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Full text of "Recherches sur l'art de parvenir: par un contemporain"

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RECHERCHES 



SUR 



L'ART DE PARVENIR 



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IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE 
Rue de Fleunis, 0, à Paris 



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RECHERCHES 



SUR 



L'ART DE PARVENIR 



PAR 



UN CONTEMPORAIN 



PARIS 

AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX 



1868 
Tous droits réservés 



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Gcnr 5^0. S". S" 




>H ,'---'-' 



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PREFACE. 



A MESSIEURS DE L'ACADÉMIE. 



L'idée de ce livre serait à elle seule une his- 
toire. On ne la fera pas. Tout lecteur dont l'épi- 
derme ne sera pas trop épaisse pourra com- 
prendre ce que vaut la conception, et combien 
il est extraordinaire qu'elle ait échappé, de- 
puis six mille ans, à tous gens de lettres mo- 
ralistes et poètes satyriques. De nos jours sur- 
tout où l'on se dispute des titres nus comme 
des propriétés imprescriptibles, une pareille éti- 
quette était sans prix. M. '^'^ aurait demandé 



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II PRÉFACE*. 

deux cent mille francs de dommages-intérêts si 
Ton avait pris celle-là dans son magasin, 

A un point de vue plus sérieux le dix-neu- 
vième siècle ne pouvait se passer sans qu'un pa- 
reille livre fût fait. La tentative en sera donc 
appréciée. 

Grâce aux efforts de Fauteur, rien n'empê- 
chera désormais les gouvernements d'établir une 
chaire de savoir-faire à côté des chaires de théo- 
logie et d'économie politique. Le besoin s'en 
faisait sentir depuis longtemps. On recommande 
ridée ; elle est pratique, elle est démocratique. 

On pourrait d'ailleurs donner à cet ensei- 
gnement un vernis scientifique : on appellerait 
cela un cours de biologie, de sociologie, de 
positivisme social , de science sociale. Que 
diable veulent donc dire tous ces messieurs 
avec ces mots-là, s'ils n'ont pas en vue, au bout 
du compte, l'idée qui se déduit ici naturelle- 
ment et en bon français, du moins l'auteur le 
suppose ? Pourquoi, comme l'on dit, tant tour- 
ner au tour du pot ? Messieurs de l'Académie, 
de grâce, on vous en conjure, ajoutez-donc à 
la section des sciences morales la science du 
savoir-faire. Pourquoi nous tenir indéfiniment 
cette branche-là sous le boisseau ? 

N'avez -vous pas vu que la Bruyère, Vau- 



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PRÉFACE. m 

venargues, Retz, la Rochefoucauld ont tâtonné 
là autour sans trouver la porte? N'avez-vous 
pas lu ce que Diderot a dit : ce Que les maximes 
de ces grands écrivains sont comme des recueils 
d'expérience qui attendent un grand principe 
qui les lie ? » 

Et que diable voulez-vous que soit ce grftid 
principe, sinon ce qui est au frontispice de ces 
pages que l'auteur vous dédie avec une respec- 
tueuse politesse? 



]tfota« Vu rétat de ladr.... (T atonie mentale dans lequel se 
trouve aujourd'hui la majorité des lecteurs français par suite de 
l'amélioration matérielle et morale de toutes les classes de la so- 
ciété, l'ihtroduetion qui va suivre pourra paraître sérieuse. Ceux 
qui ne seraient pas capables de lire attentivement ces quelques 
pages avant de goûter des charmes moins sévères sont invités à 
fermer le livre, on ne s'inquiétera pas de leurs suffrages. 



CISOT) 



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INTRODUCTION. 



THÉORIE POLITIQUE ET SOCIALE DU LIVRE. 

Quand on regarde au fond du cœur humain, on 
n'y trouve guère que des instincts contraires à T^ga- 
lité ; et ces instincts sont les plus violents de tous 
puisqu'ils s'appellent l'orgueil, l'envie, l'égoïsme, 
l'intolérance, la passion de jouir et de dominer. 
Comment donc les hommes tiennent-ils tant à l'éga- 
lité? La réponse ne sera pas sans intérêt. C'est 
simplement parce qu'ils voient dans l'égalité le pre- 
mier titre de leurs prétentions, et le moyen direct 
de s'élever au-dessus des autres. Qu'on retourne 
bien cette proposition, on la trouvera juste : et si 
elle froisse un peu certaines candeurs, elle jette un 
jour très-vif sur la politique et sur la vie sociale, 

I 



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2 THÉORIE POLITIQUE 

Elle fait voir que les révolutions, avant d'être des 
développements de principes, sont des explosions 
de besoins, de passions, d'intérêts et d'ambitions, 
ce qui n'empêche pas le moins du monde les révo- 
lutions d'être^ légitimes, au moins quand elles sont 
accomplies ; car pour les révolutions futures autant 
vaut n'en pas parler. 

Cet aperçu permet de donner de la société une 
définition qui résume en partie la pensée de ce livre : 

La société est un état de guerre réglé par les lois. 

L'ordre extérieur n'est qu'apparent. En réalité 
c'est la guerre qui s'agite dans le fond de la vie so- 
ciale et une guerre dont les mobiles ne diffèrent en 
rien de ceux qui mettent les nations les armes à la 
main ; chacun arrive dans la vie au nom de ses in- 
téirêts et de ses passions, qiu nom de sa nature qui 
constitue son droit ipdividuel. La loi dans ce qu'elle 
établit ou dans cq qu'elle défend ne fait que déter- 
miner les con4îtiûps du comba|: et les armes dont il 
est permis de §e servir. C'est tout un monde de 
combinaisons d'intrigues et d'artifices, tout un art 
de procéder, d'£^|;taquer e|: de se défendre, toute une 
stratégie sociale dont la connaissance approfondie 
est l'instriinient universel. La lutte a lieu d'homme à 
homme, de classe à classe, et le pouvoir, les places, 
le crédit, la fortune, la célébrité apparaissent comme 
les points culminants autour desquels s'agite inces- 
satoment l'éternelle mêlée des ambitions. 



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FT SOCIAL^ DU UVRE. ^ à 

$ans doute ce spectacle est ^e \ous \es femps, 
mais les sociétés modernes montrent la lu^te dans 
des conditions jusqu'alors ipcopques. Aucune distinc- 
tion de classe ne relient pli;s les îfctjyités dans |et)y 
splière, la masse sociale tout entière est appelée 
4ans Tarène, la carrière est ouverte à toutes les 
initiatives individuelles et rien ne peu|: borner l'ave- 
nir de l'homme le plus obscur s'il a je gépie de son 
apfïbition. 

Comment dans de pareilles coi^dHions réquiljl3re 
peut-il se main|:enir?Çom||^ent ^e cette cprnpétition 
ardente ne passe-^-on pas incessamn^ent de |a guerre 
civile à la guerre sociale ; comment entre les indivi- 
dus ainsi accumulés, pressés par les besoins, les dé- 
sirs et la haine, tout ne se |ermine-t-il pas, à un pio- 
mept donné, par une immense jacquerie? 

Qui peut faire supporter aux masses le joug du 
travail et de l'indigence? Sont-ce les croyajices reli- 
gieuses? Est-ce l'empire de la pliilosophie? Est ce 
l'amour du prince ou celui du pays? On ne répond 
pas à ces questions-là. Est-ce le frein des jois? Mais 
quand il n'y a plus d'un côté que ceux qui sont inté- 
ressés à les défenc^re et de l'aujire ceux qui sont in- 
téressés à les renverser, leur impuissance est bientôt 
(jémontrée. Qu'est-ce que le petit nomJ)re d'hommes 
que |a société satisfait auprès des milliers de déshé- 
rités? Un seul de leur tressaillement, s'il se com- 
muniquait à tous couvrirait en un momenj; toute la 
terre de ruines j et cependant rien ne s'agite ou 



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4 THÉORIE POLITIQUE 

tout rentre bientôt dans Tordre quand il vient à 
être troublé. 

Il y a là un secret de l'organisme social que Pon 
ne révèle pas d'ordinaire. 

Ce qu'il faut constater d'abord c'est que l'égalité 
ne donne rien ou presque rien de ce qu'elle promet. 
Quand on a proclamé Fégalité de droits, on reste en 
présence de l'inégalité de forces. Les distinctions de 
la naissance sont supprimées, mais celles qui tien- 
nent à la supériorité des facultés naturelles subsis- 
tent et elles suffisent pour reconstituer des privilè- 
ges, pour élever entre les hommes des barrières à 
peu près aussi insurmontables que celles qui sépa- 
raient autrefois les différentes classes de la société. 
Chacun ne prend que la place qu'il peut prendre. 
Les uns s'élèvent par leur énergie et par leurs talents 
jusque dans les régions Supérieures, tandis que les 
autres ne peuvent conquérir que des positions inter 
médiaires ou sont reportés violemment jusqu'aux 
derniers rangs de la société où il faut, bon gré mal 
gré, qu'ils se tiennent. 

Si cela est vrai, qu'en conclure? c'est qu'il y a 
au fond de l'âme humaine des instincts impérieux, 
en vertu desquels les hommes se subissent et se 
subordonnent. Les individus, comme les divers 
groupes dont la société se compose, sont attirés ou 
retenus dans des sphères distinctes par des forces 
d'attraction et de gravitation dont le principe même 
est en eux et à l'empire duquel ils ne peuvent pas se 



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ET SOÇrAXB DU LIVRE. b 

soustraire. Au fond, tous les rapports entre les hom- 
mes se règlent sur les aptitudes réciproques à exercer 
la domination et à la subir; ils se subordonnent 
d'eux-mêmes et nécessairement les uns aux autres, 
suivant le degré de force morale qui est en eux et 
qui leur assigne, quoi qu'ils fassent, une place déter- 
minée dans l'ordre social. 

Il y a là une sorte de fatalisme qui consiste dan^ 
la répartition fortuite des intelligences et des forces 
morales comme des autres avantages sociaux. Le 
pouvoir, la fortune, les places, la célébrité sont 
autant de monopoles naturels, qui ne peuvent ap- 
partenir qu'à un certain nombre de privilégiés. La 
vie peut être envisagée comme une loterie dans la- 
quelle il n'y a qu'un certain nombre de numéros 
gagnants. Ceux qui gagnent évincent les autres. 

On comprend alors ce qu'il y a d'impitoyable et 
de fatal dans le choc des volontés humaines livrées 
à leurs propres entraînements et contenues seule- 
ment par le frein des lois. C'est, en un sens , un re- 
tour à la violence et à la liberté de la nature. Cette 
mêlée d'hommes ressemble à. ces foules accumulées 
dans des places publiques trop étroites pour les con- 
tenir. Ceux qui n'ont pas les flancs assez forts pour 
soutenir la presse ou dont la tête ne s'élève pas 
assez au-dessus de la multitude pour pouvoir respi- 
rer sont étouffés. Dans le jeu des forces sociales tout 
ce qui est faible est inévitablement écrasé. C'est la loi 
du combat, c'est le fatum des temps modernes. Foulé 



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6 THÉORIE POLITIQUE ET SOCIALE DU LIVRE. 

aux pieds de ses concurrents, Thomme qui tombe 
n'est plus rien ; c'est un cadavre qui doit disparaître 
du champ àe bataille. Le bruit de la foule étouffe 
ses gémissements, et^ dans là mêlée, on n'entend 
qu'un en : 
Réussir! jpârvenlr! 

TRANSITION. 

Réussir ! parvenir I ces mots he résunient-ils |)as 
toute ime civilisation, et le dernier inot de la |)hilo. 
Sophie sociale contemporaine n'est-il pas de recher- 
cher comment on parvient? Si l'on espère âppretidi'e 
quelque chose Ici, on fera bieti de iliéditer les ré- 
flexions suivantes : 

I. Quand on sait la vie ce serait une sottise que 
de l'apprendre aux autres. 

II. Ceux qui ont le mieu^ observé les choses de 
la vie sotit généralement ceux qni réussisseiit le 
moins. 

III. L'iilitiatioti à tous les secrets de la vie sociale 
n'apprendrait pas à s'en servir. 



CASp) 



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LIVRE PREMIEft. 



CHAPITRE L 

DU HASARD ET DU blEN JOUER. 



La vie est une partie extrêmement difficile a jouer 
et mêlée de beaucoup de liasard. 

Ce poiiit de vue est Tidée favorite de ce livre , 
elle en domine tous les développements. JoUer avefc 
talent, suivant les règles, et sans faire de feux coups, 
voilà Tart de la vîie ; mais si la science du jeu est 
libë, les parties sont très- variées ; prenons lés plus 
grandes et les plus lieîlés : 

Il y à le jeu de la i)olîtiqùe , céliii de i*ainoiir j 
celui de la fokune, celui dé là célébrité. 

Chacun de ces jeux est ^lus ôu moiiis difficile, et 
demande des talents d'un ordre particulier. En sa- 
voir jouer un, c'est beaucoup, les savoir jouet tous, 
c'est l'unité de la scieiice, c'est là science suprême. 



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8 LIVRE PREMIER. 

Si donc on s'avisait de chercher ici un conseil, Fau- 
teur commencerait par demander : Quel jeu voulez- 
vous jouer? ' 

Le hasard tient une si grande place dans la vie 
qu'à le prendre d'un certain côté il n'^y a que du 
hasard. Vous êtes beau, bien fait, vous portez un 
nom distingué, vous serez riche, c'çst ce qu'on ap- 
pelle naître avec des atouts dans son jeu ; et Ton en 
peut dire autant de l'éducation, des manières, des 
aptitudes et des talents naturels, car c'est encore le 
hasard qui les donne. Réussir ou échouer sont choses 
à peu près fatales, car on réussit : 

V Parce qu'on a en soi les qualités qui agissent 
sut* la société et sur les hommes. 

2® Parce qu'on est servi par les circonstances, et 
Ton échoue par les causes contraires. Les circon- 
stances, ce sont tous les événements, heureux ou 
malheureux, toutes les occasions de succès qui se 
présentent dans la \ie indépendamment de la volonté. 

D'après ce qui précède on peut envisager le hasard 
du même point de vue que le spiritualismecatholique 
envisage la grâce sanctifiante : Un chrétien quels que 
soient ses mérites ne peut, dit-on, faire son salut 
sans le secours de la grâce ; ainsi l'ambitieux ne sau- 
rait faire son chemin sans le secours du hasard. Les 
chances heureuses toutefois sont moins inégalement 
réparties qu'on ne le suppose en général. L'aptitude 
à en profiter est ce qui distingue les individus, et 
c'est par là qu'on rentre dans le bien jouer. Il y 



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DU HASARD ET DU BIEN JOUER. 9 

a des hommes qui par une ineptie organique tour- 
neront toujours le dos à la fortune. 

La diversité des chances est infinie. Les uns vien, 
nent tôt, les autres tard ; tantôt elles opèrent lente- 
ment et successivement, tantôt elles agissent sou- 
dainement et directement sur la destinée. Il n'est 
peut-être pas d'exemple plus curieux de la pure in- 
fluence du hasard que le fait historique suivant 
que nous avons noté comme un des types du genre : 

Il y avait sous la Régence un certain Chavigny, 
intrigant obscur, qui avait fait des efforts inutiles 
pour se faufiler à la cour. N'ayant pu obtenu* aucune 
faveur, de guerre las, il quitta la place et partit pour 
la Hollande, où l'appelaient des affaires de famille. 
En arrivant à la Haye il tomba malade et fut forcé 
de s'arrêter dans une auberge. Ceux qui ont voyagé 
dans ces pays savent qu'on y est servi par des cham- 
brières qui ne sont pas autrement cruelles. Cha- 
vigny, soigné avec le plus grand dévouement par la 
fille de l'auberge, où le hasard avait voulu qu'il s'ar- 
rêtât, une fois guéri, s'avisa d'être. . . reconnaissant. . . . 
On voit si l'aventure est vulgaire ; mais comment de 
là parvint-il à la fortune? Le voici : Un jour qu'il 
était avec la demoiselle dans ime chambre de l'au- 
berge il entendit la maîtresse de la maison qui se 
dirigeait vers cette chambre en appelant sa servante. 
Celle-ci n'eut que le temps d'en sortir et de fermer 
la porte de la chambre, qui était précisément celle 
que sa maîtresse lui ordonna de préparer pour deux 



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10 LIVRE PREMIER. 

ministres étrangers qui venaient d'arriver et voulaient 
déjeuner en particulier. Impossible de faire sortir 
Chavigny. Elle imagina de le cacher dans une ar- 
moire et l'y enferma. 

Il était temps; à t)eine avait-elle tiré la clef que 
les deux voyageurs etitrèrent. Se croyant seuls, ils 
s'entretinrent sans défiance d'une iritrigiie politique 
qui était le but de leur réunion : l'affaire n'était J)as 
mince, il s'agissait d'un complot dont l'objet n'était 
rien moins que d'enlever la régence au duc d'Orléans. 
L'un des deux voyageurs était cet aventurier sou* 
doyé par le cardinal Alberoni , pour enlever le Ré- 
gent au bois de Boulogne et qui, n'ayant pu réussir 
dans son j)rojet , s'était réfugié à la Haye où il tra- 
mait un nouveau coi]lj)lot. En se séparailt, lès deUi 
voyageurs se donnèrent^ à jour fixe ttii aùttë tendez- 
vous au même endroit. 

Chavigny sentit tout le pai-ti qu'il pouvait tirer 
d'une pareille découverte, 11 lui fllt facile d'obtenir 
de la servante qu'elle le cacherait dans la même 
chambre le jour indiqué. Le rendez-vous eût lieuj la 
conférence fut encore plus explicite. 

Maître de leur secret, Chavigny écrivit au Régent 
qu'il avait à lui faire Une révélation de la plus haiite 
importance et, de retour a Paris, parvint à obtenir 
une audience du duc d'Orléans. 

Chavigny n'eut garde de faire connaître les cir- 
constances qui l'avaient si bien servi ; il attribua ses 
révélatiotis à des relations jplus élevées. Le t)rihcfe Ife 



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DU HASARD ET 1)U BIEN JOUER. 11 

traita de visionnaire et lui ordoniaa de sortir de sa 
présence. Chavigny, sans se déconcerter, soutint ce 
qu'il avait avancé, et proposa au Régent de le faire 
mettre à là Èàstille, si ce qu'il lui avait dit n arri- 
vait pas. Le prince y consentit , les choses se passè- 
rent comme Chavigny l'avait annoncé ^ et de ce jour 
sa fortune fut faite. 



DÉVELOPPEMENT DE LA MÊME IDEE. 

Que l'on mette à l'essai une définition dû hasard, 
on ne trouvera rien de mieux que ceci : ce sont les 
actions des hommes par rapport aux autres hommes. 

Mais voici une autre source du hasard à laquelle 
ori rie réfléchit pas. Qui peut se charger de dire à 
quoi il songera dans cinq minutes? Ainsi le hasard 
est jusque dans la pensée qui engendre l'action ; il 
est jusqiie dans les variations dû temjfiérament qui 
réagit sUi' la |)ensée; iqui réagit sur l'action, sans 
parler des causes extérieures purement physiques, 
dont l'intervention n'est jaihàis prévue. 

Quand oti est embar4iié dans une mauvaise affaire, 
il y a une espèce de calcul qii'on peut essayer à 
l'occasion, c'est de chercher à déterminer les diffé- 
rentes issues jDar où la complication pèiit aboutît^ il 
arrivera couramment qu'elle ne se dénouera par 
àuciîn des moyens (Ju'on avait prévtis; et quant aux 
ifacidehts inattendus qui ttaversetit ordîriairemeiit 



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12 LIVRE PREMIER. 

les entreprises, il n'est pas même possible de juger 
s'ils sont heureux ou malheureux* 

C'est dans la vie politique que ces merveilleuses 
nuances sont sensibles, car la politique c'est jouer 
aux hommes et aux événements. On peut voir dans 
les Mémoires contemporains que Napoléon, un de 
ceux à qui la vie humaine a caché le moins de se- 
crets se moquait, en son particulier, de ceux qui lui 
prêtaient des combinaisons à longue portée ; il avoue 
littéralement qu'il vivait au jour la journée sur les 
événements. En fait de hasard, on ne trouverait peut- 
être pas dans une autre vie que la sienne une page 
plus frappante que celle qui va suivre. 

Le 23 août 1798, Bonap^te quittait l'Egypte et 
s'embarquait à l'insu de son armée pour retourner 
en France, laissant à l'adresse de Kléber un pli ca- 
cheté, qui le nommait à sa place général en chef de 
l'armée d'Egypte. 

La traversée entreprise par Bonaparte présentait 
des périls immenses. Il fallait avoir des vents favo- 
rables, échapper aux escadres anglaises, et enfin arri- 
ver en France avant les dépêches menaçantes que 
Kléber ne manquerait pas d'envoyer au Directoire 
dès que la situation lui serait connue. 

La traversée devait se faire par la côte d'Afrique, 
en longeant les rives de la Méditerranée, et les diffi- 
cultés de l'exécution étaient telles qu'en cas de pour- 
suite, les deux frégates qui portaient la fortune de 
Napoléon devaient être échouées sur les sables, afin 



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DU HASARD ET DU BIEN JOUER. 13 

qu'à toute extrémité l'équipage eût la ressource de 
gagner, par terre, le port le plus voisin de la côte. 

Les débuts ne sont pas heureux ; pendant vingt et un 
jours les vents contraires repoussent les navires dans 
les eaux de l'Egypte ou de la Syrie. On parle de 
retourner au port ; mais bientôt le vent change et 
en quelques heures on double Carthage, puis la Sar- 
daigne. 

Rien n'est fait encore; à peine la Sardaigne dé- 
passée, le vent change de nouveau ; on est forcé de 
relâcher à Ajaccio. 

Le lendemain on veut remettre à la voile, impos- 
sible de sortir du golfe; il faut rentrer dans le port, 
et sept jours se passent , pendant lesquels le danger va 
croissant. 

Si les Anglais qui croisent dans ces parages appren- 
nent le séjour forcé de fionaparte en Corse, adieu 
le grand Empereur de France ! Les Anglais ne savent 
rien encore; les dés ont bien tourné. Aucune voile 
n'est signalée à l'horizon ; on se met en mer pour 
Toulon, après avoir acheté une chaloupe, pourvue 
de douze rameurs vigoureux qui, en cas de détresse, 
essayeront de sauver le général et quelques hommes 
de son escorte. Cçpendant jusqu'au lendemain matin 
la navigation est heureuse, les navires touchent au 
port. 

Mais, au coucher du soleil voici tout à coup 
qu'une escadre anglaise de quatorze voiles est si- 
gnalée. Les Anglais, favorisés par la disposition de 



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14 LrVBE PREMIER. 

\^ Iqnqière, reconnaissent très-distinctement les frë- 
gafes. Les signaux ^e la. flotte ennemie apparais- 
sent. Les dés ont-ils tourné? Non. }l se trouve, 
6 fortune ! que les frégates sont de construction 
vénitienne', et les Anglais les prennent pour un 
convoi d'approvisionnement, se ren4ant de Toulon à 
Gênes. 

Mais la situation demeure tout aussi critique. (^ 
flotte anglaise, il est vrai, grâce à la nuit tombante 
n'a pas reconnu les passagers ; mais le lendemain le 
jour se lèvera, les Anglais reconnaîtront leur erreur 
et le désastre est certain. Gantheaume avait per4i{ la 
tête; il proposait de retourner en Corse, poqaparte 
s'y refusa, on |ît force voiles vers le nord-ouest, et 
pendant la nuit on se prépara à tout événement. 
Déjà les rôles étaient distribués, les dispositions 
étaient prises. Bonaparte, décidé à se jeter dans la 
chaloupe de sauvetage, avait désigné les personnes 
destinées à partager son sort, qui ne pouvait être 
douteux, si Ton était encore en vue de l'escadre. Il 
s'agissait d'être capturé ou coulé à fond; mais les 
dés jetés en l'air retombent toujours sur les mêmes 
faces. Les premiers rayons du jour éclairèrent la 
flotte anglaise qui, au lieu de poursuivre les frégates 
s'éloignaient vers le nord-est ! . . . 

Et ce n'est pas tout encore, si en arrivant à Fréjus 
l'équipage est obligé de faire quarantaine, les dépê- 
ches de Rléber devançant l'arrivée de Bonaparte 
peuvent renverser sa fortune, et le héros d'Arcole 



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BV HASARD ET DU BIEN JOUER. 15 

décrété d'açcijsatipn pour avoir (juitté son armée 
sans les ordres du Directoire, peut finir comme 
flustine; mais ren^|iousiasme des populations préve- 
nues de Tarrivée de Bonaparte, entraine les passagers 
vefs la terre. . . . Les destins s'accompliront 1 

Toute la tjiéorie du hasard est dans cette traversée, 
on peut l'y étudier, comme le praticien étudie les 
p|ié]iomènes de la vie sur Ja nature morte. 

Mais le hasard est-il réellement une force désor- 
donnée en dehors de toute règle? il ne faut pas se 
Fimaginer. 

Qui n'a été frappé de l'inébranlable confiance 
avec laquelle |e joueur persévère dans la recherche 
des combinaisons qui doivent le faire gagner. Que 
cherche-t-jl ? la loi du hasard, et les joueurs les 
plus nialtraités sont ceux qui croient le plus fer- 
mement que par des observations bien faites et 
exactement suivies, la chance peut être dominée; 
et ils ne se trompent pas le moins du monde. Leur 
perte ne tient qu'à la fausseté de leurs calculs ou à 
Tentraînement de leurs passions. 

Le hasard est un phénomène que l'on envisage 
ici sous le même rapport. C'est un élément com- 
posé de deux courants contraires, les bonnes et les 
mauvaises chances dont le flux et le reflux, les oscil- 
lations ou les écarts ne paraissent irréguliers que 
quand on les observe dans un espace restreint ou 
sur une échelle de temps limitée. On apprend , par 
exemple, à connaître la direction des courants heu- 



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16 LIVRE PREMIER. 

reux ou malheureux, et voici entre autres choses ce 
que Ton observe. 

Les événements de la vie paraissent dominés par 
ce que nous appellerons volontiers une loi d'enchaî- 
nement, une loi de succession , de telle sorte que 
les accidents heureux ou malheureux, semblent tous 
découler d'un premier succès ou d'une première 
faute. Un événement favorable ou contraire contient 
en lui une certaine série de déductions fatales ou 
propices qui doivent toutes s'épuiser dans un temps 
donné. De même encore une affaire qui a bien tourné, 
par une connexité mystérieuse, en amène d'autres 
également heureuses. C'est ce que l'on appelle com- 
munément une i^eine par une assimilation très-frap- 
pante avec ces filons précieux que rencontrent 
les ouvriers mineurs dans leurs patientes explora^ 
tions. 

Grâce à ce qui précède nous avons maintenant une 
excellente définition du succès. Réussir c'esf être dans 
le courant des chances heureuses; ne pas réussir 
c'est avoir perdu le sens de leur direction* 

Comprend-on maintenant ce que c'est que la su- 
perstition chez les amants, chez les joueurs, chez les 
hommes politiques surtout? ce n'est pas autre chose 
qu'un calcul ou une intuition de la chance. Quand 
Polycrate jetait son anneau k la mer, il sentait que 
sa série était épuisée. Quand César se jetait dans une 
barque de pêcheurs en disant au milieu de la tem- 
pête, au pilote épouvanté :« Rassure-toi, tu portes 



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DU HÀSAUD £T DU BIEIT JOUER. 17 

César et sa fortune. C'est comme s'il lui avait dit : 
Ne crains rien, tu portes une chance qui est dans la 
loi de son développement. Et le pilote sans analyser 
comprit parfaitement ainsi. 

L'habileté supérieure en politique consiste à faire 
le hasard et à ne pas le subir. Dans les affaires, il y a 
aussi des gens qui font le hasard, on les appelait au- 
trefois des fripons. 



DU BUT ET DES MOYENS. 



On a compris que ce que nous avons appelé le 
bien jouer dans le chapitre précédent n'est que l'art 
de conduire ses desseins et de gouverner dans les 
différentes circonstances de la vie; le champ qui 
s'ouvre est immense, mais le sujet en lui-même peut 
se réduire à des termes généraux d'une extrême 
simplicité : lebut^ les moyens. 

Ceci présente pour les esprits les moins pénétrants 
des idées fort claires, et si beaucoup de savants 
écrivains voulaient s'exprimer avec cette netteté ils 
auraient bientôt fait le tour de leur connaissance. 
Le but, c'est naturellement tout ce que Ton peut 
humainement désirer ou ambitionner; ce sont les 
forces dont on dispose pour s'égaler à ses ambitions 
et à ses désirs; ce sont toutes les facultés et tous les 
talents, toutes les manières, toutes les formes exté- 
rieures, toutes les combinaisons d'esprit à l'aide des- 
quelles on agit sur la société et sur les hommes. 



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18 LIVRE PRBMIBR. 

Comme le secret dé parvenir n'est que l'art de 
faire servir les hommes au succès de ses desseins, il 
faut voir d'aboird comment les hommes entrent dans 
les éléments généraux du calcul ; ce sera l'objet des 
chapitres qui vont suivre. 






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CHAPITRE IL 

DE LA CONNAISSANCE DES HOMMES 
ET DES CARACTÈRES. 



L'art de parvenir envisage la connaissance des 
hommes comme le premier ëiëmeht des ses calculs. 
On ne peut arriver que par les hommes et en s'en 
servant, d'où la nécessité d^ les connaître. Cette for- 
mule est sèche, elle n'est que le corollaire d'une 
pensée bien connue d'un célèbre penseur contempo- 
rain qui mettait la philosophie en action : Les hommes 
sont des moyens. 

On fait profession ici de ne pas aimer les gros 
mots; aussi l'auteur s est-il demandé plusieurs fois 
si c'est à bon droit que Ton fait tant de phrases sur 
le cœur humain et la connaissance des hommes; les 
dames auteurs ont bien gâté ces matières. Si con- 
naître leg hommes, c'est comme il y a apparence en 



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20 LIYBE PREMIER. 

avoir la plus mauvaise opinion et les croire capables 
de tout, qui donc ne les connaît pas ? 11 n'y a, réflexion 
faite, rien de sérieux dans cette impression. On en 
va juger. 

La connaissance des hommes suppose : 

La nature approfondie d'une certaine somme de 
sentiments innés que Ton peut considérer comme 
faisant partout le fond de Thumanité. 

La connaissance des principales idées ^ opinions 
ou préjugés qui ont cours. 

Enfin la connaissance d'un certain nombre de 
types généraux qui constituent le commun des hom- 
mes ; et quand on est là, que sait-on ? Le bagage n'est 
pas gênant, on ne sait rien. 



DES SENTIMENTS INNÉ». 

Les sentiments innés sont des dispositions morales 
répandues dans la masse des hommes comme la 
chaleur et la lumière sont répandues dans les corps. 
Us caractérisent Tesprit humain partout, sous toutes 
les latitudes, en Asie comme en Europe, chez les 
Kanacs des îles du Pacifique comme chez les Fran- 
çais, à Noukahiva comme à Paris, 

Ainsi qui n'a remarqué par exemple que les in- 
fortunes des grands et des princes sont à peu près 
tout ce qui intéresse réellement dans l'histoire, et 
que leur chute, leur exil, la perte de leurs dignités 



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GOmrAISSANGB DES HOMMES ET DES CARACTÈRES. 31 

qui leur laissent encore tant de jouissances et tant de 
biens excitent une plus vive sympathie que les plus 
horribles malheurs du commun des hommes. 

Si Ton veut traduire ce sentiment, on trouvera 
qu'il signifie admiration, passion, enthousiasme pour 
les gens constitués en dignité, pour les puissants, 
pour les riches; mépris, indifTérenee, éloignement, 
aversion pour les gens sans pouvoir, sans crédit et 
sans argent. Voilà un sentiment général et profond 
de la nature humaine sur lequel on peut faire des 
études variées. 

Dans les États monarchiques, le mépris s'étale 
ouvertement. Dans les pays démocratiques, ou soi- 
disant tels, on cache soigneusement son dédain des 
pauvres pour les empêcher de faire des révolutions 
ou pour recueillir le profit de celles qu'ils ont faites 
ou qu'ils feront. 

L'analyse des sentiments généraux et de leur in- 
fluence est une des branches de la politique, non pas 
de celle qui s'étudie dans les livres, mais de la poli- 
tique occulte, de la politique qui rapporte. 

On ne doit pas s'attendre à trouver ici tout le dé- 
veloppement des idées qui sont en germe dans ce 
chapitre ; la sonde sera seulement jetée çà et là au 
gré des courants. 

la peur en masse est encore un de ces sentiments 
profonds dont la marque est bien distincte. Les 
hommes,' ceux-là même qui n'ont pas peur indivi- 
duellement, ont peur en masse; c'est le caractère 



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22 LIVRE PREMIER. 

origÎDal de ce ientiment; et cette peur^ c'est là son 
be^M côté, elle convertit les hommes^ elle leur donne 
la foi, cette grâce intérieure d'une $\ grande effica- 
cité. )1 est vrai que la peur e^t un mystère ai|$si. 
Nous en avons un curieuse exemple p^iidaut la Révo- 
lution française^ Cert^, personnel n0 croira que la 
France ait voulu le régime de Ja Terreur ? Ne le vou- 
lait^Ue pas? rien n'était plus siniple» Après les mas- 
sacres de septembre, elle ti 'avait qu'à vot^ pour des 
hommes modérés, dur quelle puissance hiunaine pouf * 
rait commander au libre arbitre individuel? En 4708 
toutes les élections sont révolutionnaires } le pays 
envoie à la (Convention les hommes le$ plus exaltés 
dout les sept douzièmes votent la mort de Lauis XMh 
Que l'on tira la conséquence. 

Pans les premiers jours de la Restauration, autre 
étrangeté ; la majorité du pays est très-évidemment 
voltairienne : on ne voit à la Chambre des députés 
que des gens d'église. Le pays aime la liberté, on 
a la chambre introuvable. A chaque fols le vote n'est 
qu'un acte de soumission enters le pouvoir triom- 
phant. O publicistes I dites^nous doqc dès lors ce 
que c'est que l'opinion. Peur, tu converti^^ tu fftis 
croira aux in^itutions et auii hommes I Évidemment 
la naïveté des gens de bien est exoes^ve. 

L'envie et la défiance sont enoore des sentiments 
sur lesquels on peut faire de précieuses observations. 
Ces passions sont {Nrécisément le contraire 4^ Tad* 
miration et de l'enthousiame. Elles existept au utém^ 



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CONNAISSANCE DES HOMMES ET DES CAHACTÈBES. 23 

degré^ avec la même force; c'est le chapitre de^ 
contradictions morales, contradictions qui éclatent 
dans le fond de Fâme humaine, et rendent sa phy-^ 
siouomie aussi insaisissable que le mouvement de la 
mer. Ces mêmes masses qui admirent le pouvoir^ 
qui supposent si facilement dans les ministres, dans 
les hommes d'État, le génie, la grandeur, le désinté^ 
ressèment, ces masses croient ceux qui les gouvèr^ 
nent capables de tout. Elles supposent à l'action du 
pouvoir des mobiles monstrueux, des infamies qui ne 
sont pas même vraisemblables. Et c'est ainsi que se 
propagent des bruits inconcevables, des aaecdoteft 
sans nom, des calomnies qui s'attachent aux réptM- 
tations, lés dégradent pour longtemps, quelquefois 
pour toujours. 

L'envie ! et si vous voulez tout dire, dites TEnne 
française^ il ti'y a rien au delà; car l'envie en France 
explique ce qu'il y a de plus fort, les Révolutions. 
On se range sous uti drapeau et on le quitte par en- 
vie. On ne hait pas sérieusement ses adversaires 
politiques, mais les gens du même parti se haïssent 
cordialement, on peut le croire ; ils setis^knt. 

Le mérite personnel est ce qu'il y a de plus envié 
et par suite de plus odieux. On envie la pauvreté, 
on envie le malheur dès qu'il s'y joint la moindre 
dignité, la moindre grandeur^ et iôi on a la clef 
d'une contradiction apparente, tin écart de conduite^ 
une faute ont par exemple déconsidéré lé Caractère 
d'un homme politique. Â entendre lés ckmeurs et 



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24 LIVRE PREMIER. 

les persiflages qui s'élèvent autour de lui, on le croi- 
rait isolé, c'est une erreur. Il l'est beaucoup moins 
que ne le serait un homme intègre qu'une noble 
infortune aurait frappé. C'est tout simple. L'envie 
est complètement désintéressée, elle trouve même son 
compte avec le premier; il aura pour partisans tous 
ceux qui à sa place auraient failli comme lui^ tandis 
que le caractère de l'autre en éloignant les envieux 
ne lui assure pas même le concours du petit nombre 
de ceux qui l'auraient imité. 

la vanité est le sentiment qu'il faut combiner avec 
l'envie pour bien juger de l'ensemble. Dans les li- 
vres, dans les journaux^ dans le monde on déplore 
le génie méconnu, les nobles ambitions trompées, 
les belles âmes incomprises; c'est tout simple, on 
songe à soi, et, dans ces divers rôles, l'on n'a en vue 
que sa personne; à la première occasion, on fermera 
sa porte au mérite, ou on lui barrera le chemin. 

Un homme politique de quelque notoriété vient- 
il à mourir : pleurs et discours sur sa tombe, ma- 
nifestations de sympathie, érection de statue, sou- 
scriptions pour la veuve et les orphelins; excellents 
moyens de se produire et de rappeler son nom au 
public. 

Le gouvernement est attaqué dans les journaux, 
de fougueux orateurs font des philippiques dans les 
chambres; retournez les gens vous ne leur trouverez 
point de haine. Ils n'aspirent qu'à signaler leurs 
coups, ils ne se disputent qne la gloire de frapper. 



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CONNAISSANCE DES HOMMES ET DES CARACTÈRES. 25 

L'ennemi n'est pas celui que 1 on attaque, mais celui 
qui attaque le mieux. 



DES OPINIONS ET DES IDÉES GENERALES. 

Il y a des phrases d'un bel effet contre les pré- 
jugés, mais il faudrait d'abord démontrer que l'or- 
dre social peut être basé sur autre chose. Ensuite il 
y a une question embarrassante : ceux qui crient 
contre les préjugés consentiraient-ils à ce qu'ils fus- 
sent tous détruits? On peut leur démontrer qu'ils en 
vivent. 

Il y a sur la politique, sur la religion, sur la 
morale, sur les gouvernants, des manières de voir 
courantes, traditionnelles, une menue monnaie de " 
jugements, de théories, de critiques qui forment 
comme un second élément de notions générales sur 
la nature humaine. Pour éviter des longueurs on 
peut procéder par voie de nomenclature. 

On croit que le mérite est le plus sûr moyen de 
faire son chemin. 

On croit qu'il faut de la capacité pour arriver aux 
emplois. 

On s'imagine que l'opinion publique gouverne le 
monde. 

On croit que la politique consiste dans la science 
des affaires. 

On croit que les hommes publics croient ce qu'ils 



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26 LIVRE PREMIER. 

disent à la tribune ou ce qu'ils mettent dans leurs 
livres. 

On croit au progrès indéfini de rhumanité. 

Le peuple croit que quand il fait une révolution 
il en profitera. 

On croit que pour établir un gouvernement il 
suffit de faire une constitution. 

On croit que le monde est conduit par des idées. 

On croit que les peuples se corrigept:. 

On croit qu'il y a des théories philosophiques ou 
sociales nouvelles. 

On croit qu'il viendra vin tepups où les pations pe 
se feront plus la guerre. 

On croit qu'on pe peut pas être un ignorant et un 
sot quand on fait pu livre. 

On croit que ceux qui demandent des réformes les 
désirent. 

On croit que ceux qui soutiennent; aujourd'hui up 
gouvernement parce qu'il est fort ne seront pas les 
premiers à le jeter à bas s'il s'avise de chapceler. 

Eh bien que Ton soit de bon compte, parmi ceux 
qui s'attaquent aux préjugés, en est-il beaucoup qpi 
ne voudraient pas de ceux-ci? Que l'on se démode 
ce que deviendrait l'ordre social si ces vulgarités-là 
n'étaient pas en circulation. 

L'ingénuité des sociétés à travers leur corrpption 
est une bien belle matière k gouvernement. On a 
beau voir dans les livres que les plus grapds événe- 
ments tiennent à de petites causes, que la politique 



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GONNAISSÂ.NGE DES HOMMES ET DES GARAGTÈRES. 27 

n'est qu'un jeu de passions et d'intérêts privés, par 
un bonheur providentiel pour les hommes d'État, les 
premiers ministres, les princes et les hommes de 
génie qui, grâce à Dieu, ne manquent guère, le gros 
du public n'fca veut rien croire. Les révolutions sont 
pour lui des explosions de principes. 11 répète doc- 
tement qu'on n'arrête pas les révolutions; par Dieu 
cela dépend de la main, braves gens 1 II veut qu'il y 
ait une idée nationale, internationale, philosophique 
ou humanitaire dans toute guerre qui peut engager 
la vie d'une génération. Le sang féconde, pense-t-on. 
Certainement si on sème du chanvre ou de la bet- 
terave dans le champ où s'est livrée la bataille. 







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CHAPITRE m. 

TYPES GÉNÉRAUX'. 



La matière expérimentale de la connaissance des 
hommes présente de si vastes développements qu'à 
ne l'envisager que sous des rapports très-limités on 
est encore dans Tinfini; l'auteur est obligé de conti- 
nuer l'emploi de la méthode aristotélique et carté- 
sienne dont il a fait usage jusqu'ici. Division, clas- 
sification, catégorie, on ne sait pas assez ce que 
coûte l'ordre dans les œuvres qui se piquent d'être 
sérieuses en voulant éviter l'ennui. Telles sont les 
difficultés d'exécution de cet ouvrage que l'harmonie 
pourra bien être en défaut. 



DB LA FORCB MORALE. 

La base du caractère humain est la force morale. 
Le degré de la volonté ou de l'énergie met entre les 



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TYPES GÈSÊRkVX* 29 

hommes la même distance que celle de la force phy- 
sique entre les animaux. Sous ce rapport un homme 
peut être à un autre homme ce qu'un rat ou une 
belette est à un lion. Cette vérité est inébranlable; 
elle est d'ailleurs assez sinistre, c'est pour cela qu'on 
ne la crie pas par-dessus les toits. Et maintenant 
bouleversez une société de fond en comble, nivelez 
tout ce qui a été construit à sa surface, faites-y passer 
la charrue et semez du sel, décrétez la loi agraire 
et l'égalité absolue, ramenez l'homme à l'état de 
larve, la société à l'état de peuplade primitive. Si ce 
niveau égalitaire était possible une minute, la minute 
d'après la force morale inégalement répartie entre 
les hommes, aurait refait de pied en cap la hiérarchie 
poUtique et les catégories sociales. 

On peut décomposer tous les actes de la vie hu- 
maine, on y trouvera le même jeu de la force ;iio- 
rale. Dans toutes les circonstances critiques, à la 
guerre, dans une assemblée, l'énergie de quelques 
hommes entraîne le reste. Dans le mouvement régu- 
lier de la vie, toujours l'action persévérante de la 
volonté triomphe. De deux hommes qui vivent en- 
semble, celui qui a le plus de caractère mène l'autre. 
De dix hommes réunis, le mieux trempé mène 
les autres. 

Il n'y a pas plus moyen de se révolter contre cette 
loi-là que contre les lois de la pesanteur, l'attraction 
et la gravitation des corps. Au fond les rapports 
entre les hommes se règlent donc sur les aptitudes 



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30 LIVftE MtEmËH 

respectives à exercer la domination ou à la subir. 
On comprend alors aisément pourquoi il y à des 
hommes en bas, d'autres en haut; pourquoi il y a 
des gouvernements, des prince j et des aristocraties. 
Les forces primitives originaires qui ont constitué 
un état de choses déterminé à un moment donné, 
tendent à se perpétuer dans des institutions, à s'or- 
ganiser en classes, en castes, en privilèges et souve- 
raineté, en paralysant ou en désarmant les forces 
contraires qui pourraient les détruire. La force mo- 
rale organise la force sociale à son profit et la fait 
servir à ses ambitions. 

Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque chose de profon- 
dement irritant dans le joug de la puissance publi- 
que fondée sur la faiblesse des autres hommes. La 
force divisée dans les masses s'unit sous l'empire 
d'une haine commune, on fait alors des révolutions; 
mais qui les fait? Encore la force morale départie à 
quelques hommes résolus. On ne sort pas de ce 
cercle. 

Enfin dans le dernier état do choses on arrive îi 
l'égalité de droit; toute puissance publique hérédi- 
taire a disparu, tout privilège est détruit. La vie 
sociale n'est plus qu'un immense concours ouvert à 
toutes les ambitions. Eh bien, ce concours ressemble 
assex à un gymnase auquel on aurait convié boiteux, 
manchots, paralytique^ et goutteux, à disputer le 
prix de la course à tous les concurrents valides à les 
dépasser de vitesse, à grimper aux mâts, à s'élancer 



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TYPES GÉNÉRAUX, 31 

sur les trapèzes pout* gagner le prix qui dépend de 
Tagilité des bras et des jambes. 

TrèiB-é>ddemmeht Tobstacle h*est que déplacé; au 
lieu d'être au dehors il est au dedans. La puissance 
individuelle rendue à la liberté de son essor fait son 
office d'exclusion comme tout autre mécanisme social 
en excluant les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des 
concurrents qui se sentent tous Tappétit nécessaire 
pour jprendre part aux fêtes de la vie. 

On reste en présence de la force. De laquelle? De 
la force morale ; mais en un sens cette force morale 
ressemble fort par ses effets à la force matérielle? 
mais oui. 



BUltË DE LA MÊME IDÉE. 

Là force morale est dôric le premier éléinent dont 
il faut apprécier l'étendue chez les hommes. C'est la 
nuance essentielle qui les distingue. La force morale 
est une faculté mère parce qu'elle est habituellement 
accompagnée d'un certain nombre de facultés du 
premier ordre qui donnent prise sur le milieu am- 
biant, telles que le sang-fVoid , la dissimulation^ le 
jugement, la prudence. 

Certàihs hommes ont les passions si débiles, le vou- 
loir si incertain, le mouvement si irrégulier, qu'on 
peut les assimiler à des choses. On en voit chez qui 
les passions sont violentes, mais la décision flottante 



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32 LIVRE PREMIER. 

parce que le jugement est nul; d'autres enfin qui 
sont parfaitement réglés dans leurs mouvements et 
dans leurs habitudes parce que la sphère de leurs 
idées n'est pas plus étendue que la cage d'un écu- 
reuil. 

Ces deux dernières classes d'hommes forment l'im- 
mense majorité, le bétail à gouvernement, la chair 
à canon, la matière imposable, exploitable, cor- 
véable, la force publique, l'opinion publique, etc. 



bu CARACTERE. 

On avertit qu'il ne s'agit point ici du plus ou moins 
de vigueur de l'âme ou de l'esprit, mais de cet en- 
semble de qualités et de défauts, de vices et de vertus, 
qui constitue chaque homme en particulier et le dis- 
tingue essentiellement des autres. Ce sera encore, si 
l'on veut, le trait dominant qui se dégage de sa nature 
morale. De même qu'il y a des hommes sans volonté, 
il en est dont le caractère est indéterminé : c'est le 
genre neutre, genre varié dans son genre, car l'in- 
épuisable variété de la nature ne s'arrête^ en rien. 

Ce n'est pas un mince avantage que de naîtra avec 
un caractère à soi, car tous les hommes dont le 
naturel est en relief agissent avec plus ou moins de 
puissance sur les neutres ou demi-neutres ; et voici 
une observation qui est à retenir au point de vue 
de l'éducation dont il n'est pas parlé dans ce livre 



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TYPES gi^niSraux. 33 

parce que ce sujet rentre plus particulièrement dans 
le domaine de la littérature ennuyeuse. Voici l'ob- 
servation : 

S'il est presque toujours utile dans le monde de 
dissimuler sa pensée, il faut montrer son caractère. 
L'immense habitude que les hommes ont les uns des 
autres fait que tout homme nouveau avec qui ils se 
trouvent en contact est immédiatement l'objet de leur 
analyse. Il faut qu'ils le classent dans une des espèces 
qu'ils connaissent, ou que, s'il a une effigie nouvelle 
pour eux, ils puissent clairement la distinguer; autre- 
ment ils s'éloignent, se refroidissent ou se défient. 
Or, tous les hommes qui ont le caractère frappé au 
coin de la force ou de l'originalité ne peuvent pas 
le montrer. La vrgie nature rentre chez ceux dont 
l'âme a manqué de culture ; ils ne paraissent pas ex- 
térieurement ce qu'ils sont en réalité. Leur démon 
familier ne sort pas. Les formes qui sont le moyen 
de se mettre en dehors font défaut. 

L'immense avantage de l'éducation c'est qu'elle 
retient le type originel en l'épurant et donne à un 
caractère vivement doué des moyens de manifesta- 
tion. 



DES PRINCIPES. 



n est également à propos d'avertir que par prin- 
cipes on n'entend nullement ici les idées de droit et 
de devoir qui entrent communément dans le» notions 

3 



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34 LIVRE PREMIER. 

de la morale. Ces notions nç tiennent pas assez dç 
place dans la pratique ^e la vie pour qu'on en 
tienne compte dans un ouvrage qui reflète avec cru- 
dité quoique non sans grâce, du moins on l'espère, 
la société contemporaine. 

Nous entendons par principes, la chaîne des idées 
bonnes ou mauvaises de cloaque homme en part^cp- 
lier sur l'ensemble des choses de la v^e sociale. Il est 
suffisamment démontré que ce ne sont pas les idées 
justes qui ont le plus d'empire sur les hommes, mais 
seulement leur caractère apparent ou réel de nou- 
veauté, leurs formes plus ou moins passionnées çt 
leurs liaisons brillantes. 

Sans un très-grand fond d'idées générales on n'a 
pas de niveau intellectuel et il ne faut pas prétendre 
à la moindre prépondérance, influence ou force direc- 
trice. Il sera d'ailleurs indiqué en son lieu que l'on 
peut être pourvu de beaucoup d'idées générales et 
n'en être pas moins d'une suffisante nullité. 

Dans le nombre assez restreint de ceux qui ont 
parcouru un cercle d'idées un peu étendu, qui sont 
en état de toucher supportablement à une ques- 
tion d'art ou de politique, la plupart se sont attachés 
à leurs opinions par un pur effet du hasard. On 
paraît ignorer dans le monde ce caractère presque 
toujours fortuit des manières de voir et notamment 
des opinions politiques. Un souvenir de collège, une 
impression de famille, une lecture d'enfance ou d'a- 
dolescent; l'influence d'une maîtresse , le ressenli- 



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TYPES Gjél^EBAUX. 35 

ment 4'une injure, voilà ce qui décide communé- 
ment desopinipnspoUtiquesde|a plupart des hommes 
qui croient renfermer une idée personnelle dans leur 
tête. Aussi n'y a-t-il pas la moindre importance à 
ajouter à la plupart des opinions qui s'affirment par 
la parole ou par la plume. Ce sont, presque toujours, 
de mauvaises copies d'une édition originale dont le 
sens est effacé ; et puis encore celui qui parle ne tra- 
duit pas même sa pensée. Derrière le fonctionnaire 
il y a un traitement, derrière le journaliste un finan- 
cier, derrière le publiciste un secrétaire, derrière 
le pamphlétaire la faim. 



DES ROLES ET EMPLOIS. 

On sait qu'il y a au théâtre un certain nombre de 
personnages c}e tradition ou de convention qui for- 
ment ce que l'on appelle des rôles ou emploU. Ces 
figures n'ont rien de fortuit; elles ne sont que la 
reproduction d'un certain nombre de caractères dont 
le type est le plus abondamment fourni par la société. 
Dans quelque milieu que ce soit, on peut se faire 
fort de retrouver le parasite, le fourbe, le poltron, 
le délateur, etc. ; le reste formera si l'on veut le 
chœur antique. 

Il y a une quantité indéfinie de gens qui sont nés 
pour être espions, entremetteurs, traîtres et fripons. 
Ce sont des rôles et emplois. On sait que ces em- 



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36 LIVRE PREMIER. 

plois vulgaires atteignent une certaine hauteur, une 
certaine dignité à mesure que Ton s'élève dans les 
sphères delà vie sociale, en politique, dans les affaires, 
pendant le cours des révolutions, on n'a qu'à ouvrir 
l'histoire, 



DE QUELQUES CLASSIFICATIONS. 

Les espèces d'hommes sont innombrables dans 
leur genre comme les variétés d'animaux. Une 
classe d'hommes étant donnée, il y a comme dans le 
règne animal des familles. L'étude des caractères 
humains ne pourrait-elle pas se faire d'après la mé- 
thode de rhistoire naturelle ? 

On proposera ici quelques classifications^ de celles 
seulement qui peuvent rentrer dans les lignes géné- 
rales du sujet. Il y aurait lieu, par exemple, de diviser 
la généralité des caractères en trois grandes caté- 
gories : — Les caractères simples ; — Les caractères 
composés ; — Les caractères à contraste. 

Dans les caractères simples les qualités ou les 
défauts sont homogènes. En bien ou en mal les tons 
sont unis, il n'y a qu'une dominante. L'homme sera, 
par exemple, ou avare ou jaloux, ou vaniteux ou cré- 
dule. Ses facultés et ses habitudes se résumeront 
dans un de ces traits saillants. Il aura, à peu de chose 
près, une qualité ou un défaut essentiel qui sera- toute 
sa personnalité. 



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TYPES GÉNÉRAUX. 37 

Le caractère composé est l'alliage de plusieurs 
vices, qualités, passions ou défauts dont la compli- 
cation constitue des natures morales très-difficiles à 
définir ou à expliquer. 

Le caractère à contraste n'est qu'une variété du 
caractère composé. En réunissant les extrêmes , il 
échappe encore plus complètement à l'analyse. Ainsi 
il n'est pas rare de voir des hommes avares et pro- 
digues, orgueilleux et bas, souples et hautains, auda- 
cieux et timides, francs et dissimulés, courageux et 
poltrons. Quel est le sceau de leur personnalité, la 
loi générale de leur être? 

II y a les originaux. 

Les gens à manie, si merveilleusement peints par 
la Bruyère. 

Il y a des hommes qui ont une âme, d'autres dont 
on peut dire qu'ils n'en ont pas. 

Il y a les esprits faux, les esprits étroits, les esprits 
justes. 

Les gens artificieux et ceux qui ne le sont pas. 

Les gens qui sont positivement bons, ceux qui sont 
positivement méchants, ceux qui ,ne sont ni bons ni 
méchants ; ceux dont le fond vaut mieux que l'écorce, 
ceux dont l'écorce vaut mieux que le fond. 

Les caractères concentrés, les caractères ouverts. 

Les hommes qui n'ont que des qualités morales, 
ceux qui n'ont que des talents. 

Les hommes à sang chaud, les hommes à sang 



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38 LIVRE PREMIER. 

froid ; ceux dont Tardeur vient de Timagination, ceux 
chez qui elle vient du tempérament. 

Les gens actifs et les gens indolents. Ceux qui sont 
actifs sans adresse, adroits sans activité. Les esj>rits 
sans suite , ceux qui sont persévérants , les irréso- 
lus, etc., etc. 



OBSERVATIONS SUR CE QUI PRÉCÈDE. 

Il ne faut que sept couleurs pour obtenir la variété 
infinie des couleurs; il ne faut que sept notes pour 
créer le monde des harmonies; il ne faut que dix 
chiffres pour produire des quantités infinies : on peut 
juger par là de la variété des caractères, puisque chez 
l'homme, chaque passion, chaque qualité ou chaque 
défaut susceptible du plus ou du moins à Tinfini se 
combine avec mille autres facultés susceptibles du 
plus ou du moins dans la proportion de Tinfini. 

Cette observation enlève tout intérêt et tout fon- 
dement à l'essai d'une classification quelconque. 

Dans un homm(5 il n'y a pas un caractère, il y en 
dix. Une classification ne refléterait qu'une de ses 
surfaces; quelques remarques intéressantes peuvent 
seulement être faites. 

La manière d'entendre la probité crée chez les 
hommes les particularités^ morales les plus éton- 
nantes. Ainsi il y a des gens qui vendraient leur pays, 
commettraient toutes les vilenies, toutes les bassesses 



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TYPES GlÊNltelUX. 39 

possibles vis-à-vis du pouvoir, et qui cependant ne 
détourneraient pas un écu d'un caisse publique. 

11 y en a d'autres qui feront de la concussion sans 
aucun scrupule, mais qui regarderaient comme 
déshonorant d'abuser de la confiance d'un ami. 
D'autres qui, malhonnêtes en affaires, montreraient 
de la probité dans la vie publique. 

il Jr à des gens qui voleraient pour pajrer leurs 
créanciers ou pour faire honneur à leurs engage- 
ments. 

La valeur intellectuelle des hommes présente d'au- 
tres contrastes non moins extraordinaires. On voit 
des hommes dont l'esjprit parait très-ouvert sur cer- 
tains rayons d'idées, ils deviennent sourds, muets, 
aveugles dès qu'il s'agit d'autre chose. On voit des 
publicistes qui conseillent, critiquent les gouverne- 
ments avec plus ou moins d'autorité, qui seraient in- 
capables d'ouvrir la bouche dans un conseil ; on voit 
des orateurs qui développent admirablement les 
questions, donnent des avis pleins de sagesse, et qui 
agiraient avec la dernière ineptie si on leur confiait le 
moindre pouvoir. On voit dés hommes à talents spé- 
ciaux, d'une incapacité inouïe pour tout- ce qui ne 
rentre pas dans leur spécialité. Enfin, il se rencontre 
des gens obtus en apparence qui ne pourraient ni 
par la parole, ni par la plume, déveloJ)per leurs 
idées et qui feraient merveille dans la sphère de 
l'action. 

Les opinions théoriques que l'on se forme en fait 



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40 lAYR^ PREMIER. 

de politique^ de religion, de morale, sont autant de 
branches d'aliénation mentale pour une quantité 
d'individus qui ont là-dessus des idées qui tiennent 
réellement de la folie* Un homme qui a de l'unité 
dans le caractère et dans les idées, c'est comme un 
cheval sans tare ou une femme sans défaut, on ne le 
trouve pas. 

Dernière observation : les caractères changent^ 
non pas seulement parce que les idées se modifient 
avec l'âge, que les défauts, les ridicules et les vices 
s'accusent davantage, mais ils changent suivant la 
position qu'on occupe ; ils se transforment du tout 
au tout pendant les révolutions. Quand il soufQe un 
courant de bassesse, tout le monde devient vil; 
quand il souffle un courant de peur, tout le monde 
devient poltron; quand il souffle un courant de ven- 
geance, tout le monde devient cruel. Là plupart des 
révolutions que nous avons vues, nous ont présenté 
ce tableau. 



EN QUOI CONSISTE AU JUSTE LA CONNAISSANCE 
DES HOMMES. 

La connaissance des hommes ne consiste pas le 
moins du monde dans les notions générales que l'on 
vient de parcourir, ces notions fussent-elles très- 
approfondies. En quoi donc consiste-t-elle? Elle con- 
siste à pénétrer tous les hommes individuellement 



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TYPES GÉNÉRAUX. 41 

à travers leurs actions et leur langage, à affirmer ce 
qu'ils sont, à deviner, à prévoir ce qu'ils feront dans 
telle ou telle circonstance donnée. On peut dès lors 
se figurer la difficulté d'une telle analyse et la péné- 
tration qu'elle suppose; c'est une aptitude qui tient 
du prodige; car savoir ce que les hommes sont ca- 
pables de faire dans telle ou telle circonstance don- 
née, c'est certainement en savoir sur leur compte 
plus qu'ils n'en savent eux-mêmes. 

On ne peut pas les juger sur ce qu'ils paraissent, 
puisqu'ils ne paraissent pas ce qu'ils sont. On ne 
peut pas les juger sur ce qu'ils disent, puisqu'ils ne 
disent pas ce qu'ils pensent ; et quand même ils se- 
raient sincères, on ne pourrait croire à leurs protes- 
tations, puisque eux-mêmes ils ne se connaissent pas 
assez pour répondre de leurs actions. 

L'épreuve seule dégage la valeur réelle des ca- 
ractères. Un homme sera-t-il bon, sera-t-il mauvais, 
sera-t-il courageux, sera-til lâche à tel moment de 
la vie où l'on peut donner sa mesure ? on peut être 
trompé à cet égard par les résultats les plus inat- 
tendus. 

Beaucoup de personnes peuvent se rappeler en- 
core aujourd'hui les circonstances du procès de La- 
valette, traduit sous la Restauration devant la cour 
d'assises de la Seine, comme complice des événe- 
ments du 20 mars. Il se produisit dans cette af- 
faire un incident que l'on pe%it retenir comme de la 
morale en action. Pendant les Cent jom*s le comte 



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42 LITRE PREMIER. 

de Ijavalette avait accepté la direction générale des 
postes après s'être rallié à la cause royale. Renvoyé 
devant la Cour d'assises son sort ne pouvait être 
douteux. Quand on lui communiqua la liste du jury, 
il n'y trouva qu'un nom qui lui fût connu ; c'était 
celui d'un M. Héron de Villefosse, qu'il avait connu 
mattre des requêtes au Conseil d'État^ lorsqu'il y 
siégeait lui-même comme conseiller^ et avec qui il 
avait été lié. L'avocat du roi récuserait-il cet ancien 
fonctionnaire? Lavalette le craignait, et sa joie fut 
grande quand il le vit maintenu. En revanche, il 
ne J)ut réprimer un vif mouvement de déplaisir, 
lorsque, après avoir épuisé son droit de récusation , 
il entendit sortir de l'urne le nom de M. Jurien, 
ancien émigré, alors conseiller d'État et directeur 
au ministère de la marine, qu'il regardait comme 
son ennemi personnel. M. de Villefosse fut désigné 
comme président du jury, circonstance dans la- 
quelle Lavalette vit un espoir de salut. Quand après 
la clôture des débats, Lavalette rentra dans la salle 
pour entendre le verdict du jury, il ne vit que des 
figures impassibles; un seul tenait son mouchoir sur 
les yeux et cachait ses larmes. C'était M. Jurien, son 
ennemi, qui pleurait sur son sort après avoir tout 
fait pour le défendre, tandis que M. Héron de Ville- 
fosse, son ancien ami, avait plaidé de toutes ses 
forces pour obtenir sa condamnation. 
Jugez donc les hommes ! 



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CHAPITRE IV. 

DES QUALITÉS ET DES TALENTS. 



Le point de vue du monde est le succès. Or ce 
point de vue change, du tout au tout, les opinions 
communément reçues quand il s'agit d'apprécier les 
qualités et les talents. Ainsi, Ton peut tenir a peu 
près pour certains ces deux points-ci, à savoir : 

1 ^ Que le médiocre est ce qu'il y a de plus avan- 
tageux dans les facultés de l'esprit. 

2** Que beaucoup de qualités sont des défauts, que 
beaucoup de défauts ou de \ices sont des qualités. 

Si, par une faveur d'en haut, vous aviez le pouvoir 
de choisir entre toutes les qualités et tous les talents, 
il est à présumer que, séduit ^ar les apparences, vous 
opteriez pour quelqu'une de ces facultés brillantes 
auxquelles le monde parait attacher tm certain prix. 



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44 LIVRE PREMIER. 

Ce serait cependant un très-mauvais calcul ; car il est 
avéré que les petites qualités sont infiniment plus 
utiles que les grandes et que les grands talents sont 
loin de valoir les petits. Échangez donc beaucoup 
de savoir contre un peu d'habileté, beaucoup d'es- 
prit contre un peu de sens commun, beaucoup de 
profondeur contre un peu de surface, quelques avan- 
tages extérieurs contre n'importe quoi. Avec quoi 
attire-t-on la foule sinon par de petits moyens et 
des artifices grossiers? Que faut-il pour s'enrichir? 
un peu d'ordre; pour être protégé? un peu de sou- 
plesse; pour avoir des amis? un peu de gaieté ; pour 
agréer aux femmes? un certain genre; pas plus. 
Le charlatanisme est la moitié du savoir faire. 



DES ESPRITS BORNES ET DE CE QU ON APPELLE 
LES SOTS. 

Règle générale, ce qui manque à l'esprit ou à l'ima- 
gination, profite au caractère et à l'entente de la vie 
pratique. Ce n'est donc pas seulement une condition 
de bonheur que d'avoir l'esprit borné, c'est une con- 
dition de succès; les gens qui ont peu d'idées sont 
nioins sujets à l'erreur, et suivent de plus près ce 
qu'ils font. 

Il est très-porté, surtout en France, de parler avec 
dédain de ce qu'on appelle les sots! C'est une locu- 
tion tout à fait insupportable; les sots sont des gens 



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DES QUALITÉS ET DES TALENTS. 45 

qui réussissent, qui parviennent, qui s'enrichissent, 
qui sont bien appointés^ bien établis^ des gens en 
place, des gens titres, nouvellement décores, des 
députés, des gens de lettres en renom, des académi- 
ciens, des journalistes. Peut-on jamais, être un sot 
quand on fait si bien ses affaires? Évidemment non. 

DE LA MÉDIOCRITÉ EN GENERAL. 

Une femme au-dessus du commun, dont la destinée 
fut tragique *, résumait ainsi les impressions que lui 
avait fait éprouver la vue des hommes de son temps : 

« La chose qui m'a le plus surpris depuis que 
l'élévation de mon mari m'a donné le moyen de 
connaître beaucoup de personnes, et particulière- 
ment celles employées dans les grandes affaires, c'est 
l'universelle médiocrité, elle passe tout ce que l'ima- 
gination peut se représenter, et cela dans tous les 
degrés, depuis le commis jusqu'au ministre, au gé- 
néral et à l'ambassadeur; jamais, sans cette expé- 
rience, je n'aurais cru mon espèce si pauvre. » 

Si le jugement est vrai pour les hommes d'une 
époque qui passe pour avoir été féconde en organi- 
sations^ on laisse à juger ce qu'il en peut être dans 
les temps qui ont suivi. 

On est porté à croire que les grandes positions 
tiennent à de grands talents, comme on rapporte les 

\ . Mme Roland. 



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46 LIVRE PREMIBE. 

événements à de grandes causes. Un peuple qui p*au- 
rait pas cette illusion serait ingouvernable, c'est donc 
là un 4e ces préjugés heureux qui servent de fonde- 
ment aux sqciétés; mais il est tout simplement im- 
possible et contre nature que le mérite personnel 
joue un rôle même secondaire dans les conflits de 
l'ambition ; ceux qui se l'imaginent envisagent la vie 
comme un concours dans lequel il y a des prix à 
distribuer. Mais qui ne voit que c'est la loi des sym- 
pathies et nullement celle des capacités qui fait que 
les hommes se prêtent ou se refusent leiA appui. 

Vous êtes un penseur, un philosophe profond , il 
y a en vous l'étoffe d'un homme d'État} vous avez 
l'âme d'un héros, en quoi cela peut-il importer aux 
gens? Pas une de ces facultés ne vous donnera un 
point de rattache avec eux. Il n'y a que la menue 
monnaie des qualités qui soit d'un commerce cou- 
rant et d'une valeur appréciable. 

Les hommes qui ont besoin des autres n'ont qu'un 
moyen de les faire servir à leur intérêt, c'est de leur 
plaire. Cela suffit pour expliquer sous toutes les 
latitudes et dans tous les temps le succès de la mé- 
diocrité. 



DES DEFAUTS QUI SONT DES QUALITES 
ET RÉCIPROQUEMENT, 

Il y a naturellement un écart considérable entre 
les principes de la morale et les conclusions de la 



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DBS QUALITÉS ET DES TALENTS. 47 

vie pratique. Ici tout change, les poids^ les mesures 
et les balances. Les vices du cœur doivent être por- 
tés sans hésiter à l'actif d'un intrigant. Ainsi Té- 
goïsme, l'insensibilité, l'indifférence, sur les principes 
une certaine noirceur de caractère, on verra tout ce 
que cela donne d'empire sur les hommes. 

L'art de parvenir ne peut pas tenir compte au 
même degré des qualités morales. Que ferait un 
homme chaste avec une coquette, un homme loyal 
dans une intrigue, un homme véridique parmi des 
courtisans? 

Il y a des défauts qui font merveille. Si par 
exemple vous êtes impertinent , on vous subira ; or- 
gueilleux, on vous estimera; méchant, on vous crain- 
dra; irascible, on vous cédera; artificieux, on vous 
aidera; menteur, on vous croira. 



O]^^ 



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CHAPITRE V. 

DES MANIÈRES. 



On pourrait dire à la rigueur que Fart social tout 
enêîer rentre dans les manières, puisque cet art con- 
siste essentiellement dans la façon dont se font les 
choses. C'est toujours à une question de forme que 
Ton aboutit. Toutefois on ne comprend ici sous ce 
titre que ce qui s'y rattache naturellement. 

Avoir des manières, c'est suivant l'opinion générale 
n'être pas du commun; c'est appartenir à une cer- 
taine classe de personnes qui constituent une sorte 
d'aristocratie idéale. 

Cette façon de voir les choses est piquante, 
notamment en France, où l'on ne jure que par 
l'égalité ; mais si les instincts aristocratiques étaient 
bannis de la terre, c'est dans ce pays qu'on les 



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DES MANIÈRES. 49 

retrouverait; c'est la terre classique des dëmarca- 
tions sociales. Le premier soin d'un Français qui 
passe de la condition la plus chétive à une autre qui 
Test un peu moins est de se nuancer, d'essayer une 
supériorité de ton et d'allure qui fasse illusion sur 
son origine. La contrefaçon se reconnaît, maison fait 
toujours bien de se décrotter. 

Ce qui explique très-naturellement l'ascendant des 
manières, c'est qu'elles annoncent l'une de ces 
choses : la fortune, la naissance ou la valeur per- 
sonnelle. 

Elles impliquent la connaissance des rapports so- 
ciaux, des usages, et jusqu'à un certain point, des 
caractères. C'est cet ensemble de choses infinies qui 
permettent à quelqu'un de prendre le ton, l'air, les 
façons qui conviennent à son caractère, à son rang, 
à la circonstance, à l'homme à qui il parle. 

Ce sont des signes extérieurs auxquels les gens du 
monde se reconnaissent. Elles attirent immédiate- 
ment la considération tandis que sans elles on est 
traité sans conséquence. Elles permettent de se 
mouvoir librement dans toutes les conditions; elles 
donnent, ou perfectionnent un agent moral singuliè- 
rement efficace. — La familiarité. 



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50 LIVRE PREMIER. 



DE LA MISE BN SCÈNE* 



On peut comprendre sous ce titre tout ce qui dé- 
pend du jeu de la personne physique, gestes, mouve- 
ments de la physionomie, inflexions de voix. C'est 
l'art même du comédien. Tout cela entre dans les 
combinaisons de Fart social à ce point qu'il est im- 
possible de ne pas toucher au moins incidemment à 
un tel sujet. 

Cet art scénique, complément du grand art, sert 
le plus généralement soit à déguiser ses impressions 
soit à traduire des impressions que Ton n'éprouve 
pas. Il joue un rôle considérable, notamment dans 
la politique et dans la diplomatie, saris parler de 
ses applications intimes dans les jeux de la vie ga- 
lante. 

Un diplomate qui a laissé une renommée surfaite 
sous quelques rapports, M. de Talleyrand, était passé 
maître dans ce que l'on peut appeler la pantomime 
diplomatique. Sans rappeler le mot ingénieux qui 
peint si fidèlement l'empire qu'il avait sur les mus- 
cles de son visage, on peut dire que cette rare impas- 
sibilité jointe à une entente merveilleuse des jeux de 
la^physionomie fut la moitié de son génie. C'est avec 
cela qu'au congrès de Vienne, il tint son monde en 
échec. 

Dans un des traités qui devaient être soumis à la 



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DES MANIÈRES. 51 

ratification àe la France et dont les clauses se discu- 
taient sur le tapis vert, le mot d'alliés était répété 
plusieurs fois et avait été mis là intentionnellement 
par les puissances belligérantes qui avaient conclu 
contre la France Talliance de Chaumont. C'était une 
manière de constater que Ton traitait avec des 
vaincus. M. de Talleyrand écouta cette lecture avec 
le plus grand phlegme jusqu'à ce qu'on fût arrivé au 
mot d'alliés. Là, il interrompit du geste, fit une 
pause et dit : 

« Je ne connais pas d'alliés, car les alliés sup- 
posent la guerre, et la guerre a fini au 31 mai 
1814.» 

