Skip to main content

Full text of "La Quittance de minuit, volume 2"

See other formats


e. MDZ De unuszentrur 
taatsBibliothel Digitale Bibliothek 


Féval, Paul 





La quittance de minuit Par Paul Féval 


Bruxelles et Leipzig 1846 


P.o.gall. 2411 e-2 
uminbn:de:bvb:12-bsb10100108-2 


M0 gal di e-2 


<36617995390019 


<36617995390019 


Bayer. Staatsbibliothek 





Vogel. Xe? 







d: | 


Li L i 
| 2,4 + gai 


DE MINUIT. 1 





LA QUITTANCE 


DE MINUIT 


PAR 


Qaul Séval. 


TOME DEUXIÈME. 


Bruxelles et Merpzig. 
MELINE, CANS ET COMPAGNIE. 


LIBRAIRIE, IMPRIMERIE ET FONDERIE. 


1846 
Jan AU 4 0 
Î } 





AVERISUTIE 
+ S'IAAT D 


BIBLIOTHEK 







ñ 
Ï 


: 


à ER: PAT ER Fr 


wi 









PAS ALU ANT 
it diet CNET SUEERSES 


















BAYERiISUUE 
WBTAATE +. 
NBIBAIG TEA 


UENGHEN, 





DEUXIÈME PARTIE. 
gs | ces canons. 
Fa 
@ {Ps e- 
1 < 
La cohue. 4 | 


. 

Ellen Mac-Diarmid était dans la galerie du 
… Géant depuis le commencement de la séance. 

… Elledemeurait immobile au centre d’un groupe 
en haillons, à quelque distance de l'entrée. 
Elle entendait tout, mais il y avait bien des 
“choses qu’elle ne comprenait point. Les Molly- 
_ Maguires en effet, comme les Whiteboys leurs 


LA QUITTANCE DE MINUIT. 2. 









Molly-Maguire n’a point deux sortes de châti- 





2 DEUXIÈME PARTIE. 


devanciers, comme tous les gens en dt v 
de la grande route sociale, avaient une sorte 
d’argot qui remplaçait en bien des cas la langue 
usuelle. ; 

Dieu sait que ce langage interlope a eu en 
Irlande le temps de se former ! Bien des géné- 
rations de conjurés l’ont parlé depuis les Enfants- 
du-Chéne jusqu'aux hommes à rubans (ribbon- 
men) ; depuis 1760 jusqu’à nos jours. 

Les premiers Enfants- Blancs l'inventèrent 
sans doute. Il se perfectionna chez les Cœurs- 
d’Acier, chez les Fils-du-Droit, chez les garçons 
du capitaine Rock et les belles filles de lady 
Clare, au commencement de notre siècle. Les 
Batteurs (trashers) le parlèrent, ainsi que la fa- 
mille de la mère Terry et les hardis Pieds;Noirs 
de 1857. 
 Cefutla langue des Carders, des Shanavates, 
des Caravats, des Black-Hens, des Kirkavallas : 
c’est la langue des Molly-Maguires de 1845. 

Ellen Mac-Diarmid avait au cœur le ferme 
courage d’un homme. Au sein de cette foule où 
elle s'était introduite par surprise et en bravant 
un danger de mort, elle était calme et sans 


peur. 
Elle savait, qui ne le sait en Irlande? que 























4 , LES SAXONS. 3 
_ ment et que le payeur de minuit tranche toute 
ù diflieulté avec le couteau. 
_ Elle savait que sa vie était dans la main de ces 
hommes dont elle venait dérober le secret; mais 
elle ne tremblait pas, et ce n’était point le trou- 
ble qui l'empéchait de suivre mot à mot la dis- 
eussion entamée. 
. Elle était pour un peu dans la position d’un 
homme introduit au sein d’une assemblée étran- 
“gère, dont les orateurs parleraient une langue à 
_ lui inconnue. 
- Nous disons pour un peu, car il y avait bien 
des mots qui restaient familiers à l'oreille de 
l'heiress. Elle comprenait à demi, et sa science 
de la langue des Kimrys l’aidait #suivre les dé- 
_ tours de ce jargon composite. 
. Le langage secret du whiteboysme emprunte 
en effet la plupart de ses figures et beaucoup de 
ses expressions à l'antique langage de la vieille 
| “Frin, parlé encore sur les côtes du pays de Galles 
_ Ctchez les peuples chevelus de la vaillante Ar- 
 morique. 
A l'endroit où se tenait l’heiress, la lueur du 
foyer arrivait bien faible. Elle n’eût point suffi à 
faire distinguer les traits d’un visage, et le visage 
W'Ellen disparaissait sous le capuce de sa mante 






4 DEUXIÈME PARTIE. 


Autour d’elle, se groupaient des figures som- 
bres qui sortaient à peine dans la nuit et que 
l'on ne pouvait point reconnaître. 

Cependant, lorsque l'œil restait quelque temps 
sans rencontrer les lueurs rougeûtres du foyer, 
ils’habituait aux ténèbres environnantes et alors 
il voyait dans la nuit. 

Parmi ceux qui l’entouraient , Ellen avait re- 
connu la figure moitié joviale, moitié effrayée, 
du pauvre Pat, l’ancien garçon de ferme de Luke 
Neale, et l’humble face d’un coupeur de tourbes 
des marais dé Clare-Galway, qui se nommait 
Gib Roe. 

Elle avait aussi distingué derrière elle la voix 
du grand Patrick Mac-Duff, qui restait sous l'im- 
pression des nombreuses rasades avalées sur le 
pavé de Donnor-street, devant l'hôtel du Grand 

Libérateur. 

Le réste de la foule voisine était composé de 
malheureux en haillons. On voyait d’ailleurs 
seulement à deux ou trois pas à la ronde ; puis 
c'était une sorte de nuit mobile, qui grouillait et 
s’agitait confusément. 

De ces ténèbres vivantes jaillissaient mille 
bruits : des chuchotements, des cris, des rires. 
La grande colonnade scintillait çà et là, prolon- 

gant au loin la ligne amincie de ses cristaux. 

























LES SAXONS. 5 


Quelque stalactite s'allumait aux parois ou à la 

voûte. 

Et tout cela remuait, tremblait, changeait. 

Les étincelles se suecédaient, laissant la nuit où 

était le feu naguère, et mettant le feu où venait 

de passer la nuit. 

Le Xlliburo étouffait ses dernières notes sous 

_ les bas côtés de la nef immense. Le roi Lew était 

rentré dans la foule, et l’on ne voyait plus au- 

tour du feu de bog-pine qu'un triple rang de 

voiles immobiles. 

De temps à autre, au second et au troisième 

rang quelques figures se montraient ; une bou- 

che s'ouvrait pour respirer à son aise une bouffée 

d'air; puis la toile retombait. 

—Ya-til des nouvelles du vieux Mills 

Mac-Diarmid ? demanda une voix derrière l'es- 

trade. 

£ — Le saint homme ! reprit-on, le brave Ir- 
ndais !.…. 

_— Quand donc l’emmènerons-nous en triom- 

Phe dans sa ferme du Mamturck?.. 

Ce fut Molly-Maguire qui séphndis: 

re: — Mills Mac-Diarmid attendra son jugement, 

dit-elle. C’est un noble vieillard, dur et fier 

comme l'acier. 11 ne veut pas être délivré par 

es gens qu’il méprise. 





6 DEUXIEME PARTIE. 


— Arrah! que Dieu le bénisse! Il a beau 
nous mépriser, nous l’aimons. tb 
— C'est un vieux soldat du temps des Irelan- 
dais-unis. Il a tué plus d’un Saxon en sa Li 
quoi qu’il dise ! 
— Et, sans Daniel O’Connell, reprit Moly- 
Maguire, il serait prêt encore à risquer sa vi 
avec les enfants de l'Irlande. Mais l'esprit de 
Daniel O’Connell est en lui... Il nous déteste, 
parce que l’homme qu’on apuellé le Libéraisie ; 
lui a dit de nous détester. 
— C'est vrai, c’est vrai, s’écrièrent LS 
uns; O’Connell a encore parlé contre nous Fa 
tre jour dans Conciliation-Hall ! * 
— Ne dites rien contre O’Connell, crièrent” 
d’autres voix ; il est le père de l'Irlande. 
= Musha! qui aime bien châtie bien. Ce 
père-là ne gâte pas ses enfants. Y 
— S'il nous donnait seulement notre pau 
pain, prononca timidement Gib Roe, qui “di 
échangé son habit de gentleman, présent de 
Joshua Daws, contre ses anciens haillons ; je 
lui permettrais bien de nous dire des injures. 
— La rente du Repeal nourrirait tout de 
méme bien du monde! ls 
.— Où va-t-elle, la rente du Repeal?.… 
. — Musha ! mes fils! croyez-vous que le 




































, - LES SAXONS. 7 
vieux Daniel, à son âge, ait l'estomac assez dur 
pour manger tant de livres sterling ?… 
On éclata de rire et l’on cria : « Hourra pour 
0’Connell. » 
| — Les assises doivent commencer après-de- 
main, reprit la voix derrière l’estrade, et lon 
dit que les juges ont désormais tout ce qu’il faut 
pour faire pendre le vieux Mills. 
I se fit un mouvement parmi les hommes 
re ci de l’estrade. 
 — Qui dit cela ? demanda l’un d'eux vivement. 
 —0h! Mickey, mon chéri, répliqua tout bas 
la voix, vous voilà donc revenu de votre voyage?.. 
Ma bouchal! ne vous fâchez pas. Celui qui dit 
‘cela estun bon Irlandais. J1 y a un homme venu 
de Londres qui a trouvé des témoins pour faire 
eo ndamner le vieux Mills. 
- Un murmure courut sous la voûte. y 

_ Le témoins! répétait- on. 


— Honte sur nous! s’écria Ju voix indignée 
+ brave roi Lew; et gare à celui qui s’est 


— Naboclish!… pour quelques schellings , 
Peut-être !.. 








8 DEUXIÈME PARTIE. 




















Gib Roe, dans son coin, tremblait de tous. 
membres. Entre ses cheveux hérissés et rares, 
une sueur froide coulait sur son front. 

— Ah! mes chéris! murmura-t-il, ce n’est 
pas là une chose possible. Où est l’Irlandais 
qui voudrait faire mourir Mac-Diarmid ? É 

— Cet Irlandais-là ne ferait pas de vieux os! 
s'écria Mac-Duff en serrant ses gros poings. 

— Arrah! dit Pat, ce serait moi qui l’étran- 
glerais !.. 

Gib Roe s’éloigna de Pat d’un mouvement 
instinctif, bien que le pauvre gardien des rui- 
nes de Diarmid ne fût rien moins que redou- 
table. | 

L'indignation cependant croissait parmi la 
foule ; ce n'étaient plus partout que menaces et 
cris de vengeance. Gib Roe, pâle et prêt à dé- 
faillir, cherchait à se cacher. Il lui semblait que 
l'obscurité profonde qui l'environnait n'était 
plus un voile suffisant, et que la lueur du bog- 
pine frappait en plein son visage. 

La voix grave de Molly-Maguire s'éleva au- 
dessus du tumulte. 

— Mills Mac-Diarmid n’est qu'un homme, 
dit-elle, et nous avons à débattre ici de plus 
grands intérêts. 

Le murmure se continua sous la voûte et des 




















LES SAXONS. É 9 


reproches édatèrent sur l’estrade même, tout 
auprès de Molly-Maguire. 

. La main de l’un des hommes masqués s’a- 
vança et se posa sur l'épaule du chef, par-dessus 


| — En êtes-vous venu-là, Mac-Diarmid, pro- 
nonça-t-on, de parler ainsi de votre propre 
père? 

_ Molly-Maguire repoussa cette main et re- 
dressa fièrement sa haute taille. ba 
— Mills Mac-Diarmid n’est qu'un homme, : 
répéta-t-elle en faisant vibrer sa voix sonore; il 
a des fils pour le défendre ou pour le venger. 
Il ne fait point partie de l'association. Occu- 
pons-nous de la vengeance de l'Irlande! 

. Un mot suflit par tous pays pour faire virer les 
dées de la foule. En Irlande, la foule est plus 
versatile et plus changeante que partout ailleurs. 
On s’agita ; des paroles incohérentes se croisè- 
rent entre les feux diamantés de la colonnade. 
n oublia le vieux Mills Mac-Diarmid comme 
onavait oublié lord George Montrath.et le mons- 
tre, loup , tigre ou lion, confié à la garde du 















































10 DEUXIÈME PARTIE, 


voix. Je veux que vous sachiez quels sont vos 
ennemis, et que vous mettiez au premier ra 
les partisans du Repeal... Quelqu'un a-t-il une 
demande à former avant que je parle ? 
— Moi! répondit le géant Mahony. 
Le Brüleur s'était ceuché sur la terre auprès 
du foyer, au centre de l’espace laissé libre. 
Il se remit d’un bond sur ses pieds et redressa} 
sa taille gigantesque. 
A voir ce rude visage surgir tout à coup au 
milieu du cercle et s’éclairer de sanglants reflets, 
T’heiress, sans savoir pourquoi, se sentit monter 
un frisson au cœur. Elle rejeta son capuce en ar 
rière pour mieux entendre, et découvrit un coin 
de sa joue pâlie. 
Le géant parcourut du regard son auditoire 
invisible. | 
— Il y a du monde ici ce soir, dit-il ; s’il fai | 
sait jour, on verrait autant de cahochal qu'au 
grand meeting de Tara! Ça fait plaisir... Je 
me suis levé pour vous conter comme quoi nous 
sommes engagés d'honneur à faire ps ce 
au major Percy Mortimer, 
On grogna pour le major. 
— Bien, bien, mes fils! Je suis monté æ 
matin au premier étage de la vieille maison de 
Donnor-strect. J'ai mis autour d’un caillou un 




















LES SAXONS, 11 

petit papier blanc sur lequel j'avais dessiné notre 

cachet de mon mieux. 

… — de l'ai vu, murmura Gib Roe involontaire- 

ment. 

Mac-Duff lui planta sa main sur la bouche 
pour réclamer silence. 

__— J'ai mis au-dessus du cercueil, reprit le 

Brüleur, le joli nom du major saxon, et j'ai 

lancé le tout à travers les carreaux de la maison 

dé Saunder Flipp, son âme est au démon! au 

beau milieu de la poitrine de Mortimer. 

— Och! fit la foule avec approbation. 

— Il y avait tout un troupeau de ces porcs 

orangistes… Le juge Mac-Foot, le bailly Payne, 

. le sous-bailly Munro, et ce misérable scélérat de 

Crackenwell ! 

— Oh! le damné ! dit Pat. 

— Il y avait un gentleman de Londres, assis 

devant la fenêtre avec une jolie miss, une vieille 

… folle.et un garçon qui ressemble. Mais je n’en 

_ suis pas sûr et je ne voudrais pas faire mourir 

un chrétien à la légère. 

 Gib tremblait dans sa peau. À deux ou trois 

pas de lui, l’heiress, droite et froide en appa- 

rence, écoutait et dévorait les paroles du géant. 
. — Qui donc as-tu cru reconnaître, Mahony, 

mon garçon? demandait-on dans la foule. 




















12 DEUXIÈME PARTIE. 
? 


— Quelqu'un qui n’est pas à la noce si ses 
oreilles m’entendent, répondit le Brüleur ; mais 
n'importe ! une autre fois je regarderai mieux. 
Quand le caillou est tombé dans la chambre, 
après avoir touché la poitrine du Saxon, tous 
ces coquins peureux et hypocrites se sont éloi= 
gnés de lui comme s’il eût été le diable. Ils re- 
gardaient de tous côtés, pâles et tremblants.…. la 
vieille folle s’est évanouie. 

— Hourra pour la vieille folle ! criaune voix. 

Et la voûte trembla sous un formidable con- 
cert de clameurs et de rires. 

— Hourra pour la vieille folle ! 

— La paix ! mes fils, la paix! cria Mahony. 

Puis il poursuivit en contenant sa voix davan- 
age : 

— Voilà bien des fois que nous envoyons à 
ce major le cercueil de Molly-Maguire !… 

Les cris s'étaient changés en murmures sourds. 
On chuchotait. Il y avait dans les voix mélées 
une expression de crainte et de doute. 

— C’est vrai, murmurait-on, mais ce diabl 
d'homme est protégé par Satan, vous savez 
bien ?.…. 

— Arrah! on a fait ce qu'on a pu! Mais 
quand l'esprit malin met sa griffe au- éies 
«d'uRs : en 
























LES SAXONS, 13 


nr de géant se signa. 
. — Moins on parle du malin, répliqua-t-il, 
_ mieux cela vaut, mes jolis bijoux !... Quoi qu'il 
en soit, si-nous laissons vivre le major, il nous 
trouvera ici comme il nous a dénichés partout. 
et s’il nous trouve... Arrah! mes garcons, vous 
savez aussi bien que moi que la galerie n’a point 
_ d'issue! 
Il y eut dans l’ombre un frémissement ; c'était 
une sorte de silence agité, un peu de bruit 
“étendu et divisé sur un vaste espace, comme s’il 
y avait eu là un millier d’hommes à trembler 
tout bas. 

Le Brüleur fut quelque temps avant de re- 
prendre Ja parole. 
- Les gens de l’estrade restaient froids et im- 
mobiles. Molly-Maguire semblait une statue tail- 
lée dans un bloc de granit rouge. 
Le feu languissait ; les cristaux des colonnes 
éteignaient leurs facettes pâlies. La fumée, après 
ir rempli une à une les cavités nouses 
a haute voûte, descendait lentement et ten- 
ut son voile gris au-dessus des têtes faiblement 
éclairées du premier rang des spectateurs. 
. En ce moment de silence et d’immobilité gé- 
aérale, quiconque eût vu ce cordon d'hommes 


squés entourant un feu pâle, et ce dns dont Da 


EX à 


. 


‘+ 


14 DEUXIÈME PARTIE, 


la noire silhouette se détachait sur le brasier, 
aurait cru assister à quelque ténébreuse fête de 
l'ère païenne. 7 

Ainsi devaient être les pontifes celtes dans ces 
noires cavernes, à l'heure sanglante des sacri- 
fices humains. Ainsi les diamants séculaires de 
ces voûtes devaient allumer jadis leurs étincelles 
au feu brülant sous le trépied et dévorant la 
chair de la victime. 

Le siége de Molly-Maguire était l’auge de 
pierre où tant de sang avait coulé. Quelque 
part dans la poudre on eût retrouvé peut-être d 
l'or homicide de la serpe sacrée qui jetait les 
adultes en pâture au dieu Très-Inconnu. 

Du sein de ce silence, une voix timide s'é- 
leva. ’ 

— Oui, oui, murmura-t-elle, faible et comme 
effrayée de ses propres sons, il faut bien que le 
Saxon meure !.…. 

— Il le faut! il le faut! répéta-t-on aux alen- 
tours. 

Le murmure s'agrandit, s’enfla et vint à for- 
mer un grand cri : 

— Mort! mort! | 

Puis le grand cri baissa, s’étouffa, mourut, . 
jusqu’à redevenir un craintif murmure. 
La sueur froide perça sous les cheveux d’Ellen. 





























LES SAXONS. 15 


… Son-regard se tourna vers les gens de l’estrade 
qui ne bougeaient point, comme si elle eût 
gardé un vague espoir en la volonté de Molly- 
Dire: 

_ On eût dit que Molly-Maguire était étrangère 
4 à tout ce qui se passait autour d’elle. 

La même voix s’éleva encore du sein de la 
foule. 

__— Qui se chargera, dit-elle, d’attaquer Perey 
Mortimer ?.… 

— Il y en a tant qui sont morts à la tâche! 
_ —Tant et tant! Cet homme est sous la 
main du démon. 

Ces mots sortaient, rauques et sourds, des 
poitrines oppressées. Une terreur indicible pesait 
sur la cohue. Toutes ces têtes légères s’effrayaient 
comme eussent fait des enfants. 

_ Le Brüleur n'avait point parlé depuis quel- 
ques minutes. é 
… Ilfit le tour du foyer et se prit à attiser le feu 
tranquillement. i 

. Deux troncs de bog-pine tombèrent dans les 
cendres. Un joyeux tourbillon d’étincelles monta 
vers la voûte. La galerie s'embrasa. 

Aux lueurs revenues, on aperçut la grande 
face du géant qui souriait dans sa barbe. 

La crainte s'enfuit comme s’échappent les ter- 





16 DEUXIÈME PARTIE, ; : \, 


reurs nocturnes de l'enfance aux premiers je: 
du soleil. 
— Musha! dit Mac-Duff, Mahony a quelque 
bon tour dans son sac! 
— Allons, Mahony, allons, s'écria le roi Lew; 
| tu fais peur à ces pauvres diables... Dis-nous 
| ton affaire en double, comme un bon garçon. 

— Mahony, mon bijou! — Mahony, mon 
chéri !— Oh! le cher bon garçon ! — Mon doux 
fils! — Mon cœur! — Mon amour !.… 

Ces caresses bavardes se croisaient avec une 
rapidité incroyable. Tous parlaient à la fois. Il y 
avait un secret à savoir, et les Irlandais sont cu- 
rieux comme des femmes. | 

Ellen aussi attendait, l'âme brisée, le secret de 
Mahony. 

Celui-ci arrangea les bûches d’un dernier coup. 
de main, et se releva souriant : ed 

— J'ai de quoi tuer le Saxon! dit-il. ÿ 

Puis il ajouta d’un ton moitié soumis, moitié 
menaçant, en se tournant vers l’estrade : “à 

— Mais il ne faudrait pas que qe un se 
mit à la traverse! | 

Ces mots furent compris par la foule, qui 
battit le sol du pied en trépignant. 

Molly-Maguire secoua lentement sa tête enca- 
puchonnée. 





LES SAXONS, 17 





er espoir perdu. Elle souffrait comme quand 
mourir... : 


DR di, 2° 


MEL IELIECT Te 


FR sh - PANTIN 


DEA PARU UE ET 





Il 


L'idée de Mahony. 








coup dans la foule ne les entendirent 
int; mais comme les premiers rangs poussè- 
une exclamation de joie, le reste de l’as- 
semblée devina et applaudit de confiance. 

. Pat et Gib Roe se montraient les plus ardents 
à battre des mains et à crier hourra! Les éclats 





20 DEUXIÈME PARTIE. 


cœur. 

Pat et Gib avaient grand besoin de se 
trer. Ils étaient enchantés d’ailleurs de voir 1 
passions de la foule s’agiter dans cette voie nou= 
velle. Grâce à cette diversion opportune , on 
oubliait à la fois le poste douteux occupé pat 
l'ancien garcon de ferme de Luke Neale, et cet” 
homme chevelu dont Mahony le Brûleur n'avait. 
pu reconnaitre le visage à travers les carreaux 
de l'hôtel du Roi Malcolm. F 

On oubliait le gardien du monstre nourri 
pour la ruine des catholiques, et le traître qui 
s'asseyait à la table des orangistes. 

Aussi s'en donnaient-ils à cœur joie tous les 
deux; ils hurlaient à l’unisson des deux cô 
de la pauvre Ellen, qui luttait contre son d 
poir et rappelait sa force défaillante. 

C'était une lutte amère , car Ellen était seu 
au milieu de cette cohue hostile dont la w 
menaçante montait et tonnait autour d'el 
Parmi tous ces sr robustes , pas un bras ql 











qu’elle aimait ; partout des ennemis, et des en- \ 
nemis poussés à bout, des âmes ulcérées ; , des 
haiïnes furieuses. 


. LES SAXONS. 21 


11 semblait qu'il y eût là, tout alentour , un 
+ t de fougueuse colère. Ellen se tployer 
ce redoutable faisceau de rancunesamassées. 

Elle demandait à Dieu son courage. Durant 
un instant sa faiblesse de femme l’emporta ; des 
mes amères coulèrent de ses beaux yeux, ses 
jambes tremblantes plièrent, et sa tête pâlie os- 
_cilla sur ses épaules. 

Mais ce ne fut qu’un instant. 11 y avait en elle 
a fière vaillance d’un homme. Elle se redressa 
dans sa fermeté indomptable , et ses voisins qui 
a touchaient du coude n’eurent point le temps 
de remarquer son trouble, 

Elle fit le signe de la croix sous le capuce de 
sa mante, et jeta vers Dieu le cri de son âme de 
vierge. 

… Puis elle écouta, parce que la bouche du 


















itre! dit ce dernier en s'adressant à l'homme 
portait la mante rouge de Molly-Maguire ; 
iable s'il peut y avoir une dette entre un 
chrétien comme vous et un RE où de 


* Diva: vous bénisse et que le diable prenne soin 
de lui!.… Écoutez-moi, vous autres ! 
L tourna le dos à l’estrade et fit volte-face 


" 
















22 DEUXIÈME PARTIE. , 
vers cette partie de l'assemblée dont les rangs 
pressés se perdaient dans la nuit. F: 


— Vous êtes de braves garçons tous tant que 
vous êtes, reprit-il, mais le major vous fait 
peur... Ne dites pas non , mes chéris!.… vous 
avez peur de l'Anglais et de ses coquins de dra- 
gons. Bien, bien ! roi Lew, j'entends votre gro- 
gnement et je sais que vous êtes des intrépides, 
vos matelots et vous! Mais laissez-moi parler, 
ou je vous donnerai lesoin d’en finir avec Mor- 
timer la prochaine fois qu’il descendra le Clad- 
dagh. 

— C’est un beau soldat , dit le roi Lew; mais 
il ne m'a rien fait. 

Le géant haussa les épaules. 

— S'il arrivait à l'entrée de la grotte à l'heure 
où nous sommes, murmura-t-il, vous verriez 
bien ce qu’il vous ferait , roi Lew!... Quant à 
être un beau soldat, je ne dis pas; il a du drap 
blanc, du drap rouge et de l'or valant plus 
schellings qu'il n’en faudrait pour vêtir 
douzaine d’honnêtes gens. Mais de quoi 
lons-nous ? Il s’agit de tuer un homme! 

— Oui, oui. Parlez, Brûleur, parlez ! 

— Il s’agit de tuer vingt hommes, poursuivit 
ce dernier dont la grosse voix s’enfla tout à 
coup; cent hommes! 


E Re Dé. 





(es iz 


- LES SAXONS. 6 


= Quelques exclamations contenues montèrent 
au-dessus de la foule qui demeurait immobile et 
_ attentive. 

_ Tous les cous se tendaient ; toutes les bou- 
ches s’ouvraient béantes ; tous les yeux s’atta- 
chaïent, fixes et avides , sur les lèvres du Brû- 
leur. 

_— Cent hommes! répétat-il en frappant ses 
mains l’une contre l’autre. Écoutez! Morti- 
mer est parti ce soir de Galway, à six heures , 
pour se rendre à Tuam, où les gens d'O’Connell 
font trop de bruit. 

— C'est vrai! murmurèrent quelques voix 
sur l’estrade. 

… — C'est vrai ! répéta l’hetress au fond de son 























_ —Il a cent dragons avec lui, cent beaux sol- 
dats, roi Lew ; insolents, pillards et damnés! Ils 
it passer lu it à Tuam... Demain il faut 
ils soient revent Galway pour protéger 
ion de James Sullivan. Le poll s'ouvre à 
rs dix heures les dragons traverse- 
r entre la Moyne et Clare-Galway. 
Te — On l’a déjà attaqué en cet endroit, inter- 
ps Mac-Duff ; c'était la nuit, et il s’est tiré 
d'affaire !.… 
ï — Tais-toi, Patrick! S'il se tire d'affaire 


LEA 




























| : L 
à DEUXIÈME PARTIE. L 


cette fois, je dirai que ton bâton est aussi vail- 
lant que ta langue !.… Hs arriveront vers dix. 
heures et demie à la chaussée de planches. 

Mahony le Brüleur s'arrêta. ENS 

— Eh bien ?...dit la foule. fs 

— Veux-tu attaquer les dragons en plein 
midi dans le bog ?.… ‘ 

— J'en suis! s'écria le roi Lew; ça me va 
mieux que de frapper la nuit par derrière! 

Le géant secoua sa tête chevelue. : : 

— Musha ! grommela-t-il; nos bons garçons | 
ne sont pas de ton avis, roi Lew!.. *Oh'que t 
non pas, mes fils ! reprit-il tout haut, j'ai mieux ( 
que cela! Ce que je vais vous dire, ce n’est 4 
pas moi qui l'ai trouvé. Il n’y a pas assez d’es 
prit dans ma grosse tête pour dénicher de: 


un jeune gars que vous connaissez bien. 
tant que vous êtes, et que 1e major Morti 
he de dormir. k ‘4 
nom de Jermyn, oncé + 
rut de bouche en bouche. Ellen dait 
— C'est peut-être bien celui es 4 
poursuivit le géant. S’il est ici, je lt pli) 
pas de se nommer lui-même... Sinon, la pes 

















LES SAXONS, 25 
choisi des madriers larges et longs pour qu'ils 
trouvassent des appuis sur la terre mouvante. 
Pensez-vous , mes bijoux , que la chaussée fût 
aussi sûre, si chacun des madrirs était moins 
long de moitié? v 

— Allons donc! dit Lew. 

La foule murmura. 

Ellen eut froid dans le cœur. 
 Molly-Maguire et les gens de l’estrade firent 
“un mouvement d'attention. 

— Grognez, mes chéris! reprit le Brüleur ; 
EP est plus fin que vous. Vous faites j jus 
tement ce que j’ai fait quand il a ouvert la bou- 
_ che ce matin... Mais attendez. Si les madriers 
_ n'avaient que le quart de leur longueur actuelle, 
voudriez-vous passer la chaussée à cheval? 

— Tiens! tiens! firent quelques voix aux 


Le gros de la foule ne comprenait point en- 


au 7 une sueur gcc 


le avait compris. 

des gros chevaux de ces coquins 
poursuivit le géant Mahony, car 
nos poneys, les chères petites bêtes, n’ont pas 
besoin de la chaussée pour traverser le bog.… 
0 le quart, c’est trop long encore! On si 





hé À 


*“ 


26 DEUXIÈME PARTIF. 


scier chacun des madriers en dix, en vingt, en 
















» 

( infernale! prononça la 
voix grave de Molly-M laguire. 

— C'est une pensée du bon Dieu ! cristoif 
dans la foule. 

De rang en rang la lumière se faisait dans ces 
intelligences incultes et rétives, on comprenait, 
et, à mesure que l’on comprenait, on admirait 
bruyamment le sanglant stratagème du Brüleur, 

— Il y restera cette fois! s’écria Gib Roc. 
en jetant son chapeau sans bords aux stalactites ? 
de la voûte. 

— Il y restera! répéta le pauvre Pat. Oh! 
sainte Vierge! la bonne idée !.… 
. — Arrah! hurla Mac-Duff, ça sera drôle! 

— Ils y resteront tous!... 1 

— Tous jusqu’au dernier ! vf 

— Le boue a plus de dix pieds de’‘profondeur 
à cebendroit-là ! 4 

1y a où mettre les cent dra ! 

— Et cent autres avec !.. 

— Et mille autres !.… 

C'était un assourdissant tapage, joie déli- 
rante, une fièvre de sang ! 

La haine satisfaite montait au cerveau de tous 
ces malheureux avec une violence folle. 





LS à. à 


LES saxons. | 27 


Ils chantaient, ils criaient, ils del itaient en ri- 

es convulsifs. 
… La pluparts’étaient levés; les shltahs se cho- 
_quaient dans l’ombre, on Huialt Dieu, on attes- 
tait la Vierge parmi des blasphèmes inouïs. 
_ Ellen était là comme au milieu d’unréve affreux; 
son esprit nageait en un vague plein d’angois- 
ses ; elle ne pensait plus, et l'excès de son mar- 
tyre lui en ôtait en quelque sorte la conscience. 
» Il s'était fait cependant un mouvement sur 
Yestrade, et Mahony , entouré d’une horde en- 
thousiaste qui avait envahi l’espace laissé libre, 
suivait ce mouvement d’un œil curieux. 
& Molly-Maguire s'était rapprochée des hommes 
nasqués qui se tenaient derrière elle. . 
Une discussion courte et vive s’engagea; on 
parlait tout bas. Mahony tendait le cou pour en- 
tendre ; mais, au milieu du fracas général, bien 
eu de mots arrivaient à ses oreilles. 

Lentendit seulement une voix qui és 

de Mickey Mac-Diarmid et qui disai 
ère; "vous êtes le premier, mais vous 
















Es 


28 DEUXIÈME PARTIE. 



















On devinait que, sous sa mante rouge, ses 
bras étaient croisés sur sa poitrine; sa tête. 
penchait damg l'attitude d’une profonde et dou- 
loureuse méditation. 4 

Le géant devina que la bataille était gagnée et 
mêla sa grosse voix aux voix triomphantes de la 
foule. 

L’effrayant concert recommença plus tonnant 
et plus rauque. Le sol tremblait ; il semblait que 
la voûte invisible allait déblmer | sous cet assour- 
dissant fracas. 

Et tout ce bruit enivrait de plus en plus la 
cohue : elle en était arrivée à ce point de ne se 
plus connaitre. On retournait sur les gobelets 
vides les cruches de potteen épuisées. Des voix 
hurlantes demandaient à boire. Parfois, de 
nuit lointaine surgissait le cri de détresse d’un 
homme étouffé par le poids de tous. 4 

Le délire montait, en se régularisant pour 
ainsi dire. Les chants s'organisaient ; les ma 
se féncontraient dans l'ombre , et lemouvên 
d’un branle fougueux emportait en sens di 
les masses qui se choquaient et s’'écrasaient. 

Puis, après quelques tâtonnements meurtgiers; 
le mouvement prit un cours unique, ct la foule; 
emportée par un irrésistible élan, se mit à tour + 
ner dans les ténèbres. "4 
























LES SAXONS. 29 


On se pressait ; des hommes renversés criaient 
sous le pied qui foulait leur poitrine ; on se ruait 
avec uné fougue désordonnée. La ronde immense 
allait, choquant les piliers immobiles et s’écra- 
sant contre les aspérités des parois. 
C'était un cordon sans fin qui passait et repas- 
Sait devant le foyer où le Brüleur jetait inces- 
samment de nouvelles branches de bog-pine. 
% En passant, les faces échevelées s’éclairaient 
de rouges reflets, et allaient se plonger, comme 
en un gouffre sans fond, dans l'ombre voi- 
sit ne. 
D'autres s’élancaient du sein de la nuit, s’é- 
Cairaient et disparaissaient à leur tour. 
t toujours, toujours… 
La tête et la queue de ce branle diabolique se 
Mariaient dans les ténèbres. Jamais de cesse ! 
es têtes passaient, passaient, jetant leurs longs 
“Aeveux en arrière et montrant leurs faces 
squées. Et chacun mélait son cri aigu ou 
à la clameur commune. Le 
voix s'enrouaient, les jambes s ’épuisaient ; 
on chantait , mais on dansait toujours. 
ni cri s’éleva plus rauque. La foule essoufflée 
trouva pour y répondre un long éclat de rire. 
S bras s’élevèrent ; le lourd Mahony , saisi 
entemains à la fois) futenlevé péniblement, 


si 


bn. 


50 DEUXIÈME PARTIE, 



















et son corps énorme s’étendit, porté en comp he 
au-dessus des têtes courbées. 
La ronde continua un instant encore, puis ce 
fut une clameur suprême. Le flot s’affaissa ; les 
danseurs étaient couchés pantelants sur le sol. 
Mahonÿ regagna paisiblement son poste. 
Quelques minutes après, le silence régnait. 
dans la galerie. 
Tout cet enthousiasme était tombé ; la fièvre 
folle s'était calmée. 
On écoutait le roi Lew qui parlait. 
Pendant la ronde, Ellen s’était adossée, à demi 
morte, à la paroi froide. 
Et, tandis que la cohue ivre célébrait par 
avance la mort de son terrible ennemi, tandi 
que les gens de l’estrade, immobiles et glacés 
comme des statues, contemplaient, sans y p 
dre part, le tumulte insensé, l’heiress tâchait di 
prier. Ses lèvres murmuraient machinalement 
des paroles d’oraison ; du sein de sa détre 
elle essayait d'élever encore son âme j 
Dieu. 
Un instant elle erut que Dieu l'avait entenduef 
un rayon d'espoir descendit en son cœur qui se 


son pauvre corps réchauffé se sentit viv D. 
La chaussée de planches était la route la plus 


















x LES SAXONS. 51 
urte de Tuam à Galway ; mais il y avait une 
e route... 

a danse avait cessé ; Ellen méditait sur cette 
chance de salut et la caressait chèrement , lors- 
que le roi Lew éleva la voix comme pour répon- 
dre à sa pensée. 

* — Tu »’as point menti, Brûleur, mon garçon, 
dit Lew ; sous les madriers de la chaussée il ya 
+ où mettre tous les orangistes du monde et les 
modérés par-dessus le marché !.… Mais Mortimer 
staussi malin que toi, et, quand on a pour mar- 
cher de bonnes jambes de chevaux, on ne regarde 
à quelques milles de plus ou de moins. 
Je voudrais parier que les dragons tourneront 
ers l’ouest et iront chercher le terrain solide du 
es lacs. 

en se remit à écouter comme au moment 
üMahony expliquait son plan infernal. 

Le géant eut un sourire épais. 

Je vous dis, roi Lew, répliqua-t-il, que 
cherché six mois durant sans trouver 
dl... Le projet est sorti d’une meilleure tête 
1e la mienne et l’on a pensé à tout, je vous pro- 
+ I y a de pauvres diables dans les bogs 
ont assez affamés pour trahir leurs frères 





















32 DEUXIÈME PARTIE. 


Gib crut que sa dernière heure était venue; 
n’eut point la force de répondre. 
— Il était iei tout à l'heure, répliqua Pat, tou 
jours empressé à faire acte de zèle. Holà! Gib! 
mon fils, où es-tu ? 
Gib était auprès de Patrick Mac-Duff, qui mit 
. la main dans les cheveux crépus du coupeur de 
tourbes et l’attira vers le foyer. il 
— Le voilà! dit-il. 
— Oh! mes bons amis ! murmura Roe, ayez 
pitié d’un pauvre homme , et ne me faites point 
mourir en état de péché mortel !.… 
Heureusement pour Gib, le Brüleur ne lens 
tendit point. 
— Que diable marmottes-tu entre tes dents? 
demanda:t-il. 
— Il a trop dansé, répondirent les autres. 
— Gib, reprit le géant, ton petit Patricktet 
ta petite Su sont-ils encore dans le bog de Clares 
Galway ?.… 
— Oh ! oui, toujours, mon doux ami, répl 
qua Roe en tremblantg bien maigres toujourss 
les chers innocents! bien contents quant 
on leur jette une pomme de terre! 
billés de haïllons toujours, comme le papa) 
Roe ! 


1 













LES SAXONS. 55 
de rendre perçant; mais la pénétration n’était 
point son fort. 

— Ce n’était peut-être pas lui , après tout, se 
_ dit-il, 

Puis il reprit à haute voix : 

* — On leur donnera des pommes de terre, 
Gib, à ton petit Patrick et à ta petite Su, s'ils 
_ veulent se comporter comme il faut. entendez- 
vous, roi Lew?.…. Les deux enfants iront dire au 
major qu’il y a une embuscade auprès du lac 
_ Corrib... et le major voudra prendre la 7 
__ sée de planches. 

