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RECHERCHES
SUR
L'ART DE PARVENIR
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IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleunis, 0, à Paris
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RECHERCHES
SUR
L'ART DE PARVENIR
PAR
UN CONTEMPORAIN
PARIS
AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX
1868
Tous droits réservés
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Gcnr 5^0. S". S"
>H ,'---'-'
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PREFACE.
A MESSIEURS DE L'ACADÉMIE.
L'idée de ce livre serait à elle seule une his-
toire. On ne la fera pas. Tout lecteur dont l'épi-
derme ne sera pas trop épaisse pourra com-
prendre ce que vaut la conception, et combien
il est extraordinaire qu'elle ait échappé, de-
puis six mille ans, à tous gens de lettres mo-
ralistes et poètes satyriques. De nos jours sur-
tout où l'on se dispute des titres nus comme
des propriétés imprescriptibles, une pareille éti-
quette était sans prix. M. '^'^ aurait demandé
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II PRÉFACE*.
deux cent mille francs de dommages-intérêts si
Ton avait pris celle-là dans son magasin,
A un point de vue plus sérieux le dix-neu-
vième siècle ne pouvait se passer sans qu'un pa-
reille livre fût fait. La tentative en sera donc
appréciée.
Grâce aux efforts de Fauteur, rien n'empê-
chera désormais les gouvernements d'établir une
chaire de savoir-faire à côté des chaires de théo-
logie et d'économie politique. Le besoin s'en
faisait sentir depuis longtemps. On recommande
ridée ; elle est pratique, elle est démocratique.
On pourrait d'ailleurs donner à cet ensei-
gnement un vernis scientifique : on appellerait
cela un cours de biologie, de sociologie, de
positivisme social , de science sociale. Que
diable veulent donc dire tous ces messieurs
avec ces mots-là, s'ils n'ont pas en vue, au bout
du compte, l'idée qui se déduit ici naturelle-
ment et en bon français, du moins l'auteur le
suppose ? Pourquoi, comme l'on dit, tant tour-
ner au tour du pot ? Messieurs de l'Académie,
de grâce, on vous en conjure, ajoutez-donc à
la section des sciences morales la science du
savoir-faire. Pourquoi nous tenir indéfiniment
cette branche-là sous le boisseau ?
N'avez -vous pas vu que la Bruyère, Vau-
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PRÉFACE. m
venargues, Retz, la Rochefoucauld ont tâtonné
là autour sans trouver la porte? N'avez-vous
pas lu ce que Diderot a dit : ce Que les maximes
de ces grands écrivains sont comme des recueils
d'expérience qui attendent un grand principe
qui les lie ? »
Et que diable voulez-vous que soit ce grftid
principe, sinon ce qui est au frontispice de ces
pages que l'auteur vous dédie avec une respec-
tueuse politesse?
]tfota« Vu rétat de ladr.... (T atonie mentale dans lequel se
trouve aujourd'hui la majorité des lecteurs français par suite de
l'amélioration matérielle et morale de toutes les classes de la so-
ciété, l'ihtroduetion qui va suivre pourra paraître sérieuse. Ceux
qui ne seraient pas capables de lire attentivement ces quelques
pages avant de goûter des charmes moins sévères sont invités à
fermer le livre, on ne s'inquiétera pas de leurs suffrages.
CISOT)
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INTRODUCTION.
THÉORIE POLITIQUE ET SOCIALE DU LIVRE.
Quand on regarde au fond du cœur humain, on
n'y trouve guère que des instincts contraires à T^ga-
lité ; et ces instincts sont les plus violents de tous
puisqu'ils s'appellent l'orgueil, l'envie, l'égoïsme,
l'intolérance, la passion de jouir et de dominer.
Comment donc les hommes tiennent-ils tant à l'éga-
lité? La réponse ne sera pas sans intérêt. C'est
simplement parce qu'ils voient dans l'égalité le pre-
mier titre de leurs prétentions, et le moyen direct
de s'élever au-dessus des autres. Qu'on retourne
bien cette proposition, on la trouvera juste : et si
elle froisse un peu certaines candeurs, elle jette un
jour très-vif sur la politique et sur la vie sociale,
I
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2 THÉORIE POLITIQUE
Elle fait voir que les révolutions, avant d'être des
développements de principes, sont des explosions
de besoins, de passions, d'intérêts et d'ambitions,
ce qui n'empêche pas le moins du monde les révo-
lutions d'être^ légitimes, au moins quand elles sont
accomplies ; car pour les révolutions futures autant
vaut n'en pas parler.
Cet aperçu permet de donner de la société une
définition qui résume en partie la pensée de ce livre :
La société est un état de guerre réglé par les lois.
L'ordre extérieur n'est qu'apparent. En réalité
c'est la guerre qui s'agite dans le fond de la vie so-
ciale et une guerre dont les mobiles ne diffèrent en
rien de ceux qui mettent les nations les armes à la
main ; chacun arrive dans la vie au nom de ses in-
téirêts et de ses passions, qiu nom de sa nature qui
constitue son droit ipdividuel. La loi dans ce qu'elle
établit ou dans cq qu'elle défend ne fait que déter-
miner les con4îtiûps du comba|: et les armes dont il
est permis de §e servir. C'est tout un monde de
combinaisons d'intrigues et d'artifices, tout un art
de procéder, d'£^|;taquer e|: de se défendre, toute une
stratégie sociale dont la connaissance approfondie
est l'instriinient universel. La lutte a lieu d'homme à
homme, de classe à classe, et le pouvoir, les places,
le crédit, la fortune, la célébrité apparaissent comme
les points culminants autour desquels s'agite inces-
satoment l'éternelle mêlée des ambitions.
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FT SOCIAL^ DU UVRE. ^ à
$ans doute ce spectacle est ^e \ous \es femps,
mais les sociétés modernes montrent la lu^te dans
des conditions jusqu'alors ipcopques. Aucune distinc-
tion de classe ne relient pli;s les îfctjyités dans |et)y
splière, la masse sociale tout entière est appelée
4ans Tarène, la carrière est ouverte à toutes les
initiatives individuelles et rien ne peu|: borner l'ave-
nir de l'homme le plus obscur s'il a je gépie de son
apfïbition.
Comment dans de pareilles coi^dHions réquiljl3re
peut-il se main|:enir?Çom||^ent ^e cette cprnpétition
ardente ne passe-^-on pas incessamn^ent de |a guerre
civile à la guerre sociale ; comment entre les indivi-
dus ainsi accumulés, pressés par les besoins, les dé-
sirs et la haine, tout ne se |ermine-t-il pas, à un pio-
mept donné, par une immense jacquerie?
Qui peut faire supporter aux masses le joug du
travail et de l'indigence? Sont-ce les croyajices reli-
gieuses? Est-ce l'empire de la pliilosophie? Est ce
l'amour du prince ou celui du pays? On ne répond
pas à ces questions-là. Est-ce le frein des jois? Mais
quand il n'y a plus d'un côté que ceux qui sont inté-
ressés à les défenc^re et de l'aujire ceux qui sont in-
téressés à les renverser, leur impuissance est bientôt
(jémontrée. Qu'est-ce que le petit nomJ)re d'hommes
que |a société satisfait auprès des milliers de déshé-
rités? Un seul de leur tressaillement, s'il se com-
muniquait à tous couvrirait en un momenj; toute la
terre de ruines j et cependant rien ne s'agite ou
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4 THÉORIE POLITIQUE
tout rentre bientôt dans Tordre quand il vient à
être troublé.
Il y a là un secret de l'organisme social que Pon
ne révèle pas d'ordinaire.
Ce qu'il faut constater d'abord c'est que l'égalité
ne donne rien ou presque rien de ce qu'elle promet.
Quand on a proclamé Fégalité de droits, on reste en
présence de l'inégalité de forces. Les distinctions de
la naissance sont supprimées, mais celles qui tien-
nent à la supériorité des facultés naturelles subsis-
tent et elles suffisent pour reconstituer des privilè-
ges, pour élever entre les hommes des barrières à
peu près aussi insurmontables que celles qui sépa-
raient autrefois les différentes classes de la société.
Chacun ne prend que la place qu'il peut prendre.
Les uns s'élèvent par leur énergie et par leurs talents
jusque dans les régions Supérieures, tandis que les
autres ne peuvent conquérir que des positions inter
médiaires ou sont reportés violemment jusqu'aux
derniers rangs de la société où il faut, bon gré mal
gré, qu'ils se tiennent.
Si cela est vrai, qu'en conclure? c'est qu'il y a
au fond de l'âme humaine des instincts impérieux,
en vertu desquels les hommes se subissent et se
subordonnent. Les individus, comme les divers
groupes dont la société se compose, sont attirés ou
retenus dans des sphères distinctes par des forces
d'attraction et de gravitation dont le principe même
est en eux et à l'empire duquel ils ne peuvent pas se
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ET SOÇrAXB DU LIVRE. b
soustraire. Au fond, tous les rapports entre les hom-
mes se règlent sur les aptitudes réciproques à exercer
la domination et à la subir; ils se subordonnent
d'eux-mêmes et nécessairement les uns aux autres,
suivant le degré de force morale qui est en eux et
qui leur assigne, quoi qu'ils fassent, une place déter-
minée dans l'ordre social.
Il y a là une sorte de fatalisme qui consiste dan^
la répartition fortuite des intelligences et des forces
morales comme des autres avantages sociaux. Le
pouvoir, la fortune, les places, la célébrité sont
autant de monopoles naturels, qui ne peuvent ap-
partenir qu'à un certain nombre de privilégiés. La
vie peut être envisagée comme une loterie dans la-
quelle il n'y a qu'un certain nombre de numéros
gagnants. Ceux qui gagnent évincent les autres.
On comprend alors ce qu'il y a d'impitoyable et
de fatal dans le choc des volontés humaines livrées
à leurs propres entraînements et contenues seule-
ment par le frein des lois. C'est, en un sens , un re-
tour à la violence et à la liberté de la nature. Cette
mêlée d'hommes ressemble à. ces foules accumulées
dans des places publiques trop étroites pour les con-
tenir. Ceux qui n'ont pas les flancs assez forts pour
soutenir la presse ou dont la tête ne s'élève pas
assez au-dessus de la multitude pour pouvoir respi-
rer sont étouffés. Dans le jeu des forces sociales tout
ce qui est faible est inévitablement écrasé. C'est la loi
du combat, c'est le fatum des temps modernes. Foulé
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6 THÉORIE POLITIQUE ET SOCIALE DU LIVRE.
aux pieds de ses concurrents, Thomme qui tombe
n'est plus rien ; c'est un cadavre qui doit disparaître
du champ àe bataille. Le bruit de la foule étouffe
ses gémissements, et^ dans là mêlée, on n'entend
qu'un en :
Réussir! jpârvenlr!
TRANSITION.
Réussir ! parvenir I ces mots he résunient-ils |)as
toute ime civilisation, et le dernier inot de la |)hilo.
Sophie sociale contemporaine n'est-il pas de recher-
cher comment on parvient? Si l'on espère âppretidi'e
quelque chose Ici, on fera bieti de iliéditer les ré-
flexions suivantes :
I. Quand on sait la vie ce serait une sottise que
de l'apprendre aux autres.
II. Ceux qui ont le mieu^ observé les choses de
la vie sotit généralement ceux qni réussisseiit le
moins.
III. L'iilitiatioti à tous les secrets de la vie sociale
n'apprendrait pas à s'en servir.
CASp)
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LIVRE PREMIEft.
CHAPITRE L
DU HASARD ET DU blEN JOUER.
La vie est une partie extrêmement difficile a jouer
et mêlée de beaucoup de liasard.
Ce poiiit de vue est Tidée favorite de ce livre ,
elle en domine tous les développements. JoUer avefc
talent, suivant les règles, et sans faire de feux coups,
voilà Tart de la vîie ; mais si la science du jeu est
libë, les parties sont très- variées ; prenons lés plus
grandes et les plus lieîlés :
Il y à le jeu de la i)olîtiqùe , céliii de i*ainoiir j
celui de la fokune, celui dé là célébrité.
Chacun de ces jeux est ^lus ôu moiiis difficile, et
demande des talents d'un ordre particulier. En sa-
voir jouer un, c'est beaucoup, les savoir jouet tous,
c'est l'unité de la scieiice, c'est là science suprême.
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8 LIVRE PREMIER.
Si donc on s'avisait de chercher ici un conseil, Fau-
teur commencerait par demander : Quel jeu voulez-
vous jouer? '
Le hasard tient une si grande place dans la vie
qu'à le prendre d'un certain côté il n'^y a que du
hasard. Vous êtes beau, bien fait, vous portez un
nom distingué, vous serez riche, c'çst ce qu'on ap-
pelle naître avec des atouts dans son jeu ; et Ton en
peut dire autant de l'éducation, des manières, des
aptitudes et des talents naturels, car c'est encore le
hasard qui les donne. Réussir ou échouer sont choses
à peu près fatales, car on réussit :
V Parce qu'on a en soi les qualités qui agissent
sut* la société et sur les hommes.
2® Parce qu'on est servi par les circonstances, et
Ton échoue par les causes contraires. Les circon-
stances, ce sont tous les événements, heureux ou
malheureux, toutes les occasions de succès qui se
présentent dans la \ie indépendamment de la volonté.
D'après ce qui précède on peut envisager le hasard
du même point de vue que le spiritualismecatholique
envisage la grâce sanctifiante : Un chrétien quels que
soient ses mérites ne peut, dit-on, faire son salut
sans le secours de la grâce ; ainsi l'ambitieux ne sau-
rait faire son chemin sans le secours du hasard. Les
chances heureuses toutefois sont moins inégalement
réparties qu'on ne le suppose en général. L'aptitude
à en profiter est ce qui distingue les individus, et
c'est par là qu'on rentre dans le bien jouer. Il y
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DU HASARD ET DU BIEN JOUER. 9
a des hommes qui par une ineptie organique tour-
neront toujours le dos à la fortune.
La diversité des chances est infinie. Les uns vien,
nent tôt, les autres tard ; tantôt elles opèrent lente-
ment et successivement, tantôt elles agissent sou-
dainement et directement sur la destinée. Il n'est
peut-être pas d'exemple plus curieux de la pure in-
fluence du hasard que le fait historique suivant
que nous avons noté comme un des types du genre :
Il y avait sous la Régence un certain Chavigny,
intrigant obscur, qui avait fait des efforts inutiles
pour se faufiler à la cour. N'ayant pu obtenu* aucune
faveur, de guerre las, il quitta la place et partit pour
la Hollande, où l'appelaient des affaires de famille.
En arrivant à la Haye il tomba malade et fut forcé
de s'arrêter dans une auberge. Ceux qui ont voyagé
dans ces pays savent qu'on y est servi par des cham-
brières qui ne sont pas autrement cruelles. Cha-
vigny, soigné avec le plus grand dévouement par la
fille de l'auberge, où le hasard avait voulu qu'il s'ar-
rêtât, une fois guéri, s'avisa d'être. . . reconnaissant. . . .
On voit si l'aventure est vulgaire ; mais comment de
là parvint-il à la fortune? Le voici : Un jour qu'il
était avec la demoiselle dans ime chambre de l'au-
berge il entendit la maîtresse de la maison qui se
dirigeait vers cette chambre en appelant sa servante.
Celle-ci n'eut que le temps d'en sortir et de fermer
la porte de la chambre, qui était précisément celle
que sa maîtresse lui ordonna de préparer pour deux
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10 LIVRE PREMIER.
ministres étrangers qui venaient d'arriver et voulaient
déjeuner en particulier. Impossible de faire sortir
Chavigny. Elle imagina de le cacher dans une ar-
moire et l'y enferma.
Il était temps; à t)eine avait-elle tiré la clef que
les deux voyageurs etitrèrent. Se croyant seuls, ils
s'entretinrent sans défiance d'une iritrigiie politique
qui était le but de leur réunion : l'affaire n'était J)as
mince, il s'agissait d'un complot dont l'objet n'était
rien moins que d'enlever la régence au duc d'Orléans.
L'un des deux voyageurs était cet aventurier sou*
doyé par le cardinal Alberoni , pour enlever le Ré-
gent au bois de Boulogne et qui, n'ayant pu réussir
dans son j)rojet , s'était réfugié à la Haye où il tra-
mait un nouveau coi]lj)lot. En se séparailt, lès deUi
voyageurs se donnèrent^ à jour fixe ttii aùttë tendez-
vous au même endroit.
Chavigny sentit tout le pai-ti qu'il pouvait tirer
d'une pareille découverte, 11 lui fllt facile d'obtenir
de la servante qu'elle le cacherait dans la même
chambre le jour indiqué. Le rendez-vous eût lieuj la
conférence fut encore plus explicite.
Maître de leur secret, Chavigny écrivit au Régent
qu'il avait à lui faire Une révélation de la plus haiite
importance et, de retour a Paris, parvint à obtenir
une audience du duc d'Orléans.
Chavigny n'eut garde de faire connaître les cir-
constances qui l'avaient si bien servi ; il attribua ses
révélatiotis à des relations jplus élevées. Le t)rihcfe Ife
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DU HASARD ET 1)U BIEN JOUER. 11
traita de visionnaire et lui ordoniaa de sortir de sa
présence. Chavigny, sans se déconcerter, soutint ce
qu'il avait avancé, et proposa au Régent de le faire
mettre à là Èàstille, si ce qu'il lui avait dit n arri-
vait pas. Le prince y consentit , les choses se passè-
rent comme Chavigny l'avait annoncé ^ et de ce jour
sa fortune fut faite.
DÉVELOPPEMENT DE LA MÊME IDEE.
Que l'on mette à l'essai une définition dû hasard,
on ne trouvera rien de mieux que ceci : ce sont les
actions des hommes par rapport aux autres hommes.
Mais voici une autre source du hasard à laquelle
ori rie réfléchit pas. Qui peut se charger de dire à
quoi il songera dans cinq minutes? Ainsi le hasard
est jusque dans la pensée qui engendre l'action ; il
est jusqiie dans les variations dû temjfiérament qui
réagit sUi' la |)ensée; iqui réagit sur l'action, sans
parler des causes extérieures purement physiques,
dont l'intervention n'est jaihàis prévue.
Quand oti est embar4iié dans une mauvaise affaire,
il y a une espèce de calcul qii'on peut essayer à
l'occasion, c'est de chercher à déterminer les diffé-
rentes issues jDar où la complication pèiit aboutît^ il
arrivera couramment qu'elle ne se dénouera par
àuciîn des moyens (Ju'on avait prévtis; et quant aux
ifacidehts inattendus qui ttaversetit ordîriairemeiit
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12 LIVRE PREMIER.
les entreprises, il n'est pas même possible de juger
s'ils sont heureux ou malheureux*
C'est dans la vie politique que ces merveilleuses
nuances sont sensibles, car la politique c'est jouer
aux hommes et aux événements. On peut voir dans
les Mémoires contemporains que Napoléon, un de
ceux à qui la vie humaine a caché le moins de se-
crets se moquait, en son particulier, de ceux qui lui
prêtaient des combinaisons à longue portée ; il avoue
littéralement qu'il vivait au jour la journée sur les
événements. En fait de hasard, on ne trouverait peut-
être pas dans une autre vie que la sienne une page
plus frappante que celle qui va suivre.
Le 23 août 1798, Bonap^te quittait l'Egypte et
s'embarquait à l'insu de son armée pour retourner
en France, laissant à l'adresse de Kléber un pli ca-
cheté, qui le nommait à sa place général en chef de
l'armée d'Egypte.
La traversée entreprise par Bonaparte présentait
des périls immenses. Il fallait avoir des vents favo-
rables, échapper aux escadres anglaises, et enfin arri-
ver en France avant les dépêches menaçantes que
Kléber ne manquerait pas d'envoyer au Directoire
dès que la situation lui serait connue.
La traversée devait se faire par la côte d'Afrique,
en longeant les rives de la Méditerranée, et les diffi-
cultés de l'exécution étaient telles qu'en cas de pour-
suite, les deux frégates qui portaient la fortune de
Napoléon devaient être échouées sur les sables, afin
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DU HASARD ET DU BIEN JOUER. 13
qu'à toute extrémité l'équipage eût la ressource de
gagner, par terre, le port le plus voisin de la côte.
Les débuts ne sont pas heureux ; pendant vingt et un
jours les vents contraires repoussent les navires dans
les eaux de l'Egypte ou de la Syrie. On parle de
retourner au port ; mais bientôt le vent change et
en quelques heures on double Carthage, puis la Sar-
daigne.
Rien n'est fait encore; à peine la Sardaigne dé-
passée, le vent change de nouveau ; on est forcé de
relâcher à Ajaccio.
Le lendemain on veut remettre à la voile, impos-
sible de sortir du golfe; il faut rentrer dans le port,
et sept jours se passent , pendant lesquels le danger va
croissant.
Si les Anglais qui croisent dans ces parages appren-
nent le séjour forcé de fionaparte en Corse, adieu
le grand Empereur de France ! Les Anglais ne savent
rien encore; les dés ont bien tourné. Aucune voile
n'est signalée à l'horizon ; on se met en mer pour
Toulon, après avoir acheté une chaloupe, pourvue
de douze rameurs vigoureux qui, en cas de détresse,
essayeront de sauver le général et quelques hommes
de son escorte. Cçpendant jusqu'au lendemain matin
la navigation est heureuse, les navires touchent au
port.
Mais, au coucher du soleil voici tout à coup
qu'une escadre anglaise de quatorze voiles est si-
gnalée. Les Anglais, favorisés par la disposition de
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14 LrVBE PREMIER.
\^ Iqnqière, reconnaissent très-distinctement les frë-
gafes. Les signaux ^e la. flotte ennemie apparais-
sent. Les dés ont-ils tourné? Non. }l se trouve,
6 fortune ! que les frégates sont de construction
vénitienne', et les Anglais les prennent pour un
convoi d'approvisionnement, se ren4ant de Toulon à
Gênes.
Mais la situation demeure tout aussi critique. (^
flotte anglaise, il est vrai, grâce à la nuit tombante
n'a pas reconnu les passagers ; mais le lendemain le
jour se lèvera, les Anglais reconnaîtront leur erreur
et le désastre est certain. Gantheaume avait per4i{ la
tête; il proposait de retourner en Corse, poqaparte
s'y refusa, on |ît force voiles vers le nord-ouest, et
pendant la nuit on se prépara à tout événement.
Déjà les rôles étaient distribués, les dispositions
étaient prises. Bonaparte, décidé à se jeter dans la
chaloupe de sauvetage, avait désigné les personnes
destinées à partager son sort, qui ne pouvait être
douteux, si Ton était encore en vue de l'escadre. Il
s'agissait d'être capturé ou coulé à fond; mais les
dés jetés en l'air retombent toujours sur les mêmes
faces. Les premiers rayons du jour éclairèrent la
flotte anglaise qui, au lieu de poursuivre les frégates
s'éloignaient vers le nord-est ! . . .
Et ce n'est pas tout encore, si en arrivant à Fréjus
l'équipage est obligé de faire quarantaine, les dépê-
ches de Rléber devançant l'arrivée de Bonaparte
peuvent renverser sa fortune, et le héros d'Arcole
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BV HASARD ET DU BIEN JOUER. 15
décrété d'açcijsatipn pour avoir (juitté son armée
sans les ordres du Directoire, peut finir comme
flustine; mais ren^|iousiasme des populations préve-
nues de Tarrivée de Bonaparte, entraine les passagers
vefs la terre. . . . Les destins s'accompliront 1
Toute la tjiéorie du hasard est dans cette traversée,
on peut l'y étudier, comme le praticien étudie les
p|ié]iomènes de la vie sur Ja nature morte.
Mais le hasard est-il réellement une force désor-
donnée en dehors de toute règle? il ne faut pas se
Fimaginer.
Qui n'a été frappé de l'inébranlable confiance
avec laquelle |e joueur persévère dans la recherche
des combinaisons qui doivent le faire gagner. Que
cherche-t-jl ? la loi du hasard, et les joueurs les
plus nialtraités sont ceux qui croient le plus fer-
mement que par des observations bien faites et
exactement suivies, la chance peut être dominée;
et ils ne se trompent pas le moins du monde. Leur
perte ne tient qu'à la fausseté de leurs calculs ou à
Tentraînement de leurs passions.
Le hasard est un phénomène que l'on envisage
ici sous le même rapport. C'est un élément com-
posé de deux courants contraires, les bonnes et les
mauvaises chances dont le flux et le reflux, les oscil-
lations ou les écarts ne paraissent irréguliers que
quand on les observe dans un espace restreint ou
sur une échelle de temps limitée. On apprend , par
exemple, à connaître la direction des courants heu-
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16 LIVRE PREMIER.
reux ou malheureux, et voici entre autres choses ce
que Ton observe.
Les événements de la vie paraissent dominés par
ce que nous appellerons volontiers une loi d'enchaî-
nement, une loi de succession , de telle sorte que
les accidents heureux ou malheureux, semblent tous
découler d'un premier succès ou d'une première
faute. Un événement favorable ou contraire contient
en lui une certaine série de déductions fatales ou
propices qui doivent toutes s'épuiser dans un temps
donné. De même encore une affaire qui a bien tourné,
par une connexité mystérieuse, en amène d'autres
également heureuses. C'est ce que l'on appelle com-
munément une i^eine par une assimilation très-frap-
pante avec ces filons précieux que rencontrent
les ouvriers mineurs dans leurs patientes explora^
tions.
Grâce à ce qui précède nous avons maintenant une
excellente définition du succès. Réussir c'esf être dans
le courant des chances heureuses; ne pas réussir
c'est avoir perdu le sens de leur direction*
Comprend-on maintenant ce que c'est que la su-
perstition chez les amants, chez les joueurs, chez les
hommes politiques surtout? ce n'est pas autre chose
qu'un calcul ou une intuition de la chance. Quand
Polycrate jetait son anneau k la mer, il sentait que
sa série était épuisée. Quand César se jetait dans une
barque de pêcheurs en disant au milieu de la tem-
pête, au pilote épouvanté :« Rassure-toi, tu portes
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DU HÀSAUD £T DU BIEIT JOUER. 17
César et sa fortune. C'est comme s'il lui avait dit :
Ne crains rien, tu portes une chance qui est dans la
loi de son développement. Et le pilote sans analyser
comprit parfaitement ainsi.
L'habileté supérieure en politique consiste à faire
le hasard et à ne pas le subir. Dans les affaires, il y a
aussi des gens qui font le hasard, on les appelait au-
trefois des fripons.
DU BUT ET DES MOYENS.
On a compris que ce que nous avons appelé le
bien jouer dans le chapitre précédent n'est que l'art
de conduire ses desseins et de gouverner dans les
différentes circonstances de la vie; le champ qui
s'ouvre est immense, mais le sujet en lui-même peut
se réduire à des termes généraux d'une extrême
simplicité : lebut^ les moyens.
Ceci présente pour les esprits les moins pénétrants
des idées fort claires, et si beaucoup de savants
écrivains voulaient s'exprimer avec cette netteté ils
auraient bientôt fait le tour de leur connaissance.
Le but, c'est naturellement tout ce que Ton peut
humainement désirer ou ambitionner; ce sont les
forces dont on dispose pour s'égaler à ses ambitions
et à ses désirs; ce sont toutes les facultés et tous les
talents, toutes les manières, toutes les formes exté-
rieures, toutes les combinaisons d'esprit à l'aide des-
quelles on agit sur la société et sur les hommes.
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18 LIVRE PRBMIBR.
Comme le secret dé parvenir n'est que l'art de
faire servir les hommes au succès de ses desseins, il
faut voir d'aboird comment les hommes entrent dans
les éléments généraux du calcul ; ce sera l'objet des
chapitres qui vont suivre.
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CHAPITRE IL
DE LA CONNAISSANCE DES HOMMES
ET DES CARACTÈRES.
L'art de parvenir envisage la connaissance des
hommes comme le premier ëiëmeht des ses calculs.
On ne peut arriver que par les hommes et en s'en
servant, d'où la nécessité d^ les connaître. Cette for-
mule est sèche, elle n'est que le corollaire d'une
pensée bien connue d'un célèbre penseur contempo-
rain qui mettait la philosophie en action : Les hommes
sont des moyens.
On fait profession ici de ne pas aimer les gros
mots; aussi l'auteur s est-il demandé plusieurs fois
si c'est à bon droit que Ton fait tant de phrases sur
le cœur humain et la connaissance des hommes; les
dames auteurs ont bien gâté ces matières. Si con-
naître leg hommes, c'est comme il y a apparence en
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20 LIYBE PREMIER.
avoir la plus mauvaise opinion et les croire capables
de tout, qui donc ne les connaît pas ? 11 n'y a, réflexion
faite, rien de sérieux dans cette impression. On en
va juger.
La connaissance des hommes suppose :
La nature approfondie d'une certaine somme de
sentiments innés que Ton peut considérer comme
faisant partout le fond de Thumanité.
La connaissance des principales idées ^ opinions
ou préjugés qui ont cours.
Enfin la connaissance d'un certain nombre de
types généraux qui constituent le commun des hom-
mes ; et quand on est là, que sait-on ? Le bagage n'est
pas gênant, on ne sait rien.
DES SENTIMENTS INNÉ».
Les sentiments innés sont des dispositions morales
répandues dans la masse des hommes comme la
chaleur et la lumière sont répandues dans les corps.
Us caractérisent Tesprit humain partout, sous toutes
les latitudes, en Asie comme en Europe, chez les
Kanacs des îles du Pacifique comme chez les Fran-
çais, à Noukahiva comme à Paris,
Ainsi qui n'a remarqué par exemple que les in-
fortunes des grands et des princes sont à peu près
tout ce qui intéresse réellement dans l'histoire, et
que leur chute, leur exil, la perte de leurs dignités
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GOmrAISSANGB DES HOMMES ET DES CARACTÈRES. 31
qui leur laissent encore tant de jouissances et tant de
biens excitent une plus vive sympathie que les plus
horribles malheurs du commun des hommes.
Si Ton veut traduire ce sentiment, on trouvera
qu'il signifie admiration, passion, enthousiasme pour
les gens constitués en dignité, pour les puissants,
pour les riches; mépris, indifTérenee, éloignement,
aversion pour les gens sans pouvoir, sans crédit et
sans argent. Voilà un sentiment général et profond
de la nature humaine sur lequel on peut faire des
études variées.
Dans les États monarchiques, le mépris s'étale
ouvertement. Dans les pays démocratiques, ou soi-
disant tels, on cache soigneusement son dédain des
pauvres pour les empêcher de faire des révolutions
ou pour recueillir le profit de celles qu'ils ont faites
ou qu'ils feront.
L'analyse des sentiments généraux et de leur in-
fluence est une des branches de la politique, non pas
de celle qui s'étudie dans les livres, mais de la poli-
tique occulte, de la politique qui rapporte.
On ne doit pas s'attendre à trouver ici tout le dé-
veloppement des idées qui sont en germe dans ce
chapitre ; la sonde sera seulement jetée çà et là au
gré des courants.
la peur en masse est encore un de ces sentiments
profonds dont la marque est bien distincte. Les
hommes,' ceux-là même qui n'ont pas peur indivi-
duellement, ont peur en masse; c'est le caractère
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22 LIVRE PREMIER.
origÎDal de ce ientiment; et cette peur^ c'est là son
be^M côté, elle convertit les hommes^ elle leur donne
la foi, cette grâce intérieure d'une $\ grande effica-
cité. )1 est vrai que la peur e^t un mystère ai|$si.
Nous en avons un curieuse exemple p^iidaut la Révo-
lution française^ Cert^, personnel n0 croira que la
France ait voulu le régime de Ja Terreur ? Ne le vou-
lait^Ue pas? rien n'était plus siniple» Après les mas-
sacres de septembre, elle ti 'avait qu'à vot^ pour des
hommes modérés, dur quelle puissance hiunaine pouf *
rait commander au libre arbitre individuel? En 4708
toutes les élections sont révolutionnaires } le pays
envoie à la (Convention les hommes le$ plus exaltés
dout les sept douzièmes votent la mort de Lauis XMh
Que l'on tira la conséquence.
Pans les premiers jours de la Restauration, autre
étrangeté ; la majorité du pays est très-évidemment
voltairienne : on ne voit à la Chambre des députés
que des gens d'église. Le pays aime la liberté, on
a la chambre introuvable. A chaque fols le vote n'est
qu'un acte de soumission enters le pouvoir triom-
phant. O publicistes I dites^nous doqc dès lors ce
que c'est que l'opinion. Peur, tu converti^^ tu fftis
croira aux in^itutions et auii hommes I Évidemment
la naïveté des gens de bien est exoes^ve.
L'envie et la défiance sont enoore des sentiments
sur lesquels on peut faire de précieuses observations.
Ces passions sont {Nrécisément le contraire 4^ Tad*
miration et de l'enthousiame. Elles existept au utém^
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CONNAISSANCE DES HOMMES ET DES CAHACTÈBES. 23
degré^ avec la même force; c'est le chapitre de^
contradictions morales, contradictions qui éclatent
dans le fond de Fâme humaine, et rendent sa phy-^
siouomie aussi insaisissable que le mouvement de la
mer. Ces mêmes masses qui admirent le pouvoir^
qui supposent si facilement dans les ministres, dans
les hommes d'État, le génie, la grandeur, le désinté^
ressèment, ces masses croient ceux qui les gouvèr^
nent capables de tout. Elles supposent à l'action du
pouvoir des mobiles monstrueux, des infamies qui ne
sont pas même vraisemblables. Et c'est ainsi que se
propagent des bruits inconcevables, des aaecdoteft
sans nom, des calomnies qui s'attachent aux réptM-
tations, lés dégradent pour longtemps, quelquefois
pour toujours.
L'envie ! et si vous voulez tout dire, dites TEnne
française^ il ti'y a rien au delà; car l'envie en France
explique ce qu'il y a de plus fort, les Révolutions.
On se range sous uti drapeau et on le quitte par en-
vie. On ne hait pas sérieusement ses adversaires
politiques, mais les gens du même parti se haïssent
cordialement, on peut le croire ; ils setis^knt.
Le mérite personnel est ce qu'il y a de plus envié
et par suite de plus odieux. On envie la pauvreté,
on envie le malheur dès qu'il s'y joint la moindre
dignité, la moindre grandeur^ et iôi on a la clef
d'une contradiction apparente, tin écart de conduite^
une faute ont par exemple déconsidéré lé Caractère
d'un homme politique. Â entendre lés ckmeurs et
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24 LIVRE PREMIER.
les persiflages qui s'élèvent autour de lui, on le croi-
rait isolé, c'est une erreur. Il l'est beaucoup moins
que ne le serait un homme intègre qu'une noble
infortune aurait frappé. C'est tout simple. L'envie
est complètement désintéressée, elle trouve même son
compte avec le premier; il aura pour partisans tous
ceux qui à sa place auraient failli comme lui^ tandis
que le caractère de l'autre en éloignant les envieux
ne lui assure pas même le concours du petit nombre
de ceux qui l'auraient imité.
la vanité est le sentiment qu'il faut combiner avec
l'envie pour bien juger de l'ensemble. Dans les li-
vres, dans les journaux^ dans le monde on déplore
le génie méconnu, les nobles ambitions trompées,
les belles âmes incomprises; c'est tout simple, on
songe à soi, et, dans ces divers rôles, l'on n'a en vue
que sa personne; à la première occasion, on fermera
sa porte au mérite, ou on lui barrera le chemin.
Un homme politique de quelque notoriété vient-
il à mourir : pleurs et discours sur sa tombe, ma-
nifestations de sympathie, érection de statue, sou-
scriptions pour la veuve et les orphelins; excellents
moyens de se produire et de rappeler son nom au
public.
Le gouvernement est attaqué dans les journaux,
de fougueux orateurs font des philippiques dans les
chambres; retournez les gens vous ne leur trouverez
point de haine. Ils n'aspirent qu'à signaler leurs
coups, ils ne se disputent qne la gloire de frapper.
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CONNAISSANCE DES HOMMES ET DES CARACTÈRES. 25
L'ennemi n'est pas celui que 1 on attaque, mais celui
qui attaque le mieux.
DES OPINIONS ET DES IDÉES GENERALES.
Il y a des phrases d'un bel effet contre les pré-
jugés, mais il faudrait d'abord démontrer que l'or-
dre social peut être basé sur autre chose. Ensuite il
y a une question embarrassante : ceux qui crient
contre les préjugés consentiraient-ils à ce qu'ils fus-
sent tous détruits? On peut leur démontrer qu'ils en
vivent.
Il y a sur la politique, sur la religion, sur la
morale, sur les gouvernants, des manières de voir
courantes, traditionnelles, une menue monnaie de "
jugements, de théories, de critiques qui forment
comme un second élément de notions générales sur
la nature humaine. Pour éviter des longueurs on
peut procéder par voie de nomenclature.
On croit que le mérite est le plus sûr moyen de
faire son chemin.
On croit qu'il faut de la capacité pour arriver aux
emplois.
On s'imagine que l'opinion publique gouverne le
monde.
On croit que la politique consiste dans la science
des affaires.
On croit que les hommes publics croient ce qu'ils
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26 LIVRE PREMIER.
disent à la tribune ou ce qu'ils mettent dans leurs
livres.
On croit au progrès indéfini de rhumanité.
Le peuple croit que quand il fait une révolution
il en profitera.
On croit que pour établir un gouvernement il
suffit de faire une constitution.
On croit que le monde est conduit par des idées.
On croit que les peuples se corrigept:.
On croit qu'il y a des théories philosophiques ou
sociales nouvelles.
On croit qu'il viendra vin tepups où les pations pe
se feront plus la guerre.
On croit qu'on pe peut pas être un ignorant et un
sot quand on fait pu livre.
On croit que ceux qui demandent des réformes les
désirent.
On croit que ceux qui soutiennent; aujourd'hui up
gouvernement parce qu'il est fort ne seront pas les
premiers à le jeter à bas s'il s'avise de chapceler.
Eh bien que Ton soit de bon compte, parmi ceux
qui s'attaquent aux préjugés, en est-il beaucoup qpi
ne voudraient pas de ceux-ci? Que l'on se démode
ce que deviendrait l'ordre social si ces vulgarités-là
n'étaient pas en circulation.
L'ingénuité des sociétés à travers leur corrpption
est une bien belle matière k gouvernement. On a
beau voir dans les livres que les plus grapds événe-
ments tiennent à de petites causes, que la politique
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GONNAISSÂ.NGE DES HOMMES ET DES GARAGTÈRES. 27
n'est qu'un jeu de passions et d'intérêts privés, par
un bonheur providentiel pour les hommes d'État, les
premiers ministres, les princes et les hommes de
génie qui, grâce à Dieu, ne manquent guère, le gros
du public n'fca veut rien croire. Les révolutions sont
pour lui des explosions de principes. 11 répète doc-
tement qu'on n'arrête pas les révolutions; par Dieu
cela dépend de la main, braves gens 1 II veut qu'il y
ait une idée nationale, internationale, philosophique
ou humanitaire dans toute guerre qui peut engager
la vie d'une génération. Le sang féconde, pense-t-on.
Certainement si on sème du chanvre ou de la bet-
terave dans le champ où s'est livrée la bataille.
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CHAPITRE m.
TYPES GÉNÉRAUX'.
La matière expérimentale de la connaissance des
hommes présente de si vastes développements qu'à
ne l'envisager que sous des rapports très-limités on
est encore dans Tinfini; l'auteur est obligé de conti-
nuer l'emploi de la méthode aristotélique et carté-
sienne dont il a fait usage jusqu'ici. Division, clas-
sification, catégorie, on ne sait pas assez ce que
coûte l'ordre dans les œuvres qui se piquent d'être
sérieuses en voulant éviter l'ennui. Telles sont les
difficultés d'exécution de cet ouvrage que l'harmonie
pourra bien être en défaut.
DB LA FORCB MORALE.
La base du caractère humain est la force morale.
Le degré de la volonté ou de l'énergie met entre les
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TYPES GÈSÊRkVX* 29
hommes la même distance que celle de la force phy-
sique entre les animaux. Sous ce rapport un homme
peut être à un autre homme ce qu'un rat ou une
belette est à un lion. Cette vérité est inébranlable;
elle est d'ailleurs assez sinistre, c'est pour cela qu'on
ne la crie pas par-dessus les toits. Et maintenant
bouleversez une société de fond en comble, nivelez
tout ce qui a été construit à sa surface, faites-y passer
la charrue et semez du sel, décrétez la loi agraire
et l'égalité absolue, ramenez l'homme à l'état de
larve, la société à l'état de peuplade primitive. Si ce
niveau égalitaire était possible une minute, la minute
d'après la force morale inégalement répartie entre
les hommes, aurait refait de pied en cap la hiérarchie
poUtique et les catégories sociales.
On peut décomposer tous les actes de la vie hu-
maine, on y trouvera le même jeu de la force ;iio-
rale. Dans toutes les circonstances critiques, à la
guerre, dans une assemblée, l'énergie de quelques
hommes entraîne le reste. Dans le mouvement régu-
lier de la vie, toujours l'action persévérante de la
volonté triomphe. De deux hommes qui vivent en-
semble, celui qui a le plus de caractère mène l'autre.
De dix hommes réunis, le mieux trempé mène
les autres.
Il n'y a pas plus moyen de se révolter contre cette
loi-là que contre les lois de la pesanteur, l'attraction
et la gravitation des corps. Au fond les rapports
entre les hommes se règlent donc sur les aptitudes
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30 LIVftE MtEmËH
respectives à exercer la domination ou à la subir.
On comprend alors aisément pourquoi il y à des
hommes en bas, d'autres en haut; pourquoi il y a
des gouvernements, des prince j et des aristocraties.
Les forces primitives originaires qui ont constitué
un état de choses déterminé à un moment donné,
tendent à se perpétuer dans des institutions, à s'or-
ganiser en classes, en castes, en privilèges et souve-
raineté, en paralysant ou en désarmant les forces
contraires qui pourraient les détruire. La force mo-
rale organise la force sociale à son profit et la fait
servir à ses ambitions.
Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque chose de profon-
dement irritant dans le joug de la puissance publi-
que fondée sur la faiblesse des autres hommes. La
force divisée dans les masses s'unit sous l'empire
d'une haine commune, on fait alors des révolutions;
mais qui les fait? Encore la force morale départie à
quelques hommes résolus. On ne sort pas de ce
cercle.
Enfin dans le dernier état do choses on arrive îi
l'égalité de droit; toute puissance publique hérédi-
taire a disparu, tout privilège est détruit. La vie
sociale n'est plus qu'un immense concours ouvert à
toutes les ambitions. Eh bien, ce concours ressemble
assex à un gymnase auquel on aurait convié boiteux,
manchots, paralytique^ et goutteux, à disputer le
prix de la course à tous les concurrents valides à les
dépasser de vitesse, à grimper aux mâts, à s'élancer
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TYPES GÉNÉRAUX, 31
sur les trapèzes pout* gagner le prix qui dépend de
Tagilité des bras et des jambes.
TrèiB-é>ddemmeht Tobstacle h*est que déplacé; au
lieu d'être au dehors il est au dedans. La puissance
individuelle rendue à la liberté de son essor fait son
office d'exclusion comme tout autre mécanisme social
en excluant les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des
concurrents qui se sentent tous Tappétit nécessaire
pour jprendre part aux fêtes de la vie.
On reste en présence de la force. De laquelle? De
la force morale ; mais en un sens cette force morale
ressemble fort par ses effets à la force matérielle?
mais oui.
BUltË DE LA MÊME IDÉE.
Là force morale est dôric le premier éléinent dont
il faut apprécier l'étendue chez les hommes. C'est la
nuance essentielle qui les distingue. La force morale
est une faculté mère parce qu'elle est habituellement
accompagnée d'un certain nombre de facultés du
premier ordre qui donnent prise sur le milieu am-
biant, telles que le sang-fVoid , la dissimulation^ le
jugement, la prudence.
Certàihs hommes ont les passions si débiles, le vou-
loir si incertain, le mouvement si irrégulier, qu'on
peut les assimiler à des choses. On en voit chez qui
les passions sont violentes, mais la décision flottante
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32 LIVRE PREMIER.
parce que le jugement est nul; d'autres enfin qui
sont parfaitement réglés dans leurs mouvements et
dans leurs habitudes parce que la sphère de leurs
idées n'est pas plus étendue que la cage d'un écu-
reuil.
Ces deux dernières classes d'hommes forment l'im-
mense majorité, le bétail à gouvernement, la chair
à canon, la matière imposable, exploitable, cor-
véable, la force publique, l'opinion publique, etc.
bu CARACTERE.
On avertit qu'il ne s'agit point ici du plus ou moins
de vigueur de l'âme ou de l'esprit, mais de cet en-
semble de qualités et de défauts, de vices et de vertus,
qui constitue chaque homme en particulier et le dis-
tingue essentiellement des autres. Ce sera encore, si
l'on veut, le trait dominant qui se dégage de sa nature
morale. De même qu'il y a des hommes sans volonté,
il en est dont le caractère est indéterminé : c'est le
genre neutre, genre varié dans son genre, car l'in-
épuisable variété de la nature ne s'arrête^ en rien.
Ce n'est pas un mince avantage que de naîtra avec
un caractère à soi, car tous les hommes dont le
naturel est en relief agissent avec plus ou moins de
puissance sur les neutres ou demi-neutres ; et voici
une observation qui est à retenir au point de vue
de l'éducation dont il n'est pas parlé dans ce livre
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TYPES gi^niSraux. 33
parce que ce sujet rentre plus particulièrement dans
le domaine de la littérature ennuyeuse. Voici l'ob-
servation :
S'il est presque toujours utile dans le monde de
dissimuler sa pensée, il faut montrer son caractère.
L'immense habitude que les hommes ont les uns des
autres fait que tout homme nouveau avec qui ils se
trouvent en contact est immédiatement l'objet de leur
analyse. Il faut qu'ils le classent dans une des espèces
qu'ils connaissent, ou que, s'il a une effigie nouvelle
pour eux, ils puissent clairement la distinguer; autre-
ment ils s'éloignent, se refroidissent ou se défient.
Or, tous les hommes qui ont le caractère frappé au
coin de la force ou de l'originalité ne peuvent pas
le montrer. La vrgie nature rentre chez ceux dont
l'âme a manqué de culture ; ils ne paraissent pas ex-
térieurement ce qu'ils sont en réalité. Leur démon
familier ne sort pas. Les formes qui sont le moyen
de se mettre en dehors font défaut.
L'immense avantage de l'éducation c'est qu'elle
retient le type originel en l'épurant et donne à un
caractère vivement doué des moyens de manifesta-
tion.
DES PRINCIPES.
n est également à propos d'avertir que par prin-
cipes on n'entend nullement ici les idées de droit et
de devoir qui entrent communément dans le» notions
3
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34 LIVRE PREMIER.
de la morale. Ces notions nç tiennent pas assez dç
place dans la pratique ^e la vie pour qu'on en
tienne compte dans un ouvrage qui reflète avec cru-
dité quoique non sans grâce, du moins on l'espère,
la société contemporaine.
Nous entendons par principes, la chaîne des idées
bonnes ou mauvaises de cloaque homme en part^cp-
lier sur l'ensemble des choses de la v^e sociale. Il est
suffisamment démontré que ce ne sont pas les idées
justes qui ont le plus d'empire sur les hommes, mais
seulement leur caractère apparent ou réel de nou-
veauté, leurs formes plus ou moins passionnées çt
leurs liaisons brillantes.
Sans un très-grand fond d'idées générales on n'a
pas de niveau intellectuel et il ne faut pas prétendre
à la moindre prépondérance, influence ou force direc-
trice. Il sera d'ailleurs indiqué en son lieu que l'on
peut être pourvu de beaucoup d'idées générales et
n'en être pas moins d'une suffisante nullité.
Dans le nombre assez restreint de ceux qui ont
parcouru un cercle d'idées un peu étendu, qui sont
en état de toucher supportablement à une ques-
tion d'art ou de politique, la plupart se sont attachés
à leurs opinions par un pur effet du hasard. On
paraît ignorer dans le monde ce caractère presque
toujours fortuit des manières de voir et notamment
des opinions politiques. Un souvenir de collège, une
impression de famille, une lecture d'enfance ou d'a-
dolescent; l'influence d'une maîtresse , le ressenli-
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TYPES Gjél^EBAUX. 35
ment 4'une injure, voilà ce qui décide communé-
ment desopinipnspoUtiquesde|a plupart des hommes
qui croient renfermer une idée personnelle dans leur
tête. Aussi n'y a-t-il pas la moindre importance à
ajouter à la plupart des opinions qui s'affirment par
la parole ou par la plume. Ce sont, presque toujours,
de mauvaises copies d'une édition originale dont le
sens est effacé ; et puis encore celui qui parle ne tra-
duit pas même sa pensée. Derrière le fonctionnaire
il y a un traitement, derrière le journaliste un finan-
cier, derrière le publiciste un secrétaire, derrière
le pamphlétaire la faim.
DES ROLES ET EMPLOIS.
On sait qu'il y a au théâtre un certain nombre de
personnages c}e tradition ou de convention qui for-
ment ce que l'on appelle des rôles ou emploU. Ces
figures n'ont rien de fortuit; elles ne sont que la
reproduction d'un certain nombre de caractères dont
le type est le plus abondamment fourni par la société.
Dans quelque milieu que ce soit, on peut se faire
fort de retrouver le parasite, le fourbe, le poltron,
le délateur, etc. ; le reste formera si l'on veut le
chœur antique.
Il y a une quantité indéfinie de gens qui sont nés
pour être espions, entremetteurs, traîtres et fripons.
Ce sont des rôles et emplois. On sait que ces em-
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36 LIVRE PREMIER.
plois vulgaires atteignent une certaine hauteur, une
certaine dignité à mesure que Ton s'élève dans les
sphères delà vie sociale, en politique, dans les affaires,
pendant le cours des révolutions, on n'a qu'à ouvrir
l'histoire,
DE QUELQUES CLASSIFICATIONS.
Les espèces d'hommes sont innombrables dans
leur genre comme les variétés d'animaux. Une
classe d'hommes étant donnée, il y a comme dans le
règne animal des familles. L'étude des caractères
humains ne pourrait-elle pas se faire d'après la mé-
thode de rhistoire naturelle ?
On proposera ici quelques classifications^ de celles
seulement qui peuvent rentrer dans les lignes géné-
rales du sujet. Il y aurait lieu, par exemple, de diviser
la généralité des caractères en trois grandes caté-
gories : — Les caractères simples ; — Les caractères
composés ; — Les caractères à contraste.
Dans les caractères simples les qualités ou les
défauts sont homogènes. En bien ou en mal les tons
sont unis, il n'y a qu'une dominante. L'homme sera,
par exemple, ou avare ou jaloux, ou vaniteux ou cré-
dule. Ses facultés et ses habitudes se résumeront
dans un de ces traits saillants. Il aura, à peu de chose
près, une qualité ou un défaut essentiel qui sera- toute
sa personnalité.
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TYPES GÉNÉRAUX. 37
Le caractère composé est l'alliage de plusieurs
vices, qualités, passions ou défauts dont la compli-
cation constitue des natures morales très-difficiles à
définir ou à expliquer.
Le caractère à contraste n'est qu'une variété du
caractère composé. En réunissant les extrêmes , il
échappe encore plus complètement à l'analyse. Ainsi
il n'est pas rare de voir des hommes avares et pro-
digues, orgueilleux et bas, souples et hautains, auda-
cieux et timides, francs et dissimulés, courageux et
poltrons. Quel est le sceau de leur personnalité, la
loi générale de leur être?
II y a les originaux.
Les gens à manie, si merveilleusement peints par
la Bruyère.
Il y a des hommes qui ont une âme, d'autres dont
on peut dire qu'ils n'en ont pas.
Il y a les esprits faux, les esprits étroits, les esprits
justes.
Les gens artificieux et ceux qui ne le sont pas.
Les gens qui sont positivement bons, ceux qui sont
positivement méchants, ceux qui ,ne sont ni bons ni
méchants ; ceux dont le fond vaut mieux que l'écorce,
ceux dont l'écorce vaut mieux que le fond.
Les caractères concentrés, les caractères ouverts.
Les hommes qui n'ont que des qualités morales,
ceux qui n'ont que des talents.
Les hommes à sang chaud, les hommes à sang
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38 LIVRE PREMIER.
froid ; ceux dont Tardeur vient de Timagination, ceux
chez qui elle vient du tempérament.
Les gens actifs et les gens indolents. Ceux qui sont
actifs sans adresse, adroits sans activité. Les esj>rits
sans suite , ceux qui sont persévérants , les irréso-
lus, etc., etc.
OBSERVATIONS SUR CE QUI PRÉCÈDE.
Il ne faut que sept couleurs pour obtenir la variété
infinie des couleurs; il ne faut que sept notes pour
créer le monde des harmonies; il ne faut que dix
chiffres pour produire des quantités infinies : on peut
juger par là de la variété des caractères, puisque chez
l'homme, chaque passion, chaque qualité ou chaque
défaut susceptible du plus ou du moins à Tinfini se
combine avec mille autres facultés susceptibles du
plus ou du moins dans la proportion de Tinfini.
Cette observation enlève tout intérêt et tout fon-
dement à l'essai d'une classification quelconque.
Dans un homm(5 il n'y a pas un caractère, il y en
dix. Une classification ne refléterait qu'une de ses
surfaces; quelques remarques intéressantes peuvent
seulement être faites.
La manière d'entendre la probité crée chez les
hommes les particularités^ morales les plus éton-
nantes. Ainsi il y a des gens qui vendraient leur pays,
commettraient toutes les vilenies, toutes les bassesses
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TYPES GlÊNltelUX. 39
possibles vis-à-vis du pouvoir, et qui cependant ne
détourneraient pas un écu d'un caisse publique.
11 y en a d'autres qui feront de la concussion sans
aucun scrupule, mais qui regarderaient comme
déshonorant d'abuser de la confiance d'un ami.
D'autres qui, malhonnêtes en affaires, montreraient
de la probité dans la vie publique.
il Jr à des gens qui voleraient pour pajrer leurs
créanciers ou pour faire honneur à leurs engage-
ments.
La valeur intellectuelle des hommes présente d'au-
tres contrastes non moins extraordinaires. On voit
des hommes dont l'esjprit parait très-ouvert sur cer-
tains rayons d'idées, ils deviennent sourds, muets,
aveugles dès qu'il s'agit d'autre chose. On voit des
publicistes qui conseillent, critiquent les gouverne-
ments avec plus ou moins d'autorité, qui seraient in-
capables d'ouvrir la bouche dans un conseil ; on voit
des orateurs qui développent admirablement les
questions, donnent des avis pleins de sagesse, et qui
agiraient avec la dernière ineptie si on leur confiait le
moindre pouvoir. On voit dés hommes à talents spé-
ciaux, d'une incapacité inouïe pour tout- ce qui ne
rentre pas dans leur spécialité. Enfin, il se rencontre
des gens obtus en apparence qui ne pourraient ni
par la parole, ni par la plume, déveloJ)per leurs
idées et qui feraient merveille dans la sphère de
l'action.
Les opinions théoriques que l'on se forme en fait
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40 lAYR^ PREMIER.
de politique^ de religion, de morale, sont autant de
branches d'aliénation mentale pour une quantité
d'individus qui ont là-dessus des idées qui tiennent
réellement de la folie* Un homme qui a de l'unité
dans le caractère et dans les idées, c'est comme un
cheval sans tare ou une femme sans défaut, on ne le
trouve pas.
Dernière observation : les caractères changent^
non pas seulement parce que les idées se modifient
avec l'âge, que les défauts, les ridicules et les vices
s'accusent davantage, mais ils changent suivant la
position qu'on occupe ; ils se transforment du tout
au tout pendant les révolutions. Quand il soufQe un
courant de bassesse, tout le monde devient vil;
quand il souffle un courant de peur, tout le monde
devient poltron; quand il souffle un courant de ven-
geance, tout le monde devient cruel. Là plupart des
révolutions que nous avons vues, nous ont présenté
ce tableau.
EN QUOI CONSISTE AU JUSTE LA CONNAISSANCE
DES HOMMES.
La connaissance des hommes ne consiste pas le
moins du monde dans les notions générales que l'on
vient de parcourir, ces notions fussent-elles très-
approfondies. En quoi donc consiste-t-elle? Elle con-
siste à pénétrer tous les hommes individuellement
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TYPES GÉNÉRAUX. 41
à travers leurs actions et leur langage, à affirmer ce
qu'ils sont, à deviner, à prévoir ce qu'ils feront dans
telle ou telle circonstance donnée. On peut dès lors
se figurer la difficulté d'une telle analyse et la péné-
tration qu'elle suppose; c'est une aptitude qui tient
du prodige; car savoir ce que les hommes sont ca-
pables de faire dans telle ou telle circonstance don-
née, c'est certainement en savoir sur leur compte
plus qu'ils n'en savent eux-mêmes.
On ne peut pas les juger sur ce qu'ils paraissent,
puisqu'ils ne paraissent pas ce qu'ils sont. On ne
peut pas les juger sur ce qu'ils disent, puisqu'ils ne
disent pas ce qu'ils pensent ; et quand même ils se-
raient sincères, on ne pourrait croire à leurs protes-
tations, puisque eux-mêmes ils ne se connaissent pas
assez pour répondre de leurs actions.
L'épreuve seule dégage la valeur réelle des ca-
ractères. Un homme sera-t-il bon, sera-t-il mauvais,
sera-t-il courageux, sera-til lâche à tel moment de
la vie où l'on peut donner sa mesure ? on peut être
trompé à cet égard par les résultats les plus inat-
tendus.
Beaucoup de personnes peuvent se rappeler en-
core aujourd'hui les circonstances du procès de La-
valette, traduit sous la Restauration devant la cour
d'assises de la Seine, comme complice des événe-
ments du 20 mars. Il se produisit dans cette af-
faire un incident que l'on pe%it retenir comme de la
morale en action. Pendant les Cent jom*s le comte
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42 LITRE PREMIER.
de Ijavalette avait accepté la direction générale des
postes après s'être rallié à la cause royale. Renvoyé
devant la Cour d'assises son sort ne pouvait être
douteux. Quand on lui communiqua la liste du jury,
il n'y trouva qu'un nom qui lui fût connu ; c'était
celui d'un M. Héron de Villefosse, qu'il avait connu
mattre des requêtes au Conseil d'État^ lorsqu'il y
siégeait lui-même comme conseiller^ et avec qui il
avait été lié. L'avocat du roi récuserait-il cet ancien
fonctionnaire? Lavalette le craignait, et sa joie fut
grande quand il le vit maintenu. En revanche, il
ne J)ut réprimer un vif mouvement de déplaisir,
lorsque, après avoir épuisé son droit de récusation ,
il entendit sortir de l'urne le nom de M. Jurien,
ancien émigré, alors conseiller d'État et directeur
au ministère de la marine, qu'il regardait comme
son ennemi personnel. M. de Villefosse fut désigné
comme président du jury, circonstance dans la-
quelle Lavalette vit un espoir de salut. Quand après
la clôture des débats, Lavalette rentra dans la salle
pour entendre le verdict du jury, il ne vit que des
figures impassibles; un seul tenait son mouchoir sur
les yeux et cachait ses larmes. C'était M. Jurien, son
ennemi, qui pleurait sur son sort après avoir tout
fait pour le défendre, tandis que M. Héron de Ville-
fosse, son ancien ami, avait plaidé de toutes ses
forces pour obtenir sa condamnation.
Jugez donc les hommes !
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CHAPITRE IV.
DES QUALITÉS ET DES TALENTS.
Le point de vue du monde est le succès. Or ce
point de vue change, du tout au tout, les opinions
communément reçues quand il s'agit d'apprécier les
qualités et les talents. Ainsi, Ton peut tenir a peu
près pour certains ces deux points-ci, à savoir :
1 ^ Que le médiocre est ce qu'il y a de plus avan-
tageux dans les facultés de l'esprit.
2** Que beaucoup de qualités sont des défauts, que
beaucoup de défauts ou de \ices sont des qualités.
Si, par une faveur d'en haut, vous aviez le pouvoir
de choisir entre toutes les qualités et tous les talents,
il est à présumer que, séduit ^ar les apparences, vous
opteriez pour quelqu'une de ces facultés brillantes
auxquelles le monde parait attacher tm certain prix.
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44 LIVRE PREMIER.
Ce serait cependant un très-mauvais calcul ; car il est
avéré que les petites qualités sont infiniment plus
utiles que les grandes et que les grands talents sont
loin de valoir les petits. Échangez donc beaucoup
de savoir contre un peu d'habileté, beaucoup d'es-
prit contre un peu de sens commun, beaucoup de
profondeur contre un peu de surface, quelques avan-
tages extérieurs contre n'importe quoi. Avec quoi
attire-t-on la foule sinon par de petits moyens et
des artifices grossiers? Que faut-il pour s'enrichir?
un peu d'ordre; pour être protégé? un peu de sou-
plesse; pour avoir des amis? un peu de gaieté ; pour
agréer aux femmes? un certain genre; pas plus.
Le charlatanisme est la moitié du savoir faire.
DES ESPRITS BORNES ET DE CE QU ON APPELLE
LES SOTS.
Règle générale, ce qui manque à l'esprit ou à l'ima-
gination, profite au caractère et à l'entente de la vie
pratique. Ce n'est donc pas seulement une condition
de bonheur que d'avoir l'esprit borné, c'est une con-
dition de succès; les gens qui ont peu d'idées sont
nioins sujets à l'erreur, et suivent de plus près ce
qu'ils font.
Il est très-porté, surtout en France, de parler avec
dédain de ce qu'on appelle les sots! C'est une locu-
tion tout à fait insupportable; les sots sont des gens
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DES QUALITÉS ET DES TALENTS. 45
qui réussissent, qui parviennent, qui s'enrichissent,
qui sont bien appointés^ bien établis^ des gens en
place, des gens titres, nouvellement décores, des
députés, des gens de lettres en renom, des académi-
ciens, des journalistes. Peut-on jamais, être un sot
quand on fait si bien ses affaires? Évidemment non.
DE LA MÉDIOCRITÉ EN GENERAL.
Une femme au-dessus du commun, dont la destinée
fut tragique *, résumait ainsi les impressions que lui
avait fait éprouver la vue des hommes de son temps :
« La chose qui m'a le plus surpris depuis que
l'élévation de mon mari m'a donné le moyen de
connaître beaucoup de personnes, et particulière-
ment celles employées dans les grandes affaires, c'est
l'universelle médiocrité, elle passe tout ce que l'ima-
gination peut se représenter, et cela dans tous les
degrés, depuis le commis jusqu'au ministre, au gé-
néral et à l'ambassadeur; jamais, sans cette expé-
rience, je n'aurais cru mon espèce si pauvre. »
Si le jugement est vrai pour les hommes d'une
époque qui passe pour avoir été féconde en organi-
sations^ on laisse à juger ce qu'il en peut être dans
les temps qui ont suivi.
On est porté à croire que les grandes positions
tiennent à de grands talents, comme on rapporte les
\ . Mme Roland.
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46 LIVRE PREMIBE.
événements à de grandes causes. Un peuple qui p*au-
rait pas cette illusion serait ingouvernable, c'est donc
là un 4e ces préjugés heureux qui servent de fonde-
ment aux sqciétés; mais il est tout simplement im-
possible et contre nature que le mérite personnel
joue un rôle même secondaire dans les conflits de
l'ambition ; ceux qui se l'imaginent envisagent la vie
comme un concours dans lequel il y a des prix à
distribuer. Mais qui ne voit que c'est la loi des sym-
pathies et nullement celle des capacités qui fait que
les hommes se prêtent ou se refusent leiA appui.
Vous êtes un penseur, un philosophe profond , il
y a en vous l'étoffe d'un homme d'État} vous avez
l'âme d'un héros, en quoi cela peut-il importer aux
gens? Pas une de ces facultés ne vous donnera un
point de rattache avec eux. Il n'y a que la menue
monnaie des qualités qui soit d'un commerce cou-
rant et d'une valeur appréciable.
Les hommes qui ont besoin des autres n'ont qu'un
moyen de les faire servir à leur intérêt, c'est de leur
plaire. Cela suffit pour expliquer sous toutes les
latitudes et dans tous les temps le succès de la mé-
diocrité.
DES DEFAUTS QUI SONT DES QUALITES
ET RÉCIPROQUEMENT,
Il y a naturellement un écart considérable entre
les principes de la morale et les conclusions de la
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DBS QUALITÉS ET DES TALENTS. 47
vie pratique. Ici tout change, les poids^ les mesures
et les balances. Les vices du cœur doivent être por-
tés sans hésiter à l'actif d'un intrigant. Ainsi Té-
goïsme, l'insensibilité, l'indifférence, sur les principes
une certaine noirceur de caractère, on verra tout ce
que cela donne d'empire sur les hommes.
L'art de parvenir ne peut pas tenir compte au
même degré des qualités morales. Que ferait un
homme chaste avec une coquette, un homme loyal
dans une intrigue, un homme véridique parmi des
courtisans?
Il y a des défauts qui font merveille. Si par
exemple vous êtes impertinent , on vous subira ; or-
gueilleux, on vous estimera; méchant, on vous crain-
dra; irascible, on vous cédera; artificieux, on vous
aidera; menteur, on vous croira.
O]^^
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CHAPITRE V.
DES MANIÈRES.
On pourrait dire à la rigueur que Fart social tout
enêîer rentre dans les manières, puisque cet art con-
siste essentiellement dans la façon dont se font les
choses. C'est toujours à une question de forme que
Ton aboutit. Toutefois on ne comprend ici sous ce
titre que ce qui s'y rattache naturellement.
Avoir des manières, c'est suivant l'opinion générale
n'être pas du commun; c'est appartenir à une cer-
taine classe de personnes qui constituent une sorte
d'aristocratie idéale.
Cette façon de voir les choses est piquante,
notamment en France, où l'on ne jure que par
l'égalité ; mais si les instincts aristocratiques étaient
bannis de la terre, c'est dans ce pays qu'on les
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DES MANIÈRES. 49
retrouverait; c'est la terre classique des dëmarca-
tions sociales. Le premier soin d'un Français qui
passe de la condition la plus chétive à une autre qui
Test un peu moins est de se nuancer, d'essayer une
supériorité de ton et d'allure qui fasse illusion sur
son origine. La contrefaçon se reconnaît, maison fait
toujours bien de se décrotter.
Ce qui explique très-naturellement l'ascendant des
manières, c'est qu'elles annoncent l'une de ces
choses : la fortune, la naissance ou la valeur per-
sonnelle.
Elles impliquent la connaissance des rapports so-
ciaux, des usages, et jusqu'à un certain point, des
caractères. C'est cet ensemble de choses infinies qui
permettent à quelqu'un de prendre le ton, l'air, les
façons qui conviennent à son caractère, à son rang,
à la circonstance, à l'homme à qui il parle.
Ce sont des signes extérieurs auxquels les gens du
monde se reconnaissent. Elles attirent immédiate-
ment la considération tandis que sans elles on est
traité sans conséquence. Elles permettent de se
mouvoir librement dans toutes les conditions; elles
donnent, ou perfectionnent un agent moral singuliè-
rement efficace. — La familiarité.
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50 LIVRE PREMIER.
DE LA MISE BN SCÈNE*
On peut comprendre sous ce titre tout ce qui dé-
pend du jeu de la personne physique, gestes, mouve-
ments de la physionomie, inflexions de voix. C'est
l'art même du comédien. Tout cela entre dans les
combinaisons de Fart social à ce point qu'il est im-
possible de ne pas toucher au moins incidemment à
un tel sujet.
Cet art scénique, complément du grand art, sert
le plus généralement soit à déguiser ses impressions
soit à traduire des impressions que Ton n'éprouve
pas. Il joue un rôle considérable, notamment dans
la politique et dans la diplomatie, saris parler de
ses applications intimes dans les jeux de la vie ga-
lante.
Un diplomate qui a laissé une renommée surfaite
sous quelques rapports, M. de Talleyrand, était passé
maître dans ce que l'on peut appeler la pantomime
diplomatique. Sans rappeler le mot ingénieux qui
peint si fidèlement l'empire qu'il avait sur les mus-
cles de son visage, on peut dire que cette rare impas-
sibilité jointe à une entente merveilleuse des jeux de
la^physionomie fut la moitié de son génie. C'est avec
cela qu'au congrès de Vienne, il tint son monde en
échec.
Dans un des traités qui devaient être soumis à la
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DES MANIÈRES. 51
ratification àe la France et dont les clauses se discu-
taient sur le tapis vert, le mot d'alliés était répété
plusieurs fois et avait été mis là intentionnellement
par les puissances belligérantes qui avaient conclu
contre la France Talliance de Chaumont. C'était une
manière de constater que Ton traitait avec des
vaincus. M. de Talleyrand écouta cette lecture avec
le plus grand phlegme jusqu'à ce qu'on fût arrivé au
mot d'alliés. Là, il interrompit du geste, fit une
pause et dit :
« Je ne connais pas d'alliés, car les alliés sup-
posent la guerre, et la guerre a fini au 31 mai
1814.»