Puis il écouta le reste de la' pièce avec l'attitude 
d'un homme qui ne comprenait pas et qui certaine- 
ment ne pouvait pas être accusé de manquer d'intel- 
ligence. 11 déconcerta les assistants par des airs de 
surprise, par des questions renouvelées coup sur 
coup^ au point de jeter la réunion dans une con- 
fusion indicible. 

C'était de la haute mise en scène. 



DU LANGAGE, DE LA CONVERSATION ET DE L ESPRIT. 

Toutes ces choses, de même que celles qui pré- 
cèdent, rentrent par un certain côté dans le chapitre 
des manières. Avoir des manières et en même temps 
de l'esprit ou de la conversation , c'est avoir un es- 



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52 LIVRE PREMIER. 

prit plus fin^ une conversation plus délicate et un 
langage d'un meilleur aloi. 

Il 'ne s'agit maintenant que d'indiquer les points 
de contact avec la théorie générale. 

Il y a dans le maniement des hommes, des in- 
trigues et des affaires, une sorte de langage diploma- 
tique sans lequel personne ne peut prétendre à se 
faire écouter. Ce sont des réticences, des détours, 
des mouvements de surprise, de hardiesse, des af- 
fectations de froideur, et par-dessus tout cela, un 
usage habile de Fironie, celui de tous les détours 
de langage dont l'effet est le plus actif» 

Quant à la conversation, elle est à l'art de la vie 
comme un de ces accessoires sans lesquels les ma- 
chines les mieux montées ne marcheraient pas. Qui- 
conque n'a pas à sa disposition un réservoir de paroles 
inépuisable sera fort embarrassé pour arriver à quoi 
que ce soit. Suivant le gros vulgarisme : Il faut pe^ 
loter en attendant partie. La conversation, et une 
conversation qui ne tarit jamais, est le seul moyen 
de se tenir en représentation dans la société. Car 
quand on n'a plus rien à dire il faut s'en aller. 

L'esprit des gens qui ont des manières ne res- 
semble pas à celui des autres. Elles donnent à l'es- 
prit cet air de cour et de galanterie devenu si rare 
aujourd'hui. Le trait suivant deJVI. de Talleyrand 
fait comprendre ce que c'est que l'esprit des gens 
qui ont des manières : 

Si répulsif qu'il fut de sa personne, M. de ïal- 



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DES MANIÈRES. 53 

leyrand avait de grands succès avec les femmes, ce 
qui ne doit pas étonner. 

Un jour, deux dames célèbres, Mme de Staël et 
Mme de Fl. . . , qui se disputaient la première place dans 
ses affections, le pressaient de s'expliquer à ce sujet, 
et le prélat se défendait par ces formules vagues que 
^ la politesse a inventées pour remplacer la franchise, 
w II ne s'agit point de tout cela, dit une de ces 
dames; je suppose que nous fussions tous trois dans 
un bateau, qu'un coup de vent vint à le submerger, 
et que vous fussiez un bon plongeur, quelle est celle 
de nous deux que vous songeriez à sauver la première? 
— Madame, dit le spirituel courtisan en se tournant 
du côté de Mme de Staél, je crois que vous savez 
nager. » 

DES PROCÉDÉS. 

La maxime de minimis non curai prœtor est, 
comme on le pense bien, rayée du décalogue des 
bonnes règles, puisqu'il est avéré que le savoir-faire 
consiste beaucoup plus dans les petites choses que 
dans les grandes. 

Celui qui marche à une entreprise ou même seu- 
lement à la conquête du plus léger avantage, doit 
connaître ses pistes comme un Peaiï-Rouge en guerre 
avec une peuplade voisine.* 11 doit notamment être 
expert dans une foule de petites choses qui sont à la 
science de la vie ce que la procédure est à la science 



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54 LITRE PREMIER. 

du droit. L'embarras qu'éprouvent les gens dans une 
foule de circonstances où il faut aller de Tavant peut 
se traduire par ces mots : 

Comment la chose se fait -elle? Comment s'y 
prend-on? 

C'est là une question d'usage et en même temps 
d'expérience pratique. 

Les abords de toutes choses sont semés de menues 
difficultés, d'ambages, de fins de non-recevoir, 
d'empêchements et de formalités auxquels le vul- 
gaire est toujours arrêté; c'est le crible dans lequel 
on tamise tout ce qui est trop épais dans la mouture. 

Il y a une foule de petites faveurs,"^ de passe-droits, 
de privilèges qui se laissent surprendre; la chose qui 
ne se fait pas pour vous se fera pour un autre. Il 
y a toujours un moyen d'obtenir ce qu'on refuse 
de lever une objection, de passer par une porte fer 
mée. Il y a une formule qui lève la consigne, un biais 
qui tourne la difficulté. 

Cette formule, ce ressort secret, c'est ce que nous 
appelons le procédé. Le procédé dispense de frais 
d'imagination dans une multitude de cas où il suffit 
de s'y prendre d'une certaine façon. 

L'homme à grandes manières n'hésite jamais sur 
le procédé ; c'est là sa force. Il manie avec aisance 
une situation en*s'appuyant sur les formes comme 
sur autant de points d'appui qui jalonnent sa 
route. 

C'est la connaissance approfondie du ton des for- 



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DES MANIÈRES. 55 

mes du langage et des procédés qui constituent sur 
le théâtre ce qu'on peut appeler l'optique social. La 
littérature dramatique contemporaine est sous ce 
rapport à peu près illettrée et barbare. 



OBSBRVATION SUR LA LIGNB DB GOHDUITB 
EN GÉNÉRAL. 

Dans un sens plus large, le mot de procédés 
s'étendrait à la mise en œuvre de toutes les règles 
de la stratégie sociale ; et, sous le titre De la ligne 
de conduite en général, on pourrait former un cha- 
pitre composé des subdivisions suivantes : 

Des conjonctures; 

Du calcul des probabilités; 

Du temps opportun et de l'à-propos; 

Des circonstances critiques j 

Des partis à prendre et de la résolution; 

Des artifices, etc. 

Mais ce serait la pire des choses que de donner 
tête baissée dans toutes ces piatières; il suffît de 
montrer que le fil conducteur n'est jamais perdu. La 
substance des idées omises se retrouvera un peu 
partout. Quelques observations doivent seulement 
être faites sur la ligne de conduite en général. 

La ligne de conduite est la mise en application 
constante des règles que l'on suppose gouverner les 



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56 LIVRE PREMIER. 

situations. Quand on dit de quelqu'un qu'il n'a pas 
de ligne de conduite, cela signifie qu'il n*a pas dé 
plan, pas de système, ou, ce qui est la même chose, 
qu'il ignore les règles du jeu qu'il joue. Ces gens-là 
comptent dans la vie comme des zéros à la droite 
d'un nombre. 

liC premier principe, le principe par excellence 
de la ligne de conduite en général, est celui-ci : 

Le plus court chemin et un point à un autre est la 
ligne courbe. 

Cenckaînement des courbes constitue la tactique^ 
c'est le corollaire. 

Il n'y a pas de tactique irréprochable. Il en est de 
ceci comme des fausses manœuvres à la guerre ; cha- 
que faute amènerait une défaite si Ton avait affaire 
à un adversaire qui les vît toutes et sût en profiter ; 
mais le plus souvent on lutte avec de non moins 
malavisés. Il y a, autant d'impéritie d'un côté que de 
I autre, et c'est le moins maladroit ou le plus heu- 
reux qui l'emporte. 

Il reste à faire remarquer que l'art de parvenir 
crée à lui seul une véritable langue dont les termes 
sont presque exclusivement empruntés à la politique, 
à l'art militaire et à la diplomatie'. C'est que l'art de 
parvenir n'est lui-même qu'une généralisation de 
tous ces arts. Chaque individu en particulier a 
droit d'alliance de paix et de guerre, et ne pro- 

1. On pourrait encore ajouter, à la navigation, à la chasse 
et aux jeux. 



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DES MANIÈRES. 57 

cède pas autrement en somme dans ses entre- 
prises que la société politique à laquelle il appar- 
tient. 

L'idée poursuivie dans ce livre est arrivée à toute 
sa synthèse. Les exigences de la méthode cartésienne 
sont plus que satisfaites. On peut passer outre. 



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LIVRE IL 

DU POUVOIR ET DE L'AMBITION. 



CHAPITRE I. 

DE L'AMBITION EN GÉflÉRAL. 



L'ambition est généralement la passion de faire 
parler de soi, d'élever sa personnalité au-dessus du 
commun des hommes, de les faire servir à ses inté- 
rêts; c'est également le besoin d'avoir beaucoup d'ar- 
gent à sa disposition, de posséder des hôtels, des 
maisons de campagne, des équipages, des maîtresses 
à tous les étages et un nombreux domestique. 

Il est très-réel d'ailleurs qu'il y a une certaine 
jouissance idéale dans l'invention et la direction des 
combinaisons qui décident de la vie, de la fortune 
des hommes et du choc des événements. En un mot, 
c'est le plus beau jeu, puisque c'est celui qui, en 
donnant le plus de profit, rapporte en même temps 
le plus de jouissance intellectuelle. 



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60 LIVRE II. 

A ce sujet une réflexion satisfaisante peut se faire. 
En raison des qualités d'esprit et de caractère 
que suppose une passion aussi forte que celle de 
Tambition, il semblerait qu'elle ne dût être le par- 
tage que d'un petit nombre d'hommes bien doués. 
C'est le contraire qui arrive. Ce sont les gens les plus 
médiocres qui sont les plus ambitieux, et par suite 
les plus agissants. Rien n'est plus piquant que ceci. 
On peut se représenter la fortune comme une belle 
femme environnée de prétendants; ce sont les eunu- 
ques qui la désirent le plus, et* ce sont les eunuques 
qui Tobtiennent. 



DE LA DOMINATION ET DE QUELQUES-UNS 
DE SES SECRETS. 

L'instinct de domination est la première qualité 
de l'ambitieux. Quiconque veut dominer, domi- 
nera, car en tout genre le monde ne compte qu'avec 
ceux qui prétendent. Il vaut donc mieux en gé- 
néral avoir les prétentions que dé posséder les apti- 
tudes. 

L'instinct de domination est une de ces lois mo« 
raies qui expliquent Texistence des sociétés politi- 
ques. Chaque homme en particulier croit à sa puis- 
sance et yeut exercer son empire. On accepte la 
domination quelque part afin de la faire subir à son 
tour; de là les hiérarchies sociales. 



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DE LA DOMINATION ET DE SES SECRETS. 61 

Il se soulève à ce propos une question intéres- 
saute, c'est de savoir si la domination en général est 
plutôt fondée sur les vices des hommes que sur leurs 
qualités. Chose étonnante, et cependant certaine, la 
domination est fondée sur ce qu'il y a de plus pur et 
de plus élevé dans Fâme humaine. Au premier abord 
on ne le croirait pas. Sans doute, les supériorités so- 
ciales vivent de la bêtise humaine. L'ignorance, Tin- 
capacité, la faiblesse^ le servilisme et la bassesse ex- 
pliquent les gouvernements, lés princes, les hommes 
d'État qui exploitent les peuples au profit de leurs 
ambitions; mais on ne gouvernerait pas sans les 
beaux côtés de Tâme humaine/ les politiques de quel- 
que profondeur le savent bien. Il y a en effet, chez . 
les hommes des passions purement idéales, comme 
l'enthousiasme, l'amour de la gloire, le sentiment de 
la discipline, de l'obéissance , du dévouement et du 
devoir. On exploite mieux les hommes avec cela 
qu'avec leurs instincts les plus pervers. Voici par 
exemple des phénomènes sur lesquels on ne saurait 
trop méditer : 

Deux États sont en guerre. Le jeu coûtera la vie à 
deux cent mille hommes au bas mot. Parmi ceux 
qui vont ainsi à la mort combien en est-il qui puis- 
sent se rendre compte des motifs de la querelle pour 
laquelle ils se font tuer! Pas un, et s'il y en avait 
d'aventure, ils ne se feraient pas moins tuer, ce qui 
est encore plus extraordinaire. Il n'en est pas non 
plus qui aient personnellement le moindre motif de 



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62 LIVBE II. 

haine contre ceux qu'il tuent. Se peut-il concevoir 
quelque chose de plus désintéressé que cette ma- 
nière d'agir? 11 y a là dedans un spiritualisme qu'on 
appelle l'honneur, la patrie, l'amour de la gloire; 
proposez des mobiles purement matériels à ces 
braves gens, vous n'en ferez rien. 

Il y a deux cents ans, les hommes se battaient 
pour une religion dont ils ne comprenaient pas les 
dogmes et dont le plus souvent ils ne suivaient pas 
les préceptes; on se battait pour la foil Qu'on le 
sache bien^ il ne faut pas moins de spiritualisme pour 
se battre aujourd'hui. 

Au seizième siècle on vit se coristîtuer, sous la 
protection du Saint-Siège, une société formidable 
qui existe encore, quoiqu'elle soit déchue de sa 
puissance. Cette société comptait à peine cent ans 
d'existence, que déjà elle remplissait le monde du 
souvenir des grandes choses qu'elle avait faites, et 
des épreuves qu'elle avait subies. Nul ordre religieux 
ne produisit autant d'hommes distingués dans tous 
les genres, aucun n'étendit ses travaux sur un plus 
vaste espace, et cependant jamais on ne vit une plus 
parfaite unité d'action et de sentiment. 

Dans toutes les régions du globe, dans toutes les 
carrières ouvertes à la vie active ou intellectuelle, on 
rencontrait des Jésuites ; ils dirigeaient les conseils 
des rois, déchiffraient les inscriptions latines, obser- 
vaient les mouvements des satellites de Jupiter, et 
remplissaient les bibliothèques du monde d'ouvra- 



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DE LA DOMINATION ET DE SES SECRETS. 63 

ges de controverse, de casuistique, d'histoire, de 
traités d'optique, d'odes alcaïques, d'éditions des 
Pères de l'Église, de catéchismes, de madrigaux et 
de pamphlets. Leur vie était un miracle d'activité 
et de dévouement. Le jésuite traversait les pays pro- 
testants sous le déguisement d'un brillant cavalier j^ 
d'un simple jpaysan ou d'un prédicateur puritain; il 
parcourait les contrées que n'avait jamais explorées 
l'avidité du commerce où la curiosité du touriste. 
On le trouvait sous la robe d'un mandarin dirigeant 
l'observatoire de Pékin; on le voyait la bêche à la 
main, enseigner les éléments de l'agriculture aux 
sauvages du Paraguay. 

Un Jésuite ne choisissait ni ses fonctions ni le lieu 
de sa résidence. Passer sa vie sous le pôle arctique ou 
sous l'équàteur, employer son temps à classer des 
pierres précieuses et k collectionner des manuscrits 
au Vatican, ou à enseigner aux sauvages de l'hémi- 
sphère méridional à ne point se manger entre eux : 
c'étaient là des questions qu'un Jésuite abandonnait 
avec une profonde soumission à la décision de ses 
chefs. Si l'on avait besoin de lui à Lima, le premier 
bâtiment partant pour l'Atlantique le recevait bien- 
tôt à son bord; le réclamait-on à Bagdad, il traver- 
sait le désert avec la première caravane ; sa présence 
était-elle nécessaire dans quelque pays où sa vie fût 
plus exposée que celle d'un loup, où lui donner asile 
était un crime, et où les têtes et les membres de ses 
frères^ suspendus aux places publiques, indiquaient 



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64 LIVRE II. 

le sort qui le menaçait, il marchait à sa destinée 
sans hésitation ni murmures. 

A quoi donc attribuer les prodiges de cet ordre 
fameux sinon à l'abnégation, au dévouement absolu 
des inférieurs , à la passion de l'obéissance et de la 
subordination ? La société avait pour devise : perindè 
ac cadai^er. C'est la quintessence du spiritualisme. 
Trouvez donc quelque chose qui agisse plus puis- 
samment sur les hommes que les idées abstraites. 

Plus on exige des hommes, plus on en obtient, 
p'est là un des secrets les plus profonds de la domi- 
nation. Ainsi, on peut voir une des applications de 
ce principe dans l'austérité des règles imposées par 
les établissements religieux, plus l'observance est 
sévère, plus elle attire de pénitents. Une maison de 
Chartreux qui. voudrait relâcher sa règle sous pré- 
texte de s'accommoder à la faiblesse humaine, au- 
rait bientôt fait maison nette. 

Moins on paye, mieux on est servi ; c'est un des 
corollaires du même principe, et l'on peut voir 
quelle est la commodité du précepte. 

Plus le travail est dur, plus il est obscur, plus on 
s*y attache étroitement, toujours la même règle. Le 
labeiu* opiniâtre du paysan en est une preuve, et 
Platon fait à ce sujet une réflexion que Ton aime- 
rait à voir inscrite sur les édifices où l'on a la pré- 
tention de décerner des prix d'agriculture. « Un 
laboureur, dit-il, est très-utile à l'État, et sa profes- 
sion mériterait d'être honorée, essayez de lui donner 



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DE EA DOBIINATION ET DE SES SECRETS. 65 

une charrue en ivoire, un habit de pourpre, de la 
vaisselle d'or, une table délicate, il ne voudra plus 
s'exposer au soleil et à la pluie , marcher dans la 
boue, aiguillonner des bœufs ; en un mol, il ne 
voudra plus labourer, sinon quelquefois par le beau 
temps, pour se divertir. » 

Platon ajoute même des choses qu'il ne ferait pas 
bon de répéter aujourd'hui, par exemple, « que dans 
toutes les professions, l'artisan trop à son aise ne 
veut plus faire son métier; qu'il s'abandonne au 
plaisir et à la paresse, et ruine son art par les 
moyens qui lui avaient été donnés pour l'exercer 
commodément. » 

Au point de vue du gouvernement, l'application 
pratique, c'est qu'il ne faut pas craindre de pres- 
surer un peu son peuple, de lui demander beaucoup 
d'aï'gent et beaucoup d'amour, mais n'anticipons 
pas. . 



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CHAPITRE II. 

DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES. 

DE LA VOLONTE. 

On a pu remarquer dans les premiers chapitres 
une théorie de la force morale dont la précision 
laisse peu de chose à désirer. 

Cette théorie est tout à fait décisive en politique 
et rien ne serait plus aisé que de lui donner ici un 
très-grand développement; mais qui ne comprend 
que dans un tel ouvrage la synthèse est fort au-des- 
sus du détail? 

La nature sociale est un état de guerre dans lequel 
le jeu de la force morale domine le jeu de la force 
physique. Même à la guerre, les défaites ne sont que 
des déperditions de force morale. Quand deux ar 
mées se heurtent sur un champ de bataille et qu'elles 
jonchent le sol de trente ou quarante mille morts ou 



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DE QUELQUES FACULTIÉS CAPITALES. 67 

blessés, ce n'est pas la difïérence des pertes entre 
les deux armées qui décide de Ja victoire ; n^ais 4'linL 
côté J'^udace, ^ confiance^ le courage qui vont 
croissant et multiplient les fpyces, tandis que de 
Vautre côté tous ces éléments moraux en se désorgpa- 
nisant entraînent la déroute. 

Les résultats d'une victoire seraient presque tou- 
jours annulés si Tarmée, qui a perdu son champ de 
bataille, pouvait recommencer TafFaire i|n peu p|us 
loin avec la même somme d'énergie qu'au commen- 
cement. 

Cette force morale a de tout temps défen4H les 
petits peuples et les petits armées contre la supériorité 
du nombre et des masses. Les peuplades grecqi^es, 
divisées, déchirées par des dissensions intestines,, sans 
armées permanentes, sans unité de commandement, 
ont tenu en échec pendant des siècles toutes les forces 
militaires de la civilisation asiatique qui ne put jamais 
soumettre ces indomptables populations. On a vu 
en 1814 les légions du premier Empire, victorieuses 
sur tous les champs de bataille de l'Europe, fondre 
comme neige en Espagne devant des bandes de 
guérillas, pe nos jours, une poignée de soldats 
anglo-français sont entrés en vainqueurs dans 1^ 
capitale d'un royaume asiatique de cent millions 
d'hommes. 

La politique a inventé en ce temps-ci une théorie 
qui consiste à conquérir les petits peuples sous pré- 
texte de les défendre. Si ces petits peuples savaient 



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6S LIVRE II. 

faire une guerre de feu et de sang sur leur territoire 
ils se défendraient bien tout seuls. 

La force morale qui est la richesse des nations est 
aussi la richesse des individus. En politique, n'avoir 
pas de volonté, c'est n'avoir point de puissance et 
point de liberté. 

Jean-Jacques Rousseau a écrit quelque part : Qui- 
conque veut être libre l'est en effet. G>mme la vo- 
lonté d'être libre en suppose la force, il eût été plus 
exact de dire : Quiconque est né fort est né libre. 

La liberté, c'est la force morale , la force morale 
produit la liberté. Elle seule donne à un homme le 
pouvoir de s'égaler à ses désirs et à ses ambitions. 
Réciproquement, la faiblesse c'est l'esclavage, une 
sorte d'esclavage naturel, incurable, qui fera tou- 
jours dépendre une moitié de l'humanité de l'autre. 

Les droits n'existent en réalité que pour qui peut 
les exercer. 



DU FOYER INTERIEUR. 

On crée ce nom pour caractériser une certaine 
disposition de l'âme, dont le rôle n'a pas été assez 
aperçu chez les ambitieux. Il s'agit d'un état normal 
de surexcitation qui porte sans cesse à agir, à entre- 
prendre, qui tient sans cesse en éveil les désirs, les 
passions. Tous les hommes ont, à leur heure, des 
moments d'action et d'entrain qui leur font illusion 



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DE QUELQUES FACULT]£s CAPITALES. 69 

sur leurs forces, mais cette chaleur est intermittente. 
Bientôt leurs idées pâlissent, leurs projets se refroi- 
dissent. Le foyer intérieur s'est éteint; ils ne savent 
pas quand il se rallumera. Il leur faudra attendre 
quelque excitation physique, un caprice de leur 
tempérament, quelque choc d'idée imprévu. 

Chez les ambitieux bien doués, le foyer brûle tou- 
jours; ils sont toujours excités. Leur esprit est tou- 
jours tendu, leur âme toujours en mouvement, dans 
tous les temps. C'est le continuas animi. motus dont 
il est question dans un passage de Salluste en parlant 
de César, qu'on nous représente toujours agité, tou- 
jours brûlant de faire quelque chose de nouveau. 
Les grands hommes ne sont pas autrement. Le foyer 
intérieur se traduit chez eux par des villes prises, des 
batailles livrées, des contributions frappées, des 
intrigues, machinations, combinaisons et inventions 
de toutes sortes, ils ne peuvent pas apaiser à moins 
l'ardeur de leurs excitations internes, et l'histoire 
des peuples est généralement l'histoire de ces 
expansions de chaleur naturelle. 



]>S LA DISSIMULATION BT DU SECRET. 

Mazarin paya tous les bienfaits de Louis XIV par 
ces simples mots qu'il lui dit à l'oreille avant de 
mourir : 

Simula^ dissimula j nulli fide^ omnia lauda^ 



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70 LI\BE U. 

On chercherait longtemps avant de trouver un 
conseil d'une aussi haute perfection. 

La dissimulation est une des facultés que les hom- 
nies estiment le plus. Elle leur apparaît comme un 
signe de force, comme un caractère de supériorité 
morale évidente, et cette manière de voir n'est pas 
si mal fondée. 

Ne pas dire sa façon de penser, n'est-ce pas don- 
ner un gage de sa prudence ? n'est-ce pas un signe 
probable de force de caractère et de concentration 
d'esprit? Ce n'est pas tout. La dissimulation agit sur 
l'imagination des hommes par le prestige tout-puis- 
sant du secret et de l'inconnu. Un homme qui ne 
dit pas sa pensée est supposé tenir la vérité, bri sup- 
pose de même la force d'action â celui qui ne confie 
pas ses projets. 

Tout cela est fondé sur la niaiserie humaine, et 
Ton apprend à jouer à ce jeu-là comme Ton apprend 
à jouer au tric-trac ou à l'écarté. 

Il est vrai ique la dissimulation suppose d'autres 
facultés, non moins appréciables, la rusé, l'astuce, 
la duplicité, ces grands instruments de la politique. 
Cromwel, qui se connaissait en cette matière, avait 
coutuine de aire : « L'artifice et la tromperie don- 
nent à vivre la moitié de l'année, l'artifice et la 
tromperie donnent à vivre l'autre moitié. » On peut 
en croire des hommes aussi pratiques et qui savent 
si bien l'humanité. 

Un personnage historique qui, dans un rôle de 



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DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES. 71 

seconde main s'est rendu singulièrement célèbre par 
sa dissimulation 9 c'est Monck, homme médiocre au 
demeurant; son impénétrabilité et son flegme imper- 
turbable servirent mieux sa fortune que la plus 
haute capacité politique. 

Transfuge de l'armée royale et créature de Crom- 
wel, il trompa tous les partis jusqu'au jour de la 
restauration, avec un art qui n'a jamais été dépassé. 
Non content de rompre avec quiconque avait la- répu- 
tation d'être attaché aux Stuarts, il dénonçait au Pro- 
tecteur toutes les menées des cavaliers. Il lui envoya 
jusqu'à une lettre qu'il avait reçue du roi par une 
voie secrète. Crbihwel n'était point dupe, mais que 
faire avec un homme qui jouait son jeu aussi irrépro- 
chablement. Il lui écrivit uii jour par forme de plai- 
santerie, dans un post-scriptum, » J'entends dire 
qu'il y a en Ecosse un certain drôle fort rusé, que 
l'on appelle Georges Monck, lequel n'attend que le 
moment d'ouvrir la porte à Charles Stuart; je vous 
prie de faire tous vos efforts pour mettre la main sur 
cet individu et me l'envoyer aussitôt. » — C'est ainsi 
que jouent les tigres. 

Cromwel tombe, Monck reste immobile et na 
paraît occupé qu'à se maintenir dans sou comman- 
dement. Richard tombe, et Monck se soumet au 
parlement avec la même docilité ; il fait plus : il pro- 
teste contre la violence de l'armée qui avait chassé 
l'assemblée. Son frère lui même, ecclésiastique non 
suspect, étant allé le voir en Ecosse pour lui remettre 



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72 LIVRE II, 

une lettre du roi, il refuse d'entrer avec lui dans la 
plus légère explication. Il manœuvre souterraine- 
ment toutefois, et pendant qu'il entre enfin en com- 
munication directe avec le roi, il prodigue les faux 
serments et les protestations. Il repète à Ludlow 
qu'il faut vivre et mourir pour la république; il met 
sa main dans celle de Finflexib.'e Haslerig, en jurant 
par le Dieu vivant de s'opposer jusqu'au dernier 
soupir à l'élévation de Charles Stuart ou de tout 
autre. 

Et c'est ainsi qu'il devint duc d'Albemarle avec 
quatre-vingt mille livres sterling. 

La duplicité est certainement une excellente chose, 
mais encore fie faut-il pas se prendre dans ses pro- 
pres filets, ce qui arrive. Il faut quelquefois ne pas 
vouloir tromper, c'est là le difficile. 



DE LA MECHATIGETE CALCULEE. 

Les théologiens montrent une profonde connais- 
sance de la nature humaine quand ils représentent 
Dieu comme un être infiniment bon, mais surtout 
comme infiniment redoutable. C'est là le côté essen- 
tiel, car le mal est quelque chose de plus palpable 
que le bien. Les raisons de craindre sont plus frap- 
pantes que celles d'espérer ; enfin le mal parait aux 
hommes une plus grande expression de la force que 



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DE QUELQUES FACUL-rès CAPITALES. 73 

le bien, et par suite il agit davantage sur leur imagi- 
nation. 

Si Ton veut contrôler cette proposition on n'a 
qu'à voir quel est dans l'histoire morale dçs peuples 
la part de la raison et de la justice ; quel est le rôle 
des sentiments généreux et des idées élevées. La 
gloire par exemples est un des mobiles les plus vi- 
vaces de l'humanité et la gloire est l'incarnation 
même du mal, le principe de tous les fléaux. Dites 
donc à un peuple de renoncer à la gloire, ou essayez 
de gouverner sans elle. De quoi toute l'Europe 
moderne a-t-elle vécu pendant près de dix siècles ? 
Des folies et des fureurs de la superstition reli- 
gieuse. Cette frénésie a fait son temps; par quoi est- 
elle remplacée aujourd'hui, par une 'autre frénésie ? 
l'aversion de tout sentiment religieux, c'est toujours 
le torrent du mal. 

L'ascendant des idées fausses pendant les révolu- 
tions est xm autre aspect de cette fprce malfaisante 
qui parait présider à la vie des nations. 

Les principes faux, les sentiments pervers ont 
partout infiniment plus de puissance que leur con- 
traires. Ces considérations jettent un certain jour sur 
la science du gouvernement, sur la politique dont 
les agissements secrets sont connus. Le mal en est le 
principal ressort. Par 3uite des mêmes raisons la 
bonté est une qualité absolument négative chez les 
princes. Elle ne peut leur servir en rien. C'est ce 
qui apparaît notamment dans l'histoire de France 



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74 LIVBE II. 

OU dès Torigine de la monarchie; on voit tous les 
princes débonnaires, chassés, détrônés, avilis ou 
assassinés. Jamais ou n'a vu dans ce pays la na- 
tion broncher sous une main violente, quelques 
coups qu'elle ait portés. Philippe Auguste, Philippe 
le Bel , Louis XI , Richelieu , Louis XIV avaient 
précisément ce don de la cruauté froide et impla- 
cable qui est d'un si grand prix dans les chefs 
d'État. Prodigues du sang, de la vie et de l'or de 
leurs sujets, leur gloire se continue dans la postérité. 
Le mal qui a suivi leurs pas fait partie de leur 
grandeur. En revanche sous tous les princes faibles 
on a crié à la tyrannie, c'est dans l'ordre. La po- 
pularité des Robespierre et des Danton parait puiser 
sa force dans lé sang qu'ils ont versé. Napoléon P', 
qui a fait tuer im million d'hommes, et dont la main 
pesait. Dieu sait comme, a été l'âme de ce pays. Il 
est vrai qu'il n'en est point au monde d'aussi pas- 
sionpé pour la force; mais son exemple n'en est que 
plus approprié. 

On a pu voir déjà que ce que nous appelons l'art 
de parvenir n'est à tout prendre qu'une application 
de la politique à la direction de la vie. Du petit au 
grand c'est la même chose. On ne saurait pousser 
loin sa fortune sans une certaine noirceur de carac- 
tère qu'il faut acquérir de parti pris quand on n'a 
pas le bonheur de la posséder naturellement. On 
sent à merveille qu'il ne s'agit pas ici d'une méchan- 
ceté brutale ou irréfléchie, mais d'une méchanceté 



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DE QUELQUES FACULTÉS CAPITALES. 75 

qui a conscience d'elle-même, d'une méchanceté 
calculée sur les instincts de la nature humaine. 

Ainsi dans le courant de la vie un homme a 
beaucoup d'intérêt à établir l'opinion qu'il ne par- 
donne pas aisément ; qu'on ne pourrait l'offenser 
impunément ; qu'il a peu de sensibilité, peu de côtés 
ouverts aux sentiments. Plus il sera dur, mieux il 
percera la couche sociale. 



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CHAPITRE IIL 



DES PARTIS. 



On doit se représenter les partis dans un État 
comme des clans ou des tribus armées qui marchent 
chacune de leur côté à la conquête du pouvoir avec 
des principes, c'est-à-dire avec des mots pour dra- 
peaux. Les révolutions ne sont que la mêlée de 
partis. Il s'agit de savoir qui gagnera la bataille, 
c'est-à-dire quel est. le parti qui en ^dernière analyse 
restera saisi de la puissance et du butin. 

On peut voir par là qu'il n'y a réellement jamais 
que deux grands partis en présence, ceux qui veulent 
renverser le gouvernement existant parce qu'ils n'y 
font pas leurs affaires, ceux qui veulent le conserver 
parce qu'ils y trouvent leur compte. 

Ceux qui veulent le maintien de Tordre établi n'ont 



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DES PARTIS, 77 

point tort. Unis à leurs places , à leurs dignités, à 
leiu's pensions par des liens sacres et indissolubles, 
ils sont fondés à regarder comme des ennemis de la 
société ceux qui seraient tentés de les troubler dans 
leurs jouissances. Rien ne leur parait plus digne de 
respect que les institutions dont ils vivent, elles sont 
pour eux un patrimoine. 

Quant à ceux qui veulent se débarrasser de leur 
gouvernement, ils n'ont pas tort non plus, puisque 
leur mobile est le même que celui de leurs adver^ 
saires. Us ne diffèrent entre eux que par leur préfé- 
rence pour tel ou tel système de gouvernement qui 
leur parait plus favorable à leurs ambitions ou au 
développement de leur activité. 

11 y a parmi les partis des pouvoirs détrônés et des 
partis nouveau-nés qui prétendent à l'empire. Pour 
les uns comme pour les autres, le problème à résou- 
dre est le même, au moins dans le commencement : 
faire pencher de son côté Fopinion, ce qui se fait 
par voie d'initiation et de propagande. 

On convertit un peuple à telle ou telle doctrine, à 
tel ou tel système politique comme on décide le pu- 
blic à user de certaines recettes à force de les annon- 
cer ; et c'est par là qu'on voit que la presse est la pre- 
mière puissance de ce monde, car, elle persuade ce 
qu'elle veut. 

Le prosélytisme des partis s'emploie donc avec une 
ardeur extrême à rallier à ses idées les majorités puis- 
santes ; c'est à qui trouvera les mobiles les plus pro- 



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78 LIVRB II. 

près à agir sur la fibre des peuples. Oo peut choisir; 
chacun d'eux propose un type particulier de gouver- 
nement, avec différents doses d égalité ou de liberté; 
et comme les peuples sont changeants, chacun de 
ces principes ou de ces systèmes a des chances pour 
réussir tour à tour. En fait d'amorce cependant 
rien n'approche ce que l'on a inventé depuis plu- 
sieurs années sous le nom de démocratie. Ce mol, 
qui dans la langue moderne n'implique aticune 
forme quelconque de gouvernement ni aucun prin* 
cipe déterminé, a l'avantage de promettre par d'Jia- 
biles sous-entendus aux masses qui font les révolutions 
du pouvoir, du crédit, de l'argent et des jouissances. 
Rien ne vaut évidemment cet appât. 

Lespartis, c'est là un point important, doiventavant 
tout ne pas se ressembler, c'est-à-dire qu'ils ne doi- 
vent avoir ni les mêmes idées ni les mêmes tendan- 
ces; enfin rien de commun. 

Une nuance n'existe qu'à la condition de ne pas 
ressembler à une autre nuance, les opinions des par- 
tis en sont là. Il en résulte que chacun d'eux se tient 
pour infaillible, qu'il est obligé de soutenir le con- 
traire de ce que les autres soutiennent, qu'il ne peut 
en aucun cas rendre justice à ses adversaires et que 
s'ils lui apportaient la vérité même et l'évidence , il 
serait en conscience obligé de les repousser. 

Ces considérations amènent à dire que dans beau- 
coup de pays, sinon dans tous, il y a des partis facti- 
cesy c'est-à-dire des partis qui n'ont de fondements 



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DES PARTIS. 79 

que la badauderie et la pure sottise, mais il s'en faut 
bien que ce soient les plus mauvais, car c'est tou- 
jours dans ceux-là qu'il faut entrer. On remarquera 
seulement qu'en fait de combinaisons politiques ou 
de systèmes de gouveitiement, il n'en est qu'un 
nombre très-limité qui puisse se prêter à des ap* 
plications pratiques; quand donc on voit sept ou 
huit partis opposés dans un pays^ on peut parier à 
coup sûr qu'il y en a la moitié et plus qui sont des 
partis factices^ c'est-à-dire qui vivait sur des idées 
fausses. 

{In faussant un principe on fait un nouveau prin- 
cipe. En faussant plusieurs principes on fait un corps 
de doctrine (nouveau. 

L'égalité, par exetople, est un principe de sociétés 
politiques dont Tunique portée se réduit à dire : tous 
les hommes sans exception ont tous les droits possi- 
bles aux avantages que la société procure. C'est à eux 
à les conquérir par leur talent ou par leur courage; 
mais cette notion si simple ne peut être commune à 
tous les partis, pjirce les partis doivent représenter 
des idées cjffférentes. Alors on invente en dehors de 
la nature sociale mille combinaisons factices, l'égalité 
cje biens, l'égalité de rangs, l'égalité de salaires, tou- 
tes les égalités possibles, pourvu que chacune d'elles 
diffère du type commun et de la variété des espèces. 

C'est encore un autre principe simple que l'action 
de l'autorité publique doit être écartée le plus pos- 
sible de la sphère des intérêts privés ; si donc un 



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80 LIVRE II. 

parti prend pour devise, peu d autorité, un autre 
prendra pour devise point d! autorité 

On peut essayer ce système de déviation sur toutes 
les idées possibles, c'est le secret de ne pas penser 
comme tout le monde. 11 est gênant pour les partis 
d'avoir des idées communes même sur la morale. 
Aussi a-t-on vu de nos jours un parti créer une mo- 
rale distincte des idées religieuses que Ton a appelé 
la morale indépendante. Avant peu Ton imaginera 
des variétés de cette morale, la morale libre ou la 
conscience libre. Tout cela est régulier. 

•On voit que le procédé consiste presque toujours 
à enchérir sur un premier principe. Vous dites qu'il 
faut réformer le culte, moi je dis qu'il faut un autre 
culte, le dernier dira qu'il n'en faut pas» Nous avons 
f armé trois partis en enchérissant les ims sur les au- 
tres, et tous trois nous avons raison. 

Le système d'enchérissement et de surenchéris- 
sement des partis peut s'étudier avec fruit dans 
l'histoire de la Révolution française. 

Au début de la Révolution de 1 789 , il ne s'agit 
que d'une chose, réformer les abus de la monarchieet 
maintenir l'antique constitution avec les parlements 
et la division de la nation en trois ordres. L'égalité 
devant l'impôt, et la suppression des servitudes féo- 
dales résument ou semblent résumer, ^u temps de 
Malesherbes et de Turgot, les réformes du parti le 
plus avancé ; mais à côté de ce parti, déjà il s'en 
est formé un autre plus avancé qui veut régénérer 



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DES PARTIS. 81 

la monarchie par une constitution analogue à celle 
de l'Angleterre. C'est le parti royaliste et constitu- 
tionnel pur représenté par les Maury, les Mounier, 
les Cazalès. Mais tandis que la conquête du gouver- 
nement parlementaire, à l'instar des Anglais, semble 
être l'expression du mouvement national et le but 
définitif de la Révolution, un troisième parti est déjà 
né qui dénature la conception d'une monarchie 
constitutionnelle en enlevant au trône l'appui de la 
noblesse et en plaçant la royauté en face d'une as- 
semblée souveraine. C*est le régime bâtard de 1 791 
qui ouvre la carrière à Necker et derrière lui à 
Mirabeau. L'un s'agite dans l'impuissance, l'autre 
meurt, et pendant ce temps le parti des Girondins 
aspire ouvertement à la République ; mais à 'côté du 
parti républicain, fondé sur le concours des classes 
éclairées, a surgi le parti de la démocratie, fondé 
sur le concours exclusif des classes populaires, et la 
dictature individuelle; et la faction de Robespierre 
n'était pas tombée, que la queue de Marat avec la 
plèbe débordait les Jacobins. 

On peut faire des observations analogues sur la 
révolution de 1848. Elle commence aux cris de la ré- 
forme ; il ne s'agit que de l'extension du suffrage à 
certaines catégories d'électeurs. La royauté constitu- 
tionnelle n'est pas en question. Le parti républi- 
cain pose sa candidature au gouvernement pendant 
les barricades. Après la chute du trône, la concep- 
tion de l'idée républicaine s'altère sous l'influence 

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82 UVBK II. 

du paf ti ^cis^ÎB^e. Pe l'idée que l'Etat doit garantir 
le travail et cpinmanditer l'industrie, pp n^îjrchfî 
vers les lois agraires et les réquisitions forcée», etc. 
Tout cela se fait par le procédé d'enchérissement 
e\ de surenchérissement ci-dessps décrit. 



T^CTIQPB AYEC I.BS PARTIR. 

\je^ partis ont deux manières d'être ; dans les temps 
de calme, ils sont circonspects, peureux et méticu- 
\pii\'y aux époques agitées, ils passent à l'exagération, 
à la violence, à la frénésie. La ligne à tenir est déter- 
minée suivant Fuufî ou l'autre occurrence. 

Tant qu'un gouvernement a quelque puissance, 1^ 
hommes influents qui sont à la tête des partis inén^- 
gent leurs attaques, parce qu'ils espèrent qu'on les 
enlèvera à l'opposition par quelque ppstç l>rillant 
qui les fera participer à la dir^ection des affaires. 
C'est ce qui arrive dans le gouvernement pa^len^en- 
taire, où la lutte des ambitions est légalement or- 
ganisée. 

Les agissements des partis se réduisent alors k un 
tissu de pe):ites intrigues laborieuses, à l'aide des- 
quelles on arrive peu à peu à établir son in- 
fluence ; mais il ne faut rien qui dépasse la commune 
mesure. Dans un corps d'armée, l'action et la direc- 
tion sont centralisées, et généralement ce sont les 
plus capables qui commandent; dans les partis, au 



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DBS PARTIS. 83 

contraire, tout le monde commande ou veut com- 
mander et 1<BS meneurs sont au-dessous du médiocre. 
Rien de plus paturel; ceux qui composent les partis 
ne i^ett^Qt en commun que des ambitions et des 
yanitës. La haine les rapproche, mais la jalousie les 
divise^ au point qu'ils passeraient tous à l'ennemi 
plutôt que de se procurer les uns aux autres des 
avantages quelque peu ^)arq^és. Lçur grs^nde pré- 
occupation, c'est de se tepir mutupUemçqt en échec 
et de se neutraliser autant que ppssible les uns les 
autres. 

Ils ont une grande perspicacité ppvir 4^viiï^r l^ 
grands talents, les carac|:ères élevés et résolus ; op 
s'eîi^ 4p^W^^^ ?V^^ ^^ P^^* g?2iïï4 soin, car leur pré- 
sence ps^ri^i d^^ gens médipcres, ûniprés et envieux, 
dont ^ plus grapde préoccupation est de se mainte- 
nir tous au mêffie nive2^u, qui ont l'habitude des dé- 
libérations qiseuses, des ré^lutions incomplètes, des 
demi-mesures, de toutes sortes de petites négo- 
ciations eç capitulations, jetterait le trouble dans les 
rîjppprts communs. Ces partis-là ont si peur de se 
compromettre qqe c'est à peine s'ils ramassent leurs 
morts. 

Quan^ un gouvernement a été assez fort pour ré- 
dviire les partis q l'impuissance, quand ils sont en 
quelque sorte comme des essaims de guêpes dont 
on a arraché l'aiguillon, il se forme assez souvent 
des oppositions postiches au sein desquelles pn peut 
siéger ayec auts^nt d'agrément que de sécurité. 



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84 lIvre II. 

La tactique en pareil cas est bien simple de la part 
des hommes qui sont arrivés à se créer une certaine 
position par Tappui de leurs concitoyens. Il ne s'a- 
git pour eux que de fermer les yeux sur les actes un 
peu violents de leur gouvernement, de délaisser les 
grosses questions pour les petites, de plier sous les 
chocs, et de crier de temps en temps, mais de se 
taire au premier éclat de foudre qui part de la main 
du pouvoir. Moyennant cette conduite, qui n'est 
d'ailleurs que de la modération, on jouit de très-sen- 
sibles avantages. On peut avoir de l'argent, des pla- 
ces, et ce qui est incomparable , on a les honneurs 
de l'opposition sans en courir les périls; enfin, eu 
cas de nouvelle révolution, on est extrêmement 
bien placé pour en profiter, puisqu'en somme on 
faisait de l'opposition sous le régime précédent. 

Ces oppositions postiches servent de coussin dans 
les chocs qui peuvent avoir lieu entre un pays et son 
gouvernement. Comme les coussins peuvent tou- 
jours servir après le choc, on ne risque rien en sou- 
tenant un gouvernement que Ton a l'air d'attaquer; 
on à la chance de durer autant que lui et de lui 
survivre s'il succombe. 

Dans les temps troublés, le jeu des partis n'est 
pas aussi facile. Ils sont obligés de se rattachera tout 
prix aux organisations vigoureuses qui peuvent les 
aider à traverser la crise et à en triompher. Les pe- 
tites individualités, si tenaces dans leur ambition, 
sont rejelées en général sur le quatrième ou le cin- 



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DES PARTIS. 85 

quîème plan; mais elles reparaissent au cinquième 
acte. 

Les partis n'accordent d'autorité qu'avec l'espoir 
de la reprendre ou de l'exercer au nom de celui 
qu'ils en ont investi, fls veulent que l'on se donne à 
eux sans exception ni réserve, que l'on brûle ses 
vaisseaux pour leur appartenir sans retour. Quicon- 
que voudrait se ménager deviendrait à bon droit sus- 
pect. Les idées fausses comme les idées justes; les 
erreurs comme les vérités, font partie du programme 
que l'on doit défendre ; et quant aux passions du 
temps, quelque aveugles et quelque effrénées qu'elles 
soient, on est tenu de les partager et même de les dé- 
passer si l'on veut avoir quelque empire sur son 
parti. C'est le jeu que Ton jouera toujours quand on 
voudra dominer les factions. 

Lors de la révolution de 1 642, Cromwel commença 
sa grande fortune politique en exagérant le fanatisme 
des sectes les plus exaltées, en imitant leur jargon, 
en priant, préchant et vociférant dans les assemblées 
des puritains, ce qui ne l'empêchait pas d'en rire 
dans son intimité. 11 s'amusait un jour à boire avec 
ses amis, et il cherchait un tire-bouchon qui s'était 
égaré sous la table, lorsqu'une députation de pres- 
bytériens se présenta pour lui parler. Il leur fît dire 
qu'il ne pouvait les recevoir parce qu'il était oc- 
cupé à chercher le Seigneur. 

Le dévouement absolu que les partis exigent de 
ceux qui les servent devient embarrassant quand la 



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86 LivAS II. 

cause commune commence à charibeler. Mais alors 
ce n'est évidemment pas le cas d'être conséquent. 
Loin de songer à sbdtteiiit ce qui tombe, rhottiine 
habile doit épier lés thoiiidres symptômes pré- 
curseurs de fcettë chute. Il doit saisir le motileht 
opportun pour une Vdltfe-ftice. Qùâhd il a suiti un 
parti jusqu'à l'apogée de sa grandeur il doitsubitetHetit 
s'eh dégager quaiid ses énibàrras cdintiiericedt, se 
towner coiltre lui, même le persécuter et se frayer 
une tiouvelle carrière de Jiouvbir et de prospérité eil 
compagnie de riôutéaiix alliés. Cette ftiçbti d'dgîr dé- 
veloppe en lui une dextéHté tare. Il dévient péné- 
trant dans ses dbâérvatiôtis, fécond dans ses ressour- 
ces; il pretïd sans effort le ton de la secte ou dU parti 
bù la chance lé jette; il distingue lés Itlbihdres sigttes 
de changement, avec une sagacité qiii parait ittiràéti- 
leusé à la ihUltitude, et qui ne peut se coittparer 
qii'à celle que déploie uil agent de police, recher- 
chàiit les plus légers iildices d'un criiiie, oii titi guer- 
rier indien suivatit une pisté dans les bbis. 

On peut citer M. de Talleyratid comme tin des 
hommes tjui ont le iilieùi connu l'art de se séjiarer 
dés causes perdues. 

Éle^é par la proteétiôn des courtisanes du derniet' 
règtie, il devient évêque d'Autun le jbur bû la puis- 
sance de l'Église va s'écrbiilér. Grarid seigneur, Bri le 
voit au fameux anniversaire dû 14 Juillet inontel' sûr 
Faiitél de la Révolution, cbmme pontife de la Révo- 
lution qui détruisait l'aristocratie. Il A sa ^ârt du 



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bis PARTIS. . 87 

pouvoir lorsque le 1 8 fructidor \îent frapper ses pro- 
tecteurs. Il gagne le portefeuille des affairés étran- 
gères ail coup d'État du 18 brumaire, dirigé contre 
Barras son ami. En 1814, il est proclamé clief du 
goUverheînetit provisoire, pefadant qiie Napoléon ^on 
bienfaiteur inédite sur les ruines de rEîhpiré ; et 
enfin, en 1 830, lorsque la dynastie à laquelle il avait 
offert son patronage prend là route de l'exil, il 
reparait sûr là sbène pdur sdlliet feiicore une fois la ' 
fortune. 

On ne saurait niieux faire. 



DES QUALITÉS MÊcfeSSAlRES PÔUll PôkMER 
btÀ 1>ÀRT1S OtJ DÈS SECTES. 

Ledifficile il'eàtpsls' fcoinitle bn à pii lé voit, d'iriiâ- 
giner des théories politiques ou sociales, car toute 
idée bonne ou mauvaise peut servir d'enseigne. Mais 
quand il s'agit de diHger lin parti, surtout de le 
créer, les qualités de second ordre ne suffisent 
plus. 

Un parti politique dé quelque impoHanbe ne peut 
se fonder qiie par Ife prestige. Le prestige è^t un cboc 
durable produit sur les ittiâginâtions pdi* dès Senti- 
ments moraux, des actes où de^ évéheriiëiits (JUi, 
soit en bien soit fen mal^ pairaiSsent àu-dèssiis de là 
mesure comihutie de Thumânité. Il tient â cëHâiriès 
circonstances mystérieuses et romanesque^ de là Vie 



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88 LIVRE n. 

des hommes, à des grandeurs imprévues, à des cata- 
strophes gigantesques. 

a Une grande réputation est un grand bruit, plus 
on en fait, plus il s'étend au loin ; les lois, les insti- 
tutions, les monuments, les nations tout cela torabe^ 
mais le bruit reste et retentit dans d'autres généra- 
tions. » 

Le bruit ! tout le prestige est là. 

Tant qu'un parti peut se flatter d'avoir à sa dispo- 
sition un agent moral de cette importance, ses 
affaires ne sont jamais désespérées. C'est ce qui expli- 
que le retour des Bourbons en France après la Ré- 
volution, les Cent jours et le second Empire. I^ pres- 
tige de la Convention tient au terrorisme de cette 
époque. L'écliafaud en permanence et les exécutions 
en masse avec la mitraille, sont de ces gandeurs, 
que l'on n'oublie pas et dont on tient compte. 



DES SECTES. 

Mêlez un grain de mysticisme à une théorie quel- 
conque, et vous avez une secte. 

Les idées, les doctrines sont presque toujours fort 
peu de chose par elles-mêmes. Qu'eût été l'arianisme 
sans Arius, le mahométisme sans Mahomet, le pro- 
testantisme sans Calvin? De vieux débris de phi- 
losophie antique, des disputes de mots, des subti- 
lités étroites ou de vaines distinctions. 



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DES SECTES. 89 

Quand Photius, excommunié par le pape Nicolas, 
provoqua le schisme de l'Église grecque, il n*eut 
garde d'invoquer des griefs sérieux. Il n'attaqua ni 
la corruption de l'Église romaine, ni les fondements 
du dogme catholique. Il reprocha amèrement au 
pape de permettre le lait et le fromage pendant le 
carême, et surtout d'ajouter au symbole le mot F/- 
lioqucj qu'il traita d'impiété monstrueuse. Il s'éleva 
de toutes ses forces contre les prières du samedi 
et contre l'usage des clercs de se raser la barbe. 
Voilà ce qu'il fallait pour produire une grande 
impression sur le peuple, et si Photius eût fait 
autre chose, il n'aurait pas été Thabile intrigant qui 
de simple moine s'était élevé en six jours à la dignité 
patriarcale. 

On fonde une secte avec un tempérament, le reste, 
c'est-à-dire lé fond de la doctrine, se prend n'importe 
où. Ce qui doit être le plus soigné, ce n'est pas le 
fond des choses, c'est le formalisme, c'est-à-dire les 
rites, les signes extérieurs auxquels une secte peut 
se reconnaître. De là vient que, dans toutes les socié- 
tés secrètes, on s'attache si étroitement à des termes 
de convention, à des symboles, à des cérémonies, à 
des choses infiniment petites qui sont tout. Ne voit- 
on pas encore de nos jours certaines sectes politiques 
faire consister leurs convictions dans la forme du 
chapeau ou dans la couleur de la chemise ? Quand le 
formalisme disparait, la secte est bien malade. 

Cependant ces faits d'observation et d'expérience 



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90 LIVftE !!• 

ne corrigent par ceux qui reprochent à certains fcul- 
tes leurs formes, leurs pompes, fet leurs solëtlnitéë. 
Ils he songeril; pa^ ijue n'atdir pa§ déformes sensibles 
c'est ne pas être, et dû rfestë il^ oublient cdmpléte- 
tneilt leurs principes <juahd il s'agit de fonder une 
petite église politit(ue; écotloraiquë dU sbbiale. 

Oh fohdè liiite secte atec dU iërfîpéraitiènt, tibus le 
répétons, mais on pëiit en fbtidër dvëfc des tempéra- 
ments divers. Liithefr rétlssit pal» la tbilgué ; ébu bà- 
i^ctère était iinpétuëùx et débôi'dé. Il i^ y livrait tout 
entier satls vodlbit écouter rieii de fce qui àiirait pil te 
rametier. Il rie gardait de hlësure ni dsinà àës ébi'itâ, 
ni dans ses |)arbles. Les animaux les pilii^ iils, lés 
Hélix les pliis infects, le^ objets lés lilclliis décents llli 
fournissaient des comparaisons et des apbstrosjihe^. 
LeS gtoi^sës itijùres, les |)lai^antëries amêres, les 
ijiiolibetà qilê les poètes de Fâtifcîéilne cdiilédie met- 
tent daris là bouche dès valetà; sfe i'ejil'bdilisaiëfclt 
sans cessé sbils sa plùiné et s'ajjpliqtlaient, ^ans dis- 
titlbtiôri de tdhg et d'état, à ceux (}ui avàlerit le îiial- 
hëlir de lui déplaire. Le iiiatttedu roydl rië garantit 
pas dé ûeà ^atbàsinës Hëriti VIII, qui dvait osé se 
mesurel* avëb lui. Il appelait la bour tdmairie la 
grande prôstitiiéé, les jirélats et les carditiàiix des 
loups déVdrarits, le^ iiiditiës de^ Jiharisieris et dès sé- 
pulcres bldiichis. Sonnant sans cës^e lé tbcsirt cdntre 
lé Jiaffë, il voulait qii'ori lui éhforibât lih Jjoîgtiard 
dans lé seiri, (j[ii'bh traitât tdus ses àdhéréntiS Cdtbme 
dèsbHgdridà, fbs^eiit-ils tùis du ettipëtèùi^. i Si j'étais 



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DES SECTES. 91 

le maître de l'Empire, s'écriait-il, je ferais un même 
paquet du pape et des cardinaux pour les jétet* en- 
semble dans le fossé de la mer Toscahfe. Un baitt Ifes 
guérirait, j'y engage tUa parole, et je donne Jésuâ- 
Christ pour caution. » 

Voilà un tempérament. Ses disciples iHémès trem- 
blaient devant lui, et ce diable à quaire que ritiquisi- 
tidti eût tant vtiulU l^Ôtit, dut à Sbii audace et à sd 
Tiôletice même fcet immehsë crédit devant lequel 
viht échouer Tautbi^ité Jidritificâlfe et rEmpit-ë. 

Calvin était la frdidèUrriiêbae; bilieûl et inflexible; 
il ^'imposait par la ténacité. Admirable sectalté aussi 
datis sôil genre; il lie trbyait pas ihânijiier à là mâii- 
suétude chrétienlie en faisant dresser quelques pd- 
tences contre fcétix ([xii disâiénl du triai de lUi. 

Les caractères dfe fce^ dëtii hommes étaient d'iitlê 
trempe à toute épreute; et b'ëst avec lèiirs pdssidiià 
seules qu'ils ont fondé leurs Églises; car î[judl de 
plus puéril que des dbfctririëS cJUl diàpùtâieiit km 
queliques liiyslèreë du fcathdlifcisiiië ëii àdmëttaiii 
tous lei^aiitres? 

L'esprit de secte à deux grands leviers : réxcitàtibii 
des passions matérielles, et le reiiofacëinëiit, c'ëst-â- 
dire ce que Ton à appelé le ifaatéHalistae et le Spiri- 
tualisme, rexaltatioh de l'âinë et celle des senS. LeS 
habiles satetit niêler avec art fceS dëui agents de 
Tespèce humaine. Mahortiët retbUrna le christianisuië 
d'une inailiêrè siligUlièrehieht appropriée aux peu- 
ples de rorlent. AU libre arbitre qiil engetidre 1 es- 



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92 LIVRE II. 

prit d'examen, et dispose à la révolte, il substitua 
le fatalisme si propre à faire accepter le poids de 
l'obéissance et la soiunission à la destinée. Aux 
joies spirituelles et intellectuelles du paradis chré- 
tien, il substitua de belles et bonnes réalités, et de 
toutes les jouissances celles dont les hommes sont 
le plus avides, le plaisir des sens av^ des créatures 
parfaitement belles. Ce point fut réglé par lui avec 
la plus grande sollicitude, il eut soin de dire que 
les hommes ne retrouveraient pas dans le ciel les 
femmes qu'ils avaient eues sur la terre. C'était fort 
essentiel. Il leur annonça de nouvelles femmes rem- 
plies de charmes infinis. 11 ne voulut pas davantage 
que les femmes eussent à craindre de retrouver leurs 
maris, et quoiqu'il ne s'explique pas très-clairement 
sur les plaisirs dont elles jouiront, on ne saurait 
douter que ce ne soient les mêmes que ceux des 
hommes. 

Les rationalistes modernes s'élèvent avec une 
grande passion contre le mysticisme religieux, et par 
une étonnante contradiction il est peu de leurs con- 
ceptions qui ne soient empreintes de mysticisme. Ils 
sentent tous plus ou moins la révélation et la pro« 
phétie, mais le moyen en effet de procéder autrement 
tant que la mélancolie humaine ne se portera pas 
d'elle-même vers le surnaturel et le merveilleux, 
et ce n'est pas de sitôt encore que cela finira. 

On a pu voir en 1 830 une secte de matérialistes 
mystiques faisant consister leurs saintes doctrines 



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DES SECTES. 93 

dans la réhabilitation du veau d'or et le culte de 
la chair. Ces disciples de Mahomet, adeptes de 
Tamour sacerdotal, dont plusieurs sont encore vi- 
vants, ont fort bien fait leurs affaires, et jamais la 
religion ne fut mêlée plus utilement à Tamour, à la 
politique et à l'argent. 



aiw) 



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CHAPITRE IV. 

DES RÉVOLUTIONS. 



Les révolutions sont des déplacements d'autorité, 
de pouvoir, de crédit et de fortune amenées par les 
efforts des ambitieux qui s'agitent dans le sein des 
partis. S'il n'y avait pas de fortes individualités pour 
exciter et soulever les passions de la foule, il est à 
présumer que les révolutions ne pourraient se faire. 

On se plaît souvent à rechercher quelles sont les 
causes des révolutions. On les attribue tantôt à la 
passion des réformes , tantôt à la corruption des 
gouvernements, à la misère des peuples ou à l'épui- 
sement des finances. Mais cette façon d'envisager les 
choses est plus sentimentale que réelle. La fermenta- 
tion des esprits est l'état normal des sociétés politi- 
ques^ et l'on peut dire qu'en tout temps, même dans 



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DES RI^VOÏ^UTIONS. 95 

le$ État$ (|ui paraissanj: ayoir réalisé la plus grande 
somme de progrès, il y a un courant d'idées de ré- 
formes et dHnpoyation assez forf pour compro- 
mettre Tordre établi, si ce courant n'ptait pas re- 
foulé. 

Sous l/)uis XV 9 le mouvement des esprits était 
dans toute sa force et dirigé par des intelligences 
supérieures, et pourtant la révolution n'éclatait pas. 
Dans les dernières années du règne de Louis XIV, il 
n'y avait pas un écu dans les caisses royales , et la 
détresse générale était si grande que dans quelques 
provinces le peuple des campagnes mangeait de 
rherbe, cependant il n'y avait pas 4^ révolution. 

Disons-le donc, les révolutions arrivent tout sim- 
plement quand Jes forces qui les préparent ne sont 
plus contenues. On aimerait à les voir éclater sous 
quelque prince méchant mais énergique, qu'on saisi- 
rait de vive force et qu'on. mettrait à la Géhenne; 
cela ferait du moins quelque honneur à Fespèce 
humaine; malheureusement cela ne se voit pas. Sui- 
vant les errements ordinaires, on ne châtie que les 
faibles, on ne frappe que ceux qui sont à terre. 

phose assez digne de repaarque, semblables à ces 
fenunes romanesques qui résistent victorieusement 
aux plus grandes tentations, et qui succombent pres- 
que immédiatement après, devant les petites, les 
peuples après avoir laissé passer toutes les occasions 
honnêtes de renverser leurs gouvernement, en vien- 
nent souvent au^ extrémités pour une peccadille, et 



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96 LIVRE n. 

cela quand le pacte d'union parait scellé pour tou- 
jours ou la résistance définitivement vaincue. Jac- 
ques II ne périt pas après les sanglantes assises de 
rÉcosse.ll neperd le trône que longtempsaprès, quand 
rien ne balance plus son pouvoir absolu, quand le 
Parlement est vaincu, les lords rebelles exilés ou 
. captifs, les ministres dissidents réduits au silence. 

On voit pareille chose en France sous Louis X VIII. 
La Restauration résiste à toutes les fureurs delà réac- 
tion, elle tombe sur Charles X quand elle a triomphé 
de ses plus grands périls; et le trône de Louis-Phi- 
lippe est emporté lorsque les dissentiments de la 
royauté avec les partis ne tenaient plus guère qu'à 
des nuances. 



DIVERS CONSIDERATIONS PHYSIOLOGIQUES 
SUR LES RÉVOLUTIONS. 

Au point de vue physiologique les révolutions 
doivent être considérées comme des moments de fiè- 
vre générale pendant lesquels les caractères et les 
idées changent tout à coup. On voit des peuples qui 
passent du jour au lendemain de la passion monar- 
chique à la soif de Tégalité, du respect pour les 
classes élevées à la haine de toutes les supériorités de 
quelque nature qu'elles soient, de l'abjection de la 
servitude à une ardeur effrénée pour la liberté et ré- 
ciproquement. Si ce n'étaient là des phénomènes mo- 



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DES RÉVOLUTIONS. 97 

raiix, procédant d'une sorte de commotion instan- 
,tAnée dans toutes les cervelles, comment explique- 
rait-on des changements d'idées et de convictions 
qui s'opèrent en quelque sorte dans le même mo- 
ment? 

Il est vrai cependant qu'il y a d'autres raisons en- 
core à donner de ces écarts soudains de la raison 
générale. Le pouvoir a changé, la force est en d'au- 
tres mains, à l'instant on est converti aux nouveaux 
principes que ce pouvoir représente. L'intérêt et la 
peur ne peuvent pas raisonner d'une façon plus judi- 
cieuse. 

En bonne justice, il faut observer toutefois que 
tout ne doit pas être mis au compte de la bassesse 
dans les transports qui accueillent la chute d'un gou- 
vernement plus ou moins longtemps supporté ; le 
fait seul du changement procure à lui seul un plaisir 
fort vif; il y a même, cela est certain , un moment 
d'enthousiasme général et purement idéal dans l'ex- 
pectative du triomphe de certains principes moraux 
que l'on croit avoir été méconnus et foulés aux pieds, 
comme cela arrive d'ailleurs très<habituellement. 
C'est de ces moments-là que l'on poiu*rait profiter 
pour faire des choses bonnes, justes et fermes, mais 
ce ne ne serait pas assez avantageux pour ceux qui 
tiennent les nouvelles cartes de la situation, et l'on 
doit généralement s'en abstenir. 

Au surplus cet état de concorde dure si peu qu'il 
n'échet d'en parler. Toutes les passions se remettent 

7 



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98 LTVRB 11. 

à l*éeuvre en couvrant pendant quelque teihps en* 
core le but qu'elles poursuivent* Bientôt le mécon- 
tentement éclate et tous les partis posent ouverte- 
ment leur candidature au pouvoir. Tant qu'il n'y eu 
a pas un qui les réconcilie ou qui les comprime^ on 
est dans l'anarchie. 

Autant il est difficile à un parti de se maintenir par 
la conciliation, autant il lui est fkcile d'y parvenir au 
moyen de l'oppression. Cela se conçoit aisément. 
Dans les temps d'anarchie, on rentre dans le droit 
naturel de la guerre : or les belligérants ne se sou- 
mettent les uns aux autres que quand la force a pro- 
noncé^ devant les arrêts du canorij selon le naot ré- 
cent d'un général d'armée contre lequel la fortune 
des armes se chargea d'appliquer la sentence. 

C'est une loi des révolutions que la peur fait plus 
de besogne que la persuasion. La peur que Ton 
éprouve pendant ces temps-là n'est pas une peur 
ordinaire^ elle se décuple de tout ce que l'on craint 
pour soi 9 pour sa famille, pour ses intérêts, pour 
son avenir et pour son argent. C'est une peur qui 
s'éprouve en masse et dont les courants agissent 
comme l'influence de l'épidémie. Tant qu'elle règne, 
un peuple laisse tout faire, il n'a même pas la pen- 
sée de la résistance. Ce fait a été rendu très-sensible 
pendant la période de la Terreur. On voyait chaque 
jour des fournées de Français conduits paisiblement 
à la guillotine. Deux cents hommes déterminés qui 
seraient desceiidus sur la place décidés à vendre 



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DBS RJÊVOLOTIONS. Ô^ 

chèrement la vie, auraient entrâiné la p()|)ulace^ et 
il n'en eût pas fallu davantage pour renverser la dic- 
tature des quelques hommes audacieux qui repaient 
alors sur la France. Mais un tel effort est au-dessus 
de rénergie individuelle dans de pareils tem^s. On 
ne sait mourir que comme du bétail conduit à Tabat- 
toir. 

Pendant les révolutions les caractères changent, 
c'est encore un point physiologique incontestable. 
On ne peut donc pas prévoir à l'avance quels sont 
les hommes qui marqueront dans les événements. 
Il s'improvise des caractères jusqu'alors inconnus , 
des énergies que l'on n'eût pas soupçonnées. Les 
agneaux deviennent des tigres, les tigres se changent 
en moutons. 

Joseph Lebon peut, entre beaucoup d'autres, être 
proposé comme exemple de ce passage subit d'un 
caractère à un autre sous l'empire des influences ré- 
volutionnaires. Envoyé en qualité de commissaire 
dans son département, loin de se montrer sangui- 
naire lors de cette première mission, il mit en liberté 
quelques gens de bien et ordonna même l'arresta- 
tion des démagogues les plus furieux. Cette con- 
duite l'ayant fait dénoncer comme fédéraliste et 
modéré par les agents secrets du terrorisme, il fut 
mandé au comité de Salut public et fortement répri- 
mandé par ses collègues. Cet avertissement dont 
on sait quelles pouvaient être les conséquences, fit 
sur son esprit une telle impression, que de retour 



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100 LIVRE II. 

à son poste, on ne le reconnut plus. « Dès lors, dit 
un des historiens de cette époque , il fit parade d'a- 
postasie, de libertinage et de cruauté, et Ton vit cet 
homme qui naguère s'était fait remarquer par sa 
douceur dans un modeste presbytère , surpasser en 
férocité les plus cruels agents du système. » 

On trouvera peut-être dans les pages qui suivent 
quelques remarques utiles sur la manière de se con- 
duire pendant les révolutions et diverses tactiques 
appropriées aux circonstances. 



LIGNE DE CONDUITE ET ARTIFICES PENDANT 
LES RÉVOLUTIONS. 

On voudrait rassurer ici ceux qui craignent la 
justice des révolutions. Sans doute il y a un certain 
nombre de victimes expiatoires, mais on peut avec 
de la souplesse éviter les représailles. Notre grande 
révolution même en fournit de nombreux exemples. 
Combien de démagogues indomptables, d'énergie et 
de conviction, ne sont pas devenus comtes, ducs, 
marquis avec de bonnes places ? Merlin de Douai, 
Cambacérès, Barrère qui disait en riant qu'il fallait 
graisser le char de la Révolution, Fouché, Carnot, 
Talleyrand et mains autres se sont très-bien retrouvés 
sur leurs pieds quand le moment de la tourmente a 
été passé. 

11 est on ne peut plus important d'observer ici que 



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DES RÉVOLUTIONS. <01 

les révolutions peuvent se faire pendant quarante et 
cinquante ans avec le même personnel, que Ton peut 
appeler personnel ambulant. Vous voyez un régime 
nouveau, vous croyez que ce sont d'autres hommes, 
pas du tout. Celui-ci était pair héréditaire sous tel 
régime, il devient pair viager sous un autre régime, 
sénateur sous un troisième. En outre, mille et mille 
adhérents inconnus des gouvernements précédents 
et qui ont aidé à leur élévation ou à leurs chutes, se 
retrouvent dans les engrenages des gouvernements 
nouveaux. 

Quant à ceux qui ont concouru manu militari au 
renversement du précédent état de choses, ils ne 
sont généralement pas de la combinaison du lende- 
main; ce sont les anciens qui reviennent. 

Nourris dans le sérail, etc. 

En temps de révolution, les hommes durent peu, 
et la popularité qui s'acquiert vite se perd en un 
instant. Cela tient à ce qu'en révolution on sert les 
passions populaires. Or, chez le peuple les passions 
de la veille ne sont pas celles du lendemain. Cette 
considération est fort grave. Si l'on se hâte de carac- 
tériser son attitude, on peut n'avoir pas le temps de 
la changer et être précipité avec la faction que l'on 
a servie. Si l'on se tient dans les partis moyens, on 
ne prend aucun empire sur les situations et l'on 
s'expose à être écrasé entre les partis extrêmes. C'est 
fort embarrassant. Tout bien considéré, comme il 



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102 LIVRE II. 

n'y a pas de juste milieu tenable en pareil cas, 
nous estimons qu'il y a avantage à se mettre du 
côté de ceux qui crient Je plus fort, sauf, bien en- 
tendu, à passer dans la réaction, dès que Ton voit 
baisser la fortune de son parti. C'est difficile, sans 
doute, mais c'est ce qui fait )e mérite et la beauté 
du jeu. 

f^s révolutions, nous l'avons dit, sont des accès de 
Qèvre prolongés. Ceux qui s'imaginent que pendant 
cet întervaPe on peut faire entendre le langage de la 
vérité et de la modération, qui ne sont pas persuadés 
qu'on ne se soutient que par une exaltation continue 
et toujours croissante, n'ont rien à faire sur la scène. 
Malesber|)es écrivait, le 24 juillet, à un de ses amis 
qui lui reprocbait (je ne pas publier les travaux re- 
marquables qu'il avait écrits sur des questions de 
droit public : 

fc Je me suis bien gardé de les produire quand j'ai 
vu comment tout se faisait. Dans le temps des vio- 
lentes passiops, il faut bien se garder de faire parler 
la rs^ison. On nuirait à la raison même, car les en- 
t^iousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes 
vérités qui, dans un autre temps, seraient reçues avec 
l'approbation générale. » 

Cette réflexion a cela d'excellent, que les sages 
peuvent en profiter comme tous autres ; mais la véri- 
ta^>|e sagesse est d'être suivant les temps, c est-à-dire 
cj'avoir des principes et des passions de rechange 
s^lpn les circonstances. 



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DES RÉVOLUTIONS. 103 

l^ii^heau e\ Robespierre sont incomparablement 
les deux ))ommes 4e leur époque qui opt le mieux 
connu |a jitctique 4os révo^ufions. Essentiellement 
différents par les mœu|rs et \e caractère, ils em- 
ployaient les méipes moyens poiir arriver à un but 
opposé. Agir exclusivement sur la multitude, puisque 
c'était d'elle seule que dépendait la puissance. Jel 
est le système qui leur fut commun. Mais tanc^i^ q^e 
Mirabeau, ménagean]: son attitqde et se réservant pour 
les grandes occasions, n'agitait le peuple que par des 
hommes à sa dévotion, parn^i lesquels figuraient au 
premier rang £fantoi\ e^ Camille pesmoulins, Robes- 
pierre se mettait directement en contact avec les 
passions de la foule. 

