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Harvard Collège
Library
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CHARLES HALL GRANDGENT
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PIERRE LOTI.
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RAMUNTCHO
PIERRE LOTI
dt l'Acadimû FroHfaist
ABRIDGED AND EDITED WITH NOTES
C. FONTAINE, EL., LD.
BOSTON, U.S.A.
D. C. HEATH & CO., PUBLISHERS
1903 - C'.ooyk
HARVARD COLLEGE IIBRARV
GrFI OF
CHARLES HUL GRANDGENT
JANUARY 14, 1933
Copyright, 1903,
By D. C. Heath & Co.
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INTRODUCTION
Amomg modern French novelists, one of the most
fascinating and channing writers is Julien Viaiid, or,
as he is far better known, Pierre Loti. We may not
be able to state with précision just what it is in his
bocks which gives them their peculiar charni, for they
are written with extrême nonchalance, many imperfec-
tions confront us, criticîsm is possible; but there is
no denying the greatness of Loti, and his power to
stir deep and sincère feeling. He has the gift of being
able to see accurately, to feel deeply and to express
with plastic realism what he sees and feels.
Loti loves the physical world in ail its diversity and
grandeur and makes us see it through his eyes. If
we follow him to Sénégal the impressions which we
continually receive are those of a country deserted,
arid, desolate, with vast plains of sand ever scorched
by the burning sun ; but if we follow him to Tahiti,
that isle of delights, rocked by the harmony of his
words we are gradually penetrated by a feeling of
infinité contentment, as though we were actually in
that land of languorous indolence, where the breezes
are tepid and fragrant, the trees ever green, as if spring
were eternal, and where men know not what it is to
work or to suffer. So it is with ail his descriptions.
Whether they be of Brittany or of China or of Africa,
we not only see but we also feel and receive impres-
INTRODUCTION
siens. Yet ail is pervaded by a vaguely sensuous yet
most exquisite and deep melancholy that makes his
style more striking. It seems to be the melancholy
resulting from the full realization of the great immen-
sity of the universe and the profound diversity between
human being;s the world over. It is the melancholy of
the pessimist.
Peculiar circumstances contributed to make Loti
what he is. Born in Rochefort in 1850, he passed a
quiet and dreamy childhood at home distinguîshed
mainly for his docility and religions inclinations. But
the blood that flowed in his veins had aiso flowed in
the veins of générations of sailors, and strange visions
of distant countrîes began to haunt his dreams. Grad-
ually he became possessed by the désire to go forth,
to travel faither and farther, to see the world. Ail
entreaties were in vain when once he had made up his
raind ; he became a sailor, at the âge of twenty entered
the navy as midshipman, and before he was thirty had
been in almost every part of the world, lived under
ail kinds of governments and with ail kinds of human
beings, bringing to thèse varied and strange climes a
most wonderful power of observation, and sensibilities .
developed to a very high degree. His contact with so
many peoples of différent customs, morals and relig-
ions had not helped him to belîeve, and during the long
hours of solitude spent face to face with a nature that
ever furthers her endiess work, blind, and unmindfui
of each and everyone of us, he gradually came to think
that the only logical thing to ask of this life is joy, and
thenceforth he seemed to make it his aim to taste of
ail pleasures and expérience ail delights.
INTRODUCTION V
In his novels Loti embraces almost ail the ends of
the earth, but most often those places where nature
and man are still uninfluenced by civilization, and then
reveals them to us as they displayed themselves before
him. Hence the graphie présentation of characters
that are most primitive, with a fineness of observation
that can come but of high civilization ; and the subtle
picturing of most pristine modes of living, but with a
delicacy of feeling that cornes only from a high degree
of refinement. His first book, A::iyadé, appeared in
1879, and in the following year was published Le
Mariage de Loti. Many more followed, Ramuntcho
appearing in 1899. In 1891 Loti succeeded Octave
Feuillet in the French Academy. Should he write
nothing more, what he has already gîven us affords
him a place unchallenged in his génération. For with
his love of the beauty and pœtry of thîngs, with his
rarely developed réceptive sympathy, and with his
power of apt and pithy expression he has widened the
Bcope of his country's literature and brought to it an
offering which is unique.
This édition of Ramuntcho has been considerably
reduced în length, though the story is substantially
retained. Inasmuch as it is intended for advanced
reading, no vocabulary has been provided, and only
sufficient notes to help the student where the peciil-
iarity of expression or construction renders the school
dictionary inadéquate. In its abbreviated form it is
hoped that this most delightful novel wiil be found
both înteresting and useful.
C. Fontaine.
New York, July, 1903.
o;,GoogIc
RAMUNTCHO'
PREMIERE PARTIE
I
Les tristes courlis, annonciateurs de l'automne, ve-
naient d'apparaître en masse dans une bourrasque grise,
fuyant la haute mer^ sous la menace des tourmentes pro-
chaines. A l'embouchure des rivières méridionales, de
l'Adour,' de la Nivelle, de la Bidassoa qui longe l'Es-
pagne, ils erraient au-dessus des eaux déjà froidies,'
volant bas, rasant de leurs ailes le miroir des surfaces.
Et leurs cris, à la tombée de la nuit d'octobre, semblaient
sonner la demi-mort annuelle des plantes épuisées.
Sur les campagnes pyrénéennes, toutes de" brous- i
sailles ou de grands bois, les mélancolies des soirs
pluvieux d'arrière-saison descendaient lentement, en-
veloppantes comme des suaires, tandis que Ramuntcho
cheminait par le sentier de mousse, sans bruit, chaussé
de semelles de cordes, souple et silencieux dans sa i
marche de montagnard.
Ramuntcho arrivait à pied de très loin, remontait des
régions qui avoisinent la mer de Biscaye,' vers sa mai-
2 RAMUNTCHO
son isolée, qui était là- haut, dans beaucoup d'ombre,
près de la frontière espagnole.
Autour du jeune passant solitaire, qui montait si vite
sans peine et dont la marche en espadrilles' ne s'enten-
s dait pas, des lointains," toujours plus profonds, se
creusaient de tous côtés, très estompés' de crépuscule
et de brume.
L'automne, l'automne s'indiquait partout. Les maïs,
herbages des lieux bas, si magnifiquement verts au
printemps, étalaient des nuances de paille morte au
fond des vallées, et, sur tous les sommets, des hêtres et
des chênes s'effeuillaient. L'air était presque froid ; une
humidité odorante sortait de la terre moussue, et, de
temps à autre, il tombait d'en liaut quelque ondée légère.
s On la sentait proche et angoissante,* cette saison des
nuages et des longues pluies,, qui revient chaque fois
avec son même air d'amener l'épuisement définitif des
sèves et l'irrémédiable mort, — mais qui passe comme
toutes choses et qu'on oublie, au suivant renouveau.
o Mais l'automne, lorsqu'il vient finir^ les plantes, n'ap-
porte qu'une sorte d'avertissement lointain à l'homme
un peu plus durable, qui résiste, lui, à plusieurs hivers
et se laisse plusieurs fois leurrer au charme des prin-
temps. L'homme, par les soirs pluvieux d'octobre et de
î novembre, éprouve surtout l'instinctif désir de s'abriter
au ^te, d'aller se réchauffer devant l'àtre, sous le toit
que tant de millénaires* amoncelés lui ont progressive-
ment appris à construire. — Et Ramuntcho sentait
s'éveiller au fond de soi-même les vieilles aspirations an-
o cestrales vers le foyer basque' des campagnes, le foyer
isolé, sans contact avec les foyers voisins; il se hâtait "
davantage vers le primitif logis, où l'attendait sa mère.
RAMUNTCHO 3
Çà et là, on les apercevait au loin, indécises dans le
crépuscule, les maisonnettes basques, très distantes les
unes des autres, points blancs ou grisâtres, tantôt au
fond de quelque gorge enténébrée, tantôt sur quelque
contrefort des montagnes aux sommets perdus dans s
le ciel obscur; presque négligeables, ces habitations
humaines, dans l'ensemble immense et de plus en plus
confus des choses; négligeables et s'annihilant même
tout à fait, à cette heure, devant la majesté des solitudes
et de l'éternelle nature forestière. lo
Ramuntcho s'élevait rapidement, leste, hardi et
jeune, enfant encore, capable de jouer en route, comme
s'amusent les petits montagnards, avec un caillou, un
roseau, ou une branche que l'on taille en marchant.
L'air se faisait plus vif, les alentours plus âpres, et is
déjà ne s'entendaient plus les cris des courlis, leurs
cris de poulie rouillée,' sur les rivières d'en bas. Mais
Ramuntcho chantait l'une de ces plaintives chansons
des vieux temps, qui se transmettent encore au fond
des campagnes perdues, et sa naïve voix s'en allait 20
dans la brume ou la pluie, parmi les branches mouil-
lées des chênes, sous le grand suaire toujours plus
sombre de l'isolement, de l'autfKnne et du soir.
Pour regarder passer, très loin au-dessous de lui,
un char à bœufs, il s'arrêta un instant, pensif. Le 25
bouvier qui menait le lent attelage chantait aussi ; par
un sentier rocailleux et mauvais, cela descendait dans
un ravin baigné d'une ombre déjà nocturne.
Et bientôt cela disparut à un tournant, masqué tout
à coup par des arbres, et comme évanoui dans un 30
gouffre. Alors Ramuntcho sentit l'étreinte d'une
mélancolie subite, inexpliquée comme la plupart de ses
4 RAMUNTCHO
impressions complexes, et, par un geste habituel, tout
en reprenant sa marche moins alerte, il ramena en
visière, sur ses yeux gris très vifs et très doux, le
rebord de son béret' de laine.
5 Bientôt il aperçut Etchézar,' sa paroisse, son clocher
massif comme un donjon de forteresse; auprès de
l'église, quelques maisons étaient groupées; les autres,
plus nombreuses, avaient préféré se disséminer aux
environs, parmi des arbres, dans des ravins ou sur des
D escarpements, La nuit tombait tout à fait.
Autour de ce village, en haut ou bien dans les vallées
d'en dessous, le pays basque apparaissait en ce moment
comme une confusion de gigantesques masses obscures.
De longues nuées dérangeaient les perspectives ; toutes
s les distances, toutes les profondeurs étaient devenues
inappréciables, les changeantes montagnes semblaient
avoir grandi dans la nébuleuse fantasmagorie du soir.
L'heure, on ne sait pourquoi, se faisait étrangement
solennelle, comme si l'ombre des siècles passés allait
sortir de la terre. Sur ce vaste soulèvement qui s'ap-
pelle Pyrénées, on sentait planer quelque chose qui
était peut-être l'âme finissante de cette race, dont les
débris se sont là conservés et à laquelle Ramuntcho
appartenait.
5 Enfin il arriva devant sa maison, — qui était très
élevée, à la mode basque, avec de vieux balcons en
bois sous d'étroites fenêtres, et dont les vitres jetaient
dans la nuit du dehors une lueur de lampe. Près
d'entrer, le bruit léger de sa marche s'atténua encore
dans l'épaisseur des feuilles mortes: les feuilles de ces
platanes taillés en voiàte qui, suivant l'usage du pays,
forment une sorte d'atrium* devant chaque demeure.
RAMUNTCHO 5
Elle reconnaissait de loin le pas de son fils, la
sérieuse Franchita,' pâle et droite dans ses vêtements
noirs, — celle qui jadis avait aimé et suivi l'étranger;
puis, qui, sentant l'abandon prochain, était courageuse-,
ment revenue au village pour habiter seule la maison
délabrée de ses parents morts.
Pour accueillir et embrasser son fils, elle sourit de
joie et de tendresse; mais, silencieux par nature, ren-
fermés^ tous deux, ils ne se disaient guère que ce
qu'il était utile de se dîre.^r i
Lui, s'assit à sa place accoutumée, pour manger la
soupe et le plat fumant qu'elle lui servit sans parler.
La salle, soigneusement peinte à la chaux," s'égayait
à la lueur subite d'une flambée de branches, dans la
cheminée haute et large, garnie d'un feston de calicot i
blanc. Dans des cadres, accrochés en bon ordre, il y
avait les images de première communion* de Ra-
muntcho, et différentes figures de saints ou de saintes,
avec des légendes basques; puis la Vierge du Pilar,"
la Vierge des angoisses, et des chapelets, des rameaux 2
bénits. Les ustensiles du ménage luisaient, bien
alignés sur des planches scellées aux murailles ; —
chaque étagère toujours ornée d'un de ces volants* en
papier rose, découpés et ajourés, qui se fabriquent en
Espagne et où sont invariablement imprimées des 2
séries de personnages dansant avec des castagnettes,
ou bien des scènes de la vie des toréadors.' Dans cet
intérieur blanc, devant cette cheminée joyeuse et claire,
on éprouvait une impression de chez soi,* un tranquille
bien-être, qu'augmentait encore la notion de la grande 3
nuit mouillée d'alentour, du grand noir des vallées, des
montagnes et des bois.
6 HAMUNTCHO
Franchita, comme chaque soir, regardait longue-
ment son fils, le regardait embellir et croître, prendre
de plus en plus un air de décision et de force, à mesure
qu'une moustache brune se dessinait davantage au-
s dessus de ses lèvres fraîches.
Quand il eut soupe, mangé avec son appétit de jeune
montagnard plusieurs tranches de pain et bu deux
verres de cidre, il se leva, disant:
— Je m'en vais dormir, car nous avons du travail
10 pour cette nuit.
— Ah ! demanda la mère, et à quelle heure dois-tu
te réveiller?
— A une heure, sitôt la lune couchée. On viendra
siffler sous la fenêtre.
15 —Et qu'est-ce que c'est?
— Des ballots de soie et des ballots de velours.
— Et avec qui vas-tu?
— Les mêmes que d'habitude: Arrochkoa,' Floren-
tine' et les frères Iragola.^ C'est comme l'autre nuit,
20 pour le compte d'Itchoua,' avec qui je viens de m'enga-
ger. . . Bonsoir, ma mère! . . . Oh! nous ne serons
pas tard dehors, et, sûr, je rentrerai avant l'heure de
la messe . . .
Alors, Franchita pencha la tète sur l'épaule solide
2S de son fils, avec une câlinerie presque enfantine, dif-
férente tout à coup de sa manière habituelle ; et, la
joue contre la sienne, elle resta longuement et tendre-
ment appuyée, comme pour dire, dans un confiant
abandon de volonté : a Cela me trouble encore un peu,
30 ces entreprises de nuit ; mais, réflexion faite,' ce que
tu veux est toujours bien ; je ne suis qu'une dépendance
de toi, et toi, tu es tout. . .»
"{1
RAMUNTCHO 7
/ Quand Ramtintcho fut monté dans sa petite chambre,
elle demeura songeuse plus longtemps que de coutume
avant de reprendre son travail d'aiguille... Ainsi,
cela devenait décidément son métier, ces courses noc- i
turnes oii l'on risque de recevoir les balles des cara- s
biniers' d'Espagne ! . . . D'abord il avait commencé
par amusement, par bravade, comme font la plupart
d'entre eux, et comme en ce moment débutait son ami
Arrochkoa dans la même bande que lui ; ensuite, peu | o
à peu, il s'était fait un besoin de cette continuelle lo
aventure des nuits noires; il désertait de plus en plus,
pour ce métier rude, l'atelier en plein vent" du charpen-
tier, où elle l'avait mis en apprentissage, à tailler des
solives dans des troncs de chênes. 15
Et voilà donc ce qu'il serait dans la vie, son Ra- 15
muntclio! ... Contrebandier et joueur de pelote,' —
deux choses d'ailleurs qui vont bien ensemble et qui
sopt basques essentiellement.
^Et maintenant l'image de Gracieuse se présentait tout ^^
naturellement à son esprit, comme chaque fois qu'elle 20
songeait à l'avenir de Ramuntcho ; celle-là, c'était la pe-
tite fiancée que, depuis tantôt dix ans, elle souhaitait
pour lui. (Dans les campagnes encore en arrière des
façons^ actuelles, c'est l'usage de se marier tout jeune, 15
souvent même de se connaître et de se choisir dès les 25
premières années de la vie.) Une petite aux cheveux
ébouriffés en nuage d'or, fille d'une amie d'enfance à
elle, Franchita, d'une certaine Dolorès Detcharry, qui
avait toujours été orgueilleuse à cause de sa fortune.
Eh bien, mais. Gracieuse l'épouserait quand même," son 30
fils, tout contrebandier et pauvre qu'il allait être !* Avec
son instinct de mère un peu farouchement aimante, elle
RAMUNTCHO
devinait que cette petite était déjà prise' assez pour ne se
déprendre^ jamais ; elle avait vu cela dans ses yeux noirs
de quinze ans, obstinés et graves sous le nimbe doré des
cheveux. . . Gracieuse épousant Ramuntcho pour son
s charme seul, envers et contre' la volonté maternelle ! . . .
Ce qu'il y avait de rancuneux et de vindicatif dans l'âme
de Franchita se réjouissait même tout à coup de ce plus
grand triomphe sur la fierté de Dolorès. . .
Un bruit de pas maintenant dans le noir du
lo dehors ! . . , Quelqu'un marchant doucement en espa-
drilles sur l'épaisseur des feuilles de platane en jon-
chée' par terre. . . Puis, un coup de sifflet d'appel". . .
Comment, déjà ! . . . Déjà une heure du matin ! . . .
Tout à fait résolue à présent, elle ouvrit la porte au
15 chef contrebandier avec un sourire accueillant que
celui-ci ne lui connaissait pas;
— Entrez, Itchoua, dit-elle, chauffez-vous. . .tandis
que je vais moi-même réveiller Ie° fils.
Un homme grand et large, cet Itchoua, maigre avec
20 une épaisse poitrine, entièrement rasé comme un prêtre,
suivant la mode des Basques de vieille souche ; sous
le béret qu'il n'ôtait jamais, une figure incolore, inex-
pressive, taillée comme à coups de serpe, et rappelant
ces personnages imberbes, archaïquement dessinés sur
2S les missels du xv* siècle. Au-dessous de ses joues
creusées, la carrure des mâchoires, la saillie des muscles
du cou donnaient la notion de son extrême force. II
avait le type basque accentué à l'excès; des yeux trop
rentrés sous l'arcade frontale ; des sourcils d'une rare
30 longueur, dont les pointes, abaissées comme chez les
madones pleureuses, rejoignaient presque les cheveux
aux tempes. Entre trente ans ou cinquante ans, il était
RAMUNTCHO 9
impossible de lui assigner nii âge. Il s'appelait José-
Maria Gorostéguy;' mais, d'après la coutume, n'était
connu dans le pays que sous ce surnom d'Itchoua
(l'aveugle) donné jadis par plaisanterie, à cause de
sa vue perçante qui plongeait dans la nuit comme celle s
des chats. D'ailleurs, chrétien pratiquant, marguillier
de sa paroisse et chantre à voix tonnante. Fameux
aussi pour sa résistance aux fatigues, capable de gravir
les pentes pyrénéennes durant des heures au pas de
course' avec de lourdes charges sur les reins. lo
Rarauntcho descendit bientôt, frottant ses paupières
encore alourdies d'un jeune sommeil, et, à son aspect,
le morne visage d'Itchoua fut illuminé d'un sourire.
Continuel chercheur de garçons énergiques et forts
pour les enrôler dans sa bande, sachant les y retenir, 15
malgré des salaires minimes, par une sorte de point
d'honneur spécial, il s'y connaissait en Jarrets, en
épaules, aussi bien qu'en caractères, et il faisait grand
cas^ de sa recrue nouvelle.
Franchita, avant de les laisser partir, appuya en- ao
core la tête un peu longuement contre le cou de son
fils ; puis, elle accompagna les deux hommes Jusqu'au
seuif de sa porte, ouverte sur le noir immense, — et
récita pieusement le Pater* pour eux, tandis qu'ils
s'éloignaient dans l'épaisse nuit, dans la pluie, dans le 2s
chaos des montagnes, vers la ténébreuse frontière... /
Quelques heures plus tard, à la pointe incertaine
de l'aube, à l'instant où s'éveillent les bergers et les
KAMUNTCHO
pêcheurs, ils s'en revenaient joyeusement, les contre-
bandiers, leur entreprise terminée.
Partis à pied, avec des précautions infinies de silence,
par des ravins, par des bois, par de dangereux gués
5 de rivière, ils s'en revenaient comme des gens n'ayant
jamais rien eu a cacher à personne, en traversant la
Bidassoa, au matin pur, dans une barque de Fontarabie'
louée sous la barbe^ des douaniers d'Espagne^/
Tout l'amas de montagnes et de nuages, tout le
sombre chaos de la précédente nuit s'était démêlé
presque subitement, comme au coup d'une baguette
magicienne. Les Pyrénées, rendues à leurs propor-
tions réelles, n'étaient plus que de moyennes mon-
tagnes, aux replis baignés d'une ombre encore noc-
s turne, mais aux crêtes nettement coupées dans un ciel
qui déjà s'éclaircissait. L'air s'était fait tiède, suave,
exquis à respirer, comme si tout à coup on eiit changé
de climat ou de saison, — et c'était le vent de sud qui
commençait à souffler, le délicieux vent de sud spécial
au pays basque, qui chasse devant lui le froid, les
nuages et les brumes, qui avive les nuances de toutes
choses, bleuit le ciel, prolonge à l'infini les horizons,
donne, même en plein hiver, des illusions d'été.
Le batelier qui ramenait en France les contrebandiers
s poussait du fond avec sa perche longue, et la barque
se traînait, à demi échouée. En ce moment, cette
Bidassoa, par qui les deux pays sont séparés, semblait
tarie, et son lit vide, d'une excessive largeur, avait
l'étendue plate d'un petit désert.
Le jour allait décidément se lever, tranquille et un
peu rose. On était au i" du mois de novembre; sur
la rive espagnole, là-bas, très loin, dans un couvent
II
de moines, une cloche de l'extrême matin' sonnait clair,
annonçant la solennité religieuse de chaque automne.
Et Ramuntcho, bien assis dans la barque, doucement
bercé et reposé après les fatigues de la nuit, humait ce
vent nouveau avec un bien-être de tous ses sens ; avec s
une joie enfantine, il voyait s'assurer un temps radieux
pour cette journée de Toussaint, qui allait lui apporter
tout ce qu'il connaissait des fêtes de ce monde: la
grand'messe chantée, la partie de pelote' devant le vil-
lage assemblé, puis enfin la danse du soir avec Gra- lo
cieuse, le fandango au clair de lune sur la place de
l'église.'
Il perdait peu à peu conscience de sa vie physique,
Ramuntcho, après sa nuit de veille; une sorte de tor-
peur, bienfaisante sous les souffles du matin vierge,* 15
engourdissait son Jeune corps, laissant son esprit en
demi-réve. Il connaissait bien d'ailleurs ces impres-
sions et ces sensations-là, car les retours à pointe
d'aube, en sécurité dans une barque où l'on s'endort,
sopt la suite habituelle des courses de contrebande. 30
^^Et tous les détails aussi de cet estuair e de la Bidas-
*Boa lui étaient familiers, tous ses aspects, qui changent
suivant l'heure, suivant la marée monotone et régu-
lière. . . Deux fois par jour le flot marin revient em-
plir ce lit plat ; alors, entre la France et l'Espagne, on 25
dirait un lac, une charmante petite mer où courent de
minuscules vagues bleues, — et les barques flottent,
les barques vont vite; les bateliers chantent leurs airs
des vieux temps, qu'accompagnent le grincement et les
heurts des avirons ca dencés. Mais quand les eaux se 30
sont retirées, comme en ce moment-ci, i! ne reste plus
entre les deux pays qu'une sorte de ré^on basse.
12 RAMUNTCHO
incertaine et de changeante couleur, où marchent des
hommes aux jambes nues, où des barques se traînent
en rampant.
Ils étaient maintenant au milieu de cette région-là,
s Ramimtcho et sa bande, moitié sommeillant sous la
lumière à peine naissante. Les couleurs des choses
commençaient à s'indiquer, au sortir des grisailles^ de
la nuit. Ils glissaient, ils avançaient par à-coups légers,'
tantôt parmi des velours jaunes qui étaient des sables,-
10 tantôt à travers des choses brunes, striées régulière-
ment et dangereuses aux marcheurs, qui étaient des
vases. . Et des milliers de petites flaques d'eau, lais-
sées par le flot de la veille, reflétaient le jour naissant,
brillaient sur l'étendue molle comme des écailles de
15 nacrç t, Dans le petit désert jaune et brun, leur batelier
suivait le cours d'un mince filet d'argent qui repré-
sentait la Bidassoa à l'étalé de basse mer." De temps
à autre, quelque pêcheur croisait leur route, passait
tout près d'eux en silence, sans chanter comme les
20 jours où l'on rame, trop affairé à pousser du fond,
debout dans sa barque et manœuvrant sa perche avec
de beaux gestes plastiques.
En rêvant, ils approchaient de la rive française, les
contrebandiers. Et là-bas, de l'autre côté de la zone
25 étrange sur laquelle ils voyageaient comme en traîneau,
cette silhouette de vieille ville qui les fuyait lentement,
c'était Fontarabie ; ces hautes terres qui montaient
dans le ciel avec des physionomies si âpres, c'étaient
les Pyrénées espagnoles. Tout cela était l'Espagne, la
30 montagneuse Espagne, éternellement dressée là en face
et ■sans cesse préoccupant leur esprit : pays qu'il faut
attendre en silence par les nuits noires, j)ar les nuits
XV:':-.;
RAMUNTCHO I3
sans lune, sous les pluies d'hiver; pays qui est le per-
pétuel but des courses dangereuses; pays qui, pour les
hommes du village de Ramuntcho, semble toujours
fermer l'horizon du sud-ouest, tout en changeant d'ap-
parence suivant les nuages et les heures; pays qui s
s'éclaire le premier au pâle soleil des matins et masque
ensuite, comme un sombre écran, le soleil rouge des
soirs. . .
Onze heures maintenant, les cloches de France et
d'Espagne sonnant à toute volée' et mêlant par-dessus lo
la frontière leurs vibrations des religieuses fêtes.
Baigné, reposé et en toilette, Ramuntcho se rendait
avec sa mère à la grand'messe de la Toussaint. Par
le chemin jonché de feuilles rousses, ils descendaient
tous deux vers leur paroisse, sous un chaud soleil qui 15
■ donnait l'illusion de l'été.
Lui, vêtu d'une façon presque élégante et comme
un garçon de la ville, sauf le traditionnel béret basque,
qu'il portait de côté,* en visière sur ses yeux d'enfant.
Elle, droite et fière, la tête haute, l'allure distinguée, 20
dans une robe d'une forme très nouvelle ; l'air d'une
femme du monde, sans* la mantille de drap noir qui
couvrait ses cheveux et ses épaules.
Ils se séparèrent, ainsi que l'étiquette le commande,
en arrivant dans le préau de l'église, où des ç^grès as
immenses sentaient* le midi et l'orient. D'ailleui^Teflë"
ressemblait du dehors à une mosquée, leur paroisse,
avec ses grands vieux murs farouches, percés tout en
haut seulement de minuscules fenêtres, avec sa chaude
couleur de vétusté, de poussière et de soleil. 30
Tandis que Franchita entrait par une des portes du
14 RAMUNTCHO
rez-de-chaussée, Ramuntclio prenait un vénérable esca-
lier de pierre qui montait le long de la muraille exté-
rieure et conduisait dans les hautes tribunes réservées
aux hommes. /
s Le fond <re l'église sombre était tout de vieux ors'
étincelants, avec une profusion de colonnes torses,
d'entablements compliqués, de statues aux contourne-
ments excessifs et aux draperies tourmentées" dans le
goût de la Renaissance espagnole. Et cette magnifi-
cence du tabernacle contrastait avec la simplicité des
murailles latérales, tout uniment peintes à la chaux
blanche.' Mais un air de vieillesse extrême harmoni-
sait ces choses, que l'on sentait habituées depuis des
siècles à durer en face les unes des autres.
s II était de bonne heure encore, et on arrivait à peine
pour cette grand'messe. Accoudé au rebord de sa
tribune, Ramuntcho regardait en bas les femmes en-
trer, toutes comme de pareils fantômes noirs, la tête
et le costume dissimulés sous le cachemire de deuil
qu'il est d'usage de mettre pour aller aux églises.
Silencieuses et recueillies, elles glissaient sur le funèbre
pavage de dalles mortuaires où se lisaient encore,
malgré l'effacement du temps, des inscriptions en
langue euskarienne,* des noms de familles éteintes et
s des dates de siècles passés.
Gracieuse, dont l'entrée préoccupait surtout Ra-
muntcho, tardait à venir. Mais, pour distraire un
moment son esprit, un convoi s'avança en lente théorie*
noire; un convoi, c'est à dire les parents et les
o plus proches voisins d'un mort de la semaine, les
hommes encore drapés dans la longue cape que
l'on porte pour suivre les funérailles, les femmes
RAMUNTCHO 15 .^
SOUS le manteau et le traditionnel capuchon de grand
deuil.
En haut, dans les deux immenses tribunes qui se
superposaient le long des côtés de la nef, les hommes
venaient un à un prendre place, graves et le chapelet s "^
à la main : fermiers, laboureurs, bouviers, braconniers
ou contrebandiers, tous recueillis et prêts à s'agenouil-
ler quand sonnerait la clochette sacrée. Chacun d'eux,
avant de s'asseoir, accrochait derrière lui à un clou de
la muraille sa coiffure de laine, et peu à peu, sur le lo i
fond blanc de la chaux, s'alignaient des rangées d'in-
nombrables bérets basques.
En bas, les petites filles de l'école entrèrent enfin,
en bon ordre, escortées par les sœurs de Sainte-Marie-
du-Rosaire. Et, parmi ces nonnes embéguinées de noir, is
Ramuntcho reconnut Gracieuse. Elle aussi avait la tête
tout de noir enveloppée ; ses cheveux blonds, qui ce soir
s'ébourifferaient au vent du fandango, demeuraient
cachés pour l'instant sous l'austère mantille des céré-
monies. Gracieuse, depuis deux ans, n'était plus éco- 20
Hère, mais n'en restait pas moins l'amie intime des
sœurs, ses maîtresses, toujours en leur compagnie pour
des chants, pour des neuvaines, ou des arrangements
de fleurs blanches autour des statues de la sainte
Vierge. . . 25
.^'uis, les prêtres, dans leurs plus somptueux cos-
tumes, apparurent en avant des ors magnifiques du
tabernacle, sur une estrade haute et théâtrale, et la
messe commença, célébrée dans ce village perdu avec
une pompe excessive, comme dans une grande ville. 30
Il y avait des chœurs de petits garçons, chantés à pleine
voix enfantine avec un entrain un peu sauvage. Puis,
l6 RAMUNTCHO
des chœurs très doux de petites filles, qu'une sœur
accompagnait à l'harmonium et que guidait la voix
fraîche et claire de Gracieuse. Et de temps à autre,
une clameur partait, comme un bruit d'orage, des tri-
s bunes d'en haut où les hommes se tenaient, un répons'
formidable animait les vieilles voûtes, les vieilles boi-
series sonores qui, durant des siècles, ont vibré des
mêmes chants . . ,
in
«Ite missa estfyi' La grand'messe est terminée et
D l'antique église se vide. Dehors, dans le préau, parmi
les tombes, les assistants se répandent. Et toute la joie
d'un midi ensoleillé les accueille, au sortir de la nef
sombre.
Le vent de sud, qui est le grand magicien du pays
s basque, souffle doucement. L'automne d'hier s'en est
allé et on l'oublie. Des haleines tièdes passent dans
l'air, vivifiantes, plus salubres que celles de mai, ayant
l'odeur du foin et l'odeur des fleurs. Deux chanteuses
des grands chemins* sont là, adossées au mur du cime-
tière, et entonnent, avec un tambourin et une guitare,
une vieille ségiiidille* d'Espagne, apportant jusqu'ici
les gaîtés chaudes et un peu arabes d'au delà les proches
frontières.