Puis il écouta le reste de la' pièce avec l'attitude
d'un homme qui ne comprenait pas et qui certaine-
ment ne pouvait pas être accusé de manquer d'intel-
ligence. 11 déconcerta les assistants par des airs de
surprise, par des questions renouvelées coup sur
coup^ au point de jeter la réunion dans une con-
fusion indicible.
C'était de la haute mise en scène.
DU LANGAGE, DE LA CONVERSATION ET DE L ESPRIT.
Toutes ces choses, de même que celles qui pré-
cèdent, rentrent par un certain côté dans le chapitre
des manières. Avoir des manières et en même temps
de l'esprit ou de la conversation , c'est avoir un es-
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52 LIVRE PREMIER.
prit plus fin^ une conversation plus délicate et un
langage d'un meilleur aloi.
Il 'ne s'agit maintenant que d'indiquer les points
de contact avec la théorie générale.
Il y a dans le maniement des hommes, des in-
trigues et des affaires, une sorte de langage diploma-
tique sans lequel personne ne peut prétendre à se
faire écouter. Ce sont des réticences, des détours,
des mouvements de surprise, de hardiesse, des af-
fectations de froideur, et par-dessus tout cela, un
usage habile de Fironie, celui de tous les détours
de langage dont l'effet est le plus actif»
Quant à la conversation, elle est à l'art de la vie
comme un de ces accessoires sans lesquels les ma-
chines les mieux montées ne marcheraient pas. Qui-
conque n'a pas à sa disposition un réservoir de paroles
inépuisable sera fort embarrassé pour arriver à quoi
que ce soit. Suivant le gros vulgarisme : Il faut pe^
loter en attendant partie. La conversation, et une
conversation qui ne tarit jamais, est le seul moyen
de se tenir en représentation dans la société. Car
quand on n'a plus rien à dire il faut s'en aller.
L'esprit des gens qui ont des manières ne res-
semble pas à celui des autres. Elles donnent à l'es-
prit cet air de cour et de galanterie devenu si rare
aujourd'hui. Le trait suivant deJVI. de Talleyrand
fait comprendre ce que c'est que l'esprit des gens
qui ont des manières :
Si répulsif qu'il fut de sa personne, M. de ïal-
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DES MANIÈRES. 53
leyrand avait de grands succès avec les femmes, ce
qui ne doit pas étonner.
Un jour, deux dames célèbres, Mme de Staël et
Mme de Fl. . . , qui se disputaient la première place dans
ses affections, le pressaient de s'expliquer à ce sujet,
et le prélat se défendait par ces formules vagues que
^ la politesse a inventées pour remplacer la franchise,
w II ne s'agit point de tout cela, dit une de ces
dames; je suppose que nous fussions tous trois dans
un bateau, qu'un coup de vent vint à le submerger,
et que vous fussiez un bon plongeur, quelle est celle
de nous deux que vous songeriez à sauver la première?
— Madame, dit le spirituel courtisan en se tournant
du côté de Mme de Staél, je crois que vous savez
nager. »
DES PROCÉDÉS.
La maxime de minimis non curai prœtor est,
comme on le pense bien, rayée du décalogue des
bonnes règles, puisqu'il est avéré que le savoir-faire
consiste beaucoup plus dans les petites choses que
dans les grandes.
Celui qui marche à une entreprise ou même seu-
lement à la conquête du plus léger avantage, doit
connaître ses pistes comme un Peaiï-Rouge en guerre
avec une peuplade voisine.* 11 doit notamment être
expert dans une foule de petites choses qui sont à la
science de la vie ce que la procédure est à la science
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54 LITRE PREMIER.
du droit. L'embarras qu'éprouvent les gens dans une
foule de circonstances où il faut aller de Tavant peut
se traduire par ces mots :
Comment la chose se fait -elle? Comment s'y
prend-on?
C'est là une question d'usage et en même temps
d'expérience pratique.
Les abords de toutes choses sont semés de menues
difficultés, d'ambages, de fins de non-recevoir,
d'empêchements et de formalités auxquels le vul-
gaire est toujours arrêté; c'est le crible dans lequel
on tamise tout ce qui est trop épais dans la mouture.
Il y a une foule de petites faveurs,"^ de passe-droits,
de privilèges qui se laissent surprendre; la chose qui
ne se fait pas pour vous se fera pour un autre. Il
y a toujours un moyen d'obtenir ce qu'on refuse
de lever une objection, de passer par une porte fer
mée. Il y a une formule qui lève la consigne, un biais
qui tourne la difficulté.
Cette formule, ce ressort secret, c'est ce que nous
appelons le procédé. Le procédé dispense de frais
d'imagination dans une multitude de cas où il suffit
de s'y prendre d'une certaine façon.
L'homme à grandes manières n'hésite jamais sur
le procédé ; c'est là sa force. Il manie avec aisance
une situation en*s'appuyant sur les formes comme
sur autant de points d'appui qui jalonnent sa
route.
C'est la connaissance approfondie du ton des for-
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DES MANIÈRES. 55
mes du langage et des procédés qui constituent sur
le théâtre ce qu'on peut appeler l'optique social. La
littérature dramatique contemporaine est sous ce
rapport à peu près illettrée et barbare.
OBSBRVATION SUR LA LIGNB DB GOHDUITB
EN GÉNÉRAL.
Dans un sens plus large, le mot de procédés
s'étendrait à la mise en œuvre de toutes les règles
de la stratégie sociale ; et, sous le titre De la ligne
de conduite en général, on pourrait former un cha-
pitre composé des subdivisions suivantes :
Des conjonctures;
Du calcul des probabilités;
Du temps opportun et de l'à-propos;
Des circonstances critiques j
Des partis à prendre et de la résolution;
Des artifices, etc.
Mais ce serait la pire des choses que de donner
tête baissée dans toutes ces piatières; il suffît de
montrer que le fil conducteur n'est jamais perdu. La
substance des idées omises se retrouvera un peu
partout. Quelques observations doivent seulement
être faites sur la ligne de conduite en général.
La ligne de conduite est la mise en application
constante des règles que l'on suppose gouverner les
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56 LIVRE PREMIER.
situations. Quand on dit de quelqu'un qu'il n'a pas
de ligne de conduite, cela signifie qu'il n*a pas dé
plan, pas de système, ou, ce qui est la même chose,
qu'il ignore les règles du jeu qu'il joue. Ces gens-là
comptent dans la vie comme des zéros à la droite
d'un nombre.
liC premier principe, le principe par excellence
de la ligne de conduite en général, est celui-ci :
Le plus court chemin et un point à un autre est la
ligne courbe.
Cenckaînement des courbes constitue la tactique^
c'est le corollaire.
Il n'y a pas de tactique irréprochable. Il en est de
ceci comme des fausses manœuvres à la guerre ; cha-
que faute amènerait une défaite si Ton avait affaire
à un adversaire qui les vît toutes et sût en profiter ;
mais le plus souvent on lutte avec de non moins
malavisés. Il y a, autant d'impéritie d'un côté que de
I autre, et c'est le moins maladroit ou le plus heu-
reux qui l'emporte.
Il reste à faire remarquer que l'art de parvenir
crée à lui seul une véritable langue dont les termes
sont presque exclusivement empruntés à la politique,
à l'art militaire et à la diplomatie'. C'est que l'art de
parvenir n'est lui-même qu'une généralisation de
tous ces arts. Chaque individu en particulier a
droit d'alliance de paix et de guerre, et ne pro-
1. On pourrait encore ajouter, à la navigation, à la chasse
et aux jeux.
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DES MANIÈRES. 57
cède pas autrement en somme dans ses entre-
prises que la société politique à laquelle il appar-
tient.
L'idée poursuivie dans ce livre est arrivée à toute
sa synthèse. Les exigences de la méthode cartésienne
sont plus que satisfaites. On peut passer outre.
oO^^
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LIVRE IL
DU POUVOIR ET DE L'AMBITION.
CHAPITRE I.
DE L'AMBITION EN GÉflÉRAL.
L'ambition est généralement la passion de faire
parler de soi, d'élever sa personnalité au-dessus du
commun des hommes, de les faire servir à ses inté-
rêts; c'est également le besoin d'avoir beaucoup d'ar-
gent à sa disposition, de posséder des hôtels, des
maisons de campagne, des équipages, des maîtresses
à tous les étages et un nombreux domestique.
Il est très-réel d'ailleurs qu'il y a une certaine
jouissance idéale dans l'invention et la direction des
combinaisons qui décident de la vie, de la fortune
des hommes et du choc des événements. En un mot,
c'est le plus beau jeu, puisque c'est celui qui, en
donnant le plus de profit, rapporte en même temps
le plus de jouissance intellectuelle.
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60 LIVRE II.
A ce sujet une réflexion satisfaisante peut se faire.
En raison des qualités d'esprit et de caractère
que suppose une passion aussi forte que celle de
Tambition, il semblerait qu'elle ne dût être le par-
tage que d'un petit nombre d'hommes bien doués.
C'est le contraire qui arrive. Ce sont les gens les plus
médiocres qui sont les plus ambitieux, et par suite
les plus agissants. Rien n'est plus piquant que ceci.
On peut se représenter la fortune comme une belle
femme environnée de prétendants; ce sont les eunu-
ques qui la désirent le plus, et* ce sont les eunuques
qui Tobtiennent.
DE LA DOMINATION ET DE QUELQUES-UNS
DE SES SECRETS.
L'instinct de domination est la première qualité
de l'ambitieux. Quiconque veut dominer, domi-
nera, car en tout genre le monde ne compte qu'avec
ceux qui prétendent. Il vaut donc mieux en gé-
néral avoir les prétentions que dé posséder les apti-
tudes.
L'instinct de domination est une de ces lois mo«
raies qui expliquent Texistence des sociétés politi-
ques. Chaque homme en particulier croit à sa puis-
sance et yeut exercer son empire. On accepte la
domination quelque part afin de la faire subir à son
tour; de là les hiérarchies sociales.
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DE LA DOMINATION ET DE SES SECRETS. 61
Il se soulève à ce propos une question intéres-
saute, c'est de savoir si la domination en général est
plutôt fondée sur les vices des hommes que sur leurs
qualités. Chose étonnante, et cependant certaine, la
domination est fondée sur ce qu'il y a de plus pur et
de plus élevé dans Fâme humaine. Au premier abord
on ne le croirait pas. Sans doute, les supériorités so-
ciales vivent de la bêtise humaine. L'ignorance, Tin-
capacité, la faiblesse^ le servilisme et la bassesse ex-
pliquent les gouvernements, lés princes, les hommes
d'État qui exploitent les peuples au profit de leurs
ambitions; mais on ne gouvernerait pas sans les
beaux côtés de Tâme humaine/ les politiques de quel-
que profondeur le savent bien. Il y a en effet, chez .
les hommes des passions purement idéales, comme
l'enthousiasme, l'amour de la gloire, le sentiment de
la discipline, de l'obéissance , du dévouement et du
devoir. On exploite mieux les hommes avec cela
qu'avec leurs instincts les plus pervers. Voici par
exemple des phénomènes sur lesquels on ne saurait
trop méditer :
Deux États sont en guerre. Le jeu coûtera la vie à
deux cent mille hommes au bas mot. Parmi ceux
qui vont ainsi à la mort combien en est-il qui puis-
sent se rendre compte des motifs de la querelle pour
laquelle ils se font tuer! Pas un, et s'il y en avait
d'aventure, ils ne se feraient pas moins tuer, ce qui
est encore plus extraordinaire. Il n'en est pas non
plus qui aient personnellement le moindre motif de
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62 LIVBE II.
haine contre ceux qu'il tuent. Se peut-il concevoir
quelque chose de plus désintéressé que cette ma-
nière d'agir? 11 y a là dedans un spiritualisme qu'on
appelle l'honneur, la patrie, l'amour de la gloire;
proposez des mobiles purement matériels à ces
braves gens, vous n'en ferez rien.
Il y a deux cents ans, les hommes se battaient
pour une religion dont ils ne comprenaient pas les
dogmes et dont le plus souvent ils ne suivaient pas
les préceptes; on se battait pour la foil Qu'on le
sache bien^ il ne faut pas moins de spiritualisme pour
se battre aujourd'hui.
Au seizième siècle on vit se coristîtuer, sous la
protection du Saint-Siège, une société formidable
qui existe encore, quoiqu'elle soit déchue de sa
puissance. Cette société comptait à peine cent ans
d'existence, que déjà elle remplissait le monde du
souvenir des grandes choses qu'elle avait faites, et
des épreuves qu'elle avait subies. Nul ordre religieux
ne produisit autant d'hommes distingués dans tous
les genres, aucun n'étendit ses travaux sur un plus
vaste espace, et cependant jamais on ne vit une plus
parfaite unité d'action et de sentiment.
Dans toutes les régions du globe, dans toutes les
carrières ouvertes à la vie active ou intellectuelle, on
rencontrait des Jésuites ; ils dirigeaient les conseils
des rois, déchiffraient les inscriptions latines, obser-
vaient les mouvements des satellites de Jupiter, et
remplissaient les bibliothèques du monde d'ouvra-
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DE LA DOMINATION ET DE SES SECRETS. 63
ges de controverse, de casuistique, d'histoire, de
traités d'optique, d'odes alcaïques, d'éditions des
Pères de l'Église, de catéchismes, de madrigaux et
de pamphlets. Leur vie était un miracle d'activité
et de dévouement. Le jésuite traversait les pays pro-
testants sous le déguisement d'un brillant cavalier j^
d'un simple jpaysan ou d'un prédicateur puritain; il
parcourait les contrées que n'avait jamais explorées
l'avidité du commerce où la curiosité du touriste.
On le trouvait sous la robe d'un mandarin dirigeant
l'observatoire de Pékin; on le voyait la bêche à la
main, enseigner les éléments de l'agriculture aux
sauvages du Paraguay.
Un Jésuite ne choisissait ni ses fonctions ni le lieu
de sa résidence. Passer sa vie sous le pôle arctique ou
sous l'équàteur, employer son temps à classer des
pierres précieuses et k collectionner des manuscrits
au Vatican, ou à enseigner aux sauvages de l'hémi-
sphère méridional à ne point se manger entre eux :
c'étaient là des questions qu'un Jésuite abandonnait
avec une profonde soumission à la décision de ses
chefs. Si l'on avait besoin de lui à Lima, le premier
bâtiment partant pour l'Atlantique le recevait bien-
tôt à son bord; le réclamait-on à Bagdad, il traver-
sait le désert avec la première caravane ; sa présence
était-elle nécessaire dans quelque pays où sa vie fût
plus exposée que celle d'un loup, où lui donner asile
était un crime, et où les têtes et les membres de ses
frères^ suspendus aux places publiques, indiquaient
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64 LIVRE II.
le sort qui le menaçait, il marchait à sa destinée
sans hésitation ni murmures.
A quoi donc attribuer les prodiges de cet ordre
fameux sinon à l'abnégation, au dévouement absolu
des inférieurs , à la passion de l'obéissance et de la
subordination ? La société avait pour devise : perindè
ac cadai^er. C'est la quintessence du spiritualisme.
Trouvez donc quelque chose qui agisse plus puis-
samment sur les hommes que les idées abstraites.
Plus on exige des hommes, plus on en obtient,
p'est là un des secrets les plus profonds de la domi-
nation. Ainsi, on peut voir une des applications de
ce principe dans l'austérité des règles imposées par
les établissements religieux, plus l'observance est
sévère, plus elle attire de pénitents. Une maison de
Chartreux qui. voudrait relâcher sa règle sous pré-
texte de s'accommoder à la faiblesse humaine, au-
rait bientôt fait maison nette.
Moins on paye, mieux on est servi ; c'est un des
corollaires du même principe, et l'on peut voir
quelle est la commodité du précepte.
Plus le travail est dur, plus il est obscur, plus on
s*y attache étroitement, toujours la même règle. Le
labeiu* opiniâtre du paysan en est une preuve, et
Platon fait à ce sujet une réflexion que Ton aime-
rait à voir inscrite sur les édifices où l'on a la pré-
tention de décerner des prix d'agriculture. « Un
laboureur, dit-il, est très-utile à l'État, et sa profes-
sion mériterait d'être honorée, essayez de lui donner
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DE EA DOBIINATION ET DE SES SECRETS. 65
une charrue en ivoire, un habit de pourpre, de la
vaisselle d'or, une table délicate, il ne voudra plus
s'exposer au soleil et à la pluie , marcher dans la
boue, aiguillonner des bœufs ; en un mol, il ne
voudra plus labourer, sinon quelquefois par le beau
temps, pour se divertir. »
Platon ajoute même des choses qu'il ne ferait pas
bon de répéter aujourd'hui, par exemple, « que dans
toutes les professions, l'artisan trop à son aise ne
veut plus faire son métier; qu'il s'abandonne au
plaisir et à la paresse, et ruine son art par les
moyens qui lui avaient été donnés pour l'exercer
commodément. »
Au point de vue du gouvernement, l'application
pratique, c'est qu'il ne faut pas craindre de pres-
surer un peu son peuple, de lui demander beaucoup
d'aï'gent et beaucoup d'amour, mais n'anticipons
pas. .
crap)
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CHAPITRE II.
DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES.
DE LA VOLONTE.
On a pu remarquer dans les premiers chapitres
une théorie de la force morale dont la précision
laisse peu de chose à désirer.
Cette théorie est tout à fait décisive en politique
et rien ne serait plus aisé que de lui donner ici un
très-grand développement; mais qui ne comprend
que dans un tel ouvrage la synthèse est fort au-des-
sus du détail?
La nature sociale est un état de guerre dans lequel
le jeu de la force morale domine le jeu de la force
physique. Même à la guerre, les défaites ne sont que
des déperditions de force morale. Quand deux ar
mées se heurtent sur un champ de bataille et qu'elles
jonchent le sol de trente ou quarante mille morts ou
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DE QUELQUES FACULTIÉS CAPITALES. 67
blessés, ce n'est pas la difïérence des pertes entre
les deux armées qui décide de Ja victoire ; n^ais 4'linL
côté J'^udace, ^ confiance^ le courage qui vont
croissant et multiplient les fpyces, tandis que de
Vautre côté tous ces éléments moraux en se désorgpa-
nisant entraînent la déroute.
Les résultats d'une victoire seraient presque tou-
jours annulés si Tarmée, qui a perdu son champ de
bataille, pouvait recommencer TafFaire i|n peu p|us
loin avec la même somme d'énergie qu'au commen-
cement.
Cette force morale a de tout temps défen4H les
petits peuples et les petits armées contre la supériorité
du nombre et des masses. Les peuplades grecqi^es,
divisées, déchirées par des dissensions intestines,, sans
armées permanentes, sans unité de commandement,
ont tenu en échec pendant des siècles toutes les forces
militaires de la civilisation asiatique qui ne put jamais
soumettre ces indomptables populations. On a vu
en 1814 les légions du premier Empire, victorieuses
sur tous les champs de bataille de l'Europe, fondre
comme neige en Espagne devant des bandes de
guérillas, pe nos jours, une poignée de soldats
anglo-français sont entrés en vainqueurs dans 1^
capitale d'un royaume asiatique de cent millions
d'hommes.
La politique a inventé en ce temps-ci une théorie
qui consiste à conquérir les petits peuples sous pré-
texte de les défendre. Si ces petits peuples savaient
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6S LIVRE II.
faire une guerre de feu et de sang sur leur territoire
ils se défendraient bien tout seuls.
La force morale qui est la richesse des nations est
aussi la richesse des individus. En politique, n'avoir
pas de volonté, c'est n'avoir point de puissance et
point de liberté.
Jean-Jacques Rousseau a écrit quelque part : Qui-
conque veut être libre l'est en effet. G>mme la vo-
lonté d'être libre en suppose la force, il eût été plus
exact de dire : Quiconque est né fort est né libre.
La liberté, c'est la force morale , la force morale
produit la liberté. Elle seule donne à un homme le
pouvoir de s'égaler à ses désirs et à ses ambitions.
Réciproquement, la faiblesse c'est l'esclavage, une
sorte d'esclavage naturel, incurable, qui fera tou-
jours dépendre une moitié de l'humanité de l'autre.
Les droits n'existent en réalité que pour qui peut
les exercer.
DU FOYER INTERIEUR.
On crée ce nom pour caractériser une certaine
disposition de l'âme, dont le rôle n'a pas été assez
aperçu chez les ambitieux. Il s'agit d'un état normal
de surexcitation qui porte sans cesse à agir, à entre-
prendre, qui tient sans cesse en éveil les désirs, les
passions. Tous les hommes ont, à leur heure, des
moments d'action et d'entrain qui leur font illusion
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DE QUELQUES FACULT]£s CAPITALES. 69
sur leurs forces, mais cette chaleur est intermittente.
Bientôt leurs idées pâlissent, leurs projets se refroi-
dissent. Le foyer intérieur s'est éteint; ils ne savent
pas quand il se rallumera. Il leur faudra attendre
quelque excitation physique, un caprice de leur
tempérament, quelque choc d'idée imprévu.
Chez les ambitieux bien doués, le foyer brûle tou-
jours; ils sont toujours excités. Leur esprit est tou-
jours tendu, leur âme toujours en mouvement, dans
tous les temps. C'est le continuas animi. motus dont
il est question dans un passage de Salluste en parlant
de César, qu'on nous représente toujours agité, tou-
jours brûlant de faire quelque chose de nouveau.
Les grands hommes ne sont pas autrement. Le foyer
intérieur se traduit chez eux par des villes prises, des
batailles livrées, des contributions frappées, des
intrigues, machinations, combinaisons et inventions
de toutes sortes, ils ne peuvent pas apaiser à moins
l'ardeur de leurs excitations internes, et l'histoire
des peuples est généralement l'histoire de ces
expansions de chaleur naturelle.
]>S LA DISSIMULATION BT DU SECRET.
Mazarin paya tous les bienfaits de Louis XIV par
ces simples mots qu'il lui dit à l'oreille avant de
mourir :
Simula^ dissimula j nulli fide^ omnia lauda^
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70 LI\BE U.
On chercherait longtemps avant de trouver un
conseil d'une aussi haute perfection.
La dissimulation est une des facultés que les hom-
nies estiment le plus. Elle leur apparaît comme un
signe de force, comme un caractère de supériorité
morale évidente, et cette manière de voir n'est pas
si mal fondée.
Ne pas dire sa façon de penser, n'est-ce pas don-
ner un gage de sa prudence ? n'est-ce pas un signe
probable de force de caractère et de concentration
d'esprit? Ce n'est pas tout. La dissimulation agit sur
l'imagination des hommes par le prestige tout-puis-
sant du secret et de l'inconnu. Un homme qui ne
dit pas sa pensée est supposé tenir la vérité, bri sup-
pose de même la force d'action â celui qui ne confie
pas ses projets.
Tout cela est fondé sur la niaiserie humaine, et
Ton apprend à jouer à ce jeu-là comme Ton apprend
à jouer au tric-trac ou à l'écarté.
Il est vrai ique la dissimulation suppose d'autres
facultés, non moins appréciables, la rusé, l'astuce,
la duplicité, ces grands instruments de la politique.
Cromwel, qui se connaissait en cette matière, avait
coutuine de aire : « L'artifice et la tromperie don-
nent à vivre la moitié de l'année, l'artifice et la
tromperie donnent à vivre l'autre moitié. » On peut
en croire des hommes aussi pratiques et qui savent
si bien l'humanité.
Un personnage historique qui, dans un rôle de
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DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES. 71
seconde main s'est rendu singulièrement célèbre par
sa dissimulation 9 c'est Monck, homme médiocre au
demeurant; son impénétrabilité et son flegme imper-
turbable servirent mieux sa fortune que la plus
haute capacité politique.
Transfuge de l'armée royale et créature de Crom-
wel, il trompa tous les partis jusqu'au jour de la
restauration, avec un art qui n'a jamais été dépassé.
Non content de rompre avec quiconque avait la- répu-
tation d'être attaché aux Stuarts, il dénonçait au Pro-
tecteur toutes les menées des cavaliers. Il lui envoya
jusqu'à une lettre qu'il avait reçue du roi par une
voie secrète. Crbihwel n'était point dupe, mais que
faire avec un homme qui jouait son jeu aussi irrépro-
chablement. Il lui écrivit uii jour par forme de plai-
santerie, dans un post-scriptum, » J'entends dire
qu'il y a en Ecosse un certain drôle fort rusé, que
l'on appelle Georges Monck, lequel n'attend que le
moment d'ouvrir la porte à Charles Stuart; je vous
prie de faire tous vos efforts pour mettre la main sur
cet individu et me l'envoyer aussitôt. » — C'est ainsi
que jouent les tigres.
Cromwel tombe, Monck reste immobile et na
paraît occupé qu'à se maintenir dans sou comman-
dement. Richard tombe, et Monck se soumet au
parlement avec la même docilité ; il fait plus : il pro-
teste contre la violence de l'armée qui avait chassé
l'assemblée. Son frère lui même, ecclésiastique non
suspect, étant allé le voir en Ecosse pour lui remettre
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72 LIVRE II,
une lettre du roi, il refuse d'entrer avec lui dans la
plus légère explication. Il manœuvre souterraine-
ment toutefois, et pendant qu'il entre enfin en com-
munication directe avec le roi, il prodigue les faux
serments et les protestations. Il repète à Ludlow
qu'il faut vivre et mourir pour la république; il met
sa main dans celle de Finflexib.'e Haslerig, en jurant
par le Dieu vivant de s'opposer jusqu'au dernier
soupir à l'élévation de Charles Stuart ou de tout
autre.
Et c'est ainsi qu'il devint duc d'Albemarle avec
quatre-vingt mille livres sterling.
La duplicité est certainement une excellente chose,
mais encore fie faut-il pas se prendre dans ses pro-
pres filets, ce qui arrive. Il faut quelquefois ne pas
vouloir tromper, c'est là le difficile.
DE LA MECHATIGETE CALCULEE.
Les théologiens montrent une profonde connais-
sance de la nature humaine quand ils représentent
Dieu comme un être infiniment bon, mais surtout
comme infiniment redoutable. C'est là le côté essen-
tiel, car le mal est quelque chose de plus palpable
que le bien. Les raisons de craindre sont plus frap-
pantes que celles d'espérer ; enfin le mal parait aux
hommes une plus grande expression de la force que
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DE QUELQUES FACUL-rès CAPITALES. 73
le bien, et par suite il agit davantage sur leur imagi-
nation.
Si Ton veut contrôler cette proposition on n'a
qu'à voir quel est dans l'histoire morale dçs peuples
la part de la raison et de la justice ; quel est le rôle
des sentiments généreux et des idées élevées. La
gloire par exemples est un des mobiles les plus vi-
vaces de l'humanité et la gloire est l'incarnation
même du mal, le principe de tous les fléaux. Dites
donc à un peuple de renoncer à la gloire, ou essayez
de gouverner sans elle. De quoi toute l'Europe
moderne a-t-elle vécu pendant près de dix siècles ?
Des folies et des fureurs de la superstition reli-
gieuse. Cette frénésie a fait son temps; par quoi est-
elle remplacée aujourd'hui, par une 'autre frénésie ?
l'aversion de tout sentiment religieux, c'est toujours
le torrent du mal.
L'ascendant des idées fausses pendant les révolu-
tions est xm autre aspect de cette fprce malfaisante
qui parait présider à la vie des nations.
Les principes faux, les sentiments pervers ont
partout infiniment plus de puissance que leur con-
traires. Ces considérations jettent un certain jour sur
la science du gouvernement, sur la politique dont
les agissements secrets sont connus. Le mal en est le
principal ressort. Par 3uite des mêmes raisons la
bonté est une qualité absolument négative chez les
princes. Elle ne peut leur servir en rien. C'est ce
qui apparaît notamment dans l'histoire de France
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74 LIVBE II.
OU dès Torigine de la monarchie; on voit tous les
princes débonnaires, chassés, détrônés, avilis ou
assassinés. Jamais ou n'a vu dans ce pays la na-
tion broncher sous une main violente, quelques
coups qu'elle ait portés. Philippe Auguste, Philippe
le Bel , Louis XI , Richelieu , Louis XIV avaient
précisément ce don de la cruauté froide et impla-
cable qui est d'un si grand prix dans les chefs
d'État. Prodigues du sang, de la vie et de l'or de
leurs sujets, leur gloire se continue dans la postérité.
Le mal qui a suivi leurs pas fait partie de leur
grandeur. En revanche sous tous les princes faibles
on a crié à la tyrannie, c'est dans l'ordre. La po-
pularité des Robespierre et des Danton parait puiser
sa force dans lé sang qu'ils ont versé. Napoléon P',
qui a fait tuer im million d'hommes, et dont la main
pesait. Dieu sait comme, a été l'âme de ce pays. Il
est vrai qu'il n'en est point au monde d'aussi pas-
sionpé pour la force; mais son exemple n'en est que
plus approprié.
On a pu voir déjà que ce que nous appelons l'art
de parvenir n'est à tout prendre qu'une application
de la politique à la direction de la vie. Du petit au
grand c'est la même chose. On ne saurait pousser
loin sa fortune sans une certaine noirceur de carac-
tère qu'il faut acquérir de parti pris quand on n'a
pas le bonheur de la posséder naturellement. On
sent à merveille qu'il ne s'agit pas ici d'une méchan-
ceté brutale ou irréfléchie, mais d'une méchanceté
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DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES. 75
qui a conscience d'elle-même, d'une méchanceté
calculée sur les instincts de la nature humaine.
Ainsi dans le courant de la vie un homme a
beaucoup d'intérêt à établir l'opinion qu'il ne par-
donne pas aisément ; qu'on ne pourrait l'offenser
impunément ; qu'il a peu de sensibilité, peu de côtés
ouverts aux sentiments. Plus il sera dur, mieux il
percera la couche sociale.
ciQp)
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CHAPITRE IIL
DES PARTIS.
On doit se représenter les partis dans un État
comme des clans ou des tribus armées qui marchent
chacune de leur côté à la conquête du pouvoir avec
des principes, c'est-à-dire avec des mots pour dra-
peaux. Les révolutions ne sont que la mêlée de
partis. Il s'agit de savoir qui gagnera la bataille,
c'est-à-dire quel est. le parti qui en ^dernière analyse
restera saisi de la puissance et du butin.
On peut voir par là qu'il n'y a réellement jamais
que deux grands partis en présence, ceux qui veulent
renverser le gouvernement existant parce qu'ils n'y
font pas leurs affaires, ceux qui veulent le conserver
parce qu'ils y trouvent leur compte.
Ceux qui veulent le maintien de Tordre établi n'ont
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DES PARTIS, 77
point tort. Unis à leurs places , à leurs dignités, à
leiu's pensions par des liens sacres et indissolubles,
ils sont fondés à regarder comme des ennemis de la
société ceux qui seraient tentés de les troubler dans
leurs jouissances. Rien ne leur parait plus digne de
respect que les institutions dont ils vivent, elles sont
pour eux un patrimoine.
Quant à ceux qui veulent se débarrasser de leur
gouvernement, ils n'ont pas tort non plus, puisque
leur mobile est le même que celui de leurs adver^
saires. Us ne diffèrent entre eux que par leur préfé-
rence pour tel ou tel système de gouvernement qui
leur parait plus favorable à leurs ambitions ou au
développement de leur activité.
11 y a parmi les partis des pouvoirs détrônés et des
partis nouveau-nés qui prétendent à l'empire. Pour
les uns comme pour les autres, le problème à résou-
dre est le même, au moins dans le commencement :
faire pencher de son côté Fopinion, ce qui se fait
par voie d'initiation et de propagande.
On convertit un peuple à telle ou telle doctrine, à
tel ou tel système politique comme on décide le pu-
blic à user de certaines recettes à force de les annon-
cer ; et c'est par là qu'on voit que la presse est la pre-
mière puissance de ce monde, car, elle persuade ce
qu'elle veut.
Le prosélytisme des partis s'emploie donc avec une
ardeur extrême à rallier à ses idées les majorités puis-
santes ; c'est à qui trouvera les mobiles les plus pro-
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78 LIVRB II.
près à agir sur la fibre des peuples. Oo peut choisir;
chacun d'eux propose un type particulier de gouver-
nement, avec différents doses d égalité ou de liberté;
et comme les peuples sont changeants, chacun de
ces principes ou de ces systèmes a des chances pour
réussir tour à tour. En fait d'amorce cependant
rien n'approche ce que l'on a inventé depuis plu-
sieurs années sous le nom de démocratie. Ce mol,
qui dans la langue moderne n'implique aticune
forme quelconque de gouvernement ni aucun prin*
cipe déterminé, a l'avantage de promettre par d'Jia-
biles sous-entendus aux masses qui font les révolutions
du pouvoir, du crédit, de l'argent et des jouissances.
Rien ne vaut évidemment cet appât.
Lespartis, c'est là un point important, doiventavant
tout ne pas se ressembler, c'est-à-dire qu'ils ne doi-
vent avoir ni les mêmes idées ni les mêmes tendan-
ces; enfin rien de commun.
Une nuance n'existe qu'à la condition de ne pas
ressembler à une autre nuance, les opinions des par-
tis en sont là. Il en résulte que chacun d'eux se tient
pour infaillible, qu'il est obligé de soutenir le con-
traire de ce que les autres soutiennent, qu'il ne peut
en aucun cas rendre justice à ses adversaires et que
s'ils lui apportaient la vérité même et l'évidence , il
serait en conscience obligé de les repousser.
Ces considérations amènent à dire que dans beau-
coup de pays, sinon dans tous, il y a des partis facti-
cesy c'est-à-dire des partis qui n'ont de fondements
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DES PARTIS. 79
que la badauderie et la pure sottise, mais il s'en faut
bien que ce soient les plus mauvais, car c'est tou-
jours dans ceux-là qu'il faut entrer. On remarquera
seulement qu'en fait de combinaisons politiques ou
de systèmes de gouveitiement, il n'en est qu'un
nombre très-limité qui puisse se prêter à des ap*
plications pratiques; quand donc on voit sept ou
huit partis opposés dans un pays^ on peut parier à
coup sûr qu'il y en a la moitié et plus qui sont des
partis factices^ c'est-à-dire qui vivait sur des idées
fausses.
{In faussant un principe on fait un nouveau prin-
cipe. En faussant plusieurs principes on fait un corps
de doctrine (nouveau.
L'égalité, par exetople, est un principe de sociétés
politiques dont Tunique portée se réduit à dire : tous
les hommes sans exception ont tous les droits possi-
bles aux avantages que la société procure. C'est à eux
à les conquérir par leur talent ou par leur courage;
mais cette notion si simple ne peut être commune à
tous les partis, pjirce les partis doivent représenter
des idées cjffférentes. Alors on invente en dehors de
la nature sociale mille combinaisons factices, l'égalité
cje biens, l'égalité de rangs, l'égalité de salaires, tou-
tes les égalités possibles, pourvu que chacune d'elles
diffère du type commun et de la variété des espèces.
C'est encore un autre principe simple que l'action
de l'autorité publique doit être écartée le plus pos-
sible de la sphère des intérêts privés ; si donc un
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80 LIVRE II.
parti prend pour devise, peu d autorité, un autre
prendra pour devise point d! autorité
On peut essayer ce système de déviation sur toutes
les idées possibles, c'est le secret de ne pas penser
comme tout le monde. 11 est gênant pour les partis
d'avoir des idées communes même sur la morale.
Aussi a-t-on vu de nos jours un parti créer une mo-
rale distincte des idées religieuses que Ton a appelé
la morale indépendante. Avant peu Ton imaginera
des variétés de cette morale, la morale libre ou la
conscience libre. Tout cela est régulier.
•On voit que le procédé consiste presque toujours
à enchérir sur un premier principe. Vous dites qu'il
faut réformer le culte, moi je dis qu'il faut un autre
culte, le dernier dira qu'il n'en faut pas» Nous avons
f armé trois partis en enchérissant les ims sur les au-
tres, et tous trois nous avons raison.
Le système d'enchérissement et de surenchéris-
sement des partis peut s'étudier avec fruit dans
l'histoire de la Révolution française.
Au début de la Révolution de 1 789 , il ne s'agit
que d'une chose, réformer les abus de la monarchieet
maintenir l'antique constitution avec les parlements
et la division de la nation en trois ordres. L'égalité
devant l'impôt, et la suppression des servitudes féo-
dales résument ou semblent résumer, ^u temps de
Malesherbes et de Turgot, les réformes du parti le
plus avancé ; mais à côté de ce parti, déjà il s'en
est formé un autre plus avancé qui veut régénérer
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DES PARTIS. 81
la monarchie par une constitution analogue à celle
de l'Angleterre. C'est le parti royaliste et constitu-
tionnel pur représenté par les Maury, les Mounier,
les Cazalès. Mais tandis que la conquête du gouver-
nement parlementaire, à l'instar des Anglais, semble
être l'expression du mouvement national et le but
définitif de la Révolution, un troisième parti est déjà
né qui dénature la conception d'une monarchie
constitutionnelle en enlevant au trône l'appui de la
noblesse et en plaçant la royauté en face d'une as-
semblée souveraine. C*est le régime bâtard de 1 791
qui ouvre la carrière à Necker et derrière lui à
Mirabeau. L'un s'agite dans l'impuissance, l'autre
meurt, et pendant ce temps le parti des Girondins
aspire ouvertement à la République ; mais à 'côté du
parti républicain, fondé sur le concours des classes
éclairées, a surgi le parti de la démocratie, fondé
sur le concours exclusif des classes populaires, et la
dictature individuelle; et la faction de Robespierre
n'était pas tombée, que la queue de Marat avec la
plèbe débordait les Jacobins.
On peut faire des observations analogues sur la
révolution de 1848. Elle commence aux cris de la ré-
forme ; il ne s'agit que de l'extension du suffrage à
certaines catégories d'électeurs. La royauté constitu-
tionnelle n'est pas en question. Le parti républi-
cain pose sa candidature au gouvernement pendant
les barricades. Après la chute du trône, la concep-
tion de l'idée républicaine s'altère sous l'influence
6
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82 UVBK II.
du paf ti ^cis^ÎB^e. Pe l'idée que l'Etat doit garantir
le travail et cpinmanditer l'industrie, pp n^îjrchfî
vers les lois agraires et les réquisitions forcée», etc.
Tout cela se fait par le procédé d'enchérissement
e\ de surenchérissement ci-dessps décrit.
T^CTIQPB AYEC I.BS PARTIR.
\je^ partis ont deux manières d'être ; dans les temps
de calme, ils sont circonspects, peureux et méticu-
\pii\'y aux époques agitées, ils passent à l'exagération,
à la violence, à la frénésie. La ligne à tenir est déter-
minée suivant Fuufî ou l'autre occurrence.
Tant qu'un gouvernement a quelque puissance, 1^
hommes influents qui sont à la tête des partis inén^-
gent leurs attaques, parce qu'ils espèrent qu'on les
enlèvera à l'opposition par quelque ppstç l>rillant
qui les fera participer à la dir^ection des affaires.
C'est ce qui arrive dans le gouvernement pa^len^en-
taire, où la lutte des ambitions est légalement or-
ganisée.
Les agissements des partis se réduisent alors k un
tissu de pe):ites intrigues laborieuses, à l'aide des-
quelles on arrive peu à peu à établir son in-
fluence ; mais il ne faut rien qui dépasse la commune
mesure. Dans un corps d'armée, l'action et la direc-
tion sont centralisées, et généralement ce sont les
plus capables qui commandent; dans les partis, au
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DBS PARTIS. 83
contraire, tout le monde commande ou veut com-
mander et 1<BS meneurs sont au-dessous du médiocre.
Rien de plus paturel; ceux qui composent les partis
ne i^ett^Qt en commun que des ambitions et des
yanitës. La haine les rapproche, mais la jalousie les
divise^ au point qu'ils passeraient tous à l'ennemi
plutôt que de se procurer les uns aux autres des
avantages quelque peu ^)arq^és. Lçur grs^nde pré-
occupation, c'est de se tepir mutupUemçqt en échec
et de se neutraliser autant que ppssible les uns les
autres.
Ils ont une grande perspicacité ppvir 4^viiï^r l^
grands talents, les carac|:ères élevés et résolus ; op
s'eîi^ 4p^W^^^ ?V^^ ^^ P^^* g?2iïï4 soin, car leur pré-
sence ps^ri^i d^^ gens médipcres, ûniprés et envieux,
dont ^ plus grapde préoccupation est de se mainte-
nir tous au mêffie nive2^u, qui ont l'habitude des dé-
libérations qiseuses, des ré^lutions incomplètes, des
demi-mesures, de toutes sortes de petites négo-
ciations eç capitulations, jetterait le trouble dans les
rîjppprts communs. Ces partis-là ont si peur de se
compromettre qqe c'est à peine s'ils ramassent leurs
morts.
Quan^ un gouvernement a été assez fort pour ré-
dviire les partis q l'impuissance, quand ils sont en
quelque sorte comme des essaims de guêpes dont
on a arraché l'aiguillon, il se forme assez souvent
des oppositions postiches au sein desquelles pn peut
siéger ayec auts^nt d'agrément que de sécurité.
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84 lIvre II.
La tactique en pareil cas est bien simple de la part
des hommes qui sont arrivés à se créer une certaine
position par Tappui de leurs concitoyens. Il ne s'a-
git pour eux que de fermer les yeux sur les actes un
peu violents de leur gouvernement, de délaisser les
grosses questions pour les petites, de plier sous les
chocs, et de crier de temps en temps, mais de se
taire au premier éclat de foudre qui part de la main
du pouvoir. Moyennant cette conduite, qui n'est
d'ailleurs que de la modération, on jouit de très-sen-
sibles avantages. On peut avoir de l'argent, des pla-
ces, et ce qui est incomparable , on a les honneurs
de l'opposition sans en courir les périls; enfin, eu
cas de nouvelle révolution, on est extrêmement
bien placé pour en profiter, puisqu'en somme on
faisait de l'opposition sous le régime précédent.
Ces oppositions postiches servent de coussin dans
les chocs qui peuvent avoir lieu entre un pays et son
gouvernement. Comme les coussins peuvent tou-
jours servir après le choc, on ne risque rien en sou-
tenant un gouvernement que Ton a l'air d'attaquer;
on à la chance de durer autant que lui et de lui
survivre s'il succombe.
Dans les temps troublés, le jeu des partis n'est
pas aussi facile. Ils sont obligés de se rattachera tout
prix aux organisations vigoureuses qui peuvent les
aider à traverser la crise et à en triompher. Les pe-
tites individualités, si tenaces dans leur ambition,
sont rejelées en général sur le quatrième ou le cin-
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DES PARTIS. 85
quîème plan; mais elles reparaissent au cinquième
acte.
Les partis n'accordent d'autorité qu'avec l'espoir
de la reprendre ou de l'exercer au nom de celui
qu'ils en ont investi, fls veulent que l'on se donne à
eux sans exception ni réserve, que l'on brûle ses
vaisseaux pour leur appartenir sans retour. Quicon-
que voudrait se ménager deviendrait à bon droit sus-
pect. Les idées fausses comme les idées justes; les
erreurs comme les vérités, font partie du programme
que l'on doit défendre ; et quant aux passions du
temps, quelque aveugles et quelque effrénées qu'elles
soient, on est tenu de les partager et même de les dé-
passer si l'on veut avoir quelque empire sur son
parti. C'est le jeu que Ton jouera toujours quand on
voudra dominer les factions.
Lors de la révolution de 1 642, Cromwel commença
sa grande fortune politique en exagérant le fanatisme
des sectes les plus exaltées, en imitant leur jargon,
en priant, préchant et vociférant dans les assemblées
des puritains, ce qui ne l'empêchait pas d'en rire
dans son intimité. 11 s'amusait un jour à boire avec
ses amis, et il cherchait un tire-bouchon qui s'était
égaré sous la table, lorsqu'une députation de pres-
bytériens se présenta pour lui parler. Il leur fît dire
qu'il ne pouvait les recevoir parce qu'il était oc-
cupé à chercher le Seigneur.
Le dévouement absolu que les partis exigent de
ceux qui les servent devient embarrassant quand la
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86 LivAS II.
cause commune commence à charibeler. Mais alors
ce n'est évidemment pas le cas d'être conséquent.
Loin de songer à sbdtteiiit ce qui tombe, rhottiine
habile doit épier lés thoiiidres symptômes pré-
curseurs de fcettë chute. Il doit saisir le motileht
opportun pour une Vdltfe-ftice. Qùâhd il a suiti un
parti jusqu'à l'apogée de sa grandeur il doitsubitetHetit
s'eh dégager quaiid ses énibàrras cdintiiericedt, se
towner coiltre lui, même le persécuter et se frayer
une tiouvelle carrière de Jiouvbir et de prospérité eil
compagnie de riôutéaiix alliés. Cette ftiçbti d'dgîr dé-
veloppe en lui une dextéHté tare. Il dévient péné-
trant dans ses dbâérvatiôtis, fécond dans ses ressour-
ces; il pretïd sans effort le ton de la secte ou dU parti
bù la chance lé jette; il distingue lés Itlbihdres sigttes
de changement, avec une sagacité qiii parait ittiràéti-
leusé à la ihUltitude, et qui ne peut se coittparer
qii'à celle que déploie uil agent de police, recher-
chàiit les plus légers iildices d'un criiiie, oii titi guer-
rier indien suivatit une pisté dans les bbis.
On peut citer M. de Talleyratid comme tin des
hommes tjui ont le iilieùi connu l'art de se séjiarer
dés causes perdues.
Éle^é par la proteétiôn des courtisanes du derniet'
règtie, il devient évêque d'Autun le jbur bû la puis-
sance de l'Église va s'écrbiilér. Grarid seigneur, Bri le
voit au fameux anniversaire dû 14 Juillet inontel' sûr
Faiitél de la Révolution, cbmme pontife de la Révo-
lution qui détruisait l'aristocratie. Il A sa ^ârt du
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bis PARTIS. . 87
pouvoir lorsque le 1 8 fructidor \îent frapper ses pro-
tecteurs. Il gagne le portefeuille des affairés étran-
gères ail coup d'État du 18 brumaire, dirigé contre
Barras son ami. En 1814, il est proclamé clief du
goUverheînetit provisoire, pefadant qiie Napoléon ^on
bienfaiteur inédite sur les ruines de rEîhpiré ; et
enfin, en 1 830, lorsque la dynastie à laquelle il avait
offert son patronage prend là route de l'exil, il
reparait sûr là sbène pdur sdlliet feiicore une fois la '
fortune.
On ne saurait niieux faire.
DES QUALITÉS MÊcfeSSAlRES PÔUll PôkMER
btÀ 1>ÀRT1S OtJ DÈS SECTES.
Ledifficile il'eàtpsls' fcoinitle bn à pii lé voit, d'iriiâ-
giner des théories politiques ou sociales, car toute
idée bonne ou mauvaise peut servir d'enseigne. Mais
quand il s'agit de diHger lin parti, surtout de le
créer, les qualités de second ordre ne suffisent
plus.
Un parti politique dé quelque impoHanbe ne peut
se fonder qiie par Ife prestige. Le prestige è^t un cboc
durable produit sur les ittiâginâtions pdi* dès Senti-
ments moraux, des actes où de^ évéheriiëiits (JUi,
soit en bien soit fen mal^ pairaiSsent àu-dèssiis de là
mesure comihutie de Thumânité. Il tient â cëHâiriès
circonstances mystérieuses et romanesque^ de là Vie
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88 LIVRE n.
des hommes, à des grandeurs imprévues, à des cata-
strophes gigantesques.
a Une grande réputation est un grand bruit, plus
on en fait, plus il s'étend au loin ; les lois, les insti-
tutions, les monuments, les nations tout cela torabe^
mais le bruit reste et retentit dans d'autres généra-
tions. »
Le bruit ! tout le prestige est là.
Tant qu'un parti peut se flatter d'avoir à sa dispo-
sition un agent moral de cette importance, ses
affaires ne sont jamais désespérées. C'est ce qui expli-
que le retour des Bourbons en France après la Ré-
volution, les Cent jours et le second Empire. I^ pres-
tige de la Convention tient au terrorisme de cette
époque. L'écliafaud en permanence et les exécutions
en masse avec la mitraille, sont de ces gandeurs,
que l'on n'oublie pas et dont on tient compte.
DES SECTES.
Mêlez un grain de mysticisme à une théorie quel-
conque, et vous avez une secte.
Les idées, les doctrines sont presque toujours fort
peu de chose par elles-mêmes. Qu'eût été l'arianisme
sans Arius, le mahométisme sans Mahomet, le pro-
testantisme sans Calvin? De vieux débris de phi-
losophie antique, des disputes de mots, des subti-
lités étroites ou de vaines distinctions.
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DES SECTES. 89
Quand Photius, excommunié par le pape Nicolas,
provoqua le schisme de l'Église grecque, il n*eut
garde d'invoquer des griefs sérieux. Il n'attaqua ni
la corruption de l'Église romaine, ni les fondements
du dogme catholique. Il reprocha amèrement au
pape de permettre le lait et le fromage pendant le
carême, et surtout d'ajouter au symbole le mot F/-
lioqucj qu'il traita d'impiété monstrueuse. Il s'éleva
de toutes ses forces contre les prières du samedi
et contre l'usage des clercs de se raser la barbe.
Voilà ce qu'il fallait pour produire une grande
impression sur le peuple, et si Photius eût fait
autre chose, il n'aurait pas été Thabile intrigant qui
de simple moine s'était élevé en six jours à la dignité
patriarcale.
On fonde une secte avec un tempérament, le reste,
c'est-à-dire lé fond de la doctrine, se prend n'importe
où. Ce qui doit être le plus soigné, ce n'est pas le
fond des choses, c'est le formalisme, c'est-à-dire les
rites, les signes extérieurs auxquels une secte peut
se reconnaître. De là vient que, dans toutes les socié-
tés secrètes, on s'attache si étroitement à des termes
de convention, à des symboles, à des cérémonies, à
des choses infiniment petites qui sont tout. Ne voit-
on pas encore de nos jours certaines sectes politiques
faire consister leurs convictions dans la forme du
chapeau ou dans la couleur de la chemise ? Quand le
formalisme disparait, la secte est bien malade.
Cependant ces faits d'observation et d'expérience
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90 LIVftE !!•
ne corrigent par ceux qui reprochent à certains fcul-
tes leurs formes, leurs pompes, fet leurs solëtlnitéë.
Ils he songeril; pa^ ijue n'atdir pa§ déformes sensibles
c'est ne pas être, et dû rfestë il^ oublient cdmpléte-
tneilt leurs principes <juahd il s'agit de fonder une
petite église politit(ue; écotloraiquë dU sbbiale.
Oh fohdè liiite secte atec dU iërfîpéraitiènt, tibus le
répétons, mais on pëiit en fbtidër dvëfc des tempéra-
ments divers. Liithefr rétlssit pal» la tbilgué ; ébu bà-
i^ctère était iinpétuëùx et débôi'dé. Il i^ y livrait tout
entier satls vodlbit écouter rieii de fce qui àiirait pil te
rametier. Il rie gardait de hlësure ni dsinà àës ébi'itâ,
ni dans ses |)arbles. Les animaux les pilii^ iils, lés
Hélix les pliis infects, le^ objets lés lilclliis décents llli
fournissaient des comparaisons et des apbstrosjihe^.
LeS gtoi^sës itijùres, les |)lai^antëries amêres, les
ijiiolibetà qilê les poètes de Fâtifcîéilne cdiilédie met-
tent daris là bouche dès valetà; sfe i'ejil'bdilisaiëfclt
sans cessé sbils sa plùiné et s'ajjpliqtlaient, ^ans dis-
titlbtiôri de tdhg et d'état, à ceux (}ui avàlerit le îiial-
hëlir de lui déplaire. Le iiiatttedu roydl rië garantit
pas dé ûeà ^atbàsinës Hëriti VIII, qui dvait osé se
mesurel* avëb lui. Il appelait la bour tdmairie la
grande prôstitiiéé, les jirélats et les carditiàiix des
loups déVdrarits, le^ iiiditiës de^ Jiharisieris et dès sé-
pulcres bldiichis. Sonnant sans cës^e lé tbcsirt cdntre
lé Jiaffë, il voulait qii'ori lui éhforibât lih Jjoîgtiard
dans lé seiri, (j[ii'bh traitât tdus ses àdhéréntiS Cdtbme
dèsbHgdridà, fbs^eiit-ils tùis du ettipëtèùi^. i Si j'étais
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DES SECTES. 91
le maître de l'Empire, s'écriait-il, je ferais un même
paquet du pape et des cardinaux pour les jétet* en-
semble dans le fossé de la mer Toscahfe. Un baitt Ifes
guérirait, j'y engage tUa parole, et je donne Jésuâ-
Christ pour caution. »
Voilà un tempérament. Ses disciples iHémès trem-
blaient devant lui, et ce diable à quaire que ritiquisi-
tidti eût tant vtiulU l^Ôtit, dut à Sbii audace et à sd
Tiôletice même fcet immehsë crédit devant lequel
viht échouer Tautbi^ité Jidritificâlfe et rEmpit-ë.
Calvin était la frdidèUrriiêbae; bilieûl et inflexible;
il ^'imposait par la ténacité. Admirable sectalté aussi
datis sôil genre; il lie trbyait pas ihânijiier à là mâii-
suétude chrétienlie en faisant dresser quelques pd-
tences contre fcétix ([xii disâiénl du triai de lUi.
Les caractères dfe fce^ dëtii hommes étaient d'iitlê
trempe à toute épreute; et b'ëst avec lèiirs pdssidiià
seules qu'ils ont fondé leurs Églises; car î[judl de
plus puéril que des dbfctririëS cJUl diàpùtâieiit km
queliques liiyslèreë du fcathdlifcisiiië ëii àdmëttaiii
tous lei^aiitres?
L'esprit de secte à deux grands leviers : réxcitàtibii
des passions matérielles, et le reiiofacëinëiit, c'ëst-â-
dire ce que Ton à appelé le ifaatéHalistae et le Spiri-
tualisme, rexaltatioh de l'âinë et celle des senS. LeS
habiles satetit niêler avec art fceS dëui agents de
Tespèce humaine. Mahortiët retbUrna le christianisuië
d'une inailiêrè siligUlièrehieht appropriée aux peu-
ples de rorlent. AU libre arbitre qiil engetidre 1 es-
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92 LIVRE II.
prit d'examen, et dispose à la révolte, il substitua
le fatalisme si propre à faire accepter le poids de
l'obéissance et la soiunission à la destinée. Aux
joies spirituelles et intellectuelles du paradis chré-
tien, il substitua de belles et bonnes réalités, et de
toutes les jouissances celles dont les hommes sont
le plus avides, le plaisir des sens av^ des créatures
parfaitement belles. Ce point fut réglé par lui avec
la plus grande sollicitude, il eut soin de dire que
les hommes ne retrouveraient pas dans le ciel les
femmes qu'ils avaient eues sur la terre. C'était fort
essentiel. Il leur annonça de nouvelles femmes rem-
plies de charmes infinis. 11 ne voulut pas davantage
que les femmes eussent à craindre de retrouver leurs
maris, et quoiqu'il ne s'explique pas très-clairement
sur les plaisirs dont elles jouiront, on ne saurait
douter que ce ne soient les mêmes que ceux des
hommes.
Les rationalistes modernes s'élèvent avec une
grande passion contre le mysticisme religieux, et par
une étonnante contradiction il est peu de leurs con-
ceptions qui ne soient empreintes de mysticisme. Ils
sentent tous plus ou moins la révélation et la pro«
phétie, mais le moyen en effet de procéder autrement
tant que la mélancolie humaine ne se portera pas
d'elle-même vers le surnaturel et le merveilleux,
et ce n'est pas de sitôt encore que cela finira.
On a pu voir en 1 830 une secte de matérialistes
mystiques faisant consister leurs saintes doctrines
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DES SECTES. 93
dans la réhabilitation du veau d'or et le culte de
la chair. Ces disciples de Mahomet, adeptes de
Tamour sacerdotal, dont plusieurs sont encore vi-
vants, ont fort bien fait leurs affaires, et jamais la
religion ne fut mêlée plus utilement à Tamour, à la
politique et à l'argent.
aiw)
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CHAPITRE IV.
DES RÉVOLUTIONS.
Les révolutions sont des déplacements d'autorité,
de pouvoir, de crédit et de fortune amenées par les
efforts des ambitieux qui s'agitent dans le sein des
partis. S'il n'y avait pas de fortes individualités pour
exciter et soulever les passions de la foule, il est à
présumer que les révolutions ne pourraient se faire.
On se plaît souvent à rechercher quelles sont les
causes des révolutions. On les attribue tantôt à la
passion des réformes , tantôt à la corruption des
gouvernements, à la misère des peuples ou à l'épui-
sement des finances. Mais cette façon d'envisager les
choses est plus sentimentale que réelle. La fermenta-
tion des esprits est l'état normal des sociétés politi-
ques^ et l'on peut dire qu'en tout temps, même dans
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DES RI^VOÏ^UTIONS. 95
le$ État$ (|ui paraissanj: ayoir réalisé la plus grande
somme de progrès, il y a un courant d'idées de ré-
formes et dHnpoyation assez forf pour compro-
mettre Tordre établi, si ce courant n'ptait pas re-
foulé.
Sous l/)uis XV 9 le mouvement des esprits était
dans toute sa force et dirigé par des intelligences
supérieures, et pourtant la révolution n'éclatait pas.
Dans les dernières années du règne de Louis XIV, il
n'y avait pas un écu dans les caisses royales , et la
détresse générale était si grande que dans quelques
provinces le peuple des campagnes mangeait de
rherbe, cependant il n'y avait pas 4^ révolution.
Disons-le donc, les révolutions arrivent tout sim-
plement quand Jes forces qui les préparent ne sont
plus contenues. On aimerait à les voir éclater sous
quelque prince méchant mais énergique, qu'on saisi-
rait de vive force et qu'on. mettrait à la Géhenne;
cela ferait du moins quelque honneur à Fespèce
humaine; malheureusement cela ne se voit pas. Sui-
vant les errements ordinaires, on ne châtie que les
faibles, on ne frappe que ceux qui sont à terre.
phose assez digne de repaarque, semblables à ces
fenunes romanesques qui résistent victorieusement
aux plus grandes tentations, et qui succombent pres-
que immédiatement après, devant les petites, les
peuples après avoir laissé passer toutes les occasions
honnêtes de renverser leurs gouvernement, en vien-
nent souvent au^ extrémités pour une peccadille, et
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96 LIVRE n.
cela quand le pacte d'union parait scellé pour tou-
jours ou la résistance définitivement vaincue. Jac-
ques II ne périt pas après les sanglantes assises de
rÉcosse.ll neperd le trône que longtempsaprès, quand
rien ne balance plus son pouvoir absolu, quand le
Parlement est vaincu, les lords rebelles exilés ou
. captifs, les ministres dissidents réduits au silence.
On voit pareille chose en France sous Louis X VIII.
La Restauration résiste à toutes les fureurs delà réac-
tion, elle tombe sur Charles X quand elle a triomphé
de ses plus grands périls; et le trône de Louis-Phi-
lippe est emporté lorsque les dissentiments de la
royauté avec les partis ne tenaient plus guère qu'à
des nuances.
DIVERS CONSIDERATIONS PHYSIOLOGIQUES
SUR LES RÉVOLUTIONS.
Au point de vue physiologique les révolutions
doivent être considérées comme des moments de fiè-
vre générale pendant lesquels les caractères et les
idées changent tout à coup. On voit des peuples qui
passent du jour au lendemain de la passion monar-
chique à la soif de Tégalité, du respect pour les
classes élevées à la haine de toutes les supériorités de
quelque nature qu'elles soient, de l'abjection de la
servitude à une ardeur effrénée pour la liberté et ré-
ciproquement. Si ce n'étaient là des phénomènes mo-
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DES RÉVOLUTIONS. 97
raiix, procédant d'une sorte de commotion instan-
,tAnée dans toutes les cervelles, comment explique-
rait-on des changements d'idées et de convictions
qui s'opèrent en quelque sorte dans le même mo-
ment?
Il est vrai cependant qu'il y a d'autres raisons en-
core à donner de ces écarts soudains de la raison
générale. Le pouvoir a changé, la force est en d'au-
tres mains, à l'instant on est converti aux nouveaux
principes que ce pouvoir représente. L'intérêt et la
peur ne peuvent pas raisonner d'une façon plus judi-
cieuse.
En bonne justice, il faut observer toutefois que
tout ne doit pas être mis au compte de la bassesse
dans les transports qui accueillent la chute d'un gou-
vernement plus ou moins longtemps supporté ; le
fait seul du changement procure à lui seul un plaisir
fort vif; il y a même, cela est certain , un moment
d'enthousiasme général et purement idéal dans l'ex-
pectative du triomphe de certains principes moraux
que l'on croit avoir été méconnus et foulés aux pieds,
comme cela arrive d'ailleurs très<habituellement.
C'est de ces moments-là que l'on poiu*rait profiter
pour faire des choses bonnes, justes et fermes, mais
ce ne ne serait pas assez avantageux pour ceux qui
tiennent les nouvelles cartes de la situation, et l'on
doit généralement s'en abstenir.
Au surplus cet état de concorde dure si peu qu'il
n'échet d'en parler. Toutes les passions se remettent
7
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98 LTVRB 11.
à l*éeuvre en couvrant pendant quelque teihps en*
core le but qu'elles poursuivent* Bientôt le mécon-
tentement éclate et tous les partis posent ouverte-
ment leur candidature au pouvoir. Tant qu'il n'y eu
a pas un qui les réconcilie ou qui les comprime^ on
est dans l'anarchie.
Autant il est difficile à un parti de se maintenir par
la conciliation, autant il lui est fkcile d'y parvenir au
moyen de l'oppression. Cela se conçoit aisément.
Dans les temps d'anarchie, on rentre dans le droit
naturel de la guerre : or les belligérants ne se sou-
mettent les uns aux autres que quand la force a pro-
noncé^ devant les arrêts du canorij selon le naot ré-
cent d'un général d'armée contre lequel la fortune
des armes se chargea d'appliquer la sentence.
C'est une loi des révolutions que la peur fait plus
de besogne que la persuasion. La peur que Ton
éprouve pendant ces temps-là n'est pas une peur
ordinaire^ elle se décuple de tout ce que l'on craint
pour soi 9 pour sa famille, pour ses intérêts, pour
son avenir et pour son argent. C'est une peur qui
s'éprouve en masse et dont les courants agissent
comme l'influence de l'épidémie. Tant qu'elle règne,
un peuple laisse tout faire, il n'a même pas la pen-
sée de la résistance. Ce fait a été rendu très-sensible
pendant la période de la Terreur. On voyait chaque
jour des fournées de Français conduits paisiblement
à la guillotine. Deux cents hommes déterminés qui
seraient desceiidus sur la place décidés à vendre
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DBS RJÊVOLOTIONS. Ô^
chèrement la vie, auraient entrâiné la p()|)ulace^ et
il n'en eût pas fallu davantage pour renverser la dic-
tature des quelques hommes audacieux qui repaient
alors sur la France. Mais un tel effort est au-dessus
de rénergie individuelle dans de pareils tem^s. On
ne sait mourir que comme du bétail conduit à Tabat-
toir.
Pendant les révolutions les caractères changent,
c'est encore un point physiologique incontestable.
On ne peut donc pas prévoir à l'avance quels sont
les hommes qui marqueront dans les événements.
Il s'improvise des caractères jusqu'alors inconnus ,
des énergies que l'on n'eût pas soupçonnées. Les
agneaux deviennent des tigres, les tigres se changent
en moutons.
Joseph Lebon peut, entre beaucoup d'autres, être
proposé comme exemple de ce passage subit d'un
caractère à un autre sous l'empire des influences ré-
volutionnaires. Envoyé en qualité de commissaire
dans son département, loin de se montrer sangui-
naire lors de cette première mission, il mit en liberté
quelques gens de bien et ordonna même l'arresta-
tion des démagogues les plus furieux. Cette con-
duite l'ayant fait dénoncer comme fédéraliste et
modéré par les agents secrets du terrorisme, il fut
mandé au comité de Salut public et fortement répri-
mandé par ses collègues. Cet avertissement dont
on sait quelles pouvaient être les conséquences, fit
sur son esprit une telle impression, que de retour
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100 LIVRE II.
à son poste, on ne le reconnut plus. « Dès lors, dit
un des historiens de cette époque , il fit parade d'a-
postasie, de libertinage et de cruauté, et Ton vit cet
homme qui naguère s'était fait remarquer par sa
douceur dans un modeste presbytère , surpasser en
férocité les plus cruels agents du système. »
On trouvera peut-être dans les pages qui suivent
quelques remarques utiles sur la manière de se con-
duire pendant les révolutions et diverses tactiques
appropriées aux circonstances.
LIGNE DE CONDUITE ET ARTIFICES PENDANT
LES RÉVOLUTIONS.
On voudrait rassurer ici ceux qui craignent la
justice des révolutions. Sans doute il y a un certain
nombre de victimes expiatoires, mais on peut avec
de la souplesse éviter les représailles. Notre grande
révolution même en fournit de nombreux exemples.
Combien de démagogues indomptables, d'énergie et
de conviction, ne sont pas devenus comtes, ducs,
marquis avec de bonnes places ? Merlin de Douai,
Cambacérès, Barrère qui disait en riant qu'il fallait
graisser le char de la Révolution, Fouché, Carnot,
Talleyrand et mains autres se sont très-bien retrouvés
sur leurs pieds quand le moment de la tourmente a
été passé.
11 est on ne peut plus important d'observer ici que
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DES RÉVOLUTIONS. <01
les révolutions peuvent se faire pendant quarante et
cinquante ans avec le même personnel, que Ton peut
appeler personnel ambulant. Vous voyez un régime
nouveau, vous croyez que ce sont d'autres hommes,
pas du tout. Celui-ci était pair héréditaire sous tel
régime, il devient pair viager sous un autre régime,
sénateur sous un troisième. En outre, mille et mille
adhérents inconnus des gouvernements précédents
et qui ont aidé à leur élévation ou à leurs chutes, se
retrouvent dans les engrenages des gouvernements
nouveaux.
Quant à ceux qui ont concouru manu militari au
renversement du précédent état de choses, ils ne
sont généralement pas de la combinaison du lende-
main; ce sont les anciens qui reviennent.
Nourris dans le sérail, etc.
En temps de révolution, les hommes durent peu,
et la popularité qui s'acquiert vite se perd en un
instant. Cela tient à ce qu'en révolution on sert les
passions populaires. Or, chez le peuple les passions
de la veille ne sont pas celles du lendemain. Cette
considération est fort grave. Si l'on se hâte de carac-
tériser son attitude, on peut n'avoir pas le temps de
la changer et être précipité avec la faction que l'on
a servie. Si l'on se tient dans les partis moyens, on
ne prend aucun empire sur les situations et l'on
s'expose à être écrasé entre les partis extrêmes. C'est
fort embarrassant. Tout bien considéré, comme il
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102 LIVRE II.
n'y a pas de juste milieu tenable en pareil cas,
nous estimons qu'il y a avantage à se mettre du
côté de ceux qui crient Je plus fort, sauf, bien en-
tendu, à passer dans la réaction, dès que Ton voit
baisser la fortune de son parti. C'est difficile, sans
doute, mais c'est ce qui fait )e mérite et la beauté
du jeu.
f^s révolutions, nous l'avons dit, sont des accès de
Qèvre prolongés. Ceux qui s'imaginent que pendant
cet întervaPe on peut faire entendre le langage de la
vérité et de la modération, qui ne sont pas persuadés
qu'on ne se soutient que par une exaltation continue
et toujours croissante, n'ont rien à faire sur la scène.
Malesber|)es écrivait, le 24 juillet, à un de ses amis
qui lui reprocbait (je ne pas publier les travaux re-
marquables qu'il avait écrits sur des questions de
droit public :
fc Je me suis bien gardé de les produire quand j'ai
vu comment tout se faisait. Dans le temps des vio-
lentes passiops, il faut bien se garder de faire parler
la rs^ison. On nuirait à la raison même, car les en-
t^iousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes
vérités qui, dans un autre temps, seraient reçues avec
l'approbation générale. »
Cette réflexion a cela d'excellent, que les sages
peuvent en profiter comme tous autres ; mais la véri-
ta^>|e sagesse est d'être suivant les temps, c est-à-dire
cj'avoir des principes et des passions de rechange
s^lpn les circonstances.
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DES RÉVOLUTIONS. 103
l^ii^heau e\ Robespierre sont incomparablement
les deux ))ommes 4e leur époque qui opt le mieux
connu |a jitctique 4os révo^ufions. Essentiellement
différents par les mœu|rs et \e caractère, ils em-
ployaient les méipes moyens poiir arriver à un but
opposé. Agir exclusivement sur la multitude, puisque
c'était d'elle seule que dépendait la puissance. Jel
est le système qui leur fut commun. Mais tanc^i^ q^e
Mirabeau, ménagean]: son attitqde et se réservant pour
les grandes occasions, n'agitait le peuple que par des
hommes à sa dévotion, parn^i lesquels figuraient au
premier rang £fantoi\ e^ Camille pesmoulins, Robes-
pierre se mettait directement en contact avec les
passions de la foule.