Il ne s^ fit pas remarquer à ses dél^uts comm^ 
député du tiers état, et oq ne l'entendit point jus^ 
qu'à la délibération du ^7 juin 1789, mais lorsque 
cette audacieuse délibération mît le trône au pouvoir 
de ses ennemis, lorsqu'il fut démontré aux promo- 
teurs de l'insurrection qu'ils n'avaient rien à craindre 
d'un gouvernement sans énergie, Robespierre vit de 
suite qu'il n'y aurait qu'à gagner pour lui en atta- 
quant ouvertement la monarchie. 

Isolé dans l'Assemblée constituante, il lui impor- 
tait peu que ses opinions fussent repoussées par ses 
collègues, il ne parlait pas pour eux, mais pour le 
peuple, qui lui savait gré de son opiniâtreté et lui 
tenait compte de ses défaites. - - 

Pn <T90f qwaqd on pyqposa la loi martiiile à Toc- 



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iOU LIVRE ri. 

casion d'actes de violence et de dévastation exercés 
contre les châteaux dans quelques provinces, il rejeta 
tous les désordres sur les aristocrates qui en étaient, 
dit-il, les provocateurs. Il soutint que c'était le peu- 
ple qui reprenait ses droits, et que faire usage de la 
loi martiale pour l'en empêcher, c'était une vérita- 
ble tyrannie. 

Lors du soulèvement des nègres de Saint-Domin- 
gue, qui avaient tout mis à feu et à sang, il prit éga- 
lement fait et cause pour les nègres au nom de la 
liberté. Chacune de ces motions, qui soulevait l'as- 
semblée, était comprises au dehors et grandissait 
sa popularité. 

Nous prenons fréquemment nos exemples dans la 
Révolution française, parce que c'est là qu'on trouvera 
toujours la source la plus riche et la plus variée d'en- 
seignements révolutionnaires. 



COMMENT LBS ÉVÉHBMENTS SE ^^PARElfT 
ET SB PRÉCIPITENT. 

Le programme de toutes les révolutions est tracé 
à Tavance. L'ordre et la marche en sont connus. 
Quand un gouvernement est renversé, il se constitue 
un gouvernement provisoire, après le gouvernement 
provisoire une assemblée constituante, après rassem- 
blée constituante un pouvoir exécutif, après le pou- 



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DES RIÊVOLUTIONS. 105 

voir exécutif une assemblée législative et ainsi de 
suite jusqu'à la prochaine. 

Entre ces actes principaux se placent des inter- 
mèdes également connus, les fêtes publiques, les 
manifestations, les illuminations, les plantations d'ar- 
bres de liberté, les changements d'inscription sur les 
monuments, le changement de cocarde, de drapeaux 
et de figures d'animaux qui les surmontent. 

Mais les deux phases les plus intéressantes sont in- 
contestablement celle qui précède la chute d'un gou- 
vernement et celle qui la suit, l'intervalle pendant 
lequel on ne sait encore si le gouvernement tombera 
et celui pendant lequel on ne sait encore qui lui suc- 
cédera. C'est pendant ces deux traits de temps que 
Ton peut faire des études intéressantes sur les hom- 
mes et que se jouent les hautes comédies dont l'his- 
toire a gardé le souvenir. Ce qu'éprouvent, ce que 
souffrent les gens qui se tiennent cachés en tremblant 
dans leur salon , pendant que les Révolutions aux- ' 
quelles ils s'intéressent se débattent dans la rue; ces 
angoisses de l'ambition et de la peur immortalise- 
raient un poème épique. 

Un des historiens de la Restauration * raconte ainsi 
un des épisodes si variés de la Révolution de 1830, 
dans la journée du 29 juillet : 

« .... Huit ou dix membres de la Chambre qui 
s'étaient réunis la veille au soir chez M. Audry de 

1. M. de VaulabeUe 



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106 LIVRE II. 

Puyraveau, avaient décidé de se retrouver chez 
M. Laffitte, le lendemain, jeudi, à six heures du ma- 
tin. Les doutes de la généralité de leurs collègues 
sur le triomphe de Tinsurrection, ne s'étsueot pas 
affaiblis pendant la nuit: loin de là; tous, à l'excep- 
tion de quatre ou cinq peut-être, voyaient dans )a 
concentration des troupes royales, et dans l'impuis- 
sance du peuple contre les positions qu'elles gar- 
daient le ^igne 4'tine force que l'arrivée de nouveaux 
régiments rendrait supérieure, irrésitible, sinop dans 
cette journée, du moins dans celle du lendemain. 
Déjà même un certain nonabre d'hommes politiques, 
pairs ou députés, craignant de se voir compromis 
vis-à-vis du roi par les démarches qu'ils avaient pu 
faire qu qu'on avait pu leur prêter, s'inquiétaient des 
moyeps de s'en justifier. 

<c Ainsi, M. de Choiseul, effrayé de l'inscription 
de son nom sur une liste de gouvernement pro- 
visoire, prenait à témoin (Je son innoceqce tous 
ses amis, tous ses visiteurs, se plaignait avec amer- 
tume d'avoir été mis sur cette liste, en compagnie 
de M. de Lafayette; puis le lendemain, lorsque 1^ 
victoire était décidée et la parole rendue ayx jour- 
naux, se glorifiait publiquement de n'avoir p^s ré- 
clamé contre cette désignation mensongère. 

a P' autres, comme M. Dupin, avaient des vœux et 
des dévouements pour chaque parti, selon que l'up 
ou l'autre paraissait l'emporter. Le chevalier de 
Pannat annonce devant lui que partout la troupe 



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DES RÉVOLUTIONS. ^07 

est |a plus forle. — « Ah! la troupe l'emporte, s'é- 
crie-t-il, c'est ma foi bien heureux I » — A quelques 
instants de là, un ancien officier, M. Degousée |ui ap- 
prend que la victoire se décide en faveur du peuple. 
« Ah enfin ! dit M. Dupin, et on le sollicite 4e signer 
pour le général Pajol l'autorisation de pren4re le 
commandement de la garde nationale ; M. Dupin trace 
ces lignes ; « Les péputés réunis à f^aris , autorisent 
le général f^ajol à prendre le commandement des 
milices parisiennes. — J^es milices I s'écrie M- Pe- 
gousée, surpris. FouVquoi ce mot ? — Parce que la 
garde nationale a été légalement licenciée, répon4 
M. Dupin, dont Tesprit revenais au 4oute. » 

Y a-t-il |jeaucoup de comédies qui vaillent cette 
peintmre ? 

On peut distinguer 4ans |es révo|utiopb |es causes 
générales et les causes secondes. Les causes généra|es 
scmt celles qui frappent; les yeuj^ du vujgaire, comme 
)a violence 4'un gouvernement, la détresse de ses 
linances, une l>ataille perdue, une ii^surrection vic- 
torieuse ; les causes secondes sont de petite faits, des 
incidents qui précipitent les événements et qui sopt 
souvent beaucoup plus actifs que les causes ^upér 
rieures auxquelles le public les rapporte. 

Ainsi, en 1815, l'empire aurait pu survivre m^me 
à 1^ bataille de Waterloo saus les préoccupations per- 
sonnelles de l'entourage de Napo|éuu. f rinces, pai^s 
et ministres le décident à abdiquer dans la persuasion 
qu'une régence sauvera l'établiss^Boeut ipapénal in- 



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i08 LIVRE II. 

dispensable a la conservation de leurs positions ; et 
c'est justement cette abdication qui emporte tout le 
système. 

On joue à pile ou face avec les événements, c'est un 
pur aléa. 

Qui peut dire, par exemple, de combien de cir- 
constances fortuites dépend le triomphe ou la chute 
d'un gouvernement devant une population soulevée? 
Quelques régiments de plus ou de meilleures dispo- 
sitions stratégiques et les ordonnances passaient à 
merveille comme on sait. Et même, après la victoire 
du peuple, à quoi a-t-il tenu que Charles X ne rentrât 
dans Paris apaisé, si ce n*est à la maladresse d'un né- 
gociateur qui ne sut pas faire usage de ses pouvoirs* ? 

Il n'y a pas de dénoûment .inévitable, à chaque 
moment l'incertitude des esprits laisse la porte ouverte 
à d'autres solutions. 

Une influence bien dirigée change ou raffermit les 
dispositions des masses. En 1830, quand le peuple 
vainqueur dans les rues de Paris hésitait encore à se 
prononcer pour le duc d'Orléans, dont le nom était 
peu connu de lui, on vit tout à coup les murs se cou- 
vrir d'une proclamation chaleureuse qui se terminait 
par ces mots : 

a Plus 4e Capets^ m de Bourbons ! » 

Cela fît grand bien, car avant que l'on sût que 
Louis-Philippe était Capet et Bourbon, l'impression 

1. M. de Mortemart. 



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DES RÉVOLUTIONS. 109 

se trouvait produite, et quand on le sut on s'en con- 
sola promptement. 

Lorsque les révolutions dépendent de ce qui se 
passe dans la rue, les minutes sont comptées, mais 
chaque minute peut changer la face des choses. 

Louis-Philippe, précipité du trône par une révolu- 
tion semblable à celle qui lui avait donné le trône, put, 
comme Charles X, ramener plusieurs fois la fortune. 

Le 28 février, à 10 heures du matin, il pouvait en- 
core se sauver par la réforme, à 1 heures et demie 
par le ministre Barrot,, à 11 heures par l'abdication. 
Ensuite c'était fini. 

Malgré cela, il y a des gens qui tiennent les révo- 
lutions pour des espèces de verdicts populaires rendus 
sur l'appréciation du mérite ou du démérite des gou- 
vernements. Il est sage de penser ainsi : car dans les 
révolutions, comme dans tous les jeux de hasard^ il 
faut bien se soumettre à celui qui gagne la partie. 



crap) 



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CHAPITRE V. 

DE LA POLITIQUE. 



BB LA POLITIQUE COMMB LIBN COMMUN DBS MÀTIBRBS 
QUI PRÉCÀOBNT. 

Dans tous les temps, on a tenu la politique en 
grande estime ; de nos jours seulement quelques es- 
prits chagrins ont essayé de lui demander ses titres, 
de contester ses services, même de lui dénier tout 
caractère scientifique quelconque. 

En vérité, la politique ne cache point ses traits, ou 
du moins elle les cache si peu qu'il est toujours 
facile de'les reconnaître. L'Académie française, en la 
classant parmi les sciences morales, en a déjà fort 
ingénieusement déterminé le caractère. 

Réunissez 1^ science de la législation à celle des 
affaires, le savoir de l'histoire aux études les plus 
approfondies de l'économiste et du financier, vous 
n avez pas pour cela un homme politique, vous ne 



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DE LA POLITIQUE. 111 

faites bas davantage un homme politique avec des 
dbclHnes Ou des principes. 

La polîtiqiie n'est qu'une haute industrie, c'est 
toiit simplement le côté spéculatif du pouvoir et de 
l'ambition. On conçoit qu'une telle science n'ait 
jamais fait de progrès; elle n'en avait point à faire, 
cair elle a été parfaite dès son origine. Un autre trait 
qui la distingue, c'est cju'elle est communément, par 
ses points de vue, en contradiction avec la raison 
générale; elle dépose par ses observations contre 
la plupart des vérités établies. Ainsi la philosophie 
moderne dans ses aspirations vers un idéal insaisis- 
sable a cru qUe la perfection des institutions dépen- 
dait d'un rapport de plus en plus étroit avec l'ordre 
abstrait des conceptions de la raison pure. Cette hypo- 
thèse succombe de jour en jour devant la critique 
historique. La vitalité des peuples et des gouverne- 
ments ne tient nullement à Tharmonie de leurs pro- 
portions. Un mélange de rudesse et de superstition 
amalgame plus fortement une Nationalité que la 
déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Les 
moules informes sont les plus puissants. 

L'ancienne France a vécu pendant près de dix 
siècles avec des lois à moitié barbares, des institu- 
tions politiques mal définies, des pouvoirs confus^ 
combien vivra-t-elle dans l'épanouissement de sa 
civilisation au cordeau? 

La politique qui,' comme la nature, fait ses meil- 
leures œuvres avec le limon le plus grossier, a sou- 



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H 2 LIVRE II. 

vent mis à profit cette observation. Ce sont des 
phrases de journaux de dire que les choses violentes 
ne durent pas, que les abus font périr les gouverne- 
ments, qu'il ne faut pas contrarier les besoins mo- 
raux. En poUtique, il n'y a que les phénomènes qui 
durent, faites des constitutions ingénieuses, appro- 
priées aux mœurs, aux habitudes, au génie d'un 
peuple, vous en avez pour six mois, créez des or- 
ganismes durs, des appareils de toute pièce qui 
prennent au corps comme des armures de fer, cela 
durera. 

La politique spéculative enseigne que la logique 
n'est pas plus nécessaire que l'esthétique dans l'orga- 
nisation des pouvoirs publics ou dans le gouverne- 
ment des peuples. 

Personne ne demande à la politique d'être con- 
séquente avec elle-même ; on peut toujours se con- 
tredire sans inconvénient. On adopte un système 
et l'on en suit un autre, on annonce la paix et 
l'on fait la guerre, la guerre et l'on fait la paix. 
On va guerroyer au nord pour un intérêt auquel 
on tourne ensuite le dos. On soutient au midi une 
puissance que l'on aide ensuite à détruire. On 
entre sur un territoire au nom de la conquête, 
ensuite on en déguerpit au nom du droit des 
gens; on se rapproche d'une puissance et aussitôt 
on s'en éloigne. On adhère à un système continen- 
tal, et puis on Tabandonne, et puis on y revient. 
Tout cela c'est de la poUtique et de la bonne, d'aussi 



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DE LA POLlTiQUE. 113 

bonne du moins que le permet là faiblesse hu- 
maine 

Il faut bien remarquer d'ailleurs que ces contra- 
dictions ne sont qu'apparentes, car un intérêt per- 
sonnel est toujours conséquent, même dans ses 
écarts de direction, puisqu'il ne fait jamais que 
rechercher son meilleur centre de gravité, La dispo- 
sition naturelle des peuples à oublier, tout ce qui a 
été une fois accompli, les paroles comme les actes, 
fait que Ton peut être inconséquent sans péril. Pestes, 
famines, banqueroutes, épidémies, ne laissent pas, 
d'un jour à l'autre, de traces dans les souvenirs. 
Cinq cent mille cadavres joncheraient la campa- 
gne, les villes flamberaient d'un bout à l'autre du 
royaume, qu'on n'en parlerait plus à la fin de la se- 
maine. 

La politique compte là-dessus, elle établit ses cal- 
culs sur les faiblesses, les passions, les préjugés, les 
erreurs. Science spéculative, elle emploie dans ses 
combinaisons la rigueur des procédés algébriques, 
elle opère sur les hommes, sur les choses, comme 
sur des quantités abstraites. Un politique profond 
dira par exemple : on faussera l'esprit de cette jeu- 
nesse, mais elle bbéira mieux, on fera* périr cette 
branche d'industrie, mais elle rapportera pour le 
moment plusieurs millions. On dépeuplera les champs 
te les villes, mais on aura cinq cent mille hommes 
de plus sous les armes. Il périra cent mille hommes 
dans cette affaire, mais la bataille sera gagnée. On 



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MA UTRB n. 

mettra l'Europe en feu, mais on conquerra une pro« 
vince. 

Les grandes masses, les grands effets, les grands 
résultats, c'est toujours là le but essentiel de la poli- 
tique. Elle supprime le temps, les distances, les diffî- 
cultes, tout ce qui gêne. 

Mais ces hautes spéculations de Tambition ne se 
produisent jamais sous leurs formes brutales. Il 
y a les voies et moyens qui font accepter les cho- 
ses, le nom, le biais, la forme, qui en changent le 
caractère, c'est le chapitre des artifices de la poli- 
tique. 

On ne peut pas dire quand on y songe que ces arti- 
fices exigent de bien grands efforts d'invention. Non, 
c'est une aptitude à les employer, à les mettre en 
œuvre, car ils sont tous connus, classés, cotés, éti- 
quettes. On ne les évite pas pour cela, c'est comme 
à la chasse où Ton prend toujours les animaux avec 
le même piège, pourvu qu'il soit supportablement 
tendu. 

Comme il n'est presque aucud des actes essentiels 
des gouvernements, qui puisse se justifier par leurs 
motifs véritables , la thèse de l'intérêt , la conve- 
nance privée, c'est-à-dire l'ambition se cache sous 
des considérations morales empruntées aux subtilités 
des écoles grecques et byzantines. La science du 
sophisme, car c'en est une , a été portée à un de- 
gré de [)erfection. due Ton ne saurait trop ad- 
mirer. 



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DE LA POLITIQUE. ii& 

Dans un dialogue de Lucien', entl'e un marchand 
d'esclaves et un philosophe, il y a le trait que voici 
contre les sophismes de son âge : 

« Chrjrsippe. Honle! silence! confusion! car si je 
veux, à l'instant même, je te changerai en pierre. 

Le marchand. Comment cela? es- tu Persée? 

Chrysippe, Voici comment. La pierre est un 
corps. 

Le marchand. Sans doute. 

Chrysippe. Tu es un animal. 

Le marchand. Cela s'entend. 

Chrysippe, ErgOy tu es une pierre. 

Le marchand. Nullement, mais rends-moi, je te 
prie, ma forme première. 

Chrysippe, Rien de plus facile. Nulle pierfe n'est 
animal. Tu es un animal, ergOj tu n'es pas pierre, n 

Eh bien 1 la politique fait tous les jours des tour^ 
aussi forts que cela. Elle transforme les questions et 
les points de vue de la même manière. 

C'est avec le secours de la presse et par l'invention 
des mots nouveaux, ou par la combinaison nouvelle 
de mots anciens que la politique est parvenue à ac- 
complir ces prestiges. On consignera en passant, 
quelques-uns des mots employés comme déguise* 
ments des mobiles réels de la politique : 

Ré\folution^Progrèsj Egalité j Droit nouifeaUj An* 
nexionj Unité ^ Principe des nationalités y Rectification 

m 

i. Les philosophes à TeiicaB» 



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116 LIVRE 11. 

de frontières^ Séparation de F Église et de l'Étal^ 
Civilisation^ Conquête morale^ Emancipation^ Démo- 
cratie^ Féodalité^ Parlementarisme j Modération^ An- 
ciens partis, etc. 

Il y a comme cela une centaine de mots qui jouent 
un rôle immense, et on en invente d'ailleurs chaque 
jour de nouveaux selon les besoins du moment. Tout 
mot nouveau implique aux yeux du public des con- 
ceptions ou des théories nouvelles. Moyennant ces 
artifices de langage, on peut justifier tous les con- 
traires et se contredire ouvertement dans ses actes. 

Qu'un prince ait besoin d'exciter le sentiment mi- 
litaire chez son peuple, il ne sera question que de 
gloire; qu'il soit inférieur aux événements ou trahi 
par la fortune, on ne parlera plus que de conquêtes 
pacifiques. On dira que la grandeur d'un pays ne 
tient pas à quelques lambeaux de terre. Un minis- 
tre ambitieux veut-il se maintenir au pouvoir? il met 
le feu à l'Europe, envahit les États voisins, dépossède 
les princes, se saisit de tout corps et biens. Un seul 
mot suffit aie justifier: Hégémonie^ Unité. On dit, en 
outre, aux badauds qu'il fait de la Démocratie et de 
la Révolution, Il n'en faut pas davantage pour être 
en règle. 

On appelle cela colorer ses actes. Aucune des idées 
générales n'étant approfondie, les peuples se conten- 
tent aisément d'un certain conventionnalisme irrai- 
sonné en fait de principes politiques. Us n'exigent 
guère de leurs gouvernements que des concessions 



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DE LA POLITIQUE. 117 

de formes et de langage. Il faut être bien dénué de 
sagesse pour ne pas savoir sacrifier quelque chose 
aux grossières idoles de l'ignorance publique ; il en 
coule si peu ! 11 suffit de donner d'autres noms aux 
mêmes choses. 

C'est ce manque de dextérité, cette inaptitude com- 
plète à donner satisfaction à ces petites misères 
de l'opinion publique qui ont perdu en France 
les Bourbons. Si Charles X avait voulu jurer un peu 
au nom de la Révolution et la Démocratie , tout en 
ne faisant, bien entendu, que ce qu'il voulait faire ; 
s'il eût promulgué les Ordonnances au nom du peu- 
ple et en invoquant les principes de l'égalité ou de 
la liberté, nul doute que sa race ne régnerait encore 
sur la France; mais ces malheureux princes, eurent 
la maladresse de se heurter durement à contrarier 
ces petites choses : c'était le moyen de périr. 

C'est une vraie misère que les idées pour lesquelles 
on se passionne quand on voit ce qu'elles valent et 
ce qu'elles durent. Pendant dix ans, vingt ans, il se 
fait un mouvement d'esprit dans telle ou telle direc- 
tion, on croit tenir la vérité, chacun prend des airs 
de prophète; les livres de philosophie et d'histoire 
suent abondamment les nouveaux principes, et puis 
un beau jour, on reconnaît que l'on s'est pitoyable- 
ment trompé, il faut liquider le système, en reprendre 
un autre, c'est une débâcle générale ; alors on revient 
Rvx idées que l'on avait délaissées, depuis trente ans 
et dans vingt ans on les abandonnera encore pour 



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118 LIVRE II. 

courir après quelque nouveauté qui ne sera encore 
qu'une guenille. 

La politique, qui ne partage aucun de ces entral- 
nements^ les exploite quand elle ne peut pas les do- 
miner. Au moyen de la presse qui est le grand instru- 
ment de la propagande moderne et qui restera 
toujours aux mains de ceux qui pourront le payer, 
les gouvernements frappent à leur tour des idées et 
les lancent comme de la monnaie dans le torrent de 
la circulation. 

Pouvoir payer la pensée c'est en être maître comme 
de la force. 



DBS GRANDS HOBfMES. 

La politique n'étant guère autre chose que ce que 
nous venons de dire, il apparaît assez clairement 
que la postérité a donné jusqu'ici le nom de grands à 
ceux qui ont le mieux spéculé dans leur intérêt sur 
l'espèce humaine. 

11 ne faut pas, pour exceller dans cette haute 
industrie, un génie si transcendant qu'on le sup- 
pose. 

Ce qui forme la clef de voûte de ces organisa- 
tions , c'est une volonté et un astuce combinés dans 
des proportions énormes; mais cela ne suppose vir- 
tuellement ni des talents de premier ordre , ni un 
caractère ou un esprit absolument hors ligne. Un 



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DE LA POLITIQUE. H9 

grand homme peut ne pas comprendre son temps 
ou n'être pas à la hauteur des idées de son siècle. 

Les limites de son intelligence et même de sa rai- 
son peuvent être pour lui un principe de force; Un 
esprit d'une grande étendue pourrait manquer de 
la ténacité qui caractérise les idées fixes. Il hésiterait 
devant les conséquences éloignées de ses actes que 
s^ pénétration lui ferait entrevoir. 

Une haute raison ne formerait pas des entreprises 
disproportionnées; elle exclurait de ses chances 
rinconnu, l'imprévu, l'impossible qui va au-devant 
de la tén^érité. Avec une intelligence vraiment vaste 
un homme pourrait s'élever au-dessus de sapersonna* 
lité. Il dédaignerait peut-être de descendre jusqu'aux 
supercheries subalternes dont la politique fait une 
loi niême aux têtes couronnées; il aurait quelquefois 
plus de pitié que de mépris pour l'espèce humaine. 

Mais quelle puissance ne donne pas cette ambition 
étroite, ardente, implacable, qui se puise dans l'orgueil 
et ^ans une ardeur en quelque sorte charnelle pour 
le pouvoir. Combien de fois n'a-t-on pas vu l'aveu- 
gl^ fatalisme tenir lieu de génie, en développant outre 
mesure les qualités secondaires dont dépend sur- 
tout le succès ? 

Croire à son étoile, à sa prédestination, s'imaginer 
qu'on entre comme un élément nécessaire dans l'or- 
dre universel, est-ce autre chose qu'une superstition 
grossière, quand on sait comment la nature se joue de 
1^ poussière humaine? Cependant ce sentiment, qui 



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120 LIVRE II. 

u'est qu'un acte de déraison, a fait la principale force 
de presque tous les grands joueurs politiques. 

Les plus grands capitaines, les législateurs les plu; 
habiles , les chefs de sectes , les fondateurs de partis 
les plus heureux n'ont été pour la plupart distingués 
des autres hommes, que par un degré de présomp- 
tion et d'amour-propre disproportionnés avec leurs 
moyens réels. Cette présomption était peut-être aussi 
indispensable non-seulement pour former des entre- 
prises qu'un esprit sage n'eut pas osé concevoir, mais 
aussi pour obtenir de leurs sectateurs l'obéissance 
et la soumission nécessaires au succès de ces entre- 
prise. 

Quoi qu'il en soit , il faut convenir que les peuples 
font la partie belle aux ambitieux , puisque, après 
leur avoir tout permis pendant leur vie, ils leur assu- 
rent après leur mort l'enthousiasme de la postérité. 

On ajoute, il est vrai, d'un ton grave que l'histoire 
juge sévèrement les Princes et les Ministres qui ont 
mésusé de leur puissance. ^ 

La belle affaire ! 



DB LA DIPLOMATIE. 

La Diplomatie est l'instrument de la politique telle 
?àpeu près qu'on vient de la définir, dans les rapports 
internationaux. Envisagée en elle-même on peut la 
nommer : lart des prétextes } envisagée dans sçs 



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DE LA DIPLOMATIE 121 

formes, on doit la considérer comme une procédure 
dont les diverses phases précèdent ou suivent des 
actes de force ouverte. 

Si, comme il apparaît fort clairement, la morale 
n'est pas, précisément la loi des rapports entre les 
gouvernants et les gouvernés, il est plus évident en- 
core que de gouvernement à gouvernement, il n'y a 
que des intérêts en présence; ces intérêts, toutefois, 
quelle que soit leur tendance naturelle à se satisfaire 
directement et de vive force, sont, par la nature 
même des choses, tenus d'en user avec une certaine 
réserve. Un Prince, par exemple, qui au fond médite 
crûment de conquérir quelqu'un des États qui Tavoi- 
sinent, ne s'en va pas du jour au lendemain envahir 
à main armée le territoire qu'il convoite. Il faut qu'il 
se soit préparé des alliances , qu'il se soit assuré que 
les puissances rivales l'aideront ou le laisseront faire ; 
il faut qu'en outre il ait réuni assez de soldats et as- 
sez perfectionné son armement, comme l'on dit au- 
jourd'hui, pour être à peu près certain d'être le plus 
fort. 

C'est dans ces précautions premières et dans les 
temporisations qui s'en suivent, que consiste géné- 
ralement le respect des droits entre voisins. Et de 
même, les traités de paix et d'alliance durent aussi 
longtemps que les intérêts momentanés qui leur ont 
donné naissance et même un peu moins. Dès qu'ils 
changent, on assiste au chassez-croisez ordinaire en 
pareil cas. La puissance amie delà veille, devient 



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122 LIVRE II. 

TenDemie du lendemain; les États s' éloignent, se 
rapprochent, se groupent les uns les autres dans des 
proportions diflférentes qui varient de jour en jour. 

C'est à préparer ces changements, de front et d'at- 
titude que s'emploie plus particulièrement Toffice de 
la Diplomatie. Elle fournit des prétextes, c'est là son 
objet le plus essentiel. 

Outre l'ambition personnelle des gouvernants, cha- 
que nation peut aussi être considérée comme ayant 
une ambition spéciale que Ton peut assimiler à l'ap- 
pétit physique qui porte partout dans la création les 
grandes espèces à dévorer les plus petites. Cet appétit 
fait naître ce que l'on a appelé en Europe des Ques- 
dons : Question Romaine^ Question d Orient, Ques^ 
tion des DuchéSy Question (T Allemagne^ etc. ; c'est- 
à-dire, question de savoir si l'Italie du nord absorbera 
l'Italie du sud, question de savoir si la Ri^ssie $'aug- 
mentera de l'Asie Mineure, si les 4^phés de VPlbe 
seront avalés par la Prusse, et ainsi des autrps. 

Cette sorte d'appétit propre à chaque patioii peut 
aussi s'appeler principe des nationalités y unité y an-- 
nexion; le nom ne fait rien au fond des choses. 

Quand plusieurs ambitions d'Ptat rencontrepf des 
coïncidences favorables pour se satisfaire, ce sont (Je 
\éïi\3h\es parties liées; î\ est superflu de se flem^nder 
si elles se joueront. Il n'y a pas de civilisation, pas 
de droit public, pas d'humanité qui pèse une once. 

On a pu s'en convaincre dans la dernière guerre 
dont l'Europe a été témoin. On se rappelle de quelle 



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DE LA DIPLOMATIE. 123 

manière la partie était liée : l'Italie convoitait Venise, 
la France les limites du Rhin, la Prusse l'absorption 
d'une douzaine d'États petits ou grands, et néan- 
moins, avant la guerre, il y avait des gens qui ne 
pouvaient se figurer que Ton fût à la veille d'un con- 
flit; ils tenaient que le monde n'était plus dans les 
mêmes errements, renvoyant à la barbarie les ap-' 
petits grossiers de la conquête, comme si les peuples 
et les gouvernements pouvaient changer 1... Chacune 
des puissances croyait avoir trouvé son heure : la 
partie se joua. 

Ces événements contemporains sont précieux, 
parce qu'ils montrent à vif le rôle et les ressources 
de la diplomatie. Le grand ministre prussien prépa- 
rait depuis dix ans son coup de théâtre. Quand il a 
perfectionné son armement militaire, doublé l'effectif 
de son armée, garni toutes lespls^ces de troupes et de 
canons; enfin après ui;ie répétition générale dans les 
duchés de l'Elbe, il se tourne vers l'Autriche languis- 
sante, abattue, à peine remise de récents désastres, 
et lui dit : a Vous armez ! » L'Autriche a beau ré- 
pondre en montrant le sang qui coule encore de ses 
blessures, l'audacieux ministre maintient et maintient 
à outrance dans une série de documents diplomati- 
ques que l'Autriche a réellement armé pour faire la 
guerre à la Prusse ; et quand le gouvernement au- 
trichien, dans l'espoir de désarmer un rival qui ne 
veut pas être apaisé, dégarnit la seule partie de ses 
frontières qui puisse faire ombrage à la Prusse, l'a- 



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124 LIVBE II. 

gresseur répond ce mot que Thistoire immortali- 
saa. 

« Qu'importe! si vous envoyez au midi ce qui 
était au nord ! » 

On voit qu'il n'est pas même nécessaire que les 
prétextes diplomatiques soient bien colorés; il suffit 
qu'ils soient soutenus avec la dernière rigueur. Ce- 
pendant il est facile de comprendre que plus ils sont 
spécieux et meilleurs ils sont. Ils doivent être imagi- 
nés en vue de ceux qui doivent les accepter. 

Plus le prétexte approche d'un certain ordre de 
raisons ou de préjugés, plus il donne de force à celui 
qui l'emploie. 

L'indignation et la colère que suscitent les que- 
relles mal trouvées et lés procédés trop sans façon 
sont extrêmement dangereux; ils augmentent la force 
morale des adversaires et, comme on le sait, c'est 
cette force morale qui donne gain de cause sur le 
champ de bataille. C'est pour cela qu'on voit les 
diplomates procéder avec tant d'art et de circuit. Ils 
cherchent à constituer un tort à leurs adversaires, ils 
incidentent, ils attendent un tour favorable de 
l'opinion, et généralement ils finissent par la sur- 
prendre. 

L'art des formules joue un rôle si considérable 
dans la diplomatie qu'il en faut bien dire quelque 
chose aussi. 

Presque tous les documents émanés des chancelle- 
ries modernes, sont des œuvres que l'on ne saurait 



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DE LA DIPLOMATIE. 125 

étudier avec trop d'attention, on les admirera très- 
sincèrement. 

Chaque mot a un double et même un triple sens ^ 
un pour le gros public, un autre pour les habiles et 
un autre encore pour la puissance à qui Ton 
s'adresse particulièrement. On dit que Ton veut 
et Ton dit que Ton ne veut pas, on dit que Ton 
fera et Ton ajoute que Ton ne fera pas. On a l'air de 
s'engager et l'on ne s'engage pas, on n'a pas l'air 
de s'engager et l'on s'engage. 

Il y a une sorte de génie de rédaction qui consiste 
à laisser égarer, comme par hasard, une expression 
qui renverse complètement le sens général d'un do- 
cument et forme comme un point lumineux dans les 
ténèbres. 

On dirait que c'est la même main qui fait toutes les 
écritures officielles de l'Europe. Il y règne une ordon- 
nance savante. Les fonûes sont pleines, les cadences 
harmonieuses et les chutes parfaitement réussies. On 
a raturé vingt fois avant de rencontrer l'expression, 
mais elle est complètement évasive. 

Ces recherches de forme, celaient d'exposition, 
ce relief d'argumentation, cette subtibilité de logique, 
ces réticences calculées, ces équivoques cauteleuses, 
ces allusions lointaines, ces sous-entendus fallacieux, • 
ces insinuations voilées, ces épigrammes sérieuses ' 
sont les armes élégantes et légères dont on se sert , 
dans les passes à la plume, avant-coureurs de jeux f 
plus sévères. Sous le déguisement de ces figures de 



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126 LivRte II 

langage on se dit une foule de choses qui n'y parais- 
sent point ; on se mesure, on se menace, on se raille, 
et Ton se moque sur un ton de parfaite courtoisie ; 
la diplomatie forme ainsi une science qui résume la 
rhétorique d'Aristote, la sophistique de Técole grec- 
que, la méthode de Descartes, le casuisme de Loyola 
et la chicane du palais. 

Gomme tout porte sur des détails imperceptibles 
de rédaction , les moindres nuances sont aperçues ; 
l'écart de forme le plus léger, le changement d'une 
toiirnure, une différence sur la manière de se saluer 
entre deux souverains prennent des proportions énor- 
mes et présagent de gros événements. 

On se souvient encore de l'effet que produisit en 
Europe la substitution, dans une lettre de l'empe- 
reur Nicolas à Louis-Philippe des mots : « je suis 
votre bon ami, » aux mots sacramentels de « bon 
frère. » La France entière se regarda comme souf- 
fletée sur la joue de son roi. 

Tout souverain qui ne se battrait pas quand on lui 
change ainsi une formule tomberait nécessairement 
dans le mépris. Ce sont des scrupules d'honneur 
qui équivalent entre peuples à ces querelles qui met- 
taient autrefois l'épée à la main des gens qui s'étaient 
regardés de travers. 

La procédure diplomatique est encore un aspect 
très-intéressant du même sujet. On dit que les formes 
protègent. Sans aucun doute, mais elles ont encore 
UD autre coté en diplomatie, elles légitiment les 



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TACTIQUE t^AHLÊMENTAmE. 127 

âcteâ quelconques, elles conduisent par une grada- 
tion dâTante à des résultats qui Uë paraissent plus 
ëtotinant69 grâce à la filière d'écritures qui ont pré* 
cédé. Une prétention se produit sous la forme d'une 
plainte, la plainte se change en grief; on passe du 
mémorandum à la circulaire, au manifeste, à Vulti- 
matum et au canon. Tout cela s'est fait en rien de 
temps et l'on est resté dans les règles. 



DB LA TACTIQUE PARLEMENTAIRE. 

Le maniement et la direction des assemblées par- 
lementaires est une autre branche non moins impor- 
tante de la politique. Ici tout se fait par la puissance 
du verbe. Mais pour dire quelques bonnes choses 
. sur ce sujet il faudrait peut-être faire une distinction 
entre les parlements libres et ceux qu'on a mis sous 
le joug, auxquels on a retranché quelques côtes, 
comme le fameux rump de Cromwell par exemple. 

Ce n'est guère que dans les assemblées souveraines 
que la tactique parlementaire est réellement un art. 
L'éloquence y joue un grand rôle, mais un rôle fort 
équivoque à coup sûr, à ne l'envisager que sous le 
rapport de l'utilité . 

On fait généralement valoir en faveur de l'élo- 
quence que la grande majorité des assemblées déli- 
bérantes se compose d'hommes médiocres et sans 



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128 LIVRE U. 

élévation que l'éloquence arrache aux calculs de 
régoîsme et des passions sordides; mais on peut sou- 
tenir avantageusement que la raison publique a 
plus à perdre qu'à gagner avec les grands orateurs. 
Chez eux l'imagination domine le jugement, et quand 
bien même elle ne le ferait pas dévier, comme l'ora- 
teur parle surtout en vue des applaudissements^ il 
choisira toujours de préférence, non les meilleures 
causes, mais les plus brillantes et les plus popu- 
laires. 

Il est entendu d'ailleurs que l'on peut plaider 
l'erreur aussi éloquemment que la vérité. Un 
grand talent de tribune n'implique nullement un 
talent d'homme d'État; loin de là, toutes les fautes 
auxquelles se laissent entraîner les corps ou les 
réunions politiques viennent à la suite de longues 
harangues bruyamment applaudies; et l'histoire des 
gouvernements parlementaires offre le constant 
exemple d'orateurs dont chaque argumentation est 
un modèle de logique, chaque discours un triomphe 
et chaque action une étourderie, un non-sens. 

Au surplus celte thèse n'est ici que de pure con- 
troverse. Peu importe qu'un orateur tourne le dos à 
la raison, l'essentiel est qu'il soit éloquent et qu'il se 
fasse écouter. La probité politique elle-même ne fait 
rien à l'éloquence, 

Fir improbus dicendi péri tus. 

Les assemblées parlementaires se composent de 



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TACTIQUE PARLESjEEITFAIRE 129 

trois éléments bien connus : une fraction gouverne- 
mentale quand même (Ju'on appelle la droite ^ une 
fraction opposante quand même qu'on appelle la 
gauche y Tune demandant généralement l'impossible, 
l'autre refusant généralement le possible, et une 
masse flottante à convertir et à rallier que l'on ap- 
pelle majorité. C'est en cela que consiste la tactique 
parlementaire. 

Evidemment, pour prendre quelque empire sur 
les assemblées, il faut connaître très-exactement les 
éléments moraux dont elles sont formées. U y a 
pour cela un certain thermomètre. On fait une 
équation sur tbutes les unités dont un corps politique 
se compose, et on traite la collectivité pensante 
comme on traiterait individuellement un homme 
médiocre. Ce qu'un homme d'une intelligence 
moyenne arbitrerait sur telle question qui lui serait 
proposée, on peut évaluer par analogie que ce serait 
aussi le sentiment d'une assemblçe. 

Mais ce n'est encore là qu'une donnée de l'équa- 
tion; la seconde règle qu'il faudrait observer, c'est 
que le rapprochement , en masses modifie chez les 
individus certains côtés de leur nature morale ; ils 
se mettent sur un certain pied de pudeur et de 
dignité qui ne permettrait pas de leur dire en public 
ce qu'ils entendraient facilement dans leur cabinet. 
Les uns devant les autres ils sont portés à se sur- 
faire. 

Les tacticiens exercés tiennent compte dans la 

9 



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130 LITBB II. 

s 

fcorme seulement de cet élément factice^ produit 4h 
cmitact général ; ils évoquent avant tout le fond de$ 
idées et des sentiments afin de les reproduire et de 
les idéaliser par l'acticm oratoire. 

Mais c'est là une tâche on ne peut plus délicate, 
car cette analyse doit se faire sur des sujets très- 
variés. U s'agit de savoir quelle peut être sur chaque 
question en particulier l'opinion de la majorité. Or 
très-souvent la majorité n'a pas d'opinion, elle n'a 
que des instincts, et quand ces instincts peuvent 
être clairement entrevus, il faut avoir le talent de 
fournir des solutions appropriées. 

Et les didficultés sont bien autres encore qiiand il 
s'agit de faire faire à une assemblée, non pas ce 
qu'elle veut, mais ce qu'elle ne veut pas, ce qui est 
très-souvent nécessaire au but qu on se propose, 
ii'éloquence est d'un secours précieux en pareil cas, 
4car çUe sert à dériver les passions et à déplacer les 
points de vue. Il y a tant de ressources dans la dis- 
cussion que l'on a vu quelquefois, dans les assem- 
blées, des auditeurs attentifs déclara:* avec sincérité 
qu'ils se sent2^ent moins éclairés qu'auparavant, ou 
bien que le pour et le contre se faisaient tellement 
équilibre dans leur esprit qu'en conscience ils ne 
(Mouvaient opter. En pareil cas, les indécis votent 
avec leur parti, afin de ne pas perdre leur s^oix. 

Le tacticien parlementaire n'est évidemment pas 
celui qui se livre à l'essor de toutes les questions, 
mais celui-là seulement qui les côtoie sur les points 



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TACTIQUE PARLEMENTAIRE. iSi 

qui touchent de plus près kuX idées domitiatifes de 
la tnajorité^ eeîui qui âuit pas à pas le iliôuvement 
des esprits^ le précipite ou le ralentit selon llndicâ^ 
tion des Girconstances. Hampden est un des orateurs, 
bistoriquement cotinus pour avoir excellé sôUs ce 
Mppcort* U avait une flexibilité de talent bien l*are \ 
ion éloquence était à volonté diffuse ou concise, 
ckdrô ou embarrassée, et cette obscurité dont il 
était le tnaitre lui doUUah plus de puissance encore 
en la rattachant aux défôuts de son siècle, tantôt il 
résutâait les débats du parlement avec une précision 
irréprochable^ quand fces débats menaient au 
triomphe de son opinion; tantôt il embrouillait la 
question de lâanière k k faire ajourner, lorsqu*éItë 
paraissait se résoudre contre son avis. 11 n^gnorait 
point que l'effervescence des corps politiques se re- 
froidit très-facilement par les délais des formes et 
par la longueur des délibérations. 

Le mtécanisme de la procédure parlementaire 
fournit des moyens singulièrement ingénieux pôiit 
conduire et diriger les débats. U y a une foule 
de ressorts que l'on appelle amendement j mo- 
tion^ f^dre du jour^ question préalable^ scrutin 
secret y position de la question^ etc., dom: le fdrma- 
lisiiie approfondi constitue une science à l'aide de 
laquelle on enterre une question, on dérange l'éco 
BODiie d'un projet de loi, on coupe une discussion, 
on lance un ballon d'essai, et autres Uianéges sem- 
blables qui sont le fonds de$ luttes parlementaires. 



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132 IXVRE II. 

Ces divers procédés qui certainement ont leur 
utilité intrinsèque comme moyens d'instruction des 
questions et appareils d'épuration de la matière légis- 
lative, sont très-généralement employés comme en- 
gins ou machines de guerre par les divers partis 
qui se disputent la direction d'une assemblée. Qui ne 
se souvient de la fameuse motion qui fut faite à la 
Constituante de 89 de décréter qu'aucun membre de 
la Convention ne pourrait faire partie du ministère. 
C'était un coup de partie dirigé par la faction des Gi- 
rondins contre Mirabeau dont les visées sautaient 
aux yeux. En vain, pour faire échouer une motion 
qui renversait tous ses projets, Mirabeau par une feinte 
heureuse, s'offrit-il personnellement en holocauste à 
ses ennemis. La jalousie d'un parti dicta mie des 
mesures politiques qui furent les plus fatales à la Ré- 
volution. 

La proposition Remilly, au lendemain du ministère 
du i*' mars, fut une des pièces les mieux rapportées 
que l'on connaisse. 

L'abus des députés fonctionnaires servait depuis 
longtemps de texte aux récriminations du parti radi- 
cal dont les tendances sous ce rapport concordaient 
avec celles de l'opposition dynastique. 

Or, le ministère Thiers amenait justement au pou- 
voir un homme (M. de Remiliy) qui avait proposé, 
quand il était dans l'opposition, d'exclure les fonc^ 
tionnaires de la Chambre. 

A peine le cabinet était-il formé qu'un député 



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TACTIQrE PARLEMENTAIRE. 433 

conservateur eut Tesprit de déposer sur le bureau 
cette même proposition ainsi conçue : 

«c Les membres de la Chambre des députés ne peu- 
vent être promus à des fonctions, charges ou emplois 
publics salariés, ni obtenir d'avancement pendant le 
cours de leur législature. » 

Le coup portait à fond en ce qu'il était dirigé 
à la fois et contre lé ministère dont Tinfluence 
allait se trouver paralysée dès le début, et contre la 
gauche dont elle mettait à l'épreuve le désintéresse- 
ment. A cette proposition qui lui coupait les vivres, 
elle se mit à jeter des cris dé paon et s'empressa 
de se rallier au ministère pour lui aider à l'ensevelir 
dans un ordre du jour. 

Ce qui donne tant de passion aux débats d'une as- 
semblée c'est que le vote qui la clôt se trouve tou- 
jours être l'expression d'une victoire ou d'une défaite 
pour l'une des fractions d'opinion qui se disputent la 
prépondérance. Le sentiment purement humain de 
triompher de ses adversaires est là, comme dans 
toutes les luttes possibles, le premier mobile qui se 
fait jour, le reste ne vient qu'après. 

Dire que l'esprit des assemblées, chansre avec la 
fortune, c'est énoncer une vérité bien vulgaire. Peu 
vent-elles d'ailleurs faire autrement ? Si le pouvoir 
est fort, elles sont avec le pouvoir, si le peuple est 
maître elles le subissent, si le peuple est soumis par 
le prince, elles se soumettent au prince. On ne 
peut pas leur reprocher de s'entêter avec les causes 



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134 LiTftE n. 

vaincues. Mais elles y apportent quelquefois une 
certaine décence inspirée par la circoiispectioti et 
Tattente de^ mouTements qui se produisent au 
deboiti. Un œil pénétrant Toit le travail des cou- 
sciences^ qui s'opèrent dans les assemblées aux jour« 
de crise. Les scrupules s'en vont petit à petit, par 
lambeaux, sur des prétextes, par des incidents, sur 
des solutions moyennes. L'esprit du lendemain n*est 
pas celui de la veille. Dans trois jours une Chambre 
est complètement retournée. 

Il y a un dialogue historique entre M. de VitroUes 
et Fouché qui semble fait tout exprès pour le com- 
mentaire qui précède. 

Fouché qui tenait, en 181 5, le fil de toutes les in- 
trigues qui devaient ramener en France les BoUrbbns, 
reçoit la vifeite de M. de Vitrôllfes qui sortait de pri- 
son à ce moment même. 

Fouché lui dit ; 

(K Eh bien, que comptez vous faire? 

— Me rendre à Gand. N'avez-vous rien à me don- 
ner pour le roi? 

— Oh! mon Dieu,non, rien, répondit Fouché avec 
négligence, dites seulement à Sa Majesté qu'elle peut 
compter sur mon dévouement, et qu'il ne dépendra 
pas de moi qu'elle ne revienne bientôt aux Tuileries. 

— Mais il dépend de vous, ce îne semble, que ce 
saiX bientôt. 

— Moins que vous ne pensez ; les embarras ^nt 
grands. Il faut d'abord proclamer Napoléon IL 



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TACTIQUE PARLEBfENTAIRE. 135 

— Gomment^ Napoléon II l 

— Mais y sans doute , U faut d'abord passer 
parla. 

— Cela n'a rien de sérieux, j'imagine. 

— Voâs ne dites p^s assez; plus j'y sôiige, plus je 
suispa^uadé que cela n'a pas le sens commun. Mais 
vous ne sauriez croire combien il existe de gens qui 
tiennent à ce nom-là. Plusieurs de mes collèguél, 
Carnot surtout, sont convaincus qu'avec ce nom-là 
tout est sauvé. 

— Et combien durera cette plaisanterie? 

— Le temps nécessaire pour notis débarràssèir dé 
Napoléon I*'. 

— Que ferez-voùs ensuite? 

— Je ne sais trop.... dans des momeiits ëômmé 
ceux-ci, il est difficile de prévoir le lendemain. 

— ^Mais si M. Carnot tient si fort à Napoléon II, il 
vous sera peut-^étre plus difficile que vous ne suppo- 
se?; d'échapper à cette combinaison? 

— Bah 1 vous ne connaissez pas Carnot. Il suj^ - 
fira^pour le faire changer de langage, deproplaMet lé 
peuph français. 

— Voilà qui est bien, reprit M. de VitroUes en 
riapt, mais j'espère qu'après Napoléoh II et le peuple 
français, vous songerez enfin aux Bourbons? 

— Sans doute, répondit Fouché, ce sera alors le 
tour du duc d'Orléans, etc. » , 

Et les choses se passèrent exactement comme Fou- 
ché l'annonçait à M. deVitroUes. Certes, rien ne peint 



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136 LIVRE II. 

mieux les échappatoires, moyens termes et faux- 
fuyants par lesquels les assemblées arrivent par de- 
grés aux fins qu'elles désirent et qui sont dans la 
force des choses. 

Ce même Fouché dit quelque part que les assem- 
blées ne sont jamais dangereuses parce que leurs ré- 
solutions dépendent d'une demi-douzaine d'orateurs 
que l'on peut toujours acquérir et dominer. C'est 
certainement une fort bonne indication; mais il faut 
pour cela qu'une assemblée soit complètement maî- 
tresse de ses actes. Dans les Chambres dépendantes 
ou soumises sur lesquelles pèse la main du pouvoir, 
il faut des prodiges d'adresse pour faire faire à la ma- 
jorité un pas en dehors de sa ligne. Le vote n'est 
qu'une matière à discussions théoriques comme un 
sujet littéraire dans une séance d'Académie. 

L'orateur n'est plus qu'un artiste que l'on* vient 
applaudir. L'émulation qui se gagne c'est de faire de 
longs discours; c'est à qui parlera le plus longtemps. 
Chacun tient à faire son volume. Les discours sont 
de la copie. On voit fleurir la race des orateurs vani- 
teux, révolutionnaires, moutons et tribuns de carton. 
Tout cela a aussi son mérite. 

On dépense tous les trésors de langue pour résu- 
mer des pensées communes dont l'expression soit in- 
signifiante. 



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LIYRE III. 

DU CRÉDIT ET DE LA FAVEUR. 



CHAPITRE I. 



Tout pouvoir prend ordinairement sa source dan» 
une antichambre. La liaison de ce livre avec celui 
qui précède est suffisamment indiquée par cette 
observation. 

Il faut passer par la faveur avant d'arriver à quoi 
que ce soit; c'est le lieu de rechercher comment 
elle s'obtient, mais le sujet est des plus complexes; 
il y a des transitions à ménager. 

Lorsqu'on ne naît pas sous une heureuse étoile, 
et que les chances favorables tardent à se produire, 
on a beau jouer serré, on ne peut édifier sa fortune 
qu'avec une extrême lenteur. 

Jouer serré n'est pas d'ailleurs, comme on pour- 
rait le croire^ être toujours prudent et circonspect. 



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438 LIVRE m. 

Cnacun traite la vie à sa façon, suivant son tempéra- 
ment. Les mis marchent en ligne courbe ; les autres, 
en ligne droite. Il y en a qui se glissent, d'autres qui 
font leur trou de vive force. Mirabeau, emporté par 
ses passions, déclassé, débordé, perdu de dettes, 
avait joué du mieux qu'il copvf^nait aux circon- 
stances ; c'est à peine cependant s'il eut le temps de 
jouir de sa haute fortune. Dumouriez, dévoré d'am- 
bition, adroit et iiltrigant, vieillit pendant cibquante 
ans dans les grades obscurs de l'armée. 

Les moyens de parvenir n'ont certes pas été sim- 
plifiés par les Révolutions. Non-seulement, une com- 
pétion effrénée fef'me toutes les a^enues^ mais l'état 
d'isolement dans lequel les individus se trouvent les 
uns à l'égard des autres, oppose à leur ambition des 
ob^cles d'u«e nature particulière. Persontiè iië veut 
phis aider personne a faire sa fortune. Un se repoussé 
les uns les autres à coups de talons. 

Les mœurs brutales de ce siècle le veulent ainsi. 

La grande affaire dans ce siècle e^t donc de sottir 
4p V^t^t de molécule désagrégée. 



DBS IlELATIONS. 

L'intérêt de toute l^iographie peut se résumer p«f 
ces mots : 
Comment esm parvenu? 
C'est à la solution de ce problème que l'esprit 3^îrtt 



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LES BRLATIONS. 139 

tache involontaiPOTient, et l'on ne saurait contëir 
avec art si Ton ne ménage avec le plus grand BoitI ce 
point de vue, • ' 

Les biographies ne se ressemblent pas parce qilé 
les circonstances varient à Tinfini; mais les éléments 
à l'aide desquels on jette les bases de sa fortune, sont 
toujours les mêmes en tout temps. On ne croît que 
par voie d'agrégation successive. Il faut avoir dans 
son bagage, des relations, des protecteurs et des 
amis. *" 

Les relations peuvent être envisagées comme des 
milieux sociaux, où l'on fait la chasse aux hasards 
heureux; et naturellement, plus ces milieux sont 
nombreux, plus les chances augmentent. 

Dn saisira la justesse de ce point de vue^ car, 
comment celui qui débute dans la carrière avec Sa 
seule industrie arrive--t41 en somme à faire son chemin 
si ce n'est par le secours de deux ou trois occasions 
vigoureusement saisies et exploitées? 

Orj avant de se trouver face à face avec le Cré- 
mier homme qui l'appuiera de son crédit ou de sa 
fortune, qui l'associera à ses intérêts, pendant com- 
bien de temps n'errera-t-il pas dans le vide? Il peut 
attendre dix ans, quinze ans, et même plus; car 
chacun porte en soi une nature morale, un carac- 
tère, un genre d'esprit dont il faut trouver le place- 
ment, et souvent ce placement ne se trouve pas. 

Quoique les classifications sociales soient presque 
toujours d'une justesse très-éqiiivoque, on pouri^t 



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140 UVRE ITl. 

dire qu'il y a deux grandes espèces de gens qui for- 
ment la tourbe : les indifférents et les inutiles. Ceux 
qui ne peuvent rien pour personne et ceux qui 
pourraient faire, mais dont on ne tire jamais «en. 
Si vous leur contiez vos affaires intimes, ou si vous 
leur demandiez un service, ils vous regarderaient 
avec des yeux ronds, et c'est tout ce qu'ils fer 
raient. 

Au milieu de cette cohue épaisse d'hommes 
ramassés dans un égoisme féroce, il y en a un très- 
petit nombre dont la vocation est d'être utile aux 
autres ; c'est à cela que la nature les a spécialement 
destinés. Le grand art est de les découvrir et de les 
mettre en exercice. 

U se trouve parmi eux bon nombre de naïfs. Les 
naïfs sont ceux dont la bienveillance provient d'une 
sorte d'admiration secrète pour certains dons exté- 
rieurs qu'ils distinguent chez les autres. Ce sont des 
gens qui considéreront en vous la façon agréable 
dont vous êtes culotté, ou l'éclat élégant d'une con- 
versation légère. C'est comme s'ils disaient aux gens : 
<c Je vous trouve beau, je voudrais qu'il m'en coûtât 
quelque chose pour vous être agréable. » C'est toute 
une catégorie, et une catégorie très-nombreuse de 
gens qui s'empaument avec des manières. U y en a 
d'autres qui ont des admirations spéciales. Un chan- 
teur, un orateur, un vaudevilliste en vogue, les tient 
en arrêt comme le gibier devant le chasseur. On ne 
saurait naturellement trop rechercher ces gens-là. 



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LES RELATIONS. 141 

car il leur arri\e de faire pour les hommes les mêmes 
folies qui se font pour des maltresses. 

Seulement l'homme utile, cette Providence de 
ceux qui n'ayant que leurs menus talents sont encore 
dans la vie à l'ëtat de simples aventuriers, l'homme 
utile, disons-nous, est rarement utile longtemps. Sa 
bienveillance est un fruit qui se cueille dans sa pri- 
meur; car au bout de très-peu de temps tout est 
changé; on n'a plus pour lui l'attrait d'une nouvelle 
conquête, il porte ailleurs ses agaceries. Se rappro- 
cher de lui trop vite c'est le perdre. 

Les hoipmes utiles se divisent en un grand nom- 
bre de types. Les gens à projet, les originaux, les 
têtes chaudes, les têtes faibles, les vaniteux, les pro- 
digues et les poitrinaires doivent être très-recher- 
chés. 

Plus les relations sont étendues, plus la chasse à 
l'homme est fructueuse, ce qui n'exclut nullement, 
bien entendu, le parcours sur les terres de l'autre 
sexe. 

Sous l'ancien régime, un homme adroit et amb|« 
tieux mettait dans ses intérêts, une jeune femme 
pour ses plaisirs, une femme d'un âge mûr pour ses 
intrigues et son ambition à la cour, et plusieurs 
vieilles femmes considérées, dont il cultivait avec 
soin la protection. Ces femmes criaient à l'injustice 
s'il n'obtenait pas ce qu'il demandait ; elles le défen- 
daient s'il avait quelque aventure trop marquante en 
fait de jeu, d'intrigue ou de galanterie. 



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143 LIVHE III. 

Quoique les femmes ne soient plus im ordre dans 
rÉtat, cette indication historique peut ne pas être 
klutîley itiéme de nos jours, et l'on en tirera ce qu'on 
pomra. 



DES rftOTVCTEURS BT DBS AUXILIAIIUS. 
t 

On ne devient quelque chose qu'à la condition de 
commencer par être Thomme de quelqu'un. C'est 
la période du patronage, période capitale, car 
c'est pendant cet intervalle , que Ton commence à 
faire l'apprentissage de la faveur, apprentissage 
pendant lequel on peut juger par soi-même si Von 
est apte ou non |i parvenir. 

Il n'est jamais totalement impossible de trouver 
des protecteurs. C'est une fonction sociale qui est 
suffisamment remplie, mais qu^nd on en a trouvé un^ 
le difficile c'est dç le garder. Si on ne le garde pas 
assez longtemps pour en tirer à peu près la sub- 
stance, Véi»*euve est décisive, on ne fera tien qui 
vaille. 

Cet échec prouve que l'on n'a point de patience, 
point de prudence, point d'empire sur sqî, point 
d'habitude des hommes, point de souplesse^ point 
de séduction, car il faut de tout cela et d'autres 
choses encore pour tenir en haleine un protecteur. 

On doit calculer au plus juste la dose d'é- 
goisme personnel qui peut entrer dans le senti- 



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PROTEGTEUitS ET AUXILIAIRES. 443 

oieDt du patronage. Le {m)tecteur entend satisfaire 
ceHâins besoins de sa nature morale qui redamê 
des soins. On se donne un protégé comme on fait 
choix d'un meuble ou d'un animal domestique; le 
reste doit se solder en un tribut de courtisanneries^ 
dont le manège dqit se soutenir sans relâche. S'il 
se rallentit un jour il sera à Finstant même noté et il 
figurera quelque jour au compte de la disgrâce. 

Remplir les deux tonditions ci-dessus^ est un fa* 
meux point. 

Règle générale, — Un protecteur manqué finit 
ordinaireitient par devetnr un ennemi. 

HeiLtième règle. — Quiconque ne fait pas de pro- 
grès dans )a fov^r de celui qui le protège^ recule. Si 
Ton ne s'empare chez les gens de tout ce qu'ils peu- 
vent donner, il n'y a rien de fait. 

Troisième règle, — Les gens ne vous protègent 
que tant qu'ils vous supposent encore neuf. Généra- 
lement, si la protection n'a pas commencé avant 
vingt-cinq ans, elle ne commencera pas. 

Il est opportun de remarquer qu'un protecteur, 
tskème trèsrpuissant, a une action beaucoup plus 
Hmit^ qu'on ne le suppose en général sur l'ensemble 
de$ faits dcmt dépend la fortune de son protégé. 

Les protecteurs rivaux se rencontrent et se con* 
trarient les uns les autres dans les brigues qu'ils font 
pour leurs créatures; s'il s'agit d'un emploi ou 
d'une bonne^main à empocher, le succès appartient 
à celui (pii met le phis gros poids dans la balance. 



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144 LIVRE ni. 

Cette observation fait sentir la nécessité' d'accu- 
muler les influences jusqu'à ce que Ton puisse arriver 
à une véritable ligue de protecteurs, à l'aide de 
laquelle on triomphe de toutes les résistances. Et 
encore faut-il ajouter que cela ne suffit pas toujours 
si l'on ne se préoccupe avec le plus grand soin du 
chapitre des auxiliaires. 

Les auxiliaires sont des gens de seconde main, des 
influences intermédiaires qui facilitent l'action des 
agents supérieurs. Les auxiliaires guident, rensei- 
gnent, indiquent, ils touchent les choses de la main, 
lèvent les petits obstacles qui jouent un si grand 
rôle dans les affaires d'antichambre; l'auxiliaire peut 
être un chef de bureau, un homme de police, un 
valet de chambre, un portier. Il faut avoir de ce 
monde-là dans tous les coins. 



DES AMIS ET DES PARTISANS. 



Le sens de la vie indique qu'il faut faire beaucoup 
plus de cas des amis que de l'amitié; car l'art de 
parvenir ne peut envisager les amis, que comme des 
auxiliaires d'un certain ordre. L'embarras c'est que 
les amis viennent généralement à la fin et non pas 
au commencement^ de sorte qu'ils apparaissent 
lorsqu'à la rigueur on pourrait s'en passer. 

Tl y a trois choses qui peuvent donner des amis, 
en dehors de la fortune et de la puissance : 



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DES AMIS ET DES PARTISiVNS. 145 

Lesprit. 

L'originalité. 

Le ridicule. 

On voit assez souvent, les gens d'un caractère fai- 
ble, avoir des amis. Pousser, conseiller, diriger les 
gens, les embarquer dans une foule d'affaires dont 
il n'est pas facile de sortir, c'est là une de ces jouis- 
sances que l'on goûte volontiers dans la société des 
gens qui ont la tête faible. 

Si vous avez quelque valeur personnelle, il y a une 
divinité qui gardera inviolablement votre porte con- 
tre l'approche des amis. C'est la jalousie. En pareil 
cas, il n'y a pas d'autre remède que d'être riche ou 
d'avoir de l'esprit, sans cela on reste sur le pavé. 

Il en est des amis comme des protecteurs, il est 
plus difficile de les garder que de les acquérir. Il faut 
traverser une épreuve très-délicate, celle où l'on 
voit complètement à nu le fond de leur caractère ; 
car l'amitié ressemble en cela à un autre sentiment, 
tant qu'elle est dans sa ferveur elle contraint le naturel. 
Vous êtes depuis quelque temps dans la primeur 
d'une intimité nouvelle; vous passez des jours sans 
nuages. Après avoir analysé avec soin votre ami, 
vous reconnaissez qu'il est sans défaut; point d'iné- 
galité d'humeur, point de petitesse, des instincts 
généreux, des goûts délicats. Comment l'entente cor- 
diale pourrait elle bien finir? Faites attention, sur- 
veillez-vous, et attendez. A un moment donné, sans 
que vous puissiez constater comment cela s'est 

10 



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146 LIVRE III. 

produit, vous apercevrez un nuage, un changement 
d'allure, c'est un ami qui passe, c'est un ami qui 
s'en va, si Ton ne parvient à force de dextérité à le 
reconquérir, ou à extraire la paille qui va déterminer 
la rupture. 

Les amis veulent être promenés, amusés, distraits, 
occupés, autrement ils s^ennuient. 

Les amis ont besoin d'être conseillés, dominés, 
autrement ils vont se donner à d'autres." 

Enfin, il faut dresser les amis à rendre les services 
dont on a besoin. C'est difficile; il faut leur ap- 
prendre à vQus couvrir, à prendre votre défense au 
besoin, c'est à peu près impossible. 

La camaraderie n'est autre chose qu'une espèce 
d'amitié organisée, en commun pour se faciliter ré- 
ciproquement l'escalade des positions utiles et agréa- 
bles. On verra dans d'autres chapitres quelques ap- 
plications spéciales de cette forme sociale de l'amitié. 

En politique les amis prennent différents noms. Ce 
sont des partisans, des séides, des prosélytes, des 
preneurs suivant le degré de ferveur avec laquelle 
ils épousent vos intérêts et les attributions spéciales 
qui leur sont confiées. 



I DE LA LOI DES SYMPATHIES EN GENERAL. 

La théorie des sentiments moraux qui précède a 
pu dégager avec assez de netteté ce point-ci à savoir 



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PÉRIODE d'occultation ET d'iNCUBATION. 147 

que pour faire son chemin la chose suprême c'est de 
plaire. 

Jamais en aucun temps les gens en place, les gens 
riches, les femmes, les ministres et les prihces ne con- 
naîtront d'autre raison à leurs bienfaits. 

Plaire c'est la faveur. 

Un grand nombre d'espérances trompées, d'ambî 
tions avortées, de passions méconnues s'expliqueront 
toujours par ces simples mots, par cette épitaphe : 

Il a déplu. 

Et par quoi plaît-on ? par les petites choses. 



DE LA PERIODE D OCCULTATION ET DE CELLE D INCUBATION. 

Les ambitions de tous genres subissent une période 
d'épreuve, une candidature nécessaire dont la fa- 
veur la plus marquée ne saurait elle-même dispenser 
complètement. Ainsi, on ne peut pas vous jeter de 
suite un grand emploi à la tête quand bien même on 
le voudrait; cela ferait crier; il faut ajourner. 

On s'entend à merveille dans les cours à créer 
certaines fonctions, à donner certaines distinctions 
qui s'indiquent d'elles-mêmes comme les étapes ré- 
servées à des suffragants de premier ordre. 

Mais ces espérances sont très-souvent trompées, 
tout à coup la faveur s'arrête ; les protecteurs tré- 
passent ou sont disgraciés, des ressorts inconnus 
jouent, des nouvelles batteries sont démasquées, la 



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148 LIVRE III. 

place assiégée se rend en d'autres mains, et l'avenir 
est remis en question. 

C'est la période d'occultation de l'ambitieux ; on 
est oublié, ou les temps ne sont pas venus, ou on 
n'entre pas dans la combinaison du moment. 

La période d'incubation est celle où Ton ne fait que 
débuter dans les voies de la faveur. C'est la période 
la plus grave. On n'a encore que le pied à Fétrier, et 
l'on prépare son maintien* C'est pendant ce temps 
que les hommes . dont dépend votre fortune vous 
observent, non pas qu'ils se préoccupent autre- 
ment de vos intérêts. Us ne feront rien d'eux-mêmes 
avant qu'ils n'y aient la main forcée par les cir- 
constances. 

Mais ce que vous faites pendant ce temps, ce que 
vous dites, ce que vous valez, ils le savent, le ren- 
seignement est casé dans un coin de leur esprit et 
tout leur reviendra à la mémoire en temps utile. 
Vous avez été pesé, vous êtes jugé, vous êtes un 
homme qu'on poussera ou qu'on ne poussera pas. 

C'est le moment de dessiner sa ligne de conduite, 
et de se composer une nature artificielle, car les hom- 
mes tiennent essentiellement à savoir si l'on est capa- 
ble de se contraindre. 

C'est le moment de se faire prendre au sérieux, 
chose grave, très-grave» 

Si l'on distingue en vous trop d'abandon — note; 
trop d'ardeur — note ; un défaut de sociabilité — note ; 
de la sincérité — note ; de la gravité — note ; trop de 



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PÉRIODE d'occultation ET D*iNCUBAT10W. 149 

talent — note; du désintéressement — note; de la 
probité — note. 

Ce sont autant de notes fâcheuses dans votre dos- 
sier, on vous évincera à la première occasion. 



CTi^© 



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il 



CHAPITRE IL 



DES COURS ET DES COURTISANS. 



On est ici dans l'atmosphère même de la faveur. 

S'élever jusque dans ces régions éthérées qu'on ap- 
pelle lescours, c'est descendre un peu plus bas dans le 
fond de l'âme humaine. Mais c'est en même temps 
voir ce qu'il y a de plus subtil dans la pratique de 
l'art social. 

C'est là qu'est le grand atelier des artifices, la 
science suprême des petites choses et la haute école 
des moyens moraux. 

Il y aurait peut-être un détour honnête pour indi- 
quer quels sont les qualités et les talents nécessaires, 
pour faire fortune dans les cours. On dirait par 
exemple : 

La vérité y est fort recherchée, on en fait grand 



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COURS ET COURTISANS. 151 

cas, — on n'y trahit personne, — on est sincère, — 
la bassesse y fait tache, — on tient à sa dignité, — on 
est fidèle à ses principes, — la probité y est commune, 

— on défend les gens disgraciés, — on récompense 
les services, — on a toutes sortes de scrupules, — 
on se soucie des intérêts publics, — on gagne l'ar- 
gent que l'on reçoit, — on se préoccupe d'où il vient, 

— et mille autres choses semblables. 

Il est comme on le voit, horriblement difficile de 
démontrer qu'une seule qualité morale, soit néces- 
saire pour faire son chemin dans les cours. Aussi ne 
faut-il pas s'engager dans des distinctions de cette 
nature. 

Les cours sont aujourd'hui ce qu'elles étaient il y 
a trois mille ans, ce qu'elles seront toujours. Ce sont 
les mêmes hommes, les mêmes intrigues, les mêmes 
ressorts, les mêmes procédés. 11 s'agit toujours de 
s'emparer de l'esprit de ceux qui tiennent la puis-^ 
sanôe, prince, eunuque ou vizir, pour en obtenir 
ce qu'on peut : argent, place, titre, ruban, carreau, 
aiguillette ou simarre. 

La faveur donne tout; et elle rapporte même des 
jouissances pures. Pénétrer dans la chambre à cou- 
cher d'un prince, recevoir son premier sourire ou 
son dernier regard sont les plus grandes joies que 
puisse renfermer une âme humaine. 

Il est vrai que ce n'est pas le jeu d'un sot que celui 
qui se joue dans les cours. La fayeur n'émane des 
princes, que pour se disséminer généralement sur un 



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152 LIVRE III. 

certain nombre de têtes et dans divers groupes qui 
en retiennent des démembrements plus ou moins 
étendus. C'est là qu'il faut l'aller chercher tour à 
tour. Or ces influences individuelles ou collectives, 
en se cantonnant chacune dans leur département de- 
viennent tellement puissantes que même dans les mo- 
narchies absolues, elles arrivent à faire équilibre à 
la volonté souveraine." Le Prince lui-même ne peut 
pas tout ce qu'il veut. 

Faire concourir tant de puissances rivales à ses 
intérêts est une œuvre de temps et de patience au- 
tant que de dextérité. Avant qu'une influence nou- 
velle ne s'exerce directement, elle est très-souvent 
réduite à s'élaborer pendant des années dans les 
arrière-antichambres. C'est ainsi que l'on voit Riche- 
lieu, ce colosse de ruses, l'intrigant le plus complet 
qui ait peut-être existé jamais, préparer pendant dix 
ans son crédit par des voies obscures jusqu'à ce qu'il 
eut pu mettre la main sur son roi. 

Ce qui fait Timmense difficulté de la tactique des 
cours, c'est qu'on est obligé de jouer sa partie sous 
les yeux même de ses concurrents là où tous les ridi- 
cules sont saisis, tous les mouvements épiés, tous les 
projets devinés, toutes les combinaisons prévues et 
contrariées. 

C'est là que le génie de la stratégie sociale arrive à 
sa plus haute puissance, car il y a sans cesse des 
pièges à tendre, des embuscades à éviter, des mines 
à éventer, des ressorts à mettre en mouvement, des 



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COURS ET COURTISANS. 153 

machines à faire jouer. Il faut sans cesse avoir à la 
main la sonde et la boussole pour reconnaître les 
étoiles fixes, les vents, les courants et les récifs. 

Les courtisans sont des concurrents exercés qui 
rivalisent de souplesse et d'artifices pour obtenir des 
faveurs. 11 n'y a pas beaucoup de mauvais moyens. 
Une seule chose est requise, la grâce ; la grâce ra- 
chète tout. Sans les manières, une cour serait une 
caverne. 