Ces paroles tombaient comme autant de coups 
mortels sur le cœur de l’heiress. Le rayon d’es- 
. poir qui venait de luire en son âme se voilait. 
Elle retombait au plus profond de son angoisse. 
» Gib ne se possédait pas de joie. Il avait relevé 
sa tête humble ; il secouait ses cheveux héris- 
il battait sa poitrine à deux mains avec 
le. Oh { Mahony, disait-il en Pessuyant les 
yeux; oh! mon fils chér! merci d’avoir pensé 
es deux innocents! Ils conduiront le major 


hs" 


















54 î DEUXIÈME PARTIE. : 
— Tout le monde rira, dit Mac-Duff d’un ain 
jaloux, et je me chargerais bien , moi qui vous 
parle, d'aller prévenir le major. , + 
Mais l’idée du petit Paddy et de la petite Sw 
plaisait à la foule, qui grogna pour Mac-Duff. 
Gib Roe, vainqueur, devenait un personnage 
important et se carrait auprès ‘du foyer. Comme 
le pauvre Pat enviait sa gloire! 
La foule, harassée, trouvait encore la force de 
rire et de crier. Elle chantait victoire d'avance, 
et aux excès de sa joie, on pouvait mesurer la 
haine qu’elle gardait au major anglais. Cette 
haine égalait presque la terreur superstitieuse 
qu’inspirait le hardi Saxon. 
Molly-Maguire était toujours immobile et la 
tête penchée sur le devant de l’estrade. 
Si quelque main audacieuse eût soulevé les 
plis de son capuchon rouge, on eût découvert 
sous l’étoffe rabattue le franc et hautain visage 
de Morris Mac-Diarmid. Re! 
Il était bien pâle. Son front plissé se courbait 
sous une pensée sombre#Son regard, qui se per- 
dait dans les ténèbres, où grondait la cohue ; 
avait une expression découragée. 
Un sourire amer était autour de ses lèvres. 
Au fond de sa conscience, il pesait sans doute 
en ce moment les chances de la bataille engagée. 


LES SAXONS, 55 


ta voire ces hommes à cœur d’enfant, ba- 
vards comme des femmes, timides, furieux et se 
laissant aller aux triomphes délirants d’une pué- 
_ rile vengeance, il se demandait, lui le cœur va- 
lide et ferme : Sont-ce là les soldats de mon ar- 
mée?.… 

. Et un lourd dégoût s'appesantissait sur son 
âme. Et il lui fallait toute la vigueur de son cou- 
rage pour ne pas tourner le dos et fuir devant 
la misère morale de ses propres soldats. 

Mais c'était une nature généreuse , soudaine 
et patiente à la fois. Au dedans de lui brülait et 
ne pouvait point s’éteindre ce feu sacré des bel- 
les âmes, l'amour de la patrie. 

: Il avait rêvé une fois l’Irlande grande et 
libre. Qu’importaient les obstacles de la route ? 
Et n’y avait-il pas deux issues à ce chemin où 
s'était engagée sa forte jeunesse : la victoire et 
Ja mort? 

Il marchait; chacun de ses pas était un effort 
douloureux , bien souvent un choc imprévu le 
it brisé tout en bas de la route ardue ; 
mais il remontait infatigable, et la pensée ne lui 
venait point de regarder en arrière. 

Un jour cet homme avait rejeté loin de lui 
1] Dre fort son seul espoir de Eolhgs dans 
ETS 


Mar 




















































36 DEUXIÈME PARTIE. 
Ceux qui ne le connaissaient point, et ses 
frères eux-mêmes , en voyant ce front fier et 
calme, en voyant ces yeux sans larmes, s'étaient 
dit souvent : « Il l'a oubliée... Il ne laimait 
pas. » 
Oh! comme ils se trompaient ! et combien il 
l'avait aimée !, et comme il chérissait encore sa 
mémoire! ‘ 
Jessy O'Brien, son unique amour ! la poésie 
de sa jeunesse ardente ! le repos de ses premiers 
labeurs! la récompense espérée qu'il avait vue 
longtemps au bout de ses fatigues !.… | 
Jessy, son rêve sans tache, sa douce fiancée! 
Tout ce que son cœur avait de chaleur et de 
tendresse, il l'avait donné à cette femme qu’on 
l'aceusait de n’avoir point aimée, Cet amour 
était grave, dévoué, profond comme son âme. 
11 était impérissable comme sa volonté. Jessy 
mariée, Jessy morte , gardait sa place entière 
au fond de ce cœur , et n’avait point à craindre 
de rivale. h$ 
Quand sa course solitaire l’'emportait au loin 
et qu’il allait, soldat infatigable, combattre seul 
pour la grande cause de la patrie, le présent 
disparaissait parfois pour lui devant un songe 




















LES SAXONS. 37 


| compagne. Auprès de lui s’épanouissait un frais 
_ sourire de vierge; il entendait la voix naïve d’un 
cœur qui l’aimait, qui cherchait son cœur , et 
… d’où sortaient des paroles adorées. 

_ Jessy, pauvre Jessy! douce martyre , vous 
étiez là ! Vous saviez les durs efforts de sa lutte 
. hardie, et vous le souteniez, et vous lui redon- 
niez courage, quand l'obstacle à franchir dépas- 
‘sait la force d’un homme. 

… Jessy! belle et pure fille de la montagne ! ange 
radieux dont le sourire avait tenté le ciel! vous 
viviez dans sa mémoire , et votre souvenir aimé 
était le baume qui s’étendait sans cesse sur la 
blessure ouverte de son âme... 

… Que parlaient-ils de vengeance, ces hommes 
qui ne vous avaient point connue? Morris, lui, 
vous voyait au ciel, où votre divin sourire lui 
_ parlait de miséricorde et de pardon. 

_  Jl ne pardonnait point pourtant, car il n’é- 
qu'un homme , et son âme se révoltait , in- 
gnée, à la pensée du lâche assassinat. Mais, 


souvenirs et le reportait tout entier vers la pa- 
rie ie aux aboïs, tout autre sentiment s’effaçait en 








38 DEUXIÈME PARTIE. 

Et alors, refermant son cœur sur l’image 4 
rée de la morte, il repoussait lord George l’ass 
sin hors de sa voie, comme le penseur écarte du 
pied l'obstacle importun qui lui barre la roule. 

Se venger d’un homme était trop peu pour 
lui. à 

En ce moment où les instincts changeants et 
la courte vue de cette foule qui l’entourait se 
montraient à lui sans voile, Morris Mac-Diarmid 
sentait le doute et la pitié emplir son âme. Il 
était seul, tout seul parmi cette tumultueuse co: 
hue. Par instants, sa tâche commencée lui sem- 
blait un rêve impossible. | 

Il ne savait plus s’il était dans la vraie voie: 
Il se demandait si O’Connell n'avait pas mieux 
compris l'impuissance de ce peuple enfant, et si 
mieux ne vaudrait point même attendre du 
temps et de la vaste raison de Robert Peel un 
remède aux maux intolérables de l'Irlande. 

Mais il était Irlandais. Il ne croyait point à 
O'Connell , et tous ses instinets se révoltaient, 


contre le bienfait qui tomberait d’une men 
glaise. 
IL fallait combattre, combattre toujours : 
O’Connell, Robert Peel et ses propres frères! 
Et Morris se disait, dans l'orgueil nor 




























- LES SAXONS. 59 












eur et tous les autres, sur les “ENTER # 
es derniers rangs , devant et derrière l’es- 


vait échapper. Sa tombe était creusée. 
"Chacun faisait parade de sa haine longtemps 


eles images du meurtre. 
# ls s’enfonceront petit à petit, dit Mac- 


. — Et comme ils appelleront leurs mères! dit 
ib Roe. La petite Su rira bien et le petit Paddy, 
. ocent! s'amusera comme un homme... 

ï w - Je Rndrnis ÿ être déjà Le 








40 DEUXIÈME PARTIE. 
de major, et quand il criera grâce pour la der. 
nière fois , je lui enfoncerai la tête dans la vast 
avec mon pied ! 
Avant que cette bonne idée füt couverte pat 
les applaudissements qu’elle méritait à coup sûr; 
un cri s’éleva du côté de la porte, cri d’ang 
et d’indignation poussé par une voix que p& 
sonne ne reconnut. 
— Oh! malédiction !... malédiction sur vous 
tous! avait dit la voix. ‘ 
Il se fit entre les colonnes un silence de mort. 
Chacun retenait son souflle, et il semblait qu'un 
charme magique enchaïnât désormais les mille 
langues de l'assemblée. + 
— Qui a parlé? dit Molly-Maguire en se le: 
vant. 
Le géant Mahony , tenant à la main un mor: 
ceau de bog-pine enflammé, s’élança dans la di 
rection de l’entrée. 
— Qui a parlé? demanda de nouveau Moll) 
Maguire. 4 
Et dans la foule on disait : 
— Saint Finn-Bar! nous sommes perdus !... 
— Ayez pitié de nous, bon saint Janvier! 
— Sainte Vierge ! saint Patrick! saint Gé: 
rald !.… 
— Il y a un traitre ici !.… 



























oi LES SAXONS, : "1 
— Och! mes fils, c’est la voix d’un Anglais !.… 
nfes dragons sont peut-être sur le galet à 


# és torche du géant brillait à l'endroit d’où 
tait parti le cri, et qui naguère était plongé 
s une obscurité profonde. 

# Elle éclairait le visage renversé du pauvre Pat 
et les traits épouvantés de Mac-Duff. 

C'était à la place occupée un instant aupara- 

Yant par Ellen Mac-Diarmid. 

Qui a parlé? répéta le géant qui prit le 
vre Pat aux cheveux. 


aintenant ! 

— Il était là , c'est bien vrai! ajouta Mac- 
Et il avait une mante vessie J'ai voulu 
air; mais il est plus fort qu’un homme. 
ILs’est enfui, dit une voix auprès de l’en- 

ée, enfui comme un feu follet ! 
Que Dieu et la Vierge aient pitié de 


ne | 





42 DEUXIÈME PARTIE. 


. — Qui veillait au dehors? nie 
Maguire. 

Le silence répondit. Patrick Mac-Duff % ai 
déserté son poste. 
. Molly-Maguire se tourna vers les gens qu 
étaient derrière elle sur le tertre, et prononé 
quelques mots. L'un des hommes masqués st 
détacha du groupe et prit le chemin de l'entrée 

Aux lueurs de la torche, tenue par le géant 
on le vit disparaître dans létroit couloir. 

Fr — Qui est-ce? se demandait-on. 

— C'est un homme mort !.… 

— J'ai cru reconnaître le pauvre Owen Mac: 
Diarmid. 

— Le mari de Kate Neale… 

— C'est un brave enfant! 

— Un bon chrétien, un vaillant cœur! 

— Que Dieu , la Vierge et les saints le proté 
gent! 













Parmi le murmure des voix qui se croisaie 
on ouit comme un grand cri au dehors. 

Un cri unique suivi d’un profond silences 

. La sueur froide vint à toutes les tempes. 
voix se turent. On n’entendit plus que le soufil 
des poitrines oppressées.. | 





LU 


Terre déchue. 











ess avait supporté bien longtemps cette 
inouïe d'entendre autour d’elle les san- 
ailleries et les clameurs cruelles qui cé- 
par avance la mort de l'homme qu’elle 


ait retenu tout au fond de son cœur sa 
poignante et sa colère. Elle rw at- 


lu, se disant toujours : 
suis venue pour savoir; il faut eje 

















44 DEUXIÈME PARTIE, 


plice; et, à mesure que sa volonté défaillait, un 
courroux invincible s’emparait d’elle et grandis- 
sait jusqu’à troubler sa raison, 

Elle aimait d’un amour ardent et plein d'ad- 
miration recueillie ; l’absent qu’on insultait 1&* 
chement, c'était l’idole devant qui son âme fière 
avait appris à fléchir. 

Ces cris de mort, les hurlements de cette joie 
frénétique et sauvage qui montaient dans l’om-Mf 
bre, prenant Dieu et la Vierge à témoin d’un 
barbare espoir, c'était la dernière heure de Percy 
Mortimer sonnée avec fracas, avec triomphe; 
avec transport ! 

La volonté puissante de l’heiress ne pouvait 
comprimer toujours la rage qui bouillait au de 
dans d’elle. 

Elle voulait rester froide et se taire; mais ui 
cri d'horreur s’échappa enfin de sa poitrine 
lança une malédiction à cette foule enivrée pat 
l'espoir du sang. 

Ce fut un moment d'irrésistible fièvre; elle 
serait morte à vouloir comprimer ce cri qui sol 
leva ses lèvres convulsivement fermées, 

Mais le son de sa propre voix suffit à la rap 
plelll elle-même ; elle sentit d’instinet son dan 
ger; elle comprit qu’elle allait mourir sans saut: 
ver Percy Mortimer. 


RO 



















LES SAXONS. 45 
Percy Mortimer!.… ce fut cette pensée qui lui 
endit une force soudaine et qui redonna des 


… L'endroit où elle se trouvait restait dans l'ombre, 
; ceux qui l’entouraient demeuraient encore im- 
… mobiles, sous le coup de leur premier trouble, 
” Au moment où la voix de Molly-Maguire s’é- 
levait pour demander : « Qui a parlé? » l’heiress 
. repoussa d’un geste fort ses deux voisins qui lui 
barraïent le passage, et s’élança vers l'entrée. 
La foule stupéfaite ne lui opposa qu’une ré- 
_sistance inerte. 

. Cela se passait dans la nuit; nulle lueur n’ar- 
rivait aux abords de l'étroit couloir ; Ellen avait 
affaire à des gens effrayés, superstitieux et 
ompts à redouter les choses surnaturelles. 

s s'écartèrent, dociles, et cédèrent à ses ef- 
ts silencieux. 


| Au moment où le géant s'élançait en brandis- 
sant une büche de bog-pine enflammée, l’heiress 
_ effleurait de son pas léger le galet noir et s’en- 


| LA QUITTANCE DE minuit 2. 5 




















46 DEUXIÈME PARTIE. 


gageait dans les récifs qui tournent autour de 
base de Ranach-Head. “FA 
Elle sautait de pierre en pierre, précipitan 
sa course rapide et croyant entendre sans tt 
les pas de ceux qui la poursuivaient, F 
La route était ardue; ses yeux troublés ne 
voyaient point au devant d’elle ; son pas trébu- 
cha bien des fois sur le goëmon gras qui étendait 
ses rameaux glissants comme un tapis au-dessus 
dés roches aiguës. Bien des fois sa poitrine op- À 
pressée lui refusa le souffle, et elle fut contrainte 
de s'arrêter pour presser à deux mains son cœur 
endolori. 1 
Mais elle reprenait sa course ; elle allait, sou- 
tenue par une force mystérieuse. 
Elle gagna enfin la grève unie, puis la route 
qui monte par une pente insensible le long des & 
flancs du cap. 
Elle revit la noire silhouette de Diarmid. Elle 
courait. La fatigue brisait ses membres; sa 
mante dénouée flottait à longs plis derrière elle; 
ses cheveux inondés de sueur se collaient à ses 
joues et retombaient alourdis sur ses épaules. 
Son front était livide; ses yeux brülaïent ; son | 
souffle était un râle. 
A la moitié de la montée, elle se retourna, 
parce qu’elle sentait bien que ses jambes haras- 
























. LES SAXONS. 47 


alenalitiint manquer sous le poids de son corps. 
__… La route était déserte derrière elle ; au loin se 
montraient les écueils noirs, et, plus ik encore, 
la blanche écume du flux qui roulait vers la 
e. Elle vit une foule immense qui débordait 
de tous côtés, qui courait, qui se ruait vers elle. 
C'étaient des formes sans nombre, tournant 
incessamment la base du cap et bondissant sur 
_ la plage. Leurs longs bras s’agitaient, leurs voix 
“  rauques criaient. Ellen poussa un gémissement 
_ de terreur, et reprit sa course épuisée. 

_ + Le feu ne brülait plus au bas des ruines de 
_ Diarmid, mais il y avait encore de la lumière 
_ derrière les soyeux rideaux du château de lord 
_ George Montrath. 
_ Et sur le tissu blanc deux formes se déta- 
_ chaient, passant et repassant en une lente pro- 
_ menade, 
 Milord n’avait point sans doute le loisir de 
_ sommeiller cette nuit. 
- Ellen passa essouflée au-dessous du château 
de Montrath, et n'eut garde d’en remarquer les 
fenêtres éclairées. 
| Cétait à à peu près le moment où Molly-Ma- 
. guire ordonnait à l’un des hommes masqués de 
… l'estrade de se rendre au poste déserté par Mac- 





















48 DEUXIÈME PARTIE. 


La sentinelle choisie était Owen Mac-Diarmid. 
Il s’'élança résolu et sans peur, car il était 
brave comme tous les fils du vieux Mills. Les 
paroles de Pat et de Mac-Duff résonnaient encore 
à son. oreille ; il savait que l’intrus dont le cri 
avait effrayé l'assemblée était vêtu d’une mante 
rouge. ) 1} 
En arrivant sur le galet, il ne vit rien que la 
plage vide et la mer qui montait, apportant son 
écume brillante à cent pas de la base du cap. 
La lune éclairait vivement les alentours et 
prolongeait au-dessus de la tête d'Owen l'ombre 
des gigantesques colonnes de l'escalier de Ra= 
nach. $ 
Le regard ‘du jeune homme fouilla le gal 
d’abord, puis la double ligne des écueils. #4 
Tout était immobile et silencieux. «\- le 
Il allait rentrer à l’intérieur, lorsque son œil; 
ramené tout près de lui, tomba sur une forme 
confuse qui gisait au bord même de la fissure. 
C'était un être humain accroupi sur le sol et 
recouvert d’une mante écarlate.  : n 
Owen retint une exclamation de surprise-et 
se jeta sur ses genoux, étreignant de ses deux 
mains les bras de l'inconnu; il croyait tenir le 
traitre. DE y 
Mais à peine eut-il approché son visage de celui 


Lila DÉLE E. k 
















. (LES SAXONS. ® 
, tif qu'il poussa un cri déchirant , ce 


Les traits du prisonnier étaient découverts; 
en tombant, le capuce de sa mante s'était rejeté 
en arrière. 

_ Owen avait reconnu le doux visage dé Kate 
 Neale, sa femme. 

Kate était évanouie ou assoupie; son front 
pile disparaissait à demi sous les mèches épar- 
de ses cheveux ; tous ses traits exprimaient 


)Jwen se tordait les bras; un tremblement 
vulsif agitait tous ses membres! 

I léva ses mains jointes vers le ciel. 

- Voilà le malheur venu ! dit-il, mon Dieu! 
nalheur pour elle !.… 

bondit sur ses pieds vivement ; un bruit 


Owen alla mettre son oreille à l’entrée, puis 
il M Mhtrers Kate, puis il retourna encore vers 


50 | DEUXIÈME P E. 


Ses yeux disaient une anxiété mortelle; il 
était indécis parce qu’il y avait autour de lui un 
affreux péril. re 

Kate ne s’éveillait point. Owen tâta sa poitrine 
et trouva sa chair froide. 

— Oh! Vierge Marie ! dit-il parmi ses sanglots, 
ils vont venir et nulle force humaine ne saurait 
la protéger ! | 

Il croyait encore que Kate avait pénétré dans 
la galerie et surpris lesecret de l'association. sa 
prendre ces secrets, c'était mourir, 

— Kate! mon tendre amour ! reprit-il, éveil. 
lez-vous ! éveillez-vous! C'est moi, Owen, qui. 
vous aime ! éveillez-vous , au nom de Dieu ! 

Kate demeurait immobile. 

La bouche étroite de la caverne rendait des 
sons confus et menaçants. | 

Owen entoura de ses bras le corps de Kate dl 
voulut la soulever ; mais son émotion lui ôtait. 
toute force. Le corps inerte de Kate, soulevé un. 
instant, retombait toujours. : 

Des pas sonnèrent dans le couloir; Owen 
senti comme un aiguillon qui lui traversait le 
cœur. Il fit un effort désespéré et parvint à saisir 
Kate qu’il emporta entre ses bras, Chancelant, 
éperdu , il traversa le galet et disparut par le 
sentier étroit menant aux grottes de Muyr, et 


+ 
















n.. 



















. LES SAXONS. 51 


qui avait servi à Pat pour descendre du sommet 
du cap. F 
Les pas entendus dans le couloir étaient ceux 
de Molly-Maguire, escortée par les hommes 
masqués groupés naguère derrière elle sur le 
tertre. 
_« Cesgens avaient laissé hurler l'orgie sanglante; 
ils ne s'étaient point mélés au délire commun; 
la bacchanale folle les avait laissés froids et 
graves ; mais le eri poussé au dehors annonçait 
u n Ro. ces gens prirent le pas sûr la foule. 
. Tandis que la cohue, muette de terreur, s’en- 
ait aux recoins les plus obseurs des galeries, 
Molly-Maguire et ses compagnons s'avancèrent 
d'un pas résolu vers l'ouverture. 
— Ne sortez pas, Morris! disait-on tout 
bas sur leur chemin. Mickey, Sam, Larry , ne 
, pas !… les dragons sont sur le galet! 
Les dragons et Percy Mortimer , le diable 
incarné! a 
— Is ont déjà égorgé Owen , votre frère ! 
.— Avez-vous entendu son eri d’agonie?.…. 
_— Et ils vont vous égorger à votre tour ! 
… — Morris, Mickey, Sam, ne sortez pas ! 
 Molly-Maguireetses compagnons continuaient 
leu: route vers la fissure . 


« 


























52 DEUXIÈME PARTIE. 


Mahony les suivait avec la torche allum 

Derrière eux venait le roi Lew armé n 
énorme shillelah ; et une douzaine de matelots 
intrépides comme lui. dr 

— Allons! mes fils, dit le roi Lew, on ne 
meurt qu’une fois. En avant ! cuit 

Il y eut comme un mouvement d'hésitation 
parmi la foule invisible, puis un trémiens 
se fit. Quelques voix s’élevèrent. 

Et après une ou deux secondes d'attente, 
cri de guerre retentit sous la voüte.: 

La cohue timide se faisait vaillante tout à 
coup ; une sorte d’électrique fluide avait court 
de cœur en cœur; ce versatile troupeau ay it 
fantaisie de courage... 

Tous à la fois ils s’'élancèrent en eriant ve 
l'ouverture ; c'était à qui désormais passerait 1 
premier cette limite derrière laquelle étai 1 
péril. à 
Et ils y allaient de bonne foi, on peut l’affirmers 
Pour un moment c'étaient d’intrépides solde 
et malheur à qui eût soutenu le choc de. 
cohorte fougueuse ! | . 4 

Mais au dehors, nous le savons, il ms avait 
















*LES SAXONS. 53 
un pauvre j ‘jeune homme brisé’ par l'angoisse 
Prat _ ses bras sa femme à demi 


Son cœur s'était réjoui ; un espoir immense avait 
e ne son âme. | 

& c'était pour lui la promesse longtemps 
2% Il l’accueillit comme une révélation de 
pouvait être l'avenir ; il y vit un augure. 
le réveil d’un peuple, déchirant enfin le 
de sa trop longue enfance. 
is croyait cela , et il y avait en lui un flux 
orgueilleuse. 
n! oh} non, pensait-il, les fils de l’Ir- 
ie sont pas des lâches!... vienne l'heure 
bat ; et ils sauront mourir ! 
pn savait déjà dans la galerie que la plage 
litaire. Cettenouvelle s'était propagée de 
he en bouche, depuis les premiers rangs 


e au peuple irlandais exagérant aussitôt 
n passager de vrai courage, la voûte re- 
de bravades insensées et de vanteries que 

















41" COR DEUXIÈME PARTIE. $ 
n'étaient plus que des insectes faciles à écraser 
du pied. : 

Les craintes étaient oubliées. On ne savait 
plus qu’on avait eu peur; et quand la mâle voix 
de Morris Mac-Diarmid, remonté sur le terti 
parla de luttes et de batailles, elle trouva un écho 
au fond de tous les cœurs. 

L'instant était propice. Pour un moment 
caprice commun tournait à la guerre. La: 
éloquence de Morris échauffait ce sentiment j 
qu’à l'enthousiasme, et chaque main frémiss 
appelant un mousquet ou une épée. 

C'étaient à cette heure les vrais fils des 
guerriers d’Erin. Cette voûte sacrée, qui 
tressailli jadis aux bruits fiers des glaives 
quant les boucliers de fer, résonnait joye 
à ces clameurs connues, Elle retrouvait 
liqueux échos, éveillés si souvent par le ci 
guerriers celtes, et les ténébreuses mu 
grondaient avec la foule la devise ee. il 
batailles : Erin go braegh. 

Puis l’auditoire se taisait, Un solennel sil 
régnait dans l'ombre entre les colonnes illumt 
nées. La voix de Mac-Diarmid s'élevait seule 
grave et haute. Il parlait des vieux temps, 
gloire des aïeux et des jours bénis où la harpt 
du barde avait des exploits à chanter. 








LES SAXONS. 55 


Il parlait des mauvais jours de la conquête, 
des Danois couverts de fer traversant le canal et 
allongeant leur lance à l’aide de linfâme trahi- 
son. Dublin, Waterford, Wexford ne sont plus 
déjà des villes irlandaises. Leurs cathédrales 
portent les bannières danoïses. Mais l’Irlande 
vivait encore dans l’ouest et dans le nord. Le 
noble Connaught, toujours catholique, l’Ulster, 
aujourd’hui allié avec Satan , gardaient la vieille 
langue d'Erin et ses libres coutumes. 

… « Voïci venir les Normands , les Normands et 
les Saxons ! Henri IT, le traître roi, qui met des 
Anglais avides à la place des bons lords hiber- 






















«Oh! maudit soit Dermot, le roi de Leinster, 
« üienleva la femme de O’Rourke, roi de Meath! 
udit soit Dermot qui, chassé par le grand 
erick O’Connor, monarque de toute l'Irlande, 
appela Anglais à son aide! 

« Aimez-vous, fils d'Erin! aimez-vous, et que 
“l'étranger ne soit jamais juge en vos querelles ! 
«n'y a plus de roi. Le roi est à Londres, la 
ille gigantesque , à cheval sur son fleuve im- 
mense. Le roi s'appelle Henri VIII. Il a déserté 
. l'Église sainte ; il est cruel comme tout apostat, 
etson sceptre se rougit de sang comme la hache 
d'un bourreau. 





da 


me DEUXIÈME PARTIE, 






couvre de ruines , jusqu’à ce que Stuart 
lique lui donne un instant de trêve. Et à aus 


écrasée aux rives de la Boyne. 
« Il ne reste plus rien en sa RE 


Vierge est outragée, la douce mère de’ 
Il n’y a plus de saints; l’herbe croit en 


= 
2 
am 
2 
@ 
“ 
LS 
&: 
4 
è 
4 
a 
L°21 
= 
© 
EI 
1 
E. 
a 
-" 
es 
LA] 
A 
& 
NF ti 
a: 
ä 
a 
+ 
A 
, 


Hanoilies nues et qui veut qu’on l'implo “ 
Hecbie le genou. PRIT 


0 + 1% 7 


* LES SAXONS. 57 
« Etes apôtres de ce Dieu sont des soldats en 
habits rouges qui ont une Bible d’une main et 
un sabre de l’autre , qui chantent des psaumes 
et qui tuent. 
« Où sont nos lords chers ? où est O'Brien ?où 
… est O’Rourke? où sont O’Farral, O’Neil et le 
_ grand O'Connor? 
« Hélas ! ils ne sont plus, et leurs fils déchuüs 
labourent le sillon des vainqueurs. Noslordsont 
des noms saxons, normands, anglais. Ils ont 
gratté la harpe aux écussons de nos vieilles 
murailles , pour mettre à sa place les pièces 
inconnues du blason des chevaliers de France! 
« Notre harpe! elle forme un des quartier de 
la bannière anglaise !.… 
«x Mais écoutez! Un cri nous vient de l’autre 
: côté de la mer, un cri de triomphe et de joie! 
C'est un peuple d’esclaves qui a brisé sa chaîne ; 
c'est l'Amérique qui, lasse de courber sa jeune 
tête sous le joug anglais, a pris le tyran à la 
. gorgeet l’a repoussé vaincu. 
Washington ! Lafayette ! l'Irlande se relève 
En prononcant vos noms. Wolfe Tone combat et 
meurt. Hélas! deux flottes françaises viennent 
. échouersurnos côtes hérissées d’écueils. L'Anglais 
ape fort. Son or vient’ en aide à son épée, 
ét le js à 4 acheté (que Dieu le punisse en ce 
2 6 

















58 DEUXIÈME PARTIE. 















union !.… “A 
« Désormais l'esclavage est de droit. L'Ir- 
lande est une province conquise. Ses fils eux- 
mêmes ont signé le pacte de son asservisse- 
ment. 
« Oh ! et voyez comme ilse débat sous le réseau 
de lois qui l’enlace, cet homme, ce tribun, quia 
donné sa vie à l’ardent amour de l'Irlande! 
«Ilest puissant. Sa pensée soulève des millions 
de cœurs. Derrière lui se range une imomiens 
ble armée. 
«Mais que peuvent cessoldatssans glaives ? Get s 
homme menace d’une main l'Angleterre, mais 
de l’autre il retient l'Irlande irritée, et l’'Angle- 
terre a confiance en la force de cette main a 
comprime le vouloir d’un peuple depuis de lon- . 
gues années. Elle ne cède pas, parce qu’el 
dit : « O’Connell est entre nous et la colère sa 
« l'Irlande !» 
« Et les jours passent ; l’iniquité se À 
misère grandit. Elle croît, elle croît sans 
cette maladie mortelle qui ronge au cœur la 
vaillante Erin et qui ne laissera plus bientôt sur 
le vert domaine de nos pères que le cadavre d’un un 


grand peuple! dt, 
«O Daniel 0’Connell ! rte fort, puissar 
r . 
-  . 


À: 1 


LES SAXONS, 59 


nie ! laissez, laissez l'Irlande se redresser avant 
que vienne l'heure du dernier râle ! Elle souffre 
trop, cette terre à l’agonie ; n’attendez plus, car 
un jour encore, et le cœur de l'Irlande aura 
cessé de battre... » 

Morris donnait à ces tableaux, pâlis sous notre 
plume, la force vive qui est le propre de l’élo-. 
quence. Ses paroles brülaient. Un silence de 
mort pesait sur la foule oppressée. 

Chacun écoutait cette voix triste et grave qui 
disait la ruine de la patrie. 

Morris avait rejeté en arrière le voile rouge 

qui le masquait naguère. Son noble visage appa- 
raissait, éclairé faiblement par les lueurs mou- 
rantes du foyer où quelques troncs de bog-pine 
achevaient de se consumer. Ses longs cheveux, 
tombant sur ses épaules, encadraient son front 
pâle où Dieu avait mis le signe de l'inspiration. 
Ses grands yeux s’élevaient vers le ciel, et il y 
avait un mélancolique sourire à l’entour de ses 
lèvres. 
. Lebrave roi Lew et Mahony le Brüûleur l’écou- 
taient bo béante. Les gens qui se groupaient 
sur le étaient rapprochés, et leur atti- 
tude nait de leur attention émue. 

Lu s’avança doucement et baisa la 


main paifrire. 
En 





60 DEUXIÈME PARTIE. d 
Et Mickey Mac-Diarmid dit tout bas: 
— Oh! frère! pardonnez- moi! il y a € 
heures où mon esprit borné ne sait point con 4 
prendre votre noble tâche !. 
Le silence continuait gt M nuit des vol es 6} 
Chez cette foule versatile et si changeante, lim. 
pression du moment était profonde et grave. 
Il semblait qu'une parcelle de la grande âme 
de Morris eût passé dans chaque poitrine. 

Et quand la bouche du chef se rouvrit de 
nouveau pour prononcer un appel de guerre, ce 
fut une enthousiaste clameur, clameur contre 

Y'Angleterre, contre le protestantisme et contre 

O'’Connell lui-même. 5 
L'influence du Libérateur absent cédait devant 

la parole de Morris. On ne se souvenait plus que 5 

des dures menaces proférées par lui en } 

occasion contre les ribbonmen ; on l’accusa 

manquer de cœur. Comme il n’est pas donné. à 

ce peuple irlandais de garder en rien une juste 

mesure, on raillait cruellement l’'idole dela 
veille; on l’appelait avocat bavard, suppôt de 

chicane, procureur avide, et on l'accusait 2 

cheter des maisons avec la rente du Repeal. 

Puis l’on s’attendrissait. ah à \ 
— Oui, oui, Morris, mon chéri! A 
quelques-uns en pleurant ,  s L: ce 



















OPA 













LES SAXONS. 61 


ot le shillelah ou avec le fusil. 
Deus doux maitre, notre chef, notre 
.… Oh! Morris, nous sommes tous 
nique faut-il faire ? 

© D'autres parlaient moins et sentaient davan- 
tage. Le roi Lew et ses hardis matelots eussent 
suivi Morris au bout du monde. Le Brüleur de- 
meurait comme abasourdi; sa cervelle épaisse 
evoyait vaguement tout un ordre d'idées 


ie et dispersaient dans la nuit leurs 
um DR; la foule répéta du fond du 


Liries avaient dégoût du meurtre 
es se sentaienttressaillir au souflle 


62 DEUXIÈME PARTIE. 
Morris avait vaincu O’Connell et terrassé le 
sanglant génie du whiteboysme. 114 
Quand il se tut pour la dernière fois; cha Ln 












régénérée.… 

Hélas !.…. 

Le jour commençait à poindre lorsque l'as 
semblée sortit de la galerie du Géant. Les objets | 
avaient changé de forme et de couleur. La mer. 
bleuissait à l'horizon. On distinguait sur les ro= 
ches la verdure sombre et jaunâtre des varechs 
mouillés. L'immense escalier de pierre élevait 
ses colonnes grises vers le ciel, et soutenait, gi- 
gantesque colonnade, les ruines lourdes du chi 
teau de Diarmid. ° 

Le galet, humide encore, disait que la mer; 


nant. ; 
La foule se sépara. 2 4 

Le long de la route, les groupes ne s’entrete-. 
naient point des destins de l'Irlande et de la 
puissante parole du fils de Diarmid. Il s'agiss 
- bien de ces choses! On se donnait rendez-vou 
à la chaussée de planches dans le bog de 
Galway. 



















|LES SAXONS. 63 
s ces hommes en carricks, en haillons, 


Morris avait-il parlé en vain? 
_ Tandis que ses frères se dirigeaient vers le 
mturck, il allait, lui, du côté de Galway. 
IL avait rempli ce qu'il croyait être, dans la 
te sincérité de son cœur, son devoir de ci- 
toyen. Maintenant, fils pieux, il se souvenait du 
ard qui souffrait entre les froides murailles 
prison de Galway. 
Morris allait visiter son père. 

En ce moment Owen et Kate marchaient pé- 


aient une longue avance sur les gens de 
emblée, mais ils allaient bien lentement. 

Kate pouvait à peine se soutenir. Leur marche 
silencieuse. Ils souffraient tous les deux. 
ntre ces cœurs aimants et unis si étroitement 
la veille , il y avait une barrière désormais. 

- S la maison de Mac-Diarmid, l’heiress était 
sur le pied de sa couche, tandis que la 
eggy dormait encore. 

avait les cheveux épars. Ses yeux fixes 



















64 DEUXIÈME PARTIE. 

Dans la salle principale, les bestiaux ro 
flaient au delà de la corde tendue ; Jermy 
demi couché sur la paille commune, veillai 
tête blonde était entre ses mains. La colère 
pouvait ôter toute douceur à ce beau v 
d’enfant. 

Il y avait en lui tant d'amour! 
Mais il y avait tant de haine! … 
Jermyn avait vu rentrer lheiress. Il se à 

mandait si le Brûleur avait pu remplir seul 
tâche convenue, et si ce jour qui se levait a 
ête le dernier jour de Percy Mortimer. È 


IV 







L’enlèvement. 


soufre heu! Vous qui m’aimiez tant, 
uo i m'avez-vous abandonnée? 

! fallait-il me punir pour le crime d’un 
deviez-vous me rejeter loin de vous, 


Morris, avez-vous cru me servir 
“ma tête une couronne de lady? 


66 DEUXIÈME PARTIE. 


Avez-vous cru que je trouverais la joie dans 
splendeurs de Londres, et que je pourrs 














la femme de lord George; je puis parler 
mour, Morris, et vous dire que je vous aime; 
lord George a Lrisé cette union que Dieu n° 
point bénie ! Entre les vivants et moi, il ya 
pierre sourde d’une tombe. Je m’appartiens; 
qui me reste de vie est bien à moi, à vous, Mt 
ris, à vous tout entier. e 
« Mais peut-être ne m’aimez-vous plus..… 
« Mon Dieu! tous les jours, et bien dessfl 
chaque jour, je me mets à genoux sur Ja te 
froide pour vous prier en pleurant ; je tâche 
supporter sans murmurer la peine que W 
m'avez donnée. Mon Dieu, faites que Mo 
m'aime encore et que je le revoie une fois ava 
de mourir! : "4, «4.0 0000 
« Qu'’elles étaient belles et douces ces b 
du matin où vous mettiez mon bras sous:ot 


les sentiers verts du Mamturck ! ñ 
« Sentiez-vous mon cœur? Il batte 
fort! c'est que j'étais heureuse !.…, 


LES SAXONS. 67 


Oh! mon cœur bat à cette heure encore, et 
mme un lointain ressouvenir de tant de 





















ujourd’hui de douces larmes. Morris, que 
s aime ! 
on fiancé! vous souvenez-vous? c'était à 
templer que vous trouviez vos seuls sou- 
es. des sourires si beaux !... Vous souvenez- 
encore, quand vos grands yeux noirs mé- 
t et que la pensée plissait votre front 
e, je me taisais.. vous ne saviez plus bien 
ent que Jessy, votre amie, était auprès de 
Votre esprit se donnait tout entier à la 
e; moi, je vous aimais mieux et je n'étais 
jalouse. IL n’y avait en mon cœur qu’ad- 
ration et respect ; car vous avez l’âme hé- 
des anciens guerriers, Morris, et les fils 
fils chanteront votre vaillance.… 
Mon fiancé! Je devrais mourir à pronon- 
mot qui dit tout ce que j'ai Dé eg Sais- 
pourquoi il me soutient et me console? 
« Vous réviez bien longtemps. Notre course 
ait silencieuse. Je lisais, moi, sur le livre ou- 
ert 4 de votre beau visage ; je devinais ce qui 
it au à fond de votre âme et j'admirais. Puis 


es yeux, brülés par tant de pleurs amers, . 


a 


re 


RS HÉROS EE et 


ris... 


BR... Ah à: di 















68 DEUXIÈME PARTIE. 


me demandiez pardon des instants paie à ne 
point parler d'amour. 

« C'était ma récompense espérée. Ans à 
ditation venaient les bonnes Re et les s 


projets! tue de beaux rêves !.. y 
« Il n’y avait dans l'avenir de de sl jou 
de joie-et de tendresse. 0 


périls, bien des fatigues à supporter; mais, 
rais pris ma part de vos fatigues, et, si vous 2 
succombé, je serais morte, 

« Tout entre nous était commun, la vi 
mort, la joie et la misère. Que faites-vous 
tenant, Morris? Êtes-vous vainqueur ? et si 
souffrez, qui vous console? ! 

« Oh! mon pauvre cœur se fend! Peut-être 
une autre femme marche auprès de vous, 
bras sous le vôtre, comme je ne \ 


mer comme moi ! ° 

« Que fait le saint vieillard Mil’s Mac-D ar- 
mid, notre père? A-t-il pleuré sa fille perd 
Et nos frères, si braves et si bons, sont-ils he 
reux ? Jermyn, le pauvre enfant, regardaitpar: 


% 

























". ÿ: : | LES SAXONS. 69 
_ fois l'heiress en pleurant.. Que Dieu lui donne 
_ un autre amour, car la noble Ellen a le cœur 
_ fier, et nul rêve ne trouble jamais son sommeil 
de vierge! 