Il ne s^ fit pas remarquer à ses dél^uts comm^
député du tiers état, et oq ne l'entendit point jus^
qu'à la délibération du ^7 juin 1789, mais lorsque
cette audacieuse délibération mît le trône au pouvoir
de ses ennemis, lorsqu'il fut démontré aux promo-
teurs de l'insurrection qu'ils n'avaient rien à craindre
d'un gouvernement sans énergie, Robespierre vit de
suite qu'il n'y aurait qu'à gagner pour lui en atta-
quant ouvertement la monarchie.
Isolé dans l'Assemblée constituante, il lui impor-
tait peu que ses opinions fussent repoussées par ses
collègues, il ne parlait pas pour eux, mais pour le
peuple, qui lui savait gré de son opiniâtreté et lui
tenait compte de ses défaites. - -
Pn <T90f qwaqd on pyqposa la loi martiiile à Toc-
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iOU LIVRE ri.
casion d'actes de violence et de dévastation exercés
contre les châteaux dans quelques provinces, il rejeta
tous les désordres sur les aristocrates qui en étaient,
dit-il, les provocateurs. Il soutint que c'était le peu-
ple qui reprenait ses droits, et que faire usage de la
loi martiale pour l'en empêcher, c'était une vérita-
ble tyrannie.
Lors du soulèvement des nègres de Saint-Domin-
gue, qui avaient tout mis à feu et à sang, il prit éga-
lement fait et cause pour les nègres au nom de la
liberté. Chacune de ces motions, qui soulevait l'as-
semblée, était comprises au dehors et grandissait
sa popularité.
Nous prenons fréquemment nos exemples dans la
Révolution française, parce que c'est là qu'on trouvera
toujours la source la plus riche et la plus variée d'en-
seignements révolutionnaires.
COMMENT LBS ÉVÉHBMENTS SE ^^PARElfT
ET SB PRÉCIPITENT.
Le programme de toutes les révolutions est tracé
à Tavance. L'ordre et la marche en sont connus.
Quand un gouvernement est renversé, il se constitue
un gouvernement provisoire, après le gouvernement
provisoire une assemblée constituante, après rassem-
blée constituante un pouvoir exécutif, après le pou-
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DES RIÊVOLUTIONS. 105
voir exécutif une assemblée législative et ainsi de
suite jusqu'à la prochaine.
Entre ces actes principaux se placent des inter-
mèdes également connus, les fêtes publiques, les
manifestations, les illuminations, les plantations d'ar-
bres de liberté, les changements d'inscription sur les
monuments, le changement de cocarde, de drapeaux
et de figures d'animaux qui les surmontent.
Mais les deux phases les plus intéressantes sont in-
contestablement celle qui précède la chute d'un gou-
vernement et celle qui la suit, l'intervalle pendant
lequel on ne sait encore si le gouvernement tombera
et celui pendant lequel on ne sait encore qui lui suc-
cédera. C'est pendant ces deux traits de temps que
Ton peut faire des études intéressantes sur les hom-
mes et que se jouent les hautes comédies dont l'his-
toire a gardé le souvenir. Ce qu'éprouvent, ce que
souffrent les gens qui se tiennent cachés en tremblant
dans leur salon , pendant que les Révolutions aux- '
quelles ils s'intéressent se débattent dans la rue; ces
angoisses de l'ambition et de la peur immortalise-
raient un poème épique.
Un des historiens de la Restauration * raconte ainsi
un des épisodes si variés de la Révolution de 1830,
dans la journée du 29 juillet :
« .... Huit ou dix membres de la Chambre qui
s'étaient réunis la veille au soir chez M. Audry de
1. M. de VaulabeUe
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106 LIVRE II.
Puyraveau, avaient décidé de se retrouver chez
M. Laffitte, le lendemain, jeudi, à six heures du ma-
tin. Les doutes de la généralité de leurs collègues
sur le triomphe de Tinsurrection, ne s'étsueot pas
affaiblis pendant la nuit: loin de là; tous, à l'excep-
tion de quatre ou cinq peut-être, voyaient dans )a
concentration des troupes royales, et dans l'impuis-
sance du peuple contre les positions qu'elles gar-
daient le ^igne 4'tine force que l'arrivée de nouveaux
régiments rendrait supérieure, irrésitible, sinop dans
cette journée, du moins dans celle du lendemain.
Déjà même un certain nonabre d'hommes politiques,
pairs ou députés, craignant de se voir compromis
vis-à-vis du roi par les démarches qu'ils avaient pu
faire qu qu'on avait pu leur prêter, s'inquiétaient des
moyeps de s'en justifier.
<c Ainsi, M. de Choiseul, effrayé de l'inscription
de son nom sur une liste de gouvernement pro-
visoire, prenait à témoin (Je son innoceqce tous
ses amis, tous ses visiteurs, se plaignait avec amer-
tume d'avoir été mis sur cette liste, en compagnie
de M. de Lafayette; puis le lendemain, lorsque 1^
victoire était décidée et la parole rendue ayx jour-
naux, se glorifiait publiquement de n'avoir p^s ré-
clamé contre cette désignation mensongère.
a P' autres, comme M. Dupin, avaient des vœux et
des dévouements pour chaque parti, selon que l'up
ou l'autre paraissait l'emporter. Le chevalier de
Pannat annonce devant lui que partout la troupe
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DES RÉVOLUTIONS. ^07
est |a plus forle. — « Ah! la troupe l'emporte, s'é-
crie-t-il, c'est ma foi bien heureux I » — A quelques
instants de là, un ancien officier, M. Degousée |ui ap-
prend que la victoire se décide en faveur du peuple.
« Ah enfin ! dit M. Dupin, et on le sollicite 4e signer
pour le général Pajol l'autorisation de pren4re le
commandement de la garde nationale ; M. Dupin trace
ces lignes ; « Les péputés réunis à f^aris , autorisent
le général f^ajol à prendre le commandement des
milices parisiennes. — J^es milices I s'écrie M- Pe-
gousée, surpris. FouVquoi ce mot ? — Parce que la
garde nationale a été légalement licenciée, répon4
M. Dupin, dont Tesprit revenais au 4oute. »
Y a-t-il |jeaucoup de comédies qui vaillent cette
peintmre ?
On peut distinguer 4ans |es révo|utiopb |es causes
générales et les causes secondes. Les causes généra|es
scmt celles qui frappent; les yeuj^ du vujgaire, comme
)a violence 4'un gouvernement, la détresse de ses
linances, une l>ataille perdue, une ii^surrection vic-
torieuse ; les causes secondes sont de petite faits, des
incidents qui précipitent les événements et qui sopt
souvent beaucoup plus actifs que les causes ^upér
rieures auxquelles le public les rapporte.
Ainsi, en 1815, l'empire aurait pu survivre m^me
à 1^ bataille de Waterloo saus les préoccupations per-
sonnelles de l'entourage de Napo|éuu. f rinces, pai^s
et ministres le décident à abdiquer dans la persuasion
qu'une régence sauvera l'établiss^Boeut ipapénal in-
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i08 LIVRE II.
dispensable a la conservation de leurs positions ; et
c'est justement cette abdication qui emporte tout le
système.
On joue à pile ou face avec les événements, c'est un
pur aléa.
Qui peut dire, par exemple, de combien de cir-
constances fortuites dépend le triomphe ou la chute
d'un gouvernement devant une population soulevée?
Quelques régiments de plus ou de meilleures dispo-
sitions stratégiques et les ordonnances passaient à
merveille comme on sait. Et même, après la victoire
du peuple, à quoi a-t-il tenu que Charles X ne rentrât
dans Paris apaisé, si ce n*est à la maladresse d'un né-
gociateur qui ne sut pas faire usage de ses pouvoirs* ?
Il n'y a pas de dénoûment .inévitable, à chaque
moment l'incertitude des esprits laisse la porte ouverte
à d'autres solutions.
Une influence bien dirigée change ou raffermit les
dispositions des masses. En 1830, quand le peuple
vainqueur dans les rues de Paris hésitait encore à se
prononcer pour le duc d'Orléans, dont le nom était
peu connu de lui, on vit tout à coup les murs se cou-
vrir d'une proclamation chaleureuse qui se terminait
par ces mots :
a Plus 4e Capets^ m de Bourbons ! »
Cela fît grand bien, car avant que l'on sût que
Louis-Philippe était Capet et Bourbon, l'impression
1. M. de Mortemart.
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DES RÉVOLUTIONS. 109
se trouvait produite, et quand on le sut on s'en con-
sola promptement.
Lorsque les révolutions dépendent de ce qui se
passe dans la rue, les minutes sont comptées, mais
chaque minute peut changer la face des choses.
Louis-Philippe, précipité du trône par une révolu-
tion semblable à celle qui lui avait donné le trône, put,
comme Charles X, ramener plusieurs fois la fortune.
Le 28 février, à 10 heures du matin, il pouvait en-
core se sauver par la réforme, à 1 heures et demie
par le ministre Barrot,, à 11 heures par l'abdication.
Ensuite c'était fini.
Malgré cela, il y a des gens qui tiennent les révo-
lutions pour des espèces de verdicts populaires rendus
sur l'appréciation du mérite ou du démérite des gou-
vernements. Il est sage de penser ainsi : car dans les
révolutions, comme dans tous les jeux de hasard^ il
faut bien se soumettre à celui qui gagne la partie.
crap)
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CHAPITRE V.
DE LA POLITIQUE.
BB LA POLITIQUE COMMB LIBN COMMUN DBS MÀTIBRBS
QUI PRÉCÀOBNT.
Dans tous les temps, on a tenu la politique en
grande estime ; de nos jours seulement quelques es-
prits chagrins ont essayé de lui demander ses titres,
de contester ses services, même de lui dénier tout
caractère scientifique quelconque.
En vérité, la politique ne cache point ses traits, ou
du moins elle les cache si peu qu'il est toujours
facile de'les reconnaître. L'Académie française, en la
classant parmi les sciences morales, en a déjà fort
ingénieusement déterminé le caractère.
Réunissez 1^ science de la législation à celle des
affaires, le savoir de l'histoire aux études les plus
approfondies de l'économiste et du financier, vous
n avez pas pour cela un homme politique, vous ne
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DE LA POLITIQUE. 111
faites bas davantage un homme politique avec des
dbclHnes Ou des principes.
La polîtiqiie n'est qu'une haute industrie, c'est
toiit simplement le côté spéculatif du pouvoir et de
l'ambition. On conçoit qu'une telle science n'ait
jamais fait de progrès; elle n'en avait point à faire,
cair elle a été parfaite dès son origine. Un autre trait
qui la distingue, c'est cju'elle est communément, par
ses points de vue, en contradiction avec la raison
générale; elle dépose par ses observations contre
la plupart des vérités établies. Ainsi la philosophie
moderne dans ses aspirations vers un idéal insaisis-
sable a cru qUe la perfection des institutions dépen-
dait d'un rapport de plus en plus étroit avec l'ordre
abstrait des conceptions de la raison pure. Cette hypo-
thèse succombe de jour en jour devant la critique
historique. La vitalité des peuples et des gouverne-
ments ne tient nullement à Tharmonie de leurs pro-
portions. Un mélange de rudesse et de superstition
amalgame plus fortement une Nationalité que la
déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Les
moules informes sont les plus puissants.
L'ancienne France a vécu pendant près de dix
siècles avec des lois à moitié barbares, des institu-
tions politiques mal définies, des pouvoirs confus^
combien vivra-t-elle dans l'épanouissement de sa
civilisation au cordeau?
La politique qui,' comme la nature, fait ses meil-
leures œuvres avec le limon le plus grossier, a sou-
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H 2 LIVRE II.
vent mis à profit cette observation. Ce sont des
phrases de journaux de dire que les choses violentes
ne durent pas, que les abus font périr les gouverne-
ments, qu'il ne faut pas contrarier les besoins mo-
raux. En poUtique, il n'y a que les phénomènes qui
durent, faites des constitutions ingénieuses, appro-
priées aux mœurs, aux habitudes, au génie d'un
peuple, vous en avez pour six mois, créez des or-
ganismes durs, des appareils de toute pièce qui
prennent au corps comme des armures de fer, cela
durera.
La politique spéculative enseigne que la logique
n'est pas plus nécessaire que l'esthétique dans l'orga-
nisation des pouvoirs publics ou dans le gouverne-
ment des peuples.
Personne ne demande à la politique d'être con-
séquente avec elle-même ; on peut toujours se con-
tredire sans inconvénient. On adopte un système
et l'on en suit un autre, on annonce la paix et
l'on fait la guerre, la guerre et l'on fait la paix.
On va guerroyer au nord pour un intérêt auquel
on tourne ensuite le dos. On soutient au midi une
puissance que l'on aide ensuite à détruire. On
entre sur un territoire au nom de la conquête,
ensuite on en déguerpit au nom du droit des
gens; on se rapproche d'une puissance et aussitôt
on s'en éloigne. On adhère à un système continen-
tal, et puis on Tabandonne, et puis on y revient.
Tout cela c'est de la poUtique et de la bonne, d'aussi
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DE LA POLlTiQUE. 113
bonne du moins que le permet là faiblesse hu-
maine
Il faut bien remarquer d'ailleurs que ces contra-
dictions ne sont qu'apparentes, car un intérêt per-
sonnel est toujours conséquent, même dans ses
écarts de direction, puisqu'il ne fait jamais que
rechercher son meilleur centre de gravité, La dispo-
sition naturelle des peuples à oublier, tout ce qui a
été une fois accompli, les paroles comme les actes,
fait que Ton peut être inconséquent sans péril. Pestes,
famines, banqueroutes, épidémies, ne laissent pas,
d'un jour à l'autre, de traces dans les souvenirs.
Cinq cent mille cadavres joncheraient la campa-
gne, les villes flamberaient d'un bout à l'autre du
royaume, qu'on n'en parlerait plus à la fin de la se-
maine.
La politique compte là-dessus, elle établit ses cal-
culs sur les faiblesses, les passions, les préjugés, les
erreurs. Science spéculative, elle emploie dans ses
combinaisons la rigueur des procédés algébriques,
elle opère sur les hommes, sur les choses, comme
sur des quantités abstraites. Un politique profond
dira par exemple : on faussera l'esprit de cette jeu-
nesse, mais elle bbéira mieux, on fera* périr cette
branche d'industrie, mais elle rapportera pour le
moment plusieurs millions. On dépeuplera les champs
te les villes, mais on aura cinq cent mille hommes
de plus sous les armes. Il périra cent mille hommes
dans cette affaire, mais la bataille sera gagnée. On
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MA UTRB n.
mettra l'Europe en feu, mais on conquerra une pro«
vince.
Les grandes masses, les grands effets, les grands
résultats, c'est toujours là le but essentiel de la poli-
tique. Elle supprime le temps, les distances, les diffî-
cultes, tout ce qui gêne.
Mais ces hautes spéculations de Tambition ne se
produisent jamais sous leurs formes brutales. Il
y a les voies et moyens qui font accepter les cho-
ses, le nom, le biais, la forme, qui en changent le
caractère, c'est le chapitre des artifices de la poli-
tique.
On ne peut pas dire quand on y songe que ces arti-
fices exigent de bien grands efforts d'invention. Non,
c'est une aptitude à les employer, à les mettre en
œuvre, car ils sont tous connus, classés, cotés, éti-
quettes. On ne les évite pas pour cela, c'est comme
à la chasse où Ton prend toujours les animaux avec
le même piège, pourvu qu'il soit supportablement
tendu.
Comme il n'est presque aucud des actes essentiels
des gouvernements, qui puisse se justifier par leurs
motifs véritables , la thèse de l'intérêt , la conve-
nance privée, c'est-à-dire l'ambition se cache sous
des considérations morales empruntées aux subtilités
des écoles grecques et byzantines. La science du
sophisme, car c'en est une , a été portée à un de-
gré de [)erfection. due Ton ne saurait trop ad-
mirer.
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DE LA POLITIQUE. ii&
Dans un dialogue de Lucien', entl'e un marchand
d'esclaves et un philosophe, il y a le trait que voici
contre les sophismes de son âge :
« Chrjrsippe. Honle! silence! confusion! car si je
veux, à l'instant même, je te changerai en pierre.
Le marchand. Comment cela? es- tu Persée?
Chrysippe, Voici comment. La pierre est un
corps.
Le marchand. Sans doute.
Chrysippe. Tu es un animal.
Le marchand. Cela s'entend.
Chrysippe, ErgOy tu es une pierre.
Le marchand. Nullement, mais rends-moi, je te
prie, ma forme première.
Chrysippe, Rien de plus facile. Nulle pierfe n'est
animal. Tu es un animal, ergOj tu n'es pas pierre, n
Eh bien 1 la politique fait tous les jours des tour^
aussi forts que cela. Elle transforme les questions et
les points de vue de la même manière.
C'est avec le secours de la presse et par l'invention
des mots nouveaux, ou par la combinaison nouvelle
de mots anciens que la politique est parvenue à ac-
complir ces prestiges. On consignera en passant,
quelques-uns des mots employés comme déguise*
ments des mobiles réels de la politique :
Ré\folution^Progrèsj Egalité j Droit nouifeaUj An*
nexionj Unité ^ Principe des nationalités y Rectification
m
i. Les philosophes à TeiicaB»
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116 LIVRE 11.
de frontières^ Séparation de F Église et de l'Étal^
Civilisation^ Conquête morale^ Emancipation^ Démo-
cratie^ Féodalité^ Parlementarisme j Modération^ An-
ciens partis, etc.
Il y a comme cela une centaine de mots qui jouent
un rôle immense, et on en invente d'ailleurs chaque
jour de nouveaux selon les besoins du moment. Tout
mot nouveau implique aux yeux du public des con-
ceptions ou des théories nouvelles. Moyennant ces
artifices de langage, on peut justifier tous les con-
traires et se contredire ouvertement dans ses actes.
Qu'un prince ait besoin d'exciter le sentiment mi-
litaire chez son peuple, il ne sera question que de
gloire; qu'il soit inférieur aux événements ou trahi
par la fortune, on ne parlera plus que de conquêtes
pacifiques. On dira que la grandeur d'un pays ne
tient pas à quelques lambeaux de terre. Un minis-
tre ambitieux veut-il se maintenir au pouvoir? il met
le feu à l'Europe, envahit les États voisins, dépossède
les princes, se saisit de tout corps et biens. Un seul
mot suffit aie justifier: Hégémonie^ Unité. On dit, en
outre, aux badauds qu'il fait de la Démocratie et de
la Révolution, Il n'en faut pas davantage pour être
en règle.
On appelle cela colorer ses actes. Aucune des idées
générales n'étant approfondie, les peuples se conten-
tent aisément d'un certain conventionnalisme irrai-
sonné en fait de principes politiques. Us n'exigent
guère de leurs gouvernements que des concessions
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DE LA POLITIQUE. 117
de formes et de langage. Il faut être bien dénué de
sagesse pour ne pas savoir sacrifier quelque chose
aux grossières idoles de l'ignorance publique ; il en
coule si peu ! 11 suffit de donner d'autres noms aux
mêmes choses.
C'est ce manque de dextérité, cette inaptitude com-
plète à donner satisfaction à ces petites misères
de l'opinion publique qui ont perdu en France
les Bourbons. Si Charles X avait voulu jurer un peu
au nom de la Révolution et la Démocratie , tout en
ne faisant, bien entendu, que ce qu'il voulait faire ;
s'il eût promulgué les Ordonnances au nom du peu-
ple et en invoquant les principes de l'égalité ou de
la liberté, nul doute que sa race ne régnerait encore
sur la France; mais ces malheureux princes, eurent
la maladresse de se heurter durement à contrarier
ces petites choses : c'était le moyen de périr.
C'est une vraie misère que les idées pour lesquelles
on se passionne quand on voit ce qu'elles valent et
ce qu'elles durent. Pendant dix ans, vingt ans, il se
fait un mouvement d'esprit dans telle ou telle direc-
tion, on croit tenir la vérité, chacun prend des airs
de prophète; les livres de philosophie et d'histoire
suent abondamment les nouveaux principes, et puis
un beau jour, on reconnaît que l'on s'est pitoyable-
ment trompé, il faut liquider le système, en reprendre
un autre, c'est une débâcle générale ; alors on revient
Rvx idées que l'on avait délaissées, depuis trente ans
et dans vingt ans on les abandonnera encore pour
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118 LIVRE II.
courir après quelque nouveauté qui ne sera encore
qu'une guenille.
La politique, qui ne partage aucun de ces entral-
nements^ les exploite quand elle ne peut pas les do-
miner. Au moyen de la presse qui est le grand instru-
ment de la propagande moderne et qui restera
toujours aux mains de ceux qui pourront le payer,
les gouvernements frappent à leur tour des idées et
les lancent comme de la monnaie dans le torrent de
la circulation.
Pouvoir payer la pensée c'est en être maître comme
de la force.
DBS GRANDS HOBfMES.
La politique n'étant guère autre chose que ce que
nous venons de dire, il apparaît assez clairement
que la postérité a donné jusqu'ici le nom de grands à
ceux qui ont le mieux spéculé dans leur intérêt sur
l'espèce humaine.
11 ne faut pas, pour exceller dans cette haute
industrie, un génie si transcendant qu'on le sup-
pose.
Ce qui forme la clef de voûte de ces organisa-
tions , c'est une volonté et un astuce combinés dans
des proportions énormes; mais cela ne suppose vir-
tuellement ni des talents de premier ordre , ni un
caractère ou un esprit absolument hors ligne. Un
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DE LA POLITIQUE. H9
grand homme peut ne pas comprendre son temps
ou n'être pas à la hauteur des idées de son siècle.
Les limites de son intelligence et même de sa rai-
son peuvent être pour lui un principe de force; Un
esprit d'une grande étendue pourrait manquer de
la ténacité qui caractérise les idées fixes. Il hésiterait
devant les conséquences éloignées de ses actes que
s^ pénétration lui ferait entrevoir.
Une haute raison ne formerait pas des entreprises
disproportionnées; elle exclurait de ses chances
rinconnu, l'imprévu, l'impossible qui va au-devant
de la tén^érité. Avec une intelligence vraiment vaste
un homme pourrait s'élever au-dessus de sapersonna*
lité. Il dédaignerait peut-être de descendre jusqu'aux
supercheries subalternes dont la politique fait une
loi niême aux têtes couronnées; il aurait quelquefois
plus de pitié que de mépris pour l'espèce humaine.
Mais quelle puissance ne donne pas cette ambition
étroite, ardente, implacable, qui se puise dans l'orgueil
et ^ans une ardeur en quelque sorte charnelle pour
le pouvoir. Combien de fois n'a-t-on pas vu l'aveu-
gl^ fatalisme tenir lieu de génie, en développant outre
mesure les qualités secondaires dont dépend sur-
tout le succès ?
Croire à son étoile, à sa prédestination, s'imaginer
qu'on entre comme un élément nécessaire dans l'or-
dre universel, est-ce autre chose qu'une superstition
grossière, quand on sait comment la nature se joue de
1^ poussière humaine? Cependant ce sentiment, qui
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120 LIVRE II.
u'est qu'un acte de déraison, a fait la principale force
de presque tous les grands joueurs politiques.
Les plus grands capitaines, les législateurs les plu;
habiles , les chefs de sectes , les fondateurs de partis
les plus heureux n'ont été pour la plupart distingués
des autres hommes, que par un degré de présomp-
tion et d'amour-propre disproportionnés avec leurs
moyens réels. Cette présomption était peut-être aussi
indispensable non-seulement pour former des entre-
prises qu'un esprit sage n'eut pas osé concevoir, mais
aussi pour obtenir de leurs sectateurs l'obéissance
et la soumission nécessaires au succès de ces entre-
prise.
Quoi qu'il en soit , il faut convenir que les peuples
font la partie belle aux ambitieux , puisque, après
leur avoir tout permis pendant leur vie, ils leur assu-
rent après leur mort l'enthousiasme de la postérité.
On ajoute, il est vrai, d'un ton grave que l'histoire
juge sévèrement les Princes et les Ministres qui ont
mésusé de leur puissance. ^
La belle affaire !
DB LA DIPLOMATIE.
La Diplomatie est l'instrument de la politique telle
?àpeu près qu'on vient de la définir, dans les rapports
internationaux. Envisagée en elle-même on peut la
nommer : lart des prétextes } envisagée dans sçs
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DE LA DIPLOMATIE 121
formes, on doit la considérer comme une procédure
dont les diverses phases précèdent ou suivent des
actes de force ouverte.
Si, comme il apparaît fort clairement, la morale
n'est pas, précisément la loi des rapports entre les
gouvernants et les gouvernés, il est plus évident en-
core que de gouvernement à gouvernement, il n'y a
que des intérêts en présence; ces intérêts, toutefois,
quelle que soit leur tendance naturelle à se satisfaire
directement et de vive force, sont, par la nature
même des choses, tenus d'en user avec une certaine
réserve. Un Prince, par exemple, qui au fond médite
crûment de conquérir quelqu'un des États qui Tavoi-
sinent, ne s'en va pas du jour au lendemain envahir
à main armée le territoire qu'il convoite. Il faut qu'il
se soit préparé des alliances , qu'il se soit assuré que
les puissances rivales l'aideront ou le laisseront faire ;
il faut qu'en outre il ait réuni assez de soldats et as-
sez perfectionné son armement, comme l'on dit au-
jourd'hui, pour être à peu près certain d'être le plus
fort.
C'est dans ces précautions premières et dans les
temporisations qui s'en suivent, que consiste géné-
ralement le respect des droits entre voisins. Et de
même, les traités de paix et d'alliance durent aussi
longtemps que les intérêts momentanés qui leur ont
donné naissance et même un peu moins. Dès qu'ils
changent, on assiste au chassez-croisez ordinaire en
pareil cas. La puissance amie delà veille, devient
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122 LIVRE II.
TenDemie du lendemain; les États s' éloignent, se
rapprochent, se groupent les uns les autres dans des
proportions diflférentes qui varient de jour en jour.
C'est à préparer ces changements, de front et d'at-
titude que s'emploie plus particulièrement Toffice de
la Diplomatie. Elle fournit des prétextes, c'est là son
objet le plus essentiel.
Outre l'ambition personnelle des gouvernants, cha-
que nation peut aussi être considérée comme ayant
une ambition spéciale que Ton peut assimiler à l'ap-
pétit physique qui porte partout dans la création les
grandes espèces à dévorer les plus petites. Cet appétit
fait naître ce que l'on a appelé en Europe des Ques-
dons : Question Romaine^ Question d Orient, Ques^
tion des DuchéSy Question (T Allemagne^ etc. ; c'est-
à-dire, question de savoir si l'Italie du nord absorbera
l'Italie du sud, question de savoir si la Ri^ssie $'aug-
mentera de l'Asie Mineure, si les 4^phés de VPlbe
seront avalés par la Prusse, et ainsi des autrps.
Cette sorte d'appétit propre à chaque patioii peut
aussi s'appeler principe des nationalités y unité y an--
nexion; le nom ne fait rien au fond des choses.
Quand plusieurs ambitions d'Ptat rencontrepf des
coïncidences favorables pour se satisfaire, ce sont (Je
\éïi\3h\es parties liées; î\ est superflu de se flem^nder
si elles se joueront. Il n'y a pas de civilisation, pas
de droit public, pas d'humanité qui pèse une once.
On a pu s'en convaincre dans la dernière guerre
dont l'Europe a été témoin. On se rappelle de quelle
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DE LA DIPLOMATIE. 123
manière la partie était liée : l'Italie convoitait Venise,
la France les limites du Rhin, la Prusse l'absorption
d'une douzaine d'États petits ou grands, et néan-
moins, avant la guerre, il y avait des gens qui ne
pouvaient se figurer que Ton fût à la veille d'un con-
flit; ils tenaient que le monde n'était plus dans les
mêmes errements, renvoyant à la barbarie les ap-'
petits grossiers de la conquête, comme si les peuples
et les gouvernements pouvaient changer 1... Chacune
des puissances croyait avoir trouvé son heure : la
partie se joua.
Ces événements contemporains sont précieux,
parce qu'ils montrent à vif le rôle et les ressources
de la diplomatie. Le grand ministre prussien prépa-
rait depuis dix ans son coup de théâtre. Quand il a
perfectionné son armement militaire, doublé l'effectif
de son armée, garni toutes lespls^ces de troupes et de
canons; enfin après ui;ie répétition générale dans les
duchés de l'Elbe, il se tourne vers l'Autriche languis-
sante, abattue, à peine remise de récents désastres,
et lui dit : a Vous armez ! » L'Autriche a beau ré-
pondre en montrant le sang qui coule encore de ses
blessures, l'audacieux ministre maintient et maintient
à outrance dans une série de documents diplomati-
ques que l'Autriche a réellement armé pour faire la
guerre à la Prusse ; et quand le gouvernement au-
trichien, dans l'espoir de désarmer un rival qui ne
veut pas être apaisé, dégarnit la seule partie de ses
frontières qui puisse faire ombrage à la Prusse, l'a-
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124 LIVBE II.
gresseur répond ce mot que Thistoire immortali-
saa.
« Qu'importe! si vous envoyez au midi ce qui
était au nord ! »
On voit qu'il n'est pas même nécessaire que les
prétextes diplomatiques soient bien colorés; il suffit
qu'ils soient soutenus avec la dernière rigueur. Ce-
pendant il est facile de comprendre que plus ils sont
spécieux et meilleurs ils sont. Ils doivent être imagi-
nés en vue de ceux qui doivent les accepter.
Plus le prétexte approche d'un certain ordre de
raisons ou de préjugés, plus il donne de force à celui
qui l'emploie.
L'indignation et la colère que suscitent les que-
relles mal trouvées et lés procédés trop sans façon
sont extrêmement dangereux; ils augmentent la force
morale des adversaires et, comme on le sait, c'est
cette force morale qui donne gain de cause sur le
champ de bataille. C'est pour cela qu'on voit les
diplomates procéder avec tant d'art et de circuit. Ils
cherchent à constituer un tort à leurs adversaires, ils
incidentent, ils attendent un tour favorable de
l'opinion, et généralement ils finissent par la sur-
prendre.
L'art des formules joue un rôle si considérable
dans la diplomatie qu'il en faut bien dire quelque
chose aussi.
Presque tous les documents émanés des chancelle-
ries modernes, sont des œuvres que l'on ne saurait
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DE LA DIPLOMATIE. 125
étudier avec trop d'attention, on les admirera très-
sincèrement.
Chaque mot a un double et même un triple sens ^
un pour le gros public, un autre pour les habiles et
un autre encore pour la puissance à qui Ton
s'adresse particulièrement. On dit que Ton veut
et Ton dit que Ton ne veut pas, on dit que Ton
fera et Ton ajoute que Ton ne fera pas. On a l'air de
s'engager et l'on ne s'engage pas, on n'a pas l'air
de s'engager et l'on s'engage.
Il y a une sorte de génie de rédaction qui consiste
à laisser égarer, comme par hasard, une expression
qui renverse complètement le sens général d'un do-
cument et forme comme un point lumineux dans les
ténèbres.
On dirait que c'est la même main qui fait toutes les
écritures officielles de l'Europe. Il y règne une ordon-
nance savante. Les fonûes sont pleines, les cadences
harmonieuses et les chutes parfaitement réussies. On
a raturé vingt fois avant de rencontrer l'expression,
mais elle est complètement évasive.
Ces recherches de forme, celaient d'exposition,
ce relief d'argumentation, cette subtibilité de logique,
ces réticences calculées, ces équivoques cauteleuses,
ces allusions lointaines, ces sous-entendus fallacieux, •
ces insinuations voilées, ces épigrammes sérieuses '
sont les armes élégantes et légères dont on se sert ,
dans les passes à la plume, avant-coureurs de jeux f
plus sévères. Sous le déguisement de ces figures de
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126 LivRte II
langage on se dit une foule de choses qui n'y parais-
sent point ; on se mesure, on se menace, on se raille,
et Ton se moque sur un ton de parfaite courtoisie ;
la diplomatie forme ainsi une science qui résume la
rhétorique d'Aristote, la sophistique de Técole grec-
que, la méthode de Descartes, le casuisme de Loyola
et la chicane du palais.
Gomme tout porte sur des détails imperceptibles
de rédaction , les moindres nuances sont aperçues ;
l'écart de forme le plus léger, le changement d'une
toiirnure, une différence sur la manière de se saluer
entre deux souverains prennent des proportions énor-
mes et présagent de gros événements.
On se souvient encore de l'effet que produisit en
Europe la substitution, dans une lettre de l'empe-
reur Nicolas à Louis-Philippe des mots : « je suis
votre bon ami, » aux mots sacramentels de « bon
frère. » La France entière se regarda comme souf-
fletée sur la joue de son roi.
Tout souverain qui ne se battrait pas quand on lui
change ainsi une formule tomberait nécessairement
dans le mépris. Ce sont des scrupules d'honneur
qui équivalent entre peuples à ces querelles qui met-
taient autrefois l'épée à la main des gens qui s'étaient
regardés de travers.
La procédure diplomatique est encore un aspect
très-intéressant du même sujet. On dit que les formes
protègent. Sans aucun doute, mais elles ont encore
UD autre coté en diplomatie, elles légitiment les
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TACTIQUE t^AHLÊMENTAmE. 127
âcteâ quelconques, elles conduisent par une grada-
tion dâTante à des résultats qui Uë paraissent plus
ëtotinant69 grâce à la filière d'écritures qui ont pré*
cédé. Une prétention se produit sous la forme d'une
plainte, la plainte se change en grief; on passe du
mémorandum à la circulaire, au manifeste, à Vulti-
matum et au canon. Tout cela s'est fait en rien de
temps et l'on est resté dans les règles.
DB LA TACTIQUE PARLEMENTAIRE.
Le maniement et la direction des assemblées par-
lementaires est une autre branche non moins impor-
tante de la politique. Ici tout se fait par la puissance
du verbe. Mais pour dire quelques bonnes choses
. sur ce sujet il faudrait peut-être faire une distinction
entre les parlements libres et ceux qu'on a mis sous
le joug, auxquels on a retranché quelques côtes,
comme le fameux rump de Cromwell par exemple.
Ce n'est guère que dans les assemblées souveraines
que la tactique parlementaire est réellement un art.
L'éloquence y joue un grand rôle, mais un rôle fort
équivoque à coup sûr, à ne l'envisager que sous le
rapport de l'utilité .
On fait généralement valoir en faveur de l'élo-
quence que la grande majorité des assemblées déli-
bérantes se compose d'hommes médiocres et sans
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128 LIVRE U.
élévation que l'éloquence arrache aux calculs de
régoîsme et des passions sordides; mais on peut sou-
tenir avantageusement que la raison publique a
plus à perdre qu'à gagner avec les grands orateurs.
Chez eux l'imagination domine le jugement, et quand
bien même elle ne le ferait pas dévier, comme l'ora-
teur parle surtout en vue des applaudissements^ il
choisira toujours de préférence, non les meilleures
causes, mais les plus brillantes et les plus popu-
laires.
Il est entendu d'ailleurs que l'on peut plaider
l'erreur aussi éloquemment que la vérité. Un
grand talent de tribune n'implique nullement un
talent d'homme d'État; loin de là, toutes les fautes
auxquelles se laissent entraîner les corps ou les
réunions politiques viennent à la suite de longues
harangues bruyamment applaudies; et l'histoire des
gouvernements parlementaires offre le constant
exemple d'orateurs dont chaque argumentation est
un modèle de logique, chaque discours un triomphe
et chaque action une étourderie, un non-sens.
Au surplus celte thèse n'est ici que de pure con-
troverse. Peu importe qu'un orateur tourne le dos à
la raison, l'essentiel est qu'il soit éloquent et qu'il se
fasse écouter. La probité politique elle-même ne fait
rien à l'éloquence,
Fir improbus dicendi péri tus.
Les assemblées parlementaires se composent de
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TACTIQUE PARLESjEEITFAIRE 129
trois éléments bien connus : une fraction gouverne-
mentale quand même (Ju'on appelle la droite ^ une
fraction opposante quand même qu'on appelle la
gauche y Tune demandant généralement l'impossible,
l'autre refusant généralement le possible, et une
masse flottante à convertir et à rallier que l'on ap-
pelle majorité. C'est en cela que consiste la tactique
parlementaire.
Evidemment, pour prendre quelque empire sur
les assemblées, il faut connaître très-exactement les
éléments moraux dont elles sont formées. U y a
pour cela un certain thermomètre. On fait une
équation sur tbutes les unités dont un corps politique
se compose, et on traite la collectivité pensante
comme on traiterait individuellement un homme
médiocre. Ce qu'un homme d'une intelligence
moyenne arbitrerait sur telle question qui lui serait
proposée, on peut évaluer par analogie que ce serait
aussi le sentiment d'une assemblçe.
Mais ce n'est encore là qu'une donnée de l'équa-
tion; la seconde règle qu'il faudrait observer, c'est
que le rapprochement , en masses modifie chez les
individus certains côtés de leur nature morale ; ils
se mettent sur un certain pied de pudeur et de
dignité qui ne permettrait pas de leur dire en public
ce qu'ils entendraient facilement dans leur cabinet.
Les uns devant les autres ils sont portés à se sur-
faire.
Les tacticiens exercés tiennent compte dans la
9
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130 LITBB II.
s
fcorme seulement de cet élément factice^ produit 4h
cmitact général ; ils évoquent avant tout le fond de$
idées et des sentiments afin de les reproduire et de
les idéaliser par l'acticm oratoire.
Mais c'est là une tâche on ne peut plus délicate,
car cette analyse doit se faire sur des sujets très-
variés. U s'agit de savoir quelle peut être sur chaque
question en particulier l'opinion de la majorité. Or
très-souvent la majorité n'a pas d'opinion, elle n'a
que des instincts, et quand ces instincts peuvent
être clairement entrevus, il faut avoir le talent de
fournir des solutions appropriées.
Et les didficultés sont bien autres encore qiiand il
s'agit de faire faire à une assemblée, non pas ce
qu'elle veut, mais ce qu'elle ne veut pas, ce qui est
très-souvent nécessaire au but qu on se propose,
ii'éloquence est d'un secours précieux en pareil cas,
4car çUe sert à dériver les passions et à déplacer les
points de vue. Il y a tant de ressources dans la dis-
cussion que l'on a vu quelquefois, dans les assem-
blées, des auditeurs attentifs déclara:* avec sincérité
qu'ils se sent2^ent moins éclairés qu'auparavant, ou
bien que le pour et le contre se faisaient tellement
équilibre dans leur esprit qu'en conscience ils ne
(Mouvaient opter. En pareil cas, les indécis votent
avec leur parti, afin de ne pas perdre leur s^oix.
Le tacticien parlementaire n'est évidemment pas
celui qui se livre à l'essor de toutes les questions,
mais celui-là seulement qui les côtoie sur les points
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TACTIQUE PARLEMENTAIRE. iSi
qui touchent de plus près kuX idées domitiatifes de
la tnajorité^ eeîui qui âuit pas à pas le iliôuvement
des esprits^ le précipite ou le ralentit selon llndicâ^
tion des Girconstances. Hampden est un des orateurs,
bistoriquement cotinus pour avoir excellé sôUs ce
Mppcort* U avait une flexibilité de talent bien l*are \
ion éloquence était à volonté diffuse ou concise,
ckdrô ou embarrassée, et cette obscurité dont il
était le tnaitre lui doUUah plus de puissance encore
en la rattachant aux défôuts de son siècle, tantôt il
résutâait les débats du parlement avec une précision
irréprochable^ quand fces débats menaient au
triomphe de son opinion; tantôt il embrouillait la
question de lâanière k k faire ajourner, lorsqu*éItë
paraissait se résoudre contre son avis. 11 n^gnorait
point que l'effervescence des corps politiques se re-
froidit très-facilement par les délais des formes et
par la longueur des délibérations.
Le mtécanisme de la procédure parlementaire
fournit des moyens singulièrement ingénieux pôiit
conduire et diriger les débats. U y a une foule
de ressorts que l'on appelle amendement j mo-
tion^ f^dre du jour^ question préalable^ scrutin
secret y position de la question^ etc., dom: le fdrma-
lisiiie approfondi constitue une science à l'aide de
laquelle on enterre une question, on dérange l'éco
BODiie d'un projet de loi, on coupe une discussion,
on lance un ballon d'essai, et autres Uianéges sem-
blables qui sont le fonds de$ luttes parlementaires.
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132 IXVRE II.
Ces divers procédés qui certainement ont leur
utilité intrinsèque comme moyens d'instruction des
questions et appareils d'épuration de la matière légis-
lative, sont très-généralement employés comme en-
gins ou machines de guerre par les divers partis
qui se disputent la direction d'une assemblée. Qui ne
se souvient de la fameuse motion qui fut faite à la
Constituante de 89 de décréter qu'aucun membre de
la Convention ne pourrait faire partie du ministère.
C'était un coup de partie dirigé par la faction des Gi-
rondins contre Mirabeau dont les visées sautaient
aux yeux. En vain, pour faire échouer une motion
qui renversait tous ses projets, Mirabeau par une feinte
heureuse, s'offrit-il personnellement en holocauste à
ses ennemis. La jalousie d'un parti dicta mie des
mesures politiques qui furent les plus fatales à la Ré-
volution.
La proposition Remilly, au lendemain du ministère
du i*' mars, fut une des pièces les mieux rapportées
que l'on connaisse.
L'abus des députés fonctionnaires servait depuis
longtemps de texte aux récriminations du parti radi-
cal dont les tendances sous ce rapport concordaient
avec celles de l'opposition dynastique.
Or, le ministère Thiers amenait justement au pou-
voir un homme (M. de Remiliy) qui avait proposé,
quand il était dans l'opposition, d'exclure les fonc^
tionnaires de la Chambre.
A peine le cabinet était-il formé qu'un député
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TACTIQrE PARLEMENTAIRE. 433
conservateur eut Tesprit de déposer sur le bureau
cette même proposition ainsi conçue :
«c Les membres de la Chambre des députés ne peu-
vent être promus à des fonctions, charges ou emplois
publics salariés, ni obtenir d'avancement pendant le
cours de leur législature. »
Le coup portait à fond en ce qu'il était dirigé
à la fois et contre lé ministère dont Tinfluence
allait se trouver paralysée dès le début, et contre la
gauche dont elle mettait à l'épreuve le désintéresse-
ment. A cette proposition qui lui coupait les vivres,
elle se mit à jeter des cris dé paon et s'empressa
de se rallier au ministère pour lui aider à l'ensevelir
dans un ordre du jour.
Ce qui donne tant de passion aux débats d'une as-
semblée c'est que le vote qui la clôt se trouve tou-
jours être l'expression d'une victoire ou d'une défaite
pour l'une des fractions d'opinion qui se disputent la
prépondérance. Le sentiment purement humain de
triompher de ses adversaires est là, comme dans
toutes les luttes possibles, le premier mobile qui se
fait jour, le reste ne vient qu'après.
Dire que l'esprit des assemblées, chansre avec la
fortune, c'est énoncer une vérité bien vulgaire. Peu
vent-elles d'ailleurs faire autrement ? Si le pouvoir
est fort, elles sont avec le pouvoir, si le peuple est
maître elles le subissent, si le peuple est soumis par
le prince, elles se soumettent au prince. On ne
peut pas leur reprocher de s'entêter avec les causes
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134 LiTftE n.
vaincues. Mais elles y apportent quelquefois une
certaine décence inspirée par la circoiispectioti et
Tattente de^ mouTements qui se produisent au
deboiti. Un œil pénétrant Toit le travail des cou-
sciences^ qui s'opèrent dans les assemblées aux jour«
de crise. Les scrupules s'en vont petit à petit, par
lambeaux, sur des prétextes, par des incidents, sur
des solutions moyennes. L'esprit du lendemain n*est
pas celui de la veille. Dans trois jours une Chambre
est complètement retournée.
Il y a un dialogue historique entre M. de VitroUes
et Fouché qui semble fait tout exprès pour le com-
mentaire qui précède.
Fouché qui tenait, en 181 5, le fil de toutes les in-
trigues qui devaient ramener en France les BoUrbbns,
reçoit la vifeite de M. de Vitrôllfes qui sortait de pri-
son à ce moment même.
Fouché lui dit ;
(K Eh bien, que comptez vous faire?
— Me rendre à Gand. N'avez-vous rien à me don-
ner pour le roi?
— Oh! mon Dieu,non, rien, répondit Fouché avec
négligence, dites seulement à Sa Majesté qu'elle peut
compter sur mon dévouement, et qu'il ne dépendra
pas de moi qu'elle ne revienne bientôt aux Tuileries.
— Mais il dépend de vous, ce îne semble, que ce
saiX bientôt.
— Moins que vous ne pensez ; les embarras ^nt
grands. Il faut d'abord proclamer Napoléon IL
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TACTIQUE PARLEBfENTAIRE. 135
— Gomment^ Napoléon II l
— Mais y sans doute , U faut d'abord passer
parla.
— Cela n'a rien de sérieux, j'imagine.
— Voâs ne dites p^s assez; plus j'y sôiige, plus je
suispa^uadé que cela n'a pas le sens commun. Mais
vous ne sauriez croire combien il existe de gens qui
tiennent à ce nom-là. Plusieurs de mes collèguél,
Carnot surtout, sont convaincus qu'avec ce nom-là
tout est sauvé.
— Et combien durera cette plaisanterie?
— Le temps nécessaire pour notis débarràssèir dé
Napoléon I*'.
— Que ferez-voùs ensuite?
— Je ne sais trop.... dans des momeiits ëômmé
ceux-ci, il est difficile de prévoir le lendemain.
— ^Mais si M. Carnot tient si fort à Napoléon II, il
vous sera peut-^étre plus difficile que vous ne suppo-
se?; d'échapper à cette combinaison?
— Bah 1 vous ne connaissez pas Carnot. Il suj^ -
fira^pour le faire changer de langage, deproplaMet lé
peuph français.
— Voilà qui est bien, reprit M. de VitroUes en
riapt, mais j'espère qu'après Napoléoh II et le peuple
français, vous songerez enfin aux Bourbons?
— Sans doute, répondit Fouché, ce sera alors le
tour du duc d'Orléans, etc. » ,
Et les choses se passèrent exactement comme Fou-
ché l'annonçait à M. deVitroUes. Certes, rien ne peint
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136 LIVRE II.
mieux les échappatoires, moyens termes et faux-
fuyants par lesquels les assemblées arrivent par de-
grés aux fins qu'elles désirent et qui sont dans la
force des choses.
Ce même Fouché dit quelque part que les assem-
blées ne sont jamais dangereuses parce que leurs ré-
solutions dépendent d'une demi-douzaine d'orateurs
que l'on peut toujours acquérir et dominer. C'est
certainement une fort bonne indication; mais il faut
pour cela qu'une assemblée soit complètement maî-
tresse de ses actes. Dans les Chambres dépendantes
ou soumises sur lesquelles pèse la main du pouvoir,
il faut des prodiges d'adresse pour faire faire à la ma-
jorité un pas en dehors de sa ligne. Le vote n'est
qu'une matière à discussions théoriques comme un
sujet littéraire dans une séance d'Académie.
L'orateur n'est plus qu'un artiste que l'on* vient
applaudir. L'émulation qui se gagne c'est de faire de
longs discours; c'est à qui parlera le plus longtemps.
Chacun tient à faire son volume. Les discours sont
de la copie. On voit fleurir la race des orateurs vani-
teux, révolutionnaires, moutons et tribuns de carton.
Tout cela a aussi son mérite.
On dépense tous les trésors de langue pour résu-
mer des pensées communes dont l'expression soit in-
signifiante.
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LIYRE III.
DU CRÉDIT ET DE LA FAVEUR.
CHAPITRE I.
Tout pouvoir prend ordinairement sa source dan»
une antichambre. La liaison de ce livre avec celui
qui précède est suffisamment indiquée par cette
observation.
Il faut passer par la faveur avant d'arriver à quoi
que ce soit; c'est le lieu de rechercher comment
elle s'obtient, mais le sujet est des plus complexes;
il y a des transitions à ménager.
Lorsqu'on ne naît pas sous une heureuse étoile,
et que les chances favorables tardent à se produire,
on a beau jouer serré, on ne peut édifier sa fortune
qu'avec une extrême lenteur.
Jouer serré n'est pas d'ailleurs, comme on pour-
rait le croire^ être toujours prudent et circonspect.
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438 LIVRE m.
Cnacun traite la vie à sa façon, suivant son tempéra-
ment. Les mis marchent en ligne courbe ; les autres,
en ligne droite. Il y en a qui se glissent, d'autres qui
font leur trou de vive force. Mirabeau, emporté par
ses passions, déclassé, débordé, perdu de dettes,
avait joué du mieux qu'il copvf^nait aux circon-
stances ; c'est à peine cependant s'il eut le temps de
jouir de sa haute fortune. Dumouriez, dévoré d'am-
bition, adroit et iiltrigant, vieillit pendant cibquante
ans dans les grades obscurs de l'armée.
Les moyens de parvenir n'ont certes pas été sim-
plifiés par les Révolutions. Non-seulement, une com-
pétion effrénée fef'me toutes les a^enues^ mais l'état
d'isolement dans lequel les individus se trouvent les
uns à l'égard des autres, oppose à leur ambition des
ob^cles d'u«e nature particulière. Persontiè iië veut
phis aider personne a faire sa fortune. Un se repoussé
les uns les autres à coups de talons.
Les mœurs brutales de ce siècle le veulent ainsi.
La grande affaire dans ce siècle e^t donc de sottir
4p V^t^t de molécule désagrégée.
DBS IlELATIONS.
L'intérêt de toute l^iographie peut se résumer p«f
ces mots :
Comment esm parvenu?
C'est à la solution de ce problème que l'esprit 3^îrtt
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LES BRLATIONS. 139
tache involontaiPOTient, et l'on ne saurait contëir
avec art si Ton ne ménage avec le plus grand BoitI ce
point de vue, • '
Les biographies ne se ressemblent pas parce qilé
les circonstances varient à Tinfini; mais les éléments
à l'aide desquels on jette les bases de sa fortune, sont
toujours les mêmes en tout temps. On ne croît que
par voie d'agrégation successive. Il faut avoir dans
son bagage, des relations, des protecteurs et des
amis. *"
Les relations peuvent être envisagées comme des
milieux sociaux, où l'on fait la chasse aux hasards
heureux; et naturellement, plus ces milieux sont
nombreux, plus les chances augmentent.
Dn saisira la justesse de ce point de vue^ car,
comment celui qui débute dans la carrière avec Sa
seule industrie arrive--t41 en somme à faire son chemin
si ce n'est par le secours de deux ou trois occasions
vigoureusement saisies et exploitées?
Orj avant de se trouver face à face avec le Cré-
mier homme qui l'appuiera de son crédit ou de sa
fortune, qui l'associera à ses intérêts, pendant com-
bien de temps n'errera-t-il pas dans le vide? Il peut
attendre dix ans, quinze ans, et même plus; car
chacun porte en soi une nature morale, un carac-
tère, un genre d'esprit dont il faut trouver le place-
ment, et souvent ce placement ne se trouve pas.
Quoique les classifications sociales soient presque
toujours d'une justesse très-éqiiivoque, on pouri^t
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140 UVRE ITl.
dire qu'il y a deux grandes espèces de gens qui for-
ment la tourbe : les indifférents et les inutiles. Ceux
qui ne peuvent rien pour personne et ceux qui
pourraient faire, mais dont on ne tire jamais «en.
Si vous leur contiez vos affaires intimes, ou si vous
leur demandiez un service, ils vous regarderaient
avec des yeux ronds, et c'est tout ce qu'ils fer
raient.
Au milieu de cette cohue épaisse d'hommes
ramassés dans un égoisme féroce, il y en a un très-
petit nombre dont la vocation est d'être utile aux
autres ; c'est à cela que la nature les a spécialement
destinés. Le grand art est de les découvrir et de les
mettre en exercice.
U se trouve parmi eux bon nombre de naïfs. Les
naïfs sont ceux dont la bienveillance provient d'une
sorte d'admiration secrète pour certains dons exté-
rieurs qu'ils distinguent chez les autres. Ce sont des
gens qui considéreront en vous la façon agréable
dont vous êtes culotté, ou l'éclat élégant d'une con-
versation légère. C'est comme s'ils disaient aux gens :
<c Je vous trouve beau, je voudrais qu'il m'en coûtât
quelque chose pour vous être agréable. » C'est toute
une catégorie, et une catégorie très-nombreuse de
gens qui s'empaument avec des manières. U y en a
d'autres qui ont des admirations spéciales. Un chan-
teur, un orateur, un vaudevilliste en vogue, les tient
en arrêt comme le gibier devant le chasseur. On ne
saurait naturellement trop rechercher ces gens-là.
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LES RELATIONS. 141
car il leur arri\e de faire pour les hommes les mêmes
folies qui se font pour des maltresses.
Seulement l'homme utile, cette Providence de
ceux qui n'ayant que leurs menus talents sont encore
dans la vie à l'ëtat de simples aventuriers, l'homme
utile, disons-nous, est rarement utile longtemps. Sa
bienveillance est un fruit qui se cueille dans sa pri-
meur; car au bout de très-peu de temps tout est
changé; on n'a plus pour lui l'attrait d'une nouvelle
conquête, il porte ailleurs ses agaceries. Se rappro-
cher de lui trop vite c'est le perdre.
Les hoipmes utiles se divisent en un grand nom-
bre de types. Les gens à projet, les originaux, les
têtes chaudes, les têtes faibles, les vaniteux, les pro-
digues et les poitrinaires doivent être très-recher-
chés.
Plus les relations sont étendues, plus la chasse à
l'homme est fructueuse, ce qui n'exclut nullement,
bien entendu, le parcours sur les terres de l'autre
sexe.
Sous l'ancien régime, un homme adroit et amb|«
tieux mettait dans ses intérêts, une jeune femme
pour ses plaisirs, une femme d'un âge mûr pour ses
intrigues et son ambition à la cour, et plusieurs
vieilles femmes considérées, dont il cultivait avec
soin la protection. Ces femmes criaient à l'injustice
s'il n'obtenait pas ce qu'il demandait ; elles le défen-
daient s'il avait quelque aventure trop marquante en
fait de jeu, d'intrigue ou de galanterie.
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143 LIVHE III.
Quoique les femmes ne soient plus im ordre dans
rÉtat, cette indication historique peut ne pas être
klutîley itiéme de nos jours, et l'on en tirera ce qu'on
pomra.
DES rftOTVCTEURS BT DBS AUXILIAIIUS.
t
On ne devient quelque chose qu'à la condition de
commencer par être Thomme de quelqu'un. C'est
la période du patronage, période capitale, car
c'est pendant cet intervalle , que Ton commence à
faire l'apprentissage de la faveur, apprentissage
pendant lequel on peut juger par soi-même si Von
est apte ou non |i parvenir.
Il n'est jamais totalement impossible de trouver
des protecteurs. C'est une fonction sociale qui est
suffisamment remplie, mais qu^nd on en a trouvé un^
le difficile c'est dç le garder. Si on ne le garde pas
assez longtemps pour en tirer à peu près la sub-
stance, Véi»*euve est décisive, on ne fera tien qui
vaille.
Cet échec prouve que l'on n'a point de patience,
point de prudence, point d'empire sur sqî, point
d'habitude des hommes, point de souplesse^ point
de séduction, car il faut de tout cela et d'autres
choses encore pour tenir en haleine un protecteur.
On doit calculer au plus juste la dose d'é-
goisme personnel qui peut entrer dans le senti-
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PROTEGTEUitS ET AUXILIAIRES. 443
oieDt du patronage. Le {m)tecteur entend satisfaire
ceHâins besoins de sa nature morale qui redamê
des soins. On se donne un protégé comme on fait
choix d'un meuble ou d'un animal domestique; le
reste doit se solder en un tribut de courtisanneries^
dont le manège dqit se soutenir sans relâche. S'il
se rallentit un jour il sera à Finstant même noté et il
figurera quelque jour au compte de la disgrâce.
Remplir les deux tonditions ci-dessus^ est un fa*
meux point.
Règle générale, — Un protecteur manqué finit
ordinaireitient par devetnr un ennemi.
HeiLtième règle. — Quiconque ne fait pas de pro-
grès dans )a fov^r de celui qui le protège^ recule. Si
Ton ne s'empare chez les gens de tout ce qu'ils peu-
vent donner, il n'y a rien de fait.
Troisième règle, — Les gens ne vous protègent
que tant qu'ils vous supposent encore neuf. Généra-
lement, si la protection n'a pas commencé avant
vingt-cinq ans, elle ne commencera pas.
Il est opportun de remarquer qu'un protecteur,
tskème trèsrpuissant, a une action beaucoup plus
Hmit^ qu'on ne le suppose en général sur l'ensemble
de$ faits dcmt dépend la fortune de son protégé.
Les protecteurs rivaux se rencontrent et se con*
trarient les uns les autres dans les brigues qu'ils font
pour leurs créatures; s'il s'agit d'un emploi ou
d'une bonne^main à empocher, le succès appartient
à celui (pii met le phis gros poids dans la balance.
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144 LIVRE ni.
Cette observation fait sentir la nécessité' d'accu-
muler les influences jusqu'à ce que Ton puisse arriver
à une véritable ligue de protecteurs, à l'aide de
laquelle on triomphe de toutes les résistances. Et
encore faut-il ajouter que cela ne suffit pas toujours
si l'on ne se préoccupe avec le plus grand soin du
chapitre des auxiliaires.
Les auxiliaires sont des gens de seconde main, des
influences intermédiaires qui facilitent l'action des
agents supérieurs. Les auxiliaires guident, rensei-
gnent, indiquent, ils touchent les choses de la main,
lèvent les petits obstacles qui jouent un si grand
rôle dans les affaires d'antichambre; l'auxiliaire peut
être un chef de bureau, un homme de police, un
valet de chambre, un portier. Il faut avoir de ce
monde-là dans tous les coins.
DES AMIS ET DES PARTISANS.
Le sens de la vie indique qu'il faut faire beaucoup
plus de cas des amis que de l'amitié; car l'art de
parvenir ne peut envisager les amis, que comme des
auxiliaires d'un certain ordre. L'embarras c'est que
les amis viennent généralement à la fin et non pas
au commencement^ de sorte qu'ils apparaissent
lorsqu'à la rigueur on pourrait s'en passer.
Tl y a trois choses qui peuvent donner des amis,
en dehors de la fortune et de la puissance :
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DES AMIS ET DES PARTISiVNS. 145
Lesprit.
L'originalité.
Le ridicule.
On voit assez souvent, les gens d'un caractère fai-
ble, avoir des amis. Pousser, conseiller, diriger les
gens, les embarquer dans une foule d'affaires dont
il n'est pas facile de sortir, c'est là une de ces jouis-
sances que l'on goûte volontiers dans la société des
gens qui ont la tête faible.
Si vous avez quelque valeur personnelle, il y a une
divinité qui gardera inviolablement votre porte con-
tre l'approche des amis. C'est la jalousie. En pareil
cas, il n'y a pas d'autre remède que d'être riche ou
d'avoir de l'esprit, sans cela on reste sur le pavé.
Il en est des amis comme des protecteurs, il est
plus difficile de les garder que de les acquérir. Il faut
traverser une épreuve très-délicate, celle où l'on
voit complètement à nu le fond de leur caractère ;
car l'amitié ressemble en cela à un autre sentiment,
tant qu'elle est dans sa ferveur elle contraint le naturel.
Vous êtes depuis quelque temps dans la primeur
d'une intimité nouvelle; vous passez des jours sans
nuages. Après avoir analysé avec soin votre ami,
vous reconnaissez qu'il est sans défaut; point d'iné-
galité d'humeur, point de petitesse, des instincts
généreux, des goûts délicats. Comment l'entente cor-
diale pourrait elle bien finir? Faites attention, sur-
veillez-vous, et attendez. A un moment donné, sans
que vous puissiez constater comment cela s'est
10
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146 LIVRE III.
produit, vous apercevrez un nuage, un changement
d'allure, c'est un ami qui passe, c'est un ami qui
s'en va, si Ton ne parvient à force de dextérité à le
reconquérir, ou à extraire la paille qui va déterminer
la rupture.
Les amis veulent être promenés, amusés, distraits,
occupés, autrement ils s^ennuient.
Les amis ont besoin d'être conseillés, dominés,
autrement ils vont se donner à d'autres."
Enfin, il faut dresser les amis à rendre les services
dont on a besoin. C'est difficile; il faut leur ap-
prendre à vQus couvrir, à prendre votre défense au
besoin, c'est à peu près impossible.
La camaraderie n'est autre chose qu'une espèce
d'amitié organisée, en commun pour se faciliter ré-
ciproquement l'escalade des positions utiles et agréa-
bles. On verra dans d'autres chapitres quelques ap-
plications spéciales de cette forme sociale de l'amitié.
En politique les amis prennent différents noms. Ce
sont des partisans, des séides, des prosélytes, des
preneurs suivant le degré de ferveur avec laquelle
ils épousent vos intérêts et les attributions spéciales
qui leur sont confiées.
I DE LA LOI DES SYMPATHIES EN GENERAL.
La théorie des sentiments moraux qui précède a
pu dégager avec assez de netteté ce point-ci à savoir
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PÉRIODE d'occultation ET d'iNCUBATION. 147
que pour faire son chemin la chose suprême c'est de
plaire.
Jamais en aucun temps les gens en place, les gens
riches, les femmes, les ministres et les prihces ne con-
naîtront d'autre raison à leurs bienfaits.
Plaire c'est la faveur.
Un grand nombre d'espérances trompées, d'ambî
tions avortées, de passions méconnues s'expliqueront
toujours par ces simples mots, par cette épitaphe :
Il a déplu.
Et par quoi plaît-on ? par les petites choses.
DE LA PERIODE D OCCULTATION ET DE CELLE D INCUBATION.
Les ambitions de tous genres subissent une période
d'épreuve, une candidature nécessaire dont la fa-
veur la plus marquée ne saurait elle-même dispenser
complètement. Ainsi, on ne peut pas vous jeter de
suite un grand emploi à la tête quand bien même on
le voudrait; cela ferait crier; il faut ajourner.
On s'entend à merveille dans les cours à créer
certaines fonctions, à donner certaines distinctions
qui s'indiquent d'elles-mêmes comme les étapes ré-
servées à des suffragants de premier ordre.
Mais ces espérances sont très-souvent trompées,
tout à coup la faveur s'arrête ; les protecteurs tré-
passent ou sont disgraciés, des ressorts inconnus
jouent, des nouvelles batteries sont démasquées, la
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148 LIVRE III.
place assiégée se rend en d'autres mains, et l'avenir
est remis en question.
C'est la période d'occultation de l'ambitieux ; on
est oublié, ou les temps ne sont pas venus, ou on
n'entre pas dans la combinaison du moment.
La période d'incubation est celle où Ton ne fait que
débuter dans les voies de la faveur. C'est la période
la plus grave. On n'a encore que le pied à Fétrier, et
l'on prépare son maintien* C'est pendant ce temps
que les hommes . dont dépend votre fortune vous
observent, non pas qu'ils se préoccupent autre-
ment de vos intérêts. Us ne feront rien d'eux-mêmes
avant qu'ils n'y aient la main forcée par les cir-
constances.
Mais ce que vous faites pendant ce temps, ce que
vous dites, ce que vous valez, ils le savent, le ren-
seignement est casé dans un coin de leur esprit et
tout leur reviendra à la mémoire en temps utile.
Vous avez été pesé, vous êtes jugé, vous êtes un
homme qu'on poussera ou qu'on ne poussera pas.
C'est le moment de dessiner sa ligne de conduite,
et de se composer une nature artificielle, car les hom-
mes tiennent essentiellement à savoir si l'on est capa-
ble de se contraindre.
C'est le moment de se faire prendre au sérieux,
chose grave, très-grave»
Si l'on distingue en vous trop d'abandon — note;
trop d'ardeur — note ; un défaut de sociabilité — note ;
de la sincérité — note ; de la gravité — note ; trop de
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PÉRIODE d'occultation ET D*iNCUBAT10W. 149
talent — note; du désintéressement — note; de la
probité — note.
Ce sont autant de notes fâcheuses dans votre dos-
sier, on vous évincera à la première occasion.
CTi^©
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GooQÏe
il
CHAPITRE IL
DES COURS ET DES COURTISANS.
On est ici dans l'atmosphère même de la faveur.
S'élever jusque dans ces régions éthérées qu'on ap-
pelle lescours, c'est descendre un peu plus bas dans le
fond de l'âme humaine. Mais c'est en même temps
voir ce qu'il y a de plus subtil dans la pratique de
l'art social.
C'est là qu'est le grand atelier des artifices, la
science suprême des petites choses et la haute école
des moyens moraux.
Il y aurait peut-être un détour honnête pour indi-
quer quels sont les qualités et les talents nécessaires,
pour faire fortune dans les cours. On dirait par
exemple :
La vérité y est fort recherchée, on en fait grand
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COURS ET COURTISANS. 151
cas, — on n'y trahit personne, — on est sincère, —
la bassesse y fait tache, — on tient à sa dignité, — on
est fidèle à ses principes, — la probité y est commune,
— on défend les gens disgraciés, — on récompense
les services, — on a toutes sortes de scrupules, —
on se soucie des intérêts publics, — on gagne l'ar-
gent que l'on reçoit, — on se préoccupe d'où il vient,
— et mille autres choses semblables.
Il est comme on le voit, horriblement difficile de
démontrer qu'une seule qualité morale, soit néces-
saire pour faire son chemin dans les cours. Aussi ne
faut-il pas s'engager dans des distinctions de cette
nature.
Les cours sont aujourd'hui ce qu'elles étaient il y
a trois mille ans, ce qu'elles seront toujours. Ce sont
les mêmes hommes, les mêmes intrigues, les mêmes
ressorts, les mêmes procédés. 11 s'agit toujours de
s'emparer de l'esprit de ceux qui tiennent la puis-^
sanôe, prince, eunuque ou vizir, pour en obtenir
ce qu'on peut : argent, place, titre, ruban, carreau,
aiguillette ou simarre.
La faveur donne tout; et elle rapporte même des
jouissances pures. Pénétrer dans la chambre à cou-
cher d'un prince, recevoir son premier sourire ou
son dernier regard sont les plus grandes joies que
puisse renfermer une âme humaine.
Il est vrai que ce n'est pas le jeu d'un sot que celui
qui se joue dans les cours. La fayeur n'émane des
princes, que pour se disséminer généralement sur un
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152 LIVRE III.
certain nombre de têtes et dans divers groupes qui
en retiennent des démembrements plus ou moins
étendus. C'est là qu'il faut l'aller chercher tour à
tour. Or ces influences individuelles ou collectives,
en se cantonnant chacune dans leur département de-
viennent tellement puissantes que même dans les mo-
narchies absolues, elles arrivent à faire équilibre à
la volonté souveraine." Le Prince lui-même ne peut
pas tout ce qu'il veut.
Faire concourir tant de puissances rivales à ses
intérêts est une œuvre de temps et de patience au-
tant que de dextérité. Avant qu'une influence nou-
velle ne s'exerce directement, elle est très-souvent
réduite à s'élaborer pendant des années dans les
arrière-antichambres. C'est ainsi que l'on voit Riche-
lieu, ce colosse de ruses, l'intrigant le plus complet
qui ait peut-être existé jamais, préparer pendant dix
ans son crédit par des voies obscures jusqu'à ce qu'il
eut pu mettre la main sur son roi.
Ce qui fait Timmense difficulté de la tactique des
cours, c'est qu'on est obligé de jouer sa partie sous
les yeux même de ses concurrents là où tous les ridi-
cules sont saisis, tous les mouvements épiés, tous les
projets devinés, toutes les combinaisons prévues et
contrariées.
C'est là que le génie de la stratégie sociale arrive à
sa plus haute puissance, car il y a sans cesse des
pièges à tendre, des embuscades à éviter, des mines
à éventer, des ressorts à mettre en mouvement, des
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COURS ET COURTISANS. 153
machines à faire jouer. Il faut sans cesse avoir à la
main la sonde et la boussole pour reconnaître les
étoiles fixes, les vents, les courants et les récifs.
Les courtisans sont des concurrents exercés qui
rivalisent de souplesse et d'artifices pour obtenir des
faveurs. 11 n'y a pas beaucoup de mauvais moyens.
Une seule chose est requise, la grâce ; la grâce ra-
chète tout. Sans les manières, une cour serait une
caverne.
Pour comprendre ce que les manières de cour
développent de jeu chez un courtisan, il faudrait le
comparer à un autre homme. Un courtisan voit,
agit, se compose, parle et se tait sans efforts. Ses
ressources de formes sont inépuisables, sa clair-
voyance est infinie. Il pénètre immédiatement les
gens neufs. Dans les choses d'intrigue ou de galan-
terie, où le commua s'embarrasse, il trouve de suite
la tangente; il n'hésite jamais sur le procédé. Il s'en-
vironne de glace avec les importuns, son visage se
décompose avec les gens puissants. H connaît les
pudeurs et il sait les marchander.
