Skip to main content

Full text of "A rebours. Avec une préf. de l'auteur écrite vingt ans après le roman et une bibliographie complète de l'oeuvre"

See other formats


ExJÇibris 

PROFESSORJ.  S.WILL 


A  REBOURS 


J.-K.   HUYSMANS 


A  REBOURS 


UNE    PRÉFACE    DE    L'AUTEUR 

ÉCRITE    VINGT    ANS   APRES    LE    ROMAN 

ET    UNE    BIBLIOGRAPHIE    COMPLÈTE    DE    L'ŒUVRE 
DE    J.-K.    HUYSMANS 


11  faut  que  je  me  réjouisse  au-dessus 
du  temps....  quoique  le  monde  ait  hor- 
reur de  ma  joie,  et  que  sa  grossièreté 
ne  sache  pas  ce  que  je  veux  dire. 

RlTSBHOECK    I/ADMIRABLE. 


BIBLIOTHÈQUE 
DE    L'ACADÉMIE    GONCOURT 

LES  ÉDITIONS  G.  CRÈS  ET  O 


21,    RUE    HAUTEFEUILLE 
MCMXXII 


PARIS 


'7fi$m 


PRÉFACE 

ÉCRITE  VINGT  ANS  APRÈS  LE  ROMAN 


Je  pense  que  tous  les  gens  de  lettres  sont  comme  moi,  que 
jamais  ils  ne  relisent  leurs  œuvres  lorsqu'elles  ont  paru. 
Rien  n'est,  en  effet,  plus  désenchantant,  plus  pénible,  que  de 
regarder,  après  des  années,  ses  phrases.  Elles  se  sont  en 
quelque  sorte  décantées  et  déposent  au  fond  du  livre;  et,  la 
plupart  du  temps,  les  volumes  ne  sont  pas  ainsi  que  les  vins 
qui  s'améliorent  en  vieillissant;  une  fois  dépouillés  par  l'âge, 
les  chapitres  s'éventent  et  leur  bouquet  s'étiole. 

J'ai  eu  cette  impression  pour  certains  flacons  rangés  dans 
le  casier  d'A  Rebours,  alors  que  j'ai  dû  les  déboucher. 

Et,  assez  mélancoliquement,  je  tâche  de  me  rappeler,  en 
feuilletant  ces  pages,  la  condition  d'âme  que  je  pouvais  bien 
avoir  au  moment  où  je  les  écrivis. 

On  était  alors  en  plein  naturalisme;  mais  cette  école,  qui 
devait  rendre  l'inoubliable  service  de  situer  des  personnages 
réels  dans  des  milieux  exacts,  était  condamnée  à  se  rabâcher, 
en  piétinant  sur  place. 

Elle  ji]adjiiettait_guère,  en  théorie  du  moins,  l'exception  ; 
elle  se  confinait  donc  dans  la  peinture  de  l'existence  com- 
mune, s'efforçait,  sous  prétexte  de  faire  vivant,  de  créer  des 
êtres  qui  fussent  aussi  semblables  que  possible  à  la  bonne 


VI  PRÉ  F  A  C  E 

moyenne  des  gens.  Cet  idéal  s'était,  en  son  genre,  réalisé 
dans  un  chef-d'œuvre  qui  a  été  beaucoup  plus  que  L'Assom- 
moir le  parangon  du  naturalisme,  L'Éducation  .sentimentale 
de  Gustave  Flaubert;  ce  roman  était,  pour  nous  tous,  «  des 
Soirées  de  Médan  »,  une  véritable  bible;  mais  il  ne  comportait 
que  peu  de  moutures.  Il  était  parachevé,  irrecommençable 
pour  Flaubert  même;  nous  en  étions  donc,  tous,  réduits,  en 
ce  temps-là,  à  louvoyer,  à  rôder  par  des  voies  plus  ou  moins 
explorées,  tout  autour. 

La  vertu  étant,  il  faut  bien  l'avouer,  ici-bas  une  exception, 
était  par  cela  même  écartée  du  plan  naturaliste.  Ne  possédant 
pas  le  concept  catholique  de  la  déchéance  et  de  la  tentation, 
nous  ignorions  de  quels  efforts,  de  quelles  souffrances  elle 
est  issue  ;  L'héroïsme  de  l'âme,  victorieuse  des  embûches,  nous 
échappait.  Il  ne  nous  serait  pas  venu  à  l'idée  de  décrire  cette 
lutte,  avec  ses  hauts  et  ses  bas,  ses  attaques  retorses  et  ses 
feintes  et  aussi  ses  habiles  aides  qui  s'apprêtent  très  loin 
souvent  de  la  personne  que  le  Maudit  attaque,  dans  le  fond 
d'un  cloître;  la  vertu  nous  semblait  l'apanage  d'êtres  sans 
curiosités  ou  dénués  de  sens,  peu  émouvante,  en  tout  cas,  à 
traiter,  au  point  de  vue  de  l'art. 

Restaient  les  vices;  mais  le  champ  en  était,  à  cultiver, 
restreint.  Il  se  limitait  au  territoire  des  Sept  péchés  capitaux 
et  encore,  sur  ces  sept,  un  seul,  celui  contre  le  sixième  Com- 
mandement de  Dieu,  était  à  peu  près  accessible. 

Les  autres  avaient  été  terriblement  vendangés  et  il  n'y 
demeurait  guère  de  grappes  à  égrener.  L'Avarice,  par 
exemple,  avait  été  pressurée  jusqu'à  sa  dernière  goutte  par 
Balzac  et  par  Hello.  L'Orgueil,  la  Colère,  l'Envie  avaient 
traîné  dans  toutes  les  publications  romantiques,  et  ces  sujets 
de  drames  avaient  été  si  violemment  gauchis  par  l'abus  des 
scènes  qu'il  eût  vraiment  fallu  du  génie   pour   les  rajeunir 


PREFACE  VII 

dans  un  livre.  Quant  à  la  Gourmandise  et  à  la  Paresse,  elles 
semblaient  pouvoir  s'incarner  plutôt  en  des  personnages 
épisodiques  et  convenir  mieux  à  des  comparses  qu'à  des 
chefs  d'emploi  ou  à  des  premières  chanteuses  de  romans  de 
mœurs. 

La  vérité  est  que  l'Orgueil  eût  été  le  plus  magnifique  des 
forfaits  à  étudier,  dans  ses  ramifications  infernales  de  cruauté 
envers  le  prochain  et  de  fausse  humilité,  que  la  Gourmandise 
remorquant  à  sa  suite  la  Luxure  et  la  Paresse,  le  Vol,  eussent 
été  matière  à  de  surprenantes  fouilles,  si  l'on  avait  scruté  ces 
péchés  avec  la  lampe  et  le  chalumeau  de  l'Eglise  et  en  avant 
la  Foi  ;  mais  aucun  de  nous  n'était  préparé  pour  cette  besogne  ; 
nous  étions  donc  acculés  à  remâcher  le  méfait  le  plus  facile  à 
décortiquer  de  tous,  le  péché  de  Luxure,  sous  toutes  ses 
formes;  et  Dieu  sait  si  nous  le  remâchâmes;  mais  cette  sorte 
de  carrousel  était  court.  Quoi  qu'on  inventât,  le  roman  se 
pouvait  résumer  en  ces  quelques  lignes  :  savoir  pourquoi 
monsieur  Un  tel  commettait  ou  ne  commettait  pas  l'adultère 
avec  madame  Une  telle;  si  l'on  voulait  être  distingué  et  se 
déceler,  ainsi  qu'un  auteur  du  meilleur  ton,  l'on  plaçait  l'œuvre 
de  chair  entre  une  marquise  et  un  comte  ;  si  l'on  voulait,  au 
contraire,  être  un  écrivain  populacier,  un  prosateur^  à  la 
coule,  on  la  campait  entre  un  soupirant  de  barrière  et  une  fille 
quelconque;  le  cadre  seul  différait.  La  distinction  me  paraît 
avoir  prévalu  maintenant  dans  les  bonnes  grâces  du  lecteur, 
car  je  vois  qu'à  l'heure  actuelle  il  ne  se  repaît  guère  des 
amours  plébéiennes  ou  bourgeoises,  mais  continue  à  savourer 
les  hésitations  de  la  marquise,  allant  rejoindre  son  tentateur 
dans  un  petit  entresol  dont  l'aspect  change  suivant  la  mode 
tapissière  du  temps.  Tombera?  Tombera  pas?  cela  s'intitule 
étude  psychologique.  Moi  je  veux  bien. 

J'avoue  pourtant  que,  lorsqu'il  m'arrive  d'ouvrir  un  livre 


V 1 1 1  PRÉFACE 

et  que  j'y  aperçois  l'éternelle  séduction  et  le  non  moins  éternel 
adultère,  je  m'empresse  de  le  fermer,  n'étant  nullement  dési- 
reux de  connaître  commentl'idylleannoncée  finira.  Le  volume 
où  il  n'y  a  pas  de  documents  avérés,  le  livre  qui  ne  m'apprend 
rien  ne  m'intéresse  plus. 
'  Au  moment  où  parut  A  Rebours,  c'est-à-dire  en  1884,  la 
situation  était  donc  celle-ci  :  le  naturalisme  s'essoufflait  à 
tourner  la  meule  dans  le  même  cercle.  La  somme  d'observa- 
tions que  chacun  avait  emmagasinée,  en  les  prenant  sur  soi- 
même  et  sur  les  autres,  commençait  à  s'épuiser.  Zola,  qui 
était  un  beau  décorateur  de  théâtre,  s'en  tirait  en  brossant 
des  toiles  plus  ou  moins  précises;  il  suggérait  très  bien  l'illu- 
sion du  mouvement  et  de  la  vie;  ses  héros  étaient  dénués 
d'âme,  régis  tout  bonnement  par  des  impulsions  et  des  ins- 
tincts, ce  qui  simplifiait  le  travail  de  l'analyse.  Ils  remuaient, 
accomplissaient  quelques  actes  sommaires,  peuplaient  d'assez 
franches  silhouettes  des  décors  qui  devenaient  les  person- 
nages principaux  de  ses  drames.  Il  célébrait  de  la  sorte  les 
halles,  les  magasins  de  nouveautés,  les  chemins  de  fer,  les 
mines,  et  les  êtres  humains  égarés  dans  ces  milieux  n'y  jouaient 
plus  que  le  rôle  d'utilités  et  de  figurants  ;  mais  Zola  était  Zola, 
c'est-à-dire  un  artiste  un  peu  massif,  mais  doué  de  puissants 
poumons  et  de  gros  poings. 

Nous  autres,  moins  râblés  et  préoccupés  d'un  art  plus 
subtil  et  plus  vrai,  nous  devions  nous  demander  si  le  natu- 
ralisme n'aboutissait  pas  à  une  impasse  et  si  nous  n'allions 
pas  bientôt  nous  heurter  contre  le  mur  du  fond. 

A  vrai  dire,  ces  réflexions  ne  surgirent  en  moi  que  bien 
plus  tard.  Je  cherchais  vaguement  à  m'évader  d'un  cul-de- 
sac  où  je  suffoquais,  mais  je  n'avais  aucun  plan  déterminé  et 
A  Rebours,  qui  me  libéra  d'une  littérature  sans  issue,  en 
m'aérant,  est  un  ouvrage  parfaitement  inconscient,  imaginé 


PRÉFACE  IX 

sans  idées  préconçues,  sans  intentions  réservées  d'avenir, 
sans  rien  du  tout. 

Il  m'était  d'abord  apparu,  tel  qu'une  fantaisie  brève,  sous 
la  forme  d'une  nouvelle  bizarre  ;  j'y  voyais  un  peu  un  pendant 
d'A  vau  Veau  transféré  dans  un  autre  monde  ;  je  me  figurais 
un  monsieur  Folantin,  plus  lettré,  plus  raffiné,  plus  riche  et 
qui  a  découvert,  dans  l'artifice,  un  dérivatif  au  dégoût  que 
lui  inspirent  les  tracas  de  la  vie  et  les  mœurs  américaines  de 
son  temps;  je  le  profilais  fuyant  à  tire-d'aile  dans  le  rêve,  se 
réfugiant  dans  l'illusion  d'extravagantes  féeries,  vivant,  seul, 
loin  de  son  siècle,  dans  le  souvenir  évoqué  d'époques  plus 
cordiales,  de  milieux  moins  vils. 

Et,  à  mesure  que  j'y  réfléchissais,  le  sujet  s'agrandissait  et 
nécessitait  de  patientes  recherches  :  chaque  chapitre  devenait 
le  coulis  d'une  spécialité,  le  sublimé  d'un  art  différent;  il  se 
condensait  en  un  «  of  méat  »  de  pierreries,  de  parfums,  de 
fleurs,  de  littérature  religieuse  et  laïque,  de  musique  profane 
et  de  plain-chant. 

L'étrange  fut  que,  sans  m'en  être  d'abord  douté,  je  fus 
amené  par  la  nature  même  de  mes  travaux  à  étudier  l'Eglise 
sous  bien  des  faces.  Il  était,  en  effet,  impossible  de  remonter 
jusqu'aux  seules  ères  propres  qu'ait  connues  l'humanité, 
jusqu'au  Moyen  Age,  sans  constater  qu'Elle  tenait  tout,  que 
l'art  n'existait  qu'en  Elle  et  que  par  Elle.  N'ayant  pas  la  foi, 
je  la  regardais,  un  peu  défiant,  surpris  de  son  ampleur  et  de 
sa  gloire,  me  demandant  comment  une  religion  qui  me  sem- 
blait faite  pour  des  enfants  avait  pu  suggérer  de  si  merveil- 
leuses œuvres. 

Je  rôdais  un  peu  à  tâtons  autour  d'elle,  devinant  plus  que 
je  ne  voyais,  me  reconstituant,  avec  les  bribes  que  je  retrou- 
vais dans  les  musées  et  les  bouquins,  un  ensemble.  Et  aujour- 
d'hui que  je  parcours,  après  des  investigations  plus  longues 


X  PREFACE 

et  plus  sûres,  les  pages  d'/l  Rebours  qui  ont  trait  au  catho- 
licisme et  à  l'art  religieux,  je  remarque  que  ce  minuscule 
panorama,  peint  sur  des  feuilles  de  bloc-notes,  est  exact.  Ce 
que  je  peignais  alors  était  succinct,  manquait  de  développe- 
ments, mais  était  véridique.  Je  me  suis  borné  depuis  à  agran- 
dir mes  esquisses  et  à  les  mettre  au  point. 

Je  pourrais  très  bien  signer  maintenant  les  pages  d'A 
Rebours  sur  l'Eglise,  car  elles  paraissent  avoir  été,  en  effet, 
écrites  par  un  catholique. 

Je  me  croyais  loin  de  la  religion  pourtant!  Je  ne  songeais 
pas  que,  de  Schopenhauer  que  j'admirais  plus  que  de  raison, 
à  YEcclésiasle  et  au  Livre  de  Job,  il  n'y  avait  qu'un  pas.  Les 
prémisses  sur  le  Pessimisme  sont  les  mêmes,  seulement, 
lorsqu'il  s'agit  de  conclure,  le  philosophe  se  dérobe.  J'aimais 
ses  idées  sur  l'horreur  de  la  vie,  sur  la  bêtise  du  monde,  sur 
l'inclémence  de  la  destinée;  je  les  aime  également  dans  les 
Livres  Saints  ;  mais  les  observations  de  Schopenhauer  n'abou- 
tissent à  rien;  il  vous  laisse,  pour  ainsi  parler,  en  plan;  ses 
aphorismes  ne  sont,  en  somme,  qu'un  herbier  de  plaintes 
sèches;  l'Eglise,  elle,  explique   les  origines  et  les  causes, 


signale  les  fins,  pTês^ni^le^j^ejn^des^èTTe  ne  se  conTénte  pas 
de  vous  donner  une  consultation  d'âme,  elle  vous  traite  et 
elle  vous  guérit,  alors  que  le  médicastre  allemand,  après  vous 
avoir  bien  démontré  que  l'affection  dont  vous  souffrez  est 
incurable  vous  tourne,  en  ricanant,  le  dos. 

Son  Pessimisme  n'est  autre  que  celui  des  Ecritures  aux- 
quelles il  l'a  emprunté.  Il  n'a  pas  dit  plus  que  Salomon,  plus 
que  Job,  plus  même  que  Ylmilation  qui  a  résumé,  bien  avant 
lui,  toute  sa  philosophie  en  une  phrase  :  «  C'est  vraiment  une 
misère  que  de  vivre  sur  la  terre!  » 

A  distance,  ces  similitudes  et  ces  dissemblances  s'avèrent 
nettement,  mais  à  cette  époque,  si  je  les  percevais,  je  ne  m'y 


PREFACE  XI 

attardais  point;  le  besoin  de  conclure  ne  me  tentait  pas;  la 
route  tracée  par  Schopenhauer  était  carrossable  et  d'aspect 
varié,  je  m'y  promenais  tranquillement,  sans  désir  d'en  con- 
naître le  bout;  en  ce  temps-là,  je  n'avais  aucune  clarté  réelle 
sur  les  échéances,  aucune  appréhension  des  dénouements; 
les  mystères  du  catéchisme  me  paraissaient  enfantins  ;  comme 
tous  les  catholiques,  du  reste,  j'ignorais  parfaitement  ma 
religion  :  je  ne  me  rendais  pas  compte  que  tout  est  mystère, 
que  nous  ne  vivons  que  dans  le  mystère,  que  si  le  hasard 
existait,  il  serait  encore  plus  mystérieux  que  la  Providence. 
Je  n'admettais  pas  la  douleur  infligée  par  un  Dieu,  je  m'ima- 
ginais que  le  Pessimisme  pouvait  être  le  consolateur  des  âmes 
élevées.  Quelle  bêtise!  c'est  cela  qui  était  peu  expérimental, 
peu  document  humain,  pour  me  servir  d'un  terme  cher  au 
naturalisme.  Jamais  le  Pessimisme  n'a  consolé  et  les  malades 
de  corps  et  les  alités  d'âme! 

Je  souris,  alors  qu'après  tant  d'années,  je  relis  les  pages 
où  ces  théories,  si  résolument  fausses,  sont  affirmées. 

Mais  ce  qui  me  frappe  le  plus,  en  cette  lecture,  c'est  ceci  : 
tous  les  romans  que  j'ai  écrits  depuis  A  Rebours  sont  contenus 
en  germe  dans  ce  livre.  Les  chapitres  ne  sont,  en  effet,  que 
les  amorces  des  volumes  qui  les  suivirent. 

Le  chapitre  sur  la  littérature  latine  de  la  Décadence,  je  l'ai 
sinon  développé,  au  moins  plus  approfondi,  en  traitant  delà 
liturgie  dans  En  Route  et  dans  UOblal.  Je  l'imprimerai,  sans 
y  rien  changer  aujourd'hui,  sauf  pour  Saint  Ambroise  dont 
je  n'aime  toujours  pas  la  prose  aqueuse  et  la  rhétorique 
ampoulée.  Il  m'apparaît  encore  tel  que  je  le  qualifiais  «  d'en- 
nuyeux Cicéron  chrétien  »,  mais,  en  revanche,  le  poète  est 
charmant;  et  ses  hymnes  et  celles  de  son  école  qui  figurent 
dans  le  Bréviaire  sont  parmi  les  plus  belles  qu'ait  conservées 
l'Eglise  ;  j'ajoute  que  la  littérature  un  peu  spéciale,  il  est  vrai, 


XII  PREFACE 

de  Phymnaire  aurait  pu  trouver  place  dans  le  compartiment 
réservé  de  ce  chapitre. 

Pas  plus  qu'en  1884,  je  ne  raffole  présentement  du  latin 
classique  du  Maro  et  du  Pois  chiche;  comme  au  temps  d'A 
Rebours,  je  préfère  la  langue  de  la  Vulgate  à  la  langue  du 
siècle  d'Auguste,  voire  même  à  celle  de  la  Décadence,  plus 
curieuse  pourtant,  avec  son  fumet  de  sauvagine  et  ses  teintes 
persillées  de  venaison.  L'Eglise  qui,  après  l'avoir  désinfectée 
et  rajeunie,  a  créé,  pour  aborder  un  ordre  d'idées  inexprimées 
jusqu'alors,  des  vocables  grandiloques  et  des  diminutifs  de 
tendresse  exquis,  me  semble  donc  s'être  façonné  un  langage 
fort  supérieur  au  dialecte  du  Paganisme,  et  Durtal  pense 
encore,  à  ce  sujet,  tel  que  des  Esseintes. 

Le  chapitre  des  pierreries,  je  l'ai  repris  dans  La  Cathédrale 
en  m'en  occupant  alors  au  point  de  vue  de  la  symbolique 
des  gemmes.  J'ai  animé  les  pierreries  mortes  d'A  Rebours. 
Sans  doute,  je  ne  nie  pas  qu'une  belle  émeraude  puisse  être 
admirée  pour  les  étincelles  qui  grésillent  dans  le  feu  de  son 
eau  verte,  mais  n'est-elle  point,  si  l'on  ignore  l'idiome  des 
symboles,  une  inconnue,  une  étrangère  avec  laquelle  on  ne 
peut  s'entretenir  et  qui  se  tait,  elle-même,  parce  que  l'on 
ne  comprend  pas  ses  locutions?  Or,  elle  est  plus  et  mieux 
que  cela. 

Sans  admettre  avec  un  vieil  auteur  du  xvie  siècle,  Estienne 
de  Clave,  que  les  pierreries  s'engendrent,  ainsi  que  des  per- 
sonnes naturelles,  d'une  semence  éparse  dans  la  matrice  du 
sol,  l'on  peut  très  bien  dire  qu'elles  sont  des  minéraux  signi- 
ficatifs, des  substances  loquaces,  qu'elles  sont,  en  un  mot, 
des  symboles.  Elles  ont  été  envisagées  sous  cet  aspect  depuis 
la  plus  haute  antiquité  et  la  tropologie  des  gemmes  est  une 
des  branches  de  cette  symbolique  chrétienne  si  parfaitement 
oubliée  par  les  prêtres  et  les  laïques  de  notre  temps  et  que 


PREFACE  XIII 

j'ai  essayé  de  reconstituer  en  ses  grandes  lignes  dans  mon 
volume  sur  la  basilique  de  Chartres. 

Le  chapitre  d'A  Hebours  n'est  donc  que  superficiel  et  à 
fleur  de  chaton.  Il  n'est  pas  ce  qu'il  devrait  être,  une  joail- 
lerie de  l'au  delà.  Il  se  compose  d'écrins  plus  ou  moins  bien 
décrits,  plus  ou  moins  bien  rangés  en  une  montre,  mais  c'est 
tout  et  ce  n'est  pas  assez. 

La  peinture  de  Gustave  Moreau,  les  gravures  de  Luyken, 
les  lithographies  de  Bresdin  et  de  Redon  sont  telles  que  je 
les  vois  encore.  Je  n'ai  rien  à  modifier  dans  l'ordonnance  de 
ce  petit  musée. 

Pour  le  terrible  chapitre  vi  dont  le  chiffre  correspond,  sans 
intentions  préconçues,  à  celui  du  Commandement  de  Dieu 
qu'il  offense,  et  pour  certaines  parties  du  ixe  qui  peuvent  s'y 
joindre,  je  ne  les  écrirais  plus  évidemment  de  la  sorte.  Il  eût 
au  moins  fallu  les  expliquer,  d'une  façon  plus  studieuse,  par 
cette  perversité  diabolique  qui  s'ingère,  au  point  de  vue  luxu- 
rieux surtout,  dans  les  cervelles  épuisées  des  gens.  Il  semble, 
en  effet,  que  les  maladies  de  nerfs,  que  les  névroses  ouvrent 
dans  l'âme  des  fissures  par  lesquelles  l'Esprit  du  Mal  pénètre. 
Il  y  a  là  une  énigme  qui  reste  illucidée;  le  mot  hystérie  ne 
résout  rien  ;  il  peut  suffire  à  préciser  un  état  matériel,  à  noter 
des  rumeurs  irrésistibles  des  sens,  il  ne  déduit  pas  les  consé- 
quences spirituelles  qui  s'y  rattachent  et,  plus  particulière- 
ment, les  péchés  de  dissimulation  et  de  mensonge,  qui  presque 
toujours  s'y  greffent.  Quels  sont  les  tenants  et  les  aboutis- 
sants de  cette  maladie  peccamineuse,  dans  quelle  proportion 
s'atténue  la  responsabilité  de  l'être  atteint  dans  son  âme  d'une 
sorte  de  possession  qui  vient  s'enter  sur  le  désordre  de  son 
malheureux  corps?  Nul  ne  le  sait;  en  cette  matière,  la  méde- 
cine déraisonne  et  la  théologie  se  tait. 

A    défaut   d'une   solution    qu'il   ne    pouvait   évidemment 


XIV  PRÉFACE 

apporter,  des  Esseintes  eût  dû  envisager  la  question  au 
point  de  vue  de  la  faute  et  en  exprimer  au  moins  quelque 
regret;  il  s'abstint  de  se  vitupérer,  et  il  eut  tort;  mais 
bien  qu'élevé  par  les  Jésuites  dont  il  fait  —  plus  que 
Durtal  —  l'éloge,  il  était  devenu,  par  la  suite,  si  rebelle 
aux  contraintes  divines,  si  entêté  à  patauger  dans  son  limon 
charnel  ! 

En  tout  cas,  ces  chapitres  paraissent  des  jalons  inconsciem- 
ment plantés  pour  indiquer  la  route  de  Là-Bas.  Il  est  à 
observer  d'ailleurs  que  la  bibliothèque  de  des  Esseintes  ren- 
fermait un  certain  nombre  de  bouquins  de  magie  et  que  les 
idées  énoncées  dans  le  chapitre  vu  d'A  Rebours,  sur  le  sacri- 
lège, sont  l'hameçon  d'un  futur  volume  traitant  le  sujet  plus 
à  fond. 

Ce  livre  de  Là-Bas  qui  effara  tant  de  gens,  je  ne  l'écrirais 
plus,  lui  aussi,  maintenant  que  je  suis  redevenu  catholique, 
de  la  même  manière.  Il  est,  en  effet,  certain  que  le  côté  scé- 
lérat et  sensuel  qui  s'y  développe  est  réprouvable;  et  cepen- 
dant, je  l'affirme,  j'ai  gazé,  je  n'ai  rien  dit;  les  documents 
qu'il  recèle  sont,  en  comparaison  de  ceux  que  j'ai  omis  et  que 
je  possède  dans  mes  archives,  de  bien  fades  dragées,  de  bien 
plates  béatilles! 

Je  crois,  cependant,  qu'en  dépit  de  ses  démences  cérébrales 
et  de  ses  folies  alvines,  cet  ouvrage  a,  par  le  sujet  même  qu'il 
exposait,  rendu  service.  Il  a  rappelé  l'attention  sur  les  mani- 
gances du  Malin  qui  était  parvenu  à  se  faire  nier;  il  a  été  le 
point  de  départ  de  toutes  les  études  qui  se  sont  renouvelées 
sur  l'éternel  procès  du  satanisme;  il  a  aidé,  en  les  dévoilant, 
à  annihiler  les  odieuses  pratiques  des  goéties;  il  a  pris  parti 
et  combattu  très  résolument,  en  somme,  pour  l'Église  contre 
le  Démon. 

Pour  en  revenir  à  A  Rebours  dont  il  n'est  qu'un  succédané, 


P  H  É  FA  CE  XV 

je  peux  répéter  à  propos  des  fleurs  ce  que  j'ai  déjà  raconté 
sur  le  compte  des  pierres. 

A  Rebours  ne  les  considère  qu'au  point  de  vue  des  contours 
et  des  teintes,  nullement  au  point  de  vue  des  significations 
qu'elles  décèlent;  des  Esseintes  n'a  choisi  que  des  orchidées 
bizarres,  mais  taciturnes.  Il  sied  d'ajouter  qu'il  eût  été  difficile 
de  faire  parler  en  ce  livre  une  flore  atteinte  d'alabie,  une  flore 
muette,  car  l'idiome  symbolique  des  plantes  est  mort  avec  le 
Moyen  Age;  et  les  créoles  végétales  choyées  par  des  Esseintes 
étaient  inconnues  des  allégoristes  de  ce  temps. 

La  contre-partie  de  cette  botanique,  je  l'ai  écrite  depuis, 
dans  La  Cathédrale,  à  propos  de  cette  horticulture  liturgique 
qui  a  suscité  de  si  curieuses  pages  de  Sainte  Hildegarde,  de 
Saint  Méliton,  de  Saint  Eucher. 

Autre  est  la  question  des  odeurs  dont  j'ai  dévoilé  dans  le 
même  livre  les  emblèmes  mvstiques. 

Des  Esseintes  ne  s'est  préoccupé  que  des  parfums  laïques, 
simples  ou  extraits,  et  des  parfums  profanes,  composés  ou 
bouquets. 

Il  eût  pu  expérimenter  aussi  les  arômes  de  l'Eglise,  l'encens, 
la  myrrhe,  et  cet  étrange  Thymiama  que  cite  la  Bible  et  qui 
est  encore  marqué  dans  le  rituel  comme  devant  être  brûlé, 
avec  l'encens,  sous  le  vase  des  cloches,  lors  de  leur  baptême, 
après  que  l'Evêque  les  a  lavées  avec  de  l'eau  bénite  et  signées 
avec  le  Saint  Chrême  et  l'huile  des  infirmes;  mais  cette  fra- 
grance semble  oubliée  par  l'Eglise  même  et  je  crois  que  l'on 
étonnerait  beaucoup  un  curé  en  lui  demandant  du  Thymiama. 

La  recette  est  pourtant  consignée  dans  L'Exode.  Le  Thy- 
miama se  composait  de  styrax,  de  galbanum,  d'encens  et 
d'onycha,  et  cette  dernière  substance  ne  serait  autre  que 
l'opercule  d'un  certain  coquillage  du  genre  des  «  pourpres  » 
qui  se  drague  dans  les  marais  des  Indes. 


XVI  PREFACE 

Or,  il  est  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  étant  donné 
le  signalement  incomplet  de  ce  coquillage  et  de  son  lieu  de 
provenance,  de  préparer  un  authentique  Thymiama;  et  c'est 
dommage,  car  s'il  en  eût  été  autrement,  ce  parfum  perdu  eût 
certainement  excité  chez  des  Esseintes  les  fastueuses  évoca- 
tions des  galas  cérémoniels,  des  rites  liturgiques  de  l'Orient. 

Quant  aux  chapitres  sur  la  littérature  laïque  et  religieuse 
contemporaine,  ils  sont,  à  mon  sens,  de  même  que  celui  de 
la  littérature  latine,  demeurés  justes.  Celui  consacré  à  l'art 
profane  a  aidé  à  mettre  en  relief  des  poètes  bien  inconnus  du 
public  alors  :  Corbière,  Mallarmé,  Verlaine.  Je  n'ai  rien  à 
retranchera  ce  que  j'écrivis  il  y  a  dix-neuf  ans;  j'ai  gardé 
mon  admiration  pour  ces  écrivains;  celle  que  je  professais 
pour  Verlaine  s'est  même  accrue.  Arthur  Rimbaud  et  Jules 
Laforgue  eussent  mérité  de  figurer  dans  le  florilège  de  des 
Esseintes,  mais  ils  n'avaient  encore  rien  imprimé  à  cette 
époque-là  et  ce  n'est  que  beaucoup  plus  tard  que  leurs  œuvres 
ont  paru. 

Je  ne  m'imagine  pas,  d'autre  part,  que  j'arriverai  jamais 
à  savourer  les  auteurs  religieux  modernes  que  saccage  .4 
Rebours.  L'on  ne  m'ôtera  pas  de  l'idée  que  la  critique  de  feu 
Nettement  est  imbécile  et  que  Mme  Augustin  Craven  et  que 
M"e  Eugénie  de  Guérin  sont  de  bien  lymphatiques  bas-bleus 
et  de  bien  dévotieuses  bréhaignes.  Leurs  juleps  me  semblent 
fades;  des  Esseintes  a  repassé  à  Durtal  son  goût  pour  les 
épices  et  je  crois  qu'ils  s'entendraient  encore  assez  bien,  tous 
les  deux,  pour  préparer,  à  la  place  de  ces  loochs,  une  essence 
gingembrée  d'art. 

Je  n'ai  pas  changé  d'avis  non  plus  sur  la  littérature  de 
confrérie  des  Poujoulat  et  des  Genoude,  mais  je  serais  moins 
dur  maintenant  pour  le  Père  Chocarne,  cité  dans  un  lot  de 
pieux  cacographes,  car  il  a  au  moins  rédigé  quelques  pages 


PREFACE  XVII 

médullaires  sur  la  mystique,  dans  son  introduction  aux 
œuvres  de  Saint  Jean  de  la  Croix,  et  je  serais  également  plus 
doux  pour  de  Montalembert  qui,  à  défaut  de  talent,  nous  a 
nantis  d'un  ouvrage  incohérent  et  dépareillé,  mais  enfin 
émouvant,  sur  les  moines  ;  je  n'écrirais  plus  surtout  que  les 
visions  d'Angèle  de  Foligno  sont  sottes  et  fluides,  c'est  le 
contraire  qui  est  vrai;  mais  je  dois  attester,  à  ma  décharge, 
que  je  ne  les  avais  lues  que  dans  la  traduction  d'Hello.  Or, 
celui-là  était  possédé  par  la  manie  d'élaguer,  d'édulcorer,  de 
cendrer  les  mystiques,  de  peur  d'attenter  à  la  fallacieuse 
pudeur  des  catholiques.  Il  a  mis  sous  pressoir  une  œuvre 
ardente,  pleine  de  sève,  et  il  n'en  a  extrait  qu'un  suc  incolore 
et  froid,  mal  réchauffé,  au  bain-marie,  sur  la  pauvre  veilleuse 
de  son  style. 

Cela  dit,  si  en  tant  que  traducteur,  Hello  se  révélait  tel 
qu'un  tâte-poule  et  qu'un  pieusard,  il  est  juste  d'affirmer  qu'il 
était,  alors  qu'il  opérait  pour  son  propre  compte,  un  manieur 
d'idées  originales,  un  exégète  perspicace,  un  analyste  vrai- 
ment fort.  Il  était  même,  parmi  les  écrivains  de  son  bord,  le 
seul  qui  pensât;  je  suis  venu  à  la  rescousse  de  d'Aurevilly 
pour  prôner  l'œuvre  de  cet  homme  si  incomplet,  mais  si  inté- 
ressant, et  A  Rebours  a,  je  pense,  aidé  au  petit  succès  que  son 
meilleur  livre,  L'Homme,  a  obtenu  depuis  sa  mort. 

La  conclusion  de  ce  chapitre  sur  la  littérature  ecclésiale 
moderne  était  que  parmi  les  hongres  de  l'art  religieux,  il  n'y 
avait  qu'un  étalon,  Barbev  d'Aurevilly;  et  cette  opinion 
demeure  résolument  exacte.  Celui-là  fut  le  seul  artiste,  au 
pur  sens  du  mot,  que  produisit  le  catholicisme  de  ce  temps; 
il  fut  un  grand  prosateur,  un  romancier  admirable,  dont 
l'audace  faisait  braire  la  bedeaudaille  qu'exaspérait  la  véhé- 
mence explosive  de  ses  phrases. 

Enfin,  si  jamais  chapitre  peut  être  considéré  comme  le 


XVIII  PRÉFACE 

point  de  départ  d'autres  livres,  c'est  bien  celui  sur  le  plain- 
chant  que  j'ai  amplifié  depuis  dans  tous  mes  volumes,  dans 
En  Route  et  surtout  dans  L'Oblal. 

Après  ce  bref  examen  de  chacune  des  spécialités  rangées 
dans  les  vitrines  d'A  Rebours,  la  conclusion  qui  s'impose  est 
)C  celle-ci  :  ce  livre  fut  une  amorce  de  mon  œuvre  catholique 
qui  s'y  trouve,  tout  entière,  en  germe. 

Et  l'incompréhension  et  la  bêtise  de  quelques  mômiers  et 
de  quelques  agités  du  sacerdoce  m'apparaissent,  une  fois  de 
plus,  insondables.  Ils  réclamèrent,  pendant  des  années,  la 
destruction  de  cet  ouvrage  dont  je  ne  possède  pas,  du  reste, 
la  propriété,  sans  même  se  rendre  compte  que  les  volumes 
mystiques  qui  lui  succédèrent  sont  incompréhensibles  sans 
celui-là,  car  il  est,  je  le  répète,  la  souche  d'où  tous  sortirent. 
Comment  apprécier,  d'ailleurs,  l'œuvre  d'un  écrivain,  dans 
son  ensemble,  si  on  ne  la  prend  dès  ses  débuts,  si  on  ne  la 
suit  pas  à  pas;  comment  surtout  se  rendre  compte  de  la 
marche  de  la  Grâce  dans  une  âme  si  l'on  supprime  les  traces 
de  son  passage,  si  l'on  efface  les  premières  empreintes  qu'elle 
a  laissées? 

Ce  qui  est,  en  tout  cas,  certain,  c'est  qu'A  Rebours  rompait 
avec  les  précédents,  avec  Les  Sœurs  Yatard,  En  ménage,  A 
vau  Veau,  c'est  qu'il  m'engageait  dans  une  voie  dont  je  ne 
soupçonnais  même  pas  l'issue. 

Autrement  sagace  que  les  catholiques,  Zola  le  sentit  bien. 
Je  me  rappelle  que  j'allai  passer,  après  l'apparition  d'A 
Rebours,  quelques  jours  à  Médan.  Une  après-midi  que  nous 
nous  promenions,  tous  les  deux,  dans  la  campagne,  il  s'arrêta 
brusquement  et,  l'œil  devenu  noir,  il  me  reprocha  le  livre, 
disant  que  je  portais  un  coup  terrible  au  naturalisme,  que  je 
faisais  dévier  l'école,  que  je  brûlais  d'ailleurs  mes  vaisseaux 
avec  un  pareil  roman,  car  aucun  genre  de  littérature  n'était 


PRÉFACE  XIX 

possible  dans  ce  genre  épuisé  en  un  seul  tome,  et,  amicale- 
ment, —  car  il  était  un  très  brave  homme,  —  il  m'incita  à 
rentrer  dans  la  route  frayée,  à  m'atteler  à  une  étude  de  mœurs. 

Je  l'écoutais,  pensant  qu'il  avait  tout  à  la  fois  et  raison  et 
tort,  —  raison,  en  m'accusant  de  saper  le  naturalisme  et  de 
me  barrer  tout  chemin,  —  tort,  en  ce  sens  que  le  roman,  tel 
qu'il  le  concevait,  me  semblait  moribond,  usé  par  les  redites, 
sans  intérêt,  qu'il  le  voulût  ou  non,  pour  moi. 

Il  y  avait  beaucoup  de  choses  que  Zola  ne  pouvait  com- 
prendre; d'abord,  ce  besoin  que  j'éprouvais  d'ouvrir  les  .  «  V^X 
fenêtres,  de  fuir  un  milieu  où  j'étouffais;  puis,  le  désir  qui 
m'appréhendait  de  sêcouéx  les  préjugés,  de  briser  les  limites 
du  roman,  d'y  faire  entrer  l'art,  la  science,  l'histoire,  de  ne  _r  ^ 
plus  se  servir  en  un  mot,  de  cette  forme  que  comme  d'un 
cadre  pour  y  insérer  de  plus  sérieux  travaux.  Moi,  c'était 
cela  qui  me  frappait  surtout  à  cette  époque,  supprimer  l'in- 
trigue traditionnelle,  voire  même  la  passion,  la  femme,  con- 
centrer le  pinceau  de  lumière  sur  un  seul  personnage,  faire 
à  tout  prix  du  neuf. 

Zola  ne  répondait  pas  à  ces  arguments  avec  lesquels  j'es- 
sayais de  le  convaincre,  et  il  réitérait  sans  cesse  son  affirma- 
tion :  «  Je  n'admets  pas  que  l'on  change  de  manière  et  d'avis  ; 
je  n'admets  pas  que  l'on  brûle  ce  que  l'on  a  adoré.  » 

Eh  là!  n'a-t-il  pas  joué,  lui  aussi,  le  rôle  du  bonSicambre? 
Il  a,  en  effet,  sinon  modifié  son  procédé  de  composition  et  / 
d'écriture,  au  moins  varié  sa  façon  de  concevoir  l'humanité  " 
et  d'expliquer  la  vie.  Après  le  pessimisme  noir  de  ses  premiers  I 
livres,  n'avons-nous  pas  eu,  sous  couleur  de  socialisme,  l'op- 
timisme béat  de  ses  derniers? 

Il  faut  bien  le  confesser,  personne  ne  comprenait  moins 
l'âme  que  les  naturalistes  qui  se  proposaient  de  l'observer. 
Ils  voyaient  l'existence  d'une  seule  pièce;  ils  ne  l'acceptaient 


XX  PRÉFACE 

que  conditionnée  d'éléments  vraisemblables,  et  j'ai  depuis 
appris,  par  expérience,  que  l'invraisemblable  n'est  pas  tou- 
jours, dans  le  monde,  à  l'état  d'exception,  que  les  aventures 
de  Rocambolesont  parfois  aussi  exactes  que  celles  de  Gervaise 
et  de  Coupeau. 

Mais  l'idée  que  des  Esseintes  pouvait  être  aussi  vrai  que 
ses  personnages  à  lui,  déconcertait,  irritait  presque  Zola. 


J'ai  jusqu'ici,  dans  ces  quelques  pages,  parlé  d'.l  Rebours 
surtout  au  point  de  vue  de  la  littérature  et  de  l'art.  Il  me  faut 
maintenant  en  parler  au  point  de  vue  de  la  Grâce,  montrer 
quelle  part  d'inconnu,  quelle  projection  d'âme  qui  s'ignore, 
il  peut  y  avoir  souvent  dans  un  livre. 

Cette  orientation  si  claire,  si  nette  d\l  Rebours  sur  le 
catholicisme,  elle  me  demeure,  je  l'avoue,  incompréhensible. 

Je  n'ai  pas  été  élevé  dans  les  écoles  congréganistes,  mais 
bien  dans  un  lycée,  je  n'ai  jamais  été  pieux  dans  ma  jeunesse, 
et  le  côté  de  souvenir  d'enfance,  de  première  communion, 
d'éducation  qui  tient  si  souvent  une  grande  place  dans  la 
conversion,  n'en  a  tenu  aucune  dans  la  mienne.  Et  ce  qui 
complique  encore  la  difficulté  et  déroute  toute  analyse,  c'est 
que,  lorsque  j'écrivis  A  Rebours,  je  ne  mettais  pas  les  pieds 
dans  une  église,  je  ne  connaissais  aucun  catholique  prati- 
quant, aucun  prêtre;  je  n'éprouvais  aucune  touche  divine 
m'incitant  à  me  diriger  vers  l'Eglise,  je  vivais  dans  mon  auge, 
tranquille;  il  me  semblait  tout  naturel  de  satisfaire  les  fou- 
cades de  mes  sens,  et  la  pensée  ne  me  venait  même  pas  que 
ce  genre  de  tournoi  fût  défendu. 

A  Rebours  a  paru  en  1884  et  je  suis  parti  pour  me  convertir 
dans  une  Trappe  en  1892  ;  près  de  huit  années  se  sont  écoulées 


PREFACE  XXI 

avant  que  les  semailles  de  ce  livre  n'aient  levé;  mettons  deux 
années,  trois  même,  d'un  travail  de  la  Grâce,  sourd,  têtu, 
parfois  sensible;  il  n'en  resterait  pas  moins  cinq  ans  pendant 
lesquels  je  ne  me  souviens  d'avoir  éprouvé  aucune  velléité 
catholique,  aucun  regret  de  la  vie  que  je  menais,  aucun  désir 
de  la  renverser.  Pourquoi,  comment  ai-je  été  aiguillé  sur  une 
voie  perdue  alors  pour  moi  dans  la  nuit?  Je  suis  absolument 
incapable  de  le  dire;  rien,  sinon  des  ascendances  de  bégui- 
nages et  de  cloîtres,  des  prières  de  famille  hollandaise  très 
fervente  et  que  j'ai  d'ailleurs  à  peine  connue,  n'expliquera  la 
parfaite  inconscience  du  dernier  cri,  l'appel  religieux  de  la 
dernière  page  d'A  Rebours. 

Oui,  je  sais  bien,  il  y  a  des  gens  très  forts  qui  tracent 
des  plans,  organisent  d'avance  des  itinéraires  d'existence 
et  les  suivent  ;  il  est  même  entendu,  si  je  ne  me  trompe, 
qu'avec  de  la  volonté  on  arrive  à  tout  ;  je  veux  bien  le 
croire,  mais,  moi,  je  le  confesse,  je  n'ai  jamais  été  ni  un 
homme  tenace,  ni  un  auteur  madré.  Ma  vie  et  ma  littérature 
ont  une  part  de  passivité,  d'insu,  de  direction  hors  de  moi 
très  certaine. 

La  Providence  me  fut  miséricordieuse  et  la  Vierge  me  fut 
bonne.  Je  me  suis  borné  à  ne  pas  les  contrecarrer  lorsqu'elles 
attestaient  leurs  intentions;  j'ai  simplement  obéi;  j'ai  été 
mené  par  ce  qu'on  appelle  «  les  voies  extraordinaires  »  ;  si 
quelqu'un  peut  avoir  la  certitude  du  néant  qu'il  serait,  sans 
l'aide  de  Dieu,  c'est  moi. 

Les  personnes  qui  n'ont  pas  la  Foi  m'objecteront  qu'avec 
des  idées  pareilles,  l'on  n'est  pas  loin  d'aboutir  au  fatalisme 
et  à  la  négation  de  toute  psychologie. 

Non,  car  la  Foi  en  Notre-Seigneur  n'est  pas  le  fatalisme. 
Le  libre  arbitre  demeure  sauf.  Je  pouvais,  s'il  me  plaisait, 
continuer  à  céder  aux  luxurieux  émois  et  rester  à  Paris,  et 


XXII  PRÉFACE 

ne  pas  aller  souffrir  dans  une  Trappe.  Dieu  n'eût  sans  doute 
pas  insisté  ;  mais,  tout  en  certifiant  que  la  volonté  est  intacte, 
il  faut  bien  avouer  cependant  que  le  Sauveur  y  met  beaucoup 
du  sien,  qu'il  vous  harcèle,  qu'il  vous  traque,  qu'il  vous 
«  cuisine  »,  pour  se  servir  d'un  terme  énergique  de  basse 
police;  mais  je  le  répète  encore,  l'on  peut,  à  ses  risques  et 
périls,  l'envoyer  promener. 

Pour  la  psychologie,  c'est  autre  chose.  Si  nous  l'envisa- 
geons, comme  je  l'envisage,  au  point  de  vue  d'une  conversion, 
elle  est,  dans  ses  préludes,  impossible  à  démêler;  certains 
coins  peut-être  tangibles,  mais  les  autres,  non;  le  travail 
souterrain  de  l'âme  nous  échappe.  Il  y  eut  sans  doute,  au 
moment  où  j'écrivais  A  Bebours,  un  remuement  des  terres, 
un  forage  du  sol  pour  y  planter  des  fondations,  dont  je  ne 
me  rendis  pas  compte.  Dieu  creusait  pour  placer  ses  fils  et  il 
n'opérait  que  dans  l'ombre  de  l'âme,  dans  la  nuit.  Rien  n'était 
perceptible  ;  ce  n'est  que  bien  des  années  après  que  l'étincelle 
a  commencé  de  courir  le  long  des  fils.  Je  sentais  alors  l'âme 
s'émouvoir  dans  ces  secousses;  ce  n'était  encore  ni  bien  dou- 
loureux ni  bien  clair  :  la  liturgie,  la  mystique,  l'art  en  étaient 
les  véhicules  ou  les  moyens;  cela  se  passait  généralement 
dans  les  églises,  à  Saint-Séverin  surtout,  où  j'entrais  par 
curiosité,  par  désœuvrement.  Je  n'éprouvais,  en  assistant  aux 
cérémonies,  qu'une  trépidation  intérieure,  ce  petit  trémule- 
ment  que  l'on  subit,  en  voyant,  en  écoutant  ou  en  lisant  une 
belle  œuvre,  mais  il  n'y  avait  pas  d'attaque  précise,  de  mise 
en  demeure  de  se  prononcer. 

Je  me  détachais  seulement,  peu  à  peu,  de  ma  coque  d'im- 
pureté; je  commençais  à  me  dégoûter  de  moi-même,  mais  je 
rebiffais  quand  même  sur  les  articles  de  Foi.  Les  objections 
que  je  me  posais  me  semblaient  être  irrésistibles;  et  un  beau 
matin,  en  me  réveillant,  elles  furent,  sans  que  j'aie  jamais  su 


PRÉFACE  XXIII 

comment,  résolues.  Je  priai  pour  la  première  fois  et  l'explosion 
se  fit. 

Tout  cela  paraît,  pour  les  gens  qui  ne  croient  pas  à  la 
Grâce,  fou.  Pour  ceux  qui  ont  ressenti  ses  effets,  aucun  éton- 
nement  n'est  possible  ;  et,  si  surprise  il  y  avait,  elle  ne  pourrait 
exister  que  pour  la  période  d'incubation,  celle  où  l'on  ne  voit 
et  où  l'on  ne  perçoit  rien,  la  période  du  déblaiement  et  de  la 
fondation  dont  on  ne  s'est  même  pas  douté. 

Je  comprends,  en  somme,  jusqu'à  certain  point,  ce  qui  s'est 
passé  entre  l'année  1891  et  l'année  1895,  entre  Là-Bas  et  En 
Roule,  rien  du  tout  entre  l'année  1884  et  l'année  1891,  entre 
A  Rebours  et  Là-Bas. 

Si  je  n'ai  pas  compris  moi-même,  à  plus  forte  raison  les 
autres  ne  comprirent-ils  point  les  impulsions  de  des  Esseintes. 
A  Rebours  tombait  ainsi  qu'un  aérolithe  dans  le  champ  de 
foire  littéraire  et  ce  fut  et  une  stupeur  et  une  colère  ;  la  presse 
se  désordonna:  jamais  elle  ne  divagua  en  tant  d'articles; 
après  m'avoir  traité  de  misanthrope  impressionniste  et  avoir 
qualifié  des  Esseintes  de  maniaque  et  d'imbécile  compliqué, 
les  Normaliens  comme  M.  Lemaître  s'indignèrent  que  je  ne 
fisse  point  l'éloge  de  Virgile  et  déclarèrent  d'un  ton  péremp- 
toire,  que  les  décadents  de  la  langue  latine,  au  Moyen  Age, 
n'étaient  que  «  des  radoteurs  et  des  crétins  ».  D'autres  entre- 
preneurs de  critique  voulurent  bien  aussi  m'aviser  qu'il  me 
serait  profitable  de  subir,  dans  une  prison  thermale,  le  fouet. 

des  douches:  et,  à  leur  tour,  les  conférenciers  s'en  mêlèrent. 
__L 

A  la  Salle  des  Capucines,  l'archonte  Sarcey  criait,  ahuri  : 
«  Je  veux  bien  être  pendu,  si  je  comprends  un  traître  mot  à 
ce  roman  !  »  Enfin,  pour  que  ce  fût  complet,  les  revues  graves, 
telles  que  la  Revue  des  Deux  Mondes,  dépêchèrent  leur 
leader,  M.  Brunetière,  pour  comparer  ce  roman  aux  vaude- 
villes de  Waflard  et  Fulgence. 


XXIV  PRÉFACE 

Dans  ce  tohu-bohu,  un  seul  écrivain  vit  clair,  Barbey  d'Au- 
revilly, qui  ne  me  connaissait  nullement,  d'ailleurs.  Dans  un 
article  du  Constitutionnel  portant  la  date  du  28  juillet  1884, 
et  qui  a  été  recueilli  dans  son  volume  Le  Roman  Contem- 
porain paru  en  1902,  il  écrivit  : 

Après  un  tel  livre,  il  ne  reste  plus  à  l'auteur  qu'à  choisir 
entre  la  bouche  d'un  pistolet  ou  les  pieds  de  la  croix. 

C'est  fait. 

J.-K.    HUTSMANS. 
(1903) 


A    REBOURS 


NOTICE 

A  en  juger  par  les  quelques  portraits  conservés  au 
château  de  Lourps,  la  famille  des  Floressas  des 
Esseintes  avait  été,  au  temps  jadis,  composée  d'athlé- 
tiques soudards,  de  rébarbatifs  reîtres.  Serrés,  à  l'étroit 
dans  leurs  vieux  cadres  qu'ils  barraient  de  leurs  fortes 
épaules,  ils  alarmaient  avec  leurs  yeux  fixes,  leurs 
moustaches  en  yatagans,  leur  poitrine  dont  l'arc  bombé 
remplissait  l'énorme  coquille  des  cuirasses. 

Ceux-là  étaient  les  ancêtres;  les  portraits  de  leurs 
descendants  manquaient  ;  un  trou  existait  dans  la  filière 
des  visages  de  cette  race;  une  seule  toile  servait  d'in- 
termédiaire, mettait  un  point  de  suture  entre  le  passé 
et  le  présent,  une  tête  mystérieuse  et  rusée,  aux  traits 
morts  et  tirés,  aux  pommettes  ponctuées  d'une  virgule 
de  fard,  aux  cheveux  gommés  et  enroulés  de  perles,  au 
col  tendu  et  peint,  sortant  des  cannelures  d'une  rigide 
fraise. 

Déjà,  dans  cette  image  de  l'un  des  plus  intimes  fami- 
liers du  duc  d'Epernonet  du  marquisd'O, les  vices  d'un 
tempérament  appauvri,  la  prédominance  de  la  lymphe 
dans  le  sang,  apparaissaient. 

1 


^1 


A     H  E  H  O  U  H  S 


La  décadence  de  cette  ancienne  maison  avait,  sans 
nul  doute,  suivi  régulièrement  son  cours;  l'efï'émina- 
tion  des  mâles  était  allée  en  s'accentuant  ;  comme  pour 
achever  l'œuvre  des  âges,  les  des  Esseintes  marièrent, 
pendant  deux  siècles,  leurs  enfants  entre  eux,  usant 
leur  reste  de  vigueur  dans  les  unions  consanguines. 

De  cette  famille  naguère  si  nombreuse,  qu'elle  occu- 
pait presque  tous  les  territoires  de  l'Ile-de-France  et  de 
la  Brie,  un  seul  rejeton  vivait,  le  duc  Jean,  un  grêle 
jeune  homme  de  trente  ans,  anémique  et  nerveux,  aux 
joues  caves,  aux  yeux  d'un  bleu  froid  d'acier,  au  nez 
éventé  et  pourtant  droit,  aux  mains  sèches  et  fluettes. 

Par  un  singulier  phénomène  d'atavisme,  le  dernier 
descendant  ressemblait  à  l'antique  aïeul,  au  mignon, 
dont  il  avait  la  barbe  en  pointe  d'un  blond  extraordi- 
nairement  pâle  et  l'expression  ambiguë,  tout  à  la  fois 
lasse  et  habile. 

Son  enfance  avait  été  funèbre.  Menacée  de  scrofules, 
accablée  par  d'opiniâtres  fièvres,  elle  parvint  cepen- 
dant, à  l'aide  de  grand  air  et  de  soins,  à  franchir  les 
brisants  de  la  nubilité,  et  alors  les  nerfs  prirent  le 
dessus,  matèrent  les  langueurs  et  les  abandons  de  la 
chlorose,  menèrent  jusqu'à  leur  entier  développement 
les  progressions  de  la  croissance. 

La  mère,  une  longue  femme,  silencieuse  et  blanche, 
mourut  d'épuisement;  à  son  tour,  le  père  décéda  d'une 
maladie  vague;  des  Esseintes  atteignait  alors  sa  dix- 
septième  année. 


A     DEBOl'KS 


Il  n'avait  gardé  de  ses  parents  qu'un  souvenir  apeuré, 
sans  reconnaissance,  sans  affection.  Son  père,  qui 
demeurait  d'ordinaire  à  Paris,  il  le  connaissait  à  peine  ; 
sa  mère,  il  se  la  rappelait,  immobile  et  couchée,  dans 
une  chambre  obscure  du  château  de  Lourps.  Rarement, 
le  mari  et  la  femme  étaient  réunis,  et  de  ces  jours-là, 
il  se  remémorait  des  entrevues  décolorées,  le  père  et 
la  mère  assis,  en  face  l'un  de  l'autre,  devant  un  gué- 
ridon qui  était  seul  éclairé  par  une  lampe  au  grand 
abat-jour  très  baissé,  car  la  duchesse  ne  pouvait  sup- 
porter sans  crises  de  nerfs  la  clarté  et  le  bruit;  dans 
l'ombre,  ils  échangeaient  deux  mots  à  peine,  puis  le 
duc  s'éloignait  indifférent  et  ressautait  au  plus  vite 
dans  le  premier  train. 

Chez  les  jésuites  où  Jean  fut  dépêché  pour  faire  ses 
classes,  son  existence  fut  plus  bienveillante  et  plus 
douce.  Les  Pères  se  mirent  à  choyer  l'enfant  dont  l'in- 
telligence les  étonnait;  cependant,  en  dépit  de  leurs 
efforts,  ils  ne  purent  obtenir  qu'il  se  livrât  à  des  études 
disciplinées;  il  mordait  à  certains  travaux,  devenait 
prématurément  ferré  sur  la  langue  latine,  mais,  en 
revanche,  il  était  absolument  incapable  d'expliquer 
deux  mots  de  grec,  ne  témoignait  d'aucune  aptitude 
pour  les  langues  vivantes,  et  il  se  révéla  tel  qu'un  être 
parfaitement  obtus,  dès  qu'on  s'efforça  de  lui  apprendre 
les  premiers  éléments  des  sciences. 

Sa  famille  se  préoccupait  peu  de  lui  ;  parfois  son  père 
venait  le  visiter  au  pensionnat  :  «  Bonjour,  bonsoir. 


A    REBOURS 


sois  sage  et  travaille  bien  ».  Aux  vacances,  l'été,  il  par- 
tait pour  le  château  de  Lourps;  sa  présence  ne  tirait 
pas  sa  mère  de  ses  rêveries;  elle  l'apercevait  à  peine, 
ou  le  contemplait,  pendant  quelques  secondes,  avec 
un  sourire  presque  douloureux,  puis  elle  s'absorbait 
de  nouveau  dans  la  nuit  factice  dont  les  épais  rideaux 
des  croisées  enveloppaient  la  chambre. 

Les  domestiques  étaient  ennuyés  et  vieux.  L'enfant, 
abandonné  à  lui-même,  fouillait  dans  les  livres,  les 
jours  de  pluie;  errait,  par  les  après-midi  de  beau  temps, 
dans  la  campagne. 

Sa  grande  joie  était  de  descendre  dans  le  vallon,  de 
gagner  Jutigny,  un  village  planté  au  pied  des  collines, 
un  petit  tas  de  maisonnettes  coiffées  de  bonnets  de 
chaume  parsemés  de  touffes  de  joubarbe  et  de  bou- 
quets de  mousse.  Il  se  couchait  dans  la  prairie,  à 
l'ombre  des  hautes  meules,  écoutant  le  bruit  sourd  des 
moulins  à  eau,  humant  le  souffle  frais  de  la  Voulzie. 
Parfois,  il  poussait  jusqu'aux  tourbières,  jusqu'au 
hameau  vert  et  noir  de  Longueville,  ou  bien  il  grim- 
pait sur  les  côtes  balayées  par  le  vent  et  d'où  l'étendue 
était  immense.  Là,  il  avait  d'un  côté,  sous  lui,  la  vallée 
de  la  Seine,  fuyant  à  perte  de  vue  et  se  confondant 
avec  le  bleu  du  ciel  fermé  au  loin;  de  l'autre,  tout  en 
haut,  à  l'horizon,  les  églises  et  la  tour  de  Provins  qui 
semblaient  trembler,  au  soleil,  dans  la  pulvérulence 
dorée  de  l'air. 

Il   lisait  ou   rêvait,   s'abreuvait  jusqu'à  la   nuit   de 


A     H KHOURS 


solitude;  à  force  de  méditer  sur  les  mêmes  pensées, 
son  esprit  se  concentra  et  ses  idées  encore  indécises 
mûrirent.  Après  chaque  vacance,  il  revenait  chez  ses 
maîtres  plus  réfléchi  et  plus  têtu  ;  ces  changements  ne 
leur  échappaient  pas;  perspicaces  et  retors,  habitués 
par  leur  métier  à  sonder  jusqu'au  plus  profond  des 
âmes,  ils  ne  furent  point  les  dupes  de  cette  intelligence 
éveillée  mais  indocile;  ils  comprirent  que  jamais  cet 
élève  ne  contribuerait  à  la  gloire  de  leur  maison,  et 
comme  sa  famille  était  riche  et  paraissait  se  désinté- 
resser de  son  avenir,  ils  renoncèrent  aussitôt  à  le  diriger 
sur  les  profitables  carrières  des  écoles;  bien  qu'il  dis- 
cutât volontiers  avec  eux  sur  toutes  les  doctrines  théo- 
logiques qui  le  sollicitaient  par  leurs  subtilités  et  leurs 
arguties,  ils  ne  songèrent  même  pas  à  le  destiner  aux 
Ordres,  car  malgré  leurs  efforts  sa  foi  demeurait  débile  ; 
en  dernier  ressort,  par  prudence,  par  peur  de  l'inconnu, 
ils  le  laissèrent  travailler  aux  études  qui  lui  plaisaient 
et  négliger  les  autres,  ne  voulant  pas  s'aliéner  cet  esprit 
indépendant,  par  des  tracasseries  de  pions  laïques. 

Il  vécut  ainsi,  parfaitement  heureux,  sentant  à  peine 
le  joug  paternel  des  prêtres;  il  continua  ses  études 
latines  et  françaises,  à  sa  guise,  et,  encore  que  la  théolo- 
gie ne  figurât  point  dans  les  programmes  de  ses  classes, 
il  compléta  l'apprentissage  de  cette  science  qu'il  avait 
commencée  au  château  de  Lourps,  dans  la  bibliothèque 
léguée  par  son  arrière-grand-oncle  Dom  Prosper,  an- 
cien prieur  des  chanoines  réguliers  de  Saint-Ruf. 


A     J{  E  H  O  V  H  S 


Le  moment  échut  pourtant  où  il  fallut  quitter  l'ins- 
titution des  jésuites;  il  atteignait  sa  majorité  et  deve- 
nait maître  de  sa  fortune;  son  cousin  et  tuteur  le  comte 
de  Montchevrel  lui  rendit  ses  comptes.  Les  relations 
qu'ils  entretinrent  furent  de  durée  courte,  'car  il  ne 
pouvait  y  avoir  aucun  point  de  contact  entre  ces 
deux  hommes  dont  l'un  était  vieux  et  l'autre  jeune. 
Par  curiosité,  par  désœuvrement,  par  politesse,  des 
Esseintes  fréquenta  cette  famille  et  il  subit,  plusieurs 
fois,  dans  son  hôtel  de  la  rue  de  la  Chaise,  d'écra- 
santes soirées  où  des  parentes,  antiques  comme  le 
monde,  s'entretenaient  de  quartiers  de  noblesse,  de 
lunes  héraldiques,  de  cérémoniaux  surannés./' 

Plus   que  ces   douairières,  les   hommes  rassemblés 
autour  d'un  whist,  se  révélaient  ainsi   que  des  êtres 
immuables  et    nuls;  là,    les  descendants  des  anciens 
preux,  les  dernières  branches  des  races  féodales,  appa- 
rurent   à    des   Esseintes   sous  les  traits  de  vieillards 
catarrheux  et    maniaques,  rabâchant  d'insipides  dis- 
cours, de  centenaires  phrases.  De  même  que  dans  la  tige 
coupée  d'une  fougère,  une  fleur  de  lis  semblait  seule 
empreinte  dans  la  pulpe  ramollie  de  ces  vieux  crânes. 
Une  indicible  pitié  vint  au  jeune   homme  pour  ces 
momies  ensevelies  dans  leurs  hypogées  pompadour  à 
boiseries  et  à  rocailles,  pour  ces  maussades  lendores 
qui  vivaient,  l'œil  constamment  fixé  sur  un  vague  Cha- 
naan,  sur  une  imaginaire  Palestine. 

Après  quelques  séances  dans  ce  milieu,  il  se  résolut, 


A     REBOURS  7 

malgré    les    invitations   et  les    reproches,  à   n'y  plus 
jamais  mettre  les  pieds. 

Il  se  prit  alors  à  frayer  avec  les  jeunes  gens  de  son 
âge  et  de  son  monde. 

Les  uns,  élevés  avec  lui  dans  les  pensions  religieuses, 
avaient  gardé  de  cette  éducation  une  marque  spéciale. 
Ils  suivaient  les  offices,  communiaient  à  Pâques,  han- 
taient les  cercles  catholiques  et  ils  se  cachaient  ainsi 
que  d'un  crime  des  assauts  qu'ils  livraient  aux  filles, 
en  baissant  les  yeux.  C'étaient,  pour  la  plupart,  des 
bellâtres  inintelligents  et  asservis,  de  victorieux  can- 
cres qui  avaient  lassé  la  patience  de  leurs  professeurs, 
mais  avaient  néanmoins  satisfait  à  leur  volonté  de 
déposer,  dans  la  société,  des  êtres  obéissants  et  pieux. 

Les  autres,  élevés  dans  les  collèges  de  l'Etat  ou  dans 
les  lycées,  étaient  moins  hypocrites  et  plus  libres,  mais 
ils  n'étaient  ni  plus  intéressants  ni  moins  étroits. 
Ceux-là  étaient  des  noceurs,  épris  d'opérettes  et  de 
courses,  jouant  le  lansquenet  et  le  baccarat,  pariant 
des  fortunes  sur  des  chevaux,  sur  des  cartes,  sur  tous 
les  plaisirs  chers  aux  gens  creux.  Après  une  année  ~~ 7  f 
d'épreuve,  une  immense  lassitude  résulta  de  cette  com-  ^ 
pagnie  dont  les  débauches  lui  semblèrent  basses  et 
faciles,  faites  sans  discernement,  sans  apparat  fébrile, 
sans  réelle  surexcitation  de  sang  et  de  nerfs. 

Peu  à  peu,  il  les  quitta,  et  il  approcha  les  hommes 
de  lettres  avec  lesquels  sa  pensée  devait  rencontrer 
plus  d'affinités  et  se  sentir  mieux  à  l'aise.  Ce  fut   un 


A     REBOURS 


nouveau  leurre;  il  demeura  révolté  par  leurs  juge- 
ments rancuniers  et  mesquins,  par  leur  conversation 
aussi  banale  qu'une  porte  d'église,  par  leurs  dégoû- 
tantes discussions,  jaugeant  la  valeur  d'une  œuvre 
selon  le  nombre  des  éditions  et  le  bénéfice  de  la  vente. 
En  même  temps,  il  aperçut  les  libres  penseurs,  les 
doctrinaires  de  la  bourgeoisie,  des  gens  qui  réclamaient 
toutes  les  libertés  pour  étrangler  les  opinions  des 
autres,  d'avides  et  d'éhontés  puritains,  qu'il  estima, 
comme  éducation,  inférieurs  au  cordonnier  du  coin. 

Son  mépris  de  l'humanité  s'accrut;  il  comprit  enfin 
que  le  monde  est,  en  majeure  partie,  composé  de  sacri- 
pants et  d'imbéciles.  Décidément,  il  n'avait  aucun 
espoir  de  découvrir  chez  autrui  les  mêmes  aspirations 
et  les  mêmes  haines,  aucun  espoir  de  s'accoupler  avec 
une  intelligence  qui  se  complût,  ainsi  que  la  sienne, 
dans  une  studieuse  décrépitude,  aucun  espoir  d'ad- 
joindre un  esprit  pointu  et  chantourné  tel  que  le  sien, 
à  celui  d'un  écrivain  ou  d'un  lettré. 

Enervé,  mal  à  l'aise,  indigné  par  l'insignifiance  des 
idées  échangées  et  reçues,  il  devenait  comme  ces  gens 
dont  a  parlé  Nicole,  qui  sont  douloureux  partout;  il 
en  arrivait  à  s'écorcher  constamment  l'épiderme,  à 
souffrir  des  balivernes  patriotiques  et  sociales  débitées, 
chaque  matin,  dans  les  journaux,  à  s'exagérer  la  portée 
des  succès  qu'un  tout-puissant  public  réserve  toujours  et 
quand  même  aux  œuvres  écrites  sans  idées  et  sans  style. 

Déjà  il  rêvait  à  une  thébaïde  raffinée,  à  un  désert 


A     REBOURS 


confortable,  à  une  arche  immobile  et  tiède  où  il  se 
réfugierait  loin  de  l'incessant  déluge  de  la  sottise 
humaine. 

Une  seule  passion,^  la  femmei  eût  pu  le  retenir  dans 
cet  universel  dédain  qui  le  poignait,  mais  celle-là  était, 
elle  aussi,  usée.  Il  avait  touché  aux  repas  charnels,  avec 
un  appétit  d'homme  quinteux,  affecté  de  malacie, 
obsédé  de  fringales  et  dont  le  palais  s'émousse  et  se 
blase  vite;  au  temps  où  il  compagnonnait  avec  les 
hobereaux,  il  avait  participé  à  ces  spacieux  soupers  où 
des  femmes  soûles  se  dégrafent  au  dessert  et  battent 
la  table  avec  leur  tête;  il  avait  aussi  parcouru  les  cou- 
lisses, tâté  des  actrices  et  des  chanteuses,  subi,  en  sus 
de  la  bêtise  innée  des  femmes,  la  délirante  vanité  des 
cabotines;  puis  il  avait  entretenu  des  filles  déjà  célèbres 
et  contribué  à  la  fortune  de  ces  agences  qui  fournissent, 
moyennant  salaire,  des  plaisirs  contestables;  enfin, 
repu,  las  de  ce  luxe  similaire,  de  ces  caresses  identiques, 
il  avait  plongé  dans  les  bas-fonds,  espérant  ravitailler 
ses  désirs  par  le  contraste,  pensant  stimuler  ses  sens 
assoupis  par  l'excitante  malpropreté  de  la  misère. 

Quoi  qu'il  tentât,  un  immense  ennui  l'opprimait.  Il 
s'acharna,  recourut  aux  périlleuses  caresses  des  vir- 
tuoses, mais  alors  sa  santé  faiblit  et  son  système  ner- 
veux s'exacerba;  la  nuque  devenait  déjà  sensible  et  la 
main  remuait,  droite  encore  lorsqu'elle  saisissait  un 
objet  lourd,  capricante  et  penchée  quand  elle  tenait 
quelque  chose  de  léger  tel  qu'un  petit  verre. 


tc*~t/A>. 


10  A     REBOIRS 

Les  médecins  consultés  l'effrayèrent.  Il  était  temps 
d'enrayer  cette  vie,  de  renoncer  à  ces  manœuvres  qui 
alitaient  ses  forces.  Il  demeura,  pendant  quelque  temps, 
tranquille;  mais  bientôt  le  cervelet  s'exalta,  appela  de 
nouveau  aux  armes.  De  même  que  ces  gamines  qui, 
sous  le  coup  de  la  puberté,  s'affament  de  mets  altérés 
ou  abjects,  il  en  vint  à  rêver,  à  pratiquer  les  amours 
exceptionnelles,  les  joies  déviées;  alors,  ce  fut  la  fin; 
comme  satisfaits  d'avoir  tout  épuisé,  comme   fourbus 

de  fatigues,  ses  sens  tombèrent  en  léthargie,  l'impuis- 

i. 

sance  fut  proche.  / 

Il  se  retrouva  sur  le  chemin,  dégrisé,  seul,  abomina- 
blement lassé,  implorant  une  fin  que  la  lâcheté  de  sa 
chair  l'empêchait  d'atteindre. 

Ses  idées  de  se  blottir,  loin  du  monde,  de  se  calfeu- 
trer dans  une  retraite,  d'assourdir,  ainsi  que  pour  ces 
malades  dont  on  couvre  la  rue  de  paille,  le  vacarme 
roulant  de  l'inflexible  vie,  se  renforcèrent. 

Il  était  d'ailleurs  temps  de  se  résoudre;  le  compte 
qu'il  fit  de  sa  fortune  l'épouvanta;  en  folies,  en  noces, 
il  avait  dévoré  la  majeure  partie  de  son  patrimoine,  et 
l'autre  partie,  placée  en  terres,  ne  rapportait  que  des 
intérêts  dérisoires. 

Il  se  détermina  à  vendre  le  château  de  Lourps  où  il 
n'allait  plus  et  où  il  n'oubliait  derrière  lui  aucun  sou- 
venirattachant,  aucun  regret;  il  liquidaaussi  sesautres 
biens,  acheta  des  rentes  sur  l'Etat,  réunit  de  la  sorte 
un   revenu  annuel    de    cinquante   mille   livres    et    se 


A     REBOURS  11 

réserva,  en  plus,  une  somme  ronde  destinée  à  paver 
et  à  meubler  la  maisonnette  où  il  se  proposait  de  bai- 
gner dans  une  définitive  quiétude. 

Il  fouilla  les  environs  de  la  capitale,  et  découvrit  une 
bicoque  à  vendre,  en  haut  de  Fontenay-aux-Roses, 
dans  un  endroit  écarté,  sans  voisins,  près  du  fort  :  son 
rêve  était  exaucé;  dans  ce  pays  peu  ravagé  par  les 
Parisiens,  il  était  certain  d'être  à  l'abri;  la  difficulté 
des  communications  mal  assurées  par  un  ridicule 
chemin  de  fer,  situé  au  bout  de  la  ville,  et  par  de  petits 
tramways,  partant  et  marchant  à  leur  guise,  le  rassu- 
rait. En  songeant  à  la  nouvelle  existence  qu'il  voulait 
organiser,  il  éprouvait  une  allégresse  d'autant  plus  vive 
qu'il  se  voyait  retiré  assez  loin  déjà,  sur  la  berge,  pour 
que  le  flot  de  Paris  ne  l'atteignît  plus  et  assez  près 
cependant  pour  que  cette  proximité  de  la  capitale  le 
confirmât  dans  sa  solitude.  Et,  en  effet,  puisqu'il  suffit 
qu'on  soit  dans  l'impossibilité  de  se  rendre  à  un  endroit 
pour  qu'aussitôt  le  désir  d'y  aller  vous  prenne,  il  avait 
des  chances,  en  ne  se  barrant  pas  complètement  la 
route,  de  n'être  assailli  par  aucun  regain  de  société, 
par  aucun  regret. 

Il  mit  les  maçons  sur  la  maison  qu'il  avait  acquise, 
puis,  brusquement,  un  jour,  sans  faire  part  à  qui  nue 
ce  fût  de  ses  projets,  il  se  débarrassa  de  son  ancien 
mobilier,  congédia  ses  domestiques  et  disparut,  sans 
laisser  au  concierge  aucune  adresse. 


I 


Plus  de  deux  mois  s'écoulèrent  avant  que  des 
Esseintes  pût  s'immerger  dans  le  silencieux  repos 
de  sa  maison  de  Fontenay;  des  achats  de  toute  sorte 
l'obligeaient  à  déambuler  encore  dans  Paris,  à  battre 
la  ville  d'un  bout  à  l'autre. 

Et  pourtant  à  quelles  perquisitions  n'avait-il  pas  eu 
recours,  à  quelles  méditations  ne  [s'était-il  point  livré, 
avant  que  de  confier  son  logement  aux  tapissiers! 

Il  était  depuis  longtemps  expert  aux  sincérités  et  aux 
faux-fuyants  des  tons.  Jadis,  alors  qu'il  recevait  chez 
lui  des  femmes,  il  avait  composé  un  boudoir  où,  au 
milieu  des  petits  meubles  sculptés  dans  le  pâle  cam- 
phrier du  Japon,  sous  une  espèce  de  tente  en  satin  rose 
des  Indes,  les  chairs  se  coloraient  doucement  aux  lu- 
mières apprêtées  que  blutait  l'étoffe. 

Cette  pièce  où  des  glaces  se  faisaient  écho  et  se  ren- 
voyaient à  perte  de  vue,  dans  les  murs,  des  enfilades 
de  boudoirs  roses,  avait  été  célèbre  parmi  les  filles  qui 
se  complaisaient  à  tremper  leur  nudité  dans  ce  bain 
d'incarnat  tiède  qu'aromatisait  l'odeur  de  menthe  déga- 
gée par  le  bois  des  meubles. 

Mais,  en  mettant  même  de  côté  les  bienfaits  de  cet 
air  fardé  qui  paraissait  transfuser  un  nouveau  sang 


14  A     REBOURS 

sous  les  peaux  défraîchies  et  usées  par  l'habitude  des 
céruses  et  l'abus  des  nuits,  il  goûtait  pour  son  propre 
compte,  dans  ce  languissant  milieu,  des  allégresses  parti- 
culières, des  plaisirs  que  rendaient  extrêmes  et  qu'acti- 
vaient, en  quelque  sorte,  les  souvenirs  des  maux  passés, 
des  ennuis  défunts. 

Ainsi,  par  haine,  par  mépris  de  son  enfance,  il  avait 
pendu  au  plafond  de  cette  pièce  une  petite  cage  en  fil 
d'argent  où  un  grillon  enfermé  chantait  comme  dans 
les  cendres  des  cheminées  du  château  de  Lourps  ;  quand 
il  écoutait  ce  cri  tant  de  fois  entendu,  toutes  les  soirées 
contraintes  et  muettes  chez  sa  mère,  tout  l'abandon 
d'une  jeunesse  souffrante  et  refoulée,  se  bousculaient 
devant  lui,  et  alors,  aux  secousses  de  la  femme  qu'il 
caressait  machinalement  et  dont  les  paroles  ou  le  rire 
rompaient  sa  vision  et  le  ramenaient  brusquement  dans 
la  réalité,  dans  le  boudoir,  à  terre,  un  tumulte  se  levait 
en  son  âme,  un  besoin  de  vengeance  des  tristesses  endu- 
rées, une  rage  de  salir  par  des  turpitudes  des  souvenirs 
de  famille,  un  désir  furieux  de  panteler  sur  des  cous- 
sins de  chair,  d'épuiser  jusqu'à  leurs  dernières  gouttes, 
les  plus  véhémentes  et  les  plus  acres  des  folies  charnelles. 

D'autres  fois  encore,  quand  le  spleen  le  pressait, 
quand  par  les  temps  pluvieux  d'automne,  l'aversion 
de  la  rue,  du  chez  soi,  du  ciel  en  boue  jaune,  des  nuages 
en  macadam,  l'assaillait,  il  se  réfugiait  dans  ce  réduit, 
agitait  légèrement  la  cage  et  la  regardait  se  répercuter 
à  l'infini  dans  le  jeu  des  glaces,  jusqu'à  ce  que  ses  yeux 


A     REBOURS  15 

grisés  s'aperçussent  que  la  cage  ne  bougeait  point,  mais 
que  tout  le»boudoir  vacillait  et  tournait,  emplissant  la 
maison  d'une  valse  rose. 

Puis,  au  temps  où  il  jugeait  nécessaire  de  se  singu- 
lariser, des  Esseintes  avait  aussi  créé  des  ameublements 
fastueusement  étranges,  divisant  son  salon  en  une  série 
de  niches,  diversement  tapissées  et  pouvant  se  relier 
par  une  subtile  analogie,  par  un  vague  accord  de  teintes 
joveuses  ou  sombres,  délicates  ou  barbares,  au  carac- 
tère des  œuvres  latines  et  françaises  qu'il  aimait.  Il 
s'installait  alors  dans  celle  de  ces  niches  dont  le  décor 
lui  semblait  le  mieux  correspondre  à  l'essence  même 
de  l'ouvrage  que  son  caprice  du  moment  l'amenaità  lire. 

Enfin,  il  avait  fait  préparer  une  haute  salle,  destinée 
à  la  réception  de  ses  fournisseurs;  ils  entraient,  s'as- 
seyaient les  uns  à  côté  des  autres,  dans  des  stalles 
d'église,  et  alors  il  montait  dans  une  chaire  magistrale 
et  prêchait  le  sermon  sur  le  dandysme,  adjurant  ses  fr/y^y^i 
bottiers  et  ses  tailleurs  de  se  conformer,  de  la  façon  la 
plus  absolue,  à  ses  brefs  en  matière  de  coupe,  les  mena- 
çant d'une  excommunication  pécuniaire  s'ils  ne  sui- 
vaient pas,  à  la  lettre,  les  instructions  contenues  dans 
ses  monitoires  et  ses  bulles. 

Il  s'acquit  la  réputation  d'un  excentrique  qu'il  para- 
cheva en  se  vêtant  de  costumes  de  velours  blanc,  de 
gilets  d'orfroi,  en  plantant,  en  guise  de  cravate,  un 
bouquet  de  Parme  dans  l'échancrure  décolletée  d'une 
chemise,  en  donnant  aux  hommes  de  lettres  des  dîners 


16  A    REBOURS 

retentissants,  un  entre  autres,  renouvelé  du  xvme  siècle, 
où,  pour  célébrer  la  plus  futile  des  mésaventures,  il 
avait  organisé  un  repas  de  deuil. 

Dans  la  salle  à  manger  tendue  de  noir,  ouverte  sur 
le  jardin  de  sa  maison  subitement  transformé,  montrant 
ses  allées  poudrées  de  charbon,  son  petit  bassin  main- 
tenant bordé  d'une  margelle  de  basalte  et  rempli  d'encre 
et  ses  massifs  tout  disposés  de  cyprès  et  de  pins,  le 
dîner  avait  été  apporté  sur  une  nappe  noire,  garnie  de 
corbeilles  de  violettes  et  de  scabieuses,  éclairée  par  des 
candélabres  où  brûlaient  des  flammes  vertes  et,  par 
des  chandeliers  où  flambaient  des  cierges. 

Tandis  qu'un  orchestre  dissimulé  jouait  des  marches 
funèbres, les  convives  avaient  été  servis  par  des  négresses 

I   nues,  avec  des  mules  et  des  bas  en  toile  d'argent,  semée 

(   de  larmes. 

