ExJÇibris
PROFESSORJ. S.WILL
A REBOURS
J.-K. HUYSMANS
A REBOURS
UNE PRÉFACE DE L'AUTEUR
ÉCRITE VINGT ANS APRES LE ROMAN
ET UNE BIBLIOGRAPHIE COMPLÈTE DE L'ŒUVRE
DE J.-K. HUYSMANS
11 faut que je me réjouisse au-dessus
du temps.... quoique le monde ait hor-
reur de ma joie, et que sa grossièreté
ne sache pas ce que je veux dire.
RlTSBHOECK I/ADMIRABLE.
BIBLIOTHÈQUE
DE L'ACADÉMIE GONCOURT
LES ÉDITIONS G. CRÈS ET O
21, RUE HAUTEFEUILLE
MCMXXII
PARIS
'7fi$m
PRÉFACE
ÉCRITE VINGT ANS APRÈS LE ROMAN
Je pense que tous les gens de lettres sont comme moi, que
jamais ils ne relisent leurs œuvres lorsqu'elles ont paru.
Rien n'est, en effet, plus désenchantant, plus pénible, que de
regarder, après des années, ses phrases. Elles se sont en
quelque sorte décantées et déposent au fond du livre; et, la
plupart du temps, les volumes ne sont pas ainsi que les vins
qui s'améliorent en vieillissant; une fois dépouillés par l'âge,
les chapitres s'éventent et leur bouquet s'étiole.
J'ai eu cette impression pour certains flacons rangés dans
le casier d'A Rebours, alors que j'ai dû les déboucher.
Et, assez mélancoliquement, je tâche de me rappeler, en
feuilletant ces pages, la condition d'âme que je pouvais bien
avoir au moment où je les écrivis.
On était alors en plein naturalisme; mais cette école, qui
devait rendre l'inoubliable service de situer des personnages
réels dans des milieux exacts, était condamnée à se rabâcher,
en piétinant sur place.
Elle ji]adjiiettait_guère, en théorie du moins, l'exception ;
elle se confinait donc dans la peinture de l'existence com-
mune, s'efforçait, sous prétexte de faire vivant, de créer des
êtres qui fussent aussi semblables que possible à la bonne
VI PRÉ F A C E
moyenne des gens. Cet idéal s'était, en son genre, réalisé
dans un chef-d'œuvre qui a été beaucoup plus que L'Assom-
moir le parangon du naturalisme, L'Éducation .sentimentale
de Gustave Flaubert; ce roman était, pour nous tous, « des
Soirées de Médan », une véritable bible; mais il ne comportait
que peu de moutures. Il était parachevé, irrecommençable
pour Flaubert même; nous en étions donc, tous, réduits, en
ce temps-là, à louvoyer, à rôder par des voies plus ou moins
explorées, tout autour.
La vertu étant, il faut bien l'avouer, ici-bas une exception,
était par cela même écartée du plan naturaliste. Ne possédant
pas le concept catholique de la déchéance et de la tentation,
nous ignorions de quels efforts, de quelles souffrances elle
est issue ; L'héroïsme de l'âme, victorieuse des embûches, nous
échappait. Il ne nous serait pas venu à l'idée de décrire cette
lutte, avec ses hauts et ses bas, ses attaques retorses et ses
feintes et aussi ses habiles aides qui s'apprêtent très loin
souvent de la personne que le Maudit attaque, dans le fond
d'un cloître; la vertu nous semblait l'apanage d'êtres sans
curiosités ou dénués de sens, peu émouvante, en tout cas, à
traiter, au point de vue de l'art.
Restaient les vices; mais le champ en était, à cultiver,
restreint. Il se limitait au territoire des Sept péchés capitaux
et encore, sur ces sept, un seul, celui contre le sixième Com-
mandement de Dieu, était à peu près accessible.
Les autres avaient été terriblement vendangés et il n'y
demeurait guère de grappes à égrener. L'Avarice, par
exemple, avait été pressurée jusqu'à sa dernière goutte par
Balzac et par Hello. L'Orgueil, la Colère, l'Envie avaient
traîné dans toutes les publications romantiques, et ces sujets
de drames avaient été si violemment gauchis par l'abus des
scènes qu'il eût vraiment fallu du génie pour les rajeunir
PREFACE VII
dans un livre. Quant à la Gourmandise et à la Paresse, elles
semblaient pouvoir s'incarner plutôt en des personnages
épisodiques et convenir mieux à des comparses qu'à des
chefs d'emploi ou à des premières chanteuses de romans de
mœurs.
La vérité est que l'Orgueil eût été le plus magnifique des
forfaits à étudier, dans ses ramifications infernales de cruauté
envers le prochain et de fausse humilité, que la Gourmandise
remorquant à sa suite la Luxure et la Paresse, le Vol, eussent
été matière à de surprenantes fouilles, si l'on avait scruté ces
péchés avec la lampe et le chalumeau de l'Eglise et en avant
la Foi ; mais aucun de nous n'était préparé pour cette besogne ;
nous étions donc acculés à remâcher le méfait le plus facile à
décortiquer de tous, le péché de Luxure, sous toutes ses
formes; et Dieu sait si nous le remâchâmes; mais cette sorte
de carrousel était court. Quoi qu'on inventât, le roman se
pouvait résumer en ces quelques lignes : savoir pourquoi
monsieur Un tel commettait ou ne commettait pas l'adultère
avec madame Une telle; si l'on voulait être distingué et se
déceler, ainsi qu'un auteur du meilleur ton, l'on plaçait l'œuvre
de chair entre une marquise et un comte ; si l'on voulait, au
contraire, être un écrivain populacier, un prosateur^ à la
coule, on la campait entre un soupirant de barrière et une fille
quelconque; le cadre seul différait. La distinction me paraît
avoir prévalu maintenant dans les bonnes grâces du lecteur,
car je vois qu'à l'heure actuelle il ne se repaît guère des
amours plébéiennes ou bourgeoises, mais continue à savourer
les hésitations de la marquise, allant rejoindre son tentateur
dans un petit entresol dont l'aspect change suivant la mode
tapissière du temps. Tombera? Tombera pas? cela s'intitule
étude psychologique. Moi je veux bien.
J'avoue pourtant que, lorsqu'il m'arrive d'ouvrir un livre
V 1 1 1 PRÉFACE
et que j'y aperçois l'éternelle séduction et le non moins éternel
adultère, je m'empresse de le fermer, n'étant nullement dési-
reux de connaître commentl'idylleannoncée finira. Le volume
où il n'y a pas de documents avérés, le livre qui ne m'apprend
rien ne m'intéresse plus.
' Au moment où parut A Rebours, c'est-à-dire en 1884, la
situation était donc celle-ci : le naturalisme s'essoufflait à
tourner la meule dans le même cercle. La somme d'observa-
tions que chacun avait emmagasinée, en les prenant sur soi-
même et sur les autres, commençait à s'épuiser. Zola, qui
était un beau décorateur de théâtre, s'en tirait en brossant
des toiles plus ou moins précises; il suggérait très bien l'illu-
sion du mouvement et de la vie; ses héros étaient dénués
d'âme, régis tout bonnement par des impulsions et des ins-
tincts, ce qui simplifiait le travail de l'analyse. Ils remuaient,
accomplissaient quelques actes sommaires, peuplaient d'assez
franches silhouettes des décors qui devenaient les person-
nages principaux de ses drames. Il célébrait de la sorte les
halles, les magasins de nouveautés, les chemins de fer, les
mines, et les êtres humains égarés dans ces milieux n'y jouaient
plus que le rôle d'utilités et de figurants ; mais Zola était Zola,
c'est-à-dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants
poumons et de gros poings.
Nous autres, moins râblés et préoccupés d'un art plus
subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le natu-
ralisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions
pas bientôt nous heurter contre le mur du fond.
A vrai dire, ces réflexions ne surgirent en moi que bien
plus tard. Je cherchais vaguement à m'évader d'un cul-de-
sac où je suffoquais, mais je n'avais aucun plan déterminé et
A Rebours, qui me libéra d'une littérature sans issue, en
m'aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient, imaginé
PRÉFACE IX
sans idées préconçues, sans intentions réservées d'avenir,
sans rien du tout.
Il m'était d'abord apparu, tel qu'une fantaisie brève, sous
la forme d'une nouvelle bizarre ; j'y voyais un peu un pendant
d'A vau Veau transféré dans un autre monde ; je me figurais
un monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et
qui a découvert, dans l'artifice, un dérivatif au dégoût que
lui inspirent les tracas de la vie et les mœurs américaines de
son temps; je le profilais fuyant à tire-d'aile dans le rêve, se
réfugiant dans l'illusion d'extravagantes féeries, vivant, seul,
loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d'époques plus
cordiales, de milieux moins vils.
Et, à mesure que j'y réfléchissais, le sujet s'agrandissait et
nécessitait de patientes recherches : chaque chapitre devenait
le coulis d'une spécialité, le sublimé d'un art différent; il se
condensait en un « of méat » de pierreries, de parfums, de
fleurs, de littérature religieuse et laïque, de musique profane
et de plain-chant.
L'étrange fut que, sans m'en être d'abord douté, je fus
amené par la nature même de mes travaux à étudier l'Eglise
sous bien des faces. Il était, en effet, impossible de remonter
jusqu'aux seules ères propres qu'ait connues l'humanité,
jusqu'au Moyen Age, sans constater qu'Elle tenait tout, que
l'art n'existait qu'en Elle et que par Elle. N'ayant pas la foi,
je la regardais, un peu défiant, surpris de son ampleur et de
sa gloire, me demandant comment une religion qui me sem-
blait faite pour des enfants avait pu suggérer de si merveil-
leuses œuvres.
Je rôdais un peu à tâtons autour d'elle, devinant plus que
je ne voyais, me reconstituant, avec les bribes que je retrou-
vais dans les musées et les bouquins, un ensemble. Et aujour-
d'hui que je parcours, après des investigations plus longues
X PREFACE
et plus sûres, les pages d'/l Rebours qui ont trait au catho-
licisme et à l'art religieux, je remarque que ce minuscule
panorama, peint sur des feuilles de bloc-notes, est exact. Ce
que je peignais alors était succinct, manquait de développe-
ments, mais était véridique. Je me suis borné depuis à agran-
dir mes esquisses et à les mettre au point.
Je pourrais très bien signer maintenant les pages d'A
Rebours sur l'Eglise, car elles paraissent avoir été, en effet,
écrites par un catholique.
Je me croyais loin de la religion pourtant! Je ne songeais
pas que, de Schopenhauer que j'admirais plus que de raison,
à YEcclésiasle et au Livre de Job, il n'y avait qu'un pas. Les
prémisses sur le Pessimisme sont les mêmes, seulement,
lorsqu'il s'agit de conclure, le philosophe se dérobe. J'aimais
ses idées sur l'horreur de la vie, sur la bêtise du monde, sur
l'inclémence de la destinée; je les aime également dans les
Livres Saints ; mais les observations de Schopenhauer n'abou-
tissent à rien; il vous laisse, pour ainsi parler, en plan; ses
aphorismes ne sont, en somme, qu'un herbier de plaintes
sèches; l'Eglise, elle, explique les origines et les causes,
signale les fins, pTês^ni^le^j^ejn^des^èTTe ne se conTénte pas
de vous donner une consultation d'âme, elle vous traite et
elle vous guérit, alors que le médicastre allemand, après vous
avoir bien démontré que l'affection dont vous souffrez est
incurable vous tourne, en ricanant, le dos.
Son Pessimisme n'est autre que celui des Ecritures aux-
quelles il l'a emprunté. Il n'a pas dit plus que Salomon, plus
que Job, plus même que Ylmilation qui a résumé, bien avant
lui, toute sa philosophie en une phrase : « C'est vraiment une
misère que de vivre sur la terre! »
A distance, ces similitudes et ces dissemblances s'avèrent
nettement, mais à cette époque, si je les percevais, je ne m'y
PREFACE XI
attardais point; le besoin de conclure ne me tentait pas; la
route tracée par Schopenhauer était carrossable et d'aspect
varié, je m'y promenais tranquillement, sans désir d'en con-
naître le bout; en ce temps-là, je n'avais aucune clarté réelle
sur les échéances, aucune appréhension des dénouements;
les mystères du catéchisme me paraissaient enfantins ; comme
tous les catholiques, du reste, j'ignorais parfaitement ma
religion : je ne me rendais pas compte que tout est mystère,
que nous ne vivons que dans le mystère, que si le hasard
existait, il serait encore plus mystérieux que la Providence.
Je n'admettais pas la douleur infligée par un Dieu, je m'ima-
ginais que le Pessimisme pouvait être le consolateur des âmes
élevées. Quelle bêtise! c'est cela qui était peu expérimental,
peu document humain, pour me servir d'un terme cher au
naturalisme. Jamais le Pessimisme n'a consolé et les malades
de corps et les alités d'âme!
Je souris, alors qu'après tant d'années, je relis les pages
où ces théories, si résolument fausses, sont affirmées.
Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture, c'est ceci :
tous les romans que j'ai écrits depuis A Rebours sont contenus
en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont, en effet, que
les amorces des volumes qui les suivirent.
Le chapitre sur la littérature latine de la Décadence, je l'ai
sinon développé, au moins plus approfondi, en traitant delà
liturgie dans En Route et dans UOblal. Je l'imprimerai, sans
y rien changer aujourd'hui, sauf pour Saint Ambroise dont
je n'aime toujours pas la prose aqueuse et la rhétorique
ampoulée. Il m'apparaît encore tel que je le qualifiais « d'en-
nuyeux Cicéron chrétien », mais, en revanche, le poète est
charmant; et ses hymnes et celles de son école qui figurent
dans le Bréviaire sont parmi les plus belles qu'ait conservées
l'Eglise ; j'ajoute que la littérature un peu spéciale, il est vrai,
XII PREFACE
de Phymnaire aurait pu trouver place dans le compartiment
réservé de ce chapitre.
Pas plus qu'en 1884, je ne raffole présentement du latin
classique du Maro et du Pois chiche; comme au temps d'A
Rebours, je préfère la langue de la Vulgate à la langue du
siècle d'Auguste, voire même à celle de la Décadence, plus
curieuse pourtant, avec son fumet de sauvagine et ses teintes
persillées de venaison. L'Eglise qui, après l'avoir désinfectée
et rajeunie, a créé, pour aborder un ordre d'idées inexprimées
jusqu'alors, des vocables grandiloques et des diminutifs de
tendresse exquis, me semble donc s'être façonné un langage
fort supérieur au dialecte du Paganisme, et Durtal pense
encore, à ce sujet, tel que des Esseintes.
Le chapitre des pierreries, je l'ai repris dans La Cathédrale
en m'en occupant alors au point de vue de la symbolique
des gemmes. J'ai animé les pierreries mortes d'A Rebours.
Sans doute, je ne nie pas qu'une belle émeraude puisse être
admirée pour les étincelles qui grésillent dans le feu de son
eau verte, mais n'est-elle point, si l'on ignore l'idiome des
symboles, une inconnue, une étrangère avec laquelle on ne
peut s'entretenir et qui se tait, elle-même, parce que l'on
ne comprend pas ses locutions? Or, elle est plus et mieux
que cela.
Sans admettre avec un vieil auteur du xvie siècle, Estienne
de Clave, que les pierreries s'engendrent, ainsi que des per-
sonnes naturelles, d'une semence éparse dans la matrice du
sol, l'on peut très bien dire qu'elles sont des minéraux signi-
ficatifs, des substances loquaces, qu'elles sont, en un mot,
des symboles. Elles ont été envisagées sous cet aspect depuis
la plus haute antiquité et la tropologie des gemmes est une
des branches de cette symbolique chrétienne si parfaitement
oubliée par les prêtres et les laïques de notre temps et que
PREFACE XIII
j'ai essayé de reconstituer en ses grandes lignes dans mon
volume sur la basilique de Chartres.
Le chapitre d'A Hebours n'est donc que superficiel et à
fleur de chaton. Il n'est pas ce qu'il devrait être, une joail-
lerie de l'au delà. Il se compose d'écrins plus ou moins bien
décrits, plus ou moins bien rangés en une montre, mais c'est
tout et ce n'est pas assez.
La peinture de Gustave Moreau, les gravures de Luyken,
les lithographies de Bresdin et de Redon sont telles que je
les vois encore. Je n'ai rien à modifier dans l'ordonnance de
ce petit musée.
Pour le terrible chapitre vi dont le chiffre correspond, sans
intentions préconçues, à celui du Commandement de Dieu
qu'il offense, et pour certaines parties du ixe qui peuvent s'y
joindre, je ne les écrirais plus évidemment de la sorte. Il eût
au moins fallu les expliquer, d'une façon plus studieuse, par
cette perversité diabolique qui s'ingère, au point de vue luxu-
rieux surtout, dans les cervelles épuisées des gens. Il semble,
en effet, que les maladies de nerfs, que les névroses ouvrent
dans l'âme des fissures par lesquelles l'Esprit du Mal pénètre.
Il y a là une énigme qui reste illucidée; le mot hystérie ne
résout rien ; il peut suffire à préciser un état matériel, à noter
des rumeurs irrésistibles des sens, il ne déduit pas les consé-
quences spirituelles qui s'y rattachent et, plus particulière-
ment, les péchés de dissimulation et de mensonge, qui presque
toujours s'y greffent. Quels sont les tenants et les aboutis-
sants de cette maladie peccamineuse, dans quelle proportion
s'atténue la responsabilité de l'être atteint dans son âme d'une
sorte de possession qui vient s'enter sur le désordre de son
malheureux corps? Nul ne le sait; en cette matière, la méde-
cine déraisonne et la théologie se tait.
A défaut d'une solution qu'il ne pouvait évidemment
XIV PRÉFACE
apporter, des Esseintes eût dû envisager la question au
point de vue de la faute et en exprimer au moins quelque
regret; il s'abstint de se vitupérer, et il eut tort; mais
bien qu'élevé par les Jésuites dont il fait — plus que
Durtal — l'éloge, il était devenu, par la suite, si rebelle
aux contraintes divines, si entêté à patauger dans son limon
charnel !
En tout cas, ces chapitres paraissent des jalons inconsciem-
ment plantés pour indiquer la route de Là-Bas. Il est à
observer d'ailleurs que la bibliothèque de des Esseintes ren-
fermait un certain nombre de bouquins de magie et que les
idées énoncées dans le chapitre vu d'A Rebours, sur le sacri-
lège, sont l'hameçon d'un futur volume traitant le sujet plus
à fond.
Ce livre de Là-Bas qui effara tant de gens, je ne l'écrirais
plus, lui aussi, maintenant que je suis redevenu catholique,
de la même manière. Il est, en effet, certain que le côté scé-
lérat et sensuel qui s'y développe est réprouvable; et cepen-
dant, je l'affirme, j'ai gazé, je n'ai rien dit; les documents
qu'il recèle sont, en comparaison de ceux que j'ai omis et que
je possède dans mes archives, de bien fades dragées, de bien
plates béatilles!
Je crois, cependant, qu'en dépit de ses démences cérébrales
et de ses folies alvines, cet ouvrage a, par le sujet même qu'il
exposait, rendu service. Il a rappelé l'attention sur les mani-
gances du Malin qui était parvenu à se faire nier; il a été le
point de départ de toutes les études qui se sont renouvelées
sur l'éternel procès du satanisme; il a aidé, en les dévoilant,
à annihiler les odieuses pratiques des goéties; il a pris parti
et combattu très résolument, en somme, pour l'Église contre
le Démon.
Pour en revenir à A Rebours dont il n'est qu'un succédané,
P H É FA CE XV
je peux répéter à propos des fleurs ce que j'ai déjà raconté
sur le compte des pierres.
A Rebours ne les considère qu'au point de vue des contours
et des teintes, nullement au point de vue des significations
qu'elles décèlent; des Esseintes n'a choisi que des orchidées
bizarres, mais taciturnes. Il sied d'ajouter qu'il eût été difficile
de faire parler en ce livre une flore atteinte d'alabie, une flore
muette, car l'idiome symbolique des plantes est mort avec le
Moyen Age; et les créoles végétales choyées par des Esseintes
étaient inconnues des allégoristes de ce temps.
La contre-partie de cette botanique, je l'ai écrite depuis,
dans La Cathédrale, à propos de cette horticulture liturgique
qui a suscité de si curieuses pages de Sainte Hildegarde, de
Saint Méliton, de Saint Eucher.
Autre est la question des odeurs dont j'ai dévoilé dans le
même livre les emblèmes mvstiques.
Des Esseintes ne s'est préoccupé que des parfums laïques,
simples ou extraits, et des parfums profanes, composés ou
bouquets.
Il eût pu expérimenter aussi les arômes de l'Eglise, l'encens,
la myrrhe, et cet étrange Thymiama que cite la Bible et qui
est encore marqué dans le rituel comme devant être brûlé,
avec l'encens, sous le vase des cloches, lors de leur baptême,
après que l'Evêque les a lavées avec de l'eau bénite et signées
avec le Saint Chrême et l'huile des infirmes; mais cette fra-
grance semble oubliée par l'Eglise même et je crois que l'on
étonnerait beaucoup un curé en lui demandant du Thymiama.
La recette est pourtant consignée dans L'Exode. Le Thy-
miama se composait de styrax, de galbanum, d'encens et
d'onycha, et cette dernière substance ne serait autre que
l'opercule d'un certain coquillage du genre des « pourpres »
qui se drague dans les marais des Indes.
XVI PREFACE
Or, il est difficile, pour ne pas dire impossible, étant donné
le signalement incomplet de ce coquillage et de son lieu de
provenance, de préparer un authentique Thymiama; et c'est
dommage, car s'il en eût été autrement, ce parfum perdu eût
certainement excité chez des Esseintes les fastueuses évoca-
tions des galas cérémoniels, des rites liturgiques de l'Orient.
Quant aux chapitres sur la littérature laïque et religieuse
contemporaine, ils sont, à mon sens, de même que celui de
la littérature latine, demeurés justes. Celui consacré à l'art
profane a aidé à mettre en relief des poètes bien inconnus du
public alors : Corbière, Mallarmé, Verlaine. Je n'ai rien à
retranchera ce que j'écrivis il y a dix-neuf ans; j'ai gardé
mon admiration pour ces écrivains; celle que je professais
pour Verlaine s'est même accrue. Arthur Rimbaud et Jules
Laforgue eussent mérité de figurer dans le florilège de des
Esseintes, mais ils n'avaient encore rien imprimé à cette
époque-là et ce n'est que beaucoup plus tard que leurs œuvres
ont paru.
Je ne m'imagine pas, d'autre part, que j'arriverai jamais
à savourer les auteurs religieux modernes que saccage .4
Rebours. L'on ne m'ôtera pas de l'idée que la critique de feu
Nettement est imbécile et que Mme Augustin Craven et que
M"e Eugénie de Guérin sont de bien lymphatiques bas-bleus
et de bien dévotieuses bréhaignes. Leurs juleps me semblent
fades; des Esseintes a repassé à Durtal son goût pour les
épices et je crois qu'ils s'entendraient encore assez bien, tous
les deux, pour préparer, à la place de ces loochs, une essence
gingembrée d'art.
Je n'ai pas changé d'avis non plus sur la littérature de
confrérie des Poujoulat et des Genoude, mais je serais moins
dur maintenant pour le Père Chocarne, cité dans un lot de
pieux cacographes, car il a au moins rédigé quelques pages
PREFACE XVII
médullaires sur la mystique, dans son introduction aux
œuvres de Saint Jean de la Croix, et je serais également plus
doux pour de Montalembert qui, à défaut de talent, nous a
nantis d'un ouvrage incohérent et dépareillé, mais enfin
émouvant, sur les moines ; je n'écrirais plus surtout que les
visions d'Angèle de Foligno sont sottes et fluides, c'est le
contraire qui est vrai; mais je dois attester, à ma décharge,
que je ne les avais lues que dans la traduction d'Hello. Or,
celui-là était possédé par la manie d'élaguer, d'édulcorer, de
cendrer les mystiques, de peur d'attenter à la fallacieuse
pudeur des catholiques. Il a mis sous pressoir une œuvre
ardente, pleine de sève, et il n'en a extrait qu'un suc incolore
et froid, mal réchauffé, au bain-marie, sur la pauvre veilleuse
de son style.
Cela dit, si en tant que traducteur, Hello se révélait tel
qu'un tâte-poule et qu'un pieusard, il est juste d'affirmer qu'il
était, alors qu'il opérait pour son propre compte, un manieur
d'idées originales, un exégète perspicace, un analyste vrai-
ment fort. Il était même, parmi les écrivains de son bord, le
seul qui pensât; je suis venu à la rescousse de d'Aurevilly
pour prôner l'œuvre de cet homme si incomplet, mais si inté-
ressant, et A Rebours a, je pense, aidé au petit succès que son
meilleur livre, L'Homme, a obtenu depuis sa mort.
La conclusion de ce chapitre sur la littérature ecclésiale
moderne était que parmi les hongres de l'art religieux, il n'y
avait qu'un étalon, Barbev d'Aurevilly; et cette opinion
demeure résolument exacte. Celui-là fut le seul artiste, au
pur sens du mot, que produisit le catholicisme de ce temps;
il fut un grand prosateur, un romancier admirable, dont
l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la véhé-
mence explosive de ses phrases.
Enfin, si jamais chapitre peut être considéré comme le
XVIII PRÉFACE
point de départ d'autres livres, c'est bien celui sur le plain-
chant que j'ai amplifié depuis dans tous mes volumes, dans
En Route et surtout dans L'Oblal.
Après ce bref examen de chacune des spécialités rangées
dans les vitrines d'A Rebours, la conclusion qui s'impose est
)C celle-ci : ce livre fut une amorce de mon œuvre catholique
qui s'y trouve, tout entière, en germe.
Et l'incompréhension et la bêtise de quelques mômiers et
de quelques agités du sacerdoce m'apparaissent, une fois de
plus, insondables. Ils réclamèrent, pendant des années, la
destruction de cet ouvrage dont je ne possède pas, du reste,
la propriété, sans même se rendre compte que les volumes
mystiques qui lui succédèrent sont incompréhensibles sans
celui-là, car il est, je le répète, la souche d'où tous sortirent.
Comment apprécier, d'ailleurs, l'œuvre d'un écrivain, dans
son ensemble, si on ne la prend dès ses débuts, si on ne la
suit pas à pas; comment surtout se rendre compte de la
marche de la Grâce dans une âme si l'on supprime les traces
de son passage, si l'on efface les premières empreintes qu'elle
a laissées?
Ce qui est, en tout cas, certain, c'est qu'A Rebours rompait
avec les précédents, avec Les Sœurs Yatard, En ménage, A
vau Veau, c'est qu'il m'engageait dans une voie dont je ne
soupçonnais même pas l'issue.
Autrement sagace que les catholiques, Zola le sentit bien.
Je me rappelle que j'allai passer, après l'apparition d'A
Rebours, quelques jours à Médan. Une après-midi que nous
nous promenions, tous les deux, dans la campagne, il s'arrêta
brusquement et, l'œil devenu noir, il me reprocha le livre,
disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je
faisais dévier l'école, que je brûlais d'ailleurs mes vaisseaux
avec un pareil roman, car aucun genre de littérature n'était
PRÉFACE XIX
possible dans ce genre épuisé en un seul tome, et, amicale-
ment, — car il était un très brave homme, — il m'incita à
rentrer dans la route frayée, à m'atteler à une étude de mœurs.
Je l'écoutais, pensant qu'il avait tout à la fois et raison et
tort, — raison, en m'accusant de saper le naturalisme et de
me barrer tout chemin, — tort, en ce sens que le roman, tel
qu'il le concevait, me semblait moribond, usé par les redites,
sans intérêt, qu'il le voulût ou non, pour moi.
Il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait com-
prendre; d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les . « V^X
fenêtres, de fuir un milieu où j'étouffais; puis, le désir qui
m'appréhendait de sêcouéx les préjugés, de briser les limites
du roman, d'y faire entrer l'art, la science, l'histoire, de ne _r ^
plus se servir en un mot, de cette forme que comme d'un
cadre pour y insérer de plus sérieux travaux. Moi, c'était
cela qui me frappait surtout à cette époque, supprimer l'in-
trigue traditionnelle, voire même la passion, la femme, con-
centrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire
à tout prix du neuf.
Zola ne répondait pas à ces arguments avec lesquels j'es-
sayais de le convaincre, et il réitérait sans cesse son affirma-
tion : « Je n'admets pas que l'on change de manière et d'avis ;
je n'admets pas que l'on brûle ce que l'on a adoré. »
Eh là! n'a-t-il pas joué, lui aussi, le rôle du bonSicambre?
Il a, en effet, sinon modifié son procédé de composition et /
d'écriture, au moins varié sa façon de concevoir l'humanité "
et d'expliquer la vie. Après le pessimisme noir de ses premiers I
livres, n'avons-nous pas eu, sous couleur de socialisme, l'op-
timisme béat de ses derniers?
Il faut bien le confesser, personne ne comprenait moins
l'âme que les naturalistes qui se proposaient de l'observer.
Ils voyaient l'existence d'une seule pièce; ils ne l'acceptaient
XX PRÉFACE
que conditionnée d'éléments vraisemblables, et j'ai depuis
appris, par expérience, que l'invraisemblable n'est pas tou-
jours, dans le monde, à l'état d'exception, que les aventures
de Rocambolesont parfois aussi exactes que celles de Gervaise
et de Coupeau.
Mais l'idée que des Esseintes pouvait être aussi vrai que
ses personnages à lui, déconcertait, irritait presque Zola.
J'ai jusqu'ici, dans ces quelques pages, parlé d'.l Rebours
surtout au point de vue de la littérature et de l'art. Il me faut
maintenant en parler au point de vue de la Grâce, montrer
quelle part d'inconnu, quelle projection d'âme qui s'ignore,
il peut y avoir souvent dans un livre.
Cette orientation si claire, si nette d\l Rebours sur le
catholicisme, elle me demeure, je l'avoue, incompréhensible.
Je n'ai pas été élevé dans les écoles congréganistes, mais
bien dans un lycée, je n'ai jamais été pieux dans ma jeunesse,
et le côté de souvenir d'enfance, de première communion,
d'éducation qui tient si souvent une grande place dans la
conversion, n'en a tenu aucune dans la mienne. Et ce qui
complique encore la difficulté et déroute toute analyse, c'est
que, lorsque j'écrivis A Rebours, je ne mettais pas les pieds
dans une église, je ne connaissais aucun catholique prati-
quant, aucun prêtre; je n'éprouvais aucune touche divine
m'incitant à me diriger vers l'Eglise, je vivais dans mon auge,
tranquille; il me semblait tout naturel de satisfaire les fou-
cades de mes sens, et la pensée ne me venait même pas que
ce genre de tournoi fût défendu.
A Rebours a paru en 1884 et je suis parti pour me convertir
dans une Trappe en 1892 ; près de huit années se sont écoulées
PREFACE XXI
avant que les semailles de ce livre n'aient levé; mettons deux
années, trois même, d'un travail de la Grâce, sourd, têtu,
parfois sensible; il n'en resterait pas moins cinq ans pendant
lesquels je ne me souviens d'avoir éprouvé aucune velléité
catholique, aucun regret de la vie que je menais, aucun désir
de la renverser. Pourquoi, comment ai-je été aiguillé sur une
voie perdue alors pour moi dans la nuit? Je suis absolument
incapable de le dire; rien, sinon des ascendances de bégui-
nages et de cloîtres, des prières de famille hollandaise très
fervente et que j'ai d'ailleurs à peine connue, n'expliquera la
parfaite inconscience du dernier cri, l'appel religieux de la
dernière page d'A Rebours.
Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent
des plans, organisent d'avance des itinéraires d'existence
et les suivent ; il est même entendu, si je ne me trompe,
qu'avec de la volonté on arrive à tout ; je veux bien le
croire, mais, moi, je le confesse, je n'ai jamais été ni un
homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature
ont une part de passivité, d'insu, de direction hors de moi
très certaine.
La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut
bonne. Je me suis borné à ne pas les contrecarrer lorsqu'elles
attestaient leurs intentions; j'ai simplement obéi; j'ai été
mené par ce qu'on appelle « les voies extraordinaires » ; si
quelqu'un peut avoir la certitude du néant qu'il serait, sans
l'aide de Dieu, c'est moi.
Les personnes qui n'ont pas la Foi m'objecteront qu'avec
des idées pareilles, l'on n'est pas loin d'aboutir au fatalisme
et à la négation de toute psychologie.
Non, car la Foi en Notre-Seigneur n'est pas le fatalisme.
Le libre arbitre demeure sauf. Je pouvais, s'il me plaisait,
continuer à céder aux luxurieux émois et rester à Paris, et
XXII PRÉFACE
ne pas aller souffrir dans une Trappe. Dieu n'eût sans doute
pas insisté ; mais, tout en certifiant que la volonté est intacte,
il faut bien avouer cependant que le Sauveur y met beaucoup
du sien, qu'il vous harcèle, qu'il vous traque, qu'il vous
« cuisine », pour se servir d'un terme énergique de basse
police; mais je le répète encore, l'on peut, à ses risques et
périls, l'envoyer promener.
Pour la psychologie, c'est autre chose. Si nous l'envisa-
geons, comme je l'envisage, au point de vue d'une conversion,
elle est, dans ses préludes, impossible à démêler; certains
coins peut-être tangibles, mais les autres, non; le travail
souterrain de l'âme nous échappe. Il y eut sans doute, au
moment où j'écrivais A Bebours, un remuement des terres,
un forage du sol pour y planter des fondations, dont je ne
me rendis pas compte. Dieu creusait pour placer ses fils et il
n'opérait que dans l'ombre de l'âme, dans la nuit. Rien n'était
perceptible ; ce n'est que bien des années après que l'étincelle
a commencé de courir le long des fils. Je sentais alors l'âme
s'émouvoir dans ces secousses; ce n'était encore ni bien dou-
loureux ni bien clair : la liturgie, la mystique, l'art en étaient
les véhicules ou les moyens; cela se passait généralement
dans les églises, à Saint-Séverin surtout, où j'entrais par
curiosité, par désœuvrement. Je n'éprouvais, en assistant aux
cérémonies, qu'une trépidation intérieure, ce petit trémule-
ment que l'on subit, en voyant, en écoutant ou en lisant une
belle œuvre, mais il n'y avait pas d'attaque précise, de mise
en demeure de se prononcer.
Je me détachais seulement, peu à peu, de ma coque d'im-
pureté; je commençais à me dégoûter de moi-même, mais je
rebiffais quand même sur les articles de Foi. Les objections
que je me posais me semblaient être irrésistibles; et un beau
matin, en me réveillant, elles furent, sans que j'aie jamais su
PRÉFACE XXIII
comment, résolues. Je priai pour la première fois et l'explosion
se fit.
Tout cela paraît, pour les gens qui ne croient pas à la
Grâce, fou. Pour ceux qui ont ressenti ses effets, aucun éton-
nement n'est possible ; et, si surprise il y avait, elle ne pourrait
exister que pour la période d'incubation, celle où l'on ne voit
et où l'on ne perçoit rien, la période du déblaiement et de la
fondation dont on ne s'est même pas douté.
Je comprends, en somme, jusqu'à certain point, ce qui s'est
passé entre l'année 1891 et l'année 1895, entre Là-Bas et En
Roule, rien du tout entre l'année 1884 et l'année 1891, entre
A Rebours et Là-Bas.
Si je n'ai pas compris moi-même, à plus forte raison les
autres ne comprirent-ils point les impulsions de des Esseintes.
A Rebours tombait ainsi qu'un aérolithe dans le champ de
foire littéraire et ce fut et une stupeur et une colère ; la presse
se désordonna: jamais elle ne divagua en tant d'articles;
après m'avoir traité de misanthrope impressionniste et avoir
qualifié des Esseintes de maniaque et d'imbécile compliqué,
les Normaliens comme M. Lemaître s'indignèrent que je ne
fisse point l'éloge de Virgile et déclarèrent d'un ton péremp-
toire, que les décadents de la langue latine, au Moyen Age,
n'étaient que « des radoteurs et des crétins ». D'autres entre-
preneurs de critique voulurent bien aussi m'aviser qu'il me
serait profitable de subir, dans une prison thermale, le fouet.
des douches: et, à leur tour, les conférenciers s'en mêlèrent.
__L
A la Salle des Capucines, l'archonte Sarcey criait, ahuri :
« Je veux bien être pendu, si je comprends un traître mot à
ce roman ! » Enfin, pour que ce fût complet, les revues graves,
telles que la Revue des Deux Mondes, dépêchèrent leur
leader, M. Brunetière, pour comparer ce roman aux vaude-
villes de Waflard et Fulgence.
XXIV PRÉFACE
Dans ce tohu-bohu, un seul écrivain vit clair, Barbey d'Au-
revilly, qui ne me connaissait nullement, d'ailleurs. Dans un
article du Constitutionnel portant la date du 28 juillet 1884,
et qui a été recueilli dans son volume Le Roman Contem-
porain paru en 1902, il écrivit :
Après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir
entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix.
C'est fait.
J.-K. HUTSMANS.
(1903)
A REBOURS
NOTICE
A en juger par les quelques portraits conservés au
château de Lourps, la famille des Floressas des
Esseintes avait été, au temps jadis, composée d'athlé-
tiques soudards, de rébarbatifs reîtres. Serrés, à l'étroit
dans leurs vieux cadres qu'ils barraient de leurs fortes
épaules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs
moustaches en yatagans, leur poitrine dont l'arc bombé
remplissait l'énorme coquille des cuirasses.
Ceux-là étaient les ancêtres; les portraits de leurs
descendants manquaient ; un trou existait dans la filière
des visages de cette race; une seule toile servait d'in-
termédiaire, mettait un point de suture entre le passé
et le présent, une tête mystérieuse et rusée, aux traits
morts et tirés, aux pommettes ponctuées d'une virgule
de fard, aux cheveux gommés et enroulés de perles, au
col tendu et peint, sortant des cannelures d'une rigide
fraise.
Déjà, dans cette image de l'un des plus intimes fami-
liers du duc d'Epernonet du marquisd'O, les vices d'un
tempérament appauvri, la prédominance de la lymphe
dans le sang, apparaissaient.
1
^1
A H E H O U H S
La décadence de cette ancienne maison avait, sans
nul doute, suivi régulièrement son cours; l'efï'émina-
tion des mâles était allée en s'accentuant ; comme pour
achever l'œuvre des âges, les des Esseintes marièrent,
pendant deux siècles, leurs enfants entre eux, usant
leur reste de vigueur dans les unions consanguines.
De cette famille naguère si nombreuse, qu'elle occu-
pait presque tous les territoires de l'Ile-de-France et de
la Brie, un seul rejeton vivait, le duc Jean, un grêle
jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux
joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez
éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes.
Par un singulier phénomène d'atavisme, le dernier
descendant ressemblait à l'antique aïeul, au mignon,
dont il avait la barbe en pointe d'un blond extraordi-
nairement pâle et l'expression ambiguë, tout à la fois
lasse et habile.
Son enfance avait été funèbre. Menacée de scrofules,
accablée par d'opiniâtres fièvres, elle parvint cepen-
dant, à l'aide de grand air et de soins, à franchir les
brisants de la nubilité, et alors les nerfs prirent le
dessus, matèrent les langueurs et les abandons de la
chlorose, menèrent jusqu'à leur entier développement
les progressions de la croissance.
La mère, une longue femme, silencieuse et blanche,
mourut d'épuisement; à son tour, le père décéda d'une
maladie vague; des Esseintes atteignait alors sa dix-
septième année.
A DEBOl'KS
Il n'avait gardé de ses parents qu'un souvenir apeuré,
sans reconnaissance, sans affection. Son père, qui
demeurait d'ordinaire à Paris, il le connaissait à peine ;
sa mère, il se la rappelait, immobile et couchée, dans
une chambre obscure du château de Lourps. Rarement,
le mari et la femme étaient réunis, et de ces jours-là,
il se remémorait des entrevues décolorées, le père et
la mère assis, en face l'un de l'autre, devant un gué-
ridon qui était seul éclairé par une lampe au grand
abat-jour très baissé, car la duchesse ne pouvait sup-
porter sans crises de nerfs la clarté et le bruit; dans
l'ombre, ils échangeaient deux mots à peine, puis le
duc s'éloignait indifférent et ressautait au plus vite
dans le premier train.
Chez les jésuites où Jean fut dépêché pour faire ses
classes, son existence fut plus bienveillante et plus
douce. Les Pères se mirent à choyer l'enfant dont l'in-
telligence les étonnait; cependant, en dépit de leurs
efforts, ils ne purent obtenir qu'il se livrât à des études
disciplinées; il mordait à certains travaux, devenait
prématurément ferré sur la langue latine, mais, en
revanche, il était absolument incapable d'expliquer
deux mots de grec, ne témoignait d'aucune aptitude
pour les langues vivantes, et il se révéla tel qu'un être
parfaitement obtus, dès qu'on s'efforça de lui apprendre
les premiers éléments des sciences.
Sa famille se préoccupait peu de lui ; parfois son père
venait le visiter au pensionnat : « Bonjour, bonsoir.
A REBOURS
sois sage et travaille bien ». Aux vacances, l'été, il par-
tait pour le château de Lourps; sa présence ne tirait
pas sa mère de ses rêveries; elle l'apercevait à peine,
ou le contemplait, pendant quelques secondes, avec
un sourire presque douloureux, puis elle s'absorbait
de nouveau dans la nuit factice dont les épais rideaux
des croisées enveloppaient la chambre.
Les domestiques étaient ennuyés et vieux. L'enfant,
abandonné à lui-même, fouillait dans les livres, les
jours de pluie; errait, par les après-midi de beau temps,
dans la campagne.
Sa grande joie était de descendre dans le vallon, de
gagner Jutigny, un village planté au pied des collines,
un petit tas de maisonnettes coiffées de bonnets de
chaume parsemés de touffes de joubarbe et de bou-
quets de mousse. Il se couchait dans la prairie, à
l'ombre des hautes meules, écoutant le bruit sourd des
moulins à eau, humant le souffle frais de la Voulzie.
Parfois, il poussait jusqu'aux tourbières, jusqu'au
hameau vert et noir de Longueville, ou bien il grim-
pait sur les côtes balayées par le vent et d'où l'étendue
était immense. Là, il avait d'un côté, sous lui, la vallée
de la Seine, fuyant à perte de vue et se confondant
avec le bleu du ciel fermé au loin; de l'autre, tout en
haut, à l'horizon, les églises et la tour de Provins qui
semblaient trembler, au soleil, dans la pulvérulence
dorée de l'air.
Il lisait ou rêvait, s'abreuvait jusqu'à la nuit de
A H KHOURS
solitude; à force de méditer sur les mêmes pensées,
son esprit se concentra et ses idées encore indécises
mûrirent. Après chaque vacance, il revenait chez ses
maîtres plus réfléchi et plus têtu ; ces changements ne
leur échappaient pas; perspicaces et retors, habitués
par leur métier à sonder jusqu'au plus profond des
âmes, ils ne furent point les dupes de cette intelligence
éveillée mais indocile; ils comprirent que jamais cet
élève ne contribuerait à la gloire de leur maison, et
comme sa famille était riche et paraissait se désinté-
resser de son avenir, ils renoncèrent aussitôt à le diriger
sur les profitables carrières des écoles; bien qu'il dis-
cutât volontiers avec eux sur toutes les doctrines théo-
logiques qui le sollicitaient par leurs subtilités et leurs
arguties, ils ne songèrent même pas à le destiner aux
Ordres, car malgré leurs efforts sa foi demeurait débile ;
en dernier ressort, par prudence, par peur de l'inconnu,
ils le laissèrent travailler aux études qui lui plaisaient
et négliger les autres, ne voulant pas s'aliéner cet esprit
indépendant, par des tracasseries de pions laïques.
Il vécut ainsi, parfaitement heureux, sentant à peine
le joug paternel des prêtres; il continua ses études
latines et françaises, à sa guise, et, encore que la théolo-
gie ne figurât point dans les programmes de ses classes,
il compléta l'apprentissage de cette science qu'il avait
commencée au château de Lourps, dans la bibliothèque
léguée par son arrière-grand-oncle Dom Prosper, an-
cien prieur des chanoines réguliers de Saint-Ruf.
A J{ E H O V H S
Le moment échut pourtant où il fallut quitter l'ins-
titution des jésuites; il atteignait sa majorité et deve-
nait maître de sa fortune; son cousin et tuteur le comte
de Montchevrel lui rendit ses comptes. Les relations
qu'ils entretinrent furent de durée courte, 'car il ne
pouvait y avoir aucun point de contact entre ces
deux hommes dont l'un était vieux et l'autre jeune.
Par curiosité, par désœuvrement, par politesse, des
Esseintes fréquenta cette famille et il subit, plusieurs
fois, dans son hôtel de la rue de la Chaise, d'écra-
santes soirées où des parentes, antiques comme le
monde, s'entretenaient de quartiers de noblesse, de
lunes héraldiques, de cérémoniaux surannés./'
Plus que ces douairières, les hommes rassemblés
autour d'un whist, se révélaient ainsi que des êtres
immuables et nuls; là, les descendants des anciens
preux, les dernières branches des races féodales, appa-
rurent à des Esseintes sous les traits de vieillards
catarrheux et maniaques, rabâchant d'insipides dis-
cours, de centenaires phrases. De même que dans la tige
coupée d'une fougère, une fleur de lis semblait seule
empreinte dans la pulpe ramollie de ces vieux crânes.
Une indicible pitié vint au jeune homme pour ces
momies ensevelies dans leurs hypogées pompadour à
boiseries et à rocailles, pour ces maussades lendores
qui vivaient, l'œil constamment fixé sur un vague Cha-
naan, sur une imaginaire Palestine.
Après quelques séances dans ce milieu, il se résolut,
A REBOURS 7
malgré les invitations et les reproches, à n'y plus
jamais mettre les pieds.
Il se prit alors à frayer avec les jeunes gens de son
âge et de son monde.
Les uns, élevés avec lui dans les pensions religieuses,
avaient gardé de cette éducation une marque spéciale.
Ils suivaient les offices, communiaient à Pâques, han-
taient les cercles catholiques et ils se cachaient ainsi
que d'un crime des assauts qu'ils livraient aux filles,
en baissant les yeux. C'étaient, pour la plupart, des
bellâtres inintelligents et asservis, de victorieux can-
cres qui avaient lassé la patience de leurs professeurs,
mais avaient néanmoins satisfait à leur volonté de
déposer, dans la société, des êtres obéissants et pieux.
Les autres, élevés dans les collèges de l'Etat ou dans
les lycées, étaient moins hypocrites et plus libres, mais
ils n'étaient ni plus intéressants ni moins étroits.
Ceux-là étaient des noceurs, épris d'opérettes et de
courses, jouant le lansquenet et le baccarat, pariant
des fortunes sur des chevaux, sur des cartes, sur tous
les plaisirs chers aux gens creux. Après une année ~~ 7 f
d'épreuve, une immense lassitude résulta de cette com- ^
pagnie dont les débauches lui semblèrent basses et
faciles, faites sans discernement, sans apparat fébrile,
sans réelle surexcitation de sang et de nerfs.
Peu à peu, il les quitta, et il approcha les hommes
de lettres avec lesquels sa pensée devait rencontrer
plus d'affinités et se sentir mieux à l'aise. Ce fut un
A REBOURS
nouveau leurre; il demeura révolté par leurs juge-
ments rancuniers et mesquins, par leur conversation
aussi banale qu'une porte d'église, par leurs dégoû-
tantes discussions, jaugeant la valeur d'une œuvre
selon le nombre des éditions et le bénéfice de la vente.
En même temps, il aperçut les libres penseurs, les
doctrinaires de la bourgeoisie, des gens qui réclamaient
toutes les libertés pour étrangler les opinions des
autres, d'avides et d'éhontés puritains, qu'il estima,
comme éducation, inférieurs au cordonnier du coin.
Son mépris de l'humanité s'accrut; il comprit enfin
que le monde est, en majeure partie, composé de sacri-
pants et d'imbéciles. Décidément, il n'avait aucun
espoir de découvrir chez autrui les mêmes aspirations
et les mêmes haines, aucun espoir de s'accoupler avec
une intelligence qui se complût, ainsi que la sienne,
dans une studieuse décrépitude, aucun espoir d'ad-
joindre un esprit pointu et chantourné tel que le sien,
à celui d'un écrivain ou d'un lettré.
Enervé, mal à l'aise, indigné par l'insignifiance des
idées échangées et reçues, il devenait comme ces gens
dont a parlé Nicole, qui sont douloureux partout; il
en arrivait à s'écorcher constamment l'épiderme, à
souffrir des balivernes patriotiques et sociales débitées,
chaque matin, dans les journaux, à s'exagérer la portée
des succès qu'un tout-puissant public réserve toujours et
quand même aux œuvres écrites sans idées et sans style.
Déjà il rêvait à une thébaïde raffinée, à un désert
A REBOURS
confortable, à une arche immobile et tiède où il se
réfugierait loin de l'incessant déluge de la sottise
humaine.
Une seule passion,^ la femmei eût pu le retenir dans
cet universel dédain qui le poignait, mais celle-là était,
elle aussi, usée. Il avait touché aux repas charnels, avec
un appétit d'homme quinteux, affecté de malacie,
obsédé de fringales et dont le palais s'émousse et se
blase vite; au temps où il compagnonnait avec les
hobereaux, il avait participé à ces spacieux soupers où
des femmes soûles se dégrafent au dessert et battent
la table avec leur tête; il avait aussi parcouru les cou-
lisses, tâté des actrices et des chanteuses, subi, en sus
de la bêtise innée des femmes, la délirante vanité des
cabotines; puis il avait entretenu des filles déjà célèbres
et contribué à la fortune de ces agences qui fournissent,
moyennant salaire, des plaisirs contestables; enfin,
repu, las de ce luxe similaire, de ces caresses identiques,
il avait plongé dans les bas-fonds, espérant ravitailler
ses désirs par le contraste, pensant stimuler ses sens
assoupis par l'excitante malpropreté de la misère.
Quoi qu'il tentât, un immense ennui l'opprimait. Il
s'acharna, recourut aux périlleuses caresses des vir-
tuoses, mais alors sa santé faiblit et son système ner-
veux s'exacerba; la nuque devenait déjà sensible et la
main remuait, droite encore lorsqu'elle saisissait un
objet lourd, capricante et penchée quand elle tenait
quelque chose de léger tel qu'un petit verre.
tc*~t/A>.
10 A REBOIRS
Les médecins consultés l'effrayèrent. Il était temps
d'enrayer cette vie, de renoncer à ces manœuvres qui
alitaient ses forces. Il demeura, pendant quelque temps,
tranquille; mais bientôt le cervelet s'exalta, appela de
nouveau aux armes. De même que ces gamines qui,
sous le coup de la puberté, s'affament de mets altérés
ou abjects, il en vint à rêver, à pratiquer les amours
exceptionnelles, les joies déviées; alors, ce fut la fin;
comme satisfaits d'avoir tout épuisé, comme fourbus
de fatigues, ses sens tombèrent en léthargie, l'impuis-
i.
sance fut proche. /
Il se retrouva sur le chemin, dégrisé, seul, abomina-
blement lassé, implorant une fin que la lâcheté de sa
chair l'empêchait d'atteindre.
Ses idées de se blottir, loin du monde, de se calfeu-
trer dans une retraite, d'assourdir, ainsi que pour ces
malades dont on couvre la rue de paille, le vacarme
roulant de l'inflexible vie, se renforcèrent.
Il était d'ailleurs temps de se résoudre; le compte
qu'il fit de sa fortune l'épouvanta; en folies, en noces,
il avait dévoré la majeure partie de son patrimoine, et
l'autre partie, placée en terres, ne rapportait que des
intérêts dérisoires.
Il se détermina à vendre le château de Lourps où il
n'allait plus et où il n'oubliait derrière lui aucun sou-
venirattachant, aucun regret; il liquidaaussi sesautres
biens, acheta des rentes sur l'Etat, réunit de la sorte
un revenu annuel de cinquante mille livres et se
A REBOURS 11
réserva, en plus, une somme ronde destinée à paver
et à meubler la maisonnette où il se proposait de bai-
gner dans une définitive quiétude.
Il fouilla les environs de la capitale, et découvrit une
bicoque à vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses,
dans un endroit écarté, sans voisins, près du fort : son
rêve était exaucé; dans ce pays peu ravagé par les
Parisiens, il était certain d'être à l'abri; la difficulté
des communications mal assurées par un ridicule
chemin de fer, situé au bout de la ville, et par de petits
tramways, partant et marchant à leur guise, le rassu-
rait. En songeant à la nouvelle existence qu'il voulait
organiser, il éprouvait une allégresse d'autant plus vive
qu'il se voyait retiré assez loin déjà, sur la berge, pour
que le flot de Paris ne l'atteignît plus et assez près
cependant pour que cette proximité de la capitale le
confirmât dans sa solitude. Et, en effet, puisqu'il suffit
qu'on soit dans l'impossibilité de se rendre à un endroit
pour qu'aussitôt le désir d'y aller vous prenne, il avait
des chances, en ne se barrant pas complètement la
route, de n'être assailli par aucun regain de société,
par aucun regret.
Il mit les maçons sur la maison qu'il avait acquise,
puis, brusquement, un jour, sans faire part à qui nue
ce fût de ses projets, il se débarrassa de son ancien
mobilier, congédia ses domestiques et disparut, sans
laisser au concierge aucune adresse.
I
Plus de deux mois s'écoulèrent avant que des
Esseintes pût s'immerger dans le silencieux repos
de sa maison de Fontenay; des achats de toute sorte
l'obligeaient à déambuler encore dans Paris, à battre
la ville d'un bout à l'autre.
Et pourtant à quelles perquisitions n'avait-il pas eu
recours, à quelles méditations ne [s'était-il point livré,
avant que de confier son logement aux tapissiers!
Il était depuis longtemps expert aux sincérités et aux
faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu'il recevait chez
lui des femmes, il avait composé un boudoir où, au
milieu des petits meubles sculptés dans le pâle cam-
phrier du Japon, sous une espèce de tente en satin rose
des Indes, les chairs se coloraient doucement aux lu-
mières apprêtées que blutait l'étoffe.
Cette pièce où des glaces se faisaient écho et se ren-
voyaient à perte de vue, dans les murs, des enfilades
de boudoirs roses, avait été célèbre parmi les filles qui
se complaisaient à tremper leur nudité dans ce bain
d'incarnat tiède qu'aromatisait l'odeur de menthe déga-
gée par le bois des meubles.
Mais, en mettant même de côté les bienfaits de cet
air fardé qui paraissait transfuser un nouveau sang
14 A REBOURS
sous les peaux défraîchies et usées par l'habitude des
céruses et l'abus des nuits, il goûtait pour son propre
compte, dans ce languissant milieu, des allégresses parti-
culières, des plaisirs que rendaient extrêmes et qu'acti-
vaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passés,
des ennuis défunts.
Ainsi, par haine, par mépris de son enfance, il avait
pendu au plafond de cette pièce une petite cage en fil
d'argent où un grillon enfermé chantait comme dans
les cendres des cheminées du château de Lourps ; quand
il écoutait ce cri tant de fois entendu, toutes les soirées
contraintes et muettes chez sa mère, tout l'abandon
d'une jeunesse souffrante et refoulée, se bousculaient
devant lui, et alors, aux secousses de la femme qu'il
caressait machinalement et dont les paroles ou le rire
rompaient sa vision et le ramenaient brusquement dans
la réalité, dans le boudoir, à terre, un tumulte se levait
en son âme, un besoin de vengeance des tristesses endu-
rées, une rage de salir par des turpitudes des souvenirs
de famille, un désir furieux de panteler sur des cous-
sins de chair, d'épuiser jusqu'à leurs dernières gouttes,
les plus véhémentes et les plus acres des folies charnelles.
D'autres fois encore, quand le spleen le pressait,
quand par les temps pluvieux d'automne, l'aversion
de la rue, du chez soi, du ciel en boue jaune, des nuages
en macadam, l'assaillait, il se réfugiait dans ce réduit,
agitait légèrement la cage et la regardait se répercuter
à l'infini dans le jeu des glaces, jusqu'à ce que ses yeux
A REBOURS 15
grisés s'aperçussent que la cage ne bougeait point, mais
que tout le»boudoir vacillait et tournait, emplissant la
maison d'une valse rose.
Puis, au temps où il jugeait nécessaire de se singu-
lariser, des Esseintes avait aussi créé des ameublements
fastueusement étranges, divisant son salon en une série
de niches, diversement tapissées et pouvant se relier
par une subtile analogie, par un vague accord de teintes
joveuses ou sombres, délicates ou barbares, au carac-
tère des œuvres latines et françaises qu'il aimait. Il
s'installait alors dans celle de ces niches dont le décor
lui semblait le mieux correspondre à l'essence même
de l'ouvrage que son caprice du moment l'amenaità lire.
Enfin, il avait fait préparer une haute salle, destinée
à la réception de ses fournisseurs; ils entraient, s'as-
seyaient les uns à côté des autres, dans des stalles
d'église, et alors il montait dans une chaire magistrale
et prêchait le sermon sur le dandysme, adjurant ses fr/y^y^i
bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la façon la
plus absolue, à ses brefs en matière de coupe, les mena-
çant d'une excommunication pécuniaire s'ils ne sui-
vaient pas, à la lettre, les instructions contenues dans
ses monitoires et ses bulles.
Il s'acquit la réputation d'un excentrique qu'il para-
cheva en se vêtant de costumes de velours blanc, de
gilets d'orfroi, en plantant, en guise de cravate, un
bouquet de Parme dans l'échancrure décolletée d'une
chemise, en donnant aux hommes de lettres des dîners
16 A REBOURS
retentissants, un entre autres, renouvelé du xvme siècle,
où, pour célébrer la plus futile des mésaventures, il
avait organisé un repas de deuil.
Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur
le jardin de sa maison subitement transformé, montrant
ses allées poudrées de charbon, son petit bassin main-
tenant bordé d'une margelle de basalte et rempli d'encre
et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le
dîner avait été apporté sur une nappe noire, garnie de
corbeilles de violettes et de scabieuses, éclairée par des
candélabres où brûlaient des flammes vertes et, par
des chandeliers où flambaient des cierges.
Tandis qu'un orchestre dissimulé jouait des marches
funèbres, les convives avaient été servis par des négresses
I nues, avec des mules et des bas en toile d'argent, semée
( de larmes.
On avait mangé dans des assiettes bordées de noir,
des soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des
olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de
mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers
aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des
coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des
poudings, des brugnons, des raisinés, des mûres et des
guignes; bu, dans des verres sombres, les vins de la
Limagne et du Roussillon, des Tenedos, des Val de
Penas et des Porto ; savouré, après le café et le brou
de noix, des kwas, des porter et des stout.
Le dîner de faire-part d'une virilité momentanément
■J
A REBOURS 17
morte, était-il écrit sur les lettres d'invitations sembla-
bles à celles des enterrements.
Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis
s'étaient, d'elles-mêmes, consumées; aujourd'hui, le
mépris lui était venu de ces ostentations puériles et
surannées, de ces vêtements anormaux, de ces embellies
de logements bizarres. Il songeait simplement à se
composer, pour son plaisir personnel et non plus pour
l'étonnement des autres, un intérieur confortable et \
paré néanmoins d'une façon rare, à se façonner une
installation curieuse et calme, appropriée aux besoins
de sa future solitude.
Lorsque la maison de Fontenay fut prête et agencée,
suivant ses désirs et ses plans, par un architecte; lors-
qu'il ne resta plus qu'à déterminer l'ordonnance de
l'ameublement et du décor, il passa de nouveau et lon-
guement en revue la série des couleurs et des nuances.
-Ce qu'il voulait, c'étaient des couleurs dont l'expres-
sion s'affirmât aux lumières factices des lampes; peu
lui importait même qu'elles fussent, aux lueurs du
jour, insipides ou rêches, car il ne vivait guère que la
nuit, pensant qu'on était mieux chez soi, plus seul, et
que l'esprit ne s'excitait et ne crépitait réellement qu'au
contact voisin de l'ombre; il trouvait aussi une jouis-
sance particulière à se tenir dans une chambre large-
ment éclairée, seule éveillée et debout, au milieu des
maisons enténébrées et endormies, une sorte de jouis-
sance où il entrait peut-être une pointe de vanité, une
2
18 A REBOURS
satisfaction toute singulière, que connaissent les tra-
vailleurs attardés alors que, soulevant les rideaux
des fenêtres, ils s'aperçoivent autour d'eux que tout est
éteint, que tout est muet, que tout est mort.
Lentement, il tria, un à un, les tons.
Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert; s'il
est foncé comme le cobalt et l'indigo, il devient noir;
s'il est clair, il tourne au gris; s'il est sincère et doux
comme la turquoise, il se ternit et se glace.
A moins donc de l'associer, ainsi qu'un adjuvant, à
une autre couleur, il ne pouvait être question d'en faire
la note dominante d'une pièce.
D'un autre côté, les gris fer se renfrognent encore
et s'alourdissent; les gris de perle perdent leur azur et
se métamorphosent en un blanc sale; les bruns s'endor-
ment et se froidissent ; quant aux verts foncés, ainsi que
les verts empereur et les verts myrte, ils agissent de
même que les gros bleus et fusionnent avec les noirs;
restaient donc les verts plus pâles, tels que le vert paon,
les cinabres et les laques, mais alors la lumière exile
leur bleu et ne détient plus que leur jaune qui ne garde,
à son tour, qu'un ton faux, qu'une saveur trouble.
Il n'y avait pas à songer davantage aux saumons,
aux maïs et aux roses dont les effeminations contra -
rieraient les pensées de l'isolement; il n'y avait pas
enfin à méditer sur les violets qui se dépouillent; le
rouge surnage seul, le soir, et quel rouge! un rouge vis-
queux, un lie-de-vin ignoble; il lui paraissait d'ailleurs
A REBOURS 19
bien inutile de recourir à cette couleur, puisqu'en s'in-
gérant de la santonine, à certaine dose, l'on voit violet
et qu'il est dès lors facile de se changer, et sans y tou-
cher, la teinte de ses tentures.
Ces couleurs écartées, trois demeuraient seulement:
le rouge, l'orangé, le jaune.
A toutes, il préférait l'orangé, confirmant ainsi par
son propre exemple, la vérité d'une théorie qu'il décla-
rait d'une exactitude presque mathématique : à savoir,
qu'une harmonie existe entre la nature sensuelle d'un
individu vraiment artiste et la couleur que ses yeux
voient d'une façon plus spéciale et plus vive.
En négligeant, en effet, le commun des hommes dont
les grossières rétines ne perçoivent ni la cadence propre
à chacune des couleurs, ni le charme mystérieux de
leurs dégradations et de leurs nuances; en négligeant
aussi ces yeux bourgeois, insensibles à la pompe et à
la victoire des teintes vibrantes et fortes; en ne con-
servant plus alors que les gens aux pupilles raffinées,
exercées par la littérature et par l'art, il lui semblait
certain que l'œil de celui d'entre eux qui rêve d'idéal,
qui réclame des illusions, sollicite des voiles dans le
coucher, est généralement caressé par le bleu et ses
dérivés, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle,
pourvu toutefois qu'ils demeurent attendris et ne dé-
passent pas la lisière où ils aliènent leur personna-
lité et se transforment en de purs violets, en de francs
gris.
20 A REBOURS
Les gens, au contraire, qui hussardent, les plétho-
riques, les beaux sanguins, les solides mâles qui dédai-
gnent les entrées et les épisodes et se ruent, en perdant
aussitôt la tête, ceux-là se complaisent, pour la plu-
part, aux lueurs éclatantes des jaunes et des rouges,
aux coups de cymbales des vermillons et des chromes
qui les aveuglent et qui les soûlent.
Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont
l'appétit sensuel quête des mets relevés par les fumages
et les saumures, les yeux des gens surexcités et étiques
chérissent, presque tous, cette couleur irritante et
maladive, aux splendeurs fictives, aux fièvres acides :
l'orangé.
Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prêter au
moindre doute ; mais d'incontestables difficultés se pré-
sentaient encore. Si le rouge et le jaune se magnifient
aux lumières, il n'en est pas toujours de même de leur
composé, l'orangé, qui s'emporte, et se transmuesouvent
en un rouge capucine, en un rouge feux'
Il étudia aux bougies toutes ses nuances, en décou-
vrit une qui lui parut ne pas devoir se déséquilibrer et
se soustraire aux exigences qu'il attendait d'elle; ces
préliminaires terminés, il tâcha de ne pas user, autant
que possible, pour son cabinet au moins, des étoffes
et des tapis de l'Orient, devenus, maintenant que les
négociants enrichis se les procurent dans les magasins
de nouveautés, au rabais, si fastidieux et si communs.
Il se résolut en fin de compte, à faire relier ses murs
A REHOIRS 21
comme des livres, avec du maroquin, à gros grains
écrasés, avec de la peau du Cap, glacée par de fortes
plaques d'acier, sous une puissante presse.
Les lambris une fois parés, il fit peindre les baguettes
et les hautes plinthes en un indigo foncé, en un indigo
laqué, semblable à celui que les carrossiers emploient
pour les panneaux des voitures, et le plafond, un peu
arrondi, également tendu de maroquin, ouvrit tel qu'un
immense œil-de-bœuf, enchâssé dans sa peau d'orange,
un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieu
duquel montaient, à tire-d'ailes, des séraphins d'argent,
naguère brodés par la confrérie des tisserands de Colo-
gne, pour une ancienne chape.
Après que la mise en place fut effectuée, le soir, tout
cela se concilia, se tempéra, s'assit : les boiseries immo-
bilisèrent leur bleu soutenu et comme échauffé par les
oranges qui se maintinrent, à leur tour, sans s'adulté-
rer, appuyés et, en quelque sorte, attisés qu'ils furent
par le souffle pressant des bleus.
En fait de meubles, des Esseintes n'eut pas de longues
recherches à opérer, le seul luxe de cette pièce devant
consister en des livres et des fleurs rares; il se borna,
se réservant d'orner plus tard, de quelques dessins ou
de quelques tableaux, les cloisons demeurées nues, à
établir sur la majeure partie de ses murs des rayons
et des casiers de bibliothèque en bois d'ébène, à joncher
le parquet de peaux de bêtes fauves et de fourrures de
renards bleus, à installer près d'une massive table de
22 A REBOURS
changeur du xve siècle, de profonds fauteuils à oreil-
lettes et un vieux pupitre de chapelle, en fer forgé, un
de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaçait
jadis l'antiphonaire et qui supportait maintenant l'un
des pesants in-folios du Glossariuni mediœ et infimœ
latinitatis de du Cange.
Les croisées dont les vitres, craquelées, bleuâtres,
parsemées de culs de bouteille aux bosses piquetées
d'or, interceptaient la vue de la campagne et ne lais-
saient pénétrer qu'une lumière feinte, se vêtirent, à
leur tour, de rideaux taillés dans de vieilles étoles, dont
l'or assombri et quasi sauré, s'éteignait dans la trame
d'un roux presque mort.
Enfin, sur la cheminée dont la robe fut, elle aussi,
découpée dans la somptueuse étoffe d'une dalmatique
florentine, entre deux ostensoirs, en cuivre doré, de
style byzantin, provenant de l'ancienne Abbaye-au-Bois
de Bièvre, un merveilleux canon d'église, aux trois
compartiments séparés, ouvragés comme une dentelle,
contint, sous le verre de son cadre, copiées sur un authen-
tique vélin, avec d'admirables lettres de missel et de
splendides enluminures, trois pièces de Baudelaire^ :
à droite et à gauche, les sonnets portant ces titres « la
Mort des Amants » — « l'Ennemi »; — au milieu, le
poème en prose intitulé : «Any where out ofthe world.
— N'importe où, hors du monde ».
II
Après la vente de ses biens, des Esseintes garda les
deux vieux domestiques qui avaient soigné sa
mère et rempli tout à la fois l'office de régisseurs et de
concierges du château de Lourps, demeuré jusqu'à
l'époque de sa mise en adjudication inhabité et vide.
Il fît venir à Fontenay ce ménage habitué à un emploi
de garde-malade, à une régularité d'infirmiers distri-
buant, d'heure en heure, des cuillerées de potion et de
tisane, à un rigide silence de moines claustrés, sans
communication avec le dehors, dans des pièces aux
fenêtres et aux portes closes.
Le mari fut chargé de nettoyer les chambres et d'aller
aux provisions, la femme de préparer la cuisine. Il leur
céda le premier étage de la maison, les obligea à porter
d'épais chaussons de feutre, fit placer des tambours le
long des portes bien huilées et matelasser leur plancher
de profonds tapis de manière à ne jamais entendre le
bruit de leurs pas, au-dessus de sa tête.
Il convint avec eux aussi du sens de certaines son-
neries, détermina la signification des coups de timbre,
selon leur nombre, leur brièveté, leur longueur; dési-
gna, sur son bureau, la place où ils devaient, tous les
mois, déposer, pendant son sommeil, le livre des
24 A REIIO U R S
comptes; il s'arrangea, enfin, de façon à ne pas être
souvent obligé de leur parler ou de les voir.
Néanmoins, comme la femme devait quelquefois lon-
ger la maison pour atteindre un hangar où était remisé
le bois, il voulut que son ombre, lorsqu'elle traversait
les carreaux de ses fenêtres, ne fût pas hostile, et il
lui fit fabriquer un costume en faille flamande, avec
bonnet blanc et large capuchon, baissé, noir, tel qu'en
portent encore, à Gand, les femmes du béguinage.
L'ombre de cette coiffe passant devant lui, dans le
crépuscule, lui donnait la sensation d'un cloître, lui
rappelait ces muets et dévots villages, ces quartiers
morts, enfermés et enfouis dans le coin d'une active et
vivante ville.
Il régla aussi les heures immuables des repas; ils
étaient d'ailleurs peu compliqués et très succincts, les
défaillances de son estomac ne lui permettant plus
d'absorber des mets variés ou lourds.
A cinq heures, l'hiver, après la chute du jour, il
déjeunait légèrement de deux œufs à la coque, de rôties
et de thé; puis il dînait vers les onze heures; buvait du
café, quelquefois du thé et du vin, pendant la nuit;
picorait une petite dînette, sur les cinq heures du
matin, avant de se mettre au lit.
Il prenait ces repas, dont l'ordonnance et le menu
étaient, une fois pour toutes, fixés à chaque commen-
cement de saison, sur une table, au milieu d'unepetite
pièce, séparée de son cabinet de travail par un corridor
A REBOURS 25
capitonné, hermétiquement fermé, ne laissant filtrer,
ni odeur, ni bruit, dans chacune des deux pièces qu'il
servait à joindre.
Cette salle à manger ressemblait à la cabine d'un
navire avec son plafond voûté, muni de poutres en
demi-cercle, ses cloisons et son plancher, en bois de
pitchpin, sa petite croisée ouverte dans la boiserie, de
même qu'un hublot dans un sabord.
Ainsi que ces boîtes du Japon qui entrent les unes
dans les autres, cette pièce é*ait insérée dans une pièce
plus grande, qui était la véritable salle à manger bâtie
par l'architecte.
Celle-ci était percée de deux fenêtres, l'une, mainte-
nant invisible, cachée par la cloison qu'un ressort
rabattait cependant, à volonté, afin de permettre de
renouveler l'air qui par cette ouverture pouvait alors
circuler autour de la boîte de pitchpin et pénétrer en
elle; l'autre, visible, car elle était placée juste en face
du hublot pratiqué dans la boiserie, mais condamnée;
en effet, un grand aquarium occupait tout l'espace
compris entre ce hublot et cette réelle fenêtre ouverte
dans le vrai mur. Le jour traversait donc, pour éclairer
la cabine, la croisée, dont les carreaux avaient été rem-
placés par une glace sans tain, l'eau, et, en dernier lieu,
la vitre à demeure du sabord.
Au moment où le samowar fumait sur la table, alors
que, pendant l'automne, le soleil achevait de dispa-
raître, l'eau de l'aquarium durant la matinée vitreuse
26 A REBOURS
et trouble, rougeoyait et tamisait sur les blondes cloi-
sons des lueurs enflammées de braises.
Quelquefois, dans l'après-midi, lorsque, par hasard,
des Esseintes était réveillé et debout, il faisait manœu-
vrer le jeu des tuyaux et des conduits qui vidaient
l'aquarium et le remplissaient à nouveau d'eau pure,
et il y faisait verser des gouttes d'essence colorées, s'of-
frant, à sa guise ainsi, les tons verts ou saumâtres,
opalins ou argentés, qu'ont les véritables rivières, sui-
vant la couleur du ciel, l'ardeur plus ou moins vive
du soleil, les menaces plus ou moins accentuées de la
pluie, suivant, en un mot, l'état de la saison et de l'at-
mosphère.
Il se figurait alors être dans l'entre-pont d'un brick,
et curieusement il contemplait de merveilleux poissons
mécaniques, montés comme des pièces d'horlogerie,
qui passaient devant la vitre du sabord et s'accrochaient
dans de fausses herbes; ou bien, tout en aspirant la
senteur du goudron, qu'on insufflait dans la pièce
avant qu'il y entrât, il examinait, pendues aux murs,
des gravures en couleur représentant, ainsi que dans
les agences des paquebots et des Lloyd, des steamers
en route pour Valparaiso et la Plata, et des tableaux
encadrés sur lesquels étaient inscrits les itinéraires de
la ligne du Royal mail steam Packet, des compagnies
Lopez et Valéry, les frets et les escales des services
postaux de l'Atlantique.
Puis, quand il était las de consulter ces indicateurs,
A REBOURS 27
il se reposait la vue en regardant les chronomètres et
les boussoles, les sextants et les compas, les jumelles
et les cartes éparpillées sur une table au-dessus de
laquelle se dressait un seul livre, relié en veau marin,
les aventures d'Arthur Gordon Pym, spécialement tiré
pour lui, sur papier vergé, pur fil, trié à la feuille, avec
une mouette en filigrane.
Il pouvait apercevoir enfin des cannes à pêche, des
filets brunis au tan, des rouleaux de voiles rousses,
une ancre minuscule en liège, peinte en noir, jetés en
tas, près de la porte qui communiquait avec la cuisine
par un couloir garni de capitons et résorbait, de même
que le corridor rejoignant la salle à manger au cabinet
de travail, toutes les odeurs et tous les bruits.
Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sen-
sations rapides, presque instantanées, d'un voyage au
long cours, et ce plaisir du déplacement qui n'existe,
en somme, que par le souvenir et presque jamais dans
le présent, à la minute même où il s'effectue, il le
humait pleinement, à l'aise, sans fatigue, sans tracas,
dans cette cabine dont le désordre apprêté, dont la
tenue transitoire et l'installation comme temporaire
correspondaient assez exactement avec le séjour pas-
sager qu'il y faisait, avec le temps limité de ses repas,
et contrastait, d'une manière absolue, avec son cabinet
de travail, une pièce définitive, rangée, bien assise,
outillée pour le ferme maintien d'une existence casa-
nière.
28 A REBO U R S
Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et
l'imagination lui semblait pouvoir aisément suppléer
à la vulgaire réalité des faits. A son avis, il était pos-
sible de contenter les désirs réputés les plus difficiles
à satisfaire dans la vie normale, et cela par un léger
subterfuge, par une approximative sophistication de
l'objet poursuivi par ces désirs mêmes. Ainsi, il est bien
évident que tout gourmet se délecte aujourd'hui, dans
les restaurants renommés par l'excellence de leurs
caves, en buvant les hauts crus fabriqués avec de
basses vinasses traitées suivant la méthode de M. Pas-
teur. Or, vrais et faux, ces vins ont le même arôme,
la même couleur, le même bouquet, et par conséquent
le plaisir qu'on éprouve en dégustant ces breuvages
altérés et factices est absolument identique à celui que
l'on goûterait, en savourant le vin naturel et pur qui
serait introuvable, même à prix d'or.
En transportant cette captieuse déviation, cet adroit
mensonge dans le monde de l'intellect, nul doute qu'on
ne puisse, et aussi facilement que dans le monde maté-
riel, jouir de chimériques délices semblables, en tous
points, aux vraies; nul doute, par exemple, qu'on ne
puisse se livrer à de longues explorations, au coin de
son feu, en aidant, au besoin, l'esprit rétif ou lent, par
la suggestive lecture d'un ouvrage racontant de loin-
tains voyages ; nul doute aussi, qu'on ne puisse — sans
bouger de Paris — acquérir la bienfaisante impres-
sion d'un bain de mer; il suffirait, tout bonnement
A REBOURS 29
de se rendre au bain Vigier, situé sur un bateau, en
pleine Seine.
Là, en faisant saler l'eau de sa baignoire et en y
mêlant, suivant la formule du Codex, du sulfate de
soude, de Phydrochlorate de magnésie et de chaux ; en
tirant d'une boîte soigneusement fermée par un pas de
vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau de
câble qu'on est allé exprès chercher dans l'une de ces
grandes corderies dont les vastes magasins et les sous-
sols soufflent des odeurs de marée et de port; en aspi-
rant ces parfums que doit conserver encore cette
ficelle ou ce bout de câble; en consultant une exacte
photographie du casino et en lisant ardemment le guide
Joanne décrivant les beautés de la plage où l'on veut
être; en se laissant enfin bercer par les vagues que
soulève, dans la baignoire, le remous des bateaux-
mouches rasant le ponton des bains; en écoutant enfin
les plaintes du vent engouffré sous les arches et le
bruit sourd des omnibus roulant, à deux pas, au-des-
sus de vous, sur le pont Royal, l'illusion de la mer est
indéniable, impérieuse, sûre.
Le tout est de savoir s'y prendre, de savoir concen-
trer son esprit sur un seul point, de savoir s'abstraire
suffisamment pour amener l'hallucination et pouvoir
substituer le rêve de la réalité à la réalité mêmei
rTu reste, l'artifice paraissait à des Esseintes la mar-
f que distinctive du génie de l'homme.
Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle a
A REBOURS
\ 1
)t
I
léfïnitivement lassé, par la dégoûtante uniformité de
ses paysages et de ses ciels, L'attentive patience des
, raffinés. Au fond, quelle platitude de spécialiste con-
finée dans sa partie, quelle petitesse de boutiquière
tenant tel article à l'exclusion de tout autre, quel mono-
tone magasin de prairies et d'arbres, quelle banale
) agence de montagnes et de mers!
Il n'est, d'ailleurs, aucune de ses inventions réputée
si subtile ou si grandiose que le génie humain ne
,; puisse créer; aucune forêt de Fontainebleau, aucun
clair de lune que des décors inondés de jets électri-
ques ne produisent; aucune cascade que l'hydraulique
n'imite à s'y méprendre; aucun roc que le carton-pâte
ne s'assimile; aucune fleur que de spécieux taffetas et
le délicats papiers peints n'égalent!
A n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a
maintenant usé la débonnaire admiration des vrais
artistes, et le moment est venu où il s'agit de la rem-
placer, autant que faire se pourra, par l'artifice.
Et puis, à bien discerner celle de ses œuvres consi-
dérée comme la plus exquise, celle de ses créations
dont la beauté est, de l'avis de tous, la plus originale
et la plus parfaite : la femme; est-ce que l'homme n'a
pas, de son côté, fabriqué, à lui tout seul, un être animé
et factice qui la vaut amplement, au point de vue de
la beauté plastique? est-ce qu'il existe, ici-bas, un être
conçu dans les joies d'une fornication et sorti des
douleurs d'une matrice dont le modèle, dont le type
U
A REBOURS 31
soit plus éblouissant, plus splendidc que celui de ces
deux locomotives adoptées sur la ligne du chemin de
fer du Nord.
L'une, la Crampton, une adorable blonde, à la voix
aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée dans un
étincelant corset de cuivre, au souple et nerveux allon-
gement de chatte, une blonde pimpante et dorée, dont
l'extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant
ses muscles d'acier, activant la sueur de ses flancs
tièdes, elle met en branle l'immense rosace de sa fine
roue et s'élance toute vivante, en tête des rapides et
des marées!
L'autre, l'Engerth, une monumentale et sombre
brune aux cris sourds et rauques, aux reins trapus,
étranglés dans une cuirasse en fonte, une monstrueuse
bête, à la crinière échevelée de fumée noire, aux six
roues basses et accouplées ; quelle écrasante puis-
sance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque
pesamment, lentement, la lourde queue de ses mar-
chandises!
Il n'est certainement pas, parmi les frêles beautés
blondes et les majestueuses beautés brunes, de pareils
types de sveltesse délicate et de terrifiante force; à
coup sûr, on peut le dire : l'homme a fait, dans son
genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit.
Ces réflexions venaient à des Esseintes quand la
brise apportait jusqu'à lui le petit sifflet de l'enfantin
chemin de fer qui joue de la toupie, entre Paris et
32 A REBOURS
Sceaux; sa maison était située à vingt minutes envi-
ron de la [station de Fontenay, mais la hauteur où elle
était assise, son isolement, ne laissaient pas pénétrer
jusqu'à elle le brouhaha des immondes foules qu'attire
invinciblement, le dimanche, le voisinage d'une gare.
Quant au village même, il le connaissait à peine.
Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silen-
cieux paysage qui se développe, en descendant, jus-
qu'au pied d'un coteau, sur le sommet duquel se dres-
sent les batteries du bois de Verrières.
Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses con-
fuses s'étageaient, dominées, au loin, par d'autres bat-
teries et d'autres forts dont les hauts talus semblaient,
au clair de la lune, gouaches avec de l'argent, sur un
ciel sombre.
Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine
paraissait, à son milieu, poudrée de farine d'amidon
et enduite de blanc cold-cream; dans l'air tiède, éven-
tant les herbes décolorées et distillant de bas parfums
d'épices, les arbres frottés de craie par la lune, ébou-
riffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurs
troncs dont les ombres barraient de raies noires le
sol en plâtre sur lequel des caillasses scintillaient ainsi
que des éclats d'assiettes.
En raison de son maquillage et de son air factice,
ce paysage ne déplaisait pas à des Esseintes; mais,
depuis cette après-midi occupée dans le hameau de
Fontenay à la recherche d'une maison, jamais il ne
A REBOURS 33
s'était, pendant le jour, promené sur les routes; la ver-
dure de ce pays ne lui inspirait, du reste, aucun inté-
rêt, car elle n'offrait même pas ce charme délicat et
dolent que dégagent les attendrissantes et maladives
végétations poussées, à grand'peine, dans les gravats
des banlieues, près des remparts. Puis, il avait aperçu,
dans le village, ce jour-là, des bourgeois ventrus, à
favoris, et des gens costumés, à moustaches, portant,
ainsi que des saints-sacrements, des têtes de magis-
trats et de militaires; et, depuis cette rencontre, son
horreur s'était encore accrue, de la face humaine.
Pendant les derniers mois de son séjour à Paris, alors
que, revenu de tout, abattu par l'hypocondrie, écrasé
par le spleen, il était arrivé à une telle sensibilité de
nerfs que la vue d'un objet ou d'un être déplaisant se
gravait profondément dans sa cervelle, et qu'il fallait
plusieurs jours pour en effacer même légèrement l'em-
preinte, la figure humaine frôlée, dans la rue, avait été
l'un de ses plus lancinants supplices.
Positivement, il souffrait de la vue de certaines phy-
sionomies, considérait presque comme des insultes les
mines paternes ou rêches de quelques visages, se sen-
tait des envies de souffleter ce monsieur qui flânait, en
fermant les paupières d'un air docte, cet autre qui se
balançait, en se souriant devant les glaces; cet autre
enfin qui paraissait agiter un monde de pensées, tout
en dévorant, les sourcils contractés, les tartines et les
faits divers d'un journal.
3
34 A REBOL'RS
Il flairait une sottise si invétérée, une telle exécra-
tion pour ses idées à lui, un tel mépris pour la littéra-
ture, pour l'art, pour tout ce qu'il adorait, implantés,
ancrés dans ces étroits cerveaux de négociants, exclu-
sivement préoccupés de filouteries et d'argent et seu-
lement accessibles à cette basse distraction des esprits
médiocres, la politique, qu'il rentrait en rage chez lui
et se verrouillait avec ses livres.
Enfin, il haïssait, de toutes ses forces, les généra-
tions nouvelles, ces couches d'affreux rustres qui
éprouvent le besoin de parler et de rire haut dans les
restaurants et dans les cafés, qui vous bousculent,
sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vous
jettent, sans même s'excuser, sans même saluer, les
roues d'une voiture d'enfant entre les jambes.
III
Une partie des rayons plaqués contre les murs de
son cabinet, orange et bleu, était exclusivement
couvertes par des ouvrages latins, par ceux que les
intelligences qu'ont domestiquées les déplorables
leçons ressassées dans les Sorbonnes désignent sous ce
nom générique : « la décadence».
En effet, la langue latine, telle qu'elle fut pratiquée à
cette époque que les professeurs s'obstinent encore à
appeler le grand siècle ne l'incitait guère. Cette langue
restreinte, aux tournures comptées, presque inva-
riables, sans souplesse de syntaxe, sans couleurs, ni
nuances; cette langue, raclée sur toutes les coutures,
émondée des expressions rocailleuses mais parfois
imagées des âges précédents, pouvait, à la rigueur,
énoncer les majestueuses rengaines, les vagues lieux
communs rabâchés par les rhéteurs et par les poètes,
mais elle dégageait une telle incuriosité, un tel ennui
qu'il fallait, dans les études de linguistique, arriver au
style français du siècle de Louis XIV, pour en rencon-
trer une aussi volontairement débilitée, aussi solen-
nellement harassante et grise.
Entre autres le doux Virgile, celui que les pions sur-
nomment le cygne de Mantoue, sans doute parce qu'il
é
36 A ItEBO U R S
N^ n'est pas né dans cette ville, lui apparaissait, ainsi que
l'un des plus terribles cuistres, l'un des plus sinistres
raseurs que l'antiquité ait jamais produits; ses bergers
lavés et pomponnés, se déchargeant, à tour de rôle, sur
la tète de pleins pots de vers sentencieux et glacés, son
Orphée qu'il compare à un rossignol en larmes, son
Aristée qui pleurniche à propos d'abeilles, son Enée,
ce personnage indécis et fluent qui se promène, pareil à
une ombre chinoise, avec des gestes en bois, derrière le
transparent mal assujetti et mal huilé du poème, l'exas-
péraient. Il eût bien accepté les fastidieuses balivernes
que ces marionnettes échangent entre elles, à la canto-
nade; il eût accepté encore les impudents emprunts faits
à Homère, à Théocrite, à Ennius, à Lucrèce, le simple
vol que nous a révélé Macrobe du deuxième chant de
l'Enéide presque copié, mots pour mots, dans un poème
de Pisandre, enfin toute l'inénarrable vacuité de ce tas
de chants; mais ce qui l'horripilait davantage c'était la
facture de ces hexamètres, sonnant le fer blanc, le bidon
creux, allongeant leurs quantités de mots pesés au litre
selon l'immuable ordonnance d'une prosodie pédante
et sèche; c'était la contexturede ces vers râpeux et gour-
més, dans leur tenue officielle, dans leur basse révé-
rence à la grammaire, de ces vers coupés, à la méca-
nique, par une imperturbable césure, tamponnés en
queue, toujours de la même façon, par le choc d'un
dactyle contre un spondée.
Empruntée à la forge perfectionnée de Catulle, cette
A REBOURS 37
invariable métrique, sans fantaisie, sans pitié, bourrée
de mots inutiles, de remplissages, de chevilles aux
boucles identiques et prévues; cette misère de l'épi-
thète homérique revenant sans cesse, pour ne rien dési-
gner, pour ne rien faire voir, tout cet indigent vocabu-
laire aux teintes insonores et plates, le suppliciaient.
Il est juste d'ajouter que si son admiration pour Vir-
gile était des plus modérées et que si son attirance pour
les claires éjections d'Ovide était des plus discrètes et
des plus sourdes, son dégoût pour les grâces éléphan-
tines d'Horace, pour le babillage de ce désespérant
pataud qui minaude avec des gaudrioles plâtrées de
vieux clown, était sans borne.
En prose, la langue verbeuse, les métaphores redon-
dantes, les digressions amphigouriques du Pois Chiche,
ne le ravissaient pas davantage ; la jactance de ses apos-
trophes, le flux de ses rengaines patriotiques, l'emphase
de ses harangues, la pesante masse de son style, charnu,
nourri, mais tourné à la graisse et privé de moelles et
d'os, les insupportables scories de ses longs adverbes
ouvrant la phrase, les inaltérables formules de ses
adipeuses périodes mal liées entre elles par le fil des
conjonctions, enfin ses lassantes habitudes de tautolo-
gie, ne le séduisaient guère; et, pas beaucoup plus que
Cicéron, César, réputé pour son laconisme, ne l'enthou-
siasmait; car l'excès contraire se montrait alors, une
aridité de pète sec, une stérilité de mémento, une consti-
pation incroyable et indue.
38 A REBOURS
Somme toute, il ne trouvait pâture ni parmi ces écri-
vains ni parmi ceux qui font cependant les délices des
faux lettrés : Salluste moins décoloré que les autres
pourtant; Tite-Live sentimental et pompeux; Sénèque
turgide et blafard; Suétone, lymphatique et laryejix_j
Tacite, le plus nerveux dans sa concision apprêtée, le
plus âpre, le plus musclé d'eux tous. En poésie, Juvé-
nal, malgré quelques vers durement bottés ; Perse, mal-
gré ses insinuations mystérieuses, le laissaient froid.
En négligeant Tibulle et Properce, Quintilien et les
Pline, Stace, Martial de Bilbilis, Térence même et
Plaute dont le jargon plein de néologismes, de mots
composés, de diminutifs, pouvait lui plaire, mais dont
le bas comique et le gros sel lui répugnaient, des
Esseintes commençait seulement à s'intéresser à la
langue latine avec Lucain, car elle était élargie, déjà
plus expressive et moins chagrine; cette armature tra-
vaillée, ces vers plaqués d'émaux, pavés de joaillerie,
le captivaient, mais cette préoccupation exclusive de
la forme, ces sonorités de timbres, ces éclats de métal,
ne lui masquaient pas entièrement le vide de la pensée,
la boursouflure de ces ampoules qui bossuent la peau
de la Pharsale.
L'auteur qu'il aimait vraiment et qui lui faisait relé-
guer pour jamais hors de ses lectures les retentissantes
adresses de Lucain, c'était Pétrone.
Celui-là était un observateur perspicace, un délicat
analyste, un merveilleux peintre; tranquillement, sans
A REBOURS 39
parti pris, sans haine, il décrivait la vie journalière de
Rome, racontait dans les alertes petits chapitres du
Satyricon, les mœurs de son époque.
Notant à mesure les faits, les constatant dans une
forme définitive, il déroulait la menue existence du
peuple, ses épisodes, ses bestialités, ses ruts.
Ici, c'est l'inspecteur des garnis qui vient demander
le nom des voyageurs récemment entrés; là, ce sont
des lupanars où des gens rôdent autour de femmes
nues, debout entre des écriteaux, tandis que par les
portes mal fermées des chambres, l'on entrevoit les
ébats des couples; là, encore, au travers des villas
d'un luxe insolent, d'une démence de richesses et de
faste, comme au travers des pauvres auberges qui se
succèdent dans le livre, avec leurs lits de sangle défaits,
pleins de punaises, la société du temps s'agite : impurs
filous, tels qu'Ascylte et qu'Eumolpe, à la recherche
d'une bonne aubaine; vieux incubes aux robes retrous-
sées, aux joues plâtrées de blanc de plomb et de rouge
acacia; gitons de seize ans, dodus et frisés ; femmes en
proie aux attaques de l'hystérie; coureurs d'héritages
offrant leurs garçons et leurs filles aux débauches des
testateurs; tous courent le long des pages, discutent
dans les rues, s'attouchent dans les bains, se rouent
de coups ainsi que dans une pantomime.
Et cela raconté dans un style d'une verdeur étrange,
d'une couleur précise, dans un style puissant à tous
les dialectes, empruntant des expressions à toutes les
'lO A REBOURS
langues charriées dans Rome, reculant toutes les
limites, toutes les entraves du soi-disant grand siècle,
faisant parler à chacun son idiome : aux affranchis,
sans éducation, le latin populacier, l'argot de la rue;
aux étrangers leur patois barbare, mâtiné d'africain,
de syrien et de grec; aux pédants imbéciles, comme
l'Agamemnon du livre, une rhétorique de mots pos-
tiches. Ces gens sont dessinés d'un trait, vautrés autour
d'une table, échangeant d'insipides propos d'ivrognes,
débitant de séniles maximes, d'ineptes dictons, le
mufle tourné vers le Trimalchio qui se cure les dents,
offre des pots de chambre à la société, l'entretient de
la santé de ses entrailles et vente, en invitant ses con-
. vives à se mettre à l'aise.
v Ce roman réaliste, cette tranche découpée dans le
vif de la vie romaine, sans préoccupation, quoi qu'on
en puisse dire, de réforme et de satire, sans besoin de
fin apprêtée et de morale; cette histoire, sans intrigue,
sans action, mettant en scène les aventures de gibiers
de Sodome; analysant avec une placide finesse les
joies et les douleurs de ces amours et de ces couples;
dépeignant, en une langue splendidement orfévrie,
sans que l'auteur se mojaire ^«^LjiejULliLJ-Qis, sans qu'il
se livre à aucun commentaire, sans qu'il approuve ou
maudisse les actes et les pensées de ses personnages,
les vices d'une civilisation décrépite, d'un empire qui
se fêle poignait des Esseintes et il entrevoyait dans le
raffinement du style, dans l'acuité de l'observation,
A REBOURS 41
dans la fermeté de la méthode, de singuliers rappro-
chements, de curieuses analogies, avec les quelques
romans français modernes qu'il supportait.
A coup sûr, il regrettait amèrement YEustion et
YAlbutia, ces deux ouvrages de Pétrone que men-
tionne Planciade Fulgence et qui sont à jamais perdus ;
mais le bibliophile qui était en lui consolait le lettré,
maniant avec des mains dévotes la superbe édition
qu'il possédait du Satyricon, l'in-8 portant le millé-
sime 1585 et le nom de J. Dousa7à Leyde.
Partie de Pétrone, sa collection latine entrait dans
le 11e siècle de l'ère chrétienne, sautait le déclamateur
Fronton, aux termes surannés, mal réparés, mal rever-
nis, enjambait les Nuits attiques d'Aulu-Gelle, son
disciple et ami, un esprit sagace et fureteur, mais un
écrivain empêtré dans une glutineuse vase et elle fai-
sait halte devant Apulée dont il gardait l'édition prin-
ceps, in-folio, imprimée en 1469, à Rome.
Cet Africain le réjouissait ; la langue latine battait le
plein dans ses Métamorphoses ; elle roulait des limons,
des eaux variées, accourues de toutes les provinces,
et toutes se mêlaient, se confondaient en une teinte
bizarre, exotique, presque neuve; des maniérismes,
des détails nouveaux de la société latine trouvaient à
se mouler en des néologismes créés pour les besoins
de la conversation, dans un coin romain de l'Afrique;
puis sa jovialité d'homme évidemment gras, son exu-
bérance méridionale amusaient. Il apparaissait ainsi
42 A REBOURS
qu'un salace et gai compère à côté des apologistes chré-
tiens qui vivaient, au même siècle, le soporifîqueMinu-
cius Félix, un pseudo-classique, écoulant dans son
Octavius les émulsines encore épaissies de Cicéron,
voire même Tertullien qu'il conservait peut-être plus
pour son édition de Aide, que pour son œuvre même.
Bien qu'il fût assez ferré sur la théologie, les dis-
putes des montanistes contre l'Église catholique, les
polémiques contre la gnose, le laissaient froid; aussi,
et malgré la curiosité du style de Tertullien, un style
concis, plein d'amphibologies, reposé sur des parti-
cipes, heurté par des oppositions, hérissé de jeux de
mots et de pointes, bariolé de vocables triés dans la
science juridique et dans la langue des Pères de
l'Eglise grecque, il n'ouvrait plus guère Y Apologé-
tique et le Traité de la Patience et, tout au plus,
lisait-il quelques pages du De cultu feminarum où
Tertullien objurgue les femmes de ne pas se parer de
bijoux et d'étoffes précieuses, et leur défend l'usage
; des cosmétiques parce qu'ils essayent de corriger la
l nature et de l'embellir.
Ces idées, diamétralement opposées aux siennes, le
faisaient sourire; puis le rôle joué par Tertullien, dans
son évêché de Carthage, lui semblait suggestif en
rêveries douces; plus que ses œuvres, en réalité
l'homme l'attirait.
Il avait, en effet, vécu dans des temps houleux,
secoués par d'affreux troubles, sous Caracalla, sous
AREBOURS 43
Macrin, sous l'étonnant grand-prêtre d'Emèse, Elaga-
bal, et il préparait tranquillement ses sermons, ses
écrits dogmatiques, ses plaidoyers, ses homélies, pen-
dant que l'Empire romain branlait sur ses bases, que
les folies de l'Asie, que les ordures du paganisme cou-
laient à pleins bords; il recommandait, avec le plus
beau sang-froid, l'abstinence charnelle, la frugalité
des repas, la sobriété de la toilette, alors que, marchant
dans de la poudre d'argent et du sable d'or, la tête
ceinte d'une tiare, les vêtements brochés de pierreries,
Elagabal travaillait, au milieu de ses eunuques, à des
ouvrages de femmes, se faisait appeler Impératrice et
changeait, toutes les nuits, d'Empereur, l'élisant de
préférence parmi les barbiers, les gâte-sauce, et les
cochers de cirque.
Cette antithèse le ravissait; puis la langue latine,
arrivée à sa maturité suprême sous Pétrone, allait
commencer à se dissoudre; la littérature chrétienne
prenait place, apportant avec des idées neuves, des mots
nouveaux, des constructions inemployées, des verbes
inconnus, des adjectifs aux sens alambiqués, des mots
abstraits, rares jusqu'alors dans la langue romaine, et
dont Tertullien avait, l'un des premiers, adopté l'usage.
Seulement, cette déliquescence continuée après la
mort de Tertullien, par son élève saint Cyprien, par
Arnobe, par le pâteux Lactance, était sans attrait.
C'était un faisandage incomplet et alenti; c'étaient de
gauches retours aux emphases cicéroniennes, n'ayant
44 A REliOU H S
pas encore ce fumet spécial qu'au ive siècle, et surtout
pendant les siècles qui vont suivre, l'odeur du chris-
tianisme donnera à la langue païenne, décomposée
comme une venaison, s'émiettant en même temps que
s'effritera la civilisation du vieux monde, en même
temps que s'écrouleront, sous la poussée des Barbares,
les Empires putréfiés par la sanie des siècles^/
Un seul poète chrétien, Commodien de Gaza repré-
sentait dans sa bibliothèque l'art de l'an m. Le Car-
men apologetîcum, écrit en 259, est un recueil d'ins-
tructions, tortillées en acrostiches, dans des hexamètres
populaires, césures selon le mode du vers héroïque,
composés sans égard à la quantité et à l'hiatus et sou-
vent accompagnés de rimes telles que le latin d'église
en fournira plus tard de nombreux exemples.
Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins
de termes de langage usuel, de mots aux sens primitifs
détournés, le requéraient, l'intéressaient même davan-
tage que le style pourtant blet et déjà verdi des histo-
riens Ammien Marcellin et Aurelius Victor, de l'épis-
tolier Symmaque et du compilateur et grammairien
Macrobe ; il les préférait même à ces véritables vers
scandés, à cette langue tachetée et superbe que par-
lèrent Claudien, Rutilius et Ausone.
Ceux-là étaient alors les maîtres de l'art; ils emplis-
saient l'Empire mourant, de leurs cris; le chrétien
Ausone, avec son Centon Xuptial et son poème abon-
dant et paré de la Moselle; Rutilius, avec ses hymnes
A REBOURS 45
à la gloire de Rome, ses anathèmes contre les juifs et
contre les moines, son itinéraire d'Italie en Gaule, où
il arrive à rendre certaines impressions de la vue, le
vague des paysages reflétés dans l'eau, le mirage des
vapeurs, l'envolée des brumes entourant les monts.
Claudien, une sorte d'avatar de Lucain, qui domine
tout le ive siècle avec le terrible clairon de ses vers;
un poète forgeant un hexamètre éclatant et sonore,
frappant, dans des gerbes d'étincelles, l'épithète d'un
coup sec, atteignant une certaine grandeur, soulevant
son œuvre d'un puissant souffle. Dans l'Empire d'Occi-
dent qui s'effondre de plus en plus, dans le gâchis des
égorgements réitérés qui l'entourent; dans la menace
perpétuelle des Barbares qui se pressent maintenant
en foule aux portes de l'Empire dont les gonds craquent,
il ranime l'antiquité, chante l'enlèvement de Proser-
pine, plaque ses couleurs vibrantes, passe avec tous ses
feux allumés dans l'obscurité qui envahit le monde.
Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernière fan-
fare, élevant son dernier grand poète au-dessus du
christianisme qui va désormais submerger entière-
ment la langue, qui va, pour toujours maintenant, res-
ter seul maître de l'art, avec Paulin, l'élève d'Ausone;
le prêtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers
les Evangiles; Victorin, l'auteur des Macchabées; Sanc-
tus Burdigalensis qui, dans une églogue imitée de
Virgile, fait déplorer aux pâtres Egon et Buculus, les
maladies de leurs troupeaux; et toute la série des
46 A REBOURS
saints : Hilaire de Poitiers, le défenseur de la foi de
Nicée, l'Athanase de l'Occident, ainsi qu'on l'appelle;
Ambroise, l'auteur d'indigestes homélies, l'ennuyeux
Cicéron chrétien; Damase, le fabricant d'épigrammes
lapidaires; Jérôme, le traducteur de la Vulgate, et son
adversaire Vigilantius de Comminges qui attaque le
culte des saints, l'abus des miracles, les jeûnes, et
prêche déjà, avec des arguments que les âges se répé-
teront, contre les vœux monastiques et le célibat des
prêtres.
Enfin au ve siècle, Augustin, évêque d'Hippone,
Celui-là, des Esseintes ne le connaissait que trop, car
il était l'écrivain le plus réputé de l'Eglise, le fonda-
teur de l'orthodoxie chrétienne, celui que les catho-
liques considèrent comme un oracle, comme un sou-
verain maître. Aussi ne l'ouvrait-il plus, bien qu'il eût
chanté, dans ses Confessions, le dégoût de la terre et
que sa piété gémissante eût, dans sa Cité de Dieu,
essayé d'apaiser l'effroyable détresse du siècle par les
sédatives promesses de destinées meilleures. Au temps
où il pratiquait la théologie, il était déjà las, saoul de
ses prédications et de ses jérémiades, de ses théories
sur la prédestination et sur la grâce, de ses combats
contre les schismes.
Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Pru-
dence, l'inventeur du poème allégorique qui, plus tard,
sévira sans arrêt, au moyen âge, et les œuvres de
Sidoine Apollinaire dont la correspondance lardée de
A REBOURS 47
saillies, de pointes, d'archaïsmes, d'énigmes, le ten-
tait. Volontiers, il relisait les panégyriques où cet
évêque invoque, à l'appui de ses vaniteuses louanges,
les déités du paganisme, et, malgré tout, il se sentait
un faible pour les affectations et les sous-entendus de
ces poésies fabriquées par un ingénieux mécanicien
qui soigne sa machine, huile ses rouages, en invente,
au besoin, de compliqués et d'inutiles.
Après Sidoine, il fréquentait encore le panégyriste
Mérobaudes; Sédulius, l'auteur de poèmes rimes et
d'hymnes abécédaires dont l'Eglise s'est approprié cer-
taines parties pour les besoins de ses offices; Marius
Victor, dont le ténébreux traité sur la Perversité des
mœurs s'éclaire, çà et là, de vers luisants comme du
phosphore; Paulin de Pella, le poète du grelottant
Eucharisticon; Orientius, l'évêque d'Auch, qui, dans
les distiques de ses Moniloires, invective la licence
des femmes dont il prétend que les visages perdent les
peuples.
L'intérêt que portait des Esseintes à la langue latine ne
faiblissait pas, maintenant que complètement pourrie,
elle pendait, perdant ses membres, coulant son pus, gar-
dantàpeine, dans toute la corruption deson corps, quel-
ques parties fermes que les chrétiens détachaient afin
de les mariner dans la saumure de leur nouvelle langue.
La seconde moitié du ve siècle était venue, l'épou-
vantable époque où d'abominables cahots boulever-
saient la terre. Les Barbares saccageaient la Gaule;
48 A BEBOURS
Rome paralysée, mise au pillage par les Wisigoths,
sentait sa vie se glacer, voyait ses parties extrêmes,
l'Occident et l'Orient, se débattre dans le sang, s'épuiser
de jour en jour.
Dans la dissolution générale, dans les assassinats de
césars qui se succèdent, dans le bruit des carnages qui
ruissellent d'un bout de l'Europe à l'autre, un effrayant
hourra retentit, étouffant les clameurs, couvrant les
voix. Sur la rive du Danube, des milliers d'hommes,
plantés sur de petits chevaux, enveloppés de casaques
de peaux de rats, des Tartares affreux, avec d'énormes
têtes, des nez écrasés, des mentons ravinés de cicatrices
et de balafres, des visages de jaunisse dépouillés de
poils, se précipitent, ventre à terre, enveloppent d'un
tourbillon, les territoires des Bas-Empires.
Tout disparut dans la poussière des galops, dans la
fumée des incendies. Les ténèbres se firent et les peuples
consternés tremblèrent, écoutant passer, avec un fracas
de tonnerre, l'épouvantable trombe. La horde des Huns
rasa l'Europe, se rua sur la Gaule, s'écrasa dans les
plaines de Châlons où Aétius la pila dans une effroyable
charge. La plaine, gorgée de sang, moutonna comme
une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrè-
rent la route, brisèrent l'élan de cette avalanche qui,
déviée, tomba, éclatant en coups de foudre, sur l'Italie
où les villes exterminées flambèrent comme des meules.
L'Empire d'Occident croula sous le choc; la vie ago-
nisante qu'il traînait dans l'imbécillité et dans l'ordure,
A REBOURS 49
s'éteignit; la fin de l'univers semblait d'ailleurs proche;
les cités oubliées par Attila étaient décimées par la famine
et par la peste; le latin parut s'effondrer, à son tour,
sous les ruines du monde.
Des années s'écoulèrent; les idiomes barbares com-
mençaient à se régler, à sortir de leurs gangues, à former
de véritables langues; le latin sauvé dans la débâcle
par les cloîtres se confina parmi les couvents et parmi
les cures; çà et là, quelques poètes brillèrent, lents et
froids : l'Africain Dracontius avec son Hexameron,
Claudius Mamert, avec ses poésies liturgiques; Avitus
de Vienne; puis des biographes, tels qu'Ennodius qui
raconte les prodiges de saint Epiphane, le diplomate
perspicace et vénéré, le probe et vigilant pasteur : tels
qu'Eugippe qui nous a retracé l'incomparable vie de
saint Séverin, cet ermite mystérieux, cet humble ascète,
apparu, semblable à un ange de miséricorde, aux peu-
ples éplorés, fous de souffrances et de peur; des écri-
vains tels que Véranius du Gévaudan qui prépara un
petit traité sur la continence, tels qu'Aurelian et Fer-
reolus qui compilèrent des canons ecclésiastiques; des
historiens tels que Rothérius d'Agde, fameux par une
histoire perdue des Huns.
Les ouvrages des siècles suivants se clairsemaient
dans la bibliothèque de des Esseintes. Le vie siècle était
cependant encore représenté par Fortunat, l'évêque de
Poitiers, dont les hymnes et le Vexilla régis, taillés
dans la vieille charogne de la langue latine, épicée par
4
50 A IIEBOI'IIS
les aromates de l'Eglise, le hantaient à certains jours;
par Boëce, le vieux Grégoire de Tours et Jornandès;
puis, aux vne et vin6 siècles, comme, en sus de la basse
latinité des chroniqueurs, des Frédégaire et des Paul
Diacre, et des poésies contenues dans l'antiphonaire
de Bangor dont il regardait parfois l'hymne alphabé-
tique et monorime, chantée en l'honneur de saint Com-
gill, la littérature se confinait presque exclusivement
dans des biographies de saints, dans la légende de saint
Columban écrite par le cénobite Jonas, et celle du bien-
heureux Cuthbert, rédigée par Bède le Vénérable sur
les notes d'un moine anonyme de Lindisfarn, il se bor-
nait à feuilleter, dans ses moments d'ennui, l'œuvre
de ces hagiographes et à relire quelques extraits de la
vie de sainte Rusticula et de sainte Radcgonde, relatées,
l'une, par Defensorius, svnodite de Ligugé, l'autre, par
lamodeste et la naïve Baudonivia, religieuse de Poitiers.
Mais de singuliers ouvrages de la littérature latine,
anglo-saxonne, l'alléchaient davantage : c'était toute la
série des énigmes d'Adhelme, de Tatwine, d'Eusèbe,
ces descendants de Symphosius, et surtout les énigmes
composées par saint Boni face, en des strophes acros-
tiches dont la solution se trouvait donnée par les lettres
initiales des vers.
\ Son attirance diminuait avec la fin de ces deux siècles ;
peu ravi, en somme, par la pesante masse des latinistes
carlovingiens, les Alcuin et les Eginhard, il se conten-
tait, comme spécimen de la langue au ixe siècle, des
A REBOURS 51
chroniques de l'anonyme de saint Gall, de Fréculfe et
de Réginon, du poème sur le siège de Paris tissé par
Abbo le Courbé, de l'Ilortulus, le poème didactique
du bénédictin Walafrid Strabo, dont le chapitre consacré
à la gloire de la citrouille, symbole de la fécondité, le
mettait en liesse ; du poème d'Ermold le Noir, célébrant
les exploits de Louis le Débonnaire, un poème écrit
en hexamètres réguliers, dans un style austère, presque
noir, dans un latin de fer trempé dans les eaux monas-
tiques, avec, çà et là, des pailles de sentiment dans le
dur métal ; du De virîbus herbarum, le poème de Macer
Floridus,qui le délectait particulièrement par ses recet-
tes poétiques et les très étranges vertus qu'il prête à
certaines plantes, à certaines fleurs : à l'aristoloche,
par exemple, qui, mélangée à de la chair de bœuf et
placée sur le bas-ventre d'une femme enceinte, la fait
irrémédiablement accoucher d'un enfant mâle; à la
bourrache qui, répandue en infusion dans une salle à
manger, égayé les convives; à la pivoine dont la racine
brovée guérit à jamais du haut mal; au fenouil qui,
posé sur la poitrine d'une femme, clarifie ses eaux et
stimule l'indolence de ses périodes.
A part quelques volumes spéciaux, inclassés; mo-
dernes ou sans date, certains ouvrages de kabballe,
de médecine et de botanique ; certains tomes dépareillés
de la patrologie de Migne, renfermant des poésies chré-
tiennes introuvables, et de l'anthologie des petits poètes
latins de Wernsdorff, à part le Meursius, le manuel
52 A REBOURS
d'érotologie classique de Forberg, la mœchialogie et
les diaconales à l'usage des confesseurs, qu'il épous-
setait à de rares intervalles, sa bibliothèque latine s'ar-
rêtait au commencement du xe siècle.
Et, en effet, la curiosité, la naïveté compliquée du
langage chrétien avaient, elles aussi, sombré. Le fatras
des philosophes et des scoliastes, la logomachie du
moyen âge allaient régner en maîtres. L'amas de suie
des chroniques et des livres d'histoire, les saumons de
plomb des cartulaires allaient s'entasser, et la grâce
balbutiante, la maladresse parfois exquise des moines
mettant en un pieux ragoût les restes poétiques de l'an-
tiquité, étaient mortes ; les fabriques de verbes aux sucs
épurés, de substantifs sentant l'encens, d'adjectifs bizar-
res, taillés grossièrement dans l'or, avec le goût barbare
et charmant des bijoux goths, étaient détruites. Les
vieilles éditions, choyées par des Esseintes, cessaient
— et, en un saut formidable de siècles, les livres s'éta-
geaient maintenant sur les rayons, supprimant la tran-
sition des âges, arrivant directement à la langue fran-
çaise du présent siècle.
T0^
IV
Une voiture s'arrêta, vers une fin d'après-midi, devant
la maison de Fontenay. Comme des Esseintes ne
recevait aucune visite, comme le facteur ne se hasardait
même pas dans ces parages inhabités, puisqu'il n'avait à
lui remettre aucun journal, aucune revue, aucune lettre,
les domestiques hésitèrent, se demandant s'il fallait
ouvrir; puis, au carillon de la sonnette, lancée à toute
volée contre le mur, ils se hasardèrent à tirer le judas
incisé dans la porte et ils aperçurent un monsieur dont
toute la poitrine était couverte, du col au ventre, par
un immense bouclier d'or.
Ils avertirent leur maître qui déjeunait.
— Parfaitement, introduisez, fit-il — car il se souve-
nait d'avoir autrefois donné, pour la livraison d'une
commande, son adresse à un lapidaire.
Le monsieur salua, déposa, dans la salle à manger,
sur le parquet de pitch-pin, son bouclier qui oscilla,
se soulevant un peu, allongeant une tête serpentine de
tortue qui, soudain effarée, rentra sous sa carapace.
Cette tortue était une fantaisie venue à des Esseintes
quelque temps avant son départ de Paris. Regardant,
un jour, un tapis d'Orient, à reflets, et, suivant les lueurs
argentées qui couraient sur la trame de la laine, jaune
54 A REBOURS
aladin et violet prune, il s'était dit : il serait bon de
placer sur ce tapis quelque chose qui remuât et dont
le ton foncé aiguisât la vivacité de ces teintes.
Possédé par cette idée il avait vagué, au hasard des
rues, était arrivé au Palais-Royal, et devant la vitrine
de Chevet s'était frappé le front : une énorme tortue
était là, dans un bassin. Il l'avait achetée : puis, une fois
abandonnée sur le tapis, il s'était assis devant elle et
il l'avait longuement contemplée, en clignant de l'œil.
Décidément la couleur tête-de-nègre, le ton de Sienne
crue de cette carapace salissait les reflets du tapis sans
les activer; les lueurs dominantes de l'argent étince-
laient maintenant à peine, rampant avec les tons froids
du zinc écorché, sur les bords de ce test dur et terne.
Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de
concilier ces mésalliances, d'empêcher le divorce résolu
de ces tons; il découvrit enfin que sa première idée,
consistant à vouloir attiser les feux de l'étoffe par le
balancement d'un objet sombre mis dessus était fausse;
en somme, ce tapis était encore trop voyant, trop pétu-
lant, trop neuf. Les couleurs ne s'étaient pas suffisam-
ment émoussées et amoindries ; il s'agissait de renverser
la proposition, d'amortir les tons, de les éteindre par
le contraste d'un objet éclatant, écrasant tout autour de
lui, jetant de la lumière d'or sur de l'argent pâle. Ainsi
posée, la question devenait plus facile à résoudre. _IJ_
se détermina, en conséquence, à faire glacer d'or la cui-
isse de sa tortue.
A DEBOURS
Une fois rapportée de chez le praticien qui la prit en
pension, la bète fulgura comme un soleil, rayonna sur
le tapis dont les teintes repoussées fléchirent, avec des
irradiations de pavois wisigoth aux squames imbri-
quées par un artiste d'un goût barbare.
Des Esseintes fut tout d'abord enchanté de cet effet;
puis il pensa que ce gigantesque bijou n'était qu'ébau-
ché, qu'il ne serait vraiment complet qu'après qu'il
aurait été incrusté de pierres rares.
Il choisit dans une collection japonaise un dessin
représentant un essaim de fleurs partant en fusées d'une
mince tige, l'emporta chez un joaillier, esquissa une
bordure qui enfermait ce bouquet dans un cadre ovale,
et il fit savoir, au lapidaire stupéfié que les feuilles, que
les pétales de chacune de ces fleurs, seraient exécutés en
pierreries et montés dans l'écaillé même de la bête.
Le choix des pierres l'arrêta; le diamant est devenu
singulièrement commun depuis que tous les commer-
çants en portent au petit doigt; les émeraudes et les
rubis de l'Orient sont moins avilis, lancent de ruti-
lantes flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux
verts et rouges de certains omnibus qui arborent des
fanaux de ces deux couleurs, le long des tempes ; quant
aux topazes, brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon
marché, chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer
des écrins dans une armoire à glace; d'un autre côté,
bien que l'Eglise ait conservé à l'améthyste un caractère
sacerdotal, tout à la fois onctueux et grave, cette pierre
56 A REBO U J< S
s'est, elle aussi, galvaudée aux oreilles sanguines et
aux mains tubuleuses des bouchères qui veulent, pour
un prix modique, se parer de vrais et pesants bijoux;
seul, parmi ces pierres, le saphir a gardé des feux
inviolés par la sottise industrielle et pécuniaire. Ses
étincelles grésillant sur une eau limpide et froide, ont,
en quelque sorte, garanti de toute souillure sa noblesse
discrète et hautaine. Malheureusement, aux lumières,
ses flammes fraîches ne crépitent plus; l'eau bleue rentre
en elle-même, semble s'endormir pour ne se réveiller, en
pétillant, qu'au point du jour.
Décidément, aucune de ces pierreries ne contentait
des Esseintes; elles étaient d'ailleurs trop civilisées et
trop connues. Il fit ruisseler entre ses doigts des miné-
raux plus surprenants et plus bizarres, finit par trier
une série de pierres réelles et factices dont le mélange
devait produire une harmonie fascinatrice et décon-
certante.