Du reste, le type de courtisan, tel qu'on le com-
prenait dans les deux derniers siècles, est à peu près
eflFacé. Les traditions n'ont guère laissé que de bien
pauvres copies, mais le point de vue de l'art est
toujours là»
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454 LIVRE in.
DBS PRINCBS ET DES FAVORIS.
S'introduire dans les cours, s'y maintenir, y faire
une certaine figure, plier le dos dans les pre-
miers rangs, attraper à son tour quelque argent ou
quelque cordon est chose très-difficile, car il faut
défendre sa place à tout instant, à peine d'être
repoussé jusque dans les escaliers; mais ce n'est là
en somme, qu'un rôle de comparse ; le métier ne
s'élève et ne s'idéalise que lorsqu'après avoir franchi
toutes les antichambres, et traversé tous les couloirs,
on peut arriver jusqu'aux Princes et se mesurer avec
eux.
C'est là seulement que la science des cours devient
une théorie savante et compliquée.
La faveur qui conduit par degrés à l'empire et à la
domination est un degré d'influence qui doit être
analysé.
Les princes sont, par caractère et par situation,
faits pour être captés et circonvenus. Ce ne sont que
des natures de courtisans plus raffinées. Les filets
qui servent à les prendre doivent seulement être plus
déliés que ceux dont on se sert pour les autres
hommes.
Quoique maîtres de leurs impressions, les princes
sont très-impressionnables. Ils voient les imperfec-
tions de la forme comme on distingue communé-
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DES PBmCES ET DES FAVORIS. 155
ment les nuances des couleurs. Leur oreille perçoit
les dissonances du langage avec la même subtilité.
Il est impossible de les tenir attentifs si Ton ne mar-
que avec la dernière exactitude la nuance et le ton
des choses. Cette finesse d'organisation leur dicte des
préférences dont les moments sont comptés, car être
en faveur c'est plaire; or, personne ne plaît long-
temps, sau^ exception.
De toutes les qualités requises pour le rôle de
favori, il n'en est pas de plus nécessaire que le don
de la familiarité.
Supporter le poids des tête-à-têtè sans avoir une
pulsation de plus qu'à l'ordinaire, sans éprouver mie
contraction; jouer avec le respect comme avec des
formules légères qui laissent à l'esprit sa liberté. C'est
là ce qui est requis dans le commerce des princes.
Us ne se défendent pas d'une certaine reconnais-
sance pour ceux qui savent les . débarrasser avec
adresse de l'ennui de se contraindre et de se giiin-
der. La familiarité qui se concilie avec Fentente
supérieure des convenances, est l'instrument essen-
tiel du favoritisme; elle permet de tâter les princes,
de surprendre leurs secrètes pensées, de reconnaître
les limites de leurs complaisances, de voir leur véri-
table caractère, car ce n'est qu'en en tirant exacte-
ment toutes les lignes, que l'on peut établir avec
eux des règles fixes de conduite.
Une corde touchée avec art prédispose immédia-
tement à la faveur et peut la faire naître. Lorsque le
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156 LIVRE III.
duc de Richelieu, redoutant pour son fils les succès
prématurés de ses débuts à la cour, le faisait renfer-
mer à la Bastille, pour le châtier d'avoir plu trop tôt
sous les yeux de Louis XIV, il agissait dans l'intérêt de
son fils^ en courtisan consommé; et ce dernier dépassa
toutes les leçons de son père, lorsque, envoyé au roi
par Villars, après la bataille de Denain, il fit sem-
blant de trembler à Taspect du vaniteux monarque.
Les divers rôles qu'il faut jouer dans Tintimité
des princes pour se maintenir en faveur donnent une
idée réellement merveilleuse des talents d'un favori.
Ainsi^ il s'agit d'abord d'amuser. Voiture battait la
cour et la ville pour recueillir des anecdotes, rajeu-
nissait les anciennes , ou en inventait de nouvelles.
Chaque joiur il en apprenait par cœur une douzaine
pour défrayer les ruelles. Boisrobert avait toujours
son sac plein de bons contes qu'il faisait dans les
petits soupers du cardinal, à qui ces franches lippées
étaient tellement nécessaires, que son premier méde-
cin lui disait : « Monseigneur, nous ferons tout ce
que nous pourrons pour votre santé; mais toutes nos
drogues seront inutiles si vous n'y mêlez une ou deux
dragmes de Bois-Robert. »
Ces talents d'agrément attirent d'ailleurs des au-
baines; comme les tours d'adresse des jolis animaux
leur valent des reliefs ou des sucreries.
Saint-Simon raconte quelque chose de pareil au
sujet de Dangeau.
a Un jour qu'il s'allait mettre au jeu du roi, il de-
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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 157
manda à Sa Majesté un appartement dans Saint- Ger-
main , où était la cour. La grâce n'était pas facile à
obtenir, parce qu'il y avait peu de logements en ce
lieu-là. Le roi lui répondit qu'il la lui accorderait,
pourvu qu'il la lui demandât en cent vers bien comp-
tés, pas un de plus ni pas un de moins. Après le jeu,
où il avait paru aussi peu occupé qu'à l'ordinaire, il
dit les cent vers au roi. Il les avait faits, exactement
comptés et placés dans sa mémoire, et ces trois
eflforls n'avaient pas été troublés par le cours rapide
du jeu. »
M. Decaze, homme d'une valeur appréciable sous
d'autres points de vue d'ailleurs, ne dut cependant
sa longue faveur auprès de Louis XVIII, qu'à l'art
infini avec lequel il aidait le vieux roi à supporter les
ennuis de la vie sédentaire à laquelle ses infirmités
le condamnaient. Le mauvais latin de collège, resté
dans la mémoire de M. Decaze, sa connaissance par-
ticulière des histoires secrètes des palais impériaux et
de la chronique scandaleuse des gentilshommes et
des dames de la nouvelle cour, le servirent mieux
auprès du roi que tous les talents d'homme d'Etat
imaginables. Mais d'ailleurs, est-on homme d'État si
l'on n'est versé dans ces petites choses? L'auteur ne
le pense pas.
Si difficile qu'il soit d'amuser les princes, le rôle
de confident est bien autre chose encore.
Il s'agit d'avoir la main assez légère, l'esprit assez
engageant pour provoquer de leur part des confes-
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158 LIVRE III.
sions, des épanchements, dont ils ont fréquemment
besoin. Ce sont des soins mille fois plus délicats que
ceux qui se rendent à une Nouvelle maîtresse.
Le favori est le médecin de l'âme. L'hygiène mo-
rale de son maître est le premier de ses soucis. Suivre
et diriger son humeur, opérer des diversions sur
son esprit, extraire une pensée importune; avoir des
appréciations décisives sur des questions d'étiquette
ou de menus plaisirs, fournir des solutions inces-
santes dans une foule d'embarras domestiques, de
complications et d'offices secrets qui tiennent de
l'intendant et du valet de chambre; toutes ces
choses et un million d'autres rentrent dans le rôle
de confident, qui consiste à faire ce qu'il y a de plus
difficile dans la science des cours, à manier l'esprit
des princes»
CONTINUATION DU MÊME SUJET.
Plus on approfondira la théorie de la faveur, plus
on admirera ce qu'il faut de dextérité pour un tel
emploi. Gondy, qui savait la cour à fond et analy-
sait l'intrigue comme il la pratiquait, fait dans ses
Mémoires cette excellente réflexion : a On ne sau-
rait trop embrasser la faveur quand elle est véritable,
on ne saurait trop l'éloigner quand elle est fausse. »
Le circuit qu'il faut faire autour de la faveur avant
de rétreindre, et la vigueur avec laquelle il faut
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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 159
l'enlacer quand on la tient est une leçon de sa propre
expérience ; mais on y voit le décalque d'une ligne de
conduite plus profonde encore que la sienne : celle
de Richelieu et de Mazarin, qui ont été plus que des
favoris, mais qui ont conunencé par là.
La faveur prématurée est quelquefois une embûche
dans laquelle on peut être jeté par des prétentions
rivales impatientes de faire tourner court la fortune
naissante d'un favori.
Être rapproché intimement d'un prince avant que
son caractère n'ait été suffisamment étudié et pra-
tiqué, c'est jouer une carte dangereuse. Quelque
chose de pareil arriva au malheureux Cinq-Mars,
qui placé près de Louis XIII par Richelieu, se fia si
imprudemment à la haine secrète que le ministre
inspirait au roi.
On ne tient pas les princes par les sentiments. Us
se détachent de ceux qui les servent comme on
abandonne un cheval mort ou un vieil habit. Ne pas
être utile un jour, c'est passer de suite aux rebuts.
On ne peut guère être nécessaire qu'à la condi-
tion de créer autoiur des princes des complications
factices dont on possède la clef, qu'en les envelop-
pant dans des intrigues dont les fils leur sont incon-
nus, en sorte qu'il leur faudrait remuer tout un
monde pour renouveler, pour désorganiser les situa-
tions que le favoritisme crée autour d'eux. A moins
de s'établir dans des retranchements solides, on est
toujours au lendemain d'une disgrâce.
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160 LIVRE III.
Pendant le cours de la faveur, il est de principe
de faire de fortes reconnai^ances autour de la posi-
tion qu'on occupe, d'épier avec le plus grand soin
si quelqu'autre n'aurait pas plu ou n'aurait pas
chance de plaire. Si la chasse aux favoris n'est pas ri-
goureusement faite, il n'y a pas de sécurité.
Luynes, qui fit une si haute fortune auprès de
Louis XIII après Concini, mais qui eût été très-pro-
bablement précipité s'il avait vécu plus longtemps,
s'aperçut un jour que le roi regardait Bassompierre
d'une certaine façon; le favori en titre s'empressa de
le combler de faveurs pour qu'il s'éloignât, en lui
disant qu'il était comme un mari qui tremble d'être
trompé, et qui ne peut souffrir un homme aimable
auprès de sa femme.
Étant donné le caractère des princes, un des meil-
leurs moyens de consolider la faveiur, c'est de leur
coûter très-cher; coûter, c'est valoir en cette matière.
Ce principe est aussi sûr qu'il est agréable à suivre.
Les princes s'attachent beaucoup à ce qu'ils donnent.
Le favori fait face à deux situations également re-
doutables : l'intimité du maître dont il faut conserver
les bonnes grâces, et les intrigues de toutes sortes
qui travaillent à le débusquer. La conservation de sa
ligne de défense au dehors, est un nouvel aspect de
sa position.
Être impénétrable sans le paraître, dérouter les
investigations, être au courant de tout ce qui se dit,
à la piste de tout ce qui se trame, éviter les pièges et
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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 161
attirer ses rivaux avec un art imperceptible dans
ceux que l'on prépare, saisir avec un œil de lynx les
faibles et les ridicules, être toujours dans les su-
prêmes convenances , flatter sans cesse ses ennemis,
être grave ou léger suivant les hommes , mener de
front les affaires et les plaisirs; être fertile en ruses
pour attaquer, en faux fuyants pour éluder, en dé-
tours pour donner le change, en bons mots pour dé-
concerter le sérieux par la plaisanterie, en expé-
dients pour se tirer des pas difficiles, ne pas perdre
un mot, un geste, un simple inouvement de physio-
nomie, deviner tous les obstacles, prendre toutes les
formes; et quoi encore?
Que d'expédients, de ruses, d'artifices, de chemins
couverts , de ressorts secrets , de batteries cachées,
de manœuvres, de circuits, de faux semblants, de
fausses confidences, d'embûches et de lacets! Et
quelle prudence dans chaque conjonctiure ne re-
quiert pas ce côté stratégique de la science des cours,
tel que le génie de l'intrigue doit l'entendre ! Et il y
a eu , et il y a encore beaucoup de gens doués de
cette façon, quoique l'art des cours se soit beaucoup
aplati, sans se moraliser, depuis les grandes écoles des
dix-septième et dix-huitième siècles. Le frère de miss
Arabelle, favorite de Jacques II, l'amant plus qu'in-
téressé de la belle duchesse de Cleveland, le ministre
favori de la reine Anne , Churchill , enfin l'incom-
parable courtisan fut ainsi. Pendant le cours de
sa haute fortune , il ne fit pas un mouvement , il
11
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162 LIVRE III.
rie lui échappa pas [une parole dont il eût à se re-
pentir.
Le caractère des courtisans est d'ailleurs d'une
nature telle qu'on peut les tenir en échec les uns par
les autres. Leur profession est d'attendre et d'espé-
rer des faveurs, mais ils vivent peut-être plus encore
par la vanité, en sorte que la moitié des manèges de
cour consiste dans la manière dont on promet et
dont on refuse.
DES CONSEILS.
F^ politique est comme les décors de théâtre; cela
fait de l'effet à distance, mais quand on est sur la
scène on ne voit plus que du bois et du carton. Si
Ton pouvait pénétrer dans les conciliabules secrets,
où se débattent les grandes et les petites questions de
gouvernement, on verrait le fond du sac et les jetons.
Ce qui était réputé habileté, dextérité, hardiesse,
grandeur, harmonie, décence, sécurité, ordre, chan-
gerait probablement de titre et de nom. On verrait
que les vraies cartes avec lesquelles on joue sont en
général : incohérence, contradiction, faiblesse, petits
moyens, impuissance, maladresse, fausses combinai-
sons, imprévoyances, embarras, illusion, déceptions,
liquidation, etc.
Heureusement, en arrivant à la publicité, les actes
de la politique se transforment et s'élancent parés
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DES GOirSEILS. 163
des plus vives couleurs, de même que W larve hideui / x j V^
devient un brillant papillon aux premiers rayons du
soleil.
Mais avant que les résolutions ne se traduisent par
des actes, il y a la période des délibérations et des
conseils; c'est un sujet de haute importance au point
de vue de la faveur. Il y a souvent des gestations
longues, laborieuses ; il faut se résoudre :
V Sur le but, 2* sur les moyens. — N'avoir pas
d'aptitude à conseiller, c'est être au-dessous de la
position. Seulement, il est utile de savoir en quoi con-
siste cette aptitude.
Deux hypothèses contraires peuvent servir à fixer
les principes de la matière : ou le prince que l'on
conseille a la tête forte, ou il a la tête faible.
S'il a la tête forte, c'est-à-dire s'il est volontaire,
opiniâtre, absolu, rien de plus simple, on doit tou-
jours lui conseiller ce qu'il veut, mais la chose n'est
pas si facile qu'elle le parait au premier abord. Le
principal mérite des princes qui se dirigent ou ont la
prétention de se diriger eux-mêmes, c'est de dissi-
muler ce qu'ils pensent. Us ne consultent que pour
fortifier leur manière de voir ou pour la justifier ; on
ne peut que l'entrevoir ou la deviner. Ils ont beau-
coup plus souvent qu'on ne le croit des scrupules et
ils les exposent même avec une certaine franchise....
pour qu'on les en débarrasse. C'est là un grand ta-
lent ; c'était celui de Talleyrand avec Napoléon.
11 pénétrait sa plus secrète pensée et le pous-
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164 LIVRE in.
sait invariablement à Texécuter. C'était jouer la
règle.
Avec les princes faibles, sans ligne de conduite
arrêtée, ou sans esprit de suite, le manège parait
beaucoup plus difficile, et il importe à cet égard de
répudier la plupart des idées reçues.
Ainsi pour être de bon conseil, il ne s'agit pas de
bien conseiller, il n'est question ni d*avoir des idées
justes, ni d'apprécier sainement les choses, ni d'être
en état d'éclairer les questions.
Le mérite d'un conseil ne consiste pas dans sa va-
leur intrinsèque. Théoriquement un conseil ne vaut
rien, ne signifie rien s'il n'est à la portée de celui qui
le reçoit et de ses moyens d'exécution.
De même qu'il n'est pas utile de dire des choses
sensées, mais de les dire avec agrément, de même il
n'est pas utile de donner de bons conseils, mais de
les donner avec talent.
Un mauvais conseil bien présenté, vaut mieux
qu'un bon conseil mal déduit.
L'intérêt à venir doit toujours être sacrifié à l'in-
térêt présent lorsqu'ils sont en opposition.
Le langage des passions doit toujours être préféré
à celui de la raison.
On doit conseiller des expédients toujours, et des
solutions le moins possible.
L'esprit de combinaison est souvent dangereux. Il
ne faut pas circonscrire l'action du prince par des
actes de prévoyance anticipée, ne jamais statuer sur
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DES INTRIGUES. 165
l'ensemble des difficultés mais sur chaque circon-
stance en particulier, à mesure que son urgence se ma-
nifeste, ne faire que ce qui est nécessaire dans le mo-
ment même et se déterminer au fur et à mesure des
événements.
L'inertie bien employée est une très-grande force
quoi qu'on dise, c'est même la plus grande force des
gouvernements.
DES INTRIGUES.
Les princes qui ont la prétention de ne faire que ce
qu'ils veulent ne peuvent pas ne pas faire rire un peu
les habiles gens qui les entourent.
Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait, entre autres
choses, que la vérité pût arriver naturellement jus-
qu'à eux, ensuite qu'on pût la leur dire.
Il faudrait même qu'ils n'eussent pas de passions,
car une seule faiblesse ou un seul vice traité avec art
les soumet, i^olens aut nolens , à des influences et à
des suggestions dont le secret leur échappe.
Les influences, en se combinant et en se concer-
tant, créent des situations purement factices que les
princes prennent pour des réalités. C'est ce qu'on
appelle dans un langage discrédité, mais parfaitement
exact, des coups montés. Les intrigues sont l'axe ou
le pivot autour duquel tourne tout le système.
Rechercher comment les intrigues se nouent^
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166 LivBE ni»
se compliquent et amènent les résolutions d'État
et les événements, c'est là le meilleur côté d@
l'histoire, le côté vraiment instructif.
L'intrigue est le lien intime de la politique et de la
diplomatie, c'est la chaîne secrète de l'histoire, qui
n'est réellement pas plus sérieuse au fond que le reste.
Le monde est mené par des intrigues de cour et de
cabinet que la philosophie moderne prend gravement
pour le développement rationnel des destinées de
l'humanité.
Les ambitieux qui jouent entre eux les parties que
nous voyons seraient sciemment ou à leur insu les
, instruments prédestinés des grandes œuvres de la ci-
vilisation. C'est à faire pitié 1
Si les intrigues sont des œuvres vides devant le Sei-
gneur, comme le disait une dame du dernier siècle,
il n'y a certainement rien de plus fécond dans leç
cours; elles viennent à bout de ce qui résiste ai|
talent, à la volonté, au génie.
Rien ne peut les empêcher d'assurer le triomphe
de ceux qui mettent en elles leurs forces et leurs es-
pérances.
Il en arrive ainsi même dans les cours où l'on se
respecte dans une certaine mesure. Le cardinal de
Rohan, dont le nom a été pouvert d'un si ineffaçable
ridicule dans la fameuse affaire du collier, était un
personnage sans valeur, sans mœurs, sans probité,
universellement décrié dans une cour très-décente et
près d'un roi plein de scrupules; rien ne put cepen-
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DES INTRIGUES. 167
dant Tempêcher d'être nommé successivement grand-
aumônier de Frai^ce, abbé de Saint- Waast (bénéfice
qui valait à lui seul trois cent mille livres de rente,
daqsce temps-là), proviseur de Sorbonne, administra-
teur de l'hôpital des Quinze-Vingt, et enfin cardinal.
Et cela contre des concurrents du plus haut mérite.
Il est vrai qu'il était servi par le plus habile intri-
gant qui ait jamais porté la soutane ^
On citerait Maupeou, on citerait Terray, Dubois,
Maurepas et mille autres à qui l'intrigue toute pure a
fait des situations non moins étonnantes en raison du
caractère et de la valeur personnelle des hommes.
Les intrigues sont dans les covirs comme les toile^^
d'araignées dans les caves ; il yen a dans tous les coins,
elles sont à l'oenvre sans relâche ; elles tendent sans
cesse à envelopper dans leur marche ceux qui vivent
daps cette atmosphère. Leur but est toujours le
même : élever, soutenir ou déplacer un certain nombre
d'hommes auxquels se rattachent des intérêts indivi-
duels plus ou moins considérables. Ces résultats se pro-
duisent par des jeux d'influence dont il est impossible
d'analyser tous les éléments. La faveur, l'influence et
le crédit qui sont comme des formes ou des reflets de
la puissance se divisent en un certain nombre de
hautes tètes autour desquelles se forment des partis
de cour appelés coteries ou cai^arilla, qui sont autant
de foyers différents^ d'intrigues et de cabales. Cçs
1. L'abbé Oeorgel.
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168 LIVRE III.
influences se balancent les unes les autres, souvent
elles se neutralisent. On les voit tantôt se diviser et
tantôt se réunir au gré des intérêts du moment.
La grande affaire est toujours d'emporter dans un
sens ou dans Tautre la décision des affaires d*État;
aussi à la veille des hautes résolutions^ c'est une vé-
ritable prise d*armes, toutes les coteries s'ébranlent
en même temps. Quand elles viennent à se coaliser,
elles produisent des effets foudroyants.
En remontant à l'origine des intrigues les plus
compliquées, de celles qui aboutissent à de grands
événements, on ne peut guère trouver que des causes
infiniment petites, puisque ce sont presque toujours
des intérêts privés qui décident des affaires d'État.
Un froissement d'amour-propre, une rivalité entre
favoris, la colère d'un courtisan mal payé, une place
de cour à donner, quelque grosse somme d'argent à
distribuer produisent de hautes intrigues et des com*
binaisons profondes.
Une querelle entre Louis XIV et Louvois au sujet
d'une des fenêtres de Trianon amène la guerre du
Palatinat.
Les scrupules insensés d'un vieux roi exploités par
la fourbe d'un confesseur et d'une vieille maîtresse
amènent la révocation de l'édit de Nantes.
La rancune d'un procureur contre un magistrat
amène la suppression des parlements.
11 y a des gens qui croient que rien d'analogue ne
se passe aujourd'hui dans les cours.
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DES INTRIGUES. 169
Quand on voit les intrigues produire des résultats
aussi considérables que des guerres, des révolutions,
des changements de religion ou de dynastie, on ne
saiu*ait se défendre d'un certain respect pour une
force qui produit de si grands résultats par de si pe-
tits moyens.
Lorsque cette force, au lieu de s'exercer sur les
événements généraux de la politique, se borne à
attaquer des situations de cour, à renverser des fa-
voris, à masquer des situations fausses ou périlleuses,
elle enfante des miracles de rus^ et de perfidie qui
laissent bien loin tout ce que l'imagination pourrait
inventer.
Louvois, voulant perdre le maréchal de Luxem-
bourg dans l'esprit de Louis XIV, trouve le moyen
de l'envelopper dans une accusation de sorcellerie et
d'empoisonnement avec des femmes perdues et des
faussaires; et la trame était si bien ourdie que, même
après avoir été absous, au sortir d'une longue capti-
vité, le maréchal en eut pour dix ans avant de pou-
voir reparaître à la cour.
La condamnation et le supplice de Lally sous
Louis XV^ fut le fait d'une intrigue du même
genre.
Envoyé sur sa demande aux Indes orientales pour
faire la conquête des colonies indiennes sur les An-
glais, il y avait accompli des prodiges de valeur dans
les conditions les plus défavorables, malgré le chef
de l'escadre française qui refusait de seconder ses
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170 LIVRE m.
opérations et s'enfuyait après une victoire, malgré le
gouverneur de Pondichéry, qui refusait de nourrir
son armée et au milieu de la trahison de ses propres
officiers.
Le comte d'Argenson, qui connaissait le caractère
de Lally et qui ne put le détourner de cette expédi-
tion, avait tiré en deux mots son horoscope.
<c A la première négligence qui compromettra le
service du roi, avait-il dit, à la première apparence
d'insubordination ou de friponnerie, M. de Lally
tonnera s'il ne sévit pas; on fera manquer ses entre-
prises pour se venger de lui. »
La prédiction se réalisa de point en point. Lally,
caractère tout d'une pièce, incapable de ruser ni de
biaiser, pe manqua pas de vouloir rétablir l'ordre et
de mettre fin aux rapines de la compagnie des Indes.
Ce fut le signal de sa perte.
Tous ceux qui avaient jusqu'alors profité impuné-
ment des désordres et des malversations des agents
de la compagnie se réunirent à la fois pour faire
échouer son entreprise. Accablé par des désastres qu'il
avait tout fait pour prévenir, il eut l'imprudence en
revenant en France de menacer les concussionnaires
dont la coalition avait amené sa perte. Ce fut à l'in-
stant même un duel à mort entre lui et des adver-
saires qui ne pouvaient échapper au châtiment qu'en
le faisant monter sur Téchafaud. Bussy, D'Aché, Ley-
ritz, tous les hommes qui depuis de longues années
s'étaient enrichis des dépouilles de la colonie, déchai-
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DES INTRIGUES. 174
nèrent contre lui un parti de cour si furieux et si agis-
sant, qu'il n'y eut qu'un cri de réprobation en France
contre un des hommes les plus intègres et les plus
héroïques de cette époque. C'est au point que
Madame du Deffant partageant sous ce rapport tous
les préjugés de son temps, écrivait à Walpole que
M. de Lally-ToUendal était le plus fîeffe fripon du
royaume.
Les préventions ameutées contre lui par le parti de
la cour gorgé de l'or des colonies, étaient si fortes
que Louis XV qui le croyait innocent ne put pas le
sauver.
Après dix-sept mois de captivité, pendant lesquels
on ne daigna même pas l'interroger, le noble vieillard
fut condaïQné à mort, h^ prppureur géi^éral ne vpii-
lut pas retarder ses conclusions de douze heures pour
lui permettre de compléter sa défense ; il n'obtint
pas même la faveur de se rendre à pied à l'échafaud,
on l'y conduisit en charrette.
Pendant le cours de son procès, un jésuite avait
préparé deux mémoires, l'un concluant à la condam-
nation de Lally et l'autre à l'acquittement. Quand
Lally fut condamné, il brûla le premier mémoire et
publia le second.
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172 LIVRE III.
DU ROLE DB LA CALOMNIE.
La calomnie est le principal instrument dont on se
sert dans les cours pour attaquer et détruire ses en*
nemis. Ce grand agent moral^que Ton emploie d'ail-
leurs avec beaucoup de succès en politique^est avant
tout une arme de courtisan, mais une arme à deux
tranchants qui ne peut se manier sûrement qu'après
une très-longue pratique.
On dirait que l'âme humaineestfaçonnée tout exprès
pour recevoir les influences delà calomnie. Les moin-
dres germes s'y fécondent. Un simplesoupçon, la plus
légère médisance, le moindre ridicule semé avec art,
diminuent un homme aux yeux d'un autre sans que
l'on puisse se défendre de l'impression, tant elle se
glisse rapidement dans Fesprit et y trouve la matière
préparée.
Qu'est-ce donc quand on emploie de parti pris et
et avec calcul ce grand réactif de la calomnie !
11 altère l'estime, la considération, l'amitié avec la
même rapidité qu'un liquide corrosif attaque la cou-
leur et le tissu d'une étoffe légère.
Toutefois ceux qui savent en user comme il con-
vient ne versent jamais le poison qu'à des doses infi-
nitésimales, autrement on ne le digérerait pas.
Les imputations brutales sont bonnes tout au plus
pour les natures grossières; mais dans les cours, la
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DE LA CALOMNIE. 173
calomnie ne se fait accepter que par sa vraisemblance
et par Fart imperceptible avec lequel elle est dispen-
sée. On commence par les petites choses pour arri*
ver insensiblement jusqu'aux grandes.
Une seule réticence insidieuse dont on affecte en-
suite d'effacer l'impression sufGt quelquefois pour
jeter les premiers fondements d'une prévention qui
croîtra plus tard avec une rapidité étonnante quand
le moment de la développer sera venu.
Il appartient à l'habile homme de surveiller cette
première influence, d'apprécier le trajet qu'elle a pu
faire et de donner une seconde dose dans un moment
propice.
Ce qui fait que la calomnie est fort difficile à ma-
nier, c'est que pour aliéner la sympathie ou l'estime
d'un homme à l'égard d'un autre, il faut nécessaire-
ment prêter à l'un des deux quelque procédé ou
quelque action offensante, faire une blessure d'amour-
propre. Or en agissant de cette façon on s'expose à
faire rejaillir sur soi une partie de l'aversion que l'on
inspire pour autrui. C'est fort délicat.
Aussi voit-on assez souvent la calomnie débuter
par des louanges exagérées, légèrement invraisembla^
blés, propres à faire naître un sentiment de défiance,
c'est une manière d'avertissement détourné.
La louange exagérée d'un tiers mène à la jalousie,
c'est un premier point. Si elle ne conduit pas jus-
que-là, elle porte ou à définir le motif de la louange
ou à examiner avec plus de soin celui qui en est
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174 tîVRB m.
Tobjety examen toujours périlleux pour celui qui le
subit.
Il y a ceci de pardculièrement favorable dans le
jeu de la calomnie, c'est que ceux dont Tâme est
blessée d'un soupçon cherchent rarement à s'en éclai-
cir. On est coupable avant d'être jugé. La blessure
est faite avant qu'on n'ait examiné le trait.
Dans les cours, la calomnie prend ordinairement
pour texte l'état et la condition de celiH dont on veut
ruiner le crédit. On accuse un médecin d'empoison-
nement, un ministre de trahison, un grand person-
nage de faire des entreprises. Le caractère particulier
du prince détermine de même l'espèce et Ja gravité
des traits que l'on peut forger.
Si le prince est pieux^ on calomnie un homme au-
près de lui en Taccusant d'impiété ; si le prince est
débauché, on lui dépeint un homme austère; s'il est
jaloux, on exalte le mérite d'un rival ; rien ne foit plus
d'effet.
Ce qu'il y aurait déplus intolérable pour titt prince
qui se piquerait de duplicité serait d'avoir été taxé de
maladresse, et à celui qui se piquerait de talent lit-
téraire, de passer pour mauvais auteur.
DE l'empire et de I. bOMtIfATtOlf.
Avoir la faveur d'un prince, ce n'est pas nécessaire-
ment le dominer; pour aller jusque-là, il faut autre
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DE L*£MPIR£ ET DE LA DOMINATION. 175
chose encore. Avec les princes^ on marche de Fin-
fluence à Tascendant, à l'empire et à la domination.
La domination suppose des calculs plus profonds,
une, possession plus forte et un maniement plus éner-
que de la volonté.
Le simple favori n'exploite guère en général que
des faiblesses et des vices; il ne va pas au delà; il n'a
de racine que dans les antichambres et tout le monde
sait que, dépendant uniquement de la volonté du
prince, il peut tomber d'un jour à l'autre devant une
intrigue. Mais la fortune d'un ambitieux bien doué
peut aller beaucoup plus loin. A l'aide de la faveur,
on a vu se constituer des positions si solides qu'elles
ne dépendent plus des intrigues de cour et qu'il faut
presque des événements pour les détruire.
Pour apprécier ce nouveau point de vue, il fau-
drait étudier comment s'établit le crédit d'un homme
politique, car alors la science des cours ne suffit plus.
Celui qui marche dans ces hautes voies, manœuvre
en quelque sorte comme s'il agissait en vue delà puis-
sance souveraine. Le problème consiste à dériver en
quelque sorte le pouvoir de ses voies naturelles pour
l'attirer dans sa main. Et c'est ici que trouvent leur
emploi les qualités peu communes qui constituent
l'homme d'État proprement dit. Fart de s'environner
de prestige , une certaine grandeur de caractère, le
talent de manier les hommes, de leur commander, et
la haute diplomatie daiis la conduite des intérêts per-
somiels.
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1T6 uvRE m.
Les hommes ont un sens mystérieux avec lequel
ils pénètrent les natures puissantes. Le monde est
plein d'esclaves qui ne demandent qu'à se donner.
Ces immenses situations personnelles que Ton voit
se créer quelquefob à côté des trônes ne sont possi-
bles qu'avec des fortunes princières, à l'aide des-
quelles on étend au loin sa protection en semant l'or
sous ses pas.
Le moyen essentiel d'avoir des partisans, est de
sonder les plaies béantes des intérêts individuels. 11
faut s'informer, avant tout, des besoins d'argent pour
les transformer en monnaie de reconnaissance et de
dévouement.
Le faste largement déployé est d'ailleurs la première
condition du prestige.
Ce qu'on raconte de la vie privée de Wallenstein,
qui fut un type achevé sous le rapport qui nous oc-
cupe, peut servir à donner une idée de cette espèce
de grandeur décorative qui résulte de l'opulence.
Le palais que Wallenstein occupait à Prague pen-
dant la retraite momentanée qui suivit sa destitution
de généralissime des forces de l'Allemagne avait six
entrées, et il fît abattre cent maisons pour agrandir la
place qui l'entourait. Des patrouilles parcouraient
sans cesse cette enceinte pour empêcher que le bruit
ne vint troubler son repos, et souvent les rues étaient
fermées par des chaînes. Cinquante haliebardiers
gardaient son antichambre. Il avait soixante pages
appartenant aux meilleures maisons de l'Allemagne,
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DE L*£MP1RE ET DE LA DOMINATION. 177
quatre chambellans^ six barons prêts à recevoir ses
ordres, et son premier maître d'hôtel était un gentil-
homme de la plus haute distinction. Quand il voya-
geait, outre son équipage, cinquante voitures à six
chevaux et cinquante autres, attelées de quatre che-
vaux portaient ses bagages. Six carrosses conduisaient
sa suite et cinquante cavaliers montés sur des che-
vaux de sang et en tenant un autre en laisse, précé-
daient sa marche. Au milieu de cette cour asiatique,
Wallenstein, seul, inabordable, passait sa vie dans le
silence, entretenant une correspondance nombreuse,
écrivant lui-même ses mémoires, observant le pré-
sent, calculant l'avenir, et attendant avec calme le
moment de la vengeance.
La façon dont il amena l'Empereur à s'humilier de«
vaut lui est un chef-d'œuvre de diplomatie. Ferdinand
qui lui avait retiré le commandement de ses troupes,
est obligé de venir lui demander de le reprendre.
Il rejette bien loin tout d'abord cette proposition. Il
répond qu'il n'est point tenté de réparer les fautes des
autres, il n'est pas en bonne intelligence avec les alliés
de l'Empereur, d'ailleurs, il est fatigué du monde, il
a besoin de repos, etc. L'Empereur descend alors aux
supplications. Enfin, après une longue négociation,
Wallenstein s'engage à lever une nouvelle armée;
mais il refuse de la commander. La magie de son
nom renouvelle le prodige qu'il avait opéré six an-
nées auparavant; et, à l'époque indiquée, la Bohême,
la Silésie, la Moravie et les autres Étals héréditaires
12
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178 LIVRE m.
lui avaient fourni quarante mille hommes. Mais c'é-
tait un corps sans âme s'il n'était commandé par
Wallenstein. l^es instances les plus vives de l'Empe-
reur, les prières de ces amis, le trouvèrent inébran-
lable. Enfin l'Empereur se mit à sa discrétion; c'était
ce qu'il attendait; il dicta impérieusement ses con-
ditions : il sera généralissime d'Autriche et d'Es-
pagne, et disposera seul de tous les emplois : l'Em-
pereur ne paraîtra point à l'armée, ne s'immiscera
en rien dans le commandement ; on lui allouera une
principauté héréditaire dans les États de l'Autriche ;
il gouvernera exclusivement les pays occupés; le
produit des consfications lui appartiendra; il aura
seul le droit d'amnistie à la paix; son titre de duc
de Meklembourg sera refconnu; tous ses frais seront
payés; enfin, en cas de revers, il pourra se retirer
danssçs États héréritaires. Il ne* restait plus à Ferdi-
nand que le titre d'Empereur, et il dut tout accepter*
On arrive à déplacer le centre de gravité du pou-
voir, en se faisant dans l'État l'intermédiaire exclusif
de toutes les faveurs, de manière que nul ne puisse
songer à invoquer d'autre protection ; par là se trouve
annulée l'importance des autres grands personnages.
Le public ne s'entretient que du grand homme en
crédit; tous les regards en se tournant vers lui obli-
gent ses amis et ses ennemis à s'abandonner à sa di-
rection. Il ressemble au pilote placé au gouvernail.
Nul n'ose le déranger, on craindrait que le vaisseau
ne périt si sa marche était contrariée.
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DE l'empire et de LA DOMINATION. 179
p\in autre côté, celui qui s'est réservé la conduite
des aflaires en a seul la clef et peut seul fournir la
solution nécessaire. Les agents intermédiaires de son
pouvoir sont façonnés à son autorité, et sont intéres*
ses à le maintenir. Le souverain lui-même verrait un
péril sérieux à ébranler l'existence du pouvoir établi.
l\ ne pourrait lui retirer sa confiance sans modifier
toute sa politique.
A l'intérieur, les liens qui les rattachent au pou-
voir 3pnt les mêmes, ils sont plus puissants encore. .
Il a noué de fortes intrigues dans les cours étrangères.
Les souverains des autres cours se sont habitués à
traiter avec lui, ils ne connaissent que sa main. C'est
auprès de lui qu'ils poursuivent tel ou tel avantage.
Les agents qu'ils ont accrédités auprès de sa per-
sonne savent de son caractère et de ses projets ce
qu'ils ont besoin de savoir pour s'orienter. Les
nœuds de leurs intrigues seraient coupés à l'instant
s'il venait à être précipité de sa haute situation.
Telle est l'idée que Ton peut se faire d'un prepaier
ministre dans une monarchie parlementaire ou même
dans une monarchie absolue quand le prince est pro-
pre à être dominé.
L'office de ce ministre {Jans les conseils secrets du
prince est bien autre chose que celle d'un simple fa-
vori, il commande sous l'humble insolence du res-
pecty ses formes obséquieuses sont des ordres. Il ente
sur la connaissance profonde qu'il possède du carac-
tère de son maitre, de hautes spéculations qui con-
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180 LIVRE III.
sîstent à lui donner des projets^ des idées en rapport
avec la nature de son esprit et à traiter ensuite ces
idéesy ces projets comme s'il les avait reçus au lieu
de les avoir inspires. Il ne fait que ce qu'il veut en
paraissant recevoir les impulsions qu'il a données.
C'est une véritable substitution de volonté.
La haute fécondité de son esprit le rend éminem-
ment propre au conseil.
U faut en général les appréciations de quinze ou
vingt hommes choisis pour envisager tous les côtés
d'une^fTaire. Ces vingt hommes en combinant leurs
idéesy formeraient peut-être les éléments du meilleur
parti à suivre ; mais sans les condenser^ sans leur
donner une unité, un corps. D'un autre côté, dans les
conjonctures difficiles, à force de peser les considé-
rations, elles finissent par s'équilibrer, on n'aperçoit
plus la raison d'opter.
Ce qui distingue l'homme supérieur, c'est qu'il voit
à lui seul toutes les faces d'une question et qu'il met
toujours le doigt sur le motif déterminant.
GM!jd
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CHAPITRE IIL
DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION
ET D'INFLUENCE.
Les moyens d'arriver à la domination comme tou-
tes les voies en général qui conduisent au but sont
multiples. Aussi Thistoire des principales domina-
tions, dont les traditions sont restées, présente-t-elle
des aspects divers. On domine naturellement les
princes par les côtés les plus saillants de leur nature
morale et les procédés diffèrent selon les nuances
infinies des caractères.
Wolsey avait le talent de diriger Henri VIII en lui
persuadant qu'il agissait et pensait par lui-même.
L'empire de lady Churchill sur la reine Anne
prenait sa source dans une amitié exaltée; celui
d'Escoïquiz sur Ferdinand dans la superstition.
Buckingam régnait par les grâces, Louvois par l'au-
torité des formes, Maurepas par la légèreté, Fleury
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182 LIVRE m.
par la douceur^ Dubois par le cynisme, Decaze par
le charme de l'intimité, Necker par la rigidité puri-
taine; Cécil employait la raison, Ashley l'éloquence,
Talleyrand l'insinuation.
La domination de Richelieu sur Louis XIII eut le
caractèred'une véritable possession, caractère étrange
et saisissant, procédant essentiellement du génie sa-
cerdotal. La physionomie de Richelieu décèle encore,
dans ses portraits, ce mélange si étonnant d'énergie
et de ruse, avec lequel Richelieu soumit un maître,
qui ne l'aimait pas.
On le vit débuter dans la carrière politique comme
le courtisan le plus délié. Chargé des doléances du
clergé en 1614 après la clôture des États, il termina
sa harangue par un chef-d'œuvre de flatterie. Il eut
la hardiesse de féliciter le roî d'avoir, après sa inajo-
rité déposé le fardeau du pouvoir entre lés maibs
de sa mère. Il le supplia de persévérer dans cette con-
duite « en ajoutant au titre de mère du roi, le nom
de mère du royaume. » C'était s'ouvrir làrgeiiieiit
le chemin de la fortune que de célébrer pompeuse-
ment la nullité du roi et l'ambition de sa mèire. La
charge d'aumônier de la reine fut sa récompense , il
l'avait bien méritée.
La nature de Richelieu élait telle qu'il ne pouvait
être rapproché du pouvoir sans que l'influèrice de sa
main se fît immédiatement sentir. Quoique eftacé,
encore dans cette première phase de son existence, sa
formidable ambition fut si bien pressentie qu'après
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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 183
la chute de Cohcihi , les conjurés vainqueurs le tin-
rent indéfiniment claquemuré dans son évéché de
Luçon, avec défense d'approcher de la cour de jplu-
sieurs lieues à la ronde.
Quoique pai'alysé dans tous ses mouvements, il
correspondait avec la reine mère précipitée momen-
tanément de sa puissance par la révolution de palais
qui venait de s'accomplir. Là faveur de Marie de
Médicis, quoique disgraciée à ce moment, était iirie
carte qu'il tenait en réserve et qui devait le ramener
à la cour àjprès la mort d'Albert de Luynes.
Rentré en grâce avec la reine mère, et replacé plus
intimement que jamais daiis la confiance d'iuie femme
emportée, altière, vindicative, implacable et d'un
esprit désordonné, il joua un jeu que lui seul pouvait
jouer. Asservi en apparence à toutes les volontés de
la reine, il traveirsait souterraineriient ses projets par
des intrigues, qui la mettaient tout à coup en face
d'obstacles imprévus ; il Tenrayait ainsi dans l'exé-
cution de ses volontés les plus emportées. Mais placé
entre l'influence du roi et celle de sa mère dont le
désaccord s'aggravait de jour en jour, le moment vint
de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Opteir
pour Marie de Médicis , c'était disparaître pour tou-
jours si une nouvelle intrigue de cour parvenait à
s'emparer de la volonté du roi. Prendre parti pour
Louis XIII n'était pas plus sûr, car le roi serait trop
faible pour le défendre contre la vengeance de sa
mère. Richelieu après de longues hésitations fixa sa
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184 LIVRE m.
résolution dans ce sens; mais ce parti déjà si grave
devint tout à coup le pire par suite d'une maladie
dangereuse que fit le roi. Ije cardinal semblait perdu;
Marillac offrait son bras pour l^assassiner j le duc de
Guise voulait Texiler, Bassompierre proposait de
renfermer dans une prison perpétuelle, propositions
qui devaient retomber plus tard sur la tête de leurs
auteurs, mais qui dans le moment suspendaient à un
fil la destinée du grand cardinal.
Vainement pour obéir au roi essaya-t-il de fléchir
Marie de Médicis en se mettant à ses genoux. Il pro-
digua inutilement les supplications et les larmes
« qu'il avait à commandement » suivant l'expression
de la reine. Elle le rebuta outrageusement.
Déjà Montmorency à qui le roi avait recommandé
de protéger sa vie , avait disposé des relais pour le
conduire à Avignon. Ces précautions devinrent inu-
tiles par le rétablissement subit de la santé du roi ;
mais Richelieu n'en paraissait pas moins perdu. Les
charges d'aumônier de la reine et de surintendant de
sa maison lui sont coup sur coup retirées. Sa nièce,
la marquise de Combalet, est chassée; le capitaine des
gardes et tous les domestiques qu'il avait fait placer
au palais sont congédiés.
Pendant ce temps, Marie de Médicis enfermée avec
son fds livrait un dernier assaut à son irrésolution,
pour lui arracher un ordre de disgrâce qui ne pouvait
manquer de se convertir en un arrêt plus redoutable
encore.
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DES PllOCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 185
Dans ce moment suprême Richelieu sentit le dan-
ger d'abandonner le roi à lui-même. Il fit une ten-
tative désespérée pour pénétrer dans le cabinet du
roi. Toutes les portes étaient fermées; enfin il se
glissa par une petite chapelle dont on avait négligé
l'issue. La reine l'accabla des dernières invectives.
Baignée de larmes que faisait couler la fureur, elle
demandait à son fils s'il serait assez dénaturé pour
préférer un valet à sa mère. Les dernières heures
semblaient arrivées pour le cardinal. La reine triom-
phait au Luxembourg, entraînant avec elle presque
toute la cour, tandis que Louis XIII allait cacher sa
perplexité dans sa maison de chasse de Versailles.
Dans cjBtte extrémité un favori entreprit de sauver
Richelieu , Saint-Simon lui suggéra l'idée de s'expli-
quer encore une fois avec le roi avant de se séparer.
Le cardinal averti vole à Versailles, parle et reprend
sur Louis XIII l'ascendant du génie.
Enfin Richelieu était le maître ; il n'oublia pas ce
que cette leçon ^vait failli lui coiiler. Il s'empressa
de briser tous les liens qui rattachaient le fils à la
mère et précipita la reine dans une ruine si com-
plète f qu'elle dut finir ses jours en exil dans un état
voisin de l'indigence.
La préoccupation de Richelieu fut alors d'enchaî-
ner le roi dans des liens assez étroits pour qu'il ne
pût jamais lui échapper. Louis XIII ne pouvait se
passer de favori, Richelieu lui en choisit un de sa
main pour connaître toutes ses dispositions secrètes,
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486 LIVRE in.
et quand le favori est rebelle il le brise. Le roi a
besoin d'avoir le cœur occupé, il lui donne une mai-
tresse et il est le confident des plaintes du roi, comme
il essaye de se faire le confident de la maîtresse. Elle
est indocile y il en dégoûte immédiatement le roi
dont il dirige les scrupules religieux , comme les in-
térêts politiques. Il lui arrache le nom de ceux qui
cabalent contre lui en exécution d'un serment par
lequel ce prince pusillanime s'était engagé à lui révé-
ler ce que Pon dirait contre lui. Il rédigé uii caté-
chisme dans lequel il lui trace des cas de conscience
et les devoirs d'un roi envers son premier ministre.
Suivant son habitude, il traverse par des machina-
tions diaboliques les projets qu'il veut faire échouer.
Les généraux d'amiée eux-mêmes ne connaissent
que ses ordres secrets, et au besoin il leur ordonne
de se laisser battre quand ses plans de campagne ren-
contrent de la résistance. — Et mille autres combi-
naisons semblables qui sont des chefs-d'œuvre
d'astuce.
La ligne de conduite de Mazarin moins profonde,
moins ténébreuse surtout que celle de Richelieu , se
distingue essentiellement par une souplesse mer-
veilleuse doublée d'une infatigable persévérSmce.
Dès ses débuts dans la diplomatie, on le voit capter
successivement tous ses protecteurs qui se le tiraris-
mettent successivement comme un homme dont là
main est coulante et le service gracieux. Simple sé-
crétaii-e de Sachetti , lorsque ce dernier fut envoyé i
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DES PROC^DIÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 187
Rome par le Pape pour agir en faveur du duc de
Nevers , lors de la guerre de succession des duchés de
Ferrare et de Mantoue, Mazarin soulage Sachetti de sa
besogne avec tant de prestesse que ce dernier lui aban-
donne le soin de toutes les négociations. Il passe aiî
service de Barberini , alors légat en Piémont et Bair-
berini subjugué lui donne bientôt toute sa confiance J
il en profite aussitôt jpour favoriser la politique dé
Richelieu , en voyant que le vent souffle du côté de
la France , il comprend instinctivement icju'il n'y à
d'avenir pour lui qu'à l'ombre de cette vaste influencé
qui enveloppe l'Europe. Envoyé à Lyon par Barbe-
rini, il saisit avidenient l'occasion qu'il recherchait
d'un tête-à-tête avec Richelieu. Sa fortune dépend de
l'impression qu'il produira sur le grand ministre; il le
sait, et au lieu ruser comme on le fait avec les hommes
ordinaires, il éclaire vivement devant le grand mi-
nistre toutes les profondeurs de son intelligence, il
lui montre à quel point il saisit, il pénètre sa politi-
que et comment il saurait la servir; à ce point que
dès ce moment Richelieu entrevoit en lui son con-
tinuateur.
Arrivé à la cour de France , il s'efface pendant le
temps nécessaire pour étudier à fond les caractères
et les influences, n'ayant en vue qu'un objet , agréer
à tout le monde jusqu'à ce qu'il ait pu déterminer
sa ligne de conduite. La situation est extrêmement
délicate, il est placé entre des partis sans consistance
et des caractères irrétolus, la reine nière, le roi^ le
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188 LIVRE m.
duc d'Orléans, et le grand Condë. En pareil cas on
ne peut ni diriger, ni être soutenu.
11 commence par dessiner son attitude en se mettant
du côté du duc d'Orléans, dont le parti lui parait rallier
le plus de forces; et quand la question de la régence
est soulevée, il plaide ouvertement pour qu'elle soit
confiée au faible Gaston. Mais il se heurte aux pré-
ventions de Louis XIII ; il voit que sa haine pour
son frère les rend insurmontables, il n'insiste plus. Il
fait alors une conversion du côté de la reine et veut
travailler à ses intérêts, mais de ce côté encore il ren-
contre un écueil; il est antipathique à la reine, pour
le moment du moins. Comprenant alors que cette
grande question de la régence divise trop les intérêts
pour amener une résolution radicale, il appuie de
toutes ses forces et fait adopter un moyen terme,
consistant à limiter l'autorité de la reine et du duc
d'Orléans par un conseil de régence que chacun se
flatte d'annuler. Mais il fait partie de ce conseil , et
cela suffit pour qu'il tienne bientôt dans sa main le
fil de toutes les intrigues. La mort du roi arrive, il com-
prend que la constitution du conseil de régence va
être attaquée et qu'il tombera avec les débris de
cette organisation factice. 11 donne sans hésiter sa
démission du pouvoir que lui avait confié le feu roi.
Vient alors une comédie. Il fait ostensiblement ses
préparatifs de départ pour Rome. Mais pendant ce
temps le subtil Italien mettait tout en œuvre pour
se faire retenir. Condé et le duc d'Orléans étaient
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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 189
gagnés, on le retint. C'était le rendre maître de la
situation.
A cette époque la reine commençait seulement à
le regarder d'un œil plus propice; il lui restait à
la conquérir. L'année suivante , la prise de posses-
sion était si complète qu'il la détermina à se défaire
successivement de tous ses favoris, de la duchesse
de Chevreuse qu'elle aimait de passion , du duc de
Beaufort et de Châteauneuf, qui, jusqu'alors l'avaient
exclusivement dominée.
La manière dont Potemkin établit son empire sur
Catherine montre encore la domination sous un
autre aspect.
Potemkin, né avec toutes les séductions person-
nelles et tous les vices qui donnent une si forte
prise dans les boudoirs, n'était encore qu'un jeune
homme lorsqu'il rêvait de s'élever par son audace
et ses galanteries aux plus hautes faveurs de la cour.
Nul ne saisit plus vaillamment qu'on le lui vit faire
la première occasion de fortune qui se trouva sur son
chemin*
Simple officier dans les gardes à cheval de la reine,
il était de service le 28 juin 1 762, jour célèbre dans
les annales de la Russie comme anniversaire de
l'époque où Catherine II arracha la couronne à son
faible époux, Pierre III. L'impératrice était à cheval
en uniforme et l'épée à la main, dans tout l'éclat de
cette beauté vinile qui appelait dans son lit les plus
brillants officiers de son armée.
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190 LIVRE m*
Potemkin s'aperçut qu'elle n'avait point 4^ dra-
gonne, signe distinctif de l'officier chez tous les peu-
ples du Nord. U détacha aussitôt la sienne et s'avança
pour l'offrir à l'impératrice avec une mâle assurance
qui fixa sur lui les yeux de sa souveraine. Po-
temkin était d'une tournure et d'une beauté peu
communes. Émerveillée de la grâce avec laquelle il
s'était acquitté de cette galanterie non moins que du
sang-froid qu'il avait fait paraître, elle lui envoya dès
le lendemain le brevet de colooel et de gentilhoinme
de sa chambre.
Être admis à la cour c'était pour Potemkin s'insi-
nuer immédiatement dans les bonnes grâces descour-
tisans )es plus intimes, puis les éclipser peu à peu
par des charmes qui le laissaient sans riv^l auprès de
l'impératrice. l\ procède auprès de cette royale maî-
tresse en brisant à côté d'elle tout ce qui peut faire
ombrage à son ambition, j^ comte Grégpiyç Qrlofî
avait jusqu'alors régné despotiquement à }a cour.
Potemkin le brave et lui crève un œil dans un combat.
Il avait compris de suite qu'il ne dominerait que par
l'excès 4e l's^udace, justifié aux yeux de l'impératrice
par les transports de la plus impétueuse passion. 4
chaque épreuve qui venait traverser sa faveur, il
ressaisissait par des coups 4e théâtre l'imagination
de l'impératrice. A son retour d'une guerre contre les
Turks, pendant laquelle Grégoire Orloff avait eu
l'adresse de donner à Catherine II jin nouveau fa-
voriy il se croit supplanté ou il affecte de le croire,
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DES proc]£di£s divers en fait de domination. 191
Il s'éloigne brusquement et il va se jeter dans un
monastère dont Timpératrice va tout aussitôt Tarra-
cher pour le ramener auprès d'elle plus puissant que
jamais.
De ce jour il posséda si bien l'esprit et le cœur de
Catherine qu'elle ne lui échappa plus. Maîtriser la
pensée d'une telle femme fut une tâche dans laquelle
il déploya des prodiges, usant sans cesse d'un mé-
lange d'autorité absolue jointe à la soumission la plus
subtile, travaillant à ses plaisirs et à ses caprices
comme un esclave, puis l'assujettissant par d'éton-
nantes hauteurs. 11 atteignit rapidement son but.
Catherine s'étonnait souvent de l'influence qu'exer-
çait sur ses déterminations un homme qui se sentait
assez sûr de son empire pour passer tout à coup des
formes de la galanterie la plus ra(ïinée*à une fami-
liarité si audacieuse qu'il ne daignait pas lui répon-
dre quand elle lui adressait la parole. £lle en viqt
à lui sacrifier tout ce qui portait ombrage à sa
jalouse ambition. Aucun favori, aucun familier ne
fut accepté qu'il n'eût préalablement obtenu l'aveu
de Potemkin. Aux instants les plus inattendus il ap-
paraissait tout à coup comme un maitre dans Tinté-
rieur des appartements de l'iuipératrice à l'aide
d'une galerie couverte qui joignait son hôtel aq
palais. Il ne cessa jamais de domine^* la plus forte
natpre de femme qui ait existé, en refusant de recon-
naître, vis-à-vis d'elle, d'autre loi que ses caprices.
La ligne de conduite de Mme de Maintenon avec
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192 LIVRE m.
Louis XIV est certainement le plus grand chef-
d'oeuvre de tactique féminine que l'on puisse citer
en l'honneur de l'autre sexe. Rien n'est plus mer-
veilleux que le long et patient manège qu'elle dé-
ploya pour arriver à le mettre enfin complètement
dans ses filets.
Elle débute à la cour avec une maigre pension
obtenue à force de sollicitations et de démarches,
mais si on lui laisse un coin dans une antichambre,
c'est assez pour qu'elle y fasse son œuvre. Admise
comme gouvernante des bâtards de Louis XIV au-
près de Mme de Monte^pan , elle se dévoue avec la
soumission d'une esclave à cette tâche qui va être
le commencement de sa fortune.
U faut d'abord qu'elle pénètre par une confiance
sans bornes "dans les replis les plus secrets du cœur
de la favorite. Par une humilité incomparable et un
attachement étroit, absolu, à ses fonctions domesti-
ques, elle écarte d'elle toute défiance, tout soupçon;
si bien que Mme de Montespan et Louis XIV s'habi-
tuent à la regarder comme un de ces serviteurs
fidèles devant lesquel son ne se gène plus. Son austé-
rité affectée en impose quelque peu au roi ; c'est une
garantie de plus auprès de son orgueilleuse maîtresse.
Tandis qu'elle conquiert l'estime du roi par la gra-
vité de son maintien^ elle séduit Mme de Montespan
par l'esprit le plus simple, le plus délié, le plus osé,
le plus amusant. Elle lui inspire un attachement fou-
gueux en l'admirant , en la flattant, en l'appelant la
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DES PROCIÊDËS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 193
merveille du siècle et en caressant la passion de la
favorite avec toute Texpërience d'une matrone.
Bientôt elle est la confidente de l'un et de l'au-
tre amants qui viennenf se plaindre à elle après
s'être querellés en sa présence. Elle apaise , elle
console, elle réconcilie au milieu des scènes inces-
santes que suscite l'orageuse nature de Mme de
Montespan. Mme de Maintenon s'est montrée si
simple, si dépourvue de prétention que Louis XIV
éprouve de plus en plus d'attrait dans son intimité,
et les progrès sont d'autant plus rapides qu'il trouve
en elle une raison très-sûre, jointe au détachement
le plus complet des choses de la terre.
Quoique fort belle encore, celle qu'on appelait
alors Mme Scarron se garda bien de compter sur
ses attraits pour balancer Mme de Montespan dans
l'esprit du roi. Ce fut sous le couvert de l'ami-
tié, d'une amitié toute particulière, de prince à su-
jette, qu'elle fit naître par degrés d'autres sentiments ;
ensuite elle mit en jeu la dévotion. Au fur et à me-
sure que Louis XIV se détachait de Mme de Mon-
tespan , les confesseurs , prédicateurs, souffiés par
Mme Scarron, faisaient vibrer de plus en plus la
corde de la pénitence et de la mortification de la
chair. Entraîné par l'attrait du plaisir, le roi s'habi-
tua peu à peu à venir déplorer sa fragilité auprès de
Mme de Maintenon qui l'engagea enfin à faire son
salut et promit de l'y aider avec une sainte ardeur,
combinaison d'une habileté profonde en ce qu'elle
13
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494 uv&E ui
«lliaity à Tinsu de Louis XIY, des idëes de sensualité
à des sttDlimentsde dévotion exaltée, dans un contact
incessant avec une belle femme pleine de [nromesses
temporelles. Chaque soirfl venait rêver à sa conven*
sioD future auprès de Mme de Maintenon , et oha*
que soir il emportait une étincelle plus vive du feu
céleste.
A cette période de l'influence de Mme Scarron sur
Louis XlVy celle qu'elle avait appelée la merveille
du siècle ignorait encore le chemin ténébreux que sa
rivale avait pris pour la supplanter. Cette merveille
ne paraissait plus à Mme Scarron qu'une malheureuse
pécheresse qui sacrifiait àTambition et à l'amour ses
devoirs et son salut. Elle regardait comme une sainte
entreprise de faire disparaître cette merveille de la
cour, ce qui ne tarda guère.
Quand l'idole fut chassée^ les amies de Mme de
Maintenon la justifièrent sur ce point comme il con-
venait. Ce n'était pas de son propre mouvement
qu'elle avait conçu ce pieux dessein, mais par les con*
seils de son confesseur et de plusieurs saints ecclé-
siastiques qui voyaient, avec douleur, deux âmes
aussi précieuses courir à la perdition. Elle n'avait
été animée que des vues les plus louables. Elle n'a-
vait travaillé que pour le salut du monarque et celui
de son illustre maîtresse. Si elle devait de la recon-
naissance à Mme de Montespan^ combien Mme de
Montespan ne lui en devait-elle pas davantage ? C'é-
tait elle qui avait rompu des liens criminek, qui
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DBS PROGÉDIÊS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 195
avait rendu la femme adultère à ses devoirs , à
son époux y à ses enfioits* Fallait^il laisser damner
le roi?
Cette combinaison qui mit dans les intérêts de
Mme de Maintenon le ciel, la terre et Fenfer, fait
trouver petit Molière lui-même. 11 avait devant les
yeux bien autre chose que ce qu'il peignit dans
Tartuffe.
Une fois Mme de Montespan chassée, ce fut l'œuvre
d'une seconde conversion, le passage d'une liaison
purement spirituelle à une communion sous les
deux espèces, jusqu'au jour où de proche en pro-
che, et toujours par raison de sainteté, elle le con*
duisit à régulariser cette union par un mariage
secret.
Il faut voir dans Saint-Simon, par quel tissu d'ha-
Inletés, une fois arrivée à ce comble de puissance,
Mme de Maintenon en vint à diriger presque exclu-
sivement le roi et à le faire tomber dans tous ses tri-
pots, comme le dit si vivem^fit Saint-Simon. Ce
vieux roi, dont le nom inspirait encore une certaine
crainte à l'Europe, n'était réellement plus qu'un jouet
entre les mains de Mme de Maintenon et de ses fa-
miliers; il se passait chaque jour dans sa chambre
une de ces comédies, qui, sauf la qualité des per-
sonnages, était au niveau des tours de Scapin. Le rôle
du roi n'était qu'une perpétuelle duperie. Louvois
et les autres ministres arrivaient dans le cabinet de
tiravail du roi avec des résolutions concertées à l'a*
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196 LIVRE III.
vance avec Mme de Maintenon; le grand art con-
sistait pour elle à enlever au roi tout soupçon qu'elle
pût se mêler activement des affaires d'État.
Pendant le travail Mme de Maintenon lisait ou tra-
vaillait, écoutant avec une suprême discrétion ce qui
se disait entre Louis XIV et son ministre qui par-
laient tout haut devant elle. Rarement elle y mêlait
son mot ; plus rarement encore ce mot était de quel-
que conséquence* Souvent le roi lui demandait son
avis. Mais jamais elle ne paraissait s'intéresser un
peu vivement à quelque chose, ni pour personne,
répondant avec une mesure infinie ou faisant l'inca-
pable, suivant les cas.
Or, tout ce qui était faveur, places, avancement
était réglé à l'avance avec Louvois. On proposait au
roi une liste; si le roi s'arrêtait par hasard au nom
que Mme de Maintenon voulait faire passer, on n'al-
lait pas plus loin. Si le roi s'arrêtait à quelque autre,
le ministre proposait de voir ceux qui étaient aussi à
portée et en profitait pour exclure ceux qui n'étaient
pas du choix de Mme de Maintenon. On ne propo-
sait jamais directement le nom de ceux que l'on
voulait choisir, mais bien plusieurs noms à la fois dont
on balançait les titres pour embarrasser le roi ; alors
le roi consultait et il appuyait enfin celui que l'on
voulait. Si le roi s'opiniâtrait, il y avait une autre
ruse, c'était alors d'éviter une décision en brouillant
la matière et en en substituant une autre comme
venant à propos de celle-là, et qui détournait la pre-
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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINyVTIO>'. 197
mière. Ainsi^ croyant disposer de tout, Louis XIV ne
disposait réellement de rien ou peu s'en faut.
C'est Saint-Simon qui raconte tout cela et qui le ra-
conte à peu près ainsi dans ses délicieuses diatribes.
Quel que soit le caractère des princes, la science
des cours les amène à faire ce qui convient aux plus
habiles. On peut s'y prendre comme on voudra, les
difficultés seront tournées.
am^
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LIVRE IV,
DE LA CÉLÉBRITÉ.
CHAPITRE I.
DES APTITUDES DIVERSES AU POINT DE VUE
DE LA CÉLÉBRITÉ. *
Le dogme philosophique et chrétien de Timinorta-
lité de râine qui promet à chacun^ et très-démocra-
tiquement d'ailleiu*s, comme l'on dit maintenant, sa
part de gloire dans un monde meilleur, peut être
une réalité ou seulement une hypothèse consolante,
l'auteur ne discute pas; mais ce qu'il y a de cer*
tain, c'est que nul homme bien constitué pour la vie
sociale ne s'en contentera.
 côté de cette immortalité psychologique, il y a
une autre immortalité relative^ une immortalité sub-
stantielle qu'on aj^elle la célébrité.
C'est de celle-là seulement que l'on entend s'oc-
cuper dans un livre qui, ainsi qu'on a pu le voir déjà,
est une des déductions les plus nettes de la philoso-
phie positive.
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200 LIVRE IV.
Que Ton soit Turc ou Maure, juif ou païen^ enfant
du Christ ou de Baal, il est on ne peut plus agréable
de penser qu'après le trépas on restera pour mé-
moire parmi les mortels ; que l'on ne quittera pas
complètement la scène, que l'on demeurera mêlé aux
agitations^ aux passions de l'espèce humaine ; que l'on
dira en parlant de vous : Le célèbre N*** ou l'incom-
parable C***; qu'il se lèvera des légions de critiques,
d'historiens, de biographes, de monographes , qui
rechercheront avec fureur les moindres détails de
voire existence; que l'on reproduira vos traits parle
pinceau ou^ar le burin ; que dans une vente pu-
blique un de vos autographes sera poussé jusqu'à
25 fr. ; qu'on se léguera d'âge en âge votre canne
ou votre tabatière ; que les publicistes vous impri-
meront par extraits dans leurs ouvrages ; que les
journalistes se jetteront vos opinions à la tête ; que
l'on figurera en articles variétés à la troisième co-
lonne des journaux ; qu'un avocat vous mettra dans
sa plaidoirie, un ministre dans son discours, un
magistrat dans sa harangue. Âh ! c'est flatteur, il en
faut convenir. Quand on est sûr d'avoir tout cela, on
meurt avec plus de tranquillité que si Ton avait reçu
les cinq sacrements.
La célébrité prend sa source dans l'un de ces sen-
timents constitutifs de l'espèce humaine dont il est
question dans les premiers chapitres*, le penchant à
i. Ghap. II, livre I.
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APTITUDES DIVERSES A LA CÉLlJimiTÉ. 201
Tadmiration^ à l'enthousiasme qui poussé à ses der-
nières extrémités prend le nom de fanatisme et de fé-
tichisme. Les hommes ne sont pas de marbre^ grâce
à Dieu; dans leur besoin d'admiration , ils sont
comme ces femmes dont l'appétit physique dépasse
le discernement ; il leur en faut, il faut aux hommes
des sujets d'admiration, n'en fût-il plus au monde. ^
Toute faculté, tout talent élevé à une certaine
puissance destine celui qui en est revêtu au sacrement
de la célébrité ; il ne s'agit que d'exceller décidément
en quelque chose. 11 est donc on ne peut plus es-
sentiel de se tâter là-dessus de tous les côtés. On doit
examiner avec soin si l'on aurait pas par hasard un
ut de poitrine dans la voix, un certain rond de
jambe, une aptitude à se désarticuler et à sauter
dans les trapèzes, un tour de main pour les cartes
ou pour le davier, une faculté de mime ou de ven-
triloque. Ce sont là, il est vrai,* de petits talents;
mais comme ce sont ceux qui rapportent le plus, il
faut de la candeur, pour chercher à gagner dure-
ment sa vie dans des professions sans gloire lors-
qu'on peut spéculer avec tant de profit siu* des
avantages dont la nature n'est peutrêtre pas aussi
avare qu'on le suppose.
Il y a d'ailleurs bien d'autres séries d'aptitudes
qui relèvent également de la renommée. On doit tou-
jours se rappeler qu'une seule qtialité décisive bien
exploitée mène à tout. Un homme naît qui serait
peut-être mort de faim dans tous les métiers qui exi-
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202 LIVRE Vf.
gént du savoir ou de l'application; il se tourne, il
se regarde, il croît qu'il n'est bon à rien : un jour
par hasard il met la plume à la main, il écrit, il se
sent la facilité qu'on éprouve à la garde-robe. Ap-
portez vingt, trente moules à roman, il les ran{dura
jusqu'aux bords, il ne retient rien dans sa vessie;
son robinet, ci-30 000 fr. par an et les bonneurs
Un autre devient auteur dramatique en co{^nt
des pièces de tbéàtre; il ne connaît ni les lettres^ ni
la langue, ni le& mœurs ; mais ce n'est point de cela
qu'il s'agit^ il découvre en lui-même une faculté
hors ligne, la nature l'a doué du talent de faire des
carcasses, des carcasses de pièces s'entend. Il a des
chantiers de radoub, il articule, agence, confectionne,
calfate et répare les appareils qui lui sont confiés.
On met ce qu'on veut dans les compartiments, du
bois ou du charbon, mais la carcasse va sur l'eau.
Le talent de faire des carcasses, — deux cent mille
francs par an et l'Académie en perspective.