« Elle doit être bien belle! Peut-être se sou- 
vient-elle de moi lorsqu'elle gravit seule les sen- 
_ tiers pierreux de la montagne. Moi je prie bien 
souvent pour son bonheur ! 

4 « Oh! tous ces gens m'ont connue et m'ont 
. aimée ! Je courais, jeune et forte, sous l'air libre 
_ du ciel! j'avais le bonheur présent et d’autres 
bonheurs encore dans l'avenir! 

« Et maintenant je n'ai plus rien, ni joie ni 
espoir ; je suis morte ! 

… « Morris, pourquoi n’êtes-vous pas venu re- 
_ prendre votre fiancée? Pourquoi cette sentence 
sévère qui me livrait sans retour à mon bour- 
…reau ?.… 

«Oh! je vous vis une dernière fois dans la 
chapelle protestante ! Vous m'aimiez encore pour- 
tant, puisque vos bras s’étendaient vers moi et 
que vos yeux étaient baignés de larmes. 

« Ce que vous avez fait était bon à faire sans 
_ doute, Morris, mon seul amour! Dieu me pré- 
serve de vous accuser !.… 

__ «Je crois que le malheur qui est tombé sur 
_ moi ne m’était point destiné; je crois que mon 
Pont 2 7 


k: £ 















4 
70 DEUXIÈME PARTIE. R 


infortune a protégé la noble heiress, et que le 
gens de lord George me prirent le jour de l’e 
lèvement pour notre parente Ellen. 1 à 

« Ce fut un lâche attentat! Nous étions sor= 
ties le matin, Ellen et moi, pour notre prome- … 
nade de tous les jours. Nos mantes rougesétaient 
semblables et toutes deux nous avions des robes 
de couleur sombre. 

« Ellen aime la solitude; d'ordinaire nous 
nous séparions au bord du lac Corrib : elle, 
pour monter seule en une barque qui la condui- 
sait aux ruines de Ballylough ; moi, pour cher- 
cher Morris. 

« Cette fois, nous changeâmes de rôle. Vous 
étiez de l’autre côté des lacs : ce fut moi quimon- 
tai dans la barque. | 

« J'étais bien joyeuse, parce que je vous sa- 
vais sur l’autre rive et que j'espérais à chaque 
instant rencontrer la barque qui vous ee 
nait. 
« J'avais dépassé déjà l'ile où dorment sous 
la mousse les ruines de la vieille abbaye; le lac 
était désert et silencieux. 

« Tout à coup une barque apparut co 
ment à travers la brume. Je vous appelais, Mor= 
ris, bien doucement, et j'appuyais sur Ë 
afin d’aller vers vous. 


e.. 


LES De = ne on = NES : 
























r \ SAXONS. 71 
_ « I y avait un homme debout sur l'avant de 
la barque ; je crus vous reconnaître et je redou- 
i d’ardeur. 
* « La barque cependant venait à ma rencon- 
tre. Il me sembla entendre des voix inconnues 
et des éclats de rire, mais il était trop tard pour 
_rebrousser chemin. 
 « — La voilà! la voilà ! dirent plusieurs voix 
contenues. 
«Et un puissant coup d’aviron lança la bar- 
que sur moi. 
« L'instant d’après, Morris, j'avais un mou- 
choir de soie sur la bouche, et j'étais couchée, 
à demi morte de frayeur, au fond de la barque 
ennemie. ‘ 
« — Voyez sa mante rouge, disait-on , c’est 
bien elle! Si le roi Dermot vivait encore, ou 
le roi Neil, ou le roi Farral, cette miss serait 
reine !.…. 
«— C'est une charmante capture, et ce 
sera, s’il vous plait, gentlemen, la part de mi- 
lord. 
«On disait cela ; moi j'entendais et je faisais 
des efforts désespérés pour me dégager. Mais il 
y avait là plusieurs hommes forts qui me lièrent 
…_ les bras et les jambes avec d’autres mouchoirs de 


* bles 
gr 


L. | 


# 
22 DEUXIÈME PARTIE, 


« Je ne pouvais plus ni bouger ni faire enten- 
dre un son. \té- 

« Vous dûtes passer bien près de nous en re- 
venant à la maison du Mamturck, Morris. Peut- 
étre entendites-vous de méchants éclats de rire 
dans la brume. Les hommes de la barque me 
touchaient, me regardaient et discutaient sur 
moi comme nos fermiers d'Irlande discutent sur 
la valeur d’un bœuf ou d’un cheval. 

« Et comme l’un d’eux, en me voyant pleurer, 
se prit à me plaindre, les autres le raillèrent 
cruellement. 

« Je pense que ces gentlemen ne regardent 
point les Irlandais comme des hommes, et qu'une 
pauvre femme du Connaught est pour eux un 
être inférieur, peu différent des animaux sans 
raison. 

« Ils parlaient de mon corps comme s'ils eus= | 
sent ignoré que j'avais une âme à l’image sd 

l'âme de Dieu. 

« J'étais pour eux une proie uit un gi- 
bier pris au piége. E 

« Combattez, Morris; oh! mettez unegrme 
dans Ja vaillante main de l'Irlande, car l’'éfgueil. 
de l'Anglais ne vous admettra jamais rang 
d'homme, à moins qu’il ne connaisse votr@force, 
enfin, aux coups mortels de vos épées ! | 


















































- LES SAXONS. 75 


) «Au rivage, on me mit en travers sur un che- 
valet l’on me couvrit d’un voile. Du lac au chà- 
teau de Montrath, mon œil reconnut plus d’un 
ami sur la route. Les pauvres gens regardaient 
mon cheval et sa charge mystérieuse ; ils eussent 
voulu soulever le voile qui me couvrait, mais 
mon escorte prononçait quelques paroles impé- + 
rieuses : les pauvres gens touchaient leurs cha- 
peaux, secouaient leurs haillons et passaient. 

« Que n'ont-ils votre âme intrépide, Morris ! 
Ils sont forts et nombreux. Pourquoi leur cœur 
ne sait-il point rompre le charme fatal de l’es- 
clavage !.… 

« Dans le manoir de Montrath, il se faisait 
grand bruit. C'étaient les apprêts du festin de 
départ. On me mit dans une chambre où il y 
avait déjà plusieurs pauvres filles du pays de 
Tuam et de Connemara, enlevées comme moi... 
Je reconnus Madeleine Lew du Claddagh, Molly 
 Mac-Duff, notre voisine, et bien d’autres. 

« Elles se tordaient les bras ; elles appelaient 
leurs frères et leurs fiancés ; elles pleuraient. Nous 
es ensemble. 

; quand vint l'heure du repas, on nous 
e. Chacune de nous était entre deux 


74 DEUXIÈME PARTIE. 


plus fine qu’un voile de mariée, des mets dont 
j'ignorais le goût et le nom; des liqueurs ve 

meilles rougissaient dans des flacons sans nom- 
bre, et les verres brillaient autour de la table 
comme les cristaux des grottes de Ranach. 

« Je repoussai tous les mets, et ma lèvre ne 

.se trempa dans aucune liqueur. J'étais comme 
engourdie par le désespoir. 

« Mes compagnes, les pauvres filles, éblouies 
par l'éclat des lumières, enivrées par l’atmo- 
sphère chaude et parfumée qui régnait dans 
la salle, cessèrent de pleurer. Leurs verres 
s'emplirent et se vidèrent; leurs joues pâles 
reprirent de vives couleurs. Et c'était pitié, 
Morris, de voir les vi victimes chanter et | 
rire ! | 

« Car elles riaïient, Le de chantaient , ou= 
blieuses des larmes qui coulaient dans leurs 
chaumières.… * ue 

« Elles ne songeaient point au désespoir de 
leurs mères. Ont-ils raison, ces Saxons cruels, 
lorsqu'ils disent que l'enfance de l’Irlandais du 
autant que sa vie ?.… 

« Les pauvres filles étaient belles! 
buvaient, buvaient sans cesse, et léurs y 
lumaient sur le rouge épais de leur face. 

« Ce fut une longue cris des cris, des rires, 










































LES SAXONS. 75 


. des blasphèmes , des gageures insensées et de 
folles provocations. 

_…« George Montrath, qui s’asseyait à côté de 
moi, mordonnait de rire, et de boire, et de 
chanter. Ma résistance le mettait en fureur ; on 
eût dit qu’il avait honte de voir la victime échue 
en partage à Sa Seigneurie moins docile que les 
autres et moins prompte à tomber. 

« Plus d’une fois, pendant que sa bouche vo- 
ciférait un blasphème, sa main tremblante se 
leva sur moi pour me frapper. 

« Mais je n'avais pas peur en mon désespoir 
morne, et mon regard calme ne se baissait pas 
sous le sien. 

« Hélas! Morris, po 
défié de moi! Pourq {es-vous pas venu 
me demander le fond conscience ! Vous 
avez vu Londres; vous 'avez erré durent de 
longs jours autour de la demeure de Montrath 
qui était la mienne; et vous n'êtes pas venu 
jusqu’à moi! Vous vous êtes tant hâté de croire 
à mon malheur que vous l'avez fait irrépa- 

_ rable!. 
: « Morris, si vous étiez venu, je vous aurais dit : 
” sv. 5 sauvée ! » Je vous aurais dit : « Je 
« suis pure de corps et d'âme, » et vous m’auriez 
î ra mon fiancé, car vous m’aimiez et vous sa- 


uoi vous êtes-vous 





es 


1 Al: 1 


76 DEUXIÈME PARTIE. L 


viez bien que ma bouche n’avait jamais prono 
un mensonge. Li 
« Oh ! pourquoi n’êtes-vous pas venu ! pour- 
























quoi! … : detatr 
« Et pourquoi ne me suis-je pas élancée vers 
vous, moi, pauvre folle !…. ion 


! « Mais, vous le savez, Morris, votre père 
m'avait prise orpheline. Je n'avais point droit à 
dormir sous le toit de Mac-Diarmid. Et, s’il vous 
plaisait d’éloigner une parente indigente, je de- 
vais souffrir et me taire. À D 
« Pardonnez-moi ! ce fut un faux orgueil ; 
puisque je connaissais votre cœur généreux: 
Mais le sang d'O'Brien est fier aussi, et mes 
aïeux, comme les vôtres, s’assirent sur 
trône. : + 
« Pardonnez-moi! j'ai tant souffert! * 
« orgie continuait. Mes malheureuses com- 
pagnes buvaient sans avoir la conscience du pé- 
ril qui les menaçait. Elles mélaient aux rires des 
amis de lord George les éclats de leur extrava= 
gante gaieté. LE à 
« Moi, je savais quel sort nous attendait ; Pin. 
stinet que Dieu a mis en nous autres telnet 
avait parlé; je pouvais mesurer ma misère , eue 
pourtant, oublieuse de ma propre détresse, j'a 
vais compassion de ces pauvres filles qui, un 






















. LES SAXONS. 77 


voile sur la vue, se jetaient en chantant dans le 
gouffre ouvert sous nos pas. 

« Les amis de lord George me regardaient 
d'un air moqueur et raillaient sa défaite ; il de- 
meurait en effet sans partenaire dans cette com- 
mune débauche ; sa bouche n’avait point effleuré 
ma joue, et ses mains, qui s’enhardissaient par- 
fois à vouloir me faire violence, retombaient 
bientôt paralysées. 

« Il buvait sans cesse. Le vin amollissait ses 
mouvements, et ce qu’il gagnait en audace, il le 
perdait en énergie. 

« J'étais là, froide au milieu de l'ivresse de 
tous. Lord George me contemplait d’un regard 
hébété; ses lèvres épaisses murmuraient des pa- 
roles insultantes, mais c'était tout ; le courage 
que Dieu me donnait dans ce moment , et dont 
ma prière ardente le remerciait du fond de 
l'âme, m'avait préservée. 

« Morris, il me semblait que vous étiez là, 
près de moi. Par instants mes oreilles cessaient 
d'entendre les clameurs confuses de l’orgie, mes 
yeux ne voyaient plus ces visages enflammés 
qui m'entouraient ; je ne voyais que vous. Après 
Dieu, vous étiez mon secours et mon égide. 

« On se leva de table. Il était bien tard. Ma- 
deleine, Molly et mes autres compagnes suivirent 


EE 


78 DEUXIÈME PARTIE, 


en chancelant les amis de milord ; j’ente 
quelque temps encore leurs chansons et leur 
rires... ti 
« Puis ce fut le silence. 174 
« Que sont-elles devenues? Elles étaient belles, 
jeunes, heureuses, on les aimait; bien des larmes 
ont dû couler sur elles! | 
« Que sont-elles devenues ? 
«On dit que ces pauvres filles, enlevées par 
les hémmes puissants, servent de jouet un jour, 
puis sont repoussées avec dédain après l'heure 
du plaisir. Elles tombent alors tout au fond de. 
la misère de Londres» qui n’est pas comme notre 
misère à nous, Morris, page qu’à la souffrancé | 
elle méle l'infamie ! 
« Dieu aura pitié peut-être fe ces pauvres 
victimes... 4 
« Des valets vinrent dans le saloW où nous 
restions seuls, milord et moi, ë 
« Milord eut grand’peine à se lever ; ds 
viteurs soutinrent ses Pas tremblants et 1 
duisirent, jusqu’à la chambre où il avait cou 
de reposer, On me saisit à bras-le-corps mal} 
ma résistance, et l’on me porta jusqu’à cette 
même chambre. 


« Puis on ferma sur nous la porte à double 
tour, 1 











: 


nn. 




























Jah LES SAXONS. 79 
| était étendu déjà sur son lit. Il me 
t d'approcher ; je demeurai immobile. Il 
voulut se lever, mais il retomba , vaincu par 


Quelques menaces, intelligibles à peine, sor- 
tirent de sa bouche et moururent en un grogne- 
ment confus : il dormait. 

«Je me mis à genoux; cette première nuit 
le ma captivité se passa en prière. 

«Et quand j'avais fini de prier, Morris, je 
pensais à vous ! 

« Ce dut être aussi dans la maison de Mac- 
xwmid une nuit d'angoisse et de souffrance, 
ar Je vieillard m'aimait tendrement, et j'étais 
pour ses fils une sœur chéri 

« Mais vous, Morris, que votre douleur dut 
être amère ! il me semblait vous voir, éperdu, 
et l'image de votre détresse empêchait 
rmes de se sécher dañs mes yeux. 
 Jendemain, nous partimes par la route 
ne à Roscommon. Les amis de milord le 
ient toujours et lui disaient : 

Laissez là cette fille dont vous n'avez 
faire !.… 

sorge Montrath rougissait de colère, et ses 
yeux se tournaient vers moi menaçants.. 

… mQuelques jours après, nous étions auprès de 


LC Ÿ CORTE 


80 DEUXIÈME PARTIE. 

















Londres, dans une riche maison située au 
sous de Richmond. l 

« Cette maison était encore plus belle qe e 
château de Montrath, qui étale si orgueilleuse- 
ment son opulence au milieu de nos campagnes 
affamées ; mais je ne voyais point les magnifi- 
cences de cette noble demeure : un voile était 
sur mes yeux ; chaque mille qui me séparait de 
l'Irlande chère m'avait ôté un peu de mon cou 
rage. ; 

« J'étais si loin de vous, Morris, mon soutien 
et mon espoir !.. 

« Lord George m'avait à peine adressé la parole 
durant tout le voyage. Il voulait faire de moi sa 
maîtresse d’un jour, pour repousser les railleries 
de ses compagnons et contenter une vaine glo= 
riole; mais il s’en prenait à moi de toutes ces 
moqueries et me regardait déjà d’un œil d’averz 
sion. 

« Il arriva malade à Richmond. Les fuigu 
du voyage, venant en aide aux fatigues de l'or- 
gie, le retinrent au lit une semaine. 

« Pendant tout ce temps, je ne le vis pasune 
seule foi iÿ:; 14 

« J'étais confinée dans uné petite chambre 
donnant sur la Tamise d’où mon regard plana 
sur la vaste campagne de Londres. Une femm 


% 



















LES SAXONS. 81 
anglaise me servait et m'adressait la parole avec 
des respects ironiques. 

: «Une nuit, on avait dérobé mes habits irlan- 
dais et j'avais été obligée le lendemain, pour me 
couvrir, de prendre les vêtements d'une lady. 
C'était bien peu de chose au milieu d’un si 
grand malheur, mais il me sembla qu’on m’en- 
levait ainsi le dernier lien qui m’attachait à l'Ir- 
_ lande! 

« Ces habits, vous les aviez touchés, Morris ; 
vous les aimiez ; c'était avec eux que nous avions 
fait nos longues promenades, si douces et tant 
_ regrettées ! Ils me parlaient des sentiers étroits 
du Mamturck, des vastes pelouses qui sont entre 
_le pied de la montagne et les bords du lac Cor- 
rib ; ils me parlaient d’Ellen, de Mills, mon père 
d'adoption, et de nos frères ; ils me parlaient de 
vous ! 
« Corrib, Mamturck, Mills, Ellen, 6 noms 
_ chers et bien-aimés ! que j'aime à les prononcer ! 
et qu’ils évoquént en moi de bons souvenirs !.…, 
_. « J'étais presque toujours seule. Mes heures 
Se passaient à regarder la campagne. C'était 
beau, mais cela ne ressemblait point au Con- 
4 naught ; V'habit des paysans était plus riche et 
out autre; les sentiers frais qui tournaient 
rutour de la colline étaient d’ailleurs pleins de 


LA QUITTANCE DE MINUIT, À, 8 


82 DEUXIÈME PARTIE. 


gentlemen et de ladys qui fuyaient l'air p ar 
de la grande ville. ns 

« Une fois, l'idée me vint d'ouvrir ma fenêtre 
et de crier au secours. | 

« Parmi tous ces hommes et toutes ces femmes 
d'Angleterre il y avait peut-être un cœur. 

« Pauyre folle ! ma chambre était une prison ; 
ma fenêtre ne s’ouvrait point. 

« Depuis lors je suis tombée en une prison 
plus dure ; les frais lambris de Montrath-house 
ne sont plus autour de moi, et mes yeux ne ren- 
contrent plus que des murs de pierres humides 
et noirâtres. Mais je n’ai pas éprouvé plus de . 
peine en mettant le pied dans ce tombeau que 
je n’en ressentis au moment où je me vis pour la 
première fois prisonnière.… 

« L'espoir vient si vite à ceux qui ne sont 
point encore habitués à souffrir. Il me semblait 
que derrière cette fenêtre close étaiént la liberté, 
le bonheur, l'Irlande où je vous croyais, Mor- 
ris! ETF | 
« La servante anglaise vint et trouva mon 
visage inondé de larmes. , 

« C'était une femme jeune encore, et gardant 
des restes de beauté. On la nommait Mary Wood; 
Jamais je ne vis de pitié dans ses yeux. 
« D'ordinaire, en m’abordant, son visage dur | 

















Pen on Bi mans dE 

























LES SAXONS. 85 
_ avait une expression de glaciale humilité, sous 
laquelle perçait la raillerie. D’autres fois je 
voyais ses joues s'empourprer, son regard s’a- 
lourdir et sa démarche chanceler. 
«Une odeur de liqueurs fortes emplissait la 
chambre à son approche. 

« — Que désire milady ? me dit-elle avec son 
respect ironique et froid. 

« — Que veut-on faire de moi? demandai-je. 

«— Milord est mieux, répliqua l’Anglaise ; 
demain matin, je pense, il pourra vous dire ce 
qu'il compte faire de vous. 

« Quand cette femme fut sortie, je me jetai 

à genoux sur le tapis et je mis ma face contre 

. « C'était vous, Morris! tout en bas, tout 

_ en bas de la colline, un carrick irlandais! Oh! 

comme mon cœur tressaillit! Je vous reconnus; 
il ne me fallut pour cela qu’un coup d'œil! 

« Morris, mon noble Morris, mon fiancé ! 
mon âme s’élança vers vous; mes bras s’éten- 
dirént et je vous appelai… 

. «Oh! je vous appelai jusqu’à perdre la voix 
et le souffle! Vous ne m’entendiez pas; vous 
_alliez le long des sentiers de la colline, regar- 
= dant toujours la maison de lord George et ne 


ER RTS es à 


_ voyais plus... ÿ®:. 


84 DEUXIÈME PARTIE, 


m’apercevant point derrière les carreaux di e 
fenêtre. 

« Vous étiez bien pâle, Morris ; votre Fr oi, 
che chancelante accusait la fatigue d'un long 
voyage, et votre haute taille se courbait sur le 
shillelah qui tant de fois écarta les pierres au- 
devant de ma course. Votre visage défait disait 
votre peine. 

« Je souffrais à vous voir si triste, mais que 
j'étais heureuse ! Votre souffrance ne me parlait- 
elle pas de votre amour? 

« Et vous veniez me chercher, me chercher de 
si loin ! seul, à pied! c’était à moi que vous aviez [ 
pensé durant toute la route ! 4: dl 

« Mais ma voix s’étouffait dans cette chambre 
étroite, elle n’arrivait point jusqu’à votre oreille; 
vous restiez triste et courbé ; vous avanciez tou- 
jours, et l’angle de l’enclos allait vous cacher à 
mes regards. D! 

« Il me semblait en ce moment que neplus 
vous voir, c'était perdre ma dernière espérance! | 

« Je vous appelai encore, ma poitrine se dé- 
chirait à vous appeler. ui 

« Ma voix se glaça dans ma gorge; je ne vous 

















« Je tombai à la renverse. Au lieu de vous, 
Morris, ce fut Mary Wood, la servante saxonne, | 

















, en 
EH PEUVENT] ; S 
n 'AUearébeeart ! y Mbits ñû N # He f 
event un utriltas AN RER 

(LA 1 


CT LE à des. 21qu à 


\ A Su AD + 2 rats 


La tombe. 








d « Que fites-vous , Morris , durant cette soirée? 
Moi je devins comme folle ; mes pauvres mains 
se meurtrissaient à véloir renverser les murs 
de ma chambre; je voulais, ce qui était plus 
insensé peut-être , aller me jeter aux pieds de 
lord George et implorer sa pitié. 

“Vers le milieu de la nuit, je tombai, 
rite de fièvre, épuisée de fatigue, sur 


LE 






















88 DEUXIÈME PARTIE. 


voyais votre haute taille courbée sous l'épui 
ment et le chagrin, votre front pâle et v 
regard morne. Je voyais sur vos épaules 1 
carrick d'Irlande, à vos pieds la chaussure du 
Galway, et votre chapeau rond des jours de fête, 
et votre brave shillelah, si redouté des méchants; 
et vos longs cheveux, Morris , que le vent ap. 
porta tant de fois, douce et bonne caresse, sur 
mon visage souriant !.. 
« Vous étiez là. Loranibés ne vous avais tant. 
aimé. IL semblait que ma main étendue allait. 
toucher vos vêtements. Mais il y avait entre nous 
deux un obstacle invisible et qu’on ne pouvait, 
point franchir. 
« Malgré hu menace de la servante saxonne ; 
milord ne s'oceupa point encore de moi le len- 
demain. Je vous attendis tout le jour, Morris, 
derrière les rideaux de ma fenêtre , et je vous 
attendis en vain. | ‘M 
« Mais le soir, oh ! que de joie et que d’espé- 
rance ! Tout en bas de la colline , à l'endroit où 
je vous avais aperçu la veille, un groupe de 
voyageurs s’avançait. Un yieillard aux longs 
cheveux blanes, huit jeunes hommes forts et 
une belle fille qui portait haut sa tête fière. 
« Des carricks, des shillelahs , une mante 
rouge ! 


ré . ILES SAXONS. 89 
Irlande ! l'Irlande! 
LU Oh! mes parents chers! oh! tout ce que 


















| .« Noble et bon père! saint vieillard ! je re- 
onnus son visage vénérable tandis qu’il mon- 
tait la colline lentement. Je reconnus Mickey le 
Fort, Natty, Sam le Joyeux, Larry, Dan toujours 
prêt à mettre au vent son shillelah, Owen qui 
rêvait sans doute à Kate, sa jolie fiancée , et le 
| blond Jermyn, pauvre enfant qui aime comme 
on respire et qui n’ose point regarder au fond de : 
n cœur. Je reconnus la noble heiress. Il me 
mbla qu’en elle quelque chose était changé. Un 
e de réverie couvrait son hautain visage, et 
s grands yeux noirs, où Dieu a mis les sombres 
reflets d’or des races souveraines , se baissaient 
P ns tendres et plus doux. 

« Vous étiez là, Morris, le plus aimé entre 
ous ces amis chers, mon fiancé! vous dont le 
souvenir me retient en la vie !.… 

«À mi-co coteau , le vieux Mills s'arrêta et ap- 


vs bras s’étendirent vers moi, tandis 
rs yeux brillaient de colère. 













90 DEUXIÈME PARTIE. 


« Comment ne pas me croire sauvée? 
Diarmid , le plus brave sang du Connau 


âme que joie et reconnaissance. 
« Hélas! Morris , vous prononçâtes quelques 
mots, et Mac-Diarmid poursuivit sa route... 
« Encore une nuit! mais celle-là , j’en a 
fait serment, devait être la dernière ! 


bonheur pour chacun de mes jours de souffre 
Votre volonté ne fut point de me ramener sous 
le toit de notre père. 


l'ai jamais su parfaitement. J’entendis un 
de lutte dans la maison , puis le silence. 

« Au bout d’une heure, lord George me fit 
appeler et me dit : 

- «=— Dans huit jours, vous serez lady Mont- 
rath. 

« Je voulus répliquer, il me ferma la bouche | 
d’un geste dur et me montra la porte. Mary | 
Wood , la servante saxonne, m’entraina. 

« Elle me serrait le bras en riant un rire épais. 

«— Voilà une bonne plaisanterie ! gromme- 







sie … balanci EE 7 




















| LES SAXONS. 91 
e; vous avez du bonheur, sur ma parole, 
.… Ce jeu-là va coûter cher à Montrath.… 
s qui sait ce qui arrivera ?.… 

_« Ce fut cette femme qui m'expliqua, les 
ours suivants, que vous aviez forcé la main de 


. « Je l’acceptai puisqu'il venait de vous. 

« Ce furent des jours bien amers, plus 
imers encore que ceux où je me voyais sans 
défense à la merci de mon bourreau ! Vous 
là, et votre présence, si chèrement ac- 
lie, ne m'apportait qu'un surcroît de dé- 


Ma plus cruelle blessure partait de votre 
main , de votre main , à vous, Morris !.… 

Les huit jours s'écoulèrent. On me mit des 
bits de soie sur le corps, des diamants au 


_« Je m’agenouillai auprès de lord George, 
dans la chapelle protestante. 
« Morris, j'entendais derrière moi le souffle 
de votre poitrine oppressée. 
_« ILétait temps encore, mais vous ne pronon 
çâtes pas une parole, et votre muette présence, 


jela pris pour un ordre. 
_…«J'acceptai lord George pour époux. 





# 


bien des jours à tuer !.… 

« En montant dans la voiture, j'entendis 
Voix : 

« — Qu'elle soit heureuse ! milord , did 
vous... 

« Oh! Morris, que Dieu vous pardonne 








glacé ! 
« Heureuse! heureuse !.… 


« Le soir, lord George me dit : 
«— Vous êtes ma femme, je vous déteste 
je vous tuerai.. 
« Il partit #08 Londres, me hindsé sul 
Montrath-house avec la servante saxonne. 


vous. à 
« C'était mon seul bonheur. Je les fe 
bien longues ; je savais que vous les liriez. 
« « Je ne me phipiain. point. FRS me 


tuerait : j'attendais. 

« Morris, avez-vous relu parfois ces ‘le 
qui ne vous étaient point adressées, où vo 
nom n’était point prononcé, mais que j'écrivi 


« 


Tv Le 




















LES SAXONS. 95 


vous ? Les avez-vous relues , seul, dans les 
sentiers où nous passions ensemble ? Avez-vous 
pleuré sur Ja pauvre Jessy? Avez-vous souri à 
son souvenir ? 

_« Et quand les lettres vous ont manqué, lors- 
À ue les mois ont succédé aux mois sans apporter 


€ s, n'est-ce pas, Morris ? 

.« Malheur à lord George! Je suis peut-être 

À pd 5 

« Vous êtes si brave et si fort! 

« Folle que je suis, Éourquôt me venger ? 

Vous me croyez morte, morte dans mon lit, et 
us vous êtes agenouillé au pied de la croix de 

pierre qui porte le nom de Jessy O’Brien dans 

le cimetière de Richmond. 

«Oh! Morris, il n’y a rien sous cette croix, 
et plüt au ciel que mon corps y füt couché! 
Dieu pardonne à ceux qui souffrent; mon âme 
it avec Dieu. 

« Je revis une fois lord George Montrath. 

ÿ Il me dit : 

…«— J'ai besoin d’être veuf pour épouser la 
> d’un de mes pairs... Je n’ai pas le cœur de 
\ 50 Regardez bien le soleil, vous ne le 





94 DEUXIÈME PARTIE. 
« C'était par une nuit d’hiver ; je m'étais e 
dormie à force de pleurer. 
« Je m'éveillai en sursaut. Je n'étais plus de 
mon lit; je me sentais secouée par les mouve= 
ments aid voiture. 
« J'ouvris les yeux, je ne vis rien ; une nuit 
profonde et telle que je n’en avais jamais vu était 
autour de moi. Je portai mes mains à mon visa 
et mes mains rencontrèrent, au lieu de ma jo 
un masque solide qui prenait la forme de me: 
traits. 
« Un cri s’échappa de ma poitrine, et c’est à 
peine si j'entendis le son de ma propre voi 
tant le masque comprimait mes lèvres, à l’e 
droit où une fente étroite me permettait de 
respirer. 
« On m'avait mis ce masque pendant mon 
sommeil. 
«La voiture roula longtemps, mais il me sem- 
blait qu’elle tournait sur elle-même et que les 
chevaux revenaient sans cesse sur leurs pas. 
« Ma main étendue avait senti auprès demoi 
les plis d’une étoffe moelleuse. Il y avait une 
autre femme dans la voiture. Cette femme ne 
rompit pas une seule fois le silence. seu, à 
« Mais je n'avais pas besoin d'entendre sæ 
voix. C'était Mary Wood; l’épaisse atmosphère. 














à" 4 LR 
















. LES SAXONS, 95 
voiture fermée se chargeait d’une insup- 
‘table odeur de rhum et de gin… 
|: «le jour vint; je le reconnus à une faible 
lueur qui passa entre le masque et ma lèvre. 
« Il n’y avait au masque aucune autre ouver- 
= «Je ne connaissais point la campagne de l’An- 
gleterre ; l'eussé-je connue, je ne saurais point 
dire Pare quelle route nous suivimes, car je 
e voyais rien, et bien peu de sons arrivaient 
| jusqu ’à mon oreille. 
_ = « Je crois que nous tournions autour de 
ondres, et je vous dirai plus tard, Morris, le 
tif de cette croyance que mes réflexions ont 
fermie. 
. « Cette longue route était un simulacre de 
voyage : on voulait me dépayser et m'ôter tout 
_ moyen de connaître le lieu de ma retraite, 
afin que je fusse bien morte et que, au cas 
_ même où l'appel de ma détresse parviendrait au 
_ dehors, cet appel, entendu, ne pût me profi- 
terliss 
.. «Que faire pour un être qui crie au secours, 
_ et qui ne sait point dire où le secours doit être 
up 


Ru fe “Oh > 1 


‘ soupçon vague. Peut-être suis-je en France, er 


. du Connaught! 





96 DEUXIÈME PARTIE, Lun 


regarderont autour d’eux et ne trouveront } 
la victime. 
« Sin eh Morris, si Dieu faisait tom 
ce dernier cri de détresse en vos mains géné- 
reuses, vous-même, mon fiancé! vous me cher- 
cheriez peut-être en vain !… | 
« Je ne sais pas où je suis. à. 
« Un instinet confus me dit que Londres es 
autour de moi, mais ce n’est, après tout, qu'un 














Allemagne, peut-être en un pays dont nous ne 
savons point le nom, nous autres pauvres ec . 


« Car ce fut un long voyage. Bien des fois, : 
lueurs qui pénétraient par la fente de mon mas 
que succédèrent aux ténèbres complètes. Je mis 
le pied sur le pont d’un navire et j'y restai long- 
temps. ui: 

« Lord George est bien riche. Ce navire étaità 
lui tout entier sans doute, car je parvins qu Ê 


nulle parole amie ne répondit à ma prière. : si | 
« Il n’y avait point de passagers sur ce navire. 
Je n’entendais que des voix rauques de matelots 
mêlées à la voix triste du vent qui se plaign 
dans la voilure. 
« Était-ce la Tamise? Était-ce la mer? La 














1 lancements plus doux, au départ et à l’arrivée. 
…. « Je crois qu'après avoir descendu la Tamise 
et vogué sur la haute mer, nous remontâmes le 
fleuve; je crois que je suis à Londres. 

« Le navire aborda. Mon pied toucha le sol 


urs gonds sourds. 
« Puis mon masque tomba. 
« J'étais dans une vaste salle voûtée dont les 


€ jour, un jour sombre et gris, y pénétrait par 
une sorte de meurtrière percée de biais dans le 
murépais. Cette fente, trop étroite pour qu’on 
y puisse introduire la tête, s'ouvre sans doute 
sur l'air libre au dehors, mais l’une de ses pa- 
oi avance et masque la vue. On n’aperçoit 







HAYEMIGUHE 
8 TAATE 
BIRLIST L HEK 
MLISNÉRE MN 


be. 


encore. 


98 DEUXIÈME PARTIE. 


* « Elle avait une riche toilette, des diam 

aux doigts, des perles sur le front. 

« Et son visage, qui gardait les traces 
l'ivresse habituelle, souriait. a 

«— Milady, me dit-elle, vous aurez là un. 
assez joli appartement. Personne n’y troublera 
vos plaisirs. Ah! ah! voyez-vous, les uns des- 
cendent, les autres montent... Je pense que vous 
m’aurez porté bonheur. LA, 

« Elle me fit une révérence étudiée, ti 

«— Adieu, milady, reprit-elle; je suis l'hum- 
ble servante de Votre Seigneurie. 

« Mary Wood sortit. Je restai seule. 

« Pendant que le premier accablement m 
clouait immobile à la même place, j'entendis 
bruit sourd du côté où s'était dloiguée la servan 
saxonne. 

« Je restai longtemps avarit de me demand e 
d’où venait ce bruit, Ce fut seulement lorsq 
eut cessé que je m’orientai dans l'ombre pour et 
découvrir la cause. : 

« À la place de la porte par où J'étais entrée, ; 















« Le bruit que j'avais entendu provenait des - 
maçons qui avaient muré la porte, \ 
« C'était bien une tombe! Morris, Mori 


vous reverrai jamais! . . . . . . 


















«De longs jours se sont écoulés depuis ce jour 
terrible. Je suis seule, toujours seule! Je n’ai 
plus entendu la voix d’un homme. Je n’ai plus 
revu de créature humaine. 

« Ma tombe est vaste. J'ai un lit où me re- 
poser; j'ai du pain, de l'eau et du linge que je 
_ lave moi-méme. 

… «Je n’userai point, je l'espère, tous les vête- 
ments qu’on m'a laissés. 

… «Morris, me reconnaîtriez-vous? Je dois être 
changée! j'ai tant pleuré! Il y a des mois 
mes yeux n’ont pu voir mon visage dans un 
miroir, mais je puis tâter avec mes mains ma 
Joue amaigrie et suivre le dépérissement de mon 
pauvre corps décharné. 

. « Hâtez-vous, Morris, hâtez-vous, si vous 
voulez me retrouver en vie! 

. « La mort vient, et que je la bénirais, si vous 
étiez auprès de ma couche!.… 


y Loir que je respire, je ne le connais 
; ce n’est pas, je le sens, l'atmosphère amie 


. rapides, ce grand murmure enfin que j'ouïs une 


100 DEUXIÈME PARTIE. 












« Mon Dieu! que je voudrais percer ce 
de pierres et voir, ne füt-ce que pour un 
conde, les choses qui m’entourent! | 

« Plus je réfléchis, plus je crois que je suis à 


way, il se faisait partout autour de moi un bruit. 
sourd et continu. 

« Et ce bruit, je l’entends, Morris, je l’enten 
nuit et jour; la voix de l'immense cité monte 
monte sans cesse jusqu’à mon oreille. 

« Je ne puis me tromper; c’est bien ce fraca 
voilé, ces mille cris confondus et qui jamais’ 
se taisent; ce roulement lointain des voit 


seule fois et que je ne peux pas oublier. 


plainte ? 

« Chaque jour, j'en appelle à la comp 
des êtres qui vivent auprès de moi, et mon: 
tyre ne finit point. 

« Je garde mon linge blanc pour vous: éd 
Morris, car l'espoir me reste que vous lire 














| LES SAXONS, 401 
d écit dem ma peine, et c’est le dernier lien 


pour vous. seul; mais je ét le pain de ma 
nourriture Eine, je l’étends en plaques 
minces, et lorsque ces plaques sont séchées j'y 


… «Etj'avance mon bras par l'ouverture étroite, 


et jejette la tablette au dehors. 
 « Où tombe-t-elle? IL faut des hommes pour 
produire ce murmure incessant qui frappe mon 


Beaucoup parmi ces hommes doivent avoir 

entendu mon appel; point de er Oh! ce 
sont des Anglais ! 

… « Je suis bien jeune et j'aurais été bien heu- 

e ; mais Dieu met la résignation auprès de la 

souffrance , et je ne murmure plus. 

« Mes jours se passent à parcourir ma vaste 


; SR 
102 DEUXIÈME PARTIE. , 














et je suis forcée d’en jeter la plus grande 
au dehors. 


«“ Le matin, à midi et le soir, une petite tra 
située au centre de la voûte s'ouvre avec b 
ma nourriture descend dans un coffre qui 
monte aussitôt après , et la trappe se referr 

« À part cela, je ne vois rien , je n’en 
rien, si ce n’est ce murmure sourd , cette w 
des riches et des heureux pour qui la wie 
belle et qui voient le soleil , ce cri moqueur 
sort des poitrines libres et vient railler la pa 
prisonnière. 

« Au commencement , chaque fois que 
trappe s’ouvrait, je criais de toutes mes for 
demandant merci et pitié, 

« Ma voix se répercutait entre les voû 
sonores et produisait des sons étranges ; je 
demeurais moi-même effrayée. 

« Maintenant, je m'habitue à me taire; ma 
parfois encore, à ce moment où je suis 
qu'un être humain m’entend, ma bo 
s'ouvre malgré moi, et un cri s'échappe 
poitrine, 


grossie par l'écho, mais nul n’y répond. » 
« Nul n’y répondra jamais ! LE T 
« Je suis faible ; depuis quelques jours, : 





LES SAXONS. 105 















« C’est peut-être la mort qui vient. 
«Mourir ainsi , seule, abandonnée! 
S 5 je n’ai plus de larmes pour mon propre 


Quand je serai morte, d’ailleurs, je ne 
uffrirai plus , et j'irai auprès de Dieu, Morris, 
der votre place dans le ciel. » 


IRAN ANT Iles 16 à te! ds" 


’était une vaste chambre éclairée par un 
douteux et faux. En y entrant du dehors, 
on n’eût point pu mesurer tout d’abord sa forme 
et son étendue. 