Il composa ainsi le bouquet de ses fleurs : les feuilles
furent serties de pierreries d'un vert accentué et précis :
de chrysobéryls vert asperge ; de péridots vert poireau ;
d'olivines vert olive; et elles se détachèrent de bran-
ches en almadine et en ouwarovite d'un rouge violacé,
jetant des paillettes d'un éclat sec de même que ces
micas de tartre qui luisent dans l'intérieur des futailles.
Pour les fleurs, isolées de la tige, éloignées du pied
de la gerbe, il usa de la cendre bleue; mais il repoussa
formellement cette turquoise orientale qui se met en
A REBOURS 57
broches et en bagues et qui fait, avec la banale perle
et l'odieux corail, les délices du menu peuple ; il choisit
exclusivement des turquoises de l'Occident, des pierres
qui ne sont, à proprement parler, qu'un ivoire fossile
imprégné de substances cuivreuses et dont le bleu céla-
don est engorgé, opaque, sulfureux, commejauni de bile.
Cela fait, il pouvait maintenant enchâsser les pétales
de ses fleurs épanouies au milieu du bouquet, de ses
fleurs les plus voisines, les plus rapprochées du tronc,
avec des minéraux transparents, aux lueurs vitreuses
et morbides, aux jets fiévreux et aigres.
Il les composa uniquement d'yeux de chat de Ceylan,
de cymophanes et de saphirines.
Ces trois pierres dardaient en effet, des scintillements
mystérieux et pervers, douloureusement arrachés du
fond glacé de leur eau trouble.
L'œil de chat d'un gris verdàtre, strié de veines con-
centriques qui paraissent remuer, se déplacer à tout
moment, selon les dispositions de la lumière.
La cymophane avec des moires azurées courant sur
la teinte laiteuse qui flotte à l'intérieur.
La saphirine qui allume des feux bleuâtres de phos-
phore sur un fond de chocolat, brun sourd.
Le lapidaire prenait note à mesure des endroits où
devaient être incrustées les pierres. Et la bordure de
la carapace, dit-il à des Esseintes?
Celui-ci avait d'abord songé à quelques opales et à
quelques hydrophanes; mais ces pierres intéressantes
58 A REBOURS
par l'hésitation de leurs couleurs, par le doute de leurs
flammes, sont par trop insoumises et infidèles; l'opale
a une sensibilité toute rhumatismale; le jeu de ses rayons
s'altère suivant l'humidité, la chaleur ou le froid ; quant
à l'hydrophane elle ne brûle que dans l'eau et ne consent
à allumer sa braise grise qu'alors qu'on la mouille.
Il se décida enfin pour des minéraux dont les reflets
devaient s'alterner : pour l'hyacinthe de Gompostelle,
rouge acajou; l'aigue-marine, vert glauque; le rubis-
balais, rose vinaigre; le rubis de Sudermanie, ardoise
pâle. Leurs faibles chatoiements suffisaient à éclairer
les ténèbres de l'écaillé et laissaient sa valeur à la flo-
raison des pierreries qu'ils entouraient d'une mince
guirlande de feux vagues. /
Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un
coin de sa salle à manger, la tortue qui rutilait dans
la pénombre.
Il se sentit parfaitement heureux ; sesyeux se grisaient
à ces resplendissements de corolles en flammes sur un
fond d'or; puis, contrairement à son habitude, il avait
appétit et il trempait ses rôties enduites d'un extraor-
dinaire beurre dans une tasse de thé, un impeccable
mélange de Si-a-Fayoune, de Mo-you-tann, et de
Khansky, des thés jaunes, venus de Chine en Russie
par d'exceptionnelles caravanes.
Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines de
la Chine, dites coquilles d'œufs, tant elles sont dia-
phanes et légères et, de même qu'il n'admettait que
A IlEBOURS 59
ces adorables tasses, il ne se servait également, en fait
de couverts, que d'authentique vermeil, un peu dédoré,
alors que l'argent apparaît un tantinet, sous la couche
fatiguée de l'or et lui donne ainsi une teinte d'une
douceur ancienne, toute épuisée, toute moribonde.
Après qu'il eut bu sa dernière gorgée, il rentra dans
son cabinet et fit apporter par le domestique la tortue
qui s'obstinait à ne pas bouger.
La neige tombait. Aux lumières des lampes, des
herbes de glace poussaient derrière les vitres bleuâtres
et le givre, pareil à du sucre fondu, scintillait dans
les culs de bouteille des carreaux tiquetés d'or.
Un silence profond enveloppait la maisonnette en-
gourdie dans les ténèbres.
Des Esseintes rêvassait; le brasier chargé de bûches
emplissait d'effluves brûlants la pièce; il entr'ouvrit la
fenêtre.
Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel
se levait devant lui, noir et moucheté de blanc.
Un vent glacial courut, accéléra le vol éperdu de la
neige, intervertit l'ordre des couleurs.
La tenture héraldique du ciel se retourna, devint une
véritable hermine, blanche, mouchetée de noir, à son
tour, par les points de nuit dispersés entre les flocons.
Il referma la croisée; ce brusque passage sans tran-
sition, de la chaleur torride, aux frimas du plein hiver
l'avait saisi; il se recroquevilla près du feu et l'idée lui
vint d'avaler un spiritueux qui le réchauffât.
60 A REBOl'HS
Il s'en fut dans la salle à manger où, pratiquée dans
l'une des cloisons, une armoire contenait une série de
petites tonnes, rangées côte à côte, sur de minuscules
chantiers de bois de santal, percées de robinets d'argent
au bas du ventre.
Il appelait cette réunion de barils à liqueurs, son
orgue à bouche.
Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les
asservir à un mouvement unique, de sorte qu'une fois
l'appareil en place, il suffisait de toucher un bouton
dissimulé dans la boiserie, pour que toutes les can-
nelles, tournées en même temps, remplissent de li-
queur les imperceptibles gobelets placés au-dessous
d'elles.
L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs étique-
tés « flûte, cor, voix céleste » étaient tirés, prêts à la
manœuvre. Des Esseintes buvait une goutte, ici, là, se
jouait des symphonies intérieures, arrivait à se procu-
rer, dans le gosier, des sensations analogues à celles
que la musique verse à l'oreille.
Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui,
comme goût, au son d'un instrument. Le curaçao sec,
par exemple, à la clarinette dont le chant est aigrelet
et velouté; le kummel au hautbois dont le timbre
sonore nasille; la menthe et l'anisette, à la flûte, tout à
la fois sucrée et poivrée, piaulante et douce; tandis
que, pour compléter l'orchestre, le kirsch sonne furieu-
sement de la trompette; le gin et le whisky emportent le
A REBOURS 61
palais avec leurs stridents éclats de pistons et de trom-
bones, l'eau-de-vie de marc fulmine avec les assour-
dissants vacarmes des tubas, pendant que roulent les
coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frappés
à tour de bras, dans la peau de la bouche, par les
rakis de Chio et les mastics !
Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'étendre,
que des quatuors d'instruments à cordes pouvaient
fonctionner sous la voûte palatine, avec le violon repré-
sentant la vieille eau-de-vie, fumeuse et fine, aiguë et
frêle; avec l'alto simulé parle rhum plus robuste, plus
ronflant, plus sourd; avec le vespétro déchirant et pro-
longé, mélancolique et caressant comme un violon-
celle; avec la contre-basse, corsée, solide et noire
comme un pur et vieux bitter. On pouvait même, si
l'on voulait former un quintette, adjoindre un cin-
quième instrument, la harpe, qu'imitait par une vrai-
semblable analogie, la saveur vibrante, la note argen-
tine, détachée et grêle du cumin sec.
La similitude se prolongeait encore; des relations
de tons existaient dans la musique des liqueurs; ainsi
pour ne citer qu'une note, la bénédictine figure, pour
ainsi dire, le ton mineur de ce ton majeur des alcools
que les partitions commerciales désignent sous le
signe de chartreuse verte.
Ces principes une fois admis, il était parvenu, grâce
à d'érudites expériences, à se jouer sur la langue de
silencieuses mélodies, de muettes marches funèbres à
62 A REBO U H S
grand spectacle, à entendre, dans sa bouche, des solis
de menthe, des duos de vespétro et de rhum.
Il arrivait même à transférer dans sa mâchoire de
véritables morceaux de musique, suivant le compo-
siteur, pas à pas, rendant sa pensée, ses effets, ses
nuances, par des unions ou des contrastes voisins de
liqueurs, par d'approximatifs et savants mélanges.
D'autrefois, il composait lui-même des mélodies,
exécutait des pastorales avec le bénin cassis qui lui
faisait roulader, dans la gorge, des chants emperlés
de rossignol; avec le tendre cacao-chouva qui fredon-
nait de sirupeuses bergerades, telles que « les romances
d'Estelle » et les « Ah ! vous dirai-je, maman » du
temps jadis.
Mais, ce soir-là, des Esseintes n'avait nulle envie
d'écouter le goût de la musique; il se borna à enlever
une note au clavier de son orgue, en emportant un
petit gobelet qu'il avait préalablement rempli d'un
véridique whisky d'Irlande.
Il se renfonça dans son fauteuil et huma lentement
ce suc fermenté d'avoine et d'orge; un fumet prononcé
de créosote lui empuantit la bouche.
Peu à peu, en buvant, sa pensée suivit l'impression
maintenant ravivée de son palais, emboîta le pas à la
saveur du whisky, réveilla, par une fatale exactitude
d'odeurs, des souvenirs effacés depuis des ans.
Ce fleur phéniqué, acre, lui remémorait forcément
l'identique senteur dont il avait eu la langue pleine
A REBOURS 63
au temps où les dentistes travaillaient dans sa gencive.
Une fois lancé sur cette piste, sa rêverie, d'abord
éparse sur tous les praticiens qu'il avait connus, se
rassembla et convergea sur l'un d'entre eux dont l'ex-
centrique rappel s'était plus particulièrement gravé
dans sa mémoire.
Il y avait de cela, trois années; pris, au milieu d'une
nuit, d'une abominable rage de dents, il se tampon-
nait la joue, butait contre les meubles, arpentait, sem-
blable à un fou, sa chambre.
C'était une molaire déjà plombée; aucune guérison
n'était possible; la clef seule des dentistes pouvait
remédier au mal. Il attendait, tout enfiévré, le jour,
résolu à supporter les plus atroces des opérations,
pourvu qu'elles missent fin à ses souffrances.
Tout en se tenant la mâchoire, il se demandait com-
ment faire. Les dentistes qui le soignaient étaient de
riches négociants qu'on ne voyait point à sa guise; il
fallait convenir avec eux de visites, d'heures de ren-
dez-vous. C'est inacceptable, je ne puis différer plus
longtemps, disait-il; il se décida à aller chez le pre-
mier venu, à courir chez un quenottier du peuple, un
de ces gens à poigne de fer qui, s'ils ignorent l'art
bien inutile d'ailleurs de panser les caries et d'obturer
les trous, savent extirper, avec une rapidité sans
pareille, les chicots les plus tenaces; chez ceux-là,
c'est ouvert au petit jour et l'on n'attend pas. Sept
heures sonnèrent enfin. Il se précipita hors de chez lui.
64 A REBOCRS
et se rappelant le nom connu d'un mécanicien qui s'in-
titulait dentiste populaire et logeait au coin d'un quai,
il s'élança dans les rues en mordant son mouchoir, en
renfonçant ses larmes.
Arrivé devant la maison, reconnaissable à un im-
mense écriteau de bois noir où le nom de « Gatonax »
s'étalait en d'énormes lettres couleur de potiron, et en
deux petites armoires vitrées où des dents de pâte
étaient soigneusement alignées dans des gencives de
cire rose, reliées entre elles par des ressorts méca-
niques de laiton, il haleta, la sueur aux tempes; une
transe horrible lui vint, un frisson lui glissa sur la
peau, un apaisement eut lieu, la souffrance s'arrêta, la
dent se tut.
Il restait, stupide, sur le trottoir; il s'était enfin roidi
contre l'angoisse, avait escaladé un escalier obscur,
grimpé quatre à quatre jusqu'au troisième étage. Là, il
s'était trouvé devant une porte où une plaque d'émail
répétait, inscrit avec des lettres d'un bleu céleste, le
nom de l'enseigne. Il avait tiré la sonnette, puis, épou-
vanté par les larges crachats rouges qu'il apercevait
collés sur les marches, il fit volte-face, résolu à souffrir
des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant perça
les cloisons, emplit la cage de l'escalier, le cloua d'hor-
reur, sur place, en même temps qu'une porte s'ouvrit
et qu'une vieille femme le pria d'entrer.
La honte l'avait emporté sur la peur; il avait été
introduit dans une salle à manger; une autre porte
A REHOU K S ()5
avait claqué, donnant passage à un terrible grenadier,
vêtu d'une redingote et d'un pantalon noirs, en bois;
des Esseintes le suivit dans une autre pièce.
Ses sensations devenaient, dès ce moment, confuses.
Vaguement il se souvenait de s'être affaissé, en face
d'une fenêtre, dans un fauteuil, d'avoir balbutié, en
mettant un doigt sur sa dent : « elle a déjà été plom-
bée; j'ai peur qu'il n'y ait rien à faire ».
L'homme avait immédiatement supprimé ces expli-
cations, en lui enfonçant un index énorme dans la
bouche ; puis, tout en grommelant sous ses moustaches
vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une
table.
Alors la grande scène avait commencé. Cramponné
aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la
joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six
chandelles et il s'était mis, souffrant des douleurs
inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu'une bête
qu'on assassine.
Un craquement s'était fait entendre, la molaire 'se
cassait, en venant; il lui avait alors semblé qu'on lui
arrachait la tête, qu'on lui fracassait le crâne ; il avait
perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s'était
furieusement défendu contre l'homme qui se ruait de
nouveau sur lui comme s'il voulait lui entrer son bras
jusqu'au fond du ventre, s'était brusquement reculé
d'un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire,
l'avait laissé brutalement retomber, sur le derrière,
5
66 A R E IJ O U R S
dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la
fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier,
une dent bleue où pendait du rouge!
Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein
une cuvette, refusé, d'un geste, à la vieille femme qui
rentrait, l'offrande de son chicot qu'elle s'apprêtait à
envelopper dans un journal et il avait fui, payant deux
francs, lançant, à son tour, des crachats sanglants sur
les marches, et il s'était retrouvé, dans la rue, joyeux,
rajeuni de dix ans, s'intéressant aux moindres choses.
— Brou ! fit-il, attristé par l'assaut de ces souvenirs.
Il se leva pour rompre l'horrible charme de cette vision
et, revenu dans la vie présente, il s'inquiéta de la
tortue.
Elle ne bougeait toujours point, il la palpa; elle était
morte. Sans doute habituée à une existence sédentaire,
à une humble vie passée sous sa pauvre carapace,
elle n'avait pu supporter le luxe éblouissant qu'on lui
imposait, la rutilante chape dont on l'avait vêtue, les
pierreries dont on lui avait pavé le dos, comme un
ciboire.
En même temps que s'appointait son désir de se
soustraire à une haïssable époque d'indignes
muflemens, le besoin de ne plus voir de tableaux repré-
sentant l'effigie humaine tâchant à Paris entre quatre
murs, ou errant en quête d'argent par les rues, était
devenu pour lui plus despotique.
Après s'être désintéressé de l'existence contempo-
raine, il avait résolu de ne pas introduire dans sa cel-
lule des larves de répugnances ou de regrets, aussi,
avait-il voulu une peinture subtile, exquise, baignant
dans un rêve ancien, dans une corruption antique, loin
de nos mœurs, loin de nos jours.
Il avait voulu, pour la délectation de son esprit et
la joie de ses yeux, quelques œuvres suggestives le
jetant dans un monde inconnu, lui dévoilant les traces /
de nouvelles conjectures, lui ébranlant le système ner- V.
veux par d'érudites hystéries, par des cauchemars
compliqués, par des visions nonchalantes et atroces^ )
Entre tous, un artiste existait dont le talent le ravis-'
sait en de longs transports, Gustave Moreau.
Il avait acquis ces deux chefs-d'œuvre et, pendant
des nuits, il rêvait devant l'un d'eux, le tableau de la
Salomé, ainsi conçu :
(iS A R E B O U K S
Un trône se dressait, pareil au maître-autel d'une
cathédrale, sous d'innombrables voûtes jaillissant de
colonnes trapues ainsi que des piliers romans, émail-
lées de briques polychromes, serties de mosaïques,
incrustées de lapis et de sardoines, dans un palais
semblable à une basilique d'une architecture tout à la
fois musulmane et byzantine.
Au centre du tabernacle surmontant l'autel précédé
de marches en forme de demi-vasques, le Tétrarque
Iïérode était assis, coiffé d'une tiare, les jambes rap-
prochées, les mains sur les genoux.
La figure était jaune, parcheminée, annelée de rides,
décimée par l'âge; sa longue barbe flottait comme un
nuage blanc sur les étoiles en pierreries qui constel-
laient la robe d'orfroi plaquée sur sa poitrine.
Autour de cette statue, immobile, figée dans une
pose hiératique de dieu Hindou, des parfums brûlaient,
dégorgeant des nuées de vapeurs que trouaient, de
même que des yeux phosphores de bêtes, les feux des
pierres enchâssées dans les parois du trône; puis la
vapeur montait, se déroulait sous les arcades où la
fumée bleue se mêlait à la poudre d'or des grands
rayons de jour, tombés des dômes.
Dans l'odeur perverse des parfums, dans l'atmos-
phère surchauffée de cette église, Salomé, le bras
gauche étendu, en un geste de commandement, le bras
droit replié, tenant à la hauteur du visage, un grand
lotus, s'avance lentement sur les pointes, aux accords
A REBOURS 69
d'une guitare dont une femme accroupie pince les
cordes.
La face recueillie, solennelle, presque auguste, elle
commence la lubrique danse qui doit réveiller les sens
assoupis du vieil Hérode; ses seins ondulent et, au
frottement de ses colliers qui tourbillonnent, leurs
bouts se dressent; sur la moiteur de sa peau les dia-
mants, attachés, scintillent; ses bracelets, ses ceintures,
ses bagues, crachent des étincelles; sur sa robe triom-
phale, couturée de perles, ramagée d'argent, lamée
d'or, la cuirasse des orfèvreries dont chaque maille est
une pierre, entre en combustion, croise des serpenteaux
de feu, grouille sur la chair mate, sur la peau rose thé,
ainsi que des insectes splendides aux élytres éblouis-
sants, marbrés de carmin, ponctués de jaune aurore,
diaprés de bleu d'acier, tigrés de vert paon.
Concentrée, les yeux fixes, semblable à une som-
nambule, elle ne voit ni le Tétrarque qui frémit, ni sa
mère, la féroce Hérodias, qui la surveille, ni l'herma-
phrodite ou l'eunuque qui se tient, le sabre au poing,
en bas du trône, une terrible figure, voilée jusqu'aux
joues, et dont la mamelle de châtré pend, de même
qu'une gourde, sous sa tunique bariolée d'orange.
Ce type de la Salomé si hantant pour les artistes et
pour les poètes, obsédait, depuis des années, des Essein-
tes. Combien de fois avait-il lu dans la vieille bible de
Pierre Variquet, traduite par les docteurs en théologie
de l'Université de Louvain, l'évangile de saint Mathieu
70 A REBOURS
qui raconte en de naïves et brèves phrases, la décolla-
tion du Précurseur; combien de fois avait-il rêvé, entre
ces lignes :
« Au jour du festin de la Nativité d'IIérode, la fille
d'Hérodias dansa au milieu et plut à Hérode.
« Dont lui promit, avec serment, de lui donner tout
ce qu'elle lui demanderait.
« Elle donc, induite par sa mère, dit : Donne-moi,
en un plat, la tête de Jean Baptiste.
« Et le roi fut marri, mais à cause du serment et de
ceux qui étaient assis à table avec lui, il commanda
qu'elle lui fût baillée.
« Et envoya décapiter Jean, en la prison.
« Et fut la tête d'icelui apportée dans un plat et donnée
à la fille ; et elle la présenta à sa mère. »
Mais ni saint Mathieu, ni saint Marc, ni saint Luc,
ni les autres évangélistes ne s'étendaient sur les charmes
délirants, sur les actives dépravations de la danseuse.
Elle demeurait effacée, se perdait, mystérieuse et pâmée,
dans lebrouillard lointain des siècles, insaisissable pour
les esprits précis et terre à terre, accessible seulement
aux cervelles ébranlées, aiguisées, comme rendues
visionnaires par la névrose; rebelle aux peintres de
la chair, à Rubens qui la déguisa en une bouchère des
Flandres, incompréhensible pour tous les écrivains qui
n'ont jamais pu rendre l'inquiétante exaltation de la
danseuse, la grandeur raffinée de l'assassine.
Dans l'œuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
A REBOURS 71
de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait
enfin réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il
avait rêvée. Elle n'était plus seulement la baladine qui
arrache à un vieillard, par une torsion corrompue de
ses reins, un cri de désir et de rut; qui rompt l'énergie,
fond la volonté d'un roi, par des remous de seins, des
secousses de ventre, des frissons de cuisse; elle deve-
nait, en quelque sorte, la déité symbolique de l'indes-
tructible Luxure, la déesse de l'immortelle Hystérie,
la Beauté maudite, élue entre toutes par la catalepsie
qui lui raidit les chairs et lui durcit les muscles; la
Bête monstrueuse, indifférente, irresponsable, insen-
sible, empoisonnant, de même que l'Hélène antique,
tout ce qui l'approche, tout ce qui la voit, tout ce qu'elle
touche.
Ainsi comprise, elle appartenait aux théogonies de
l'extrême Orient; [elle ne relevait plus des traditions
bibliques, ne pouvait même plus être assimilée à la
vivante image de Babylone, à la royale Prostituée de
l'Apocalypse, accoutrée, comme elle, de joyaux et de
pourpre, fardée comme elle ; car celle-là n'était pas jetée
par une puissance fatidique, par une force suprême,
dans les attirantes abjections de la débauche.
Le peintre semblait d'ailleurs avoir voulu affirmer sa
volonté de rester hors des siècles, de ne point préciser
d'origine, de pays, d'époque, en mettant sa Salomé au
milieu de cet extraordinaire palais, d'un stvle confus et
grandiose, en la vêtant de somptueuses et chimériques
-
72 A RE HO CHS
robes, en la mitrant d'un incertain diadème en forme
de tour phénicienne tel qu'en porte la Salammbô, en lui
plaçant enfin dans la main le sceptre d'Isis, la fleur
sacrée de l'Egypte et de l'Inde, le grand lotus.
Des Esseintes cherchait le sens de cet emblème.
Avait-il cette signification phallique que lui prêtent les
cultes primordiaux de l'Inde; annonçait-il au vieil
Hérode, uneoblation de virginité, un échange de sang,
une plaie impure sollicitée, offerte sous la condition
expresse d'un meurtre; ou représentait-il l'allégorie
de la fécondité, le mythe Hindou de la vie, une exis-
tence tenue entre des doigts de femme, arrachée, foulée
par des mains palpitantes d'homme qu'une démence
envahit, qu'une crise de la chair égare?
Peut-être aussi qu'en armant son énigmatique déesse
du lotus vénéré, le peintre avait songé à la danseuse,
à la femme mortelle, au Vase souillé, cause de tous les
péchés et de tous les crimes : peut-être s'était-il souvenu
des rites de la vieille Egypte, des cérémonies sépul-
crales de l'embaumement, alors que les chimistes et les
prêtres étendent le cadavre de la morte sur un banc
de jaspe, lui tirent avec des aiguilles courbes la cer-
velle par les fosses du nez, les entrailles par l'incision
pratiquée dans son flanc gauche, puis avant de lui dorer
les ongles et les dents, avant de l'enduire de bitumes et
d'essences, lui insèrent, dans les parties sexuelles, pour
les purifier, les chastes pétales de la divine fleur.
Quoi qu'il en fût, une irrésistible fascination se
A REBOURS 73
dégageait de cette toile, mais l'aquarelle intitulée V Ap-
parition était peut-être plus inquiétante encore.
Là, le palais d'Hérode s'élançait, ainsi qu'un Alham-
bra, sur de légères colonnes irisées de carreaux mores-
ques, scellés comme par un béton d'argent, comme par
un ciment d'or; des arabesques partaient de losanges en
lazuli, filaient tout le long des coupoles où, sur des mar-
queteries de nacre, rampaient des lueurs d'arc-en-ciel,
des feux de prisme.
Le meurtre était accompli ; maintenant le bourreau
se tenait impassible, les mains sur le pommeau de sa
longue épée, tachée de sang.
Le chef décapité du saint s'était élevé du plat posé
sur les dalles et il regardait, livide, la bouche décolorée,
ouverte, le cou cramoisi, dégouttant de larmes. Une
mosaïque cernait la figure d'où s'échappait une auréole
s'irradiant en traits de lumière sous les portiques, éclai-
rant l'affreuse ascension de la tête, allumant le globe
vitreux des prunelles, attachées, en quelque sorte cris-
pées sur la danseuse.
D'un geste d'épouvante, Salomé repousse la terrifiante
vision qui la cloue, immobile, sur les pointes; ses yeux
se dilatent, sa main étreint convulsivement sa gorge.
Elle est presque nue; dans l'ardeur de la danse, les
voiles se sont défaits, les brocarts ont croulé ; elle n'est
plus vêtue que de matières orfévries et de minéraux
lucides; un gorgerin lui serre de même qu'un corselet
la taille, et, ainsi qu'une agrafe superbe, un merveilleux
74 A REBOUR S
joyau darde des éclairs dans la rainure de ses deux
seins; plus bas, aux hanches, une ceinture l'entoure,
cache le haut de ses cuisses que bat une gigantesque
pendeloque où coule une rivière d'escarboucle et d'éme-
raudes; enfin, sur le corps resté nu, entre le gorgerin
et la ceinture, le ventre bombe, creusé d'un nombril
dont le trou semble un cachet gravé d'onyx, aux tons
laiteux, aux teintes de rose d'ongle.
Sous les traits ardents échappés de la tête du Précur-
seur, toutes les facettes des joailleries s'embrasent; les
pierres s'animent, dessinent le corps de la femme en
traits incandescents; la piquent au cou, aux jambes,
aux bras, de points de feu, vermeils comme des char-
bons, violets comme des jets de gaz, bleus comme des
flammes d'alcool, blancs comme des rayons d'astre.
L'horrible tête flamboie, saignant toujours, mettant
des caillots de pourpre sombre, aux pointes de la barbe
et des cheveux. Visible pour la Salomé seule, elle n'étreint
pas de son morne regard, l'Hérodias qui rêve à ses
haines enfin abouties, le Tétrarque, qui, penché un peu
en ayant, les mains sur les genoux, halète encore,
affolé par cette nudité de femme imprégnée de sen-
teurs fauves, roulée dans les baumes, fumée dans les
encens et dans les myrrhes.
Tel que le vieux roi, des Esseintes demeurait écrasé,
anéanti, pris de vertige, devant cette danseuse, moins
majestueuse, moins hautaine, mais plus troublante que
la Salomé du tableau à l'huile.
A REBOURS 75
Dans l'insensible et impitoyable statue, dans l'inno-
cente et dangereuse idole, l'érotisme, la terreur de l'être
humain s'étaient fait jour; le grand lotus avait disparu,
la déesse s'était évanouie; un effroyable cauchemar
étranglait maintenant l'histrionne, extasiée par le tour-
noiement de la danse, la courtisane, pétrifiée, hypno-
tisée par l'épouvante.
Ici, elle était vraiment fille; elle obéissait à son
tempérament de femme ardente et cruelle; elle vivait,
plus raffinée et plus sauvage, plus exécrable et plus
exquise; elle réveillait plus énergiquement les sens en
léthargie de l'homme, ensorcelait, domptait plus sûre-
ment ses volontés, avec son charme de grande fleur
vénérienne, poussée dans des couches sacrilèges, élevée
dans des serres impies.
Comme le disait des Esseintes, jamais, à aucune
époque, l'aquarelle n'avait pu atteindre cet éclat de
coloris; jamais la pauvreté des couleurs chimiques
n'avait ainsi fait jaillir sur le papier des coruscations
semblables de pierres, des lueurs pareilles de vitraux
frappés de rais de soleil, des fastes aussi fabuleux,
aussi aveuglants de tissus et de chairs.
Et, perdu dans sa contemplation, il scrutait les ori-
gines de ce grand artiste, de ce païen mystique, de cet
illuminé qui pouvait s'abstraire assez du monde pour
voir, en plein Paris, resplendir les cruelles visions, les
féeriques apothéoses des autres âges.
Sa filiation, des Esseintes la suivait à peine; çà et là,
~§ Jl A REBOURS
de vagues souvenirs de Mantegna et de.Iacopo de Bar-
barj ;çàet là, de confuses hantises du Vinci et des fièvres
de couleurs à la Delacroix; mais l'influence de ces
maîtres restait, en somme, imperceptible : la vérité
était que Gustave Moreau ne dérivait de personne.
Sans ascendant véritable, sans descendants possibles,
il demeurait, dans l'art contemporain, unique. Remon-
tant aux sources ethnographiques, aux origines des
mythologies dont il comparait et démêlait les sanglantes
énigmes; réunissant, fondant en une seule les légendes
issues de l'Extrême-Orient et métamorphosées par les
croyances des autres peuples, il justifiait ainsi ses
fusions architectoniques, ses amalgames luxueux et
inattendus d'étoffes, ses hiératiques et sinistres allégo-
ries aiguisées par les inquiètes perspicuités d'un nervo-
sisme tout moderne; et il restait à jamais douloureux,
hanté par les symboles des perversités et des amours
surhumaines, des stupres divins consommés sans aban-
dons et sans espoirs.
Il y avait dans ses œuvres désespérées et érudites un
enchantement singulier, une incantation vous remuant
jusqu'au fond des entrailles, comme celle de certains
poèmes de Baudelaire, et l'on demeurait ébahi, songeur,
déconcerté, par cet art qui franchissait les limites de la
peinture, empruntait à l'art d'écrire ses plus subtiles
évocations, à l'art du Limosin ses plus merveilleux
éclats, à l'art du lapidaire et du graveur ses finesses les
plus exquises. Ces deux images de la Salomé, pour
A REBOURS 77
lesquelles l'admiration de des Esseintes était sans
borne, vivaient, sous ses yeux, pendues aux murailles
de son cabinet de travail, sur des panneaux réservés
entre les rayons des livres.
Mais là ne se bornaient point les achats de tableaux
qu'il avait effectués dans le but de parer sa solitude.
Bien qu'il eût sacrifié tout le premier et unique étage
de sa maison qu'il n'habitait personnellement pas, le
rez-de-chaussée avait à lui seul nécessité des séries
nombreuses de cadres pour habiller les murs.
Ce rez-de-chaussée était ainsi distribué :
Un cabinet de toilette, communiquantavec la chambre
à coucher, occupait l'une des encoignures de la bâtisse ;
de la chambre à coucher l'on passait dans la biblio-
thèque; de la bibliothèque dans la salle à manger, qui
formait l'autre encoignure.
Ces pièces composant l'une des faces du logement,
s'étendaient , en ligne droite, percées de fenêtres ouvertes
sur la vallée d'Aunay.
L'autre face de l'habitation était constituée par quatre
pièces exactement semblables, en tant que disposition,
aux premières. Ainsi la cuisine faisait coude, corres-
pondait à la salle à manger ; un grand vestibule, servant
d'entrée au logis, à la bibliothèque; une sorte de bou-
doir, à la chambre à coucher; les privés dessinant un
angle, au cabinet de toilette.
Toutescespiècesprenaientjourducôtéopposéà la val-
lée d'Aunay et regardaient la tour du Croy et Châtillon.
A REBOURS
Quant à l'escalier, il était collé sur l'un des flancs de
la maison, au dehors; les pas des domestiques ébran-
lant les marches arrivaient ainsi moins distincts, plus
sourds, à des Esseintes.
Il avait fait tapisser de rouge vif" le boudoir, et sur
toutes les cloisons de la pièce, accrocher dans des bor-
dures d'ébène des estampes de Jan Luyken, un vieux
graveur de Hollande, presque inconnu en France.
Il possédait de cet artiste fantasque et lugubre, véhé-
ment et farouche, la série de ses Persécutions religieu-
ses, d'épouvantables planches contenant tous les suj>-
plices que la folie des religions a inventés, des planches
où hurlait le spectacle des souffrances humaines, des
corps rissolés sur des brasiers, des crânes décalottés
avec des sabres, trépanés avec des clous, entaillés avec
des scies, des intestins dévidés du ventre et enroulés
sur des bobines, des ongles lontement arrachés avec des
tenailles, des prunelles crevées, des paupières retour-
nées avec des pointes, des membres disloqués, cassés
avec soin, des os mis à nu, longuement raclés avec des
lames.
Ces œuvres pleines d'abominables imaginations,
puant le brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et
d'anathèmes, donnaient la chair de poule à des Esseintes
qu'elles retenaient suffoqué dans ce cabinet rouge.
Mais, en sus des frissons qu'elles apportaient, en sus
aussi du terrible talent de cet homme, de l'extraordi-
naire vie qui animait ses personnages, l'on découvrait
A REBO U R S 79
chez ses étonnants pullulements de foule, chez ses flots
de peuple enlevés avec une dextérité de pointe rappe-
lant celle de Callot, mais avec une puissance que n'eut
jamais cet amusant gribouilleur, des reconstitutions
curieuses de milieux et d'époques; l'architecture, les
costumes, les mœurs au temps des Macchabées, à Rome,
sous les persécutions des chrétiens, en Espagne, sous
le règne de l'Inquisition, en France, au moyen âge et
à l'époque des Saint-Barthélémy et des Dragonnades,
étaient observés avec un soin méticuleux, notés avec
une science extrême.
Ces estampes étaient des mines à renseignements :
on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des
heures; profondément suggestives en réflexions, elles
aidaient souvent des Esseintes à tuer les journées re-
belles aux livres.
La vie de Luvken était pour lui un attrait de plus;
elle expliquait d'ailleurs l'hallucination de son œuvre.
Calviniste fervent, sectaire endurci, affolé de cantiques
et de prières, il composait des poésies religieuses qu'il
illustrait, paraphrasait en vers les psaumes, s'abîmait
dans la lecture de la Bible d'où il sortait, extasié, hagard,
le cerveau hanté par des sujets sanglants, la bouche
tordue par les malédictions de la Réforme, par ses
chants de terreur et de colère.
Avec cela, il méprisait le monde, abandonnait ses
biens aux pauvres, vivait d'un morceau de pain ; il avait
fini par s'embarquer, avec une vieille servante, fanatisée
80 A REBOU H S
par lui, et il allait au hasard, où abordait son bateau,
prêchant partout l'Evangile, s'essayant à ne plus man-
ger, devenu à peu près fou, presque sauvage.
Dans la pièce voisine, plus grande, dans le vestibule
vêtu de boiseries de cèdre, couleur de boîte à cigare,
s'étageaient d'autres gravures, d'autres dessins bi-
zarres.
La Comédie de la Mort, de Bresdin, où dans un
invraisemblable paysage, hérissé d'arbres, de taillis, de
touffes, affectant des formes de démons et de fantômes,
couvert d'oiseaux à têtes de rats, à queues de légumes,
sur un terrain semé de vertèbres, de côtes, de crânes,
des saules se dressent, noueux et crevassés, surmontés
de squelettes agitant, les bras en l'air, un bouquet,
entonnant un chant de victoire, tandis qu'un Christ
s'enfuit dans un ciel pommelé, qu'un ermite réfléchit,
la tête dans ses deux mains, au fond d'une grotte, qu'un
misérable meurt, épuisé de privations, exténué de faim,
étendu sur le dos, les pieds devant une mare.
Le Bon Samaritain, du même artiste, un immense
dessin à la plume, tiré sur pierre: un extravagant fouillis
de palmiers, de sorbiers, de chênes, poussés, tous
ensemble, au mépris des saisons et des climats, une
élancée de forêt vierge, criblée de singes, de hiboux,
de chouettes, bossuée de vieilles souches aussi difformes
que des racines de mandragore, une futaie magique,
trouée, au milieu, par une éclaircie laissant entrevoir, au
loin, derrière un chameau et le groupe du Samaritain
A REBOURS 81
et du blessé, un fleuve, puis une ville féerique esca-
ladant l'horizon, montant dans un ciel étrange, poin-
tillé d'oiseaux, moutonné de lames, comme gonflé de
ballots de nuages.
On eût dit d'un dessin de primitif, d'un vague Albert
Durer, composé par un cerveau enfumé d'opium ; mais,
bien qu'il aimât la finesse des détails et l'imposante
allure de cette planche, des Esseintes s'arrêtait plus
particulièrement devant les autres cadres qui ornaient
la pièce.
Ceux-là étaient signés : Odilon Redon.
Ils renfermaient dans leurs baguettes de poirier brut,
liseré d'or, des apparitions inconcevables : une tête
d'un style mérovingien, posée sur une coupe ; un homme
barbu, tenant tout à la fois, du bonze et de l'orateur de
réunion publique, touchant du doigt un boulet de canon
colossal; une épouvantable araignée logeant au milieu
de son corps une face humaine; puis des fusains par-
taient plus loin encore dans l'effroi du rêve tourmenté
par la congestion. Ici c'était un énorme dé à jouer où
clignait une paupière triste; là des paysages, secs,
arides, des plaines calcinées, des mouvements de sol,
des soulèvements volcaniques accrochant des nuées en
révolte, des ciels stagnants et livides; parfois même
les sujets semblaient empruntés au cauchemar de la
science, remonter aux temps préhistoriques; une flore
monstrueuse s'épanouissait sur les roches; partout des
blocs erratiques, des boues glaciaires, des personnages
6
82 ARE B O U R S
dont le type simien, les épais maxillaires, les arcades des
sourcils en avant, le front fuyant, le sommet aplati
du crâne, rappelaient la tête ancestrale, la tête de la
première période quaternaire, de l'homme encore fru-
givore et dénué de parole, contemporain du mammouth,
du rhinocéros aux narines cloisonnées et du grand
ours. Ces dessins étaient en dehors de tout; ils sautaient,
pour la plupart, par-dessus les bornes de la peinture,
innovaient un fantastique très spécial, un fantastique
de maladie et de délire.
Et, en effet, tels de ces visages, mangés par des yeux
immenses, par des yeux fous; tels de ces corps grandis
outre mesure ou déformés comme au travers d'une
carafe, évoquaient dans la mémoire de des Esseintes
des souvenirs de fièvre typhoïde, des souvenirs restés
quand même des nuits brûlantes, des affreuses visions
de son enfance.
Pris d'un indéfinissable malaise, devant ces dessins,
comme devant certains Proverbes de Goya qu'ils rap-
pelaient ; comme au sortir aussi d'une lecture d'Edgar
Poe dont Odilon Redon semblait avoir transposé, dans
un art différent, les mirages d'hallucination et les effets
de peur, il se frottait les yeux et contemplait une rayon-
nante figure qui, du milieu de ces planches agitées, se
levait sereine et calme, une figure de la Mélancolie,
assise, devant le disque d'un soleil , sur des rochers,
dans une pose accablée et morne.
Par enchantement, les ténèbres se dissipaient; une
A REBOURS 83
tristesse charmante, une désolation en quelque sorte
alanguie, coulaient dans ses pensées, et il méditait lon-
guement devant cette œuvre qui mettait, avec ses points
de gouache, semés dans le crayon gras, une clarté de
vert d'eau et d'or pâle, parmi la noirceur ininterrompue
de ces fusains et de ces estampes.
En outre de cette série des ouvrages de Redon, gar-
nissant presque tous les panneaux du vestibule, il avait
pendu dans sa chambre à coucher, une ébauche désor-
donnée deThéocopuli, un Christ aux teintes singulières,
d'un dessin exagéré, d'une couleur féroce, d'une énergie
détraquée, un tableau de la seconde manière de ce
peintre, alors qu'il était harcelé par la préoccupation
de ne plus ressembler au Titien.
Cette peinture sinistre, aux tons de cirage et de vert
cadavre, répondait pour des Esseintes à un certain ordre
d'idées sur l'ameublement.
Il n'y avait, selon lui, que deux manières d'organiser
une chambre à coucher : ou bien en faire une excitante
alcôve^ un lieu de délectation nocturne; ou bien agen-
' cer un lieu de solitude et de repos, un retrait de pen-
sées, une espèce d'oratoire.
Dans le premier cas, le style Louis XV s'imposait aux
délicats, aux gens épuisés surtout par des éréthismes
de cervelle ; seul, en effet, le xvme siècle a su envelopper
la femme d'une atmosphère vicieuse, contournant les
meubles selon la forme de ses charmes, imitant les con-
tractions de ses plaisirs, les volutes de ses spasmes,
84 A REBOUR S
avec les ondulations, les tortillements du bois et du
cuivre, épiçant la langueur sucrée de la blonde, par son
■ décor vif et clair, atténuant le goût salé de la brune,
par des tapisseries aux tons douceâtres, aqueux,
presque insapides.
Cette chambre, il l'avait jadis comprise dans son
logement de Paris, avec le grand lit blanc laqué qui est
un piment de plus, une dépravation de vieux passionné,
hennissant devant la fausse chasteté, devant l'hypocrite
pudeur des tendrons de Greuze, devant l'artificielle
candeur d'un lit polisson, sentant l'enfant et la jeune
fille.
Dans l'autre cas — et, maintenant qu'il voulait rompre
avec les irritants souvenirs desavie passée, celui-là était
seul possible — il fallait façonner une chambre en cel-
lule monastique; mais alors les difficultés s'accumu-
laient, car il se refusait à accepter, pour sa part, l'austère
laideur des asiles à pénitence et à prière.
A force de tourner et de retourner la question sur
toutes ses faces, il conclut que le but à atteindre pouvait
se résumer en celui-ci : arranger avec de joyeux objets
une chose triste, ou plutôt tout en lui conservant son
caractère de laideur, imprimer à l'ensemble de la pièce,
ainsi traitée, une sorte d'élégance et de distinction;
renverser l'optique du théâtre dont les vils oripeaux
jouent les tissus luxueux et chers; obtenir l'effet abso-
lument opposé, en se servant d'étoffes magnifiques pour
donner l'impression d'une guenille; disposer, en un
r
A KEBOURS V 85 J
mot, une loge de chartreux qui eût l'air d'être vraie et
qui ne le fût, bien entendu, pas.
Il procéda de cette manière : pour imiter le badigeon
de l'ocre, le jaune administratif et clérical, il fit tendre
ses murs en soie safran: pour traduire le soubassement
couleur chocolat, habituel à ce genre de pièces, il revêtit
les parois de la cloison de lames en bois violet foncé
d'amarante. L'effet était séduisant, et il pouvait rappe-
ler, de loin pourtant, la déplaisante rigidité du modèle
qu'il suivait en le transformant; le plafond fut, à son
tour, tapissé de blanc écru, pouvant simuler le plâtre,
sans en avoir cependant les éclats criards ; quant au
froid pavage de la cellule, il réussit assez bien à le copier,
grâce à un tapis dont le dessin représentait des carreaux
rouges, avec des places blanchâtres dans la laine, pour
feindre l'usure des sandales et le frottement des bottes.
Il meubla cette pièce d'un petit lit de fer, un faux lit
de cénobite, fabriqué avec d'anciennes ferronneries
forgées et polies, rehaussées, au chevet et au pied,
d'ornementations touffues, de tulipes épanouies enla-
cées à des pampres, empruntées à la rampe du su-
perbe escalier d'un vieil hôtel.
En cuise de table de nuit, il installa un antique prie-
Dieu dont l'intérieur pouvait contenir un vase et dont
l'extérieur supportait un eucologe ; il apposa contre
le mur, en face, un banc-d'oeuvre, surmonté d'un grand
dais àjourgarni de miséricordes sculptées en plein bois,
et il pourvut ses flambeaux d'église de chandelles en
86 A REBOURS
vraie cire qu'il achetait dans une maison spéciale,
réservée aux besoins du culte, car il professait un sin-
cère éloignement pour les pétroles, pour les schistes,
pour les gaz, pour les bougies en stéarine, pour tout
l'éclairage moderne, si voyant et si brutal.
Dans son lit, le matin, la tête sur l'oreiller, avant de
s'endormir, il regardait son Théocopuli dont l'atroce
couleur rabrouait un peu le sourire de l'étoffe jaune et
la rappelait à un ton plus grave, et il se figurait aisé-
ment alors qu'il vivait à cent lieues de Paris, loin du
monde, dans le fin fond d'un cloître.
Et, somme toute, l'illusion était facile, puisqu'il^
menait une existence presque analogue à celle d'un
religieux. Il avait ainsi les avantages de la claustration
et il en évitait les inconvénients : la discipline solda-
tesque, le manque de soins, la crasse, la promiscuité, le
désœuvrement monotone. De même qu'il avait fait de
sa cellule, une chambre confortable et tiède, de même
il avait rendu sa vie normale, douce, entourée de bien-
être, occupée et libre.
Tel qu'un ermite, il était mûr pour l'isolement, harassé
de la vie, n'attendant plus rien d'elle; tel qu'un moine
aussi, il était accablé d'une lassitude immense, d'un !
besoin de recueillement, d'un désir de ne plus avoir
rien de commun avec les profanes qui étaient, pour
lui, les utilitaires et les imbéciles.
En résumé, bien qu'il n'éprouvât aucune vocation
pour l'état de grâce, il se sentait une réelle sympathie
A REBOURS 87
pour ces gens enfermés dans des monastères, persécutés
par une haineuse société qui ne leur pardonne ni le juste^
mépris qu'ils ont pour elle ni la volonté qu'ils affirment
de racheter, d'expier, par un long silence, le dévergon-/
dage toujours croissant de ses conversations saugre-
nues ou niaises.
VI
Enfoncé dans un vaste fauteuil à oreillettes, les pieds
sur les poires en vermeil des chenets, les pantou-
fles rôties par les bûches qui dardaient, en crépitant,
comme cinglées par le souffle furieux d'un chalumeau,
de vives flammes, des Esseintes posa le vieil in-quarto
qu'il lisait, sur une table, s'étira, alluma une cigarette,
puis il se prit à rêver délicieusement, lancé à toutes
brides sur une piste de souvenirs effacée depuis des
mois et subitement retracée par le rappel d'un nom qui
s'éveillait, sans motifs du reste, dans sa mémoire.
Il revoyait, avec une surprenante lucidité, la gêne
de son camarade d'Aigurande, lorsque, dans une réu-
nion de persévérants célibataires, il avait dû avouer
les derniers apprêts d'un mariage. On se récria, on lui
peignit les abominations des sommeils dans le même
linge; rien n'y fît : la tête perdue, il croyait à l'intelli-
gence de sa future femme et prétendait avoir discerné
chez elle d'exceptionnelles qualités de dévouement et
de tendresse.
Seul, parmi ces jeunes gens, des Esseintes encouragea
ses résolutions dès qu'il eut appris que sa fiancée dési-
rait loger au coin d'un nouveau boulevard, dans l'un
de ces modernes appartements tournés en rotonde.
A REBOURS 89
Convaincu de l'impitoyable puissance des petites
misères, plus désastreuses pour les tempéraments bien
trempés que les grandes et, se basant sur ce fait que
d'Aigurande ne possédait aucune fortune et que la dot de
sa femme était à peu près nulle, il aperçut, dans ce sim-
ple souhait, une perspective infinie de ridicules maux.
En effet, d'Aigurande acheta des meubles façonnés
en rond, des consoles évidées par derrière, faisant le
cercle, des supports de rideaux en forme d'arc, des tapis
taillés en croissants, tout un mobilier fabriqué sur com-
mande. Il dépensa le double des autres, puis, quand sa
femme, à court d'argent pour ses toilettes, se lassa
d'habiter cette rotonde et s'en fut occuper un apparte-
ment carré, moins cher, aucun meuble ne put ni cadrer
ni tenir. Peu à peu, cet encombrant mobilier devint une
source d'interminables ennuis; l'entente déjà fêlée par
une vie commune, s'effrita de semaine en semaine;
ils s'indignèrent, se reprochant mutuellement de ne
pouvoir demeurer dans ce salon où les canapés et les
consoles ne touchaient pas aux murs et branlaient aus-
sitôt qu'on les frôlait, malgré leurs cales. Les fonds
manquèrent pour des réparations du reste presque im-
possibles. Tout devint sujet à aigreurs et à querelles,
tout depuis les tiroirs qui avaient joué dans les meubles
mal d'aplomb jusqu'aux larcins de la bonne qui pro-
fitait de l'inattention des disputes pour piller la caisse;
bref, la vie leur fut insupportable; lui, s'égaya au
dehors; elle, quêta, parmi les expédients de l'adultère,
■J
'X
00 A HEBO U R S
l'oubli de sa vie pluvieuse et plate. D'un commun avis, ils
résilièrent leur bail et requérirent la séparation de corps.
— Mon plan de bataille était exact, s'était alors dit des
Esseintes, qui éprouva cette satisfaction des stratégistes
r dont les manœuvres, prévues de loin, réussissent.
Et songeant actuellement, devant son feu, au bris de
ce ménage qu'il avait aidé, par ses bons conseils, à
s'unir, il jeta une nouvelle brassée de bois dans la
cheminée, et il repartit à toute volée dans ses rêves.
^/"' Appartenant au même ordre d'idées, d'autres souve-
nirs se pressaient maintenant.
Il y avait de cela quelques années, il s'était croisé,
rue de Rivoli, un soir, avec un galopin d'environ seize
ans, un enfant pâlot et fûté, tentant de même qu'une
fille. Il suçait péniblement une cigarette dont le papier
crevait, percé par les bûches pointues du caporal. Tout
en pestant, il frottait sur sa cuisse des allumettes de
cuisine qui ne partaient point; il les usa toutes. Aper-
cevant alors des Esseintes qui l'observait, il s'approcha,
la main sur la visière de sa casquette et lui demanda
poliment du feu. Des Esseintes lui offrit d'aromatiques
cigarettes de dubèque, puis il entama la conversation
et incita l'enfant à lui conter son histoire.
I^lle était des plus simples, il s'appelait Auguste Lan-
glois, travaillait chez un cartonnier, avait perdu sa
mère et possédait un père qui le battait comme plâtre.
Des Esseintes l'écoutait pensif: — Viens boire, dit-il.
Et il l'emmena dans un café où il lui fit servir de violents
A REBOURS 91
punchs. — L'enfant buvait, sans dire mot. — Voyons,
fit tout à coup des Esseintes, veux-tu t'amuser, ce soir?
c'est moi qui paye. Et il avait emmené le petit chez
madame Laure, une dame qui tenait, rue Mosnier, au
troisième, un assortiment de fleuristes, dans une série
de pièces rouges, ornées de glaces rondes, meublées
de canapés et de cuvettes.
Là, très ébahi, Auguste avait regardé, en pétrissant
le drap de sa casquette, un bataillon de femmes dont
les bouches peintes s'ouvrirent toutes ensemble :
— Ah! le môme! Tiens, il est gentil!
— Mais, dis donc, mon petit, tu n'as pas l'âge, avait
ajouté une grande brune, aux yeux à fleur de tête, au
nez busqué, qui remplissait chez madame Laure l'indis-
pensable rôle de la belle Juive.
Installé, presque chez lui, des Esseintes causait avec
la patronne, à voix basse.
— N'aie donc pas peur, bêta, reprit-il, s'adressant à
l'enfant. Allons, fais ton choix, je régale. Et il poussa
doucement le gamin qui tomba sur un divan, entre deux
femmes. Elles se serrèrent un peu, sur un signe de
madame, enveloppant les genoux d'Auguste, avec leurs
peignoirs, lui mettant sous le nez leurs épaules pou-
drées d'un givre entêtant et tiède, et il ne bougeait
plus, le sang aux joues, la bouche rêche, les yeux bais-
sés, hasardant, en dessous, des regards curieux qui
s'attachaient obstinément au haut des jambes.
Vanda, la belle Juive, l'embrassa, lui donnant de
92 A REBOURS
bons conseils, lui recommandant d'obéir à ses père et
mère, et ses mains erraient, en même temps, avec len-
teur, sur l'enfant dont la figure changée se pâmait sur
son cou, à la renverse.
— Alors ce n'est pas pour ton compte que tu viens,
ce soir, dit à des Esseintes madame Laure. Mais où
diable as-tu levé ce bambin? reprit-elle, quand Auguste
eut disparu, emmené par la belle Juive.
— Dans la rue, ma chère.
— Tu n'es pourtant pas gris, murmura la vieille
dame. Puis, après réflexion, elle ajouta, avec un sou-
rire maternel : — Je comprends; mâtin, dis-donc, il
te les faut jeunes, à toi !
Des Esseintes haussa les épaules. — Tu n'y es pas;
oh! mais pas du tout, fit-il; la vérité c'est que je tâche
I simplement de préparer un assassin. Suis bien, en effet,
*^i-v. mon raisonnement. Ce garçon est vierge et a atteint
•p 4'âge où le sang bouillonne; il pourrait courir après les
fîllettesdeson quartier,demeurerhonnète,touten s'amu-
sant, avoir, en somme, sa petite part du monotone bon-
heur réservé aux pauvres. Au contraire, en l'amenant
ici, au milieu d'un luxe qu'il ne soupçonnait même pas
et qui se gravera forcément dans sa mémoire; en lui
offrant, touslesquinzejours, une telleaubaine, il prendra
— X, l'habitudejde ces jouissances que ses moyens lui inter-
disent; admettons qu'il faille trois mois pour qu'elles
lui soient devenues absolument nécessaires — et, en
les espaçant comme je le fais, je ne risque pas de le
A REBOURS 93
rassasier; — eh bien, au bout de ces trois mois, je sup-
prime la petite rente que je vais te verser d'avance pour
cette bonne action, etjjJcj^sjiWoJera, afin de séjourner
ici; il fera les cent dix-neuf coups, pour se rouler sur
ce divan et sous ce gaz!
En poussant les choses à l'extrême, il tuera, je l'es-
père, le monsieur qui apparaîtra mal à propos tandis
qu'il tentera de forcer son secrétaire; alors, mon but
sera atteint, j'aurai contribué dans la mesure de mes
ressources, à créer un gredin, un ennemi de plus pour
cette hideuse société qui nous rançonne.
Les femmes ouvrirent de grands yeux.
— Te voilà? reprit-il, voyant Auguste qui rentrait
dans le salon et se dérobait, rouge et penaud, derrière
la belle Juive. — Allons, gamin, il se fait tard, salue
ces dames. Et il lui expliqua dans l'escalier qu'il pour-
rait, chaque quinzaine, se rendre, sans bourse délier,
chez madame Laure ; puis, une fois dans la rue, sur le
trottoir, regardant l'enfant abasourdi :
— Nous ne nous verrons plus, fît-il ; retourne au plus
vite chez ton père dont la main est inactive et le démange,
et rappelle-toi cette parole quasi-évangélique : Fais aux
autres ce que tu ne yeuxj^sj^u^Us te fassent; avec cette
maxime tu iras loin. — Bonsoir. — Surtout ne sois pas
ingrat, donne-moi le plus tôt possible de tes nouvelles,
par la voie des gazettes judiciaires.
— Le petit Judas ! murmurait maintenant des Essein-
tes, en tisonnant ses braises; — dire que je n'ai jamais
94 A HEISO U R S
vu son nom figurer parmi les faits-divers! — Il est vrai
qu'il ne m'a pas été possible déjouer serré, que j'ai pu
prévoir mais non supprimer certains aléas, tels que
les carottes de la mère Laure, empochant l'argent
sans échange de marchandise; la toquade d'une de ces
femmes pour Auguste qui a peut-être consommé, au
bout de ses trois mois, à l'œil; voire même les vices
faisandés de la belle Juive qui ont pu effrayer ce gamin
trop impatient et trop jeune pour se prêter aux lents
préambules et aux foudroyantes fins des artifices. A
moins donc qu'il n'ait eu des démêlés avec la justice
depuis qu'étant à Fontenay, je ne lis plus de feuilles,
je suis floué.
Il se leva et fit plusieurs tours dans sa chambre.
— Ce serait tout de même dommage, se dit-il, car en
agissant de la sorte, j'avais réalisé la parabole laïque,
l'allégorie de l'instruction universelle qui, ne tendant
à rien moins qu'à transmuer tous les gens en des Lan-
glois, s'ingénie, au lieu de crever définitivement et par
compassion les jeux des misérables, à les leur ouvrir
tout grands et de force, pour qu'ils aperçoivent autour
d'eux des sorts immérités et plus cléments, des joies
plus laminées et plus aiguës et, par conséquent, plus
désirables et plus chères.
Et le fait est, continua des Esseintes, poursuivant son
raisonnement, le fait est que, comme la douleur est un
effet de l'éducation, comme elle s'élargit et s'acière
à mesure que les idées naissent : plus on s'efforcera
A REBOURS 95
d'équarrir l'intelligence et d'affiner le système nerveux
des pauvres diables, et plus on développera en eux les
germes si furieusement vivaces de la souffrance morale
et de la haine.
Les lampes charbonnaient. Il les remonta et consulta
sa montre. — Trois heures du matin. — Il alluma une
cigarette et se replongea dans la lecture interrompue
par ses rêveries, du vieux poème latin De laude costi-
tatis, écrit sous le règne de Gondebald, par Avitus,
évêque métropolitain de Vienne.
VII
Depuis cette nuit où, sans cause apparente, il avait
évoqué le mélancolique souvenir d'Auguste Lan-
glois, il revécut toute son existence.
Il était maintenant incapable de comprendre un mot
aux volumes qu'il consultait ; ses yeux mêmes ne lisaient
plus; il lui sembla que son esprit saturé de littérature
et d'art se refusait à en absorber davantage.
Il vivait sur lui-même, se nourrissait de sa propre
substance, pareil à ces bêtes engourdies, tapies dans
un trou, pendant l'hiver ; la solitude avait agi sur son
cerveau, de même qu'un narcotique. Après l'avoir tout
d'abordénervé et tendu, elleamenait une torpeur hantée
de songeries vagues; elle annihilait ses desseins, brisait
ses volontés, guidait un défilé de rêves qu'il subissait,
passivement, sans même essayer de s'y soustraire.
Le tas confusdes lectures, des méditationsartistiques,
qu'il avait accumulées depuis son isolement, ainsi qu'un
barrage pour arrêter le courant des anciens souvenirs,
avait été brusquement emporté, et le flot s'ébranlait,
culbutant le présent, l'avenir, noyant tout sous la nappe
du passé, emplissant son esprit d'une immense étendue
de tristesse sur laquelle nageaient, semblables à de
A ItEUOURS
ridicules épaves, des épisodes sans intérêt de son exis-
tence, des riens absurdes.