Pour comprendre ce que les manières de cour 
développent de jeu chez un courtisan, il faudrait le 
comparer à un autre homme. Un courtisan voit, 
agit, se compose, parle et se tait sans efforts. Ses 
ressources de formes sont inépuisables, sa clair- 
voyance est infinie. Il pénètre immédiatement les 
gens neufs. Dans les choses d'intrigue ou de galan- 
terie, où le commua s'embarrasse, il trouve de suite 
la tangente; il n'hésite jamais sur le procédé. Il s'en- 
vironne de glace avec les importuns, son visage se 
décompose avec les gens puissants. H connaît les 
pudeurs et il sait les marchander. 

Du reste, le type de courtisan, tel qu'on le com- 
prenait dans les deux derniers siècles, est à peu près 
eflFacé. Les traditions n'ont guère laissé que de bien 
pauvres copies, mais le point de vue de l'art est 
toujours là» 



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454 LIVRE in. 



DBS PRINCBS ET DES FAVORIS. 

S'introduire dans les cours, s'y maintenir, y faire 
une certaine figure, plier le dos dans les pre- 
miers rangs, attraper à son tour quelque argent ou 
quelque cordon est chose très-difficile, car il faut 
défendre sa place à tout instant, à peine d'être 
repoussé jusque dans les escaliers; mais ce n'est là 
en somme, qu'un rôle de comparse ; le métier ne 
s'élève et ne s'idéalise que lorsqu'après avoir franchi 
toutes les antichambres, et traversé tous les couloirs, 
on peut arriver jusqu'aux Princes et se mesurer avec 
eux. 

C'est là seulement que la science des cours devient 
une théorie savante et compliquée. 

La faveur qui conduit par degrés à l'empire et à la 
domination est un degré d'influence qui doit être 
analysé. 

Les princes sont, par caractère et par situation, 
faits pour être captés et circonvenus. Ce ne sont que 
des natures de courtisans plus raffinées. Les filets 
qui servent à les prendre doivent seulement être plus 
déliés que ceux dont on se sert pour les autres 
hommes. 

Quoique maîtres de leurs impressions, les princes 
sont très-impressionnables. Ils voient les imperfec- 
tions de la forme comme on distingue communé- 



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DES PBmCES ET DES FAVORIS. 155 

ment les nuances des couleurs. Leur oreille perçoit 
les dissonances du langage avec la même subtilité. 
Il est impossible de les tenir attentifs si Ton ne mar- 
que avec la dernière exactitude la nuance et le ton 
des choses. Cette finesse d'organisation leur dicte des 
préférences dont les moments sont comptés, car être 
en faveur c'est plaire; or, personne ne plaît long- 
temps, sau^ exception. 

De toutes les qualités requises pour le rôle de 
favori, il n'en est pas de plus nécessaire que le don 
de la familiarité. 

Supporter le poids des tête-à-têtè sans avoir une 
pulsation de plus qu'à l'ordinaire, sans éprouver mie 
contraction; jouer avec le respect comme avec des 
formules légères qui laissent à l'esprit sa liberté. C'est 
là ce qui est requis dans le commerce des princes. 
Us ne se défendent pas d'une certaine reconnais- 
sance pour ceux qui savent les . débarrasser avec 
adresse de l'ennui de se contraindre et de se giiin- 
der. La familiarité qui se concilie avec Fentente 
supérieure des convenances, est l'instrument essen- 
tiel du favoritisme; elle permet de tâter les princes, 
de surprendre leurs secrètes pensées, de reconnaître 
les limites de leurs complaisances, de voir leur véri- 
table caractère, car ce n'est qu'en en tirant exacte- 
ment toutes les lignes, que l'on peut établir avec 
eux des règles fixes de conduite. 

Une corde touchée avec art prédispose immédia- 
tement à la faveur et peut la faire naître. Lorsque le 



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156 LIVRE III. 

duc de Richelieu, redoutant pour son fils les succès 
prématurés de ses débuts à la cour, le faisait renfer- 
mer à la Bastille, pour le châtier d'avoir plu trop tôt 
sous les yeux de Louis XIV, il agissait dans l'intérêt de 
son fils^ en courtisan consommé; et ce dernier dépassa 
toutes les leçons de son père, lorsque, envoyé au roi 
par Villars, après la bataille de Denain, il fit sem- 
blant de trembler à Taspect du vaniteux monarque. 

Les divers rôles qu'il faut jouer dans Tintimité 
des princes pour se maintenir en faveur donnent une 
idée réellement merveilleuse des talents d'un favori. 
Ainsi^ il s'agit d'abord d'amuser. Voiture battait la 
cour et la ville pour recueillir des anecdotes, rajeu- 
nissait les anciennes , ou en inventait de nouvelles. 
Chaque joiur il en apprenait par cœur une douzaine 
pour défrayer les ruelles. Boisrobert avait toujours 
son sac plein de bons contes qu'il faisait dans les 
petits soupers du cardinal, à qui ces franches lippées 
étaient tellement nécessaires, que son premier méde- 
cin lui disait : « Monseigneur, nous ferons tout ce 
que nous pourrons pour votre santé; mais toutes nos 
drogues seront inutiles si vous n'y mêlez une ou deux 
dragmes de Bois-Robert. » 

Ces talents d'agrément attirent d'ailleurs des au- 
baines; comme les tours d'adresse des jolis animaux 
leur valent des reliefs ou des sucreries. 

Saint-Simon raconte quelque chose de pareil au 
sujet de Dangeau. 

a Un jour qu'il s'allait mettre au jeu du roi, il de- 



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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 157 

manda à Sa Majesté un appartement dans Saint- Ger- 
main , où était la cour. La grâce n'était pas facile à 
obtenir, parce qu'il y avait peu de logements en ce 
lieu-là. Le roi lui répondit qu'il la lui accorderait, 
pourvu qu'il la lui demandât en cent vers bien comp- 
tés, pas un de plus ni pas un de moins. Après le jeu, 
où il avait paru aussi peu occupé qu'à l'ordinaire, il 
dit les cent vers au roi. Il les avait faits, exactement 
comptés et placés dans sa mémoire, et ces trois 
eflforls n'avaient pas été troublés par le cours rapide 
du jeu. » 

M. Decaze, homme d'une valeur appréciable sous 
d'autres points de vue d'ailleurs, ne dut cependant 
sa longue faveur auprès de Louis XVIII, qu'à l'art 
infini avec lequel il aidait le vieux roi à supporter les 
ennuis de la vie sédentaire à laquelle ses infirmités 
le condamnaient. Le mauvais latin de collège, resté 
dans la mémoire de M. Decaze, sa connaissance par- 
ticulière des histoires secrètes des palais impériaux et 
de la chronique scandaleuse des gentilshommes et 
des dames de la nouvelle cour, le servirent mieux 
auprès du roi que tous les talents d'homme d'Etat 
imaginables. Mais d'ailleurs, est-on homme d'État si 
l'on n'est versé dans ces petites choses? L'auteur ne 
le pense pas. 

Si difficile qu'il soit d'amuser les princes, le rôle 
de confident est bien autre chose encore. 

Il s'agit d'avoir la main assez légère, l'esprit assez 
engageant pour provoquer de leur part des confes- 



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158 LIVRE III. 

sions, des épanchements, dont ils ont fréquemment 
besoin. Ce sont des soins mille fois plus délicats que 
ceux qui se rendent à une Nouvelle maîtresse. 

Le favori est le médecin de l'âme. L'hygiène mo- 
rale de son maître est le premier de ses soucis. Suivre 
et diriger son humeur, opérer des diversions sur 
son esprit, extraire une pensée importune; avoir des 
appréciations décisives sur des questions d'étiquette 
ou de menus plaisirs, fournir des solutions inces- 
santes dans une foule d'embarras domestiques, de 
complications et d'offices secrets qui tiennent de 
l'intendant et du valet de chambre; toutes ces 
choses et un million d'autres rentrent dans le rôle 
de confident, qui consiste à faire ce qu'il y a de plus 
difficile dans la science des cours, à manier l'esprit 
des princes» 



CONTINUATION DU MÊME SUJET. 

Plus on approfondira la théorie de la faveur, plus 
on admirera ce qu'il faut de dextérité pour un tel 
emploi. Gondy, qui savait la cour à fond et analy- 
sait l'intrigue comme il la pratiquait, fait dans ses 
Mémoires cette excellente réflexion : a On ne sau- 
rait trop embrasser la faveur quand elle est véritable, 
on ne saurait trop l'éloigner quand elle est fausse. » 

Le circuit qu'il faut faire autour de la faveur avant 
de rétreindre, et la vigueur avec laquelle il faut 



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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 159 

l'enlacer quand on la tient est une leçon de sa propre 
expérience ; mais on y voit le décalque d'une ligne de 
conduite plus profonde encore que la sienne : celle 
de Richelieu et de Mazarin, qui ont été plus que des 
favoris, mais qui ont conunencé par là. 

La faveur prématurée est quelquefois une embûche 
dans laquelle on peut être jeté par des prétentions 
rivales impatientes de faire tourner court la fortune 
naissante d'un favori. 

Être rapproché intimement d'un prince avant que 
son caractère n'ait été suffisamment étudié et pra- 
tiqué, c'est jouer une carte dangereuse. Quelque 
chose de pareil arriva au malheureux Cinq-Mars, 
qui placé près de Louis XIII par Richelieu, se fia si 
imprudemment à la haine secrète que le ministre 
inspirait au roi. 

On ne tient pas les princes par les sentiments. Us 
se détachent de ceux qui les servent comme on 
abandonne un cheval mort ou un vieil habit. Ne pas 
être utile un jour, c'est passer de suite aux rebuts. 

On ne peut guère être nécessaire qu'à la condi- 
tion de créer autoiur des princes des complications 
factices dont on possède la clef, qu'en les envelop- 
pant dans des intrigues dont les fils leur sont incon- 
nus, en sorte qu'il leur faudrait remuer tout un 
monde pour renouveler, pour désorganiser les situa- 
tions que le favoritisme crée autour d'eux. A moins 
de s'établir dans des retranchements solides, on est 
toujours au lendemain d'une disgrâce. 



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160 LIVRE III. 

Pendant le cours de la faveur, il est de principe 
de faire de fortes reconnai^ances autour de la posi- 
tion qu'on occupe, d'épier avec le plus grand soin 
si quelqu'autre n'aurait pas plu ou n'aurait pas 
chance de plaire. Si la chasse aux favoris n'est pas ri- 
goureusement faite, il n'y a pas de sécurité. 

Luynes, qui fit une si haute fortune auprès de 
Louis XIII après Concini, mais qui eût été très-pro- 
bablement précipité s'il avait vécu plus longtemps, 
s'aperçut un jour que le roi regardait Bassompierre 
d'une certaine façon; le favori en titre s'empressa de 
le combler de faveurs pour qu'il s'éloignât, en lui 
disant qu'il était comme un mari qui tremble d'être 
trompé, et qui ne peut souffrir un homme aimable 
auprès de sa femme. 

Étant donné le caractère des princes, un des meil- 
leurs moyens de consolider la faveiur, c'est de leur 
coûter très-cher; coûter, c'est valoir en cette matière. 
Ce principe est aussi sûr qu'il est agréable à suivre. 
Les princes s'attachent beaucoup à ce qu'ils donnent. 

Le favori fait face à deux situations également re- 
doutables : l'intimité du maître dont il faut conserver 
les bonnes grâces, et les intrigues de toutes sortes 
qui travaillent à le débusquer. La conservation de sa 
ligne de défense au dehors, est un nouvel aspect de 
sa position. 

Être impénétrable sans le paraître, dérouter les 
investigations, être au courant de tout ce qui se dit, 
à la piste de tout ce qui se trame, éviter les pièges et 



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DES PRINCES ET DES FAVORIS. 161 

attirer ses rivaux avec un art imperceptible dans 
ceux que l'on prépare, saisir avec un œil de lynx les 
faibles et les ridicules, être toujours dans les su- 
prêmes convenances , flatter sans cesse ses ennemis, 
être grave ou léger suivant les hommes , mener de 
front les affaires et les plaisirs; être fertile en ruses 
pour attaquer, en faux fuyants pour éluder, en dé- 
tours pour donner le change, en bons mots pour dé- 
concerter le sérieux par la plaisanterie, en expé- 
dients pour se tirer des pas difficiles, ne pas perdre 
un mot, un geste, un simple inouvement de physio- 
nomie, deviner tous les obstacles, prendre toutes les 
formes; et quoi encore? 

Que d'expédients, de ruses, d'artifices, de chemins 
couverts , de ressorts secrets , de batteries cachées, 
de manœuvres, de circuits, de faux semblants, de 
fausses confidences, d'embûches et de lacets! Et 
quelle prudence dans chaque conjonctiure ne re- 
quiert pas ce côté stratégique de la science des cours, 
tel que le génie de l'intrigue doit l'entendre ! Et il y 
a eu , et il y a encore beaucoup de gens doués de 
cette façon, quoique l'art des cours se soit beaucoup 
aplati, sans se moraliser, depuis les grandes écoles des 
dix-septième et dix-huitième siècles. Le frère de miss 
Arabelle, favorite de Jacques II, l'amant plus qu'in- 
téressé de la belle duchesse de Cleveland, le ministre 
favori de la reine Anne , Churchill , enfin l'incom- 
parable courtisan fut ainsi. Pendant le cours de 
sa haute fortune , il ne fit pas un mouvement , il 

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162 LIVRE III. 

rie lui échappa pas [une parole dont il eût à se re- 
pentir. 

Le caractère des courtisans est d'ailleurs d'une 
nature telle qu'on peut les tenir en échec les uns par 
les autres. Leur profession est d'attendre et d'espé- 
rer des faveurs, mais ils vivent peut-être plus encore 
par la vanité, en sorte que la moitié des manèges de 
cour consiste dans la manière dont on promet et 
dont on refuse. 



DES CONSEILS. 

F^ politique est comme les décors de théâtre; cela 
fait de l'effet à distance, mais quand on est sur la 
scène on ne voit plus que du bois et du carton. Si 
Ton pouvait pénétrer dans les conciliabules secrets, 
où se débattent les grandes et les petites questions de 
gouvernement, on verrait le fond du sac et les jetons. 
Ce qui était réputé habileté, dextérité, hardiesse, 
grandeur, harmonie, décence, sécurité, ordre, chan- 
gerait probablement de titre et de nom. On verrait 
que les vraies cartes avec lesquelles on joue sont en 
général : incohérence, contradiction, faiblesse, petits 
moyens, impuissance, maladresse, fausses combinai- 
sons, imprévoyances, embarras, illusion, déceptions, 
liquidation, etc. 

Heureusement, en arrivant à la publicité, les actes 
de la politique se transforment et s'élancent parés 



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DES GOirSEILS. 163 

des plus vives couleurs, de même que W larve hideui / x j V^ 

devient un brillant papillon aux premiers rayons du 

soleil. 

Mais avant que les résolutions ne se traduisent par 
des actes, il y a la période des délibérations et des 
conseils; c'est un sujet de haute importance au point 
de vue de la faveur. Il y a souvent des gestations 
longues, laborieuses ; il faut se résoudre : 

V Sur le but, 2* sur les moyens. — N'avoir pas 
d'aptitude à conseiller, c'est être au-dessous de la 
position. Seulement, il est utile de savoir en quoi con- 
siste cette aptitude. 

Deux hypothèses contraires peuvent servir à fixer 
les principes de la matière : ou le prince que l'on 
conseille a la tête forte, ou il a la tête faible. 

S'il a la tête forte, c'est-à-dire s'il est volontaire, 
opiniâtre, absolu, rien de plus simple, on doit tou- 
jours lui conseiller ce qu'il veut, mais la chose n'est 
pas si facile qu'elle le parait au premier abord. Le 
principal mérite des princes qui se dirigent ou ont la 
prétention de se diriger eux-mêmes, c'est de dissi- 
muler ce qu'ils pensent. Us ne consultent que pour 
fortifier leur manière de voir ou pour la justifier ; on 
ne peut que l'entrevoir ou la deviner. Ils ont beau- 
coup plus souvent qu'on ne le croit des scrupules et 
ils les exposent même avec une certaine franchise.... 
pour qu'on les en débarrasse. C'est là un grand ta- 
lent ; c'était celui de Talleyrand avec Napoléon. 
11 pénétrait sa plus secrète pensée et le pous- 



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164 LIVRE in. 

sait invariablement à Texécuter. C'était jouer la 
règle. 

Avec les princes faibles, sans ligne de conduite 
arrêtée, ou sans esprit de suite, le manège parait 
beaucoup plus difficile, et il importe à cet égard de 
répudier la plupart des idées reçues. 

Ainsi pour être de bon conseil, il ne s'agit pas de 
bien conseiller, il n'est question ni d*avoir des idées 
justes, ni d'apprécier sainement les choses, ni d'être 
en état d'éclairer les questions. 

Le mérite d'un conseil ne consiste pas dans sa va- 
leur intrinsèque. Théoriquement un conseil ne vaut 
rien, ne signifie rien s'il n'est à la portée de celui qui 
le reçoit et de ses moyens d'exécution. 

De même qu'il n'est pas utile de dire des choses 
sensées, mais de les dire avec agrément, de même il 
n'est pas utile de donner de bons conseils, mais de 
les donner avec talent. 

Un mauvais conseil bien présenté, vaut mieux 
qu'un bon conseil mal déduit. 

L'intérêt à venir doit toujours être sacrifié à l'in- 
térêt présent lorsqu'ils sont en opposition. 

Le langage des passions doit toujours être préféré 
à celui de la raison. 

On doit conseiller des expédients toujours, et des 
solutions le moins possible. 

L'esprit de combinaison est souvent dangereux. Il 
ne faut pas circonscrire l'action du prince par des 
actes de prévoyance anticipée, ne jamais statuer sur 



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DES INTRIGUES. 165 

l'ensemble des difficultés mais sur chaque circon- 
stance en particulier, à mesure que son urgence se ma- 
nifeste, ne faire que ce qui est nécessaire dans le mo- 
ment même et se déterminer au fur et à mesure des 
événements. 

L'inertie bien employée est une très-grande force 
quoi qu'on dise, c'est même la plus grande force des 
gouvernements. 



DES INTRIGUES. 

Les princes qui ont la prétention de ne faire que ce 
qu'ils veulent ne peuvent pas ne pas faire rire un peu 
les habiles gens qui les entourent. 

Pour qu'il en fût ainsi, il faudrait, entre autres 
choses, que la vérité pût arriver naturellement jus- 
qu'à eux, ensuite qu'on pût la leur dire. 

Il faudrait même qu'ils n'eussent pas de passions, 
car une seule faiblesse ou un seul vice traité avec art 
les soumet, i^olens aut nolens , à des influences et à 
des suggestions dont le secret leur échappe. 

Les influences, en se combinant et en se concer- 
tant, créent des situations purement factices que les 
princes prennent pour des réalités. C'est ce qu'on 
appelle dans un langage discrédité, mais parfaitement 
exact, des coups montés. Les intrigues sont l'axe ou 
le pivot autour duquel tourne tout le système. 

Rechercher comment les intrigues se nouent^ 



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166 LivBE ni» 

se compliquent et amènent les résolutions d'État 
et les événements, c'est là le meilleur côté d@ 
l'histoire, le côté vraiment instructif. 

L'intrigue est le lien intime de la politique et de la 
diplomatie, c'est la chaîne secrète de l'histoire, qui 
n'est réellement pas plus sérieuse au fond que le reste. 

Le monde est mené par des intrigues de cour et de 
cabinet que la philosophie moderne prend gravement 
pour le développement rationnel des destinées de 
l'humanité. 

Les ambitieux qui jouent entre eux les parties que 
nous voyons seraient sciemment ou à leur insu les 
, instruments prédestinés des grandes œuvres de la ci- 
vilisation. C'est à faire pitié 1 

Si les intrigues sont des œuvres vides devant le Sei- 
gneur, comme le disait une dame du dernier siècle, 
il n'y a certainement rien de plus fécond dans leç 
cours; elles viennent à bout de ce qui résiste ai| 
talent, à la volonté, au génie. 

Rien ne peut les empêcher d'assurer le triomphe 
de ceux qui mettent en elles leurs forces et leurs es- 
pérances. 

Il en arrive ainsi même dans les cours où l'on se 
respecte dans une certaine mesure. Le cardinal de 
Rohan, dont le nom a été pouvert d'un si ineffaçable 
ridicule dans la fameuse affaire du collier, était un 
personnage sans valeur, sans mœurs, sans probité, 
universellement décrié dans une cour très-décente et 
près d'un roi plein de scrupules; rien ne put cepen- 



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DES INTRIGUES. 167 

dant Tempêcher d'être nommé successivement grand- 
aumônier de Frai^ce, abbé de Saint- Waast (bénéfice 
qui valait à lui seul trois cent mille livres de rente, 
daqsce temps-là), proviseur de Sorbonne, administra- 
teur de l'hôpital des Quinze-Vingt, et enfin cardinal. 

Et cela contre des concurrents du plus haut mérite. 
Il est vrai qu'il était servi par le plus habile intri- 
gant qui ait jamais porté la soutane ^ 

On citerait Maupeou, on citerait Terray, Dubois, 
Maurepas et mille autres à qui l'intrigue toute pure a 
fait des situations non moins étonnantes en raison du 
caractère et de la valeur personnelle des hommes. 

Les intrigues sont dans les covirs comme les toile^^ 
d'araignées dans les caves ; il yen a dans tous les coins, 
elles sont à l'oenvre sans relâche ; elles tendent sans 
cesse à envelopper dans leur marche ceux qui vivent 
daps cette atmosphère. Leur but est toujours le 
même : élever, soutenir ou déplacer un certain nombre 
d'hommes auxquels se rattachent des intérêts indivi- 
duels plus ou moins considérables. Ces résultats se pro- 
duisent par des jeux d'influence dont il est impossible 
d'analyser tous les éléments. La faveur, l'influence et 
le crédit qui sont comme des formes ou des reflets de 
la puissance se divisent en un certain nombre de 
hautes tètes autour desquelles se forment des partis 
de cour appelés coteries ou cai^arilla, qui sont autant 
de foyers différents^ d'intrigues et de cabales. Cçs 

1. L'abbé Oeorgel. 



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168 LIVRE III. 

influences se balancent les unes les autres, souvent 
elles se neutralisent. On les voit tantôt se diviser et 
tantôt se réunir au gré des intérêts du moment. 

La grande affaire est toujours d'emporter dans un 
sens ou dans Tautre la décision des affaires d*État; 
aussi à la veille des hautes résolutions^ c'est une vé- 
ritable prise d*armes, toutes les coteries s'ébranlent 
en même temps. Quand elles viennent à se coaliser, 
elles produisent des effets foudroyants. 

En remontant à l'origine des intrigues les plus 
compliquées, de celles qui aboutissent à de grands 
événements, on ne peut guère trouver que des causes 
infiniment petites, puisque ce sont presque toujours 
des intérêts privés qui décident des affaires d'État. 
Un froissement d'amour-propre, une rivalité entre 
favoris, la colère d'un courtisan mal payé, une place 
de cour à donner, quelque grosse somme d'argent à 
distribuer produisent de hautes intrigues et des com* 
binaisons profondes. 

Une querelle entre Louis XIV et Louvois au sujet 
d'une des fenêtres de Trianon amène la guerre du 
Palatinat. 

Les scrupules insensés d'un vieux roi exploités par 
la fourbe d'un confesseur et d'une vieille maîtresse 
amènent la révocation de l'édit de Nantes. 

La rancune d'un procureur contre un magistrat 
amène la suppression des parlements. 

11 y a des gens qui croient que rien d'analogue ne 
se passe aujourd'hui dans les cours. 



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DES INTRIGUES. 169 

Quand on voit les intrigues produire des résultats 
aussi considérables que des guerres, des révolutions, 
des changements de religion ou de dynastie, on ne 
saiu*ait se défendre d'un certain respect pour une 
force qui produit de si grands résultats par de si pe- 
tits moyens. 

Lorsque cette force, au lieu de s'exercer sur les 
événements généraux de la politique, se borne à 
attaquer des situations de cour, à renverser des fa- 
voris, à masquer des situations fausses ou périlleuses, 
elle enfante des miracles de rus^ et de perfidie qui 
laissent bien loin tout ce que l'imagination pourrait 
inventer. 

Louvois, voulant perdre le maréchal de Luxem- 
bourg dans l'esprit de Louis XIV, trouve le moyen 
de l'envelopper dans une accusation de sorcellerie et 
d'empoisonnement avec des femmes perdues et des 
faussaires; et la trame était si bien ourdie que, même 
après avoir été absous, au sortir d'une longue capti- 
vité, le maréchal en eut pour dix ans avant de pou- 
voir reparaître à la cour. 

La condamnation et le supplice de Lally sous 
Louis XV^ fut le fait d'une intrigue du même 
genre. 

Envoyé sur sa demande aux Indes orientales pour 
faire la conquête des colonies indiennes sur les An- 
glais, il y avait accompli des prodiges de valeur dans 
les conditions les plus défavorables, malgré le chef 
de l'escadre française qui refusait de seconder ses 



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170 LIVRE m. 

opérations et s'enfuyait après une victoire, malgré le 
gouverneur de Pondichéry, qui refusait de nourrir 
son armée et au milieu de la trahison de ses propres 
officiers. 

Le comte d'Argenson, qui connaissait le caractère 
de Lally et qui ne put le détourner de cette expédi- 
tion, avait tiré en deux mots son horoscope. 

<c A la première négligence qui compromettra le 
service du roi, avait-il dit, à la première apparence 
d'insubordination ou de friponnerie, M. de Lally 
tonnera s'il ne sévit pas; on fera manquer ses entre- 
prises pour se venger de lui. » 

La prédiction se réalisa de point en point. Lally, 
caractère tout d'une pièce, incapable de ruser ni de 
biaiser, pe manqua pas de vouloir rétablir l'ordre et 
de mettre fin aux rapines de la compagnie des Indes. 
Ce fut le signal de sa perte. 

Tous ceux qui avaient jusqu'alors profité impuné- 
ment des désordres et des malversations des agents 
de la compagnie se réunirent à la fois pour faire 
échouer son entreprise. Accablé par des désastres qu'il 
avait tout fait pour prévenir, il eut l'imprudence en 
revenant en France de menacer les concussionnaires 
dont la coalition avait amené sa perte. Ce fut à l'in- 
stant même un duel à mort entre lui et des adver- 
saires qui ne pouvaient échapper au châtiment qu'en 
le faisant monter sur Téchafaud. Bussy, D'Aché, Ley- 
ritz, tous les hommes qui depuis de longues années 
s'étaient enrichis des dépouilles de la colonie, déchai- 



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DES INTRIGUES. 174 

nèrent contre lui un parti de cour si furieux et si agis- 
sant, qu'il n'y eut qu'un cri de réprobation en France 
contre un des hommes les plus intègres et les plus 
héroïques de cette époque. C'est au point que 
Madame du Deffant partageant sous ce rapport tous 
les préjugés de son temps, écrivait à Walpole que 
M. de Lally-ToUendal était le plus fîeffe fripon du 
royaume. 

Les préventions ameutées contre lui par le parti de 
la cour gorgé de l'or des colonies, étaient si fortes 
que Louis XV qui le croyait innocent ne put pas le 
sauver. 

Après dix-sept mois de captivité, pendant lesquels 
on ne daigna même pas l'interroger, le noble vieillard 
fut condaïQné à mort, h^ prppureur géi^éral ne vpii- 
lut pas retarder ses conclusions de douze heures pour 
lui permettre de compléter sa défense ; il n'obtint 
pas même la faveur de se rendre à pied à l'échafaud, 
on l'y conduisit en charrette. 

Pendant le cours de son procès, un jésuite avait 
préparé deux mémoires, l'un concluant à la condam- 
nation de Lally et l'autre à l'acquittement. Quand 
Lally fut condamné, il brûla le premier mémoire et 
publia le second. 



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172 LIVRE III. 



DU ROLE DB LA CALOMNIE. 



La calomnie est le principal instrument dont on se 
sert dans les cours pour attaquer et détruire ses en* 
nemis. Ce grand agent moral^que Ton emploie d'ail- 
leurs avec beaucoup de succès en politique^est avant 
tout une arme de courtisan, mais une arme à deux 
tranchants qui ne peut se manier sûrement qu'après 
une très-longue pratique. 

On dirait que l'âme humaineestfaçonnée tout exprès 
pour recevoir les influences delà calomnie. Les moin- 
dres germes s'y fécondent. Un simplesoupçon, la plus 
légère médisance, le moindre ridicule semé avec art, 
diminuent un homme aux yeux d'un autre sans que 
l'on puisse se défendre de l'impression, tant elle se 
glisse rapidement dans Fesprit et y trouve la matière 
préparée. 

Qu'est-ce donc quand on emploie de parti pris et 
et avec calcul ce grand réactif de la calomnie ! 

11 altère l'estime, la considération, l'amitié avec la 
même rapidité qu'un liquide corrosif attaque la cou- 
leur et le tissu d'une étoffe légère. 

Toutefois ceux qui savent en user comme il con- 
vient ne versent jamais le poison qu'à des doses infi- 
nitésimales, autrement on ne le digérerait pas. 

Les imputations brutales sont bonnes tout au plus 
pour les natures grossières; mais dans les cours, la 



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DE LA CALOMNIE. 173 

calomnie ne se fait accepter que par sa vraisemblance 
et par Fart imperceptible avec lequel elle est dispen- 
sée. On commence par les petites choses pour arri* 
ver insensiblement jusqu'aux grandes. 

Une seule réticence insidieuse dont on affecte en- 
suite d'effacer l'impression sufGt quelquefois pour 
jeter les premiers fondements d'une prévention qui 
croîtra plus tard avec une rapidité étonnante quand 
le moment de la développer sera venu. 

Il appartient à l'habile homme de surveiller cette 
première influence, d'apprécier le trajet qu'elle a pu 
faire et de donner une seconde dose dans un moment 
propice. 

Ce qui fait que la calomnie est fort difficile à ma- 
nier, c'est que pour aliéner la sympathie ou l'estime 
d'un homme à l'égard d'un autre, il faut nécessaire- 
ment prêter à l'un des deux quelque procédé ou 
quelque action offensante, faire une blessure d'amour- 
propre. Or en agissant de cette façon on s'expose à 
faire rejaillir sur soi une partie de l'aversion que l'on 
inspire pour autrui. C'est fort délicat. 

Aussi voit-on assez souvent la calomnie débuter 
par des louanges exagérées, légèrement invraisembla^ 
blés, propres à faire naître un sentiment de défiance, 
c'est une manière d'avertissement détourné. 

La louange exagérée d'un tiers mène à la jalousie, 
c'est un premier point. Si elle ne conduit pas jus- 
que-là, elle porte ou à définir le motif de la louange 
ou à examiner avec plus de soin celui qui en est 



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174 tîVRB m. 

Tobjety examen toujours périlleux pour celui qui le 
subit. 

Il y a ceci de pardculièrement favorable dans le 
jeu de la calomnie, c'est que ceux dont Tâme est 
blessée d'un soupçon cherchent rarement à s'en éclai- 
cir. On est coupable avant d'être jugé. La blessure 
est faite avant qu'on n'ait examiné le trait. 

Dans les cours, la calomnie prend ordinairement 
pour texte l'état et la condition de celiH dont on veut 
ruiner le crédit. On accuse un médecin d'empoison- 
nement, un ministre de trahison, un grand person- 
nage de faire des entreprises. Le caractère particulier 
du prince détermine de même l'espèce et Ja gravité 
des traits que l'on peut forger. 

Si le prince est pieux^ on calomnie un homme au- 
près de lui en Taccusant d'impiété ; si le prince est 
débauché, on lui dépeint un homme austère; s'il est 
jaloux, on exalte le mérite d'un rival ; rien ne foit plus 
d'effet. 

Ce qu'il y aurait déplus intolérable pour titt prince 
qui se piquerait de duplicité serait d'avoir été taxé de 
maladresse, et à celui qui se piquerait de talent lit- 
téraire, de passer pour mauvais auteur. 



DE l'empire et de I. bOMtIfATtOlf. 

Avoir la faveur d'un prince, ce n'est pas nécessaire- 
ment le dominer; pour aller jusque-là, il faut autre 



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DE L*£MPIR£ ET DE LA DOMINATION. 175 

chose encore. Avec les princes^ on marche de Fin- 
fluence à Tascendant, à l'empire et à la domination. 

La domination suppose des calculs plus profonds, 
une, possession plus forte et un maniement plus éner- 
que de la volonté. 

Le simple favori n'exploite guère en général que 
des faiblesses et des vices; il ne va pas au delà; il n'a 
de racine que dans les antichambres et tout le monde 
sait que, dépendant uniquement de la volonté du 
prince, il peut tomber d'un jour à l'autre devant une 
intrigue. Mais la fortune d'un ambitieux bien doué 
peut aller beaucoup plus loin. A l'aide de la faveur, 
on a vu se constituer des positions si solides qu'elles 
ne dépendent plus des intrigues de cour et qu'il faut 
presque des événements pour les détruire. 

Pour apprécier ce nouveau point de vue, il fau- 
drait étudier comment s'établit le crédit d'un homme 
politique, car alors la science des cours ne suffit plus. 
Celui qui marche dans ces hautes voies, manœuvre 
en quelque sorte comme s'il agissait en vue delà puis- 
sance souveraine. Le problème consiste à dériver en 
quelque sorte le pouvoir de ses voies naturelles pour 
l'attirer dans sa main. Et c'est ici que trouvent leur 
emploi les qualités peu communes qui constituent 
l'homme d'État proprement dit. Fart de s'environner 
de prestige , une certaine grandeur de caractère, le 
talent de manier les hommes, de leur commander, et 
la haute diplomatie daiis la conduite des intérêts per- 
somiels. 



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1T6 uvRE m. 

Les hommes ont un sens mystérieux avec lequel 
ils pénètrent les natures puissantes. Le monde est 
plein d'esclaves qui ne demandent qu'à se donner. 

Ces immenses situations personnelles que Ton voit 
se créer quelquefob à côté des trônes ne sont possi- 
bles qu'avec des fortunes princières, à l'aide des- 
quelles on étend au loin sa protection en semant l'or 
sous ses pas. 

Le moyen essentiel d'avoir des partisans, est de 
sonder les plaies béantes des intérêts individuels. 11 
faut s'informer, avant tout, des besoins d'argent pour 
les transformer en monnaie de reconnaissance et de 
dévouement. 

Le faste largement déployé est d'ailleurs la première 
condition du prestige. 

Ce qu'on raconte de la vie privée de Wallenstein, 
qui fut un type achevé sous le rapport qui nous oc- 
cupe, peut servir à donner une idée de cette espèce 
de grandeur décorative qui résulte de l'opulence. 

Le palais que Wallenstein occupait à Prague pen- 
dant la retraite momentanée qui suivit sa destitution 
de généralissime des forces de l'Allemagne avait six 
entrées, et il fît abattre cent maisons pour agrandir la 
place qui l'entourait. Des patrouilles parcouraient 
sans cesse cette enceinte pour empêcher que le bruit 
ne vint troubler son repos, et souvent les rues étaient 
fermées par des chaînes. Cinquante haliebardiers 
gardaient son antichambre. Il avait soixante pages 
appartenant aux meilleures maisons de l'Allemagne, 



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DE L*£MP1RE ET DE LA DOMINATION. 177 

quatre chambellans^ six barons prêts à recevoir ses 
ordres, et son premier maître d'hôtel était un gentil- 
homme de la plus haute distinction. Quand il voya- 
geait, outre son équipage, cinquante voitures à six 
chevaux et cinquante autres, attelées de quatre che- 
vaux portaient ses bagages. Six carrosses conduisaient 
sa suite et cinquante cavaliers montés sur des che- 
vaux de sang et en tenant un autre en laisse, précé- 
daient sa marche. Au milieu de cette cour asiatique, 
Wallenstein, seul, inabordable, passait sa vie dans le 
silence, entretenant une correspondance nombreuse, 
écrivant lui-même ses mémoires, observant le pré- 
sent, calculant l'avenir, et attendant avec calme le 
moment de la vengeance. 

La façon dont il amena l'Empereur à s'humilier de« 
vaut lui est un chef-d'œuvre de diplomatie. Ferdinand 
qui lui avait retiré le commandement de ses troupes, 
est obligé de venir lui demander de le reprendre. 
Il rejette bien loin tout d'abord cette proposition. Il 
répond qu'il n'est point tenté de réparer les fautes des 
autres, il n'est pas en bonne intelligence avec les alliés 
de l'Empereur, d'ailleurs, il est fatigué du monde, il 
a besoin de repos, etc. L'Empereur descend alors aux 
supplications. Enfin, après une longue négociation, 
Wallenstein s'engage à lever une nouvelle armée; 
mais il refuse de la commander. La magie de son 
nom renouvelle le prodige qu'il avait opéré six an- 
nées auparavant; et, à l'époque indiquée, la Bohême, 
la Silésie, la Moravie et les autres Étals héréditaires 

12 



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178 LIVRE m. 

lui avaient fourni quarante mille hommes. Mais c'é- 
tait un corps sans âme s'il n'était commandé par 
Wallenstein. l^es instances les plus vives de l'Empe- 
reur, les prières de ces amis, le trouvèrent inébran- 
lable. Enfin l'Empereur se mit à sa discrétion; c'était 
ce qu'il attendait; il dicta impérieusement ses con- 
ditions : il sera généralissime d'Autriche et d'Es- 
pagne, et disposera seul de tous les emplois : l'Em- 
pereur ne paraîtra point à l'armée, ne s'immiscera 
en rien dans le commandement ; on lui allouera une 
principauté héréditaire dans les États de l'Autriche ; 
il gouvernera exclusivement les pays occupés; le 
produit des consfications lui appartiendra; il aura 
seul le droit d'amnistie à la paix; son titre de duc 
de Meklembourg sera refconnu; tous ses frais seront 
payés; enfin, en cas de revers, il pourra se retirer 
danssçs États héréritaires. Il ne* restait plus à Ferdi- 
nand que le titre d'Empereur, et il dut tout accepter* 
On arrive à déplacer le centre de gravité du pou- 
voir, en se faisant dans l'État l'intermédiaire exclusif 
de toutes les faveurs, de manière que nul ne puisse 
songer à invoquer d'autre protection ; par là se trouve 
annulée l'importance des autres grands personnages. 
Le public ne s'entretient que du grand homme en 
crédit; tous les regards en se tournant vers lui obli- 
gent ses amis et ses ennemis à s'abandonner à sa di- 
rection. Il ressemble au pilote placé au gouvernail. 
Nul n'ose le déranger, on craindrait que le vaisseau 
ne périt si sa marche était contrariée. 



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DE l'empire et de LA DOMINATION. 179 

p\in autre côté, celui qui s'est réservé la conduite 
des aflaires en a seul la clef et peut seul fournir la 
solution nécessaire. Les agents intermédiaires de son 
pouvoir sont façonnés à son autorité, et sont intéres* 
ses à le maintenir. Le souverain lui-même verrait un 
péril sérieux à ébranler l'existence du pouvoir établi. 
l\ ne pourrait lui retirer sa confiance sans modifier 
toute sa politique. 

A l'intérieur, les liens qui les rattachent au pou- 
voir 3pnt les mêmes, ils sont plus puissants encore. . 
Il a noué de fortes intrigues dans les cours étrangères. 
Les souverains des autres cours se sont habitués à 
traiter avec lui, ils ne connaissent que sa main. C'est 
auprès de lui qu'ils poursuivent tel ou tel avantage. 
Les agents qu'ils ont accrédités auprès de sa per- 
sonne savent de son caractère et de ses projets ce 
qu'ils ont besoin de savoir pour s'orienter. Les 
nœuds de leurs intrigues seraient coupés à l'instant 
s'il venait à être précipité de sa haute situation. 

Telle est l'idée que Ton peut se faire d'un prepaier 
ministre dans une monarchie parlementaire ou même 
dans une monarchie absolue quand le prince est pro- 
pre à être dominé. 

L'office de ce ministre {Jans les conseils secrets du 
prince est bien autre chose que celle d'un simple fa- 
vori, il commande sous l'humble insolence du res- 
pecty ses formes obséquieuses sont des ordres. Il ente 
sur la connaissance profonde qu'il possède du carac- 
tère de son maitre, de hautes spéculations qui con- 



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180 LIVRE III. 

sîstent à lui donner des projets^ des idées en rapport 
avec la nature de son esprit et à traiter ensuite ces 
idéesy ces projets comme s'il les avait reçus au lieu 
de les avoir inspires. Il ne fait que ce qu'il veut en 
paraissant recevoir les impulsions qu'il a données. 
C'est une véritable substitution de volonté. 

La haute fécondité de son esprit le rend éminem- 
ment propre au conseil. 

U faut en général les appréciations de quinze ou 
vingt hommes choisis pour envisager tous les côtés 
d'une^fTaire. Ces vingt hommes en combinant leurs 
idéesy formeraient peut-être les éléments du meilleur 
parti à suivre ; mais sans les condenser^ sans leur 
donner une unité, un corps. D'un autre côté, dans les 
conjonctures difficiles, à force de peser les considé- 
rations, elles finissent par s'équilibrer, on n'aperçoit 
plus la raison d'opter. 

Ce qui distingue l'homme supérieur, c'est qu'il voit 
à lui seul toutes les faces d'une question et qu'il met 
toujours le doigt sur le motif déterminant. 



GM!jd 



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CHAPITRE IIL 

DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION 
ET D'INFLUENCE. 



Les moyens d'arriver à la domination comme tou- 
tes les voies en général qui conduisent au but sont 
multiples. Aussi Thistoire des principales domina- 
tions, dont les traditions sont restées, présente-t-elle 
des aspects divers. On domine naturellement les 
princes par les côtés les plus saillants de leur nature 
morale et les procédés diffèrent selon les nuances 
infinies des caractères. 

Wolsey avait le talent de diriger Henri VIII en lui 
persuadant qu'il agissait et pensait par lui-même. 

L'empire de lady Churchill sur la reine Anne 
prenait sa source dans une amitié exaltée; celui 
d'Escoïquiz sur Ferdinand dans la superstition. 
Buckingam régnait par les grâces, Louvois par l'au- 
torité des formes, Maurepas par la légèreté, Fleury 



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182 LIVRE m. 

par la douceur^ Dubois par le cynisme, Decaze par 
le charme de l'intimité, Necker par la rigidité puri- 
taine; Cécil employait la raison, Ashley l'éloquence, 
Talleyrand l'insinuation. 

La domination de Richelieu sur Louis XIII eut le 
caractèred'une véritable possession, caractère étrange 
et saisissant, procédant essentiellement du génie sa- 
cerdotal. La physionomie de Richelieu décèle encore, 
dans ses portraits, ce mélange si étonnant d'énergie 
et de ruse, avec lequel Richelieu soumit un maître, 
qui ne l'aimait pas. 

On le vit débuter dans la carrière politique comme 
le courtisan le plus délié. Chargé des doléances du 
clergé en 1614 après la clôture des États, il termina 
sa harangue par un chef-d'œuvre de flatterie. Il eut 
la hardiesse de féliciter le roî d'avoir, après sa inajo- 
rité déposé le fardeau du pouvoir entre lés maibs 
de sa mère. Il le supplia de persévérer dans cette con- 
duite « en ajoutant au titre de mère du roi, le nom 
de mère du royaume. » C'était s'ouvrir làrgeiiieiit 
le chemin de la fortune que de célébrer pompeuse- 
ment la nullité du roi et l'ambition de sa mèire. La 
charge d'aumônier de la reine fut sa récompense , il 
l'avait bien méritée. 

La nature de Richelieu élait telle qu'il ne pouvait 
être rapproché du pouvoir sans que l'influèrice de sa 
main se fît immédiatement sentir. Quoique eftacé, 
encore dans cette première phase de son existence, sa 
formidable ambition fut si bien pressentie qu'après 



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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 183 

la chute de Cohcihi , les conjurés vainqueurs le tin- 
rent indéfiniment claquemuré dans son évéché de 
Luçon, avec défense d'approcher de la cour de jplu- 
sieurs lieues à la ronde. 

Quoique pai'alysé dans tous ses mouvements, il 
correspondait avec la reine mère précipitée momen- 
tanément de sa puissance par la révolution de palais 
qui venait de s'accomplir. Là faveur de Marie de 
Médicis, quoique disgraciée à ce moment, était iirie 
carte qu'il tenait en réserve et qui devait le ramener 
à la cour àjprès la mort d'Albert de Luynes. 

Rentré en grâce avec la reine mère, et replacé plus 
intimement que jamais daiis la confiance d'iuie femme 
emportée, altière, vindicative, implacable et d'un 
esprit désordonné, il joua un jeu que lui seul pouvait 
jouer. Asservi en apparence à toutes les volontés de 
la reine, il traveirsait souterraineriient ses projets par 
des intrigues, qui la mettaient tout à coup en face 
d'obstacles imprévus ; il Tenrayait ainsi dans l'exé- 
cution de ses volontés les plus emportées. Mais placé 
entre l'influence du roi et celle de sa mère dont le 
désaccord s'aggravait de jour en jour, le moment vint 
de prendre parti pour l'un ou pour l'autre. Opteir 
pour Marie de Médicis , c'était disparaître pour tou- 
jours si une nouvelle intrigue de cour parvenait à 
s'emparer de la volonté du roi. Prendre parti pour 
Louis XIII n'était pas plus sûr, car le roi serait trop 
faible pour le défendre contre la vengeance de sa 
mère. Richelieu après de longues hésitations fixa sa 



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184 LIVRE m. 

résolution dans ce sens; mais ce parti déjà si grave 
devint tout à coup le pire par suite d'une maladie 
dangereuse que fit le roi. Ije cardinal semblait perdu; 
Marillac offrait son bras pour l^assassiner j le duc de 
Guise voulait Texiler, Bassompierre proposait de 
renfermer dans une prison perpétuelle, propositions 
qui devaient retomber plus tard sur la tête de leurs 
auteurs, mais qui dans le moment suspendaient à un 
fil la destinée du grand cardinal. 

Vainement pour obéir au roi essaya-t-il de fléchir 
Marie de Médicis en se mettant à ses genoux. Il pro- 
digua inutilement les supplications et les larmes 
« qu'il avait à commandement » suivant l'expression 
de la reine. Elle le rebuta outrageusement. 

Déjà Montmorency à qui le roi avait recommandé 
de protéger sa vie , avait disposé des relais pour le 
conduire à Avignon. Ces précautions devinrent inu- 
tiles par le rétablissement subit de la santé du roi ; 
mais Richelieu n'en paraissait pas moins perdu. Les 
charges d'aumônier de la reine et de surintendant de 
sa maison lui sont coup sur coup retirées. Sa nièce, 
la marquise de Combalet, est chassée; le capitaine des 
gardes et tous les domestiques qu'il avait fait placer 
au palais sont congédiés. 

Pendant ce temps, Marie de Médicis enfermée avec 
son fds livrait un dernier assaut à son irrésolution, 
pour lui arracher un ordre de disgrâce qui ne pouvait 
manquer de se convertir en un arrêt plus redoutable 
encore. 



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DES PllOCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 185 

Dans ce moment suprême Richelieu sentit le dan- 
ger d'abandonner le roi à lui-même. Il fit une ten- 
tative désespérée pour pénétrer dans le cabinet du 
roi. Toutes les portes étaient fermées; enfin il se 
glissa par une petite chapelle dont on avait négligé 
l'issue. La reine l'accabla des dernières invectives. 
Baignée de larmes que faisait couler la fureur, elle 
demandait à son fils s'il serait assez dénaturé pour 
préférer un valet à sa mère. Les dernières heures 
semblaient arrivées pour le cardinal. La reine triom- 
phait au Luxembourg, entraînant avec elle presque 
toute la cour, tandis que Louis XIII allait cacher sa 
perplexité dans sa maison de chasse de Versailles. 

Dans cjBtte extrémité un favori entreprit de sauver 
Richelieu , Saint-Simon lui suggéra l'idée de s'expli- 
quer encore une fois avec le roi avant de se séparer. 
Le cardinal averti vole à Versailles, parle et reprend 
sur Louis XIII l'ascendant du génie. 

Enfin Richelieu était le maître ; il n'oublia pas ce 
que cette leçon ^vait failli lui coiiler. Il s'empressa 
de briser tous les liens qui rattachaient le fils à la 
mère et précipita la reine dans une ruine si com- 
plète f qu'elle dut finir ses jours en exil dans un état 
voisin de l'indigence. 

La préoccupation de Richelieu fut alors d'enchaî- 
ner le roi dans des liens assez étroits pour qu'il ne 
pût jamais lui échapper. Louis XIII ne pouvait se 
passer de favori, Richelieu lui en choisit un de sa 
main pour connaître toutes ses dispositions secrètes, 



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486 LIVRE in. 

et quand le favori est rebelle il le brise. Le roi a 
besoin d'avoir le cœur occupé, il lui donne une mai- 
tresse et il est le confident des plaintes du roi, comme 
il essaye de se faire le confident de la maîtresse. Elle 
est indocile y il en dégoûte immédiatement le roi 
dont il dirige les scrupules religieux , comme les in- 
térêts politiques. Il lui arrache le nom de ceux qui 
cabalent contre lui en exécution d'un serment par 
lequel ce prince pusillanime s'était engagé à lui révé- 
ler ce que Pon dirait contre lui. Il rédigé uii caté- 
chisme dans lequel il lui trace des cas de conscience 
et les devoirs d'un roi envers son premier ministre. 
Suivant son habitude, il traverse par des machina- 
tions diaboliques les projets qu'il veut faire échouer. 
Les généraux d'amiée eux-mêmes ne connaissent 
que ses ordres secrets, et au besoin il leur ordonne 
de se laisser battre quand ses plans de campagne ren- 
contrent de la résistance. — Et mille autres combi- 
naisons semblables qui sont des chefs-d'œuvre 
d'astuce. 

La ligne de conduite de Mazarin moins profonde, 
moins ténébreuse surtout que celle de Richelieu , se 
distingue essentiellement par une souplesse mer- 
veilleuse doublée d'une infatigable persévérSmce. 

Dès ses débuts dans la diplomatie, on le voit capter 
successivement tous ses protecteurs qui se le tiraris- 
mettent successivement comme un homme dont là 
main est coulante et le service gracieux. Simple sé- 
crétaii-e de Sachetti , lorsque ce dernier fut envoyé i 



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DES PROC^DIÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 187 

Rome par le Pape pour agir en faveur du duc de 
Nevers , lors de la guerre de succession des duchés de 
Ferrare et de Mantoue, Mazarin soulage Sachetti de sa 
besogne avec tant de prestesse que ce dernier lui aban- 
donne le soin de toutes les négociations. Il passe aiî 
service de Barberini , alors légat en Piémont et Bair- 
berini subjugué lui donne bientôt toute sa confiance J 
il en profite aussitôt jpour favoriser la politique dé 
Richelieu , en voyant que le vent souffle du côté de 
la France , il comprend instinctivement icju'il n'y à 
d'avenir pour lui qu'à l'ombre de cette vaste influencé 
qui enveloppe l'Europe. Envoyé à Lyon par Barbe- 
rini, il saisit avidenient l'occasion qu'il recherchait 
d'un tête-à-tête avec Richelieu. Sa fortune dépend de 
l'impression qu'il produira sur le grand ministre; il le 
sait, et au lieu ruser comme on le fait avec les hommes 
ordinaires, il éclaire vivement devant le grand mi- 
nistre toutes les profondeurs de son intelligence, il 
lui montre à quel point il saisit, il pénètre sa politi- 
que et comment il saurait la servir; à ce point que 
dès ce moment Richelieu entrevoit en lui son con- 
tinuateur. 

Arrivé à la cour de France , il s'efface pendant le 
temps nécessaire pour étudier à fond les caractères 
et les influences, n'ayant en vue qu'un objet , agréer 
à tout le monde jusqu'à ce qu'il ait pu déterminer 
sa ligne de conduite. La situation est extrêmement 
délicate, il est placé entre des partis sans consistance 
et des caractères irrétolus, la reine nière, le roi^ le 



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188 LIVRE m. 

duc d'Orléans, et le grand Condë. En pareil cas on 
ne peut ni diriger, ni être soutenu. 

11 commence par dessiner son attitude en se mettant 
du côté du duc d'Orléans, dont le parti lui parait rallier 
le plus de forces; et quand la question de la régence 
est soulevée, il plaide ouvertement pour qu'elle soit 
confiée au faible Gaston. Mais il se heurte aux pré- 
ventions de Louis XIII ; il voit que sa haine pour 
son frère les rend insurmontables, il n'insiste plus. Il 
fait alors une conversion du côté de la reine et veut 
travailler à ses intérêts, mais de ce côté encore il ren- 
contre un écueil; il est antipathique à la reine, pour 
le moment du moins. Comprenant alors que cette 
grande question de la régence divise trop les intérêts 
pour amener une résolution radicale, il appuie de 
toutes ses forces et fait adopter un moyen terme, 
consistant à limiter l'autorité de la reine et du duc 
d'Orléans par un conseil de régence que chacun se 
flatte d'annuler. Mais il fait partie de ce conseil , et 
cela suffit pour qu'il tienne bientôt dans sa main le 
fil de toutes les intrigues. La mort du roi arrive, il com- 
prend que la constitution du conseil de régence va 
être attaquée et qu'il tombera avec les débris de 
cette organisation factice. 11 donne sans hésiter sa 
démission du pouvoir que lui avait confié le feu roi. 
Vient alors une comédie. Il fait ostensiblement ses 
préparatifs de départ pour Rome. Mais pendant ce 
temps le subtil Italien mettait tout en œuvre pour 
se faire retenir. Condé et le duc d'Orléans étaient 



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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 189 

gagnés, on le retint. C'était le rendre maître de la 
situation. 

A cette époque la reine commençait seulement à 
le regarder d'un œil plus propice; il lui restait à 
la conquérir. L'année suivante , la prise de posses- 
sion était si complète qu'il la détermina à se défaire 
successivement de tous ses favoris, de la duchesse 
de Chevreuse qu'elle aimait de passion , du duc de 
Beaufort et de Châteauneuf, qui, jusqu'alors l'avaient 
exclusivement dominée. 

La manière dont Potemkin établit son empire sur 
Catherine montre encore la domination sous un 
autre aspect. 

Potemkin, né avec toutes les séductions person- 
nelles et tous les vices qui donnent une si forte 
prise dans les boudoirs, n'était encore qu'un jeune 
homme lorsqu'il rêvait de s'élever par son audace 
et ses galanteries aux plus hautes faveurs de la cour. 
Nul ne saisit plus vaillamment qu'on le lui vit faire 
la première occasion de fortune qui se trouva sur son 
chemin* 

Simple officier dans les gardes à cheval de la reine, 
il était de service le 28 juin 1 762, jour célèbre dans 
les annales de la Russie comme anniversaire de 
l'époque où Catherine II arracha la couronne à son 
faible époux, Pierre III. L'impératrice était à cheval 
en uniforme et l'épée à la main, dans tout l'éclat de 
cette beauté vinile qui appelait dans son lit les plus 
brillants officiers de son armée. 



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190 LIVRE m* 

Potemkin s'aperçut qu'elle n'avait point 4^ dra- 
gonne, signe distinctif de l'officier chez tous les peu- 
ples du Nord. U détacha aussitôt la sienne et s'avança 
pour l'offrir à l'impératrice avec une mâle assurance 
qui fixa sur lui les yeux de sa souveraine. Po- 
temkin était d'une tournure et d'une beauté peu 
communes. Émerveillée de la grâce avec laquelle il 
s'était acquitté de cette galanterie non moins que du 
sang-froid qu'il avait fait paraître, elle lui envoya dès 
le lendemain le brevet de colooel et de gentilhoinme 
de sa chambre. 

Être admis à la cour c'était pour Potemkin s'insi- 
nuer immédiatement dans les bonnes grâces descour- 
tisans )es plus intimes, puis les éclipser peu à peu 
par des charmes qui le laissaient sans riv^l auprès de 
l'impératrice. l\ procède auprès de cette royale maî- 
tresse en brisant à côté d'elle tout ce qui peut faire 
ombrage à son ambition, j^ comte Grégpiyç Qrlofî 
avait jusqu'alors régné despotiquement à }a cour. 
Potemkin le brave et lui crève un œil dans un combat. 
Il avait compris de suite qu'il ne dominerait que par 
l'excès 4e l's^udace, justifié aux yeux de l'impératrice 
par les transports de la plus impétueuse passion. 4 
chaque épreuve qui venait traverser sa faveur, il 
ressaisissait par des coups 4e théâtre l'imagination 
de l'impératrice. A son retour d'une guerre contre les 
Turks, pendant laquelle Grégoire Orloff avait eu 
l'adresse de donner à Catherine II jin nouveau fa- 
voriy il se croit supplanté ou il affecte de le croire, 



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DES proc]£di£s divers en fait de domination. 191 

Il s'éloigne brusquement et il va se jeter dans un 
monastère dont Timpératrice va tout aussitôt Tarra- 
cher pour le ramener auprès d'elle plus puissant que 
jamais. 

De ce jour il posséda si bien l'esprit et le cœur de 
Catherine qu'elle ne lui échappa plus. Maîtriser la 
pensée d'une telle femme fut une tâche dans laquelle 
il déploya des prodiges, usant sans cesse d'un mé- 
lange d'autorité absolue jointe à la soumission la plus 
subtile, travaillant à ses plaisirs et à ses caprices 
comme un esclave, puis l'assujettissant par d'éton- 
nantes hauteurs. 11 atteignit rapidement son but. 
Catherine s'étonnait souvent de l'influence qu'exer- 
çait sur ses déterminations un homme qui se sentait 
assez sûr de son empire pour passer tout à coup des 
formes de la galanterie la plus ra(ïinée*à une fami- 
liarité si audacieuse qu'il ne daignait pas lui répon- 
dre quand elle lui adressait la parole. £lle en viqt 
à lui sacrifier tout ce qui portait ombrage à sa 
jalouse ambition. Aucun favori, aucun familier ne 
fut accepté qu'il n'eût préalablement obtenu l'aveu 
de Potemkin. Aux instants les plus inattendus il ap- 
paraissait tout à coup comme un maitre dans Tinté- 
rieur des appartements de l'iuipératrice à l'aide 
d'une galerie couverte qui joignait son hôtel aq 
palais. Il ne cessa jamais de domine^* la plus forte 
natpre de femme qui ait existé, en refusant de recon- 
naître, vis-à-vis d'elle, d'autre loi que ses caprices. 

La ligne de conduite de Mme de Maintenon avec 



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192 LIVRE m. 

Louis XIV est certainement le plus grand chef- 
d'oeuvre de tactique féminine que l'on puisse citer 
en l'honneur de l'autre sexe. Rien n'est plus mer- 
veilleux que le long et patient manège qu'elle dé- 
ploya pour arriver à le mettre enfin complètement 
dans ses filets. 

Elle débute à la cour avec une maigre pension 
obtenue à force de sollicitations et de démarches, 
mais si on lui laisse un coin dans une antichambre, 
c'est assez pour qu'elle y fasse son œuvre. Admise 
comme gouvernante des bâtards de Louis XIV au- 
près de Mme de Monte^pan , elle se dévoue avec la 
soumission d'une esclave à cette tâche qui va être 
le commencement de sa fortune. 

U faut d'abord qu'elle pénètre par une confiance 
sans bornes "dans les replis les plus secrets du cœur 
de la favorite. Par une humilité incomparable et un 
attachement étroit, absolu, à ses fonctions domesti- 
ques, elle écarte d'elle toute défiance, tout soupçon; 
si bien que Mme de Montespan et Louis XIV s'habi- 
tuent à la regarder comme un de ces serviteurs 
fidèles devant lesquel son ne se gène plus. Son austé- 
rité affectée en impose quelque peu au roi ; c'est une 
garantie de plus auprès de son orgueilleuse maîtresse. 
Tandis qu'elle conquiert l'estime du roi par la gra- 
vité de son maintien^ elle séduit Mme de Montespan 
par l'esprit le plus simple, le plus délié, le plus osé, 
le plus amusant. Elle lui inspire un attachement fou- 
gueux en l'admirant , en la flattant, en l'appelant la 



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DES PROCIÊDËS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 193 

merveille du siècle et en caressant la passion de la 
favorite avec toute Texpërience d'une matrone. 

Bientôt elle est la confidente de l'un et de l'au- 
tre amants qui viennenf se plaindre à elle après 
s'être querellés en sa présence. Elle apaise , elle 
console, elle réconcilie au milieu des scènes inces- 
santes que suscite l'orageuse nature de Mme de 
Montespan. Mme de Maintenon s'est montrée si 
simple, si dépourvue de prétention que Louis XIV 
éprouve de plus en plus d'attrait dans son intimité, 
et les progrès sont d'autant plus rapides qu'il trouve 
en elle une raison très-sûre, jointe au détachement 
le plus complet des choses de la terre. 

Quoique fort belle encore, celle qu'on appelait 
alors Mme Scarron se garda bien de compter sur 
ses attraits pour balancer Mme de Montespan dans 
l'esprit du roi. Ce fut sous le couvert de l'ami- 
tié, d'une amitié toute particulière, de prince à su- 
jette, qu'elle fit naître par degrés d'autres sentiments ; 
ensuite elle mit en jeu la dévotion. Au fur et à me- 
sure que Louis XIV se détachait de Mme de Mon- 
tespan , les confesseurs , prédicateurs, souffiés par 
Mme Scarron, faisaient vibrer de plus en plus la 
corde de la pénitence et de la mortification de la 
chair. Entraîné par l'attrait du plaisir, le roi s'habi- 
tua peu à peu à venir déplorer sa fragilité auprès de 
Mme de Maintenon qui l'engagea enfin à faire son 
salut et promit de l'y aider avec une sainte ardeur, 
combinaison d'une habileté profonde en ce qu'elle 

13 



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494 uv&E ui 

«lliaity à Tinsu de Louis XIY, des idëes de sensualité 
à des sttDlimentsde dévotion exaltée, dans un contact 
incessant avec une belle femme pleine de [nromesses 
temporelles. Chaque soirfl venait rêver à sa conven* 
sioD future auprès de Mme de Maintenon , et oha* 
que soir il emportait une étincelle plus vive du feu 
céleste. 

A cette période de l'influence de Mme Scarron sur 
Louis XlVy celle qu'elle avait appelée la merveille 
du siècle ignorait encore le chemin ténébreux que sa 
rivale avait pris pour la supplanter. Cette merveille 
ne paraissait plus à Mme Scarron qu'une malheureuse 
pécheresse qui sacrifiait àTambition et à l'amour ses 
devoirs et son salut. Elle regardait comme une sainte 
entreprise de faire disparaître cette merveille de la 
cour, ce qui ne tarda guère. 

Quand l'idole fut chassée^ les amies de Mme de 
Maintenon la justifièrent sur ce point comme il con- 
venait. Ce n'était pas de son propre mouvement 
qu'elle avait conçu ce pieux dessein, mais par les con* 
seils de son confesseur et de plusieurs saints ecclé- 
siastiques qui voyaient, avec douleur, deux âmes 
aussi précieuses courir à la perdition. Elle n'avait 
été animée que des vues les plus louables. Elle n'a- 
vait travaillé que pour le salut du monarque et celui 
de son illustre maîtresse. Si elle devait de la recon- 
naissance à Mme de Montespan^ combien Mme de 
Montespan ne lui en devait-elle pas davantage ? C'é- 
tait elle qui avait rompu des liens criminek, qui 



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DBS PROGÉDIÊS DIVERS EN FAIT DE DOMINATION. 195 

avait rendu la femme adultère à ses devoirs , à 
son époux y à ses enfioits* Fallait^il laisser damner 
le roi? 

Cette combinaison qui mit dans les intérêts de 
Mme de Maintenon le ciel, la terre et Fenfer, fait 
trouver petit Molière lui-même. 11 avait devant les 
yeux bien autre chose que ce qu'il peignit dans 
Tartuffe. 

Une fois Mme de Montespan chassée, ce fut l'œuvre 
d'une seconde conversion, le passage d'une liaison 
purement spirituelle à une communion sous les 
deux espèces, jusqu'au jour où de proche en pro- 
che, et toujours par raison de sainteté, elle le con* 
duisit à régulariser cette union par un mariage 
secret. 

Il faut voir dans Saint-Simon, par quel tissu d'ha- 
Inletés, une fois arrivée à ce comble de puissance, 
Mme de Maintenon en vint à diriger presque exclu- 
sivement le roi et à le faire tomber dans tous ses tri- 
pots, comme le dit si vivem^fit Saint-Simon. Ce 
vieux roi, dont le nom inspirait encore une certaine 
crainte à l'Europe, n'était réellement plus qu'un jouet 
entre les mains de Mme de Maintenon et de ses fa- 
miliers; il se passait chaque jour dans sa chambre 
une de ces comédies, qui, sauf la qualité des per- 
sonnages, était au niveau des tours de Scapin. Le rôle 
du roi n'était qu'une perpétuelle duperie. Louvois 
et les autres ministres arrivaient dans le cabinet de 
tiravail du roi avec des résolutions concertées à l'a* 



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196 LIVRE III. 

vance avec Mme de Maintenon; le grand art con- 
sistait pour elle à enlever au roi tout soupçon qu'elle 
pût se mêler activement des affaires d'État. 

Pendant le travail Mme de Maintenon lisait ou tra- 
vaillait, écoutant avec une suprême discrétion ce qui 
se disait entre Louis XIV et son ministre qui par- 
laient tout haut devant elle. Rarement elle y mêlait 
son mot ; plus rarement encore ce mot était de quel- 
que conséquence* Souvent le roi lui demandait son 
avis. Mais jamais elle ne paraissait s'intéresser un 
peu vivement à quelque chose, ni pour personne, 
répondant avec une mesure infinie ou faisant l'inca- 
pable, suivant les cas. 

Or, tout ce qui était faveur, places, avancement 
était réglé à l'avance avec Louvois. On proposait au 
roi une liste; si le roi s'arrêtait par hasard au nom 
que Mme de Maintenon voulait faire passer, on n'al- 
lait pas plus loin. Si le roi s'arrêtait à quelque autre, 
le ministre proposait de voir ceux qui étaient aussi à 
portée et en profitait pour exclure ceux qui n'étaient 
pas du choix de Mme de Maintenon. On ne propo- 
sait jamais directement le nom de ceux que l'on 
voulait choisir, mais bien plusieurs noms à la fois dont 
on balançait les titres pour embarrasser le roi ; alors 
le roi consultait et il appuyait enfin celui que l'on 
voulait. Si le roi s'opiniâtrait, il y avait une autre 
ruse, c'était alors d'éviter une décision en brouillant 
la matière et en en substituant une autre comme 
venant à propos de celle-là, et qui détournait la pre- 



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DES PROCÉDÉS DIVERS EN FAIT DE DOMINyVTIO>'. 197 

mière. Ainsi^ croyant disposer de tout, Louis XIV ne 
disposait réellement de rien ou peu s'en faut. 

C'est Saint-Simon qui raconte tout cela et qui le ra- 
conte à peu près ainsi dans ses délicieuses diatribes. 

Quel que soit le caractère des princes, la science 
des cours les amène à faire ce qui convient aux plus 
habiles. On peut s'y prendre comme on voudra, les 
difficultés seront tournées. 



am^ 



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LIVRE IV, 

DE LA CÉLÉBRITÉ. 



CHAPITRE I. 

DES APTITUDES DIVERSES AU POINT DE VUE 
DE LA CÉLÉBRITÉ. * 



Le dogme philosophique et chrétien de Timinorta- 
lité de râine qui promet à chacun^ et très-démocra- 
tiquement d'ailleiu*s, comme l'on dit maintenant, sa 
part de gloire dans un monde meilleur, peut être 
une réalité ou seulement une hypothèse consolante, 
l'auteur ne discute pas; mais ce qu'il y a de cer* 
tain, c'est que nul homme bien constitué pour la vie 
sociale ne s'en contentera. 

 côté de cette immortalité psychologique, il y a 
une autre immortalité relative^ une immortalité sub- 
stantielle qu'on aj^elle la célébrité. 

C'est de celle-là seulement que l'on entend s'oc- 
cuper dans un livre qui, ainsi qu'on a pu le voir déjà, 
est une des déductions les plus nettes de la philoso- 
phie positive. 



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200 LIVRE IV. 

Que Ton soit Turc ou Maure, juif ou païen^ enfant 
du Christ ou de Baal, il est on ne peut plus agréable 
de penser qu'après le trépas on restera pour mé- 
moire parmi les mortels ; que l'on ne quittera pas 
complètement la scène, que l'on demeurera mêlé aux 
agitations^ aux passions de l'espèce humaine ; que l'on 
dira en parlant de vous : Le célèbre N*** ou l'incom- 
parable C***; qu'il se lèvera des légions de critiques, 
d'historiens, de biographes, de monographes , qui 
rechercheront avec fureur les moindres détails de 
voire existence; que l'on reproduira vos traits parle 
pinceau ou^ar le burin ; que dans une vente pu- 
blique un de vos autographes sera poussé jusqu'à 
25 fr. ; qu'on se léguera d'âge en âge votre canne 
ou votre tabatière ; que les publicistes vous impri- 
meront par extraits dans leurs ouvrages ; que les 
journalistes se jetteront vos opinions à la tête ; que 
l'on figurera en articles variétés à la troisième co- 
lonne des journaux ; qu'un avocat vous mettra dans 
sa plaidoirie, un ministre dans son discours, un 
magistrat dans sa harangue. Âh ! c'est flatteur, il en 
faut convenir. Quand on est sûr d'avoir tout cela, on 
meurt avec plus de tranquillité que si Ton avait reçu 
les cinq sacrements. 

La célébrité prend sa source dans l'un de ces sen- 
timents constitutifs de l'espèce humaine dont il est 
question dans les premiers chapitres*, le penchant à 

i. Ghap. II, livre I. 



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APTITUDES DIVERSES A LA CÉLlJimiTÉ. 201 

Tadmiration^ à l'enthousiasme qui poussé à ses der- 
nières extrémités prend le nom de fanatisme et de fé- 
tichisme. Les hommes ne sont pas de marbre^ grâce 
à Dieu; dans leur besoin d'admiration , ils sont 
comme ces femmes dont l'appétit physique dépasse 
le discernement ; il leur en faut, il faut aux hommes 
des sujets d'admiration, n'en fût-il plus au monde. ^ 

Toute faculté, tout talent élevé à une certaine 
puissance destine celui qui en est revêtu au sacrement 
de la célébrité ; il ne s'agit que d'exceller décidément 
en quelque chose. 11 est donc on ne peut plus es- 
sentiel de se tâter là-dessus de tous les côtés. On doit 
examiner avec soin si l'on aurait pas par hasard un 
ut de poitrine dans la voix, un certain rond de 
jambe, une aptitude à se désarticuler et à sauter 
dans les trapèzes, un tour de main pour les cartes 
ou pour le davier, une faculté de mime ou de ven- 
triloque. Ce sont là, il est vrai,* de petits talents; 
mais comme ce sont ceux qui rapportent le plus, il 
faut de la candeur, pour chercher à gagner dure- 
ment sa vie dans des professions sans gloire lors- 
qu'on peut spéculer avec tant de profit siu* des 
avantages dont la nature n'est peutrêtre pas aussi 
avare qu'on le suppose. 

Il y a d'ailleurs bien d'autres séries d'aptitudes 
qui relèvent également de la renommée. On doit tou- 
jours se rappeler qu'une seule qtialité décisive bien 
exploitée mène à tout. Un homme naît qui serait 
peut-être mort de faim dans tous les métiers qui exi- 



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202 LIVRE Vf. 

gént du savoir ou de l'application; il se tourne, il 
se regarde, il croît qu'il n'est bon à rien : un jour 
par hasard il met la plume à la main, il écrit, il se 
sent la facilité qu'on éprouve à la garde-robe. Ap- 
portez vingt, trente moules à roman, il les ran{dura 
jusqu'aux bords, il ne retient rien dans sa vessie; 
son robinet, ci-30 000 fr. par an et les bonneurs 

Un autre devient auteur dramatique en co{^nt 
des pièces de tbéàtre; il ne connaît ni les lettres^ ni 
la langue, ni le& mœurs ; mais ce n'est point de cela 
qu'il s'agit^ il découvre en lui-même une faculté 
hors ligne, la nature l'a doué du talent de faire des 
carcasses, des carcasses de pièces s'entend. Il a des 
chantiers de radoub, il articule, agence, confectionne, 
calfate et répare les appareils qui lui sont confiés. 
On met ce qu'on veut dans les compartiments, du 
bois ou du charbon, mais la carcasse va sur l'eau. 
Le talent de faire des carcasses, — deux cent mille 
francs par an et l'Académie en perspective. 