On  avait  mangé  dans  des  assiettes  bordées  de  noir, 
des  soupes  à  la  tortue,  des  pains  de  seigle  russe,  des 
olives  mûres  de  Turquie,  du  caviar,  des  poutargues  de 
mulets,  des  boudins  fumés  de  Francfort,  des  gibiers 
aux  sauces  couleur  de  jus  de  réglisse  et  de  cirage,  des 
coulis  de  truffes,  des  crèmes  ambrées  au  chocolat,  des 
poudings,  des  brugnons,  des  raisinés,  des  mûres  et  des 
guignes;  bu,  dans  des  verres  sombres,  les  vins  de  la 
Limagne  et  du  Roussillon,  des  Tenedos,  des  Val  de 
Penas  et  des  Porto  ;  savouré,  après  le  café  et  le  brou 
de  noix,  des  kwas,  des  porter  et  des  stout. 

Le  dîner  de  faire-part  d'une  virilité  momentanément 


■J 


A     REBOURS  17 

morte,  était-il  écrit  sur  les  lettres  d'invitations  sembla- 
bles à  celles  des  enterrements. 

Mais  ces  extravagances  dont  il  se  glorifiait  jadis 
s'étaient,  d'elles-mêmes,  consumées;  aujourd'hui,  le 
mépris  lui  était  venu  de  ces  ostentations  puériles  et 
surannées,  de  ces  vêtements  anormaux,  de  ces  embellies 
de  logements  bizarres.  Il  songeait  simplement  à  se 
composer,  pour  son  plaisir  personnel  et  non  plus  pour 
l'étonnement  des  autres,  un  intérieur  confortable  et  \ 
paré  néanmoins  d'une  façon  rare,  à  se  façonner  une 
installation  curieuse  et  calme,  appropriée  aux  besoins 
de  sa  future  solitude. 

Lorsque  la  maison  de  Fontenay  fut  prête  et  agencée, 
suivant  ses  désirs  et  ses  plans,  par  un  architecte;  lors- 
qu'il ne  resta  plus  qu'à  déterminer  l'ordonnance  de 
l'ameublement  et  du  décor,  il  passa  de  nouveau  et  lon- 
guement en  revue  la  série  des  couleurs  et  des  nuances. 
-Ce  qu'il  voulait,  c'étaient  des  couleurs  dont  l'expres- 
sion s'affirmât  aux  lumières  factices  des  lampes;  peu 
lui  importait  même  qu'elles  fussent,  aux  lueurs  du 
jour,  insipides  ou  rêches,  car  il  ne  vivait  guère  que  la 
nuit,  pensant  qu'on  était  mieux  chez  soi,  plus  seul,  et 
que  l'esprit  ne  s'excitait  et  ne  crépitait  réellement  qu'au 
contact  voisin  de  l'ombre;  il  trouvait  aussi  une  jouis- 
sance particulière  à  se  tenir  dans  une  chambre  large- 
ment éclairée,  seule  éveillée  et  debout,  au  milieu  des 
maisons  enténébrées  et  endormies,  une  sorte  de  jouis- 
sance où  il  entrait  peut-être  une  pointe  de  vanité,  une 

2 


18  A     REBOURS 

satisfaction  toute  singulière,  que  connaissent  les  tra- 
vailleurs attardés  alors  que,  soulevant  les  rideaux 
des  fenêtres,  ils  s'aperçoivent  autour  d'eux  que  tout  est 
éteint,  que  tout  est  muet,  que  tout  est  mort. 

Lentement,  il  tria,  un  à  un,  les  tons. 

Le  bleu  tire  aux  flambeaux  sur  un  faux  vert;  s'il 
est  foncé  comme  le  cobalt  et  l'indigo,  il  devient  noir; 
s'il  est  clair,  il  tourne  au  gris;  s'il  est  sincère  et  doux 
comme  la  turquoise,  il  se  ternit  et  se  glace. 

A  moins  donc  de  l'associer,  ainsi  qu'un  adjuvant,  à 
une  autre  couleur,  il  ne  pouvait  être  question  d'en  faire 
la  note  dominante  d'une  pièce. 

D'un  autre  côté,  les  gris  fer  se  renfrognent  encore 
et  s'alourdissent;  les  gris  de  perle  perdent  leur  azur  et 
se  métamorphosent  en  un  blanc  sale;  les  bruns  s'endor- 
ment et  se  froidissent  ;  quant  aux  verts  foncés,  ainsi  que 
les  verts  empereur  et  les  verts  myrte,  ils  agissent  de 
même  que  les  gros  bleus  et  fusionnent  avec  les  noirs; 
restaient  donc  les  verts  plus  pâles,  tels  que  le  vert  paon, 
les  cinabres  et  les  laques,  mais  alors  la  lumière  exile 
leur  bleu  et  ne  détient  plus  que  leur  jaune  qui  ne  garde, 
à  son  tour,  qu'un  ton  faux,  qu'une  saveur  trouble. 

Il  n'y  avait  pas  à  songer  davantage  aux  saumons, 
aux  maïs  et  aux  roses  dont  les  effeminations  contra  - 
rieraient  les  pensées  de  l'isolement;  il  n'y  avait  pas 
enfin  à  méditer  sur  les  violets  qui  se  dépouillent;  le 
rouge  surnage  seul,  le  soir,  et  quel  rouge!  un  rouge  vis- 
queux, un  lie-de-vin  ignoble;  il  lui  paraissait  d'ailleurs 


A     REBOURS  19 

bien  inutile  de  recourir  à  cette  couleur,  puisqu'en  s'in- 
gérant  de  la  santonine,  à  certaine  dose,  l'on  voit  violet 
et  qu'il  est  dès  lors  facile  de  se  changer,  et  sans  y  tou- 
cher, la  teinte  de  ses  tentures. 

Ces  couleurs  écartées,  trois  demeuraient  seulement: 
le  rouge,  l'orangé,  le  jaune. 

A  toutes,  il  préférait  l'orangé,  confirmant  ainsi  par 
son  propre  exemple,  la  vérité  d'une  théorie  qu'il  décla- 
rait d'une  exactitude  presque  mathématique  :  à  savoir, 
qu'une  harmonie  existe  entre  la  nature  sensuelle  d'un 
individu  vraiment  artiste  et  la  couleur  que  ses  yeux 
voient  d'une  façon  plus  spéciale  et  plus  vive. 

En  négligeant,  en  effet,  le  commun  des  hommes  dont 
les  grossières  rétines  ne  perçoivent  ni  la  cadence  propre 
à  chacune  des  couleurs,  ni  le  charme  mystérieux  de 
leurs  dégradations  et  de  leurs  nuances;  en  négligeant 
aussi  ces  yeux  bourgeois,  insensibles  à  la  pompe  et  à 
la  victoire  des  teintes  vibrantes  et  fortes;  en  ne  con- 
servant plus  alors  que  les  gens  aux  pupilles  raffinées, 
exercées  par  la  littérature  et  par  l'art,  il  lui  semblait 
certain  que  l'œil  de  celui  d'entre  eux  qui  rêve  d'idéal, 
qui  réclame  des  illusions,  sollicite  des  voiles  dans  le 
coucher,  est  généralement  caressé  par  le  bleu  et  ses 
dérivés,  tels  que  le  mauve,  le  lilas,  le  gris  de  perle, 
pourvu  toutefois  qu'ils  demeurent  attendris  et  ne  dé- 
passent pas  la  lisière  où  ils  aliènent  leur  personna- 
lité et  se  transforment  en  de  purs  violets,  en  de  francs 
gris. 


20  A    REBOURS 

Les  gens,  au  contraire,  qui  hussardent,  les  plétho- 
riques, les  beaux  sanguins,  les  solides  mâles  qui  dédai- 
gnent les  entrées  et  les  épisodes  et  se  ruent,  en  perdant 
aussitôt  la  tête,  ceux-là  se  complaisent,  pour  la  plu- 
part, aux  lueurs  éclatantes  des  jaunes  et  des  rouges, 
aux  coups  de  cymbales  des  vermillons  et  des  chromes 
qui  les  aveuglent  et  qui  les  soûlent. 

Enfin,  les  yeux  des  gens  affaiblis  et  nerveux  dont 
l'appétit  sensuel  quête  des  mets  relevés  par  les  fumages 
et  les  saumures,  les  yeux  des  gens  surexcités  et  étiques 
chérissent,  presque  tous,  cette  couleur  irritante  et 
maladive,  aux  splendeurs  fictives,  aux  fièvres  acides  : 
l'orangé. 

Le  choix  de  des  Esseintes  ne  pouvait  donc  prêter  au 
moindre  doute  ;  mais  d'incontestables  difficultés  se  pré- 
sentaient encore.  Si  le  rouge  et  le  jaune  se  magnifient 
aux  lumières,  il  n'en  est  pas  toujours  de  même  de  leur 
composé,  l'orangé, qui  s'emporte,  et  se  transmuesouvent 
en  un  rouge  capucine,  en  un  rouge  feux' 

Il  étudia  aux  bougies  toutes  ses  nuances,  en  décou- 
vrit une  qui  lui  parut  ne  pas  devoir  se  déséquilibrer  et 
se  soustraire  aux  exigences  qu'il  attendait  d'elle;  ces 
préliminaires  terminés,  il  tâcha  de  ne  pas  user,  autant 
que  possible,  pour  son  cabinet  au  moins,  des  étoffes 
et  des  tapis  de  l'Orient,  devenus,  maintenant  que  les 
négociants  enrichis  se  les  procurent  dans  les  magasins 
de  nouveautés,  au  rabais,  si  fastidieux  et  si  communs. 

Il  se  résolut    en  fin  de  compte,  à  faire  relier  ses  murs 


A     REHOIRS  21 

comme  des  livres,  avec  du  maroquin,  à  gros  grains 
écrasés,  avec  de  la  peau  du  Cap,  glacée  par  de  fortes 
plaques  d'acier,  sous  une  puissante  presse. 

Les  lambris  une  fois  parés,  il  fit  peindre  les  baguettes 
et  les  hautes  plinthes  en  un  indigo  foncé,  en  un  indigo 
laqué,  semblable  à  celui  que  les  carrossiers  emploient 
pour  les  panneaux  des  voitures,  et  le  plafond,  un  peu 
arrondi,  également  tendu  de  maroquin,  ouvrit  tel  qu'un 
immense  œil-de-bœuf,  enchâssé  dans  sa  peau  d'orange, 
un  cercle  de  firmament  en  soie  bleu  de  roi,  au  milieu 
duquel  montaient,  à  tire-d'ailes,  des  séraphins  d'argent, 
naguère  brodés  par  la  confrérie  des  tisserands  de  Colo- 
gne, pour  une  ancienne  chape. 

Après  que  la  mise  en  place  fut  effectuée,  le  soir,  tout 
cela  se  concilia,  se  tempéra,  s'assit  :  les  boiseries  immo- 
bilisèrent leur  bleu  soutenu  et  comme  échauffé  par  les 
oranges  qui  se  maintinrent,  à  leur  tour,  sans  s'adulté- 
rer, appuyés  et,  en  quelque  sorte,  attisés  qu'ils  furent 
par  le  souffle  pressant  des  bleus. 

En  fait  de  meubles,  des  Esseintes  n'eut  pas  de  longues 
recherches  à  opérer,  le  seul  luxe  de  cette  pièce  devant 
consister  en  des  livres  et  des  fleurs  rares;  il  se  borna, 
se  réservant  d'orner  plus  tard,  de  quelques  dessins  ou 
de  quelques  tableaux,  les  cloisons  demeurées  nues,  à 
établir  sur  la  majeure  partie  de  ses  murs  des  rayons 
et  des  casiers  de  bibliothèque  en  bois  d'ébène,  à  joncher 
le  parquet  de  peaux  de  bêtes  fauves  et  de  fourrures  de 
renards  bleus,  à  installer  près  d'une  massive  table  de 


22  A    REBOURS 

changeur  du  xve  siècle,  de  profonds  fauteuils  à  oreil- 
lettes et  un  vieux  pupitre  de  chapelle,  en  fer  forgé,  un 
de  ces  antiques  lutrins  sur  lesquels  le  diacre  plaçait 
jadis  l'antiphonaire  et  qui  supportait  maintenant  l'un 
des  pesants  in-folios  du  Glossariuni  mediœ  et  infimœ 
latinitatis  de  du  Cange. 

Les  croisées  dont  les  vitres,  craquelées,  bleuâtres, 
parsemées  de  culs  de  bouteille  aux  bosses  piquetées 
d'or,  interceptaient  la  vue  de  la  campagne  et  ne  lais- 
saient pénétrer  qu'une  lumière  feinte,  se  vêtirent,  à 
leur  tour,  de  rideaux  taillés  dans  de  vieilles  étoles,  dont 
l'or  assombri  et  quasi  sauré,  s'éteignait  dans  la  trame 
d'un  roux  presque  mort. 

Enfin,  sur  la  cheminée  dont  la  robe  fut,  elle  aussi, 
découpée  dans  la  somptueuse  étoffe  d'une  dalmatique 
florentine,  entre  deux  ostensoirs,  en  cuivre  doré,  de 
style  byzantin,  provenant  de  l'ancienne  Abbaye-au-Bois 
de  Bièvre,  un  merveilleux  canon  d'église,  aux  trois 
compartiments  séparés,  ouvragés  comme  une  dentelle, 
contint,  sous  le  verre  de  son  cadre,  copiées  sur  un  authen- 
tique vélin,  avec  d'admirables  lettres  de  missel  et  de 
splendides  enluminures,  trois  pièces  de  Baudelaire^  : 
à  droite  et  à  gauche,  les  sonnets  portant  ces  titres  «  la 
Mort  des  Amants  »  —  «  l'Ennemi  »;  —  au  milieu,  le 
poème  en  prose  intitulé  :  «Any  where  out  ofthe  world. 
—  N'importe  où,  hors  du  monde  ». 


II 


Après  la  vente  de  ses  biens,  des  Esseintes  garda  les 
deux  vieux  domestiques  qui  avaient  soigné  sa 
mère  et  rempli  tout  à  la  fois  l'office  de  régisseurs  et  de 
concierges  du  château  de  Lourps,  demeuré  jusqu'à 
l'époque  de  sa  mise  en  adjudication  inhabité  et  vide. 

Il  fît  venir  à  Fontenay  ce  ménage  habitué  à  un  emploi 
de  garde-malade,  à  une  régularité  d'infirmiers  distri- 
buant, d'heure  en  heure,  des  cuillerées  de  potion  et  de 
tisane,  à  un  rigide  silence  de  moines  claustrés,  sans 
communication  avec  le  dehors,  dans  des  pièces  aux 
fenêtres  et  aux  portes  closes. 

Le  mari  fut  chargé  de  nettoyer  les  chambres  et  d'aller 
aux  provisions,  la  femme  de  préparer  la  cuisine.  Il  leur 
céda  le  premier  étage  de  la  maison,  les  obligea  à  porter 
d'épais  chaussons  de  feutre,  fit  placer  des  tambours  le 
long  des  portes  bien  huilées  et  matelasser  leur  plancher 
de  profonds  tapis  de  manière  à  ne  jamais  entendre  le 
bruit  de  leurs  pas,  au-dessus  de  sa  tête. 

Il  convint  avec  eux  aussi  du  sens  de  certaines  son- 
neries, détermina  la  signification  des  coups  de  timbre, 
selon  leur  nombre,  leur  brièveté,  leur  longueur;  dési- 
gna, sur  son  bureau,  la  place  où  ils  devaient,  tous  les 
mois,   déposer,   pendant  son    sommeil,   le    livre  des 


24  A      REIIO  U  R  S 

comptes;  il  s'arrangea,  enfin,  de  façon  à  ne  pas  être 
souvent  obligé  de  leur  parler  ou  de  les  voir. 

Néanmoins,  comme  la  femme  devait  quelquefois  lon- 
ger la  maison  pour  atteindre  un  hangar  où  était  remisé 
le  bois,  il  voulut  que  son  ombre,  lorsqu'elle  traversait 
les  carreaux  de  ses  fenêtres,  ne  fût  pas  hostile,  et  il 
lui  fit  fabriquer  un  costume  en  faille  flamande,  avec 
bonnet  blanc  et  large  capuchon,  baissé,  noir,  tel  qu'en 
portent  encore,  à  Gand,  les  femmes  du  béguinage. 
L'ombre  de  cette  coiffe  passant  devant  lui,  dans  le 
crépuscule,  lui  donnait  la  sensation  d'un  cloître,  lui 
rappelait  ces  muets  et  dévots  villages,  ces  quartiers 
morts,  enfermés  et  enfouis  dans  le  coin  d'une  active  et 
vivante  ville. 

Il  régla  aussi  les  heures  immuables  des  repas;  ils 
étaient  d'ailleurs  peu  compliqués  et  très  succincts,  les 
défaillances  de  son  estomac  ne  lui  permettant  plus 
d'absorber  des  mets  variés  ou  lourds. 

A  cinq  heures,  l'hiver,  après  la  chute  du  jour,  il 
déjeunait  légèrement  de  deux  œufs  à  la  coque,  de  rôties 
et  de  thé;  puis  il  dînait  vers  les  onze  heures;  buvait  du 
café,  quelquefois  du  thé  et  du  vin,  pendant  la  nuit; 
picorait  une  petite  dînette,  sur  les  cinq  heures  du 
matin,  avant  de  se  mettre  au  lit. 

Il  prenait  ces  repas,  dont  l'ordonnance  et  le  menu 
étaient,  une  fois  pour  toutes,  fixés  à  chaque  commen- 
cement de  saison,  sur  une  table,  au  milieu  d'unepetite 
pièce,  séparée  de  son  cabinet  de  travail  par  un  corridor 


A     REBOURS  25 

capitonné,  hermétiquement  fermé,  ne  laissant  filtrer, 
ni  odeur,  ni  bruit,  dans  chacune  des  deux  pièces  qu'il 
servait  à  joindre. 

Cette  salle  à  manger  ressemblait  à  la  cabine  d'un 
navire  avec  son  plafond  voûté,  muni  de  poutres  en 
demi-cercle,  ses  cloisons  et  son  plancher,  en  bois  de 
pitchpin,  sa  petite  croisée  ouverte  dans  la  boiserie,  de 
même  qu'un  hublot  dans  un  sabord. 

Ainsi  que  ces  boîtes  du  Japon  qui  entrent  les  unes 
dans  les  autres,  cette  pièce  é*ait  insérée  dans  une  pièce 
plus  grande,  qui  était  la  véritable  salle  à  manger  bâtie 
par  l'architecte. 

Celle-ci  était  percée  de  deux  fenêtres,  l'une,  mainte- 
nant invisible,  cachée  par  la  cloison  qu'un  ressort 
rabattait  cependant,  à  volonté,  afin  de  permettre  de 
renouveler  l'air  qui  par  cette  ouverture  pouvait  alors 
circuler  autour  de  la  boîte  de  pitchpin  et  pénétrer  en 
elle;  l'autre,  visible,  car  elle  était  placée  juste  en  face 
du  hublot  pratiqué  dans  la  boiserie,  mais  condamnée; 
en  effet,  un  grand  aquarium  occupait  tout  l'espace 
compris  entre  ce  hublot  et  cette  réelle  fenêtre  ouverte 
dans  le  vrai  mur.  Le  jour  traversait  donc,  pour  éclairer 
la  cabine,  la  croisée,  dont  les  carreaux  avaient  été  rem- 
placés par  une  glace  sans  tain,  l'eau,  et,  en  dernier  lieu, 
la  vitre  à  demeure  du  sabord. 

Au  moment  où  le  samowar  fumait  sur  la  table,  alors 
que,  pendant  l'automne,  le  soleil  achevait  de  dispa- 
raître, l'eau  de  l'aquarium  durant  la  matinée  vitreuse 


26  A    REBOURS 

et  trouble,  rougeoyait  et  tamisait  sur  les  blondes  cloi- 
sons des  lueurs  enflammées  de  braises. 

Quelquefois,  dans  l'après-midi,  lorsque,  par  hasard, 
des  Esseintes  était  réveillé  et  debout,  il  faisait  manœu- 
vrer le  jeu  des  tuyaux  et  des  conduits  qui  vidaient 
l'aquarium  et  le  remplissaient  à  nouveau  d'eau  pure, 
et  il  y  faisait  verser  des  gouttes  d'essence  colorées,  s'of- 
frant,  à  sa  guise  ainsi,  les  tons  verts  ou  saumâtres, 
opalins  ou  argentés,  qu'ont  les  véritables  rivières,  sui- 
vant la  couleur  du  ciel,  l'ardeur  plus  ou  moins  vive 
du  soleil,  les  menaces  plus  ou  moins  accentuées  de  la 
pluie,  suivant,  en  un  mot,  l'état  de  la  saison  et  de  l'at- 
mosphère. 

Il  se  figurait  alors  être  dans  l'entre-pont  d'un  brick, 
et  curieusement  il  contemplait  de  merveilleux  poissons 
mécaniques,  montés  comme  des  pièces  d'horlogerie, 
qui  passaient  devant  la  vitre  du  sabord  et  s'accrochaient 
dans  de  fausses  herbes;  ou  bien,  tout  en  aspirant  la 
senteur  du  goudron,  qu'on  insufflait  dans  la  pièce 
avant  qu'il  y  entrât,  il  examinait,  pendues  aux  murs, 
des  gravures  en  couleur  représentant,  ainsi  que  dans 
les  agences  des  paquebots  et  des  Lloyd,  des  steamers 
en  route  pour  Valparaiso  et  la  Plata,  et  des  tableaux 
encadrés  sur  lesquels  étaient  inscrits  les  itinéraires  de 
la  ligne  du  Royal  mail  steam  Packet,  des  compagnies 
Lopez  et  Valéry,  les  frets  et  les  escales  des  services 
postaux  de  l'Atlantique. 

Puis,  quand  il  était  las  de  consulter  ces  indicateurs, 


A    REBOURS  27 

il  se  reposait  la  vue  en  regardant  les  chronomètres  et 
les  boussoles,  les  sextants  et  les  compas,  les  jumelles 
et  les  cartes  éparpillées  sur  une  table  au-dessus  de 
laquelle  se  dressait  un  seul  livre,  relié  en  veau  marin, 
les  aventures  d'Arthur  Gordon  Pym,  spécialement  tiré 
pour  lui,  sur  papier  vergé,  pur  fil,  trié  à  la  feuille,  avec 
une  mouette  en  filigrane. 

Il  pouvait  apercevoir  enfin  des  cannes  à  pêche,  des 
filets  brunis  au  tan,  des  rouleaux  de  voiles  rousses, 
une  ancre  minuscule  en  liège,  peinte  en  noir,  jetés  en 
tas,  près  de  la  porte  qui  communiquait  avec  la  cuisine 
par  un  couloir  garni  de  capitons  et  résorbait,  de  même 
que  le  corridor  rejoignant  la  salle  à  manger  au  cabinet 
de  travail,  toutes  les  odeurs  et  tous  les  bruits. 

Il  se  procurait  ainsi,  en  ne  bougeant  point,  les  sen- 
sations rapides,  presque  instantanées,  d'un  voyage  au 
long  cours,  et  ce  plaisir  du  déplacement  qui  n'existe, 
en  somme,  que  par  le  souvenir  et  presque  jamais  dans 
le  présent,  à  la  minute  même  où  il  s'effectue,  il  le 
humait  pleinement,  à  l'aise,  sans  fatigue,  sans  tracas, 
dans  cette  cabine  dont  le  désordre  apprêté,  dont  la 
tenue  transitoire  et  l'installation  comme  temporaire 
correspondaient  assez  exactement  avec  le  séjour  pas- 
sager qu'il  y  faisait,  avec  le  temps  limité  de  ses  repas, 
et  contrastait,  d'une  manière  absolue,  avec  son  cabinet 
de  travail,  une  pièce  définitive,  rangée,  bien  assise, 
outillée  pour  le  ferme  maintien  d'une  existence  casa- 
nière. 


28  A     REBO  U  R  S 

Le  mouvement  lui  paraissait  d'ailleurs  inutile  et 
l'imagination  lui  semblait  pouvoir  aisément  suppléer 
à  la  vulgaire  réalité  des  faits.  A  son  avis,  il  était  pos- 
sible de  contenter  les  désirs  réputés  les  plus  difficiles 
à  satisfaire  dans  la  vie  normale,  et  cela  par  un  léger 
subterfuge,  par  une  approximative  sophistication  de 
l'objet  poursuivi  par  ces  désirs  mêmes.  Ainsi,  il  est  bien 
évident  que  tout  gourmet  se  délecte  aujourd'hui,  dans 
les  restaurants  renommés  par  l'excellence  de  leurs 
caves,  en  buvant  les  hauts  crus  fabriqués  avec  de 
basses  vinasses  traitées  suivant  la  méthode  de  M.  Pas- 
teur. Or,  vrais  et  faux,  ces  vins  ont  le  même  arôme, 
la  même  couleur,  le  même  bouquet,  et  par  conséquent 
le  plaisir  qu'on  éprouve  en  dégustant  ces  breuvages 
altérés  et  factices  est  absolument  identique  à  celui  que 
l'on  goûterait,  en  savourant  le  vin  naturel  et  pur  qui 
serait  introuvable,  même  à  prix  d'or. 

En  transportant  cette  captieuse  déviation,  cet  adroit 
mensonge  dans  le  monde  de  l'intellect,  nul  doute  qu'on 
ne  puisse,  et  aussi  facilement  que  dans  le  monde  maté- 
riel, jouir  de  chimériques  délices  semblables,  en  tous 
points,  aux  vraies;  nul  doute,  par  exemple,  qu'on  ne 
puisse  se  livrer  à  de  longues  explorations,  au  coin  de 
son  feu,  en  aidant,  au  besoin,  l'esprit  rétif  ou  lent,  par 
la  suggestive  lecture  d'un  ouvrage  racontant  de  loin- 
tains voyages  ;  nul  doute  aussi,  qu'on  ne  puisse  —  sans 
bouger  de  Paris  —  acquérir  la  bienfaisante  impres- 
sion  d'un    bain   de  mer;  il  suffirait,   tout  bonnement 


A     REBOURS  29 

de  se  rendre  au  bain  Vigier,  situé  sur  un  bateau,  en 
pleine  Seine. 

Là,  en  faisant  saler  l'eau  de  sa  baignoire  et  en  y 
mêlant,  suivant  la  formule  du  Codex,  du  sulfate  de 
soude,  de  Phydrochlorate  de  magnésie  et  de  chaux  ;  en 
tirant  d'une  boîte  soigneusement  fermée  par  un  pas  de 
vis,  une  pelote  de  ficelle  ou  un  tout  petit  morceau  de 
câble  qu'on  est  allé  exprès  chercher  dans  l'une  de  ces 
grandes  corderies  dont  les  vastes  magasins  et  les  sous- 
sols  soufflent  des  odeurs  de  marée  et  de  port;  en  aspi- 
rant ces  parfums  que  doit  conserver  encore  cette 
ficelle  ou  ce  bout  de  câble;  en  consultant  une  exacte 
photographie  du  casino  et  en  lisant  ardemment  le  guide 
Joanne  décrivant  les  beautés  de  la  plage  où  l'on  veut 
être;  en  se  laissant  enfin  bercer  par  les  vagues  que 
soulève,  dans  la  baignoire,  le  remous  des  bateaux- 
mouches  rasant  le  ponton  des  bains;  en  écoutant  enfin 
les  plaintes  du  vent  engouffré  sous  les  arches  et  le 
bruit  sourd  des  omnibus  roulant,  à  deux  pas,  au-des- 
sus de  vous,  sur  le  pont  Royal,  l'illusion  de  la  mer  est 
indéniable,  impérieuse,  sûre. 

Le  tout  est  de  savoir  s'y  prendre,  de  savoir  concen- 
trer son  esprit  sur  un  seul  point,  de  savoir  s'abstraire 
suffisamment  pour  amener  l'hallucination  et  pouvoir 
substituer  le  rêve  de  la  réalité  à  la  réalité  mêmei 
rTu  reste,  l'artifice  paraissait  à  des  Esseintes  la  mar- 
f  que  distinctive  du  génie  de  l'homme. 

Comme  il  le  disait,  la  nature  a  fait  son  temps;  elle  a 


A     REBOURS 


\  1 
)t 


I 


léfïnitivement  lassé,  par  la  dégoûtante  uniformité  de 
ses  paysages  et  de  ses  ciels,  L'attentive  patience  des 
, raffinés.  Au  fond,  quelle  platitude  de  spécialiste  con- 
finée dans  sa  partie,  quelle  petitesse  de  boutiquière 
tenant  tel  article  à  l'exclusion  de  tout  autre,  quel  mono- 
tone magasin  de  prairies  et  d'arbres,  quelle  banale 
)  agence  de  montagnes  et  de  mers! 

Il  n'est,  d'ailleurs,  aucune  de  ses  inventions  réputée 
si  subtile  ou  si  grandiose  que  le  génie  humain  ne 
,;  puisse  créer;  aucune  forêt  de  Fontainebleau,  aucun 
clair  de  lune  que  des  décors  inondés  de  jets  électri- 
ques ne  produisent;  aucune  cascade  que  l'hydraulique 
n'imite  à  s'y  méprendre;  aucun  roc  que  le  carton-pâte 
ne  s'assimile;  aucune  fleur  que  de  spécieux  taffetas  et 
le  délicats  papiers  peints  n'égalent! 

A  n'en  pas  douter,  cette  sempiternelle  radoteuse  a 
maintenant  usé  la  débonnaire  admiration  des  vrais 
artistes,  et  le  moment  est  venu  où  il  s'agit  de  la  rem- 
placer, autant  que  faire  se  pourra,  par  l'artifice. 

Et  puis,  à  bien  discerner  celle  de  ses  œuvres  consi- 
dérée comme  la  plus  exquise,  celle  de  ses  créations 
dont  la  beauté  est,  de  l'avis  de  tous,  la  plus  originale 
et  la  plus  parfaite  :  la  femme;  est-ce  que  l'homme  n'a 
pas,  de  son  côté,  fabriqué,  à  lui  tout  seul,  un  être  animé 
et  factice  qui  la  vaut  amplement,  au  point  de  vue  de 
la  beauté  plastique?  est-ce  qu'il  existe,  ici-bas,  un  être 
conçu  dans  les  joies  d'une  fornication  et  sorti  des 
douleurs  d'une  matrice  dont  le  modèle,  dont  le  type 


U 


A     REBOURS  31 

soit  plus  éblouissant,  plus  splendidc  que  celui  de  ces 
deux  locomotives  adoptées  sur  la  ligne  du  chemin  de 
fer  du  Nord. 

L'une,  la  Crampton,  une  adorable  blonde,  à  la  voix 
aiguë,  à  la  grande  taille  frêle,  emprisonnée  dans  un 
étincelant  corset  de  cuivre,  au  souple  et  nerveux  allon- 
gement de  chatte,  une  blonde  pimpante  et  dorée,  dont 
l'extraordinaire  grâce  épouvante  lorsque,  raidissant 
ses  muscles  d'acier,  activant  la  sueur  de  ses  flancs 
tièdes,  elle  met  en  branle  l'immense  rosace  de  sa  fine 
roue  et  s'élance  toute  vivante,  en  tête  des  rapides  et 
des  marées! 

L'autre,  l'Engerth,  une  monumentale  et  sombre 
brune  aux  cris  sourds  et  rauques,  aux  reins  trapus, 
étranglés  dans  une  cuirasse  en  fonte,  une  monstrueuse 
bête,  à  la  crinière  échevelée  de  fumée  noire,  aux  six 
roues  basses  et  accouplées  ;  quelle  écrasante  puis- 
sance lorsque,  faisant  trembler  la  terre,  elle  remorque 
pesamment,  lentement,  la  lourde  queue  de  ses  mar- 
chandises! 

Il  n'est  certainement  pas,  parmi  les  frêles  beautés 
blondes  et  les  majestueuses  beautés  brunes,  de  pareils 
types  de  sveltesse  délicate  et  de  terrifiante  force;  à 
coup  sûr,  on  peut  le  dire  :  l'homme  a  fait,  dans  son 
genre,  aussi  bien  que  le  Dieu  auquel  il  croit. 

Ces  réflexions  venaient  à  des  Esseintes  quand  la 
brise  apportait  jusqu'à  lui  le  petit  sifflet  de  l'enfantin 
chemin  de  fer  qui  joue  de    la  toupie,  entre  Paris  et 


32  A     REBOURS 

Sceaux;  sa  maison  était  située  à  vingt  minutes  envi- 
ron de  la  [station  de  Fontenay,  mais  la  hauteur  où  elle 
était  assise,  son  isolement,  ne  laissaient  pas  pénétrer 
jusqu'à  elle  le  brouhaha  des  immondes  foules  qu'attire 
invinciblement,  le  dimanche,  le  voisinage  d'une  gare. 

Quant  au  village  même,  il  le  connaissait  à  peine. 
Par  sa  fenêtre,  une  nuit,  il  avait  contemplé  le  silen- 
cieux paysage  qui  se  développe,  en  descendant,  jus- 
qu'au pied  d'un  coteau,  sur  le  sommet  duquel  se  dres- 
sent les  batteries  du  bois  de  Verrières. 

Dans  l'obscurité,  à  gauche,  à  droite,  des  masses  con- 
fuses s'étageaient,  dominées,  au  loin,  par  d'autres  bat- 
teries et  d'autres  forts  dont  les  hauts  talus  semblaient, 
au  clair  de  la  lune,  gouaches  avec  de  l'argent,  sur  un 
ciel  sombre. 

Rétrécie  par  l'ombre  tombée  des  collines,  la  plaine 
paraissait,  à  son  milieu,  poudrée  de  farine  d'amidon 
et  enduite  de  blanc  cold-cream;  dans  l'air  tiède,  éven- 
tant les  herbes  décolorées  et  distillant  de  bas  parfums 
d'épices,  les  arbres  frottés  de  craie  par  la  lune,  ébou- 
riffaient de  pâles  feuillages  et  dédoublaient  leurs 
troncs  dont  les  ombres  barraient  de  raies  noires  le 
sol  en  plâtre  sur  lequel  des  caillasses  scintillaient  ainsi 
que  des  éclats  d'assiettes. 

En  raison  de  son  maquillage  et  de  son  air  factice, 
ce  paysage  ne  déplaisait  pas  à  des  Esseintes;  mais, 
depuis  cette  après-midi  occupée  dans  le  hameau  de 
Fontenay  à  la  recherche  d'une  maison,  jamais  il  ne 


A    REBOURS  33 

s'était,  pendant  le  jour,  promené  sur  les  routes;  la  ver- 
dure de  ce  pays  ne  lui  inspirait,  du  reste,  aucun  inté- 
rêt, car  elle  n'offrait  même  pas  ce  charme  délicat  et 
dolent  que  dégagent  les  attendrissantes  et  maladives 
végétations  poussées,  à  grand'peine,  dans  les  gravats 
des  banlieues,  près  des  remparts.  Puis,  il  avait  aperçu, 
dans  le  village,  ce  jour-là,  des  bourgeois  ventrus,  à 
favoris,  et  des  gens  costumés,  à  moustaches,  portant, 
ainsi  que  des  saints-sacrements,  des  têtes  de  magis- 
trats et  de  militaires;  et,  depuis  cette  rencontre,  son 
horreur  s'était  encore  accrue,  de  la  face  humaine. 

Pendant  les  derniers  mois  de  son  séjour  à  Paris,  alors 
que,  revenu  de  tout,  abattu  par  l'hypocondrie,  écrasé 
par  le  spleen,  il  était  arrivé  à  une  telle  sensibilité  de 
nerfs  que  la  vue  d'un  objet  ou  d'un  être  déplaisant  se 
gravait  profondément  dans  sa  cervelle,  et  qu'il  fallait 
plusieurs  jours  pour  en  effacer  même  légèrement  l'em- 
preinte, la  figure  humaine  frôlée,  dans  la  rue,  avait  été 
l'un  de  ses  plus  lancinants  supplices. 

Positivement,  il  souffrait  de  la  vue  de  certaines  phy- 
sionomies, considérait  presque  comme  des  insultes  les 
mines  paternes  ou  rêches  de  quelques  visages,  se  sen- 
tait des  envies  de  souffleter  ce  monsieur  qui  flânait,  en 
fermant  les  paupières  d'un  air  docte,  cet  autre  qui  se 
balançait,  en  se  souriant  devant  les  glaces;  cet  autre 
enfin  qui  paraissait  agiter  un  monde  de  pensées,  tout 
en  dévorant,  les  sourcils  contractés,  les  tartines  et  les 
faits  divers  d'un  journal. 

3 


34  A     REBOL'RS 

Il  flairait  une  sottise  si  invétérée,  une  telle  exécra- 
tion pour  ses  idées  à  lui,  un  tel  mépris  pour  la  littéra- 
ture, pour  l'art,  pour  tout  ce  qu'il  adorait,  implantés, 
ancrés  dans  ces  étroits  cerveaux  de  négociants,  exclu- 
sivement préoccupés  de  filouteries  et  d'argent  et  seu- 
lement accessibles  à  cette  basse  distraction  des  esprits 
médiocres,  la  politique,  qu'il  rentrait  en  rage  chez  lui 
et  se  verrouillait  avec  ses  livres. 

Enfin,  il  haïssait,  de  toutes  ses  forces,  les  généra- 
tions nouvelles,  ces  couches  d'affreux  rustres  qui 
éprouvent  le  besoin  de  parler  et  de  rire  haut  dans  les 
restaurants  et  dans  les  cafés,  qui  vous  bousculent, 
sans  demander  pardon,  sur  les  trottoirs,  qui  vous 
jettent,  sans  même  s'excuser,  sans  même  saluer,  les 
roues  d'une  voiture  d'enfant  entre  les  jambes. 


III 


Une  partie  des  rayons  plaqués  contre  les  murs  de 
son  cabinet,  orange  et  bleu,  était  exclusivement 
couvertes  par  des  ouvrages  latins,  par  ceux  que  les 
intelligences  qu'ont  domestiquées  les  déplorables 
leçons  ressassées  dans  les  Sorbonnes  désignent  sous  ce 
nom  générique  :  «  la  décadence». 

En  effet,  la  langue  latine,  telle  qu'elle  fut  pratiquée  à 
cette  époque  que  les  professeurs  s'obstinent  encore  à 
appeler  le  grand  siècle  ne  l'incitait  guère.  Cette  langue 
restreinte,  aux  tournures  comptées,  presque  inva- 
riables, sans  souplesse  de  syntaxe,  sans  couleurs,  ni 
nuances;  cette  langue,  raclée  sur  toutes  les  coutures, 
émondée  des  expressions  rocailleuses  mais  parfois 
imagées  des  âges  précédents,  pouvait,  à  la  rigueur, 
énoncer  les  majestueuses  rengaines,  les  vagues  lieux 
communs  rabâchés  par  les  rhéteurs  et  par  les  poètes, 
mais  elle  dégageait  une  telle  incuriosité,  un  tel  ennui 
qu'il  fallait,  dans  les  études  de  linguistique,  arriver  au 
style  français  du  siècle  de  Louis  XIV,  pour  en  rencon- 
trer une  aussi  volontairement  débilitée,  aussi  solen- 
nellement harassante  et  grise. 

Entre  autres  le  doux  Virgile,  celui  que  les  pions  sur- 
nomment le  cygne  de  Mantoue,  sans  doute  parce  qu'il 


é 


36  A     ItEBO  U  R  S 

N^  n'est  pas  né  dans  cette  ville,  lui  apparaissait,  ainsi  que 
l'un  des  plus  terribles  cuistres,  l'un  des  plus  sinistres 
raseurs  que  l'antiquité  ait  jamais  produits;  ses  bergers 
lavés  et  pomponnés,  se  déchargeant,  à  tour  de  rôle,  sur 
la  tète  de  pleins  pots  de  vers  sentencieux  et  glacés,  son 
Orphée  qu'il  compare  à  un  rossignol  en  larmes,  son 
Aristée  qui  pleurniche  à  propos  d'abeilles,  son  Enée, 
ce  personnage  indécis  et  fluent  qui  se  promène,  pareil  à 
une  ombre  chinoise,  avec  des  gestes  en  bois,  derrière  le 
transparent  mal  assujetti  et  mal  huilé  du  poème,  l'exas- 
péraient. Il  eût  bien  accepté  les  fastidieuses  balivernes 
que  ces  marionnettes  échangent  entre  elles,  à  la  canto- 
nade; il  eût  accepté  encore  les  impudents  emprunts  faits 
à  Homère,  à  Théocrite,  à  Ennius,  à  Lucrèce,  le  simple 
vol  que  nous  a  révélé  Macrobe  du  deuxième  chant  de 
l'Enéide  presque  copié,  mots  pour  mots,  dans  un  poème 
de  Pisandre,  enfin  toute  l'inénarrable  vacuité  de  ce  tas 
de  chants;  mais  ce  qui  l'horripilait  davantage  c'était  la 
facture  de  ces  hexamètres,  sonnant  le  fer  blanc,  le  bidon 
creux,  allongeant  leurs  quantités  de  mots  pesés  au  litre 
selon  l'immuable  ordonnance  d'une  prosodie  pédante 
et  sèche;  c'était  la  contexturede  ces  vers  râpeux  et  gour- 
més, dans  leur  tenue  officielle,  dans  leur  basse  révé- 
rence à  la  grammaire,  de  ces  vers  coupés,  à  la  méca- 
nique, par  une  imperturbable  césure,  tamponnés  en 
queue,  toujours  de  la  même  façon,  par  le  choc  d'un 
dactyle  contre  un  spondée. 

Empruntée  à  la  forge  perfectionnée  de  Catulle,  cette 


A     REBOURS  37 

invariable  métrique,  sans  fantaisie,  sans  pitié,  bourrée 
de  mots  inutiles,  de  remplissages,  de  chevilles  aux 
boucles  identiques  et  prévues;  cette  misère  de  l'épi- 
thète  homérique  revenant  sans  cesse,  pour  ne  rien  dési- 
gner, pour  ne  rien  faire  voir,  tout  cet  indigent  vocabu- 
laire aux  teintes  insonores  et  plates,  le  suppliciaient. 

Il  est  juste  d'ajouter  que  si  son  admiration  pour  Vir- 
gile était  des  plus  modérées  et  que  si  son  attirance  pour 
les  claires  éjections  d'Ovide  était  des  plus  discrètes  et 
des  plus  sourdes,  son  dégoût  pour  les  grâces  éléphan- 
tines  d'Horace,  pour  le  babillage  de  ce  désespérant 
pataud  qui  minaude  avec  des  gaudrioles  plâtrées  de 
vieux  clown,  était  sans  borne. 

En  prose,  la  langue  verbeuse,  les  métaphores  redon- 
dantes, les  digressions  amphigouriques  du  Pois  Chiche, 
ne  le  ravissaient  pas  davantage  ;  la  jactance  de  ses  apos- 
trophes, le  flux  de  ses  rengaines  patriotiques,  l'emphase 
de  ses  harangues,  la  pesante  masse  de  son  style,  charnu, 
nourri,  mais  tourné  à  la  graisse  et  privé  de  moelles  et 
d'os,  les  insupportables  scories  de  ses  longs  adverbes 
ouvrant  la  phrase,  les  inaltérables  formules  de  ses 
adipeuses  périodes  mal  liées  entre  elles  par  le  fil  des 
conjonctions,  enfin  ses  lassantes  habitudes  de  tautolo- 
gie, ne  le  séduisaient  guère;  et,  pas  beaucoup  plus  que 
Cicéron,  César,  réputé  pour  son  laconisme,  ne  l'enthou- 
siasmait; car  l'excès  contraire  se  montrait  alors,  une 
aridité  de  pète  sec,  une  stérilité  de  mémento,  une  consti- 
pation incroyable  et  indue. 


38  A     REBOURS 

Somme  toute,  il  ne  trouvait  pâture  ni  parmi  ces  écri- 
vains ni  parmi  ceux  qui  font  cependant  les  délices  des 
faux  lettrés  :  Salluste  moins  décoloré  que  les  autres 
pourtant;  Tite-Live  sentimental  et  pompeux;  Sénèque 
turgide  et  blafard;  Suétone,  lymphatique  et  laryejix_j 
Tacite,  le  plus  nerveux  dans  sa  concision  apprêtée,  le 
plus  âpre,  le  plus  musclé  d'eux  tous.  En  poésie,  Juvé- 
nal,  malgré  quelques  vers  durement  bottés  ;  Perse,  mal- 
gré ses  insinuations  mystérieuses,  le  laissaient  froid. 
En  négligeant  Tibulle  et  Properce,  Quintilien  et  les 
Pline,  Stace,  Martial  de  Bilbilis,  Térence  même  et 
Plaute  dont  le  jargon  plein  de  néologismes,  de  mots 
composés,  de  diminutifs,  pouvait  lui  plaire,  mais  dont 
le  bas  comique  et  le  gros  sel  lui  répugnaient,  des 
Esseintes  commençait  seulement  à  s'intéresser  à  la 
langue  latine  avec  Lucain,  car  elle  était  élargie,  déjà 
plus  expressive  et  moins  chagrine;  cette  armature  tra- 
vaillée, ces  vers  plaqués  d'émaux,  pavés  de  joaillerie, 
le  captivaient,  mais  cette  préoccupation  exclusive  de 
la  forme,  ces  sonorités  de  timbres,  ces  éclats  de  métal, 
ne  lui  masquaient  pas  entièrement  le  vide  de  la  pensée, 
la  boursouflure  de  ces  ampoules  qui  bossuent  la  peau 
de  la  Pharsale. 

L'auteur  qu'il  aimait  vraiment  et  qui  lui  faisait  relé- 
guer pour  jamais  hors  de  ses  lectures  les  retentissantes 
adresses  de  Lucain,  c'était  Pétrone. 

Celui-là  était  un  observateur  perspicace,  un  délicat 
analyste,  un  merveilleux  peintre;  tranquillement,  sans 


A    REBOURS  39 

parti  pris,  sans  haine,  il  décrivait  la  vie  journalière  de 
Rome,  racontait  dans  les  alertes  petits  chapitres  du 
Satyricon,  les  mœurs  de  son  époque. 

Notant  à  mesure  les  faits,  les  constatant  dans  une 
forme  définitive,  il  déroulait  la  menue  existence  du 
peuple,  ses  épisodes,  ses  bestialités,  ses  ruts. 

Ici,  c'est  l'inspecteur  des  garnis  qui  vient  demander 
le  nom  des  voyageurs  récemment  entrés;  là,  ce  sont 
des  lupanars  où  des  gens  rôdent  autour  de  femmes 
nues,  debout  entre  des  écriteaux,  tandis  que  par  les 
portes  mal  fermées  des  chambres,  l'on  entrevoit  les 
ébats  des  couples;  là,  encore,  au  travers  des  villas 
d'un  luxe  insolent,  d'une  démence  de  richesses  et  de 
faste,  comme  au  travers  des  pauvres  auberges  qui  se 
succèdent  dans  le  livre,  avec  leurs  lits  de  sangle  défaits, 
pleins  de  punaises,  la  société  du  temps  s'agite  :  impurs 
filous,  tels  qu'Ascylte  et  qu'Eumolpe,  à  la  recherche 
d'une  bonne  aubaine;  vieux  incubes  aux  robes  retrous- 
sées, aux  joues  plâtrées  de  blanc  de  plomb  et  de  rouge 
acacia;  gitons  de  seize  ans,  dodus  et  frisés  ;  femmes  en 
proie  aux  attaques  de  l'hystérie;  coureurs  d'héritages 
offrant  leurs  garçons  et  leurs  filles  aux  débauches  des 
testateurs;  tous  courent  le  long  des  pages,  discutent 
dans  les  rues,  s'attouchent  dans  les  bains,  se  rouent 
de  coups  ainsi  que  dans  une  pantomime. 

Et  cela  raconté  dans  un  style  d'une  verdeur  étrange, 
d'une  couleur  précise,  dans  un  style  puissant  à  tous 
les  dialectes,  empruntant  des  expressions  à  toutes  les 


'lO  A     REBOURS 

langues   charriées    dans    Rome,    reculant    toutes    les 
limites,  toutes  les  entraves  du  soi-disant  grand  siècle, 
faisant  parler  à  chacun   son  idiome  :  aux  affranchis, 
sans  éducation,  le  latin  populacier,  l'argot  de  la  rue; 
aux  étrangers  leur  patois  barbare,  mâtiné  d'africain, 
de  syrien  et  de  grec;   aux  pédants  imbéciles,   comme 
l'Agamemnon  du  livre,  une  rhétorique  de  mots  pos- 
tiches. Ces  gens  sont  dessinés  d'un  trait,  vautrés  autour 
d'une  table,  échangeant  d'insipides  propos  d'ivrognes, 
débitant    de    séniles    maximes,    d'ineptes   dictons,    le 
mufle  tourné  vers  le  Trimalchio  qui  se  cure  les  dents, 
offre  des  pots  de  chambre  à  la  société,  l'entretient  de 
la  santé  de  ses  entrailles  et  vente,  en  invitant  ses  con- 
.  vives  à  se  mettre  à  l'aise. 
v    Ce  roman  réaliste,  cette  tranche  découpée  dans  le 
vif  de  la  vie  romaine,  sans  préoccupation,  quoi  qu'on 
en  puisse  dire,  de  réforme  et  de  satire,  sans  besoin  de 
fin  apprêtée  et  de  morale;  cette  histoire,  sans  intrigue, 
sans  action,  mettant  en  scène  les  aventures  de  gibiers 
de   Sodome;  analysant   avec    une  placide   finesse    les 
joies  et  les  douleurs  de  ces  amours  et  de  ces  couples; 
dépeignant,    en    une   langue   splendidement  orfévrie, 
sans  que  l'auteur  se  mojaire  ^«^LjiejULliLJ-Qis,  sans  qu'il 
se  livre  à  aucun  commentaire,  sans  qu'il  approuve  ou 
maudisse  les  actes  et  les  pensées  de  ses  personnages, 
les  vices  d'une  civilisation  décrépite,  d'un  empire  qui 
se  fêle  poignait  des  Esseintes  et  il  entrevoyait  dans  le 
raffinement  du   style,    dans  l'acuité  de  l'observation, 


A     REBOURS  41 

dans  la  fermeté  de  la  méthode,  de  singuliers  rappro- 
chements, de  curieuses  analogies,  avec  les  quelques 
romans  français  modernes  qu'il  supportait. 

A  coup  sûr,  il  regrettait  amèrement  YEustion  et 
YAlbutia,  ces  deux  ouvrages  de  Pétrone  que  men- 
tionne Planciade  Fulgence  et  qui  sont  à  jamais  perdus  ; 
mais  le  bibliophile  qui  était  en  lui  consolait  le  lettré, 
maniant  avec  des  mains  dévotes  la  superbe  édition 
qu'il  possédait  du  Satyricon,  l'in-8  portant  le  millé- 
sime 1585  et  le  nom  de  J.  Dousa7à  Leyde. 

Partie  de  Pétrone,  sa  collection  latine  entrait  dans 
le  11e  siècle  de  l'ère  chrétienne,  sautait  le  déclamateur 
Fronton,  aux  termes  surannés,  mal  réparés,  mal  rever- 
nis, enjambait  les  Nuits  attiques  d'Aulu-Gelle,  son 
disciple  et  ami,  un  esprit  sagace  et  fureteur,  mais  un 
écrivain  empêtré  dans  une  glutineuse  vase  et  elle  fai- 
sait halte  devant  Apulée  dont  il  gardait  l'édition  prin- 
ceps,  in-folio,  imprimée  en  1469,  à  Rome. 

Cet  Africain  le  réjouissait  ;  la  langue  latine  battait  le 
plein  dans  ses  Métamorphoses  ;  elle  roulait  des  limons, 
des  eaux  variées,  accourues  de  toutes  les  provinces, 
et  toutes  se  mêlaient,  se  confondaient  en  une  teinte 
bizarre,  exotique,  presque  neuve;  des  maniérismes, 
des  détails  nouveaux  de  la  société  latine  trouvaient  à 
se  mouler  en  des  néologismes  créés  pour  les  besoins 
de  la  conversation,  dans  un  coin  romain  de  l'Afrique; 
puis  sa  jovialité  d'homme  évidemment  gras,  son  exu- 
bérance méridionale  amusaient.   Il  apparaissait  ainsi 


42  A     REBOURS 

qu'un  salace  et  gai  compère  à  côté  des  apologistes  chré- 
tiens qui  vivaient,  au  même  siècle, le  soporifîqueMinu- 
cius  Félix,  un  pseudo-classique,  écoulant  dans  son 
Octavius  les  émulsines  encore  épaissies  de  Cicéron, 
voire  même  Tertullien  qu'il  conservait  peut-être  plus 
pour  son  édition  de  Aide,  que  pour  son  œuvre  même. 
Bien  qu'il  fût  assez  ferré  sur  la  théologie,  les  dis- 
putes des  montanistes  contre  l'Église  catholique,  les 
polémiques  contre  la  gnose,  le  laissaient  froid;  aussi, 
et  malgré  la  curiosité  du  style  de  Tertullien,  un  style 
concis,  plein  d'amphibologies,  reposé  sur  des  parti- 
cipes, heurté  par  des  oppositions,  hérissé  de  jeux  de 
mots  et  de  pointes,  bariolé  de  vocables  triés  dans  la 
science  juridique  et  dans  la  langue  des  Pères  de 
l'Eglise  grecque,  il  n'ouvrait  plus  guère  Y  Apologé- 
tique et  le  Traité  de  la  Patience  et,  tout  au  plus, 
lisait-il  quelques  pages  du  De  cultu  feminarum  où 
Tertullien  objurgue  les  femmes  de  ne  pas  se  parer  de 
bijoux  et   d'étoffes  précieuses,  et  leur  défend   l'usage 

;    des  cosmétiques  parce  qu'ils  essayent   de  corriger  la 

l    nature  et  de  l'embellir. 

Ces  idées,  diamétralement  opposées  aux  siennes,  le 
faisaient  sourire;  puis  le  rôle  joué  par  Tertullien,  dans 
son  évêché  de  Carthage,  lui  semblait  suggestif  en 
rêveries  douces;  plus  que  ses  œuvres,  en  réalité 
l'homme  l'attirait. 

Il  avait,  en  effet,  vécu  dans  des  temps  houleux, 
secoués  par  d'affreux  troubles,  sous  Caracalla,  sous 


AREBOURS  43 

Macrin,  sous  l'étonnant  grand-prêtre  d'Emèse,  Elaga- 
bal,  et  il  préparait  tranquillement  ses  sermons,  ses 
écrits  dogmatiques,  ses  plaidoyers,  ses  homélies,  pen- 
dant que  l'Empire  romain  branlait  sur  ses  bases,  que 
les  folies  de  l'Asie,  que  les  ordures  du  paganisme  cou- 
laient à  pleins  bords;  il  recommandait,  avec  le  plus 
beau  sang-froid,  l'abstinence  charnelle,  la  frugalité 
des  repas,  la  sobriété  de  la  toilette,  alors  que,  marchant 
dans  de  la  poudre  d'argent  et  du  sable  d'or,  la  tête 
ceinte  d'une  tiare,  les  vêtements  brochés  de  pierreries, 
Elagabal  travaillait,  au  milieu  de  ses  eunuques,  à  des 
ouvrages  de  femmes,  se  faisait  appeler  Impératrice  et 
changeait,  toutes  les  nuits,  d'Empereur,  l'élisant  de 
préférence  parmi  les  barbiers,  les  gâte-sauce,  et  les 
cochers  de  cirque. 

Cette  antithèse  le  ravissait;  puis  la  langue  latine, 
arrivée  à  sa  maturité  suprême  sous  Pétrone,  allait 
commencer  à  se  dissoudre;  la  littérature  chrétienne 
prenait  place,  apportant  avec  des  idées  neuves,  des  mots 
nouveaux,  des  constructions  inemployées,  des  verbes 
inconnus,  des  adjectifs  aux  sens  alambiqués,  des  mots 
abstraits,  rares  jusqu'alors  dans  la  langue  romaine,  et 
dont  Tertullien  avait,  l'un  des  premiers,  adopté  l'usage. 

Seulement,  cette  déliquescence  continuée  après  la 
mort  de  Tertullien,  par  son  élève  saint  Cyprien,  par 
Arnobe,  par  le  pâteux  Lactance,  était  sans  attrait. 
C'était  un  faisandage  incomplet  et  alenti;  c'étaient  de 
gauches  retours  aux  emphases  cicéroniennes,  n'ayant 


44  A     REliOU  H  S 

pas  encore  ce  fumet  spécial  qu'au  ive  siècle,  et  surtout 
pendant  les  siècles  qui  vont  suivre,  l'odeur  du  chris- 
tianisme donnera  à  la  langue  païenne,  décomposée 
comme  une  venaison,  s'émiettant  en  même  temps  que 
s'effritera  la  civilisation  du  vieux  monde,  en  même 
temps  que  s'écrouleront,  sous  la  poussée  des  Barbares, 
les  Empires  putréfiés  par  la  sanie  des  siècles^/ 

Un  seul  poète  chrétien,  Commodien  de  Gaza  repré- 
sentait dans  sa  bibliothèque  l'art  de  l'an  m.  Le  Car- 
men apologetîcum,  écrit  en  259,  est  un  recueil  d'ins- 
tructions, tortillées  en  acrostiches,  dans  des  hexamètres 
populaires,  césures  selon  le  mode  du  vers  héroïque, 
composés  sans  égard  à  la  quantité  et  à  l'hiatus  et  sou- 
vent accompagnés  de  rimes  telles  que  le  latin  d'église 
en  fournira  plus  tard  de  nombreux  exemples. 

Ces  vers  tendus,  sombres,  sentant  le  fauve,  pleins 
de  termes  de  langage  usuel,  de  mots  aux  sens  primitifs 
détournés,  le  requéraient,  l'intéressaient  même  davan- 
tage que  le  style  pourtant  blet  et  déjà  verdi  des  histo- 
riens Ammien  Marcellin  et  Aurelius  Victor,  de  l'épis- 
tolier  Symmaque  et  du  compilateur  et  grammairien 
Macrobe  ;  il  les  préférait  même  à  ces  véritables  vers 
scandés,  à  cette  langue  tachetée  et  superbe  que  par- 
lèrent Claudien,  Rutilius  et  Ausone. 

Ceux-là  étaient  alors  les  maîtres  de  l'art;  ils  emplis- 
saient l'Empire  mourant,  de  leurs  cris;  le  chrétien 
Ausone,  avec  son  Centon  Xuptial  et  son  poème  abon- 
dant et  paré  de  la  Moselle;  Rutilius,  avec  ses  hymnes 


A     REBOURS  45 

à  la  gloire  de  Rome,  ses  anathèmes  contre  les  juifs  et 
contre  les  moines,  son  itinéraire  d'Italie  en  Gaule,  où 
il  arrive  à  rendre  certaines  impressions  de  la  vue,  le 
vague  des  paysages  reflétés  dans  l'eau,  le  mirage  des 
vapeurs,  l'envolée  des  brumes  entourant  les  monts. 

Claudien,  une  sorte  d'avatar  de  Lucain,  qui  domine 
tout  le  ive  siècle  avec  le  terrible  clairon  de  ses  vers; 
un  poète  forgeant  un  hexamètre  éclatant  et  sonore, 
frappant,  dans  des  gerbes  d'étincelles,  l'épithète  d'un 
coup  sec,  atteignant  une  certaine  grandeur,  soulevant 
son  œuvre  d'un  puissant  souffle.  Dans  l'Empire  d'Occi- 
dent qui  s'effondre  de  plus  en  plus,  dans  le  gâchis  des 
égorgements  réitérés  qui  l'entourent;  dans  la  menace 
perpétuelle  des  Barbares  qui  se  pressent  maintenant 
en  foule  aux  portes  de  l'Empire  dont  les  gonds  craquent, 
il  ranime  l'antiquité,  chante  l'enlèvement  de  Proser- 
pine,  plaque  ses  couleurs  vibrantes,  passe  avec  tous  ses 
feux  allumés  dans  l'obscurité  qui   envahit  le  monde. 

Le  paganisme  revit  en  lui,  sonnant  sa  dernière  fan- 
fare, élevant  son  dernier  grand  poète  au-dessus  du 
christianisme  qui  va  désormais  submerger  entière- 
ment la  langue,  qui  va,  pour  toujours  maintenant,  res- 
ter seul  maître  de  l'art,  avec  Paulin,  l'élève  d'Ausone; 
le  prêtre  espagnol,  Juvencus,  qui  paraphrase  en  vers 
les  Evangiles;  Victorin,  l'auteur  des  Macchabées;  Sanc- 
tus  Burdigalensis  qui,  dans  une  églogue  imitée  de 
Virgile,  fait  déplorer  aux  pâtres  Egon  et  Buculus,  les 
maladies    de   leurs  troupeaux;  et   toute   la    série  des 


46  A     REBOURS 

saints  :  Hilaire  de  Poitiers,  le  défenseur  de  la  foi  de 
Nicée,  l'Athanase  de  l'Occident,  ainsi  qu'on  l'appelle; 
Ambroise,  l'auteur  d'indigestes  homélies,  l'ennuyeux 
Cicéron  chrétien;  Damase,  le  fabricant  d'épigrammes 
lapidaires;  Jérôme,  le  traducteur  de  la  Vulgate,  et  son 
adversaire  Vigilantius  de  Comminges  qui  attaque  le 
culte  des  saints,  l'abus  des  miracles,  les  jeûnes,  et 
prêche  déjà,  avec  des  arguments  que  les  âges  se  répé- 
teront, contre  les  vœux  monastiques  et  le  célibat  des 
prêtres. 

Enfin  au  ve  siècle,  Augustin,  évêque  d'Hippone, 
Celui-là,  des  Esseintes  ne  le  connaissait  que  trop,  car 
il  était  l'écrivain  le  plus  réputé  de  l'Eglise,  le  fonda- 
teur de  l'orthodoxie  chrétienne,  celui  que  les  catho- 
liques considèrent  comme  un  oracle,  comme  un  sou- 
verain maître.  Aussi  ne  l'ouvrait-il  plus,  bien  qu'il  eût 
chanté,  dans  ses  Confessions,  le  dégoût  de  la  terre  et 
que  sa  piété  gémissante  eût,  dans  sa  Cité  de  Dieu, 
essayé  d'apaiser  l'effroyable  détresse  du  siècle  par  les 
sédatives  promesses  de  destinées  meilleures.  Au  temps 
où  il  pratiquait  la  théologie,  il  était  déjà  las,  saoul  de 
ses  prédications  et  de  ses  jérémiades,  de  ses  théories 
sur  la  prédestination  et  sur  la  grâce,  de  ses  combats 
contre  les  schismes. 

Il  aimait  mieux  feuilleter  la  Psychomachia  de  Pru- 
dence, l'inventeur  du  poème  allégorique  qui,  plus  tard, 
sévira  sans  arrêt,  au  moyen  âge,  et  les  œuvres  de 
Sidoine  Apollinaire  dont  la  correspondance  lardée  de 


A     REBOURS  47 

saillies,  de  pointes,  d'archaïsmes,  d'énigmes,  le  ten- 
tait. Volontiers,  il  relisait  les  panégyriques  où  cet 
évêque  invoque,  à  l'appui  de  ses  vaniteuses  louanges, 
les  déités  du  paganisme,  et,  malgré  tout,  il  se  sentait 
un  faible  pour  les  affectations  et  les  sous-entendus  de 
ces  poésies  fabriquées  par  un  ingénieux  mécanicien 
qui  soigne  sa  machine,  huile  ses  rouages,  en  invente, 
au  besoin,  de  compliqués  et  d'inutiles. 

Après  Sidoine,  il  fréquentait  encore  le  panégyriste 
Mérobaudes;  Sédulius,  l'auteur  de  poèmes  rimes  et 
d'hymnes  abécédaires  dont  l'Eglise  s'est  approprié  cer- 
taines parties  pour  les  besoins  de  ses  offices;  Marius 
Victor,  dont  le  ténébreux  traité  sur  la  Perversité  des 
mœurs  s'éclaire,  çà  et  là,  de  vers  luisants  comme  du 
phosphore;  Paulin  de  Pella,  le  poète  du  grelottant 
Eucharisticon;  Orientius,  l'évêque  d'Auch,  qui,  dans 
les  distiques  de  ses  Moniloires,  invective  la  licence 
des  femmes  dont  il  prétend  que  les  visages  perdent  les 
peuples. 

L'intérêt  que  portait  des  Esseintes  à  la  langue  latine  ne 
faiblissait  pas,  maintenant  que  complètement  pourrie, 
elle  pendait,  perdant  ses  membres,  coulant  son  pus,  gar- 
dantàpeine,  dans  toute  la  corruption  deson  corps,  quel- 
ques parties  fermes  que  les  chrétiens  détachaient  afin 
de  les  mariner  dans  la  saumure  de  leur  nouvelle  langue. 

La  seconde  moitié  du  ve  siècle  était  venue,  l'épou- 
vantable époque  où  d'abominables  cahots  boulever- 
saient la  terre.  Les  Barbares  saccageaient  la  Gaule; 


48  A     BEBOURS 

Rome  paralysée,  mise  au  pillage  par  les  Wisigoths, 
sentait  sa  vie  se  glacer,  voyait  ses  parties  extrêmes, 
l'Occident  et  l'Orient,  se  débattre  dans  le  sang,  s'épuiser 
de  jour  en  jour. 

Dans  la  dissolution  générale,  dans  les  assassinats  de 
césars  qui  se  succèdent,  dans  le  bruit  des  carnages  qui 
ruissellent  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  un  effrayant 
hourra  retentit,  étouffant  les  clameurs,  couvrant  les 
voix.  Sur  la  rive  du  Danube,  des  milliers  d'hommes, 
plantés  sur  de  petits  chevaux,  enveloppés  de  casaques 
de  peaux  de  rats,  des  Tartares  affreux,  avec  d'énormes 
têtes,  des  nez  écrasés,  des  mentons  ravinés  de  cicatrices 
et  de  balafres,  des  visages  de  jaunisse  dépouillés  de 
poils,  se  précipitent,  ventre  à  terre,  enveloppent  d'un 
tourbillon,  les  territoires  des  Bas-Empires. 

Tout  disparut  dans  la  poussière  des  galops,  dans  la 
fumée  des  incendies.  Les  ténèbres  se  firent  et  les  peuples 
consternés  tremblèrent,  écoutant  passer,  avec  un  fracas 
de  tonnerre,  l'épouvantable  trombe.  La  horde  des  Huns 
rasa  l'Europe,  se  rua  sur  la  Gaule,  s'écrasa  dans  les 
plaines  de  Châlons  où  Aétius  la  pila  dans  une  effroyable 
charge.  La  plaine,  gorgée  de  sang,  moutonna  comme 
une  mer  de  pourpre,  deux  cent  mille  cadavres  barrè- 
rent la  route,  brisèrent  l'élan  de  cette  avalanche  qui, 
déviée,  tomba,  éclatant  en  coups  de  foudre,  sur  l'Italie 
où  les  villes  exterminées  flambèrent  comme  des  meules. 

L'Empire  d'Occident  croula  sous  le  choc;  la  vie  ago- 
nisante qu'il  traînait  dans  l'imbécillité  et  dans  l'ordure, 


A     REBOURS  49 

s'éteignit;  la  fin  de  l'univers  semblait  d'ailleurs  proche; 
les  cités  oubliées  par  Attila  étaient  décimées  par  la  famine 
et  par  la  peste;  le  latin  parut  s'effondrer,  à  son  tour, 
sous  les  ruines  du  monde. 

Des  années  s'écoulèrent;  les  idiomes  barbares  com- 
mençaient à  se  régler,  à  sortir  de  leurs  gangues,  à  former 
de  véritables  langues;  le  latin  sauvé  dans  la  débâcle 
par  les  cloîtres  se  confina  parmi  les  couvents  et  parmi 
les  cures;  çà  et  là,  quelques  poètes  brillèrent,  lents  et 
froids  :   l'Africain   Dracontius  avec  son  Hexameron, 
Claudius  Mamert,  avec  ses  poésies  liturgiques;  Avitus 
de  Vienne;  puis  des  biographes,  tels  qu'Ennodius  qui 
raconte  les  prodiges  de  saint  Epiphane,  le  diplomate 
perspicace  et  vénéré,  le  probe  et  vigilant  pasteur  :  tels 
qu'Eugippe  qui  nous  a  retracé  l'incomparable  vie  de 
saint  Séverin,  cet  ermite  mystérieux,  cet  humble  ascète, 
apparu,  semblable  à  un  ange  de  miséricorde,  aux  peu- 
ples éplorés,  fous  de  souffrances  et  de  peur;  des  écri- 
vains tels  que  Véranius  du  Gévaudan  qui  prépara  un 
petit  traité  sur  la  continence,  tels  qu'Aurelian  et  Fer- 
reolus  qui  compilèrent  des  canons  ecclésiastiques;  des 
historiens  tels  que  Rothérius  d'Agde,  fameux  par  une 
histoire  perdue  des  Huns. 

Les  ouvrages  des  siècles  suivants  se  clairsemaient 
dans  la  bibliothèque  de  des  Esseintes.  Le  vie  siècle  était 
cependant  encore  représenté  par  Fortunat,  l'évêque  de 
Poitiers,  dont  les  hymnes  et  le  Vexilla  régis,  taillés 
dans  la  vieille  charogne  de  la  langue  latine,  épicée  par 

4 


50  A     IIEBOI'IIS 

les  aromates  de  l'Eglise,  le  hantaient  à  certains  jours; 
par  Boëce,  le  vieux  Grégoire  de  Tours  et  Jornandès; 
puis,  aux  vne  et  vin6  siècles,  comme,  en  sus  de  la  basse 
latinité  des  chroniqueurs,  des  Frédégaire  et  des  Paul 
Diacre,  et  des  poésies  contenues  dans  l'antiphonaire 
de  Bangor  dont  il  regardait  parfois  l'hymne  alphabé- 
tique et  monorime,  chantée  en  l'honneur  de  saint  Com- 
gill,  la  littérature  se  confinait  presque  exclusivement 
dans  des  biographies  de  saints,  dans  la  légende  de  saint 
Columban  écrite  par  le  cénobite  Jonas,  et  celle  du  bien- 
heureux Cuthbert,  rédigée  par  Bède  le  Vénérable  sur 
les  notes  d'un  moine  anonyme  de  Lindisfarn,  il  se  bor- 
nait à  feuilleter,  dans  ses  moments  d'ennui,  l'œuvre 
de  ces  hagiographes  et  à  relire  quelques  extraits  de  la 
vie  de  sainte  Rusticula  et  de  sainte  Radcgonde,  relatées, 
l'une,  par  Defensorius,  svnodite  de  Ligugé,  l'autre,  par 
lamodeste  et  la  naïve  Baudonivia,  religieuse  de  Poitiers. 
Mais  de  singuliers  ouvrages  de  la  littérature  latine, 
anglo-saxonne,  l'alléchaient  davantage  :  c'était  toute  la 
série  des  énigmes  d'Adhelme,  de  Tatwine,  d'Eusèbe, 
ces  descendants  de  Symphosius,  et  surtout  les  énigmes 
composées  par  saint  Boni  face,  en  des  strophes  acros- 
tiches dont  la  solution  se  trouvait  donnée  par  les  lettres 
initiales  des  vers. 

\  Son  attirance  diminuait  avec  la  fin  de  ces  deux  siècles  ; 
peu  ravi,  en  somme,  par  la  pesante  masse  des  latinistes 
carlovingiens,  les  Alcuin  et  les  Eginhard,  il  se  conten- 
tait, comme  spécimen  de  la  langue  au  ixe  siècle,  des 


A     REBOURS  51 

chroniques  de  l'anonyme  de  saint  Gall,  de  Fréculfe  et 
de  Réginon,  du  poème  sur  le  siège  de  Paris  tissé  par 
Abbo  le  Courbé,  de  l'Ilortulus,  le  poème  didactique 
du  bénédictin  Walafrid  Strabo,  dont  le  chapitre  consacré 
à  la  gloire  de  la  citrouille,  symbole  de  la  fécondité,  le 
mettait  en  liesse  ;  du  poème  d'Ermold  le  Noir,  célébrant 
les  exploits  de  Louis  le  Débonnaire,  un  poème  écrit 
en  hexamètres  réguliers,  dans  un  style  austère,  presque 
noir,  dans  un  latin  de  fer  trempé  dans  les  eaux  monas- 
tiques, avec,  çà  et  là,  des  pailles  de  sentiment  dans  le 
dur  métal  ;  du  De  virîbus  herbarum,  le  poème  de  Macer 
Floridus,qui  le  délectait  particulièrement  par  ses  recet- 
tes poétiques  et  les  très  étranges  vertus  qu'il  prête  à 
certaines  plantes,  à  certaines  fleurs  :  à  l'aristoloche, 
par  exemple,  qui,  mélangée  à  de  la  chair  de  bœuf  et 
placée  sur  le  bas-ventre  d'une  femme  enceinte,  la  fait 
irrémédiablement  accoucher  d'un  enfant  mâle;  à  la 
bourrache  qui,  répandue  en  infusion  dans  une  salle  à 
manger,  égayé  les  convives; à  la  pivoine  dont  la  racine 
brovée  guérit  à  jamais  du  haut  mal;  au  fenouil  qui, 
posé  sur  la  poitrine  d'une  femme,  clarifie  ses  eaux  et 
stimule  l'indolence  de  ses  périodes. 

A  part  quelques  volumes  spéciaux,  inclassés;  mo- 
dernes ou  sans  date,  certains  ouvrages  de  kabballe, 
de  médecine  et  de  botanique  ;  certains  tomes  dépareillés 
de  la  patrologie  de  Migne,  renfermant  des  poésies  chré- 
tiennes introuvables,  et  de  l'anthologie  des  petits  poètes 
latins  de  Wernsdorff,  à  part  le  Meursius,  le  manuel 


52  A     REBOURS 

d'érotologie  classique  de  Forberg,  la  mœchialogie  et 
les  diaconales  à  l'usage  des  confesseurs,  qu'il  épous- 
setait  à  de  rares  intervalles,  sa  bibliothèque  latine  s'ar- 
rêtait au  commencement  du  xe  siècle. 

Et,  en  effet,  la  curiosité,  la  naïveté  compliquée  du 
langage  chrétien  avaient,  elles  aussi,  sombré.  Le  fatras 
des  philosophes  et  des  scoliastes,  la  logomachie  du 
moyen  âge  allaient  régner  en  maîtres.  L'amas  de  suie 
des  chroniques  et  des  livres  d'histoire,  les  saumons  de 
plomb  des  cartulaires  allaient  s'entasser,  et  la  grâce 
balbutiante,  la  maladresse  parfois  exquise  des  moines 
mettant  en  un  pieux  ragoût  les  restes  poétiques  de  l'an- 
tiquité, étaient  mortes  ;  les  fabriques  de  verbes  aux  sucs 
épurés,  de  substantifs  sentant  l'encens,  d'adjectifs  bizar- 
res, taillés  grossièrement  dans  l'or,  avec  le  goût  barbare 
et  charmant  des  bijoux  goths,  étaient  détruites.  Les 
vieilles  éditions,  choyées  par  des  Esseintes,  cessaient 
—  et,  en  un  saut  formidable  de  siècles,  les  livres  s'éta- 
geaient  maintenant  sur  les  rayons,  supprimant  la  tran- 
sition des  âges,  arrivant  directement  à  la  langue  fran- 
çaise du  présent  siècle. 


T0^ 


IV 


Une  voiture  s'arrêta,  vers  une  fin  d'après-midi,  devant 
la  maison  de  Fontenay.  Comme  des  Esseintes  ne 
recevait  aucune  visite,  comme  le  facteur  ne  se  hasardait 
même  pas  dans  ces  parages  inhabités,  puisqu'il  n'avait  à 
lui  remettre  aucun  journal,  aucune  revue,  aucune  lettre, 
les  domestiques  hésitèrent,  se  demandant  s'il  fallait 
ouvrir;  puis,  au  carillon  de  la  sonnette,  lancée  à  toute 
volée  contre  le  mur,  ils  se  hasardèrent  à  tirer  le  judas 
incisé  dans  la  porte  et  ils  aperçurent  un  monsieur  dont 
toute  la  poitrine  était  couverte,  du  col  au  ventre,  par 
un  immense  bouclier  d'or. 

Ils  avertirent  leur  maître  qui  déjeunait. 

—  Parfaitement,  introduisez,  fit-il  —  car  il  se  souve- 
nait d'avoir  autrefois  donné,  pour  la  livraison  d'une 
commande,  son  adresse  à  un  lapidaire. 

Le  monsieur  salua,  déposa,  dans  la  salle  à  manger, 
sur  le  parquet  de  pitch-pin,  son  bouclier  qui  oscilla, 
se  soulevant  un  peu,  allongeant  une  tête  serpentine  de 
tortue  qui,  soudain  effarée,  rentra  sous  sa  carapace. 

Cette  tortue  était  une  fantaisie  venue  à  des  Esseintes 
quelque  temps  avant  son  départ  de  Paris.  Regardant, 
un  jour,  un  tapis  d'Orient,  à  reflets,  et,  suivant  les  lueurs 
argentées  qui  couraient  sur  la  trame  de  la  laine,  jaune 


54  A     REBOURS 

aladin  et  violet  prune,  il  s'était  dit  :  il  serait  bon  de 
placer  sur  ce  tapis  quelque  chose  qui  remuât  et  dont 
le  ton  foncé  aiguisât  la  vivacité  de  ces  teintes. 

Possédé  par  cette  idée  il  avait  vagué,  au  hasard  des 
rues,  était  arrivé  au  Palais-Royal,  et  devant  la  vitrine 
de  Chevet  s'était  frappé  le  front  :  une  énorme  tortue 
était  là,  dans  un  bassin.  Il  l'avait  achetée  :  puis,  une  fois 
abandonnée  sur  le  tapis,  il  s'était  assis  devant  elle  et 
il  l'avait  longuement  contemplée,  en  clignant  de  l'œil. 

Décidément  la  couleur  tête-de-nègre,  le  ton  de  Sienne 
crue  de  cette  carapace  salissait  les  reflets  du  tapis  sans 
les  activer;  les  lueurs  dominantes  de  l'argent  étince- 
laient  maintenant  à  peine,  rampant  avec  les  tons  froids 
du  zinc  écorché,  sur  les  bords  de  ce  test  dur  et  terne. 

Il  se  rongea  les  ongles,  cherchant  les  moyens  de 
concilier  ces  mésalliances,  d'empêcher  le  divorce  résolu 
de  ces  tons;  il  découvrit  enfin  que  sa  première  idée, 
consistant  à  vouloir  attiser  les  feux  de  l'étoffe  par  le 
balancement  d'un  objet  sombre  mis  dessus  était  fausse; 
en  somme,  ce  tapis  était  encore  trop  voyant,  trop  pétu- 
lant, trop  neuf.  Les  couleurs  ne  s'étaient  pas  suffisam- 
ment émoussées  et  amoindries  ;  il  s'agissait  de  renverser 
la  proposition,  d'amortir  les  tons,  de  les  éteindre  par 
le  contraste  d'un  objet  éclatant,  écrasant  tout  autour  de 
lui,  jetant  de  la  lumière  d'or  sur  de  l'argent  pâle.  Ainsi 
posée,  la  question  devenait  plus  facile  à  résoudre. _IJ_ 
se  détermina,  en  conséquence,  à  faire  glacer  d'or  la  cui- 

isse  de  sa  tortue. 


A     DEBOURS 


Une  fois  rapportée  de  chez  le  praticien  qui  la  prit  en 
pension,  la  bète  fulgura  comme  un  soleil,  rayonna  sur 
le  tapis  dont  les  teintes  repoussées  fléchirent,  avec  des 
irradiations  de  pavois  wisigoth  aux  squames  imbri- 
quées par  un  artiste  d'un  goût  barbare. 

Des  Esseintes  fut  tout  d'abord  enchanté  de  cet  effet; 
puis  il  pensa  que  ce  gigantesque  bijou  n'était  qu'ébau- 
ché, qu'il  ne  serait  vraiment  complet  qu'après  qu'il 
aurait  été  incrusté  de  pierres  rares. 

Il  choisit  dans  une  collection  japonaise  un  dessin 
représentant  un  essaim  de  fleurs  partant  en  fusées  d'une 
mince  tige,  l'emporta  chez  un  joaillier,  esquissa  une 
bordure  qui  enfermait  ce  bouquet  dans  un  cadre  ovale, 
et  il  fit  savoir,  au  lapidaire  stupéfié  que  les  feuilles,  que 
les  pétales  de  chacune  de  ces  fleurs,  seraient  exécutés  en 
pierreries  et  montés  dans  l'écaillé  même  de  la  bête. 

Le  choix  des  pierres  l'arrêta;  le  diamant  est  devenu 
singulièrement  commun  depuis  que  tous  les  commer- 
çants en  portent  au  petit  doigt;  les  émeraudes  et  les 
rubis  de  l'Orient  sont  moins  avilis,  lancent  de  ruti- 
lantes flammes,  mais  ils  rappellent  par  trop  ces  yeux 
verts  et  rouges  de  certains  omnibus  qui  arborent  des 
fanaux  de  ces  deux  couleurs,  le  long  des  tempes  ;  quant 
aux  topazes,  brûlées  ou  crues,  ce  sont  des  pierres  à  bon 
marché,  chères  à  la  petite  bourgeoisie  qui  veut  serrer 
des  écrins  dans  une  armoire  à  glace;  d'un  autre  côté, 
bien  que  l'Eglise  ait  conservé  à  l'améthyste  un  caractère 
sacerdotal,  tout  à  la  fois  onctueux  et  grave,  cette  pierre 


56  A     REBO  U  J<  S 

s'est,  elle  aussi,  galvaudée  aux  oreilles  sanguines  et 
aux  mains  tubuleuses  des  bouchères  qui  veulent,  pour 
un  prix  modique,  se  parer  de  vrais  et  pesants  bijoux; 
seul,  parmi  ces  pierres,  le  saphir  a  gardé  des  feux 
inviolés  par  la  sottise  industrielle  et  pécuniaire.  Ses 
étincelles  grésillant  sur  une  eau  limpide  et  froide,  ont, 
en  quelque  sorte,  garanti  de  toute  souillure  sa  noblesse 
discrète  et  hautaine.  Malheureusement,  aux  lumières, 
ses  flammes  fraîches  ne  crépitent  plus;  l'eau  bleue  rentre 
en  elle-même,  semble  s'endormir  pour  ne  se  réveiller,  en 
pétillant,  qu'au  point  du  jour. 