Un troisième n'a pas fait ses humanités, il n'est
pas bien sûr de savoir le latin ; il prendrait le Vyrée
pour un homme, sans hésiter; il ne parle pas, il n'é*
crit pas, il ferait peut-être une division ^i abaissant
régulièrement tous les chiffres du dividende total;
mais c'est tout. Qu'est-ce que cet homme va trou-
ver en lui pour arriver à la fortune, aux dignités,
pour devenir un hoïnme important? Ce qu'il a trouvé,
oh ! c'est bien simple et en même temps c'est quel-
que chose d'énonne, il est né avec le sens et le flair
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APTITUDES DIVERSES A LA ClÊLÉBRITÉ, 203
du journalisme^ il sait comme on fait aller ces ma-
chines. Savoir cela, million ! million I
Les flairs de ce genre sont des aptitudes qui rem-
portent sur tous les talents possibles; le flair du
théâtre, le flair de la librairie, le flair d^ la bourse.
Million ! million ! et les honneurs.
Il y a des gens qui arrivent par des moyens plus
amples encore, ils prennent de Teau claire dans un
puits, un peu de craie ou de charbon et vendent le
flacon 5 livres, panacée universelle, poudre denti-
frice anti-glaireux, anti-goutteux, peu importe. C'est
le génie de Tannonce, vingt sous de marchandises et
cent mille francs d'annonces. Que celui qui dédaigne
ces moyens-là essaie d'en faire autant! Non, non, il
ne faut rien déprécier, ce sont là des aptitudes sé^
rieuses, efficaces, incontestables. Plus les moyens
sont infimes, plus il faut admirer les résultats.
Ces exemples, pris au hasard entre mille autres,
, doivent rendre très-sensible cette vérité si impor-
tante, que dans la vie sociale les hommes valent par
les petites choses et très-rarement par les grandes ;
et c'est une vérité consolante à coup sûr.
DES OBJETS DE L ADMIRATlOff HUMAIHB.
L'admiration humaine, pour l'excellence dans les
arts sociaux, a des degrés dont on peut fixer ainsi
qu'il suit et très-sommairement les proportions.
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204 LIVRE IV.
1** j4rt de détruire les hommes. — Premier objet
d'admiration dans la conscience universelle.
2* ^rt de les gouverner j c'est-à-dire, en général,
de les faire travailler et de recueillir leur argent.
3* Art de les amuser. Histoire, danse, poésie, élo-
quence, théâtre, musique et littérature mêlée, pein-
ture, sculpture et photographie.
Il a été assez daubé sur la politique dans les livres
qui précèdent pour qu'on soit dispensé d'y revenir,
cependant il resterait encore à envisager cet art sous
le rapport de la célébrité.
Tous les rois, princes, empereurs qui ont régné de
par le iQonde ne sont pas célèbres ; il en est même
qui ne sont pas connus; c'est qu'en vérité, pour les
princes comme pour les autres mortels, il y a façon
de manœuvrer pour que l'on ne se borne pas à vous
consacrer dix lignes seulement dans une histoire
universelle. Sans cela le jeu n'en vaudrait pas la
chandelle. Un prince magnanime qui tient le sceptre
doit se dire : Je vais leur en faire d'une telle façon
que, s'ils m'oublient, c'est à désespérer de l'espèce
humaine.
Pour cela, il y a une chose élémentaire à savoir,
c'est que les actes simplement utiles , une bonne
administration, des réformes éclairées, de sages me-
sures, un gouvernement paternel, juste, émancipa-
teur, sont à peu près improductifs au point de vue
de la gloire posthume ; il n'y a point d'effet d'op-
tique à en attendre, et l'histoire, comme on sait, ignore
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DES OBJETS DE L*ADMIRATION HUMAINE. 205
la mémoire des justes, elle en convient elle-même
avec ingénuité.
On ne peut même pas dire que, dans l'intérêt de son
immortalité, un prince doive faire des choses grandes,
car tous les hommes ne comprennent pas la grandeur
de la même manière. Ce que Ton peut dire de mieux,
c'est qu'il doit faire des choses extraordinaires, sur-
prenantes, hors de proportion, car l'admiration ne
fait son grand départ que sur l'étonnement.
Seconde observation fort importante, il n'est
même pas absolument nécessaire que le succès cou-
ronne les entreprises quand elles sont bien conçues
au point de vue de l'effet général à produire. Des
désastres épouvantables, d'immenses ruines, des dé-
faites sanglantes mènent aussi bien et méïne mieux
à l'immortalité que les succès les plus triomphants.
Qui est-ce qui connaîtrait le roi Jean sans la bataille
de Poitiers? Que Ton calcule ce que la Saint-Barthé-
lémy, la destruction de V Armada espagnole, la ba-
taille de Pavie, la révocation de Fédit de Nantes ont
fait pour la grandeur et même pour la popularité des
François I*', des Philippe II, des Médicis et des
Louis XIV. Que l'on ôte à Napoléon l'incendie de
Moscou, la campagne de Russie et la bataille de
Waterloo, les Muses en pleureraient et les historiens
aussi. Il faut à ces messieurs de fortes teintes. On
plaint bien les peuples de temps en temps, mais
c'est un si beau spectacle que la force humaine dans
ses débordements, c'est si beau comme matière
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206 LIVRE IV.
épique. La poésie^ la peinture, la sculpture, la mu-
sique s'emparent de tout cela; les musées regorgent
de trophées, on yient iroir les manteaux, les perru-
ques, les brodequins des grands hommes ; la foule
hurle avec des ardeurs chamelles devant ces débris.
Les historiens sauvent la morale publique en gémis-
sant des excès de la gloire ; mais ce qu'ils ont surtout,
c'est le sentiment de la grandeur dans le mal. Que
de métaphores ne se présentent pas à la pensée en
fkce des nations bouleversées ! Quelle jouissance de
pouvoir dire :
H Ce sombre génie, ce cerveau incommensurable,
cette main de fer qui étreignait le monde ; ses pas fai-
saient tressaillir les deux hémisphères. — Quand le
colosse faisait un mouvement, l'univers tremblait; le
titan, le colosse ; les peuples épouvantés, les trônes
brisés. »
Et autres phrases semblables qui rapportent beau-
coup de jouissance aux écrivains, parce qu'elles si-
gnifient : « Je ne suis qu'un pauvre diable, un poète
crotté, je crève de faim en faisant des vers ou de
la prose, mais je te comprends, va, grand homme!
et, si j'avais tes muscles, tes reins, je ferais comme
toi^ j'ai autant d'appétit, mais je n'ai qu'une plume
à la patte au lieu de griffes, je n'ai que du venin,
mais point de dents pour faire des morsures* » Pour
être juste, d'ailleurs, il faut constater que les poètes
millionnaires, les riches industriels de la littérature
ne tiennent pas un autre langage.
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DES OBJETS DE LADMIRA.TION HUMAINE. 207
A-t-on remarque avec quelle complaisance tous
les écrivains modernes, presque sans exception, s'ar-
rêtent devant certaines figures historiques qu'ils
rencontrent sur leur passage? Est-il question^ de
Louis XI, de Philippe le Bel, de Richelieu surtout, à
deux cents ans de distance ils se sentent touchés sur
réchine, ils s'agenouillent. O! grande figure! quelle
main ! quelle poignef ! comme il abattait les têtes I Us
pardonnent même à Louis XIV en faveur de dra-
gonnades et de quelques autres exécutions som-
maires qui leur commandent le respect.
£h bien donc! comment veut-on qu'ils fassent, ces
pauvres princes, quand ils ont faim d'immortalité ;
il faut bien qu'ils tombent sur le pauvre monde. 11
faut bien qu'ils se tiennent l'esprit au grand par
Tamour des batailles et la fureur des combats,
assauts, villes prises, garnisons passées au fil de
répée, incendies, bombes à la congrève, fourgons,
canons et butin.
Mais ce u est pas tout encore pour conquérir le suf-
frage de la postérité. On ne manque jamais de dire aux
enfants à la fia des histoires des grands régnes : <c II
favorisa les arts, les lettres, le commerce, etc. »
Laissons le commerce, mais les arts, les lettres,
je le crois bien. Si l'oxi ne remplit pas son royaume
de bustes, de portraits, à l'huile, eau-forte, gravure,
manières noires, fresques, tentures, plafonds, mo-
saïques, émaux, sur le fer, sur le bais, sur la laque et
sur le bitume, on s'efface de la mémoire des peu*
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208 LIVAE IV.
- pies. 11 en faut des artistes, et par douzaines, pour
représenter le héros sur toutes ses faces, à cheval, à
pied, en voiture, de profil, de dos, de trois quarts.
Plus il y en a, mieux cela vaut; car si les artistes ne
servent pas à peinturlurer, sculpter, graver, colo-
rier, à fondre, à repousser au marteau les fastes d'un
règne glorieux, à quoi servent-ils ?
S'il faut des artistes, il faut encore plus des écri-
vains; les tableaux, les statues, les bronzes se per-
dent, se cassent, se détériorent, nous n'avons que des
tronçons dans nos musées; mais les livres c'est de la
graine d'immortalité, un seul grain conserve l'es-
pèce. Aussi tous les princes qui ont été jaloux de
leur mémoire ont-ils pris grand soin de faire éclore
autour d'eux le plus qu'ils ont pu de poètes, d'histo-
riens, d'écrivains de toute espèce et de les tenir au-
tant qu'il est possible à leur gage ; car ce sont eux
qui signent la feuille de route pour la postérité. Il
faut ouvrir des cassettes à tout ce qui tient une plume,
avoir un trésor caché où l'on arrive par mille portes
secrètes, où l'on entre sans être vu. Toute la littéra-
ture haute et basse s'approchera du sanctuaire pour
tendre la main au caissier.
On comprenait les choses de cette façon dans les
deux derniers siècles et l'on s'en trouvait bien. Ri-
chelieu qui manœuvrait parfaitement en ceci comme
en toute autre chose, fonda l'Académie française pour
avoir une institution consacrée à son panégyrique
d'abord et ensuite à celui de ses successeurs. Il pen-
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DES OBJETS DE l'aDMIRATION HUMAINE. 209
sionnait en même temps tous les écrivains de son
époque, si bien que Ton ne trouve pas dans les écri-
vains du temps un seul ouvrage rebelle à sa louange.
Louis XIV fit les choses d'une bien autre façon
encore; il enrégimenta toute la gent littéraire et les
pensions allèrent leur train ^ de telle sorte qu'il n'y
a pas un écrivain de profession, contemporain de
cette époque, qui ne se pâme au seul nom du grand
roi.
Rien n'empêche d'en faire autant aujourd'hui. Ces
observations, en épuisant la première donnée du
sujet, vont ramener presque exclusivement les
pages qui suivent à l'objet unique de la célé-
brité littéraire et artistique, aspect nouveau du grand
sujet dont on suit les contours, en traçant toujours
des parallèles et des lignes de circonvallation.
Gm[ô:>
14
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CHAPITRE II.
DE LA VANITÉ DANS L'HISTOIRE.
Comment s'entretient dans les âmes le feu sacré
de l'admiration pour ceux dont la postérité a une
fois enregistré les noms ? Ce serait intéressant à étu-
dier en détail, ce que l'on ne peut pas faire dans un
livre où l'étendue et la multiplicité des sujets oblige
à des raccourcis dont la valeur ne sera peut-être
appréciée que par quelques amateurs curieux des
formes lapidaires.
Étant donnée l'éclosion d'une célébrité nouvelle,
de quelque consistance, il y a un certain nombre
de fervents qui, de jour en jour, d'année -en année,
er ainsi de suite jusqu'à l'édification complète de
l'idole nouvelle se chargent de brûler de l'encens
sur son autel^ d'y déposer des couronnes^ des ex
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DE LA VANITÉ DAKS K^HISTOIRE. 21 1
iH}îo. Il pullule des critiques, des glossateurs, des
adeptes, apôtres, disciples et \ulgarisateurs qui font
leur affaire de relayer la renommée du nouveau
venu usque in œternum.
Les morts célèbres sont, comme Ton sait, très-
favorables à la vanité des vivants. Quand il s'agit de
quelque forte individualité qui a fait gros bruit de
son vivant, d*un grand homme, d'un homme de
génie, conmie on les appelle, on voit aussitôt deux
ou trois mâtins s'élancer aux pans de la redingote du
mort, sauter dessus, happer sa mémoire, rognonner
à Fentour ; ils ont besoin de cette ombre illustre
pour faire leur affaire, c'est-à-dire leur propre célé-
brité à eux. En se tenant accrochés des pieds et des
mains à cette figure, ils espèrent être entraînés après
elle dans son sillon lumineux.
Il y a de ces écrivains qui vous enveloppent un
cycle historique. Ils ont dans leur poche une lime et
un compas, le compas pour mesurer plus exacte-
ment, la lime pour raboter les surfaces qui ne sont
pas exactement telles qu'ils les conçoivent. Ils vous
narrent une bataille en comptant les cailloux qui se
trouvaient dans le chemin, le nombre des coups de
canon qu'on a tirés; ils vous disent le numéro de
chaque bataillon, le calibre du fusil, la couleur du
pompon, le nombre des rations et des souliers. Ils
vous font connaître que ce jour-là le général en
chef avait pris une tasse de café au lait et qu'il
avait des bémorrhoîdes. On sait que le terrain sur
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212 LIVRE IV.
lequel s'est livrée la bataille se composait d'une cou-
che jurassique et de deux sédiments calcaires. Le
héros est d'une valeur étonnante, il fait respirer des
bombes à son cheval ou franchit les Alpes au galop,
à la montée comme à la descente. L'historien est
dans les poches du héros, il lui voit tirer son mou-
choir et prendre une prise de tabac. Les négociations
sont racontées exactement et les événements aussi
toutes les fois que les documents et les traditions ne
contrarient pas la couleur historique qu'il s'agît de
donner aux faits.
Si la bataille est perdue, l'auteur a la prétention
de faire connaître comment on aurait pu la gagner ;
si elle est gagnée, il vous apprendra comment il eût
été possible d'en tirer plus de fruit. On finit par se
persuader, et non sans raison, que l'historien est un
bien plus grand stratège que son héros; sa compé-
tence en diplomatie, en administration, en finances,
fait regretter vivement qu'un tel homme n'ait pas
été appelé à tenir le timon des affaires, car il est évi-
dent qu'il y eût fait merveilles.
Sa pensée fixe à lui, sa fureur c'est de rendre son
nom inséparable des événements qu'il raconte. Il
ne veut pas qu'on les comprenne autrement que
lui; ce serait lui faire injure. Il veut avoir dit le der-
nier mot, et si bien dit qu'après lui on ne trouve
plus même à glaner. Il fera trente volumes pour un
règne. A la fin de chaque volume il résumera trois fois
ce qu'il a dit au commencement, puis il fera un ré-
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DE LA. VANITÉ DAJVS l'hISTOIRE. 213
sumé du résumé* On mâchera trois fois sa bouillie,
on saura sa leçon par cœur. Voilà une des façons
d'écrire l'histoire en vue de la célébrité et on y
arrive.
L'histoire s'éaît de deux façons, ou en ramassant
tous les préjugés, toutes les vulgarités qui trainent
dans les ruisseaux, en faisant des commérages, des
romans qui prennent le patenté, la femme de cham-
bre et l'enfant, ou bien en saisissant à l'envers une
époque, un homme, une révolution, en s'inscrivant
en faux contre des jugements définitifs. Vous prenez
Robespierre et vous en faites un mouton, Danton
est présenté comme im incorruptible, vous faites de
Marat un messie, vous prenez une poignée de co-
quins obscurs hurlapt à sa suite, et vous les repré-
sentez comme les apôtres du droit et de la civili-
sation, etc.
C'est cette façon d'écrire l'histoire qui donne tant
de portée aux appréciations des historiens modernes.
Le procédé est toujours le même ; il s'agit d'idéaliser
et d'arranger si l'on veut peindre en beau ; d'assom-
brir et de diffamer si l'on veut peindre en laid.
L'histoire n'est qu'un prétexte pour satisfaire les
vanités effrénées d'écrivains ou d'hommes politiques
qui espèrent étonner le monde par la hauteur de
leur génie. Ceux qui sont les plus amusants, ce sont
généralement ceux qui ont été mêlés aux événe-
ments qu'ils racontent.
Goémon qui a eu une monarchie tuée sous lui, pro-
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214 LIVRE nr.
fesse son infaillibilité en dix-huit volumes d'une im-
perturbable solennité ; il contemple son image sans
se lasser jamais et la montre du doigt au lecteur au
bout de chaque paragraphe. Tout le monde s'est
trompé sauf Goémon ; il n'a pas fait une faute, il ne
regrette rien. Il n'y a pas un acte de sa vie politique
qui ne soit entièrement justifié. Et comment croire
qu'un homme puisse avoir tort quand sa prose s'a-
ligne avec tant de majesté , quand froid, calme,
digne, impassible, il prononce que son oeuvre était
bonne, pareille au Dieu de la Genèse. Voyelle dans
ce chapitre, il organise un ministère qui flottait
alors comme le cahos sur les eaux de Fablme; il en
sépare les éléments, en distribue les parties, et le
tout avec tant de justesse qu'il entend dans le silence ,
le.bruit harmonieux des sphères administratives. Plus
loin, vous le voyez premier ministre, accoudé sur le
marbre de sa cheminée et dictant à ses secrétaires des
dépêches qui vont tenir en échec tous les cabinet
de l'Europe. Quelques pages plus bas, sa voix reten-
tit dans le sein d'une assemblée souveraine dont il
domine les clameurs. Près du prince, il a le génie du
conseil et les accents persuasifs de la raison. De l'est
à l'ouest, du midi au septentrion, sa politique pré-
voyante a conjuré les périls, raffermi les alliances;
il a sauvé son pays tant de fois que le reproche d'in-
gratitu^le est à chaque instant sur ses lèvres. 11 se
drape dans un manteau et il attend avec confiance le
jugement de la postérité.
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DE LA VANITÉ DANS l'HISTOIRE. 215
Marsyas improvisé f>endatit six semaines, arbitre
d'une révolution avortée, exemple de rinconstance
des affections populaires, Majrsyas, en descendant de
la place publique, n'a rien eu de plus pressé que
d'élever un autel à sa mémoire. Sa préface peut se
traduire ainsi :
« Je chante, je vais chanter le héros qui, pendant
deux mois, tint le monde en suspens. Muse donne-
moi cent bouches, cent langues et cent poitrines
d'airain, car je vais parler du plus grand mortel qui
ait jamais paru sous le ciel. » Marsyas nous fait as-
sister aux transports de son admiration. Il reproduit
ses discours en les accompagnant de tous les com-
mentaires passionnés qui peuvent aider à comprendre
l'effet qu'ils ont produit. On lit à chaque instant ;
« Marsyas s'avance, Marsyas fait un geste, Marsyas
parle, il va parler, et tel que le fougueux Aquilon
s'apaise à la voix de Neptune , de même le peupie a
la voix de Marsyas. . . . Etc. »
£t ainsi de suite pendant six mille pages.
Birbante a peut-être été plus étonnant encore. ISt
très-jeune à la Vie politique , il a écrit deux ou trois
histoires, en sept ou huit volumes chaque, pour dé-
montrer que tout le mouvement des idées depuis l'o-
rigine de la monarchie française^ ne s'est fait que
pour aboutir à ses doctrines. Pour lui la filiation
est palpable ; il voit ses précurseurs partout, dans
Etienne Marcel, dans jlean Huss, dans Luther, dans
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216 Liyi^E iv.
Calvin, et mille autres. Il est le dernier messie de
celte race de prophètes. Les fortes convictions ne
connaissent pas de ménagement. Aussi, il faut voir
comment Birbante traite les gens qui ne sont pas de
son bord. 11 ne voit de toutes parts qu'incapacité,
ineptie, pauvreté. Il traite les rois, les ministres, et
Goémon lui-même, d'ânes bâtés. Birbante sourit
amèrement à tout ce qui n'est pas lui; et comment
en serait-il d'autre sorte ? il sent qu'il tient, lui, la
panacée, qu'il a résolu le problème social^ qu'il n'a
qu'à ouvrir la main pour inonder le globe de lu-
mière. Ahl qu'il est difficile de lui arracher une
louange ! Il ne connaît qu'un seul homme qui pour-
rait en recevoir légitimement, et volontiers il crie-
rait aux populations : mais où donc allez-vous cher-
cher le génie, la grandeur, les talents; mais vous
avez tout cela à portée de la main, regardez un peu
ici, regardez-moi.
Birbante, lui aussi, a passé par les affaires. Il y a
laissé ses plumes et ses dents, et parfois il croit sen-
tir qu'il en repousse quelque chose. Il n'est pas en-
core corrigé. Le premier livre qu'il écrira sera pour
terrasser ses adversaires et démontrer que le mou-
vement social n'est pas sorti du cercle qu'il lui avait
tracé dans ses premiers écrits.
L'auteur va faire un gros aveu. Il demande la li-
berté de déclarer qu'il ne croit pas plus à Tinfailli-
bilité des jugements de l'histoire et de la postérité
qu'à toute autre chose. Sans doute, on dit qu'au
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DE LA. VANITÉ DANS l'hISTOIRE. 21 T
bout de quinze, vingt ans, au bout d'un demi-siècle,
les passions se refroidissent et que Ton ne cède plus
alors J|u'à l'ascendant de la vérité. Est-ce bien sûr?
Que ]|on se donne seulement la peine de lire tout ce
qui s'est écrit depuis dix ans ou quinze ans sur les
événements qui se sont passés il y a quarante ou
même cinquante ans. Si Ton y trouve de la vérité et
de la justice, ce sera heureux. Rien n'a été jugé
impartialement jusqu'à ce jour, ni les dernières an-
nées du règne de Louis XVI, ni la Révolution fran-
çaise, ni l'Empire, ni les deux Restaurations, ni le
gouvernement de Louis-Philippe. Il importe peu que
quelques tentatives isolées aient été faites pour per-
cer çà et là la croûte d'opinion qui s'est formée au-
tour de ces annales. Ces faibles lumières n'arrivent
pas jusqu'à la grosse masse du public éclairée avec
les lanternes fumeuses des tribuns de carrefours.
Le peuple français de nos jours n'a pas le premier
mot du sens moral de son histoire.
Dans quarante ans ce sera autre chose, on brûlera
ce qu'oq aura adoré, on écrasera, on piétinera sur les
idoles devant lesquelles on s'est agenouillé, on leur
crachera dessus. On chargera à fond de train dans
tous les livres contre les mêmes systèmes, les mêmes
hommes qu'on a si niaisement idéalisés. C'est-à-dire
que l'histoire s'écrira en sens contraire ; ce ne sera
pas encore la vérité.
L'histoire en France n'est guère autre chose qu'une
plaidoierie ; l'auteur voit un système, il y ramène
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•218 MVBE TV.
son œuvre entière, il met tout dans le même sac,
il ne veut pas que le lecteur puisse supposer qu'il
doute, qu'il hésite, quîi fait des réserves. Non,
il tranche, il tronque; c'est si facile, on tire des
événements les conséquences que Ton veut. On
prend ce qui plaît dans les sources que Ton consulte.
On fait des citations incomplètes. On s'appuie sur
des témoignages quelconques. Il y a là une cuisine
dont le public ne se doute pas. Un lecteur qui pas-
serait par la série de documents que traverse This-
torien avant de faire sa toile pourrait être surpris
de sa conclusion.
L'histoire moderne s'écrit avec des préjugés, l'his-
toire ancienne avec des ciseaux.
DE LA CELEBRITE LITTERAIRE ET 0E SES CAUSES.
La célébrité est comme le reste, elle n'échappe pas
à la loi du savoir faire. C'est la seconde raison pour
laquelle on se tient en doute ici contre les arrêts de
la postérité. Il y a les préjugés de la réputation, les
réputations surfaites, les admirations de convention.
Il y a une impression qui s'éprouve à peu près
universellement quand on ouvre les livres qui se
recommandent par une immense mémoire. On est
altéré d'admiration, on est plein d'un enthousiasme
avide, préconçu*, on ne demande qu'à se pâmer. Mal-
heureusement ces ardeurs sont généralement Ironi-
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DE LA. CÉLÉBRITÉ LITTÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 219
pées. On lit, on reste froid, on s'étonne, on n'ose
pas se Favouer, surtout on n'ese pas Tavouer aux
autres, mais on n*admire pas comme on pensait le
faire, souvent on n'admire pas du tout. Quelquefois
on baye respectueusement.
Quand on est assez bien doué pour pouvoir se
dire à soi-même sans fatuité qu'on n'est pas un niais,
et qu'on a d'ailleurs une faculté admirative suffisam-
ment développée, il reste à faire une réflexion, il faut
se demander si le savoir faire n'aurait pas passé par
là. On le trouvera souvent, cela n'est pas douteux.
Le savoir faire se combine dans la célébrité avec
un autre élément dont il a été question plus d'une
fois, aveclebasard, son compère.
En matière de littérature, l'auteur recommande
conuxM? décisive une épreuve qu'il a faite person-
nellement sans se douter alors qu'il serait un jour
si hardi que de mettre lui-même la main à la pâte :
c'est de lire à l'aventure une centaine d'ouvrages
dans la quantité innombrable de livres obscurs ou
non signés qui ont paru dans les deux derniers siè-
cles. A chaque instant on est tenté de s'écrier : mais
ceci est bon, ceci est parfait, c'est meilleur que cet
autre que l'on vante tant. Peut-être bien, mais le
hasard n'a pas souri à ces inconnus. Leurs produc-
tions végètent sur les quais où vous les trouverez
reliés en veau, échoués comme les épaves d'un
siècle qui les a oubliés. Leurs auteurs n'ont pas eu
de chance ; ils n'ont pas su lancer leurs productions-;
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220 LIVRE IV.
ils n'ont pas plu à Voltaire ou à d'Holbach ; Rousseau
les a mis à la porte de sa mansarde; et puis il a
manqué quoi à ces livres? Us n'ont pas touché la
fibre du temps, ils n'ont pas plu aux dames, que
sait-on?
Il faut bien un certain fond de candeur pour
s'imaginer que les bonnes choses réussissent par
elles-mêmes, que leur valeur les porte suffisamment,
que le public entend par lui-même quelque chose
aux bons écrits. Eh, mon Dieu si peu! On ne sait
pas que les ouvrages qui peuvent affronter ouverte-
ment la critique exigent des efforts affreux de vo-
lonté et de patience. Il y a des phrases qu'on ne fait
que dans un mois, des mots que Ton ne trouve
qu'un jour en s'endormant ou la nuit quand le cau-
chemar vous assiège, des idées qui mettent deux
ans à pousser sous le crâne. Espérez donc qu'on ira
vous comprendre cela! et puis enfin il y a des
chefs-d'œuvre qui se font dans huit jours, quand
l'esprit est plongé dans une douce ivresse. Mais un
malotru, sans y mettre tant de façon, touchera le
but, il réussira par un geste indécent.
On se rappellera toujours avec une certaine satis-
faction cette allocution qu'un poëte espagnol* adres-
sait au public de son temps dans la préface d'une
de ses pièces :
a Canaille ! bête brute et féroce ! c'est à toi que je
i . Caldéron.
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DE LA. GÊLKBRITi LITTERAIRE ET DE SES CAUSES. 221
m'adresse. Je ne dis rien aux gentilshommes qui
me traitent mieux que je ne le mérite. Mais malheu-
reusement ce n'est pas d'eux seulement que j'ai be-
soin, c'est de toi, de toi parce que tes gros sous,
quand ils sont réunis, font plus d'argent qu'ils n'en
peuvent donner. Je te livre ma pièce, je crois qu'elle
vaut quelque chose, et j'en suis bien désolé. Je te la
livre, fais-en ce que tu fais des bonnes choses. Sois
injuste et stupide à ton ordinaire. Ma pièce te re-
garde et t'affronte, elle se donne à toi en te mépri-
sant j comme font les belles dames avec les goujats
bien bâti's. Si tu trouves mon œuvre mauvaise, tant
mieux, c'est qu'elle sera bonne, et je suis consolé.
Si tu la trouves bonne, si elle te plait, c'est qu'elle
ne vaut rien. Paye-la, je me réjouirai de t'avoir conté
quelque chose. »
Cet auteur était bien dur, et même il était injuste,
car il faut reconnaître que le succès ne dépend pres-
que jamais directement du public, pas même au-
jourd'hui; la célébrité littéraire est un produit en
partie factice, presque toujours élaboré du vivant
de l'auteur par des minorités qui conspirent dans
un intérêt ou dans un autre au succès des œuvres
qui leur conviennent. Le faire et le hasard sont les
deux inconnues qu'il faut suppléer chez les écrivains
qui trompent un peu trop leur monde, encore cela
ne suffît-il pas toujours pour expliquer l'éclat phé-
noménal de certains noms.
A quoi, par exemple, Jean-Jacques Rousseau a-t-il
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222 LPVRE IV.
dû en Fn^pce son immense célébrité? On ne saurait
pas dire vraiment que ce soit à la hauteur de son gé-
nie. Rousseau , dépouillé des faux prestiges de sa
popularité et envisagé en lui-même, se réduit à peu
de chose. Il est inférieur à Diderot, à d'Alembert, à
Mably, soit par le niveau de Fintelligence, soit par
rétendue des connaissances positives. Son Contrat
Social est une œuvre d'inexpérience complètement
jugée aujourd'hui. Rousseau n'a même rien qui lui
soit propre. Il a emprunté sa morale à Sénèque, sa
philosophie à Locke, son romantisme à Richardson.
Ses idées politiques, vieilles et usées, ne sont que
des contrefaçons d'idées grecques et romaines. 11
n'a qu'une originalité de convention. 11 est froid
jusqu'à la glace dans ses transports les plus véhé-
ments. Élève de Sénèque et de Quintilien, il fait ses
phrases durement et elles sentent l'huile de la
lampe. L'énorme difficulté qu'il avait ^ n^anier U
langue française se trahit dans ses lettres ou l'on ne
voit jamais un trait léger ni gracieux. Il cherche
vainement l'expression propre, elle le fuit; il s'em-
barrasse, il construit sa période avec des moellons.
Comme romancier, il n'est pas dans la nature ; comme
philosophe, il ne sort pas de l'enflure de l'école. Ce
qu'il y a d'oratoire chez lui n'est que de la rhéto-
rique. Comme doctrine, il n'a pas d'a]^)oint per-
sonnel à fournir à la science; il sait ce que tout le
monde savait de son temps, rien do plus. Quelques
idées générales mises bout à bout et péniblement
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DE LA, CIÊLÉBRIT^ LITTÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 223
dans le Contrat Social ou dans V Emile, n'en font
pas un penseur de premier ordre. Ce rhétoricien
n'est rien moins qu'un génie, c'est palpable : son
seul titre de gloire consiste dans un livre qu'on lui
a reproché comme une mauvaise action^ dans ses
Confessions^ idée qu'il a empruntée à saint Augustin,
comme il a emprunté tout, mais où Ton trouve de
merveilleuses peintures; les ravissants épisodes qu'on
y peut lire dans un style qui cette fois est bien celui
de la nature, ne sont point des titres suffisants à
l'immortalité; et pourtant Rousseau ne descendra
probablement pas du Panthéon universel où il figure
avec les plus grands génies de l'humanité. Qu'est-ce
qui peut bien lui avoir valu cet excès d'hoqneur?
On peut s'en rendre compte sans beaucoup de peine.
Rousseau avait décrit le lever et le coucher du
soleil, à une époque où le style descriptif n'avait pas
encore fait son apparition dans la prose, car en
poésie on avait Delille.
Rousseau avait fait mi discours sm* l'inégalité des
conditions, et il avait soutenu l'une et l'autre thèse,
ce qui avait étonné comme tour cje force.
Rousseau avait trouvé la note du sentimentalisme
faux, de la sensiblerie ergoteuse et prétentieuse,
effet immense parmi les femmes.
Rousseau avait dit qu'il ne fallait pas emmaillotter
les enfants. — Révolution dans le système des
layettes. — Il avait dit aussi qu'il fallait nourrir les
enfants avec les mamelles. U pe l'avait pas inventé
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224 LIVRE IV.
évidemment, puisque la nature y avait pourvu;
mais il l'avait dit; c'était une très-habile flatterie à
l'adresse du peuple, et une de ces choses matérielles
qui touchent la fibre des masses.
Rousseau avait fait le portrait d'un pédagogue
raisonneur : encore une contrefaçon du Mentor de
Télémaque avec un autre Télémaque, mais contre-
façon mise à la portée de raisonneurs et de sectaires
de son temps.
Il avait dépeint un autre pédagogue amoureux de
son élève et cherchant à la séduire; c'était là quelque
chose d'étrange et de faux qui devait plaire par la
lutte qui s'établissait entre un amour rhéteur et épi-
logueur, et les théories générales de l'auteur sur la
vertu.
Rousseau avait dégagé la notion d'une religion de
la nature, d'un Dieu simple, hypothèse rationnelle,
idée vieille comme le monde, mais qui saisit vive-
ment l'intelligence des classes moyennes dans la pro-
fession de foi banale du vicaire savoyard, un Jean
Meslier plus sage.
Rousseau s'était représenté comme l'homme pur,
comme l'homme sacrifié, comme le juste.
Il avait fait des peîntiwes d'un libertinage excessif
dans ses Confessions en les enveloppant de toutes
sortes de sophismes et de feintes ingénuités.
Enfin il avait fait quelque chose de plus fort
encore que tout cela; il avait dit qu'il était Fhomme
de la nature, l'homme des champs. Chez un peuple
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DE LA. CJÊLEBRITÉ LITTIÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 225
idéaliste et sentimental, dans une société corrompue,
i*evenaiit au simple par l'abus d'une civilisation raf-
finée^ cette pastorale bien plate était d'une habileté,
nous dirions presque d'une rouerie consommée, si
nous ne craignions de blesser quelques oreilles
chastes.
Il y aurait bien d'autres choses encore à dire à
propos de Rousseau et dans le même sens. On y
reviendra plus loin.
Si la conduite du célèbre Genevois n'a pas été
l'œuvre du calcul, et du calcul le mieux approprié au
but qu'il voulait atteindre, il faut convenir qu'il a
fait sans le savoir tout ce qu'il convenait de faire
dans son temps pour piper ses contemporains.
CONTINUATION DU MEME SUJET.
L'auteur ne cachera pas qu'il éprouve quelque
embarras à poursuivre le sujet qui se trouve amorcé
dans ce chapitre. On lui reprochera peut-être un'
esprit de dénigrement systématique (c'est un mot
qui fait toujours bien), à l'égard des plus beaux
génies, des plus haules gloires. L'auteur n'a qu'un
mot à répondre. Il n'y a pas de pays assez aban-
donné du ciel pour proscrire le libre essor de la
critique individuelle en matière littéraire, même à
rencontre de tout ce qui a paru de plus lumineux
daqs la sphère des arts; s'il en existait, le progrès
15
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226 . i^vwt IV.
de la dvUisatiop ^i ^e U i^psée humaine dont on
piprle si aouvept et à fH*opQs de tPMt, se trouverait
bieqtôt eprayé. laissez donc, messieurs les puri-
(aipS) 4^ grâce, renouveler les méthodes, conune vous
dit^, refaire les outillages (c'est encore une des
expressions consacrées); et n'imposez pas l'admi-
ration plus que toute autre chose. Çt quand vous ne
tenez ni à Dieu, ni à 4iab|e^ comme vous avez
peut -être raison de faire, il n'importe; quand vous
p'admettez plus pi principes, ni règles, et que vous
voulez Tindépendapce en tout, même en morale, ne
venez pas davantage vops raccrocher au Ckuisicisrp,e;
4u momenf où Top seçope la tradition, secouons
tout. Il n'y a pas de prétexte pour rien garder.
Il ne s'agit pas de savoir d'ailleurs s'il y a plus ou
moins de liberté dans ces pages, c'est l'essence même
de la critique que l'indépendance ; mais seulement
si le sens commun y trouvera quelquefois son
compte, et si de façon ou d'autre le but sera parfois
touché.
' U est superflu d'ajouter qu'après avoir lu ce livre
on n'admirem pas plus, pas moins qu'auparavant.
Enfin l'auteur déclare qu'il ne tient pas à ses appré-
ciations plus qu'à autre chose, et qu'il les croit très-
réfutables. Est-ce assez ?
Un des genres de littérature qui s'admire le plus
communément en France, c'est le genre façon mo-
rale, ]e style à facettes , des petits mots, de petites
phrases qui s'enfilent et touchent à fond comme
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DE LA CÈLÈ^mTÉ UTTÉ^kl^ft pT DE SES CAUSES. ?27
UQe hotte. Oq s^ pp yo|r de ces éc^^^i^tilloqs dap^.
diverses parties de ceÇ oii\Tage, où l'autem* ^'est qn
peu maniéré lui aussi pour agréer aux écrivains qui
font la bouche en cœx\x dans les Fariq^ à la troi-
sième pagp de? joi^rnauj^. Ces messieqrs seront-ils
cQptents? Ce n'est pas probable; toiyourç est-U qq'on
pousse 4<îs ç^s d'sdmiyatjop aux seuls pops 4e ^
Bruyère, de Pascal, la Rochefoucauld, Yauy^Rargqçs
et autres çharmauts diseurs, éclos 4aDs le spin d'upe
société élégante et poliç, çpmmç n'e^t pas la nQtr<^
assurément-
Le roturier français vept Inj aussi passer pour
amateur des jolis entrefilets de style. Il veut, CQmpie
les aristocrates, comme les nobles de ce temps-jà,
paraître enten4re quelque chose à ces raffinements de
langage, il affecte de lorgner avec amour, ^vec gr^çe
ce qui est précieusement scplpté, joliipent tourné.
Eh bien ! c'est encore ici un côté particulier du ca-
ractère français. Pourquoi admire-t-on plus spé-
cialement ce genre 4e littérature? On est libre de
n'en rien empire, si on vept, mais l'auteur pense qu'il
entre là dedans pn sentiment de vanité bourgeoise
^ssez comique. Les Jou^dains français devenus maî-
tres veulent avoir l'air d'admirer, 4^ sentir plus
encore que les gentilshommes du tepips passé, les
élégances de la forme, l'aipiable parler, les choses de
la gentilhpmmerie, du bou4oir, de la çourj et ils
criept comme des aveugles que c'est inimitable,
étonnant; ils renchérissent par amour-propre, pour
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228 LIVRE IV.
qu'on ne les prenne pas pour des. vilains. En renché-
rissant ils exagèrent et faussent Tappréciation géné-
rale.
Il faut bien savoir une chose, c'est qu*à l'époque
où la Rochefoucauld écrivait ses piquantes réflexions,
où la Bruyère tournait ses délicieux alinéas qu'on
admire^ il y avait dans les boudoirs, à la cour, dans
vingt salons de Paris des causeurs éblouissants qui
disaient, en se jouant, d'aussi jolies choses, de plus
vives, de plus étincelantes peut-être. Il est possible
d'affirmer sans témérité que la Rochefoucaud et
même la Bruyère n'ont reproduit que des côtés bien
écourtés de ce qu'ils ont pu voir, apprécier, en-
tendre. Une époque agitée comme celle de la Fronde,
une vie d'intrigues, de camps, de plaisirs CQmme
celle de la Rochefoucauld, pouvaient leur montrer
la société française à une profondeur plus grande
encore.
Il semble qu'il y ait trop de vérités générales, pas
assez de vues spéciales dans ces livres d'ailleurs si
courts. Enfin il faut bien convenir d'une chose, c'est
que les vérités morales traînent depuis le commen-
cement du monde, dans toutes les productions de
l'esprit humain. C'est la première chose qu*on ap-
prend en naissant et en vivant. Quand on décom-
pose par exemple une pensée comme celle-ci, tant de
fois admirée : « L'esprit est la dupe du cœur, »
à moins d'un entêtement excessif, on est obligé de
convenir, qu'à part une expression vive, heureuse,
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DE LA GÉLléBRITÉ LITTIÊRAIRE £T DE SES CAUSES. 229
jaillissante, il n'y a rien qui vaille d'être noté, le
cœur ayant égaré l'esprit depuis le commencement
du monde, comme c'est manifestement sa fonction.
On ne peut pas faire à la Bruyère un grief de
s'être inspiré de Théophraste. Il a laissé si loin der-
rière lui son modèle, que si Théophraste \it désor-
mais il ne le devra qu.'à la Bruyère; mais la Bruyère^
pour avoir fait quelques peintures merveilleuses,
pour avoir trouvé des traits, des mots, des images
d'une vivacité sans exemple dans aucune langue,
est-il donc ce génie, ce demi-dieu de la pensée hu-
maine que la fable nous représente ?
Ses admirateurs n'ont qu'un mot, qu'un cri :
Quelle connaissance du cœur humain ! C'est bien
naïf. Ceux qui connaissent le cœur humain , sont-ce
bien ceux-là qui font des livres ? Ce n'est nullement
probable. Le monde est plein de gens, même aujour-
d'hui, qui connaissent mieux le cœur humain que
la Bruyère, qui le connaissent parce qu'ils le prati-
quent et qu'ils en vivent, bien qu'ils fussent proba-
blement incapables d'écrire une seule des jolies
phrases qu'on peut compter à foison dans cet auteur.
Reste le point dç vue de la forme, une forme di-
vine, il est vrai ; mais on serait heureux de trouver
dans la Bruyère un peu plus d'haleine, la Bruyère
n'a jamais pu aller au delà de l'alinéa. Son ouvrage
se compose de deux ou trois mille phrases sans liai-
son et sans suite. Il n'a pu enchaîner toutes ces vé-
rités morales; il n'a pu leur donner un corps, un lien.
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230 LIVRE IV.
un principe. Aurait-il dû le faire? Cela importe fort
peu ; car c'est le piropre des choses d'art de se pro-
duire en dehors de tout conventiontialistue f mais
c{uelle rage de surfaire et de vouloir tirer l'échelle
après certaihs nbmsl 11 pourrait naitré des là
Bruyère aujourd'hui, qU'avec cette sotte tnanie, on
ne les verrait seulement pas. Enfin, pour que le lec-
teur n'en ignore, on l'engage à peser ce cju'il y a
dans cfe livte, Vîvra-t-il autant: que les alinéas
de la Bruyère? Ce n'fest pas probable, eti vérité.
£tgô.
QtlEL<(?UES IUGEAIE^TS DE LÀ POSTÈRÎtà QUE L^ÂUtfitJR
CROIT SUJETS A RÉVISION,
Oui^ mais pour une autre édition.
C^!^
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CHAPITRE IIL
DÉ UORIGINALiTÉ.
On réussit avec les règles et sans les règles. C'est
une observation que là Brùyèfe avait déjà faite*. Il y
a des gens qui^ avec le jeu le jplus singulier, le plus
imprévu, le |)lus scabreux, touchent le but. C'est
vrai, en matière de célébrité coUime en autre chose.
On est en présence des excentriques^ des irréguliers,
ou, pour mieux dire^ dés ôrigitiaux.
Pour peu que l'original ait un peu de faire, il est
sauvé^ il arrivera à toUt.
\ . Cet élégant écrivain s'exprime en ces termes : « H y a des
gens qui gagnent k être extraordinaires : ils vognent, ils cin-
glent dans une mer où les autres échouent et se brisent. Ils par-
viennent en blessant toutes les règles de parvenir. Ils tirent de
leor irrégularité et de leur folie toUs les fruits d'ùtie sagesse rai-
sonnée. »
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232 LIVRE IV.
L'originalité a cet avantage qu'elle étonne les
gens, excite leur curiosijé. On veut savoir ce qu'un
original pense, ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il a
dans la lête ; on veut le soumettre à l'analyse, avoir
le mot de son caractère, de sa nature. Si l'original
continue d'échapper par des bonds imprévus et des
aspects nouveaux; s'il dérobe parfaitement son se-
cret, il poussera la curiosité jusqu'au fanatisme, jus-
qu'à la fureur, on se l'arrachera.
L'original ne juge rien et ne fait rien conune le
monde ; l'opinion des autres ne le touche pas; il est
étranger au respect humain et peut se placer même
au-dessus des convenances, pourvu que son phlegme
•égale sa hardiesse. Il ne connaît de loi que ses capri-
ces, il doit faire avec un sang-froid imperturbable les
choses les plus bizafres. Il se promènera en chemise
devant sa porte un jour qu'il gèle à pierre fendre, une
autre fois il descendra sur la place publique en cos-
tume de bateleur, appellera la foule au son du tam-
bour et fera des tours. 11 sautera sur le dos d'un
passant et le saluera ensuite respectueusement. H
doit pouvoir étemuer dans une solennité, cracher
au nez des gens qui viennent lui souhaiter le bonjour,
et autres choses semblables qui se recommandent
par leur étrangeté. L'original n'est pas exacte il vient
quand on ne l'attend pas, et n'arrive pas quand on
l'attend. Il est avare de son temps. Il attache des
prix fous à ses complaisances ou se donne pour rien.
Un jour il se livre tout entier, le lendemain on ne
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DE L'oRIGINiLLITJÉ. 233
le revoit plus. 11 doit pouvoir être impertinent ayec
les personnages les plus qualifies et leur tourner le
doS; si bon lui semble, montrer des talents inconnus
et s'en défendre ensuite comme des bagatelles les
plus légères, repousser l'admiration comme une iro-
nie, railler toujours si froidement qu'on ne sache
jamais s'il est sérieux ou plaisant.
Que faire avec un homme dont on ne connaît pas
les ressources d'esprit, qui se trouve partout à son
aise, qui saisit le ridicule et qui lui échappe, qui
possède la mesure et la dépasse s'il le veut, qui ose
tout ce qu'il imagine? Un tel homme réussira en se
jouant. Il obtiendra, en se moquant des hommes, ce
que les autres n'obtiennent qu'avec des prières.
L'originalité combinée avec l'esprit et le savoir-
vivre serait évidemment l'idéal ; mais c'est trop rare.
On peut heureusement, même sans les qualités de
formes, se constituer une originalité suffisante pour
saisir la curiosité.
Jean-Jacques Rousseau, qui ne savait pas dire deux
mots de suite dans Je monde, avait su faire servir à
son originalité même les talents qui lui manquaient.
Il disait bien haut qu'il n'avait ni manières, ni ré-
partie ; qu'il était borné, bouché, sot comme un pa-
nier en compagnie. Il se glorifiait de n'avoir ni
naissance, ni fortune. Il acceptait les services qu'on
lui rendait en disant qu'on l'insultait ou les repous-
sait durement, sous prétexte qu'il aimerait mieux
voler que d'être l'obligé de quelqu'un. Il se montre.
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234 LIVRE nr.
dans ses mémoires, menteur, délateur et vicieux. Il
ne veut pas qu on le vante, qu'on l'admire, quoique
ce soit son principal objet. Il met en garde cotttre
ses propres idées, ses propres théories. Il affecte de
montrer Un philosophe réduit pour vivre à copier de
la musique; et, du reste, il malmène et hidoie lés
personnages importants ^ui viénnetit lé rëchettîher,
il les met à la porte.
Une fois que la notoriété est coiicJUisfe, toutes ces
choses-là font merveille. Elles excitent vivement le
goût blasé du public.
11 y a dobc, cela est certain, totite UHe classe de let-
trés célèbres qui ont dû la pliis grailde pat*tie de leur
renommée à l'originalité haturelle ou ffeintê de leur
daraôtèré. La lîfeté feti seWit Ibtigue. On compterait :
Chapelle, ce mystificateUt exquis qiie feoii espHt
et ses chàt'ges faisaient rechercher ^àr les plus bril-
lants gentilshommes de la bout*, etl ne i^e gênant
jamais avec eux, en les plantant là et eti les rossaut
au besoin, tôthme il fit uti à jôbr uii maréchal de
tranfcfe.
Waiïe^^ qui faisait hautement profession de sel^
de sa plUlhe tôUs lès paitis c[ui le pâyàietit (mais cela
ne paraîtra pas étonnàht), et e(lii, sans boire qUe de
l'eau ^ se grisait avec son esprit, faisant la joie des
banquets par sa gaieté folâtre et sa Vet-ve Inta-
rissable.
Smfty qui s'était fait une loi de ne pas parler plils
d'tine minute, mais qui eiitrait dans dès tl'ans-
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DE L'ORIGINAtiTÉ. 235
ports de fureur si on rinterroiupait par un mot, par
un geste ou même par un éternument; le même
(JUi avait fait vœu de chasteté pour conserver la lu-
cidité de son cerveau, et laissa mourir ae consomp-
tion sa maîtresse et ensuite sa femme, afin de con-
server intacte sa virginité.
Chatterton j qui se moquait si plaisamment des bi-
bliophiles de son temps, chez qui oti trouva aptes sa
tïiort lé calcul suivant, qu'il avait fait après le décès
de son protecteur dans une pièce devers qiii lui était
destinée :
Pëttlu par sa tnort sut cet essai, » 1. 1 sh. i 1 p.
Gdgné en éloges 2 2 »
Efa ësâais. 3 3 «
Total 5 1. 5 sh. » p.
Je me réjouis de sa mort pour 3 13 6 '
Ld Fontaine j qui oublia toute sa vie qu'il était
înarié et qu'il avait un fais.
Byrvti (|ui, avec une grande fortune, im beaU
iiom, tous les dons de l'esprit et de là figure, ne put
vivre datis son pays et alla lîiôlirir pour l'Ihdépen-
dàbfce dé la Gtèce qui ne pouvait pas lui teilir tant à
coeur que cela.
Oti feri citerait bien d'autres^ tant parmi les ati-
cieiis que ()armi lès inodemes, et mêiile paritii les
contem{)ôt*iijls , et ôes diVerèitéà de caractères fé-
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236 uvRE IV.
raient comprendre la variété d'aspects par lesquels
on peut se rendre original.
Foliaire fut incomparablement l'un de ceux qui
connurent le mieux la tactique de la célébrité, lui
qui se serait cru perdu s'il s'était laissé oublier pendant
huitjours; mais il joignait à l'originalité du caractère
une énergie de volonté indomptable. Insulté à ses
débuts dans le monde par un homme de la plus
haute qualité, il apprend immédiatement les armes
pour se venger, poursuit et provoque son ennemi
jusqu'à ce qu'on l'enferme à la Bastille. Il a pour
principe de ne pas souffrir une offense, de rendre
coup pour coup. 11 se venge d'un protecteur qui n'a
pas pris sa défense, en rayant de la Henriade l'un de
ses ancêtres qu'il y avait fait figurer. U raye le nom de
Sully, rien que cela, et il le remplace par Momay. U
lui passe par la tête de savoir les sciences comme il
sait les lettres; il s'ensevelit dans son cabinet pendant
des mois entiers, et, au bout d'un an, il est en état
de faire des expériences de chimie et de physique
comme un homme de l'art. On refuse de seconder
ses velléités d'ambition politique, il se, met immé-
diatement à coup tiré avec le ministère. Le roi de
Prusse blesse son amour-propre, il lui renvoie, sur
l'heure, sa pension, sa clef de chambellan et sa croix.
U a besoin de signaler ses coups contre quelqu'un
ou contre quelque chose pour immortaUser son nom ;
il s'attaque au christianisme avec une audace que les
temps rendaient inouïe; il n'a de répit qu'il n'ait at-
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DE l'okiginalitê. 237
teint son but qui est de saper les fondements d'une
religion, il termine toutes ses lettres par un mot ca-
balistique qui lui rappelle sans cesse le dessein qu'il
poursuit *. Il inonde TEurope de pamphlets qu'il dés-
avoue hardiment au besoin. Il laisse éclater -sa co-
lère jusqu'à la fureur contre ses adversaires ou ses
ennemis. Il lance des invectives contre eux en prose,
en vers et en paroles. Il tombe malade, il feint d'être
moribond^ se fait enfermer avec un prêtre et le force
à lui administrer les sacrements et en dresse procès-
verbal. 11 affecte de mourir par contraste dans le sein
de la religion qu'il a attaquée, et termine par le trait
si fameux « que, s'il était sur les bords du Gange, il
mourrait une queue de vache à la main. »
Toutes ces excentricités diaboliques ont été pour
moitié dans sa réputation, ce n'est pas contestable.
En frappant vivement l'imagination des hommes
de son temps, on produit sur les contemporains une
commotion que ceux-ci transmettent telle qu'ils l'ont
reçue. Tous ceux qui viennent après ne font plus que
copier leurs devanciers.
REPRISE D UNE DES IDEES CI -DESSUS.
Nous avons émis plus haut cette proposition pas-
sablement scandaleuse que la célébrité littéraire était
i . Écrasons, écrasez rinfàme.
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238 UVRE IV.
due autant à Tartifice qu'à l'éclat (Jes talents, et à
certaines circonstances particulières qui entourept 1^
naissance d*un livre. 11 y a deux choses qui font que
la postérité ne revise pas ses arrêts ou Jes revise si
rarement que ce sopt des exceptions étqpnantes. pi
première, c'est que le public tient aux gloires qu'on
lui a faites ; il y tient coipme ^aptiquité tenait k ses
héros, à ses demi-dieux. La seconde raison, c'est
qu'il ne lit pas ce qu'il admire. Quant à cçux qui
lisent, c'est autre chose. Une fois que le diapason
de l'admiration a été donné, il y a un crescen4o qui
s'explique facilement. Admirer avec passiop, avec
enthousiasme, avec frénésie, c'est se donner à soi-
même un brevet d'aptitude, de pénétration, d^ sa-
gacité. On parait avoir l'âme plus sensible, l'esprit
plus élevé. Comprendre un auteur, sentir son génie,
sa portée, n'est-ce pas laisser à penser au public
qu'on est presqu'a son niveau? C'est comme dans un
concert où Ton entend de bonne musique, ceux qui
paraissent le plus musiciens sont ceux qui poussent
des cris ou sont près de s'évanouir dans les bras de
leurs voisins, ta bonne foi joue d'ailleurs sou rôle
dans ses émulations de l'admiration. A force de re-
lire et de fouiller un passage, on s'éprendra très-
sincèrement. On y découvrira des beautés nouvelles;
et le commentateur, te bouche enfarinée, dira : Voici
d'ailleurs comment s'exprime l'incomparable N***
dans ce style qui n'appartient qu'à lui, avec cette
forme, ce mouvement, cet accent du génie, etc. —
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DE l'originautè. 239
Suit la phrase ou le passage cité , on se frotte les
yeux, on est obligé de se dire en conscience que
vraiment cette phrase n'est pas si étonnante, que
l'on en rencontre quelquefois de semblables chez
des écrivains qui ne font pas des miracles, que soi-
même un jour sans être sur le trépied, on a pu en
tourner une pareille. Dans cette voie, on ne s'arrête
plus, les fautes, les imperfections mêmes deviennent
des traits de lumière, des effets cherchés. On rap-
port^ m geni*e, au toq, à la mapjère, touÇ ce qi^i
pourrait être critiquable même au point de vue de
Tart, ou bien les fautes sont de celles qu'un grand
esprit seul peut faire. Les mortels, aimés des dieux,
peuvent se tromper, mais ils ne se trompent pas
comme les autres hommes.
IH^ITATiœ^ DE PIVERS ^TYLES AFIN DE MONTREE AXJX EA-^
DAUDS QUE LES STYLES LES PLUS DIVINS PEUVENT SE
CONTREFAIRE COMME LE RESTE*.
1 . L'auteur n'a pas fait ce chapitre ; c'est une de ces lacunes
que nous Tavons entendu appeler des grains de beauté dans un
ouvrage. (Note de ÇédUeur.\
g:^^
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CHAPITRE ÎY.
DE LA PRESSE COMME INSTRUMENT DE LA CÉLÉBRITÉ
CHEZ LES MODERNES.
Le succès, la célébrité, là notoriété ne dépendent
pas du public; c'est là l'autre proposition qu'il
s'agit de reprendre pour en faire le fil conducteur
des développements qui vont suivre.
Le public joue le rôle du 'chœur antique dans
l'admiration, il répète. Mais les renommées lui
arrivent aujourd'hui par d'autres voies de transmis-
sion. La différence des temps sous ce rapport est
facile à signaler.
Dans les deux derniers siècles, et même dans la
première moitié de celui-ci, un écrivain, un philo-
sophe, un artiste ne concevait point en vue du pu-
blic. Il' n'était pas en contact avec la masse, il
n'attendait pas d'elle la gloire ou la fortune. Sa répu-
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DE LA PRESSE COMME INSTRUMENT, ETC. 241
tation se faisait dans les salons, par un public d'é-
lite qui formait un véritable aréopage pour les
choses d'art. Le talent était en outre apprécié par
une aristocratie brillante, douée d'un sens exquis,
dont le suffrage, en s'ébranlant avec celui des cote-
ries littéraires, entraînait avec lui toute la nation.
Il y avait là, il faut en convjenir, des garanties d'ap-
préciation qui ne se sont rencontrées nulle part au
même degré, et c'est très-certainement à la haute
influence de cette critique que la France a dû son
éblouissante littérature. Ce grand jury de l'art a dis-
paru depuis la Révolution, mais il n'a pas été trans-
porté pour cela à la masse du public. Une autre
oligarchie s'est emparée des fonctions de la critique.
En un mot, le journalisme a pfis la place des salons
et des gentilshommes de l'ancienne cour. Il n'y a
plus de renommée sans la presse.
Il y aurait bien à examiner quelle peut être, sur les
arts et sur les lettres, l'influence de cette direction à
peu près absolue de l'opinion par la presse. Mais ici
l'auteur, qui ne peut pas être soupçonné de beau-
coup de pusillanimité, s'interroge avant de passer
outre, la prudence la plus vulgaire le lui recom-
mande.
C'est qu'en effet il n'y a pas d'écrivain qui n'é-
prouve un certain frisson à la seule pensée de bles-
ser, même sans le vouloir, cette redoutable puissance
dont dépend, non-seulement sa renommée, mais
encore son existence matérielle.
16
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2tô LtVRE IV.
Et il n'y a pas que les ëcritains qui ressentent cet
effroi salutaire, il y à tous beùx qui Vivent de la
nbtoriétë publique, hotntnes politiques, avocats,
médecins, artistes^ savàtits, invefateiirs. Oui, oiii;
nous tremblons tous, il ne faut pas s'eh cacher; et
cet effroi n'a rleh d'étonnant cjUatid tin téflëchit
qu'en France l'institution est Un monopole^ et que
la parble àj)t)artiént exclusivement à un petit nditt-
bre de privilégiés ayant îcharge d'âiiie Vis-à-vis iâ
pdstéHté. ,
Que peut dobc faire la presse ? quelque chose de
bieri simple, elle peut Isè taire. Elle peiit vous enve-
lopper dans Un silencle plus profbnd que celui dli
désert, elle peut vous jeter dans Une riUit plus
épaissie qUé là nuit d'Egypte. Et maitltebailt ayez dû
talent à revendre, travaillez pendant dix ans de vntne
vie pour laisser un liôm, Un livre, un souvenir, si
vbus avei feu le màlheut* de dépldite, le public igilo-
rfera Votre existence, vbus tie lui isetiéz pas tt*ansliiis;
écrivain, vbUs inôutrëz de fâîin SUr Votive livre; iil-
veiitfeUrS, sUi^ Vbà bi:évets ; Savant, sur Vos découver-
tes; vous serez jeté dans la fosSë cOininukle, on ne
rëltoùverâ même pas Vos iresteS.
Non, non, l'auteur mettra de l'eau dans son vin^
cela lui coûtera dans tin livre oti l^on secoUfe iridifTé-
rèihmëtit toutes Ifeâ t)oUssières. Mais mieux vaudrait
attaquer les lois, lés institutions, Ife {iririce. Dieu
et Ite diable tjufe dé désobliger un seul journal Sous
le régime du monopole,
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DE LA PbËSSE. 243
Esàayqni tiiéiiië de réparer iitimédiaterhent lîm-
Jjression qui pèiit résultlsr à premièrê vue. de cette
iBiitréè en matièire. Il ne s'agit pas de ce que fait la
|)téssé française, ihâis de ce qu'elle peut faire
diihâ rëtat âctiifel de nos loià. Gottime les piiissan-
cë* absolues j elle ttsé modéréiiiënt de Tiétfetidue
illihiitéé de son poUVoir dâiis le dbtfaaine de Tart et
de la critique. Elle îl'a jamais Hdiiit âùctlri ëcri-
*âih âii désfespfairj eiisèveli aUclihë découverte, ré-
ftifeé là lutnière à aiicuhe idée noùtielle, ferilié To-
rëillë à aucune plaiiite, couvert àubUde itijuiticè
cHântfe
Espéi^ohs tjiiè fadUs avdhs âfTranchi nos der-
rières.
t>E LÀ céLéfitUTé DANS LA OÉMbtRATIB.
On peut rémâr(|uer dans ce siêcle-ci utie tendâticè
dâias laquelle pour sa part Tàuteiir est entré à pleine
toile dès le comihéfacemetit de ce chapitre. Cette
tendance consiste à étendre à uri âlitre ordre d'idées
le niouvèiiient général de cette époque, à s'affran-
chir dé l'autorité et dé là tradition. On veut, et non
sanS toison j ten fitiir avec lies àhbiens errements de
la politique, renferlneir l'office de là Religion dàiis
lie domaine de la vie privée, ëhRn hunëhët purè-
ftlëht et simplement la morale au dictame de la con-
sciëhbë. C'est déjà bieh, mais ce n'est pas assez.
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244 LIVBE IV,
Si la libation ne fait pas le tour de la pensée hu-
maine, le cercle n'est pas complet. Finissons-en avec
Tart comme avec le reste, finissons avec Tadmiration
et Tenthousiasme qui sont des sentiments bien dan-
gereux, car ils sont l'origine des croyances et même
des cultes. On vient sonner ici un nouvel hallali.
Brisons les images, soyons iconoclastes, ce n*est pas
plus mal trouvé qu'autre chose.
L'idée peut paraître au premier abord marquée
d'un certain cachet d'absurdité; pourtant, si on n'en
a pas ia conscience, il est certain qu'elle se produit
en fait par un certain côté dans les vagues aspira-
tions de ce qu'on appelle, faute d'un autre nom, la
démocratie moderne.
Qu'on le remarque bien, la célébrité, elle aussi,
est un privilège et un privilège assez révoltant
même; car pour quelques noms qui suivissent
à travers la masse des êtres, tout le reste est rejeté
dans le néant; ce n'est qu'une vile poussière sur
laquelle on marche. On se souvient de deux ou trois
cents hoimhes tout au plus, dans toute une gé-
nération d'hommes; n'est-ce pas insultant pour la
masse qui, de cette façon, n'est plus qu'un bétail
humain, puisqu'elle n'a point d'âme. Belle affaire
de manger du pain à la sueur de son front et de cre-
ver ensuite comme un chien ! Il y a beaucoup de
gens qui pensent que l'échafaud vaut mieux que cela;
les assises nous le prouvent tous les jours, Poul-
mann, Lacenaire et d'autres scélérats plus modernes,
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DE LA. PRESSE. 545
mais d'une aussi jolie force, vivent dans la mémoire
des hommes. Ces gens-là le savent, et ils en tirent
une sorte de gloire. C'est une observation qu'il faut
recommander en passant aux législateurs sans y
insister. •
La célébrité, envisagée comme une atteinte à l'éga-
lité et même comme un outrage fait aux autres
hommes, se révèle dans la démocratie moderne par
un autre côté encore. On a posé en principe l'éga-
lité des salaires, comme répondant à l'équivalence
des services. C'était un premier pas, on en a fait un
second. On est arrivé à dire que tout bien pesé les
hommes se valaient, non pas en droit, ce qui ne
serait rien, mais en utilité; finalement, que si on
mettait dans un des plateaux d'une balance le cer-
veau d'Aristote ou de Newton, et dans l'autre pla-
teau un homme quelconque avec ses facultés utiles,
il y aurait équilibre. Ceux qui nieraient l'existence
de cette proposition ne connaissent pas les travaux
de la science moderne, ni n'entendent rien à l'éco-
nomie politique.
La science sociale en est là, et c'est après ces di-
vers ordres de considération que l'on peut revenir
avec fruit à cette pensée que l'on a pu prendre pour
un paradoxe dans l'introduction de cet ouvrage.
a Les hommes ne tiennent tant à l'égalité que parce
qu'elle est pour eux le premier titre de leurs pré-
tentions et le moyen direct de s'élever au-dessus des
autres. »
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246 LIVIIB IV,
Il n'y a pas de démocrate assez chevelu pcmr nous
faire connaître comment on pourra répandre la célé-
brité dans les classes pauvres.
Tout ce qu'on peut dire, c'est que la propositiofl
est un excellent levier pour s'élever à son iqvff sju-.
dessus des mortels.
Toujours est-il qu'il règne da^s ce temp^-ci upe
faim de notoriété extraordins^if e ; p'pst évidpjnmeqt
une faim démocratique, en appliqqant seulei^ent \^
mot à ceux qui en prennent Je pprp et qvjî spljipitepl;
avec tant de passion np bille|: f^p Ipferie pppr Ifi pp%-
terité.
La presse, c'est une justice qi^'ij faut Ivii rpqdre,
sert, aiftapt qu'il en est en elle, cp prurigo i^nive^eK
Elle nomme autî^nt qu'ePe peut, elle dpppe à celqj-
ci pne ligpe, k ce\ aptre up ?^liné?i, 4eY^nt, rferrièfci,
tout ce qui est cpmpî^tible îivec les aptres fppfpir
tures.
Pour Ip Français de l'éppque, avoir ses nopis et
prénoms sur un jourpal est upe de ces jopisçapces
sans nom qui dilatent Tàme. On ^ ^ept grapd
comme les pyrs^mides. S'il a^q^ive up ministre, pt que
spr tops Ips poipts du pay^ on ireppeiU© doç sppscrip-
tjons ppur soplager les yictip^e^, quel e;^t, k vqtra
ayis, lecteuy, le plp$ gï^and véhicpjp de la biepfsttT
sance ? \j^ notpriété, si minipie qu'plle $pît> qui in-
sulte de l'insei'tion daps la feuille publique. Le wxf\
4vj dernipf c[es co/cnejr franchi*, cppfqpdp ^yep pailla
autres, est seul aperçu par lui, pour lui il flanshpiô
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DE LA. PRESSE. 247
comme le soleil; il le distingue, comme le vautour
aperçoit, dit-on, du haut de la nue le vermisseau
qui s'agite dapsî le silIop« Espacez les lignes si vous
voulez augmenter le bonheur de ces braves gens;
ils sont çoiiin^e les bœuf^, \\s vpippt dix fqjsi de
grandeur n£jturçlle.
Les ancieps avaient l'aipour d\\ h|iep pvil^ljç, pfl^^
avons nous l'ampur de la nq^pTiété. Cçs\ Ik ce qpi
tient lieu de vertu à nos hopaipe^ pqlllic^ ; ipais ^s
ont soin de tirer Fëchelle après eux, co^pie on ve^rrfi
bientôt j il est si doux d'être célèbre s^ soi tput spul,
de se pyélassef dans une tribune sans çpnc^irents,
et de pouvoir dire : Regarde-n^qi, pevjp}^;, ^Offffip
jj'en enfile ! de vivre dan^ un t^mps pu Ton pp t^'fm^f^
ni libraires, ni imprimeurs, ç\ ^e pouYpir ériiptpr
sur la tête du pybljc uqe dizs^ipe ^e vp|umes q\\\
sentent la fausse digestion, 4*être prÔT^é^ t^attq p^r
la ville à coups de grosse p^issf?, et de fa^re fexi-
dre à dçs épluchurps dp théâtre cinq mille fr^T\ç%
par soirée, cent inijle frapçs au IpQMt de Tanqpe ; (^e
gagner quinze ou YÎflgt iflille fraTips (Japs up jourpîj|
pour y rebattre du vieux^ tan4is qu'il existe d^ms les
taudis de pauvres diables à bqttes écplées qi|i pnt
plus de talent que vous, et auxquels on dq^^pe v}pg|:-
deux francs pour un article qpi n'est pfis payé au
bout de six mois.
Laissops refroidir et passops à HP aptre sujet-
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248 uvRE IV.
DE QUELQUES MONOMANE8 DE C^UÎBRITÉ.
La moDoroanie de la notoriété, entrée comme elle
Test dans nos mœurs, a créé des ridicules qu'aucun
autre temps n'a connu. Montesquieu disait que le
principe des monarchies était Fhonneur. Disons
donc que le principe des démocraties ou des États,
soit disant tels, c'est la gloriole.
Sur la place publique d'Athènes ou de Rome, il
n'y avait pas moyen de se faire connaître si l'on n'a-
vait du moins assez de souffle dans les poumons pour
se mettre en contact avec les courants populaires;
mais, dans la démocratie française où la presse tient
lieu de la place publique et de toutes autres voies de
communication entre les citoyens, on peut, si Ton
veut, créer une notoriété en quarante-huit heures.