Mais l'œil se fût habitué bien vite à eette 
é vague, et l’on eût aperçu de grandes mu- 
s noires, crevassées, humides, dont les 


ifix de pierre qui faisait face à la fente par où 
le jour. 


s de la meurtrière, une table se dressait 


trois pieds. À 





104 DEUXIÈME PARTIE. 


Devant la table, il y avait une jeune fen 
assise sur un billot. 














souffrance avait creusé cruellement ses grand 
yeux bleus aux suaves regards. LE 

Mais sur cette joue amaïigrie , sous ces pau- 
pières caves, et autour de cette bouche d'où le 
sang s'était retiré, il n’y avait nul signe d'a 
mertume.….. 


sée, et ne murmurait point. 

C'était une pauvre fleur qui se mourait, et 
qui, penchée sur sa tige, gardait de beaux par- 
fums et de douces couleurs. 

Elle était grande ; sa taille amaigrie n'avait 
point perdu toute sa grâce moelleuse ; En 
chose de chaste et de saint était dans son at 


tude. \ 
Sur son front, autour duquel tombait 


boucles épaisses une abondante chevelure brune, 
il y avait une sorte de douleur sereine, une 
tristesse calme et tout imprégnée de belles 
-signations. & 
Elle avait dü être séduisante autant que pe 
l'être une jeune fille, et, malgré les ravages 






















LES SAXONS. 105 


la souffrance, son ‘pâle visage avait encore un 
charme angélique. 

LU y avait bien longtemps que le sourire 
“n'était descendu sur cette bouche blémie, bien 
“longtemps que ces yeux attristés avaient perdu 
Jes vives étincelles que la joie met sous les longs 
cils des jeunes filles. Mais que ces prunelles 
avaient dû briller doucement naguère! et qu’ils 
devaient être beaux les sourires heureux de cet 
ange ! 

_ C'était un de ces êtres choisis qui appellent 
le dévouement et la tendresse ; on les aime 
sœurs, filles , fiancées ; il semblerait que la 
aine ne pût barrer jamais leur sentier, et que 
tout dût se taire sur leur passage, hormis la 
a de amour. , 

… Un être faible, malheureux , charmant, une 
uce créature devant qui la colère semblait 
ji et et dont un seul regard devait désar- 
mer la cruauté même. 

_ Pauvre Jessy !.… 

… Une cruauté implacable et lâche pesait cepen- 
dant sur elle. 

. Il s'était trouvé un bourreau pour la jeter 
vivante en cette froide tombe ! 

homme qui l'avait prise un jour par vio- 
u milieu de ses joies sereines ; un homme 
10 


[i 


106 DEUXIÈME PARTIE. 


















par qui elle souffrait tout ce qu’un être hun 
peut souffrir, et dont le nom trouvait place bi à 
souvent dans sa prière. fi 
Elle ne haïssait point. À son âme sainte et 
douce l'excès du malheur n’avait point pu ep 
prendre la vengeance. 
Devant elle , sur la table , il y avait de longues 
bandes de linge blanc ; sur ce linge elle écri- 
vait lentement et avec peine , à l’aide d’un petit 
pinceau formé de ses cheveux. 
Le jour tombait. 
Elle laissa une ligne inachevée et déposa son 
pinceau. 
Ses bras amaigrisse croisèrent sur sa poitrine. 
Un instant elle se reposa dans la rêveries sa 
tête penchée ramenait en avant les boucles mo- 
biles de ses longs cheveux. Ses yeux s’ouvraient 
à demi et se fixaient sur la ligne commencée où 
était le nom de Morris. " 
Elle demeura ainsi longtemps immobile. 
Puis deux larmes roulèrent le long de sa 
joue pâle. 
C'était à son insu. Elle était si bien habituée. 
aux larmes! 
Puis encore, quelque souvenir venant à tra 
vers son rêve, sa bouche se détendit en un suave 
sourire. EE, 2 VA 


LES SAXONS. 107 







omme les doux anges du ciel... 

son sourire, ses lèvres remuaient ; 
pure comme une caresse d'enfant, 
ura le nom de Morris. 










rar Por a84 
# LÉ Le sat PTE US EM aber. Fès 
" 
7 rs + rer ON » nid: 





VI 


Landlord, 










Le château de Montrath, que les gens du 
sappelaient plus volontiers le Château-Neuf, 
élevait à deux cents pas environ des ruines de 
mid. Ses cheminées étaient à peu près de 
eau avec la base des tours du vieux manoir, 
dernier occupait complétement le plateau 
qui forme le sommet du Ranach, et, à 
ir de ces dernières constructions, le terrain, 




















110 DEUXIÈME PARTIE. 


Le château de Montrath avait été bâti 
l’aïeul du lord actuel, Miles Fulton, baron 
Montrath. C'était un édifice tout anglais et di 
style de ces charmants manoirs modernes 
abondent dans presque tous les comtés de la ri 
che Angleterre. Seulement il y avait ici quelque. 
chose de plus gracieux, de moins convenu, 


reproduction trop exacte de ce plan unique au-. 
quel se sont tenus les architectes anglais depuis. 
cent cinquante ans. 1 

La position magnifique avait aidé l’art, Les 
fenêtres de Montrath voyaient d'un côté, à re- 
vers, le vaste et beau paysage aperçu de la ferme 
des Mamturcks ; de l’autre côté, la baie de Kil- 
kerran et les innombrables îles. 

Le parc s’étendait, à l’est et au midi, jusqu'au 
territoire de Connemara et à la mer; à l’ouest, 
les murs de l’enclos montaient la pointe du cap 
et allaient rejoindre les ruines de Diarmid. 

A l’heure où les gens de Molly-Maguire se hà 
taient vers le rendez-vous de la galerie du Géant; 
le maître de ce beau domaine , lord G« 


i-douzaine de personnages, qui, la 
rbée et le sourire aux lèvres, semblaïen 


" » é 4 
... dt cat 



















_ LES SAXONS. 111 


e encore aux compliments de bienvenue. 
0rd George était un homme de quarante ans, 
and, fort, et marqué au plus haut degré de ce 
iet britannique qui fait reconnaître les An- 
glais dans les cinq parties du monde. 

_ I éfait mis à la dernière mode de Londres, sous 
son mackintosh de voyage. Sa cravate blanche, 


au transparente laissait voir des chairs d’un 
e uniforme. 

- Les joues, le menton, le nez, le front, les 
oreilles , tout était rouge, non pas précisément 
ce rouge foncé que donne l'ivresse ou l’apo- 
ie menaçante, mais d’un beau rouge anglais, 


demi müre,. 

Les traits de lord George étaient assez beaux, 
s trop petits pour l'ampleur charnue de son 
isage. Le caractère leur manquait, et ils étaient 


cils blonds à reflets blanchâtres ne jetai 
vint d'ombre sur des yeux clairs et tra 


b 


D = 


= était du même âge que Sa Seigneurie 


112 DEUXIÈME PARTIE. 


parents comme s'ils eussent été de porce 

La taille était, comme le visage, bien p 
tionnée, mais lourde et molle. 

Il y avait d’ailleurs au milieu de cet exté 
épais une dose fort suffisante de distin 
fashionable. Nul ne pouvait s'y méprendre; 
nobleman perçait dans toute la personne 
Montrath. 













bles d'hier, qui conquirent leurs siéges au par- 
lement en vendant leur pays ; C'était un w 


de père en fils une immense fortune te 
riale. 

Ses revenus allaient à quarante mille lis 
sterling. IL était Broneémies de tout le p 


les versants fertiles des Mamturcks. L 
Les personnages appelés ce soir auprès de ui 
étaient ses agents d’affaires. 
Le premier en grade, l'intendant de milord’; 
avait nom Robert Crackenwell. 


ait vraiment fort bon air. Avec quelques 







_ LES SAXONS. 115 
rs de livres de revenu, cet intendant eût fait 
à Londres une excellente figure. 

_ Il avait vécu dans la grande ville. Il y avait 
mangé, comme il faut, le petit héritage pater- 


ge; qui l'avait fait son intendant. Après 
avoir jeté follement son argent par les fenêtres, 












es gens qui mouraient de faim. 

e la prodigalité à l'usure, il n’y a qu’un tout 
petit pas, et ces bons vivants qui ont dévoré 
une fortune savent mieux que personne assas- 
r pour quelques pence. 

. Crackenwellayait une tenue convenable, pres- 
que élégante ; on voyait qu'il n’avait pu perdre 
complétement ses habitudes de dandy, et son 
gilet était à la mode de l’année précédente. 

_ Parmi les autres agents, qui étaient tous Ir- 
Jlandais, trois ou quatre se tenaient timidement 
l'écart. On ne voyait que leurs grosses têtes 


114 DEUXIÈME PARTIE. 


c'étaient Dirck Mellyn , le successeur de | 
Neale sur les bords de la Moyne, et Noll! \ 
du Connemara. 

Ils portaient tous les deux le carrick fauve 
fermiers du Connaught. 

Dirck était un petit homme d’aspect vif et n- 
quiet, dont les traits pointus disparais 
presque sous la grande chevelure celtique. 
avait un air endormi et niaisement malicie: 
vous l’eussiez pris pour un maquignon # 
mand, ferré à neuf pour la foire prochaine: 

George Montrath était assis sur un divan et 
mettait ses deux pieds sur une bergère; la 
gue du voyage récent avait dessiné un cercle 
plus rouge autour de ses yeux transparents. 

Crackenwell avait une chaise ; les agents infé- 
rieurs se tenaient debout, et c'était à qui ne pé- 
nétrerait point trop avant dans le cercle lumi- 
neux qui entourait Sa Seigne : 



















un bâillement. Maitre Crackenwell , je vous 
d'apprendre à ces dignes gens les motifs 
m'ont fait les appeler auprès de moi. 

+ Milord, répliqua l’intendant avec une al 
fectation de respect sous laquelle perçait 
parfaite aisance , je serais coupable si j'avais 
tendu jusqu’à ce moment, après les lettres 


PA 
















LES SAXONS. 115 
antes de Votre Seigneurie. J'ai déjà parlé 


Montrath regarda tour à tour les deux fer- 
miers irlandais qui se tenaient en avant de leurs 


la de. Mais l’intendant ne l’exauça point ; il de- 
neura froid et muet. 

Les deux middlemen soutinrent vaillamment, 
chacun à sa manière, le regard du landlord. 
na Mellyn roula ses petits me brillants 4 et 


dans ses mains, en souriant tout doucement. 
Derrière eux il se fit un murmure timide. Les 
autres middlemen s'agitaient sur le tapis et 


… —S'il m'était permis de risquer un mot, mur- 
aura Noose avec un salut gauche, je dirais à Sa 
neurie que je ne suis pas fâché de me trou- 
face à face avee elle… outre l'honneur de lui 
enter mon respect... Les temps ne valent 
3 n'est-ce pas, Mellyn? 

— Oh! s’écria Dirck, depuis que le monde est 
monde, on ne vit jamais misère pareille. 


a 
# 


116 DEUXIÈME PARTIE. 
















que c’est le moment de demander à notr 
lord une petite diminution de redevance. 
Dirck Mellyn toussa et regarda tout au fond 
de son chapeau, pour ne pas voir l'effet de:ces 
paroles hardies. 
Les agents subalternes soupirèrent à lui 
et se firent petits dans l'ombre. 
Noll , au contraire, continua de fixer sur) r le 
lord ses prunelles ternes et niaises. 
L'intendant Crackenwell s’étudiait à a rép 
un sourire. À 
Lord George bäilla. 
— Combien êtes-vous de middlemen su 
domaine de Montrath ? demanda-t-il. 
— Huit, pour le compte de Votre Seign 
répondit Noll , depuis la mort du pauvre 


rée par les banquiers de Londres, je crois 
qu'il y a dessusune demi-douzaine d'agents p 


dit encore lord George. 
Dirck Mellyn fit un geste de surpris ; 
de contempler le fond de son petit chape: 

















_ LES SAXONS. 117 


ci, le bon garçon! mais Dirck Mellyn et les 
utres...et moi surtout, par mon salut! nous 
sommes plus pauvres que Job... une centaine 
errinées me ferait grand bien pour ma part. 
_—den’en demanderais ni plus ni moins, dit 
Mellyn avec un sourire inquiet. 

_ Les autres dirent : 

— Il ne nous en faudrait pas davantage! 
l'outesces bonnesgens, qui avaient le costume 
aire des fermiers d'Irlande, faisaient tout 
cement leur fortune en pressurant sans 
l'indigence de leurs voisins. Ils tenaient à 
une partie considérable du domaine de 
itrath, qu’ilssous-louaient, subdivisée en mi- 
Scopiques-tenances , à des centaines de mal- 


ps LA 
| cela consiste le métier de middleman ou 
sent. intermédiaire entre le seigneur et son 


acier plus d’un intermédiaire. Londres 
plusieurs agences qui prennent à bail 
0 La QUITTANCE DE MINUIT. 2, ii 


* 


Re. 





118 DEUXIÈME PARTIE. 












_des quantités de terres irlandaises et les foi 
- rer par des intendants domiciliés dans quelq 
grande ville des quatre provinces. Ces inten 
ont des sous-agents sur les lieux ; ceux-ci 801 
vis-à-vis des intendants, ce que les intenda 
sont à l'égard des banquiers, ce que les ba 
quiers sont pour les landlords. De sorte que 
misérable champ de pommes de terre, à 
suffisant pour nourrir le fermier qui le cultive, 
doit servir encore des bénéfices aux sous-agents, 
des bénéfices à l'intendant , des bénéfices aux 
banquiers et la rente principale du landlord. 


les entremetteurs s’engraissent ou sont asse 
nés : c’est la règle. 


point sonder vraiment cet abime de misère 
se puise l'or qui emplit incessamment ses ( 
fres… to | 

Montrath reçut d’un air mu la “ 
ration des middiemen. 


vous point quelque requête de genre à n 
dresser aussi? 


« 



















| LES SAXONS. 119 
e fortune! répétèrent les agents subal- 


une dans notre pauvre Connaught, en 
Je métier de middleman !.… 

ai mangé mes petites économies, ajouta 
-en adressant au lord un patelin sourire. 
D lbgtimpe que je n’ai plus d’éco- 
es! soupira Noose qui secoua sa grosse 


- Nous sommes pauvres, pauvres, pauvres! 
mirent les autres ; plus pauvres que des men- 
A: 


LE 0 releva sur eux son regard froid et 


— Vous êtes de bons garçons, dit-il, et je 
x faire quelque chose pour vous... J'étais 
nu avec l'intention de vous imposer à chacun 
le augmentation de trois cents livres. 

— Trois cents livres! s’écrièrent à la fois les 


Trois cents livres, répéta paisiblement 
George ; mais puisque les temps sont diffi- 
Dieu me garde d'augmenter vos embar- 
+ L'année prochaine je diminuerai vos fer- 





120 DEUXIÈME PARTIE. 
mages ; l’année d’après aussi, l’année su 
encore... s'1LR 












joie de ces ail. inbèpérées: gardaient pu 
le silence. ; 
Dirck Mellyn roulait ses petits yeux vif qu 
disparaissaient, se remontraient et: disparai 
saient encore sous l'ombrage de ses gros sourz 
cils, avec une rapidité prestigieuse. Le bon 
Noose semblait atterré ; il fixait sur le lord: 
regard plein de détresse et de défiance. Il écras 
sait, sans le savoir, sous son bras, le feutre fau 
de son chapeau rond, et ressemblait à un ho mn 








péril. t 

— Vous m’entendez bien , mes garçons, 
prit Montrath; je veux vous venir en aïd 
comme c’est mon devoir... Point d'augme 
tion !.…. une simple somme, une misère! que 
circonstances extrêmes me contraignent à e 
de vous. 

— Ah! Jésus! Jésus! balbutièrent les m 
heureux middlemen qui étaient tout pâles: 

— Trois cents livres chacun, poursuivit Mont- 
rath, pas un schelling de plus... et soyez 
que vous serez les mieux traités de vos confrères: 
_.— Mais, milord.. CET: 


un cd dette 













| LES SAXONS. 121 
Votre Seigneurie. 

vier Turner, qui n’est pas un bon ser- 
ame vous, payera six cents livres. 

*— Oh !'il le peut bien, dit Mellyn. 

: — Cela est le double! appuya Noll Noose. 

= Les autres, continua Montrath, seront trai- 


de rotation extraordinaire ; Noose écrasait 
eau et regardait ses pieds dans une atti- 


pérée. 


ge d’un ton tout paternel. 
quatre agents que leur modestie avait ré- 
u rôle de comparses se dirigèrent docile- 


cœur. Arrivé au seuil, Mellyn se retourna 
et it quelques pas vers l’intérieur de la chambre. 
- Votre Seigneurie, dit-il, Olivier Turner 
it bien payer sept cents livres, voyez- 


11. 


122 DEUXIÈME PARTIE. 












— Je le mets à huit cents. 14 
Les middlemen saluèrent respectueuse: 
se retirèrent à demi consolés. > 


En définitive, c’étaient leurs pauvres fer 
qui devaient «payer cet impôt extrao 


rath donnassent la bienvenue à 1e 
seigneur. | 

Ils n'avaient même pas essayé de discuter, 
parce qu'ils savaient parfaitement que toute 
eussion était inutile. A quoi bon parler 
misère des paysans et de l'accroissement de 
mine que cette exaction nouvelle 7 
dans les misérables cabanes ? 

Ils allaient être obligés d’élever les il 
d'autant et de chasser sans pitié les fermi 
l’année qui ne pourraient pas solder cette re 
exagérée. 

Des familles nues allaient descendre da 
bogs, sans pain et sans asile. 

Mais milord avait besoin d'argent. 

George Montrath et Robert Gas res- 
tèrent seuls. 

Le lord quitta le centre du sofa et nil 
à l’une de ses extrémités, invitant du geste 
kenwell à s'asseoir. au. 

Crackenwell s’assit sans se faire prier, e 


LES SAXONS. 125 




















La pitié ne s'adressait point aux middlemen. 
— Cela pourra durer quelques années en- 
core, dit-il, répondant à sa propre pensée ; mais 
; L fils de Vos Seigneuries , milords, n'auront 
_ point d’héritage en Irlande. 

… —.Nos fils aviseront, dit Montrath. Eh bien ! 
Robert, vous avez toujours eu un grain de philo- 
hie !… laissons cela, je vous prie, ami, et par- 
Jons de choses plus sérieuses. Vit-elle encore? 
 — Je le crois, répondit Crackenwell, 

… Un peu de päleur était venue au front de lord 
feorge; sa physionomie épaisse et matérielle 
laissa percer un mouvement de joie. 

Il prit son mouchoir pour essuyer ses tem- 
pes, où il y avait des gouttes de sueur. 

. Crackenwell, renversé sur le dos de l’otto- 
ne, avait les yeux au plafond, et gardait l’ap- 
e ace du calme le plus complet. 


un homme dont les habitudes poussaient le 
gène jusqu’à la brutalité. 


x 





124 DEUXIÈME PARTIE. 





















me fait plus de plaisir que je ne puis vous d 
Il fallait | bien qg' ‘eme mariasse, après tou 


fort que moi... ss me syhikelt al 
nuit terrible ar -.;:" passée le soir où vou 
taquâtes ce rustre de Mac-Diarmid dans le 
de Richmond. : 
— Ce fut un méchant coup, dit froide 
Crackenwell ; Nue RE ne m'y rep 


fait ce qu’on peut. 
— Grâce à Dieu, dit Montrath , vous 
quâtes le rustre ! ! 
— C'est-à-dire que Percy Mortimer, qu 
tait alors que capitaine, se trouva là par la 
du diable... Celui-là est un fàcheux qu 
heurté plus d’une fois sur mon chemin. Si 
lui, milord, vous auriez une sotte affaire W 
moins sur les bras. (> pi 
— Et un poids de plus sur la consei 
murmura Montrath. “ 
. Crackenwell le regarda en face. 





LES SAXONS. 195 















serupules de Votre Seigneurie, répon- 
nt un peu tardifs, mais assurément bien 
….. Moi je retirai de cette affaire un 
épée qui me traversa le bras... c’est 
venir qui m'empêchera de l'oublier ja- 


couragement. 
— Milord, je les devine à peu près... De tou- 


r de vous donner là-dessus mon humble 
mais Votre Seigneurie a eru tout conci- 


ent dans les tragédies de Drury-Lane... 
noyen laisse en repos votre conscience ti- 
; tout doit être pour le mieux. 

rouge monta au visage de Montrath et ses 
ils se froncèrent, mais il ue vite ce 
en de cOurroux. 





M ! 


126 DEUXIÈME PARTIE. + 


— Tuerlentement, murmura Crackenwell, ou 
tuer d’un seul coup, c'est toujours tuer, milord 

Montrath mordit sa grosse lèvre et sa gita 
les coussins. 

Crackenwell croisa ses jambes et sex 
plus en plus à l'aise. 














métier n’est pas des plus agréchlen dira 

— Ne gagnez-vous pas suflisamment 
manda Montrath. | 

— On ne gagne jamais suffisamment lo 
qu’on à passé la quarantaine et qu’on à L 
tention de jouir encore de la vie... Mais 
s'agit pas de cela; mes revenus sont honr 
je m’en contenterais à la rigueur, si je ne vo 
pas toujours au-dessus de ma tête une épée st 
pendue porn fil... C’est renouvelé de D 
clès, et ce n’en est pas plus gai. Milord, j'a 
fantaisie de revoir Londres, et de laisser. 
plus brave l'honneur de vous représenter dans 
le Connaught. f 

— Nous causerons de cela, Robin. 

— J'aimerais en causer tout de suite. 

— C'est que mes affaires sont dans un état !. 

— Vous savez bien , interrompit l’inten 
qu’un millier de livres par mois suffit amplem 
à mon train de vivre. "0 











LES SAXONS. 127 
rath essaya de sourire. 


faites un joyeux compagnon, Robin, 
1; voyons , La sérieusement, 


. 


s'agit-il ? 
L ] suis ruiné ; Se dit Montrath d’une 


- Je vous l'avais prédit, milord. 
Assurément, Robin ; mais c’est un conseil 


urire était autour de ses lèvres. 
— C'est une femme de tête que cette Mary 


Rirsion mieux que moi. Hier pauvre ser- 
; elle est aujourd’hui riche comme une 
. Ah! ah! milord! ce dévouement-là 


# 




























128 DEUXIÈME PARTIE. 


ment. Le rouge de son visage était moi 
arrivait à une sorte de päleur. ci 
— Oui, oui, murmura-t-il , cela mi ] 


insatiable ! Et si ce n’était que de l'or! 

des craintes incessantes !.…. Je ne vis plus, 

bin ! cette créature s'attache à mes pas « 

une vivante menace. Je la vois partou 

théâtre, au pare , à l’église !.… On se de 

à Londres d’où elle sort, et quelle fortu 

| suffire à son luxe insensé... Elle api 
appartement magnifique dans Portland: 
vis-à-vis de ma propre maison. Elle a 
vaux hors de prix, des diamants , des't 
écrasantes , et chaque fois que je sors , | 
sa figure , stupéfiée par l'ivresse , se balane 
les coussins de son splendide équipage... « 
— Elle s’enivre toujours ?.… dit Crackenw 

à voix basse; ce serait un moyen... y 
Montrath "A regarda en face et l’inter 
d’un œil avide. yyt 
Crackenwell jouait avec les franges 





17" 


| LES SAXONS. 129 



















menaces impitoyables !.…. Ce qu’elle 
, il le lui faut à l'instant même, et 
que soit la somme, sinon elle entre en 
et veut tout révéler à lady Montrath !… 

C'est le défaut de la cuirasse, murmura 
enwell ; le gin ne lui ôte pas tout son bon 
, à ce qu’il paraît. Moi je n'y mettrais pas 
ant de raffinement , et j'irais tout bonnement 
u coroner, en cas de discussion avec Votre Sei- 


— Le.cas échéant, répliqua Crackenwell ; 
uillez bien me comprendre, ceci est une pure 


Seigneurie ne me mettra jamais en posi- 
e l’accuser d’assassinat ou seulement de 
mie. 


ns 
Quant à cette Mary Wood , reprit paisi- 
lement Crackenwell, ses prétentions me sem- 
it exorbitantes ; si elle prend tout, il ne 
rien pour moi ; je m’y oppose. Elle est 
Du 

sais-je? répondit Montrath avec la fa- 
désespoir ; elle me suit partout comme 
ords de ma faute. Je l'ai vue en France, 
12 


| 


LH] 





150 DEUXIÈME PARTIE. k 


où j'avais conduit lady Montrath.. Je 
trouvée en Italie. Elle découvre ma tra 
une infernale adresse... Qui sait si elle n 
pas demain à Galway?.. 














Crackenwell qui avait lu ses auto Si 
vient, je ne serai pas fâché de la voir. 
somme, elle et moi nous sommes deux’ 
sances alliées. 

— Vous vous mettriez done avec elle & 
moi ? dit Montrath NS NE 


ce qu’on pourrait dire, c’est du la doll 
pas absolument impossible. 
Montrath tourna le dos et se prit à pare 
la chambre à grands pas. | 
Crackenwell gardait son attitude impass 
Il suivait lord George d’un regard indif 
et occupait son loisir à effiler les frang 


l’ottomane. 


fenêtre pour donner à sa poitrine rs ess 
frais de la nuit. | d 

Le feu du cap Ranach brülait à deux ent 
pas de lui, au sommet de la montagne, et 
tait ses lueurs sombres sur les grandes to 





















LES SAXONS. 151 


vue fit diversion à l'abattement du lord. 
Qu'est-ce-à? demanda-t-il en se rejetant 
ent à l’intérieur de la chambre. 


— Ch, répliqua-t-il enfin , c’est un signal 
qui m'appelle à Londres et m'avertit que les af- 
de Votre Seigneurie sont dangereuses. à 
nier par le temps qui court... 

— Je ne vous comprends pas, Robin, dit 


Les balles vont vite, murmura l’intendant, 
and ces diables de Molly-Maguires s’assem- 
; on n’est jamais sûr de coucher dans son 
lendemain. 

Ce serait un signal des ribbonmen ?.… bal- 
Montrath. 

ckenwell fit un signe de tête affirmatif. 
près du château !. 

Voilà déjà trois ou din fois que je vois 
eu , répondit Crackenwell. Je pense bien 
s sont quelque part dans les grottes de la 
. Milord, veuillez «yous retirer ; je 
dent de fermer la fenêtre. les coquins 
















132 DEUXIÈME PARTIE. 


future s'ils allaient choisir gi cible Votre $ 
gneurie ? 

Crackenwell referma la croisée et 
prendre sa place sur l’ottomane. 

L’agitation de Montrath était revenue 
forte , et il se promenait à pas précipités 
laissant échapper de confuses paroles. #1." 
| — Encore un danger! murmurait-il. Des 
| naces partout... partout... partout! ‘x 

Il vint se mettre devant Crackenwell eb 
ses bras sur sa poitrine. 
| — Les Mac-Diarmid ne savent rien ? dit-il. ke 
L'intendant haussa les épaules. [ 

— Je n'ai jamais songé à m’informer de e 
répondit-il ; c'est une affaire entre eux et. 
milord. 

— C’est que je me souviens de ces hu 
qui se dressèrent un matin, menaçants ; devan 
mon réveil. 11 y a autour de moi un cercle fatal 

. Robin... je n’en sortirai pas. 
— C'est mon avis, milord , Mere Vas Len 
dant froidement. 
Montrath le regarda avec colère. 
— Dieu me damne ! s’écria-t-il tandis 
sang montait violgmment à son visage , j 
riche et je suis puissant. Prenez garde, 
Crackenwell !… j'écraserai quelque jo 
L t 










_ LES SAXONS. ” 135 














_ Crackenwell ne bougea pas. 

_ Montrath, au lieu de frapper, laissa retom- 
ber ses bras le long de ses flancs; son front se 
courba sous la conscience de sa détresse. 

_— Robin, dit-il d’un ton suppliant, nous 
ns été amis autrefois. ayez pitié d’un vieux 
pagnon… Cette femme, à qui j'ai fait tant 
mal, serait moins impitoyable que vous. elle 
ardonnerait ! Vous savez où elle est ; dites- 
moi sa retraite. 

Crackenwell cessa de jouer avec les franges de 
l'ottomane, et regarda le lord d’un air étonné. 

- — Ne savez-vous point où Mary Wood l’a con- 
duite ? demanda-t-il. 


1 bien! milord, je n’en sais pas plus 
12. 


er | 


|: Het ‘he à 


Ph ln 


SE 


ae 7 







154 : DEUXIÈME PARTIE. 
long que vous. Elle est en France, 


Londres !… 


PPT CT ES OS 0 0 


VII 


Le réveil. 





Morris Mac-Diarmid avait jeté la mante rouge 
€ Molly pour reprendre le carrick du fermier 





156 DEUXIÈME PARTIE, 


montagnes qui bordent toute cette part 
rivages du Connaught. 

Il avait serré son carrick autour de sa 
et son chapeau , qu’il tenait à la main , 1 
au vent les boucles gracieuses de ses longs | 
veux noirs. 

C'était un fier jeune homme. Tout en # 
force, intelligence et beauté. 

Bien des pensées accompagnaient ce matin sa 
course solitaire. Ses yeux distraits ne voyaient 
point l’agreste magnificence du paysage. 

L'esprit du jeune maitre était ailleurs. Ils 
geait à sa tâche ardue; il 'songeait à Prl 
que la liberté ferait si opulente et si belle 
venir passait devant ses yeux, l'avenir et 
le passé. 

Une jeunesse riante et insoucieuse, un 
amour tout plein de pures joies, une dot 
vierge au visage d'ange. tif 

Il voyait Jessy O’Brien, la pauvre js Sa 


_ fiancée. 


Hélas! ef son sourire se glaçait. Son: 
touchait pieusement la terre humide , et de 
bouche tombaient les paroles latines de la | 
pour les trépassés… 4 

Dans le pays des Saxons, une pauvre ! 


avec une croix de pierre , voilà tout ce 





d « 
_ LES SAXONS, l 137 















t de l’ange aimé, de la douce jeune fille 
qui la vie avait eu tant de promesses heu- 


orris avait le cœur serré. Quoi qu'il püût 
; la pensée de la morte se dressait au fond 
a conscience. Il restait sept jeunes hommes 
s le toit de Mac-Diarmid. S'ils étaient 
ensemble pour Londres, peut-être 
rd Geo Ne int osé... | 
Mais Pirlande ! Y'Irlande! Morris était à un 
poste désigné, un par le doigt même de 
Dieu. Quitter ce poste , c’eût été faiblir, c'eût été 
presque trahir ! 
à Oh! comme son âme dépouillait en ce mo- 
son manteau de froideur sévère! comme 


avec lui-même; son cœur n'avait plus à 
pter ses battements. Hé 
ord George , le lâche et le cruel! La main dis. 
Morris se crispait autour de son dur shil- 


Ce bois vaut mieux que du fer ; il brise les 
, et malheur à lord George s'il se fût 
Ivé là, dans le chemin !.… 

utres idées venaient. Morris savait que 





e- Ne 
158 DEUXIÈME PARTIE. Ê 
Jessy était morte, mais il ignorait tout ler 
sa longue souffrance , ses derniers vœux , ( 
qu’elle avait dit en expirant. ‘tai 
Il voulait savoir. ê 
Parmi les gens de lord George, il y ava 
Irlandais du Connaught dont l'enfance 
s'était passée sur les Mamturcks , non loi 
demeure de Mac-Diarmid. Ÿ 
Cet homme avait suivi son maitre.Sans 
il était au château de Mo 
mettait de le voir, d’iñtérroger , d’apprent 
afin de pouvoir conv er aux heures de 
tude avec ces souvenirs si douloureux, m 
chers. k . 

à Le jour était tout à fait clair lorsque , laiss 
derrière lui Ynveran, puis Turbach, il an 
en vue de Galway. 

La vieille cité s’étendait silencieuse et: pe 
endormie au fond de sa large baie. Lo 
Morris y entra, tout sommeillait encore, etm 

FE, + ne sonnait sur le pavé des rues désertes. 
_ Morris franchit le Claddagh dont les noir! 
masures restaient closes. Il passa sous les 

railles carrées du Lynch's-Castle , masse im 





















comme un vieux livre de blason. 
Donnor-street, le bruyant , le joyeux Don 





ë 





















LES SAXONS. 159 
e dormait comme tout le reste de la ville, 
L'hôtel du Roi Malcolm était aussi noir et aussi 
& que ce palais démantelé qui lui faisait face , 
’où le Brûleur avait lancé au major anglais la 
ible promesse de minuit. 
l'autre bout de la rue, le Grand Libérateur 
itspas plus matinal que le Roi Malcolm. 
ne me journée qui allait commen- 
une journée de labeur et de lutte pour 
Saunder Flipp et pour O’Neil, une journée re- 
utable pour les filles de taverne et bien heu- 


Chaque pavé de la rue allait devenir un 
siège, et la chaîne des hôtes d'O’Neil allait re- 
e dans le ruisseau le cordon des convives 


Jésus! que de coups de poing! que de 
oups de langue ! que de coups de wiskey ! et 
que de coups de shillelah ! 

 Ifallait prendre du repos avant la bataille. 
James Sullivan, le saint devant le Seigneur, et 





b 


L 


140 DEUXIÈME PARTIE. 









2 C 
les speeches électoraux qu’ils devaient prononcer 
avant le poll, et prenaient une dernière 
de boxe , afin de pouvoir se Hp 
il faut sur les hustings. 

Hourra pour James Sullivan ! 

William Derry pour toujours !... 

Morris Mac-Diarmid traversait d’un p 
les rues désertes. Il franchit le vieux 


dans un quartier obscur où les maisons penck 
semblaient menacer ruine de toutes parts.” 


s’'embrasser à travers la voie. A part qu 
différence d'architecture , on se serait eru 


du Fleet. 
Là aussi les maisons se rejoignent pa 


gris que laissent voir les toitures rapproc 
il y a comme une charpente vermoulue, 
Des grappes de haillons de toutes les coule 
pendaient aux poutres qui servaient de 
aux pauvres familles du voisinage. 


xd 


is <Ÿ: 8 













CE ceux-ci, int encore : c'était 
e une longue tenture de pantalons troués, 
: jupons en lambeaux et de bribes à mille 

ges dont l'usage ne se pouvait point de- 
lout cela descendait, humide , et se balan- 
lentement au vent froid du matin, qui se 
eait d’un fade parfum de misère. 

Pour passer, il fallait écarter de la main ces 
ues lourdes et roïidies qui retombaient à hau- 
d'homme. 


de sans nom , épais , visqueux , immobile, 
s deux côtés du ruisseau il y avait une ma- 


ilieu d’un pâté de maisons qui les cache. 
eux piliers de pierre soutiennent le portail , 
les vastes battants doublés de fer s'ouvrent 


15 


x LES SAXONS. 141 


out de cette rue et enfonce ses logis confus 


LES . Morris hésita un instant. Il souleva Ps nou- 


142 DEUXIÈME PARTIE. 













trouver à ses captifs un asile plus tres rl 

Mais , au delà du portail , étonnement 
Ce sont de vastes granges ajoutées lestun 
aux autres , de grands préaux, des caves s 
cieuses. 


Il y aurait où mettre là tous les Molly-l 


salles de bois ne se gâtent point faute d’hs 
tants. j 


frappa doucement. vif 

La voix grosse et rauque d’un dogue répon ( 

à cet appel par des aboïements furieux ; ma 

-_ l’intérieur personne ne bougea. (LE. 


veau le marteau , puis il le reposa sans bruit 
son plastron de fer, comme s’il n’eût pois 
frapper une seconde fois. EUX 

— Allan se fâcherait ! murmura-t-il ; ilale 


ns, Mis : sil 




















LES SAXONS. 145 
ri du portail gisaient deux roches 


attendit. 
- y avait trois jours qu’il ne s'était couché 
_ entre les draps de son lit, mais ses yeux n’a- 
ent point sommeil. Trop de pensées s’agitaient 
_et se choquaient dans son cerveau. 

. Il s’appuya contreles piliers de pierre et donna 
_son esprit à la méditation. 
… Sa tête se penchait sur sa poitrine. L’abon- 
 dante richesse de ses longs cheveux voilait pres- 
eson front. Son shillelah, arme redoutable 
ns la main d’un Irlandais , reposait en travers 
* ses genoux. 
J1 était six heures du matin. Quelques bruits 
_arrivaient déjà des rues lointaines, et, dans di- 
_werses directions, les semelles de bois commen- 


çaient à sonner contre le dur pavé. 


_ dissait sans cesse. Quelques fenêtres s'ouvraient ; 
_ quelques portes du rez-de-chaussée s’entre-bäil- 
Jaïent et montraient le vêtement de nuit des 
_ ménagères. 

* Puis la rue elle-même s’anima ; quelques pas- 
 sants cherchèrent leur route le long de l'étroite 
aussée ; des êtres demi-nus sortirent des mai- 





144 DEUXIÈME PARTIE, 


qui le paletot gris des bons jours. 

On se parait pour la fête; on s’habillait 
pleine rue comme aux jours de l'âge d'or. C 
que Jlambeau trouvait son maitre, et cé 
chose étrange assurément que de voir ce che 
fangeux changé en boudoir pour la toilette de la. 
misère. d 2 

Mais qui donc songeait à la misère ce jour 















chaudes et pour le Repeal! 
Hourra ! hourra! L'Irlande pour toujours! 
Pauvre peuple d’enfants! Ces gens avaient 
douze heures de joie devant eux. Douze heures 
n'est-ce pas un siècle ? 
Morris, perdu dans sa méditation, ne voy 
rien de tout cela. S'il l'avait vu, son corn e 
aurait saigné. ET 
Mais il n'avait pas besoin de ce triste sp 
cle, et son âme avait tout ce qu’elle pouvait s 
porter de douleur. 
Son visage demi-voilé sous ses cheveux di: 
l'amertume de sa réverie. | 
Quand un pauvre homme passait pe “ 












[ _ LES SAXONS. 145 
le chapeau ‘troué du pauvre homme se sou- 
respectueusement. 
’est le bon Morris, pensait-il, le roi des 
aillants gars du Galway... Il vient visiter son 
vieux père... Que Dieu le bénisse ! 
— Que Dieu le bénisse ! répétaient ceux qui 
enaient ensuite, lui et Mills Mac-Diarmid, le 
saint vieillard ! 


us les appétits, des aliments solides. Toutes 
dents, si longues qu’elles fussent, et si infa- 


15. 


E 2 


ke 


146 DEUXIÈME PARTIE. ‘1e 


encore ! Cette bombance est le plus Gr d 
institutions politiques ! de, 
0 peuple de héros! Celtes vaillants ! gue 
qui dansiez avant la bataille et dont la har! 
barde a redit les exploits durant tant de siè 
O demi-dieux ! voici dans la boue des pomm 
de terre et de l'alcool, vautrez-vous !.. e 
Mais qu’ils tremblent, ceux dont la maïn vous 
plongea peu à peu jusqu’en ce profond abim 
d’ignominie ! C’est en sursaut que les peuplé 
s'éveillent ; et quand a sonné l'heure fatale, 
faibles d'hier se jouent avec la massue des 
géants !.… 
Il y avait autour du séchoir des dispute. © 
ves, et plus d’une poignée de cheveux 
dans le ruisseau durant la toilette commu 
C'était une manière de pillage : chacun sé 














= Dorothée, sorcière maudite! voilà. 
jupes que vous mettez l’une sur l’autre... 


d’un pantalon? 

Bob était d'autant plus coupable qu'il n'avai 
qu’une jambe. Quant à Dorothée, énorme 
diante, sèche et noire, qui passait la nuit 
vendredi au sabbat chaque semaine, elle : 
les cordons d’un quatrième jupon par-dess 




























| nes saxons. 147 
autres et regarda la cohue déguenillée d’un 


ue bribe de Pater. 

rothée s’appuya sur son long bâton et re- 
ta la rue ; d’autres l'imitèrent. Peu à peu 
 clameurs s’étouffèrent. La toilette était ter- 
e. I ne restait plus de haillons aux poutres 
sversales. 

a rue se fit déserte. Seulement, de temps à 
e, un spectre nu sortait de quelque porte 
ét accourait vers le séchoir. Il cherchait 
haillons confiés la veille aux poutres dépouil- 
Il s'était levé trop tard. 