Décidément,  aucune  de  ces  pierreries  ne  contentait 
des  Esseintes;  elles  étaient  d'ailleurs  trop  civilisées  et 
trop  connues.  Il  fit  ruisseler  entre  ses  doigts  des  miné- 
raux plus  surprenants  et  plus  bizarres,  finit  par  trier 
une  série  de  pierres  réelles  et  factices  dont  le  mélange 
devait  produire  une  harmonie  fascinatrice  et  décon- 
certante. 

Il  composa  ainsi  le  bouquet  de  ses  fleurs  :  les  feuilles 
furent  serties  de  pierreries  d'un  vert  accentué  et  précis  : 
de  chrysobéryls  vert  asperge  ;  de  péridots  vert  poireau  ; 
d'olivines  vert  olive;  et  elles  se  détachèrent  de  bran- 
ches en  almadine  et  en  ouwarovite  d'un  rouge  violacé, 
jetant  des  paillettes  d'un  éclat  sec  de  même  que  ces 
micas  de  tartre  qui  luisent  dans  l'intérieur  des  futailles. 

Pour  les  fleurs,  isolées  de  la  tige,  éloignées  du  pied 
de  la  gerbe,  il  usa  de  la  cendre  bleue;  mais  il  repoussa 
formellement  cette  turquoise  orientale  qui  se  met  en 


A     REBOURS  57 

broches  et  en  bagues  et  qui  fait,  avec  la  banale  perle 
et  l'odieux  corail,  les  délices  du  menu  peuple  ;  il  choisit 
exclusivement  des  turquoises  de  l'Occident,  des  pierres 
qui  ne  sont,  à  proprement  parler,  qu'un  ivoire  fossile 
imprégné  de  substances  cuivreuses  et  dont  le  bleu  céla- 
don est  engorgé, opaque,  sulfureux,  commejauni  de  bile. 

Cela  fait,  il  pouvait  maintenant  enchâsser  les  pétales 
de  ses  fleurs  épanouies  au  milieu  du  bouquet,  de  ses 
fleurs  les  plus  voisines,  les  plus  rapprochées  du  tronc, 
avec  des  minéraux  transparents,  aux  lueurs  vitreuses 
et  morbides,  aux  jets  fiévreux  et  aigres. 

Il  les  composa  uniquement  d'yeux  de  chat  de  Ceylan, 
de  cymophanes  et  de  saphirines. 

Ces  trois  pierres  dardaient  en  effet,  des  scintillements 
mystérieux  et  pervers,  douloureusement  arrachés  du 
fond  glacé  de  leur  eau  trouble. 

L'œil  de  chat  d'un  gris  verdàtre,  strié  de  veines  con- 
centriques qui  paraissent  remuer,  se  déplacer  à  tout 
moment,  selon  les  dispositions  de  la  lumière. 

La  cymophane  avec  des  moires  azurées  courant  sur 
la  teinte  laiteuse  qui  flotte  à  l'intérieur. 

La  saphirine  qui  allume  des  feux  bleuâtres  de  phos- 
phore sur  un  fond  de  chocolat,  brun  sourd. 

Le  lapidaire  prenait  note  à  mesure  des  endroits  où 
devaient  être  incrustées  les  pierres.  Et  la  bordure  de 
la  carapace,  dit-il  à  des  Esseintes? 

Celui-ci  avait  d'abord  songé  à  quelques  opales  et  à 
quelques  hydrophanes;  mais  ces  pierres  intéressantes 


58  A     REBOURS 

par  l'hésitation  de  leurs  couleurs,  par  le  doute  de  leurs 
flammes,  sont  par  trop  insoumises  et  infidèles;  l'opale 
a  une  sensibilité  toute  rhumatismale;  le  jeu  de  ses  rayons 
s'altère  suivant  l'humidité,  la  chaleur  ou  le  froid  ;  quant 
à  l'hydrophane  elle  ne  brûle  que  dans  l'eau  et  ne  consent 
à  allumer  sa  braise  grise  qu'alors  qu'on  la  mouille. 

Il  se  décida  enfin  pour  des  minéraux  dont  les  reflets 
devaient  s'alterner  :  pour  l'hyacinthe  de  Gompostelle, 
rouge  acajou;  l'aigue-marine,  vert  glauque;  le  rubis- 
balais,  rose  vinaigre;  le  rubis  de  Sudermanie,  ardoise 
pâle.  Leurs  faibles  chatoiements  suffisaient  à  éclairer 
les  ténèbres  de  l'écaillé  et  laissaient  sa  valeur  à  la  flo- 
raison des  pierreries  qu'ils  entouraient  d'une  mince 
guirlande  de  feux  vagues.  / 

Des  Esseintes  regardait  maintenant,  blottie  en  un 
coin  de  sa  salle  à  manger,  la  tortue  qui  rutilait  dans 
la  pénombre. 

Il  se  sentit  parfaitement  heureux  ;  sesyeux  se  grisaient 
à  ces  resplendissements  de  corolles  en  flammes  sur  un 
fond  d'or;  puis,  contrairement  à  son  habitude,  il  avait 
appétit  et  il  trempait  ses  rôties  enduites  d'un  extraor- 
dinaire beurre  dans  une  tasse  de  thé,  un  impeccable 
mélange  de  Si-a-Fayoune,  de  Mo-you-tann,  et  de 
Khansky,  des  thés  jaunes,  venus  de  Chine  en  Russie 
par  d'exceptionnelles  caravanes. 

Il  buvait  ce  parfum  liquide  dans  ces  porcelaines  de 
la  Chine,  dites  coquilles  d'œufs,  tant  elles  sont  dia- 
phanes et  légères  et,    de  même  qu'il  n'admettait  que 


A     IlEBOURS  59 

ces  adorables  tasses,  il  ne  se  servait  également,  en  fait 
de  couverts,  que  d'authentique  vermeil,  un  peu  dédoré, 
alors  que  l'argent  apparaît  un  tantinet,  sous  la  couche 
fatiguée  de  l'or  et  lui  donne  ainsi  une  teinte  d'une 
douceur  ancienne,  toute  épuisée,  toute  moribonde. 

Après  qu'il  eut  bu  sa  dernière  gorgée,  il  rentra  dans 
son  cabinet  et  fit  apporter  par  le  domestique  la  tortue 
qui  s'obstinait  à  ne  pas  bouger. 

La  neige  tombait.  Aux  lumières  des  lampes,  des 
herbes  de  glace  poussaient  derrière  les  vitres  bleuâtres 
et  le  givre,  pareil  à  du  sucre  fondu,  scintillait  dans 
les  culs  de  bouteille  des  carreaux  tiquetés  d'or. 

Un  silence  profond  enveloppait  la  maisonnette  en- 
gourdie dans  les  ténèbres. 

Des  Esseintes  rêvassait;  le  brasier  chargé  de  bûches 
emplissait  d'effluves  brûlants  la  pièce;  il  entr'ouvrit  la 
fenêtre. 

Ainsi  qu'une  haute  tenture  de  contre-hermine,  le  ciel 
se  levait  devant  lui,  noir  et  moucheté  de  blanc. 

Un  vent  glacial  courut,  accéléra  le  vol  éperdu  de  la 
neige,  intervertit  l'ordre  des  couleurs. 

La  tenture  héraldique  du  ciel  se  retourna,  devint  une 
véritable  hermine,  blanche,  mouchetée  de  noir,  à  son 
tour,  par  les  points  de  nuit  dispersés  entre  les  flocons. 

Il  referma  la  croisée;  ce  brusque  passage  sans  tran- 
sition, de  la  chaleur  torride,  aux  frimas  du  plein  hiver 
l'avait  saisi;  il  se  recroquevilla  près  du  feu  et  l'idée  lui 
vint  d'avaler  un  spiritueux  qui  le  réchauffât. 


60  A     REBOl'HS 

Il  s'en  fut  dans  la  salle  à  manger  où,  pratiquée  dans 
l'une  des  cloisons,  une  armoire  contenait  une  série  de 
petites  tonnes,  rangées  côte  à  côte,  sur  de  minuscules 
chantiers  de  bois  de  santal,  percées  de  robinets  d'argent 
au  bas  du  ventre. 

Il  appelait  cette  réunion  de  barils  à  liqueurs,  son 
orgue  à  bouche. 

Une  tige  pouvait  rejoindre  tous  les  robinets,  les 
asservir  à  un  mouvement  unique,  de  sorte  qu'une  fois 
l'appareil  en  place,  il  suffisait  de  toucher  un  bouton 
dissimulé  dans  la  boiserie,  pour  que  toutes  les  can- 
nelles, tournées  en  même  temps,  remplissent  de  li- 
queur les  imperceptibles  gobelets  placés  au-dessous 
d'elles. 

L'orgue  se  trouvait  alors  ouvert.  Les  tiroirs  étique- 
tés «  flûte,  cor,  voix  céleste  »  étaient  tirés,  prêts  à  la 
manœuvre.  Des  Esseintes  buvait  une  goutte,  ici,  là,  se 
jouait  des  symphonies  intérieures,  arrivait  à  se  procu- 
rer, dans  le  gosier,  des  sensations  analogues  à  celles 
que  la  musique  verse  à  l'oreille. 

Du  reste,  chaque  liqueur  correspondait,  selon  lui, 
comme  goût,  au  son  d'un  instrument.  Le  curaçao  sec, 
par  exemple,  à  la  clarinette  dont  le  chant  est  aigrelet 
et  velouté;  le  kummel  au  hautbois  dont  le  timbre 
sonore  nasille;  la  menthe  et  l'anisette,  à  la  flûte,  tout  à 
la  fois  sucrée  et  poivrée,  piaulante  et  douce;  tandis 
que,  pour  compléter  l'orchestre,  le  kirsch  sonne  furieu- 
sement de  la  trompette;  le  gin  et  le  whisky  emportent  le 


A     REBOURS  61 

palais  avec  leurs  stridents  éclats  de  pistons  et  de  trom- 
bones, l'eau-de-vie  de  marc  fulmine  avec  les  assour- 
dissants vacarmes  des  tubas,  pendant  que  roulent  les 
coups  de  tonnerre  de  la  cymbale  et  de  la  caisse  frappés 
à  tour  de  bras,  dans  la  peau  de  la  bouche,  par  les 
rakis  de  Chio  et  les  mastics  ! 

Il  pensait  aussi  que  l'assimilation  pouvait  s'étendre, 
que  des  quatuors  d'instruments  à  cordes  pouvaient 
fonctionner  sous  la  voûte  palatine,  avec  le  violon  repré- 
sentant la  vieille  eau-de-vie,  fumeuse  et  fine,  aiguë  et 
frêle;  avec  l'alto  simulé  parle  rhum  plus  robuste,  plus 
ronflant,  plus  sourd;  avec  le  vespétro  déchirant  et  pro- 
longé, mélancolique  et  caressant  comme  un  violon- 
celle; avec  la  contre-basse,  corsée,  solide  et  noire 
comme  un  pur  et  vieux  bitter.  On  pouvait  même,  si 
l'on  voulait  former  un  quintette,  adjoindre  un  cin- 
quième instrument,  la  harpe,  qu'imitait  par  une  vrai- 
semblable analogie,  la  saveur  vibrante,  la  note  argen- 
tine, détachée  et  grêle  du  cumin  sec. 

La  similitude  se  prolongeait  encore;  des  relations 
de  tons  existaient  dans  la  musique  des  liqueurs;  ainsi 
pour  ne  citer  qu'une  note,  la  bénédictine  figure,  pour 
ainsi  dire,  le  ton  mineur  de  ce  ton  majeur  des  alcools 
que  les  partitions  commerciales  désignent  sous  le 
signe  de  chartreuse  verte. 

Ces  principes  une  fois  admis,  il  était  parvenu,  grâce 
à  d'érudites  expériences,  à  se  jouer  sur  la  langue  de 
silencieuses  mélodies,  de  muettes  marches  funèbres  à 


62  A     REBO  U  H  S 

grand  spectacle,  à  entendre,  dans  sa  bouche,  des  solis 
de  menthe,  des  duos  de  vespétro  et  de  rhum. 

Il  arrivait  même  à  transférer  dans  sa  mâchoire  de 
véritables  morceaux  de  musique,  suivant  le  compo- 
siteur, pas  à  pas,  rendant  sa  pensée,  ses  effets,  ses 
nuances,  par  des  unions  ou  des  contrastes  voisins  de 
liqueurs,  par  d'approximatifs  et  savants  mélanges. 

D'autrefois,  il  composait  lui-même  des  mélodies, 
exécutait  des  pastorales  avec  le  bénin  cassis  qui  lui 
faisait  roulader,  dans  la  gorge,  des  chants  emperlés 
de  rossignol;  avec  le  tendre  cacao-chouva  qui  fredon- 
nait de  sirupeuses  bergerades,  telles  que  «  les  romances 
d'Estelle  »  et  les  «  Ah  !  vous  dirai-je,  maman  »  du 
temps  jadis. 

Mais,  ce  soir-là,  des  Esseintes  n'avait  nulle  envie 
d'écouter  le  goût  de  la  musique;  il  se  borna  à  enlever 
une  note  au  clavier  de  son  orgue,  en  emportant  un 
petit  gobelet  qu'il  avait  préalablement  rempli  d'un 
véridique  whisky  d'Irlande. 

Il  se  renfonça  dans  son  fauteuil  et  huma  lentement 
ce  suc  fermenté  d'avoine  et  d'orge;  un  fumet  prononcé 
de  créosote  lui  empuantit  la  bouche. 

Peu  à  peu,  en  buvant,  sa  pensée  suivit  l'impression 
maintenant  ravivée  de  son  palais,  emboîta  le  pas  à  la 
saveur  du  whisky,  réveilla,  par  une  fatale  exactitude 
d'odeurs,  des  souvenirs  effacés  depuis  des  ans. 

Ce  fleur  phéniqué,  acre,  lui  remémorait  forcément 
l'identique  senteur  dont  il   avait  eu  la   langue  pleine 


A    REBOURS  63 

au  temps  où  les  dentistes  travaillaient  dans  sa  gencive. 

Une  fois  lancé  sur  cette  piste,  sa  rêverie,  d'abord 
éparse  sur  tous  les  praticiens  qu'il  avait  connus,  se 
rassembla  et  convergea  sur  l'un  d'entre  eux  dont  l'ex- 
centrique rappel  s'était  plus  particulièrement  gravé 
dans  sa  mémoire. 

Il  y  avait  de  cela,  trois  années;  pris,  au  milieu  d'une 
nuit,  d'une  abominable  rage  de  dents,  il  se  tampon- 
nait la  joue,  butait  contre  les  meubles,  arpentait,  sem- 
blable à  un  fou,  sa  chambre. 

C'était  une  molaire  déjà  plombée;  aucune  guérison 
n'était  possible;  la  clef  seule  des  dentistes  pouvait 
remédier  au  mal.  Il  attendait,  tout  enfiévré,  le  jour, 
résolu  à  supporter  les  plus  atroces  des  opérations, 
pourvu  qu'elles  missent  fin  à  ses  souffrances. 

Tout  en  se  tenant  la  mâchoire,  il  se  demandait  com- 
ment faire.  Les  dentistes  qui  le  soignaient  étaient  de 
riches  négociants  qu'on  ne  voyait  point  à  sa  guise;  il 
fallait  convenir  avec  eux  de  visites,  d'heures  de  ren- 
dez-vous. C'est  inacceptable,  je  ne  puis  différer  plus 
longtemps,  disait-il;  il  se  décida  à  aller  chez  le  pre- 
mier venu,  à  courir  chez  un  quenottier  du  peuple,  un 
de  ces  gens  à  poigne  de  fer  qui,  s'ils  ignorent  l'art 
bien  inutile  d'ailleurs  de  panser  les  caries  et  d'obturer 
les  trous,  savent  extirper,  avec  une  rapidité  sans 
pareille,  les  chicots  les  plus  tenaces;  chez  ceux-là, 
c'est  ouvert  au  petit  jour  et  l'on  n'attend  pas.  Sept 
heures  sonnèrent  enfin.  Il  se  précipita  hors  de  chez  lui. 


64  A     REBOCRS 

et  se  rappelant  le  nom  connu  d'un  mécanicien  qui  s'in- 
titulait dentiste  populaire  et  logeait  au  coin  d'un  quai, 
il  s'élança  dans  les  rues  en  mordant  son  mouchoir,  en 
renfonçant  ses  larmes. 

Arrivé  devant  la  maison,  reconnaissable  à  un  im- 
mense écriteau  de  bois  noir  où  le  nom  de  «  Gatonax  » 
s'étalait  en  d'énormes  lettres  couleur  de  potiron,  et  en 
deux  petites  armoires  vitrées  où  des  dents  de  pâte 
étaient  soigneusement  alignées  dans  des  gencives  de 
cire  rose,  reliées  entre  elles  par  des  ressorts  méca- 
niques de  laiton,  il  haleta,  la  sueur  aux  tempes;  une 
transe  horrible  lui  vint,  un  frisson  lui  glissa  sur  la 
peau,  un  apaisement  eut  lieu,  la  souffrance  s'arrêta,  la 
dent  se  tut. 

Il  restait,  stupide,  sur  le  trottoir;  il  s'était  enfin  roidi 
contre  l'angoisse,  avait  escaladé  un  escalier  obscur, 
grimpé  quatre  à  quatre  jusqu'au  troisième  étage.  Là,  il 
s'était  trouvé  devant  une  porte  où  une  plaque  d'émail 
répétait,  inscrit  avec  des  lettres  d'un  bleu  céleste,  le 
nom  de  l'enseigne.  Il  avait  tiré  la  sonnette,  puis,  épou- 
vanté par  les  larges  crachats  rouges  qu'il  apercevait 
collés  sur  les  marches,  il  fit  volte-face,  résolu  à  souffrir 
des  dents,  toute  sa  vie,  quand  un  cri  déchirant  perça 
les  cloisons,  emplit  la  cage  de  l'escalier,  le  cloua  d'hor- 
reur, sur  place,  en  même  temps  qu'une  porte  s'ouvrit 
et  qu'une  vieille  femme  le  pria  d'entrer. 

La  honte  l'avait  emporté  sur  la  peur;  il  avait  été 
introduit  dans  une  salle  à   manger;  une   autre  porte 


A     REHOU  K  S  ()5 

avait  claqué,  donnant  passage  à  un  terrible  grenadier, 
vêtu  d'une  redingote  et  d'un  pantalon  noirs,  en  bois; 
des  Esseintes  le  suivit  dans  une  autre  pièce. 

Ses  sensations  devenaient,  dès  ce  moment,  confuses. 
Vaguement  il  se  souvenait  de  s'être  affaissé,  en  face 
d'une  fenêtre,  dans  un  fauteuil,  d'avoir  balbutié,  en 
mettant  un  doigt  sur  sa  dent  :  «  elle  a  déjà  été  plom- 
bée; j'ai  peur  qu'il  n'y  ait  rien  à  faire  ». 

L'homme  avait  immédiatement  supprimé  ces  expli- 
cations, en  lui  enfonçant  un  index  énorme  dans  la 
bouche  ;  puis,  tout  en  grommelant  sous  ses  moustaches 
vernies,  en  crocs,  il  avait  pris  un  instrument  sur  une 
table. 

Alors  la  grande  scène  avait  commencé.  Cramponné 
aux  bras  du  fauteuil,  des  Esseintes  avait  senti,  dans  la 
joue,  du  froid,  puis  ses  yeux  avaient  vu  trente-six 
chandelles  et  il  s'était  mis,  souffrant  des  douleurs 
inouïes,  à  battre  des  pieds  et  à  bêler  ainsi  qu'une  bête 
qu'on  assassine. 

Un  craquement  s'était  fait  entendre,  la  molaire 'se 
cassait,  en  venant;  il  lui  avait  alors  semblé  qu'on  lui 
arrachait  la  tête,  qu'on  lui  fracassait  le  crâne  ;  il  avait 
perdu  la  raison,  avait  hurlé  de  toutes  ses  forces,  s'était 
furieusement  défendu  contre  l'homme  qui  se  ruait  de 
nouveau  sur  lui  comme  s'il  voulait  lui  entrer  son  bras 
jusqu'au  fond  du  ventre,  s'était  brusquement  reculé 
d'un  pas,  et  levant  le  corps  attaché  à  la  mâchoire, 
l'avait  laissé  brutalement   retomber,  sur  le  derrière, 

5 


66  A     R  E  IJ  O  U  R  S 

dans  le  fauteuil,  tandis  que,  debout,  emplissant  la 
fenêtre,  il  soufflait,  brandissant  au  bout  de  son  davier, 
une  dent  bleue  où  pendait  du  rouge! 

Anéanti,  des  Esseintes  avait  dégobillé  du  sang  plein 
une  cuvette,  refusé,  d'un  geste,  à  la  vieille  femme  qui 
rentrait,  l'offrande  de  son  chicot  qu'elle  s'apprêtait  à 
envelopper  dans  un  journal  et  il  avait  fui,  payant  deux 
francs,  lançant,  à  son  tour,  des  crachats  sanglants  sur 
les  marches,  et  il  s'était  retrouvé,  dans  la  rue,  joyeux, 
rajeuni  de  dix  ans,  s'intéressant  aux  moindres  choses. 

—  Brou  !  fit-il,  attristé  par  l'assaut  de  ces  souvenirs. 
Il  se  leva  pour  rompre  l'horrible  charme  de  cette  vision 
et,  revenu  dans  la  vie  présente,  il  s'inquiéta  de  la 
tortue. 

Elle  ne  bougeait  toujours  point,  il  la  palpa;  elle  était 
morte.  Sans  doute  habituée  à  une  existence  sédentaire, 
à  une  humble  vie  passée  sous  sa  pauvre  carapace, 
elle  n'avait  pu  supporter  le  luxe  éblouissant  qu'on  lui 
imposait,  la  rutilante  chape  dont  on  l'avait  vêtue,  les 
pierreries  dont  on  lui  avait  pavé  le  dos,  comme  un 
ciboire. 


En  même  temps  que  s'appointait  son  désir  de  se 
soustraire  à  une  haïssable  époque  d'indignes 
muflemens,  le  besoin  de  ne  plus  voir  de  tableaux  repré- 
sentant l'effigie  humaine  tâchant  à  Paris  entre  quatre 
murs,  ou  errant  en  quête  d'argent  par  les  rues,  était 
devenu  pour  lui  plus  despotique. 

Après  s'être  désintéressé  de  l'existence  contempo- 
raine, il  avait  résolu  de  ne  pas  introduire  dans  sa  cel- 
lule des  larves  de  répugnances  ou  de  regrets,  aussi, 
avait-il  voulu  une  peinture  subtile,  exquise,  baignant 
dans  un  rêve  ancien,  dans  une  corruption  antique,  loin 
de  nos  mœurs,  loin  de  nos  jours. 

Il  avait  voulu,  pour  la  délectation  de  son  esprit  et 
la  joie  de  ses  yeux,  quelques  œuvres  suggestives  le 
jetant  dans  un  monde  inconnu,  lui  dévoilant  les  traces    / 
de  nouvelles  conjectures,  lui  ébranlant  le  système  ner-  V. 
veux   par   d'érudites    hystéries,   par    des  cauchemars 
compliqués,  par  des  visions  nonchalantes  et  atroces^ ) 

Entre  tous,  un  artiste  existait  dont  le  talent  le  ravis-' 
sait  en  de  longs  transports,  Gustave  Moreau. 

Il  avait  acquis  ces  deux  chefs-d'œuvre  et,  pendant 
des  nuits,  il  rêvait  devant  l'un  d'eux,  le  tableau  de  la 
Salomé,  ainsi  conçu  : 


(iS  A     R  E  B  O  U  K  S 

Un  trône  se  dressait,  pareil  au  maître-autel  d'une 
cathédrale,  sous  d'innombrables  voûtes  jaillissant  de 
colonnes  trapues  ainsi  que  des  piliers  romans,  émail- 
lées  de  briques  polychromes,  serties  de  mosaïques, 
incrustées  de  lapis  et  de  sardoines,  dans  un  palais 
semblable  à  une  basilique  d'une  architecture  tout  à  la 
fois  musulmane  et  byzantine. 

Au  centre  du  tabernacle  surmontant  l'autel  précédé 
de  marches  en  forme  de  demi-vasques,  le  Tétrarque 
Iïérode  était  assis,  coiffé  d'une  tiare,  les  jambes  rap- 
prochées, les  mains  sur  les  genoux. 

La  figure  était  jaune,  parcheminée,  annelée  de  rides, 
décimée  par  l'âge;  sa  longue  barbe  flottait  comme  un 
nuage  blanc  sur  les  étoiles  en  pierreries  qui  constel- 
laient la  robe  d'orfroi  plaquée  sur  sa  poitrine. 

Autour  de  cette  statue,  immobile,  figée  dans  une 
pose  hiératique  de  dieu  Hindou,  des  parfums  brûlaient, 
dégorgeant  des  nuées  de  vapeurs  que  trouaient,  de 
même  que  des  yeux  phosphores  de  bêtes,  les  feux  des 
pierres  enchâssées  dans  les  parois  du  trône;  puis  la 
vapeur  montait,  se  déroulait  sous  les  arcades  où  la 
fumée  bleue  se  mêlait  à  la  poudre  d'or  des  grands 
rayons  de  jour,  tombés  des  dômes. 

Dans  l'odeur  perverse  des  parfums,  dans  l'atmos- 
phère surchauffée  de  cette  église,  Salomé,  le  bras 
gauche  étendu,  en  un  geste  de  commandement,  le  bras 
droit  replié,  tenant  à  la  hauteur  du  visage,  un  grand 
lotus,  s'avance  lentement  sur  les  pointes,  aux  accords 


A     REBOURS  69 

d'une  guitare  dont  une  femme  accroupie  pince  les 
cordes. 

La  face  recueillie,  solennelle,  presque  auguste,  elle 
commence  la  lubrique  danse  qui  doit  réveiller  les  sens 
assoupis  du  vieil  Hérode;  ses  seins  ondulent  et,  au 
frottement  de  ses  colliers  qui  tourbillonnent,  leurs 
bouts  se  dressent;  sur  la  moiteur  de  sa  peau  les  dia- 
mants, attachés,  scintillent;  ses  bracelets,  ses  ceintures, 
ses  bagues,  crachent  des  étincelles;  sur  sa  robe  triom- 
phale, couturée  de  perles,  ramagée  d'argent,  lamée 
d'or,  la  cuirasse  des  orfèvreries  dont  chaque  maille  est 
une  pierre,  entre  en  combustion,  croise  des  serpenteaux 
de  feu,  grouille  sur  la  chair  mate,  sur  la  peau  rose  thé, 
ainsi  que  des  insectes  splendides  aux  élytres  éblouis- 
sants, marbrés  de  carmin,  ponctués  de  jaune  aurore, 
diaprés  de  bleu  d'acier,  tigrés  de  vert  paon. 

Concentrée,  les  yeux  fixes,  semblable  à  une  som- 
nambule, elle  ne  voit  ni  le  Tétrarque  qui  frémit,  ni  sa 
mère,  la  féroce  Hérodias,  qui  la  surveille,  ni  l'herma- 
phrodite ou  l'eunuque  qui  se  tient,  le  sabre  au  poing, 
en  bas  du  trône,  une  terrible  figure,  voilée  jusqu'aux 
joues,  et  dont  la  mamelle  de  châtré  pend,  de  même 
qu'une  gourde,  sous  sa  tunique  bariolée  d'orange. 

Ce  type  de  la  Salomé  si  hantant  pour  les  artistes  et 
pour  les  poètes,  obsédait,  depuis  des  années,  des  Essein- 
tes.  Combien  de  fois  avait-il  lu  dans  la  vieille  bible  de 
Pierre  Variquet,  traduite  par  les  docteurs  en  théologie 
de  l'Université  de  Louvain,  l'évangile  de  saint  Mathieu 


70  A     REBOURS 

qui  raconte  en  de  naïves  et  brèves  phrases,  la  décolla- 
tion du  Précurseur;  combien  de  fois  avait-il  rêvé,  entre 
ces  lignes  : 

«  Au  jour  du  festin  de  la  Nativité  d'IIérode,  la  fille 
d'Hérodias  dansa  au  milieu  et  plut  à  Hérode. 

«  Dont  lui  promit,  avec  serment,  de  lui  donner  tout 
ce  qu'elle  lui  demanderait. 

«  Elle  donc,  induite  par  sa  mère,  dit  :  Donne-moi, 
en  un  plat,  la  tête  de  Jean  Baptiste. 

«  Et  le  roi  fut  marri,  mais  à  cause  du  serment  et  de 
ceux  qui  étaient  assis  à  table  avec  lui,  il  commanda 
qu'elle  lui  fût  baillée. 

«  Et  envoya  décapiter  Jean,  en  la  prison. 

«  Et  fut  la  tête  d'icelui  apportée  dans  un  plat  et  donnée 
à  la  fille  ;  et  elle  la  présenta  à  sa  mère.  » 

Mais  ni  saint  Mathieu,  ni  saint  Marc,  ni  saint  Luc, 
ni  les  autres  évangélistes  ne  s'étendaient  sur  les  charmes 
délirants,  sur  les  actives  dépravations  de  la  danseuse. 
Elle  demeurait  effacée,  se  perdait,  mystérieuse  et  pâmée, 
dans  lebrouillard  lointain  des  siècles,  insaisissable  pour 
les  esprits  précis  et  terre  à  terre,  accessible  seulement 
aux  cervelles  ébranlées,  aiguisées,  comme  rendues 
visionnaires  par  la  névrose;  rebelle  aux  peintres  de 
la  chair,  à  Rubens  qui  la  déguisa  en  une  bouchère  des 
Flandres,  incompréhensible  pour  tous  les  écrivains  qui 
n'ont  jamais  pu  rendre  l'inquiétante  exaltation  de  la 
danseuse,  la  grandeur  raffinée  de  l'assassine. 

Dans  l'œuvre  de  Gustave  Moreau,  conçue  en  dehors 


A     REBOURS  71 

de  toutes  les  données  du  Testament,  des  Esseintes  voyait 
enfin  réalisée  cette  Salomé,  surhumaine  et  étrange  qu'il 
avait  rêvée.  Elle  n'était  plus  seulement  la  baladine  qui 
arrache  à  un  vieillard,  par  une  torsion  corrompue  de 
ses  reins,  un  cri  de  désir  et  de  rut;  qui  rompt  l'énergie, 
fond  la  volonté  d'un  roi,  par  des  remous  de  seins,  des 
secousses  de  ventre,  des  frissons  de  cuisse;  elle  deve- 
nait, en  quelque  sorte,  la  déité  symbolique  de  l'indes- 
tructible Luxure,  la  déesse  de  l'immortelle  Hystérie, 
la  Beauté  maudite,  élue  entre  toutes  par  la  catalepsie 
qui  lui  raidit  les  chairs  et  lui  durcit  les  muscles;  la 
Bête  monstrueuse,  indifférente,  irresponsable,  insen- 
sible, empoisonnant,  de  même  que  l'Hélène  antique, 
tout  ce  qui  l'approche,  tout  ce  qui  la  voit,  tout  ce  qu'elle 
touche. 

Ainsi  comprise,  elle  appartenait  aux  théogonies  de 
l'extrême  Orient;  [elle  ne  relevait  plus  des  traditions 
bibliques,  ne  pouvait  même  plus  être  assimilée  à  la 
vivante  image  de  Babylone,  à  la  royale  Prostituée  de 
l'Apocalypse,  accoutrée,  comme  elle,  de  joyaux  et  de 
pourpre,  fardée  comme  elle  ;  car  celle-là  n'était  pas  jetée 
par  une  puissance  fatidique,  par  une  force  suprême, 
dans  les  attirantes  abjections  de  la  débauche. 

Le  peintre  semblait  d'ailleurs  avoir  voulu  affirmer  sa 
volonté  de  rester  hors  des  siècles,  de  ne  point  préciser 
d'origine,  de  pays,  d'époque,  en  mettant  sa  Salomé  au 
milieu  de  cet  extraordinaire  palais,  d'un  stvle  confus  et 
grandiose,  en  la  vêtant  de  somptueuses  et  chimériques 


- 


72  A     RE  HO  CHS 

robes,  en  la  mitrant  d'un  incertain  diadème  en  forme 
de  tour  phénicienne  tel  qu'en  porte  la  Salammbô,  en  lui 
plaçant  enfin  dans  la  main  le  sceptre  d'Isis,  la  fleur 
sacrée  de  l'Egypte  et  de  l'Inde,  le  grand  lotus. 

Des  Esseintes  cherchait  le  sens  de  cet  emblème. 
Avait-il  cette  signification  phallique  que  lui  prêtent  les 
cultes  primordiaux  de  l'Inde;  annonçait-il  au  vieil 
Hérode,  uneoblation  de  virginité,  un  échange  de  sang, 
une  plaie  impure  sollicitée,  offerte  sous  la  condition 
expresse  d'un  meurtre;  ou  représentait-il  l'allégorie 
de  la  fécondité,  le  mythe  Hindou  de  la  vie,  une  exis- 
tence tenue  entre  des  doigts  de  femme,  arrachée,  foulée 
par  des  mains  palpitantes  d'homme  qu'une  démence 
envahit,  qu'une  crise  de  la  chair  égare? 

Peut-être  aussi  qu'en  armant  son  énigmatique  déesse 
du  lotus  vénéré,  le  peintre  avait  songé  à  la  danseuse, 
à  la  femme  mortelle,  au  Vase  souillé,  cause  de  tous  les 
péchés  et  de  tous  les  crimes  :  peut-être  s'était-il  souvenu 
des  rites  de  la  vieille  Egypte,  des  cérémonies  sépul- 
crales de  l'embaumement,  alors  que  les  chimistes  et  les 
prêtres  étendent  le  cadavre  de  la  morte  sur  un  banc 
de  jaspe,  lui  tirent  avec  des  aiguilles  courbes  la  cer- 
velle par  les  fosses  du  nez,  les  entrailles  par  l'incision 
pratiquée  dans  son  flanc  gauche,  puis  avant  de  lui  dorer 
les  ongles  et  les  dents,  avant  de  l'enduire  de  bitumes  et 
d'essences,  lui  insèrent,  dans  les  parties  sexuelles,  pour 
les  purifier,  les  chastes  pétales  de  la  divine  fleur. 

Quoi    qu'il   en   fût,    une   irrésistible  fascination   se 


A     REBOURS  73 

dégageait  de  cette  toile,  mais  l'aquarelle  intitulée  V Ap- 
parition était  peut-être  plus  inquiétante  encore. 

Là,  le  palais  d'Hérode  s'élançait,  ainsi  qu'un  Alham- 
bra,  sur  de  légères  colonnes  irisées  de  carreaux  mores- 
ques, scellés  comme  par  un  béton  d'argent,  comme  par 
un  ciment  d'or;  des  arabesques  partaient  de  losanges  en 
lazuli,  filaient  tout  le  long  des  coupoles  où,  sur  des  mar- 
queteries de  nacre,  rampaient  des  lueurs  d'arc-en-ciel, 
des  feux  de  prisme. 

Le  meurtre  était  accompli  ;  maintenant  le  bourreau 
se  tenait  impassible,  les  mains  sur  le  pommeau  de  sa 
longue  épée,  tachée  de  sang. 

Le  chef  décapité  du  saint  s'était  élevé  du  plat  posé 
sur  les  dalles  et  il  regardait,  livide,  la  bouche  décolorée, 
ouverte,  le  cou  cramoisi,  dégouttant  de  larmes.  Une 
mosaïque  cernait  la  figure  d'où  s'échappait  une  auréole 
s'irradiant  en  traits  de  lumière  sous  les  portiques,  éclai- 
rant l'affreuse  ascension  de  la  tête,  allumant  le  globe 
vitreux  des  prunelles,  attachées,  en  quelque  sorte  cris- 
pées sur  la  danseuse. 

D'un  geste  d'épouvante,  Salomé  repousse  la  terrifiante 
vision  qui  la  cloue,  immobile,  sur  les  pointes;  ses  yeux 
se  dilatent,  sa  main  étreint  convulsivement  sa  gorge. 

Elle  est  presque  nue;  dans  l'ardeur  de  la  danse,  les 
voiles  se  sont  défaits,  les  brocarts  ont  croulé  ;  elle  n'est 
plus  vêtue  que  de  matières  orfévries  et  de  minéraux 
lucides;  un  gorgerin  lui  serre  de  même  qu'un  corselet 
la  taille,  et,  ainsi  qu'une  agrafe  superbe,  un  merveilleux 


74  A     REBOUR  S 

joyau  darde  des  éclairs  dans  la  rainure  de  ses  deux 
seins;  plus  bas,  aux  hanches,  une  ceinture  l'entoure, 
cache  le  haut  de  ses  cuisses  que  bat  une  gigantesque 
pendeloque  où  coule  une  rivière  d'escarboucle  et  d'éme- 
raudes;  enfin,  sur  le  corps  resté  nu,  entre  le  gorgerin 
et  la  ceinture,  le  ventre  bombe,  creusé  d'un  nombril 
dont  le  trou  semble  un  cachet  gravé  d'onyx,  aux  tons 
laiteux,  aux  teintes  de  rose  d'ongle. 

Sous  les  traits  ardents  échappés  de  la  tête  du  Précur- 
seur, toutes  les  facettes  des  joailleries  s'embrasent;  les 
pierres  s'animent,  dessinent  le  corps  de  la  femme  en 
traits  incandescents;  la  piquent  au  cou,  aux  jambes, 
aux  bras,  de  points  de  feu,  vermeils  comme  des  char- 
bons, violets  comme  des  jets  de  gaz,  bleus  comme  des 
flammes  d'alcool,  blancs  comme  des  rayons  d'astre. 

L'horrible  tête  flamboie,  saignant  toujours,  mettant 
des  caillots  de  pourpre  sombre,  aux  pointes  de  la  barbe 
et  des  cheveux.  Visible  pour  la  Salomé  seule, elle  n'étreint 
pas  de  son  morne  regard,  l'Hérodias  qui  rêve  à  ses 
haines  enfin  abouties,  le  Tétrarque,  qui,  penché  un  peu 
en  ayant,  les  mains  sur  les  genoux,  halète  encore, 
affolé  par  cette  nudité  de  femme  imprégnée  de  sen- 
teurs fauves,  roulée  dans  les  baumes,  fumée  dans  les 
encens  et  dans  les  myrrhes. 

Tel  que  le  vieux  roi,  des  Esseintes  demeurait  écrasé, 
anéanti,  pris  de  vertige,  devant  cette  danseuse,  moins 
majestueuse,  moins  hautaine,  mais  plus  troublante  que 
la  Salomé  du  tableau  à  l'huile. 


A     REBOURS  75 

Dans  l'insensible  et  impitoyable  statue,  dans  l'inno- 
cente et  dangereuse  idole,  l'érotisme,  la  terreur  de  l'être 
humain  s'étaient  fait  jour;  le  grand  lotus  avait  disparu, 
la  déesse  s'était  évanouie;  un  effroyable  cauchemar 
étranglait  maintenant  l'histrionne,  extasiée  par  le  tour- 
noiement de  la  danse,  la  courtisane,  pétrifiée,  hypno- 
tisée par  l'épouvante. 

Ici,  elle  était  vraiment  fille;  elle  obéissait  à  son 
tempérament  de  femme  ardente  et  cruelle;  elle  vivait, 
plus  raffinée  et  plus  sauvage,  plus  exécrable  et  plus 
exquise;  elle  réveillait  plus  énergiquement  les  sens  en 
léthargie  de  l'homme,  ensorcelait,  domptait  plus  sûre- 
ment ses  volontés,  avec  son  charme  de  grande  fleur 
vénérienne,  poussée  dans  des  couches  sacrilèges,  élevée 
dans  des  serres  impies. 

Comme  le  disait  des  Esseintes,  jamais,  à  aucune 
époque,  l'aquarelle  n'avait  pu  atteindre  cet  éclat  de 
coloris;  jamais  la  pauvreté  des  couleurs  chimiques 
n'avait  ainsi  fait  jaillir  sur  le  papier  des  coruscations 
semblables  de  pierres,  des  lueurs  pareilles  de  vitraux 
frappés  de  rais  de  soleil,  des  fastes  aussi  fabuleux, 
aussi  aveuglants  de  tissus  et  de  chairs. 

Et,  perdu  dans  sa  contemplation,  il  scrutait  les  ori- 
gines de  ce  grand  artiste,  de  ce  païen  mystique,  de  cet 
illuminé  qui  pouvait  s'abstraire  assez  du  monde  pour 
voir,  en  plein  Paris,  resplendir  les  cruelles  visions,  les 
féeriques  apothéoses  des  autres  âges. 

Sa  filiation,  des  Esseintes  la  suivait  à  peine;  çà  et  là, 


~§  Jl  A     REBOURS 

de  vagues  souvenirs  de  Mantegna  et  de.Iacopo  de  Bar- 
barj  ;çàet  là,  de  confuses  hantises  du  Vinci  et  des  fièvres 
de  couleurs  à  la  Delacroix;  mais  l'influence  de  ces 
maîtres  restait,  en  somme,  imperceptible  :  la  vérité 
était  que  Gustave  Moreau  ne  dérivait  de  personne. 
Sans  ascendant  véritable,  sans  descendants  possibles, 
il  demeurait,  dans  l'art  contemporain,  unique.  Remon- 
tant aux  sources  ethnographiques,  aux  origines  des 
mythologies  dont  il  comparait  et  démêlait  les  sanglantes 
énigmes;  réunissant,  fondant  en  une  seule  les  légendes 
issues  de  l'Extrême-Orient  et  métamorphosées  par  les 
croyances  des  autres  peuples,  il  justifiait  ainsi  ses 
fusions  architectoniques,  ses  amalgames  luxueux  et 
inattendus  d'étoffes,  ses  hiératiques  et  sinistres  allégo- 
ries aiguisées  par  les  inquiètes  perspicuités  d'un  nervo- 
sisme  tout  moderne;  et  il  restait  à  jamais  douloureux, 
hanté  par  les  symboles  des  perversités  et  des  amours 
surhumaines,  des  stupres  divins  consommés  sans  aban- 
dons et  sans  espoirs. 

Il  y  avait  dans  ses  œuvres  désespérées  et  érudites  un 
enchantement  singulier,  une  incantation  vous  remuant 
jusqu'au  fond  des  entrailles,  comme  celle  de  certains 
poèmes  de  Baudelaire,  et  l'on  demeurait  ébahi,  songeur, 
déconcerté,  par  cet  art  qui  franchissait  les  limites  de  la 
peinture,  empruntait  à  l'art  d'écrire  ses  plus  subtiles 
évocations,  à  l'art  du  Limosin  ses  plus  merveilleux 
éclats,  à  l'art  du  lapidaire  et  du  graveur  ses  finesses  les 
plus  exquises.  Ces  deux  images  de  la  Salomé,  pour 


A     REBOURS  77 

lesquelles  l'admiration  de  des  Esseintes  était  sans 
borne,  vivaient,  sous  ses  yeux,  pendues  aux  murailles 
de  son  cabinet  de  travail,  sur  des  panneaux  réservés 
entre  les  rayons  des  livres. 

Mais  là  ne  se  bornaient  point  les  achats  de  tableaux 
qu'il  avait  effectués  dans  le  but  de  parer  sa  solitude. 

Bien  qu'il  eût  sacrifié  tout  le  premier  et  unique  étage 
de  sa  maison  qu'il  n'habitait  personnellement  pas,  le 
rez-de-chaussée  avait  à  lui  seul  nécessité  des  séries 
nombreuses  de  cadres  pour  habiller  les  murs. 

Ce  rez-de-chaussée  était  ainsi  distribué  : 

Un  cabinet  de  toilette,  communiquantavec  la  chambre 
à  coucher,  occupait  l'une  des  encoignures  de  la  bâtisse  ; 
de  la  chambre  à  coucher  l'on  passait  dans  la  biblio- 
thèque; de  la  bibliothèque  dans  la  salle  à  manger,  qui 
formait  l'autre  encoignure. 

Ces  pièces  composant  l'une  des  faces  du  logement, 
s'étendaient ,  en  ligne  droite,  percées  de  fenêtres  ouvertes 
sur  la  vallée  d'Aunay. 

L'autre  face  de  l'habitation  était  constituée  par  quatre 
pièces  exactement  semblables,  en  tant  que  disposition, 
aux  premières.  Ainsi  la  cuisine  faisait  coude,  corres- 
pondait à  la  salle  à  manger  ;  un  grand  vestibule,  servant 
d'entrée  au  logis,  à  la  bibliothèque;  une  sorte  de  bou- 
doir, à  la  chambre  à  coucher;  les  privés  dessinant  un 
angle,  au  cabinet  de  toilette. 

Toutescespiècesprenaientjourducôtéopposéà  la  val- 
lée d'Aunay  et  regardaient  la  tour  du  Croy  et  Châtillon. 


A     REBOURS 


Quant  à  l'escalier,  il  était  collé  sur  l'un  des  flancs  de 
la  maison,  au  dehors;  les  pas  des  domestiques  ébran- 
lant les  marches  arrivaient  ainsi  moins  distincts,  plus 
sourds,  à  des  Esseintes. 

Il  avait  fait  tapisser  de  rouge  vif"  le  boudoir,  et  sur 
toutes  les  cloisons  de  la  pièce,  accrocher  dans  des  bor- 
dures d'ébène  des  estampes  de  Jan  Luyken,  un  vieux 
graveur  de  Hollande,  presque  inconnu  en  France. 

Il  possédait  de  cet  artiste  fantasque  et  lugubre,  véhé- 
ment et  farouche,  la  série  de  ses  Persécutions  religieu- 
ses, d'épouvantables  planches  contenant  tous  les  suj>- 
plices  que  la  folie  des  religions  a  inventés,  des  planches 
où  hurlait  le  spectacle  des  souffrances  humaines,  des 
corps  rissolés  sur  des  brasiers,  des  crânes  décalottés 
avec  des  sabres,  trépanés  avec  des  clous,  entaillés  avec 
des  scies,  des  intestins  dévidés  du  ventre  et  enroulés 
sur  des  bobines,  des  ongles  lontement  arrachés  avec  des 
tenailles,  des  prunelles  crevées,  des  paupières  retour- 
nées avec  des  pointes,  des  membres  disloqués,  cassés 
avec  soin,  des  os  mis  à  nu,  longuement  raclés  avec  des 
lames. 

Ces  œuvres  pleines  d'abominables  imaginations, 
puant  le  brûlé,  suant  le  sang,  remplies  de  cris  d'horreur  et 
d'anathèmes,  donnaient  la  chair  de  poule  à  des  Esseintes 
qu'elles  retenaient  suffoqué  dans  ce  cabinet  rouge. 

Mais,  en  sus  des  frissons  qu'elles  apportaient,  en  sus 
aussi  du  terrible  talent  de  cet  homme,  de  l'extraordi- 
naire vie  qui  animait  ses  personnages,  l'on  découvrait 


A     REBO  U  R  S  79 

chez  ses  étonnants  pullulements  de  foule,  chez  ses  flots 
de  peuple  enlevés  avec  une  dextérité  de  pointe  rappe- 
lant celle  de  Callot,  mais  avec  une  puissance  que  n'eut 
jamais  cet  amusant  gribouilleur,  des  reconstitutions 
curieuses  de  milieux  et  d'époques;  l'architecture,  les 
costumes,  les  mœurs  au  temps  des  Macchabées,  à  Rome, 
sous  les  persécutions  des  chrétiens,  en  Espagne,  sous 
le  règne  de  l'Inquisition,  en  France,  au  moyen  âge  et 
à  l'époque  des  Saint-Barthélémy  et  des  Dragonnades, 
étaient  observés  avec  un  soin  méticuleux,  notés  avec 
une  science  extrême. 

Ces  estampes  étaient  des  mines  à  renseignements  : 
on  pouvait  les  contempler  sans  se  lasser,  pendant  des 
heures;  profondément  suggestives  en  réflexions,  elles 
aidaient  souvent  des  Esseintes  à  tuer  les  journées  re- 
belles aux  livres. 

La  vie  de  Luvken  était  pour  lui  un  attrait  de  plus; 
elle  expliquait  d'ailleurs  l'hallucination  de  son  œuvre. 
Calviniste  fervent,  sectaire  endurci,  affolé  de  cantiques 
et  de  prières,  il  composait  des  poésies  religieuses  qu'il 
illustrait,  paraphrasait  en  vers  les  psaumes,  s'abîmait 
dans  la  lecture  de  la  Bible  d'où  il  sortait,  extasié,  hagard, 
le  cerveau  hanté  par  des  sujets  sanglants,  la  bouche 
tordue  par  les  malédictions  de  la  Réforme,  par  ses 
chants  de  terreur  et  de  colère. 

Avec  cela,  il  méprisait  le  monde,  abandonnait  ses 
biens  aux  pauvres,  vivait  d'un  morceau  de  pain  ;  il  avait 
fini  par  s'embarquer,  avec  une  vieille  servante,  fanatisée 


80  A     REBOU  H  S 

par  lui,  et  il  allait  au  hasard,  où  abordait  son  bateau, 
prêchant  partout  l'Evangile,  s'essayant  à  ne  plus  man- 
ger, devenu  à  peu  près  fou,  presque  sauvage. 

Dans  la  pièce  voisine,  plus  grande,  dans  le  vestibule 
vêtu  de  boiseries  de  cèdre,  couleur  de  boîte  à  cigare, 
s'étageaient  d'autres  gravures,  d'autres  dessins  bi- 
zarres. 

La  Comédie  de  la  Mort,  de  Bresdin,  où  dans  un 
invraisemblable  paysage,  hérissé  d'arbres,  de  taillis, de 
touffes,  affectant  des  formes  de  démons  et  de  fantômes, 
couvert  d'oiseaux  à  têtes  de  rats,  à  queues  de  légumes, 
sur  un  terrain  semé  de  vertèbres,  de  côtes,  de  crânes, 
des  saules  se  dressent,  noueux  et  crevassés,  surmontés 
de  squelettes  agitant,  les  bras  en  l'air,  un  bouquet, 
entonnant  un  chant  de  victoire,  tandis  qu'un  Christ 
s'enfuit  dans  un  ciel  pommelé,  qu'un  ermite  réfléchit, 
la  tête  dans  ses  deux  mains,  au  fond  d'une  grotte,  qu'un 
misérable  meurt,  épuisé  de  privations,  exténué  de  faim, 
étendu  sur  le  dos,  les  pieds  devant  une  mare. 

Le  Bon  Samaritain,  du  même  artiste,  un  immense 
dessin  à  la  plume,  tiré  sur  pierre:  un  extravagant  fouillis 
de  palmiers,  de  sorbiers,  de  chênes,  poussés,  tous 
ensemble,  au  mépris  des  saisons  et  des  climats,  une 
élancée  de  forêt  vierge,  criblée  de  singes,  de  hiboux, 
de  chouettes,  bossuée  de  vieilles  souches  aussi  difformes 
que  des  racines  de  mandragore,  une  futaie  magique, 
trouée,  au  milieu,  par  une  éclaircie  laissant  entrevoir,  au 
loin,  derrière  un  chameau  et  le  groupe  du  Samaritain 


A     REBOURS  81 

et  du  blessé,  un  fleuve,  puis  une  ville  féerique  esca- 
ladant l'horizon,  montant  dans  un  ciel  étrange,  poin- 
tillé d'oiseaux,  moutonné  de  lames,  comme  gonflé  de 
ballots  de  nuages. 

On  eût  dit  d'un  dessin  de  primitif,  d'un  vague  Albert 
Durer,  composé  par  un  cerveau  enfumé  d'opium  ;  mais, 
bien  qu'il  aimât  la  finesse  des  détails  et  l'imposante 
allure  de  cette  planche,  des  Esseintes  s'arrêtait  plus 
particulièrement  devant  les  autres  cadres  qui  ornaient 
la  pièce. 

Ceux-là  étaient  signés  :  Odilon  Redon. 

Ils  renfermaient  dans  leurs  baguettes  de  poirier  brut, 
liseré  d'or,  des  apparitions  inconcevables  :  une  tête 
d'un  style  mérovingien,  posée  sur  une  coupe  ;  un  homme 
barbu,  tenant  tout  à  la  fois,  du  bonze  et  de  l'orateur  de 
réunion  publique,  touchant  du  doigt  un  boulet  de  canon 
colossal;  une  épouvantable  araignée  logeant  au  milieu 
de  son  corps  une  face  humaine;  puis  des  fusains  par- 
taient plus  loin  encore  dans  l'effroi  du  rêve  tourmenté 
par  la  congestion.  Ici  c'était  un  énorme  dé  à  jouer  où 
clignait  une  paupière  triste;  là  des  paysages,  secs, 
arides,  des  plaines  calcinées,  des  mouvements  de  sol, 
des  soulèvements  volcaniques  accrochant  des  nuées  en 
révolte,  des  ciels  stagnants  et  livides;  parfois  même 
les  sujets  semblaient  empruntés  au  cauchemar  de  la 
science,  remonter  aux  temps  préhistoriques;  une  flore 
monstrueuse  s'épanouissait  sur  les  roches;  partout  des 
blocs  erratiques,  des  boues  glaciaires,  des  personnages 

6 


82  ARE  B  O  U  R  S 

dont  le  type  simien,  les  épais  maxillaires,  les  arcades  des 
sourcils  en  avant,  le  front  fuyant,  le  sommet  aplati 
du  crâne,  rappelaient  la  tête  ancestrale,  la  tête  de  la 
première  période  quaternaire,  de  l'homme  encore  fru- 
givore et  dénué  de  parole,  contemporain  du  mammouth, 
du  rhinocéros  aux  narines  cloisonnées  et  du  grand 
ours.  Ces  dessins  étaient  en  dehors  de  tout;  ils  sautaient, 
pour  la  plupart,  par-dessus  les  bornes  de  la  peinture, 
innovaient  un  fantastique  très  spécial,  un  fantastique 
de  maladie  et  de  délire. 

Et,  en  effet,  tels  de  ces  visages,  mangés  par  des  yeux 
immenses,  par  des  yeux  fous;  tels  de  ces  corps  grandis 
outre  mesure  ou  déformés  comme  au  travers  d'une 
carafe,  évoquaient  dans  la  mémoire  de  des  Esseintes 
des  souvenirs  de  fièvre  typhoïde,  des  souvenirs  restés 
quand  même  des  nuits  brûlantes,  des  affreuses  visions 
de  son  enfance. 

Pris  d'un  indéfinissable  malaise,  devant  ces  dessins, 
comme  devant  certains  Proverbes  de  Goya  qu'ils  rap- 
pelaient ;  comme  au  sortir  aussi  d'une  lecture  d'Edgar 
Poe  dont  Odilon  Redon  semblait  avoir  transposé,  dans 
un  art  différent,  les  mirages  d'hallucination  et  les  effets 
de  peur,  il  se  frottait  les  yeux  et  contemplait  une  rayon- 
nante figure  qui,  du  milieu  de  ces  planches  agitées,  se 
levait  sereine  et  calme,  une  figure  de  la  Mélancolie, 
assise,  devant  le  disque  d'un  soleil  ,  sur  des  rochers, 
dans  une  pose  accablée  et  morne. 

Par  enchantement,  les  ténèbres  se  dissipaient;  une 


A     REBOURS  83 

tristesse  charmante,  une  désolation  en  quelque  sorte 
alanguie,  coulaient  dans  ses  pensées,  et  il  méditait  lon- 
guement devant  cette  œuvre  qui  mettait,  avec  ses  points 
de  gouache,  semés  dans  le  crayon  gras,  une  clarté  de 
vert  d'eau  et  d'or  pâle,  parmi  la  noirceur  ininterrompue 
de  ces  fusains  et  de  ces  estampes. 

En  outre  de  cette  série  des  ouvrages  de  Redon,  gar- 
nissant presque  tous  les  panneaux  du  vestibule,  il  avait 
pendu  dans  sa  chambre  à  coucher,  une  ébauche  désor- 
donnée deThéocopuli,  un  Christ  aux  teintes  singulières, 
d'un  dessin  exagéré,  d'une  couleur  féroce,  d'une  énergie 
détraquée,  un  tableau  de  la  seconde  manière  de  ce 
peintre,  alors  qu'il  était  harcelé  par  la  préoccupation 
de  ne  plus  ressembler  au  Titien. 

Cette  peinture  sinistre,  aux  tons  de  cirage  et  de  vert 
cadavre,  répondait  pour  des  Esseintes  à  un  certain  ordre 
d'idées  sur  l'ameublement. 

Il  n'y  avait,  selon  lui,  que  deux  manières  d'organiser 
une  chambre  à  coucher  :  ou  bien  en  faire  une  excitante 
alcôve^  un  lieu  de  délectation  nocturne;  ou  bien  agen- 
'  cer  un  lieu  de  solitude  et  de  repos,  un  retrait  de  pen- 
sées, une  espèce  d'oratoire. 

Dans  le  premier  cas,  le  style  Louis  XV  s'imposait  aux 
délicats,  aux  gens  épuisés  surtout  par  des  éréthismes 
de  cervelle  ;  seul,  en  effet,  le  xvme  siècle  a  su  envelopper 
la  femme  d'une  atmosphère  vicieuse,  contournant  les 
meubles  selon  la  forme  de  ses  charmes,  imitant  les  con- 
tractions de  ses  plaisirs,  les  volutes  de  ses  spasmes, 


84  A     REBOUR  S 

avec  les  ondulations,  les  tortillements  du  bois  et  du 
cuivre,  épiçant  la  langueur  sucrée  de  la  blonde,  par  son 
■  décor  vif  et  clair,  atténuant  le  goût  salé  de  la  brune, 
par  des  tapisseries  aux  tons  douceâtres,  aqueux, 
presque  insapides. 

Cette  chambre,  il  l'avait  jadis  comprise  dans  son 
logement  de  Paris,  avec  le  grand  lit  blanc  laqué  qui  est 
un  piment  de  plus,  une  dépravation  de  vieux  passionné, 
hennissant  devant  la  fausse  chasteté,  devant  l'hypocrite 
pudeur  des  tendrons  de  Greuze,  devant  l'artificielle 
candeur  d'un  lit  polisson,  sentant  l'enfant  et  la  jeune 
fille. 

Dans  l'autre  cas  — et,  maintenant  qu'il  voulait  rompre 
avec  les  irritants  souvenirs  desavie  passée, celui-là  était 
seul  possible  —  il  fallait  façonner  une  chambre  en  cel- 
lule monastique;  mais  alors  les  difficultés  s'accumu- 
laient, car  il  se  refusait  à  accepter,  pour  sa  part,  l'austère 
laideur  des  asiles  à  pénitence  et  à  prière. 

A  force  de  tourner  et  de  retourner  la  question  sur 
toutes  ses  faces,  il  conclut  que  le  but  à  atteindre  pouvait 
se  résumer  en  celui-ci  :  arranger  avec  de  joyeux  objets 
une  chose  triste,  ou  plutôt  tout  en  lui  conservant  son 
caractère  de  laideur,  imprimer  à  l'ensemble  de  la  pièce, 
ainsi  traitée,  une  sorte  d'élégance  et  de  distinction; 
renverser  l'optique  du  théâtre  dont  les  vils  oripeaux 
jouent  les  tissus  luxueux  et  chers;  obtenir  l'effet  abso- 
lument opposé, en  se  servant  d'étoffes  magnifiques  pour 
donner  l'impression  d'une  guenille;  disposer,  en  un 


r 

A     KEBOURS  V    85 J 

mot,  une  loge  de  chartreux  qui  eût  l'air  d'être  vraie  et 
qui  ne  le  fût,  bien  entendu,  pas. 

Il  procéda  de  cette  manière  :  pour  imiter  le  badigeon 
de  l'ocre,  le  jaune  administratif  et  clérical,  il  fit  tendre 
ses  murs  en  soie  safran:  pour  traduire  le  soubassement 
couleur  chocolat,  habituel  à  ce  genre  de  pièces,  il  revêtit 
les  parois  de  la  cloison  de  lames  en  bois  violet  foncé 
d'amarante.  L'effet  était  séduisant,  et  il  pouvait  rappe- 
ler, de  loin  pourtant,  la  déplaisante  rigidité  du  modèle 
qu'il  suivait  en  le  transformant;  le  plafond  fut,  à  son 
tour,  tapissé  de  blanc  écru,  pouvant  simuler  le  plâtre, 
sans  en  avoir  cependant  les  éclats  criards  ;  quant  au 
froid  pavage  de  la  cellule,  il  réussit  assez  bien  à  le  copier, 
grâce  à  un  tapis  dont  le  dessin  représentait  des  carreaux 
rouges,  avec  des  places  blanchâtres  dans  la  laine,  pour 
feindre  l'usure  des  sandales  et  le  frottement  des  bottes. 

Il  meubla  cette  pièce  d'un  petit  lit  de  fer,  un  faux  lit 
de  cénobite,  fabriqué  avec  d'anciennes  ferronneries 
forgées  et  polies,  rehaussées,  au  chevet  et  au  pied, 
d'ornementations  touffues,  de  tulipes  épanouies  enla- 
cées à  des  pampres,  empruntées  à  la  rampe  du  su- 
perbe escalier  d'un  vieil  hôtel. 

En  cuise  de  table  de  nuit,  il  installa  un  antique  prie- 
Dieu  dont  l'intérieur  pouvait  contenir  un  vase  et  dont 
l'extérieur  supportait  un  eucologe  ;  il  apposa  contre 
le  mur,  en  face,  un  banc-d'oeuvre,  surmonté  d'un  grand 
dais  àjourgarni  de  miséricordes  sculptées  en  plein  bois, 
et  il  pourvut  ses  flambeaux  d'église  de  chandelles  en 


86  A     REBOURS 

vraie  cire  qu'il  achetait  dans  une  maison  spéciale, 
réservée  aux  besoins  du  culte,  car  il  professait  un  sin- 
cère éloignement  pour  les  pétroles,  pour  les  schistes, 
pour  les  gaz,  pour  les  bougies  en  stéarine,  pour  tout 
l'éclairage  moderne,  si  voyant  et  si  brutal. 

Dans  son  lit,  le  matin,  la  tête  sur  l'oreiller,  avant  de 
s'endormir,  il  regardait  son  Théocopuli  dont  l'atroce 
couleur  rabrouait  un  peu  le  sourire  de  l'étoffe  jaune  et 
la  rappelait  à  un  ton  plus  grave,  et  il  se  figurait  aisé- 
ment alors  qu'il  vivait  à  cent  lieues  de  Paris,  loin  du 
monde,  dans  le  fin  fond  d'un  cloître. 

Et,  somme  toute,  l'illusion  était  facile,  puisqu'il^ 
menait  une  existence  presque  analogue  à  celle  d'un 
religieux.  Il  avait  ainsi  les  avantages  de  la  claustration 
et  il  en  évitait  les  inconvénients  :  la  discipline  solda- 
tesque, le  manque  de  soins,  la  crasse,  la  promiscuité,  le 
désœuvrement  monotone.  De  même  qu'il  avait  fait  de 
sa  cellule,  une  chambre  confortable  et  tiède,  de  même 
il  avait  rendu  sa  vie  normale,  douce,  entourée  de  bien- 
être,  occupée  et  libre. 

Tel  qu'un  ermite,  il  était  mûr  pour  l'isolement,  harassé 
de  la  vie,  n'attendant  plus  rien  d'elle;  tel  qu'un  moine 
aussi,  il  était  accablé  d'une  lassitude  immense,  d'un  ! 
besoin  de  recueillement,  d'un  désir  de  ne  plus  avoir 
rien  de  commun  avec  les  profanes  qui  étaient,  pour 
lui,  les  utilitaires  et  les  imbéciles. 

En  résumé,  bien  qu'il  n'éprouvât  aucune  vocation 
pour  l'état  de  grâce,  il  se  sentait  une  réelle  sympathie 


A    REBOURS  87 

pour  ces  gens  enfermés  dans  des  monastères,  persécutés 
par  une  haineuse  société  qui  ne  leur  pardonne  ni  le  juste^ 
mépris  qu'ils  ont  pour  elle  ni  la  volonté  qu'ils  affirment 
de  racheter,  d'expier,  par  un  long  silence,  le  dévergon-/ 
dage  toujours  croissant  de  ses  conversations  saugre- 
nues ou  niaises. 


VI 


Enfoncé  dans  un  vaste  fauteuil  à  oreillettes,  les  pieds 
sur  les  poires  en  vermeil  des  chenets,  les  pantou- 
fles rôties  par  les  bûches  qui  dardaient,  en  crépitant, 
comme  cinglées  par  le  souffle  furieux  d'un  chalumeau, 
de  vives  flammes,  des  Esseintes  posa  le  vieil  in-quarto 
qu'il  lisait,  sur  une  table,  s'étira,  alluma  une  cigarette, 
puis  il  se  prit  à  rêver  délicieusement,  lancé  à  toutes 
brides  sur  une  piste  de  souvenirs  effacée  depuis  des 
mois  et  subitement  retracée  par  le  rappel  d'un  nom  qui 
s'éveillait,  sans  motifs  du  reste,  dans  sa  mémoire. 

Il  revoyait,  avec  une  surprenante  lucidité,  la  gêne 
de  son  camarade  d'Aigurande,  lorsque,  dans  une  réu- 
nion de  persévérants  célibataires,  il  avait  dû  avouer 
les  derniers  apprêts  d'un  mariage.  On  se  récria,  on  lui 
peignit  les  abominations  des  sommeils  dans  le  même 
linge;  rien  n'y  fît  :  la  tête  perdue,  il  croyait  à  l'intelli- 
gence de  sa  future  femme  et  prétendait  avoir  discerné 
chez  elle  d'exceptionnelles  qualités  de  dévouement  et 
de  tendresse. 

Seul,  parmi  ces  jeunes  gens,  des  Esseintes  encouragea 
ses  résolutions  dès  qu'il  eut  appris  que  sa  fiancée  dési- 
rait loger  au  coin  d'un  nouveau  boulevard,  dans  l'un 
de  ces  modernes  appartements  tournés  en  rotonde. 


A     REBOURS  89 

Convaincu  de  l'impitoyable  puissance  des  petites 
misères,  plus  désastreuses  pour  les  tempéraments  bien 
trempés  que  les  grandes  et,  se  basant  sur  ce  fait  que 
d'Aigurande  ne  possédait  aucune  fortune  et  que  la  dot  de 
sa  femme  était  à  peu  près  nulle,  il  aperçut,  dans  ce  sim- 
ple souhait,  une  perspective  infinie  de  ridicules  maux. 

En  effet,  d'Aigurande  acheta  des  meubles  façonnés 
en  rond,  des  consoles  évidées  par  derrière,  faisant  le 
cercle,  des  supports  de  rideaux  en  forme  d'arc,  des  tapis 
taillés  en  croissants,  tout  un  mobilier  fabriqué  sur  com- 
mande. Il  dépensa  le  double  des  autres,  puis,  quand  sa 
femme,  à  court  d'argent  pour  ses  toilettes,  se  lassa 
d'habiter  cette  rotonde  et  s'en  fut  occuper  un  apparte- 
ment carré,  moins  cher,  aucun  meuble  ne  put  ni  cadrer 
ni  tenir.  Peu  à  peu,  cet  encombrant  mobilier  devint  une 
source  d'interminables  ennuis;  l'entente  déjà  fêlée  par 
une  vie  commune,  s'effrita  de  semaine  en  semaine; 
ils  s'indignèrent,  se  reprochant  mutuellement  de  ne 
pouvoir  demeurer  dans  ce  salon  où  les  canapés  et  les 
consoles  ne  touchaient  pas  aux  murs  et  branlaient  aus- 
sitôt qu'on  les  frôlait,  malgré  leurs  cales.  Les  fonds 
manquèrent  pour  des  réparations  du  reste  presque  im- 
possibles. Tout  devint  sujet  à  aigreurs  et  à  querelles, 
tout  depuis  les  tiroirs  qui  avaient  joué  dans  les  meubles 
mal  d'aplomb  jusqu'aux  larcins  de  la  bonne  qui  pro- 
fitait de  l'inattention  des  disputes  pour  piller  la  caisse; 
bref,  la  vie  leur  fut  insupportable;  lui,  s'égaya  au 
dehors;  elle,  quêta,  parmi  les  expédients  de  l'adultère, 


■J 


'X 


00  A    HEBO  U  R  S 

l'oubli  de  sa  vie  pluvieuse  et  plate.  D'un  commun  avis,  ils 
résilièrent  leur  bail  et  requérirent  la  séparation  de  corps. 

—  Mon  plan  de  bataille  était  exact,  s'était  alors  dit  des 
Esseintes,  qui  éprouva  cette  satisfaction  des  stratégistes 
r    dont  les  manœuvres,  prévues  de  loin,  réussissent. 

Et  songeant  actuellement,  devant  son  feu,  au  bris  de 
ce  ménage  qu'il  avait  aidé,  par  ses  bons  conseils,  à 
s'unir,  il  jeta  une  nouvelle  brassée  de  bois  dans  la 
cheminée,  et  il  repartit  à  toute  volée  dans  ses  rêves. 
^/"'  Appartenant  au  même  ordre  d'idées,  d'autres  souve- 
nirs se  pressaient  maintenant. 

Il  y  avait  de  cela  quelques  années,  il  s'était  croisé, 
rue  de  Rivoli,  un  soir,  avec  un  galopin  d'environ  seize 
ans,  un  enfant  pâlot  et  fûté,  tentant  de  même  qu'une 
fille.  Il  suçait  péniblement  une  cigarette  dont  le  papier 
crevait,  percé  par  les  bûches  pointues  du  caporal.  Tout 
en  pestant,  il  frottait  sur  sa  cuisse  des  allumettes  de 
cuisine  qui  ne  partaient  point;  il  les  usa  toutes.  Aper- 
cevant alors  des  Esseintes  qui  l'observait,  il  s'approcha, 
la  main  sur  la  visière  de  sa  casquette  et  lui  demanda 
poliment  du  feu.  Des  Esseintes  lui  offrit  d'aromatiques 
cigarettes  de  dubèque,  puis  il  entama  la  conversation 
et  incita  l'enfant  à  lui  conter  son  histoire. 

I^lle  était  des  plus  simples,  il  s'appelait  Auguste  Lan- 
glois,  travaillait  chez  un  cartonnier,  avait  perdu  sa 
mère  et  possédait  un  père  qui  le  battait  comme  plâtre. 

Des  Esseintes  l'écoutait  pensif:  —  Viens  boire,  dit-il. 
Et  il  l'emmena  dans  un  café  où  il  lui  fit  servir  de  violents 


A     REBOURS  91 

punchs.  —  L'enfant  buvait,  sans  dire  mot.  —  Voyons, 
fit  tout  à  coup  des  Esseintes,  veux-tu  t'amuser,  ce  soir? 
c'est  moi  qui  paye.  Et  il  avait  emmené  le  petit  chez 
madame  Laure,  une  dame  qui  tenait,  rue  Mosnier,  au 
troisième,  un  assortiment  de  fleuristes,  dans  une  série 
de  pièces  rouges,  ornées  de  glaces  rondes,  meublées 
de  canapés  et  de  cuvettes. 

Là,  très  ébahi,  Auguste  avait  regardé,  en  pétrissant 
le  drap  de  sa  casquette,  un  bataillon  de  femmes  dont 
les  bouches  peintes  s'ouvrirent  toutes  ensemble  : 

—  Ah!  le  môme!  Tiens,  il  est  gentil! 

—  Mais,  dis  donc,  mon  petit,  tu  n'as  pas  l'âge,  avait 
ajouté  une  grande  brune,  aux  yeux  à  fleur  de  tête,  au 
nez  busqué,  qui  remplissait  chez  madame  Laure  l'indis- 
pensable rôle  de  la  belle  Juive. 

Installé,  presque  chez  lui,  des  Esseintes  causait  avec 
la  patronne,  à  voix  basse. 

—  N'aie  donc  pas  peur,  bêta,  reprit-il,  s'adressant  à 
l'enfant.  Allons,  fais  ton  choix,  je  régale.  Et  il  poussa 
doucement  le  gamin  qui  tomba  sur  un  divan,  entre  deux 
femmes.  Elles  se  serrèrent  un  peu,  sur  un  signe  de 
madame,  enveloppant  les  genoux  d'Auguste,  avec  leurs 
peignoirs,  lui  mettant  sous  le  nez  leurs  épaules  pou- 
drées d'un  givre  entêtant  et  tiède,  et  il  ne  bougeait 
plus,  le  sang  aux  joues,  la  bouche  rêche,  les  yeux  bais- 
sés, hasardant,  en  dessous,  des  regards  curieux  qui 
s'attachaient  obstinément  au  haut  des  jambes. 

Vanda,  la  belle  Juive,   l'embrassa,  lui  donnant  de 


92  A    REBOURS 

bons  conseils,  lui  recommandant  d'obéir  à  ses  père  et 
mère,  et  ses  mains  erraient,  en  même  temps,  avec  len- 
teur, sur  l'enfant  dont  la  figure  changée  se  pâmait  sur 
son  cou,  à  la  renverse. 

—  Alors  ce  n'est  pas  pour  ton  compte  que  tu  viens, 
ce  soir,  dit  à  des  Esseintes  madame  Laure.  Mais  où 
diable  as-tu  levé  ce  bambin?  reprit-elle,  quand  Auguste 
eut  disparu,  emmené  par  la  belle  Juive. 

—  Dans  la  rue,  ma  chère. 

—  Tu  n'es  pourtant  pas  gris,  murmura  la  vieille 
dame.  Puis,  après  réflexion,  elle  ajouta,  avec  un  sou- 
rire maternel  :  —  Je  comprends;  mâtin,  dis-donc,  il 
te  les  faut  jeunes,  à  toi  ! 

Des  Esseintes  haussa  les  épaules.  —  Tu  n'y  es  pas; 
oh!  mais  pas  du  tout,  fit-il;  la  vérité  c'est  que  je  tâche 
I  simplement  de  préparer  un  assassin.  Suis  bien,  en  effet, 
*^i-v.    mon  raisonnement.  Ce  garçon  est  vierge  et  a  atteint 


•p  4'âge  où  le  sang  bouillonne;  il  pourrait  courir  après  les 
fîllettesdeson  quartier,demeurerhonnète,touten  s'amu- 
sant,  avoir,  en  somme,  sa  petite  part  du  monotone  bon- 
heur réservé  aux  pauvres.  Au  contraire,  en  l'amenant 
ici,  au  milieu  d'un  luxe  qu'il  ne  soupçonnait  même  pas 
et  qui  se  gravera  forcément  dans  sa  mémoire;  en  lui 
offrant,  touslesquinzejours,  une  telleaubaine, il  prendra 

— X,  l'habitudejde  ces  jouissances  que  ses  moyens  lui  inter- 
disent; admettons  qu'il  faille  trois  mois  pour  qu'elles 
lui  soient  devenues  absolument  nécessaires  —  et,  en 
les  espaçant  comme  je  le  fais,  je  ne  risque  pas  de  le 


A    REBOURS  93 

rassasier;  —  eh  bien,  au  bout  de  ces  trois  mois,  je  sup- 
prime la  petite  rente  que  je  vais  te  verser  d'avance  pour 
cette  bonne  action,  etjjJcj^sjiWoJera,  afin  de  séjourner 
ici;  il  fera  les  cent  dix-neuf  coups,  pour  se  rouler  sur 
ce  divan  et  sous  ce  gaz! 

En  poussant  les  choses  à  l'extrême,  il  tuera,  je  l'es- 
père, le  monsieur  qui  apparaîtra  mal  à  propos  tandis 
qu'il  tentera  de  forcer  son  secrétaire;  alors,  mon  but 
sera  atteint,  j'aurai  contribué  dans  la  mesure  de  mes 
ressources,  à  créer  un  gredin,  un  ennemi  de  plus  pour 
cette  hideuse  société  qui  nous  rançonne. 

Les  femmes  ouvrirent  de  grands  yeux. 

—  Te  voilà?  reprit-il,  voyant  Auguste  qui  rentrait 
dans  le  salon  et  se  dérobait,  rouge  et  penaud,  derrière 
la  belle  Juive.  —  Allons,  gamin,  il  se  fait  tard,  salue 
ces  dames.  Et  il  lui  expliqua  dans  l'escalier  qu'il  pour- 
rait, chaque  quinzaine,  se  rendre,  sans  bourse  délier, 
chez  madame  Laure  ;  puis,  une  fois  dans  la  rue,  sur  le 
trottoir,  regardant  l'enfant  abasourdi  : 

—  Nous  ne  nous  verrons  plus,  fît-il  ;  retourne  au  plus 
vite  chez  ton  père  dont  la  main  est  inactive  et  le  démange, 
et  rappelle-toi  cette  parole  quasi-évangélique  :  Fais  aux 
autres  ce  que  tu  ne  yeuxj^sj^u^Us  te  fassent;  avec  cette 
maxime  tu  iras  loin.  —  Bonsoir.  —  Surtout  ne  sois  pas 
ingrat,  donne-moi  le  plus  tôt  possible  de  tes  nouvelles, 
par  la  voie  des  gazettes  judiciaires. 

—  Le  petit  Judas  !  murmurait  maintenant  des  Essein- 
tes,  en  tisonnant  ses  braises;  —  dire  que  je  n'ai  jamais 


94  A     HEISO  U  R  S 

vu  son  nom  figurer  parmi  les  faits-divers!  —  Il  est  vrai 
qu'il  ne  m'a  pas  été  possible  déjouer  serré,  que  j'ai  pu 
prévoir  mais  non  supprimer  certains  aléas,  tels  que 
les  carottes  de  la  mère  Laure,  empochant  l'argent 
sans  échange  de  marchandise;  la  toquade  d'une  de  ces 
femmes  pour  Auguste  qui  a  peut-être  consommé,  au 
bout  de  ses  trois  mois,  à  l'œil;  voire  même  les  vices 
faisandés  de  la  belle  Juive  qui  ont  pu  effrayer  ce  gamin 
trop  impatient  et  trop  jeune  pour  se  prêter  aux  lents 
préambules  et  aux  foudroyantes  fins  des  artifices.  A 
moins  donc  qu'il  n'ait  eu  des  démêlés  avec  la  justice 
depuis  qu'étant  à  Fontenay,  je  ne  lis  plus  de  feuilles, 
je  suis  floué. 

Il  se  leva  et  fit  plusieurs  tours  dans  sa  chambre. 

—  Ce  serait  tout  de  même  dommage,  se  dit-il,  car  en 
agissant  de  la  sorte,  j'avais  réalisé  la  parabole  laïque, 
l'allégorie  de  l'instruction  universelle  qui,  ne  tendant 
à  rien  moins  qu'à  transmuer  tous  les  gens  en  des  Lan- 
glois,  s'ingénie,  au  lieu  de  crever  définitivement  et  par 
compassion  les  jeux  des  misérables,  à  les  leur  ouvrir 
tout  grands  et  de  force,  pour  qu'ils  aperçoivent  autour 
d'eux  des  sorts  immérités  et  plus  cléments,  des  joies 
plus  laminées  et  plus  aiguës  et,  par  conséquent,  plus 
désirables  et  plus  chères. 

Et  le  fait  est,  continua  des  Esseintes,  poursuivant  son 
raisonnement,  le  fait  est  que,  comme  la  douleur  est  un 
effet  de  l'éducation,  comme  elle  s'élargit  et  s'acière 
à  mesure  que  les  idées  naissent  :  plus  on  s'efforcera 


A    REBOURS  95 

d'équarrir  l'intelligence  et  d'affiner  le  système  nerveux 
des  pauvres  diables,  et  plus  on  développera  en  eux  les 
germes  si  furieusement  vivaces  de  la  souffrance  morale 
et  de  la  haine. 

Les  lampes  charbonnaient.  Il  les  remonta  et  consulta 
sa  montre.  —  Trois  heures  du  matin.  —  Il  alluma  une 
cigarette  et  se  replongea  dans  la  lecture  interrompue 
par  ses  rêveries,  du  vieux  poème  latin  De  laude  costi- 
tatis,  écrit  sous  le  règne  de  Gondebald,  par  Avitus, 
évêque  métropolitain  de  Vienne. 


VII 


Depuis  cette  nuit  où,  sans  cause  apparente,  il  avait 
évoqué  le  mélancolique  souvenir  d'Auguste  Lan- 
glois,  il  revécut  toute  son  existence. 

Il  était  maintenant  incapable  de  comprendre  un  mot 
aux  volumes  qu'il  consultait  ;  ses  yeux  mêmes  ne  lisaient 
plus;  il  lui  sembla  que  son  esprit  saturé  de  littérature 
et  d'art  se  refusait  à  en  absorber  davantage. 

Il  vivait  sur  lui-même,  se  nourrissait  de  sa  propre 
substance,  pareil  à  ces  bêtes  engourdies,  tapies  dans 
un  trou,  pendant  l'hiver  ;  la  solitude  avait  agi  sur  son 
cerveau,  de  même  qu'un  narcotique.  Après  l'avoir  tout 
d'abordénervé  et  tendu, elleamenait  une  torpeur  hantée 
de  songeries  vagues;  elle  annihilait  ses  desseins, brisait 
ses  volontés,  guidait  un  défilé  de  rêves  qu'il  subissait, 
passivement,  sans  même  essayer  de  s'y  soustraire. 

Le  tas  confusdes  lectures,  des  méditationsartistiques, 
qu'il  avait  accumulées  depuis  son  isolement,  ainsi  qu'un 
barrage  pour  arrêter  le  courant  des  anciens  souvenirs, 
avait  été  brusquement  emporté,  et  le  flot  s'ébranlait, 
culbutant  le  présent,  l'avenir,  noyant  tout  sous  la  nappe 
du  passé,  emplissant  son  esprit  d'une  immense  étendue 
de  tristesse  sur   laquelle  nageaient,  semblables  à   de 


A     ItEUOURS 


ridicules  épaves,  des  épisodes  sans  intérêt  de  son  exis- 
tence, des  riens  absurdes. 