Et au milieu de tout cet enivrement de novembre
s méridional, plus délicieux dans cette contrée que
l'enivrement du printemps, Ramuntcho, descendu l'un
des premiers, guette la sortie des sceurs pour se rap-
procher de Gracieuse.
RAMUNTCHO I7
Les abeilles et les mouches bourdonnent comme en
juin; le pays est redevenu pour quelques heures, pour
quelques journées, tant que ce vent soufflera, lumi-
neux et chaud.
Gracieuse ne paraît pas encore, attardée sans doute s
avec les nonnes à quelque soin d'autel. Quant à Fran-
chita, qui ne se mêle plus jamais aux fêtes du dimanche,
elle s'éloigne pour reprendre le chemin de sa maison,
toujours silencieuse et hautaine, après un sourire
d'adieu à son fils, qu'elle ne reverra plus que ce soir, lo
une fois les danses finies.
Cependant un groupe de jeunes hommes, parmi les-
quels le vicaire qui vient à peine de dépouiller ses orne-
ments d'or, s'est formé au seuil de l'église, dans le soleil,
et paraît combiner de graves projets. — Ils sont, 15
ceux-là, les beaux joueurs de la contrée, la fine fleur*
des lestes et des forts ; c'est pour la partie de (( pe-
lote » de l'après-midi qu'ils se concertent tous, et ils
font signe à Ramuntcho pensif, qui vient se mêler à
eux. Quelques vieillards s'approchent aussi et les en- 20
tourent, bérets enfoncés sur des cheveux blancs et des
faces rasées de moines : les champions du temps passé,
encore fiers de leurs succès d'autan, et siàrs de voir
leurs avis respectés, quand il s'agit de ce jeu national,
auquel les hommes d'ici se rendent avec orgueil, comme 35
au champ d'honneur. — Après discussion courtoise, la
partie est arrangée, et les six champions choisis, divisés
en deux camps," seront le Vicaire, Ramuntcho et
Arrochkoa, le frère de Gracieuse, contre trois fameux
des communes voisines : Joachim, de Mendiazpi ; Flo- 30
rentino, d'Espelette, et Irrubeta, d'Hasparren . . . Ce
sera pour après les vêpres.
l8 RAMUNTCHO
Enfin, voici la sortie des sœurs, tant attendue par
Ramuntcho ; avec elles s'avancent Gracieuse et sa mère
Dolorès, qui est encore en grand deuil de veuve, la
figure invisible sous un béguin noir, fermé d'un voile
s de crêpe.
Que peut-elle avoir, cette' Dolorès, à comploter avec
la Bonne-Mère?* — Ramuntcho les sachant ennemies,
ces deux femmes, s'étonne et s'inquiète aujourd'hui de
les voir marcher côte à côte. A présent, voici même
lo qu'elles s'arrêtent pour causer à l'écart, tant ce qu'elles
disent est sans doute important et secret ; leurs pareils
béguins noirs, débordants comme des capotes de voi-
ture,* se rapprochent jusqu'à se toucher, et elles se
parlent à couvert' là-dessous ; chuchotement de fan-
15 tomes, dirait-on, à l'abri d'une espèce de petite voûte
noire. . . Et Ramuntcho a le sentiment de quelque
chose d'hostile qui commencerait à se tramer là contre
lui entre ces deux béguins méchants^^^
Quand le colloque est fini, il s'av^ce, touche son
20 béret pour un salut, gauche et timide tout à coup devant
cette Dolorès, dont il devine le dur regard sous le voile.
Cette femme est la seule personne au monde qui ait le
pouvoir de le glacer.
Aujourd'hui cependant, à sa grande surprise, elle
25 est plus accueillante que de coutume et dit d'une voix
presque aimable : « Bonjour, mon garçon ! ii Alors il
passe près de Gracieuse, pour lui demander avec une
anxiété brusque :
— Ce soir, à huit heures, dis, on se trouvera sur la
30 place," pour danser?
Depuis quelque temps, chaque dimanche nouveau
ramenait pour lui cette même frayeur, d'être privé
RAMUNTCHO I9
de danser le soir avec elle. Or, dans la semaine, il ne
la voyait presque plus jamais. A présent qu'il se fai-
sait homme, c'était pour lui la seule occasion de la voir
un peu longuement, ce bal sur l'herbe de la place, au
clair des étoiles ou de la lune.
Ils avaient commencé de s'aimer depuis tantôt cinq
années, Ramuntcho et Gracieuse, étant encore tout
enfants.
Ils n'avaient d'ailleurs jamais songé à se dire cela
entre eux, tant ils le savaient bien; jamais ils n'avaient i
parlé ensemble de l'avenir, qui, cependant, ne leur ap-
paraissait pas possible l'un sans l'autre. Et l'isolement
de ce village de montagne où ils vivaient, peut-être
aussi l'hostilité de Dolorès à leurs naïfs projets inex-
primés, les rapprochaient plus encore. . . i
— Ce soir à huit heures, dis, on se trouvera sur la
place pour danser?
— Oui . . . , — répond la petite fille très blonde, levant
sur son ami des yeux de tristesse un peu effarée en
même temps que de tendresse ardente. 2.
— Mais sijr? demande à nouveau Ramuntcho, inquiet
de ces yeux -là.
— Oui, sûr!
Alors, il est tranquillisé encore pour cette fois, sa-
chant que, si Gracieuse a dit et voulu quelque chose, 2:
on y peut compter. Et tout de suite, le temps lui
paraît plus beau, le dimanche plus amusant, la vie plus
charmante. . .
/^ Le dîner maintenant appelle les Basques dans les
maisons ou les auberges, et, sous l'éclat un peu morne y
du soleil de midi, le village semble bientôt désert.
Ramuntcho, lui, se rend à la cidrerie' que les contre-
20 RAMUNTCHO
bandiers et les joueurs de pelote fréquentent; là, il
s'attable, le béret toujours en visière sur le front, avec
tous ses amis retrouvés: Arrochkoa, Florentino, deux
ou trois autres de la montagne, et le sombre Itchoua,
s lo^r chef à tous.
^r On leur prépare un repas de fête, avec des poissons
de la Nivelle,' du jambon et des lapins. Sur le devant*
de la salle vaste et délabrée, près des fenêtres, les
tables, les bancs de chêne sur lesquels ils sont assis;
10 au fond, dans la pénombre, les tonneaux énormes, rem-
plis de cidre nouveau.
Dans cette bande de Ramuntcho, qui est là au com-
plet' sous l'œil perçant de son chef, règne une émula-
tion d'audace et un réciproque dévouement de frères;
15 durant les courses nocturnes surtout, c'est à la vie à
la mort entre eux tous.*
Accoudés lourdement, engourdis dans le bien-être de
s'asseoir après les fatigues de la nuit et concentrés
dans l'attente d'assouvir leur faim robuste, ils restent
20 silencieux d'abord, relevant à peine la tète pour regar-
der, à travers les vitres, les filles qui passent. Deux
sont très jeunes, presque des enfants comme Raymond :
Arrochkoa et Florentino. Les autres ont, comme
Itchoua, de ces visages durcis, de ces yeux embusqués
2S sous l'arcade frontale qui n'indiquent plus aucun âge;
leur aspect cependant décèle bien tout un passé de fati-
gues, dans l'obstination irraisonnée'^ de faire ce métier
de contrebande qui aux moins habiles rapporte à peine
du pain.
30 Puis, réveillés peu à peu par les mets fumants, par
le cidre doux, voici qu'ils causent ; bientôt leurs mots
s'entre-croisent légers, rapides et sonores, avec un
RAMUNTCHO 21
roulement excessif des r. Ce sont des histoires de nuit
et de frontière, qu'ils se disent, des ruses nouvellement
inventées et d'étonnantes mystifications de' carabiniers
espagnols. Itchoua, lui, le chef, écoute plutôt qu'il ne
parle; on n'entend que de loin en loin vibrer sa voix s
profonde de chantre d'église. Arrochkoa, le plus élé-
gant de tous, détonne un peu^ à côté des camarades de
la montagne (à l'état civil,* il s'appelait Jean Detcharry,
mais n'était connu que sous ce surnom porté de père
en fils par les aînés de sa famille, depuis ses ancêtres lo
lointains). Contrebandier par fantaisie, celui-là, sans
nécessité aucune, et possédant de bonnes terres au soleil ;
le visage frais et joli, la moustache blonde retroussée à
la mode des chats, l'œil félin aussi, l'œil caressant et
fuyant; attiré par tout ce qui réussit, tout ce qui amuse, 15
tout ce qui brille ; aimant Ramuntcho pour ses triom-
phes au jeu de paume,* et très disposé à lui donner
la main de sa sœur Gracieuse, ne fût-ce que pour faire
opposition à sa mère Dolorès. Et Florentine, l'autre
grand ami de Raymond, est, au contraire, le plus 20
humble de la bande; un athlétique garçon roux, au
front large et bas, aux bons yeux de résignation douce
comme ceux des bêtes de labour ; sans père ni mère,
ne possédant au monde qu'un costume râpé et trois
chemises de coton rose; d'ailleurs, uniquement amou- 23
reux d'une petite orpheline de quinze ans, aussi pauvre
que lui et aussi primitive, y^
Voici enfin Itchoua qui daigne parler à son tour.
II conte, sur un ton de mystère et de confidence, cer-
taine histoire qui se passa au temps de sa jeunesse, par 30
une nuit noire, sur le territoire espagnol, dans les
gorges d'Andarlaza. Appréhendé au corps* par deux
22 RAMUNTCHO
carabiniers, au détour d'un sentier d'ombre, il s'était
dégagé en tirant son couteau pour le plonger au hasard
dans une poitrine: une demi -seconde, la résistance de
la chair, puis, crac!^ la lame brusquement entrée, un
s jet de sang tout chaud sur sa main, l'homme tombé,
et lui, en fuite dans les rochers obscurs. . .
Et la voix qui prononce ces choses avec une impla-
cable tranquillité est bien celle-là même qui, depuis des
années, chante pieusement chaque dimanche la liturgie
10 dans la vieille église sonore, — tellement qu'elle semble
en retenir un caractère religieux et presque sacré ! . . .
— Dame!" quand on est pris, n'est-ce pas?... —
ajoute le conteur, en les scrutant tous de ses yeux
redevenus perçants, — quand on est pris, n'est-ce
is pas?... Qu'est-ce que c'est que la vie d'un homme
dans ces cas-là? Vous n'hésiteriez pas non plus, je
pense bien, vous autres, si vous étiez pris?...
— Bien siîr, répond Arrochkoa sur un ton d'enfan-
tine bravade, bien siàr ! dans ces cas-là, pour la vie d'un
20 carabinero,' hésiter!... Ah! par exemple!*...
Le débonnaire Florentino, lui, détourne ses yeux
désapprobateurs : il hésiterait, lui ; il ne tuerait pas,
cela se devine à son expression même.
— N'est-ce pas? répète encore Itchoua, en dévisa-
as géant cette fois Ramuntcho d'une façon particulière;
n'est-ce pas, dans ces cas-là, tu n'hésiterais pas, toi non
plus, hein?
— Bien sûr, répond Ramuntcho avec soumission, oh !
non, bien sijr. . .
30 Mais son regard, comme celui de Florentino, s'est
détourné. Urie terreur lui vient de cet homme, de cette
impérieuse et froide influence déjà si complètement
KAMUNTCHO 23
subie ; tout un côté doux et affiné tle sa nature, s'éveille,
s'inquiète et se révolte.
D'ailleurs, un silence a suivi l'histoire, et Itchoua,
mécontent de ses effets,' propose de chanter pour
changer le cours des idées.
Le bien-être tout matériel des fins de repas, le cidre
qu'on a bu, les cig;arettes qu'on allume et les chansons
qui commencent, ramènent vite la joie confiante dans
ces têtes d'enfants. Et puis, il y a parmi la bande les
deux frères, Iragola, Marcos et Joachim, jeunes i
hommes de la montagne au-dessus de Mondiazpi, qui
sont des improvisateurs renommés dans le pays d'alen-
tour, et c'est plaisir de les entendre, sur n'importe quel
suiet, composer et chanter de si jolis vers.
Trois heures. C'est l'heure oià finissent les vêpres i
Gantées, dernier office du jour ; l'heure où sortent de
l'église, dans un recueillement grave comme celui du
matin, toutes les mantilles de drap noir cachant les jolis
cheveux des filles, tous les bérets de laine pareillement
abaissés sur les figures rasées des hommes, sur leurs 2
yeux vifs ou sombres, plongés encore dans le songe
des vieux temps.
Cest l'heure où vont commencer les jeux, les danses,
la pelote et le fandango. Tout cela traditionnel et
immuable. 2
Sur la place du jeu de paume, on commence à arriver
de partout, du village même et des hameaux voisins,
des maisonnettes de bergers ou de contrebandiers
qui perchent là-haut, sur les âpres montagnes. Des
centaines de bérets basques, tous semblables, sont à 3
présent réunis, prêts à juger des coups en connais-
seurs, à applaudir ou à murmurer; ils dbcutent les
2'i
24 RAMUNTCHO
chances, commentent la force des joueurs et arrangent
entre eux de gros paris d'argent. Et des jeunes filles,
des jeunes femmes s'assemblent aussi, n'ayant rien de
nos paysannes des autres provinces de France, élé-
s gantes, affinées, la taille gracieuse et bien prise^ dans
des costumes de formes nouvelles; quelques-unes
portant encore sur le chignon le foulard de soie, roulé
et arrangé comme une petite calotte; les autres, tête
nue, les cheveux disposés de la manière la plus mo-
lo deme; d'ailleurs, jolies pour la plupart, avec d'admi-
rables yeux et de très longs sourcils... Cette place,
toujours solennelle et en temps ordinaire un peu triste,
s'emplit aujourd'hui dimanche d'une foule vive et gaie.
Le moindre hameau, en pays basque, a sa place pour
ts le jeu de paume, grande, soigneusement tenue, en
général près de l'église, sous des chênes.
Mais ici, c'est un peu le centre, et comme le conser-
vatoire des joueurs français, de ceux qui deviennent
célèbres, tant aux Pyrénées qu'aux Amériques,' et que,
20 dans les grandes parties internationales, on oppose aux
champions d'Espagne. Aussi la place est-elle parti-
culièrement belle et pompeuse, surprenante en un
village si perdu. Elle est dallée de larges pierres, entre
lesquelles des herbes poussent, accusant sa vétusté et
35 lui donnant un air d'abandon. Des deux côtés s'éten-
dent, pour les spectateurs, de longs gradins, — qui sont
en granit rougeâtre de la montagne voisine et, en ce
moment, tout fleuris de scabieuses" d'automne, -~ Et
au fond, le vieux mur monumental se dresse, contre
30 lequel les pelotes viendront frapper ; il a un fronton
arrondi, qui semble une silhouette de dôme.
Tandis que les gradins s'emplissent toujours, elle
RAMUNTCHO 2^
reste vide encore, la place dallée que verdissent les
herbes, et qui a vu, depuis les vieux temps, sauter et
courir les lestes et les vigoureux de la contrée. Le
beau soleil d'automne, à son déclin, l'échauffé et
l'éclairé. Çà et là quelques grands chênes s'effeuillent
au-dessus des spectateurs assis. On voit là-bas la haute
église et les cyprès, tout le recoin sacré, d'où les saints
et les morts semblent de loin regarder, protéger les
joueurs, s'intéresser à ce jeu qui passionne encore toute
une race et la caractérise, j/ i
Enfin ils entrent dans Parène, les pelotaris,^ les six
champions parmi lesquels il en est un en soutane, le
vicaire de la paroisse. Avec eux, quelques autres
personnages : le crieur qui, dans un instant, va chanter
les coups;* les cinq juges, choisis parmi des connais- i
seurs de villages différents, pour intervenir dans les
cas de litige, et quelques autres portant des espadrilles
et des pelotes de rechange. A leur poignet droit, les
joueurs attachent avec des lanières une étrange chose
d'osier qui semble un grand ongle courbe leur allon- 2
géant de moitié l'avant-bras : c'est avec ce gant qu'il
va falloir saisir, lancer et f élancer la pelote, — une
petite balle de corde serrée et recouverte en peau de
mouton, qui est dure comme une boule de bois.
Maintenant ils essaient leurs balles, choisissent les 2
meilleures, dégourdissent, par de premiers coups qui
ne comptent pas, leurs bras d'athlètes.' Puis, ils en-
lèvent leur veste, pour aller chacun la confier à quelque
spectateur de prédilection; Ramuntcho, lui, porte la
sienne à Gracieuse, assise au premier rang, sur le 3.
gradin d'en bas. Et, sauf le prêtre qui jouera
entravé dans sa robe noire, les voilà tous en tenue
26 RAMUNTCHO
de combat, le torse libre dans une chemise de coton-
nade rose ou bien moulé sous un léger maillot de fil.'
Les assistants les connaissent bien, ces joueurs;
dans un moment, ils s'exciteront pour ou contre eux
5 et vont frénétiquement les interpeller, comme on fait
aux toréadors.
En cet instant, le village s'anime tout entier de l'esprit
des temps anciens; dans son attente du plaisir, dans
sa vie, dans son ardeur, il est très basque et très vieux,
lo — sous la grande ombre de la Gizune, la montagne
surplombante, qui y jette déjà un charme de crépuscule,
^^t la partie commence, au mélancolique soir. La
balle, lancée à tour de bras," se met à voler, frappe le
mur à grands coups secs, puis rebondit et traverse
15 l'abuavec la vitesse d'un boulet.
/^^ mur du fond, arrondi comme un feston de dôme
^ur le ciel, s'est peu à peu couronné de têtes d'enfants,
— petits Basques, petits bérets, joueurs de paume de
l'avenir, qui tout à l'heure vont se précipiter, comme
20 un vol d'oiseaux, pour ramasser la balle, chaque fois
que, trop haut lancée, elle dépassera la place et filera
là-bas dans les champs.
La partie graduellement s'échauffe, à mesure que
les bras et les jarrets se délient,' dans une ivresse de
25 mouvement et de vitesse. Déjà on acclame Ramuntcho.
Et le vicaire aussi sera l'un des beaux joueurs de la
journée, étrange à voir avec ses sauts de félin et ses
gestes athlétiques, emprisonnés dans sa robe de prêtre.
Ainsi est la règle du jeu: quand un champion de
30 l'un des camps^ laisse tomber la balle, c'est un point
de gagné pour le camp adverse, — et l'on joue d'or-
dinaire en soixante. — Après chaque coup, le crieur
RAMUNTCHO 27
attitré c hante à pleine voix, en sa langue millpnaj rp :
« Le but^ a tant, le refit a tant, messieurs ! w Et sa
longue clameur se traîne au-dessus du bruit de la
foule qui approuve ou murmure.
Ramuntcho joue comme, de sa vie, il n'avait encore
jamais joué; il est à l'un de ces instants où l'on croit
se sentir retrempé de force, léger, ne pesant plus rien,
et où c'est une pure joie de se mouvoir, de détendre
ses bras, de bondir. Mais Arrochkoa faiblit, le vicaire
deux ou trois fois s'entrave dans sa soutane noire, et i
le camp adverse, d'abord distancé, peu à peu se rat-
trape; alors, en présence de cette partie disputée si
vaillamment, les clameurs redoublent et des bérets
s'envolent, jetés en l'air par des mains enthousiastes.
Maintenant les points sont égaux de part et d'autre ; i
le crieur annonce trente pour chacun des camps rivaux
et il chante ce vieux refrain qui est de tradition im-
mémoriale en pareil cas : « Les paris en avant P Payez
à boire aux juges et aux joueurs!» — C'est le signal
d'un instant de repos, pendant qu'on apportera' du vin a
dans l'arène, aux frais de la commune. Les joueurs
s'asseyent, et Ramuntcho va prendre place à côté de
Gracieuse, qui jette sur ses épaules trempées de sueur
la veste dont elle était gardienne. Ensuite, il demande
à sa petite amie de vouloir bien desserrer les lanières 2
qui tiennent le gant de bois, d'osier et de cuir à son
bras rougi. Et il se repose dans la fierté de son
succès, ne rencontrant que des sourires d'accueil sur
les visages des filles qu'il regarde.
La partie à présent se continue. D'instant en ins- 3.
tant, clac! toujours le coup de fouet' des pelotes, leur
bruit sec contre le gant qui les lance ou contre le mur
qui les reçoit, leur même bruit donnant la notion de
toute la force déployée. . . Qac! elle fouettera jusqu'à
l'heure du crépuscule, la pelote, animée furieusement
par des br^s puissants et jeunes. Parfois les joueurs,
5 d'un heurt terrible, l'arrêtent au vol, d'un heurt à
briser d'autres muscles que les leurs. Le plus souvent,
siîrs d'eux-mêmes, ils la laissent tranquillement toucher
terre, presque mourir: on dirait qu'ils ne l'attraperont
jamais: et clac! elle repart cependant, prise juste à
lo point, grâce à une merveilleuse précision de coup
d'œil, et s'en va refrapper le mur, toujours avec sa
vitesse de boulet. , . Quand elle s'égare sur les gradins,
sur l'amas des bérets de laine et des jolis chignons
noués d'un foulard de soie, toutes les têtes alors, tous
15 les corps s'abaissent comme fauchés par le vent de
son passage: c'est qu'il ne faut pas la toucher, l'en-
traver, tant qu'elle est vivante et peut encore être prise ;
puis, lorsqu'elle est vraiment perdue, morte, quelqu'un
des assistants se fait honneur de la ramasser et de la
20 relancer aux joueurs, d'un coup habile qui la remette
à portée de leurs mains.
Le soir tombe, tombe, les dernières couleurs d'or
s'épandent avec une mélancolie .sereine sur les plus
hautes cimes du pays basque. Dans l'église désertée,
25 les profonds silences doivent s'établir, et les images
séculaires se regarder seules à travers l'envahissement
de la nuit... Oh! la tristesse des fins de fête, dans
les villages très isolés, dès que le soleil s'en va^^ .
Cependant Ramuntcho de plus en plus est le grand
30 triomphateur. Et les applaudissements, les cris,
doublent encore sa hardiesse heureuse ; chaque fois
qu'il fait un point, les hommes, debout maintenant sur
RAMUNTCHO 29
les vieux granits étages du pourtour, l'acclament avec
une méridionale fureur. . .
. Le dernier coup, le soixantième point. . . Il est
pour Ramuntcho et voici la partie gagnée !
Alors, c'est un subit écroulement dans l'arène de
tous les bérets qui garnissaient l'amphithéâtre de
pierre; ils se pressent autour des joueurs, qui viennent
de s'immobiliser tout à coup dans des attitudes lassées.
Et Ramuntcho desserre les courroies de son gant au
milieu d'une foule d'expansifs admirateurs; de tous i
côtés, de braves et rudes mains s'avancent afin de
serrer la sienne, ou de frapper amicalement sur son
épaule.
— As-tu parlé à Gracieuse pour danser ce soir? lui
demande Arrochkoa, qui, à cet instant, ferait pour lui i
tout au monde.
— Oui, à la sortie de la messe, je lui ai parlé...
Elle m'a promis.
— Ah! à la bonne heure! C'est que j'avais crainte
que la mère... Oh! mais, j'aurais arrangé ça, moi, 2
dans tous les cas, tu peux me croire.
Maintenant, avec les autres pelotaris, il se rend à
l'auberge voisine, dans une chambre où sont déposés
leurs vêtements de rechange à tous et où des amis
soigneux les accompagnent pour essuyer leurs torses 2
trempés de sueur.
Et, l'instant d'après, sa toilette faite, élégant dans
une chemise toute blanche, le béret de côté et crâne-
ment^ mis, il sort sur le seuil de la porte, sous les
platanes taillés en berceau, pour jouir encore de son 3
succès, voir encore passer des gens, continuer de
recueillir des compliments et des sourires.
RAMUNTCHO
IV
Huit heures du soir. Ils ont dîné à la cidrerie, tous
les joueurs, sauf le vicaire, sous le patronage d'Itchoua ;
ils ont flâné longuement ensuite, alanguis dans la
fumée des cigarettes de contrebande — tandis que
s dehors, dans la rue, les filles, par petits groupes se
donnant ,1e bras, venaient regarder aux fenêtres,
s'amuser à suivre, sur les vitres enfumées, les ombres
rondes de toutes ces têtes- d'hommes coiffés de bérets
pareils ...
10 Maintenant, sur la place, l'orchestre de cuivre' joue
les premières mesures du fandango, et les jeunes gar-
çons, les jeunes filles, tous ceux du village et quelques-
uns aussi de la montagne qui sont restés pour danser,
accourent par bandes impatientes. Il y en a qui dansent
is déjà dans le chemin, pour ne rien perdre, qui arrivent
en dansant.
Et bientôt le fandango tourne, tourne, au clair de
la lune nouvelle dont les cornes semblent poser là-
haut, sveltes et légères, sur la montagne énorme et
2o lourde. Dans les couples qui dansent, sans se tenir,
on ne se sépare Jamais; l'un devant l'autre toujours
et à distance égale, le garçon et ta fille évoluent, avec
une grâce rythmée, comme liés ensemble par quelque
invisible aimant.
-■s En face l'un de l'autre, Ramuntcho et Gracieuse
ne se disaient d'abord rien, tout entiers à l'enfantine
joie de se mouvoir vite et en cadence, au son d'une
musique.
Mais il y eut aussi, au cours de la soirée, des valses
RAMUNTCHO 3I
et des quadrilles, et même des- promenades bras dessus
bras dessous, permettant aux amoureux de causer.
— Alors, mon Ramuntcho, dit Gracieuse, c'est de
ça que tu penses faire ton avenir, n'est-ce pas? du jeu
de paume? S
Us se promenaient maintenant au bras l'un de l'autre,
sous les platanes effeuillés, dans la nuit de novembre,
tiède comme une nuit de mai, un peu à l'écart, pendant
un injprvalle de silence où les musiciens se reposaient.
^^^Dame, oui! répondit Raymond; chez nous, c'est lo
un métier comme un autre, où l'on gagne bien sa vie,
tant que la force est là . . . Et on peut aller de temps
en temps faire une tournée aux Amériques, tu sais,
comme Irun et Gorostéguy, rapporter des' vingt, des
trente mille francs pour une saison, gagnés honnête- 15
ment sur les places de Buenos-Ayres.
— Oh ! les Amériques ! — s'écria Gracieuse, dans
un élan étourdi et joyeux, — les Amériques, quel bon-
heur! C'avait toujours été mon envie, à moi! Tra-
verser la grande mer, pour voir ces pays de là-bas ! . . . 20
Et nous irions à la recherche de ton oncle Ignacio,'
puis chez mes cousins Bidegaina, qui tiennent une
ferme au bord de l'Uruguay, dans les prairies...
Elle s'arrêta de parler, la petite fille jamais sortie
de ce village que les montagnes enferment et surplom- 23
bent; elle s'arrêta pour rêver à ces pays si lointains,
qui hantaient sa jeune tête parce qu'elle avait eu,
comme la plupart des Basques, des ancêtres migrateurs,
— de ces gens que l'on appelle ici Américains ou
Indiens, qui passent leur vie aventureuse de l'autre 30
côté de l'Océan et ne reviennent au cher village que
très tard, pour y mourir. Et, tandis qu'elle rêvait, .le
32 itAMUNTCHO
nez en l'air, les yeux en haut dans le noir des nuées
et des cimes emprisonnantes, Ramuntcho sentait son
cœur battre plus fort, dans l'intense joie de ce qu'elle
venait de si spontanément dire. Et, la tète penchée
s vers elle, la voix infiniment douce et enfantine, il lui
demanda, comme un peu pour plaisanter:
— Nous irions? C'est bien comme ça que tu as
parlé : nous irions, toi avec moi ? Ça signifie donc que
tu serais consentante, un peu plus tard, quand nous
serons d'âge, à nous marier tous deux?
Il perçut, à travers l'obscurité, le gentil éclair noir
des yeux de Gracieuse qui se levaient vers lui avec
une expression d'étonnement et de reproche :
— Alors... tu ne le savais pas?
s — Je voulais te le faire dire, tu vois bien. . . C'est
que tu ne me l'avais jamais dit, sais-tu. . .
Il serra contre lui le bras de sa petite fiancée, et
leur marche devînt plus lente. C'est vrai, qu'ils ne
s'étaient jamais dit cela, non pas seulement parce qu'il
leur semblait que ça allait de soi,^ mais surtout parce
qu'ils se sentaient arrêtés au moment de parler par une
terreur quand même,' — la terreur de s'être trompés
et que ce ne fût pas vrai. . . Et maintenant ils savaient,
ils étaient sûrs. Alors ils prenaient conscience qu'ils
s venaient de franchir à deux le seuil grave et solennel
de la vie.
— Mais, est-ce que tu crois qu'elle voudra, ta mère?
reprit Ramuntcho timidement, après le long silence
délicieux . . .
o — Ah! voilà. . .répondit la petite fiancée, avec un
soupir d'inquiétude... Arrochkoa, mon frère, sera
pour nous, c'est bien probable. Mais maman?...
RAMUNTCHO 33
Maman voudra-t-elle ? . . . Et puis, ce ne serait pas
pour bientôt, dans tous les cas... Tu as ton service
à faire à l'armée.
— Non, si tu le veux! Non, je peux ne pas ie
faire, mon service! Je suis Guipuzcoan,^ moi; alors,
on ne me prendra pour la conscription que si je le
demande... Donc ce sera comme tu l'entendras;
comme tu voudras, je ferai . . .
— Ça, mon Ramuntcho, j'aimerais mieux plus long-
temps t'attendre et que tu te fasses naturaliser, et i
que tu sois soldat comme les autres. C'est mon idée
à moi, puisque tu veux que je te la dise ! . . .
— Vrai, c'est ton idée?... Eh bien, tant mieux,
car c'est la mienne aussi. Oh! mon Dieu, Français ou
Espagnol, moi, ça m'est égal. A ta volonté, tu m'en- i
tends! J'aime autant l'un que l'autre: je suis Basque'
comme toi, comme nous sommes tous ; le reste, je m'en
fiche !^ Mais, pour ce qui est d'être soldat quelque
part, de ce côté-ci de la frontière ou de l'autre, oui, je
préfère ça: d'abord on a l'air d'un lâche quand on ï
s'esquive; et puis, c'est une chose qui me plaira, pour
te dire franchement. Ça et voir du pays, c'est mon
affaire' tout à fait!
— Eh bien, mon Ramuntcho, puisque ça t'est égal,
alors, fais-le en France, ton service, pour que je sois s
plus contente. .
— Entendu, Gatchutcha !° . . . Tu me verras en
pantalon rouge, hein? Je reviendrai au pays comme
Bîdegarray, comme Joachim, te rendre visite en soldat.
Et, sitôt mes trois années finies, alors, notre mariage, j
dis, si ta maman nous permet^'
Après un silence encore. Gracieuse reprit.
34 RAMUNTCHO
d'une voix plus basse, et solennellement cette
fois:
— Êcoute-moi bien, mon Ramuntcho... Je suis
comme toi, tu penses: j'ai peur d'elle. . .de ma mère. . ,
s Mais, écoute-moi bien. . .si elle nous refusait, je ne lui
obéirais pas. . .
Puis, le silence de nouveau revint entre eux, main-
tenant qu'ils s'étaient promis, l'incomparable silence
des joies jeunes, des joies neuves et encore in-
10 éprouvées, qui ont besoin de se taire, de se recueil-
lir pour se comprendre mieux dans toute leur pro-
fondeur.
Mais le bruit des cuivres tout à coup s'éleva de
nouveau, en une sorte de valse lente un peu bizar-
15 rement rythmée. Et les deux petits fiancés, très en-
fants, à l'appel du fandango, sans s'être consultés et
comme s'il s'agissait d'une chose obligée qui ■
discute pas, prirent leur course pour n'en rien mar
vers le lieu où les couples dansaient. Vite, vife en
2o place l'un devant l'autre, ils se remirent à se balancer
eii mesure, toujours sans se parler, avec leurs mêmes
jolis gestes de bras. De temps à autre, sans perdre
le pas ni la distance, ils filaient tous deux, en ligne
droite comme des flèches, dans une direction quel-
as conque. Mais ce n'était qu'une variante habituelle de
cette danse-là ; — et, toujours en mesure, vivement,
comme des gens qui glissent, ils revenaient à leur point
de départ.