Jus rien! Le fantôme tournait autour du 
échoir comme un loup affamé autour de la 
bergerie close, puis il s’enfuyait en hurlant un 
blasphème. 

Pendant cela, les heureux couraient vers le 
Claddagh, vers Donnorsstreet et ces autres quar- 
tiers favorisés où s'ouvraient des buvettes poli- 


ent d'accord et de bienveillance. Les public- 
_houses catholiques déversaient le trop-plein de 
s hôtes sur les cabarets protestants. 





148 DEUXIÈME PARTIE. 


parole malencontreuse vint mettre au ve 
shillelahs. « 
Alors c’était une autre fête. 4 RSR 
Oh! les crânes fêlés ! les poitrines sangla 
les mâchoires broyées! Jésus, Jésus ! hour 
hourra ! le joyeux jour !.…  'a0i 
Le silence était autour de la prison. 
Au bout de quelques minutes, on entend 
bruit de pas à l’intérieur, et Morris, sor 
enfin de sa réverie, souleva de nouveau le lo 
marteau st la porte. +1 









PAT HER Le 
— Oui, maître Allan, répliqua une autre 
douce et conciliante ; vous avez raison; m 
Allan. et Dieu sait, maitre Allan, quen 
aurons du nouveau avant ce soir. '1b4 
Les lourdes barres de bois glissèrent dan: 
leurs rainures ; l'énorme clef grinça bruy 
ment ; la porte s’ouvrit. ET 
Derrière la porte se tenait un homme deqt 


farouches, un vrai geôlier ; un geôlier comm 
en faut dans les drames, et comme dev 






















. LES SAXONS. 149 


s les geôliers, si ces fonctionnaires 
nt choisis avec le soin convenable. 


urt, gras, rebondi, souriant , luisant, 
e, qui semblait placé là tout exprès pour 
ressortir le terrible physique de maitre 
n Grewil, le geôlier en chef de la prison de 
ay. 

mme rond et luisant était un simple 
efs. Il avait nom Nicholas Adams; il 
bon, simple de cœur, sobre, chaste, et 
ne en tout de l'emploi éminent que l'estime. 

mune lui avait confié. 

mémoire de guichetier, maître Nicholas 
jamais contredit maître Allan. Grâce à 
vivaient en bonne intelligence, et maître 
qui était un excellent homme, malgré son 
Barbe-Bleue, lui rendait la vie douce et 
laissait engraisser à son aise. 

— Dieu me pardonne! dit le geôlier en chef 
en apercevant le nouveau venu, Cest encore : 











150 DEUXIÈME PARTIE. 


Maitre Allan repoussa d’un coup de pied jus- 
qu’au fond de sa niche un énorme dogue qui 
hurlait. ' 

— La paix! Neptunus, fils de loup! s'écria-tile 

— La paix! Neptunus, mon ami ! répétale 
bon porte-clefs. 

— Puis-je voir mon père? demanda Morris: 

— Du diable! Mac-Diarmid, répliqua maitre 
Allan ; il y a loin d'ici aux Mamturcks : à quelle 
heure vous levez-vous donc, mon fils? 

— Oui, murmura Nicholas en souriant ;"à 
quelle heure? 

Le geôlier en chef et le porte-clefs avaient'tous 
les deux de larges cocardes orange à leurs bon- 
nets ; le gros homme portait en outre un nœud 
de la même couleur dont les larges bouffettes 
s'épanouissaient en croix sur sa poitrine dodue: 

— Le jeune homme vient de loin, dit-il en. 
regardant son chef d’un air timide. Je erois que 
je puis le conduire vers son père. 

— Et qui vous fait croire cela, Nicholas? de= 
manda le geôlier qui fronça son terrible sourcils 

Les belles couleurs du gros homme tombèrent: 
Il baïssa son front chauve et se mit à jouer avec 
ses clefs comme un enfant pris en faute. se 

— Oh! maître Allan..., murmura:t-il. 






















pu - LES SAXONS. : 151 
les épaules, qui vous dit que vous ayez eu 
de le croire? 

fraîches couleurs reparurent aussitôt avec 
"ux sourire sur la joue brillante du digne 


Je savais bien, murmura-t-il. Vous avez 
n, maître Allan... Neptunus, la paix! je 
prie... Venez, Mac-Diarmid, mon garçon, 
vais vous ouvrir la porte. 

icholas Adams fit jouer ses grosses et courtes 
mbes, Morris le suivit en saluant le geôlier. 
elui-ei redressa sa taille maigre, et répondit au 
salut du jeune homme par un regard réellement 
utable. 

. Puis il alluma sa pipe et se prit à fumer d’un 
air effrayant. 

Le bon Nicholas roulait le long des murailles 

bois des salles communes. Tout cela était 
de pauvres diables vêtus de lambeaux 
iouïs. Le digne porte-clefs avait pour tous des 
urires ;on eût dit un bon et gros apôtre chargé 
lement de réjouir ces affligés. 
h passant, il distribuait des paroles placides, 
bonjours et des poignées de main. Il ouvrait 
ême parfois, pour les privilégiés, sa vaste ta- 
pleine jusqu’au bord de ce puissant tabac 
ais si cher aux cockneys de Londres. 


n" 





Î 


ES À ee NS a eo 


152 DEUXTÈME PARTIE. 


Le vieux Mills Mac-Diarmid avait été con- 
fondu bien longtemps avec les malfaiteurs des 
salles communes ; mais on avait vendu une vache 
ce printemps à la ferme du Mamturck, et'une 
petite rétribution, payée toutes les semaïnesrau 
farouche geôlier Allan, procurait au, vieillard 
une cellule particulière. 

C'était une chambre étroite et assez longue, 
donnant sur un préau rond où croissaient quel= 
ques arbres rabougris. 

Mills avait ainsi un peu de verdure pour ré* 
jouir son regard, et l'air qu'il respirait était 
pur. 

Les murailles de sa cellule, nues et formées 
de poutres mal équarries, avaient pour ornement 
une image enluminée de saint Patrick etun 
petit portrait d'O’Connell. 

Allan, le geôlier, était par position un tory de 
première force, mais il se vantait volontiers 
d’être cousin d’O’Connell au cinquante-troisième 
degré. La voix du sang se faisait entendre en lui 
et l’empéchait de proscrire l'image du grand 
Libérateur. 

Au moment où la grosse clef de maître Nicho- 
las ouvrit la porte de la cellule, le vieillard; à 
genoux devant saint Patrick, faisait sa prière du 
matin. ' 

® : D 


À A 





LES SAXONS. 155 
















- - Dieu vous bénisse ! 

vieillard n’interrompit point sa prière. Il 
it à genoux, le dos tourné à la porte; on ne 
voyait que son dos, dont pa commençait à 


n D. pour tout meuble dans la cellule 
on couchette grossière et un escabeau de bois. 


ils, une sorte de grandeur digne était autour 
ï. C'était le patriarche saint, le père res- 
Yhomme juste dont la longue carrière 
vait honnête et sans tache. 

is suis debout auprès de la porte 


andant à Dieu le pardon de ses fautes; puis 
signa et baisa la croix d’étain de son cha- 
n Dhs 


| ee un noble et vénérable visage. Il y avait 
» ce grand front, dépouillé de cheveux à son 


e serein de l'âme chrétienne. I] y avait 


| QUITTANCE DE MINUIT, 2. 14 à 


e E ! 





154 DEUXIÈME PARTIE. 


unefierté douce, une résignation facile etcomme 
un reflet de cette gaieté vaillante;, si belle chez 
l’homme qui souffre. + | 

Mills n’avait rien perdu quant au luxe, rien 
perdu quant au confortable de la vie, car leluxe 
et le confortable étaient inconnus à la fermedu 
Mamturck. Le lit dur de sa prison ressemblait à 
la dure couche de la ferme, Mills n’était point 
comme ces heureux du monde qui, précipités 
tout à coup, tombent des hauteurs de la richesse 
sur la terre froide d’un cachot. 

I n'avait fait que changer de demeuré;"il 


avait quitté quatre murailles nues pour une res 


traite semblable, et le vide austère de sa cellule 
ne lui donnait rien à regretter. 

Mais il avait vécu soixante anssur’ la grande 
montagne; il fallait à ses poumons l'air libreet 
pur, à sa vue l'horizon vaste, à son cœur les 
aspects connus du lieu paternel. 

Il avait perdu autant que le riche. 

Tout lui manquait : le cher toit où était mort 
son père, les bestiaux aimés, la famille assem- 
blée autour de la table pour le repas du "soir, 
les vieux amis rencontrés sur le chemin, les 
longues causeries à la louange d’O'Connell;là 
fatigue des champs, la messe à l’église rustique 
de Knockderry, le sermon du pauvre curé ca 


v 






















_ LES SAXONS. 155 


lique, et, le soir des dimanches, la lutte brave 
re les forts pareons de la montagne. 


li érr$ ce DR cher qui remplaçait pour lui 
tous ve autres. biens, lui manque. Et il souffre, 


. On l'a ceusait de meurtre et d'incendie, lui qui, 
de puis vingt ans, était entre les lacs et la mer 
VTapôtre de la paix! On l’accusait de faire partie 
des associations secrètes, lui dont la-longue vie 
tait passée au grand jour, lui qui vénérait 
niel O’Coanell comme un oracle, lui qui met 
sa force et sa vieille influence à combattre 
es associations ! 
On lui avait jeté au visage ce nom de ribbon- 
man, qu'il regardait comme le plus cruel 
utrages ; on avait vu en lui l’un des suppôts 
Molly-Maguire, cet être fantastique et destruc- 
qui était à ses yeux le fléau de l'Irlande, et 
eût voulu tuer de sa propre main. 
ait là sa peine, son supplice. 
; comme toute âme pure, il gardait con- 
&.en la justice des hommes et attendait avec 


vif Te Hé #1 Hé 


156 27 DEUXIÈME PARTIE. 


impatience l'heure du jugement où son 
cence éclaterait, reconnue. { | di 


sereine. 
— Bonjour, mon fils Morris , ati; so 
r bienvenu... Dieu vous bénira, mes enfants, car 
vous n'oubliez point votre père. 













traits, si calmes d'ordinaire, il y avait une» 
émotion. Ses yeux, où se reflétait son co 
disaient sa pitié tendre et son pére ux 
amour. | 
— Mac-Diarmid, répondit-il, vos fils ne 
aimeront jamais assez, vous qui fütes leu 
et qui serez leur orgueil jusqu’au jour où le 
de nos pères s’éteindra dans l'oubli. ‘400 
Mills sourit avec tristesse. Il attira Morris ur 
son sein et le serra entre ses bras. 
Je suis un pauvre vieillard, murmura: 
El Dieu ne m'a point donné la re qu'il ë 
pour servir son pays. + 
Sans quitter la main de Morris, il se dirigea 
vers l'intérieur de la cellule. Il s'assit sur 





EN 





F9 . 





LES SAXONS. 157 



















Il leur manque le bon air des campagnes, la nid 
“etle soleil ; mais ils vivent. 

L 2 Vous, au moins, père, dit Morris, vous 
n'êtes pas cloué comme eux à ce sol de capti- 
 wité... Bientôt vous serez libre. 

. — Dieu est juste, mon fils Morris, répliqua le 
vieillard gravement ; j'espère en lui. 

Ilse fit un court silence après lequel Mills 
Mac-Diarmid poursuivit : 

*— Et la ferme, enfant? Parlez-moi de tous 

ceux que j'aime... Excepté le pauvre Natty, que 
n'ai pas vu depuis bien longtemps, je vous 
recois chacun à votre tour, mais je ne vous vois 
us ensemble comme autrefois, tous réunis, 
tous amis autour du repas de famille. Ah ! c’'é- 
‘tait un bon temps, mon fils! 
Le vieillard hocha lentement sa tête blanche. 
18 croyait Natty malade à la ferme du Mam- 
ck. On lui avait caché sa mort pour ne point 
gmenter les sombres ennuis de sa prison. 


svenues de Londres. Il croyait Jessy O’Brien, 
le chérie, heureuse et habituée à son sort 


14. 





158 DEUXIÈME PARTIE. 















— Tout va bien à la ferme, répondit M 
qui se contraignit à sourire. Natty va ent 
convalescence. Notre cher Jermyh devient ur 
homme fort, et les dernières nouvelles de 
sont bonnes. j 

Le vieillard joignit ses mains ridées et leva ses 
yeux au ciel. ‘ 

— Dieu est bon ! murmura-t-il, Il y a encore 
du bonheur sous le toit de Mac-Diarmid!.. 
Qu'importe qu'un pauvre vieillard souffre Join 
de la maison de son père?... Ce sont qu 
jours mauvais à passer, puis nous serons 
réunis encore, heureux d’être ensemble € 
nous aimer... Il ne manquera personne aut 
de la grande table; Natty sera debout, et mi 
Jessy chère tonte sa place auprès de moi 

Morris écoutait, pâle et immobile. Il av 
main sur son cœur. Deux larmes, qui vou 


pière.… 


vi se 
\ rasé gts 10 FUN 
alufr PT: HIT AN | 
‘ Pa tt 
aa 

nine ‘ h 
LR 
VIII 


Le patriarche, 









L'avait espoir et foi. 

rès l'épreuve; il apercevait des jours meil- 

s: l'union, la paix, les belles joies de la 

ris, lui, comptait les vides laissés dans les 
aimés ; il songeait à Natty son frère, à 

y sa fiancée ; il songeait au péril de mort qui 
_sans cesse les fils de Diarmid, et ces 


* 


ä 


AR," 





qui pouvait savoir combien d'êtres chers X 


160 DEUXIÈME PARTIE. 

paroles d’espoir qui tombaient de la bou 

son père lui attristaient le cœur. d à 
Encore quelques jours passés dans la p: 
















 Mac-Diarmid, délivré, retrouverait autour de la 
table de famille ? 
Morris baissait la tête et ne yo point 
sa peine; le vieillard avait si grand besoin d 
pérer ! 
Quand ce dernier eut demandé des nouvi 


Ellen, son œil s’anima tout à coup et sa figure 
prit une era de curiosité vive. 


Morris? dit. 
— Rien, mon père, répondit Morris; j'étai 
venu vous parler d'autre chose. à 
Le front du vieillard s’assombrit. 


je vous le dise... vous ne vous occupez poil 
assez des affaires de l'Irlande! Jésus! Sam es 
venu me voir hier, et c’est à peine s’il savait 


point de cocarde. Où est la vôtre, Morris? 
Le regard du vieux Mills parcourut le je 
homme des pieds à la tête, cherchant quelqu 





LES SAXONS. 161 


















+ Morris rougit et ne releva point sa paupière. 
C'était surtout } pour Mil’s Mac-Diarmid que la 


“poitrine où s rétalait une large bot: verte. 

_— Larvoilà s'écria-t-il, voilà l’image de la pa- 
tie! Je la porte entre les murailles de ma pri- 
son ; je la porterai, s’il le faut, sur les planches 
un gibet!.…. L’Irlande! enfants, le Repeal et 


cette voie! Point de paresse! point de 
e! le repos est une lächeté. 

+ — Mon père, dit Morris à voix basse, j'étais 

venu pour vous entretenir d’un autre sujet. 

— Et de quoi voulez-vous parler aujourd’hui, 

Mac-Diarmid? s’écria le vicillard impétueuse- 

nent. C’est aujourd’hui le jour de la grande ba- 

taille !.. Robert Peel et O’Connell sont en pré- 

sence, l’orangisme et le Repeal, la tyrannie 

nfâme et la sainte cause de la liberté! 

— La liberté! répéta Morris, dont la voix 

ritun accent d’amertume. 

Mais il n’acheva point sa pensée. 

— Un autre sujet! reprit le vieillard qui s’a- 

imait de plus en plus ; quand le gläive est tiré, 

ad le plus grand des Irlandais, notre provi- 








162 DEUXIÈME PARTIE. 
dence à tous, Daniel O’Connell, est peu 
aux portes de la ville. car il a promis de 
et il viendra, le digne chrétien! Oh! que: 
drais le voir ! que je voudrais entendre : 
role, et toucher sa main qui conduit VIr 
et baiser le bas de ses vêtements! 

Le sang de Mills montait ä son visage: 
yeux étaient humides , son front rayonnai 
cet enthousiasme sans bornes qu ‘inspire à 
repealer| la pensée du Libérateur. Û 

— Sullivan ! poursuivit le vieillard ; S 
misérable sangsue grossie par notre sang 
t-il bien accepter les chances du poll dans 
ville du Connaught? Il est riche, il aura 
voix... Mais le bon William Derry en aura 
vantage. Ah ! que ne suis-je sur la place « 
way ! O'Connell et Derry pour toujou 
Derry triomphera, n'est-ce pas, Mac-Die 

— On le croit, répondit Morris. 

— Vous ne dites même pas: On lespè 
répliqua le vieux Mills avec amertume. Morris; 
vous n’avez pas le cœur d’un Irlandais ! - ° 

— Que Dieu vous protége, père! prononçs 
Morris, dont la voix tremblait ; je n’ai plus rie 
à aimer que l'Irlande. 

.— Alors, longue vie à O’Connell, enfant! pl 
O’Connell est le salut de l'Irlande, 





























. LES SAXONS. 165 
- Longue vie à Q'Connell! répéta machina- 


is il ajouta, en pressant son cœur d’un 
e passionné : 

— Et que Dieu sauve l'Irlande! 

… Mills leva sur lui son regard attentif. Il y eut 


” r unis fois tre déitrenté. Et pourtant 
votre captivité se prolonge... la tristesse est 

ans votre maison. Vous souffrez et vos fils 
ent... Au nom de tous mes frères, je viens 
vous demander une fois encore de vous laisser 
Ver par nos mains. 

Les sourcils blanchis du vieillard s'étaient 
approchés et son œil sombre regardait la terre. 
le Depuis mon absence, murmura-t-il, mes 
fils ont eu le temps d'oublier à m’obéir.… je leur 
is défendu d'ouvrir la bouche à ce sujet. 
us que vaut l’ordre d’un vicillard au temps 
où nous sommes ?.. 

— Père! oh! pet dit Morris avec une sou- 
n émue , nous vous aimons et nous vous 
ons... Ayez pitié de nous! 

Jai pitié, répliqua le vieillard d’un ton 
à L” 


4 




























164 DEUXIÈME PARTIE. 


sévère; mais taisez-vous, mon fils Morris, ou la 
pitié va se changer en mépris. Ne le savez- 
vous pas? l'Irlande est engagée dans une guerre 
légale. Tout Irlandais qui résiste à la loi estun 
traître. Non, non! je ne veux pas que le nom 
du vieux Mil’ssoitun drapeau pour larévolte!… 
Je ne veux pas que les garçons des Mamturcks et 
du Connemara descendent armés sur: Galway 
pour donner aux dragons maudits le droit de 
verser le sang catholique !.… Ils sont venus déjà, 
vous le savez. Quand je fus traîné en prison; 
tout le pays entre les lacs et la mer se soulevasss 
C'était la plus grande douleur qui püût-afiliger 
ma captivité... Oh! Morris, mon fils, je ne veux 
pas !.… A quoi bon d’ailleurs désormais: 
eut de la justice approche... Aujourd'hui 
même, le magistrat va venir dans ma prison 
pour me faire subir un dernier interrogatoire: 
Il n’y a contre moi ni preuves ni témoins : ily 
a pour moi mon innocence. Fuir serait, non= 
seulement lâcheté, mais folie, puisque la victoire 
est sûre et qu’un peu de patience amènera l'in- 
stant du triomphe! ' 

— S'il en était ainsi, répliqua Morris tristes 
ment, mes frères ne m’eussent point envoyé 
vers vous, et je n'aurais point accepté la mr 
de combattre otre volonté respectée... 


LA 


= À 





Tr 


+ 
















*LES SAXONS. 165 
t un jury pr nt, l'innocence est-elle 
“un bouclier pour k catholique ? 
_ — Il faut des preuves. 
— Or a fait des preuves. 
— 11 faut des témoins. 
| — On crée des témoins. 
à — Jai passé devant deux jurys, et, pour 
honneur de l'Irlande , pas un seul témoignage 


-mon père! et durant les mois d’inter- 
e, on a cherché, cherché si bien qu’on a 
é des hommes pour attester votre prétendu 


ieux Mills interrogea son fils d’un regard 
nt. 
Étes-vous bien sûr de cela, Morris? de- 


fsuivoix était ferme et grave. 
— J'en suis sûr, répliqua Morris, dont l’ac- 


. J'ai secouru du mieux que j'ai pu la 
de nos frères souffrants… qui se 
; vendus aux Saxons et qui x oigner 








166 DEUXIÈME PARTIE. 


contre moi étaient bien malheureux sans doute. 
Mon fils, prions Dieu de leur pardonner ! 

Mills se mit à genoux au pied de son lit. Les 
mains jointes, les yeux äu ciel, il récita dévote- 
ment sa miséricordiewse"oraison. 

Il y avait dans le regard de Morris une admi- 
ration attendrie. R x 

— Mac-Diarmid, dit-il quand le vieillard se 
releva, ne montrez pas à vos fils cette noblewt 
belle âme, si vous voulez que vos fils vous lais- 
sent mourir... Mac-Diarmid, mon bon père, 2 
pitié de nous! 

Mills l'attira sur sa poitrine et le baisa ” 
front comme un enfant. 

Il se prit à sourire doucement. 

= Vous êtes de bons fils, murmura:t-il$"et 
vous m’aimez bien! Dieu m'avait donné une 
vieillesse heureuse. que sa volonté soit faite! 

Les yeux de Morris se remplirent de larmes: 

Mills passa sa main ridée dans les beaux che, 
veux noirs du jeune homme et le contempla dlun 
air caressant. 

Autour de sa lèvre errait un mélancolique 
sourire où il y avait de l’orgueil. 

— Ce sont de nobles garçons que les fils de 
Diarmid ! dit-il ; huit cœurs forts dans des pois 
trines de fonds: Morris , vous êtes parmi ‘eux le 































LES. SAXONS. 167 


plus beau etle plus vaillant. Vous étiez l’orgueil- 
Jeux amour de votre mère, qui est au cieb, et 
votre vieux père a senti souvent au fond de son 
âme trop de fierté mondaine quand il vous voyait 
si bon et si brave... Dieu vous a donné, mon 
fils cher, tout ce qui élève un homme au-dessus 
des autres hommes... Oh! je vous le demande, 
rendez à la patrie tout ce que vous a donné 
Dieu! Soyez dévoué, soyez infatigable !... Al- 
lez et conduisez vos frères sur la route qui mène 
auvsalut de l'Irlande! Vous serez huit intrépides 
soldats dans l’armée du Libérateur, ét, quand 
viendra l'heure de la délivrance, Mac-Diarmid 
n'aura point failli d'apporter sa pierre au grand 
- édifice de la liberté irlandaise... Morris, me pro- 
mettez-vous de m'obéir ? 

» Les yeux du jeune homme se baissèrent. 

= — Je promets de vivre, murmura-t-il d’une 
voix émue, je promets de mourir pour l'Irlande! 
Son noble front rougit de pudeur, tandis qu’il 
 prononçait ces paroles ; car au fond de cette pro- 
messe sincère il y avait une tromperie. 

… Pour Mills, l'Irlande c'était O’Connell, et Mor- 
ris ne voulait point servir O’Connell. Mais il ne 
vint point à l'esprit du vieillard qu’un enfant 
élevé sous son toit pût chercher ailleurs que dans 
 O’Connell et le Repeal le salut de LJrlande. 


re 


Le 





“ 


168. DEUXIÈME PARTIE. 


Il prit la main de Morris et la serra en 
siennes. pda 01 A 
— Merci, enfant, dit-il, vos frères va 
ment et ont confiance en vous... Ils suiyr 
voie que vous leur montrerez.… je vais n mo 
tranquille. NS 





















Cette conclusion attendue lui brisa à 
connaissait son père; il savait que, sous € 
vivacité dont l’âge n'avait pu glacer tou 
juvéniles ardeurs, le vieillard gardait ‘+ 
de volonté ne L 


paroles. 

— La session ne s'ouvre que demain, 
Mills avec une sorte de gaieté. J'aurai le: 
d'apprendre la défaite de ce coquin de Su 
et le triomphe de notre cher Derry, que 
bénisse! Je n'aurais pas aimé à mourir av 
savoir cela... Ce misérable Sullivan ! ce cher bon 
garçon de Derry !... Et si Daniel O'Conn 
encore à Galway avant la sentence, il vi 
sans doute donner une poignée de main 
vieux compagnon. Jésus ! le digne cœur ! Jl 
sûr qu'il consentirait à me défendre deva 
jury, mais il faut lui laisser tout son tem 
l'Irlande. , 12 ÿr8 




















LES SAXONS. 169 
Mon père, mon père chéri, interrompit 
s que ces paroles navraient, je vous en 
songez à vos fils qui vous aiment. 


= — Vousmerendrez triste, Mac-Diarmid, dit- 

n ton résolu, mais vous n’y gagnerez rien. 
e est tracée. Il n’est pas en mon pouvoir 

ever l’échafaud qui se dresse au bout, 

— Écoutez ! reprit Morris, vous êtes chrétien, 

et Dieu défend de se tuer. Rester ici, c’est appe- 

la mort, c’est mourir volontairement... c’est 


it le doute et la frayeur. Durant soixante 
religion avait été son guide et son aide. 
À l'heure de mourir il craignit d’offenser Dieu. 
œil de Morris suivait avec un ardent intérêt 
rie des pensées qui se reflétaient sur les traits 


Un instant l’espoir rentra dans son âme ; 
lills avait baissé la tête, et ses yeux timides 
disaient l'hésitation de sa conscience. 

s bientôt son front se redressa, austère et 


h. ment, et cachez vos larmes... Un protesta 
ji. = doit point voir Mac-Diarmid pleurer, 
"” 


470 DEUXIÈME PARTIE. 
— Mon fils Morris, dit-il avec sévér 
avez essayé de me tromper ; je vous pa 
mais.je vous défends de prononcer une pa 
de plus sur ce sujet. été 
Morris tomba sur ses genoux; un Lou 
chira sa poitrine. # 
— Mac-Diarmid, mon père bien 
til, nerepoussez pas ma prière ! au nomde Die 
laissez vos fils vous sauver! 
— Non! répondit le vieillard. 
Morris l’entoura de ses bras en pleurant. Cette 
âme forte s’amollissait en ce moment comme 
l’âme d’une femme. | 
Il n’avait plus de parole; il se trainait en 
missant sur la terre humide de la cellule: 
Le vieux Mills, repoussant par un effor 
roïque l'émotion qui le gagnait, demeura 
apparence calme et froid. 
Une clef grinça dans la grosse serrure 
porte. 1 
Morris tressaillitiinme si l'heure mortelle 
eût sonné. ré 
Le vieillard se redriés de toute l'imp os 
hauteur de sa taille. d 
— Relevez-vous, enfant! dit-il impérit 




































_ LES SAXONS, : 171 


s’ouvrit. Sur le-seuil apparut d’abord 
nde et fraiche figure du bon Nicholas Adams ; 
derrière, le visage bronzé, rébarbatif, 
, de maître Allan Grewil, le geôlier en 


nons, dit l'excellent porte-clefs ; nous venons 

venir Mills Mac-Diarmid… 

+ — Taïsez-vous ! interrompit Allan d’une voix 
erneuse. 

Nicholas se tourna vers lui et lui adressa son 

plus tendre sourire. 


rouche geôlier, hors d'ici! Leurs Honneurs 
vous attendent dans la salle des interrogatoires. 
— Je suis prêt, répliqua le vieillard. 

» — Je suivrai mon père, dit Morris. 

Le geôlier gratta son front sauvage et fit une 
ayante grimace ; on eût dit qu’il allait dévo- 
er le père et le fils. 


— Maître Allan a raison, voulut interrompre 
Je conciliant porte-clefs. D" 
Mais cela ne lui réussit point. 

_— Taisez-vous, cervelle d'âne! mugit le ge- 
roulant ses yeux comme un diable. Pré- 


172 DEUXIÈME PARTIE. 

















tendez-vous connaître la loi mieux q 
— Oh! maitre pres 


| d'ici! Le juge Mac-Foote vous attend 

| salle, maître Mills. et du diable si Son 

neur aime à attendre, quand il n’a pas un 

bol de toddy pour passer le temps! 

Le redoutable geôlier reprit haleine, etN 

las Adams eut le temps de lui dire tout au lon 

— Vous avez raison, maître Allan... su 

foi, vous avez raison ! dd 

Le geôlier lui jeta un regard de tigre. 

— Taisez-vous! grinça-t-il pour la il in 

fois; passez devant, Mills Mac-Diarmid.… 

Morris, mon garçon, vous serez là comm 

dirait un conseil, un attorney, quelque ch 

Vous me plaisez, mon bijou, et j'espère bien 

quelque jour vous avoir sous ma clef... à 

bon Nicholas se frotta les mains d' in air 

eux. 1088 
— Oh! maître Allan! ditil. 

| Les sourcils farouches de ce dernierse 

be dirent comme s’il allait avoir un accès de gai 


3 .4 





















_ LES SAXONS. 175 
ut l'affair d'une seconde ; tous ses poils 
barbe, sourcils, cheveux, remuêrent aux 


eux Mills franchit la porte de sa cellule, 
jé sur le bras de Morris. L'honnète Nicholas 


, le poing sur la hanche, le bonnet de tra- 
et menaçant le vide de son regard fou- 


Cet homme terrible était bavard. 
Ça vaudra quelque chose, grommela:t-il en 
rant son pas lourd. Je suis bien aise que le 


formes !.… 11 y aura le tribunal, l'accusé, l’avo- 
“at et le publie, ma foi!… une vicille dame 
habillée de soie et uné jolie miss que j'appelle- 
mistress Grewil de tout mon cœur, à l’oc- 
ca g on. L Dé 
Les Mac-Diarmid allaient en silence dans les 
ongs corridors de la prison. 
bon porte-clefs Nicholas était trop loin de 
atron pour saisir le sens de ses paroles, 


LA 


Ls 





174 DEUXIÈME PARTIE. 


murait de confiance : Kb 
— Maitre Allan, vous avez raison. 
La salle des interrogatoires était (située : 

delà les chambres communes, tout au 

Ja prison. eu 
Lorsque Mac-Diarmid etson fils y arr | 



















Daws, esquire, sous-intendant de la policer 
tropolitaine de Londres. 
Cet honorable gentleman n'avait rien 
de son air d'importance. Sa longue et, 
figure projetait son menton aigu jusque s sl 
poitrine; il avait, dans toute la rigueux 
terme, la tenue théâtralement austère d’un pus 
ritain de la vieille roche. si 
Un petit vieillard nommé Gilbert 
tenait la plume au bas de l'estrade, prêt 
plir son office de greflier. 7. 
En entrant, on ne voyait que ces ti 
. sonnages ; mais un regard plus attentif 
couvert dans un angle obscur de la salle 


’ 


a ddl 


* 
| LES SAXONS. 4% 
en toilettes élégantes, assises sur des fau- 
uils apportés tout exprès. ” 
C'étaient mistress Fenella Daws et sa jolie 
miss Francès Roberts. : 















nettait vraiment quelque intérêt. 
La figure effrayante de maitre Allan lui causa 
frémissement de plaisir; c'était bien là le ged- 
modèle qu’elle s'était figuré si souvent en 
it des pages frémissantes d'Anne Radcliff ou 
s Maria Porter. Cette bouche grimaçante 
plaisait au degré suprême; elle n’eût pas 
onné pour une guinée ce regard sanglant ; cette 
e hérissée la ravissait en extase. 
’ÿ eut pas jusqu’au bon Nicholas Adams 
lui semblât un type fort convenable. 
‘était à peu près certaine, ou ses souvenirs 
nt cruellement trompée, d'avoir vu un 


IR 


176 DEUXIÈME PARTIE. 


Un gros homme rose et souriant, cachant. 

: Ÿ 4 

une apparence débonnaire une méchanceté de 
léopard. SJee 
— Il faut venir dans le sauvage Connaught, 
murmura-t-elle en se tournant à demi vers sa 
nièce, pour trouver cette couleur! Voyez, 
miss Francès, y a-t-il un geôlier comme cela à 
Newgate?.. Trouverait-on un porte-clefs com- 
parable à celui-ci dans toutes les prisons de Lon- 
dres ? \ ie 
Elle tira précipitamment de sa poche un vas! 
portefeuille sur le vélin duquel sa main sèche + 
pointue griffonna quelques phrases à la hâte, 












elle, je fixe ma pensée... Je ne veux rien ou- 
blier, afin de raconter à nos amis de Fleet-s 
nos aventures d'Irlande, avec tous leurs ve ails 


visage de la jeune Anglaise avait gardé so! 
pression froide et un peu sévère. rh 

Maintenant il y-avait sur ses joues, su 
front, sur son beau cou, si blancs d’ordin 
une épaisse rougeur; son sein battait sous. 
toffe chastement croisée de sa robe, 

Elle regardait Morris, et son âme était 
ses yeux. \ot 11} 


IX 









Fenella Daws. Que d’observations elle 

t faire dans ce court espace de temps! Que 

ensées fines et profondes elle allait jeter sur 

er! Que de pages ajoutées aux pages pré- 

s de son volumineux carnet ! 

femme romanesque s'était levée avec 

dont elle avait vu les doigts roses en x 
les portes de l'Orient. 4 








 … 


178 DEUXIÈME PARTIE. 


Heureux habitants de Fleet-street, du Strand, 
de Ludgate et de Cornhill, cette activité mati- 
nale était pour vous; c'était pour réjouir vos 
routs bourgeois, pour éblouir vos bals d’arrière- 
magasin, que l’ingénieuse Fenella taillait saplume 
et mettait en arrêt sa poétique pénétration. 

Qui done nous a dit que la gloire est une chose 
vaine? La gloire des poëtes, des rois et des hé- 
ros, d'accord ; mais la gloire entre voisins, la cé" 
lébrité de porte à porte, la renommée qui flam= 
boie à l'odeur fade du thé, quoi de plus réelet 
de plus beau? Que ces lauriers s'acquièrent à 
l’aide de la guitare, du piano ou de la harpe; à 
l'aide des speeches du dessert ou des pièces de, 
vers domestiques , à l'aide de la polka oudun. 
voyage en France, leurs parfums enivrent à 
sûr et pareillement. 

Si l'on est homme, on passe lion d'em 
dans les salons de la petite finance ; si lon est 
femme, on prend le grade vénéré à bas-bleu. 

Et tous les fronts humbles se courbent, et tous 
les esprits vulgaires s’inclinent subjugués: 

Mistress Fenella Daws n'avait jamais yu a 
France; son gazouillement britannique, aigu, 
chantant et tirant du gosier des notes inconce- 
vables, n'avait jamais fait la joie du gamin de 
Paris, sur nos boulevards; mais elle étaiten 














































: _ + LES SAXONS. 179 


“elle était au sein du lointain Connaught. 
quelle de ses amies dans Cornhill, Cheapside, 
même dans le Strand, qui confine à des quar- 
‘s plus fashionables, pouvait lui faire concur- 
nce à cet égard ? 

On va aux Antilles, au Cap , aux Indes, en 
Chine, mais on ne va pas en Irlande. 

4 position de mistress Daws avait positive- 


ouvert le Connaught. 

à elle d’user largement du privilége des 
urs. Elle avait le droit de tout dire; per- 
e pourrait contrôler ses assertions, et la 
en flagrant délit de mensonge. 

l'avait fallu rien moins que cette perspec- 
ante pour porter la compagne de Joshua 
esquire, l’une des femmes les plus délicates 
es plus élégantes de Poultry, à entreprendre 
angereux voyage ; mais son esprit pénétrant 
Jui avait montré la récompense au bout du 
ur. Elleavait fait faireun portefeuille énorme. 
avait mis dans un coin de sa malle plusieurs 
teilles d’eau contre les rides, cosmétique 
sant dont elle usait, hélas ! depuis longtemps 
ain. Elle avait échangé avec ses amies ten- 
e déchirants adieux ; puis, faisant appel à 


- 





















180 DEUXIÈME PARTIE. 


tout son courage , elle avait bravé les 
du canal Saint-George. 


yeux souvent assez laids, mais qui ne voie 
point. 
Il y a comme une lentille absurde et fan 


mans ! 
La nature est pour elles un plagiat, 


qui les ont charmées. 

Mistress Daws avait trouvé la mer pr 
les grandes vagues ne lui avaient poir 
suffisamment à à rome 


elle s'était indignée de trouver sur son ch 
des êtres gardant à peu près la forme hum: 
elle eût voulu des orangs-outangs, ou tout 
moins des Caraïbes peints en rouge et s'entre- 
tuant avec des arêtes de poisson. " 
N'était-ce pas odieux? Il y avait de } 
lacs, de vertes campagnes et des monts dont 


LES SAXONS. 181 















stress Fenella Daws ferma ses yeux sans 
couleur et se monta la tête. 

. Quand elle releva les cils blondâtres de sa pau- 
pière, tout avait changé d’aspect. Dieu ! que ces 
ames chevelus lui donnaient de doux frémis- 
ents!.. Que ces femmes à mantes rouges 
it bien l'air. des prétresses de la divinité 
e! Quel feu diabolique dans les yeux 


asses forêts de bog-pines, qui s’éten- 
ame un tapis fauve à perte de vue! 

it là, l'Irlande révée ! Fenella recon- 
anim et miss os elle s'étonnait 


Er se couvrait ; elle faisait des 
As pour trois ou quatre saisons succes- 


Une fois à Galway, tandis que Joshua Daws 
accomplissait l'objet de son voyage , Fenella, 
; suivie de Francès , assouvissait sa passion pour 
l'art et visitait les merveilles des côtes, occiden- 
es de l'Irlande. 

e avait tout vu, hommes et choses. Elle 
it appris le nom irlandais du bâton, et le nom 
e de la pipe; le lilliburo était transcrit sur 

: 16. 





” 

















182 DEUXIÈME PARTIE. 


son carnet, qui contenait en outre plusieurs li- 
thographies à deux sous représentant les divers 
sites du pays. 

Hélas! elle était bien forcée de confier à ce 
cher portefeuille toutesses impressions de voyage! 
Miss Francès n’était point faite en vérité pour la 
comprendre ; il y avait entre elles un abime: 

Mistress Daws avait dû se l'avouer, iln'yaÿait 
pas au fond du cœur vulgaire de eette jeune fille 
une seule parcelle d’ineffable poésie. ! 

Francès, le croirait-on ? n’avait rien lu de Ma 
ria Regina Roche, rien lu de miss Porter rien 
lu des dix ou douze poëtes nuageux qui fi 
les délices de sa tante! i 

Elle voyait tout avec sa droite raison 
mettait à juger les hommes un esprit fin 
cat, mais ferme. Elle parlait simplement, 
mais un hémistiche vaporeux ne s’égarait dans. 
sa phrase. Se pouvait-il bien que Fenella eût 
une nièce pareille ? 

Et cet être sans poésie avait dix-huit ans ; un 
visage charmant, des cheveux d'ange, des yeux 
doux comme un beau ciel ! 

Destin aveugle ! pourquoi toutes ces choses 
n’étaient-elles point à Fenella Daws, qui en eüt 
fait un si adorable usage ? 