La coalition de quelques entrefilets peut suffire pour
cela; et vraiment il faudrait que les journaux fussent
bien durs pour refuser cette satisfaction à leurs amis
et connaissances. Ce n'est donc pas sans raison que
l'on assiège ces vestibules de l'immortalité. La noto-
riété aujourd'hui, c'est de l'argent, et bien entendu
cela se paye. Aussi, bien loin d'accuser la vénalité du
journalisme, comme quelques-uns l'ont fait dans ces
derniers temps, faudrait-il s'étonner plutôt de voir
la presse conserver un niveau relatif de moralité à
laquelle rien ne l'oblige. Il est singulier toutefois
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DE QUELQUES MONOMANES. 249
que, sous le régime de la centralisation et du mono-
pole, il ne se soit pas encore rencontré un particu-
lier assez avisé pour acheter la propriété de tous
les grands journaux existants , douze ou quinze mil-
lions au plus. Il y a des financiers pour qui ce ne
serait qu'une bouchée. Mais est-ce que cela n. p.
d. s. u. p. g. é.?
Les types de monomanes, engendrés par l'amour
de la notoriété, sont nombreux. Les deux plus cu:
rieuses espèces sont le monomane politique et le mo-
nomane d'économie politique^ les deux sciences qui
sont le plus favolrables au développement de la per-
sonnalité.
Le monomane politique ne croit pas que son pays
puisse se passer de ses talents , s'il le croyait, il s'ex-
patrierait. C'est un homme qui ne vit ni dans sa fa-
mille, ni dans ses affaires; car s'il s'occupe trop
étroitement de ses intérêts, la monomanie politique
n'est plus le caractère dominant. Le monomane ne
sait au juste ni histoire, ni législation, ni géographie,
ni politique surtout; car s'il savait bien quelqu'une
des choses qui se rattachent à sa passion dominante,
il cesserait d'avoir en lui cette grave confiance qui
fait sa force. U ne croit au talent, au savoir, à
l'habileté d'homme qui vive; il se supposerait dans
ce bas monde un émule ou un rival digne de lui, ce
qu'il ne peut admettre; il n'a qu'un très -petit
nombre d'idées, mais il y tient comme rage. Toute la
politique étrangère se ramènera pour lui à l'envahis-
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250 LIVRE IV.
sèment de TEurope par la Russie, d'^tprès le testa-
ment de Pierre !•', ou à la coalition des puissances
du Nord contre la France. Il vous expliqvie|*s^ comqf^e
quoi les événements les plus indirects en appareupf
reviennent nécessairemept ^ Tune de ces combinai-
sons. Quelcjue incident nouveau vient-jl f^ se prq-
duire, il vous casse les bras par ces mots : Qti'est-cç
que je vous avais dit ? Il avait tQV|^ prpvu; piais U est
de si bonne foi que Ton ne pourrait mén^e pas sop-
ger à 1^ contredire; et, du reste, cç seyait ^p v^in,
car dans le courai^t de la journée^, il répétera la
même chose à dix autres personnes.
Le monomane politique fait nécessairepaept 4p
Topposition^ et quelque gouvernement (\\i\ puisse
survenir, il sera dans le camp dp se§ adversaires. Il
es^: persuadé qii'pp le copsidère con^me un l^omme
dangereux; que les ininistres et mêpie lesprjncps du
sang, car il y a encore des pripces du sang, opt cqp-
tre lui des motifs personnels d'anipiosité; qu'à la
prochaine Révolution, il entrera en triomphe à l'hô-
tel de ville.
Le monoi^ane politique peut être doué d'ailleurs
d'une certaine instruç|:jon , avoir un certain nonabre
d'idées personp^Jles , piais il reste toujours à peu
près dans le n^êmp q^dr^. Son idée fixe est toujours
|e renve^rsement du govfverneniep|: p^abli ; il motive
^ftîepx jsçs rîfj^ons et il l^s reprpduit saps relâche. Il
jrépètp depuis de^ ç^pppes que tput est ap pis, que U
débâcle est comfff^pcé^^j U assigne s\x p\ois de d^^e
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DE QUELQUES MOirOMAVES. 251
à Tordre de choses existant. Il est à raffut des qou-
veDes et vous en appren4 d'é^onnaptes, 4^ très-pré-
cises, très-positives, qu'il tient de sources certai^^^
car sa prétention est encore d'ayoir une cf ftaine po-
lice qui le 1:iept ^u çourapl: des pî^pses les plus $gr.
crètf s. 1^ ii^onomane politique, c'est 4'aiU?urs \iflÇ
justice à lui rendre, ne fait pas en général payst^rç
de ses Qpipipns, il p^rle Jout l^aut et partpi^t, d^q^
les cafés, dans les restaurants, sur le$ omni()u$. |1
lie cQpveysa^^ion afin de tâ^ey Jeç geqs, de Ips mef|r^
sur |a question du mqn^çnt, 4^ savoir s'i^s ^opthief)
pensants, et de rectifier leurs idées. U se pique
d'avoir fait des conversions, d'avoir embî^assé qes
interlocuteurs. \l est éyî4en|; qu'i| obéit à upe m\Sr.
sipn^ qu'il cj^it rempli? \m devojr en faisant de 1^
prppagande.
^'i| vippt ^ éprire quelque çl^osp, yous Je rpncpp-
trpfp^ épanpfij, trioiqphant, ^ffi^iré^ il you§ dir^:
y pus s^vejs |a gf*ande nouvelle, je §uis sous presse. ||
est sous presse, le pays entief va s'émouvoir de spn
liyfe QU 4p ^^ ^liropbure. Ce^ va faire uu pffpt ppo-
4igipu:;^, cep^ndapt on ne le |it pas, pn ne l'achète
pa^, n^ais c'e^t p£(f jalousie ; les partis sont intéressé^
à ce qpe rpp n'él)rnite p^s cp qu'il faiî. l] irait jusr
qif'2(i| bout dp monde pour trouver un lecteur; i)
vpu^ fpurire \\i{ de ses écrits d?ins !?> poche p^nd^nt
que vppç avez le dp3 tPMTRé, il vpu^ ep ïpet d^ns le
4ps, entre les ais$el|^. Il ff^u4l^ît ^voif 4^ entrailles
4p tîfflr? tt^^^ ^P P^^ ï^ ïwer \ si les jpuruau* PU*
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252 LIVRE iv.
parlé de lui , sa vie est remplie pour trois mois, il
reconnaîtra qu'il reste encore quelque pudeur à son
pays.
Le morfomane d'économie politique est pire en-
core^ car il a la prétention de faire de la science. U
vous accroche, il vous mène dans des réunions où il
y a six personnes y compris Torateur ; on a ménagé
une demi-obscurité dans la salle pour que les vides
ne soient pas trop sensibles à la vue. L'orateur
gratte des questions dans lesquelles il fait la lumière
comme une taupe dans son trou, les visages sont
consternés; le monomane d'économie politique
écoute avec attention^ mais il prend rarement la pa-
role, car il ne sait pas parler çn public. A peine
sorti, il discoure avec vous sur ce qu'il vient d'en-
tendre, il vous mène au restaurant, vous espérez
qu'on enterrera l'économie sociale, mais elle repa-
raît derrière une volaille froide. Il y aura une statis-
tique de poulets ou de truffes. Il faudra en revenir à
Futilité, à la richesse, au capital.
Le monomane d'économie politique pur ne s'em-
barrasse pas généralement de la politique, ce n'est
pour lui qu'une annexe insignifiante de la grande
science qui doit régénérer le monde. Tout est à ré-
soudre, salaires, impots, institution, crédit, travail,
propriété. On tourne dans une terminologie vertigi-
neuse et assommante dont il est impossible de sortir.
Le monomane d'économie politique est comme le
monomane politique, il n'est pas arrivé à la grande
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DE QUELQUES MONOMAJMES. 253
lumière de la publicité et n'y arrivera pas. Il ne
peut attraper que des entrefilets. On ne lit pas non
plus ses livres qui sont tout ce qu'il y a de plus en-
nuyeux au monde ; on serait mort avant d'arriver à
la cinquième page; mais on voit quelquefois son nom
contre les murailles. Il affiche ses ouvrages sur des
pans de murs réservés à côté des Rob-Laffecteur
et autres préparations similaires. Le monomane
d'économie politique est généralement riche ou
aisé, autrement il mourrait de faim avec ses gri-
moires.
Il y a le monomane savant, dont le genre se divise
en un nombre infini d'espèces : le naturaliste, espèce
la plus commune, qui a découvert en France des gi-
sements inconnus avant lui, le médecin spécialiste
qui crible l'Académie de mémoires qui s'ensevelis-
sent chaque année dans la poussière des archives,
l'inventeur qui invente des choses inouïes, mais dont
on ne parle pas.
Tous ces gens-là sont affamés de notoriété, ils en
meurent.
Une nouvelle carrière de vanité s'est ouverte de-
puis quelque temps à Paris, ce sont les entretiens et
lectures. Un monsieur quelconque se présente dans
une salle dont l'accès a coûté 3 fr. 50 à de francs-
bourgeois amis de l'éloquence et des lettres. Le dis-
coureur s'approche les mains pleines de morceaux
de papiers^ il lit, il ânonne, il cherche dans ses notes,
il boit, il ose boire l'eau sucrée qu'on lui a préparée,
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254 uvBE nr.
l'auditoire sue avec lui; il tousse, il cirache, il as-
Miiime) U a des silences qui fobt frémir pour lui;
otl Tetupoi^etait éyanoui s'il avait réj)idenne moins
<^i*iacé, mais sa vanité est satisfaite. Son nom est
inscrit eti grosses lettres à là porte dU lieu ôtl il bre-
douille, et le lendemain on dira dans le jbùrhal <c Té-
lôquent N*** a ravi hier ses aiiditeul^ J)ar Une dé-
licieuse diàsertatidii sur les pàhtoufles de liiaitrè
Pierre. »
Cette mànle univeirselle de lidtoriété ne peUt évi-
demment être satisfaite que par le joumalisnie. Lui
seul a le pouvoii* dé démocratise!: cette jouissance en
la tHettàtlt liti peu à la portée de tout lé inbtide. Ce
sera conitrife les produits fabriqués^ ^ ne 'coûtera
pas si chel: qu'autrefois, il y aursl rabais de dnqiiàhte
du cent sur la main-d'œuvre.
Heureux, trois fois heiireUx i'homme qui possède
un joUmâl à lui tout seul eii ces temps-ci ! Il peut
mettre son médaillon dans chaque colonne, à chaque
ehtrefilet, en ptetiiière pag^, dânS les annonces. U
est comme le soleil, il se lève chaque jour pour éciài-
rei* là terre et des quatre points cat*dinaut du |)ays
• ài'riveUt à lui comme des tiîbutaiires, poètes, Uttéra-
tfeUi^, artistes, savants, les pochfes J)leines de manu-
scrits et les mains suppliantes pour obtenir une bribe
de compte rendu ; oisifs, rehtiers, commençants et
bdtu*geois, tiennent grossit là fbiile des clients. L'un
détnande uhë rebkificktionj l'autte l'insèrtiori d'une
lettre, celùi-bi une réclame , bet adtrë tiilë annonce.
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DE LA PRESSE ET Dtl 70UR]VA.LISM£. 255
Un mmisileur se plaint que son noiii â été i^rit de
travers, un second que l'on ne parle paà de ^ péti-
tion aux eorps constitués, un troisième de ce qu'oti
a mal rendu compte de son procès^ UU quatrième
de ce qu'en parle de lui^ afin qu'oti en parle un péù
plus.
Une principauté vaut-ellfe la place dit-éfetéiir-gë-
rânt d'un joUrnâl? non^ certes. Cet hômnië fera
donner) s'il le yeut^ des emplois et des hdiilieùrSy il
fera liommer fcelui-ci du coiiseil général, tîèt autre
deviendra par lui législateur à dix-huit înillè francs;
Directfeur-propriétaire-gérant^ il est infaillible dâtis
ses vues, il a à sa disposition vingt ou trente colla-
borateurs pour prouver qu'il est toujours dàn^ le
vrai, sur toutes lès qUestidtis intérieure^ fet èilé-
rieures* Si, lui-mêiue, il è^t dahs les fdtlbtiôilâ pu-
bliques^ sénateur ou député^ son éloge rilisselle daiis
ses colonnes, il se donne raison contre ses adver-
saires à la chambre. Vainfcu dàtis Tenceitite législa-
tive, il serait vainqueur dans son joiiriial^ dévani Ses
abonnés.
Qu'on est heureux aussi quarld on est i'âUii d'iiti
tel homme, car il a la clef du vestibule sabré psli» le-
quel on arrive à la notoriété^ et dfe là à toUt, cai* îâ
notoriété, c'est l'argetit^ c'est le reste.
Un journal en France, c'est un ministère. Évidem-
ment, la hiérarchie administrative, ses formes, ses
procédés ont déteint sur l'organisation de la presse,
et certes, ce n'est pas un mauvais compliment à lui
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256 I.IVBE IV.
faire, puisque le mëcaDisme administratif français
passe généralement pour une des œuvres les plus
parfaites de l'esprit humain. La division du travail
dans les journaux est aussi bien comprise que pos-
sible. Il y a le département du bulletin politique^ le
département de Tarticle de fonds, le département
des variétés 9 de la chronique , du roman , de la
bourse, de l'économie politique, des tribunaux, de
la science, etc., etc., avec des hommes spéciaux dans
chaque genre, des chefs d'emploi et des doublures,
chacun avec ses engagements, ses appointements,
tout y est,* même les heures de bureau et la feuille
de présence.
Il est impossible qu'avec une classification si com-
plète, avec la hiérarchie administrative, financière,
économique, qui enveloppe le système de la tête aux
pieds, le journalisme français ne soit pas une insti-
tution accomplie.
Le public est comme cet empereur romain qui se
faisait mâcher ses aliments pour s'en épargner la fa-
tigue. Il a son jugement fait dans tous les genres et
sur toutes les œuvres.
Cette observation mettrait aisément sur la trace
d'une critique qui porterait, non pas sur la presse
elle-même dont on est très-grand partisan, mais sur
son organisation tout au plus.
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DE LA PRESSE ET DU JOURNALISME. 257
1« Retranchement d'une bien belle page, par l'auteur qui ne
17
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258 LIVËE IV.
Enfin, puisque le journal est une voie publique,
pourquoi un personnel de rédaction enrégimenté?
puisque c'est une voie publique que la presse,
pourquoi le premier venu , lettré toutefois, il faut
toujours l'être un peu, ne pourrait-il pas entrer au
hasard dans un journal et dire : Pardcm, vous êtes
là à écrire beaucoup de choses.... passez-moi donc
un peu votre plume , j'en voudrais dire aussi à ma
façon. Je suis un abonné, voici mon bordereau, lais-
sez-moi faire; pourvu que je parle français et que
je n'attaque ni la police, ni la justice, ni la loi, que
vous importe ?
On ne trouvera pas cela pratique, c'est cependant
bien simple; l'auteur pense qu'un journal ne devrait
renfermer qu'un comité de lecture et une boîte aux
lettres*; — supprimer le reste. Sauf la caisse, le
gérant et les actionnaires.
On gagnerait à cela bien des choses, on verrait
si un pays pense ou ne pense pas, si sans faire son
état du journalisme on ne peut pas écrire passable-
ment et en français; si toute la démocratie est dans
le fond d'un carton vert, si M. un tel est C opinion
publique^ M. Chose la liberté ^ M. Pierre ïe traçaity
veut pas se faire d'ennemis dans la presse et qui exerce sur lui-
même la censure préventive qui est dans nos mœurs.
i. Cette page est encore bien hardie : i)ourvu qu'on ne la
fasse pas payer à l'auteur; pourvu que les journaux n'aillent
pas plonger son ouvrage dans les ténèbres d'Egypte, dont il est
par^é plus haut : ce ne serait pas à souhaiter pour l'éditeur.
{Note de réd.)
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DE LA. PRESSE ET DU JOURNALISME. 259
M. Paul r^maneipàiivn. Poùi^quoi prendre des noms
comme cela et tdttloiir parler pour tout le monde ?
La main sur la conscience, dix écrivains peuvent-
ils représenter un pays, voil*e même Une fraction
de ce pays?
Parfaitement, et l'auteur en est coilvaincu après
avoir pose la question.
La France a le génie de la méthode, il ne faut pas
loublier, eUe a donné le jour à Descartes. Les idées
ne sont pas prises dans ce pays pour ce qu'elles
valent^ elles aboutissent toujours à des théories, à
des systèmes. On a toujoius la prétention d'inventer
quelque chose de nouveau. Tout se produit sous
forme de doctrine, de code , d^ pandectes, analyse,
synthèse^ division, subdivision, plan; de la logicjue,
beaucoup, dans les livres seulement, des idées qui
se coordonnent, qui se déduisent, qui s'enchai-
nent, etc. Ce livre lui-même en est là preuve, et
renferme une armature complète sous ces formes lé-
gères ; il y a des enchaînements, des théories qui ne
sont pas plus vraies qu'autre chose.
11 faut qu'on se parque, qu'on s'étage, qu'on se
distingue les uns des autres. On meurt si Ton ne
classe ou ai l'on n'est classé. Le journalisme français
répond parfaitement à ces habitudes et à ces besoins.
Il fait appel à l'idée de groupe, de catégorie, de sys-
tème. Chacun peut dire, Voilà mon camp, voilà mon
drapeau, mon principe est là, ma constitution là. Il
n'y a donc rien d'arbitraire du tout dabs les di-
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260 UVRB IV.
verses opinions que représentent les journaux. Ce
sont des cadres. Bien plus les grosses entreprises de
journalisme ne peuvent guère s'établir que sur un
gros d'idées encore en retard , puisqu'il est avéré
que la masse est toujours en arrière de quarante ou
cinquante ans sur les minorités qui sont à la tête
des lumières. Aussi , peut-on dire avec raison que
si la presse n'était pas libre en Europe, en moins
de cent ans elle y ramènerait les ténèbres de la
barbarie.
L'art de faire des journaux à succès, en France,
consiste donc^ au moins pour le moment, à ramas-
ser un certain nombre • d'idées en circulation, à
se baser sur certains côtés du caractère national,
sur certaines passions, certains préjugés qui donnent
une forte prise sur la masse.
Faites provision, par exemple, de huit ou dix gros
vulgarismes, cherchez de ces points de vue non dé-
finis, de ces généralités vagues, flottantes, qui échap-
pent à la discussion. — Indépendance des peu-
ples. — Progrès humain. — Droit des rois, droit des
peuples. — Concert des races latines contre les
Slaves. — Colosse du Nord. — Unité de l'Italie.
Mêlez à tout cela de Tur. de V..., quelques cou-
plets sur le vieux drapeau. Voilà un type de jour-
nal, succès assuré. Combinez ces nuances dans des
proportions différentes, vous ferez quatre ou cinq
combinaisons de journaux.
Prenez un autre ton, affectez de vous porter pour
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DE LA PBESSB £T DU JOURNALISME. 261
médiateur entre tous les partis, de n'être ni tout à
fait contre celui-ci, ni complètement contre celui-là.
Dites que la vérité n'est pas dans les extrêmes. Inter-
venez entre les contendants comme cet homme qui,
voyant deux individus soutenir, l'un que deux et
deux font cinq, l'autre trois seulement, leur dit :
Vous êtes tous deux dans l'extrême ; deux et deux
font quatre et demi. Prêchez la modération aux
vaincus, le calme et la confiance à ceux qui payent,
glorifiez les satisfaits, divinisez la puissance. Faites du
juste milieu en fait de vérité, de morale, de justice.
Mentez avec douceur, avec majesté, décIàrez-vous
conservateur dynastique en faisant apercevoir au
fond de vos louanges qu'au besoin vous tourneriez
casaque. — Encore un type.
Il y en a bien d'autres. Posez-vous en frondeur des
préjugés. Saisissez les questions à rebours, prenez le
contre-pied de ce que soutiennent tous les autres.
Cherchez le contraste, le paradoxe, les grands écarts.
Cherchez des points de vue hors du centre de gra-
vité de la politique. Imaginez des conceptions étour-
dissantes en finances, en guerre, en bâtiments. Dites
que plus un peuple paye d'impôts, plus il s'enrichit.
Proposez la suppression du numéraire, demandez la
centralisation du crédit, la décentralisation politi-
que. Dites à l'Etat, prenez tout, et dites-lui, ne prenez
rien. Prêchez la liberté et la restriction. Brouillez les
questions, changez les rapports, amalgamez, confon-
dez tout. Rien n'est meilleur pour clarifier la vue.
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262 LIVRE IV.
X^s abonnés accourront comme les alouettes au
miroir.
Rien n*est favorable aussi comme de se poser en
protecteur des classes pauvres, de prendre parti
pour le travail contre le capital^ d'exciter sous le
voile des principes de secrètes convoitises dont le
but se laisse percer ; dé dénoncer certaines classes à
Fanimosité populaire ou à la répression du pouvoir,
décrier que les sociétés sopt en travail d'enfantement,
que tout est vieux, que tout est vermoulu, que les in-
stitutions anciennes craquent daps leurs fondements;
cela n'empêche pas de faire sa cour au pouvoir,
d'attraper un bon émolument, unp bonne place,
même d'avoir un pied dans les f.... s.... Les gé-
néralités n'engagent à rien. ïl es\ bon aussi de pro-
fesser l'athéisme, tantôt indirectement, tantôt di-
rectement. Suivant le mot de Chesterfield, l'impiété
brille par la puanteur comme la viande gâtée dans
l'obscurité. Cela n'empêche pas d'avoir peur du
diable et de l'enfer, de se confesser, de faire patte
de velours à l'occasion aux cardinaux, aux prélats,
et de mettre la main au bénitier, dans une grande
cérémonie.
Heureusement grâce à la faiblesse humaipe, la
thèse contraire peut être exploitée avec un succès
non moins puissant sinon aussi universel. Saisissez-
vous du D,... V.... et faites- le descendre daps votfe
officine; qu'il soit là pour tout expliquer, pour tout
faire, comme dans THistoire universelle de Bossue^
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DE LA PRESSE ET D0 JOURNALISME. 263
Lancez la f.... et T...* au nom d'un D;... j,... qui
n'a pas d'autre occupation que de demander compte
de leurs actions à des marionnettes dont il tient les
fils. C..., f.... en son nom. On se dit : Comment
diable ! ces gens-là ont donc le C... dans leurs car-
tons, qu'ils le font parler comme ils veulent. De par
1. g.... s..., soyez fatalistes comme les musulmans et
les païens^ Prêclîp|5 la Jibppté quand on vous réduit
au silence, la réaction quand on vous protège; met-
tez s.... chr..., m et T. D.... au service, de la
force victorieuse et* bafouez le droit vaincu; mais
revendiquez-le du haut de la conscience immortelle
s'il est immolé dans la s.... Soyez pudique et voilez-
vous la face à l'aspect de la luxure et de l'âpre soif
djg Vox\ cela ne yous eîppêpber^ p^ç de poj.... en
V..,. et en p?.,.. et d'affermer vos ..,•
Ab mpn Pieu ! je suis perdu, \p vjei^îs dje mWm
les d.... et j'ai ji 4e ceu? quj veulef^t les pep^^e-
L? cpcpuR AiîTiquE. Mai^ à qui proyey-vous ^PPC,
si vpus n'épargnez ni les uns ni l^s autres ?
^, En ce temps-ci, — A RIPIÎ !
OSp)
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CHAPITRE V-
DU JOURNALISME.
Nous ne croyons pas jusqu'à présent avoir été
trop irrévérencieux envers les joiunaux, sans quoi
nous découperions encore quelques pages. Étant ad-
mis dans les temps modernes que la critique peut
s'exercer sur les rois, les princes, les ministres, les
institutions et les lois, il doit être permis, au moins
dans une certaine mesure, de gloser un peu sur les
feuilles publiques. Cela doit être d'autant plus per-
mis, qu'heureusement, en France, tous les organes
s'accordent à demander la liberté de la presse.
Le journal étant un bureau de publicité et par
suite de célébrité, l'institution a des côtés que l'on
peut dire vulnérables , sans pour cela faire crier au
sacrilège.
l^ journalisme a un esprit de corps tout-puissant.
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DU JOURNALISME. 265
On sent très-bien, rien qu'au toucher, que c*est un
être moral doué d'une sensibilité très-vive, très-cha-
touilleuse^ exquise. Son omnipotence dans le do-
maine de la critique et des arts, lui a fait contrac-
ter quelques-uns des défauts que l'on reproche aux
majestés. Ainsi, le journalisme n'a pas pour la vérité
un goût excessif. Il aime à la dire, c'est son état,
mais ce n'est pas tout à fait la même chose quand il
s'agit d'en entendre.
Ce sentiment toutefois part d'un principe naturel
et même légitime en soi. Toute critique contre la
presse en général semble être un procès fait à l'insti-
tution elle-même. Les têtes couronnées ne sont pas
autrement. En France, la discussion des actes ou
de la personne du souverain fait toujours présager
une révolution.
Ce qui achève de faire sentir tout ce qi^'il y a de
personnel, d'animé, de passionné, d'humain dans le
journalisme, c'est qu'il est, en France du moins, peut-
être plus sensible encore au ridicule qu'aux atta-
ques directes. Ces choses sont fort extraordinaires,
elles font réfléchir très-sérieusement.
La sensibilité extrême de l'esprit de corps se ma-
nifeste par plusieurs côtés. Dans quelques journaux,
elle saute plus particulièrement aux yeux que dans
d'autres. Si, par exemple, on touche un cheveu
d'un des leurs, toute la couvée jette des cris de paon.
On a fait grief à M. un tel, on l'a massacré, on Ta
assassiné, tous les écho» en retentiront. On n'en ferait
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2G6 LIVRE IV.
pas pis s'il y avait péril public ou que les frontières
fussent menacées. N'êtes-vous pas de la confrene, on
pqurra vous écorcher, vous couper par petits jnor-
ceaux, vous saler et vous faire cuire saps émouvoir
un souffle. Ah! la bonne chose que d'avoir la pro-
tection spéciale d'une feuille publique qui se tire à
vingt-cinq ou trente mille exemplaires ! On ne vous
touchera pas, votre tête est sacrée.
Mais, en vérité, cela est très-naturel, \\ en va de ceci
comme de toutes les choses de ce monde | crédit,
pouvoir, fortune. Vous en êtes ou vouî^ n'en ête§ pas.
Si le public, comme on sait, est tout porté à ad-
mirer, le journalisme, lui, n'admire que qui il veut
et quand il veut. Il ne saurait en être autrement,
puisque c'est son suffrage qui dopne le signal des
applaudissements, qui détermine la vogue, l'affluence
au théâtre, chez le libraire, chez le fournisseur. Les
écrivains en tous genres sont aujourd'hui dans la po-
sition où se trouvaient les autpurs, vis-à-vis des co-
médiens au temps de Gil Blas. Il faut venir bien
humblement, et chapeau bas, solliciter \m arti-
cle, une mention, quelque critique uq peu étoffée,
un peu large, dont la mesure n'ait pas été épar-
gnée. Heureux l'auteur qui voit son œuvre réfléchie
daqs vingt journaux, quatre colonnes sur le devant
et autant sur le derrière ! On ne peut se défendre
d'une ^orte de vénération pour ceux qui se font
ouvrir les portes du Temple. Que fqnt-ils et cojp-
ment font-ils, ces iqortels à qui la postérité SQuria?
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DU JOURNALISME. 267
C'est ici le côté factice de la notoriété. On aimerait
à croire que ces lignes abondantes, et pressées, sont '
le résultat d'une appréciation spontanée. IjC plv!$^
souvent, à ce que Ton dit, Fauteur est allé se pendre
à la redingote des rédacteurs, chroniqueurs, feiiillpr
tonistes pendant des mois entiers avant Tapparitiop
de son livre. Il a chauffé son succè^conime un four
à cuire des pains. Il a, proh pudom! indiqué peut-
être, comme il entendait la critique de sqn ou-
vrage, il s'est écrié: allez! frappez, éreintez-moiy on
sait que c'est le mot, tirez, tuez, sabrez! Et epf}n
souvent il a fait lui-même les tartines, préparé le
poivre et la gingembre. C'est de l'onanisme littéra^ire.
Il y a un certain critique, celui-là c'est un Dieu. U
faut passer sous les arceaux de ses triples colonnes
pour être consacré. Il rend ses oracles sur une
chaise curule. Chaque semaine, sous un titre fami-
lier dont l'enjouement couvre une sérénité olym-
pienne, on voit émerger des ondes d'un grand jour-
nal, l'article ou l'astre qui va projeter un rhumb
lumineux sur les pas de quelque écrivain aimé des *
dieux. La prose de Protagoras tombe en caractères
compacts sur la surface interne du journal, elle en
remplit les bords comme le métal en fusion jeté
dans le moule de la statue. On sent de suite qu'il
s'agit d'un publiciste abondant dont la plume coule
sur du papier glacé-satiné, le soir après une tasse de
thé savoureuse, ou le matin en foulant des tapis épais
devant un âtre chargé de bois sec et pétillant.
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268 LTVKE nr.
L'écrivain consulaire a les grâces qui peuvent se
puiser dans une civilisation sèche et réduite en
toutes choses à l'imitation.
Le bien-être et les dignités ont amorti chez Pro-
tagoras ces formes âpres, ces traits perçants ou
enflammés qui sont l'amertume et la saveur de la
critique. Il a 1| pléthore lymphatique. Sa phrase
longue y mais non pas trop épaisse ni lourde, se
construit par des hasards heureux sans trop heurter
la syntaxe. Il y règne une simplicité assez rare dans
un temps où l'on n'évite guère le plat sans tomber
dans le maniéré. Ses formes sont ingénieuses, les
traits s'y rencontrent çà et là comme de légers char-
bons sur une cendre tamisée. Cela réchauffe un peu.
Les épigrammes ont des teintes douces et portent
souvent à une petite distance.
Protagoras est cultivé, lettré, érudit, il procède
du dix -huitième siècle; il a fait son bagage avec
Grimm, avec Mme du Deffant , avec Helvétius, il a
tiré très-avantageusement parti de ses petits moyens.
Il côtoie le sentier facile du cours de littérature avec
I-aharpe, Villemain, Cousin, mm procul. Citations,
chroniques, anecdotes, on coud tout cela ensemble,
la copie s'allonge, on gagne de la marge. Un frag-
ment commenté donne dix pages. On s'amuse, on
s'arrête, on revient sur ses pas. C'est de l'école buis-
sonnière. On fait des portraits en pied , des profils,
cela ressemble ou ne ressemble pas. Il y a toujours
un peu de couleur, quelques citations, des réflexions
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DU JOURKALISMB* 269
mélancoliques -ça et là. Mais enfin c'est un grand art
que de contenter le lettré et de satisfaire le bourgeois.
Protagoras a fait ce tour de force. 11 prouve d'une
manière éclatante ce que peut un filet de littérature
bien ménagé.
SUITE.
Le journalisme loue très-difficilement ou très-faci-
lement. Il donne de la publicité à pleine trompe
ou un peu, à travers un tube de deux millimètres.
Il répand des flots d'encre à propos de vos ouvrages,
ou il en verse une goutte sur l'ongle. Cela dépend
des gens.
En principe, le journal est essentiellement conser-
vateur de notoriétés par deux raisons faciles à com-
prendre. D'abord le culte de ceux qui ont conquis
leur place^ c'est trop juste; ensuite le journal est
tributaire du public, il est chargé d'entretenir sa
curiosité, partant de lui parler de ce qui l'intéresse.
Les hommes en vogue sont des sujets de conversa-
tion. Il en est question chaque jour, ce sont des per-
sonnages qui sont en scène, on les suit des yeux. Il
court sur eux des anecdoctes, on leur prête des
mots, on les déshabille du matin au soir. L'attention
du journal est donc commandée par celle du pu-
blic. Si on lui parle des gens qu'il connaît, il se
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270 LIVRE IV.
sent tout de suite dans son monde, tl voudra lire
leurs livres, voir leurs pièces. Mais si IW vient
à mettre sur le tapis un nom nouveau ^ le nou-
veau venu eut-il fait un chef-d'œuvre, cela fait
fh)id de suite; c'est un nouveau visage, c'est une
affaire.
Cependant le journalisme sait généralement faire
des distinctions très-habiles parmi ceux qui briguent
les suffrages de la notoriété. Sinite ad me parsfos
i>enire. C'est la continuation de l'idée démocratique
dans les sphères de la célébrité. Si on flaire des
talents trop neufs, trop nerveux, les feuilles publi-
ques se ferment comme des belles de nuit. Le jour-
nalisme ne refuse pas son suffrage, mais il ne Veut
pas précisément le donner à ceux qui n^ont pas l'en-
colure ordinaire. On peut bien dire d'mi banal et
sot auteur que c'est un grand prosateur, qu'il a fait
le tour de la pensée humaine ; mais les véritables
talents glacent tous les enthousiasmes.
Manifestement, c'est la chose la plus odieuse du
monde que d'être obligé de louer à juste titre; et
puis s'il en était ainsi, il y aurait moins de produc-
teurs littéraires, moins d'artistes. Au lieu d'un régi-
ment d'hommes de lettres, des peintres, des sculp-
teurs, des dramaturges et romanciers à foison, quinze
ou vingt mille personnes qui font de l'art, on n'en
aurait peut-être pas la vingtième partie , et que
deviendraient les autres? 11 faut que tout le monde
vive, et un homme de talent, peintre, sculpteur ou
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n'importe quoi ti'a pas le droit d'âlfamei^ à lui seul
quajrante ou cinquante médiocrités. Est-ce vrai?
La louange! la louange! il en faut en France, il
en faut pour tout le tnoude et il va de soi qùe^ la
justice distributive doit perdre sort équilibre quand
il s'agit des gros noms qui sont en possession de
la notoriété. Seulement, il y a parfois des coalitions
d'éloges vraiment étonnantes. On peut même avec
de très-grandes renommées faire des livres botis
à mettre au pilon, on l'a pu voir dans ces der-
niers temps; chose inouïe, le livre est mauvais, cha-
cun se le dit, c'est Une platitude, une extravagance
notoire. Cependant la trompette i^ù jugement der-
nier ne saurait faire plus de bruit qu'il ne s'en fait à
Toccàsion de tels ou tels ouvrages. 11 est convenu
qu'on ne dira pas la vérité. Les journalistes, qui
eUx-mémes ont eu des nausées à la lecture, pous-
sent des cris d'admiration. La condescendance est
poussée à ses dernières limites. C'est un succès, on
l'avalera, il faut qu'on l'avale. Les amitiés littéraires,
la camaraderie, le prestige du nom, la popularité,
le désir d'être agréable, tout conspire pour enlever
un triomphe iUipossible !
tfne réflexion seulement. On n'ose pas dire son
fait à un écrivain, on ruse en matière littéraire, et
on a la prétention de dire la vérité en politique !...
Allons donc ! . . .
Parmi les hommes célèbres dont le public s'oc-
cupe, il faut distinguer. II y a une très-graude quân-
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272 LIVRE TV.
tité de gens qui ont un nom dans les sciences^ les
lettres, les arts^ la politique^ mais leur notoriété
sommeille, le pul)lic ne s'occupe d'eux qu'à l'occa-
sion. Quelques-uns commencent à être oubliés,
d'autres sont passés de mode. Il n'y a jamais
qu'une dizaine d'hommes tout au plus sur lesquels
l'attention est constamment éveillée. Les uns sont
des jeunes, les autres sont des vieux, mais leur
souvenir ne s'est point eflacé; ils sont toujours
en évidence quoique appartenant déjà à un au-
tre âge.
Ainsi on parle toujours du célèbre octogénaire,
Anténor, quoique sa voix ne se fasse plus entendre
dans V Agora. On parle encore du célèbre ultra-
montain Polyphonte, quoique Polyphonte n'ait plus
ni église, ni crédit, ni tribune et n'écrive plus guère.
On parle, plus que jamais , du fameux orateur sep-
tuagénaire Sosiphane. Mais il y a quarante ans qu'on
en parle, cela va toujours, il n'y en a que pour lui.
Les journaux annoncent ses voyages, ses promena-
des, ses diners, ses mots; ils analysent par avance
ses discours. On lit des phrases comme ceci : « Il
parait que cette année Sosiphane va faire un discours
terrible sur les finances, il parlera pendant sept heu-
res; à la chute du jour on allumera des flambeaux
et les députés se feront apporter à manger de chez
eux pour qu'on ne perde pas le fil de sa haran-
gue. » Ou bien encore : « L'on dit que l'illustre
Shehehazarde continuera demain son discours^ que
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SUITE. 273
la semaine prochaine il aura terminé les développe-
ments généraux qui doivent l'introduire au cœur du
sujet, » etc.
Généralement ces bonnes fortunes de renommée,
outre ce qu'elles empruntent au talent^ tiennent sou-
vent aussi à ce que le personnage en renom s'est
trouvé rattaché fortuitement à certaines circonstan-
ces politiques, à ce qu'on a fait un mot sur lui, à ce
qu'on l'a pris pour point de mire de certaines atta-
ques, de certains ridicules, de certaines opinions
surannées, comme cela est arrivé à Théophante le
polémiste.
Sans doute Polydamor est un héros , mais il a dû
une grande partie de sa renommée à ce qu'il porte
toujours une chemise rouge, et aussi à ce qu'il a
trouvé une métaphore heureuse.
Polydamor a remporté des batailles, enlevé ou
conquis des provinces. Cela n'eût point suffi pour
en faire un demi-Dieu. Il a dit que les peuples étaient
frères.
Polydamor sait comme on passe à l'état de lé-
gende; il jette aux cent voix de la renommée des
billets adressés à ses amis^ à ses connaissances, dans
lesquels il proteste de son respect pour les belles,
où il dit à l'un des siens : « Vaillant compagnon
d'armes, tu te souviens que nous avons dormi dans
le même manteau. Le sol de l'Italie, cette mère
féconde des grands hommes, nous a allaités. Nous
avons été portés dans les flancs de la louve, nous
18
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274 LWEB IV.
avons comme elle des griffes et des dents et pos
femmes ont de fortes mamelles» Salut. »
De semblables paroles font trépigner les popula-
tions; il y a des femmes qui seraient aussi ja-
louses de recevoir le célèbre Owtlaw dans leur lit
que s*il s agissait du fameux s. d. c. Canopus.
Voila les hommes dont la presse parle, dont elle
parlera toujours, car un tel nom est une rédame
vivante. C'est comme si on disait aux populations :
Vous voyez que nous faisons fumer Tencens de-
vant vos Dieux, mais n'oubliez pas les frais du
culte.
Souvent aussi et par la même raison la notoriété
du journalisme s'attache à des personnages reconnus
grotesques et même odieux. Dorlomon est un magot
de la Chine. Il porte des portefeuilles qui exagèrent
sa petite taille. Jl est attaché à ces portefeuilles,
comme Auguste disait de Dolabella qu'il était atta-
ché à son épée. Dorlomon parle dans les couloirs,
il écrit des articles de finances et de sociétarisrm
dans les journaux, Dorlomon est un puffiste, Dor-
lomon est un grotesque, et cependant on lit dans
les journaux : « Nous apprenons que Dorlomon re-
vient des eaux avec son ami Polipier. Polipier et
Dorlomon étaient hier chez le comte de **^ . » Ou
bien : « Ces jours derniers on a conduit à sa dernière
demeure le célèbre Rhotomagus, qui a joué un si
grand rôle dans la dernière révolution; Polipier et
Dorlomon tenaient les cordons du poêle », et ainsi
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SUITE. 275
des autres. Car Polipier est quelque chose de moius
et de plus que grotesque, mais passons.
TÇ|UJQU|LS LA ^UIIV,
Le journalisme vit surtout p^ up^ f^hose^ uous
voulons parler de la polémiqua; ca? ^près avoir
traité des célébrités issues du journalisme , il p^qt
être à propos de dire un mot de ceuiL qui le font,
ç'est-à-di?e des journalistes.
La polémique met en relief les tglepts, comme
la boxe met en relief les muscles et les horions.
On ne se doute pas précisément de ce qu^il faut
d'aptitude spéciale pour bien faire cette gympasti-
que-là. Il faut se figurer les combats de gladiateurs
de Tanoienne Rome; il n'est pas à présumer qu'un
gladiateur en ait jamais voulu à son adversaire
victorieux, alors qu*il tombait sous ses coyps dans
le cirque, en présence de l'empereur et de la foule,
sous les yeux des vestales, de belles demoiselles,
eoipnie il n'y en a pas beaucoup à présent, à ce
qu'on dit. Irrité sur l'heure ipéme^ si Ip gladia-
teur vaincu mais guéri de ses blessures rencontrait
cpielques jours après son heureux camarade, il lui
serrait la main en lui disant : c< Par Hercule, vous
avez un joli poignet 1 » L'autre répondait : « Et
vous, merai| quel croc-eprjambp ! Vous save? que
vous avez plu à la courtisane Met^Ua » elle m^ l'a
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276 LIVRE nr.
dit hier; quand je vous renversais sur l'arène, vous
avez levé le bras, et elle a remarqué que vous étiez
poilu comme elle n'a vu personne. » Et les deux
compères de rire et de s'en aller bras dessus, bras
dessous au cabaret; car il y en avait aussi dans ce
temps-là.
Bon nombre de journalistes sont comme ces
deux gladiateurs; il y a bien çà et là une Phryné
qui les regarde ou devant laquelle on dira : Comme
Adamastor a rossé Polyctète ! L'arène , c'est le jour-
nalisme; la plume y c'est l'épée romaine; l'encre,
c'est.... ne poursuivons pas la figure.
Quand on réfléchit que la plupart des attaques,
répliques, dupliques, tripliques, qui paraissent si
chaudes, si violentes, se font sans passion réelle,
sans haine, avec une conviction modérée, on com-
prendra quel stimulant c'est que le public, le spec-
tateur, la galerie. Éreintez, éreintez, messieurs, vous
serez célèbres au moins pendant quarante-huit heu-
res, et ensuite une bonne poignée de main. L'auteur
s'aperçoit qu'il ércznte aussi, que même il ne fait
que cela, et cette réflexion le calme. H est par-
dieu bien évident que nous sommes un peuple de
vaniteux et que nous crevons de jalousie les uns
pour les autres. Un polémiste mort à la peine, a
dit : La démocratie^ c'est l'envie ; on le lui fit bien
voir.
Tout n'est pas polémique dans le journalisme,
quoique ce soit son plus grand aliment. Il y a les
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TOUJOURS LA SUITE. 277
articles de fond, les appréciations, les critiques des
actes du gouveraeiiient. Il faut pour cela des qualités
d'un autre ordre, d'un ordre contraire. Ah ! s'il ne
s'agissait que de dire les choses comme elles sont,
de parler net, franchement^ simplement, ce ne serait
pas difficile. Combien de gens n'en feraient pas au-
tant! Mais le talent requis ne consiste pas en cela.
Il y a un art, et un grand, qui consiste à parler à
côté des questions, à passer sur les points délicats
comme chat sur braise, à ne jamais toucher les su-
jets dans leurs parties vives, dans ce qui crève les
yeux. C'est ce qu'on peut appeler le savoir-faire au
bout de la plume, et vraiment il en faut beaucoup
pour tourner sans se brûler autour d'un gros événe-
ment, d'une grosse affaire politique, pour écrire
dix, vingt, trente colonnes à la suite, en ébribant
à peine la matière, en ne faisant qu'effleurer du
bout de la plume certains côtés scabreux ; pour faire
un tableau renversé dans lequel les accessoires tien-
nent le milieu de la toile, et les principaux sujets
se perdent aux trois quarts , en profils effacés , ou
sont vus de dos.
Cela n'empêche pas que l'on ne parle toujours
avec beaucoup d'éloge de la vérité, on n'a même
que ce mot à la bouche; on le peut, nous l'avons
enfouie à dix mille pieds sous terre, par delà les
débris fossiles où on ne la retrouvera jamais, et grâce
à Dieu, nous nous en trouvons bien tous tant que
nous sommes.
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2T8
tiVAE tV.
c
ar.
•
4
4
•
1
à
* •
é i
i
*
ê
Écrire, faire des livres. .. ne serail-ce pas, sans
qu'il y paraisse, un assez sot et fort outrecuidant
métier? Oh ! l'auteur ne parle pas pour ceux dt)nt
les épluchures rapportent autant que des mines de
houille ou des cargaisotas de guano, il n'a gardfe. Il
s'en faut qu'il aille confondre les gens d'esprit qui
vivent grassemtent de la badauderie avec les auteurs
convaincus qui s'imaginent tenir de leur talent une
certaine mission^
En conscience et pour les gens délicats, que dire,
qu'inventer, que diable écrire qui en vaille là peine?
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TOUJOURS LÀ. SUITE. » 279
Conçoit-on quelque chose de plus mesquin qu'une
tâche qui consiste à griffonner, à jaturer seul à seul
dans son cabinet, à la lueur d'une lampe ^ demé-^
chantes phrases qui ne yalent pas la plupart du temps
ce que Ton dit au coin de son feu , en causant avec
ses amis ou ce que Ton entend dire tous les jours
par des gens qui n'ont pas la prétention d'être au-
teurs? Quelle misère que de parvenir, à force de
tabac et de café, à se faire pousser une idée sous le
cuir chevelu, que de distiller douloureusement son
cerveau pour arriver à écrire en somme ce qui traîne
à peu près partout, ce qu'on a lu par ici, pillé par là,
ce que souvent on ne sait pas, car c'est ainsi que
se font les livres. Tout cela est piteux, et même il
est démontré, par l'exemple de la France^ que les
pays où l'on écrit le plus sont ceux où l'on fait le
moins de progrès dans la pratique des choses, témoin
encore une fois ce pays-ci où l'on est en retard de
cent cinquante ans sur les peuples qui vivent sous les
mêmes degrés de latitude.
C'est ceci le côté philosophique de la littérature,
mais le point de vue pratique est plus radical en-
core. Non-seulement on fera toujours bien de ne pas
se préoccuper du fond même des œuvres, mais il
n'est seulement pas démontré qu'il y ait avantage ou
profit à se préoccuper des conditions extérieures de
l'art. Le succès en ce genre est trop chanceux. 11 est
meilleur d'en user comme en son temps Lope de
Véga savait déjà le faire : Mettre les règles de l'art
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280 UYRE IV.
sous clef, afin de ne pas mourir sans gloire et sans
récompense. •
Qu'on ne s'y trompe pas ; il faut peut-être autant
d'esprit, de finesse et même de talent pour employer
avec discernement un tel procédé que pour produire
des chefs-d'œuvre. Il faut, en effet, savoir faire un
départ entre le bon et le mauvais , pouvoir se dire :
Voici une belle donnée, une conception brillante,
originale, mais je connais mon public, ce n'est pas
l'affaire; ou si j'adopte tel thème, tel sujet parce
qu'il s'adresse à l'imagination^ je me garderai fort
de le prendre par ses côlés élevés ; non, pas si sol,
j'aplatirai, je rapetisserai la matière, j'y mettrai le
convenu et le banal qui assurent la vogue des ou-
vrages. Que l'on veuille bien remarquer tout ce que
cela suppose de pénétration, de connaissance des
idées, du caractère ^ de son époque. Pouvoir faire
mieux et faire médiocrement de parti pris dans l'in-
térêt du succès, cela vraiment a plus de mérite
qu'on ne le croit. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'é-
crivains qui ne raisonnent pas tant et qui sont mé-
diocres naturellement, sans effort. Ils sont doués.
Les économistes ont fait des théories ingénieuses
sur ce qu'ils ont appelé la valeur. Ces théories peuvent
être transplantées dans le domaine des choses litté-
raires. Il fut peut-être un temps où les livres réus-
sissaient par eux*mémes, où ils cheminaient, se
classaient par leurs propres forces, par la force d'as-
cension qui est dans le mérite des œuvTCs. Mais il ne
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TOUJOURS LA SUITE. 281
peut pas se produire aujourd'hui quelque chose de
semblable. En un mot, la valeur intrinsèque n*est
plus rien. Mettez en tas tout ce qui s'écrit en France
dans une année, le bon, le mauvais, le médiocre et
le pire, à priori vous avez un tas de caillotix ; main-
tenant triez : la matière calcaire , le métal grossier,
le cuivre, le plomb vont se changer en lingots d'or et
d'argent , suivant que les ouvrages seront signés de
tel ou tel nom. Le nom seul approprie le produit, lui
donne sa valeur d'échange.
Ce monstrueux et informe plagiat des mystères de
Paris, des mystères d'Udolphe, ce caphamaùm sans
•nom , composé avec les détritus de Frédéric Soulié ,
d'Eugène Sue et de Balzac, signe du nom de Polas-
tron , a soutiré au public deux cent mille pistoles
bien trébuchantes. Renardo a vendu une de ses co-
quilles cinquante mille francs. Il a empaillé Jésus-
Christ et les douze apôtres ; Polycrote a écoulé trente
mille rames de papier noirci. Son dernier roman
était intitulé le Mangeur d'enfants. Les excréments
sont devenus de l'or. Valeur de placement , valeur
d'échange, le produit littéraire, superifocuum genuSy
chose nulle en elle-même, chose vaine et vague, in-
différente quant à sa valeur intrinsèque, s'est trouvée
utilisée, appropriée, sublimée par la demande. Les
autres productions sont comme des huîtres gâtées
dans un parc, on ne les ouvre seulement pas.
Les libraires en ce temps-ci savent bien qu'ils
ne vendent pas de livres. Us font ou ne font pas
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282 LIVBE IV, ' j '
une aflairç» et certes qui leur en voudrait aurait
tort. Il faut de plus que TafFaire soit grosse, autre-
ment ce n'est pas la peine. Les noms en évidence
sont comme de^ cartes ou des quines à la loterie.
On Joue là-dessus cinq ou six cent mille francs. Il
s'agit de savoir si on parviendra à enfourner dans la
gueule du public trois cent mille exemplaires d'un
ouvrage donné d'un auteur donné. C'est comme si
on envoyait des ordres pour l'achat ou la vente
sur les places de Paris et de Londres de trente ou
quarante mille sacs de farine, des quatre marques.
Le public européen est empoisonné à la même heure
des produits français. Le livre une fois lancé, il fauf
qu'on l'avale. Anglais, Allemands, Turcs, Italiens,
Russes ou Tartares, il faut qu'on en crève. Et com-
ment ne pas mordre à l'hameçon quand les jour-
naux de Paris, en éclatant comme des bombes,
donnent le signal des détonations dans toutes les par-
ties du monde à des milliers d'organes étrangers qui
vomissent à leur tour la rumeur d'échos en échos?
Cette habitude du public de ne plus s'ébranler que
sous les coups de fouet d'une publicité furieuse
conduit à un machinisme complet. Il n'y a point de
goût, point de préférence qui tienne devant la force
d'un succès imposé. Il y a même une sorte dé fasci-'
nation hébétée, abrutie, qui résulte du cynisme de la
réclame. Quel sentiment pense-t-on, par exemple, que
le public puisse éprouver quand on saisit son imagi-
natioki par un appel comme celui-ci :
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TOUJOURS LA 6UITB. 283
« Le bruit formidable qui se fait à propos de la
prochaine publication DU CRIME DE SOMBREVAL
a soulevé une curiosité inouïe. On cherche de tous
côtés à prévoir, quelques-uns métne affirment déjà
dans quel lieu^ dans quel temps ^ dans quel monde
doit s'agiter ce récit aux allures saisissantes et mys-
térieuses. Mais personne n'a pu jusqu'à présent péné-
trer ce secret. Le secret de cette histoire extraordi-
naire a été bien gardé. Petsonne, en France, ne pourra
le dire avant d'avoit* lu le fameux roman de M....
qui paraîtra lundi à midi. Épouvante!... »
On bien encore quand on lit ceci :
a On ne parle plus de la Vénétie, de Tltalie, de
TAllemagne. Le RicheHeu prussien e^t oUbUé. Il n'y
a qu'une pensée en ce moment, qu'une perspective,
la publication promise par le journal le *** . Partout
où l'on vit, où l'on pense, partout où l'on respire,
on ne songe plus qii'à ce téi^rible, qu'à cet effroyable
procès des Chattryas. La France entière attend avec
une fébrile impatience cette publication d'un intérêt
sans nom, sans exemple dans les annales crittiinelles
du moncié! »
îl y a un de ces barnums qui fit dernièrement
quelque chose de plus. Au moment où paraissait
Tune de ces publications, les murs de Paris se trou-
\âîent couverts soudainement de grandes affiches où
l'on pouvait lire d'un jour à l'autre :
Deînain Shôupapa, le tameUx âccUsé itttéstueux et .
fratricide, parlera peut-être ?
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284 uvRE nr.
Shoupapa n'a pas parlé. '
Le lendemain on disait : Rien encore !
Le surlendemain : Miracle! Shoupapa a parlé!..
Shoupapa parle! Et dans toutes les villes de pro-
vince^ sur tous les murs, ces phrases étaient
écrites.
Ne voit-on pas le passant saisi d'idiotie, fasciné^
hérissé, transporté à la vue de ces choses? Dans son
hallucination, il entrera chez le libraire ; s'il a un
écu, il le changera. Ces amorces grossières ne sont
guère plus grossières que celles qui font acheter les
livres de Polycrote. Et quand on peut lire sans haut
le cœur le grand Polastron , on n'est guère plus dé-
licat que celui qui fait ripaille des romans arrangés
à la sauce de cour d'assises.
QUESTIONS D UN INTERET ASSEZ VIF.
Peut-il arriver qu'un livre réussisse aujourd'hui
par sa valeur propre?
Si ce livre n'est pas précisément une ordure?
S'il ne flatte pas les intérêts ou les passions d'une
coterie?
S'il n'est pas commandé ou inspiré par un parti?
Si dans la critique il ne descend pas jusqu'à l'in-
jure?
Si dans la flatterie il ne descend pas jusqu'à la
bassesse ?
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QUESTIONS d'un GRAND INT^ÊT. 285
S'il n'émeut pas de petites passions de cabaret?
S'il dit la vérité sans fard, ou si, disant une cer-
taine somme de Vérités, il n'y mêle pas cent fois plus
de* mensonge ?
S'il s'affranchit de certaines formes de conven-
tion ?
Si Je succès du livre n'est pas entrepris par deux
ou trois libraires et sous-entrepris par cinq ou six
journaux ?
S'il n'^ pas été crié par-dessus les toits pendant
cinq ou six mois à l'avance?
Si l'auleur n'est pas allé se pendre à la sonnette
des journalistes en vogue et pleurer sur les genoux
du directeur ? S'il n'a pas fait de scandale pour attirer
l'attention, reçu une claque dans la rue ou une éra-
flure sur le nez dans un duel de convention?
Si la réclame n'a pas fait jouer ses batteries, cro-
cheté, forcé les oreilles et les yeux par des exhibi-
tions ?
Y a-t-il un public qui juge et apprécie en dehors
de la claque organisée ?
Quel est ce public auquel dans les préfaces on a
encore la naïveté de faire appel ?
Combien vendrait-on d'exemplaires d'un ouvrage
qui ne serait fait que pour des gens de goût ?
Parmi les gens instruits bien élevés, combien y en
a-t-il qui s'entendent à juger les choses d'art ?
Parmi ceux qui s'y entendent, combien y en a-t-il
qui ne refuseraient pas leur suffrage par envie ?
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^W tivBB vr.
Parmi ceux qui ne le refuseraient pas par exvne,
combien y en aurait-il qui ne le refuseraient pas par
Wtérêt?
Parmi œux qui ne refuseraient pas leur suffrage,
ni par intérêt ni par envie, combien y en a-t-il qui
iraient jusqu'à soutenir ou a patronner le ta-
lent? etc., etc.
On pourra, si Ton veut, tirer les conclusiops.
Elles sont friandes.
DBS IDOLES.
En France, l'admiration ne perd jamais ses droits,
par bonheur. Il faut qu'il y ait toujours en scène
trois ou quatre personnages de lettres ou de théâ-
tre sur lesquels se concentrent l'enthousiasme, la
vogue.
Il y a des personnifications indispensables à la vie
morale du peuple parisien, un danseur de cqrdp,
ui^e fille lancée, des célébrités passionnantes qui
résument l'art, la civilisation, le succès, Targept.
Daps un ordrp supérieur, pn trouve un certain
nombre d'idoles littéraires au^quellps le public a com-
mis l'intendance de ses mepus plaisirs. Voyez plutôt
le jeune poète Gamellpn. La faim lui fai^it aqtrefpis
trouver agréable les caresses d'une vieille qui n'avait
qu'une dent, il a aujourd'hui pignon sur rue. Nou^
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r^ttendoDs à TÀcadémie. £ra«idas ^ pu up§ fprtvine
pgreil}e, il a éjfxm le cœur des Français en leur repré-
sentant sur le théâtre des filles qni mourment de
chagrin de n'être pas assez entretenues. Il ^ plu à
loutes ces dames, il ^ été sauvé^ car on se s^uve aussi
par le cœur. Polémon est encore nne idole, il 21, Ini,
un talent vrai, et même trop de tajent pour être
longtemps en vog^e, mais il a su se serviy de ses pre-
miers succès ponr flatter immédiatement la puis-
sance.
Le genre féminin, dans la littérature moderne, est
une des grandes cordes du succès. On sent tout de
suite quand il coule dans les veines d'un écrivain
du sirop d'orgeat. S'il prisse à travers le^ phrases un
peigne qui sent^ h poudre 4e riz; §i la fprme du style
est molle, s| on sent quelque chose de laiteux, de
mœlleuxi cela prévient ffivprahlement. L'écrivain est
bénin, il détergera doucement. C'est ce même genre
qui ft assuré le succès d'Octavule, de Lémon, de Ca-
mille, même école que Brasidas, des vagissements, un
peu de libertinage, p^s trop pourtant, Am surplus,
l'école se divise. Octavule est le Platon de la chose,
chez Brasidas, Polémop et les autres, il y 4 quel-
ques signes de virilité plps marqués ; il§ sont confor-
més, mais il y a de l'étisie dans la constitution. Ce
sont des talents poitrinaires. Le public sent qu'ils ne
vivront pas. On s'intéresse à eux; ils ressemblent un
peu à leurs héroïnes. Us sont malades du même
mal, l'argent, et ils oïï\ cppiiPP ^ïï^s de l'économie.
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288 uvRB IV.
C*est au surplus une très-grosse affaire pour ces
fleurs des pois de la célébrité que d'entretenir leur
renommée dans sa fraîcheur. Brasidas s'est fait une
loi de ne pondre qu'une chose tous les ans. Mais
quelle chose, comme c'est élaboré 1 Le public est pré-
paré à ces accouchements , on ébruite discrètement
les mystères de l'enfantement, et l'on se répèle de
temps en temps : Ah ! le moment est venu, voilà Bra-
sidas qui va pondre, il couve encore pour l'instant.
Enfin on vient voir l'enfant; il est blanc, il est pro-
pre, on l'a bien lavé, il est mort-né.
Gamellon^ lui, est plus expéditif, il refait toutes
les pièces du répertoire; il refait Scribe, il refait
Picard, il refait Brasidas lui-même, il n'y a qu'à
ajouter des jupons, beaucoup de jupons et de cor-
sages décolletés. Gamellon est un homme d'esprit,
il a su comprendre que la poésie des sens suffit à
sauver une pièce.
Quel homme encore, dans un autre genre, que le
grand Polastron! Polastron eût vieilli s'il fût resté
dans sa patrie. Son ipstinct le lui a dit sinon son
orgueil.
Il eût vu tomber de ses vers le fatras gigantesque.
Ses antithèses, ses métaphores auraient fini par ne
plus ressembler qu'à un jeu de casse-tête, à des tré-
sors de pierres fausses. Polastron serait devenu per-
ruque. Mais Polastron s'en est allé camper de l'autre
côté de la mer, en face de sa patrie comme un re-
mords; il s'est fait là un piédestal de carton, li
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'DES IDOLES. 289
ne daigne pas débarquer, mais ses volumes dé-
barquent pour lui ; Prométhée â trois cent mille
exemplaires, les marchés de l'Europe s'ouvrent à ses
ballots. Polastron croit remuer des mondes par les
épithètes qu il secoue dans le chaos. Il se dit qu*il
n'est pas seulement un poète, mais un penseur, un
savant, un philosophe, un homme d'État, V alpha et
\ oméga de tout, et il fait de la langue une cuisine
dans laquelle il entre de la physique, de la chimie,
de la scolastique, de Talgèbre, de la genèse, de l'as-
trologie judiciaire, du grec, de l'hébreu, du latin et
pas un mot de français. Mais ces amphigouris sans
nom produisent beaucoup d'effet dans le public.
L'admiration est tellement convenue avec lui qu'on
l'écrase de louanges en éclatant de rire. Polastron
superbe continue sa carrière, il mourra avec la con-
viction qu'il a fait le tour de la pensée humaine. La
vérité n'arrive pas à Polastron, la vérité arrive-t-elle
aux rois?
Mais que de finesse, que d'habileté cousues à cette
inconscience de lui-même! Polastron entend l'in-
dustrie comme un marchand de la rue Quincam-
poix. Comme il sait tenir la curiosité en éveil, comme
il soigne la situation, comme il sait se faire des pre-
neurs! Polastron prononce des ^peeches dans une
langue qui eût bien étonné Molière, des speeckes qui
font sauter les pavés en l'air. Il jette au tiers et au
quart des billets qui marient la terre et J'onde, l'eau
et le feu. Voltaire adressait des compliments au plus
19
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290 LTVBE IV.
chétif écrivain qui loi envoyait des vers. Mais Vol-
taire n'est rien auprès de Polastron. 11 compare à des
dieux ^ à des Titans^ à des colosses, le moindre des
mirmidons qui lui fait hommage d'un volume. 11 le
met dans son panthéon. Mais, trait caractéristique,
si Polastron recevait par impossible quelque ouvrage
de mérite, Polastron serait muet*.
RÊYERIB.
Il peut bien se faire en définitive que les facultés
qui font les grands écrivains, les grands artistes, ne
soient pas plus rares aujourd'hui qu'elles l'étaient il
y a cent cinquante ou deux cents ans. On peut
1 4 Ici l'aateur voulait placer une nouvelle série de portraits
plus ou moins ressemblants. Il s'arrête court en voyant qu'un
certain Théophante fait la chasse en ce moment sur ce terrain ;
et' ce n'est pas seulement l'horreur de l'imitation, qui lui fait
quitter la partie. N'aimant à s'en prendre qu'aux forts, on ré-
fléchit que dans un pays d'aussi féroce vanité , c'est vouloir se
casser bras et jambes que de dire un mot de plus sur les par-
venus gros et gras qui sont en possession de la célébrité. La
critique purement littéraire et sans aucune acception de la
personne privée n'est même plus dans les mœurs.
£t l'on a un grand besoin, à ce qu'on dit, de la liberté de la
presse. Pour quoi faire '^P
* Cette note d^ Fauteor a été écrite à la date du moÎA de mai 1867*
{Nou de PédUêur).
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lUÊVBRIB. 291
soutenir que si les lettres et les aris sont tombes au-
dessous de zéro en France^ depuis quinze ou vingt
ans, ce ne sont pas les organisations qui ont man-
qué, mais le sentiment public qui a fait défaut.
Il n'y a que d'immenses espérances et d'immenses
émulations qui fassent tenter les grandes œuvres.
Les prix Gobert n'y suffisent pas. Si quelqu'un des
ouvrages tant admirés que les deux derniers siècles
ont produits, venait à paraître aujourd'hui, est-il
seulement certain qu'on s'en apercevrait ? La néces-
sité d'amuser le public est devenue d'ailleurs une
loi si absolue, que les plus grands lettrés du dix-
huitième siècle ne trouveraient peut-être pas de nos
jours un tour de main assez habile pour faire passer
une œuvre sérieuse.
Il ne faudrait donc plus qu'on nous ennuyât avec
les doléances convenues sur les talents inconnus ou
ignorés dans des temps où la célébrité artistique,
poétique et littéraire n'est plus qu'un produit factice
de journalisme et de librairie. S'il naissait aujour-
d'hui un grand écrivain, un prosateur puissant et
original, on lui creuserait une fosse de six pouces
pour qu'on n'en entendît plus parler.
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292 LIVRE IV.
COMMENT SORCANiSe I.A CONSFlRATiON DU SILEICCE. —
ÉTRAM'J LEURS, ÉTOL<FF£URS ET COMPAGNONS DU SILENCE.
A moius dé se faire égorger il n'y a pas moyen
non plus de faire ce chapitre; ce sera pour une autre
fois^ quand toute espérance sera perdue.
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LIVRE V.
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DE LA FORTUNE ET DES AFFAIRES.
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294 LIVRE V.
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296 LIVRE V.
L'auteur a refusé de nous remettre le manuscrit qui corres-
pond au y* livre. Tout ce que nous avons pu faire a été d'obte-
nir une partie de la table des matières. Elle fera probablement
regretter que Tauteur n'ait pas cru devoir livrer au public les
développements intéressants qu'elle comporte. Mais elle pourra
servir aussi à expliquer sa réserve.
ÇVote de Védîteur*)
CHAPITRE IlL
Des qualités et des talents nécessaires pour faire
sa fortune.
Principales professions au point de vue de l'argent
à gagner.
nés moyens bêtes, mais sûrs, de se procurer cinq
cent mille francs de crédit ^r la place de Paris.
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DE LA FORTUNE ET DES AFFAIRES. 297
Moyen de gagner cent mille francs d'un coup sans
avoir un sou à débourser.
CHAPITRE IV.
Rapports frappants entre la politique et la finance.
De la science des affaires au dix-neuvième siècle.
Affaires de politique, de banque, de bourse et
d'expropriation de la maison V*** et C*.
De l'escroquerie dans les mœurs. Organisation^
formes sociales.
Des limites du Code pénal. Aléa et calcul des pro-
babilités.
Dolus bonus et Dolus malus.
CHAPITRE V.
Que les plus mauvaises affaires sont les meilleures
et que tout dépend du tour de main.
Des principales affaires ténébreuses, mais lucra-
tives. Artifices et combinaisons, fonds et tréfonds.
Affaires' matiquées'ou revue rétrospective des prin-
cipaux procès en police correctionnelle depuis un
certain nombre d'années , avec indications sommai-
res des procédés, au moyen desquels on aurait pu
éviter ces catastrophes.
Principales combinaisons toujours sûres en matière
de bourse, de banque et d'industrie.
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298 inrBE v.
Démonstration des procédés par des calculs diffé-
rentiels. Éléments moraux qui doivent entrer dans
les combinaisons mathématiques.
Procédure de la spéculation; qu'elle doit s'étudier
dans les comptes rendus des administrateurs des
grandes compagnies.
CHAPITRE VI.
De la fibre publicjue au point de vue des affaires.
Que. quand tou,t le monde veut voler, personne ne
peut se plaindre de Tétre.
Gens organiquement faits pour être volés, que ce
serait les désobliger que de ne pas le faire.
Physiologie de l'actionnaire. Ses idées, ses procé-
dés, ses calculs.
Gens avec qui on peut faire des affaires et qui ne
défendent pas leur argent. Principaux signes auxquels
on les reconnaît. Pierre^ de touche à cet égard.
Que l'argent à perdre est le seul qu'on donne fa-
cilementy et pourquoi.
CHAPITRE Vn.
Démonstrations sur le vif. Principales figures de
financiers Primas^ Secundus et TertUis.
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DE LA. FORTUNE ET DES AFFAIRES. 299
Du point de départ et du résultat. Où commence
la capacité en affaires; qu'elle se mesure réellement
au nombre des millions gagnés^ et pourquoi.
Le grand Paudarus.
Le trop célèbre Dévalisador.
CHAPITRE Vin*
De l'annonce et de la réclame industrielles. Consi-
dérations morales d'un grand intérêt pratique.
Union financière et syndicat de la pensée. Co-
lonnes d'écus qui servent de base à la pensée.
Le dessus et le dessous des cartes du...» Fantas-
magorie de....
Raisonnement spécieux qu'un malfaiteur peu fa-
vorisé de la chance pourrait faire devant ses juges
et qu'heureusement il ne fait pas.
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300 LIVBl V*
CHAPITRE œMPLÉMENTAIRE ET RÉCAPITULATIF
DE TOUT CE QUI PRÉCÈDE.
DU DEGRE 9B PETITESSE 9 DE PLATITUDE , D IMPR(»ITB ET
D^INCAPACITÉ NÉCESSAIRES POUR FAIRE SON CHEMIN PAR
LE TEMPS QUI COURT.
Un beau chapitre, on le jure, mais que Tauleur
est encore obligé de réserver jusqu'à nouvel ordre.
Œ^^
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LIVRE YI.
DE L'AUTRE SEXE.
CHAPITRE I.
A cette dernière subdivision, on peut voir que la
figure du sujet est complètement décrite, puisque les
cinq mobiles de l'ambition humaine rayonnent au-
tour de la conception principale. Quoique Fauteur se
soucie moins que personne de la méthode dans les
œuvres de fantaisie, il lui plait cependant de faire
remarquer l'architecture du temple et la simplicité
de son ordonnance, de peur que le lecteur ne s'en
aperçoive pas.
On va essayer de passer d'un sexe à l'autre. Les
hommes ont été envisagés comme moyens; les fem-
mes seront envisagées comme but. Le positivisme
moderne et la méthode scientifique ne permettent
i)as de s'exprimer avec moins de roideur; mais que
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302 UVRE VI.
t
dîre^ grand Dieu ! sur un sujet dont tous les côtés
sont usés comme les points d'une vieille tapisserie.