Le  livre  qu'il  tenait  à  la  main  tombait  sur  ses  genoux  ; 
il  s'abandonnait,  regardant,  plein  de  dégoûts  et  d'alar- 
mes, défiler  les  années  de  sa  vie  défunte  ;  elles  pivotaient, 
ruisselaient  maintenant  autour  du  rappel  de  madame 
Laure  et  d'Auguste,  enfoncé,  dans  ces  fluctuations, 
comme  un  pieu  ferme,  comme  un  fait  net.  Quelle  époque 
que  celle-là  !  c'était  le  temps  des  soirées  dans  le  monde, 
des  courses,  des  parties  de  cartes,  des  amours  comman- 
dées à  l'avance,  servies,  à  l'heure,  sur  le  coup  de  minuit, 
dans  son  boudoir  rose!  Il  se  remémorait  des  figures, 
des  mines,  des  mots  nuls  qui  l'obsédaient  avec  cette 
ténacité  des  airs  vulgaires  qu'on  ne  peut  se  défendre 
de  fredonner,  mais  qui  finissent  par  s'épuiser,  tout  à 
coup,  sans  qu'on  y  pense. 

Cette  période  fut  de  courte  durée;  il  eut  une  sieste 
de  mémoire,  se  replongea  dans  ses  études  latines  afin 
d'effacer  jusqu'à  l'empreinte  même  de  ces  retours. 

Le  branle  était  donné;  une  seconde  phase  succéda 
presque  immédiatement  à  la  première,  celle  des  sou- 
venirs de  son  enfance,  celle  surtout  des  ans  écoulés 
chez  les  Pères. 

Ceux-là  étaient  plus  éloignés  et  plus  certains,  gravés 
d'une  façon  plus  accusée  et  plus  sûre;  le  parc  touffu, 
les  longues  allées,  les  plates-bandes,  les  bancs,  tous 
les  détails  matériels  se  levèrent  dans  sa  chambre. 

Puis  les  jardins  s'emplirent,  il  entendit  résonner  les 

7 


98  A     HE  15  OC  H  S 

cris  des  élèves,  les  rires  des  professeurs  se  mêlant  aux 
récréations,  jouant  à  la  paume,  la  soutane  retroussée, 
serrée  entre  les  genoux,  ou  bien  causant  avec  les  jeunes 
gens,  sans  pose  ni  morgue,  ainsi  que  des  camarades  du 
même  âge,  sous  les  arbres. 

Il  se  rappela  le  joug  paternel  qui  s'accommodait  mal 
des  punitions,  se  refusait  à  infliger  des  cinq  cents  et 
des  mille  vers,  se  contentait  de  faire  «  réparer  »,  tandis 
que  les  autres  s'amusaient,  la  leçon  pas  sue,  recourait 
plus  souvent  encore  à  la  simple  réprimande,  entourait 
l'enfant  d'une  surveillance  active  mais  douce,  cher- 
chant à  lui  être  agréable,  consentant  à  des  promenades 
où  bon  lui  semblait,  le  mercredi,  saisissant  l'occasion 
de  toutes  les  petites  fêtes  non  carillonnées  de  l'Eglise, 
pour  ajouter  à  l'ordinaire  des  repas  des  gâteaux  et  du 
vin,  pour  le  régaler  de  parties  de  campagne;  un  joug 
paternel  qui  consistait  à  ne  pas  abrutir  l'élève,  à  dis- 
cuter avec  lui,  à  le  traiter  déjà  en  homme,  tout  en  lui 
conservant  le  dorlotement  d'un  bambin  gâté. 

Ils  arrivaient  ainsi  à  prendre  sur  l'enfant  un  réel 
ascendant,  à  pétrir,  dans  une  certaine  mesure,  les  intel- 
ligences qu'ils  cultivaient,  à  les  diriger,  dans  un  sens, 
à  les  gretfer  d'idées  spéciales,  à  assurer  la  croissance  de 
leurs  pensées  par  une  méthode  insinuante  et  pateline 
qu'ils  continuaient,  en  s'efï'orçant  de  les  suivre  dans  la 
vie,  de  les  soutenir  dans  leur  carrière,  en  leur  adressant 
ces  lettres  affectueuses  comme  le  dominicain  Lacordairc 
savait  en  écrire  à  ses  anciens  élèves  de  Sorrèze. 


A     REBOURS  99 

Des  Esseintes,  se  rendait  compte  par  lui-même  de 
l'opération  qu'il  se  figurait  avoir  sans  résultat  subie; 
son  caractère  rebelle  aux  conseils,  pointilleux,  fure- 
teur, porté  aux  controverses,  l'avait  empêché  d'être 
modelé  par  leur  discipline,  asservi  par  leurs  leçons  ;  une 
fois  sorti  du  collège,  son  scepticisme  s'était  accru;  son 
passage  au  travers  d'un  monde  légitimiste,  intolérant 
et  borné,  ses  conversations  avec  d'inintelligents  mar- 
guilliers  et  de  bas  abbés  dont  les  maladresses  déchi- 
raient le  voile  si  savamment  tissé  par  les  Jésuites, 
avaient  encore  fortifié  son  esprit  d'indépendance, 
augmenté  sa  défiance  en  une  foi  quelconque. 

Il  s'estimait,  en  somme,  dégagé  de  tout  lien,  de 
toute  contrainte;  il  avait  simplement  gardé,  contraire- 
ment à  tous  les  gens  élevés  dans  les  lycées  ou  les  pen- 
sions laïques,  un  excellent  souvenir  de  son  collège  et 
de  ses  maîtres,  et  voilà  que  maintenant,  il  se  consul- 
tait, en  arrivait  à  se  demander  si  les  semences  tom- 
bées jusqu'à  ce  jour  dans  un  sol  stérile,  ne  commen- 
çaient pas  à  poindre. 

En  effet,  depuis  quelques  jours,  il  se  trouvait  dans 
un  état  d'âme  indescriptible.  Il  croyait  pendant  une 
seconde,  allait  d'instinct  à  la  religion,  puis  au  moindre 
raisonnement  son  attirance  vers  la  foi  s'évaporait  ; 
mais  il  restait,  malgré  tout,  plein  de  trouble. 

Il  savait  pourtant  bien,  en  descendant  en  lui,  qu'il 
n^aurait  jamais  l'esprit  d'humilité  et  de  pénitence  vrai- 
ment chrétien;  il  savait,  à  n'en  pouvoir  hésiter,  que 


100  A     REBOURS 

ce  moment  dont  parle  Lacordaire,  ce  moment  de  la 
grâce  «  où  le  dernier  trait  de  lumière  pénètre  dans 
l'âme  et  rattache  à  un  centre  commun  les  vérités  qui 
y  sont  éparses,  »  ne  viendrait  jamais  pour  lui;  il 
n'éprouvait  pas  ce  besoin  de  mortification  et  de  prière 
sans  lequel,  si  l'on  écoute  la  majeure  partie  des  prê- 
tres, aucune  conversion  n'est  possible;  il  ne  ressentait 
aucun  désir  d'implorer  un  Dieu  dont  la  miséricorde 
lui  semblait  des  moins  probables;  et  cependant  la 
sympathie  qu'il  conservait  pour  ses  anciens  maîtres 
arrivait  à  le  faire  s'intéresser  à  leurs  travaux,  à  leurs 
doctrines;  ces  accents  inimitables  de  la  conviction,  ces 
voix  ardentes  d'hommes  d'une  intelligence  supérieure 
lui  revenaient,  l'amenaient  à  douter  de  son  esprit  et 
de  ses  forces.  Au  milieu  de  cette  solitude  où  il  vivait, 
sans  nouvel  aliment,  sans  impressions  fraîchement 
subies,  sans  renouvellement  de  pensées,  sans  cet 
échange  de  sensations  venues  du  dehors,  de  la  fré- 
quentation du  monde,  de  l'existence  menée  en  com- 
mun; dans  ce  confinement  contre  nature  où  il  s'entê- 
tait, toutes  les  questions,  oubliées  pendant  son  séjour 
à  Paris,  se  posaient  à  nouveau,  comme  d'irritants 
problèmes. 

La  lecture  des  ouvrages  latins  qu'il  aimait,  d'ou- 
vrages presque  tous  rédigés  par  des  évêques  et  par 
des  moines,  avait  sans  doute  contribué  à  déterminer 
cette  crise.  Enveloppé  dans  une  atmosphère  de  couvent, 
dans  un  parfum   d'encens  qui  lui  grisaient  la  tête,  il 


A     REBOURS  101 

s'était  exalté  les  nerfs  et  par  une  association  d'idées, 
ces  livres  avaient  fini  par  refouler  les  souvenirs  de  sa 
vie  de  jeune  homme,  par  remettre  en  lumière  ceux  de 
sa  jeunesse,  chez  les  Pères. 

—  Il  n'y  a  pas  à  dire,  pensait  des  Esseintes  s'essayant 
à  se  raisonner,  à  suivre  la  marche  de  cette  ingestion 
de  l'élément  Jésuite,  à  Fontenay;  j'ai,  depuis  mon 
enfance,  et  sans  que  je  l'aie  jamais  su,  ce  levain  qui 
n'avait  pas  encore  fermenté;  ce  penchant  même  que 
j'ai  toujours  eu  pour  les  objets  religieux  en  est  peut- 
être  une  preuve. 

Mais  il  cherchait  à  se  persuader  le  contraire,  mécon- 
tent de  ne  plus  être  maître  absolu  chez  lui;  il  se  pro- 
cura des  motifs;  il  avait  dû  forcément  se  tourner  du 
côté  du  sacerdoce,  puisque  l'Eglise  a,  seule,  recueilli 
l'art,  la  forme  perdue  des  siècles;  elle  a  immobilisé, 
jusque  dans  la  vile  reproduction  moderne,  le  contour 
des  orfèvreries,  gardé  le  charme  des  calices  élancés 
comme  des  pétunias,  des  ciboires  aux  flancs  purs; 
préservé,  même  dans  l'aluminium,  dans  les  faux 
émaux,  dans  les  verres  colorés,  la  grâce  des  façons 
d'antan.  En  somme,  la  plupart  des  objets  précieux, 
classés  au  musée  de  Cluny,  et  échappés  par  miracle  à 
l'immonde  sauvagerie  des  sans-culottes,  proviennent 
des  anciennes  abbayes  de  France;  de  même  que 
l'Eglise  a  préservé  de  la  barbarie,  au  moyen  âge,  la 
philosophie,  l'histoire  et  les  lettres,  de  même  elle  a 
sauvé   l'art   plastique,    amené  jusqu'à   nos  jours   ces 


102  A     REBOURS 

merveilleux  modèles  de  tissus,  de  joailleries  que  les 
fabricants  de  choses  saintes  gâtent  le  plus  qu'ils 
peuvent,  sans  en  pouvoir  toutefois  altérer  la  forme 
initiale,  exquise.  Il  n'y  avait  dès  lors  rien  de  surpre- 
nant à  ce  qu'il  eût  pourchassé  ces  antiques  bibelots, 
qu'il  eût,  avec  nombre  de  collectionneurs,  retiré  ces 
reliques  de  chez  les  antiquaires  de  Paris,  de  chez  les 
brocanteurs  de  la  campagne. 

Mais,  il  avait  beau  invoquer  toutes  ces  raisons,  il 
ne  parvenait  pas  complètement  à  se  convaincre.  Certes, 
en  se  résumant,  il  persistait  à  considérer  la  religion 
ainsi  qu'une  superbe  légende,  qu'une  magnifique 
imposture,  et  cependant,  en  dépit  de  toutes  ces  expli- 
cations, son  sceptisme  commençait  à  s'entamer. 

Évidemment,  ce  fait  bizarre  existait  :  il  était  moins 
assuré  maintenant  que  dans  son  enfance,  alors  que  la 
sollicitude  des  Jésuites  était  directe,  que  leur  ensei- 
gnement était  inévitable,  qu'il  était  entre  leurs  mains, 
leur  appartenait,  corps  et  âme,  sans  liens  de  famille, 
sans  influences  pouvant  réagir  contre  eux,  du  dehors. 
Ils  lui  avaient  aussi  inculqué  un  certain  goût  du  mer- 
veilleux qui  s'était  lentement  et  obscurément  ramifié 
dans  son  âme,  qui  s'épanouissait  aujourd'hui,  dans  la 
solitude,  qui  agissait  quand  môme  sur  l'esprit  silen- 
cieux, interné,  promené  dans  le  court  manège  des 
idées  fixes. 

A  examiner  le  travail  de  sa  pensée,  à  chercher  à  en 
relier  les  fils,  à  en  découvrir  les  sources  et  les  causes, 


A     HEBOUKS  103 

il  en  vint  à  se  persuader  que  ses  agissements,  pendant 
sa  vie  mondaine,  dérivaient  de  l'éducation  qu  il  avait 
reçue.  Ainsi  ses  tendances  vers  l'artifice,  ses  besoins 
d'excentricité,  n'étaient-ils  pas.  en  somme,  des  résultats 
d'études  spécieuses,  de  raffinements  extraterrestres, 
de  spéculations  quasi-théologiques  ;  c'étaient,  au  tond, 
des  transports,  des  élans  vers  un  idéal,  vers  un  uni- 
vers inconnu,  vers  une  béatitude  lointaine,  désirable 
comme  celle  que  nous  promettent  les  Ecritures. 

Il  s'arrêta  net,  brisa  le  fil  de  ses  réflexions.  —  Allons, 
se  dit-il.  dépité,  je  suis  encore  plus  atteint  que  je  ne  le 
croyais;  voilà  que  j'argumente  avec  moi-même,  ainsi 
qu'un  casuiste. 

Il  resta  songeur,  agité  d'une  crainte  sourde:  certes. 
si  la  théorie  de  Lacordaire  était  exacte,  il  n'avait  rien 
à  redouter,  puisque  le  coup  magique  de  la  conversion 
ne  se  produit  point  dans  un  sursaut:  il  fallait,  pour 
amener  l'explosion,  que  le  terrain  fût  longuement. 
constamment  miné:  mais  si  les  romanciers  parlent  du 
coup  de  foudre  de  l'amour,  un  certain  nombre  de  théo- 
logiens parlent  aussi  du  coup  de  foudre  de  la  religion  : 
en  admettant  que  cette  doctrine  fût  vraie,  personne 
n'était  alors  sûr  de  ne  pas  succomber.  Il  n'y  avait  plus 
ni  analyse  à  faire  sur  soi-même,  ni  pressentiments  à 
considérer,  ni  mesures  préventives  à  requérir,  la  psy- 
chologie du  mvsticisme  était  nulle.  C'était  ainsi  parce 
que  c'était  ainsi,  et  voilà  tout. 

—  Eh!    je  deviens  stupide.  se  dit  des  Esseintes:   la 


104  .\     REBOURS 

crainte  de  cette  maladie   va   finir   par  déterminer  la 
maladie  elle-même,  si  ça  continue. 

Il  parvint  à  secouer  un  peu  cette  influence;  ses 
souvenirs  s'apaisèrent,  mais  d'autres  svmptômes  mor- 
bides parurent;  maintenant  les  sujets  de  discussions 
le  hantaient  seuls;  le  parc,  les  leçons,  les  Jésuites 
étaient  loin;  il  était  dominé,  tout  entier,  par  des 
abstractions;  il  pensait,  malgré  lui,  à  des  interpréta- 
tions contradictoires  de  dogmes,  à  des  apostasies  per- 
dues, consignées  dans  l'ouvrage  sur  les  Conciles,  du 
père  Labbe.  Des  bribes  de  ces  schismes,  des  bouts  de 
ces  hérésies,  qui  divisèrent,  pendant  des  siècles,  les 
Eglises  de  l'Occident  et  de  l'Orient,  lui  revenaient.  Ici, 
Nestorius  contestant  à  la  Vierge  le  titre  de  mère  de 
Dieu,  parce  que,  dans  le  mystère  de  l'Incarnation,  ce 
n'était  pas  le  Dieu,  mais  bien  la  créature  humaine 
qu'elle  avait  portée  dans  ses  flancs;  là,  Eutychès, 
déclarant  que  l'image  du  Christ  ne  pouvait  ressembler 
à  celle  des  autres  hommes,  puisque  la  Divinité  avait 
élu  domicile  dans  son  corps  et  en  avait,  par  consé- 
quent, changé  la  forme  du  tout  au  tout;  là  encore, 
d'autres  ergoteurs  soutenaient  que  le  Rédempteur 
n'avait  pas  eu  du  tout  de  corps,  que  cette  expression 
des  livres  saints  devait  être  prise  au  figuré;  tandis  que 
Tertullien  émettait  son  fameux  axiome  quasi  matéria- 
liste :  «  Rien  n'est  incorporel  que  ce  qui  n'est  pas; 
tout  ce  qui  est,  a  un  corps  qui  lui  est  propre;  »  enfin 
cette  vieille  question,  débattue  pendant  des   ans  :  le 


A     REBOURS  105 

Christ  a-t-il  été  attaché,  seul,  sur  la  croix  ou  bien  la 
Trinité,  une  en  trois  personnes,  a-t-elle  souffert,  dans 
sa  triple  hypostase,  sur  le  gibet  du  Calvaire?  le  solli- 
citaient, le  pressaient  —  et,  machinalement,  comme 
une  leçon  jadis  apprise,  il  se  posait  à  lui-même  les 
questions  et  se  donnait  les  réponses. 

Ce  fut,  durant  quelques  jours,  dans  sa  cervelle,  un 
grouillement  de  paradoxes,  de  subtilités,  un  vol  de 
poils  fendus  en  quatre,  un  écheveau  de  règles  aussi 
compliquées  que  des  articles  de  codes,  prêtant  à  tous 
les  sens,  à  tous  les  jeux  de  mots,  aboutissant  à  une 
jurisprudence  céleste  des  plus  ténues,  des  plus  baro- 
ques; puis  le  côté  abstrait  s'effaça,  à  son  tour,  et  tout 
un  côté  plastique  lui  succéda,  sous  l'action  des  Gus- 
tave Moreau  pendus  aux  murs. 

Il  vit  défiler  toute  une  procession  de  prélats  :  des 
archimandrites,  des  patriarches,  levant,  pour  bénir  la 
foule  agenouillée,  des  bras  d'or,  agitant  leurs  barbes 
blanches  dans  la  lecture  et  la  prière;  il  vit  s'enfoncer 
dans  des  cryptes  obscures  des  files  silencieuses  de  péni- 
tents, il  vit  s'élever  des  cathédrales  immenses  où  toni- 
truaientdesmoinesblancs  enchaire.De  même,  qu'après 
une  touched'opium,  de  Quincey,auseulrnotde«Consul 
Romanus  »,  évoquait  des  pages  entières  de  Tite-Live, 
regardait  s'avancer  la  marche  solennelle  des  Consuls, 
s'ébranler  la  pompeuse  ordonnance  des  armées 
romaines;  lui,  sur  une  expression  théologique,  demeu- 
rait haletant,  considérait   des  reflux   de  peuple,    des 


100  A     R  E  1J  OURS 

apparitions  épiscopales  se  détachant  sur  les  fonds 
embrasés  des  basiliques;  ces  spectacles  le  tenaient  sous 
le  charme,  courant  d'âges  en  âges,  arrivant  aux  céré- 
monies religieuses  modernes,  le  roulant  dans  un  infini 
de  musique,  lamentable  et  tendre. 

Là,  il  n'avait  plus  de  raisonnement  à  se  faire,  plus  de 
débats  à  supporter;  c'était  une  indéfinissable  impression 
de  respect  et  de  crainte;  le  sens  artiste  était  subjugué 
par  les  scènes  si  bien  calculées  des  catholiques;  à  ces 
souvenirs,  ses  nerfs  tressaillaient,  puis  en  une  subite 
rébellion,  en  une  rapide  volte,  des  idées  monstrueuses 
naissaient  en  lui,  des  idées  de  ces  sacrilèges  prévus  par 
le  manuel  des  confesseurs,  des  ignominieux  et  impurs 
abus  de  l'eau  bénite  et  de  l'huile  sainte.  En  face  d'un 
Dieu  omnipotent,  se  dressait  maintenant  un  rival  plein 
de  force,  le  Démon,  et  une  affreuse  grandeur  lui  sem- 
blait devoir  résulter  d'un  crime  pratiqué,  en  pleine 
église,  par  un  croyant  s'acharnant,  dans  une  horrible 
allégresse,  dans  une  joie  toute  sadique,  à  blasphémer, 
à  couvrir  d'outrages,  à  abreuver  d'opprobres,  les  choses 
révérées;  des  folies  de  magie,  de  messe  noire,  de  sab- 
bat, des  épouvantes  de  possessions  et  d'exorcismes  se 
levaient;  il  en  venait  à  se  demander  s'il  ne  commettait 
pas  un  sacrilège,  en  possédant  des  objets  autrefois  con- 
sacrés, des  canons  d'église,  des  chasubles  et  des  cus- 
todes; et,  cette  pensée  d'un  état  peccamineux  lui  appor- 
tait une  sorte  d'orgueil  et  d'allégement;  il  y  démêlait 
des  plaisirs  de  sacrilèges,   mais  de  sacrilèges  contes- 


A     REBOl'ItS 


10: 


tables,  en  tous  cas,  peu  graves,  puisqu'en  somme  il 
aimait  ces  objets  et  n'en  dépravait  pas  l'usage;  il  se 
berçait  ainsi  de  pensées  prudentes  et  lâches,  la  suspicion 
de  son  âme  lui  interdisant  des  crimes  manifestes,  lui 
enlevant  la  bravoure  nécessaire  pour  accomplir  des 
péchés  épouvantables,  voulus,  réels. 

Peu  à  peu  enfin,  ces  arguties  s'évanouirent.  Il  vit, 
en  quelque  sorte,  du  haut  de  son  esprit,  le  panorama 
de  l'Eglise,  son  influence  héréditaire  sur  l'humanité, 
depuis  des  siècles;  il  se  la  représenta,  désolée  et  gran- 
diose, énonçant  à  l'homme,  l'horreur  de  la  vie,  l'inclé- 
mence de  la  destinée;  prêchant  la  patience,  la  contri- 
tion, l'esprit  de  sacrifice;  tâchant  de  panser  les  plaies, 
en  montrant  les  blessures  saignantes  du  Christ;  assu- 
rant des  privilèges  divins,  promettant  la  meilleure  part 
du  paradis  aux  affligés;  exhortant  la  créature  humaine 
à  souffrir,  à  présenter  à  Dieu,  comme  un  holocauste, 
ses  tribulations  et  ses  offenses,  ses  vicissitudes  et  ses 
peines.  Elle  devenait  véritablement  éloquente,  mater- 
nelle aux  misérables,  pitovable  aux  opprimés,  mena- 
çante pour  les  oppresseurs  et  les  despotes. 

Ici,  des  Esseintes  reprenait  pied.  Certes,  il  était  satis- 
fait de  cet  aveu  de  l'ordure  sociale,  mais  alors,  il  se 
révoltait  contre  le  vague  remède  d'une  espérance  en 
une  autre  vie.  Schopenhauer  était  plus  exact;  sa  doc- 
trine et  celle  de  l'Eglise  partaient  d'un  point  de  vue 
commun;  lui  aussi  se  basait  sur  l'iniquité  et  sur  la  tur- 
pitude du  monde,  lui  aussi  jetait  avec  Y  Imitation  de 


X 


108  A     REBOURS 

Nôtre-Seigneur,  cette  clameur  douloureuse  :  «  C'est 
vraiment  une  misère  que  de  vivre  sur  la  terre!  »  Lui 
aussi  prêchait  le  néant  de  l'existence,  les  avantages  de 
la  solitude,  avisait  l'humanité  que  quoi  qu'elle  fît,  de 
quelque  côté  qu'elle  se  tournât,  elle  demeurerait  mal- 
heureuse :  pauvre,  à  cause  des  souffrances  qui  naissent 
des  privations;  riche,  en  raison  de  l'invincible  ennui 
qu'engendre  l'abondance;  mais  il  ne  vous  prônait 
aucune  panacée,  ne  vous  berçait,  pour  remédiera  d'iné- 
vitables maux,  par  aucun  leurre. 

Il  ne  vous  soutenait  pas  le  révoltant  système  du 
péché  originel;  ne  tentait  point  de  vous  prouver  que 
celui-là  est  un  Dieu  souverainement  bon  qui  protège  les 
chenapans,  aide  les  imbéciles,  écrase  l'enfance,  abêtit 
la  vieillesse,  châtie  les  incoupables;  il  n'exaltait  pas 
les  bienfaits  d'une  Providence  qui  a  inventé  cette  abo- 
mination, inutile,  incompréhensible,  injuste,  inepte, 
la  souffrance  physique;  loin  de  s'essayer  à  justifier, 
ainsi  que  l'Eglise,  la  nécessité  des  tourments  et  des 
épreuves,  il  s'écriait,  dans  sa  miséricorde  indignée  : 
t<  Si  un  Dieu  a  fait  ce  monde,  je  n'aimerais  pas  à  être  ce 
Dieu;  la  misère  du  monde  me  déchirerait  le  cœur.  » 

Ah!  lui  seul  était  dans  le  vrai!  qu'étaient  toutes  les 
pharmacopées  évangéliques  à  côté  de  ses  traités  d'hy- 
giène spirituelle?  Il  ne  prétendait  rien  guérir,  n'offrait 
aux  malades  aucune  compensation,  aucun  espoir; 
mais   sa  théorie   du    Pessimisme  était,  en  somme,  la 


grande    consolatrice    des    intelligences    choisies,    des 


A    REBOURS  109 

âmes  élevées;  elle  révélait  la  société  telle  qu'elle  est, 
insistait  sur  la  sottise  innée  des  femmes,  vous  signalait 
les  ornières,  vous  sauvait  des  désillusions  en  vous 
avertissant  de  restreindre  autant  que  possible  vos  espé- 
rances, de  n'en  point  du  tout  concevoir,  si  vous  vous  en 
sentiez  la  force,  de  vous  estimer  enfin  heureux  si,  à 
des  moments  inopinés,  il  ne  vous  dégringolait  pas  sur 
la  tète  de  formidables  tuiles. 

Elancée  de  la  même  piste  que  V Imitation,  cette 
théorie  aboutissait,  elle  aussi,  mais  sans  s'égarer  parmi 
de  mystérieux  dédales  et  d'invraisemblables  routes,  au 
même  endroit,  à  la  résignation,  au  laisser-faire. 

Seulement,  si  cette  résignation  tout  bonnement  issue  x 
de  la  constatation  d'un  état  de  choses  déplorable  et  de 
l'impossibilité  d'y  rien  changer,  était  accessible  aux 
riches  de  l'esprit,  elle  n'était  que  plus  difficilement 
saisissable  aux  pauvres  dont  la  bienfaisante  religion 
calmait  plus  aisément  alors  les  revendications  et  les 
colères. 

Ces  réflexions  soulageaient  des  Esseintes  d'un  lourd 
poids;  les  aphorismes  du  grand  Allemand  apaisaient 
le  frisson  de  ses  pensées  et  cependant,  les  points  de 
contact  de  ces  deux  doctrines  les  aidaient  à  se  rap- 
peler mutuellement  à  la  mémoire,  et  il  ne  pouvait 
oublier,  ce  catholicisme  si  poétique,  si  poignant  dans 
lequel  il  avait  baigné  et  dont  il  avait  jadis  absorbé 
l'essence  par  tous  les  pores. 

Ces  retours  de  la  croyance,  ces  appréhensions  de  la 


110  A     REBOURS 

foi  le  tourmentaient  surtout  depuis  que  des  altérations 
se  produisaient  dans  sa  santé;  ils  coïncidaient  avec  des. 

I  désordres  nerveux  nouvellement  venus. 

Depuis  son  extrême  jeunesse,  il  avait  été  torturé  par 

|  d'inexplicables  répulsions,  par  des  frémissements  qui 
lui  glaçaient  l'échiné,  lui  contractaient  les  dents,  par 
exemple,  quand  il  voyait  du  linge  mouillé  qu'une  bonne 
était  en  train  de  tordre;  ces  effets  avaient  toujours 
persisté;  aujourd'hui  encore  il  souffrait  réellement  à 
entendre  déchirer  une  étoffe,  à  frotter  un  doigt  sur  un 
bout  de  craie,  à  tâter  avec  la  main  un  morceau  de  moire. 
Les  excès  de  sa  vie  de  garçon,  les  tensions  exagérées 
de  son  cerveau,  avaient  singulièrement  aggravé  sa  né- 
vrose originelle,  amoindri  le  sang  déjà  usé  de  sa  race;  à 
Paris,  il  avait  dû  suivre  des  traitements  d'hvdrothéra- 
pie,  pour  des  tremblements  des  doigts,  pour  des  dou- 
leurs affreuses,  des  névralgies  qui  lui  coupaient  en  deux 
la  face,  frappaient  à  coups  continus  la  tempe,  aiguillaient 
les  paupières,  provoquaient  des  nausées  qu'il  ne  pouvait 
combattre  qu'en  s'étendant  sur  le  dos,  dans  l'ombre. 
Ces  accidents  avaient  lentement  disparu,  grâce  à 
une  vie  plus  réglée,  plus  calme;  maintenant,  ils  s'im- 
posaient à  nouveau,  variant  de  forme,  se  promenant 
par  tout  le  corps;  les  douleurs  quittaient  le  crâne, 
allaient  au  ventre  ballonné,  dur,  aux  entrailles  traver- 
sées d'un  fer  rouge,  aux  efforts  inutiles  et  pressants; 
puis  la  toux  nerveuse,  déchirante,  aride,  commençant 
juste   à   telle   heure,  durant   un    nombre   de    minutes 


A    REBOURS  111 

toujours  égal,  le  réveilla,  l'étrangla  au  lit;  enfin  l'ap- 
pétit cessa,  des  aigreurs  gazeuses  et  chaudes,  des  feux 
secs  lui  parcoururent  l'estomac;  il  gonflait,  étouffait,  ne 
pouvait  plus,  après  chaque  tentative  de  repas,  supporter 
une  culotte  boutonnée,  un  gilet  serré. 

Il  supprima  les  alcools,  le  café,  le  thé,  but  des  laitages, 
recourut  à  des  affusions  d'eau  froide,  se  bourra  d'assa- 
fœtida,  de  valériane  et  de  quinine;  il  voulut  même 
sortir  de  sa  maison,  se  promena  un  peu,  dans  la  cam- 
pagne, lorsque  vinrent  ces  jours  de  pluie  qui  la  font 
silencieuse  et  vide;  il  se  força  à  marcher,  à  prendre  de 
l'exercice;  en  dernier  ressort,  il  renonça  provisoire- 
ment à  la  lecture  et,  rongé  d'ennui,  il  se  détermina, 
pour  occuper  sa  vie  devenue  oisive,  à  réaliser  un  projet 
qu'il  avait  sans  cesse  différé,  par  paresse,  par  haine  du 
dérangement,  depuis  qu'il  s'était  installé  à  Fontenay. 

Ne  pouvant  plus  s'enivrer  à  nouveau  des  magies  du 
style,  s'énerver  sur  le  délicieux  sortilège  de  l'épithète 
rare  qui,  tout  en  demeurant  précise,  ouvre  cependant 
à  l'imagination  des  initiés,  des  au  delà  sans  fin,  il  se 
résolut  à  parachever  l'ameublement  du  logis,  à  se  pro- 
curer des  fleurs  précieuses  de  serre,  à  se  concéder  ainsi 
une  occupation  matérielle  qui  le  distrairait,  lui  déten- 
drait les  nerfs,  lui  reposerait  le  cerveau,  et  il  espérait 
aussi  que  la  vue  de  leurs  étranges  et  splendides  nuances 
le  dédommagerait  un  peu  des  chimériques  et  réelles 
couleurs  du  style  que  sa  diète  littéraire  allait  lui  faire 
momentanément  oublier  ou  perdre. 


VIII 

Il  avait  toujours  raffolé  des  fleurs,  mais  cette  passion 
qui,  pendant  ses  séjours  à  Jutigny,  s'était  tout 
d'abord  étendue  à  la  fleur,  sans  distinction  ni  d'espèces 
ni  de  genres,  avait  fini  par  s'épurer,  par  se  préciser  sur 
une  seule  caste. 

Depuis  longtemps  déjà,  il  méprisait  la  vulgaire  plante 
qui  s'épanouit  sur  les  éventaires  des  marchés  parisiens, 
dans  des  pots  mouillés,  sous  de  vertes  bannes  ou  sous 
de  rougeâtres  parasols. 

En  même  temps  que  ses  goûts  littéraires,  que  ses 
préoccupations  d'art,  s'étaient  affinés,  ne  s'attachant 
plus  qu'aux  œuvres  triées  à  l'étamine,  distillées  par  des 
cerveaux  tourmentés  et  subtils;  en  même  temps  aussi 
que  sa  lassitude  des  idées  répandues  s'était  affirmée, 
son  affection  pour  les  fleurs  s'était  dégagée  de  tout 
résidu,  de  toute  lie,  s'était  clarifiée,  en  quelque  sorte, 
rectifiée. 

Il  assimilait  volontiers  le  magasin  d'un  horticulteur 
à  un  microcosme  où  étaient  représentées  toutes  les 
catégories  de  la  société  :  les  fleurs  pauvres  et  canailles, 
les  fleurs  de  bouge,  qui  ne  sont  dans  leur  vrai  milieu 
que  lorsqu'elles  reposent  sur  des  rebords  de  mansardes^ 


A     REBOl'KS  11 3 

les  racines  tassées  dans  des  boîtes  au  lait  et  de  vieilles 
terrines,  la  giroflée,  par  exemple;  les  fleurs  préten- 
tieuses, convenues,  bêtes,  dont  la  place  est  seulement 
dans  des  cache-pots  de  porcelaine  peints  par  des  jeunes 
filles,  telles  que  la  rose;  enfin  les  fleurs  de  haute  lignée 
telles  que  les  orchidées,  délicates  et  charmantes,  palpi- 
tantes et  frileuses;  les  fleurs  exotiques,  exilées  à  Paris, 
au  chaud,  dans  des  palais  de  verre;  les  princesses  du 
règne  végétal,  vivant  à  l'écart,  n'ayant  plus  rien  de 
commun  avec  les  plantes  de  la  rue  et  les  flores  bour- 
geoises. 

En  somme,  il  ne  laissait  pas  que  d'éprouver  un  certain 
intérêt,  une  certaine  pitié  pour  les  fleurs  populacières 
exténuées  par  les  haleines  des  égouts  et  des  plombs, 
dans  les  quartiers  pauvres;  il  exécrait,  en  revanche,  les 
bouquets  en  accord  avec  les  salons  crème  et  or  des 
maisons  neuves;  il  réservait  enfin,  pour  l'entière  joie 
de  ses  yeux,  les  plantes  distinguées,  rares,  venues  de 
loin,  entretenues  avec  des  soins  rusés,  sous  de  faux 
équateurs  produits  par  les  souffles  dosés  des  poêles. 

Mais  ce  choix  définitivement  posé  sur  la  fleur  de 
serre,  s'était  lui-même  modifié  sous  l'influence  de  ses 
idées  générales,  de  ses  opinions  maintenant  arrêtées 
sur  toute  chose;  autrefois,  à  Paris,  son  penchant  naturel 
vers  l'artifice  l'avait  conduit  à  délaisser  la  véritable 
fleur  pour  son  image  fidèlement  exécutée,  grâce  aux 
miracles  des  caoutchoucs  et  des  fils,  des  percalines  et 
des  taffetas,  des  papiers  et  des  velours. 

3 


114  A     REBOURS 

Il  possédait  ainsi  une  merveilleuse  collection  de 
plantes  des  Tropiques,  ouvrées  par  les  doigts  de  pro- 
fonds artistes,  suivant  la  nature  pas  à  pas,  la  créant  à 
nouveau,  prenant  la  fleur  dès  sa  naissance,  la  menant 
à  maturité,  la  simulant  jusqu'à  son  déclin;  arrivant  à 
noter  les  nuances  les  plus  infinies,  les  traits  les  plus 
fugitifs  de  son  réveil  ou  de  son  repos;  observant  la 
tenue  de  ses  pétales,  retroussés  par  le  vent  ou  fripés 
par  la  pluie;  jetant  sur  ses  corolles  matineuses,  des 
gouttes  de  rosée  en  gomme;  la  façonnant,  en  pleine 
floraison,  alors  que  les  branches  se  courbent  sous  le 
poids  de  la  sève,  ou  élançant  sa  tige  sèche,  sa  cupule 
racornie,  quand  les  calices  se  dépouillent  ef quand  les 
feuilles  tombent. 

Cet  art  admirable  l'avait  longtemps  séduit;  mais  il 
rêvait  maintenant  à  la  combinaison  d'une  autre  flore. 
Après  les  fleurs  factices  singeant  les  véritables  fleurs, 
il  voulait  des  fleurs  naturelles  imitant  des  fleurs  fausses. 
11  dirigea  ses  pensées  dans  ce  sens;  il  n'eut  point  à 
chercher  longtemps,  à  aller  loin,  puisque  sa  maison 
était  située  au  beau  milieu  du  pays  des  grands  horti- 
culteurs. Il  s'en  fut  tout  bonnement  visiter  les  serres 
de  l'avenue  de  Châtillon  et  delà  vallée  d'Aunay,  revint 
éreinté,  la  bourse  vide,  émerveillé  des  folies  de  végé- 
tation qu'il  avait  vues,  ne  pensant  plus  qu'aux  espèces 
qu'il  avait  acquises,  hanté  sans  trêve  par  des  souvenirs 
de  corbeilles  magnifiques  et  bizarres. 

Deux  jours  après,  les  voitures  arrivèrent. 


A    REBOURS  115 

Sa  liste  à  la  main,  des  Esseintes  appelait,  vérifiait  ses 
emplettes,  une  à  une. 

Les  jardiniers  descendirent  de  leurs  carrioles  une 
collection  de  Caladiums  qui  appuyaient  sur  des  tiges 
turgides  et  velues  d'énormes  feuilles,  de  la  forme  d'un 
cœur;  tout  en  conservant  entre  eux  un  air  de  parenté, 
aucun  ne  se  répétait. 

Il  y  en  avait  d'extraordinaires,  des  rosâtres,  tels  que 
le  Virginale  qui  semblait  découpé  dans  de  la  toile 
vernie,  dans  du  taffetas  gommé  d'Angleterre;  de  tout 
blancs,  tels  que  l'Albane,  qui  paraissait  taillé  dans  la 
plèvre  transparente  d'un  bœuf,  dans  la  vessie  diaphane 
d'un  porc;  quelques-uns,  surtout  le  Madame  Marne, 
imitaient  le  zinc,  parodiaient  des  morceaux  de  métal 
estampé,  teints  en  vert  empereur,  salis  par  des  gouttes 
de  peinture  à  l'huile,  par  des  taches  de  minium  et  de 
céruse;  ceux-ci,  comme  le  Bosphore,  donnaient  l'illu- 
sion d'un  calicot  empesé,  caillouté  de  cramoisi  et  de 
vert  myrte;  ceux-là,  comme  l'Aurore  Boréale,  étalaient 
une  feuille  couleur  de  viande  crue,  striée  de  côtes 
pourpre,  de  fibrilles  violacées,  une  feuille  tuméfiée, 
suant  le  vin  bleu  et  le  sang. 

Avec  l'Albane,  l'Aurore  présentait  les  deux  notes 
extrêmes  du  tempérament,  l'apoplexie  et  la  chlorose  de 
cette  plante. 

Les  jardiniers  apportèrent  encore  de  nouvelles  va- 
riétés ;  elles  affectaient,  cette  fois,  une  apparence  de  peau 
factice  sillonnée  de  fausses  veines  ;  et,  la  plupart,  comme 


116  A     REBOURS 

rongées  par  des  syphilis  et  des  lèpres,  tendaient  des 
chairs  livides,  marbrées  de  roséoles,  damassées  de 
dartres;  d'autres  avaient  le  ton  rose  vif  des  cicatrices 
qui  se  ferment  ou  la  teinte  brune  des  croûtes  qui  se 
forment;  d'autres  étaient  bouillonnées  par  des  cautères, 
soulevées  par  des  brûlures;  d'autres  encore,  montraient 
des  épidermes  poilus,  creusés  par  des  ulcères  et  repous- 
sés par  des  chancres  ;  quelques-unes,  enfin,  paraissaient 
couvertes  de  pansements,  plaquées  d'axonge  noire 
mercurielle,  d'onguents  verts  de  belladone,  piquées  de 
grains  de  poussière,  par  les  micas  jaunes  de  la  poudre 
d'iodoforme. 

Réunies  entre  elles,  ces  fleurs  éclatèrent  devant  des 
Esseintes,  plus  monstrueuses  que  lorsqu'il  les  avait 
surprises,  confondues  avec  d'autres,  ainsi  que  dans  un 
hôpital,  parmi  les  salles  vitrées  des  serres. 

—  Sapristi!  fît-il  enthousiasmé. 

Une  nouvelle  plante,  d'un  modèle  similaire  à  celui 
des  Caladiums,l'«  Alocasia  Metallica»,  l'exalta  encore. 
Celle-là  était  enduite  d'une  couche  de  vert  bronze 
sur  laquelle  glissaient  des  reflets  d'argent;  elle  était 
le  chef-d'œuvre  du  factice;  on  eût  dit  d'un  morceau 
de  tuyau  de  poêle,  découpé  en  fer  de  pique,  par  un 
fumiste. 

Les  hommes  débarquèrent  ensuite  des  touffes  de 
feuilles,  losangées,  vert-bouteille;  au  milieu  s'élevait 
une  baguette  au  bout  de  laquelle  tremblotait  un  grand 
as  de  cœur,  aussi  vernissé  qu'un  piment;  comme  pour 


' 


A     REBOURS  117 

narguer  tous  les  aspects  connus  des  plantes,  du  milieu 
de  cet  as  d'un  vermillon  intense,  jaillissait  une  queue 
charnue,  cotonneuse,  blanche  et  jaune,  droite  chez  les 
unes,  tire-bouchonnée,  tout  en  haut  du  cœur,  de  même 
qu'une  queue  de  cochon,  chez  les  autres. 

C'était  l'Anthurium,  une  aroïdée  récemment  importée 
de  Colombie  en  France;  elle  faisait  partie  d'un  lot  de 
cette  famille  à  laquelle  appartenait  aussi  un  Amorpho- 
phallus,  une  plante  de  Cochinchine,  aux  feuilles  taillées 
en  truelles  à  poissons,  aux  longues  tiges  noires  coutu- 
rées de  balafres,  pareilles  à  des  membres  endommagés 
de  nègre. 

Des  Esseintes  exultait. 

On  descendait  des  voitures  une  nouvelle  fournée  de 
monstres  :  des  Echinopsis,  sortant  de  compresses  en 
ouate  des  fleurs  d'un  rose  de  moignon  ignoble;  des 
Nidularium,  ouvrant,  dans  des  lames  de  sabres,  des 
fondements  écorchés  et  béants;  des  «  Tillandsia  Lin- 
deni  »  tirant  des  grattoirs  ébréchés,  couleur  de  moût 
de  vin;  des  Cypripedium,  aux  contours  compliqués, 
incohérents,  imaginés  par  un  inventeur  en  démence.  Ils 
ressemblaient  à  un  sabot,  à  un  vide-poche,  au-dessus 
duquel  se  retrousserait  une  langue  humaine,  au  filet 
tendu,  telle  qu'on  en  voit  dessinées  sur  les  planches  des 
ouvrages  traitant  des  affections  de  la  gorge  et  de  la 
bouche;  deux  petites  ailettes,  rouge  de  jujube,  qui 
paraissaient  empruntées  à  un  moulin  d'enfant,  complé- 
taient ce  baroque  assemblage  d'un  dessous  de  langue, 


118  A     REBOURS 

couleur  de  lie  et  d'ardoise,  et  d'une  pochette  lustrée 
dont  la  doublure  suintait  une  visqueuse  colle. 

Il  ne  pouvait  détacher  ses  yeux  de  cette  invraisem- 
blable orchidée  issue  de  l'Inde;  les  jardiniers  que  ces 
lenteurs  ennuvaientse  mirent  à  annoncer,  eux-mêmes, 
à  haute  voix,  les  étiquettes  piquées  dans  les  pots  qu'ils 
apportaient. 

Des  Esseintes  regardait,  effaré,  écoutant  sonner  les 
noms  rébarbatifs  des  plantes  vertes  :  1'  «  Encephalartos 
horridus  »,  un  gigantesque  artichaut  de  fer,  peint  en 
rouille,  tel  qu'on  en  met  aux  portes  des  châteaux,  afin 
d'empêcher  les  escalades;  le  «  Cocos  Micania  »,  une 
sorte  de  palmier,  dentelé  et  grêle,  entouré,  de  toutes 
parts,  par  de  hautes  feuilles  semblables  à  des  pagaies 
et  à  des  rames;  le  «  Zamia  Lehmanni  »,  un  immense 
ananas,  un  prodigieux  pain  de  Chester,  planté  dans  de 
la  terre  de  bruyère  et  hérissé,  à  son  sommet,  de  javelots 
barbelés  et  de  flèches  sauvages;  le  «  Cibotium  Specta- 
bile  »,  enchérissant  sur  ses  congénères,  par  la  folie  de 
sa  structure,  jetant  un  défi  au  rêve,  en  élançant  dans 
un  feuillage  palmé,  une  énorme  queue  d'orang-outang, 
une  queue  velue  et  brune  au  bout  contourné  en  crosse 
d'évêque. 

Mais  il  les  contemplait  à  peine,  attendait  avec  impa- 
tience la  série  des  plantes  qui  le  séduisaient,  entre 
toutes,  les  goules  végétales,  les  plantes  carnivores,  le 
Gobe-Mouche  des  Antilles,  au  limbe  pelucheux,  sécré- 
tant   un    liquide   digestif,  muni    d'épines   courbes    se 


AREBOUItS  119 

repliant,  les  unes  sur  les  autres,  formant  une  grille  au 
dessus  de  l'insecte  qu'il  emprisonne;  les  Drosera  des 
tourbières  garnis  de  crins  glanduleux;  les  Sarracena, 
les  Cephalothus,  ouvrant  de  voraces  cornets  capables 
de  digérer,  d'absorber,  de  véritables  viandes;  enfin  le 
Népenthès  dont  la  fantaisie  dépasse  les  limites  connues 
des  excentriques  formes. 

!1  ne  put  se  lasser  de  tourner  et  de  retourner  entre 
ses  mains,  le  pot  où  s'agitait  cette  extravagance  de  la 
flore.  Elle  imitait  le  caoutchouc  dont  elle  avait  la 
feuille  allongée,  d'un  vert  métallique  et  sombre,  mais 
du  bout  de  cette  feuille  pendait  une  ficelle  verte,  des- 
cendait un  cordon  ombilical  supportant  une  urne  ver- 
dàtre,  jaspée  de  violet,  une  espèce  de  pipe  allemande 
en  porcelaine,  un  nid  d'oiseau  singulier,  qui  se  balan- 
çait, tranquille,  montrant  un  intérieur  tapissé  de  poils. 

—  Celle-là  va  loin,  murmura  des  Esseintes. 

Il  dut  s'arracher  à  son  allégresse,  car  les  jardiniers, 
pressés  de  partir,  vidaient  le  fond  de  leurs  charrettes, 
plaçaient  pêle-mêle,  des  Bégonias  tubéreux  et  des  Cro- 
tons  noirs  tachetés  de  rouge  de  saturne,  en  tôle. 

Alors  il  s'aperçut  qu'un  nom  restait  encore  sur  sa 
liste.  Le  Cattleya  de  la  Nouvelle-Grenade;  on  lui  dési- 
gna une  clochette  ailée  d'un  lilas  effacé,  d'un  mauve 
presque  éteint;  il  s'approcha,  mit  son  nez  dessus  et 
recula  brusquement;  elle  exhalait  une  odeur  de  sapin 
verni,  de  boîte  à  jouets,  évoquait  les  horreurs  d'un 
jour  de  l'an. 


120  A     REBOl'HS 

Il  pensa  qu'il  ferait  bien  de  se  défier  d'elle,  regretta 
presque  d'avoir  admis  parmi  les  plantes  inodores  qu'il 
possédait,  cette  orchidée  qui  fleurait  les  plus  désa- 
gréables des  souvenirs. 

Une  fois  seul,  il  regarda  cette  marée  de  végétaux  qui 
déferlait  dans  son  vestibule;  ils  se  mêlaient  les  uns 
aux  autres,  croisaient  leurs  épées,  leurs  kriss,  leurs 
fers  de  lances,  dessinaient  un  faisceau  d'armes  vertes, 
au-dessus  duquel  flottaient,  ainsi  que  des  fanions  bar- 
bares, des  fleurs  aux  tons  aveuglants  et  durs. 

L'air  de  la  pièce  se  raréfiait;  bientôt,  dans  l'obscu- 
rité d'une  encoignure,  près  du  parquet,  une  lumière 
rampa,  blanche  et  douce. 

Il  l'atteignit  et  s'aperçut  que  c'étaient  des  Rhizomor- 
phes  qui  jetaient  en  respirant  ces  lueurs  de  veilleuses. 

Ces  plantes  sont  tout  de  môme  stupéfiantes,  se  dit-il; 
puis  il  se  recula  et  en  couvrit  d'un  coup  d'œil  l'amas  : 
son  but  était  atteint  ;  aucune  ne  semblait  réelle  ;  l'étoffe, 
|le  papier,  la  porcelaine,  le  métal,  paraissaient  avoir 
été  prêtés  par  l'homme  à  la  nature  pour  lui  permettre 
de  créer  ses  monstres.  Quand  elle  n'avait  pu  imiter 
l'œuvre  humaine,  elle  avait  été  réduite  à  recopier  les 
membranes  intérieures  des  animaux,  à  emprunter  les 
vivaces  teintes  de  leurs  chairs  en  pourriture,  les  magni- 
fiques hideurs  de  leurs  gangrènes. 

Tout  n'est  que  syphilis,  songea  des  Esseintes,  l'œil 
attiré,  rivé  sur  les  horribles  tigrures  des  Caladium  que 
caressait  un  rayon  de  jour.  Et  il  eut  la  brusque  vision 


A     REBOURS  121 


d'une  humanité  sans  cesse  travaillée  par  le  virus  des 
anciens  âges.  Depuis  le  commencement  du  monde,  de 
pères  en  fils,  toutes  les  créatures  se  transmettaient 
l'inusable  héritage,  l'éternelle  maladie  qui  a  ravagé 
les  ancêtres  de  l'homme,  qui  a  creusé  jusqu'aux  os  main- 
tenant exhumés  des  vieux  fossiles! 

Elle  avait  couru,  sans  jamais  s'épuiser  à  travers  les 
siècles;  aujourd'hui  encore,  elle  sévissait,  se  dérobant 
en  de  sournoises  souffrances,  se  dissimulant  sous  les 
symptômes  des  migraines  et  des  bronchites,  des  vapeurs 
et  des  goulies^  de  temps  à  autre,  elle  grimpait  à  la  sur- 
face, s'attaquant  de  préférence  aux  gens  mal  soignés, 
mal  nourris,  éclatant  en  pièces  d'or,  mettant,  par  iro- 
nie, une  parure  de  sequins  d'aimée  sur  le  front  des 
pauvres  diables,  leur  gravant,  pour  comble  de  misère, 
sur  l'épiderme,  l'image  de  l'argent  et  du  bien-être! 

Et  la  voilà  qui  reparaissait,  en  sa  splendeur  pre- 
mière, sur  les  feuillages  colorés  des  plantes! 

—  Il  est  vrai,  poursuivit  des  Esseintes,  revenant  au 
point  de  départ  de  son  raisonnement,  il  est  vrai  que  la 
plupart  du  temps  la  nature  est,  à  elle  seule,  incapable 
de  procréer  des  espèces  aussi  malsaines  et  aussi  per- 
verses; elle  fournit  la  matière  première,  le  germe  et 
le  sol,  la  matrice  nourricière  et  les  éléments  de  la  plante 
que  l'homme  élève,  modèle,  peint,  sculpte  ensuite  à  sa 
guise. 

Si  entêtée,  si  confuse,  si  bornée  qu'elle  soit,  elle  s'est 
enfin  soumise,  et  son  maître  est  parvenu  à  changer  par 


s 


122  A     ItEBOUKS 

des  réactions  chimiques  les  substances  de  la  terre,  à 
user  de  combinaisons  longuement  mûries,  de  croise- 
ments lentement  apprêtés,  à  se  servir  de  savantes  bou- 
tures, de  méthodiques  greffes,  et  il  lui  fait  maintenant 
pousser  des  fleurs  de  couleurs  différentes  sur  la  même 
branche,  invente  pour  elle  de  nouveaux  tons,  modifie, 
à  son  gré,  la  forme  séculaire  de  ses  plantes,  débrutit 
les  blocs,  termine  les  ébauches,  les  marque  de  son 
étampe,  leur  imprime  son  cachet  d'art. 

Il  n'y  a  pas  à  dire,  fit-il,  résumant  ses  réflexions; 
l'homme,  peut  en  quelques  années  amener  une  sélec- 
tion que  la  paresseuse  nature  ne  peut  jamais  produire 
qu'après  des  siècles;  décidément,  par  le  temps  qui 
court,  les  horticulteurs  sont  les  seuls  et  les  vrais  artistes. 

Il  était  un  peu  las  et  il  étouffait  dans  cette  atmos- 
phère de  plantes  enfermées  ;  les  courses  qu'il  avait  effec- 
tuées, depuis  quelques  jours,  l'avaient  rompu;  le  pas- 
sage entre  le  grand  air  et  la  tiédeur  du  logis,  entre 
l'immobilité  d'une  vie  recluse  et  le  mouvement  d'une 
existence  libérée,  avait  été  trop  brusque;  il  quitta  son 
vestibule  et  fut  s'étendre  sur  son  lit;  mais,  absorbé 
par  un  sujet  unique,  comme  monté  par  un  ressort, 
l'esprit,  bien  qu'endormi,  continua  de  dévider  sa 
chaîne,  et  bientôt  il  roula  dans  les  sombres  folies  d'un 
cauchemar. 

Il  se  trouvait  au  milieu  d'une  allée,  en  plein  bois,  au 
crépuscule;  il  marchait  à  côté  d'une  femme  qu'il  n'avait 
jamais  ni  connue,  ni  vue;  elle  était  efflanquée,  avait  des 


A     REBOl'RS  123 

cheveux  filasse,  une  face  de  bouledogue,  des  points 
de  son  sur  les  joues,  des  dents  de  travers  lancées  en 
avant  sous  un  nez  camus.  Elle  portait  un  tablier  blanc 
de  bonne,  un  long  fichu  écartelé  en  buffleterie  sur  la 
poitrine,  des  demi-bottes  de  soldat  prussien,  un  bon- 
net noir  orné  de  ruches  et  garni  d'un  chou. 

Elle  avait  l'air  d'une  foraine,  l'apparence  d'une  sal- 
timbanque de  foire. 

Il  se  demanda  quelle  était  cette  femme  qu'il  sentait 
entrée,  implantée  depuis  longtemps  déjà  dans  son  inti- 
mité et  dans  sa  vie;  il  cherchait  en  vain  son  origine, 
son  nom,  son  métier,  sa  raison  d'être;  aucun  souvenir 
ne  lui  revenait  de  cette  liaison  inexplicable  et  pourtant 
certaine. 

Il  scrutait  encore  sa  mémoire,  lorsque  soudain  une 
étrange  figure  parut  devant  eux,  à  cheval,  trotta  pen- 
dant une  minute  et  se  retourna  sur  sa  selle. 

Alors,  son  sang  ne  fît  qu'un  tour  et  il  resta  cloué,  par 
l'horreur,  sur  place.  Cette  figure  ambiguë,  sans  sexe, 
était  verte  et  elle  ouvrait  dans  des  paupières  violettes, 
des  yeux  d'un  bleu  clair  et  froid,  terribles;  des  bou- 
tons entouraient  sa  bouche;  des  bras  extraordinaire- 
ment  maigres,  des  bras  de  squelette,  nus  jusqu'aux 
coudes,  sortaient  de  manches  en  haillons,  tremblaient 
de  fièvre,  et  les  cuisses  décharnées  grelottaient  dans  des 
bottes  à  chaudron,  trop  larges. 

L'affreux  regard  s'attachait  à  des  Esseintes,  le  péné- 
trait, le  glaçait  jusqu'aux  moelles;  plus  affolée  encore, 


124  A     REBOURS 

la  femme  bouledogue  se  serra  contre  lui  et  hurla  à  la 
mort,  la  tête  renversée  sur  son  cou  roide. 

Et  aussitôt  il  comprit  le  sens  de  l'épouvantable  vision. 
Il  avait  devant  les  yeux  l'image  de  la  Grande  Vérole. 

Talonné  par  la  peur,  hors  de  lui,  il  enfila  un  sentier 
de  traverse,  gagna,  à  toutes  jambes,  un  pavillon  qui 
se  dressait  parmi  de  faux  ébéniers,  à  gauche;  là,  il  se 
laissa  tomber  sur  une  chaise,  dans  un  couloir. 

Après  quelques  instants,  alors  qu'il  commençait  à 
reprendre  haleine,  des  sanglots  lui  avaient  fait  lever 
la  tête  ;  la  femme  bouledogue  était  devant  lui  ;  et,  lamen- 
table et  grotesque,  elle  pleurait  à  chaudes  larmes,  disant 
qu'elle  avait  perdu  ses  dents  pendant  la  fuite,  tirant 
de  la  poche  de  son  tablier  de  bonne,  des  pipes  en  terre, 
les  cassant  et  s'enfonçant  des  morceaux  de  tuyaux 
blancs  dans  les  trous  de  ses  gencives. 

—  Ah!  çà,  mais  elle  est  absurde,  se  disait  des  Es- 
seintes  :  jamais  ces  tuyaux  ne  pourront  tenir — et,  en 
effet,  tous  coulaient  de  la  mâchoire,  les  uns  après  les 
autres. 

A  ce  moment,  le  galop  d'un  cheval  s'approcha.  Une 
effroyable  terreur  poigna  des  Esseintes;  ses  jambes  se 
dérobèrent  ;  le  galop  se  précipitait  ;  le  désespoirle  releva 
comme  d'un  coup  de  fouet;  il  se  jeta  sur  la  femme  qui 
piétinait  maintenant  les  fourneaux  des  pipes,  la  sup- 
plia de  se  taire,  de  ne  pas  les  dénoncer  par  le  bruit 
de  ses  bottes.  Elle  se  débattait,  il  l'entraîna  au  fond 
du  corridor,  l'étranglant  pour  l'empêcher  de  crier;  il 


A     REBOURS  125 

aperçut,  tout  à  coup,  une  porte  d'estaminet,  à  per- 
siennes  peintes  en  vert,  sans  loquet,  la  poussa,  prit  son 
élan  et  s'arrêta. 

Devant  lui,  au  milieu  d'une  vaste  clairière,  d'im- 
menses et  blancs  pierrots  faisaient  des  sauts  de  lapins, 
dans  des  rayons  de  lune. 

Des  larmes  de  découragement  lui  montèrent  aux 
yeux;  jamais,  non,  jamais  il  ne  pourrait  franchir  le 
seuil  de  la  porte  —  Je  serais  écrasé,  pensait-il,  —  et, 
comme  pour  justifier  ses  craintes,  la  série  des  pierrots 
immenses  se  multipliait;  leurs  culbutes  emplissaient 
maintenant  tout  l'horizon,  tout  le  ciel  qu'ils  cognaient 
alternativement,  avec  leurs  pieds  et  avec  leurs  têtes. 

Alors  les  pas  du  cheval  s'arrêtèrent.  Il  était  là,  der- 
rière une  lucarne  ronde,  dans  le  couloir;  plus  mort  que 
vif,  des  Esseintes  se  retourna,  vit  par  l'œil-de-bœuf  des 
oreilles  droites,  des  dents  jaunes,  des  naseaux  souf- 
flant deux  jets  de  vapeur  qui  puaient  le  phénol. 

Il  s'affaissa,  renonçant  à  la  lutte,  à  la  fuite;  il  ferma 
les  yeux  pour  ne  pas  apercevoir  l'affreux  regard  de  la 
Syphilis  qui  pesait  sur  lui,  au  travers  du  mur,  qu'il  WMo~ 
croisait  quand  même  sous  ses  paupières  closes,  qu'il 
sentait  glisser  sur  son  échine  moite,  sur  son  corps  dont 
les  poils  se  hérissaient  dans  des  mares  de  sueurfroide. 
Il  s'attendait  à  tout,  espérait  même  pour  en  finir  le 
coup  de  grâce;  un  siècle,  qui  dura  sans  doute  une 
minute,  s'écoula;  il  rouvrit,  en  frissonnant,  les  yeux. 
Tout  s'était  évanoui;  sans  transition,  ainsi  que  par  un 


126  A     ItEBO  U  R  S 

changement  à  vue,  par  un  truc  de  décor,  un  paysage 
minéral  atroce  fuyait  au  loin,  un  paysage  blafard, 
désert,  raviné,  mort;  une  lumière  éclairait  ce  site  désolé, 
une  lumière  tranquille,  blanche,  rappelant  les  lueurs 
du  phosphore  dissous  dans  l'huile. 

Sur  le  sol  quelque  chose  remua  qui  devint  une  femme 
très  pâle,  nue,  les  jambes  moulées  dans  des  bas  de  soie 
verts. 

Il  la  contempla  curieusement;  semblables  à  des  crins 
crespelés  par  des  fers  trop  chauds,  ses  cheveux  frisaient, 
en  se  cassant  du  bout;  des  urnes  de  Népenthès  pen- 
daient à  ses  oreilles;  des  tons  de  veau  cuit  brillaient 
dans  ses  narines  entr'ouvertes.  Les  yeux  pâmés,  elle 
l'appela  tout  bas. 

Il  n'eût  pas  le  temps  de  répondre,  car  déjà  la  femme 
changeait;  des  couleurs  flamboyantes  passaient  dans 
ses  prunelles;  ses  lèvres  se  teignaient  du  rouge  furieux 
des  Anthurium  ;  les  boutons  de  ses  seins  éclataient,  ver- 
nis tels  que  deux  gousses  de  piment  rouge. 

Une  soudaine  intuition  lui  vint  :  c'est  la  Fleur,  se 
dit-il;  et  la  manie  raisonnante  persista  dans  le  cau- 
chemar, dériva  de  même  que  pendant  la  journée  de  la 
végétation  sur  le  Virus. 

Alors  il  observa  l'effrayante  irritation  des  seins  et  de 
la  bouche,  découvrit  sur  la  peau  du  corps  des  macules 
de  bistre  et  de  cuivre,  recula,  égaré;  mais  l'œil  de  la 
femme  le  fascinait  et  il  avançait  lentement,  essavant  de 
s'enfoncer  les  talons  dans  la  terre  pour  ne  pas  marcher, 


A     REBOURS  127 

se  laissant  choir,  se  relevant  quand  même  pour  aller 
vers  elle  ;  il  la  touchait  presque  lorsque  de  noirs 
Amorphophallus  jaillirent  de  toutes  parts,  s'élancèrent 
vers  ce  ventre  qui  se  soulevait  et  s'abaissait  comme 
une  mer.  Il  les  avait  écartés,  repoussés,  éprouvant  un 
dégoût  sans  borne  à  voir  grouiller  entre  ses  doigts  ces 
tiges  tièdes  et  fermes;  puis  subitement  les  odieuses 
plantes  avaient  disparu  et  deux  bras  cherchaient  à  l'en- 
lacer; une  épouvantable  angoisse  lui  fît  sonnerie  cœur 
à  grands  coups,  car  les  yeux,  les  affreux  yeux  de  la 
femme  étaient  devenus  d'un  bleu  clair  et  froid,  ter- 
ribles. Il  fît  un  effort  surhumain  pour  se  dégager  de 
ses  étreintes,  mais  d'un  geste  irrésistible,  elle  le  retint, 
le  saisit  et,  hagard,  il  vit  s'épanouir  sous  les  cuisses 
à  l'air,  le  farouche  Xidularium  qui  bâillait,  en  saignant, 
dans  des  lames  de  sabre. 

Il  frôlait  avec  son  corps  la  hideuse  blessure  de  cette 
plante;  il  se  sentit  mourir,  s'éveilla  dans  un  sursaut, 
suffoqué,  glacé,  fou  de  peur,  soupirant  :  —  Ah  !  ce  n'est. 
Dieu  merci,  qu'un  rêve. 


IX 


1^  es  cauchemars  se  renouvelèrent  ;  il  craignit  de  s'en- 
vJ  dormir.  Il  resta,  étendu  sur  son  lit,  des  heures 
entières,  tantôt  dans  de  persistantes  insomnies  et  de 
fiévreuses  agitations,  tantôt  dans  d'abominables  rêves 
que  rompaient  des  sursauts  d'homme  perdant  pied, 
dégringolant  du  haut  en  bas  d'un  escalier,  dévalant, 
sans  pouvoir  se  retenir,  au  fond  d'un  gouffre. 

La  névrose  engourdie,  durant  quelques  jours,  repre- 
nait le  dessus,  se  révélait  plus  véhémente  et  plus  têtue, 
sous  de  nouvelles  formes. 

Maintenant  les  couvertures  le  gênaient;  il  étouffait 
sous  les  draps  et  il  avait  des  fourmillements  par  tout 
le  corps,  des  cuissons  de  sang,  des  piqûres  de  puces 
le  long  des  jambes;  à  ces  symptômes,  se  joignirent 
bientôt  une  douleur  sourde  dans  les  maxillaires  et  la 
sensation  qu'un  étau  lui  comprimait  les  tempes. 

Ses  inquiétudes  s'accrurent;  malheureusement  les 
moyens  de  dompter  l'inexorable  maladie  manquèrent. 
Il  avait  sans  succès  tenté  d'installer  des  appareils  hydro- 
thérapiques  dans  son  cabinet  de  toilette.  L'impossibi- 
lité de  faire  monter  l'eau  à  la  hauteur  où  sa  maison 
était  perchée,  la  difficulté  même  de  se  procurer  de  l'eau, 


A     REBOURS  129 


en  quantité  suffisante,  dans  un  village  où  les  fontaines 
ne  fonctionnent  parcimonieusement  qu'à  certaines 
heures  l'arrêtèrent;  ne  pouvant  être  sabré  par  des  jets 
de  lance  qui  plaqués,  écrasés  sur  les  anneaux  de  la 
colonne  vertébrale,  étaient  seuls  assez  puissants  pour 
mater  l'insomnie  et  ramener  le  calme,  il  fut  réduit  aux 
courtes  aspersions  dans  sa  baignoire  ou  dans  son  tub, 
aux  simples  affusions  froides,  suivies  d'énergiques 
frictions  pratiquées,  à  l'aide  du  gant  de  crin,  par  son 
domestique. 

Mais  ces  simili-douches  n'enrayaient  nullement  la 
marche  de  la  névrose;  tout  au  plus  éprouvait-il  un  sou- 
lagement de  quelques  heures,  chèrement  payé  du  reste 
par  le  retour  des  accès  qui  revenaient  à  la  charge,  plus 
violents  et  plus  vifs. 

Son  ennui  devint  sans  borne;  la  joie  de  posséder  de 
mirobolantes  lloraisons  était  tarie;  il  était  déjà  blasé 
sur  leur  contexture  et  sur  leurs  nuances;  puis  malgr^ 
les  soins  dont  il  les  entoura,  la  plupart  de  ses  plantes 
dépérirent;  il  les  fit  enlever  de  ses  pièces  et,  arrivé 
à  un  état  d'excitabilité  extrême,  il  s'irrita  de  ne  plus 
les  voir,  l'œil  blessé  par  le  vide  des  places  qu'elles 
occupaient. 

Pour  se  distraire  et  tuer  les  interminables  heures,  il 
recourut  à  ses  cartons  d'estampes  et  rangea  ses  Goya; 
les  premiers  états  de  certaines  planches  des  Caprices, 
des  épreuves  reconnaissables  à  leur  ton  rougeâtre, 
jadis  achetées  dans  les  ventes  à  prix  d'or,  le  déridèrent 

9 


130  A     REBOURS 

et  il  s'abîma  en  elles,  suivant  les  fantaisies  du  peintre, 
épris  de  ses  scènes  vertigineuses,  de  ses  sorcières  che- 
vauchant des  chats,  de  ses  femmes  s'efForçant  d'arra- 
cher les  dents  d'un  pendu,  de  ses  bandits,  de  ses  suc- 
cubes, de  ses  démons  et  de  ses  nains. 

Puis,  il  parcourut  toutes  les  autres  séries  de  ses  eaux- 
fortes  et,  de  ses  aqua-tintes,  ses  Proverbes  d'une  hor- 
reur si  macabre,  ses  sujets  de  guerre  d'une  rage  si 
féroce,  sa  planche  du  Garrot  enfin,  dont  il  choyait  une 
merveilleuse  épreuve  d'essai,  imprimée  sur  papier 
épais,  non  collé,  aux  visibles  pontuseaux  traversant  la 
pâte. 

La  verve  sauvage,  le  talent  âpre,  éperdu  de  Goya  le 
captait;  mais  l'universelle  admiration  que  ses  œuvres 
avaient  conquise,  le  détournait  néanmoins  un  peu,  et 
il  avait  renoncé,  depuis  des  années,  à  les  encadrer,  de 
peur  qu'en  les  mettant  en  évidence,  le  premier  imbé- 
cile venu  ne  jugeât  nécessaire  de  lâcher  des  âneries  et 
de  s'extasier,  sur  un  mode  tout  appris,  devant  elles. 

Il  en  était  de  même  de  ses  Rembrandt  qu'il  exami- 
nait, de  temps  à  autre,  à  la  dérobée;  et,  en  effet,  si  le 
plus  bel  air  du  monde  devient  vulgaire,  insupportable, 
dès  que  le  public  le  fredonne,  dès  que  les  orgues  s'en 
emparent,  l'œuvre  d'art  qui  ne  demeure  pas  indiffé- 
rente aux  faux  artistes,  qui  n'est  point  contestée  par  les 
sots,  qui  ne  se  contente  pas  de  susciter  l'enthousiasme 
de  quelques-uns,  devient,  elle  aussi,  par  cela  même, 
pour  les  initiés,  polluée,  banale,  presque  repoussante. 


A     REBOIRS 


Cette  promiscuité  dans  l'admiration  était  d'ailleurs 
l'un  des  plus  grands  chagrins  de  sa  vie  ;  d'incompréhen- 
sibles succès  lui  avaient,  à  jamais,  gâté  des  tableaux  et 
des  livres  jadis  chers;  devant  l'approbation  des  suf- 
frages, il  finissait  par  leur  découvrir  d'imperceptibles 
tares,  et  il  les  rejetait,  se  demandant  si  son  flair  ne 
s'épointait  pas,  ne  se  dupait  point. 

Il  referma  ses  cartons  et,  une  fois  de  plus,  il  tomba, 
désorienté,  dans  le  spleen.  Afin  de  changer  le  cours  de 
ses  idées,  il  essaya  des  lectures  émollientes,  tenta,  en 
vue  de  se  réfrigérer  le  cerveau,  des  solanées  de  l'art, 
lut  ces  livres  si  charmants  pour  les  convalescents  et 
les  mal-à-l'aise  que  des  œuvres  plus  tétaniques  ou 
plus  riches  en  phosphates  fatigueraient,  les  romans  de 
Dickens. 

Mais  ces  volumes  produisirent  un  effet  contraire  à 
celui  qu'il  attendait  :  ces  chastes  amoureux,  ces  héroïnes 
protestantes,  vêtues  jusqu'au  cou,  s'aimaient  parmi  les 
étoiles,  se  bornaient  à  baisser  les  yeux,  à  rougir,  à 
pleurer  de  bonheur,  en  se  serrant  les  mains.  Aussitôt 
cette  exagération  de  pureté  le  lança  dans  un  excès 
opposé;  en  vertu  de  la  loi  des  contrastes,  il  sauta  d'un 
extrême  à  l'autre,  se  rappela  des  scènes  vibrantes  et 
corsées,  songea  aux  pratiques  humaines  des  couples, 
aux  baisers  mélangés,  aux  baisers  colombins,  ainsi  que 
les  désigne  la  pudeur  ecclésiastique,  quand  ils  pénè- 
trent entre  les  lèvres. 

Il  interrompit  sa  lecture,  rumina  loin  delà  bégueule 


132  A     REBOURS 

Angleterre,  sur  les  peccadilles  libertines,  sur  les  salaces 
apprêts  que  l'Eglise  désapprouve;  une  commotion  le 
frappa;  l'anaphrodisie  de  sa  cervelle  et  de  son  corps 
qu'il  avait  crue  définitive,  se  dissipa;  la  solitude  agit 
encore  sur  le  détraquement  de  ses  nerfs;  il  fut  une  fois 
de  plus  obsédé  non  par  la  religion  même,  mais  par  la 
malice  des  actes  et  des  péchés  qu'elle  condamne  ;  l'habi- 
tuel sujet  de  ses  obsécrations  et  de  ses  menaces  le  tint 
seul;  le  côté  charnel,  insensible  depuis  des  mois,  remué 
tout  d'abord,  par  l'énervement  des  lectures  pieuses, 
puis  réveillé,  mis  debout,  dans  une  crise  de  névrose, 
par  le  cant  anglais,  se  dressa  et  la  stimulation  de  ses 
sens  le  reportant  en  arrière,  il  pataugea  dans  le  sou- 
venir de  ses  vieux  cloaques. 

Il  se  leva  et,  mélancoliquement,  ouvrit  une  petite 
boîte  de  vermeil  au  couvercle  semé  d'aventurines. 

Elle  était  pleine  de  bonbons  violets;  il  en  prit  un,  et 
il  le  palpa  entre  ses  doigts,  pensant  aux  étranges  pro- 
priétés de  ce  bonbon  praliné,  comme  givré  de  sucre; 
jadis,  alors  que  son  impuissance  était  acquise,  alors 
aussi  qu'il  songeait,  sans  aigreur,  sans  regrets,  sans 
nouveaux  désirs,  à  la  femme,  il  déposait  l'un  de  ces 
bonbons  sur  sa  langue,  le  laissait  fondre  et  soudain,  se 
levaient  avec  une  douceur  infinie,  des  rappels  très 
effacés,  très  languissants   des  anciennes  paillardises. 

Ces  bonbons  inventés  par  Siraudin  et  désignés  sous 
la  ridicule  appellation  de  «  Perles  des  Pyrénées  » 
étaient    une    goutte   de    parfum    de    sarcanthus,    une 


A    REBOURS  133 

goutte  d'essence  féminine,  cristallisée  dans  un  morceau 
de  sucre;  ils  pénétraient  les  papilles  de  la  bouche, 
évoquaient  des  souvenances  d'eau  opalisée  par  des 
vinaigres  rares,  de  baisers  très  profonds,  tout  imbibés 
d'odeurs. 

D'habitude,  il  souriait,  humant  cet  arôme  amoureux, 
cette  ombre  de  caresses  qui  lui  mettait  un  coin  de  nudité 
dans  la  cervelle  et  ranimait,  pour  une  seconde,  le  goût 
naguère  adoré  de  certaines  femmes;  aujourd'hui,  ils 
n'agissaient  plus  en  sourdine,  ne  se  bornaient  plus  à 
raviver  l'image  de  désordres  lointains  et  confus;  ils 
déchiraient,  au  contraire,  les  voiles,  jetaient  devant  ses 
yeux  la  réalité  corporelle,  pressante  et  brutale. 

En  tête  du  défilé  des  maîtresses  que  la  saveur  de  ce 
bonbon  aidait  à  dessiner  en  des  traits  certains,  l'une 
s'arrêta,  montrant  des  dents  longues  et  blanches,  une 
peau  satinée,  toute  rose,  un  nez  taillé  en  biseau,  des 
yeux  de  souris,  des  cheveux  coupés  à  la  chien  et  blonds. 

C'était  miss  Urania,  une  Américaine,  au  corps  bien 
découplé,  aux  jambes  nerveuses,  aux  muscles  d'acier, 
aux  bras  de  fonte. 

Elle  avait  été  l'une  des  acrobates  les  plus  renommées 
du  Cirque. 

Des  Esseintes  l'avait,  durant  de  longues  soirées,  atten- 
tivement suivie;  les  premières  fois,  elle  lui  était  apparue 
telle  qu'elle  était,  c'est-à-dire  solide  et  belle,  mais  le 
désir  de  l'approcher  ne  l'étreignit  point;  elle  n'avait 
rien  qui  la  recommandât  à  la  convoitise  d'un  blasé,  et 


;  134  REBO  rus 

cependant  il  retourna  au  Cirque  alléché  par  il  ne  savait 
quoi,  poussé  par  un  sentiment  difficile  à  définir. 

eu  à  peu,  en  même  temps  qu'il  l'observait,  de  singu- 
lières conceptions  naquirent;  à  mesure  qu'il  admirait 
sa  souplesse  et  sa  force,  il  voyait  un  artificiel  chan- 
gement de  sexe  se  produire  en  elle;  ses  singeries  gra- 
cieuses, ses  mièvreries  de  femelle  s'effaçaient  de  plus 
en  plus,  tandis  que  se  développaient,  à  leur  place,  les 
charmes  agiles etpuissants  d'un  mâle;  en  un  mot,  après 
avoir  tout  d'abord  été  femme,  puis,  après  avoir  hésité, 
après  avoir  avoisiné  l'androgyne,  elle  semblait  se  ré- 
soudre, se  préciser,  devenir  complètement  un  homme. 
^STors,  de  même  qu'un  robuste  gaillard  s'éprend 
d'une  fille  grêle,  cette  clownesse  doit  aimer,  par  ten- 
dance, une  créature  faible,  ployée,  pareille  à  moi,  sans 
souffle,  se  dit  des  Esseintes  ;  à  se  regarder,  à  laisser 
agir  l'esprit  de  comparaison,  il  en  vint  à  éprouver, 
de  son  côté,  l'impression  que  lui-même  se  féminisait, 
et  il  envia  décidément  la  possession  de  cette  femme, 
aspirant  ainsi  qu'une  fillette  chlorotique,  après  le  gros- 
sier hercule  dont  les  bras  la  peuvent  broyer  dans  une 
étreinte. 

'  Cet  échange  de  sexe  entre  miss  Urania  et  lui,  l'avait 
exalté;  nous  sommes  voués  l'un  à  l'autre,  assurait-il; 
à  cette  subite  admiration  delà  force  brutale  jusqu'alors 
exécrée,  se  joignit  enfin  l'exorbitant  attrait  de  la  boue, 
de  la  basse  prostitution  heureuse  de  payer  cher  les  ten- 
dresses malotrues  d'un  souteneur. 


A     REBOURS  135 

En  attendant  qu'il  se  décidât  à  séduire  l'acrobate,  à 
entrer,  si  faire  se  pouvait,  dans  la  réalité  même,  il 
confirmait  ses  rêves,  en  posant  la  série  de  ses  propres 
pensées  sur  les  lèvres  inconscientes  de  la  femme,  en 
relisant  ses  intentions  qu'il  plaçait  dans  le  sourire 
immuable  et  fixe  de  l'histrionne  tournant  sur  son 
trapèze. 

Un  beau  soir,  il  se  résolut  à  dépêcher  les  ouvreuses. 
Miss  Urania  crut  nécessaire  de  ne  point  céder,  sans  une 
préalable  cour  ;  néanmoins  elle  se  montra  peu  farouche, 
sachant  par  les  ouï-dire,  que  des  Esseintes  était  riche 
et  que  son  nom  aidait  à  lancer  les  femmes-/ 

Mais  aussitôt  que  ses  vœux  furent  exaucés,  son  désap- 
pointement dépassa  le  possible.  Il  s'était  imaginé  l'Amé- 
ricaine, stupide  et  bestiale  comme  un  lutteur  de  foire, 
et  sa  bêtise  était  malheureusement  toute  féminine. 
Certes,  elle  manquait  d'éducation  et  de  tact,  n'avait  ni 
bon  sens  ni  esprit,  et  elle  témoignait  d'une  ardeur  ani- 
male, à  table,  mais  tous  les  sentiments  enfantins  de  la 
femme  subsistaient  en  elle  ;  elle  possédait  le  caquet  et  la 
coquetterie  des  filles  entichées  de  balivernes;  la  trans- 
mutation des  idées  masculines  dans  son  corps  de  femme 
n'existait  pas. 

Avec  cela,  elle  avait  une  retenue  puritaine,  au  lit  et 
aucune  de  ces  brutalités  d'athlète  qu'il  souhaitait  tout 
en  les  craignant;  elle  n'était  pas  sujette  comme  il  en 
avait,  un  moment,  conçu  l'espoir,  aux  perturbations 
de  son  sexe.  En  sondant  bien  le  vide  de  ses  convoitises, 


136  A     REBOURS 

peut-être  eût-il  cependant  aperçu  un  penchant  vers  un 
être  délicat  et  fluet,  vers  un  tempérament  absolument 
contraire  au  sien,  mais  alors  il  eût  découvert  une  pré- 
férence non  pour  une  fillette,  mais  pour  un  joveux  grin- 
galet, pour  un  cocasse  et  maigre  clown. 

Fatalement,  des  Esseintes  rentra  dans  son  rôle 
d'homme  momentanément  oublié;  ses  impressions  de 
feminilité,  de  faiblesse,  de  quasi-protection  achetée,  de 
peur  même,  disparurent;  l'illusion  n'était  plus  possible; 
miss  Urania  était  une  maîtresse  ordinaire,  ne  justifiant 
en  aucune  façon,  la  curiosité  cérébrale  qu'elle  avait  fait 
naître. 

Bien  que  le  charme  de  sa  chair  fraîche,  de  sa  beauté 
magnifique,  eût  d'abord  étonné  et  retenu  des  Esseintes, 
il  chercha  promptement  à  esquiver  cette  liaison,  préci- 
pita la  rupture,  car  sa  précoce  impuissance  s'augmen- 
tait encore  devant  les  glaciales  tendresses,  devant  les 
prudes  laisser-aller -de  cette  femme. 