Un troisième n'a pas fait ses humanités, il n'est 
pas bien sûr de savoir le latin ; il prendrait le Vyrée 
pour un homme, sans hésiter; il ne parle pas, il n'é* 
crit pas, il ferait peut-être une division ^i abaissant 
régulièrement tous les chiffres du dividende total; 
mais c'est tout. Qu'est-ce que cet homme va trou- 
ver en lui pour arriver à la fortune, aux dignités, 
pour devenir un hoïnme important? Ce qu'il a trouvé, 
oh ! c'est bien simple et en même temps c'est quel- 
que chose d'énonne, il est né avec le sens et le flair 



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APTITUDES DIVERSES A LA ClÊLÉBRITÉ, 203 

du journalisme^ il sait comme on fait aller ces ma- 
chines. Savoir cela, million ! million I 

Les flairs de ce genre sont des aptitudes qui rem- 
portent sur tous les talents possibles; le flair du 
théâtre, le flair de la librairie, le flair d^ la bourse. 
Million ! million ! et les honneurs. 

Il y a des gens qui arrivent par des moyens plus 
amples encore, ils prennent de Teau claire dans un 
puits, un peu de craie ou de charbon et vendent le 
flacon 5 livres, panacée universelle, poudre denti- 
frice anti-glaireux, anti-goutteux, peu importe. C'est 
le génie de Tannonce, vingt sous de marchandises et 
cent mille francs d'annonces. Que celui qui dédaigne 
ces moyens-là essaie d'en faire autant! Non, non, il 
ne faut rien déprécier, ce sont là des aptitudes sé^ 
rieuses, efficaces, incontestables. Plus les moyens 
sont infimes, plus il faut admirer les résultats. 

Ces exemples, pris au hasard entre mille autres, 
, doivent rendre très-sensible cette vérité si impor- 
tante, que dans la vie sociale les hommes valent par 
les petites choses et très-rarement par les grandes ; 
et c'est une vérité consolante à coup sûr. 



DES OBJETS DE L ADMIRATlOff HUMAIHB. 

L'admiration humaine, pour l'excellence dans les 
arts sociaux, a des degrés dont on peut fixer ainsi 
qu'il suit et très-sommairement les proportions. 



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204 LIVRE IV. 

1** j4rt de détruire les hommes. — Premier objet 
d'admiration dans la conscience universelle. 

2* ^rt de les gouverner j c'est-à-dire, en général, 
de les faire travailler et de recueillir leur argent. 

3* Art de les amuser. Histoire, danse, poésie, élo- 
quence, théâtre, musique et littérature mêlée, pein- 
ture, sculpture et photographie. 

Il a été assez daubé sur la politique dans les livres 
qui précèdent pour qu'on soit dispensé d'y revenir, 
cependant il resterait encore à envisager cet art sous 
le rapport de la célébrité. 

Tous les rois, princes, empereurs qui ont régné de 
par le iQonde ne sont pas célèbres ; il en est même 
qui ne sont pas connus; c'est qu'en vérité, pour les 
princes comme pour les autres mortels, il y a façon 
de manœuvrer pour que l'on ne se borne pas à vous 
consacrer dix lignes seulement dans une histoire 
universelle. Sans cela le jeu n'en vaudrait pas la 
chandelle. Un prince magnanime qui tient le sceptre 
doit se dire : Je vais leur en faire d'une telle façon 
que, s'ils m'oublient, c'est à désespérer de l'espèce 
humaine. 

Pour cela, il y a une chose élémentaire à savoir, 
c'est que les actes simplement utiles , une bonne 
administration, des réformes éclairées, de sages me- 
sures, un gouvernement paternel, juste, émancipa- 
teur, sont à peu près improductifs au point de vue 
de la gloire posthume ; il n'y a point d'effet d'op- 
tique à en attendre, et l'histoire, comme on sait, ignore 



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DES OBJETS DE L*ADMIRATION HUMAINE. 205 

la mémoire des justes, elle en convient elle-même 
avec ingénuité. 

On ne peut même pas dire que, dans l'intérêt de son 
immortalité, un prince doive faire des choses grandes, 
car tous les hommes ne comprennent pas la grandeur 
de la même manière. Ce que Ton peut dire de mieux, 
c'est qu'il doit faire des choses extraordinaires, sur- 
prenantes, hors de proportion, car l'admiration ne 
fait son grand départ que sur l'étonnement. 

Seconde observation fort importante, il n'est 
même pas absolument nécessaire que le succès cou- 
ronne les entreprises quand elles sont bien conçues 
au point de vue de l'effet général à produire. Des 
désastres épouvantables, d'immenses ruines, des dé- 
faites sanglantes mènent aussi bien et méïne mieux 
à l'immortalité que les succès les plus triomphants. 
Qui est-ce qui connaîtrait le roi Jean sans la bataille 
de Poitiers? Que Ton calcule ce que la Saint-Barthé- 
lémy, la destruction de V Armada espagnole, la ba- 
taille de Pavie, la révocation de Fédit de Nantes ont 
fait pour la grandeur et même pour la popularité des 
François I*', des Philippe II, des Médicis et des 
Louis XIV. Que l'on ôte à Napoléon l'incendie de 
Moscou, la campagne de Russie et la bataille de 
Waterloo, les Muses en pleureraient et les historiens 
aussi. Il faut à ces messieurs de fortes teintes. On 
plaint bien les peuples de temps en temps, mais 
c'est un si beau spectacle que la force humaine dans 
ses débordements, c'est si beau comme matière 



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206 LIVRE IV. 

épique. La poésie^ la peinture, la sculpture, la mu- 
sique s'emparent de tout cela; les musées regorgent 
de trophées, on yient iroir les manteaux, les perru- 
ques, les brodequins des grands hommes ; la foule 
hurle avec des ardeurs chamelles devant ces débris. 
Les historiens sauvent la morale publique en gémis- 
sant des excès de la gloire ; mais ce qu'ils ont surtout, 
c'est le sentiment de la grandeur dans le mal. Que 
de métaphores ne se présentent pas à la pensée en 
fkce des nations bouleversées ! Quelle jouissance de 
pouvoir dire : 

H Ce sombre génie, ce cerveau incommensurable, 
cette main de fer qui étreignait le monde ; ses pas fai- 
saient tressaillir les deux hémisphères. — Quand le 
colosse faisait un mouvement, l'univers tremblait; le 
titan, le colosse ; les peuples épouvantés, les trônes 
brisés. » 

Et autres phrases semblables qui rapportent beau- 
coup de jouissance aux écrivains, parce qu'elles si- 
gnifient : « Je ne suis qu'un pauvre diable, un poète 
crotté, je crève de faim en faisant des vers ou de 
la prose, mais je te comprends, va, grand homme! 
et, si j'avais tes muscles, tes reins, je ferais comme 
toi^ j'ai autant d'appétit, mais je n'ai qu'une plume 
à la patte au lieu de griffes, je n'ai que du venin, 
mais point de dents pour faire des morsures* » Pour 
être juste, d'ailleurs, il faut constater que les poètes 
millionnaires, les riches industriels de la littérature 
ne tiennent pas un autre langage. 



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DES OBJETS DE LADMIRA.TION HUMAINE. 207 

A-t-on remarque avec quelle complaisance tous 
les écrivains modernes, presque sans exception, s'ar- 
rêtent devant certaines figures historiques qu'ils 
rencontrent sur leur passage? Est-il question^ de 
Louis XI, de Philippe le Bel, de Richelieu surtout, à 
deux cents ans de distance ils se sentent touchés sur 
réchine, ils s'agenouillent. O! grande figure! quelle 
main ! quelle poignef ! comme il abattait les têtes I Us 
pardonnent même à Louis XIV en faveur de dra- 
gonnades et de quelques autres exécutions som- 
maires qui leur commandent le respect. 

£h bien donc! comment veut-on qu'ils fassent, ces 
pauvres princes, quand ils ont faim d'immortalité ; 
il faut bien qu'ils tombent sur le pauvre monde. 11 
faut bien qu'ils se tiennent l'esprit au grand par 
Tamour des batailles et la fureur des combats, 
assauts, villes prises, garnisons passées au fil de 
répée, incendies, bombes à la congrève, fourgons, 
canons et butin. 

Mais ce u est pas tout encore pour conquérir le suf- 
frage de la postérité. On ne manque jamais de dire aux 
enfants à la fia des histoires des grands régnes : <c II 
favorisa les arts, les lettres, le commerce, etc. » 

Laissons le commerce, mais les arts, les lettres, 
je le crois bien. Si l'oxi ne remplit pas son royaume 
de bustes, de portraits, à l'huile, eau-forte, gravure, 
manières noires, fresques, tentures, plafonds, mo- 
saïques, émaux, sur le fer, sur le bais, sur la laque et 
sur le bitume, on s'efface de la mémoire des peu* 



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208 LIVAE IV. 

- pies. 11 en faut des artistes, et par douzaines, pour 
représenter le héros sur toutes ses faces, à cheval, à 
pied, en voiture, de profil, de dos, de trois quarts. 
Plus il y en a, mieux cela vaut; car si les artistes ne 
servent pas à peinturlurer, sculpter, graver, colo- 
rier, à fondre, à repousser au marteau les fastes d'un 
règne glorieux, à quoi servent-ils ? 

S'il faut des artistes, il faut encore plus des écri- 
vains; les tableaux, les statues, les bronzes se per- 
dent, se cassent, se détériorent, nous n'avons que des 
tronçons dans nos musées; mais les livres c'est de la 
graine d'immortalité, un seul grain conserve l'es- 
pèce. Aussi tous les princes qui ont été jaloux de 
leur mémoire ont-ils pris grand soin de faire éclore 
autour d'eux le plus qu'ils ont pu de poètes, d'histo- 
riens, d'écrivains de toute espèce et de les tenir au- 
tant qu'il est possible à leur gage ; car ce sont eux 
qui signent la feuille de route pour la postérité. Il 
faut ouvrir des cassettes à tout ce qui tient une plume, 
avoir un trésor caché où l'on arrive par mille portes 
secrètes, où l'on entre sans être vu. Toute la littéra- 
ture haute et basse s'approchera du sanctuaire pour 
tendre la main au caissier. 

On comprenait les choses de cette façon dans les 
deux derniers siècles et l'on s'en trouvait bien. Ri- 
chelieu qui manœuvrait parfaitement en ceci comme 
en toute autre chose, fonda l'Académie française pour 
avoir une institution consacrée à son panégyrique 
d'abord et ensuite à celui de ses successeurs. Il pen- 



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DES OBJETS DE l'aDMIRATION HUMAINE. 209 

sionnait en même temps tous les écrivains de son 
époque, si bien que Ton ne trouve pas dans les écri- 
vains du temps un seul ouvrage rebelle à sa louange. 

Louis XIV fit les choses d'une bien autre façon 
encore; il enrégimenta toute la gent littéraire et les 
pensions allèrent leur train ^ de telle sorte qu'il n'y 
a pas un écrivain de profession, contemporain de 
cette époque, qui ne se pâme au seul nom du grand 
roi. 

Rien n'empêche d'en faire autant aujourd'hui. Ces 
observations, en épuisant la première donnée du 
sujet, vont ramener presque exclusivement les 
pages qui suivent à l'objet unique de la célé- 
brité littéraire et artistique, aspect nouveau du grand 
sujet dont on suit les contours, en traçant toujours 
des parallèles et des lignes de circonvallation. 



Gm[ô:> 



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CHAPITRE II. 

DE LA VANITÉ DANS L'HISTOIRE. 



Comment s'entretient dans les âmes le feu sacré 
de l'admiration pour ceux dont la postérité a une 
fois enregistré les noms ? Ce serait intéressant à étu- 
dier en détail, ce que l'on ne peut pas faire dans un 
livre où l'étendue et la multiplicité des sujets oblige 
à des raccourcis dont la valeur ne sera peut-être 
appréciée que par quelques amateurs curieux des 
formes lapidaires. 

Étant donnée l'éclosion d'une célébrité nouvelle, 
de quelque consistance, il y a un certain nombre 
de fervents qui, de jour en jour, d'année -en année, 
er ainsi de suite jusqu'à l'édification complète de 
l'idole nouvelle se chargent de brûler de l'encens 
sur son autel^ d'y déposer des couronnes^ des ex 



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DE LA VANITÉ DAKS K^HISTOIRE. 21 1 

iH}îo. Il pullule des critiques, des glossateurs, des 
adeptes, apôtres, disciples et \ulgarisateurs qui font 
leur affaire de relayer la renommée du nouveau 
venu usque in œternum. 

Les morts célèbres sont, comme Ton sait, très- 
favorables à la vanité des vivants. Quand il s'agit de 
quelque forte individualité qui a fait gros bruit de 
son vivant, d*un grand homme, d'un homme de 
génie, conmie on les appelle, on voit aussitôt deux 
ou trois mâtins s'élancer aux pans de la redingote du 
mort, sauter dessus, happer sa mémoire, rognonner 
à Fentour ; ils ont besoin de cette ombre illustre 
pour faire leur affaire, c'est-à-dire leur propre célé- 
brité à eux. En se tenant accrochés des pieds et des 
mains à cette figure, ils espèrent être entraînés après 
elle dans son sillon lumineux. 

Il y a de ces écrivains qui vous enveloppent un 
cycle historique. Ils ont dans leur poche une lime et 
un compas, le compas pour mesurer plus exacte- 
ment, la lime pour raboter les surfaces qui ne sont 
pas exactement telles qu'ils les conçoivent. Ils vous 
narrent une bataille en comptant les cailloux qui se 
trouvaient dans le chemin, le nombre des coups de 
canon qu'on a tirés; ils vous disent le numéro de 
chaque bataillon, le calibre du fusil, la couleur du 
pompon, le nombre des rations et des souliers. Ils 
vous font connaître que ce jour-là le général en 
chef avait pris une tasse de café au lait et qu'il 
avait des bémorrhoîdes. On sait que le terrain sur 



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212 LIVRE IV. 

lequel s'est livrée la bataille se composait d'une cou- 
che jurassique et de deux sédiments calcaires. Le 
héros est d'une valeur étonnante, il fait respirer des 
bombes à son cheval ou franchit les Alpes au galop, 
à la montée comme à la descente. L'historien est 
dans les poches du héros, il lui voit tirer son mou- 
choir et prendre une prise de tabac. Les négociations 
sont racontées exactement et les événements aussi 
toutes les fois que les documents et les traditions ne 
contrarient pas la couleur historique qu'il s'agît de 
donner aux faits. 

Si la bataille est perdue, l'auteur a la prétention 
de faire connaître comment on aurait pu la gagner ; 
si elle est gagnée, il vous apprendra comment il eût 
été possible d'en tirer plus de fruit. On finit par se 
persuader, et non sans raison, que l'historien est un 
bien plus grand stratège que son héros; sa compé- 
tence en diplomatie, en administration, en finances, 
fait regretter vivement qu'un tel homme n'ait pas 
été appelé à tenir le timon des affaires, car il est évi- 
dent qu'il y eût fait merveilles. 

Sa pensée fixe à lui, sa fureur c'est de rendre son 
nom inséparable des événements qu'il raconte. Il 
ne veut pas qu'on les comprenne autrement que 
lui; ce serait lui faire injure. Il veut avoir dit le der- 
nier mot, et si bien dit qu'après lui on ne trouve 
plus même à glaner. Il fera trente volumes pour un 
règne. A la fin de chaque volume il résumera trois fois 
ce qu'il a dit au commencement, puis il fera un ré- 



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DE LA. VANITÉ DAJVS l'hISTOIRE. 213 

sumé du résumé* On mâchera trois fois sa bouillie, 
on saura sa leçon par cœur. Voilà une des façons 
d'écrire l'histoire en vue de la célébrité et on y 
arrive. 

L'histoire s'éaît de deux façons, ou en ramassant 
tous les préjugés, toutes les vulgarités qui trainent 
dans les ruisseaux, en faisant des commérages, des 
romans qui prennent le patenté, la femme de cham- 
bre et l'enfant, ou bien en saisissant à l'envers une 
époque, un homme, une révolution, en s'inscrivant 
en faux contre des jugements définitifs. Vous prenez 
Robespierre et vous en faites un mouton, Danton 
est présenté comme im incorruptible, vous faites de 
Marat un messie, vous prenez une poignée de co- 
quins obscurs hurlapt à sa suite, et vous les repré- 
sentez comme les apôtres du droit et de la civili- 
sation, etc. 

C'est cette façon d'écrire l'histoire qui donne tant 
de portée aux appréciations des historiens modernes. 
Le procédé est toujours le même ; il s'agit d'idéaliser 
et d'arranger si l'on veut peindre en beau ; d'assom- 
brir et de diffamer si l'on veut peindre en laid. 

L'histoire n'est qu'un prétexte pour satisfaire les 
vanités effrénées d'écrivains ou d'hommes politiques 
qui espèrent étonner le monde par la hauteur de 
leur génie. Ceux qui sont les plus amusants, ce sont 
généralement ceux qui ont été mêlés aux événe- 
ments qu'ils racontent. 

Goémon qui a eu une monarchie tuée sous lui, pro- 



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214 LIVRE nr. 

fesse son infaillibilité en dix-huit volumes d'une im- 
perturbable solennité ; il contemple son image sans 
se lasser jamais et la montre du doigt au lecteur au 
bout de chaque paragraphe. Tout le monde s'est 
trompé sauf Goémon ; il n'a pas fait une faute, il ne 
regrette rien. Il n'y a pas un acte de sa vie politique 
qui ne soit entièrement justifié. Et comment croire 
qu'un homme puisse avoir tort quand sa prose s'a- 
ligne avec tant de majesté , quand froid, calme, 
digne, impassible, il prononce que son oeuvre était 
bonne, pareille au Dieu de la Genèse. Voyelle dans 
ce chapitre, il organise un ministère qui flottait 
alors comme le cahos sur les eaux de Fablme; il en 
sépare les éléments, en distribue les parties, et le 
tout avec tant de justesse qu'il entend dans le silence , 
le.bruit harmonieux des sphères administratives. Plus 
loin, vous le voyez premier ministre, accoudé sur le 
marbre de sa cheminée et dictant à ses secrétaires des 
dépêches qui vont tenir en échec tous les cabinet 
de l'Europe. Quelques pages plus bas, sa voix reten- 
tit dans le sein d'une assemblée souveraine dont il 
domine les clameurs. Près du prince, il a le génie du 
conseil et les accents persuasifs de la raison. De l'est 
à l'ouest, du midi au septentrion, sa politique pré- 
voyante a conjuré les périls, raffermi les alliances; 
il a sauvé son pays tant de fois que le reproche d'in- 
gratitu^le est à chaque instant sur ses lèvres. 11 se 
drape dans un manteau et il attend avec confiance le 
jugement de la postérité. 



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DE LA VANITÉ DANS l'HISTOIRE. 215 

Marsyas improvisé f>endatit six semaines, arbitre 
d'une révolution avortée, exemple de rinconstance 
des affections populaires, Majrsyas, en descendant de 
la place publique, n'a rien eu de plus pressé que 
d'élever un autel à sa mémoire. Sa préface peut se 
traduire ainsi : 

« Je chante, je vais chanter le héros qui, pendant 
deux mois, tint le monde en suspens. Muse donne- 
moi cent bouches, cent langues et cent poitrines 
d'airain, car je vais parler du plus grand mortel qui 
ait jamais paru sous le ciel. » Marsyas nous fait as- 
sister aux transports de son admiration. Il reproduit 
ses discours en les accompagnant de tous les com- 
mentaires passionnés qui peuvent aider à comprendre 
l'effet qu'ils ont produit. On lit à chaque instant ; 
« Marsyas s'avance, Marsyas fait un geste, Marsyas 
parle, il va parler, et tel que le fougueux Aquilon 
s'apaise à la voix de Neptune , de même le peupie a 
la voix de Marsyas. . . . Etc. » 

£t ainsi de suite pendant six mille pages. 

Birbante a peut-être été plus étonnant encore. ISt 
très-jeune à la Vie politique , il a écrit deux ou trois 
histoires, en sept ou huit volumes chaque, pour dé- 
montrer que tout le mouvement des idées depuis l'o- 
rigine de la monarchie française^ ne s'est fait que 
pour aboutir à ses doctrines. Pour lui la filiation 
est palpable ; il voit ses précurseurs partout, dans 
Etienne Marcel, dans jlean Huss, dans Luther, dans 



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216 Liyi^E iv. 

Calvin, et mille autres. Il est le dernier messie de 
celte race de prophètes. Les fortes convictions ne 
connaissent pas de ménagement. Aussi, il faut voir 
comment Birbante traite les gens qui ne sont pas de 
son bord. 11 ne voit de toutes parts qu'incapacité, 
ineptie, pauvreté. Il traite les rois, les ministres, et 
Goémon lui-même, d'ânes bâtés. Birbante sourit 
amèrement à tout ce qui n'est pas lui; et comment 
en serait-il d'autre sorte ? il sent qu'il tient, lui, la 
panacée, qu'il a résolu le problème social^ qu'il n'a 
qu'à ouvrir la main pour inonder le globe de lu- 
mière. Ahl qu'il est difficile de lui arracher une 
louange ! Il ne connaît qu'un seul homme qui pour- 
rait en recevoir légitimement, et volontiers il crie- 
rait aux populations : mais où donc allez-vous cher- 
cher le génie, la grandeur, les talents; mais vous 
avez tout cela à portée de la main, regardez un peu 
ici, regardez-moi. 

Birbante, lui aussi, a passé par les affaires. Il y a 
laissé ses plumes et ses dents, et parfois il croit sen- 
tir qu'il en repousse quelque chose. Il n'est pas en- 
core corrigé. Le premier livre qu'il écrira sera pour 
terrasser ses adversaires et démontrer que le mou- 
vement social n'est pas sorti du cercle qu'il lui avait 
tracé dans ses premiers écrits. 

L'auteur va faire un gros aveu. Il demande la li- 
berté de déclarer qu'il ne croit pas plus à Tinfailli- 
bilité des jugements de l'histoire et de la postérité 
qu'à toute autre chose. Sans doute, on dit qu'au 



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DE LA. VANITÉ DANS l'hISTOIRE. 21 T 

bout de quinze, vingt ans, au bout d'un demi-siècle, 
les passions se refroidissent et que Ton ne cède plus 
alors J|u'à l'ascendant de la vérité. Est-ce bien sûr? 
Que ]|on se donne seulement la peine de lire tout ce 
qui s'est écrit depuis dix ans ou quinze ans sur les 
événements qui se sont passés il y a quarante ou 
même cinquante ans. Si Ton y trouve de la vérité et 
de la justice, ce sera heureux. Rien n'a été jugé 
impartialement jusqu'à ce jour, ni les dernières an- 
nées du règne de Louis XVI, ni la Révolution fran- 
çaise, ni l'Empire, ni les deux Restaurations, ni le 
gouvernement de Louis-Philippe. Il importe peu que 
quelques tentatives isolées aient été faites pour per- 
cer çà et là la croûte d'opinion qui s'est formée au- 
tour de ces annales. Ces faibles lumières n'arrivent 
pas jusqu'à la grosse masse du public éclairée avec 
les lanternes fumeuses des tribuns de carrefours. 
Le peuple français de nos jours n'a pas le premier 
mot du sens moral de son histoire. 

Dans quarante ans ce sera autre chose, on brûlera 
ce qu'oq aura adoré, on écrasera, on piétinera sur les 
idoles devant lesquelles on s'est agenouillé, on leur 
crachera dessus. On chargera à fond de train dans 
tous les livres contre les mêmes systèmes, les mêmes 
hommes qu'on a si niaisement idéalisés. C'est-à-dire 
que l'histoire s'écrira en sens contraire ; ce ne sera 
pas encore la vérité. 

L'histoire en France n'est guère autre chose qu'une 
plaidoierie ; l'auteur voit un système, il y ramène 



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•218 MVBE TV. 

son œuvre entière, il met tout dans le même sac, 
il ne veut pas que le lecteur puisse supposer qu'il 
doute, qu'il hésite, quîi fait des réserves. Non, 
il tranche, il tronque; c'est si facile, on tire des 
événements les conséquences que Ton veut. On 
prend ce qui plaît dans les sources que Ton consulte. 
On fait des citations incomplètes. On s'appuie sur 
des témoignages quelconques. Il y a là une cuisine 
dont le public ne se doute pas. Un lecteur qui pas- 
serait par la série de documents que traverse This- 
torien avant de faire sa toile pourrait être surpris 
de sa conclusion. 

L'histoire moderne s'écrit avec des préjugés, l'his- 
toire ancienne avec des ciseaux. 



DE LA CELEBRITE LITTERAIRE ET 0E SES CAUSES. 

La célébrité est comme le reste, elle n'échappe pas 
à la loi du savoir faire. C'est la seconde raison pour 
laquelle on se tient en doute ici contre les arrêts de 
la postérité. Il y a les préjugés de la réputation, les 
réputations surfaites, les admirations de convention. 

Il y a une impression qui s'éprouve à peu près 
universellement quand on ouvre les livres qui se 
recommandent par une immense mémoire. On est 
altéré d'admiration, on est plein d'un enthousiasme 
avide, préconçu*, on ne demande qu'à se pâmer. Mal- 
heureusement ces ardeurs sont généralement Ironi- 



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DE LA. CÉLÉBRITÉ LITTÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 219 

pées. On lit, on reste froid, on s'étonne, on n'ose 
pas se Favouer, surtout on n'ese pas Tavouer aux 
autres, mais on n*admire pas comme on pensait le 
faire, souvent on n'admire pas du tout. Quelquefois 
on baye respectueusement. 

Quand on est assez bien doué pour pouvoir se 
dire à soi-même sans fatuité qu'on n'est pas un niais, 
et qu'on a d'ailleurs une faculté admirative suffisam- 
ment développée, il reste à faire une réflexion, il faut 
se demander si le savoir faire n'aurait pas passé par 
là. On le trouvera souvent, cela n'est pas douteux. 

Le savoir faire se combine dans la célébrité avec 
un autre élément dont il a été question plus d'une 
fois, aveclebasard, son compère. 

En matière de littérature, l'auteur recommande 
conuxM? décisive une épreuve qu'il a faite person- 
nellement sans se douter alors qu'il serait un jour 
si hardi que de mettre lui-même la main à la pâte : 
c'est de lire à l'aventure une centaine d'ouvrages 
dans la quantité innombrable de livres obscurs ou 
non signés qui ont paru dans les deux derniers siè- 
cles. A chaque instant on est tenté de s'écrier : mais 
ceci est bon, ceci est parfait, c'est meilleur que cet 
autre que l'on vante tant. Peut-être bien, mais le 
hasard n'a pas souri à ces inconnus. Leurs produc- 
tions végètent sur les quais où vous les trouverez 
reliés en veau, échoués comme les épaves d'un 
siècle qui les a oubliés. Leurs auteurs n'ont pas eu 
de chance ; ils n'ont pas su lancer leurs productions-; 



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220 LIVRE IV. 

ils n'ont pas plu à Voltaire ou à d'Holbach ; Rousseau 
les a mis à la porte de sa mansarde; et puis il a 
manqué quoi à ces livres? Us n'ont pas touché la 
fibre du temps, ils n'ont pas plu aux dames, que 
sait-on? 

Il faut bien un certain fond de candeur pour 
s'imaginer que les bonnes choses réussissent par 
elles-mêmes, que leur valeur les porte suffisamment, 
que le public entend par lui-même quelque chose 
aux bons écrits. Eh, mon Dieu si peu! On ne sait 
pas que les ouvrages qui peuvent affronter ouverte- 
ment la critique exigent des efforts affreux de vo- 
lonté et de patience. Il y a des phrases qu'on ne fait 
que dans un mois, des mots que Ton ne trouve 
qu'un jour en s'endormant ou la nuit quand le cau- 
chemar vous assiège, des idées qui mettent deux 
ans à pousser sous le crâne. Espérez donc qu'on ira 
vous comprendre cela! et puis enfin il y a des 
chefs-d'œuvre qui se font dans huit jours, quand 
l'esprit est plongé dans une douce ivresse. Mais un 
malotru, sans y mettre tant de façon, touchera le 
but, il réussira par un geste indécent. 

On se rappellera toujours avec une certaine satis- 
faction cette allocution qu'un poëte espagnol* adres- 
sait au public de son temps dans la préface d'une 
de ses pièces : 

a Canaille ! bête brute et féroce ! c'est à toi que je 

i . Caldéron. 



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DE LA. GÊLKBRITi LITTERAIRE ET DE SES CAUSES. 221 

m'adresse. Je ne dis rien aux gentilshommes qui 
me traitent mieux que je ne le mérite. Mais malheu- 
reusement ce n'est pas d'eux seulement que j'ai be- 
soin, c'est de toi, de toi parce que tes gros sous, 
quand ils sont réunis, font plus d'argent qu'ils n'en 
peuvent donner. Je te livre ma pièce, je crois qu'elle 
vaut quelque chose, et j'en suis bien désolé. Je te la 
livre, fais-en ce que tu fais des bonnes choses. Sois 
injuste et stupide à ton ordinaire. Ma pièce te re- 
garde et t'affronte, elle se donne à toi en te mépri- 
sant j comme font les belles dames avec les goujats 
bien bâti's. Si tu trouves mon œuvre mauvaise, tant 
mieux, c'est qu'elle sera bonne, et je suis consolé. 
Si tu la trouves bonne, si elle te plait, c'est qu'elle 
ne vaut rien. Paye-la, je me réjouirai de t'avoir conté 
quelque chose. » 

Cet auteur était bien dur, et même il était injuste, 
car il faut reconnaître que le succès ne dépend pres- 
que jamais directement du public, pas même au- 
jourd'hui; la célébrité littéraire est un produit en 
partie factice, presque toujours élaboré du vivant 
de l'auteur par des minorités qui conspirent dans 
un intérêt ou dans un autre au succès des œuvres 
qui leur conviennent. Le faire et le hasard sont les 
deux inconnues qu'il faut suppléer chez les écrivains 
qui trompent un peu trop leur monde, encore cela 
ne suffît-il pas toujours pour expliquer l'éclat phé- 
noménal de certains noms. 

A quoi, par exemple, Jean-Jacques Rousseau a-t-il 



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222 LPVRE IV. 

dû en Fn^pce son immense célébrité? On ne saurait 
pas dire vraiment que ce soit à la hauteur de son gé- 
nie. Rousseau , dépouillé des faux prestiges de sa 
popularité et envisagé en lui-même, se réduit à peu 
de chose. Il est inférieur à Diderot, à d'Alembert, à 
Mably, soit par le niveau de Fintelligence, soit par 
rétendue des connaissances positives. Son Contrat 
Social est une œuvre d'inexpérience complètement 
jugée aujourd'hui. Rousseau n'a même rien qui lui 
soit propre. Il a emprunté sa morale à Sénèque, sa 
philosophie à Locke, son romantisme à Richardson. 
Ses idées politiques, vieilles et usées, ne sont que 
des contrefaçons d'idées grecques et romaines. 11 
n'a qu'une originalité de convention. 11 est froid 
jusqu'à la glace dans ses transports les plus véhé- 
ments. Élève de Sénèque et de Quintilien, il fait ses 
phrases durement et elles sentent l'huile de la 
lampe. L'énorme difficulté qu'il avait ^ n^anier U 
langue française se trahit dans ses lettres ou l'on ne 
voit jamais un trait léger ni gracieux. Il cherche 
vainement l'expression propre, elle le fuit; il s'em- 
barrasse, il construit sa période avec des moellons. 
Comme romancier, il n'est pas dans la nature ; comme 
philosophe, il ne sort pas de l'enflure de l'école. Ce 
qu'il y a d'oratoire chez lui n'est que de la rhéto- 
rique. Comme doctrine, il n'a pas d'a]^)oint per- 
sonnel à fournir à la science; il sait ce que tout le 
monde savait de son temps, rien do plus. Quelques 
idées générales mises bout à bout et péniblement 



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DE LA, CIÊLÉBRIT^ LITTÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 223 

dans le Contrat Social ou dans V Emile, n'en font 
pas un penseur de premier ordre. Ce rhétoricien 
n'est rien moins qu'un génie, c'est palpable : son 
seul titre de gloire consiste dans un livre qu'on lui 
a reproché comme une mauvaise action^ dans ses 
Confessions^ idée qu'il a empruntée à saint Augustin, 
comme il a emprunté tout, mais où Ton trouve de 
merveilleuses peintures; les ravissants épisodes qu'on 
y peut lire dans un style qui cette fois est bien celui 
de la nature, ne sont point des titres suffisants à 
l'immortalité; et pourtant Rousseau ne descendra 
probablement pas du Panthéon universel où il figure 
avec les plus grands génies de l'humanité. Qu'est-ce 
qui peut bien lui avoir valu cet excès d'hoqneur? 
On peut s'en rendre compte sans beaucoup de peine. 

Rousseau avait décrit le lever et le coucher du 
soleil, à une époque où le style descriptif n'avait pas 
encore fait son apparition dans la prose, car en 
poésie on avait Delille. 

Rousseau avait fait mi discours sm* l'inégalité des 
conditions, et il avait soutenu l'une et l'autre thèse, 
ce qui avait étonné comme tour cje force. 

Rousseau avait trouvé la note du sentimentalisme 
faux, de la sensiblerie ergoteuse et prétentieuse, 
effet immense parmi les femmes. 

Rousseau avait dit qu'il ne fallait pas emmaillotter 
les enfants. — Révolution dans le système des 
layettes. — Il avait dit aussi qu'il fallait nourrir les 
enfants avec les mamelles. U pe l'avait pas inventé 



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224 LIVRE IV. 

évidemment, puisque la nature y avait pourvu; 
mais il l'avait dit; c'était une très-habile flatterie à 
l'adresse du peuple, et une de ces choses matérielles 
qui touchent la fibre des masses. 

Rousseau avait fait le portrait d'un pédagogue 
raisonneur : encore une contrefaçon du Mentor de 
Télémaque avec un autre Télémaque, mais contre- 
façon mise à la portée de raisonneurs et de sectaires 
de son temps. 

Il avait dépeint un autre pédagogue amoureux de 
son élève et cherchant à la séduire; c'était là quelque 
chose d'étrange et de faux qui devait plaire par la 
lutte qui s'établissait entre un amour rhéteur et épi- 
logueur, et les théories générales de l'auteur sur la 
vertu. 

Rousseau avait dégagé la notion d'une religion de 
la nature, d'un Dieu simple, hypothèse rationnelle, 
idée vieille comme le monde, mais qui saisit vive- 
ment l'intelligence des classes moyennes dans la pro- 
fession de foi banale du vicaire savoyard, un Jean 
Meslier plus sage. 

Rousseau s'était représenté comme l'homme pur, 
comme l'homme sacrifié, comme le juste. 

Il avait fait des peîntiwes d'un libertinage excessif 
dans ses Confessions en les enveloppant de toutes 
sortes de sophismes et de feintes ingénuités. 

Enfin il avait fait quelque chose de plus fort 
encore que tout cela; il avait dit qu'il était Fhomme 
de la nature, l'homme des champs. Chez un peuple 



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DE LA. CJÊLEBRITÉ LITTIÉRAIRE ET DE SES CAUSES. 225 

idéaliste et sentimental, dans une société corrompue, 
i*evenaiit au simple par l'abus d'une civilisation raf- 
finée^ cette pastorale bien plate était d'une habileté, 
nous dirions presque d'une rouerie consommée, si 
nous ne craignions de blesser quelques oreilles 
chastes. 

Il y aurait bien d'autres choses encore à dire à 
propos de Rousseau et dans le même sens. On y 
reviendra plus loin. 

Si la conduite du célèbre Genevois n'a pas été 
l'œuvre du calcul, et du calcul le mieux approprié au 
but qu'il voulait atteindre, il faut convenir qu'il a 
fait sans le savoir tout ce qu'il convenait de faire 
dans son temps pour piper ses contemporains. 



CONTINUATION DU MEME SUJET. 

L'auteur ne cachera pas qu'il éprouve quelque 
embarras à poursuivre le sujet qui se trouve amorcé 
dans ce chapitre. On lui reprochera peut-être un' 
esprit de dénigrement systématique (c'est un mot 
qui fait toujours bien), à l'égard des plus beaux 
génies, des plus haules gloires. L'auteur n'a qu'un 
mot à répondre. Il n'y a pas de pays assez aban- 
donné du ciel pour proscrire le libre essor de la 
critique individuelle en matière littéraire, même à 
rencontre de tout ce qui a paru de plus lumineux 
daqs la sphère des arts; s'il en existait, le progrès 

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226 . i^vwt IV. 

de la dvUisatiop ^i ^e U i^psée humaine dont on 
piprle si aouvept et à fH*opQs de tPMt, se trouverait 
bieqtôt eprayé. laissez donc, messieurs les puri- 
(aipS) 4^ grâce, renouveler les méthodes, conune vous 
dit^, refaire les outillages (c'est encore une des 
expressions consacrées); et n'imposez pas l'admi- 
ration plus que toute autre chose. Çt quand vous ne 
tenez ni à Dieu, ni à 4iab|e^ comme vous avez 
peut -être raison de faire, il n'importe; quand vous 
p'admettez plus pi principes, ni règles, et que vous 
voulez Tindépendapce en tout, même en morale, ne 
venez pas davantage vops raccrocher au Ckuisicisrp,e; 
4u momenf où Top seçope la tradition, secouons 
tout. Il n'y a pas de prétexte pour rien garder. 

Il ne s'agit pas de savoir d'ailleurs s'il y a plus ou 
moins de liberté dans ces pages, c'est l'essence même 
de la critique que l'indépendance ; mais seulement 
si le sens commun y trouvera quelquefois son 
compte, et si de façon ou d'autre le but sera parfois 
touché. 

' U est superflu d'ajouter qu'après avoir lu ce livre 
on n'admirem pas plus, pas moins qu'auparavant. 
Enfin l'auteur déclare qu'il ne tient pas à ses appré- 
ciations plus qu'à autre chose, et qu'il les croit très- 
réfutables. Est-ce assez ? 

Un des genres de littérature qui s'admire le plus 
communément en France, c'est le genre façon mo- 
rale, ]e style à facettes , des petits mots, de petites 
phrases qui s'enfilent et touchent à fond comme 



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DE LA CÈLÈ^mTÉ UTTÉ^kl^ft pT DE SES CAUSES. ?27 

UQe hotte. Oq s^ pp yo|r de ces éc^^^i^tilloqs dap^. 
diverses parties de ceÇ oii\Tage, où l'autem* ^'est qn 
peu maniéré lui aussi pour agréer aux écrivains qui 
font la bouche en cœx\x dans les Fariq^ à la troi- 
sième pagp de? joi^rnauj^. Ces messieqrs seront-ils 
cQptents? Ce n'est pas probable; toiyourç est-U qq'on 
pousse 4<îs ç^s d'sdmiyatjop aux seuls pops 4e ^ 
Bruyère, de Pascal, la Rochefoucauld, Yauy^Rargqçs 
et autres çharmauts diseurs, éclos 4aDs le spin d'upe 
société élégante et poliç, çpmmç n'e^t pas la nQtr<^ 
assurément- 

Le roturier français vept Inj aussi passer pour 
amateur des jolis entrefilets de style. Il veut, CQmpie 
les aristocrates, comme les nobles de ce temps-jà, 
paraître enten4re quelque chose à ces raffinements de 
langage, il affecte de lorgner avec amour, ^vec gr^çe 
ce qui est précieusement scplpté, joliipent tourné. 
Eh bien ! c'est encore ici un côté particulier du ca- 
ractère français. Pourquoi admire-t-on plus spé- 
cialement ce genre 4e littérature? On est libre de 
n'en rien empire, si on vept, mais l'auteur pense qu'il 
entre là dedans pn sentiment de vanité bourgeoise 
^ssez comique. Les Jou^dains français devenus maî- 
tres veulent avoir l'air d'admirer, 4^ sentir plus 
encore que les gentilshommes du tepips passé, les 
élégances de la forme, l'aipiable parler, les choses de 
la gentilhpmmerie, du bou4oir, de la çourj et ils 
criept comme des aveugles que c'est inimitable, 
étonnant; ils renchérissent par amour-propre, pour 



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228 LIVRE IV. 

qu'on ne les prenne pas pour des. vilains. En renché- 
rissant ils exagèrent et faussent Tappréciation géné- 
rale. 

Il faut bien savoir une chose, c'est qu*à l'époque 
où la Rochefoucauld écrivait ses piquantes réflexions, 
où la Bruyère tournait ses délicieux alinéas qu'on 
admire^ il y avait dans les boudoirs, à la cour, dans 
vingt salons de Paris des causeurs éblouissants qui 
disaient, en se jouant, d'aussi jolies choses, de plus 
vives, de plus étincelantes peut-être. Il est possible 
d'affirmer sans témérité que la Rochefoucaud et 
même la Bruyère n'ont reproduit que des côtés bien 
écourtés de ce qu'ils ont pu voir, apprécier, en- 
tendre. Une époque agitée comme celle de la Fronde, 
une vie d'intrigues, de camps, de plaisirs CQmme 
celle de la Rochefoucauld, pouvaient leur montrer 
la société française à une profondeur plus grande 
encore. 

Il semble qu'il y ait trop de vérités générales, pas 
assez de vues spéciales dans ces livres d'ailleurs si 
courts. Enfin il faut bien convenir d'une chose, c'est 
que les vérités morales traînent depuis le commen- 
cement du monde, dans toutes les productions de 
l'esprit humain. C'est la première chose qu*on ap- 
prend en naissant et en vivant. Quand on décom- 
pose par exemple une pensée comme celle-ci, tant de 
fois admirée : « L'esprit est la dupe du cœur, » 
à moins d'un entêtement excessif, on est obligé de 
convenir, qu'à part une expression vive, heureuse, 



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DE LA GÉLléBRITÉ LITTIÊRAIRE £T DE SES CAUSES. 229 

jaillissante, il n'y a rien qui vaille d'être noté, le 
cœur ayant égaré l'esprit depuis le commencement 
du monde, comme c'est manifestement sa fonction. 

On ne peut pas faire à la Bruyère un grief de 
s'être inspiré de Théophraste. Il a laissé si loin der- 
rière lui son modèle, que si Théophraste \it désor- 
mais il ne le devra qu.'à la Bruyère; mais la Bruyère^ 
pour avoir fait quelques peintures merveilleuses, 
pour avoir trouvé des traits, des mots, des images 
d'une vivacité sans exemple dans aucune langue, 
est-il donc ce génie, ce demi-dieu de la pensée hu- 
maine que la fable nous représente ? 

Ses admirateurs n'ont qu'un mot, qu'un cri : 
Quelle connaissance du cœur humain ! C'est bien 
naïf. Ceux qui connaissent le cœur humain , sont-ce 
bien ceux-là qui font des livres ? Ce n'est nullement 
probable. Le monde est plein de gens, même aujour- 
d'hui, qui connaissent mieux le cœur humain que 
la Bruyère, qui le connaissent parce qu'ils le prati- 
quent et qu'ils en vivent, bien qu'ils fussent proba- 
blement incapables d'écrire une seule des jolies 
phrases qu'on peut compter à foison dans cet auteur. 

Reste le point dç vue de la forme, une forme di- 
vine, il est vrai ; mais on serait heureux de trouver 
dans la Bruyère un peu plus d'haleine, la Bruyère 
n'a jamais pu aller au delà de l'alinéa. Son ouvrage 
se compose de deux ou trois mille phrases sans liai- 
son et sans suite. Il n'a pu enchaîner toutes ces vé- 
rités morales; il n'a pu leur donner un corps, un lien. 



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230 LIVRE IV. 

un principe. Aurait-il dû le faire? Cela importe fort 
peu ; car c'est le piropre des choses d'art de se pro- 
duire en dehors de tout conventiontialistue f mais 
c{uelle rage de surfaire et de vouloir tirer l'échelle 
après certaihs nbmsl 11 pourrait naitré des là 
Bruyère aujourd'hui, qU'avec cette sotte tnanie, on 
ne les verrait seulement pas. Enfin, pour que le lec- 
teur n'en ignore, on l'engage à peser ce cju'il y a 
dans cfe livte, Vîvra-t-il autant: que les alinéas 
de la Bruyère? Ce n'fest pas probable, eti vérité. 
£tgô. 



QtlEL<(?UES IUGEAIE^TS DE LÀ POSTÈRÎtà QUE L^ÂUtfitJR 
CROIT SUJETS A RÉVISION, 



Oui^ mais pour une autre édition. 



C^!^ 



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CHAPITRE IIL 

DÉ UORIGINALiTÉ. 



On réussit avec les règles et sans les règles. C'est 
une observation que là Brùyèfe avait déjà faite*. Il y 
a des gens qui^ avec le jeu le jplus singulier, le plus 
imprévu, le |)lus scabreux, touchent le but. C'est 
vrai, en matière de célébrité coUime en autre chose. 
On est en présence des excentriques^ des irréguliers, 
ou, pour mieux dire^ dés ôrigitiaux. 

Pour peu que l'original ait un peu de faire, il est 
sauvé^ il arrivera à toUt. 

\ . Cet élégant écrivain s'exprime en ces termes : « H y a des 
gens qui gagnent k être extraordinaires : ils vognent, ils cin- 
glent dans une mer où les autres échouent et se brisent. Ils par- 
viennent en blessant toutes les règles de parvenir. Ils tirent de 
leor irrégularité et de leur folie toUs les fruits d'ùtie sagesse rai- 
sonnée. » 



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232 LIVRE IV. 

L'originalité a cet avantage qu'elle étonne les 
gens, excite leur curiosijé. On veut savoir ce qu'un 
original pense, ce qu'il dit, ce qu'il fait, ce qu'il a 
dans la lête ; on veut le soumettre à l'analyse, avoir 
le mot de son caractère, de sa nature. Si l'original 
continue d'échapper par des bonds imprévus et des 
aspects nouveaux; s'il dérobe parfaitement son se- 
cret, il poussera la curiosité jusqu'au fanatisme, jus- 
qu'à la fureur, on se l'arrachera. 

L'original ne juge rien et ne fait rien conune le 
monde ; l'opinion des autres ne le touche pas; il est 
étranger au respect humain et peut se placer même 
au-dessus des convenances, pourvu que son phlegme 
•égale sa hardiesse. Il ne connaît de loi que ses capri- 
ces, il doit faire avec un sang-froid imperturbable les 
choses les plus bizafres. Il se promènera en chemise 
devant sa porte un jour qu'il gèle à pierre fendre, une 
autre fois il descendra sur la place publique en cos- 
tume de bateleur, appellera la foule au son du tam- 
bour et fera des tours. 11 sautera sur le dos d'un 
passant et le saluera ensuite respectueusement. H 
doit pouvoir étemuer dans une solennité, cracher 
au nez des gens qui viennent lui souhaiter le bonjour, 
et autres choses semblables qui se recommandent 
par leur étrangeté. L'original n'est pas exacte il vient 
quand on ne l'attend pas, et n'arrive pas quand on 
l'attend. Il est avare de son temps. Il attache des 
prix fous à ses complaisances ou se donne pour rien. 
Un jour il se livre tout entier, le lendemain on ne 



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DE L'oRIGINiLLITJÉ. 233 

le revoit plus. 11 doit pouvoir être impertinent ayec 
les personnages les plus qualifies et leur tourner le 
doS; si bon lui semble, montrer des talents inconnus 
et s'en défendre ensuite comme des bagatelles les 
plus légères, repousser l'admiration comme une iro- 
nie, railler toujours si froidement qu'on ne sache 
jamais s'il est sérieux ou plaisant. 

Que faire avec un homme dont on ne connaît pas 
les ressources d'esprit, qui se trouve partout à son 
aise, qui saisit le ridicule et qui lui échappe, qui 
possède la mesure et la dépasse s'il le veut, qui ose 
tout ce qu'il imagine? Un tel homme réussira en se 
jouant. Il obtiendra, en se moquant des hommes, ce 
que les autres n'obtiennent qu'avec des prières. 

L'originalité combinée avec l'esprit et le savoir- 
vivre serait évidemment l'idéal ; mais c'est trop rare. 
On peut heureusement, même sans les qualités de 
formes, se constituer une originalité suffisante pour 
saisir la curiosité. 

Jean-Jacques Rousseau, qui ne savait pas dire deux 
mots de suite dans Je monde, avait su faire servir à 
son originalité même les talents qui lui manquaient. 
Il disait bien haut qu'il n'avait ni manières, ni ré- 
partie ; qu'il était borné, bouché, sot comme un pa- 
nier en compagnie. Il se glorifiait de n'avoir ni 
naissance, ni fortune. Il acceptait les services qu'on 
lui rendait en disant qu'on l'insultait ou les repous- 
sait durement, sous prétexte qu'il aimerait mieux 
voler que d'être l'obligé de quelqu'un. Il se montre. 



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234 LIVRE nr. 

dans ses mémoires, menteur, délateur et vicieux. Il 
ne veut pas qu on le vante, qu'on l'admire, quoique 
ce soit son principal objet. Il met en garde cotttre 
ses propres idées, ses propres théories. Il affecte de 
montrer Un philosophe réduit pour vivre à copier de 
la musique; et, du reste, il malmène et hidoie lés 
personnages importants ^ui viénnetit lé rëchettîher, 
il les met à la porte. 

Une fois que la notoriété est coiicJUisfe, toutes ces 
choses-là font merveille. Elles excitent vivement le 
goût blasé du public. 

11 y a dobc, cela est certain, totite UHe classe de let- 
trés célèbres qui ont dû la pliis grailde pat*tie de leur 
renommée à l'originalité haturelle ou ffeintê de leur 
daraôtèré. La lîfeté feti seWit Ibtigue. On compterait : 

Chapelle, ce mystificateUt exquis qiie feoii espHt 
et ses chàt'ges faisaient rechercher ^àr les plus bril- 
lants gentilshommes de la bout*, etl ne i^e gênant 
jamais avec eux, en les plantant là et eti les rossaut 
au besoin, tôthme il fit uti à jôbr uii maréchal de 
tranfcfe. 

Waiïe^^ qui faisait hautement profession de sel^ 
de sa plUlhe tôUs lès paitis c[ui le pâyàietit (mais cela 
ne paraîtra pas étonnàht), et e(lii, sans boire qUe de 
l'eau ^ se grisait avec son esprit, faisant la joie des 
banquets par sa gaieté folâtre et sa Vet-ve Inta- 
rissable. 

Smfty qui s'était fait une loi de ne pas parler plils 
d'tine minute, mais qui eiitrait dans dès tl'ans- 



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DE L'ORIGINAtiTÉ. 235 

ports de fureur si on rinterroiupait par un mot, par 
un geste ou même par un éternument; le même 
(JUi avait fait vœu de chasteté pour conserver la lu- 
cidité de son cerveau, et laissa mourir ae consomp- 
tion sa maîtresse et ensuite sa femme, afin de con- 
server intacte sa virginité. 

Chatterton j qui se moquait si plaisamment des bi- 
bliophiles de son temps, chez qui oti trouva aptes sa 
tïiort lé calcul suivant, qu'il avait fait après le décès 
de son protecteur dans une pièce devers qiii lui était 
destinée : 

Pëttlu par sa tnort sut cet essai, » 1. 1 sh. i 1 p. 

Gdgné en éloges 2 2 » 

Efa ësâais. 3 3 « 

Total 5 1. 5 sh. » p. 

Je me réjouis de sa mort pour 3 13 6 ' 

Ld Fontaine j qui oublia toute sa vie qu'il était 
înarié et qu'il avait un fais. 

Byrvti (|ui, avec une grande fortune, im beaU 
iiom, tous les dons de l'esprit et de là figure, ne put 
vivre datis son pays et alla lîiôlirir pour l'Ihdépen- 
dàbfce dé la Gtèce qui ne pouvait pas lui teilir tant à 
coeur que cela. 

Oti feri citerait bien d'autres^ tant parmi les ati- 
cieiis que ()armi lès inodemes, et mêiile paritii les 
contem{)ôt*iijls , et ôes diVerèitéà de caractères fé- 



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236 uvRE IV. 

raient comprendre la variété d'aspects par lesquels 
on peut se rendre original. 

Foliaire fut incomparablement l'un de ceux qui 
connurent le mieux la tactique de la célébrité, lui 
qui se serait cru perdu s'il s'était laissé oublier pendant 
huitjours; mais il joignait à l'originalité du caractère 
une énergie de volonté indomptable. Insulté à ses 
débuts dans le monde par un homme de la plus 
haute qualité, il apprend immédiatement les armes 
pour se venger, poursuit et provoque son ennemi 
jusqu'à ce qu'on l'enferme à la Bastille. Il a pour 
principe de ne pas souffrir une offense, de rendre 
coup pour coup. 11 se venge d'un protecteur qui n'a 
pas pris sa défense, en rayant de la Henriade l'un de 
ses ancêtres qu'il y avait fait figurer. U raye le nom de 
Sully, rien que cela, et il le remplace par Momay. U 
lui passe par la tête de savoir les sciences comme il 
sait les lettres; il s'ensevelit dans son cabinet pendant 
des mois entiers, et, au bout d'un an, il est en état 
de faire des expériences de chimie et de physique 
comme un homme de l'art. On refuse de seconder 
ses velléités d'ambition politique, il se, met immé- 
diatement à coup tiré avec le ministère. Le roi de 
Prusse blesse son amour-propre, il lui renvoie, sur 
l'heure, sa pension, sa clef de chambellan et sa croix. 
U a besoin de signaler ses coups contre quelqu'un 
ou contre quelque chose pour immortaUser son nom ; 
il s'attaque au christianisme avec une audace que les 
temps rendaient inouïe; il n'a de répit qu'il n'ait at- 



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DE l'okiginalitê. 237 

teint son but qui est de saper les fondements d'une 
religion, il termine toutes ses lettres par un mot ca- 
balistique qui lui rappelle sans cesse le dessein qu'il 
poursuit *. Il inonde TEurope de pamphlets qu'il dés- 
avoue hardiment au besoin. Il laisse éclater -sa co- 
lère jusqu'à la fureur contre ses adversaires ou ses 
ennemis. Il lance des invectives contre eux en prose, 
en vers et en paroles. Il tombe malade, il feint d'être 
moribond^ se fait enfermer avec un prêtre et le force 
à lui administrer les sacrements et en dresse procès- 
verbal. 11 affecte de mourir par contraste dans le sein 
de la religion qu'il a attaquée, et termine par le trait 
si fameux « que, s'il était sur les bords du Gange, il 
mourrait une queue de vache à la main. » 

Toutes ces excentricités diaboliques ont été pour 
moitié dans sa réputation, ce n'est pas contestable. 

En frappant vivement l'imagination des hommes 
de son temps, on produit sur les contemporains une 
commotion que ceux-ci transmettent telle qu'ils l'ont 
reçue. Tous ceux qui viennent après ne font plus que 
copier leurs devanciers. 



REPRISE D UNE DES IDEES CI -DESSUS. 

Nous avons émis plus haut cette proposition pas- 
sablement scandaleuse que la célébrité littéraire était 

i . Écrasons, écrasez rinfàme. 



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238 UVRE IV. 

due autant à Tartifice qu'à l'éclat (Jes talents, et à 
certaines circonstances particulières qui entourept 1^ 
naissance d*un livre. 11 y a deux choses qui font que 
la postérité ne revise pas ses arrêts ou Jes revise si 
rarement que ce sopt des exceptions étqpnantes. pi 
première, c'est que le public tient aux gloires qu'on 
lui a faites ; il y tient coipme ^aptiquité tenait k ses 
héros, à ses demi-dieux. La seconde raison, c'est 
qu'il ne lit pas ce qu'il admire. Quant à cçux qui 
lisent, c'est autre chose. Une fois que le diapason 
de l'admiration a été donné, il y a un crescen4o qui 
s'explique facilement. Admirer avec passiop, avec 
enthousiasme, avec frénésie, c'est se donner à soi- 
même un brevet d'aptitude, de pénétration, d^ sa- 
gacité. On parait avoir l'âme plus sensible, l'esprit 
plus élevé. Comprendre un auteur, sentir son génie, 
sa portée, n'est-ce pas laisser à penser au public 
qu'on est presqu'a son niveau? C'est comme dans un 
concert où Ton entend de bonne musique, ceux qui 
paraissent le plus musiciens sont ceux qui poussent 
des cris ou sont près de s'évanouir dans les bras de 
leurs voisins, ta bonne foi joue d'ailleurs sou rôle 
dans ses émulations de l'admiration. A force de re- 
lire et de fouiller un passage, on s'éprendra très- 
sincèrement. On y découvrira des beautés nouvelles; 
et le commentateur, te bouche enfarinée, dira : Voici 
d'ailleurs comment s'exprime l'incomparable N*** 
dans ce style qui n'appartient qu'à lui, avec cette 
forme, ce mouvement, cet accent du génie, etc. — 



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DE l'originautè. 239 

Suit la phrase ou le passage cité , on se frotte les 
yeux, on est obligé de se dire en conscience que 
vraiment cette phrase n'est pas si étonnante, que 
l'on en rencontre quelquefois de semblables chez 
des écrivains qui ne font pas des miracles, que soi- 
même un jour sans être sur le trépied, on a pu en 
tourner une pareille. Dans cette voie, on ne s'arrête 
plus, les fautes, les imperfections mêmes deviennent 
des traits de lumière, des effets cherchés. On rap- 
port^ m geni*e, au toq, à la mapjère, touÇ ce qi^i 
pourrait être critiquable même au point de vue de 
Tart, ou bien les fautes sont de celles qu'un grand 
esprit seul peut faire. Les mortels, aimés des dieux, 
peuvent se tromper, mais ils ne se trompent pas 
comme les autres hommes. 



IH^ITATiœ^ DE PIVERS ^TYLES AFIN DE MONTREE AXJX EA-^ 
DAUDS QUE LES STYLES LES PLUS DIVINS PEUVENT SE 
CONTREFAIRE COMME LE RESTE*. 



1 . L'auteur n'a pas fait ce chapitre ; c'est une de ces lacunes 
que nous Tavons entendu appeler des grains de beauté dans un 
ouvrage. (Note de ÇédUeur.\ 



g:^^ 



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CHAPITRE ÎY. 

DE LA PRESSE COMME INSTRUMENT DE LA CÉLÉBRITÉ 
CHEZ LES MODERNES. 



Le succès, la célébrité, là notoriété ne dépendent 
pas du public; c'est là l'autre proposition qu'il 
s'agit de reprendre pour en faire le fil conducteur 
des développements qui vont suivre. 

Le public joue le rôle du 'chœur antique dans 
l'admiration, il répète. Mais les renommées lui 
arrivent aujourd'hui par d'autres voies de transmis- 
sion. La différence des temps sous ce rapport est 
facile à signaler. 

Dans les deux derniers siècles, et même dans la 
première moitié de celui-ci, un écrivain, un philo- 
sophe, un artiste ne concevait point en vue du pu- 
blic. Il' n'était pas en contact avec la masse, il 
n'attendait pas d'elle la gloire ou la fortune. Sa répu- 



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DE LA PRESSE COMME INSTRUMENT, ETC. 241 

tation se faisait dans les salons, par un public d'é- 
lite qui formait un véritable aréopage pour les 
choses d'art. Le talent était en outre apprécié par 
une aristocratie brillante, douée d'un sens exquis, 
dont le suffrage, en s'ébranlant avec celui des cote- 
ries littéraires, entraînait avec lui toute la nation. 
Il y avait là, il faut en convjenir, des garanties d'ap- 
préciation qui ne se sont rencontrées nulle part au 
même degré, et c'est très-certainement à la haute 
influence de cette critique que la France a dû son 
éblouissante littérature. Ce grand jury de l'art a dis- 
paru depuis la Révolution, mais il n'a pas été trans- 
porté pour cela à la masse du public. Une autre 
oligarchie s'est emparée des fonctions de la critique. 
En un mot, le journalisme a pfis la place des salons 
et des gentilshommes de l'ancienne cour. Il n'y a 
plus de renommée sans la presse. 

Il y aurait bien à examiner quelle peut être, sur les 
arts et sur les lettres, l'influence de cette direction à 
peu près absolue de l'opinion par la presse. Mais ici 
l'auteur, qui ne peut pas être soupçonné de beau- 
coup de pusillanimité, s'interroge avant de passer 
outre, la prudence la plus vulgaire le lui recom- 
mande. 

C'est qu'en effet il n'y a pas d'écrivain qui n'é- 
prouve un certain frisson à la seule pensée de bles- 
ser, même sans le vouloir, cette redoutable puissance 
dont dépend, non-seulement sa renommée, mais 
encore son existence matérielle. 

16 



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2tô LtVRE IV. 

Et il n'y a pas que les ëcritains qui ressentent cet 
effroi salutaire, il y à tous beùx qui Vivent de la 
nbtoriétë publique, hotntnes politiques, avocats, 
médecins, artistes^ savàtits, invefateiirs. Oui, oiii; 
nous tremblons tous, il ne faut pas s'eh cacher; et 
cet effroi n'a rleh d'étonnant cjUatid tin téflëchit 
qu'en France l'institution est Un monopole^ et que 
la parble àj)t)artiént exclusivement à un petit nditt- 
bre de privilégiés ayant îcharge d'âiiie Vis-à-vis iâ 
pdstéHté. , 

Que peut dobc faire la presse ? quelque chose de 
bieri simple, elle peut Isè taire. Elle peiit vous enve- 
lopper dans Un silencle plus profbnd que celui dli 
désert, elle peut vous jeter dans Une riUit plus 
épaissie qUé là nuit d'Egypte. Et maitltebailt ayez dû 
talent à revendre, travaillez pendant dix ans de vntne 
vie pour laisser un liôm, Un livre, un souvenir, si 
vbus avei feu le màlheut* de dépldite, le public igilo- 
rfera Votre existence, vbus tie lui isetiéz pas tt*ansliiis; 
écrivain, vbUs inôutrëz de fâîin SUr Votive livre; iil- 
veiitfeUrS, sUi^ Vbà bi:évets ; Savant, sur Vos découver- 
tes; vous serez jeté dans la fosSë cOininukle, on ne 
rëltoùverâ même pas Vos iresteS. 

Non, non, l'auteur mettra de l'eau dans son vin^ 
cela lui coûtera dans tin livre oti l^on secoUfe iridifTé- 
rèihmëtit toutes Ifeâ t)oUssières. Mais mieux vaudrait 
attaquer les lois, lés institutions, Ife {iririce. Dieu 
et Ite diable tjufe dé désobliger un seul journal Sous 
le régime du monopole, 



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DE LA PbËSSE. 243 

Esàayqni tiiéiiië de réparer iitimédiaterhent lîm- 
Jjression qui pèiit résultlsr à premièrê vue. de cette 
iBiitréè en matièire. Il ne s'agit pas de ce que fait la 
|)téssé française, ihâis de ce qu'elle peut faire 
diihâ rëtat âctiifel de nos loià. Gottime les piiissan- 
cë* absolues j elle ttsé modéréiiiënt de Tiétfetidue 
illihiitéé de son poUVoir dâiis le dbtfaaine de Tart et 
de la critique. Elle îl'a jamais Hdiiit âùctlri ëcri- 
*âih âii désfespfairj eiisèveli aUclihë découverte, ré- 
ftifeé là lutnière à aiicuhe idée noùtielle, ferilié To- 
rëillë à aucune plaiiite, couvert àubUde itijuiticè 
cHântfe 

Espéi^ohs tjiiè fadUs avdhs âfTranchi nos der- 
rières. 



t>E LÀ céLéfitUTé DANS LA OÉMbtRATIB. 

On peut rémâr(|uer dans ce siêcle-ci utie tendâticè 
dâias laquelle pour sa part Tàuteiir est entré à pleine 
toile dès le comihéfacemetit de ce chapitre. Cette 
tendance consiste à étendre à uri âlitre ordre d'idées 
le niouvèiiient général de cette époque, à s'affran- 
chir dé l'autorité et dé là tradition. On veut, et non 
sanS toison j ten fitiir avec lies àhbiens errements de 
la politique, renferlneir l'office de là Religion dàiis 
lie domaine de la vie privée, ëhRn hunëhët purè- 
ftlëht et simplement la morale au dictame de la con- 
sciëhbë. C'est déjà bieh, mais ce n'est pas assez. 



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244 LIVBE IV, 

Si la libation ne fait pas le tour de la pensée hu- 
maine, le cercle n'est pas complet. Finissons-en avec 
Tart comme avec le reste, finissons avec Tadmiration 
et Tenthousiasme qui sont des sentiments bien dan- 
gereux, car ils sont l'origine des croyances et même 
des cultes. On vient sonner ici un nouvel hallali. 
Brisons les images, soyons iconoclastes, ce n*est pas 
plus mal trouvé qu'autre chose. 

L'idée peut paraître au premier abord marquée 
d'un certain cachet d'absurdité; pourtant, si on n'en 
a pas ia conscience, il est certain qu'elle se produit 
en fait par un certain côté dans les vagues aspira- 
tions de ce qu'on appelle, faute d'un autre nom, la 
démocratie moderne. 

Qu'on le remarque bien, la célébrité, elle aussi, 
est un privilège et un privilège assez révoltant 
même; car pour quelques noms qui suivissent 
à travers la masse des êtres, tout le reste est rejeté 
dans le néant; ce n'est qu'une vile poussière sur 
laquelle on marche. On se souvient de deux ou trois 
cents hoimhes tout au plus, dans toute une gé- 
nération d'hommes; n'est-ce pas insultant pour la 
masse qui, de cette façon, n'est plus qu'un bétail 
humain, puisqu'elle n'a point d'âme. Belle affaire 
de manger du pain à la sueur de son front et de cre- 
ver ensuite comme un chien ! Il y a beaucoup de 
gens qui pensent que l'échafaud vaut mieux que cela; 
les assises nous le prouvent tous les jours, Poul- 
mann, Lacenaire et d'autres scélérats plus modernes, 



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DE LA. PRESSE. 545 

mais d'une aussi jolie force, vivent dans la mémoire 
des hommes. Ces gens-là le savent, et ils en tirent 
une sorte de gloire. C'est une observation qu'il faut 
recommander en passant aux législateurs sans y 
insister. • 

La célébrité, envisagée comme une atteinte à l'éga- 
lité et même comme un outrage fait aux autres 
hommes, se révèle dans la démocratie moderne par 
un autre côté encore. On a posé en principe l'éga- 
lité des salaires, comme répondant à l'équivalence 
des services. C'était un premier pas, on en a fait un 
second. On est arrivé à dire que tout bien pesé les 
hommes se valaient, non pas en droit, ce qui ne 
serait rien, mais en utilité; finalement, que si on 
mettait dans un des plateaux d'une balance le cer- 
veau d'Aristote ou de Newton, et dans l'autre pla- 
teau un homme quelconque avec ses facultés utiles, 
il y aurait équilibre. Ceux qui nieraient l'existence 
de cette proposition ne connaissent pas les travaux 
de la science moderne, ni n'entendent rien à l'éco- 
nomie politique. 

La science sociale en est là, et c'est après ces di- 
vers ordres de considération que l'on peut revenir 
avec fruit à cette pensée que l'on a pu prendre pour 
un paradoxe dans l'introduction de cet ouvrage. 
a Les hommes ne tiennent tant à l'égalité que parce 
qu'elle est pour eux le premier titre de leurs pré- 
tentions et le moyen direct de s'élever au-dessus des 
autres. » 



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246 LIVIIB IV, 

Il n'y a pas de démocrate assez chevelu pcmr nous 
faire connaître comment on pourra répandre la célé- 
brité dans les classes pauvres. 

Tout ce qu'on peut dire, c'est que la propositiofl 
est un excellent levier pour s'élever à son iqvff sju-. 
dessus des mortels. 

Toujours est-il qu'il règne da^s ce temp^-ci upe 
faim de notoriété extraordins^if e ; p'pst évidpjnmeqt 
une faim démocratique, en appliqqant seulei^ent \^ 
mot à ceux qui en prennent Je pprp et qvjî spljipitepl; 
avec tant de passion np bille|: f^p Ipferie pppr Ifi pp%- 
terité. 

La presse, c'est une justice qi^'ij faut Ivii rpqdre, 
sert, aiftapt qu'il en est en elle, cp prurigo i^nive^eK 
Elle nomme autî^nt qu'ePe peut, elle dpppe à celqj- 
ci pne ligpe, k ce\ aptre up ?^liné?i, 4eY^nt, rferrièfci, 
tout ce qui est cpmpî^tible îivec les aptres fppfpir 
tures. 

Pour Ip Français de l'éppque, avoir ses nopis et 
prénoms sur un jourpal est upe de ces jopisçapces 
sans nom qui dilatent Tàme. On ^ ^ept grapd 
comme les pyrs^mides. S'il a^q^ive up ministre, pt que 
spr tops Ips poipts du pay^ on ireppeiU© doç sppscrip- 
tjons ppur soplager les yictip^e^, quel e;^t, k vqtra 
ayis, lecteuy, le plp$ gï^and véhicpjp de la biepfsttT 
sance ? \j^ notpriété, si minipie qu'plle $pît> qui in- 
sulte de l'insei'tion daps la feuille publique. Le wxf\ 
4vj dernipf c[es co/cnejr franchi*, cppfqpdp ^yep pailla 
autres, est seul aperçu par lui, pour lui il flanshpiô 



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DE LA. PRESSE. 247 

comme le soleil; il le distingue, comme le vautour 
aperçoit, dit-on, du haut de la nue le vermisseau 
qui s'agite dapsî le silIop« Espacez les lignes si vous 
voulez augmenter le bonheur de ces braves gens; 
ils sont çoiiin^e les bœuf^, \\s vpippt dix fqjsi de 
grandeur n£jturçlle. 

Les ancieps avaient l'aipour d\\ h|iep pvil^ljç, pfl^^ 
avons nous l'ampur de la nq^pTiété. Cçs\ Ik ce qpi 
tient lieu de vertu à nos hopaipe^ pqlllic^ ; ipais ^s 
ont soin de tirer Fëchelle après eux, co^pie on ve^rrfi 
bientôt j il est si doux d'être célèbre s^ soi tput spul, 
de se pyélassef dans une tribune sans çpnc^irents, 
et de pouvoir dire : Regarde-n^qi, pevjp}^;, ^Offffip 
jj'en enfile ! de vivre dan^ un t^mps pu Ton pp t^'fm^f^ 
ni libraires, ni imprimeurs, ç\ ^e pouYpir ériiptpr 
sur la tête du pybljc uqe dizs^ipe ^e vp|umes q\\\ 
sentent la fausse digestion, 4*être prÔT^é^ t^attq p^r 
la ville à coups de grosse p^issf?, et de fa^re fexi- 
dre à dçs épluchurps dp théâtre cinq mille fr^T\ç% 
par soirée, cent inijle frapçs au IpQMt de Tanqpe ; (^e 
gagner quinze ou YÎflgt iflille fraTips (Japs up jourpîj| 
pour y rebattre du vieux^ tan4is qu'il existe d^ms les 
taudis de pauvres diables à bqttes écplées qi|i pnt 
plus de talent que vous, et auxquels on dq^^pe v}pg|:- 
deux francs pour un article qpi n'est pfis payé au 
bout de six mois. 

Laissops refroidir et passops à HP aptre sujet- 



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248 uvRE IV. 



DE QUELQUES MONOMANE8 DE C^UÎBRITÉ. 

La moDoroanie de la notoriété, entrée comme elle 
Test dans nos mœurs, a créé des ridicules qu'aucun 
autre temps n'a connu. Montesquieu disait que le 
principe des monarchies était Fhonneur. Disons 
donc que le principe des démocraties ou des États, 
soit disant tels, c'est la gloriole. 