Il fallait se taire auprès de cette petite fille 
























LES SAXONS. 185 


sentait comme tout le monde et ne savait 
point donner de tours ravissants à sa pensée. 
Quand parfois Francès s'animait à la vue des 
merveilleuses beautés jetées à profusion par la 


ught, quand ses yeux bleus révaient, quand 
on front intelligent s’inspirait et semblait s’élar- 
sous l’or ruisselant de sa chevelure, Fenella 
ait un peu ; elle prenait la parole, et afin 
chauffer cet enthousiasme naissant , elle dé- 
ait quelques pages apprises. 

Zhose étrange! au premier mot, Francès re- 
nait froide; ses grands yeux se baissaient ; 


enella haussait ses épaules acérées, poignar- 
sa nièce d’un regard de mépris, et ramenait 
sa prunelle incolore vers ces sites magnifiques 
qu’elle se forçait à admirer. 

Ah! si Francès n’eüt point été la fille de feu 
sir Edmund Roberts, knight, membre du parle- 
ment et l'honneur de la famille Daws; si Fran- 
| cès n'avait point été élevée à la maison d’éduca- 


| 184 DEUXIÈME PARTIE. 


L. seulement consenti à supporter sa comp: 
| Mais miss Roberts avait de si belles co 
sances! et il était si agréable de placer le n 

de l'honorable sir Edmund de temps en temps 

dans l'entretien !.… di 

Parfois, grâce à miss Roberts, des équipages 

armoriés s’arrétaient dans Poultry devant la 

porte modeste de J oshua Daws ; des baronnes, 










*cai une compensation grande et qui ie ait 
supporter bien des choses. 
Quant aux mœurs K pays, Fenella les 


duite à site grande fête qui ouvre la saison d'ét 
entre les lacs et la mer. EL 

Elle avait vu la Saint-Patrick. $ 

Des danses, des luttes, des devins, des son 
res, des mendiants innombrables, des coups 
shillelah et même des coups de couteau, 
une des tentatives de meurtre dirigées con 
major Percy Mortimer avait eu lieu pen F 
» fête. 







_ LES SAXONS. 185 


ajor avait produit sur elle l'effet d’un hé- 
roman. C'était la figure principale qui 
ait jusqu'alors au drame de son voyage. 
lle se mit à penser au major. Elle lui donna 
sénéreusement toutes les qualités romanesques 
des beaux guerriers qui foisonnaient dans sa mé- 
moire. 

_ Aucun de ses romanciers favoris n'avait ja- 
rien créé d'aussi parfait. 

















te, et la pauvre Francès fut obligée de subir 
tirades inouïes sur la puissance irrésistible 


rai dire, Francès écoutait moins que ja- 
Elle aussi avait rapporté des Mamturcks un 
ijet de réverie, et bien souvent, soit qu’elle füt 


q ave, et rs le visage fier s’animait tout 

a fond des souvenirs de Francès. 

7 Un regard orgueilleux et doux à la fois, un 

nt | puissant, une parole éclatante et rapide 
ne la foudre. 

e savait son nom ; car tandis que mille bras 

















186 DEUXIÈME PARTIE, 


l'attaquaient, des bouches sans nombre eriaient : ù 
Morris! Morris Mac-Diarmid ! - 

Francès ne croyait point aux choses de l'a 
mour. La folie de sa tante avait fait sur elle l'ef- 
fet d’un préservatif énergique, et tout ce qui 
sentait le roman, le fantastique, la fausse poésie, 
la repoussait à coup sûr. 

L’habitude avait mis une teinte de gravité 
trop sévère parmi sa douce beauté, et son cœur 
était, comme son visage, doux et austère. 

Ce cœur n'avait jamais battu au nom d'un 
homme. On se croit bien vite à l’abri de l'amour’ 
dès que l'amour tarde à frapper. Francès pensait 
sincèrement qu’il en était de cela comme de tout 
ce dont parlait sa tante, et reléguait l'amour, 
dans le domaine des chimères. s! 

Elle ne se demanda point pourquoi elle rêvait 
davantage, et plus longtemps, et plus ee 
elle ne se demanda point pourquoi cette à 
restait obstinément gravée au fond de son 
et pourquoi sa bouche murmurait involontaire» 
ment ce nom si récemment appris. 1 

Elle aima sans savoir, et quand , pour la pre 
mière fois, elle se dit que peut-être elle aimait; 
ce fut pour affermir en sa révolte sa conscience 
incrédule et pour se moquer de son propre cœur 

Mais qu'importe la manière dont la passion 


n 





_ LES SAXONS. 187 

















e dans une âme? Que font ces di 


an 
Quelle page pour le carnet de Fenella Daws !.. 
Cette poétique femme n'avait plus guère à 
voir en Irlande qu'un drame judiciaire et la 


| Or le drame et la comédie s’annonçaient pour 
le Dne jour. Il fallait le loisir. C’était d’après 


Fenella, comme toutes les femmes qui rem- 
nt de leurs pensées écrites de vastes porte- 
es, avait des prétentions au sceptre conjugal. 
tère Joshua Daws n’eût pas mieux demandé 
d’être le maître; mais Fenella, impérieuse 
& qu’une jolie femme, avait miné petit à 
volonté de son mari. Le sous-intendant 
ce, après une défense qui n’était pas sans % 
avait fini par céder, de guerre lasse , et 
t à sa femme tout en gardant ses dehors 
portance et de sévère supériorité. 

elle Jui avait dit la veille que son caprice 


| ä 


#: il 
188 DEUXIÈME PARTIE. 

Ceci était contre toutes les règles ; pourt 
sous-intendant de police répondit affir 
ment, comme toujours. jrs 

Le juge Mac-Foote, bien qu’il eût compost 
Traité des Visions dans la veille et des Abs 
tions de la chair, était un homme galant; il: 
la salle des interrogatoires à la dispositi 
mistress Daws, et avança l’heure de la sé 
afin que Fenella püt jouir des premières luttes 
du poll. fl 

Ce juge Mac-Foote était bien aise de sea 
lier un magistrat de la métropole; le shé 
faisait vieux, et il est toujours bon d’av 
Londres un ami actif. 

Le matin de ce grand jour, mistress Day 
tacha sur son front légèrement dégarni son tt 
de cheveux le plus touffu; elle mit sa: 
plus éclatante et son chapeau le plus gloriel se 
ment empanaché. 

Il va sans dire qu’elle n’oublia point 

..# feuille précieux. né 

Francès fit sa toilette simple de t 
jours. 

Joshua Daws leur offrit ses deux bra 
partirent tous trois pour la prison au mt 
les rues de Galway s’éveillaient. 

Mac-Foote les plaça dans ce coin de 

















. LES SAXONS. 189 




















us les ayons vues, et il ne gagna son siége 

istral qu'après avoir épuisé en faveur des 

x dames le fonds de compliments tenu par 

lui en réserve pour les grandes circonstances. 
La représentation commenca. 

……— Eh bien ! Mills, mon vieil homme, dit le 
j uge avec une douceur affectée, avons-nous 
_ quelque petite chose de nouveau à confesser à la 

justice ? 

_  —M. Mac-Foote, répondit le vieillard, j'ai 
Ja vérité, rien de plus, rien de moins. 
Qu'y a-t-il au delà de la verité, sinon le men- 
songe? 

LE Joshua Daws , esquire, hocha la tête d’un air 
capable. 

-Mac-Foote poussa un hem ! retentissant. 

Ce Mac-Foote était un bon diable de magistrat 
landais, menteur, astucieux par routine, mais 
e regorgeant point de malice. 

… Il avait une figure de rustre sous sa perruque 
708 de magistrat. Son air était embarrassé , 


rares foutèur qui avaient parcouru son ‘fa- 
traité n’y avaient point puisé une idée 
considérable de sa personne. 


| LA Quirrance pe muxuir, 2, 17 


te 
De. + il 


HN adressait au grave Joshua Daws de fré- 


1 


ni 























190 DEUXIÈME PARTIE, 
quentes œillades et ne perdait aucune occasion 
de lui faire les honneurs de céans. F 

Joshua recevait ses prévenances avec Ja di= 
gnité convenable et gardait sa rigide tenue. 

De temps à autre le juge se tournait vers 
les dames afin de leur adresser un salut cour- 
tois. 

Fenella Daws prenait toute sorte d’airs nc 
ou moins ravissants, Francès ne voyait point Lu 
saluts du juge. 

— Remarquez bien , M. Daws, mon cher és 
honorable collègue, reprit Mac-Foote, que cet 
homme est particulièrement endurci..…. Moici 
peut-être son trentième interrogatoire, et c'est 
toujours la même réponse ! so 

— En vérité! M. Mac-Foote, répliqua he) 
d’un air profond. 

Fenella écrivit sur son portefeuille : i ph 

« Prison de Galway ; petites rues; beaucoup 
de boue, et des haillons qui sèchent au dehors.— 
A la porte, un énorme chien d'espèce Fa. "os 
qui aboie comme les dogues, à peu p Pri- 
sonniéers : Molly-Maguire ; repealers iaile 
aveuglés.—Hommesdesix piedshuitpouces,rou- 
ges, borgnes, etmâchant du tabac.—Femmebos- 
sue qui se prétend sorcière et dont les ongles ont 







LES SAXONS. 191 


es arceaux, à la voûte imposante ; il y a au 
re une sorte de trône pour les magistrats, 
; dans un coin, des fauteuils pour les dames. — 
_ Aspect général grandiose et plein de couleur. — 
… Type de geôlier : Féroce, sourcils, barbe et che- 
veux d’un noir fauve, œil sanglant, dents très- 
longues, voix qui fait trembler. — Type de porte- 
clefs : Hypocrite , grosses joues, petits yeux qui 
sourient sans cesse, tête chauve et ronde, ventre 
exorbitant. — Vieux prisonnier qui , au premier 
abord, a l'air d’un saint et qui n’est qu’un misé- 
. rable bandit ! Obstination infernale de ce prison- 
_ nier.—Beauté du jeune garçon qui l'accompagne ; 
effet que produit master Joshua Daws, esquire, 
dans le tableau. » 
… Comme on le voit , la récolte avait été bonne 
ce matin. Fenella, historien fidèle, suivait les 
_ événements pas à pas, se chargeant seulement 
de mettre un peu de poésie parmi les choses , et 
changeant cà et là, pour la couleur, une estrade 
vermoulue en trône, une pauvre grange en salle 
imposante avec grande voûte et arceaux gothi- 
ques. 
… — Mon cher et honorable confrère , reprit le 
_ juge en s'adressant à Daws, votre avis n'est-il pas 
_ qu'il faut agir ici avec adresse et douceur ? 
_ Le sous-intendant de police s’inclina en signe 




































192 DEUXIÈME PARTIE. 


d'assentiment, et l'ingénieuse Fenella:» 
son grand calepin : TE 
« Finesses et détours de la justice ire 
Mac-Foote poursuivit en se tournant vers l'e 
cusé : sb qe. 
— Allons, Mills, mon vieil homme, un peu 
de franchise ! Vous êtes ici devant des amis qui 
ont un.sincère désir de vous trouver blanc 
comme neige. cé, 
Le bon Nicholas essuya ses yeux attendriss 
— Cet homme est un affreux tartufe, miss 
Francès ! murmura Fenella en désignant le pau: 
yre porte-clefs. J'aime encore mieux la férocité 
franche de cet autre. le geôlier, je crois... 
sait au moins à quoi s’en tenir: ail 
Francès ne prenait point la peine de cach “ 


son œuvre, elle aurait vu les beaux yeux dési 
nièce fixer sur le jeune Mac-Diarmid un regarc 
déjà tout plein de passion. 

Mais Fenella n'avait vraiment pas le loisirs 
fallait que son carnet fût plein au retours + 
Hs ne vient pas deux fois en Irlande. 
‘œil de Mills, calme et ferme, cuit ré 


il y avait quelque dédain. 


LES SAXONS. 195 



















s, M. Daws, permettez-moi de vous faire 
server que l'hôtel du Roi Malcolm n’est point 
un logement convenable pour un gentleman de 
votre importance. 
 —Nous parlerons de cela plus tard, M. Mac- 
Foote, répliqua le sous-intendant de police avec 
un demi-salut protecteur ; nous en sommes à in- 
terroger le prisonnier. 
Mac-Foote sourit et cligna de l'œil. 
__— Sans doute, sans doute, murmura-t-il, 
Mils, mon vieil homme, ne vous impatien- 
éz pas. Son Honneur et moi nous sommes à 
yous dans la minute... Je disais donc, mon 
cher.et honorable confrère, que ces charmantes 
dames (Mac-Foote salua les dames) ne sont 


de Galway... Faites-moi le plaisir de regar- 
par cette croisée. Voyez-vous ces trois 
tres qui s'ouvrent sur un mur tout neuf 
et qui donnent sur ce préau planté d’ar- 
bres ? 

—M. Mac-Foote, interrompit l'austère Daws, 
| nous sommes ici pour... 

…— Bien, bien, cher monsieur... ne craignez- 
vous pas que le vieil homme s’impatiente? Gil- 
Le: 47. 


194 DEUXIÈME PARTIE. 


bert Flibbert, occupez-vous à transcrire les ré- 
ponses du prisonnier. 

— Votre Honneur, repartit le petit greffier, 
le prisonnier n’a encore rien répondu. 

— Du silence, Gilbert! et plus de respect 
pour la magistrature, mon ami!... Cher et ho- 
norable collègue, ces trois fenêtres sont celles de 
l'administrateur des prisons qui fait sa tournée 
dans le comté. La cité de Galway serait heu- 
reuse si vous vouliez bien devenir son hôte et 
accepter cet appartement. 

Daws jeta un regard oblique vers les trois fe- 
nêtres. 

— Nous verrons cela, M. Mac-Foote, répli- 
qua-t-il sans rien perdre de son austère suffi- 
sance, nous verrons cela plus tard... Il y a temps 
pour tout, et nous sommes ici dans l'intérêt de 
la chose publique. 

Fenella inscrivit sur son calepin avec un légi- 
time orgueil : J 

« Belles paroles de ee Daws, esquire, àun 
magistrat de Galway. 

Mac-Foote salua et fit effort pour garder son 
sourire. 

— Cher et honorable collègue, dit-il, je vous 
remercie de votre avis. Attention, Gilbert Flib- 
bert!.. Vieux Mill’s, vous êtes accusé d’avoir 


| 























LES SAXONS. 195 

rté le manteau rouge de Molly-Maguire la 

nuit où fut incendiée la ferme de Luke Neale, 

| Cest faux, répondit le vieillard. 

— On a entendu le nom de Mac-Diarmid pro- 

shèné dans les bogs cette nuit-là. 

— Mes fils et moi nous dormions à la ferme 

du Mamturck. 

_ — Avez-vous des témoins pour le prouver ? 

— La petite Peggy, le valet Joyce et la noble 

Ellen pourraient en faire serment. 

Le juge haussa les épaules. 

_— Une servante, grommela-t-il, un valet de 

_ ferme et une cousine. Gilbert, écrivez qu’il n n'y 

a pas de témoins. 

… Les deux Mac-Diarmid ne firent pas un mou- 

_vement. Ils restaient dignes et froids, le père 

appuyé sur l'épaule de son fils. 

_ — Mais c’est un mensonge odieux! murmura 

Erancès dont le visage, si calme d'ordinaire, ex- 

brimait une vive indignation. 

— Chut! miss Fanny, repartit Fenella. Ne 

Savez-vous pas que la forme de la justice varie 
suivant les pays? Ce juge me plaît beaucoup. 

LI me semble que nous serons bien logées dans 

cet appartement que M. Daws acceptera ce 


L "#0 


196 DEUXIÈME PARTIE. 
Foote, vous plairait-il adresser vous-même que 
ques demandes à l'accusé ? 1 tuŸ-00 
— Je nai point qualité pour cela, M. 
Foote, répliqua Daws ; mais veuillez lui appr 
dre la nouvelle position où le placent les témo 
gnages acquis désormais au procès. 
Aucun musele ne remua sur le visage du vieu 
Mills; mais Morris devint plus pâle. 













une muette angoisse, et des larmes vinrent à 
beaux yeux. . 
— Mon Dieu ! pensa-t-elle, que n’ai-je le po : 
voir de calmer sa peine! 
Au mot de témoignage, maitre Allan a 


des tendres regards du doux porte-clefs. 
C'était une nouvelle phase du procès ; ils ou- 
vrirent tous deux leurs oreilles. #: 
Gilbert Flibbert lui-même mit sa Pl 
arrêt et devint attentif. irÀ 
Mac-Foote se recucillit un instant. 
— Je dois vous dire, Mills Mac-Diarmit 
reprit-il avec une sorte de solennité, que voti e 
position est cruellement changée. Jusqu'icila 
justice avait la conviction morale de votre cul 


. LES SAXONS. : 197 
-de vous relâcher à la fin.:. Maintenant, 













Mills était ferme comme un roc. Sa grande 
taille se développait dans toute sa hauteur im- 
posante. Son regard doux et fier tombait d’a- 
plomb sur le juge. Il y avait comme une auréole 
de résignation sainte autour de son front dé- 
pouillé par l’âge. 

Morris, qui avait surmonté le premier mo- 
ment de trouble, partageait maintenant, au 
moins en apparence, le calme de son père. 

- Les lârmes de Francès s'étaient séchées. Il n'y 
avait plus dans ses yeux qu’une admiration ar- 


ait jamais été un masque, de même les sen- 
nts divers, qui en ce moment agitaient son 
e tour à tour, se reflétaient sans contrainté 
sur sa physionomie mobile et fidèle comme. un 
roir. . 

C'était un cœur franc et droit, ignorant toute 


198 DEUXIÈME PARTIE. 


Elle eût cru mentir en composant les à 
de son visage. Comme elle n’avait poin 
de ce qui était en son âme pure, elle re 
sait tout masque et mettait sa conscience 
couvert. i ln 

Si mistress Daws l’eût observée en ce mom 
Fleet-street, Ludgate, Cornhill, Cheapsidi 
Poultry eussent été privés des impressions 
voyage de l'excellente dame durant cette mé 
rable journée. 

L'étonnement l’eût empéchée de donners 
à ses découvertes intéressantes. Elle eût 
son crayon et refermé son immense porte= 
feuille. 

Heureusement , nous l'avons déjà dit, 
nella Daws avait des yeux blancs pour ne p 
voir. 

— Poursuivez, M. Mac-Foote, dit le sous- 
intendant de police. 

— Ce diable de bonhomme n’a peur derien {+ 
grommela le juge. Vous m'avez entendu , Mil 
Mac-Diarmid ?.. reprit-il tout haut; 
avons des preuves... Ces preuves consist 
trois témoins. Vous m'écoutez? Trois té 
qui vous ont vu tenir la torche, depuis les ru 
de Glanmore jusqu’à la ferme du malhe 
Luke Neale. 





















; 
. ESA er 
















. LES SAXONS. 199 


; poings de Morris se fermèrent par un 
rement convulsif et irrésistible. 
AInfamie ! murmura-t-il. 
Et tout au fond du cœur de Francès une voix 
a qui répéta : Infamie ! 
e était persuadée. L’innocence de ce vieil- 
qu’elle ne connaissait point lui apparaissait 
claire que le jour. Elle en eût juré sur son 
e et conscience. Elle y eût engagé son salut 


| Parce qu’une parole tombée des lèvres de Mor- 
is était venue jusqu’à elle, et que Morris était 


si verain. 
— Maître Allan, dit Mac-Foote, placez-vous, 


= Son Honneur a raison! grommela le bon 
Nicholas par habitude, 

an gronda terriblement, et vint mettre sa 
personne effrayante auprès de Morris. 

… — Que dites-vous de cela, vieil homme? re- 
D Foot d’un accent ag user Trois 








200 DEUXIÈME PARTIE, 





















— Mon corps est à la loi, répor 
Mac-Diarmid ; mon âme est à Dieu... # 
longtemps fée pour avoir appris à mot 

— C'est dramatique! murmura FenellaD 
Sur ma parole, Francès, ce sauvage à mi 
leusement dit cela!... Un peu plus d 
dans le regard, un peu plus de déchi 
la voix, et il aurait produit à Drury-Lane un fa 
droyant effet le 


son crime. L 

— Juge Mac-Foote, prononça tout bas 
Mac-Diarmid , vous savez bien que je su 
nocent. 

Le magistrat se troubla sur son siége. 
son regard à droite et à gauche d’un air de d 
tresse, et ne reprit son assiette qu'après avoi 
rencontré l'œil terne et impassible de K sh 
Daws. 
: — Encore un assez bel effet, dit Fenella. 

— Innocent! reprit le juge en feigr w 1 


rs 
MNT: 
Û 

















. LES SAXONS. ; 201 


tion pour cacher un reste de trouble. Vous 

ultez la justice, Mills Mac-Diarmid ! 
e suis un pauvre vieillard, juge Mac- 
. pardonnez-moi si je vous ai offensé.… 
y a plus de soixante ans que le vieux 


vhiteboys, quel que soit leur nom... On le 
et je ne vous le répéterai point, juge, parce 
vous êtes protestant, et que ces malheureux 
nt pour moi des frères égarés..… Mais deman- 
‘aux cent premiers venus que vous allez 
contrer en sortant d'ici dans les rues de la 
, demandez-leur : « Le vieux Mills a-t-il 
Ja torche?... » et tous vous répondront, 
s, entendez-vous , juge : « Le vieux Mills 
serait mort avant de désobéir à son père O’Con- 


es deux magistrats avaient accueilli par une 
aace le nom du Libérateur. 

Il ne s’agit pas de tout cela, vieil homme! 
ua Mac-Foote ; adresser des questions au 
er venu dans Ja rue serait contre toutes les 
18 


M 


202 DEUXIÈME PARTIE. 


règles. Nous avons des témoins qui ont juré 
sur le crucifix. 

— Jls sont si malheureux ! interrompit Mills . 
d'une voix où il n'y avait point de colère. Is 
souffrent tant, eux et leurs pauvres enfants!.… 
Juge, en un pays où règne la faim, il est aisé 
d'acheter des consciences. Je n’en veux pas aux 
trois Irlandais qui se sont parjurés devant le cru- 
cifix.… Sur Dieu , qui va recevoir mon âme, je 
leur pardonne !.. Et je te pardonne à toi aussi, 
juge, instigateur de mensonges, à toi, le seul et 
vrai coupable. et je prie Dieu qu’il ait pitié de 
ton âme à l'heure de ta mort !.… 

La face de rustre du juge Mac-Foote devint 
livide sous sa perruque poudrée. Joshua Daws 
lui-même pâlit, car cette apostrophe tombait di- 
rectement sur sa tête. 

Francès s'était redressée; son œil bleu bril: 
lait d'enthousiasme. Fenella seule, à l'épreuve 
de toute émotion vraie, écrivait bravement sun 
son album : | 

« Audace choquante des accusés irlandais: » 

Il régnait dans la salle un silence profond. La 
plume du greffier courait et grinçait sur le pa- 
pier de sa minute. Le geôlier et le porte-clefs se 
regardaient ébahis. ‘ 

Morris pressait son vieux père contre sa poi- 


Ré. 
















si lèvre écumait. 

Morris était au devant de son père, les bras 

croisés sur sa poitrine. 

| Le geôlier obéit. Il se releva en poussant un 

_ cri de rage et dégaina son coutelas. 

— Francès! miss Fanny! s'écrièrent à la fois 

hua Daws et Fenella, que faites-vous? que 

tes-vous? 

La jeune fille, écoutant le premier mouvement 

de son cœur, s s'était élancée entre Allan et Morris. 

Le couteau du geôlier avait effleuré son cou blane, 

à. et des gouttes de sang ruisselaient sur sa robe. 

Morris, étonné, la soutenait entre ses bras. 
 Fenella poussait des cris affreux, attendant 

pe l'instant de s’évanouir. 

je Les regards de Morris et de Francès se ren- 

( contrèrent. Il y avait dans celui de la jeune fille 


était la seconde fois que Morris la voyait. 


*. 


ETES 



















sur la blessure légère de la jeune fille. n 
— Emmenez le prisonnier! dit Mac-Foote 
tremblant,. 
. Francès adressa encore à Morris un. sign 


Les deux Mac-Diarmid suivirent le Le grte 
le porte-clefs. t 
— Morris, mon garçon, dit maitre Allan, 
diable si je ne vous aurais pas tué comme 
chien, sans cette petile miss qui vous a man 
des yeux tout le temps de la séance... 
rais mis mon couteau dans le ventre. 4 
— Oh! maître Allan l'aurait fait, murmura 
le bon Nicholas. | 
— Mais je ne vous en veux pas, Morris, 
garçon ; car, après tout, un fils peut bien d 
dre son père. Vous avez résisté à la justi 


LES SAXONS. 20h 


Allan, le brave homme, avait l'air d’u ne 
disant cela. 

's le remercia du regard. 

Séparons-nous, enfant, dit-il en attirant 
sur son sein. 

père et le fils demeurèrent longtemps em- 
ssés; puis Morris, s’arrachant brusquement 
cette étreinte, se dirigea d’un pas rapide vers 


Be extérieure de. la prison. 










1 leva les yeux vivement ; la douce figure de 

ncès se penchait à l’une des croisées. 

La jeune fille avait des larmes dans les yeux 
n sourire sous ses larmes. 














Un nid dans les bogs. 





fac-Foote se pencha par-dessus l'épaule du 
t greffier. 


Le malheureux avait tout écrit! murmura- 





208 DEUXIÈME PARTIE, 


t-il. Si l’on n’était pas constamment si 
de ces gens-là, Dieu sait comment irai 

















Allez, mon garçon! 

Francès était à genoux auprès de sa tante 
nouie. Elle se redressa au nom de Morris. 
prêta l'oreille + elle venait de voir Morris 
verser le préau; il devait être bien près 


bruit sourd annonça que les lourds battants ve= 
naient de tomber. 
Morris était libre. À 
Francès se redonna tout entière aux soins 
qu’exigeait la position de Fenella Daws. 
Celle-ci était renversée sur son fauteuil et 
tait en arrière les quelques cheveux pâles: 
faisaient à son visage blafard une couronne 
sortie. Elle avait fermé ses yeux blancs. 
La malheureuse Fenella n’avait plus de sou 
A dater de l'instant où son expérience lui a 
dit qu’il fallait s'évanouir, elle était tombée 
mouvement, après avoir poussé un grand 
Depuis ce moment, elle retenait sa res 
tion de son mieux et composait les musi 

















LES SAXONS. 209 


sre figure, selon l’art de la pâmoison. 
tress Daws avait étudié cet art à fond de- 
ongues années. Elle ne perdait jamais une 
on de s’évanouir. C'était chez elle un goût, 
e une passion. Francès, qui savait parfai- 


- Joshua Daws se mettait également de la par- 
tie. C'étaient des robes délacées, des flacons 
débouchés, de l'eau versée à flots, de l’éther, des 
sels et des petits coups dansle creux de la main. 
enella était aux anges. Tous les goûts sont 
dans la nature. 

Quand la chose avait duré suffisamment, Fe- 


. Puis elle jetait un regard égaré autour d'elle. 
_ Puis encore, elle souriait bien doucement. 
_ Cettescène était SLT Y la même. Il n’yavait 


erfection ce SP ébahi des gens qui 
viennent à la vie. 
Puis elle se hâta d’ouvrir son portefeuille afin 


0 


© par Mac-Foote au sous-intendant de police 
























210 DEUXIÈME PARTIE, 


« Long évanouissement causé par la 
imprudente et romanesque de ma sh 
Francès Roberts. » 

Cette phrase devait clore la série à 
tions ayant trait aux prisons de Galway 

Fenella eut la force de se lever et le c 
de s’acheminer versle nouvel appartement 


Faible encore et le visage couvert de ce 
leur qui « suit les grandes émotions, elle pr it 


flacon de sherry. + . + + . . 

Une toute petite maison s'élevait au mili 
bogs solitaires entre Carndulla et.Ballinde 
une bonne lieue de la ville de Tuam. 


main d'homme, qui dominait de quelques 
la fange voisine. BE 
Tout alentour il y avait un fossé profon 
pli de boue liquide, au-dessus de laquelle LÉ 
gétation des marais commençait à jeter son 
fide voile de verdure. j 
La maison était construite de façon à 
ter extérieurement l'aspect d’une guériteéer 
Son toit, formé de mottes de gazon disp 
écailles, était taillé à quatre pans et gardait às0r 



















LES SAXONS. 211 


un trou carré sans tuyau, par où s’échap- 
a fumée du feu de tourbe, dans les mauvais 


t 1à de grosses mottes de terre. On voyait 
tout des crevasses le long des murailles, qui 
aient néanmoins molles au toucher et suin- 
ent continuellement des gouttelettes d’eau, à 
ers la mousse verdâtre qui les tapissait en 
quelques endroits. 

A part la porte étroite et basse, fermée à l’aide 
d'une claie, la maison ne présentait qu’une seule 
uverture qui regardait le midi. 

… L'intérieur était une chambre unique qui eût 
tenu quatre fois, pour le moins, dans la salle 
commune dé la maison de Mills Mac-Diarmid. 

_ Au milieu de la chambre se trouvait une ex- 
cavation correspondant avec le trou du toit : 
tait la cheminée. 

‘hiver, la vapeur épaisse de la tourbe s’élan- 
"de ce foyer et remplissait la hutte avant de 
pper par l’ouverture supérieure. 

n peu à gauche de cette cheminée, une corde 


212 DEUXIÈME PARTIE. 


de paille, tendue d’une muraille à l’autre, comme 
chez le vieux Mills, séparait la pièce en deux 
compartiments inégaux ; l’un était l'asile des 
bestiaux, l’autre celui des créatures humaines, 

Mais l'asile des bestiaux était vide. Il n’y avait 
rien au delà de la corde tendue, sinon la couche 
souillée, émiettée, réduite en poussièreimmonde, 
d’une truie étique, qui était morte de faim un 
an auparavant. 

Impossible de se figurer une nudité plusfroïde, 
une misère plus absolue ! 

Point de table auprès du foyer central; point 
d’escabelles à l’entour ; pas même, aux murailles 
crevassées, ce pauvre luxe si cher à l’Irlandais 
catholique : l'image vénérée de son patron; le 
bon saint qui prie pour lui dans le ciel. 4 

Rien ; un air épais, mouillé, fétide. 

De l’eau sur le sol, de l’eau dégouttant le long 
des parois raboteuses. 

Dans un coin, une haute pyramide de tourbes 
taillées, auprès de laquelle brillaient deux derces 
larges bêches tranchantes et droites qui servent 
à couper le gazon des tourbières. 

Dans un autre coin, quelques brins de paille 
sur lesquels étaient couchés deux enfants à demi 
nus... , 
C'était à peu près l'heure où les Molly-Ma- 





2 








LES SAXONS. 215 





















La lumière, qui tombait de biais sur les deux 
enfants endormis, éclairait leurs membres grêles 
À travers les grands trous de leurs haillons , et 
faisait ressortir les tons hâves de leurs petites 
figures ravagées par la misère. 

 C'étaient une petite fille de onze ans à peu près 
et un garcon qui pouvait avoir une année de 
moins. Ils étaient de la même taille et se ressem- 
blaïent presque trait pour trait. 

… Leurs pauvres petits visages souffrants étaient 
enfouis dans les masses mêlées de leurs énormes 
evelures. Leurs traits avaient de la douceur: 


j y mettre la souriante beauté de l'enfance. 
- Mais ils étaient si pâles, si maigres, si chétifs! 

L'air mortel des bogs pesait si lourdement sur 

leurs pauvres poitrines ! 

Ils avaient eu faim si souvent et si longtemps! 

- Le garçon était couché en trayers, aux pieds 

sa sœur, qui se faisait un oreiller de son bras 

arrondi. 

19 


et peut-être n’eût-il fallu qu’un peu de bonheur ‘ - 


214 DEUXIEME PARTIE. 


Leur sommeil était pesant ét inquiet tout à la 
fois. Par instants ils demeuraient comme accablés 
sous l'oppression qui serrait leur poitrine ; puis 
ils s’agitaient sur leur couche humide ; la sueur 
perlait sous leurs longs cheveux, et leurs bouches 
qui brülaient murmuraient une plainte. 

La petite fille se dressa tout à coup sur son 
séant, 

Elle jeta autour de la chambre le regard 
égaré de ses grands yeux. Ses deux mains pres- 
sèrent sa poitrine haletante. 

— Jésus! Lord! dit-elle, que j'ai faim ! 

Elle se prit à marcher à quatre pattes , la tête 
presque sur le sol, flairant les débris de toutes 
sortes comme un animal sauvage et cherchant 
dans la poussière. 

Mais elle avait cherché tant de fois déjà! il 
n’y avait rien! La dernière pelure de pomme de 

« terre avait été dévorée dès longtemps... 

Un cri sourd râla dans la gorge de la jeune 
fille, qui regagna sa couche de paille en ram- 
pant. 

Elle s’y assit et appuya son dos contre la mu- 
raille mouillée. 

— Paddy! murmura-t-elle, mon petit frère 
Paddy... je crois que je vais mourir !... 

L'enfant ne s’éveilla pas tout de suite. Il di 




















E SAXONS. 215 
_gita dans son sommeil ; puis il se dressa tout à 
oup comme avait fait sa sœur , et saisit à deux 


_ —Oh!... oh! dit-il, jai grand’faim, sei- 

J gn eur Jésus ! 

| La petite fille gémissait et pleurait. 

… — Qu'avez-vous , ma sœur Su? demanda 

_Paddy en se glissant sur la paille ; il ne faut pas 

pleurer... voyez, je ne pleure pas, moi! 

La voix du pauvre enfant tremblait et ses pau- 

pières creusées rendaient de grosses larmes. 

» — Paddy, mon petit frère, murmura Su dont 

Ja voix semblait faiblir, on dit que cela fait mal 

de mourir. et je souffre bien !.… Je crois que 

tu vas rester seul dans les bogs.… 

.… Paddy jeta ses bras autour du cou de sa sœur. 

- — Je t'en prie! je t'en prie, s'écria-t-il, ne 

 mabandonne pas!... Je suis un homme, moi, 

et je serais bien longtemps peut-être avant de 

souffrir assez pour mourir... 

_ Les deux enfants se tinrent embrassés durant 
quelques secondes. 

Su regarda son frère en essayant de sourire, 

— Me voilà mieux, dit-elle ; nous passerons 

cette nuit comme les autres, et peut-être notre 

re Gib apportéra de quoi manger demain 


216 DEUXIÈME P 3 


Paddy secoua sa tête chevelue. 1110 

— Il y a trois jours que notre père Gib m'e 
venu! répliqua-til, trois jours !... C’est. 
long d’avoir faim pendant trois jours! 

Sa voix s'éveilla subitement, et prit, à lim: 
proviste, un air de gaieté. pl 

__ Vous ne savez pas, petite sœur! s'écria- 
t-il, oh! le beau rêve que j'ai fait ! le beau rêvé! | 
Il était venu des grands seigneurs voir notre ca- 
bane, et l’un d'eux m'avait emmené avec lui... 
loin, bien loin, au delà des lacs, je ne sais où. 
J'avais de beaux habits de toile où il n'y avait 
point de trous. On m'avait donné des souliers à 
semelles de bois, et mes pieds nesaignaient plus 



















pines cachées dans l'herbe du marais... et 
que durait le jour, Su, oh! ma sœur, écoutez 
cela! je mangeais! je mangeais de grosses pont 
mes de terre, des pains d’avoine et de la viande 
comme si ceût été toujours le matin dela 
Noël! ET 

Le jour grandissant montrait la lueur avide 
qui brülait dans les yeux des pauvres enfants. 

Su passait sa langue sur sa lèvre pâlie: 

— Des pommes de terre ! murmurait-elle: 
pain d'avoine! Ah! Jésus! Jésus! que 
faim ! EL 































SAXONS. Ë 217 


Tu Moi aussi, "ue Paddy qui perdit son 
sourire. J'ai nad'hnill:s. Il y a comme une 
main de fer qui se remue au dedans de ma poi- 
trine vide... Mais, ma pauvre sœur, comme je 
mangeais !.…. Qui vit jamais des pommes de terre 
si grosses ? Les pains d’avoine étaient grands 
comme moi ! 

Le dos de Su glissa le long de la muraille et 
_sa tête retomba sur son bras. 

— Du pain ! oh! du pain! dit-elle d’une voix 
qu'on entendait à peine. 

… Paddy, chancelant à son tour, se renversa 
sur la paille en balbutiant le récit de son rêve. 
Les deux enfants dormaient. Tous deux sou- 
riaient dans leur sommeil. L'image évoquée 
leur apparaissait de nouveau sans doute, et ils 
songeaient qu'il y avait du pain dans lalca- 
bane… 

Le jour était levé tout à fait. À sa clarté bril- 
Jlante la triste demeure paraissait plus nue en- 
core, s'il est possible, et plus misérable qu'aux 
lueurs douteuses du crépuscule. 

- Au dehors, la brume matinière s’étendait sur 
la vaste solitude des bogs, et rien ne troublait, 
à plusieurs milles à la ronde, l'uniforme et lourd 
silence. 

_ Un bruit lointain et vague se fit pourtant. 
9. 


ki . 





frappant le gazon sourd des tourbières. É 
Ce bruit approchait rapidement. 
Une forme vague apparut parmi la b 

pour se cacher un instant et reparaître bi 

plus proche. : 

C'était un cavalier qui courait au gop: 
zigzag, suivant les capricieux sentiers des lan- 
gues de terre ferme qui tournent autour des fla- 
ques d’eau eroupies. 

Au bout de quelques secondes, on aurait pu 
reconnaître la taille courbée et les hais de 

Gib Roe. 0 
Gib semblait fatigué. Ses di qui d'or- 

dinaire se hérissaient autour de son crâne mon: 

tueux, retombaient, amollis par le brouillard du 
matin et par la sueur qui baignait leur par” 














ques enjambées rapides, et fit sauter la claie 
dedans d’un coup de shillelah. 

Paddy et Su s’agitèrent sur la paille en m 
murant faiblement des pipi mais ils ne ’ 
veillèrent point, 

Gib avait autour de sa œibtmélé part son 
rick en lambeaux, un bissac de toile qu'il. 
cheval sur la corde de pailles + 1 à 


















| LES SAXONS. * 219 
.— Allons, més chérubins, allons ! dit-il, de- 

bout un peu, et en besogne ! 

La petite Su se roula en poussant un doulou- 

reux murmure, et Paddy mit ses deux petites 

mains sur ses yeux qui ne voulaient point s’ou- 
vrir. 

= Allons, créatures ! s'écria Gib en frappant 

du pied, debout, ou mon shillelah va causer ! 

… Les deux enfants sautèrent machinalement 

sur leurs pieds nus et demeurèrent durant une 

y _ seconde dans cet abêtissement qui suit un trop 

brusque réveil. 

Gib les regardait avec un sourire autour de sa 

lèvre et des larmes dans les yeux. 

_— Sont-ils maigres! se disait-il. 

Puis il ajoutait avec un mystérieux mouve- 

ment de joie : 

_ …—Ga va finir... Su aura de petites joues 
rondes, et roses... l'enfant Paddy ‘prendra 

de la graisse comme un gentleman... ce sera 

grand , beau , fort! Ah! dame, reprit-il en 

baissant les yeux d’un air d’embarras, on ne 

_ peut pas laisser mourir comme ça de pauvres 

chers innocents que le bon Dieu vous a don- 
nés! 


