX^■. — L'Éducation sentimentale. \^av Ciusthve Vliwheri. 415
X.XXVI. — Reprise de Lucrèce Dorgia A^
^ XXV. -
Imprimerie de Poissy — S. Lf.'ay et C»'
a*
H
03
o
•p
cri
U
s<D
-P
-P
P 0)
02
fn —
o n
r_*ï en
•k o
-p
ta
0
u
0
< H
^
;
f
u'^lîJ ''»P°I PH,, "î^d Japaa
AHVHSn
oiNoaoi jo AiisnaAinn
ë:
K
V.