Sur la place publique d'Athènes ou de Rome, il 
n'y avait pas moyen de se faire connaître si l'on n'a- 
vait du moins assez de souffle dans les poumons pour 
se mettre en contact avec les courants populaires; 
mais, dans la démocratie française où la presse tient 
lieu de la place publique et de toutes autres voies de 
communication entre les citoyens, on peut, si Ton 
veut, créer une notoriété en quarante-huit heures. 
La coalition de quelques entrefilets peut suffire pour 
cela; et vraiment il faudrait que les journaux fussent 
bien durs pour refuser cette satisfaction à leurs amis 
et connaissances. Ce n'est donc pas sans raison que 
l'on assiège ces vestibules de l'immortalité. La noto- 
riété aujourd'hui, c'est de l'argent, et bien entendu 
cela se paye. Aussi, bien loin d'accuser la vénalité du 
journalisme, comme quelques-uns l'ont fait dans ces 
derniers temps, faudrait-il s'étonner plutôt de voir 
la presse conserver un niveau relatif de moralité à 
laquelle rien ne l'oblige. Il est singulier toutefois 



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DE QUELQUES MONOMANES. 249 

que, sous le régime de la centralisation et du mono- 
pole, il ne se soit pas encore rencontré un particu- 
lier assez avisé pour acheter la propriété de tous 
les grands journaux existants , douze ou quinze mil- 
lions au plus. Il y a des financiers pour qui ce ne 
serait qu'une bouchée. Mais est-ce que cela n. p. 
d. s. u. p. g. é.? 

Les types de monomanes, engendrés par l'amour 
de la notoriété, sont nombreux. Les deux plus cu: 
rieuses espèces sont le monomane politique et le mo- 
nomane d'économie politique^ les deux sciences qui 
sont le plus favolrables au développement de la per- 
sonnalité. 

Le monomane politique ne croit pas que son pays 
puisse se passer de ses talents , s'il le croyait, il s'ex- 
patrierait. C'est un homme qui ne vit ni dans sa fa- 
mille, ni dans ses affaires; car s'il s'occupe trop 
étroitement de ses intérêts, la monomanie politique 
n'est plus le caractère dominant. Le monomane ne 
sait au juste ni histoire, ni législation, ni géographie, 
ni politique surtout; car s'il savait bien quelqu'une 
des choses qui se rattachent à sa passion dominante, 
il cesserait d'avoir en lui cette grave confiance qui 
fait sa force. U ne croit au talent, au savoir, à 
l'habileté d'homme qui vive; il se supposerait dans 
ce bas monde un émule ou un rival digne de lui, ce 
qu'il ne peut admettre; il n'a qu'un très -petit 
nombre d'idées, mais il y tient comme rage. Toute la 
politique étrangère se ramènera pour lui à l'envahis- 



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250 LIVRE IV. 

sèment de TEurope par la Russie, d'^tprès le testa- 
ment de Pierre !•', ou à la coalition des puissances 
du Nord contre la France. Il vous expliqvie|*s^ comqf^e 
quoi les événements les plus indirects en appareupf 
reviennent nécessairemept ^ Tune de ces combinai- 
sons. Quelcjue incident nouveau vient-jl f^ se prq- 
duire, il vous casse les bras par ces mots : Qti'est-cç 
que je vous avais dit ? Il avait tQV|^ prpvu; piais U est 
de si bonne foi que Ton ne pourrait mén^e pas sop- 
ger à 1^ contredire; et, du reste, cç seyait ^p v^in, 
car dans le courai^t de la journée^, il répétera la 
même chose à dix autres personnes. 

Le monomane politique fait nécessairepaept 4p 
Topposition^ et quelque gouvernement (\\i\ puisse 
survenir, il sera dans le camp dp se§ adversaires. Il 
es^: persuadé qii'pp le copsidère con^me un l^omme 
dangereux; que les ininistres et mêpie lesprjncps du 
sang, car il y a encore des pripces du sang, opt cqp- 
tre lui des motifs personnels d'anipiosité; qu'à la 
prochaine Révolution, il entrera en triomphe à l'hô- 
tel de ville. 

Le monoi^ane politique peut être doué d'ailleurs 
d'une certaine instruç|:jon , avoir un certain nonabre 
d'idées personp^Jles , piais il reste toujours à peu 
près dans le n^êmp q^dr^. Son idée fixe est toujours 
|e renve^rsement du govfverneniep|: p^abli ; il motive 
^ftîepx jsçs rîfj^ons et il l^s reprpduit saps relâche. Il 
jrépètp depuis de^ ç^pppes que tput est ap pis, que U 
débâcle est comfff^pcé^^j U assigne s\x p\ois de d^^e 



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DE QUELQUES MOirOMAVES. 251 

à Tordre de choses existant. Il est à raffut des qou- 
veDes et vous en appren4 d'é^onnaptes, 4^ très-pré- 
cises, très-positives, qu'il tient de sources certai^^^ 
car sa prétention est encore d'ayoir une cf ftaine po- 
lice qui le 1:iept ^u çourapl: des pî^pses les plus $gr. 
crètf s. 1^ ii^onomane politique, c'est 4'aiU?urs \iflÇ 
justice à lui rendre, ne fait pas en général payst^rç 
de ses Qpipipns, il p^rle Jout l^aut et partpi^t, d^q^ 
les cafés, dans les restaurants, sur le$ omni()u$. |1 
lie cQpveysa^^ion afin de tâ^ey Jeç geqs, de Ips mef|r^ 
sur |a question du mqn^çnt, 4^ savoir s'i^s ^opthief) 
pensants, et de rectifier leurs idées. U se pique 
d'avoir fait des conversions, d'avoir embî^assé qes 
interlocuteurs. \l est éyî4en|; qu'i| obéit à upe m\Sr. 
sipn^ qu'il cj^it rempli? \m devojr en faisant de 1^ 
prppagande. 

^'i| vippt ^ éprire quelque çl^osp, yous Je rpncpp- 
trpfp^ épanpfij, trioiqphant, ^ffi^iré^ il you§ dir^: 
y pus s^vejs |a gf*ande nouvelle, je §uis sous presse. || 
est sous presse, le pays entief va s'émouvoir de spn 
liyfe QU 4p ^^ ^liropbure. Ce^ va faire uu pffpt ppo- 
4igipu:;^, cep^ndapt on ne le |it pas, pn ne l'achète 
pa^, n^ais c'e^t p£(f jalousie ; les partis sont intéressé^ 
à ce qpe rpp n'él)rnite p^s cp qu'il faiî. l] irait jusr 
qif'2(i| bout dp monde pour trouver un lecteur; i) 
vpu^ fpurire \\i{ de ses écrits d?ins !?> poche p^nd^nt 
que vppç avez le dp3 tPMTRé, il vpu^ ep ïpet d^ns le 
4ps, entre les ais$el|^. Il ff^u4l^ît ^voif 4^ entrailles 
4p tîfflr? tt^^^ ^P P^^ ï^ ïwer \ si les jpuruau* PU* 



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252 LIVRE iv. 

parlé de lui , sa vie est remplie pour trois mois, il 
reconnaîtra qu'il reste encore quelque pudeur à son 
pays. 

Le morfomane d'économie politique est pire en- 
core^ car il a la prétention de faire de la science. U 
vous accroche, il vous mène dans des réunions où il 
y a six personnes y compris Torateur ; on a ménagé 
une demi-obscurité dans la salle pour que les vides 
ne soient pas trop sensibles à la vue. L'orateur 
gratte des questions dans lesquelles il fait la lumière 
comme une taupe dans son trou, les visages sont 
consternés; le monomane d'économie politique 
écoute avec attention^ mais il prend rarement la pa- 
role, car il ne sait pas parler çn public. A peine 
sorti, il discoure avec vous sur ce qu'il vient d'en- 
tendre, il vous mène au restaurant, vous espérez 
qu'on enterrera l'économie sociale, mais elle repa- 
raît derrière une volaille froide. Il y aura une statis- 
tique de poulets ou de truffes. Il faudra en revenir à 
Futilité, à la richesse, au capital. 

Le monomane d'économie politique pur ne s'em- 
barrasse pas généralement de la politique, ce n'est 
pour lui qu'une annexe insignifiante de la grande 
science qui doit régénérer le monde. Tout est à ré- 
soudre, salaires, impots, institution, crédit, travail, 
propriété. On tourne dans une terminologie vertigi- 
neuse et assommante dont il est impossible de sortir. 

Le monomane d'économie politique est comme le 
monomane politique, il n'est pas arrivé à la grande 



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DE QUELQUES MONOMAJMES. 253 

lumière de la publicité et n'y arrivera pas. Il ne 
peut attraper que des entrefilets. On ne lit pas non 
plus ses livres qui sont tout ce qu'il y a de plus en- 
nuyeux au monde ; on serait mort avant d'arriver à 
la cinquième page; mais on voit quelquefois son nom 
contre les murailles. Il affiche ses ouvrages sur des 
pans de murs réservés à côté des Rob-Laffecteur 
et autres préparations similaires. Le monomane 
d'économie politique est généralement riche ou 
aisé, autrement il mourrait de faim avec ses gri- 
moires. 

Il y a le monomane savant, dont le genre se divise 
en un nombre infini d'espèces : le naturaliste, espèce 
la plus commune, qui a découvert en France des gi- 
sements inconnus avant lui, le médecin spécialiste 
qui crible l'Académie de mémoires qui s'ensevelis- 
sent chaque année dans la poussière des archives, 
l'inventeur qui invente des choses inouïes, mais dont 
on ne parle pas. 

Tous ces gens-là sont affamés de notoriété, ils en 
meurent. 

Une nouvelle carrière de vanité s'est ouverte de- 
puis quelque temps à Paris, ce sont les entretiens et 
lectures. Un monsieur quelconque se présente dans 
une salle dont l'accès a coûté 3 fr. 50 à de francs- 
bourgeois amis de l'éloquence et des lettres. Le dis- 
coureur s'approche les mains pleines de morceaux 
de papiers^ il lit, il ânonne, il cherche dans ses notes, 
il boit, il ose boire l'eau sucrée qu'on lui a préparée, 



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254 uvBE nr. 

l'auditoire sue avec lui; il tousse, il cirache, il as- 
Miiime) U a des silences qui fobt frémir pour lui; 
otl Tetupoi^etait éyanoui s'il avait réj)idenne moins 
<^i*iacé, mais sa vanité est satisfaite. Son nom est 
inscrit eti grosses lettres à là porte dU lieu ôtl il bre- 
douille, et le lendemain on dira dans le jbùrhal <c Té- 
lôquent N*** a ravi hier ses aiiditeul^ J)ar Une dé- 
licieuse diàsertatidii sur les pàhtoufles de liiaitrè 
Pierre. » 

Cette mànle univeirselle de lidtoriété ne peUt évi- 
demment être satisfaite que par le joumalisnie. Lui 
seul a le pouvoii* dé démocratise!: cette jouissance en 
la tHettàtlt liti peu à la portée de tout lé inbtide. Ce 
sera conitrife les produits fabriqués^ ^ ne 'coûtera 
pas si chel: qu'autrefois, il y aursl rabais de dnqiiàhte 
du cent sur la main-d'œuvre. 

Heureux, trois fois heiireUx i'homme qui possède 
un joUmâl à lui tout seul eii ces temps-ci ! Il peut 
mettre son médaillon dans chaque colonne, à chaque 
ehtrefilet, en ptetiiière pag^, dânS les annonces. U 
est comme le soleil, il se lève chaque jour pour éciài- 
rei* là terre et des quatre points cat*dinaut du |)ays 
• ài'riveUt à lui comme des tiîbutaiires, poètes, Uttéra- 
tfeUi^, artistes, savants, les pochfes J)leines de manu- 
scrits et les mains suppliantes pour obtenir une bribe 
de compte rendu ; oisifs, rehtiers, commençants et 
bdtu*geois, tiennent grossit là fbiile des clients. L'un 
détnande uhë rebkificktionj l'autte l'insèrtiori d'une 
lettre, celùi-bi une réclame , bet adtrë tiilë annonce. 



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DE LA PRESSE ET Dtl 70UR]VA.LISM£. 255 

Un mmisileur se plaint que son noiii â été i^rit de 
travers, un second que l'on ne parle paà de ^ péti- 
tion aux eorps constitués, un troisième de ce qu'oti 
a mal rendu compte de son procès^ UU quatrième 
de ce qu'en parle de lui^ afin qu'oti en parle un péù 
plus. 

Une principauté vaut-ellfe la place dit-éfetéiir-gë- 
rânt d'un joUrnâl? non^ certes. Cet hômnië fera 
donner) s'il le yeut^ des emplois et des hdiilieùrSy il 
fera liommer fcelui-ci du coiiseil général, tîèt autre 
deviendra par lui législateur à dix-huit înillè francs; 

Directfeur-propriétaire-gérant^ il est infaillible dâtis 
ses vues, il a à sa disposition vingt ou trente colla- 
borateurs pour prouver qu'il est toujours dàn^ le 
vrai, sur toutes lès qUestidtis intérieure^ fet èilé- 
rieures* Si, lui-mêiue, il è^t dahs les fdtlbtiôilâ pu- 
bliques^ sénateur ou député^ son éloge rilisselle daiis 
ses colonnes, il se donne raison contre ses adver- 
saires à la chambre. Vainfcu dàtis Tenceitite législa- 
tive, il serait vainqueur dans son joiiriial^ dévani Ses 
abonnés. 

Qu'on est heureux aussi quarld on est i'âUii d'iiti 
tel homme, car il a la clef du vestibule sabré psli» le- 
quel on arrive à la notoriété^ et dfe là à toUt, cai* îâ 
notoriété, c'est l'argetit^ c'est le reste. 

Un journal en France, c'est un ministère. Évidem- 
ment, la hiérarchie administrative, ses formes, ses 
procédés ont déteint sur l'organisation de la presse, 
et certes, ce n'est pas un mauvais compliment à lui 



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256 I.IVBE IV. 

faire, puisque le mëcaDisme administratif français 
passe généralement pour une des œuvres les plus 
parfaites de l'esprit humain. La division du travail 
dans les journaux est aussi bien comprise que pos- 
sible. Il y a le département du bulletin politique^ le 
département de Tarticle de fonds, le département 
des variétés 9 de la chronique , du roman , de la 
bourse, de l'économie politique, des tribunaux, de 
la science, etc., etc., avec des hommes spéciaux dans 
chaque genre, des chefs d'emploi et des doublures, 
chacun avec ses engagements, ses appointements, 
tout y est,* même les heures de bureau et la feuille 
de présence. 

Il est impossible qu'avec une classification si com- 
plète, avec la hiérarchie administrative, financière, 
économique, qui enveloppe le système de la tête aux 
pieds, le journalisme français ne soit pas une insti- 
tution accomplie. 

Le public est comme cet empereur romain qui se 
faisait mâcher ses aliments pour s'en épargner la fa- 
tigue. Il a son jugement fait dans tous les genres et 
sur toutes les œuvres. 

Cette observation mettrait aisément sur la trace 
d'une critique qui porterait, non pas sur la presse 
elle-même dont on est très-grand partisan, mais sur 
son organisation tout au plus. 



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DE LA PRESSE ET DU JOURNALISME. 257 



1« Retranchement d'une bien belle page, par l'auteur qui ne 

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258 LIVËE IV. 

Enfin, puisque le journal est une voie publique, 
pourquoi un personnel de rédaction enrégimenté? 
puisque c'est une voie publique que la presse, 
pourquoi le premier venu , lettré toutefois, il faut 
toujours l'être un peu, ne pourrait-il pas entrer au 
hasard dans un journal et dire : Pardcm, vous êtes 
là à écrire beaucoup de choses.... passez-moi donc 
un peu votre plume , j'en voudrais dire aussi à ma 
façon. Je suis un abonné, voici mon bordereau, lais- 
sez-moi faire; pourvu que je parle français et que 
je n'attaque ni la police, ni la justice, ni la loi, que 
vous importe ? 

On ne trouvera pas cela pratique, c'est cependant 
bien simple; l'auteur pense qu'un journal ne devrait 
renfermer qu'un comité de lecture et une boîte aux 
lettres*; — supprimer le reste. Sauf la caisse, le 
gérant et les actionnaires. 

On gagnerait à cela bien des choses, on verrait 
si un pays pense ou ne pense pas, si sans faire son 
état du journalisme on ne peut pas écrire passable- 
ment et en français; si toute la démocratie est dans 
le fond d'un carton vert, si M. un tel est C opinion 
publique^ M. Chose la liberté ^ M. Pierre ïe traçaity 

veut pas se faire d'ennemis dans la presse et qui exerce sur lui- 
même la censure préventive qui est dans nos mœurs. 

i. Cette page est encore bien hardie : i)ourvu qu'on ne la 
fasse pas payer à l'auteur; pourvu que les journaux n'aillent 
pas plonger son ouvrage dans les ténèbres d'Egypte, dont il est 
par^é plus haut : ce ne serait pas à souhaiter pour l'éditeur. 

{Note de réd.) 



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DE LA. PRESSE ET DU JOURNALISME. 259 

M. Paul r^maneipàiivn. Poùi^quoi prendre des noms 
comme cela et tdttloiir parler pour tout le monde ? 
La main sur la conscience, dix écrivains peuvent- 
ils représenter un pays, voil*e même Une fraction 
de ce pays? 

Parfaitement, et l'auteur en est coilvaincu après 
avoir pose la question. 

La France a le génie de la méthode, il ne faut pas 
loublier, eUe a donné le jour à Descartes. Les idées 
ne sont pas prises dans ce pays pour ce qu'elles 
valent^ elles aboutissent toujours à des théories, à 
des systèmes. On a toujoius la prétention d'inventer 
quelque chose de nouveau. Tout se produit sous 
forme de doctrine, de code , d^ pandectes, analyse, 
synthèse^ division, subdivision, plan; de la logicjue, 
beaucoup, dans les livres seulement, des idées qui 
se coordonnent, qui se déduisent, qui s'enchai- 
nent, etc. Ce livre lui-même en est là preuve, et 
renferme une armature complète sous ces formes lé- 
gères ; il y a des enchaînements, des théories qui ne 
sont pas plus vraies qu'autre chose. 

11 faut qu'on se parque, qu'on s'étage, qu'on se 
distingue les uns des autres. On meurt si Ton ne 
classe ou ai l'on n'est classé. Le journalisme français 
répond parfaitement à ces habitudes et à ces besoins. 
Il fait appel à l'idée de groupe, de catégorie, de sys- 
tème. Chacun peut dire, Voilà mon camp, voilà mon 
drapeau, mon principe est là, ma constitution là. Il 
n'y a donc rien d'arbitraire du tout dabs les di- 



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260 UVRB IV. 

verses opinions que représentent les journaux. Ce 
sont des cadres. Bien plus les grosses entreprises de 
journalisme ne peuvent guère s'établir que sur un 
gros d'idées encore en retard , puisqu'il est avéré 
que la masse est toujours en arrière de quarante ou 
cinquante ans sur les minorités qui sont à la tête 
des lumières. Aussi , peut-on dire avec raison que 
si la presse n'était pas libre en Europe, en moins 
de cent ans elle y ramènerait les ténèbres de la 
barbarie. 

L'art de faire des journaux à succès, en France, 
consiste donc^ au moins pour le moment, à ramas- 
ser un certain nombre • d'idées en circulation, à 
se baser sur certains côtés du caractère national, 
sur certaines passions, certains préjugés qui donnent 
une forte prise sur la masse. 

Faites provision, par exemple, de huit ou dix gros 
vulgarismes, cherchez de ces points de vue non dé- 
finis, de ces généralités vagues, flottantes, qui échap- 
pent à la discussion. — Indépendance des peu- 
ples. — Progrès humain. — Droit des rois, droit des 
peuples. — Concert des races latines contre les 
Slaves. — Colosse du Nord. — Unité de l'Italie. 
Mêlez à tout cela de Tur. de V..., quelques cou- 
plets sur le vieux drapeau. Voilà un type de jour- 
nal, succès assuré. Combinez ces nuances dans des 
proportions différentes, vous ferez quatre ou cinq 
combinaisons de journaux. 

Prenez un autre ton, affectez de vous porter pour 



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DE LA PBESSB £T DU JOURNALISME. 261 

médiateur entre tous les partis, de n'être ni tout à 
fait contre celui-ci, ni complètement contre celui-là. 
Dites que la vérité n'est pas dans les extrêmes. Inter- 
venez entre les contendants comme cet homme qui, 
voyant deux individus soutenir, l'un que deux et 
deux font cinq, l'autre trois seulement, leur dit : 
Vous êtes tous deux dans l'extrême ; deux et deux 
font quatre et demi. Prêchez la modération aux 
vaincus, le calme et la confiance à ceux qui payent, 
glorifiez les satisfaits, divinisez la puissance. Faites du 
juste milieu en fait de vérité, de morale, de justice. 
Mentez avec douceur, avec majesté, décIàrez-vous 
conservateur dynastique en faisant apercevoir au 
fond de vos louanges qu'au besoin vous tourneriez 
casaque. — Encore un type. 

Il y en a bien d'autres. Posez-vous en frondeur des 
préjugés. Saisissez les questions à rebours, prenez le 
contre-pied de ce que soutiennent tous les autres. 
Cherchez le contraste, le paradoxe, les grands écarts. 
Cherchez des points de vue hors du centre de gra- 
vité de la politique. Imaginez des conceptions étour- 
dissantes en finances, en guerre, en bâtiments. Dites 
que plus un peuple paye d'impôts, plus il s'enrichit. 
Proposez la suppression du numéraire, demandez la 
centralisation du crédit, la décentralisation politi- 
que. Dites à l'Etat, prenez tout, et dites-lui, ne prenez 
rien. Prêchez la liberté et la restriction. Brouillez les 
questions, changez les rapports, amalgamez, confon- 
dez tout. Rien n'est meilleur pour clarifier la vue. 



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262 LIVRE IV. 

X^s abonnés accourront comme les alouettes au 
miroir. 

Rien n*est favorable aussi comme de se poser en 
protecteur des classes pauvres, de prendre parti 
pour le travail contre le capital^ d'exciter sous le 
voile des principes de secrètes convoitises dont le 
but se laisse percer ; dé dénoncer certaines classes à 
Fanimosité populaire ou à la répression du pouvoir, 
décrier que les sociétés sopt en travail d'enfantement, 
que tout est vieux, que tout est vermoulu, que les in- 
stitutions anciennes craquent daps leurs fondements; 
cela n'empêche pas de faire sa cour au pouvoir, 
d'attraper un bon émolument, unp bonne place, 
même d'avoir un pied dans les f.... s.... Les gé- 
néralités n'engagent à rien. ïl es\ bon aussi de pro- 
fesser l'athéisme, tantôt indirectement, tantôt di- 
rectement. Suivant le mot de Chesterfield, l'impiété 
brille par la puanteur comme la viande gâtée dans 
l'obscurité. Cela n'empêche pas d'avoir peur du 
diable et de l'enfer, de se confesser, de faire patte 
de velours à l'occasion aux cardinaux, aux prélats, 
et de mettre la main au bénitier, dans une grande 
cérémonie. 

Heureusement grâce à la faiblesse humaipe, la 
thèse contraire peut être exploitée avec un succès 
non moins puissant sinon aussi universel. Saisissez- 
vous du D,... V.... et faites- le descendre daps votfe 
officine; qu'il soit là pour tout expliquer, pour tout 
faire, comme dans THistoire universelle de Bossue^ 



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DE LA PRESSE ET D0 JOURNALISME. 263 

Lancez la f.... et T...* au nom d'un D;... j,... qui 
n'a pas d'autre occupation que de demander compte 
de leurs actions à des marionnettes dont il tient les 
fils. C..., f.... en son nom. On se dit : Comment 
diable ! ces gens-là ont donc le C... dans leurs car- 
tons, qu'ils le font parler comme ils veulent. De par 
1. g.... s..., soyez fatalistes comme les musulmans et 
les païens^ Prêclîp|5 la Jibppté quand on vous réduit 
au silence, la réaction quand on vous protège; met- 
tez s.... chr..., m et T. D.... au service, de la 

force victorieuse et* bafouez le droit vaincu; mais 
revendiquez-le du haut de la conscience immortelle 
s'il est immolé dans la s.... Soyez pudique et voilez- 
vous la face à l'aspect de la luxure et de l'âpre soif 
djg Vox\ cela ne yous eîppêpber^ p^ç de poj.... en 
V..,. et en p?.,.. et d'affermer vos ..,• 

Ab mpn Pieu ! je suis perdu, \p vjei^îs dje mWm 
les d.... et j'ai ji 4e ceu? quj veulef^t les pep^^e- 

L? cpcpuR AiîTiquE. Mai^ à qui proyey-vous ^PPC, 
si vpus n'épargnez ni les uns ni l^s autres ? 

^, En ce temps-ci, — A RIPIÎ ! 



OSp) 



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CHAPITRE V- 



DU JOURNALISME. 



Nous ne croyons pas jusqu'à présent avoir été 
trop irrévérencieux envers les joiunaux, sans quoi 
nous découperions encore quelques pages. Étant ad- 
mis dans les temps modernes que la critique peut 
s'exercer sur les rois, les princes, les ministres, les 
institutions et les lois, il doit être permis, au moins 
dans une certaine mesure, de gloser un peu sur les 
feuilles publiques. Cela doit être d'autant plus per- 
mis, qu'heureusement, en France, tous les organes 
s'accordent à demander la liberté de la presse. 

Le journal étant un bureau de publicité et par 
suite de célébrité, l'institution a des côtés que l'on 
peut dire vulnérables , sans pour cela faire crier au 
sacrilège. 

l^ journalisme a un esprit de corps tout-puissant. 



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DU JOURNALISME. 265 

On sent très-bien, rien qu'au toucher, que c*est un 
être moral doué d'une sensibilité très-vive, très-cha- 
touilleuse^ exquise. Son omnipotence dans le do- 
maine de la critique et des arts, lui a fait contrac- 
ter quelques-uns des défauts que l'on reproche aux 
majestés. Ainsi, le journalisme n'a pas pour la vérité 
un goût excessif. Il aime à la dire, c'est son état, 
mais ce n'est pas tout à fait la même chose quand il 
s'agit d'en entendre. 

Ce sentiment toutefois part d'un principe naturel 
et même légitime en soi. Toute critique contre la 
presse en général semble être un procès fait à l'insti- 
tution elle-même. Les têtes couronnées ne sont pas 
autrement. En France, la discussion des actes ou 
de la personne du souverain fait toujours présager 
une révolution. 

Ce qui achève de faire sentir tout ce qi^'il y a de 
personnel, d'animé, de passionné, d'humain dans le 
journalisme, c'est qu'il est, en France du moins, peut- 
être plus sensible encore au ridicule qu'aux atta- 
ques directes. Ces choses sont fort extraordinaires, 
elles font réfléchir très-sérieusement. 

La sensibilité extrême de l'esprit de corps se ma- 
nifeste par plusieurs côtés. Dans quelques journaux, 
elle saute plus particulièrement aux yeux que dans 
d'autres. Si, par exemple, on touche un cheveu 
d'un des leurs, toute la couvée jette des cris de paon. 
On a fait grief à M. un tel, on l'a massacré, on Ta 
assassiné, tous les écho» en retentiront. On n'en ferait 



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2G6 LIVRE IV. 

pas pis s'il y avait péril public ou que les frontières 
fussent menacées. N'êtes-vous pas de la confrene, on 
pqurra vous écorcher, vous couper par petits jnor- 
ceaux, vous saler et vous faire cuire saps émouvoir 
un souffle. Ah! la bonne chose que d'avoir la pro- 
tection spéciale d'une feuille publique qui se tire à 
vingt-cinq ou trente mille exemplaires ! On ne vous 
touchera pas, votre tête est sacrée. 

Mais, en vérité, cela est très-naturel, \\ en va de ceci 
comme de toutes les choses de ce monde | crédit, 
pouvoir, fortune. Vous en êtes ou vouî^ n'en ête§ pas. 

Si le public, comme on sait, est tout porté à ad- 
mirer, le journalisme, lui, n'admire que qui il veut 
et quand il veut. Il ne saurait en être autrement, 
puisque c'est son suffrage qui dopne le signal des 
applaudissements, qui détermine la vogue, l'affluence 
au théâtre, chez le libraire, chez le fournisseur. Les 
écrivains en tous genres sont aujourd'hui dans la po- 
sition où se trouvaient les autpurs, vis-à-vis des co- 
médiens au temps de Gil Blas. Il faut venir bien 
humblement, et chapeau bas, solliciter \m arti- 
cle, une mention, quelque critique uq peu étoffée, 
un peu large, dont la mesure n'ait pas été épar- 
gnée. Heureux l'auteur qui voit son œuvre réfléchie 
daqs vingt journaux, quatre colonnes sur le devant 
et autant sur le derrière ! On ne peut se défendre 
d'une ^orte de vénération pour ceux qui se font 
ouvrir les portes du Temple. Que fqnt-ils et cojp- 
ment font-ils, ces iqortels à qui la postérité SQuria? 



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DU JOURNALISME. 267 

C'est ici le côté factice de la notoriété. On aimerait 
à croire que ces lignes abondantes, et pressées, sont ' 
le résultat d'une appréciation spontanée. IjC plv!$^ 
souvent, à ce que Ton dit, Fauteur est allé se pendre 
à la redingote des rédacteurs, chroniqueurs, feiiillpr 
tonistes pendant des mois entiers avant Tapparitiop 
de son livre. Il a chauffé son succè^conime un four 
à cuire des pains. Il a, proh pudom! indiqué peut- 
être, comme il entendait la critique de sqn ou- 
vrage, il s'est écrié: allez! frappez, éreintez-moiy on 
sait que c'est le mot, tirez, tuez, sabrez! Et epf}n 
souvent il a fait lui-même les tartines, préparé le 
poivre et la gingembre. C'est de l'onanisme littéra^ire. 

Il y a un certain critique, celui-là c'est un Dieu. U 
faut passer sous les arceaux de ses triples colonnes 
pour être consacré. Il rend ses oracles sur une 
chaise curule. Chaque semaine, sous un titre fami- 
lier dont l'enjouement couvre une sérénité olym- 
pienne, on voit émerger des ondes d'un grand jour- 
nal, l'article ou l'astre qui va projeter un rhumb 
lumineux sur les pas de quelque écrivain aimé des * 
dieux. La prose de Protagoras tombe en caractères 
compacts sur la surface interne du journal, elle en 
remplit les bords comme le métal en fusion jeté 
dans le moule de la statue. On sent de suite qu'il 
s'agit d'un publiciste abondant dont la plume coule 
sur du papier glacé-satiné, le soir après une tasse de 
thé savoureuse, ou le matin en foulant des tapis épais 
devant un âtre chargé de bois sec et pétillant. 



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268 LTVKE nr. 

L'écrivain consulaire a les grâces qui peuvent se 
puiser dans une civilisation sèche et réduite en 
toutes choses à l'imitation. 

Le bien-être et les dignités ont amorti chez Pro- 
tagoras ces formes âpres, ces traits perçants ou 
enflammés qui sont l'amertume et la saveur de la 
critique. Il a 1| pléthore lymphatique. Sa phrase 
longue y mais non pas trop épaisse ni lourde, se 
construit par des hasards heureux sans trop heurter 
la syntaxe. Il y règne une simplicité assez rare dans 
un temps où l'on n'évite guère le plat sans tomber 
dans le maniéré. Ses formes sont ingénieuses, les 
traits s'y rencontrent çà et là comme de légers char- 
bons sur une cendre tamisée. Cela réchauffe un peu. 
Les épigrammes ont des teintes douces et portent 
souvent à une petite distance. 

Protagoras est cultivé, lettré, érudit, il procède 
du dix -huitième siècle; il a fait son bagage avec 
Grimm, avec Mme du Deffant , avec Helvétius, il a 
tiré très-avantageusement parti de ses petits moyens. 
Il côtoie le sentier facile du cours de littérature avec 
I-aharpe, Villemain, Cousin, mm procul. Citations, 
chroniques, anecdotes, on coud tout cela ensemble, 
la copie s'allonge, on gagne de la marge. Un frag- 
ment commenté donne dix pages. On s'amuse, on 
s'arrête, on revient sur ses pas. C'est de l'école buis- 
sonnière. On fait des portraits en pied , des profils, 
cela ressemble ou ne ressemble pas. Il y a toujours 
un peu de couleur, quelques citations, des réflexions 



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DU JOURKALISMB* 269 

mélancoliques -ça et là. Mais enfin c'est un grand art 
que de contenter le lettré et de satisfaire le bourgeois. 
Protagoras a fait ce tour de force. 11 prouve d'une 
manière éclatante ce que peut un filet de littérature 
bien ménagé. 



SUITE. 

Le journalisme loue très-difficilement ou très-faci- 
lement. Il donne de la publicité à pleine trompe 
ou un peu, à travers un tube de deux millimètres. 
Il répand des flots d'encre à propos de vos ouvrages, 
ou il en verse une goutte sur l'ongle. Cela dépend 
des gens. 

En principe, le journal est essentiellement conser- 
vateur de notoriétés par deux raisons faciles à com- 
prendre. D'abord le culte de ceux qui ont conquis 
leur place^ c'est trop juste; ensuite le journal est 
tributaire du public, il est chargé d'entretenir sa 
curiosité, partant de lui parler de ce qui l'intéresse. 
Les hommes en vogue sont des sujets de conversa- 
tion. Il en est question chaque jour, ce sont des per- 
sonnages qui sont en scène, on les suit des yeux. Il 
court sur eux des anecdoctes, on leur prête des 
mots, on les déshabille du matin au soir. L'attention 
du journal est donc commandée par celle du pu- 
blic. Si on lui parle des gens qu'il connaît, il se 



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270 LIVRE IV. 

sent tout de suite dans son monde, tl voudra lire 
leurs livres, voir leurs pièces. Mais si IW vient 
à mettre sur le tapis un nom nouveau ^ le nou- 
veau venu eut-il fait un chef-d'œuvre, cela fait 
fh)id de suite; c'est un nouveau visage, c'est une 
affaire. 

Cependant le journalisme sait généralement faire 
des distinctions très-habiles parmi ceux qui briguent 
les suffrages de la notoriété. Sinite ad me parsfos 
i>enire. C'est la continuation de l'idée démocratique 
dans les sphères de la célébrité. Si on flaire des 
talents trop neufs, trop nerveux, les feuilles publi- 
ques se ferment comme des belles de nuit. Le jour- 
nalisme ne refuse pas son suffrage, mais il ne Veut 
pas précisément le donner à ceux qui n^ont pas l'en- 
colure ordinaire. On peut bien dire d'mi banal et 
sot auteur que c'est un grand prosateur, qu'il a fait 
le tour de la pensée humaine ; mais les véritables 
talents glacent tous les enthousiasmes. 

Manifestement, c'est la chose la plus odieuse du 
monde que d'être obligé de louer à juste titre; et 
puis s'il en était ainsi, il y aurait moins de produc- 
teurs littéraires, moins d'artistes. Au lieu d'un régi- 
ment d'hommes de lettres, des peintres, des sculp- 
teurs, des dramaturges et romanciers à foison, quinze 
ou vingt mille personnes qui font de l'art, on n'en 
aurait peut-être pas la vingtième partie , et que 
deviendraient les autres? 11 faut que tout le monde 
vive, et un homme de talent, peintre, sculpteur ou 



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n'importe quoi ti'a pas le droit d'âlfamei^ à lui seul 
quajrante ou cinquante médiocrités. Est-ce vrai? 

La louange! la louange! il en faut en France, il 
en faut pour tout le tnoude et il va de soi qùe^ la 
justice distributive doit perdre sort équilibre quand 
il s'agit des gros noms qui sont en possession de 
la notoriété. Seulement, il y a parfois des coalitions 
d'éloges vraiment étonnantes. On peut même avec 
de très-grandes renommées faire des livres botis 
à mettre au pilon, on l'a pu voir dans ces der- 
niers temps; chose inouïe, le livre est mauvais, cha- 
cun se le dit, c'est Une platitude, une extravagance 
notoire. Cependant la trompette i^ù jugement der- 
nier ne saurait faire plus de bruit qu'il ne s'en fait à 
Toccàsion de tels ou tels ouvrages. 11 est convenu 
qu'on ne dira pas la vérité. Les journalistes, qui 
eUx-mémes ont eu des nausées à la lecture, pous- 
sent des cris d'admiration. La condescendance est 
poussée à ses dernières limites. C'est un succès, on 
l'avalera, il faut qu'on l'avale. Les amitiés littéraires, 
la camaraderie, le prestige du nom, la popularité, 
le désir d'être agréable, tout conspire pour enlever 
un triomphe iUipossible ! 

tfne réflexion seulement. On n'ose pas dire son 
fait à un écrivain, on ruse en matière littéraire, et 
on a la prétention de dire la vérité en politique !... 
Allons donc ! . . . 

Parmi les hommes célèbres dont le public s'oc- 
cupe, il faut distinguer. II y a une très-graude quân- 



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272 LIVRE TV. 

tité de gens qui ont un nom dans les sciences^ les 
lettres, les arts^ la politique^ mais leur notoriété 
sommeille, le pul)lic ne s'occupe d'eux qu'à l'occa- 
sion. Quelques-uns commencent à être oubliés, 
d'autres sont passés de mode. Il n'y a jamais 
qu'une dizaine d'hommes tout au plus sur lesquels 
l'attention est constamment éveillée. Les uns sont 
des jeunes, les autres sont des vieux, mais leur 
souvenir ne s'est point eflacé; ils sont toujours 
en évidence quoique appartenant déjà à un au- 
tre âge. 

Ainsi on parle toujours du célèbre octogénaire, 
Anténor, quoique sa voix ne se fasse plus entendre 
dans V Agora. On parle encore du célèbre ultra- 
montain Polyphonte, quoique Polyphonte n'ait plus 
ni église, ni crédit, ni tribune et n'écrive plus guère. 
On parle, plus que jamais , du fameux orateur sep- 
tuagénaire Sosiphane. Mais il y a quarante ans qu'on 
en parle, cela va toujours, il n'y en a que pour lui. 
Les journaux annoncent ses voyages, ses promena- 
des, ses diners, ses mots; ils analysent par avance 
ses discours. On lit des phrases comme ceci : « Il 
parait que cette année Sosiphane va faire un discours 
terrible sur les finances, il parlera pendant sept heu- 
res; à la chute du jour on allumera des flambeaux 
et les députés se feront apporter à manger de chez 
eux pour qu'on ne perde pas le fil de sa haran- 
gue. » Ou bien encore : « L'on dit que l'illustre 
Shehehazarde continuera demain son discours^ que 



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SUITE. 273 

la semaine prochaine il aura terminé les développe- 
ments généraux qui doivent l'introduire au cœur du 
sujet, » etc. 

Généralement ces bonnes fortunes de renommée, 
outre ce qu'elles empruntent au talent^ tiennent sou- 
vent aussi à ce que le personnage en renom s'est 
trouvé rattaché fortuitement à certaines circonstan- 
ces politiques, à ce qu'on a fait un mot sur lui, à ce 
qu'on l'a pris pour point de mire de certaines atta- 
ques, de certains ridicules, de certaines opinions 
surannées, comme cela est arrivé à Théophante le 
polémiste. 

Sans doute Polydamor est un héros , mais il a dû 
une grande partie de sa renommée à ce qu'il porte 
toujours une chemise rouge, et aussi à ce qu'il a 
trouvé une métaphore heureuse. 

Polydamor a remporté des batailles, enlevé ou 
conquis des provinces. Cela n'eût point suffi pour 
en faire un demi-Dieu. Il a dit que les peuples étaient 
frères. 

Polydamor sait comme on passe à l'état de lé- 
gende; il jette aux cent voix de la renommée des 
billets adressés à ses amis^ à ses connaissances, dans 
lesquels il proteste de son respect pour les belles, 
où il dit à l'un des siens : « Vaillant compagnon 
d'armes, tu te souviens que nous avons dormi dans 
le même manteau. Le sol de l'Italie, cette mère 
féconde des grands hommes, nous a allaités. Nous 
avons été portés dans les flancs de la louve, nous 

18 



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274 LWEB IV. 

avons comme elle des griffes et des dents et pos 
femmes ont de fortes mamelles» Salut. » 

De semblables paroles font trépigner les popula- 
tions; il y a des femmes qui seraient aussi ja- 
louses de recevoir le célèbre Owtlaw dans leur lit 
que s*il s agissait du fameux s. d. c. Canopus. 

Voila les hommes dont la presse parle, dont elle 
parlera toujours, car un tel nom est une rédame 
vivante. C'est comme si on disait aux populations : 
Vous voyez que nous faisons fumer Tencens de- 
vant vos Dieux, mais n'oubliez pas les frais du 
culte. 

Souvent aussi et par la même raison la notoriété 
du journalisme s'attache à des personnages reconnus 
grotesques et même odieux. Dorlomon est un magot 
de la Chine. Il porte des portefeuilles qui exagèrent 
sa petite taille. Jl est attaché à ces portefeuilles, 
comme Auguste disait de Dolabella qu'il était atta- 
ché à son épée. Dorlomon parle dans les couloirs, 
il écrit des articles de finances et de sociétarisrm 
dans les journaux, Dorlomon est un puffiste, Dor- 
lomon est un grotesque, et cependant on lit dans 
les journaux : « Nous apprenons que Dorlomon re- 
vient des eaux avec son ami Polipier. Polipier et 
Dorlomon étaient hier chez le comte de **^ . » Ou 
bien : « Ces jours derniers on a conduit à sa dernière 
demeure le célèbre Rhotomagus, qui a joué un si 
grand rôle dans la dernière révolution; Polipier et 
Dorlomon tenaient les cordons du poêle », et ainsi 



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SUITE. 275 

des autres. Car Polipier est quelque chose de moius 
et de plus que grotesque, mais passons. 



TÇ|UJQU|LS LA ^UIIV, 

Le journalisme vit surtout p^ up^ f^hose^ uous 
voulons parler de la polémiqua; ca? ^près avoir 
traité des célébrités issues du journalisme , il p^qt 
être à propos de dire un mot de ceuiL qui le font, 
ç'est-à-di?e des journalistes. 

La polémique met en relief les tglepts, comme 
la boxe met en relief les muscles et les horions. 
On ne se doute pas précisément de ce qu^il faut 
d'aptitude spéciale pour bien faire cette gympasti- 
que-là. Il faut se figurer les combats de gladiateurs 
de Tanoienne Rome; il n'est pas à présumer qu'un 
gladiateur en ait jamais voulu à son adversaire 
victorieux, alors qu*il tombait sous ses coyps dans 
le cirque, en présence de l'empereur et de la foule, 
sous les yeux des vestales, de belles demoiselles, 
eoipnie il n'y en a pas beaucoup à présent, à ce 
qu'on dit. Irrité sur l'heure ipéme^ si Ip gladia- 
teur vaincu mais guéri de ses blessures rencontrait 
cpielques jours après son heureux camarade, il lui 
serrait la main en lui disant : c< Par Hercule, vous 
avez un joli poignet 1 » L'autre répondait : « Et 
vous, merai| quel croc-eprjambp ! Vous save? que 
vous avez plu à la courtisane Met^Ua » elle m^ l'a 



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276 LIVRE nr. 

dit hier; quand je vous renversais sur l'arène, vous 
avez levé le bras, et elle a remarqué que vous étiez 
poilu comme elle n'a vu personne. » Et les deux 
compères de rire et de s'en aller bras dessus, bras 
dessous au cabaret; car il y en avait aussi dans ce 
temps-là. 

Bon nombre de journalistes sont comme ces 
deux gladiateurs; il y a bien çà et là une Phryné 
qui les regarde ou devant laquelle on dira : Comme 
Adamastor a rossé Polyctète ! L'arène , c'est le jour- 
nalisme; la plume y c'est l'épée romaine; l'encre, 
c'est.... ne poursuivons pas la figure. 

Quand on réfléchit que la plupart des attaques, 
répliques, dupliques, tripliques, qui paraissent si 
chaudes, si violentes, se font sans passion réelle, 
sans haine, avec une conviction modérée, on com- 
prendra quel stimulant c'est que le public, le spec- 
tateur, la galerie. Éreintez, éreintez, messieurs, vous 
serez célèbres au moins pendant quarante-huit heu- 
res, et ensuite une bonne poignée de main. L'auteur 
s'aperçoit qu'il ércznte aussi, que même il ne fait 
que cela, et cette réflexion le calme. H est par- 
dieu bien évident que nous sommes un peuple de 
vaniteux et que nous crevons de jalousie les uns 
pour les autres. Un polémiste mort à la peine, a 
dit : La démocratie^ c'est l'envie ; on le lui fit bien 
voir. 

Tout n'est pas polémique dans le journalisme, 
quoique ce soit son plus grand aliment. Il y a les 



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TOUJOURS LA SUITE. 277 

articles de fond, les appréciations, les critiques des 
actes du gouveraeiiient. Il faut pour cela des qualités 
d'un autre ordre, d'un ordre contraire. Ah ! s'il ne 
s'agissait que de dire les choses comme elles sont, 
de parler net, franchement^ simplement, ce ne serait 
pas difficile. Combien de gens n'en feraient pas au- 
tant! Mais le talent requis ne consiste pas en cela. 

Il y a un art, et un grand, qui consiste à parler à 
côté des questions, à passer sur les points délicats 
comme chat sur braise, à ne jamais toucher les su- 
jets dans leurs parties vives, dans ce qui crève les 
yeux. C'est ce qu'on peut appeler le savoir-faire au 
bout de la plume, et vraiment il en faut beaucoup 
pour tourner sans se brûler autour d'un gros événe- 
ment, d'une grosse affaire politique, pour écrire 
dix, vingt, trente colonnes à la suite, en ébribant 
à peine la matière, en ne faisant qu'effleurer du 
bout de la plume certains côtés scabreux ; pour faire 
un tableau renversé dans lequel les accessoires tien- 
nent le milieu de la toile, et les principaux sujets 
se perdent aux trois quarts , en profils effacés , ou 
sont vus de dos. 

Cela n'empêche pas que l'on ne parle toujours 
avec beaucoup d'éloge de la vérité, on n'a même 
que ce mot à la bouche; on le peut, nous l'avons 
enfouie à dix mille pieds sous terre, par delà les 
débris fossiles où on ne la retrouvera jamais, et grâce 
à Dieu, nous nous en trouvons bien tous tant que 
nous sommes. 



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2T8 



tiVAE tV. 



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4 
4 












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Écrire, faire des livres. .. ne serail-ce pas, sans 
qu'il y paraisse, un assez sot et fort outrecuidant 
métier? Oh ! l'auteur ne parle pas pour ceux dt)nt 
les épluchures rapportent autant que des mines de 
houille ou des cargaisotas de guano, il n'a gardfe. Il 
s'en faut qu'il aille confondre les gens d'esprit qui 
vivent grassemtent de la badauderie avec les auteurs 
convaincus qui s'imaginent tenir de leur talent une 
certaine mission^ 

En conscience et pour les gens délicats, que dire, 
qu'inventer, que diable écrire qui en vaille là peine? 



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TOUJOURS LÀ. SUITE. » 279 

Conçoit-on quelque chose de plus mesquin qu'une 
tâche qui consiste à griffonner, à jaturer seul à seul 
dans son cabinet, à la lueur d'une lampe ^ demé-^ 
chantes phrases qui ne yalent pas la plupart du temps 
ce que Ton dit au coin de son feu , en causant avec 
ses amis ou ce que Ton entend dire tous les jours 
par des gens qui n'ont pas la prétention d'être au- 
teurs? Quelle misère que de parvenir, à force de 
tabac et de café, à se faire pousser une idée sous le 
cuir chevelu, que de distiller douloureusement son 
cerveau pour arriver à écrire en somme ce qui traîne 
à peu près partout, ce qu'on a lu par ici, pillé par là, 
ce que souvent on ne sait pas, car c'est ainsi que 
se font les livres. Tout cela est piteux, et même il 
est démontré, par l'exemple de la France^ que les 
pays où l'on écrit le plus sont ceux où l'on fait le 
moins de progrès dans la pratique des choses, témoin 
encore une fois ce pays-ci où l'on est en retard de 
cent cinquante ans sur les peuples qui vivent sous les 
mêmes degrés de latitude. 

C'est ceci le côté philosophique de la littérature, 
mais le point de vue pratique est plus radical en- 
core. Non-seulement on fera toujours bien de ne pas 
se préoccuper du fond même des œuvres, mais il 
n'est seulement pas démontré qu'il y ait avantage ou 
profit à se préoccuper des conditions extérieures de 
l'art. Le succès en ce genre est trop chanceux. 11 est 
meilleur d'en user comme en son temps Lope de 
Véga savait déjà le faire : Mettre les règles de l'art 



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280 UYRE IV. 

sous clef, afin de ne pas mourir sans gloire et sans 
récompense. • 

Qu'on ne s'y trompe pas ; il faut peut-être autant 
d'esprit, de finesse et même de talent pour employer 
avec discernement un tel procédé que pour produire 
des chefs-d'œuvre. Il faut, en effet, savoir faire un 
départ entre le bon et le mauvais , pouvoir se dire : 
Voici une belle donnée, une conception brillante, 
originale, mais je connais mon public, ce n'est pas 
l'affaire; ou si j'adopte tel thème, tel sujet parce 
qu'il s'adresse à l'imagination^ je me garderai fort 
de le prendre par ses côlés élevés ; non, pas si sol, 
j'aplatirai, je rapetisserai la matière, j'y mettrai le 
convenu et le banal qui assurent la vogue des ou- 
vrages. Que l'on veuille bien remarquer tout ce que 
cela suppose de pénétration, de connaissance des 
idées, du caractère ^ de son époque. Pouvoir faire 
mieux et faire médiocrement de parti pris dans l'in- 
térêt du succès, cela vraiment a plus de mérite 
qu'on ne le croit. Il est vrai qu'il y a beaucoup d'é- 
crivains qui ne raisonnent pas tant et qui sont mé- 
diocres naturellement, sans effort. Ils sont doués. 

Les économistes ont fait des théories ingénieuses 
sur ce qu'ils ont appelé la valeur. Ces théories peuvent 
être transplantées dans le domaine des choses litté- 
raires. Il fut peut-être un temps où les livres réus- 
sissaient par eux*mémes, où ils cheminaient, se 
classaient par leurs propres forces, par la force d'as- 
cension qui est dans le mérite des œuvTCs. Mais il ne 



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TOUJOURS LA SUITE. 281 

peut pas se produire aujourd'hui quelque chose de 
semblable. En un mot, la valeur intrinsèque n*est 
plus rien. Mettez en tas tout ce qui s'écrit en France 
dans une année, le bon, le mauvais, le médiocre et 
le pire, à priori vous avez un tas de caillotix ; main- 
tenant triez : la matière calcaire , le métal grossier, 
le cuivre, le plomb vont se changer en lingots d'or et 
d'argent , suivant que les ouvrages seront signés de 
tel ou tel nom. Le nom seul approprie le produit, lui 
donne sa valeur d'échange. 

Ce monstrueux et informe plagiat des mystères de 
Paris, des mystères d'Udolphe, ce caphamaùm sans 
•nom , composé avec les détritus de Frédéric Soulié , 
d'Eugène Sue et de Balzac, signe du nom de Polas- 
tron , a soutiré au public deux cent mille pistoles 
bien trébuchantes. Renardo a vendu une de ses co- 
quilles cinquante mille francs. Il a empaillé Jésus- 
Christ et les douze apôtres ; Polycrote a écoulé trente 
mille rames de papier noirci. Son dernier roman 
était intitulé le Mangeur d'enfants. Les excréments 
sont devenus de l'or. Valeur de placement , valeur 
d'échange, le produit littéraire, superifocuum genuSy 
chose nulle en elle-même, chose vaine et vague, in- 
différente quant à sa valeur intrinsèque, s'est trouvée 
utilisée, appropriée, sublimée par la demande. Les 
autres productions sont comme des huîtres gâtées 
dans un parc, on ne les ouvre seulement pas. 

Les libraires en ce temps-ci savent bien qu'ils 
ne vendent pas de livres. Us font ou ne font pas 



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282 LIVBE IV, ' j ' 

une aflairç» et certes qui leur en voudrait aurait 
tort. Il faut de plus que TafFaire soit grosse, autre- 
ment ce n'est pas la peine. Les noms en évidence 
sont comme de^ cartes ou des quines à la loterie. 
On Joue là-dessus cinq ou six cent mille francs. Il 
s'agit de savoir si on parviendra à enfourner dans la 
gueule du public trois cent mille exemplaires d'un 
ouvrage donné d'un auteur donné. C'est comme si 
on envoyait des ordres pour l'achat ou la vente 
sur les places de Paris et de Londres de trente ou 
quarante mille sacs de farine, des quatre marques. 
Le public européen est empoisonné à la même heure 
des produits français. Le livre une fois lancé, il fauf 
qu'on l'avale. Anglais, Allemands, Turcs, Italiens, 
Russes ou Tartares, il faut qu'on en crève. Et com- 
ment ne pas mordre à l'hameçon quand les jour- 
naux de Paris, en éclatant comme des bombes, 
donnent le signal des détonations dans toutes les par- 
ties du monde à des milliers d'organes étrangers qui 
vomissent à leur tour la rumeur d'échos en échos? 

Cette habitude du public de ne plus s'ébranler que 
sous les coups de fouet d'une publicité furieuse 
conduit à un machinisme complet. Il n'y a point de 
goût, point de préférence qui tienne devant la force 
d'un succès imposé. Il y a même une sorte dé fasci-' 
nation hébétée, abrutie, qui résulte du cynisme de la 
réclame. Quel sentiment pense-t-on, par exemple, que 
le public puisse éprouver quand on saisit son imagi- 
natioki par un appel comme celui-ci : 



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TOUJOURS LA 6UITB. 283 

« Le bruit formidable qui se fait à propos de la 
prochaine publication DU CRIME DE SOMBREVAL 
a soulevé une curiosité inouïe. On cherche de tous 
côtés à prévoir, quelques-uns métne affirment déjà 
dans quel lieu^ dans quel temps ^ dans quel monde 
doit s'agiter ce récit aux allures saisissantes et mys- 
térieuses. Mais personne n'a pu jusqu'à présent péné- 
trer ce secret. Le secret de cette histoire extraordi- 
naire a été bien gardé. Petsonne, en France, ne pourra 
le dire avant d'avoit* lu le fameux roman de M.... 
qui paraîtra lundi à midi. Épouvante!... » 

On bien encore quand on lit ceci : 

a On ne parle plus de la Vénétie, de Tltalie, de 
TAllemagne. Le RicheHeu prussien e^t oUbUé. Il n'y 
a qu'une pensée en ce moment, qu'une perspective, 
la publication promise par le journal le *** . Partout 
où l'on vit, où l'on pense, partout où l'on respire, 
on ne songe plus qii'à ce téi^rible, qu'à cet effroyable 
procès des Chattryas. La France entière attend avec 
une fébrile impatience cette publication d'un intérêt 
sans nom, sans exemple dans les annales crittiinelles 
du moncié! » 

îl y a un de ces barnums qui fit dernièrement 
quelque chose de plus. Au moment où paraissait 
Tune de ces publications, les murs de Paris se trou- 
\âîent couverts soudainement de grandes affiches où 
l'on pouvait lire d'un jour à l'autre : 

Deînain Shôupapa, le tameUx âccUsé itttéstueux et . 
fratricide, parlera peut-être ? 



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284 uvRE nr. 

Shoupapa n'a pas parlé. ' 

Le lendemain on disait : Rien encore ! 

Le surlendemain : Miracle! Shoupapa a parlé!.. 
Shoupapa parle! Et dans toutes les villes de pro- 
vince^ sur tous les murs, ces phrases étaient 
écrites. 

Ne voit-on pas le passant saisi d'idiotie, fasciné^ 
hérissé, transporté à la vue de ces choses? Dans son 
hallucination, il entrera chez le libraire ; s'il a un 
écu, il le changera. Ces amorces grossières ne sont 
guère plus grossières que celles qui font acheter les 
livres de Polycrote. Et quand on peut lire sans haut 
le cœur le grand Polastron , on n'est guère plus dé- 
licat que celui qui fait ripaille des romans arrangés 
à la sauce de cour d'assises. 



QUESTIONS D UN INTERET ASSEZ VIF. 

Peut-il arriver qu'un livre réussisse aujourd'hui 
par sa valeur propre? 

Si ce livre n'est pas précisément une ordure? 

S'il ne flatte pas les intérêts ou les passions d'une 
coterie? 

S'il n'est pas commandé ou inspiré par un parti? 

Si dans la critique il ne descend pas jusqu'à l'in- 
jure? 

Si dans la flatterie il ne descend pas jusqu'à la 

bassesse ? 



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QUESTIONS d'un GRAND INT^ÊT. 285 

S'il n'émeut pas de petites passions de cabaret? 

S'il dit la vérité sans fard, ou si, disant une cer- 
taine somme de Vérités, il n'y mêle pas cent fois plus 
de* mensonge ? 

S'il s'affranchit de certaines formes de conven- 
tion ? 

Si Je succès du livre n'est pas entrepris par deux 
ou trois libraires et sous-entrepris par cinq ou six 
journaux ? 

S'il n'^ pas été crié par-dessus les toits pendant 
cinq ou six mois à l'avance? 

Si l'auleur n'est pas allé se pendre à la sonnette 
des journalistes en vogue et pleurer sur les genoux 
du directeur ? S'il n'a pas fait de scandale pour attirer 
l'attention, reçu une claque dans la rue ou une éra- 
flure sur le nez dans un duel de convention? 

Si la réclame n'a pas fait jouer ses batteries, cro- 
cheté, forcé les oreilles et les yeux par des exhibi- 
tions ? 

Y a-t-il un public qui juge et apprécie en dehors 
de la claque organisée ? 

Quel est ce public auquel dans les préfaces on a 
encore la naïveté de faire appel ? 

Combien vendrait-on d'exemplaires d'un ouvrage 
qui ne serait fait que pour des gens de goût ? 

Parmi les gens instruits bien élevés, combien y en 
a-t-il qui s'entendent à juger les choses d'art ? 

Parmi ceux qui s'y entendent, combien y en a-t-il 
qui ne refuseraient pas leur suffrage par envie ? 



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^W tivBB vr. 

Parmi ceux qui ne le refuseraient pas par exvne, 
combien y en aurait-il qui ne le refuseraient pas par 
Wtérêt? 

Parmi œux qui ne refuseraient pas leur suffrage, 
ni par intérêt ni par envie, combien y en a-t-il qui 
iraient jusqu'à soutenir ou a patronner le ta- 
lent? etc., etc. 

On pourra, si Ton veut, tirer les conclusiops. 
Elles sont friandes. 



DBS IDOLES. 

En France, l'admiration ne perd jamais ses droits, 
par bonheur. Il faut qu'il y ait toujours en scène 
trois ou quatre personnages de lettres ou de théâ- 
tre sur lesquels se concentrent l'enthousiasme, la 
vogue. 

Il y a des personnifications indispensables à la vie 
morale du peuple parisien, un danseur de cqrdp, 
ui^e fille lancée, des célébrités passionnantes qui 
résument l'art, la civilisation, le succès, Targept. 

Daps un ordrp supérieur, pn trouve un certain 
nombre d'idoles littéraires au^quellps le public a com- 
mis l'intendance de ses mepus plaisirs. Voyez plutôt 
le jeune poète Gamellpn. La faim lui fai^it aqtrefpis 
trouver agréable les caresses d'une vieille qui n'avait 
qu'une dent, il a aujourd'hui pignon sur rue. Nou^ 



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r^ttendoDs à TÀcadémie. £ra«idas ^ pu up§ fprtvine 
pgreil}e, il a éjfxm le cœur des Français en leur repré- 
sentant sur le théâtre des filles qni mourment de 
chagrin de n'être pas assez entretenues. Il ^ plu à 
loutes ces dames, il ^ été sauvé^ car on se s^uve aussi 
par le cœur. Polémon est encore nne idole, il 21, Ini, 
un talent vrai, et même trop de tajent pour être 
longtemps en vog^e, mais il a su se serviy de ses pre- 
miers succès ponr flatter immédiatement la puis- 
sance. 

Le genre féminin, dans la littérature moderne, est 
une des grandes cordes du succès. On sent tout de 
suite quand il coule dans les veines d'un écrivain 
du sirop d'orgeat. S'il prisse à travers le^ phrases un 
peigne qui sent^ h poudre 4e riz; §i la fprme du style 
est molle, s| on sent quelque chose de laiteux, de 
mœlleuxi cela prévient ffivprahlement. L'écrivain est 
bénin, il détergera doucement. C'est ce même genre 
qui ft assuré le succès d'Octavule, de Lémon, de Ca- 
mille, même école que Brasidas, des vagissements, un 
peu de libertinage, p^s trop pourtant, Am surplus, 
l'école se divise. Octavule est le Platon de la chose, 
chez Brasidas, Polémop et les autres, il y 4 quel- 
ques signes de virilité plps marqués ; il§ sont confor- 
més, mais il y a de l'étisie dans la constitution. Ce 
sont des talents poitrinaires. Le public sent qu'ils ne 
vivront pas. On s'intéresse à eux; ils ressemblent un 
peu à leurs héroïnes. Us sont malades du même 
mal, l'argent, et ils oïï\ cppiiPP ^ïï^s de l'économie. 



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288 uvRB IV. 

C*est au surplus une très-grosse affaire pour ces 
fleurs des pois de la célébrité que d'entretenir leur 
renommée dans sa fraîcheur. Brasidas s'est fait une 
loi de ne pondre qu'une chose tous les ans. Mais 
quelle chose, comme c'est élaboré 1 Le public est pré- 
paré à ces accouchements , on ébruite discrètement 
les mystères de l'enfantement, et l'on se répèle de 
temps en temps : Ah ! le moment est venu, voilà Bra- 
sidas qui va pondre, il couve encore pour l'instant. 
Enfin on vient voir l'enfant; il est blanc, il est pro- 
pre, on l'a bien lavé, il est mort-né. 

Gamellon^ lui, est plus expéditif, il refait toutes 
les pièces du répertoire; il refait Scribe, il refait 
Picard, il refait Brasidas lui-même, il n'y a qu'à 
ajouter des jupons, beaucoup de jupons et de cor- 
sages décolletés. Gamellon est un homme d'esprit, 
il a su comprendre que la poésie des sens suffit à 
sauver une pièce. 

Quel homme encore, dans un autre genre, que le 
grand Polastron! Polastron eût vieilli s'il fût resté 
dans sa patrie. Son ipstinct le lui a dit sinon son 
orgueil. 

Il eût vu tomber de ses vers le fatras gigantesque. 
Ses antithèses, ses métaphores auraient fini par ne 
plus ressembler qu'à un jeu de casse-tête, à des tré- 
sors de pierres fausses. Polastron serait devenu per- 
ruque. Mais Polastron s'en est allé camper de l'autre 
côté de la mer, en face de sa patrie comme un re- 
mords; il s'est fait là un piédestal de carton, li 



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'DES IDOLES. 289 

ne daigne pas débarquer, mais ses volumes dé- 
barquent pour lui ; Prométhée â trois cent mille 
exemplaires, les marchés de l'Europe s'ouvrent à ses 
ballots. Polastron croit remuer des mondes par les 
épithètes qu il secoue dans le chaos. Il se dit qu*il 
n'est pas seulement un poète, mais un penseur, un 
savant, un philosophe, un homme d'État, V alpha et 
\ oméga de tout, et il fait de la langue une cuisine 
dans laquelle il entre de la physique, de la chimie, 
de la scolastique, de Talgèbre, de la genèse, de l'as- 
trologie judiciaire, du grec, de l'hébreu, du latin et 
pas un mot de français. Mais ces amphigouris sans 
nom produisent beaucoup d'effet dans le public. 
L'admiration est tellement convenue avec lui qu'on 
l'écrase de louanges en éclatant de rire. Polastron 
superbe continue sa carrière, il mourra avec la con- 
viction qu'il a fait le tour de la pensée humaine. La 
vérité n'arrive pas à Polastron, la vérité arrive-t-elle 
aux rois? 

Mais que de finesse, que d'habileté cousues à cette 
inconscience de lui-même! Polastron entend l'in- 
dustrie comme un marchand de la rue Quincam- 
poix. Comme il sait tenir la curiosité en éveil, comme 
il soigne la situation, comme il sait se faire des pre- 
neurs! Polastron prononce des ^peeches dans une 
langue qui eût bien étonné Molière, des speeckes qui 
font sauter les pavés en l'air. Il jette au tiers et au 
quart des billets qui marient la terre et J'onde, l'eau 
et le feu. Voltaire adressait des compliments au plus 

19 



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290 LTVBE IV. 

chétif écrivain qui loi envoyait des vers. Mais Vol- 
taire n'est rien auprès de Polastron. 11 compare à des 
dieux ^ à des Titans^ à des colosses, le moindre des 
mirmidons qui lui fait hommage d'un volume. 11 le 
met dans son panthéon. Mais, trait caractéristique, 
si Polastron recevait par impossible quelque ouvrage 
de mérite, Polastron serait muet*. 



RÊYERIB. 

Il peut bien se faire en définitive que les facultés 
qui font les grands écrivains, les grands artistes, ne 
soient pas plus rares aujourd'hui qu'elles l'étaient il 
y a cent cinquante ou deux cents ans. On peut 



1 4 Ici l'aateur voulait placer une nouvelle série de portraits 
plus ou moins ressemblants. Il s'arrête court en voyant qu'un 
certain Théophante fait la chasse en ce moment sur ce terrain ; 
et' ce n'est pas seulement l'horreur de l'imitation, qui lui fait 
quitter la partie. N'aimant à s'en prendre qu'aux forts, on ré- 
fléchit que dans un pays d'aussi féroce vanité , c'est vouloir se 
casser bras et jambes que de dire un mot de plus sur les par- 
venus gros et gras qui sont en possession de la célébrité. La 
critique purement littéraire et sans aucune acception de la 
personne privée n'est même plus dans les mœurs. 

£t l'on a un grand besoin, à ce qu'on dit, de la liberté de la 
presse. Pour quoi faire '^P 

* Cette note d^ Fauteor a été écrite à la date du moÎA de mai 1867* 

{Nou de PédUêur). 



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lUÊVBRIB. 291 

soutenir que si les lettres et les aris sont tombes au- 
dessous de zéro en France^ depuis quinze ou vingt 
ans, ce ne sont pas les organisations qui ont man- 
qué, mais le sentiment public qui a fait défaut. 

Il n'y a que d'immenses espérances et d'immenses 
émulations qui fassent tenter les grandes œuvres. 
Les prix Gobert n'y suffisent pas. Si quelqu'un des 
ouvrages tant admirés que les deux derniers siècles 
ont produits, venait à paraître aujourd'hui, est-il 
seulement certain qu'on s'en apercevrait ? La néces- 
sité d'amuser le public est devenue d'ailleurs une 
loi si absolue, que les plus grands lettrés du dix- 
huitième siècle ne trouveraient peut-être pas de nos 
jours un tour de main assez habile pour faire passer 
une œuvre sérieuse. 

Il ne faudrait donc plus qu'on nous ennuyât avec 
les doléances convenues sur les talents inconnus ou 
ignorés dans des temps où la célébrité artistique, 
poétique et littéraire n'est plus qu'un produit factice 
de journalisme et de librairie. S'il naissait aujour- 
d'hui un grand écrivain, un prosateur puissant et 
original, on lui creuserait une fosse de six pouces 
pour qu'on n'en entendît plus parler. 



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292 LIVRE IV. 



COMMENT SORCANiSe I.A CONSFlRATiON DU SILEICCE. — 
ÉTRAM'J LEURS, ÉTOL<FF£URS ET COMPAGNONS DU SILENCE. 

A moius dé se faire égorger il n'y a pas moyen 
non plus de faire ce chapitre; ce sera pour une autre 
fois^ quand toute espérance sera perdue. 



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LIVRE V. 

♦ 

DE LA FORTUNE ET DES AFFAIRES. 







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294 LIVRE V. 







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DE LA FORTUHE BT DES AFFAIRES. 295 



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296 LIVRE V. 



L'auteur a refusé de nous remettre le manuscrit qui corres- 
pond au y* livre. Tout ce que nous avons pu faire a été d'obte- 
nir une partie de la table des matières. Elle fera probablement 
regretter que Tauteur n'ait pas cru devoir livrer au public les 
développements intéressants qu'elle comporte. Mais elle pourra 
servir aussi à expliquer sa réserve. 

ÇVote de Védîteur*) 



CHAPITRE IlL 

Des qualités et des talents nécessaires pour faire 
sa fortune. 

Principales professions au point de vue de l'argent 
à gagner. 

nés moyens bêtes, mais sûrs, de se procurer cinq 
cent mille francs de crédit ^r la place de Paris. 



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DE LA FORTUNE ET DES AFFAIRES. 297 

Moyen de gagner cent mille francs d'un coup sans 
avoir un sou à débourser. 



CHAPITRE IV. 

Rapports frappants entre la politique et la finance. 

De la science des affaires au dix-neuvième siècle. 

Affaires de politique, de banque, de bourse et 
d'expropriation de la maison V*** et C*. 

De l'escroquerie dans les mœurs. Organisation^ 
formes sociales. 

Des limites du Code pénal. Aléa et calcul des pro- 
babilités. 

Dolus bonus et Dolus malus. 



CHAPITRE V. 

Que les plus mauvaises affaires sont les meilleures 
et que tout dépend du tour de main. 

Des principales affaires ténébreuses, mais lucra- 
tives. Artifices et combinaisons, fonds et tréfonds. 

Affaires' matiquées'ou revue rétrospective des prin- 
cipaux procès en police correctionnelle depuis un 
certain nombre d'années , avec indications sommai- 
res des procédés, au moyen desquels on aurait pu 
éviter ces catastrophes. 

Principales combinaisons toujours sûres en matière 
de bourse, de banque et d'industrie. 



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298 inrBE v. 

Démonstration des procédés par des calculs diffé- 
rentiels. Éléments moraux qui doivent entrer dans 
les combinaisons mathématiques. 

Procédure de la spéculation; qu'elle doit s'étudier 
dans les comptes rendus des administrateurs des 
grandes compagnies. 



CHAPITRE VI. 

De la fibre publicjue au point de vue des affaires. 
Que. quand tou,t le monde veut voler, personne ne 
peut se plaindre de Tétre. 

Gens organiquement faits pour être volés, que ce 
serait les désobliger que de ne pas le faire. 

Physiologie de l'actionnaire. Ses idées, ses procé- 
dés, ses calculs. 

Gens avec qui on peut faire des affaires et qui ne 
défendent pas leur argent. Principaux signes auxquels 
on les reconnaît. Pierre^ de touche à cet égard. 

Que l'argent à perdre est le seul qu'on donne fa- 
cilementy et pourquoi. 



CHAPITRE Vn. 

Démonstrations sur le vif. Principales figures de 
financiers Primas^ Secundus et TertUis. 



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DE LA. FORTUNE ET DES AFFAIRES. 299 

Du point de départ et du résultat. Où commence 
la capacité en affaires; qu'elle se mesure réellement 
au nombre des millions gagnés^ et pourquoi. 

Le grand Paudarus. 

Le trop célèbre Dévalisador. 



CHAPITRE Vin* 

De l'annonce et de la réclame industrielles. Consi- 
dérations morales d'un grand intérêt pratique. 

Union financière et syndicat de la pensée. Co- 
lonnes d'écus qui servent de base à la pensée. 

Le dessus et le dessous des cartes du...» Fantas- 
magorie de.... 



Raisonnement spécieux qu'un malfaiteur peu fa- 
vorisé de la chance pourrait faire devant ses juges 
et qu'heureusement il ne fait pas. 



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300 LIVBl V* 

CHAPITRE œMPLÉMENTAIRE ET RÉCAPITULATIF 
DE TOUT CE QUI PRÉCÈDE. 



DU DEGRE 9B PETITESSE 9 DE PLATITUDE , D IMPR(»ITB ET 
D^INCAPACITÉ NÉCESSAIRES POUR FAIRE SON CHEMIN PAR 
LE TEMPS QUI COURT. 

Un beau chapitre, on le jure, mais que Tauleur 
est encore obligé de réserver jusqu'à nouvel ordre. 



Œ^^ 



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LIVRE YI. 

DE L'AUTRE SEXE. 



CHAPITRE I. 



A cette dernière subdivision, on peut voir que la 
figure du sujet est complètement décrite, puisque les 
cinq mobiles de l'ambition humaine rayonnent au- 
tour de la conception principale. Quoique Fauteur se 
soucie moins que personne de la méthode dans les 
œuvres de fantaisie, il lui plait cependant de faire 
remarquer l'architecture du temple et la simplicité 
de son ordonnance, de peur que le lecteur ne s'en 
aperçoive pas. 