Le livre qu'il tenait à la main tombait sur ses genoux ;
il s'abandonnait, regardant, plein de dégoûts et d'alar-
mes, défiler les années de sa vie défunte ; elles pivotaient,
ruisselaient maintenant autour du rappel de madame
Laure et d'Auguste, enfoncé, dans ces fluctuations,
comme un pieu ferme, comme un fait net. Quelle époque
que celle-là ! c'était le temps des soirées dans le monde,
des courses, des parties de cartes, des amours comman-
dées à l'avance, servies, à l'heure, sur le coup de minuit,
dans son boudoir rose! Il se remémorait des figures,
des mines, des mots nuls qui l'obsédaient avec cette
ténacité des airs vulgaires qu'on ne peut se défendre
de fredonner, mais qui finissent par s'épuiser, tout à
coup, sans qu'on y pense.
Cette période fut de courte durée; il eut une sieste
de mémoire, se replongea dans ses études latines afin
d'effacer jusqu'à l'empreinte même de ces retours.
Le branle était donné; une seconde phase succéda
presque immédiatement à la première, celle des sou-
venirs de son enfance, celle surtout des ans écoulés
chez les Pères.
Ceux-là étaient plus éloignés et plus certains, gravés
d'une façon plus accusée et plus sûre; le parc touffu,
les longues allées, les plates-bandes, les bancs, tous
les détails matériels se levèrent dans sa chambre.
Puis les jardins s'emplirent, il entendit résonner les
7
98 A HE 15 OC H S
cris des élèves, les rires des professeurs se mêlant aux
récréations, jouant à la paume, la soutane retroussée,
serrée entre les genoux, ou bien causant avec les jeunes
gens, sans pose ni morgue, ainsi que des camarades du
même âge, sous les arbres.
Il se rappela le joug paternel qui s'accommodait mal
des punitions, se refusait à infliger des cinq cents et
des mille vers, se contentait de faire « réparer », tandis
que les autres s'amusaient, la leçon pas sue, recourait
plus souvent encore à la simple réprimande, entourait
l'enfant d'une surveillance active mais douce, cher-
chant à lui être agréable, consentant à des promenades
où bon lui semblait, le mercredi, saisissant l'occasion
de toutes les petites fêtes non carillonnées de l'Eglise,
pour ajouter à l'ordinaire des repas des gâteaux et du
vin, pour le régaler de parties de campagne; un joug
paternel qui consistait à ne pas abrutir l'élève, à dis-
cuter avec lui, à le traiter déjà en homme, tout en lui
conservant le dorlotement d'un bambin gâté.
Ils arrivaient ainsi à prendre sur l'enfant un réel
ascendant, à pétrir, dans une certaine mesure, les intel-
ligences qu'ils cultivaient, à les diriger, dans un sens,
à les gretfer d'idées spéciales, à assurer la croissance de
leurs pensées par une méthode insinuante et pateline
qu'ils continuaient, en s'efï'orçant de les suivre dans la
vie, de les soutenir dans leur carrière, en leur adressant
ces lettres affectueuses comme le dominicain Lacordairc
savait en écrire à ses anciens élèves de Sorrèze.
A REBOURS 99
Des Esseintes, se rendait compte par lui-même de
l'opération qu'il se figurait avoir sans résultat subie;
son caractère rebelle aux conseils, pointilleux, fure-
teur, porté aux controverses, l'avait empêché d'être
modelé par leur discipline, asservi par leurs leçons ; une
fois sorti du collège, son scepticisme s'était accru; son
passage au travers d'un monde légitimiste, intolérant
et borné, ses conversations avec d'inintelligents mar-
guilliers et de bas abbés dont les maladresses déchi-
raient le voile si savamment tissé par les Jésuites,
avaient encore fortifié son esprit d'indépendance,
augmenté sa défiance en une foi quelconque.
Il s'estimait, en somme, dégagé de tout lien, de
toute contrainte; il avait simplement gardé, contraire-
ment à tous les gens élevés dans les lycées ou les pen-
sions laïques, un excellent souvenir de son collège et
de ses maîtres, et voilà que maintenant, il se consul-
tait, en arrivait à se demander si les semences tom-
bées jusqu'à ce jour dans un sol stérile, ne commen-
çaient pas à poindre.
En effet, depuis quelques jours, il se trouvait dans
un état d'âme indescriptible. Il croyait pendant une
seconde, allait d'instinct à la religion, puis au moindre
raisonnement son attirance vers la foi s'évaporait ;
mais il restait, malgré tout, plein de trouble.
Il savait pourtant bien, en descendant en lui, qu'il
n^aurait jamais l'esprit d'humilité et de pénitence vrai-
ment chrétien; il savait, à n'en pouvoir hésiter, que
100 A REBOURS
ce moment dont parle Lacordaire, ce moment de la
grâce « où le dernier trait de lumière pénètre dans
l'âme et rattache à un centre commun les vérités qui
y sont éparses, » ne viendrait jamais pour lui; il
n'éprouvait pas ce besoin de mortification et de prière
sans lequel, si l'on écoute la majeure partie des prê-
tres, aucune conversion n'est possible; il ne ressentait
aucun désir d'implorer un Dieu dont la miséricorde
lui semblait des moins probables; et cependant la
sympathie qu'il conservait pour ses anciens maîtres
arrivait à le faire s'intéresser à leurs travaux, à leurs
doctrines; ces accents inimitables de la conviction, ces
voix ardentes d'hommes d'une intelligence supérieure
lui revenaient, l'amenaient à douter de son esprit et
de ses forces. Au milieu de cette solitude où il vivait,
sans nouvel aliment, sans impressions fraîchement
subies, sans renouvellement de pensées, sans cet
échange de sensations venues du dehors, de la fré-
quentation du monde, de l'existence menée en com-
mun; dans ce confinement contre nature où il s'entê-
tait, toutes les questions, oubliées pendant son séjour
à Paris, se posaient à nouveau, comme d'irritants
problèmes.
La lecture des ouvrages latins qu'il aimait, d'ou-
vrages presque tous rédigés par des évêques et par
des moines, avait sans doute contribué à déterminer
cette crise. Enveloppé dans une atmosphère de couvent,
dans un parfum d'encens qui lui grisaient la tête, il
A REBOURS 101
s'était exalté les nerfs et par une association d'idées,
ces livres avaient fini par refouler les souvenirs de sa
vie de jeune homme, par remettre en lumière ceux de
sa jeunesse, chez les Pères.
— Il n'y a pas à dire, pensait des Esseintes s'essayant
à se raisonner, à suivre la marche de cette ingestion
de l'élément Jésuite, à Fontenay; j'ai, depuis mon
enfance, et sans que je l'aie jamais su, ce levain qui
n'avait pas encore fermenté; ce penchant même que
j'ai toujours eu pour les objets religieux en est peut-
être une preuve.
Mais il cherchait à se persuader le contraire, mécon-
tent de ne plus être maître absolu chez lui; il se pro-
cura des motifs; il avait dû forcément se tourner du
côté du sacerdoce, puisque l'Eglise a, seule, recueilli
l'art, la forme perdue des siècles; elle a immobilisé,
jusque dans la vile reproduction moderne, le contour
des orfèvreries, gardé le charme des calices élancés
comme des pétunias, des ciboires aux flancs purs;
préservé, même dans l'aluminium, dans les faux
émaux, dans les verres colorés, la grâce des façons
d'antan. En somme, la plupart des objets précieux,
classés au musée de Cluny, et échappés par miracle à
l'immonde sauvagerie des sans-culottes, proviennent
des anciennes abbayes de France; de même que
l'Eglise a préservé de la barbarie, au moyen âge, la
philosophie, l'histoire et les lettres, de même elle a
sauvé l'art plastique, amené jusqu'à nos jours ces
102 A REBOURS
merveilleux modèles de tissus, de joailleries que les
fabricants de choses saintes gâtent le plus qu'ils
peuvent, sans en pouvoir toutefois altérer la forme
initiale, exquise. Il n'y avait dès lors rien de surpre-
nant à ce qu'il eût pourchassé ces antiques bibelots,
qu'il eût, avec nombre de collectionneurs, retiré ces
reliques de chez les antiquaires de Paris, de chez les
brocanteurs de la campagne.
Mais, il avait beau invoquer toutes ces raisons, il
ne parvenait pas complètement à se convaincre. Certes,
en se résumant, il persistait à considérer la religion
ainsi qu'une superbe légende, qu'une magnifique
imposture, et cependant, en dépit de toutes ces expli-
cations, son sceptisme commençait à s'entamer.
Évidemment, ce fait bizarre existait : il était moins
assuré maintenant que dans son enfance, alors que la
sollicitude des Jésuites était directe, que leur ensei-
gnement était inévitable, qu'il était entre leurs mains,
leur appartenait, corps et âme, sans liens de famille,
sans influences pouvant réagir contre eux, du dehors.
Ils lui avaient aussi inculqué un certain goût du mer-
veilleux qui s'était lentement et obscurément ramifié
dans son âme, qui s'épanouissait aujourd'hui, dans la
solitude, qui agissait quand môme sur l'esprit silen-
cieux, interné, promené dans le court manège des
idées fixes.
A examiner le travail de sa pensée, à chercher à en
relier les fils, à en découvrir les sources et les causes,
A HEBOUKS 103
il en vint à se persuader que ses agissements, pendant
sa vie mondaine, dérivaient de l'éducation qu il avait
reçue. Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins
d'excentricité, n'étaient-ils pas. en somme, des résultats
d'études spécieuses, de raffinements extraterrestres,
de spéculations quasi-théologiques ; c'étaient, au tond,
des transports, des élans vers un idéal, vers un uni-
vers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable
comme celle que nous promettent les Ecritures.
Il s'arrêta net, brisa le fil de ses réflexions. — Allons,
se dit-il. dépité, je suis encore plus atteint que je ne le
croyais; voilà que j'argumente avec moi-même, ainsi
qu'un casuiste.
Il resta songeur, agité d'une crainte sourde: certes.
si la théorie de Lacordaire était exacte, il n'avait rien
à redouter, puisque le coup magique de la conversion
ne se produit point dans un sursaut: il fallait, pour
amener l'explosion, que le terrain fût longuement.
constamment miné: mais si les romanciers parlent du
coup de foudre de l'amour, un certain nombre de théo-
logiens parlent aussi du coup de foudre de la religion :
en admettant que cette doctrine fût vraie, personne
n'était alors sûr de ne pas succomber. Il n'y avait plus
ni analyse à faire sur soi-même, ni pressentiments à
considérer, ni mesures préventives à requérir, la psy-
chologie du mvsticisme était nulle. C'était ainsi parce
que c'était ainsi, et voilà tout.
— Eh! je deviens stupide. se dit des Esseintes: la
104 .\ REBOURS
crainte de cette maladie va finir par déterminer la
maladie elle-même, si ça continue.
Il parvint à secouer un peu cette influence; ses
souvenirs s'apaisèrent, mais d'autres svmptômes mor-
bides parurent; maintenant les sujets de discussions
le hantaient seuls; le parc, les leçons, les Jésuites
étaient loin; il était dominé, tout entier, par des
abstractions; il pensait, malgré lui, à des interpréta-
tions contradictoires de dogmes, à des apostasies per-
dues, consignées dans l'ouvrage sur les Conciles, du
père Labbe. Des bribes de ces schismes, des bouts de
ces hérésies, qui divisèrent, pendant des siècles, les
Eglises de l'Occident et de l'Orient, lui revenaient. Ici,
Nestorius contestant à la Vierge le titre de mère de
Dieu, parce que, dans le mystère de l'Incarnation, ce
n'était pas le Dieu, mais bien la créature humaine
qu'elle avait portée dans ses flancs; là, Eutychès,
déclarant que l'image du Christ ne pouvait ressembler
à celle des autres hommes, puisque la Divinité avait
élu domicile dans son corps et en avait, par consé-
quent, changé la forme du tout au tout; là encore,
d'autres ergoteurs soutenaient que le Rédempteur
n'avait pas eu du tout de corps, que cette expression
des livres saints devait être prise au figuré; tandis que
Tertullien émettait son fameux axiome quasi matéria-
liste : « Rien n'est incorporel que ce qui n'est pas;
tout ce qui est, a un corps qui lui est propre; » enfin
cette vieille question, débattue pendant des ans : le
A REBOURS 105
Christ a-t-il été attaché, seul, sur la croix ou bien la
Trinité, une en trois personnes, a-t-elle souffert, dans
sa triple hypostase, sur le gibet du Calvaire? le solli-
citaient, le pressaient — et, machinalement, comme
une leçon jadis apprise, il se posait à lui-même les
questions et se donnait les réponses.
Ce fut, durant quelques jours, dans sa cervelle, un
grouillement de paradoxes, de subtilités, un vol de
poils fendus en quatre, un écheveau de règles aussi
compliquées que des articles de codes, prêtant à tous
les sens, à tous les jeux de mots, aboutissant à une
jurisprudence céleste des plus ténues, des plus baro-
ques; puis le côté abstrait s'effaça, à son tour, et tout
un côté plastique lui succéda, sous l'action des Gus-
tave Moreau pendus aux murs.
Il vit défiler toute une procession de prélats : des
archimandrites, des patriarches, levant, pour bénir la
foule agenouillée, des bras d'or, agitant leurs barbes
blanches dans la lecture et la prière; il vit s'enfoncer
dans des cryptes obscures des files silencieuses de péni-
tents, il vit s'élever des cathédrales immenses où toni-
truaientdesmoinesblancs enchaire.De même, qu'après
une touched'opium, de Quincey,auseulrnotde«Consul
Romanus », évoquait des pages entières de Tite-Live,
regardait s'avancer la marche solennelle des Consuls,
s'ébranler la pompeuse ordonnance des armées
romaines; lui, sur une expression théologique, demeu-
rait haletant, considérait des reflux de peuple, des
100 A R E 1J OURS
apparitions épiscopales se détachant sur les fonds
embrasés des basiliques; ces spectacles le tenaient sous
le charme, courant d'âges en âges, arrivant aux céré-
monies religieuses modernes, le roulant dans un infini
de musique, lamentable et tendre.
Là, il n'avait plus de raisonnement à se faire, plus de
débats à supporter; c'était une indéfinissable impression
de respect et de crainte; le sens artiste était subjugué
par les scènes si bien calculées des catholiques; à ces
souvenirs, ses nerfs tressaillaient, puis en une subite
rébellion, en une rapide volte, des idées monstrueuses
naissaient en lui, des idées de ces sacrilèges prévus par
le manuel des confesseurs, des ignominieux et impurs
abus de l'eau bénite et de l'huile sainte. En face d'un
Dieu omnipotent, se dressait maintenant un rival plein
de force, le Démon, et une affreuse grandeur lui sem-
blait devoir résulter d'un crime pratiqué, en pleine
église, par un croyant s'acharnant, dans une horrible
allégresse, dans une joie toute sadique, à blasphémer,
à couvrir d'outrages, à abreuver d'opprobres, les choses
révérées; des folies de magie, de messe noire, de sab-
bat, des épouvantes de possessions et d'exorcismes se
levaient; il en venait à se demander s'il ne commettait
pas un sacrilège, en possédant des objets autrefois con-
sacrés, des canons d'église, des chasubles et des cus-
todes; et, cette pensée d'un état peccamineux lui appor-
tait une sorte d'orgueil et d'allégement; il y démêlait
des plaisirs de sacrilèges, mais de sacrilèges contes-
A REBOl'ItS
10:
tables, en tous cas, peu graves, puisqu'en somme il
aimait ces objets et n'en dépravait pas l'usage; il se
berçait ainsi de pensées prudentes et lâches, la suspicion
de son âme lui interdisant des crimes manifestes, lui
enlevant la bravoure nécessaire pour accomplir des
péchés épouvantables, voulus, réels.
Peu à peu enfin, ces arguties s'évanouirent. Il vit,
en quelque sorte, du haut de son esprit, le panorama
de l'Eglise, son influence héréditaire sur l'humanité,
depuis des siècles; il se la représenta, désolée et gran-
diose, énonçant à l'homme, l'horreur de la vie, l'inclé-
mence de la destinée; prêchant la patience, la contri-
tion, l'esprit de sacrifice; tâchant de panser les plaies,
en montrant les blessures saignantes du Christ; assu-
rant des privilèges divins, promettant la meilleure part
du paradis aux affligés; exhortant la créature humaine
à souffrir, à présenter à Dieu, comme un holocauste,
ses tribulations et ses offenses, ses vicissitudes et ses
peines. Elle devenait véritablement éloquente, mater-
nelle aux misérables, pitovable aux opprimés, mena-
çante pour les oppresseurs et les despotes.
Ici, des Esseintes reprenait pied. Certes, il était satis-
fait de cet aveu de l'ordure sociale, mais alors, il se
révoltait contre le vague remède d'une espérance en
une autre vie. Schopenhauer était plus exact; sa doc-
trine et celle de l'Eglise partaient d'un point de vue
commun; lui aussi se basait sur l'iniquité et sur la tur-
pitude du monde, lui aussi jetait avec Y Imitation de
X
108 A REBOURS
Nôtre-Seigneur, cette clameur douloureuse : « C'est
vraiment une misère que de vivre sur la terre! » Lui
aussi prêchait le néant de l'existence, les avantages de
la solitude, avisait l'humanité que quoi qu'elle fît, de
quelque côté qu'elle se tournât, elle demeurerait mal-
heureuse : pauvre, à cause des souffrances qui naissent
des privations; riche, en raison de l'invincible ennui
qu'engendre l'abondance; mais il ne vous prônait
aucune panacée, ne vous berçait, pour remédiera d'iné-
vitables maux, par aucun leurre.
Il ne vous soutenait pas le révoltant système du
péché originel; ne tentait point de vous prouver que
celui-là est un Dieu souverainement bon qui protège les
chenapans, aide les imbéciles, écrase l'enfance, abêtit
la vieillesse, châtie les incoupables; il n'exaltait pas
les bienfaits d'une Providence qui a inventé cette abo-
mination, inutile, incompréhensible, injuste, inepte,
la souffrance physique; loin de s'essayer à justifier,
ainsi que l'Eglise, la nécessité des tourments et des
épreuves, il s'écriait, dans sa miséricorde indignée :
t< Si un Dieu a fait ce monde, je n'aimerais pas à être ce
Dieu; la misère du monde me déchirerait le cœur. »
Ah! lui seul était dans le vrai! qu'étaient toutes les
pharmacopées évangéliques à côté de ses traités d'hy-
giène spirituelle? Il ne prétendait rien guérir, n'offrait
aux malades aucune compensation, aucun espoir;
mais sa théorie du Pessimisme était, en somme, la
grande consolatrice des intelligences choisies, des
A REBOURS 109
âmes élevées; elle révélait la société telle qu'elle est,
insistait sur la sottise innée des femmes, vous signalait
les ornières, vous sauvait des désillusions en vous
avertissant de restreindre autant que possible vos espé-
rances, de n'en point du tout concevoir, si vous vous en
sentiez la force, de vous estimer enfin heureux si, à
des moments inopinés, il ne vous dégringolait pas sur
la tète de formidables tuiles.
Elancée de la même piste que V Imitation, cette
théorie aboutissait, elle aussi, mais sans s'égarer parmi
de mystérieux dédales et d'invraisemblables routes, au
même endroit, à la résignation, au laisser-faire.
Seulement, si cette résignation tout bonnement issue x
de la constatation d'un état de choses déplorable et de
l'impossibilité d'y rien changer, était accessible aux
riches de l'esprit, elle n'était que plus difficilement
saisissable aux pauvres dont la bienfaisante religion
calmait plus aisément alors les revendications et les
colères.
Ces réflexions soulageaient des Esseintes d'un lourd
poids; les aphorismes du grand Allemand apaisaient
le frisson de ses pensées et cependant, les points de
contact de ces deux doctrines les aidaient à se rap-
peler mutuellement à la mémoire, et il ne pouvait
oublier, ce catholicisme si poétique, si poignant dans
lequel il avait baigné et dont il avait jadis absorbé
l'essence par tous les pores.
Ces retours de la croyance, ces appréhensions de la
110 A REBOURS
foi le tourmentaient surtout depuis que des altérations
se produisaient dans sa santé; ils coïncidaient avec des.
I désordres nerveux nouvellement venus.
Depuis son extrême jeunesse, il avait été torturé par
| d'inexplicables répulsions, par des frémissements qui
lui glaçaient l'échiné, lui contractaient les dents, par
exemple, quand il voyait du linge mouillé qu'une bonne
était en train de tordre; ces effets avaient toujours
persisté; aujourd'hui encore il souffrait réellement à
entendre déchirer une étoffe, à frotter un doigt sur un
bout de craie, à tâter avec la main un morceau de moire.
Les excès de sa vie de garçon, les tensions exagérées
de son cerveau, avaient singulièrement aggravé sa né-
vrose originelle, amoindri le sang déjà usé de sa race; à
Paris, il avait dû suivre des traitements d'hvdrothéra-
pie, pour des tremblements des doigts, pour des dou-
leurs affreuses, des névralgies qui lui coupaient en deux
la face, frappaient à coups continus la tempe, aiguillaient
les paupières, provoquaient des nausées qu'il ne pouvait
combattre qu'en s'étendant sur le dos, dans l'ombre.
Ces accidents avaient lentement disparu, grâce à
une vie plus réglée, plus calme; maintenant, ils s'im-
posaient à nouveau, variant de forme, se promenant
par tout le corps; les douleurs quittaient le crâne,
allaient au ventre ballonné, dur, aux entrailles traver-
sées d'un fer rouge, aux efforts inutiles et pressants;
puis la toux nerveuse, déchirante, aride, commençant
juste à telle heure, durant un nombre de minutes
A REBOURS 111
toujours égal, le réveilla, l'étrangla au lit; enfin l'ap-
pétit cessa, des aigreurs gazeuses et chaudes, des feux
secs lui parcoururent l'estomac; il gonflait, étouffait, ne
pouvait plus, après chaque tentative de repas, supporter
une culotte boutonnée, un gilet serré.
Il supprima les alcools, le café, le thé, but des laitages,
recourut à des affusions d'eau froide, se bourra d'assa-
fœtida, de valériane et de quinine; il voulut même
sortir de sa maison, se promena un peu, dans la cam-
pagne, lorsque vinrent ces jours de pluie qui la font
silencieuse et vide; il se força à marcher, à prendre de
l'exercice; en dernier ressort, il renonça provisoire-
ment à la lecture et, rongé d'ennui, il se détermina,
pour occuper sa vie devenue oisive, à réaliser un projet
qu'il avait sans cesse différé, par paresse, par haine du
dérangement, depuis qu'il s'était installé à Fontenay.
Ne pouvant plus s'enivrer à nouveau des magies du
style, s'énerver sur le délicieux sortilège de l'épithète
rare qui, tout en demeurant précise, ouvre cependant
à l'imagination des initiés, des au delà sans fin, il se
résolut à parachever l'ameublement du logis, à se pro-
curer des fleurs précieuses de serre, à se concéder ainsi
une occupation matérielle qui le distrairait, lui déten-
drait les nerfs, lui reposerait le cerveau, et il espérait
aussi que la vue de leurs étranges et splendides nuances
le dédommagerait un peu des chimériques et réelles
couleurs du style que sa diète littéraire allait lui faire
momentanément oublier ou perdre.
VIII
Il avait toujours raffolé des fleurs, mais cette passion
qui, pendant ses séjours à Jutigny, s'était tout
d'abord étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces
ni de genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur
une seule caste.
Depuis longtemps déjà, il méprisait la vulgaire plante
qui s'épanouit sur les éventaires des marchés parisiens,
dans des pots mouillés, sous de vertes bannes ou sous
de rougeâtres parasols.
En même temps que ses goûts littéraires, que ses
préoccupations d'art, s'étaient affinés, ne s'attachant
plus qu'aux œuvres triées à l'étamine, distillées par des
cerveaux tourmentés et subtils; en même temps aussi
que sa lassitude des idées répandues s'était affirmée,
son affection pour les fleurs s'était dégagée de tout
résidu, de toute lie, s'était clarifiée, en quelque sorte,
rectifiée.
Il assimilait volontiers le magasin d'un horticulteur
à un microcosme où étaient représentées toutes les
catégories de la société : les fleurs pauvres et canailles,
les fleurs de bouge, qui ne sont dans leur vrai milieu
que lorsqu'elles reposent sur des rebords de mansardes^
A REBOl'KS 11 3
les racines tassées dans des boîtes au lait et de vieilles
terrines, la giroflée, par exemple; les fleurs préten-
tieuses, convenues, bêtes, dont la place est seulement
dans des cache-pots de porcelaine peints par des jeunes
filles, telles que la rose; enfin les fleurs de haute lignée
telles que les orchidées, délicates et charmantes, palpi-
tantes et frileuses; les fleurs exotiques, exilées à Paris,
au chaud, dans des palais de verre; les princesses du
règne végétal, vivant à l'écart, n'ayant plus rien de
commun avec les plantes de la rue et les flores bour-
geoises.
En somme, il ne laissait pas que d'éprouver un certain
intérêt, une certaine pitié pour les fleurs populacières
exténuées par les haleines des égouts et des plombs,
dans les quartiers pauvres; il exécrait, en revanche, les
bouquets en accord avec les salons crème et or des
maisons neuves; il réservait enfin, pour l'entière joie
de ses yeux, les plantes distinguées, rares, venues de
loin, entretenues avec des soins rusés, sous de faux
équateurs produits par les souffles dosés des poêles.
Mais ce choix définitivement posé sur la fleur de
serre, s'était lui-même modifié sous l'influence de ses
idées générales, de ses opinions maintenant arrêtées
sur toute chose; autrefois, à Paris, son penchant naturel
vers l'artifice l'avait conduit à délaisser la véritable
fleur pour son image fidèlement exécutée, grâce aux
miracles des caoutchoucs et des fils, des percalines et
des taffetas, des papiers et des velours.
3
114 A REBOURS
Il possédait ainsi une merveilleuse collection de
plantes des Tropiques, ouvrées par les doigts de pro-
fonds artistes, suivant la nature pas à pas, la créant à
nouveau, prenant la fleur dès sa naissance, la menant
à maturité, la simulant jusqu'à son déclin; arrivant à
noter les nuances les plus infinies, les traits les plus
fugitifs de son réveil ou de son repos; observant la
tenue de ses pétales, retroussés par le vent ou fripés
par la pluie; jetant sur ses corolles matineuses, des
gouttes de rosée en gomme; la façonnant, en pleine
floraison, alors que les branches se courbent sous le
poids de la sève, ou élançant sa tige sèche, sa cupule
racornie, quand les calices se dépouillent ef quand les
feuilles tombent.
Cet art admirable l'avait longtemps séduit; mais il
rêvait maintenant à la combinaison d'une autre flore.
Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs,
il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.
11 dirigea ses pensées dans ce sens; il n'eut point à
chercher longtemps, à aller loin, puisque sa maison
était située au beau milieu du pays des grands horti-
culteurs. Il s'en fut tout bonnement visiter les serres
de l'avenue de Châtillon et delà vallée d'Aunay, revint
éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies de végé-
tation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux espèces
qu'il avait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs
de corbeilles magnifiques et bizarres.
Deux jours après, les voitures arrivèrent.
A REBOURS 115
Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses
emplettes, une à une.
Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une
collection de Caladiums qui appuyaient sur des tiges
turgides et velues d'énormes feuilles, de la forme d'un
cœur; tout en conservant entre eux un air de parenté,
aucun ne se répétait.
Il y en avait d'extraordinaires, des rosâtres, tels que
le Virginale qui semblait découpé dans de la toile
vernie, dans du taffetas gommé d'Angleterre; de tout
blancs, tels que l'Albane, qui paraissait taillé dans la
plèvre transparente d'un bœuf, dans la vessie diaphane
d'un porc; quelques-uns, surtout le Madame Marne,
imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal
estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes
de peinture à l'huile, par des taches de minium et de
céruse; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l'illu-
sion d'un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de
vert myrte; ceux-là, comme l'Aurore Boréale, étalaient
une feuille couleur de viande crue, striée de côtes
pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée,
suant le vin bleu et le sang.
Avec l'Albane, l'Aurore présentait les deux notes
extrêmes du tempérament, l'apoplexie et la chlorose de
cette plante.
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles va-
riétés ; elles affectaient, cette fois, une apparence de peau
factice sillonnée de fausses veines ; et, la plupart, comme
116 A REBOURS
rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des
chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de
dartres; d'autres avaient le ton rose vif des cicatrices
qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se
forment; d'autres étaient bouillonnées par des cautères,
soulevées par des brûlures; d'autres encore, montraient
des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repous-
sés par des chancres ; quelques-unes, enfin, paraissaient
couvertes de pansements, plaquées d'axonge noire
mercurielle, d'onguents verts de belladone, piquées de
grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre
d'iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des
Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu'il les avait
surprises, confondues avec d'autres, ainsi que dans un
hôpital, parmi les salles vitrées des serres.
— Sapristi! fît-il enthousiasmé.
Une nouvelle plante, d'un modèle similaire à celui
des Caladiums,l'« Alocasia Metallica», l'exalta encore.
Celle-là était enduite d'une couche de vert bronze
sur laquelle glissaient des reflets d'argent; elle était
le chef-d'œuvre du factice; on eût dit d'un morceau
de tuyau de poêle, découpé en fer de pique, par un
fumiste.
Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de
feuilles, losangées, vert-bouteille; au milieu s'élevait
une baguette au bout de laquelle tremblotait un grand
as de cœur, aussi vernissé qu'un piment; comme pour
'
A REBOURS 117
narguer tous les aspects connus des plantes, du milieu
de cet as d'un vermillon intense, jaillissait une queue
charnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les
unes, tire-bouchonnée, tout en haut du cœur, de même
qu'une queue de cochon, chez les autres.
C'était l'Anthurium, une aroïdée récemment importée
de Colombie en France; elle faisait partie d'un lot de
cette famille à laquelle appartenait aussi un Amorpho-
phallus, une plante de Cochinchine, aux feuilles taillées
en truelles à poissons, aux longues tiges noires coutu-
rées de balafres, pareilles à des membres endommagés
de nègre.
Des Esseintes exultait.
On descendait des voitures une nouvelle fournée de
monstres : des Echinopsis, sortant de compresses en
ouate des fleurs d'un rose de moignon ignoble; des
Nidularium, ouvrant, dans des lames de sabres, des
fondements écorchés et béants; des « Tillandsia Lin-
deni » tirant des grattoirs ébréchés, couleur de moût
de vin; des Cypripedium, aux contours compliqués,
incohérents, imaginés par un inventeur en démence. Ils
ressemblaient à un sabot, à un vide-poche, au-dessus
duquel se retrousserait une langue humaine, au filet
tendu, telle qu'on en voit dessinées sur les planches des
ouvrages traitant des affections de la gorge et de la
bouche; deux petites ailettes, rouge de jujube, qui
paraissaient empruntées à un moulin d'enfant, complé-
taient ce baroque assemblage d'un dessous de langue,
118 A REBOURS
couleur de lie et d'ardoise, et d'une pochette lustrée
dont la doublure suintait une visqueuse colle.
Il ne pouvait détacher ses yeux de cette invraisem-
blable orchidée issue de l'Inde; les jardiniers que ces
lenteurs ennuvaientse mirent à annoncer, eux-mêmes,
à haute voix, les étiquettes piquées dans les pots qu'ils
apportaient.
Des Esseintes regardait, effaré, écoutant sonner les
noms rébarbatifs des plantes vertes : 1' « Encephalartos
horridus », un gigantesque artichaut de fer, peint en
rouille, tel qu'on en met aux portes des châteaux, afin
d'empêcher les escalades; le « Cocos Micania », une
sorte de palmier, dentelé et grêle, entouré, de toutes
parts, par de hautes feuilles semblables à des pagaies
et à des rames; le « Zamia Lehmanni », un immense
ananas, un prodigieux pain de Chester, planté dans de
la terre de bruyère et hérissé, à son sommet, de javelots
barbelés et de flèches sauvages; le « Cibotium Specta-
bile », enchérissant sur ses congénères, par la folie de
sa structure, jetant un défi au rêve, en élançant dans
un feuillage palmé, une énorme queue d'orang-outang,
une queue velue et brune au bout contourné en crosse
d'évêque.
Mais il les contemplait à peine, attendait avec impa-
tience la série des plantes qui le séduisaient, entre
toutes, les goules végétales, les plantes carnivores, le
Gobe-Mouche des Antilles, au limbe pelucheux, sécré-
tant un liquide digestif, muni d'épines courbes se
AREBOUItS 119
repliant, les unes sur les autres, formant une grille au
dessus de l'insecte qu'il emprisonne; les Drosera des
tourbières garnis de crins glanduleux; les Sarracena,
les Cephalothus, ouvrant de voraces cornets capables
de digérer, d'absorber, de véritables viandes; enfin le
Népenthès dont la fantaisie dépasse les limites connues
des excentriques formes.
!1 ne put se lasser de tourner et de retourner entre
ses mains, le pot où s'agitait cette extravagance de la
flore. Elle imitait le caoutchouc dont elle avait la
feuille allongée, d'un vert métallique et sombre, mais
du bout de cette feuille pendait une ficelle verte, des-
cendait un cordon ombilical supportant une urne ver-
dàtre, jaspée de violet, une espèce de pipe allemande
en porcelaine, un nid d'oiseau singulier, qui se balan-
çait, tranquille, montrant un intérieur tapissé de poils.
— Celle-là va loin, murmura des Esseintes.
Il dut s'arracher à son allégresse, car les jardiniers,
pressés de partir, vidaient le fond de leurs charrettes,
plaçaient pêle-mêle, des Bégonias tubéreux et des Cro-
tons noirs tachetés de rouge de saturne, en tôle.
Alors il s'aperçut qu'un nom restait encore sur sa
liste. Le Cattleya de la Nouvelle-Grenade; on lui dési-
gna une clochette ailée d'un lilas effacé, d'un mauve
presque éteint; il s'approcha, mit son nez dessus et
recula brusquement; elle exhalait une odeur de sapin
verni, de boîte à jouets, évoquait les horreurs d'un
jour de l'an.
120 A REBOl'HS
Il pensa qu'il ferait bien de se défier d'elle, regretta
presque d'avoir admis parmi les plantes inodores qu'il
possédait, cette orchidée qui fleurait les plus désa-
gréables des souvenirs.
Une fois seul, il regarda cette marée de végétaux qui
déferlait dans son vestibule; ils se mêlaient les uns
aux autres, croisaient leurs épées, leurs kriss, leurs
fers de lances, dessinaient un faisceau d'armes vertes,
au-dessus duquel flottaient, ainsi que des fanions bar-
bares, des fleurs aux tons aveuglants et durs.
L'air de la pièce se raréfiait; bientôt, dans l'obscu-
rité d'une encoignure, près du parquet, une lumière
rampa, blanche et douce.
Il l'atteignit et s'aperçut que c'étaient des Rhizomor-
phes qui jetaient en respirant ces lueurs de veilleuses.
Ces plantes sont tout de môme stupéfiantes, se dit-il;
puis il se recula et en couvrit d'un coup d'œil l'amas :
son but était atteint ; aucune ne semblait réelle ; l'étoffe,
|le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir
été prêtés par l'homme à la nature pour lui permettre
de créer ses monstres. Quand elle n'avait pu imiter
l'œuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les
membranes intérieures des animaux, à emprunter les
vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magni-
fiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes, l'œil
attiré, rivé sur les horribles tigrures des Caladium que
caressait un rayon de jour. Et il eut la brusque vision
A REBOURS 121
d'une humanité sans cesse travaillée par le virus des
anciens âges. Depuis le commencement du monde, de
pères en fils, toutes les créatures se transmettaient
l'inusable héritage, l'éternelle maladie qui a ravagé
les ancêtres de l'homme, qui a creusé jusqu'aux os main-
tenant exhumés des vieux fossiles!
Elle avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les
siècles; aujourd'hui encore, elle sévissait, se dérobant
en de sournoises souffrances, se dissimulant sous les
symptômes des migraines et des bronchites, des vapeurs
et des goulies^ de temps à autre, elle grimpait à la sur-
face, s'attaquant de préférence aux gens mal soignés,
mal nourris, éclatant en pièces d'or, mettant, par iro-
nie, une parure de sequins d'aimée sur le front des
pauvres diables, leur gravant, pour comble de misère,
sur l'épiderme, l'image de l'argent et du bien-être!
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur pre-
mière, sur les feuillages colorés des plantes!
— Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au
point de départ de son raisonnement, il est vrai que la
plupart du temps la nature est, à elle seule, incapable
de procréer des espèces aussi malsaines et aussi per-
verses; elle fournit la matière première, le germe et
le sol, la matrice nourricière et les éléments de la plante
que l'homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa
guise.
Si entêtée, si confuse, si bornée qu'elle soit, elle s'est
enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par
s
122 A ItEBOUKS
des réactions chimiques les substances de la terre, à
user de combinaisons longuement mûries, de croise-
ments lentement apprêtés, à se servir de savantes bou-
tures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant
pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même
branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie,
à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit
les blocs, termine les ébauches, les marque de son
étampe, leur imprime son cachet d'art.
Il n'y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions;
l'homme, peut en quelques années amener une sélec-
tion que la paresseuse nature ne peut jamais produire
qu'après des siècles; décidément, par le temps qui
court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes.
Il était un peu las et il étouffait dans cette atmos-
phère de plantes enfermées ; les courses qu'il avait effec-
tuées, depuis quelques jours, l'avaient rompu; le pas-
sage entre le grand air et la tiédeur du logis, entre
l'immobilité d'une vie recluse et le mouvement d'une
existence libérée, avait été trop brusque; il quitta son
vestibule et fut s'étendre sur son lit; mais, absorbé
par un sujet unique, comme monté par un ressort,
l'esprit, bien qu'endormi, continua de dévider sa
chaîne, et bientôt il roula dans les sombres folies d'un
cauchemar.
Il se trouvait au milieu d'une allée, en plein bois, au
crépuscule; il marchait à côté d'une femme qu'il n'avait
jamais ni connue, ni vue; elle était efflanquée, avait des
A REBOl'RS 123
cheveux filasse, une face de bouledogue, des points
de son sur les joues, des dents de travers lancées en
avant sous un nez camus. Elle portait un tablier blanc
de bonne, un long fichu écartelé en buffleterie sur la
poitrine, des demi-bottes de soldat prussien, un bon-
net noir orné de ruches et garni d'un chou.
Elle avait l'air d'une foraine, l'apparence d'une sal-
timbanque de foire.
Il se demanda quelle était cette femme qu'il sentait
entrée, implantée depuis longtemps déjà dans son inti-
mité et dans sa vie; il cherchait en vain son origine,
son nom, son métier, sa raison d'être; aucun souvenir
ne lui revenait de cette liaison inexplicable et pourtant
certaine.
Il scrutait encore sa mémoire, lorsque soudain une
étrange figure parut devant eux, à cheval, trotta pen-
dant une minute et se retourna sur sa selle.
Alors, son sang ne fît qu'un tour et il resta cloué, par
l'horreur, sur place. Cette figure ambiguë, sans sexe,
était verte et elle ouvrait dans des paupières violettes,
des yeux d'un bleu clair et froid, terribles; des bou-
tons entouraient sa bouche; des bras extraordinaire-
ment maigres, des bras de squelette, nus jusqu'aux
coudes, sortaient de manches en haillons, tremblaient
de fièvre, et les cuisses décharnées grelottaient dans des
bottes à chaudron, trop larges.
L'affreux regard s'attachait à des Esseintes, le péné-
trait, le glaçait jusqu'aux moelles; plus affolée encore,
124 A REBOURS
la femme bouledogue se serra contre lui et hurla à la
mort, la tête renversée sur son cou roide.
Et aussitôt il comprit le sens de l'épouvantable vision.
Il avait devant les yeux l'image de la Grande Vérole.
Talonné par la peur, hors de lui, il enfila un sentier
de traverse, gagna, à toutes jambes, un pavillon qui
se dressait parmi de faux ébéniers, à gauche; là, il se
laissa tomber sur une chaise, dans un couloir.
Après quelques instants, alors qu'il commençait à
reprendre haleine, des sanglots lui avaient fait lever
la tête ; la femme bouledogue était devant lui ; et, lamen-
table et grotesque, elle pleurait à chaudes larmes, disant
qu'elle avait perdu ses dents pendant la fuite, tirant
de la poche de son tablier de bonne, des pipes en terre,
les cassant et s'enfonçant des morceaux de tuyaux
blancs dans les trous de ses gencives.
— Ah! çà, mais elle est absurde, se disait des Es-
seintes : jamais ces tuyaux ne pourront tenir — et, en
effet, tous coulaient de la mâchoire, les uns après les
autres.
A ce moment, le galop d'un cheval s'approcha. Une
effroyable terreur poigna des Esseintes; ses jambes se
dérobèrent ; le galop se précipitait ; le désespoirle releva
comme d'un coup de fouet; il se jeta sur la femme qui
piétinait maintenant les fourneaux des pipes, la sup-
plia de se taire, de ne pas les dénoncer par le bruit
de ses bottes. Elle se débattait, il l'entraîna au fond
du corridor, l'étranglant pour l'empêcher de crier; il
A REBOURS 125
aperçut, tout à coup, une porte d'estaminet, à per-
siennes peintes en vert, sans loquet, la poussa, prit son
élan et s'arrêta.
Devant lui, au milieu d'une vaste clairière, d'im-
menses et blancs pierrots faisaient des sauts de lapins,
dans des rayons de lune.
Des larmes de découragement lui montèrent aux
yeux; jamais, non, jamais il ne pourrait franchir le
seuil de la porte — Je serais écrasé, pensait-il, — et,
comme pour justifier ses craintes, la série des pierrots
immenses se multipliait; leurs culbutes emplissaient
maintenant tout l'horizon, tout le ciel qu'ils cognaient
alternativement, avec leurs pieds et avec leurs têtes.
Alors les pas du cheval s'arrêtèrent. Il était là, der-
rière une lucarne ronde, dans le couloir; plus mort que
vif, des Esseintes se retourna, vit par l'œil-de-bœuf des
oreilles droites, des dents jaunes, des naseaux souf-
flant deux jets de vapeur qui puaient le phénol.
Il s'affaissa, renonçant à la lutte, à la fuite; il ferma
les yeux pour ne pas apercevoir l'affreux regard de la
Syphilis qui pesait sur lui, au travers du mur, qu'il WMo~
croisait quand même sous ses paupières closes, qu'il
sentait glisser sur son échine moite, sur son corps dont
les poils se hérissaient dans des mares de sueurfroide.
Il s'attendait à tout, espérait même pour en finir le
coup de grâce; un siècle, qui dura sans doute une
minute, s'écoula; il rouvrit, en frissonnant, les yeux.
Tout s'était évanoui; sans transition, ainsi que par un
126 A ItEBO U R S
changement à vue, par un truc de décor, un paysage
minéral atroce fuyait au loin, un paysage blafard,
désert, raviné, mort; une lumière éclairait ce site désolé,
une lumière tranquille, blanche, rappelant les lueurs
du phosphore dissous dans l'huile.
Sur le sol quelque chose remua qui devint une femme
très pâle, nue, les jambes moulées dans des bas de soie
verts.
Il la contempla curieusement; semblables à des crins
crespelés par des fers trop chauds, ses cheveux frisaient,
en se cassant du bout; des urnes de Népenthès pen-
daient à ses oreilles; des tons de veau cuit brillaient
dans ses narines entr'ouvertes. Les yeux pâmés, elle
l'appela tout bas.
Il n'eût pas le temps de répondre, car déjà la femme
changeait; des couleurs flamboyantes passaient dans
ses prunelles; ses lèvres se teignaient du rouge furieux
des Anthurium ; les boutons de ses seins éclataient, ver-
nis tels que deux gousses de piment rouge.
Une soudaine intuition lui vint : c'est la Fleur, se
dit-il; et la manie raisonnante persista dans le cau-
chemar, dériva de même que pendant la journée de la
végétation sur le Virus.
Alors il observa l'effrayante irritation des seins et de
la bouche, découvrit sur la peau du corps des macules
de bistre et de cuivre, recula, égaré; mais l'œil de la
femme le fascinait et il avançait lentement, essavant de
s'enfoncer les talons dans la terre pour ne pas marcher,
A REBOURS 127
se laissant choir, se relevant quand même pour aller
vers elle ; il la touchait presque lorsque de noirs
Amorphophallus jaillirent de toutes parts, s'élancèrent
vers ce ventre qui se soulevait et s'abaissait comme
une mer. Il les avait écartés, repoussés, éprouvant un
dégoût sans borne à voir grouiller entre ses doigts ces
tiges tièdes et fermes; puis subitement les odieuses
plantes avaient disparu et deux bras cherchaient à l'en-
lacer; une épouvantable angoisse lui fît sonnerie cœur
à grands coups, car les yeux, les affreux yeux de la
femme étaient devenus d'un bleu clair et froid, ter-
ribles. Il fît un effort surhumain pour se dégager de
ses étreintes, mais d'un geste irrésistible, elle le retint,
le saisit et, hagard, il vit s'épanouir sous les cuisses
à l'air, le farouche Xidularium qui bâillait, en saignant,
dans des lames de sabre.
Il frôlait avec son corps la hideuse blessure de cette
plante; il se sentit mourir, s'éveilla dans un sursaut,
suffoqué, glacé, fou de peur, soupirant : — Ah ! ce n'est.
Dieu merci, qu'un rêve.
IX
1^ es cauchemars se renouvelèrent ; il craignit de s'en-
vJ dormir. Il resta, étendu sur son lit, des heures
entières, tantôt dans de persistantes insomnies et de
fiévreuses agitations, tantôt dans d'abominables rêves
que rompaient des sursauts d'homme perdant pied,
dégringolant du haut en bas d'un escalier, dévalant,
sans pouvoir se retenir, au fond d'un gouffre.
La névrose engourdie, durant quelques jours, repre-
nait le dessus, se révélait plus véhémente et plus têtue,
sous de nouvelles formes.
Maintenant les couvertures le gênaient; il étouffait
sous les draps et il avait des fourmillements par tout
le corps, des cuissons de sang, des piqûres de puces
le long des jambes; à ces symptômes, se joignirent
bientôt une douleur sourde dans les maxillaires et la
sensation qu'un étau lui comprimait les tempes.
Ses inquiétudes s'accrurent; malheureusement les
moyens de dompter l'inexorable maladie manquèrent.
Il avait sans succès tenté d'installer des appareils hydro-
thérapiques dans son cabinet de toilette. L'impossibi-
lité de faire monter l'eau à la hauteur où sa maison
était perchée, la difficulté même de se procurer de l'eau,
A REBOURS 129
en quantité suffisante, dans un village où les fontaines
ne fonctionnent parcimonieusement qu'à certaines
heures l'arrêtèrent; ne pouvant être sabré par des jets
de lance qui plaqués, écrasés sur les anneaux de la
colonne vertébrale, étaient seuls assez puissants pour
mater l'insomnie et ramener le calme, il fut réduit aux
courtes aspersions dans sa baignoire ou dans son tub,
aux simples affusions froides, suivies d'énergiques
frictions pratiquées, à l'aide du gant de crin, par son
domestique.
Mais ces simili-douches n'enrayaient nullement la
marche de la névrose; tout au plus éprouvait-il un sou-
lagement de quelques heures, chèrement payé du reste
par le retour des accès qui revenaient à la charge, plus
violents et plus vifs.
Son ennui devint sans borne; la joie de posséder de
mirobolantes lloraisons était tarie; il était déjà blasé
sur leur contexture et sur leurs nuances; puis malgr^
les soins dont il les entoura, la plupart de ses plantes
dépérirent; il les fit enlever de ses pièces et, arrivé
à un état d'excitabilité extrême, il s'irrita de ne plus
les voir, l'œil blessé par le vide des places qu'elles
occupaient.
Pour se distraire et tuer les interminables heures, il
recourut à ses cartons d'estampes et rangea ses Goya;
les premiers états de certaines planches des Caprices,
des épreuves reconnaissables à leur ton rougeâtre,
jadis achetées dans les ventes à prix d'or, le déridèrent
9
130 A REBOURS
et il s'abîma en elles, suivant les fantaisies du peintre,
épris de ses scènes vertigineuses, de ses sorcières che-
vauchant des chats, de ses femmes s'efForçant d'arra-
cher les dents d'un pendu, de ses bandits, de ses suc-
cubes, de ses démons et de ses nains.
Puis, il parcourut toutes les autres séries de ses eaux-
fortes et, de ses aqua-tintes, ses Proverbes d'une hor-
reur si macabre, ses sujets de guerre d'une rage si
féroce, sa planche du Garrot enfin, dont il choyait une
merveilleuse épreuve d'essai, imprimée sur papier
épais, non collé, aux visibles pontuseaux traversant la
pâte.
La verve sauvage, le talent âpre, éperdu de Goya le
captait; mais l'universelle admiration que ses œuvres
avaient conquise, le détournait néanmoins un peu, et
il avait renoncé, depuis des années, à les encadrer, de
peur qu'en les mettant en évidence, le premier imbé-
cile venu ne jugeât nécessaire de lâcher des âneries et
de s'extasier, sur un mode tout appris, devant elles.
Il en était de même de ses Rembrandt qu'il exami-
nait, de temps à autre, à la dérobée; et, en effet, si le
plus bel air du monde devient vulgaire, insupportable,
dès que le public le fredonne, dès que les orgues s'en
emparent, l'œuvre d'art qui ne demeure pas indiffé-
rente aux faux artistes, qui n'est point contestée par les
sots, qui ne se contente pas de susciter l'enthousiasme
de quelques-uns, devient, elle aussi, par cela même,
pour les initiés, polluée, banale, presque repoussante.
A REBOIRS
Cette promiscuité dans l'admiration était d'ailleurs
l'un des plus grands chagrins de sa vie ; d'incompréhen-
sibles succès lui avaient, à jamais, gâté des tableaux et
des livres jadis chers; devant l'approbation des suf-
frages, il finissait par leur découvrir d'imperceptibles
tares, et il les rejetait, se demandant si son flair ne
s'épointait pas, ne se dupait point.
Il referma ses cartons et, une fois de plus, il tomba,
désorienté, dans le spleen. Afin de changer le cours de
ses idées, il essaya des lectures émollientes, tenta, en
vue de se réfrigérer le cerveau, des solanées de l'art,
lut ces livres si charmants pour les convalescents et
les mal-à-l'aise que des œuvres plus tétaniques ou
plus riches en phosphates fatigueraient, les romans de
Dickens.
Mais ces volumes produisirent un effet contraire à
celui qu'il attendait : ces chastes amoureux, ces héroïnes
protestantes, vêtues jusqu'au cou, s'aimaient parmi les
étoiles, se bornaient à baisser les yeux, à rougir, à
pleurer de bonheur, en se serrant les mains. Aussitôt
cette exagération de pureté le lança dans un excès
opposé; en vertu de la loi des contrastes, il sauta d'un
extrême à l'autre, se rappela des scènes vibrantes et
corsées, songea aux pratiques humaines des couples,
aux baisers mélangés, aux baisers colombins, ainsi que
les désigne la pudeur ecclésiastique, quand ils pénè-
trent entre les lèvres.
Il interrompit sa lecture, rumina loin delà bégueule
132 A REBOURS
Angleterre, sur les peccadilles libertines, sur les salaces
apprêts que l'Eglise désapprouve; une commotion le
frappa; l'anaphrodisie de sa cervelle et de son corps
qu'il avait crue définitive, se dissipa; la solitude agit
encore sur le détraquement de ses nerfs; il fut une fois
de plus obsédé non par la religion même, mais par la
malice des actes et des péchés qu'elle condamne ; l'habi-
tuel sujet de ses obsécrations et de ses menaces le tint
seul; le côté charnel, insensible depuis des mois, remué
tout d'abord, par l'énervement des lectures pieuses,
puis réveillé, mis debout, dans une crise de névrose,
par le cant anglais, se dressa et la stimulation de ses
sens le reportant en arrière, il pataugea dans le sou-
venir de ses vieux cloaques.
Il se leva et, mélancoliquement, ouvrit une petite
boîte de vermeil au couvercle semé d'aventurines.
Elle était pleine de bonbons violets; il en prit un, et
il le palpa entre ses doigts, pensant aux étranges pro-
priétés de ce bonbon praliné, comme givré de sucre;
jadis, alors que son impuissance était acquise, alors
aussi qu'il songeait, sans aigreur, sans regrets, sans
nouveaux désirs, à la femme, il déposait l'un de ces
bonbons sur sa langue, le laissait fondre et soudain, se
levaient avec une douceur infinie, des rappels très
effacés, très languissants des anciennes paillardises.
Ces bonbons inventés par Siraudin et désignés sous
la ridicule appellation de « Perles des Pyrénées »
étaient une goutte de parfum de sarcanthus, une
A REBOURS 133
goutte d'essence féminine, cristallisée dans un morceau
de sucre; ils pénétraient les papilles de la bouche,
évoquaient des souvenances d'eau opalisée par des
vinaigres rares, de baisers très profonds, tout imbibés
d'odeurs.
D'habitude, il souriait, humant cet arôme amoureux,
cette ombre de caresses qui lui mettait un coin de nudité
dans la cervelle et ranimait, pour une seconde, le goût
naguère adoré de certaines femmes; aujourd'hui, ils
n'agissaient plus en sourdine, ne se bornaient plus à
raviver l'image de désordres lointains et confus; ils
déchiraient, au contraire, les voiles, jetaient devant ses
yeux la réalité corporelle, pressante et brutale.
En tête du défilé des maîtresses que la saveur de ce
bonbon aidait à dessiner en des traits certains, l'une
s'arrêta, montrant des dents longues et blanches, une
peau satinée, toute rose, un nez taillé en biseau, des
yeux de souris, des cheveux coupés à la chien et blonds.
C'était miss Urania, une Américaine, au corps bien
découplé, aux jambes nerveuses, aux muscles d'acier,
aux bras de fonte.
Elle avait été l'une des acrobates les plus renommées
du Cirque.
Des Esseintes l'avait, durant de longues soirées, atten-
tivement suivie; les premières fois, elle lui était apparue
telle qu'elle était, c'est-à-dire solide et belle, mais le
désir de l'approcher ne l'étreignit point; elle n'avait
rien qui la recommandât à la convoitise d'un blasé, et
; 134 REBO rus
cependant il retourna au Cirque alléché par il ne savait
quoi, poussé par un sentiment difficile à définir.
eu à peu, en même temps qu'il l'observait, de singu-
lières conceptions naquirent; à mesure qu'il admirait
sa souplesse et sa force, il voyait un artificiel chan-
gement de sexe se produire en elle; ses singeries gra-
cieuses, ses mièvreries de femelle s'effaçaient de plus
en plus, tandis que se développaient, à leur place, les
charmes agiles etpuissants d'un mâle; en un mot, après
avoir tout d'abord été femme, puis, après avoir hésité,
après avoir avoisiné l'androgyne, elle semblait se ré-
soudre, se préciser, devenir complètement un homme.
^STors, de même qu'un robuste gaillard s'éprend
d'une fille grêle, cette clownesse doit aimer, par ten-
dance, une créature faible, ployée, pareille à moi, sans
souffle, se dit des Esseintes ; à se regarder, à laisser
agir l'esprit de comparaison, il en vint à éprouver,
de son côté, l'impression que lui-même se féminisait,
et il envia décidément la possession de cette femme,
aspirant ainsi qu'une fillette chlorotique, après le gros-
sier hercule dont les bras la peuvent broyer dans une
étreinte.
' Cet échange de sexe entre miss Urania et lui, l'avait
exalté; nous sommes voués l'un à l'autre, assurait-il;
à cette subite admiration delà force brutale jusqu'alors
exécrée, se joignit enfin l'exorbitant attrait de la boue,
de la basse prostitution heureuse de payer cher les ten-
dresses malotrues d'un souteneur.
A REBOURS 135
En attendant qu'il se décidât à séduire l'acrobate, à
entrer, si faire se pouvait, dans la réalité même, il
confirmait ses rêves, en posant la série de ses propres
pensées sur les lèvres inconscientes de la femme, en
relisant ses intentions qu'il plaçait dans le sourire
immuable et fixe de l'histrionne tournant sur son
trapèze.
Un beau soir, il se résolut à dépêcher les ouvreuses.
Miss Urania crut nécessaire de ne point céder, sans une
préalable cour ; néanmoins elle se montra peu farouche,
sachant par les ouï-dire, que des Esseintes était riche
et que son nom aidait à lancer les femmes-/
Mais aussitôt que ses vœux furent exaucés, son désap-
pointement dépassa le possible. Il s'était imaginé l'Amé-
ricaine, stupide et bestiale comme un lutteur de foire,
et sa bêtise était malheureusement toute féminine.
Certes, elle manquait d'éducation et de tact, n'avait ni
bon sens ni esprit, et elle témoignait d'une ardeur ani-
male, à table, mais tous les sentiments enfantins de la
femme subsistaient en elle ; elle possédait le caquet et la
coquetterie des filles entichées de balivernes; la trans-
mutation des idées masculines dans son corps de femme
n'existait pas.
Avec cela, elle avait une retenue puritaine, au lit et
aucune de ces brutalités d'athlète qu'il souhaitait tout
en les craignant; elle n'était pas sujette comme il en
avait, un moment, conçu l'espoir, aux perturbations
de son sexe. En sondant bien le vide de ses convoitises,
136 A REBOURS
peut-être eût-il cependant aperçu un penchant vers un
être délicat et fluet, vers un tempérament absolument
contraire au sien, mais alors il eût découvert une pré-
férence non pour une fillette, mais pour un joveux grin-
galet, pour un cocasse et maigre clown.
Fatalement, des Esseintes rentra dans son rôle
d'homme momentanément oublié; ses impressions de
feminilité, de faiblesse, de quasi-protection achetée, de
peur même, disparurent; l'illusion n'était plus possible;
miss Urania était une maîtresse ordinaire, ne justifiant
en aucune façon, la curiosité cérébrale qu'elle avait fait
naître.
Bien que le charme de sa chair fraîche, de sa beauté
magnifique, eût d'abord étonné et retenu des Esseintes,
il chercha promptement à esquiver cette liaison, préci-
pita la rupture, car sa précoce impuissance s'augmen-
tait encore devant les glaciales tendresses, devant les
prudes laisser-aller -de cette femme.
Et pourtant elle était la première à s'arrêter devant
lui, dans le passage ininterrompu de ces luxures; mais,
au fond, si elle s'était plus énergiquement empreinte
dans sa mémoire qu'une foule d'autres dont les appâts
avaient été moins fallacieux et les plaisirs moins
limités, cela tenait à sa senteur de bête bien portante
et saine; la redondance de sa santé était l'antipode
même de cette anémie, travaillée aux parfums, dont
il retrouvait un fin relent dans le délicat bonbon de
Siraudin.
A REBOURS 137
Ainsi qu'une odorante antithèse, miss Urania s'impo-
sait fatalement à son souvenir, mais presque aussitôt
des Esseintes, heurte par cet imprévu d'un arôme
naturel et brut, retournait aux exhalaisons civilisées,
et inévitablement il songeait à ses autres maîtresses;
elles se pressaient, en troupeau, dans sa cervelle, mais
par dessus toutes s'exhaussait maintenant la femme don t
la monstruosité l'avait tant satisfait pendant des mois.