Et, jusqu'au couvre-feu sonné à l'église, ce petit bal
30 sous les branches d'automne, ces petites lanternes, cette
petite fête dans ce recoin fermé du monde, jetèrent
un peu de lumière et de bruit joyeux au milieu
RÀMUNTCHO 35 '. r
de la vaste nuit, que faisaient plus sourde et plus
noire les montagnes dressées partout comme des géants
d'ombre.
/^^ s'agit d'une grande partie de paume pour di-
manche prochain, au bourg d'Hasparitz.
Arrodikoa et Ramuntcho, compagnons de conti-
nuelles courses à travers le pays d'alentour, cheminent
le jour entier, dans la petite voiture des Detcharry,
pour organiser cette partie-là, qui représente à leurs
yeux un événement considérable, i
Et ils ont traversé plusieurs villages basques, groupés
tous autour de ces deux choses qui en sont le coeur et
qui en symbolisent la vie : l'église et le jeu de paume.
Çà et là, ils ont frappé à des portes de maisons isolées,
maisons hautes et grandes, soigneusement blanchies à i
la chaux, avec des auvents verts, et des balcons de
bois où sèchent au dernier soleil des chapelets' de pi-
ments rouges^^onguement ils ont parlementé, en leur
langage si Terme aux étrangers de France, avec les
joueurs fameux, les champions attitrés, — ceux dont 2
on a vu les noms bizarres sur tous les journaux du
sud-ouest, sur toutes les affiches de Biarritz ou de
Saint-Jean-de-Luz,^ et qui, dans la vie ordinaire, sont
de braves aubergistes de campagne, des forgerons, des
contrebandiers, la veste jetée à l'épaule et les manches 2
de chemise retroussées sur des bras de bronze.
Maintenant que tout est réglé et les paroles fermes
échangées,* il est trop tard pour rentrer cette nuit chez
eux à Etchézar; alors, suivant leurs habitudes d'er-
36 RAMUNTCHO
rants, ils choisissent pour y dormir un village à leur
guise, Zitzarry,' par exemple, qu'ils ont déjà beaucoup
fréquenté pour leurs affaires de contrebande. A la
tombée du jour donc, ils tournent bride" vers ce lieu,
5 qui est proche et confine à l'Espagne.
Zitzarry, un village de contrebandiers, un village
perdu qui frôle la frontière. Une auberge délabrée
et de mauvais aspect, où, suivant la coutume, les logis
pour les hommes se trouvent directement su-dessus
10 des étables, des écuries noires. Ils sont là des voyageurs
très connus, Arrochkoa et Ramuntcho, et, tandis qu'on
allume le feu pour eux, ils s'asseyent près d'une an-
tique fenêtre à meneau,' qui a vue sur la place du jeu
de paume et l'église; ils regardent finir la tranquille
15 petite vie de la journée dans ce lieu si séparé du monde.
Puis, l'angélus* sonne — et c'est, dans tout le village,
un tranquille recueillement de prière...
Alors Ramuntcho, silencieux, s'inquiète de sa des-
tinée. Et son cœur aussi se serre,'' de ce qu'il est seul
20 et sans appui au monde, de ce que Gracieuse est d'une
condition différente de la sienne et ne lui sera peut-
être jamais donnée.
Mais voici qu'Arrochkoa, très fraternel cette fois,
dans un de ses bons moments, lui frappe sur l'épaule
25 comme s'il avait compris sa rêverie et lui dit d'un ton
de gaîté légère;
— Eh bien ! il paraît que vous avez causé ensemble,
hier au soir, la" sœur et toi, — c'est elle qui me l'a appris,
— et que vous êtes joliment d'accord tous deux T. . .
30 Ramuntcho lève vers lui un long regard d'inter-
rogation anxieuse et grave, qui contraste avec ce début
de leur causerie:
Lj Coo^k'
RAMUNTCHO 37
— Et qu'est-ce que tu penses, toi/ demande-t-il, de
ce que nous avons dit tous deux?
— Oh ! moi, mon ami, répond Arrochkoa devenu
plus sérieux lui aussi, moi, parole d'honneur, ça me
va très bien !* . . . Même, comme je prévois que ce
sera dur avec la mère, si vous avez besoin d'un coup
de main," je suis prêt à vous le donner, voilà !*. . .
Et la tristesse de Raymond est dissipée comme un
peu de poussière sur laquelle on a soufflé. Il trouve
le souper délicieux, l'auberge gaie. Il se sent bien i
plus le fiancé de Gracieuse, à présent que quelqu'un
est dans la confidence, et quelqu'un de la famille qui
ne le repousse pas. Il avait cru pressentir qu'Ar-
roçhkoa ne lui serait pas hostile, mais ce concours si
nettement offert dépasse de beaucoup ses espoirs. — i
Pauvre petit abandonné, si conscient de l'humilité de
sa situation, que l'appui d'un autre enfant, un peu
mieux établi dans la vie, suffit à lui rendre courage
et confiance! .
.'f
VI
A l'aube incertaine et un peu glacée, il s'éveilla 2
dans sa chambrette d'auberge, avec une impression
persistante de sa joie d'hier. Dehors, on entendait des
sonnailles de troupeaux partant pour les pâturages,
des vaches qui beuglaient au jour levant, des cloches
d'églises, — et déjà, contre le mur de la grande place, 2
les coups secs de la pelote basque: tous les bruits d'un
village pyrénéen qui recommence sa vie coutumîère
pour un jour nouveau. Et cela semblait a Raymond
une aubade de fête.
38 RAMUNTCHO
De bonne heure ils remontèrent, Arroclikoa et lui,
dans leur petite voiture, et, enfonçant leurs bérets pour
le vent de la course, partirent au galop de leur cheval,
sur les routes un peu saupoudrées de gelée blanche,
s A Etchézar, quand ils arrivèrent pour midi, on aurait
cru l'été, — tant le soleil était beau.
Dans le jardinet devant sa maison. Gracieuse se
tenait assise sur le banc de pierre:
— J'ai parlé à Arrochkoa ! lui dit Ramuntcho, avec
10 un bon sourire heureux, dès qu'il se trouva seul avec
elle. . . Et il est tout à fait pour nous, tu sais !
— Oh ! ça, répondit la petite fiancée, sans perdre
l'air tristement pensif qu'elle avait ce matin-là, oh!
ça. . .mon frère Arrochkoa, je m'en doutais, c'était siir !
15 Un joueur de pelote comme toi, tu penses, c'est fait
pour lui plaire, à son idée c'est tout ce qu'il y a de
supérieur . . .
— Mais ta maman, Gatchutcha, depuis quelques
jours elle est bien mieux pour moi, je trouve. . . Ainsi,
20 dimanche, tu t'en' souviens, quand je t'ai demandée
pour danser . . .
— Oh ! ne t'y fie pas, mon Ramuntchito ! . , . tu veux
dire avant-hier, à la sortie de la messe?. . . C'est qu'elle
venait de causer avec la Bon ne- M ère, n'as-tu pas
25 vu?... Et la Bonne-Mère avait tempêté' pour que
je ne danse plus avec toi sur la place; alors, rien que
dans le but de la contrarier, tu comprends... Mais,
ne t'y fie pas, non . . .
— Ah! ... répondit Ramuntcho, dont la joie était
30 déjà tombée, c'est vrai, qu'elles ne sont pas trop bien
ensemble* . . .
— Bien ensemble, maman et la Bonne-Mère?,.,
L L.ot.';Hc
RAMUNTCHO 39
Comme chien et chat, oui ! . . . Depuis qu'il a été
question de mon entrée au couvent, tu ne te rappelles
donc pas l'histoire?
Il se rappelait très bien, au contraire, et cela l'épou-
vantait encore. Les souriantes et mystérieuses nonnes s
noires avaient une fois cherché à attirer dans la paix
de leurs maisons cette petite tète blonde, exaltée et
volontaire, possédée d'un immense besoin d'aimer et
d'être aimée
— Gatchutcha, tu es toujours chez les sœurs ou avec m
elles; pourquoi si souvent? explique-moi: elles te
plaisent donc bien?
— Les sœurs ? non, mon Ramuntcho, celles d'à
présent surtout, qui sont nouvelles au pays et que je
connais à peine — car on nous les change souvent, tu is
sais... Les sœurs, non... Je te dirai même que,
pour la Bonne-Mère, je suis comme maman, je ne peux
pas la sentir' . . .
— Eh bien, alors, quoi?. . .
— Non, mais, que veux-tu,' j'aime leurs cantiques, lo
leurs chapelles, leurs maisons, tout. . . Je ne peux pas
bien t'expliquer, moi ... Et puis, d'ailleurs, les gar-
çons, ça ne comprend rien . . .
Son petit sourire, pour dire cela, fut tout de suite
éteint, changé en une expression contemplative, que 25
Raymond lui avait déjà souvent vue. Elle regardait
attentivement devant elle où il n'y avait pourtant que
la route sans promeneurs, que les arbres effeuillés,
que la masse brune de l'écrasante montagne ; mais on
eût dit que Gracieuse était ravie en mélancolique ex- 30
tase par des choses aperçues au delà, par des choses
que les yeux de Ramuntcho ne distinguaient pas . . .
40 RAMUNTCHO
Et, pendant leur silence à tous deux, l'angélus de midi
commença de sonner, jetant plus de paix encore sur
le village tranquille qui se chauffait au soleil d'hiver ;
alors, courbant la tête, ils firent naïvement ensemble
s leur signe de croix ...
Puis, quand finit de vibrer la sainte cloche, qui dans
les villages basques interrompt la vie, comme en Orient
le chant des muezzins,^ Raymond se décida à dire:
— Ça me fait peur, Gatchutcha, de te voir en leur
10 compagnie toujours... Je ne suis pas sans me de-
mander, va,^ quelle idée tu gardes au fond de ta tète. . .
^'Fixant sur lui le noir profond de ses yeux, elle
'répondit, en reproche très doux :
— Voyons, c'est toi, qui me parles ainsi, après ce
is que nous avons dit ensemble dimanche soir t . . . Si
je venais à te perdre, oui alors, peut-être. . .pour siir,
même!... Mais jusque-là, oh! non. ..oh! sois bien
tranquille, mon Ramuntcho
Il soutint longuement son regard, qui peu à peu
30 ramenait en lui toute la confiance déHcieuse, et il finit
par sourire d'un sourire d'enfant:
— Pardonne-moi, demanda-t-il ... Je dis des bêtises
très souvent, tu sais! . . .
y- Ça, par exemple,^ c'est vrai!
3s/Alors, on entendit sonner leurs deux rires, qui, en
des intonations différentes, avaient la même fraîcheur
et la même jeunesse. Ramuntcho, d'un geste de brus-
querie et de grâce qui lui était familier, changea sa
veste d'épaule,* tira son béret de côté, et, sans autre
30 adieu qu'un petit signe de tête, ils se séparèrent, parce
que Dolorès arrivait là bas au bout du chemin.
L Coo;>[c
HAMUNTCHO
VU
Minuit, une nuit d'hiver noire comme l'enfer, par
grand vent et pluie fouettante. Au bord de la Bidas-
soa, au milieu d'une étendue confuse au sol traître qui
éveille des idées de chaos, parmi des vases où leurs
pieds s'enfonoent, des hommes charrient des caisses sur
leurs épaules et, entrant dans l'eau jusqu'à mi-jambe,
viennent tous les jeter dans une longue chose, plus noire
• que la nuit, qui doit être une barque, — une barque sus-
pecte et sans fanal, amarrée près de la berge.
C'est encore la bande d'Itchoua, qui cette fois va i
opérer par la rivière. On a dormi quelques moments,
tout habillés, dans la maison d'un receleur qui habite
près de l'eau, et, à l'heure voulue,^ Itchoua, qui ne
ferme jamais qu'un seul de ses yeux, a secoué son
mdnde; puis, on est sorti à pas cle loup,* dans les i
ténèbres, sous l'ondée froide propice aux contrebandes.
En route maintenant, à l'aviron, pour l'Espagne
dont les feux' s'aperçoivent au loin, brouillés par la
pluie. Il fait un temps déchaîné;* les chemises des
hommes sont déjà trempées, et, sous les bérets enfoncés x
jusqu'aux yeux, le vent cingle les oreilles. Cependant,
grâce à la vigueur des bras, on allait vite et bien,
quand tout à coup apparaît dans l'obscurité quelque
chose comme un monstre qui s'approcherait en glissant
sur les eaux. Mauvaise affaire! C'est le bateau de a
ronde" qui promène chaque nuit les douaniers d'Es-
pagne, En hâte, il faut changer de direction, ruser,
perdre un temps précieux quand déjà on est en retard.
4a RAMUNTCHO
Enfin pourtant les voici arrivés sans encombre tout
près de la rive espagnole, parmi les grandes barques
de pêche qui, les nuits de tourmente, dor;nent là sur
leurs chaînes, devant la « Marine »' de Fontarabie.
s C'est l'instant grave. Heureusement la pluie leur est
fidèle et tombe encore à torrents. Tout baissés dans
leur canot pour moins paraître, ne parlant plus, pous-
sant du fond avec les rames pour faire moins de bruit,
ils s'approchent doucement, doucement, a*ec des temps
10 d'arrêt sitôt qu'un rien leur a paru bouger, au mîlieu
de tant de noir diffus et d'ombres sans contours.
Maintenant les voici tapis contre l'une de ces grandes
barques vides, presque à toucher la terre. Et c'est le
point convenu, c'est là que les camarades de l'autre pays
is devraient se tenir pour les recevoir et pour emporter
leurs caisses jusqu'à la maison de recel. . . Personne,
cependant!.,. Où donc sont -ils?... Les premiers
moments se passent dans une sorte de paroxysme d'at-
tente et de guet, qui double la puissance de l'ouïe et
10 de la vue. Les yeux dilatés et les oreilles tendues, ils
veillent, sous le ruissellement monotone de la pluie. . .
Mais où sont-ils donc, les camarades d'Espagne? Sans
doute l'heure est passée, à cause de cette maudite ronde
de douane qui a dérangé tout le voyage, et, croyant le
25 coup manqué pour cette fois, ils seront^ repartis .>f
Des minutes encore s'écoulent, dans la même immo-
bilité et le même silence. On distingue, alentour, les
grandes barques inertes, comme des cadavres de bêtes
qui flotteraient, et puis, au-dessus des eaux, un amas
30 d'obscurités plus denses que les obscurités du ciel et
qui sont les maisons, les montagnes de la rive. . . Ils
attendent, sans un mouvement ni une parole. On
RAMUNTCHO 43
dirait des bateliers-fantômes, aux abords d'une ville
morte.
Peu à peu la tension de leurs sens faiblit, une lassi-
tude leur vient, avec un besoin de sommeil — et ils dor-
miraient là même, sous cette pluie d'hiver, si le lieu
n'était si dangereux.
Itchoua alors tient conseil tout bas, en langue basque,
avec les deux plus anciens, et ils décident de faire une
chose hardie. Puisqu'ils ne viennent pas, les autres,
eh bien ! tant pis, on va tenter d'y aller, de porter i
jusqu'à la maison, là-bas, les caisses de contrebande.
C'est terriblement risqué, mais ils l'ont mis dans leur
tête et rien ne les arrêtera plus.
— Toi, dit Itchoua à Raymond, avec sa manière à
lui qui n'admet pas de réplique, toi, mon petit, tu seras i
celui qui gardera la barque, puisque tu n'es jamais venu
dans le chemin où nous allons ; tu l'amarreras tout
contre terre, mais d'un tour pas trop solide.' tu m'en-
tends, pour être prêt à filer sans bruit si les carabiniers
arrivent. i
^^^Donc, ils s'en vont, tous les autres, les épaules cour-
bées sous les lourdes charges; les frôlements à peine
perceptibles de leur marche se perdent tout de suite
sur le quai désert et si noir, au milieu des monotones
bruissements de l'averse. Et Ramuntcho, resté seul, 2
s'accroupit au fond de son canot pour moins paraître,
s'immobilise à nouveau, sous l'arrosage incessant d'une
pluie qui toflibe maintenant régulière et tranquille.
Ils tardent à revenir, les camarades, — et par degrés,
dans cette inaction et ce silence, un engourdissement 3
irrésistible le gagne, presque un sommeil.
Mais voici qu'une longue forme, plus sombre que
44 RAMUNTCHO
tout ce qui est sombre, passe à ses côtés, passe très vite,
— toujours dans ce même absolu silence qui demeure
comme la caractéristique de cette entreprise nocturne :
une des grandes barques espagnoles ! . . . Cependant,
5 songe-t-il, puisque toutes sont à l'ancre, puisque celle-ci
n'a ni voiles ni rameurs. . .alors, quoi?. . .c'est que c'est
moi-même qui passe ! . . . Et il a compris : son canot
était trop légèrement amarré, et le courant, très rapide
ici, l'entraîne, — et il est déjà loin, filant vers l'em-
10 bouchure de la Bidassoa, vers les brisants, vers la
mer. . .
Une anxiété vient l'étreindre, presque une an-
goisse. . . Que faire?... Et, ce qui complique tout,
il faut agir sans un cri d'appel, sans un bruit, car,
is tout le long de cette côte qui semble le pays du vide
et des ténèbres, il y a des carabiniers, échelonnés en
cordon interminable et veillant chaque nuit sur l'Es-
pagne comme sur une terre défendue... Il essaie,
avec une des longues rames, de pousser du fond pour
2o revenir en arrière ; — mais il n'y en a plus de fond ;'
il ne trouve que l'inconsistance de l'eau fuyante et
noire, il est déjà dans la passe profonde... Alors,
ramer coûte que coijte,' et tant pis ! ...
A grand'peine, la sueur au front, il ramène seul
zs contre le courant la barque pesante, inquiet, à chaque
coup d'aviron, du petit grincement révélateur, qu'une
ouïe fine là-bas pourrait si bien percevoir. Et puis,
on n'y voit plus rien, à travers la pluie plus épaisse
qui brouille les yeux ; il fait noir, noir comme dans
30 les entrailles de la terre. Il ne reconnaît plus le point
de départ où doivent l'attendre les autres, dont il aura
peut-être causé la perte; il hésite, il s'arrête, l'oreille
RAMUNTCHO 45
tendue, les artères bruissantes,' et se cramponne, pour
réfléchir, à Tune des grandes barques d'Espagne...
Quelque chose alors s'approche, gHssant comme avec
des précautions infinies à la surface de l'eau à peine
remuée : une ombre humaine, dirait-on, une silhouette
debout, — un contrebandier, siirement, pour faire si peu
de bruit! L'un l'autre ils se devinent, et, Dieu merci!
c'est bien Arrochkoa ; Arrochkoa, qui a détaché un
frêle canot espagnol pour aller à sa rencontre. . . Donc,
la jonction entre eux est opérée et ils sont probable- i
ment sauvés tous, encore une fois!
Mais Arrochkoa, en l'abordant, profère d'une voix
sourde et mauvaise, d'une voix serrée entre ses dents
de jeune félin, une de ces suites d'injures qui appellent
la réplique immédiate et sonnent comme une invitation i
à se battre. . . C'était si imprévu, que la stupeur
d'abord immobilise Raymond, retarde la montée du
sang à sa tête vive. Est-ce bien cela que son ami
vient de dire, et sur un tel ton d'indéniable insulte ! . . .
— Tu as dit? 2
— Dame ! . . . — reprend Arrochkoa, un peu radouci
tout de même, et sur ses gardes, observant dans les
ténèbres les attitudes de Ramuntcho. — Dame ! tu as
manqué nous faire prendre tous, maladroit que tu
Cependant les silhouettes des autres surgissent d'un
canot voisin.
— Ils sont là, continue-t-il, arme ton aviron,^ rappro-
chons nous d'eux !
Et Ramuntcho se rassied à sa place de rameur, les 3
tempes chaudes de colère, les mains tremblantes...
Non, d'ailleurs. . .c'est le frère de Gracieuse: tout serait
46 RAMUNTCHO
perdu s'il se battait avec lui ; à cause d'elle, il courbera
la tête et ne répondra rien.
Maintenant leur barque s'éloigne à force de rames/
les emmenant tous ; le tour est joué, Il était temps ;
5 deux voix espagnoles vibrent sur la rive noire; deux
carabiniers, qui sommeillaient dans leur manteau et qtie
le bruit a réveillés t . . . Et ils commencent à héler cette
barque fuyante et sans fanal, moins aperçue que soup-
çonnée, perdue tout de suite dans l'universelle confu-
lo sion nocturne.
— Trop tard, les amis ! ricane Itchoua, en ramant à
outrance.* Hélez à votre aise, à présent, et que le
diable vous réponde !
Le courant aussi les aide ; ils s'éloignent dans l'épaisse
15 obscurité avec la vitesse des poissons.
Ouf! Maintenant ils sont dans les eaux françaises,
en sécurité, non loin sans doute de la vase des berges.
— Arrêtons-nous pour souffler un peu, propose
Itchoua. y
20 Et ils' lèvent leurs avirons, tout haletants, trempés
de sueur et de pluie. Les voici de nouveau immobiles
sous l'ondée froide qu'ils ne semblent pas sentir. On
n'entend plus, dans le vaste silence, que le souffle peu
â peu calmé des poitrines, la petite musique des gouttes
25 d'eau qui tombent et leurs ruissellements légers.
Mais tout à coup, de cette barque qui était si tran-
quille et qui n'avait plus que l'importance d'une ombre
à peine réelle au milieu de tant de nuit, un cri s'élève,
suraigu, terrifiant ; il remplit le vide et s'en Va déchirer
30 les lointains ... Il est parti de ces notes très hautes
qui n'appartiennent d'ordinaire qu'aux femmes, mais
avec quelque chose de rauque et de puissant qui indique
RAMUNTCHO 47
plutôt le mâle sauvage ; il a le mordant' de la voix des
chacals et il garde quand même on ne sait quoi d'hu-
main qui fait davantage frémir; on attend avec une
sorte d'angoisse qu'il finisse, et il est long, long, il
oppresse par son inexplicable longueur ... Il avait 5
commencé comme un haut cri d'agonie, et voici qu'il
s'achève et s'éteint en une sorte de rire, sinistrement
burlesque, comme le rire des fous. . .
Cependant, autour de l'homme qui vient de crier
ainsi à l'avant de la barque, aucun des autres ne s'étonne 10
ni ne bouge. Et, après quelques secondes d'apaisement
silencieux, un nouveau cri semblable part de l'arrière,
répondant au premier et passant par les mêmes phases,
— qui sont de tradition infiniment ancienne.
Et c'est simplement Virrintzina? le grand cri basque, 15
qui s'est transmis avec fidélité du tond de l'abîme des
âges jusqu'aux hommes de nos Jours, et qui constitue
l'une des étrangetés de cette race aux origines envelop-
pées de mystère. Cela ressemble au cri d'appel de
certaines tribus Peaux-Rouges dans les forêts des lo
Amériques ; la nuit, cela donne la notion et l'insondable
effroi des temps primitifs, quand, au milieu des soli-
tudes du vieux monde, hurlaient des hommes au gosier
de singe.
On pousse ce cri pendant les fêtes, ou bien pour 25
s'appeler le soir dans la montagne, et surtout pour
célébrer quelque Joie, quelque aubaine imprévue, une
chasse miraculeuse ou un coup de filet heureux' dans
l'eau des rivières.
Et ils s'amusent, les contrebandiers, à ce Jeu des 30
ancêtres ; ils donnent de la voix* pour glorifier
leur entreprise réussie, ils crient par besoin phy-
48 RAMUNTCMO
sique de se dédommager de leur silence de tout à
l'heure.
Mais Ramuntcho reste muet et sans un sourire.
Cette sauvagerie soudaine le glace, bien qu'elle lui
s soit depuis longtemps connue ; elle le plonge dans les
rêves qui inquiètent et ne se démêlent pas.
Et puis, il a senti ce soir une fois de plus combien
était incertain et changeant son seul appui au monde,
l'appui de cet Arrochkoa sur qui il aurait pourtant
10 besoin de pouvoir compter comme sur un frère; ses
audaces et ses succès au jeu de paume le lui rendront
sans doute, mais une défaillance, un rien, peut à tout
moment le lui faire perdre. Alors il lui semble que
l'espoir de sa vie n'a plus de base, que tout s'évanouit
15 comme une inconsistante chimère.
VIII
C'ÉTAIT le soir de la Saint-Sylvestre.'
Toute la journée, s'était maintenu ce ciel sombre
qui est si souvent le ciel du pays basque — et qui va
bien d'ailleurs avec les âpres montagnes, avec la mer
bruissante et mauvaise,^ en bas, au fond du golfe de
Biscaye.
Au crépuscule de ce dernier jour de l'année, à
l'heure où les feux de branches retiennent les hommes
autour des foyers épars dans la campagne, à l'heure
s où le gite est désirable et délicieux, Ramuntcho et sa
mère allaient s'asseoir pour souper, quand on frappa
discrètement à leur porte.
L'homme qui leur arrivait de la nuit du dehors, au
HAMUNTCHO 49
premier aspect leur sembla inconnu ; quand il se fut
nommé seulement (José Bidegarray, d'Hasparitz), ils
se rappelèrent le matelot parti depuis des années
pour naviguer aux Amériques.
— Voilà, dit-il après avoir accepté une chaise, voilà
quelle commission' Ion m'a chargé de vous faire. Une
fois, à Rosario' de l'Uruguay, comme je causais sur
les docks avec d'autres Basques émigrés là-bas, un
homme, qui pouvait avoir cinquante ans environ, s'est
approché de moi, en m'entendant parler d'Etchézar. i
« — Vous en êtes, vous, d'Etchézar ? m'a-t-il de-
mandé.
« — Non, mais du bourg d'Hasparitz, qui n'en est
guère éloigné.
Il Alors il m'a tait des questions sur toute votre i
famille. J'ai dit:
« — Les vieux sont morts, le frère aîné a été tué
à la contrebande, le second a disparu aux Amériques;
il ne reste plus que Franchita avec son fils Ramuntcho,
un beau jeune garçon qui peut avoir dans les dix- :
huit ans' aujourd'hui.
« Il était tout songeur en m'écoutant parler.
« — Eh bien, m'a-t-il dit pour finir, puisque vous
retournez là -bas, vous leur direz le bonjour de la
part d'Ignacio. 2
<( Et, après m'avoir offert un verre à boire, il s'en
est allé. . .n
Franchita s'était levée, tremblante et encore plus
paie que de coutume. Ignacio, le plus aventurier de
toute la famille, son frère disparu depuis dix années 3
sans donner de ses nouvelles ! . . .
Comment étail-il? Quelle figure? Habillé de quelle
50 RAMUNTCHO
façon?... Avait-il l'air heureux, au moins, ou la
tenue d'un pauvre?
— Oh ! répondit le matelot, il marquait bien encore,"
malgré ses cheveux gris ; pour le costume, il paraissait
s un homme à son aise,' avec une belle chaîne d'or à
sa ceinture.
Et c'était tout ce qu'il pouvait dire, par exemple,*
cela, avec ce naïf et rude bonjour dont il était porteur ;
au sujet de l'exilé, il n'en savait pas davantage, et
10 peut-être, jusqu'à la mort, Franchita n'apprendrait
jamais rien de plus sur ce frère, presque inexistant
comme un fantôme.
Puis, quand il eut vidé un verre de cidre, il reprit
sa route, le messager étrange qui se rendait là-haut
is dans son village. Alors, ils se mirent à table sans se
parler, la mère et le fils ; elle, la silencieuse Franchita,
distraite, avec des larmes qui faisaient briller ses
yeux ; lui, troublé aussi, mais d'une manière différente,
par la pensée de cet oncle, courant là-bas la grande
20 aventure.*
Au sortir de l'enfance, quand Ramuntcho com-
mençait à déserter l'école, à vouloir suivre les contre-
bandiers dans la montagne, Franchita avait coutume
de lui dire en le grondant :
35 — D'ailleurs, tu tiens de ton oncle Ignacio, on ne
fera jamais rien de toi! ...
Et c'était vrai qu'il tenait de son oncle Ignacio,
qu'il était fasciné par toutes les choses dangereuses,
inconnues et lointaines. . .
30 Ce soir donc, si elle ne parlait pas à son fils du
message qui venait de leur être transmis, c'est qu'elle
devinait le sens de sa rêverie sur les Amériques et
RAMUNTCHO 51
qu'elle avait peur de ses réponses. Du reste, chez les
campagnards ou chez les gens du peuple, les petits
drames profonds et intimes se jouent sans paroles,
avec des malentendus jamais éclaircis, des phrases
seulement devinées et d'obstinés silences.
Mais, comme ils finissaient leur repas, ils entendirent
un chœur de voix jeunes et gaies, qui se rapprochait,
accompagné d'un tambour: les garçons d'Etchézar,
venant prendre Ramuntcho pour l'emmener avec eux
faire en^ musique le tour du village, suivant la cou- i
tume des nuits de la Saint-Sylvestre,' entrer dans
chaque maison, y boire un verre de cidre et y donner
une joyeuse sérénade sur un air du vieux temps.
Et Ramuntcho, oubliant l'Uruguay et l'oncle mys-
térieux, redevint enfant, dans son plaisir de les suivre i
et de chanter avec eux le long des chemins obscurs,
ravi surtout de penser qu'on entrerait chez les Det-
charry et qu'il reverrait un instant Gracieuse,
IX
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec
lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, 20
mélancolique pour ceux qui déclinent.
Et Gracieuse avait recommencé de s'asseoir, au
crépuscule des jours déjà allongés, sur le banc de
pierre devant sa porte.
La maison de Gracieuse était très ancienne, comme 25
la plupart des maisons de ce pays basque, où les
années changent, moins qu'ailleurs, les choses. . . Elle
avait deux étages; un grand toit débordant, en pente
52 RAMUNTCHO
rapide ; des murailles comme une forteresse, que l'on
blanchissait à la chaux tous les étés; de très petites
fenêtres, avec des entourages de granit taillé et des
contrevents verts. Au-dessus de la porte de façade,
s un linteau de granit portait une inscription en relief ;
des mots compliqués et longs, qui, pour des yeux de
Français, ne ressemblaient à rien de connu. Cela
disait : « Que notre Sainte Vierge bénisse cette de-
meure, bâtie en l'an 1630 par Pierre Detcharry, bedeau,
10 et sa femme Damasa Irribarne, du village d'Istaritz.»
Un jardinet de deux mètres de large, entouré d'un
mur bas pour permettre de voir passer le monde,
séparait la maison du chemin ; il y avait là un beau
laurier rose de pleine terre,' étendant son feuillage
is méridional au-dessus du banc des soirs, et puis des
yuccas, un palmier, et des touffes énormes de ces
hortensias, qui deviennent géants ici, dans ce pays
d'ombre, sous ce tiède climat enveloppé si souvent de
nuages. Par derrière ensuite, venait un verger mal
20 clos, qui dévalait jusqu'à un chemin abandonné, favo-
rable aux escalades d'amants.
Gracieuse vivait de plus en plus sur son banc devant
sa porte.
Elle s'attardait ■ toujours davantage à cette place
2S qu'elle aimait, sous l'abri du laurier-rose près de
fleurir, et quelquefois même, sortait sans bruit par la
fenêtre, comme une petite sournoise, pour venir là
respirer longuement, après que sa mère était couchée.
Or, Ramuntcho le savait et, chaque jour, la pensée de
30 ce banc troublait son cœur.
D.„-:;t;.G00glc
RAMUNTCHO
Un clair matin d'avril, ils cheminaient tous deux
vers l'église, Gracieuse et Raymond. Elle, d'un air
demi-grave, demi-moqueur, d'un petit air particulier
et très drôle, le menant là pour lui faire faire une péni-
tence qu'elle lui avait commandée.