Et  pourtant  elle  était  la  première  à  s'arrêter  devant 
lui,  dans  le  passage  ininterrompu  de  ces  luxures;  mais, 
au  fond,  si  elle  s'était  plus  énergiquement  empreinte 
dans  sa  mémoire  qu'une  foule  d'autres  dont  les  appâts 
avaient  été  moins  fallacieux  et  les  plaisirs  moins 
limités,  cela  tenait  à  sa  senteur  de  bête  bien  portante 
et  saine;  la  redondance  de  sa  santé  était  l'antipode 
même  de  cette  anémie,  travaillée  aux  parfums,  dont 
il  retrouvait  un  fin  relent  dans  le  délicat  bonbon  de 
Siraudin. 


A     REBOURS  137 

Ainsi  qu'une  odorante  antithèse,  miss  Urania  s'impo- 
sait fatalement  à  son  souvenir,  mais  presque  aussitôt 
des  Esseintes,  heurte  par  cet  imprévu  d'un  arôme 
naturel  et  brut,  retournait  aux  exhalaisons  civilisées, 
et  inévitablement  il  songeait  à  ses  autres  maîtresses; 
elles  se  pressaient,  en  troupeau,  dans  sa  cervelle,  mais 
par  dessus  toutes  s'exhaussait  maintenant  la  femme  don  t 
la  monstruosité  l'avait  tant  satisfait  pendant  des  mois. 

Celle-là  était  une  petite  et  sèche  brune,  aux  yeux 
noirs,  aux  cheveux  pommadés,  plaqués  sur  la  tête, 
comme  avec  un  pinceau,  séparés  par  une  raie  de 
garçon,  près  d'une  tempe.  Il  l'avait  connue  dans  un 
café-concert,  où  elle  donnait  des  représentations  de 
ventriloque. 

A  la  stupeur  d'une  foule  que  ces  exercices  mettaient 
mal  à  l'aise,  elle  faisait  parler,  à  tour  de  rôle,  des 
enfants  en  carton,  rangés  en  flûtes  de  pan,  sur  des 
chaises;  elle  conversait  avec  des  mannequins  presque 
vivants  et,  dans  la  salle  même,  des  mouches  bourdon- 
naient autour  des  lustres  et  l'on  entendait  bruire  le 
silencieux  public  qui  s'étonnait  d'être  assis  et  se  recu- 
lait instinctivement  dans  ses  stalles,  alors  que  le  roule- 
ment d'imaginaires  voitures  le  frôlait,  en  passant,  de 
l'entrée  jusqu'à  la  scène. 

Des  Esseintes  avait  été  fasciné;  une  masse  d'idées 
germa  en  lui;  tout  d'abord  il  s'empressa  de  réduire,  à 
coups  de  billets  de  banque,  la  ventriloque  qui  lui  plut 
par  le  contraste  même  qu'elle  opposait  avec  l'Améri- 


138  A     REBOURS 

caine.  Cette  brunette  suintait  des  parfums  préparés, 
malsains  et  capiteux  et  elle  brûlait  comme  un  cratère; 
en  dépit  de  tous  ses  subterfuges,  des  Esseintes  s'épuisa 
en  quelques  heures;  il  n'en  persista  pas  moins  à  se 
laisser  complaisamment  gruger  par  elle,  car  plus  que 
la  maîtresse,  le  phénomène  l'attirait. 

D'ailleurs  les  plans  qu'il  s'était  proposés,  avaient 
mûri.  Il  se  résolut  à  accomplir  des  projets  jusqu'alors 
irréalisables. 

Il  fit  apporter,  un  soir,  un  petit  sphinx,  en  marbre 
noir,  couché  dans  la  pose  classique,  les  pattes  allon- 
gées, la  tête  rigide  et  droite  et  une  chimère,  en  terre 
polychrome,  brandissant  une  crinière  hérissée,  dar- 
dant des  yeux  féroces,  éventant  avec  les  sillons  de  sa 
queue  ses  flancs  gonflés  ainsi  que  des  soufflets  de  forge. 
Il  plaça  chacune  de  ces  bêtes  à  un  bout  de  la  chambre, 
éteignit  les  lampes,  laissant  les  braises  rougeoyer  dans 
l'àtre  et  éclairer  vaguement  la  pièce  en  agrandissant 
les  objets  presque  noyés  dans  l'ombre. 

Puis,  il  s'étendit  sur  un  canapé,  près  de  la  femme 
dont  l'immobile  figure  était  atteinte  par  la  lueur  d'un 
tison,  et  il  attendit. 

Avec  des  intonations  étranges  qu'il  lui  avait  fait  lon- 
guement et  patiemment  répéter  à  l'avance,  elle  anima, 
sans  même  remuer  les  lèvres,  sans  même  les  regarder, 
les  deux  monstres. 

Et  dans  le  silence  de  la  nuit,  l'admirable  dialogue 
de  la  Chimère  et  du  Sphinx  commença,  récité  par  des 


A     REBOURS  139 

voix  gutturales   et  profondes,  rauques,  puis   aiguës, 
comme  surhumaines. 

«  —  Ici,  Chimère,  arrête-toi. 

«  —  Non;  jamais.  » 

Bercé  par  l'admirable  prose  de  Flaubert,  il  écoutait, 
pantelant,  le  terrible  duo  et  des  frissons  le  parcouru- 
rent, de  la  nuque  aux  pieds,  quand  la  Chimère  proféra 
la  solennelle  et  magique  phrase  : 

«  Je  cherche  des  parfums  nouveaux,  des  fleurs  plus 
larges,  des  plaisirs  inéprouvés.  » 

Ah!  c'était  à  lui-même  que  cette  voix  aussi  mysté- 
rieuse qu'une  incantation,  parlait;  c'était  à  lui  qu'elle 
racontait  sa  fièvre  d'inconnu,  son  idéal  inassouvi,  son 
besoin  d'échapper  à  l'horrible  réalité  de  l'existence,  à  / 
franchir  les  confins  de  la  pensée,  à  tâtonner  sans; 
jamais  arriver  à  une  certitude,  dans  les  brumes  des 
au-delà  de  l'art!  —  Toute  la  misère  de  ses  propres 
efforts  lui  refoula  le  cœur.  Doucement,  il  étreignait  la 
femme  silencieuse,  à  ses  côtés,  se  réfugiant,  ainsi  qu'un 
enfant  inconsolé,  près  d'elle,  ne  voyant  même  pas  l'air 
maussade  de  la  comédienne  obligée  à  jouer  une  scène, 
à  exercer  son  métier,  chez  elle,  aux  instants  du  repos, 
loin  de  la  rampe. 

Leur  liaison  continua,  mais  bientôt  les  défaillances 
de  des  Esseintes  s'aggravèrent  ;  l'effervescence  de  sa 
cervelle  ne  fondait  plus  les  glaces  de  son  corps  :  les 
nerfs  n'obéissaient  plus  à  la  volonté;  les  folies  passion- 
nelles des  vieillards  le  dominèrent.  Se  sentant  devenir 


140  A     REBOURS 

de  plus  en  plus  indécis  près  de  celte  maîtresse,  il  recou- 
rut à  L'adjuvant  le  plus  efficace  des  vieux  et  inconstants 
prurits,  à  la  peur. 

Fendant  qu'il  tenait  la  femme  entre  ses  bras,  une 
voix  de  rogomme  éclatait  derrière  la  porte  :  «  Ouvri- 
ras-tu? je  sais  bien  que  t'es  avec  un  miche,  attends, 
attends  un  peu,  salope!  » —  Aussitôt,  de  même  que  ces 
libertins  excités  par  la  terreur  d'être  pris  en  flagrant 
délit,  à  l'air,  sur  les  berges,  dans  le  jardin  des  Tuile- 
ries, dans  un  rambuteau  ou  sur  un  banc,  il  retrouvait 
passagèrement  ses  forces,  se  précipitait  sur  la  ventri- 
loque dont  la  voix  continuait  à  tapager  hors  de  la  pièce 
et  il  éprouvait  des  allégresses  inouïes,  dans  cette  bous- 
culade, clans  cette  panique  de  l'homme  courant  un 
danger,  interrompu,  pressé  dans  son  ordure. 

Malheureusement,  ces  séances  furent  de  durée  brève; 
malgré  les  prix  exagérés  qu'il  lui  paya,  la  ventriloque 
le  congédia  et,  le  soir  même,  s'offrit  à  un  gaillard  dont\ 
les  exigences  étaient  moins  compliquées  et  les  reins) 
plus  sûrs. 

Celle-là,  il  l'avait  regrettée  et,  au  souvenir  de  ses 
artifices,  les  autres  femmes  lui  parurent  dénuées  de 
saveur;  les  grâces  pourries  de  l'enfance  lui  sem- 
blèrent même  fades;  son  mépris  pour  leurs  monotones 
grimaces  devint  tel  qu'il  ne  pouvait  plus  se  résoudre  à 
les  subir. 

Remâchant  son  dégoût,  seul,  un  jour  qu'il  se  pro- 
menait   sur    l'avenue    de    Latour-Maubourg,    il    fut 


A     RKBOTRS  141 

abordé,  près  des  Invalides,  par  un  tout  jeune  homme 
qui  le  pria  de  lui  indiquer  la  voie  la  plus  courte  pour 
se  rendre  à  la  rue  de  Babvlone.  Des  Esseintes  lui 
désigna  son  chemin  et,  comme  il  traversait  aussi  l'es- 
planade, ils  firent  route  ensemble. 

La  voix  du  jeune  homme  insistant,  d'une  façon  ino- 
pinée, afin  d'être  plus  amplement  renseigné,  disant  : 
—  Alors  vous  croyez  qu'en  prenant  à  gauche,  ce  serait 
plus  long;  l'on  m'avait  pourtant  affirmé  qu'en  obli- 
quant par  l'avenue,  j'arriverais  plus  tôt,  —  était,  tout 
à  la  fois,  suppliante  et  timide,  très  basse  et  douce. 

Des  Esseintes  le  regarda.  Il  paraissait  échappé  du 
collège,  était  pauvrement  vêtu  d'un  petit  veston  de 
cheviote  lui  étreignant  les  hanches,  dépassant  à  peine 
la  chute  des  reins,  d'une  culotte  noire,  collante,  d'un 
col  rabattu,  échancré  sur  une  cravate  bouffante  bleu 
foncé,  à  vermicelles  blancs,  forme  La  Vallière.  Il  tenait 
à  la  main  un  livre  de  classe  cartonné,  et  il  était  coiffé 
d'un  melon  brun,  à  bords  plats. 

La  figure  était  troublante;  pâle  et  tirée,  assez  régu- 
lière sous  les  longs  cheveux  noirs,  elle  était  éclairée 
par  de  grands  veux  humides,  aux  paupières  cernées 
de  bleu,  rapprochés  du  nez  que  pointillaient  d'or  quel- 
ques rousseurs  et  sous  lequel  s'ouvrait  une  bouche 
petite,  mais  bordée  de  grosses  lèvres,  coupées,  au 
milieu,  d'une  raie  ainsi  qu'une  cerise. 

Ils  se  dévisagèrent,  pendant  un  instant,  en  face,  puis 
le  jeune  homme  baissa  les  yeux  et  se  rapprocha;  son 


142  A     REBOURS 

bras  frôla  bientôt  celui  de  des  Esseintes  qui  ralentit  le 
pas,  considérant,  songeur,  la  marche  balancée  de  ce 
jeune  homme. 

Et  du  hasard  de  cette  rencontre,  était  née  une  défiante 
amitié  qui  se  prolongea  durant  des  mois  ;  des  Esseintes 
n'y  pensait  plus  sans  frémir;  jamais  il  n'avait  sup- 
porté un  plus  attirant  et  un  plus  impérieux  fermage  ; 
jamais  il  n'avait  connu  des  périls  pareils,  jamais  aussi 
il  ne  s'était  senti  plus  douloureusement  satisfait. 

Parmi  les  rappels  qui  l'assiégeaient,  dans  sa  solitude, 
celui  de  ce  réciproque  attachement  dominait  les  autres. 
Toute  la  levure  d'égarement  que  peut  détenir  un  cer- 
veau surexcité  par  la  névrose,  fermentait  ;  et,  à  se  com- 
plaire ainsi  dans  ces  souvenirs,  dans  cette  délectation 
morose,  comme  la  théologie  appelle  cette  récurrence 
des  vieux  opprobres,  il  mêlait  aux  visions  physiques 
des  ardeurs  spirituelles  cinglées  par  l'ancienne  lecture 
des  casuistes,  des  Busembaum  et  des  Diana,  des  Liguori 
et  des  Sanchez,  traitant  des  péchés  contre  le  6e  et  le 
9e  commandement  du  Décalogue. 

En  faisant  naître  un  idéal  extrahumain  dans  cette 
âme  qu'elle  avait  baignée  et  qu'une  hérédité  datant  du 
règne  de  Henri  III  prédisposait  peut-être,  la  religion 
avait  aussi  remué  l'illégitime  idéal  des  voluptés  ;  des 
obsessions  libertines  et  mystiques  hantaient,  en  se 
confondant,  son  cerveau  altéré  d'un  opiniâtre  désir 
d'échapper  aux  vulgarités  du  monde,  de  s'abîmer,  loin 
des  usages  vénérés,  dans  d'originales  extases,  dans  des 


A     REBOURS  143 

crises  célestes  ou  maudites,  également  écrasantes  par 
les  déperditions  de  phosphore  qu'elles  entraînent. 

Actuellement,  il  sortait  de  ces  rêveries,  anéanti, 
brisé,  presque  moribond,  et  il  allumait  aussitôt  les 
bougies  et  les  lampes,  s'inondant  de  clarté,  croyant 
entendre  ainsi,  moins  distinctement  que  dans  l'ombre, 
le  bruit  sourd,  persistant,  intolérable,  des  artères  qui 
lui  battaient,  à  coups  redoublés,  sous  la  peau  du  cou. 


X 


Pendant  cette  singulière  maladie  qui  ravage  les 
races  à  bout  de  sang,  de  soudaines  accalmies 
succèdent  aux  crises  ;  sans  qu'il  pût  s'expliquer  pour- 
quoi, des  Esseintes  se  réveilla  tout  valide,  un  beau 
matin;  plus  de  toux  déracinante,  plus  de  coins  enfoncés 
à  coup  de  maillet  dans  la  nuque,  mais  une  sensation 
ineffable  de  bien-être,  une  légèreté  de  cervelle  dont  les 
pensées  s'éclaircissaient  et,  d'opaques  et  glauques, 
devenaient  fluides  et  irisées,  de  même  que  les  bulles  de 
savon  de  nuances  tendres. 

Cet  état  dura  quelques  jours  ;  puis  subitement,  une 
après-midi,  les  hallucinations  de  l'odorat  se  montrèrent. 

Sa  chambre  embauma  la  frangipane;  il  vérifia  si  un 
flacon  ne  traînait  pas,  débouché  ;  il  n'y  avait  point  de 
flacon  dans  la  pièce  ;  il  passa  dans  son  cabinet  de  tra- 
vail, dans  la  salle  à  manger  :  l'odeur  persista. 

Il  sonna  son  domestique  :  —  Vous  ne  sentez  rien, 
dit-il?  L'autre  renifla  une  prise  d'air  et  déclara  ne  res- 
pirer aucune  fleur  :  le  doute  ne  pouvait  exister;  la 
névrose  revenait,  une  fois  de  plus,  sous  l'apparence 
d'une  nouvelle  illusion  des  sens. 

Fatigué  par  la  ténacité  de  cet  imaginaire  arôme,  il 


A     REBOURS  145 

résolut  de  se  plonger  dans  des  parfums  véritables, 
espérant  que  cette  homéopathie  nasale  le  guérirait  ou 
du  moins  qu'elle  retarderait  la  poursuite  de  l'impor- 
tune frangipane. 

Il  se  rendit  dans  son  cabinet  de  toilette.  Là,  près 
d'un  ancien  baptistère  qui  lui  servait  de  cuvette,  sous 
une  longue  glace  en  fer  forgé,  emprisonnant  ainsi  que 
d'une  margelle  argentée  de  lune,  l'eau  verte  et  comme 
morte  du  miroir,  des  bouteilles  de  toute  grandeur,  de 
toute  forme,  s'étageaient  sur  des  rayons  d'ivoire. 

Il  les  plaça  sur  une  table  et  les  divisa  en  deux  séries  : 
celle  des  parfums  simples,  c'est-à-dire  des  extraits  ou 
des  esprits,  et  celle  des  parfums  composés,  désignée 
sous  le  terme  générique  de  bouquets. 

Il  s'enfonça  dans  un  fauteuil  et  se  recueillit. 

Il  était,  depuis  des  années,  habile  dans  la  science  du 
flair;  il  pensait  que  l'odorat  pouvait  éprouver  des 
jouissances  égales  à  celles  de  l'ouïe  et  de  la  vue, 
chaque  sens  étant  susceptible,  par  suite  d'une  disposi- 
tion naturelle  et  d'une  érudite  culture,  de  percevoir 
des  impressions  nouvelles,  de  les  décupler,  de  les  coor- 
donner, d'en  composer  ce  tout  qui  constitue  une  oeuvre  ; 
et  il  n'était  pas,  en  somme,  plus  anormal  qu'un  art 
existât,  en  dégageant  d'odorants  fluides,  que  d'autres, 
en  détachant  des  ondes  sonores,  ou  en  frappant  de 
rayons  diversement  colorés  la  rétine  d'un  œil  ;  seu- 
lement, si  personne  ne  peut  discerner,  sans  une  intui- 
tion particulière  développée  par  l'étude,  une  peinture 

10 


146  A    REBOURS 

de  grand  maître  d'une  croûte,  un  air  de  Beethoven 
d'un  air  de  Clapisson,  personne,  non  plus,  ne  peut, 
sans  une  initiation  préalable,  ne  point  confondre,  au 
premier  abord,  un  bouquet  eréé  par  un  sincère  artiste, 
avec  un  pot-pourri  fabriqué  par  un  industriel,  pour  la 
vente  des  épiceries  et  des  bazars. 

Dans  cet  art  des  parfums,  un  côté  l'avait,  entre  tous, 
séduit,  celui  de  la  précision  factice. 

Presque  jamais,  en  effet,  les  parfums  ne  sont  issus 
des  fleurs  dont  ils  portent  le  nom;  l'artiste  qui  oserait 
emprunter  à  la  seule  nature  ses  éléments,  ne  produirait 
qu'une  œuvre  bâtarde,  sans  vérité,  sans  style,  attendu 
que  l'essence  obtenue  par  la  distillation  des  fleurs  ne 
saurait  offrir  qu'une  très  lointaine  et  très  vulgaire  ana- 
logie avec  l'arôme  môme  de  la  fleur  vivante,  épandant 
ses  effluves,  en  pleine  terre. 

Aussi,  à  l'exception  de  l'inimitable  jasmin,  qui  n'ac- 
cepte aucune  contrefaçon,  aucune  similitude,  qui 
repousse  jusqu'aux  à  peu  près,  toutes  les  fleurs  sont 
exactement  représentées  par  des  alliances  d'alcoolats 
et  d'esprits,  dérobant  au  modèle  sa  personnalité  même 
et  y  ajoutant  ce  rien,  ce  ton  en  plus,  ce  fumet  capiteux, 
cette  touche  rare  qui  qualifie  une  œuvre  d'art. 

En  résumé,  dans  la  parfumerie,  l'artiste  achève 
l'odeur  initiale  de  la  nature  dont  il  taille  la  senteur, 
et  il  la  monte  ainsi  qu'un  joaillier  épure  l'eau  d'une 
pierre  et  la  fait  valoir. 

Peu  à  peu,  les  arcanes  de  cet  art,  le  plus  négligé  de 


A     H  Eli  OURS  147 

tous,  s'étaient  ouverts  devant  des  Esseintes  qui  déchif- 
frait maintenant  cette  langue,  variée,  aussi  insinuante 
que  celle  de  la  littérature,  ce  style  d'une  concision 
inouïe,  sous  son  apparence  flottante  et  vague. 

Pour  cela,  il  lui  avait  d'abord  fallu  travailler  la 
grammaire,  comprendre  la  syntaxe  des  odeurs,  se 
bien  pénétrer  des  règles  qui  les  régissent,  et,  une  fois 
familiarisé  avec  ce  dialecte,  comparer  les  œuvres  des 
maîtres,  des  Atkinson  et  des  Lubin,  des  Chardin  et  des 
Violet,  des  Legrand  et  des  Piesse,  désassembler  la 
construction  de  leurs  phrases,  peser  la  proportion  de 
leurs  mots  et  l'arrangement  de  leurs  périodes. 

Puis,  dans  cet  idiome  des  fluides,  l'expérience  devait 
appuyer  les  théories  trop  souvent  incomplètes  et 
banales. 

La  parfumerie  classique  était,  en  effet,  peu  diversi- 
fiée, presque  incolore,  uniformément  coulée  dans  une 
matrice  fondue  par  d'anciens  chimistes  ;  elle  radotait, 
confinée  en  ses  vieux  alambics,  lorsque  la  période 
romantique  était  éclose  et  l'avait,  elle  aussi,  modifiée, 
rendue  plus  jeune,  plus  malléable  et  plus  souple. 

Son  histoire  suivait,  pas  à  pas,  celle  de  notre  langue. 
Le  style  parfumé  Louis  XIII,  composé  des  éléments 
chers  à  cette  époque,  de  la  poudre  d'iris,  du  musc,  de 
la  civette,  de  l'eau  de  myrte  déjà  désignée  sous  le  nom 
d'eau  des  anges,  était  à  peine  suffisant  pour  exprimer 
les  grâces  cavalières,  les  teintes  un  peu  crues  du 
temps,  que  nous  ont  conservées  certains  des  sonnets  de 


l'»8  A     REBOURS 

Saint-Amand.  Plus  tard,  avec  la  myrrhe,  l'oliban,  les 
senteurs  mystiques,  puissantes  et  austères,  l'allure  pom- 
peuse du  grand  siècle,  les  artifices  redondants  de  l'art 
oratoire,  le  style  large,  soutenu,  nombreux,  de  Bossuet 
et  des  maîtres  de  la  chaire,  furent  presque  possibles; 
plus  tard  encore,  les  grâces  fatiguées  et  savantes  de  la 
société  française  sous  Louis  XV,  trouvèrent  plus  faci- 
lement leur  interprète  dans  la  frangipane  et  la  maré- 
chale qui  donnèrent  en  quelque  sorte  la  synthèse  même 
de  cette  époque  ;  puis,  après  l'ennui  et  l'incuriosité  du 
premier  Empire,  qui  abusa  des  eaux  de  Cologne  et  des 
préparations  au  romarin,  la  parfumerie  se  jeta,  der- 
rière Victor  Hugo  et  Gautier,  vers  les  pays  du  soleil  ; 
elle  créa  des  orientales,  des  selam  fulgurants  d'épices, 
découvrit  des  intonations  nouvelles,  des  antithèses 
jusqu'alors  inosées,  tria  et  reprit  d'anciennes  nuances 
qu'elle  compliqua,  qu'elle  subtilisa,  qu'elle  assortit; 
elle  rejeta  résolument  enfin,  cette  volontaire  décrépi- 
tude à  laquelle  l'avaient  réduite  les  Malesherbes,  les 
Boileau,  les  Andrieux,  les  Baour-Lormian,  les  bas 
distillateurs  de  ses  poèmes. 

Mais  cette  langue  n'était  pas  demeurée,  depuis  la 
période  de  1830,  stationnaire.  Elle  avait  encore  évolué, 
et,  se  modelant  sur  la  marche  du  siècle,  elle  s'était 
avancée  parallèlement  avec  les  autres  arts;  s'était,  elle 
aussi,  pliée  aux  vœux  des  amateurs  et  des  artistes,  se 
lançant  sur  le  Chinois  et  le  Japonais,  imaginant  des 
albums   odorants,    imitant  les  bouquets  de   fleurs  de 


A     REBOURS  149 

Takéoka,  obtenant  par  des  alliances  de  lavande  et  de 
girofle,  l'odeur  du  Rondeletia  ;  par  un  mariage  de  pat- 
chouli et  de  camphre,  l'arôme  singulier  de  l'encre  de 
Chine  ;  par  des  composés  de  citron,  de  girofle  et  de 
néroli,  l'émanation  de  l'Hovénia  du  Japon. 

Des  Esseintes  étudiait,  analysait  l'âme  de  ces  fluides, 
faisait  l'exégèse  de  ces  textes  ;  il  se  complaisait  à  jouer 
pour  sa  satisfaction  personnelle,  le  rôle  d'un  psycho- 
logue, à  démonter  et  à  remonter  les  rouages  d'une 
œuvre,  à  dévisser  les  pièces  formant  la  structure  d'une 
exhalaison  composée,  et,  dans  cet  exercice,  son  odorat 
était  parvenu  à  la  sûreté  d'une  touche  presque  impec- 
cable. 

De  même  qu'un  marchand  de  vins  reconnaît  le  cru 
dont  il  hume  une  goutte  ;  qu'un  vendeur  de  houblon, 
dès  qu'il  flaire  un  sac,  détermine  aussitôt  sa  valeur 
exacte  ;  qu'un  négociant  chinois  peut  immédiatement 
révéler  l'origine  des  thés  qu'il  sent,  dire  dans  quelles 
fermes  des  monts  Bohées,  dans  quels  couvents  boud- 
dhiques, il  a  été  cultivé,  l'époque  où  ses  feuilles  ont  été 
cueillies,  préciser  le  degré  de  torréfaction,  l'influence 
qu'il  a  subie  dans  le  voisinage  de  la  fleur  de  prunier, 
de  l'Aglaia,  de  l'Olea  fragrans,  de  tous  ces  parfums 
qui  servent  à  modifier  sa  nature,  à  y  ajouter  un  rehaut 
inattendu,  à  introduire  dans  son  fumet  un  peu  sec  un 
relent  de  fleurs  lointaines  et  fraîches  ;  de  même  aussi 
des  Esseintes  pouvait  en  respirant  un  soupçon  d'odeur, 
vous    raconter   aussitôt    les   doses   de    son    mélange, 


150  A     REBOURS 

expliquer  la  psychologie  de  sa  mixture,  presque  citer 
le  nom  de  l'artiste  qui  l'avait  écrit  et  lui  avait  imprimé 
la  marque  personnelle  de  son  style. 

Il  va  de  soi  qu'il  possédait  la  collection  de  tous  les 
produits  employés  par  les  parfumeurs;  il  avait  même 
du  véritable  baume  de  la  Mecque,  ce  baume  si  rare 
qui  ne  se  récolte  que  dans  certaines  parties  de  l'Ara- 
bie Pétrée  et  dont  le  monopole  appartient  au  Grand 
Seigneur. 

Assis  maintenant,  dans  son  cabinet  de  toilette,  devant 
sa  table,  il  songeait  à  créer  un  nouveau  bouquet  et  il 
était  pris  de  ce  moment  d'hésitation  bien  connu  des 
écrivains,  qui,  après  des  mois  de  repos,  s'apprêtent  à 
recommencer  une  nouvelle  œuvre. 

Ainsi  que  Balzac  que  hantait  l'impérieux  besoin  de 
noircir  beaucoup  de  papier  pour  se  mettre  en  train, 
des  Esseintes  reconnut  la  nécessité  de  se  refaire  aupa- 
ravant la  main  par  quelques  travaux  sans  importance  ; 
voulant  fabriquer  de  l'héliotrope,  il  soupesa  des  flacons 
d'amande  et  de  vanille,  puis  il  changea  d'idée  et  se 
résolut  à  aborder  le  pois  de  senteur. 

Les  expressions,  les  procédés  lui  échappaient  ;  il 
tâtonna  ;  en  somme,  dans  la  fragrance  de  cette  fleur, 
l'oranger  domine  :  il  tenta  de  plusieurs  combinaisons 
et  il  finit  par  atteindre  le  ton  juste,  en  joignant  à 
l'oranger  de  la  tubéreuse  et  de  la  rose  qu'il  lia  par  une 
goutte  de  vanille. 

Les   incertitudes  se   dissipèrent  ;    une   petite   fièvre 


A     REBOURS  151 

l'agita,  il  fut  prêt  au  travail  ;  il  composa  encore  du  thé 
en  mélangeant  de  la  cassie  et  de  l'iris,  puis,  sûr  de  lui, 
il  se  détermina  à  marcher  de  l'avant,  à  plaquer  une 
phrase  fulminante  dont  le  hautain  fracas  effondrerait 
le  chuchotement  de  cette  astucieuse  frangipane  qui  se 
faufilait  encore  dans  sa  pièce. 

Il  mania  l'ambre,  le  musc-tonkin,  aux  éclats  terribles, 
le  patchouli,  le  plus  acre  des  parfums  végétaux  et  dont 
la  fleur,  à  l'état  brut,  dégage  un  remugle  de  moisi  et 
de  rouille.  Quoi  qu'il  fît,  la  hantise  du  xvme  siècle, 
l'obséda  ;  les  robes  à  paniers,  les  falbalas  tournèrent 
devant  ses  yeux  ;  des  souvenirs  des  «  Vénus  »  de  Bou- 
cher, tout  en  chair,  sans  os,  bourrées  de  coton  rose, 
s'installèrent  sur  ses  murs;  des  rappels  du  roman  de 
Thémidore,  de  l'exquise  Rosette  retroussée  dans  un 
désespoir  couleur  feu,  le  poursuivirent.  Furieux,  il  se 
leva  et,  afin  de  se  libérer,  il  renifla,  de  toutes  ses  forces, 
cette  pure  essence  de  spika-nard,  si  chère  aux  Orien- 
taux et  si  désagréable  aux  Européens,  à  cause  de  son 
relent  trop  prononcé  de  valériane.  Il  demeura  étourdi 
sous  la  violence  de  ce  choc  ;  comme  pilées  par  un  coup 
de  marteau,  les  filigranes  de  la  délicate  odeur  dispa- 
rurent; il  profita  de  ce  temps  de  répit  pour  échapper 
aux  siècles  défunts,  aux  vapeurs  surannées,  pour 
entrer,  ainsi  qu'il  le  faisait  jadis,  dans  des  œuvres 
moins  restreintes  ou  plus  neuves. 

Il  avait  autrefois  aimé  à  se  bercer  d'accords  en  par- 
fumerie; il  usait  d'effets  analogues  à  ceux  des  poètes, 


li>2  A     REBOURS 

employait,  en  quelque  sorte,  l'admirable  ordonnance 
de  certaines  pièces  de  Baudelaire,  telles  que  «  l'Irrépa- 
rable »  et  «  le  Balcon  »,  où  le  dernier  des  cinq  vers  qui 
composent  la  strophe  est  l'écho  du  premier  et  revient, 
ainsi  qu'un  refrain,  noyer  l'âme  dans  des  infinis  de 
mélancolie  et  de  langueur. 

Il  s'égarait  dans  les  songes  qu'évoquaient  pour  lui 
ces  stances  aromatiques,  ramené  soudain  à  son  point 
de  départ,  au  motif  de  sa  méditation,  par  le  retour  du 
thème  initial,  reparaissant,  à  des  intervalles  ménagés, 
dans  l'odorante  orchestration  du  poème. 

Actuellement,  il  voulut  vagabonder  dans  un  surpre- 
nant et  variable  paysage,  et  il  débuta  par  une  phrase, 
sonore,  ample,  ouvrant  tout  d'un  coup  une  échappée 
de  campagne  immense. 

Avec  ses  vaporisateurs,  il  injecta  dans  la  pièce  une 
essence  formée  d'ambroisie,  de  lavande  de  Mitcham, 
de  pois  de  senteur,  de  bouquet,  une  essence  qui,  lors- 
qu'elle est  distillée  par  un  artiste,  mérite  le  nom  qu'on 
lui  décerne,  «  d'extrait  de  pré  fleuri  »  ;  puis  dans  ce  pré, 
il  introduisit  une  précise  fusion  de  tubéreuse,  de  fleur 
d'oranger  et  d'amande,  et  aussitôt  d'artificiels  lilas 
naquirent,  tandis  que  des  tilleuls  s'éventèrent,  rabat- 
tant sur  le  sol  leurs  pâles  émanations  que  simulait 
l'extrait  du  tilia  de  Londrejj. 

Ce  décor  posé  en  quelques  grandes  lignes,  fuyant  à 
perte  de  vue  sous  ses  yeux  fermés,  il  insuffla  une  légère 
pluie  d'essences  humaines  et  quasi  félines,  sentant  la 


A     REBOURS  153 

jupe,  annonçant  la  femme  poudrée  et  fardée,  le  stépha- 
notis,  l'ayapana,  l'opoponax,  le  chypre,  le  champaka, 
le  sarcanthus,  sur  lesquels  il  juxtaposa  un  soupçon  de 
seringa,  afin  de  donner  dans  la  vie  factice  du  maquil- 
lage qu'ils  dégageaient,  un  fleur  naturel  de  rires  en 
sueur,  de  joies  qui  se  démènent  au  plein  soleil. 

Ensuite  il  laissa,  par  un  ventilateur,  s'échapper  ces 
ondes  odorantes,  conservant  seulement  la  campagne 
qu'il  renouvela  et  dont  il  força  la  dose  pour  l'obliger 
à  revenir  ainsi  qu'une  ritournelle  dans  ses  strophes. 

Les  femmes  s'étaient  peu  à  peu  évanouies  ;  la  cam- 
pagne   était    devenue    déserte;    alors,    sur    l'horizon 


enchanté,  des  usines  se  dressèrent,  dont  les  formidables 
cheminées  brûlaient,  à  leurs  sommets,  comme  des  bols    \ 
derjujach.  J 

Un  souffle  de  fabriques,  de  produits  chimiques, 
passait  maintenant  dans  la  brise  qu'il  soulevait  avec 
des  éventails,  et  la  nature  exhalait  encore,  dans  cette 
purulence  de  l'air,  ses  doux  effluves. 

Des  Esseintes  maniait,  échauffait  entre  ses  doigts, 
une  boulette  de  styrax,  et  une  très  bizarre  odeur 
montait  dans  la  pièce,  une  odeur  tout  à  la  fois  répu- 
gnante et  exquise,  tenant  de  la  délicieuse  senteur  de 
la  jonquille  et  de  l'immonde  puanteur  de  la  gutta- 
percha  et  de  l'huile  de  houille.  Il  se  désinfecta  les 
mains,  inséra  en  une  boîte  hermétiquement  close  sa 
résine,  et  les  fabriques  disparurent  à  leur  tour.  Alors, 
il  darda  parmi  les  vapeurs  ravivées  des  tilleuls  et  des 


154  A     REBOURS 

prés,  quelques  gouttes  de  new  mown  hay  et,  au  milieu 
du  site  magique  momentanément  dépouillé  de  ses  lilas, 
des  gerbes  de  foin  s'élevèrent,  amenant  une  saison 
nouvelle,  épandant  leur  fine  effluence  dans  l'été  de 
ces  senteurs. 

Enfin,  quand  il  eut  assez  savouré  ce  spectacle,  il 
dispersa  précipitamment  des  parfums  exotiques,  épuisa 
ses  vaporisateurs,  accéléra  ses  esprits  concentrés, 
lâcha  bride  à  tous  ses  baumes,  et,  dans  la  touffeur 
exaspérée  de  la  pièce,  éclata  une  nature  démente  et 
sublimée,  forçant  ses  haleines,  chargeant  d'alcoolats 
en  délire  une  artificielle  brise,  une  nature  pas  vraie  et 
charmante,  toute  paradoxale,  réunissant  les  piments 
des  tropiques,  les  souffles  poivrés  du  santal  de  la 
Chine  et  de  l'hediosmia  de  la  Jamaïque,  aux  odeurs 
françaises  du  jasmin,  de  l'aubépine  et  de  la  verveine, 
poussant,  en  dépit  des  saisons  et  des  climats,  des 
arbres  d'essences  diverses,  des  fleurs  aux  couleurs  et 
aux  fragrances  les  plus  opposées,  créant  par  la  fonte  et 
le  heurt  de  tous  ces  tons,  un  parfum  général,  innommé, 
imprévu,  étrange,  dans  lequel  reparaissait,  comme  un 
obstiné  refrain,  la  phrase  décorative  du  commence- 
ment, l'odeur  du  grand  pré,  éventé  par  les  lilas  et  les 
tilleuls. 

Tout  à  coup  une  douleur  aiguë  le  perça;  il  lui 
sembla  qu'un  vilebrequin  lui  forait  les  tempes.  Il 
ouvrit  les  yeux,  se  retrouva  au  milieu  de  son  cabinet 
de   toilette,    assis    devant    sa   table;    péniblement,    il 


A     REBOURS  155 

marcha,  abasourdi,  vers  la  croisée  qu'il  entre-bâilla. 
Une  bouffée  d'air  rasséréna  l'étouffante  atmosphère 
qui  l'enveloppait;  il  se  promena  de  long  en  large,  pour 
raffermir  ses  jambes,  alla  et  vint,  regardant  le  plafond 
où  des  crabes  et  des  algues  poudrées  de  sel,  s'enle- 
vaient en  relief  sur  un  fond  grenu  aussi  blond  que  le 
sable  d'une  plage;  un  décor  pareil  revêtait  les  plinthes, 
bordant  les  cloisons  tapissées  de  crêpe  Japonais  vert 
d'eau,  un  peu  chiffonné,  simulant  le  friselis  d'une 
rivière  que  le  vent  ride  et,  dans  ce  léger  courant, 
nageait  le  pétale  d'une  rose  autour  duquel  tournoyait 
une  nuée  de  petits  poissons  dessinés  en  deux  traits 
d'encre. 

Mais  ses  paupières  demeuraient  lourdes;  il  cessa 
d'arpenter  le  court  espace  compris  entre  le  baptistère 
et  la  baignoire,  et  il  s'appuya  sur  la  rampe  de  la 
fenêtre  ;  son  étourdissement  cessa  ;  il  reboucha  soi- 
gneusement les  fioles,  et  il  mit  à  profit  cette  occasion 
pour  remédier  au  désordre  de  ses  maquillages.  Il  n'y 
avait  point  touché  depuis  son  arrivée  à  Fontenay,  et 
il  s'étonna  presque,  maintenant,  de  revoir  cette  collec- 
tion naguère  visitée  par  tant  de  femmes.  Les  uns  sur 
les  autres,  des  flacons  et  des  pots  s'entassaient.  Ici  une 
boîte  en  porcelaine,  de  la  famille  verte,  contenait  le 
schnouda,  cette  merveilleuse  crème  blanche  qui,  une 
fois  étendue  sur  les  joues,  passe,  sous  l'influence  de 
l'air,  au  rose  tendre,  puis  à  un  incarnat  si  réel  qu'il 
procure  l'illusion  vraiment  exacte  d'une  peau  colorée 


156  A     REBOURS 

de  sang;  là,  des  laques,  incrustées  de  burgau,  renfer- 
maient de  l'or  Japonais  et  du  vert  d'Athènes,  couleur 
d'aile  de  cantharide,  des  ors  et  des  verts  qui  se  trans- 
muent en  une  pourpre  profonde  dès  qu'on  les  mouille  ; 
près  de  pots  pleins  de  pâte  d'aveline,  de  serkis  du 
harem,  d'émulsines  au  lys  de  kachemyr,  de  lotions  d'eau 
de  fraise  et  de  sureau  pour  le  teint,  et  près  de  petites 
bouteilles  remplies  de  solutions  d'encre  de  Chine  et 
d'eau  de  rose  à  l'usage  des  yeux,  des  instruments  en 
ivoire,  en  nacre,  en  acier,  en  argent,  s'étalaient  épar- 
pillés avec  des  brosses  en  luzerne  pour  les  gencives  : 
des  pinces,  des  ciseaux,  des  strigiles,  des  estompes,  des 
crêpons  et  des  houppes,  des  gratte-dos,  des  mouches  et 
des  limes. 

Il  manipulait  tout  cet  attirail,  autrefois  acheté  sur 
les  instances  d'une  maîtresse  qui  se  pâmait  sous 
l'influence  de  certains  aromates  et  de  certains  baumes, 
une  femme  détraquée  et  nerveuse,  aimant  à  faire 
macérer  la  pointe  de  ses  seins  dans  les  senteurs,  mais 
n'éprouvant,  en  somme,  une  délicieuse  et  accablante 
extase,  que  lorsqu'on  lui  ratissait  la  tète  avec  un  peigne 
ou  qu'elle  pouvait  humer,  au  milieu  des  caresses, 
l'odeur  de  la  suie,  du  plâtre  des  maisons  en  construc- 
tion, par  les  temps  de  pluie,  ou  de  la  poussière  mou- 
chetée par  de  grosses  gouttes  d'orage,  pendant  l'été. 

Il  rumina  ces  souvenirs  et  une  après-midi  écoulée, 
à  Pantin,  par  désœuvrement,  par  curiosité,  en  compa- 
gnie   de   cette   femme,   chez  l'une    de  ses   sœurs,   lui 


A     HEBOL'IiS  157 

revint,  remuant  en  lui  un  monde  oublié  de  vieilles 
idées  et  d'anciens  parfums;  tandis  que  les  deux  femmes 
jacassaient  et  se  montraient  leurs  robes,  il  s'était 
approché  de  la  fenêtre  et,  au  travers  des  vitres  pou- 
dreuses, il  avait  vu  la  rue  pleine  de  boue  s'étendre  et 
entendu  ses  pavés  bruire  sous  le  coup  répété  des 
galoches  battant  les  mares. 

Cette  scène  déjà  lointaine  se  présenta  subitement, 
avec  une  vivacité  singulière.  Pantin  était  là,  devant 
lui,  animé,  vivant,  dans  cette  eau  verte  et  comme 
morte  de  la  glace  margée  de  lune  où  ses  yeux  incons- 
cients plongeaient;  une  hallucination  l'emporta  loin 
de  Fontenay;  le  miroir  lui  répercuta  en  même  temps 
que  la  rue  les  réflexions  qu'elle  avait  autrefois  fait 
naître  et,  abîmé  dans  un  songe,  il  se  répéta  cette  ingé- 
nieuse, mélancolique  et  consolante  antienne  qu'il  avait 
jadis  notée  dès  son  retour  dans  Paris  : 

—  Oui,  le  temps  des  grandes  pluies  est  venu;  voilà 
que  les  gargouilles  dégobillent,  en  chantant  sous  les 
trottoirs,  et  que  les  fumiers  marinent  dans  des  flaques 
qui  emplissent  de  leur  café  au  lait  les  bols  creusés 
dans  le  macadam  ;  partout,  pour  l'humble  passant,  les 
rince-pieds  fonctionnent. 

Sous  le  ciel  bas,  dans  l'air  mou,  les  murs  des  mai- 
sons ont  des  sueurs  noires  et  leurs  soupiraux  fétident; 
la  dégoûtation  de  l'existence  s'accentue  et  le  spleen 
écrase;  les  semailles  d'ordures  que  chacun  a  dans 
l'ame  éclosent;   des  besoins  de  sales  ribotes  agitent 


158  A     REBOURS 

les  gens  austères  et,  dans  le  cerveau  des  gens  consi- 
dérés, des  désirs  de  forçats  vont  naître. 

Et  pourtant,  je  me  chauffe  devant  un  grand  l'eu  et, 
d'une  corbeille  de  fleurs  épanouies  sur  la  table  se 
dégage  une  exhalaison  de  benjoin,  de  géranium  et  de 
vétyver  qui  remplit  la  chambre.  En  plein  mois  de 
novembre,  à  Pantin,  rue  de  Paris,  le  printemps  per- 
siste et  voici  que  je  ris,  à  part  moi,  des  familles  crain- 
tives qui,  afin  d'éviter  les  approches  du  froid,  fuient  à 
toute  vapeur  vers  Antibes  ou  vers  Cannes. 

L'inclémente  nature  n'est  pour  rien  dans  cet  extra- 
ordinaire phénomène;  c'est  à  l'industrie  seule,  il  faut 
bien  le  dire,  que  Pantin  est  redevable  de  cette  saison 
factice. 

En  effet,  ces  fleurs  sont  en  taffetas,  montées  sur  du 
fil  d'archal,  et  la  senteur  printanière  filtre  par  les  joints 
de  la  fenêtre,  exhalée  des  usines  du  voisinage,  des  par- 
fumeries de  Pinaud  et  de  Saint-James. 

Pour  les  artisans  usés  par  les  durs  labeurs  des 
ateliers,  pour  les  petits  employés  trop  souvent  pères, 
l'illusion  d'un  peu  de  bon  air  est,  grâce  à  ces  commer- 
çants, possible. 

Puis  de  ce  fabuleux  subterfuge  d'une  campagne, 
une  médication  intelligente  peut  sortir;  les  viveurs 
poitrinaires  qu'on  exporte  dans  le  Midi,  meurent, 
achevés  par  la  rupture  de  leurs  habitudes,  par  la  nos- 
talgie des  excès  parisiens  qui  les  ont  vaincus.  Ici, 
sous  un  faux  climat,  aidé  par  des  bouches  de  poêles,. 


A     REBOURS  159 

les  souvenirs  libertins  renaîtront,  très  doux,  avec  les 
languissantes  émanations  féminines  évaporées  par  les 
fabriques.  Au  mortel  ennui  de  la  vie  provinciale,  le 
médecin  peut,  par  cette  supercherie,  substituer  plato- 
niquement,  pour  son  malade,  l'atmosphère  des  bou- 
doirs de  Paris,  des  filles.  Le  plus  souvent,  il  suffira, 
pour  consommer  la  cure,  que  le  sujet  ait  l'imagination 
un  peu  fertile. 


Puisque,  par  le  temps  qui  court,  il  n'existe  plus  de  / 
substance  saine,  puisque  le  vin  qu'on  boit  et  que  la 
liberté  qu'on  proclame,  sont  frelatés  et  dérisoires,  ( 
puisqu'il  faut  enfin  une  singulière  dose  de  bonne 
volonté  pour  croire  que  les  classes  dirigeantes  sont 
respectables  et  que  les  classes  domestiquées  sont 
dignes  d'être  soulagées  ou  plaintes,  il  ne  me  semble, 
conclut  des  Esseintes,  ni  plus  ridicule  ni  plus  fou,  de 
demander  à  mon  prochain  une  somme  d'illusion  à 
peine  équivalente  à  celle  qu'il  dépense  dans  des  buts 
imbéciles  chaque  jour,  pour  se  figurer  que  la  ville  de 
Pantin  est  une  Nice  artificielle,  une  Menton  factice. 

Tout  cela  n'empêche  pas,  fit-il,  arraché  à  ses 
réflexions,  par  une  défaillance  de  tout  son  corps,  qu'il 
va  falloir  me  défier  de  ces  délicieux  et  abominables 
exercices  qui  m'écrasent.  Il  soupira  :  — Allons,  encore 
des  plaisirs  à  modérer,  des  précautions  à  prendre;  et 


160  A     REBOURS 

il    se   réfugia  dans    son   cabinet    de    travail,    pensant 
échapper    plus   facilement  ainsi   à  la   hantise   de    ces 

par  lu  m  s. 

Il  ouvrit  la  croisée  toute  large,  heureux  de  prendre 
un  bain  d'air;  mais,  soudain,  il  lui  parut  que  la  brise 
soufflait  un  vague  montant  d'essence  de  bergamote 
avec  laquelle  se  coalisait  de  l'esprit  de  jasmin,  de 
cassie  et  de  l'eau  de  rose.  Il  haleta,  se  demandant  s'il 
n'était  point  décidément  sous  le  joug  d'une  de  ces 
possessions  qu'on  exorcisait  au  moyen  âge.  L'odeur 
changea  et  se  transforma,  tout  en  persistant.  Une  indé- 
cise senteur  de  teinture  de  tolu,  de  baume  du  Pérou, 
de  safran,  soudés  par  quelques  gouttes  d'ambre  et  de 
musc,  s'élevait  maintenant  du  village  couché,  au  bas 
de  la  côte,  et,  subitement,  la  métamorphose  s'opéra, 
ces  bribes  éparses  se  relièrent  et,  à  nouveau,  la  fran- 
gipane, dont  son  odorat  avait  perçu  les  éléments  et 
préparé  l'analyse,  fusa  de  la  vallée  de  Fontenay  jus- 
qu'au fort,  assaillant  ses  narines  excédées,  ébranlant 
encore  ses  nerfs  rompus,  le  jetant  dans  une  telle  pros- 
tration qu'il  s'atfaissa  évanoui,  presque  mourant,  sur 
la  barre  d'appui  de  la  fenêtre. 


XI 


Les  domestiques  effrayés  s'empressèrent  d'aller  cher- 
cher le  médecin  de  Fontenav  qui  ne  comprit 
absolument  rien  à  l'état  de  des  Esseintes.  Il  bafouilla 
quelques  termes  médicaux,  tâta  le  pouls,  examina 
la  langue  du  malade,  tenta  mais  en  vain  de  le  faire 
parler,  ordonna  des  calmants  et  du  repos,  promit  de 
revenir  le  lendemain,  et,  sur  un  signe  négatif  de  des 
Esseintes  qui  retrouva  assez  de  force  pour  improuver  le 
zèle  de  ses  domestiques  et  congédier  cet  intrus,  il  partit 
et  s'en  fut  raconter,  par  tout  le  village,  les  excentricités 
de  cette  'maison  dont  l'ameublement  l'avait  positive- 
ment frappé  de  stupeur  et  gelé  sur  place. 

Au  grand  étonnement  des  serviteurs  qui  n'osaient 
plus  bouger  de  l'office,  leur  maître  se  rétablit  en 
quelques  jours  et  ils  le  surprirent,  tambourinant  sur 
les  vitres,  regardant,  d'un  air  inquiet,  le  ciel. 

Une  après-midi,  les  timbres  sonnèrent  des  appels 
brefs,  et  des  Esseintes  prescrivit  qu'on  lui  apprêtât 
ses  malles,  pour  un  long  vovage. 

Tandis  que  l'homme  et  la  femme  choisissaient,  sur 
ses  indications,  les  objets  utiles  à  emporter,  il  arpentait 
fiévreusement  la  cabine  de  la  salle  à  manger,  consultait 

11 


162  a     REBOURS 

les  heures  des  paquebots,  parcourait  son  cabinet  de 
travail  où  il  continuait  à  scruter  les  nuages,  d'un  air 
tout  à  la  fois  impatient  et  satisfait. 

Le  temps  était,  depuis  une  semaine  déjà,  atroce.  Des 
fleuves  de  suie  roulaient,  sans  discontinuer,  au  travers 
des  plaines  grises  du  ciel,  des  blocs  de  nuées  pareils 
à  des  rocs  déracinés  d'un  sol. 

Par  instants,  des  ondées  crevaient  et  engloutissaient 
la  vallée  sous  des  torrents  de  pluie. 

Ce  jour-là,  le  firmament  avait  changé  d'aspect.  Les 
flots  d'encre  s'étaient  volatilisés  et  taris,  les  aspérités 
des  nuages  s'étaient  fondues;  le  ciel  était  uniformé- 
ment plat,  couvert  d'une  taie  saumâtre.  Peu  à  peu, 
cette  taie  parut  descendre,  une  brume  d'eau  enveloppa 
la  campagne;  la  pluie  ne  croula  plus,  par  cataractes, 
ainsi  que  la  veille,  mais  elle  tomba,  sans  relâche,  fine, 
pénétrante,  aiguë,  délayant  les  allées,  gâchant  les 
routes,  joignant  avec  ses  fils  innombrables  la  terre 
au  ciel;  la  lumière  se  brouilla;  un  jour  livide  éclaira 
le  village  maintenant  transformé  en  un  lac  de  boue 
pointillé  par  les  aiguilles  de  l'eau  qui  piquaient  de 
gouttes  de  vif  argent  le  liquide  fangeux  des  flaques; 
dans  la  désolation  de  la  nature,  toutes  les  couleurs  se 
fanèrent,  laissant  seuls  les  toits  luire  sur  les  tons 
éteints  des  murs. 

Quel  temps!  soupira  le  vieux  domestique,  en  dépo- 
sant sur  une  chaise  les  vêtements  que  réclamait  son 
maître,  un  comple^jadis  commandé  à  Londres. 


A     REBOURS  163 

Pour  toute  réponse  des  Esseintes  se  frotta  les  mains, 
et  s'installa  devant  une  bibliothèque  vitrée  où  un  jeu 
de  chaussettes  de  soie  était  disposé  en  éventail  ;  il 
hésitait  sur  la  nuance,  puis,  rapidement,  considérant 
la  tristesse  du  jour,  le  camaïeu  morose  de  ses  habits, 
songeant  au  but  à  atteindre,  il  choisit  une  paire  de 
soie  feuille-morte,  les  enfila  rapidement,  se  chaussa 
de  brodequins  à  agrafes  et  à  bouts  découpés,  revêtit  le 
complet,  gris-souris,  quadrillé  de  gris-lave  et  pointillé 
de  martre,  se  coiffa  d'un  petit  melon,  s'enveloppa  d'un 
mac-farlane  bleu-lin  et,  suivi  du  domestique  qui  pliait 
sous  le  poids  d'une  malle,  d'une  valise  à  soufflets, 
d'un  sac  de  nuit,  d'un  carton  à  chapeau,  d'une  couver- 
ture de  voyage  renfermant  des  parapluies  et  des 
cannes,  il  gagna  la  gare.  Là,  il  déclara  au  domestique 
qu'il  ne  pouvait  fixer  la  date  de  son  retour,  qu'il 
reviendrait  dans  un  an,  dans  un  mois,  dans  une 
semaine,  plus  tôt  peut-être,  ordonna  que  rien  ne  fût 
changé  de  place  au  logis,  remit  l'approximative  somme 
nécessaire  à  l'entretien  du  ménage  pendant  son  absence, 
et  il  monta  en  wagon,  laissant  le  vieillard  ahuri,  bras 
ballants  et  bouche  béante,  derrière  la  barrière  où 
s'ébranlait  le  train. 

Il  était  seul  dans  son  compartiment;  une  campagne, 
indécise,  sale,  vue  telle  qu'au  travers  d'un  aquarium 
d'eau  trouble,  fuyait  à  toute  volée  derrière  le  convoi 
que  cinglait  la  pluie.  Plongé  dans  ses  réflexions,  des 
Esseintes  ferma  les  yeux. 


164  A     REBOL'ItS 

Une  fois  de  plus,  cette  solitude  si  ardemment  enviée 
et  enfin  acquise,  avait  abouti  à  une  détresse  affreuse; 
ce  silence  qui  lui  était  autrefois  apparu  comme  une 
compensation  des  sottises  écoutées  pendant  des  ans, 
lui  pesait  maintenant  d'un  poids  insoutenable.  Un 
matin,  il  s'était  réveillé,  agité  ainsi  qu'un  prisonnier 
mis  en  cellule;  ses  lèvres  énervées  remuaient  pour 
articuler  des  sons,  des  larmes  lui  montaient  aux  yeux, 
il  étouffait  de  même  qu'un  homme  qui  aurait  sangloté 
pendant  des  heures. 

Dévoré  du  désir  de  marcher,  de  regarder  une  figure 
humaine,  de  parler  avec  un  autre  être,  de  se  mêler  à 
la  vie  commune,  il  en  vint  à  retenir  ses  domestiques, 
appelés  sous  un  prétexte;  mais  la  conversation  était 
impossible;  outre  que  ces  vieilles  gens,  ployés  par  des 
années  de  silences  et  des  habitudes  de  garde-malades, 
étaient  presque  muets,  la  distance  à  laquelle  les  avait 
toujours  tenus  des  Esseintes  n'était  point  faite  pour 
les  engager  à  desserrer  les  dents.  D'ailleurs,  ils  possé- 
daient des  cerveaux  inertes  et  étaient  incapables  de 
répondre  autrement  que  par  des  monosyllabes  aux 
questions  qu'on  leur  posait. 

Il  ne  put  donc  se  procurer  aucune  ressource,  aucun 
soulagement  près  d'eux;  mais  un  nouveau  phénomène 
se  produisit.  La  lecture  de  Dickens  qu'il  avait  naguère 
consommée  pour  s'apaiser  les  nerfs  et  qui  n'avait 
produit  que  des  effets  contraires  aux  effets  hygié- 
niques   qu'il    espérait,    commença    lentement    à   agir 


A     REBOURS  1G5 

dans  un  sens  inattendu,  déterminant  des  visions  de 
l'existence  anglaise  qu'il  ruminait  pendant  des  heures; 
peu  à  peu,  dans  ces  contemplations  fictives,  s'insi- 
nuèrent des  idées  de  réalité  précise,  de  voyage  accom- 
pli, de  rêves  vérifiés  sur  lesquels  se  greffa  l'envie 
d'éprouver  des  impressions  neuves  et  d'échapper  ainsi 
aux  épuisantes  débauches  de  l'esprit  s'étourdissant  à 
moudre  à  vide. 

Cetabominable  temps  de  brouillard  et  de  pluie  aidait 
encore  à  ces  pensées,  en  appuyant  les  souvenirs  de  ses 
lectures,  en  lui  mettant  la  constante  image  sous  les  yeux 
d'un  pays  de  brume  et  de  boue,  en  empêchant  ses  désirs 
de  dévier  de  leur  point  de  départ,  de  s'écarter  de  leur 
source. 

Il  n'y  tint  plus,  et  brusquement  il  s'était  décidé,  un 
jour.  Sa  hâte  fut  telle  qu'il  prit  la  fuite  bien  avant 
l'heure,  voulant  se  dérober  au  présent,  se  sentir  bous- 
culé dans  un  brouhaha  de  rue,  dans  un  vacarme  de 
foule  et  de  gare. 

Je  respire,  se  disait-il,  au  moment  où  le  convoi  ralen- 
tissait sa  valse  et  s'arrêtait  dans  la  rotonde  du  débarca- 
dère de  Sceaux,  en  rhythmant  ses  dernières  pirouettes, 
par  le  fracas  saccadé  des  plaques  tournantes. 

Une  fois  au  boulevard  d'Enfer,  dans  la  rue,  il  héla 
un  cocher,  jouissant  à  être  ainsi  empêtré  avec  ses 
malles  et  ses  couvertures.  Moyennant  la  promesse 
d'un  copieux  pourboire,  il  s'entendit  avec  l'homme  au 
pantalon  noisette  et  gilet  rouge  :  —  A  l'heure,  fit-il,  et, 


y 


166  A    REBOURS 

rue  de  Rivoli,  vous  vous  arrêterez  devant  le  Galigna- 
ni's  Messenger;  car  il  songeait  à  acheter,  avant  son 
départ,  un  guide  Baedeker  ou  Murray,  de  Londres. 

La  voiture  s'ébranla  lourdement,  soulevant  autour 
de  ses  roues  des  cerceaux  de  crotte;  on  naviguait  en 
plein  marécage;  sous  le  ciel  gris  qui  semblait  s'appuyer 
sur  le  toit  des  maisons,  les  murailles  ruisselaient  du  haut 
en  bas,  les  gouttières  débordaient,  les  pavés  étaient 
enduits  d'une  boue  de  pain  d'épice  dans  laquelle  les 
passants  glissaient;  sur  les  trottoirs  que  raflaient  les 
omnibus,  des  gens  tassés  s'arrêtaient,  des  femmes 
retroussées  jusqu'aux  genoux,  courbées  sous  des  para- 
pluies, s'aplatissaient  pour  éviter  des  éclaboussures, 
contre  les  boutiques. 

La  pluie  entrait  en  diagonale  par  les  portières;  des 
Esseintes  dut  relever  les  glaces  que  l'eau  raya  de  ses 
cannelures  tandis  que  des  gouttes  de  fange  rayon- 
naient comme  un  feu  d'artifice  de  tous  les  côtés  du 
fiacre.  Au  bruit  monotone  des  sacs  de  pois  secoués  sur 
sa  tête  par  l'ondée  dégoulinant  sur  les  malles  et  sur  le 
couvercle  de  la  voiture,  des  Esseintes  rêvait  à  son 
voyage;  c'était  déjà  un  acompte  de  l'Angleterre  qu'il 
prenait  à  Paris  par  cet  affreux  temps;  un  Londres  plu- 
vieux, colossal,  immense,  puant  la  fonte  échauffée  et 
la  suie,  fumant  sans  relâche  dans  la  brume  se  dérou- 
lait maintenant  devant  ses  yeux;  puis  des  enfilades  de 
docks  s'étendaient  à  perte  de  vue,  pleins  de  grues,  de 
cabestans,  de  ballots,  grouillant  d'hommes  perchés  sur 


A     R  K  H  O  U  R  S  167 

des  mâts,  à  califourchon  sur  des  vergues,  alors  que, 
sur  les  quais,  des  myriades  d'autres  hommes  étaient 
penchés,  le  derrière  en  l'air,  sur  des  barriques  qu'ils 
poussaient  dans  des  caves. 

Tout  cela  s'agitait  sur  des  rives,  dans  des  entrepôts 
gigantesques,  baignés  par  l'eau  teigneuse  et  sourde 
d'une  imaginaire  Tamise,  dans  une  futaie  de  mâts, 
dans  une  forêt  de  poutres  crevant  les  nuées  blafardes 
du  firmament,  pendant  que  des  trains  filaient,  à  toute 
vapeur,  dans  le  ciel,  que  d'autres  roulaient  dans  les 
égouts,  éructant  des  cris  affreux,  vomissant  des  flots 
de  fumée  par  des  bouches  de  puits,  que  par  tous  les 
boulevards,  par  toutes  les  rues,  où  éclataient,  dans  un 
éternel  crépuscule,  les  monstrueuses  et  voyantes  infa- 
mies de  la  réclame,  des  flots  de  voitures  coulaient,  entre 
des  colonnes  de  gens,  silencieux,  affairés,  les  yeux  en 
avant,  les  coudes  au  corps. 

Des  Esseintes  frissonnait  délicieusement  à  se  sentir 
confondu  dans  ce  terrible  monde  de  négociants,  dans 
cet  isolant  brouillard,  dans  cette  incessante  activité, 
dans  cet  impitoyable  engrenage  broyant  des  millions 
de  déshérités  que  des  philanthropes  excitaient,  en  guise 
de  consolation,  à  réciter  des  versets  et  à  chanter  des 
psaumes. 

Puis,  la  vision  s'éteignit  brusquement  avec  un  cahot 
du  fiacre  qui  le  fit  rebondir  sur  la  banquette.  Il  regarda 
par  les  portières;  la  nuit  était  venue;  les  becs  de  gaz 
clignotaient,  au  milieu  d'un  halo  jaunâtre,  en  pleine 


ItiS  A     REHOU11S 

brume;  des  rubans  de  feux  nageaient  dans  des  mares 
et  semblaient  tourner  autour  des  roues  des  voitures 
qui  sautaient  dans  de  la  flamme  liquide  et  sale;  il  tenta 
de  se  reconnaître,  aperçut  le  Carrousel  et,  subitement, 
sans  motif,  peut-être  par  le  simple  contre-coup  de  la 
chute  qu'il  faisait  du  haut  d'espaces  feints,  sa  pensée 
rétrograda  jusqu'au  souvenir  d'un  incident  trivial  :  il 
se  rappela  que  le  domestique  avait  négligé  de  mettre, 
tandis  qu'il  le  regardait  préparer  ses  malles,  une  brosse 
à  dents  parmi  les  ustensiles  de  son  nécessaire  de  toi- 
lette; alors  il  passa  en  revue  la  liste  des  objets  empa- 
quetés; tous  avaient  été  rangés  dans  sa  valise,  mais  la 
contrariété  d'avoir  omis  cette  brosse  persista  jusqu'à 
ce  que  le  cocher,  en  s'arrêtant,  rompit  la  chaîne  de  ces 
réminiscences  et  de  ces  regrets. 

Il  était  dans  la  rue  de  Rivoli,  devant  le  Galignani's 
Messenger.  Séparées  par  une  porte  aux  verres  dépolis 
couverts  d'inscriptions  et  munis  de  passe-partout  enca- 
drant des  découpures  dejournaux  et  des  bandes  azurées 
de  télégrammes,  deux  grandes  vitrines  regorgeaient 
d'albums  et  de  livres.  Il  s'approcha,  attiré  par  la  vue 
de  ces  cartonnages  en  papier  bleu-perruquier  et  vert- 
chou  gaufrés,  sur  toutes  les  coutures,  de  ramages  d'ar- 
gent et  d'or,  de  ces  couvertures  en  toiles  couleur  car- 
mélite, poireau,  caca  d'oie,  groseille,  estampées  au  fer 
froid,  sur  les  plats  et  le  dos,  de  filets  noirs.  Tout  cela 
avait  une  touche  antiparisienne,  une  tournure  mercarP 
tile,  plus  brutale  et  pourtant  moins  vile  que  celles  des 


A    REBOURS  169 

reliures  de  camelote,  en  France;  çà  et  là,  au  milieu 
d'albums  ouverts,  reproduisant  des  scènes  humoris- 
tiques de  du  Maurier  et  de  John  Leech,  ou  lançant  au 
travers  de  plaines  en  chromo  les  délirantes  cavalcades 
de  Caldecott,  quelques  romans  français  apparaissaient, 
mêlant  à  ces  verjus  de  teintes,  des  vulgarités  bénignes 
et  satisfaites. 

Il  finit  par  s'arracher  à  cette  contemplation,  poussa 
la  porte,  pénétra  dans  une  vaste  bibliothèque,  pleine  de 
monde;  des  étrangères  assises  dépliaient  des  cartes 
et  baragouinaient,  en  des  langues  inconnues,  des 
remarques.  Un  commis  lui  apporta  toute  une  collec- 
tion de  guides.  A  son  tour,  il  s'assit,  retournant  ces 
livres  dont  les  flexibles  cartonnages  pliaient  entre  ses 
doigts.  Il  les  parcourut,  s'arrêta  sur  une  page  du  Bae- 
deker,  décrivant  les  musées  de  Londres.  Il  s'intéres- 
sait aux  détails  laconiques  et  précis  du  guide;  mais 
son  attention  dévia  de  l'ancienne  peinture  anglaise  sur 
la  nouvelle  qui  le  sollicitait  davantage.  Il  se  rappelait 
certains  spécimens  qu'il  avait  vus,  dans  les  expositions 
internationales,  et  il  songeait  qu'il  les  reverrait  peut- 
être  à  Londres  :  des  tableaux  de  Millais,  la  «  Veillée 
de  sainte  Agnès  »  d'un  vert  argenté  si  lunaire,  des 
tableaux  de  Watts,  aux  couleurs  étranges,  bariolés  de 
gomme-gutte  et  d'indigo,  des  tableaux  esquissés  par  un 
Gustave  Moreau  malade,  brossés  par  un  Michel-Ange 
anémié  et  retouchés  par  un  Raphaël  noyé  dans  le  bleu; 
entre  autres  toiles,  il  se  rappelait  une  «  Dénonciation  de 


170  A     REBOUHS 

Caïn»,  une  «  Ida  »  et  des  «  Eves  »  où,  dans  le  singulier 
et  mystérieux  amalgame  de  ces  trois  maîtres,  sourdait 
la  personnalité  tout  à  la  fois  quintessenciée  et  brute 
d'un  Anglais  docte  et  rêveur,  tourmenté  par  des  han- 
tises de  tons  atroces. 

Toutes  ces  toiles  assaillaient  en  foule  sa  mémoire.  Le 
commis  étonné  par  ce  client  qui  s'oubliait  devant  une 
table,  lui  demanda  sur  lequel  de  ces  guides  il  fixait  son 
choix.  Des  Esseintes  demeura  ébaubi,  puis  il  s'excusa, 
fit  l'emplette  d'un  Baedeker  et  franchit  la  porte.  L'hu- 
midité le  glaça;  le  vent  soufflait  de  côté,  cinglait  les 
arcades  de  ses  fouets  de  pluie.  —  Allez  là,  fit-il,  au 
cocher,  en  désignant  du  doigt  au  bout  d'une  galerie, 
un  magasin  qui  formait  l'angle  de  la  rue  de  Rivoli  et 
la  rue  de  Castiglione  et  ressemblait  avec  ses  carreaux 
blanchâtres,  éclairés  en  dedans,  à  une  gigantesque 
veilleuse,  brûlant  dans  le  malaise  de  ce  brouillard, 
dans  la  misère  de  ce  temps  malade. 

C'était  la  «  Bodéga  ».  Des  Esseintes  s'égara  dans  une 
grande  salle  qui  s'allongeait,  en  couloir,  soutenue  par 
des  piliers  de  fonte,  bardée,  de  chaque  côté  de  ses 
murs,  de  hautes  futailles  posées  tout  debout  sur  des 
chantiers. 

Cerclées  de  fer,  la  panse  garnie  de  créneaux  de  bois 
simulant  un  râtelier  de  pipes  dans  les  crans  duquel 
pendaient  des  verres  en  forme  de  tulipes,  le  pied  en 
l'air;  le  bas-ventre  troué  et  emmanché  d'une  cannelle 
de  grès,  ces  barriques  armoriées  d'un  blason  royal, 


A     REBOURS  171 

étalaient  sur  des  étiquettes  en  couleur  le  nom  de  leur 
cru,  la  contenance  de  leurs  flancs,  le  prix  de  leur  vin, 
acheté  à  la  pièce,  à  la  bouteille,  ou  dégusté  au  verre. 

Dans  l'allée  restée  libre  entre  ces  rangées  de  ton- 
neaux, sous  les  flammes  du  gaz  qui  bourdonnait  aux 
becs  d'un  affreux  lustre  peint  en  gris-fer,  des  tables 
couvertes  de  corbeilles  de  biscuits  Palmers,  de  gâteaux 
salés  et  secs,  d'assiettes  où  s'entassaient  des  mince-pie 
et  des  sandwichs  cachant  sous  leurs  fades  enveloppes 
d'ardents  sinapismes  à  la  moutarde,  se  succédaient 
entre  une  haie  de  chaises,  jusqu'au  fond  de  cette  cave 
encore  bardée  de  nouveaux  muids  portant  sur  leur 
tête  de  petits  barils,  couchés  sur  le  flanc,  estampillés 
de  titres  gravés  au  fer  chaud,  dans  le  chêne. 

Un  fumet  d'alcool  saisit  des  Esseintes  lorsqu'il  prit 
place  dans  cette  salle  où  sommeillaient  de  puissants 
vins.  Il  regarda  autour  de  lui  :  ici,  les  foudres  s'ali- 
gnaient, détaillant  toute  la  série  des  porto,  des  vins 
âpres  ou  fruiteux,  couleur  d'acajou  ou  d'amarante, 
distingués  par  de  laudatives  épithètes  :  «  old  port, 
light  délicate,  cockburn's  very  fine,  magnificent  old 
Regina  »;  là,  bombant  leurs  formidables  abdomens, 
se  pressaient,  côte  à  côte,  des  fûts  énormes  renfermant 
le  vin  martial  de  l'Espagne,  le  xérès  et  ses  dérivés, 
couleur  de  topaze  brûlée  ou  crue,  le  san  lucar,  le  pasto, 
le  pale  dry,  l'oloroso,  l'amontilla,  sucrés  ou  secs. 

La  cave  était  pleine;  accoudé  sur  un  coin  de  table, 
des  Esseintes  attendait  le  verre  de  porto  commandé  à 


172  A     HEBOl'RS 

un  gentleman,  en  train  de  déboucher  d'explosifs  sodas 
contenus  dans  des  bouteilles  ovales  qui  rappelaient, 
en  les  exagérant,  ces  capsules  de  gélatine  et  de  gluten 
employées  par  les  pharmacies  pour  masquer  le  goût  de 
certains  remèdes. 

Tout  autour  de  lui,  des  Anglais  foisonnaient  :  des 
dégaines  de  pâles  clergymens,  vêtus  de  noir  de  la  tête 
aux  pieds,  avec  des  chapeaux  mous,  des  souliers  lacés, 
des  redingotes  interminables  constellées  sur  la  poitrine 
de  petits  boutons,  des  mentons  ras,  des  lunettes  rondes, 
des  cheveux  graisseux  et  plats;  des  trognes  de  tripiers 
et  des  mufles  de  dogues  avec  des  cous  apoplectiques, 
des  oreilles  comme  des  tomates,  des  joues  vineuses, 
des  yeux  injectés  et  idiots,  des  colliers  de  barbe  pareils 
à  ceux  de  quelques  grands  singes;  plus  loin,  au  bout 
du  chai,  un  long  dépendeur  d'andouilles  aux  cheveux 
d'étoupe,  au  menton  garni  de  poils  blancs  ainsi  qu'un 
fond  d'artichaut,  déchiffrait,  au  travers  d'un  micros- 
cope, les  minuscules  romains  d'un  journal  anglais;  en 
face,  une  sorte  de  commodore  américain,  boulot  et 
trapu,  les  chairs  boucanées  et  le  nez  en  bulbe,  s'en- 
dormait, regardant,  un  cigare  planté  dans  le  trou 
velu  de  sa  bouche,  des  cadres  pendus  aux  murs  ren- 
fermant des  annonces  de  vins  de  Champagne,  les 
marques  de  Perrier  et  de  Rœderer,  d'Heidsieck  et  de 
Mumm,  et  une  tête  encapuchonnée  de  moine,  avec  le 
nom  écrit  en  caractères  gothiques  de  Dom  Pérignon, 
à  Reims. 


A     REBOURS  173 

Un  certain  amollissement  enveloppa  des  Esseintes 
dans  cette  atmosphère  de  corps  de  garde;  étourdi  par 
les  bavardages  des  Anglais  causant  entre  eux,  il  rêvas- 
sait, évoquant  devant  la  pourpre  des  porto  remplissant 
les  verres,  les  créatures  de  Dickens  qui  aiment  tant  à 
les  boire,  peuplant  imaginairement  la  cave  de  person-  »-<l/1 
nages  nouveaux,  voyant  ici,  les  cheveux  blancs  et  le  ^f8* 
teint  enflammé  de  Monsieur  Wickfield;  là,  la  mine 
flegmatique  et  rusée  et  l'œil  implacable  de  Monsieur 
Tulkinghorn,  le  funèbre  avoué  de  Bleak-house.  Posi- 
tivement, tous  se  détachaient  de  sa  mémoire,  s'instal- 
laient, dans  la  Bodéga,  avec  leurs  faits  et  leurs  gestes; 
ses  souvenirs,  ravivés  par  de  récentes  lectures,  attei- 
gnaient une  précision  inouïe.  La  ville  du  romancier, 
la  maison  bien  éclairée,  bien  chauffée,  bien  servie, 
bien  close,  les  bouteilles  lentement  versées  par  la 
petite  Dorrit,  par  Dora  Copperfield,  par  la  sœur  de 
Tom  Pinch,  lui  apparurent  naviguant  ainsi  qu'une 
arche  tiède,  dans  un  déluge  de  fange  et  de  suie.  Il 
s'acagnarda  dans  ce  Londres  fictif,  heureux  d'être  à 
l'abri,  écoutant  naviguer  sur  la  Tamise  les  remor- 
queurs qui  poussaient  de  sinistres  hurlements,  der- 
rière les  Tuileries,  près  du  pont.  Son  verre  était  vide; 
malgré  la  vapeur  éparse  dans  cette  cave  encore  échauf- 
fée par  les  fumigations  des  cigares  et  des  pipes,  il 
éprouvait,  en  retombant  dans  la  réalité,  par  ce  temps 
d'humidité  fétide,  un  petit  frisson. 

Il  demanda  un  verre  d'amontillado,  mais  alors  devant 


174  A     REBOURS 

ce  vin  sec  et  pâle,  les  lénitives  histoires,  les  douces  mal- 
vacées  de  l'auteur  anglais  se  défeuillèrent  et  les  impi- 
toyables révulsifs,  les  douloureux  rubéfiants  d'Edgar 
Poe,  surgirent;  le  froid  cauchemar  de  la  barrique 
d'amontillado,  de  l'homme  muré  dans  un  souterrain, 
l'assaillit  ;  les  faces  bénévoles  et  communes  des  buveurs 
américains  et  anglais  qui  occupaient  la  salle,  lui  paru- 
rent refléter  d'involontaires  et  d'atroces  pensées,  d'ins- 
tinctifs et  d'odieux  desseins;  puis  il  s'aperçut  qu'il 
s'esseulait,  que  l'heure  du  dîner  était  proche;  il  paya, 
s'arracha  de  sa  chaise,  et  gagna,  tout  étourdi,  la  porte. 
Il  reçut  un  soufflet  mouillé  dès  qu'il  mit  les  pieds  dehors; 
inondés  par  la  pluie  et  par  les  rafales,  les  réverbères 
agitaient  leurs  petits  éventails  de  flamme,  sans  éclairer; 
encore  descendu  de  plusieurs  crans,  le  ciel  s'était  abaissé 
jusqu'au  ventre  des  maisons.  Des  Esseintes  considéra 
les  arcades  de  la  rue  de  Rivoli,  noyées  dans  l'ombre 
et  submergées  par  l'eau,  et  il  lui  sembla  qu'il  se  tenait 
dans  le  morne  tunnel  creusé  sous  la  Tamise;  des  tirail- 
lements d'estomac  le  rappelèrent  à  la  réalité;  il  rejoi- 
gnit sa  voiture,  jeta  au  cocher  l'adresse  de  la  taverne 
de  la  rue  d'Amsterdam,  près  de  la  gare,  et  il  consulta 
sa  montre  :  sept  heures.  Il  avait  juste  le  temps  de  dîner; 
le  train  ne  partait  qu'à  huit  heures  cinquante  minutes, 
et  il  comptait  sur  ses  doigts,  supputait  les  heures  de 
la  traversée  de  Dieppe  à  Newhaven,  se  disant  :  —  Si 
les  chiffres  de  l'indicateur  sont  exacts, je  serai  demain, 
sur  le  coup  de  midi  et  demi,  à  Londres. 


A     REBOURS  l"ô 

Le  fiacre  s'arrêta  devant  la  taverne;  de  nouveau,  des 
Esseintes  descendit  et  il  pénétra  dans  une  longue  salle, 
sans  dorure,  brune,  divisée  par  des  cloisons  à  mi-corps, 
en  une  série  de  compartiments  semblables  aux  boxs 
des  écuries;  dans  cette  salle,  évasée  près  de  la  porte, 
d'abondantes  pompes  à  bières  se  dressaient  sur  un 
comptoir,  près  de  jambons  aussi  culottés  que  de  vieux 
violons,  de  homards  peints  au  minium,  de  maquereaux 
marines,  avec  des  ronds  d'oignons  et  de  carottes  crus, 
des  tranches  de  citron,  des  bouquets  de  laurier  et  de 
thym,  des  baies  de  genièvre  et  du  gros  poivre  nageant 
dans  une  sauce  trouble. 

L'un  de  ces  boxs  était  vide.  Il  s'en  empara  et  héla  un 
jeune  homme  en  habit  noir,  qui  s'inclina  en  jargon- 
nant  des  mots  incompréhensibles.  Pendant  que  l'on 
préparait  le  couvert,  des  Esseintes  contempla  ses  voi- 
sins ;  de  même  qu'à  la  Bodéga,  des  insulaires,  aux  yeux 
faïence,  au  teint  cramoisi,  aux  airs  réfléchis  ou  rogues, 
parcouraient  des  feuilles  étrangères;  seulement  des 
femmes,  sans  cavaliers,  dînaient,  entre  elles,  en  tête  à 
tête,  de  robustes  Anglaises  aux  faces  de  garçon,  aux 
dents  larges  comme  des  palettes,  aux  joues  colorées, 
en  pomme,  aux  longues  mains  et  aux  longs  pieds.  Elles 
attaquaient,  avec  une  réelle  ardeur,  un  rumpsteak- 
pie,  une  viande  chaude,  cuite  dans  une  sauce  aux 
champignons  et  revêtue  de  même  qu'un  pâté,  d'une 
croûte. 

Après  avoir  perdu  depuis  si  longtemps  l'appétit,  il 


176  A     REBOURS 

demeura  confondu  devant  ces  gaillardes  dont  la  vora- 
cité aiguisa  sa  faim.  Il  commanda  un  potage  oxstail,  se 
régala  de  cette  soupe  à  la  queue  de  bœuf,  tout  à  la  fois 
onctueuse  et  veloutée, grasse  et  ferme;  puis,  il  examina 
la  liste  des  poissons,  demanda  un  haddock,  une  sorte 
de  merluche  fumée  qui  lui  parut  louable  et,  pris  d'une 
fringale  à  voir  s'empiffrer  les  autres,  il  mangea  un 
rosbif  aux  pommes  et  s'enfourna  deux  pintes  d'ale, 
excité  par  ce  petit  goût  de  vacherie  musquée  que 
dégage  cette  fine  et  pâle  bière. 

Sa  faim  se  comblait;  il  chipota  un  bout  de  fromage 
bleu  de  Stilton  dont  la  douceur  s'imprégnait  d'amer- 
tume, picora  une  tarte  à  la  rhubarbe,  et,  pour  varier, 
étancha  sa  soif  avec  le  porter,  cette  bière  noire  qui  sent 
le  jus  de  réglisse  dépouillé  de  sucre. 

Il  respirait;  depuis  des  années  il  n'avait  et  autant 
bâfré  et  autant  bu  ;  ce  changement  d'habitude,  ce  choix 
de  nourritures  imprévues  et  solides  avait  tiré  l'estomac 
de  son  somme.  Il  s'enfonça  dans  sa  chaise,  alluma  une 
cigarette  et  s'apprêta  à  déguster  sa  tasse  de  café  qu'il 
trempa  de  gin. 

La  pluie  continuait  à  tomber;  il  l'entendait  crépiter 
sur  les  vitres  qui  plafonnaient  le  fond  de  la  pièce  et 
dégouliner  en  cascades  dans  les  gargouilles;  personne 
ne  bougeait  dans  la  salle;  tous  se  dorlotaient,  ainsi 
que  lui,  au  sec,  devant  des  petits  verres. 