Celle-là était une petite et sèche brune, aux yeux
noirs, aux cheveux pommadés, plaqués sur la tête,
comme avec un pinceau, séparés par une raie de
garçon, près d'une tempe. Il l'avait connue dans un
café-concert, où elle donnait des représentations de
ventriloque.
A la stupeur d'une foule que ces exercices mettaient
mal à l'aise, elle faisait parler, à tour de rôle, des
enfants en carton, rangés en flûtes de pan, sur des
chaises; elle conversait avec des mannequins presque
vivants et, dans la salle même, des mouches bourdon-
naient autour des lustres et l'on entendait bruire le
silencieux public qui s'étonnait d'être assis et se recu-
lait instinctivement dans ses stalles, alors que le roule-
ment d'imaginaires voitures le frôlait, en passant, de
l'entrée jusqu'à la scène.
Des Esseintes avait été fasciné; une masse d'idées
germa en lui; tout d'abord il s'empressa de réduire, à
coups de billets de banque, la ventriloque qui lui plut
par le contraste même qu'elle opposait avec l'Améri-
138 A REBOURS
caine. Cette brunette suintait des parfums préparés,
malsains et capiteux et elle brûlait comme un cratère;
en dépit de tous ses subterfuges, des Esseintes s'épuisa
en quelques heures; il n'en persista pas moins à se
laisser complaisamment gruger par elle, car plus que
la maîtresse, le phénomène l'attirait.
D'ailleurs les plans qu'il s'était proposés, avaient
mûri. Il se résolut à accomplir des projets jusqu'alors
irréalisables.
Il fit apporter, un soir, un petit sphinx, en marbre
noir, couché dans la pose classique, les pattes allon-
gées, la tête rigide et droite et une chimère, en terre
polychrome, brandissant une crinière hérissée, dar-
dant des yeux féroces, éventant avec les sillons de sa
queue ses flancs gonflés ainsi que des soufflets de forge.
Il plaça chacune de ces bêtes à un bout de la chambre,
éteignit les lampes, laissant les braises rougeoyer dans
l'àtre et éclairer vaguement la pièce en agrandissant
les objets presque noyés dans l'ombre.
Puis, il s'étendit sur un canapé, près de la femme
dont l'immobile figure était atteinte par la lueur d'un
tison, et il attendit.
Avec des intonations étranges qu'il lui avait fait lon-
guement et patiemment répéter à l'avance, elle anima,
sans même remuer les lèvres, sans même les regarder,
les deux monstres.
Et dans le silence de la nuit, l'admirable dialogue
de la Chimère et du Sphinx commença, récité par des
A REBOURS 139
voix gutturales et profondes, rauques, puis aiguës,
comme surhumaines.
« — Ici, Chimère, arrête-toi.
« — Non; jamais. »
Bercé par l'admirable prose de Flaubert, il écoutait,
pantelant, le terrible duo et des frissons le parcouru-
rent, de la nuque aux pieds, quand la Chimère proféra
la solennelle et magique phrase :
« Je cherche des parfums nouveaux, des fleurs plus
larges, des plaisirs inéprouvés. »
Ah! c'était à lui-même que cette voix aussi mysté-
rieuse qu'une incantation, parlait; c'était à lui qu'elle
racontait sa fièvre d'inconnu, son idéal inassouvi, son
besoin d'échapper à l'horrible réalité de l'existence, à /
franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans;
jamais arriver à une certitude, dans les brumes des
au-delà de l'art! — Toute la misère de ses propres
efforts lui refoula le cœur. Doucement, il étreignait la
femme silencieuse, à ses côtés, se réfugiant, ainsi qu'un
enfant inconsolé, près d'elle, ne voyant même pas l'air
maussade de la comédienne obligée à jouer une scène,
à exercer son métier, chez elle, aux instants du repos,
loin de la rampe.
Leur liaison continua, mais bientôt les défaillances
de des Esseintes s'aggravèrent ; l'effervescence de sa
cervelle ne fondait plus les glaces de son corps : les
nerfs n'obéissaient plus à la volonté; les folies passion-
nelles des vieillards le dominèrent. Se sentant devenir
140 A REBOURS
de plus en plus indécis près de celte maîtresse, il recou-
rut à L'adjuvant le plus efficace des vieux et inconstants
prurits, à la peur.
Fendant qu'il tenait la femme entre ses bras, une
voix de rogomme éclatait derrière la porte : « Ouvri-
ras-tu? je sais bien que t'es avec un miche, attends,
attends un peu, salope! » — Aussitôt, de même que ces
libertins excités par la terreur d'être pris en flagrant
délit, à l'air, sur les berges, dans le jardin des Tuile-
ries, dans un rambuteau ou sur un banc, il retrouvait
passagèrement ses forces, se précipitait sur la ventri-
loque dont la voix continuait à tapager hors de la pièce
et il éprouvait des allégresses inouïes, dans cette bous-
culade, clans cette panique de l'homme courant un
danger, interrompu, pressé dans son ordure.
Malheureusement, ces séances furent de durée brève;
malgré les prix exagérés qu'il lui paya, la ventriloque
le congédia et, le soir même, s'offrit à un gaillard dont\
les exigences étaient moins compliquées et les reins)
plus sûrs.
Celle-là, il l'avait regrettée et, au souvenir de ses
artifices, les autres femmes lui parurent dénuées de
saveur; les grâces pourries de l'enfance lui sem-
blèrent même fades; son mépris pour leurs monotones
grimaces devint tel qu'il ne pouvait plus se résoudre à
les subir.
Remâchant son dégoût, seul, un jour qu'il se pro-
menait sur l'avenue de Latour-Maubourg, il fut
A RKBOTRS 141
abordé, près des Invalides, par un tout jeune homme
qui le pria de lui indiquer la voie la plus courte pour
se rendre à la rue de Babvlone. Des Esseintes lui
désigna son chemin et, comme il traversait aussi l'es-
planade, ils firent route ensemble.
La voix du jeune homme insistant, d'une façon ino-
pinée, afin d'être plus amplement renseigné, disant :
— Alors vous croyez qu'en prenant à gauche, ce serait
plus long; l'on m'avait pourtant affirmé qu'en obli-
quant par l'avenue, j'arriverais plus tôt, — était, tout
à la fois, suppliante et timide, très basse et douce.
Des Esseintes le regarda. Il paraissait échappé du
collège, était pauvrement vêtu d'un petit veston de
cheviote lui étreignant les hanches, dépassant à peine
la chute des reins, d'une culotte noire, collante, d'un
col rabattu, échancré sur une cravate bouffante bleu
foncé, à vermicelles blancs, forme La Vallière. Il tenait
à la main un livre de classe cartonné, et il était coiffé
d'un melon brun, à bords plats.
La figure était troublante; pâle et tirée, assez régu-
lière sous les longs cheveux noirs, elle était éclairée
par de grands veux humides, aux paupières cernées
de bleu, rapprochés du nez que pointillaient d'or quel-
ques rousseurs et sous lequel s'ouvrait une bouche
petite, mais bordée de grosses lèvres, coupées, au
milieu, d'une raie ainsi qu'une cerise.
Ils se dévisagèrent, pendant un instant, en face, puis
le jeune homme baissa les yeux et se rapprocha; son
142 A REBOURS
bras frôla bientôt celui de des Esseintes qui ralentit le
pas, considérant, songeur, la marche balancée de ce
jeune homme.
Et du hasard de cette rencontre, était née une défiante
amitié qui se prolongea durant des mois ; des Esseintes
n'y pensait plus sans frémir; jamais il n'avait sup-
porté un plus attirant et un plus impérieux fermage ;
jamais il n'avait connu des périls pareils, jamais aussi
il ne s'était senti plus douloureusement satisfait.
Parmi les rappels qui l'assiégeaient, dans sa solitude,
celui de ce réciproque attachement dominait les autres.
Toute la levure d'égarement que peut détenir un cer-
veau surexcité par la névrose, fermentait ; et, à se com-
plaire ainsi dans ces souvenirs, dans cette délectation
morose, comme la théologie appelle cette récurrence
des vieux opprobres, il mêlait aux visions physiques
des ardeurs spirituelles cinglées par l'ancienne lecture
des casuistes, des Busembaum et des Diana, des Liguori
et des Sanchez, traitant des péchés contre le 6e et le
9e commandement du Décalogue.
En faisant naître un idéal extrahumain dans cette
âme qu'elle avait baignée et qu'une hérédité datant du
règne de Henri III prédisposait peut-être, la religion
avait aussi remué l'illégitime idéal des voluptés ; des
obsessions libertines et mystiques hantaient, en se
confondant, son cerveau altéré d'un opiniâtre désir
d'échapper aux vulgarités du monde, de s'abîmer, loin
des usages vénérés, dans d'originales extases, dans des
A REBOURS 143
crises célestes ou maudites, également écrasantes par
les déperditions de phosphore qu'elles entraînent.
Actuellement, il sortait de ces rêveries, anéanti,
brisé, presque moribond, et il allumait aussitôt les
bougies et les lampes, s'inondant de clarté, croyant
entendre ainsi, moins distinctement que dans l'ombre,
le bruit sourd, persistant, intolérable, des artères qui
lui battaient, à coups redoublés, sous la peau du cou.
X
Pendant cette singulière maladie qui ravage les
races à bout de sang, de soudaines accalmies
succèdent aux crises ; sans qu'il pût s'expliquer pour-
quoi, des Esseintes se réveilla tout valide, un beau
matin; plus de toux déracinante, plus de coins enfoncés
à coup de maillet dans la nuque, mais une sensation
ineffable de bien-être, une légèreté de cervelle dont les
pensées s'éclaircissaient et, d'opaques et glauques,
devenaient fluides et irisées, de même que les bulles de
savon de nuances tendres.
Cet état dura quelques jours ; puis subitement, une
après-midi, les hallucinations de l'odorat se montrèrent.
Sa chambre embauma la frangipane; il vérifia si un
flacon ne traînait pas, débouché ; il n'y avait point de
flacon dans la pièce ; il passa dans son cabinet de tra-
vail, dans la salle à manger : l'odeur persista.
Il sonna son domestique : — Vous ne sentez rien,
dit-il? L'autre renifla une prise d'air et déclara ne res-
pirer aucune fleur : le doute ne pouvait exister; la
névrose revenait, une fois de plus, sous l'apparence
d'une nouvelle illusion des sens.
Fatigué par la ténacité de cet imaginaire arôme, il
A REBOURS 145
résolut de se plonger dans des parfums véritables,
espérant que cette homéopathie nasale le guérirait ou
du moins qu'elle retarderait la poursuite de l'impor-
tune frangipane.
Il se rendit dans son cabinet de toilette. Là, près
d'un ancien baptistère qui lui servait de cuvette, sous
une longue glace en fer forgé, emprisonnant ainsi que
d'une margelle argentée de lune, l'eau verte et comme
morte du miroir, des bouteilles de toute grandeur, de
toute forme, s'étageaient sur des rayons d'ivoire.
Il les plaça sur une table et les divisa en deux séries :
celle des parfums simples, c'est-à-dire des extraits ou
des esprits, et celle des parfums composés, désignée
sous le terme générique de bouquets.
Il s'enfonça dans un fauteuil et se recueillit.
Il était, depuis des années, habile dans la science du
flair; il pensait que l'odorat pouvait éprouver des
jouissances égales à celles de l'ouïe et de la vue,
chaque sens étant susceptible, par suite d'une disposi-
tion naturelle et d'une érudite culture, de percevoir
des impressions nouvelles, de les décupler, de les coor-
donner, d'en composer ce tout qui constitue une oeuvre ;
et il n'était pas, en somme, plus anormal qu'un art
existât, en dégageant d'odorants fluides, que d'autres,
en détachant des ondes sonores, ou en frappant de
rayons diversement colorés la rétine d'un œil ; seu-
lement, si personne ne peut discerner, sans une intui-
tion particulière développée par l'étude, une peinture
10
146 A REBOURS
de grand maître d'une croûte, un air de Beethoven
d'un air de Clapisson, personne, non plus, ne peut,
sans une initiation préalable, ne point confondre, au
premier abord, un bouquet eréé par un sincère artiste,
avec un pot-pourri fabriqué par un industriel, pour la
vente des épiceries et des bazars.
Dans cet art des parfums, un côté l'avait, entre tous,
séduit, celui de la précision factice.
Presque jamais, en effet, les parfums ne sont issus
des fleurs dont ils portent le nom; l'artiste qui oserait
emprunter à la seule nature ses éléments, ne produirait
qu'une œuvre bâtarde, sans vérité, sans style, attendu
que l'essence obtenue par la distillation des fleurs ne
saurait offrir qu'une très lointaine et très vulgaire ana-
logie avec l'arôme môme de la fleur vivante, épandant
ses effluves, en pleine terre.
Aussi, à l'exception de l'inimitable jasmin, qui n'ac-
cepte aucune contrefaçon, aucune similitude, qui
repousse jusqu'aux à peu près, toutes les fleurs sont
exactement représentées par des alliances d'alcoolats
et d'esprits, dérobant au modèle sa personnalité même
et y ajoutant ce rien, ce ton en plus, ce fumet capiteux,
cette touche rare qui qualifie une œuvre d'art.
En résumé, dans la parfumerie, l'artiste achève
l'odeur initiale de la nature dont il taille la senteur,
et il la monte ainsi qu'un joaillier épure l'eau d'une
pierre et la fait valoir.
Peu à peu, les arcanes de cet art, le plus négligé de
A H Eli OURS 147
tous, s'étaient ouverts devant des Esseintes qui déchif-
frait maintenant cette langue, variée, aussi insinuante
que celle de la littérature, ce style d'une concision
inouïe, sous son apparence flottante et vague.
Pour cela, il lui avait d'abord fallu travailler la
grammaire, comprendre la syntaxe des odeurs, se
bien pénétrer des règles qui les régissent, et, une fois
familiarisé avec ce dialecte, comparer les œuvres des
maîtres, des Atkinson et des Lubin, des Chardin et des
Violet, des Legrand et des Piesse, désassembler la
construction de leurs phrases, peser la proportion de
leurs mots et l'arrangement de leurs périodes.
Puis, dans cet idiome des fluides, l'expérience devait
appuyer les théories trop souvent incomplètes et
banales.
La parfumerie classique était, en effet, peu diversi-
fiée, presque incolore, uniformément coulée dans une
matrice fondue par d'anciens chimistes ; elle radotait,
confinée en ses vieux alambics, lorsque la période
romantique était éclose et l'avait, elle aussi, modifiée,
rendue plus jeune, plus malléable et plus souple.
Son histoire suivait, pas à pas, celle de notre langue.
Le style parfumé Louis XIII, composé des éléments
chers à cette époque, de la poudre d'iris, du musc, de
la civette, de l'eau de myrte déjà désignée sous le nom
d'eau des anges, était à peine suffisant pour exprimer
les grâces cavalières, les teintes un peu crues du
temps, que nous ont conservées certains des sonnets de
l'»8 A REBOURS
Saint-Amand. Plus tard, avec la myrrhe, l'oliban, les
senteurs mystiques, puissantes et austères, l'allure pom-
peuse du grand siècle, les artifices redondants de l'art
oratoire, le style large, soutenu, nombreux, de Bossuet
et des maîtres de la chaire, furent presque possibles;
plus tard encore, les grâces fatiguées et savantes de la
société française sous Louis XV, trouvèrent plus faci-
lement leur interprète dans la frangipane et la maré-
chale qui donnèrent en quelque sorte la synthèse même
de cette époque ; puis, après l'ennui et l'incuriosité du
premier Empire, qui abusa des eaux de Cologne et des
préparations au romarin, la parfumerie se jeta, der-
rière Victor Hugo et Gautier, vers les pays du soleil ;
elle créa des orientales, des selam fulgurants d'épices,
découvrit des intonations nouvelles, des antithèses
jusqu'alors inosées, tria et reprit d'anciennes nuances
qu'elle compliqua, qu'elle subtilisa, qu'elle assortit;
elle rejeta résolument enfin, cette volontaire décrépi-
tude à laquelle l'avaient réduite les Malesherbes, les
Boileau, les Andrieux, les Baour-Lormian, les bas
distillateurs de ses poèmes.
Mais cette langue n'était pas demeurée, depuis la
période de 1830, stationnaire. Elle avait encore évolué,
et, se modelant sur la marche du siècle, elle s'était
avancée parallèlement avec les autres arts; s'était, elle
aussi, pliée aux vœux des amateurs et des artistes, se
lançant sur le Chinois et le Japonais, imaginant des
albums odorants, imitant les bouquets de fleurs de
A REBOURS 149
Takéoka, obtenant par des alliances de lavande et de
girofle, l'odeur du Rondeletia ; par un mariage de pat-
chouli et de camphre, l'arôme singulier de l'encre de
Chine ; par des composés de citron, de girofle et de
néroli, l'émanation de l'Hovénia du Japon.
Des Esseintes étudiait, analysait l'âme de ces fluides,
faisait l'exégèse de ces textes ; il se complaisait à jouer
pour sa satisfaction personnelle, le rôle d'un psycho-
logue, à démonter et à remonter les rouages d'une
œuvre, à dévisser les pièces formant la structure d'une
exhalaison composée, et, dans cet exercice, son odorat
était parvenu à la sûreté d'une touche presque impec-
cable.
De même qu'un marchand de vins reconnaît le cru
dont il hume une goutte ; qu'un vendeur de houblon,
dès qu'il flaire un sac, détermine aussitôt sa valeur
exacte ; qu'un négociant chinois peut immédiatement
révéler l'origine des thés qu'il sent, dire dans quelles
fermes des monts Bohées, dans quels couvents boud-
dhiques, il a été cultivé, l'époque où ses feuilles ont été
cueillies, préciser le degré de torréfaction, l'influence
qu'il a subie dans le voisinage de la fleur de prunier,
de l'Aglaia, de l'Olea fragrans, de tous ces parfums
qui servent à modifier sa nature, à y ajouter un rehaut
inattendu, à introduire dans son fumet un peu sec un
relent de fleurs lointaines et fraîches ; de même aussi
des Esseintes pouvait en respirant un soupçon d'odeur,
vous raconter aussitôt les doses de son mélange,
150 A REBOURS
expliquer la psychologie de sa mixture, presque citer
le nom de l'artiste qui l'avait écrit et lui avait imprimé
la marque personnelle de son style.
Il va de soi qu'il possédait la collection de tous les
produits employés par les parfumeurs; il avait même
du véritable baume de la Mecque, ce baume si rare
qui ne se récolte que dans certaines parties de l'Ara-
bie Pétrée et dont le monopole appartient au Grand
Seigneur.
Assis maintenant, dans son cabinet de toilette, devant
sa table, il songeait à créer un nouveau bouquet et il
était pris de ce moment d'hésitation bien connu des
écrivains, qui, après des mois de repos, s'apprêtent à
recommencer une nouvelle œuvre.
Ainsi que Balzac que hantait l'impérieux besoin de
noircir beaucoup de papier pour se mettre en train,
des Esseintes reconnut la nécessité de se refaire aupa-
ravant la main par quelques travaux sans importance ;
voulant fabriquer de l'héliotrope, il soupesa des flacons
d'amande et de vanille, puis il changea d'idée et se
résolut à aborder le pois de senteur.
Les expressions, les procédés lui échappaient ; il
tâtonna ; en somme, dans la fragrance de cette fleur,
l'oranger domine : il tenta de plusieurs combinaisons
et il finit par atteindre le ton juste, en joignant à
l'oranger de la tubéreuse et de la rose qu'il lia par une
goutte de vanille.
Les incertitudes se dissipèrent ; une petite fièvre
A REBOURS 151
l'agita, il fut prêt au travail ; il composa encore du thé
en mélangeant de la cassie et de l'iris, puis, sûr de lui,
il se détermina à marcher de l'avant, à plaquer une
phrase fulminante dont le hautain fracas effondrerait
le chuchotement de cette astucieuse frangipane qui se
faufilait encore dans sa pièce.
Il mania l'ambre, le musc-tonkin, aux éclats terribles,
le patchouli, le plus acre des parfums végétaux et dont
la fleur, à l'état brut, dégage un remugle de moisi et
de rouille. Quoi qu'il fît, la hantise du xvme siècle,
l'obséda ; les robes à paniers, les falbalas tournèrent
devant ses yeux ; des souvenirs des « Vénus » de Bou-
cher, tout en chair, sans os, bourrées de coton rose,
s'installèrent sur ses murs; des rappels du roman de
Thémidore, de l'exquise Rosette retroussée dans un
désespoir couleur feu, le poursuivirent. Furieux, il se
leva et, afin de se libérer, il renifla, de toutes ses forces,
cette pure essence de spika-nard, si chère aux Orien-
taux et si désagréable aux Européens, à cause de son
relent trop prononcé de valériane. Il demeura étourdi
sous la violence de ce choc ; comme pilées par un coup
de marteau, les filigranes de la délicate odeur dispa-
rurent; il profita de ce temps de répit pour échapper
aux siècles défunts, aux vapeurs surannées, pour
entrer, ainsi qu'il le faisait jadis, dans des œuvres
moins restreintes ou plus neuves.
Il avait autrefois aimé à se bercer d'accords en par-
fumerie; il usait d'effets analogues à ceux des poètes,
li>2 A REBOURS
employait, en quelque sorte, l'admirable ordonnance
de certaines pièces de Baudelaire, telles que « l'Irrépa-
rable » et « le Balcon », où le dernier des cinq vers qui
composent la strophe est l'écho du premier et revient,
ainsi qu'un refrain, noyer l'âme dans des infinis de
mélancolie et de langueur.
Il s'égarait dans les songes qu'évoquaient pour lui
ces stances aromatiques, ramené soudain à son point
de départ, au motif de sa méditation, par le retour du
thème initial, reparaissant, à des intervalles ménagés,
dans l'odorante orchestration du poème.
Actuellement, il voulut vagabonder dans un surpre-
nant et variable paysage, et il débuta par une phrase,
sonore, ample, ouvrant tout d'un coup une échappée
de campagne immense.
Avec ses vaporisateurs, il injecta dans la pièce une
essence formée d'ambroisie, de lavande de Mitcham,
de pois de senteur, de bouquet, une essence qui, lors-
qu'elle est distillée par un artiste, mérite le nom qu'on
lui décerne, « d'extrait de pré fleuri » ; puis dans ce pré,
il introduisit une précise fusion de tubéreuse, de fleur
d'oranger et d'amande, et aussitôt d'artificiels lilas
naquirent, tandis que des tilleuls s'éventèrent, rabat-
tant sur le sol leurs pâles émanations que simulait
l'extrait du tilia de Londrejj.
Ce décor posé en quelques grandes lignes, fuyant à
perte de vue sous ses yeux fermés, il insuffla une légère
pluie d'essences humaines et quasi félines, sentant la
A REBOURS 153
jupe, annonçant la femme poudrée et fardée, le stépha-
notis, l'ayapana, l'opoponax, le chypre, le champaka,
le sarcanthus, sur lesquels il juxtaposa un soupçon de
seringa, afin de donner dans la vie factice du maquil-
lage qu'ils dégageaient, un fleur naturel de rires en
sueur, de joies qui se démènent au plein soleil.
Ensuite il laissa, par un ventilateur, s'échapper ces
ondes odorantes, conservant seulement la campagne
qu'il renouvela et dont il força la dose pour l'obliger
à revenir ainsi qu'une ritournelle dans ses strophes.
Les femmes s'étaient peu à peu évanouies ; la cam-
pagne était devenue déserte; alors, sur l'horizon
enchanté, des usines se dressèrent, dont les formidables
cheminées brûlaient, à leurs sommets, comme des bols \
derjujach. J
Un souffle de fabriques, de produits chimiques,
passait maintenant dans la brise qu'il soulevait avec
des éventails, et la nature exhalait encore, dans cette
purulence de l'air, ses doux effluves.
Des Esseintes maniait, échauffait entre ses doigts,
une boulette de styrax, et une très bizarre odeur
montait dans la pièce, une odeur tout à la fois répu-
gnante et exquise, tenant de la délicieuse senteur de
la jonquille et de l'immonde puanteur de la gutta-
percha et de l'huile de houille. Il se désinfecta les
mains, inséra en une boîte hermétiquement close sa
résine, et les fabriques disparurent à leur tour. Alors,
il darda parmi les vapeurs ravivées des tilleuls et des
154 A REBOURS
prés, quelques gouttes de new mown hay et, au milieu
du site magique momentanément dépouillé de ses lilas,
des gerbes de foin s'élevèrent, amenant une saison
nouvelle, épandant leur fine effluence dans l'été de
ces senteurs.
Enfin, quand il eut assez savouré ce spectacle, il
dispersa précipitamment des parfums exotiques, épuisa
ses vaporisateurs, accéléra ses esprits concentrés,
lâcha bride à tous ses baumes, et, dans la touffeur
exaspérée de la pièce, éclata une nature démente et
sublimée, forçant ses haleines, chargeant d'alcoolats
en délire une artificielle brise, une nature pas vraie et
charmante, toute paradoxale, réunissant les piments
des tropiques, les souffles poivrés du santal de la
Chine et de l'hediosmia de la Jamaïque, aux odeurs
françaises du jasmin, de l'aubépine et de la verveine,
poussant, en dépit des saisons et des climats, des
arbres d'essences diverses, des fleurs aux couleurs et
aux fragrances les plus opposées, créant par la fonte et
le heurt de tous ces tons, un parfum général, innommé,
imprévu, étrange, dans lequel reparaissait, comme un
obstiné refrain, la phrase décorative du commence-
ment, l'odeur du grand pré, éventé par les lilas et les
tilleuls.
Tout à coup une douleur aiguë le perça; il lui
sembla qu'un vilebrequin lui forait les tempes. Il
ouvrit les yeux, se retrouva au milieu de son cabinet
de toilette, assis devant sa table; péniblement, il
A REBOURS 155
marcha, abasourdi, vers la croisée qu'il entre-bâilla.
Une bouffée d'air rasséréna l'étouffante atmosphère
qui l'enveloppait; il se promena de long en large, pour
raffermir ses jambes, alla et vint, regardant le plafond
où des crabes et des algues poudrées de sel, s'enle-
vaient en relief sur un fond grenu aussi blond que le
sable d'une plage; un décor pareil revêtait les plinthes,
bordant les cloisons tapissées de crêpe Japonais vert
d'eau, un peu chiffonné, simulant le friselis d'une
rivière que le vent ride et, dans ce léger courant,
nageait le pétale d'une rose autour duquel tournoyait
une nuée de petits poissons dessinés en deux traits
d'encre.
Mais ses paupières demeuraient lourdes; il cessa
d'arpenter le court espace compris entre le baptistère
et la baignoire, et il s'appuya sur la rampe de la
fenêtre ; son étourdissement cessa ; il reboucha soi-
gneusement les fioles, et il mit à profit cette occasion
pour remédier au désordre de ses maquillages. Il n'y
avait point touché depuis son arrivée à Fontenay, et
il s'étonna presque, maintenant, de revoir cette collec-
tion naguère visitée par tant de femmes. Les uns sur
les autres, des flacons et des pots s'entassaient. Ici une
boîte en porcelaine, de la famille verte, contenait le
schnouda, cette merveilleuse crème blanche qui, une
fois étendue sur les joues, passe, sous l'influence de
l'air, au rose tendre, puis à un incarnat si réel qu'il
procure l'illusion vraiment exacte d'une peau colorée
156 A REBOURS
de sang; là, des laques, incrustées de burgau, renfer-
maient de l'or Japonais et du vert d'Athènes, couleur
d'aile de cantharide, des ors et des verts qui se trans-
muent en une pourpre profonde dès qu'on les mouille ;
près de pots pleins de pâte d'aveline, de serkis du
harem, d'émulsines au lys de kachemyr, de lotions d'eau
de fraise et de sureau pour le teint, et près de petites
bouteilles remplies de solutions d'encre de Chine et
d'eau de rose à l'usage des yeux, des instruments en
ivoire, en nacre, en acier, en argent, s'étalaient épar-
pillés avec des brosses en luzerne pour les gencives :
des pinces, des ciseaux, des strigiles, des estompes, des
crêpons et des houppes, des gratte-dos, des mouches et
des limes.
Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté sur
les instances d'une maîtresse qui se pâmait sous
l'influence de certains aromates et de certains baumes,
une femme détraquée et nerveuse, aimant à faire
macérer la pointe de ses seins dans les senteurs, mais
n'éprouvant, en somme, une délicieuse et accablante
extase, que lorsqu'on lui ratissait la tète avec un peigne
ou qu'elle pouvait humer, au milieu des caresses,
l'odeur de la suie, du plâtre des maisons en construc-
tion, par les temps de pluie, ou de la poussière mou-
chetée par de grosses gouttes d'orage, pendant l'été.
Il rumina ces souvenirs et une après-midi écoulée,
à Pantin, par désœuvrement, par curiosité, en compa-
gnie de cette femme, chez l'une de ses sœurs, lui
A HEBOL'IiS 157
revint, remuant en lui un monde oublié de vieilles
idées et d'anciens parfums; tandis que les deux femmes
jacassaient et se montraient leurs robes, il s'était
approché de la fenêtre et, au travers des vitres pou-
dreuses, il avait vu la rue pleine de boue s'étendre et
entendu ses pavés bruire sous le coup répété des
galoches battant les mares.
Cette scène déjà lointaine se présenta subitement,
avec une vivacité singulière. Pantin était là, devant
lui, animé, vivant, dans cette eau verte et comme
morte de la glace margée de lune où ses yeux incons-
cients plongeaient; une hallucination l'emporta loin
de Fontenay; le miroir lui répercuta en même temps
que la rue les réflexions qu'elle avait autrefois fait
naître et, abîmé dans un songe, il se répéta cette ingé-
nieuse, mélancolique et consolante antienne qu'il avait
jadis notée dès son retour dans Paris :
— Oui, le temps des grandes pluies est venu; voilà
que les gargouilles dégobillent, en chantant sous les
trottoirs, et que les fumiers marinent dans des flaques
qui emplissent de leur café au lait les bols creusés
dans le macadam ; partout, pour l'humble passant, les
rince-pieds fonctionnent.
Sous le ciel bas, dans l'air mou, les murs des mai-
sons ont des sueurs noires et leurs soupiraux fétident;
la dégoûtation de l'existence s'accentue et le spleen
écrase; les semailles d'ordures que chacun a dans
l'ame éclosent; des besoins de sales ribotes agitent
158 A REBOURS
les gens austères et, dans le cerveau des gens consi-
dérés, des désirs de forçats vont naître.
Et pourtant, je me chauffe devant un grand l'eu et,
d'une corbeille de fleurs épanouies sur la table se
dégage une exhalaison de benjoin, de géranium et de
vétyver qui remplit la chambre. En plein mois de
novembre, à Pantin, rue de Paris, le printemps per-
siste et voici que je ris, à part moi, des familles crain-
tives qui, afin d'éviter les approches du froid, fuient à
toute vapeur vers Antibes ou vers Cannes.
L'inclémente nature n'est pour rien dans cet extra-
ordinaire phénomène; c'est à l'industrie seule, il faut
bien le dire, que Pantin est redevable de cette saison
factice.
En effet, ces fleurs sont en taffetas, montées sur du
fil d'archal, et la senteur printanière filtre par les joints
de la fenêtre, exhalée des usines du voisinage, des par-
fumeries de Pinaud et de Saint-James.
Pour les artisans usés par les durs labeurs des
ateliers, pour les petits employés trop souvent pères,
l'illusion d'un peu de bon air est, grâce à ces commer-
çants, possible.
Puis de ce fabuleux subterfuge d'une campagne,
une médication intelligente peut sortir; les viveurs
poitrinaires qu'on exporte dans le Midi, meurent,
achevés par la rupture de leurs habitudes, par la nos-
talgie des excès parisiens qui les ont vaincus. Ici,
sous un faux climat, aidé par des bouches de poêles,.
A REBOURS 159
les souvenirs libertins renaîtront, très doux, avec les
languissantes émanations féminines évaporées par les
fabriques. Au mortel ennui de la vie provinciale, le
médecin peut, par cette supercherie, substituer plato-
niquement, pour son malade, l'atmosphère des bou-
doirs de Paris, des filles. Le plus souvent, il suffira,
pour consommer la cure, que le sujet ait l'imagination
un peu fertile.
Puisque, par le temps qui court, il n'existe plus de /
substance saine, puisque le vin qu'on boit et que la
liberté qu'on proclame, sont frelatés et dérisoires, (
puisqu'il faut enfin une singulière dose de bonne
volonté pour croire que les classes dirigeantes sont
respectables et que les classes domestiquées sont
dignes d'être soulagées ou plaintes, il ne me semble,
conclut des Esseintes, ni plus ridicule ni plus fou, de
demander à mon prochain une somme d'illusion à
peine équivalente à celle qu'il dépense dans des buts
imbéciles chaque jour, pour se figurer que la ville de
Pantin est une Nice artificielle, une Menton factice.
Tout cela n'empêche pas, fit-il, arraché à ses
réflexions, par une défaillance de tout son corps, qu'il
va falloir me défier de ces délicieux et abominables
exercices qui m'écrasent. Il soupira : — Allons, encore
des plaisirs à modérer, des précautions à prendre; et
160 A REBOURS
il se réfugia dans son cabinet de travail, pensant
échapper plus facilement ainsi à la hantise de ces
par lu m s.
Il ouvrit la croisée toute large, heureux de prendre
un bain d'air; mais, soudain, il lui parut que la brise
soufflait un vague montant d'essence de bergamote
avec laquelle se coalisait de l'esprit de jasmin, de
cassie et de l'eau de rose. Il haleta, se demandant s'il
n'était point décidément sous le joug d'une de ces
possessions qu'on exorcisait au moyen âge. L'odeur
changea et se transforma, tout en persistant. Une indé-
cise senteur de teinture de tolu, de baume du Pérou,
de safran, soudés par quelques gouttes d'ambre et de
musc, s'élevait maintenant du village couché, au bas
de la côte, et, subitement, la métamorphose s'opéra,
ces bribes éparses se relièrent et, à nouveau, la fran-
gipane, dont son odorat avait perçu les éléments et
préparé l'analyse, fusa de la vallée de Fontenay jus-
qu'au fort, assaillant ses narines excédées, ébranlant
encore ses nerfs rompus, le jetant dans une telle pros-
tration qu'il s'atfaissa évanoui, presque mourant, sur
la barre d'appui de la fenêtre.
XI
Les domestiques effrayés s'empressèrent d'aller cher-
cher le médecin de Fontenav qui ne comprit
absolument rien à l'état de des Esseintes. Il bafouilla
quelques termes médicaux, tâta le pouls, examina
la langue du malade, tenta mais en vain de le faire
parler, ordonna des calmants et du repos, promit de
revenir le lendemain, et, sur un signe négatif de des
Esseintes qui retrouva assez de force pour improuver le
zèle de ses domestiques et congédier cet intrus, il partit
et s'en fut raconter, par tout le village, les excentricités
de cette 'maison dont l'ameublement l'avait positive-
ment frappé de stupeur et gelé sur place.
Au grand étonnement des serviteurs qui n'osaient
plus bouger de l'office, leur maître se rétablit en
quelques jours et ils le surprirent, tambourinant sur
les vitres, regardant, d'un air inquiet, le ciel.
Une après-midi, les timbres sonnèrent des appels
brefs, et des Esseintes prescrivit qu'on lui apprêtât
ses malles, pour un long vovage.
Tandis que l'homme et la femme choisissaient, sur
ses indications, les objets utiles à emporter, il arpentait
fiévreusement la cabine de la salle à manger, consultait
11
162 a REBOURS
les heures des paquebots, parcourait son cabinet de
travail où il continuait à scruter les nuages, d'un air
tout à la fois impatient et satisfait.
Le temps était, depuis une semaine déjà, atroce. Des
fleuves de suie roulaient, sans discontinuer, au travers
des plaines grises du ciel, des blocs de nuées pareils
à des rocs déracinés d'un sol.
Par instants, des ondées crevaient et engloutissaient
la vallée sous des torrents de pluie.
Ce jour-là, le firmament avait changé d'aspect. Les
flots d'encre s'étaient volatilisés et taris, les aspérités
des nuages s'étaient fondues; le ciel était uniformé-
ment plat, couvert d'une taie saumâtre. Peu à peu,
cette taie parut descendre, une brume d'eau enveloppa
la campagne; la pluie ne croula plus, par cataractes,
ainsi que la veille, mais elle tomba, sans relâche, fine,
pénétrante, aiguë, délayant les allées, gâchant les
routes, joignant avec ses fils innombrables la terre
au ciel; la lumière se brouilla; un jour livide éclaira
le village maintenant transformé en un lac de boue
pointillé par les aiguilles de l'eau qui piquaient de
gouttes de vif argent le liquide fangeux des flaques;
dans la désolation de la nature, toutes les couleurs se
fanèrent, laissant seuls les toits luire sur les tons
éteints des murs.
Quel temps! soupira le vieux domestique, en dépo-
sant sur une chaise les vêtements que réclamait son
maître, un comple^jadis commandé à Londres.
A REBOURS 163
Pour toute réponse des Esseintes se frotta les mains,
et s'installa devant une bibliothèque vitrée où un jeu
de chaussettes de soie était disposé en éventail ; il
hésitait sur la nuance, puis, rapidement, considérant
la tristesse du jour, le camaïeu morose de ses habits,
songeant au but à atteindre, il choisit une paire de
soie feuille-morte, les enfila rapidement, se chaussa
de brodequins à agrafes et à bouts découpés, revêtit le
complet, gris-souris, quadrillé de gris-lave et pointillé
de martre, se coiffa d'un petit melon, s'enveloppa d'un
mac-farlane bleu-lin et, suivi du domestique qui pliait
sous le poids d'une malle, d'une valise à soufflets,
d'un sac de nuit, d'un carton à chapeau, d'une couver-
ture de voyage renfermant des parapluies et des
cannes, il gagna la gare. Là, il déclara au domestique
qu'il ne pouvait fixer la date de son retour, qu'il
reviendrait dans un an, dans un mois, dans une
semaine, plus tôt peut-être, ordonna que rien ne fût
changé de place au logis, remit l'approximative somme
nécessaire à l'entretien du ménage pendant son absence,
et il monta en wagon, laissant le vieillard ahuri, bras
ballants et bouche béante, derrière la barrière où
s'ébranlait le train.
Il était seul dans son compartiment; une campagne,
indécise, sale, vue telle qu'au travers d'un aquarium
d'eau trouble, fuyait à toute volée derrière le convoi
que cinglait la pluie. Plongé dans ses réflexions, des
Esseintes ferma les yeux.
164 A REBOL'ItS
Une fois de plus, cette solitude si ardemment enviée
et enfin acquise, avait abouti à une détresse affreuse;
ce silence qui lui était autrefois apparu comme une
compensation des sottises écoutées pendant des ans,
lui pesait maintenant d'un poids insoutenable. Un
matin, il s'était réveillé, agité ainsi qu'un prisonnier
mis en cellule; ses lèvres énervées remuaient pour
articuler des sons, des larmes lui montaient aux yeux,
il étouffait de même qu'un homme qui aurait sangloté
pendant des heures.
Dévoré du désir de marcher, de regarder une figure
humaine, de parler avec un autre être, de se mêler à
la vie commune, il en vint à retenir ses domestiques,
appelés sous un prétexte; mais la conversation était
impossible; outre que ces vieilles gens, ployés par des
années de silences et des habitudes de garde-malades,
étaient presque muets, la distance à laquelle les avait
toujours tenus des Esseintes n'était point faite pour
les engager à desserrer les dents. D'ailleurs, ils possé-
daient des cerveaux inertes et étaient incapables de
répondre autrement que par des monosyllabes aux
questions qu'on leur posait.
Il ne put donc se procurer aucune ressource, aucun
soulagement près d'eux; mais un nouveau phénomène
se produisit. La lecture de Dickens qu'il avait naguère
consommée pour s'apaiser les nerfs et qui n'avait
produit que des effets contraires aux effets hygié-
niques qu'il espérait, commença lentement à agir
A REBOURS 1G5
dans un sens inattendu, déterminant des visions de
l'existence anglaise qu'il ruminait pendant des heures;
peu à peu, dans ces contemplations fictives, s'insi-
nuèrent des idées de réalité précise, de voyage accom-
pli, de rêves vérifiés sur lesquels se greffa l'envie
d'éprouver des impressions neuves et d'échapper ainsi
aux épuisantes débauches de l'esprit s'étourdissant à
moudre à vide.
Cetabominable temps de brouillard et de pluie aidait
encore à ces pensées, en appuyant les souvenirs de ses
lectures, en lui mettant la constante image sous les yeux
d'un pays de brume et de boue, en empêchant ses désirs
de dévier de leur point de départ, de s'écarter de leur
source.
Il n'y tint plus, et brusquement il s'était décidé, un
jour. Sa hâte fut telle qu'il prit la fuite bien avant
l'heure, voulant se dérober au présent, se sentir bous-
culé dans un brouhaha de rue, dans un vacarme de
foule et de gare.
Je respire, se disait-il, au moment où le convoi ralen-
tissait sa valse et s'arrêtait dans la rotonde du débarca-
dère de Sceaux, en rhythmant ses dernières pirouettes,
par le fracas saccadé des plaques tournantes.
Une fois au boulevard d'Enfer, dans la rue, il héla
un cocher, jouissant à être ainsi empêtré avec ses
malles et ses couvertures. Moyennant la promesse
d'un copieux pourboire, il s'entendit avec l'homme au
pantalon noisette et gilet rouge : — A l'heure, fit-il, et,
y
166 A REBOURS
rue de Rivoli, vous vous arrêterez devant le Galigna-
ni's Messenger; car il songeait à acheter, avant son
départ, un guide Baedeker ou Murray, de Londres.
La voiture s'ébranla lourdement, soulevant autour
de ses roues des cerceaux de crotte; on naviguait en
plein marécage; sous le ciel gris qui semblait s'appuyer
sur le toit des maisons, les murailles ruisselaient du haut
en bas, les gouttières débordaient, les pavés étaient
enduits d'une boue de pain d'épice dans laquelle les
passants glissaient; sur les trottoirs que raflaient les
omnibus, des gens tassés s'arrêtaient, des femmes
retroussées jusqu'aux genoux, courbées sous des para-
pluies, s'aplatissaient pour éviter des éclaboussures,
contre les boutiques.
La pluie entrait en diagonale par les portières; des
Esseintes dut relever les glaces que l'eau raya de ses
cannelures tandis que des gouttes de fange rayon-
naient comme un feu d'artifice de tous les côtés du
fiacre. Au bruit monotone des sacs de pois secoués sur
sa tête par l'ondée dégoulinant sur les malles et sur le
couvercle de la voiture, des Esseintes rêvait à son
voyage; c'était déjà un acompte de l'Angleterre qu'il
prenait à Paris par cet affreux temps; un Londres plu-
vieux, colossal, immense, puant la fonte échauffée et
la suie, fumant sans relâche dans la brume se dérou-
lait maintenant devant ses yeux; puis des enfilades de
docks s'étendaient à perte de vue, pleins de grues, de
cabestans, de ballots, grouillant d'hommes perchés sur
A R K H O U R S 167
des mâts, à califourchon sur des vergues, alors que,
sur les quais, des myriades d'autres hommes étaient
penchés, le derrière en l'air, sur des barriques qu'ils
poussaient dans des caves.
Tout cela s'agitait sur des rives, dans des entrepôts
gigantesques, baignés par l'eau teigneuse et sourde
d'une imaginaire Tamise, dans une futaie de mâts,
dans une forêt de poutres crevant les nuées blafardes
du firmament, pendant que des trains filaient, à toute
vapeur, dans le ciel, que d'autres roulaient dans les
égouts, éructant des cris affreux, vomissant des flots
de fumée par des bouches de puits, que par tous les
boulevards, par toutes les rues, où éclataient, dans un
éternel crépuscule, les monstrueuses et voyantes infa-
mies de la réclame, des flots de voitures coulaient, entre
des colonnes de gens, silencieux, affairés, les yeux en
avant, les coudes au corps.
Des Esseintes frissonnait délicieusement à se sentir
confondu dans ce terrible monde de négociants, dans
cet isolant brouillard, dans cette incessante activité,
dans cet impitoyable engrenage broyant des millions
de déshérités que des philanthropes excitaient, en guise
de consolation, à réciter des versets et à chanter des
psaumes.
Puis, la vision s'éteignit brusquement avec un cahot
du fiacre qui le fit rebondir sur la banquette. Il regarda
par les portières; la nuit était venue; les becs de gaz
clignotaient, au milieu d'un halo jaunâtre, en pleine
ItiS A REHOU11S
brume; des rubans de feux nageaient dans des mares
et semblaient tourner autour des roues des voitures
qui sautaient dans de la flamme liquide et sale; il tenta
de se reconnaître, aperçut le Carrousel et, subitement,
sans motif, peut-être par le simple contre-coup de la
chute qu'il faisait du haut d'espaces feints, sa pensée
rétrograda jusqu'au souvenir d'un incident trivial : il
se rappela que le domestique avait négligé de mettre,
tandis qu'il le regardait préparer ses malles, une brosse
à dents parmi les ustensiles de son nécessaire de toi-
lette; alors il passa en revue la liste des objets empa-
quetés; tous avaient été rangés dans sa valise, mais la
contrariété d'avoir omis cette brosse persista jusqu'à
ce que le cocher, en s'arrêtant, rompit la chaîne de ces
réminiscences et de ces regrets.
Il était dans la rue de Rivoli, devant le Galignani's
Messenger. Séparées par une porte aux verres dépolis
couverts d'inscriptions et munis de passe-partout enca-
drant des découpures dejournaux et des bandes azurées
de télégrammes, deux grandes vitrines regorgeaient
d'albums et de livres. Il s'approcha, attiré par la vue
de ces cartonnages en papier bleu-perruquier et vert-
chou gaufrés, sur toutes les coutures, de ramages d'ar-
gent et d'or, de ces couvertures en toiles couleur car-
mélite, poireau, caca d'oie, groseille, estampées au fer
froid, sur les plats et le dos, de filets noirs. Tout cela
avait une touche antiparisienne, une tournure mercarP
tile, plus brutale et pourtant moins vile que celles des
A REBOURS 169
reliures de camelote, en France; çà et là, au milieu
d'albums ouverts, reproduisant des scènes humoris-
tiques de du Maurier et de John Leech, ou lançant au
travers de plaines en chromo les délirantes cavalcades
de Caldecott, quelques romans français apparaissaient,
mêlant à ces verjus de teintes, des vulgarités bénignes
et satisfaites.
Il finit par s'arracher à cette contemplation, poussa
la porte, pénétra dans une vaste bibliothèque, pleine de
monde; des étrangères assises dépliaient des cartes
et baragouinaient, en des langues inconnues, des
remarques. Un commis lui apporta toute une collec-
tion de guides. A son tour, il s'assit, retournant ces
livres dont les flexibles cartonnages pliaient entre ses
doigts. Il les parcourut, s'arrêta sur une page du Bae-
deker, décrivant les musées de Londres. Il s'intéres-
sait aux détails laconiques et précis du guide; mais
son attention dévia de l'ancienne peinture anglaise sur
la nouvelle qui le sollicitait davantage. Il se rappelait
certains spécimens qu'il avait vus, dans les expositions
internationales, et il songeait qu'il les reverrait peut-
être à Londres : des tableaux de Millais, la « Veillée
de sainte Agnès » d'un vert argenté si lunaire, des
tableaux de Watts, aux couleurs étranges, bariolés de
gomme-gutte et d'indigo, des tableaux esquissés par un
Gustave Moreau malade, brossés par un Michel-Ange
anémié et retouchés par un Raphaël noyé dans le bleu;
entre autres toiles, il se rappelait une « Dénonciation de
170 A REBOUHS
Caïn», une « Ida » et des « Eves » où, dans le singulier
et mystérieux amalgame de ces trois maîtres, sourdait
la personnalité tout à la fois quintessenciée et brute
d'un Anglais docte et rêveur, tourmenté par des han-
tises de tons atroces.
Toutes ces toiles assaillaient en foule sa mémoire. Le
commis étonné par ce client qui s'oubliait devant une
table, lui demanda sur lequel de ces guides il fixait son
choix. Des Esseintes demeura ébaubi, puis il s'excusa,
fit l'emplette d'un Baedeker et franchit la porte. L'hu-
midité le glaça; le vent soufflait de côté, cinglait les
arcades de ses fouets de pluie. — Allez là, fit-il, au
cocher, en désignant du doigt au bout d'une galerie,
un magasin qui formait l'angle de la rue de Rivoli et
la rue de Castiglione et ressemblait avec ses carreaux
blanchâtres, éclairés en dedans, à une gigantesque
veilleuse, brûlant dans le malaise de ce brouillard,
dans la misère de ce temps malade.
C'était la « Bodéga ». Des Esseintes s'égara dans une
grande salle qui s'allongeait, en couloir, soutenue par
des piliers de fonte, bardée, de chaque côté de ses
murs, de hautes futailles posées tout debout sur des
chantiers.
Cerclées de fer, la panse garnie de créneaux de bois
simulant un râtelier de pipes dans les crans duquel
pendaient des verres en forme de tulipes, le pied en
l'air; le bas-ventre troué et emmanché d'une cannelle
de grès, ces barriques armoriées d'un blason royal,
A REBOURS 171
étalaient sur des étiquettes en couleur le nom de leur
cru, la contenance de leurs flancs, le prix de leur vin,
acheté à la pièce, à la bouteille, ou dégusté au verre.
Dans l'allée restée libre entre ces rangées de ton-
neaux, sous les flammes du gaz qui bourdonnait aux
becs d'un affreux lustre peint en gris-fer, des tables
couvertes de corbeilles de biscuits Palmers, de gâteaux
salés et secs, d'assiettes où s'entassaient des mince-pie
et des sandwichs cachant sous leurs fades enveloppes
d'ardents sinapismes à la moutarde, se succédaient
entre une haie de chaises, jusqu'au fond de cette cave
encore bardée de nouveaux muids portant sur leur
tête de petits barils, couchés sur le flanc, estampillés
de titres gravés au fer chaud, dans le chêne.
Un fumet d'alcool saisit des Esseintes lorsqu'il prit
place dans cette salle où sommeillaient de puissants
vins. Il regarda autour de lui : ici, les foudres s'ali-
gnaient, détaillant toute la série des porto, des vins
âpres ou fruiteux, couleur d'acajou ou d'amarante,
distingués par de laudatives épithètes : « old port,
light délicate, cockburn's very fine, magnificent old
Regina »; là, bombant leurs formidables abdomens,
se pressaient, côte à côte, des fûts énormes renfermant
le vin martial de l'Espagne, le xérès et ses dérivés,
couleur de topaze brûlée ou crue, le san lucar, le pasto,
le pale dry, l'oloroso, l'amontilla, sucrés ou secs.
La cave était pleine; accoudé sur un coin de table,
des Esseintes attendait le verre de porto commandé à
172 A HEBOl'RS
un gentleman, en train de déboucher d'explosifs sodas
contenus dans des bouteilles ovales qui rappelaient,
en les exagérant, ces capsules de gélatine et de gluten
employées par les pharmacies pour masquer le goût de
certains remèdes.
Tout autour de lui, des Anglais foisonnaient : des
dégaines de pâles clergymens, vêtus de noir de la tête
aux pieds, avec des chapeaux mous, des souliers lacés,
des redingotes interminables constellées sur la poitrine
de petits boutons, des mentons ras, des lunettes rondes,
des cheveux graisseux et plats; des trognes de tripiers
et des mufles de dogues avec des cous apoplectiques,
des oreilles comme des tomates, des joues vineuses,
des yeux injectés et idiots, des colliers de barbe pareils
à ceux de quelques grands singes; plus loin, au bout
du chai, un long dépendeur d'andouilles aux cheveux
d'étoupe, au menton garni de poils blancs ainsi qu'un
fond d'artichaut, déchiffrait, au travers d'un micros-
cope, les minuscules romains d'un journal anglais; en
face, une sorte de commodore américain, boulot et
trapu, les chairs boucanées et le nez en bulbe, s'en-
dormait, regardant, un cigare planté dans le trou
velu de sa bouche, des cadres pendus aux murs ren-
fermant des annonces de vins de Champagne, les
marques de Perrier et de Rœderer, d'Heidsieck et de
Mumm, et une tête encapuchonnée de moine, avec le
nom écrit en caractères gothiques de Dom Pérignon,
à Reims.
A REBOURS 173
Un certain amollissement enveloppa des Esseintes
dans cette atmosphère de corps de garde; étourdi par
les bavardages des Anglais causant entre eux, il rêvas-
sait, évoquant devant la pourpre des porto remplissant
les verres, les créatures de Dickens qui aiment tant à
les boire, peuplant imaginairement la cave de person- »-<l/1
nages nouveaux, voyant ici, les cheveux blancs et le ^f8*
teint enflammé de Monsieur Wickfield; là, la mine
flegmatique et rusée et l'œil implacable de Monsieur
Tulkinghorn, le funèbre avoué de Bleak-house. Posi-
tivement, tous se détachaient de sa mémoire, s'instal-
laient, dans la Bodéga, avec leurs faits et leurs gestes;
ses souvenirs, ravivés par de récentes lectures, attei-
gnaient une précision inouïe. La ville du romancier,
la maison bien éclairée, bien chauffée, bien servie,
bien close, les bouteilles lentement versées par la
petite Dorrit, par Dora Copperfield, par la sœur de
Tom Pinch, lui apparurent naviguant ainsi qu'une
arche tiède, dans un déluge de fange et de suie. Il
s'acagnarda dans ce Londres fictif, heureux d'être à
l'abri, écoutant naviguer sur la Tamise les remor-
queurs qui poussaient de sinistres hurlements, der-
rière les Tuileries, près du pont. Son verre était vide;
malgré la vapeur éparse dans cette cave encore échauf-
fée par les fumigations des cigares et des pipes, il
éprouvait, en retombant dans la réalité, par ce temps
d'humidité fétide, un petit frisson.
Il demanda un verre d'amontillado, mais alors devant
174 A REBOURS
ce vin sec et pâle, les lénitives histoires, les douces mal-
vacées de l'auteur anglais se défeuillèrent et les impi-
toyables révulsifs, les douloureux rubéfiants d'Edgar
Poe, surgirent; le froid cauchemar de la barrique
d'amontillado, de l'homme muré dans un souterrain,
l'assaillit ; les faces bénévoles et communes des buveurs
américains et anglais qui occupaient la salle, lui paru-
rent refléter d'involontaires et d'atroces pensées, d'ins-
tinctifs et d'odieux desseins; puis il s'aperçut qu'il
s'esseulait, que l'heure du dîner était proche; il paya,
s'arracha de sa chaise, et gagna, tout étourdi, la porte.
Il reçut un soufflet mouillé dès qu'il mit les pieds dehors;
inondés par la pluie et par les rafales, les réverbères
agitaient leurs petits éventails de flamme, sans éclairer;
encore descendu de plusieurs crans, le ciel s'était abaissé
jusqu'au ventre des maisons. Des Esseintes considéra
les arcades de la rue de Rivoli, noyées dans l'ombre
et submergées par l'eau, et il lui sembla qu'il se tenait
dans le morne tunnel creusé sous la Tamise; des tirail-
lements d'estomac le rappelèrent à la réalité; il rejoi-
gnit sa voiture, jeta au cocher l'adresse de la taverne
de la rue d'Amsterdam, près de la gare, et il consulta
sa montre : sept heures. Il avait juste le temps de dîner;
le train ne partait qu'à huit heures cinquante minutes,
et il comptait sur ses doigts, supputait les heures de
la traversée de Dieppe à Newhaven, se disant : — Si
les chiffres de l'indicateur sont exacts, je serai demain,
sur le coup de midi et demi, à Londres.
A REBOURS l"ô
Le fiacre s'arrêta devant la taverne; de nouveau, des
Esseintes descendit et il pénétra dans une longue salle,
sans dorure, brune, divisée par des cloisons à mi-corps,
en une série de compartiments semblables aux boxs
des écuries; dans cette salle, évasée près de la porte,
d'abondantes pompes à bières se dressaient sur un
comptoir, près de jambons aussi culottés que de vieux
violons, de homards peints au minium, de maquereaux
marines, avec des ronds d'oignons et de carottes crus,
des tranches de citron, des bouquets de laurier et de
thym, des baies de genièvre et du gros poivre nageant
dans une sauce trouble.
L'un de ces boxs était vide. Il s'en empara et héla un
jeune homme en habit noir, qui s'inclina en jargon-
nant des mots incompréhensibles. Pendant que l'on
préparait le couvert, des Esseintes contempla ses voi-
sins ; de même qu'à la Bodéga, des insulaires, aux yeux
faïence, au teint cramoisi, aux airs réfléchis ou rogues,
parcouraient des feuilles étrangères; seulement des
femmes, sans cavaliers, dînaient, entre elles, en tête à
tête, de robustes Anglaises aux faces de garçon, aux
dents larges comme des palettes, aux joues colorées,
en pomme, aux longues mains et aux longs pieds. Elles
attaquaient, avec une réelle ardeur, un rumpsteak-
pie, une viande chaude, cuite dans une sauce aux
champignons et revêtue de même qu'un pâté, d'une
croûte.
Après avoir perdu depuis si longtemps l'appétit, il
176 A REBOURS
demeura confondu devant ces gaillardes dont la vora-
cité aiguisa sa faim. Il commanda un potage oxstail, se
régala de cette soupe à la queue de bœuf, tout à la fois
onctueuse et veloutée, grasse et ferme; puis, il examina
la liste des poissons, demanda un haddock, une sorte
de merluche fumée qui lui parut louable et, pris d'une
fringale à voir s'empiffrer les autres, il mangea un
rosbif aux pommes et s'enfourna deux pintes d'ale,
excité par ce petit goût de vacherie musquée que
dégage cette fine et pâle bière.
Sa faim se comblait; il chipota un bout de fromage
bleu de Stilton dont la douceur s'imprégnait d'amer-
tume, picora une tarte à la rhubarbe, et, pour varier,
étancha sa soif avec le porter, cette bière noire qui sent
le jus de réglisse dépouillé de sucre.
Il respirait; depuis des années il n'avait et autant
bâfré et autant bu ; ce changement d'habitude, ce choix
de nourritures imprévues et solides avait tiré l'estomac
de son somme. Il s'enfonça dans sa chaise, alluma une
cigarette et s'apprêta à déguster sa tasse de café qu'il
trempa de gin.
La pluie continuait à tomber; il l'entendait crépiter
sur les vitres qui plafonnaient le fond de la pièce et
dégouliner en cascades dans les gargouilles; personne
ne bougeait dans la salle; tous se dorlotaient, ainsi
que lui, au sec, devant des petits verres.