On va essayer de passer d'un sexe à l'autre. Les 
hommes ont été envisagés comme moyens; les fem- 
mes seront envisagées comme but. Le positivisme 
moderne et la méthode scientifique ne permettent 
i)as de s'exprimer avec moins de roideur; mais que 



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302 UVRE VI. 

t 

dîre^ grand Dieu ! sur un sujet dont tous les côtés 
sont usés comme les points d'une vieille tapisserie. 
Le meilleur moyen est de ne pas s'en tourmenter. 
L'auteur en dira toujours bien autant là-dessus que 
MM. Legouvé père et fils, qui sont ou qui ont été de 
FAcadémie pour avoir célébré le beau sexe. On com- 
prend déjà que la conception rachète le sujet, puis- • 
que le sujet lui-même n'est qu'un point de vue 
accessoire d'une théorie générale. Ici plus que ja- 
mais les ellipses sont nécessaires, puisqu'il s'agit de 
superposer une centième ou une millième couche sur 
un terrain fossile. 

Une des conditions de l'art littéraire est de ne pas 
peindre directement; il faut commencer par un côté 
quelconque et s'en remettre au hasard pour tout le 
reste. 

Ce fut une question controversée autrefois de sa- 
voir si les femmes avaient une âme; c'en est une 
aujourd'hui de savoir si elles ont un caractère. 
L'auteur résout galamment ces deux questions par 
l'affirmative. Puisse cette condescendance lui rendre 
favorable un sexe avec lequel il est si doux de parvenir l 

Une femme qui a écrit avec grâce sur des sujets 
sérieux, quoiqu'elle ait donné le jour, à l'homme le 
plus pédant de France *, a eu à cœur de venger les 
femmes du reproche qu'on leur adresse souvent 
d'être toutes les mêmes. 

1. On ne peut pas nommer. 



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DE L AUTRE SEXE. 303 

a Quoi d'étounant ! dit-elle ; les hommes ne nous 
jugent toutes que par rapport à eux, et toutes sous 
le même rapport. » 

Le mot est plein de charmes, quoiqu'il tende à 
établir que toutes les femmes se ressemblent, au 
moins sous ce rapport-là, ce dont la femme la plus 
puritaine du monde ne voudrait peut-être pas con- 
venir. En général, si vous êtes auteur et surtout mo- 
raliste, pour Dieu ! que votre femme ne le soit pas. 
On ne saurait se représenter sans disgrâce Fhomrne 
et la femme écrivant chacun de leur côté dans leur ca- 
binet, se montrant leur copie le matin, se lisant Tun 
à l'autre des fragments au milieu de la nuit, médi- 
tant l'un et l'autre sur la chute des empires. Une 
femme mariée qui médite sur l'homme en général 
m'épouvante, et le mari qui écrit sur les femmes en 
regardant la sienne mérite bien ce que vous savez. 
Malgré tout ce qu'on dit sur le caractère incom- 
préhensible des femmes, U est posé en principe ici 
que les femmes sont plus faciles à analyser que les 
hommes, et voici la raison que Ion se permet d'en 
donner. 

Il y a, cela n'est pas douteux, dans la manière de 
se conduire avec les femmes, une série d'artifices, 
de menus manèges et de petits procédés dont l'effet 
peut se calculer avec la dernière précision. Or (ceci 
est un syllogisme), si l'on connaît à ce point les 
moyens qui agissent sur les femmes, c'est donc que 
leur caractère est parfaitement défini. 



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304 LIVKE VI. 

Ce qui est fort clair seulement c'est que celle con- 
naissance-là ne sert à rien. Un Dieu y a pourvu. En 
dépit de Tart, l'amour ramène toujours chaque 
homme à sa nature ; el au diable alors la tactique. 

Vraisemblablement, cette réputation d'incompré- 
hensibles qu'on a faile aux femmes, n'a pu venir que 
des amants malheureux ; et voici sans doute où est 
le vice de la conclusion. 

On aborde une femme aimée avec la ihéorie géné- 
rale, puis on s'aperçoit qu'en l'appliquant les choses 
vont au rebours. Les dames échappent par des tan- 
gentes imprévues, une première observation ne se 
confirme pas, une seconde est en déroule, les nœuds, 
les filels, les appeaux , les collets, tout le système 
casse; on a complélement perdu le fil conducteur 
qui permet d'assigner les causes réelles de ces chan- 
gements imprévus. Sans doute : les femmes ne sont 
pas des horloges dont on peut examiner à loisir 
les ressorls. Savoir ce qu'elles sont en général, ce 
n'est pas savoir comment les éléments de leur carac- 
tère se combinent individuellement chez l'une quel- 
conque d'entre elles. Ce n'est pas surtout être en 
état de suivre le mouvement rapide de leurs impres- 
sions, de délerminer ce qu'elles pensent ou ce 
qu'elles éprouvent dans le moment même. Si Ton 
aime c'est une affaire faile, on a perdu le poids, la 
mesure, le coup d'œil , on se trompe en procédant 
mal sur une observation juste, comme en procédant 
bien sur une observation fausse. 



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BB L^ACTBB SEXE. 305 

Il y a, et il y aura sans doute toujours sous le ciel, 
un très-grand nombre d'infortunés qui se perdront 
en voulant étudier les femmes. La considération des 
difficultés produit la mélancolie. 

A rencontre, il y a un beaucoup plus grand nom- 
bre de gens qui ne se mettent pas l'esprit à la torture 
pour analyser ce sexe, qui ne cherchent pas à définir 
le caractère des belles, qui ne s'en embarrassent pas 
et réussissent rondement. Quatre-vingt-dix-neuf 
fois sur cent le succès est dans cette insouciance. 
D'où Ton peut conclure que rien n'est peut-être plus 
périlleux que d'analyser les règles du jeu. Quand on 
n'est pas de première force, mieux vaut aimer à tout 
rompre que de jouer au fin. 

Pour connaître les femmes il faut d'ailleurs pou- 
voir les éprouver, or, à moins d'être prince ou mil- 
lionnaire il n'y a pas moyen. 



Œ^^ 



20 



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CHAPITRE IL 

i^NALYSE PttlLOSOPÎRlOtSfc bE L'I^MBUR. 



Stendhal est le dernier lettré qui ait écrit en de 
bons termes sur Tamour. L'auteur regrette fort (l'a- 
voir été devancé par cet écrivain. Un livre comme 
celui de Stendhal , bien poli , bien coupé par de jo- 
lies histoires, avec une classification des divers genres 
d'amour ; l'amour goût, l'amour passion^ l'amour à 
querelles, c'était tout à fait ce qui convenait ici pour 
terminer. Mais Stendhal a très-proprement, très- 
ingénieusement fait place nette en un coin fort inté- 
ressant du sujet. Stendhal, toutefois, et les autres 
dont on peut décemment parler, parce qu'ils ont 
écrit avec grâce , sont des spiritualistes , tandis que 
l'auteur ne l'est pas plus que ne le comporte le 
temps présent. On n'entend point idéaliser les dames 
ni faire de la chevalerie errante. On ne demande 



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AISTALTSE PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUR. 307 

pomt rémancipation de la femnie ni la promisciiité 
des sexes, ces deux choses existant déjà d'ailleurs 
dans une certaine mesure ; on ne tonne pas contre 
le luxe des femmes, car il faut bien laisser aux mil- 
lionnaires^ aux gens bien dotés, rentes et appointés 
le soin de Tentretenir. On ne detnande pas trop 
de vertu dans les classes pauvres , parce qu'il faut 
bien fournir aux exigences de l'Opéra et aux diver- 
ses entreprises de chant, de danse et de panto- 
mime; on ne demande pas trop de vertu non plus 
dans les classes bourgeoises ^ parce que les temps 
sont durs et l'argent rare, excepté chez les million- 
naires. Mais on n'est pas non plus ennemi de la 
pudeurj on veut (Ju'il en reste un peu, parce qu'elle 
ajoute au plaisir. On veut que les femmes aient 
des principes, de la religion, des scrupules , parce 
que c'est une jouissance suprême que d'en obtenir 
ou d'en dicter le sacrifice, parce qu'enfin l'amour, 
pour être ce qu'il est, doit se composer de ce qu'il y 
a de plus délicat comme de ce qu'il y a de plus fan- 
geux dans l'âme humaine. Non,^ quoi qu'on en 
dise, ni le vice ni la vertu ne sont inutiles. On n'est 
pas artiste si l'on ne sent cela. 

Il y aurait dieux choses à examiner dans l'amour : 
ses effets et ses principes. Il n'y a certes pas de sen- 
timent qui temuiB la société plus terriblement cjue 
l'amour, et le spectacle de ses manifestations inté- 
rieures est presque tout le côté dramatique de la vie. 
La volupté en est évidemment le but suprême. Les 



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308 LIVHE VI. 

ambitions, les passions, les plaisirs viennent aboutit* 
à ce grand réceptacle; c'est pour satisfaire cette pas- 
sion qu'on travaille, qu'on accepte mie vie de forçat 
pendant de longues années. C'est pour porter cette 
coupe à ses lèvres qu'on veut de l'or, qu'on fait de la 
politique et de la finance, qu'on se ruine, qu'on se; 
vole, qu'on se tue. L'atmosphère est sillonnée des 
éclats de foudre de cette passion, et le sol est jonché 
de ses débris. 

(c Embrasé de tes feux, tout est entraîné vers toi , 
6 Vénus j Au fond des mers, sur les montagnes, 
dans les fleuves profonds, sous la feuillée naissante, 
dans les vertes campagnes , tous les êtres brûlent 
d'épancher Tamour qui repeuple la terre*, » 

Sauf qu'on ne cherche pas à repeupler, voilà bien 
le délire dont on aperçoit le frémissement universel 
à la surface de la société. Mais, dira-t-on, ce n'est 
pas là ce qu'on appelle l'amour; c'est un sensualisme 
grossier qui n'a rien de commun avec ce sentiment 
délicat qu'on appelle l'amour, avec cet idéal divin. . 

Nous sommes tentés de dire avec un 

comédien du dix-septième siècle* :' 

Plus scensd quant çitœ podest. 

Et puis il n'y aurait pas moyen de tenir sur un 
ton lyrique. 

i. Lucrèce. 
2. Baron. 



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AlfALTSB PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUR. 309 

Le sentiment excessif des réalités a d'ailleurs une 
poésie qui lui est propre : il conduit au culte de la 
forme. L'art antique, c'est-à-dire l'art suprême, est 
né de cette concupiscence tout à fait étrangère, cer- 
tainement, au sentimentalisme moderne. 

Le rôle du sentiment artistique dans l'amour n'a 
pas été assez remarqué. C'est presque toujours par 
là qu'il prend son origine chez les hommes d'une 
nature un peu délicate. L'amour commencé par 
l'admiratidn des œuvres du créateur. La première 
impression est une sorte d'étonnement, Tétonne- 
ment se change en admiration, puis l'admiration ré- 
fléchie en amour. Évidemment, la nature nous a 
doués d'un sens tout particulier pour apprécier chez 
les femmes les moindres détails de la beauté. 

Il y a un suffrage qui se rend immédiatement, 
spontanément et comme malgré soi quand on aper- 
çoit chez une femme le plus léger attrait. La nuance 
du regard, la forme du cou, une jolie bouche, le des- 
sin gracieux d'un sourcil se révèlent instantanément 
aux yeux comme une lumière. On voit ces charmes, 
on les compte, on les détache par la pensée, même 
sur un visage ordinaire. L'investigation se poursuit 
sur toutes les surfaces visibles. Partout où l'on con- 
state un fragment de beauté, on enregistre , c'est 
instinctif. De là vient assurément que les femmes 
prennent tant de soins d'exposer à cet examen les 
moindres choses qui se peuvent montrer honnête- 
ment -, car elles ont de la beauté artistique une per- 



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340 uvaE VI. 

ceplion au moins aussi sure que celle des boRunes. 
Elles savent, admirablement, ce qu'eUes peuvent 
posséder de charmes appréciables. Elles connais- 
sent leur personne pbysique à un point qui passe 
rimagination ; la forme d'un doigt , d'une die- 
ville, un trait, un linéament, elles savent si cela 
est joli ou non ; c'est la plus grande intuition artis- 
tique du monde, et c*est cette intuition même qui 
est le fondement de leur coquetterie. Quand tous ces 
traits épars de beauté que les hommes recherchent 
avec tant de passion chez les femmes, se réunissait 
en grand nombre chez l'une d'elles; quand ils se 
coordonnent , quand ils s'harmonisent , quand une 
femme peut sortir victorieuse de l'examen minutieux 
dont elle est l'objet, alors une curiosité plus pro- 
fonde commence à naître , un rien déterminera Fa- 
mour ; car les hommes ont une vocation naturelle à 
aimer toutes les belles femmes qui ne seront pas 
trop cruelles. 

Mais il semble que la nature, en nous donnant un 
sentiment si vif de la beauté, se soit plu à nous éton- 
ner toujours par la variété des types qu'elle a créés 
et par leqr inconcevable splendeur. On ne peut pas 
von* une femme belle, qu'on en voie bientôt une 
plus belle encore. Le plus merveilleux spectacle 
qu'on puisse ènyier, dans le domaine de la fantaisie, 
serait de voir passer devant ses yeux les plus beaux 
types que la nature s'est ingéniée à créer depuis le 
com^i^Qcement des âges, de voir ressusciter dans 



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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l' AMOUR. Sli 

rëpanouissement de leur jeunesse toutes les belles 
qui sont mortes depuis six mille ans, de les compa- 
rer avec celles qui existent en ce moment sur la terre; 
et avec celles qui naîtront jusqu'à la consommation 
des siècles. 

La preuve que nous avons v^e sorte de çentimeni 
surnaturel de la beauté ()es femmes, c'est que l'on 
classe dans son souvenir même celles qu*on n'a 
point aimées, celles cfu'on n'a fait qu'entrevoir, tçute^ 
les fois qu'elles ont apparu avec le signe supérieur, 
des créations de premier ordre. Ces types merveil- 
leux laissent leurs reflets dans Vimagination; on les^ 
y retrouve ; ils servent de point de comparaison et 
de modèles pour jug^r les autres femmes. Et com- 
bien de fois n'arrive-t-il pas que l'amour s'éveille en 
saisissant de lointaines ressemblances avec ces images 
gracieuses dont l'imagination est peuplée 1 

Ce qui impressionne le plus chez les femmes, c'est 
la nuance du regard, cette nuance que nous n'aper- 
cevons pas chez les hommes, mais qui chez elles se 
révèle à nos sens d'une maniète si par&itement 
distincte. C'est la nuance de ce regard qui nous 
atteste que les femmes ne sont pas toutes la^ 
mêmes. 

 quel moment cette vocation générale à aimer 

toutes les femmes dont la beauté fait impression se 

change-t-elle en une préoccupation exolusiv<e pour 

une seule d*^ntre elles, o'est-à-dire en amour ? 

G'^st là'dessus qu'on fausse compagnie pour ne 



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312 uvra VI. 

pas marcher dans les souliers des confrères. On croit 
seulement que toutes les belles femmes seront aimées 
par qui elles voudront. 11 y a certainement un mo- 
ment où la femme aimée passe dans le sang et où 
c'est celle-là même que Ton veut et non pas une autre; 
mafe il n'y a pas non plus de raison pour que si une 
autre se fût trouvée à la place de la première^ et 
dans les mêmes conditions^ le travail de Tàme ap- 
pelé par Stendhal CrisiatUsaiion, ne se (ut pas de 
la même manière opéré sur la seconde. 

On ne compte peut-être pas assez le nombre de 
passions échouées, qui viennent se résoudre en une 
passion unique* La dernière porte qui 8*ouvreest sou- 
vent celle du sanctuaire. La plupart des hommes sont 
amoureux du jour où ils trouvent leur placement. 
Il est vrai que ceci gâte un peu la théorie des sym- 
pathies au moins en ce qui concerne les hommes. 

A regard des dames il se pourrait que le problème 
fût plus compliqué. Autant qu'on peut l'avancer sans 
outrecuidance, lamour ne natt pas chez elle de la 
même manière. Quelle est la différence? Question 
ingénieuse que Ton soumet à une cour d'amour com- 
posée des dames les plus vertueuses de la seconde 
série. La belle Mme H*** dont les mollets valent, 
dit-on, mieux que la figure, serait présidente du ba- 
taillon sacré. 

On ne craint pas de soutenir qu41 y a des diffé- 
rences tout à fait à l'avantage de l'autre sexe. 

Ainsi ce que les femmes apprécient essentielle^ 



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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l' AMOUR. MS 

ment chez les hommes c'est la beauté intellectuelle 
et morale. C'est feu M. Cousin qui^ Taffirme ^ ; et si 
cela n'arrive pas quant à présent, c'est que les sujets 
manquent. Mais mettons que leurs inclinations n'aient 
rien à démêler du tout avec des sentiments de cet 
ordre; elles ont cela de commun avec les hommes. 
La différence s'arrête à tous les autres rapports. 

Chose singulière^ les femmes qui ont pour elles- 
mêmes un sentiment si vif et si exquis de la beauté 
physique dont l'œil démêle chez leur rivale le moin- 
dre signe de perfection, les femmes encore un coup 
perdent tout à fait le sens artistique à l'égard des 
hommes. Il est très-décidé dans tous les cas que ni la 
beauté, ni Télégance, ni même les manières ne sont 
le principe de leurs penchants. Ceci est très-heureux, 
ceci est providentiel, car il y a de par le monde une 
très-grande quantité d'hommes laids, qui sans cela 
ne seraient pas aimés pour eux-mêmes comme il ar- 
rive à tant de magots. 

Alors que l'amour chez les hommes est presqu'im- 
médiatement précédé ou suivi chez les hommes d'une 
espèce de lésion des sens, jusqu'à quel point les sens 
sont-ils intéressés chez les femmes dans les premiè- 
res atteintes de l'amour ? N'est-il pas charmant de 
penser que ces êtres si richement doués pour le plai- 
sir, n'ont point la soudaineté d'appétit qui se révèle 

1. M. Cousin n'a pas que nous sachions aflQmié cela. (Note de 
Péditeur.) 



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c^ les hommes. Muse, laisse ikuis croire que la 
concupiscence sommeiUe doucement chez les jeunes 
filles quand elles commençait à ^iaaer et même en 
tim^t; qu elles pensent à autre chose qu a ce que 
iK>us pensons» aux champs, aux bois, aux marg^ie- 
rites, à leurs anges gardiens, au bon Dieu. Laisse 
nous croire que les. épouses à la veille d'être infidè- 
les, ne sopgeut qu'à Tunion de deux 4mes avec un 
a^utre que leur mari ! 

On ne sait d'ailleurs pas au juste quel est en gé- 
néral le degré d'instruction des jeunes personnes les 
mieux élevées, avaqt de tran^rmer en réalité les 
timides aspirations dii premier îimour. 

IVtais il y a dans leur organisation une délicatesse 
q^i les soustrait aux impressions grossières, qui agis- 
sept incesisamment chez les hommes. Pour elles les 
hommes n*ont point de sexe tant qu'elles n'en ont 
pas distingué un. Une femme bien née a même natu- 
rellement une sorte d'horreur des désirs qu elle ne 
veut point satisfaire. Leurs sens ne s'éveillent qu*avec 
leur imagination^ à moins pQurtant d'une de ces 
surprises comme celle qui e^t racontée d'une ma- 
nière si charmante d^s les lignes que voici ; 

a J'ai connu une femnie qui, quoiqu'aimahle^ n'a- 
vait jamais été soupçonnée d'aueune affaire de cœur. 
Quinze ans de ménage n'avaient point altéré sa 
tendresse pour son mari. On pouvait citer leur 
exemple. Un jour à sa campagne, ses amis s'amu- 



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ANALYSE PHILOSOPHIQUE DE l'aMOUB, 315 

sèrent assez avant dans la nuit, pour être contraints 
de coucher chez elle. Le matin ses femmes s'occu- 
pèrent à servir les dames qui étaient restées. Elle 
était seule dans son appartement, lorsqu'un homme 
qu'elle voyait très-familièrement et cependant sans 
conséquence, passa chez elle pour lui faire le com- 
pliment d'usage en pareil cas. Il s'offrit à lui rendre 
quelques services au moment de sa toilette. Le né- 
gligé où elle se trouvait lui fournit une occasion de 
lui dire quelques galanteries sur des charmes qui 
n'avaient rien perdu de leur fraîcheur. Elle s'en 
défendit en riant comme d'un compliment. Cepen- 
dant de propos en propos ils s'émurent; quelques 
maladresses dont on ne fit pas semblant de s'aper- 
cevoir devinrent des entreprise^ très-décidées. On 
se troubla, on s'attendrit de part et d'autre , et la 
femme était déjà bien coupable qu'elle ne croyait 
encore faire que badiner. Quel fut leur étonnement 
et leur embarras après un tel écart? Jamais Us n'ont 
pu comprendre depuis comment ils s^étaient enga- 
gés si loin 9 sans en avoir eu tout d'abord le moin- 
dre pressentiment. » 



(I!^p3 



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CHAPITRE IIL 



CONJECTURES* DÉLICATES QUI NE SERONT 
PAS COMPRISES. 



On doit répéter que c'est une loi providentielle et 
faite à l'avantage du plus grand nombre que les 
inclinations des femmes ne dépendent d'aucun des 
dons de Fesprit et de la figure ; que Ton voie ce qui 
pourrait en arriver à divers points de vue si comme 
le désireraient quelques victimes de l'amour, les 
femmes se portaient avec une préférence décidée vers 
les hommes de choix, si la nature les avait douées 
d'un discernement excessif à cet égard. Ce serait 
effrayant pour quelques-uns et désolant pour le plus 
grand nombre. On peut placer là des considérations 
économiques et anthropologiques assez importantes. 
Les femmes obéissent sans le savoir à nije loi d'en 
hâut^ à une loi sage qui a voulu réparer par leurs 
mains ['inégalité des conditions, des talents et des 



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COKSIDÉBATION o'tïfB MORALITÉ BOCTBCSE. SlT 

avantages extérieurs. C'est ainsi qu'un auteur avisé 
peut, comme on le fait ici, attacher les raisons de 
la galanterie aux principes supérieurs de la science. 
liCs femmes étant des êtres moraux essentielle- 
ment irréguliers, les sources de leur sensibilité s'ou- 
vrent ou se ferment selon des lois mystérieuses dont 
la physiologie donnerait peut-être le secret. C'est 
une étude à tenter; mais sans sortir quant à présent 
des bornes de la physiologie morale, il appert suffi- 
samment que l'irrégularité de leur âme, de leur ima- 
gination et de leurs sens explique pour une part les 
caprices de leurs inclinations. Qui nous garantit que 
pour être aimé d'une femme, il ne suffit pas d'être 
en vue d'elle précisément à l'heure où leur âme est 
disposée à recevoir et à retenir une impression, à 
l'heure où descend quelqu'un des démons familiers 
du logis? Qui peut dire le rôle que joue dans l'a- 
mour le moment de la rupture d'une des vésicules 
deGraaff...* 



CONSIDERATION DUNE MORALITE DOUTEUSE. 

Une femme incomprise est certainement une 
femme qui cherche à se faire comprendre. Aussi la 
société est-elle coupable quand elle se montre trop 

1 . L'auteur n'aurait pas dû écrire ceci parce que les dames 
peuvent demander une explication à leur médeciil. {Note de té 
diteur). 



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318 U¥BB YI. 

séyère envers certaines infractions qui attestent un 
sentiment très*vif de l'idéal^ quelque chose comme 
une recherche de l'infini d(Mitelle sent en elle-même 
le principe. Mab les hommes qui font tant d'é- 
preuves avant de se fixer à une femme légitime^ et 
qui néanmoins ne s'y fixent pas^ se montrent im- 
placables pour ce qu'ils appellent l'honneur conju- 
gal. Heureusement^ cette sévérité de principes^ ce 
sentiment exclusif de la propriété tend à s'affaiblir 
de plus en plus ; et quand la science économique 
aura dit son dernier mot sur l'amortissement du ca- 
pital, il faudra bien transporter quelques-unes de 
ces idées dans le mariage. 

L'amour, le véritable amour, ne se comprend 
sans doute en général que d'un sentiment exclusif 
pour une seule personne ; mais puisque d'après les 
théories les plus modernes il tient essentiellement 
à la perfection entrevue chez la personne aimée, il 
y a bien quelques difficultés. Ne peut-on aimer sin- 
cèrement deux et même trois personnes à la fois? 
Les Orientaux comprenaient plusieurs épouses. C'est 
que si ce système pouvait être admis de bonne foi, 
il tendrait à disculper du reproche de noirceur et 
de perfidie, un certain nombre de dames honnêtes 
dont on pourrait croire que le cœur est pervers, 
parce qu'elles ont eu le sentiment de la pluralité en 
amour. Beaucoup d'hommes pensent aussi sincère^ 
ment de cette façon. Leur impression peut se tra- 
duire ainsi : J'aime Julie, mais je ne pourrais me 



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CONSIDÉBA^TIOir d'une MORÀLITlS DOUTEUSE. 349 

passer d'Henriette. J'adore Aiigustine, mais que Su- 
zanne est séduisante ! Il est si difficile de trouver 
.dans une seule. personne la réunion des perfections 
qui assurent la durée de Tamour. Il doit arriver 
quelquefois sans doute qu'une femme qui a deux 
amants et qui les garde tous les deux à l'insu l'un 
de l'autre, les aime tous les deux à des titres divers. 
Ce sont deux égoïstes qu'elle réconcilie dans son 
cœur. Ce sont deux moitiés de perfection que l'on 
rapproche. La pauvre femme est justifiée, car être 
infidèle, qu'est-ce bien souvent, sinon compléter 
son idéal? 

Nous donnerons l'histoire suivante, parce qu'elle 
nous fait un peu plus de copie et qu'elle vient d'ail- 
leurs à Tappui du sujet. 

Deux capitaines, deux officiers, qui s'aimaient 
tendrement, allaient souvent chez un vieux gentil- 
homme veuf, qui n'avait qu'un seul enfant. C'était 
une jeune fille âgée de dix-huit ans^ fort jolie. La 
demoiselle devint enceinte. Le père furieux s'apaisa, 
car il faut tôt ou tard s'apsdser, et après les ques- 
tions ordinaires en pareil cas, il lui demanda qui 
l'avait mise dans cet état. Elle répondit sans s'é- 
mouvoir que c'était le capitaine, à moins que ce ne 
fut le lieutenant. Ils sont mandés tous les deux par 
le père ; il leur fait part de la situation de sa fille, 
leur déclare que Tun d'eux doit se résoudre à l'é- 
pouser, ou qu'il se sent encore assez de force et de 
courage pour se venger de l'un ou de l'autre. 



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Les jeunes ofBcieis étaient rivaux sans s'en être 
jamais doutés : tous deux déclarèrent qu'ils étaient 
également disposés à faire ce que désirait le père 
outragé, mais aucun d'eux ne voulut céder à Tautre 
rhonneur de la réparation demandée. Le père pro- 
posa de s'en rapporter a la demoiselle. Autre embar- 
ras : elle répondit qu'elle les aimait également tous 
deux y qu'elle l'avait prouvé du reste, qu'elle ne 
pourrait jamais se résigner à sacrifier l'un à Tautre ; 
qu'on arrangeât cette affaire comme on voudrait, 
qu'elle se soumettrait à tout, que c'était assez faire 
pour elle. 

On adopta, pour en finir, le seul moyen qu'il y 
avait à prendre ; le sort en décida. 

Le traité fut exécuté avec la plus scrupuleuse fidé- 
lité. Le rival exclu resfea l'ami des jeunes époux. Le 
sort avait prononcé en faveur du capitaine, qui 
mourut quelques années après ; sa veuve épousa le 
lieutenant^ et ils n'éprouvèrent d'autre chagrin que 
d'avoir perdu un ami dont la mémoire leur fiit tou- 
jours chère. 



Cfi]^^ 



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CHAPITRE IV. 



OBSERVATION. 



Il y a un aveu qu'on ne doit pas différer plus 
longtemps et par lequel on aurait dû commencer, 
c'est que c'est réellement la marque d'une imperti- 
nence achevée que de se permettre d'écrire sur le 
sujet dont on s'occupe ici. On s'empresse de le dire 
par prudence, pour enlever au besoin ce pavé de la 
main des railleurs. 

Quand on songe que Ton voit paraître chaque 
année, deux ou trois ouvrages pour le * moins qui 
s'intitulent : Des femmes ou De la femme, — On re- 
garde au nez de ces auteurs et l'on se dit en voyant 
les espèces qu'il leur faut un terrible aplomb. C'est 
comme si l'on montrait son mollet ou ses cuisses, ou 
que l'on concourût pour le prix de senteur. On se 
donhe Tair d'un connaisseur, d'un lascar qui con- 

21 



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322 LIVRE VI. 

nait les sentiers de la vie, qui a vécu dans les ruelles 
et qui sort à peine boutonné d'un dernier boudoir. 
Cela donne un air Richelieu, un air Valmont^ ud 
air à claques. 

L'auteur est généralement un cornac de donzelles 
qui connaît les tarifs^ mais qui par faveur spéciale en 
est affranchi ; ou bieh c'est iin tiëux barbon de lettres 
qui a épousé une femme trop jeune, et fait Toffice 
de sage-femme, chauffe la couche, bassine le lit et 
fait des yeux blancs soù^ èoii ^ardë-vue. 

I/auteur glissera entre ces écueils, en déclarant 
qu'il n'a pas eu pour sa part de succès auprès des 
dames, son principe étant d'ailleurs que quand on en 
a ce serait tout à fait perdre son temps que d'écrire 
là-dessus, les moments sont trop précieux. 

Au point de vue littéraire, l'entreprise est bel et 
bien injustifiable; car on doit commencer par se 
mettre ceci dans la tète, c*est qu'il n'y a pas sur ce 
sujet le plus pauvre petit mot neuf à dire, non pas 
un mot, pas un iota. Les paradoxes, les réflexions 
les larmes, les plaintes, les soupirs, les colères, les 
formules, sont étiquetés et catalogués comme k 
nomenclature des produits médicinaux dans le 
codex. 

Essayez de dire quelque chose sur les femmes, ce 
que vous voudrez , cherchez , combinez , ingé- 
niez-vous, et l'on se charge de vous montrer le cer- 
tificat d*origine, la marque de fabrique, l'original de 
la copie. Vous avez lancé un mot que vous croyez 



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OBSERVATION. SUS 

d'une saveur bouvelle^ votre mot sort aii magasin 
où il porte le numéro 2. Ce paragraphe-ci : numéro 
4 du répertoire et ainsi des autres. iÇlettre. au jour 
Une {)ensee, une impression nouvelle sort du do- 
maine du possible. Quand on sait qu'on ne fait 
que des rhabillages ^ il faut du courage pour s'y 
mettre, mais il faut au moins le savoir, ne pas 
s'imaginer aisément que l'on chante des airs nou- 
veaux. 

Ilya plus embarrassant encore que cela, et ce n'est 
pas peu dire. Quand on parle des femmes, il n'est 
que deux alternatives, en dire du bien ou en dire 
du inal, deux partis également dangereux, car ils 
sont d'un ridicule égal. 

Allez donc vous déclarer le champion du beau 
sexe. Les dames elles-mêmes en riraient derrière 
leurs éventails. Allez donc marcher sur les traces de 
MM. Legouvé, père et fils, peindre la jeune fille, la 
mère et l'amante, tomber au pied d'un sexe au- 
quel.... 

Proclamerez-vous le culte de la femme, son es- 
sence divine, son rôle dans la civilisation à la suite 
d'un brèche-dents du collège de France ? Ferez-yous 
du mysticisme matrimonial comme certains auteurs 
en s'occupant des couches et des infirmités de la 
femme, de ses périodes lunaires, enveloppant le 
tout d'un parfum de cabinet de toilette et de linge 
taché ? 

Comment tomber dans Textase de la croyance 



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324 LIVRE VI. 

sans paraître un niais^ et comment se poser en scep- 
tique sans paraître un cuistre? 

On tourne ici la difficulté en médisant de l'amour 
et non des femmes, c'est un peu moins imperti- 
nent. 



CI!5pD 



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CHAPITRE V. 



S'IL Y A DES IDEES OU SEULEMENT 
DES SENSATIONS EN AMOUR. 



Ce n'est pas trop la tendance de ce siècle de mettre 
l'amour hors de là poésie des sens pour le faire en- 
trer dans le domaine de l'idéal. 

Il est vrai que l'a doctrine deTidéalisme sentimen*» 
tal rencontre de graves objections. 

L'amour ne survit pas chez les iiommes à la perte 
de la beauté. — Un. On ne voit pas s'aimer entre 
eux les laiderops qui ont de belles âmes. — Deux. 
Les mariages d'amour sont rarement heureux. — 
Trois. Hors le mariage on se brouille presque tou- 
jours avec la femme que l'on a aimée. — Quatre. 

Il est vrai que les deux premiers exemples ne 
prouvent pas grand'chose, et que les deux derniers 
ne prouvent rien. 

On ne hait les femmes que Ton a aimées que 



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326 LIVRE Vï. 

parce que Ton a appris à les connaître. Lorsque 
deux amants brisent violemment leurs chaînes, ce 
n*est que la rupture de deux âmes qui n'étaient pas 
faites Tune pour lautre. 

Mais, d'un autre côté, les femmes qui attachent 
le plus les hommes ne sont pas celles qui ont le plus 
de vertu. 

Et, d'autre part, les femmes ne s'attachent pas aux 
hommes en raison de leurs qualités. 

Cependant, dans l'amour malheureux on éprouve 
une souffrance de l'àme qui le distingue absolument 
des sens, et qui atteste l'essence immatérielle de l'a- 
mour. 

Mais Tàme est malade aussi, quand on a perdu sa 
fortune ou qqe Ton se trouve sans argent. 

Cependant, on peut aimer assez une femme dans 
la première jeunesse, pour aue l'image même du 
plaisir blesse la pensée. 

Oui, mais cela ne dure pas, et cette délicatesse 
exquise n'est que la crainte du vertige à la pensée 
du bonheur. 

Mais la pudeur, qui fait monter un sang si frais 
aux joues des jeunes filles, n'est-elle pas une protes- 
tation de la chasteté qui désarme la concupiscence ? 

Oui, mais la pudeur des jeunes femmes n'est 
qu'une expression détournée du désir; et qu'est-ce 
que l'amour de la femme la plus pure, quand il 
arrive un jour, une heure où elle s'humilie dans le 
plaisir Est-ce que le plaisir est chaste ? 



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S*IL T A. DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUB. 327 

Toutes les héroïnes devraient mourir avant d'ar 
border au lit nuptial et même avant de se délacer. 

On peut si Ton veut rétablir la balance au profit 
du spiritualisme, quelques mots de plus, ce serait 
fait, mais l'art ne le souffre pas. 

On sent, à vrai dire, qu'il peut y avoir quelque 
chose de surfait c^ans l'amour, quand on en parle 
comme de l'essence des choses divines, comme de 
la contemplation du monde intellectuel et moral. 
Les idées générales de l'amour ne sont pas aussi ri- 
ches que ses sensations, qui sont elles-mêmes fort au- 
dessous de ce qu'on désirerait. Le langage de l'a- 
mour n'a guère plus de variété que le chant des 
oiseaux; on ne saurait, quoi qu'on fasse, sortir 4'uï1 
certain com^enu, que l'amour exalte jusqu'au délire, 
' mais dont les termes ne changent pas. 

Que l'on suppose l'homme le mieux conformé 
moralement, aux genoux de la femme la plus intel- 
ligente et la plus belle, le dialogue pe sortira pas 
de ceci : 

Je vous aime ! 

Je vous aime passionnément ! 

Je vous aime furieusement! 

Reste la preuve, à faire à un moment donné, c'est 
autre chose. 

Il n'en est pas moins vrai que c'est avec ces trois 
notes qui n'en font qu'une, que se composent toutes 
les mélodies delà parole écrite ou parlée. I^eshomiiies 
ont tous une vanité qui leur est propre. Ils s'ima 



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328 LIVRE VI. 

giiient que s'ils sont admis aux genoux d'une femme 
ils lui feront entendre des accents tout à fait nou- 
veaux, mais les femmes qui ont de Texpérience dé- 
clarent que les hommes ne font jamais en pareil cas 
que répéter la même chose. 

Si, par un beau clair de lune^ vous êtes assis avec 
voire amante 9 sur la lisière d'un bois du sur le bord 
d'un ruisseau, vous n'avezqu'à vous taire; ou si vous 
voulez parler qu'avez -vous à lui dire,* sinon que la 
lune est brillante? 

Et si vous êtes érudit vous ajouterez : « Que ce 
fut dans une nuit semblable, tandis qu'un doux 
zéphyr caressait légèrement le feuillage, sans y exci- 
ter le plus léger frémissement, queTroïIe escalada les 
murs de Troie, et adressa les soupirs de son âme 
vers les tentes des Grecs, où reposait Cressida. Que 
ce fut dans une pareille nuit que Thisbé, craintive, 
et foulant d'un pied léger la rosée du gazon, aperçut 
Tombred'un lion avant de le voir lui-même, et s'en- 
fuit éperdue de frayeur. Que ce fut dans une nuit 
semblable que Didon, seule sur le rivage d'une mer 
en furie, une branche de saule à la main, rappela 
son amant vers Carthage. » Etc. 

Depuis le commencement du monde, tous les 
dialogues d'amoureux se ressemblent et sont copiés 
les uns sur les autres. Aussi les poètes, les savants, ne 
se sont-ils jamais avisés de faire parler deux amants 
dont l'amour n'est traversé par aucun obstacle, qui 
peuvent se dire qu'ils s'aiiuent et qui peuvent se le 



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s'il T à DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUR. 329 

* 

prouver, sans craindre un mari jaloux ou la ven- 
geance d'un rival. 

A part ce que la passion prête à une foule de pe- 
tites choses in^gnifiantes par elles-mêmes, il n'y a 
point de pensées au fond de l'amour, il n'y a que 
des sensations déguisées. 

Mais la peinture de ces sensations, qui est la poé- 
sie des sens, comporte les tableaux les plus char- 
mants .et les plus variés. La manière d'exprimer le 
désir emprunte le monde des images. Tout ici con- 
siste dans cette grâce de langage dont l'antiquité nous 
donne tant d'exemples ; car les anciens ont été nos 
maîtres dans l'art d'exprimer les passions. 

u Laisse-moi, dit Harmonie à Vénus, en parlant de 
Cadmus, Laisse-moi du moins près de lui. Je tou- 
cherai peut-être sa main ou le bord de sa tuni- 
que, et ce serait un remède au mal qui me con- 
sume. Je verrais son cou sans voile, et comme par 
mégarde je serrerais son corps pendant qu'il est 
assis. Ah ! si par hasard sa main s'étendait jusqu'à 
moi et venait à toucher mon sein, il me semble que 
je mourrais. Oui, pour presser de mes lèvres, ses 
lèvres entr ouvertes et les effleurer de mes baisers, 
pour l'entourer de mes bras un moment, je consen- 
tirais volontiers à passer les ondes de F Achéron . Alors, 
sur les rives du Léthé, qui voit couler tant de larmes, 
je raconterais aux morts ma douce destinée et je fe- 
rais à la fois envie et pitié à la triste Proserpine. Là, 
j'enseignerais l'art de ces baisers pleins de charmes. 



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330 uvRE yi. 

aux amantes malheureuses qu'a consumée^ le feu du 
désir, et j'exciterais leur envie, s'il est vr£|j qi|'après 
la mort les femmes gardent encpr^ de jalouses pas- 
sions aux bords du fleuve de l'oubli. «.. » 

Et ceci Que l'Ârioste juî-mj^me n'a i^w jpiter (uqe 
jeune amazone blessée encoipbattai^t\j| 

tt Une vierce est tombée, à ç|emi flpe sur ]e sol 
poudreux. Sous ses yéteinepts r^lçyés, sa beauté 
s'arme encore. Blessée, elle b|es^e son meurtrier sé- 
duit.... Ses charmes nus lancent contre lui les traits 
de l'amour: et, comme Achille à la vue d'une autre 
Penthésilée, l'Indien eût baisé les lèvres refroidies (^e 
la nymphe étendue sur la poussjère, s'il n'eut re4ou^é 
la colère des dieux. Alors il considère cett^ f^eauté 
ui se révèle et lui est refusée ; il ypif |a blancheur 
le ses pieds, ses formes que rien ne voile. Ula touche, 
approche sa main de cette poitrine de rose, qpi q'a 
pas encore perdu la grâce de ses concours. — Il fait 
entendre d'une voix éperdue ces paroles insensées : 
ce Ah ! malheur à ma lance, malheur à nion bras té- 
méraire ! Quand je presse la b)^$^ure de ^op corps 
charmant, quel hymne magique, quels encl^ante- 
ments constellés pourront, à ma voix inspirée, en- 
dormir tes angoisses et arrêter ton sang ! Que n'ai-je 

i. Nous ne saunons dire au juste si le passage qui suit, de 
même que celui qui précède, 'sont tirés de quelque poëte, ou 
seulement imaginés par l'auteur. Nous croyons cependant que 
ce sont deux morceaux extraits des Dionysiaques de Nonnos. 

{Note de Vediteur,) 



l 



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S*IL T A DES IDÉES OU SENSATIONS EN AMOUR. 331 

là^ près de moi, une source vivifiante pour baigner 
ton corps dans les eaux qui calment la doqleur, j'a« 
doucirais ta gracieuse plaie jusqu'à ce que j'e^^^^ ^ti 
revenir ton âme errante. Où Irouverai-je les rempdes 
mystérieux de P^n et son art salutaire. Que n'ai-je 
cette plante que Ton appelle centaurée, j'en presse- 
rais sur toi le suc de sa fleur, qui apaise les souf- 
frances et je te sauverais vivante ^e l'enfer, d'où l'on 
ne revient pas. » 



CONSIDERATION ECONOMIQUE. 

Le dernier recensement officiel porte : 

Que le nombre des femmes est de. . 19052985 

Et celui des hommes de 19014109 

Excédant du nombre des femmes sur 
les hommes 38876 

On voit par là combien la nature est sage. Car 
voici pour l'exercice de 1 867, à l'actif du sexe mas- 
culin, un solde créditeur de 38 876, destiné à pour- 
voir aux exigences de la demande. 

Si non-seulement ces 38876 femmes venaient à 
manquer, mais encore que leur nombre total se 
trouvât réduit de cette différence, ce serait une ca- 
lamité pire qu'une disette, car la demande dépasse- 
rait l'ofFre, ce qui enchérirait l'amour dans la pro- 
portion de Vi P« o/*- 



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332 uvRE VI. 

Mais aussi les amants aimeraient plus ardemment 
leurs maîtresses, et les maris feraient meilleure garde 
autour de leurs femmes. • 

Donc, etc. 



D UN PROC£S TOUJOURS PENDANT ENTRE LES DEUX SEXES. 

Il y a une sorte de procès qui existe depuis le com- 
mencement entre lesdeux sexes. Le grief se traduit du 
côté des hommes par ces mois : Oh ! les femmes /... 
Et il se traduit du côté des femmes par cet autre 
mot : Oh ! les hommes !. . . 

Cela équivaut des deux parts à une accusation en 
règle. La question toujours pendante serait donc de 
savoir quel est le sexe qui a le plus de torts en géné- 
ral vis-à-vis de l'autre. 

Gomme le conflit ne s'élève que sur le terrain de 
Famour, il y aurait, à ce qu'il semble, un moyen 
assez simple de le vider, ce serait d'examiner quels 
son t les procédés des hommes, quand ils aiment et quels 
sont dans le même cas les procédés des femmes. On 
reconnaîtrait peut-être qu'il faut une étrange audace 
de la part des hommes pour se poser en victimes ; 
mais peut être reconnaîtrait-on aussi que les femmes 
ont tort de se plaindre. On refuse de faciliter la so- 
lution de cette question. 

Une princesse de ce temps-ci, une princesse encore 
vivante, qui a été belle et qui ne s'en est pas fait 
faute ^ a écrit ceci : 



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s* IL T A DES IDÉES OU SElTSATIOirs EN AMOUH. 333 

« Il y a deux choses dont un homme ne convient 
jamais avec une femme, qu'il en ait aimé une autre 
et qu'il lui soit resté fidèle. Il jouerait tout son bon- 
heur pour cette vanité d'avoir possédé sans aimer. 

ce Jamais on ne pardonnera à une femme libre 
d'être la première à rompre ses liens. Il y a dans cet 
acte un renversement de l'usage, un dédain de sa 
colère dont un homme sera toujours profondément 
blessé. Il ne se souviendra pas des mille méfaits qui 
ont fait prendre cette détermination. Il en sera 
étourdi. Tant qu'on l'aime il se pardonne aisément 
ses petites infamies. Quand il n'est plus aimé il veut 
encore être craint. .. . Et c'est en affectant un dédain 
qui ne trompe personne qu'il cherche à reprendre 
contenance. » 

Un trait aussi pris sur le vif méritait d'être sauvé 
de l'oubli, et la dame qui a écrit ces lignes enverra 
sans doute ses remerciments à l'auteur, qui lui baise 
respectueusement les mains. 



O]^ 



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CHAPITRE VI. 

DE LA POSSESSION UNIVERSELLE. 



On ne saurait admettre que ceux qui se sont élevés 
à un degré éminent dans la vie galante^ n'aieùt recher- 
ché que des jouissances grossières dans la séduction. 
Sans doute Tamour des femmes est une passion qui 
résiste à Tâge et à la caducité, sans doate encore il y 
a tant de variété dans la beauté des femmes qu'on 
court toujours le risque d'en rencontrer une plus 
belle ou plus séduisante que toutes celles que Ton 
peut avoir aimées; mais il est possible que le plaisir 
des sens n'ait joué qu'un rôle secondaire dans la vie 
des Grammonty des Bolimbroke^ des Chesterfield 
et autres. Pourtant on ne trouve dans les impres- 
sions de tous ces privilégiés de l'amour rien que de 
fort plat, ce qui traîne de côté et d'autre. Les plus 
spirituels se sont gardés d'écrire* C'est peut-être 



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DE LA. POSSES^ldî^ DKIVERSELLE. 3^^ 

(}ae rabaisse de Y AH ou dé là sbieii^b h'àjipanient 
pas à ceux à cjui leur talent âssijgfaë le rôle de Tac- 
tioh. 

A-t-on vu beaucoup de graiid^ |leihtreâ iéfcrirè sur 
là péintiire, de gtàndâ géhéràiix stir Fart de la guerre, 
dé grande ^dêtés sur la poësiè? Cërtàihëmefat ilon. 
Les hoihmés ^uî^sàtlts par Tàrt saSrèiit assez idiit ce 
qu'il jr a dfe Vain dans ces théories ; et à qubi lètir 
serviraient-elles? tèdrè îniéui que pei*sbiiiie, ii'fest-cè 
pas savoiir niieux (jue pei*sônne. Serait-bé fioiir le 
profit des autres qu'ils cotlsentiraieht à écrire, înais 
les procédés intiiiiès de Tàrt nfe s'enseignent Jwià. Tbut 
àti pliis consëtitiràieiii-ils a Retire par diâtrâbtlon ou 
par Vanité, maillé plaisir d'éloHner quelque^ lecteiirs 
par des révéiatîbhs âùr^rbiiantes né vaudrait pas 
rferitiui qu'il faudrait prendre à les écrire. Ainsi doit 
îiàns doiitë s'expliquer le âîlericé des iiiâlti*es de Taft 
sur le tbiids de leurs procédés. 11 jr à d'àiili'ë^ raisoiis 
eiicdre. Là science de la vie ne sert à rien à ceux qui 
ne Tout J)as apprise â leilrs dépens. Eii pareille ma- 
tière on ne croit que ce qd'on voit, 6h ne sait ijue ce 
qli'on a expérimenté. Les sëcrélb t|li'bti iip^tend, les 
pi*océdé^, les inanières certaines d'dgir, les principes, 
lëi^ systèmes que Tôta ^e fâit du que Ton se rohntilë 
à soi-même comiiië règles d'kctidns, on ne saurait 
trop les cacher ; car c'est les perdre cJUë de les faire 
connaître, c'est perdre la puissance que donné lëiir 
vertu secrète. 

Ceux qui écrivent Soht ceux qui lié savent pas, 



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336 LIVRE VI. 

qui cherchent ou qui se sont trompes; ce qu'ils igno- 
rent, ils rapprennent aux autres. C'est une manière 
assez spirituelle de se moquer du monde quand on a 
la conscience de ce qu'on fait. ' 

Quand on a le bonheur de naître avec deux ou 
trois cent mille livres de rente, une tournure pas- 
sable et quelque peu de naissance même frelatée, la 
galanterie devient un jeu tellement attrayant que 
beaucoup d'hommes bien doués dont il est fait men- 
tion dans le passé ont pu dédaigner d'autre gloire 
que celle d'être universellement aimés. 

Il y a peu ou point d'amitié, mais il y a de l'amour. 
C'est tout ce que le ciel a donné aux hommes sur la 
terre pour la leur faire regretter. Pour se réconcilier 
avec l'humanité un homme à tournure n'a qu'à passer 
dans le camp de l'autre sexe. Là il peut dire qu'il 
est abandonné par tous les mauvais sentiments qui 
lui font cortège au milieu des hommes. Là il ne sera 
plus haï ou envié ni pour sa place, ni pour son argent 
ni pour son esprit, ni pour ses talents. Tous ses avan- 
tages lui serviront sans qu'aucun lui nuise. Le charme 
incomparable de la société des femmes pour les héros 
de la galanterie c'estqu'ils s'y sentent toujours obser- 
vés, toujours r^ardés et généralement désirés. Il n'y 
a point là de supériorité qui gêne, point de con- 
tradicteurs embarrassants. On n'y peut avoir d'en- 
nemis, car avec les femmes il n'y à qu'un intérêt ; 
l'amour, et les choses sont si bien réglées en ceci que 
ce qu'on leur demande toujours est toujours ce 



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DE LA. POSSESSIOII UNIVERSELLE. 337 

qu'elles veulent donner ('} 



L'amour ainsi compris fait une aussi 

grande place aux combinaisons de l'esprit qu'aux 
plaisirs des sens. Il a l'attrait de la guerre, de la po- 
litique et du jeu. Il n'est pas même dépourvu à ce 
qu'on peut croire d'une certaine dose de philosophie 
comme l'a su concevoir une femme tout à fait extra- 
ordinaire dont on parlera tout à l'heure ; car on parle 
pour les deux sexes. 

On a déjà tenté plus d'une fois d'analyser les at- 
traits profonds et irrésistibles de la possession uni- 
verselle. 

Molière a écrit dans le Festin de pierre un passage 
qui parait avoir servi à accommoder tous les restes 
de don Juan qu'on nous a servis depuis, u Quoi! 
fait-il dire à son héros dans le Festin de pierre, 
tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet 
qui nous prend , qu'on renonce au monde pour 
lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne? La, 
belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur 
d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une 
passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les 

1 . Le mauvais goût de cette phrase a été un avertissement 
pour Pauteur qui supprime vingt page^ à la suite. G Athéniens, 
devenus le peuple le plus sot de l'univers, saurez- vous ce qu'on 
a fait pour vous plaire? 

22 



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338 LIVRE VI. 

autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux 1 
Non, non, la constance n'est bonne que pour des 
ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer 
et l'avantage d*étre rencontrée la première, ne doit 
pas dérober aux autres les justes prétentions qu'elles 
ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me 
ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à 
cette douce violence dont elle nous entraine. J'ai beau 
être engagé^ l'amour que j'ai pour une belle n'en- 
gage point mon âme à faire injustice aux autres; je 
conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et 
rends à chacune les hommages et les tributs où la na- 
ture nous oblige. Quoiqu'il en soit, je ne puis refuser 
mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès 
qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix 
mille. Je les donnerais tous. Les inclinations nais- 
santes, après tout, ont des charmes inexplicables^ et 
tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On 
goûte une douceur extrême à réduire, par cent hom- 
mages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour 
en jour, les petits progrès qu'on y fait, à combattre, 
par des transports, par des larmes et des soupirs, 
l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre 
les armes; à forcer pied à pied toutes les petites ré- 
sistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules 
dont elle se fait un honneur, et la mener doucement 
où nous avons envie de la faire venir. Mais lors- 
qu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, 
ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini 



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DE LA. POSSESSION UNIVERSELLE. 339 

et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel 
amour, si quelque objet nouveau ne vient rëveiller 
nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes 
attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien 
de si doux que de triompher de la résistance d'une 
belle personne ; et j'ai, sur ce sujet, l'ambition des 
conquérants, qui volent perpétuellement de victoire 
en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs 
souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter Timpétuosité 
de mes désirs; je me sens un cœur a aimer toute la* 
terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il, y 
eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes 
conquêtes amoureuses. » 

Ce passage ne fait qu'esquisser la théorie de la 
possession universelle; mais son mot: «J'ai sur ce 
sujet l'ambition des conquérants » est la grande note. 
Un don Juan plus sensualiste encore plus philosopha, 
pourrait s'exprimer comme suit : (On donne le pen- 
dant pour servir aux romanciers et dramaturges qui 
fournissent des types de Lovelace en français d'Auver- 
gne, et n'ont qu'une connaissance incomplète des 
théories de la comédie humaine.) 

— « Ouvre donc les oreilles, Sganarelle, mon ami. 
L'amour est chez moi une passion aussi forte que la 
politique, tu ne peux comprendre ceci, mais tu com- 
prends que c'est moins cruel. Il me semble que toutes 
les femmes sont faites pour moi. C'est à ce point que 
je voudrais anéantir par la pensée toutes les belles 
femmes qui ne peuvent m'appartenir. Oui, je vou- 



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340 LIVRE VI. 

drais, je te le jure, pouvoir les faire disparaître du 
monde. J*ai une passion maladive et furieuse qui me 
fait envier celles que je ne possède pas. Je me sens 
outragé par le bonheur de leurs maris ou de leurs 
amants. Conçois-tu que la nature qui a mis des bornes 
à nos facultés, n'en a pas mis à nos désirs, et sais-tu 
ce qu'il en coûte.parfois pour voir passer et repasser 
devant ses yeux tant de beautés auxquelles on ne peut 
toucher 1 Que de fois n'ai-je pas rêvé d*étre roi, non 
pour la royauté en elle-même, mais parce qu'il n'y a 
que la souveraine puissance qui puisse donner 
la possession universelle. Si j'étais roi d'un grand 
royaume je ferais tenir bonne note de toutes les 
belles femmes qui se trouveraient dans mes États, 
depuis la ville la plus populeuse jusqu'à la plus 
simple bourgade; j'aurais leurs portraits, je saurais 
leurs noms, je jurais le nom de mes sujettes. Je 
parcourrais sans cesse mon royaume, sous les dé- 
guisements les plus divers, pour aller voir de près 
ces beautés et pour leur rendre des hommages qui 
seraient rarement repoussés. Mais non^ je sens que 
ma condition est meilleure que ne pourrait l'être 
celle d'un prince, car il est honteux d'avoir des 
succès qui ne sont commandés que par la puissance; 
et puis les femmes se contraignent trop avec les 
princes; elles ne se montrent pas ce qu elles sont, 
pj'ai-je pas la royauté naturelle? la seule qui puisse 
flatter en pareil cas, car on se doit tout à soi-même; 
et ne me suffitil p;is de triompher partout où je suis 



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DE LA. POSSESSION UNIVERSELLE. 341 

et près de tout ce que je vois. C'est ce que j'appelle 
l'universalité de la possession ; Sganarelle, je veux 
m'en contenter. Je cherche dans les femmes Tinfini^ 
^'absolu ; on croit que la possession de beaucoup de 
femmes éteint les désirs, j'ai reconnu que la soif 
s'accroissait avec les moyens de l'apaiser. On dit 
que les femmes sont toutes les mémes'^ c'est un dé- 
testable et outrageant mensonge ; et puis la curiosité 
ne s'éteint pas, non jamais. Toute femme nouvelle 
pose pour moi une question qui me trouble jusqu'au 
fond de l'âme : Comment est-elle cette belle que je 
ne connais pas? Âh !• cette curiosité maudite, cette dia- 
bolique tentation de l'inconnu, cette concupiscence 
sans frein, pourquoi Dieu l'a-t-il mise dans notre 
âme? Ne pouvait-il pourvoir à la conservation de 
l'espèce par des moyens moins terribles? Nous 
sommes de par le monde quelques monstres qui dé- 
truiraient le genre humain pour en avoir seulement 
la moitié. La moilié, Sganarelle, est-ce trop? Com- 
prends-tu quel ravissement de passer sans cesse 
des bras' d'une femme dans ceux d'une autre, à 
travers les effluves incessantes de la jeunesse et de 
la beauté? Quel attrait de comparer sans cesse 
des charmes divers, d'analyser les divers modes 
d'impression du plaisir, d'étudier les lois de cette 
harmonie! car je raisonne l'amour comme je le 
sens^ c'est ce qui fait ma supériorité sur des êtres 
de ton espèce. Quel art! quels trésors inconnus 
dans les rapports changeants de la galanterie ! 



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342 LIVRE VI. 

« Et je ne t'ai pas même parlé du plaisir purement 
idéal que Ton trouve dans Tc^^servation du carac- 
tère des femmes. Je suis un moraliste qui me joue de 
ce que je vois ^rit là-dessus dans les livres. Quelle 
occupation charmante et quel jeu facile c'est que 
d'étudier leurs mœurs, leurs idées et leurs sentiments, 
d'analyser le fond de leurs scrupules, de chercher 
jusqu'où va leur vertu, de les observer dans leur 
résistance et dans leur chute ; de comparer cequ'elles 
disent avant avec ce qu'elles disent après; d'être le 
principe de leurs actions ; d'imprimer sur leur âme 
comme sur une cire légère ce qui cause la douleur 
ou le plaisir, de modifier le fond de leurs idées et 
même de leur caractère ; de pouvoir mesurer à la 
fois jusqu'où va leur dévouement et jusqu'où 
peut aller leur perfidie ; de les surprendre dans 
la nudité de leur trahison ou dans Tentraînement 
de leurs sacrifices 1 Quel bonheur de s'associer à 
leurs jeux d'enfants, à leurs petites passions, comme 
un camarade 1 quelle jouissance de pouvoir se faire 
assez petit pour entrer dans tous leurs caprices ! je 
vivrais ma vie parmi des chiffons, dans le fond d'un 
sachet ou au fond d'un dé ! Un homme comme moi, 
après tout, remplit une mission parmi les femmes, 
car il donne à quelques-unes ce qu'elles désirent 
toutes, une notion supérieure du plaisir, d 



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DE Lk POSSESSION U]NI VER SELLE. 343 



COUP DE BOUTOIR. 



Plus d'un pied plat du temps présent s'accommo- 
derait assurément de cette théorie. Quelques gens 
de bande noire échappés de la hart ont même paru 
de nos jours à qui les drocs ne manquaient pas. 
Mais la brutale concupiscence de nos jours n'a pas 
même ce qu'il faut pour créer des vices élégants. 
Une certaine grandeur native puisée dans des mœurs 
d'une originalité profonde a seule pu idéaliser quel- 
ques types achevés qu'on vit aux deux derniers siè- 
cles. Mais le sensualisme des verrats n'y suffît pas. 

Il paraîtrait que dans ce temps-ci , on n'a plus 
même le sentiment de ce qui peut constituer la grâce 
dans la corruption. Il a surgi des hommes à la mode 
à renvoyer aux écuries. N'a-t-on pas vu citer comme 
un type de gentilhommerîe achevé , ce nazillard 
court sur patte de M.... , ce malotru de Z..,, un Ru- 
fus, un Vertumnus, un Méla^ des Citons, une race 
de RulBans!... 



Œ!^^ 



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CHAPITRE VIL 



DES JOUISSANCES DE LA COQUETTERIE. 



Il est certaines choses de ta vie des femmes que les 
hommes ne peuvent tout au plus que se figurer. Qui 
peut dire au juste, par exemple, ce que sont pour 
elles les jouissances de la coquetterie? Les législa- 
teurs de rhôtel de Ranibouillet ont oublié de nous le 
dire; et si Voiture ou Balzac l'avaient fait, ils se se- 
raient probablement exprimés ainsi : 

u Si douce çiaruh ' que soient les biens de fortune 
et la grandeur, il n'est point que Ton puisse les 
comparer au triomphe d'une belle; car il n'est rien 
que de fort emprunté dans les hommages et dans 
le respect dont les grands postes sont parés. Les 
grands ne sont ni flattés ni aimés pour eux-mêmes. 

i . Mot très-usité en ce temps-là. 



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DES JOUISSANCES D£ LA COQUETTERIE. 345 

Ils ne sauraient se garantir à eux-mêmes qu'un seul 
de ceux qui les entoure ne les haïsse ou ne soit 
prêt à les trahir. Ils n'ont cpie des amis envieux et 
des esclaves révoltés. » 

C'est bien là la note, maintenant l'auteur con- 
tinue : 

Quelle différence avec le pouvoir que donne la 
beauté tant qu'elle dure/ et elle dure de compte fait 
encore plus que la plupart des gran'deurs ! Tout est 
libre^ tout est spontané, tout est vrai dans les hom- 
mages que les hommes rendent aux belles femmes. 
Ils ne se contraignent ni par nécessité, ni par crainte, 
mais par leur seul désir de leur plaire. Ils courent 
au-devant de la servitude avec un entraînement réel 
et toujours passionné. On se dispute un de leurs sou- 
rires, un de leurs regards, d'adorables misères qui 
ne leur coûtent rien et auxquelles on attache un prix 
fou. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs beau- 
tés visibles fait nattre une admiration secrète et con- 
templative. Elles triomphent dès qu'elles apparais- 
sent. Elles voient fleurir sur les lèvres de ceux qui 
les entourent un éternel sourire, ce sourire que les 
princes eux-mêmes ne peuvent obtenir, car il est 
comme une émanation naturelle de tout ce que l'âme 
peut souhaiter de bienvenue*. 

Certes la vie d'une femme est remplie quand elle a 

i. il est visible que Fauteur a encore des illusions. {Note de 
f éditeur). 



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346 LIVRE VI. 

joui peDdant dii ou quiuze ans de pareils triomphes; 
et l'on peut faire à quarante ou quarante-cinq 
ans une magnifique retraite sans se couper complè- 
tement les vivres. 

Mais pour jouer ces rôles a^eo succès il faut aicber 
les hommes au même titre que les hommes à succès 
aiment lés femmes. Il faut aimer le genre et non 
pas l'espèce. Il faut tenir un peu plus à l'admiration 
qu'à l'amour ; c'est la preuve d'une âme délicate de 
ne prendre des passions que la fleur. La coquetterie, 
et c'est là son mérite, ramène d'elle-tnéiHeà une cer- 
taine vertu relative. 

La période de la résistance est inccHEitestablement 
la plus favorable aux jouissances de la coquetterie. 
On peut croire que c'est pour oela que les femmes 
au-dessus du commun la font durer^ Il leur est loi- 
sible de se donner à elles-mêmes les comédies les 
plus piquantes au milieu des hommages intéressés 
qui les environnent. C'est un spectacle fécond en 
surprises, en observations, en curiosités et en frian- 
dises de toute espèce. 

Si elles connaissent un peu les hommes, elles peu- 
vent voir de quelle façon ils se grimacent pour être 
agréables, les niaiseries qu'ils débitent sous prétexte 
de galanterie, leur superbe confiance dans la nullité 
des femmes et les formes innombrables de leur va- 
nité. 

Et quel intérêt piquant à observer leur manège ; 
comment celui-ci s'y prendra-t-il ? Jusqu'où ira ce- 



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DES JOUISSANCES DB. LA COQUETTERIE. 347 

lui-là ? Quel est celui-là qui montrera le plus d'art, 
qui couvrira le mieux ses batteries? 

Là-dessus toute une gymnastique à laquelle succède 
le recueillement des impressions reçues et des im- 
pressions produites. Passer mentalement en revue 
la série des adorateurs^ compter les soupirs, se rap- 
peler les regards, les serrements de mains involon- 
taires, songer à tout cela le soir en se couchant, ou 
le matin en se réveillant d'un léger sommeil. Pré^ 
parer ses mots, ses réponses et tant d'innocents 
détours, contempler en secret des diarmes dont le 
mystère est si palpitant. Songer à sa toilette, combi- 
ner des effets de lumière et de couleur, une certaine 
manière de se peigner qui désespère et ravisse. C'est 
un art qui participe de tous les arts, un calcul, une 
intuition vive et profonde de certaines passions, de 
certains sentiments des hommes^ un jeu intérieur sur 
leur imagination et même sur leurs sens; quelque 
chose comme un libertinage d'esprit raffiné et dé- 
cent qui dédommage en quelque sorte les femmes de 
la réserve que leur sexe leur impose. 

Mais l'honnêteté admet heureusement pour les 
femmes du monde assez de satisfactions discrètes 
pour qu'à moins d'un tempérament excessif, il soit 
possible de s'en contenter. C'est un compte qui 
varie. Il y a une réflexion qui contient toujours une 
femme : je peux^ si je smux. Il y a bien des plai^rs 
secrets attachés à la modestie* Une femme peut se 
consoler de sa chasteté relative en songeant com- 



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348 LIVRE VI. 

bien d'hommes elle possède en imagination, dans 
combien de cœurs son souvenir entrera, combien 
en l'apercevant se diront : Oh ! que celui qui possède 
cette femme est heureux ! et que ce bonheur déses- 
pérera ; car la coquetterie ne fait-elle pas jouir au- 
tant de ceux qui souffrent que de ceux que l'on rend 
heureux. 

C'est peut-être à ce sentiment qu'il faut rapporter 
ce phénomène de cœur assez souvent observé chez 
certaines femmes qui se refusent à un homme qu'el- 
les aiment pour se donner à un homme qu'elles 
n'aiment pas. Il peut y avoir dans la souffrance d'un 
homme qui aime une jouissance que ne donnerait 
pas le plaisir de le rendre heiureux. C'est un plaisir 
cruel sans doute, mais une revanche légitime prise 
au nom du sexe tout entier en expiation des victimes 
de l'autre. 

Ou dit que ces choses-là arrivent aux amants qui 
ont une trop haute opinion de leur maîtresse. Une 
femme fait peut-être, en pareil cas, la réflexion que 
voici : De celui qui me met à si haut, prix, je retiens 
l'estime en ne me donnant pas et de celui qui ne 
m'estime pas trop, je retiens l'amour. Il arrive alors 
quelquefois que le plus avantageusement partagé des 
deux surprend des soupirs^ des pleurs en désarmant 
des refus qui ne sont pas de résistance. Elle pense à 
lui, à \ autre ! Elle se dit comme il m'aime, et com- 
bien il est malheureux ! Dans ce cas les femmes ca- 
chent, à ce qu'il parait, avec un soin jaloux, pas- 



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DES lOUISSANGES DE LA COQUETTERIE. 349 

sioDné, profond; le sacrifice qu'elles font à un 
autre. Car les femmes jouissent de la confiance que 
l'on a dans leur vertu comme si elles étaient réel- 
lement vertueuses, et tout aussi pacifiquement. Elles 
sont capables d'efforts surhumains, de prodiges pour 
cacher Terreur. C'est un coin de poésie qui reste 
dans leur âme, le sentiment à côté de la réalité, une 
fleur qu'elles cultivent en secret, la fleur de Tidéal ! 
Et certes, la franchise serait mille fois plus inhu- 
maine. 



•J 



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CHAPITRE VIII. 



NINON DE L'ENCLOS ET SON ÉCOLE. 



La galanterie tient, incontestablement, une très- 
grande place dans la civilisation française. L'Acadé- 
mie devrait instituer un prix pour la meilleure exé- 
cution d'un ouvrage dont on peut fournir ici le 
plan. 

Dans un premier volume, on ferait la théorie de 
Tamour et Ton pousserait Tétude du sujet jusqu'aux 
bornes de la métaphysique. 

Dans un second volume, on prendrait pour point 
de départ historique l'époque où les tribus Franques 
franchirent les bords du Rhin pour venir s'établir 
avec leurs épouses dans les provinces Gallo-Romaines. 
On chercherait à distinguer les trois races de fem- 
mes qui ont fini par constituer l'unité de la femme 
Française, la femme Germaine, la femme Gauloise 



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NINON DE l'eNGJLOS ET SON ECOLE. 351 

et la femme Romaine. Les trois types seraient esquis- 
ses, puis on arriverait par une marche progressive, 
jusqu'au moment où l'on peut dire que la femme 
Française est constituée. On conclurait que la can- 
deur et la virginité ont été apportées des forets de 
la Germanie, que la passion du luxe et des plaisirs 
est venue de Rome, l'enjouement et la gaieté des pi- 
quantes Gauloises que les peuplades conquérantes 
trouvèrent çà et là sur le sol indigène; et que, quant 
à l'amour du changenient dans les deux sexes, il a 
dû venir de l'Orient par le contact originaire de la 
race Celtique avec les races Sémitiques. 

Ensuite on distinguerait l'amour en âges. L'âge 
patriarcal où les leudes d'Austrasie et de Neustrie 
prenaient autant de concubines qu'Abraham et par- 
mi leurs plus humbles sujettes. L'âge chrétien, c'est- 
à-dire la conversion au christianisme expliquée par 
l'influence des femmes. L'âge féodal ou de la cheva- 
lerie, l'affranchissement des communes, coïncidant 
avec de nouveaux rapports dans la condition des 
femmes afin d'indiquer la solidarité des agents géné- 
raux de la civilisation : cela ferait bien trois ou quatre 
volumes. 

On arriverait successivement à travers là transfor- 
mation des mœurs et des institutions jusqu'à la re- 
naissance des lettres et des arts sous l'influence de 
la galanterie, jusqu'aux amours à coups de poignard 
et à fioles de poison des derniers Valois, jusqu'aux 
amours politiques de la Fronde et aux séances aca- 



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352 LivRs vt. 

démiques de l^hôtel de Rambouillet, jusqu'au r^ne 
des favorites au temps de Louis XV et de la Régence 
et de là enfio, à T^^oiVi^me contemporain. 

Quoi qu'il en soit, et pour sauter par^lessus les 
quinze ou vingt volumes que l'on fera quelque jour 
là-dessus, la théorie du sensualisme ne pouvait naî- 
tre qu'au sein d'une société élégante et polie amvée 
au dernier degré de sa civilisation, à un certain point 
où le sentiment de la forme, le ^culte de l'esprit et 
des manières atteignaient à ]a perfection. 

C'est ce qui arriva dans la première moitié du 
dix-septième siècle. Il s'est rencontré une femme 
douée de tous les attraits et de tous les dons de l'in- 
telligence, une femme qui a traité l'amour comme 
une science, comme la politique. Ses idées, ses vues, 
ses observations morales paraissent s'être résumées 
dans un livre qu'elle n'a pas écrit, mais qui a été 
fait sur ses méditations, comme ce que l'on sait des 
doctrines de Socrate d'après ceux qui les ont re- 
cueillies; livre après lequel on peut jeter par la fe- 
nêtre tout ce qui s'est écrit sur les femmes et sur 
l'amour, y compris bien entendu ce que l'on peut 
trouver ici. 

Chose singulière, ce petit volume qui contient en 
substance et dans une langue merveilleuse ce qu'ont 
écrit les Larochefoucauld et les Labruyère est à 
peine connu; il ne Test guère que des lettrés. Il ne 
serait peut-être pas excessivement téméraire de pré- 
sumer que dès le temps où il a paru on a pu avoir 



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KINOK DE l'enclos ET SON ÉCOLE. 353 

quelque lutérét à le cacher à cause des grandes ré- 
putations littéraires auxquelles il eût fait ombrage. 
Il s'est rencontré une femme qui a parlé de Tamour 
mieux qu'aucun homme n'a su le faire, qui a pro- 
fessé l'amour en le pratiquant, qui a fait des élèves 
des deux sexes^ dont les amants s'appelaient Condé, 
Larochefoucauld, Longueviile, Coligny, de Villar- 
ceaux, de Sévigné, d'Albret, d'Estrées, d'Ëffiat, 
de Clerembault, Lachàtre et mille autres, pour le 
moins. 

Sa meilleure élève fut Mme de Maintenon ; il s'agit 
en un mot c)e Mlle de Lenclos. , 

Ce n'est pas qu'il n'y ait quelque chose qui blesse 
jusqu'à un certain point la délicatesse de l'esprit et 
même des sens, dans le sensualisme raisonneur d'une 
femme qui cause si sciemment sur de tels sujets, qui 
parle d'amour à ses amants comme Platon parlait de 
l'immortalité de l'âme au milieu de ses disciples; 
mais il faut bien avouer qu'on n'a rien vu de cette 
force. Ovide ne s'est plus trouvé qu'un écolier. Ninon 
a professé l'amour comme un art; depuis plus d'un 
siècle c'est là que les écrivains moralistes vont faire 
leurs provisions d'idées sur les femmes, sur l'amour; 
la source des larcins est ignorée. Tous les frelons 
doivent la connaître. Voici quelques citations. On 
renvoie pour le surplus à l'ouvrage*. 