Les  langues  se  délièrent;  comme  presque  tous  ces 
Anglais   levaient,  en   parlant,    les  yeux   en    l'air,  des 


A     REBOURS  177 

Esseintes  conclut  qu'ils  s'entretenaient  du  mauvais 
temps;  aucun  d'eux  ne  riait  et  tous  étaient  vêtus  de 
cheviote  grise,  réglée  de  jaune  nankin  et  de  rose  de 
papier  buvard.  Il  jeta  un  regard  ravi  sur  ses  habits 
dont  la  couleur  et  la  coupe  ne  différaient  pas  sensible- 
ment de  celles  des  autres,  et  il  éprouva  le  contente- 
ment de  ne  point  détonner  dans  ce  milieu,  d'être,  en 
quelque  sorte  et  superficiellement,  naturalisé  citoyen 
de  Londres;  puis  il  eut  un  sursaut.  Et  l'heure  du  train? 
se  dit-il.  Il  consulta  sa  montre  :  huit  heures  moins  dix; 
j'ai  encore  près  d'une  demi-heure  à  rester  là;  et  une 
fois  de  plus,  il  songea  au  projet  qu'il  avait  conçu. 

Dans  sa  vie  sédentaire,  deux  pays  l'avaient  seule- 
ment attiré,  la  Hollande  et  l'Angleterre. 

Il  avait  exaucé  le  premier  de  ses  souhaits  ;  n'y  tenant 
plus,  un  beau  jour,  il  avait  quitté  Paris  et  visité  les 
villes  des  Pays-Bas,  une  à  une. 

Somme  toute,  il  était  résulté  de  cruelles  désillusions 
de  ce  voyage.  Il  s'était  figuré  une  Hollande,  d'après  les 
œuvres  de  Teniers  et  de  Steen,  de  Rembrandt  et  d'Os- 
tade,  se  façonnant  d'avance,  à  son  usage,  d'incompa- 
rables juiveries  aussi  dorées  que  des  cuirs  de  Cordoue 
par  le  soleil  ;  s'imaginant  de  prodigieuses  kermesses, 
de  continuelles  ribotes  dans  les  campagnes  ;  s'attendant 
à  cette  bonhomie  patriarcale,  à  cette  joviale  débauche 
célébrées  par  les  vieux  maîtres. 

Certes,  Haarlem  et  Amsterdam  l'avaient  séduit;  le 
peuple,  non  décrassé,  vu,  dans  les  vraies  campagnes, 

12 


178  A     REBOURS 

ressemblait  bien  à  celui  peint  par  Van  Ostade,  avec  ses 
enfants  non  équarris  et  taillés  à  la  serpe  et  ses  com- 
mères grasses  à  lard,  bosselées  de  gros  tétons  et  de 
gros  ventres  ;  mais  de  joies  effrénées,  d'ivrogneries 
familiales,  point  ;  en  résumé,  il  devait  le  reconnaître, 
l'école  hollandaise  du  Louvre  l'avait  égaré  ;  elle  avait 
simplement  servi  de  tremplin  à  ses  rêves;  il  s'était 
élancé,  avait  bondi  sur  une  fausse  piste  et  erré  dans 
des  visions  inégalables,  ne  découvrant  nullement  sur 
la  terre  ce  pays  magique  et  réel  qu'il  espérait,  ne 
voyant  point,  sur  des  gazons  semés  de  futailles,  des 
danses  de  paysans  et  de  paysannes  pleurant  de  joie, 
trépignant  de  bonheur,  s'allégeant  à  force  de  rire,  dans 
leurs  jupes  et  dans  leurs  chausses. 

Non,  décidément,  rien  de  tout  cela  n'était  visible;  la 
Hollande  était  un  pays  tel  que  les  autres  et,  qui  plus 
est,  un  pays  nullement  primitif,  nullement  bonhomme, 
car  la  religion  protestante  y  sévissait,  avec  ses  rigides 
hypocrisies  et  ses  solennelles  raideurs. 

Ce  désenchantement  lui  revenait  ;  il  consulta  de 
nouveau  sa  montre  :  dix  minutes  le  séparaient  encore 
de  l'heure  du  train.  Il  est  grand  temps  de  demander 
l'addition  et  de  partir,  se  dit-il.  Il  se  sentait  une  lour- 
deur d'estomac  et  une  pesanteur,  par  tout  le  corps, 
extrêmes.  Voyons,  fit-il,  pour  se  verser  du  courage, 
buvons  le  coup  de  l'étrier  ;  et  il  remplit  un  verre  de 
brandy,  tout  en  réclamant  sa  note.  Un  individu,  en 
habit  noir,  une  serviette  sur  le  bras,  une  espèce  de 


A     REBOl'KS  179 

majordome  au  crâne  pointu  et  chauve,  à  la  barbe 
grisonnante  et  dure,  sans  moustaches,  s'avança,  un 
crayon  derrière  l'oreille,  se  posta,  une  jambe  en  avant, 
comme  un  chanteur,  tira  de  sa  poche  un  calepin,  et, 
sans  regarder  son  papier,  les  yeux  fixés  sur  le  plafond, 
près  d'un  lustre,  inscrivit  et  compta  la  dépense.  Voilà, 
dit-il,  en  arrachant  la  feuille  de  son  calepin,  et  il  la 
remit  à  des  Esseintes  qui  le  considérait  curieusemsnt, 
ainsi  qu'un  animal  rare.  Quel  surprenant  John  Bull, 
pensait-il,  en  contemplant  ce  flegmatique  personnage 
à  qui  sa  bouche  rasée  donnait  aussi  la  vague  apparence 
d'un  timonier  de  la  marine  américaine. 

A  ce  moment,  la  porte  de  la  taverne  s'ouvrit;  des 
gens  entrèrent  apportant  avec  eux  une  odeur  de  chien 
mouillé  à  laquelle  se  mêla  une  fumée  de  houille, 
rabattue  par  le  vent  dans  la  cuisine  dont  la  porte  sans 
loquet  claqua  ;  des  Esseintes  était  incapable  de  remuer 
les  jambes  ;  un  doux  et  tiède  anéantissement  se  glissait 
par  tous  ses  membres,  l'empêchait  même  d'étendre  la 
main  pour  allumer  un  cigare.  Il  se  disait  :  Allons, 
voyons,  debout,  il  faut  filer;  et  d'immédiates  objec- 
tions contrariaient  ses  ordres.  A  quoi  bon  bouger, 
quand  on  peut  voyager  si  magnifiquement  sur  une 
chaise  ?  N'était-il  pas  à  Londres  dont  les  senteurs,  dont 
l'atmosphère,  dont  les  habitants,  dont  les  pâtures, 
dont  les  ustensiles,  l'environnaient?  Que  pouvait-il 
donc  espérer,  sinon  de  nouvelles  désillusions,  comme 
en  Hollande? 


180  A     REBOURS 

Il  n'avait  plus  que  le  temps  de  courir  à  la  gare,  et 
une  immense  aversion  pour  le  voyage,  un  impérieux 
besoin  de  rester  tranquille  s'imposaient  avec  une 
volonté  de  plus  en  plus  accusée,  de  plus  en  plus  tenace. 
Pensif,  il  laissa  s'écouler  les  minutes,  se  coupant  ainsi 
la  retraite,  se  disant  :  Maintenant  il  faudrait  se  préci- 
piter aux  guichets,  se  bousculer  aux  bagages;  quel 
ennui  !  quelle  corvée  ça  serait  !  —  Puis,  se  répétant, 
une  fois  de  plus  :  En  somme,  j'ai  éprouvé  et  j'ai  vu  ce 
que  je  voulais  éprouver  et  voir.  Je  suis  saturé  de  vie 
anglaise  depuis  mon  départ  ;  il  faudrait  être  fou  pour 
aller  perdre,  par  un  maladroit  déplacement,  d'impé- 
rissables sensations.  Enfin  quelle  aberration  ai-je  donc 
eue  pour  avoir  tenté  de  renier  des  idées  anciennes,  pour 
avoir  condamné  les  dociles  fantasmagories  de  ma  cer- 
velle, pour  avoir,  ainsi  qu'un  véritable  béjaune,  cru  à 
la  nécessité,  à  la  curiosité,  à  l'intérêt  d'une  excursion  ? 
—  Tiens,  fit-il,  regardant  sa  montre,  mais  l'heure  est 
venue  de  rentrer  au  logis  ;  cette  fois,  il  se  dressa  sur 
ses  jambes,  sortit,  commanda  au  cocher  de  le  recon- 
duire à  la  gare  de  Sceaux,  et  il  revint  avec  ses  malles, 
ses  paquets,  ses  valises,  ses  couvertures,  ses  parapluies 
et  ses  cannes,  à  Fontenay,  ressentant  l'éreintement 
physique  et  la  fatigue  morale  d'un  homme  qui  rejoint 
son  chez  soi,  après  un  long  et  périlleux  voyage. 


XII 


Durant  les  jours  qui  suivirent  son  retour,  des 
Esseintes  considéra  ses  livres,  et  à  la  pensée  qu'il 
aurait  pu  se  séparer  d'eux  pendant  longtemps,  il  goûta 
une  satisfaction  aussi  effective  que  celle  dont  il  eût 
joui  s'il  les  avait  retrouvés,  après  une  sérieuse  absence. 
Sous  l'impulsion  de  ce  sentiment,  ces  objets  lui  sem- 
blèrent nouveaux,  car  il  perçut  en  eux  des  beautés 
oubliées  depuis  l'époque  où  il  les  avait  acquis. 

Tout,  volumes,  bibelots,  meubles,  prit  à  ses  yeux  un 
charme  particulier  ;  son  lit  lui  parut  plus  moelleux, 
en  comparaison  de  la  couchette  qu'il  aurait  occupée  à 
Londres  ;  le  discret  et  silencieux  service  de  ses  domes- 
tiques l'enchanta,  fatigué  qu'il  était,  par  la  pensée,  de 
la  loquacité  bruyante  des  garçons  d'hôtel;  l'organi- 
sation méthodique  de  sa  vie  lui  fit  l'effet  d'être  plus 
enviable,  depuis  que  le  hasard  des  pérégrinations 
devenait  possible. 

Il  se  retrempa  dans  ce  bain  de  l'habitude  auquel 
d'artificiels  regrets  insinuaient  une  qualité  plus  robo- 
rative et  plus  tonique. 

Mais  ses  volumes  le  préoccupèrent  principalement. 
Il  les  examina,  les  rangea  à  nouveau  sur  les  rayons, 


1N2  A     REBOURS 

vérifiant  si,  depuis  son  arrivée  à  Fontenay,  les  chaleurs 
et  les  pluies  n'avaient  point  endommagé  leurs  reliures 
et  piqué  leurs  papiers  rares. 

Il  commença  par  remuer  toute  sa  bibliothèque 
latine,  puis  il  disposa  dans  un  nouvel  ordre  les 
ouvrages  spéciaux  d'Archélaûs,  d'Albert  le  Grand,  de 
Lulle,  d'Arnaud  de  Villanova  traitant  de  kabbale  et  de 
sciences  occultes  ;  enfin  il  compulsa,  un  à  un,  ses  livres 
modernes,  et  joyeusement  il  constata  que  tous  étaient 
demeurés,  au  sec,  intacts. 

Cette  collection  lui  avait  coûté  de  considérables 
sommes  ;  il  n'admettait  pas,  en  effet,  que  les  auteurs 
qu'il  choyait  fussent,  dans  sa  bibliothèque,  de  même 
que  dans  celles  des  autres,  gravés  sur  du  papier  de 
coton,  avec  les  souliers  à  clous  d'un  Auvergnat. 

A  Paris,  jadis,  il  avait  fait  composer,  pour  lui  seul, 
certains  volumes  que  des  ouvriers  spécialement  embau- 
chés, tiraient  aux  presses  à  bras  ;  tantôt  il  recourait  à 
Perrin  de  Lyon  dont  les  sveltes  et  purs  caractères  con- 
venaient aux  réimpressions  archaïques  des  vieux  bou- 
quins: tantôt  il  faisait  venir  d'Angleterre  ou  d'Amé- 
rique, pour  la  confection  des  ouvrages  du  présent 
siècle,  des  lettres  neuves  ;  tantôt  encore  il  s'adressait 
à  une  maison  de  Lille  qui  possédait,  depuis  des  siècles, 
tout  un  jeu  de  corps  gothiques;  tantôt  enfin  il  réquisi- 
tionnait l'ancienne  imprimerie  Enschedé,  de  Haarlem, 
dont  la  fonderie  conserve  les  poinçons  et  les  frappes 
des  caractères  dits  de  civilité. 


A     REBOURS  183 

Et  il  avait  agi  de  même  pour  ses  papiers.  Las,  un 
beau  jour,  des  chines  argentés,  des  japons  nacrés  et 
dorés,  des  blancs  whatmans,  des  hollandes  bis,  des 
turkeys  et  des  seychal-mills  teints  en  chamois,  et 
dégoûté  aussi  par  les  papiers  fabriqués  à  la  mécanique, 
il  avait  commandé  des  vergés  à  la  forme,  spéciaux, 
dans  les  vieilles  manufactures  de  Vire  où  l'on  se  sert 
encore  des  pilons  naguère  usités  pour  broyer  le  chanvre. 
Afin  d'introduire  un  peu  de  variété  dans  ses  collections 
il  s'était,  à  diverses  reprises,  fait  expédier  de  Londres, 
des  étoffes  apprêtées,  des  papiers  à  poils,  des  papiers 
reps  et,  pour  aider  à  son  dédain  des  bibliophiles,  un 
négociant  de  Lubeck  lui  préparait  un  papier  à  chan- 
delle perfectionné,  bleuté,  sonore,  un  peu  cassant,  dans 
la  pâte  duquel  les  fétus  étaient  remplacés  par  des  pail- 
lettes d'or  semblables  à  celles  qui  pointillent  l'eau-de- 
vie  de  Dantzick. 

Il  s'était  procuré,  dans  ces  conditions,  des  livres 
uniques,  adoptant  des  formats  inusités,  qu'il  faisait 
revêtir  par  Lortic,  par  Trautz-Bauzonnet,  par  Cham- 
bolle,  par  les  successeurs  de  Cape,  d'irréprochables 
reliures  en  soie  antique,  en  peau  de  bœuf  estampée,  en 
peau  de  bouc  du  Cap,  des  reliures  pleines,  à  compar- 
timents et  à  mosaïques,  doublées  de  tabis  ou  de  moire, 
ecclésiastiquement  ornées  de  fermoirs  et  de  coins, 
parfois  même  émaillées  par  Gruel-Engelmann  d'ar- 
gent oxydé  et  d'émaux  lucides. 

Il   s'était   fait   ainsi    imprimer  avec  les   admirables 


184  A     REBOURS 

lettres  épiscopales  de  l'ancienne  maison  Le  Clerc,  les 
œuvres  de  Baudelaire  dans  un  large  format  rappelant 
celui  des  missels,  sur  un  feutre  très  léger  du  Japon, 
spongieux,  doux  comme  une  moelle  de  sureau  et 
imperceptiblement  teinté,  dans  sa  blancheur  laiteuse, 
d'un  peu  de  rose.  Cette  édition  tirée  à  un  exemplaire 
d'un  noir  velouté  d'encre  de  Chine,  avait  été  vêtue  en 
dehors  et  recouverte  en  dedans  d'une  mirifique  et 
authentique  peau  de  truie  choisie  entre  mille,  couleur 
chair,  toute  piquetée  à  la  place  de  ses  poils  et  ornée  de 
dentelles  noires  au  fer  froid,  miraculeusement  assor- 
ties par  un  grand  artiste. 

Ce  jour-là,  des  Esseintes  ôta  cet  incomparable  livre 
de  ses  rayons  et  il  le  palpait  dévotement,  relisant  cer- 
taines pièces  qui  lui  semblaient,  dans  ce  simple  mais 
inestimable  cadre,  plus  pénétrantes  que  de  coutume. 

Son  admiration  pour  cet  écrivain  était  sans  borne. 
Selon  lui,  en  littérature,  on  s'était  jusqu'alors  borné  à 
explorer  les  superficies  de  l'âme  ou  à  pénétrer  dans  ses 
souterrains  accessibles  et  éclairés,  relevant,  çà  et  là, 
les  gisements  des  péchés  capitaux,  étudiant  leurs  filons, 
leur  croissance,  notant,  ainsi  que  Balzac,  par  exemple, 
les  stratifications  de  l'âme  possédée  par  la  monomanie 
d'une  passion,  par  l'ambition,  par  l'avarice,  par  la 
bêtise  paternelle,  par  l'amour  sénile. 

C'était,  au  demeurant,  l'excellente  santé  des  vertus 
et  des  vices,  le  tranquille  agissement  des  cervelles 
communément    conformées,    la    réalité    pratique    des 


A     HE  BOL' H  S  185 

idées  courantes,  sans  idéal  de  maladive  dépravation, 
sans  au  delà;  en  somme,  les  découvertes  des  analystes 
s'arrêtaient  aux  spéculations  mauvaises  ou  bonnes, 
classifiées  par  l'Eglise;  c'était  la  simple  investigation, 
l'ordinaire  surveillance  d'un  botaniste  qui  suit  de  près 
le  développement  prévu  de  floraisons  normales  plan- 
tées dans  de  la  naturelle  terre. 

Baudelaire  était  allé  plus  loin  ;  il  était  descendu  jus- 
qu'au fond  de  l'inépuisable  mine,  s'était  engagé  à  tra- 
vers des  galeries  abandonnées  ou  inconnues,  avait 
abouti  à  ces  districts  de  l'âme  où  se  ramifient  les  végé- 
tations monstrueuses  de  la  pensée. 

Là,  près  de  ces  confins  où  séjournent  les  aberrations 
et  les  maladies,  le  tétanos  mystique,  la  fièvre  chaude 
de  la  luxure,  les  typhoïdes  et  les  vomitos  du  crime,  il 
avait  trouvé,  couvant  sous  la  morne  cloche  de  l'Ennui, 
l'effrayant  retour  d'âge  des  sentiments  et  des  idées. 

Il  avait  révélé  la  psychologie  morbide  de  l'esprit 
qui  a  atteint  l'octobre  de  ses  sensations;  raconté  les 
symptômes  des  âmes  requises  par  la  douleur,  privi- 
légiées par  le  spleen;  montré  la  carie  grandissante 
des  impressions,  alors  que  les  enthousiasmes,  les 
croyances  de  la  jeunesse  sont  taris,  alors  qu'il  ne  reste 
plus  que  l'aride  souvenir  des  misères  supportées,  des 
intolérances  subies,  des  froissements  encourus,  par 
des  intelligences  qu'opprime  un  sort  absurde. 

Il  avait  suivi  toutes  les  phases  de  ce  lamentable 
automne,   regardant   la   créature    humaine,    docile   à 


186  A     REBOURS 

s'aigrir,  habile  à  se  frauder,  obligeant  ses  pensées 
à  tricher  entre  elles,  pour  mieux  souffrir,  gâtant 
d'avance,  grâce  à  l'analyse  et  à  l'observation,  toute 
joie  possible. 

Puis,  dans  cette  sensibilité  irritée  de  l'âme,  dans 
cette  férocité  de  la  réflexion  qui  repousse  la  gênante 
ardeur  des  dévouements,  les  bienveillants  outrages  de 
la  charité,  il  voyait,  peu  à  peu,  surgir  l'horreur  de 
ces  passions  âgées,  de  ces  amours  mûres,  où  l'un  se 
livre  encore  quand  l'autre  se  tient  déjà  en  garde,  où 
la  lassitude  réclame  aux  couples  des  caresses  filiales 
dont  l'apparente  juvénilité  paraît  neuve,  des  candeurs 
maternelles  dont  la  douceur  repose  et  concède,  pour 
ainsi  dire,  les  intéressants  remords  d'un  vague  inceste. 

En  de  magnifiques  pages  il  avait  exposé  ces  amours 
hybrides,  exaspérées  par  l'impuissance  où  elles  sont 
de  se  combler,  ces  dangereux  mensonges  des  stupé- 
fiants et  des  toxiques  appelés  à  l'aide  pour  endormir 
la  souffrance  et  mater  l'ennui.  A  une  époque  où  la 
littérature  attribuait  presque  exclusivement  la  douleur 
de  vivre  aux  malchances  d'un  amour  méconnu  ou  aux 
jalousies  de  l'adultère,  il  avait  négligé  ces  maladies 
infantiles  et  sondé  ces  plaies  plus  incurables,  plus 
vivaces,  plus  profondes,  qui  sont  creusées  par  la 
^satiété,  la  désillusion,  le  mépris,  dans  les  âmes  en  ruine 
que  le  présent  torture,  que  le  passé  répugne,  que 
l'avenir  effraye  et  désespère. 

Et   plus  des   Esseintes   relisait   Baudelaire,  plus   il 


A     REBOURS  187 

reconnaissait  un  indicible  charme  à  cet  écrivain  qui, 
dans  un  temps  où  le  vers  ne  servait  plus  qu'à  peindre 
l'aspect  extérieur  des  êtres  et  des  choses,  était  par- 
venu à  exprimer  l'inexprimable,  grâce  à  une  langue 
musculeuse  et  charnue,  qui,  plus  que  toute  autre,  pos- 
sédait cette  merveilleuse  puissance  de  fixer  avec  une 
étrange  santé  d'expressions,  les  états  morbides  les  plus 
fuyants,  les  plus  tremblés,  des  esprits  épuisés  et  des 
âmes  tristes. 

Après  Baudelaire  le  nombre  était  assez  restreint,  des 
livres  français  rangés  sur  ses  ravons.  Il  était  assuré- 
ment insensible  aux  œuvres  sur  lesquelles  il  est  d'un 
goût  adroit  de  se  pâmer.  «  Le  grand  rire  de  Rabelais  » 
et«  le  solide  comique  de  Molière  »  ne  réussissaient  pas 
à  le  dérider,  et  son  antipathie  envers  ces  farces  allait 
même  assez  loin  pour  qu'il  ne  craignît  pas  de  les  assi- 
miler, au  point  de  vue  de  l'art,  à  ces  parades  des 
bobèches  qui  aident  à  la  joie  des  foires. 

En  fait  de  poésies  anciennes,  il  ne  lisait  guère  que 
Villon,  dont  les  mélancoliques  ballades  le  touchaient 
et,  çà  et  là,  quelques  morceaux  de  d'Aubigné  qui  lui 
fouettaient  le  sang  avec  les  incroyables  virulences  de 
leurs  apostrophes  et  de  leurs  anathèmes. 

En  prose,  il  se  souciait  fort  peu  de  Voltaire  et  de 
Rousseau,  voire  même  de  Diderot,  dont  les  «  Salons  » 
tant  vantés  lui  paraissaient  singulièrement  remplis  de 
fadaises  morales  et  d'aspirations  jobardes  ;  en  haine  de 
tous  ces  fatras,  il  se  confinait  presque  exclusivement 


188  A     REBOURS 

dans  la  lecture  de  l'éloquence  chrétienne,  dans  la  lec- 
ture de  Bourdaloue  et  de  Bossuet  dont  les  périodes 
sonores  et  parées  lui  imposaient;  mais,  de  préférence 
encore,  il  savourait  ces  moelles  condensées  en  de 
sévères  et  fortes  phrases,  telles  que  les  façonnèrent 
Nicole,  dans  ses  pensées,  et  surtout  Pascal  dont  l'aus- 
tère pessimisme,  dont  la  douloureuse  attrition  lui 
allaient  au  cœur. 

A  part  ces  quelques  livres,  la  littérature  française 
commençait,  dans  sa  bibliothèque,  avec  le  siècle. 

Elle  se  divisait  en  deux  groupes  :  l'un  comprenait  la 
littérature  ordinaire,  profane  ;  l'autre  la  littérature 
catholique,  une  littérature  spéciale,  à  peu  près 
inconnue,  divulguée  pourtant  par  de  séculaires  et 
d'immenses  maisons  de  librairie,  aux  quatre  coins  du 
monde. 

Il  avait  eu  le  courage  d'errer  parmi  ces  cryptes,  et, 
ainsi  que  dans  l'art  séculier,  il  avait  découvert,  sous 
un  gigantesque  amas  d'insipidités,  quelques  œuvres 
écrites  par  de  vrais  maîtres. 

Le  caractère  distinctif  de  cette  littérature,  c'était  la 
constante  immuabilité  de  ses  idées  et  de  sa  langue  ;  de 
même  que  l'Église  avait  perpétué  la  forme  primordiale 
des  objets  saints,  de  même  aussi,  elle  avait  gardé  les 
reliques  de  ses  dogmes  et  pieusement  conservé  la 
châsse  qui  les  enfermait,  la  langue  oratoire  du  grand 
siècle.  Ainsi  que  le  déclarait  même  l'un  de  ses  écri- 
vains, Ozanam,  le  style  chrétien  n'avait  que  faire  de  la 


A     REBOURS  1S9 

langue  de  Rousseau  ;  il  devait  exclusivement  se  servir 
du  dialecte  employé  par  Bourdaloue  et  par  Bossuet. 

En  dépit  de  cette  affirmation,  l'Église,  plus  tolérante, 
fermait  les  yeux  sur  certaines  expressions,  sur  cer- 
taines tournures  empruntées  à  la  langue  laïque  du  même 
siècle,  et  l'idiome  catholique  s'était  un  peu  dégorgé  de 
ces  phrases  massives,  alourdies,  chez  Bossuet  surtout, 
par  la  longueur  de  ses  incidentes  et  par  le  pénible  ral- 
liement de  ses  pronoms;  mais  là  s'étaient  bornées  les 
concessions,  et  d'autres  n'eussent  sans  doute  mené  à 
rien,  car,  ainsi  délestée,  cette  prose  pouvait  suffire  aux 
sujets  restreints  que  l'Eglise  se  condamnait  à  traiter. 

Incapable  de  s'attaquer  à  la  vie  contemporaine,  de 
rendre  visible  et  palpable  l'aspect  le  plus  simple  des 
êtres  et  des  choses,  inapte  à  expliquer  les  ruses  com- 
pliquées d'une  cervelle  indifférente  à  l'état  de  grâce, 
cette  langue  excellait  cependant  aux  sujets  abstraits; 
utile  dans  la  discussion  d'une  controverse,  dans  la 
démonstration  d'une  théorie,  dans  l'incertitude  d'un 
commentaire,  elle  avait,  plus  que  toute  autre  aussi, 
l'autorité  nécessaire  pour  affirmer,  sans  discussion,  la 
valeur  d'une  doctrine. 

Malheureusement,  là  comme  partout,  une  innom- 
brable armée  de  cuistres  avait  envahi  le  sanctuaire  et 
sali  par  son  ignorance  et  son  manque  de  talent,  sa 
tenue  rigide  et  noble;  pour  comble  de  malchance,  des 
dévotes  s'en  étaient  mêlées  et  de  maladroites  sacristies 
et  d'imprudents    salons    avaient  exalté   ainsi  que  des 


190  A     KEBOURÏ" 

œuvres  de  génie,  les  misérables  bavardages  de  ces 
femmes. 

Des  Esseintes  avait  eu  la  curiosité  de  lire  parmi  ces 
œuvres,  celles  de  madame  Swetchine,  cette  générale 
russe,  dont  la  maison  fut,  à  Paris,  recherchée  par  les 
plus  fervents  des  catholiques;  elles  avaient  dégagé  pour 
lui  un  inaltérable  et  un  accablant  ennui;  elles  étaient 
plus  que  mauvaises,  elles  étaient  quelconques;  cela 
donnait  l'idée  d'un  écho  retenu  dans  une  petite  cha- 
pelle où  tout  un  monde  gourmé  et  confit,  marmottait 
ses  prières,  se  demandait,  à  voix  basse,  de  ses  nou- 
velles, se  répétait,  d'un  air  mystérieux  et  profond, 
quelques  lieux  communs  sur  la  politique,  sur  les  pré- 
visions du  baromètre,  sur  l'état  actuel  de  l'atmosphère. 

Mais  il  y  avait  pis  :  une  lauréate  brevetée  de  l'Insti- 
tut, madame  Augustus  Craven,  l'auteur  du  Récit  d'une 
sœur,  d'une  Eliane,  à' un  Fleur  ange,  soutenus  à  grand 
renfort  de  serpent  et  d'orgue,  par  la  presse  aposto- 
lique tout  entière.  Jamais,  non,  jamais  des  Esseintes 
n'avait  imaginé  qu'on  pût  écrire  de  pareilles  insigni- 
fiances. Ces  livres  étaient,  au  point  de  vue  de  la  con- 
ception, d'une  telle  nigauderie  et  ils  étaient  écrits  dans 
une  langue  si  nauséeuse,  qu'ils  en  devenaient  presque 
personnels,  presque  rares. 

Du  reste,  ce  n'était  point  parmi  les  femmes  que  des 
Esseintes,  qui  avait  l'âme  peu  fraîche  et  qui  était  peu 
sentimental  de  sa  nature,  pouvait  rencontrer  un  retrait 
littéraire  adapté  suivant  ses  goûts. 


A     KEBOURS  191 

Il  s'ingénia  pourtant  et,  avec  une  attention  qu'aucune 
impatience  ne  put  réduire,  à  savourer  l'œuvre  de  la 
fille  de  génie,  de  la  Vierge  aux  bas  bleus  du  groupe; 
ses  efforts  échouèrent  ;  il  ne  mordit  point  à  ce  Journal 
et  à  ces  Lettres  où  Eugénie  de  Guérin  célèbre  sans  dis- 
crétion le  prodigieux  talent  d'un  frère  qui  rimait,  avec 
une  telle  ingénuité,  avec  une  telle  grâce,  qu'il  fallait, 
à  coup  sûr,  remonter  aux  œuvres  de  M.  de  Jouy  et  de 
M.  Ecouchard  Lebrun,  afin  d'en  trouver  et  d'aussi  har- 
dies et  d'aussi  neuves  I 

Il  avait  inutilement  aussi  tenté  de  comprendre  les 
délices  de  ces  ouvrages  où  l'on  découvre  des  récits  tels 
que  ceux-ci  :  «  J'ai  suspendu,  ce  matin,  à  côté  du  lit 
de  papa,  une  croix  qu'une  petite  fille  lui  donna  hier.  » 

—  «  Nous  sommes  invitées,  Mimi  et  moi,  à  assister, 
demain,  chezM.Roquiers,à  labénédictiond'unecloche; 
celte  course  ne  me  déplaît  pas;  »  —  où  l'on  relève  des 
événements  de  cette  importance  :  «  Je  viens  de  sus- 
pendre à  mon  cou  une  médaille  de  la  sainte  Vierge  que 
Louise   m'a  envoyée,  pour  préservatif  du  choléra;  » 

—  de  la  poésie  de  ce  genre  :  «  O  le  beau  rayon  de  lune 
qui  vient  de  tomber  sur  l'Évangile  que  je  lisais!  »  — 
enfin,  des  observations  aussi  pénétrantes  et  aussi  fines 
que  celle-ci  :  «  Quand  je  vois  passer  devant  une  croix 
un  homme  qui  se  signe  ou  ôte  son  chapeau,  je  me 
dis  :  Voilà  un  chrétien  qui  passe.  » 

Et  cela  continuait  de  la  sorte,  sans  arrêt,  sans  trêve, 
jusqu'à  ce  que  Maurice   de  Guérin  mourût  et  que  sa 


192  A    REBOURS 

sœur  le  pleurât  en  de  nouvelles  pages,  écrites  dans  une 
prose  aqueuse  que  parsemaient,  çà  et  là,  des  bouts  de 
poèmes  dont  l'humiliante  indigence  finissait  par  api- 
toyer des  Esseintes. 

Ah  !  ce  n'était  pas  pour  dire,  mais  le  parti  catholique 
était  bien  peu  difficile  dans  le  choix  de  ses  protégées* 
et  bien  peu  artiste!  Ces  lymphes  qu'il  avait  tant  choyées 
et  pour  lesquelles  il  avait  épuisé  l'obéissance  de  ses 
feuilles,  écrivaient  toutes  comme  des  pensionnaires 
de  couvent,  dans  une  langue  blanche,  dans  un  de  ces 
flux  de  la  phrase  qu'aucun  astringent  n'arrête! 

Aussi  des  Esseintes  se  détournait-il  de  cette  littéra- 
ture, avec  horreur;  mais,  ce  n'étaient  pas  non  plus  les 
maîtres  modernes  du  sacerdoce,  qui  lui  offraient  des 
compensations  suffisantes  pour  remédier  à  ses  déboi- 
res. Ceux-là  étaient  des  prédicateurs  ou  des  polémistes 
impeccables  et  corrects,  mais  la  langue  chrétienne 
avait  fini,  dans  leurs  discours  et  dans  leurs  livres,  par 
devenir  impersonnelle,  par  se  figer  dans  une  rhéto- 
rique aux  mouvements  et  aux  repos  prévus,  dans  une 
série  de  périodes  construites  d'après  un  modèle  unique. 
Et  en  effet,  tous  les  ecclésiastiques  écrivaient  de  même, 
avec  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  d'abandon  ou  d'em- 
phase, et  la  différence  était  presque  nulle  entre  les  gri- 
sailles tracées  par  NN.  SS.  Dupanloup  ou  Landriot, 
La  Bouillcrieou  Gaume,  par  Dom  Guéranger  ou  le  père 
Ratisbonne,  par  Monseigneur  Freppel  ou  Monseigneur 
Penaud,  par  les  RR.  PP.  Ravignan  ou  Gratry,  par  le 


A    REBOURS  193 

jésuite  Olivain,  le  carme  Dosithée,  le  dominicain  Didon 
ou  par  l'ancien  prieur  de  Saint-Maximin,  le  Révérend 
Chocarne. 

Souvent  des  Esseintes  y  avait  songé  :  il  fallait  un 
talent  bien  authentique,  une  originalité  bien  profonde, 
une  conviction  bien  ancrée,  pour  dégeler  cette  langue 
si  froide,  pour  animer  ce  style  public  que  ne  pouvait 
soutenir  aucune  pensée  qui  fût  imprévue,  aucune  thèse 
qui  fût  brave. 

Cependant  quelques  écrivains  existaient   dont  l'ar- 
dente éloquence  fondait  et  tordait  cette  langue,  Lacor-    U 
daire  surtout,  l'un  des  seuls  écrivains  qu'ait,  depuis 
des  années,  produits  l'Église. 

Enfermé,  de  même  que  tous  ses  confrères,  dans  le 
cercle  étroit  des  spéculations  orthodoxes,  obligé,  ainsi 
qu'eux,  de  piétiner  sur  place  et  de  ne  toucher  qu'aux 
idées  émises  et  consacrées  par  les  Pères  de  l'Eglise  et 
développées  par  les  maîtres  de  la  chaire,  il  parvenait 
à  donner  le  change,  à  les  rajeunir,  presque  à  les  modi- 
fier, par  une  forme  plus  personnelle  et  plus  vive.  Çà 
et  là,  dans  ses  Conférences  de  Notre-Dame,  des  trou- 
vailles d'expressions,  des  audaces  de  mots,  des  accents 
d'amour,  des  bondissements,  des  cris  d'allégresse,  des 
effusions  éperdues  qui  faisaient  fumer  le  style  séculaire 
sous  sa  plume.  Puis,  en  sus  de  l'orateur  de  talent, 
qu'était  cet  habile  et  doux  moine  dont  les  adresses  et 
dont  les  efforts  s'étaient  épuisés  dans  l'impossible  tâche 
de  concilier  les  doctrines  libérales  d'une  société  avec 

13 


194  A     REBOURS 

les  dogmes  autoritaires  de  l'Église,  il  y  avait  en  lui  un 
tempérament  de  fervente  dilection,  de  diplomatique 
tendresse.  Alors,  dans  les  lettres  qu'il  écrivait  à  des 
jeunes  gens,  passaient  des  caresses  de  père  exhortant 
ses  fils,  de  souriantes  réprimandes,  de  bienveillants 
conseils,  d'indulgents  pardons.  D'aucunes  étaient  char- 
mantes, où  il  avouait  toute  sa  gourmandise  d'affection, 
et  d'autres  étaient  presque  imposantes  lorsqu'il  soute- 
nait le  courage  et  dissipait  les  doutes,  par  les  inébran- 
lables certitudes  de  sa  Foi.  En  somme,  ce  sentiment 
de  paternité  qui  prenait  sous  sa  plume  quelque  chose 
de  délicat  et  de  féminin  imprimait  à  sa  prose  un  accent 
unique  parmi  toute  la  littérature  cléricale. 

Après  lui,  bien  rares  se  faisaient  les  ecclésiastiques 
et  les  moines  qui  eussent  une  individualité  quelconque. 
Tout  au  plus,  quelques  pages  de  son  élève  l'abbé  Pey- 
reyve,  pouvaient-elles  supporter  une  lecture.  Il  avait 
laissé  de  touchantes  biographies  de  son  maître,  écrit 
quelques  aimables  lettres,  composé  des  articles,  dans 
la  langue  sonore  des  discours,  prononcé  des  panégy- 
riques où  le  ton  déclamatoire  dominait  trop.  Certes, 
l'abbé  Peyreyve  n'avait  ni  les  émotions,  ni  les  flammes 
de  Lacordaire.  Il  était  trop  prêtre  et  trop  peu  homme; 
çà  et  là  pourtant  dans  sa  rhétorique  de  sermon  écla- 
taient des  rapprochements  curieux,  des  phrases  larges 
et  solides,  des  élévations  presque  augustes. 

Mais,  il  fallait  arriver  aux  écrivains  qui  n'avaient 
point    subi    l'Ordination,    aux    écrivains    séculiers, 


A     REBOURS  195 

attachés  aux  intérêts  du  catholicisme  et  dévoués  à 
sa  cause,  pour  retrouver  des  prosateurs  qui  valussent 
qu'on  s'arrêtât. 

Le  style  épiscopal,  si  banalement  manié  par  les  prélats, 
s'était  retrempé  et  avait,  en  quelque  sorte,  reconquis 
une  mâle  vigueur,  avec  le  comte  de  Falloux.  Sous  son 
apparence  modérée,  cet  académicien  exsudait  du  fiel;. 
ses  discours  prononcés,  en  1848,  au  Parlement,  étaient 
diffus  et  ternes,  mais  ses  articles  insérés  dans  le  Cor- 
respondant et  réunis  depuis  en  livres,  étaient  mor- 
dants et  âpres,  sous  la  politesse  exagérée  de  leur  forme. 
Conçus  comme  des  harangues,  ils  contenaient  une  cer- 
taine verve  amère  et  surprenaient  par  l'intolérance 
de  leur  conviction. 

Polémiste  dangereux  à  cause  deses  embuscades,  logi- 
cien retors,  marchant  de  côté,  frappant  à  l'improviste, 
le  comte  de  Falloux  avait  aussi  écrit  de  pénétrantes 
pages  sur  la  mort  de  madame  Swetchine,  dont  il  avait 
recueilli  les  opuscules  et  qu'il  révérait  à  l'égal  d'une 
sainte. 

Mais,  où  le  tempérament  de  l'écrivain  s'accusait  vrai- 
ment, c'était  dans  deux  brochures  parues  l'une  en  1846 
et  l'autre  en  1880,  cette  dernière  intitulée  :  l'Unité 
nationale. 

Animé  d'une  rage  froide,  l'implacable  légitimiste 
combattait,  cette  fois,  contrairement  à  ses  habitudes, 
en  face,  et  jetait  aux  incrédules,  en  guise  de  pérorai- 
son, ces  fulminantes  invectives  : 


196  a    h  eh  or  H  s 

«  Et  vous,  utopistes  systématiques,  qui  faites  abs- 
traction de  la  nature  humaine,  fauteurs  d'athéisme, 
nourris  de  chimères  et  de  haines,  émancipateurs  de  la 
femme,  destructeurs  de  la  famille,  généalogistes  de  la 
race  simienne,  vous,  dont  le  nom  était  naguère  une 
injure,  soyez  contents  :  vous  aurez  été  les  prophètes  et 
vos  disciples  seront  les  pontifes  d'un  abominable 
avenir!  » 

L'autre  brochure  portait  ce  titre  :  Le  Parti  catho- 
lique, et  elle  était  dirigée  contre  le  despotisme  de 
['Univers,  et  contre  Veuillot  dont  elle  se  refusait  à 
prononcer  le  nom.  Ici  les  attaques  sinueuses  recom- 
mençaient, le  venin  filtrait  sous  chacune  de  ses  lignes 
où  le  gentilhomme,  couvert  de  bleus,  répondait  par  de 
méprisants  sarcasmes  aux  coups  de  savate  du  lutteur. 

A  eux  deux,  ils  représentaient  bien  les  deux  partis 
de  l'Église  où  les  dissidences  se  résolvent  en  d'intrai- 
tables haines;  de  Falloux,  plus  hautain  et  plus  caute- 
leux, appartenait  à  cette  secte  libérale  dans  laquelle 
étaient  déjà  réunis  et  de  Montalembert  et  Cochin,  et 
Lacordaire  et  de  Broglie;  il  appartenait,  tout  entier, 
aux  idées  du  Correspondant,  une  revue  qui  s'efforçait 
de  couvrir  d'un  vernis  de  tolérance  les  théories  impé- 
rieuses de  l'Église;  Veuillot,  plus  débraillé,  plus  franc, 
rejetait  ces  masques,  attestait  sans  hésiter  la  tyrannie 
des  volontés  ultramontaines,  avouait  et  réclamait  tout 
haut  l'impitoyable  joug  de  ses  dogmes. 

Celui-là  s'était   fabriqué,    pour  la  lutte,  une  langue 


A     REBOURS  197 

particulière,  où  il  entrait  du  La  Bruyère  et  du  fau- 
bourien du  Gros-Caillou.  Ce  style,  mi-solennel,  mi- 
canaille,  brandi  par  cette  personnalité  brutale,  prenait 
un  poids  redoutable  de  casse-tête.  Singulièrement  entêté 
et  brave,  il  avait  assommé  avec  ce  terrible  outil,  et  les 
libres  penseurs  et  les  évêques,  tapant  à  tour  de  bras, 
frappant  comme  un  bœuf  sur  ses  ennemis,  à  quelque 
parti  qu'ils  appartinssent.  Tenu  en  défiance  par  l'Eglise 
qui  n'admettait  ni  ce  style  de  contrebande  ni  ces  poses 
de  barrière,  ce  religieux  arsouille  s'était  quand  même 
imposé  par  son  grand  talent,  ameutant  après  lui  toute 
la  presse  qu'il  étrillait  jusqu'au  sang  dans  ses  Odeurs 
de  Paris,  tenant  tête  à  tous  les  assauts,  se  débarrassant 
à  coups  de  soulier  de  tous  les  bas  plumitifs  qui  s'es- 
sayaient à  lui  sauter  aux  jambes. 

Malheureusement,  ce  talent  incontesté  n'existait  que 
dans  le  pugilat;  au  calme,  Veuillot  n'était  plus  qu'un 
écrivain  médiocre  ;  ses  poésies  et  ses  romans  inspiraient 
la  pitié;  sa  langue  à  la  poivrade  s'éventait  à  ne  pas 
cogner;  l'arpin  catholique  se  changeait,  au  repos,  en 
un  cacochyme  qui  toussait  de  banales  litanies  et  bal- 
butiait d'enfantins  cantiques. 

Plus  guindé,  plus  contraint,  plus  grave,  était  l'apo- 
logiste chéri  de  l'Eglise,  l'inquisiteur  de  la  langue 
chrétienne,  Ozanam.  Encore  qu'il  fût  difficile  à  sur- 
prendre, des  Esseintes  ne  laissait  pas  que  d'être  étonné 
par  l'aplomb  de  cet  écrivain  qui  parlait  des  desseins 
impénétrables  de  Dieu,  alors  qu'il  eût  fallu  administrer 


198  A     REBOURS 

les  preuves  des  invraisemblables  assertions  qu'il  avan- 
çait ;  avec  le  plus  beau  sang-froid,  celui-là  défor- 
mait les  événements,  contredisait,  plus  impudemment 
encore  que  les  panégyristes  des  autres  partis,  les  actes 
reconnus  de  l'histoire,  certifiait  que  l'Église  n'avait 
jamais  caché  l'estime  qu'elle  faisait  de  la  science,  qua- 
lifiait les  hérésies  de  miasmes  impurs,  traitait  le  boud- 
dhisme et  les  autres  religions  avec  un  tel  mépris  qu'il 
s'excusait  de  souiller  la  prose  catholique  par  l'attaque 
même  de  leurs  doctrines. 

Par  instants,  la  passion  religieuse  insufflait  une  cer- 
taine ardeur  à  sa  langue  oratoire  sous  les  glaces  de 
laquelle  bouillonnait  un  courant  de  violence  sourde; 
dans  ses  nombreux  écrits  sur  le  Dante,  sur  saint  Fran- 
çois, sur  l'auteur  du  «  Stabat  »,  sur  les  poètes  francis- 
cains, sur  le  socialisme,  sur  le  droit  commercial,  sur 
tout,  cet  homme  plaidait  la  défense  du  Vatican  qu'il 
estimait  indéfectible,  appréciait  indifféremment  toutes 
les  causes  suivant  qu'elles  se  rapprochaient  ou  s'écar- 
taient plus  ou  moins  de  la  sienne. 

Cette  manière  d'envisager  les  questions  à  un  seul 
point  de  vue  était  celle  aussi  de  ce  piètre  écrivassier 
que  d'aucuns  lui  opposaient  comme  un  rival,  Nette- 
ment. Celui-là  était  moins  sanglé  et  il  affectait  des  pré- 
tentions moins  altières  et  plus  mondaines;  à  diverses 
reprises,  il  était  sorti  du  cloître  littéraire  où  s'empri- 
sonnait Ozanam,  et  il  avait  parcouru  les  œuvres  pro- 
fanes, pour  les  juger.  Il  était  entré  là-dedans  à  tâtons, 


A     REBOURS  199 

ainsi  qu'un  enfant  dans  une  cave,  ne  voyant  autour 
de  lui  que  des  ténèbres,  ne  percevant  au  milieu  de  ce 
noir  que  la  lueur  du  cierge  qui  l'éclairait  en  avant,  à 
quelques  pas. 

Dans  cette  ignorance  des  lieux,  dans  cette  ombre, 
il  avait  choppé  à  tout  bout  de  champ,  parlant  de  Mûr- 
ger  qui  avait  «  le  souci  du  style  ciselé  et  soigeusement 
fini  »,  d'Hugo  qui  recherchait  l'infect  et  l'immonde  et 
auquel  il  osait  comparer  M.  de  Laprade,  de  Delacroix 
qui  dédaignait  la  règle,  de  Paul  Delaroche  et  du  poète 
Reboul  qu'il  exaltait,  parce  qu'ils  lui  semblaient  pos- 
séder la  foi. 

Des  Esseintes  ne  pouvait  s'empêcher  de  hausser  les 
épaules  devant  ces  malheureuses  opinions  que  recou- 
vrait une  prose  assistée,  dont  l'étoffe  déjà  portée,  s'ac- 
crochait et  se  déchirait,  à  chaque  coin  de  phrases. 

D'un  autre  côté,  les  ouvrages  de  Poujoulat  et  de 
Genoude,  de  Montalembert,  de  Nicolas  et  de  Carné  ne 
lui  inspiraient  pas  une  sollicitude  beaucoup  plus  vive; 
son  inclination  pour  l'histoire  traitée  avec  un  soin  éru- 
dit  et  dans  une  langue  honorable  par  le  duc  de  Bro- 
glie,  et  son  penchant  pour  les  questions  sociales  et  reli- 
gieuses abordées  par  Henry  Cochin  qui  s'était  pourtant 
révélé  dans  une  lettre  où  il  racontait  une  émouvante 
prise  de  voile  au  Sacré-Cœur,  ne  se  prononçaient  guère. 
Depuis  longtemps  il  n'avait  plus  touché  à  ces  livres, 
et  l'époque  était  déjà  lointaine  où  il  avait  jeté  aux 
vieux  papiers  les  puériles  élucubrations  du  sépulcral 


200  A     REBOURS 

Pontmartin  et  du  minable  Féval,  et  où  il  avait  confié 
aux  domestiques,  pour  un  commun  usage,  les  histo- 
riettes des  Aubineau  et  des  Lasserre,  ces  bas  hagio- 
graphes  des  miracles  opérés  par  M.  Dupont  de  Tours 
et  par  la  Vierge. 

En  somme,  des  Esseintes  n'extrayait  même  point  de 
cette  littérature,  une  passagère  distraction  à  ses  ennuis; 
aussi  repoussait-il  dans  les  angles  obscurs  de  sa  biblio- 
thèque ces  amas  de  livres  qu'il  avait  jadis  étudiés,  lors- 
qu'il était  sorti  de  chez  les  Pères.  —  J'aurais  bien  dû 
abandonner  ceux-là  à  Paris,  se  dit-il,  en  dénichant 
derrière  les  autres,  des  livres  qui  lui  étaient  plus  par- 
ticulièrement insupportables,  ceux  de  l'abbé  Lamen- 
nais et  ceux  de  cet  imperméable  sectaire,  si  magistra- 
lement, si  pompeusement  ennuyeux  et  vide,  le  comte 
Joseph  de  Maistre. 

Un  seul  volume  restait  installé  sur  un  rayon,  à  por- 
tée  de  sa  main,  Y  Homme,  d'Ernest  Hello. 

Celui-là  était  l'antithèse  absolue  de  ses  confrères  en 
religion.  Presque  isolé  dans  le  groupe  pieux  que  ses 
allures  effarouchaient,  Ernest  Hello  avait  fini  par  quitter 
ce  chemin  de  grande  communication  qui  mène  de  la 
terre  au  ciel;  sans  doute  écœuré  par  la  banalité  de  cette 
voie,  et  par  la  cohue  de  ces  pèlerins  de  lettres  qui  sui- 
vaient à  la  queue  leu-leu,  depuis  des  siècles,  la  même 
chaussée,  marchant  dans  les  pas  les  uns  des  autres, 
s'arrètant  aux  mêmes  endroits,  pour  échanger  les  mêmes 
lieux  communs  sur  la  religion,  sur  les  Pères  de  l'Eglise, 


A     REBOURS  201 

sur  leurs  mêmes  croyances,  sur  leurs  mêmes  maîtres, 
il  était  parti  par  les  sentiers  de  traverse,  avait  débou- 
ché dans  la  morne  clairière  de  Pascal  où  il  s'était  lon- 
guement arrêté  pour  reprendre  haleine,  puis  il  avait 
continué  sa  route  et  était  entré  plus  avant  que  le  jan- 
séniste, qu'il  huait  d'ailleurs,  dans  les  régions  de  la 
pensée  humaine. 

Tortillé  et  précieux,  doctoral  et  complexe,  Hello, 
par  les  pénétrantes  arguties  de  son  analyse,  rappelait 
à  des  Esseintes  les  études  fouillées  et  pointues  de 
quelques-uns  des  psychologues  incrédules  du  précé- 
dent et  du  présent  siècle.  Il  y  avait  en  lui  une  sorte  de 
Duranty  catholique,  mais  plus  dogmatique  et  plus 
aigu,  un  manieur  expérimenté  de  loupe,  un  ingénieur 
savant  de  l'âme,  un  habile  horloger  de  la  cervelle,  se 
plaisant  à  examiner  le  mécanisme  d'une  passion  et  à 
l'expliquer  par  le  menu  des  rouages. 

Dans  cet  esprit  bizarrement  conformé,  il  existait  des 
relations  de  pensées,  des  rapprochements  et  des  oppo- 
sitions imprévus;  puis,  tout  un  curieux  procédé  qui 
faisait  de  l'étymologie  des  mots,  un  tremplin  aux  idées 
dont  l'association  devenait  parfois  ténue,  mais  demeu- 
rait presque  constamment  ingénieuse  et  vive. 

Il  avait  ainsi,  et  malgré  le  mauvais  équilibre  de  ses 
constructions,  démonté  avec  une  singulière  perspica- 
cité, «  l'Avare  »,  «  l'homme  médiocre  »,  analysé  «  le 
Goût  du  monde  »  «  la  passion  du  malheur  »,  révélé 
les  intéressantes  comparaisons   qui  peuvent   s'établir 


202  A     REBOURS 

entre  les  opérations  de  la    photographie  et  celles  du 
souvenir. 

Mais  cette  adresse  à  manier  cet  outil  perfectionné  de 
l'analyse  qu'il  avait  dérobé  aux  ennemis  de  l'Église, 
ne  représentait  que  l'un  des  côtés  du  tempérament  de 
cet  homme. 

Un  autre  être  existait  encore,  en  lui  :  cet  esprit  se 
dédoublait,  et,  après  l'endroit  apparaissait  l'envers  de 
l'écrivain,  un  fanatique  religieux  et  un  prophète 
biblique. 

De  même  que  Hugo  dont  il  rappelait  çà  et  là  les 
luxations  et  d'idées  et  de  phrases,  Ernest  Ilello  s'était 
plu  à  jouer  les  petits  saint  Jean  à  Pathmos  ;  il  pontifiait 
et  vaticinait  du  haut  d'un  rocher  fabriqué  dans  les 
bondieuseries  de  la  rue  Saint-Sulpice,  haranguant  le 
lecteur  avec  une  langue  apocalyptique  que  salait,  parj 
places,  l'amertume  d'un  Isaïe. 

Il  affectait  alors  des  prétentions  démesurées  à  la 
profondeur;  quelques  complaisants  criaient  au  génie, 
feignaient  de  le  considérer  comme  le  grand  homme, 
comme  le  puits  de  science  du  siècle,  un  puits  peut-être, 
mais  au  fond  duquel  l'on  ne  voyait  bien  souvent 
goutte. 

Dans  son  volume,  Paroles  de  Dieu,  où  il  paraphra- 
sait les  Écritures  et  s'efforçait  de  compliquer  leur  sens 
à  peu  près  clair;  dans  son  autre  livre,  17/omme,  dans 
sa  brochure,  le  Jour  du  Seigneur,  rédigée  dans  un 
style  biblique,   entrecoupé  et  obscur,    il   apparaissait 


A     REBOURS  203 

ainsi  qu'un  apôtre  vindicatif,  orgueilleux,  rongé  de 
bile,  et  il  se  révélait  également  tel  qu'un  diacre  atteint 
de  l'épilepsie  mystique,  tel  qu'un  de  Maistre  qui  aurait 
du  talent,  tel  qu'un  sectaire  hargneux  et  féroce. 

Seulement,  pensait  des  Esseintes,  ce  dévergondage 
maladif  bouchait  souvent  les  échappées  inventives  du 
casuiste;  avec  plus  d'intolérance  encore  qu'Ozanam, 
il  niait  résolument  tout  ce  qui  n'appartenait  pas  à  son 
clan,  proclamait  les  axiomes  les  plus  stupéfiants,  sou- 
tenait, avec  une  déconcertante  autorité  que  «  la  géo- 
logie s'était  retournée  vers  Moïse  »,  que  l'histoire 
naturelle,  que  la  chimie,  que  toute  la  science  contem- 
poraine vérifiaient  l'exactitude  scientifique  de  la  Bible; 
à  chaque  page,  il  était  question  de  l'unique  vérité,  du 
savoir  surhumain  de  l'Église,  le  tout,  semé  d'apho- 
rismes  plus  que  périlleux  et  d'imprécations  furibondes, 
vomies  à  plein  pot  sur  l'art  du  dernier  siècle. 

A  cet  étrange  alliage  s'ajoutaient  l'amour  des  dou- 
ceurs béates,  des  traductions  du  livre  des  Visions 
d'Angèle  de  Foligno,  un  livre  d'une  sottise  fluide  sans 
égale,  et  des  œuvres  choisies  de  Jean  Rusbrock 
l'Admirable,  un  mystique  du  xnie  siècle,  dont  la  prose 
offrait  un  incompréhensible  mais  attirant  amalgame 
d'exaltations  ténébreuses,  d'effusions  caressantes,  de 
transports  âpres. 

Toute  la  pose  de  l'outrecuidant  pontife  qu'était 
Hello,  avait  jailli  d'une  abracadabrante  préface  écrite 
à  propos  de  ce  livre.  Ainsi  qu'il  le  faisait  remarquer, 


204  A     REBOURS 

«  les  choses  extraordinaires  ne  peuvent  que  se  balbu-\( 
tier,   »    et  il    balbutiait    en   effet,    déclarant  que   «    la 
ténèbre  sacrée  où  Rusbrock  étend  ses  ailes  d'aigle,  est 
son  océan,  sa  proie,   sa  gloire,  et  que  les  quatre  hori- 
zons seraient  pour  lui  un  vêtement  trop  étroit  ». 

Quoi  qu'il  en  tut,  des  Esseintes  se  sentait  attiré  par 
cet  esprit  mal  équilibré,  mais  subtil;  la  fusion  n'avait 
pu  s'accomplir  entre  l'adroit  psychologue  et  le  pieux- 
cuistre,  et  ces  cahots,  ces  incohérences  même  consti- 
tuaient la  personnalité  de  cet  homme. 

Avec  lui,  s'était  recruté  le  petit  groupe  des  écrivains 
qui  travaillaient  sur  le  front  de  bandière  du  camp 
clérical.  Ils  n'appartenaient  pas  au  gros  de  l'armée, 
étaient  à  proprement  parler,  les  batteurs  d'estrade 
d'une  Religion  qui  se  défiait  des  gens  de  talent,  tels) 
que  Veuillot,  tels  que  Hello,  parce  qu'ils  ne  lui  sem- 
blaient encore  ni  assez  asservis  ni  assez  plats  ;  au 
fond,  il  lui  fallait  des  soldats  qui  ne  raisonnassent 
point,  des  troupes  de  ces  combattants  aveugles,  de  ces 
médiocres  dont  Hello  parlait  avec  la  rage  d'un  homme; 
qui  a  subi  leur  joug;  aussi  le  catholicisme  s'était-il 
empressé  d'écarter  de  ses  feuilles  l'un  de  ses  partisans, 
un  pamphlétaire  enragé,  qui  écrivait  une  langue  tout 
à  la  fois  exaspérée  et  précieuse,  coquebine  et  farouche, 
Léon  Bloy,  et  avait-il  jeté  à  la  porte  de  ses  librairies 
comme  un  pestiféré  et  comme  un  malpropre,  un 
autre  écrivain  qui  s'était  pourtant  égosillé  à  célébrer 
ses  louanges,  Barbey  d'Aurevilly. 


A     KEBOUHS  205 

Il  est  vrai  que  celui-là  était  par  trop  compromet- 
tant et  par  trop  peu  docile  ;  les  autres  courbaient,  en 
somme,  la  tête  sous  les  semonces,  et  rentraient  dans 
le  rang;  lui,  était  l'enfant  terrible  et  non  reconnu  du 
parti;  il  courait  littéralement  la  fille,  qu'il  amenait 
toute  dépoitraillée  dans  le  sanctuaire.  Il  fallait  même 
cet  immense  mépris  dont  le  catholicisme  couvre  le 
talent,  pour  qu'une  excommunication  en  bonne  et 
due  forme  n'eût  point  mis  hors  la  loi  cet  étrange 
serviteur  qui,  sous  prétexte  d'honorer  ses  maîtres,  cas- 
sait les  vitres  de  la  chapelle,  jonglait  avec  les  saints 
ciboires,  exécutait  des  danses  de  caractère  autour  du 
tabernacle. 

Deux  ouvrages  de  Barbey  d'Aurevilly  attisaient  spé- 
cialement des  Esseintes,  le^Prêlre  marié  et  les  Diabo- 
liques. D'autres,  tels  que  VEnsorcelée,  le  Chevalier 
des  Touches,  Une  Vieille  Maîtresse,  étaient  certaine- 
ment plus  pondérés  et  plus  complets,  mais  ils  laissaient 
plus  froid  des  Esseintes  qui  ne  s'intéressait  réellement 
qu'aux  œuvres  mal  portantes,  minées  et  irritées  par  la 
fièvre. 

Avec  ces  volumes  presque  sains,  Barbey  d'Aurevilly 
avait  constamment  louvoyé  entre  ces  deux  fossés  de 
la  religion  catholique  qui  arrivent  à  se  joindre  :  le 
mysticisme  et  le  sadisme. 

Dans  ces  deux  livres  que  feuilletait  des  Esseintes, 
Barbey  avait  perdu  toute  prudence,  avait  lâché  bride 
à  sa  monture,  était  parti,  ventre  à  terre,  sur  les  routes 


206  A     REBOURS 

qu'il  avait  parcourues  jusqu'à    leurs   points  les   plus 
extrêmes. 

Toute  la  mystérieuse  horreur  du  moyen  âge  planait 
au-dessus  de  cet  invraisemblable  livre,  le  Prêtre 
marié;  la  magie  se  mêlait  à  la  religion,  le  grimoire 
à  la  prière,  et,  plus  impitoyable,  plus  sauvage  que  le 
Diable,  le  Dieu  du  péché  originel  torturait  sans  relâche 
l'innocente  Calixte,  sa  réprouvée,  la  désignant  par 
une  croix  rouge  au  front,  comme  jadis  il  fit  marquer 
par  l'un  de  ses  anges  les  maisons  des  infidèles  qu'il 
voulait  tuer. 

Conçues  par  un  moine  à  jeun,  pris  de  délire,  ces 
scènes  se  déroulaient  dans  le  style  capricant  d'un 
agité;  malheureusement  parmi  ces  créatures  détraquées 
ainsi  que  des  Coppélia  galvanisées  d'Hoffmann,  d'au- 
cunes, telles  que  le  Néel  de  Néhou,  semblaient  avoir 
été  imaginées  dans  ces  moments  d'affaissement  qui 
succèdent  aux  crises,  et  elles  détonnaient  dans  cet 
ensemble  de  folie  sombre  où  elles  apportaient  l'invo- 
lontaire comique  que  dégage  la  vue  d'un  petit  seigneur 
de  zinc,  qui  joue  du  cor,  en  bottes  molles,  sur  le  socle 
d'une  pendule. 

Après  ces  divagations  mystiques,  l'écrivain  avait  eu 
une  période  d'accalmie  ;  puis  une  terrible  rechute  s'était 
produite. 

Cette  croyance  que  l'homme  est  un  âne  de  Buridan, 
un  être  tiraillé  entre  deux  puissances  d'égale  force,  qui 
demeurent,  à  tour  de  rôle,  victorieuses  de  son  âme  et 


A     REBOURS  207 

vaincues;  cette  conviction  que  la  vie  humaine  n'est 
plus  qu'un  incertain  combat  livré  entre  l'enfer  et  le 
ciel;  cette  foi  en  deux  entités  contraires,  Satan  et  le  <V 
Christ,  devaient  fatalement  engendrer  ces  discordes 
intérieures  où  l'âme,  exaltée  par  une  incessante  lutte, 
échauffée  en  quelque  sorte  par  les  promesses  et  les 
menaces,  finit  par  s'abandonner  et  se  prostitue  à  celui 
des  deux  partis  dont  la  poursuite  a  été  la  plus  tenace. 

Dans  le  Prêtre  marié,  les  louanges  du  Christ, 
dont  les  tentations  avaient  réussi,  étaient  chantées  par 
Barbey  d'Aurevilly;  dans  les  Diaboliques,  l'auteur 
avait  cédé  au  Diable  qu'il  célébrait  et  alors  apparais- 
sait le  sadisme,  ce  bâtard  du  catholicisme,  que  cette 
religion  a,  sous  toutes  ses  formes,  poursuivi  de  ses 
exorcismes  et  de  ses  bûchers,  pendant  des  siècles. 

Cet  état  si  curieux  et  si  mal  défini  ne  peut,  en  effet, 
prendre  naissance  dans  l'âme  d'un  mécréant;  il  ne 
consiste  point  seulement  à  se  vautrer  parmi  les  excès 
de  la  chair,  aiguisés  par  de  sanglants  sévices,  car  il 
ne  serait  plus  alors  qu'un  écart  des  sens  génésiques, 
qu'un  cas  de  satvriasis  arrivé  à  son  point  de  maturité 
suprême;  il  consiste  avant  tout  dans  une  pratique 
sacrilège,  dans  une  rébellion  morale,  dans  une 
débauche  spirituelle,  dans  une  aberration  tout  idéale, 
toute  chrétienne;  il  réside  aussi  dans  une  joie  tem- 
pérée par  la  crainte,  dans  une  joie  analogue  à  cette 
satisfaction  mauvaise  des  enfants  qui  désobéissent  et 
jouent  avec  des  matières  défendues,  par  ce  seul  motif 


208  A     REBOUKS 

que  leurs  parents  leur  en  ont  expressément  interdit 
l'approche. 

En  effet,  s'il  ne  comportait  point  un  sacrilège,  le 
sadisme  n'aurait  pas  de  raison  d'être;  d'autre  part,  le 
sacrilège  qui  découle  de  l'existence  même  d'une  reli- 
gion, ne  peut  être  intentionnellement  et  pertinemment 
accompli  que  par  un  croyant,  car  l'homme  n'éprouve- 
rait aucune  allégresse  à  profaner  une  foi  qui  lui  serait 
ou  indifférente  ou  inconnue. 

La  force  du  sadisme,  l'attrait  qu'il  présente,  gît  donc 
tout  entier  dans  la  jouissance  prohibée  de  transférer( 
à  Satan  les  hommages  et  les  prières  qu'on  doit  à  Dieu;); 
il  gît  donc  dans  l'inobservance  des  préceptes  catho- 
liques  qu  on  suit  même  a  rebours,  en  commettant, 
afin  de  bafouer  plus  gravement  le  Christ,  les  péchés 
qu'il  a  le  plus  expressément  maudits  :  la  pollution  du 
culte  et  l'orgie  charnelle. 

Au  fond,  ce  cas,  auquel  le  marquis  de  Sade  a  légué 
son  nom,  était  aussi  vieux  que  l'Eglise;  il  avait  sévi 
dans  le  xvme  siècle,  ramenant,  pour  ne  pas  remonter 
plus  haut,  par  un  simple  phénomène  d'atavisme,  les 
pratiques  impies  du  sabbat  au  moyen  âge. 

A  avoir  seulement  consulté  le  Malleus  maleficorum, 
ce  terrible  code  de  Jacob  Sprenger,  qui  permit  à 
l'Eglise  d'exterminer,  par  les  flammes,  des  milliers  de 
nécromans  e  de  sorciers,  des  Esseintes  reconnaissait, 
dans  le  sabbat,  toutes  les  pratiques  obscènes  et  tous  les 
blasphèmes  du  sadisme.  En  sus  des  scènes  immondes 


A    rebo  i;  R  S  209 

chères  au  Malin,  des  nuits  successivement  consacrées 
aux  accouplements  licites  et  indus,  des  nuits  ensan- 
glantées par  les  bestialités  du  rut,  il  retrouvait  la  paro- 
die des  processions,  les  insultes  et  les  menaces  perma- 
nentes.à  Dieu,  le  dévouement  à  son  Rival,  alors  qu'on 
célébrait,  en  maudissant  le  pain  et  le  vin,  la  messe 
noire,  sur  le  dos  d'une  femme,  à  quatre  pattes,  dont  la 
croupe  nue  et  constamment  souillée  servait  d'autel  et 
que  les  assistants  communiaient,  par  dérision,  avec 
une  hostie  noire  dans  la  pâte  de  laquelle  une  image  de 
bouc  était  empreinte. 

Ce  dégorgement  d'impures  railleries,  de  salissants 
opprobres  était  manifeste  chez  le  marquis  de  Sade  qui 
épiçait  ses  redoutables  voluptés  de  sacrilèges  outrages. 

Il  hurlait  au  ciel,  invoquait  Lucifer,  traitait  Dieu  de 
méprisable,  de  scélérat,  d'imbécile,  crachait  sur  la 
communion,  s'essayait  à  contaminer  par  de  basses 
ordures  une  Divinité  qu'il  espérait  vouloir  bien  le 
damner,  tout  en  déclarant,  pour  la  braver  encore, 
qu'elle  n'existait  pas. 

Cet  état  psychique,  Barbey  d'Aurevilly  le  côtovait. 
S'il  n'allait  pas  aussi  loin  que  de  Sade,  en  proférant 
d'atroces  malédictions  contre  le  Sauveur;  si,  plus  pru- 
dent ou  plus  craintif,  il  prétendait  toujours  honorer 
l'Eglise,  il  n'en  adressait  pas  moins,  comme  au  moyen 
âge,  ses  postulations  au  Diable  et  il  glissait,  lui  aussi, 
afin  d'affronter  Dieu,  à  l'érotomanie  démoniaque,  for- 
geant des  monstruosités  sensuelles,  empruntant  même 

14 


210  A     REBOURS 

à  la  Philosophie  dans  le  boudoir  un  certain  épisode 
qu'il  assaisonnait  de  nouveaux  condiments,  lorsqu'il 
écrivait  ce  conte  :  le  Dîner  d'un  athée. 

Ce  livre  excessif  délectait  des  Esseintes;  aussi  avait- 
il  fait  tirer,  en  violet  d'évêque,  dans  un  encadrement 
de  pourpre  cardinalice,  sur  un  authentique  parchemin 
que  les  auditeurs  de  Rote  avaient  béni,  un  exemplaire 
des  Diaboliques  imprimé  avec  ces  caractères  de  civi- 
lité dont  les  croches  biscornues,  dont  les  paraphes  en 
queues  retroussées  et  en  griffes,  affectent  une  forme 
satanique. 

Après  certaines  pièces  de  Baudelaire  qui,  à  l'imita- 
tion des  chants  clamés  pendant  les  nuits  du  sabbat, 
célébraient  des  litanies  infernales,  ce  volume  était, 
parmi  toutes  les  œuvres  de  la  littérature  apostolique 
contemporaine,  le  seul  qui  témoignât  de  cette  situation 
d'esprit  tout  à  la  fois  dévote  et  impie,  vers  laquelle  les 
revenez-v  du  catholicisme,  stimulés  par  les  accès  de 
la  névrose,  avaient  souvent  poussé  des  Esseintes. 

Avec  Barbey  d'Aurevilly,  prenait  fin  la  série  des 
écrivains  religieux;  à  vrai  dire,  ce  paria  appartenait 
plus,  à  tous  les  points  de  vue,  à  la  littérature  séculière 
qu'à  cette  autre  chez  laquelle  il  revendiquait  une  place 
qu'on  lui  déniait;  sa  langue  d'un  romantisme  échevelé, 
pleine  de  locutions  torses,  de  tournures  inusitées,  de 
comparaisons  outrées,  enlevait,  à  coups  de  fouet,  ses 
phrases  qui  pétaradaient,  en  agitant  de  bruyantes  son- 
nailles, tout  le  long  du  texte.  En  somme,  d'Aurevilly 


A     BEBOL'HS  211 

apparaissait,  ainsi  qu'un  étalon,  parmi  ces  hongres  qui 
peuplent  les  écuries  ultramontaines. 

Des  Esseintes  se  faisait  ces  réflexions,  en  relisant  çà 
et  là,  quelques  passages  de  ce  livre  et,  comparant  ce 
style  nerveux  et  varié  au  stvle  lvmphatique  et  fixé  de 
ses  confrères,  il  songeait  aussi  à  cette  évolution  de  la 
langue  qu'à  si  justement  révélée  Darwin. 

Mêlé  aux  profanes,  élevé  au  milieu  de  l'école  roman- 
tique, au  courant  des  œuvres  nouvelles,  habitué  au 
commerce  des  publications  modernes,  Barbey  était  for- 
cément en  possession  d'un  dialecte  qui  avait  supporté 
de  nombreuses  et  profondes  modifications,  qui  s'était 
renouvelé,  depuis  le  grand  siècle. 

Confinés  au  contraire  sur  leur  territoire,  écroués 
dans  d'identiques  et  d'anciennes  lectures,  ignorant  le 
mouvement  littéraire  des  siècles  et  bien  décidés,  au 
besoin,  à  se  crever  les  yeux  pour  ne  pas  le  voir,  les 
ecclésiastiques  emplovaient  nécessairement  une  langue 
immuable,  comme  cette  langue  du  dix-huitième  siècle 
que  les  descendants  des  Français  établis  au  Canada 
parlent  et  écrivent  couramment  encore,  sans  qu'aucune 
sélection  de  tournures  ou  de  mots  ait  pu  se  produire 
dans  leur  idiome  isolé  de  l'ancienne  métropole  et 
enveloppé,  de  tous  les  'côtés,  par  la  langue  anglaise. 

Sur  ces  entrefaites,  le  son  argentin  d'une  cloche  qui 
tintait  un  petit  angélus,  annonça  à  des  Esseintes  que 
le  déjeuner  était  prêt.  Il  laissa  là  ses  livres,  s'essuya 
le  front,  se  dirigea  Vers  la  salle  à   manger,  se  disant 


212  A     BEBOURS 

que,  parmi  tous  ces  volumes  qu'il  venait  de  ranger, 
les  œuvres  de  Barbey  d'Aurevilly  étaient  encore  les 
seules  dont  les  idées  et  le  style  présentassent  ces  fai- 
sandâmes, ces  taches  morbides,  ces  épidémies  talés  et 
ce  goût  blet,  qu'il  aimait  tant  à  savourer  parmi  les 
écrivains  décadents,  latins  et  monastiques  des  vieux 
âges. 


XIII 

La  saison  allait  en  se  détraquant  ;  toutes  se  confon- 
daient, cette  année-là  ;  après  les  rafales  et  les 
brumes,  des  ciels  chauffés  à  blanc,  tels  que  des  plaques 
de  tôle,  sortirent  de  l'horizon.  En  deux  jours,  sans 
aucune  transition,  au  froid  humide  des  brouillards,  au 
ruissellement  des  pluies,  succéda  une  chaleur  torride, 
une  atmosphère  d'une  lourdeur  atroce.  Attisé  comme 
par  de  furieux  ringards,  le  soleil  s'ouvrit,  en  gueule  de 
four,  dardant  une  lumière  presque  blanche  qui  brûlait 
la  vue  ;  une  poussière  de  flammes  s'éleva  des  routes 
calcinées,  grillant  les  arbres  secs,  rissolant  les  gazons 
jaunis;  la  réverbération  des  murs  peints  au  lait  de 
chaux,  les  foyers  allumés  sur  le  zinc  des  toits  et  sur  les 
vitres  des  fenêtres,  aveugla  ;  une  température  de  fon- 
derie en  chauffe  pesa  sur  le  logis  de  des  Esseintes. 

A  moitié  nu,  il  ouvrit  une  croisée,  reçut  une  bouffée 
de  fournaise  en  pleine  face  ;  la  salle  à  manger,  où  il 
se  réfugia,  était  ardente,  et  l'air  raréfié  bouillait.  Il 
s'assit,  désolé,  car  la  surexcitation  qui  le  soutenait, 
depuis  qu'il  se  plaisait  à  rêvasser,  en  classant  ses 
livres,  avait  pris  fin. 

Semblable  à  tous  les  gens  tourmentés  par  la  névrose, 


214  A     REBOURS 

la  chaleur  L'écrasait  ;  l'anémie,  maintenue  par  le  froid, 
reprenait  son  cours,  affaiblissant  le  corps  débilité  par 
d'abondantes  sueurs. 

La  chemise  collée  au  dos  trempé,  le  périnée  humide, 
les  jambes  et  les  bras  moites,  le  front  inondé,  décou- 
lant en  larmes  salées  le  long  des  joues,  des  Esseintes 
gisait  anéanti,  sur  sa  chaise  ;  à  ce  moment,  la  vue  de 
la  viande  déposée  sur  la  table,  lui  souleva  le  cœur;  il 
prescrivit  qu'on  la  fît  disparaître,  commanda  des  œufs 
à  la  coque,  tenta  d'avaler  des  mouillettes,  mais  elles 
lui  barrèrent  la  gorge  ;  des  nausées  lui  venaient  aux 
lèvres  ;  il  but  quelques  gouttes  de  vin  qui  lui  piquèrent, 
comme  des  pointes  de  feu,  l'estomac.  Il  s'étancha  la 
figure;  la  sueur,  tout  à  l'heure  tiède,  fluaît,  maintenant 
froide,  le  long  des  tempes  ;  il  se  prit  à  sucer  quelques 
morceaux  de  glace,  pour  tromper  le  mal  de  cœur  ;  ce 
fut  en  vain. 

Un  affaissement  sans  bornes  le  coucha  contre  la 
table;  manquant  d'air,  il  se  leva,  mais  les  mouillettes 
avaient  gonflé,  et  remontaient  lentement  dans  le  gosier 
qu'elles  obstruaient.  Jamais  il  ne  s'était  senti  aussi 
inquiet,  aussi  délabré,  aussi  mal  à  l'aise;  avec  cela,  ses 
yeux  se  troublèrent,  il  vit  les  objets  doubles,  tournant 
sur  eux-mêmes  ;  bientôt  les  distances  se  perdirent  ;  son 
verre  lui  parut  à  une  lieue  de  lui  ;  il  se  disait  bien 
qu'il  était  le  jouet  d'illusions  sensorielles  et  il  était 
incapable  de  réagir;  il  fut  s'étendre  sur  le  canapé  du 
salon,  mais  alors  un  tangage  de  navire  en  marche  le 


A     REBOURS  215 

berça  et  le  mal  de  cœur  s'accrut;  il  se  releva,  et  résolut 
de  précipiter  par  un  digestif  ces  œufs  qui  l'étouffaient. 

Il  regagna  la  salle  à  manger  et  mélancoliquement  se 
compara,  dans  cette  cabine,  aux  passagers  atteints  du 
mal  de  mer;  il  se  dirigea,  en  trébuchant,  vers  l'ar- 
moire, examina  l'orgue  à  bouche,  ne  l'ouvrit  point,  et 
saisit  sur  le  rayon,  plus  haut,  une  bouteille  de  béné- 
dictine qu'il  gardait,  à  cause  de  sa  forme  qui  lui  sem- 
blait suggestive  en  pensées  tout  à  la  fois  doucement 
luxurieuses  et  vaguement  mystiques. 

Mais,  pour  l'instant,  il  demeurait  indifférent,  regar- 
dant d'un  œil  atone  cette  bouteille  trapue,  d'un  vert 
sombre,  qui,  à  d'autres  moments,  évoquait,  en  lui,  les 
prieurés  du  moyen  âge,  avec  son  antique  panse  mona- 
cale, sa  tête  et  son  col  vêtus  d'une  capuche  de  par- 
chemin, son  cachet  de  cire  rouge  écartelé  de  trois 
mitres  d'argent  sur  champ  d'azur  et  scellé,  au  goulot, 
ainsi  qu'une  bulle,  par  des  liens  de  plomb,  avec  son 
étiquette  écrite  en  un  latin  retentissant,  sur  un  papier 
jauni  et  comme  déteint  par  les  temps  :  liquor  Mona- 
chorum  Benedictinorum  Abbatiœ  Fiscanensis. 

Sous  cette  robe  toute  abbatiale,  signée  d'une  croix 
et  des  initiales  ecclésiastiques  :  P.  O.  M.  ;  serrée  dans 
ses  parchemins  et  dans  ses  ligatures,  de  même  qu'une 
authentique  charte,  dormait  une  liqueur  couleur  de 
safran,  d'une  finesse  exquise.  Elle  distillait  un  arôme 
quintessencié  d'angélique  et  dhysope  mêlées  à  des 
herbes  marines  aux  iodes  et  aux  bromes  alanguis  par 


216  A     REBOURS 

des  sucres,  et  elle  stimulait  le  palais  avec  une  ardeur 
spiritueuse  dissimulée  sous  une  friandise  toute  virgi- 
nale, toute  novice,  flattait  l'odorat  par  une  pointe  de 
corruption  enveloppée  dans  une  caresse  tout  à  la  fois 
enfantine  et  dévote. 

Cette  hvpocrisie  qui  résultait  de  l'extraordinaire 
désaccord  établi  entre  le  contenant  et  le  contenu,  entre 
le  contour  liturgique  du  flacon  et  son  âme,  toute  fémi- 
nime,  toute  moderne,  l'avait  jadis  fait  rêver;  enfin  il 
avait  longuement  aussi  songé  devant  cette  bouteille 
aux  moines  mêmes  qui  la  vendaient,  aux  bénédictins 
de  l'abbaye  de  Fécamp  qui,  appartenant  à  cette  con- 
grégation de  Saint-Maur,  célèbre  par  ses  travaux  d'his- 
toire, militaient  sous  la  règle  de  saint  Benoît,  mais  ne 
suivaient  point  les  observances  des  moines  blancs  de 
Cîteaux  et  des  moines  noirs  de  Cluny.  Invinciblement, 
ils  lui  apparaissaient,  ainsi  qu'au  moyen  âge,  cultivant 
des  simples,  chauffant  des  cornues,  résumant  dans  des 
alambics  de  souveraines  panacées,  d'incontestables 
magistères. 

Il  but  une  goutte  de  cette  liqueur  et  il  éprouva, 
durant  quelques  minutes,  un  soulagement  ;  mais 
bientôt  ce  feu  qu'une  larme  de  vin  avait  allumé  dans 
ses  entrailles,  se  raviva.  Il  jeta  sa  serviette,  revint  dans 
son  cabinet,  se  promena  de  long  en  large  ;  il  lui  sem- 
blait être  sous  une  cloche  pneumatique  où  le  vide  se 
faisait  à  mesure,  et  une  défaillance  d'une  douceur 
atroce  lui  coulait  du  cerveau  par  tous  les  membres.  Il 


A     REBOURS  217 

seroidit  et,  n'y  tenant  plus,  pour  la  première  fois  peut- 
être  depuis  son  arrivée  à  Fontenay,  il  se  réfugia  dans 
son  jardin  et  s'abrita  sous  un  arbre  d'où  tombait  une 
rondelle  d'ombre.  Assis  sur  le  gazon,  il  regarda,  d'un 
air  hébété,  les  carrés  de  légumes  que  les  domestiques 
avaient  plantés.  Il  les  regardait  et  ce  ne  fut  qu'au  bout 
d'une  heure  qu'il  les  aperçut,  car  un  brouillard  ver- 
dâtre  flottait  devant  ses  veux  et  ne  lui  laissait  voir, 
comme  au  fond  de  l'eau,  que  des  images  indécises  dont 
l'aspect  et  les  tons  changeaient. 

A  la  fin  pourtant,  il  reprit  son  équilibre,  il  distingua 
nettement  des  oignons  et  des  choux  ;  plus  loin,  un 
champ  de  laitue  et,  au  fond,  tout  le  long  de  la  haie, 
une  série  de  lvs  blancs  immobiles  dans  l'air  lourd. 