Quand Gracieuse eut donné à Ramuntcho l'eau
bénite et qu'ils eurent fait leur signe de croix, elle
le conduisit, à travers la nef sonore pavée de dalles
funéraires, jusqu'à une étrange image accrochée au
mur, dans un recoin d'ombre, sous les tribunes des i
hommes.
C'était une peinture, empreinte d'un mysticisme
ancien, qui représentait la figure de Jésus les yeux
fermés, le front sanglant, l'expression lamentable et
morte; la tète semblait tranchée, séparée du corps, et i
posée là sur un linge gris. Au-dessous, se lisaient les
longues Litanies de la Sainte-Face, qui ont été com-
posées, comme chacun sait, pour êtres dites en puni-
tion par les blasphémateurs repentants. La veille,
Ramuntcho, étant en colère, avait juré très vilaine- 2
ment. C'est pourquoi la nécessité d'une pénitence
s'était imposée à l'esprit de Gracieuse.
— Allons, mon Ramuntcho, recommanda-t-elle en
s'éioignant, n'omets rien de ce qu'il faut dire.
Elle le quitta donc devant la Sainte-Face, com- i
mençant de murmurer ses litanies à voix basse, et se
rendit auprès de la benoîte,' pour l'aider à changer
l'eau des pâquerettes blanches, devant l'autel de la
Vierge,
54 RAMUNTCHO
Mais quand le langoureux soir fut revenu, et Gra-
cieuse assise dans l'obscurité à rêver sur son banc
de pierre, une jeune forme humaine surgit tout à
coup près d'elle ; quelqu'un qui s'était approché en
5 espadrilles, sans faire plus de bruit que les hiboux
soyeux dans l'air, venant du fond du jardin sans
doute, après quelque escalade, et qui se tenait là, droit
et cambré, la veste jetée sur une épaule: celui vers
qui allaient toutes ses tendresses de cette terre, celui
10 qui incarnait l'ardent rêve de son coeur...
— Ramuntcho! dit-elle... Ohl que j'ai eu peur
de toi !.. . D'où es-tu sorti à une heure pareille ?
Qu'est-ce que tu veux? Pourquoi es-tu venu?
— Pourquoi je suis venu? A mon tour, pour te
15 commander une pénitence, répondit-il en riant.
— Non, dis vrai, qu'est-ce qu'il y a, qu'est-ce que
tu viens faire?
— Mais, te voir seulement! C'est ça que je viens
faire. . . Qu'est-ce que tu veux! nous ne nous voyons
20 plus jamais ! . . . Ta mère m'éloigne davantage chaque
jour. Je ne peux pas vivre comme ça, moi, . . Et tu
sais, je pourrai venir tous les soirs, si cela te va, sans
que personne s'en doute...
— Oh ! non ! , . . Oh ! ne fais pas ça, jamais, je t'en
2S supplie. . .
Ils causèrent un instant, et si bas, si bas, avec plus
de silences que de paroles, comme s'ils avaient peur
d'éveiller les oiseaux dans les nids. Ils ne reconnais-
saient plus le son de leurs voix, tant elles étaient chan-
ja gées et tant elles tremblaient, comme s'ils avaient com-
mis là quelque crime délicieux.
Il n'avait même pas osé s'asseoir à ses côtés; il
RAMUNTCHO 55
demeurait debout, prêt à fuir sous les branches à la
moindre alerte comme un rôdeur nocturne.
Cependant, quand il voulut partir, ce fut elle qui
demanda, confuse, en hésitant et de façon à être à peine
entendue :
— Et... tu reviendras demain, dis?
Alors, sous sa moustache commençante, il sourit de
voir ce brusque changement d'idée et il répondit:
— Mais' oui, bien stir t . . . Demain et fous les
soirs ! . , . Tous les soirs où nous n'aurons pas de tra- i
vail pour l'Espagne. . .je viendrai...
XI
Il y avait une grande partie de paume arrangée
pour dimanche prochain à Erribiague, un village très
éloigné, du côté des hautes montagnes. Ramuntcho,
Arrochkoa et Fiorentino y joueraient contre trois ce- 15
lèbres d'Espagne; ils devaient ce soir s'exercer, se
délier les bras' sur la place d'Etchézar, et Gracieuse,
avec quelques autres petites filles de son âge, était
venue s'asseoir sur les bancs de granit, pour les regarder
faire. Jolies, toutes ; des airs élégants, avec leurs cor- 20
sages de couleurs pâles, taillés d'après les plus récentes
fantaisies de la saison. Et elles riaient, ces petites,
elles riaient! Elles riaient parce qu'elles avaient com-
mencé de rire et sans savoir de quoi. Un rien, un
demi-mot de leur vieille langue basque, dit sans le 25
moindre à-propos par l'une d'elles, et les voilà toutes
pâmées*... Ce pays est vraiment un des coins du
monde où le rire des filles éclate le mieux, sonnant
56 RAMUNTCHO
le cristal clair, sonnant la jeunesse et les gorges
fraîches,
Arrochkoa était là depuis longtemps, le gant d'osier
au bras, lançant seul la pelote, que, de temps à autre,
5 des enfants lui ramassaient. Mais Raymond, Floren-
tino, à quoi donc pensaient-ils ? Comme ils étaient en
retard ! , . ,
Ils arrivèrent enfin, la sueur au front, la démarche
pesante et embarrassée. Et, comme les petites rieuses
lo les interrogeaient, avec ce ton moqueur que les filles,
lorsqu'elles sont en troupe, prennent d'ordinaire pour
interpeller les garçons, ils sourirent, et chacun d'eux
frappa sa propre poitrine qui rendit un son de mé-
tal... Par des sentiers de la Gizune,^ ils revenaient
is à pied d'Espagne, bardés et alourdis de monnaie de
cuivre à l'effigie du gentil petit roi Alphonse XIII.^
Nouveau truc' de contrebandiers: pour le compte
d'Itchoua, ils avaient changé là-bas, à bénéfice, une
grosse somme d'argent contre des pièces de billon,'
20 destinées à être ensuite écoulées au pair, pendant les
foires prochaines, dans différents villages des Landes"
où les sous espagnols ont communément cours. A
eux deux'," ils rapportaient dans leurs poches, dans
leur chemise, contre leur peau, une quarantaine de
2S kilos de cuivre. Ils firent tomber tout cela en pluie,
sur l'antique granit des bancs, aux pieds des petites
très amusées, les chargeant de le leur garder et de le
compter; puis, après s'être essuyé le front, avoir soufflé
un peu, ils commencèrent de jouer et de sauter, se
30 trouvant tout légers à présent et plus lestes que de
coutume, cette surcharge en moins.
A part trois ou quatre enfants de l'école qui couraient
RAMUNTCHO 57
e de jeunes chats après les pelotes égarées, il n'y
avait qu'elles, les petites, assises en groupe perdu
tout en bas de ces rangées de gradins déserts, dont les
vieilles pierres rougeâtres avaient en ce moment leurs
herbes et leurs fleurettes d'avril. Robes d'indienne, s
clairs corsages blancs ou roses, elles étaient toute la
gaîté de ce lieu solennellement triste. A côté de Gra-
cieuse, Pantchika Dargaignaratz, une autre blonde de
quinze ans, qui était fiancée à son frère Arrochkoa et
allait l'épouser sans tarder, car celui-ci, comme fils de lo
veuve, ne devait pas de service à l'armée. Et, critiquant
les joueurs, alignant sur le granit les rangées de sous
empilés, elles riaient, elles chuchotaient, avec leur accent
chanté, avec toujours leurs finales en rra ou en rrik,
faisant rouler si alertement les r qu'on eût dit à 15
chaque instant des bruits d'ailes de moineau dans leurs
bouches.
Eux aussi, les garçons, s'en donnaient de rire,' et
venaient fréquemment, sous prétexte de repos, s'as-
seoir parmi elles. Pour jouer, elles les gênaient et 20
les intimidaient trois fois plus que le public des grands
jours, — si railleuses, toutes !
Ramuntcho apprit là de sa petite fiancée une chose
qu'il n'aurait jamais osé espérer: elle avait obtenu
l'autorisation de sa mère pour venir aussi à cette fête 25
d'Erribiague, assister à la partie de paume et visiter
ce pays qu'elle ne connaissait pas; c'était arrangé,
qu'elle irait en voiture, avec Pantchika et madame
Dargaignaratz ; et on se retrouverait là-bas ; peut-être
même serait-il possible de combiner un retour tous 30
ensemble.
Depuis tantôt deux semaines que leurs rendez-vous
(lu soir étaient commencés, c'était la première fois qu'il
avait l'occasion de lui parler ainsi dans le jour et
devant les autres, — et leur manière s'en trouvait dif-
férente, plus cérémonieuse d'apparence, avec, en des-
s sous, un très suave mystère. Il y avait longtemps
aussi qu'il ne l'avait vue si bien et de si près au grand
jour; or, elle embellissait encore beaucoup à ce
printemps-là ; elle était jolie, mais' jolie ! . , . Elle
continuait de ressembler à son frère, les mêmes traits
lo réguliers, le même ovale parfait; mais la différence
de leurs yeux allait s'accentuant ; tandis que ceux
d'Arrochkoa, d'une nuance bleu -vert qui semblait
fuyante par elle-même, se dérobaient quand on les
regardait, les siens au contraire, prunelles et cils noirs,
15 se dilataient pour vous regarder fixement.
Ils étaient fort distraits, les joueurs, par le groupe
des petites filles, des corsages blancs et des corsages
roses, et ils riaient eux-mêmes de se voir jouer plus
mal que de coutume.
20 Ils jouèrent, au beau crépuscule, jusqu'à l'heure
des premières chauves -sou ri s, jusqu'à l'heure où la
pelote envolée ne se voyait vraiment plus assez dans
l'air. Peut-être sentaient-ils inconsciemment tous que
l'instant était rare et ne se retrouverait plus: alors,
25 autant que possible, ils le prolongeaient
Et, pour finir, on s'en alla tous ensemble porter à
Itchoua ses sous d'Espagne. En deux parts, on les
avait mis dans deux grosses serviettes rousses qu'un
garçon et une fille tenaient à chaque bout.
o;,GoogIc
RAMUNTCHO
XII
Le lendemain vendredi, le départ s'organise pour
ce village où la fête aura lieu le dimanche suivant.
II est situé très loin, dans une ombreuse région, au
tournant d'une gorge profonde, au pied de très hautes
cimes. Arrochkoa y est né et y a passé les premiers s
mois de sa vie, au temps où son père habitait là comme
brigadier des douanes françaises ; mais il en est parti
trop enfant pour en garder le moindre souvenir.
Dans la petite voiture des Detcharry, Gracieuse,
Pantchîka et, un long fouet à la main, madame Dar- lo
gaignaratz, sa mère, qui doit conduire, partent en-
semble à l'angélus de midi,' pour se rendre directement
là-bas par les routes de montagne.
Ramuntcho, Arrochkoa et Florentino, qui ont à
régler des affaires de contrebande à Saint-Jean-de- 15
Luz, prennent un grand détour pour arriver de nuit
à Erribiague, par le petit chemin de fer qui relie
Bayonne" à Burguetta. Aujourd'hui, ils sont insou-
ciants et heureux tous les trois ; jamais bonnets basques
n'ont coiffé plus joyeuses figures. xo
La nuit tombe quand ils s'enfoncent, par ce petit
train de Burguetta, dans le tranquille pays intérieur.
Les wagons sont pleins d'une foule très gaie, foule des
soirs de printemps qui s'en revient de quelque fête,
jeunes filles coiffées sur la nuque d'un mouchoir de 2$
soie, jeunes garçons en bérets de laine ; tout ce monde
chante et rit. Malgré l'obscurité envahissante, on dis-
tingue encore les haies toutes blanches d'aubépines, les
bois tout blancs de fleurs d'acacias; dans les compar-
60 RAMUNTCHO
timents' ouverts, pénètre une senteur à la fois violente
et suave que la campagne exhale. Et sur toutes ces
floraisons blanches d'avril, de plus en plus effacées
par la nuit, le train qui passe jette, comme un sillage
s de joie, le refrain d'une vieille chanson navarraise,*
indéfiniment recommencée à pleine gorge,' par ces
filles et ces garçons, dans le fracas des roues et de la
vapeur . . .
Erribiague t Aux portières, on crie ce nom qui les
o fait tressaillir tous trois. La bande chanteuse était
depuis quelque temps descendue, les laissant presque
seuls dans ce train devenu silencieux. Des montagnes
plus hautes sur le parcours avaient rendu la nuit très
épaisse, — et ils dormaient presque.
:5 Tout ahuris, ils sautent à terre, au milieu d'une
obscurité où même leurs yeux de contrebandiers ne
distinguent plus rien. C'est à peine si, tout en haut,
brillent quelques étoiles, tant le ciel est encombré par
les cimes surplombantes.
!o — Où est le village ? demandent-ils à un homme qui
est là seul pour les recevoir,
— A un quart de lieue, de ce côté, sur la droite.
En effet, ils commencent à distinguer la trainée
grise d'une route, tout de suite perdue au cœur de
!5 l'ombre. Et dans le grand silence, dans l'humide
fraîcheur de ces vallées pleines de ténèbres, ils se
mettent en marche sans parler, leur gaité un peu éteinte
par la majesté noire des cimes qui gardent ici la
frontière,
io Voici enfin un vieux pont courbe, sur un torrent ;
puis, le village endormi que n'annonçait aucune
lumière. Et l'auberge, où pourtant brille une lampe.
RAMUNTCHO 6l
est là tout près, adossée à la montagne, les pieds dans
l'eau vive et bruissante.
On les conduit à leurs petites chambres, qui ont l'air
propret malgré leur vétusté extrême: bien basses, bien
écrasées par leurs énormes solives, et, sur toutes leurs
murailles blanchies à la chaux, des images du Christ,
de la Vierge et des saints.
Et ils se couchent et s'endorment au chant des gril-
lons, au bruit des eaux fraîches qui courent ou qui
tombent. i
XIII
Maintenant ils ouvrent, au beau matin d'avril, les
volets de leurs étroites fenêtres, percées comme des
sabords dans l'épaisseur de la très vieille muraille.
Et tout à coup, c'est de la lumière à flots, dont leurs
yeux s'éblouissent. Dehors, le printemps resplendit, i
Jamais encore ils n'avaient vu, surplombant leur tête,
des cimes tellement hautes et proches. Mais le long
des pentes feuillues, le long des montagnes garnies
d'arbres, le soleil descend pour rayonner dans ce fond
de vallée sur les blancheurs du village, sur la chaux 2
des maisonnettes anciennes, aux contrevents verts.
Du reste, ils s'éveillent tous deux avec de la joie
plein le cœur. C'est que ce matin ils ont le projet
d'aller, là-bas dans la campagne, chez des cousins de
madame Dargaignaratz, faire visite aux deux petites 2
qui ont dû arriver' hier au soir en voiture. Gracieuse et
Pantchika . . .
Après un coup d'œil à la place du Jeu de paume, où
ils reviendront s'exercer dans raprèiS7midiLiàte'^be
02 RAMUNTCHO
mettent en route, par des petits sentiers magnifique-
ment verts.
C'est loin, paraît-il, cette maison des cousins Olha-
garray, et ils s'arrêtent de temps à autre pour demander
s leur chemin à des bergers, ou bien ils frappent à la
porte des quelques logis solitaires rencontrés çà et là
sous le couvert des branches.
Enfin ils l'aperçoivent la maison, antique et grande,
parmi des châtaigniers séculaires. Alentour, la terre
10 rouge est dénudée et ravinée par les eaux de la mon-
tagne; des racines énormes s'y contournent, comme
de monstrueux serpents gris; et le lieu entier, sur-
plombé de tous côtés par les masses pyrénéennes, est
rude et tragique.
15 Mais deux jeunes filles sont là, assises à l'ombre;
des chevelures blondes et d'élégants petits corsages
roses; d'étonnantes petites fées très modernes, au
milieu du décor farouche et vieux... Et elles se
lèvent avec des cris de joie, pour courir au-devant des
20 visiteurs.
Là alors, ils entonnent tout bas une causerie longue,
Arrochkoa avec Pantchika, Ramuntcho avec Gra-
Qu'est-ce , qu'ils peuvent bien^ se dire, pour parler
2S tant et si vite, au bord de ce torrent, dans cet âpre
ravin, sous le lourd soleil de midi?... Mon Dieu,'
cela n'a guère de sens; c'est plutôt une sorte de mur-
mure spécial aux amoureux, quelque chose comme ce
chant particulier que les hirondelles font en sourdine,^
30 à la saison des nids. C'est enfantin, tissu d'incohé-
rences et de redites. Non, cela n'a guère de sens, — à
moins que ce ne soit ce qu'il y a de plus sublime au
RAMUNTCHO 63
monde, ce qu'il est possible d'exprimer de plus pro-
fond et de plus vrai avec des paroles terrestres...
Cela ne veut rien dire, à moins que ce ne soit l'hymne
étemel et merveilleux pour lequel seul a été créé le
langage des hommes ou des bêtes, et auprès de quoi
tout est vide, misérable et vain.
XIV
Le lendemain dimanche, ils étaient allés religieuse-
ment, tous ensemble, entendre une des messes du clair'
matin, pour pouvoir rentrer â Etchézar le jour même,
aussitôt après la grande partie de paume. Or, c'était i.
ce retour, plus encore que le jeu, qui intéressait Gra-
cieuse et Raymond, car, suivant leur espérance, Pant-
chika et sa mère resteraient à Erribiague, et eux s'en
iraient, dans la petite voiture des Detcharry, sous la
surveillance indulgente et légère d'Arrochkoa : cinq ou i
six heures de voyage, tous trois seuls, par les routes
de printemps, sous les verdures nouvelles, avec des
haltes amusantes dans des villages inconnus.
Dès onze heures du matin, ce beau dimanche, les
abords de la place s'encombrèrent de montagnards, a
descendus de tous les sommets, accourus de tous les
sauvages hameaux d'alentour. C'était une partie in-
ternationale, trois joueurs de France contre trois
d'Espagne, et, dans l'assistance, les Basques espagnols
dominaient ; on y voyait même quelques larges som- z
breros, des vestes et des guêtres du vieux temps.
Les juges des deux nations, désignés par le sort,
se saluèrent avec une courtoisie surannée, et la partie
64 RAMUNTCHO
s'engagea, dans un grand silence d'attente, sous un
accablant soleil qui gênait les joueurs malgré leurs
bérets rabattus en visière sur leurs yeux.
Ramuntcho bientôt, et après lui Arrochkoa, furent
5 acclamés comme des triomphateurs. Et on regardait
ces deux petites étrangères, si attentives, au premier
rang, si jolies aussi avec leurs élégants corsages roses,
et on se disait : « Ce sont leurs promises,' aux deux
beaux joueurs.» Alors Gracieuse, qui entendait tout,
lo se sentait très fière de son jeune fiancé.
Midi. Ils jouaient depuis bientôt une heure. Et le
soleil tombait d'aplomb sur les lourds bérets des
hommes, sur les têtes nues des femmes, chauffant les
cerveaux, grandissant les enthousiasmes. La foule
15 passionnée donnait de la voix,' et les pelotes bondis-
saient, quand commença de tinter doucement l'angélus.
Alors un vieil homme, tout couturé, tout basané, qui
attendait ce signal, emboucha son clairon, — son ancien
clairon des zouaves d'Afrique, — et sonna a aux
20 champs.))" Et on vit se lever toutes les femmes qui
s'étaient assises ; tous les bérets tombèrent, découvrant
des chevelures noires, blondes ou blanches, et le peuple
entier fit le signe de la croix, tandis que les joueurs,
aux poitrines et aux fronts ruisselants, s'étaient im-
25 mobilisés au plus ardent de la partie,^ et demeuraient
recueillis, la tête inclinée vers la terre. . .
Au coup de deux heures, le jeu ayant fini glorieuse-
ment pour les Français, Arrochkoa et Ramuntcho mon-
tèrent dans leur petite voiture, reconduits et acclamés
30 par tous les jeunes d'Erribiague; puis Gracieuse prit
place entre eux deux, et ils partirent pour leur longue
route charmante, les poches garnies de l'or qu'ils
RAMUNTCHO 65
venaient de gagner, ivres de joie, de bruit et de
soleil.
Ils partirent et tout de suite retrouvèrent le silence,
dans les vallées ombreuses aux parois garnies de digi-
tales et de fougères. . . s
Rouler pendant des heures sur les petites routes
pyrénéennes, changer de place presque tous les jours,
parcourir le pays basque en tous sens, aller d'un village
à un autre, appelé ici par une fête, là par une aventure
de frontière, c'était maintenant la vie de Ramuntcho, lo
la vie errante que le jeu de paume lui faisait pendant
ses journées, et la contrebande, pendant ses nuits.
Des montées, des descentes, au milieu d'un mono-
tone déploiement de verdure. Des bois de chênes et de
hêtres, presque inviolés' et demeurés tels que jadis, aux 15
siècles tranquilles. , .
Quand venait à passer* quelque logis antique, égaré
dans ces solitudes d'arbres, ils ralentissaient pour
s'amuser à lire, au-dessus de la porte, la traditionnelle
légende, inscrite dans le granit : " Ai'e Maria! En l'an 20
1600, ou en l'an 1500, un tel, de tel village, a bâti cette
maison, pour y vivre avec une telle, son épouse.»
Très loin de toute habitation humaine, dans un recoin
de ravin où il faisait plus chaud qu'ailleurs, à l'abri de
tous les souffles, ils rencontrèrent un marchand de 25
saintes images qui s'essuyait le front. Il avait posé à
terre son panier, tout plein de ces peinturlures aux
cadres dorés qui représentent des saints et des saintes,
avec des légendes euskariennes, et dont les Basques
aiment encore garnir leurs vieilles chambres aux murs 30
blancs. Et il était là, épuisé de fatigue et de chaleur,
comme échoué dans les fougères, à un. tournant de ces
66 RAMUNTCHO
petites routes de montagne qui s'en vont solitaires sous
(les chênes.
Gracieuse voulut descendre et lui acheter une Sainte
Vierge.
s — C'est, dit-elle à Raymond, pour, plus tard, la
mettre chez nous, en souvenir. . .
Et l'image, éclatante dans son cadre d'or, s'en alla
avec eux sous les longues votites vertes. . .
Ils firent un détour, car ils voulaient passer par
certaine vallée des Cerisiers, non pas dans l'espoir d'y
trouver déjà des cerises, en avril, mais pour montrer
à Gracieuse ce lieu, qui est renommé dans tout le
pays basque.
Il était près de cinq heures, le soleil déjà bas, quand
5 ils arrivèrent là. Une région ombreuse et calme, où
le crépuscule printanier allait descendre en caresse sur
la magnificence des feuillées d'avril. L'air y était frais
et suave, embaumé de senteurs de foins, de senteurs
d'acacias. Des montagnes — très hautes surtout vers
le nord pour y faire le climat plus doux — l'entou-
raient de toutes parts, y jetant le mélancolique mystère
des édens fermés.
Et, quand les cerisiers apparurent, ce fut une gaie
surprise: ils étaient déjà rouges, au 20 avril!
5 Personne, dans ces chemins, au-dessus desquels ces
grands cerisiers étendaient, comme un toit, leurs
branches toutes perlées de corail.
Çà et là seulement, quelques maisons d'été encore
inhabitées, quelques jardins à l'abandon, envahis par
les hautes herbes et les buissons de roses.
Alors, ils mirent leur cheval au pas ; puis, chacun à
son tour, se débarrassant des rênes et se tenant debout
HAMUNTCHO 6/
dans la voiture, ils s'amusèrent à manger des cerises
à même les arbres,' en passant et sans s'arrêter. Après,
ils en piquèrent des bouquets à leur boutonnière, ils
en cueillirent des branches pour les attacher à la tète
du cheval, aux harnais, à la lanterne: on eût dit un
petit équipage paré pour quelque fête de jeunesse et
de Joie. . .
— A présent, dépêchons-nous ! pria Gracieuse.
Pourvu qu'il fasse assez clair, au moins, quand nous
arriverons à Etchézar, pour que le monde nous voie i
passer, décorés comme nous sommes!
XV
Mai ! l'herbe monte, monte de partout comme un
tapis somptueux, comme du velours à longue soie,
spontanément émané de la terre.
Pour arroser cette région des Basques, qui tout l'été i
demeure humide et verte comme une sorte de Bretagne
plus chaude, les vapeurs errantes sur la mer de Bis-
caye s'assemblent toutes dans ce fond de golfe, s'ar-
rêtent aux cimes pyrénéennes et se fondent en pluies.
De longues averses tombent, qui sont décevantes un 2
peu, mais après lesquelles la terre sent les fleurs et le
Durant ce mois de mai,* avec lé petit groupe des
nonnes noires. Gracieuse, à toute heure, se rendait à
l'église. Hâtant le pas sous les fréquentes ondées, elles 2
traversaient ensemble le cimetière plein de roses; en-
semble, toujours ensemble, la petite fiancée clandestine,
aux robes claires, et les filles embéguinées, aux longs
voiles de .deuil; pendant la journée, elles apportaient
des bouquets de fleurs blanches, des pâquerettes, des
gerbes de grands lys ; le soir, c'était pour venir chanter,
dans la nef encore plus sonore que le jour, les can-
5 tiques doucement joyeux de la Vierge Marie:
— Salut, reine des Anges ! Étoile de la mer, sa-
lut!...
Et sitôt que Gracieuse entrait là, le soir, au bruit
mourant des cloches, — quittant le pâle demi-jour du
10 cimetière plein de roses pour la nuit éfoîlée de cierges,
qui déjà régnait dans l'église, quittant l'odeur des
foins et des roses pour celle de l'encens et des grands
lys coupés, passant de l'air tiède et vivant du dehors
à ce froid lourd et sépulcral que les siècles amassent
is dans les vieux sanctuaires, — un calme particulier tout
de suite se faisait dans son âme, vin renoncement à
toutes ses terrestres joies. Puis, quand elle s'était
agenouillée, quand les premiers cantiques avaient pris
leur vol sous la voûte aux sonorités infinies, cela
20 devenait peu à peu une extase, un état plein de rêves,
un état visionnaire que traversaient de confuses appa-
ritions blanches: des blancheurs, des blancheurs par-
tout ; des lys, des myriades de gerbes de lys, et de
blanches ailes, des tremblements d'ailes d'anges...
25 Mais, quand elle se retrouvait dehors, quand la nuit
de printemps la réenveloppait de tiédeurs et de souffles
de vie, le souvenir du rendez-vous qu'elle avait promis
hier, hier ainsi que tous les jours, chassait comme un
vent d'orage les visions de l'église.
30 Et, l'heure venue, malgré toutes ses résolutions elle
était là anxieuse et ardente, aux aguets du moindre
bruit de pas, le cœur battant si une branche du jardin
RAMUNTCHO 69
remuait dans la nuit, — torturée par le moindre retard
du bien aimé.
II arrivait, lui, toujours de son même pas silencieux
de rôdeur nocturne, la veste sur l'épaule, avec autant
de précautions et de ruses que pour les plus dange-
reuses contrebandes.
Par les nuits pluvieuses, si fréquentes durant ces
printemps basques, elle restait dans sa chambre de rez-
de-chaussée, et lui s'asseyait sur le rebord de la fenêtre
ouverte. i
Quand il faisait beau, elle escaladait cette fenêtre
basse pour l'attendre dehors, et c'était sur le banc du
jardin que se passaient leurs longs tête-à-tête presque
sans paroles. Entre eux deux, ce n'étaient même plus
ces continuels chuchotements en sourdine' dont les i
amoureux sont coutumiers ; non, c'étaient plutôt des
silences. D'abord ils n'osaient pas causer, de peur
d'être découverts, car les moindres murmures de voix,
la nuit, s'entendent. Et puis, tant que rien de nouveau
ne menaçait leur vie ainsi arrangée, quel besoin avaient- a
ils de se parler?
La possibilité d'être surpris les tenait souvent l'oreille
au guet,^ dans une inquiétude qui rendait plus déli-
cieux ensuite les moments oii ils s'abandonnaient da-
vantage, la confiance reprise. . . Personne du reste ne 2
les épouvantait comme Arrochkoa, très fin rôdeur
nocturne lui-même, et toujours si au courant des allées
et venues de Ramuntcho... Malgré son indulgence
à leurs projets, que ferait-il, celui-là, s'il venait à tout
découvrir?. . . 3
Après les audaces enivrées des premières fois, la
frayeur les prenait davantage, et, quand l'un d'eux
70
avait quelque chose de particulier à dire, il entr^naît
d'abord l'autre par la main sans parler; cela signifiait
qu'il fallait marcher, doucement, doucement, comme
des chats en maraude, jusqu'à une allée, derrière la
5 maison, où l'on pouvait causer sans crainte.
— Où demeurerons-nous. Gracieuse ? demandait
Raymond, un soir.
— Mais. . .chez toi, j'avais pensé.
— Ah! oui, moi aussi, j'avais pensé de même...
10 Seulement je craignais que tu ne trouves bien triste
d'être si loin de la paroisse' et de la place' ....
— Oh ! . . . avec toi, trouver quelque chose triste ? . . .
C'était pour lui une joie de plus, que de savoir sa
maison acceptée par Gracieuse, d'être siir qu'elle vien-
is drait apporter le rayonnement de sa présence dans ce
vieux logis aimé, et qu'ils feraient là leur nid pour
XVI
Voici venir les longs crépuscules pâles de juin, un
peu voilés comme ceux de mai, moins incertains ce-
o pendant et plus tièdes encore. Dans les jardins, les
lauriers- roses de pleine terre, qui commencent de fleu-
rir à profusion, deviennent des gerbes magnifiquement
rosées. A la fin de chaque journée de labeur, les
bonnes gens s'asseyent dehors devant les portes, pour
5 regarder la nuit tomber.
Pour Ramuntcho, c'est l'époque où la contrebande
devient un métier presque sans peine, avec des heures
charmantes : marcher vers les sommets, à travers les
nuages printaniers; franchir des ravins, errer dans des
RAMUNTCHO 71
régions de sources et de figuiers sauvages; dormir,
pour attendre l'iieure convenue avec les carabiniers
complices, sur des tapis de menthes et d'œillets, . .
La bonne senteur des plantes imprégnait ses habits, sa
veste Jamais mise' qui ne lui servait que d'oreiller ou s
de couverture ; — et Gracieuse quelquefois lui disait le
soir : « Je ^ais la contrebande que vous avez faite la
nuit dernière, car tu sens les menthes de la montagne
au-dessus de Mendiazpi,)i — ou bien : « Tu sens les
absinthes du marais de Subernoa.» lo
Elle, Gracieuse, regrettait le mois de Marie,* les
offices de la Vierge dans la nef parée de fleurs
blanches. Par les crépuscules sans pluie, avec les soeurs
et quelques «grandes»' de leur classe, on allait s'asseoir
sous le porche de l'église, contre le mur bas du cime- 15
tière d'oii la vue plonge dans les vallées d'en dessous.
Là, c'étaient des causeries, ou bien de ces jeux très en-
fantins, auxquels les nonnes se prêtent toujours si
volontiers.
C'étaient aussi des méditations longues et étranges, 10
quand on ne jouait pas et qu'on ne causait plus, des
méditations auxquelles le déclin du jour, le voisinage
de l'église, des tombes et de leurs fleurs, donnait bien-
tôt une sérénité détachée des choses. Dans ses pre-
miers rêves mystiques de petite fille, — inspirés surtout 25
par les rites pompeux du culte, par la voix des orgues,
les bouquets blancs, les mille flammes des cierges, —
c'étaient des images seulement qui lui apparaissaient,
— il est vrai, de très rayonnantes images : autels qui
posaient sur des nuées, tabernacles d'or où vibraient 30
des musiques, et où venaient s'abattre de grands vols
d'anges. Mais ces visions-là maintenant faisaient place
72 RAMUNTCHO
à des idées : elle entrevoyait cette paix et ce suprême
renoncement que donne la certitude d'une vie céleste
ne devant jamais finir; elle concevait d'une façon plus
haute que jadis la mélancolique joie d'abandonner tout
5 pour n'être qu'une partie impersonnelle de cet en-
semble de nonnes blanches, ou bleues, ou noires, qui,
des innombrables couvents de la terre, font monter
vers le ciel une immense et perpétuelle intercession
pour les péchés du monde. , .