1 . Les citations qui suivent sont tirées des lettres de Ninon de 
TEnclos au marquis de Sévigné, ouvrage dont Panteur est in-* 

23 



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354 LIVRE vt. 

VcutHMi savoir, par exemple^ de quelle mamère et 
dans quel langage un amant trop respectueux est con- 
seillé : 

« Une femme se persuade beaucoup mieux qu'elle 
est aimée, par ce qu'elle devine^ que par ce qu'on lui 
dit. Agisieae ocname s'il était fait cet aveu, qui vous 
coûte tant^ ou bien imitez le dievalier , prenez son 
ait* aisé. La conduite que la comtesse tient avec lui 
devant vous semble vous en faire une loi. avec 
votre air circonspect et presque respectueux, vous 
avez celui d'un homme qui médite un dessein con- 
sidérable, d'un homme^ en un mot, qui veut fiEure 
un mauvais coup. Vos dehors sont inquiétants pour 
une femme ^ qui connaît les conséquences d'une 
passion telle que la vôtre* Songez que tant que vous 
lui laisserez apercevoir les préparatifs d'une attaque, 
vous la trouverez toujours sous les armes. A.vez-vous 
jamais vu un général habile^ rempli du dessein de 
surprendre une place, annoncer à l'ennemi par tous 
ses mouveinents sur qui l'orage alloit tomber? En 
amour comme en guerre demande-t-on jamais au 
vainqueur s'il doit ses succès à la force ou à l'adresse. 
Il a vaincu il reçoit la couronne> ses vœux sont com- 
blés, il est hetireux; suivez son exemple et vous 
éprouverea le même sort. Dérobez votre marche, ne 

connu et que Ton suppose avoir été écrit soit par Bussy Rabn- 
lid ou le marquis de Sévigné en collaboration avec Ninon« 

{Note de r éditeur,) 



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HmON DE L^ENCLOS £T SOfiT ÉCOLE. 055 

découvrez retendue de vos desseins que quAtid ^â 
ne pourra plus s'opposer à leur succès^ que It 
combat soit rendu et la victoire assurée avant 
que vous ayez déclaré la guettée; &ï un mot^ imi- 
tez ces peuples guerriers dont on n'apprend les , 
desseins et les entreprises que par les ravages qu'ils 
ont laissés. » 

Entendez cette sim[4e phrase : 

ff ....Il est écrit dans le cœur de tous leshommes^ 
à la plus facile. » 

Voici maintenant ce que Ninon pense des airs dé- 
tachés et des théories platoniciennes professées par 
les personnes de son sexe. 

« Écoutez les femmes mariées et toutes celles qm^ 
ne Tétant pas, se permettent les mêmes prérogatives^ 
écoutez-les, dis-je, dans leurs plaintes secrètes contre 
des maris infidèles, ou des amans refroidis. C'est 
qu'ils les méprisent; voilà l'unique raison qu'elles 
imaginent; cependant, entre nous, ce qu'elles regar- 
dent comme une marque d'estime et d'honnêteté, 
qu'est-ce autre chose que le contraire de tout cela? 
Je vous le disois, il y a quelque temps, les femmes 
elles-mêmes quand elles veulent être de bonne foi, 
font encore plus que vous consister l'amour dans 
l'effervescence du sang. Examinez une amante dans 
le commencement d'une passion : l'amour est un 
sentiment purement métaphysique, auquel les sens 
n'ont pas le moindre rapport. Semblable à ces philo-' 



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356 I4VRE VI. 

sophes, qui, au milieu des tourmens, ne vouloieut 
pas conveuir qu'ils ressentoient de la douleur, elle 
sera longtemps martyre de son propre système, mais 
enfin, tout en combattant pour sa chimère, la pauvre 
femme se sera-t-eiie laissé toucher : son amant aura 
beau lui répéter que Tamour est un sentiment meta- 
physique et divin ; qu'il vit de belles phrases, de dis- 
cours spirituels ; que ce seroit le dégrader que d'y 
mêler quelque chose de matériel et d'humain; il aura 
beau vanter son respect et sa délicatesse, je vous 
réponds de la part de toutes les femmes, sans excep- 
tion, que l'orateur ne fera pas fortune. On prendra 
son respect pour une insulte, sa délicatesse pour une 
dérision, et ses beaux discours pour des prétextes 
ridicules. » 

Sur les compliments des femmes entre elles : 
« Aussi, comme elles se parlent sans sincérité ; s'é- 
coutent-elles sans beaucoup de reconnoissance ; et 
quand celle qui parle, en louant la beauté d'une 
autre le ferait de la meilleure foi du monde, 
celle qui reçoit l'éloge pour sçavoir s'il est sin- 
cère, examine bien moins ce que l'autre lui dit que 
la figure qu'elle porte. Est-elle laide? on la croît 
et on l'aime ; aussi jolie que nous, on la remercie 
froidement, on la dédaigne ; plus jolie, on la hait 
seulement encore un peu plus qu'on ne faisoit 
avant qu'elle eût parlé, 11 faut donc être bien per- 
suadé que tant que deux figures ont quelque chose 
a démêler entr'elles, il est impossible qu'entre 



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NINON DE l'enclos ET SON ECOLE. 357 

les femmes qui les portent il se forme une solide 
amitié. » 

Sur les scrupules et les causes morales de résis- 
tance : 

a Ainsi, marquis, pensez que toute femme qui vous 
tient le langage de la comtesse, vous dit, j'imagine 
bien toutes les délices de l'amour : l'idée que je m'en 
forme est tout à fait séduisante. Croyez-vous qu'au 
fond je désire moins que vous de jouir de ses char- 
mes ? Mais plus l'image que mon imagination s'en 
fait est ravissante, plus je crains que ce ne soit une 
belle chimère, et je ne refuse de m'y livrer que dans 
la crainte de voir finir trop tôt ma félicité. Ah ! si je 
pouvojs espérer que mon bonheur fût durable, que 
ma résistance seroit faible.... Mais n'abuserez-vous 
point de ma crédulité? Ne me punirez- vous pas quel- 
que jour d'avoir eu trop de confiance en vous? Ce 
jour du moins est-il bien éloigné? Ahl si je pouvois 
espérer de recueillir longtemps les fruits du sacrifice 
que je vous ferai de mon repos, je vous l'avoue fran- 
chement, nous serions bientôt d'accord. » 

Et ceci : 

« Que les femmes sont peu d'accord avec elles- 
mêmes I Elles s'efforcent de paroitre mépriser les 
filles de spectacles ; elles les craignent trop pour n'a- 
voir pour elles que du mépris. Mais après tout, ont- 
elles tort de les redouter? N'êtes-vous pas plus sen- 
sible à l'aisance de leur commerce qu'à celui d'une 
femme raisonnable, qui n'offre que de l'ordre, de la 



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358 LÏVBf VI. 

décence et de runiformité? Avec If s premières, les 
hommes sont a leur aise; il semble qu'ils soient dans 
leur état QatqreK » 

Et cela : 

« Que de coDtradictioos entre lewn vrais, send- 
ments et ceux dont elles Topt parade ! 

a Hegurdez-lesy vous serez persuadé qu'elles n*ont 
dessein de se faire valoir que parles attraits sensibles 
et qu'elles comptent tout le reste pour rien. » 

Et encore ceci : 

K Nous autres femmes, noMsei^troqs dans le ononde 
avec un besoin d'aimer indéterminé, et si nous pre* 
pops l'un plutôt que l'autre^ disons«le de bonne foi, 
pops cédons moins à la conpoissance dp mérite qu'à 
un ipstipct ipachipal, et presque toujours aveugle. Je 
ne vep?( pour preuve de cela que le$ passions folles, 
dcMfît pous nous enivrons quelquefois pour des in- 
QoppuKi ou du moin^ pour des hommes que nous ne 
cpppoKSQPs plaint assez à fond pour que notre d^oix 
ne soit pas toujours imprudent dans son origine; si 
nous rencontrons bien, c'est un pur bavard. Nous 
nous attachons donc toujours sans un exaniep auffi- 
sapt ; et je p'ai pasi tort de comparer Tamopr h un 
appétit qu'on se sent quelquefois pour un mets 
plutôt qpe popr up autre, $aps en pouvoir rendrez la 
raison. 

^ h^ hasard pqps présente VuP plutôt que {'autfe, 
op l'accepte piais op ne le chpisit pas. 

« ^1 fapt cepepdapt leur repdr? justice» ce p'est pa$ 



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NINON DE l'enclos ET SON ECOLE. 359 

que vous soyez tout cela de leur aveu. Les sentiments 
que je développe ici ne sont pas bien éclaircis dans 
leur tête; au contraire, delà meilleure foi du monde 
elles imaginent n'être déterminées et conduites que 
par les grandes idées dont leur vanité et la vôtre se 
nourrissent^ et ce seroit une injustice criante de les 
taxer de fausseté à cet 4|[^rd î V^^ sans le sçavoir, 
elles se trompent et vous trompent également. » 

Et encore cela : 

« Vous voyez tous les jours des femmes (même 
parmi celles qu'on méprise avec le plus de raison) 
régner avec un sceptre de fer, traiter en esclaves les 
hommes qui leur sont attachés, les avilir à force de 
les maîtriser. Eh bien ! ce sont ces femmes qui sont 
aimées le plus longtemps. » 

Et quand on pense que tout est écrit de celte fa-r 
çop d'iin bout à l'autre ; qu^il n*y pas une ligne, pas 
un mot à retrancher ; que ce ne sont pas des tron- 
çons de phrases péniblement assemblés, mais une 
œuvre coordonnée dans ses proportions. Que toutes 
les conditions de Tart y sont remplies jusqu'à l'ab- 
solu } que l'enjouement et la grâce y sont égaux à la 
profondeur ; que cela s'est écrit avant la Bruyère et 
av^nt Molière ; que c'était pour le temps un ouvrage 
nouveau et que c'est frais aujourd'hui comme la 
rose qui vient d'éclore^ cela gâte bien des admira- 
tions. 



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CHAPITRE II. 



DE LA DIPLOMATIE. 



A quoi tient-il qu'on ne dise que la tactique dn 
jeu qu'on appelle Tamour est la démonstration fi- 
nale de Fart de parvenir; qu'elle contient presque 
toutes les règles générales du savoir-faire ? 

La diplomatie est incontestablement un des pro« 
cédés de l'amour qui, lui-même, est l'école de la 
diplomatie par exellence, et certainement l'auteur 
du Traité de t AmbcLssadeur et de ses fonctions^ y a eu 
tort de ne pas nous faire un chapitre là-dessus. Mais 
ce qui se lit dans les livres n'est généralement pas 
ce qu'il faut apprendre. Chesterfield^ dans ses lettres 
intimes à son (ils, avait soin de lui recommander 
les jupons comme l'académie par excellence pour un 

U Wickcfort. 



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DE LA DIPLOMATIE. 361 

homme de son état. On ne saurait trouver le mot 
exagéré quand on réfléchit à toutes les qualités ac- 
quises qu'il faut avoir pour prendre quelque empire 
sur les femmes. 

Mais il serait ennuyeux de développer cette pensée 
en premier lieu, parce que ce serait facile, seconde- 
menty parce que cela ne prouverait pas excessive- 
ment de choses. 

En passant^ c'est la raison pour laquelle on n'a 
jamais essayé d'enchatner les vérités morales qui 
touchent à Fart de l'existence; quand on a énoncé 
le problème on est dispensé de le démontrer. Sur de 
pareilles vieilleries repassées au laminoir sans cesse, 
il n'y a jamais que la forme qui importe et le reflet 
particulier du temps. 

Cependant dans le chapitre qui suit on va rentrer 
dans le sujet comme certaines gens que l'on renvoie 
par la porte et qui rentrent par la fenêtre. 



SUITB. 



L'axiome que le plus court chemin d'un point à 
un autre est la ligne courbe, est réellement une loi 
si féconde, notamment dans les jeux de la vie ga- 
lante, qu'à bien entendre cette règle, il n'y a plus 
après que des corollaires. C'est comme le mètre, 
unité de mesures appliquée à toutes les profondeurs 
et à toutes les surfaces. 



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362 uvBt: v|. 

Lea feinmea» et par là Y on eqtend ce que la na- 
ture et la cWili»atioB peuvmt produire de plos dé- 
licat, ont horreur de c^ qui e^t direct. San» aller 
plus avant dans la métaphysique d'un $îeati||ieat qui 
se défend asse% par lui^io^QEie de$ t^riQ^ barhia*es, 
il est asse^ aisié d$ ppmpreqdre que Vqrdre des 
p^oq$ cpmme celui des plaisirs est fo^é sur |a 
loi des contraires. 

C^t l'horreur de la ligpe directe chéries femmes 
qui fait de l'amour un jeu, up art ; qui lui donne le 
charme, l'imprévu, la délicatesse, la grâce. $^up{»ri* 
mez dans le langage les détours, les réticences, les 
rapports éloignés^, le^ déguisei^entft \^ artifices de 
forage, il n'y a plus d'e^^prit. Supprimez tout cela 
dans l'amour, et encore les fict^op^, les légers meo- 
songes, les ^iuhterfuges, tout ce qui éloigne du but et 
de la fin, l'amour civilisé disprait pour faire place à 
l'amour libre. 

De dire jusqu'à quel point cette stratégie senti- 
mentale vient en concours avec les principes de la 
morale pour sauvegarder la vertu, c'est ce qui n'é- 
chet ici. 

Monteaqnieii nous raconte qu'à Pataneles femmes 
ont le tempérament si vif, << que les hconmes soaii 
contrainte de se faire des garnitures pour se mettre 
à l'abri de leurs entreprises. 9 

Cet auteur sérieux aurait pu faire ks répexions 
que l'on (ait ici, sur l'utilité de la diplomatie fémi^ 
nine, car si ces femmes, au lieu d'être si hardies» a'é- 



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DE LA. DIPLOMATIE. 363 

taient, comme les nymphes de Virgile, boroées h 
courir vers les saules à la vue des hommes, il est 
plus que probable que ces derniers non-seulement 
n'auraient pas eu besoin de garnitures, mais encore 
se seraient empressés de les jeter bien vite pour 
courir après les belles Indiennes qui même, quant 
à elles, auraient fini par se* garnir. 



GOIfTimJATlQli DU BlâMB SUIET. 

Ce que Ton se veut réciproquement dans Famour 
c'est bien simple, trop simple pour qu'on eq puisse 
convenir de piano. 

Si, pour en arriva là, il n'y a pas mille sentiers 
tortueux par lesquels on peut se perdre en se cher- 
chant, encjore une fois c'est l'amour libre dçs peu- 
plades primitives sans garnitures. 

Nul doute que les femmes françaises ne doivent 
leur grande renommée dans le monde qu'aux artifices 
captieux dont elles ont été douées sous les latitudes 
tempérées de notre climat. Aussi c'est certes en France 
que l'amour a été le plus curieusement étudié, qu'il 
y fournit les spectacles les plus yariés et les traits 
de mœurs les plus piquants. 

Tout Fart de l'amour consisterait donc à fournir 
des prétextes. 11 est apparent qu'une femme un peu 
vivement poursuivie pense généralement à son insu: 
je sais bien ce que vous voulez, mais fournisses un 



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364 LIVRE VI. 

prétexte. On rentre dans l'invention des moyens, 
dans rexéculion des moyens et dans le talent su- 
prême de la tentation, puis de la direction de Tin* 
tention. 



UNS APPLICATION BPBCULB DB LA THÉORIB. 

Celui qui aime le moins joue le mieux son jeu : 
c'est une belle règle, parce qu'elle est sans exception. 
Le problème pour les hommes consiste à acquérir 
et à se dégager, pour les femmes à se défendre avant 
pour conserver après, et puis aussi à se débarrasser 
dans un grand nombre de cas. 

Les bouderies entre amants, sujet intéressant qu'on 
ne peut qu'effleurer, sont les états de crise qui pré* 
cèdent, quoiqu'à des intervalles fort longs parfois, 
une scission définitive. 

Mais il y a aussi les brouilleries feintes qui sont des 
preuves d'amour et qui sont fréquecnment employées 
de l'une des deux parts pour provoquer les avances 
de l'autre, essayer son caractère et connaître le degré 
d'attachement qu'on inspire. Mais entre deux amants 
qui jouent à ce jeu, l'avantage est presque toujours 
de son côté à ELLE. Les femmes savent mieux se cou- 
vrir, mieux patienter, mieux attendre. D'un autre 
côté, elles calculent mieux les effets de la passion ou 
du repentir chez le partenaire. Sous les apparences 
d'une résolution forte, elles devinent une faiblesse 



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DE LA DIPLOMATIE. 365 

réelle. La délicatesse infinie de leur perception la leur 
fait sentir, et elles devinent presque toujours ce que 
fera Tesclave à un moment donné. C'est par ins- 
tinct que cela se fait, excepté chez les grandes co- 
quettes, mais c'est un instinct sûr qui les tient au 
repos. L'amant au contraire se sent affaibli pres- 
que aussitôt après avoir pris une résolution forte 
contre la femme qu'il aime. 11 ne peut attendre 
jusqu'au lendemain pour en connaître les effets 
sur la victime. Si les effets commencent à se pro- 
duire, il ne les laisse pas se développer, il les rend 
nuls et non avenus par sa précipitation. Il capi- 
tule au moment où on allait lui demander ses con- 
ditions, les rôles sont renversés. Alors tout le pres- 
tige de la révolte est perdu quand on a affaire à ube 
bonne petite tête. L'entreprise a été funeste, on ne 
ménage plus celui qui s'est replacé de lui-même 
sous le joug. On ne croit plus à sa fermeté et s'il 
s'avise de recommencer une autre fois, toutes les 
. défaites sont certaines. On n'estimera pas que celui 
qui s'est montré faible une fois vaille la peine qu'on 
humilie pour lui son amour-propre. Tous les hommes 
bien nés s'aplatissent devant un caprice comme de- 
vant mi arrêt ; et plus le caprice est étrange plus il 
s'impose. 

Évidemment c'est de la politique. 



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366 UYRB Yl. 



PHRASES A JETER AU PANIER OU ▲ METTRE DANS 
UN ALBUM. 

Il y a comme une procëdure de convention dont 
l'éloquence de Belial ne dispenserait pas.... 

De Tesprit, oui si Ton veut, pas trop, ni du meil- 
leur ni du pire.... 

.... La difficulté gtrait en général dans la propor- 
tion, dans la mesure, dans le discernement de cer- 
taines petites choses difficiles à distinguer, à ventiler. 

Le chapitre des considérations. — Grande affaire. 
CW la série d'idées sur'les(|uelles on peut agir, un 
clavier très-restreint dans les notes graves. Ot ce qu'il 
y a de plus difficile c'est de bien jouer avec un in- 
strument imparfait. 



JOLIE HISTORIETTB PRISE DANS UN ANA^ 

W*** était un poète comme on n'en voit pas beau- 
coup aujourd'hui. Il était propre et soigné et il avait 
de l'écrit. Il fit une comédie qui fit parier. La belle 
princesse de C***, maîtresse du R***, désira connai- 
tre l'auteur et chercha l'occasion de le rencontrer à 

i. L'auteur a dû disposer beaucoup d'app&ts grossiers en 
forme d'histoires pour faire goûter des charmes moins vulgaires. 
Mais ces histoires mêmes (on le craint du moins) ne seront pas 
assez, écœurantes pour captiver le-gros public 



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DE LA DIPLOMATIE. 367 

la promenade de P*** M**, alors le rendez-vous de 
la haute société. L'entretien commença, suivant une 
anecdote contemporaine, par des paroles difficiles à 
traduire. W*** fit paraître sa comédie avec une dé- 
dicace à la princesse; il la félicita en termes pom- 
peux de son crédit et de sa beauté. Admis dans la 
familiarité de cette R.... favorite, dont la cour effa- 
çait de beaucoup celle de la R.^. le, poète, par 
la faveur dont il jouissait et celle dont il fut soup- 
çonné, ne tarda pas à excitet* de redoutables ja- 
lousies. 

Le duc de B***, parent de la belle C... et qui de- 
puis longtemps voulait devenir près d'elle le rival du 
R..., trouva fort mauvais qu'on osât lui préférer un 
petit gentilhomme de province qii'il croyait moins 
bon poète que lui : sa colère s'exhala en termes me- 
naçants, dont les aUais de W*^* s'inquiétèrent, carie 
duc était habitué à tout se permettre. Roc*** le scan- 
dale et le héros de cette époque, fort ami de W***, alla 
trouver le duc, excusa du mieux qu'il put l'audace 
du jeune poète, vanta les agréments de son esprit et 
proposa de l'amener souper chez le duc. W*** y vint 
et prodigua tellement les saillies et les bons mots que 
le duc enchanté, laissant là son amour^propre et sa 
colère, répéta, dit-on, plus d'une fois : Ma cousine 
a raison vraiment 



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CHAPITRE X. 

DE LA FAUSSE SENSIBILITÉ. 

Quia ahtmtdmm. 



« L'erreur commune est d'en user avec les fem- 
mes comme avec des espèces d'hommes plus géné- 
reux et plus mobiles. » * 

Qui donc a écrit cette phrase? il n'y a pas mieux \ 
Plainte d'un coeur blessé. Je voudrais que l'on me 
démontrât, qu'aimer les femmes c'est le moyen de 
s'en faire aimer; qu'elles apprécient une sensibilité 
délicate et vive; qu'elles n'ont point une sorte d'a- 
version pour les hommes qui ont l'âme de leur sexe. 
Je voudrais que l'on pût voir quelque Grandisson 
adoré des belles. Je le voudrais pour l'exemple. Non 
les femmes n'aiment pas la sensibilité vraie ; elles 
n'aiment point les passions vraies. Leur oreille n'a 

1 . CcUe phrase est de Stendhal, seulement elle est arrangée. 

{Note de V éditeur) 



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DE LA FAUSSE SElfôlBILITlÊ. ^ 369 

pas même le sens de l'harmonie. Avec elles il faut 
chanter faux ; c'est une expression vive que j'ai no- 
tée comme répondant à ce que j'ai vu. Ah ! comme 
l'a dit Pope, toute femme n'est pas seulement au fond 
du cœur un mauvais sujets mais 

MM. Legouvé PÈRE ET FILS. Jcuncs gens, songez à 
vos sœurs, et vous, époux, songez à celles avec qui 
vous avez allumé le chaste flambeau de l'hymen î 

Mme R*** CI-DEVA.KT de S^**. Je voudrais que l'on 
me démontrât que les hommes ont assez d'esprit 
pour nous comprendre, assez de cœur pour nous 
pardonner et assez de raison pour se juger. On nous 
querelle de ne pas aimer les hommes supérieurs, 
comme s'il y en avait à revendre ! Et puis pourquoi 
nos sympathies ne seraient-elles pas comme les leurs 
guidées par un sentiment instinctif de l'égalité ? L'a- 
mour n'est-il pas tout entier dans la grâce des signes 
extérieurs? Et quand nous voyons un homme assez 
bien fait, porter avec constance une couleur, un ru- 
ban, s'habiller de noir ou porter une tète de mort 
sur son cachet dans le temps où nous le faisons souf- 
frir, pourquoi ne serions-nous pas convaincues ? 
Pourquoi notre sensibilité ne serait-elle pas la vraie? 
Et si nous n'aimons pas les Grandisson, c'est que les 
Grandisson (s'il en était) et nous, formeraient deux 
lignes parallèles qui ne pourraient se rencontrer. 

Cependant, ce diable de maréchal* qui eut tant de 

1 . Sans doute le maréchal de Aichelieu. 

24 



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370 LIYAE ▼!. 

succès, stDtait que Tëgoisme est un exccUoiit prin- 
cipe avec les femmes ; qu'elles aiment réellement les 
hommes égoïstes. U s'était &it un système là^lesmis 
et il fut aimé de toutes les femmes sans en aimer 
particulièrement aucune. 

U est yrai que les femmes ont pu changer de- 
puis. 



FOINT BB YUB NUAGBinL. 

.,.. On pourrait par des transitions graduées arri- 
ver à quelque point de vue ; mais il faudrait qu'un 
courant électro-magnétique vint à passer sur wi cer- 
tain nombre d'idées, encore assez vaguement entrç' 
vues ici. Essayons de procéder : 

On se met d'abord en contradiction formelle avec 
ce qui a été avancé plus haut^ sur la connaissance 
parfaite que l'on aurait communément du caractère 
des femmes. 

U est à peu près impossible que nous nous formions 
des idées justes touchant certains cotés de leur na- 
ture et de leur organisation morale. 

Comment pourrions-nous être instruits à cet égard ? 
Par nos idées et nos sentiments ? Mais si nos idées et 
nos sentiments diffèrent des leurs sous une foule de 
rapports, à quoi l'analogie peut-elle nous servir là où 
cesse la conformité? 

Sont-celes femmes qui pourraient nous renseigner 



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DC LA faUssb sensibilité. 371 

là-dessus ? mais la nature qui a donne aux hommes 
sur eux-mêmes une très-grande puissance d'analyse, 
parait avoir refusé aux femmes la faculté de se con- 
naître et de se peindre, ce qui est fort heureux, car 
rien n*est plus contraire à la grâce que toutes ces mé- 
ditations pédantesques. Il n'est pas de question plus 
insipide, plus déplaisante à faire à une jolie femme, 
que de lui dire : Mais quelle idée avez-vous ? pour- 
quoi ceci, pourquoi cela? quel est donc votre ca- 
ractère ? 

Si Ton pouvait prouver quelque chose aux femmes, 
ce serait pour elles, non pas une force, mais une fai- 
blesse. L'affranchissement des règles de la logique 
assure l'indépendance de leurs sentiments. 

Et d'ailleurs le langage dont se servent les hom- 
mes a été créé par eux ; il reflète presque exclusive- 
ment leurs idées, leurs passions, les formes de leur 
esprit ; qui nous dit qu'il peut suffire pour traduire 
les idées et les sentiments de l'autre sexe. Leur génie 
propre est comme étouffe sous les miasmes de l'at- 
mosphère masculine. Pour que l'on pût bien le con- 
naître il faudrait qu'elles créassent une langue et une 
civilisation. L'existence d'un peuple d'amazones dans 
quelque lieu du monde avancerait la question. 



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372 LIVRE VI. 



LE POINT DE VUS ▲ ETE OUBLIE. 

On sait en général pourquoi une femme plait^ 
on ne sait pas pourquoi onplait à une femme. Il pa- 
rait que l'analyse ne dispose pas d'instruments d'une 
précision suffisante pour le déterminer avec quelque 
certitude. 

Moins encore est-il possible de savoir pourquoi 
Ton déplatt. 

Les femmes vous prennent en grippe parce que 
vous les aimez, parce que vous ne les aimez pas. 

Parce que vous les louez, parce que vous ne les 
louez pas. 

Parce que vous les avez trop regardées dans tel 
moment et pas assez dans tel autre. 

Parce que vous portez votre chapeau d'une cer- 
taine façon. 

Parce que vous avez les cheveux d'une certaine 
couleur. 

Parce que vous avez été incivil, parce que vous 
avez été poli. 

Parce que vous avez dit un certain mot qu'elles 
n'ont pas compris. 

Parce que vous avez parlé, parce que vous vous 
êtes tu. 

Parce que vous êtes trop grand, parce que vous 
êtes trop petit. 
I^arce que.... 



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DE LA FAL'SSE SENSIBILITÉ. 373 

Un auteur contemporain qui parle des femmes 
avec le pronom possessif, narre, en ces termes, une 
anecdote dont on ne peut sauver que le fond : 

« Il y a quelques années je rencontrais parfois dans 
le monde une charmante jeune femme ; je l'avais 
connue « enfant » pour me servira! un mot consacré^ 
lorsque j' étais en rhétorique. J'avais toujours gardé 
de bonnes relations avec plusieurs personnes de sa 
famille ; je la retrouvai avec plaisir y mais je ne tardai 
pas à m apercevoir que ma personne était loin de lui 
être agréable. 

ce Un jour que notre rencontre se fit à la campagne^ 
chez des amis communs, on proposa une promenade 
et je lui offris mon bras qu'elle accepta d'assez mau* 
vaise grâce. « Ma foi, lui dis-je, puisque vous m'ac- 
cueillez si TùaX^ f aurais bientort de me priver de vous 
dire ce que j'ai sur le cœur ; je n'ai rien à perdre 
avec vous : vous ne serez pas pour moi, si ce que je 
vous dis vous déplaît, plus malveillante que vous ne 
têtes d'avance. Et je lui demandai la raison du mau- 
vais accueil qu'elle me faisait. — Elle commença 
par nier la malveillance dont je l'accusais pour 
m'affirmer que je me trompais, puis tout à coup : 
• ce Ça m^ ennuie de mentir, dit-elle. — Eh bien, c'est 
vrai, j'ai remarqué comme vous que je vous faisais 
un accueil très-médiocre, et je me suis demandé 
pourquoi ; je ne le sais pas plus que vous. Quand vous 
n'êtes pas là, je me fais des reproches ; mais quand 
je vous revois, je sens à votre égard une répulsion 



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374 LIVRE Vf. 

involontaire dont je ne suis pas la mattresse. Pour- 
quoi? Cherchons-/? ensemble si ça vous inté- 
resse. 

« Ça ni intéressait^ et nous oherchftmes. 

<c La dernière fois que je Favais vue^ dans la pre- 
mière phase de notre connaissance, elle avait s^t 
ans. (Remarquez lecteurs? Sept ans!) Depuis elle 
avait été mise au couvent d'où elle n'ëtait sortie que 
pour se marier. Dans les courts séjours qu'elle avait 
fhits dans la maison paternelle, où par des circon- 
stances inutiles à dire y fanais cessé mes visites y elle 
n'avait que rarement entendu parler de moi ; mais 
quand on en parlait c^ était avec toutes sortes de bons 
sowenirs d'amitié. 

«c Enfin après avoir fouillé de bonne foi ses souve- 
nirsy la jolie Aline me dit : «y**/ suis! La dernière fois 
que vous êtes venu, vous avez eitlevb ma poupée n'uif 

FAUTEUIL SUR LEQUEL VOUS VOULIEZ VOUS ASSEOIR, ET 
VOUS l'avez POSiB SANS PRlfCAUTICHC OU PLUTOT IKtiS 
BRUSQUEMENT SUR LA CHEMUfl^B DONT LE MARBRE LUI A 
FORTEMENT ÉRAILLÈ LE NEZ. 

« La haine que cet attentat m'inspira alors contre 
vous s'est réveillée à votre aspect sans que je m'en 
rappelasse la cause. » * 

« Nous rimes beaucoup de celte découv^te, mais 
Aline ne fut pas tout à fait guérie pour cela, et il ar« 
rivait très-souvent depuis, qu'elle m'accueillait assez 
froidement lorsque je l'abordais, ee qui ne manquait 
pas de nous faire rire l'un et l'autre sans que cela fût 



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DE Lk FAUSSE SKUSIBILITÉ. 375 

une raison pour que la chose ne se renouvelât pas 
à la première occasion* » 

De meilleure prose, une meilleure sauce, et le der- 
nier trait était charmant. Mais qutUe prose i 

L'on croit pouvoir d'ailleurs conjecturer que Té- 
crivain est généralement heureux auprès des dames. 



LK POINT DE VUS REPABAITRA. 

Si le sexe exerce une grande influence sur le ca^ 
ractère et la formation des idées, s'il y a des idées 
femelles.... etc., etc., nous ne savons pas davantage 
comment les choses se passent dans l'imagination 
des femmes, comment les impressions y sont reçues. 

Chez les hommes, par exemple, l'imagination ou 
le sentiment de l'idéal est directement ébranlé par 
ce que les philosophes appellent les rapports de con- 
venance entre un objet et les parties qui le consti- 
tuent, expression heureusement assez obscure pour 
échappera l'examen; — tandis que chez les femmes. . . . 
on va raconter où plutôt transcrire deux histoires 
pour faire comprendre. C'est Saint-Évremond qui 
les narre toutes deux, dans un style que Ton souhaita 
à quelques littérateurs penchés de ce temps-ci. 



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376 LIVRE VI. 



Première histoire. 

La première intrigue que j'eus, fut avec une femme 
dont le mari estoit créature de Dom Louis de Haro. 
Comme l'employ dont j'étois chaîné à la cour de Ma- 
drid me donnoit lieu de voir souvent ce ministre, je 
connus le mari de celle dont je parle, et j*estois sou- 
vent obligé de m'adresser à luy pour avoir audience 
de Dom Louis. Je n'avois point veu sa femme, et je 
ne sçavois pas même qu*il fust marié, quand elle me 
paria un jour en entrant dans une église. 

Je vis qu'elle me connoissoit, et je jugeay qu'elle 
avoit envie que je la connusse aussi. Elle estoit jeune 
et belle, et je n'eus pas de peine à lui témoigner 
que je serois ravi d'avoir occasion de l'entretenir. 
Elle me répondit que je prisse garde à ce que je luy 
disois, et que si j'estois sincère, je n'avois qu'à me 
reposer sur ses soins, et que huit jours ne se passe- 
roient pas sans que je trouvasse le moyen de luy 
parler. 

Le François avec qui je logeois, estoit ce jour-là 
dans cette église, et il s'aperçut que j 'a vois eu quel- 
ques moments d'entretien avec cette dame. 

Quand nous fûmes de retour au logis, il me de- 
manda si je la connoissois, et si c'estoit la première 
fois que je l'avois veûe. Je luy demanday à mon tour 
pourquoy il me faisoit cette question. C'est, dit-il, 
parce que j'y dois prendre interest, puisqu'il y a déjà 



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BE LA FAUSSE SENSIBILITE. 377 

plus de six mois que je suis en intrigue avec eile, et 
quand il vous plaira je vous feray voir plus de deux 
douzaines de ses lettres. Il me raconta alors qu'à 
peine estoit-il arrivé à Madrid qu'il Tavoit connue, 
s*étant trouvé auprès d'elle en sortant d'une feste 
que le Roy avoit donnée, que depuis ce temps-là il 
la voyait régulièrement deux ou trois fois la semaine 
à un rendez-vous qu'il me marqua et où il s'offrit 
de me mener. 

Le discours de cet homme me donna du chagrin 
de plus d'une espèce. Je fus fâché qu'une dame que 
j'avois dessein d'aimer, et qui me sembloit aimable, 
eust déjà le cœur touché, mais ce qui me fâcha le 
plus, c'est de voir qu'elle eust de l'engagement pour 
un homme qui m'en paroissoit tout à fait indigne, 
car en effet celuy dont je parle n'avoit nul mérite., 

J'écoutay tout ce qu'il me dit avec une émotion 
qui me fit connoistre que j'aimois déjà cette femme 
plus que je ne pensois. J'eus du dépit et de la jalousie, 
mais je dissimiilay tous ces sentimens pour ne mar- 
quer que de la curiosité. Je luy dis qu'il me feroit 
plaisir de me montrer une de ses lettres, et il me le 
promit. 

Un jour ou deux se passèrent sans qu'il me tinst 
parole, et enfin le faisant toujours souvenir de sa 
promesse, il me fit voir cinq ou six lettres sans nom, 
mais fort emportées, et il m'assura qu'elles estoient 
de la personne qui m'avoit parlé. 

Je ne doutay pas en les voyant, que cette femme 



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378 LIVRE VI. 

ne fust une coquette achevée. Les lettres me paru- 
rent même si peu spirituelles, que je résolus de n*y 
plus penser, et de la laisser pour ce qu'elle valait. 
Cependant une affaire m'ayant obligé d'aller dier- 
cher son mari, je retoumay chez elle. J'appris qu'il 
estoit à la campagne, et la même personne qui me 
fit cette réponse, me dit à l'oreille que sa femme avoit 
à me parler. Je balançay si je la verrois, mais «ifin 
la curiosité l'emporta, et je montay dans son appar- 
tement, bien résolu de ne luy rien oacher de ce que 
je sçavois de son intrigue. 

Elle m'assura que rien n'estoit plus faux que tout 
ce qu'on m'avoit dit; qu'elle ne connoissoit aucun 
François, et qu'elle n'a voit jamais écrit de lettres qui 
pussent estre entre les mains de personne. 

Voyant l'assurance avec laquelle elle me parloit, je 
ecmimençay à me défier de mon Gascon et je crus 
qu'il pourroit bien avoir composé à sa fantaisie les 
lettres qu'il m'avoit montrées, aussi bien que le reste 
de l'aventure. 

Je dis donc à cette dame que je lui ferois voir à 
elle-même les lettres qu'on luy attribuoit. 

Elle me témoigna un désir extrême de les voir, et 
je la quittay avec un amour qui n'estoit retenu que 
par ce qu'il me restoit de soupçons de sa prétendue 
intrigue. 

Je ne dis point au Gascon que j'avois reveu la 
dame, mais faisant semblant d'avoir trouvé les 
lettres qu'il m'avoit montrées fort à mon gré, je le 



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DE LA FAUSSE SENSIBILITE. 379 

priay de m*en faire voir encore quelques-unes, et 
aussi tost il m'en tira une de sa poche, qu'il me dit 
qu'il venoit de recevoir. 

Je la lus et je la garday4 Le Gascon ne se mit pas 
trop en peine de la ravoir. Je la portay aussi^tost à 
la dame, que je trouvay toute preste de m'en en- 
voyer une, qu'elle m'écrivoit, disoit-elle, pour mieux 
me marquer, en me faisant voir de son caractère, 
qu'elle n'avoit aucune part aux lettres de mon 
Gascon. 

Ceque j'avois conjecturé se trouva véritable, ces 
lettres estoient toutes supposées, et le Gascon les 
avoit écrites lui-même, ou pour m'embarrasser, ou 
pour se donner la mauvaise gloire d'une agréable 
intrigue. Il ne connoissoit même pas la dame avec 
laquelle il se disoit si heureux, et tout ce qu'il m'a- 
voit conté estoit imaginaire. 

J'en fus convaincu, et rien ne m'empescha de 
prendre un parfait engagement avec cette femme, 
qu'une bizarrerie inconcevable de son esprit, et dont 
je ne croyois pas encore que les femmes pussent estre 
capables. Elle devoit naturellement avoir du mépris 
et de la haine pour un homme qui avoit esté capable 
de luy donner, et des lettres, et une avanture abso- 
lument fausse, et qui ne luy faisoit aucun honneur; 
mais de quoy le cœur d'une femme n'est-il point sus- 
ceptible? Les menteries et les fictions du Gascon 
firent sur celle-ci un effet tout contraire à celuy 
qu'elles dévoient faire, elle eut envie de le connoistre. 



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380 LIVBB VI. 

D*abord elle me dit que c'estoit pour se vanger de 
ce qu'il m'avoit vouhi faire croire d'elle, mais je vis 
bien que cet homme avoit, sans y penser, trouvé le 
moyen d'engager la dame; et en effet, dès qu*elle le 
vit, ils furent amis et on me compta pour rien. 

Qui pourroit dire par quels ressorts se remuent 
les cœurs des femmes, en voyant que celle-ci fut 
prise par la chose même qui auroit dû la mieux def- 
fendre? Pour moy plus je fais reflexion à cette avan- 
ture, plus je me trouve embarrassé à expliquer par où 
le Gascon avoit pu venir à bout de luy plaire^ et tout 
ce qu'il me semble qu'on en peut dire, c'est qu'elle 
jugea qu'il avoit crû qu'elle valoit la peine d'estre 
aimée, puis qu'il s'estoit donné le soin d'imaginer 
cette intrigue. Peut-estre même trouva-t-elle dans les 
lettres supposées, qu'on avoit assez attrapé le carac- 
tère de son cœur, et qu'elle eut envie d'estre aimée 
d'un homme qui avoit deviné si juste. 

Quoy qu'il en soit ils furent amis, et le Gascon 
auroit pu depuis me montrer autant de lettres véri« 
tables, qu'il m'en avoit fait voir de supposées, mais 
il devint discret dès qu'il fut sincèrement amoureux. 

Deuxième histoire. 

Cette délicieuse histoire est trop longue pour être 
reproduite en entier. Le héros qui se peint lui-même 
avec une ingénuité si charmante, était une victime 
des femmes; et ce qu'il y a de piquant, c'est qu*avec 



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D£ Là fausse sensibilité. 381 

un caractère fort doux, beaucoup de constance dans 
ses affections, il se trouvait toujours engagé dans des 
aventures extravagantes. Ayant fait malgré lui plu- 
sieurs esclandres à Madrid et tué en duel un person- 
nage considérable, il s'était déguisé en esclave algé- 
rien pour échapper aux recherches de ceux qui le 
poursuivaient. Et le hasard avait voulu qu'obligé de 
servir sous ce déguisement, il se signalât par des actes 
de dévouement qui avaient rendu populaire, dans 
Madrid, le nom du prétendu esclave algérien. Une 
certaine dame Isabella, qui avait repoussé ses avances 
de la manière la plus mortifiante quelque temps au- 
paravant, entendit parler de cet esclave et voulut le 
voir; Saint-Evremond le sut et il trouva piquant de 
triompher des résistances de la dame sous la couleur 
d'un moricaud. Une duègne l'introduisit chez Isa- 
bella qui le trouva fort à son gré, et l'auteur continue 
ainsi : 

a Quelque réflexion que je fisse, il me fut impos- 
sible de me résoudre de profiter de la faiblesse de 
celte femme, sous un autre nom et sous un autre ha- 
bit que le mien. Il me sembloit qu'il y avoit de la 
honte à n'en être redevable qu'à mon déguisement, 
et je résolus, si on venoit encore me prendre pour 
me mener au rendez-vous, d'y aller, non plus sous 
l'habit de l'esclave, mais sous le mien. 

« Je passay toute la journée chez le marchand, et 
la même duègne revint sur le soir redemander en- 
core l'esclave. Je m'estois habillé à la françoise, et le 



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382 uTRi VI* 

plus magnifiquement que j'avois pu : mais dès qu'on 
me dit que la duègne me demandoit, je mis ma barbe 
postiche, et une veste qui cachoit mes habits, et je 
.suivis en cet état la duègne, qui me mena au même 
balcon, où je trouvay encore la même éch^e par ou 
je montay; mais avant que de monter je jettay la 
barbe et la veste, et j'arrivay sur le balcon habillé à 
la Françoise, et tel que j'estois quand Isabella m'avoit 
fait Tavanie dont j'ay parlé. 

w Elle vint me recevoir, mais à peine fus-je entré 
dans la chambre, que me reconnoissant, elle jetta un 
grand cri, disant qu'elle estoit perdue et qu'on l'a- 
voit trahie. Je me jettay à ses genoux, la conjurant 
de ne point faire de bruit. Elle parut se rassurer, 
mais ce ne fut que pour me dire ces paroles. 

« Je voy bien que le coquin vous a plus aime que 
moy, puisqu'il vous a dit mon secret, mais si vous 
m'aimez vous m'aiderez à me vanger de ce perfide 
esclave, et ce n'est qu'à ce prix là que je vous pro- 
mets de vous écouter. 

a Je vous vangeray, lui dis-je, comme il vous plaira 
et je vous réponds que je vous aime mille fois plus 
que luy, et que je luy arracheray la vie si vous le vou- 
lez, mais au moins, apprenez-moi par où un si vilain 
homme a mérité un cœur que vous m'avez refiisé. 
— Allez me vanger, me dit elle, et quand vous m'au- 
rez apporté sa tête, vous serez contente de moy. 

« Je ne pus m'empescher de rire en faisant réflexion 
à cette bizarre avanture, et je crus qu'il estoit temps 



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DE LA f AUSSB SBirSIBILITé. 383 

de me déclarer. Je ne puis^ luy dis-je, madame, vous 
apporter sa tête, autrement que vous la voyez, puis- 
que cet esclave est un personnage chimérique, qu'il 
est le même que moy qui me suis déguisé sous cet 
habit, qui suis venu encore hier ici, et qui mérite 
seul vos bontei. 

« Isabella estoit si interdite qu'elle écoutoit à peine 
ce que je luy disois, mais quand je luy eus répété 
plusieurs fois la même chose, elle m'écouta enfin^ 
mais elle n'en fut pas pour cela plus persuadée que 
j'estois en effet le même esclave qu'elle avoit aimé. 

« Non, disoit-elle, cela est impossible, et il faut 
pour vous croire que je vous voye sous l'habit que 
TOUS aviez hier. Il est aisé, luy dis-je, madame, de 
vous contenter, puisque j'ay laissé au pied de vosire 
balcon la barbe et la veste qui me déguisoient, et si 
vous voulez me le permettre, j'iray reprendre l'une 
et l'autre, et vous verrez que je suis en effet ce que je 
dis. Elle parut y consentir, et aussi-tost descendant 
par la même échelle, j'allay reprendre l'équipage al- 
gérien, mais dès que j'eus le pied hors de l'échelle, 
Isabella la retira, et il me fut impossible de remonter. 
J'eus beau tousser, faire du bruit, l'échelle ne parut 
plus, et je vis que la dame s'était retirée. 



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84 LIVRE VI. 



RÏFLKXIONS SUR CBS DEUX HISTOIRES. 

Au point de vue idéal par quel côté rimaginatioii 
delà dame espagnole avait-elle pu être prise? Un 
homme ne peut s*en faire nulle idée. 

Et la seconde dame, c'est plus frappant encore ; 
lebeau^ lenoble Saint- Evfemond, le cavalier accom- 
pli qui, sous un déguisement fantastique, apparaît 
devant elle à travers raille périls romanesques, ne 
frappe pas son imagination. Elle voit Tombre de 
l'esclave algérien qui n'existe pas, et elle repousse 
le personnage réel, même sous cette forme. 

Ce sont deux histoires types pour peindre le côté 
particulier de Timagination chez un sexe dont l'ex- 
centricité sera toujours adorable. 

On poursuit : — Il n'est pas sans exemple que les 
antipathies les plus marquées chez les femmes adultes 
aient des causes purement physiques. Chez les plus 
anciens auteurs, il est question d'une dame romaine 
qui abominait son mari en temps ordinaire. Venait- 
il à tonner, elle se jetait dans ses bras et le bonheur 
était sans mélange pour ce Romain tant qu'il tonnait. 
Une année qu'il n'y avait pas eu d'orage, il avait 
installé au-dessus de son appartement des appareils 
d'airain pour imiter le tonnerre. 



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DE LA FAUSSfi SENSIBILITE. 385 



DEUX AUTRES OBSERVATIONS. 

Les femmes ne devinent pas les hommes, elles les 
éprouvent (un mot qui fera parler). Elles perçoivent à 
distance les désirs qu'elles inspirent. Le mouvement 
du sang, les pulsations du cœur leur sont révélés par 
l'impression du regard, ou même sans regarder, par 
la pure influence du courant magnétique. Le trouble 
interne qu'elles constatent annule, en général, à leurs 
yeux celui qui l'éprouve. Il est conquis, il n'y a pas 
à s'en occuper. Leur coquetterie s'arme et joue im- 
médiatement contre celui-là. Mais s'il ne leur appa- 
raît chez un autre d'aucun trouble, d'aucun désor- 
dre extérieur, si l'admiration ou le désir n'ébranlent 
chez lui aucune fibre du visage, elles désarmeront 
doucement jusqu'à ce que par un air de tête, par 
un regard, par on ne sait quoi de sans nom, elles 
aient fait apparaître les signes secrets qui attestent 
un désordre intime. 



LE POINT DE VUE REPARAIT. 

Rien de pire que de sortir de son naturel ou de ne 
savoir pas le garder, puisque c'est précisément par 
cet air-là qu'elles sont impressionnées. Les hommes 
qui se contorsionnent pour être aimables doivent 

25 



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386 



LIVRB VI. 



leur donner sur les nerfs. L'esprit même dans ses ef- 
forts apparents peut les blesser. Si elles se sentent 
observées, si elles dëmélent de la gène, elles faussent 
immédiatement leur caractère. C'est le point de per- 
fection, sans doute, de pouvoir mettre une femme 
totalement à son aise. 

Mais on voulait aboutir à quelque chose? Sans 
doute, mais.... 

On renvoie à Cabanis et à Lamethrie. . . . 

.... Oui il y a quelques savants physiolc^ues 
qui pourraient tirer parti du paquet. 

Linéaments généraux : Quelques philosophes ont 
distingue deux espèces d'âmes. La première l'âme 
animale. ... la seconde. . . . 

Théorie des idées-sensations.... Mais comment une 
idée peut-elle être une sensation? Oui, mais comment 
une épouse blanche mariée à un blanc et qui songe 
à un nègre donne-t-elle le jour à un moricaud ? Mais 
cela n'arrive pas. On le sait bien. 

Mais comment certains hommes ont-ils sur la fi- 
gure un certain morceau de cuir de bœuf, une grappe 
de raisin, un plat de framboise^ suite de quelque 
désir indiscret pendant la période embryonnaire ? 
Mais cela ne prouve rien. Qui en doute ? 

La physiologie est pourtant une belle science.... 

Les sympathies ou les antipathies peuvent être des 
effets purement nerveux. . . . 

.... Étudier Lamethrie.... Le physiologue serait 
moraliste et s'occuperait d'une physiologie de Ta- 



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DE LA FAUSSE SENSIBILITE. 387 

mour.... Il expliquerait les femmes par la physio- 
logie. 

Étudier les rapports internes des organes de la 
sensibilité.... Hypothèses ingénieuses sinon plausi- 
bles. 

Sensualisme physiologique — de la sensibilité 
comme fluide.,.. Du plus haut degré d anima' 
lisation. 



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CONCLUSION. 



Ce serait peut-être finir sèchement que de ne pas 
ajouter quelque chose en matière de conclusion. 

Il faut au moins montrer sur quelle base métho- 
dique tout le système repose. D y a trop de béotisme 
aujourd'hui en France pour que Ton dédaigne la 
méthode apologétique. 

Voici donc la grande synthèse de l'ouvrage : La 
science de la vie considérée dans ses rapports avec 
le gouvernement des États s acpipelle la politique. Con- 
sidérée dans ses rapports avec les intérêts privés, 
c'est ce qu'on appelle crûment le savoir faire. Con- 
sidérée sous le rapport des souffrances de l'àme hu- 
maine et réduite en préceptes moraux pour servir à 
la discipline de la vie, c'est ce que les anciens ap- 
pelaient la sagesse. 



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390 coNCLusioir. 

Avec un cadre pareil, qui n'aurait pas eu le droit 
d'être ennuyeux ? Mais Fauteur a cru devoir s'en 
priver, dût-il n'entrer pas à TAcadémie. H lui a 
plu de ne faire qu'une nomenclature amusante dont 
le prix de fabrication serait cher si la main-d'œuvre 
se payait. 

Ce livre peut après tout concourir au bien de l'es- 
pèce humaine. D'abord il apporte au scepticisme sa 
base rationnelle. Il fournit des points de vue très- 
avantageux pour juger les charlatans dont Tespèce 
a singulièrement pullulé. 

La théorie générale de la comédie humaine est 
très-évidemment l'art de parvenir. Il fallait le dire, 
c'est dit. Quant à l'exécution elle-même, elle n'est 
qu'une indication de la méthode à suivre et une in- 
vitation à remplir les lacunes, adressée aux hommes 
de bonne volonté. Quand ce sera fait on aura un 
code très-réussi de la morale telle qu'elle existe et 
qu'on la voit pratiquée par les hommes d'État, finan- 
ciers, sectaires et autres hâbleurs contemporains. 

Cependant et nonobstant les bonnes intentions de 
l'auteur, si on lui reprochait de ne pas faire la part 
d'un bon sentiment dans l'àme humaine et d'ébran- 
ler les fondements de la vertu, il ne prendrait pas le 
reproche au sérieux , à moins que ceux qui le lui 
adresseraient n'eussent les poches et les mains bien 
nettes. 

On peut trouver encore en France mille lecteurs en 
état de juger que ce livre est un divertissement bon- 



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CONCLUSION. 391 

néte et licite, qui ne fait du tort qu^aux chefs d'école, 
qui ont introduit le système de la corde roide et du 
balancier. On croit à la perfectibilité comme un autre, 
et Tamélioration morale commencera sans doute : 

Quand la vanité sortira du ventre de Messieurs 
tels, tels et tels pour y laisser entrer le pur amour 
du bien public ; 

Quand les hommes qui ont le respect des principes 
et la crainte des dieux immortels cesseront de prêter 
foi et hommage aux gouvernements qu'ils méprisent; 

Quand ceux qui jettent les hauts cris en l'honneur 
des saintes causes, dépenseront dix écus pour les 
soutenir; 

Quand les gens d'opposition au pouvoir cesseront 
de faire des lois réactionnaires ; 

Quand un homme bien rente, bien situé, s'expo- 
sera au moindre désagrément , pour dire la vérité au 
pouvoir ; 

Quand on se donnera sérieusement des coups 
d'épée pour soutenir ses convictions politiques; 

Quand ceux qui nagent dans le budget demande- 
ront la réduction de l'impôt ; 

Quand les gens à dotation et à cumul demande- 
ront la liberté de la presse et le droit de réunion ; 

Quand ceux qui cri#»nt contre le luxe des femmes 
n'entretiendront plus les filles lancées; 

Quand les filles très^lancées ne ie seront plus par 
les défenseurs de la religion, de la propriété et de la 
famille; 



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392 CONCLUSION. 

Quand ceux qui se moquent tout haut des décora- 
tions et autres choses du même genre n'iront pas 
les solliciter a deux genoux ou à plat ventre dans 
les antichambres ; 

Quand, les Jacobins souffriront qu'on aille à la 
messe; 

Quand les démocrates chevelus se soucieront cor- 
dialement de la démocratie ; 

Quand on voudra faire le bonheur du peuple sans 
songer à ses affaires personnelles; 

Quand le plus fougueux libéral ne préférera pas 
mille fois être vaincu avec éclat dans l'opposition 
que d'être subaltemisé avec la victoire de son 
parti; 

Quand de simples voleurs ne paraîtront pas des 
gens de bien à côté de beaucoup d'honnêtes gens que 
Ton salue. 

Quand les promoteurs de systèmes économiques 
nouveaux s'énonceront en langage clair ; 

Quand on pourra gagner deux ou trois millions en 
deux ans par des moyens licites ; 

Quand on renoncera à son traitement et à sa place 
pour soutenir l'indépendance de son caractère ; 

Quand les gens arrivés, jeunes ou vieux^ ne prê- 
teront plus le lacet pour étrangler les notoriétés 
nouvelles ; 

Quand il faudra beaucoup de savoir pour parler 
j>oliliqiie et beaucoup de talent pour faire un discours; 

Quand L'Académie ne couronnera plus le savoir- 



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CONCLUSION. 393 

faire littéraire et n'accueillera plus dans sou sein les 
poètes pour dames ; 

Quand on ne sera plus obligé de torturer la langue 
française pour dire sa façon de penser et qu'on pourra 
appeler un chat un chat, et Rollet un fripon, etc. 

Quand.... 

Le lecteur pourra, s'il lui plaît, continuer Fénu- 
mération. Sur un sujet comme celui-ci, il n'y a ni 
commencement ni fin, et Ton prend sa dernière 
ligne où Ton peut. 



FIN. 



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TABLE ANALYTIQUE 

DES MATIÈRES. 



Atant-Propos ; i 

INTRODUCTION. 

Théorie politique et sociale du lirre. — Définition rationnelle de 
Tégalité. Même point de Tue à Fégard des Révolutions 3 

Que la société n'est qu'an état de guerre réglé par les lois. Phé- 
nomène de l'équilibre social. Un des secrets de cet organisme. 
De la force morale • 5 

Fatalisme dans la répartition des intelligences et des forces mo- 
* raies comme des autres avantages sociaux. Vm victis des temps 
modernes ib. 

Réussir, parvenir, la loi suprême. Avertissement sincère ib, 

LIVRE I. 

ÉLÉMENTS GÉNÉRAUX DE l'aRT DE PARVENIR. 

Chap. I. Du hasard et du bien jouer. — Définition de la vie. 
Principales parties à jouer. Histoire de Chavigny 7 

Du hasard dans la vie politique ; autre exemple 11 

Des lois du hasard et du jeu, ce que c'est que réussir. 15 

Du but et des moyens. Précision du sujet • 17 



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396 TABLE ANALYTIQUE 

Chaf. U. De la connaitsanœ des hommes et des caractères. Les 
hommes enriaagéâ comme moyens. Ce que suppose hi connais* 
saqce des hommes 19 

Des sentiments innés, première branche de la connaissance des 
hommes. La peur en masse. La vanité, la défiance. Uenvie 
française. Théories à faire snr ces sentiments 30 

Des opinions et des idées générale*. Combien les préjugés sont 
une excellente chose pour tout le monde • 25 

Chap. m. Théorie de la force morale. Jeu de la force morale 
équivalent dans ses résultats k celui de la force physique ; con- 
sidération grave 29 

Du caractère. Ce qu'on entend par li. Des principes, quid? 
Rien de commun en tout ceci avec la morale 32 

Des rôles et emplois dans la comédie humaine 35 

De quelques classifications. Étude des caractères humains d*après 
la méthode de Thistoire naturelle. Quelques genres et espèces. 36 

Inutilité complète d*une classification. Variétés de types àd*antres 
points de vue 38 

En quoi consiste au juste la connaissance des hommes 40 

Chap. IV. Des qualités et des talents. Influence des petites qua- 
lités et des petits talents sur le succès kZ 

Des esprits bornés et des sots ^ avantage que Ton trouve dans 
cette condition 44 

De la médiocrité. Excellente chose et pourquoi • • . . • 45 

Chap. V. Des manières, Aiûstocratte idéale. Combien il est né- 
cessaire de se décrotter 48 

De la mise en scène. Ce qu'on entend par lit. De son rôle dans 
la politique et dans la diplomatie. Pantomime de Talleyrand 
au Congrès de Vienne 50 

Du langage de la conversation et de Tesprit. Nouvelles observa- 
tions sur un sujet ennuyeux. Autre anecdote 52 

Des procédés. Que la maxime de minimis non curât prxtor est 
rayée soigneusement dudécalogue des bonnes règles. Ignorance 
des procédés chez les auteurs dramatiques 54 

Observations sur la ligne de conduite en général. Subdivision gé* 
nérale du sujet. Le plus court chemin d'un point à un autre. 

Richesse de la terminologie de Tart de parvenir. .•••••..••••• 55 



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DES MATIÈRES. 397 

LIVRE II. 

DU POUVOIR ET DE l'aMBITION. 

Ghap. I. De r ambition en général. Que la politique est le plus 
beau jeu et le plus lucratif 59 

De la domination et de quelques-uns de ses secrets. Si la basse^e 
et la bêtise jouent le principal rôle dans la domination. Ré- 
flexion consolante. Rôle du spiritualisme. 60 

Considérations sur la Société de Jésus à propos du même sujet. 62 

Aphorisme précieux 64 

Chap. II. De quelques facultés capitales.. De la volonté; retour • 
sur la théorie de la force morale ; 66 

Du foyer intérieur. Expansion de chaleur naturelle chez les grands 
hommes 68 

De la dissimulation et du secret. Conseil de Mazarin à Louis XIV. 
Rôle de la dissimulation. Excellent mot de Cromwel. Monck, 
type historique de dissimulation « • 69 

De la méchanceté calculée. Rôle du mal dans Thumanité. Prépon- 
dérance des principes faux et des sentiments pervers. Considé- 
rations historiques 73 

Chap. III. Des partis. Idée que Ton doit se former des partis dans 
rËtat. Qu'il n*y a jamais que deux grands partis en présence. 76 

Amorces employées par les partis. Leur condition d'existence, 
partis factices; qu*ils se forment en faussant des principes. ... 78 

Système d'enchérissement et de surenchérissement des partis pen- 
dant les révolutions 81 

Tactique avec les partis. Que les partis ont deux manières d'être. 
Temps calmes. Des oppositions sans péril, agrément et utilité. . 82 

Temps troublés, passer du calme à la frénésie. Art de se séparer 
des causes perdues. Talleyrand comme exemple. .\ 84 

Des qualités nécessaires pour former un parti. Du bruit comme 
fondement des grands prestiges ... « 87 

Des sectes. Avec quoi on forme une secte. Photius. Le tempéra- 
ment est tout. Luther, Calvin. Diverses combinaisons du spiri- 
tualisme. Sensualbme religieux de Mahomet. IjCS Saints-Simo- 
niens ou le mahométisme moderne 88 



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398 TABLE àNALTTIQUB 

Chap. IV. Des révolutioiu, — Que les réroludons ne sont pas ce 
qa*on pense. 94 

Considéndons physiologiques sur les révoludons. Conyersions 
instantanées aux nouveaax principes. Illusions des premiers 
jours. Programmes connus. De la peur comme agent moral. 
Changement des caractères • 96 

ligne de conduite et artifices pendant les rérolutions. Comme on 
retombe sur ses pieds. Nécessité de se mettre avec ceux qui 
crieql le plus fort , 100 

Comme les événements se préparent et se précipitent. Intervalles 
qui précèdent la chute d*un gouvernement et Tinstauration 
d'un nouvel ordre de choses. Épisode de la révolution de 1830. 
Des causes secondes et de leur puissance 104 

Chap. V. De la politique, — Définition vraie de la polidqne. 
Qu'elle fait ses meilleures œuvres avec le limon le plus grossier. 100 

Inudlité complète de la logique. Inconséquence naturelle. C^WU 
algébriques de la polidque • 112 

Des artifices de la politique. Sophisdque grecque et byzantine. • . 114 

De la o^loradon des actes. Des pedtei choses essendelles 116 

Des grands hommes. Que la postérité donne généralement ce nom 
à ceux qni spéculent le mieux dans leur intérêt. Qualités néces- 
saires 118 

De la diplomatie. Art des prétextes. Chassez- croisez des traités de 
paixy de guerre et d'alliance. Appédt des grandes puissances. 
Quesdons qui en résultent. Dernière guerre d'Allemagne. .... 120 

Du talent de rédacdon dans les documents diplomatiques . ...... 124 

De la tactique parlementaire. Maniement et direction des assem- 
blées. De l'éloquence : Vir împrobus dicendi peritus 127 

Éléments généraux des assemblées parlementaires. Equation snr 
les éléments moraux qui les constituent. Ressources de la dis- 
cussion pour diviser les passions et déplacer les points de 
vue 1 29 

Qualités du tribun parlementaire. Hampden. Mécanisme de la 
procédure parlementaire. Machines de guerre 130 

Comment les assemblées changent. Dialogue historique entre 
VitroUes et Fouché. Révolutionnaires moutons et tribuns de . 
carton 133 



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DES MATIÈRES. 399 

UVRE m. 

DU CREDIT ET DE LA PAYEUR. 

Chap. I. L' antichambre \ lien de ce liyre avec celui qui précède. 
Difficultés de parvenir accrues. Coups de talon. Molécules 
désagrégées , , , 137 

Des relations. Que ce sont des milieux sociaux où l'on fait la chasse 
aux hasards heureux. Des hommes utiles et des yariétés de 
Tespèee 138 

Des protecteurs et des auxiliaires* Période du patronaage et son 
importance. De quelqoes bonnes règles 142 

Des amis et des partisans. Manière philosophique et pratique ' 
d'enyisager l'amitié. A quelles conditions on a des amis 144 

De la loi des sympathies. Ce que c'est que la faveur 146 

De la période d'occultation et de celle d'incuhation. Candidature 
nécessaire. Dessin de la ligne de conduite 147 

Chap. H. Des cours et des courtisans. Grand atelier des artifices. 

Détour pour s'expliquer sur ce sujet. Qualités requises. Difficulté 
de la tactique des cours. Excellence du courtisan sur un autre 
homme 150 

Des princes et des faroris. Du caractère des princes. De la funi* 
liarité. Ce qui prédispose à la faveur. Rôle d'amuseur et de 
confident 154 

Réflexion de Gondy. Des manèges de cour. Qu'il faut coûter cher, 
principe utile et agréable. Larges esquisses des talents requis. . 158 

Des conseils. De la politique et des décors de théAtre. Période des 
délibérations. Hypothèses à faire pour fixer les principes en ma- 
tière de conseil. Quelques bons aphorismçs 163 

Des intrigues. Leur rôle. Que l'intrigue est le lien cadié de l'his- 
toire. Puissance invincible de l'intrigne. Des cabales et cama- 
rillas. Leurs merveilleux résultats. Quelques exeaifles histo- 
riques ••••.• 

Du rôle de la calomnie. Comment les doses s'admimstrent 172 

De l'empire et de la domination à l'égard des princes. Des hom- 
mes supérieurs. Qualités requises pour s'élever au-dessus du 
rôle de favori ; • 174 



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400 TABLE ANALTTlQnF 

Wallenstein pris pour type. Comment on déplace le centre de 
graTÎté du pouvoir. Du Me de premier ministre 176 

Chap. m. Des procédés divers eu fait de domination et d'in- 
fluence. Diverses influences morales. Historique de la fortune 
politique de Richelieu. Mazarin. Potemkin. Mme de Main- 
tenon 181 



LIVRE IV. 

DE LÀ CÉLÉBRITÉ. 

Chap. i. Des aptitudes diverses au point de 9ue de la célébrité» 
Supériorité des petits talents au point de vue du succès 199 

Gradation des objets de Tadmiration humaine. Détruire les 
hommes et les amuser. Bonnes leçons à retenir pour un prince 
qui veut de la célébrité historique 203 

Chap. II. De la vanité dans l*histoire. Historiens contemplateurs 
de leur image. Histoires en forme de plaidoirie et de réclame. 211 

De la célébrité littéraire et de ses causes. Savoir faire et réputa- 
tions surfaites. Écrivains admirés sur paroles. Tactique de quel- 
ques écrivains célèbres. Jugement sur Rousseau et sur La 
Bruyère 218 

Quelques jugements de la postérité que l'auteur croit sujets à ré- 
-vision. Réservé ibid. 

Chap. III. De Poriginalité. Type d'original. Quelques originaux 
célébras. Comment Tadmiratiou se gagne 232 

Imitation des styles les plus admirables afin de montrer aux ba- 
dauds que le style se contrefait comme autre chose ibid, 

Chap. IV. De la presse comme instrument de célébrité chez les 
modernes ; ce que peut la presse comme appareil de lumière ou 
de ténèbres, de notoriété ou de silence • 2k\ 

De la célébrité dans la démocratie. De la célébrité à bon marché 
et pour tous 248 

Des monomanes de célébrité. Principales combinaisons d'idées 
sur lesquelles on peut fonder un journal 249 

Du journalisme. Susceptibilité jalouse du journalisme comme être 
moral . Publicité à son de trompe ou à travers un tube capil- 



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DES MATIÈRES. 401 

laîre. Des flots d'encre ou une gouttelette. Quelques favoris de 

la publicité 265 

De la polémique et de l*art de parler à côté des questions. Comme 
quoi les livres sont de l'or ou des cailloux, suivant l'étiquette. 
Quelques autres favoris du journalisme 275 

Questions précieuses à examiner. Des idoles de la grande et de la 
petite presse. Quelques types d'idoles 236 

Gomment s'organise la conspiration du silence. Renvoi à une autre 
édition. 

LIVRE V. 

DE LÀ FORTUNE ET DES AFFAIRES. 

Hiéroglyphes* Simples fragments d'une table des matières 293 

Ghap. III. Ghap. IV. Des qualités et des talents nécessaires pour 
faire fortune. Rapports frappants entre la politique et la fi- 
nance * 296 

De l'escroquerie dans les mœurs. Organisation et forme sociale. . 296 

Ghâp. V. Des principales affaires ténébreuses. Procédure de la 
spéculation 298 

Ghap. VI. Ghap. VII. De la fibre publique au point de vue des 
affaires. Que quand tout le monde veut voler, personne ne 
peut se plaindre de l'être 298 

Démonstirations sur le vif. Principales figures de financiers. Pri^ 
mus, secundus et tertius. Le grand Pandarua, etc 288 

Ghap. VIII. De l'annonce et de la réclame industrielles. Union 
financière et syndicat de la pensée 299 

CHAPIIAE aiCAPITULATIF ET COMPLBMEIVTAIRB 

Du degré de petitesse, de platitude et de sottise, d^mprobité et d'inca- 
pacité, nécessaires pour faire son chemin par le temps qui court. 
Réservé. 

UVRE VI. 

DE l'autre SEXE. 

Ghap. I. Hommes envisagés comme moyen. Femmes envisagées 
comme but. Roideur de cette définition. 301 

£6 



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402 TABU ANALYTIQUE 

Les femmet sont-elles oa non faciles à analyser ? Sont-elles tontes 
les mêmes? Ganses d*eiTeur dans l'analyse du caractère des 
femmes 303 

Chap. n. Peu de spiritualisme du point de Tue de l'auteur. S'en 
excuse. Rôle du sentiment artistique dans Tamonr. 305 

G>nmient Tient l'amour dans l'un et l'antre sexe. Questions déli- 
cates du c6té des femmes» ....*• 305 

Ghap. III. Gonjectures non moins délicates. Gonsîdérations ana- 
tomiques et anthropologiques. Rôle de la vésicule de Graaf. . • 315 

Relations de Famour libre avec l'amortissement du capital dans 
un avenir meilleur. De l'amour simultané pour plusieurs objets^ 
Histoire ad hoc, . . . ,- 316 

Chap* IV. Quelle marque d'impertinence acbeyée c'es( que 
d'écrire sur les fenmies. Pas un mot neuf à dire. Formules du 
Codex amoureux. Oscillation entre le spiritualisme et le maté- 
rialisme • . . , , - . » • • 31d 

Ghap. Y. Que l'amour n'a pas une idée. Modèles et types pour la 
peinture idéale des sensations. Excédant du nombre des femmes 
sur celui des hommes. Conséquences à en tirer. Procès pen- 
dant entre les deux sexes * , , 325 

Ghap. VI. De la possession universelle. Considérations semi-sé- 
rieuses. Citation d'un passage du Don Juan de Molière. Va- 
riante proposée par l'auteur • 330 

Pieds plats et homme d'écurie dans lequel le temps présent a tu 
des types de distinction • 339 

Ghap. VJI. Des jouissances de la coquetterie. Imitations heureuses 
du genre de Voiture et de Balzac l'ancien. Nouvelle excuse en 
faveur des femmes 340 

Ghap. VIII. Ninon de Lenclos et son école. Livre à faire pour les 
amateurs de théories. Éloge de Mlle de Lenclos. Citations char- 
mantes d'un livre peu connu du public, mais bien connu des 
écrivains pillards ......••.« • ....••• 345 

Ghap. FV. De la diplomatie. Jupons la meilleure école de diplo- 
matie. Chesterfield. Que la ligne courbe est le plus court die- 
min d'un point à un autre. Ce que l'on se Tcut, en somme, en 
amour. Garnitures. Prétextes et direction de l'intention 354 

Une application spéciale de la théorie entre amants querelleurs et 
boudeurs.. •.•••••••••••••••*•••••.•••••••••••••• 358 



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DES MATIÈRES. 403 

Phrases à jeter au panier ou à mettre dans un album. Jolie his- 
toriette prise dans un ana 360 , 

Chap. X. De la fausse sensibilité. Qu'avec les femmes il faut 
chanter faux. Réprimandes de MM. Legouyé père et fils 361 

Pourquoi on plaît, pourquoi on déplait aux femmes. Histoire nar- 
rée par un écrivain français qui ne sait pas sa langue. L'auteur 
est à la recherche d'un point de vue 365 

l^** Histoire, 2^ histoire contées en vue d'ime explication4>articu- 
Hère des penchants des femmes en amour 369 

Réflexions sur ces deux histoires. Encore la physiologie et la 
vésicule de Graaf ! 377 

Comme quoi les femmes ne devinent pas les hommes, mais les 
éprouvent. Difficile mais très-utile à comprendre • 378 

Théorie des idées-sensations. Deux espèces d'âmes. L'âme animale 
et Vautre, Lamethrie, Cabanis. De la sensibilité comme fluide. 
Animalisation. . . , , 378 

CoircLusioir 381 



FIN DB LA TABLS. 



9002. — Impnoierie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, k, Paris. 



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