Un  sourire  lui  plissa  les  lèvres,  car  subitement  il  se 
rappelait  l'étrange  comparaison  du  vieux  Nicandre  qui 
assimilait,  au  point  de  vue  de  la  forme,  le  pistil  des 
lys  aux  génitoires  d'un  âne,  et  un  passage  d'Albert  le 
Grand  lui  revenait  également,  celui  où  ce  thaumaturge 
enseigne  un  bien  singulier  moyen  de  connaître,  en  se 
servant  d'une  laitue,  si  une  fille  est  encore  vierge. 

Ces  souvenirs  l'égayèrent  un  peu;  il  examina  le 
jardin,  s'intéressant  aux  plantes  flétries  par  la  chaleur, 
et  aux  terres  ardentes  qui  fumaient  dans  la  pulvéru- 
lence  embrasée  de  l'air;  puis,  au-dessus  de  la  haie 
séparant  le  jardin  en  contrebas  de  la  route  surélevée 
montant  au  fort,  il  aperçut  des  gamins  qui  se  rou- 
laient, en  plein  soleil,  dans  la  lumière. 


218  A     REBOURS 

Il  concentrait  son  attention  sur  eux  quand  un  autre, 
plus  petit,  parut,  sordide  à  voir;  il  avait  des  cheveux 
de  varech  remplis  de  sable,  deux  bulles  vertes  au-des- 
sous du  nez,  des  lèvres  dégoûtantes,"  entourées  de 
crasse  blanche  par  du  fromage  à  la  pie  écrasé  sur  du 
pain  et  semé  de  hachures  de  ciboule  verte. 

Des  Esseintes  huma  l'air  ;  un  pica,  une  perversion 
s'empara  de  lui;  cette  immonde  tartine  lui  fit  venir 
l'eau  à  la  bouche.  Il  lui  sembla  que  son  estomac,  qui  se 
refusait  à  toute  nourriture,  digérerait  cet  affreux  mets 
et  que  son  palais  en  jouirait  comme  d'un  régal. 

Il  se  leva  d'un  bond,  courut  à  la  cuisine,  ordonna 
de  chercher  dans  le  village,  une  miche,  du  fromage 
blanc,  de  la  ciboule,  prescrivit  qu'on  lui  apprêtât  une 
tartine  absolument  pareille  à  celle  que  rongeait  l'en- 
fant, et  il  retourna  s'asseoir  sous  son  arbre. 

Les  marmots  se  battaient  maintenant.  Ils  s'arra- 
chaient des  lambeaux  de  pain  qu'ils  s'enfonçaient,  dans 
les  joues,  en  se  suçant  les  doigts.  Des  coups  de  pied  et 
des  coups  de  poing  pleuvaient  et  les  plus  faibles,  foulés 
par  terre,  ruaient,  et  pleuraient,  le  derrière  raboté  par 
les  caillasses. 

Ce  spectacle  ranima  des  Esseintes  ;  l'intérêt  qu'il 
prit  à  ce  combat  détournait  ses  pensées  de  son  mal  ; 
devant  l'acharnement  de  ces  méchants  mômes,  il  songea 
à  la  cruelle  et  abominable  loi  de  la  lutte  pour  l'exis- 
tence, et  bien  que  ces  enfants  fussent  ignobles,  il  ne 
pût  s'empêcher  de  s'intéresser  à  leur  sort  et  de  croire 


A     REBOIRS  219 

que  mieux  eût  valu  pour  eux  que  leur  mère  n'eût  point 
mis  bas. 

En  effet,  c'était  de  la  gourme,  des  coliques  et  des 
fièvres,  des  rougeoles  et  des  gifles  dès  le  premier  âge  ; 
des  coups  de  bottes  et  des  travaux  abêtissants,  vers  les 
treize  ans  ;  des  duperies  de  femmes,  des  maladies  et 
des  cocuages  dès  l'âge  d'homme  ;  c'était  aussi,  vers  le 
déclin,  des  infirmités  et  des  agonies,  dans  un  dépôt  de 
mendicité  ou  dans  un  hospice. 

Et  l'avenir  était,  en  somme,  égal  pour  tous  et,  ni  les 
uns,  ni  les  autres,  s'ils  avaient  eu  un  peu  de  bon  sens, 
n'auraient  pu  s'envier.  Pour  les  riches,  c'étaient 
dans  un  milieu  différent,  les  mêmes  passions,  les 
mêmes  tracas,  les  mêmes  peines,  les  mêmes  maladies, 
et  c'étaient  aussi  les  mêmes  jouissances  médiocres, 
qu'elles  fussent  alcooliques,  littéraires  ou  charnelles. 
Il  y  avait  même  une  vague  compensation  à  tous  les 
maux,  une  sorte  de  justice  qui  rétablissait  l'équilibre 
du  malheur  entre  les  classes,  en  dispensant  plus  aisé- 
ment les  pauvres  des  souffrances  plrysiques  qui  acca- 
blaient plus  implacablement  le  corps  plus  débile  et 
plus  émacié  des  riches. 

Quelle  folie  que  de  procréer  des  gosses  !  pensait  des 
Esseintes.  Et  dire  que  les  ecclésiastiques  qui  ont  fait 
vœu  de  stérilité  ont  poussé  l'inconséquence  jusqu'à 
canoniser  saint  Vincent  de  Paul  parce  qu'il  réservait 
pour  d'inutiles  tortures  des  innocents! 

Grâce   à    ses    odieuses    précautions,    celui-là    avait 


220  A     REBOURS 

reculé,  pendant  des  années,  la  mort  d'êtres  inintelli- 
gents et  insensibles,  de  telle  façon  que,  devenus,  plus 
tard,  presque  compréhensifs  et,  en  tout  cas,  aptes  à  la 
douleur,  ils  pussent  prévoir  l'avenir,  attendre  et  redou- 
ter cette  mort  dont  ils  ignoraient  naguère  jusqu'au 
nom,  quelques-uns  même,  l'appeler,  en  haine  de  cette 
condamnation  à  l'existence  qu'il  leur  infligeait  en  vertu 
d'un  code  théologique  absurde  ! 

Et  depuis  que  ce  vieillard  était  décédé,  ses  idées 
avaient  prévalu  ;  on  recueillait  des  enfants  abandonnés 
au  lieu  de  les  laisser  doucement  périr  sans  qu'ils  s'en 
aperçussent,  et  cependant  cette  vie  qu'on  leur  conser- 
vait, devenait,  de  jours  en  jours,  plus  rigoureuse  et 
plus  aride!  Sous  prétexte  de  liberté  et  de  progrès,  la 
Société  avait  encore  découvert  le  moyen  d'aggraver 
la  misérable  condition  de  l'homme,  en  l'arrachant  à 
son  chez  lui,  en  l'affublant  d'un  costume  ridicule,  en 
lui  distribuant  des  armes  particulières,  en  l'abrutissant 
sous  un  esclavage  identique  à  celui  dont  on  avait  jadis 
affranchi,  par  compassion,  les  nègres,  et  tout  cela  pour 
le  mettre  à  même  d'assassiner  son  prochain,  sans  ris- 
quer l'échafaud,  comme  les  ordinaires  meurtriers  qui 
opèrent,  seuls,  sans  uniformes,  avec  des  armes  moins 
bruyantes  et  moins  rapides. 

Quelle  singulière  époque,  se  disait  des  Esseintes,  que 
celle  qui,  tout  en  invoquant  les  intérêts  de  l'humanité, 
cherche  à  perfectionner  les  anesthésiques  pour  suppri- 
mer la  souffrance  physique  et  prépare,  en  même  temps. 


A     REBOL'KS  221 

de  tels  stimulants  pour  aggraver  la  douleur  morale! 

Ah!  si  jamais,  au  nom  de  la  pitié,  l'inutile  procréa- 
tion devait  être  abolie,  c'était  maintenant!  Mais  ici, 
encore,  les  lois  édictées  par  des  Portalis  ou  des  Homais 
apparaissaient,  féroces  et  étranges.  - 

La  Justice  trouvait  toutes  naturelles  les  fraudes  en 
matière  de  génération  ;  c'était  un  fait,  reconnu,  admis; 
il  n'était  point  de  ménage,  si  riche  qu'il  fût,  qui  ne 
confiât  ses  enfants  à  la  lessive  ou  qui  n'usât  d'artifices 
qu'on  vendait  librement  et  qu'il  ne  serait  d'ailleurs 
venu  à  l'esprit  de  personne,  de  réprouver.  Et  pourtant, 
si  ces  réserves  ou  si  ces  subterfuges  demeuraient  insuf- 
fisants, si  la  fraude  ratait  et,  qu'afin  de  la  réparer,  l'on 
recourût  à  des  mesures  plus  efficaces,  ah  !  alors,  il  n'y 
avait  pas  assez  de  prisons,  pas  assez  de  maisons  cen- 
trales, pas  assez  de  bagnes,  pour  enfermer  les  gens  que 
condamnaient,  de  bonne  foi,  du  reste,  d'autres  indivi- 
dus qui,  le  soir  même,  dans  le  lit  conjugal,  trichaient 
de  leur  mieux  pour  ne  pas  enfanter  des  mômes! 

La  supercherie  elle-même  n'était  donc  pas  un  crime, 
mais  la  réparation  de  cette  supercherie  en  était  un. 

En  somme,  pour  la  Société,  était  réputé  crime  l'acte 
qui  consistait  à  tuer  un  être  doué  de  vie  ;  et  cependant, 
en  expulsant  un  fœtus,  on  détruisait  un  animal,  moins 
formé,  moins  vivant,  et,  à  coup  sûr,  moins  intelligent 
et  plus  laid  qu'un  chien  ou  qu'un  chat  qu'on  peut  se 
permettre  impunément  d'étrangler  dès  sa  naissance  ! 

Il  est  bon  d'ajouter,  pensait  des  Esseintes,  que,  pour 


222  A     REBOURS 

plus  d'équité,  ce  n'est  point  l'homme  maladroit,  qui 
s'empresse  généralement  de  disparaître,  mais  bien  la 
femme,  victime  de  la  maladresse,  qui  expie  le  forfait 
d'avoir  sauvé  de  la  vie  un  innocent  ! 

Fallait-il,  tout  de  même,  que  le  monde  fût  rempli  de 
préjugés  pour  vouloir  réprimer  des  manœuvres  si 
naturelles,  que  l'homme  primitif,  que  le  sauvage  de  la 
Polynésie  est  amené  à  les  pratiquer,  par  le  fait  de  son 
seul  instinct  ! 

Le  domestique  interrompit  les  charitables  réflexions 
que  ruminait  des  Esseintes,  en  lui  apportant  sur  un 
plat  de  vermeil  la  tartine  qu'il  avait  souhaitée.  Un  haut 
de  cœur  le  tordit;  il  n'eut  pas  le  courage  de  mordre  ce 
pain,  car  l'excitation  maladive  de  l'estomac  avait  cessé  ; 
une  sensation  de  délabrement  affreux  lui  revenait  ;  il 
dut  se  lever;  le  soleil  tournait  et  gagnait  peu  à  peu  sa 
place  ;  la  chaleur  devenait  à  la  fois  plus  pesante  et  plus 
active. 

—  Jetez  cette  tartine,  dit-il  au  domestique,  à  ces 
enfants  qui  se  massacrent  sur  la  route  ;  que  les  plus 
faibles  soient  estropiés,  n'aient  part  à  aucun  morceau 
et  soient,  de  plus,  rossés  d'importance  par  leurs  familles 
quand  ils  rentreront  chez  elles  les  culottes  déchirées 
et  les  yeux  meurtris  ;  cela  leur  donnera  un  aperçu  de 
la  vie  qui  les  attend  !  Et  il  rejoignit  sa  maison  et  s'af- 
faissa, défaillant  dans  un  fauteuil. 

—  Il  faut  pourtant  que  j'essaie  de  manger  un  peu, 
se  dit-il.  Et  il  tenta  de  tremper  un  biscuit  dans  un  vieux 


A     REBOl'RS  223 

Constantia  de  J.-P.  Cloete,  dont  il  lui  restait  en  cave 
quelques  bouteilles. 

Ce  vin,  couleur  de  pelure  d'oignons  un  tantinet 
brûlé,  tenant  du  Malaga  rassis  et  du  Porto,  mais  avec 
un  bouquet  sucré,  spécial,  et  un  arrière-goût  de  raisins 
aux  sucs  condensés  et  sublimés  par  d'ardents  soleils, 
l'avait  parfois  réconforté,  et  souvent  même  avait  infusé 
une  énergie  nouvelle  à  son  estomac  affaibli  par  les 
jeûnes  forcés  qu'il  subissait  ;  mais  ce  cordial,  d'ordi- 
naire si  fidèle,  échoua.  Alors,  il  espéra  qu'un  émollient 
refroidirait  peut-être  les  fers  chauds  qui  le  brûlaient, 
et  il  recourut  au  Nalifka,  une  liqueur  Russe,  contenue 
dans  une  bouteille  glacée  d'or  mat;  ce  sirop  onctueux 
et  framboise  fut,  lui  aussi,  inefficace.  Hélas!  le  temps 
était  loin,  où,  jouissant  d'une  bonne  santé,  des  Esseintes 
montait,  chez  lui,  en  pleine  canicule,  dans  un  traîneau, 
et,  là,  enveloppé  de  fourrures,  les  ramenant  sur  sa  poi- 
trine, s'efforçait  de  grelotter,  se  disait,  en  s'étudiant  à 
claquer  des  dents  :  —  Ah  !  ce  vent  est  glacial,  mais  on 
gèle  ici,  on  gèle!  parvenait  presque  à  se  convaincre 
qu'il  faisait  froid  ! 

Ces  remèdes  n'agissaient  malheureusement  plus, 
depuis  que  ses  maux  devenaient  réels. 

Il  n'avait  point,  avec  cela,  la  ressource  d'employer 
le  laudanum  ;  au  lieu  de  l'apaiser,  ce  calmant  l'irritait 
jusqu'à  le  priver  de  repos.  Jadis,  il  avait  voulu  se  pro- 
curer avec  l'opium  et  le  haschisch  des  visions,  mais 
ces  deux  substances  avaient  amené  des  vomissements 


224  A     REBOURS 

et  des  perturbations  nerveuses  intenses  ;  il  avait  dû, 
tout  aussitôt,  renoncer  à  les  absorber  et,  sans  le  secours 
de  ces  grossiers  excitants,  demander  à  sa  cervelle 
seule,  de  remporter  loin  de  la  vie,  dans  les  rêves. 

Quelle  journée  !  se  disait-il,  maintenant,  s'épongeant 
le  cou,  sentant  ce  qui  pouvait  lui  rester  de  forces,  se 
dissoudre  en  de  nouvelles  sueurs;  une  agitation  fébrile 
l'empêchait  encore  de  demeurer  en  place  ;  une  fois  de 
plus,  il  errait  au  travers  de  ses  pièces,  essayant,  les 
uns  après  les  autres,  tous  les  sièges.  De  guerre  lasse, 
il  finit  par  s'abattre  devant  son  bureau  et,  appuyé  sur 
la  table,  machinalement,  sans  songer  à  rien,  il  mania 
un  astrolabe  placé,  en  guise  de  presse-papier,  sur  un 
amas  de  livres  et  de  notes. 

Il  avait  acheté  cet  instrument  en  cuivre  gravé  et 
doré,  d'origine  allemande  et  datant  du  dix-septième 
siècle,  chez  un  brocanteur  de  Paris,  après  une  visite 
au  Musée  de  Cluny,  où  longuement  il  s'était  pâmé 
devant  un  merveilleux  astrolabe,  en  ivoire  ciselé,  dont 
l'allure  cabalistique  l'avait  ravi. 

Ce  presse-papier  remua,  en  lui,  tout  un  essaim  de 
réminiscences.  Déterminée  et  mue  par  l'aspect  de  ce 
joyau,  sa  pensée  partit  de  Fontenay,  pour  Paris,  chez 
le  bric-à-brac  qui  l'avait  vendu,  puis  rétrograda  jus- 
qu'au Musée  des  Thermes  et,  mentalement,  il  revit  l'as- 
trolabe d'ivoire,  alors  que  ses  yeux  continuaient  à 
considérer,  mais  sans  plus  le  voir,  l'astrolabe  de  cuivre, 
sur  sa  table. 


A     REBOURS  225 

Puis,  il  sortit  du  Musée  et,  sans  quitter  la  ville,  flâna 
en  chemin,  vagabonda  par  la  rue  Du  Sommerard  et 
le  boulevard  Saint-Michel,  s'embrancha  dans  les  rues 
avoisinantes  et  s'arrêta  devant  certaines  boutiques  dont 
la  fréquence  et  dont  la  tenue  toute  spéciale  l'avaient 
maintes  fois  frappé. 

Commencé  à  propos  d'un  astrolabe,  ce  voyage  spi- 
rituel aboutissait  aux  caboulots  du  quartier  Latin. 

Il  se  rappelait  la  foison  de  ces  établissements,  dans 
toute  la  rue  Monsieur-le-Prince  et  dans  ce  bout  de  la 
rue  de  Vaugirard  qui  touche  à  l'Odéon;  parfois,  ils  se 
suivaient,  ainsi  que  les  anciens  riddecks  de  la  rue  du 
Canal-aux-Harengs,  d'Anvers,  s'étalaient,  à  la  queue- 
leu-leu,  surmontant  les  trottoirs  de  devantures  presque 
semblables. 

Au  travers  des  portes  entr'ouvertes  et  des  fenêtres 
mal  obscurcies  par  des  carreaux  de  couleur  ou  par  des 
rideaux,  il  se  souvenait  d'avoir  entrevu  des  femmes 
qui  marchaient,  en  se  traînant  et  en  avançant  le  cou, 
comme  font  les  oies;  d'autres  prostrées  sur  des  ban- 
quettes, usaient  leurs  coudes  au  marbre  des  tables  et 
ruminaient,  en  chantonnant,  les  tempes  entre  les 
poings;  d'autres  encore  se  dandinaient  devant  des 
glaces,  en  pianotant,  du  bout  des  doigts,  leurs  faux 
cheveux  lustrés  par  un  coiffeur;  d'autres  enfin  tiraient 
d'escarcelles  aux  ressorts  dérangés,  des  piles  de  pièces 
blanches  et  de  sous  qu'elles  alignaient,  méthodique- 
ment, en  des  petits  tas. 

15 


226  A    REBOURS 

La  plupart  avait  des  traits  massifs,  des  voix  enrouées, 
des  gorges  molles  et  des  yeux  peints,  et  toutes,  pareilles 
à  des  automates  remontés  à  la  fois  par  la  même  clef, 
lançaient  du  même  ton  les  mêmes  invites,  débitaient 
avec  le  même  sourire  les  mêmes  propos  biscornus,  les 
mêmes  réflexions  baroques. 
-,  Des  associations  d'idées  se  formaient  dans  l'esprit 
de  des  Esseintes  qui  arrivait  à  une  conclusion,  main- 
tenant qu'il  embrassait  par  le  souvenir,  à  vol  d'oiseau, 
ces  tas  d'estaminets  et  de  rues. 

Il  comprenait  la  signification  de  ces  cafés  qui  répon- 
daient à  l'état  d'âme  d'une  génération  tout  entière,  et 
il  en  dégageait  la  synthèse  de  l'époque. 

Et,  en  effet,  les  symptômes  étaient  manifestes  et  cer- 
tains; les  maisons  de  tolérance  disparaissaient,  et  à 
mesure  que  l'une  d'elles  se  fermait,  un  caboulot  opé- 
rait son  ouverture. 

Cette  diminution  de  la  prostitution  soumise  au  pro- 
fit des  amours  clandestines,  résidait  évidemment  dans 
les  incompréhensibles  illusions  des  hommes,  au  point 
de  vue  charnel. 

Si  monstrueux  que  cela  pût  paraître,  le  caboulot 
satisfaisait  un  idéal. 

Bien  que  les  penchants  utilitaires  transmis  par  l'hé- 
rédité et  développés  par  les  précoces  impolitesses  et 
les  constantes  brutalités  des  collèges,  eussent  rendu 
la  jeunesse  contemporaine  singulièrement  mal  élevée 
et  aussi  singulièrement   positive  et  froide,   elle   n'en 


A     REBOURS  227 

avait  pas  moins  gardé,  au  fond  du  cœur,  une  vieille 
fleur  bleue,  un  vieil  idéal  d'une  affection  rance  et 
vague. 

Aujourd'hui,  quand  le  sang  la  travaillait,  elle  ne 
pouvait  se  résoudre  à  entrer,  à  consommer,  à  paver 
et  à  sortir;  c'était,  à  ses  yeux,  de  la  bestialité,  du  rut 
de  chien  couvrant  sans  préambules  une  chienne;  puis 
la  vanité  fuyait,  inassouvie,  de  ces  maisons  tolérées 
où  il  n'y  avait  eu,  ni  simulacre  de  résistance,  ni  sem- 
blant de  victoire,  ni  préférence  espérée,  ni  même  de 
largesse  obtenue  de  la  part  de  la  marchande  qui  aunait 
ses  tendresses,  suivant  les  prix.  Au  contraire,  la  cour 
faite  à  une  fille  de  brasserie,  ménageait  toutes  les 
susceptibilités  de  l'amour,  toutes  les  délicatesses  du 
sentiment.  Celle-là,  on  se  la  disputait,  et  ceux  auxquels 
elle  consentait  à  octroyer,  moyennant  de  copieux 
salaires,  un  rendez-vous,  s'imaginaient,  de  bonne  foi, 
l'avoir  emporté  sur  un  rival,  être  l'objet  d'une  dis- 
tinction honorifique,  d'une  faveur  rare. 

Cependant,  cette  domesticité  était  aussi  bête,  aussi 
intéressée,  aussi  vile  et  aussi  repue  que  celle  qui  des- 
servait les  maisons  à  numéros.  Comme  elle,  elle  buvait 
sans  soif,  riait  sans  motif,  raffolait  des  caresses  d'un 
blousier,  s'insultait  et  se  crêpait  le  chignon,  sans 
cause;  malgré  tout,  depuis  le  temps,  la  jeunesse  Pari- 
sienne ne  s'était  pas  encore  aperçue  que  les  bonnes 
descaboulots  étaient,  au  point  de  vue  de  la  beauté  plas- 
tique,  au  point  de  vue  des  attitudes  savantes  et  des 


228  A     REBOURS 

atours  nécessaires  bien  inférieures  aux  femmes  enfer- 
mées dans  des  salons  de  luxe!  Mon  Dieu,  se  disait  des 
Esseintes,  qu'ils  sont  donc  godiches  ces  gens  qui  papil- 
lonnent autour  des  brasseries;  car,  en  sus  de  leurs  ridi- 
cules illusions,  ils  en  viennent  même  à  oublier  le  péril 
des  appâts  dégradés  et  suspects,  à  ne  plus  tenir  compte 
de  l'argent  dépensé  dans  un  nombre  de  consomma- 
tions tarifé  d'avance  par  la  patronne,  du  temps  perdu  à 
attendre  une  livraison  différée  pour  en  augmenter  le 
prix,  des  atermoiements  répétés  pour  décider  et  acti- 
ver le  jeu  des  pourboires! 

Ce  sentimentalisme  imbécile  combiné  avec  une  féro- 
cité pratique,  représentait  la  pensée  dominante  du  siècle  ; 
ces  mêmes  gens  qui  auraient  éborgné  leur  prochain, 
pour  gagner  dix  sous,  perdaient  toute  lucidité,  tout 
flair,  devant  ces  louches  cabaretières  qui  les  harcelaient 
sans  pitié  et  les  rançonnaient  sans  trêve.  Des  indus- 
tries travaillaient,  des  familles  se  grugeaient  entre  elles 
sous  prétexte  de  commerce,  afin  de  se  laisser  chiper  de 
l'argent  par  leurs  fils  qui  se  laissaient,  à  leur  tour, 
escroquer  par  ces  femmes  que  dépouillaient,  en  der- 
nier ressort,  les  amants  de  cœur. 

Dans  tout  Paris,  de  l'est  à  l'ouest  et  du  nord  au  sud, 
c'était  une  chaîne  ininterrompue  de  carottes,  un  caram- 
bolage de  vols  organisés  qui  se  répercutait  de  proche 
en  proche,  et  tout  cela  parce  qu'au  lieu  de  contenter 
les  gens  tout  de  suite,  on  savait  les  faire  patienter  et 
les  faire  attendre. 


A     KEBOUR  S  229 

Au  fond,  le  résumé  de  la  sagesse  humaine  consistait" 
à  traîner  les  choses  en  longueur;  à  dire  non  puis  enfin 
oui;  car  l'on  ne  maniait  vraiment  les  générations  qu'en 
les  lanternant! 

—  Ah!  s'il  en  était  de  même  de  l'estomac,  soupira 
des  Esseintes,  tordu  par  une  crampe  qui  ramenait  vive- 
ment son  esprit  égaré  au  loin,  à  Fontenay. 


XIV 

(^ahin-caha,  quelques  jours  s'écoulèrent,  grâce  à  des 
J^  ruses  qui  réussirent  à  leurrer  la  défiance  de  l'esto- 
mac, mais  un  matin,  les  marinades  qui  masquaient 
l'odeur  de  graisse  et  le  fumet  de  sang  des  viandes  ne 
furent  plus  acceptées  et  des  Esseintes  anxieux,  se 
demanda  si  sa  faiblesse  déjà  grande,  n'allait  pas  s'ac- 
croître et  l'obliger  à  garder  le  lit.  Une  lueur  jaillit  sou- 
dain dans  sa  détresse;  il  se  rappela  que  l'un  de  ses 
amis,  jadis  bien  malade,  était  parvenu,  à  l'aide  d'un 
sustenteur,  à  enrayer  l'anémie,  à  maintenir  le  dépéris- 
sement, à  conserver  son  peu  de  force. 

Il  dépêcha  son  domestique  à  Paris,  à  la  recherche 
de  ce  précieux  instrument  et,  d'après  le  prospectus 
que  le  fabricant  y  joignit,  il  enseigna  lui-même  à  la 
cuisinière  la  façon  de  couper  le  rosbif  en  petits  mor- 
ceaux, de  le  jeter  à  sec,  dans  cette  marmite  d'étain,  avec 
une  tranche  de  poireau  et  de  carotte,  puis  de  visser  le 
couvercle  et  de  mettre  le  tout  bouillir,  au  bain-marie, 
pendant  quatre  heures. 

Au  bout  de  ce  temps,  on  pressait  les  filaments  et 
l'on  buvait  une  cuillerée  du  jus  bourbeux  et  salé, 
déposé    au    fond    de    la    marmite.    Alors,    on    sentait 


A     REBOURS  231 

comme  une  tiède  moelle,  comme  une  caresse  veloutée, 
descendre. 

Cette  essence  de  nourriture  arrêtait  les  tiraillements 
et  les  nausées  du  vide,  incitait  même  l'estomac  qui  ne 
se  refusait  pas  à  accepter  quelques  cuillerées  de  soupe. 

Grâce  à  ce  sustenteur,  la  névrose  stationna,  et  des 
Esseintes  se  dit  :  —  C'est  toujours  autant  de  gagné; 
peut-être  que  la  température  changera,  que  le  ciel  ver- 
sera un  peu  de  cendre  sur  cet  exécrable  soleil  qui 
m'épuise,  et  que  j'atteindrai  ainsi,  sans  trop  d'encom- 
bre, les  premiers  brouillards  et  les  premiers  froids. 

Dans  cet  engourdissement,  dans  cet  ennui  désœuvré 
où  il  plongeait,  sa  bibliothèque  dont  le  rangement 
demeurait  inachevé,  l'agaça;  ne  bougeant  plus  de  son 
fauteuil,  il  avait  constamment  sous  les  yeux  ses  livres 
profanes,  posés  de  guingois  sur  les  tablettes,  empié- 
tant les  uns  sur  les  autres,  s'étayant  entre  eux  ou  gisant 
de  même  que  des  capucins  de  cartes,  sur  le  flanc,  à 
plat;  ce  désordre  le  choqua  d'autant  plus  qu'il  contras- 
tait avec  le  parfait  équilibre  des  œuvres  religieuses, 
soigneusement  alignées  à  la  parade,  le  long  des  murs. 

Il  tenta  de  faire  cesser  cette  confusion,  mais  après 
dix  minutes  de  travail,  des  sueurs  l'inondèrent;  cet 
effort  l'épuisait;  il  fut  s'étendre,  brisé,  sur  un  divan, 
et  il  sonna  son  domestique. 

Sur  ses  indications,  le  vieillard  se  mit  à  l'œuvre, 
lui  apportant,  un  à  un,  les  livres  qu'il  examinait  et  dont 
il  désignait  la  place. 


232  A     REBOURS 

Cette  besogne  fut  de  courte  durée,  car  la  biblio- 
thèque de  des  Esseintes  ne  renfermait  qu'un  nombre 
singulièrement  restreint  d'œuvres  laïques,  contem- 
poraines. 

A  force  de  les  avoir  passées,  dans  son  cerveau, 
comme  on  passe  des  bandes  de  métal  dans  une  filière 
d'acier  d'où  elles  sortent  ténues,  légères,  presque 
réduites  en  d'imperceptibles  fils,  il  avait  fini  par  ne 
plus  posséder  de  livres  qui  résistassent  à  un  tel  traite- 
ment et  fussent  assez  solidement  trempés  pour  suppor- 
ter le  nouveau  laminoir  d'une  lecture;  à  avoir  ainsi 
voulu  raffiner,  il  avait  restreint  et  presque  stérilisé 
toute  jouissance,  en  accentuant  encore  l'irrémédiable 
conflit  qui  existait  entre  ses  idées  et  celles  du  monde 
où  le  hasard  l'avait  fait  naître.  Il  était  arrivé  mainte- 
nant à  ce  résultat,  qu'il  ne  pouvait  plus  découvrir  un 
écrit  qui  contentât  ses  secrets  désirs;  et  même  son  admi- 
ration se  détachait  des  volumes  qui  avaient  certaine- 
ment contribué  à  lui  aiguiser  l'esprit,  à  le  rendre  aussi 
soupçonneux  et  aussi  subtil. 

En  art,  ses  idées  étaient  pourtant  parties  d'un  point 
de  vue  simple;  pour  lui,  les  écoles  n'existaient  point; 
seul  le  tempérament  de  l'écrivain  importait;  seul  le 
travail  de  sa  cervelle  intéressait,  quel  que  fût  le  sujet 
qu'il  abordât.  Malheureusement,  cette  vérité  d'appré- 
ciation, digne  de  La  Palisse,  était  à  peu  près  inappli- 
cable, par  ce  simple  motif  que,  tout  en  désirant  se 
dégager    des    préjugés,   s'abstenir  de  toute  passion, 


A     REBOURS  233 

chacun  va  de  préférence  aux  œuvres  qui  correspondent 
le  plus  intimement  à  son  propre  tempérament  et  finit 
par  reléguer  en  arrière  toutes  les  autres. 

Ce  travail  de  sélection  s'était  lentement  opéré  en  lui; 
il  avait  naguère  adoré  le  grand  Balzac,  mais  en  même 
temps  que  son  organisme  s'était  déséquilibré,  que  ses 
nerfs  avaient  pris  le  dessus,  ses  inclinations  s'étaient 
modifiées  et  ses  admirations  avaient  changé. 

Bientôt  même,  et  quoiqu'il  se  rendît  compte  de  son 
injustice  envers  le  prodigieux  auteur  de  la  Comédie 
humaine,  il  en  était  venu  à  ne  plus  ouvrir  ses  livres 
dont  l'art  valide  le  froissait;  d'autres  aspirations  l'agi- 
taient maintenant,  qui  devenaient,  en  quelque  sorte, 
indéfinissables. 

En  se  sondant  bien,  néanmoins,  il  comprenait  d'abord 
que,  pour  l'attirer,  une  œuvre  devait  revêtir  ce  carac- 
tère d'étrangeté  que  réclamait  Edgar  Poe ,  mais  il 
s'aventurait  volontiers  plus  loin,  sur  cette  route  et  appe- 
lait des  flores  byzantines  de  cervelle  et  des  déliques- 
cences compliquées  de  langue;  il  souhaitait  une  indé- 
cision troublante  sur  laquelle  il  pût  rêver,  jusqu'à  ce 
qu'il  la  fît,  à  sa  volonté,  plus  vague  ou  plus  ferme 
selon  l'état  momentané  de  son  âme.  Il  voulait,  en 
somme,  une  œuvre  d'art  et  pour  ce  qu'elle  était  par 
elle-même  et  pour  ce  qu'elle  pouvait  permettre  de 
lui  prêter;  il  voulait  aller  avec  elle,  grâce  à  elle, 
comme  soutenu  par  un  adjuvant,  comme  porté  par  un 
véhicule,  dans  une  sphère  où  les  sensations  sublimées 


234  A     REBOURS 

lui  imprimeraient  une  commotion  inattendue  et  dont  il 
chercherait  longtemps  et  même  vainement  à  analyser 
les  causes. 

Enfin,  depuis  son  départ  de  Paris,  il  s'éloignait  de 
plus  en  plus,  de  la  réalité  et  surtout  du  monde  con- 
temporain qu'il  tenait  en  une  croissante  horreur;  cette 
haine  avait  forcément  agi  sur  ses  goûts  littéraires  et 
artistiques,  et  il  se  détournait  le  plus  possible  des 
tableaux  et  des  livres  dont  les  sujets  délimités  se  relé- 
guaient dans  la  vie  moderne. 

Aussi,  perdant  la  faculté  d'admirer  indifféremment 
la  beauté  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente,  pré- 
férait-il, chez  Flaubert,  la  Tentation  de  saint  Antoine 
à  V Education  sentimentale;  chez  de  Concourt,  la  Faus- 
tin  à  Germinie  Lacerteux;  chez  Zola,  la  Faute  de 
l'abbé  Mouret  à  V Assommoir. 

Ce  point  de  vue  lui  paraissait  logique;  ces  œuvres 
moins  immédiates,  maisaussi  vibrantes,  aussi  humaines, 
le  faisaient  pénétrer  plus  loin  dans  le  tréfonds  du  tempé- 
rament de  ces  maîtres  qui  livraient  avec  un  plus  sin- 
cère abandon  les  élans  les  plus  mvstérieux  de  leur  être, 
et  elles  l'enlevaient,  lui  aussi,  plus  haut  que  les  autres, 
hors  de  cette  vie  triviale  dont  il  était  si  las. 

Puis  il  entrait,  avec  elles,  en  complète  communion 
d'idées  avec  les  écrivains  qui  les  avaient  conçues,  parce 
qu'ils  s'étaient  alors  trouvés  dans  une  situation  d'es- 
prit analogue  à  la  sienne. 

En  effet,  lorsque  l'époque  où  un  homme  de  talent  est 


A     REBOURS 


235 


obligé  de  vivre,  est  plate  et  bête,  l'artiste  est,  à  son 
insu  même,  hanté  par  la  nostalgie  d'un  autre  siècle. 

Ne  pouvant  s'harmoniser  qu'à  de  rares  intervalles 
avec  le  milieu  où  il  évolue;  ne  découvrant  plus  dans 
l'examen  de  ce  milieu  et  des  créatures  qui  le  subissent, 
des  jouissances  d'observation  et  d'analyse  suffisantes 
à  le  distraire,  il  sent  sourdre  et  éclore  en  lui  de  par- 
ticuliers phénomènes.  De  confus  désirs  de  migration  se 
lèvent  qui  se  débrouillent  dans  la  réflexion  et  dans 
l'étude.  Les  instincts,  les  sensations,  les  penchants 
légués  par  l'hérédité  se  réveillent,  se  déterminent,  s'im- 
posent avec  une  impérieuse  assurance.  Il  se  rappelle  des 
souvenirs  d'êtres  et  de  choses  qu'il  n'a  pas  personnel- 
lement connus,  et  il  vient  un  moment  où  il  s'évade 
violemment  du  pénitencier  de  son  siècle  et  rôde,  en 
toute  liberté,  dans  une  autre  époque  avec  laquelle,  par 
une  dernière  illusion,  il  lui  semble  qu'il  eût  été  mieux 
en  accord. 

Chez  les  uns,  c'est  un  retour  aux  âges  consommés, 
aux  civilisations  disparues,  aux  temps  morts;  chez  les 
autres,  c'est  un  élancement  vers  le  fantastique  et  vers 
le  rêve,  c'est  une  vision  plus  ou  moins  intense  d'un 
temps  à  éclore  dont  l'image  reproduit,  sans  qu'il  le 
sache,  par  un  effet  d'atavisme,  celle  des  époques 
révolues. 

Chez  Flaubert,  c'étaient  des  tableaux  solennels  et 
immenses,  des  pompes  grandioses  dans  le  cadre  bar- 
bare   et  splendide  desquels  gravitaient  des  créatures 


230  A     REBOURS 

palpitantes  et  délicates,  mystérieuses  et  hautaines,  des 
femmes  pourvues,  dans  la  perfection  de  leur  beauté, 
d'âmes  en  souffrance,  au  fond  desquelles  il  discernait 
d'affreux  détraquements,  de  folles  aspirations,  désolées 
qu'elles  étaient  déjà  par  la  menaçante  médiocrité  des 
plaisirs  qui  pouvaient  naître. 

Tout  le  tempérament  du  grand  artiste  éclatait  en  ces 
incomparables  pages  de  la  Tentation  de  saint  Antoine 
et  de  Salammbô  où,  loin  de  notre  vie  mesquine,  il  évo- 
quait les  éclats  asiatiques  des  vieux  âges,  leurs  éjacu- 
lations  et  leurs  abattements  mystiques,  leurs  démences 
oisives,  leurs  férocités  commandées  par  ce  lourd  ennui 
qui  découle,  avant  même  qu'on  les  ait  [épuisées,  de 
l'opulence  et  de  la  prière. 

Chez  de  Goncourt,  c'était  la  nostalgie  du  siècle  pré- 
cédent, un  retour  vers  les  élégances  d'une  société  à 
jamais  perdue.  Le  gigantesque  décor  des  mers  battant 
les  môles,  des  déserts  se  déroulant  à  perte  de  vue  sous 
de  torrides  firmaments,  n'existait  pas  dans  son  œuvre 
nostalgique  qui  se  confinait,  près  d'un  parc  aulique, 
dans  un  boudoir  attiédi  par  les  voluptueux  effluves 
d'une  femme  au  sourire  fatigué,  à  la  moue  perverse,  aux 
prunelles  irrésignées  et  pensives.  L'âme  dont  il  animait 
ses  personnages,  n'était  plus  cette  âme  insufflée  par 
Flaubert  à  ses  créatures,  cette  âme  révoltée  d'avance 
par  l'inexorable  certitude  qu'aucun  bonheur  nouveau 
n'était  possible;  c'était  une  âme  révoltée  après  coup, 
par  l'expérience  de  tous  les  inutiles  efforts  qu'elle  avait 


A     REBOURS 


237 


tentés  pour  inventer  des  liaisons  spirituelles  plus  iné- 
dites et  pour  remédier  à  cette  immémoriale  jouissance 
qui  se  répercute,  de  siècles  en  siècles  dans  l'assouvis- 
sement plus  ou  moins  ingénieux  des  couples. 

Bien  qu'elle  vécût  parmi  nous  et  qu'elle  fût  bien  et 
de  vie  et  de  corps  de  notre  temps,  la  Faustin  était,  par 
les  influences  ancestrales,  une  créature  du  siècle  passé, 
dont  elle  avait  les  épices  d'âme,  la  lassitude  cérébrale, 
l'excèdement  sensuel. 

Ce  livre  d'Edmond  de  Concourt  était  l'un  des  volumes 
les  plus  caressés  par  des  Esseintes;  et,  en  effet,  cette 
suggestion  au  rêve  qu'il  réclamait,  débordait  de  cette 
œuvre  où  sous  la  ligne  écrite,  perçait  une  autre  ligne 
visible  à  l'esprit  seul,  indiquée  par  un  qualificatif  qui 
ouvrait  des  échappées  de  passion,  par  une  réticence 
qui  laissait  deviner  des  infinis  d'âme  qu'aucun  idiome 
n'eût  pu  combler;  puis,  ce  n'était  plus  la  langue  de 
Flaubert,  cette  langue  d'une  inimitable  magnificence, 
c'était  un  style  perspicace  et  morbide,  nerveux  et 
retors,  diligent  à  noter  l'impalpable  impression  qui 
frappe  les  sens  et  détermine  la  sensation,  un  style  expert 
à  moduler  les  nuances  compliquées  d'une  époque 
qui  était  par  elle-même  singulièrement  complexe.  En 
somme,  c'était  le  verbe  indispensable  aux  civilisations 
décrépites  qui,  pour  l'expression  de  leurs  besoins, 
exigent,  à  quelque  âge  qu'elles  se  produisent,  des 
acceptions,  des  tournures,  des  fontes  nouvelles  et  de 
phrases  et  de  mots. 


238  A     REBOURS 

A  Rome,  le  paganisme  mourant  avait  modifié  sa 
prosodie,  transmué  sa  langue,  avec  Ausone,  avec 
Claudien,  avec  Rutilius  dont  le  stvle  attentif  et 
scrupuleux,  capiteux  et  sonnant,  présentait,  surtout 
dans  ses  parties  descriptives  de  reflets,  d'ombres,  de 
nuances  une  nécessaire  analogie  avec  le  stvle  des  de 
Goncourt. 

A  Paris,  un  fait  unique  dans  l'histoire  littéraire  s'était 
produit;  cette  société  agonisante  du  xvnr  siècle,  qui 
avait  eu  des  peintres,  des  sculpteurs,  des  musiciens,  des 
architectes,  pénétrés  de  ses  goûts,  imbus  de  ses  doc- 
trines, n'avait  pu  façonner  un  réel  écrivain  qui  rendît 
ses  élégances  moribondes,  qui  exprimât  le  suc  de  ses 
joies  fébriles,  si  durement  expiées;  il  avait  fallu  attendre 
l'arrivée  de  de  Goncourt,  dont  le  tempérament  était 
fait  de  souvenirs,  de  regrets  avivés  encore  par  le  dou- 
loureux spectacle  de  la  misère  intellectuelle  et  des 
basses  aspirations  de  son  temps,  pour  que,  non  seule- 
ment dans  ses  livres  d'histoire,  mais  encore  dans  une 
œuvre  nostalgique  comme  la  Faustin,  il  pût  ressus- 
citer l'âme  même  de  cette  époque,  incarner  ses  ner- 
veuses délicatesses  dans  cette  actrice,  si  tourmentée  à 
se  presser  le  cœur  et  à  s'exacerber  le  cerveau,  afin  de 
savourer  jusqu'à  l'épuisement,  les  douloureux  révul- 
sifs de  l'amour  et  de  l'art. 

Chez  Zola,  la  nostalgie  des  au  delà  était  différente. 
Il  n'v  avait  en  lui  aucun  désir  de  migration  vers  les 
régimes  disparus,  vers  les  univers  égarés  dans  la  nuit 


A     REBOURS  239 

des  temps;  son  tempérament,  puissant,  solide,  épris 
des  luxuriances  de  la  vie,  des  forces  sanguines,  des 
santés  morales,  le  détournait  des  grâces  artificielles  et 
des  chloroses  tardées  du  dernier  siècle,  ainsi  que  de  la 
solennité  hiératique,  de  la  férocité  brutale  et  des  rêves 
efféminés  et  ambigus  du  vieil  Orient.  Le  jour  où,  lui 
aussi,  il  avait  été  obsédé  par  cette  nostalgie,  par  ce 
besoin  qui  est  en  somme  la  poésie  même,  de  fuir  loin 
de  ce  monde  contemporain  qu'il  étudiait,  il  s'était  rué 
dans  une  idéale  campagne,  où  la  sève  bouillait  au  plein 
soleil;  il  avait  songé  à  de  fantastiques  ruts  de  ciel,  à  de 
longues  pâmoisons  de  terre,  à  de  fécondantes  piuies  de 
pollen  tombant  dans  les  organes  haletants  des  fleurs  : 
il  avait  abouti  à  un  panthéisme  gigantesque,  avait,  à 
son  insu  peut-être,  créé,  avec  ce  milieu  édénique  où  il 
plaçait  son  Adam  et  son  Eve,  un  prodigieux  poème 
Hindou,  célébrant  en  un  style  dont  les  larges  teintes, 
plaquées  à  cru,  avaient  comme  un  bizarre  éclat  de 
peinture  Indienne,  l'hymne  de  la  chair,  la  matière, 
animée,  vivante,  révélant  par  sa  fureur  de  génération, 
à  la  créature  humaine,  le  fruit  défendu  de  l'amour,  ses 
suffocations,  ses  caresses  instinctives,  ses  naturelles 
poses. 

Avec  Baudelaire,  ces  trois  maîtres  étaient,  dans  la 
littérature  française,  moderne  et  profane,  ceux  qui 
avaient  le  mieux  interné  et  le  mieux  pétri  l'esprit  de 
des  Esseintes,  mais  à  force  de  les  relire,  de  s'être  saturé 
de  leurs  œuvres,  de  les  savoir,  par  cœur,  tout  entières, 


240  A    REBOURS 

il  avait  dû,  afin  de  les  pouvoir  absorber  encore,  s'efîor- 
cer  de  les  oublier  et  les  laisser  pendant  quelque  temps 
sur  ses  rayons,  au  repos. 

Aussi  les  ouvrait-il  à  peine,  maintenant  que  le  domes- 
tique les  lui  tendait.  Il  se  bornait  à  indiquer  la  place 
qu'elles  devaient  occuper,  veillant  à  ce  qu'elles  fussent 
classées,  en  bon  ordre,  et  à  l'aise. 

Le  domestique  lui  apporta  une  nouvelle  série  de 
livres;  ceux-là  l'opprimèrent  davantage;  c'étaient  des 
livres  vers  lesquels  son  inclination  s'était  peu  à  peu 
portée,  des  livres  qui  le  délassaient  de  la  perfec- 
tion des  écrivains  de  plus  vaste  encolure,  par  leurs 
défauts,  mêmes  ;  ici,  encore,  à  avoir  voulu  raffiner, 
des  Esseintes  était  arrivé  à  chercher  parmi  de  troubles 
pages  des  phrases  dégageant  une  sorte  d'électricité 
qui  le  faisait  tressaillir  alors  qu'elles  déchargeaient 
leur  fluide  dans  un  milieu  qui  paraissait  tout  d'abord 
réfractaire. 

L'imperfection  même  lui  plaisait,  pourvu  qu'elle  ne 
fût  ni  parasite,  ni  servile,  et  peut-être  y  avait-il  une 
dose  de  vérité  dans  sa  théorie  que  l'écrivain  subalterne 
de  la  décadence,  que  l'écrivain  encore  personnel  mais 
incomplet,  alambique  un  baume  plus  irritant,  plus 
apéritif,  plus  acide,  que  l'artiste  de  la  même  époque, 
qui  est  vraiment  grand,  vraiment  parfait.  A  son  avis, 
c'était  parmi  leurs  turbulentes  ébauches  que  l'on  aper- 
cevait les  exaltations  de  la  sensibilité  les  plus  surai- 
guës, les  caprices  de  la  psychologie  les  plus  morbides, 


A     REBOURS  24 1 

les  dépravations  les  plus  outrées  de  la  langue  sommée 
dans  ses  derniers  refus  de  contenir,  d'enrober  les  sels 
effervescents  des  sensations  et  des  idées. 

Aussi,  forcément,  après  les  maîtres,  s'adressait-il  à 
quelques  écrivains  que  lui  rendait  encore  plus  pro- 
pices et  plus  chers,  le  mépris  dans  lequel  les  tenait  un 
public  incapable  de  les  comprendre. 

L'un  d'eux,  Paul  Verlaine,  avait  jadis  débuté  par  un 
volume  de  vers,  les  Poèmes  Saturniens,  un  volume 
presque  débile,  où  se  coudoyaient  des  pastiches  de 
Lecontede  Lisle  et  des  exercices  de  rhétorique  roman- 
tique, mais  où  filtrait  déjà,  au  travers  de  certaines 
pièces,  telles  que  le  sonnet  intitulé  «  Rêve  familier  », 
la  réelle  personnalité  du  poète. 

A  chercher  ses  antécédents,  des  Esseintes  retrouvait 
sous  les  incertitudes  des  esquisses,  un  talent  déjà 
profondément  imbibé  de  Baudelaire,  dont  l'influence 
s'était  plus  tard  mieux  accentuée  sans  que  néanmoins 
la  sportule  consentie  par  l'indéfectible  maître,  fût  fla- 
grante. 

Puis,  d'aucuns  de  ses  livres,  la  Bonne  Chanson,  les 
Fêtes  galantes,  Romances  sans  paroles,  enfin  son 
dernier  volume,  Sagesse,  renfermaient  des  poèmes  où 
l'écrivain  original  se  révélait,  tranchant  sur  la  multi- 
tude de  ses  confrères. 

Muni  de  rimes  obtenues  par  des  temps  de  verbes, 
quelquefois  même  par  de  longs  adverbes  précédés  d'un 
monosyllabe  d'où  ils  tombaient  comme  du  rebord  d'une 

16 


242  A     REBOURS 

pierre,  en  une  easeade  pesante  d'eau,  son  vers,  coupé 
par  d'invraisemblables  césures,  devenait  souvent  sin- 
gulièrement abstrus,  avec  ses  ellipses  audacieuses  et 
ses  étranges  incorrections  qui  n'étaient  point  cepen- 
dant sans  grâce. 

Maniant  mieux  que  pas  un  la  métrique,  il  avait  tenté 
de  rajeunir  les  poèmes  à  forme  fixe  :  le  sonnet  qu'il 
retournait,  la  queue  en  l'air,  de  même  que  certains 
poissons  japonais  en  terre  polychrome  qui  posent  sur 
leur  socle  les  ouïes  en  bas;  ou  bien  il  le  dépravait,  en 
n'accouplant  que  des  rimes  masculines  pour  lesquelles 
il  semblait  éprouver  une  affection;  il  avait  également 
et  souvent  usé  d'une  forme  bizarre,  d'une  strophe  de 
trois  vers  dont  le  médian  restait  privé  de  rime,  et  d'un 
tercet,  monorime,  suivi  d'un  unique  vers,  jeté  en  guise 
de  refrain  et  se  faisant  écho  avec  lui-même  tels  que 
les  streets  :  «  Dansons  la  Gigue  »;  il  avait  employé 
d'autres  rythmes  encore  où  le  timbre  presque  effacé 
ne  s'entendait  plus  que  dans  des  strophes  lointaines, 
comme  un  son  éteint  de  cloche. 

Mais  sa  personnalité  résidait  surtout  en  ceci  :  qu'il 
avait  pu  exprimer  de  vagues  et  délicieuses  confidences, 
à  mi-voix,  au  crépuscule.  Seul,  il  avait  pu  laisser 
deviner  certains  au  delà  troublants  d'âme,  des  chucho- 
tements si  bas  de  pensées,  des  aveux  si  murmurés,  si 
interrompus,  que  l'oreille  qui  les  percevait,  demeurait 
hésitante,  coulant  à  l'âme  des  langueurs  avivées  par 
le  mystère   de  ce  souffle  plus  deviné  que  senti.  Tout 


A     REBOURS  2't:i 

l'accent  de  Verlaine  était  clans  ces  adorables  vers  des 
Fêtes  Galantes  : 

Le  soir  tombait,  un  soir  équivoque  d'automne, 
Les  belles  se  pendant  rêveuses  à  nos  bras, 
Dirent  alors  des  mots  si  spécieux  tout  bas, 
Que  notre  âme  depuis  ce  temps  tremble  et  s'étonne. 

Ce  n'était  plus  l'horizon  immense  ouvert  par  les 
inoubliables  portes  de  Baudelaire,  c'était,  sous  un  clair 
de  lune,  une  fente  entrebâillée  sur  un  champ  plus  res- 
treint et  plus  intime,  en  somme  particulier  à  l'auteur 
qui  avait,  du  reste,  en  ces  vers  dont  des  Esseintes  était 
friand,  formulé  son  système  poétique  : 

Car  nous  voulons  la  nuance  encore, 
Pas  la  couleur,  rien  que  la  nuance 


Et  tout  le  reste  est  littérature. 

Volontiers,  des  Esseintes  l'avait  accompagné  dans 
ses  œuvres  les  plus  diverses.  Après  ses  Romances 
sans  paroles  parues  dans  l'imprimerie  d'un  journal  à 
Sens,  Verlaine  s'était  assez  longuement  tu,  puis  en 
des  vers  charmants  où  passait  l'accent  doux  et  transi 
de  Villon,  il  avait  reparu,  chantant  la  Vierge,  «  loin 
de  nos  jours  d'esprit  charnel,  et  de  chair  triste  ».  Des 
Esseintes  relisait  souvent  ce  livre  de  Sagesse  et  se 
suggérait  devant  ses  poèmes  des  rêveries  clandestines, 
des  fictions  d'un  amour  occulte  pour  une  Madone  byzan- 
tine qui  se  muait,  à  un  certain  moment,  en  une  Cyda- 
lise  égarée  dans  notre  siècle,  et  si  mystérieuse  et  si 
troublante,  qu'on  ne  pouvait  savoir  si  elle  aspirait  à  des 


244  A     REBOU  R  S 

dépravations  tellement  monstrueuses  qu'elles  devien- 
draient, aussitôt  accomplies,  irrésistibles;  ou  bien,  si 
elle  s'élançait,  elle-même,  dans  le  rêve,  dans  un  rêve 
immaculé,  où  l'adoration  de  l'âme  flotterait  autour 
d'elle,  à  l'état  continuellement  inavoué,  continuelle- 
ment pur. 

D'autres  poètes  l'incitaient  encore  à  se  confier  à  eux, 
Tristan  Corbière,  qui,  en  1873,  dans  l'indifférence 
générale,  avait  lancé  un  volume  des  plus  excentriques, 
intitulé  :  Les  Amours  jaunes.  Des  Esseintes  qui,  en 
haine  du  banal  et  du  commun,  eût  accepté  les  folies 
les  plus  appuyées,  les  extravagances  les  plus  baroques, 
vivait  de  légères  heures  avec  ce  livre  où  le  cocasse  se 
mêlait  à  une  énergie  désordonnée,  où  des  vers  décon- 
certants éclataient  dans  des  poèmes  d'une  parfaite 
obscurité,  telles  que  les  litanies  du  Sommeil,  qu'il 
qualifiait,  à  un  certain  moment,  d' 

Obscène  confesseur  des  dévotes  mort-nées. 

C'était  à  peine  français;  l'auteur  parlait  nègre,  procé- 
dait par  un  langage  de  télégramme,  abusait  des  sup- 
pressions de  verbes,  affectait  une  gouaillerie,  se  livrait 
à  des  quolibets  de  commis-voyageur  insupportable, 
puis  tout  à  coup,  dans  ce  fouillis,  se  tortillaient  des 
concetti  falots,  des  minauderies  interlopes,  et  soudain 
jaillissait  un  cri  de  douleur  aiguë,  comme  une  corde 
de  violoncelle  qui  se  brise.  Avec  cela,  dans  ce  style 
rocailleux,  sec,  décharné  à  plaisir,  hérissé  de  vocables 


A     REBOURS  -'»•'> 

inusités,  de  néologismes  inattendus,  fulguraient  des 
trouvailles  d'expression,  des  vers  nomades  amputés  de 
leur  rime,  superbes;  enfin,  en  sus  de  ses  Poèmes  Pari- 
siens où  des  Esseintes  relevait  cette  profonde  défini- 
tion de  la  femme  : 

Éternel  féminin  de  l'éternel  jocrisse, 

Tristan  Corbière  avait,  en  un  style  d'une  concision 
presque  puissante,  célébré  la  mer  de  Bretagne,  les 
sérails  marins,  le  Pardon  de  Sainte-Anne,  et  il  s'était 
même  élevé  jusqu'à  l'éloquence  de  la  haine,  dans  l'in- 
sulte dont  il  abreuvait,  à  propos  du  camp  de  Conlie,  les 
individus  qu'il  désignait  sous  le  nom  de  «  forains  du 
Quatre-Septembre  ». 

Ce  faisandage  dont  il  était  gourmand  et  que  lui  pré- 
sentait ce  poète,  aux  épithètes  crispées,  aux  beautés 
qui  demeuraient  toujours  à  l'état  un  peu  suspect,  des 
Esseintes  le  retrouvait  encore  dans  un  autre  poète, 
Théodore  Hannon,  un  élève  de  Baudelaire  et  de  Gau- 
tier, mû  par  un  sens  très  spécial  des  élégances  recher- 
chées et  des  joies  factices. 

A  l'encontre  de  Verlaine  qui  dérivait,  sans  croise- 
ment, de  Baudelaire,  surtout  par  le  côté  psychologique, 
par  la  nuance  captieuse  de  la  pensée,  par  la  docte  quin- 
tessence du  sentiment,  Théodore  Hannon  descendait 
du  maître,  surtout  par  le  côté  plastique,  par  la  vision 
extérieure  des  êtres  et  des  choses. 

Sa  corruption  charmante  correspondait  fatalement 


246  A     REBOURS 

aux  penchants  de  des  Esseintes  qui,  par  les  jours  de 
brume,  par  les  jours  de  pluie,  s'enfermait  dans  le  retrait 
imaginé  par  ce  poète  et  se  grisait  les  yeux  avec  les 
chatoiements  de  ses  étoffes,  avec  les  incandescences 
de  ses  pierres,  avec  ses  somptuosités,  exclusivement 
matérielles,  qui  concouraient  aux  incitations  cérébrales 
et  montaient  comme  une  poudre  de  cantharide  dans  un 
nuage  de  tiède  encens  vers  une  Idole  Bruxelloise,  au 
visage  fardé,  au  ventre  tanné  par  des  parfums. 

A  l'exception  de  ces  poètes  et  de  Stéphane  Mallarmé, 
qu'il  enjoignit  à  son  domestique  de  mettre  de  côté, 
pour  le  classer  à  part,  des  Esseintes  n'était  que  bien 
faiblement  attiré  par  les  poètes. 

En  dépit  de  sa  forme  magnifique,  en  dépit  de  l'impo- 
sante allure  de  ses  vers  qui  se  dressaient  avec  un  tel 
éclat  que  les  hexamètres  d'Hugo  même  semblaient,  en 
comparaison,  mornes  et  sourds,  Leconte  de  Lisle  ne 
pouvait  plus  maintenant  le  satisfaire.  L'antiquité  si 
merveilleusement  ressuscitée  par  Flaubert,  restait 
entre  ses  mains  immobile  et  froide.  Rien  ne  palpitait 
dans  ses  vers  tout  en  façade  que  n'étayait,  la  plupart 
du  temps,  aucune  idée;  rien  ne  vivait  dans  ces  poèmes 
déserts  dont  les  impassibles  mythologies  finissaient 
par  le  glacer.  D'autre  part,  après  l'avoir  longtemps 
choyée,  des  Esseintes  arrivait  aussi  à  se  désintéresser 
de  l'œuvre  de  Gautier;  son  admiration  pour  l'incom- 
parable peintre  qu'était  cet  homme,  était  allée  en  se 
dissolvant  cîe  jours  en  jours,  et  maintenant  il  demeurait 


A     REBOURS  "■i'i'i 

plus  étonné  que  ravi,  par  ses  descriptions  en  quelque 
sorte  indifférentes.  L'impression  des  objets  s'était  fixée 
sur  son  œil  si  perceptif,  mais  elle  s'y  était  localisée, 
n'avait  pas  pénétré  plus  avant  dans  sa  cervelle  et  dans 
sa  chair;  de  même  qu'un  prodigieux  réflecteur,  il  s'était 
constamment  borné  à  réverbérer,  avec  une  imper- 
sonnelle netteté,  des  alentours. 

Certes,  des  Esseintes  aimait  encore  les  œuvres  de 
ces  deux  poètes,  ainsi  qu'il  aimait  les  pierres  rares, 
les  matières  précieuses  et  mortes,  mais  aucune  des 
variations  de  ces  parfaits  instrumentistes  ne  pouvait 
plus  l'extasier,  car  aucune  n'était  ductile  au  rêve, 
aucune  n'ouvrait,  pour  lui  du  moins,  l'une  de  ces 
vivantes  échappées  qui  lui  permettaient  d'accélérer  le 
vol  lent  des  heures. 

Il  sortait  de  leurs  livres  à  jeun,  et  il  en  était  de  même 
de  ceux  d'Hugo;  le  côté  Orient  et  patriarche  était  trop 
convenu,  trop  vide,  pour  le  retenir;  et  le  côté  tout  à  la 
fois  bonne  d'enfant  et  grand-père,  l'exaspérait;  il  lui 
fallait  arriver  aux  Chansons  des  rues  et  des  bois  pour 
hennir  devant  l'impeccable  jonglerie  de  sa  métrique, 
mais  combien,  en  fin  de  compte,  il  eût  échangé  tous  ces 
tours  de  force  pour  une  nouvelle  œuvre  de  Baudelaire 
qui  fût  l'égale  de  l'ancienne,  car  décidément  celui-là 
était  à  peu  près  le  seul  dont  les  vers  continssent,  sous 
leur  splendide  écorce,  une  balsamique  et  nutritive 
moelle! 

En  sautant  d'un  extrême  à  l'autre,  de  la  forme  privée 


248  A     REBOURS 

d'idées,  aux  idées  privées  de  forme,  des  Esseintes  de- 
meurait non  moins  circonspect  et  non  moins  froid.  Les 
labyrinthes  psychologiques  de  Stendhal,  les  détours 
analytiques  de  Duranty  le  séduisaient,  mais  leur  langue 
administrative,  incolore,  aride,  leur  prose  en  location, 
tout  au  plus  bonne  pour  l'ignoble  industrie  du  théâtre, 
le  repoussait.  Puis  les  intéressants  travaux  de  leurs 
astucieux  démontages  s'exerçaient,  pour  tout  dire,  sur 
des  cervelles  agitées  par  des  passions  qui  ne  l'émou- 
vaient plus.  Il  se  souciait  peu  des  affections  générales, 
des  associations  d'idées  communes,  maintenant  que  la 
rétention  de  son  esprit  s'exagérait  et  qu'il  n'admettait 
plus  que  les  sensations  superfines  et  que  les  tourmentes 
catholiques  et  sensuelles. 

Afin  de  jouir  d'une  œuvre  qui  joignît,  suivant  ses 
vœux,  à  un  style  incisif,  une  analyse  pénétrante  et 
féline,  il  lui  fallait  arriver  au  maître  de  l'Induction, 
à  ce  profond  et  étrange  Edgar  Poe,  pour  lequel,  depuis 
le  temps  qu'il  le  relisait,  sa  dilection  n'avait  pu  déchoir. 

Plus  que  tout  autre,  celui-là  peut-être  répondait  par 
d'intimes  affinités  aux  postulations  méditatives  de  des 
Esseintes. 

Si  Baudelaire  avait  déchiffré  dans  les  hiéroglyphes 
de  l'âme  le  retour  d'âge  des  sentiments  et  des  idées,  lui 
avait,  dans  la  voie  de  la  psychologie  morbide,  plus 
particulièrement  scruté  le  domaine  de  la  volonté. 

En  littérature,  il  avait,  le  premier,  sous  ce  titre  emblé- 
matique :    «  Le  démon  de   la  Perversité  »,   épié   ces 


A     REBOl'RS  249 

impulsions  irrésistibles  que  la  volonté  subit  sans  les 
connaître  et  que  la  pathologie  cérébrale  explique  main- 
tenant d'une  façon  à  peu  près  sûre;  le  premier  aussi, 
il  avait  sinon  signalé,  du  moins  divulgué  l'influence 
dépressive  de  la  peur  qui  agit  sur  la  volonté,  de  même 
que  les  anesthésiques  qui  paralysent  la  sensibilité  et  que 
le  curare  qui  anéantit  les  éléments  nerveux  moteurs; 
c'était  sur  ce  point,  sur  cette  léthargie  de  la  volonté, 
qu'il  avait  fait  converger  ses  études,  analysant  les  effets 
de  ce  poison  moral,  indiquant  les  symptômes  de  sa 
marche,  les  troubles  commençant  avec  l'anxiété,  se 
continuant  par  l'angoisse,  éclatant  enfin  dans  la  terreur 
qui  stupéfie  les  volitions,  sans  que  l'intelligence,  bien 
qu'ébranlée,  fléchisse. 

La  mort  dont  tous  les  dramaturges  avaient  tant 
abusé,  il  l'avait,  en  quelque  sorte,  aiguisée,  rendue 
autre,  en  y  introduisant  un  élément  algébrique  et  sur- 
humain ;  mais  c'était,  à  vrai  dire,  moins  l'agonie  réelle 
du  moribond  qu'il  décrivait,  que  l'agonie  morale  du 
survivant  hanté,  devant  le  lamentable  lit,  par  les 
monstrueuses  hallucinations  qu'engendrent  la  douleur 
et  la  fatigue.  Avec  une  fascination  atroce,  il  s'appesan- 
tissait sur  les  actes  de  l'épouvante,  sur  les  craque- 
ments de  la  volonté,  les  raisonnait  froidement,  serrant 
peu  à  peu  la  gorge  du  lecteur,  suffoqué,  pantelant 
devant  ces  cauchemars  mécaniquement  agencés  de  ] 
fièvre  chaude. 

Convulsées  par  d'héréditaires  névroses,  affolées  par 


250  A    REBOURS 

des  chorées  morales,  ses  créatures  ne  vivaient  que  par 
les  nerfs  ;  ses  femmes,  les  Morella,  les  Ligeia,  possé- 
daient une  érudition  immense,  trempée  dans  les  brumes 
de  la  philosophie  allemande  et  dans  les  mystères  caba- 
listiques du  vieil  Orient,  et  toutes  avaient  des  poitrines 
garçonnières  et  inertes  d'anges,  toutes  étaient,  pour 
ainsi  dire,  insexuelles. 

Baudelaire  et  Poe,  ces  deux  esprits  qu'on  avait  sou- 
vent appariés,  à  cause  de  leur  commune  poétique,  de 
leur  inclination  partagée  pour  l'examen  des  maladies 
mentales,  différaient  radicalement  par  les  conceptions 
affectives  qui  tenaient  une  si  large  place  dans  leurs 
œuvres;  Baudelaire  avec  son  amour,  altéré  et  inique, 
dont  le  cruel  dégoût  faisait  songer  aux  représailles  d'une 
inquisition  ;  Poë,  avec  ses  amours  chastes,  aériennes, 
où  les  sens  n'existaient  pas,  où  la  cervelle  solitaire 
;  s'érigeait,  sans  correspondre  à  des  organes  qui,  s'ils 
existaient,  demeuraient  à  jamais  glacés  et  vierges. 

Cette  clinique  cérébrale  où,  vivisectant  dans  une 
atmosphère  étouffante,  ce  chirurgien  spirituel  deve- 
nait, dès  que  son  attention  se  lassait,  la  proie  de  son 
imagination  qui  faisait  poudroir,  comme  de  délicieux 
miasmes,  des  apparitions  somnambulesques  et  angé- 
liques,  était  pour  des  Esseintes  une  source  d'infatigables 
conjectures  ;  mais  maintenant  que  sa  névrose  s'était 
exaspérée,  il  y  avait  des  jours  où  ces  lectures  le  bri- 
saient, des  jours  où  il  restait,  les  mains  tremblantes, 
l'oreille  au  guet,  se  sentant,  ainsi  que  le  désolant  Usher, 


A     REBOURS  251 

envahi  par  une   transe   irraisonnée,  par  une  frayeur 
sourde. 

Aussi  devait-il  se  modérer,  toucher  à  peine  à  ces 
redoutables  élixirs,  de  même  qu'il  ne  pouvait  plus 
visiter  impunément  son  rouge  vestibule  et  s'enivrer  la 
vue  des  ténèbres  d'Odilon  Redon  et  des  supplices  de 
Jan  Luyken. 

Et  cependant,  lorsqu'il  était  dans  ces  dispositions 
d'esprit,  toute  littérature  lui  semblait  fade  après  ces 
terribles  philtres  importés  de  l'Amérique.  Alors,  il  s'a- 
dressait à  Villiers  de  l'Isle-Adam,  dans  l'œuvre  éparse 
duquel  il  notait  des  observations  encore  séditieuses,  des 
vibrations  encore  spasmodiques,  mais  qui  ne  dardaient 
plus,  à  l'exception  de  sa  Claire  Lenoir  du  moins,  une 
si  bouleversante  horreur. 

Parue,  en  1867,  dans  la  Revue  des  lettres  et  des  arts, 
cette  Claire  Lenoir  ouvrait  une  série  de  nouvelles  com- 
prises sous  le  titre  générique  d'  «  Histoires  moroses  ». 
Sur  un  fond  de  spéculations  obscures  empruntées  au 
vieil  Hegel,  s'agitaient  des  êtres  démantibulés,  un  doc- 
teur Tribulat  Bonhomet,  solennel  et  puéril,  une  Claire 
Lenoir,  farce  et  sinistre,  avec  les  lunettes  bleues,  rondes 
et  grandes  comme  des  pièces  de  cent  sous,  qui  cou- 
vraient ses  yeux  à  peu  près  morts. 

Cette  nouvelle  roulait  sur  un  simple  adultère  et  con- 
cluait à  un  indicible  effroi,  alors  que  Bonhomet, 
déployant  les  prunelles  de  Claire,  à  son  lit  de  mort,  et 
les  pénétrant  avec  de  monstrueuses  sondes,  apercevait 


252  A     REBOURS 

distinctement  réfléchi  le  tableau  du  mari  qui  brandis- 
sait, au  bout  du  bras,  la  tête  coupée  de  l'amant,  en 
hurlant,  tel  qu'un  Canaque,  un  chant  de  guerre. 

Basé  sur  cette  observation  plus  ou  moins  juste  que 
les  yeux  de  certains  animaux,  des  bœufs,  par  exemple, 
conservent  jusqu'à  la  décomposition,  de  même  que  des 
plaques  photographiques,  l'image  des  êtres  et  des 
choses  situés,  au  moment  où  ils  expiraient,  sous  leur 
dernier  regard,  ce  conte  dérivait  évidemment  de  ceux 
d'Edgar  Poë,  dont  il  s'appropriait  la  discussion  poin- 
tilleuse et  l'épouvante. 

Il  en  était  de  même  de  1'  «  Intersigne  »  qui  avait  été 
plus  tard  réuni  aux  Contes  cruels,  un  recueil  d'un 
indiscutable  talent,  dans  lequel  se  trouvait  «  Véra  » 
une  nouvelle,  que  des  Esseintes  considérait  ainsi  qu'un 
petit  chef-d'œuvre. 

Ici,  l'hallucination  était  empreinte  d'une  tendresse 
exquise;  ce  n'était  plus  les  ténébreux  mirages  de  l'au- 
teur américain,  c'était  une  vision  tiède  et  fluide,  presque 
céleste;  c'était,  dans  un  genre  identique,  le  contre-pied 
des  Béatrice  et  des  Ligeia,  ces  mornes  et  blancs  fan- 
tômes engendrés  par  l'inexorable  cauchemar  du  noir 
opium  ! 

Cette  nouvelle  mettait  aussi  en  jeu  les  opérations  de 
la  volonté,  mais  elle  ne  traitait  plus  de  ses  affaiblisse- 
ments et  de  ses  défaites,  sous  l'effet  de  la  peur;  elle  étu- 
diait, au  contraire,  ses  exaltations,  sous  l'impulsion 
d'une  conviction  tournée  à  l'idée  fixe;  elle  démontrait 


A     REBOURS  253 

sa  puissance  qui   parvenait  même  à  saturer  l'atmos- 
phère, à  imposer  sa  foi  aux  choses  ambiantes. 

Un  autre  livre  de  Villiers,  Isis,  lui  semblait  curieux 
à  d'autres  titres.  Le  fatras  philosophique  de  Claire 
Lenoir  obstruait  également  celui-là  qui  offrait  un 
incroyable  tohu-bohu  d'observations  verbeuses  et 
troubles  et  de  souvenirs  de  vieux  mélodrames,  d'ou- 
bliettes, de  poignards,  d'échelles  de  corde,  de  tous  ces 
ponts-neufs  romantiques  que  Villiers  ne  devait  point 
rajeunir  dans  son  «  Elën  »,  dans  sa  «  M  organe  »,  des 
pièces  oubliées,  éditées  chez  un  inconnu,  le  sieur  Fran- 
cisque Guyon,  imprimeur  à  Saint-Brieuc. 

L'héroïne  de  ce  livre,  une  marquise  Tullia  Fabriana, 
qui  était  censée  s'être  assimilé  la  science  chaldéenne 
des  femmes  d'Edgar  Poe  et  les  sagacités  diplomatiques 
de  la  Sanseverina-Taxis  de  Stendhal,  s'était,  en  sus, 
composé  l'énigmatique  contenance  d'une  Bradamante 
mâtinée  d'une  Circé  antique.  Ces  mélanges  insolubles 
développaient  une  vapeur  fuligineuse  au  travers  de 
laquelle  des  influences  philosophiques  et  littéraires  se 
bousculaient,  sans  avoir  pu  s'ordonner,  dans  le  cerveau 
de  l'auteur,  au  moment  où  il  écrivait  les  prolégomènes 
de  cette  œuvre  qui  ne  devait  pas  comprendre  moins 
de  sept  volumes. 

Mais,  dans  le  tempérament  de  Villiers,  un  autre  coin, 
bien  autrement  perçant,  bien  autrement  net,  existait, 
un  coin  de  plaisanterie  noire  et  de  raillerie  féroce  ;  ce 
n'étaient    plus    alors    les    paradoxales    mvstifications 


254  A     REBOURS 

d'Edgar  Poë,  c'était  un  bafouage  d'un  comique  lugubre, 
telle  qu'en  ragea  Swift.  Une  série  de  pièces,  les  Demoi- 
selles de  Bienfilâtre,  l'Affichage  céleste,  la  Machine 
à  gloire,  le  Plus  beau  dîner  du  monde,  décelaient  un 
esprit  de  goguenardise  singulièrement  inventif  et  acre. 
Toute  l'ordure  des  idées  utilitaires  contemporaines, 
toute  l'ignominie  mercantile  du  siècle,  étaient  glori- 
fiées en  des  pièces  dont  la  poignante  ironie  transpor- 
tait des  Esseintes. 

Dans  ce  genre  de  la  fumisterie  grave  et  acerbe,  aucun 
autre  livre  n'existait  en  France;  tout  au  plus,  une  nou- 
velle de  Charles  Cros,  La  science  de  l'amour,  insérée 
jadis  dans  la  Revue  du  Monde-Nouveau,  pouvait-elle 
étonner  par  ses  folies  chimiques,  son  humour  pincé,  ses 
observations  froidement  bouffonnes,  mais  le  plaisir 
n'était  plus  que  relatif,  car  l'exécution  péchait  d'une 
façon  mortelle.  Le  style  ferme,  coloré,  souvent  original 
de  Villiers,  avait  disparu  pour  faire  place  à  une  rillette 
raclée  sur  l'établi  littéraire  du  premier  venu. 

—  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  qu'il  existe  donc  peu  de 
livres  qu'on  puisse  relire,  soupira  des  Esseintes,  regar- 
dant le  domestique  qui  descendait  de  l'escabelle  où  il 
était  juché  et  s'effaçait  pour  lui  permettre  d'embrasser 
d'un  coup  d'œil  tous  les  rayons. 

Des  Esseintes  approuva  de  la  tête.  Il  ne  restait  plus 
sur  la  table  que  deux  plaquettes.  D'un  signe,  il  congé- 
dia le  vieillard  et  il  parcourut  quelques  feuilles  reliées 
en  peau  d'onagre,  préalablement  satinée  à  la  presse 


a    keboi'rs  255 

hydraulique,  pommelée  à  l'aquarelle  de  nuées  d'argent 
et  nantie  de  gardes  de  vieux  lampas,  dont  les  ramages 
un  peu  éteints,  avaient  cette  grâce  des  choses  fanées 
que  Mallarmé  célébra  dans  un  si  délicieux  poème. 

Ces  pages,  au  nombre  de  neuf,  étaient  extraites  d'u- 
niques exemplaires  des  deux  premiers  Pâmasses,  tirés 
sur  parchemin,  et  précédées  de  ce  titre  :  Quelques  vers 
de  Mallarmé,  dessiné  par  un  surprenant  calligraphe, 
en  lettres  onciales,  coloriées,  relevées,  comme  celles 
des  vieux  manuscrits,  de  points  d'or. 

Parmi  les  onze  pièces  réunies  sous  cette  couverture, 
quelques-unes,  Les  fenêtres,  l'Epilogue,  Azur,  le 
requéraient;  mais  une  entre  autres,  un  fragment  de 
YHérodiade,  le  subjuguait  de  même  qu'un  sortilège,  à 
certaines  heures. 

Combien  de  soirs,  sous  la  lampe  éclairant  de  ses 
lueurs  baissées  la  silencieuse  chambre,  ne  s'était-il  point 
senti  effleuré  par  cette  Hérodiade  qui,  dans  l'œuvre  de 
Gustave  Moreau  maintenant  envahie  par  l'ombre,  s'ef- 
façait plus  légère,  ne  laissant  plus  entrevoir  qu'une  con- 
fuse statue,  encore  blanche,  dans  un  brasier  éteint  de 
pierres  ! 

L'obscurité  cachait  le  sang,  endormait  les  reflets  et 
les  ors,  enténébrait  les  lointains  du  temple,  noyait  les 
comparses  du  crime  ensevelis  dans  leurs  couleurs 
mortes,  et,  n'épargnant  que  les  blancheurs  de  l'aqua- 
relle, sortait  la  femme  du  fourreau  de  ses  joailleries  et 
la  rendait  plus  nue. 


256  A     REBOURS 

Invinciblement,  il  levait  les  yeux  vers  elle,  la  dis- 
cernait à  ses  contours  inoubliés  et  elle  revivait,  évo- 
quant sur  ses  lèvres  ces  bizarres  et  doux  vers  que 
Mallarmé  lui  prête  : 

«  O  miroir  ! 

«  Eau  froide  par  l'ennui  dans  ton  cadre  gelée 
«  Que  de  fois,  et  pendant  les  heures,  désolée 
«  Des  songes  et  cherchant  mes  souvenirs  qui  sont 
«  Comme  des  feuilles  sous  ta  glace  au  trou  profond, 
«  Je  m'apparus  en  toi  comme  une  ombre  lointaine  ! 
«  Mais  horreur  !  des  soirs,  dans  ta  sévère  fontaine, 
«  J'ai  de  mon  rêve  épars  connu  la  nudité  1  » 

Ces  vers,  il  les  aimait  comme  il  aimait  les  œuvres  de 
ce  poète  qui,  dans  un  siècle  de  suffrage  universel  et 
dans  un  temps  de  lucre,  vivait  à  l'écart  des  lettres, 
abrité  de  la  sottise  environnante  par  son  dédain,  se 
complaisant,  loin  du  monde,  aux  surprises  de  l'intel- 
lect, aux  visions  de  sa  cervelle,  raffinant  sur  des  pen- 
sées déjà  spécieuses,  les  greffant  de  finesses  byzantines, 
les  perpétuant  en  des  déductions  légèrement  indiquées 
que  reliait  à  peine  un  imperceptible  fil. 

Ces  idées  nattées  et  précieuses,  il  les  nouait  avec  une 
langue  adhésive,  solitaire  et  secrète,  pleine  de  rétrac- 
tions de  phrases,  de  tournures  elliptiques,  d'audacieux 
tropes. 

Percevant  les  analogies  les  plus  lointaines,  il  dési- 
gnait souvent  d'un  terme  donnant  à  la  fois,  par  un  effet 
de  similitude,  la  forme,  le  parfum,  la  couleur,  la  qua- 
lité, l'éclat,  l'objet  ou  l'être  auquel  il  eût  fallu  accoler 


A     REBOURS  257 

de  nombreuses  et  de  différentes  épithètes  pour  en 
dégager  toutes  les  faces,  toutes  les  nuances,  s'il  avait 
été  simplement  indiqué  par  son  nom  technique.  Il 
parvenait  ainsi  à  abolir  l'énoncé  de  la  comparaison 
qui  s'établissait,  toute  seule,  dans  l'esprit  du  lecteur, 
par  l'analogie,  dès  qu'il  avait  pénétré  le  symbole,  et 
il  se  dispensait  d'éparpiller  l'attention  sur  chacune 
des  qualités  qu'auraient  pu  présenter,  un  à  un,  les 
adjectifs  placés  à  la  queue  leu-leu,  la  concentrait  sur 
un  seul  mot,  sur  un  tout,  produisant,  comme  pour  un 
tableau  par  exemple,  un  aspect  unique  et  complet,  un 
ensemble. 

Cela  devenait  une  littérature  condensée,  un  coulis 
essentiel,  un  sublimé  d'art;  cette  tactique  d'abord 
employée  d'une  façon  restreinte,  dans  ses  premières 
œuvres,  Mallarmé  l'avait  hardiment  arborée  dans  une 
pièce  sur  Théophile  Gautier  et  dans  l'Après-midi  du 
faune,  une  églogue,  où  les  subtilités  desjoies  sensuelles 
se  déroulaient  en  des  vers  mystérieux  et  câlins  que 
trouait  tout  à  coup  ce  cri  fauve  et  délirant  du  faune  : 

«  Alors  m'éveillerai-je  à  la  ferveur  première, 
«  Droit  et  seul  sous  un  flot  antique  de  lumière, 
«  Lys  !  et  l'un  de  vous  tous  pour  l'ingénuité.  » 

Ce  vers  qui  avec  le  monosyllabe  lys  !  en  rejet,  évo- 
quait l'image  de  quelque  chose  de  rigide,  d'élancé,  de 
blanc,  sur  le  sens  duquel  appuyait  encore  le  substantif 
ingénuité  mis  à  la  rime,  exprimait  allégoriquement, 
en  un  seul  terme,   la  passion,   l'effervescence,  l'état 

17 


258  A     REBOURS 

momentané  du  faune  vierge,  affolé  de  rut  par  la  vue 
des  nymphes. 