Les langues se délièrent; comme presque tous ces
Anglais levaient, en parlant, les yeux en l'air, des
A REBOURS 177
Esseintes conclut qu'ils s'entretenaient du mauvais
temps; aucun d'eux ne riait et tous étaient vêtus de
cheviote grise, réglée de jaune nankin et de rose de
papier buvard. Il jeta un regard ravi sur ses habits
dont la couleur et la coupe ne différaient pas sensible-
ment de celles des autres, et il éprouva le contente-
ment de ne point détonner dans ce milieu, d'être, en
quelque sorte et superficiellement, naturalisé citoyen
de Londres; puis il eut un sursaut. Et l'heure du train?
se dit-il. Il consulta sa montre : huit heures moins dix;
j'ai encore près d'une demi-heure à rester là; et une
fois de plus, il songea au projet qu'il avait conçu.
Dans sa vie sédentaire, deux pays l'avaient seule-
ment attiré, la Hollande et l'Angleterre.
Il avait exaucé le premier de ses souhaits ; n'y tenant
plus, un beau jour, il avait quitté Paris et visité les
villes des Pays-Bas, une à une.
Somme toute, il était résulté de cruelles désillusions
de ce voyage. Il s'était figuré une Hollande, d'après les
œuvres de Teniers et de Steen, de Rembrandt et d'Os-
tade, se façonnant d'avance, à son usage, d'incompa-
rables juiveries aussi dorées que des cuirs de Cordoue
par le soleil ; s'imaginant de prodigieuses kermesses,
de continuelles ribotes dans les campagnes ; s'attendant
à cette bonhomie patriarcale, à cette joviale débauche
célébrées par les vieux maîtres.
Certes, Haarlem et Amsterdam l'avaient séduit; le
peuple, non décrassé, vu, dans les vraies campagnes,
12
178 A REBOURS
ressemblait bien à celui peint par Van Ostade, avec ses
enfants non équarris et taillés à la serpe et ses com-
mères grasses à lard, bosselées de gros tétons et de
gros ventres ; mais de joies effrénées, d'ivrogneries
familiales, point ; en résumé, il devait le reconnaître,
l'école hollandaise du Louvre l'avait égaré ; elle avait
simplement servi de tremplin à ses rêves; il s'était
élancé, avait bondi sur une fausse piste et erré dans
des visions inégalables, ne découvrant nullement sur
la terre ce pays magique et réel qu'il espérait, ne
voyant point, sur des gazons semés de futailles, des
danses de paysans et de paysannes pleurant de joie,
trépignant de bonheur, s'allégeant à force de rire, dans
leurs jupes et dans leurs chausses.
Non, décidément, rien de tout cela n'était visible; la
Hollande était un pays tel que les autres et, qui plus
est, un pays nullement primitif, nullement bonhomme,
car la religion protestante y sévissait, avec ses rigides
hypocrisies et ses solennelles raideurs.
Ce désenchantement lui revenait ; il consulta de
nouveau sa montre : dix minutes le séparaient encore
de l'heure du train. Il est grand temps de demander
l'addition et de partir, se dit-il. Il se sentait une lour-
deur d'estomac et une pesanteur, par tout le corps,
extrêmes. Voyons, fit-il, pour se verser du courage,
buvons le coup de l'étrier ; et il remplit un verre de
brandy, tout en réclamant sa note. Un individu, en
habit noir, une serviette sur le bras, une espèce de
A REBOl'KS 179
majordome au crâne pointu et chauve, à la barbe
grisonnante et dure, sans moustaches, s'avança, un
crayon derrière l'oreille, se posta, une jambe en avant,
comme un chanteur, tira de sa poche un calepin, et,
sans regarder son papier, les yeux fixés sur le plafond,
près d'un lustre, inscrivit et compta la dépense. Voilà,
dit-il, en arrachant la feuille de son calepin, et il la
remit à des Esseintes qui le considérait curieusemsnt,
ainsi qu'un animal rare. Quel surprenant John Bull,
pensait-il, en contemplant ce flegmatique personnage
à qui sa bouche rasée donnait aussi la vague apparence
d'un timonier de la marine américaine.
A ce moment, la porte de la taverne s'ouvrit; des
gens entrèrent apportant avec eux une odeur de chien
mouillé à laquelle se mêla une fumée de houille,
rabattue par le vent dans la cuisine dont la porte sans
loquet claqua ; des Esseintes était incapable de remuer
les jambes ; un doux et tiède anéantissement se glissait
par tous ses membres, l'empêchait même d'étendre la
main pour allumer un cigare. Il se disait : Allons,
voyons, debout, il faut filer; et d'immédiates objec-
tions contrariaient ses ordres. A quoi bon bouger,
quand on peut voyager si magnifiquement sur une
chaise ? N'était-il pas à Londres dont les senteurs, dont
l'atmosphère, dont les habitants, dont les pâtures,
dont les ustensiles, l'environnaient? Que pouvait-il
donc espérer, sinon de nouvelles désillusions, comme
en Hollande?
180 A REBOURS
Il n'avait plus que le temps de courir à la gare, et
une immense aversion pour le voyage, un impérieux
besoin de rester tranquille s'imposaient avec une
volonté de plus en plus accusée, de plus en plus tenace.
Pensif, il laissa s'écouler les minutes, se coupant ainsi
la retraite, se disant : Maintenant il faudrait se préci-
piter aux guichets, se bousculer aux bagages; quel
ennui ! quelle corvée ça serait ! — Puis, se répétant,
une fois de plus : En somme, j'ai éprouvé et j'ai vu ce
que je voulais éprouver et voir. Je suis saturé de vie
anglaise depuis mon départ ; il faudrait être fou pour
aller perdre, par un maladroit déplacement, d'impé-
rissables sensations. Enfin quelle aberration ai-je donc
eue pour avoir tenté de renier des idées anciennes, pour
avoir condamné les dociles fantasmagories de ma cer-
velle, pour avoir, ainsi qu'un véritable béjaune, cru à
la nécessité, à la curiosité, à l'intérêt d'une excursion ?
— Tiens, fit-il, regardant sa montre, mais l'heure est
venue de rentrer au logis ; cette fois, il se dressa sur
ses jambes, sortit, commanda au cocher de le recon-
duire à la gare de Sceaux, et il revint avec ses malles,
ses paquets, ses valises, ses couvertures, ses parapluies
et ses cannes, à Fontenay, ressentant l'éreintement
physique et la fatigue morale d'un homme qui rejoint
son chez soi, après un long et périlleux voyage.
XII
Durant les jours qui suivirent son retour, des
Esseintes considéra ses livres, et à la pensée qu'il
aurait pu se séparer d'eux pendant longtemps, il goûta
une satisfaction aussi effective que celle dont il eût
joui s'il les avait retrouvés, après une sérieuse absence.
Sous l'impulsion de ce sentiment, ces objets lui sem-
blèrent nouveaux, car il perçut en eux des beautés
oubliées depuis l'époque où il les avait acquis.
Tout, volumes, bibelots, meubles, prit à ses yeux un
charme particulier ; son lit lui parut plus moelleux,
en comparaison de la couchette qu'il aurait occupée à
Londres ; le discret et silencieux service de ses domes-
tiques l'enchanta, fatigué qu'il était, par la pensée, de
la loquacité bruyante des garçons d'hôtel; l'organi-
sation méthodique de sa vie lui fit l'effet d'être plus
enviable, depuis que le hasard des pérégrinations
devenait possible.
Il se retrempa dans ce bain de l'habitude auquel
d'artificiels regrets insinuaient une qualité plus robo-
rative et plus tonique.
Mais ses volumes le préoccupèrent principalement.
Il les examina, les rangea à nouveau sur les rayons,
1N2 A REBOURS
vérifiant si, depuis son arrivée à Fontenay, les chaleurs
et les pluies n'avaient point endommagé leurs reliures
et piqué leurs papiers rares.
Il commença par remuer toute sa bibliothèque
latine, puis il disposa dans un nouvel ordre les
ouvrages spéciaux d'Archélaûs, d'Albert le Grand, de
Lulle, d'Arnaud de Villanova traitant de kabbale et de
sciences occultes ; enfin il compulsa, un à un, ses livres
modernes, et joyeusement il constata que tous étaient
demeurés, au sec, intacts.
Cette collection lui avait coûté de considérables
sommes ; il n'admettait pas, en effet, que les auteurs
qu'il choyait fussent, dans sa bibliothèque, de même
que dans celles des autres, gravés sur du papier de
coton, avec les souliers à clous d'un Auvergnat.
A Paris, jadis, il avait fait composer, pour lui seul,
certains volumes que des ouvriers spécialement embau-
chés, tiraient aux presses à bras ; tantôt il recourait à
Perrin de Lyon dont les sveltes et purs caractères con-
venaient aux réimpressions archaïques des vieux bou-
quins: tantôt il faisait venir d'Angleterre ou d'Amé-
rique, pour la confection des ouvrages du présent
siècle, des lettres neuves ; tantôt encore il s'adressait
à une maison de Lille qui possédait, depuis des siècles,
tout un jeu de corps gothiques; tantôt enfin il réquisi-
tionnait l'ancienne imprimerie Enschedé, de Haarlem,
dont la fonderie conserve les poinçons et les frappes
des caractères dits de civilité.
A REBOURS 183
Et il avait agi de même pour ses papiers. Las, un
beau jour, des chines argentés, des japons nacrés et
dorés, des blancs whatmans, des hollandes bis, des
turkeys et des seychal-mills teints en chamois, et
dégoûté aussi par les papiers fabriqués à la mécanique,
il avait commandé des vergés à la forme, spéciaux,
dans les vieilles manufactures de Vire où l'on se sert
encore des pilons naguère usités pour broyer le chanvre.
Afin d'introduire un peu de variété dans ses collections
il s'était, à diverses reprises, fait expédier de Londres,
des étoffes apprêtées, des papiers à poils, des papiers
reps et, pour aider à son dédain des bibliophiles, un
négociant de Lubeck lui préparait un papier à chan-
delle perfectionné, bleuté, sonore, un peu cassant, dans
la pâte duquel les fétus étaient remplacés par des pail-
lettes d'or semblables à celles qui pointillent l'eau-de-
vie de Dantzick.
Il s'était procuré, dans ces conditions, des livres
uniques, adoptant des formats inusités, qu'il faisait
revêtir par Lortic, par Trautz-Bauzonnet, par Cham-
bolle, par les successeurs de Cape, d'irréprochables
reliures en soie antique, en peau de bœuf estampée, en
peau de bouc du Cap, des reliures pleines, à compar-
timents et à mosaïques, doublées de tabis ou de moire,
ecclésiastiquement ornées de fermoirs et de coins,
parfois même émaillées par Gruel-Engelmann d'ar-
gent oxydé et d'émaux lucides.
Il s'était fait ainsi imprimer avec les admirables
184 A REBOURS
lettres épiscopales de l'ancienne maison Le Clerc, les
œuvres de Baudelaire dans un large format rappelant
celui des missels, sur un feutre très léger du Japon,
spongieux, doux comme une moelle de sureau et
imperceptiblement teinté, dans sa blancheur laiteuse,
d'un peu de rose. Cette édition tirée à un exemplaire
d'un noir velouté d'encre de Chine, avait été vêtue en
dehors et recouverte en dedans d'une mirifique et
authentique peau de truie choisie entre mille, couleur
chair, toute piquetée à la place de ses poils et ornée de
dentelles noires au fer froid, miraculeusement assor-
ties par un grand artiste.
Ce jour-là, des Esseintes ôta cet incomparable livre
de ses rayons et il le palpait dévotement, relisant cer-
taines pièces qui lui semblaient, dans ce simple mais
inestimable cadre, plus pénétrantes que de coutume.
Son admiration pour cet écrivain était sans borne.
Selon lui, en littérature, on s'était jusqu'alors borné à
explorer les superficies de l'âme ou à pénétrer dans ses
souterrains accessibles et éclairés, relevant, çà et là,
les gisements des péchés capitaux, étudiant leurs filons,
leur croissance, notant, ainsi que Balzac, par exemple,
les stratifications de l'âme possédée par la monomanie
d'une passion, par l'ambition, par l'avarice, par la
bêtise paternelle, par l'amour sénile.
C'était, au demeurant, l'excellente santé des vertus
et des vices, le tranquille agissement des cervelles
communément conformées, la réalité pratique des
A HE BOL' H S 185
idées courantes, sans idéal de maladive dépravation,
sans au delà; en somme, les découvertes des analystes
s'arrêtaient aux spéculations mauvaises ou bonnes,
classifiées par l'Eglise; c'était la simple investigation,
l'ordinaire surveillance d'un botaniste qui suit de près
le développement prévu de floraisons normales plan-
tées dans de la naturelle terre.
Baudelaire était allé plus loin ; il était descendu jus-
qu'au fond de l'inépuisable mine, s'était engagé à tra-
vers des galeries abandonnées ou inconnues, avait
abouti à ces districts de l'âme où se ramifient les végé-
tations monstrueuses de la pensée.
Là, près de ces confins où séjournent les aberrations
et les maladies, le tétanos mystique, la fièvre chaude
de la luxure, les typhoïdes et les vomitos du crime, il
avait trouvé, couvant sous la morne cloche de l'Ennui,
l'effrayant retour d'âge des sentiments et des idées.
Il avait révélé la psychologie morbide de l'esprit
qui a atteint l'octobre de ses sensations; raconté les
symptômes des âmes requises par la douleur, privi-
légiées par le spleen; montré la carie grandissante
des impressions, alors que les enthousiasmes, les
croyances de la jeunesse sont taris, alors qu'il ne reste
plus que l'aride souvenir des misères supportées, des
intolérances subies, des froissements encourus, par
des intelligences qu'opprime un sort absurde.
Il avait suivi toutes les phases de ce lamentable
automne, regardant la créature humaine, docile à
186 A REBOURS
s'aigrir, habile à se frauder, obligeant ses pensées
à tricher entre elles, pour mieux souffrir, gâtant
d'avance, grâce à l'analyse et à l'observation, toute
joie possible.
Puis, dans cette sensibilité irritée de l'âme, dans
cette férocité de la réflexion qui repousse la gênante
ardeur des dévouements, les bienveillants outrages de
la charité, il voyait, peu à peu, surgir l'horreur de
ces passions âgées, de ces amours mûres, où l'un se
livre encore quand l'autre se tient déjà en garde, où
la lassitude réclame aux couples des caresses filiales
dont l'apparente juvénilité paraît neuve, des candeurs
maternelles dont la douceur repose et concède, pour
ainsi dire, les intéressants remords d'un vague inceste.
En de magnifiques pages il avait exposé ces amours
hybrides, exaspérées par l'impuissance où elles sont
de se combler, ces dangereux mensonges des stupé-
fiants et des toxiques appelés à l'aide pour endormir
la souffrance et mater l'ennui. A une époque où la
littérature attribuait presque exclusivement la douleur
de vivre aux malchances d'un amour méconnu ou aux
jalousies de l'adultère, il avait négligé ces maladies
infantiles et sondé ces plaies plus incurables, plus
vivaces, plus profondes, qui sont creusées par la
^satiété, la désillusion, le mépris, dans les âmes en ruine
que le présent torture, que le passé répugne, que
l'avenir effraye et désespère.
Et plus des Esseintes relisait Baudelaire, plus il
A REBOURS 187
reconnaissait un indicible charme à cet écrivain qui,
dans un temps où le vers ne servait plus qu'à peindre
l'aspect extérieur des êtres et des choses, était par-
venu à exprimer l'inexprimable, grâce à une langue
musculeuse et charnue, qui, plus que toute autre, pos-
sédait cette merveilleuse puissance de fixer avec une
étrange santé d'expressions, les états morbides les plus
fuyants, les plus tremblés, des esprits épuisés et des
âmes tristes.
Après Baudelaire le nombre était assez restreint, des
livres français rangés sur ses ravons. Il était assuré-
ment insensible aux œuvres sur lesquelles il est d'un
goût adroit de se pâmer. « Le grand rire de Rabelais »
et« le solide comique de Molière » ne réussissaient pas
à le dérider, et son antipathie envers ces farces allait
même assez loin pour qu'il ne craignît pas de les assi-
miler, au point de vue de l'art, à ces parades des
bobèches qui aident à la joie des foires.
En fait de poésies anciennes, il ne lisait guère que
Villon, dont les mélancoliques ballades le touchaient
et, çà et là, quelques morceaux de d'Aubigné qui lui
fouettaient le sang avec les incroyables virulences de
leurs apostrophes et de leurs anathèmes.
En prose, il se souciait fort peu de Voltaire et de
Rousseau, voire même de Diderot, dont les « Salons »
tant vantés lui paraissaient singulièrement remplis de
fadaises morales et d'aspirations jobardes ; en haine de
tous ces fatras, il se confinait presque exclusivement
188 A REBOURS
dans la lecture de l'éloquence chrétienne, dans la lec-
ture de Bourdaloue et de Bossuet dont les périodes
sonores et parées lui imposaient; mais, de préférence
encore, il savourait ces moelles condensées en de
sévères et fortes phrases, telles que les façonnèrent
Nicole, dans ses pensées, et surtout Pascal dont l'aus-
tère pessimisme, dont la douloureuse attrition lui
allaient au cœur.
A part ces quelques livres, la littérature française
commençait, dans sa bibliothèque, avec le siècle.
Elle se divisait en deux groupes : l'un comprenait la
littérature ordinaire, profane ; l'autre la littérature
catholique, une littérature spéciale, à peu près
inconnue, divulguée pourtant par de séculaires et
d'immenses maisons de librairie, aux quatre coins du
monde.
Il avait eu le courage d'errer parmi ces cryptes, et,
ainsi que dans l'art séculier, il avait découvert, sous
un gigantesque amas d'insipidités, quelques œuvres
écrites par de vrais maîtres.
Le caractère distinctif de cette littérature, c'était la
constante immuabilité de ses idées et de sa langue ; de
même que l'Église avait perpétué la forme primordiale
des objets saints, de même aussi, elle avait gardé les
reliques de ses dogmes et pieusement conservé la
châsse qui les enfermait, la langue oratoire du grand
siècle. Ainsi que le déclarait même l'un de ses écri-
vains, Ozanam, le style chrétien n'avait que faire de la
A REBOURS 1S9
langue de Rousseau ; il devait exclusivement se servir
du dialecte employé par Bourdaloue et par Bossuet.
En dépit de cette affirmation, l'Église, plus tolérante,
fermait les yeux sur certaines expressions, sur cer-
taines tournures empruntées à la langue laïque du même
siècle, et l'idiome catholique s'était un peu dégorgé de
ces phrases massives, alourdies, chez Bossuet surtout,
par la longueur de ses incidentes et par le pénible ral-
liement de ses pronoms; mais là s'étaient bornées les
concessions, et d'autres n'eussent sans doute mené à
rien, car, ainsi délestée, cette prose pouvait suffire aux
sujets restreints que l'Eglise se condamnait à traiter.
Incapable de s'attaquer à la vie contemporaine, de
rendre visible et palpable l'aspect le plus simple des
êtres et des choses, inapte à expliquer les ruses com-
pliquées d'une cervelle indifférente à l'état de grâce,
cette langue excellait cependant aux sujets abstraits;
utile dans la discussion d'une controverse, dans la
démonstration d'une théorie, dans l'incertitude d'un
commentaire, elle avait, plus que toute autre aussi,
l'autorité nécessaire pour affirmer, sans discussion, la
valeur d'une doctrine.
Malheureusement, là comme partout, une innom-
brable armée de cuistres avait envahi le sanctuaire et
sali par son ignorance et son manque de talent, sa
tenue rigide et noble; pour comble de malchance, des
dévotes s'en étaient mêlées et de maladroites sacristies
et d'imprudents salons avaient exalté ainsi que des
190 A KEBOURÏ"
œuvres de génie, les misérables bavardages de ces
femmes.
Des Esseintes avait eu la curiosité de lire parmi ces
œuvres, celles de madame Swetchine, cette générale
russe, dont la maison fut, à Paris, recherchée par les
plus fervents des catholiques; elles avaient dégagé pour
lui un inaltérable et un accablant ennui; elles étaient
plus que mauvaises, elles étaient quelconques; cela
donnait l'idée d'un écho retenu dans une petite cha-
pelle où tout un monde gourmé et confit, marmottait
ses prières, se demandait, à voix basse, de ses nou-
velles, se répétait, d'un air mystérieux et profond,
quelques lieux communs sur la politique, sur les pré-
visions du baromètre, sur l'état actuel de l'atmosphère.
Mais il y avait pis : une lauréate brevetée de l'Insti-
tut, madame Augustus Craven, l'auteur du Récit d'une
sœur, d'une Eliane, à' un Fleur ange, soutenus à grand
renfort de serpent et d'orgue, par la presse aposto-
lique tout entière. Jamais, non, jamais des Esseintes
n'avait imaginé qu'on pût écrire de pareilles insigni-
fiances. Ces livres étaient, au point de vue de la con-
ception, d'une telle nigauderie et ils étaient écrits dans
une langue si nauséeuse, qu'ils en devenaient presque
personnels, presque rares.
Du reste, ce n'était point parmi les femmes que des
Esseintes, qui avait l'âme peu fraîche et qui était peu
sentimental de sa nature, pouvait rencontrer un retrait
littéraire adapté suivant ses goûts.
A KEBOURS 191
Il s'ingénia pourtant et, avec une attention qu'aucune
impatience ne put réduire, à savourer l'œuvre de la
fille de génie, de la Vierge aux bas bleus du groupe;
ses efforts échouèrent ; il ne mordit point à ce Journal
et à ces Lettres où Eugénie de Guérin célèbre sans dis-
crétion le prodigieux talent d'un frère qui rimait, avec
une telle ingénuité, avec une telle grâce, qu'il fallait,
à coup sûr, remonter aux œuvres de M. de Jouy et de
M. Ecouchard Lebrun, afin d'en trouver et d'aussi har-
dies et d'aussi neuves I
Il avait inutilement aussi tenté de comprendre les
délices de ces ouvrages où l'on découvre des récits tels
que ceux-ci : « J'ai suspendu, ce matin, à côté du lit
de papa, une croix qu'une petite fille lui donna hier. »
— « Nous sommes invitées, Mimi et moi, à assister,
demain, chezM.Roquiers,à labénédictiond'unecloche;
celte course ne me déplaît pas; » — où l'on relève des
événements de cette importance : « Je viens de sus-
pendre à mon cou une médaille de la sainte Vierge que
Louise m'a envoyée, pour préservatif du choléra; »
— de la poésie de ce genre : « O le beau rayon de lune
qui vient de tomber sur l'Évangile que je lisais! » —
enfin, des observations aussi pénétrantes et aussi fines
que celle-ci : « Quand je vois passer devant une croix
un homme qui se signe ou ôte son chapeau, je me
dis : Voilà un chrétien qui passe. »
Et cela continuait de la sorte, sans arrêt, sans trêve,
jusqu'à ce que Maurice de Guérin mourût et que sa
192 A REBOURS
sœur le pleurât en de nouvelles pages, écrites dans une
prose aqueuse que parsemaient, çà et là, des bouts de
poèmes dont l'humiliante indigence finissait par api-
toyer des Esseintes.
Ah ! ce n'était pas pour dire, mais le parti catholique
était bien peu difficile dans le choix de ses protégées*
et bien peu artiste! Ces lymphes qu'il avait tant choyées
et pour lesquelles il avait épuisé l'obéissance de ses
feuilles, écrivaient toutes comme des pensionnaires
de couvent, dans une langue blanche, dans un de ces
flux de la phrase qu'aucun astringent n'arrête!
Aussi des Esseintes se détournait-il de cette littéra-
ture, avec horreur; mais, ce n'étaient pas non plus les
maîtres modernes du sacerdoce, qui lui offraient des
compensations suffisantes pour remédier à ses déboi-
res. Ceux-là étaient des prédicateurs ou des polémistes
impeccables et corrects, mais la langue chrétienne
avait fini, dans leurs discours et dans leurs livres, par
devenir impersonnelle, par se figer dans une rhéto-
rique aux mouvements et aux repos prévus, dans une
série de périodes construites d'après un modèle unique.
Et en effet, tous les ecclésiastiques écrivaient de même,
avec un peu plus ou un peu moins d'abandon ou d'em-
phase, et la différence était presque nulle entre les gri-
sailles tracées par NN. SS. Dupanloup ou Landriot,
La Bouillcrieou Gaume, par Dom Guéranger ou le père
Ratisbonne, par Monseigneur Freppel ou Monseigneur
Penaud, par les RR. PP. Ravignan ou Gratry, par le
A REBOURS 193
jésuite Olivain, le carme Dosithée, le dominicain Didon
ou par l'ancien prieur de Saint-Maximin, le Révérend
Chocarne.
Souvent des Esseintes y avait songé : il fallait un
talent bien authentique, une originalité bien profonde,
une conviction bien ancrée, pour dégeler cette langue
si froide, pour animer ce style public que ne pouvait
soutenir aucune pensée qui fût imprévue, aucune thèse
qui fût brave.
Cependant quelques écrivains existaient dont l'ar-
dente éloquence fondait et tordait cette langue, Lacor- U
daire surtout, l'un des seuls écrivains qu'ait, depuis
des années, produits l'Église.
Enfermé, de même que tous ses confrères, dans le
cercle étroit des spéculations orthodoxes, obligé, ainsi
qu'eux, de piétiner sur place et de ne toucher qu'aux
idées émises et consacrées par les Pères de l'Eglise et
développées par les maîtres de la chaire, il parvenait
à donner le change, à les rajeunir, presque à les modi-
fier, par une forme plus personnelle et plus vive. Çà
et là, dans ses Conférences de Notre-Dame, des trou-
vailles d'expressions, des audaces de mots, des accents
d'amour, des bondissements, des cris d'allégresse, des
effusions éperdues qui faisaient fumer le style séculaire
sous sa plume. Puis, en sus de l'orateur de talent,
qu'était cet habile et doux moine dont les adresses et
dont les efforts s'étaient épuisés dans l'impossible tâche
de concilier les doctrines libérales d'une société avec
13
194 A REBOURS
les dogmes autoritaires de l'Église, il y avait en lui un
tempérament de fervente dilection, de diplomatique
tendresse. Alors, dans les lettres qu'il écrivait à des
jeunes gens, passaient des caresses de père exhortant
ses fils, de souriantes réprimandes, de bienveillants
conseils, d'indulgents pardons. D'aucunes étaient char-
mantes, où il avouait toute sa gourmandise d'affection,
et d'autres étaient presque imposantes lorsqu'il soute-
nait le courage et dissipait les doutes, par les inébran-
lables certitudes de sa Foi. En somme, ce sentiment
de paternité qui prenait sous sa plume quelque chose
de délicat et de féminin imprimait à sa prose un accent
unique parmi toute la littérature cléricale.
Après lui, bien rares se faisaient les ecclésiastiques
et les moines qui eussent une individualité quelconque.
Tout au plus, quelques pages de son élève l'abbé Pey-
reyve, pouvaient-elles supporter une lecture. Il avait
laissé de touchantes biographies de son maître, écrit
quelques aimables lettres, composé des articles, dans
la langue sonore des discours, prononcé des panégy-
riques où le ton déclamatoire dominait trop. Certes,
l'abbé Peyreyve n'avait ni les émotions, ni les flammes
de Lacordaire. Il était trop prêtre et trop peu homme;
çà et là pourtant dans sa rhétorique de sermon écla-
taient des rapprochements curieux, des phrases larges
et solides, des élévations presque augustes.
Mais, il fallait arriver aux écrivains qui n'avaient
point subi l'Ordination, aux écrivains séculiers,
A REBOURS 195
attachés aux intérêts du catholicisme et dévoués à
sa cause, pour retrouver des prosateurs qui valussent
qu'on s'arrêtât.
Le style épiscopal, si banalement manié par les prélats,
s'était retrempé et avait, en quelque sorte, reconquis
une mâle vigueur, avec le comte de Falloux. Sous son
apparence modérée, cet académicien exsudait du fiel;.
ses discours prononcés, en 1848, au Parlement, étaient
diffus et ternes, mais ses articles insérés dans le Cor-
respondant et réunis depuis en livres, étaient mor-
dants et âpres, sous la politesse exagérée de leur forme.
Conçus comme des harangues, ils contenaient une cer-
taine verve amère et surprenaient par l'intolérance
de leur conviction.
Polémiste dangereux à cause deses embuscades, logi-
cien retors, marchant de côté, frappant à l'improviste,
le comte de Falloux avait aussi écrit de pénétrantes
pages sur la mort de madame Swetchine, dont il avait
recueilli les opuscules et qu'il révérait à l'égal d'une
sainte.
Mais, où le tempérament de l'écrivain s'accusait vrai-
ment, c'était dans deux brochures parues l'une en 1846
et l'autre en 1880, cette dernière intitulée : l'Unité
nationale.
Animé d'une rage froide, l'implacable légitimiste
combattait, cette fois, contrairement à ses habitudes,
en face, et jetait aux incrédules, en guise de pérorai-
son, ces fulminantes invectives :
196 a h eh or H s
« Et vous, utopistes systématiques, qui faites abs-
traction de la nature humaine, fauteurs d'athéisme,
nourris de chimères et de haines, émancipateurs de la
femme, destructeurs de la famille, généalogistes de la
race simienne, vous, dont le nom était naguère une
injure, soyez contents : vous aurez été les prophètes et
vos disciples seront les pontifes d'un abominable
avenir! »
L'autre brochure portait ce titre : Le Parti catho-
lique, et elle était dirigée contre le despotisme de
['Univers, et contre Veuillot dont elle se refusait à
prononcer le nom. Ici les attaques sinueuses recom-
mençaient, le venin filtrait sous chacune de ses lignes
où le gentilhomme, couvert de bleus, répondait par de
méprisants sarcasmes aux coups de savate du lutteur.
A eux deux, ils représentaient bien les deux partis
de l'Église où les dissidences se résolvent en d'intrai-
tables haines; de Falloux, plus hautain et plus caute-
leux, appartenait à cette secte libérale dans laquelle
étaient déjà réunis et de Montalembert et Cochin, et
Lacordaire et de Broglie; il appartenait, tout entier,
aux idées du Correspondant, une revue qui s'efforçait
de couvrir d'un vernis de tolérance les théories impé-
rieuses de l'Église; Veuillot, plus débraillé, plus franc,
rejetait ces masques, attestait sans hésiter la tyrannie
des volontés ultramontaines, avouait et réclamait tout
haut l'impitoyable joug de ses dogmes.
Celui-là s'était fabriqué, pour la lutte, une langue
A REBOURS 197
particulière, où il entrait du La Bruyère et du fau-
bourien du Gros-Caillou. Ce style, mi-solennel, mi-
canaille, brandi par cette personnalité brutale, prenait
un poids redoutable de casse-tête. Singulièrement entêté
et brave, il avait assommé avec ce terrible outil, et les
libres penseurs et les évêques, tapant à tour de bras,
frappant comme un bœuf sur ses ennemis, à quelque
parti qu'ils appartinssent. Tenu en défiance par l'Eglise
qui n'admettait ni ce style de contrebande ni ces poses
de barrière, ce religieux arsouille s'était quand même
imposé par son grand talent, ameutant après lui toute
la presse qu'il étrillait jusqu'au sang dans ses Odeurs
de Paris, tenant tête à tous les assauts, se débarrassant
à coups de soulier de tous les bas plumitifs qui s'es-
sayaient à lui sauter aux jambes.
Malheureusement, ce talent incontesté n'existait que
dans le pugilat; au calme, Veuillot n'était plus qu'un
écrivain médiocre ; ses poésies et ses romans inspiraient
la pitié; sa langue à la poivrade s'éventait à ne pas
cogner; l'arpin catholique se changeait, au repos, en
un cacochyme qui toussait de banales litanies et bal-
butiait d'enfantins cantiques.
Plus guindé, plus contraint, plus grave, était l'apo-
logiste chéri de l'Eglise, l'inquisiteur de la langue
chrétienne, Ozanam. Encore qu'il fût difficile à sur-
prendre, des Esseintes ne laissait pas que d'être étonné
par l'aplomb de cet écrivain qui parlait des desseins
impénétrables de Dieu, alors qu'il eût fallu administrer
198 A REBOURS
les preuves des invraisemblables assertions qu'il avan-
çait ; avec le plus beau sang-froid, celui-là défor-
mait les événements, contredisait, plus impudemment
encore que les panégyristes des autres partis, les actes
reconnus de l'histoire, certifiait que l'Église n'avait
jamais caché l'estime qu'elle faisait de la science, qua-
lifiait les hérésies de miasmes impurs, traitait le boud-
dhisme et les autres religions avec un tel mépris qu'il
s'excusait de souiller la prose catholique par l'attaque
même de leurs doctrines.
Par instants, la passion religieuse insufflait une cer-
taine ardeur à sa langue oratoire sous les glaces de
laquelle bouillonnait un courant de violence sourde;
dans ses nombreux écrits sur le Dante, sur saint Fran-
çois, sur l'auteur du « Stabat », sur les poètes francis-
cains, sur le socialisme, sur le droit commercial, sur
tout, cet homme plaidait la défense du Vatican qu'il
estimait indéfectible, appréciait indifféremment toutes
les causes suivant qu'elles se rapprochaient ou s'écar-
taient plus ou moins de la sienne.
Cette manière d'envisager les questions à un seul
point de vue était celle aussi de ce piètre écrivassier
que d'aucuns lui opposaient comme un rival, Nette-
ment. Celui-là était moins sanglé et il affectait des pré-
tentions moins altières et plus mondaines; à diverses
reprises, il était sorti du cloître littéraire où s'empri-
sonnait Ozanam, et il avait parcouru les œuvres pro-
fanes, pour les juger. Il était entré là-dedans à tâtons,
A REBOURS 199
ainsi qu'un enfant dans une cave, ne voyant autour
de lui que des ténèbres, ne percevant au milieu de ce
noir que la lueur du cierge qui l'éclairait en avant, à
quelques pas.
Dans cette ignorance des lieux, dans cette ombre,
il avait choppé à tout bout de champ, parlant de Mûr-
ger qui avait « le souci du style ciselé et soigeusement
fini », d'Hugo qui recherchait l'infect et l'immonde et
auquel il osait comparer M. de Laprade, de Delacroix
qui dédaignait la règle, de Paul Delaroche et du poète
Reboul qu'il exaltait, parce qu'ils lui semblaient pos-
séder la foi.
Des Esseintes ne pouvait s'empêcher de hausser les
épaules devant ces malheureuses opinions que recou-
vrait une prose assistée, dont l'étoffe déjà portée, s'ac-
crochait et se déchirait, à chaque coin de phrases.
D'un autre côté, les ouvrages de Poujoulat et de
Genoude, de Montalembert, de Nicolas et de Carné ne
lui inspiraient pas une sollicitude beaucoup plus vive;
son inclination pour l'histoire traitée avec un soin éru-
dit et dans une langue honorable par le duc de Bro-
glie, et son penchant pour les questions sociales et reli-
gieuses abordées par Henry Cochin qui s'était pourtant
révélé dans une lettre où il racontait une émouvante
prise de voile au Sacré-Cœur, ne se prononçaient guère.
Depuis longtemps il n'avait plus touché à ces livres,
et l'époque était déjà lointaine où il avait jeté aux
vieux papiers les puériles élucubrations du sépulcral
200 A REBOURS
Pontmartin et du minable Féval, et où il avait confié
aux domestiques, pour un commun usage, les histo-
riettes des Aubineau et des Lasserre, ces bas hagio-
graphes des miracles opérés par M. Dupont de Tours
et par la Vierge.
En somme, des Esseintes n'extrayait même point de
cette littérature, une passagère distraction à ses ennuis;
aussi repoussait-il dans les angles obscurs de sa biblio-
thèque ces amas de livres qu'il avait jadis étudiés, lors-
qu'il était sorti de chez les Pères. — J'aurais bien dû
abandonner ceux-là à Paris, se dit-il, en dénichant
derrière les autres, des livres qui lui étaient plus par-
ticulièrement insupportables, ceux de l'abbé Lamen-
nais et ceux de cet imperméable sectaire, si magistra-
lement, si pompeusement ennuyeux et vide, le comte
Joseph de Maistre.
Un seul volume restait installé sur un rayon, à por-
tée de sa main, Y Homme, d'Ernest Hello.
Celui-là était l'antithèse absolue de ses confrères en
religion. Presque isolé dans le groupe pieux que ses
allures effarouchaient, Ernest Hello avait fini par quitter
ce chemin de grande communication qui mène de la
terre au ciel; sans doute écœuré par la banalité de cette
voie, et par la cohue de ces pèlerins de lettres qui sui-
vaient à la queue leu-leu, depuis des siècles, la même
chaussée, marchant dans les pas les uns des autres,
s'arrètant aux mêmes endroits, pour échanger les mêmes
lieux communs sur la religion, sur les Pères de l'Eglise,
A REBOURS 201
sur leurs mêmes croyances, sur leurs mêmes maîtres,
il était parti par les sentiers de traverse, avait débou-
ché dans la morne clairière de Pascal où il s'était lon-
guement arrêté pour reprendre haleine, puis il avait
continué sa route et était entré plus avant que le jan-
séniste, qu'il huait d'ailleurs, dans les régions de la
pensée humaine.
Tortillé et précieux, doctoral et complexe, Hello,
par les pénétrantes arguties de son analyse, rappelait
à des Esseintes les études fouillées et pointues de
quelques-uns des psychologues incrédules du précé-
dent et du présent siècle. Il y avait en lui une sorte de
Duranty catholique, mais plus dogmatique et plus
aigu, un manieur expérimenté de loupe, un ingénieur
savant de l'âme, un habile horloger de la cervelle, se
plaisant à examiner le mécanisme d'une passion et à
l'expliquer par le menu des rouages.
Dans cet esprit bizarrement conformé, il existait des
relations de pensées, des rapprochements et des oppo-
sitions imprévus; puis, tout un curieux procédé qui
faisait de l'étymologie des mots, un tremplin aux idées
dont l'association devenait parfois ténue, mais demeu-
rait presque constamment ingénieuse et vive.
Il avait ainsi, et malgré le mauvais équilibre de ses
constructions, démonté avec une singulière perspica-
cité, « l'Avare », « l'homme médiocre », analysé « le
Goût du monde » « la passion du malheur », révélé
les intéressantes comparaisons qui peuvent s'établir
202 A REBOURS
entre les opérations de la photographie et celles du
souvenir.
Mais cette adresse à manier cet outil perfectionné de
l'analyse qu'il avait dérobé aux ennemis de l'Église,
ne représentait que l'un des côtés du tempérament de
cet homme.
Un autre être existait encore, en lui : cet esprit se
dédoublait, et, après l'endroit apparaissait l'envers de
l'écrivain, un fanatique religieux et un prophète
biblique.
De même que Hugo dont il rappelait çà et là les
luxations et d'idées et de phrases, Ernest Ilello s'était
plu à jouer les petits saint Jean à Pathmos ; il pontifiait
et vaticinait du haut d'un rocher fabriqué dans les
bondieuseries de la rue Saint-Sulpice, haranguant le
lecteur avec une langue apocalyptique que salait, parj
places, l'amertume d'un Isaïe.
Il affectait alors des prétentions démesurées à la
profondeur; quelques complaisants criaient au génie,
feignaient de le considérer comme le grand homme,
comme le puits de science du siècle, un puits peut-être,
mais au fond duquel l'on ne voyait bien souvent
goutte.
Dans son volume, Paroles de Dieu, où il paraphra-
sait les Écritures et s'efforçait de compliquer leur sens
à peu près clair; dans son autre livre, 17/omme, dans
sa brochure, le Jour du Seigneur, rédigée dans un
style biblique, entrecoupé et obscur, il apparaissait
A REBOURS 203
ainsi qu'un apôtre vindicatif, orgueilleux, rongé de
bile, et il se révélait également tel qu'un diacre atteint
de l'épilepsie mystique, tel qu'un de Maistre qui aurait
du talent, tel qu'un sectaire hargneux et féroce.
Seulement, pensait des Esseintes, ce dévergondage
maladif bouchait souvent les échappées inventives du
casuiste; avec plus d'intolérance encore qu'Ozanam,
il niait résolument tout ce qui n'appartenait pas à son
clan, proclamait les axiomes les plus stupéfiants, sou-
tenait, avec une déconcertante autorité que « la géo-
logie s'était retournée vers Moïse », que l'histoire
naturelle, que la chimie, que toute la science contem-
poraine vérifiaient l'exactitude scientifique de la Bible;
à chaque page, il était question de l'unique vérité, du
savoir surhumain de l'Église, le tout, semé d'apho-
rismes plus que périlleux et d'imprécations furibondes,
vomies à plein pot sur l'art du dernier siècle.
A cet étrange alliage s'ajoutaient l'amour des dou-
ceurs béates, des traductions du livre des Visions
d'Angèle de Foligno, un livre d'une sottise fluide sans
égale, et des œuvres choisies de Jean Rusbrock
l'Admirable, un mystique du xnie siècle, dont la prose
offrait un incompréhensible mais attirant amalgame
d'exaltations ténébreuses, d'effusions caressantes, de
transports âpres.
Toute la pose de l'outrecuidant pontife qu'était
Hello, avait jailli d'une abracadabrante préface écrite
à propos de ce livre. Ainsi qu'il le faisait remarquer,
204 A REBOURS
« les choses extraordinaires ne peuvent que se balbu-\(
tier, » et il balbutiait en effet, déclarant que « la
ténèbre sacrée où Rusbrock étend ses ailes d'aigle, est
son océan, sa proie, sa gloire, et que les quatre hori-
zons seraient pour lui un vêtement trop étroit ».
Quoi qu'il en tut, des Esseintes se sentait attiré par
cet esprit mal équilibré, mais subtil; la fusion n'avait
pu s'accomplir entre l'adroit psychologue et le pieux-
cuistre, et ces cahots, ces incohérences même consti-
tuaient la personnalité de cet homme.
Avec lui, s'était recruté le petit groupe des écrivains
qui travaillaient sur le front de bandière du camp
clérical. Ils n'appartenaient pas au gros de l'armée,
étaient à proprement parler, les batteurs d'estrade
d'une Religion qui se défiait des gens de talent, tels)
que Veuillot, tels que Hello, parce qu'ils ne lui sem-
blaient encore ni assez asservis ni assez plats ; au
fond, il lui fallait des soldats qui ne raisonnassent
point, des troupes de ces combattants aveugles, de ces
médiocres dont Hello parlait avec la rage d'un homme;
qui a subi leur joug; aussi le catholicisme s'était-il
empressé d'écarter de ses feuilles l'un de ses partisans,
un pamphlétaire enragé, qui écrivait une langue tout
à la fois exaspérée et précieuse, coquebine et farouche,
Léon Bloy, et avait-il jeté à la porte de ses librairies
comme un pestiféré et comme un malpropre, un
autre écrivain qui s'était pourtant égosillé à célébrer
ses louanges, Barbey d'Aurevilly.
A KEBOUHS 205
Il est vrai que celui-là était par trop compromet-
tant et par trop peu docile ; les autres courbaient, en
somme, la tête sous les semonces, et rentraient dans
le rang; lui, était l'enfant terrible et non reconnu du
parti; il courait littéralement la fille, qu'il amenait
toute dépoitraillée dans le sanctuaire. Il fallait même
cet immense mépris dont le catholicisme couvre le
talent, pour qu'une excommunication en bonne et
due forme n'eût point mis hors la loi cet étrange
serviteur qui, sous prétexte d'honorer ses maîtres, cas-
sait les vitres de la chapelle, jonglait avec les saints
ciboires, exécutait des danses de caractère autour du
tabernacle.
Deux ouvrages de Barbey d'Aurevilly attisaient spé-
cialement des Esseintes, le^Prêlre marié et les Diabo-
liques. D'autres, tels que VEnsorcelée, le Chevalier
des Touches, Une Vieille Maîtresse, étaient certaine-
ment plus pondérés et plus complets, mais ils laissaient
plus froid des Esseintes qui ne s'intéressait réellement
qu'aux œuvres mal portantes, minées et irritées par la
fièvre.
Avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly
avait constamment louvoyé entre ces deux fossés de
la religion catholique qui arrivent à se joindre : le
mysticisme et le sadisme.
Dans ces deux livres que feuilletait des Esseintes,
Barbey avait perdu toute prudence, avait lâché bride
à sa monture, était parti, ventre à terre, sur les routes
206 A REBOURS
qu'il avait parcourues jusqu'à leurs points les plus
extrêmes.
Toute la mystérieuse horreur du moyen âge planait
au-dessus de cet invraisemblable livre, le Prêtre
marié; la magie se mêlait à la religion, le grimoire
à la prière, et, plus impitoyable, plus sauvage que le
Diable, le Dieu du péché originel torturait sans relâche
l'innocente Calixte, sa réprouvée, la désignant par
une croix rouge au front, comme jadis il fit marquer
par l'un de ses anges les maisons des infidèles qu'il
voulait tuer.
Conçues par un moine à jeun, pris de délire, ces
scènes se déroulaient dans le style capricant d'un
agité; malheureusement parmi ces créatures détraquées
ainsi que des Coppélia galvanisées d'Hoffmann, d'au-
cunes, telles que le Néel de Néhou, semblaient avoir
été imaginées dans ces moments d'affaissement qui
succèdent aux crises, et elles détonnaient dans cet
ensemble de folie sombre où elles apportaient l'invo-
lontaire comique que dégage la vue d'un petit seigneur
de zinc, qui joue du cor, en bottes molles, sur le socle
d'une pendule.
Après ces divagations mystiques, l'écrivain avait eu
une période d'accalmie ; puis une terrible rechute s'était
produite.
Cette croyance que l'homme est un âne de Buridan,
un être tiraillé entre deux puissances d'égale force, qui
demeurent, à tour de rôle, victorieuses de son âme et
A REBOURS 207
vaincues; cette conviction que la vie humaine n'est
plus qu'un incertain combat livré entre l'enfer et le
ciel; cette foi en deux entités contraires, Satan et le <V
Christ, devaient fatalement engendrer ces discordes
intérieures où l'âme, exaltée par une incessante lutte,
échauffée en quelque sorte par les promesses et les
menaces, finit par s'abandonner et se prostitue à celui
des deux partis dont la poursuite a été la plus tenace.
Dans le Prêtre marié, les louanges du Christ,
dont les tentations avaient réussi, étaient chantées par
Barbey d'Aurevilly; dans les Diaboliques, l'auteur
avait cédé au Diable qu'il célébrait et alors apparais-
sait le sadisme, ce bâtard du catholicisme, que cette
religion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses
exorcismes et de ses bûchers, pendant des siècles.
Cet état si curieux et si mal défini ne peut, en effet,
prendre naissance dans l'âme d'un mécréant; il ne
consiste point seulement à se vautrer parmi les excès
de la chair, aiguisés par de sanglants sévices, car il
ne serait plus alors qu'un écart des sens génésiques,
qu'un cas de satvriasis arrivé à son point de maturité
suprême; il consiste avant tout dans une pratique
sacrilège, dans une rébellion morale, dans une
débauche spirituelle, dans une aberration tout idéale,
toute chrétienne; il réside aussi dans une joie tem-
pérée par la crainte, dans une joie analogue à cette
satisfaction mauvaise des enfants qui désobéissent et
jouent avec des matières défendues, par ce seul motif
208 A REBOUKS
que leurs parents leur en ont expressément interdit
l'approche.
En effet, s'il ne comportait point un sacrilège, le
sadisme n'aurait pas de raison d'être; d'autre part, le
sacrilège qui découle de l'existence même d'une reli-
gion, ne peut être intentionnellement et pertinemment
accompli que par un croyant, car l'homme n'éprouve-
rait aucune allégresse à profaner une foi qui lui serait
ou indifférente ou inconnue.
La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc
tout entier dans la jouissance prohibée de transférer(
à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu;);
il gît donc dans l'inobservance des préceptes catho-
liques qu on suit même a rebours, en commettant,
afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés
qu'il a le plus expressément maudits : la pollution du
culte et l'orgie charnelle.
Au fond, ce cas, auquel le marquis de Sade a légué
son nom, était aussi vieux que l'Eglise; il avait sévi
dans le xvme siècle, ramenant, pour ne pas remonter
plus haut, par un simple phénomène d'atavisme, les
pratiques impies du sabbat au moyen âge.
A avoir seulement consulté le Malleus maleficorum,
ce terrible code de Jacob Sprenger, qui permit à
l'Eglise d'exterminer, par les flammes, des milliers de
nécromans e de sorciers, des Esseintes reconnaissait,
dans le sabbat, toutes les pratiques obscènes et tous les
blasphèmes du sadisme. En sus des scènes immondes
A rebo i; R S 209
chères au Malin, des nuits successivement consacrées
aux accouplements licites et indus, des nuits ensan-
glantées par les bestialités du rut, il retrouvait la paro-
die des processions, les insultes et les menaces perma-
nentes.à Dieu, le dévouement à son Rival, alors qu'on
célébrait, en maudissant le pain et le vin, la messe
noire, sur le dos d'une femme, à quatre pattes, dont la
croupe nue et constamment souillée servait d'autel et
que les assistants communiaient, par dérision, avec
une hostie noire dans la pâte de laquelle une image de
bouc était empreinte.
Ce dégorgement d'impures railleries, de salissants
opprobres était manifeste chez le marquis de Sade qui
épiçait ses redoutables voluptés de sacrilèges outrages.
Il hurlait au ciel, invoquait Lucifer, traitait Dieu de
méprisable, de scélérat, d'imbécile, crachait sur la
communion, s'essayait à contaminer par de basses
ordures une Divinité qu'il espérait vouloir bien le
damner, tout en déclarant, pour la braver encore,
qu'elle n'existait pas.
Cet état psychique, Barbey d'Aurevilly le côtovait.
S'il n'allait pas aussi loin que de Sade, en proférant
d'atroces malédictions contre le Sauveur; si, plus pru-
dent ou plus craintif, il prétendait toujours honorer
l'Eglise, il n'en adressait pas moins, comme au moyen
âge, ses postulations au Diable et il glissait, lui aussi,
afin d'affronter Dieu, à l'érotomanie démoniaque, for-
geant des monstruosités sensuelles, empruntant même
14
210 A REBOURS
à la Philosophie dans le boudoir un certain épisode
qu'il assaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu'il
écrivait ce conte : le Dîner d'un athée.
Ce livre excessif délectait des Esseintes; aussi avait-
il fait tirer, en violet d'évêque, dans un encadrement
de pourpre cardinalice, sur un authentique parchemin
que les auditeurs de Rote avaient béni, un exemplaire
des Diaboliques imprimé avec ces caractères de civi-
lité dont les croches biscornues, dont les paraphes en
queues retroussées et en griffes, affectent une forme
satanique.
Après certaines pièces de Baudelaire qui, à l'imita-
tion des chants clamés pendant les nuits du sabbat,
célébraient des litanies infernales, ce volume était,
parmi toutes les œuvres de la littérature apostolique
contemporaine, le seul qui témoignât de cette situation
d'esprit tout à la fois dévote et impie, vers laquelle les
revenez-v du catholicisme, stimulés par les accès de
la névrose, avaient souvent poussé des Esseintes.
Avec Barbey d'Aurevilly, prenait fin la série des
écrivains religieux; à vrai dire, ce paria appartenait
plus, à tous les points de vue, à la littérature séculière
qu'à cette autre chez laquelle il revendiquait une place
qu'on lui déniait; sa langue d'un romantisme échevelé,
pleine de locutions torses, de tournures inusitées, de
comparaisons outrées, enlevait, à coups de fouet, ses
phrases qui pétaradaient, en agitant de bruyantes son-
nailles, tout le long du texte. En somme, d'Aurevilly
A BEBOL'HS 211
apparaissait, ainsi qu'un étalon, parmi ces hongres qui
peuplent les écuries ultramontaines.
Des Esseintes se faisait ces réflexions, en relisant çà
et là, quelques passages de ce livre et, comparant ce
style nerveux et varié au stvle lvmphatique et fixé de
ses confrères, il songeait aussi à cette évolution de la
langue qu'à si justement révélée Darwin.
Mêlé aux profanes, élevé au milieu de l'école roman-
tique, au courant des œuvres nouvelles, habitué au
commerce des publications modernes, Barbey était for-
cément en possession d'un dialecte qui avait supporté
de nombreuses et profondes modifications, qui s'était
renouvelé, depuis le grand siècle.
Confinés au contraire sur leur territoire, écroués
dans d'identiques et d'anciennes lectures, ignorant le
mouvement littéraire des siècles et bien décidés, au
besoin, à se crever les yeux pour ne pas le voir, les
ecclésiastiques emplovaient nécessairement une langue
immuable, comme cette langue du dix-huitième siècle
que les descendants des Français établis au Canada
parlent et écrivent couramment encore, sans qu'aucune
sélection de tournures ou de mots ait pu se produire
dans leur idiome isolé de l'ancienne métropole et
enveloppé, de tous les 'côtés, par la langue anglaise.
Sur ces entrefaites, le son argentin d'une cloche qui
tintait un petit angélus, annonça à des Esseintes que
le déjeuner était prêt. Il laissa là ses livres, s'essuya
le front, se dirigea Vers la salle à manger, se disant
212 A BEBOURS
que, parmi tous ces volumes qu'il venait de ranger,
les œuvres de Barbey d'Aurevilly étaient encore les
seules dont les idées et le style présentassent ces fai-
sandâmes, ces taches morbides, ces épidémies talés et
ce goût blet, qu'il aimait tant à savourer parmi les
écrivains décadents, latins et monastiques des vieux
âges.
XIII
La saison allait en se détraquant ; toutes se confon-
daient, cette année-là ; après les rafales et les
brumes, des ciels chauffés à blanc, tels que des plaques
de tôle, sortirent de l'horizon. En deux jours, sans
aucune transition, au froid humide des brouillards, au
ruissellement des pluies, succéda une chaleur torride,
une atmosphère d'une lourdeur atroce. Attisé comme
par de furieux ringards, le soleil s'ouvrit, en gueule de
four, dardant une lumière presque blanche qui brûlait
la vue ; une poussière de flammes s'éleva des routes
calcinées, grillant les arbres secs, rissolant les gazons
jaunis; la réverbération des murs peints au lait de
chaux, les foyers allumés sur le zinc des toits et sur les
vitres des fenêtres, aveugla ; une température de fon-
derie en chauffe pesa sur le logis de des Esseintes.
A moitié nu, il ouvrit une croisée, reçut une bouffée
de fournaise en pleine face ; la salle à manger, où il
se réfugia, était ardente, et l'air raréfié bouillait. Il
s'assit, désolé, car la surexcitation qui le soutenait,
depuis qu'il se plaisait à rêvasser, en classant ses
livres, avait pris fin.
Semblable à tous les gens tourmentés par la névrose,
214 A REBOURS
la chaleur L'écrasait ; l'anémie, maintenue par le froid,
reprenait son cours, affaiblissant le corps débilité par
d'abondantes sueurs.
La chemise collée au dos trempé, le périnée humide,
les jambes et les bras moites, le front inondé, décou-
lant en larmes salées le long des joues, des Esseintes
gisait anéanti, sur sa chaise ; à ce moment, la vue de
la viande déposée sur la table, lui souleva le cœur; il
prescrivit qu'on la fît disparaître, commanda des œufs
à la coque, tenta d'avaler des mouillettes, mais elles
lui barrèrent la gorge ; des nausées lui venaient aux
lèvres ; il but quelques gouttes de vin qui lui piquèrent,
comme des pointes de feu, l'estomac. Il s'étancha la
figure; la sueur, tout à l'heure tiède, fluaît, maintenant
froide, le long des tempes ; il se prit à sucer quelques
morceaux de glace, pour tromper le mal de cœur ; ce
fut en vain.
Un affaissement sans bornes le coucha contre la
table; manquant d'air, il se leva, mais les mouillettes
avaient gonflé, et remontaient lentement dans le gosier
qu'elles obstruaient. Jamais il ne s'était senti aussi
inquiet, aussi délabré, aussi mal à l'aise; avec cela, ses
yeux se troublèrent, il vit les objets doubles, tournant
sur eux-mêmes ; bientôt les distances se perdirent ; son
verre lui parut à une lieue de lui ; il se disait bien
qu'il était le jouet d'illusions sensorielles et il était
incapable de réagir; il fut s'étendre sur le canapé du
salon, mais alors un tangage de navire en marche le
A REBOURS 215
berça et le mal de cœur s'accrut; il se releva, et résolut
de précipiter par un digestif ces œufs qui l'étouffaient.
Il regagna la salle à manger et mélancoliquement se
compara, dans cette cabine, aux passagers atteints du
mal de mer; il se dirigea, en trébuchant, vers l'ar-
moire, examina l'orgue à bouche, ne l'ouvrit point, et
saisit sur le rayon, plus haut, une bouteille de béné-
dictine qu'il gardait, à cause de sa forme qui lui sem-
blait suggestive en pensées tout à la fois doucement
luxurieuses et vaguement mystiques.
Mais, pour l'instant, il demeurait indifférent, regar-
dant d'un œil atone cette bouteille trapue, d'un vert
sombre, qui, à d'autres moments, évoquait, en lui, les
prieurés du moyen âge, avec son antique panse mona-
cale, sa tête et son col vêtus d'une capuche de par-
chemin, son cachet de cire rouge écartelé de trois
mitres d'argent sur champ d'azur et scellé, au goulot,
ainsi qu'une bulle, par des liens de plomb, avec son
étiquette écrite en un latin retentissant, sur un papier
jauni et comme déteint par les temps : liquor Mona-
chorum Benedictinorum Abbatiœ Fiscanensis.
Sous cette robe toute abbatiale, signée d'une croix
et des initiales ecclésiastiques : P. O. M. ; serrée dans
ses parchemins et dans ses ligatures, de même qu'une
authentique charte, dormait une liqueur couleur de
safran, d'une finesse exquise. Elle distillait un arôme
quintessencié d'angélique et dhysope mêlées à des
herbes marines aux iodes et aux bromes alanguis par
216 A REBOURS
des sucres, et elle stimulait le palais avec une ardeur
spiritueuse dissimulée sous une friandise toute virgi-
nale, toute novice, flattait l'odorat par une pointe de
corruption enveloppée dans une caresse tout à la fois
enfantine et dévote.
Cette hvpocrisie qui résultait de l'extraordinaire
désaccord établi entre le contenant et le contenu, entre
le contour liturgique du flacon et son âme, toute fémi-
nime, toute moderne, l'avait jadis fait rêver; enfin il
avait longuement aussi songé devant cette bouteille
aux moines mêmes qui la vendaient, aux bénédictins
de l'abbaye de Fécamp qui, appartenant à cette con-
grégation de Saint-Maur, célèbre par ses travaux d'his-
toire, militaient sous la règle de saint Benoît, mais ne
suivaient point les observances des moines blancs de
Cîteaux et des moines noirs de Cluny. Invinciblement,
ils lui apparaissaient, ainsi qu'au moyen âge, cultivant
des simples, chauffant des cornues, résumant dans des
alambics de souveraines panacées, d'incontestables
magistères.