Le meilleur moyen est de ne pas s'en tourmenter.
L'auteur en dira toujours bien autant là-dessus que
MM. Legouvé père et fils, qui sont ou qui ont été de
FAcadémie pour avoir célébré le beau sexe. On com-
prend déjà que la conception rachète le sujet, puis- •
que le sujet lui-même n'est qu'un point de vue
accessoire d'une théorie générale. Ici plus que ja-
mais les ellipses sont nécessaires, puisqu'il s'agit de
superposer une centième ou une millième couche sur
un terrain fossile.
Une des conditions de l'art littéraire est de ne pas
peindre directement; il faut commencer par un côté
quelconque et s'en remettre au hasard pour tout le
reste.
Ce fut une question controversée autrefois de sa-
voir si les femmes avaient une âme; c'en est une
aujourd'hui de savoir si elles ont un caractère.
L'auteur résout galamment ces deux questions par
l'affirmative. Puisse cette condescendance lui rendre
favorable un sexe avec lequel il est si doux de parvenir l
Une femme qui a écrit avec grâce sur des sujets
sérieux, quoiqu'elle ait donné le jour, à l'homme le
plus pédant de France *, a eu à cœur de venger les
femmes du reproche qu'on leur adresse souvent
d'être toutes les mêmes.
1. On ne peut pas nommer.
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DE L AUTRE SEXE. 303
a Quoi d'étounant ! dit-elle ; les hommes ne nous
jugent toutes que par rapport à eux, et toutes sous
le même rapport. »
Le mot est plein de charmes, quoiqu'il tende à
établir que toutes les femmes se ressemblent, au
moins sous ce rapport-là, ce dont la femme la plus
puritaine du monde ne voudrait peut-être pas con-
venir. En général, si vous êtes auteur et surtout mo-
raliste, pour Dieu ! que votre femme ne le soit pas.
On ne saurait se représenter sans disgrâce Fhomrne
et la femme écrivant chacun de leur côté dans leur ca-
binet, se montrant leur copie le matin, se lisant Tun
à l'autre des fragments au milieu de la nuit, médi-
tant l'un et l'autre sur la chute des empires. Une
femme mariée qui médite sur l'homme en général
m'épouvante, et le mari qui écrit sur les femmes en
regardant la sienne mérite bien ce que vous savez.
Malgré tout ce qu'on dit sur le caractère incom-
préhensible des femmes, U est posé en principe ici
que les femmes sont plus faciles à analyser que les
hommes, et voici la raison que Ion se permet d'en
donner.
Il y a, cela n'est pas douteux, dans la manière de
se conduire avec les femmes, une série d'artifices,
de menus manèges et de petits procédés dont l'effet
peut se calculer avec la dernière précision. Or (ceci
est un syllogisme), si l'on connaît à ce point les
moyens qui agissent sur les femmes, c'est donc que
leur caractère est parfaitement défini.
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304 LIVKE VI.
Ce qui est fort clair seulement c'est que celle con-
naissance-là ne sert à rien. Un Dieu y a pourvu. En
dépit de Tart, l'amour ramène toujours chaque
homme à sa nature ; el au diable alors la tactique.
Vraisemblablement, cette réputation d'incompré-
hensibles qu'on a faile aux femmes, n'a pu venir que
des amants malheureux ; et voici sans doute où est
le vice de la conclusion.
On aborde une femme aimée avec la ihéorie géné-
rale, puis on s'aperçoit qu'en l'appliquant les choses
vont au rebours. Les dames échappent par des tan-
gentes imprévues, une première observation ne se
confirme pas, une seconde est en déroule, les nœuds,
les filels, les appeaux , les collets, tout le système
casse; on a complélement perdu le fil conducteur
qui permet d'assigner les causes réelles de ces chan-
gements imprévus. Sans doute : les femmes ne sont
pas des horloges dont on peut examiner à loisir
les ressorls. Savoir ce qu'elles sont en général, ce
n'est pas savoir comment les éléments de leur carac-
tère se combinent individuellement chez l'une quel-
conque d'entre elles. Ce n'est pas surtout être en
état de suivre le mouvement rapide de leurs impres-
sions, de délerminer ce qu'elles pensent ou ce
qu'elles éprouvent dans le moment même. Si Ton
aime c'est une affaire faile, on a perdu le poids, la
mesure, le coup d'œil , on se trompe en procédant
mal sur une observation juste, comme en procédant
bien sur une observation fausse.
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BB L^ACTBB SEXE. 305
Il y a, et il y aura sans doute toujours sous le ciel,
un très-grand nombre d'infortunés qui se perdront
en voulant étudier les femmes. La considération des
difficultés produit la mélancolie.
A rencontre, il y a un beaucoup plus grand nom-
bre de gens qui ne se mettent pas l'esprit à la torture
pour analyser ce sexe, qui ne cherchent pas à définir
le caractère des belles, qui ne s'en embarrassent pas
et réussissent rondement. Quatre-vingt-dix-neuf
fois sur cent le succès est dans cette insouciance.
D'où Ton peut conclure que rien n'est peut-être plus
périlleux que d'analyser les règles du jeu. Quand on
n'est pas de première force, mieux vaut aimer à tout
rompre que de jouer au fin.
Pour connaître les femmes il faut d'ailleurs pou-
voir les éprouver, or, à moins d'être prince ou mil-
lionnaire il n'y a pas moyen.
Œ^^
20
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CHAPITRE IL
i^NALYSE PttlLOSOPÎRlOtSfc bE L'I^MBUR.
Stendhal est le dernier lettré qui ait écrit en de
bons termes sur Tamour. L'auteur regrette fort (l'a-
voir été devancé par cet écrivain. Un livre comme
celui de Stendhal , bien poli , bien coupé par de jo-
lies histoires, avec une classification des divers genres
d'amour ; l'amour goût, l'amour passion^ l'amour à
querelles, c'était tout à fait ce qui convenait ici pour
terminer. Mais Stendhal a très-proprement, très-
ingénieusement fait place nette en un coin fort inté-
ressant du sujet. Stendhal, toutefois, et les autres
dont on peut décemment parler, parce qu'ils ont
écrit avec grâce , sont des spiritualistes , tandis que
l'auteur ne l'est pas plus que ne le comporte le
temps présent. On n'entend point idéaliser les dames
ni faire de la chevalerie errante. On ne demande
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AISTALTSE PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUR. 307
pomt rémancipation de la femnie ni la promisciiité
des sexes, ces deux choses existant déjà d'ailleurs
dans une certaine mesure ; on ne tonne pas contre
le luxe des femmes, car il faut bien laisser aux mil-
lionnaires^ aux gens bien dotés, rentes et appointés
le soin de Tentretenir. On ne detnande pas trop
de vertu dans les classes pauvres , parce qu'il faut
bien fournir aux exigences de l'Opéra et aux diver-
ses entreprises de chant, de danse et de panto-
mime; on ne demande pas trop de vertu non plus
dans les classes bourgeoises ^ parce que les temps
sont durs et l'argent rare, excepté chez les million-
naires. Mais on n'est pas non plus ennemi de la
pudeurj on veut (Ju'il en reste un peu, parce qu'elle
ajoute au plaisir. On veut que les femmes aient
des principes, de la religion, des scrupules , parce
que c'est une jouissance suprême que d'en obtenir
ou d'en dicter le sacrifice, parce qu'enfin l'amour,
pour être ce qu'il est, doit se composer de ce qu'il y
a de plus délicat comme de ce qu'il y a de plus fan-
geux dans l'âme humaine. Non,^ quoi qu'on en
dise, ni le vice ni la vertu ne sont inutiles. On n'est
pas artiste si l'on ne sent cela.
Il y aurait dieux choses à examiner dans l'amour :
ses effets et ses principes. Il n'y a certes pas de sen-
timent qui temuiB la société plus terriblement cjue
l'amour, et le spectacle de ses manifestations inté-
rieures est presque tout le côté dramatique de la vie.
La volupté en est évidemment le but suprême. Les
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308 LIVHE VI.
ambitions, les passions, les plaisirs viennent aboutit*
à ce grand réceptacle; c'est pour satisfaire cette pas-
sion qu'on travaille, qu'on accepte mie vie de forçat
pendant de longues années. C'est pour porter cette
coupe à ses lèvres qu'on veut de l'or, qu'on fait de la
politique et de la finance, qu'on se ruine, qu'on se;
vole, qu'on se tue. L'atmosphère est sillonnée des
éclats de foudre de cette passion, et le sol est jonché
de ses débris.
(c Embrasé de tes feux, tout est entraîné vers toi ,
6 Vénus j Au fond des mers, sur les montagnes,
dans les fleuves profonds, sous la feuillée naissante,
dans les vertes campagnes , tous les êtres brûlent
d'épancher Tamour qui repeuple la terre*, »
Sauf qu'on ne cherche pas à repeupler, voilà bien
le délire dont on aperçoit le frémissement universel
à la surface de la société. Mais, dira-t-on, ce n'est
pas là ce qu'on appelle l'amour; c'est un sensualisme
grossier qui n'a rien de commun avec ce sentiment
délicat qu'on appelle l'amour, avec cet idéal divin. .
Nous sommes tentés de dire avec un
comédien du dix-septième siècle* :'
Plus scensd quant çitœ podest.
Et puis il n'y aurait pas moyen de tenir sur un
ton lyrique.
i. Lucrèce.
2. Baron.
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AlfALTSB PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUR. 309
Le sentiment excessif des réalités a d'ailleurs une
poésie qui lui est propre : il conduit au culte de la
forme. L'art antique, c'est-à-dire l'art suprême, est
né de cette concupiscence tout à fait étrangère, cer-
tainement, au sentimentalisme moderne.
Le rôle du sentiment artistique dans l'amour n'a
pas été assez remarqué. C'est presque toujours par
là qu'il prend son origine chez les hommes d'une
nature un peu délicate. L'amour commencé par
l'admiratidn des œuvres du créateur. La première
impression est une sorte d'étonnement, Tétonne-
ment se change en admiration, puis l'admiration ré-
fléchie en amour. Évidemment, la nature nous a
doués d'un sens tout particulier pour apprécier chez
les femmes les moindres détails de la beauté.
Il y a un suffrage qui se rend immédiatement,
spontanément et comme malgré soi quand on aper-
çoit chez une femme le plus léger attrait. La nuance
du regard, la forme du cou, une jolie bouche, le des-
sin gracieux d'un sourcil se révèlent instantanément
aux yeux comme une lumière. On voit ces charmes,
on les compte, on les détache par la pensée, même
sur un visage ordinaire. L'investigation se poursuit
sur toutes les surfaces visibles. Partout où l'on con-
state un fragment de beauté, on enregistre , c'est
instinctif. De là vient assurément que les femmes
prennent tant de soins d'exposer à cet examen les
moindres choses qui se peuvent montrer honnête-
ment -, car elles ont de la beauté artistique une per-
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340 uvaE VI.
ceplion au moins aussi sure que celle des boRunes.
Elles savent, admirablement, ce qu'eUes peuvent
posséder de charmes appréciables. Elles connais-
sent leur personne pbysique à un point qui passe
rimagination ; la forme d'un doigt , d'une die-
ville, un trait, un linéament, elles savent si cela
est joli ou non ; c'est la plus grande intuition artis-
tique du monde, et c*est cette intuition même qui
est le fondement de leur coquetterie. Quand tous ces
traits épars de beauté que les hommes recherchent
avec tant de passion chez les femmes, se réunissait
en grand nombre chez l'une d'elles; quand ils se
coordonnent , quand ils s'harmonisent , quand une
femme peut sortir victorieuse de l'examen minutieux
dont elle est l'objet, alors une curiosité plus pro-
fonde commence à naître , un rien déterminera Fa-
mour ; car les hommes ont une vocation naturelle à
aimer toutes les belles femmes qui ne seront pas
trop cruelles.
Mais il semble que la nature, en nous donnant un
sentiment si vif de la beauté, se soit plu à nous éton-
ner toujours par la variété des types qu'elle a créés
et par leqr inconcevable splendeur. On ne peut pas
von* une femme belle, qu'on en voie bientôt une
plus belle encore. Le plus merveilleux spectacle
qu'on puisse ènyier, dans le domaine de la fantaisie,
serait de voir passer devant ses yeux les plus beaux
types que la nature s'est ingéniée à créer depuis le
com^i^Qcement des âges, de voir ressusciter dans
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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l' AMOUR. Sli
rëpanouissement de leur jeunesse toutes les belles
qui sont mortes depuis six mille ans, de les compa-
rer avec celles qui existent en ce moment sur la terre;
et avec celles qui naîtront jusqu'à la consommation
des siècles.
La preuve que nous avons v^e sorte de çentimeni
surnaturel de la beauté ()es femmes, c'est que l'on
classe dans son souvenir même celles qu*on n'a
point aimées, celles cfu'on n'a fait qu'entrevoir, tçute^
les fois qu'elles ont apparu avec le signe supérieur,
des créations de premier ordre. Ces types merveil-
leux laissent leurs reflets dans Vimagination; on les^
y retrouve ; ils servent de point de comparaison et
de modèles pour jug^r les autres femmes. Et com-
bien de fois n'arrive-t-il pas que l'amour s'éveille en
saisissant de lointaines ressemblances avec ces images
gracieuses dont l'imagination est peuplée 1
Ce qui impressionne le plus chez les femmes, c'est
la nuance du regard, cette nuance que nous n'aper-
cevons pas chez les hommes, mais qui chez elles se
révèle à nos sens d'une maniète si par&itement
distincte. C'est la nuance de ce regard qui nous
atteste que les femmes ne sont pas toutes la^
mêmes.
 quel moment cette vocation générale à aimer
toutes les femmes dont la beauté fait impression se
change-t-elle en une préoccupation exolusiv<e pour
une seule d*^ntre elles, o'est-à-dire en amour ?
G'^st là'dessus qu'on fausse compagnie pour ne
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312 uvra VI.
pas marcher dans les souliers des confrères. On croit
seulement que toutes les belles femmes seront aimées
par qui elles voudront. 11 y a certainement un mo-
ment où la femme aimée passe dans le sang et où
c'est celle-là même que Ton veut et non pas une autre;
mafe il n'y a pas non plus de raison pour que si une
autre se fût trouvée à la place de la première^ et
dans les mêmes conditions^ le travail de Tàme ap-
pelé par Stendhal CrisiatUsaiion, ne se (ut pas de
la même manière opéré sur la seconde.
On ne compte peut-être pas assez le nombre de
passions échouées, qui viennent se résoudre en une
passion unique* La dernière porte qui 8*ouvreest sou-
vent celle du sanctuaire. La plupart des hommes sont
amoureux du jour où ils trouvent leur placement.
Il est vrai que ceci gâte un peu la théorie des sym-
pathies au moins en ce qui concerne les hommes.
A regard des dames il se pourrait que le problème
fût plus compliqué. Autant qu'on peut l'avancer sans
outrecuidance, lamour ne natt pas chez elle de la
même manière. Quelle est la différence? Question
ingénieuse que Ton soumet à une cour d'amour com-
posée des dames les plus vertueuses de la seconde
série. La belle Mme H*** dont les mollets valent,
dit-on, mieux que la figure, serait présidente du ba-
taillon sacré.
On ne craint pas de soutenir qu41 y a des diffé-
rences tout à fait à l'avantage de l'autre sexe.
Ainsi ce que les femmes apprécient essentielle^
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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l' AMOUR. MS
ment chez les hommes c'est la beauté intellectuelle
et morale. C'est feu M. Cousin qui^ Taffirme ^ ; et si
cela n'arrive pas quant à présent, c'est que les sujets
manquent. Mais mettons que leurs inclinations n'aient
rien à démêler du tout avec des sentiments de cet
ordre; elles ont cela de commun avec les hommes.
La différence s'arrête à tous les autres rapports.
Chose singulière^ les femmes qui ont pour elles-
mêmes un sentiment si vif et si exquis de la beauté
physique dont l'œil démêle chez leur rivale le moin-
dre signe de perfection, les femmes encore un coup
perdent tout à fait le sens artistique à l'égard des
hommes. Il est très-décidé dans tous les cas que ni la
beauté, ni Télégance, ni même les manières ne sont
le principe de leurs penchants. Ceci est très-heureux,
ceci est providentiel, car il y a de par le monde une
très-grande quantité d'hommes laids, qui sans cela
ne seraient pas aimés pour eux-mêmes comme il ar-
rive à tant de magots.
Alors que l'amour chez les hommes est presqu'im-
médiatement précédé ou suivi chez les hommes d'une
espèce de lésion des sens, jusqu'à quel point les sens
sont-ils intéressés chez les femmes dans les premiè-
res atteintes de l'amour ? N'est-il pas charmant de
penser que ces êtres si richement doués pour le plai-
sir, n'ont point la soudaineté d'appétit qui se révèle
1. M. Cousin n'a pas que nous sachions aflQmié cela. (Note de
Péditeur.)
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c^ les hommes. Muse, laisse ikuis croire que la
concupiscence sommeiUe doucement chez les jeunes
filles quand elles commençait à ^iaaer et même en
tim^t; qu elles pensent à autre chose qu a ce que
iK>us pensons» aux champs, aux bois, aux marg^ie-
rites, à leurs anges gardiens, au bon Dieu. Laisse
nous croire que les. épouses à la veille d'être infidè-
les, ne sopgeut qu'à Tunion de deux 4mes avec un
a^utre que leur mari !
On ne sait d'ailleurs pas au juste quel est en gé-
néral le degré d'instruction des jeunes personnes les
mieux élevées, avaqt de tran^rmer en réalité les
timides aspirations dii premier îimour.
IVtais il y a dans leur organisation une délicatesse
q^i les soustrait aux impressions grossières, qui agis-
sept incesisamment chez les hommes. Pour elles les
hommes n*ont point de sexe tant qu'elles n'en ont
pas distingué un. Une femme bien née a même natu-
rellement une sorte d'horreur des désirs qu elle ne
veut point satisfaire. Leurs sens ne s'éveillent qu*avec
leur imagination^ à moins pQurtant d'une de ces
surprises comme celle qui e^t racontée d'une ma-
nière si charmante d^s les lignes que voici ;
a J'ai connu une femnie qui, quoiqu'aimahle^ n'a-
vait jamais été soupçonnée d'aueune affaire de cœur.
Quinze ans de ménage n'avaient point altéré sa
tendresse pour son mari. On pouvait citer leur
exemple. Un jour à sa campagne, ses amis s'amu-
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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUB, 315
sèrent assez avant dans la nuit, pour être contraints
de coucher chez elle. Le matin ses femmes s'occu-
pèrent à servir les dames qui étaient restées. Elle
était seule dans son appartement, lorsqu'un homme
qu'elle voyait très-familièrement et cependant sans
conséquence, passa chez elle pour lui faire le com-
pliment d'usage en pareil cas. Il s'offrit à lui rendre
quelques services au moment de sa toilette. Le né-
gligé où elle se trouvait lui fournit une occasion de
lui dire quelques galanteries sur des charmes qui
n'avaient rien perdu de leur fraîcheur. Elle s'en
défendit en riant comme d'un compliment. Cepen-
dant de propos en propos ils s'émurent; quelques
maladresses dont on ne fit pas semblant de s'aper-
cevoir devinrent des entreprise^ très-décidées. On
se troubla, on s'attendrit de part et d'autre , et la
femme était déjà bien coupable qu'elle ne croyait
encore faire que badiner. Quel fut leur étonnement
et leur embarras après un tel écart? Jamais Us n'ont
pu comprendre depuis comment ils s^étaient enga-
gés si loin 9 sans en avoir eu tout d'abord le moin-
dre pressentiment. »
(I!^p3
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CHAPITRE IIL
CONJECTURES* DÉLICATES QUI NE SERONT
PAS COMPRISES.
On doit répéter que c'est une loi providentielle et
faite à l'avantage du plus grand nombre que les
inclinations des femmes ne dépendent d'aucun des
dons de Fesprit et de la figure ; que Ton voie ce qui
pourrait en arriver à divers points de vue si comme
le désireraient quelques victimes de l'amour, les
femmes se portaient avec une préférence décidée vers
les hommes de choix, si la nature les avait douées
d'un discernement excessif à cet égard. Ce serait
effrayant pour quelques-uns et désolant pour le plus
grand nombre. On peut placer là des considérations
économiques et anthropologiques assez importantes.
Les femmes obéissent sans le savoir à nije loi d'en
hâut^ à une loi sage qui a voulu réparer par leurs
mains ['inégalité des conditions, des talents et des
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COKSIDÉBATION o'tïfB MORALITÉ BOCTBCSE. SlT
avantages extérieurs. C'est ainsi qu'un auteur avisé
peut, comme on le fait ici, attacher les raisons de
la galanterie aux principes supérieurs de la science.
liCs femmes étant des êtres moraux essentielle-
ment irréguliers, les sources de leur sensibilité s'ou-
vrent ou se ferment selon des lois mystérieuses dont
la physiologie donnerait peut-être le secret. C'est
une étude à tenter; mais sans sortir quant à présent
des bornes de la physiologie morale, il appert suffi-
samment que l'irrégularité de leur âme, de leur ima-
gination et de leurs sens explique pour une part les
caprices de leurs inclinations. Qui nous garantit que
pour être aimé d'une femme, il ne suffit pas d'être
en vue d'elle précisément à l'heure où leur âme est
disposée à recevoir et à retenir une impression, à
l'heure où descend quelqu'un des démons familiers
du logis? Qui peut dire le rôle que joue dans l'a-
mour le moment de la rupture d'une des vésicules
deGraaff...*
CONSIDERATION DUNE MORALITE DOUTEUSE.
Une femme incomprise est certainement une
femme qui cherche à se faire comprendre. Aussi la
société est-elle coupable quand elle se montre trop
1 . L'auteur n'aurait pas dû écrire ceci parce que les dames
peuvent demander une explication à leur médeciil. {Note de té
diteur).
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318 U¥BB YI.
séyère envers certaines infractions qui attestent un
sentiment très*vif de l'idéal^ quelque chose comme
une recherche de l'infini d(Mitelle sent en elle-même
le principe. Mab les hommes qui font tant d'é-
preuves avant de se fixer à une femme légitime^ et
qui néanmoins ne s'y fixent pas^ se montrent im-
placables pour ce qu'ils appellent l'honneur conju-
gal. Heureusement^ cette sévérité de principes^ ce
sentiment exclusif de la propriété tend à s'affaiblir
de plus en plus ; et quand la science économique
aura dit son dernier mot sur l'amortissement du ca-
pital, il faudra bien transporter quelques-unes de
ces idées dans le mariage.
L'amour, le véritable amour, ne se comprend
sans doute en général que d'un sentiment exclusif
pour une seule personne ; mais puisque d'après les
théories les plus modernes il tient essentiellement
à la perfection entrevue chez la personne aimée, il
y a bien quelques difficultés. Ne peut-on aimer sin-
cèrement deux et même trois personnes à la fois?
Les Orientaux comprenaient plusieurs épouses. C'est
que si ce système pouvait être admis de bonne foi,
il tendrait à disculper du reproche de noirceur et
de perfidie, un certain nombre de dames honnêtes
dont on pourrait croire que le cœur est pervers,
parce qu'elles ont eu le sentiment de la pluralité en
amour. Beaucoup d'hommes pensent aussi sincère^
ment de cette façon. Leur impression peut se tra-
duire ainsi : J'aime Julie, mais je ne pourrais me
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CONSIDÉBA^TIOir d'une MORÀLITlS DOUTEUSE. 349
passer d'Henriette. J'adore Aiigustine, mais que Su-
zanne est séduisante ! Il est si difficile de trouver
.dans une seule. personne la réunion des perfections
qui assurent la durée de Tamour. Il doit arriver
quelquefois sans doute qu'une femme qui a deux
amants et qui les garde tous les deux à l'insu l'un
de l'autre, les aime tous les deux à des titres divers.
Ce sont deux égoïstes qu'elle réconcilie dans son
cœur. Ce sont deux moitiés de perfection que l'on
rapproche. La pauvre femme est justifiée, car être
infidèle, qu'est-ce bien souvent, sinon compléter
son idéal?
Nous donnerons l'histoire suivante, parce qu'elle
nous fait un peu plus de copie et qu'elle vient d'ail-
leurs à Tappui du sujet.
Deux capitaines, deux officiers, qui s'aimaient
tendrement, allaient souvent chez un vieux gentil-
homme veuf, qui n'avait qu'un seul enfant. C'était
une jeune fille âgée de dix-huit ans^ fort jolie. La
demoiselle devint enceinte. Le père furieux s'apaisa,
car il faut tôt ou tard s'apsdser, et après les ques-
tions ordinaires en pareil cas, il lui demanda qui
l'avait mise dans cet état. Elle répondit sans s'é-
mouvoir que c'était le capitaine, à moins que ce ne
fut le lieutenant. Ils sont mandés tous les deux par
le père ; il leur fait part de la situation de sa fille,
leur déclare que Tun d'eux doit se résoudre à l'é-
pouser, ou qu'il se sent encore assez de force et de
courage pour se venger de l'un ou de l'autre.
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Les jeunes ofBcieis étaient rivaux sans s'en être
jamais doutés : tous deux déclarèrent qu'ils étaient
également disposés à faire ce que désirait le père
outragé, mais aucun d'eux ne voulut céder à Tautre
rhonneur de la réparation demandée. Le père pro-
posa de s'en rapporter a la demoiselle. Autre embar-
ras : elle répondit qu'elle les aimait également tous
deux y qu'elle l'avait prouvé du reste, qu'elle ne
pourrait jamais se résigner à sacrifier l'un à Tautre ;
qu'on arrangeât cette affaire comme on voudrait,
qu'elle se soumettrait à tout, que c'était assez faire
pour elle.
On adopta, pour en finir, le seul moyen qu'il y
avait à prendre ; le sort en décida.
Le traité fut exécuté avec la plus scrupuleuse fidé-
lité. Le rival exclu resfea l'ami des jeunes époux. Le
sort avait prononcé en faveur du capitaine, qui
mourut quelques années après ; sa veuve épousa le
lieutenant^ et ils n'éprouvèrent d'autre chagrin que
d'avoir perdu un ami dont la mémoire leur fiit tou-
jours chère.
Cfi]^^
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CHAPITRE IV.
OBSERVATION.
Il y a un aveu qu'on ne doit pas différer plus
longtemps et par lequel on aurait dû commencer,
c'est que c'est réellement la marque d'une imperti-
nence achevée que de se permettre d'écrire sur le
sujet dont on s'occupe ici. On s'empresse de le dire
par prudence, pour enlever au besoin ce pavé de la
main des railleurs.
Quand on songe que Ton voit paraître chaque
année, deux ou trois ouvrages pour le * moins qui
s'intitulent : Des femmes ou De la femme, — On re-
garde au nez de ces auteurs et l'on se dit en voyant
les espèces qu'il leur faut un terrible aplomb. C'est
comme si l'on montrait son mollet ou ses cuisses, ou
que l'on concourût pour le prix de senteur. On se
donhe Tair d'un connaisseur, d'un lascar qui con-
21
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322 LIVRE VI.
nait les sentiers de la vie, qui a vécu dans les ruelles
et qui sort à peine boutonné d'un dernier boudoir.
Cela donne un air Richelieu, un air Valmont^ ud
air à claques.
L'auteur est généralement un cornac de donzelles
qui connaît les tarifs^ mais qui par faveur spéciale en
est affranchi ; ou bieh c'est iin tiëux barbon de lettres
qui a épousé une femme trop jeune, et fait Toffice
de sage-femme, chauffe la couche, bassine le lit et
fait des yeux blancs soù^ èoii ^ardë-vue.
I/auteur glissera entre ces écueils, en déclarant
qu'il n'a pas eu pour sa part de succès auprès des
dames, son principe étant d'ailleurs que quand on en
a ce serait tout à fait perdre son temps que d'écrire
là-dessus, les moments sont trop précieux.
Au point de vue littéraire, l'entreprise est bel et
bien injustifiable; car on doit commencer par se
mettre ceci dans la tète, c*est qu'il n'y a pas sur ce
sujet le plus pauvre petit mot neuf à dire, non pas
un mot, pas un iota. Les paradoxes, les réflexions
les larmes, les plaintes, les soupirs, les colères, les
formules, sont étiquetés et catalogués comme k
nomenclature des produits médicinaux dans le
codex.
Essayez de dire quelque chose sur les femmes, ce
que vous voudrez , cherchez , combinez , ingé-
niez-vous, et l'on se charge de vous montrer le cer-
tificat d*origine, la marque de fabrique, l'original de
la copie. Vous avez lancé un mot que vous croyez
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OBSERVATION. SUS
d'une saveur bouvelle^ votre mot sort aii magasin
où il porte le numéro 2. Ce paragraphe-ci : numéro
4 du répertoire et ainsi des autres. iÇlettre. au jour
Une {)ensee, une impression nouvelle sort du do-
maine du possible. Quand on sait qu'on ne fait
que des rhabillages ^ il faut du courage pour s'y
mettre, mais il faut au moins le savoir, ne pas
s'imaginer aisément que l'on chante des airs nou-
veaux.
Ilya plus embarrassant encore que cela, et ce n'est
pas peu dire. Quand on parle des femmes, il n'est
que deux alternatives, en dire du bien ou en dire
du inal, deux partis également dangereux, car ils
sont d'un ridicule égal.
Allez donc vous déclarer le champion du beau
sexe. Les dames elles-mêmes en riraient derrière
leurs éventails. Allez donc marcher sur les traces de
MM. Legouvé, père et fils, peindre la jeune fille, la
mère et l'amante, tomber au pied d'un sexe au-
quel....
Proclamerez-vous le culte de la femme, son es-
sence divine, son rôle dans la civilisation à la suite
d'un brèche-dents du collège de France ? Ferez-yous
du mysticisme matrimonial comme certains auteurs
en s'occupant des couches et des infirmités de la
femme, de ses périodes lunaires, enveloppant le
tout d'un parfum de cabinet de toilette et de linge
taché ?
Comment tomber dans Textase de la croyance
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324 LIVRE VI.
sans paraître un niais^ et comment se poser en scep-
tique sans paraître un cuistre?
On tourne ici la difficulté en médisant de l'amour
et non des femmes, c'est un peu moins imperti-
nent.
CI!5pD
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CHAPITRE V.
S'IL Y A DES IDEES OU SEULEMENT
DES SENSATIONS EN AMOUR.
Ce n'est pas trop la tendance de ce siècle de mettre
l'amour hors de là poésie des sens pour le faire en-
trer dans le domaine de l'idéal.
Il est vrai que l'a doctrine deTidéalisme sentimen*»
tal rencontre de graves objections.
L'amour ne survit pas chez les iiommes à la perte
de la beauté. — Un. On ne voit pas s'aimer entre
eux les laiderops qui ont de belles âmes. — Deux.
Les mariages d'amour sont rarement heureux. —
Trois. Hors le mariage on se brouille presque tou-
jours avec la femme que l'on a aimée. — Quatre.
Il est vrai que les deux premiers exemples ne
prouvent pas grand'chose, et que les deux derniers
ne prouvent rien.
On ne hait les femmes que Ton a aimées que
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326 LIVRE Vï.
parce que Ton a appris à les connaître. Lorsque
deux amants brisent violemment leurs chaînes, ce
n*est que la rupture de deux âmes qui n'étaient pas
faites Tune pour lautre.
Mais, d'un autre côté, les femmes qui attachent
le plus les hommes ne sont pas celles qui ont le plus
de vertu.
Et, d'autre part, les femmes ne s'attachent pas aux
hommes en raison de leurs qualités.
Cependant, dans l'amour malheureux on éprouve
une souffrance de l'àme qui le distingue absolument
des sens, et qui atteste l'essence immatérielle de l'a-
mour.
Mais Tàme est malade aussi, quand on a perdu sa
fortune ou qqe Ton se trouve sans argent.
Cependant, on peut aimer assez une femme dans
la première jeunesse, pour aue l'image même du
plaisir blesse la pensée.
Oui, mais cela ne dure pas, et cette délicatesse
exquise n'est que la crainte du vertige à la pensée
du bonheur.
Mais la pudeur, qui fait monter un sang si frais
aux joues des jeunes filles, n'est-elle pas une protes-
tation de la chasteté qui désarme la concupiscence ?
Oui, mais la pudeur des jeunes femmes n'est
qu'une expression détournée du désir; et qu'est-ce
que l'amour de la femme la plus pure, quand il
arrive un jour, une heure où elle s'humilie dans le
plaisir Est-ce que le plaisir est chaste ?
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S*IL T A. DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUB. 327
Toutes les héroïnes devraient mourir avant d'ar
border au lit nuptial et même avant de se délacer.
On peut si Ton veut rétablir la balance au profit
du spiritualisme, quelques mots de plus, ce serait
fait, mais l'art ne le souffre pas.
On sent, à vrai dire, qu'il peut y avoir quelque
chose de surfait c^ans l'amour, quand on en parle
comme de l'essence des choses divines, comme de
la contemplation du monde intellectuel et moral.
Les idées générales de l'amour ne sont pas aussi ri-
ches que ses sensations, qui sont elles-mêmes fort au-
dessous de ce qu'on désirerait. Le langage de l'a-
mour n'a guère plus de variété que le chant des
oiseaux; on ne saurait, quoi qu'on fasse, sortir 4'uï1
certain com^enu, que l'amour exalte jusqu'au délire,
' mais dont les termes ne changent pas.
Que l'on suppose l'homme le mieux conformé
moralement, aux genoux de la femme la plus intel-
ligente et la plus belle, le dialogue pe sortira pas
de ceci :
Je vous aime !
Je vous aime passionnément !
Je vous aime furieusement!
Reste la preuve, à faire à un moment donné, c'est
autre chose.
Il n'en est pas moins vrai que c'est avec ces trois
notes qui n'en font qu'une, que se composent toutes
les mélodies delà parole écrite ou parlée. I^eshomiiies
ont tous une vanité qui leur est propre. Ils s'ima
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328 LIVRE VI.
giiient que s'ils sont admis aux genoux d'une femme
ils lui feront entendre des accents tout à fait nou-
veaux, mais les femmes qui ont de Texpérience dé-
clarent que les hommes ne font jamais en pareil cas
que répéter la même chose.
Si, par un beau clair de lune^ vous êtes assis avec
voire amante 9 sur la lisière d'un bois du sur le bord
d'un ruisseau, vous n'avezqu'à vous taire; ou si vous
voulez parler qu'avez -vous à lui dire,* sinon que la
lune est brillante?
Et si vous êtes érudit vous ajouterez : « Que ce
fut dans une nuit semblable, tandis qu'un doux
zéphyr caressait légèrement le feuillage, sans y exci-
ter le plus léger frémissement, queTroïIe escalada les
murs de Troie, et adressa les soupirs de son âme
vers les tentes des Grecs, où reposait Cressida. Que
ce fut dans une pareille nuit que Thisbé, craintive,
et foulant d'un pied léger la rosée du gazon, aperçut
Tombred'un lion avant de le voir lui-même, et s'en-
fuit éperdue de frayeur. Que ce fut dans une nuit
semblable que Didon, seule sur le rivage d'une mer
en furie, une branche de saule à la main, rappela
son amant vers Carthage. » Etc.
Depuis le commencement du monde, tous les
dialogues d'amoureux se ressemblent et sont copiés
les uns sur les autres. Aussi les poètes, les savants, ne
se sont-ils jamais avisés de faire parler deux amants
dont l'amour n'est traversé par aucun obstacle, qui
peuvent se dire qu'ils s'aiiuent et qui peuvent se le
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s'il T à DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUR. 329
*
prouver, sans craindre un mari jaloux ou la ven-
geance d'un rival.
A part ce que la passion prête à une foule de pe-
tites choses in^gnifiantes par elles-mêmes, il n'y a
point de pensées au fond de l'amour, il n'y a que
des sensations déguisées.
Mais la peinture de ces sensations, qui est la poé-
sie des sens, comporte les tableaux les plus char-
mants .et les plus variés. La manière d'exprimer le
désir emprunte le monde des images. Tout ici con-
siste dans cette grâce de langage dont l'antiquité nous
donne tant d'exemples ; car les anciens ont été nos
maîtres dans l'art d'exprimer les passions.
u Laisse-moi, dit Harmonie à Vénus, en parlant de
Cadmus, Laisse-moi du moins près de lui. Je tou-
cherai peut-être sa main ou le bord de sa tuni-
que, et ce serait un remède au mal qui me con-
sume. Je verrais son cou sans voile, et comme par
mégarde je serrerais son corps pendant qu'il est
assis. Ah ! si par hasard sa main s'étendait jusqu'à
moi et venait à toucher mon sein, il me semble que
je mourrais. Oui, pour presser de mes lèvres, ses
lèvres entr ouvertes et les effleurer de mes baisers,
pour l'entourer de mes bras un moment, je consen-
tirais volontiers à passer les ondes de F Achéron . Alors,
sur les rives du Léthé, qui voit couler tant de larmes,
je raconterais aux morts ma douce destinée et je fe-
rais à la fois envie et pitié à la triste Proserpine. Là,
j'enseignerais l'art de ces baisers pleins de charmes.
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330 uvRE yi.
aux amantes malheureuses qu'a consumée^ le feu du
désir, et j'exciterais leur envie, s'il est vr£|j qi|'après
la mort les femmes gardent encpr^ de jalouses pas-
sions aux bords du fleuve de l'oubli. «.. »
Et ceci Que l'Ârioste juî-mj^me n'a i^w jpiter (uqe
jeune amazone blessée encoipbattai^t\j|
tt Une vierce est tombée, à ç|emi flpe sur ]e sol
poudreux. Sous ses yéteinepts r^lçyés, sa beauté
s'arme encore. Blessée, elle b|es^e son meurtrier sé-
duit.... Ses charmes nus lancent contre lui les traits
de l'amour: et, comme Achille à la vue d'une autre
Penthésilée, l'Indien eût baisé les lèvres refroidies (^e
la nymphe étendue sur la poussjère, s'il n'eut re4ou^é
la colère des dieux. Alors il considère cett^ f^eauté
ui se révèle et lui est refusée ; il ypif |a blancheur
le ses pieds, ses formes que rien ne voile. Ula touche,
approche sa main de cette poitrine de rose, qpi q'a
pas encore perdu la grâce de ses concours. — Il fait
entendre d'une voix éperdue ces paroles insensées :
ce Ah ! malheur à ma lance, malheur à nion bras té-
méraire ! Quand je presse la b)^$^ure de ^op corps
charmant, quel hymne magique, quels encl^ante-
ments constellés pourront, à ma voix inspirée, en-
dormir tes angoisses et arrêter ton sang ! Que n'ai-je
i. Nous ne saunons dire au juste si le passage qui suit, de
même que celui qui précède, 'sont tirés de quelque poëte, ou
seulement imaginés par l'auteur. Nous croyons cependant que
ce sont deux morceaux extraits des Dionysiaques de Nonnos.
{Note de Vediteur,)
l
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S*IL T A DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUR. 331
là^ près de moi, une source vivifiante pour baigner
ton corps dans les eaux qui calment la doqleur, j'a«
doucirais ta gracieuse plaie jusqu'à ce que j'e^^^^ ^ti
revenir ton âme errante. Où Irouverai-je les rempdes
mystérieux de P^n et son art salutaire. Que n'ai-je
cette plante que Ton appelle centaurée, j'en presse-
rais sur toi le suc de sa fleur, qui apaise les souf-
frances et je te sauverais vivante ^e l'enfer, d'où l'on
ne revient pas. »
CONSIDERATION ECONOMIQUE.
Le dernier recensement officiel porte :
Que le nombre des femmes est de. . 19052985
Et celui des hommes de 19014109
Excédant du nombre des femmes sur
les hommes 38876
On voit par là combien la nature est sage. Car
voici pour l'exercice de 1 867, à l'actif du sexe mas-
culin, un solde créditeur de 38 876, destiné à pour-
voir aux exigences de la demande.
Si non-seulement ces 38876 femmes venaient à
manquer, mais encore que leur nombre total se
trouvât réduit de cette différence, ce serait une ca-
lamité pire qu'une disette, car la demande dépasse-
rait l'ofFre, ce qui enchérirait l'amour dans la pro-
portion de Vi P« o/*-
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332 uvRE VI.
Mais aussi les amants aimeraient plus ardemment
leurs maîtresses, et les maris feraient meilleure garde
autour de leurs femmes. •
Donc, etc.
D UN PROC£S TOUJOURS PENDANT ENTRE LES DEUX SEXES.
Il y a une sorte de procès qui existe depuis le com-
mencement entre lesdeux sexes. Le grief se traduit du
côté des hommes par ces mois : Oh ! les femmes /...
Et il se traduit du côté des femmes par cet autre
mot : Oh ! les hommes !. . .
Cela équivaut des deux parts à une accusation en
règle. La question toujours pendante serait donc de
savoir quel est le sexe qui a le plus de torts en géné-
ral vis-à-vis de l'autre.
Gomme le conflit ne s'élève que sur le terrain de
Famour, il y aurait, à ce qu'il semble, un moyen
assez simple de le vider, ce serait d'examiner quels
son t les procédés des hommes, quand ils aiment et quels
sont dans le même cas les procédés des femmes. On
reconnaîtrait peut-être qu'il faut une étrange audace
de la part des hommes pour se poser en victimes ;
mais peut être reconnaîtrait-on aussi que les femmes
ont tort de se plaindre. On refuse de faciliter la so-
lution de cette question.
Une princesse de ce temps-ci, une princesse encore
vivante, qui a été belle et qui ne s'en est pas fait
faute ^ a écrit ceci :
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s* IL T A DES IDÉES OU SElTSATIOirs EN AMOUH. 333
« Il y a deux choses dont un homme ne convient
jamais avec une femme, qu'il en ait aimé une autre
et qu'il lui soit resté fidèle. Il jouerait tout son bon-
heur pour cette vanité d'avoir possédé sans aimer.
ce Jamais on ne pardonnera à une femme libre
d'être la première à rompre ses liens. Il y a dans cet
acte un renversement de l'usage, un dédain de sa
colère dont un homme sera toujours profondément
blessé. Il ne se souviendra pas des mille méfaits qui
ont fait prendre cette détermination. Il en sera
étourdi. Tant qu'on l'aime il se pardonne aisément
ses petites infamies. Quand il n'est plus aimé il veut
encore être craint. .. . Et c'est en affectant un dédain
qui ne trompe personne qu'il cherche à reprendre
contenance. »
Un trait aussi pris sur le vif méritait d'être sauvé
de l'oubli, et la dame qui a écrit ces lignes enverra
sans doute ses remerciments à l'auteur, qui lui baise
respectueusement les mains.
O]^
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CHAPITRE VI.
DE LA POSSESSION UNIVERSELLE.
On ne saurait admettre que ceux qui se sont élevés
à un degré éminent dans la vie galante^ n'aieùt recher-
ché que des jouissances grossières dans la séduction.
Sans doute Tamour des femmes est une passion qui
résiste à Tâge et à la caducité, sans doate encore il y
a tant de variété dans la beauté des femmes qu'on
court toujours le risque d'en rencontrer une plus
belle ou plus séduisante que toutes celles que Ton
peut avoir aimées; mais il est possible que le plaisir
des sens n'ait joué qu'un rôle secondaire dans la vie
des Grammonty des Bolimbroke^ des Chesterfield
et autres. Pourtant on ne trouve dans les impres-
sions de tous ces privilégiés de l'amour rien que de
fort plat, ce qui traîne de côté et d'autre. Les plus
spirituels se sont gardés d'écrire* C'est peut-être
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DE LA. POSSES^ldî^ DKIVERSELLE. 3^^
(}ae rabaisse de Y AH ou dé là sbieii^b h'àjipanient
pas à ceux à cjui leur talent âssijgfaë le rôle de Tac-
tioh.
A-t-on vu beaucoup de graiid^ |leihtreâ iéfcrirè sur
là péintiire, de gtàndâ géhéràiix stir Fart de la guerre,
dé grande ^dêtés sur la poësiè? Cërtàihëmefat ilon.
Les hoihmés ^uî^sàtlts par Tàrt saSrèiit assez idiit ce
qu'il jr a dfe Vain dans ces théories ; et à qubi lètir
serviraient-elles? tèdrè îniéui que pei*sbiiiie, ii'fest-cè
pas savoiir niieux (jue pei*sônne. Serait-bé fioiir le
profit des autres qu'ils cotlsentiraieht à écrire, înais
les procédés intiiiiès de Tàrt nfe s'enseignent Jwià. Tbut
àti pliis consëtitiràieiii-ils a Retire par diâtrâbtlon ou
par Vanité, maillé plaisir d'éloHner quelque^ lecteiirs
par des révéiatîbhs âùr^rbiiantes né vaudrait pas
rferitiui qu'il faudrait prendre à les écrire. Ainsi doit
îiàns doiitë s'expliquer le âîlericé des iiiâlti*es de Taft
sur le tbiids de leurs procédés. 11 jr à d'àiili'ë^ raisoiis
eiicdre. Là science de la vie ne sert à rien à ceux qui
ne Tout J)as apprise â leilrs dépens. Eii pareille ma-
tière on ne croit que ce qd'on voit, 6h ne sait ijue ce
qli'on a expérimenté. Les sëcrélb t|li'bti iip^tend, les
pi*océdé^, les inanières certaines d'dgir, les principes,
lëi^ systèmes que Tôta ^e fâit du que Ton se rohntilë
à soi-même comiiië règles d'kctidns, on ne saurait
trop les cacher ; car c'est les perdre cJUë de les faire
connaître, c'est perdre la puissance que donné lëiir
vertu secrète.
Ceux qui écrivent Soht ceux qui lié savent pas,
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336 LIVRE VI.
qui cherchent ou qui se sont trompes; ce qu'ils igno-
rent, ils rapprennent aux autres. C'est une manière
assez spirituelle de se moquer du monde quand on a
la conscience de ce qu'on fait. '
Quand on a le bonheur de naître avec deux ou
trois cent mille livres de rente, une tournure pas-
sable et quelque peu de naissance même frelatée, la
galanterie devient un jeu tellement attrayant que
beaucoup d'hommes bien doués dont il est fait men-
tion dans le passé ont pu dédaigner d'autre gloire
que celle d'être universellement aimés.
Il y a peu ou point d'amitié, mais il y a de l'amour.
C'est tout ce que le ciel a donné aux hommes sur la
terre pour la leur faire regretter. Pour se réconcilier
avec l'humanité un homme à tournure n'a qu'à passer
dans le camp de l'autre sexe. Là il peut dire qu'il
est abandonné par tous les mauvais sentiments qui
lui font cortège au milieu des hommes. Là il ne sera
plus haï ou envié ni pour sa place, ni pour son argent
ni pour son esprit, ni pour ses talents. Tous ses avan-
tages lui serviront sans qu'aucun lui nuise. Le charme
incomparable de la société des femmes pour les héros
de la galanterie c'estqu'ils s'y sentent toujours obser-
vés, toujours r^ardés et généralement désirés. Il n'y
a point là de supériorité qui gêne, point de con-
tradicteurs embarrassants. On n'y peut avoir d'en-
nemis, car avec les femmes il n'y à qu'un intérêt ;
l'amour, et les choses sont si bien réglées en ceci que
ce qu'on leur demande toujours est toujours ce
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DE LA. POSSESSIOII UNIVERSELLE. 337
qu'elles veulent donner ('}
L'amour ainsi compris fait une aussi
grande place aux combinaisons de l'esprit qu'aux
plaisirs des sens. Il a l'attrait de la guerre, de la po-
litique et du jeu. Il n'est pas même dépourvu à ce
qu'on peut croire d'une certaine dose de philosophie
comme l'a su concevoir une femme tout à fait extra-
ordinaire dont on parlera tout à l'heure ; car on parle
pour les deux sexes.
On a déjà tenté plus d'une fois d'analyser les at-
traits profonds et irrésistibles de la possession uni-
verselle.
Molière a écrit dans le Festin de pierre un passage
qui parait avoir servi à accommoder tous les restes
de don Juan qu'on nous a servis depuis, u Quoi!
fait-il dire à son héros dans le Festin de pierre,
tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet
qui nous prend , qu'on renonce au monde pour
lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La,
belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur
d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une
passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les
1 . Le mauvais goût de cette phrase a été un avertissement
pour Pauteur qui supprime vingt page^ à la suite. G Athéniens,
devenus le peuple le plus sot de l'univers, saurez- vous ce qu'on
a fait pour vous plaire?
22
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338 LIVRE VI.
autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux 1
Non, non, la constance n'est bonne que pour des
ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer
et l'avantage d*étre rencontrée la première, ne doit
pas dérober aux autres les justes prétentions qu'elles
ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me
ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à
cette douce violence dont elle nous entraine. J'ai beau
être engagé^ l'amour que j'ai pour une belle n'en-
gage point mon âme à faire injustice aux autres; je
conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et
rends à chacune les hommages et les tributs où la na-
ture nous oblige. Quoiqu'il en soit, je ne puis refuser
mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès
qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix
mille. Je les donnerais tous. Les inclinations nais-
santes, après tout, ont des charmes inexplicables^ et
tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On
goûte une douceur extrême à réduire, par cent hom-
mages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour
en jour, les petits progrès qu'on y fait, à combattre,
par des transports, par des larmes et des soupirs,
l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre
les armes; à forcer pied à pied toutes les petites ré-
sistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules
dont elle se fait un honneur, et la mener doucement
où nous avons envie de la faire venir. Mais lors-
qu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire,
ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini
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DE LA. POSSESSION UNIVERSELLE. 339
et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel
amour, si quelque objet nouveau ne vient rëveiller
nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes
attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien
de si doux que de triompher de la résistance d'une
belle personne ; et j'ai, sur ce sujet, l'ambition des
conquérants, qui volent perpétuellement de victoire
en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs
souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter Timpétuosité
de mes désirs; je me sens un cœur a aimer toute la*
terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il, y
eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes
conquêtes amoureuses. »
Ce passage ne fait qu'esquisser la théorie de la
possession universelle; mais son mot: «J'ai sur ce
sujet l'ambition des conquérants » est la grande note.
Un don Juan plus sensualiste encore plus philosopha,
pourrait s'exprimer comme suit : (On donne le pen-
dant pour servir aux romanciers et dramaturges qui
fournissent des types de Lovelace en français d'Auver-
gne, et n'ont qu'une connaissance incomplète des
théories de la comédie humaine.)
— « Ouvre donc les oreilles, Sganarelle, mon ami.
L'amour est chez moi une passion aussi forte que la
politique, tu ne peux comprendre ceci, mais tu com-
prends que c'est moins cruel. Il me semble que toutes
les femmes sont faites pour moi. C'est à ce point que
je voudrais anéantir par la pensée toutes les belles
femmes qui ne peuvent m'appartenir. Oui, je vou-
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340 LIVRE VI.
drais, je te le jure, pouvoir les faire disparaître du
monde. J*ai une passion maladive et furieuse qui me
fait envier celles que je ne possède pas. Je me sens
outragé par le bonheur de leurs maris ou de leurs
amants. Conçois-tu que la nature qui a mis des bornes
à nos facultés, n'en a pas mis à nos désirs, et sais-tu
ce qu'il en coûte.parfois pour voir passer et repasser
devant ses yeux tant de beautés auxquelles on ne peut
toucher 1 Que de fois n'ai-je pas rêvé d*étre roi, non
pour la royauté en elle-même, mais parce qu'il n'y a
que la souveraine puissance qui puisse donner
la possession universelle. Si j'étais roi d'un grand
royaume je ferais tenir bonne note de toutes les
belles femmes qui se trouveraient dans mes États,
depuis la ville la plus populeuse jusqu'à la plus
simple bourgade; j'aurais leurs portraits, je saurais
leurs noms, je jurais le nom de mes sujettes. Je
parcourrais sans cesse mon royaume, sous les dé-
guisements les plus divers, pour aller voir de près
ces beautés et pour leur rendre des hommages qui
seraient rarement repoussés. Mais non^ je sens que
ma condition est meilleure que ne pourrait l'être
celle d'un prince, car il est honteux d'avoir des
succès qui ne sont commandés que par la puissance;
et puis les femmes se contraignent trop avec les
princes; elles ne se montrent pas ce qu elles sont,
pj'ai-je pas la royauté naturelle? la seule qui puisse
flatter en pareil cas, car on se doit tout à soi-même;
et ne me suffitil p;is de triompher partout où je suis
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DE LA. POSSESSION UNIVERSELLE. 341
et près de tout ce que je vois. C'est ce que j'appelle
l'universalité de la possession ; Sganarelle, je veux
m'en contenter. Je cherche dans les femmes Tinfini^
^'absolu ; on croit que la possession de beaucoup de
femmes éteint les désirs, j'ai reconnu que la soif
s'accroissait avec les moyens de l'apaiser. On dit
que les femmes sont toutes les mémes'^ c'est un dé-
testable et outrageant mensonge ; et puis la curiosité
ne s'éteint pas, non jamais. Toute femme nouvelle
pose pour moi une question qui me trouble jusqu'au
fond de l'âme : Comment est-elle cette belle que je
ne connais pas? Âh !• cette curiosité maudite, cette dia-
bolique tentation de l'inconnu, cette concupiscence
sans frein, pourquoi Dieu l'a-t-il mise dans notre
âme? Ne pouvait-il pourvoir à la conservation de
l'espèce par des moyens moins terribles? Nous
sommes de par le monde quelques monstres qui dé-
truiraient le genre humain pour en avoir seulement
la moitié. La moilié, Sganarelle, est-ce trop? Com-
prends-tu quel ravissement de passer sans cesse
des bras' d'une femme dans ceux d'une autre, à
travers les effluves incessantes de la jeunesse et de
la beauté? Quel attrait de comparer sans cesse
des charmes divers, d'analyser les divers modes
d'impression du plaisir, d'étudier les lois de cette
harmonie! car je raisonne l'amour comme je le
sens^ c'est ce qui fait ma supériorité sur des êtres
de ton espèce. Quel art! quels trésors inconnus
dans les rapports changeants de la galanterie !
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342 LIVRE VI.
« Et je ne t'ai pas même parlé du plaisir purement
idéal que Ton trouve dans Tc^^servation du carac-
tère des femmes. Je suis un moraliste qui me joue de
ce que je vois ^rit là-dessus dans les livres. Quelle
occupation charmante et quel jeu facile c'est que
d'étudier leurs mœurs, leurs idées et leurs sentiments,
d'analyser le fond de leurs scrupules, de chercher
jusqu'où va leur vertu, de les observer dans leur
résistance et dans leur chute ; de comparer cequ'elles
disent avant avec ce qu'elles disent après; d'être le
principe de leurs actions ; d'imprimer sur leur âme
comme sur une cire légère ce qui cause la douleur
ou le plaisir, de modifier le fond de leurs idées et
même de leur caractère ; de pouvoir mesurer à la
fois jusqu'où va leur dévouement et jusqu'où
peut aller leur perfidie ; de les surprendre dans
la nudité de leur trahison ou dans Tentraînement
de leurs sacrifices 1 Quel bonheur de s'associer à
leurs jeux d'enfants, à leurs petites passions, comme
un camarade 1 quelle jouissance de pouvoir se faire
assez petit pour entrer dans tous leurs caprices ! je
vivrais ma vie parmi des chiffons, dans le fond d'un
sachet ou au fond d'un dé ! Un homme comme moi,
après tout, remplit une mission parmi les femmes,
car il donne à quelques-unes ce qu'elles désirent
toutes, une notion supérieure du plaisir, d
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DE Lk POSSESSION U]NI VER SELLE. 343
COUP DE BOUTOIR.
Plus d'un pied plat du temps présent s'accommo-
derait assurément de cette théorie. Quelques gens
de bande noire échappés de la hart ont même paru
de nos jours à qui les drocs ne manquaient pas.
Mais la brutale concupiscence de nos jours n'a pas
même ce qu'il faut pour créer des vices élégants.
Une certaine grandeur native puisée dans des mœurs
d'une originalité profonde a seule pu idéaliser quel-
ques types achevés qu'on vit aux deux derniers siè-
cles. Mais le sensualisme des verrats n'y suffît pas.
Il paraîtrait que dans ce temps-ci , on n'a plus
même le sentiment de ce qui peut constituer la grâce
dans la corruption. Il a surgi des hommes à la mode
à renvoyer aux écuries. N'a-t-on pas vu citer comme
un type de gentilhommerîe achevé , ce nazillard
court sur patte de M.... , ce malotru de Z..,, un Ru-
fus, un Vertumnus, un Méla^ des Citons, une race
de RulBans!...
Œ!^^
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CHAPITRE VIL
DES JOUISSANCES DE LA COQUETTERIE.
Il est certaines choses de ta vie des femmes que les
hommes ne peuvent tout au plus que se figurer. Qui
peut dire au juste, par exemple, ce que sont pour
elles les jouissances de la coquetterie? Les législa-
teurs de rhôtel de Ranibouillet ont oublié de nous le
dire; et si Voiture ou Balzac l'avaient fait, ils se se-
raient probablement exprimés ainsi :
u Si douce çiaruh ' que soient les biens de fortune
et la grandeur, il n'est point que Ton puisse les
comparer au triomphe d'une belle; car il n'est rien
que de fort emprunté dans les hommages et dans
le respect dont les grands postes sont parés. Les
grands ne sont ni flattés ni aimés pour eux-mêmes.
i . Mot très-usité en ce temps-là.
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DES JOUISSANCES D£ LA COQUETTERIE. 345
Ils ne sauraient se garantir à eux-mêmes qu'un seul
de ceux qui les entoure ne les haïsse ou ne soit
prêt à les trahir. Ils n'ont cpie des amis envieux et
des esclaves révoltés. »
C'est bien là la note, maintenant l'auteur con-
tinue :
Quelle différence avec le pouvoir que donne la
beauté tant qu'elle dure/ et elle dure de compte fait
encore plus que la plupart des gran'deurs ! Tout est
libre^ tout est spontané, tout est vrai dans les hom-
mages que les hommes rendent aux belles femmes.
Ils ne se contraignent ni par nécessité, ni par crainte,
mais par leur seul désir de leur plaire. Ils courent
au-devant de la servitude avec un entraînement réel
et toujours passionné. On se dispute un de leurs sou-
rires, un de leurs regards, d'adorables misères qui
ne leur coûtent rien et auxquelles on attache un prix
fou. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs beau-
tés visibles fait nattre une admiration secrète et con-
templative. Elles triomphent dès qu'elles apparais-
sent. Elles voient fleurir sur les lèvres de ceux qui
les entourent un éternel sourire, ce sourire que les
princes eux-mêmes ne peuvent obtenir, car il est
comme une émanation naturelle de tout ce que l'âme
peut souhaiter de bienvenue*.
Certes la vie d'une femme est remplie quand elle a
i. il est visible que Fauteur a encore des illusions. {Note de
f éditeur).
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346 LIVRE VI.
joui peDdant dii ou quiuze ans de pareils triomphes;
et l'on peut faire à quarante ou quarante-cinq
ans une magnifique retraite sans se couper complè-
tement les vivres.
Mais pour jouer ces rôles a^eo succès il faut aicber
les hommes au même titre que les hommes à succès
aiment lés femmes. Il faut aimer le genre et non
pas l'espèce. Il faut tenir un peu plus à l'admiration
qu'à l'amour ; c'est la preuve d'une âme délicate de
ne prendre des passions que la fleur. La coquetterie,
et c'est là son mérite, ramène d'elle-tnéiHeà une cer-
taine vertu relative.
La période de la résistance est inccHEitestablement
la plus favorable aux jouissances de la coquetterie.
On peut croire que c'est pour oela que les femmes
au-dessus du commun la font durer^ Il leur est loi-
sible de se donner à elles-mêmes les comédies les
plus piquantes au milieu des hommages intéressés
qui les environnent. C'est un spectacle fécond en
surprises, en observations, en curiosités et en frian-
dises de toute espèce.
Si elles connaissent un peu les hommes, elles peu-
vent voir de quelle façon ils se grimacent pour être
agréables, les niaiseries qu'ils débitent sous prétexte
de galanterie, leur superbe confiance dans la nullité
des femmes et les formes innombrables de leur va-
nité.
Et quel intérêt piquant à observer leur manège ;
comment celui-ci s'y prendra-t-il ? Jusqu'où ira ce-
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DES JOUISSANCES DB. LA COQUETTERIE. 347
lui-là ? Quel est celui-là qui montrera le plus d'art,
qui couvrira le mieux ses batteries?
Là-dessus toute une gymnastique à laquelle succède
le recueillement des impressions reçues et des im-
pressions produites. Passer mentalement en revue
la série des adorateurs^ compter les soupirs, se rap-
peler les regards, les serrements de mains involon-
taires, songer à tout cela le soir en se couchant, ou
le matin en se réveillant d'un léger sommeil. Pré^
parer ses mots, ses réponses et tant d'innocents
détours, contempler en secret des diarmes dont le
mystère est si palpitant. Songer à sa toilette, combi-
ner des effets de lumière et de couleur, une certaine
manière de se peigner qui désespère et ravisse. C'est
un art qui participe de tous les arts, un calcul, une
intuition vive et profonde de certaines passions, de
certains sentiments des hommes^ un jeu intérieur sur
leur imagination et même sur leurs sens; quelque
chose comme un libertinage d'esprit raffiné et dé-
cent qui dédommage en quelque sorte les femmes de
la réserve que leur sexe leur impose.
Mais l'honnêteté admet heureusement pour les
femmes du monde assez de satisfactions discrètes
pour qu'à moins d'un tempérament excessif, il soit
possible de s'en contenter. C'est un compte qui
varie. Il y a une réflexion qui contient toujours une
femme : je peux^ si je smux. Il y a bien des plai^rs
secrets attachés à la modestie* Une femme peut se
consoler de sa chasteté relative en songeant com-
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348 LIVRE VI.
bien d'hommes elle possède en imagination, dans
combien de cœurs son souvenir entrera, combien
en l'apercevant se diront : Oh ! que celui qui possède
cette femme est heureux ! et que ce bonheur déses-
pérera ; car la coquetterie ne fait-elle pas jouir au-
tant de ceux qui souffrent que de ceux que l'on rend
heureux.
C'est peut-être à ce sentiment qu'il faut rapporter
ce phénomène de cœur assez souvent observé chez
certaines femmes qui se refusent à un homme qu'el-
les aiment pour se donner à un homme qu'elles
n'aiment pas. Il peut y avoir dans la souffrance d'un
homme qui aime une jouissance que ne donnerait
pas le plaisir de le rendre heiureux. C'est un plaisir
cruel sans doute, mais une revanche légitime prise
au nom du sexe tout entier en expiation des victimes
de l'autre.
Ou dit que ces choses-là arrivent aux amants qui
ont une trop haute opinion de leur maîtresse. Une
femme fait peut-être, en pareil cas, la réflexion que
voici : De celui qui me met à si haut, prix, je retiens
l'estime en ne me donnant pas et de celui qui ne
m'estime pas trop, je retiens l'amour. Il arrive alors
quelquefois que le plus avantageusement partagé des
deux surprend des soupirs^ des pleurs en désarmant
des refus qui ne sont pas de résistance. Elle pense à
lui, à \ autre ! Elle se dit comme il m'aime, et com-
bien il est malheureux ! Dans ce cas les femmes ca-
chent, à ce qu'il parait, avec un soin jaloux, pas-
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DES lOUISSANGES DE LA COQUETTERIE. 349
sioDné, profond; le sacrifice qu'elles font à un
autre. Car les femmes jouissent de la confiance que
l'on a dans leur vertu comme si elles étaient réel-
lement vertueuses, et tout aussi pacifiquement. Elles
sont capables d'efforts surhumains, de prodiges pour
cacher Terreur. C'est un coin de poésie qui reste
dans leur âme, le sentiment à côté de la réalité, une
fleur qu'elles cultivent en secret, la fleur de Tidéal !
Et certes, la franchise serait mille fois plus inhu-
maine.
•J
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CHAPITRE VIII.
NINON DE L'ENCLOS ET SON ÉCOLE.
La galanterie tient, incontestablement, une très-
grande place dans la civilisation française. L'Acadé-
mie devrait instituer un prix pour la meilleure exé-
cution d'un ouvrage dont on peut fournir ici le
plan.
Dans un premier volume, on ferait la théorie de
Tamour et Ton pousserait Tétude du sujet jusqu'aux
bornes de la métaphysique.
Dans un second volume, on prendrait pour point
de départ historique l'époque où les tribus Franques
franchirent les bords du Rhin pour venir s'établir
avec leurs épouses dans les provinces Gallo-Romaines.
On chercherait à distinguer les trois races de fem-
mes qui ont fini par constituer l'unité de la femme
Française, la femme Germaine, la femme Gauloise
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NINON DE l'eNGJLOS ET SON ECOLE. 351
et la femme Romaine. Les trois types seraient esquis-
ses, puis on arriverait par une marche progressive,
jusqu'au moment où l'on peut dire que la femme
Française est constituée. On conclurait que la can-
deur et la virginité ont été apportées des forets de
la Germanie, que la passion du luxe et des plaisirs
est venue de Rome, l'enjouement et la gaieté des pi-
quantes Gauloises que les peuplades conquérantes
trouvèrent çà et là sur le sol indigène; et que, quant
à l'amour du changenient dans les deux sexes, il a
dû venir de l'Orient par le contact originaire de la
race Celtique avec les races Sémitiques.
Ensuite on distinguerait l'amour en âges. L'âge
patriarcal où les leudes d'Austrasie et de Neustrie
prenaient autant de concubines qu'Abraham et par-
mi leurs plus humbles sujettes. L'âge chrétien, c'est-
à-dire la conversion au christianisme expliquée par
l'influence des femmes. L'âge féodal ou de la cheva-
lerie, l'affranchissement des communes, coïncidant
avec de nouveaux rapports dans la condition des
femmes afin d'indiquer la solidarité des agents géné-
raux de la civilisation : cela ferait bien trois ou quatre
volumes.
On arriverait successivement à travers là transfor-
mation des mœurs et des institutions jusqu'à la re-
naissance des lettres et des arts sous l'influence de
la galanterie, jusqu'aux amours à coups de poignard
et à fioles de poison des derniers Valois, jusqu'aux
amours politiques de la Fronde et aux séances aca-
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352 LivRs vt.
démiques de l^hôtel de Rambouillet, jusqu'au r^ne
des favorites au temps de Louis XV et de la Régence
et de là enfio, à T^^oiVi^me contemporain.
Quoi qu'il en soit, et pour sauter par^lessus les
quinze ou vingt volumes que l'on fera quelque jour
là-dessus, la théorie du sensualisme ne pouvait naî-
tre qu'au sein d'une société élégante et polie amvée
au dernier degré de sa civilisation, à un certain point
où le sentiment de la forme, le ^culte de l'esprit et
des manières atteignaient à ]a perfection.
C'est ce qui arriva dans la première moitié du
dix-septième siècle. Il s'est rencontré une femme
douée de tous les attraits et de tous les dons de l'in-
telligence, une femme qui a traité l'amour comme
une science, comme la politique. Ses idées, ses vues,
ses observations morales paraissent s'être résumées
dans un livre qu'elle n'a pas écrit, mais qui a été
fait sur ses méditations, comme ce que l'on sait des
doctrines de Socrate d'après ceux qui les ont re-
cueillies; livre après lequel on peut jeter par la fe-
nêtre tout ce qui s'est écrit sur les femmes et sur
l'amour, y compris bien entendu ce que l'on peut
trouver ici.
Chose singulière, ce petit volume qui contient en
substance et dans une langue merveilleuse ce qu'ont
écrit les Larochefoucauld et les Labruyère est à
peine connu; il ne Test guère que des lettrés. Il ne
serait peut-être pas excessivement téméraire de pré-
sumer que dès le temps où il a paru on a pu avoir
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KINOK DE l'enclos ET SON ÉCOLE. 353
quelque lutérét à le cacher à cause des grandes ré-
putations littéraires auxquelles il eût fait ombrage.
Il s'est rencontré une femme qui a parlé de Tamour
mieux qu'aucun homme n'a su le faire, qui a pro-
fessé l'amour en le pratiquant, qui a fait des élèves
des deux sexes^ dont les amants s'appelaient Condé,
Larochefoucauld, Longueviile, Coligny, de Villar-
ceaux, de Sévigné, d'Albret, d'Estrées, d'Ëffiat,
de Clerembault, Lachàtre et mille autres, pour le
moins.
Sa meilleure élève fut Mme de Maintenon ; il s'agit
en un mot c)e Mlle de Lenclos. ,
Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque chose qui blesse
jusqu'à un certain point la délicatesse de l'esprit et
même des sens, dans le sensualisme raisonneur d'une
femme qui cause si sciemment sur de tels sujets, qui
parle d'amour à ses amants comme Platon parlait de
l'immortalité de l'âme au milieu de ses disciples;
mais il faut bien avouer qu'on n'a rien vu de cette
force. Ovide ne s'est plus trouvé qu'un écolier. Ninon
a professé l'amour comme un art; depuis plus d'un
siècle c'est là que les écrivains moralistes vont faire
leurs provisions d'idées sur les femmes, sur l'amour;
la source des larcins est ignorée. Tous les frelons
doivent la connaître. Voici quelques citations. On
renvoie pour le surplus à l'ouvrage*.