220 * DEUXIÈME PARTIE. 


tant qu'ils pouvaient, fouillant du regard les p 
ches de leur père. not, CHE 
Une expression de consternation profond 
répandait sur leurs pauvres petites figures: 
et décharnées. ; 
Ils ne dirent rien pourtant , et chacun dé uXx 
alla prendre une des mains de Gib pour y PR 9 
tre une caresse. 
— Oui, oui, mes anges chéris, murmura Roe, 
j'aurais donné mon âme à Satan pour vous 
deux! Mic agé 
— Bonjour, père, dit bien doucement la pe= 
tite Su. 
Paddy répéta : 
— Bonjour, père. -£ 
Roe les prit tour à tour dans ses bras et es. 
baisa passionnément. 
















querie, et ses gros sourcils se goufiirentié Ù 
— Arrah! grommela-t-il; sans ces pet 
gens-là, j’aurais bonne conscience et les rêves! 
la nuit ne me feraient pas peur ! à 
— Mon père Gib, dit Su, dont la faim tortu 
rait l'estomac frêle, apportez-vous quelque chose 
à manger? ie 
Paddy regarda son père d'un air 2 if el 
. s’approcha plus près. a 























_ LES SAXONS. 221 


Fmtnscitnit trembler et défaillir. 
Gib montra du doigt le bissac à cheval sur la 


a toile, et leurs bouches s’emplirent avidement, 
tandis qu'ils poussaient des cris étouffés de sau- 


_ Le bissac contenait deux pains d'avoine et 
quelques pommes de terre. 

_ — C'est mon rêve, ma sœur Su! disait Paddy. 
la bouche pleine, c’est mon beau rêve! Vois 
comme le pain est tendre et blanc! 

Su ne pouvait répondre. Elle mangeait ; elle 
_mangeait avec une incroyable avidité. 
Les larmes étaient revenues aux yeux de Gib 


 — Il n'auront plus faim, pensait-il, les pau- 
vres chéris!.. Comme ils mangent! je les 
aurais trouvés morts quelque jour dansles bogs.… 
Ah! le bon Dieu me punira peut-être ; mais que 
“ça fait de bien de les voir manger et être heu- 
reux! 

_ Su et Paddy s'étaient jetés par terre pour être 
plus à l'aise. Gib vint se coucher sur le sol en- 
tre eux deux. 

Il embrassait la petite Su, qui s’échappait de 
ses mains afin de ne point perdeg gs une bouchée. 




























222 DEUXIÈME PARTIE. 


Il se tournait vers Paddy, qui n'avait 
temps de lui rendre une caresse ; et qu 
geait, et qui mangeait!… # 
Gib souriait, bien heureux. Il attirait à 
deux enfants et les serrait contre son cœur : 
un indicible amour. Ils se roulaient tous les 
trois sur le sol mouillé. Leurs grands cheve 
incultes se mélaient. Tout dans cette scène a 
un caractère d’allégresse sauvage et d’étre 
joie. , 
La misère était là tout autour, la misère 
horrible, menaçante ; mais, parmi cette misè 
il y avait de fougueuses délices et une jouis 
vive qui n’est point autour de la table des 
Les longues dents blanches des enfantsmor: 
daient le pain sans relâche. De fugitives couleu 
remontaient lentement à leurs joues et leur ren- 
daient cette beauté gaie qui sourit sur les jeu- 
nes fronts. frs SIL 
Comme le pauvre Gib les trouvait jolis, et 
comme il les aimait! | #1 Tia 
— C'est bon cela, petite Su, mon ge 
cœur? murmurait-il sans savoir ce qu'il di 
Le pe Gib a donné du pain à son gar 
Paddy!... Oh! ma bouchal! que le pain est 
quand on a grand'faim!... Écoutez! écout 



















* LES SAXONS, 225 
s irons loin, bien loin dans le pays des trai- 
tres Saxons, où les enfants de Gib ne manque- 
ront jamais de pommes de terre. 
Su et Paddy dévoraient, ils n'avaient garde 
de comprendre. 
. Gib tira de sa poche une petite gourde où il 
ait du potteen. Il l’approcha lui-même tour 
à de la bouche des deux enfants qui burent 
avidement. 
Et Gib riait lui-même d’un rire d’enfant. 
. — C'est bon! c’est bien bon! répétait-il ; 
ais le pauvre Roe n’est plus un Irlandais... 
ça lui coûte cher! I1 faudra qu’il passe le ca- 
nal comme un méchant... comme un traître 
ddieman, engraissé avec du sang et qui fuit 
uteau des vengeances !... Oh! mais ce n’est 
pour lui que Gib a fait cela! Les enfants 
ent faim et soif... Dieu aura pitié du pauvre 


Il levaitses yeux vers le ciel avec une expres- 
sion de prière ardente. Sa physionomie avait 


humble et cauteleux que nous lui avons vu à 
l'auberge du Roi Malcolm et dans la g du 
Géant. Sur sa figure maigre et ravagée il yavait 
maintenant une fierté puissante et un dévoue- 
nent tout plein de passion. 





24 DEUXIÈME PARTIE. 

C'était le père, chargé par Dieu de protéger 
et de défendre; le père remplaçant la mère 
morte et succédant à son immense amour... 

Il y avait en cet homme l’abnégation qui ne 
calcule pas, la tendresse sublime qui voit un 
précipice ouvert sur sa route , et qui marche en 
avant. k 

Il y avait cela parmi les dégradants symptô- 
mes de la maladie irlandaise : la misère et la 
servitude. 

Le mal et le bien étaient mélés en lui: Le» 
mensonge vil, la trahison infime vivaïent dans 
ce cœur aveuglé côte à côte avec l’héroïsme: 

Une dernière fois il pressa les deux enfants 
contre son cœur avec passion , puis il se leva 
brusquement. 32 

Une résolution farouche brillait dans son re- 
gard, subitementassombri. 

— Och! fit-il après avoir bu d’un trait leres= 
tant de la gourde, ce sera une bonne action qui 
me rendra moins lourd le sang du vieux Mills 
Mac-Diarmid !.… Debout! Su ; debout! Paddy... 
Vous mangerez en Ne re mes chéris... Il 
faut qu'avant une heure d'ici vous soyez dans 
les rues de Tuam. 

Les deux enfants se levèrent , obéissants ;"et 
Paddy demanda : 





as. 


LES SAXONS. 225 

— Pourquoi faire? 

— Écoutez-moi bien. Il y a en ce moment 

à Tuam un chef d’habits rouges qui se nomme 

le major Percy Mortimer. 

_, —Oh! nous le connaissons bien, interrompit 

Su; ila une veste toute dorée, et il est bien bon. 

= —Bien bon, reprit Paddy, car il nous a donné 

deux fois de l'argent en traversant les-bogs à la 
tête de ses beaux soldats. 

= — Ah! il vous a donné de l'argent? murmura 

_ Gib en baissant les yeux. 

Puis il ajouta entre ses dents : 

_ —Ila fait du bien aux chers innocents... je 

_prierai Dieu pour lui quand il sera mort. 

_ Jisecoua ses cheveux qui se séchaient et s'é- 

_bouriffaient de nouveau autour de sa tête, puis 

il poursuivit : 

. — C’est un méchant, Su, ma fille... mon pe- 

tit Paddy, c'est un traître qui a tué beaucoup, 

beaucoup des amis de votre père! 

_— Nous ne voulons pas aller vers lui, s’écriè- 

rent à la fois les deux enfants. 

.. — Il vous donnera peut-être encore de l’ar- 

gent... d’ailleurs je le veux... Quand vous serez 

_ à Tuam, vous demanderez le major Percy Mor- 

_ timer, et vous irez dans sa maison... Ecoutez- 

moi bien, enfants, car s’il vous arrivait d'oublier 
2 LA QUITTANCE DB MINUIT, 2. 20 






















f 


| 


296 DEUXIÈME PARTIE. 


mes paroles, les payeurs de minuit tueraïént vo- 
tre père. 

À ce nom redoutable, Paddy et Su se serrèrent 
en tremblant contre les haillons de Gib. 

Celui-ci prit leurs petites mains et les rassem- 
bla dans les siennes. Il parla durant quelques 
minutes d’une voix rapide et basse, puis les deux 
enfants, chargés des restes de leur repas, s'élan- 
cèrent au dehors. 

Gib resta debout sur le seuil de la cabane. 

Les deux enfants descendirent le tertre en 
bondissant ; ils étaient forts, ils étaient heureux. 

Gib Roe les suivait avec cette admiration de 
père qui met un bandeau sur la vue, comme 
l'amour. 

Il les trouvait beaux et charmants. Son cœur 
était rempli d'espoir. La joie présente combat- 
tait, victorieuse, l’amertume de ses remords: 

Paddy et Su étaient arrivés au pied du tertre 
et avaient franchi la douve boueuse qui entou- 
rait la cabane. Ils commençaient à courir en 
zigzag autour des flaques d’eau voilées de wer- 
dure et suivaient leur route tortueuse avec un 
admirable instinct. 

Gib Roe les regardait toujours, les deux en- 
fants se tenaient par la main. Leurs petits mem- 
bres grêles apparaissaient au travers des trous 








ve _ LES SAXONS. 297 


curs ballons. Ils étaient tous les deux fluets 
éles, mais gracieux et vifs. Leur course lé-. 
franchissait tous les obstacles comme par 
e. On voyait flotter et s’agiter derrière eux 
les masses éparses de leurs longs cheveux. 
_ Le soleil montait lentement au-dessus de Ja 
ligne de l'horizon, et son disque large apparais- 
_ sait, rougi, parmi la brume. 
 Ilétait un peu plus de huit heures du matin. 
Un instant encore le regard de Gib suivit les 
formes sveltes des deux enfants qui glissaient en 
zigzag dans le brouillard, puis les formes se 
firent indécises; une muraille grisâtre tomba 
entre elles et le regard de Roe. 
Il y avait désormais autour de lui un voile 
uniforme qui cachait de tous côtés l’horizon, et 
en decà duquel on n’apercevait rien, sinon la 
solitude plate du bog. 
Le coupeur de tourbes rentra dans sa cabane, 
et À va par habitude une des bêches Mona ape 























se bientôt, et s'assit réveur sur la sl 

Ce métier n’était plus le sien. C'était peut-être 
_ Ja dernière fois qu'il voyait les murailles nues, 
is chères, de sa misérable demeure. 

_ Les deux enfants couraient maintenant perdus 
ë ns Je vaste désert des bogs. Il n’y avait point 


228 DEUXIÈME PARTIE. 


là de routes tracées, et aueun signe sensible ne 
pouvait leur servir à reconnaître le chemin. 
C’étaient des flaques d’eau recouvertes d'un 
tapis uniforme , de l'herbe couchée, des jones 
ras, et çà et là quelques maigres pousses de bog- 
pines. 

Et toujours, et toujours. 

Ils allaient, guidés par un instinet sûr et aussi 
difficile à tromper que celui des poneys eux- 
mêmes. Et en courant la petite Su disait : 

— Que veut-on faire au major saxon Morti= 
mer? 

— Notre père Gib, répliqua le garçon, dit que 
le major a tué beaucoup d'Irlandais. Je crois 
‘ bien qu’on veut tuer le major. 

Su perdit son sourire et ralentit son pas: 

— Le tuer! murmura-t-elle. Oui, je pense 
que vous avez raison, mon frère Paddy... Maïs 
nous serons donc cause de sa mort, nous qui al- 
lons vers lui pour le tromper? 

— Oh! dit le garçon, c’est un Anglais après 
tout !.… et ce sont les Anglais qui nous prennent 
notre pain ! 

— J'ai entendu dire, reprit Su après un in- 
stant de silence pensif, que ce n’est pas un péché 
de tuer un Saxon. 


— Un péché ! s'écria Paddy étonné, pourquoi 


* LES SAXONS. 229 
eun péché? Quand je serai grand, je 
bien des Saxons!.. Ce sont eux qui nous 
nt souffrir de la faim, ma petite sœur. et que 
im fait mal !.. J'en tuerai tant que je pour- 


















… Su resta un instant comme embarrassée. Quel- 
que chose parlait vaguement au fond de sa con- 
science et protestait contre ces paroles de meur- 
tre ; mais nul enseignement recu n’était en elle 


C'était une petite sauvage. Elle n’avait entendu 
jamais que des paroles de haine et de colère. 
Elle haussa les épaules en riant aux éclats. 
Tout à coup : 
_ — Que me fait le Saxon? s’écria-t-elle ; moi 
aussi je veux tuer des Saxons, quand je serai 
grande et forte ! 
_ De vives couleurs étaient revenues à sa joue, 
_ et son grand œil noir avait un éclat vengeur. 
_ En ce pauvre pays couvert de ruines, et que 
les Anglais ont fait si misérable, la haine de 
l'Anglais est en quelque sorte naturelle. Elle 
_éclate chez l’homme; elle couve dans l’âme de 
_ Ja femme ; on la retrouve jusqu’au fond du cœur 
de l'enfant. 

Paddy et Su reprirent leur route en riant et 
e parlant de meurtre bien gaiement. Vous eus- 
20. 


. 230 DEUXIÈME PARTIE. 


siez dit des êtres à l’âme cruelle et sans pitié. 
Leurs maigres visages rayonnaient à l’idée du 
sang versé. Il semblait qu’il n’y eût rien, dans 
ces cœurs viciés avant l’âge, que haine implaca- 
ble et férocité froide. Quelque part dans les bogs 
ils trouvèrent une vieille mendiante, gisant à 
terre et se mourant de faim. 

Ceci est, hélas! bien commun dans le Con- 
naught. 

Et voilà les deux enfants agenouillés auprès 
de la pauvre vieille ; etles restes du repas, gardés 
si précieusement dans la prévision de la faim 
redoutée, sont prodigués généreusement. 

— Prenez tout, notre mère, prenez tout, tout, 
tout! Oh! la faim fait tant souffrir! ... Pauvre 
femme! nous sommes jeunes, nous... Mangez,et 
que Dieu vous bénisse ! 

Et leurs visages avaient pris d’angéliques dou- 
ceurs ; leurs yeux se regardaient, humides; ils 
s’embrassaient, écoutant la voix inconnue de 
leur conscience et surpris d’avoir tant de joie, 
eux qui venaient de donner leur dernier mor- 
ceau de pain! 

Is se reprirent la main. Leur course était plus 
légère. Vous eussiez suivi dans la brumeéclair= 
cie les caprices de leurs bonds gracieux. 

Ils avaient dans le cœur la naïve bonté du 





. LES SAXONS. 251 





















ier âge. C’étaient de douces créatures, qui 
ent tuer un homme et qui souriaient.….. 
L’ignorance est ainsi. 
_ Quelques instants après , ils sortaient du bog 
_ pour entrer dans le cercle des terres cultivées 
qui entourent la ville de Tuam. Quelques in- 
_ stants encore, et ils franchissaient les premières 
maisons de la cité. 
_ Les rues étaient désertes et les boutiques fer- 
mées, comme en un jour d’émeute. 
_ Su et Paddy voulurent s'adresser aux rares 
sants pour demander la demeure du major, 
mais les passants se détournaient d’eux ayec co- 
e en murmurant quelque malédiction à l’a- 
esse des soldats anglais. 
Su et Paddy allaient toujours. 
Au détour d’une rue, ils entendirent sur le 
_ pavé sonore les pas retentissants d’une troupe de 
re 
— Les voilà, petit frère! dit Su; souvenez- 


ar On a ile, en effet, au bout de la voie, 
les dorures des dragons de la reine. 

Le major Percy Mortimer était en tête de la 
roupe. 

Les deux enfants s’élancèrent aux deux côtés 
e son cheval. 


CH 








nous!... six pence pot votre vie et 
braves soldats que nous venons sauver !. oi 


XI 


Le piége. 







Le bog de Clare-Galway s'étend à l’est de la 

_ petite ville de ce nom, entre Corbally et Oran- 
om ore. . 

Le cours de la Moyne, bordé de terres labou- 
rables et de petits bois de chêne, le sépare com- 


254 DEUXIÈME PARTIE. 
et menace le voyageur de dangers plus 

Des petites collines qui forment la € 
du lac Corrib , le bog apparaît commeun Ÿ 
épais et bas; on ne voit nul intervalle Lean 














suite de petits mamelons sur lesquels ne 
pin de marais; entre ces mamelons, qui sont 
tantôt des îles, tantôt des péninsules, de larges 
flaques, impossibles à franchir d’un saut, éten- 
dent leurs eaux croupissantes. ‘fer 

Dans les autres bogs, les langues de 
pentent assez régulièrement pour qu’on puis 
suivre sa route et parcourir de longues dis 
ces sans être obligé de s'arrêter court. 

Ici, nul moyen de se diriger à travers le wma= 
rais ; à chaque instant on se trouve à la p 
de quelque petit promontoire au delà duquelil 
n’y a rien, sinon la vase profonde. 

Il faut de nécessité suivre les routes gra 


gens du pays ont jetées aux endroits les mo ns 
praticables. sk 


















LES SAXONS. 235 


_ La route directe de Tuam à Galway passe au 
“beau milieu du marais. La principale chaussée 
. de planches est destinée à faciliter ce trajet. Elle 

a près d’un mille de long et seulement quelques 
_ pieds de largeur. 

_ Îlest un endroit, dans le parcours de cette 
_ voie périlleuse, où le touriste le plus résolu sent 
Son cœur faiblir. La chaussée, qui dans toute 
sa longueur s'appuie, à de courts intervalles , 
sur quelques fragments de terre ferme , n’a jci 
pour soutiens que des troncs d'arbres jetés de 
_ distance en distance sur une boue plus liquide 
que du mortier, 

Ce lac de fange est formé par le cours d’un 
petit ruisseau nommé le Doon , qui prend sa 
source vers le comté de Roscommon et va se 
jeter dans le lac Corrib. Forcé de traverser le 
terrain plat des bogs, le ruisseau élargit son 
lit outre mesure ; il n’a plus de cours : ce sont 
de petits filets d'eau presque imperceptibles 
qui se frayent un passage lent parmi la terre 
| délayée. 

… Hors du marais le ruisseau se reprend à cou- 
ler entre deux rives que sépare à peine la lar- 
geur d’une enjambée; dans le marais il s'étale 
une étendue de plusieurs centaines de 


5 + $ L 


236 DEUXIÈME PARTIE. 


A cet endroit, la chaussée de planches trem- 
ble sous le moindre poids; les bonnes gens du 
pays prétendent que les troncs d'arbres la font 
plus solide sur ce point que partout ailleurs; 
mais c’est chose effrayante que de voir ce sen- 
tier mobile qui gémit et ondoie au-dessus du 
fangeux précipice. 

Quelques heures après le tumultueux conseil 
tenu dans la galerie du Géant, à la pointe de 
Ranach, on aurait pu voir un nombre considé- 
rable de paysans armés de scies et de pioches 
qui se dirigeaient vers le cours du Doon. 

Ils venaient de différents côtés, mais la plupart 
tournaient le dos au lac Corrib. 

Ils se réunirent sur un tertre couvert.de pins 
et y tinrent une sorte de conseil. Le soleil com= 
mençait à percer le brouillard; c'était à peu 
près l’instant où la petite Su et son frère Paddy 
arrivaient à la ville de Tuam. 

Les paysans irlandais rassemblés sur le tertre 
avaient l’air fort peu rassurés, Ils jetaient leurs 
regards à droite et à gauche, comme s’ilseussent 
craint d’être surpris. Leurs outils les embarras- 
saient ; ils eussent voulu le soleil moins clairet 
le brouillard plus épais. 

Néanmoins, après une courte délibération, 
dans laquelle dix ou douze garçons armés de 
























LES SAXONS. 237 


ousquets jouèrent le rôle d’orateurs, l'indéci- 
sion eut un terme. Quelques paysans qui por- 
taient sur le dos, en bandoulière, des cornets à 
bouquin, se détachèrent du groupe principal 
_ et s'éloignèrent dans diverses directions. 

. On les vit s'avancer avec précaution, sauter 
à et Ià les flaques de boue les moins larges, 
_ puis se cacher enfin dans quelques bouquets de 
_ bog-pines. 

Les uns se tenaient en decà, les autres au 
delà du cours du Doon. C’étaient comme des 
sentinelles chargées de surveiller le passage dan- 
gereux. 

Le gros du groupe se mit en marche à son 
Hour, après qu’une demi-douzaine de larges 
bouteilles eurent circulé de rang en rang et reçu 
'accolade de chacun. 

.… Ilsdescendirent du tertre où ils s'étaient tenus 
_ jusqu'alors et poussèrent vers le passage du 
_Doon, aussi directement que le leur permet- 
taient les difficultés du terrain. 

Is atteignirent la chaussée de planches et 
mirent leurs jambes nues dans la vase, le long 
de ses bords vermoulus. 

Le plus grand nombre était à cheval sur les 
troncs d’arbres, afin de ne se point noyer dans 
_ l'océan de boue qui s’étendait autour d’e 





238 DEUXIÈME PARTIE. 


Les hommes armés de mousquets restaient 
sur la chaussée et faisaient office du corps de 
réserve qui, dans toute expédition bien menée, 
protége les travailleurs. 

Le Rubicon était franchi ; le premier mouve- 
ment de frayeur avait cédé au désir de la ven- 
geance. On entendit bientôt de toutes parts le 
bruit des scies et le son plus éclatant des haches, 
attaquant les madriers de la chaussée. 

C'était un rude travail. Les pièces de: bois 
épaisses reposaient la plupart du témps à plat 
sur la terre délayée, et la scie ne pouvait point 
jouer. D'un autre côté, le cornet à bouquin'des 
sentinelles retentissait à chaque instant, annon- 
çcant l'approche d’un témoin suspect, Il fallait 
s'arrêter et attendre. 

Mais le témoin était toujours un homme du 
pays qui, obéissant aux ordres des sentinelles, 
consentait à passer au large, et qui parfois 
même poussait la bonne volonté jusqu’à se join- 
dre aux travailleurs. 

Ceux-ei étaient pour le plus grand nombre 
composés de nos nocturnes connaissances de Ja 
galerie du Géant. Il y avait là le grand Mahony, 
armé d’une hacheïénorme, et qui achevait or- 
dinairement d’un seul'coup ce que la scie n'avait 
pu faire. 


is. em 
































LES SAXONS. 259 


 H y avait Mac-Duff qui portait son shillelah 
_ attaché derrière le dos et sciait de son mieux, 
en chantant un lilliburo pour se donner cou- 
rage; le pauvre Pat, qui ne faisait pas grande 
_ besogne, mais qui en revanche tremblait de 
tous ses membres. 

- Ce bon garçon avait tout à craindre; sa vie 
se passait en de légitimes angoisses : d’un côté, 
les Molly-Maguires qui le surveillaient, et pour 
qui toute faute était sans pardon ; de l’autre, 
les gens de lord Montrath dont il mangeait le 
pain, et quel bon pain! 

_ Au moindre soupçon, sa charge lui eût été à 
coup sûr enlevée, sa chère charge qui lui don- 
nait bien quelquefois à trembler à cause:du mon- 
_stre enfermé dans les ruines de Diarmid, mais 
qui en définitive était bien douce et permettait 
_au pauvre Pat de manger, de dormir et de boire 
mieux et plus longtemps que pas un Irlandais. 
Chaque fois que le cornet à bouquin des sen- 
tinelles retentissait, Pat se sentait perdre le 
cœur. Il se voyait battu, assommé, pendu, et 
quand ses idées prenaient une tournure moins 
sombre, il se voyait chassé de 4 nid qu’il 
s'était fait dans les ruines de Diem réduit 
au lamentable état de travailler Lee pour 
rer très-peu. Hi 






















240 DEUXIÈME PARTIE. 
Lui qui aimait tant à manger beaucoup e 
ne travailler guère! ce br dt 
Gib Roe était aussi parmi les ouvriers de 
truction ; sa béche tranchante attaquait le ] 
vermoulu avec une sorte de fureur. Au fonc 


de Mac-Diarmid catholique. 
Les hommes armés de mousquets s’échelon= 
naient le long de la chaussée et veillaient. Un 
seul parmi eux portait le voile noir sur s0 L. 
visage. C'était un grand jeune homme aux 
mes élégantes et souples. Sa tête se pene 
sur sa poitrine dans une attitude d’hésita 
et de tristesse. 
Il était appuyé sur son mousquet et den 
rait immobile depuis que le premier coup: 
attaqué la chaussée. pré 
— Hardi, mes bons garçons! disait Mahon 
le Brûleur, dont la hache tranchait le. 
comme du fromage. Ce sont ici les app 
bal! à bientôt la danse! L 
— Och ! criait Mac-Duff, qui poussait et 
rait sa scie avec effort; nous méritons bie 
quelque chose de joli, car la besogne 

























LES SAXONS, 241 


_— Mon pauvre corps est tout en sueur, mur- 
murait Pat. 

 — N'aie pas peur, reprenait Mac-Duff; quel- 
que jour, mon vieux coquin de Pat, nous te 
sécherons avec un fagot de bog-pine. 

.… La sueur de Pat devenait froide, et ses mains 
_ nepouvaient plus tenir la scie. 

… Le travail avançait; mais le soleil montait à 
l'horizon et dissipait peu à peu le brouillard. 

_ Le temps pressait; car l’occasion était uni- 
que, et il ne fallait pas laisser la besogne ina- 
hevée. 

… Legéantredoublait d’efforts. Sa grande figure, 
ugie par la chaleur, s'élevait au-dessus de 
toutes les autres têtes ; il frappait sans relâche; 
hache émoussée ne coupait plus le bois, elle 
le broyait. 

… — Halte! dit Mac-Duff ; causons un peu avec 
le potteen, ou nous mourrons comme des chiens 
sur la place ! 

Le géant, malgré son ardeur, n'avait point 
 d’argument sérieux à opposer à cette proposi- 
tion: Le silence succéda pour un instant au 
grincement des scies et au fracas de la hache ; 
des cruches de potteen, mises en réserve, cir- 
‘eulèrent dans les rangs des travailleurs. 

- Durant ce court moment de silence, on en- 
21. 


« “ 
++ ä 


242 DEUXIÈME PARTIE. 


tendit comme un bruit vague aux alentours. 

— Qui diable avons-nous là? demanda le 
Brüleur en interrogeant la brume d'un regard 
inquiet. 

Pat, qui devançait tout le monde lorsqu'il 
s'agissait d’avoir peur, laissa tomber la cruche 
qu’il tenait à la main. “ 

Le vase lourd s'enfonça lentement dans la 
fange délayée et disparut peu à peu. 

C'était comme un avant-goût du sort qui at- 
tendait les dragons de la reine. 

Mais personne n'y fit attention en ce mo= 
ment ; la panique est tôt venue dans le cœur 
des paysans irlandais. 

Ils s’arrétèrent tous, et prétèrent l'oreille en 
tremblant ; la plupart avaient bonne envie de 
déguerpir. 

Le bruit continuait cependant ; on eût dit des 
chuchotements et des éclats de rire étouffés, 

— Oh! oh! s’écria Mac-Duff en se touchantle 
front, j'avais trop bu cette nuit dans la galerie, 
et je crois que j'ai dit quelques mots à Madge, 
ma femme, en passant... 

Un éclat de rire qui partait de la tout de 
bog-pine la plus voisine répondit à cet aveu. 

En même temps tous les petits bouquets de 
pins, aussi loin que la brume laissait pénétrer L 


(“ARTE 


LES SAXONS. 243 
















regard, semblèrent s'animer ; partout appa- 
rurent des têtes rouges ou blanches. La femme 
de Patrick Mac-Duff n'avait point été plus 
discrète que son mari; tout ce qui portait un 
jupon dans Knockderry et dans le bourg de 
Corrib s'était donné rendez-vous autour de la 
chaussée de planches. Le spectacle promettait 
_ d’être curieux : les bonnes femmes avaient à 
choisir entre la noyade des dragons et les élec- 
tions de Galway; elles avaient opté pour les 
dragons, quitte à regagner après la ville au pas 
_ de course. 

Si bien que chaque buisson cachait une mante 
rouge, et comme il n’y avait point de sentinelle 
entre le lac et la chaussée, les bonnes femmes 
avaient pu s'approcher jusqu’à une centaine de 
pas des travailleurs dont elles n'étaient séparées 
‘que par le lit fangeux du Doon. 

_ Le géant regarda Mac-Duff d’un air mena- 
çant, et peu s’en fallut que ce dernier ne payât 
son indiscrétion de sa vie; c'était le droit. 
Mais Mac-Duff, fanfaron et bavard , avait beau- 
coup d'amis dans cette foule bavarde et fanfa- 
ronne; chacun était d’ailleurs si content de 
n'avoir plus peur, que le vent tournait à la 
clémence. 

… Un cri de pardon s’éleva; la hache du Brüleur, | 


244 DEUXIÈME PARTIE. 


qui tournait autour de sa tête, au lieu d'aller 
vers Mac-Duff, retomba sur le bois et broya du 
coup un énorme madrier. 

— Si ç'avait été moi, murmura le pauvre Pat, 
Dieu sait où je serais maintenant! 

— À tous les diables, mon fils, répliqua Mac- 
Duff, qui, déconcerté un instant, reprenait son 
audace après le péril. A l'ouvrage, vousautres!.…. 
il faut que les.dragons nous payent cela. 

— La première femme qui parlera, dit la 
grosse voix du Brüleur, fera un plongeon dans 
le bog. 

Le silence répondit à cette menace; mais il 
est à croire que les bonnes femmes prirent leur 
revanche dès que le bruit du travail eut recom= 
mencé. 

La scie mordit de nouveau le bois, la hachefit 
rage. Durant une demi-heure encore, ce futun 
assourdissant fracas, interrompu seulement de 
temps à autre, lorsque le cri d’un cornet à bou= 
quin sonnait l'alarme. 

Le brouillard achevait de se lever; le soleil 
resplendissait au ciel ; on voyait encore la brume 
comme une barrière circulaire et lointaine, qui 
laissait à découvert un large rond de verdure 
reflets fauves. 

— Cest fini, dit le Brüleur en essuyant du 








. LES SAXONS: 245 




















rs de sa main son front tout ruisselant de 
sueur, je vais essayer Ça. 

_ Les madriers étaient coupés de distance en 
distance, de manière à pouvoir basculer sur les 
_ troncs d’arbres qui leur servaient d'appui. Ma- 
_ hony monta sur un de ces troncs d’arbre dont 
l'extrémité dépassait le rebord de la chaussée ; il 
mit son pied sur la planche que le poids de son 
corps fit tourner lentement. 

. Une acclamation générale accueillit cette 
épreuve. 

_ — Le Brüleur est bien lourd, dit Mac-Duff, 
_ mais les chevaux des Saxons sont aussi lourds 
que lui. 

— C'est pourtant moi qui ai scié la planche à 
cette place, murmura le pauvre Pat; et dire 
que personne ne m’en sait gré! 

Le jeune homme au masque noir était tou- 
jours appuyé d’une main sur son mousquet ; 
son autre main soulevait un coin de son voile. 
Sous la toile était la figure pälie et fatiguée 
_ de Jermyn Mac-Diarmid. 

Il regardait l’œuvre de destruction d'un œil 
morne et alourdi. 

Il y avait sur son visage une amère dé- 
tresse, et une tempête était dans son cœur. Son 
âme; que Dieu avait faite généreuse, se révol- 


246 DEUXIÈME PARTIE. 
tait d’instinct énergiquement contre ce meurtre 
lâche. 04e 

A cet instant siprème; une voix s'élevait au 
dedans de lui et lui criait : « Arrête! » Il hési- 
tait. Il avait comme un vague désir de s’élancer 
sur la route de Tuam et de crier à son rival: 
« La mort est là, n’avancez pas ! » 

Mais cet homme, oh! cet homme qui lui 
enlevait le cœur d’Ellen! il le haïssait d’une 
haine fougueuse et profonde autant que son 
amour. | 

Il était emporté par une puissance di 
rieuse ; sa volonté muette ne lui parlait plus; il 
y avait un épais bandeau sur sa raison ; il n'était 
plus lui-même ; c'était comme une folie: 

Ellen ! Ellen! ce nom emplissait son cœurs 
cette pensée était sa pensée unique, incessante;. 
il ne voyait rien qu’Ellen; Ellen était son seul. 
désir en ce monde et dans l’autre. x 

Et cet homme était venu lui voler le cœur de 
la noble heiress ! un 

Jermyn restait cloué à la même place, regar- 
dant toujours l'endroit où la planche avait bas- 
culé , l'endroit où peut-être le sabot du cheval 
de Mortimer toucherait la fange mortelle. (uns 
la première fois. 

Ce vide qui restait entre les deux fragments 




























LES SAXONS. 247 


du madrier fascinait son œil; son regard ne s’en 
pouvait point détacher, et sa prunelle s’allumait 
sous ses sourcils froncés convulsivement. 

C’est que la nuit était bien près encore, cette 
nuit d’angoisses où Jermyn avait si cruellement 
souffert ! 

Tout revenait à son souvenir, et les images 
‘évoquées vivaient devant sa vue. 

Oh ! cette nuit avait mis une cuirasse autour 
du cœur de l'enfant ! lui aussi était maintenant 
impitoyable ! 

C'était un cœur doux et timide que l'amour 
jetait violemment hors de sa voie; et ceux-là 
_ sont les plus terribles. : 

Il avait aimé dans le silence, avec respect, 
avec idolâtrie, comme on adore Dieu. 

Depuis cette heure où finit l'enfance, et où 
_ l'âme, s’essayant à sentir, balbutie ses premières 
impressions, Jermyn aimait ainsi, exclusive- 
ment et passionnément. Il ne se souvenait point 
de n’avoir pas aimé, C'était sa vie entière dans 
le passé, son seul espoir dans l'avenir. 

Bien des fois, Jermyn avait remercié Dieu 
de ne lui avoir point donné pour rival un de 
ses frères. 

Mais son rival était un Anglais, un Saxon 
détesté d'avance, un protestant, un ennemi. 


… 278 





248 DEUXIÈME PARTIE. 


Ce matin, quand Ellen était rentrée de son 
exeursion nocturne, Jermyn n'avait point levé 


sur elle son regard ; il n’avait point bougé, tant 
il était absorbé dans sa haine, qui était une por- 
tion de son amour. 

Le Brüûleur avait dû parler cette nuit, le sort 
de sa vengeance était décidé désormais... 

Il était resté là des heures entières, courbé 
sous le poids de sa pensée. 

Jermyn était brave; s’il attaquait ainsi son 
ennemi, ce n'était point par lâcheté ; bien sou- 
vent il avait tressailli d'envie en songeant à la 
possibilité de se trouver face à face avec le major 
et l'épée à la main. | 

Mais quelque chose lui disait que le meurtrier 
de Perey Mortimer serait pour Ellen un éternel 
objet d'horreur; il n’osait pas tuer, parce sut 
espérait toujours être aimé. 

Il saisit un des mousquets suspendus auidis: 
sus de la cheminée, et suivit le Brüleur qui se 
dirigeait, une hache à la main, vers la chaussée 
de planches. 

Depuis le premier coup de hache, il avait 
assisté, immobile et muet, à l'œuvre de des- 
truction. las 

Maintenant tout était dit, et, pour la première 
fois, sa conscience se faisait entendre, : 


Bin. Fra ’ Pr 


; 





















LES SAXONS. 249 


Mais à sa voix étouffée répondait la grande 
voix de la haine. Jermyn parvint à regarder 
sans frémir l’endroit où la première planche bas- 
culait sur le tronc d'arbre, l'endroit où le major 
Percy Mortimer allait disparaître bientôt dans 
sa tombe de fange. : 
Il laissa retomber son masque de toile, mit 
son fusil sur son épaule, et dit d’un ton froid : 
— C’est bien; éloignons-nous. 
 L’instant d’après, un silence profond régnait au 
_ lieu d’où s'élevait naguère l’assourdissant fracas 
des haches et des scies. 
De loin, la chaussée de planches présentait 
son aspect ordinaire, et rien n’annonçait un 
piége. 
Le bog avait repris sa physionomie solitaire ; 
. aussi loin que pouvait s'étendre la vue, on n’a- 
percevait rien. \ 
Seulement, de temps à autre, les branches 
_ rabougries de quelque buisson de bog-pine s'a- 
_ gitaient tout à coup, bien que nul vent ne soufflât 
sur le marais. Un murmure indistinct se faisait. 
_ Cè et là, derrière les rameaux d’un vert rous- 
_ sâtre, s’étouffait un éclat de rire... 






Li: À 7” 


er LOZCR 2h 





Hs semis 
… : d'a Tu 
, Ë ‘4 
. 
4 
” Û 
: 
L 
. L à l 
y L fl LT PEL TA \ 
ide: da di 64 WiE32it 
n var dt \ WATT F7 


jà Je. GUY del A 


XII 


L’agonie. 













Des heures s'étaient écoulées depuis le retour 
d’Ellen à la maison de Mac-Diarmid. 
La petite Peggy allait et venait de la chambre 
_ à coucher dans la salle commune , vaquant aux 
soins du ménage. 
Le valet Joyce avait emmené les bestiaux aux 
champs. 

Mickey et Sam, harassés de fatigue, dormaient 
sur la paille commune. Owen et Kate s'étaient 
retirés silencieux et tristes dans le réduit habité 
autrefois par le vieux Mill's. 


don. 


D 
































252 DEUXIÈME PARTIE. 


Les autres Mac-Diarmid étaient absents. ; 
. Ellen n’avait point quitté le pied de son lit. 
Elle restait là, immobile et froide comme une 
statue. Sa mante rouge, qu’elle n’avait point dé- 
pouillée , rejétait son capuce en arriére et lais- 
sait à découvert le noble visage de l’heiress. 
Il y avait sur ce visage une pâleur terne. Les 
belles lignes de la bouche se détendaient , fati- 
guées; quelques plis se relevaient, ébauchant 
un amer sourire. Nul rayon ne passait à travers 
les paupières demi-closes. 
Autour du front, la magnifique chevelure de 
la jeune fille tombait, mêlée et humide encore 
des sueurs de la nuit. 
En allant et en venant, la petite Peggy, vive 
enfant aux traits intelligents et mobiles, s’arré- 
tait parfois pour contempler sa maîtresse à la 
dérobée. Son regard devenait bien triste et sa 
bouche s’ouvrait pour essayer une consolation ; ÿ 
mais elle n’osait pas... CIE 
L'heiress ne la voyait point. Tout était con= 
fusion et lassitude dans son esprit blessé, Elle ne 
pensait point ; elle ne sentait point ; RS 
une morte. 
Mais dans cet engourdissement, il y Lire" 
sourdé angoisse qui tenait son cœur éveillé à 
x à à: ROPAERS 
demi, pour le torturer sans t Péene 


Fr ss... à 




















. ol LES SAXONS. 253 


-. Elle souffrait. Son agonie lui laissaitun senti- 
_ ment vague de son martyre et ne lui Ôtait que 
le pouvoir de combattre. 
- La matinée avançait. Peggy avait préparé la 
table pour le repas de famille, bien que personne 
_ ne songeât à y prendre place. 
Ellen fit un mouvement faible; puis ses deux 
mains glacées soulevèrent sa mante et vinrent se 
poser sur son front qui brülait. 
Elle ouvrit les yeux ; son regard ébahi fit le 
tour de sa chambre. 
— C'était un rêve! murmura-t-elle. Il me 
semblait qu’il y avait autour de moi des ténè- 
bres, et, dans les ténèbres, des étincelles éblouis- 
_ santes.. Où donc ai-je vu ces lugubres étoiles 
qui brillaient, qui s’éteignaient et qui brillaient 
encore ?.… 

Sa tête retomba sur sa poitrine. 
* — Je ne veux pas penser à cela, reprit-elle. 
C'était un songe affreux !.… il faut l'oublier. 
- Un frisson parcourut tout son corps , et fit 
trembler les plis de sa mante. 
— L'oublier ! répéta-t-elle avec un subit effroi 
dans la voix ; mais ils criaient : « Mort! mort!» 
C’est bien vrai... Leurs cris sont encore dans 
mes oreilles. Mon cœur a froid... Je sais bien 
_ qu'ils vont le fn" ! 


| 


è 





























254 DEUXIÈME PARTIE. 


Un sanglot déchira sa poitrine, et ses doigts 
crispés pressèrent son front convulsivement. 