10 Cependant, dès que la nuit était tombée tout à fait,
le cours de ses pensées redescendait chaque soir fatale-
ment vers les choses enivrantes et mortelles. L'attente,
la fiévreuse attente commençait, de minute en minute
plus impatiente. Il lui tardait que' ses froides com-
is pagnes au voile noir fussent rentrées dans le sépulcre
de leur couvent, et d'être seule dans sa chambre, libre
enfin dans la maison endormie, prête à ouvrir sa
fenêtre pour guetter le bruit léger des pas de Ray-
mond.
2o Ramuntcho, ce soir-là, était venu au rendez-vous plus
tôt que de coutume, — avec plus d'hésitation aussi dans
sa marche et son escalade, car l'on risque, par ces soirs
de juin, de trouver des garçons, derrière les haies, en
maraude d'amour.
2S St, par hasard, elle était déjà seule en bas, regardant
au dehors, sans cependant l'attendre.
Tout de suite, elle remarqua son allure agitée, ou
joyeuse, et devina du nouveau. N'osant pas s'appro-
cher trop, il lui fit signe qu'il fallait vite venir, en-
30 jamber la fenêtre, gagner l'allée obscure oij l'on cau-
sait sans crainte. Puis, dès qu'elle fut près de lui, à
RAMUNTCHO 73
i'ombre nocturne des arbres, il lui annonça brusque-
ment cette grande nouvelle qui, depuis le matin, boule-
versait sa jeune tête et celle de Franchita sa mère.
— L'oncle Ignacio a écrit !
— Vrai ? l'oncle Ignacio ! . . .
C'est qu'elle savait, elle aussi, que cet oncle aventu-
rier, cet oncle d'Amérique, disparu depuis tant d'années,
n'avait jusqu'ici songé à envoyer qu'un étrange bon-
jour, par un matelot de passage.
— Oui ! . . . Et il dit qu'il a du bien là-bas, dont il i
faut s'occuper, de grandes prairies, des troupes de
chevaux ; qu'il n'a pas d'enfants, que, si je voulais
aller m'établir près de lui, avec une gentille Basquaise
épousée au pays, il serait content de nous adopter tons
deux. . . Oht je crois que ma mère viendrait aussi. , . i
Donc, si tu voulais. . .ce serait dès maintenant que nous
pourrions nous marier. . . Tu sais, on en marie d'aussi
jeunes. A présent que je serais adopté par l'oncle et
que j'aurais une vraie position, elle consentirait, ta
mère, je pense. . . Et ma foi, tant pis pour le service 2
militaire, n'est-ce pas, dis?. . .
Ils s'assirent, sur des pierres moussues qui étaient là,
leurs têtes tournant un peu,' aussi troublés l'un que
l'autre par l'approche et la tentation imprévue du
bonheur. Ainsi, ce ne serait plus dans un incertain 3
avenir, après son temps de soldat," ce serait presque tout
de suite ; ce serait dans deux mois, dans un mois peut-
être, qu'ils se marieraient.
— Tu ne me réponds pas. Gracieuse, tu ne me dis
rien?... 3.
Il voyait bien qu'elle était contente, elle aussi, comme
lui, et pourtant il devinait, à sa façon de rester si long-
74 RAMUNTCHO
temps muette, que des ombres devaient s'amasser sur
son rêve charmeur et beau.
— Mais, demanda-t-elie enfin, tes papiers de natura-
lisation, tu les as déjà reçus, n'est-ce pas?. . .
5 — Oui, c'est arrivé depuis la semaine dernière, tu
sais bien. . . Et c'est toi, d'ailleurs, qui m'avais com-
mandé de les faire, ces démarches-là' . . .
— Et alors, tu es Français aujourd'hui. . . Et alors,
si tu manques à ton service militaire, tu es déserteur !
10 — Dame ! . , . Dame oui ! , . . Déserteur, non ; mais
insotifiiis, je crois, ça s'appelle. . .et ça ne vaut pas
mieux, du reste, puisqu'on ne peut plus revenir
Moi qui n'y pensais pas ! . . .
Comme elle était torturée à présent d'en être cause,
:s de l'avoir elle-même poussé à cet acte-là, qui faisait
planer une menace si noire sur la joie à peine entrevue !
Oh! mon Dieu, déserteur, lui, son Ramuntcho! C'est
à dire banni à jamais du cher pays basque! ... Et
ce départ pour les Amériques, devenu tout à coup
2o effroyablement grave, solennel, comme une sorte de
mort, puisqu'il serait sans retour possible ! . . . Alors,
que faire?. . .
Voici donc qu'ils restaient anxieux et muets, chacun
d'eux préférant se soumettre à la volonté de l'autre.
23 et attendant, avec un égal effroi, la décision qui serait
prise, pour partir ou pour rester. Du fond de leurs
deux jeunes cœurs montait peu à peu une même et
pareille détresse, empoisonnant le bonheur offert là-bas,
dans ces Amériques d'où l'on ne reviendrait plus. . .
30 Le couvre -feu cependant commença de sonner à
l'église. Or, le timbre de cette cloche, la nuit surtout,
représentait pour eux quelque chose d'unique sur la
RAMUNTCHO 75
terre ; en ce moment, c'était même comme une voix qui
serait venue apporter, dans leur indécision, son avis,
son conseil décisif et tendre. Muets toujours, ils l'écou-
taient avec une émotion croissante. Elle disait, la voix
conseillère, la chère voix protectrice : « Non, ne vous en
allez pas pour toujours; les lointains pays sont faits
pour le temps de la jeunesse; mais il faut pouvoir re-
venir à Etchézar : c'est ici qu'il faut vieillir et mourir ;
nulle part au monde vous ne dormiriez comme dans ce
cimetière autour de l'église, où l'on peut, même couché i
sous la terre, m'entendre sonner encore ...» Ils cé-
daient de plus en plus à la voix de la cloche, les deux
enfants dont l'âme était religieuse et primitive. Et
Raymond sentit bientôt couler sur sa joue une larme
de Gracieuse: i
— Non, dit-il enfin, déserter, non; je crois, vois-tu,
que je n'en aurais pas le courage. . .
— Je pensais la même chose que toi, mon Ramunt-
cho, dit-elle. Non, ne faisons pas cela. . . Mais j'at-
tendais, pour te le laisser dire. . . a
Alors, il s'aperçut qu'il pleurait lui aussi, comme
elle...
Donc, le sort en était jeté,^ ils laisseraient passer le
bonheur, qui était là, à leur portée, presque sous leur
main ; ils remettraient tout à un avenir incertain et si 2
reculé ! . . .
Et à présent, dans la tristesse, dans le recueillement
de leur grande décision prise, ils se communiquaient ce
qui leur semblait de mieux à faire :
— On pourrait, disait-elle, lui répondre une jolie 31
lettre, à ton oncle Ignacio; lui écrire que tu acceptes,
que tu viendras avec beaucoup de plaisir aussitôt après
76 RAMUNTCHO
ton service militaire; ajouter même, si tu veux, que
celle avec qui tu es fiancé le remercie comme toi et
se tiendra prête à te suivre; mais que, déserter, tu ne
le peux pas.
s — Et, à ta mère, si tu lui en parlais dès maintenant,
toi, Gatchutcha, pour voir un peu ce qu'elle en pense-
rait?... Car enfin, voici que ce n'est plus comme
autrefois, tu comprends bien, je ne suis plus un aban-
donné comme j'étais. . .
lo ... Des pas légers derrière eux, dans le chemin . . ,
Et au-dessus du mur, la silhouette apparue d'un jeune
homme, qui s'était approché sur la pointe de ses espa-
drilles, comme pour les épier t . . .
— Va-t'en, sauve-toi, mon Ramuntcho, à demain
15 soir! . . .
En une demi-seconde, plus personne: lui, tapi dans
une broussaille, elle, envolée vers sa chambre.
Fini, leur entretien grave! Fini jusqu'à quand?
Jusqu'à demain ou jusqu'à toujours?... Sur leurs
20 adieux, brusques ou prolongés, épouvantés ou paisibles,
chaque fois, chaque nuit, pesait la même incertitude
de se revoir. . .
XVII
— Eh bien, Gatchutcha, tu lui en as enfin parlé,
à ta maman, de l'oncle Ignacio? demandait Raymond,
?s très tard, le lendemain soir, dans l'allée du jardin, sous
des rayons de lune.
— Pas encore, non, je n'ai pas osé . . . C'est que,
vois-tu. comment lui expliquer que je sais toutes ces
choses, moi, puisque je suis censée ne plus causer avec
RAMUNTCHO TJ
toi jamais, et qu'elle m'en a fait défense?... Songe
un peu, si j'allais lui donner soupçon! ,,, Après, ce
serait fini, nous ne pourrions plus nous voir! J'aime-
rais mieux remettre à plus tard, à quand tu auras
quitté le pays, car alors tout me sera égal . . .
— C'est vrai ! . . . Attendons, puisque je vais partir.
En effet, il allait partir et déjà leurs soirs étaient
comptés.
Maintenant qu'ils avaient définitivement laissé échap-
per ce bonheur immédiat, offert là-bas dans les prairies i
d'Amérique, il leur semblait préférable de hâter le dé-
part de Raymond pour l'armée, afin qu'il fût de retour
plus vite aussi. Donc, ils avaient décidé qu'il deman-
derait à « devancer l'appel.»^ Et, comme il leur fallait,
pour être plus certains de ne pas manquer de courage, i
une époque précise, envisagée longtemps à l'avance, ils
avaient fixé la fin de septembre, après la grande série
des jeux de paume.
Cette séparation de trois années, ils la contemplaient
d'ailleurs avec une confiance absolue dans l'avenir, tant a
ils se croyaient siirs l'un de l'autre, et d'eux-mêmes, et
de leur impérissable amour. Mais c'était cependant une
attente qui déjà leur serrait le cœur étrangement; cela
jetait une mélancolie imprévue sur les choses même
les plus indifférentes d'ordinaire, sur la fuite des jour- 2
nées, sur les moindres indices de la saison prochaine,
sur l'éclosion de certaines plantes, sur l'épanouissement
de certaines espèces de fleurs, sur tout ce qui présageait
l'arrivée et la marche si rapide de leur dernier été.
Déjà les feux de la Saint- Jean° ont flambé, joyeux 3
et rouges dans une claire nuit bleue, — et la montagne
78 RAMUNTCHO
espagnole, là-bas, semblait ce soir-là brûler comme une
gerbe de paille, tant il y en avait de ces feux de joie,
allumés sur ses flancs. La voici donc commencée, la
saison de lumière, de chaleur et d'orage, vers la fin
s de laquelle Raymond doit partir.
C'est bientôt la splendeur chaude de juillet méridio-
nal. La mer de Biscaye s'est faite très bleue et la côte
Cantabrique' a pour un temps revêtu ses fauves cou-
leurs de Maroc ou d'Algérie.
o Et les sources coulent plus minces et plus rares sous
l'épaisseur des fougères, et, le long des routes, s'en
vont plus lents, sous la conduite des hommes demi-nus,
les chars à bœufs, qu'tm essaim de mouches environne.
A cette saison, Ramuntcho, dans le jour, vivait de
s sa vie agitée de pelotari, tout le temps en courses, avec
Arrochkoa, de village en village, pour organiser des
parties de paume et pour les jouer.
XVIII
Cependant Franchita s'étonnait de l'attitude inex-
pliquée de son fils, qui, semblait-il, ne voyait plus
.lo jamais Gracieuse et qui pourtant n'en parlait même pas.
Alors, tandis que s'amassait en elle-même la tristesse
de ce départ si prochain pour le service militaire, elle
observait, avec son mutisme et sa patience de paysanne.
Un soir donc, un des derniers soirs, comme il par-
25 tait, mystérieux et empressé, bien avant l'heure de la
contrebande nocturne, elle se dressa devant lui, le re-
gard dans le sien :
RAMUNTCHO 79
— OÙ vas-tu, mon fils ?
Et le voyant détourner la tête, rouge et embarrassé,
elle acquit la soudaine certitude:
— C'est bon, maintenant je sais. . . Oh ! je sais ! . . .
Elle était plus émue que lui encore, à la découverte
de ce grand secret. . .
C'était leur dernier soir, car avant-hier, à la mairie
de Saint-Jean-de-Luz, il avait, d'une main un peu
tremblante, signé son engagement de trois années pour
le 2' d'infanterie de marine, qui tient garnison dans un i
port militaire du Nord.
C'était leur dernier soir, — et ils s'étaient dit qu'ils
le prolongeraient plus que de coutume, — jusqu'à
minuit, avait décidé Gracieuse : minuit, qui est dans
les villages une heure indue et noire, une heure après i
laquelle, on ne sait pourquoi, tout semblait à la petite
fiancée plus grave et plus coupable.
Moins prudents, par exemple,^ puisqu'ils n'avaient
plus de lendemains à ménager, ils osaient causer, là,
sur leur banc d'amoureux, ce que jamais ils n'avaient 2
fait encore. Ils causaient de l'avenir, d'un avenir qui
était pour eux si loin, car à leur âge, trois ans pa-
raissent infinis.
Dans trois ans, à son retour, elle aurait vingt ans;
alors, si sa mère persistait à refuser d'une manière 2
absolue, au bout d'une année d'attente elle userait de
son droit de fille majeure,' c'était entre eux une chose
convenue et jurée.
Les moyens de correspondre, pendant la longue ab-
sence de Raymond, les préoccupaient beaucoup: entre 31
eux, tout était si compliqué d'entraves et de secrets ! . . .
8o RAMUNTCHO
Arrochkoa, leur seul intermédiaire possible, avait bien
promis son aide; mais il était si changeant, si peu
sûr ! . . . Mon Dieu, s'il allait leur manquer ! . . , Et
puis, accepterait- il de faire passer des lettres cachetées ?
s — Sans quoi il n'y aurait plus aucune joie à s'écrire.
— De nos jours où les communications sont faciles et
constantes, il n'y en a plus guère, de ces séparations
complètes comme serait bientôt la leur; ils allaient se
dire un très solennel adieu, comme s'en disaient les
10 amants de jadis, ceux du temps où existaient encore
des pays sans courriers, des distances qui faisaient
peur. Le bienheureux revoir leur apparaissait comme
situé là-bas, là-bas, dans le recul des durées ;' ce-
pendant, à cause de cette foi qu'ils avaient l'un dans
15 l'autre, ils espéraient cela avec une tranquille assu-
rance, comme les croyants espèrent la vie céleste.
Mais les moindres choses de cette dernière soirée
prenaient dans leur esprit une importance singulière ;
à l'approche de cet adieu, tout s'agrandissait et s'exa-
20 gérait pour eux, comme il arrive aux attentes' de la
mort. Les bruits légers et les aspects de la nuit leur
semblaient particuliers et, à leur insu, se gravaient
pour toujours dans leur souvenir. Le chant des gril-
lons d'été avait quelque chose de spécial qu'il leur
=5 semblait n'avoir jamais entendu. Dans la sonorité
nocturne, les aboiements d'un chien de garde, arrivant
de quelque métairie éloignée, les faisaient frissonner
d'une frayeur triste. Et Ramuntcho devait emporter
en exil, conserver plus tard avec un attachement désolé,
30 certaine tige d'herbe arrachée dans le jardin en
passant et avec laquelle il avait machinalement joué
tout ce soir-là.
RAMUNTCHO Ol
Une étape de leur vie finissait avec ce jour; un
temps^ était révolu, leur enfance avait passé...
De recommandations, ils n'en avaient pas de bien
longues à échanger, tant chacun d'eux se croyait sûr
de l'autre. Ils avaient moins à se dire que la plupart
des fiancés, parce qu'ils connaissaient mutuellement
leurs pensées les plus intimes. Donc, après la première
heure de causerie, ils restaient la main dans la main
et gardaient un silence grave, à mesure que se con-
sumaient les minutes inexorables de la fin. i
A minuit, elle voulut qu'il partit, ainsi qu'elle l'avait
décidé d'avance dans sa petite tête réfléchie et obstinée.
Donc, ils se quittèrent, comme si la séparation était, à
cette minute précise, une chose inéluctable et impos-
sible à retarder. Et tandis qu'elle rentrait dans sa i
chambre, avec tout à coup des sanglots qui vinrent
jusqu'à lui, il enjamba le mur et, au sortir de l'obscu-
rité des feuillages, se trouva sur la route déserte, toute
blanche de rayons lunaires.
XIX
Le jour du départ. Des adieux à des amis, çà et lo
là ; des souhaits joyeux d'anciens soldats revenus du
régiment. Depuis le matin, une sorte de griserie ou
de fièvre, et, en avant de lui, tout l'imprévu de la vie.
Arrochkoa, très gentil ce dernier jour, s'était offert
avec instances pour le conduire avec sa voiture à Saint- 25
Jean-de-Luz et avait combiné qu'on partirait au déclin
du soleil, de façon à arriver là-bas juste au passage
du train de nuit.
82 RAMUNTCHO
Donc, le soir étant inexorablement arrivé, Franchita
voulut accompagner son fils sur la place, où cette
voiture des Detcharry l'attendait toute prête, et là son
visage, malgré sa volonté, se contracta de douleur,
s tandis que lui se raidissait pour conserver cet air
crâne qui sied aux conscrits en partance^ pour le
régiment :
— Faites-moi une petite place, Arrochkoa, dit-elle
brusquement, je vais monter entre vous deux jusqu'à
lo la chapelle de Saint-Bitchentcho ; je m'en reviendrai
à pied . . .
Et ils partirent au soleil baissant qui, sur eux comme
sur toutes choses, épandait la magnificence de ses ors
et de ses cuivres rouges.
is Après un bois de chênes, la chapelle de Saint-
Bitchentcho passa, et la mère voulut rester encore.
D'un tournant à un autre, remettant chaque fois là
grande séparation, elle demandait à le conduire tou-
jours plus loin.
20 — Allons, ma mère, en haut de la côte d'Issaritz
il faudra descendre! dit-il tendrement. Tu m'entends,
Arrochkoa, tu arrêteras ta voiture oii je viens de dire;
je ne veux pas qu'elle aille plus loin, ma mère. . ,
A cette côte d'Issaritz, le cheval avait de lui-même
25 ralenti son allure. La mère et le fils, les yeux briilés
de larmes retenues, restaient la main dans la main, et
on allait doucement, doucement, en un silence absolu,
comme si c'était une montée solennelle vers quelque
calvaire.
30 Enfin, tout en haut de la côte, Arrochkoa, qui
semblait muet lui aussi, tira légèrement sur les guides,
avec un simple petit ; « Ho t ... là ! ... » discret
RAMUNTCHO 83
1 si^al lugubre qu'on hésite à donner, — et
la voiture fut arrêtée.
Alors, sans rien dire, Raymond sauta sur la route,
fit descendre sa mère, lui donna un grand baiser très
long, puis remonta lestement sur le siège: S
— Va, Arrochkoa, vite, enlève^ ton cheval, partons !
Et en deux secondes, à la descente rapide d'après,
il perdit de vue celle dont le visage enfin s'inondait
de larmes.
Au crépuscule donc, elle s'en revenait, Franchita, 10
de conduire son fils, et s'efforçait de reprendre sa
figure habituelle, son air de hautaine indifférence, pour
traverser le village.
Mais, arrivée devant la maison Detcharry, elle vit
Dolorès qui, près de rentrer chez elle, se retournait 15
et se campait* sur sa porte pour la regarder passer.
Il fallait bien quelque chose de nouveau, quelque révé-
lation subite, pour qu'elle prît cette attitude de défi
agressif, cette expression de provocante ironie, — et
Franchita alors s'arrêta, elle aussi, tandis que cette 20
phrase presque involontaire jaillissait entre ses dents
serrées :
— Qu'est-ce qu'elle a, pour me regarder comme ça,
cette femme?, . ,
— II ne viendra pas ce soir, l'apioureux, hein ! ré- 25
pondit l'ennemie.
— Ah! tu le savais donc, toi, alors, qu'il venait ici,
voir ta fille?
En effet, elle le savait depuis le matin : Gracieuse le
lui avait dit, puisqu'il n'y avait plus aucun lendemain 30
à ménager ; elle le lui avait dit de guerre lasse,* après
84 RAMUNTCHO
avoir inutilement parlé de l'oncle Ignacio, du nouvel
avenir de Raymond, de tout ce qui pouvait servir leur
cause de fiancés . . .
— Ah! tu le savais donc, toi, alors, qu'il venait ici
s voir ta fille?...
Par un ressouvenir d'autrefois, elles reprenaient
d'instinct leur tutoiement de l'école des sœurs,^ ces
deux femmes qui depuis bientôt vingt ans ne s'étaient
plus adressé une parole. Pourquoi elles se détestaient,
jo en vérité elles l'ignoraient presque; tant de fois, cela
commence ainsi, par des riens, des jalousies, des riva-
lités d'enfance et puis, à la longue, à force de se voir
chaque jour sans se parler, à force de se jeter en
passant de mauvais regards, cela fermente jusqu'à
is devenir l'implacable haine... Donc, elles étaient là,
l'une devant l'autre, et leurs deux voix chevrotaient
de rancune, d'émotion mauvaise:
— Eh! répliqua l'autre, tu le savais avant moi, je
suppose, toi, l'éhontée, que ton fils venait voir ma fille.
20 Non, ma fille épousant ce pauvre diable sans le sou,
voyez-vous ça !.. .
— Eh bien, j'ai idée que si," moi! qu'elle l'épousera
quand même ! . . . Essaie donc, tiens,' de lui en pro-
poser un de ton choix, pour voir ! . . .
25 Alors, comme qui dédaigne de continuer, elle reprit
son chemin, entendant, par derrière, la voix et l'in-
sulte de l'autre qui la poursuivaient. Elle tremblait
de tous ses membres et chancelait à chaque pas sur
ses jambes près de faiblir.
30 Au logis, maintenant vide, quelle morne tristesse,
quand elle fut rentrée!
RAMUNTCHO 85
raissait sous un aspect affreusement nouveau, comme
si elle y avait à peine été préparée; — de même, au
retour du cimetière, on sent pour la première fois,
dans son intégrité affreuse, l'absence des chers
morts . . .
o;,GoogIc
DEUXIEME PARTIE
I
Trois ans ont passé, , rapides.
Franchita est seule chez elle, malade et couchée,
au déclin d'un jour de novembre. — Et c'est le troi-
sième automne, depuis le départ de son fils.
s Dans ses mains brûlantes de fièvre, elle tient une
lettre de lui, une lettre qui aurait dû n'apporter que
de la joie sans nuage, puisqu'elle annonce son retour,
mais qui lui cause au contraire des sentiments tour-
mentés, car le bonheur de le revoir s'empoisonne à
présent de tristesses, d'inquiétudes surtout, d'inquié-
tudes affreuses. . .
Oh! elle avait eu un pressentiment bien juste du
sombre avenir, le soir où, revenant de l'accompagner
sur la route du départ, elle était rentrée chez elle si
5 angoissée, après cette sorte de défi jeté à Dolorès en
pleine rue.
Des mois d'attente et de calme apparent avaient
cependant suivi cette scène, tandis que Raymond, très
loin du pays, faisait ses premières armes.' Puis, un
jour, un riche épouseur s'était présenté pour Gracieuse
et celle-ci, au su de tout le village, l'avait obstinément
. refusé malgré la volonté de Dolorès. Alors, elles
étaient subitement parties toutes deux, la mère et la
fille, sous prétexte de visite à des parents du Haut-
RAUUNTCHO 8/
Pays ;' maïs le voyage s'était prolongé ; un mystère de
plus en plus singulier avait enveloppé cette absence, —
et tout à coup le bruit s'était répandu que Gracieuse
faisait son noviciat chez les sœurs de Sainte-Marie-
du-Rosaire, dans un couvent de Gascogne^ où l'ancienne
Bonne-Mère d'Etchézar était dame abbesse ! . . .
Dolorès avait reparu seule dans son logis, muette,
l'air mauvais et désolé. Personne n'avait su quelles
pressions s'étaient exercées sur la petite aux cheveux
d'or, ni comment les portes lumineuses de la vie avaient i
été fermées devant elle, comment elle s'était laissé
murer dans ce tombeau ; mais, sitôt les délais stricte-
ment accomplis, sans que son frère même eiit pu la
revoir, elle avait prononcé là-bas ses vœux, — pendant
que Raymond, dans une lointaine guerre de colonie, i
toujours loin des courriers de France, au milieu des
forêts d'une île australe, gagnait ses galons de sei^ent
et la médaille militaire."
Franchita avait eu presque peur qu'il ne rentrât
jamais au pays, son fils... Mais enfin, voici qu'il 2
allait revenir! Entre ses doigts, amaigris et chauds,
elle tenait la lettre qui disait : « Je pars après-demain
et je serai là samedi soir.» Mais que ferait-il, une fois
de retour, quel parti allait-il prendre pour la suite de
sa vie si tristement changée?. . . Dans ses lettres, il 2
s'était obstiné à n'en point parler.
Et, maintenant, pour attendre le retour de ce fils,
elle était là, étendue sur son lit, et brûlante d'une
grande fièvre.
o;,GoogIc
OO RAMUNTCHO
II
Il revenait, lui, Raymond, après ses trois années
d'absence, congédié de l'armée dans cette ville du nord
où son régiment tenait garnison. Il revenait le cœur
en désarroi, le cœur en tumulte et en détresse,
s Son visage de vingt-deux ans avait bruni sous les
ardents soleils; sa moustache, maintenant très longue,
lui donnait un air de noblesse fière. Et, sur le pare-
ment du costume civil qu'il venait d'acheter, s'étalait
le ruban glorieux de sa médaille.
A Bordeaux, où il était arrivé après une nuit de
voyage, il avait pris place, avec déjà une émotion, dans
ce train d'Irun* qui descend en ligne directe vers le
sud, à travers la monotonie des landes interminables.
Près d'une portière de droite, il s'était installé pour
s voir plus tôt s'ouvrir le golfe de Biscaye et se dessiner
les hautes terres d'Espagne.
Puis, vers Bayonne, il avait tressailli en apercevant
les premiers bérets basques, aux barrières, les pre-
mières malsons basques dans les pins et les chênes-
lièges.
Et à Saint-Jean-de-Luz enfin, en mettant pied à
terre, il s'était senti comme un homme ivre. . ,
D'abord, après ces brumes et ces froids déjà com-
mencés dans la France septentrionale, c'était l'inipres-
s sion subite d'un climat plus chaud, la sensation d'entrer
dans une serre. Il y avait fête de soleil, ce jour-là;"
le vent de sud, l'exquis vent de sud soufflait, et les
Pyrénées s'enlevaient' en teintes magnifiques sur le
grand ciel libre.
RAMUNTCHO 89
Comme il l'avait prévu, la diligence qui dessert
chaque jour Etchézar était déjà partie depuis deux
heures. Mais sans peine il ferait à pied cette longue
route, du reste si familière,' et ainsi, il arriverait quand
même ce soir, avant la nuit close.
Il alla donc s'acheter des espadrilles, la chaussure de
ses courses d'autrefois. Et, de son pas rapide de mon-
tagnard, à longues enjambées nerveuses, il s'enfonça
tout de suite au cœur du pays silencieux, par des routes
qui étaient pour lui remplies de souvenirs. i
Voici Etchézar ! . . . Etchézar qui se découvre là-bas
tout à coup à un tournant du chemin 1 . . .
Oh ! la mélancolique apparition de patrie, au soldat
qui revient et qui ne retrouvera plus de fiancée ! . . ,
Trois ans passés, depuis qu'il s'en était allé d'ici . . , i
Or, trois ans, — si c'est, hélas ! un rien fugitif plus
tard dans la vie, — à son âge, c'est encore un abîme
de temps, une période qui change toutes choses. Et,
après cet exil si long, combien ce village, qu'il adore
cependant, lui réapparaît diminué, petit, muré dans 2
les montagnes, triste et perdu ! . , ,
Son pas cependant s'accélère, dans la hâte d'em-
brasser sa mère ; il contourne, sans y entrer, son village,
pour gagner sa maison écartée, par un chemin qui
domine la place et l'église ; en passant vite, il regarde 2
tout avec un trouble inexprimable. De la paix, du
silence planent sur cette petite paroisse d'Etchézar, cceur
du pays basque français et patrie de tous les pelotaris
fameux du passé — lesquels sont devenus de lourds
grands-pères, ou bien des morts à présent. La place du 3.
jeu de paume, tandis qu'il chemine rapidement au-
90 RAMUKTCHO
dessus, s'éclaire d'un peu de soleil encore, d'un rayon
finissant, très oblique, vers le fond, tout comme le soir
de son premier grand succès, il y a quatre années,
quand, parmi la joyeuse foule. Gracieuse se tenait là
s en robe bleue, elle qui est devenue une nonnette noire
aujourd'hui. . . Sur les gradins déserts, sur les marches
de granit oij l'hçrbe pousse, trois ou quatre vieillards
sont assis, qui jadis étaient les vaillants du lieu et que
leurs souvenirs ramènent sans cesse là, pour causer
lo à la fin des journées, pendant que le crépuscule descend
des cimes, envahit la terre, semble émaner et tomber
des Pyrénées brunes. , .
Enfin voici sa maison, là, devant ses yeux. Elle
est bien telle cependant qu'il pensait la revoir,. Ainsi
13 qu'il s'y attendait, il reconnaît le long du mur toutes
les persistantes fleurs cultivées par sa mère, les mêmes
espèces que les gelées ont détruites là-bas depuis des
semaines, dans le nord d'où il vient; les héliotropes,
les géraniums, les hauts dahlias et les roses aux
lo branches grimpantes. Et la chère jonchée de feuilles,
qui tombe chaque automne des platanes taillés en voûte,
est là aussi, et se froisse et s'écrase avec un bruit si
familier sous ses pas ! . . .
Dans la salle d'en bas, quand il entre, il y a
2S déjà de l'indécision grise,' déjà de la nuit. La
haute cheminée, oiJ son regard d'abord s'arrête par
un instinctif souvenir de ces flambées des anciens
soirs, se dresse pareille avec sa draperie blanche ;
mais froide, emplie d'ombre, sentant l'absence ou la
30 mort.
Il monte en courant vers la chambre de sa mère.
Elle, de son lit ayant bien reconnu le / pas ^ du fils,
RAMUNTCHO 91
s'est dressée sur son séant, toute raide, toute blanche
dans le crépuscule;
— Raymond ! dit-elle, d'une voix couverte' et vieillie.
Elle lui tend les bras, et, dès qu'elle le tient, l'enlace
et le serre : 5
— Raymond ! . , .
Puis, après ce nom prononcé, sans ajouter rien, elle
appuie la tête contre sa joue. Lui, alors, s'aperçoit
que le visage de sa mère est brûlant contre le sien. Et
pour la première fois, il a peur; la notion qu'elle est 10
sans doute très malade se présente à son esprit, la pos-
sibilité et la soudaine épouvante qu'elle meure. . .
— Oh ! vous êtes toute seule, ma mère ! Mais qui
donc vous soigne? Qui vous veille?
— Me veiller?. .. répond-elle avec sa brusquerie, 15
ses idées de paysanne subitement revenues. Dépenser
de l'argent pour me garder, eh ! pourquoi faire, mon
Dieu?... La benoîte* ou bien la vieille Doyamburu
vient dans la journée me donner ce dont j'ai besoin,
les choses que le médecin me commande... Quoi- 20
que. ..les remèdes, vois-tu!... Enfin!'... Allume
une lampe, dis, mon Ramuntcho ! . . . Je veux te
voir. . .et je ne te vois pas!