1 . Les citations qui suivent sont tirées des lettres de Ninon de
TEnclos au marquis de Sévigné, ouvrage dont Panteur est in-*
23
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354 LIVRE vt.
VcutHMi savoir, par exemple^ de quelle mamère et
dans quel langage un amant trop respectueux est con-
seillé :
« Une femme se persuade beaucoup mieux qu'elle
est aimée, par ce qu'elle devine^ que par ce qu'on lui
dit. Agisieae ocname s'il était fait cet aveu, qui vous
coûte tant^ ou bien imitez le dievalier , prenez son
ait* aisé. La conduite que la comtesse tient avec lui
devant vous semble vous en faire une loi. avec
votre air circonspect et presque respectueux, vous
avez celui d'un homme qui médite un dessein con-
sidérable, d'un homme^ en un mot, qui veut fiEure
un mauvais coup. Vos dehors sont inquiétants pour
une femme ^ qui connaît les conséquences d'une
passion telle que la vôtre* Songez que tant que vous
lui laisserez apercevoir les préparatifs d'une attaque,
vous la trouverez toujours sous les armes. A.vez-vous
jamais vu un général habile^ rempli du dessein de
surprendre une place, annoncer à l'ennemi par tous
ses mouveinents sur qui l'orage alloit tomber? En
amour comme en guerre demande-t-on jamais au
vainqueur s'il doit ses succès à la force ou à l'adresse.
Il a vaincu il reçoit la couronne> ses vœux sont com-
blés, il est hetireux; suivez son exemple et vous
éprouverea le même sort. Dérobez votre marche, ne
connu et que Ton suppose avoir été écrit soit par Bussy Rabn-
lid ou le marquis de Sévigné en collaboration avec Ninon«
{Note de r éditeur,)
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HmON DE L^ENCLOS £T SOfiT ÉCOLE. 055
découvrez retendue de vos desseins que quAtid ^â
ne pourra plus s'opposer à leur succès^ que It
combat soit rendu et la victoire assurée avant
que vous ayez déclaré la guettée; &ï un mot^ imi-
tez ces peuples guerriers dont on n'apprend les ,
desseins et les entreprises que par les ravages qu'ils
ont laissés. »
Entendez cette sim[4e phrase :
ff ....Il est écrit dans le cœur de tous leshommes^
à la plus facile. »
Voici maintenant ce que Ninon pense des airs dé-
tachés et des théories platoniciennes professées par
les personnes de son sexe.
« Écoutez les femmes mariées et toutes celles qm^
ne Tétant pas, se permettent les mêmes prérogatives^
écoutez-les, dis-je, dans leurs plaintes secrètes contre
des maris infidèles, ou des amans refroidis. C'est
qu'ils les méprisent; voilà l'unique raison qu'elles
imaginent; cependant, entre nous, ce qu'elles regar-
dent comme une marque d'estime et d'honnêteté,
qu'est-ce autre chose que le contraire de tout cela?
Je vous le disois, il y a quelque temps, les femmes
elles-mêmes quand elles veulent être de bonne foi,
font encore plus que vous consister l'amour dans
l'effervescence du sang. Examinez une amante dans
le commencement d'une passion : l'amour est un
sentiment purement métaphysique, auquel les sens
n'ont pas le moindre rapport. Semblable à ces philo-'
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356 I4VRE VI.
sophes, qui, au milieu des tourmens, ne vouloieut
pas conveuir qu'ils ressentoient de la douleur, elle
sera longtemps martyre de son propre système, mais
enfin, tout en combattant pour sa chimère, la pauvre
femme se sera-t-eiie laissé toucher : son amant aura
beau lui répéter que Tamour est un sentiment meta-
physique et divin ; qu'il vit de belles phrases, de dis-
cours spirituels ; que ce seroit le dégrader que d'y
mêler quelque chose de matériel et d'humain; il aura
beau vanter son respect et sa délicatesse, je vous
réponds de la part de toutes les femmes, sans excep-
tion, que l'orateur ne fera pas fortune. On prendra
son respect pour une insulte, sa délicatesse pour une
dérision, et ses beaux discours pour des prétextes
ridicules. »
Sur les compliments des femmes entre elles :
« Aussi, comme elles se parlent sans sincérité ; s'é-
coutent-elles sans beaucoup de reconnoissance ; et
quand celle qui parle, en louant la beauté d'une
autre le ferait de la meilleure foi du monde,
celle qui reçoit l'éloge pour sçavoir s'il est sin-
cère, examine bien moins ce que l'autre lui dit que
la figure qu'elle porte. Est-elle laide? on la croît
et on l'aime ; aussi jolie que nous, on la remercie
froidement, on la dédaigne ; plus jolie, on la hait
seulement encore un peu plus qu'on ne faisoit
avant qu'elle eût parlé, 11 faut donc être bien per-
suadé que tant que deux figures ont quelque chose
a démêler entr'elles, il est impossible qu'entre
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NINON DE l'enclos ET SON ECOLE. 357
les femmes qui les portent il se forme une solide
amitié. »
Sur les scrupules et les causes morales de résis-
tance :
a Ainsi, marquis, pensez que toute femme qui vous
tient le langage de la comtesse, vous dit, j'imagine
bien toutes les délices de l'amour : l'idée que je m'en
forme est tout à fait séduisante. Croyez-vous qu'au
fond je désire moins que vous de jouir de ses char-
mes ? Mais plus l'image que mon imagination s'en
fait est ravissante, plus je crains que ce ne soit une
belle chimère, et je ne refuse de m'y livrer que dans
la crainte de voir finir trop tôt ma félicité. Ah ! si je
pouvojs espérer que mon bonheur fût durable, que
ma résistance seroit faible.... Mais n'abuserez-vous
point de ma crédulité? Ne me punirez- vous pas quel-
que jour d'avoir eu trop de confiance en vous? Ce
jour du moins est-il bien éloigné? Ahl si je pouvois
espérer de recueillir longtemps les fruits du sacrifice
que je vous ferai de mon repos, je vous l'avoue fran-
chement, nous serions bientôt d'accord. »
Et ceci :
« Que les femmes sont peu d'accord avec elles-
mêmes I Elles s'efforcent de paroitre mépriser les
filles de spectacles ; elles les craignent trop pour n'a-
voir pour elles que du mépris. Mais après tout, ont-
elles tort de les redouter? N'êtes-vous pas plus sen-
sible à l'aisance de leur commerce qu'à celui d'une
femme raisonnable, qui n'offre que de l'ordre, de la
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358 LÏVBf VI.
décence et de runiformité? Avec If s premières, les
hommes sont a leur aise; il semble qu'ils soient dans
leur état QatqreK »
Et cela :
« Que de coDtradictioos entre lewn vrais, send-
ments et ceux dont elles Topt parade !
a Hegurdez-lesy vous serez persuadé qu'elles n*ont
dessein de se faire valoir que parles attraits sensibles
et qu'elles comptent tout le reste pour rien. »
Et encore ceci :
K Nous autres femmes, noMsei^troqs dans le ononde
avec un besoin d'aimer indéterminé, et si nous pre*
pops l'un plutôt que l'autre^ disons«le de bonne foi,
pops cédons moins à la conpoissance dp mérite qu'à
un ipstipct ipachipal, et presque toujours aveugle. Je
ne vep?( pour preuve de cela que le$ passions folles,
dcMfît pous nous enivrons quelquefois pour des in-
QoppuKi ou du moin^ pour des hommes que nous ne
cpppoKSQPs plaint assez à fond pour que notre d^oix
ne soit pas toujours imprudent dans son origine; si
nous rencontrons bien, c'est un pur bavard. Nous
nous attachons donc toujours sans un exaniep auffi-
sapt ; et je p'ai pasi tort de comparer Tamopr h un
appétit qu'on se sent quelquefois pour un mets
plutôt qpe popr up autre, $aps en pouvoir rendrez la
raison.
^ h^ hasard pqps présente VuP plutôt que {'autfe,
op l'accepte piais op ne le chpisit pas.
« ^1 fapt cepepdapt leur repdr? justice» ce p'est pa$
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NINON DE l'enclos ET SON ECOLE. 359
que vous soyez tout cela de leur aveu. Les sentiments
que je développe ici ne sont pas bien éclaircis dans
leur tête; au contraire, delà meilleure foi du monde
elles imaginent n'être déterminées et conduites que
par les grandes idées dont leur vanité et la vôtre se
nourrissent^ et ce seroit une injustice criante de les
taxer de fausseté à cet 4|[^rd î V^^ sans le sçavoir,
elles se trompent et vous trompent également. »
Et encore cela :
« Vous voyez tous les jours des femmes (même
parmi celles qu'on méprise avec le plus de raison)
régner avec un sceptre de fer, traiter en esclaves les
hommes qui leur sont attachés, les avilir à force de
les maîtriser. Eh bien ! ce sont ces femmes qui sont
aimées le plus longtemps. »
Et quand on pense que tout est écrit de celte fa-r
çop d'iin bout à l'autre ; qu^il n*y pas une ligne, pas
un mot à retrancher ; que ce ne sont pas des tron-
çons de phrases péniblement assemblés, mais une
œuvre coordonnée dans ses proportions. Que toutes
les conditions de Tart y sont remplies jusqu'à l'ab-
solu } que l'enjouement et la grâce y sont égaux à la
profondeur ; que cela s'est écrit avant la Bruyère et
av^nt Molière ; que c'était pour le temps un ouvrage
nouveau et que c'est frais aujourd'hui comme la
rose qui vient d'éclore^ cela gâte bien des admira-
tions.
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CHAPITRE II.
DE LA DIPLOMATIE.
A quoi tient-il qu'on ne dise que la tactique dn
jeu qu'on appelle Tamour est la démonstration fi-
nale de Fart de parvenir; qu'elle contient presque
toutes les règles générales du savoir-faire ?
La diplomatie est incontestablement un des pro«
cédés de l'amour qui, lui-même, est l'école de la
diplomatie par exellence, et certainement l'auteur
du Traité de t AmbcLssadeur et de ses fonctions^ y a eu
tort de ne pas nous faire un chapitre là-dessus. Mais
ce qui se lit dans les livres n'est généralement pas
ce qu'il faut apprendre. Chesterfield^ dans ses lettres
intimes à son (ils, avait soin de lui recommander
les jupons comme l'académie par excellence pour un
U Wickcfort.
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DE LA DIPLOMATIE. 361
homme de son état. On ne saurait trouver le mot
exagéré quand on réfléchit à toutes les qualités ac-
quises qu'il faut avoir pour prendre quelque empire
sur les femmes.
Mais il serait ennuyeux de développer cette pensée
en premier lieu, parce que ce serait facile, seconde-
menty parce que cela ne prouverait pas excessive-
ment de choses.
En passant^ c'est la raison pour laquelle on n'a
jamais essayé d'enchatner les vérités morales qui
touchent à Fart de l'existence; quand on a énoncé
le problème on est dispensé de le démontrer. Sur de
pareilles vieilleries repassées au laminoir sans cesse,
il n'y a jamais que la forme qui importe et le reflet
particulier du temps.
Cependant dans le chapitre qui suit on va rentrer
dans le sujet comme certaines gens que l'on renvoie
par la porte et qui rentrent par la fenêtre.
SUITB.
L'axiome que le plus court chemin d'un point à
un autre est la ligne courbe, est réellement une loi
si féconde, notamment dans les jeux de la vie ga-
lante, qu'à bien entendre cette règle, il n'y a plus
après que des corollaires. C'est comme le mètre,
unité de mesures appliquée à toutes les profondeurs
et à toutes les surfaces.
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362 uvBt: v|.
Lea feinmea» et par là Y on eqtend ce que la na-
ture et la cWili»atioB peuvmt produire de plos dé-
licat, ont horreur de c^ qui e^t direct. San» aller
plus avant dans la métaphysique d'un $îeati||ieat qui
se défend asse% par lui^io^QEie de$ t^riQ^ barhia*es,
il est asse^ aisié d$ ppmpreqdre que Vqrdre des
p^oq$ cpmme celui des plaisirs est fo^é sur |a
loi des contraires.
C^t l'horreur de la ligpe directe chéries femmes
qui fait de l'amour un jeu, up art ; qui lui donne le
charme, l'imprévu, la délicatesse, la grâce. $^up{»ri*
mez dans le langage les détours, les réticences, les
rapports éloignés^, le^ déguisei^entft \^ artifices de
forage, il n'y a plus d'e^^prit. Supprimez tout cela
dans l'amour, et encore les fict^op^, les légers meo-
songes, les ^iuhterfuges, tout ce qui éloigne du but et
de la fin, l'amour civilisé disprait pour faire place à
l'amour libre.
De dire jusqu'à quel point cette stratégie senti-
mentale vient en concours avec les principes de la
morale pour sauvegarder la vertu, c'est ce qui n'é-
chet ici.
Monteaqnieii nous raconte qu'à Pataneles femmes
ont le tempérament si vif, << que les hconmes soaii
contrainte de se faire des garnitures pour se mettre
à l'abri de leurs entreprises. 9
Cet auteur sérieux aurait pu faire ks répexions
que l'on (ait ici, sur l'utilité de la diplomatie fémi^
nine, car si ces femmes, au lieu d'être si hardies» a'é-
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DE LA. DIPLOMATIE. 363
taient, comme les nymphes de Virgile, boroées h
courir vers les saules à la vue des hommes, il est
plus que probable que ces derniers non-seulement
n'auraient pas eu besoin de garnitures, mais encore
se seraient empressés de les jeter bien vite pour
courir après les belles Indiennes qui même, quant
à elles, auraient fini par se* garnir.
GOIfTimJATlQli DU BlâMB SUIET.
Ce que Ton se veut réciproquement dans Famour
c'est bien simple, trop simple pour qu'on eq puisse
convenir de piano.
Si, pour en arriva là, il n'y a pas mille sentiers
tortueux par lesquels on peut se perdre en se cher-
chant, encjore une fois c'est l'amour libre dçs peu-
plades primitives sans garnitures.
Nul doute que les femmes françaises ne doivent
leur grande renommée dans le monde qu'aux artifices
captieux dont elles ont été douées sous les latitudes
tempérées de notre climat. Aussi c'est certes en France
que l'amour a été le plus curieusement étudié, qu'il
y fournit les spectacles les plus yariés et les traits
de mœurs les plus piquants.
Tout Fart de l'amour consisterait donc à fournir
des prétextes. 11 est apparent qu'une femme un peu
vivement poursuivie pense généralement à son insu:
je sais bien ce que vous voulez, mais fournisses un
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364 LIVRE VI.
prétexte. On rentre dans l'invention des moyens,
dans rexéculion des moyens et dans le talent su-
prême de la tentation, puis de la direction de Tin*
tention.
UNS APPLICATION BPBCULB DB LA THÉORIB.
Celui qui aime le moins joue le mieux son jeu :
c'est une belle règle, parce qu'elle est sans exception.
Le problème pour les hommes consiste à acquérir
et à se dégager, pour les femmes à se défendre avant
pour conserver après, et puis aussi à se débarrasser
dans un grand nombre de cas.
Les bouderies entre amants, sujet intéressant qu'on
ne peut qu'effleurer, sont les états de crise qui pré*
cèdent, quoiqu'à des intervalles fort longs parfois,
une scission définitive.
Mais il y a aussi les brouilleries feintes qui sont des
preuves d'amour et qui sont fréquecnment employées
de l'une des deux parts pour provoquer les avances
de l'autre, essayer son caractère et connaître le degré
d'attachement qu'on inspire. Mais entre deux amants
qui jouent à ce jeu, l'avantage est presque toujours
de son côté à ELLE. Les femmes savent mieux se cou-
vrir, mieux patienter, mieux attendre. D'un autre
côté, elles calculent mieux les effets de la passion ou
du repentir chez le partenaire. Sous les apparences
d'une résolution forte, elles devinent une faiblesse
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DE LA DIPLOMATIE. 365
réelle. La délicatesse infinie de leur perception la leur
fait sentir, et elles devinent presque toujours ce que
fera Tesclave à un moment donné. C'est par ins-
tinct que cela se fait, excepté chez les grandes co-
quettes, mais c'est un instinct sûr qui les tient au
repos. L'amant au contraire se sent affaibli pres-
que aussitôt après avoir pris une résolution forte
contre la femme qu'il aime. 11 ne peut attendre
jusqu'au lendemain pour en connaître les effets
sur la victime. Si les effets commencent à se pro-
duire, il ne les laisse pas se développer, il les rend
nuls et non avenus par sa précipitation. Il capi-
tule au moment où on allait lui demander ses con-
ditions, les rôles sont renversés. Alors tout le pres-
tige de la révolte est perdu quand on a affaire à ube
bonne petite tête. L'entreprise a été funeste, on ne
ménage plus celui qui s'est replacé de lui-même
sous le joug. On ne croit plus à sa fermeté et s'il
s'avise de recommencer une autre fois, toutes les
. défaites sont certaines. On n'estimera pas que celui
qui s'est montré faible une fois vaille la peine qu'on
humilie pour lui son amour-propre. Tous les hommes
bien nés s'aplatissent devant un caprice comme de-
vant mi arrêt ; et plus le caprice est étrange plus il
s'impose.
Évidemment c'est de la politique.
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366 UYRB Yl.
PHRASES A JETER AU PANIER OU ▲ METTRE DANS
UN ALBUM.
Il y a comme une procëdure de convention dont
l'éloquence de Belial ne dispenserait pas....
De Tesprit, oui si Ton veut, pas trop, ni du meil-
leur ni du pire....
.... La difficulté gtrait en général dans la propor-
tion, dans la mesure, dans le discernement de cer-
taines petites choses difficiles à distinguer, à ventiler.
Le chapitre des considérations. — Grande affaire.
CW la série d'idées sur'les(|uelles on peut agir, un
clavier très-restreint dans les notes graves. Ot ce qu'il
y a de plus difficile c'est de bien jouer avec un in-
strument imparfait.
JOLIE HISTORIETTB PRISE DANS UN ANA^
W*** était un poète comme on n'en voit pas beau-
coup aujourd'hui. Il était propre et soigné et il avait
de l'écrit. Il fit une comédie qui fit parier. La belle
princesse de C***, maîtresse du R***, désira connai-
tre l'auteur et chercha l'occasion de le rencontrer à
i. L'auteur a dû disposer beaucoup d'app&ts grossiers en
forme d'histoires pour faire goûter des charmes moins vulgaires.
Mais ces histoires mêmes (on le craint du moins) ne seront pas
assez, écœurantes pour captiver le-gros public
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DE LA DIPLOMATIE. 367
la promenade de P*** M**, alors le rendez-vous de
la haute société. L'entretien commença, suivant une
anecdote contemporaine, par des paroles difficiles à
traduire. W*** fit paraître sa comédie avec une dé-
dicace à la princesse; il la félicita en termes pom-
peux de son crédit et de sa beauté. Admis dans la
familiarité de cette R.... favorite, dont la cour effa-
çait de beaucoup celle de la R.^. le, poète, par
la faveur dont il jouissait et celle dont il fut soup-
çonné, ne tarda pas à excitet* de redoutables ja-
lousies.
Le duc de B***, parent de la belle C... et qui de-
puis longtemps voulait devenir près d'elle le rival du
R..., trouva fort mauvais qu'on osât lui préférer un
petit gentilhomme de province qii'il croyait moins
bon poète que lui : sa colère s'exhala en termes me-
naçants, dont les aUais de W*^* s'inquiétèrent, carie
duc était habitué à tout se permettre. Roc*** le scan-
dale et le héros de cette époque, fort ami de W***, alla
trouver le duc, excusa du mieux qu'il put l'audace
du jeune poète, vanta les agréments de son esprit et
proposa de l'amener souper chez le duc. W*** y vint
et prodigua tellement les saillies et les bons mots que
le duc enchanté, laissant là son amour^propre et sa
colère, répéta, dit-on, plus d'une fois : Ma cousine
a raison vraiment
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CHAPITRE X.
DE LA FAUSSE SENSIBILITÉ.
Quia ahtmtdmm.
« L'erreur commune est d'en user avec les fem-
mes comme avec des espèces d'hommes plus géné-
reux et plus mobiles. » *
Qui donc a écrit cette phrase? il n'y a pas mieux \
Plainte d'un coeur blessé. Je voudrais que l'on me
démontrât, qu'aimer les femmes c'est le moyen de
s'en faire aimer; qu'elles apprécient une sensibilité
délicate et vive; qu'elles n'ont point une sorte d'a-
version pour les hommes qui ont l'âme de leur sexe.
Je voudrais que l'on pût voir quelque Grandisson
adoré des belles. Je le voudrais pour l'exemple. Non
les femmes n'aiment pas la sensibilité vraie ; elles
n'aiment point les passions vraies. Leur oreille n'a
1 . CcUe phrase est de Stendhal, seulement elle est arrangée.
{Note de V éditeur)
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DE LA FAUSSE SElfôlBILITlÊ. ^ 369
pas même le sens de l'harmonie. Avec elles il faut
chanter faux ; c'est une expression vive que j'ai no-
tée comme répondant à ce que j'ai vu. Ah ! comme
l'a dit Pope, toute femme n'est pas seulement au fond
du cœur un mauvais sujets mais
MM. Legouvé PÈRE ET FILS. Jcuncs gens, songez à
vos sœurs, et vous, époux, songez à celles avec qui
vous avez allumé le chaste flambeau de l'hymen î
Mme R*** CI-DEVA.KT de S^**. Je voudrais que l'on
me démontrât que les hommes ont assez d'esprit
pour nous comprendre, assez de cœur pour nous
pardonner et assez de raison pour se juger. On nous
querelle de ne pas aimer les hommes supérieurs,
comme s'il y en avait à revendre ! Et puis pourquoi
nos sympathies ne seraient-elles pas comme les leurs
guidées par un sentiment instinctif de l'égalité ? L'a-
mour n'est-il pas tout entier dans la grâce des signes
extérieurs? Et quand nous voyons un homme assez
bien fait, porter avec constance une couleur, un ru-
ban, s'habiller de noir ou porter une tète de mort
sur son cachet dans le temps où nous le faisons souf-
frir, pourquoi ne serions-nous pas convaincues ?
Pourquoi notre sensibilité ne serait-elle pas la vraie?
Et si nous n'aimons pas les Grandisson, c'est que les
Grandisson (s'il en était) et nous, formeraient deux
lignes parallèles qui ne pourraient se rencontrer.
Cependant, ce diable de maréchal* qui eut tant de
1 . Sans doute le maréchal de Aichelieu.
24
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370 LIYAE ▼!.
succès, stDtait que Tëgoisme est un exccUoiit prin-
cipe avec les femmes ; qu'elles aiment réellement les
hommes égoïstes. U s'était &it un système là^lesmis
et il fut aimé de toutes les femmes sans en aimer
particulièrement aucune.
U est yrai que les femmes ont pu changer de-
puis.
FOINT BB YUB NUAGBinL.
.,.. On pourrait par des transitions graduées arri-
ver à quelque point de vue ; mais il faudrait qu'un
courant électro-magnétique vint à passer sur wi cer-
tain nombre d'idées, encore assez vaguement entrç'
vues ici. Essayons de procéder :
On se met d'abord en contradiction formelle avec
ce qui a été avancé plus haut^ sur la connaissance
parfaite que l'on aurait communément du caractère
des femmes.
U est à peu près impossible que nous nous formions
des idées justes touchant certains cotés de leur na-
ture et de leur organisation morale.
Comment pourrions-nous être instruits à cet égard ?
Par nos idées et nos sentiments ? Mais si nos idées et
nos sentiments diffèrent des leurs sous une foule de
rapports, à quoi l'analogie peut-elle nous servir là où
cesse la conformité?
Sont-celes femmes qui pourraient nous renseigner
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DC LA faUssb sensibilité. 371
là-dessus ? mais la nature qui a donne aux hommes
sur eux-mêmes une très-grande puissance d'analyse,
parait avoir refusé aux femmes la faculté de se con-
naître et de se peindre, ce qui est fort heureux, car
rien n*est plus contraire à la grâce que toutes ces mé-
ditations pédantesques. Il n'est pas de question plus
insipide, plus déplaisante à faire à une jolie femme,
que de lui dire : Mais quelle idée avez-vous ? pour-
quoi ceci, pourquoi cela? quel est donc votre ca-
ractère ?
Si Ton pouvait prouver quelque chose aux femmes,
ce serait pour elles, non pas une force, mais une fai-
blesse. L'affranchissement des règles de la logique
assure l'indépendance de leurs sentiments.
Et d'ailleurs le langage dont se servent les hom-
mes a été créé par eux ; il reflète presque exclusive-
ment leurs idées, leurs passions, les formes de leur
esprit ; qui nous dit qu'il peut suffire pour traduire
les idées et les sentiments de l'autre sexe. Leur génie
propre est comme étouffe sous les miasmes de l'at-
mosphère masculine. Pour que l'on pût bien le con-
naître il faudrait qu'elles créassent une langue et une
civilisation. L'existence d'un peuple d'amazones dans
quelque lieu du monde avancerait la question.
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372 LIVRE VI.
LE POINT DE VUS ▲ ETE OUBLIE.
On sait en général pourquoi une femme plait^
on ne sait pas pourquoi onplait à une femme. Il pa-
rait que l'analyse ne dispose pas d'instruments d'une
précision suffisante pour le déterminer avec quelque
certitude.
Moins encore est-il possible de savoir pourquoi
Ton déplatt.
Les femmes vous prennent en grippe parce que
vous les aimez, parce que vous ne les aimez pas.
Parce que vous les louez, parce que vous ne les
louez pas.
Parce que vous les avez trop regardées dans tel
moment et pas assez dans tel autre.
Parce que vous portez votre chapeau d'une cer-
taine façon.
Parce que vous avez les cheveux d'une certaine
couleur.
Parce que vous avez été incivil, parce que vous
avez été poli.
Parce que vous avez dit un certain mot qu'elles
n'ont pas compris.
Parce que vous avez parlé, parce que vous vous
êtes tu.
Parce que vous êtes trop grand, parce que vous
êtes trop petit.
I^arce que....
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DE LA FAL'SSE SENSIBILITÉ. 373
Un auteur contemporain qui parle des femmes
avec le pronom possessif, narre, en ces termes, une
anecdote dont on ne peut sauver que le fond :
« Il y a quelques années je rencontrais parfois dans
le monde une charmante jeune femme ; je l'avais
connue « enfant » pour me servira! un mot consacré^
lorsque j' étais en rhétorique. J'avais toujours gardé
de bonnes relations avec plusieurs personnes de sa
famille ; je la retrouvai avec plaisir y mais je ne tardai
pas à m apercevoir que ma personne était loin de lui
être agréable.
ce Un jour que notre rencontre se fit à la campagne^
chez des amis communs, on proposa une promenade
et je lui offris mon bras qu'elle accepta d'assez mau*
vaise grâce. « Ma foi, lui dis-je, puisque vous m'ac-
cueillez si TùaX^ f aurais bientort de me priver de vous
dire ce que j'ai sur le cœur ; je n'ai rien à perdre
avec vous : vous ne serez pas pour moi, si ce que je
vous dis vous déplaît, plus malveillante que vous ne
têtes d'avance. Et je lui demandai la raison du mau-
vais accueil qu'elle me faisait. — Elle commença
par nier la malveillance dont je l'accusais pour
m'affirmer que je me trompais, puis tout à coup :
• ce Ça m^ ennuie de mentir, dit-elle. — Eh bien, c'est
vrai, j'ai remarqué comme vous que je vous faisais
un accueil très-médiocre, et je me suis demandé
pourquoi ; je ne le sais pas plus que vous. Quand vous
n'êtes pas là, je me fais des reproches ; mais quand
je vous revois, je sens à votre égard une répulsion
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374 LIVRE Vf.
involontaire dont je ne suis pas la mattresse. Pour-
quoi? Cherchons-/? ensemble si ça vous inté-
resse.
« Ça ni intéressait^ et nous oherchftmes.
<c La dernière fois que je Favais vue^ dans la pre-
mière phase de notre connaissance, elle avait s^t
ans. (Remarquez lecteurs? Sept ans!) Depuis elle
avait été mise au couvent d'où elle n'ëtait sortie que
pour se marier. Dans les courts séjours qu'elle avait
fhits dans la maison paternelle, où par des circon-
stances inutiles à dire y fanais cessé mes visites y elle
n'avait que rarement entendu parler de moi ; mais
quand on en parlait c^ était avec toutes sortes de bons
sowenirs d'amitié.
«c Enfin après avoir fouillé de bonne foi ses souve-
nirsy la jolie Aline me dit : «y**/ suis! La dernière fois
que vous êtes venu, vous avez eitlevb ma poupée n'uif
FAUTEUIL SUR LEQUEL VOUS VOULIEZ VOUS ASSEOIR, ET
VOUS l'avez POSiB SANS PRlfCAUTICHC OU PLUTOT IKtiS
BRUSQUEMENT SUR LA CHEMUfl^B DONT LE MARBRE LUI A
FORTEMENT ÉRAILLÈ LE NEZ.
« La haine que cet attentat m'inspira alors contre
vous s'est réveillée à votre aspect sans que je m'en
rappelasse la cause. » *
« Nous rimes beaucoup de celte découv^te, mais
Aline ne fut pas tout à fait guérie pour cela, et il ar«
rivait très-souvent depuis, qu'elle m'accueillait assez
froidement lorsque je l'abordais, ee qui ne manquait
pas de nous faire rire l'un et l'autre sans que cela fût
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DE Lk FAUSSE SKUSIBILITÉ. 375
une raison pour que la chose ne se renouvelât pas
à la première occasion* »
De meilleure prose, une meilleure sauce, et le der-
nier trait était charmant. Mais qutUe prose i
L'on croit pouvoir d'ailleurs conjecturer que Té-
crivain est généralement heureux auprès des dames.
LK POINT DE VUS REPABAITRA.
Si le sexe exerce une grande influence sur le ca^
ractère et la formation des idées, s'il y a des idées
femelles.... etc., etc., nous ne savons pas davantage
comment les choses se passent dans l'imagination
des femmes, comment les impressions y sont reçues.
Chez les hommes, par exemple, l'imagination ou
le sentiment de l'idéal est directement ébranlé par
ce que les philosophes appellent les rapports de con-
venance entre un objet et les parties qui le consti-
tuent, expression heureusement assez obscure pour
échappera l'examen; — tandis que chez les femmes. . . .
on va raconter où plutôt transcrire deux histoires
pour faire comprendre. C'est Saint-Évremond qui
les narre toutes deux, dans un style que Ton souhaita
à quelques littérateurs penchés de ce temps-ci.
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376 LIVRE VI.
Première histoire.
La première intrigue que j'eus, fut avec une femme
dont le mari estoit créature de Dom Louis de Haro.
Comme l'employ dont j'étois chaîné à la cour de Ma-
drid me donnoit lieu de voir souvent ce ministre, je
connus le mari de celle dont je parle, et j*estois sou-
vent obligé de m'adresser à luy pour avoir audience
de Dom Louis. Je n'avois point veu sa femme, et je
ne sçavois pas même qu*il fust marié, quand elle me
paria un jour en entrant dans une église.
Je vis qu'elle me connoissoit, et je jugeay qu'elle
avoit envie que je la connusse aussi. Elle estoit jeune
et belle, et je n'eus pas de peine à lui témoigner
que je serois ravi d'avoir occasion de l'entretenir.
Elle me répondit que je prisse garde à ce que je luy
disois, et que si j'estois sincère, je n'avois qu'à me
reposer sur ses soins, et que huit jours ne se passe-
roient pas sans que je trouvasse le moyen de luy
parler.
Le François avec qui je logeois, estoit ce jour-là
dans cette église, et il s'aperçut que j 'a vois eu quel-
ques moments d'entretien avec cette dame.
Quand nous fûmes de retour au logis, il me de-
manda si je la connoissois, et si c'estoit la première
fois que je l'avois veûe. Je luy demanday à mon tour
pourquoy il me faisoit cette question. C'est, dit-il,
parce que j'y dois prendre interest, puisqu'il y a déjà
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BE LA FAUSSE SENSIBILITE. 377
plus de six mois que je suis en intrigue avec eile, et
quand il vous plaira je vous feray voir plus de deux
douzaines de ses lettres. Il me raconta alors qu'à
peine estoit-il arrivé à Madrid qu'il Tavoit connue,
s*étant trouvé auprès d'elle en sortant d'une feste
que le Roy avoit donnée, que depuis ce temps-là il
la voyait régulièrement deux ou trois fois la semaine
à un rendez-vous qu'il me marqua et où il s'offrit
de me mener.
Le discours de cet homme me donna du chagrin
de plus d'une espèce. Je fus fâché qu'une dame que
j'avois dessein d'aimer, et qui me sembloit aimable,
eust déjà le cœur touché, mais ce qui me fâcha le
plus, c'est de voir qu'elle eust de l'engagement pour
un homme qui m'en paroissoit tout à fait indigne,
car en effet celuy dont je parle n'avoit nul mérite.,
J'écoutay tout ce qu'il me dit avec une émotion
qui me fit connoistre que j'aimois déjà cette femme
plus que je ne pensois. J'eus du dépit et de la jalousie,
mais je dissimiilay tous ces sentimens pour ne mar-
quer que de la curiosité. Je luy dis qu'il me feroit
plaisir de me montrer une de ses lettres, et il me le
promit.
Un jour ou deux se passèrent sans qu'il me tinst
parole, et enfin le faisant toujours souvenir de sa
promesse, il me fit voir cinq ou six lettres sans nom,
mais fort emportées, et il m'assura qu'elles estoient
de la personne qui m'avoit parlé.
Je ne doutay pas en les voyant, que cette femme
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378 LIVRE VI.
ne fust une coquette achevée. Les lettres me paru-
rent même si peu spirituelles, que je résolus de n*y
plus penser, et de la laisser pour ce qu'elle valait.
Cependant une affaire m'ayant obligé d'aller dier-
cher son mari, je retoumay chez elle. J'appris qu'il
estoit à la campagne, et la même personne qui me
fit cette réponse, me dit à l'oreille que sa femme avoit
à me parler. Je balançay si je la verrois, mais «ifin
la curiosité l'emporta, et je montay dans son appar-
tement, bien résolu de ne luy rien oacher de ce que
je sçavois de son intrigue.
Elle m'assura que rien n'estoit plus faux que tout
ce qu'on m'avoit dit; qu'elle ne connoissoit aucun
François, et qu'elle n'a voit jamais écrit de lettres qui
pussent estre entre les mains de personne.
Voyant l'assurance avec laquelle elle me parloit, je
ecmimençay à me défier de mon Gascon et je crus
qu'il pourroit bien avoir composé à sa fantaisie les
lettres qu'il m'avoit montrées, aussi bien que le reste
de l'aventure.
Je dis donc à cette dame que je lui ferois voir à
elle-même les lettres qu'on luy attribuoit.
Elle me témoigna un désir extrême de les voir, et
je la quittay avec un amour qui n'estoit retenu que
par ce qu'il me restoit de soupçons de sa prétendue
intrigue.
Je ne dis point au Gascon que j'avois reveu la
dame, mais faisant semblant d'avoir trouvé les
lettres qu'il m'avoit montrées fort à mon gré, je le
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DE LA FAUSSE SENSIBILITE. 379
priay de m*en faire voir encore quelques-unes, et
aussi tost il m'en tira une de sa poche, qu'il me dit
qu'il venoit de recevoir.
Je la lus et je la garday4 Le Gascon ne se mit pas
trop en peine de la ravoir. Je la portay aussi^tost à
la dame, que je trouvay toute preste de m'en en-
voyer une, qu'elle m'écrivoit, disoit-elle, pour mieux
me marquer, en me faisant voir de son caractère,
qu'elle n'avoit aucune part aux lettres de mon
Gascon.
Ceque j'avois conjecturé se trouva véritable, ces
lettres estoient toutes supposées, et le Gascon les
avoit écrites lui-même, ou pour m'embarrasser, ou
pour se donner la mauvaise gloire d'une agréable
intrigue. Il ne connoissoit même pas la dame avec
laquelle il se disoit si heureux, et tout ce qu'il m'a-
voit conté estoit imaginaire.
J'en fus convaincu, et rien ne m'empescha de
prendre un parfait engagement avec cette femme,
qu'une bizarrerie inconcevable de son esprit, et dont
je ne croyois pas encore que les femmes pussent estre
capables. Elle devoit naturellement avoir du mépris
et de la haine pour un homme qui avoit esté capable
de luy donner, et des lettres, et une avanture abso-
lument fausse, et qui ne luy faisoit aucun honneur;
mais de quoy le cœur d'une femme n'est-il point sus-
ceptible? Les menteries et les fictions du Gascon
firent sur celle-ci un effet tout contraire à celuy
qu'elles dévoient faire, elle eut envie de le connoistre.
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380 LIVBB VI.
D*abord elle me dit que c'estoit pour se vanger de
ce qu'il m'avoit vouhi faire croire d'elle, mais je vis
bien que cet homme avoit, sans y penser, trouvé le
moyen d'engager la dame; et en effet, dès qu*elle le
vit, ils furent amis et on me compta pour rien.
Qui pourroit dire par quels ressorts se remuent
les cœurs des femmes, en voyant que celle-ci fut
prise par la chose même qui auroit dû la mieux def-
fendre? Pour moy plus je fais reflexion à cette avan-
ture, plus je me trouve embarrassé à expliquer par où
le Gascon avoit pu venir à bout de luy plaire^ et tout
ce qu'il me semble qu'on en peut dire, c'est qu'elle
jugea qu'il avoit crû qu'elle valoit la peine d'estre
aimée, puis qu'il s'estoit donné le soin d'imaginer
cette intrigue. Peut-estre même trouva-t-elle dans les
lettres supposées, qu'on avoit assez attrapé le carac-
tère de son cœur, et qu'elle eut envie d'estre aimée
d'un homme qui avoit deviné si juste.
Quoy qu'il en soit ils furent amis, et le Gascon
auroit pu depuis me montrer autant de lettres véri«
tables, qu'il m'en avoit fait voir de supposées, mais
il devint discret dès qu'il fut sincèrement amoureux.
Deuxième histoire.
Cette délicieuse histoire est trop longue pour être
reproduite en entier. Le héros qui se peint lui-même
avec une ingénuité si charmante, était une victime
des femmes; et ce qu'il y a de piquant, c'est qu*avec
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D£ Là fausse sensibilité. 381
un caractère fort doux, beaucoup de constance dans
ses affections, il se trouvait toujours engagé dans des
aventures extravagantes. Ayant fait malgré lui plu-
sieurs esclandres à Madrid et tué en duel un person-
nage considérable, il s'était déguisé en esclave algé-
rien pour échapper aux recherches de ceux qui le
poursuivaient. Et le hasard avait voulu qu'obligé de
servir sous ce déguisement, il se signalât par des actes
de dévouement qui avaient rendu populaire, dans
Madrid, le nom du prétendu esclave algérien. Une
certaine dame Isabella, qui avait repoussé ses avances
de la manière la plus mortifiante quelque temps au-
paravant, entendit parler de cet esclave et voulut le
voir; Saint-Evremond le sut et il trouva piquant de
triompher des résistances de la dame sous la couleur
d'un moricaud. Une duègne l'introduisit chez Isa-
bella qui le trouva fort à son gré, et l'auteur continue
ainsi :
a Quelque réflexion que je fisse, il me fut impos-
sible de me résoudre de profiter de la faiblesse de
celte femme, sous un autre nom et sous un autre ha-
bit que le mien. Il me sembloit qu'il y avoit de la
honte à n'en être redevable qu'à mon déguisement,
et je résolus, si on venoit encore me prendre pour
me mener au rendez-vous, d'y aller, non plus sous
l'habit de l'esclave, mais sous le mien.
« Je passay toute la journée chez le marchand, et
la même duègne revint sur le soir redemander en-
core l'esclave. Je m'estois habillé à la françoise, et le
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382 uTRi VI*
plus magnifiquement que j'avois pu : mais dès qu'on
me dit que la duègne me demandoit, je mis ma barbe
postiche, et une veste qui cachoit mes habits, et je
.suivis en cet état la duègne, qui me mena au même
balcon, où je trouvay encore la même éch^e par ou
je montay; mais avant que de monter je jettay la
barbe et la veste, et j'arrivay sur le balcon habillé à
la Françoise, et tel que j'estois quand Isabella m'avoit
fait Tavanie dont j'ay parlé.
w Elle vint me recevoir, mais à peine fus-je entré
dans la chambre, que me reconnoissant, elle jetta un
grand cri, disant qu'elle estoit perdue et qu'on l'a-
voit trahie. Je me jettay à ses genoux, la conjurant
de ne point faire de bruit. Elle parut se rassurer,
mais ce ne fut que pour me dire ces paroles.
« Je voy bien que le coquin vous a plus aime que
moy, puisqu'il vous a dit mon secret, mais si vous
m'aimez vous m'aiderez à me vanger de ce perfide
esclave, et ce n'est qu'à ce prix là que je vous pro-
mets de vous écouter.
a Je vous vangeray, lui dis-je, comme il vous plaira
et je vous réponds que je vous aime mille fois plus
que luy, et que je luy arracheray la vie si vous le vou-
lez, mais au moins, apprenez-moi par où un si vilain
homme a mérité un cœur que vous m'avez refiisé.
— Allez me vanger, me dit elle, et quand vous m'au-
rez apporté sa tête, vous serez contente de moy.
« Je ne pus m'empescher de rire en faisant réflexion
à cette bizarre avanture, et je crus qu'il estoit temps
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DE LA f AUSSB SBirSIBILITé. 383
de me déclarer. Je ne puis^ luy dis-je, madame, vous
apporter sa tête, autrement que vous la voyez, puis-
que cet esclave est un personnage chimérique, qu'il
est le même que moy qui me suis déguisé sous cet
habit, qui suis venu encore hier ici, et qui mérite
seul vos bontei.
« Isabella estoit si interdite qu'elle écoutoit à peine
ce que je luy disois, mais quand je luy eus répété
plusieurs fois la même chose, elle m'écouta enfin^
mais elle n'en fut pas pour cela plus persuadée que
j'estois en effet le même esclave qu'elle avoit aimé.
« Non, disoit-elle, cela est impossible, et il faut
pour vous croire que je vous voye sous l'habit que
TOUS aviez hier. Il est aisé, luy dis-je, madame, de
vous contenter, puisque j'ay laissé au pied de vosire
balcon la barbe et la veste qui me déguisoient, et si
vous voulez me le permettre, j'iray reprendre l'une
et l'autre, et vous verrez que je suis en effet ce que je
dis. Elle parut y consentir, et aussi-tost descendant
par la même échelle, j'allay reprendre l'équipage al-
gérien, mais dès que j'eus le pied hors de l'échelle,
Isabella la retira, et il me fut impossible de remonter.
J'eus beau tousser, faire du bruit, l'échelle ne parut
plus, et je vis que la dame s'était retirée.
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84 LIVRE VI.
RÏFLKXIONS SUR CBS DEUX HISTOIRES.
Au point de vue idéal par quel côté rimaginatioii
delà dame espagnole avait-elle pu être prise? Un
homme ne peut s*en faire nulle idée.
Et la seconde dame, c'est plus frappant encore ;
lebeau^ lenoble Saint- Evfemond, le cavalier accom-
pli qui, sous un déguisement fantastique, apparaît
devant elle à travers raille périls romanesques, ne
frappe pas son imagination. Elle voit Tombre de
l'esclave algérien qui n'existe pas, et elle repousse
le personnage réel, même sous cette forme.
Ce sont deux histoires types pour peindre le côté
particulier de Timagination chez un sexe dont l'ex-
centricité sera toujours adorable.
On poursuit : — Il n'est pas sans exemple que les
antipathies les plus marquées chez les femmes adultes
aient des causes purement physiques. Chez les plus
anciens auteurs, il est question d'une dame romaine
qui abominait son mari en temps ordinaire. Venait-
il à tonner, elle se jetait dans ses bras et le bonheur
était sans mélange pour ce Romain tant qu'il tonnait.
Une année qu'il n'y avait pas eu d'orage, il avait
installé au-dessus de son appartement des appareils
d'airain pour imiter le tonnerre.
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DE LA FAUSSfi SENSIBILITE. 385
DEUX AUTRES OBSERVATIONS.
Les femmes ne devinent pas les hommes, elles les
éprouvent (un mot qui fera parler). Elles perçoivent à
distance les désirs qu'elles inspirent. Le mouvement
du sang, les pulsations du cœur leur sont révélés par
l'impression du regard, ou même sans regarder, par
la pure influence du courant magnétique. Le trouble
interne qu'elles constatent annule, en général, à leurs
yeux celui qui l'éprouve. Il est conquis, il n'y a pas
à s'en occuper. Leur coquetterie s'arme et joue im-
médiatement contre celui-là. Mais s'il ne leur appa-
raît chez un autre d'aucun trouble, d'aucun désor-
dre extérieur, si l'admiration ou le désir n'ébranlent
chez lui aucune fibre du visage, elles désarmeront
doucement jusqu'à ce que par un air de tête, par
un regard, par on ne sait quoi de sans nom, elles
aient fait apparaître les signes secrets qui attestent
un désordre intime.
LE POINT DE VUE REPARAIT.
Rien de pire que de sortir de son naturel ou de ne
savoir pas le garder, puisque c'est précisément par
cet air-là qu'elles sont impressionnées. Les hommes
qui se contorsionnent pour être aimables doivent
25
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386
LIVRB VI.
leur donner sur les nerfs. L'esprit même dans ses ef-
forts apparents peut les blesser. Si elles se sentent
observées, si elles dëmélent de la gène, elles faussent
immédiatement leur caractère. C'est le point de per-
fection, sans doute, de pouvoir mettre une femme
totalement à son aise.
Mais on voulait aboutir à quelque chose? Sans
doute, mais....
On renvoie à Cabanis et à Lamethrie. . . .
.... Oui il y a quelques savants physiolc^ues
qui pourraient tirer parti du paquet.
Linéaments généraux : Quelques philosophes ont
distingue deux espèces d'âmes. La première l'âme
animale. ... la seconde. . . .
Théorie des idées-sensations.... Mais comment une
idée peut-elle être une sensation? Oui, mais comment
une épouse blanche mariée à un blanc et qui songe
à un nègre donne-t-elle le jour à un moricaud ? Mais
cela n'arrive pas. On le sait bien.
Mais comment certains hommes ont-ils sur la fi-
gure un certain morceau de cuir de bœuf, une grappe
de raisin, un plat de framboise^ suite de quelque
désir indiscret pendant la période embryonnaire ?
Mais cela ne prouve rien. Qui en doute ?
La physiologie est pourtant une belle science....
Les sympathies ou les antipathies peuvent être des
effets purement nerveux. . . .
.... Étudier Lamethrie.... Le physiologue serait
moraliste et s'occuperait d'une physiologie de Ta-
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DE LA FAUSSE SENSIBILITE. 387
mour.... Il expliquerait les femmes par la physio-
logie.
Étudier les rapports internes des organes de la
sensibilité.... Hypothèses ingénieuses sinon plausi-
bles.
Sensualisme physiologique — de la sensibilité
comme fluide.,.. Du plus haut degré d anima'
lisation.
G3^
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CONCLUSION.
Ce serait peut-être finir sèchement que de ne pas
ajouter quelque chose en matière de conclusion.
Il faut au moins montrer sur quelle base métho-
dique tout le système repose. D y a trop de béotisme
aujourd'hui en France pour que Ton dédaigne la
méthode apologétique.
Voici donc la grande synthèse de l'ouvrage : La
science de la vie considérée dans ses rapports avec
le gouvernement des États s acpipelle la politique. Con-
sidérée dans ses rapports avec les intérêts privés,
c'est ce qu'on appelle crûment le savoir faire. Con-
sidérée sous le rapport des souffrances de l'àme hu-
maine et réduite en préceptes moraux pour servir à
la discipline de la vie, c'est ce que les anciens ap-
pelaient la sagesse.
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390 coNCLusioir.
Avec un cadre pareil, qui n'aurait pas eu le droit
d'être ennuyeux ? Mais Fauteur a cru devoir s'en
priver, dût-il n'entrer pas à TAcadémie. H lui a
plu de ne faire qu'une nomenclature amusante dont
le prix de fabrication serait cher si la main-d'œuvre
se payait.
Ce livre peut après tout concourir au bien de l'es-
pèce humaine. D'abord il apporte au scepticisme sa
base rationnelle. Il fournit des points de vue très-
avantageux pour juger les charlatans dont Tespèce
a singulièrement pullulé.
La théorie générale de la comédie humaine est
très-évidemment l'art de parvenir. Il fallait le dire,
c'est dit. Quant à l'exécution elle-même, elle n'est
qu'une indication de la méthode à suivre et une in-
vitation à remplir les lacunes, adressée aux hommes
de bonne volonté. Quand ce sera fait on aura un
code très-réussi de la morale telle qu'elle existe et
qu'on la voit pratiquée par les hommes d'État, finan-
ciers, sectaires et autres hâbleurs contemporains.
Cependant et nonobstant les bonnes intentions de
l'auteur, si on lui reprochait de ne pas faire la part
d'un bon sentiment dans l'àme humaine et d'ébran-
ler les fondements de la vertu, il ne prendrait pas le
reproche au sérieux , à moins que ceux qui le lui
adresseraient n'eussent les poches et les mains bien
nettes.
On peut trouver encore en France mille lecteurs en
état de juger que ce livre est un divertissement bon-
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CONCLUSION. 391
néte et licite, qui ne fait du tort qu^aux chefs d'école,
qui ont introduit le système de la corde roide et du
balancier. On croit à la perfectibilité comme un autre,
et Tamélioration morale commencera sans doute :
Quand la vanité sortira du ventre de Messieurs
tels, tels et tels pour y laisser entrer le pur amour
du bien public ;
Quand les hommes qui ont le respect des principes
et la crainte des dieux immortels cesseront de prêter
foi et hommage aux gouvernements qu'ils méprisent;
Quand ceux qui jettent les hauts cris en l'honneur
des saintes causes, dépenseront dix écus pour les
soutenir;
Quand les gens d'opposition au pouvoir cesseront
de faire des lois réactionnaires ;
Quand un homme bien rente, bien situé, s'expo-
sera au moindre désagrément , pour dire la vérité au
pouvoir ;
Quand on se donnera sérieusement des coups
d'épée pour soutenir ses convictions politiques;
Quand ceux qui nagent dans le budget demande-
ront la réduction de l'impôt ;
Quand les gens à dotation et à cumul demande-
ront la liberté de la presse et le droit de réunion ;
Quand ceux qui cri#»nt contre le luxe des femmes
n'entretiendront plus les filles lancées;
Quand les filles très^lancées ne ie seront plus par
les défenseurs de la religion, de la propriété et de la
famille;
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392 CONCLUSION.
Quand ceux qui se moquent tout haut des décora-
tions et autres choses du même genre n'iront pas
les solliciter a deux genoux ou à plat ventre dans
les antichambres ;
Quand, les Jacobins souffriront qu'on aille à la
messe;
Quand les démocrates chevelus se soucieront cor-
dialement de la démocratie ;
Quand on voudra faire le bonheur du peuple sans
songer à ses affaires personnelles;
Quand le plus fougueux libéral ne préférera pas
mille fois être vaincu avec éclat dans l'opposition
que d'être subaltemisé avec la victoire de son
parti;
Quand de simples voleurs ne paraîtront pas des
gens de bien à côté de beaucoup d'honnêtes gens que
Ton salue.
Quand les promoteurs de systèmes économiques
nouveaux s'énonceront en langage clair ;
Quand on pourra gagner deux ou trois millions en
deux ans par des moyens licites ;
Quand on renoncera à son traitement et à sa place
pour soutenir l'indépendance de son caractère ;
Quand les gens arrivés, jeunes ou vieux^ ne prê-
teront plus le lacet pour étrangler les notoriétés
nouvelles ;
Quand il faudra beaucoup de savoir pour parler
j>oliliqiie et beaucoup de talent pour faire un discours;
Quand L'Académie ne couronnera plus le savoir-
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CONCLUSION. 393
faire littéraire et n'accueillera plus dans sou sein les
poètes pour dames ;
Quand on ne sera plus obligé de torturer la langue
française pour dire sa façon de penser et qu'on pourra
appeler un chat un chat, et Rollet un fripon, etc.
Quand....
Le lecteur pourra, s'il lui plaît, continuer Fénu-
mération. Sur un sujet comme celui-ci, il n'y a ni
commencement ni fin, et Ton prend sa dernière
ligne où Ton peut.
FIN.
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TABLE ANALYTIQUE
DES MATIÈRES.
Atant-Propos ; i
INTRODUCTION.
Théorie politique et sociale du lirre. — Définition rationnelle de
Tégalité. Même point de Tue à Fégard des Révolutions 3
Que la société n'est qu'an état de guerre réglé par les lois. Phé-
nomène de l'équilibre social. Un des secrets de cet organisme.
De la force morale • 5
Fatalisme dans la répartition des intelligences et des forces mo-
* raies comme des autres avantages sociaux. Vm victis des temps
modernes ib.
Réussir, parvenir, la loi suprême. Avertissement sincère ib,
LIVRE I.
ÉLÉMENTS GÉNÉRAUX DE l'aRT DE PARVENIR.
Chap. I. Du hasard et du bien jouer. — Définition de la vie.
Principales parties à jouer. Histoire de Chavigny 7
Du hasard dans la vie politique ; autre exemple 11
Des lois du hasard et du jeu, ce que c'est que réussir. 15
Du but et des moyens. Précision du sujet • 17
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396 TABLE ANALYTIQUE
Chaf. U. De la connaitsanœ des hommes et des caractères. Les
hommes enriaagéâ comme moyens. Ce que suppose hi connais*
saqce des hommes 19
Des sentiments innés, première branche de la connaissance des
hommes. La peur en masse. La vanité, la défiance. Uenvie
française. Théories à faire snr ces sentiments 30
Des opinions et des idées générale*. Combien les préjugés sont
une excellente chose pour tout le monde • 25
Chap. m. Théorie de la force morale. Jeu de la force morale
équivalent dans ses résultats k celui de la force physique ; con-
sidération grave 29
Du caractère. Ce qu'on entend par li. Des principes, quid?
Rien de commun en tout ceci avec la morale 32
Des rôles et emplois dans la comédie humaine 35
De quelques classifications. Étude des caractères humains d*après
la méthode de Thistoire naturelle. Quelques genres et espèces. 36
Inutilité complète d*une classification. Variétés de types àd*antres
points de vue 38
En quoi consiste au juste la connaissance des hommes 40
Chap. IV. Des qualités et des talents. Influence des petites qua-
lités et des petits talents sur le succès kZ
Des esprits bornés et des sots ^ avantage que Ton trouve dans
cette condition 44
De la médiocrité. Excellente chose et pourquoi • • . . • 45
Chap. V. Des manières, Aiûstocratte idéale. Combien il est né-
cessaire de se décrotter 48
De la mise en scène. Ce qu'on entend par lit. De son rôle dans
la politique et dans la diplomatie. Pantomime de Talleyrand
au Congrès de Vienne 50
Du langage de la conversation et de Tesprit. Nouvelles observa-
tions sur un sujet ennuyeux. Autre anecdote 52
Des procédés. Que la maxime de minimis non curât prxtor est
rayée soigneusement dudécalogue des bonnes règles. Ignorance
des procédés chez les auteurs dramatiques 54
Observations sur la ligne de conduite en général. Subdivision gé*
nérale du sujet. Le plus court chemin d'un point à un autre.
Richesse de la terminologie de Tart de parvenir. .•••••..••••• 55
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DES MATIÈRES. 397
LIVRE II.
DU POUVOIR ET DE l'aMBITION.
Ghap. I. De r ambition en général. Que la politique est le plus
beau jeu et le plus lucratif 59
De la domination et de quelques-uns de ses secrets. Si la basse^e
et la bêtise jouent le principal rôle dans la domination. Ré-
flexion consolante. Rôle du spiritualisme. 60
Considérations sur la Société de Jésus à propos du même sujet. 62
Aphorisme précieux 64
Chap. II. De quelques facultés capitales.. De la volonté; retour •
sur la théorie de la force morale ; 66
Du foyer intérieur. Expansion de chaleur naturelle chez les grands
hommes 68
De la dissimulation et du secret. Conseil de Mazarin à Louis XIV.
Rôle de la dissimulation. Excellent mot de Cromwel. Monck,
type historique de dissimulation « • 69
De la méchanceté calculée. Rôle du mal dans Thumanité. Prépon-
dérance des principes faux et des sentiments pervers. Considé-
rations historiques 73
Chap. III. Des partis. Idée que Ton doit se former des partis dans
rËtat. Qu'il n*y a jamais que deux grands partis en présence. 76
Amorces employées par les partis. Leur condition d'existence,
partis factices; qu*ils se forment en faussant des principes. ... 78
Système d'enchérissement et de surenchérissement des partis pen-
dant les révolutions 81
Tactique avec les partis. Que les partis ont deux manières d'être.
Temps calmes. Des oppositions sans péril, agrément et utilité. . 82
Temps troublés, passer du calme à la frénésie. Art de se séparer
des causes perdues. Talleyrand comme exemple. .\ 84
Des qualités nécessaires pour former un parti. Du bruit comme
fondement des grands prestiges ... « 87
Des sectes. Avec quoi on forme une secte. Photius. Le tempéra-
ment est tout. Luther, Calvin. Diverses combinaisons du spiri-
tualisme. Sensualbme religieux de Mahomet. IjCS Saints-Simo-
niens ou le mahométisme moderne 88
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398 TABLE àNALTTIQUB
Chap. IV. Des révolutioiu, — Que les réroludons ne sont pas ce
qa*on pense. 94
Considéndons physiologiques sur les révoludons. Conyersions
instantanées aux nouveaax principes. Illusions des premiers
jours. Programmes connus. De la peur comme agent moral.
Changement des caractères • 96
ligne de conduite et artifices pendant les rérolutions. Comme on
retombe sur ses pieds. Nécessité de se mettre avec ceux qui
crieql le plus fort , 100
Comme les événements se préparent et se précipitent. Intervalles
qui précèdent la chute d*un gouvernement et Tinstauration
d'un nouvel ordre de choses. Épisode de la révolution de 1830.
Des causes secondes et de leur puissance 104
Chap. V. De la politique, — Définition vraie de la polidqne.
Qu'elle fait ses meilleures œuvres avec le limon le plus grossier. 100
Inudlité complète de la logique. Inconséquence naturelle. C^WU
algébriques de la polidque • 112
Des artifices de la politique. Sophisdque grecque et byzantine. • . 114
De la o^loradon des actes. Des pedtei choses essendelles 116
Des grands hommes. Que la postérité donne généralement ce nom
à ceux qni spéculent le mieux dans leur intérêt. Qualités néces-
saires 118
De la diplomatie. Art des prétextes. Chassez- croisez des traités de
paixy de guerre et d'alliance. Appédt des grandes puissances.
Quesdons qui en résultent. Dernière guerre d'Allemagne. .... 120
Du talent de rédacdon dans les documents diplomatiques . ...... 124
De la tactique parlementaire. Maniement et direction des assem-
blées. De l'éloquence : Vir împrobus dicendi peritus 127
Éléments généraux des assemblées parlementaires. Equation snr
les éléments moraux qui les constituent. Ressources de la dis-
cussion pour diviser les passions et déplacer les points de
vue 1 29
Qualités du tribun parlementaire. Hampden. Mécanisme de la
procédure parlementaire. Machines de guerre 130
Comment les assemblées changent. Dialogue historique entre
VitroUes et Fouché. Révolutionnaires moutons et tribuns de .
carton 133
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DES MATIÈRES. 399
UVRE m.
DU CREDIT ET DE LA PAYEUR.
Chap. I. L' antichambre \ lien de ce liyre avec celui qui précède.
Difficultés de parvenir accrues. Coups de talon. Molécules
désagrégées , , , 137
Des relations. Que ce sont des milieux sociaux où l'on fait la chasse
aux hasards heureux. Des hommes utiles et des yariétés de
Tespèee 138
Des protecteurs et des auxiliaires* Période du patronaage et son
importance. De quelqoes bonnes règles 142
Des amis et des partisans. Manière philosophique et pratique '
d'enyisager l'amitié. A quelles conditions on a des amis 144
De la loi des sympathies. Ce que c'est que la faveur 146
De la période d'occultation et de celle d'incuhation. Candidature
nécessaire. Dessin de la ligne de conduite 147
Chap. H. Des cours et des courtisans. Grand atelier des artifices.
Détour pour s'expliquer sur ce sujet. Qualités requises. Difficulté
de la tactique des cours. Excellence du courtisan sur un autre
homme 150
Des princes et des faroris. Du caractère des princes. De la funi*
liarité. Ce qui prédispose à la faveur. Rôle d'amuseur et de
confident 154
Réflexion de Gondy. Des manèges de cour. Qu'il faut coûter cher,
principe utile et agréable. Larges esquisses des talents requis. . 158
Des conseils. De la politique et des décors de théAtre. Période des
délibérations. Hypothèses à faire pour fixer les principes en ma-
tière de conseil. Quelques bons aphorismçs 163
Des intrigues. Leur rôle. Que l'intrigue est le lien cadié de l'his-
toire. Puissance invincible de l'intrigne. Des cabales et cama-
rillas. Leurs merveilleux résultats. Quelques exeaifles histo-
riques ••••.•
Du rôle de la calomnie. Comment les doses s'admimstrent 172
De l'empire et de la domination à l'égard des princes. Des hom-
mes supérieurs. Qualités requises pour s'élever au-dessus du
rôle de favori ; • 174
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400 TABLE ANALTTlQnF
Wallenstein pris pour type. Comment on déplace le centre de
graTÎté du pouvoir. Du Me de premier ministre 176
Chap. m. Des procédés divers eu fait de domination et d'in-
fluence. Diverses influences morales. Historique de la fortune
politique de Richelieu. Mazarin. Potemkin. Mme de Main-
tenon 181
LIVRE IV.
DE LÀ CÉLÉBRITÉ.
Chap. i. Des aptitudes diverses au point de 9ue de la célébrité»
Supériorité des petits talents au point de vue du succès 199
Gradation des objets de Tadmiration humaine. Détruire les
hommes et les amuser. Bonnes leçons à retenir pour un prince
qui veut de la célébrité historique 203
Chap. II. De la vanité dans l*histoire. Historiens contemplateurs
de leur image. Histoires en forme de plaidoirie et de réclame. 211
De la célébrité littéraire et de ses causes. Savoir faire et réputa-
tions surfaites. Écrivains admirés sur paroles. Tactique de quel-
ques écrivains célèbres. Jugement sur Rousseau et sur La
Bruyère 218
Quelques jugements de la postérité que l'auteur croit sujets à ré-
-vision. Réservé ibid.
Chap. III. De Poriginalité. Type d'original. Quelques originaux
célébras. Comment Tadmiratiou se gagne 232
Imitation des styles les plus admirables afin de montrer aux ba-
dauds que le style se contrefait comme autre chose ibid,
Chap. IV. De la presse comme instrument de célébrité chez les
modernes ; ce que peut la presse comme appareil de lumière ou
de ténèbres, de notoriété ou de silence • 2k\
De la célébrité dans la démocratie. De la célébrité à bon marché
et pour tous 248
Des monomanes de célébrité. Principales combinaisons d'idées
sur lesquelles on peut fonder un journal 249
Du journalisme. Susceptibilité jalouse du journalisme comme être
moral . Publicité à son de trompe ou à travers un tube capil-
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DES MATIÈRES. 401
laîre. Des flots d'encre ou une gouttelette. Quelques favoris de
la publicité 265
De la polémique et de l*art de parler à côté des questions. Comme
quoi les livres sont de l'or ou des cailloux, suivant l'étiquette.
Quelques autres favoris du journalisme 275
Questions précieuses à examiner. Des idoles de la grande et de la
petite presse. Quelques types d'idoles 236
Gomment s'organise la conspiration du silence. Renvoi à une autre
édition.
LIVRE V.
DE LÀ FORTUNE ET DES AFFAIRES.
Hiéroglyphes* Simples fragments d'une table des matières 293
Ghap. III. Ghap. IV. Des qualités et des talents nécessaires pour
faire fortune. Rapports frappants entre la politique et la fi-
nance * 296
De l'escroquerie dans les mœurs. Organisation et forme sociale. . 296
Ghâp. V. Des principales affaires ténébreuses. Procédure de la
spéculation 298
Ghap. VI. Ghap. VII. De la fibre publique au point de vue des
affaires. Que quand tout le monde veut voler, personne ne
peut se plaindre de l'être 298
Démonstirations sur le vif. Principales figures de financiers. Pri^
mus, secundus et tertius. Le grand Pandarua, etc 288
Ghap. VIII. De l'annonce et de la réclame industrielles. Union
financière et syndicat de la pensée 299
CHAPIIAE aiCAPITULATIF ET COMPLBMEIVTAIRB
Du degré de petitesse, de platitude et de sottise, d^mprobité et d'inca-
pacité, nécessaires pour faire son chemin par le temps qui court.
Réservé.
UVRE VI.
DE l'autre SEXE.
Ghap. I. Hommes envisagés comme moyen. Femmes envisagées
comme but. Roideur de cette définition. 301
£6
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402 TABU ANALYTIQUE
Les femmet sont-elles oa non faciles à analyser ? Sont-elles tontes
les mêmes? Ganses d*eiTeur dans l'analyse du caractère des
femmes 303
Chap. n. Peu de spiritualisme du point de Tue de l'auteur. S'en
excuse. Rôle du sentiment artistique dans Tamonr. 305
G>nmient Tient l'amour dans l'un et l'antre sexe. Questions déli-
cates du c6té des femmes» ....*• 305
Ghap. III. Gonjectures non moins délicates. Gonsîdérations ana-
tomiques et anthropologiques. Rôle de la vésicule de Graaf. . • 315
Relations de Famour libre avec l'amortissement du capital dans
un avenir meilleur. De l'amour simultané pour plusieurs objets^
Histoire ad hoc, . . . ,- 316
Chap* IV. Quelle marque d'impertinence acbeyée c'es( que
d'écrire sur les fenmies. Pas un mot neuf à dire. Formules du
Codex amoureux. Oscillation entre le spiritualisme et le maté-
rialisme • . . , , - . » • • 31d
Ghap. Y. Que l'amour n'a pas une idée. Modèles et types pour la
peinture idéale des sensations. Excédant du nombre des femmes
sur celui des hommes. Conséquences à en tirer. Procès pen-
dant entre les deux sexes * , , 325
Ghap. VI. De la possession universelle. Considérations semi-sé-
rieuses. Citation d'un passage du Don Juan de Molière. Va-
riante proposée par l'auteur • 330
Pieds plats et homme d'écurie dans lequel le temps présent a tu
des types de distinction • 339
Ghap. VJI. Des jouissances de la coquetterie. Imitations heureuses
du genre de Voiture et de Balzac l'ancien. Nouvelle excuse en
faveur des femmes 340
Ghap. VIII. Ninon de Lenclos et son école. Livre à faire pour les
amateurs de théories. Éloge de Mlle de Lenclos. Citations char-
mantes d'un livre peu connu du public, mais bien connu des
écrivains pillards ......••.« • ....••• 345
Ghap. FV. De la diplomatie. Jupons la meilleure école de diplo-
matie. Chesterfield. Que la ligne courbe est le plus court die-
min d'un point à un autre. Ce que l'on se Tcut, en somme, en
amour. Garnitures. Prétextes et direction de l'intention 354
Une application spéciale de la théorie entre amants querelleurs et
boudeurs.. •.•••••••••••••••*•••••.•••••••••••••• 358
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DES MATIÈRES. 403
Phrases à jeter au panier ou à mettre dans un album. Jolie his-
toriette prise dans un ana 360 ,
Chap. X. De la fausse sensibilité. Qu'avec les femmes il faut
chanter faux. Réprimandes de MM. Legouyé père et fils 361
Pourquoi on plaît, pourquoi on déplait aux femmes. Histoire nar-
rée par un écrivain français qui ne sait pas sa langue. L'auteur
est à la recherche d'un point de vue 365
l^** Histoire, 2^ histoire contées en vue d'ime explication4>articu-
Hère des penchants des femmes en amour 369
Réflexions sur ces deux histoires. Encore la physiologie et la
vésicule de Graaf ! 377
Comme quoi les femmes ne devinent pas les hommes, mais les
éprouvent. Difficile mais très-utile à comprendre • 378
Théorie des idées-sensations. Deux espèces d'âmes. L'âme animale
et Vautre, Lamethrie, Cabanis. De la sensibilité comme fluide.
Animalisation. . . , , 378
CoircLusioir 381
FIN DB LA TABLS.
9002. — Impnoierie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, k, Paris.
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