Dans  cet  extraordinaire  poème,  des  surprises  d'i- 
mages nouvelles  et  invues  surgissaient,  à  tout  bout  de 
vers,  alors  que  le  poète  décrivait  les  élans,  les  regrets  du 
chèvre-pied  contemplant  sur  le  bord  du  marécage  les 
touffes  des  roseaux  gardant  encore,  en  un  moule  éphé- 
mère, la  forme  creuse  des  naïades  qui  l'avaient  empli. 

Puis,  des  Esseintes  éprouvait  aussi  de  captieuses 
délices  à  palper  cette  minuscule  plaquette,  dont  la  cou- 
verture en  feutre  du  Japon,  aussi  blanche  qu'un  lait 
caillé,  était  fermée  par  deux  cordons  de  soie,  l'un  rose 
de  Chine,  et  l'autre  noir. 

Dissimulée  derrière  la  couverture,  la  tresse  noire 
rejoignait  la  tresse  rose  qui  mettait  comme  un  souffle 
de  veloutine,  comme  un  soupçon  de  fard  japonais 
moderne,  comme  un  adjuvant  libertin,  sur  l'antique 
blancheur,  sur  la  candide  carnation  du  livre,  et  elle 
l'enlaçait,  nouant  en  une  légère  rosette,  sa  couleur 
sombre  à  la  couleur  claire,  insinuant  un  discret  aver- 
tissement de  ce  regret,  une  vague  menace  de  cette  tris- 
tesse qui  succèdent  aux  transports  éteints  et  aux 
surexcitations  apaisées  des  sens. 

Des  Esseintes  reposa  sur  la  table  l'Après-midi  du 
faune,  et  il  feuilleta  une  autre  plaquette  qu'il  avait  fait 
imprimer,  à  son  usage,  une  anthologie  du  poème  en 
prose,  une  petite  chapelle,  placée  sous  l'invocation  de 
Baudelaire,  et  ouverte  sur  le  parvis  de  ses  poèmes. 


A     REBOURS  259 

Cette  anthologie  comprenait  un  selecta?  du  Gaspard 
de  la  Xuit  de  ce  fantasque  Aloysius  Bertrand  qui  a 
transféré  les  procédés  du  Léonard  dans  la  prose  et  peint, 
avec  ses  oxydes  métalliques,  des  petits  tableaux  dont 
les  vives  couleurs  chatoient,  ainsi  que  celles  des  émaux 
lucides.  Des  Esseintes  y  avait  joint  le  Vox  populi,  de 
Villiers,  une  pièce  superbement  frappée  dans  un  style 
d'or,  à  l'effigie  de  Leconte  de  Lisle  et  de  Flaubert,  et 
quelques  extraits  de  ce  délicat  Livre  de  Jade  dont  l'exo- 
tique parfum  de  ginseng  et  de  thé  se  mêle  à  l'odorante 
fraîcheur  de  l'eau  qui  babille  sous  un  clair  de  lune, 
tout  le  long  du  livre. 

Mais  dans  ce  recueil,  avaient  été  colligés  certains 
poèmes  sauvés  de  revues  mortes  :  le  Démon  de  l'ana- 
logie, la  Pipe,  le  Pauvre  enfant  pâle,  le  Spectacle 
interrompu,  le  Phénomène  futur,  et  surtout  Plaintes 
d'automne  et  Frisson  d'hiver,  qui  étaient  les  chefs- 
d'œuvre  de  Mallarmé  et  comptaient  également  parmi 
les  chefs-d'œuvre  du  poème  en  prose,  car  ils  unissaient 
une  langue  si  magnifiquement  ordonnée  qu'elle  ber- 
çait, par  elle-même,  ainsi  qu'une  mélancolique  incan- 
tation, qu'une  enivrante  mélodie,  à  des  pensées  d'une 
suggestion  irrésistible,  à  des  pulsations  d'âme  de  sen- 
sitif  dont  les  nerfs  en  émoi  vibrent  avec  une  acuité  qui 
vous  pénètre  jusqu'au  ravissement,  jusqu'à  la  douleur. 

De  toutes  les  formes  de  la  littérature,  celle  du  poème 
en  prose  était  la  forme  préférée  de  des  Esseintes.  Maniée 
par  un  alchimiste  de  génie,  elle  devait,  suivant  lui, 


260  A     REBOUR  S 

renfermer,  dans  son  petit  volume,  à  l'état  d'of  méat,  la 
puissance  du  roman  dont  elle  supprimait  les  longueurs 
analytiques  et  les  superfétations  descriptives.  Bien  sou- 
vent, des  Esseintes  avait  médité  sur  cet  inquiétant  pro- 
blème, écrire  un  roman  concentré  en  quelques  phrases 
qui  contiendraient  le  suc  cohobé  des  centaines  de  pages 
toujours  employées  à  établir  le  milieu,  à  dessiner  les 
caractères,  à  entasser  à  l'appui  les  observations  et  les 
menus  faits.  Alors  les  mots  choisis  seraient  tellement 
impermutables  qu'ils  suppléeraient  à  tous  les  autres  ; 
l'adjectif  posé  d'une  si  ingénieuse  et  d'une  si  définitive 
façon  qu'il  ne  pourrait  être  légalement  dépossédé  de 
sa  place,  ouvrirait  de  telles  perspectives  que  le  lecteur 
pourrait  rêver,  pendant  des  semaines  entières,  sur  son 
sens,  tout  à  la  fois  précis  et  multiple,  constaterait  le 
présent,  reconstruirait  le  passé,  devinerait  l'avenir 
d'âmes  des  personnages,  révélés  par  les  lueurs  de  cette 
épithète  unique. 

Le  roman,  ainsi  conçu,  ainsi  condensé  en  une  page 
ou  deux,  deviendrait  une  communion  de  pensée  entre 
un  magique  écrivain  et  un  idéal  lecteur,  une  collabo- 
ration spirituelle  consentie  entre  dix  personnes  supé- 
rieures éparses  dans  l'univers,  une  délectation  offerte 
aux  délicats,  accessible  à  eux  seuls. 

En  un  mot,  le  poème  en  prose  représentait,  pour  des 
Esseintes,  le  suc  concret,  losmazome  de  la  littérature, 
l'huile  essentielle  de  l'art. 

Cette  succulence  développée  et  réduite  en  une  goutte, 


A     REBO  U  R  S  261 

elle  existait  déjà  chez  Baudelaire,  et  aussi  dans  ces 
poèmes  de  Mallarmé  qu'il  humait  avec  une  si  protonde 
joie. 

Quand  il  eut  fermé  son  anthologie,  des  Esseintes  se 
dit  que  sa  bibliothèque  arrêtée  sur  ce  dernier  livre, 
ne  s'augmenterait  probablement  jamais  plus. 

En  effet,  la  décadence  d'une  littérature,  irréparable- 
ment atteinte  dans  son  organisme,  affaiblie  par  l'âge 
des  idées,  épuisée  par  les  excès  de  la  syntaxe,  sensible 
seulement  aux  curiosités  qui  enfièvrent  les  malades  et 
cependant  pressée  de  tout  exprimer  à  son  déclin,  achar- 
née à  vouloir  réparer  toutes  les  omissions  de  jouissance, 
à  léguer  les  plus  subtils  souvenirs  de  douleur,  à  son 
lit  de  mort,  s'était  incarnée  en  Mallarmé,  de  la  façon  la 
plus  consommée  et  la  plus  exquise. 

C'étaient,  poussées  jusqu'à  leur  dernière  expression, 
les  quintessences  de  Baudelaire  et  de  Poe;  c'étaient 
leurs  fines  et  puissantes  substances  encore  distillées  et 
dégageant  de  nouveaux  fumets,  de  nouvelles  ivresses. 

C'était  l'agonie  de  la  vieille  langue  qui,  après  s'être 
persillée  de  siècle  en  siècle,  finissait  par  se  dissoudre, 
par  atteindre  cedéliquium  de  la  langue  latine  qui  expi- 
rait dans  les  mystérieux  concepts  et  les  énigmatiques 
expressions  de  saint  Boniface  et  de  saint  Adhelme. 

Au  demeurant,  la  décomposition  de  la  langue  fran- 
çaise s'était  faite  d'un  coup.  Dans  la  langue  latine,  une 
longue  transition,  un  écart  de  quatre  cents  ans  existait 
entre   le   verbe   tacheté  et  superbe  de  Claudien  et  de 


262  A     itEUO  0  H  S 

Rutilius,  et  Le  verbe  faisandé  du  vme  siècle.  Dans  la 
langue  française  aucun  laps  de  temps,  aucune  succes- 
sion d'âges  n'avait  eu  lieu;  le  style  tacheté  et  superbe 
des  de  Goncourt  et  le  style  faisandé  de  Verlaine  et  de 
Mallarmé  se  coudoyaient  à  Paris,  vivant  en  même 
temps,  à  la  même  époque,  au  même  siècle. 

Et  des  Esseintes  sourit,  regardant  l'un  des  in-folios 
ouverts  sur  son  pupitre  de  chapelle,  pensant  que  le 
moment  viendrait  où  un  érudit  préparerait  pour  la  déca- 
dence de  la  langue  française,  un  glossaire  pareil  à  celui 
dans  lequel  le  savant  du  Cange  a  noté  les  dernières  bal- 
buties, les  derniers  spasmes,  les  derniers  éclats,  de  la 
langue  latine  râlant  de  vieillesse  au  fond  des  cloîtres. 


XV 


Allumé  comme  un  feu  de  paille,  son  enthousiasme 
pour  le  sustenteur  tomba  de  même.  D'abord 
engourdie,  la  dyspepsie  nerveuse  se  réveilla  —  puis, 
cette  échauffante  essence  de  nourriture  détermina  une 
telle  irritation  dans  ses  entrailles  que  des  Esseintes  dut, 
au  plus  tôt,  en  cesser  l'usage. 

La  maladie  reprit  sa  marche;  des  phénomènes  incon- 
nus l'escortèrent.  Après  les  cauchemars,  les  hallucina- 
tions de  l'odorat,  les  troubles  de  la  vue,  la  toux  rèche, 
réglée  de  même  qu'une  horloge,  les  bruits  des  artères 
et  du  cœur  et  les  suées  froides,  surgirent  les  illusions 
de  l'ouïe,  ces  altérations  qui  ne  se  produisent  que  dans 
la  dernière  période  du  mal. 

Rongé  par  une  ardente  fièvre,  des  Esseintes  enten- 
dit subitement  des  murmures  d'eau,  des  vols  de  guêpes, 
puis  ces  bruits  se  fondirent  en  un  seul  qui  ressemblait 
au  ronflement  d'un  tour;  ce  ronflement  s'éclaircit,  s'at- 
ténua et  peu  à  peu  se  décida  en  un  son  argentin  de 
cloche. 

Alors,  il  sentit  son  cerveau  délirant  emporté  dans  des 
ondes  musicales,  roulé  dans  les  tourbillons  mystiques 
de   son  enfance.   Les   chants  appris  chez  les  jésuites 


264  A     REBOURS 

reparurent,  établissant  par  eux-mêmes,  le  pensionnat, 
la  chapelle,  où  ils  avaient  retenti,  répercutant  leurs  hal- 
lucinations aux  organes  olfactifs  et  visuels,  les  voilant 
de  fumée  d'encens  et  de  ténèbres  irradiées  par  des 
lueurs  de  vitraux,  sous  de  hauts  cintres. 

Chez  les  Pères,  les  cérémonies  religieuses  se  prati- 
quaient en  grande  pompe  ;  un  excellent  organiste  et  une 
remarquable  maîtrise  faisaient  de  ces  exercices  spiri- 
tuels un  délice  artistique  profitable  au  culte.  L'organiste 
était  amoureux  des  vieux  maîtres  et,  aux  jours  fériés, 
il  célébrait  des  messes  de  Palestrina  et  d'Orlando  Lasso, 
des  psaumes  de  Marcello,  des  oratorios  de  Haendel,  des 
motets  de  Sébastien  Bach,  exécutait  de  préférence  aux 
molles  et  faciles  compilations  du  père  Lambillotte  si 
en  faveur  auprès  des  prêtres,  des  «  Laudi  spirituali  » 
du  xvie  siècle  dont  la  sacerdotale  beauté  avait  mainte 
fois  capté  des  Esseintes. 

Mais  il  avait  surtout  éprouvé  d'ineffables  allégresses 
à  écouter  le  plain-chant  que  l'organiste  avait  maintenu 
en  dépit  des  idées  nouvelles. 

Cette  forme  maintenant  considérée  comme  une  forme 
caduque  et  gothique  de  la  liturgie  chrétienne,  comme 
une  curiosité  archéologique,  comme  une  relique  des 
anciens  temps,  c'était  le  verbe  de  l'antique  Eglise, 
l'âme  du  moyen  âge;  c'était  la  prière  éternelle  chantée, 
modulée  suivant  les  élans  de  l'âme,  l'hymne  perma- 
nente élancée  depuis  des  siècles  vers  le  Très-Haut. 

Cette  mélodie  traditionnelle  était  la  seule  qui,  avec 


A     RËBOUKS  265 

son  puissant  unisson,  ses  harmonies  solennelles  et  mas- 
sives, ainsi  que  des  pierres  de  taille,  pût  s'accoupler 
avec  les  vieilles  basiliques  et  emplir  les  voûtes  romanes 
dont  elle  semblait  l'émanation  et  la  voix  même. 

Combien  de  lois  des  Esseintes  n'avait-il  pas  été  saisi 
et  courbé  par  un  irrésistible  souffle,  alors  que  le 
«  Christus  factus  est  »  du  chant  grégorien  s'élevait 
dans  la  nef  dont  les  piliers  tremblaient  parmi  les  mobiles 
nuées  des  encensoirs,  ou  que  le  faux-bourdon  du  «  De 
profundis  »  gémissait,  lugubre  de  même  qu'un  sanglot 
contenu,  poignant  ainsi  qu'un  appel  désespéré  de  l'hu- 
manité pleurant  sa  destinée  mortelle,  implorant  la  misé- 
ricorde attendrie  de  son  Sauveur! 

En  comparaison  de  ce  chant  magnifique,  créé  par  le 
génie  de  l'Eglise,  impersonnel,  anonyme  comme  l'orgue 
même  dont  l'inventeur  est  inconnu,  toute  musique  reli- 
gieuse lui  paraissait  profane.  Au  fond,  dans  toutes  les 
œuvres  de  Jomelli  et  de  Porpora,  de  Carissimi  et  de 
Durante,  dans  les  conceptions  les  plus  admirables  de 
Haendel  et  de  Bach,  il  n'y  avait  pas  la  renonciation 
d'un  succès  public,  le  sacrifice  d'un  effet  d'art,  l'abdi- 
cation d'un  orgueil  humain  s'écoutant  prier;  tout  au 
plus,  avec  les  imposantes  messes  de  Lesueur  célébrées 
à  Saint-Roch,  le  style  religieux  s'affirmait-il,  grave  et 
auguste,  se  rapprochant  au  point  de  vue  de  l'âpre 
nudité,  de  l'austère  majesté  du  vieux  plain-chant. 

Depuis  lors,  absolument  révolté  par  ces  prétextes  à 
Stabat,  imaginés  par  les  Pergolèse  et  les  Rossini,  par 


266  A    REBOURS 

toute  cette  intrusion  de  l'art  mondain  dans  l'art  litur- 
gique, des  Esseintes  s'était  tenu  à  l'écart  de  ces  œuvres 
équivoques  que  tolère  l'indulgente  Eglise. 

D'ailleurs,  cette  faiblesse  consentie  par  désir  de 
recettes  et  sous  une  fallacieuse  apparence  d'attrait  pour 
les  fidèles,  avait  aussitôt  abouti  à  des  chants  empruntés 
à  des  opéras  italiens,  à  d'abjectes  cavatines,  à  d'indé- 
cents quadrilles,  enlevés  à  grand  orchestre  dans  les 
églises  elles-mêmes  converties  en  boudoirs,  livrées  aux 
histrions  des  théâtres  qui  bramaient  dans  les  combles, 
alors  qu'en  bas  les  femmes  combattaient  à  coups  de 
toilettes  et  se  pâmaient  aux  cris  des  cabots  dont  les 
impures  voix  souillaient  les  sons  sacrés  de  l'orgue! 

Depuis  des  années,  il  s'était  obstinément  refusé  à 
prendre  part  à  ces  pieuses  régalades,  restant  sur  ses 
souvenirs  d'enfance,  regrettant  même  d'avoir  entendu 
quelques  Te  Deum,  inventés  par  de  grands  maîtres, 
car  il  se  rappelait  cet  admirable  Te  Deum  du  plain- 
chant,  cette  hymne  si  simple,  si  grandiose,  composée 
par  un  saint  quelconque,  un  saint  Ambroise  ou  un 
saint  Hilaire,  qui,  à  défaut  des  ressources  compliquées 
d'un  orchestre,  à  défaut  de  la  mécanique  musicale  de 
la  science  moderne,  révélait  une  ardente  foi,  une  déli- 
rante jubilation,  échappées,  de  l'âme  de  l'humanité  tout 
entière,  en  des  accents  pénétrés,  convaincus,  presque 
célestes! 

D'ailleurs,  les  idées  de  des  Esseintes  sur  la  musique 
étaient    en   flagrante   contradiction  avec    les    théories 


A     REBOURS  267 

qu'il  professait  sur  les  autres  arts.  En  fait  de  musique 
religieuse,  il  n'approuvait  réellement  que  la  musique 
monastique  du  moven  âge,  cette  musique  émaciée  qui 
agissait  instinctivement  sur  ses  nerfs,  de  même  que  cer- 
taines pages  de  la  vieille  latinité  chrétienne;  puis,  il 
l'avouait  lui-même,  il  était  incapable  de  comprendre 
les  ruses  que  les  maîtres  contemporains  pouvaient  avoir 
introduites  dans  l'art  catholique;  d'abord,  il  n'avait 
pas  étudié  la  musique  avec  cette  passion  qui  l'avait 
porté  vers  la  peinture  et  vers  les  lettres.  Il  jouait,  ainsi 
que  le  premier  venu,  du  piano,  était,  après  de  longs 
ànonnements,  à  peu  près  apte  à  mal  déchiffrer  une 
partition,  mais  il  ignorait  l'harmonie,  la  technique 
nécessaire  pour  saisir  réellement  une  nuance,  pour 
apprécier  une  finesse,  pour  savourer,  en  toute  connais- 
sance de  cause,  un  raffinement. 

D'autre  part,  la  musique  profane  est  un  art  de  pro- 
miscuité lorsqu'on  ne  peut  la  lire  chez  soi,  seul,  ainsi 
qu'on  lit  un  livre;  afin  de  la  déguster,  il  eût  fallu  se 
mêler  à  cet  invariable  public  qui  regorge  dans  les 
théâtres  et  qui  assiège  ce  Cirque  d'hiver  où,  sous  un 
soleil  frisant,  dans  une  atmosphère  de  lavoir,  l'on 
aperçoit  un  homme  à  tournure  de  charpentier,  qui  bat 
en  l'air  une  rémolade  et  massacre  des  épisodes  dessou- 
dés de  Wagner,  à  l'immense  joie  d'une  inconsciente 
foule! 

Il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  se  plonger  dans  ce 
bain  de  multitude,  pour  aller  écouter  du  Berlioz  dont 


268  A     REBOURS 

quelques  fragments  l'avaient  pourtant  subjugué  par 
leurs  exaltations  passionnées  et  leurs  bondissantes 
fougues,  et  il  savait  pertinemment  aussi  qu'il  n'était 
pas  une  scène,  pas  même  une  phrase  d'un  opéra  du 
prodigieux  Wagner  qui  pût  être  impunément  détachée 
de  son  ensemble. 

Les  morceaux,  découpés  et  servis  sur  le  plat  d'un 
concert,  perdaient  toute  signification,  demeuraient  pri- 
vés de  sens,  attendu  que,  semblables  à  des  chapitres 
qui  se  complètent  les  uns  les  autres  et  concourent  tous 
à  la  même  conclusion,  au  même  but,  ses  mélodies  lui 
servaient  à  dessiner  le  caractère  de  ses  personnages,  à 
incarner  leurs  pensées,  à  exprimer  leurs  mobiles, 
visibles  ou  secrets,  et  que  leurs  ingénieux  et  persis- 
tants retours  n'étaient  compréhensibles  que  pour  les 
auditeurs  qui  suivaient  le  sujet  depuis  son  exposition 
et  voyaient  peu  à  peu  les  personnages  se  préciser  et 
grandir  dans  un  milieu  d'où  l'on  ne  pouvait  les  enle- 
ver sans  les  voir  dépérir,  tels  que  des  rameaux  sépa- 
rés d'un  arbre. 

Aussi  des  Esseintes  pensait-il  que,  parmi  cette  tourbe 
de  mélomanes  qui  s'extasiait,  le  dimanche,  sur  les  ban- 
quettes, vingt  à  peine  connaissaient  la  partition  qu'on 
massacrait,  quand  les  ouvreuses  consentaient  à  se  taire 
pour  permettre  d'écouter  l'orchestre. 

Étant  donné  également  que  l'intelligent  patriotisme 
empêchait  un  théâtre  français  de  représenter  un  opéra 
de  Wagner,  il  n'y  avait  pour  les  curieux  qui  ignorent 


A     REBOURS  269 

les  arcanes  de  la  musique  et  ne  peuvent  ou  ne  veulent 
se  rendre  à  Bayreuth,  qu'à  rester  chez  soi,  et  c'est  le 
raisonnable  parti  qu'il  avait  su  prendre. 

D'un  autre  côté,  la  musique  plus  publique,  plus  facile 
et  les  morceaux  indépendants  des  vieux  opéras  ne  le 
retenaient  guère;  les  bas  fredons  d'Auber  et  de  Boïel- 
dieu,  d'Adam  et  de  Flotow  et  les  lieux  communs  de 
rhétorique  professés  par  les  Ambroise  Thomas  et  les 
Bazin  lui  répugnaient  au  même  titre  que  les  minaude- 
ries surannées  et  que  les  grâces  populacières  des  Ita- 
liens. Il  s'était  donc  résolument  écarté  de  l'art  musical, 
et,  depuis  des  années  que  durait  son  abstention,  il  ne  se 
rappelait  avec  plaisir  que  certaines  séances  de  musique 
de  chambre  où  il  avait  entendu  du  Beethoven  et  sur- 
tout du  Schumann  et  du  Schubert  qui  avaient  trituré 
ses  nerfs  à  la  façon  des  plus  intimes  et  des  plus  tour- 
mentés poèmes  d'Edgar  Poë. 

Certaines  parties  pour  violoncelle  de  Schumann 
l'avaient  positivement  laissé  haletant  et  étranglé  par 
l'étouffante  boule  de  l'hystérie;  mais  c'étaient  surtout 
des  lieders  de  Schubert  qui  l'avaient  soulevé,  jeté  hors 
de  lui,  puis  prostré  de  même  qu'après  une  déperdition 
de  fluide  nerveux,  après  une  ribote  mystique  d'âme. 

Cette  musique  lui  entrait,  en  frissonnant,  jusqu'aux 
os  et  refoulait  un  infini  de  souffrances  oubliées,  de 
vieux  spleen,  dans  le  cœur  étonné  de  contenir  tant  de 
misères  confuses  et  de  douleurs  vagues.  Cette  musique 
de   désolation,  criant   du   plus   profond   de   l'être,   le 


270  A     REBOURS 

terrifiait  en  le  charmant.  Jamais,  sans  que  de  nerveuses 
larmes  lui  montassent  aux  yeux,  il  n'avait  pu  se  répéter 
«  les  Plaintes  de  la  jeune  fille  »,  car  il  y  avait  dans  ce 
lamento,  quelque  chose  de  plus  que  de  navré,  quelque 
chose  d'arraché  qui  lui  fouillait  les  entrailles,  quelque 
chose  comme  une  fin  d'amour  dans  un  paysage  triste. 

Et  toujours  lorsqu'elles  lui  revenaient  aux  lèvres, 
ces  exquises  et  funèbres  plaintes  évoquaient  pour  lui 
un  site  de  banlieue,  un  site  avare,  muet,  où,  sans  bruit, 
au  loin,  des  files  de  gens,  harassés  par  la  vie,  se  per- 
daient, courbés  en  deux,  dans  le  crépuscule,  alors 
qu'abreuvé  d'amertumes,  gorgé  de  dégoût,  il  se  sen- 
tait, dans  la  nature  éplorée,  seul,  tout  seul,  terrassé 
par  une  indicible  mélancolie,  par  une  opiniâtre  détresse, 
dont  la  mystérieuse  intensité  excluait  toute  consolation, 
toute  pitié,  tout  repos.  Pareil  à  un  glas  de  mort,  ce 
chant  désespéré  le  hantait,  maintenant  qu'il  était  cou- 
ché, anéanti  par  la  fièvre  et  agité  par  une  anxiété  d'au- 
tant plus  inapaisable  qu'il  n'en  discernait  plus  la  cause. 
Il  finissait  par  s'abandonner  à  la  dérive,  culbuté  par 
le  torrent  d'angoisses  que  versait  cette  musique  tout 
d'un  coup  endiguée,  pour  une  minute,  par  le  chant 
des  psaumes  qui  s'élevait,  sur  un  ton  lent  et  bas,  dans 
sa  tête  dont  les  tempes  meurtries  lui  semblaient  frap- 
pées par  des  battants  de  cloches. 

Un  matin,  pourtant,  ces  bruits  se  calmèrent;  il  se 
posséda  mieux  et  demanda  au  domestique  de  lui  pré- 
senter une  glace;  elle  lui  glissa  aussitôt  des  mains;  il 


A     REBOURS  271 

se  reconnaissait  à  peine;  la  figure  était  couleur  de 
terre,  les  lèvres  boursouflées  et  sèches,  la  langue  ridée, 
la  peau  rugueuse  ;  ses  cheveux  et  sa  barbe  que  le  domes- 
tique n'avait  plus  taillés  depuis  la  maladie,  ajoutaient 
encore  à  l'horreur  de  la  face  creuse,  des  yeux  agran- 
dis et  liquoreux  qui  brûlaient  d'un  éclat  fébrile  dans 
cette  tête  de  squelette,  hérissée  de  poils.  Plus  que  sa 
faiblesse,  que  ses  vomissements  incoercibles  qui  reje- 
taient tout  essai  de  nourriture,  plus  que  ce  marasme 
où  il  plongeait,  ce  changement  de  visage  l'effraya.  Il 
se  crut  perdu;  puis,  dans  l'accablement  qui  l'écrasa, 
une  énergie  d'homme  acculé  le  mit  sur  son  séant,  lui 
donna  la  force  d'écrire  une  lettre  à  son  médecin  de 
Paris  et  de  commander  au  domestique  de  partir  à  l'ins- 
tant à  sa  recherche  et  de  le  ramener,  coûte  que  coûte, 
le  jour  même. 

Subitement,  il  passa  de  l'abandon  le  plus  complet  au 
plus  fortifiant  espoir;  ce  médecin  était  un  spécialiste 
célèbre,  un  docteur  renommé  pour  ses  cures  des  mala- 
dies nerveuses  :  «  il  doit  avoir  guéri  des  cas  plus  têtus 
et  plus  périlleux  que  les  miens,  se  disait  des  Esseintes; 
à  coup  sûr,  je  serai  sur  pied,  dans  quelques  jours  )); 
puis,  à  cette  confiance,  un  désenchantement  absolu  suc- 
cédait; si  savants,  si  intuitifs  qu'ils  puissent  être,  les 
médecins  ne  connaissent  rien  aux  névroses,  dont  ils 
ignorent  jusqu'aux  origines.  De  même  que  les  autres, 
celui-là  lui  prescrirait  l'éternel  oxyde  de  zinc  et  la  qui- 
nine, le  bromure  de  potassium  et  la  valériane;  qui  sait, 


272  A     REBOURS 

continuait-il,  se  raccrochant  aux  dernières  branches, 
si  ces  remèdes  m'ont  été  jusqu'alors  infidèles,  c'est 
sans  doute  parce  que  je  n'ai  pas  su  les  utiliser  à  de 
justes  doses. 

Malgré  tout,  cette  attente  d'un  soulagement  le  ravi- 
taillait, mais  il  eut  une  appréhension  nouvelle  :  pourvu 
que  le  médecin  soit  à  Paris  et  qu'il  veuille  se  déran- 
ger, et  aussitôt  la  peur  que  son  domestique  ne  l'eût 
pas  rencontré,  l'atterra.  Il  recommençait  à  défaillir, 
sautant,  d'une  seconde  à  l'autre,  de  l'espoir  le  plus 
insensé  aux  transes  les  plus  folles,  s'exagérant  et  ses 
chances  de  soudaine  guérison  et  ses  craintes  de  prompt 
danger;  les  heures  s'écoulèrent  et  le  moment  vint  où, 
désespéré,  à  bout  de  force,  convaincu  que  décidément 
le  médecin  n'arriverait  pas,  il  se  répéta  rageusement 
que,  s'il  avait  été  secouru  à  temps,  il  eût  été  certai- 
nement sauvé;  puis  sa  colère  contre  le  domestique, 
contre  le  médecin  qu'il  accusait  de  le  laisser  mourir, 
s'évanouit,  et  enfin  il  s'irrita  contre  lui-même,  se  repro- 
chant d'avoir  attendu  aussi  longtemps  pour  requérir 
un  aide,  se  persuadant  qu'il  serait  actuellement  guéri 
s'il  avait,  depuis  la  veille  seulement,  réclamé  des  médi- 
caments vigoureux  et  des  soins  utiles. 

Peu  à  peu,  ces  alternatives  d'alarmes  et  d'espérances 
qui  cahotaient  dans  sa  tête  vide  s'apaisèrent;  ces  chocs 
achevèrent  de  le  briser;  il  tomba  dans  un  sommeil  de 
lassitude  traversé  par  des  rêves  incohérents,  dans  une 
sorte    de  syncope   entrecoupée   par   des  réveils   sans 


A     REBOURS  '■!'•! 

connaissance;  il  avait  tellement  fini  par  perdre  la 
notion  de  ses  désirs  et  de  ses  peurs  qu'il  demeura 
ahuri,  n'éprouvant  aucun  étonnement,  aucune  joie, 
alors  que  tout  à  coup  le  médecin  entra. 

Le  domestique  l'avait  sans  doute  mis  au  courant  de 
l'existence  menée  par  des  Esseintes  et  des  divers  symp- 
tômes qu'il  avait  pu  lui-même  observer  depuis  le  jour 
où  il  avait  ramassé  son  maître,  assommé  par  la  violence 
des  part'ums/près  de  la  fenêtre,  car  il  questionna  peu 
le  malade  dont  il  connaissait  d'ailleurs  et  depuis  de 
longues  années  les  antécédents;  mais  il  l'examina, 
l'ausculta  et  observa  avec  attention  les  urines  où  cer- 
taines traînées  blanches  lui  révélèrent  l'une  des  causes 
les  plus  déterminantes  de  sa  névrose.  Il  écrivit  une 
ordonnance  et,  sans  dire  mot,  partit,  annonçant  son 
prochain  retour. 

Cette  visite  réconforta  des  Esseintes  qui  s'effara  pour- 
tant de  ce  silence  et  adjura  le  domestique  de  ne  pas  lui 
cacher  plus  longtemps  la  vérité.  Celui-ci  affirma  que 
le  docteur  ne  manifestait  aucune  inquiétude  et,  si 
défiant  qu'il  fût,  des  Esseintes  ne  put  saisir  un  signe 
quelconque  qui  décelât  l'hésitation  d'un  mensonge  sur 
le  tranquille  visage  du  vieil  homme. 

Alors  ses  pensées  se  déridèrent;  d'ailleurs  ses  souf- 
frances s'étaient  tues  et  la  faiblesse  qu'il  ressentait  par 
tous  les  membres  s'entait  d'une  certaine  douceur,  d'un 
certain  dorlotement  tout  à  la  fois  indécis  et  lent;  il  fut 
enfin  stupéfié  et  satisfait  de  ne  pas  être  encombré  de 

18 


274  A     REBOURS 

drogues  et  de  fioles,  et  un  pâle  sourire  remua  les  lèvres 
quand  le  domestique  apporta  un  lavement  nourrissant 
à  la  peptone  et  le  prévint  qu'il  répéterait  eet  exercice 
trois  fois  dans  les  vingt-quatre  heures. 

L'opération  réussit  et  des  Esseintes  ne  put  s'empê- 
cher de  s'adresser  de  tacites  félicitations  à  propos  de 
cet  événement  qui  couronnait,  en  quelque  sorte,  l'exis- 
tence qu'il  s'était  créée;  son  penchant  vers  l'artificiel 
avait  maintenant,  et  sans  même  qu'il  l'eût  voulu,  atteint 
l'exaucement  suprême;  on  n'irait  pas  plus  loin;  la 
nourriture  ainsi  absorbée  était,  à  coup  sûr,  la  dernière 
déviation  qu'on  pût  commettre. 

Ce  serait  délicieux,  se  disait-il,  si  l'on  pouvait,  une 
fois  en  pleine  santé,  continuer  ce  simple  régime.  Quelle 
économie  de  temps,  quelle  radicale  délivrance  de  l'aver- 
sion qu'inspire  aux  gens  sans  appétit,  la  viande!  quel 
définitif  débarras  de  la  lassitude  qui  découle  toujours 
du  choix  forcément  restreint  des  mets!  quelle  énergique 
protestation  contre  le  bas  péché  de  la  gourmandise! 
enfin  quelle  décisive  insulte  jetée  à  la  face  de  cette 
vieille  nature  dont  les  uniformes  exigences  seraient 
pour  jamais  éteintes! 

Et  il  poursuivait,  se  parlant  à  mi-voix  :  il  serait 
facile  de  s'aiguiser  la  faim,  en  s'ingurgitant  un  sévère 
apéritif,  puis  lorsqu'on  pourrait  logiquement  se  dire  : 
«  Quelle  heure  se  fait-il  donc?  il  me  semble  qu'il  serait 
temps  de  se  mettre  à  table,  j'ai  l'estomac  dans  les 
talons,   »   on    dresserait   le    couvert,   en    déposant   le 


A     REBOURS  275 

magistral  instrument  sur  la  nappe  et  alors,  le  temps 
de  réciter  le  bénédicité,  et  l'on  aurait  supprimé  l'en- 
nuyeuse et  vulgaire  corvée  du  repas. 

Quelques  jours  après,  le  domestique  présenta  un 
lavement  dont  la  couleur  et  dont  l'odeur  différaient 
absolument  de  celles  de  la  peptone. 

—  Mais  ce  n'est  plus  le  même!  s'écria  des  Esseintes 
qui  regarda  très  ému  le  liquide  versé  dans  l'appareil.  Il 
demanda,  comme  dans  un  restaurant,  la  carte,  et, 
dépliant  l'ordonnance  du  médecin,  il  lut  : 

Huile  de  foie  de  morue 20  grammes 

Thé  de  bœuf 200  grammes 

Vin  de  Bourgogne 200  grammes 

Jaune  d'œuf n°  1. 

Il  resta  rêveur.  Lui  qui  n'avait  pu,  en  raison  du 
délabrement  de  son  estomac,  s'intéresser  sérieusement 
à  l'art  de  la  cuisine,  il  se  surprit  tout  à  coup  à  méditer 
sur  des  combinaisons  de  faux  gourmet;  puis,  une  idée 
biscornue  lui  traversa  la  cervelle.  Peut-être  le  médecin 
avait-il  cru  que  l'étrange  palais  de  son  client  était  déjà 
fatigué  par  le  goût  de  la  peptone;  peut-être  avait-il 
voulu,  pareil  à  un  chef  habile,  varier  la  saveur  des 
aliments,  empêcher  que  la  monotonie  des  plats  n'ame- 
nât une  complète  inappétence.  Une  fois  lancé  dans  ces 
réflexions,  des  Esseintes  rédigea  des  recettes  inédites, 
préparant  des  dîners  maigres,  pour  le  vendredi,  forçant 
la  dose  d'huile  de  foie  de  morue  et  de  vin  et  rayant  le 
thé  de  bœuf  ainsi  qu'un  manger  gras,  expressément 


276  A    REBOURS 

interdit  par  l'Eglise;  mais  il  n'eut  bientôt  plus  à  déli- 
bérer de  ces  boissons  nourrissantes,  car  le  médecin 
parvenait,  peu  à  peu  à  dompter  les  vomissements  et  à 
lui  faire  avaler,  par  les  voies  ordinaires,  un  sirop  de 
punch  à  la  poudre  de  viande  dont  le  vague  arôme  de 
cacao  plaisait  à  sa  réelle  bouche. 

Des  semaines  s'écoulèrent,  et  l'estomac  se  décida  à 
fonctionner;  à  certains  instants,  des  nausées  revenaient 
encore,  que  la  bière  de  gingembre  et  la  potion  anti- 
émétique  de  Rivière  arrivaient  pourtant  à  réduire. 

Enfin,  peu  à  peu,  les  organes  se  restaurèrent;  aidées 
par  les  pepsines,  les  véritables  viandes  furent  digérées; 
les  forces  se  rétablirent  et  des  Esseintes  put  se  tenir 
debout  dans  sa  chambre  et  s'essayer  à  marcher,  en 
s'appuyant  sur  une  canne  et  en  se  soutenant  aux  coins 
des  meubles;  au  lieu  de  se  réjouir  de  ce  succès,  il  oublia 
ses  souffrances  défuntes,  s'irrita  de  la  longueur  de  la 
convalescence,  et  reprocha  au  médecin  de  le  traîner 
ainsi  à  petits  pas.  Des  essais  infructueux  ralentirent, 
il  est  vrai,  la  cure;  pas  mieux  que  le  quinquina,  le  fer, 
même  mitigé  par  le  laudanum,  n'était  accepté  et  l'on 
dut  les  remplacer  par  les  arséniates,  après  quinzejours 
perdus  en  d'inutiles  efforts,  comme  le  constatait  impa- 
tiemment des  Esseintes. 

Enfin,  le  moment  échut  où  il  put  demeurer  levé  pen- 
dant des  après-midi  entières  et  se  promener,  sans  aide, 
parmi  ses  pièces.  Alors  son  cabinet  de  travail  l'agaça; 
des  défauts  auxquels  l'habitude  l'avait  accoutumé  lui 


A     REBOURS  £11 

sautèrent  aux  yeux,  dès  qu'il  y  revînt  après  une  longue 
absence.  Les  couleurs  choisies  pour  être  vues  aux 
lumières  des  lampes  lui  parurent  se  désaccorder  aux 
lueurs  du  jour;  il  pensa  à  les  changer  et  combina  pen- 
dant des  heures  de  factieuses  harmonies  de  teintes, 
d'hybrides  accouplements  d'étoffes  et  de  cuirs. 

—  Décidément,  je  m'achemine  vers  la  santé,  se  dit-il, 
relatant  le  retour  de  ses  anciennes  préoccupations,  de 
ses  vieux  attraits. 

Un  matin,  tandis  qu'il  contemplait  ses  murs  orange 
et  bleu,  songeant  à  d'idéales  tentures  fabriquées  avec 
des  étoles  de  l'Eglise  grecque,  rêvant  à  des  dalmatiques 
russes  d'orfroi,  à  des  chapes  en  brocart,  ramagées  de 
lettres  slavones  figurées  par  des  pierres  de  l'Oural  et 
des  rangs  de  perles,  le  médecin  entra  et,  observant  les 
regards  de  son  malade,  l'interrogea. 

Des  Esseintes  lui  fit  part  de  ses  irréalisables  souhaits, 
et  il  commençait  à  manigancer  de  nouvelles  investiga- 
tions de  couleurs,  à  parler  des  concubinages  et  des 
ruptures  de  tons  qu'il  ménagerait,  quand  le  médecin 
lui  asséna  une  douche  glacée  sur  la  tête,  en  lui  affir- 
mant, d'une  façon  péremptoire,  que  ce  ne  serait  pas, 
en  tout  cas,  dans  ce  logis  qu'il  mettrait  à  exécution  ses 
projets. 

Et,  sans  lui  laisser  le  temps  de  respirer,  il  déclara 
qu'il  était  allé  au  plus  pressé  en  rétablissant  les  fonc- 
tions digestives  et  qu'il  fallait  maintenant  attaquer  la 
névrose  qui  n'était  nullement  guérie  et  nécessiterait 


278  A     REBOURS 

des  années  de  régime  et  de  soins.  Il  ajouta  enfin  qu'a- 
vant de  tenter  tout  remède,  avant  de  commencer  tout 
traitement  hydrothérapique,  impossible  d'ailleurs  à 
suivre  à  Fontenay,  il  fallait  quitter  cette  solitude, 
revenir  à  Paris,  rentrer  dans  la  vie  commune,  tâcher 
enfin  de  se  distraire  comme  les  autres. 

—  Mais,  ça  ne  me  distrait  pas,  moi,  les  plaisirs  des 
autres,  s'écria  des  Esseintes  indigné! 

Sans  discuter  cette  opinion,  le  médecin  assura  sim- 
plement que  ce  changement  radical  d'existence  qu'il 
exigeait  était,  à  ses  yeux,  une  question  de  vie  ou  de 
mort,  une  question  de  santé  ou  de  folie  compliquée  à 
brève  échéance  de  tubercules. 

—  Alors  c'est  la  mort  ou  l'envoi  au  bagne!  s'exclama 
des  Esseintes  exaspéré. 

Le  médecin,  qui  était  imbu  de  tous  les  préjugés  d'un 
homme  du  monde,  sourit  et  gagna  la  porte  sans  lui 
répondre. 


XVI 

Des  Esseintes  s'enferma  dans  sa  chambre  à  coucher, 
se  bouchant  les  oreilles  aux  coups  de  marteaux 
qui  clouaient  les  caisses  d'emballage  apprêtées  par  les 
domestiques;  chaque  coup  lui   frappait   le  cœur,  lui 
enfonçait  une  souffrance  vive,  en  pleine  chair.  L'arrêt 
rendu  par  le   médecin   s'accomplissait;  la  crainte  de 
subir,  une  fois  de  plus,  les  douleurs  qu'il  avait  suppor- 
tées, la  peur  d'une  atroce  agonie  avaient  agi  plus  puis^ 
samment  sur  des  Esseintes  que  la  haine  de  la  détes- \ 
table  existence   à   laquelle  la  juridiction   médicale  le^. 
condamnait. 

Et  pourtant,  se  disait-il,  il  y  a  des  gens  qui  vivent 
solitaires,  sans  parler  à  personne,  qui  s'absorbent  à 
l'écart  du  monde,  tels  que  les  réclusionnaires  et  les 
trappistes,  et  rien  ne  prouve  que  ces  malheureux  et 
que  ces  sages  deviennent  des  déments  ou  des  phti- 
siques. Ces  exemples,  il  les  avait  cités  au  docteur  sans 
résultat;  celui-ci  avait  répété  d'un  ton  sec  et  qui 
n'admettait  plus  aucune  réplique,  que  son  verdict, 
d'ailleurs  confirmé  par  l'avis  de  tous  les  nosographes 
de  la  névrose,  était  que  la  distraction,  que  l'amuse- 
ment, que   la  joie,  pouvaient    seuls  influer    sur  cette 


280  A     REBOURS 

maladie  dont  tout  le  côté  spirituel  échappait  à  la  force 
chimique  des  remèdes;  et,  impatienté  par  les  récrimi- 
nations de  son  malade,  il  avait,  une  dernière  fois, 
déclaré  qu'il  se  refusait  à  lui  continuer  ses  soins  s'il 
ne  consentait  pas  à  changer  d'air,  à  vivre  dans  de  nou- 
velles conditions  d'hygiène. 

Des  Esseintes  s'était  aussitôt  rendu  à  Paris,  avait 
consulté  d'autres  spécialistes,  leur  avait  impartiale- 
ment soumis  son  cas,  et,  tous  ayant,  sans  hésiter, 
approuvé  les  prescriptions  de  leur  confrère,  il  avait 
loué  un  appartement  encore  inoccupé  dans  une  maison 
neuve,  était  revenu  à  Fontenay  et,  blanc  de  rage,  avait 
donné  des  ordres  pour  que  le  domestique  préparât  les 
malles. 

Enfoui  dans  son  fauteuil,  il  ruminait  maintenant  sur 
cette  expresse  observance  qui  bouleversait  ses  plans, 
rompait  les  attaches  de  sa  vie  présente,  enterrait  ses 
projets  futurs.  Ainsi,  sa  béatitude  était  finie!  ce  havre 
qui  l'abritait,  il  fallait  l'abandonner,  rentrer  en  plein 
dans  cette  intempérie  de  bêtise  qui  l'avait  autrefois 
battu! 

Les  médecins  parlaient  d'amusement,  de  distrac- 
tion; et  avec  qui,  et,  avec  quoi,  voulaient-ils  donc  qu'il 
s'égayât  et  qu'il  se  plût? 

Est-ce  qu'il  ne  s'était  pas  mis  lui-même  au  ban  de  la 
société?  est-ce  qu'il  connaissait  un  homme  dont  l'exis- 
tence essayerait,  telle  que  la  sienne,  de  se  reléguer  dans 
la  contemplation,  de  se  détenir  dans  le  rêve?  est-ce  qu'il 


A     REBOURS  281 

connaissait  un  homme  capable  d'apprécier  la  délica- 
tesse d'une  phrase,  le  subtil  d'une  peinture,  la  quin- 
tessence d'une  idée,  un  homme  dont  l'âme  fût  assez 
chantournée,  pour  comprendre  Mallarmé  et  aimer 
Verlaine? 

Où,  quand,  dans  quel  monde  devait-il  sonder  pour 
découvrir  un  esprit  jumeau,  un  esprit  détaché  des  lieux 
communs,  bénissant  le  silence  comme  un  bienfait,  l'in- 
gratitude comme  un  soulagement,  la  défiance  comme 
un  garage,  comme  un  port? 

Dans  le  monde  où  il  avait  vécu,  avant  son  départ 
pourFontenay?  —  Mais  la  plupart  des  hobereaux  qu'il 
avait  fréquentés,  avaient  dû,  depuis  cette  époque,  se 
déprimer  davantage  dans  les  salons,  s'abêtir  devant 
les  tables  de  jeux,  s'achever  dans  les  lèvres  des  filles; 
la  plupart  même  devaient  s'être  mariés;  après  avoir 
eu,  leur  vie  durant,  les  restants  des  voyous,  c'était 
leurs  femmes  qui  possédaient  maintenant  les  restes 
des  voyoutes,  car,  maître  des  prémices,  le  peuple  était 
le  seul  qui  n'eût  pas  du  rebut! 

Quel  joli  chassé-croisé,  quel  bel  échange  que  cette 
coutume  adoptée  par  une  société  pourtant  bégueule! 
se  disait  des  Esseintes. 

Puis,  la  noblesse  décomposée  était  morte;  l'aristo- 
cratie avait  versé  dans  l'imbécillité  ou  dans  l'ordure! 
Elle  s'éteignait  dans  le  gâtisme  de  ses  descendants  dont 
les  facultés  baissaient  à  chaque  génération  et  aboutis- 
saient à  des  instincts  de   gorilles  fermentes  dans  des 


282  A     REBOURS 

crânes  de  palefreniers  et  de  jockeys,  ou  bien  encore, 
ainsi  que  les  Choiseul-Praslin,  les  Polignac,  les  Che- 
vreuse,  elle  roulait  dans  la  boue  de  procès  qui  la  ren- 
daient égale  en  turpitude  aux  autres  classes. 

Les  hôtels  mêmes,  les  écussons  séculaires,  la  tenue 
héraldique,  le  maintien  pompeux  de  cette  antique 
caste  avaient  disparu.  Les  terres  ne  rapportant  plus, 
elles  avaient  été  avec  les  châteaux  mises  à  l'encan,  car 
For  manquait  pour  acheter  les  maléfices  vénériens  aux 
descendants  hébétés  des  vieilles  races! 

Les  moins  scrupuleux,  les  moins  obtus,  jetaient  toute 
vergogne  à  bas;  ils  trempaient  dans  des  gabegies,  van- 
naient la  bourbe  des  affaires,  comparaissaient,  ainsi 
que  de  vulgaires  filous,  en  cour  d'assises,  et  ils  ser- 
vaient à  rehausser  un  peu  la  justice  humaine  qui,  ne 
pouvant  se  dispenser  toujours  d'être  partiale,  finissait 
par  les  nommer  bibliothécaires  dans  les  maisons  de 
force. 

Cette  âpreté  de  gain,  ce  prurit  de  lucre,  s'étaient 
aussi  répercutés  dans  cette  autre  classe  qui  s'était  cons- 
tamment étayée  sur  la  noblesse,  dans  le  clergé.  Main- 
tenant on  apercevait,  aux  quatrièmes  pages  des  jour- 
naux, des  annonces  de  cors  aux  pieds  guéris  par  un 
prêtre.  Les  monastères  s'étaient  métamorphosés  en  des 
usines  d'apothicaires  et  de  liquoristes.  Ils  vendaient 
des  recettes  ou  fabriquaient  eux-mêmes  :  l'ordre  de 
Cîteaux,  du  chocolat,  de  la  trappistine,  de  la  semou- 
line  et  de   l'alcoolature  d'arnica;  les  ff.    maristes   du 


A     REBOL'KS  283 

biphosphate  de  chaux  médicinal  et  de  l'eau  d'arque- 
buse; les  jacobins  de  l'élixir  antiapoplectique;  les  dis- 
ciples de  saint  Benoît,  de  la  bénédictine;  les  religieux 
de  saint  Bruno,  de  la  chartreuse. 

Le  négoce  avait  envahi  les  cloîtres  où,  en  guise 
d'antiphonaires,  les  grands  livres  de  commerce  posaien  t 
sur  des  lutrins.  De  même  qu'une  lèpre,  l'avidité  du 
siècle  ravageait  l'Eglise,  courbait  des  moines  sur  des 
inventaires  et  des  factures,  transformait  les  supérieurs 
en  des  confiseurs  et  des  médicastres,  les  frères  lais  et 
les  convers,  en  de  vulgaires  emballeurs  et  de  bas 
potards. 

Et  cependant,  malgré  tout,  il  n'y  avait  encore  que 
les  ecclésiastiques  parmi  lesquels  des  Esseintes  pou- 
vait espérer  des  relations  appariées  jusqu'à  un  certain 
point  avec  ses  goûts  ;  dans  la  société  de  chanoines 
généralement  doctes  et  bien  élevés,  il  aurait  pu  passer 
quelques  soirées  affables  et  douillettes  ;  mais  encore 
eût-il  fallu  qu'il  partageât  leurs  croyances,  qu  'il  ne  flottât 
point  entre  des  idées  sceptiques  et  des  élans  de  con- 
viction qui  remontaient  de  temps  à  autre,  sur  l'eau, 
soutenus  par  les  souvenirs  de  son  enfance. 

Il  eût  fallu  avoir  des  opinions  identiques,  ne  pas 
admettre,  et  il  le  faisait  volontiers  dans  ses  moments 
d'ardeur,  un  catholicisme  salé  d'un  peu  de  magie, 
comme  sous  Henri  III,  et  d'un  peu  de  sadisme,  comme 
à  la  fin  du  dernier  siècle.  Ce  cléricalisme  spécial,  ce 
mysticisme  dépravé  et  artistement  pervers  vers  lequel 


284  A     REBOURS 

il  s'acheminait,  à  certaines  heures,  ne  pouvait  même  être 
discuté  avec  un  prêtre  qui  ne  l'eût  pas  compris  ou  l'eût 
aussitôt  banni  avec  horreur. 

Pour  la  vingtième  fois,  cet  irrésoluble  problème  l'agi- 
tait. Il  eût  voulu  que  cet  état  de  suspicion  dans  lequel 
il  s'était  vainement  débattu,  à  Fontenay,  prit  fin  ;  main- 
tenant qu'il  devait  faire  peau  neuve,  il  eût  voulu  se 
forcer  à  posséder  la  foi,  à  se  l'incruster  dès  qu'il  la 
tiendrait,  à  se  la  visser  par  des  crampons  dans  l'âme, 
à  la  mettre  enfin  à  l'abri  de  toutes  ces  réflexions  qui 
l'ébranlent  et  qui  la  déracinent  ;  mais  plus  il  la  sou- 
haitait et  moins  la  vacance  de  son  esprit  se  comblait, 
plus  la  Visitation  du  Christ  tardait  à  venir.  A  mesure 
même  que  sa  faim  religieuse  s'augmentait,  à  mesure 
qu'il  appelait  de  toutes  ses  forces,  comme  une  rançon 
pour  l'avenir,  comme  un  subside  pour  sa  vie  nouvelle, 
cette  foi  qui  se  laissait  voir,  mais  dont  la  distance  à 
franchir  l'épouvantait,  des  idées  se  pressaient  dans  son 
esprit  toujours  en  ignition,  repoussant  sa  volonté  mal 
assise,  rejetant  par  des  motifs  de  bon  sens,  par  des 
preuves  de  mathématique,  les  mystères  et  les  dogmes  ! 

Il  faudrait  pouvoir  s'empêcher  de  discuter  avec  soi- 
même,  se  dit-il  douloureusement;  il  faudrait  pouvoir 
fermer  les  yeux,  se  laisser  emporter  par  ce  courant, 
oublier  ces  maudites  découvertes  qui  ont  détruit  l'édi- 
fice religieux,  du  haut  en   bas,  depuis  deux  siècles. 

Et  encore,  soupira-t-il,  ce  ne  sont  ni  les  physiolo- 
gistes ni  les  incrédules  qui  démolissent  le  catholicisme, 


A     REBOURS  285 

ce  sont  les  prêtres,  eux-mêmes,  dont  les  maladroits 
ouvrages  extirperaient  les  convictions  les  plus  tenaces. 

Dans  la  bibliothèque  dominicaine,  un  docteur  en 
théologie,  un  frère  prêcheur,  le  R.  P.  Rouard  de  Gard, 
ne  s'était-il  pas  trouvé  qui,  à  l'aide  d'une  brochure  inti- 
tulée :  «  De  la  falsification  des  substances  sacramen- 
telles »  avait  péremptoirement  démontré  que  la  majeure 
partie  des  messes  n'était  pas  valide,  par  ce  motif  que 
les  matières  servant  au  culte  étaient  sophistiquées  par 
des  commerçants. 

Depuis  des  années,  les  huiles  saintes  étaient  adulté- 
rées par  de  la  graisse  de  volaille;  la  cire,  par  des  os 
calcinés  ;  l'encens,  par  de  la  vulgaire  résine  et  du  vieux 
benjoin.  Mais  ce  qui  était  pis,  c'était  que  les  subs- 
tances, indispensables  au  saint  sacrifice,  les  deux  subs- 
tances sans  lesquelles  aucune  oblation  n'est  possible, 
avaient,  elles  aussi,  été  dénaturées  :  le  vin,  par  de  mul- 
tiples coupages,  par  d'illicites  introductions  de  bois  de 
Fernambouc,  de  baies  d'hièble,  d'alcool,  d'alun,  de  sali- 
cylate,  de  litharge  ;  le  pain,  ce  pain  de  l'Eucharistie 
qui  doit  être  pétri  avec  la  fine  fleur  des  froments,  par 
de  la  farine  de  haricots,  de  la  potasse  et  de  la  terre  de 
pipe  ! 

Maintenant  enfin,  l'on  était  allé  plus  loin  ;  l'on  avait 
osé  supprimer  complètement  le  blé  et  d'éhontés  mar- 
chands fabriquaient  presque  toutes  les  hosties  avec  de 
la  fécule  de  pomme  de  terre  ! 

Or,   Dieu   se  refusait   à    descendre   dans   la   fécule. 


286  A     REBOURS 

C'était  un  fait  indéniable,  sûr;  dans  le  second  tome 
de  sa  théologie  morale,  S.  E.  le  cardinal  Gousset, 
avait,  lui  aussi,  longuement  traité  cette  question  de  la 
fraude  au  point  de  vue  divin  ;  et,  suivant  l'incontes- 
table autorité  de  ce  maître,  l'on  ne  pouvait  consacrer 
le  pain  composé  de  farine  d'avoine,  de  blé  sarrasin, 
ou  d'orge,  et  si  le  cas  demeurait  au  moins  douteux 
pour  le  pain  de  seigle,  il  ne  pouvait  soutenir  aucune 
discussion,  prêter  à  aucun  litige,  quand  il  s'agissait 
d'une  fécule  qui,  selon  l'expression  ecclésiastique, 
n'était,  à  aucun  titre,  matière  compétente  du  sacrement. 

Par  suite  de  la  manipulation  rapide  de  la  fécule  et 
de  la  belle  apparence  que  présentaient  les  pains  azymes 
créés  avec  cette  matière,  cette  indigne  fourberie  s'était 
tellement  propagée  que  le  mystère  de  la  transsubstan- 
tiation n'existait  presque  jamais  plus  et  que  les  prêtres 
et  les  fidèles  communiaient,  sans  le  savoir,  avec  des 
espèces  neutres. 

Ah  !  le  temps  était  loin  où  Radegonde,  reine  de  France, 
préparait  elle-même  le  pain  destiné  aux  autels,  le  temps 
où,  d'après  les  coutumes  de  Cluny,  trois  prêtres  ou  trois 
diacres,  à  jeun,  vêtus  de  l'aube  et  de  l'amict,  se  lavaient 
le  visage  et  les  doigts,  triaient  le  froment,  grain  à  grain, 
l'écrasaient  sous  la  meule,  pétrissaient  la  pâte  dans 
une  eau  froide  et  pure  et  la  cuisaient  eux-mêmes  sur 
un  feu  clair,  en  chantant  des  psaumes  ! 

Tout  cela  n'empêche,  se  dit  des  Esseintes,  que  cette 
perspective  d'être  constamment  dupe,  même  à  la  sainte 


A     REBOURS  287 

table,  n'est  point  faite  pour  enraciner  des  croyances  déjà 
débiles;  puis,  comment  admettre  cette  omnipotence 
qu'arrêtent  une  pincée  de  fécule  et  un  soupçon  d'alcool? 

Ces  réflexions  assombrirent  encore  l'aspect  de  sa  vie 
future,  rendirent  son  horizon  plus  menaçant  etplus  noir. 

Décidément,  il  ne  lui  restait  aucune  rade,  aucune 
berge.  Qu'allait-il  devenir  dans  ce  Paris  où  il  n'avait 
ni  famille  ni  amis?  Aucun  lien  ne  l'attachait  plus  à  ce 
faubourg  Saint-Germain  qui  chevrotait  de  vieillesse, 
s'écaillait  en  une  poussière  de  désuétude,  gisait  dans 
une  société  nouvelle  comme  une  écale  décrépite  et 
vide!  Et  quel  point  de  contact  pouvait-il  exister  entre 
lui  et  cette  classe  bourgeoise  qui  avait  peu  à  peu  monté, 
profitant  de  tous  les  désastres  pour  s'enrichir,  suscitant 
toutes  les  catastrophes  pour  imposer  le  respect  de  ses 
attentats  et  de  ses  vols? 

Après  l'aristocratie  de  la  naissance,  c'était  mainte- 
nant l'aristocratie  de  l'argent  ;  c'était  le  califat  des  comp- 
toirs, le  despotisme  de  la  rue  du  Sentier,  la  tyrannie 
du  commerce  aux  idées  vénales  et  étroites,  aux  instincts 
vaniteux  et  fourbes. 

Plus  scélérate,  plus  vile  que  la  noblesse  dépouillée 
et  que  le  clergé  déchu,  la  bourgeoisie  leur  empruntait 
leur  ostentation  frivole,  leur  jactance  caduque,  qu'elle 
dégradait  par  son  manque  de  savoir-vivre,  leur  volait 
leurs  défauts  qu'elle  convertissait  en  d'hypocrites 
vices  ;  et,  autoritaire  et  sournoise,  basse  et  couarde,  elle 
mitraillait  sans  pitié  son  éternelle  et  nécessaire  dupe,  la 


288  A     REBOURS 

populace,  qu'elle  avait  elle-même  démuselée  et  apostée 
pour  sauter  à  la  gorge  des  vieilles  castes! 

Maintenant,  c'était  un  fait  acquis.  Une  fois  sa  besogne 
terminée,  la  plèbe  avait  été,  par  mesure  d'hvgiène, 
saignée  à  blanc  ;  le  bourgeois,  rassuré,  trônait,  jovial, 
de  par  la  force  de  son  argent  et  la  contagion  de  sa  sot- 
tise. Le  résultat  de  son  avènement  avait  été  l'écrase- 
ment de  toute  intelligence,  la  négation  de  toute  probité, 
la  mort  de  tout  art,  et,  en  effet,  les  artistes  avilis  s'étaient 
agenouillés,  et  ils  mangeaient,  ardemment,  de  baisers 
les  pieds  fétides  des  hauts  maquignons  et  des  bas 
satrapes  dont  les  aumônes  les  faisaient  vivre  ! 

C'était,  en  peinture,  un  déluge  de  niaiseries  molles; 
en  littérature,  une  intempérance  de  style  plat  et  d'idées 
lâches,  car  il  lui  fallait  de  l'honnêteté  au  tripoteur  d'af- 
faires, de  la  vertu  au  flibustier  qui  pourchassait  une 
dot  pour  son  fils  et  refusait  de  payer  celle  de  sa  fille  ; 
de  l'amour  chaste  au  voltairien  qui  accusait  le  clergé 
de  viols,  et  s'en  allait  renifler  hypocritement,  bêtement, 
sans  dépravation  réelle  d'art,  dans  des  chambres  trou- 
bles, l'eau  grasse  des  cuvettes  et  le  poivre  tiède  des 
jupes  sales  ! 

C'était  le  grand  bagne  de  l'Amérique  transporté  sur 
notre  continent  ;  c'était  enfin,  l'immense,  la  profonde, 
l'incommensurable  goujaterie  du  financier  et  du  par- 
venu, rayonnant,  tel  qu'un  abject  soleil,  sur  la  ville 
idolâtre  qui  éjaculait,  à  plat  ventre,  d'impurs  can- 
tiques devant  le  tabernacle  impie  des  banques! 


A     ï\  B  H  OURS  2S9 

Eh  !  croule  donc,  société  !  meurs  donc,  vieux  monde  !      J 
s'écria  des  Esseintes,  indigné  par  l'ignominie  du  spec- 
tacle qu'il  évoquait  ;  ce  cri  rompit  le  cauchemar  qui 
l'opprimait. 

Ah  !  fit-il,  dire  que  tout  cela  n'est  pas  un  rêve  !  dire 
que  je  vais  rentrer  dans  la  turpide  et  servile  cohue  du 
siècle!  Il  appelait  à  l'aide  pour  se  cicatriser,  les  con- 
solantes maximes  de  Schopenhauer  ;  il  se  répétait  le 
douloureux  axiome  de  Pascal  :  «  L'âme  ne  voit  rien 
qui  ne  l'afflige  quand  elle  y  pense  »,  mais  les  mots 
résonnaient,  dans  son  esprit  comme  des  sons  privés 
de  sens;  son  ennui  les  désagrégeait,  leur  ôtait  toute 
signification,  toute  vertu  sédative,  toute  vigueur  effec- 
tive et  douce. 

Il  s'apercevait  enfin  que  les  raisonnements  du  pes- 
simisme étaient  impuissants  à  le  soulager,  que  l'impos- 
sible croyance  en  une  vie  future  serait  seule  apaisante. 

Un  accès  de  rage  balayait,  ainsi  qu'un  ouragan,  ses 
essais  de  résignation,  ses  tentatives  d'indifférence.  Il 
ne  pouvait  se  le  dissimuler,  il  n'y  avait  rien,  plus 
rien,  tout  était  par  terre;  les  bourgeois  bâfraient,  de 
môme  qu'à  Clamart  sur  leurs  genoux,  dans  du  papier, 
sous  les  ruines  grandioses  de  l'Eglise  qui  étaient  deve- 
nues un  lieu  de  rendez-vous,  un  amas  de  décombres, 
souillées  par  d'inqualifiables  quolibets  et  de  scanda- 
leuses gaudrioles.  Est-ce  que,  pour  montrer  une  bonne 
fois  qu'il  existait,  le  terrible  Dieu  de  la  Genèse  et  le 
pâle  Décloué  du  Golgotha  n'allaient  point  ranimer  les 

19 


290  A     REBOURS 

cataclysmes  éteints,  rallumer  les  pluies  de  flammes  qui 
consumèrent  les  cités  jadis  réprouvées  et  les  villes 
mortes  ?  Est-ce  que  cette  fange  allait  continuer  à  couler 
et  à  couvrir  de  sa  pestilence  ce  vieux  monde  où  ne 
poussaient  plus  que  des  semailles  d'iniquités  et  des 
moissons  d'opprobres? 

La  porte  s'ouvrit  brusquement;  dans  le  lointain, 
encadrés  par  le  chambranle,  des  hommes  coiffés  d'un 
lampion,  avec  des  joues  rasées  et  une  mouche  sous  la 
lèvre,  parurent,  maniant  des  caisses  et  charriant  des 
meubles,  puis  la  porte  se  referma  sur  le  domestique 
qui  emportait  des  paquets  de  livres. 

Des  Esseintes  tomba,  accablé,  sur  une  chaise. — Dans 
deux  jours,  je  serai  à  Paris;  allons,  fît-il,  tout  est  bien 
fini;  comme  un  raz  de  marée,  les  vagues  de  la  médio- 
crité humaine  montent  jusqu'au  ciel  et  elles  vont 
engloutir  le  refuge  dont  j'ouvre,  malgré  moi,  les 
digues.  Ah  !  le  courage  me  fait  défaut  et  le  cœur  me 
lève!  —  Seigneur,  prenez  pitié  du  chrétien  qui  doute, 
de  l'incrédule  qui  voudrait  croire,  du  forçat  de  la  vie 
qui  s'embarque  seul,  dans  la  nuit,  sous  un  firmament 
que  n'éclairent  plus  les  consolants  fanaux  du  vieil 
espoir! 


FIN 


BIBLIOGRAPHIE  DE  J.-K.   HUYSMANS* 

1848-1907 


Le  Drageoir  a  Épices,  Paris,  Dentu,  1874;  in-18. 

Le  Drageoir  aux  Épices.  2e  édition.  Paris,  Librairie  géné- 
rale, 1875;  in-16. 

Le  Drageoir  aux  Épices,  suivi  de  pages  retrouvées.  Frontis- 
pice gravé  sur  bois  par  L.  Jou.  Les  Maîtres  du  Livre,  Crés, 
1916;  in-16. 

Le  Drageoir  aux  Épices.  Nouvelle  édition.  Crès,  1921  ;  in-16. 

Marthe.  Histoire  d'une  fille.  Bruxelles,  Gay,  1876;  in-18. 

Marthe.  Histoire  d'une  fille,  avec  une  eau-forte  impression- 
niste de  J.-L.  Forain.  Paris,  Derveaux,  1879;  in-12. 

Marthe.  Histoire  d'une  fille,  avec  des  dessins  de  Bernard 
Naudin.  Collection  Les  Proses.  Grès,  Paris,  1914;  in-16. 

Sac  au  dos.  Bruxelles  (Imprimerie  Félix  Callevaert),  1878; 
in-16  carré. 

Sac  au  dos.  Gette  nouvelle,  retouchée  et  modifiée  par  l'auteur, 
a  été  réimprimée  dans  les  Soirées  de  Médan.  Paris,  Char- 
pentier, 1880;  in-12. 

Sac  au  dos.  Les  Soirées  de  Médan.  Avec  les  portraits  des 
six  auteurs,  eaux-fortes  de  F.  Desmoulin,  et  six  composi- 
tions de  Jeanniot,  gravées  à  l'eau-forte  par  E.  Muller. 
Paris,  Charpentier  et  Cie,  1890;  in-8. 

*  Cette  bibliographie  a  été  établie  par  M.  René  Gas. 

19. 


292  BIBLIOGRAPHIE 

Sac  au  dos,  avec  des  gravures  à  l' eau-forte  de  Barlangue. 
Paris,  Romagnol  (Librairie  de  la  Collection  des  Dix),  1903; 
in-4. 

Les  Soeurs  Vatard.  Paris,  Charpentier,  1879;  in-12. 

Les  Soeurs  Vatard,  illustrées  de  28  compositions,  dont 
5  hors-texte  en  couleurs,  par  J.-F.  Raffaëlli.  Préface  de 
Lucien  Descaves.  Paris,  Librairie  des  Amateurs,  Ferroud, 
1909,  petit  in-4. 

Les  Soeurs  Vatard.  (Nouvelle  Collection  illustrée),  illustra- 
tions de  Hector  Dumas.  Paris,  Calmann-Lévy,  1912;  in-8. 

Croquis  Parisiens.  Eaux-fortes  de  Forain  et  Raffaëlli.  Paris, 
Va  ton,  1880;  in-8. 

Choquis  Parisiens.  Nouvelle  édition  augmentée  d'un  certain 

nombre  de  pièces  et  d'un  portrait.  Paris,  Vanier,  1886; 

in-16  ail. 
Croquis  Parisiens.  A  Vau  l'eau.  Un  dilemme.  Paris,  Stock, 

1905;  in-12  (Les  éditions  suivantes  parurent   chez  Plon- 

Nourrit). 

En  Ménage.  Paris,  Charpentier,  1881  ;  in-12. 

Pierrot  sceptique.  Pantomime  par  L.IIennique  et  J.-K.Huys- 
mans.  Dessins  de  Jules  Chéret.  Paris,  Rouveyre,  1881  ;  in-8. 

A  Vau  l'Eau.  Portrait.  Eau-forte  de  Ain.  Lynen.  Rruxelles, 
Kistcmackers,  1882;  in-16. 

A  Vau  l'Eau.  Eau-forte  de  A.  Delattrc.  Paris,  Tresse  et  Stock, 
1894;  petit  in- 18. 

L'Art  Moderne.  Paris,  Charpentier,  1883;  in-12. 

L'Art  Moderne.  Nouvelle  édition,  Stock,  depuis  chez  Pion; 
in-12. 

A  Rebours.  Paris,  Charpentier,  1884;  in-12. 


BIBLIOGRAPHIE  29M 

A  Rebours.  220 gravures  sur  bois  en  couleurs  d'Auguste  Le- 
père.  Paris,  pour  les  Cent  Bibliophiles,  1903;  in-8(130ex.). 

Préface  inédite,  pour  A  Rebours.  Paris,  Pour  les  Cent  Biblio- 
philes, 1903(130  ex.). 

A  Rebours,  nouvelle  édition,  avec  une  préface  inédite.  Paris, 
Charpentier  et  Pasquelle,  1903;  in-12. 

A  Rebours,  avec  des  illustrations  à  l'eau-forte  de  Aug.  Leroux. 
Paris,  Librairie  des  Amateurs.  F.  Ferroud,  1920;  in-8 
(1.200  ex.). 

A  Rebours  (Bibliothèque  de  l'Académie  Concourt)  Crès,  1922; 
in-8.  Avec  un  portrait  gravé  sur  bois  par  Alexandre  Ouvré. 
(1.500  ex.) 

La  Bièvre.  S.  1.  n.  d.  Amsterdam  (1886);  in-8. 

Les  Vieux  Quartiers  de  Paris.  La  Bièvre.  Avec  vingt-trois 
dessins  et  un  autographe  de  l'auteur.  Paris,  Genonceaux, 
1890;  in-8. 

La  Bièvre  et  Saint-Severin.  Paris,  Stock,  1898;  in-12. 
(40  ex.  Hollande). 

La  Bièvre  et  Saint-Severin.  Paris,  Lahure,  1900;  in-12. 

La  Bièvre.  Saint-Severin.  Les  Gobelins.  Illustrations  d'Au- 
guste Lepère  gravées  à  l'eau-forte  et  sur  bois.  Paris, 
Société  de  propagation  des  Livres  d'Art,  1901  ;  grand  in-8. 

La  Bièvre.  Avec  des  illustrations  de  Léon  Lebègue.  Paris, 
Librairie  des  Amateurs,  F.  Ferroud,  1914  (500  ex.). 

Un  Dilemme.  Paris,  Tresse  et  Stock,  1887;  in-16  (10  ex.  Hol- 
lande). 

En  Rade.  Paris,  Tresse  et  Stock,  1887;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

En  Rade.  Eaux-fortes  originales  en  couleurs  et  bois  origi- 
naux de  Paul  Guignebault.  Paris,  Kiefïer  et  Blaizot,  1911  ; 
in-4  (250  ex.). 


29  i  BIBLIOGRAPHIE 

Certains.  (G.  Moreau,  Degas,  Chéret,  Whistlcr,  Rops,  Le 
Monstre.  Le  Feu).  Paris,  Tresse  et  Stock,  1889;  in-12,  depuis 
chez  IMon. 

Félicien  Rops  et -son  oeuvre.  Bruxelles,  Deman,  1896,  par 
Huysmans,Peladan,Champsaur,Demolder,Verhaeren,etc. 

Félicien  Rops  et  son  oeuvre.  Paris,  La  Plume,  par  Muvs- 
mans,  Peladan,  etc.  (Numéro  spécial  de  La  Plume). 

La-Bas.  Paris,  Tresse  et  Stock,  1891  ;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

La-Bas.  Paris,  Crès,  1912.  (Les  Maîtres  du  Livre)  avec  un 

portrait  de  l'auteur,  gravé  sur  bois  par  P.  E.  Vibert;  in-16. 

En  Route.  Paris,  Tresse  et  Stock,  1895;  in-12,  depuis  chez 
Pion. 

En  Route.  Avec  des  illustrations  de  Malo  Renault.  La  Con- 
naissance, 1922;  in-4. 

La  Cathédrale.  Paris,  Stock,  1898;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

La  Cathédrale.  Avec  64  eaux-fortes  originales  de  Charles 
Jouas.  Paris,  Kieffer  et  Rlaizot,  1909;  in-4. 

La  Cathédrale.  Avec  deux  eaux-fortes  originales  de  Charles 
Jouas  et  des  dessins  du  même  artiste  gravés  sur  bois  par 
Eugène  Dété.  Crès  et  Cie,  1919-1920.  2  volumes  in-16  (Col- 
lection Le  Livre  Catholique). 

La  Magie  en  Poitou.  Gilles  de  Rais.  Ligugé,  1899;  in-8. 

Pages  Catholiques.  Préface  de  M.  l'abbé  A.  Mugnier.  Paris, 
P.-V.  Stock,  1900;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

Pages  Choisies.  Introduction  par  Lucien  Descaves,  Collec- 
tion Gallia,  1913;  petit  in-16. 

Esquisse  biographique  sur  dom  Rosco.  S.  1.  n.  d.  Paris,  école 
typographique  de  Dom  Rosco,  Librairie  Salésienne  (1903), 
in-12  ail. 


BIBLIOGRAPHIE  29ô 

Sainte  Lydwine  de  Schiedam.  Paris,  Stock,  1901  ;  grand  in-8, 

caractères  gothiques,  depuis  chez  Pion. 
Sainte  Lydwine  de  Schiedam.  Paris,  Stock,  1901  ;  in-12,  depuis 

chez  Pion. 

Sainte  Lydwine  de  Schiedam.  Paris,  Crès,  1922,  Frontispice, 
Bandeaux,  lettres  et  culs-de-lampe  dessinés  et  gravés  par 
Alfred  Latour,  Collection  Le  Livre  Catholique  (sous 
presse). 

De  Tout.  Paris,  Stock,  1902;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

L'Oblat.  Paris,  Stock,  1903;  in-12,  depuis  chez  Pion. 

Le  Quartier  Notre-Dame.  Illustrations  gravées  à  l'eau-forte 
par  Ch.  Jouas.  Paris,  Romagnol,  Librairie  de  la  Collection 
des  Dix,  s.  d.  (1905);  petit  in-8. 

Trois  Primitifs,  Les  Grûnewald  du  Musée  de  Colmar,  Le 
Maître  de  Flémalle  et  la  Florentine  du  Musée  de  Francfort- 
sur-le-Mein.  Paris,  Messein,  1905;  in-8  carré. 

Les  foules  de  Lourdes.  Paris,  Stock,  1905;  in-12,  depuis 
chez  Pion  (devait  d'abord  paraître  sous  le  titre  :  Les  deux 
faces  de  Lourdes). 

Trois  Églises  et  trois  Primitifs.  Paris,  Pion,  1908;  in-12. 

Prières  et  pensées  Chrétiennes  (extraites  des  œuvres  de 
J.-K.  Huysmans).  Lyon,  Lardanchet  ;  1910. 

Trois  Églises.  Avec  des  eaux-fortes  originales  de  Ch.  Jouas, 
Paris,  Kieffer,  1920;  in-4. 


ÉTUDES   SUR  J.-K.    HUYSMANS 

Huysmans  et  l'ame  des  foules  de  Lourdes,  par  Raymond 
Vroncourt.  Notes  de  critiques.  Tours,  Ménard  et  Cie,  1910. 

19.. 


296  B  I  H  L  I  O  G  R  A  P  H  1  E 

Le  vrai  IIuysm ans,  par  G.  Coquiot,  avec  un  portrait  nouveau, 
par  J.  F.  Raffaëlli.  Préface  de  J.  K.  Huysmans.  (Lettre  au- 
tographe en  fac-similé),  Paris,  Charles  Bosse,  1912;  in-10. 

J.-K.  Huysmans,  par  Henri  Blandin,  (l'Homme,  l'Écrivain, 
l'Apologiste).  Paris,  Maison  du  Livre,  1912;  in-16. 

Une  séance  de  spiritisme  chez  J.-K.  Huysmans,  par  Gustave 
Boucher.  Niort,  1908. 

J.-K.  Huysmans,  par  le  B.  P.  boni  Besse,  O.  S.  B.  Paris, 
Librairie  de  l'Art  Catholique. 

J.-K.  Huysmans  et  le  Satanisme,  par  Joanny  Bricaud,  Paris, 
Chacornac,  1913;  petit  in-16. 

Huysmans  occultiste  et  magicien,  par  le  même.  Paris,  Cha- 
cornac, 1914;  petit  in-16. 

Huysmans  intime,  par  le  B.  P.  Dom  A.  du  Bourg,  O.  S.  B.  ; 
une  plaquette  in-16. 


TABLE 


PRÉFACE  ÉCRITE  VINGT  ANS  APRÈS  LE  ROMAN V 

A  REROURS   1 

BIBLIOGRAPHIE  DE  J.-K.  HUYSMANS 291 


le  present  ouvrage,  le  troi- 
sième de  la  «  rirliothèque  de 
l'académie  concourt»,  a  été 
achevé  d'imprimer  le  vingt 
mars  mil  neuf  cent  vingt- 
deux,  sur  les  presses  de 
r.  h.  coulouma,  imprimeur  a 
argenteuil,  h.  rarthélemv, 
directeur.  il  a  été  tiré  a 
millesix  cent  cinquante  exem- 
plaires, dont  cent  cinquante 
hors  commerce,  sur  vélin  pur 
fil  lafuma,  numérotés  de  1  a 

1.500     ET    DE     1.501      A     1.650. 


N°    50 


- 


K^    vUv- 


J 


^ 


BIBLIOTHEQUE 

DE 

L'ACADÉMIE  GONCOURT 


Cette  collection,  qui  ne  sera  jamais  réimprimée,  com- 
portera le  tirage  à  1.500  exemplaires,  sur  vélin  pur  fil 
Lafuma,  des  œuvres  maîtresses  dues  à  la  plume  de 
tous  les  écrivains  qui  ont  fait  et  font  partie  du  groupe 
célèbre  de  parfaits  lettrés  qu'est  l'Académie  Goncourt. 

Publiée  sous  leur  patronage,  elle  offrira  le  plus  grand 
intérêt  non  seulement  pour  les  amateurs  de  beaux  livres, 
mais  encore  pour  les  bibliothèques  du  monde  entier. 

Une  annonce,  parue  dans  notre  catalogue,  a  déjà  fait 
inscrire  de  très  nombreuses  souscriptions.  Il  ne  nous 
reste  que  quelques  collections  à  noter  et  nous  rappe- 
lons, à  ce  sujet,  qu'aucun  des  vingt  volumes  ne  se  ven- 
dra séparément. 


Chaque  volume, du  formatin-octavo  carré  (14x22,5) 
sera  orné  du  portrait  de  l'auteur,  gravé  sur  bois,  à 
i eau- forte  ou  au  burin. 

Le  prix  de  chaque  volume  variera  entre  27  fr.  50 
et  33  lr.,  taxe  comprise. 

Les  ouvrages  dont  l'importance  exigera  l'impres- 
sion en  deux  tomes  seront  du  prix  de  44  fr.,  taxe 
comprise. 


LISTE  DES  VOLUMES 

FORMANT  LA  COLLECTION 


Gustave  Geffroy  :  Les  Concourt.  Leur  œuvre.  L'Aca- 
démie Goncourt. 
Edmond  de  Goncourt  :  La  Bile  Êlisa. 

Edmond  et  Jules  de  Concourt  :  Germinie  Lacerteux. 
Portraits  par  Bracç^uemond  (paru). 

Edmond    et    Jules    de    Goncourt    :    La    Femme    au 
XVIIIe  siècle. 

Alphonse  Daudet  :  L'Evangéliste. 

J.-K.  Huysmans  :  A  Rebours.  Portrait  gravé  sur  bois, 
par  Achille  Ouvré  (paru). 

Léon  Hennique  :  Un  Caractère. 

Gustave  Geffroy  :  L'Enfermé. 

Paul  Margueritte  :  Amants. 

Octave  Mirbeau  :  Le  Calvaire. 

Rosny  Aîné  :  La  Vague  rouge. 

Rosny  Jeune  :  Sépulcres  blanchis. 

Lucien  Descaves  :  Philémon. 

Elémir  Bourges  :  Les  Oiseaux  s'envolent.  Portrait  gravé 
par  Georges  Aubert  (paru). 

Léon  Daudet  :  Le  Voyage  de  Shakespeare. 

Jules  Renard  :  L'Écornifleur. 

Mme  Judith  Gautier  :  Le  Livre  de  jade. 

Jean  Ajalbert  :  Sao  Van  Di. 

Henri  Céard  :  Mal  Êclos. 

E.  Bergerat  :  Souvenirs  littéraires. 


•w-cJby» 


r1 


■■■■■■■■■■■■■■■■■■■■■■ 


\ 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


PQ 
2309 
H4A62 
1922 


Huysmans,  Joris  Karl 
A  rebours