Et, quand la clarté a jailli, d'une allumette de
contrebande espagnole, elle reprend, sur un ton de as
càlinerie infiniment douce, comme on parle à un tout
petit enfant qu'on adore :
— Oh ! tes moustaches ! . . . Les longues moustaches
qui te sont venues, mon fils! ... C'est que je ne
reconnais plus mon Ramuntchito,' moi t . . . Ap- 30
proche-la, ta lampe, mon bien-aimé, approche-la, que
ie tç recarde bien ! . . . , . ,
L L.O(.)glc •
92 RAMUNTCHO
Lui aussi la voit mieux, à présent, sous la lueur
nouvelle de cette lampe, tandis qu'elle le dévisage et
l'admire avec amour. Et il s'effraie davantage, parce
que les joues de sa mère sont si creuses, ses cheveux
5 presque blanchis ; même l'expression de son regard est
changée et comme éteinte ; sur sa figure apparaît tout
un sinistre et irrémédiable travail du temps, de la
souffrance et de la mort...
Et, maintenant, deux larmes, rapides et lourdes,
o coulent des yeux de Franchita, qui s'agrandissent,
redeviennent vivants, rajeunis de révolte désespérée
et de haine:
— Oh 1 cette femme ! . . . dit-elle tout à coup. Oh !
crois-tu ! cette Dolorès ! . . .
s Et son cri inachevé exprime et résume toute sa
rancune sans merci contre cette ennemie d'enfance,
qui a réussi enfin à briser la vie de son fils.
Un silence entre eux. Lui s'est assis, tête courbée,
auprès de ce lit, tenant la pauvre main fiévreuse que
o sa mère lui a tendue. Elle, respirant plus vite, semble
un long moment sous l'oppression de quelque chose
qu'elle hésite à exprimer:
— Dis-moi, mon Raymond 1 . , . Je voudrais te de-
mander... Et qu'est-ce que tu comptes faire à pré-
s sent, mon fils? Quels sont tes projets, dis, pour l'ave-
nir?. . .
— Je ne sais pas, ma mère. . . On pensera, on va
voir. . . Tu me demandes ça. . .là tout de suite. . . On
a le loisir d'en recauser, n'est-ce pas? Aux Amé-
o riques, peut-être?. . .
— Ah ! oui, — reprend-elle lentement, avec tout
l'effroi qui couvait en elle depuis des jours, . . — Aux
RAMUNTCHO 93
Amériques. . . Oui, je m'en doutais bien, , , Oh 1 c'est
là ce que tu feras, va. . . Je le savais, je le savais. , .
Sa phrase s'achève en un gémissement et elle joint
les mains pour essayer d'une prière. . .
ni
Raymond, le lendemain matin, errait dans le village s
et aux abords, sous un soleil qui avait percé les nuages
de la nuit, encore radieux comme le soleil d'hier.
Soigné dans sa toilette, la moustache bien retroussée,
l'allure fière, élégant, grave et beau, il allait au hasard,
pour voir et pour être vu, un peu d'enfantillage se lo
mêlant à son sérieux, un peu de bien-être à sa détresse.
Sa mère lui avait dit au réveil :
— Je suis mieux, je t'assure. C'est dimanche aujour-
d'hui; va, promène-toi, je t'en supplie...
Et des passants se retournaient pour le regarder, 15
chuchotaient un instant, puis colportaient la nouvelle:
« Le fils de Franchita est revenu au pays ; il a très belle
mine ! ii
Les tournants de sentiers, les maisons, les moindres
arbres, tout venait rappeler les heures d'autrefois à 20
Ramuntcho, les heures auxquelles Gracieuse était mêlée.
Et alors, à chaque ressouvenir, à chaque pas, se gra-
vait et se martelait dans son esprit, sous une forme nou-
velle, cet arrêt sans recours : « C'est fini, tu es seul
pour jamais. Gracieuse t'a été ravie et on l'a enfer- 25
mée. . .}> Ses déchirements, tous les hasards du chemin
les renouvelaient et les changeaient. Et, au fond de
lui-même, comme une base constante à ses réflexions,
94 RAMUNTCHO
cette autre anxiété demeurait sourdement: sa mère, sa
mère très malade, en danger mortel peut-être ! . . .
Il rencontrait dés gens qui l'arrêtaient, l'air ac-
cueillant et bon, qui lui adressaient la parole dans la
s chère langue basque, de vieux bérets, de vieilles têtes
blanches aimaient reparler jeu de paume à ce beau
joueur de retour au bercail. Et puis tout de suite,
après les premiers mots de bienvenue échangés, les
sourires s'éteignaient, malgré ce clair soleil dans ce ciel
lo bleu, et on se troublait en repensant à Gracieuse voilée*
et à la Franchita mourante.
Un violent reflux de sang lui monta au visage quand,
d'un peu loin, il aperçut Dolorès qui rentrait chez elle.
Bien décrépite, celle-là, et l'air bien accablé 1 Elle l'avait
is certes reconnu, elle aussi, car elle détourna vivement
sa tète opiniâtre et dure, couverte d'une mantille de
deuil. Avec une demi-pitié à la voir si défaite, il songea
qu'elle s'était frappée du même coup, et qu'elle serait
seule à présent, pour sa vieillesse et pour sa mort. . .
20 Çà et ià, des gens étaient assis devant leur porte, dans
cette sorte d'atrium de branches qui précède toutes les
maisons de ce pays. Et leurs voiites de platanes,
taillées à la mode basque, qui l'été sont si impénétrables,
tout ajourées'' à cette saison, laissaient tomber des
?5 faisceaux de lumière sur eux ; le soleil flambait, un peu
destructeur et triste, au-dessus de ces feuilles jaunes
qui se desséchaient . . .
Et Raymond, dans sa lente promenade d'arrivée, sen-
tait de plus en plus quels liens intimes, d'une très singu-
30 lière persistance, l'attacheraient toujours à cette région
de la terre, âpre et enfermée, quand même il y serait
seul à l'abandon, sans amis, sans épouse et sans mère
RAMUNTCHO 95
Voici Arrochkoa, dont la moustache de chat s'est al-
longée et dont l'expression féline s'est accentuée, qui
court à lui les mains tendues, avec une effusion qu'il
n'attendait pas, dans un élan peut-être sincère pour cet
ex-sergent qui a si grande allure, qui porte un ruban
de médaille et dont les aventures ont fait bruit au pays :
— Ah ! mon Ramuntcho, et depuis quand es-tu arri-
vé?... Oh! si j'avais pu empêcher, va!'... Qu'en
penses-tu, de ma vieille endurcie" de mère et de toutes
ces bigotes d'église?. . . i
Et il l'entraîne à la cidrerie des contrebandiers, où
tous deux près de la fenêtre ouverte s'attablent comme
autrefois, regardant dehors; — et ce lieu aussi, ces
vieux bancs, ces tonneaux alignés dans le fond, ces
mêmes images au mur sont pour rappeler^ à Ramuntcho i
les temps délicieux d'avant, les temps révolus et finis.
D'abord ils parlent de choses indifférentes en buvant
leur cidre, des voyages de Raymond, de ce qui s'est fait
au pays en son absence, des mariages qui se sont con-
sommés ou rompus. a
A la fin, Arrochkoa y revient, au sujet brûlant:
— Oh ! si tu avais été au pays, ça ne se serait pas
fait, va !.. . Et encore maintenant, si elle te revoyait. . .
Raymond le regarde alors, frissonnant de ce qu'il
croit comprendre : i
— Encore maintenant? . . . Que veux-tu dire?
— Oh! mon cher, les femmes. . . Avec elles, est-ce
qu'on sait jamais ! . . . Elle en tenait fortement pour
toi,' je t'en réponds, et c'a été dur... Eh! de nos
jours il n'y a plus <lt loi qui la retienne, que diable! ... 3
Ce que je m'en ficherais," pour mon compte, qu'elle
- jette son froc aux orties!'. . .
96 RAMUNTCHO
Ramuntcho détourne la tète, les yeux à terre, sans
répondre, frappant le sol du pied. Et, pendant le silence
d'ensuite, la chose impie, qu'il avait à peine osé se for-
muler à lui-même, lui apparaît peu à peu moins chi-
5 mérique, plus réalisable, presque aisée. . . Non, ce n'est
vraiment pas si inadmissible, en somme, de la ravoir.
Et, au besoin, sans doute, celui qui est là, Arrochkoa,
son propre frère, y prêterait la main. Oh ! quelle ten-
tation et quel trouble nouveau dans son âme ! . . .
10 Sèchement, il demande:
— Où est-elle ? . . . Loin d'ici ?
— Assez, oui. Là-bas, vers la Navarre,' cinq à six
heures de voiture. Ils l'ont changée deux fois de cou-
vent depuis qu'ils la tiennent. Elle habite Amezqueta
15 aujourd'hui, au delà des grandes chênaies d'Oyanza-
bal ; on y va par Mendichoco ; tu sais, nous avons dû
traverser ça, une nuit, ensemble, avec Itchoua, pour
nos affaires.
Une voix de basse-taille, derrière eux, vient les in-
20 terrompre, un bonjour basque, creux comme un son
de caverne, tandis qu'une main grande et lourde se
pose sur l'épaule de Ramuntcho, pour nne prise de
possession : Itchoua, Itchoua qui finit à l'instant de
chanter sa liturgie ! . . . Pas changé, celui-là, par
2S exemple;' toujours sa même figure qui n'a pas d'âge,
toujours son masque incolore qui tient à la fois du
moine et du détrousseur, et ses mêmes yeux renfoncés,
cachés, absents. Son âme aussi doit être demeurée
pareille, son âme capable de meurtre impassible en
30 même temps que de fétichiste dévotion.
— Ah ! fait-il, — d'un ton qui veut -être bonhomme,
— te voilà de retour parmi nous, mon Ramuntcho ! ■
1 RAMUNTCHO 97
Alors, on va' travailler ensemble, hein? Ça marche
dans ce moment-ci, les affaires avec l'Espagne, tu sais,
et on a besoin de bras à la frontière. Tu redeviens des
nôtres, n'est-ce pas?
— Mon Dieu,' peut-être, répond Ramuntcho. Oui,
■on pourra en reparler et s'entendre. . .
C'est que, depuis quelques minutes, son départ pour
les Amériques vient de beaucoup reculer dans son
esprit . . . Non ! . . . demeurer au pays plutôt, reprendre
la vie d'autrefois, réfléchir et obstinément attendre. Du i
reste, à présent qu'il sait où elle est, ce village d'Amez-
quêta, à cinq ou six heures d'ici, le hante d'une façon
dangereuse, et il caresse toute sorte de projets sacri-
lèges, que, jusqu'à ce jour, il aurait à peine osé conce-
voir. I
IV
A MIDI, il remonta vers sa maison isolée pour re-
trouver sa mère.
Le mieux fébrile et un peu artificiel du matin s'était
continué. Gardée par la vieille Doyamburu, elle lui
affirma qu'elle se sentait guérir, et, dans sa crainte de 2
le voir inoccupé et songeur, le fit redescendre vers la
place pour assister à la partie de pelote du dimanche.
La partie de pelote n'était pas encore combinée et
des groupes discutaient violemment, quand il arriva sur
la place. Vite, on l'entoura, on lui fit fête," le désignant 2
par acclamations pour entrer dans le jeu et soutenir
l'honneur de sa commune. Il n'osait pas, lui, n'ayant
plus joué depuis trois années et se méfiant de son bras
déshabitué. A la fin, il céda pourtant et commença de
90 RAMUNTCHO
se dévêtir... Mais, à qui confier sa veste à pré-
sent?... L'image lui réapparaissait tout à coup de
Gracieuse, assise sur les gradins les plus avancés et
tendant les mains pour la recevoir. A qui donc jeter
s sa veste aujourd'hui ? On la confie d'ordinaire à quel-
qu'un d'ami, un peu comme font les toréadors pour
leur manteau de soie dorée. . . Il la lança au hasard,
cette fois, n'importe où, sur le granit des vieux bancs
fleuris de tardives scabieuses . . .
10 La partie s'engagea. Désorienté d'abord, incertain
aux premiers coups, il manqua plusieurs fois la petite
chose folle et bondissante qu'il s'agissait d'attraper dans
l'air.
Puis, il s'y remit avec rage, reprit son aisance d'autre-
15 fois et se retrouva superbement. Ses muscles avaient
gagné en force ce que peut-être ils avaient perdu en
adresse; de nouveau, il fut acclamé, connut l'enivre-
ment physique de se mouvoir, de sauter, de sentir ses
membres jouer comme de souples et violents ressorts,
zo d'entendre autour de soi l'ardente rumeur de la foule. . ,
La partie glorieusement finie, il s'en retourna seul,
triste et résolu, — fier d'avoir gagné ainsi, d'avoir su
conserver son adresse agile, et comprenant bien que
c'était un moyen dans la vie, une source d'argent et
25 une force, d'être resté l'un des premiers joueurs du
pays basque.
Sous le ciel noir, toujours ces mêmes teintes outrées
par tout, ces mêmes horizons nets et sombres. Et tou-
jours ces mêmes grands souffles du sud, secs et chauds,
30 excitateurs des muscles et de la pensée.
Cependant les nuages étaient descendus, descendus, et
bientôt ce temps, ces apparences allaient changer et finir.
RAMUNTCHO 99
Maintenant les premières gouttes d'eau commen-
çaient à tomber dans le chemin, espacées et lourdes sur
la jonchée des feuilles.
Comme hier, quand il rentra, au crépuscule, sa mère
était seule.
Monté à pas de loup, il la trouva endormie d'un mau-
vais sommeil, agitée, brûlante.
Errant dans son logis, ÎI essaya, pour que ce fût
moins sinistre, d'allumer dans la grande cheminée d'en
bas un feu de branches, mais cela s'éteignit en fumant, i
Dehors, c'étaient des torrents de pluie qui tombaient.
Par les fenêtres, comme à travers des suaires gris, le
village apparaissait à peine, effacé sous une rafale
d'hiver. Le vent et l'averse fouettaient les murs de la
maison isolée. Et dans son cœur d'enfant, filtrait peu i
à peu un froid de solitude et d'abandon ; voici qu'il
perdait même son énergie, la conscience de son amour,
de sa force et de sa jeunesse; il sentait s'évanouir, de-
vant le brumeux soir, tous ses projets de lutte et de
résistance. Son avenir entrevu tout à l'heure devenait z
misérable ou chimérique à ses yeux, son avenir de
joueur de pelote, de pauvre amuseur des foules, à la
merci d'une maladie ou d'une défaillance... Ses es-
poirs du jour s'anéantissaient, basés sans doute sur
d'instables riens en fuite à présent dans la nuit. . . a
Alors il eut un élan, comme jadis dans son enfance,
vers ce refuge très doux qu'était pour lui sa mère; il
remonta, sur la pointe du pied, afin de la voir, même
endormie, et de rester au moins là, près de son lit,
tandis qu'elle sommeillerait. 3
Et, quand il eut allumé dans la chambre, loin d'elle,
une lampe discrète, elle lui parut plus changée qu'hier
lOO RAMUNTCHO
par ia fièvre; la possibilité se présenta, plus affreuse,
à son esprit, de la perdre, d'être seul, de ne plus jamais,
jamais sentir sur la joue la caresse de cette tête
appuyée ... En outre, pour la première fois elle lut
s parut vieille, et, au souvenir de tant de déceptions
qu'elle avait eues à cause de lui, il sentit surtout une
pitié pour elle, une pitié tendre et infinie, devant ses
rides qu'il n'avait pas encore vues, devant ses cheveux
blancs encore nouveaux' à ses tempes. Oh! une pitié
10 désolée et sans aucune espérance, avec la conviction
que c'était trop tard à présent pour arranger mieux la
vie... Et quelque chose de douloureux, qui était
sans résistance possible, commença de secouer sa
poitrine, contracta son jeune visage; les objets devin-
13 rent troubles à sa vue, et, dans un besoin irréfléchi
d'implorer, de demander grâce, il se laissa tomber
à genoux, le front sur ce lit de sa mère, pleurant
enfin, pleurant à chaudes larmes...
Le lendemain soir, au redoublement de la fièvre,
o elle semblait déjà beaucoup plus dangereusement
atteinte.
Sur son corps robuste, la maladie avait eu prise
avec violence, — la maladie reconnue trop tard, et
insuffisamment soignée à cause de ses entêtements
s de paysanne, à cause de son dédain incrédule pour les
médecins et les remèdes.
Et peu à peu, chez Ramuntcho, l'affreuse pensée
de la perdre s'installait à une place dominante, pendant
RAMUNTCHO lOI
les heures de veille qu'il passait près de son lit, silen-
cieux et seul.
Cela marchait très vite maintenant, entre les fièvres
desséchantes qui lui faisaient des joues rouges, des
narines pincées, ou bien les épuisements dans des bains
de sueur, le pouis battant à peine.
Et Ramuntcho n'avait plus d'autre pensée que sa
mère; l'image de Gracieuse cessait de le visiter pendant
ces funèbres jours.
Elle s'en allait, Franchita ; elle s'en allait, muette i
et comme indifférente, ne demandant rien, ne se
plaignant jamais. . .
Une fois cependant, à une veillée, elle l'appela tout
à coup d'une pauvre voix d'angoisse, pour jeter les
bras autour de lui, l'attirer contre elle, appuyer la tête i
sur sa joue. Et, en cette minute, Raymond vit passer
dans ses yeux la grande Épouvante,'
Mais ce fut de courte durée. Elle n'avait d'ailleurs
jamais été de celles qui s'amollissent longuement ou
du moinS qui le laissent paraître. Ses bras dénoués, sa 2
tête retombée, elle referma les yeux, inconsciente main-
tenant, — ou bien stoïque . . .
Et Raymond, debout, n'osant plus la toucher,
pleura sans bruit de lourdes larmes en détournant
la tête, — tandis que, dans le lointain, la cloche a
de la paroisse commençait de sonner le couvre-
feu, chantait la tranquille paix du village, emplis-
sait l'air de vibrations douces, protectrices, con-
seillères de bon sommeil à ceux qui ont encore des
lendemains ... 3.
Le matin suivant, après s'être confessée, elle tré-
passa, silencieuse, ayant eu comme une honte de sa
I02 RAMUNTCUO
souffrance et de son râle, — pendant que la même
cloche, là-bas, sonnait lentement son agonie.
Et le soir, Ramuntcho se trouva seul, à côté de
cette chose couchée et refroidie que l'on conserve et
5 regarde quelques heures encore, mais qu'il faut se
hâter d'enfouir dans la terre. . .
VI
Huit jours après.
A la frontière, dans un hameau de montagne. Nuit
noire, vers une heure du matin; nuit d'hiver inondée
lo d'une pluie froide et torrentielle. Au pied d'une sinistre
maison qui ne jette aucune lueur dehors, Ramuntcho
charge ses épaules d'une pesante caisse de contrebande,
sous la ruisselante averse, au milieu d'une obscurité
de sépulcre. La voix d'Itchoua commande en sour-
is dine,^ — comme si l'on frôlait de l'archet les dernières
cordes d'une basse, — et autour de lui, dans ces
ténèbres absolues, on devine d'autres contrebandiers
pareillement chargés, prêts à partir pour l'aventure.
C'est maintenant plus que jamais la vie de Ra-
30 muntcho, ces courses-là, sa vie de presque toutes les
nuits, surtout des nuits nuageuses et sans lune où l'on
n'y voit rien, où les Pyrénées sont un immense chaos
d'ombre. Amassant le plus d'argent possible pour sa
fuite, il est de toutes les contrebandes, aussi bien de
25 celles qui rapportent un salaire convenable que des
autres où l'on risque la mort pour cent sous. Et
d'ordinaire, Arrochkoa l'accompagne, sans nécessité,
lui, par fantaisie plutôt et par jeu.
RAMUNTCHO IO3
Ils sont d'ailleurs devenus inséparables, Arrochkoa,
Ramuntcho, — et même ils causent librement de leurs
projets sur Gracieuse, Arrochkoa séduit surtout par
l'attrait d'une belle prouesse, par la joie de soustraire
une nonne à l'Église, de déjouer les plans de sa vieille s
mère endurcie, — et Ramuntcho, malgré ses scrupules
chrétiens qui l'arrêtent encore, faisant de ce projet dan-
gereux sa seule espérance, sa seule raison d'agir et
d'être. Depuis un mois bientôt, la tentative' est décidée
en principe, et, pendant leurs causeries des veillées de lo
décembre, sur les routes où ils se promènent, ou bien
dans les recoins des cidreries de village où ils s'attablent
à l'écart, les moyens d'exécution se discutent entre eux,
comme s'il s'agissait d'une simple entreprise de fron-
tière.' Il faudra agir très vite, conclut toujours is
Arrochkoa, agir dans la surprise d'une première entre-
vue, qui sera pour Gracieuse une chose terriblement
bouleversante; sans la laisser réfléchir ni se reprendre,
il faudra essayer comme un enlèvement . . .
— Si tu savais, dit-il, ce que c'est, ce petit couvent 20
d'Amezqueta où on l'a mise: quatre vieilles bonnes
sœurs avec elle, dans une maison isolée ! . . . J'ai mon
cheval, tu sais, qui marche si vite; une fois la nonne
montée dans ma voiture avec toi, qui l'attrapera, je te
prie ? . . . 25
Et ce soir, ils ont résolti de mettre dans la confidence
Itchoua lui-même, homme habitué aux manœuvres
louches," précieux dans les coups de main, la nuit,
et qui, pour de l'argent, est capable de tout faire.
Le lieu d'où ils partent cette fois pour la contre- 30
bande habituelle se nomme Landachkoa, et il est situé
en France, à dix minutes de l'Espagne. L'auberge,
I04 RAMUNTCHO
solitaire et vieille, prend, sitôt que baisse la lumière,
des aspects de coupe-gorge. En ce moment même,
tandis que les contrebandiers en sortent par une porte
détournée, elle est remplie de carabiniers espagnols,
s qui ont familièrement passé la frontière pour venir
se divertir ici, et qui boivent en chantant. Et l'hôtesse,
coutumière des manèges' et des cachotteries nocturnes,
est tout à l'heure venue gaîment dire en basque aux
gens d'Itchoua:
lo — Ça va bien! ils sont tous gris, vous pouvez sortir!
Sortir! c'est plus aisé à conseiller qu'à faire! On
est trempé dès les premiers pas et les pieds glissent
dans la boue gluante, malgré l'aide des bâtons ferrés,
sur les pentes raides des sentiers. On ne se voit point
15 les uns les autres; on ne voit rien, ni les murs du
hameau le long desquels on passe, ni les arbres ensuite,
ni les roches; on est comme des aveugles, tâtonnant
et trébuchant sous un déluge, avec une musique de
pluie aux oreilles, qui vous rend sourd,
20 Et Ramuntcho, qui fait ce trajet pour la première
fois, n'a aucune idée des passages de chèvre^ que l'on
va prendre, heurte çà et là son fardeau à des choses
noires qui sont des branches de hêtre, ou bien glisse
des deux pieds, chancelle, se raidit, se rattrape en
js piquant au hasard, de sa seule main libre, son bâton
ferré dans la terre. Ils ferment la marche, Arrochkoa
et Ramuntcho, suivant la bande au flair et à l'ouïe;
— et encore, les autres, qui les précèdent, font -ils, avec
leurs espadrilles, à peine autant de bruit que des loups
30 en forêt.
En tout, quinze contrebandiers, échelonnés sur une
cinquantaine de mètres, dans le noir épais de la mon-
8AMUNTCH0 lOS
tagne, sous l'arrosage incessant de l'averse nocturne ;
ils portent des caisses pleines de bijouterie, de montres,
de chaines, de chapelets, ou bien des ballots de soie de
Lyon enveloppés de toile cirée; tout à fait devant,
chargés de marchandises d'un moindre prix, marchent
deux hommes qui sont les éclaireurs, ceux qui atti-
reront, s'il y a lieu, les coups de fusil espagnols et qui
alors prendront la fuite, en jetant tout par terre. On
ne se parle qu'à voix basse, bien entendu, malgré ce
tambour inement de l'ondée, qui déjà étouffe les sons. . . i
Celui qui précède Ramuntcho se retourne pour
l'avertir :
— Voici un torrent en face de nous. . . — (On l'au-
rait deviné d'ailleurs, ce torrent-là, à son fracas plus
fort que celui de l'averse . . . ) — Il faut le passer ! i
— Ah ! . . . Et le passer comment ? Entrer dans
l'eau ? . . .
— Non pas, l'eau est profonde. Suis-nous bien. Il
y a un tronc d'arbre par-dessus, jeté en travers!
En tàtant à l'aveuglette, Ramuntcho trouve en effet 2.
ce tronc d'arbre, mouillé, glissant et rond. Le voilà
debout, s'avançant sur ce pont de singe en forêt,' tou-
jours avec sa lourde charge, tandis qu'au dessous de
lui l'invisible torrent bouillonne. Et il passe, on ne sait
comment, au milieu de cette intensité de noir et de ces 2
grands bruits d'eau.
Sur l'autre rive, il faut redoubler de précautions et
de silence. Finis tout à coup, les sentiers de montagne,
les scabreuses descentes, les glissades, sous la nuit plus
oppressante des bois. Ils sont arrivés à une sorte de 3'
plaine détrempée où les pieds enfoncent ; les espadrilles,
attachées par des liens aux jambes nerveuses, font en-
Io6 RAMUNTCHO
tendre des petits claquements mouillés, des floc, floc,^
d'eau battue. Les yeux des contrebandiers, leurs yeux
de chats, de plus en plus dilatés dans l'obscurité, per-
çoivent confusément qu'il y a de l'espace libre alentour,
5 que ce n'est plus l'enfermement et la continuelle re-
tombée* des branches. Ils respirent mieux aussi et
marchent d'une allure plus régulière qui les repose. . .
Mais des aboiements de chiens, là-bas très loin, les
immobilisent tous d'une façon soudaine, comme pétri-
o fiés sous l'ondée. Un quart d'heure durant, ils at-
tendent, sans parler ni bouger; sur leurs poitrines, la
sueur coule, mêlée à l'eau du ciel qui entre par les cols
des chemises et descend jusqu'aux ceintures.
A force d'écouter, ils entendent bruire leurs propres
s oreilles, battre leurs propres artères.
Et cette tension des sens est d'ailleurs, dans leur
métier, ce qu'ils aiment tous; elle leur cause une sorte
de joie presque animale; elle est un rappel des plus
primitives impressions humaines dans les forêts ou
les jungles des époques originelles...
Cependant ils se sont tus, les chiens de garde, tran-
quillisés ou bien distraits, leur flair attentif occupé
d'autre chose. Le vaste silence est revenu, moins
rassurant toutefois, prêt à se rompre peut-être, parce
s que là-bas des bêtes veillent. Et, à un commandement
sourd d'Itchoua, les hommes reprennent une marche
ralentie et plus hésitante, dans la grande nuit de la
plaine, un peu ployés tous, un peu abaissés sur leurs
jambes, comme par un instinct de fauve aux aguets.
II paraît que voici devant eux la Nivelle ; on ne la
voit pas, puisqu'on ne voit rien, mais on l'entend
courir, et maintenant de longues choses flexibles en-
HAMUNTCHO I07
travent les pas, se froissent au passage des corps hu-
mains : les roseaux des bords. C'est la Nivelle qui est
la frontière; il va falloir la franchir à gué, sur des
séries de roches glissantes, en sautant d'une pierre à
l'autre, malgré le fardeau qui alourdit les jarrets.'
Mais, avant, on fait halte sur la rive pour se recueil-
lir et se reposer un peu. Et d'abord on se compte à
voix basse: tout le monde est là. Les caisses ont été
déposées dans l'herbe; elles y semblent des taches plus
claires, à peu près perceptibles à des yeux habitués, i
tandis que, sur les ténèbres des fonds, les hommes,
debout, dessinent de longues marques droites, plus
noires encore que le vide de la plaine. En passant près
de Ramuntcho, Itchoua lui a demandé à l'oreille:
— Quand me conteras-tu le coup que tu veux faire, i
toi, mon petit?
— Tout à l'heure, à notre retour t , . , Oh ! ne
craignez rien, Itchoua, je vous le conterai!
En ce moment où sa poitrine est haletante et ses
muscles en action, toutes ses facultés de lutte, doublées 2
et exaspérées par le métier qu'on lui fait faire, il
n'hésite pas, Ramuntcho; dans l'exaltation présente de
sa force et de sa combativité, il ne connaît plus d'en-
traves morales ni de scrupules. Cette idée qui est
venue à son complice de s'adjoindre le ténébreux 2.
Itchoua, n'a plus rien qui l'épouvante. Tant pis! Il
s'abandonnera aux conseils de cet homme de ruse et
de violence, même s'il faut aller jusqu'à l'enlèvement
et à l'effraction. Il est, cette nuit, l'irrégulier' en ré-
volte, à qui l'on a pris la compagne de sa vie, l'adorée, 3
celle qui ne se remplace pas ; or, il la veut, au risque
de tout . .
..C..H
I08 RAMUNTCHO
Cependant l'immobilité de la halte se prolonge, les
respirations se calment. Et, tandis que les hommes
secouent leurs bérets ruisselants, se passent la main
sur le front pour chasser les gouttes de pluie et de
s sueur qui voilent les yeux, une première sensation de
froid leur vient, de froid humide et profond ; leurs
vêtements mouillés les glacent, leurs pensées s'affai-
blissent ; peu à peu, après la fatigue de cette fois et
celle des veilles précédentes, une sorte de torpeur les
10 engourdit, là, tout de suite, dans l'épaisse obscurité,
sous l'incessante ondée d'hiver.
Ils sont, du reste, coutumiers de cela, rompus au
froid et à la mouillure, rôdeurs endurcis qui vont dans
les lieux et aux heures où les autres hommes ne pa-
is raissent jamais, inaccessibles aux vagues frayeurs des
ténèbres, capables de dormir sans abri n'importe où,
au plus noir des nuits pluvieuses, dans les dangereux
marécages ou les ravins perdus...
Allons! en route, maintenant, le repos a assez duré.
20 C'est, d'ailleurs, l'instant décisif et grave où l'on va
passer la frontière. Tous les muscles se raidissent, lès
oreilles se tendent et les yeux se dilatent.
D'abord, les éclaireurs ; ensuite, l'un après l'autre,
les porteurs de ballots, les porteurs de caisses, chaînés
2S chacun de quarante kilos^ sur les épaules ou sur la
tète. En glissant çà et là parmi les cailloux ronds,
en trébuchant dans l'eau, tout le monde passe,
atterrit sans chute sur l'autre rive. Les .voici
sur le sol d'Espagne! Reste à franchir, sans coup
30 de feu* ni mauvaises rencontres, deux cents mètres
environ pour arriver à une ferme isolée qui est
le magasin de recel du chef des contreban-
RAMUNTCHO IO9
diers espagnols, et, une fois de plus, le tour sera
joué!
Naturellement, elle est sans lumière, obscure et
sinistre, cette ferme-là. Toujours sans bruit et à
tâtons, on y entre à la file; puis, sur les derniers
passés, on tire les verrous énormes de la porte. Fini !
Barricadés et sauvés, tous! Et le trésor de la Reine
Régente' est frustré, cette nuit encore, d'un millier de
francs ! . , .
Alors, on allume un fagot dans la cheminée, une i
chandelle sur la table; on se voit, on se reconnaît, en
souriant de ta bonne réussite. La sécurité, la trêve de
pluie sur les têtes, la flamme qui danse et réchauffe,
le cidre et l'eau-de-vie qui remplissent les verres, ra-
mènent chez ces hommes la joie bruyante, après le i
silence obligé. On cause gaîment, et le grand vieux
chef aux cheveux blancs, qui les héberge tous à cette
heure indue, annonce qu'il va doter son village d'une
belle place pour le jeu de pelote, dont les devis sont
faits, et qui lui coûtera dix mille francs, 2
— A présent, conte-moi ton affaire, mon petit, —
insiste Itchoua à l'oreille de Ramuntcho. — Oh! je me
doute bien du coup que tu médites! Gracieuse,
hein?... C'est ça, n'est-ce pas? C'est un coup
difficile, tu m'entends... D'ailleurs, je n'aime pas z
porter tort à la religion, moi, tu sais... Et puis, j'ai
ma place de chantre, que je risque de perdre à ce
jeu-là... Voyons, combien me donneras-tu d'argent,
si je mène tout à bonne fin, pour contenter ton
envie?. . . 3
Il avait déjà prévu, Ramuntcho, que ce sombre con-
cours lui coûterait fort cher, Itchoua étant, en effet.
un homme d'Église, dont îi faudrait d'abord acheter
la conscience ; et, très troublé, le sang aux joues, il
accorde, après discussion, jusqu'à mille francs. D'ail-
leurs, s'il amasse de l'argent, ce n'est que dans le
s but de retrouver Gracieuse, et pourvu qu'il lui reste
de quoi passer aux Amériques avec elle, que lui
importe !