Il but une goutte de cette liqueur et il éprouva,
durant quelques minutes, un soulagement ; mais
bientôt ce feu qu'une larme de vin avait allumé dans
ses entrailles, se raviva. Il jeta sa serviette, revint dans
son cabinet, se promena de long en large ; il lui sem-
blait être sous une cloche pneumatique où le vide se
faisait à mesure, et une défaillance d'une douceur
atroce lui coulait du cerveau par tous les membres. Il
A REBOURS 217
seroidit et, n'y tenant plus, pour la première fois peut-
être depuis son arrivée à Fontenay, il se réfugia dans
son jardin et s'abrita sous un arbre d'où tombait une
rondelle d'ombre. Assis sur le gazon, il regarda, d'un
air hébété, les carrés de légumes que les domestiques
avaient plantés. Il les regardait et ce ne fut qu'au bout
d'une heure qu'il les aperçut, car un brouillard ver-
dâtre flottait devant ses veux et ne lui laissait voir,
comme au fond de l'eau, que des images indécises dont
l'aspect et les tons changeaient.
A la fin pourtant, il reprit son équilibre, il distingua
nettement des oignons et des choux ; plus loin, un
champ de laitue et, au fond, tout le long de la haie,
une série de lvs blancs immobiles dans l'air lourd.
Un sourire lui plissa les lèvres, car subitement il se
rappelait l'étrange comparaison du vieux Nicandre qui
assimilait, au point de vue de la forme, le pistil des
lys aux génitoires d'un âne, et un passage d'Albert le
Grand lui revenait également, celui où ce thaumaturge
enseigne un bien singulier moyen de connaître, en se
servant d'une laitue, si une fille est encore vierge.
Ces souvenirs l'égayèrent un peu; il examina le
jardin, s'intéressant aux plantes flétries par la chaleur,
et aux terres ardentes qui fumaient dans la pulvéru-
lence embrasée de l'air; puis, au-dessus de la haie
séparant le jardin en contrebas de la route surélevée
montant au fort, il aperçut des gamins qui se rou-
laient, en plein soleil, dans la lumière.
218 A REBOURS
Il concentrait son attention sur eux quand un autre,
plus petit, parut, sordide à voir; il avait des cheveux
de varech remplis de sable, deux bulles vertes au-des-
sous du nez, des lèvres dégoûtantes," entourées de
crasse blanche par du fromage à la pie écrasé sur du
pain et semé de hachures de ciboule verte.
Des Esseintes huma l'air ; un pica, une perversion
s'empara de lui; cette immonde tartine lui fit venir
l'eau à la bouche. Il lui sembla que son estomac, qui se
refusait à toute nourriture, digérerait cet affreux mets
et que son palais en jouirait comme d'un régal.
Il se leva d'un bond, courut à la cuisine, ordonna
de chercher dans le village, une miche, du fromage
blanc, de la ciboule, prescrivit qu'on lui apprêtât une
tartine absolument pareille à celle que rongeait l'en-
fant, et il retourna s'asseoir sous son arbre.
Les marmots se battaient maintenant. Ils s'arra-
chaient des lambeaux de pain qu'ils s'enfonçaient, dans
les joues, en se suçant les doigts. Des coups de pied et
des coups de poing pleuvaient et les plus faibles, foulés
par terre, ruaient, et pleuraient, le derrière raboté par
les caillasses.
Ce spectacle ranima des Esseintes ; l'intérêt qu'il
prit à ce combat détournait ses pensées de son mal ;
devant l'acharnement de ces méchants mômes, il songea
à la cruelle et abominable loi de la lutte pour l'exis-
tence, et bien que ces enfants fussent ignobles, il ne
pût s'empêcher de s'intéresser à leur sort et de croire
A REBOIRS 219
que mieux eût valu pour eux que leur mère n'eût point
mis bas.
En effet, c'était de la gourme, des coliques et des
fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge ;
des coups de bottes et des travaux abêtissants, vers les
treize ans ; des duperies de femmes, des maladies et
des cocuages dès l'âge d'homme ; c'était aussi, vers le
déclin, des infirmités et des agonies, dans un dépôt de
mendicité ou dans un hospice.
Et l'avenir était, en somme, égal pour tous et, ni les
uns, ni les autres, s'ils avaient eu un peu de bon sens,
n'auraient pu s'envier. Pour les riches, c'étaient
dans un milieu différent, les mêmes passions, les
mêmes tracas, les mêmes peines, les mêmes maladies,
et c'étaient aussi les mêmes jouissances médiocres,
qu'elles fussent alcooliques, littéraires ou charnelles.
Il y avait même une vague compensation à tous les
maux, une sorte de justice qui rétablissait l'équilibre
du malheur entre les classes, en dispensant plus aisé-
ment les pauvres des souffrances plrysiques qui acca-
blaient plus implacablement le corps plus débile et
plus émacié des riches.
Quelle folie que de procréer des gosses ! pensait des
Esseintes. Et dire que les ecclésiastiques qui ont fait
vœu de stérilité ont poussé l'inconséquence jusqu'à
canoniser saint Vincent de Paul parce qu'il réservait
pour d'inutiles tortures des innocents!
Grâce à ses odieuses précautions, celui-là avait
220 A REBOURS
reculé, pendant des années, la mort d'êtres inintelli-
gents et insensibles, de telle façon que, devenus, plus
tard, presque compréhensifs et, en tout cas, aptes à la
douleur, ils pussent prévoir l'avenir, attendre et redou-
ter cette mort dont ils ignoraient naguère jusqu'au
nom, quelques-uns même, l'appeler, en haine de cette
condamnation à l'existence qu'il leur infligeait en vertu
d'un code théologique absurde !
Et depuis que ce vieillard était décédé, ses idées
avaient prévalu ; on recueillait des enfants abandonnés
au lieu de les laisser doucement périr sans qu'ils s'en
aperçussent, et cependant cette vie qu'on leur conser-
vait, devenait, de jours en jours, plus rigoureuse et
plus aride! Sous prétexte de liberté et de progrès, la
Société avait encore découvert le moyen d'aggraver
la misérable condition de l'homme, en l'arrachant à
son chez lui, en l'affublant d'un costume ridicule, en
lui distribuant des armes particulières, en l'abrutissant
sous un esclavage identique à celui dont on avait jadis
affranchi, par compassion, les nègres, et tout cela pour
le mettre à même d'assassiner son prochain, sans ris-
quer l'échafaud, comme les ordinaires meurtriers qui
opèrent, seuls, sans uniformes, avec des armes moins
bruyantes et moins rapides.
Quelle singulière époque, se disait des Esseintes, que
celle qui, tout en invoquant les intérêts de l'humanité,
cherche à perfectionner les anesthésiques pour suppri-
mer la souffrance physique et prépare, en même temps.
A REBOL'KS 221
de tels stimulants pour aggraver la douleur morale!
Ah! si jamais, au nom de la pitié, l'inutile procréa-
tion devait être abolie, c'était maintenant! Mais ici,
encore, les lois édictées par des Portalis ou des Homais
apparaissaient, féroces et étranges. -
La Justice trouvait toutes naturelles les fraudes en
matière de génération ; c'était un fait, reconnu, admis;
il n'était point de ménage, si riche qu'il fût, qui ne
confiât ses enfants à la lessive ou qui n'usât d'artifices
qu'on vendait librement et qu'il ne serait d'ailleurs
venu à l'esprit de personne, de réprouver. Et pourtant,
si ces réserves ou si ces subterfuges demeuraient insuf-
fisants, si la fraude ratait et, qu'afin de la réparer, l'on
recourût à des mesures plus efficaces, ah ! alors, il n'y
avait pas assez de prisons, pas assez de maisons cen-
trales, pas assez de bagnes, pour enfermer les gens que
condamnaient, de bonne foi, du reste, d'autres indivi-
dus qui, le soir même, dans le lit conjugal, trichaient
de leur mieux pour ne pas enfanter des mômes!
La supercherie elle-même n'était donc pas un crime,
mais la réparation de cette supercherie en était un.
En somme, pour la Société, était réputé crime l'acte
qui consistait à tuer un être doué de vie ; et cependant,
en expulsant un fœtus, on détruisait un animal, moins
formé, moins vivant, et, à coup sûr, moins intelligent
et plus laid qu'un chien ou qu'un chat qu'on peut se
permettre impunément d'étrangler dès sa naissance !
Il est bon d'ajouter, pensait des Esseintes, que, pour
222 A REBOURS
plus d'équité, ce n'est point l'homme maladroit, qui
s'empresse généralement de disparaître, mais bien la
femme, victime de la maladresse, qui expie le forfait
d'avoir sauvé de la vie un innocent !
Fallait-il, tout de même, que le monde fût rempli de
préjugés pour vouloir réprimer des manœuvres si
naturelles, que l'homme primitif, que le sauvage de la
Polynésie est amené à les pratiquer, par le fait de son
seul instinct !
Le domestique interrompit les charitables réflexions
que ruminait des Esseintes, en lui apportant sur un
plat de vermeil la tartine qu'il avait souhaitée. Un haut
de cœur le tordit; il n'eut pas le courage de mordre ce
pain, car l'excitation maladive de l'estomac avait cessé ;
une sensation de délabrement affreux lui revenait ; il
dut se lever; le soleil tournait et gagnait peu à peu sa
place ; la chaleur devenait à la fois plus pesante et plus
active.
— Jetez cette tartine, dit-il au domestique, à ces
enfants qui se massacrent sur la route ; que les plus
faibles soient estropiés, n'aient part à aucun morceau
et soient, de plus, rossés d'importance par leurs familles
quand ils rentreront chez elles les culottes déchirées
et les yeux meurtris ; cela leur donnera un aperçu de
la vie qui les attend ! Et il rejoignit sa maison et s'af-
faissa, défaillant dans un fauteuil.
— Il faut pourtant que j'essaie de manger un peu,
se dit-il. Et il tenta de tremper un biscuit dans un vieux
A REBOl'RS 223
Constantia de J.-P. Cloete, dont il lui restait en cave
quelques bouteilles.
Ce vin, couleur de pelure d'oignons un tantinet
brûlé, tenant du Malaga rassis et du Porto, mais avec
un bouquet sucré, spécial, et un arrière-goût de raisins
aux sucs condensés et sublimés par d'ardents soleils,
l'avait parfois réconforté, et souvent même avait infusé
une énergie nouvelle à son estomac affaibli par les
jeûnes forcés qu'il subissait ; mais ce cordial, d'ordi-
naire si fidèle, échoua. Alors, il espéra qu'un émollient
refroidirait peut-être les fers chauds qui le brûlaient,
et il recourut au Nalifka, une liqueur Russe, contenue
dans une bouteille glacée d'or mat; ce sirop onctueux
et framboise fut, lui aussi, inefficace. Hélas! le temps
était loin, où, jouissant d'une bonne santé, des Esseintes
montait, chez lui, en pleine canicule, dans un traîneau,
et, là, enveloppé de fourrures, les ramenant sur sa poi-
trine, s'efforçait de grelotter, se disait, en s'étudiant à
claquer des dents : — Ah ! ce vent est glacial, mais on
gèle ici, on gèle! parvenait presque à se convaincre
qu'il faisait froid !
Ces remèdes n'agissaient malheureusement plus,
depuis que ses maux devenaient réels.
Il n'avait point, avec cela, la ressource d'employer
le laudanum ; au lieu de l'apaiser, ce calmant l'irritait
jusqu'à le priver de repos. Jadis, il avait voulu se pro-
curer avec l'opium et le haschisch des visions, mais
ces deux substances avaient amené des vomissements
224 A REBOURS
et des perturbations nerveuses intenses ; il avait dû,
tout aussitôt, renoncer à les absorber et, sans le secours
de ces grossiers excitants, demander à sa cervelle
seule, de remporter loin de la vie, dans les rêves.
Quelle journée ! se disait-il, maintenant, s'épongeant
le cou, sentant ce qui pouvait lui rester de forces, se
dissoudre en de nouvelles sueurs; une agitation fébrile
l'empêchait encore de demeurer en place ; une fois de
plus, il errait au travers de ses pièces, essayant, les
uns après les autres, tous les sièges. De guerre lasse,
il finit par s'abattre devant son bureau et, appuyé sur
la table, machinalement, sans songer à rien, il mania
un astrolabe placé, en guise de presse-papier, sur un
amas de livres et de notes.
Il avait acheté cet instrument en cuivre gravé et
doré, d'origine allemande et datant du dix-septième
siècle, chez un brocanteur de Paris, après une visite
au Musée de Cluny, où longuement il s'était pâmé
devant un merveilleux astrolabe, en ivoire ciselé, dont
l'allure cabalistique l'avait ravi.
Ce presse-papier remua, en lui, tout un essaim de
réminiscences. Déterminée et mue par l'aspect de ce
joyau, sa pensée partit de Fontenay, pour Paris, chez
le bric-à-brac qui l'avait vendu, puis rétrograda jus-
qu'au Musée des Thermes et, mentalement, il revit l'as-
trolabe d'ivoire, alors que ses yeux continuaient à
considérer, mais sans plus le voir, l'astrolabe de cuivre,
sur sa table.
A REBOURS 225
Puis, il sortit du Musée et, sans quitter la ville, flâna
en chemin, vagabonda par la rue Du Sommerard et
le boulevard Saint-Michel, s'embrancha dans les rues
avoisinantes et s'arrêta devant certaines boutiques dont
la fréquence et dont la tenue toute spéciale l'avaient
maintes fois frappé.
Commencé à propos d'un astrolabe, ce voyage spi-
rituel aboutissait aux caboulots du quartier Latin.
Il se rappelait la foison de ces établissements, dans
toute la rue Monsieur-le-Prince et dans ce bout de la
rue de Vaugirard qui touche à l'Odéon; parfois, ils se
suivaient, ainsi que les anciens riddecks de la rue du
Canal-aux-Harengs, d'Anvers, s'étalaient, à la queue-
leu-leu, surmontant les trottoirs de devantures presque
semblables.
Au travers des portes entr'ouvertes et des fenêtres
mal obscurcies par des carreaux de couleur ou par des
rideaux, il se souvenait d'avoir entrevu des femmes
qui marchaient, en se traînant et en avançant le cou,
comme font les oies; d'autres prostrées sur des ban-
quettes, usaient leurs coudes au marbre des tables et
ruminaient, en chantonnant, les tempes entre les
poings; d'autres encore se dandinaient devant des
glaces, en pianotant, du bout des doigts, leurs faux
cheveux lustrés par un coiffeur; d'autres enfin tiraient
d'escarcelles aux ressorts dérangés, des piles de pièces
blanches et de sous qu'elles alignaient, méthodique-
ment, en des petits tas.
15
226 A REBOURS
La plupart avait des traits massifs, des voix enrouées,
des gorges molles et des yeux peints, et toutes, pareilles
à des automates remontés à la fois par la même clef,
lançaient du même ton les mêmes invites, débitaient
avec le même sourire les mêmes propos biscornus, les
mêmes réflexions baroques.
-, Des associations d'idées se formaient dans l'esprit
de des Esseintes qui arrivait à une conclusion, main-
tenant qu'il embrassait par le souvenir, à vol d'oiseau,
ces tas d'estaminets et de rues.
Il comprenait la signification de ces cafés qui répon-
daient à l'état d'âme d'une génération tout entière, et
il en dégageait la synthèse de l'époque.
Et, en effet, les symptômes étaient manifestes et cer-
tains; les maisons de tolérance disparaissaient, et à
mesure que l'une d'elles se fermait, un caboulot opé-
rait son ouverture.
Cette diminution de la prostitution soumise au pro-
fit des amours clandestines, résidait évidemment dans
les incompréhensibles illusions des hommes, au point
de vue charnel.
Si monstrueux que cela pût paraître, le caboulot
satisfaisait un idéal.
Bien que les penchants utilitaires transmis par l'hé-
rédité et développés par les précoces impolitesses et
les constantes brutalités des collèges, eussent rendu
la jeunesse contemporaine singulièrement mal élevée
et aussi singulièrement positive et froide, elle n'en
A REBOURS 227
avait pas moins gardé, au fond du cœur, une vieille
fleur bleue, un vieil idéal d'une affection rance et
vague.
Aujourd'hui, quand le sang la travaillait, elle ne
pouvait se résoudre à entrer, à consommer, à paver
et à sortir; c'était, à ses yeux, de la bestialité, du rut
de chien couvrant sans préambules une chienne; puis
la vanité fuyait, inassouvie, de ces maisons tolérées
où il n'y avait eu, ni simulacre de résistance, ni sem-
blant de victoire, ni préférence espérée, ni même de
largesse obtenue de la part de la marchande qui aunait
ses tendresses, suivant les prix. Au contraire, la cour
faite à une fille de brasserie, ménageait toutes les
susceptibilités de l'amour, toutes les délicatesses du
sentiment. Celle-là, on se la disputait, et ceux auxquels
elle consentait à octroyer, moyennant de copieux
salaires, un rendez-vous, s'imaginaient, de bonne foi,
l'avoir emporté sur un rival, être l'objet d'une dis-
tinction honorifique, d'une faveur rare.
Cependant, cette domesticité était aussi bête, aussi
intéressée, aussi vile et aussi repue que celle qui des-
servait les maisons à numéros. Comme elle, elle buvait
sans soif, riait sans motif, raffolait des caresses d'un
blousier, s'insultait et se crêpait le chignon, sans
cause; malgré tout, depuis le temps, la jeunesse Pari-
sienne ne s'était pas encore aperçue que les bonnes
descaboulots étaient, au point de vue de la beauté plas-
tique, au point de vue des attitudes savantes et des
228 A REBOURS
atours nécessaires bien inférieures aux femmes enfer-
mées dans des salons de luxe! Mon Dieu, se disait des
Esseintes, qu'ils sont donc godiches ces gens qui papil-
lonnent autour des brasseries; car, en sus de leurs ridi-
cules illusions, ils en viennent même à oublier le péril
des appâts dégradés et suspects, à ne plus tenir compte
de l'argent dépensé dans un nombre de consomma-
tions tarifé d'avance par la patronne, du temps perdu à
attendre une livraison différée pour en augmenter le
prix, des atermoiements répétés pour décider et acti-
ver le jeu des pourboires!
Ce sentimentalisme imbécile combiné avec une féro-
cité pratique, représentait la pensée dominante du siècle ;
ces mêmes gens qui auraient éborgné leur prochain,
pour gagner dix sous, perdaient toute lucidité, tout
flair, devant ces louches cabaretières qui les harcelaient
sans pitié et les rançonnaient sans trêve. Des indus-
tries travaillaient, des familles se grugeaient entre elles
sous prétexte de commerce, afin de se laisser chiper de
l'argent par leurs fils qui se laissaient, à leur tour,
escroquer par ces femmes que dépouillaient, en der-
nier ressort, les amants de cœur.
Dans tout Paris, de l'est à l'ouest et du nord au sud,
c'était une chaîne ininterrompue de carottes, un caram-
bolage de vols organisés qui se répercutait de proche
en proche, et tout cela parce qu'au lieu de contenter
les gens tout de suite, on savait les faire patienter et
les faire attendre.
A KEBOUR S 229
Au fond, le résumé de la sagesse humaine consistait"
à traîner les choses en longueur; à dire non puis enfin
oui; car l'on ne maniait vraiment les générations qu'en
les lanternant!
— Ah! s'il en était de même de l'estomac, soupira
des Esseintes, tordu par une crampe qui ramenait vive-
ment son esprit égaré au loin, à Fontenay.
XIV
(^ahin-caha, quelques jours s'écoulèrent, grâce à des
J^ ruses qui réussirent à leurrer la défiance de l'esto-
mac, mais un matin, les marinades qui masquaient
l'odeur de graisse et le fumet de sang des viandes ne
furent plus acceptées et des Esseintes anxieux, se
demanda si sa faiblesse déjà grande, n'allait pas s'ac-
croître et l'obliger à garder le lit. Une lueur jaillit sou-
dain dans sa détresse; il se rappela que l'un de ses
amis, jadis bien malade, était parvenu, à l'aide d'un
sustenteur, à enrayer l'anémie, à maintenir le dépéris-
sement, à conserver son peu de force.
Il dépêcha son domestique à Paris, à la recherche
de ce précieux instrument et, d'après le prospectus
que le fabricant y joignit, il enseigna lui-même à la
cuisinière la façon de couper le rosbif en petits mor-
ceaux, de le jeter à sec, dans cette marmite d'étain, avec
une tranche de poireau et de carotte, puis de visser le
couvercle et de mettre le tout bouillir, au bain-marie,
pendant quatre heures.
Au bout de ce temps, on pressait les filaments et
l'on buvait une cuillerée du jus bourbeux et salé,
déposé au fond de la marmite. Alors, on sentait
A REBOURS 231
comme une tiède moelle, comme une caresse veloutée,
descendre.
Cette essence de nourriture arrêtait les tiraillements
et les nausées du vide, incitait même l'estomac qui ne
se refusait pas à accepter quelques cuillerées de soupe.
Grâce à ce sustenteur, la névrose stationna, et des
Esseintes se dit : — C'est toujours autant de gagné;
peut-être que la température changera, que le ciel ver-
sera un peu de cendre sur cet exécrable soleil qui
m'épuise, et que j'atteindrai ainsi, sans trop d'encom-
bre, les premiers brouillards et les premiers froids.
Dans cet engourdissement, dans cet ennui désœuvré
où il plongeait, sa bibliothèque dont le rangement
demeurait inachevé, l'agaça; ne bougeant plus de son
fauteuil, il avait constamment sous les yeux ses livres
profanes, posés de guingois sur les tablettes, empié-
tant les uns sur les autres, s'étayant entre eux ou gisant
de même que des capucins de cartes, sur le flanc, à
plat; ce désordre le choqua d'autant plus qu'il contras-
tait avec le parfait équilibre des œuvres religieuses,
soigneusement alignées à la parade, le long des murs.
Il tenta de faire cesser cette confusion, mais après
dix minutes de travail, des sueurs l'inondèrent; cet
effort l'épuisait; il fut s'étendre, brisé, sur un divan,
et il sonna son domestique.
Sur ses indications, le vieillard se mit à l'œuvre,
lui apportant, un à un, les livres qu'il examinait et dont
il désignait la place.
232 A REBOURS
Cette besogne fut de courte durée, car la biblio-
thèque de des Esseintes ne renfermait qu'un nombre
singulièrement restreint d'œuvres laïques, contem-
poraines.
A force de les avoir passées, dans son cerveau,
comme on passe des bandes de métal dans une filière
d'acier d'où elles sortent ténues, légères, presque
réduites en d'imperceptibles fils, il avait fini par ne
plus posséder de livres qui résistassent à un tel traite-
ment et fussent assez solidement trempés pour suppor-
ter le nouveau laminoir d'une lecture; à avoir ainsi
voulu raffiner, il avait restreint et presque stérilisé
toute jouissance, en accentuant encore l'irrémédiable
conflit qui existait entre ses idées et celles du monde
où le hasard l'avait fait naître. Il était arrivé mainte-
nant à ce résultat, qu'il ne pouvait plus découvrir un
écrit qui contentât ses secrets désirs; et même son admi-
ration se détachait des volumes qui avaient certaine-
ment contribué à lui aiguiser l'esprit, à le rendre aussi
soupçonneux et aussi subtil.
En art, ses idées étaient pourtant parties d'un point
de vue simple; pour lui, les écoles n'existaient point;
seul le tempérament de l'écrivain importait; seul le
travail de sa cervelle intéressait, quel que fût le sujet
qu'il abordât. Malheureusement, cette vérité d'appré-
ciation, digne de La Palisse, était à peu près inappli-
cable, par ce simple motif que, tout en désirant se
dégager des préjugés, s'abstenir de toute passion,
A REBOURS 233
chacun va de préférence aux œuvres qui correspondent
le plus intimement à son propre tempérament et finit
par reléguer en arrière toutes les autres.
Ce travail de sélection s'était lentement opéré en lui;
il avait naguère adoré le grand Balzac, mais en même
temps que son organisme s'était déséquilibré, que ses
nerfs avaient pris le dessus, ses inclinations s'étaient
modifiées et ses admirations avaient changé.
Bientôt même, et quoiqu'il se rendît compte de son
injustice envers le prodigieux auteur de la Comédie
humaine, il en était venu à ne plus ouvrir ses livres
dont l'art valide le froissait; d'autres aspirations l'agi-
taient maintenant, qui devenaient, en quelque sorte,
indéfinissables.
En se sondant bien, néanmoins, il comprenait d'abord
que, pour l'attirer, une œuvre devait revêtir ce carac-
tère d'étrangeté que réclamait Edgar Poe , mais il
s'aventurait volontiers plus loin, sur cette route et appe-
lait des flores byzantines de cervelle et des déliques-
cences compliquées de langue; il souhaitait une indé-
cision troublante sur laquelle il pût rêver, jusqu'à ce
qu'il la fît, à sa volonté, plus vague ou plus ferme
selon l'état momentané de son âme. Il voulait, en
somme, une œuvre d'art et pour ce qu'elle était par
elle-même et pour ce qu'elle pouvait permettre de
lui prêter; il voulait aller avec elle, grâce à elle,
comme soutenu par un adjuvant, comme porté par un
véhicule, dans une sphère où les sensations sublimées
234 A REBOURS
lui imprimeraient une commotion inattendue et dont il
chercherait longtemps et même vainement à analyser
les causes.
Enfin, depuis son départ de Paris, il s'éloignait de
plus en plus, de la réalité et surtout du monde con-
temporain qu'il tenait en une croissante horreur; cette
haine avait forcément agi sur ses goûts littéraires et
artistiques, et il se détournait le plus possible des
tableaux et des livres dont les sujets délimités se relé-
guaient dans la vie moderne.
Aussi, perdant la faculté d'admirer indifféremment
la beauté sous quelque forme qu'elle se présente, pré-
férait-il, chez Flaubert, la Tentation de saint Antoine
à V Education sentimentale; chez de Concourt, la Faus-
tin à Germinie Lacerteux; chez Zola, la Faute de
l'abbé Mouret à V Assommoir.
Ce point de vue lui paraissait logique; ces œuvres
moins immédiates, maisaussi vibrantes, aussi humaines,
le faisaient pénétrer plus loin dans le tréfonds du tempé-
rament de ces maîtres qui livraient avec un plus sin-
cère abandon les élans les plus mvstérieux de leur être,
et elles l'enlevaient, lui aussi, plus haut que les autres,
hors de cette vie triviale dont il était si las.
Puis il entrait, avec elles, en complète communion
d'idées avec les écrivains qui les avaient conçues, parce
qu'ils s'étaient alors trouvés dans une situation d'es-
prit analogue à la sienne.
En effet, lorsque l'époque où un homme de talent est
A REBOURS
235
obligé de vivre, est plate et bête, l'artiste est, à son
insu même, hanté par la nostalgie d'un autre siècle.
Ne pouvant s'harmoniser qu'à de rares intervalles
avec le milieu où il évolue; ne découvrant plus dans
l'examen de ce milieu et des créatures qui le subissent,
des jouissances d'observation et d'analyse suffisantes
à le distraire, il sent sourdre et éclore en lui de par-
ticuliers phénomènes. De confus désirs de migration se
lèvent qui se débrouillent dans la réflexion et dans
l'étude. Les instincts, les sensations, les penchants
légués par l'hérédité se réveillent, se déterminent, s'im-
posent avec une impérieuse assurance. Il se rappelle des
souvenirs d'êtres et de choses qu'il n'a pas personnel-
lement connus, et il vient un moment où il s'évade
violemment du pénitencier de son siècle et rôde, en
toute liberté, dans une autre époque avec laquelle, par
une dernière illusion, il lui semble qu'il eût été mieux
en accord.
Chez les uns, c'est un retour aux âges consommés,
aux civilisations disparues, aux temps morts; chez les
autres, c'est un élancement vers le fantastique et vers
le rêve, c'est une vision plus ou moins intense d'un
temps à éclore dont l'image reproduit, sans qu'il le
sache, par un effet d'atavisme, celle des époques
révolues.
Chez Flaubert, c'étaient des tableaux solennels et
immenses, des pompes grandioses dans le cadre bar-
bare et splendide desquels gravitaient des créatures
230 A REBOURS
palpitantes et délicates, mystérieuses et hautaines, des
femmes pourvues, dans la perfection de leur beauté,
d'âmes en souffrance, au fond desquelles il discernait
d'affreux détraquements, de folles aspirations, désolées
qu'elles étaient déjà par la menaçante médiocrité des
plaisirs qui pouvaient naître.
Tout le tempérament du grand artiste éclatait en ces
incomparables pages de la Tentation de saint Antoine
et de Salammbô où, loin de notre vie mesquine, il évo-
quait les éclats asiatiques des vieux âges, leurs éjacu-
lations et leurs abattements mystiques, leurs démences
oisives, leurs férocités commandées par ce lourd ennui
qui découle, avant même qu'on les ait [épuisées, de
l'opulence et de la prière.
Chez de Goncourt, c'était la nostalgie du siècle pré-
cédent, un retour vers les élégances d'une société à
jamais perdue. Le gigantesque décor des mers battant
les môles, des déserts se déroulant à perte de vue sous
de torrides firmaments, n'existait pas dans son œuvre
nostalgique qui se confinait, près d'un parc aulique,
dans un boudoir attiédi par les voluptueux effluves
d'une femme au sourire fatigué, à la moue perverse, aux
prunelles irrésignées et pensives. L'âme dont il animait
ses personnages, n'était plus cette âme insufflée par
Flaubert à ses créatures, cette âme révoltée d'avance
par l'inexorable certitude qu'aucun bonheur nouveau
n'était possible; c'était une âme révoltée après coup,
par l'expérience de tous les inutiles efforts qu'elle avait
A REBOURS
237
tentés pour inventer des liaisons spirituelles plus iné-
dites et pour remédier à cette immémoriale jouissance
qui se répercute, de siècles en siècles dans l'assouvis-
sement plus ou moins ingénieux des couples.
Bien qu'elle vécût parmi nous et qu'elle fût bien et
de vie et de corps de notre temps, la Faustin était, par
les influences ancestrales, une créature du siècle passé,
dont elle avait les épices d'âme, la lassitude cérébrale,
l'excèdement sensuel.
Ce livre d'Edmond de Concourt était l'un des volumes
les plus caressés par des Esseintes; et, en effet, cette
suggestion au rêve qu'il réclamait, débordait de cette
œuvre où sous la ligne écrite, perçait une autre ligne
visible à l'esprit seul, indiquée par un qualificatif qui
ouvrait des échappées de passion, par une réticence
qui laissait deviner des infinis d'âme qu'aucun idiome
n'eût pu combler; puis, ce n'était plus la langue de
Flaubert, cette langue d'une inimitable magnificence,
c'était un style perspicace et morbide, nerveux et
retors, diligent à noter l'impalpable impression qui
frappe les sens et détermine la sensation, un style expert
à moduler les nuances compliquées d'une époque
qui était par elle-même singulièrement complexe. En
somme, c'était le verbe indispensable aux civilisations
décrépites qui, pour l'expression de leurs besoins,
exigent, à quelque âge qu'elles se produisent, des
acceptions, des tournures, des fontes nouvelles et de
phrases et de mots.
238 A REBOURS
A Rome, le paganisme mourant avait modifié sa
prosodie, transmué sa langue, avec Ausone, avec
Claudien, avec Rutilius dont le stvle attentif et
scrupuleux, capiteux et sonnant, présentait, surtout
dans ses parties descriptives de reflets, d'ombres, de
nuances une nécessaire analogie avec le stvle des de
Goncourt.
A Paris, un fait unique dans l'histoire littéraire s'était
produit; cette société agonisante du xvnr siècle, qui
avait eu des peintres, des sculpteurs, des musiciens, des
architectes, pénétrés de ses goûts, imbus de ses doc-
trines, n'avait pu façonner un réel écrivain qui rendît
ses élégances moribondes, qui exprimât le suc de ses
joies fébriles, si durement expiées; il avait fallu attendre
l'arrivée de de Goncourt, dont le tempérament était
fait de souvenirs, de regrets avivés encore par le dou-
loureux spectacle de la misère intellectuelle et des
basses aspirations de son temps, pour que, non seule-
ment dans ses livres d'histoire, mais encore dans une
œuvre nostalgique comme la Faustin, il pût ressus-
citer l'âme même de cette époque, incarner ses ner-
veuses délicatesses dans cette actrice, si tourmentée à
se presser le cœur et à s'exacerber le cerveau, afin de
savourer jusqu'à l'épuisement, les douloureux révul-
sifs de l'amour et de l'art.
Chez Zola, la nostalgie des au delà était différente.
Il n'v avait en lui aucun désir de migration vers les
régimes disparus, vers les univers égarés dans la nuit
A REBOURS 239
des temps; son tempérament, puissant, solide, épris
des luxuriances de la vie, des forces sanguines, des
santés morales, le détournait des grâces artificielles et
des chloroses tardées du dernier siècle, ainsi que de la
solennité hiératique, de la férocité brutale et des rêves
efféminés et ambigus du vieil Orient. Le jour où, lui
aussi, il avait été obsédé par cette nostalgie, par ce
besoin qui est en somme la poésie même, de fuir loin
de ce monde contemporain qu'il étudiait, il s'était rué
dans une idéale campagne, où la sève bouillait au plein
soleil; il avait songé à de fantastiques ruts de ciel, à de
longues pâmoisons de terre, à de fécondantes piuies de
pollen tombant dans les organes haletants des fleurs :
il avait abouti à un panthéisme gigantesque, avait, à
son insu peut-être, créé, avec ce milieu édénique où il
plaçait son Adam et son Eve, un prodigieux poème
Hindou, célébrant en un style dont les larges teintes,
plaquées à cru, avaient comme un bizarre éclat de
peinture Indienne, l'hymne de la chair, la matière,
animée, vivante, révélant par sa fureur de génération,
à la créature humaine, le fruit défendu de l'amour, ses
suffocations, ses caresses instinctives, ses naturelles
poses.
Avec Baudelaire, ces trois maîtres étaient, dans la
littérature française, moderne et profane, ceux qui
avaient le mieux interné et le mieux pétri l'esprit de
des Esseintes, mais à force de les relire, de s'être saturé
de leurs œuvres, de les savoir, par cœur, tout entières,
240 A REBOURS
il avait dû, afin de les pouvoir absorber encore, s'efîor-
cer de les oublier et les laisser pendant quelque temps
sur ses rayons, au repos.
Aussi les ouvrait-il à peine, maintenant que le domes-
tique les lui tendait. Il se bornait à indiquer la place
qu'elles devaient occuper, veillant à ce qu'elles fussent
classées, en bon ordre, et à l'aise.
Le domestique lui apporta une nouvelle série de
livres; ceux-là l'opprimèrent davantage; c'étaient des
livres vers lesquels son inclination s'était peu à peu
portée, des livres qui le délassaient de la perfec-
tion des écrivains de plus vaste encolure, par leurs
défauts, mêmes ; ici, encore, à avoir voulu raffiner,
des Esseintes était arrivé à chercher parmi de troubles
pages des phrases dégageant une sorte d'électricité
qui le faisait tressaillir alors qu'elles déchargeaient
leur fluide dans un milieu qui paraissait tout d'abord
réfractaire.
L'imperfection même lui plaisait, pourvu qu'elle ne
fût ni parasite, ni servile, et peut-être y avait-il une
dose de vérité dans sa théorie que l'écrivain subalterne
de la décadence, que l'écrivain encore personnel mais
incomplet, alambique un baume plus irritant, plus
apéritif, plus acide, que l'artiste de la même époque,
qui est vraiment grand, vraiment parfait. A son avis,
c'était parmi leurs turbulentes ébauches que l'on aper-
cevait les exaltations de la sensibilité les plus surai-
guës, les caprices de la psychologie les plus morbides,
A REBOURS 24 1
les dépravations les plus outrées de la langue sommée
dans ses derniers refus de contenir, d'enrober les sels
effervescents des sensations et des idées.
Aussi, forcément, après les maîtres, s'adressait-il à
quelques écrivains que lui rendait encore plus pro-
pices et plus chers, le mépris dans lequel les tenait un
public incapable de les comprendre.
L'un d'eux, Paul Verlaine, avait jadis débuté par un
volume de vers, les Poèmes Saturniens, un volume
presque débile, où se coudoyaient des pastiches de
Lecontede Lisle et des exercices de rhétorique roman-
tique, mais où filtrait déjà, au travers de certaines
pièces, telles que le sonnet intitulé « Rêve familier »,
la réelle personnalité du poète.
A chercher ses antécédents, des Esseintes retrouvait
sous les incertitudes des esquisses, un talent déjà
profondément imbibé de Baudelaire, dont l'influence
s'était plus tard mieux accentuée sans que néanmoins
la sportule consentie par l'indéfectible maître, fût fla-
grante.
Puis, d'aucuns de ses livres, la Bonne Chanson, les
Fêtes galantes, Romances sans paroles, enfin son
dernier volume, Sagesse, renfermaient des poèmes où
l'écrivain original se révélait, tranchant sur la multi-
tude de ses confrères.
Muni de rimes obtenues par des temps de verbes,
quelquefois même par de longs adverbes précédés d'un
monosyllabe d'où ils tombaient comme du rebord d'une
16
242 A REBOURS
pierre, en une easeade pesante d'eau, son vers, coupé
par d'invraisemblables césures, devenait souvent sin-
gulièrement abstrus, avec ses ellipses audacieuses et
ses étranges incorrections qui n'étaient point cepen-
dant sans grâce.
Maniant mieux que pas un la métrique, il avait tenté
de rajeunir les poèmes à forme fixe : le sonnet qu'il
retournait, la queue en l'air, de même que certains
poissons japonais en terre polychrome qui posent sur
leur socle les ouïes en bas; ou bien il le dépravait, en
n'accouplant que des rimes masculines pour lesquelles
il semblait éprouver une affection; il avait également
et souvent usé d'une forme bizarre, d'une strophe de
trois vers dont le médian restait privé de rime, et d'un
tercet, monorime, suivi d'un unique vers, jeté en guise
de refrain et se faisant écho avec lui-même tels que
les streets : « Dansons la Gigue »; il avait employé
d'autres rythmes encore où le timbre presque effacé
ne s'entendait plus que dans des strophes lointaines,
comme un son éteint de cloche.
Mais sa personnalité résidait surtout en ceci : qu'il
avait pu exprimer de vagues et délicieuses confidences,
à mi-voix, au crépuscule. Seul, il avait pu laisser
deviner certains au delà troublants d'âme, des chucho-
tements si bas de pensées, des aveux si murmurés, si
interrompus, que l'oreille qui les percevait, demeurait
hésitante, coulant à l'âme des langueurs avivées par
le mystère de ce souffle plus deviné que senti. Tout
A REBOURS 2't:i
l'accent de Verlaine était clans ces adorables vers des
Fêtes Galantes :
Le soir tombait, un soir équivoque d'automne,
Les belles se pendant rêveuses à nos bras,
Dirent alors des mots si spécieux tout bas,
Que notre âme depuis ce temps tremble et s'étonne.
Ce n'était plus l'horizon immense ouvert par les
inoubliables portes de Baudelaire, c'était, sous un clair
de lune, une fente entrebâillée sur un champ plus res-
treint et plus intime, en somme particulier à l'auteur
qui avait, du reste, en ces vers dont des Esseintes était
friand, formulé son système poétique :
Car nous voulons la nuance encore,
Pas la couleur, rien que la nuance
Et tout le reste est littérature.
Volontiers, des Esseintes l'avait accompagné dans
ses œuvres les plus diverses. Après ses Romances
sans paroles parues dans l'imprimerie d'un journal à
Sens, Verlaine s'était assez longuement tu, puis en
des vers charmants où passait l'accent doux et transi
de Villon, il avait reparu, chantant la Vierge, « loin
de nos jours d'esprit charnel, et de chair triste ». Des
Esseintes relisait souvent ce livre de Sagesse et se
suggérait devant ses poèmes des rêveries clandestines,
des fictions d'un amour occulte pour une Madone byzan-
tine qui se muait, à un certain moment, en une Cyda-
lise égarée dans notre siècle, et si mystérieuse et si
troublante, qu'on ne pouvait savoir si elle aspirait à des
244 A REBOU R S
dépravations tellement monstrueuses qu'elles devien-
draient, aussitôt accomplies, irrésistibles; ou bien, si
elle s'élançait, elle-même, dans le rêve, dans un rêve
immaculé, où l'adoration de l'âme flotterait autour
d'elle, à l'état continuellement inavoué, continuelle-
ment pur.
D'autres poètes l'incitaient encore à se confier à eux,
Tristan Corbière, qui, en 1873, dans l'indifférence
générale, avait lancé un volume des plus excentriques,
intitulé : Les Amours jaunes. Des Esseintes qui, en
haine du banal et du commun, eût accepté les folies
les plus appuyées, les extravagances les plus baroques,
vivait de légères heures avec ce livre où le cocasse se
mêlait à une énergie désordonnée, où des vers décon-
certants éclataient dans des poèmes d'une parfaite
obscurité, telles que les litanies du Sommeil, qu'il
qualifiait, à un certain moment, d'
Obscène confesseur des dévotes mort-nées.
C'était à peine français; l'auteur parlait nègre, procé-
dait par un langage de télégramme, abusait des sup-
pressions de verbes, affectait une gouaillerie, se livrait
à des quolibets de commis-voyageur insupportable,
puis tout à coup, dans ce fouillis, se tortillaient des
concetti falots, des minauderies interlopes, et soudain
jaillissait un cri de douleur aiguë, comme une corde
de violoncelle qui se brise. Avec cela, dans ce style
rocailleux, sec, décharné à plaisir, hérissé de vocables
A REBOURS -'»•'>
inusités, de néologismes inattendus, fulguraient des
trouvailles d'expression, des vers nomades amputés de
leur rime, superbes; enfin, en sus de ses Poèmes Pari-
siens où des Esseintes relevait cette profonde défini-
tion de la femme :
Éternel féminin de l'éternel jocrisse,
Tristan Corbière avait, en un style d'une concision
presque puissante, célébré la mer de Bretagne, les
sérails marins, le Pardon de Sainte-Anne, et il s'était
même élevé jusqu'à l'éloquence de la haine, dans l'in-
sulte dont il abreuvait, à propos du camp de Conlie, les
individus qu'il désignait sous le nom de « forains du
Quatre-Septembre ».
Ce faisandage dont il était gourmand et que lui pré-
sentait ce poète, aux épithètes crispées, aux beautés
qui demeuraient toujours à l'état un peu suspect, des
Esseintes le retrouvait encore dans un autre poète,
Théodore Hannon, un élève de Baudelaire et de Gau-
tier, mû par un sens très spécial des élégances recher-
chées et des joies factices.
A l'encontre de Verlaine qui dérivait, sans croise-
ment, de Baudelaire, surtout par le côté psychologique,
par la nuance captieuse de la pensée, par la docte quin-
tessence du sentiment, Théodore Hannon descendait
du maître, surtout par le côté plastique, par la vision
extérieure des êtres et des choses.
Sa corruption charmante correspondait fatalement
246 A REBOURS
aux penchants de des Esseintes qui, par les jours de
brume, par les jours de pluie, s'enfermait dans le retrait
imaginé par ce poète et se grisait les yeux avec les
chatoiements de ses étoffes, avec les incandescences
de ses pierres, avec ses somptuosités, exclusivement
matérielles, qui concouraient aux incitations cérébrales
et montaient comme une poudre de cantharide dans un
nuage de tiède encens vers une Idole Bruxelloise, au
visage fardé, au ventre tanné par des parfums.
A l'exception de ces poètes et de Stéphane Mallarmé,
qu'il enjoignit à son domestique de mettre de côté,
pour le classer à part, des Esseintes n'était que bien
faiblement attiré par les poètes.
En dépit de sa forme magnifique, en dépit de l'impo-
sante allure de ses vers qui se dressaient avec un tel
éclat que les hexamètres d'Hugo même semblaient, en
comparaison, mornes et sourds, Leconte de Lisle ne
pouvait plus maintenant le satisfaire. L'antiquité si
merveilleusement ressuscitée par Flaubert, restait
entre ses mains immobile et froide. Rien ne palpitait
dans ses vers tout en façade que n'étayait, la plupart
du temps, aucune idée; rien ne vivait dans ces poèmes
déserts dont les impassibles mythologies finissaient
par le glacer. D'autre part, après l'avoir longtemps
choyée, des Esseintes arrivait aussi à se désintéresser
de l'œuvre de Gautier; son admiration pour l'incom-
parable peintre qu'était cet homme, était allée en se
dissolvant cîe jours en jours, et maintenant il demeurait
A REBOURS "■i'i'i
plus étonné que ravi, par ses descriptions en quelque
sorte indifférentes. L'impression des objets s'était fixée
sur son œil si perceptif, mais elle s'y était localisée,
n'avait pas pénétré plus avant dans sa cervelle et dans
sa chair; de même qu'un prodigieux réflecteur, il s'était
constamment borné à réverbérer, avec une imper-
sonnelle netteté, des alentours.
Certes, des Esseintes aimait encore les œuvres de
ces deux poètes, ainsi qu'il aimait les pierres rares,
les matières précieuses et mortes, mais aucune des
variations de ces parfaits instrumentistes ne pouvait
plus l'extasier, car aucune n'était ductile au rêve,
aucune n'ouvrait, pour lui du moins, l'une de ces
vivantes échappées qui lui permettaient d'accélérer le
vol lent des heures.
Il sortait de leurs livres à jeun, et il en était de même
de ceux d'Hugo; le côté Orient et patriarche était trop
convenu, trop vide, pour le retenir; et le côté tout à la
fois bonne d'enfant et grand-père, l'exaspérait; il lui
fallait arriver aux Chansons des rues et des bois pour
hennir devant l'impeccable jonglerie de sa métrique,
mais combien, en fin de compte, il eût échangé tous ces
tours de force pour une nouvelle œuvre de Baudelaire
qui fût l'égale de l'ancienne, car décidément celui-là
était à peu près le seul dont les vers continssent, sous
leur splendide écorce, une balsamique et nutritive
moelle!
En sautant d'un extrême à l'autre, de la forme privée
248 A REBOURS
d'idées, aux idées privées de forme, des Esseintes de-
meurait non moins circonspect et non moins froid. Les
labyrinthes psychologiques de Stendhal, les détours
analytiques de Duranty le séduisaient, mais leur langue
administrative, incolore, aride, leur prose en location,
tout au plus bonne pour l'ignoble industrie du théâtre,
le repoussait. Puis les intéressants travaux de leurs
astucieux démontages s'exerçaient, pour tout dire, sur
des cervelles agitées par des passions qui ne l'émou-
vaient plus. Il se souciait peu des affections générales,
des associations d'idées communes, maintenant que la
rétention de son esprit s'exagérait et qu'il n'admettait
plus que les sensations superfines et que les tourmentes
catholiques et sensuelles.
Afin de jouir d'une œuvre qui joignît, suivant ses
vœux, à un style incisif, une analyse pénétrante et
féline, il lui fallait arriver au maître de l'Induction,
à ce profond et étrange Edgar Poe, pour lequel, depuis
le temps qu'il le relisait, sa dilection n'avait pu déchoir.
Plus que tout autre, celui-là peut-être répondait par
d'intimes affinités aux postulations méditatives de des
Esseintes.
Si Baudelaire avait déchiffré dans les hiéroglyphes
de l'âme le retour d'âge des sentiments et des idées, lui
avait, dans la voie de la psychologie morbide, plus
particulièrement scruté le domaine de la volonté.
En littérature, il avait, le premier, sous ce titre emblé-
matique : « Le démon de la Perversité », épié ces
A REBOl'RS 249
impulsions irrésistibles que la volonté subit sans les
connaître et que la pathologie cérébrale explique main-
tenant d'une façon à peu près sûre; le premier aussi,
il avait sinon signalé, du moins divulgué l'influence
dépressive de la peur qui agit sur la volonté, de même
que les anesthésiques qui paralysent la sensibilité et que
le curare qui anéantit les éléments nerveux moteurs;
c'était sur ce point, sur cette léthargie de la volonté,
qu'il avait fait converger ses études, analysant les effets
de ce poison moral, indiquant les symptômes de sa
marche, les troubles commençant avec l'anxiété, se
continuant par l'angoisse, éclatant enfin dans la terreur
qui stupéfie les volitions, sans que l'intelligence, bien
qu'ébranlée, fléchisse.
La mort dont tous les dramaturges avaient tant
abusé, il l'avait, en quelque sorte, aiguisée, rendue
autre, en y introduisant un élément algébrique et sur-
humain ; mais c'était, à vrai dire, moins l'agonie réelle
du moribond qu'il décrivait, que l'agonie morale du
survivant hanté, devant le lamentable lit, par les
monstrueuses hallucinations qu'engendrent la douleur
et la fatigue. Avec une fascination atroce, il s'appesan-
tissait sur les actes de l'épouvante, sur les craque-
ments de la volonté, les raisonnait froidement, serrant
peu à peu la gorge du lecteur, suffoqué, pantelant
devant ces cauchemars mécaniquement agencés de ]
fièvre chaude.
Convulsées par d'héréditaires névroses, affolées par
250 A REBOURS
des chorées morales, ses créatures ne vivaient que par
les nerfs ; ses femmes, les Morella, les Ligeia, possé-
daient une érudition immense, trempée dans les brumes
de la philosophie allemande et dans les mystères caba-
listiques du vieil Orient, et toutes avaient des poitrines
garçonnières et inertes d'anges, toutes étaient, pour
ainsi dire, insexuelles.
Baudelaire et Poe, ces deux esprits qu'on avait sou-
vent appariés, à cause de leur commune poétique, de
leur inclination partagée pour l'examen des maladies
mentales, différaient radicalement par les conceptions
affectives qui tenaient une si large place dans leurs
œuvres; Baudelaire avec son amour, altéré et inique,
dont le cruel dégoût faisait songer aux représailles d'une
inquisition ; Poë, avec ses amours chastes, aériennes,
où les sens n'existaient pas, où la cervelle solitaire
; s'érigeait, sans correspondre à des organes qui, s'ils
existaient, demeuraient à jamais glacés et vierges.
Cette clinique cérébrale où, vivisectant dans une
atmosphère étouffante, ce chirurgien spirituel deve-
nait, dès que son attention se lassait, la proie de son
imagination qui faisait poudroir, comme de délicieux
miasmes, des apparitions somnambulesques et angé-
liques, était pour des Esseintes une source d'infatigables
conjectures ; mais maintenant que sa névrose s'était
exaspérée, il y avait des jours où ces lectures le bri-
saient, des jours où il restait, les mains tremblantes,
l'oreille au guet, se sentant, ainsi que le désolant Usher,
A REBOURS 251
envahi par une transe irraisonnée, par une frayeur
sourde.
Aussi devait-il se modérer, toucher à peine à ces
redoutables élixirs, de même qu'il ne pouvait plus
visiter impunément son rouge vestibule et s'enivrer la
vue des ténèbres d'Odilon Redon et des supplices de
Jan Luyken.
Et cependant, lorsqu'il était dans ces dispositions
d'esprit, toute littérature lui semblait fade après ces
terribles philtres importés de l'Amérique. Alors, il s'a-
dressait à Villiers de l'Isle-Adam, dans l'œuvre éparse
duquel il notait des observations encore séditieuses, des
vibrations encore spasmodiques, mais qui ne dardaient
plus, à l'exception de sa Claire Lenoir du moins, une
si bouleversante horreur.
Parue, en 1867, dans la Revue des lettres et des arts,
cette Claire Lenoir ouvrait une série de nouvelles com-
prises sous le titre générique d' « Histoires moroses ».
Sur un fond de spéculations obscures empruntées au
vieil Hegel, s'agitaient des êtres démantibulés, un doc-
teur Tribulat Bonhomet, solennel et puéril, une Claire
Lenoir, farce et sinistre, avec les lunettes bleues, rondes
et grandes comme des pièces de cent sous, qui cou-
vraient ses yeux à peu près morts.
Cette nouvelle roulait sur un simple adultère et con-
cluait à un indicible effroi, alors que Bonhomet,
déployant les prunelles de Claire, à son lit de mort, et
les pénétrant avec de monstrueuses sondes, apercevait
252 A REBOURS
distinctement réfléchi le tableau du mari qui brandis-
sait, au bout du bras, la tête coupée de l'amant, en
hurlant, tel qu'un Canaque, un chant de guerre.
Basé sur cette observation plus ou moins juste que
les yeux de certains animaux, des bœufs, par exemple,
conservent jusqu'à la décomposition, de même que des
plaques photographiques, l'image des êtres et des
choses situés, au moment où ils expiraient, sous leur
dernier regard, ce conte dérivait évidemment de ceux
d'Edgar Poë, dont il s'appropriait la discussion poin-
tilleuse et l'épouvante.
Il en était de même de 1' « Intersigne » qui avait été
plus tard réuni aux Contes cruels, un recueil d'un
indiscutable talent, dans lequel se trouvait « Véra »
une nouvelle, que des Esseintes considérait ainsi qu'un
petit chef-d'œuvre.
Ici, l'hallucination était empreinte d'une tendresse
exquise; ce n'était plus les ténébreux mirages de l'au-
teur américain, c'était une vision tiède et fluide, presque
céleste; c'était, dans un genre identique, le contre-pied
des Béatrice et des Ligeia, ces mornes et blancs fan-
tômes engendrés par l'inexorable cauchemar du noir
opium !
Cette nouvelle mettait aussi en jeu les opérations de
la volonté, mais elle ne traitait plus de ses affaiblisse-
ments et de ses défaites, sous l'effet de la peur; elle étu-
diait, au contraire, ses exaltations, sous l'impulsion
d'une conviction tournée à l'idée fixe; elle démontrait
A REBOURS 253
sa puissance qui parvenait même à saturer l'atmos-
phère, à imposer sa foi aux choses ambiantes.
Un autre livre de Villiers, Isis, lui semblait curieux
à d'autres titres. Le fatras philosophique de Claire
Lenoir obstruait également celui-là qui offrait un
incroyable tohu-bohu d'observations verbeuses et
troubles et de souvenirs de vieux mélodrames, d'ou-
bliettes, de poignards, d'échelles de corde, de tous ces
ponts-neufs romantiques que Villiers ne devait point
rajeunir dans son « Elën », dans sa « M organe », des
pièces oubliées, éditées chez un inconnu, le sieur Fran-
cisque Guyon, imprimeur à Saint-Brieuc.
L'héroïne de ce livre, une marquise Tullia Fabriana,
qui était censée s'être assimilé la science chaldéenne
des femmes d'Edgar Poe et les sagacités diplomatiques
de la Sanseverina-Taxis de Stendhal, s'était, en sus,
composé l'énigmatique contenance d'une Bradamante
mâtinée d'une Circé antique. Ces mélanges insolubles
développaient une vapeur fuligineuse au travers de
laquelle des influences philosophiques et littéraires se
bousculaient, sans avoir pu s'ordonner, dans le cerveau
de l'auteur, au moment où il écrivait les prolégomènes
de cette œuvre qui ne devait pas comprendre moins
de sept volumes.
Mais, dans le tempérament de Villiers, un autre coin,
bien autrement perçant, bien autrement net, existait,
un coin de plaisanterie noire et de raillerie féroce ; ce
n'étaient plus alors les paradoxales mvstifications
254 A REBOURS
d'Edgar Poë, c'était un bafouage d'un comique lugubre,
telle qu'en ragea Swift. Une série de pièces, les Demoi-
selles de Bienfilâtre, l'Affichage céleste, la Machine
à gloire, le Plus beau dîner du monde, décelaient un
esprit de goguenardise singulièrement inventif et acre.
Toute l'ordure des idées utilitaires contemporaines,
toute l'ignominie mercantile du siècle, étaient glori-
fiées en des pièces dont la poignante ironie transpor-
tait des Esseintes.
Dans ce genre de la fumisterie grave et acerbe, aucun
autre livre n'existait en France; tout au plus, une nou-
velle de Charles Cros, La science de l'amour, insérée
jadis dans la Revue du Monde-Nouveau, pouvait-elle
étonner par ses folies chimiques, son humour pincé, ses
observations froidement bouffonnes, mais le plaisir
n'était plus que relatif, car l'exécution péchait d'une
façon mortelle. Le style ferme, coloré, souvent original
de Villiers, avait disparu pour faire place à une rillette
raclée sur l'établi littéraire du premier venu.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu'il existe donc peu de
livres qu'on puisse relire, soupira des Esseintes, regar-
dant le domestique qui descendait de l'escabelle où il
était juché et s'effaçait pour lui permettre d'embrasser
d'un coup d'œil tous les rayons.
Des Esseintes approuva de la tête. Il ne restait plus
sur la table que deux plaquettes. D'un signe, il congé-
dia le vieillard et il parcourut quelques feuilles reliées
en peau d'onagre, préalablement satinée à la presse
a keboi'rs 255
hydraulique, pommelée à l'aquarelle de nuées d'argent
et nantie de gardes de vieux lampas, dont les ramages
un peu éteints, avaient cette grâce des choses fanées
que Mallarmé célébra dans un si délicieux poème.
Ces pages, au nombre de neuf, étaient extraites d'u-
niques exemplaires des deux premiers Pâmasses, tirés
sur parchemin, et précédées de ce titre : Quelques vers
de Mallarmé, dessiné par un surprenant calligraphe,
en lettres onciales, coloriées, relevées, comme celles
des vieux manuscrits, de points d'or.
Parmi les onze pièces réunies sous cette couverture,
quelques-unes, Les fenêtres, l'Epilogue, Azur, le
requéraient; mais une entre autres, un fragment de
YHérodiade, le subjuguait de même qu'un sortilège, à
certaines heures.
Combien de soirs, sous la lampe éclairant de ses
lueurs baissées la silencieuse chambre, ne s'était-il point
senti effleuré par cette Hérodiade qui, dans l'œuvre de
Gustave Moreau maintenant envahie par l'ombre, s'ef-
façait plus légère, ne laissant plus entrevoir qu'une con-
fuse statue, encore blanche, dans un brasier éteint de
pierres !
L'obscurité cachait le sang, endormait les reflets et
les ors, enténébrait les lointains du temple, noyait les
comparses du crime ensevelis dans leurs couleurs
mortes, et, n'épargnant que les blancheurs de l'aqua-
relle, sortait la femme du fourreau de ses joailleries et
la rendait plus nue.
256 A REBOURS
Invinciblement, il levait les yeux vers elle, la dis-
cernait à ses contours inoubliés et elle revivait, évo-
quant sur ses lèvres ces bizarres et doux vers que
Mallarmé lui prête :
« O miroir !
« Eau froide par l'ennui dans ton cadre gelée
« Que de fois, et pendant les heures, désolée
« Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont
« Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,
« Je m'apparus en toi comme une ombre lointaine !
« Mais horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,
« J'ai de mon rêve épars connu la nudité 1 »
Ces vers, il les aimait comme il aimait les œuvres de
ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et
dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres,
abrité de la sottise environnante par son dédain, se
complaisant, loin du monde, aux surprises de l'intel-
lect, aux visions de sa cervelle, raffinant sur des pen-
sées déjà spécieuses, les greffant de finesses byzantines,
les perpétuant en des déductions légèrement indiquées
que reliait à peine un imperceptible fil.