— Ellen ! noble Ellen ! dit l'enfant qui s'était 
agenouillée auprès d’elle, ne pleurez pasainsi!.… 
Qu'avez-vous , ma maîtresse ?.… C’est moi, votre 
petite Peggy, que vos larmes font re: és M: 

Ellen n’entendait pas. : 

Tout à coup elle se retourna vivement, comme - 
si un aiguillon l’eût piquée par derrière; ha 
garda son lit. , 

Son lit n’était point défait. 

Elle poussa un grand cri. ; 

Puis ses bras retombèrent le long dé son 
corps. ni 

— Ellen ! à noble Ellen! qu'avez-vous ? disait 
l'enfant en sanglotant, bay 

— Je n’étais pas ici, cette nuit, murmure 

l'heiress; où étais-je 2... 

— Quand je me suis endormie, répliqua l'en- 
fant, vous étiez assise sur votre lit, ma mai- 
40 et quand je me suis éveillée ce matin , 
je vous y ai vue encore.. 

Les yeux frs. d'Ellen se perdirent dans le 
vide. 

— Hier! ce matin! répéte-fails comme si 
elle avait tâché avec désespoir de 
idées fugitives. Cette nuit !.…( 


Le. 
"0. 
m 


L 


ne. 


LES SAXONS. 255 




















Elle se leva et gagna d’un pas machinal la fe- 
nêtre ouverte ; elle s’y appuya. 

Le paysage sur lequel la nuit étendait naguère 
son voile sombre était de nouveau devant ses 
yeux. Le soleil de juin versait à flots sa vive lu- 
mière et colorait chaudement ces belles monta- 
gnes du Connemara que Walter Scott eût prises 
pour les Highlands de son cher pays d'Écosse. 
L’œil d’Ellen, morne et animé , glissa sur ces 
beautés connues; sa vue ne percevait qu’une 
sensation confuse de lumière radieuse, jouant 
dans un espace sans bornes. Les objets se mé- 
laient au-devant d’elle et brouillaient leurs lignes 
vagues ; elle ne voyait rien. 

Mais l'air frais du dehors frappait son front . 
ardent et emplissait à flots sa poitrine. La vie et 
la pensée revenaient en elle à son insu ; sa rai- 
son renaissait ; sa force s’éveillait. 

Elle souffrait davantage, à mesure qu'elle ar- 
rivait à entrevoir le vrai. 

Au bout de quelques minutes , elle était face 
à face avec la réalité. 

— Le feu! murmura-t-elle avec épouvante, en 
regardant au Join les ruines noires de Diarmid ; 
c'était là-bas qu'était le feu !... Oh! je me sou- 


viens! les roc , la grève, la caverne! je me 
souviens ! viens ! 


ns à Fe 


256 DEUXIÈME PARTIE. 

Durant quelques secondes elle. s’affaissa, ! 
accablée. Mais son beau corps se redressa. 
coup, tandis que son front rayonnait, fort et 
superbe. PPS De 0) 

La petite Peggy , qui était toujours derrière 
elle, tremblante et désolée, se prit à ps 
sous ses larmes. À 

— C’est fini , pensa-t-elle ; voici la sioble Ellen 
guérie !… 

Elle joignit ses petites mains, et re | 
une prière à la Vierge. te 

Ellen se retourna brusquement. Son regard , 
éteint naguère, brillait maintenant. Uneréso= 
lution calme et pensive éclairait la merveilleuse 

. beauté de son visage. 

— Je veux voir mon frère Morris, dit-elle. 
Faites-le prévenir, Peggy. ; pr 

Peggy interrompit la prière entamée. 

— Ma noble maitresse, répliqua-t-elle, Morris 
Mac-Diarmid n’est pas à la ferme. era 

Un nuage passa sur le front d’Ellen. Elle con 
naissait le cœur de Morris et comptait sur lui, | 

Elle réfléchit durant quelques instants. 

— Et Jermyn? reprit-elle. gal 

— Jermyn vient de partir avec. le grand Me 
hony de Galway. ( &: cut nation 

A ce nom, Ellen perdit ses s revenue 


















\ 


. LES SAXONS. 257 


Son œil se baissa, tandis qu'un tremblement 
nl sa lèvre. 

— Il n’y a ici que Mickey et Sem qui dor- 
ment, poursuivit Peggy ; faut-il les éveiller ? 

. — Non, répondit Ellen. 

- Elle retourna vers la fenêtre et considéra la 
hauteur du soleil. 

. Puis, sans s'arrêter à réfléchir davantage, elle 
abaissa le capuce de sa mante sur son front et 
sortit de la ferme. 

Le soleil inondait le versant du Mamturck, 
mais ses rayons n’avaient pu dissiper encore le 
voile de brouillard qui couvrait le Corrib. 

L’heiress descendit la montagne. Malgré les 
fatigues de la nuit , elle avait encore son pas ra- 
pide et ferme. 1 
* Elle traversa le village de Corrib , dont pres- 
que toutes les maisons étaient désertes. 

! Quelques vieillards restaient seulement sur 
leurs portes , et tous la saluèrent avec respect. 

Ellen atteignit les bords du lac, choisit un 
bateau dans les roseaux et rama de toute sa 
force dans la direction de Tuam. 

À Tuam il y avait eu grande bataille la veille 
entre les catholiques et les protestants de la 
ville, soutenus à des orangistes venus de l'UI- 
stérs . 

























258 DEUXIÈME PARTIE. f 
Les dragons de la reine avaient fait leur de- 
voir, non point comme l’entendirent trop long= 
“temps les troupes anglaises, mais dans la vérité 
du mot. Le major Percy s'était mis entre les 
deux partis rivaux. Il n'avait fait acception ni 
de protestants ni de catholiques, et les bouti- 
quiers de Tuam lui reprochaient même avec 
amertume d’avoir traîtreusement empêché ces 
derniers d’être écrasés par les orangistes vain- 
queurs. 
Comme si la mission d’un soldat de la reine 
était de protéger les papistes ! 
Au moment où la petite Su et son frère Paddy 
arrivaient à Tuam, le major venait de monter à 
cheval pour se diriger sur Galway ; où les élec- 
tions réclamaient sa présence. 
Jl laissait derrière lui le lieutenant Peters dec 
une petite garnison. 
Les deux enfants de Gib Roe le reiconthéliit 
à la tête de sa troupe, sur le point de quitter 
Tuam. 
C'était un fier et beau soldat. Personne ne 
portait mieux que lui le brillant uniforme des 
dragons de Sa Majesté. L’écharpe dorée allait 
bien à sa taille élégante, et la finesse mâle de 
ses traits ressortait sous le brillant casque d'or 
On pouvait lui en ce 


Pr 
E 





















LES SAXONS. 259 
froideur immobile qui repoussait l'œil et glaçait 
le cœur. 

_ Mais ce flegme, qui était au dedans de lui 
comme au dehors , pouvait être regardé comme 
un don suprême dans la position où la fortune 
l'avait placé. 

Il était en Irlande où le terrain brüle et trem- 
ble , entre deux partis animés l’un contre l’autre 
d’une haine aveugle, et toujours prêts à s’entre- 
déchirer. Il fallait qu’il contint à la fois les catho- 
liques innombrables et les protestants plus rares, 
mais plus instruits , plus riches et plus tracas- 
siers. 

11 fallait qu'il se dressât au milieu des deux 
camps comme un mur de glace, fatiguant les ef- 
forts mutuels et contraires , lassant les haines 
fougueuses, et préparant lentement la concorde 
future par l'impossibilité de la lutte. 

I fallait qu'il personnifiât l'équité sous sa 
forme la plus sensible , afin que tous reconnus- 
sent en lui, qui était le représentant de l’Angle- 
terre, une puissance secourable aux bons, ter- 
rible aux méchants. 

Et il accomplissait ce rôle ardu avec une per- 
sistance héroïque. à 

Il avait contre lui la haine envieuse de son 
supérieur immédiat, le colonel Brazer, chef mi- 


260 DEUXIÈME PARTIE. 


litaire du comté de Clare, qui le surveillait in 
cessamment et donnait à chacun de ses efforts 
une interprétation mauvaise. idt@ 
Il avait contre lui les orangistes stupides, les 
protestants plus éclairés , les autorités jalouses, 
les repealers dont il contrôlait les assemblées, 
les Molly-Maguires qu’il combattait à outrance, 
et jusqu’à ses propres officiers, dont l'intelligence 
subalterne ne comprenait point sa pensée. 
Ceux-ci avaient noué avec Brazer unesortede 
tacite et perfide alliance. Mortimer était menacé 
d’en haut et d’en bas à la fois. Il ne fallait point 
qu’il trébuchât en sa route, car des mains étaient 
là, prêtes à hâter sa chute comme à l'empêcher 
de se relever. pet 
Il était seul, absolument seul contre tous. Au- 
tour de lui, si loin que pussent aller ue 
il voyait des haïnes amoncelées. 
Chacun, fort ou faible, lui faisait obstacle pe 
la mesure de son pouvoir. C’étaient tous les jours 
cent combats grands ou petits, des coups d'épée 
et des eoups d’épingle. Une nature aussirobuste 
que la sienne, mais plus fougueuse, y eût perdu 
le souffle. Pour ne point devenir fou à cettetà- 
che, il fallait sa patience pleurs et son els ps 
térable. 
L'homme et la mission seieonvenaits n 


















LES SAXONS. 261 

















main qui avait choisi Percy Mortimer est habi- 
tuée à ne se point tromper. 

Pour soutiens dans sa lutte épuisante, il avait 
la discipline anglaise, qui ne sait point fléchir, 
et l’homme dont le bras tout-puissant supporte 
la politique des trois royaumes. 

Robert Peel l'avait jugé ; il avait confiance en 
lui ; et lui, comprenant la pensée de Robert 
Peel, s’y était donné corps et âme. 

Mais sous cette enveloppe froide qui était 
pour le major Percy Mortimer, au milieu de sa 
difficile mission, une armure indispensable, il y 
avait un cœur loyal, une franchise chevaleresque 
et un besoin d'aimer qui , refoulé sans cesse, 
sans cesse tendait à se faire jour. 

Son intelligence haute et positive s’alliait à 
une grande générosité. à 

Le terrible chasseur des Molly-Maguires avait 
fait grâce bien des fois, lorsque nul œil intéressé 
ne pouvait accuser sa clémence. + 

Al avait fait grâce, parce qu’il y avait au fond 
de son cœur une immense pitié pour ce peuple 
_ malheureux, courbé sous le fardeau trop lourd 
de sa misère, et peut-être aussi parce qu’au mo- 
ment où son épée se levait , il s'était souvenu 
d'une belle jeune fille qui était de ce peuple et 
qui l’'aimait. , 


LA QUITTANCE DE MINUIT. 2. 23 





262 DEUXIÈME PARTIE. 


Il aimait Ellen Mae-Diarmid , et. Pr 
ressemblait à l'amour de l’heiress. 1 0) 

C'était une passion incessamment combattue 
et qui grandissait toujours parmi les luttes muet- 
tes du cœur. bé 

Il aimait et il admirait. Il savait la belle âme 
d’Ellen, dans laquelle il lisait comme en un livre 
ouvert. 

Aux heures rares-où les labeurs de sa rest 
ne le retenaient point, il s’échappait au galop 
rapide de son cheval; il gagnait la pointe .de 
Ranach, et, descendant ce sentier rapide où 
nous avons vu Pat s'engager pour arriver à Ja 
plage, il entrait dans la bouche sombre desgrot- 
tes de Muyr. TS 

C'était là qu’Ellen l’attendait, 

Ils échangenient leurs cœurs; ils oublient en 
de cours instants de AO la-longue souf- 
france. LT L 

Et quand Mortimer, repas 
montagne, sautait sur ‘son gét 
était plus vaillant et plus fort.sEt 





























LES SAXONS. 263 


_ét nulle pensée égoïste ne venait jamais au tra- 

vers de leur tendresse. 

… Ds espéraient , parce que l'amour espère tou- 

Mes. Percy disait que peut-être dans l'avenir 

leur union serait le premier anneau de la chaîne 

qui rapprocherait les partis extrêmes. Ellen sou- 

riait et disait : 

— Dieu le veuille! 

» Mais c'étaient de vagues espoirs , séparés de 

la réalité par un abîme. Le vrai, c’est qu'ils s’ai- 

maientardemment et sans mesure. 

Les deux enfants de Gib Roe tenaient, cha- 
eun de son côté, la bride du cheval de Mortimer. 

_ Et ils criaient, répétant la lecon enseignée 
par leur père : 

_ — Oh! bon seigneur! six pence, pour lesalut 

_ de votre vie! 

Le major arrêta son cheval, et regarda tour à 
les deux enfants dont les traits amaigris 

aient la naïveté maligne de leur âge. 

u et Paddysouriaient doucement; ils jouaient 
rôle à ravir, et rien en eux n’annonçait le 

ensonge. 

— 11 me semble que je vous ai déjà rencon- 

trés dans le marais, enfants? dit le major. 

__ — Oh! Jésus! oui , certes, Votre Honneur ! 

_répliqua Su. - F. 





264 DEUXIÈME PARTIE. 


— Et vous nous avez donné six PER 
Paddy. 

— Six pence pour acheter du gâteau dvone 
mon bon lord! 

— Et qui vous envoie vers moi ? } 

— Oh! Lord ! Jésus! s’écria la petite Su, qui 
nous envoie? Personne ne nous envoie, mon 
bon seigneur !.… Si l’on savait que nous sommes 
venus, nos pauvres corps seraient demain avec 
les poissons au fond du Corrib.. 

— Nous sommes venus, pal Paddy, pour 
avoir six pence, mon bon lord, et, pour vous 
sauver la vie. 

Le major se tourna vers ses officiers qui sou- 
riaient avec mépris et haussaient les épaules: 

— Que pensez-vous de cela, messieurs? de- 
manda-t-il. 

— Nous pensons , répondirent tout de 
voix les officiers, que ces petits drôles veulent 
nous attirer dans quelque embuscade, le long 
des taillis qui bordent le Corrib. 

— Oh! non, Vos Honneurs! s’écria la pe- 
tite Su. mi 

— Oh! non, non , répéta Paddy, non, bien 
sûr! nous venons vous dire au contraire où 
est l'embuscade. j 

— Il y a donc une embuscade? dit le major. 











2 ° 


he. À si 


LES SAXONS. 265 











| — Oui, Votre Honneur. une grande embus- 
cade, où vous resterez tous! 

— Vous êtes forts, dit le petit garçon en se- 
couant la tête, et vous avez de longs sabres tran- 
chants. mais ils sont si nombreux derrière les 
arbres !.… 

— Vous les avez vus? 

— Oui, certes. ils sont venus là au lever du 
jour , avec des fusils , des pistolets , des haches 
et tout ce qu’il faut pour tuer les hommes... et 
ils se réjouissent , parce qu’ils disent qu'aucun 
de vous ne pourra s'échapper! 

Mortimer , toujours impassible, se tourna de 
nouveau vers les officiers ; ceux-ci semblaient 
sérieusement intrigués et commençaient à pré- 
ter grande attention aux paroles des enfants. 

— Qu'en dites-vous , messieurs ? répéta Mor- 
timer. 

Les officiers ne souriaient plus avec mépris et 
né songeaient point à hausser les épaules. 

Ils se consultèrent un instant du regard. 

— Il y a de mauvais passages sur le bord d 
Corrib , dit l'enseigne Dixon. 

— Je sais plus d'un endroit, ajouta l’un 
des cornettes, où une centaine de ces drôles 
maudits nous donneraient bien du fil à retor- 
dre! 

23. 


266 DEUXIÈME PARTIE. 


— Et ils sont plus de mille! murmura Su 
en joignant ses petites mains. be: 
— Plus de deux mille! appuya le garçon. 

— Ni mon frère ni moi nous n’aurions su les 
compter ! 

— Je connais peu cette partie du pays; reprit 
le major d’un ton rapide et froid ; je vous de- 
mande votre avis, messieurs, et vous prie seu- 
lement de ne point oublier que nous devons 
être à Galway dans deux heures. 

= La route par la chaussée de planches est 
plus courte que le chemin des lacs, répliquèrent 
les officiers. 

— C'est très-bien, dit le cornette Brown ; mais 
si les enfants méntaient.… | 

— Oh! Vos Honneurs !.… 

— Silence! Et si l'embuscade était juste- 
ment le long de la chaussée de planches?.…. 

— Où diable se cacherait-elle? s’écria Dixon. 
Des deux côtés de la chaussée il n’y a qu’une mer 
de fange… Je suis d'avis, pour ma part, de pren- 
dre notre route par le bog. 

Les autres se rangèrent à cette opinion. 

Mortimer rabattit à ce moment son regard 
sur les deux enfants qui ne pouvaient pas dissi- 
muler leur joie. 1? 


ni 





LES SAXONS. 267 

Un soupçon, rapide comme l'éclair , lui tra- 
versa l'esprit. 

— Nous sommes bien montés, dit-il en obser- 
vant la petite Su, et bien armés... Il ne faut pas 
que ces malheureux puissent croire qu’ils nous 
font peur... Messieurs , nous prendrons le che- 
min des lacs. 

Personne ne répondit parmi les officiers ; le 
major poussa son cheval; mais Su et son frère 
s’attachèrent à la bride en poussant des cris la- 
mentables. 

— Oh! Vos Honneurs! disaient-ils, oh! Vos 
pauvres Honneurs !... vous allez tous mourir! 
tous jusqu’au dernier! mon bon lord! s’é- 
criaient-ils en s'adressant à Mortimer. Si vous 
saviez que de plomb et que de fer ils ont mis 
dans leurs mousquets !... si vous saviez comme 
ils ont aiguisé leurs haches et leurs faux !... si 


-vous les aviez entendus quand ils disaient : 


« Voilà vingt-quatre heures déjà que le Saxon 
maudit a reçu en pleine poitrine la promesse de 
Molly-Maguire.. il faut qu'avant le milieu du 
jour le Saxon dormesous l'eau du lac! » 

Cette allusion à ce qui s'était passé la veille 
dans le parloir du Roi Malcolm fit impression 
sur le major , et préta pour lui aux paroles des 
enfants une physionomie de vérité. 


268 DEUXIÈME PARTIE. 

Il serra le mors et prit la main de Su qu'ilat- 
tira jusqu’à lui pour l’asseoir sur sa selle. 

Il la regarda bien en face et longtemps. 

La petite fille soutint ce regard perçant et sé- 
vère sans sourciller ; ses yeux ne se baissèrent 
point; elle se mit à sourire tout doucement. 

— Cette enfant ne ment pas, murmurèrent 
les officiers d’un ton de conviction profonde. 

— Comment se nomme votre père? demanda 
le major. 

— Nous n'avons plus de père, répondit Su 
sans hésiter ; notre mère est la vieille Meg de 
Knockderry, de l’autre:côté du lac. 

— Et vous connaissez le lieu précis où se tient 
cette embuscade? 

— Je m'y rendrais les yeux bandés, véiliés 
le petit Paddy, jaloux de l'attention qui se con- 
centrait sur sa sœur. 

— Voulez-vous: nous y conduire? dre | 
encore Mortimer. 

Paddy ouvrit la bouche avec empressement ; $ 
puis sa joue devint pourpre. 

Il ne répondit rien. 

La petite fille n'éprouva pas un seul. fatal, 
d’embarras. TT 

— Oh! mes chers lords, dit-elle; ce sont nos 
cousins et nos oncles qui sont là-bas le long du 








LES SAXONS. 269 


lac... Si vous saviez où ils sont, peut-être seriez- 
vous les plus forts... et nous ne voulons pas vous 
aider à les tuer, Vos Honneurs! 

. — Si nous vous donnions de l'argent? mur- 
mura le major à son oreille. 

La petite fille baissa les yeux et secoua son 
énorme chevelure. 

— Beaucoup d’argent! reprit le major. 

Su fit semblant d’hésiter. 

— Non! oh! non! s’écria-t-elle après un 
court silence , j'aime mieux avoir faim... mon 
petit frère aussi. Laissez-nous, mon bon lord, 
et suivez la route que vous voudrez. 

Mortimer fit glisser la petite fille jusqu’à terre 
et mit une poignée d'argent dans son tablier, 

Les deux enfants poussèrent un long eri de 
joie. 

— En avant! dit le major qui tourna la tête 
de son cheval dans la direction du bog de Clare- 
Galway. 

Toute la troupe, qui était composée de ein- 
quante à soixante cavaliers, marcha en bon 
ordre sur les traces de Percy Mortimer. 

Su et Paddy dansaient sur le pavé de la rue. 


Une fois hors de la ville, les dragons prirent 


le grand trot et s’engagèrent bientôt dans le 
marais qui commence à deux milles de Tuam. 


ë, 


_n 


















270 DEUXIÈME PARTIE. 


Les enfants les suivaient de loin et Dee 
voyaient de bruyantes bénédictions. 
Ils couraient, les petits sauvages, avec leurs 
jambes nues et gréles, presque aussi vite a 
les chevaux. 
Et tout en criant : « Dieu vous bénisse, mes 
bons lords! » ils ne se faisaient point faute de 
causer tous les deux bel et bien. 
— Ma sœur Su, demandait Paddy, combien 
vous a:t-il donné d'argent ? 
— Je ne sais pas, répondit la petite fille; qui 
pourrait compter tout cela? Il y a des pièces 
blanches , larges comme des pence... d’autres 
qui sont toutes petites et jolies ; oh! regardez 
plutôt, Paddy! mais qui pourrait dire combien 
tout cela fait de farthings?… 
Et les deux enfants s’arrêtaient essoufflés; ils 
s’asseyaient un instant dans le gazon mouillé 
pour contempler et compter leur trésor. 
Puis ils s’élançaient de nouveau sur les'traces 
des dragons, et faisaient éclater de mille ma- 
nières leur joie enfantine. 
Ces hommes qui étaient devant eux du 
leur donnaient cette joie marchaient à la mort, 
Mais Su et Paddy n'avaient garde de songer ; 
cela; ils cabriolaient dans les jones, ils 
saient d’une langue de terre à l’autre, et 


























LES SAXONS. 271 


eouaient en courant les longues mèches de leurs 
cheveux. 

Les dragons, qui les avaient perdus de vue 
durant quelques minutes, les voyaient reparai- 
tre tout à coup, riant et sautant, 

. Cetteallégresse naïve leur ôtait toute défiance, 
et ils allaient sans autre préoccupation que de 
guider leurs pesants chevaux sur le terrain glis- 
sant. 

Leur trot ne se ralentissait point. 

Au bout d’une heure environ, ils atteignirent 
l'extrémité de la chaussée de planches. 

C'était bien loin encore de l'endroit où nous 
avons vu les gens de Molly-Maguire à la be- 
sogne ; il y avait un grand mille du bout sep- 
tentrional de la chaussée au cours fangeux du 
Doon. 

Cette partie de la route était aisée compara- 
tivement à celle que les soldats venaient de fran- 
chir, Le trot des chevaux devint plus régulier 
et plus rapide; la troupe, rangée sur deux files, . 
emplissait toute la largeur de la chaussée. 

Le major marchait le dernier. 

Durant quelques minutes encore, on put voir 

deux enfants sautiller par-dessus les flaques 

eau de plus en plus larges, comme des esprits 
ets. 


« ni a 
















272 DEUXIÈME PARTIE. 


Puis tout à coup ils disparurent de ne plus 
se remontrer. 
Les dragons étaient alors bien près du cours 
du Doon. 
Le soleil avait achevé de pomper le brouil- 
lard, et la surface plane des bogs Done 
tous sens à perte de vue. 
Le major consulta sa montre et murmura une 
exclamation chagrine. 
— Commandez un temps de galop, monsieur, 
dit-il au cornette Brown; nous arriverons en 
retard. 
Les chevaux sentirent l’éperon, et leur pas 
lourd retentit plus pressé sur les madriers qui 4 
remuèrent. Fr 
La colonne se précipitait impétieusetestie 
l'endroit fatal. 
Le bog présentait, aussi loin que la vue pou- 
vait s'étendre, un aspect de morne solitude ; pas 
un être vivant ne se montrait sur le vaste tapis. 
de verdure. Seulement, du côté du lac Corrib; 
bien loin, bien loin, un point presque impet 
tible et de couleur rougeâtre semblait se mou- 
voir. 
Les dragons l’aperçurent peut-être, mais. 
était impossible d’en distinguer la forme et. 
nature. 


LES SAXONS. 275 



















Durant deux minutes encore, le galop des 
chevaux résonna sur le bois solide. 

Puis les deux premiers chevaux bronchèrent 
à la fois. 

Les éperons de leurs cavaliers leur donnèrent 
un élan nouveau ; ils se précipitèrent en avant, 
bronchant encore, jusqu’à ce que le sol vint à 
manquer sous leurs pieds. 

Les cavaliers qui‘venaient ensuite éprouvèrent 
le même sort, et comme les premiers, par l'effet 
de l'impulsion donnée, avaient franchi un assez 
large espace depuis le premier madrier scié, tous 
les dragons, sans exception, se trouvèrent enga- 
+ gés dans le piége. 

Les chevaux avaient de la fange jusqu’à la 
sangle, et s’agitaient en soufflant au milieu de 
l'océan de boue. 

Is s’enfonçaient lentement, et leurs efforts 
mêmes hâtaient leur perte. 

Durant une ou deux secondes, ce fut une 
scène de tumulte affreux ; les cris et les plaintes 
se croisaient, mélés à d’impuissants blasphèmes. 
- La plupart des dragons étaient tombés en 
dehors de la chaussée, qui, du reste, présentait 
aintenant une série de trous assez larges pour 
ngloutir hommes et chevaux. 

. Dans le premier moment, le danger ne leur 
2, 24 


274 DEUXIÈME PARTIE. 


apparaissait point sous sa véritable face ; ils se 
croyaient embourbés tout au plus, et redou- 
taient seulement une attaque plus ou moins 
éloignée dans cette position défavorable. | 
Mais bientôt ils s’apercurent que leurs che- 
vaux enfonçaient de plus en plus ; la fange dé- 
layée arrivait à la selle. 
Les cris cessèrent ; il se fit un silence morne. 
— Accrochez-vous aux troncs d’arbres ! cria 
Percy Mortimer, qu’un écart de son cheval avait 
jeté loin des débris de la chaussée, ni} 
Il n'avait point quitté la selle, et au milieu de 
ce terrible danger, son pâle sr restait tou- 
jours froid et calme. Fey, | 
— Accrochez-vous aux troncs d'arbres! ré- | 
pétèrent cent voix railleuses qui semblaient par- 
tir des buissons voisins. 
Puis ce fut un long éclat de rire; puis le si- 
lence encore. 2 QUE | 
Les chevaux enfoncaient ; les selles disparais- 
saient presque, et les dragons s'étaiént mis à 
genoux sur le dos de leurs montures... 4 
Au loin, du côté des lacs, le point rouge 
grandissait, grandissait et s’avançait rapide- 
ment. RUE ARE | 
Les dragons crièrent « au secours!» Les voix 
moqueuses répétèrent « au secours ! » Et chaqu 

















} 


LES SAXONS. 275 


fois qu'une plainte s’exhalait au milieu de cette 
scène de désolation, une plainte pareille sortait 
des buissons voisins. 

C'était comme un écho impitoyablement rail- 
leur. 

Aux plaintes suecédèrent les menaces. 

Les dragons armèrent leurs pistolets. 

— Feu ! crièrent les buissons. 

Les soldats, exaspérés, lâchèrent en effet la 
détente. Ce fut un peu de bruit; les amorces 
mouillées ne purent s’enflammer. 

Et les rires invisibles redoublèrent. Et les rail- 
leurs, désormais bien assurés que l’agonie des 
dragons de la reine était impuissante, montrè- 
rent leurs têtes derrière le feuillage. 

Il y en avait! il y en avait! ge cd buisson 
* cachait un groupe. 

C'étaient des hommes, des femmes, et jusqu à 
des enfants. 

Patrick Mac-Duff, le ns garçon, s’en donnait 
tant qu’il pouvait avec sa femme Madge, une 
douce âme qui le battait; Pat ne se possédait 
pas de joie, et Gib répétait en extase: 

— Ce sont pourtant les petits qui ont fait 
cela, les chérubins ! 

Le géant Mahony montrait son torse fout en- 
tier au-dessus des buissons. Il était appuyé sur 


8. 





276 DEUXIÈME PARTIE. 


sa grande hache et regardait le drame assez 
tranquillement. 

Non loin de lui, derrière la touffe voisine, 
Jermyn Mac-Diarmid se cachait, honteux et 
brisé par l'émotion. Il voulait ne point regarder. 
et fuir ce tableau qui l’accusait horriblement ; 
mais ses jambes restaient clouées au sol et ses 
regards fascinés ne pouvaient point se déta- 
cher du pâle et hautain visage de Percy Morti- 
mer. 

La petite Su et son frère Paddy, qui avaient 
rejoint leur père à l’aide d’un détour, étaient là 
pour assister à la fête; et comme ils s’'amusaient, . 
les chers innocents ! 

D'où ils étaient et pour des enfants comme 
eux, le côté grotesque de la scène l’emportait 
vraiment sur le côté terrible. 

Ils ne voyaient que ces hommes rouges, cou- 
verts d’or, qui barbotaient dans la fange. 

Mais ces hommes enfonçaient sans cesse, et 
leur agonie faisait des progrès sûrs. 

Les chevaux ne pouvaient nager dans ce li- 
quide épais et gras, ils enfonçaient, ils enfon- 
çaient.. 

La bide se rejoignait maintenant au-dessus 
de la selle, et l'on ne voyait plus les pieds des 
dragons qui se tenaient debout. 





LES SAXONS. 277 


_ Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher aux 
troncs d'arbres ; ceux-là étaient momentanément 
à l'abri. 

Mais, pour les autres, tout effort demeurait 
inutile et n’eût servi qu’à hâter l'instant fatal. 

Il fallait attendre la mort. 

Le major, qui était le plus éloigné de la chaus- 
sée, était en même temps le plus près d’une des 
langues de terre environnantes ; son cheval avait 
trouvé pied sans doute au fond du lac de boue, 
car il cessait de s’enfoncer, et ses efforts l’ame- 
naient, par un mouvement imperceptible, vers le 
sol ferme. 

Mortimer ne semblait point s'apercevoir de 
cette chance de salut. Le deuil qui l’entourait 
avait vaineu son froid courage. 

Ses bras étaient croisés sur sa poitrine; son 
front .hautain se courbait; il s’apitoyait, non 
point sur son.propre sort, mais sur celui de ses 
soldats qui allaient mourir, et qu’il ne pouvait 
point défendre. 

Une fois le sang monta subitement à sa joue 
et mit un rouge vif à la place de sa päleur ha- 
bituelle. Ses yeux s'étaient baissés en même 
temps, et l’on eût pu voir sur sa physionomie, 
animée subitemerit, le reflet d’une érqion poi- 
gnante. 

24. 





p 


278 DEUXIÈME PARTIE. 

Peut-être était-ce la pensée d’Ellen qui venait 
de visiter son cœur ; peut-être était-ce le dernier 
adieu prononcé du fond de l'âme à l'heure su- 
prême... 

Cela dura un instant, puis les regards Fe ma- 
jor se tournèrent de nouveau vers sa petite ar- 
mée à l’agonie. Son front redevint pâle. 

Sur ce visage dont la beauté dominait, hé- 
roïque, la scène de désolation, les regards de 
Jermyn restaient invinciblement attachés. Jer- 
myn souffrait presque autant que les soldats à 
l’agonie. Tout ce qu’il y avait en lui de généreux 
et de noble se révoltait : sa conscience bourrelée 
était à la torture. 

Et que de haine pourtant parmi ces remords! 
Comme il épiait, attentif, une marque de frayeur 
ou de faiblesse! Comme il attendait avec d’ar- 
dentes impatiences un soupir, un cri, uné 
plainte! 

Rien. Une statue de marbre en fade du mar- 
teau qui va la briser. 

Jermyn haïssait, mais il admirait. Ileût déni 
sa vie pour la mort de cet homme. 

Il se sentait vaincu, même au moment de 
tuer. Son âme bouleversée jalousait les minutes 
de calme que son rival allait vivre encore. 

Et il songeait à le sauver pour redevenir un 


: 


LES SAXONS. 279 


instant son égal. Il voulait lui tendre la main 
pour remonter jusqu’à lui. 

Il le voulait; mais c'était comme un rêve. Il 
ne bougeait pas. 

Ses deux mains s’appuyaient sur le canon de 
son mousquet. 

Il restait là, muet et sombre, et stupéfait de 
ne trouver qu’amertume au fond de la coupe de 
vengeance... 

Les dragons avaient maintenant de la boue 
jusqu'aux genoux. Quelques-uns récitaient des 
prières ; les autres se répandaient en menaces 
vaines; d’autres enfin criaient encore au se- 
cours. 

Aux prières, aux menaces et aux cris de dés- 


“espoir les Molly-Maguires répondaient par d’im- 


placables moqueries. 

La pitié ne venait point. Li 

Ils regardaient cette mort horrible sans que 
leur vengance fût assouvie. 

Le point rouge cependant avait pris une forme 
et s’avançait comme un tourbillon, c'était une 
femme à cheval qui courait en zigzag dans le 
bog et qui tenait par la bride une autre mon- 
ture dont le galop la suivait de près. 

Elle avait dans la main droite une houssine, 
et frappait son poney sans relâche. 


280 DEUXIÈME PARTIE. 


— Voilà une bonne femme de Knociey; 
se disaient les Molly-Maguires, qui vient pour 
avoir sa part de la danse. Il n’est pas trop 
tard! 

— Hardi, ma belle! cria la grosse voix du 
géant Mahony ; au train que vous menez, il 
vous en restera encore un petit peu. 

Et Pat et Mac-Duff et les autres répétèrent en 
chœur : 

— Hardi, ma belle! poussez, holà! poussez! 

La mante rouge semblait n'avoir pas besoin 
de ces encouragements ; les naseaux de ses pe- 
tits poneys soufflaient une fumée épaisse. 

Elle dévorait l’espace. 

On ne voyait plus que le torse des malheu- 
reux dragons qui n'avaient pu s’accrocher aux 
troncs d'arbres; cette mort lente, qui venait 
par degrés et qu'on ne pouvait point combattre, 
les affolait ; ils agitaient leurs bras dans le vide 
en poussant des cris insensés. 

Quelques-uns, saisis de vertige, s’élançaient 
à corps perdu dans la fange, et cherchaïent à 
gagner la chaussée à la nage. 

Mais la fange les recevait, flasque, inerte, et 
les engloutissait lentement. 

A chaque homme qui disparaissait ainsi, €’é- 
taientderrièreles buissons defrénétiqueshourras. 





LES SAXONS. 281 


._ Etces cris de sauvages ivres tombaient comme 
de poignants reproches sur le cœur de Jermyn 
Mac-Diarmid. C'était lui qui leur faisait ces fé- 
roces allégresses; c'était lui qui tuait de loin 
tous ces hommes : l’idée du piége lui apparte- 
nait... à 

Honte! honte! l'esprit du dernier des Mac- 
Diarmid s’engourdissait ; ses yeux ne voyaient 
- plus qu’à travers un brouillard. 

La mante rouge passait en ce moment vis-à- 
vis des Molly-Maguires, dispersés sur les mame- 
lons de terre ferme. 

— Allons ! commère, dit Mac-Duff, vous voici 
arrivée. venez avec nous ! 

La mante rouge glissa comme une flèche à 
quelques pieds de lui, au galop de ses deux po- 
neys, et ne répondit point. 

Son capuchon rabattu Jui cachait le visage. 
Elle continua sa route vers la chaussée. 

Le major, rendu à lui-même par les mouve- 
ments convulsifs de son cheval qui sortait peu 
à peu de sa prison de boue, venait de jeter der- 
rière lui un regard qui lui avait montré la terre 
ferme à sa portée. 

En ce premier ent l'instinct de eonser- 
vation, qui est au cœur de l’homme le plus vail- 
lant, l’emporta sur toute autre pensée. 





282 DEUXIÈME PARTIE. 


Le major était debout sur sa selle; il dit 
ses jarrets pour prendre son élan. 

La mante rouge arrivait à cet instant sur l 
langue de terre qui luï faisait face. Elle s'arrêta 
court, 

— Poussez-le, commère! criadMac-Duff ; il 
est bien là ! cols d’abord 

La mante rouge mit pied à terre lestement, 
et fit entrer un de ses poneys dans la vase Du, 
geste. et de la voix elle appela ne 

Celui-ci, quittant la selle de son cheval, sauta 
sur le dos du poney, qui fit effort, glissa, se re- 
prit, et bondit enfin sur le sol ferme. 

La foule rugissante s'élança hors des buissons; 
et vint jusque sur le bord du Doon. 

Impossible de faire un pas deplus en avant !... 

— Tirez ! criait-onde toutes parts ; c’est un 
homme déguisé ! Tes qui ont des fu- 
sils !.. 

Ils gontcnliient commé des forcenés. Une 
part de leur vengeance leur échappait, et c'é- 
tait la meilleures 

Quatre ou cinq coups de fusils partirent:…. 

Jermyn seul ne s'était point avancé: Il de- 
meurait immobile sur son tertre. 


La toile qui couvrait son visage était me cat 
de sueur... * 


L. 








LES SAXONS. 283 


A peine sauvé, le major avait tourné la 
tête de son poney vers la chaussée , vers le 
- péril. 

La mante rouge était en selle sur l’autre che- 
val. Elle jeta ses deux bras autour de la taille 
du major, qui n’avait qu’une main pour résister 
à cette étreinte ; elle l’attira vers elle et le pressa 
contre son cœur. h 
+ En même temps sa voix parla doucement aux 
- poneys qui partirent, rapides comme le vent. 
Tout cela fut l'affaire d’une seconde. 

La foule poussa un long cri de rage. Fe 

Les deux fugitifs couraient en zigzag et se te- 
naient toujours embrassés. 

— Tirez! tirez! criait-on. Il suffirait d’une 
balle pour deux! 

Jermyn était le seul dont le fusil restât chargé. 

Il rejeta son masque de toile en arrière. Vous 
eussiez dit le visage d’un fantôme. 

Son arme s’abaissa lentement vers les poneys 
fugitifs. 

— Allez, Jermyn ! allez, mon fils! ah! 
ah! vous allez voir, vous autres!... Jermyn n’a 
jamais manqué son coup. 

La mante rouge et Mortimer, embrassés tou- 
jours et emportés par la course tortueuse des 
poneys, se présentèrent un instant de profil. 


284 DEUXIÈME PARTIE. 


L'âme de Jermyn était dans ses yeux qui flam- 
boyaient. 

La foule trépignait de rage et d’impatience. - 

— Allons ! mon fils, allons !.… 

Jermyn mit son doigt sur la détente. La bou- 
chedu fusil vomit un cône de fumée, et le coup 
retentit, faible, dans l’immensité des bogs. 

Les deux fugitifs semblèrent chanceler à la 
fois sur leurs poneys. Le vent souleva un coin 
. du capuchon de la mañte rouge. 

L’arme s’échappa des mains de Jermyn qui 
tomba sur ses “HER en gémissant le nom : 
d’Ellen… L < 






La foule hurlait triomphante… L 
Mis n 
- 
Qi 
FIN DU DEUXIÈME VOLUME. 
% 


faaven ET 
16 AA 


LEA! 63 * 
PIB LIS FH 
MUENS EN 






hs