Et, maintenant que son secret est connu d'Itchoua,
maintenant que son cher projet s'élabore dans cette
lo cervelle opiniâtre et rusée, il lui semble que tout vient
de faire un pas décisif vers l'exécution, que tout est
subitement devenu réel et prochain. Alors, au milieu
du délabrement lugubre de ce lieu, parmi ces hommes,
qui sont moins que jamais ses pareils, il s'isole dans un
is immense espoir d'amour.
On boit une dernière fois ensemble, tous à la ronde,
choquant les verres très fort; puis, on repart, toujours
dans l'épaisse nuit et sous la pluie incessante, mais cette
fois par la grande route, marchant en bande et chantant,
20 Rien dans les rnains, rien dans les poches : on est à
présent des gens quelconques, revenant d'une prome-
nade toute naturelle.
A l'arrière -garde, un peu loin des chanteurs d'en
avant, Itchoua, sur ses longues jambes d'échassier,
25 chemine la main appuyée à l'épaule de Ramuntcho.
Intéressé et ardent au succès, depuis que la somme
est convenue, il lui souffle à l'oreille ses impérieux
avis. Comme Arrochkoa, il veut qu'on agisse avec
une brusquerie atterrante, dans le saisissement d'une
30 première entrevue qui aura lieu le soir, aussi tard
que le permettra la règle de la communauté, à une
heure indécise et crépusculaire, quand le village,
au-dessous du petit couvent mal gardé, commencera de
s'endormir.
— Et surtout, mon garçon, dit-il, ne te montre pas
avant de tenter le coup. Qu'elle ne t'ait pas vu, tu
m'entends bien, qu'elle ne sache seulement pas ton
retour au pays ! , . . sans quoi tu perdrais tout l'avan-
tage de la surprise. . .
Tandis que Ramuntcho écoute et songe en silence,
les autres, qui ouvrent la marche, chantent toujours la
même vieille chanson pour rythmer leurs pas. Et ainsi i
l'on rentre à Landachkoa, village de France, passant
sur le pont de la Nivelle, à la barbe' des carabiniers
d'Espagne.
Ils n'ont d'ailleurs aucune illusion, les carabiniers
de veille, sur ce que sont venus faire chez eux, à une i
heure si noire, ces hommes si mouillés. , ,
VII
L'hiver, le vrai hiver s'étendit par degrés sur le
pays basque, après ces quelques jours de gelée qui
étaient venus anéantir les plantes annuelles, changer
l'aspect trompeur des campagnes, préparer le suivant 2
renouveau.
Et Ramuntcho prit tout doucement ses habitudes
■d'abandonné; dans sa maison, qu'il habitait encore,
sans personne pour le servir, il s'arrangeait seul, comme
aux colonies ou à la caserne, connaissant les mille 2
petits détails d'entretien que pratiquent les soldats
soigneux. Il conservait l'orgueil de sa tenue exté-
rieure, s'habillait proprement et bien, le ruban des
112 RAUUNTCHO
braves' à la boutonnière, la manche toujours entourée
d'un large crêpe.
D'abord il était peu assidu aux cidreries de village,
où les hommes s'assemblent par les froides soirées.
5 En ces trois ans des voyages, de lectures, de causeries
avec les uns et les autres, trop d'idées nouvelles
avaient pénétré dans son esprit déjà ouvert; parmi
ses compagnons d'autrefois, il se sentait plus déclassé
qu'avant, plus détaché des mille petites choses dont
o leur vie était composée.
Peu à peu cependant, à force d'être seul, à force de
passer devant ces salles de buveurs, — sur les vitres
desquelles toujours quelque lampe dessine les ombres
des bérets attablés, — il avait fini par se faire une
s coutume d'entrer, et de s'asseoir, lui aussi.
C'était la saison où les villages pyrénéens, débar-
rassés des promeneurs" que les étés y amènent, en-
fermés par les nuées, les brumes ou les neiges, se
retrouvent davantage tels qu'aux anciens temps. Dans
ces cidreries — seuls petits points éclairés, vivants, au
milieu de l'immense obscurité vide des campagnes —
un peu de l'Esprit d'autrefois se ranime encore, aux
veillées d'hiver. En avant des grands tonneaux de
cidre rangés dans les fonds' où il fait noir, la lampe,
5 suspendue aux solives, jette sa lumière sur les images
de saints qui décorent les murailles, sur les groupes
de montagnards qui causent et qui fument. Parfois
quelqu'un chante une complainte venue de la nuit des
siècles; un battement de tambourin fait revivre de
vieux rythmes oubliés ; un raclement de guitare réveille
une tristesse de l'époque des Maures* . . . Ou bien,
l'un devant l'autre, deux hommes, castagnettes en
RAMONTCHO II3
mains, tout à coup dansent le fandango, en se balançant
avec une grâce antique.
Et, de ces innocents petits cabarets, l'on se retire de
bonne heure, — surtout par ces mauvaises nuits plu-
vieuses dont les ténèbres sont si particulièrement pro- 5
pices à la contrebande, chacun ici ayant quelque chose
de clandestin à faire là-bas, du côté de l'Espagne.
Dans de tels lieux, en compagnie d'Arrochkoa,
Ramuntcho mûrissait et commentait son cher projet
sacrilège; ou bien, — durant les belles nuits de lune 10
qui ne permettent de rien tenter à la frontière, — c'était
sur les routes, où tous deux, par habitude de noctam-
bules, faisaient longuement les cent pas' ensemble.
Et la défense, faite par Itchoua, de revoir Gracieuse
avant la grande tentative, exaspérait son impatient 15
L'hiver, capricieux comme toujours dans ce pays,
suivait sa marche inégale, avec, de temps en temps, des
surprises de soleil et de chaleur. C'étaient des pluies
de déluge, de grandes bourrasques saines qui mon- îo
taient de la mer de Biscaye, s'engouffraient dans les
vallées, courbant les arbres furieusement. Et puis, des
reprises de vent de sud, des souffles chauds comme en
été, des brises qui sentaient l'Afrique, sous un ciel à
la fois haut et sombre, entre les montagnes d'une in- 25
tense couleur brune. Et aussi, quelques matins glacés,
où l'on voyait, en s'éveîllant, les cimes devenues nei-
geuses et blanches.
L'envie le prenait souvent de tout brusquer*...
Mais il y avait cette affreuse crainte de ne pas réus- 30
sir, et de retomber alors sur soi-même, seul à jamais,
n'ayant plus d'espoir dans la vie.
114 RAMUNTCHO
D'ailleurs, les prétextes raisonnables pour attendre
ne manquaient pas. Il fallait bien en avoir fini avec
les hommes d'affaires, avoir réglé la vente de la maison
et réalisé, pour la fuite, tout l'argent possible. Il
5 fallait aussi connaître la réponse de l'oncle Ignacio,
auquel il avait annoncé son émigration prochaine et
chez qui, en arrivant là-bas, il espérait encore trouver
un asile.
Ainsi les jours passaient et bientôt allait fermenter
10 le hâtif printemps. Déjà les primevères jaunes et les
gentianes bleues, en avance ici de plusieurs semaines,
fleurissaient dans les bois et le long des chemins, aux
derniers soleils de janvier, . ,
VIII
On est cette fois dans la cidrerie du hameau de
5 Gastelugaïn, près de la frontière, attendant le moment
de sortir avec des caisses de bijouterie et d'armes.
Et c'est Itchoua qui parle:
— Si elle hésite, vois-tu. . .et elle n'hésitera pas, soîs-
en sûr, . .mais enfin, si elle hésite, eh bien I nous l'en-
lèverons... Laisse-moi mener ça, mon plan est fait.
Par exemple, si ça tourne mal. . .enfin, supposons que
je sois dans l'obligation de quitter le pays, moi, après
avoir fait ce coup^ pour ton plaisir; alors, il faudra
bien me donner plus d'argent que ça, tu comprends. . .
5 Au moins, que je puisse aller chercher mon pain en
— ^En Espagne! . . . Quoi? Alors, comment comp-
tez-vous donc vous y prendre, Itchoua? Vous n'avez
RAM
pas dans la tète de faire des choses trop graves, au
moins ?
— Oh! là, n'aie pas peur, mon ami, je n'ai l'envie
d'assassiner personne.
— Dame ! vous parlez de vous sauver, . .
— Eht mon Dieu, j'ai dit ça comme autre chose,
tu sais. D'abord, elles ne vont plus, les affaires,' de-
puis quelque temps. Et puis, admettons que ça tourne
mal, comme je te disais, et que la police fasse une en-
quête. Eh bien! j'aimerais mieux partir, c'est siàr... i
car ces messieurs de la Justice, quand une fois leur
nez s'est fourré chez vous,' ils vont chercher tout ce
qui s'est passé dans les temps, et ça n'en finit plus. , .
Au fond de ses yeux, expressifs tout à coup, avaient
paru le crime et la peur. Et Ramuntcho regardait avec i
un surcroît d'inquiétude cet homme, que l'on croyait
solidement établi dans le pays, avec du bien au soleil,'
et qui acceptait si facilement l'idée de s'enfuir. Quel
bandit était-il donc aussi, pour tant redouter la Jus-
tice?.,. Et quelles pouvaient être ces choses, quia
s'étaient passées (( dans les temps ?»
IX
L'hiver est fini.
Des semaines encore ont passé, en préparatifs, en
indécisions inquiètes sur la manière d'agir, en change-
ments brusques de plans et d'idées. 2
Entre temps la réponse de l'oncle Ignacio est par-
venue à Etchézar. Si son neveu avait parlé plus tôt,
a-t-il écrit, il aurait été content de le recevoir chez lui;
Il6 RAUUNTCHO
mais, voyant ses hésitations, il s'est décidé à prendre
femme, bien que déjà sur le retour de l'âge/ et depuis
deux mois, un enfant lui est né. Alors, plus aucune
protection à attendre de ce côté-là ; l'exilé, en arrivant
5 là-bas, ne trouvera même pas de gîte. . .
La maison familiale a été vendue; chez le notaire,
les questions d'argent ont été réglées; tout le petit
avoir de Ramuntcho a été réalisé en pièces d'or dans
sa main. . .
10 Et à présent, c'est aujourd'hui le jour de la tenta-
tive suprême, le grand jour, — et déjà les épaisses
feiiillées sont revenues aux arbres, le revêtement des
hauts foins couvre à nouveau les prairies ; on est en mai.
Dans la petite voiture, que traîne le fameux cheval
15 si rapide, ils roulent par les ombreux chemins de mon-
tagnes, Arrochkoa et Ramuntcho, vers ce village
d'Amezqueta. Ils roulent vite; ils s'enfoncent au
cœur d'une infinie région d'arbres. Et, à mesure que
l'heure passe, tout devient plus paisible autour d'eux,
20 et plus sauvage ; plus primitifs, les hameaux ; plus
solitaire, le pays basque.
Itchoua cependant n'est pas avec eux. A la dernière
minute, une terreur est venue à Raymond de ce com-
plice qu'il sentait capable de tout, même de tuer; dans
25 un subit effarement, il a refusé le concours de cet
homme, qui pourtant se cramponnait à la bride du
chcva) pour l'empêcher de partir; et fiévreusement il
lui a jeté de l'or dans les mains, pour payer ses con-
seils, pour racheter la liberté d'agir seul, l'assurance
30 au moins de ne pas se souiller de quelque crime: pièce
par pièce, pour se dégager, il lui a laissé la moitié du
RAMUNTCHO II?
prix convenu. Puis, le cheval lancé au galop, quand
l'implacable figure s'est évanouie derrière un tournant
d'arbres, il s'est senti la conscience allégée...
— Tu laisseras cette nuit ma voiture à Aranotz, chez
Burugoïty, l'aubergiste, avec qui c'est entendu, dit
Arrochkoa. Car, tu comprends, moi, le coup fait,^ ma
sœur partie, je vous quitte . . . Nous avons du reste
une affaire avec les gens de Buruzabal, des chevaux
à passer en Espagne ce soir même, non loin d'Amez-
queta précisément, à vingt minutes de route à pied, et i
j'ai promis d'y être avant dix heures. . .
Qu'est-ce qu'ils feront, comment s'y prendront-ils
exactement? Ils ne le voient pas bien, les deux frères
alliés ; cela dépendra de la tournure des choses ; ils ont
différents projets, tous hardis et habiles, suivant les cas i
qui pourraient se présenter.
Deux places sont d'ailleurs retenues, l'une pour Ray-
mond et l'autre pour elle, à bord d'un grand paquebot
d'émigrants sur lequel déjà les bagages sont embarqués
et qui part demain soir de Bordeaux, emportant quel- 2
ques centaines de Basques aux Amériques. A cette
petite station d'Aranotz, où la voiture les déposera tous
deux, ils prendront le train pour Bayonne, à trois
heures du matin, et, à Bayonne ensuite, l'express d'Irun
à Bordeaux. Ce sera une fuite empressée, qui ne a
laissera pas à la petite fugitive le temps de penser, de
se ressaisir, dans son affolement, dans sa terreur, —
sans doute aussi dans son ivresse délicieusement mor-
telle. . .
Une robe, une mantille à Gracieuse sont là toutes 3
prêtes, au fond de la voiture, pour remplacer le béguin
et l'uniforme noir : des choses qu'elle portait autrefois.
Il8 RAMUNTCHO
avant sa prise de voilci et qu'Arrochkoa s'est procu-
rées dans les armoires de sa mère. Et Raymond songe
que ce sera peut-être réel tout à l'heure, qu'elle sera
peut-être là, à ses côtés, sur ce siège étroit, enveloppée
5 avec lui dans la même couverture de voyage, fuyant
au milieu de la nuit, pour lui appartenir ensuite, tout
aussitôt et pour jamais.
— Moi, je te dis qu'elle te suivra, répète son ami,
j'en suis sùrt Si elle hésite, eh bien, laisse-moi faire!
:o Si elle hésite, alors un peu de violence, ils y sont
résolus, oh ! très peu, rien que ce qu'il faudra, rien
que dénouer et écarter les mains des vieilles nonnes
tendues pour la retenir... Et puis, on l'emportera
jusqu'à la petite voiture.
15 Comment cela se passera-t-il, tout cela? Ils ne le
savent pas d'une façon précise encore, s'en rapportant
beaucoup à leur esprit de décision et d'à-propos, qui
les a tirés déjà de tant de passes dangereuses.' Mais
ce qu'ils savent bien, c'est qu'ils ne faibliront pas. Et
20 ils vont de l'avant" toujours, s'excitant l'un par l'autre;
on les dirait solidaires à présent jusqu'à la mort,
fermes et décidés comme deux bandits à l'heure où
il faut jouer la partie capitale. , .
Amezqueta, au dernier crépuscule. Ils arrêtent leur
25 voiture à un carrefour du village, devant la cidrerie.
Arrochkoa est impatient de monter à la maison des
sœurs, contrarié d'arriver si tard : il craint qu'on ne
leur ouvre plus, une fois la nuit tombée. Ramuntcho,
silencieux, se laisse faire,^ s'abandonne à lui.
30 C'est là-haut, à mi-côte; c'est cette maison isolée
qu'une croix surmonte et que l'on voit encore se dé-
tacher en blanc sur la masse plus foncée de la mon-
RAMUNTCHO 1 19
tagne. Ils recommandent que, sitôt le cheval un peu
reposé, on ramène la voiture toute prête, à un tournant
là-bas, pour les attendre. Puis, tous deux s'engagent
dans l'avenue d'arbres qui mène à ce couvent et où
l'épaisseur des feuillages de mai rend l'obscurité presque
nocturne. Sans rien se dire, sans faire de bruit avec
leurs semelles de cordes,' ils montent, l'allure souple
et facile; autour d'eux, les campagnes profondes s'im-
prègnent des immenses mélancolies de la nuit.
Arrochkoa frappe du doigt à la porte de la paisible i
maison :
— Je voudrais voir ma sceur, s'il vous plaît, de-
raande-t-il à une vieille nonne, qui entr'ouvre, éton-
née . , .
Avant qu'il ait fini de dire, un cri de joie s'envole i
du corridor obscur, et une religieuse, qu'on devine
toute jeune malgré l'enveloppement de son costume
dissimulateur, se précipite, lui prend les mains. Elle
l'a reconnu, lui, à sa voix, — mais a-t-elle deviné
l'autre qui se tient derrière et qui ne parle pas?. . . 2
La supérieure est accourue aussi, et, dans l'obscurité
de l'escalier, les fait monter tous au parloir^ du petit
couvent campagnard ; puis elle avance les chaises de
paille, et chacun s'assied, Arrochkoa près de sa sœur,
Raymond en face, — et ils sont l'un devant l'autre en- 2
fin, et un silence, plein de soubresauts d'âmes, plein de
fièvres, descend sur eux, . ,
Vraiment, voici que, dans ce lieu, on ne sait quelle
paix presque douce, et un peu tombale' aussi, enve-
loppe dès l'abord l'entrevue terrible; au fond des poi- 3
trines, les cœurs frappent à grands coups sourds, mais
les paroles d'amour ou de violence, les paroles meurent
130 RAMtJNTCMO
avant de passer les lèvres ... Et cette paix, de plus
en plus s'établit; il semble qu'un suaire blanc peu à
peu recouvre tout ici, pour calmer et éteindre.
Rien de bien particulier pourtant dans ce parloir si
5 humble: quatre murs absolument nus sous une
couche de chaux; un plafond de bois brut; un plan-
cher où l'on glisse, tant il est ciré soigneusement ;
sur une console, une Vierge de plâtre, déjà indis-
tincte, parmi toutes les blancheurs semblables de ces
lo fonds où le crépuscule de mai achève de mourir.
Et une fenêtre sans rideaux, ouverte sur les grands
horizons pyrénéens envahis par la nuit , . . Mais,
de cette pauvreté voulue, de cette simplicité blanche,
se dégage une notion d'im personnalité définitive, de
is renoncement sans retour; et l'irrémédiable des choses
accomplies commence de se manifester à l'esprit de
Ramuntcho, tout en lui apportant une sorte d'a-
paisement quand même, de subite et involontaire ré-
signation.
ïo Les deux contrebandiers, immobiles dans leurs
chaises, n'apparaissent plus guère qu'en silhouette, car-
rures larges sur tout ce blanc des murs, et, de leurs
traits perdus, à peine voit-on le noir plus intense des
moustaches et des yeux. Les deux religieuses, aux
25 contours unifiés par le voile, semblent déjà deux
spectres tout noirs . . .
— Attendez, sœur Ma rie- Angélique, — dit la supé-
rieure à la jeune fille transformée qui Jadis s'appelait
Gracieuse, — attendez, ma sœur, que j'allume une
30 lampe, qu'au moins vous puissiez voir sa figure, à
votre frère ! . . .
Elle sort, les laissant ensemble, et, de nouveau, le
RAMUNTCHO 121
■ silence tombe sur cet instant rare, peut-être unique,
impossible à ressaisir, ou ils sont seuls. . .
Elle revient avec une petite lampe, qui fait briller les
yeux des contrebandiers, — et, la voix gaie, l'air bon,
demande en regardant Ramuntcho:
— Et celui-là?. . . c'est un second frère, je parie?. . .
— Oh ! non, dit Arrochkoa, d'un ton singulier, c'est
mon ami seulement.
En effet, il n'est pas leur frère, ce Ramuntcho qui
se tient là, farouche et muet. . . El comme il ferait i
peur aux nonnes tranquilles, si elles savaient quel vent
de tourmente l'amène ! . . .
Le même silence retombe, lourd et inquiétant, entre
ces êtres qui, semble-t-il, devraient causer simplement
de choses simples; et la vieille supérieure le remarque, i
déjà s'en étonne. . . Mais les yeux vifs de Ramuntcho
s'immobilisent, se voilent comme par la fascination de
quelque invisible dompteur. Sous la dure enveloppe,
encore un peu haletante, de sa poitrine, le calme, le
calme imposé^ continue de pénétrer et de s'étendre. 2.
— Allons, causez, causez, mes enfants, des choses du
pays, des choses d'Etchézar, — dit la supérieure à Gra-
cieuse et à son frère. — Et tenez, nous allons vous
laisser seuls, si vous voulez, ajoute-t-elle, avec un signe
à Ramuntcho comme pour l'emmener. 2,
— Oh! non, proteste Arrochkoa, qu'il ne s'en aille
pas! . . . Non, ce n'est pas lui. . .qui nous empêche. . .
Et la petite nonne, si embéguinée à la manière du
moyen âge, baisse encore plus la tête pour se maintenir
les yeux cachés dans l'ombre de la coiffe austère. 31
La porte reste ouverte, la fenêtre reste ouverte; la
maison, les choses gardent leur air d'absolue confiance.
122 BAMUNTCHO
d'absolue sécurité, contre les violations et les sacri-
lèges. Maintenant deux autres sœurs, qui sont très
vieilles, dressent une petite table, mettent deux cou-
verts, apportent pour Arrochkoa et son ami un petit
5 souper, un pain, un fromage, des gâteaux, des raisins
bâtifs' de leur treille. En arrangeant ces choses, elles
ont une gaîté jeunette, un babil presque enfantin — et
tout cela détonne^ bien étrangement à côté de ces vio-
lences ardentes qui sont ici même, mais qui se taisent,
10 et qui se sentent refoulées, refoulées de plus en plus au
fond des âmes.
Et, malgré eux, les voici attablés, les deux contre-
bandiers, l'un devant l'autre, cédant aux instances et
mangeant distraitement les choses frugales, sur une
15 nappe a-ussi blanche que les murs. Leurs larges
épaules, habituées aux fardeaux, s'appuient aux dos-
siers des petites chaises et en font craquer les boiseries
frêles. Autour d'eux, vont et viennent les sœurs, tou-
jours avec ces bavardages discrets et ces rires puérils,
20 qui s'échappent, un peu étouffés, de dessous les béguins.
Seule, elle demeure muette et sans mouvement, la
sœur Marie-Angélique : debout après de son frère qui
est assis, elle pose la main sur son épaule puissante ; si
svelte à côté de lui, on dirait quelque sainte d'un
2S primitif tableau d'église. Ramuntcho sombre les ob-
serve tous deux ; il n'avait pas pu bien revoir encore
le visage de Gracieuse, tant la cornette l'encadre et le
dissimule sévèrement. Ils se ressemblent toujours, le
frère et la sœur; dans leurs yeux très longs, qui ce-
30 pendant ont pris des expressions plus que jamais diffé-
rentes, demeure quelque chose d'inexplicablement pa-
reil, persiste la même flamme, cette flamme, qui a
RAMUNTCHO I23
poussé l'un vers les aventures et la grande vie des
muscles, l'autre vers les rêves mystiques.
Et maintenant, pour la première fois, ils se con-
templent en face. Gracieuse et Ramuntcho; leurs pru-
nelles se sont rencontrées et fixées. Elle ne baisse plus
la tête devant lui ; mais c'est comme d'infiniment loin
qu'elle le regarde, c'est comme de derrière d'infran-
chissables brumes blanches, comme de l'autre rive de
l'abîme, de l'autre côté de la mort ; très doux pourtant,
son regard indique qu'elle est comme absente, repartie i
pour de tranquilles et inaccessibles ailleurs' ... Et c'est
Raymond à la fin qui, plus dompté encore, abaisse ses
yeux ardents devant les yeux vierges.
Elles continuent de babiller, les sœurs; elles vou-
draient les retenir tous deux à Amezqueta pour la nuit : i
le temps, disent-elles, est si noir, et la pluie menace. , .
M. le curé,^ qui est allé porter la communion à un ma-
lade dans la montagne, va revenir ; il a connu Arroch-
koa jadis, à Etchézar où il était vicaire ; il serait content
de lui donner une chambre, dans la cure, — et à son 2
ami aussi, bien entendu. . .
Mais non, Arrochkoa refuse, après un coup d'oeil
d'interrogation grave à Ramuntcho. Impossible de
coucher ici ; ils vont même s'en aller tout de suite, après
quelques minutes de dernière causerie, car on les attend 2
là-bas, pour des affaires, du côté de la frontière espa-
gnole. . .
Elle qui, d'abord, dans son grand trouble mortel,
n'avait pas osé parler, commence à questionner son
frère. Tantôt en basque, tantôt en français, elle 3
,' in forme de ceux qu'elle a pour jamais aban-
donnés :
..C..H
124 BAMUNTCHO
— Et la mère ? Toute seule à présent au logis, même
la nuit?
— Oh ! non, dit Arrochkoa ; il y a toujours la vieille
Catherine qui la garde, et j'ai exigé qu'elle couche à la
s maison.
— Oh! nous avons beau être loin,^ dit la petite
nonne, j'ai quelquefois de vos nouvelles tout de même.
Ainsi, le mois dernier, des gens d'ici avaient rencontré
au marché d'Hasparren des femmes de chez nous ;
lo c'est comme cela que j'ai appris. . .bien des choses. . .
A Pâques, tiens,' j'avais beaucoup espéré te voir; on
m'avait prévenue qu'il y aurait une grande partie de
paume à Erricalde, et que tu y viendrais jouer; alors
je m'étais dit que tu pousserais' peut-être jusqu'à moi,
is — et, pendant les deux jours de fête, j'ai regardé
bien souvent sur la route, par cette fenètre-là, si tu
arrivais
Et elle montre la fenêtre, ouverte de très haut sur
le noir de la campagne sauvage, — d'oii monte un im-
20 mense silence, avec de temps à autre des bruissements
printaniers, de petites musiques intermittentes de
grillons et de rainettes.
En l'entendant si tranquillement parler, Ramuntcho
se sent confondu devant ce renoncement à tout et à
2S tous; elle lui apparaît encore plus irrévocablement
changée,, lointaine . . . Pauvre petite nonne ! . . . Elle
s'appelait Gracieuse; à présent elle s'appelle sœur
Marie- Angélique, et elle n'a plus de famille ; imper-
sonnelle ici, dans cette maisonnette aux blanches mu-
30 railles, sans espérance terrestre et sans désir peut-
être, — autant dire' qu'elle est déjà partie pour les
régions du grand oubli de la mort. Et cependant.
voici qu'elle sourit, rassérénée maintenant tout à fait, et
qu'elle ne semble même pas souffrir.
Arrochkoa regarde Ramuntcho, l'interroge de son
œil perçant habitué à sonder les profondeurs noires, —
et, dompté lui-même par toute cette paix inattendue, il s
comprend bien que son camarade si hardi n'ose plus,
que tous les projets chancellent, que tout retombe inutile
et inerte devant l'invisible mur dont sa sœur est en-
tourée. Par moments, pressé d'en finir d'une façon ou
d'une autre, pressé de briser ce charme ou bien de s'y to
soumettre et de fuir devant lui, il tire sa montre, dit
qu'il est temps de s'en aller, à cause des camarades qui
vont attendre là-bas... Les sœurs devinent bien qui
sont ces camarades et pourquoi ils attendent, mais elles
ne s'en émeuvent point: Basques elles-mêmes, filles et 15
petites- filles de Basques, elles ont du sang contreban-
dier dans les veines et considèrent avec indulgence ces
sortes dé choses. . .
Enfin, pour la première fois. Gracieuse prononce le
nom de Ramuntcho ; n'osant pas, tout de même, s'adres- 20
ser directement à lui, elle demande à son frère, avec
un sourire bien calme:
Alors il est avec toi, Ramuntcho, à présent? Il est
fixé au pays, vous travailler ensemble?
Un silence encore, et Arrochkoa regarde Raymond 23
pour qu'il réponde.
— Non, dit celui-ci, d'une voix lente et sombre,
non. . . moi, je pars demain pour les Amériques. . .
Chaque mot de cette réponse, scandé durement, est
comme un son de trouble et de défi au milieu de cette 30
sérénité étrange. Elle s'appuie plus fort à l'épaule de
son frère, la petite nonne, et Ramuntcho, conscient du
126 RAMUNTCHO
coup profond qu'il vient de porter, la regarde et l'en-
veloppe de ses yeux tentateurs, repris d'audace. Alors,
pendant une indécise minute, il semble que le petit
couvent a tremblé ; il semble que les puissances blanches
5 de l'air reculent, se dissipent comme de tristes fumées
. irréelles devant ce jeune dominateur, venu ici pour
jeter l'appel triomphant de la vie. Et le silence qui
suit est le plus lourd de tous ceux qui ont entrecoupé
déjà cette sorte de drame joué à demi-mot,' joué pres-
lo que sans paroles. . .
Enfin, la sœur Marie-Angélique parle, et parle à
Ramuntcho lui-même. Vraiment on ne dirait plus que
son cœur vient de se déchirer une suprême fois à
l'annonce de ce départ. D'une voix qui peu à peu
15 s'affermit dans la douceur, elle dit des choses toutes
simples, comme à un ami quelconque.
— Ah! oui. . .l'oncle Ignacio, n'est-ce pas?. . . J'a-
vais toujours pensé que vous finiriez par aller le re-
joindre là-bas . . , Nous prierons toutes la sainte Vierge
3o pour qu'elle vous accompagne dans votre voyage...
Et c'est le contrebandier qui de nouveau baisse la
tête, sentant bien que tout est fini, qu'elle est perdue
pour jamais, la petite compagne de son enfance; qu'on
l'a ensevelie dans un inviolable linceul . . . Les paroles
^ d'amour et de tentation qu'il avait pensé dire, les projets
qu'il roulait depuis des mois dans sa tête, tout cela lui
parait insensé, sacrilège, inexécutables choses, bravades
d'enfant... Arrochkoa, qui attentivement le regarde,
subit d'ailleurs les mêmes envoûtements irrésistibles et
30 légers ; ils se comprennent et, l'im à l'autre, sans paroles,
ils s'avouent qu'il n'y a rien à faire, qu'ils n'oseront
jamais. . .
RAMUNTCHO I27
Pourtant une angoisse encore humaine passe dans les •
yeux de la sœur Marie- Angélique quand Arrochkoa se
lève pour le définitif départ: elle prie, d'une voix
changée, qu'on reste un instant de plus. Et Ramuntcho
tout à coup a envie de se jeter à genoux devant elle;
la tête contre le bas de son voile, de sangloter toutes
les larmes qui l'étouffent; de lui demander grâce, de
demander grâce aussi à cette supérieure qui a l'air si
doux ; de leur dire à toutes que cette fiancée de son
enfance était son espoir, son courage, sa vie, et qu'il i
faut bien avoir un peu pitié, qu'il faut la lui rendre,
parce que, sans elle, il n'y a plus rien. . . Tout ce que
son cœur, à lui, contient d'infiniment bon, s'exalte à
présent dans un immense besoin d'implorer, dans un
élan de suppliante prière et aussi de confiance en la i
bonté, en la pitié des autres . . .