Ces idées nattées et précieuses, il les nouait avec une
langue adhésive, solitaire et secrète, pleine de rétrac-
tions de phrases, de tournures elliptiques, d'audacieux
tropes.
Percevant les analogies les plus lointaines, il dési-
gnait souvent d'un terme donnant à la fois, par un effet
de similitude, la forme, le parfum, la couleur, la qua-
lité, l'éclat, l'objet ou l'être auquel il eût fallu accoler
A REBOURS 257
de nombreuses et de différentes épithètes pour en
dégager toutes les faces, toutes les nuances, s'il avait
été simplement indiqué par son nom technique. Il
parvenait ainsi à abolir l'énoncé de la comparaison
qui s'établissait, toute seule, dans l'esprit du lecteur,
par l'analogie, dès qu'il avait pénétré le symbole, et
il se dispensait d'éparpiller l'attention sur chacune
des qualités qu'auraient pu présenter, un à un, les
adjectifs placés à la queue leu-leu, la concentrait sur
un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un
tableau par exemple, un aspect unique et complet, un
ensemble.
Cela devenait une littérature condensée, un coulis
essentiel, un sublimé d'art; cette tactique d'abord
employée d'une façon restreinte, dans ses premières
œuvres, Mallarmé l'avait hardiment arborée dans une
pièce sur Théophile Gautier et dans l'Après-midi du
faune, une églogue, où les subtilités desjoies sensuelles
se déroulaient en des vers mystérieux et câlins que
trouait tout à coup ce cri fauve et délirant du faune :
« Alors m'éveillerai-je à la ferveur première,
« Droit et seul sous un flot antique de lumière,
« Lys ! et l'un de vous tous pour l'ingénuité. »
Ce vers qui avec le monosyllabe lys ! en rejet, évo-
quait l'image de quelque chose de rigide, d'élancé, de
blanc, sur le sens duquel appuyait encore le substantif
ingénuité mis à la rime, exprimait allégoriquement,
en un seul terme, la passion, l'effervescence, l'état
17
258 A REBOURS
momentané du faune vierge, affolé de rut par la vue
des nymphes.
Dans cet extraordinaire poème, des surprises d'i-
mages nouvelles et invues surgissaient, à tout bout de
vers, alors que le poète décrivait les élans, les regrets du
chèvre-pied contemplant sur le bord du marécage les
touffes des roseaux gardant encore, en un moule éphé-
mère, la forme creuse des naïades qui l'avaient empli.
Puis, des Esseintes éprouvait aussi de captieuses
délices à palper cette minuscule plaquette, dont la cou-
verture en feutre du Japon, aussi blanche qu'un lait
caillé, était fermée par deux cordons de soie, l'un rose
de Chine, et l'autre noir.
Dissimulée derrière la couverture, la tresse noire
rejoignait la tresse rose qui mettait comme un souffle
de veloutine, comme un soupçon de fard japonais
moderne, comme un adjuvant libertin, sur l'antique
blancheur, sur la candide carnation du livre, et elle
l'enlaçait, nouant en une légère rosette, sa couleur
sombre à la couleur claire, insinuant un discret aver-
tissement de ce regret, une vague menace de cette tris-
tesse qui succèdent aux transports éteints et aux
surexcitations apaisées des sens.
Des Esseintes reposa sur la table l'Après-midi du
faune, et il feuilleta une autre plaquette qu'il avait fait
imprimer, à son usage, une anthologie du poème en
prose, une petite chapelle, placée sous l'invocation de
Baudelaire, et ouverte sur le parvis de ses poèmes.
A REBOURS 259
Cette anthologie comprenait un selecta? du Gaspard
de la Xuit de ce fantasque Aloysius Bertrand qui a
transféré les procédés du Léonard dans la prose et peint,
avec ses oxydes métalliques, des petits tableaux dont
les vives couleurs chatoient, ainsi que celles des émaux
lucides. Des Esseintes y avait joint le Vox populi, de
Villiers, une pièce superbement frappée dans un style
d'or, à l'effigie de Leconte de Lisle et de Flaubert, et
quelques extraits de ce délicat Livre de Jade dont l'exo-
tique parfum de ginseng et de thé se mêle à l'odorante
fraîcheur de l'eau qui babille sous un clair de lune,
tout le long du livre.
Mais dans ce recueil, avaient été colligés certains
poèmes sauvés de revues mortes : le Démon de l'ana-
logie, la Pipe, le Pauvre enfant pâle, le Spectacle
interrompu, le Phénomène futur, et surtout Plaintes
d'automne et Frisson d'hiver, qui étaient les chefs-
d'œuvre de Mallarmé et comptaient également parmi
les chefs-d'œuvre du poème en prose, car ils unissaient
une langue si magnifiquement ordonnée qu'elle ber-
çait, par elle-même, ainsi qu'une mélancolique incan-
tation, qu'une enivrante mélodie, à des pensées d'une
suggestion irrésistible, à des pulsations d'âme de sen-
sitif dont les nerfs en émoi vibrent avec une acuité qui
vous pénètre jusqu'au ravissement, jusqu'à la douleur.
De toutes les formes de la littérature, celle du poème
en prose était la forme préférée de des Esseintes. Maniée
par un alchimiste de génie, elle devait, suivant lui,
260 A REBOUR S
renfermer, dans son petit volume, à l'état d'of méat, la
puissance du roman dont elle supprimait les longueurs
analytiques et les superfétations descriptives. Bien sou-
vent, des Esseintes avait médité sur cet inquiétant pro-
blème, écrire un roman concentré en quelques phrases
qui contiendraient le suc cohobé des centaines de pages
toujours employées à établir le milieu, à dessiner les
caractères, à entasser à l'appui les observations et les
menus faits. Alors les mots choisis seraient tellement
impermutables qu'ils suppléeraient à tous les autres ;
l'adjectif posé d'une si ingénieuse et d'une si définitive
façon qu'il ne pourrait être légalement dépossédé de
sa place, ouvrirait de telles perspectives que le lecteur
pourrait rêver, pendant des semaines entières, sur son
sens, tout à la fois précis et multiple, constaterait le
présent, reconstruirait le passé, devinerait l'avenir
d'âmes des personnages, révélés par les lueurs de cette
épithète unique.
Le roman, ainsi conçu, ainsi condensé en une page
ou deux, deviendrait une communion de pensée entre
un magique écrivain et un idéal lecteur, une collabo-
ration spirituelle consentie entre dix personnes supé-
rieures éparses dans l'univers, une délectation offerte
aux délicats, accessible à eux seuls.
En un mot, le poème en prose représentait, pour des
Esseintes, le suc concret, losmazome de la littérature,
l'huile essentielle de l'art.
Cette succulence développée et réduite en une goutte,
A REBO U R S 261
elle existait déjà chez Baudelaire, et aussi dans ces
poèmes de Mallarmé qu'il humait avec une si protonde
joie.
Quand il eut fermé son anthologie, des Esseintes se
dit que sa bibliothèque arrêtée sur ce dernier livre,
ne s'augmenterait probablement jamais plus.
En effet, la décadence d'une littérature, irréparable-
ment atteinte dans son organisme, affaiblie par l'âge
des idées, épuisée par les excès de la syntaxe, sensible
seulement aux curiosités qui enfièvrent les malades et
cependant pressée de tout exprimer à son déclin, achar-
née à vouloir réparer toutes les omissions de jouissance,
à léguer les plus subtils souvenirs de douleur, à son
lit de mort, s'était incarnée en Mallarmé, de la façon la
plus consommée et la plus exquise.
C'étaient, poussées jusqu'à leur dernière expression,
les quintessences de Baudelaire et de Poe; c'étaient
leurs fines et puissantes substances encore distillées et
dégageant de nouveaux fumets, de nouvelles ivresses.
C'était l'agonie de la vieille langue qui, après s'être
persillée de siècle en siècle, finissait par se dissoudre,
par atteindre cedéliquium de la langue latine qui expi-
rait dans les mystérieux concepts et les énigmatiques
expressions de saint Boniface et de saint Adhelme.
Au demeurant, la décomposition de la langue fran-
çaise s'était faite d'un coup. Dans la langue latine, une
longue transition, un écart de quatre cents ans existait
entre le verbe tacheté et superbe de Claudien et de
262 A itEUO 0 H S
Rutilius, et Le verbe faisandé du vme siècle. Dans la
langue française aucun laps de temps, aucune succes-
sion d'âges n'avait eu lieu; le style tacheté et superbe
des de Goncourt et le style faisandé de Verlaine et de
Mallarmé se coudoyaient à Paris, vivant en même
temps, à la même époque, au même siècle.
Et des Esseintes sourit, regardant l'un des in-folios
ouverts sur son pupitre de chapelle, pensant que le
moment viendrait où un érudit préparerait pour la déca-
dence de la langue française, un glossaire pareil à celui
dans lequel le savant du Cange a noté les dernières bal-
buties, les derniers spasmes, les derniers éclats, de la
langue latine râlant de vieillesse au fond des cloîtres.
XV
Allumé comme un feu de paille, son enthousiasme
pour le sustenteur tomba de même. D'abord
engourdie, la dyspepsie nerveuse se réveilla — puis,
cette échauffante essence de nourriture détermina une
telle irritation dans ses entrailles que des Esseintes dut,
au plus tôt, en cesser l'usage.
La maladie reprit sa marche; des phénomènes incon-
nus l'escortèrent. Après les cauchemars, les hallucina-
tions de l'odorat, les troubles de la vue, la toux rèche,
réglée de même qu'une horloge, les bruits des artères
et du cœur et les suées froides, surgirent les illusions
de l'ouïe, ces altérations qui ne se produisent que dans
la dernière période du mal.
Rongé par une ardente fièvre, des Esseintes enten-
dit subitement des murmures d'eau, des vols de guêpes,
puis ces bruits se fondirent en un seul qui ressemblait
au ronflement d'un tour; ce ronflement s'éclaircit, s'at-
ténua et peu à peu se décida en un son argentin de
cloche.
Alors, il sentit son cerveau délirant emporté dans des
ondes musicales, roulé dans les tourbillons mystiques
de son enfance. Les chants appris chez les jésuites
264 A REBOURS
reparurent, établissant par eux-mêmes, le pensionnat,
la chapelle, où ils avaient retenti, répercutant leurs hal-
lucinations aux organes olfactifs et visuels, les voilant
de fumée d'encens et de ténèbres irradiées par des
lueurs de vitraux, sous de hauts cintres.
Chez les Pères, les cérémonies religieuses se prati-
quaient en grande pompe ; un excellent organiste et une
remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spiri-
tuels un délice artistique profitable au culte. L'organiste
était amoureux des vieux maîtres et, aux jours fériés,
il célébrait des messes de Palestrina et d'Orlando Lasso,
des psaumes de Marcello, des oratorios de Haendel, des
motets de Sébastien Bach, exécutait de préférence aux
molles et faciles compilations du père Lambillotte si
en faveur auprès des prêtres, des « Laudi spirituali »
du xvie siècle dont la sacerdotale beauté avait mainte
fois capté des Esseintes.
Mais il avait surtout éprouvé d'ineffables allégresses
à écouter le plain-chant que l'organiste avait maintenu
en dépit des idées nouvelles.
Cette forme maintenant considérée comme une forme
caduque et gothique de la liturgie chrétienne, comme
une curiosité archéologique, comme une relique des
anciens temps, c'était le verbe de l'antique Eglise,
l'âme du moyen âge; c'était la prière éternelle chantée,
modulée suivant les élans de l'âme, l'hymne perma-
nente élancée depuis des siècles vers le Très-Haut.
Cette mélodie traditionnelle était la seule qui, avec
A RËBOUKS 265
son puissant unisson, ses harmonies solennelles et mas-
sives, ainsi que des pierres de taille, pût s'accoupler
avec les vieilles basiliques et emplir les voûtes romanes
dont elle semblait l'émanation et la voix même.
Combien de lois des Esseintes n'avait-il pas été saisi
et courbé par un irrésistible souffle, alors que le
« Christus factus est » du chant grégorien s'élevait
dans la nef dont les piliers tremblaient parmi les mobiles
nuées des encensoirs, ou que le faux-bourdon du « De
profundis » gémissait, lugubre de même qu'un sanglot
contenu, poignant ainsi qu'un appel désespéré de l'hu-
manité pleurant sa destinée mortelle, implorant la misé-
ricorde attendrie de son Sauveur!
En comparaison de ce chant magnifique, créé par le
génie de l'Eglise, impersonnel, anonyme comme l'orgue
même dont l'inventeur est inconnu, toute musique reli-
gieuse lui paraissait profane. Au fond, dans toutes les
œuvres de Jomelli et de Porpora, de Carissimi et de
Durante, dans les conceptions les plus admirables de
Haendel et de Bach, il n'y avait pas la renonciation
d'un succès public, le sacrifice d'un effet d'art, l'abdi-
cation d'un orgueil humain s'écoutant prier; tout au
plus, avec les imposantes messes de Lesueur célébrées
à Saint-Roch, le style religieux s'affirmait-il, grave et
auguste, se rapprochant au point de vue de l'âpre
nudité, de l'austère majesté du vieux plain-chant.
Depuis lors, absolument révolté par ces prétextes à
Stabat, imaginés par les Pergolèse et les Rossini, par
266 A REBOURS
toute cette intrusion de l'art mondain dans l'art litur-
gique, des Esseintes s'était tenu à l'écart de ces œuvres
équivoques que tolère l'indulgente Eglise.
D'ailleurs, cette faiblesse consentie par désir de
recettes et sous une fallacieuse apparence d'attrait pour
les fidèles, avait aussitôt abouti à des chants empruntés
à des opéras italiens, à d'abjectes cavatines, à d'indé-
cents quadrilles, enlevés à grand orchestre dans les
églises elles-mêmes converties en boudoirs, livrées aux
histrions des théâtres qui bramaient dans les combles,
alors qu'en bas les femmes combattaient à coups de
toilettes et se pâmaient aux cris des cabots dont les
impures voix souillaient les sons sacrés de l'orgue!
Depuis des années, il s'était obstinément refusé à
prendre part à ces pieuses régalades, restant sur ses
souvenirs d'enfance, regrettant même d'avoir entendu
quelques Te Deum, inventés par de grands maîtres,
car il se rappelait cet admirable Te Deum du plain-
chant, cette hymne si simple, si grandiose, composée
par un saint quelconque, un saint Ambroise ou un
saint Hilaire, qui, à défaut des ressources compliquées
d'un orchestre, à défaut de la mécanique musicale de
la science moderne, révélait une ardente foi, une déli-
rante jubilation, échappées, de l'âme de l'humanité tout
entière, en des accents pénétrés, convaincus, presque
célestes!
D'ailleurs, les idées de des Esseintes sur la musique
étaient en flagrante contradiction avec les théories
A REBOURS 267
qu'il professait sur les autres arts. En fait de musique
religieuse, il n'approuvait réellement que la musique
monastique du moven âge, cette musique émaciée qui
agissait instinctivement sur ses nerfs, de même que cer-
taines pages de la vieille latinité chrétienne; puis, il
l'avouait lui-même, il était incapable de comprendre
les ruses que les maîtres contemporains pouvaient avoir
introduites dans l'art catholique; d'abord, il n'avait
pas étudié la musique avec cette passion qui l'avait
porté vers la peinture et vers les lettres. Il jouait, ainsi
que le premier venu, du piano, était, après de longs
ànonnements, à peu près apte à mal déchiffrer une
partition, mais il ignorait l'harmonie, la technique
nécessaire pour saisir réellement une nuance, pour
apprécier une finesse, pour savourer, en toute connais-
sance de cause, un raffinement.
D'autre part, la musique profane est un art de pro-
miscuité lorsqu'on ne peut la lire chez soi, seul, ainsi
qu'on lit un livre; afin de la déguster, il eût fallu se
mêler à cet invariable public qui regorge dans les
théâtres et qui assiège ce Cirque d'hiver où, sous un
soleil frisant, dans une atmosphère de lavoir, l'on
aperçoit un homme à tournure de charpentier, qui bat
en l'air une rémolade et massacre des épisodes dessou-
dés de Wagner, à l'immense joie d'une inconsciente
foule!
Il n'avait pas eu le courage de se plonger dans ce
bain de multitude, pour aller écouter du Berlioz dont
268 A REBOURS
quelques fragments l'avaient pourtant subjugué par
leurs exaltations passionnées et leurs bondissantes
fougues, et il savait pertinemment aussi qu'il n'était
pas une scène, pas même une phrase d'un opéra du
prodigieux Wagner qui pût être impunément détachée
de son ensemble.
Les morceaux, découpés et servis sur le plat d'un
concert, perdaient toute signification, demeuraient pri-
vés de sens, attendu que, semblables à des chapitres
qui se complètent les uns les autres et concourent tous
à la même conclusion, au même but, ses mélodies lui
servaient à dessiner le caractère de ses personnages, à
incarner leurs pensées, à exprimer leurs mobiles,
visibles ou secrets, et que leurs ingénieux et persis-
tants retours n'étaient compréhensibles que pour les
auditeurs qui suivaient le sujet depuis son exposition
et voyaient peu à peu les personnages se préciser et
grandir dans un milieu d'où l'on ne pouvait les enle-
ver sans les voir dépérir, tels que des rameaux sépa-
rés d'un arbre.
Aussi des Esseintes pensait-il que, parmi cette tourbe
de mélomanes qui s'extasiait, le dimanche, sur les ban-
quettes, vingt à peine connaissaient la partition qu'on
massacrait, quand les ouvreuses consentaient à se taire
pour permettre d'écouter l'orchestre.
Étant donné également que l'intelligent patriotisme
empêchait un théâtre français de représenter un opéra
de Wagner, il n'y avait pour les curieux qui ignorent
A REBOURS 269
les arcanes de la musique et ne peuvent ou ne veulent
se rendre à Bayreuth, qu'à rester chez soi, et c'est le
raisonnable parti qu'il avait su prendre.
D'un autre côté, la musique plus publique, plus facile
et les morceaux indépendants des vieux opéras ne le
retenaient guère; les bas fredons d'Auber et de Boïel-
dieu, d'Adam et de Flotow et les lieux communs de
rhétorique professés par les Ambroise Thomas et les
Bazin lui répugnaient au même titre que les minaude-
ries surannées et que les grâces populacières des Ita-
liens. Il s'était donc résolument écarté de l'art musical,
et, depuis des années que durait son abstention, il ne se
rappelait avec plaisir que certaines séances de musique
de chambre où il avait entendu du Beethoven et sur-
tout du Schumann et du Schubert qui avaient trituré
ses nerfs à la façon des plus intimes et des plus tour-
mentés poèmes d'Edgar Poë.
Certaines parties pour violoncelle de Schumann
l'avaient positivement laissé haletant et étranglé par
l'étouffante boule de l'hystérie; mais c'étaient surtout
des lieders de Schubert qui l'avaient soulevé, jeté hors
de lui, puis prostré de même qu'après une déperdition
de fluide nerveux, après une ribote mystique d'âme.
Cette musique lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux
os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de
vieux spleen, dans le cœur étonné de contenir tant de
misères confuses et de douleurs vagues. Cette musique
de désolation, criant du plus profond de l'être, le
270 A REBOURS
terrifiait en le charmant. Jamais, sans que de nerveuses
larmes lui montassent aux yeux, il n'avait pu se répéter
« les Plaintes de la jeune fille », car il y avait dans ce
lamento, quelque chose de plus que de navré, quelque
chose d'arraché qui lui fouillait les entrailles, quelque
chose comme une fin d'amour dans un paysage triste.
Et toujours lorsqu'elles lui revenaient aux lèvres,
ces exquises et funèbres plaintes évoquaient pour lui
un site de banlieue, un site avare, muet, où, sans bruit,
au loin, des files de gens, harassés par la vie, se per-
daient, courbés en deux, dans le crépuscule, alors
qu'abreuvé d'amertumes, gorgé de dégoût, il se sen-
tait, dans la nature éplorée, seul, tout seul, terrassé
par une indicible mélancolie, par une opiniâtre détresse,
dont la mystérieuse intensité excluait toute consolation,
toute pitié, tout repos. Pareil à un glas de mort, ce
chant désespéré le hantait, maintenant qu'il était cou-
ché, anéanti par la fièvre et agité par une anxiété d'au-
tant plus inapaisable qu'il n'en discernait plus la cause.
Il finissait par s'abandonner à la dérive, culbuté par
le torrent d'angoisses que versait cette musique tout
d'un coup endiguée, pour une minute, par le chant
des psaumes qui s'élevait, sur un ton lent et bas, dans
sa tête dont les tempes meurtries lui semblaient frap-
pées par des battants de cloches.
Un matin, pourtant, ces bruits se calmèrent; il se
posséda mieux et demanda au domestique de lui pré-
senter une glace; elle lui glissa aussitôt des mains; il
A REBOURS 271
se reconnaissait à peine; la figure était couleur de
terre, les lèvres boursouflées et sèches, la langue ridée,
la peau rugueuse ; ses cheveux et sa barbe que le domes-
tique n'avait plus taillés depuis la maladie, ajoutaient
encore à l'horreur de la face creuse, des yeux agran-
dis et liquoreux qui brûlaient d'un éclat fébrile dans
cette tête de squelette, hérissée de poils. Plus que sa
faiblesse, que ses vomissements incoercibles qui reje-
taient tout essai de nourriture, plus que ce marasme
où il plongeait, ce changement de visage l'effraya. Il
se crut perdu; puis, dans l'accablement qui l'écrasa,
une énergie d'homme acculé le mit sur son séant, lui
donna la force d'écrire une lettre à son médecin de
Paris et de commander au domestique de partir à l'ins-
tant à sa recherche et de le ramener, coûte que coûte,
le jour même.
Subitement, il passa de l'abandon le plus complet au
plus fortifiant espoir; ce médecin était un spécialiste
célèbre, un docteur renommé pour ses cures des mala-
dies nerveuses : « il doit avoir guéri des cas plus têtus
et plus périlleux que les miens, se disait des Esseintes;
à coup sûr, je serai sur pied, dans quelques jours ));
puis, à cette confiance, un désenchantement absolu suc-
cédait; si savants, si intuitifs qu'ils puissent être, les
médecins ne connaissent rien aux névroses, dont ils
ignorent jusqu'aux origines. De même que les autres,
celui-là lui prescrirait l'éternel oxyde de zinc et la qui-
nine, le bromure de potassium et la valériane; qui sait,
272 A REBOURS
continuait-il, se raccrochant aux dernières branches,
si ces remèdes m'ont été jusqu'alors infidèles, c'est
sans doute parce que je n'ai pas su les utiliser à de
justes doses.
Malgré tout, cette attente d'un soulagement le ravi-
taillait, mais il eut une appréhension nouvelle : pourvu
que le médecin soit à Paris et qu'il veuille se déran-
ger, et aussitôt la peur que son domestique ne l'eût
pas rencontré, l'atterra. Il recommençait à défaillir,
sautant, d'une seconde à l'autre, de l'espoir le plus
insensé aux transes les plus folles, s'exagérant et ses
chances de soudaine guérison et ses craintes de prompt
danger; les heures s'écoulèrent et le moment vint où,
désespéré, à bout de force, convaincu que décidément
le médecin n'arriverait pas, il se répéta rageusement
que, s'il avait été secouru à temps, il eût été certai-
nement sauvé; puis sa colère contre le domestique,
contre le médecin qu'il accusait de le laisser mourir,
s'évanouit, et enfin il s'irrita contre lui-même, se repro-
chant d'avoir attendu aussi longtemps pour requérir
un aide, se persuadant qu'il serait actuellement guéri
s'il avait, depuis la veille seulement, réclamé des médi-
caments vigoureux et des soins utiles.
Peu à peu, ces alternatives d'alarmes et d'espérances
qui cahotaient dans sa tête vide s'apaisèrent; ces chocs
achevèrent de le briser; il tomba dans un sommeil de
lassitude traversé par des rêves incohérents, dans une
sorte de syncope entrecoupée par des réveils sans
A REBOURS '■!'•!
connaissance; il avait tellement fini par perdre la
notion de ses désirs et de ses peurs qu'il demeura
ahuri, n'éprouvant aucun étonnement, aucune joie,
alors que tout à coup le médecin entra.
Le domestique l'avait sans doute mis au courant de
l'existence menée par des Esseintes et des divers symp-
tômes qu'il avait pu lui-même observer depuis le jour
où il avait ramassé son maître, assommé par la violence
des part'ums/près de la fenêtre, car il questionna peu
le malade dont il connaissait d'ailleurs et depuis de
longues années les antécédents; mais il l'examina,
l'ausculta et observa avec attention les urines où cer-
taines traînées blanches lui révélèrent l'une des causes
les plus déterminantes de sa névrose. Il écrivit une
ordonnance et, sans dire mot, partit, annonçant son
prochain retour.
Cette visite réconforta des Esseintes qui s'effara pour-
tant de ce silence et adjura le domestique de ne pas lui
cacher plus longtemps la vérité. Celui-ci affirma que
le docteur ne manifestait aucune inquiétude et, si
défiant qu'il fût, des Esseintes ne put saisir un signe
quelconque qui décelât l'hésitation d'un mensonge sur
le tranquille visage du vieil homme.
Alors ses pensées se déridèrent; d'ailleurs ses souf-
frances s'étaient tues et la faiblesse qu'il ressentait par
tous les membres s'entait d'une certaine douceur, d'un
certain dorlotement tout à la fois indécis et lent; il fut
enfin stupéfié et satisfait de ne pas être encombré de
18
274 A REBOURS
drogues et de fioles, et un pâle sourire remua les lèvres
quand le domestique apporta un lavement nourrissant
à la peptone et le prévint qu'il répéterait eet exercice
trois fois dans les vingt-quatre heures.
L'opération réussit et des Esseintes ne put s'empê-
cher de s'adresser de tacites félicitations à propos de
cet événement qui couronnait, en quelque sorte, l'exis-
tence qu'il s'était créée; son penchant vers l'artificiel
avait maintenant, et sans même qu'il l'eût voulu, atteint
l'exaucement suprême; on n'irait pas plus loin; la
nourriture ainsi absorbée était, à coup sûr, la dernière
déviation qu'on pût commettre.
Ce serait délicieux, se disait-il, si l'on pouvait, une
fois en pleine santé, continuer ce simple régime. Quelle
économie de temps, quelle radicale délivrance de l'aver-
sion qu'inspire aux gens sans appétit, la viande! quel
définitif débarras de la lassitude qui découle toujours
du choix forcément restreint des mets! quelle énergique
protestation contre le bas péché de la gourmandise!
enfin quelle décisive insulte jetée à la face de cette
vieille nature dont les uniformes exigences seraient
pour jamais éteintes!
Et il poursuivait, se parlant à mi-voix : il serait
facile de s'aiguiser la faim, en s'ingurgitant un sévère
apéritif, puis lorsqu'on pourrait logiquement se dire :
« Quelle heure se fait-il donc? il me semble qu'il serait
temps de se mettre à table, j'ai l'estomac dans les
talons, » on dresserait le couvert, en déposant le
A REBOURS 275
magistral instrument sur la nappe et alors, le temps
de réciter le bénédicité, et l'on aurait supprimé l'en-
nuyeuse et vulgaire corvée du repas.
Quelques jours après, le domestique présenta un
lavement dont la couleur et dont l'odeur différaient
absolument de celles de la peptone.
— Mais ce n'est plus le même! s'écria des Esseintes
qui regarda très ému le liquide versé dans l'appareil. Il
demanda, comme dans un restaurant, la carte, et,
dépliant l'ordonnance du médecin, il lut :
Huile de foie de morue 20 grammes
Thé de bœuf 200 grammes
Vin de Bourgogne 200 grammes
Jaune d'œuf n° 1.
Il resta rêveur. Lui qui n'avait pu, en raison du
délabrement de son estomac, s'intéresser sérieusement
à l'art de la cuisine, il se surprit tout à coup à méditer
sur des combinaisons de faux gourmet; puis, une idée
biscornue lui traversa la cervelle. Peut-être le médecin
avait-il cru que l'étrange palais de son client était déjà
fatigué par le goût de la peptone; peut-être avait-il
voulu, pareil à un chef habile, varier la saveur des
aliments, empêcher que la monotonie des plats n'ame-
nât une complète inappétence. Une fois lancé dans ces
réflexions, des Esseintes rédigea des recettes inédites,
préparant des dîners maigres, pour le vendredi, forçant
la dose d'huile de foie de morue et de vin et rayant le
thé de bœuf ainsi qu'un manger gras, expressément
276 A REBOURS
interdit par l'Eglise; mais il n'eut bientôt plus à déli-
bérer de ces boissons nourrissantes, car le médecin
parvenait, peu à peu à dompter les vomissements et à
lui faire avaler, par les voies ordinaires, un sirop de
punch à la poudre de viande dont le vague arôme de
cacao plaisait à sa réelle bouche.
Des semaines s'écoulèrent, et l'estomac se décida à
fonctionner; à certains instants, des nausées revenaient
encore, que la bière de gingembre et la potion anti-
émétique de Rivière arrivaient pourtant à réduire.
Enfin, peu à peu, les organes se restaurèrent; aidées
par les pepsines, les véritables viandes furent digérées;
les forces se rétablirent et des Esseintes put se tenir
debout dans sa chambre et s'essayer à marcher, en
s'appuyant sur une canne et en se soutenant aux coins
des meubles; au lieu de se réjouir de ce succès, il oublia
ses souffrances défuntes, s'irrita de la longueur de la
convalescence, et reprocha au médecin de le traîner
ainsi à petits pas. Des essais infructueux ralentirent,
il est vrai, la cure; pas mieux que le quinquina, le fer,
même mitigé par le laudanum, n'était accepté et l'on
dut les remplacer par les arséniates, après quinzejours
perdus en d'inutiles efforts, comme le constatait impa-
tiemment des Esseintes.
Enfin, le moment échut où il put demeurer levé pen-
dant des après-midi entières et se promener, sans aide,
parmi ses pièces. Alors son cabinet de travail l'agaça;
des défauts auxquels l'habitude l'avait accoutumé lui
A REBOURS £11
sautèrent aux yeux, dès qu'il y revînt après une longue
absence. Les couleurs choisies pour être vues aux
lumières des lampes lui parurent se désaccorder aux
lueurs du jour; il pensa à les changer et combina pen-
dant des heures de factieuses harmonies de teintes,
d'hybrides accouplements d'étoffes et de cuirs.
— Décidément, je m'achemine vers la santé, se dit-il,
relatant le retour de ses anciennes préoccupations, de
ses vieux attraits.
Un matin, tandis qu'il contemplait ses murs orange
et bleu, songeant à d'idéales tentures fabriquées avec
des étoles de l'Eglise grecque, rêvant à des dalmatiques
russes d'orfroi, à des chapes en brocart, ramagées de
lettres slavones figurées par des pierres de l'Oural et
des rangs de perles, le médecin entra et, observant les
regards de son malade, l'interrogea.
Des Esseintes lui fit part de ses irréalisables souhaits,
et il commençait à manigancer de nouvelles investiga-
tions de couleurs, à parler des concubinages et des
ruptures de tons qu'il ménagerait, quand le médecin
lui asséna une douche glacée sur la tête, en lui affir-
mant, d'une façon péremptoire, que ce ne serait pas,
en tout cas, dans ce logis qu'il mettrait à exécution ses
projets.
Et, sans lui laisser le temps de respirer, il déclara
qu'il était allé au plus pressé en rétablissant les fonc-
tions digestives et qu'il fallait maintenant attaquer la
névrose qui n'était nullement guérie et nécessiterait
278 A REBOURS
des années de régime et de soins. Il ajouta enfin qu'a-
vant de tenter tout remède, avant de commencer tout
traitement hydrothérapique, impossible d'ailleurs à
suivre à Fontenay, il fallait quitter cette solitude,
revenir à Paris, rentrer dans la vie commune, tâcher
enfin de se distraire comme les autres.
— Mais, ça ne me distrait pas, moi, les plaisirs des
autres, s'écria des Esseintes indigné!
Sans discuter cette opinion, le médecin assura sim-
plement que ce changement radical d'existence qu'il
exigeait était, à ses yeux, une question de vie ou de
mort, une question de santé ou de folie compliquée à
brève échéance de tubercules.
— Alors c'est la mort ou l'envoi au bagne! s'exclama
des Esseintes exaspéré.
Le médecin, qui était imbu de tous les préjugés d'un
homme du monde, sourit et gagna la porte sans lui
répondre.
XVI
Des Esseintes s'enferma dans sa chambre à coucher,
se bouchant les oreilles aux coups de marteaux
qui clouaient les caisses d'emballage apprêtées par les
domestiques; chaque coup lui frappait le cœur, lui
enfonçait une souffrance vive, en pleine chair. L'arrêt
rendu par le médecin s'accomplissait; la crainte de
subir, une fois de plus, les douleurs qu'il avait suppor-
tées, la peur d'une atroce agonie avaient agi plus puis^
samment sur des Esseintes que la haine de la détes- \
table existence à laquelle la juridiction médicale le^.
condamnait.
Et pourtant, se disait-il, il y a des gens qui vivent
solitaires, sans parler à personne, qui s'absorbent à
l'écart du monde, tels que les réclusionnaires et les
trappistes, et rien ne prouve que ces malheureux et
que ces sages deviennent des déments ou des phti-
siques. Ces exemples, il les avait cités au docteur sans
résultat; celui-ci avait répété d'un ton sec et qui
n'admettait plus aucune réplique, que son verdict,
d'ailleurs confirmé par l'avis de tous les nosographes
de la névrose, était que la distraction, que l'amuse-
ment, que la joie, pouvaient seuls influer sur cette
280 A REBOURS
maladie dont tout le côté spirituel échappait à la force
chimique des remèdes; et, impatienté par les récrimi-
nations de son malade, il avait, une dernière fois,
déclaré qu'il se refusait à lui continuer ses soins s'il
ne consentait pas à changer d'air, à vivre dans de nou-
velles conditions d'hygiène.
Des Esseintes s'était aussitôt rendu à Paris, avait
consulté d'autres spécialistes, leur avait impartiale-
ment soumis son cas, et, tous ayant, sans hésiter,
approuvé les prescriptions de leur confrère, il avait
loué un appartement encore inoccupé dans une maison
neuve, était revenu à Fontenay et, blanc de rage, avait
donné des ordres pour que le domestique préparât les
malles.
Enfoui dans son fauteuil, il ruminait maintenant sur
cette expresse observance qui bouleversait ses plans,
rompait les attaches de sa vie présente, enterrait ses
projets futurs. Ainsi, sa béatitude était finie! ce havre
qui l'abritait, il fallait l'abandonner, rentrer en plein
dans cette intempérie de bêtise qui l'avait autrefois
battu!
Les médecins parlaient d'amusement, de distrac-
tion; et avec qui, et, avec quoi, voulaient-ils donc qu'il
s'égayât et qu'il se plût?
Est-ce qu'il ne s'était pas mis lui-même au ban de la
société? est-ce qu'il connaissait un homme dont l'exis-
tence essayerait, telle que la sienne, de se reléguer dans
la contemplation, de se détenir dans le rêve? est-ce qu'il
A REBOURS 281
connaissait un homme capable d'apprécier la délica-
tesse d'une phrase, le subtil d'une peinture, la quin-
tessence d'une idée, un homme dont l'âme fût assez
chantournée, pour comprendre Mallarmé et aimer
Verlaine?
Où, quand, dans quel monde devait-il sonder pour
découvrir un esprit jumeau, un esprit détaché des lieux
communs, bénissant le silence comme un bienfait, l'in-
gratitude comme un soulagement, la défiance comme
un garage, comme un port?
Dans le monde où il avait vécu, avant son départ
pourFontenay? — Mais la plupart des hobereaux qu'il
avait fréquentés, avaient dû, depuis cette époque, se
déprimer davantage dans les salons, s'abêtir devant
les tables de jeux, s'achever dans les lèvres des filles;
la plupart même devaient s'être mariés; après avoir
eu, leur vie durant, les restants des voyous, c'était
leurs femmes qui possédaient maintenant les restes
des voyoutes, car, maître des prémices, le peuple était
le seul qui n'eût pas du rebut!
Quel joli chassé-croisé, quel bel échange que cette
coutume adoptée par une société pourtant bégueule!
se disait des Esseintes.
Puis, la noblesse décomposée était morte; l'aristo-
cratie avait versé dans l'imbécillité ou dans l'ordure!
Elle s'éteignait dans le gâtisme de ses descendants dont
les facultés baissaient à chaque génération et aboutis-
saient à des instincts de gorilles fermentes dans des
282 A REBOURS
crânes de palefreniers et de jockeys, ou bien encore,
ainsi que les Choiseul-Praslin, les Polignac, les Che-
vreuse, elle roulait dans la boue de procès qui la ren-
daient égale en turpitude aux autres classes.
Les hôtels mêmes, les écussons séculaires, la tenue
héraldique, le maintien pompeux de cette antique
caste avaient disparu. Les terres ne rapportant plus,
elles avaient été avec les châteaux mises à l'encan, car
For manquait pour acheter les maléfices vénériens aux
descendants hébétés des vieilles races!
Les moins scrupuleux, les moins obtus, jetaient toute
vergogne à bas; ils trempaient dans des gabegies, van-
naient la bourbe des affaires, comparaissaient, ainsi
que de vulgaires filous, en cour d'assises, et ils ser-
vaient à rehausser un peu la justice humaine qui, ne
pouvant se dispenser toujours d'être partiale, finissait
par les nommer bibliothécaires dans les maisons de
force.
Cette âpreté de gain, ce prurit de lucre, s'étaient
aussi répercutés dans cette autre classe qui s'était cons-
tamment étayée sur la noblesse, dans le clergé. Main-
tenant on apercevait, aux quatrièmes pages des jour-
naux, des annonces de cors aux pieds guéris par un
prêtre. Les monastères s'étaient métamorphosés en des
usines d'apothicaires et de liquoristes. Ils vendaient
des recettes ou fabriquaient eux-mêmes : l'ordre de
Cîteaux, du chocolat, de la trappistine, de la semou-
line et de l'alcoolature d'arnica; les ff. maristes du
A REBOL'KS 283
biphosphate de chaux médicinal et de l'eau d'arque-
buse; les jacobins de l'élixir antiapoplectique; les dis-
ciples de saint Benoît, de la bénédictine; les religieux
de saint Bruno, de la chartreuse.
Le négoce avait envahi les cloîtres où, en guise
d'antiphonaires, les grands livres de commerce posaien t
sur des lutrins. De même qu'une lèpre, l'avidité du
siècle ravageait l'Eglise, courbait des moines sur des
inventaires et des factures, transformait les supérieurs
en des confiseurs et des médicastres, les frères lais et
les convers, en de vulgaires emballeurs et de bas
potards.
Et cependant, malgré tout, il n'y avait encore que
les ecclésiastiques parmi lesquels des Esseintes pou-
vait espérer des relations appariées jusqu'à un certain
point avec ses goûts ; dans la société de chanoines
généralement doctes et bien élevés, il aurait pu passer
quelques soirées affables et douillettes ; mais encore
eût-il fallu qu'il partageât leurs croyances, qu 'il ne flottât
point entre des idées sceptiques et des élans de con-
viction qui remontaient de temps à autre, sur l'eau,
soutenus par les souvenirs de son enfance.
Il eût fallu avoir des opinions identiques, ne pas
admettre, et il le faisait volontiers dans ses moments
d'ardeur, un catholicisme salé d'un peu de magie,
comme sous Henri III, et d'un peu de sadisme, comme
à la fin du dernier siècle. Ce cléricalisme spécial, ce
mysticisme dépravé et artistement pervers vers lequel
284 A REBOURS
il s'acheminait, à certaines heures, ne pouvait même être
discuté avec un prêtre qui ne l'eût pas compris ou l'eût
aussitôt banni avec horreur.
Pour la vingtième fois, cet irrésoluble problème l'agi-
tait. Il eût voulu que cet état de suspicion dans lequel
il s'était vainement débattu, à Fontenay, prit fin ; main-
tenant qu'il devait faire peau neuve, il eût voulu se
forcer à posséder la foi, à se l'incruster dès qu'il la
tiendrait, à se la visser par des crampons dans l'âme,
à la mettre enfin à l'abri de toutes ces réflexions qui
l'ébranlent et qui la déracinent ; mais plus il la sou-
haitait et moins la vacance de son esprit se comblait,
plus la Visitation du Christ tardait à venir. A mesure
même que sa faim religieuse s'augmentait, à mesure
qu'il appelait de toutes ses forces, comme une rançon
pour l'avenir, comme un subside pour sa vie nouvelle,
cette foi qui se laissait voir, mais dont la distance à
franchir l'épouvantait, des idées se pressaient dans son
esprit toujours en ignition, repoussant sa volonté mal
assise, rejetant par des motifs de bon sens, par des
preuves de mathématique, les mystères et les dogmes !
Il faudrait pouvoir s'empêcher de discuter avec soi-
même, se dit-il douloureusement; il faudrait pouvoir
fermer les yeux, se laisser emporter par ce courant,
oublier ces maudites découvertes qui ont détruit l'édi-
fice religieux, du haut en bas, depuis deux siècles.
Et encore, soupira-t-il, ce ne sont ni les physiolo-
gistes ni les incrédules qui démolissent le catholicisme,
A REBOURS 285
ce sont les prêtres, eux-mêmes, dont les maladroits
ouvrages extirperaient les convictions les plus tenaces.
Dans la bibliothèque dominicaine, un docteur en
théologie, un frère prêcheur, le R. P. Rouard de Gard,
ne s'était-il pas trouvé qui, à l'aide d'une brochure inti-
tulée : « De la falsification des substances sacramen-
telles » avait péremptoirement démontré que la majeure
partie des messes n'était pas valide, par ce motif que
les matières servant au culte étaient sophistiquées par
des commerçants.
Depuis des années, les huiles saintes étaient adulté-
rées par de la graisse de volaille; la cire, par des os
calcinés ; l'encens, par de la vulgaire résine et du vieux
benjoin. Mais ce qui était pis, c'était que les subs-
tances, indispensables au saint sacrifice, les deux subs-
tances sans lesquelles aucune oblation n'est possible,
avaient, elles aussi, été dénaturées : le vin, par de mul-
tiples coupages, par d'illicites introductions de bois de
Fernambouc, de baies d'hièble, d'alcool, d'alun, de sali-
cylate, de litharge ; le pain, ce pain de l'Eucharistie
qui doit être pétri avec la fine fleur des froments, par
de la farine de haricots, de la potasse et de la terre de
pipe !
Maintenant enfin, l'on était allé plus loin ; l'on avait
osé supprimer complètement le blé et d'éhontés mar-
chands fabriquaient presque toutes les hosties avec de
la fécule de pomme de terre !
Or, Dieu se refusait à descendre dans la fécule.
286 A REBOURS
C'était un fait indéniable, sûr; dans le second tome
de sa théologie morale, S. E. le cardinal Gousset,
avait, lui aussi, longuement traité cette question de la
fraude au point de vue divin ; et, suivant l'incontes-
table autorité de ce maître, l'on ne pouvait consacrer
le pain composé de farine d'avoine, de blé sarrasin,
ou d'orge, et si le cas demeurait au moins douteux
pour le pain de seigle, il ne pouvait soutenir aucune
discussion, prêter à aucun litige, quand il s'agissait
d'une fécule qui, selon l'expression ecclésiastique,
n'était, à aucun titre, matière compétente du sacrement.
Par suite de la manipulation rapide de la fécule et
de la belle apparence que présentaient les pains azymes
créés avec cette matière, cette indigne fourberie s'était
tellement propagée que le mystère de la transsubstan-
tiation n'existait presque jamais plus et que les prêtres
et les fidèles communiaient, sans le savoir, avec des
espèces neutres.
Ah ! le temps était loin où Radegonde, reine de France,
préparait elle-même le pain destiné aux autels, le temps
où, d'après les coutumes de Cluny, trois prêtres ou trois
diacres, à jeun, vêtus de l'aube et de l'amict, se lavaient
le visage et les doigts, triaient le froment, grain à grain,
l'écrasaient sous la meule, pétrissaient la pâte dans
une eau froide et pure et la cuisaient eux-mêmes sur
un feu clair, en chantant des psaumes !
Tout cela n'empêche, se dit des Esseintes, que cette
perspective d'être constamment dupe, même à la sainte
A REBOURS 287
table, n'est point faite pour enraciner des croyances déjà
débiles; puis, comment admettre cette omnipotence
qu'arrêtent une pincée de fécule et un soupçon d'alcool?
Ces réflexions assombrirent encore l'aspect de sa vie
future, rendirent son horizon plus menaçant etplus noir.
Décidément, il ne lui restait aucune rade, aucune
berge. Qu'allait-il devenir dans ce Paris où il n'avait
ni famille ni amis? Aucun lien ne l'attachait plus à ce
faubourg Saint-Germain qui chevrotait de vieillesse,
s'écaillait en une poussière de désuétude, gisait dans
une société nouvelle comme une écale décrépite et
vide! Et quel point de contact pouvait-il exister entre
lui et cette classe bourgeoise qui avait peu à peu monté,
profitant de tous les désastres pour s'enrichir, suscitant
toutes les catastrophes pour imposer le respect de ses
attentats et de ses vols?
Après l'aristocratie de la naissance, c'était mainte-
nant l'aristocratie de l'argent ; c'était le califat des comp-
toirs, le despotisme de la rue du Sentier, la tyrannie
du commerce aux idées vénales et étroites, aux instincts
vaniteux et fourbes.
Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée
et que le clergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait
leur ostentation frivole, leur jactance caduque, qu'elle
dégradait par son manque de savoir-vivre, leur volait
leurs défauts qu'elle convertissait en d'hypocrites
vices ; et, autoritaire et sournoise, basse et couarde, elle
mitraillait sans pitié son éternelle et nécessaire dupe, la
288 A REBOURS
populace, qu'elle avait elle-même démuselée et apostée
pour sauter à la gorge des vieilles castes!
Maintenant, c'était un fait acquis. Une fois sa besogne
terminée, la plèbe avait été, par mesure d'hvgiène,
saignée à blanc ; le bourgeois, rassuré, trônait, jovial,
de par la force de son argent et la contagion de sa sot-
tise. Le résultat de son avènement avait été l'écrase-
ment de toute intelligence, la négation de toute probité,
la mort de tout art, et, en effet, les artistes avilis s'étaient
agenouillés, et ils mangeaient, ardemment, de baisers
les pieds fétides des hauts maquignons et des bas
satrapes dont les aumônes les faisaient vivre !
C'était, en peinture, un déluge de niaiseries molles;
en littérature, une intempérance de style plat et d'idées
lâches, car il lui fallait de l'honnêteté au tripoteur d'af-
faires, de la vertu au flibustier qui pourchassait une
dot pour son fils et refusait de payer celle de sa fille ;
de l'amour chaste au voltairien qui accusait le clergé
de viols, et s'en allait renifler hypocritement, bêtement,
sans dépravation réelle d'art, dans des chambres trou-
bles, l'eau grasse des cuvettes et le poivre tiède des
jupes sales !
C'était le grand bagne de l'Amérique transporté sur
notre continent ; c'était enfin, l'immense, la profonde,
l'incommensurable goujaterie du financier et du par-
venu, rayonnant, tel qu'un abject soleil, sur la ville
idolâtre qui éjaculait, à plat ventre, d'impurs can-
tiques devant le tabernacle impie des banques!
A ï\ B H OURS 2S9
Eh ! croule donc, société ! meurs donc, vieux monde ! J
s'écria des Esseintes, indigné par l'ignominie du spec-
tacle qu'il évoquait ; ce cri rompit le cauchemar qui
l'opprimait.
Ah ! fit-il, dire que tout cela n'est pas un rêve ! dire
que je vais rentrer dans la turpide et servile cohue du
siècle! Il appelait à l'aide pour se cicatriser, les con-
solantes maximes de Schopenhauer ; il se répétait le
douloureux axiome de Pascal : « L'âme ne voit rien
qui ne l'afflige quand elle y pense », mais les mots
résonnaient, dans son esprit comme des sons privés
de sens; son ennui les désagrégeait, leur ôtait toute
signification, toute vertu sédative, toute vigueur effec-
tive et douce.
Il s'apercevait enfin que les raisonnements du pes-
simisme étaient impuissants à le soulager, que l'impos-
sible croyance en une vie future serait seule apaisante.
Un accès de rage balayait, ainsi qu'un ouragan, ses
essais de résignation, ses tentatives d'indifférence. Il
ne pouvait se le dissimuler, il n'y avait rien, plus
rien, tout était par terre; les bourgeois bâfraient, de
môme qu'à Clamart sur leurs genoux, dans du papier,
sous les ruines grandioses de l'Eglise qui étaient deve-
nues un lieu de rendez-vous, un amas de décombres,
souillées par d'inqualifiables quolibets et de scanda-
leuses gaudrioles. Est-ce que, pour montrer une bonne
fois qu'il existait, le terrible Dieu de la Genèse et le
pâle Décloué du Golgotha n'allaient point ranimer les
19
290 A REBOURS
cataclysmes éteints, rallumer les pluies de flammes qui
consumèrent les cités jadis réprouvées et les villes
mortes ? Est-ce que cette fange allait continuer à couler
et à couvrir de sa pestilence ce vieux monde où ne
poussaient plus que des semailles d'iniquités et des
moissons d'opprobres?
La porte s'ouvrit brusquement; dans le lointain,
encadrés par le chambranle, des hommes coiffés d'un
lampion, avec des joues rasées et une mouche sous la
lèvre, parurent, maniant des caisses et charriant des
meubles, puis la porte se referma sur le domestique
qui emportait des paquets de livres.
Des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise. — Dans
deux jours, je serai à Paris; allons, fît-il, tout est bien
fini; comme un raz de marée, les vagues de la médio-
crité humaine montent jusqu'au ciel et elles vont
engloutir le refuge dont j'ouvre, malgré moi, les
digues. Ah ! le courage me fait défaut et le cœur me
lève! — Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute,
de l'incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie
qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament
que n'éclairent plus les consolants fanaux du vieil
espoir!
FIN
BIBLIOGRAPHIE DE J.-K. HUYSMANS*
1848-1907
Le Drageoir a Épices, Paris, Dentu, 1874; in-18.
Le Drageoir aux Épices. 2e édition. Paris, Librairie géné-
rale, 1875; in-16.
Le Drageoir aux Épices, suivi de pages retrouvées. Frontis-
pice gravé sur bois par L. Jou. Les Maîtres du Livre, Crés,
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Le Drageoir aux Épices. Nouvelle édition. Crès, 1921 ; in-16.
Marthe. Histoire d'une fille. Bruxelles, Gay, 1876; in-18.
Marthe. Histoire d'une fille, avec une eau-forte impression-
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Marthe. Histoire d'une fille, avec des dessins de Bernard
Naudin. Collection Les Proses. Grès, Paris, 1914; in-16.
Sac au dos. Bruxelles (Imprimerie Félix Callevaert), 1878;
in-16 carré.
Sac au dos. Gette nouvelle, retouchée et modifiée par l'auteur,
a été réimprimée dans les Soirées de Médan. Paris, Char-
pentier, 1880; in-12.
Sac au dos. Les Soirées de Médan. Avec les portraits des
six auteurs, eaux-fortes de F. Desmoulin, et six composi-
tions de Jeanniot, gravées à l'eau-forte par E. Muller.
Paris, Charpentier et Cie, 1890; in-8.
* Cette bibliographie a été établie par M. René Gas.
19.
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Paris, Romagnol (Librairie de la Collection des Dix), 1903;
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Les Soeurs Vatard. Paris, Charpentier, 1879; in-12.
Les Soeurs Vatard, illustrées de 28 compositions, dont
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Lucien Descaves. Paris, Librairie des Amateurs, Ferroud,
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Les Soeurs Vatard. (Nouvelle Collection illustrée), illustra-
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Croquis Parisiens. Eaux-fortes de Forain et Raffaëlli. Paris,
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A Vau l'Eau. Eau-forte de A. Delattrc. Paris, Tresse et Stock,
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L'Art Moderne. Nouvelle édition, Stock, depuis chez Pion;
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philes, 1903(130 ex.).
A Rebours, nouvelle édition, avec une préface inédite. Paris,
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A Rebours, avec des illustrations à l'eau-forte de Aug. Leroux.
Paris, Librairie des Amateurs. F. Ferroud, 1920; in-8
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Les Vieux Quartiers de Paris. La Bièvre. Avec vingt-trois
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Société de propagation des Livres d'Art, 1901 ; grand in-8.
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La Cathédrale. Paris, Stock, 1898; in-12, depuis chez Pion.
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Jouas. Paris, Kieffer et Rlaizot, 1909; in-4.
La Cathédrale. Avec deux eaux-fortes originales de Charles
Jouas et des dessins du même artiste gravés sur bois par
Eugène Dété. Crès et Cie, 1919-1920. 2 volumes in-16 (Col-
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La Magie en Poitou. Gilles de Rais. Ligugé, 1899; in-8.
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P.-V. Stock, 1900; in-12, depuis chez Pion.
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Sainte Lydwine de Schiedam. Paris, Stock, 1901 ; grand in-8,
caractères gothiques, depuis chez Pion.
Sainte Lydwine de Schiedam. Paris, Stock, 1901 ; in-12, depuis
chez Pion.
Sainte Lydwine de Schiedam. Paris, Crès, 1922, Frontispice,
Bandeaux, lettres et culs-de-lampe dessinés et gravés par
Alfred Latour, Collection Le Livre Catholique (sous
presse).
De Tout. Paris, Stock, 1902; in-12, depuis chez Pion.
L'Oblat. Paris, Stock, 1903; in-12, depuis chez Pion.
Le Quartier Notre-Dame. Illustrations gravées à l'eau-forte
par Ch. Jouas. Paris, Romagnol, Librairie de la Collection
des Dix, s. d. (1905); petit in-8.
Trois Primitifs, Les Grûnewald du Musée de Colmar, Le
Maître de Flémalle et la Florentine du Musée de Francfort-
sur-le-Mein. Paris, Messein, 1905; in-8 carré.
Les foules de Lourdes. Paris, Stock, 1905; in-12, depuis
chez Pion (devait d'abord paraître sous le titre : Les deux
faces de Lourdes).
Trois Églises et trois Primitifs. Paris, Pion, 1908; in-12.
Prières et pensées Chrétiennes (extraites des œuvres de
J.-K. Huysmans). Lyon, Lardanchet ; 1910.
Trois Églises. Avec des eaux-fortes originales de Ch. Jouas,
Paris, Kieffer, 1920; in-4.
ÉTUDES SUR J.-K. HUYSMANS
Huysmans et l'ame des foules de Lourdes, par Raymond
Vroncourt. Notes de critiques. Tours, Ménard et Cie, 1910.
19..
296 B I H L I O G R A P H 1 E
Le vrai IIuysm ans, par G. Coquiot, avec un portrait nouveau,
par J. F. Raffaëlli. Préface de J. K. Huysmans. (Lettre au-
tographe en fac-similé), Paris, Charles Bosse, 1912; in-10.
J.-K. Huysmans, par Henri Blandin, (l'Homme, l'Écrivain,
l'Apologiste). Paris, Maison du Livre, 1912; in-16.
Une séance de spiritisme chez J.-K. Huysmans, par Gustave
Boucher. Niort, 1908.
J.-K. Huysmans, par le B. P. boni Besse, O. S. B. Paris,
Librairie de l'Art Catholique.
J.-K. Huysmans et le Satanisme, par Joanny Bricaud, Paris,
Chacornac, 1913; petit in-16.
Huysmans occultiste et magicien, par le même. Paris, Cha-
cornac, 1914; petit in-16.
Huysmans intime, par le B. P. Dom A. du Bourg, O. S. B. ;
une plaquette in-16.
TABLE
PRÉFACE ÉCRITE VINGT ANS APRÈS LE ROMAN V
A REROURS 1
BIBLIOGRAPHIE DE J.-K. HUYSMANS 291
le present ouvrage, le troi-
sième de la « rirliothèque de
l'académie concourt», a été
achevé d'imprimer le vingt
mars mil neuf cent vingt-
deux, sur les presses de
r. h. coulouma, imprimeur a
argenteuil, h. rarthélemv,
directeur. il a été tiré a
millesix cent cinquante exem-
plaires, dont cent cinquante
hors commerce, sur vélin pur
fil lafuma, numérotés de 1 a
1.500 ET DE 1.501 A 1.650.
N° 50
-
K^ vUv-
J
^
BIBLIOTHEQUE
DE
L'ACADÉMIE GONCOURT
Cette collection, qui ne sera jamais réimprimée, com-
portera le tirage à 1.500 exemplaires, sur vélin pur fil
Lafuma, des œuvres maîtresses dues à la plume de
tous les écrivains qui ont fait et font partie du groupe
célèbre de parfaits lettrés qu'est l'Académie Goncourt.
Publiée sous leur patronage, elle offrira le plus grand
intérêt non seulement pour les amateurs de beaux livres,
mais encore pour les bibliothèques du monde entier.
Une annonce, parue dans notre catalogue, a déjà fait
inscrire de très nombreuses souscriptions. Il ne nous
reste que quelques collections à noter et nous rappe-
lons, à ce sujet, qu'aucun des vingt volumes ne se ven-
dra séparément.
Chaque volume, du formatin-octavo carré (14x22,5)
sera orné du portrait de l'auteur, gravé sur bois, à
i eau- forte ou au burin.
Le prix de chaque volume variera entre 27 fr. 50
et 33 lr., taxe comprise.
Les ouvrages dont l'importance exigera l'impres-
sion en deux tomes seront du prix de 44 fr., taxe
comprise.
LISTE DES VOLUMES
FORMANT LA COLLECTION
Gustave Geffroy : Les Concourt. Leur œuvre. L'Aca-
démie Goncourt.
Edmond de Goncourt : La Bile Êlisa.
Edmond et Jules de Concourt : Germinie Lacerteux.
Portraits par Bracç^uemond (paru).
Edmond et Jules de Goncourt : La Femme au
XVIIIe siècle.
Alphonse Daudet : L'Evangéliste.
J.-K. Huysmans : A Rebours. Portrait gravé sur bois,
par Achille Ouvré (paru).
Léon Hennique : Un Caractère.
Gustave Geffroy : L'Enfermé.
Paul Margueritte : Amants.
Octave Mirbeau : Le Calvaire.
Rosny Aîné : La Vague rouge.
Rosny Jeune : Sépulcres blanchis.
Lucien Descaves : Philémon.
Elémir Bourges : Les Oiseaux s'envolent. Portrait gravé
par Georges Aubert (paru).
Léon Daudet : Le Voyage de Shakespeare.
Jules Renard : L'Écornifleur.
Mme Judith Gautier : Le Livre de jade.
Jean Ajalbert : Sao Van Di.
Henri Céard : Mal Êclos.
E. Bergerat : Souvenirs littéraires.
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
PQ
2309
H4A62
1922
Huysmans, Joris Karl
A rebours