Et qui sait, mon Dieu, s'il avait osé la formuler,
cette grande prière de tendresse pure, qui sait tout ce
qu'il aurait éveillé de bon aussi, et de tendre et d'humain
chez les pauvres filles au voile noir?. . . Et peut-être 2
Gracieuse aurait encore pu lui être rendue, sans enlève-
ment, sans tromperies, presque excusée par ses com-
pagnes de cloître. Ou tout au moins, si c'était im-
possible, lui aurait-elle fait de longs adieux, consolants,
adoucis par un baiser d'immatériel amour... 2
Mais, non, il reste là muet sur sa chaise. Même cela,
même cette prière, il ne peut pas la dire. Et c'est l'heure
de s'en aller, décidément. Arrochkoa est debout, agité,
l'appelant d'un signe de tête impérieux. Alors il re-
dresse aussi sa taille fière et reprend son béret, pour 3.
le suivre. Ils remercient du petit souper qu'on leur a
donné et ils disent bonsoir à demi-voix comme des
128 RAMUNTCHO
• timides. En somme, pendant toute leur visite ils ont
été très corrects, très respectueux, presque craintifs,
les deux superbes. Et, comme si l'espoir ne venait pas
de se briser, comme si l'un d'eux ne laissait pas derrière
s lui sa vie, les voilà qui descendent tranquillement
l'escalier propret, entre les blanches murailles, tandis
que les bonnes sœurs les éclairent avec leur petite
lampe.
— Venez, sceur M a rie- Angélique, propose gaîment
lo la supérieure, de sa grêle voix enfantine. Nous allons
toutes deux les reconduire jusqu'en bas'... jusqu'au
bout de notre avenue, vous savez, au tournant du
village. . .
Est-elle quelque vieille fée sûre de son pouvoir, ou
15 bien une simple et une inconsciente, qui joue sans s'en
douter avec le grand feu dévorateur?. . . C'était fini ;
le déchirement,^ accompli; l'adieu, accepté; la lutte,
étouffée, — et à présent les voilà, ces deux qui s'ado-
raient, cheminant côte à côte, dehors, dans la nuit tiède
20 de printemps ! . . .
Ils marchent à petits pas, à travers cette obscurité
exquise, comme par un silencieux accord pour faire
plus longtemps durer le sentier d'ombre, muets l'un
et l'autre. Arrochkoa et la supérieure les suivent de
as tout près, sur leurs talons, sans se parler non plus ;
religieuses avec leurs sandales, contrebandiers avec
leurs semelles de cordes, ils vont à travers ces ténèbres
douces sans faire plus de bruit que des fantômes, et
leur petit cortège, lent et étrange, descend vers la voi-
30 ture dans un silence de funérailles.
Cependant, sans s'être parlé, ils arrivent, à ce tour-
nant de chemin où il faut se dire l'adieu éternel. La
RAMUNTCHO I29
voiture est bien ]à, tenue par un petit garçon; la lan-
terne est allumée et le cheval impatient. La supérieure
s'arrête: c'est, paraît-il, le terme dernier de la dernière
promenade qu'ils feront l'un près de l'autre en ce
monde, — et elle se sent le pouvoir, cette vieille nonne,
d'en décider ainsi sans appel. De sa même petite voix
fluette, presque enjouée, elle dit:
■ — Allons, ma sœur, faites-leur vos adieux.
Et elle dit cela avec l'assurance d'une Parque dont les
décrets de mort ne sont pas discutables. i
En effet, personne ne tente de résister à son ordre
impassiblement donné. Il est vaincu, le rebelle Ra-
muntcho, oh ! bien vaincu par les tranquilles puissances
blanches ; tout frissonnant encore du sourd combat qui
vient de finir en lui, il baisse la tête, sans volonté main- i
tenant et presque sans pensée, comme sous l'influence de
quelque maléfice endormeur, . ,
« Allons, ma sœur, faites-leur vos adieux,» a-t-elle
dit, la vieille Parque tranquille. Puis, voyant que Gra-
cieuse se borne à prendre la main d'Arrochkoa, elle 2
ajoute :
— Eh bien, vous n'embrassez pas votre frère?...
Sans doute, la petite sœur Marie- Angélique ne de-
mandait que cela, l'embrasser de tout son cœur, de
toute son âme ; l'étreindre, ce frère ; se serrer sur son 2
épaule et y chercher protection, à cette heure de sacri-
fice surhumain, où il faut laisser partir le bien-aimé
sans même un mot d'amour. . . Et pourtant son baiser
a je ne sais quoi d'épouvanté, de tout de suite retenu:
baiser de religieuse, un peu pareil à un baiser de 3
morte ... A présent, quand le reverra-t-elle, ce frère,
qui cependant ne va pas quitter le pays basque, lui?
130 ïLAMUNTCHO
quand aura-t-elle seulement des nouvelles de la mère,
de la maison, du village, par quelque passant qui s'arrê-
tera ici, venant d'Etchézar?. . .
A Ramuntcho, elle n'ose même pas tendre sa petite
s main froide, qui retombe le long de sa robe, sur les
grains du rosaire.
— Nous prierons, lui dît-elle encore, pour que la
Sainte Vierge vous protège dans votre long voyage. . .
... Et maintenant elles s'en vont : lentement elles
10 s'en retournent, comme des ombres silencieuses, vers
l'humble couvent que la croix protège. Et les deux
domptés, immobiles sur place, regardent s'éloigner,
dans l'avenue obscure, leurs voiles plus noirs que la
nuit des arbres,
15 Les deux hommes n'ont même pas échangé un mot
sur leur entreprise abandonnée, sur la cause mal définie
qui a mis pour la première fois leur courage en défaut ;
ils éprouvent, l'un vis-à-vis de l'autre, presque une
honte de leur subite et insurmontable timidité.
3o Un instant leurs têtes fières étaient restées tournées
vers les nonnes lentement fuyantes ; à présent ils se
regardent à travers la nuit.
Ils vont se séparer, et probablement pour tou-
jours : Arrochkoa remet à son ami les guides de
.-5 la petite voiture que, suivant sa promesse, il lui prête:
— Allons, mon pauvre Ramuntcho t . . . dit-il sur le
ton d'une commisération à peine affectueuse.
Et la fin inexprimée de sa phrase signifie claire-
ment : « Va-t'en, puisque tu as manqué ton coup ;' et
30 moi, tu sais, il est l'heure où les camarades m'at-
tendent. . .»
Raymond, lui, allait de tout son cœur l'embrasser
RAMUNTCHO I3I
pour le grand adieu, — et, dans cette étreinte avec le
frère de la bien aimée, il aurait pleuré sans doute de
bonnes larmes chaudes qui, pour un moment au moins,
l'auraient un peu guéri.
Mais non, Arrochkoa est redevenu l'Arrochkoa des
mauvais jours, le beau joueur sans âme, que les choses
de hardiesse intéressent seules. Distraitement, il touche
la main de Ramuntcho:
— Eh bien donc, au revoir ! . , . Bonne chance
là-bas ! . . . I
Et, de son pas silencieux, il s'en va retrouver les
contrebandiers, vers la frontière, dans l'obscurité pro-
pice.
Alors Raymond, seul au monde à présent, enlève
d'un coup de fouet le petit cheval montagnard, qui file i
avec son bruit léger de clochettes. . . Ce train qui doit
passer à Aranotz, ce paquebot qui va partir de Bor-
deaux ... un instinct le pousse encore à ne pas les man-
quer. Machinalement il se hâte, sans plus savoir pour-
quoi, comme un corps sans âme qui continuerait d'obéir 2
à une impulsion ancienne, et, très vite, lui qui pour-
tant est sans but et sans espérance au monde, il s'en-
fonce dans la campagne sauvage, dans l'épaisseur des
bois, dans tout ce noir profond de la nuit de mai que
les nonnes, de leur haute fenêtre, voient alentour. . . 2
Pour lui, c'est fini du pays, fini à jamais; fini des
rêves délicieux et doux de ses premières années. Il est
une plante déracinée du cher sol basque, et qu'un souffle
d'aventure emporte ailleurs.
Au cou du cheval, gaîment les clochettes sonnent, j
dans le silence des bois endormis ; la lueur de la lan-
terne, qui court empressée, montre au fuyard triste des
132 BAMUNTCHO
dessous de branches, de fraîches verdures de chênes;
au bord du chemin, les fleurs de France; de loin en
loin, les murs d'un hameau familier, d'une vieille église,
— toutes les choses qu'il ne reverra jamais, si ce
5 n'est peut-être dans une douteuse et très lointaine
vieillesse. . .
En avant de sa route, il y a les Amériques, l'exil sans
retour probable, l'immense nouveau plein de surprises
et abordé maintenant sans courage: toute une vie en-
core très longue, sans doute, pendant laquelle son âme
arrachée d'ici devra souffrir et se durcir là-bas; sa
vigueur, se dépenser et s'épuiser qui sait oij, dans des
best^nes, dans des luttes inconnues
Là-haut, dans leur petit couvent, dans leur petit sé-
5 pulcre aux murailles si blanches, les nonnes tranquillefi
récitent leurs prières du soir. . .
cru.r, ave, spes unica!^ . . .
o;,GoogIc
NOTES
o;,GoogIc
o;,GoogIc
NOTES
Page 1. — I. Ramnntcho (pronounced Rah-moBn-ischS), a
Basque diminutive form of Raymond or Ramon. Throughout the
book Loti seems ta hâve spelt according to French rules the
proper names he heard pronounced in the Basque country,
the pronunciation of wbich is mostly in accordance with Spanish
rules; thus accoiding to Spanish pronunciation tbe ' of Ramunt-
cho ought to be omitted, Itchoua should be sp«lC Ichua, and
Gatchutcha, Gackucha.
2. la hante mer, the open sea.
3. l'Adonr, la Nirelle, la Bidaasoa, three small rivers of
soulhem France which empty into the Bay of Biscay. The last
named rises in Spain and forms part of the boundary between
France and Spain.
4. froiâies, fM/i'i/(by autumn).
5. \aat«9 àa, covered viit/i.
6. la mer de Biscaye ia a vast bay or guif of the Atlantic,
extending between Uuessant Island, on Ihe western coast of
France, and Cape Ortegal on the northern coast of Spain.
Pag« 2. — I ■ espadiilles, cloth shoes with coid soles ; cf , page
2. lointains, distanl horizons,
3. tièa eatompéa, very muck dimmtd; estomper means to
"stump," i.e., rub down the pencil or crayon lines of a drawing, to
produce shading.
4. angoissante, depressing.
5. finir, i.e., kilt.
6. milltnairea, miUenmums ; theusands of years.
7. jMuqne; the three Basque Spanish provinces are; Biacay,
Guipuzcoa (Gee-peoth-coah\ and Alava (Ak-lah-vaK), and the
133 - 0--
French Basque country ia comprised in the department Bassts-
Pytinéet.
Page S. — I . cris de poulie louillée, their cries, like those of
ouT gulls, resembled the noise made by rusly blocics (pulieys).
Page 4- — I. btret, a flat cap, peculiar to Basque peasants,
2. Etchézai; pronounce Ett-shay-lhar, with stress on the last
syllable.
3. atrinm, the vestibule in a Roman liouae.
Psge 5> — I. Fianchita; pronounce Frahn-tshei-tak, stress
on the penult.
2. renfermés, hère, uncommunicative.
3. peinte à la chaux, inhiteviashed.
4. images de piemière commanion, in the Rotnan Catholic
Church, a picture representing the ceremony of ihe "Last Suppet"
is uaually given to chiidren in remembiance of the day when they
first partookof the sacrament.
5. la Vierge du Pilai, a famoua statue of the Virgin Mary in
Saragossa. The Virgin Mary is aaid to hâve appeared upon a
marble pillar to Santiago (St. James, the pation saint of Spain) as
he passed thiough Saiagossa. This pîUar is one of the most
venerated objects \a Spain. It is preserved in the Metropolitan
Church of the Pillar, making it a famous place for pilgrimage. —
Vierge des angoissée, " Our Zo^ ^ M^ seuen Scrrcws." — rotneanx
bénits, Ihe bUssed paltfi branches, that are given to the worshippers
on Palm Sunday.
6. yo'iAnti, paper lambrequins, liL, "flounces."
7. toréador, buU-fighitr.
S. nne impression de chez soi, a komey feiUng.
Page 6. — 1- AiTOcbfeoa {Ar-rotsh-kiMiK), z. Florentino, 3.
Iragola, 4. Itcbona (It-shev-ak); accent each of the foregoing on
the penult.
S- réflexion faite, "on reflectton," a/ter ail; note absolute
Page 7. — I. carabinier, carabinier (Spaniah carabine
Spanish soldiers keeping guard on the French frontier.
ï. en plein Teat, in tht optn air.
p. 8-131 NOTES 135
3. joueur de pelote, bail ptaytr. The game is described in
détail laler on (page 35) in the sto(y.
4. fafona, customi.
5. quand même, ail the same; any leay.
6. tout . . . qu'il allait être, although he was going to be.
Page 8. — I. prise, past participle of prendre; hère, in love,
2. se déprendie, cf, with preceding note; trans., to /orget,
change ker sentiments.
3. envers et contre, in spite of and against.
4. en jonchée, strnvn ; note use of noun.
5. an conp de sifflet d'appel, a waming whistle.
6. le, notice use of definite aiticle instead of possessive form.
Page 9. — I. José-Maria Gorostéguy, pronounce Nosay,
Mah-ree-ah Gorostayges,
I. a.u pa.s de course, running, or on a run,
3. faisait grand cas de, cared very much for, thought very
much of.
4. Pater, the first word of tbe Lord's Prayer in the Latin
Page 10. — 1. Fontarabie, Fonlarabia, a city of Spain on the
Bidassoa (cf. page 1, note 3), famous for its numerous Gothic
buildings.
î. sons la barbe, under the nose.
Page 11. — r. une cloche de l'extrême matin, a first moming
bell; the angélus, or a bell for eaily mass. At this time it was
announcing AU Saints' Day.
2. partie de pelote, bail game, cf. page 7, noie 3.
3. la place de l'église, the pubirc square before the church.
4. matin vierge, pure, early morning.
Pajre 12. — I. au sortir des grisailles, as they emergedfrom
the grey baekground.
2. par à-coups légers, in slighljerks.
3. à l'étalé de basse mer, i« the slading Iojb tide.
P»ye 13. — I. à toute volée, afullfeal.
2. de côté, .. one side (0/ his Aead). ^-^^^^^|^.
Ijô
4. seotaient, hère, recallid.
Pa^C 14. — I. ors, translate as if singular
2. tonrmentjes, strained and preUntîBUS.
3. peintes à la chaos blancbe, cf. page 5, not
. langue euskarienne,
unknown, as the Basque language
witb any other known language. Il
been used ail ovei the Peninsula; i
d-eois-kak-rfe-Snn.
5. théorie, hère, procession, line.
The origtn of the word is
eems to hâve no connection
remote âges it seems to hâve
is probably to be pronounced
Page 16.— I. 1
ïhich is used only ii
masculine form of the noun
n with religious services.
2. Ite missa est! go, the mais is ovtr! The last woids uttered
by the priest before reading part of the firsl chapter of John's
Gospel which always concludes the mass.
3. chantsases des granda chemins, strcct singers.
4. séguidille, a song sometimes accompanied by dancing
(Spanish Seguidîlla).
Paje 17. — 1. la fine flenr, Me cnam.
2. camps, hère, teams.
Fag% 18. — I. cette, note the disdainful use of the de-
z. Bonne-Hèie, the Mother Superior 1
3. capotes de TOitnre, carriage tops.
4. à couvert, sheltered, hidden.
5. place, see page 11, Une II.
Fa^ 19. — 1. cidrerie, aJcind of a
Page 20. — I. nivelle, cf. page i, note 3.
ï. %\a \k àviKat, in tke front part.
3. an complet, complets; note adjectival use of noun in connec-
tion with descriptive préposition à.
4. c'est à la vie à la mort entre eux tona, they stand by ea<h
ctherin lift and dtath.
5. irraisonnée, thotigkikss.
P, 21-311 NOTES 137
Page SI. — I. mystihcatiatLa ie, tricii flayed en.
z. détonne un peu, ij- lomewkat eut of place.
3. état civil, on Ike town regislir.
4. Jeu de paume, ci. partie de pelote, page m, note z.
5. Appréhendé an COipe, arrested.
Page 22. — 1. crac! an onomatopœia describing a Ihrusl of a
2. Dame, of course, ot v)ky.' ftom the Latin Dominus, " a Lord."
3. carabinero, cf. page 7. noie t.
4. par exemple t ne,iadied!
Page 33. — i- mécontent de ses effets, dissaiis/ied wUh the
impression (ke iad produeed).
Fftgre 21. — I. bien piiae, weil fitted.
2. aux Amériques, the Spanish speaking countriea in South
3. scabieuse, scaàioui,a small blue flower, "Devils-bit."
Page 2S. — 1. felotaiis, àail p/ayiri.
z. chantet les coupa, to call eut tht peints.
3. d'athlètes, note adjectival use of noun.
Page 26. — I. moulé sous itn léger maillot de fil, plainly
Butlinedby the tight elasefiOing linen garment; hère maillot refers
to something lïke a "sweater," it is a gênerai name for ail kinds of
" tights."
z. à tour de bras, with ail the player's might.
3. se délient, become limbered.
4. camps, cf. page 17. note :.
Pagre 27. — i. but, a local désignation for the team that,
after drawing lots, were the first to play at the beginning of the
game. — ref il, the other team.
2. Les paris en avant) go ahead with your bets I
3. coup ds fouet, the Sound like the snapping ef a whip.
Page 29. — 1. crânement, in a swaggering manner.
Page 30. — 1. orchestre de cuivre, brass band.
Page SI. — I. des, emphasizes the following vingt, trente;
trans., even as much as. ...,,_....
130 NOTES [P. ffii-38
z. Ignacio, pronounce eeg-nah-thee-e. — Bidegaioa, pronounce
Bee-day-gah -ee-nah.
Page 82.— 1. ça allait de soi, /( idûJ a maUer ef loursc; il
iBinI withoul laying.
2. quand même, cf. page 7, note 5.
Pa^ 33. — I. GuipnzGOaD, an inhabitant of Guipuzcoa, one
of Ihe Spanish Basque Provinces. Cf. page 2, note 7.
î. Basqne = Cuipuzeoan.
3. je m'en flCbe! / do noi tare anything abeut il; a slang
expression.
4. voir du paya, c'est roonaffaUe, te li-avel, Ihat suils me.
5. GatcllDtclia, a Basque dimîniitive of Gracieuse ; pronounce
GaU-ihoBt-ihah, with stress on the penull.
P«g« 86. — :- chapelet, hère, slring.
z. Biarritz, Saint-Jean-de-Luz, two Krench towns tn the De-
partment of Basses-I'yrënëes. the first of which îs situated on
the Bay of Biscay and is a famous summer resort.
3. les paroles feimes échangées, Ikt tngagfmeni made.
Page 86. — 1. Zitzany, pronounce theit-ihart' a.
z. tournent bride, go baek.
3. fenêtre à meneau, ("with a inul]ion"),a window with cross-
wîse perpendicular and horizontal bars séparât ing the glass.
Gothic Windows are often so ealled.
4. angélns, the first word of a prayer tn honor of the Virgin
Mary, and said tnoming, noon and evening at sound of the bell.
5. se serre, here.^nfioj heavy.
6. la, notice his use of the article.
7. TOUS Êtes joliment d'accord tons denzl yett hâve a thoreugh
undersianding with each etket.
Pa^ 87.— I. (a me « très bienl thatpleaseï mi very much.
2. un coup de main, a hetping kand.
3. TOili, hère, that is ail.
Page 8S. — I . tempêté, hère, scolded.
2. elles ne sont pas trop bien ensemble, they do not get along
Paye 89. — i. la sentir, hère, àtar ker.
2. que veiuc-tn, hère, J cannai help il; lit., "what would you."
Fo^ 40. — I. mmztva, MeAammtdan pries!.
2. Je oe snis pas sans me demander, va, I ean't help nandei
ing.Ican'I.
3. pai exemple, bere, indeed.
4. changea sa veste d'épaule, the coat was generally hung ove
the shoutder and not worn; cf. page 54, Une S.
F*^ 41. — K à l'heure TOulne, ^(/;4^ a/^riinfcrf Ami.
î. à pas de lonp, laith ileaithy Iread.
3. feux, hère, tights (of lighthouses).
4. déchaîné, mild; ilermy.
5. bateau de ronde, /afrpi'iea/.
Fa^ 48. — I. d'nn tonr pas tiop solide, tutth a ieme knot
(of the Une).
Page 41- — ■- il »']' O ^ P'i^ ^B fond, tiiere is no longer any
bottom; he can no longer reach the bottom.
3. coûte qne coûte, come what may.
Pag'e 45. — 1. bruiasantes, hère, throbbing.
2. arme ton aviron, ^et j-cHr oar i-eai/t'.
Paye 46. — 1. à force de rames, asfast as possible.
2. à outrance, viHh ail Us might.
Vmgc 47. — 1. mordant, hère, shrillntss.
2. irriatzina, pronounce eer-reent-lhet-nah.
3. un GOnp de filet heureux, a lucky calck.
4. donnent de la voix, shout.
Pa^ 48. — I. la Saint-Sylvestre, rtij^^e/'^'"'"*"'-
2. mauvaise, hère, reugh.
Page 49. — I. commission, hère, message.
2. Rosario, one of the principal cities of the Argentine
Republic, lies north of Buenos Ayres on the Parana river, There
is a small town by the same name in Uruguay, but it is inland.
140 NOTES [P. 60-60
3. peut avoii dans les diz-hnit ans, may be aboul lightecn years
old.
Page 50> — I. il maïqiiait bien encore, ke still lookid hearty.
i. k wa &\»b, ■welt 0//.
3. par exemple, hère, however.
4. la glande aTtintUle, in English idiom the article is not used,
and the noun is plural.
P»ye 61. — I. en, hère, leith.
2. des nuits de la Saint-Sylvestre, cf. page 48, note 1.
Pagw 52. — I . de pleine terre, in tht ground; an expression
used in contrast ■viit.h./Uurs de pot, "potted plants."
Pare 63> — i- beaoite, a woman iutrusted wilh the caie of a
Pagre 5S. — I. Hais, why.
2. se délier les bras, cf. page 26, note 3.
3. pimées, almBsl dying ■aith laughtcr; lit., "fainted."
Pag'e 56. — i. de U Giznne, over Mount Cicune, a peak in
the Pyrénées and on the Spanish boundary line.
2. Alphonse Xin, the présent king of Spajn, was bom in 1886.
3. tnw, sckeme.
4. pièces de billon, coppcr coins; pinnies.
j. Landes, a Department of southem France not far fiom the
Spanish boundary.
6. A eux deux, logiiher; note idiom.
Pag'« 67. — I- s'en donnaient de rire, /aa^4itifw»y ^"^'*'6''
Paf« 68. — I. mais, hère, wrt'-
Pa^ 59. — I. angélus de midi, cf. page 36, note 4.
2. Bayonne, Burguetta, the former a seaport in the extrême
Southwest of France; the laller a northern Spanish lown {Burguele).
Pa^ 60. — 1. compartiments, atrapartminls, i.e., of the cars,
European cars being divided up into compartments enlered on
either side of the car.
2. nayarraise, of Navarre. This province, in which Burguete
lies, is divided into two parts; that on the south side of. the
Pyicnees belongs to Spain, Ihat on the north side was annexed to
France în 15B9 when Heniy IV. aacended the throne.
3. à pleine gorge, at tke top of their veicts.
Page 61.— I. oai At txûvti, musi katieatrived.
Page 63. — i. bien, emphatic, "what can ttiey be saying."
2. Mon Dieu, hère, why.
3. en aonidine, in a low voue; lit., like st violln wilh a
"route" on.
Pa^ 6S., — I. tiaSifVery early.
Page 64.— I. pmaiaeB=/iaac/es.
2. donnait de U toIjc, cf. page 47, noie 4.
3. a.ox champs, a laluU, a spécial flourish of tnimpets played
only at religious cérémonies.
4. an plus ardent de U partie,/» the mest exciting pari ef the
game.
Pa^ 66> — I. \xt\a\(!&, UHtTBdden.
2. Qnand venait i passer, ^ken thty kappened to pass; of
course the reat subject ia legit.
Paye 67. — I- à même les arbres, 0// /rfe w^iy /r«j.
z. mai, in the Roman Caiholic church the montb of May is
devoted lo the Virgin Mary.
Pa^ 69. — I. chuchotements en sourdine, low 'wkisperir$g;
cf, page 6!, note 3.
2. l'Dieille au gnet, listening intensily.
Page 70. — I. paroisse, hère, i^^nr-irj.
î. pUce, cf. page II, note 3.
Page 71. — I. jamais mise, nfKfr lin.
2. le mois de Marie — May, see page 67, note 2,
3. grandes de leur classe, ichoolgirls of their apper dais.
Page 72. — 1. Il lui tardait que . . ., et d'être . . ., she longed
for . . ., and ts be . . .
Page 78. — 1. leurs têtes tournant v.'a^'a, somewkat excited.
2. son temps de soldat, siming kit Urm ai a loldier.
142 NOTES [P. 74-87
Fs^ Ti. — 1. de les faiie, ces démaiches-là, ta taie liai sup.
Pa^ 76. — I. le sort eo était jeté, tke du was cast.
Page 77. — i. derancer l'appel, anticipait tht Uvy, i.e., to
begin serving one's term in the army before being drafted.
2. la Saint-Jean, the Z4lh of June; in certain parts of
■outhem France and Spain theie is an old custom of building
bonfirea on that date.
Page 78.— I. la c6te Cantabrique, the Spaaish coasi; the
Cantabres mountaina aie a pari of the Spanish Pyrénées.
Paye 79. — i- par exemple, kmatver; cf. page 50, noie 3,
also page 40. note 3.
z. BOD droit de fille majeure; according ta the French civil
code, a girl can marry without her parenla' consent when she is
twenty-one, but not before.
Fag« 80. — I. le recnl des durées, freely, £i^ ramiWjf/w/M» ;
the Word recul means "recoil" (of a gun).
2. anz attentes, note use of plural.
Page 81. — I. temps, >^r70r/; tpech.
Page 82. — 1. en partance, a naval expression; lit., "ready
Page 88. — i. enlève, hère, -whip up.
2. se campait, planied hersilf.
3. de gnene lasse, in deiperatien.
Page 81. — I- lenr tutoiement de l'école des sœurs, the
familiar /orm 0/ address -aihick they used in the Sisltri' schaol.
2. que si, Ihat shi lailL
3. tiens, do.
Page 86. — i- faisait aea premières armes, laas mating his
first campaign.
Page 87. — I. Bl^Ut-Faya, ufiper tountry.
2. Gascogne, Gascony, an old province of France near the
Spanish f routier.
3. la médaills militaire, a medal given to soldiers for gallantry
on the battlefield.
1*.88-1«)) NOTES 143
Page 88. — I. Iran, a Spaniah town on the Bidassoa.
2. II y sTsit fête de soleil, ce joni-Ii, i.e., it was a bright sunny
3. s'enleraient . . . sur, (rasé) viere euliined against. — libre,
hère, cloudUss.
Paye 90.— I. indéciaion grise, "gray uncertainty," le., twi-
lighl.
Pa^ 01. — I. amveTte, BIU//M.
1. benoîte, see page 53, note i.
3. BnfillI . . ., weii . . ., hère expresses doubt (about the doctor
and medicines).
4. Ramuntchito, note the endearing diminutive ile.
Pigti 94. — I. TOilée, lit., "veQed"; tiaaa., now a nun.
X. a^ioniées, lea/iess ; lit., "open."
Pa^e 96. ~ i. t« I cf, page 40, note ï.
î. endmcie, hard-heartid.
3. sont ponr rappeler, are just tki things to recall; or cannot
help recall ing.
4. elle en tenait fortement pour toi, the was very muih i« lovt
TBith you.
5. Ce qne je m'en ficherais, cf. page 33, noie 3.
6. qu'elle jette son froc aux orties 1 freely, (/ she lums her back
on the convint; "to throw one's cowl lo Ihe neltles" is said of a
monk who renounces his profession.
Paye 96. — i. Navarre, cf. page 60, note 3.
2. par exemple, connecl with changé and translate at ail; also
compare with différent meanîngs of aame expression: pages 79,
note I, and 40, note 3.
Page 97. — i. on va, notice unusual use of the indefinite
pronoun; tae arc geing.
2. Mon Dieu, cf. page 62, note z,
3. on lui fit fête, ihty kcartily ■uichomed him.
Pa^ 100. — I- ses cheveux blancs encore nouveaux, ker
haïr only laUly turnid ivhiu.
Pa^ lOlp — 1. la grande ÉpouTante, the fear of death is
hère, as it were, personified ; thi grcat Dread.
Fftge 102. — t. en sonidine, cf. page 62, note 3.
Page 108p — I. entreprise de tvitttVtrt, smuggling expédition.
i. manœuvres loncheB, ("squinting") underhanded business.
Page 101.— I. coutumière des maniges et du cachotteries
nocturnes, accustomed I0 tnyileriaus noctumal manœuvrings ; note
plural fonn.
z. passages de cbèvre, hard patks; Ht., "goat paths."
Fa^ 105.— I. pont de singe en forêt; cf. with preceding
Page 100. — I. flOC, flOC, note the onomatopceia.
z. rotombje, an architectural expression; heie, overhanging.
Page 107. — 1- jarrets, hère, legs.
z. irrégoliei, nbel.
Page 108. — I. kilo, a little over iwo pounds.
2. sans coup de fen, viilhaul a shal (on eiiher side).
Page 109. — I. la Keine Régente, the mother of the Spanish
king was, at the tiine thU novel was written, the queen régent.
Page 111. — I. à la barbe; cf. page 10, note 2.
Page 112. — I. le niban des braves, cf. page 87, note 3.
z. promeneurs, hère, teurists.
3. les fonds, nooki and corners.
4. Maures ; the Moois occupied Spain and the Basque cauntry
ftom 1091 to 1492.
Page 113. — I. faisaient longuement les cent ^aa,walked ufi
and dmon/or a long timc.
2. brusquer, lo hasten, msh.
Page 114. — I. après avoir Hit ce cawp, a/ler daing t&is /od.
Page 115. — I. elles ne vont plus, les affaires, our business
has no longer been good.
2. quand an« fois leur nez s'est fonrté chez vous, luhen they
hâve once begun to look înlo yout life.
p. 116-182) NOTES ■ 145
j, avec du biea an soleil, viith real estaU.
Pag« 11& — I. anr le retour de l'flge, on tke downward slope
o/lift.
l'âge 117. — I. le coup fait, cf. page 114, note I.
l'oge 118. — I, pasaea dangerenaea, dangtmus or ttying cir-
2. ils vont de l'avant, /^O'.fi' n^foi/.
3. ae lalsae faire, ffiets uf the control.
Pa^ 119. — I. semelles de cordes, cf. page î, note 1.
2. parloir, a word exclusively used in connection with ïchools
3. tombale, sipulckral; dtatilite.
Page ISl.— i- imposé, supply : "by the surroundingB."
Paye 122. - i. lUlUfs, tariy.
2. détonne, cf. page î\, noie 2.
Page 128. — i. alllenra, note substantival use of adverb.
3. n. le curé, ihe village priest.
Page 124. — I. nous avons beau être loin, we may be far
away.
•2. tiens, here,^au knmo.
3. ta ponsaeraia, yeu would keep on.
4. autant dire, «ne might say.
Page 126. — r. \^'a.\.-XM>\.,v>ithbuta/ea>viordt.
Page 128. — 1. jusqu'en baa, ta Ikefoot cf Iht stairvmy.
2. le décbiiemsnt; in reading, raise the voîce on each of the
tbree nouns: dichirimint, adieu, lutU.
Page 180. — I, tu BB manqué ton coup, cf. page 114, note i.
Page 133. — 1. cniz, ave, spes unica I l/^ïm, Hail,0 Créa,
piy only hopel
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wich Collège, EngUnd. 25 cts.
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Haupassant: Huit Contes Choisis. With notes by E. M. White, High
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long, compiled by Mme, ï. F. Colin, liryn Mawr, Pa. 15 cts.
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Loti's Pécheur d'Islande. With notes by O. B. Supei. 30 cts.
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Moliëre's Le Bourgeois GentUliomnie. With introduction and notes by
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the Unlversity of Michigan. 35 cts.
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Racine'a Athalie. Introduction and notes by Prof. C. A. Eggert. 30 cts.
Radne's Andromaqne. Introduction and notes by Prof. B.W.Wells. 30 cts.
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